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HISTOIRE
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DE
LA PHILOSOPHIE
4Qi.i»4sa9S}a a^ siM>aMBi&stiB.
Par m. C. HIPPEAU,
BOCnVB ÈSIETTR£5« AVCUN PAIMaPAL DU COLLEGE DE BOUMOIf-TgirVÉI ,
9UECTEU& SE L*éCOLE DES aCIEHCES ÀPPLlQVltes , A PAHXf.
DEUXIÈME ÉDITION.
«X\t
LIBRAIRIE CLASSIQUE DE L. HACHETTE ,
Ancien ëlèvc de l'École Normale,
.»
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HISTOIRE
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LA PHILOSOPHIE
ANCIENNE ET MODERNE.
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Tout exemplaire non recela de ma griffe sera réputé
contrefait.
Polliersi — >lBip. d«F.-A. SAUtirr.
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HISTOIRE ^
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LA PHILOSOPHIE
i)^sr«saNsrsra as sMMi^au&sra»
Par m. C: HIPPEAU,
OOCTEI7B ES LETTBES« AKCISK PUVCIPAL DU COLLIÎGB DE ■OUHOII-TINDÉB,
DIlECnUB DE L*feOLE DIS SCIEHCIS À^LIQ^izs , ▲ PARIS.
DEUXIÈME ÉDITION.
• - «
LIBRAIRIE CLASSIQUE DE^L. HACHETTE ,
Ancien élève de TÉcole Normale,
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INTRODUCTION.
Vv,
OBJET, MÉTHODE ET DIVISION DE l'hISTOIRE DE LÀ
PHILOSOPHIE/
U suffît de jeter un coup d'œil sur la liste des au«
teurs qui ont écrit sur la philosophie ^ de songer à la
diversité des systèmes, au nombre des écoles, à la ce-
léhrité qu'ont acquise dans cette immense carrière les
beaux génies qui , dans la Grèce , à Rome , à Alexandrie,
pendant le moyen-âge et depuis la renaissance des
lettres, ont consacré leurs travaux et leurs veilles à l'é-
tude de Tesprit humain , pour se faire d'avance une
juste idée de l'importance de l'histoire de la philosophie.
Si l'on ne voulait juger de la grandeur et de l'utilité
d'une science que par la renommée des hommes qui
s'y sont attachés, comment ne pas se faire l'idée la plus
haute de celle que cultivèrent avec tant d'ardeur un
Platon, un Aristote, un Descartes, un Newton, un
Leibnitz ? Y a-t-il dans les fastes des arls , des sciences^
des lettres, de la magistrature^ de la guerre, des noms
1
429613
2 INTRODUCTION.
plus illustres que ceux de ces gr^ds hommes t Mais si
le genre humain ^ en s'incHnant avée respect devant les
grands philosophes, semble par cela seul indiquer tout
Tintérèt que Ton doit prendre à leurs travaux , de quel
prix ne seront-ils pas pour celui qui , livré lui*mème
à une étude si difficile et cependant si attrayante i
éprouve le besoin de savoir ce que tant d'hommes ilhis-
très ont pensé avant lui sur l'homme, ses facultés, sa
destinée?
Pour nous, un autre motif encore,* un motif plus
approprié à la nature môme des études philosophiques,
nous fait attacher à leur histoire la plus haute impor-
tance. Nous sommes de ceux qui regardent la philoso-
phie et l'histoire de la philosophie comme deux sciences
identiques : nous pensons qu'étudier l'esprit humain
4aiisl4coiiscienoe, où il se manifeste, et le suivre dans
rhtstoire, où il se développe, c'est faire une seule et
ttéme étude : noxts 'considérons donc l'histoire de la
philosophie comme une contre^rtie , coinme une
épreuve en grand de la philosophie. En d'autres terAMS,
nous pensons que Tétiide <le la science phflosophîque
peut se prodiHre sous la forme de deux problèmes d^ une
importanoe égaie, réductibles T^in à l'autre, susceptibles
d'ime solution unique : étant donnée la eonscienee ^
trouver les lois auxquelles obéissait les Ibcultés ration*-
iielles^i sensibles et volontaires dans i'homine; ^M
donnée l'histoire des systèmes philosophiques, chercher
{nreillement les lob qui président au développement de
la raison, de la sensibîlilé et de la liberté.
Déterminons avant tout la science à laquelle est
iMMacré cet ourvrage* Avant de nous tracer la carte du
INTKODUCTIOK. 3
voyage , fidsons en sorte que les bornes en soient exac*
leoient fiiées et les contours nettement circonscrits.
L'histoire de la philosophie n'est pas l'histoire da
totites les idées qui font leur apparition dans l'esprit
humain. Il est vaste en effet ce monde intérieur ; reflet
mystérieux , représentation complète et merveilleuse du
monde externe. I^re^ par des besoins immenses , en-
traîné par un insatiable désir de connaître, exposé au
choc des éléments de destruction dont il a reçu du ciel
la glorieuse mmîon de triompher par la force de son
intelligence » l'homme ayant à lutter d'abord contre la
nature entière , ne tarde pas a lui faire sentir l'action
de son puissant génie. Les sciences mathématiques ât
physiques, l'industrie, l'économie politique prennent
naissance; le sentiment du juste crée la société civile^
établit les gouvernements, ei fonde la jurisprudence $
le sentiment du beau inspjjne le poète et guide la pin*
ceau ou le ciseau de l'artiste; le sentiment religieux
organise le culte et formule les dogmes*
Arrivé à cette hauteur , refi|>rit humain , comme sur-
pris et émerveillé de ses progrés immenses, s'arrête^
•'interroge et se demande à lui-môme compte de cette
ibule d'idées, qui sont, pour ainsi dire, échappées à
son enthousiasme, et dont autour de lui tout porte déjà
l'empreinte. L'homme, jusqu'alors guidé par son in-
^nct révélateur, par ce rayon immortel que Dieu dé-
posa dans son sein , n'a eu besoin pour tout deviner et
iout trouver que de maix^her , pour ainsi dire, en ligne
droite : à cette époque , véritable solstice de la vie des
peuples , ce qui avait été pour lui poésie, inspiration ^
relation, s^rnlhèse, religion, devient réflexion, discus-
4 INTRODUCTIOIS.
sion, raisonnement^ analyse, philosophie. Mais qu'on
ne s'y trompe pas : ces deux époques , celle de la ré-
vélation et celle de la philosophie, peuvent bien différer
quant à la forme extérieure , mais elles ont au fond une
parfaite analogie. La réflexion ne conduit pas Tesprit
dans un monde étranger ; elle ne fait qu'éclaifer d'un
jour nouveau celui que son instinct sublime lui avait
fait trouver d'avance. Les mémos facultés qui lui ont
fait tleviner^ comme par enchantement, les sciences, les
arts, la société, le culte, seront encore enjeu dans la
philosophie. Mais c'est précisément parce que la philo-
sophie les reproduit avec un caractère nouveau , qu'il
est essentiel de ne point la confondre avec ces différentes
parties , dont elle est l'explication et la généralisation la
plus haute. L'histoire de la philosophie n'est ni l'his-
toire de la civilisation , ni celle des arts, ni celle des
législations , ni celle des sciences, ni celle des religions :
elle est l'histoire des essais faits chez tous les peuples
parvenus à l'âge viril, pour expliquer le but, la marche,
et les rapports réciproques delà religion, des sciences,
de la législation, des arts, de la civilisation. La philo-
sophie touche à tout, sans doute ^ puisqu'elle éclaire
tout ; mais elle a une existence indépendante et une
forme déterminée. Centre lumineux autour duquel gra-
vitent les autres sciences , elle roule elle-même dans un
orbite particulier, et obéit à un mouvement qui lui est
propre.
Il sera facile maintenant de comprendre dans quel '
but nous insisterons ici pour séparer d'une manière
nette et absolue, dans l'objet de nos études, la foriv^
religieuse et la forme philosophique. Cette séparswion
iNTRODU€TION. S
n*est point le divorce scandaleux et funeste que des
eooemis aveugles et des amis peu clairvoyants se sont,
comme de concert, efforcés d'établir, à diverses épo--
ques, entre la philosophie et la religion. C'est encore
moins le résultat d'un orgueilleux dédain ou d'une
indifférence coupable pour les croyances religieuses.
La philosophie , selon nous , est un besoin tout aussi
impérieux que la religion : ainsi l'a voulu la Provi*
dence, qui, dans ses desseins admirables, bienibisante
pour l'enfant comme pour l'homme fait, pour les cœurs^
simples et sans culture , comme pour les esprits élevés
par la science , éclaire les uns par le sentiment reli*
gieux qui révèle à leur foi naïve les lois de leur im-
morteUe destinée, et guide les autres par la philosophie,
qui, conforme à la révélation pour les croyances, ex-
plique et démontre par la raison (i) ce qui fut primn
tivement inspiré à la foi. « Dans l'âme du vrai philo*
sophe, dit M. V. Cousin, la religion et la philosophie
se lient entièrement , coexistent sans se confondre , et
se distinguent sans s'exclure , comme les deux mosnents
d'une même pensée. * Le chrétien le plus orthodoxe
n'a rien à redouter d'une philosophie qui ne va cher-
cher l'homme dans le temple où se formulent les
croyances, que pour répandre sur les vérités qu'il
révère le jour d'une réflexion libre et indépendante.
Après avoir expliqué l'objet et le but de cette histoire,
nous devons indiquer les bases de la méthode qui
nous guidera dans nos recherches. Elle repose sur les
principes que nous allons rapidement développer.
W HationaU obsequium vestrum. S9AniV9n\.
6 nfTBOTOGTIM.
t. L'histoire de la philosopbiç ne doit présenter que le déve-
loppement, sur une vaste échelle , des facultés qui se trou-
vent dans la conscience de chaque individu, savoir ; l«
«ensibilitéy rintelligence et la volonté.
Lft philosophie moderne, fille de Désoartes, est Tap*
plication libre et iûdépendant&^e la réflexion à l'étude
des phénomèDes dont la oonecience est le théâtre» Li
est Tunité , li est le point de ressemblance de tous les
systèmes publiés depuis l'apparition des ouvrages de
ce grand homme. La gloire éternelle de Descartes est
d'avoir mis au monde une pareille méthode , la seule
qui puisse oonduire à des résultats positifs. L'analyse
psychologique, une fois acceptée comme méthode phn
losopbique, doit nécessairement atteindre tous les £aiit9
intellectuels susceptiUeii d'être observés et décrits;
oar il fiiut désespérer d'arriver i une connaissance
exacte et approfondie des facultés humaines , si l'on
n'y parvient pas en s'établissant, comme dans un champ
d'observation , au sein de la conscience où elles se dé^
teioppent et se manifestent.
Quiconque a suivi avec un peu d'attention la marche
de la philosophie, depuis la réforme commencée dans
les études qu'elle embrasse , par H. Royer-Gollard ,
et si puissamment soutenue, depuis les leçons de ce
professeur célèbre, par son éloquent successeur, sait
que, si la conscience de l'homme est une, les facultés
qui y ont leur siège sont diverses : il est sensible , il
est libre, il est intelligent. Par ses organes, il se n^t
en communication avec le monde extérieur ; p^ sa
raison , il conçoit desrapports , des lois générales , des
prhicipes absolus et nécessaires que la sensibilité seule
ne saurait lui fournir, qui entraînent sa conviction et
forcent sa volonté ; par sa volonté enfin , il luttç contre
les exigences de son organisme , combat loa penchants
de sa sensibilité , fait fléchir ses passions sous t^empire
des lois éternelles que lui impose sa raison y et dont il
recoBfialt l'irrésistible ascendant alors mène qu'il les
tiole. Tdfi sont les résultats généraux de la tDidHNta
Mrtéaienne : ils ne sont rira moins qo^une aoalyM
complète des facultés de l'enteodement bumaia.
Or y si la méthode d'observaiion appliquée Icqmfel^
nent» comme on l'a fait dans ooa derniers temps.» à
Tétttde des faits de la •conseieooe; si cette mélbedsk
eïpërimentaie, la seule à laquelle ait foi tioire sîèeia
positif, ne nous fait rencontrer daoïs l'âme liumiiaeqiHi
ees trots caractères sous lesquels viennoat se rwgsr
les espèces si diirerses de nos idées ^ une si^gs, uM>r)<»
goureuse induction ne nous foroera^t*elle'pas de ooup^
dure que nous ne devrons rencmitrer dans l'histoire
que le développemrat de ces trois élémeils? Qu'on y
songe en effet : quel est le personnage qui est eu jeil
dans l'histoire ? n'est-ce pas rhomme? Ne sereine dôo^
pas «n phàiottène bien extraordinaire, Ue seruit'-ae
psîs une contradiction mainifeste, que l'esprit humain
dans l'histoire obéit à df autres lois que ceUes ^ui ré^
fissent l'esprit bumaiii dans chaque individu î .
INTRODUCTION.
Lk
II. En appliquant à l'étude de Thistoire de la philosophie la
méthode cartésienne, c'est-à-dire l'analyse, il ne faut pas
' s'en servir, comme on l'a fait trop souvent, dans un but
spéculatif et systématiquei
' En feisant une fausse et inoomplète application de
leur méthode , Descartes et ses successeurs n'ont abouti
qu'à des systèmes qui, sous la diversité des formes ex-^
térieures, se rapportent néanmoins et devaient néces-
sairement se rapporter à trois principaux , scdou que
l'analyse psychologique s'appliquait plus particulier
remeiit à la sensibilité , ou à la raison , ou à la volonté.
Le Tralié des êeMoiions de Condillac, la CrUîqm de la
fMMt p»re de Kant, le mai absolu de Fichte, ne sont
attire chose que les produits d'une analyse psycholo^
gique f ingénieuse et pénétrante sans doute , mats
esiercée sur tine des trois parties d'un sujet qu'il fallait
embrasser tout entier.
Tant que f on s'est montré exclusif et incomplet dans
te recherche et l'exposition des facultés humaines,
était-il possible que l'on appréciât convenablement les
efforts tentés dans tous les temps pour en donner l'ana*
Ijse y était-il possible qu'il existât une histoire complète
de la philosophie ? Non s^^ns doute ; et , comme l'a dit
énergiqoement un écrivain moderne, les mêmes phi^
losophes exclusifs qui avaient mutilé l'homme dans la
conscience, devaient nécessairement le mutiler dans
Thistoire.
Si l'on entend par une histoire de la philosQ^ie
tXTRODUCTlON. 9
•
rexpositton fidèle et consciencieuse de tous les systèmes
qu'elle a produits , la discussion approfondie et sairante
des mérites et des défauts de tous les philosophes fa^
meux, certes une telle histoire, n'a pas manqué aux
temps modernes. Chaque système philosophique né
du mouvement imprimé à la raison humaine par Des^
cartes peut se vanter avec un juste orgueil de posséder
la sienne. La philosophie cartésienne a produit Brucker;
Tiédeman a écrit sous l'inspiration du sensualisme de
Locke; et c'est sous le point de vue de l'auteur de la
CrUiqve de la raison pure que Tennemann a composé son
histoire.
Nous pouvons , sans sortir des bornes de cet abrégé,
développer les raisons qui nous font désirer , après les
ouvrages de ces grands écrivains, une histoire mieux
appropriée aux besoins et aux progrès delà philosophie,
La méthode qui devra pré«der à la composition de cet
important travail sera encore l'application de l'analyse
cartésienne , mais rationnelle , mais complète , mais
faite sans aucune vue systématique. Si l'on veut cher*
cher dans l'histoire autre chose que ce qui se trouve
déjà dans la conscience ; si , après avoir constaté et
classé tous les éléments dont elle se compose, on re-
fuse de les retrouver et de les décrire avec fidélité dans
les écrits des philosophes des différents âges , on re-
tombera dans les inconvénients que n'ont pu éviter les
historiens dont nous venons de parler.
Mais pour prendre au sérieux tous les éléments de
la conscience humaine, pour suivre avec une méthode
scrupuleuse le développement successif des idées, il
ne suffit pas d'abjurer tout point de vue systématique
40 urrnoouGTioif.
et eidttsif 9 il fkut eiic<Nre s'intéresser nivenient à oa
drame qui, depuis cinq ou six mille ans, se développe
sur la scène du monde; il faut plus qu'une vaine et
stérile curiosité, potii: s'enquérir de ee que l'homme
a pensé jour par jour , pour ainsi dire , depuis sa venue
au monde, pour enregistrer avec une exactitude ri*
goureuse les vérités ou les erreurs par lesquelles il a
signalé son passage sur cette terre : il faut ai«er ce
genre humain dont on entreprend de retracer la
marche progressive à travers tant de siècles.
Ce n'est pas tout : il ne suffit pas d'examiner ce que
l'homme peut avoir fait, dit ou pensé sur la terre, il
ftiut s^étre demandé sérieusement dans quel but il a
fliit tout cela% Car il y a sans doute un but et une in«
tention dans ce drame où nos passions s'agitent ; sans
doute l'artiste invisible qui fait mouvoir les ressorts
cachés de cette scène immense, si féconde en péripétieSt
n'a pas, comme un ouvrier vulgaire , employé tant
d'intelligence et de soin , dans la création de son œuvre i
pour ftiillir au dénoûment.
UI. Le SBUSUALISIIE , riDÉALISMf: , le SCEPTICISME et le KVS»
TicisvE prenant leui; source dans le développement exclusif
d'une des facultés de Tâme , ont nécessairement un côté
vrai , dont l'étude est intéressante et utile aux progrès de h
philosophie.
Une fois en possession des éléments dont se com^
pose la conscience huu^aine, et sûr de les retrouver
unis ou séparés dans les ouvrages échappés aux médi^
tations des divers philosophes, l'historien ne s'irritertt
des erreurs d'aucun d'eux , sera juste envers t<Mu»9 M
INTKODUCXtOlf, 4{
pdom MiHtà le progrès que chacun d'eux m<kmiiv^
flieot peut avoir fait faire à la aeieuce. Ardent apirU
tualiste y il ne fera le procès à aucun de ees hommes
consciencieux qui , par leurs analyses approfondies des
phénomènes de la sensibilité , ont contribué k ftâre
eonnattre un des côtés de Tesprit humain ; et, s'armani
d'une rigueur pédantesque contre leur tendance maté*
rialiste , il ne leur reprochera pas rudement une erreur
qu'ils n'ont due qu'à un vice de méthode » k une pré«
occupation systématique» Sensualiste outré , il ne fer*
pas de sa méthode d'appréciation une espèce de Ut de
Procuste où il étendra chaque système ^^ pour en re«
trancher tout ce qui dépassera sa portée , tout ce qui
s'écartera des bornes que Locke et Gondillac aoront
assignées à l'entendement humain*
Lorsqu'il rencontrera sur sa route de ces esprits in?
géttieux et subtils , qui , ne pouvant expliquer les »•
reurs et tes contradictions dont est hérkssé le champ
de la philosophie ^ prennent le parti désespéré de
rire de tout, de douter de tout> et même de nier tout^
ce scepticisme ne l'étonnera pas : indice de i'indépen^
dance de l'esprit humain, le scepticisme, chose néces-
saire à toutes les époques où les excès du sensualisme
ou de l'idéalisme ont besoin d'être réprimés» force la
philosophie fourvoyée à tenter d'autres voles , et , im*
puissant à rien produire lui-même, est l'avant-cou-»
reur d'un nouveau progrès dans les idées.
Plus haut, et à l'autre extrémité de la science, Thi»-
torien de la philosophie rencontrera de ces esprits
tendres et religieux qui , témoins » comme les scep*
tiques^ des naufrages de la raison humainoi mais affligés
\i INTRODUCTION.
çle ce triste speciacle , et pressés par le besoin de croire,
n'échappent au désespoir qu'en se réfugiant entre les
bras de la foi ; religieux en dépit d'Épicure, mystiques
en présence d'iCnésidème, de Sextus et de Lucien, au
moment où s'en vont les dieux de Rome et d'Athènes ;
chrétiens après Bayle et Voltaire. Leurs écrits sont une
protestation énergique contre les vices des systèmes in*
complets : ils témoignent de l'excellence et de la recti-
tude de ce bon sens humain qui , plutôt que de nier
l'existence de la vérité , déclare qu'il y croit aveuglé*
ment, au moment même où la raison s'étonne de n'en
plus apercevoir la lumière éclipsée.
Sensualistes, sceptiques, idéalistes, mystiques trou-
veront donc un appréciateur équitable et impartial
dans l'historien qui, fidèle aux lois d'un sage et rigou-
reux éclectisme , acceptant et amnistiant tous les sys-
tèmes, expliquant toutes les erreurs, appliquera à
l'appréciation des diverses écoles philosophiques les
lois intellectuelles dont il a reconnu et constaté par
une saine méthode psychologique l'origine et le déve-
loppement.
lY. L*alliance de la méthode expérimentale et de la méthode
spéculative , s'éclairant Tune par l'autre et se confirmant
Tune par Tautre, peut seule conduire à la vérité.
La méthode qui l'aura conduit à ce résultat est elle-
même la réunion , en une seule , des deux méthodes
empFoyées jusqu'à ce jour dans toutes les recherches
de ce genre : c'est l'accord de la méthode spéculative
et de la méthode expérimentale p de l'analyse et de la
INTRODUCTION. 13
synthèse. — Chacune d'elles, employée exclusivement^
ne peut être qu'une source d'erreurs.
La méthode expérimentale , qui consiste à considérer
les systèmes comme une collection de faits qu'il s'agit
de réunir, de constater et de décrire, pourra bien nous
apprendre ce qui a été, mais ne nous enseignera ni les
causes productives , ni les rapports , ni les lois de ce
qui a été : une vaste compilation où se trouvent ran-
gées, ou plutôt juxtaposées sous des étiquettes exactes',
les innombrables idées qui circulent depuis tant de
siècles dans le monde philosophique, ne ressemblera
pas plus à une histoire de la philosophie que le Corpus
juris ne ressemble à YEsprit des bis. D'un autre côté^
employer exclusivement la méthode spéculative, qui
consiste à juger les faits de l'histoire d'après un point
de vue arrêté d'avance , ou dans le but de confirmer
un système dont on est déterminé à ne point se
départir , c'est s'exposer à élever un édifice sur une
base incomplète et fausse , c'est juger la philoso-
phie comme Bossuet a jugé l'histoire, « du haut de sa
» chaire d'évêque appuyée au trône de Louis XIY. »
Mais il pourra se croire sans doute en possession de la
vérité , celui qui , après avoir recueilli dans la con-
science humaine de quoi expliquer tous les faits de
l'histoire, retrouvera à chaque pas dans l'histoire la
confirmation des lois intellectuelles qu'il avait décou-
vertes dans la conscience humaine. Tel est l'avantage
de la méthode si ingénieusement développée par M,
Cousin , dans le cours qu'il a fait, en i828 et en 1829,
à la Faculté des lettres de Paris : nous ne pouvons ici
qu'en exposer sommairement les règles générales ; c'est
14 INTHOMJCTION.
dans le^ ouvrages mêmes de Féloqoeiit|irofe8seBr qo'on
devra chercher leur exposition détaillée et leur tppAi*
cation étendue.
V. On doit suivre pour Tétude des systèmes l'ordre même dans
lequel ils se développent; cet ordre n*est autre chose quô
celui dans lequel se développent nos facultés : la sensibilité
ayant la raison, le sensualisme avant Tidéalisme, et ainsi
de suite«
Après s'être assuré que c'est dans la Mture ménM
des fecultés trouvées par l'analyse au fond de la
conscience, que l'idéalisme^ le sensualisme, le scep-
ticisme et le m^ticisme prennent naissance , il est né»
eessaire de rechercher dans quel ordre se développent
dai\^ l'âme les différents ordres d'idées qui leur servent
de fondement : car, si dans l'homme les idées sen-
sibles précèdent les idées de la raison , si longtemps
avant de se replier sur lui-même afin de se prendre
pour 4'objet de Siés réflexions, l'homme s'est laissé
préoccuper par ses ra|)ports afec le monde extérieur ,
il est certain que, dans 1* histoire, les syitéiM 0fù ont
le sensualisme pour base devront précéder ceux que
ridéalisme inspire; s'il est encore démontré ptf la
psychologie que Tâme humaine ne débute ni par la ré-
flexion , ni par le doute, mais par une croyance spon-
tanée à la réalité des pliénomènes dont eUe est ou le
témoin ou la cause , l'historien devra nécessairement
en conclure que ce n'est qu'après les débats ooc^
siennes par la lutte des systèmes idéalistes et matéria^
Ksles , que le scepticisme et le mysticisme ae seot pro-
iNimoi^UGn»i«« 45
fhtitâ mf fa seéoe da monde phi)mQ|>hiqiie« L'expé*
riencè et la raison sonl ici d'aeeM peur attester la vé*
rite de ce douUe résultat. EaGrèee, l'école d'Ionie avant
celle d'Élée; chez les modernes^ Bacon et Looke avant
Leibnite et Kant. Les hypothèses pyrrhoniennes de
«Sextus-Empi riens na s* expliquent que par le décri dans
lequel étaient tombés les systèmes antérieurs ; et lora-
cpie de nos jours le spirituel Schulxe a iait revivre les
idées aceptiques d'iEnésidème , n'était-ce |>as prînci«>
paiement dans le but de prémunir ses compatriotes
oootre les* abus d'un dogmatisme transcendantal qui lui
paraissait plus propre à les égarer qu'à les instruire?
VL II ne suffira pas de suivre scrupuleusement l'ordre de suc*
cession dans l'analyse des diverses éioles de philosopliie ; il
faudra montirer leur enchaînement , leur dépendance et leur
iafloence rC^ciproques.
L'ordre qu'il faut suivre^dans^rexposition des
renta systèmes est indiqué par la nature des choaas r
c'eat fa chronologie qui doit servir à l'historien de guide
et de flambeau. Tout autre ordre serait arbitraire et 1iy«-
{Mfethétîque: mais ce serait méconnaître entièrement fe
b<ut}et la portée d'une pareille étude, que de ne cherdber
dans fas datesqne Tordre de suocessioa. C'est renchaine^
ment et la marche progressive des idées > qui! est im*
portant surtout de constater et d'indî(|uer : il faut mon-
trer comment telle idée vraie ou fausse^ jetée dans fe
monde philosophique, a été développée par le temps;
GMBment à tel système de métaphysique , se lie, comme
l'eéfat à fa cause, tel principe de morale ^ oomieM l'aK
16 INTRODUCTION.
se modifie sous l'inspiration de tel sentiment rdigieux ;
comment tel dogme philosophique , arrivant à l'empire »
organise à sa manière et dirige la société. Il ne suffit
pas de savoir que Socrate a précédé Platon , par exem-
ple; il faut montrer comment l'esprit poétique et
oriental de Platon a subi l'influence du génie grec ,
parlant par la bouche de Socrate. Alors seulement, la
science des dates, fécondée par celle des rapports^
produira les fruits que l'historien doit en attendre.
VII. L'Orient étant surtout symbolique et mythique, c'est par
la Grèce qu'il faut commencer l'histoire de la philosophie.
' De même que Tesprit humain ne débute point par
la réflexion, ainsi bien des siècles s'écoulent avant que
b philosophie, qui est la réflexion en grande fasse son
apparition dans l'histoire de l'humanité. L'industrie
s'est développée, les cultes se sont établis, la société
civile s'est organisée , les beaux-arts ont produit leurs
chefs-d'œuvre , avant que la pensée humaine ait pu at-
teindre son dernier développement et se produire sous
sa dernière forme. Remonter à l'origine du genre hu-
main pour tracer l'histoire de ses idées, ce n'est donc
pas faire une histoire de la philosophie : car il y a peu
ou point de philosophie dans l'enfance des peuples
comme dans celle des individus.
Celui qui veut faire l'histoire de l'humanité ou celle
des religions doit bien remonter jusqu'à ces époques
primitives , antérieures à l'âge de la réflexion et par
conséquent do la philosophie : mais on ne doit chercher
celle ci que là où elle se trouve réellement , qu'à dater
INTRODUCTION* 47
du monaenl où elle paraît à la luimère. On sait qu'a-
vant la société grecqoe et romaine , se pevd dans le
lointain des âges une société primitive. Culte, langues,
beaux-arts , législation , tout a pris naissance dans le
monde oriental , cet antique berceau du genre humain.
L'Inde, FOElliiopie, la Perse, l'Egypte, avaient atteint
déjà on haut degré de civilisation , pendant que les
m
tribus pélasgiennes erraient encore, incultes et, sau-
vages, dans l'Épire, la Tfaraeê ou la Thessalie.
Mais ce n'est point en Orient. que l'on peut espérer
de trouver la. philosophie sous une forme qui permette
d'en faire l'objet d'une étude scieiltifique. L'Orient avec
ses religions 9 son symbolisme universel et ses formi-
dables sacerdoce, appartient plus au mythologue qu'au
philosophe. < Le vrai commencement de Thistoire de
la philosophie, dit leprofésseur Tennemann^ise trouve
chez les Grées , et particuliéreme*! à cette époque où,
par suite des progrès àe l'imagination et de l'intelli-
gence, l'activité rationnelle se développa en un plus
haut degré; époque où les esprits, devenus plus indé-
pendants de la religion , de la poésie et de la politique ,
se mirent à la recherche de la vérité et se livrèrent à
des compositions régulières. Cet événement date du
temps de Thaïes. Les directions et les formes diverses
qu'a prises, dans le cours des âges, cet esprit de re-
oberçhe philosophique, et les effets de t ûte espèce
qu'il a produits, transmis, par divers canaux, des
Grecs aux peuples modernes, sont ce qui coifttilue le
domaine de l'histoire de la philosophie. >
Si nous retranchons de l'histoire de la philosophie
toute cette grande époque orientale, si nous refusons
2
18 liNTRODUCTION,
de porter nos ii}V6$Ugations au sein d'une contrée agis
tant dé ra[^rts. intéressante, er vers laquelle notre
vieille Europe se sent attirée par un mouvement irré*
sistible de curiosité, nous ne voulons pas dire que I»
philosophie ait manqué eblièrement aux peuples qui
brillèrent jadis sur ce sol si fécond en merveilles. Ainsi,
sous ces antiques hiéroglypjies'qui ont à la fois ré**
sisté aux siècles et à tous les efforts de Téruditicm,
sous ces mystériey X symboles qui couvraient et couvrent
encore Tintérieur des temples égyptiens, il existait
sans doute plus d'une pensée grande et profonde : l»
ZendrÀvesta, le livre saeré des Perses, est rempli des
plus importantes vérités ; mais on n^y saurait trouver
la philosophie sous sa forme caractéristique. On serait
plus heureux pour ce qui concerne les Chinois, qui,
outre Conjmcius et les écrivains iQoralistes de isob école,
possèdent incontestablement plusieurs systèmes de
philosophie , si les doctrines qu'ils enseignent n'étaient
point encore ensevelies dans des manuscrits interdits
aux profanes. Quant à l'Inde, les mémoires insérés
dans les Transactions dç la Société asiatique de Lon«
dres, par M. Golebrooke, ne laissent plus aucun doute
aujourd'hui sur l'existence, dans cette vaste contrée,
d'une philosophie indépendante. Le sensualisme avec
tous les effets qu'il produit lorsqu'il est fort et consé*
quent, l'idéalisme avec toutes les extravagances quH
entraine lorsqu'il est' outré, le scepticisme le mieux
raisonné, le myslieisn»e poussé jusqu'à l'extase, se
retrouvent dans les écoles philosophiques de l'Inde.
Mais tant que des renseignements plus nombreux n'au*
ront pas été mis par les orientalistes entre les mains
1
flITftOBUCTION. • 19
de l'bîsiorien, h prudence lui interdira toute suppo-
akion hasardée, toute induction qui porterait, faute
de documents suffisants, sur une base ineomplète et
mal assurée.
Nous nous transporterons donc d'at)ord en Grèce,
et nous verrons ce qu'ont produit , dans cette heureuse
contrée , te sentiment et rexercioe de Tactiifité volon-
taire et libre, cette Aiei^gie individuelle qui ose re«
garder en face les dogmes régnants , cette réflexion
soKtaire qui fait abAraction de toutes choses » hormis
d'elle*méme , et se prend elle-nnème pour son pcMut
de départ et sa règle ^îque; c^est-àdire^ la phi*
losophie.
L'antiquité, le moven-aci: , l'hi^toike môoer^e,
telles sont les trois grandes époques que Ton retrouve
M tête de fpQte$ les classifications adoptées ^ar la
chronologie : adoptons-les aussi, non pas seulement
comme les plu^ simples et les plus commodes, nmis
comme présentant , dans la marche progressive de la
raison philosophique, trois moments distincts, trois
périodes tranchées, doBt les caractères. Comme ceux
qui modifient un individu à ses différents âgep, se dé*
> ploient, sous le regard de Fobservateur, d'une manière
précise et déterminée.
Dans la première période, l'esprit humain n'obéissant
à aucune impulsion, qu'à son désir de tout étudier et
de tout connaître, s'élance avec toute la plénitude de
sa liberté dans lé champ de la science ; mais il manque
de méthode : impatient d'arriver au but, il no prend'
le tempa ni d'assurer sa marcIiè, ni de régler ses pas,
20 INTRODUCTION.
oi de mesurer la route qu'il devra suivre; il s'élance
avec hardiesse, s'égare, se perd, succombe: mais il n'a
pas fallu moitas de douze siècles accomplis pour épuiser
le mouvement scientifique qui L'avait entraîné !
Le moyen-âge présente un caractère bien différent :
une hiérarchie puissante et fortement organisée a tracé
impérieusement autour de la pensée le cercle étroit
\ qu'elle devra parcourir; les solutions de la science ont
. été données d'avance; il ne reste à la plûlosophic, sou-
mise au joug de la théologie, ancUla theologiœ , que le
pouvoir de se eôns^mer sans aucun fruit sur des mots
vides de" sens, sur des défînitions creuses ei puériles :
et cependant, chose admirable! jamais l'esprit humain
n'a montré plus de ressources qu'a celte époque, où,
sans posséder d'autres arioes que celles que lui four-
nissait une subtile dialectique , il s'élevait , par degrés ,
d'une aveugle soumission à une indépendance toujours
croissante, ^nivie de son glorieux affranchissement.
La scholastique a fait son temps.
C'est alors que aommejice la philosophie moderne :
mais pendant si longtemps la formé a dominé Le fond
■
des idées , pendant si longtemps la raison a été traitée
comme une esclave rebelle, que deux siècles de luttes
( le XV* et le xvi') suffisent à peine pour qu'elle se dé*
gage de ses entraves , et soit enûn rendue à elle-même.
Bacon et Descartes j presqu^en même temps , procla-
ment que la liberté lui est rendue, et, d'une main sâre
et hardie , lui tracent la voie qui s'ouvre devant elle.
L'impulsion donnée à l'esprit humain par ces deux
grands hommes est surtout le résultat de leur mé-
thode : c'est cette méthode qui a fait prendre aux
INTAïQDUCTfON. 2i
sciences natureilcs un si merveilleux essor ; c'est celle
qui ) mère de l'obseination psychologique , a fait dé-
couvrir dans la conscience .tout un nouveau monde ;
c'est elle enfin qui pous parglt être le caractère spé-
cial et distinctif de la philosophie moderne.
Le tableau suivant oflre les différentes phases qu'a
subies chacune des trois périodes que noua venons
d'esquisser.
PREMIÈRE PÉRIODE.
PfilLOSOPHIE ANCIENNE , GRECQUE ET R0|UINE.
Mouvement libre et indépendant de ta raisan verê la
recherche de ta vérité, mais sans méthode arrêtée et suivie.
PnEMiÈEE ÉPOQUE. — Dcpuis Thalès (env. 600 av. J.-C. ),
jusqu'à SocRATE (470 av. J.-C. )
Spéculation partielle et non systématique.
ÉCOLE d'Ionie. — Sensualisme peu développé , mais
toujours croissant , des philosophes d'Ionie , Thalès ,
Anaxiiiandre, ânaximène. — L'école aiomistique de Leu-
GIPPE et de Démocrite étend ce sjfstème et le porte au
matérialisme. —L'idéalisme de l'école italique, fondée par
PvTHAGORE , sc dévcloppc dc pIus cu pi US ct arrive à son
plus haut degré chez les philosophes éléatiques, Xéno-
PHANE, Parménide, Zénon , d'ÉtÉE. — Luttc entre les
deux systèmes. — Anaxagore et Empédocle s'efforcent
de les concilier.— Inutilité de leurs efforts.— Le scepti-
cisme apparaît avec les sophistes Protagoras , Gorgias,
22 INTRODUCTION.
Prooicus. ^ Néoessité d'une révolution dans la philo-
sophie grecque. — Socrate \ient au monde.
Decxi&me époque. — Depuis Socrate ( 470 ans av. l.-C. ), jus-
qu'à la fin de la lutte entre rAcADÉMiE et le Portique ( 00
ans avant J.-G. )
Dheeûon de la fMlosopUe vers l'étude desfacuUêi de rhonme.
Socrate appelle les philosophes à l'étude de la na-
ture humaine.— Essais de philosophie morale.— /roitte
socratique. — Dtafccdqfue. — Xénophon , Criton, Gébès,
s'écartent peu de la doctrine de Socrate , leur maître.
-*- Syatèmes incomplète : Antisthènes, cyiàMme; Aris-
TiMS I qfrémàême; Eucudr fonde à MioARS l'école éri-
sûque, qui abuse de la dialectique et aboutit au scepti-
cisme de Pyrrhon. — Systèmes complets : philosophie
académique , école de Platon ; philosophie péripatéti-
cienne , Aristote. — Constitution de la philosophie
grecque sous les deux points de vue de toute philoso-
phie , Vidéalisme et le sensualisme. — Idéalisme de Pla-
tou, sensualisme d'ARiSTOTS. — La philosophie grec-
que se divise et s'étend. ~ Morale d'EpicÙRE. ^ Morale
sMctemiet Zenon, Cléanthe, Ghrysippe. — * Lutte de
rAcadémie et du Portique. ^ Scepticisme setisualisie
d'OËNÉsiDÈME. — ScepUcisme idéaliste d'ARCÉsiLAS et de
la mmoeUe Académie.
i:WHODUCT(ON. 3S
TROmftME'ÊPOQins, — Depuis la diffusion de la philoii^phîe
(^ecque dans Ten^ire romain (80 a^s av.^J.-G.), jusqu^au
huitième siècle ( après J,-G. ).
LaphUoiêpkie grecque, par iotf ctn^t avec tOrimi, e' empreint
d'une couleur n^eUque^ — Caractère religieux de ce dernier âge
de la philoeophie ancienne.
Développement de la philosophie grecque à Rome
dû principalement à GicÉaor. — Renouvellement du
simdsme^ de répicuréisme, en c^isme, du ptaêonhme, du
péripatétisme. — L'épicuréisme triomphe chez les Ro-
mains y malgré les généreux efforts des stoïciens Sénè-
QUE, Marc-Aurèue/Épictète. — Pythagorisme et mys-
ticisme îrrégulier des juifs. — Cabalistique. — Cnosti-
QtE^. — Néoplatonisme. — Mysticisme régulier et
scientifique de l'école d'Alexandrie. — Elle débute par
réeiectisme, et finit par un enthousiasme religieux
toujours croissant. ^ Plotin , Porphyre , Jambliqub,
Proclub. -^Philosophie des Pères de TÉgliée. *-Boèce
et Gassiodore, •<— Dernières lueurs de la philosophie
greccjfue en Qrient et en Occident.
DEUXIÈME PÉRIODE.
PHaOSOPmE DU MOYEN-AGE, ou SCHOIASTIQUS.
Emploi de la pinlosopkie, comme simple forme, au ser^
vice de la foi, et sous la surveillance de Pauiorité religieuse.
Preihère époque. — Depuis le commencement du neuvième
siècle (après J.-C.), jusqu'au treizième.
Naitsance de la philosophie êcholastique.— Aveugle réalisme.
CyAHi^cM AGME assuro le triomplve du cbri«tianisme ,
21 INTHODUCTION.
constitue rautorité religieuse^ et ouvre des écol«,
êcholœ, origine de la 9cholastique.Se& ressources sont
les livres de St Augustin et la logique d'Aristote. —
Grandeur du fond tbéologique et pauvreté de la forine,
c'est-à-dire de la philosophie. — Progrès des éludes
scientifiques : Alcuin , Scot-Erigène , St Ansklme de
Cantorbéry, Abailard, Pierre le Lombard. — Ck>oi-
mencement de la lutte entre le réttUsme et le nommatisme.
-— Mysticisme de Hugues de St-Yictor.
Deuxième époque. — I>epuî3 te treizième siècle Jusqu'au
quatorzième.
m
ComjÀète alliance du système de C Église et de la philosophie d'Aru-
tote; triomphe du réalisme. — Un vaste mouvement scientifique
est imprimé par les Arabes,
Les ouvrages d'Aristote sont mieux connus. -^ In-
fluence des philosophes arabes : Alfarabi , A vicenne ,
Algazel, Averroes. Illustres docteurs scholaaiiques :
Albert le Grand, St Thomas , Duns Scot. — Lutte des
Thomistes et des Scotistes, , des DominicatJifi et des Fran-
ciscains. On pourrait dire que les Franciscains sont les
sensuaUstes, et les Dominicains les idéalistes de cette
époque. — Ess^i de révolution philosophique tenté par
Roger Bacon. — Mysticisme de St Bon aventure et de
Raymond^Lulle. /
Troisièke époque. — Depuis le quatorzième siècle jusqu'au
milieu du quinzième.
Séparation de la théologie et de la philosophie ; triomphe des no^
minaUstes.
La lutte contre la scholastique est commencée par
INTAOAUCTIOK. S^
GtJiLLAUMC B'OecAM , Domioaliste. — Adversaire^ du
nominalisme : Henri Goethals, Walter Burleic. —
Le BdiDÎnaiisme triomphe. — Mysticisme raisonné de
Gerson. — Philosopt|ie contem^ative de Pétrarque.—
Fin de la scfaolastique.
TROISIÈME PÉBIODE.
t
HISTOIRE MOiyCRNE.
• -
Première partie, ~ Philosophie du^ quinzième ei du
seizième siècle.
Renouvellement des aiy^iens systèmes. — Essais originaux »
mais sans méthode scientifique.
La prise de Constantinople donne à TOccident les
ouvrages des philosophes anciens. — Révolution reli-
gieuse, politi^iue, littéraire, philosophique.— Immense
développement de la science. — l** École idéaliste pta-
Umieienne : Marcile Ficin, Pic de la Mirandole, Ramus.
— 2* École sensualiste péripatéticienne : Pomponat , Va-
NiNi, Campanella. — 3"* Scepticisme de Montaigne et de
Charron. — 4"* Mysticisme de Paracelse, de Yanhel-
HONT et de Bohme. — Les essais originaux et indépen*
dant» de Télésio et de Jordano-Bruno font pressentir
<}ue Bacon et Descartes ne sont pas loin.
i •
26 INTRODUCTION,
■
■
Deuxième partie. — Phiiosopine moéeme proprement
diÉf. depUM le dix-feptième siècle jusqu'à nos jours.
Première époque. — Depuis Dbscartes jusqu'à Kamt,
Indépendanct absolue de lu philosapUe* — Création d'une méthode
scientifique,
Ëcole sensuatiste : Bacon, Hobqes, Gassendi, Locke.
— École idéaliste : Descartes^ Spinoza, Mallebranche.
— Lutte entre les deux systèmes exclusifs. Le génie
vaste et conciliateur de Leibnitz essaie en vain de rap-
procher les deux partis. — Scepticisme sensualiste en
Angleterre et en France : Bayle, Hume, Glanvill. —
Scepticisme idéaliste de Berkeley, Huet, Pascal. — :
Malgré les efforts de J.-J, Rousseau, le sensualisme
triomphe en France, et doit surtout ses succès à la
méthode analytique employée par Condillac, le méta-
physicien de ce système , dont Helvétius est le mora-
liste. — Voltaire, Diderot, Encyclopédistes,
Deuxième époque. — Depuis Kant jusqu'à nos jours.
Emploi général de la méthode avec un vaste développement
d'érudition et de critique.
En Allemagne : Idéalisme critique de Kant. — Théorie
de la science de Fichte. — Philosophie de la nature. —
Système de l'identité absolue de Shelling. — Philosophie
du sentiment, Jacobi. — Scepticisme ou anti-dogmatisme
de Shulze.
INTRODUCTION, . 27
■
■ ■
En Angleterpe : Analyse de rentendeitiinl humain »
par l'école écossaise précédemment fondée par Reid.
— Th. Brown , Ducald-Stewart. — Sensualisme de
Bentham. ^
En France : Successeurs de Gondillac, ICaranis,
Gabat, Volney. r/ieo«opfa> deSx-MARTiN. — École thé(H
logique : MM. de Majstre, de Bonald, de la Mennais.
— M. RoYER-GoLLARD appelle l'attention sur tes tra-
vaux de l'école écossaise^ it M. GtfusiN, sur les sys-
tèmes plus hardis des écoles allemandes. L'un et l'autre
déterminent un nouveau mouvement phHosophique ^
dont le caractère principal est un vaste éclectisme, ^
«
.^
HISTOIRE
I»E
LA PHILOSOPHIE
ANCIENNE ET MOBERNE.
s:
PREMIÈRE PÉRIODE,
PMILOSOPBIB «REOQUB Et qyCMUIME.
»
V
Prehièke époque. — Depuis Thalè^ (env. 600 ans avant J.-C.),
jusqu'à SocRA^TB ( MO av. J.-C )
Spéculntion partielle et non êyêtémaUque.
RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
( SensuaîUmt. ) ( Idéalisme» )
tT. J.-C. tf. J.-C.
Thaïes de Bfilet. mort 540 * Pytbagore de SaiBM. m. 5o4
Anuiimandre. Aristée de Groione.
Pbérécyde de 9jrro8. m» 543 Arehxtas de Ttrenle. 11. v. 436
Anaximènes. m. Ters 500. Ecphtnte de Sjraeuse*
HéracUie d*Epliè9e. fleurit t. 500 Ocelhis de L icaiiie. fl. t. 496
Timée de Loeres.
PhUolatts. né t. 500
ÉoouB A'gùmjOÊTïïqvm. iooui u'àsuàm.
( Sensualisme* ) ( idùUisme* )
Leudfpe. fl. v. 500 Xénoptaane. né en 617
Démocrite. m. 407 Parménide d*EIée. fl. t. 460
Nessas. Zenon dXlée. fl. ▼• 460
fliélrodore de Chio. Métissas de Samos. fl* v. 444
30 puiLosorais ancibKnë.
éooiaaa wxxtum.
aV. J^. av. J.-G.
AnixagoredeGlaiom«ne«i. v.ft4M Empédocle d'Agrigeule. i. ▼. 44â
ArcbélaQs de Vilel. 11. y. 4ôO Diogène d'ApoUonie. B. y. 4112
809R1ST88.
( Scepticisme, )
GoMitt di LéosUaa. -IL t. 410 PHoUgonsd'Abéère. fl. t. 44S
Promeus de Céos. fl. t. 442 Criiias d'Athènei. II. v.
Biagoras de Mélos. fl. v. 415 Eatbydtoe de Chio. fl. ▼. 445
Hipplas d'Elis. ft. y. 410 Thrasymaque de Cfaaleédoine.
Polus d'Agrigenle, CaUiclës d'AcliifiMi.
ÉCOLE 510NIE.
»
* Le passage des spéculatioos casmogODiques, parties
'de l'observation immédiate des phénomènes naturels,
base sur laquelle était fdndée la religion populaire des
(frets y à une phîlos(^bie libre et indépendante » ne sa
fit pui en ttffjour et «ans dififculté. Entne Tinstitution
des mystères ^ attribuée à ÛRPHte , institution que Ton
.pourrait regarder comme le premier pas fwit hors du
4pmaine' religieux , «t Tepoque où les physiciens de
' J'Ionie se livrèrent i leurs recherches, il s'était écoulé
. plus de six cents annâis ,. véritable moyen-àge de la
Grèce, époque d'inspiration, d'enthQwiafOM, pendant
laquelle des chantres divins enseignèrent aux hommes,
dans une poésie bar monieiise; première languede bous Iw
peuples, les maximes les plus utiles et les pliis pures de
la religion et de la morale. Dans lel; poésies d'Homère ^
da Musée et d*Hésiode, cette nation spirituelle et sen-
sible réçôl une sorte d'éducation esthétique et inteU
lectueUe , qui servit comme d'introduction aux études
scientifiques. Elle trouva des secours analogues dans
les leçans de ses législateurs , de ses poètes lyriques »
M£BltÈR£ ÉP0QU9. 34
de ses fabulistes. Les sentences des sept Sages (ly,
eiprimées avec une concision énergique , éleT^ient sa
raison , épuraient ses meurs , et la préparaient enfin
à entrer dans la route scientifique où les philosophis
ioniens guidèrent ses premiers pas.
Thalès, de Milet, eut la gloire d^uvrir dette im-
mense carrié»^. Quoiqu'on lui attribue h fameuse ^if*
tence : Conncns-toi toi-même, ce ne fbt. point sur l'homme
et ses facultés que se portèrent ses premières ré-
flexions. Dans le premier essai de ses forces , la* pensée
humaine devait nécessairement être entraînée hors
d'elle-même, et attirée vers ce monde extérieur, dont
elle ne se distinguait pas encore bien clairement*
Thaïes et ses suceesseurs songèrent d*'abord à trouver
le principe constitutif de la réalité d^ phéaom^nes.
Ce fut dans l'eau que Thaïes ctut le reneontrer. Mais il
ne se borna pas à une aftirmlition simple et gratuite ;
il essaya d'appuyer sur des presves l'assertion qu'il
avançait ; il chercha ces preuves dans l'analogie déduite
de l'expérience ; il généralisa l'observation qu'il avait
faite sur la manière dont se nourrissent les corps or-
ganisés ; enfin , au lieu de considérer les phénom^ènes
naturels comme isolés , détachés les uns des avtres , il
voulut saisir le nœud qui les unit : il j^hercba ce nœud
dans une Ioi« Le premier, donc, if eut l'idée des
lois générales de la nature. En feisant provenir toutes
(1) Voici les noms de ces sept Sages » donl l'histoire a été défifitirée par
des fables que la saine critique réprouve : Pittacus de Mytiiène» Selon
d*Atkènes , Cléobule de Liadi; s , Périandre , tyran ou prince de Gorinlhe , à
la fîaee duquel d'autres nomment Myson , Chilon d^ Lacédémone , Bias de
Priéne , et enin Tlialèa* «
•
3S ' PlUtOSOPBIE ANCIENNE.
'Choses.de l'eau, îhalê& reconnaissait un principe mo-
teur , un es|jrit ; tout était rempli de Dieu. Gomment
combinait-il ses âmes ou ses Dieux avec son principe
matériel ? c'est ce ^u^il n'est pas facile d'expliquer :
aussi le débal sur son théisme remOnte-t-il i une époque
fort reculée.
^ A^AXiMANDRE voulot rendre plus rigoureuse la dé-
* monstration sur laquelle s'était appuyé Thaïes : îl en
scruta les fondements , et se trouva conduit à lui donner
un principe nouveau : Rien ne se fait de rien; axiome
• célèbre, autour duquel tourna longtemps comme sur
son pivot la philosophie des écoles grecques. Parti de
ce principe fondamental , ce philosophe arriva à une
conséquence qui étonne par sa profondeur, si l'on con*
sidèjre les circonstances où elle fut mise au jour :
< ^ L'infini est le principe de toutes choses , un infini
tout ensemble immuable et immense* » En eflet, rien
de ce qui est incomplet et borné ne lui paraissait
pouvoir suffire à la génératioa universelle et per-
pétuelle des êtres. Mais Anaximandre ne > considère
\ ^s l'infini, tel que le donne une abstraction légitime ,
comme un idéal dégagé de toute divisibilité et de
toute composition; c'est, selon lui , une substance
réelle qui tient le milieu entre l'air et l'eau. C'est ainsi
qu'après avoir essayé una théorie métaphysique, il re-
tomba sur un principe matériel.
PHÉRÉCYDE^de Syros, professait, à peu de différences
près , les doctrines d' Anaximandre : il regardait, dit-
on, l'âme de Thomme comme impérissable.
Anaximène , voulant déterminer d'une manière plus
précisé cette substance infinie , qu' Anaximandre, son
PREMIÈRE EPOQUE. 33
maitre et son ami , regardait comme le principe
des choses , la matérialisa davantage. Cherchant
dans l'espace le siège de ce principe , il crut trou-
ver dans Vair, qui se plie à toutes les formes, la
propriété la plus appropriée à l'élément général : il lui
attribua la vie, le mouvement, et même la pensée.
Héraqlite , d'Éphèse (1). le dernier et le plus illus-
tre représentant de cette école , regarda le feu comme
rélément , le substraium , et Tagent universel de la
nature. Le monde , suivant ce philosophe, n'est l'ou-
vrage ni des Dieux ni des hommes; c'est un feu toit-
jours vivant qui anime et détruit toutes choses : de là
la théorie, que tout change , passe et se métamorphose
sans cesse , et que le caractère commun de tous les
phénomènes du monde est une contradiction perpé-
tuelle^ une guerre, mais une guerre constituée; car
la variété et la contradiction ont aussi leurs lois, qui
sont les lois mêmes de ce monde , lois fatales et irré-
sistibles. '
Voilà donc la fatalité et le matérialisme déduits ,
comme nous aurons l'occasion de le voir plus d'une
fois , de l'observation philosophique exclusivement
appliquée aux phénomènes du mon^ie* Us se consti-
tuent d'une manière plus forte et plus systématique
dans l'école atomistique de Leucippe et de Démocrite.
Le premier est peu connu; on ignore sa patrie, et
l'on ne connaît qu'imparfaitement l'époque à laquelle
il vécut. Les détails historiques sont plus nombreux
sur Démocrite , auquel on a donné un caractère mo-*
(1) Sa naissattce Tappelail au trône; mais il céda ses droib à son frère
pour «c livrer à la philosopliie.
34 PHILOSOPHE ANCIENNE.
queur (i) en opposition à celui d'Heraclite , son con-
temporain. 11 naquit â Abdère , en 469 ou 470 , selon
l'opinion la plus générale. Animé de l'amour le plus
ardent pour la science , il visita l'Egypte , la Perse ,
TEthiopie , les différentes viHes de la Grèce , et revint
dans sa patrie , où il se livra avec passion à ses goto
scientifiques. 11 vivait dans une retraite profonde, Éli-
sant marcher de front l'étude de l'histoire naturelle ,
de l'anatomie , de la médecine , de la physique , de la
géométrie et des lettres : on peut juger de son extrême
activité par la liste nombreuse des ouvrages qu'il avait
composés, et dont le catalogue est consigné dans l'ou*
vrage de Diogène-Laêrce.
Dans l'état où se trouvait la science, c'était une idée
très - philosophique que d'expliquer par des atomes
errants dans le vide le principe primordial de l'univers,
et les changements de forme que subissent tous les
corps de la nature. Le premier principe devant pré-
senter lui-même tout ce qui appartient aux objets qu'il
compose, celui qu'admit Leucippe s'accordait mieux
avec l'expérience que ceux qu'avaient admis ses pré^
decesseurs. Il n'accordait pas la simplicité aux atomes,
dans un sens aussi absolu que l'ont fait les modernes :
il admettait cette simplicité, telle qu'on parvient à la
connaître par le témoignage des sens. Les atomes sont
invariables , indivisibles, imperceptibles à cause de leur
(i) On a révoqué en doule rentreviie qu'il eut , suivant un grand nombre
dliistonens , avec le célèbre médecin Hippocrate , de Gos , que les Abdéri«»
taiBsavaient appelé auprès denémocrile pour le guérir d'une prétendue folie*
Hippocrate le trouva , dit^-on» environné d'animadx qull disséquait, et dans
lesqnelft il cberchaii à surprendre queiquesHUs des syslèees de l'eiigaBi-
toiion.
FliEMlÈRE iPOQUE. 8B
petitesse; ils remplissent l'espace et affectent des fermes
d'une variété infinie ; la propriété du mouvement est
inhérente à ceux qui sont ronds. Toutes les propriétés ^
toutes les modifications des corps, sont déterminées
par la position et Tordre , la combinaison et la sépa-
ration des atomes. L'âme est un composé d'atomes
ronds , d'une nature ignée.
Démocrite, dans ses nombreux ouvrages y dont aucun
ne s'est conservé, développa ce système, qui devint
plus tard la base de la métaphysique d'Epicure. Il con-
cluait l'éternité des atomes de l'impossibilité où nous
sommes d'assigner un commencement au temps. Il
alléguait aussi un argument en faveur de Téternité de
ces atomes : la divisibilité des corps ne peut pas aller au*»
delà du terme où les parties cessent d'être sensibles;
cela supposé , ou il reste soit une étendue , soit un
point sans étendue, ou il ne reste rien. Dans le pr^
mier cas, l'étendue serait encore divisible; le second
cas est impossible, car un corps ou quelque chose
d'étendu ne saurait résulter d'un point sans étendue :
si l'on admet enfin la troisième supposition et qu'il ne
rester rien , tout le monde physique sera formé de rien;
ce qui est absurde. Donc il faut nécessairement que les
éléments de la nature soient des corps simples.
D'après le prindpe qu'il n^y aque de$ 9emMaMes qiA
pmiwni agir les tms sttr les mitres , Démœrite ajoutait
que toute influence active ou passive n'était autre chose
qu'un mouvement produit par le contact. 11 distinguait
le mouvement dérivé , dans l'inipii^îo/i et la réaction ,
d'où résulte le mouvement en taurbitkm : c'est en cela
que consistait la loi de la nécessité.
36 PuiLOSOPHiE A^C1E^^E.
GoDséqueDt dans son système , il exposait ainsi la
théorie de la connaissance humaine : les eorps sont
toujours en mouvement , et par conséquent en perpé-
tuelle émission de quelques-uns de leurs atomes. Ces
émanations des corps extérieurs en sont des images;
en contact avec les organes , ces images produisent la
sensation , et cette sensation^produit la pensée.
Le hasard qui fit avec le» atomes des créatures vi-
vantes ou non vivantes , créa ^ussi djds êtres aériens
bons et mécliants, d'une taille démesurée, mais sujets
à périr , comme toutes fes choses composées d*atpmes.
Quelle pouvait être la morale d'une doctrine si nette-
ment athée et matérialiste ? Elle ne pouvait avoir
d'autre règle que la prudence, et d'autre but que le
bien-être par l'égalité .d'humeur.
L'école atomistique est l'école d'Ionie élevée à sa plus
haute expression. Prenant comme elle son point de
départ dans le sensualisme, elle était arrivée aux con-
séquences qu'il a toujours été dans la destinée de ce
système d'amener avec le temps.
ÉCOLE ITALIQUE.
Une école à peu près contemporaine de celle de
Thaïes, celle que Pythagore de Samos (i) alla fonder
à Crotone en Italie, était arrivée pendant cet inter-
valle à des résultats bien différents. Partie , comme la
(Ij II règne quelque incertitude sur Vannée de la naissance de Pythagore :
on la flxe à Tan 605 , ou 583 , ou 576 avant J.-C. On présume qu'il s'établit
en Italie vers la fin du règne deServius Tuilius ; il n'a donc pas connu Numa,
avec lequel on a prétendu qu'il avait été en rapport.
PREMIÈRE ÉPOQUE. 37
première y de l'étude des phénomènes naturels, point
de dépai't de toute philosophie naissante, comment
avait-elle produit des doctrines si opposées? Le fait
est important ù constater, car il explique un phéno*
mène qui se présente plus d'une fois dans l'histoire de
l'esprit humain. Qu'avait fait la physique ionienne?
Elle avait porté principalement son attention sur les
phénomènes eux-mêmes, sans s'arrêter à leurs rapports:
les rapports mathématiques qui existent entre les corps
de la nature ne sont ni visibles, ni tangibles; et les
philosophes d'Ionie, exclusivement physiciens et s'occu-
pant peu de calcul et de géométrie , s'étaient renfermés
dans le cercle apparent du monde sensible. Pythagore,
au contraire , livré à l'étude de la géométrie , de l'arith-
métique et de l'astronomie, frappé de l'ordre et de
l'harmonie qui régnent dans toutes les parties de l' uni-
vers, et plus préoccupé des rapports des phénomènes
que des phénomènes eux-mêmes, appliqua les mathé*
matiques à toutes les études qu'avait embrassées son
génie, fortifié par la méditation et éclairé par de nom-
breux voyages.
De même que l'habitude de ne considérer dans les
objets que les éléments matériels conduit nécessaire-
ment à un sensualisme qui , de conséquence en con-
séquence, ne saurait manquer d'arriver au point où
nous l'avons vu porté par Leucippe et Démocrite; de
même, en ne considérant dans ces mêmes objets que
des rapports abstraits, perceptibles seulement par la
pensée, les pythagoriciens devaient obéira une tendance
idéaliste, tendance que les abstractions mathématiques
ne manquent jamais de produire.
M PHILOSOPtfS ANOSNNE.
Pjthagore et wn éoAe anient obeervé oombiea Mut
féconds et variés les rapports que les quantités etpri-
ment : ils avaient remarqué que les vérités auxquelles
appartient cet ordre d'abstractions sont universelles^
nécessaires ; ils voulurent le mettre en valeur en rap-
pliquant i Tordre des réalités : ils se trouvaient ainsi
sur la voie de ces méthodes qui ont conduit les modernes
aux plus belles découvertes. Mais au lieu d'employer
les notions mathématiques , comme un simple instru^
ment de Tintelligence , pour coordonner , décomposer
les fidts donnés par rexpérience, ils les réalisèrent, ils
en firent le type ou plutdt la substance même des
choses. Ainsi s'expliqua pour eux l'origine du monde :
les nombres, naissant les uns des autres, leur sem*
Mèrent représenter exactement la génération succes-
sive des êtres I qu'ils a[^lèrent une imitation des
nombres» Xea nomlntê êont dono le$ principes des choses.
Qu'on remarque bien ici l'acception dans laqudle
était prise l'expression de principe : elle signifiait à la
fois l'élément intégrant et la cause active. Les pro*
priétés des nombres furent ainsi transportées sur les
objetseox-mémes; et les formules mathématiques furent
converties en lois positives de la nature.
Essayons de tracer rapidement l'édifice élevé sur ces
bases.
L'unité, ia monade , occupe le premier rang, elle est
le type de la perfection : c'est d'elle que tout part , c'est
à elle que tout aboutit. La dyade, au contraire, est
imparfaite, formée de l'addition de l'unité à elle-môme :
c'est la matière , le chaos. Les nombres sont pairs et
imparfaits , ou impairs et par&its« La somme des quatre
FREnËRB tPOQUH. 80
premiers comtitae la décade. De là leur système astro*-
nomique décadaire : comme le nombre dix a sa racine
dans runité, ces dix grands corps tournent autour d'un
oentre qui représente l'unité. L'apparence, les sens et
l'écoje d'ionie placent la terre au centre du monde.
Le centre du système du monde, selon la raison, l'ab*
strabtion et l'école italique, c'est le soleil. Cette opinion^
soutenue avec fermeté par les pythagoriciens à une
époque reculée, leur assigne un rang distingué parmi
les astronomes. Or , comme le soleil, autrement le
poste d'observation de Jupiter , représente l'unité , et
que l'unité, quoique principe actif, est immobile, le
soleil est immobile. Les lois des mouvements des dix
grands corps autour du soleil constituent la musique
des sphères : c'est là le célèbre concert des astres py tha*
goriciens, l'une des idées les plus hardies et les plus
sublimes que l'imagination de l'homme ait jamais con-
çues. Le monde entier est un tout harmonieusement
arrangé, et il a depuis conservé le nom même qui ex^
prime l'ordre.
Envisageant la nature sous un tel aspect , ils étaient
bien voisins de l'idée d'une intelligence ordonnatrice ;
aussi le théisme est-il la conséquence de leur système :
mais ils ne dégagèrent point cette idée sublime, avec
autant de clarté et d'une manière aussi expresse que le
fit plus tard le célèbre Anaxagore. Il semble qu'ils
croyaient avoir tout expliqué par les propriétés des
nombres, et qu'ayant établi les lois, ils ne sentaient
pas le besoin des causes. La morale et le droit furent
principalement l'objet de leurs méditations; et quoique
les notions morales ne se prêtent guère , comme la phy-
^ MILOSOMIE ANCIENNE.
sique , à l'application des formules maibéiuatiques , leur
psychologie présente 1» même caractère. Qu'est-ce que
l'âme , selon eux ? C'est un nombre qui se meut lui-
même. Or l'âme, en tant que nombre, a pour racine
l'unité, c'est-à-dire Diey : Dieu, eo tantqu'unité, est
la perfection , et l'imperfection consiste à s'éloigner de
l'unité. Le perfectionnement consiste donc à aller sans
cesse de l'imperfection au type de la perfection, c'est-
à-dire de la variété à l'unité. Le bien est donc l'unité ,
le mal est la diversité ; le retour au bien, c'est le re-
tour à l'unité : et par conséquent, la loi, la règle de
toute morale, c'est ta ressemblance de l'iHttnme à Dieu,
c'est-à-dire le retour du nombre à sa racine, à l'unité;
et la vertu est une harmonie. De là la politique des
pythagoriciens : elle esl fondée sur un rapport , celui
de l'égalité , qui donne pour principe la loi du talion (1);
et la justice est un nombre carré.
Ce que nous savons des opinions des pythagoriciens
sur les facultés de l'âme, leurs effets et leurs rapports
réciproques, est trop incomplet et trop contradictoire
pour qu'on puisse en former un corps de doctrine. On
sait qu'ils plaçaient l'intelligence dans le cerveau , et
les appétits et la volonté dans le cœur. Les âmes des
hommes et des animaux sont impérissables, ainsi que
lame du monde, le feu central dont elles émanent.
L'âme étant, comme le corps, un nombre qui subsiste
par lui-même, passe, après la mort de l'homme, dans
e corps, soit d'un autre homme, soit d'un animal où
le hasard la porte. Elle préexistait aussi, et, depuis le
commencement du monde, elle habitait des corps hu-
(1) La rétribution égale et réciproque.
^REMIÈRB ÉPOQUE. 41
maine et animaux. Tel est l'exposé qu*Aristote fait de
la métempsycose de ^tbagore , qu'il faut bien distin-
guer de celle des Égyptiens , qui était un symbole as--
tronomique de Timmortalité de Tàme , et de celle que
les nouveaux platoniciens* adoptèrent dans la suite.
Gomme, dans les fragments qui nous restent de
l'école italique, il.est difficile de bien distinguer l'œuvre
du matlre de celle des disciples , nous avons été forcés,
dans cet aperçu, d'attribuer d'une manière collective
à tous les philosophes qui la composent , les opinions
que chacun d'eux a successivement mises au jour,
mais qui certainement n'ont été que le développement
des principes enseignés par Pythagore lui-même dans
l'institution qu'il avait fondée à Crotone. C'était une
association secrète, académique et politique, on pour-
rait même dire une sorte d'ordre monastique, dont le
but était ta cujture des sciences et la pratique des ver-
tus morales, mais dans laquelle Pythagore introduisit
des pratiques , des exercices , et un genre de vie ex-
traordinaire; il y fut conduit sans doute par l'exemple
des castes sacerdotales et des institutions mystérieuses,
avec lesquelles il avait longtemps communiqué, ou
plutôt par la crainte que pouvait lui inspirer l'aveugle
résistance des superstitions populaires. Il parait cepen-
dant que, malgré ces précautions, l'influence politique
qu'exercèrent les [^thagoriciens éleva contre eux l'es-
prit de faction : Pythagore et ses principaux amis
furent massacrés dans une émeute excitée par deux
démagogues de Crotone (i). Nous verrons plus d'une
(1) Là Yie de Pythagore a été écrite par deux philosophes, Jamblîque
et Porphyre , doDt nous parlerons dans la suite : ils ont recueilli toutes les
43 PBILOBOPBIB ANCIHQCE.
fois, dans la suite de cette histoire , chaque progrès ini^
portant de la philosophie payé du sang de son auteur.
Les pythagoriciens les plus célèbres sont TiLÉAUGB
et MniSARQUB, fils de Pythagore, et Algméon, de Gro-
tonoi son gendre et son successeur, selon Jamblique;
Epiciiarme , de Gos , le comique , que l'on appelle aussi
le Mégarien et le Sicilien , à cause des lieux où il habita ;
Tivte I de Locres : l'ouvrage qu'on attribue à ce der-
nier n'est qu'un extrait du Timée de Platon; Ocellus,
de Lucanie : l'ouvrage que nous possédons sous le nom
de ce philosophe a peut-être été composé après J.-G, ;
cependant quelques savants d'un mérite distingué en
soutiennent l'authenticité. A une époque postérieure,
on trouve Archttas, de Tarente, l'un des hommes
les plus marquants de sa patrie, où il remplit d'im-
portantes fonctions : on cite ses découvertes en géo*
niétriô et en mécanique ; il existe de ses ouvrages
quelques fragments peut-être apocryphes; enfin son
disciple Philolaus, qui composa le premier traité de
son école qui ait été écrit, et devint célèbre par son
système astronomique.
ÉCOLE D'ÉLÉE (1).
L'influence que l'institut fondé par Pylhagore
exerça sur les philosophes de son siècle et sur ceux des
fables que Tadmiration et l'enlbousiasme avaient inventées sur cet homme
vraiment extraordinaire.
(1) Pour rappréeiatîon de cette école , nous nous sommes senris du bêan
travail de M. Cousin sur Xénoptaane et Zenon d*Ëlée , imprimé dans ses
Noureâux Fragments philosophiques , et dont nous ob saurions trop reoom-
naMler la lecture.
PlBlKÈliS «POQUB* 48
aiéûl68 postérieurs fut imaieiue. Elle m iait remtfrqMr
d'une manière bien sensible dans une école fondéei
en S90, & Éléa ou Yéiia^ dans la Grande-Gréoe , (Mttr
l'Ionien XiNOPHAN£ ^ de Golophon* Né à la 40* ûlyni«
piade (647 ans avant J.-G. ), il passa la plus grande
partie de sa longue carrière dans l'Asie llioeufet lors-
que sa patrie tomba sous le joug des Perses » il se retira
en Sicile, dont il parcourait, dit-on, les différentes
^iHes 9 récitant ses vers et vivant du métier de rbap«
flode* Il n'avait pas moins de quatre-vingts ans lorsqu'il
vint s'établir à Éiée, colonie récemment fondée, dont
les habitants, échappés aux désastres de toutes les
autres colonies de l'Asie Mineure, offraient un asile à
eeui de leurs compatriotes qui fuyaient le spectacle
de la servitude et de la corruption de leur paysi 11 y
vécut eneore une vingtaine d'années, si l'on en croit
las témoignages des écrivains de l'antiquité^ qui attes^
tent qu'il vécut au moins un siècle.
Fondateur d'une école destinée à porter si haut
l'idéalisme pythagoricien , Xénophane , Ionien de sang
et d'habîRide, arrivé très-tard à Élée, présente, dans
non système , deux esprits bien opposés ; ils attestent
les deux antécédents k travers lesquels il a passé , et
dont il forme le peint de réunion. Ce mélange de deux
systèmes si différents , cette alliance des contraires ,
est un des faits les plus intéressants et des plus pro^
près k faire connaître le développement graduel et la
marche progressive de la raison philosophique. Ainsi,
d'abord sa physique et sa cosmologie sont empruntées
i la physique ionienne ; comme les Ioniens , il s'arrête
à Tapparence sensible; c'est la terre ^ et non le soleil.
44 PHILOSOPAIC ANCIENNE.
qui est le ceiUte du monde; on retrouve, daos sa
physique , Veau de Thaïes , yair d' Anaxiinène , le feu
d'Heraclite : lepoint.de départ , la route et le but ,
la méthode et les résultats , tout est emprunté aux sens
et à la matière.
Mais l'influence du pythagorisme se fait bienti^t sentir
dans une théologie qui nous montre à découvert le plus
pur et le plus noble théisme, c'est-à-dire une doctrine
qui ne se trouvait alors que chez les pythagoriciens
de la Grande-Grèce. Cependant, tout en profitant de
l'esprit nouveau qu'il rencontra sur les côtes d'Italie ,
Xénophane resta fidèle à l'esprit de liberté qui carac-
térisait les Ioniens. En effet , au lieu de poser simple-
ment des dogmes, comme aurait fait un pythagoricien
ordinaire , si toutefois il eût osé enfreindre le secret
prescrit aux membres de l'institut pythagorique , au
lieu de prononcer des sentences et presque des oracles^
et de parler par symboles, Xénophane raisonna.
Aristote et Théophraste nous ont conservé le corps
de l'argumentation par laquelle il démontrait que Dieu
n'a pas eu de commencement et n'a pas pu naître.
Dans un autre fragment qui nous a été pareillement
conservé , il déduisait l'unité de Dieu de sa toute-puis-
sance et de sa toute-bonté. Là se trouve la première
tentative qui ait été faite de porter la dialectique jus-
que dans les qualités essentielles de Dieu, de soumettre
ces qualités à une dépendance réciproque, et d'en
former une théorie.
Voilà donc, dès les premiers jours de la philosophie
grecque , Dieu conçu et établi comme souverainement
puissant , souverainement bon , et par cela même
FREMlÈRfi ÉPOQUE. AS
comme es8enticl^0]ll6nt un.: ce n'est plus seulement la
cause et la substance de toutes choses, comme nous
l'avions vu précédwiment , c'est la cause et la substance
sous un point de vue plus intellectuel; c'est la sagesse
et la bonté, c'est déjà un Dieu moral.
L'école ionienne et l'école pythagoricienne ont in-
troduit dans la philosophie ,^recque les deux éléments
fondamentaux de toute philosophie : la physique et la
théologie , l'idée du Inonde et celle jde Dieu. Les deux
termes extr^esde toute spéculation étant ainsi donnés,
il ne reste, plus qu'à trouver leur rapport : or la solution
qui se présente d'abord à l'esprit humain , préoccupé
qu'il est néces^irement de l'idée de l'unité, c'est
d'absorber l'un dosAermes dans l'autre, d'identifier le
monde avec Dieu , ou Dieu avec le monde , et par là de
trancher le nœud au lieu de le résoudre. L'école
ionienne, appliquant l'idée d'unité au monde, était
tombée dans le panthéisme ; les philosophes pythago-
riciens, id|6alisant tout, et parlant de principes invi-
sibles , absorbaient le monde dans cette unité absolue
et idéale, à laquelle ils ramenaient toutes choses. Xé-
nophane , Ionien et Italien à la fois , qui participa de
ces deux philosophies, les combina-t-il de manière à
les fondre ensemble, et à les tempérer l'une par l'autre
dans le sein d'un sage éclectisme? Releva-t-il le pan-
théisme en le rattachant au théisme, comme l'effet à
la cause, et vivifia-t-il le théisme en en tirant le pan-
théisme , comme du sein de la cause sort et se déve-
loppe la série indéfinie des effets ? Devança*l-il ainsi
l'ordre des temps et de son siècle ? Non; personne ne
devance son siècle > chacun fait son rôle ^ et Xénophane
46 PHILOSOPfilE ANCIENNE.
n'a pas dérobé à Platon celui qui avait été assigné i ce
grand homme, à son siècle, à Athènes. Xénophane,
combinant deux idées opposées , en composa un sys-
tème parfaitement bien caractérisé par Aristote, comme
on système indécis, où le théisme et le panthéisme
coexistent d'une manière un peu confuse, mais avec
une prédominance de l'élément pythagoricien et théiste,
qui, s*accroissant et se développant entre les mains de
ses successeurs, a fini par absorber l'élément pan-
théiste et ionien dans une unité absolue et un idéa-
lisme exclusif.
Parménide fut exclusivement Dorien, théiste, idéaliste,
unitaire. Après avoir ihit , dans son poème sur fa nature,
la distinction du monde de l'apparence et du monde de
la raison, il en déduisit deux espèces de connaissances ,
dont l'une est produite par nos sens , et l'autre par
notre raison : la première nous montre partent la plu-
ralité , le multiple , le variable , le contingent ; la seconde
nous élève à l'unité, |iu simple, au nécessaire , à l'ab-
solu. Dans son poème , Parménide part de l'idée de
Têtre pur, qu'il identifie avec la pensée et [la connais-
sance, et il conclut que le non-être ne saurait être
possible; que toute chose existante est une et tden*
tique; qu'ainsi ce qui existe n'a point de commen-
cement, qu'il est invariable, indivisible, qu'il remplit
Fespace tout entier, et que par conséquent tout change-
ment, tout mouvement, est une pure apparence. Tel
est le système idéaliste auquel aboutit l'école d'Élée,
et que Mêlissus , de Samos, développa avec beaucoup
de profondeur. Parvenu au somjnet, et pour ainsi
dire wr le trdne de Tafoslraetion , Tidéalisme systé-^
PRBMlÈRfi ÉPOQUE. 41
matiqoe des Éléates devait Décessairement paraître bi-
zarre et absurde au plus grand nombre. L'unité absolue
n'excluait pas seulement tout ce oui n*est pas elle,
elle excluait pareillement , en elle-même , toute diftè*
renée , toute distinction , tout rapport d*elle-même à
elle-même. C'était une substance sans cause , et pai;
conséquent une substance vaine , puisqu'elle était dé«
pourvue de l'attribut essentiel qui constitue la sub-
stanee. Les objections les plus graves accusaient l'ab-
surdité d'un pareil système.
Zenon fut le soldat et le martyr de Técole qui avait
ea pour fondateur Xénophane , et pour législateur Par-
ménide. U naquit à Elée, vers la 69* olympiade (504
ans avant J.-C. ) , et passa la première partie de sa ^
dttis l'étude de la philosophie de Parménide, son maître
et son ami. Tous les auteurs s'accordent sur son ardent
patriotisme. C'était l'époque de raflfranchisseiMnt 4^
la Grèce et de l'élan général vers la Kberté «t riodé*
pendance. De toutes parts on travaillait i secouer le
)oog des Perses, à se donner des institutions pkw
libres. Elée s'adressa à ses philosophes pour fixer sa
constitution et ses lois. Zenon , satisfait d'avoir coih
tribué à donner à sa patrie des institutions sages , n'y
voulut pas avoir d'autre pouvoir que celui de ses
TorUis et de ses talents, il menait une vie modeste et
retirée » lorsque Elée étant tombée sous le joug d*utt
tyran, nommé par quelques historiens Néarque, et par
d'autres Démylos, il s'arracha à ses études philoso-
phiques pour défendre les instilutions delà patrie. Ses
généreux efforts ne furent point couronoéi» de succès ;
48 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
il fut pris et périt dans un supplice horrible» qu*il subit
avec un courage héroïque (i).
Zenon avait fait avec Parikiénide , en 460 , un voyage
à Athènes , pour défendre les doctrines de son école
contre les attaques de l'empirisme ionien^ tout-puis-
sant alors dans cette ville. Charfé de soutenir la dis-
eussion , Zenon , au lieu de rester survies hauteurs de
ridéalisme, descendit sur le terrain même de Tempi-
risme; et, tournant contre ses adversaires leurs propres
objections , les força de convenir qu'il n'est pas phis
aisé d'expliquer tout par la pluralité que par la seule
unité : < Vous prétendez, leur dit-il, qu'il n'existe
que ce que les sens vous attestent, qu'ainsi la pluralité
seule existe, et vous triomphez dans l'énuméraiion des
différences que vousop'posez à la doctrine de Tunité ab-
solue; vous triomphez surtout du mouvement universel
que vous opposez à l'immobilité absolue, qui résulte de
l'unité absolue d^' Parménide : eh bien, je vous prends
par vos propres arguments, et je vous démontre que si
tout diffère , comme vous le pensez , par cela même
tout se ressemble, et que si tout se meut, tout est en
repos ; qu'ainsi votre système même vous pousse à des
conséquences opposées à votre propre système. L'empi-
risme est donc condamné à la contradiction , et à une
contradiction perpétuelle. Cette contradiction est votre
monde, le monde de la pluralité et de l'apparence , que
les sens vous attestent et que l'opinion vulgaire admet.
(1) Diogène-Laërce rapporte , d*aprè8 Hermippus, que Zenon fût jeté dans
un mortier et pilé. Plularque raconte aussi qu'avant de mourir, il se coupa
la langue avec les dents et la cracha à la figure du tyran.
PREMIÈRE ÉPOQUE. 49
Il ne faut croire qu'à la raison, non aux sens et à
l'opinion : or la raison condamne la pluralité à l'extra-
\agance; donc la pluralité n'existe point. » Cette polé-
mique d'un genre tout nouveau déconcerta les partisans
de. la philosophie ionienne , excita une vive curiosité
et un haut intérêt pour les doctrines italiques ; ainsi
fut déposé dans la capitale de la civilisation grecque,
avec un élément nouveau et une nouvelle donnée phi-
losophique, le germe fécond d'un développement su-
périeur. Zenon , avec sa dialectique subtile et auda-
cieuse, apparut aux Athéniens comme une sorte de
Palamède en fait de discussion philosophique (i).
Le litre principal auquel est attaché le nom de ce
philosophe , c'est l'invention de la Dulectiqu» : et
nous ne parlerons pas ici de la dialectique qu'on trou-
vait déjà dans les essais de Xénophane , et qui n'a pas
manqué non plus à Parménide ; nous voulons parler de
la dialectique considérée comme un art, avec ses formes,
avec l'appareil et l'autorité d'une méthode positive.
C'est un point sur lequel tous les auteurs sont d'accord :
les quatre démonstrations logiques de Zenon contre le
mouvement , et en particulier le fameux argument
dît Y Achille (2) , ont puissaminent contribué à sa célé-
brité. La lutte entre l'empirisme ionien et l'/déalisme
(1) Platon , Phéd. , Irad. de M. Cousin , t. VI , pag. 85.
.(2) Bayle ( art. Zenon ) a reproduit et développé ces divers argumeols el
en a tiré la conclusion que Zenon était un sceptique universel. C*est aussi
Topinion d*un granU nombre d'auteurs. On 8*est mépris sur le but et les in-
tentions du philosophe d'Elée. On n'a pas vu que ses objections contre lé
mouvemeut n'avaient pour but que de convaincre d'absurdité la divisibilité
infiuie de la matière , et de montrer qu'en adoptant ce système , ou arrivait
nécessairement à la négation du mouvement.
4
SO PHIJLOSOnilE ANCIBmfE.
éléalique dura près d'uD siècle : Téoole d'Éiée, «vec
sa dialectique, coûfondait aisément rempirisme iooieti
et le poussait à la contradiction et à l'absurde » en lui
prouvant que y soit dans k monde extérieur , soit dans
la conscience , la variété n'est possible et n'est eonce^
vaUe qu'à la condition de l'unité. En même temps le
bon sens de l'empinsme ionien faisait aisément justice
de l'unité éléatique, qui, existant seule, sans aueon
dualisme , et par conséquent sans pensée , car toiit«
pensée suppose au moins la dualité du sujet et de l'ob-
jet, se réduisait à une existence absolue, qui ressem*
blait au néant de l'existence.
ÉCOLES MIXTES.
Quelques esprits supérieurs, dans les deux partis ,
avaient en vain essayé de terminer cette lutte, en em-
pruntant quelque chose à l'un et à l'autre système.
A leur tête est l'illustre â.naxagore, de Clazomène
en ionie, qui vint , à quarante ans, s'établir à Athènes
(486 ans avant J.-C). Rien n'a plus contribué à sa
célébrité que sa doctrine d'une intelligence suprême,,
d'un esprit ordonnateur du monde; résultat auquel il
fut conduit par une plus profonde observation de la
nature et de l'ordre qu'elle présente, par ses réflexions
sur l'insuflisance de tous les systèmes tirés uniquemeut
de l'ordre naturel, et peut-être aussi , selon Tennemann
et le professeur Car us , par les révélations mystiques
de son compatriote Hermotime , personnage singulier ,
sur lequel les anciens rapportent beaucoup de Êibles(l),
(1) Pline rancien raconte < Mis t. no/. , t. vn , cap* 53) que rAme 4'Hii^
PREXlèllE ÉPOQUE « 51
mais qui paraU avoir été initié aux doctrines des ()ylha-
goriciens. Ânaxagore, en effet , a de commun atec ce^
philosophes la notion d'un Dieu, premier principe et
cause de l'univers; mais ce qui assure plus particulier
remeitt à ce grand homme une place honorable danâ
l'histoire de la philosophie, c'est le soin avec lequel il sut
séparer et détacher avec précision et clarté Vidée die cette
intelligence ordonnatrice , trop souvent identifiée jus-
qu'alors avee les phénoihènes du monde. Lai notioif
d'an Dieu est inhérente à l'esprit humain; on se trom-
perait donc grossièrement en considérant Anaxagore
comme l'auteur du théisme : le théisme est aussi ancien
que l'humanité, et nous avons déjà vu dans Xénophane
la conception nette et précise de l'unité et de la toute*
puissance de Dieu. Mai^ en donnant au théisme son
vrai caractère, et en lui prêtant l'appui d'une démon-
stration logique, le philosophe de Clazomène fit Ibiré
un pas de plus à la philosophie : le premier il enseignai
chtirement et d'une manière expresse que les phéno-
motime quiltait souvent son corps pour errer au loin et découvrir des ckoses
qui ne pouvaient être connues que de ceux qui étaient présents sur les lieux,
pédant que son corps restait connue privé de vie , jusqu'à ce qu'enfin ses
enmemis, i4>pelés Cemtharides, fassassinrèrenl et enlevèrent à son àme
rbabitation où elle allait revenir. D'autres auteurs répètent le même récit.
Si Von voulait , dit à ce sujet M. de Gérando, considérer le fond de ce récit
cdmme un fait historique , en le rapprochant de ceux que nous a conservés
l'antiquilé-sur plusieurs thaumaturges, sur tes hommes auxquels on a at-
tribué un pouvoir de divination , en remarquant que' ceux-ci m)us sont éga-
lement représentés dans un état d'anéantissement et de sommeil lorsqu'ils
reçoivent l'inspiration , on pourrait trouver dans ces singulières descriptions
quelque chose d'analogue aux phénomènes de somnambnlisme , qui , dans
ces derniers temps, sont devenus l'objet de l'atteition publique , et qui , <^el-
que opinion que l'on se forme du système de lois auxquelles on peut les
rapporter , méritent certainement rattenUon des observateurs.
n
52 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
mènes de l'univers sont étroitement liés entre eux,
qu'ils forment un ensemble» un tout; que Tordre est
la grande chatne qui unit leurs parties » la loi suprême
qui les gouverne ; que ce système universel » dans
l'unité qui le constitue, suppose un ordonnateur unique,
et par conséquent une intelligence qui le connaît , le
dispose et le réalise.
Si cette notion raisonnée de l'Être suprême rappelait,
en les perfectionnant , les idées des philosophes de
l'école italique, Anaxagore se rapprochait des Ioniens
par sa physique et sa cosmogonie. D'après ce principe
qu'il leur empruntait, que rien tie vient de rien, il ad-
mettait l'existence de la matière à l'état de chaos,
donnée primitivement, et dont les parties constitutives,
qu'il appelait homœoméries, ne peuvent être décom-
posées ; et c'était par l'arrangement et la séparation de
ces particules qu'il expliquait les phénomènes du monde
physique : mais ce chaos , environné d'air et d'éther ,
avait été animé par l'intelligence suprême , cause pre*
mière du mouvement. Au reste, Anaxagore fut toujours
plus attaché à l'étude de la physique qu'à celle de
la métaphysique; et Platon lui reproche avec raison
l'inconséquence dans laquelle il était tombé, lorsqu'il
cherchait à expliquer par des causes purement phy-
siques l'origine des plantes et des animaux , et même
aussi les phénomènes célestes. C'est ce qui attira le
reproche d'athéisme au plus religieux des philosophes
anciens.
Malgré l'injustice et le peu de fondement d'une pa-*
reille accusation , qui lui fut intentée à la fois par la
superstition et par la politique , ses ennemis triom-»
PREMIÈRE ÉPOQUE. 53
phèrent : Tami de Périclès fut banQÎd^ Athènes, et alla
mourir à Lampsaque. Il avait refusé son eulte aux fa-
bles de Tastrologie, et commis ie crime de dire que les
astres ne sont pas des dieux.
DioGÈNE d'ApolIonie et Archélaus de Milet, qui vi-
vaient à Athènes à la même époque , ne pouvaient man-
quer de subir l'influence du génie d'Anaxagore. La
notion d'un Dieu unique apparaissant sur ie théâtre le
plus brillant du polythéisme, avait dû fiiire sur les
esprits supérieurs une impression profonde. Cependant
elle resta longtemps en dehors des idées pratiques, et
les premiers philosophes qui l'adoptèrent n'en com-
prirent pas de suite la portée et le véritable sens. C'est
ainsi que Diogène, considérant l'air comme un élément
fondamental , lui attribuait une force divine , réunissant
ainsi par un syncrétisme peu judiceux le principe d'A •
naximène et celui d'Anaxagore : telle était aussi , à peu
de chose près , et exprimée d'une manière plus obscure^
l'opinion d'Archélaûs, qui avait reçu des leçons d'Ana-
xagore lui-même.
On trouve encore une tendance plus prononcée à
fondre ensemble les divers systèmes antérieurs , dans
le pythagoricien Empédocle d'Agrigente , philosophe
distingué par son talent pour la poésie philosophique (1),
et ses connaissances en histoire naturelle et en méde*
cine. On sait qu'il trouva la mort dans le cratère de
l'Etna , victime du même esprit d'observation et de cu-
riosité qui plus tard fit périr Pline l'ancien aux pieds du
(1) Un grand nombre d'auteurs le regardent comme Vauleur des Vers
dores], attribués à Pythagore.
HA PHILOSOPHIE AHClEHIfE.
Vésuve (1). Voici quels étaient les principaux points de
sa^doctrine , qu'il avait déposée dans un poème didac-^
tiqiie dont il nous reste plusieurs fragments. Il recon-
naît quatre éléments» la terre» l'eau, l'air et le feu :
ces éléments ne sont pas simples ( en ceci il se rap-
prpc)ie d'Ânaxagpre ) » et c'est le feu , comme agent de
\à prp^HCtion 9 qui joue le pricipal rôle. V amour et la
f^fscofde ^ expressions poétiques par lesquelles il dési-
gnait l'attraction et la répulsion , sont lies deux forées
qui président à la dissplution des parcelles primitives dont
ces quatre éléments sont composés. Au reste, il considère
le monde io\i\ eqtier comme divin. Il rentrera un jour
l^apsle chaos. Il distingue un numde semible, et un motiée
intfilligiblç , type 4u premier ; idée déjà exprimée par
f^arménide , et qui devint entre les mains de Platon le
principe d'une théorie profonde. Il cherche dans le
fpu, à la manière ()es Ioniens, le principe de la vie ,
tout en reconnaissant avec les pythagoriciens un Être
divin qui pénètre tout l'univers. De cet Être supérieur
proviennent aussi leà démons qui habitent successive^
](nent le^ corps, et à la nature desquels appartient Vàme
humaine. Il paraît avoir essayé aussi une théorie dei
sensations : Le môme, dit-il, ne pouvant être aperça
que par le même , à chacun de nos sens est attaché un
élément particulier ; le feu est aperçu par le feu , q'est
\fL vue ; l'air par l'air , c'est Touîe : en un mot la disceni^
est aperçue par la discorde^ et l'aniom par l*amùwr; c'est-
(1) On connatt les vers d'Horace qui prient à Empédotle un motif bien
moins philosophi<iue , le désir de se faire passer pour un dieu :
Dent immorUUt bab«ri
le Empedodes, ardenlem f
Intilnit.
Dùm cuplt Empedodes, ardenlem frigidus Eloam
FRKXIËRC iFOOUI. BS
à-4ir6, suns doute, à nos organes appartient la oon^
naissance du monde sensible , et & notre raison celle
du monde intelligible. L'âme a son siège principal dans
le sang.
Si Ton ajoute foi aux détails rapportés par les écri-
vains anciens 9 le philosophe d'Agrigente aurait été
livré à un enthousiasme habituel , et ses disciples en
auraient fait une espèce de thaumaturge. Il y a quel-
que chose de singulier dans le contraste qui s'oflTre
entre Fexaltation de son esprit et les idées qu'il s'était
formées sur les lois de la nature. Ce contraste s'ex-
plique par le syncrétisme dont sa dotf^trine était em-
preinte : il avait suivi à la fois Pythagore, Heraclite ,
l'école d'Ionie; il avait mêlé leurs hypothèses, et n'était
pas toujours parvenu à les concilier heureusement.
SOPHISTES.
Il était, au reste ^ devenu assez difficile d'admettre
concurremment deux doctrines si exclusives ; les essais
fiiits pour les réunir ne paraissaient guère satisfaisants;
et au lieu d'insister plus longtemps sur une ftision im-
possible entre deux doctrines qui, rejetant d'une ma<-
nière absolue, l'une le témoignage des sens, et l'autre
celui de la raison , se combattaient mutuellement par
des arguments auxquels il n'était pas aisé de répondrCi
il était assez naturel qu'il se rencontrât des bpmmes
qui prissent au mot l'un et l'autre système dans leur
partie réfutative , et refusassent toute espèce de certi-
tude au témoignage des sens, comme à celui de la
Mison. c Si la sensilHlité est la mesure de toutes choses.
<{>6 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
comme on le prclend dans Técotc ionienne, il s'ensuit,
dirent-ils, que rien n'est certain, attendu que pour
les sens tout est variable, tout est dans une métamor-
phose perpétuelle, et que, selon les circonstances ou
l'état de la sensibilité , ce qui paraissait vrai hier
parait faux aujourd'hui , au même titre et avec la même
autorité. Et si, selon l'école d'Élée, on admet l'unité
sans aucune variété , il est clair que tout est dans tout,
que tout se ressemble, et qu'on peut dire de la môme
chose qu'elle est vraie et fausse tout ensemble; et de
même pour le bien et le mal , et pour toutes choses. »
Tel fut le scepticisme universel qui devint le fond de
l'enseignement des sophistes.
Athènes était alors au plus haut point de sa puis-
sance et de sa gloire. C'était l'époque où brillaient
dans tout leur éclat les Sophocle, les Euripide, les
Thucydide, les Phidias, et tous ces hommes illustres
qui ont immortalisé le siècle de Périclès.
Mais, au milieu des signes extérieurs de la prospérité,
des germes de destruction s'étaient introduits au sein
de cette ville fameuse , qui avait été si longtemps , se-
lon l'expression de Platon , le grand Pryianée de la Grèce.
Les richesses et les succès avaient engendré le luxe,
dont les effets avaient été d'ébranler les institutions de
la république et de corrompre les mœurs. Athènes
passait tout-à-coup des excès d'une démocratie illimitée,
à une tyrannie qui en était le résultat inévitable. L'élo-
quence n'était plus que l'art de flatter les passions po-
pulaires , qu'un secours pour l'ambition et l'intrigue.
La philosophie, telle que l'avaient conçue les Thaïes,
le$ Xénophane et les Anaxagore, se prêtait peu à un
PREMIÈRC ÉPOQUE. 57
but intéressé et pratique. Ces lointains pèlerinages,
ces méditations solitaires , ces longues investigations
qui avaient formé les premiers Sages, oflraient peu
d*attraits à des hommes qui ne recherchaient dans l'art
oratoire qu'un instrument, dans l'étude des sciences
qu'un moyen de succès, dans la philosophie enfin,
que la connaissance des procédés les p)us prompts et
les plus sûrs pour captiver la raison, et ta séduire par
de brillants sophismes.
Alors se présentèrent des hommes qui firent pro-
fession de tout enseigner sans travail et sans peine.
Transportée de Flonie et de la Grande-Grèce dans la
capitale de l'Attique, la philosophie perdit entre leurs
mains son auguste caractère : elle ne fut plus l'art de
découvrir la vérité , mais celui de prêter à l'erreur les
couleurs de la vérité , suivant l'intérêt du moment. Ce
qui caractérise avant tout les sophistes, c'est l'absence
de tout principe fixe et positif : sortis des écoles philo-
sophiques contemporaines, ils avaient été uniquement
frappes de leurs contradictions , et n'en avaient rap-
porté qu'up esprit d'incertitude et de doute, qu'ils
s'efforcèrent de rendre général , et dont ils retirèrent
pour eux-mêmes de très-grands avantages.
GoRGiAS de Léontium , disciple d'Empédocle , sou-
tenait qu'il n'y a rien de réel, rien qui puisse être
connu ni transmis à l'aide des mots. Il obtint une
grande célébrité comme rhéteur.. Suivant Diodore de
Sicile, *on admirait l'éclat de son style; les jeunes gens
accouraient de toutes les villes pour acheter h un prix
très-élevé la faveur de l'entendre; lorsqu'il fut envoyé
comme ambassadeur à Athènes , pendant la guerre du
88 PHILOftOPlIE ANCIENNE.
Moponése , toute la ville so précipitait à aa sotte. Le
premier il introduisit dans les assemblées publiques ,
au théâtre, cet exercice qui consistait à proposer des
aujets de dispute et à les traiter sur-le-champ.
pROTAGORAS d'Abdère» disciple de Démocrite, acquit
une célébrité plus grande encore. Voici, selon Sextus
Empiricus, quelle était la doctrine qu'il professait :
f L'homme est la mesure de unUes choses; c'est le cri^
terium qui apprécie la réalité des êtres en tant qu'ils
existent, du néant en tant qu'il n'existe pas. Protagoras
n'admet donc que ce qui se montre aux yeux de chacun;
tel est à ses yeux le principe général des connaissances. »
11 lyoutait que toute manière de voir a son contraire ,
fit qu'il y a autant de vérité d'une part que de l'autre ;
que par conséquent l'on ne peut disputer sur rien. Au
reste, il cherchait moins à ériger ces propositions en
doctrine théorique qu'à s'en servir dans la pratique
comme d'un instrument pour l'exercice de cet art au-
quel il se livrait, et dont la souplesse devait se prêter
à embrasser indifféremment toutes les causes. Il s'éleva
beaucoup au-dessus des sophistes qui parcouraient
alors les villes de la Grèce , non-seulement par son ta^
lent, mais aussi par le caractère sérieux de son lan-
gage, par la vigueur de son argumentation et par ses
vues sur la théorie de la connaissance humaine. Les
autres sophistes adoptaient indifféremment toutes les
opinions. Protagoras essayait de prouver que chacune
d'elles a des fondements légitimes. . -
Sextus le met au nombre des athées : il est probable
qu'il rejetait seulement les traditions mythologiques
reçues du vulgaire. Il avait composé sur les dieux un
ouvrage ddos lequel il réfutait la (dupart des traditioiia
reçues i ce sujet chez les Grecs. Il s'exprimait en ces
termes : « Ouaut aux dieux » je ne puis dire qu'ils
existent, ni ce qu'ils sont; beaucoup de choses m'en
empàehent. » Les Athéniens l'ayant pour ce motif
condamné à mort, il prit la fuite et périt dans un
naufrage»
Les sophistes les plus célèbres « après les deux que
nous venons de citer» furent Promcus de Céos, qui
s'attachait essentiellement , d'après' ce que nous b^
prend Platon , à définir les termes : il faisait dériver la
religion du sentiment de la reconnaissance , et déclamait
A merveille sur la vertu , sans la pratiquer ; DuooftAS
de Mélos, qui reçut le nom d'athée, et dont pour ce
sujet la tôte fîit mise à prix : il s'élevait en général
eontre les doctrines religieuses et [Hrineipalement contre
celles que l'on enseîgniait dans les mystères; Cutias ,
sophiste et poète , qui figura au ncrabre des trente ty*
rans; Hipfus d'Élis, discoureur hardi et orgueilleux,
qui prétendait i un savoir universel : il soutenait que
les lois n'ont été imaginées que par les hommes faibles
al pusillaniaMa 9 et que l'homme doué de qudque gêné*
foeîté dc^t secouer, quand il le peut, leur joi^ into^
léraUe; ofûnion professée aussi par Callîelàs, Théra^
mène, Polus, Euthydème: les uns et les autres en-
seîgnaieat que le juste et Tinjuste sont des inventions
de la poKtique.
L'arme favorite des sophistes, l'armequ'ils maniaient
avec tant de dextérité, la dialectique, n'était point
0^ doftt Zenon d'Élée avait donné l'exemple, lors-*
que, pour nûeux établir les bases de sa doctrine, il se
60 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
plaçait habilement dans le cœur même du système op-
posé au sien pour en faire ressortir les conséquences
absurdes : chez eux l'argumentation n'était qu'un jeu
frivole, une controverse captieuse, qui n'avait pour
objet ni rétablissement d'un, principe, ni la preuve
d'une vérité.
Ils dégradaient la raison humaine en la contraignant
à dessein de s'exercer à soutenir alternativement la
vérité et le mensonge, et en affectant une égale indif-
férence pour l'une et pour l'autre.
- L'apparition des sophistes , leurs maximes corrup-
trices, leur scepticisme frivole, s'expliquent naturelle-
ment par la situation où les esprits se trouvaient, après
la lutte animée qui avait eu lieu entre les diverses écoles
philosophiques , par la désorganisation qui commençait
à s'introduire dans les républiques de la Grèce, et que
leur influence accéléra d'une manière déplorable. Ils
sont eux-mêmes Texpression parfaite de cette société
brillante, mais dépravée, qui avait mis tant d'ardeur
à suivre leurs leçons, et d'empressement à adopter leurs
principes. Il serait cependant injuste de méconnaître les
services qu'ils rendirent, du moins indirectement, à la
philosophie. Par eux, la culture intellectuelle devint
plus générale ; la langue et la littérature parvinrent à
un plus haut degré de perfection; la philosophie, jus-
qu'alors renfermée dans le cercle étroit des communi-
cations confidentielles, avec un petit nombre d'adeptes,
fut portée en plein jour et devint le sujet de discussions
publiques. Enfin , par les écarts mêmes auxquels ils
s'abandonnèrent, ils préparèrent Socrate; et ce grand
homme, tout en restaurant la science auguste qu'ils
DEUXIÈME EPOQUE. 04
avaient profanée, ne dédaigna point de s'emparer de
quelques-uns des avantages qu'ils lui avaient offerts. Us
rendirent , en un mot , des services analogues à ceux
qu'ont rendus les sceptiques à toutes les époques ; ils
imposèrent la nécessité de reconstruire sur des fonde-
ments nouveaux l'édifice qu*ils avaient renversé, et qui,
élevé trop à la hâte, manquait de solidité.
Deuxième époque. — Depuis Socrate ( i70 ans av. J.-C. ) ,
jusqu*à la fin de la lutte entre T Académie et le Portique
(80 ans avant J.-G. ).
Direction de la philosoplùe vers C étude des facultés de Chomnu:,
RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
STSTÈHBS PARTIELS SORTIS DB L'ÉCOLE DE SOCRATC.
BxsoxKjn BB soeaATs. ormçuES.
av. J.-C. av. J.-C.
Xénophon. m. 360 Anlisthène. 11. v. 390
Efichioe. II. v. 390 DiogènedeSinope. m. 324
SimoD. il. V. 390 Cratès. 11. 340
Gébès. fl. V. 390 Onésicrite.
Ménédëme. 11. v. 310
Ménippe.
Aristippe. fl. 3ao EuelidedeMégare. fl. v. 400
Aristippe Metrodidacie» fl. 320 Eubulide. fl. 380
Théodore de Gyrène. fi. v. 300 Diodore. fl. 300
Bion. fl. V. 260 Philon. fl. 300
Bvhemère. fl. v. 290 Stilpon. fl. v. 300
Hégésias. fl. v. 300 Cliaomaque.
Amiicéris. Eophantus.
ifioouB n'éxja. iSoozA B'^iufiTais.
Phédon d'Elis. fl. 350 Méncdèmc. fl. 350
SOBPTIQtnES.
Pyrrhon. Hk v. 386 Tiinoa« . fl. v. 272
0SI
PHILOSOraiE AlfCIEME.
STSTimCS PLI}8 DBVEtOfPiS.
àaOLM AOABBMIQUB.
£00I.B ràaXPATBTSI
SIBMWB.
at. J.-€.
at. J.-C.
Pltton d'Athènes. m. 3«8
Arislole.
m. 322
Speusippe. m. 339
Théophraste.
m. 2S8
Xénocrate. m. 314
Eudème.
Polémon. fl. 314
Dicéarquc.
fl. Y. 320
Gratès. A- 313
Anstosène.
ft. y. ;»o
Cranlor. A- v. 313
Héraclide de Pont.
WIBlCOMiMÊtM»
SkratoD de Lampsaqffe.
Démélrius de Phalère.
m. «9
Epicure. m- 270
fl. 330
Métrodore* II. t. 260
Jérôme de Rhodes.
Y. 268
Timocrale. fl. y. 260
Ariston de Chio.
fl. 260
Cololc». II. y. 260
Critolatts.
fl. Y. 155
Polyeneos. fl. v. 260
Diodore de Tyr.
fl. Y. 150
Léonleus.
STOXCOBMS.
Hermacliiis. ff. 270
Zenon de GUhim.
m. 251
Polystrate.
Gléanlhe.
fl. 254
ApoUodore.
Chr>'sippc.
Zenon «fe Ttrse.
m. 208
Zéoon de Sidon.
5.212
Diogène de Tarse.
Dioçène de Babylone.
fl. 155
Biogène de Séleucie.
Antipater'.
146
Phèdre.
Pan»tias
II. 115
Philodème de Gadara. fl. v. 80
Posidonius.
m. 50
SCEPtiCISBÎB.
iioiiVBx.iiS ACAvàmxm.
ÛtfÊfËM BfUPX&XQUB.
Arcésilas. m. en 241
^nésimède.
fl. Y. 60
Lacydes. fl. ▼. 250
FaYorinus d*Af tes.
Evandrc. fl. ▼. 200
Agrippa.
Téléclcs. il. ▼. 200
Ménodole.
Hégésinus. fl. y. 200
Sextus Empiricus. y. 160ap. J.-C.
Carnéade. m. 130
Saturnine. y. aoOap. J.-C.
ditofflaqne. m. 170
BOD&B
MnnrB.
Philon de Larissew fl. 106
Antiochut d'Ascalon.
m. 59
SOCBATE.
Il n'est point de s{)eetâcle plus digne de notre ad-
miration que celui que présentent la vie et )a mort de
Socrate. Quelle force d'âme et cpiel dévoûment héroïque
dans cet homme qui , après avoir conçu le projet de ré-
former les idées et les mœurs de ses contemporains ,
et de lutter seul pour opérer cette révolution contre
riaflueDce des hommes puissants et respectés qui les
MUXIÈKE ÉPOQUE. 03
dominaient, consacra à l'accomplisseitient de cette haute
et noUe mission tout ce que le ciel lui avait départi de
force ) de courage et d'intelligence , marcha vers son
but avec une ccmstance héroïque, et reçut, sans s'é«
tonner et sans se plaindre, la sentence qui le condamnait
à perdre la vie, pour prix de ses généreux eflbrts ! Ja-
mais lutte n'a été engagée, jamais révolution n'a été
entreprise avec une conscience plus nette des moyens à
employer, desdifficultés à vaincre, des dangers à com^ir.
Socrate était né à Athènes, en 470, d'un pauvre
sculpteur nommée Sophronisque et d'une femme sage
nommée Phénarète. Les études de sa jeunesse 5 ses
longues et sérieuses méditations sur l'esprit de son
temps, lui inspirèrent de bonne heure la périlleuse
résolution à laquelle il consacra sa vie entière. A un ju-
gement extraordinaire, à un bon sens admirable, il
joignait l'imagination la plus vivre et la plus brillante.
Dans les inspirations de sa conscience droi le et ferme,
il crut entendre la voix de ce Dieu dont l'exislence lui
était attestée par l'harmonie et l'ordre qui régnent dans
l'univers. C'était là ce génie intérieur , ce démon ts^
milier, auquel il ne cessa jamais de prêter uneoreiHe
attentive, et qui lui donna le moyen de déconcerter les
sophistes les plus habiles, d'opposer à leurs arguments
captieux une logique sûre et infaillible^ et une raison
imperturbable; c'était là ce qui le fil triompher du pé-
dantisme des faux savants, des prétentions delà vanité,
des prestiges du talent, de l'avidité de l'intérêt privé,
des préjugés populaires, obstacles puissants qui pa-
raissaient être à la fois conjurés contre toute espèce de
réforme.
64 rnaosoPHiE ancienne.
Celle qu'il opéra peut élre rapportée à trois points
principaux : l"* il attaqua dans leurs causes mêmes les
erreurs qui avaient obscurci la philosophie des Ioniens
et des EléateSy les écarts qui l'avaient égarée ; 2* il ra-
mena Tesprit humain vers l'étude de la conscience ,
source première de toute vérité; 3"" il indiqua une mé-
thode pour le diriger dans cette investigation.
Les philosophes s'étaient jusqu'alors livrés à l'étude
des sciences , sans se demander à eux-mêmes quel était
le but réel de leurs spéculations. Une curiosité vague
et indéfinie semblait seule animer et diriger leurs re-
cherches. Socrate, jugeant que le premier mérite de
la science est dans son utilité réelle , opposa aux re-
cherches oiseuses et stériles l'épreuve des résultats pra-
tiques. Les sophistes avaient dégradé la philosophie ,
en la faisant servir d'instrument à leur ambition, à leur
avidité et à leur orgueil : Socrate opposa à cette étroite
combinaison des vues intéressées^ l'inspiration des sen-
timents les pi us généreux. Quant aux sciences physiques
et mathématiques y qu'il avait étudiées avec ardeur à
l'école d'Archélaûs de Milet, il voulait qu'on s'y livrât
avec précaution y et il proscrivait toutes les théories
spéculatives hasardées , qui ne portaient pas sur l'ex-
périence.
En méditant sur les systèmes qu'avait enfantés jus-'
qu'alors la philosophie dogmatique , et l'abus qu'en
avaient fait les sophistes y il sentit le besoin de recon-
struire entièrement la science sur ses premières bases,
et de déterminer un point de départ fixe et certain pour
l'investigation de la vérité.
L'inscription : Connais-toi toi-même ^ gravée sur la fa-
DEUXIÈME ÉPOQUK« 65
çade.du temple de Delphes, et primitivement attribuée
à Thaïes, l'avait vivement frappé. Ce n'était qu'un sage
précepte , il en fit une méthode. Les opinions empruntées
ne sont point la vraie science ; chacun doit la tirer de
son propre fond, la conquérir par ses propres forces.
La base de la philosophie est donc Vctude de la nature
humaine. Cela ne veut pas dire que la philosophie n'a
que r homme pour objet ; loin de là , elle tend , comme
elle le doit toujours, à la connaissance du système
universel des choses, mais elle y tend en partant d'un
point fixe, la connaissance de la nature humaine. Telle
fut la méthode de Socrate. Elle doit être regardée
comme la cause principale , comme le point le plus
important de la révolution philosophique dont il est
l'auteur ; elle fut entre les mains des philosophes qui
vinrent après lui d'une fécondité admirable : la gloire
de Socrate est de l'avoir mise au monde. Il donna lui-
même l'exemple des applications que l'on pouvait en
faire à la morale et à la thcodicée.
Ses doctrines avaient pour objet la destination, le
perfectionnement et les devoirs de l'homme, considéré
comme un être raisonnable; il les exposait d'une ma-
nière simple et populaire, à mesure que l'occasion s'en
présentait , invoquant à l'appui le témoignage du sens
moral de. l'humanité. Tennemann les résume ainsi :
i"" Reconnaître le bien qu'on est tenu de faire, et agir
en conséquence de cette vue de la raison , c'est pour
l'homme le. bonheur le plus précieux et le plus digne
emploi de ses facultés. Les moyens qui y conduisent
sont la connaissance de soi-même et l'habitude de mai-
Iriser son âme. ■ La sag^se , qir ii assimile souvcdI à la
5
êê PHILOSOI^BtE ANCIENNE.
pradence OU à la modération, comprend toutes las vertM,
comme coniiaissance essentiellement active; c'est pour-
quoi ii appelait aussi la verta une soîenee. A-vec la pro*
dence, les devoirs de l' homme envers lui-mômecompreiH
nent la tempérance et le courage. Les devoirs envers
autruisont tous renfermés dans lajustîce, c'est^^lire Tac-
eomplissement des lois divines et humaines. On trotave
aussi ches Socrate, pour la première fois, Tidée d'uB
droit ou d'une justice naturelle. 2'' La vertu et la vraie
féiicilé humaine, la perfection morale et le bonheur
sont inséparablement unis. 3* La religion est un boai-
mage rendu à Dieu par la pratique des bonnes actions,
et un effort assidu pour réaliser tout le bien que nos
facultés nous permettent de faire. 4"* Le Dieu «oprtaie
est le premier auteur et le garant de la loi morale; c'est
un être rationnel y invisible, qui se révèle par aes effiBis.
Socrate reconnaissait de plus la Providence, doctrine
à laquelle se rattachait sa croyance à la drrinatton et i
son génie familier ; enfin les divers attributs de Dieu ,
relatifs au sage gouvernement de la nature et à la con-
stitution de l'homme. 11 ne croyait pas devoir porter
plus loin «es recherches. S^ L'âme est un être di^rm o«
semblable à Dieu. Elle se rapproche de lui par sa raieon
et par sa force invisible^ et par conséquent eHe est im-
mor telle.
Ce n'était point par des cours et dos leçons rê^vt-
liëres, selon la coutume des sophistes, que Socrate
développait ses principes. A proprement parler , il
n'enseignait pas; il répétait souvent lui-même quUi ne
savait rien. A la promenade, aux bains, au tbéltre, sur
les places publiques, il abordait le magistrat, rartisan.
DEUXIÈME JÊHHHJÊ. ^7
te savant, ie laboureur , qu'il questioQoait d'abord 6ur
des ehoses iodiffi^reoles , mais qu'il amenait peu à peu
avec ufie adresse infinie sur des sujets p]u9 sérieux»
Âtors, au moyen de cette métbodo, qu'il pftévmdnit
avoir apprise de sa mère , et qui était um sorjbe d'a(>-
amdtement intellectuel , il tirait de la conscience de /909
interlocuteur les principes de sa croyance natueeSe^
au moyen de procédés vulgaires , par l'ij^ucUon ^
l'analogie.
11 avait une autre manière de discuter avw les aor
{lAiistes : il se rendait aux assemblées réunies pour 1^
entendre; là, il paraissait d'abord partager l'enlbour
siasme de leurs admirateurs, puis, aviec ua mt de
bonhomie ^ leur adressait quelques q^iestioiw trèsr
simples , auxquelles il priait qu'on voulût biea répon^
dre, comme pour l'^lairer lui-même : ij paraissait se
conXenter de la réponse qu'on lui avait faite; mi^^
tout en l'adoptant, il la poussait ou la laissait ^arriver
à 4es c<^clusions absurdes, qu'il Qe désavousût pae
expressément pour ne pas avoir l'air de mystifier app
interlocuteur. C'est à cette ignorance afifectée qu'on a
4onné le nom A' ironie socratique. Elle lui était Qceessaire
pour combattre, en présence d'un peuple spirituel et
fin, au milieu d'Athènes, des adversaires doués d'une
grande habileté , supérieurs dans l'art de l'éloquence ^
et accoutumés à tous les genres de succès.
Nous avons dû nous borner à choisir dans la vie de
cet homme extraordinaire ce qui pouvait nous servir
à montrer l'influence qu'il exerça sur le développement
de la raison philosophique , objet spécial de cet ou-
vrage, par la morale élevée et pure qu'il opposa m^
08 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
doctrines subversives des sophistes, et par une méthode
qui, devenue la conquête de la philosophie grecque,
ne l'abandonna plus, et fût la cause principale des ré-
sultats immenses auxquels elle parvint dans la suite.
Les autres particularités d'une si belle vie sont assez
connues. C'est avec un profond respect, mêlé d'atten-
drissement, que nous prononçons encore, après plus
de vingt siècles, le nom de ce sage qiii, après avoir
consacré tous les instants de son existence au bonheur
de l'humaïiité, termina par une mort sublime une
carrière si bien remplie. Ses paroles, à cette heure
suprême, prirent quelque chose d'auguste et de divin.
Jamais son enseignement n'avait produit plus d'impres-
sion , jamais ses leçons ne s'étaient mieux fait entendre,
que pendant son procès , dans le cours de sa captivité,
et au moment où il recevait avec un visage calme et
serein la coupe empoisonnée qui devait mettre fin
à sa destinée (i). Il s'entretenait avec ses amis de
l'immortalité de l'âme; Platon notait, pour les trans-
mettre religieusement à la postérité, les derniers ac-
cents d'une voix qui lui était si chère, et qui ne devait
plus quelques moments après se faire entendre; tous
ses disciples faisaient silence autour de lui, et lorsque
son cœur généreux eut cessé de battre, aucun d'eux
ne douta qu'il ne fût allé 'recevoir dans un meilleur
monde la palme de son glorieux martyre.
Socrate, comme les grands réformateurs de la phi-
losophie, ne fonda pas d'école particulière : ses pré-
ceptes, loin de produire cette uniformité d'opinions,
»
(1) 11 but la ciguiS l'an 400 avaul J.-C. ( première année de la 95^
olympiade).
DEUXIÈME ÉPOQUE. 69
cette espèce de discipline intellectuelle ^ nécessaires
pour constituer une école , avaient au contraire pour
but de rendre à leur propre énergie , à leur entière
indépendance, tous les esprits formés par ses leçons.
Sa méthode d'ailleurs avait une portée trop étendue ,
s'appliquait à la fois à trop de problèmes importants,
pour qu'un système philosophique complet sortit im-
médiatement de ses leçons. Ses disciples se partagèrent,
comme un vaste héritage^ les différentes parties de la
doctrine de leur maître. Cette espèce de division du
travail était le résultat nécessaire de l'esprit d'indépen-
dance que Socrate avait éveillé chez eux. Chacun , selon
la tournure de son esprit et la direction de ses idées,
s'appliqua à la métaphysique, à la morale , à la logique ,
jusqu'à ce qu'il se rencontrât un assez vaste génie pour
faire marcher de front ces différentes parties de la
science philosophique : on sait avec quelle supériorité
cette tâche fut remplie par Platon et par Âristote.
Quelques-uns des amis de Socrate, sans prétendre
ajouter aux lumières qu'ils avaient puisées dans son
commerce, se contentèrent d'abord de conserver le
dépôt de ses maximes. De ce nombre furent : Xéno-
PHON , le digne, apologiste de son maître ; Eschine , qui
se donna si cordialement à Socrate , n'ayant , disait-il ,
rien autre chose à lui offrir , qui en fut si bien récom-
pensé , et qui , dans ses dialogues , commenta fidèle-
ment la morale de son instituteur ; Criton et Simon ,
qui composèrent un grand nombre de dialogues socra-
tiques dont nous regrettons la perte ; Glaucon, Simmias,
Gébès enfin ^ qu'on regarde comme l'auteur du dia-
logue connu sous le titre du Tableau de Cébès, et qui
1(jf PHILOdOfMTfE AHCfENNE.
est 6tf 6(fet une peinture movale de la ^ie lûiinaiM.
SYSTÈMES PARTIELS
donTis DE l'école de soceatb.
Nous (routons dans les premiers cfisciples de Socrate
qiA fondèrent une école philosophique , Antisthène et
ÂHistims, ce que nous devions attendre d'un ensei-
gneÉitent dont lef eafdctère essentiel était de conduire
tes hotnmes & consulter et k exercer leurs propre»
forces. Chacun d'eux suivit ki direction qui était con«
forme à ses dispositions personnelles; chacun d'eux
attssi y comme il arrive toujours aux systèmes naissants^
donna une rigueur absolue et une valeur exclusive ad
principe quMl avait emprunté aux leçons de son maître.
Antisthène, né pauvre et dans une condition ob«
scure, austère dans ses nMrars, dominé méme^ par
une disposition chagrine, s'indignant contre la cor-
ruption de son siècle , voit dans le luxe, la mollesse
et la volupté, la source des désordres de la sooiéié t
H conçoit de la vertu les notions les plus rigides i il la
fliit consister dans un triomphe persévérant et coura*^
geux sur touK les plaisirs des sens; il s'impose et il
impose à Ses disciples les privations les plus pénibles )
il estime la perfection es raison des sacrifices. Aristippe,
né dans la florissante Gyrène, au sein de ro{)uIence,
d'un caractère généreux, aimable et facile , vivant dans
le commerce du monde, dans les habitudes de V&é^
gance et du plaisir , conçoit de la vertu les notions les
plus douces ; il la fait consister dans le bonlieuri 11
B'â gtrde de pttrUger el d'approuver les jonisaftiiees
qui d^adent l'hooime, les excès qui Tabrulissent ;
nais il ne loi impose point d'ioimolation inutile. Tous
deu eonaklèrent le souverain bien comme le but au*
quel tend la destinée de l'bomme, vers lequel doit se
dir%er la sagesse^ et ils adoptent en commun cette
dmîme principale de Socrate : mais Tun ne considérant
eoouiie bien que ce qui est juste, comme juste que ce
qui est conforme à la loi divine, et regardant comme
quelque chose de divin, d'être exeppt de. tout besoin ,
fonde cette école des philosophes cyniques, appelés
spirituellement par M. de Gérando les anachorètes de
la morale socratique; et l'autre, voyant le souverain
bien dans la satisfaction intérieure, fonde cette école
ç^fimaqm qui , tirant de ce principe sa conséquence
nécessaire , finit par composer une secte de philosophes
amis du plaisir , qui ne se firent plus remarquer qm
f9f la corruption de leurs mœurs.
CYNIQUES.
<
Malgré le peu d'attrait que put offrir l'austérité de
mœurs qui formait la base de la doctrine professée par
Antisthène , un grand nombre de disciples se réunirent
autour de lui et mirent ses leçons en pratique. Ils
firent appelé antiques, soit à cause du Gymnase, Cyno^
4arge$, où leur maître donnait ses leçons, soit à cause
de la rudesse de leurs mœurs. On distingue parmi euit
e^lui qui, suivant la tradition, habitait dans un ton-
neau > ce DioGÈNE de Sinope, si connu par l'originalité
de ses reparties et sa vie singulière; il s'était donné lui-
72 raiLOSOPRIE ANCt£NME.
même le nom de chien ; Cratès de Thèbes et sa fiMBine
Hypparchie, que les leçons de Socrate avaient pénétrée
de mépris pour tous les agréments de la vie et pour
tous les avantages de la beauté. Les autres philosophes
de cette école, Onésicrite, Métrogles, Monime, Mé-
NÉDÈME et Ménippe y sout moius connus y et ne rendi-
rent pas d'ailleurs de grands services à la science.
L'école cynique fut ennoblie, et finit par être absorbée
par Técole stcnquey fondée, comme nous le verrons
bientôt, par Zenon de Gittium.
CYRÉN4LIQUES,
Aristippe était né à Cyréne, ville coloniale de
TAfrique : de là, le nom de cyrémSques donné aux
philosophes de son école. Tous s'accordaient à n'ad-
mettre d'autre source de vérité que l'évidence attachée
aux impressions reçues , aux sensations que Tâme
éprouve. Ils faisaient consister le bonheur dans l'agré-
ment et le plaisir qui les accompagnent : ces sensations
étaient à la fois pour eux et le juge et le but de toutes
choses ; elles devaient servir de règle à notre vie.
Aristippe, surnommé Métrodidacie , parce qu'il fut
instruit par sa mère Arété , fille du premier Aristippe,
développa d'après ses principes , en un système comr
plet, la philosophie du plaisir. Théodore de Cyrène,
surnommé \ Athée, nia l'existence d'un critérium uni-
versel de la vérité , et par là prépara les voies à l'école
sceptique; il fut banni d'Athènes, parce qu'il s'était
moqué des mystères. Evrémère de Messine et Bion
de Borystbène appliquèrent cette doctrine à la critique
MUXIÊME tMQÙE. 73
de la religion populaire. Hégésias enseigna que l'état
de volupté parfaite ne peut être atteint par notre ua*
tare; il en conclut que la vie n'a aucun prix et que la
mort lui est préférable. Annicéris chercha à écarter de
ce système ses conséquences révoltantes , et à les mettre
en harmonie avec les sentiments de Tamitié et du pa-
triotisme, au moyen des jouissances plus délicates de
la bienveillance, et par là se rapprocha des idées d'É-
picure ; le succès qu'obtint ce dernier fit tomber Técole
de Cyrène.
ÉCOLE DE MÉGARE.
EuoLiDE, fondateur de l'école de Mégare, s'était in-
struit dans les ouvrages de Parménide , et avait imité
la dialectique de Zenon : il fréquenta ensuite l'école de
Socrate, et, pénétré de vénération pour son caractère,
s'efforça de le prendre pour modèle , mais sans aban-
donner entièrement les maximes qu'il avait adoptées.
Aristippe et Antisthène s'étaient principalement occupés
de morale : Euclide s'attacha à une autre partie de l'en-
seignement de Socrate, à la dialectique; mais il modifia
beaucoup celle dont son maître avait donné l'exemple,
par les idées qu'il avait empruntées aux Éléates. Eubu-
LiDE son successeur est l'inventeur des sept sophismes ,
que l'on retrouve développés dans tous les traités de
philosophie; 1^ plus célèbres sont : le sorUcy le cornu,
le chauve, le couvert, le menteur (1). Malgré l'impor-
(1) Void quelques, exemples de remploi de ces arguments. — Le couvert,
Bttbnlide faisait eouvrir de la tète aux pieds un homme connu; puis il de-
à un de ses auditeurs : Connais-iu cet homme t Sur la réponse
74 PHlLOSOPfllE AKCICVfHE.
todce qn^oii à bien voulu attacher à cette découverte »
elle ne lai rapporte pas une grande gloire. Les philo*
sophes de cette écol^ ne tardèrent pas à tomber dans
des subtilités peu profitables à la science, et à mériter
le nom de philosophes disputeurs qui leur fnt donné.
StaroN y qui acquit dans cet art puéril une grande
célébrité y mais se rendit respectable par son caractère
et ses tertus , rejeta tout emploi de^ idées générale»^
et nia que ces notions possédassent aucune réalité po«
sitive. Les opinions qu'il développa à ce sujet eurent
l'avantage d'attirer l'attention sur Tune des questions
les plus importantes et les plus difficiles de la philo-
sophie^ celle du légitime emploi des vérités générales;
question que jusqu^alors on n'avait guère songé à
examiner y et qui aujourd'hui encore n'est pas entiè-
rement résolue.
ÉCOLES D'ÉLIS ET D'ÉRÉTRIE.
n y a un très-grand rapport entre les écoles fondées
par PiTÉDON d'Élis et Méiyédèhe d^Érétrie. L'une et
Fautre se rapprochent aussi de celle de Mégare. Le pre-
mier, fidèle disciple de Socrate, publia ses opinions
■égittni , 0 «rguMeiilait lifesl : Ta ne connciis pts eel lioanM ; er ecft li«aBe
•fli toB uni, donc tu ne connais pas ton ami. ^ Le chauve. Qtt*esi^ qn*iui
chauve ? Celui qui n*a pas de cheveux. — Mais s'il en avait un seul , serait-il
encore chauve ? — Oui sads doute. — Mais sMl en avafWleux , trois , quatret
Et pomaaat ces ^ueotioni , û fbrçalt de convenir que llioflnne qni avait in
seul cheveu n'était pas chauve. — Le menteur. Epiménide dit que tous les
CréMi sont mentenft; or Kpiménide était Cretois; ilone il a «MMi , donc
MIS les Cretois ne sont pas nentevrs : donc Epiménide n'a pas «enti , thm
les CWtols sont monteiirs*
MAXIME tfùim^ w
dittisdeiâiBAdgUMqiit «oiitperdQtf; toftecMd, diio^
de Stflpon , ne fit que transporter à Eréirie les prineipes
de son maître.
Ce tment sans doute les dispetaê et les subAilités des
deux précédentes écoles, qui produwrenl te tàeftàémm»
de Ftmhoti d'aïs et de TnioNdePliHotttec
Le premier , après atoir accompagné AXeumitt dans
ses [campagnes avec son maître Anaxarque^ deviaC
pfèti^e à Elis sa patrie. 11 sMtint ^ cofiMie Socrate , q«a
kl vertu sente est prédense , et qoe tout le reste, mèoM
ta ^ience, eêi inutile et. impossiMe. A Tappoi de celte
dernière proposition , qui avait quelque rapport avee
Tironie socratique, il disait que l'opposilfon des prin^
eipes noui» démontre rincompréhmsit»lité des choses*
Par conséquent, le sage doit retenir son jugement et
tendre à l'impassibilité. Ce premier scepticisme rai-
sonné de Pyrrlion et de son éede Ait marqué aussi par
la création du mot qui servit depuis à le désigner, et en
général des mots techniques éxprimnient toutes les
circonstances de cette philosophie.
TntOM^ médecin de PUiome, qui la présenta avec
des développements étendus , soutkit que les doctrine!
des écoles contemporaines ^ et principalement celles de
Ptaton et d'Âristote, n'étaient fondées que sur des
hypothèses ^et ne pouvaient conduire à la oonnaissancs
humaine m au bonheur; on devait n'écouter que la
voix de sa propre nature , o'est«&*dire le sentiment , el^
par l'indéeision du jugement dans la théorie, s'efforcer
de parvenir à Faiaraaie, au r^s inaltéraUede l'âme^
Nous verrons plus tard, après le développement complet
de la philosophie grecque, se reproduire, mai» d'une
79 raiLOftOPUB ANCIINNE.
manière plus lai^ et plus systématique, ce scepticisme
pyrrhonien » deirenu si fort et si bien lié entre les mains
d'iClnésidème et de Sextus-Empiricus.
Jusqu'à présent nous n'avons vu que les premiers
essais de la philosophie grecque : on s'attend bien que
ce ne sera pas après ce début insignifiant que s'arrêtera
l'impulsion communiquée aux esprits par le génie de
Socrate. Deux hommes vont parcourir en entier cette
vaste carrière y dont quelques parties seulement ont été
explorées. Us y laisseront une si forte empreinte de
leur passage , que le temps ne parviendra pas à l'effiicer.
Après eux l'esprit humain ne fera plus autre chose que
d'aller de l'un à l'autre, et le débat des deux écoles
qu'ils auront fondées composera presqu'à lui seul l'his*
toire entière de la philosophie.
SYSTÈMES PLUS DÉVELOPPÉS
SORTIS DE l'école DE SOCRATE.
Reconnaissons 9 avant d'entrer dans l'exposition et
le développement de ces divers systèmes , le point au-
quel était arrivée la philosophie grecque.
Quel que soit l'objet auquel s'applique la raison hu-
maine, elle ne le fait que d'après deux manières de voir,
deux idées qui sont les lois mêmes de notre intelligence,
et dont nous avons trouvé l'empreinte dans tous les sys-
tèmes que nous avons parcourus jusqu'ici. En eifet^ en
s'occupant de l'étude des phénomènes du monde, et des
rapports qui mettent l'homme en communication avec
lui, la plûlosophie a conçu et ne pouvait point ne pas
DEUXIÈME ÉPOQUE. 77
concevoir dans la matière , d*un côté , sa forme appa-
rente, sa manifestation, c'est-à-dire les différentes pro-
priétés des corps , l'étendue, la divisibilité, la dureté,
la couleur, etc., et de l'autre côté, ce qui est étendu,
divisible, dur, coloré, etc., une «uftsionce primitive
enfin , existant sous les apparences variées qui la ma-
nifestent à nos sens. Dans Tétude de l'espace, elle a
conçu et ne pouvait point ne pas concevoir , d'abord
un espace déterminé et borné , celui que les sens nous
présentent ; puis un autre espace , l'espace absolu , in-
fini, que la raison seule aperçoit, mais qui n'en est
pas moins une conception réelle. Dans l'étude des nom-
ares et des quantités elle a vu la pluralité et la multi-
plicité, mais elle a conçu en même temps cette unité
génératrice sans laquelle le multiple est inconcevable.
Lorsqu'elle a pris le temps pour l'objet de ses réflexions,
elle a conçu d'abord un temps déterminé, le temps à
proprement parler ; puis est venue la conception du
temps en soi , du temps absolu , c'est-à-dire de l'éter-
nité. Lorsqu'elle a porté son attention sur les formes ,
elle a eu l'idée d'une forme mesurable, limitée, finie,
puis dé quelque chose qui est le principe de cette
forme, qui n'est ni limité, ni fini; de l'infini, en un
mot. En voyant dans les phénomènes sensibles une
série indéfinie d'effets produits et de causes productrices,
elle a conçu d'abord une succession défaits subordonnés
à d'autres faits , qui eux-mêmes étaient le produit de
C&uses antérieures; mais elle n'a pu s'empêcher en
même temps d'arriver à la notion d'une cause première,
tirant d'elle-même le principe de ses actes , et au-delà
de laquelle il û'y a plus rien à rechercher* Elle a , en
78 PHlLOSOniC ÀN<;iEliME.
rémmàé, oooçu d'un cOté, l'apparence ^ Teapaee 4éler^
miné, la (duralîté, le fiai, l'eflet; de l'iaiitre» la sub-
stance première, l'unité, rinfini, la oauae. Ces deux
ordres d'idées que les modernes ont désignés .sous les
expressions eomuiodes d'idées catoingeniei et d'idée^
néces9aire$ , se trouvant dans la pensée de tous les
boffioies, devaient nécessaÎKipenH se r^roduire
daiis la philosophie* Mais la philosophie» pour ré^
paodpe sur elles te jour de te réflexion , a été fiorcôe
de les étudier séparément : Véù^]e d'Ionîe a porté plus
pttrticulièremenil son attention sur les premières, ei
les seooiides ont été l'objet des méditatioi^s dç Técole
itaKque. Nous avons vu que l'une et l'aulre ont obtenu^
dans les deux sphères de leurs observations, deSrésvltat9
d'une haute importance ; mais que l' une et l 'autre , aprà^
avoir débuté par la science , n'ont pas tardé à tomber
dans l'hypothèse. L'école d'Ionie avait eu le tort de
penser qu'après avojr étudié, dans le monde^ le va*
riaUe , le multiple et le fini , elle n'avait plus besoia
d'aUer au-delà , et que la science était toute laite. Or»
Tapparenee, le multiple^ le fini, le variable, ne n'cs(
que la matière : le monde , l'âme., et Dieu, n'ont donc
été pour elle qu'un composé d'atomes plus ou moins
subtils , mais toujours matériels : nous l'avons <kmc
vue arriver au nésuHat qu'entraîne toute pbîlesQ^ie
ssMualistp , c'est-à-dire au matérialisme et p^ consé-
quent k l'athéisme.
L'école italique , partie du point de vue opposé,
était pareiUemcnll arrivée à des résuUatjs qui Crappent
autant par leur certitude que par leur profeAideur ;
iuis lea Éléates , auxquels ces r^ijltats ijunent tran«mi9>
ont ey à leur toar le toH d^ négliger Tordre de phé^
noioènes doat les geos oou6 doi^aent cooiuiîa^aiifie^ et
de ne reconoattre l'exi^oce que de celui qu'île rea**
co&traieut au tejrme de toutes leurs abeteactÎMe; et
eo opposiUoa au sensualiso^e de Tlaoîe^ s'eit |Mrodiitt
ua îdésdbioe qui , abeor|)eat l'effet daos la cauae » ie
fiai daae l'iofiui» la natière daue la autMtaace^ est
bientôt arrivé au terme de toute philosopliîe lAMîwte,
c'est-à-dire à la négation de toute existence réelle.
Or, entre ces deux syetèines, ou plutôt au-dessus
de ces deux systèmes, le sens commun, juge en der^
nier ressort de toute philosophie, le eens commun qui
ne peut concevoir Tiuiité sans la {tJuralité, rinfimMua
le fini^ la substance sans le phénomène, la eauiPe sana
l'effet , éemt nécesaairoment protester contre des ré<^
sukaÉi qui sacrifiaient systénatiquement l'un à l'autre;
et en e&t, après les ab^rationa des loaioM et des
Éléales, le scqAicisme, qui est Ja prefiMère appsrîtieii
du bon sens sur la scèfie phiimqihîque , amit proposé
les obîecUons ^ les doutes qui se présentaient eu fiMle
contre leurs systèmes. Le besoin de se défendra aMaa
les phlosophes de la dialectique^ de là, la néosasHé
et i'iaiiportanee de Zenon. Mais cette dialeetique , partie
d'un point de vue exclusif, n'avait fait qu'augmenter
ies doues et les incertitudes. Les sophistes ^ epi faisant
tourner à leur profit cette disposition des esprits,
avaient cependant produit un résultat heureux : edui
40 répandue l'instruction et les lumières, de faire
sentir de plus en idus le besoin d'asseoir sur des bases
solides et fipLOs l'édifice des conaaisjâances humaines.
11 fallait à la philosophie une méthode, pour qu'elle
80 PHlLÛSOraiE ANCIENNE.
pût combattre dans leurs excès.!' idéalisme et le 96n-
sualisme : cette méthode, nous l'avons vu , Socrate la
mit au monde. Nous avons vu aussi, dans les écoles
cynique , cyrénaique et mégarique , la philosophie
grecque, un peu incertaine encore, assurer ses premiers
pas et s'essayer à marcher, en quelque sorte; il est
temps de la voir prendre , sur les ailes de Platon , un
plus noble et plus brillant essor.
PLATON.
La nature avait réuni dans Platon ses dons les plus
divers, comme si ellç se fût complue à former en lui
le plus beau génie que la philosophie ait présenté à
l'humanité. L'éducation intellectuelle qu'il reçut le pré-
para dignement au rôle important qu'il devait remplir.
• La lecture des poètes avait formé ses premières études ;
sa première ambition avait été de les imiter. U s'était
exercé successivement dans les genres lyrique, épique,
dramatique ; il se livra aussi à la peinture et à la
musique; mais il abandonna bientôt ces essais de sa
jeunesse , pour des méditations plus sérieuses. La géo-
métrie leur succéda; elle lui servit d'introduction aux
recherches spéculatives , et c'était en raisonnant d'après
son propre exemple qu'il interdisait l'accès du sanc-
tuaire de la philosophie à ceux qui n'avaient point
d'abord été initiés à cette science. Il avait déjà recueilli
les leçons d'Heraclite, lorsqu'à l'âge de vingt ans il fut
admis à l'école de Socrate. A lantQrtde son maître, il
accompagna à Mégare ses principaux disciples, et là il
entendit Euclide. Ses voyages sont fort célèbres : en
DEUXIÈME ÉPOQUE. 81
Italie, il trouva les sages issus de l'école de Pythagore :
ArcbitaSy Philolaûs, Timée; en Egypte, il puisa dans
le commeroe des prêtres les connaissances astrono*
miques, et chercha à pénétrer les traditions mysté-
rieuses dont ils étaient dépositaires. Il parcourut toute
la Grèce, habita trois fois la Sicile, observa toutes les
formes de gouvernement , les lois , les mœurs , les con-
stitutions des états, résida dans les cours, fut en rap-
port avec les princes ; mais , toujours indépendant et
jaloux de son indépendance , il crut fonder , dit un
historien moderne^ il crut gouverner un assez bel em-
pire, en érigeant l'Académie (1).
Élève de Socrate et pénétré de sa méthode, Platon
devait débuter par la psychologie. Voici les traits princi-
paux de sa théorie des facultés de l'flme. Il distingue deux
facultés principales : celle de sentir et celle de penser.
Sentir, c'est être affecté par une impression extérieure;
penser, c'est opérer sur ses idées. La faculté de penser
se divise à son tour en deux autres : l'entendement et
la raison. Ces trois sources de toutes connaissances sont
l'objet d'analyses pénétrantes et ingénieuses : le domaine
des sens , celui de l'intelligence , celui de la raison ,
sont déterminés avec une rigueur, une précision, une
méthode admirables. Mais en reconnaissant dans la
conscience humaine les connaissances variables et con-
tingentes que donne la sensibilité , ce n'est point à leur
(1) VAoidéndt était ime promenade située liors des mon d'Athtees»
et ainsi nommée d'après un de ses premiers possesseurs. Cet endroit subsista
Jusqu'au temps de Sylla , qui en employa les arbres pour le siège d'Athènes.
L'éeole fondée par Platon fut nommée Acadùnie^ parée qu'il la tenait dans
tet endroit , à edté d'un petit temple qu'il arait érigé aux Muses.
6
M PHUiOSWWË AirOIENflE.
étode qii'H s'arrête : par^ielà ce monde apparent ^
KMMe, dont il ne nie point i'existence, siaia qoi -ne
peut lui offrir de fondement solide pour la science qu'il
Y6Qt éteter ( car il n'y a , selon lui , pmni de sdmèoe de
es ijfttt posée ), il a entrevu un monde Supérieur ^ un
monde qu'il appelle idéal, et dont l'autre n'est qu^un
reflet et une image imparfaite. On comprend que nous
Toulons parler ici de ces deux ordres d'idées que nom
avons déjà vus se produire dans les systèmes antérieurs.
Ge qui frappe le plus Platon , comme ce qui avait
esLcllé d'abord l'admiration de Pythagore, ce sont ces
notions d'unité, de substance, de temps, d'espace, de
cause, etc., qu'il trouve en tète de toutes ses médi-
tations; mais il avait trop vu , et trop bien vu , il ap*
puyait ses observations sur une méthode trop sAre,
pour tomber dans les excès de l'idéalisme éléatique et
pythagoricien. H ne sacrifia pas à ce qu'il y a de gé»
ncral, de nécessaire, d'absolu, dans nos conceptions,
les notions particulières, contingentes et finies que
possède l'àme humaine. Il ne nia point les acquisitions
de nos sens, pour reconnaître uniquement celles que
découvre notre raison; mais c'est à celles-ci qu'il s'at<>
tacha particulièrement, et c'est pour expliquer la pré-
sehce dans notre conscience de ces vérités nécessaires
qu'il mit au jour sa théorie célèbre des idées {4).
Lq raison aperçoit des lois éternelles, marquées du
caractère de l'universalité et de la nécessité : mais d'oii
lui niennent-elles ? d'où sont-elles tombées dans ce
monde de l'apparence et du changement? Comment
(1) Lenel idées doit èire pris ici dans me aeceplHm toate particsiâève ,«t
dans uu sens diflëreat de celui 4u*ea laid^Mie oidînairaiiNSi.
rbomioe^ créature bornée, est-il admis à la ccoàDaîs-
sance des lois qui régissent ce monde ? £o présence de
tel objet, il proclame qu'il est beau; léatoin de telle
action, il prononce qu'elle est \ertueuse : mais d'où
lui vient l'idée de la beaulé, d'où lui vient celle de la
vertu?
Voici comment Platon résout ^ces hauts et difficiles
|>roblèmes.
Les notions générales sont nécessaires à toutes nos
.pensées; elles eptrent dans tous nos raisonnements.
En e0et, pour définir l'objet le plus particulier, ne
&ut-il pas que nous ayons recours à la supposition
d'une idée générale à laquelle nous rapportions l'olyet
^ définir , et qui lui donne son nom de genre ? Mous
ne pensons , nous ne définissons qu'à l'aide des idées
générales. Mais ces notions ne sept point explicables
par les notions particulières, puisque celles-ci seraient
inconcevables sans elles. Elles ne viennent donc point
des sens, qui sont la source du particulier et du va-
riable ; elles appartiennent à l'esprit lui-même , à la
raison , dont elles sont les objets propres. Elle ne peut
même rien changer à la notion qu'elle en a ; elle peut
l'analyser, mais non la détruire, ni la faire^ Voilà
donc les notions générales qui d'un côté sont dans la
raison humaine comme objets, et se trouvent néan-
moins essentiellement indépendantes de la r^iison ,.qui
les conçoit.
11 importe, pour que l'on se fasse une idée exacte
de la théorie platonicienne, qu'on s'arrête sur cette
observation importante : les notions générales qui ap-
paraissent à la raison humaiue ne sont pQint ^QO PU-
84 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
vrage; elles existent indépendamment de rhumanité
qu'elles régissent, et du monde où elles font leur ap-
parition. Considérées sous le point de vue de leur in-
dépendance , les notions générales , ce sont les idées
en elles-mêmes. On a cru longtemps que Platon avait
donné aux idées une existence substantielle : ce re-
proche n'est pas fondé. Il n'a point abusé ainsi de
l'abstraction. Les idées ^ considérées en elles-mêmes,
sont les attributs de la raison divine ; c'est là qu'elles
existent substantiellement , non pas dans la raison
humaine, où elles apparaissent mêlées à la pluralité
des notions sensibles et particulières. Il y a la même
différence entre les idées considérées en elles-mêmes
et telles qu'elles existent dans l'entendement divin , et
les idées devenues l'objet des conceptions humaines ,
qu'il en existe entre la raison divine et la raison hu-
maine. Notre raison n'est qu'un reflet de la raison di-
vine; de même nos notions générales ne sont que des
reflets des idées prises en elles-mêmes : celles-ci sont
les types de toutes choses, types éternels comme le
Dieu qu'elles manifestent.
C'est à cette théorie des idées que se lie étroitement
celle de la réminiscence. Platon ne pouvant expliquer
par l'expérience l'apparition dans l'esprit humain de
ces idées générales dont les modèles reposent dans l'en-
tendement divin; frappé, par exemple, du caractère
de nécessité dont sont marquées les vérités mathéma-
tiques, certains principes de morale, qui entraînent
d'une manière forcée l'assentiment universel, suppose
que nous avons appris dans un autre monde les choses
que nous nous rappelons dans celui-ci , et qu'apprendre.
DEUXIÈME ÉPOQUE. 85
pour l'homme , n'ei^t rien autre chose que se ressau--
venir : fiction ingénieuse qu'il ne faut pas prendre à la
lettre 9 et qu'il n'a imaginée, sans doute, que pour
giieux faire concevoir la nature de ces principes absolus
qui dominent tout jugement et toute discussion; pvior
cipes à l'aide desquels on démontre, mais qui eux-
mêmes ne tombent pas sous la démonstratioD , et qu'il
suflGt de dégager et de présenter à l'esprit, pour qu'il
les conçoive et les admette immédiatement , sans au*
cun raisonnement, par la vertu qui est en lui et qui
est en eux.
La conséquence de cette théorie sublime , la
voici : Gomme les notions générales qui apparaissent ,
soit daps l'homme dont elles éclairent la raison , soit
dans la nature dont elles constituent les lois , ne sont
que des copies , et des copies qui , par leur alliance
avec les notions particulières ou les choses, perdent de
leur perfection et de leur clarté , ce n'est point là qu'il
faut s'arrêter : il faut partir de ces copies pour s'élever
à leurs modèles suprêmes et à leur substance , qui est
Dieu. La philosophie , comme l'entend Platon, conaste
à s'élever sans cesse du particulier au général , du cob-
lingent au nécessaire , des idées sensibles aux idées ra-
tionnelles, des phénomènes physiques aux lois qui les
régissent , de ces lois à leurs modèles incorruptiUes ,
et de là à leur éternel auteur. La science ne doit tendre
qu'à la connaissance des idées générales ; elle doit s'y
attacher comme à ce qui est essentiellement, en se
séparant du sensible, du variable, du contingent, qui
n'est qu'un phénomène, une pure apparence, sans
réalité.
99 putLOtotnt AJttïEmY..
tt y I , eMnme on peut le tcm> par cet aperça , Ken»
àà ïa gtnRKkiH' et sans doute beaucoup de vérité dans*
cette haifle métaphysique : mais Ptaton , «n s'élevanf
dans octte «j^^ére supérienre , s'y est quelquefois eo-*
ytiof^ de brittsats nu^es ; if n'est pas toujours aisé
d6le saivreawsejnr de ce monde- des nrits, rers lequel'
le raiÉèDd sms eesse un îrrésistililc penchant;^ et queh
^Ibitf kl dïseii^ de Soerate , per^ daas de vagues
ahwi'agtionir, a pris peut-être des chimères pow diss'
Les diflérentes parties de la philosophie de Raton
«ènt emftrehites do mémfr esprit , et dîri^^ dans le
MRDKF D11t«
Aiiriî, lors^'ft oon^ldire an !iet otl^ , il aépaté sd-
'tèrement la malfMi'e dn hesu , qut çst sppureÈlt!,
iMMé, laf^iHe, saomfa!» «ttûA, âe kr beauté eRc^
taém<&, qili tfeat pas une îmagé, nutis tme idée; et
é'éSt à cette IteanCé idéale qu'H rapporte l'amour, Và-
tmirr véritable, eetuîdeFâme.abftBdoBnantfamatrérc^
riffdnW de la beauté, son phénoméoe externe, son ot:$et
îT^Wè , au phéAoméne correspondant de l'amorir se»-
sIMe. teHe est kt théorie de la beauté idéile et de fa-
lAoui^ platoilrique.
La ftiorale ne tepoae ^s; sdien im, sur le principe
dtf l'âMlganfon, sur ïa défiintion du d^vok', nnts sur
la tendMnce à la perfection, Afe« Socralé, R fAaçaH
i le souverain trien le terme auquel rhomme doit
r«r par sa nature. Platon distingue le» Mens dwiti»
» biens humains. * Les premiers sont tel» par eos-
hes, Se suffisent k eux-mêmes, sont permanents et
issaires à l'être moral. Trois conditions les con»ti-
ttpiwijiB ,&N«i«, tu
mmt : kl vérité , Ibarmonie, la beauté; toattt tnw
ap^UefiMot à l'ordre dea »éjbs, leur réujûôn fiMNM
la perfecftioD. La divinité en est dwc le siège > la
aaane^ la règle, coauaae la notion de la divinité en
«al le type* La vie entière de Ibonme doit eue ce»*
iierée par la uàg^BM à ae r^ppMcher die ce modèle* >
Qtmmm Socrate, il identifie la politique à la. moralat
la pfeniéie n^eat à ses yeux que la aeeoigde apfdiquée
à la aofîéÉè humaine. Tel est l'eaprit entier de 9M traM
ée Im MépMitfiœ, oà la morale individuelle et ka iMtî*
ftioM sociales sont teVesient unies , qu'on se méprend
sMvent en appliquant k celles-^^i ce qu'il n'entend que
deoella^là.
Si noua eonsidéroBa maintimant Platoa diusa ses
rapports a?ee les philoeophea qui l'ont précédé, noua
vervona comlnen il a au donner de forée et de relief
am vérités déjà déoouwrles* Son génie marqua tout
œ qu'il emprunta à ses devanciera^ et particulièrement
aux pythagoriciens, d'un caractère d'originaUté. U aut
ndlier les divers essais de la philosoptûe, dans les di-
rections les plus opposées, à un seul ayalème pleiâ
d'harmonie, dont les avantages sont : l'unité fondée
sur les idées; la fusion en un seul et même intérêt
moral , de tous nos motifs d'activité spéculative et pra*
tique; le lien étroit qu'il établit entre la vertu, la
vérité, et la beauté ; la multitude d'idées et de vues
nouvelles que ce système contient en germe ; enfin , la
puissant intérêt qu'il inspira pour la scienee, et dont
Il devint lui-même l'objet.
Nous devons remarquer aussi parmi les nombreux
s^nrices que Platon a rendus à la philosophie, 4"" le
88 raiLOSOPHIE ANCIENNE.
premier aperça des lois de la pensée , des r^les de la
proposition^ de 1^ conclusion et de la preave, de la
méthode analytique , un essai de logique , en un mot ,
auquel on peut rapporter la première tentative qui ait
été faite pour fonder une langue philosophique; 2"* une
idée plus explicite de Dieu comme un être éminemm^it
bon, et une déduction plus précise des attributs divins;
Dieu représenté comme auteur du monde, en tant que
lui ayant donné la forme , c'est-à-dire , comme ayant
introduit dans la matière brute et informe l'ordre et
Vharmonie ; Dieu considéré comme auteur et comme
exécuteur ou garant de la loi morale; le premier essai
réfléchi d'une théodicée , suivant laquelle Dieu n*est
pas* responsable de l'existence du mal , qui provient de
la matière, et d'autant moins, qu'il a d'ailleurs ordonné
toutes choses pour que le mal soit vaincu ; enfin , le
premier développement formel delà spiritualité de Vâme,
et le premier essai de démonstration en faveur de son
immortalité.
Les philosophes pythagoriciens et les Éléates avairat
écrit en vers. Les Dialogues (1) de Platon , quoique
écrits en prose , sont constamment animés du soii^
(1) Les p)us célèbres sont : Criton , ou du Devoir du citoyen ; la scène de
ce dialogue est dans la prison de Socrate , auquel Criton avait conseillé de
se sauver par la ftiite : c'est avec.le Phédon , dialogue sur rimmortaUté de
l'âme, un des plus beaux morceaux de Platon et de toute la Uttérature an-
cienne; CraiyU, ou de la Nature des noms; Thtùèit, ou de la Science;
Parménide, ouvrage destiné à Texposilion de Tidéalisme de l'école d*Blée ;
le Banquet , ou de TAmour : c'est le dialogue auquel il a mis le plus de soin;
Thtagè$, ou de la Sagesse ; Protagoras, ou les Sophistes, chef-d'œuvre
de finesse , dans lequel les sophistes sont combattus avec leurs propres
armes; De la République, ou de ce qui est Juste, en 10 livres, ouvrage
regardé comme le chef-d'<Buvre de Platon ; Timée , ou de la Nature , *tc.
MUXIÈME ÉPOQUE. 89
poétique : ils ont une forme dramatique; on y \oit
étalées toutes les richesses de Tiniagination la plus
brillante, tous les charmes de l'éloquence et de Tesprit
atUque. 11 nous en est resté trente-cinq ( ou cinquante-
six en comptant ses ouvrages sur la république et les
lois, d'après le nombre de livres dont ils se corn-
posent).
La philosophie de Platon est l'idéalisme : mais grâge
à la sagesse et au bon sens , qui , par un heureux ac-
cord, se trouvaient unis dans ce grand homme à l'ima-
gination la plus vive, cet idéalisme ne tombe point
dans les extravagances que nous avons justement re-
prochées aux philosophes éléatiques.
Un autre génie .moins élevé peut«ètre , mais plus
vaste et plus étendu, va maintenant nous occuper.
Nous allons trouver encore dans Aristote , avec une
méthode, un système et des vues tout différents,
le même esprit de sobriété et de retenue que nous
venons de reconnaître dans Platon. La philosophie
d' Aristote a pour base le sensualisme ; mais la rectitude
et là fermeté de sa raison sauront le préserver des ab-
errations et des excès dans lesquels les physiciens
d'Ionie ont été irrésistiblement entraînés.
ARISTOra.
Aristote de Stagyre, ville de Macédoine, située sur
le Strymon, naquit 384 ans avant J.-G. Son père,
Nicomaque, était médecin, de la famille des Asclé-
piades (1). Dans sa jeunesse il se destina à la médecine,
(1) Asclépius oa Bscolape , prinee ttieuidieii du 13* sièe&e avant notre
M PHIUMOMIE ARCIIMIE.
et c'est Mme deute i 09 genre d'ét«éeiqa'il Ait Is
goAt pour riûstoire naturelle, qu'il àtvtiof^ ÙÊUtim
•uHe. A l'âge de dix-sept ans , U se reaiiit à Mbèoe»,
et fut pCDdMt YÎ> ans le (tiscipte de Matcn, kpri» Nk
■ort de ee pWosopbe , il passa qiiHqiie lempe aiipf<is
d'HerMîaa, prim» d'Atarné en Mysie, dont par la
suite il épousa la sœur ou la Qlle. Hermias ayant prfr{
i^Me mamièm nalheurewe, Arisiote aUa k Wtjlëfte,
d'où Philippe y roi de Macédoine, l'a^x^ ^ n omi*
famr soifBer l'édocation de sou fils Alexaddre, agi
l4or» de treize ans. Ce prinoe étant monté sur l» trôoe,
Aristote se retira à Atbèoea, ou plutAt, selon aae
opinion plus vraisemblable, il aceompagm scm aiiciea
âMve juaqu'en Egypte, et ne revint i Athènes que l'an
331 »TMt i.'C. y avec ie» ■ntèriaux <)a'il snrit rectieMie
peur eon bïstove des saimma. 11 y ériges une éeole
qui fut appelée péripatéticienne, dans «n bèlîment
B6DUDé Lycée (d'après un temple dédié à ApollMi
Ii/eim ), U y donnait deui espèces fie leçons : le« ttnee,
où tout le monde était admis, avaient posr ofa^l les
oonnaîsaanoes les |rfus usuelles de la vie coumuoe ) les
autres étaient destinées exclesivement i ses diadi^ee.
C'est  cause de cette distinction que par la suite les
ouvrages d'Aristole ont été divisés en ésotériques ( inté-
-'- ^ ou acroamatiqués ( scientiflques ) , et en ea!Oté-
extérieurs). Après la mort d'Alexandre le Grand,
i éprouva des persécutions qui le forcèrent de
n Grite Im premières conD*iss*Dtes en médecine; iimt.ponr
;, «levé m nng Ah dieux. Ses «mnaltsailees ftirenl longtemps
I et Iransmises de géDération en génération parmi ses descendants,
■ 4W01 1* bon d'A>d<plide«.
se retirer à CfisM^ , en Eubée, où il^ motirat, proba*'
ftfoment après s'être ettipoisonné , à l'Age de 69 an».
tt semble d'abord qu'il n'y ait rien de commun entré
îa philosophie de Platon et celle d'Aristote : les hisM^
riens y en effet , ont mis beaucoup de som à feire res*
sortir les^ dffféi^ences qui les séparent ; et if n'est rietf
de si tu^^e que Topinion qui rqf^résente ces dent
grande philosophes comme formant entre eux le plutf
parfait contraste. Cependant , comme chacun d'eux ,
tout en obéKssant à son propre génie y a été assez sage
pouf ne pohrt sortfr des bornes que la raison prescrit ;
comme ii y a dans Fidéatisme du premier , rinsi qutf
dans le sensudismc dn second , cette sobriété et cette
tempérance sctei^tiques qui le» préseryent des écarts^
dattft fèsquek s^égarent ordinahnement Vvtn et Tautrct
sj^stème ; êephi»^ comme chacun d'efux , en embrassant
ICf e^rcle entier do la philosophie, était pMtrtu d'un
«êpnl ttsaet tàsie p<mr {M'oduire un système pi^esqiféf
ëtrit^ift, nous pettTons dif^ qu'il existe entre eu* plud
de ràppcftvt qu'on ne le pense généralement.
Leé partisans exclusifs du fondateur de l'Académie,
Mfbsant au philosophe de Stagyre tout ce qu'ils acc(^
dent k son prédécesseur , ne veulent trouver en lui quel
te représentant et le législateur de la philosophie enn
piriqtte i de l'autre côté , les philosophes qui ont eher-
cbé à fonder des systèmes sur la base unique de l'ob^
ëertation sensible, et qui reconnaissent Arktote pour
leitt' maître, se sont efforcés de représenter Platon
eomme m réteur sublime , perdu dans le monde dé
ses idées archétypes^ et s'eccupant fort pén des appli-^
estions que l'on peut ftiire des principes phtiosopbiqueil
92 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
à rétude de la nature et de rhumanité. Des deux côtéSy
égale erreur, égale injustice. Oo a pu voir, par ce qui
précède, que la philosophie de Platon n'est pas tou-
jours dans les nues : sa morale , sa politique , sa théo-
dicée , sa logique , prouvent assez que sa haute raison
ne négligeait pas les résultats positifs pour se livrer ex-
clusivement aux spéculations abstraites. Nous verrons
bientôt qu'Âristote n'est pas plus exclusif que son
maître.
Certes , si l'on poussait à leurs conséquences légi«
times le sensualisme d'Aristote et l'idéalisme de Platon,
tout rapprochement entre ces deux philosophes de-
viendrait impossible : c'est même ce dont on ne peut
douter , lorsqu'on songe à la lutte qui divisa si long-
temps leurs successeurs. Les académiciens et les péri*
patéticiens ont outré, comme il arrive presque toiqours,
les systèmes de leurs maîtres ; ils n'étaient pas, comme
ceux-ci , assez forts pour être modérés, assez profonds
pour être complets ; il ne pouvait donc y avoir entre
eux aucun accord possible , aucun rapfffochemeni
durable. Mais il faut le répéter : la gloire d'Aristote est
de s'être arrêté sur la pente rapide qui entraîne
presque toujours le sensualisme à des résultats déplo-
rables ; comme cdle de Platon avait été de conserver
toute la fermeté d'une raison éclairée , au sein même
de l'idéalisme.
Ainsi, Aristole reconnaissant expressément dans
notre âme et dans la nature la présence de ces prin-
cipes et de ces lois, dont nous avons déjà parlé plus
d'une fois, et qui , marqués du caractère de nécessité
et d'universalité 9 ne sont poipt susceptibles d'être
r
DEUXIÈME ÉPOQUE^ 93
trouvés par rexpérience^ ou démontrés par le raison-
nement , les reconnaît comme l'ouvrage de la suprême
intelligence^ à laquelle il rend un éclatant hommage :
Tâme humaine » dans laquelle ces principes absolus font
leur apparition y lui parait participer de la nature
divine ^ et il se prononce par conséquent pour son im-
mortalité.
Aristote même va plus loin que Platon : ces idées ,
que celuiH^i avait admises sans s'attacher à les énumérer,
le méthodique Aristote les étudie , en fait le compte ,
et tâche même d'en présenter la classification ; il les
dispose en catégories , et cet effort sublime de l'esprit
humain est une des entreprises les plus hardies qui
aient jamais été faites dans les hautes régions de l'idéal.
Mais ici commencent les différences : faibles au point
de départ , elles deviennent de plus en plus profondes,
de plus en plus sensibles. Les idées sont placées à la
fois sur les fontières de deux mondes : frappé* de leur
caractère auguste, Platon n'aspire qu'à remonter vers
leur éternel auteur , et s'élance sans cesse hors du do-
maine de ce monde visible. Aristote au contraire, au
lieu de partir de ces idées pour remonter par l'ab-
straction jusqu'à leur source invisible, s'attache à les
suivre dans la réalité et dans ce monde. Son génie
calme, positif, classifilcateur et ennemi de l'abstraction ,
en étudie tous les phénomènes, en sonde toutes les
profondeurs.
C'était certainement une conquête importante pour
la philosophie , que la connaissance de ces principes
absolus que lui avait révélés le génie de Platon ; Aristote
lui fit faire encore un progrès, un progrès immense , en
g4 PH;L0&0PIIB ANCtEft^E.
pai4aflt au sein de la nature, des arts, des acîeiàces,
des facultés humaines, son coil perçant et investigateur.
lia soîeiice, avant lui, ne formait qu'un faisceau vaste et
serré , peu susceptible d'être embrassé par les fwoef
d'un seul homme ; sa main vigoureuse en détacha les
différentes parties, et en détermina les caractères gé-
néraux : il devint le législateur de la métaphysique^ de
la litgique, de la morale, de la politique^ de l'histoire
liaturelle, de la physique, de la rhétorique, de ia
grammaire.
C'est ainsi que va toiigours en s'agrandissant le do-
maine de la philosophie, ainsi s'élargit sans cesse la
aphère de la raison humaine : sans doute , la philo*
Sophie de Platon était plus élevée que celle de son
auocesseur; mais celui-ci n'a-t*il pas gagné en étendue
ce qu'il perdait en élévation ?
Aristote distingue deux sortes de connaissances :
l'une médiate^ et l'autre imméeUote. « La première,
ditnl, est celle que nous tirons d'une connaissance
antérieure, à l'aide de quelque moyen; la seconde est
oelle qui s'obtient par elle-même : or il n'y a point de
aérie infinie dans les déductions et les moyens qu'elles
emploient; il faut donc remonter aux principes, à des
principes qui se suQisent à eux-mêmes, qui portent
en eux-mômes leurs propres lumières. » c Les premiers
principes, dit-il ailleurs, sont indémontrables parleur
nature, et voilà pourquoi ceux qui ont voulu exiger
indéfiniment une démonstration pour chaque chose ,
ont été conduits à considérer toute science comme
impossible , ne pouvant en effet lui donner de hase ; il
faut donc pas disputer sur les principes. » Aristote
BEUXIÈIIE ÉPOQUE. 05
fftft aussi une distinction importante entre la science et
Vopmion : ^ it y a des choses vraies , mais qui peuvent
être autrement qu'elles ne sont. La science ne s'occupe
point de choses semblables ; elles ne sont que Tobjet
de 4'opinton : cet objet peut donc être vrai ou faux. Il
n'en est pas de même des principes universels qui
soBt) à proprement parler, l'objet de la science. » Il
y « donc , selon Aristote , trois classes de virités : 1* tes
vérités qu'on obtient par la démonstration^ les vérttés
déduites ; S*" les vérités générales qui servent de base
à la démonstration^ et qui viennent de la raison même;
3^ les vérités particulières qui viennent de l'expérience
sensible.
Les vérttés de la seconde classe, ou les vérités g^ié-
raies , ont été de sa part l'objet d'une exposition ana*
l3rtique : elles sont comprises dans dix catégories (4)^
qui ne sont autre chose que la théorie des idées dePla-»
ton, développée et régularisée. C'était là certafnement la
question imposante et vitale de la métaphysique , et par
conséquent de la philosophie tout entière.
(1) Nmis verrons , dans la suite » ces cêitgories d*Arifilole » reprodvttM,
\ des degrés diflérenls : par Leibnilz, sous le nom de uéritts tUnuUesg
par récole écossaise , sons le nom de lois constitutives de la nature hu»
>iMlfie;|mr7UBt, eoQS le nom d'ides de la raison pare: «t devenues
enfin de nos jours, sous le nom de vérités absolues , Tolifet d'une analyse
supérieure , de la part de M. Cousin , qui , après avoir montré les vices des
dassiflcations antérieures , a réduit ces principes à deux : le principe de la
causaliieti celui de la substance.
Voici les dix catégories ou prœdicamenia 4'Arifitote : suiMUnee^
quanUté, qualité, relation, lieu, temps , situation , possession, action,
passion. De ces Catégories, Ârlstole distingue les catégorèmes ou pradica^
hUia , fui ae rapportent aux premières et sont au nomlNre de cinq : le genre»
respke 9 jUdi£Kre&ce , le propre et Taecident.
96 PHILOSOPHIE ANCIENNE,
Mais il faut convenir que si cet essai de classification
supposait dans son auteur une grande puissance d'ana-
lyse , Aristote n'en a pas tiré dans l'application tous
les résultats que Ton pouvait en attendre. Il y a même
une contradiction manifeste entre l'adoption de ces
principes , ainsi réduits en catégories , et ,1e dogme
fondamental de la philosophie d' Aristote : que c'esi par
l'expérience qu'il faut s'élever des notions particules aux
principes universels. Comment cet universel^ qui est
absolu et nécessaire, pourra-t-il dériver des sens et de
Texpérience, dont le caractère est toujours contingent?
Aristote ne l'explique nulle part d'une manière satis-
faisante : et c'est précisément ce qui peut servir à nous
expliquer pourquoi une philosophie qui prétend tout
trouver à posteriori, se rapproche cependant d'une
théorie qui avait procédé â priori : c'est qu' Aristote
n'a pas employé dans toute sa rigueur la méthode ex-
périmentale ; c'est qu'il lui était difficile de rejeter
entièrement cette théorie des idées, qu'il combat sans
cesse, mais qu'il adopte, comme malgré lui, sous un
autre nom et une forme différente ; c'est que, de même
que l'idéalisme de^ Platon avait subi l'influence de la
raison socratique , de même le sensualisme empirique
d' Aristote avait été considérablement modifié parTidéa*
lisme de Platon.
La logique est^ selon Aristote, l'instrument (organuni)
de toute science ou philosophie , mais seulement quant
à la forme, car c'est l'expérience qui doit fournir la
matière pour être travaillée en principes généraux. Cette
restriction importante fat plus tard, dans le moyen-âge
surtout, bien souvent méconnue : on attribua aux for*
DEUXIÈME ÉPOQUE. . 97
mules aristotéliques , et particulièrement au syllogisme,
dont Aristote donna lo premier' les lois, une puissance
et une valeur dont elles sont dépourvues. Le principe
sur lequel repose la logique d'Aristotp est celui de la
contradiction, d'où résulte toute vérité dans le raisonne-
ment \ mais il est la règle et non l'élément constitutif
de cette vérité.
Les principaux points de sa phjsique sont ceux-ei :
la natqre, principe du changement^ ne fait rien sans. un
but; ce but est la forme. Quand on parle du hasard,
ce sont toujours des causes et des lois réelles qu'il faut
supposer, quoique nous les ignorions. Tout changement
suppose nécessairement une matière (substraium) et une
forme : un changement est la réalisation du possible en
tant que possible; cette réalisation du possible porte
le nom si connu, mais si peu compris généralement,
d'ENTÉLÉGHiE. Dès lors que le possible, la matière,
prend une forme et se développe d'une certaine manière
particulière, il est tel et non autre, tout autre lui
manque. La matière, Isi forme et la privation sont donc
les trois principes du changement. Il y a lieu à chan-
gement , quant à la substance , la quantité , la qualité
et le lieu. Le temps est infini; le corps et l'espace sont
finis, quoique susceptibles de division à l'infini. Le
mouvement en général n'a, comme le. temps, ni corn*
meuçement ni fin. Il doit pourtant y avoir un premier
moteur , qui ne soit point mû lui-même. Ce moteur doit
être éternel et invariable; son être est l'activité, la vie
éternelle et pure : c'est Dieu.
aristote distingue deux ordres de facultés qui se
rapporteql, l'un à l'entendement, l'autre à la volonté.
7
1
PHlLOSOraiE ANCIENNE.
Il Iraite dans ses ouvrages psychologiques des fiicultéa
du premier ordre; celles du second sont l'objet de ses
traités de morale, il emprunte la notion de Tâme à la
théorie métaphysique qu'il s'était foîte. Il distinguait ,
comme nous venons de le voir , dans toute substance,
sa moHère et "SSi forme : la matière , dit41 dans son traité
de Vânie , est comme la cire ; la forme , comme l'em-
preinte qu'elle reçoit. La matière est à la forme ce que
la possibilité est à la puissance. La seconde, en s'ap-
pliquant à la première, produit la réalité. La matière
n'est rien par elle-même ; la forme lui donne son ca-
ractère, c'est l'acte qui l'accomplit, c'est l'entéléchic.
Or l'âme est distincte du corps, mais lui est unie,
comme la forme l'est à la matière. L'âme est l'enté-
léchie du corps organisé, c'est-à-dire : tant qu'elle est
encore inactive, elle est une force et une force rédle ,
quoique assoupie; mais lorsqu'elle déploie son action,
elle devient la force dans toute sa plénitude (4).
Après cette définition de la ixature du principe intd-
lîgent , Âristote en développe avec une sagacité admi-
rable les principales facultés : la sensibilité, l'imagi-
nation, la mémoire, la tolonté, la réminiscence. Ses
réflexions sur le sens commun , sur la conscience, qu'il
observa le premier avec clarté, offrent un puissant
intérêt. Mais il est bien moins heureux, lorsqu'il sov-
tient l'unité du principe pensant, an un seul être
identique, et qu'il rejette la pluralité des âmes. On
voudrait aussi qu'en accordant à l'âme le privilège d'être
(1) Celle déflnition de la ferce, comme pouvoir moyen entre la puissance
cl rade, a élé adoptée par Leibniti ; mais, comoie nous le renroDS plus
tard » il en a faii une appUcaCion bien plus étendue.
DEUXIÈME ÉP(K^U£. 9V
impérissable, il ne réduisit pas singulièremant oelle
immortalité) en lui refusant la. permanence de la mé«-
moire et de la conscience.
U est temps de développer les conséquences pratiques
que le fondateur du L^cée a Urées de ses principes.
Nous y verrons que si, dans la spéculation , son esprit,
formé à Técole de Platon / a été ibrcé de reconnaître
plusieurs espèces de vérités, il a été entraîné le plus
souvent , dans l'application , à ne tenir compte que de
celles que produisent Texpériénce et l'observation
sensible.
Le point fondamental de la morale d'Aristote est
ridée du souverain bien et du but final. Le but final
est le bonheur , c'est*à*dire la somme des jouissances
qui résultent de l'exercice parfait de la raison ; un tel
bonheur étant ce qu'il y a de plus élevé , est aussi plein
de dignités Cet exercice parfait de la raison est la vertu t
or la vertu est la perfection , soit de la. raison q>écala^
tiye, soit de la raison pratique; de là, deux sortes de
vertus, la vertu intellectuelle et la vertu morale. La
première dans sa plénitude n'appartient qu'à Dieu, et
emporte la suprême félicité ou la béatitude absolue ;
la seconde, faite pour l'humanité, est le perfection-
nement constant de la volonté raisonnable , produit de
la liberté , dont le premier il mit en lumière le
caractère psychologique , et dont la loi est de marcher
constamment entre le trop et le trop peu : loi arbitraire
( car qui déterminera celte juste mesure que l'homme
4oit conserver dans toutes ses actions? ) et qui d'ail-
leurs en suppose une autre plus élevée et plus fixe.
Le principe sur lequel^st fondée la politique d'Aria-
100 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
lote, est V utilité, la convenance des moyens à leur fin.
C'est ici que , fidèle à son principe , Aristote se pro-
nonce d'une manière expresse en faveur de Tesciavage
et même de la tyrannie. U y a , selon lui , des hommes
destinés à l'esclavage, d'autres à la liberté et à la ty-
rannie ; les uns doivent commander , les autres obéir ,
•
et cela pour leur plus grand avantage. Il y a des mor-
tels qui sont rois de droit naturel^ et au nom de
l'intérêt de tous : « Son roi naturel , dit M. Cousin,
ressemble si fort à Alexandre, qu'il n'est pas impos-
sible que le mattre ait «ici pensé à son héroïque écolier;
mais je crois plutôt que c'était une conséquence de la
rigueur de son esprit et du principe d'utilité, qui di-
vise d'abord la société en esclaves et en maîtres , puis,
dans ceux-ci , en prend un pour gouverner tous 1^
autres , et force les passions de fléchir sous le joug
des lois. La politique de Platon est républicaine, mais
aristocratique ; celle d' Aristote est plus monarchique :
elle a peur du désordre plus que de la tyrannie. »
Sa théorie des beaux-arts est à moitié empirique ;
ce n'est plus la théorie du beau idéal de Platon ; l'art,
selon lui, n'est que Timitalion de la nature. La rhéto-
rique et la poétique lui doivent leur forme scientifique;
et, dans les deux dernières, il est encore aujourd'hui
un de nos législateurs. A tant de titres (i), il faut en-
(i) Aristote a composé un grand nombre d*ouvrages, mais il n'en a publié
que très-peu. A sa mort , les manuscrits passèrent entre les mains de Théo-
pbraste son disciple , et , après celui-ci , entre celles de Nélée , de Sccpsis.
Les bériUers de ce dernier, dit M. Sbœll , craignant d'être inquiétés pour ce
trésor par les rois de Pergame, daiis les étals desquels Scepsis était situé,
les cacbèrent dans une cave , où ils restèrent cent quatre-vingt-dix ans ex-
posés à rhumidlté. Dans la suite , ils fuSut achetés par dn certain Apellicon
DEUXIÈME ÉPOQUE, iOi
core ajouter celui de père de l'histoire naturelle. C'est
dans son Histoire des animaux et ses autres ouvrages
analogues qu'il put justrfier tout ce qu'il avait professé
sur Tutilité de Texpérience : il y déploie un esprit
d'observation infatigable; il exploite les matériaux les
plus abondants (i) ; il décrit les phénomènes^ les dis-
tribue, les compare avec une merveilleuse exactitude.
Son Histoire des animaux fait encore aujourd'hui ,
après les progrès immenses qu'ont faits les sciences
naturelles , l'admiration de tous nos savants.
Un auteur moderne :(2). résume ainsi les principaux
mérites d'Aristote, qu'il rapporte à cinq titres : V la
dimion et la classification des sciences; 2"" l'extension
donnée à leur domaine par l'histoire naturelle, l'éco-
nomie, etc. ; 3*" la langue philosophique déterminée et
enrichie; 4M'uBion de l'histoire philosophique avec
l'étude de la philosophie ; S"" le sage emploi du doute
comme préparation à la recherche de la vérité.
On peut lui reprocher : i** un désir trop marqué de
rabaisser les philosophes qui l'ont précédé; 2"" l'extrême
qui les transporta à Athènes. d*où Sylla les enyoya à Rome, et permit à tout
le jnonde d'en prendre des copies. Une copie de ces ouvrages , faite par Ty-
rannion , affranchi de Mécène , étant tombée entre les mains d'ÀHORONicus
de tthodes, celui-ci les mit en ordre, y ajouta des sommaires et les revit
avec beaucoup de soin.
C'est un fait assez extraordinaire, que de tous les peuples modernes, les
Espagnols soient les seuls qui aient une traduction complète d'Aristote dans
leur langue. Mais elle est restée manuscrite à la bibliothèque de Madrid :
son auteur avait mis cinq ans à ce travail.
(1) On prétend qu'Alexandre employa plus de mille individus, et flt une
dépense de plusieurs millions , pour procurer à son ancien précepleur des
oljets d'histoire naturelle et des mémoires.
(2) Guriit , Esquisse de l'histoire de la philosophie.
109 PHILOSOraiE ANCIENNE.
obscupité et la sécheresse de son styl^; 9" un b^oin
exagéré de combinaisons systématiques; 4* Tabus d^
expressions techniques, des divisions et des distinc-
tions.
ACADÉMICIENS.
Il y aimit dans ia philosophie de Platon deux parties
distinctes, dont la réunion forme ce vaste et beau
système qui embrassait i la fois Dieu , Thumanité et le
monde. Deux espèces d'enseignement introduisaient à
Tétude de cette théorie. L'un, réservé à quelques dis-
ciples choisis, était précisément cette doctrine des
ȃBs, cette oontemplation des principes absolus qui
éclairenf d'en haut la raison humaine , et dont nous
avons feit déjà remarquer les rapports aveo la doctrine
des nombres de Pytbagore. L'autre partie, consignée
danâ ses écrits et objet d'un enseignement public, était
plutôt dialectique que dogmatique , et embrassait plus
particulièrement le domaine de la science humaine*
De ce double enseignement sont sortis deux genres de
systèmes bien différents : l'un exploita l'héritage des
hautes théories y l'autre s^empara des armes que Platon
avait dirigées contre cette raison livrée à elle-même,
qu'il a réduite à la simple opinion : de là, te dogma-
tisme toujours croissant de la première académie , et
le scepticisme de plus en plus réservé de la nouvelle ;
la divergence devint chaque jour plus sensible, comme
le développement de l'exagération de chacune d'elles,
dès l'instant où la séparation eut lieu.
La première acadpmie, dirigée par les successeurs
DEU3L1ÈMB ÉPOQUE, lOS
immédiats de Platon , est toute pythagoricienne et
idéaliste : c/était le développement de la philosophie
de leur maître. Speusippe, neveu du fondateur de
l'académie , avait composé de nombreux écrits qu\ ne
nous sont point parvenus. Il admettait deux criterfum
de la vérité, qui correspondent, Tun aux choses sen-
sibles, l'autre à celles qui sont du domaine de la science*
Il parait qu'il ne modifia que très-légèrement la doc-
trine de Platon. On pouvait cependant remarquer dans
son système un commencement de pylhagorisme. Ut
tendance idéaliste se montre à découvert dans les écrits
du philosophe le plus célèbre de cette école , de Xéno-
CRATE. Il reproduit la monade et la dyadef et la termino-
logie empruntée au système des nombres^ 11 définit
l'âme un nombre qui se meut Im-méme. Il avait aussi
exagéré singulièrement la psychologie pythagoricienne j
car , au rapport de Cicéron , il séparait tellement l'âme
du corps, qu'il était difficile de dire ce qu'il en faisait:
il forçait pareillement les conséquences de la morale
platonicienne, s'il est vrai, comme le rapporte encore
Cicéron , qu'il exagérait la vertu et déprimait tout le
reste. J^olémon d'Athènes, auquel succéda Gratès,
gouverna ensuite l'académie. L'un et l'autre confir-
mèrent leurs leçons par ui^e vie qui leur mérita la
vénération de leurs contemporains : étroitement unis
pendant leur vie, ils furent ensevelis dans le même
tombeau. Enfin Crantor, de Solii, ami et disciple de
Xénocrate, maintint la doctrine du fondateur de l'école,
sauf un petit nombre d'altérations , principalement
dans l'enseignement populaire et pratique.
1
104 rniLOSoraiE x\n€ienne.
PÉRIPATÉTICIENS,
j^es successeurs d'Aristote firent pour la doctrine
de leur maître ce que les académiciens aidaient fait
pour celle de Platon : ils la développèrent en Fexa-
gérant. Geux-<îi s'étaient principalement consacrés à
la morale; les péripatéticiens s'appliquèrent plus par-
ticulièrement à la pbysique. Théophraste d'Eressos (1),
le plus distingué des disciples d'Aristote , et qui laissa
un nom dans Thistoire naturelle^ attribue le caractère
de diyinité, tantôt à l'intelligence, ce qui est la pure
doctrine d'Aristote , mais tantôt aussi au ciel et à tout
le système astronomique. Eudème ne fit que développer
les opinions de Théophraste, et en morale plaçait la
vertu dans le bonheur seul. Dicéarque et Aristoxène
voulurent déterminer la notion de Ventétéchie, [et la
dénaturèrent; ils revinrent à cette opinion qui fait
consister l'âme dans une triple harmonie, opinion com-
battue par Aristote. Ils firent dépendre cette harmonie
de l'organisation du corps : l'âme ne fut elle-même
qu'un corps, une matière une et simple dans^son es-
sence , mais dont les différents éléments sont arrangés
et tempérés entre eux , de manière à produire la vie et
le sentiment.
Straton de Lampsaque , surnommé le Physicien , fit
pour Dieu ce que les philosophes précédents avaient
fait pour l'âme. Abandonnant la doctrine d'Aristote
(1) CM Fauteur des Caractères, ouvrage imprimé ordinalremenl à la
suite de celui de La Bruyère , qui porte le même titre.
DEUXIÈME ÉPOQUE. iOS
sur la cause première, il bannit rintelligence et la
sagesse des phénomènes de l'univers : « La nature,
dit-il, possède en elle-même une certaine force do \ie
et d'action; elle n'a ni sentiment, ni forme; toul^
produit de soi-même, sans Tintervention d^un ouvrier
et .d'un auteur. > Ce système flotte, comme on le voit,
entre l'athéisme et le panthéisme. Sa psychologie est
celle de tout système sensualiste : il fait consister ex*
clusivemcQt l'exercice de la pensée dans la sensation ;
le premier il donna à cette hypothèse un caractère
absolu.
Parmi les disciples de Théophraste se dislingue en-
core DÉMÉTRtus de Phalère, qui obtint une grande
réputation comme orateur, qui gouverna dix années
Athènes avec sagesse et modération, et qui, s'étant
ensuite retiré en Egypte , sous Ptolémée Soter , y créa
la fameuse bibliothèque d'Alexandrie, et présida à la
traduction des Septante. Les écrits qu'il traça dans sa
retraite se l'apportaient presque exclusivement à la
philosophie morale.
Quant à ce qui concerne les autres aristotéliciens ,
tout ce que nous en apprennent les historiens , c'est
qu'ils s'occupèrent surtout de recherches sur le sou-
verain bien. Au reste, ce que nous savons des plus
distingués suffit pour nous faire connaître les consé-
quences que produisit la philosophie d'Aristote : celui-
ci s'en était préservé par la force de son génie, et peut-
être par suite de l'influence de Platon; le temps, plus
fort que lui, se chargea de les développer.
406 PHILOSOTBIB ANCIENNE.
ÉCOLE D'ÉPiCURE.
^|Noii8 avons va les succeftseurs immédiate de Platon
€t d'Arislote, trop faibles pour embrassa à la fois toutes
les parties de la philosophie^ se borner a explorer quel^*
ques-unes des régions nouTelles; découvertes par ces
deux vastes génies : pendant longtemps encore, nous al-
lons voir toute l'attention des philosophes a^rbée par
Tétude des questions particulières. 11 fieiUait en effet ,
pour suivre le vol hardi de Platon , un degré d'enthoa*
sîasme moral peu commun parmi les hommes ; il fallait,
pour suivre Aristote dans le cercle immense de ses
nomenclatures» une ardeur in&tigahle de savoir, une
grande étendue de connaissances positives , une rare sa-
gacité, toutes choses qui ne se rencoptrent pas non plus
fort communément. Il devait donc de toute' nécessité
se produire après eux des systèmes qui se trouvassent
pi us à la portée de toutes les intelligences , qui fussent
plus en rapport avec l'état des esprits : deux écoles
s'élevèrent pour répondre à ce besoin ; elles s'attachè-
rent à cette partie de la philosophie qui tient de plus
prés aax usages communs de la vie, aux rapports ré-
ciproques qui unissent les membres de la société ^ c'est-
à-dire, à la morale et au droit public. La première fut
créée par Épicure , et prit le nom de son fondateur ;
l'autre eut pour chef Zénon de Cittium, et les disciples
de ce philosophe furent appelés sioUciens.
Épicure , du bourg de Gargetle , près d'Athènes ^
appartenait à des parents pauvres : son père, colon à
Samos, gagnait sa vie comme maître d'école, et sa mère
eomine de^neressQ. Ce fut la lecture des outrages de
Démocrite qui éveilla en lui le génie philosophique; il
était alors très-jeûne. Bientôt il suivit à Athènes , mais
d'une manière superficielle , les leç<His de l'académicien
Xénocrate, de Théopbraste et d'autres. Dans sa trente^
deuxième année , il ouvrit lui-même une école i Lamp^
saque I et la transporta cinq ans après à Athènes. Là^
il ens^gna, dans son jardin, une philosophie qui se
recommadilait par son indulgence pour les besoins des
sens, embellis des agrémenls de la vie sociale, par son
dédain pour toute superstition , et par son esprit
d'élégance et d'urbanité. Il n'est pas un philosophe qui
ait été l'objet de jugements plus apposés, qui ait éprouvé
au môme degré l'exagération des éloges et celle des
censures. Il serait fort injuste de faire retomber sur
son caractère les reproches qui doivent être adressés à
sa doGirme* Un philosopha moderne, Gassendi, a vengé
la mémoire d'Épicure des accusations dont elle iivait
été l'olget; mais il n'a pu absoudre le système de ce
l^iilosophe des funestes conséquences qui en découlent.
On peut lui reprocher cependant avec raison l'orgueil
qui le porta souvent à déprécier les travaux des autres
philosophes : il fut particulièrement , comme l'a rappdé
plusieurs fois Cicéron, injuste envers Démocrite, au«
quel il avait cependant beaucoup emprunté (i).
Ennemi dédaré de toute spéculation, Épicure ue
oMiçoit pas que la science puisse s'étudier pour die-
même ; il veut un but prochain , un bot positif, un but
individuel. La philosophie consiste donc , selon lui , à
408 PHILOSOPHIE ANCIENNE .
reconnallre et à indiquer les moyens les plus propres
à conduire riiomme à la félicité : or il trouve sans cesse
des obstacles à cette félicité dans ses préjugés, ses il-
lusions, ses erreurs, son ignorance. Cette ignorance
est de deux sortes : c'est d'abord l'ignorance des lois
qui régissent l'univers ; source de la superstition et de
ces vaines terreurs qui mettent le trouble dans l'Ame :
de là la nécessité de la physique comme introduction
à la morale. L'autre ignorance est celle de remploi
que l'homme peut faire de ses fecuités ; de là la néces-
sité de prendre avant tout une connaissance exacte de
la raison humaine. Épicure a donné le nom de Ckmo-
nique à cette partie de sa philosophie, qu'il regarde
comme une espèce d'avant-propos obligé de sa théorie
du bonheur.
Rien de plus simple que sa théorie de la connais-
sance humaine. Les corps dont se compose l'univers
sont eux-mêmes composés d'atomes , lesquels sont dans
une perpétuelle émission de quelques-unes de leurs
parties. Ces atomes en contact avec les sens produisent
la sensation. Toute sensation peut être considérée par
rapport à son objet, ou par rapporta celui qui l'éprouve.
Or, toute sensation est toujours vraie en tant que
sensation ; elle ne peut être ni prouvée , ni contredite ;
die est évidente par elle-même. C'est des sensations, des
idées sensibles que nous tirons toutes nos idées générales;
et nous les en tirons parce que les sensations en contien-
nent les germes et les renferment comme par araridpation.
On ne sait pas au juste ce qu'Épicure entendait par
ces anticipations ou prénotions, d'où il faisait résulter
les idées générales : quant à leur valeur, il déclare
. DEUXIÈME ÉPOQUE. 109
nettement qu'elles ne sont ni absolues , ni nécessaires ;
elles sont l'ouvrage do la raison humaine ,^ et par con-
séquent sujettes à Terreur. L'erreur n'est pas dans la
sensation, ni dans l'idée de sensation, mais dans les
généralisations que nous en tirons. « Voilà , dit-il , ce
qu'il suffit de savoir sur l'art dépenser; rien n'est plus
frivole et plus inutile que cet art compliqué, que ces
formules minutieuses imaginées par les dialecticiens :
car les raisonnements les plus abstraite ne différent
point , par leur nature , de ceux que suggère le sens
commun. Ayons des notions claires et distinctes; dis-
cernons avec perspicacité ce qui en résulte ou n'en
résulte pas ; dirigeons bien notre attention : à cela fie
réduit toute la logique. »
Quant à la physique d'Épicure, on sait qu'elle n*est
autre chose que celle de Démocrite; il a seulement
perfectionné et développé la célèbre hypothèse des
atomes» Us suffisent à Épicure pour expliquer l'univers,
sans qu'il lui soit besoin de recourir à un premier
moteur, à une intelligence première. Cependant il ado^et
des dieux. Ce ne sont pas de purs esprits, car il n'y a
pas de purs esprits dans la théorie atomistique ; ce ne
sont pas non plus des corps. Ce sont des espèces de
fantômes, des images, qui, semblables à celles qui
agissent sur nous dans les songes, produisent sur
l'esprit humain cette impression indéfinissable qu'on
appelle le sentiment religieux. Celte espèce de com-
promis entre l'esprit et la matière, auquel Epicure a
recours pour expliquer la nature fort équivoque de ses
dieux, lui servira encore pour rendre compte dé la
nature de l'âme. Démocrite avait déclaré expressément
ilO PHlLOSOnUE ANCIENNE.
que ràmc est un corps composé d'atome» subtilS) d'une
nature de feu. 11 y a progrés dans Épicure t il avoue
que pour expliquer la sensation, les atomes ne suffisent
pas, et qu'il faut un autre élément ; mais quel est cet
élément? C'est encore un juste milieu entre, une ftme
malérielle et une âme immatérielle ; ou plutôt ce ta'est
autre chose qu'un élément matériel mal analysé « sem-
blable aux esprits animaux du dix-septième siècle ou
au fluide nerveux du dix-huitième.
Examinons maintenadt quelle est la morale d' Épicure.
Puisqu'il n'y a pas dans l'âme humaine d'autres élé-
ments que les -sensations qu'elle éprouve , la première
loj à laquelle elle doit obéir, c'est au sentiment qui la
porte à fuir les sensations pénibles et à rechercher au
contraire les sensations agréables. C'était la morale
que Démocrite avait naturellement déduite de son sys-
tème matérialiste , c'était le principe sur lequel Aristippe
avait appuyé la sienne. Mais Épicure distingue plusieurs
sortes de sensations agréables, plusieurs genres de
plaisirs : ii veut que la raison choisisse entre eux , et
calcule leur intensité, leur durée, leurs suites. Sans
doute, les plaisirs les plus vifs que nous éprouvions
sont ceux que produit le plus grand développement de
notre activité morale ou physique : mais n^entratnent-
ils pas quelquefois des conséquences déplorables? H
faut donc n'en user qu'avec sobriété, et les subordon-
ner au bonheur véritable, qui résulte du repos de
l'âme. Tant que l'âme n'est pas en paix, il n'y a pas
de bonheur, il n'y a que du plaisir. Mais ce repos ne
peut s'acquérir sans la vertu; sans elle, point de plai*
•ira durables, point de véritable bonheur : avec la
by.
PfiUXlÈMK ÉPOQCC« lit
vertu \ 4ivee U sagesse moins de plaisirs agités , mais
repos et bonheur de l'âme.
Épicure reconnaît donc hautement le besoin de la
vertu ; il la recommande sans cesse : mais il lui enlève
toute force obligatoire , en ne la considérant que comm^
un ingrédient obligé du bonheur. Du reste, cette vertu
à laquelle il rend hommage (et il sent que la société
ne saurait s'en passer ), il la réduit à . bien peu dé
chose, lorsqu'il arrive aux applications pratiques que
les hommes peuvent en faire dans leurs rapports avec
leurs semblables. Épiciire veut avant tout la tranquillité
et le repos de Vâme : mais est-il possible que nous y
parvenions lorsque nous remplissons les devoirs que la
société nous impose?
Pour ne point compromettre cette félicité intérieure^
il faudrait n'ôtre ni époux , ni père, ni citoyen, ni
magistrat, ni guerrier ; il faudrait en un mot briser
tous lés liens qui nous attachent à la famille ou à l'état (
et alors cette impassibilité, cette ataraxie, que sera-t^
elle, si ce n'est le plus complet et le plus par&it
égoïsme?
En résumé, la doctrine d'Épieure^ partie de la sensa^
iion , arrive d'abord au matérialisme, puis à l'athéisme,
puis enfin à une morale qui n'est autre chose qu'un
égoïsme absolu. Nous sommes déjà accoutumés à voir
sortir du senlualisme cette série d'inévitables consé*
quences.
Mais heureusement pour l'humanité, s'il existe dans
les théories considérées d'une manière abstraite et scien-
tifique^ une chaîne étroite qui lie les conséquences
avec leurs principes » il est rare que les résultats pra«
112 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
tiques sortent des théories d*une manière aussi rigou-
reuse. Peu de philosophes ont été , à proprement parier,
les hommes de leur système. Epicure, par exemple, le
créateur de celte philosophie du bonheur , dont la pre-
"tnière conséquence était un égoisme qui pouvait con-
duire, et conduisit en effet plus tard les partisans
outrés de [sa doctrine au crime et à la corruption, fut,
par ses mœurs douces et bienfaisantes, son caractère
humain et généreux , l'objet d'une admiration passion-
née, et d'une espèce de culte de la part de ses nombreux
disciples : des statues lui furent érigées, des cérémo-
nies furent instituées en son honneur. Ce que l'on jsait
des premiers épicuriens fait pareillement honneur à
leur caractère. On remarquait parmi eux Métrodore ,
regardé comme un autre Épicure, estimable par ses
vertus , et auteur de plusieurs écrits contre les sophistes
et les dialecticiens ; Herhachus de Mitylène, qu'Épicure
institua son successeur; Mus, qui d'esclave d'Épicure
devint un de ses disciples favoris et un philosophe dis-
tingué ; Idohénée , dont Séoèque lui-même a vanté la
rigidité et l'élévation; et beaucoup d'autres dont les noms
sont cités par les historiens avec éloge.
L'école d' Épicure subsista longtemps sans subir d'aU
téràtion. Nous la suivrons plus tard dans ses dévelop-
pements et dans sa lutte avec l'école stoidenne, dont
nous allons maintenant exposer les principes. .
ZÉRON ET LES STOICntHS.
Le bonheur et la vertu sont inséparables : à Taoeom-
plissement du devoir est toujours unie cette satisfaction
DEUXIÈME ÉPOQUE. H3
intérieure qui en est la récompense. L'analyse psycho-
logique, nous venons de le voir, a très-bien saisi ces
deux éléments qui se trouvent dans la conscience hu-
maine ; mais elle s'est trop hâtée , . lorsque , portant
son attention sur le rapport qui les unit , elle a iden-
tîûé l'un avec l'autre. Épicure, en donnant à sa philo-
sophie le plaisir pour base, n'a plus considéré te reste
que comme un accessoire, et la conséquence rigoureuse
de son système a été de ne plus regarder la vertu que
comme un hors-d'œuvre , dont il sera permis de se
passer toutes les Ibis que Ton pourra arriver sans elle
au but final de cette vie, c'est-à-dire, au plaisir.
Zenon tomba dans l'extrême opposé : négligeant tout-
à*fait l'élément qui prédominait dans la philosophie
d'Épicure, il enseigna une vertu austère, sauvage, en
contradiction perpétuelle avec cette loi absolue , gravée
au fond de la conscience, où elle proclame que le bon-
heur doit être la conséquence de l'accomplissement du
devoir, et que le genre humain n'est point fait pour
une* vertu dépouillée du charme de l'espérance.
Il était né à Gittium, en Chypre, d'un riche mar-
chand. On prétend qu'il fut jeté à Athènes par un
naufrage , et que cet événement , regardé par lui comme
le plus heureux de sa vie, détermina sa vocation phi-
lo80{^hique. Il suivit le cynique Gratès, les mégariques
Stilpon et Diodore , et les académiciens Xénophon et
Polémon : il eut ainsi l'avantage de pouvoir rapprocher
plusieurs divisions de l'école socratique. Il forma dans
le Portique, à Athènes, une école qui s^illustra par une
foule de philosophes habiles et passionnés pour la
vertu , par son influence sur le m«nde et sur la vie
8
il 4 raiLOSOMIE AKOIENNE.
pratique , par la lutte qu'elle soutint contre le Heé et
le despotisme. On dit qu'après une chute grave, Zénoa
se fit mourir lui-même , vers l'an 260 avant J.-C. Èfi^
cure était mort avant lui.
Le but de 1* homme , selon la philosophie des stoieîensy
est la perfection. Trois conditions sont nécessaires pour
y arriver : une raison saine , une connaissance «acte
des choses , une vie sans tache ; de là , la division de
la science en trois parties , la logique , la physiologiia
et l'éthique.
La logique de Zenon et de ses successeurs est beau-
coup plus étendue que cdile d' Aristote : son but spécial
était de fonder, en opposition à l'incertitude et au
caprice des opinions vulgaires, une science solide et
stable , la seule qui convienne au sage. Yôici quels en
sont les principaux fondements. Après l'impression
produite sur l'âme par les objets extérieurs, c'est-i-dira
la sensation , survient une image qui correspond à aoa
ébfiti extérieur et le représente. Mais cette connaissanoe
purement empirique n'est pas la seule qu'ils admettent :
ils reconnaissent pareillement des idées générales , des
idées qui ne prennent point leur source dans la sensî'
bîlité. C'est la raison qui les forme en agissant sur les
premières conceptions produites par les sens.
Les deux éléments de la connaissance humaûiê ne
sont pas déterminés aussi expressément ches tous les
philosophes de cette éccrie. Peut-être même le fes*
dateur ne les avait-il pas entièrement distingués. Maie
il n'y a point de doute .pour l'opinion de Ckryarppe à
cet égard. 11 reconnaît à l'esprit humain la faculté da
produire des idée» générales , par la conipasaifoii et la
DEUXIÈME ÉPOQUE. il5
réunion des idées particulières. D'ailleurs, c'est à la
raison, comme à la faculté suprême et directrice i que
cette école en appelle sans cesse. La régie du vrai est
pour elle la droite raison, qui conçoit l'objet eonibr*-
mémient à ce qu'il est.
Les mêmes .^ments se retrouvent dans ce que Zenon
appelle sa physiologie. Il reconnaît dans le monde un
élément passif, la matière première» et un élément actif,
intelligent , Dieu. Mais Dieu n'est pas séparé du monde;
il le dirige et l'anime : l'univers est ^ pour Zenon , un
tout animé 9 un être raisonnable, un corps organisé,
dont toutes les parties sont liées entre elles et réagissent
les unes sur les autres. Dieu agit sur le monde d'après des
lois constantes et régulières, lois qui, suivant la ornière
de voir propre aux stoïciens , ont une espèce de eott-
sistance ou de forme matérielle^ et dont ils emprun-
tent la notion à la génération des êtres organisés. De
cette notion dérive , dans la doctrine du Portique, la
théorie des causes. Les anciens avaient dit : Uien ne 90
fait de rien; Zenon dit : Rien iw se fait sans cause. Il est un
enchaînement infini de causes et d'effets qui embrassent
tous les êtres existants, comme tout le domaine de l'éter-
nité. Ainsi le présent renferme le germe de l'avenir ;
ainsi l'état présent n'est lui-même que la conséquence
des dispositions antérieures. Cet ordre éternel, uni-
versel, en vertu duquel tout ce qui arrive a dû arriver ^
est ce qui constitue proprement le destin, faimi/des
stoïciens, c^te grande loi de la nécessité qui prér
side à tous les phénomènes , loi qui n'est pas précisé^
ment mécanique, puisqu'elle dérive d'une cause in-
telligente» de h puissance et de la sagesse divines, hp
il6 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
vrai stoïoisme est providénliel et non fataliste, li n est
pas panthéiste, comme on ie lui a quelquefois repro-
ché; il est dualiste, et la prédominance du théisme Vvl
conduit à un optimisme , insufiisant encore , mais déjà
remarquable : si Dieu est^ et s'il est dans lemond^ par
les lois qu'il y a mises, ce monde, au moins dans sa
€orme et dans son ordonnance , est bien fait , il est
beau, il est immortel , il est raisonnable, et il faut se
conformer à ses lois, comme à celles de la raison et de
Dieu. Ce n'est point encore là l'optimisme chrétien ,
l'optimisme de Leibnitz ; mais c'Q3t pour la philosophie
stoïcienne un beau titre de gloire que de s'en être
approchée.
A une pareille métaphysique devait répondre une
morale noble et élevée. Puisque la raison est le fond
del'humanité, delà nature, de Dieu même, il suit comme
conséquence morale que la loi pratique par excellence
est de vivre conformément à la raison. Tel estTaxiome
fondamental de la morale stoïque. En voici les consé-
quences : si la raison est la règle unique des actions
humaines, il n'y a de bonnes actions que celles qui
sont conformes à la raison, et de mauvaises que celles
qui n'y sont pas conformes. De même, si la raison est
le tout de l'homme, c'est la conformité de nos actions à
la raison qui est la fin unique et dernière de toutes nos
actions , la fin unique de l'homme : là est donc le sou-
verain bien pour l'homme ; car le souverain bien d'un
être est ce qui est conforme à la loi et à la fin de cet
être , c'est-à-dire à sa nature. Ainsi le souverain bien
est la conformité des actions de l'homme à la raison :
là est le mal, il n'y en a point d'autre. La douleur et
DEUXIÈME ÉPOQUE. 117
le plaisir n'étant ni conformes ni non conformes à la
raisdn, ne sont ni bons ni mauvais; il n'y a en eux ni
bieri ni mal, et les conséquences physiques des actions
sont comme si elles n'étaient pas. Ainsi , ne considérer
comme bon que ce qui est bon partout et toujours,
indépendamment des circonstances, et, par conséquent,
que' la irertù seule ; comme mal , que le vice ; affranchir
ainsi l'homme moral de toute servitude et de toute
dépendance extérieure ; l'élever même à une sorte
d'insensibilité, par le mépris de toutes les impressions
passives; l'affranchir en même temps de l'esclavage nop
moins terrible des passions ; ériger la raison en arbitre
suprême de toutes les déterminations; n'avouer comme
dignes du sage que les actions qu'elle a prescrites;
opposer l'honnête à l'utile, ou plutôt faire triompher
l'honnête de l'utile; diriger incessamment les regards
de l'homme sur le modèle de la perfection, comme
sur le but de tous les biens (finis bonoruni ) ; révéler à
sa pensée le code d'une législation sublime, éternelle,
universelle, émanée de l'auteur de toutes choses, gravée
dans tous ses ouvrages; fonder ainsi la vertu sur le
devoir, sur le principe de l'obligation, indépendamment
de tout intérêt personnel ; unir étroitement toutes les
vertus entre elles pair un lien indissoluble; ennoblir la
vertu par l'immolation, l'affermir par la constance :
telle est cette moralité énergique que Zenon a imposée
à l'humanité ; il a assez estimé l'humanité pour l'en
croire capable. « Zenon,. dit Cicéron, ne s'adresse qu'à
notre âme , comme si nous étions dépouillés des en-
veloppes du corps (1). »
(i) ]>eFinib.,liJ>.iy,€iip.If.
il8 PHILOSOraiE AIICIC!f!fE.
Voilà le beau côté de la morale stoïcienne; elle est
digne des éloges qui dans tous les temps lui ont été
prodigués. Mais les égarements dans lesquels elle est
tombée, et que nous allons maintenant faire connattre,
montreront encore que ce n'est jamais impunément que
Voo se met en opposition avec les principes qu'admet
le sens commun.
Toutes les actions sont , selon les st<Hciens , confor-
mes ou non conformes à la raison. Toutes les actions
qui sont conformes à la raison ont cela de commun
d'être conformes à la raison; elles sont donc égales
Tune à l'autre, dans cette abstraction de la conformité
à la raison : de là , l'égalité de toutes les bonnes actions.
Toutes les mauvaises actions ont cela de commun aussi
d'être non conformes à la raison ; elles sont donc égales-
entre elles , dans l'abstraction de la non-conformité à
la raison : de là, dans quelques stoïciens, et surtout
dans les stoïciens romains qui ont gâté, exagéré et ra-
petissé le stoïcisme, ce paradoxe ridicule, que toutes
les mauvaises actions sont égales entre elles ; qu'ainsi
ne pas dire la vérité, ou tuer, est aussi mal l'un que
Fautre, puisqu'il y a mal également des deux c^tés.
Voici une autre aberration qui tient à ce qu'il y a de
plus grand dans le stoïcisme : Qui empêche Thomme
de se conformer toujours à la raison? La passion. La
passion , voilà donc l'ennemi qu'il s'agit de combattre :
delà le courage, l'énergie morale, la magnanimité,
la constance , si bien exprimés dans l'école stoîque par
le mâle précepte , stisiine : supporte sans te plaindre les
maux de cette vie. Mais il faudrait que cette maxime
fût suivie de celle-ci : Agis, sois utile à tes semblables;
dEiJXiÈME ÉPOQUE, il9
jie eambata pas seulement tes passions personnelles ,
mais combats au^si les passions des autres, qui sont
un obstacle à' rétablissement de la raison en ce monde,
qui troublent Tordre de ce monde. La irertu du stoï*
cisme qui» précisément parce qu'elle est exagérée (1) ,
n'est qu'une demi-vertu, ne va pas jusque-là. A la
même maxime, supporte, etc., il ajoute celle-ci:
abstiens-toi , excellente encore dans certaines limites»
déplorable quand elle est trop étendue; il ne fallait pas
la pousser ju^u'à l'apathie. La morale stoïcienne or-
donne à l'homme de tout sacrifier, pour ne point com-
promettre la paix de son âme et sa pureté intérieure.
Livré à ce soin exclusif de son âme sans égard à celle
des autres, que peut-il faire de mieux que de se replier
sur lui-même et de briser tous ses rapports avec le
monde? Yeilà donc la philosophie du Portique arrivée
à l'égoi^me» que nous avons vu résulter des principes^
si opposés, développés par l'école d'Épicure. Les verr
tus stoiques étaient inutiles au monde ; leur courage et
leur constance admirable devaient nécessairement se
cpnsumer, sans aucun résultat pour le bonheur de
l'humanité, dans cette lutte de la raison contre la pas-
sion, qui était leur objet unique. Pour eux, le seul
soin important était la pureté de l'âme : il s'ensuivait
que toutes les fois que Cette pureté était trop en péril,
toutes les fois qu'ils désespéraient de sortir victorieux
de la lutte I ils n'avaient plus d'autre ressource que de
recourir au droit qu'ils accordaient au sage de terminer
(1) Tacite n'a pas cru pouvoir faire un plus grand éloge d*Agfleola soii
bean-père, qn*en disant de lui : Tenuit , quod^fflciUimum est^ in i4*
jH€nfiâ madum*
i20 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
sa vie^ comme Caton a terminé la sienne; par le
suicide.
Cléanthe y successeur de Zenon , Ji^ajouta que très-
peu de chose à sa doctrine ; il eut même le tort de
matérialiser encore davantage les notions que son maî-
tre n'avait pas su assez clairement isoler des conditions
matérielles. Il eut cependant le mérite de présenter à
la philosophie cette belle induction qui conduit à la
notion de l'être souverainement parfait , par la consi-
dération de l'échelle progressive que forment les divers
degrés de perfection dans le système des êtres. Stobée
nous a conservé de lui une hymne à Jupiter , regardée
avec raison comme' un des plus beaux morceaux de
poésie qu'ait produits l'antiquité.
Chrvsippe rectifia la définition de la vision compré-
hensive, que Cléanthe avait altérée. Il distingua l'objet
perçu de l'objet fantastique qui n'est qu'un produit de
l'imagination^ et par là répandit quelques lumières
sur le phénomène de la perception. Mais ce qui le dis-
tingua surtout, c'est le talent avec lequel il défendit
contre les nouveaux académiens les doctrines du Por-
tique, attaquées par la dialectique active et exercée
d'Arcésilas. Il chercha , pour soutenir cette lutte avec
avantage, à perfectionner les parties de la logique de
Zenon ; et les stoïciens le considérèrent comme le vrai
fondateur de cette partie de leur philosophie. Les an-
ciens avaient une idée bien haute de sa logique : ^ Si
les dieux, disaient-ils, avaient eu besoin de l'emploi de
la logique, c'eût été de celle de Ghrysippe qu'ils au-
raient fait usage. »
PANiCTius de Rhodes , l'ami de Polybe, qui fut le pré-
DEUXIÈME ÉPOQUE. 421
cepteur de Scipion l'Africain et raccompagna dans ses
\oyages, enseigna d'abord à Athènes et porta ensuite
à Rome la philosophie du Portique. Cicéron, qui le
cite souvent avec les plus grands éloges, l'avait pris
pour guide dans son admirable Traité des Ofiices.
D'après le témoignage du philosophe romain , ses doc-
trines se rapprochaient beaucoup de celles de Platon ,
qu'il appelait, dans tous ses écrits, le divin Platon, le
plus sage, le plus saint des hommes , l'Homère de la
philosophie. Il avait composé une histoire de la philoso-
phie, dont on ne peut trop déplorer la perte. Mnés arque
et PosiDONius paraissent s'être particulièrement appli-
qués à coordonner la philosophie du Portique , et à en
mettre tous les éléments en harmonie. Le dernier avait
^u Gicéron pour disciple. Il ne se bornait pas aux spé-
culations philosophiques; il cultivait aussi les sciences
et particulièrement la géométrie et la géographie, et nous
trouvons déjà en lui un exemple remarquable de la
nouvelle alliance qui , depuis Aristote, s'établissait entre
la philosophie et les sciences positives.
SCEPTICISME
DE LA NOUVELLE ACADÉMIE.
Au moment où la philosophie du Portique se flattait
d'avoir assis sur une base inébranlable l'édifice qu'elle
venait de construire , pour mettre la morale à l'abri des
envahissements de l'épicuréisme, il s'élevait contre elle
un ennemi plus redoutable et plus difficile à vaincre,
^'était la nouvelle Académie. L'école de Platon n'avait pu
123 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
Toir sans quelque ombrage s'élever l'école épicnriemie
et récole stoïque. Pour combattre Tune et TautCe, elle
eut recours à l'ironie de Socrate et à la dialectique de
Platon y dont elle abusa. Le caractère de la nouvelle
académie est le scepticisme; mais il s'en faut bien que
ce soit un scepticisme absolu : elle n'avait point, dans
la pensée de son fondateur surtout , d'autre but que
celui d'attaquer les deux dogmatismes excessifs de Zenon
et d'Épicure; mais comme au fond, dans la pensée de
cette école , était encore le dogmatisme , elle ie garda
bien d'allei^ j usqu'à la dernière extrémité du scepticisme,
ce qui eût ruiné le platonisme lui-même.
Arcésilas, le premier auteur de ce système, avait
d'abord fréquenté le Lycée, sous Théophrasteet Polémon;
on croit qu'il avait aussi suivi les leçons des Mégariens.
Mais les écrits de Platon captivèrent son admiration ;
il s'était nourri de la lecture des poètes, surtout d'Ho-
mère et de Pindare ; il joignait à une éloquence en-
traînante une force de logique qui souvent réduisaît
ses adversaires au silence. < Ses concitoyens et ses
contemporains, dit Numénius, refusaient de croire ce
qu'Arcésilas n'avait pas affirmé. » Riche, libéral, humain
et doux, il se faisait chérir de ses élèves autant qu'il
charmait ses auditeurs. Sa vie fut sans reproche; elle
fut même un modèle de modération et de sagesse.
La lutte qu'il engagea contre la philosophie du Por-
tique nous offre un haut degré d'intérêt et d'instruction,
sous le rapport de la philosophie de l'esprit humain. A
aucune époque^ sôit dans l'antiquité , soit dans les temps
modernes, j usqu'a Descartes et Leibnitz, les questions
fondamentales qui ont pour objet la certitude «t la
MUXIËME ÉPOQUE. ISS
péaiicé des oonnaîssftnees humaines n^staient obtenu
■ùe attemion aussi sérieuse, n'avaient été discutées
avec autant de persévérance et de profondeur.
Les stoiciens avaient enseigné que l'image qui naît
de la sensation est conforme à son objet : ÂrcéÂlas
engagea contre cette doctrine une polémique, depuis
bien souvent renouvelée, d'abord par Carnéade, qui
en fit une des bases du scepticisme académique; puis,
dans la scholastîque , par Occam; puis plus tard par
Arnauk^; plus tard eaRn par Berkeley , Hume et l'école
écossaise. Sextus nous a conservé le résumé de TargiH
nientation employée par Ârcésilas. < Les stoïciens»
dit-H (1), avaient distingué trois choses, la science,
Vopbàonf et la compréhenewn , qui occupe le milieu entre
les deux premières. C'est sur ce point qu'ils furent
attaqi}^ par Arcésilas. Celui-ci soutint que la compré-
hension (catalepsie) ne peut être l'arbitre qui prononen
entre la science et l'opinion, qui sert à les distinguer:
car cette compréhension elle-même réside ou dans le
sage, ou dans l'insensé : si elle réside dans le sage,
elle est la science même; si elle est dans l'insensé, elle
n'est plus que l'opinion ; die n'est donc qu'un vain
mot. Cette compréhension par laquelle on prétend que
nous donnons notre assentiment aux choses qui cor-
respondent à notre vision , n'existe nulle part. Nous ne
donnons point notre assentiment aux images, mais à la
raison seule; car les hommes n'affirment que des pro-
positions expresses. D'ailleurs il n'est pas d'image qui
ne puisse être fausse aussi bien que vraie, comme le
montrent une foule d'exemples. Si donc le sage donne
(1) A4f . Matb. XD, 8 152 H suiv.
i2i PHILOSOPHIE AÏICIENNE.
son assentiment sur la foi de ce crt^^um^illusoire pro-
duit par les stoïciens , il ne conçoit réellement que la
simple opinion. » Arcésilas recommandait *le doute à
l'exemple de Socrate , comme principe de toute philo-
sophie.
Ghrysippe réparait les brèches faites à la doctrine
des stoïciens y en déterminant avec 'plus de précision
que ne l'avaient fait ses prédécesseurs le rôle de la
raison dans le phénomène de la perception, lorsque
Carné A DE parut et vint à son tour recommencer l'at-
taque. Il essaya précisément de battre en ruine les
ouvrages construits ou restaurés par Ghrysippe; il
suivit ce stoïcien dans tous ses raisonnements, et s'at-
tacha à lui corps à corps , si l'on peut s'exprimer ainsi.
11 disait lui-même que sans Ghrysippe il ne serait
jamais devenu ce qu'il était. Son scepticisme se réduisit
au probabilisme , c'est-à-dire , à un dogmatisme affaibli.
Il ne niait ni les vérités subjectives, ni l'existence des
êtres réels et extérieurs ; il soutenait seulement que nos
propres modifications ne peuvent nous représenter
exactement les objets. D'ailleurs, si l'on en croit Nu-
ménius : € Les exercices dans lesquels il établissait et
détruisait tour à tour les mêmes opinions, opposait la
même force, les raisonnements contraires, et semblait
tout confondre par la subtilité des argumentations,
n'auraient été que la portion extérieure de son ensei-
gnement; mais après avoir usé de ce genre tle discussion
pour combattre les stoïciens , il aurait secrètement
professé des doctrines positives au milieu des adeptes
reçus dans son intimité, les aurait présentées avec un
caractère de vérité et de certitude ég9\ à celui auquel
DEUXIÈME ÉPOQUE. i25
préteiidaient les autres philosophes. » On a considéré
Carnéade comme le fondateur d'une troisième académie.
Il £ut pour successeur Clithomaque de Garthage , qui
ne fit que commenter les opinions de son maître.
Quoique le but principal des académiciens fût de
combattre les affirmations dogmatiques des philosophes
du Portique, ils avaient été conduits dans le cours des
discussions plus loin qu'ils ne l'avaient prévu sans
doute, et à professer, en ce qui concerne la réalité de
nos coii|iaissances, un scepticisme opposé à leurs in-
tentions.
Après s'être déclarée rivale du Portique^ l'Académie
ne tarda pas à s'apercevoir qu'en n'opposant à son
adversaire qu'une 4>hilosophie négative, elle semblait
abdiquer elle-même les plus justes titres à l'estime et
à la confiance des hommes. Telles furent sans doute
les considérations qui engagèrent Philon et Antiochus
à reprendre graduellement un langage plus affirmatif ,
à se porter médiateurs entre les stoïciens et les scep-
tiques. La nouvelle direction qu'ils donnèrent à leur
école a porté quelques historiens à distinguer une
quatrième et une cinquième académie , dont ces deux
philosophes sont regardés comme les fondateurs. Mais
ce rapprochement momentané entre deux systèmes
rivaux , indice de l'esprit de conciliation dont étaient
animés ses auteurs, ne pouvait détruire entièrement
les dispositions générales de l'esprit humain , à cette
époque, pour l'incertitude et le doute. La philosophie
idéaliste ne pouvait être longtemps sceptique ; son scep*
ticisme apparent voilait des intentions dogmatiques
qu'elle ne put entièrement dissimuler. Nous allons voir
496 PHILOSOPHA AMCiENNE.
gorlir de la philosophie aensualiite un 8oeptîeiine Ibut
attlr^menl positif, toul aatrement énergique.
SCEPTICISME
DE l'école empirique.
ifinésidème était eonteoiporain de Cîcéroii. li naqait
OQ Crète 9 vécut et enseigna à Aleiandrie. Déjà la phi*
losc^bie, longtemps concentrée dans les écoles de la
Grèce , avait été portée sur un nouveau théâtre , et se
répandait rapidement à Alexandrie, à Rome et dans
toute l'étendue de Tempire romain. Tandis que les
antres philosophes, n'apercevant devant eux aucune
route connue qui pût les conduire .à rivaliser avec les
fondateurs de l'Académie, du Lycée eH du Portique,
ne semblaient plus aspirer à d'autre gloire qu'à celle
de les commenter, ou de concilier plus ou oioios heu-
reusement leurs théories, i^nésidème, peu satisfait des
résultats produits par ces premières tentatives d'éelec-
tisme, et attaclié particulièrement aux idées d'Héra*
dite, entreprit de donner un nouveau développement
aux doutes de Pyrrbon. Il reprochait à la philosophie
sceptique des académiciens de manquer d'universalité,
et par là d'être en contradiction avec eUe^naênie. « Les
académiciens, disait-ii avec raison, sont, au fond, de
véritables dogmatiques. Us admettent certaines propo*
sitions comme des vérités indubitables, d'autres comme
absolument fausses. Les pyrrhoniens, au contraire,
doutent de tout universdlement : non-seulement ils
n'adoptent aucun dogme , mais ils se gardent même
d'affirmer, s<»t que les choses puissent être généra^
DEUXIÈME ÉPOQUE. i21
lementi, soit qu'elles demeurent généralement incom-»
préhensibles. Ils n'acceptent pasplusla vraisemblan^ou
l'invraisemblance que la réalité ou la non-réalité ; ils ne
décident rien ^ pas même cela qu'ils ne décident rira. »
Pour justifier la suspension de tout jugement décisif,
il admit et soutint les dix motifs de doute attribués à
Pyrrbon : ces motifs sont tirés , l"* de la diversité des
aniibaux ; 2"" de celle des bommes , pris individuelle-
ment; 3° de Torganisation physique ; 4*" des circonatances
et de rétat variable du sujet; 5*" des positions, des
distances, des diverses conditions locales; O"" des mé*
langes et associations dans lesquelles les choses nous
apparaissent; 7"* des diverses dimensions et delà con-
formation diverse des choses; S** des rapports des choses
entre elles; 9"* de l'habitude ou de la nouveauté des
sensations; lO"" de l'influence de l'éducation et de te
constitution civile et religieuse.
Mais ce qui caractérise surtout le scepticisme d'^Ëné-
sidéme , ce sont ses attaques contre la réalité de l'idée
de came : l'idée de causalité, prétendait-il, est nulle,
parce que le rapport de la cause à l'efiet est incompré-
hensible. Voici l'abrégé de son argumentation à ce
sujet : « La cause produit l'effist; mais comment le
produit-elle ? Opère -t-elle par une seule et unique
force? Alors elle ne pourrait produire qu'un seul effet,
toujours et entièrement semblable à lui-même. Dirons-
nous qu'elle opère en vertu de plusieurs forces comi»
binées et réunies? Alors toutes ces forces devraient à
la fois agir sur toutes choses, et produire encore un
même e£fet sur chacune : or ces conséquences sont
démenties par l'expérience. La cause est^eUe séparé^
i!28 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
de la matière sur laquelle elle agit ? Elle ne pourra
opérer, puisqu'elle sera privée de la condition sur la-*
quelle elle s'exerce. Est-^lle réunie à celte matière?
L'une et l'aulre à la fois seront alors effet et cause; il
y aura action et réaction réciproques. Le contact et la
compénétration sont également inhabiles à expliquer
une action véritable. Si quelque chose éprouve un effets
ce ne peut être que par addition , par soustraction , ou
par altération : or ces trois opérations sont également
impossibles. » La conclusion légitime de ce raisonne-
ment était que nous ignorons le rapport qui existe
entre l'effet et la cause : mais iEnésidème en conclut
que ce rapport n'existe pas. Cette conclusion n^est pas
d'une sage philosophie ; et cependant nous verrons
plus tard que le même raisonnement fait le fond de
toute l'argumentation d'un philosophe du xvui* siècle^
célèbre par son scepticisme, de l'Écossais Hume.
Au reste, si l'on en croit M. de Gérando, le scepti-
cisme d'iEnésidème n'était qu'un moyen de faire valoir
la philosophie d'Heraclite, à laquelle il était attaché;
il tendait essentiellement à justifier cette mobilité de
toutes choses , qui formait le point de irue dominant
du système d'Heraclite. ^Enésidème aurait donc rempli,
relativement à la doctrine du philosophe d'Éphèse, un
rôle semblable à celui d'Arcésilas et de Carnéade , re<-
lativement à l'enseignement de Platon. Un philosophe
péripatéticien, Aristoclès, essaya de réfuter iEnésidème,
en lui opposant sept motifs que l'on peut réduire à
deux : la contradiction dans laquelle tombe le scepti-
cisme absolu , et les funestes conséquences du sceptU
cisme pour la pratique.
HEUXIÈME ËP09UË. 129
Parmi les successeurs d'iCloésidéroe , nous remar-
querons Agrippa , qui réduisit les dix motifs de doute
à cinq plus généraux , savoir : l"* la discordance des
opinions; 2** la nécessité indéfinie pour toute preuve
d'être prouvée elle-même; 3*" le caractère relatif de
toutes nos idées; A"* le caractère hypothétique de tous
les systèmes ; 5** le cercle vicieux inévitable auquel est
condamnée la démonstration philosophique. Favorin
où Phavorin, d'Arles 9 le premier philosophe qu'aient
produit les Gaules y est compté par quelques auteurs
au nombre des académiciens; mais le témoignage de
Galien doit le faire ranger parmi les sceptiques. Il dé-
veloppa les principes d'iflnésidème. Une seule chose
lai paraissait probable : c'est qu'on ne peut rien savoir
avec certitude.
Ces philosophes, et beaucoup d'autres qui leur suc-
cédèrent, mais dont nous ne connaissons que les noms,
étaient presque tous des médecins , de l'école des em-
piriqves et des méihodisies, qui , se tenant à l'observation,
rejetaient la théorie qui remonte aux causes des ma-
ladies. Le plus célèbre de tous est Sextus, surnommé
Empiricus , à cause de l'école de médecins à laquelle
il appartenait. Il naquit, à ce qu'il parait, à Mitylènc,
vers la fin du second siècle de notre ère , et eut pour
maître le sceptique Hérodote , de Tarse.
« A peine connaissait-on dans nos écoles le nom de
Sextus-Empiricus, dit Bayle. Les moyens de V Époque (i)
qu'il a proposée si subtilement n'y étaient pas moins
inconnus que là terre australe , lorsque Gassendi en a
donné un abrégé qui nous a ouvert les yeux. » On ne
(1) Suspeofiloii de jugeittcat, doute.
9
i30 PHlLOSOmifi ÀKCISIINE.
peut s'étonner assez d'un oubli aussi général et Mssi
prolongé. Les ouvrages de Sextus ne .sont pas seule—nt
le traité le plus complet du scepticisme, ou plolAt to
seul Complet que les anciens nous aient laissé; ibnat
certainement aussi ceux qui renferment les doeuoMBls
les plus nombreux , les (dus variés , les plus préeieux
sur la philosophie entière de Tantiquité. Cet homme
extraordinaire avait étudié toutes les doctrines^ les
avait examinées , rapprochées et. comparées entre elles ;
son exactitude inspire la confiance pour son témoi-
gnage ; sa pénétration et sa sagacité ie dirigent $m les
points essentiels de chaque système.
Sextus a donné le nom d! Hypoiyposes pffrrhotuetmet
au traité dans lequel il a méthodiquement exposé Teii*
semble de son système. Il dirigea aussi contre les pro*
fesseurs des sciences , contre les géomètres , contrôles
arithméticiens, contre les astronomes, contre les logi-
ciens, contre les physiciens, contre les moralistes,
d'autres traités que Ton comprend ordinairement sous
le titre commun adversùs Mathemaûcos, & KÙson de ce-
lui qui y occupe le premier rang, et qui nesonlqu*mi
couunentaire de son premier ouvrage.
€ On admet, dit Sextus, trois sortes de crUerimn,
c'est-à-dire d'instruments, pour distinguer le vrai du
faux : le premier appartient à celui qui juge, c'esl-à*
dire à l'homme ; le second au moyen qu'il emfdoie pour
juger, c'est-à-dire au sens et à Tintelligence ; le ttoi^
siéme à l'impression produite par les objets sur l'esprit.
C'est ce qu'on appelle les critérium àqm, par qmd,
$eamdian quod. Les controverses des philosophes sur
ces critérium eux-mêmes suffiraient pour prouver u*il
n'en eakie potDt;<iar il ia»ide«k«m*ciilaM&wm?en
^ supérieur, pour déoider<eB ^prononçttiU • Le pre^
èabUisoie des aottdéfflioisaB ne troofve 'pas pte ^rtee
aux yeux de Sextus que Jia certkuâe des -éogmatiques.
Il combat^ avec les argumente emjiojés dégà par jEoé-
•sidème , le priocipe de la causaHié. BaBS des oioq del^
niers livres de son traité aéfem» MathemaUcos , il passe
en revue les questions les plus koportantes^ >et fait
ressortir ce qu'elles ont d'inoertaôn, de cbaneelaiit
dans leurs principes , de contradictoire <>n d'inoMisé-
quent duis leurs raisonnements^ Niant toute •cerlitQde
immédiate 9 attendu la contiradiotinti qm règne éms
les assertions des philosophes, il'oemnenGe|Mr anger
que touf e vérité soit liémcmliée , «t ^pr^nve ensuite «que
cela set imfpossible, &ote de {principes eertains «en soi.
JPâr là , il bat en ruine tous les trarvaùt ecienlifiq«Ms
de r^qçirît humain, sans en enoepter aème les ONfthé-
matiques.
'Le proeédé em{deyé par 'Serttn 'eoBsis>ait5 comme
on plut le voir, à mettre aux prises les idées eensibles
et les coneqitions 4le l'esprit^ afin ^d'arriver par cette
coniradiotion à la suspenmn absi»lne debout jugements
Mais ce n'était là que le b^ théorique du sceptknsme :
son but pratique était Vaiarowie y limpassibilité ; et la
maiûme fiiverile de Sextus étak -ceUe^H : N«He ^chose
n'est préfërabie à l'autre.
Cette notatte analyse du soeptidsme de Técole 'etn-
pirique suffit pour montrer qu'A ne diffère de celui des
sophistes et de celui de Pyrrhon que par son étendue et
sa rigueur scientifique. Du reste, la méthode, le but, le
résultat sont les mêmes. Venue à la suite des débats
i32 PHILOSOPHIE ANCIENNE.
de l'idéalisme et du sensualisme, ta philosophie scep-
tique a saisi et combattu avec beaucoup d'avantage les
extravagances de l'un et de l'autre système. Mais, après
avoir montré ce qu'ils avaient de faux et d'exagéré , il
ne fallait pas sortir des bornes d'une critique légitime;
il ne fallait pas imiter, surpasser même, leurs exagé-
rations , et nier avec une assurance dogmatique les vé-
rités qu'ils contenaient. Il y a de l'incertain et du faux
dans tous les systèmes : telle était la conclusion légi-
time que l'on pouvait tirer d'une analyse exacte et ap-
profondie. Tous les systèmes sont faux , il ne peut en
exister de vrais , tout est incertain : telle fut la conclu-
sion que tirèrent les sceptiques. Après tant de systèmes
et de tentatives hardies pour résoudre à la fois les plus
hautes et les plus difficiles questions , la sagesse con<>
seillait la prudence et le doute ; la sagesse exagérée
conseilla l'immobilité absolue , et condamna l'esprit hu-
main à cette funeste ataraxie qui devait couper court à
toute recherche scientifique , et rendre par conséquent
impossible tout progrès ultérieur. ^
Mais il n'est pas facile d'enchaîner l'esprit humain
et d'arrêter son essor : il semble même que son énergie
s'accroisse en raison des obstacles qu'on oppose à son
activité. Après les sophistes est arrivé Socrate. Les
pyrrhoniens n'ont point arrêté l'élan communiqué aux
esprits par les philosophes de l'Académie, du Portique
et du Lycée. La philosophie ne succombera pas non
plus sous les efforts de Sextus et d'^nésidème.
TROISIÈME ÉPOQUB,
133
TROISlÈMI^ ÉPOQUE. •— Oepuis la diffusion de la philosophie
grecque dans Tempire romain (80 ans av. J.-G. ), jusqu'au
huitième siècle après J.-C.
Im philosophie grecque, par êon contact avec l'Orient, s'empreint
d'une couleur mystique. — Caractère religieux de ce dernier âge
de la philosophie ancienne.
RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
RENOUVELLEMENT DES ANCIENS SYSTEMES.
CICËRON ( mort 44 ans av. J.-C. )
sToaoïBm.
Seipion.
Lélius.
Caloo d*Utique.
Bruttts.
Lacaio.
Sénèqae.
Pétus Thraséas.
Tacite.
Bpictèle.
Marc-Aorèle.
Thrasylle.
Alcinotts.
Pluiarque de Ghéronée.
H axime de Tyr.
Galien.
Apulée*
ay, J.-C.
jn. ISl
0. V. 150
m. 44
m. 99
ap. J.-C.
m. 65
m. 65
m. 66
m. V. 134
fi. y. 90
m. 18Q
ap. J.-G.
11. y. 50
fl. V. 130
m. 120
fl. y. 180
m. 193
m. y. 136
PTTBAiaoazotsmi.
Sextins. fl. y. 2
SotioD. fl. y. 15
▲poUonius de Tliyane. m. 90
Luerèce.
C. Cassius.
Horaee.
C. VeUéius.
Pomponius-Atticus.
Attfldius-Basstts.
Pline VAncien.
Diogène Laèrce.
Lucieo de Samosate.
ay. J.-C
m» 50
m.
m. 8
m. 29
fl. V. 25
ap. J.-G.
m. 79
fl. y. 210
m. 200
Andronicus de Rhodes.
Cratippe de Mitylène.
Xénarque de Sëleacie.
Nicolas de Damas.
Alexandre j£gée.
Alexandre d*Aphrodise.
cmnçvss.
Démonax.
Grescens.
Pérégrians.
ay. Jé^.
fl. y. 60
fl. y. 48
fl. y. 20
fl. y. 13
ap. J.-G.
fl. y. 60
fl. y. 190
fl. y. 120
fl. y. 150
m. 1^
FHiLOfOPmB BBLIGISUSB XT HTSnQUB.
L
Arîstobnle. Simon le IHagiciem
Fhilon. II. T. 40 CoriaUius.
Nmnéiiius d'Àptinée. II. t. 150 Carpocnles.
Ifarcion.
Manès» Persan.
HiOPLATOiaSIB MYSTIQUE DBS AIBXAJIPBIECS
liÉhi, llfiMia
flMonBenJodial
^Sl|Pfc ^^vv^
fl. T. 150
m. M
II. ▼. 80
fi. T. 125
11. ▼. 130
fi. IR. IM
II. T.
Ammonitts Saecas.
liongio.
Plotin.
Amélius.
Porpbyre on Malchus.
JEdésius»
Jamblique.
Eunape de Sardes.
Julien remperenr.
m. 230
m. 975
m. 370
n. T. 280
m. 304
fl. y. 320
m. 333
& ^3»
m. 333
Thémisllus.
Syrien.
Hiéroclès.
Proclus.
Marinus.
Olympiodore.
pamasciufi.
bidoBt dfr Gaza.
Simplicius.
raOïOSOPVIE 9ES KBBS DB L'bGUSE.
Saint Justin le martyr. m. 165
Athénagore. 11. v. 160
St Clément d'Alexandrie. • m* 212
Tertullien. m. 21S
St Origène d'Alexandrie^ 11. y. 260
Amobe.
Lactance.
Saint Atbanaae.
Synésins.
Saint Augustin.
Il; T. 976
m. 450
11. 450
m. 485
m. 490
fl. T. 530
fl. 533
fl. 533
fl. 533
m. 326
m. 330
fl. T. 325
m. 430
m. 430
DBEBliRBS LUBUES DB I.A PHlIiOSOPim AHCTBIINE.
WÊK oocximT,
SaM Benis r Aréopagite.
Jac<|ues d'Edesse.
Stobée. fl. Y. 800
Jean Pbiloponus. fl. ▼• 600
Jean de ]>amas. 754
iphotitts. m. 801
Wireianus Capella.
Boèce , décapité en
Cassiodore.
Isidore de Sérille.
Bèdolt Vénérable.
B. 4»
526
n. 575
m. 736
Nous avons partagé en trob dîffévents âges rhistoîre
de la philosophie grecque : à chacun de ces âges corres-
pond rétude de l'tin des trois grands olbjets de la science
humaine^ savoir : le monde, Vhomme, et Dieu^r La
philosophie , dans son premier âge , a été toute physi-
que, dans le second^ toute morale; dans son troisième»
elle sera toute religieuse. Mais , avant d'exposer les
théoriesiqui appartiennent spécialement à cette dernière
époque^ nous sommes forcés de revenir un peu sur
nos pas y pour suivre s«ir les différents ponitfi de Tem-
noisiiiiE iMQTO. iSS
pif^ PQlDiJn le dé^doppement et la marche 4e la phi-
loiopliie elle-même.
Alexandre avait anéanti la liberté républicaine de la
Qràee et aoumis à sa puissanceJ'Egypte et une grande
partie de l'Asie; alors Alexandrie prit insensiblement
4ao§ le monde l'importance et le caractère d'Athènes
déobue, et fit tourner à l'avantage de la science les
retotîoQS nouvellesqui venaient de s'ouvrir entre l'Orient
et l'Occident. Les Ptolémées, successeurs d'Alexandre
m Bgypte, par l'établissement de la fameuse BiUiothè-
qiie et du Musée d'Alexandrie, rendirent d'importants
services h l'instruction (i).
Il n'entrait point dans l'esprit de la mission donnée
par les Lagides aux savants du Musée, de tenter des
créations nouvelles : ce qu'on leur demandait easen-
tieUementy c'était d'importer sur ce théâtre nouveau
lef) créations de leur patrie ; aussi est-*ce à la fondation
4n Musée que nous voyons naître, pour la première fois
dans l'antiquité , les travaux de l'érudition proprement
dite, la critique littéraire, l'art d'interpréter, de corn*
mepter ; et jamais les études grammaticales n'acquirent
une $i haute imoportance, n'excitèrent une aussi grande
émulation.
Les poètes du Musée ne cherchèrent point leurs prin-
cipaux siqets dans l'histoire de leur première patrie*
Ai^FCt^LONius célébra l'expédition des Argonaotes ;
^) 9M|r to^l c0 (|oi concenie lliisloire des soienoes et de la IHténtnre ,
4epul8 le temjps d*Alex«Ddre jusqu'au it« siècle «près J.-€. , os pe«i Mre
l'ouvrage de M. Jacques Matter, couronné par TAcadéiDie des inscHpUons
«I belles-lettres , et qui a pour titre : Essai historique sur r École éCAlexan^
4rttoɻV9liiMK
i30 PHitosopwE ÂNcinniE.
LvcoranoN fil reparaître dans sa Cassandre l« tableau
des deslioées de Troie; Callimaque composa ses hjm-
nes en l'honneur des dieux de l'Olympe; alors aussi la
poésie didactique prît naissance : Aratus sortit du seia
du Musée.
Hais le mérite qui distingua éminemment les savants
d'Alexandrie, et qui fait de leurs travaux une époque
mémorable dans l'histoire de l'esprit humain , consiste
dans les progrès rapides que leur durent les scioices
positives. Les mathématiques avaient été déjà cultivées
avec ardeur dans le Lycée; mais les unes et les autres
s'enrichirent à la fois dans te Musée par des conquêtes
nouvelles. Euclide dans ses Eléments posa avec tant de
grandeur les fondements des premières, qu'il parut
les créer une seconde fois; Appollonius, son disciple,
développa ta théorie des sections coniques , et fut sur-
nommé le Géomètre par eaxellence ; quelques siècles plus
tard, DioPBANTE inventa l'algèbre. On sait tout ce que
l'astronomie et la géographie doivent à Eratostbène ,
à Hypparoue, â Strabon, à Claude Plotoméb.
Ainsi la philosophie , arrivée à sa maturité , tendait
partout à se résoudre en applications pratiques. Dans
là Grèce, Archihëde s'illustrait par les applications de
la géométrie et du calcul à la mécanique; Marius de
Tyr perfectionnait la géographie historique; Théodose
donnait un traité de la splière; Pausanias était le Stra-
bon de la Grèce.
Tels étaient, dans les diSérentes parties de l'empire
Ire, les progrès qu'avaient fïiits les sciences
losophie. Voyons maintenant quelles furent
tioées dans la capitale de l'empire romEMQ.
î
TROISIÈME ÉPOQUE. i37
Les Romains ne commencèrent à connaître la phî-
losopbie grecque , et en particulier les doctrines
stoîque, péripapéticiènne et académique , qu'après la
conquête de la Grèce , et principalement par l'entremise
des trois philosophes, Garnéade, Diogène et Gritolaûs,
qui leur furent envoyés pat tes Athéniens (i).
Quelques maximes d'une sagesse pratique, dues aux
Claudius^ aux Gaton, aux Scévola, aux Scîpion, aux
Métellus, avaient composé, entre la 2* et la 3* guerre
punique, une sorte de philosophie qui était pour les
Romains cequ'avaientété pour lesGrecs les Sentences des
Gnoniiques. Mais lorsque la conquête eut établi plus tard
d'étroits rapports entre Bomeet les villes où florissaient
encore les écoles ouvertes aux sciences et aux lettres,
les Romains les plus distingués ne purent demeurer
longtemps indifférents à ces nobles études : on vit
Scipion l'Africain et Lœlius se lier d'une étroite amitié
avec le philosophe Panétius, et rechercher le com-
merce desf autres philosophes; on vit Gaton d'Utique
s'attacher à Antipater de Tyr, le stoïcien; M. Brutus,
Yarron, Pison, cultiver l'ancienne Académie; LucuUus
s'enquérir avec empressement de toutes les doctrines
philosophiques des Grecs. Déjà les ouvrages d'Aristote
avaient été apportés à Rome par Sylla. Tous les hommes
d'un mérite supérieur qui se montrèrent sur la scène,
à dater de la guerre de Mithridate jusqu'au règne d'An-
(1) Les Athéniens ayant été condamnés à payer 500 talents pour
avoir pillé la Tille d'Orope, envoyèrent i Rome ces trois philosophes pour
plaider lenr eause dans le sénat. Gaméade parla avee beaucoup d'éloquence;
nais Caton le Censeur conseilla de le renvoyer au plus t6t , ainsi que ses
deux compagnons , parce qu'ils éblouissaient tellement les espriU , qu'il
était impossible de distinguer H vrai d'avec le faux.
4tt PHILOSOPHIE ANCnSlfNK.
gutte^ goûtèrent et calti?èrent les doctrines de« écoles
de la Grèce. Parlons d'abord de ce citoyen illustre , de
ce griind homme qui fut à la fois le prince des orateurs
e( des philosophes romains.
CICiRO!!.
Au premier rang des services qu'il était si justemant
fifif d'avoir rendus à son pays, Cicéron plaçait le t)OQ*
beur d'avoir pu introduire ses concitoyens à Tétude de
I9 philosophie. En appUqqant son génie à cette étude,
il parait s'être proposé quatre vues principales : faire
OûQqattreauK Romains l^s doctrines des Grecs, y puiser
I}))réi9eq| ce qui lui paraissait digne d'estime , les re-
vêtir des ornements du style et de tout l'éclat qu'elles
peuvent emprunter à l'art oratoire, et les appliquer
aux besoins généraux de la société , comme à ceux de
la morale privée.
Pe toutes les écoles de la Grèce, celle d'Épicure est
la seule à laquelle il n'ait voulu payer aucun tribut.
Il loue Pythagore; il rend à Socrate une sorte de culte^
i) pfoÇpsse pour Platon l'admiration la plus constante;
il associe Aristote aux hommages dont il environne le
fbodateur de l'Académie, et il se plaît à voir dans ces
deux philosophes plutôt deux alliés que deux rivaux; il
s'^t pénétré des austères maximes de Zenon ; il s'est
tf^Qg^ ^ 1^ suite de Carnéade et de Phi Ion dans les
rangs de la seconde Académie; mais ce qu'il y a surtout
çberché , c'est l'avantage qu'offre cette dernière école
de pouvoir comparer, discuter librement toutes les
doctrines , les opposer entre elles , et en faire un choix
judicieux.
Sa. gitiémit. 4it M., de Gàrando, aufvetilQns.^Bii-
ytuiiftoBa^ m l'aboégeast, l'eiceUent chapitra qfi'il a,
cMMorô à OcéiQu dans son Hiatoipe comparée àfn,
systémea de pUlofiophie (i), il suit la. nouvelle Ac)d^.
«lie^ dans les. <|ttestioiis spéaujiativea) Platûi) dana l^i
Dijj^efaolegîe : A.riatote» et Zenon surtout,, le guident
dwa la vomIq; il s!attache de préférence à Ariatot^,,
dana k politique, mais c'est Platon qu'il ppend coq-
afeMMment pour modèle dana sa méthode; U se plaît 4r
imiter la ftHrme de ses dialogues : s'il ne l'égale^ pjia
daM Vtutaéme^ délieatesse de ses analyses^ il l'^ale
MMKvent en élétation y il le surpasse en. clarté , et effire.
kn-mAane à l'éinquemee philosophique qn^m^l^^
n'a jamais été égalé jusqu'à ce jour.
McHMk ne vejona point que Gicéroii ait cheoclié i &-
Bttliaviaeff lies Bomains aiiec la métaphysique et la dia^
leetifiie des Greca : ces recherches e«wsent été ts^
peu dtt goâl des Romains» et lrq> pe« analogues pemt-i
èlre au génie de Cicéren lui-même. U limite, dans una
pcMrtînn de ses écrite, la méthode socratique» (elle
qu'elle ti^it été reproduite pat Flato«; dans les autres ,
eemne danaks traités de» (Jijfice$ et dfi$ Lm, A remonte
dl'idboré aux preauers principes pour descendre am
déductions par la marelie la plus directe^ De toutes \m
questions de la morale spéculative, les seules dcmt il se
soit emparé sont celles qu'il discute dans ses traités
de la naùtrede^ Dieux, du Destin et 4e la Dmmt\/mi n^is
on toit qu'il les considère » en partie^ plutût comme un
sujet d'érudition , que comme une matière entièrement
accessible à la raison humaine.
(1) toM8,ns.iTattiiitv^
i40 PHlLOtfOPfltt , ANCIENm.
Mais c'est lorsqu'il entre daos le d^mîaioe de la mo-
rale pratique, qu'il recueille eh abondance les fruits
qu'il s'était promis de retirer de l'étude de la philoso-
phie^ ÀYec quel dédain, ou plutôt queHe indignation ,*
il rejette ces frpides hypothèses qui dégradent la yertu
en la réduisant à un calcul mercenaire , en la rendant
Tesclavedes motife intéressés l 'S'établit-il sur le terrain
de la législation civile ? à quelle distance ne laisse^t-il
pas tous les jurisconsultes vulgaires , froids et stériles
commentateurs 4u texte de l'édit du Préteur ! C'est des
sources du droit naturel qu'il fait découler le droit
positif; c'est des sources de la morale éternelle et uni-
verselle qu'il fait dériver tous les principes du droit de
la nature. 11 réunit ici la sublimité de Platon à la ri-
gueur d'Aristote; il allie le patriotisme du citoyen à la
moralité de l'homme privé , à la piété de l'homme re-
ligieux. Le jurisconsulte , formé à son école , trouvera
dans la plus haute philosophie le commentaire des lois
de son pays; le simple particulier^ guidé par lui, en
obéissant à ces lois, obéira à la raison, à Dieu même.
En traitant des Uns, Gicéron semblait avoir pris Platon
pour guide : à son exemple, il composa aussi un traité
de la répiiblique. Citoyen d'une république, défenseur
de la liberté expirante, alors même qu'il s'élève contre
les entreprises audacieuses des César, des Antoine,
des Octave, il reconnaît les avantages d'une monarchie
sagement tempérée , et il présente avec Aristote , comme
le modèle d'un gouvernement parfait, celui qui se
forme par la combinaison et l'harmonie des trois formes
monarchique, aristocratique et populaire.
Nous avons dû parler avec quelques détails de cet
taOlSiÈMB ÉPOQtJE. i41
boiume distingué. Nolis avons peu de chose à dîrë de
ses successeurs. Au momeot où Gicéron s'efforçait
d'inspirer à ses compatriote le g^ût dont il était animé
lui-même pour ces hautes et nobles études, déjà les
mœurs avaient commencé à se corrompre , d^ la li-
berté n'existait pkis. Bientôt à tousles vices j tristes fruits
de l'opulence , de l'orgueil et de la puissance , vinrent
s'unir ceux qu'engendrmt l'adulation et la servitude :
la philosophie ne fut pins alors que l'héritage d'un
petH nombre d'hommes de bien qui luttaient contre
la dépravation uni verselfe , et contre les excès de la
tyrannie. ^ *
STOÏCIENS.
Nous avons déjà vu que le célèbre vainqueur d*Anni-
bal, et son ami L^clius , avaient été initiés aux doctrines
du Portique par le philosophe Panétius. Cette école
compte encore au nombre de ses partisans Caton
d'Utique, dont le caractère mâle et vertueux, la sagesse
et la prudence, furent l'objet d'une si vive admiration
pour ses contemporains, et dont Yirgileafait d'un seul
mot l'éloge, en disant que, dans TÉlysée, c'est lui qui
préside l'assemblée des justes (1).
Ce furent les leçons de Caton qui formèrent M.
Brutus, cet ardent défenseur de la liberté romaine,
à la fois homme d'état, guerrier et philosophe. Il
avait composé un éloge d^ son illustre beau-père^ et
quelques ouvrages qui ne nous sont point parvenus.
Le poète Lucain est aussi rangé par les historiens
(1) Semtosfue piosi his daitem jun C^ianem.
ipBMÛ ks'paftinu de la {dnlMOirtiie «toiafenne ^
jl eiL^aagéra ks mauineB^ et ne monm 'dans aon
taolère, eanMie daas sea ^fera, qa'ime fiiinae gnm^
'éesr, et «ëe abseoee presque eooiplèle ife Bâtard 4t
•4e mérité.
<kR Mmarqœ la même eaa§6fatkm de k morale du
l^rtique dana Sénèqoe, dont les défauts, comme
écrifahi , ont pareiHemeat une grande analogie a^ec las
laMs de son cafractère. Il a^t approfondi le cœor im^
«Mb joaqoe dans aea derniers replis. II l'ainût élaéié
^11 Min d'une cour brillante et oorrmnpue , comaiedana
les classes iiffétieures de la société : car, éprouvé par
toutes les \icissitudes de la \ie humaine, il avait passé
tour à tour d'une condition fortunée à l'exil et de
l'exil au laite des grandeurs , pour retomber dans la
disgrâce.
Ses ouvrages contiennent un très-grand nombre d'ob-
servations morales, tracées d'un pinceau aussi ferme
qu'ingénieux. Nul écrivain n'a été plus cité : son style
coupé et sententieux se prête merveilleusement aux
emprunts. Comme il parait plus beau quand on le cite
que quand on le lit, on a dît de hii qu'il fait plos
d*bonneur aux ouvrages d'autrui qu^aux siens propres.
Quelque exagération qu'il y ait dans la morale de
Sénèque,les stoïciens lui reprochaient d'abandonner
souvent leurs maximes. Le grand ressort qu'il emploie
pour porter l'homme au bien , est le mobOe qui le fit
agir lui-même dans toutes les circonstances de la vie :
Torgueîl humain. On lui a reproché avec raison de Csûre
de son sage un être au-dessus de la divinité elle-même,
par la raison que Dieu tire at perlieotmi <le sa nature,
et q^e le «âge, sdon loi, ne doit la riense qn*k ara
choix libre et volontaire*
Un grand nombre de ses productions ne sont point
parvenues jusqu'à nous. 11 exposa les principes du
stoïcisme dans un livre qui a pour titre : De Ut êérinité
de Fume. Son traité des bienfaits, adressé à ifibulus
Liberalis, en 7 livres, suffirait à la gloire littéraire de
son auteur, qui le composa dans les dernières années
de sa vie. Montaigne préférait à tous les écrits de ce
philosophe ses Lettres à Lucius Junior, qui sont an
nombre de i24 , et dans lesquelles il disserte sur toot^
les parties de la morale, avec un appareil qui ne con-
vient guère au style épistolaire. S'il était Tanteur des
tragédies qui ont paru sous son nom , comme le pré-
tendent quelques critiques , nul écrivain n'aurait égalé
sa fécondité.
Thraséas Pétus , que le sévère Tacite a proclamé
la vertu même, ne tomba point dans les excès que
Qous venons de reprocher à Sénèque. Sectateur dn
Portique, il n'exagéra point l'austérité de sa secte. Il
vécut sous les règnes de Tibère, de Galigula , de Claude
et de Néron. Indépendant au milieu de ravilissement
général , son opposition à la tyrannie fut calme et me-
«orée. 11 voulait le bien , et ne cherchait point l'édat ;
non qu'il dédaignât la gloire , mais il aimait encore
plus la vertu. Docile à la voix de sa conscience , il n'en
respectait pas moins les convenances sociales : sa con-
duite, toujours égale, fut aussi sans reproches.
Un des plus illustres soutiens de la doctrine stoï-
cienne fut, à peu près à la même époque, cet esclave
d'Épaphrodite, ce vertueux Épigtète, doatleJIfaiiiie/
L
i44 puu.osorai£ anciknme.
nous olTre, sous la forme ta pli» coDcîse, le taUeati
de la philosophie morale du portique , dépouillée des
exagérations que l'on reproche avec raison aux ét^'ivains
de cette école. On sait que son maître , homme grossîet,
stupide et de mauvaises mœurs, s'amusait à tordre la
jambe de son esclave. Vous me la casserez, dit Épictétej
et l'événement justifia sa prédiction. Je vous l'avais
bien dit, ajouta tj^nquillement le philosophe (1). Quoi-
que stoïcien, Épictèie n'eut ni la jactance, nil'aspérité
de la plupart des gens de sa secte : la vertu qu'il pri-
sait le plus était la modestie. Ennemi d'Ëpicure et de
sa doctrine^ il admirait Socrate , et nous a laissé du
vrai Cj'nique un magnifique tableau. Malgré son indi-
gence, il jouit toute sa vie, et plus encore après sa
mort, de la considération publique.
Le premier des historiens romains, le grand écrivain
• qui punit les tyrans alorsqu'il les peint, «pforessait
aussi les maximes de cette noble et forte doctrine, la seule
qui pût inspirer à des hommes que le christianisme
n'éclairait pas encore, assez de courage et d'énergie
pour lutter contre la corruption et l'avilissement de
leurs contemporains.
Hais ce fut en la personne du vertueux empn^ur
Marc Aurèle que la philosophie du Portique jeta le pim
vif éclat. 11 avait été le disciple du stoïcien Sextus de
Chéronée, petit-fils de Plutarque; mais il sut donner
au système philosophique qu'il embrassa un caractère
particulier de douceur et de bienveillance, en y faisant
(1) Cn adversaire du cfaristianisnie , Cclse , ta ciUnt ce tnit et l'oppount
anxdir<Ueiis,)eurdlMUd'iiD airinsulUnlra To Ire CArûi a'4~il faitrieB
ie pins grand ï— Oui, il s'csl lu , » lui rtlpondit OrieêiK.
tMtSlÈME ÉPOQUE. 145
éMaioer Tainour pour VhumaDité, associé à la religion.
.£'est.à la divinité qu'il rapix)rte la destinée de ThomToe,
les motifs de la vertu ; c'est à la divinité qu'il rend
grâce xl'a'^w pu la pratiquer fidèlement. 11 ne se ren-*
ferma point d'ailleurs dans la philosophie du Portique.
Pii cfoit souvent reconnaître en lui le disciple de Platon,
comineiorsqu'il rapporte à l'unité et les lois del'uni vers
et celles de la morale, lorsqu'il subordonne à une seule
harmonie le système des êtres. «La cause universelle,
dit-il, est un torrent qui entraîne tout ; tout ce qui se
Ibit n'est qu'un changement de forme; tout ce qui
existe. est oomme la semence de ce qui arrivera, afin
que le monde soit toujours jeune. » Marc Aurèle ne
professait point seulement ces maximes pour le public;
U ne les destinait point u la postérité; il les avait mé-
ditées pour son propre usage. Elles renfermaient le
dépôt 4e ses sentiments les plus intimes : le secret lui
en fut dérobé après sa mort.
La principale cause du succès qu'obtint à Rome la
philosophie du Portique, et de la préférence qui lui
Cm t {généralement donnée par les hommes publics, fut
le zèle avec lequel ses. sectateurs s'appliquèrent aux
affaires et principalement à la jurisprudence. « On
trouve encore, dit Gravina, dans notre Droit, une
foule d'expressions, de règles, de principes, tirés des
stpiotans (i). » Déjà, au tcTnps de Gicéron, les pre-
nners ctéqteurs de la jurisprudence romaine, les Scé*
•
vola /les fiqlbus, les Sulpicius étaient imbus de la
doptrîfie stoïcienne. De cette école sortit la secte des
Proç^lfkflff .MMV ^t rendu déjà un grand aervicc à la
■V»w»
40
146 PHILOSOPHIE ANGUIINE.
9cience par cela seul qu'elle y introduisait le
nemeot et la discussion. «La loi, suivant eux, était là
recommandation naturelle deThumanité, l'exprassion
de la consanguinité qui unit tous les hommes» et de la
^bienveillance mutuelle qui doit les porter à se secourir
entre eux. ». Montesquieu , si bon juge en cette matièro»
professait la plus haute estime pour cette école.
■
CYNIQUES.
La philosophie cynique , devenue en quelque sorte
la parodie de la philosophie stoïcienne , compta aussi
à cette époque plusieurs sectateurs ; mais , comme ao-
cun d'eux n'a fait faire de progrès à la scienee, noua
BOUS bornerons à mentionner Démonax de Chypre, qui
enseigna à Athènes; Crescens de Mégalopolis, et Ptr
BiGRiMJS, si toutefois cet homme ^ qui s'arrogea le
titre de philosophe, ne s'en est pas montré aussi ia*
digne par ses vices que par la mobilité de son imagi-
nation et les extravagances auxquelles le porta le délire
de la vanité. On prétend qu'il se brAla lui-même i
Olympie, vers 168 après J.-C.
ÉPICURIENS.
La doctrine d'Épieure fut annoncée aux RmMiaa
par Lucrèce, dont le poème est le plus ancien qui
nous ait été conservé dans cette langue. Il naquit en-
viron 95 ans avant J.-.C; il avait huit ans de moins
que Cicéron et un de moins que César. On doit sup-
poser qu'il passa quelques années de sa jeiiMSM an
Grèee et. même à Atbèaes; H ptratt (foj^ ymté étm
tous les mystères de la philosophie » de la cosmogonie
et de la physique ^HCurieBDe^ pour que l'on puisse
croire qu'il eo ait pris connaissanee seulemeoCÀ Romo^
Si Lucrèee a osé plier la langue de Rome à peiodre la
doctriiie de TapOtre de la volupté ; s'il a réussi à. tirer
d'admirables beautés d'une théorie ratiotiadlo} s'il a
pi| ressentir la chaleur de Tenthousiasme pour le sys-
tème le plus aride et le plus glacé y il n'a pu > «mémo
ea ne s'attachant qu'à traduire, être un imithteur fl«
déle ; et dqji ses pinceaux commencèrent à altérer lee
doctrines d'Épicure. Lucrèce compta parmi ses an^is
McHiiius et G. GASS10S9 tous deux attachés cômaoelui
aux principes de la philosophie épicurienne» Le der«
nier, citoyen intrépide et austène^ se saerifiâ, • ainsi
que ie stoïcien Brutus, i la cause de la liberté, liiviaés
^Mans l'école , ces deux hommes illuslres se réumasaient
au forum, au sénat, et sur le chainp de bataille»
Servitts nous atteste l'étude approfondie que YiauiLi:
avait faite des doctrines philosqihiques ; mais lui-même
nous l'atteste bien mieux encore, par les nombreux
emprunts qu'il leur a faits : il n'est pas une de ces
. doctrines qu'il n'ait l'art de faire revivre et de peindre
dans ses chants immortels»
T4ous devons placer encore parmi les poètes philo-
sophes ce spirituel ami de Mécène et d'Auguste, cet
Horace, qui nous apprend lui-même avec quelle ar^
deur il s'est appliqué dans sa jeunesse à suivre les Ihciles
leçons d'Épicure; il parait cependant qu'une plus mûre
expérience lo rattacha plus tard aux sévères maximes
du Portique. Au reste, e<mservant toujours son mdé*
L
I4S PHILOSOPHIE ANCIENNC.
jpendaoce, ii ne suivit exclusivement aucune école ^ sa
régie fut de ne juger sur ia parole d'aucun niattre(l).
.-. On compte aussi parmi les épicuriens T. P. Atticus,
cet ami de Cicéron , qui pendant les guerres civiles de
César et de Pompée, de Brutus et d'Antoine, se mé«
nagea si bien que , sans prendre parti pour aucun , il
iut aimé de tous.
Nous pouvons ajouter à cette liste les noms des deux
Pline:, .ots explorateurs infatigables des phénomènes
de la, nature; cependant Pline l'Ancien pourrait peut*
âtre avec plus de raison ôtre rangé parmi les scep-
tiques.
. Le satbrique Lccien de Samosaie , dont les censures
ingénieuses, élégantes, mais sévères, poursuivent sous
toutes .les formes les prétentions du dogmatisme et
l'ocgueil des &ux savants; Diogène de Laèree, auteur
d'une histojre des philosophes anciens, bien précieuse
malgré son manque absolu de critique et de goût; Celse
eii0n, qu'on appela l'Hippocrate latin, parce qu'il avait
traduit le. père de la médecine, qui combattit les chré-
tiens et trouva dans Origène un redoutable adversaire,
nous paraissent avoir été comptés sans motifs suffisants
parmi lea épicuriens.
Les philosophes dont nous venons de parler avaiait
en .général embrassé le parti d'Épicure, parce qu'ils
trouvaient sa physique attrayante, et que sa morale
traçait une règle dont la pratique leur promettait unç
vîe douce et exempte de la gêne à laquelle les stoïciens
' (1) Kiitlius addictus jarare in verba magislri ,
Que niecuinque rapit (empeslas , deferor hospes^
adintaitQftteiit r^spècB humaine. Mais 1er nom^c %t
tnewiparableiDeAt plus grand de ceux qui adopt^ei^l
cette doctrine uniqfuemeot parce qu'ils eroyaieat.voir
4»m ses. principes l'apologie de leur irvéligioi^, et dç^
débauches m sein desquelles ils vivaient* plongés;. Ce
lurent ces dernier» partisans d'Épicure, et l'abus qu'ils
firent de la philo^phie, quirendireitt son nontçt son
système si odieux ; qui , chez les, Grecs comme chez
les Romains^ révoltèrent les stoïciens et les académi-
eiôiis, et les portèrent à employer^ (XM3tre eux un. ton
si méprisant et si rempli de fieK.La corruption de?
mœurs, l'absence de courage et de patriotisme, la bas-
sesse et la servilité dont le specta^e attristait partout
leurs regards, ne justifiaient que trop la sévérité de
ImtB cansures. . . ,
PÉRIPATÉTICIENÇ.
\\ I ' • f
m
. La phdosophie d'Aristote était moins à la portée
4e l'esprit essentiellement pratique des Romains .: et
les Grecs qui s'en occupaient étaient réduits à com-
menter péniblement le philosophe de Stagyre^ avec
plus ou moins de succès , et dans des sens divers ,. ii
cause de la forme sou-vent obscure et souvent altérée
de ses écrits. Après Andronicus de Rhodes, qui mit
en ordre et expliqua à Rome les livres d'Aristote , et
Cratippe de Mitylène, que Quintus Gicéron, ainsi qoe
beaucoup d'autres Romains, entendit à Athènes^, on
4H>mpte comme purs péripatéticiens, Nicolas de Damas,
ou Damascène, et Xén arque de Séleucie, qui donnèrent
tous deux des leçons à Rome, au temps d'Augusio;
Alexandkë yfiCiftus qui fVit aussi Tun des nuillMi 4ê
Néron, et particuliërement le célèbre comiàotâlow
Algxandbb d*Aphrodîse , qui fondb à Alexandrie une
école critique particulière qui porte son nom , et com^
battit h doctrine du fktaltsme, comme inconciliable
avec Tordre mord, A une époque plus rapprochée nom
trouverons parmi Tes péripatéticieDs syncrétistes* Ta**
msTius , Syrien et Sthplichjs. Les comm^itaires de
ce demfef sur la philosophie d^Aristole sonf , aiM
ceux d'Alexandre d* Aphrodîse , les plus remarquaMes
qu'aient écrits ces écoles.
PLATONICIENS.
Après la chute de l'Académie sceptique, ft s^élftR
formé, dès le siècle d'Auguste, une nouvelle école pla-
tonicienne qui trouva de nombreux partisans. Parmi
eux nous distinguerons Thrasylle de Mendes , dît
t Astrologue y Alcinous, Plutarqde deChéronée, ApObÉE,
Maxime de Tyr , et le femeux médecin Galien. Ak»>
nous à laissé une introduction à la philosophie de
Platon , qui justifie son titre; elle résume avec ordre
et netteté les principes fondamentaux de cette doctrinev
Plutarque- excella mieux à pemdre le caractère des
grands hommes qu'à pénétrer le véritable esprit des
systèmes philosophiques, et montra plus d'éruditioa
dans ses recherches historiques que de discernement
daAs ses opinions. On lui reproche avec raison la lii-
cilité avec laquelle il accueillit les traditions supersti*-
tieuses.
Apulée ne mît pas beaucoup plus de choix et die
TitmsiiiiE ɻoom. 451
difeernement dans ses ouvrages philosophiques; iloon-
fondît les idées de Pylfaagore avec le platonisme, et
il y associa souvent , comme on ne tarda pas à le faire
généralement, les traditions de la tbéurgie orientale,
Maxime de Tyr s'attacha principalement aux hypo^
thèses spéculatives des fondateurs de l'Académie; il
mit y par temple , beaucoup de soin à développer celle^
.ci : que no$ camutisionces ne sont que des réminiêcences.
£n général, ees philosophes s'efforcèrent de pro*
pager» sous des formes populaires et didactiques, la
morale et la théorie religieuse de Platon. Déjà ce
besoin des sentiments religieux , qui ne tarda pas à se
développer avec tant d'énergie , commençait de toutes
parts i se manifester. Us s'appliquèrent donc de pré-*
férence aux spéculations qui ne sont qu'indiquées rapt-*
dément dans les livres de Platon sur Dieu, le démiurge,
l'âme du monde » les démons , l'origine du monde et
celle du mal. Ils donnèrent aux idées une forme sub-
ataoïtielle, et appliquèrent arbitrairement leurs prin-
cipes abstraits i rex{dtcation des faits remarquablee
de leur temps ; par temple, à la cessation des oracles*
Gajuen avait approfondi, en philosophie comme en^
médecine, les systèmes de toutes les écoles, sans
s'asservir à aucune d'elles. Il professe pour Platon une
haute estime, et il lecoipmentè souvent; mais souvent
aussi il adopte la logique d'Arisiote et développe sa
théorie des sophismes; il suit quelquefois les traces des
stoïciens. Les hypothèses les plus absurdes avaieiH été
imaginées avavt lui pour expUquer les rapports des
of^ratieûs de l'âme avec le jeu des organes qui odtété
;iyftKtéii à son aervice. B réfuta , avec un soin tout par-
1^9 PH1C090PÉIE AKcncmE .
Ijeulldr, celle de Platon, sur Hi distineiiôti Héft' tï<^
parties deTâme et de leurs trois séjours séparés /en
diverses parties du corps. Distinguant avec beau-
coup de netteté ie principe pensant, d^avee celui de
la \ie organique ou animale , il considéra ce dernier
comme on instrument intermédiaire , destiné à fournir
au premier les moyens d'action*. Son système était un
éclectisme raisonné peu différent peut-être de cekir dé«
P^TABiefii d'Alexandrie, qui, tout en extrayant ce qu'il
y avait de mieux dans chaque système, prétendait en' .
former un système paKiculier. '
Au reste , il ne faut point confondre , comme on
Va fait souvent , cet essai isolé d'éclectisme avec lé
néoplatonisme des alexandrins, que nous développerons
plus tard.
PYTHAGORICIENS.
Le mystère qui couvrait l'histoire et les doctrines
de Py tbagore , les traditions miraculeuses qui relevaient
la sainteté de sa personne, devaient attirer sur ce phi-
losophe l'attention àes hommes disposés à se laisser
entraioer par ce goût pour le merveilleux*, qui corn-
mençaft i se manifester dans le monde. De ce nombre
furent Q. Sextius et Sotion d'Alexandrie , tous deux
connus de Sénèque, et surtout le famedx Apollonhjs
de Thyane en Cappadoce, e^t imitateur de Pythagore,
qui s'était adonné à la divination et associait le
mysticisme religieux aux doctrines morales. Son
biographe , Philostrate , semble avoir voulu foire
de lui une espèce de Messie du polythéÎMne. Phisieurs
• " TROISIÈME ÉPOQUE. \H^
ihVtes* philosophes, à son exemple, appliquèrent Id
pythagorisme à l'étude de la nature , ou cherchèrent
à découvrir dans la doctrine des nombres de Pythagore
une science supérieure et occulte , et ils la fondirent
dans les théories de Platon,
PHILOSOPHIE
HEUGIEUSE ET MYSTIQUE.
Après tant d'eflbrts pour soutenir, éclaircir et ap-
pliquer les résultats obtenus par la philosophie grecque/
dans son premier et son second âge, l'esprit humain
ne pouvait être entièrement satisfait. Trop de motifs'
avaient été allégués pour démontrer l'insuffisance de'
(ous les systèmes, pour qu'il pût s'arrêter à aucun^
d'eux. L'homme a besoin de croire; il ne vit que de'
tbi. Mais les conditions de sa foi changent avec les'
siècles ; et il était impossible , à cette époque , que des
systèmes philosophiques qui s'étaient mutuellement
ruinés dans une guerre si longue et si animée, rem-
plissent en aucune manière les conditions qu'il exigeait.
Tous lés moyens avaient été employés par les philo-'
sophes pour ie conduire à la vérité , et tous avaient été
successivement attaqués et détruits par le scepticisme.
Dans cette situation désespérante, la philosophie
devait nécessairement chercher s'il n'y avait pas dans
Inintelligence une forcé Jusque-là inconnue ou trop
négligée, qui, sans s'appuyer sur l'abstraction que le
scepticisme avait convaincue de se dissiper souvent en
vaines rêveries, ou sur l'empirisme dont l'insuffisance
^vait été pareillement démontrée , pût atteindre direc-
iM PHaaaoHiiE anciknne.
tement à la vérité; et noo pas à latérite rektite» maU
à La vérité absolue ; et non pas seulement a la vérité
abstraite ) mais au principe réel de toute vérité , à aoD
principe absolu , c'est-à-dire, à Dieu.
A ce besoin impérienx de croire, le christiaaiaxDâ
avait déjà suffisamment répondu. Cette religion sublime,
qui prescrivait Tamour désintéressé de Dieu et de
l'humanité, qui annonçait à tous les peuples, sans
aucun appareil scientifique, l'alliance de Dieu et du
genre humain, était venue apporter ses douces conso-
lations à des âmes flétries par le doute et rincertituda*
14a liberté grec(|ue était perdue sans retour ; la puis*
sance romaine , à peu près achevée , déjà se dévorait
elle-même , et laissant Tâme sans intérêt pratique g<^
néral, la livrait à la merci dç tous les capricçs d*un
QWif égoisme. Partout se faisait sentir le besoin d'é*
motions nouvelles : il n'y avait plus rien de grandi
feire dans ce monde; et lorsqu'au temps marqué par
la Providence, le christianisme vint ouvrir à l'eaprit
humain les voies nouvelles qu'il cherchait, il s'j préci-
pita avec enthousiasme, impatient qu'il était d'aban-.
donner la terre pour le ciel, etlecqmmerce d'une société
Qorrompue pour celui de Dieu même.
Ce qu'avait feit le christianisme, la philosophie dut
l'essayer à son tour. Mais au moment où elle devenait
essentiellement religieuse, elle ne pouvait employer lea
méthodes qui lui avaient servi jusqu'à ce moment , el
dont elle avait d'ailleurs reconnu Timpuissance. Ce ne
fut donc plus à Tobservation sensible,, à Faoalyse, à
l'abstraction, qu'elle s'adressa : ses nw>jemi fur^ol
i'inapîratÎQny l'entfMusiasmie , TilliuninatioA^
k
lu. ooiabredeB caus^ extérieure» qui déyoteyfiiweit
deos la phUosophie ce nouveau caractère , il faut rou^ptir
en première ligne le contact de re&prit grec e^ dt ï^
prit oriental. Ce qui distingue l'Orient, m eUel^c'eit un
idéaliame myitîqua fondé sur la contemplatioii mmSh
diate et sur l'extase. Une b;pothèse adoptée ftm ^g^
<|a« caritiques distingués ^ et que les plaftOMeiens
d'Alesafidrie avaîenc déjà niîse au jour, explîqu<mît
à'mat wanière . satt^isaftte la iaeUité aveiç laquoUe
a'opéta oette fusion. La jdtilosopbîe grecque^ sdM
cette hypothèse , serait dérivée eUe-même daa aatiqiMs
traditions de l'Asie et des mystères de la Thrace.
ZoROASTRE, HERicta, Orwéb ,^ auTaJent été les vérita*
blés instituteurs des Pythagore, des Platon. Les phi-<
loaof^s grecs, adaûs à la pajrticipatio» de oMAe aagfsse
prÎBaiiive, n'auraient fait quç la dépouîUer du iicûl^d«a
iiQUons, U revêtir de9 forjpnes siçientiâquas» an, lui
defsoiMt uQ développ^mievt mélhodiquQ. ^in^îj^Ioraque
)e4 doctrines pl^itcwiciennea prirent à AleitandiiB un
UfOuye^u Qaractère,/ elles n'awaient fait an qudque
sorte quei remonta à l^ur source; dlea auisai^t été
ûQ«imeAtécs dans Iq; même esprit qui préaida i leur
ivéation^ n est certaiti , du moins à nos yeui , qu'une
partie de» traditions de l'Asie passa ebea les Greca^
d'abord par les allégories mylMogiques que Isa poëlaa
ont admises, reproduites, mais altérées) emuitei i
l'aide des initiaUens mystérieuses; enfin, eld'una wa*-
nière plus directe, par l'intermédiaire des philosopbes
enn-môQDeS) qui» comme Pytbag<Nreet Platou» recueil-
lirent ces doctrines dans teurs voyages. Mais il ue dut
pas donner à cette opinion une valeur trop abaolue,
bifiiMb r'oht fait les nëôpïatoaiciènà d'ÀléxandricV qui
]piMirraféDt bien, comme ils en ont élé accusés, être
éu'x-mémes les auteurs de quelques-uns de ces oracles
de 2!ioroastre, de ces écrits d*Herraès-Trismégiste , 4u
de ces fragments orphiques , sur lesquels ils appuient
si fiiéquanment leurs doctrines.
'^ Quelques essais irréguliers précédèrent le dévelop-
t>ement méthodique de ce mysticisme alexandrin si
cétélFré dans les fastes de la philosophie , et si dhér^
ëerfient jugé. Commençons par ceux qui ftirent tentés
par les Juirs et les Gnostk^des.
DOCTEURS JUIFS.
* Les Juifs, pendant la captivité dé Babylone , avaient
pris connaissance des traditions religieuses des Perses;
tine autre colonie avait vécu en Egypte. Là , le com«
merce avec les Grecs s'établit à la suite- des travaux
qui ' donnèrent le jour à la traduction des Septante,
sous la direction de Démétrius de Phalère. L'itifluënoe
de ces communications ne tarda pas à se fiiire sentir ^
lorsque les Juifs furent revenus dans leur patrie. Fen«
dant qu^à Jérusalem , les Pharisiens et les Saducéent
se divisaient entre eux, les premiers commentant le
texte de la loi, les seconds s'attachant au sens littéral,
les Esséniens et les Thérapeutes s'exerçaient en secret
-à une vie contemplative, à une morale austère, à unie
sagesse qui leur a mérité les éloges des historiens.
AaiSTofttJLE , le premier, tenta non-seulement d'aWer,
mais même d'identifier en quelque sorte les traditions
des livres sacrés avec la philosophie et la littérature
d^ Grecs. 11 alla jusqu'à supposer des vers som los
noms d'Orphée» de Liuus, d'Hésiode et d'Homèvq.
Pour doojder faveur à son système, il interprétait les
livres saqrés par les doctrines grecques; il expliquait
Torigine de ces doctrines, et celle de là • mythologie
même, par les lois et renseignement de Moise.
Philon , qui s^près lui continua ce genre d'interpré-*
tatipn, partageait, dit-on, les opinions des Esséniens.
Il mit à profit la connaissance qu'il avait acquise de
tous les systèmes grecs, et en .particulier du systènie
de Platon^ qui s'accorde à tant d'égards avec les idées
religieuses de l'Orient, pour représenter sa. religion,
nationale comme une doctrine parfaite €l divine. C'est
dans le même esprit que,, plus tard, l'historien Josèpbk
revêtit le judaïsme de la dépouille philosophique des
Grecs.
La. contemplation de l'ordre de l'univers peut bien ,
selon Philon, nous porter à la connaissance de la di-.
vinité, mais ce n'est là qu'une simple préparation à la
science qui doit immédiatement s'obtenir par la con*
templation de Dieu même. Il distingue avec Platon le
monde intelligible et le monde sensible ; Dieu et la ma--
tiére sont des principes existants de toute éternité. IL
admets d'après le même philosophe , le monde idéjsU i$t:
la religion des idées , comme le type d'après lequel Ifi
divinité a formé rquivers. Mais Platon avait conçu le&
idées comme contemporaines de Dieu même. 11 n^ les
avait point personnifiées; il avait assigné le. siège de.
leur existence dans l'entendement divin. Philon. les
^rsonniûe, en compose son premier verbe, oi^ Xo^^.
qu'il considère comme fils de Dieu, .comme .l%fir^$^j
1
Hi PHILMOMHE AlICtBMlC.
4e 6M «olioB «upH^me. Le second verbe est le Yei%e
opértot réellement «ur le monde sensible. Chacune de
oes trois vertus divines fut envoyée comme messagère
pour exéenter ce grand ouvrage. C'est ce qui constittie
la trinité de TEtre suprême , déjà reconnue , mais d'une
manière moins absolue , par Platon. A ces emprunts
dits k la philosophie transcendantale de Platon , Philon
réunit plusieurs idées empruntées aux traditions orien^
taies. On en trouve un exemple dans la distinction
fiiite par lui de l'homma céleste et de l'homme terres*
tf6 ; dans Thypothèse de cet homme primitif » qui a
servi de type à l'humanité mortelle » hypothèse qui se
mpproche bie» plus de la notion de Zoroastre que de
celle de iiaton.
Philon distingue le^ deux Ames, Tune raisonnable
et l'autre privée de raison. Il attribue à la premi^
trois facultés, l'entendement, la sensation, la parole;
il laisse à la seconde la passion et les afiBsetioas seù-
sibles. « L'entendement est non-seulement un esprit
divin, c'est une portion inséparable de la nature même
de la divinité. Il a aussi son verbe , analogue à cehii de
DiM ; semblable à la cire, il contient en lui virtuellement
toutes les formes. L'âme a préexisté au corps ; elle est
libre. Tantôt revêtue des sens, elle n'aperçoit que les
<AoBes sensibles; tantôt s'élançant par un essor spontané,
se dégageant des organes matériels, elle s'élève à la vue
des choses intelligibles. C'est à cette délivrance des
chaînes du corps que le sage aspire; cette lutte contre
les sens est son exercice. C'est par la contemplation
que l'homme obtient toutes les lumières et parvient à
toutes les vertus. »
Ni}viNiy8 d'Apamée , qui qualifia Platon du sumom
de MiM$^ aitiqm, admit en partie ces innoyattoos. U
perfoctionaa la aoiion de la triniié, en distinguant dans
r£tre divin incorporel j d*abord le Dieu primitif, su*
prftoie, rintelligence immuable^ éternelle et parfaite;
SAGOndeaieat » le* créateur du monde, le démiurge ,
existant dans un double rapport, avec le Dieu primitif»
wsmie sott fils, et avec le monde,, comme son au-
teur. Il soutint aussi l'immatérialité et Timmorialité
de l'âme.
GNOSTIQUES.
Pédant que ces érudits juifs essayaient ainsi de con^
quérir la littérature grecque, d'autres avaient donné
«fie préférence presque exclusive aux traditions de
l'Asie. C'étaient les Gnostiques, ainsi nommés parce
qu'ils prétendaient à une connaissance supérieure el
Morète de l'être divin et de Toriginesdu monde. Quel-
ques sectes gnostiques, en adoptant divers dogmes
ecientaux , restèrent plus ou moins fidèles à ceux des
luife; d'autres s'en écartèrent d'une manière plus ou
moins ouverte.' Quelques-unes se déclarèrent les en-
semies du christianisme naissant ; d'autres lui furent
plus funestes en essayant de l'envahir : elles /portèrent
le germe des hérésies qui affligèrent les premiers siècles
de l'Église.
Simon, auquel on attribue la premièci^propagation de
celte doctrine, appdée par St Clément d'Alexandrie
9MoHflm ^rimtaley et par Eunape, PhUosaphie ch^L-
dOque, fut surnommé le Magicien, dénominatioa qui
460 PUILOSOPBIE ANCltMfE.
désignait aloi*8 un disciple des Mages , un homme initié
aux secrètes traditions de l'Asie. Il se montra parmi les
Samaritains , qui déjà avaient accueilli un mélange dee
dogmes orientaux. La plupart des autres chefs des di^
verses sectes gnostiques, Basilides, Yalentini Gak-
pocRATE , habitèrent Alexandrie ; ils y arrivaient de la
Perse ou de la Syrie.
M ANES ou Manl, Persan du troisième siècle, l'aoteiir
du manichéisme, fut un dos plus célèbres : il développa
le système oriental des deux principes , de deux pré**
miers êtres, un bon et un mauvais, continuellement
en guerre Tun contre Tautre. UneaiUre secte de gno-
stiques reconnaissant en Dieu le principe unique, en
firent dériver , comme d'une source de lumière, divers
ordres de créatures lumineuses ou d'esprits autrement
dits jEons. En général^ le^ gnostiques considéraîesi
la matière comme le mauvais principe, et la formation
même du monde comme une chute de l'Être divin :
hypothèse qui fut une des causes principales des erreurs
dans lesquelles s'égarèrent les néoplatoniciens d'Aler
xandrie. Autour de ces dogmes principaux se. grou-
paient une multitude d'autres idées plus exagérées et
plus hasardées les unes que les autres. Chacun leur
donnait pour principe une révélation supérieure* tfi.
général, ô'est l'imagination qui joue le principal rôle
dans la philosophie des Orientaux ; et ils aiment à se
perdre dans leurs hypothèses , appliquées sans cesse à
un ordre de faii& au-dessus de la nature. La morale
eut aussi à souffrir de cette manie de irèves super-
naturalistes , et fut travestie en im étroit et iiôQuUeii^c
TROISIÈME ÉPOQUE. 161
CABALISTIQUE.
I
La doctrine juive, qui s'est transmise jusqu'à nous
sous le nom de cabale, a une extrême analogie avec
celle des gnostiques« Celte doctrine était une pré-
tendue sagesse divine, propagée et perpétuée parmi les
Juifs par une tradition secrète, dont l'histoire est
remplie de fables. Elle fut enseignée d'abord par Rabbi
Akibha et son disciple SiméOin ben Jochai, surnommé
VÊtincelte de Moïse. C'est une suite de récits philoso-
phiques, représentant l'origine de toutes choses comme
ouvrage de Dieu, YEnsaphe, ou la lumière primitive
d'où sont émanés, selon divers degrés de perfection,
dans une échelle décroissante, tous les êtres de la na-
ture. Tout ce qui existe, d'après ce système, est de
nature spirituelle, et la matière, même le charbon,
n'est au' une condensation et un obscurcissement des
rayons de la lumière ; en un mot, toute substance est
divine.
A cette doctrine de l'émanation se mêle une foule
de rêveries sur les démons, auxquelles se rattache la
magie; sur les quatre éléments des âmes, sur leur
formation et leur origine; enfin, sur l'homme consi-
déré comme microcosme (1), et cette idée donne lieu
à' un prétendu moyen de connaissance par l'extase. De
là, la théurgie, les pratiques de la divination, de la
mantique, tous les genres de superstitions. Enfin on se
crut en communication habituelle avec les génies d'un
ordre supérieur ; on crut pouvoir emprunter leur puis
(1) Monde eo abrégé.
H
^62 PËILOSOPHIE ANCIENNE.
saace , et toutes les fables des prétendus thaumaturges
furent aussi généralement que facilement adoptées :
triste mais inévitable conséquence de ces. téméraires
doctrines 1
NÉOPLATONISME MYSTIQUE
DES ALEXANDRINS.
Le platonisme enseignait un seul Dieu , esprit put ,
. éternel, immuable, immense, tout-puissant ; Dieu de
bonté et de justice, qui voit et prévoit tout, qui gou*-
verne en Père ce monde \ivant; Fils de Dieu, créé
par une pensée de son intelligence (1) , d'après un
monde idéal, seul vrai, seul incorruptible; la spiri-
tualité et l'immortalité de l'âme, ouvrage du môteufr
suprême, et qui apporte avec elle sur la terre les idées
innées des premiers principes; les récompenses et les
peines de l'autre vie , représentées allégorîquemènl
dans le Phèdre^ le dixième livre de la RépubUque , le
Tliédon et le Timée ; par des fables orientales et quelques
Idées de Pylhagore et des Brachmanes , sur la métem-
psycose, ou les différentes migrations de Celles. des
âmes qui, pendant leur exil terrestre, ont oublié leur
céleste origine. 11 commande la charité ou l'amour dfe
Dieu, souverain bien de l'homme, la foi, l'espérSnce,
le culte et la prière (2).
(i) Celte Trinité de Platon est développée avec beaucoup de sa^cUé par
le Père Mourgues, Plan ihtologique du Pjtfiagorisme , lom. 1 » pag.'il9»
On peut consulter tà-dessus Cudwérth, Système inUUecL^ iM. &,9A|^9I»
et les auteurs cités par Fabricius, Biblioth. gr, , tom. li , page 39.
(2) Pensées de Platon , trad. de M. Jos. V. Leclerc.
Mm ces hautes et nobles ^îlés, disÉ^tniniton dans
de nombreux ouvrages, et ex|hriaiées le plus souvent
sous des fornaes ol»oures et allégoriques , n'étaient ac-
cessibles qu*à quelques iuteUigences {urivilégiées et pré-
parées par de longues et de pénibles ét«Mies. La reiigÎMi
du Christ vint les enseigiier à tous les boxmnes 9 sous
une forme simple et vulgaire : elle s'^adressak au cœur,
elle fut bientôt comprise , et le monde ne tarda pas à
devenir sa conquête. Cette :coxrfbrniité que nous avons
remarquée entre la religion de Platon ^t les principaux
dogmes chrétiens, devait nécessairement donner une
grande importance au platonisme. Plusieurs Pères de
l'Église, en effet, pour faire accueillir tkeMrèuseMomvelle
à ceux des philosophes païens qui résistaient ^enoore^
cherchèrent un appui dans la religion du éisdfile 4e
Socrate. St Justin, le premier des Pères gceos, aUa
même jusqu'à dire que ce qui avait été autrefois révélé
à Soorate par le Verbe , l'avait été depuis aux barbares
par le même Verbe qui s'était fait homme, et qu'on
avait nommé le Christ. La philosophie grecque «devait
donc tôt ou tard venir se fendre et se perdre dans le
christianisme : mais elle ne pouvait tout-à^soup se
renier elle-^môme, abdiquer ses droits, et se soumettre
sans combat. La lutte fut longue et soutenue de part
et d'autre avec ardeur. L'esprit grec avant de.suo-
comber jeta un dernier et brillant édat dans L'icoif
d'Alexandrie.
Four opposer une digue assez puissante à la .religion
nouvelle, les philosophes d'Alexandrie avaient besoin
d'unir entre elles toutes les parties de la philosophie
grecque. La baseaxclusive d'une des écoles partiailièrea
464 raaosoraœ ancienne.
ne saffîsait plus à Tesprit humain , agrandi par le corn*
bat et l'anarchie des anciens systèmes , et par les com-
munications nouvelles avec l'Egypte, la Perse, et ce
môme Orient qui avait déjà fourni à la Grèce ses pre-
mières inspirations. Le progrès des temps , trois siècles
de critique, le goût et l'érudition, la diffusion des
connaissances, l'état général du monde, les conquêtes
d'Alexandre et de Rome, comme capitale de la civili-
sation^ toutes les religions et toutes les doctrines se
rencontrant perpétuellement daqs ce rendez-vous de
tous les peuples, tout imposait à l'esprit grec la nécessité
de s'élever à un point de vue universel, en restant
fidèle à lui-même , c'est-à-dire , aux idée^ de Platon et
à la méthode d'Aristote. La philosophie grecque à
Alexandrie, à l'époque on nous nous trouvons, devait
donc être éclectique, et elle le fut.
Nous avons eu déjà occasion de remarquer combien
Aristote se rapprochait de Platon, chaque fois qu'il
traitait des vérités générales , absolues , nécessaires ,
et d'indiquer l'analogie qui existait entre les /ormes de
l'un et les idées de l'autre. Il suffisait donc de séparer
les deux Aristotes (car il y avait en effet deux systèmes
dans sa doctrine ) , d'exclure celui qui, dans le domaine
des connaissances positives, avait proclamé l'autorité
de l'expérience, et de s'attacher à celui qui, dans la
région de la métaphysique, n'admettait que les axiomes
universels, de lui emprunter les dcûnilions de la sub-
stance, de l'essence, la notion de l'entéléchie, pour
établir entre son maître et lui cet accord qu'il avait
mis tant de soin à désavouer. L'ontologie d'Aristote
ravitait tout entière vers le nouveau platonisme.
TROISIÈME ÉPOQUE. 165
Mais l'éclectisme ne fut pour Técole d' Alexandrie
qu'un but avoué et pour ainsi dire extérieur; le carac-
tère véritable de sa philosophie, c'est le mysticisme
religieux. Son but étant un but religieux , le cœur de
sa philosophie devait donc être, et est en effet une
théorie des attributs de la divinité et de ses] rapports
avec le monde ; c'est-à-dire y une théodicée. Cette
théodicée est bien peu connue : le savant Brucker (1),
qui n'en a point saisi toute la profondeur, la juge avec
une prévention continuelle; quoique Buhle soit un
peu moins injuste envers elle, ce qu'il en dit est en-
core bien insuffisant, et Ton peut dire que l'histoire
philosophique des quatre premiers siècles après J.*G«
est encore à faire.
Gomme, en nous renfermant dans les limites que
nous avons dit nous tracer danà cet ouvrage , il nous
serait impossible d'exposer d'une manière daire et
intelligible les idées et les doctrines particulières à
tous les philosophes de cette époque , nous croyons
devoir donner, avant tout, une esquisse rapide de
cette théodicée (2) , qui est le point commun autour
duquel tous les philosophes alexandrins semblent se
rallier^ et qui, une fois bien comprise, jettera peut-
«
être quelque jour sur les travaux qui appartiennent
plus spécialement à chacun d'eux.
(1) n donne à la philosophie des alexandrins les noms de Seniina et dé
Cenio versUolor,
(2) Nous en empruntons l'appréciation à M. V. Cousin /qni a promis de-
puis longtemps un travail spéeial sur celte école d'Alexundrie , pour laquelle
il a déjà tant Ait, soit par son édition des Œuvres de Produs , soit par les
diflérenis morceaux dont se composent ses nouveaux fragments philos^
phiques.
Selon les alexandrim, le principe enitersel des
chMee, Dieor^ est T unité absolue, 1* unité sans aucun
mélange, sans aucune diiision avec elle-même : or
rnnilé absolue ne peut aToir d'attributs, de qualités »
de modifications, car tout cela la difriserait; son exis-
tence se réduit nécessairement i l'esBence pore. Mais,
c{uoi t sommes-nous revenus au Dieu de Parménide, à
runité éiéatiqne, i cette unité abstraite, sans attributs
et sans qualiiéSi qui indiCTéremment devient la substance
^ritudle de Tâme humaine et le sujet de toutes les
modiications possibles de la matière, d'une motte de
terre, comme de l'âme de Caton ? Nm , grice à Dien^
il n'en est rien, il n'y aurait point eu de progrès dans
la philosophie grecque, si Alexandrie eût reproduit
É16e> si Ammonius Saocas et Plotia n'euasem été que
Parménide et Zenon. Aussi, sdonréoole d'Alexandrie,
Bfleu n'est pas seulement Tessencé pure, c'est aussi
l'intelligence; c'est l'intelligence absolue , aussi absolue
foe l'inteHigence peut l'être : car, il faut btenleremir-
ftfer, i'imelligence réduite à sa plus simple expressioa
Mppoie encore qu'il y a intelligence de quelque chose;
par exemfrie , ^intelligence , la connaissanee de Dieu par
hli-même. Or , c'est li la plus simple expression de l'in^
teHigenee ; et teBe est en efifet l'intelHgence divine , selon
l'école d'Alexandrie. Le Dieu des alexandrins possède à
son second degré, dans son second point de vue, l'attribut
de l'intelligence. Il en possède encore un autre ; il
doit être conçu comme ayant en soi la puissance,
celte puissance, celte activité, qui est l'activité, la
puissance créatrice^ Telle est la Trinité alexandrine :
Dieu en soi. Dieu comme intelligence. Dieu conn
ViQMiJ^CK. Oo ne voit pas facilemeat ce qui niaAfiie à
dttte tbéodiçée ; cepeodant elle renferoie dans son seiii
QM wrrwr fondamentale.
Omv > comme intelligence, admet en soi une division :
Uiur (Nd. ne se connaU qu'en se prenant comme objet
de M .propre conns^issance; et l'attribut de Tintelligence
introduit nécessairement dans l'essence de l'unité dif
YiM» la dualitéi, condition de la peasçe^ caractère d^
la coitsciçnce. Ou il faut se résigner à un Dieu sai^
pObsçiepc0» ou il faut consentir à la dualité dans l'unité
primitive. Il; ^flus : Dieu n'est puissance, puissance
pro4u«tivQ9 qu'^ la condition de produire inépui^-
lllejneot^ de puiduire indéfiniment; la puis9ançe in-
troduit dçiUQ encore dans l'agent qui la posséda e|
Vw^rQe» I9 mt^tiplicité indéfinie. Mais le Dieu d'Alexfoi-*
ikie avait été posé d'abord comme l'unité absolue i
l|uay(WJl donc h philosophie d'Alexandrie lui ajoute sa-
gement l'intelligence et la puissance, elle ajoute I9.
dualité et la multiplicité à l'unité.
Or f voici le principe de toute erreur dans cette phir
Iftsophie : selpn elle, la multiplicité, la diversité, et
la du^Uté qui commence la diversité , est inférieure 4
l'u^t^é.almïolue; d'où il suit que Dieu comme être pur,
SçmW ^^t^Qce,^ est supérieur à Dieu comme cau««,
CQinine intelligence et comme puissance ; d'où il «ait»
W génér^4 que la puissance et l'action, l'intelligence
et la pensée sont inférieures i l'existence en sof , ^
l'uwté ab^lue«
Yçiçi cj^uellest sont les conséquences immédiates de
e^tp ^rrèur capitale, que nous verrons plus d'une fois
9e t!Vffodifm dw» h wiifi^é
468 raiLosonoE ancisnne,
L*intelligence et la puissance, engendrant la dnafité
et la diversité,. sont déclarées inférieares à Tétre en
soi. Or, qu'est-ce que le monde? Le monde des alexan-
drins n*est pas une simple formation , comme le monde
du stoïcisme; c'est une irraie création, une création
de Dieu. Donc le monde des alexandrins est plein
d'intelligence et de vie; il est beau, harmonieux, im«
mortel comme celui qui l'a fait. Mais en même temps
il est clair qu'il est plein de diversité et de multiplidté;
donc il est inférieur à son principe; le monde, la créa-'
tion est donc une chute. Si les alexandrins eussent été
conséquents , ils eussent été jusqu'à dire que Dieu eût
mieux fait de ne pas créer le monde; alors il leur aurait
fallu accuser Dieu et sa nature , car cette nature est pré-
cisément telle, qu'étant intelligence et puissance aussi
bien qu'unité, et cause aussi bien que substance, die
ne pouvait pas ne pas projeter hors d'elle-même la
variété et le monde.
De même que, dans la théodicée des alexandrins.
Dieu considéré comme une pure essence est au-dessus
de Dieu considéré comme puissance et intdligence ; de
même, dans leur psychologie, l'âme humaine consi-
dérée comme essence pure doit être supérieure à Tâme
considérée comme intelligence. La première et la plus
noble de ses facultés consiste donc , selon eux , dans
la capacité qu'elle possède de s'élever au-dessus de
l'intelligence. Elle y parvient au moyen d'une opération
que les alexandrins appellent la simpl^ication, c'est-
à-dire la réduction de l'âme à l'état d'essence, d'essence
pure, sans pensée, sans intelligence, ramenée à f unité.
Et quelle est cette opération qui nous fait arriver à
TROISliME ÊMQUE. i09
eMte simplification , à cette réduction de rame à l'état
d'essence, à T unité? L'extase. Ce mot viejfit d^ alexan-
drins, parce que la théorie a été pour la première
foi» régulièrement constituée , et élevée au rang et à
l'aQlorité d'une théorie philosophique, dans l'école
d'AJexandrie.
Cette psychologie des alexandrins dérivait de leur
théodicée; elle se rattachait à leur dernier but, qui
était, nous le répétons, un but religieux. La religion
est l'union de l'homme à Dieu. L'union de l'homme à
Dieu se fait par la plus grande ressemblance de l'homme
à Dieu ; or, dans l'école d'Alexandrie, Dieu étant conçu
comme unité absolue, l'homme ne peut lui ressembler
qu'à la condition de se faire lui-même unité absolue.
Platon avait dit que l'homme doit ressembler à Dieu,
et qu'il y ressemble le plus possible par la pensée, par
les idées; car, comme on doit se le rappeler, le Dieu
de Platon est la substance des idées. Yojlà u;i Dieu
intelligent; aussi la morale platonicienne, bien que
trop contemplative , ne proscrit ni l'action, ni la science.
Hais, au lieu du Dieu de Platon , dont les idées sont
l'ialtribut, l'école d'Alexandrie met un Dieu dont le type
est l'unité absolue : de là une morale et une religion
toutes différentes, une morale et une religion ascétiques.
Platon avait proposé la ressemblance de l'homme à
Dieu ; c'était assez , ce semble. L'école d'Alexandrie
propose l'unification de l'homme avec Dieu, c'est-à-
dire la destruction de toute humanité; car si l'homme',
en essayant de ressembler à Dieu, s'élève au-dessus
des conditions ordinaires de l'existence > il ne peut
s^ttiiir atec l^ièu qu'en s'y absprkant, en se détrainuM
tttî-méme.
Cet aperçu de$ principes qui servaient de base an
mysticisme des aleiandrins doit faire prévoir à quels
égarements il se laissera nécessairement entraîner. Les
premiers philosophes qui l'enseignèrent surent d'abord
sTen garantir. Nous verrons leurs successeurs tomber ,
#eKeèi en excès , dans les plus absurdes superstilioM*
AUHONICS SAGCAS.
CTest à Ammonius d'Alexandrie, homme d'une mm»
sance obscure, réduit à gagner sa vie dans Tétat da
portefaix ( de là son surnom de Stwcas ) , que les bis*
toriens font remonter la création de Técole néoplale^
sïctenne. Possédant au plus haut degré le désir de sa*
voir 9 le talent et l'enthousiasme, il sut communiquer
Fardeur dont il était animé à plusieurs philosophes
distingués , entre lesquels se distinguent HARBNNiua,
OiUGÈfiE et PLOTiif. Il avait lu, médité Platon et Arta«
tote; il avait conçu l'espoir de les réconcilier , entreptiae
déjà tentée plusieurs fois avant lui. < Il n'y a qu'une
vérité, disatt-il ; d'aussi grands génies ne peuvent
manquer de s'être rencontrés en la cherchant. » Les
trois derniers de ses disciples , que nous venons de
nommer, s'étaient promis de tenir sa doctrine secrète ;
le premier viola l'engagement contracté ; les deux autres
suivirent son exemple.
Le célèbre Longin, l'auteur du Traité du Sublime,
qui enseigna la littérature grecque à l'infortunée Zé-
nobîe , et qui périt victime de son dévoAment à cette
mne , âtait re^u les leçons d^ Ammenius. Cepiodut ft
se prononça contre Firroption tfn mystieisaie dans ki
philosophie.
wLimn.
n n'en futpas de mène du plus illustre des disciplea
d'Ammomus^ de celui qui régularisa et développa avec
autant de profiMideur que d'enthousiasme cet éclectisme
mystique , dtet on peut le regarder comme le véritable
auteur. Plotin naquit à LycopoUs en Egypte» vers
l'année 205 de l'ère chrétienne , sous le régne de l'em-
jiereur Alexandre Sévère. On ignore le lieu de la nais-
sance et la condition de ses parents* Il cachait lui-
même son origine et tout ce qui avait rapport aux cir-
constances de sa naissance ; honteux ^ à ce que disent
ses disciples y de ce que le Démon céleste qui habitait
ion corps eût été contraint d'abandonner sa haute sphère
pour descendre sur le globe terrestre. Le goût décidé
de la philosophie se développa fort tard chez lui. Il
avait atteint l'Age de vingt-huit ans , quand il commença
pour la première fois à rechercher les leçons des phi-
losophes des diverses écoles ^ mais il n'y trouva rien
qui pût le satisfaire. Motin , dit son biographe et son
disciple Porphyre^ revenait toujours triste et chagrin
des écoles philosophiques qu'il fréquentait dans la ca-
pitale de l'Egypte, lin de ses amis le conduisit à
Ammonius^ et dès qu'il l'eut entendu, il s'écria : « Voili
celui que je cherchais (1). » En dfet il adopta et suivit
sa méthode dans son propre enseignement. Tous deux
472 PHILOSOMIE ANCIENNE.
sympathisèreot parfaitement quant à la manière de
sentir et de philosopher. Piotin suivit les leçons d'Am-
roonius pendant onze années, au bout desquelles ,
enthousiasmé des louanges que son maître prodiguait
si souvent à la sagesse des Mages et des Brames, il
résolut de faire un voyage en Orient et de puiser la
sagesse à la source même. Il profita de Toccasion que
la guerre de l'empereur Gordien contre les Perses lui
offrait. Il prit donc du service dans Tarmée romaine ,
à l'âge de trente-neuf ans, mais manqua totalement
son but , parce que l'expédition ne réussit pas ; et il se
rendit à Rome avec les débris de l'armée.
Là, il ne tarda pas à feire une vive sensation. Il
portait le costume des anciens pythagoriciens^ s'abste-
nait de tous les aliments tirés du règne animal , observait
des jeûnes fréquents et austères , et se retirait dans la
solitude pour s'y livrer, sans être troublé , à ses con-
templations philosophiques. Pendant dix années qu'il
professa, ses leçons attirèrent un concours extraordi*
naire d'auditeurs. Une philosophie telle que celle que
nous avons exposée plus haut, supposant une force
singulière d'abstraction et des efforts inouïs d'imagi*
nation , le forçait d'observer sévèrement les lois de la
tempérance et de la continence. Elle lui fiiisait envisager
avec indifférence les plaisirs, les avantages et les jouis-
sances de la vie de ce monde. Il n'estimait et n'aimait
dans chaque homme que le Démon divin qui l'anime.
Ses aimables qualités lui acquirent l'estime de la cour
et la faveur de l'empereur Galien, qui lui donna l'em-
placement d'une ville ruinée dans la Gampanie, afin
qu'il la fit rebâtir et qu'il y établit une république
TROISIÈME ÉPOQUE. 473
semblable à celle de Platon. La nouvelle ville devait
porter le nom de Platonopolis ; mais le projet demeura
sans exécution.
Plotin, livré tout entier à Tenthousiasme et à l'exal-
tation religieuse , se donnait à peine le soin d'écrire
ses leçons; ses idées s'échappaient comme par torrent,
mais avec peu d'ordre , avec une extrême concision et
sous une forme à peine ébauchée. Porphyre, qui avait
suivi ses conférences, qui était admis à sa confiance
intime , reçut de son maître la mission de mettre en
ordre ses écrits. Il les a distribués, en y joignant quel-
ques commentaires, dans les Ennéadesy ouvrage que
nous avons en entier, et qui est l'un des monuments
les plus importants et les plus curieux de la philosophie
ancienne; c'est le traité le plus complet comme le plus
abstrait et le plus étonnant de métaphysique transcen-t
dentale et de mysticisme religieux*
L'ordre cfue Porphyre a prétendu porter dans Tex^
position de cette doctrine n'est qu'apparent. Les roa^
tières y rentrent sans cesse les unes dans les autres.
L'ouvrage est distribué en six Ennéades ; chaque en-
néade est composée de neuf livres : la première em-
brasse essentiellement les objets moraux; la seconde,
la physique ; la troisième, des considérations générales
sur les lois de l'univers ; la quatrième concerne l'âme
humaine; la cinquième a pour objet l'intelligence; la
sixième et dernière est une sorte de résumé de la doc-
trine entière.
Ces six Ennéades forment trois corps : le premier
comprend les trois premières ennéades; le second, la
quatrième et la cinquième; le troisième, la sixième.
iH PHILMOMIE AKCiElliNE.
OaM 06H6 divisioD^ Paq)liyre avait aifecté.de se fiervir
des qttitre noavbres mysiérieuK d6 60q éoole : VwiUé ,
la dyade, la triade et Vennéade.
C'est dans les ouvrages de Plotia que la philosc^hie
des aleiandrins , teUe, i peu de dUTéreaoe ftès, que
aotts l'avoBs exjiosée, se trouve caractérisée le plus
Aettemeat. L'historien Buble, qui le traite d'ailleurs
avec tant de sévérité , regarde eependant son système
comme on chef-d'œuvre de philosophie traosoendentale.
Maïs œtle contemplation de l'absolu, cette simplification
de l'âme, cette opération de l'extase, au moyen de
laquelle elle peut s'unir à la divinité^ devak nécessai-
rement entraîner hors des bornes de la raison la bouil-
lante imagination de Plotin» Aussi, quoiqu'on n'ait pas
il lui reprocher les extravagances dans lesquelles tom*
lnèrent ses successeurs , chez lesquels la théurgie et la
magie ne tardèrent pas à dominer, on ne devra pas
<^ublier qu'il se vantait d'avoir été honoréfdeux Ibis de
la vue de Dieu.
POHPHYEK.
Porphyre, né en 233, à Balanea, colonie des Tyriens
en Syrie, s'appelait Malchus en langue syriaque. Il
étudia d'abord sous Longin , probablement à Athènes,
où ce critique distingué s'illustra comme professeur. A
cette école il puisa le goût d'une diction lucide et pré-
cise, et ces habitudes de saine critique qu'il transporta
depuis dans la philosophie. Après s'ôtre distingué dans
sa patrie, le désir de voir Rome l'amena «dans cette ville,
où il fit la connaissance de Plotin, Dès lors sa destinée
TROISIÈME ÉPOQUE* 17fi
fot fixée et il se livra tout e&tîer à la philosophie. Um
imagination brûlante et un tempérament, mélancolique
lo dieposalent éminemment à une philosophie semblable
à celle de Plotin. Gomme il croyait s'ôtre plongé dans
l'étal d^eKtase, condition indispensable pour bien phi- *
lofopher , il était convaincu de la réalité des fantômes
que sa tète exaltée enfentait. Aus^ parait-il pônétné
de la foi la plus vive, quand il raconté^ apparitions
que son maître a eues ^ et les miracles qu'il a opérés^
11 avait médité les ouvrages des anciens Sages, et
spécialement ceux de Platon et d'Aristote. Nous avons
encore de lui des contmentaires sur les écrits du phi-
losophe de Stdgyre. Son introduction aux -Catégories
d'Âristote a exercé une influence très-puissante sur la
philosophie du moyen- âge.
La* philosophie d'Alexandrie trouvait alors dans les
gnostiqueset les chrétiens des antagonistes redoutables*
Porphyre attaqua les uns et les autres. Le combat
qu'il eut à soutenir contre les premiers n'était pas trèa-
dangereux ; celui dans lequel il s'engaga contre les
seconds était plus périlleux et plus pénible.
•Porphyre adopta toutes les idées essentiellesde Plotin;
il essaya seulement de compléter les différentes parties
de son système , dé les éclaircir , et de les établir sur
des bases plus solides.
Platon avait dit que les âmes des animaux ont aussi
de rintëlligence , parce que l'essence de l'âme est -pai^
tout similaire. Porphyre tenta de consolider ce dogme,
en l'appuyant de raisons empiriques qu'il emprunta à
Aristote, à Straton le physicien et à Plutarque. Gomme
son maître aussi, il soutint que l'âme est simple, îo«
i76 PUILOSOPHIE AJ^CIENNE.
divisible et sans espace; mais, au lieu d'accorder que
le corps en est le lieu , il prétendit qu'il n'y a entre
eux qu'un simple rapport, sans [que l'âme soit réelle-
ment mêlée avec le corps. Ce rapport dépend de ce
qu'il émane de Tâme une force qui détermine le ccMrps :
or cette force n'est qu'une force subalterne de rame ;
elle a une étendue idéale, en vertu delaqueUe elle est
susceptible d%s'unir au corps. L'âme peut agir aussi
à distance, et le contact corporel n'est pas nécessaire
pour cela , puisqu'elle est sans étendue et sans parties,
et peut en conséquence exister partout. 11 perfectionna
également la doctrine des démons ou génies inlermé*
diâires entre l'homme et la divinité.
JAMBLIQUB.
Jambliquë ,^né à Chalcis en Gœlé-Syrie, d'une fa-
mille riche et puissante, ne fut pas le successeur im-
médiat de Porphyre; entre eux est Anatalius, sur
lequel les historiens ne nous apprennent rien de positif.
Jamblique vivait sous Constantin. Déjà la croyance à
la magie, à la théurgie, aux miracles, et à la possibi-
lité d'entretenir un commerce intime avec les esprits
supérieurs , non-seulement était répandue parmi les
chrétiens, mais encore avait gagné les plus célèbres
philosophes païens. Peut-être Jamblique profita-t-il à
dessein des dispositions de son siècle, et ne fut-il qu'un
imposteur; mais peut-être aussi , et cette dernière
opinion est bien plus vraisemblable, ne fut-il induit en
erreur que par les conséquences des idées mystiques
qu'il avait embrassées. II ne se borna pas, en effets à
TROISIÈME KPOQLË. i77
embrasser le système de Plotin ; mais il tomba bientôt
dans toutes les extravagances dont ses prédécesseurs
s'étaient en grande partie préservés. Le mysticisme
devint la règle de sa conduire ; et c'est a cette circon-
stance., bien plus qu''à son mérite philosophique, qu'il
dut la haute réputation dont il jouit. Il ne fut en phi-
losophie qu'un compétiteur assez médiocre. Dans sa
Yie de Pythagore , il peint le sage de Samos comme un
magicien. 11 s'était proposé dans cette Yie d'établir un
anneau de la chaîne qui, suivant les vues des nouveaux
platoniciens , devait rattacher leur doctrine à l'ancienne
philosophie des Grecs, ot, par celles-ci , aux anciennes
traditions de l'Asie. Il reçut le titre de Divin, titre que
les nouveaux platoniciens donnaient, au reste, très*
volontiers à leurs maîtres. Il ne l'obtint pas seulement
à cause de son zèle exalté pour la* cause dont il fut l'un
des plus ardents apologistes, mais aussi à raison des
prodiges qu'on lui attribue (1), et du rang qu'il occupe
parmi les thaumaturges de l'époque, genre de renom-
mée que cette secte , selon l'esprit du temps, recher-
chait avec ardeur et prodiguait à ses chefs.
Jambiique eut un U'ès-grand nombre de successeurs,
qui se répandirent de tous côtés dans l'empire romain.
L'un des plus célèbres , Édësius , se retira à Pergame
en Mysie , et y établit une école. Il parait qu'il avait
(1) fiuDape racoBle qu^une fois an bain , devant deux fontaines nommées ,
Tune Éros et Vautre Anteros, Jambiique évoqua en riant les génies de ces
deux fontaines; et les deux génies sortant des eaux vinrent Tentourer de
leurs petits bras. Ce trait, i^ute lliistorian, fit taire l'incrédulité de ses
disciples, qui dès lors se montrèrent dociles et confiants. (Eunape, «dit. de
Boissonnade, t. 2 , p. 15 et 16. )
42
i78 pgiLosoniB AMcnumE.
été entraîné par une vocation particulière van la fè»^
loaophie : car il était d'une grande famille de Cap|Mi
doce; et, pour se livr^ à ses goûta , il e^t a wmue
4ine vive résistance de la part de aa fiimitte. H la aww-
monta à force de patience , et fit un voyage en Sfrie
auprès de Jambiique, sous lequel il étudia aviec un
succès égal à son zèle. Eunape assure qu'il ne nMa
pas (ùH au-dessous de son mattre, a rentheuaiaanM
religieux près, que peut-être il posséda aans aaar le
montrer y à cause des circonstances* En elfet, c'était
alors le temps où Constantin renversait les temples les
plus célèbres de l'ancienne religion^ et ou les plâlak-
sophes les pi us distingués étaient forcés de se coodaHmer
au mystère; à tel point que Tun d'eu, SoFAm
d'Apamée , doué d'un caractère plus énergique et eoma-
ptapt plus sur lui-même , s'étant présenté i la eawr 4e
l'empereur 9 qui le traita d'abord avec bJenveîManea,
devint . bientôt a{^ès victime de la jalousie des comt*-
lisans.
Édésius eut pour disciples EusÈae de ifyndes» M*.-
xiME d'Épbèse et Chrysanthe de Sardes.. .Ce fnt i
l'école de ce dernier que furent attachés rbislorien
EuNAPE, qui nous a laissé , dans ses Vies éek $opkute$p
des documents bien précieux pour l'histoire de ertlp
q)oque ; et l'empereur Julien , qui fit montçr jivee iili
sur le trône le mysticisme alexandrin.
Resté seul de la famille de Constantin^ Julien a^it
été, dès son enfance » entouré de surveillants dent M
principale mission fut de le r^^iir dans la foi chré-
tienne. Éloigné des aflbires> il s'appliqua avec ardeur
à l'étude; et Constance, selon Eunape, favonaa MU
♦•
ffàài par polilîque, aimaot mieux le wîr «olofieé 4Mi
des livres que penswt au trône qiiî lui appwteiwJt^
C'est là ce qui exjdique les facjiités qui iui fiprevt l^w^
de s'ÎBslruûre. Julien eo pro^t«. I&ou ccMaiew^ 4f^ Im^,
il mita tous les i^ounuei» dislûigMés 4h siècle^ wtw
autres, Édésius qui se troi^vait alors à )la t^« 4'4B'^
école où florissûiesl Blii^îme, Ghryaantbe, Pdseiis i9f
Eusèbe , qine uous «vous me»tioi)oé$ i)l«s fa^«t. Ew^i
qui se noquaît 4es |Nréten4wminadesde s^ ei^Hiigjv^s^
fit tous ses efforts pour détourner Julieit 4e i^L rQNtt§
du mysticisme et de la tl^éurgiç : o^ais Julien ^ ai) lîeu
de Técout^ , s'aUadia à Gbrysanthe , qui s« djstingu^
surtout par son enthousi^m.e reUgÂoux et §e$ rêver^
inystiques et tfaéurgiques. C'est à cette làcpl^ qu'j^ P
forma et d/eyint ee qu'il resjUi toute sa vie La via de ç^
prince peut nous donner UAo idée complète de ]^j^NI9
qu'avait prise ie platonisme^ ^M^^ les o^tk^ 4^ cetf
enthousia^es^ par le mélange 4')we wor^/fe ^st^ ^
d'une i^mUiation my^tique^ ^ des euper^*Uons }f^ plus
grossières du pagïtfHsi^. Ces superstitions i qu'ji^nff
pliilosophie plus éclairée aji^t eas^yé, dés Je temps 4^
Cicéron, de bannir des idées religieuses^ y refitraîen(
à flots par les voies de la philosophie nouvelle , et cher**
ehaient en elles une sanc^o^^ Par elles, en effet, le
merveilleux s'expliquait comme le phénomène le plus
i^împje; l'ordre des choses surnaturelles n'éftajj; plus
que la loi esseniielle do la nature j le mond/^ visfji>le
n'éjtait plus qu'un v^^ste en^blèn^e; ji*howi^ ^obfjdfi^
par ses rapports diiiects avec les biérarcJ^Âes du n^onde
întellectuel , non-seulemeni uue /*évélatiiw x^ontin^elle^
n»aîs mm une sorte de. p^issanoe ;réelle ^ vérit^bie |
péiM hr^ ilMlèr6 de' m» traître, m j^iété exallée,
mr» et Mielqaes i^wtus ; H nfom le montre aflranehi
ée testes les paMett haflieiBes , et pregqtte dépomllé
de toutes IM fcîMessses de* ThMianité* C6î»iy arai
rèMe/ u* ésfftit éa fN^eteier ordre;! c^étaH le géo-
iÉiètrê= ei ïtMre/mmt le pfes distiftgBé de gon temps ^
1 ft laAsBè sw Pielémée ua commentaire <f ui est regardé
ëovÊÊÊië le disrnier mot de» mathémAti^es aoeiennes.
tf té ééâùiH» YoloBtiers Predas , dît le savant édîlen'
denses OMiy^esv atec son talent Mpériear d'anal jse, an
Mitf de Véeeie^ i$y»tliâiiqQie d^ Alexandrie, FAristoie ém
iiystiAisme aleMfÉdrki ^ et eoflinneHC a fini cet Arîstote
êë iit^AicIrtae? pair des hymnes asjrslique» emfpreiBtes
#ijMe firelbiide mékneetje , eà Fetf loîl qu'il diseq^e
êê^ 1» ferre , l^abttndoafne aei bMbvrosr et à la rdigkP»
iteurMHe^ et se réfagieim momeftt^ eis esprit, dans Ui
véÉénià^ ÉMiqeifé, ÈWtkt de se perdre à jaman dans
lé seiÉf de l'ttaHé éft^neltoy suprôme ehfet de ses eflbrts
a cie scd pcnsoQo* ^
Avée Proelos finit l'éeole d'Alexandrie : elle s'était
êtetfdite à la fois en Egypte, en Italie^ à A thème; eUe
8^4ta)t emparée de là théologie paieniiey et avait même
_ ft()t quelques prosélytes parmi les ekrétiens. Un décret
de JuStinîen , qui ordonna ai 629 la elMure de toutes
les é^oleë profanes , fut l'arrêt de mort de celle
d'Athènes. Isidose de Gaza, qui y avait remplacé Ma-
riiMs I BA«ASCnjs , et le célèbre commentateur d' Arîs-
tote, SmPLicius, furent obligés de se réfugier, avec
plusieurs autres philosophes^ à la cour de Chosroês ,
roi des Perses. La guerre vint bientôt les forcer d'aban-
donner encore cet asile ; il est probable qu'ils y lais-
f
TBOMlillE ÉPO«UE« fS8
le germe que nous ferrons plus tard se repro-*
énire ehez les Arabes.
PHILOSOPHIE
HES PÈRES DE l'AGUSE, •
Le ehristianisme était par lui-même étranger à la
philosophie oonsidérée comme unescience profane, c'est-
à-dire^ comme une simple investigation des vérités dé-
duites de la raison. Cette haute sagesse qu'il apportait
sur 19 terre, il la faisait découler d'une révélation di-
vine^ il la.plaçait sous la sauvegarde de la foi religieuse.
Aussi , pendant le premier siècle , les chrétiens ne
s'occupèrent*ils des théories philosophiques , ni pour
les cultiver, ni pour les combattre. Mais lorsque le
ehristianisme , en se développant graduellement, com-
mença à faire de nombreuses conquêtes, l'intérêt delà
religion elle-même lit considérer les choses sous un
autre point de vue. On jugea que^a philosophie pou^
vait offrir des secours ou opposer des obstacles à la
propagation de TÉvangile* Les efforts tentés par les
Bouveaux platoniciens pour identifier la philosophie avec
la théologie païenne , pour justifier ou ennoblir celle*
ci par celle-là, durent influer essentiellement sur la
direction des idées. La philosophie dès lors se pré-
sentait sous un nouvel aspect ; elle se trouvait engagée
et compromise dans les controverses religieuses : on
avait intérêt a disputer aux Plotin , aux Porphyre, aux
Jambiique, les avantages qu'ils prétendaient tirer de
cette alliance.
Pendant cette première époque, où le christianisme
1
i84 PHILOSOPHIE 4NC1ENNB,
dans ses progrès toujours croissants luttait contre le
paganisme clans sa décadence, les Pères de TÉglise et les
Docteurs chrétiens se partagèrent en deux classes prin-
cipales : 1^ uns acceptent la philosophie et Tapprouvent
sous quelles rapports , en cultivent l'étude, s'en em-
parent j mais pour la subordonner à la prééminenee
du christianisme, et la faire servir à ses intérêts; les
autres ta rejettent, la blâment, la combattent.
Le premier des Pères de TÉglise qui ait fait profes-
sion de cultiver la philosophie est saint Justin , le
martyr. 11 était n^^ dans le sein du paganisme , au com-
mencement du 2* siècle , et , suivant la disposition
commune du temps, il avait visité les principales écoles
grecques. Les doctrines du Portique et du Lycée ne
purent satisfaire son esprit, porté, comme il le dit lui-
même, aux notions incorporelles. Il se réfugia donc
auprès de Platon. II fut ravi d'y recueillir des pensées
sur Dieu, sur la nature humaine^ plus conformes aux
besoins de son cœur. U saisit surtout avec avidité la
théorie des idées, et s'attacha aux exercices de la
contemplation. Ce fut alors qu'un vieillard vénérable fit
naître en lui le désir de connaître les livres saints. U
était dans les dispositions les plus favorables ; il trouva
dans cette lecture le complément qu'il cherchait ; il y
trouva, dit-il, la seule phibsophie vraie et certaine. Tou-
tefois, loin de désavouer ses précédentes études, il
continua à professer une estime signalée pour les sages
dont il avait recueilli les leçons. Il n'hésita point même
à réclamer les hommes qui avaient préludé au chris-
tianisme , comme lui étant en quelque sorte acquis.
« Tous ceux, dit-il, qui ont cru conformément à la
TROISIÈME EPOQUE. 185
raison sont chrétiens , alors môme qu'Us n'ont pas eu
)a connaissance du vrai Dieu. » Nous avons déjà parlé
de son opinion sur le Logos de Platon , sur cette raison
suprême dont les rayons éclairent TinteUigence hu-
maine; il le regardait comme le Verbe divin, tel qu'il
est révélé par le cbrrstianisme , comme ce Verbe qui
avait parlé par l'organe des prophètes. Tel était le lien
par lequel saint Justin rattachait la philosophie au chris-
tianisme, ou plutôt c'est ainsi, selon lui, que la phi-
losophie émanait de la même source que la religion.
Aussi n'admettait-il qu'une seule et unique philosophie:
« Le vrai philosophe n'est ni platonicien , ni péripa-
téticien, ni stoïcien, ni pythagoricien. S'il s'est formé
des sectes diverses , c'est qu'on a substitué l'autorité
des maîtres à celle dé la raison. »
Rien n'est plus intéressant que de suivre dans ses
développements la doctrine de ce Père de l'Église, dont
la candeur et l'héroïsme inspirent tant de respect. Elle
nous donne l'exemple de celle qui conduisit , en gé-
néral , un grand nombre de philosophes dans le sein
du christianisme.
Tatien, son disciple, converti comme lui du paga-
nisme à la croyance évangélique , et comme lui livré à
l'étude des doctrines philosophiques, montra moins de
prudence et de réserve. Initié aux traditions orien-
tales , il prétendit en transporter la substance dans
le sein du christianisme, et fut conduit à en altérer les
croyances.
Saint Théophile, saint Pantène et Athénagore
méritent encore d'être distingués parmi les philoso-
phes qui embrassèrent le christianisme. Athénagore est
4M raiLOBomE mgiknni.
l'auleiir d'une Apologie adressée, Tan 176 ^ à Teaipereiir
Mare-Aurèle , dans laquelle il fait une exposition et une
crilique des diyers systèmes philosophiques , égalemeat
remarquable par les connaissances qu'elles supposent »
pkJr l'art avec lequel elles sont traitées ^ et par l'éléganoe
du style«
Saint Gléhent d'Alexandrie, disciple de saint Pan-
tène, et peut-être aussi d'Atbénagore , fut la gloire de
cette é^ole chrétienne qui se formait dans l'ancienne
capitale des Lagides , dans celte noui^elie métropole
des sciences et des lettres, et qui s'élevait à côté du
Musée. Contemporain d'AmmoniusSaccas, il fut aussi
sta étnuloi et tenta comme lui, mais dans d'autre»
TueS| de rappeler à l'unité toutes les doctrines philoso*
phiques, il avait puisé à toutes les sources, auprès des
Grecs, des Syriens, des Egyptiens, des Hébreux, et
avait trouvé dans chaque école des maîtres dignes de
sa vénération. Il entreprit de former, du choix et de
l'amalgame de toutes ces doctrines , le vaste recueil qu'il
nous a laissé sous le nom de Stromaies, et qui est encore
aujourd'hui un monument bien précieux pour l'histoire
de la philosophie ; c'était une sorte de portique qu'il
élevait à l'entrée du christianisme.
Disciple de saint Clément , le célèbre Origène , qui
lui succéda dans renseignement^ catéchélique d' Alexan^
drie, donna à cet enseignement un éclat nouveau. Mais
il avait associé les leçons de l'école néoplatonicienne
à celles du docteur chrétien; aussi remarque-t-on une
analogie frappante entre plusieurs de ses opinions et
la doctrine contenue dans les Ennéades de Plotin. Cette
circonstance explique encore les erreurs qui lui ont été
mntriaiE imiR»* lit
f«|Mrockéeft ^ et la ecmtradiclioii siDgalîère qui etlste
entre lea logements qu'ont portés sur loi lee Pères de
VÉglteeu ky0t aaint Justin ei saint Clément , il soppoitt
comme im fait historique qœ les Grecs avaient piiiilé
ebes les Héturem les premiers éléokents de leur pU«
losophie« Noos avons ^ soas le nom d*Origène, oit re^
eoeîl fort préeieox^ qucMlque très^ommaire , des sys^
tèmes de la pbilosopliie grecque y publié par GronoiriitSi
mais dont l'autlientieité est justement contestée; SAmt
GRteoiaE de Njrae prit Origène pour guide dans on
tTiiité de^psyehologie qui est parv^u jusqu'i noos^ et
qui a été cité par Mélauchton , comme conforme aux
notions des mod^nes« U renferme cependant peu de voea
oeuvaB, même pour 9on temps.
Geoi des . Pèk'es ^e T Église qui^ comme HERift as ^
Tertuluêm f Arnosb^ Sàmt Isénée , Lagtance ^ se mon*
trèrent plus sévères à Tégard de la philosophie païenne,
et qui parurent bannir toute espèce d'étodes profanée^
se livrèrent contre elle à des censores qui ont uoA
grande analogie avec le pyrrhonisme. C'est encore U
scepticisme^ mais un scepticisme d'un genre pàrticdlier
et nouveau; un scepticisme tel que celui dont le savant
évéque d'Avrancbes a donné l'exemple dans les sièclee
modernes^ que nous avons vu reproduire même de nod
jours , et dont le caractère consiste à supposer qu'en
refusant toute autorité à la raison , on affermît celle
qu'on prétend attribuer à la foi (1).
(I) N<Hisii9ri»ii8paeicore citer ptfmi ceux dêsPèvM de l'EslIw^Birêa
eMmuodèfenl in éeleetîMM «pproprié à Tespril du chrîstianrisine, mM
BcsUe , saint SiMsi , Didyme, saiftl Grégoire de NaaiwBce , saHit Jértaie ,
saint Ambroise , etc. ; et parmi ceux qui exprimèrent des pféveaMo eosirs
189 raitOMPBI£ ANCIENNS,
Mûis à mesure que la lutte entre le chrisUaoisine et
le paganisme vint à cesser , les écrmins eccléskstiques
eurent moins de motifs pour s'occuper de la philoso^
pbie proprement dite , considérée comme scieûce pro*
fane ; ils se renfermèrent presque exclusivement dans
la théologie ; et ^'ils rencontrèrent quelques questions
du domaine de la première , ce fut par occasion et eu
les traitant comme les accessoires de l'objet principal.
Nous devons remarquer, cependant, parmi ceux qui
associèrent encore les études philosophiques aux études
religieuses , Eusèbe^ qui dans sa Pr^iniratim et sa Dé^
nwnsiratim évangéUgues , nous a conservé un nombre
considérable de passages des auteurs de l'antiquité ,
dont les ouvrages se sont perdus , et surtout le savant
évêque d'Uippone, St Augustin,^ qui occupe le rang
le plus distingué parmi les philosophes chrétiens.
St Augustin avait étudié la philosophie des écoles ,
et était devenu un ardent manichéen. Il fut ramené à
la foi orthodoxe par la puissante éloquence de St Am-
broise, à Milan. 11 fit usage de son instruction phUo-
sophique, de son talent étendu et flexible, pour donner
au dogme chrétien la forme scientifique, et il établit
un système rationnel de doctrine religieuse , dans lequel
le néoplatonisme et le christianisme étaient habilement
associés. Selon ce système^ Dieu est l'être le plus élevé
et le plus parfait, et comme tel, il existé nécessairement j
les études philosophiques, Théodore! , saint Epiphane , SidoiDe-Âpollinatre.
Mais nous pensons qu'il nous a suffi de détacher d'un si vaste siget les lUU
principaux qui servent à caractériser la direction générale des idées dans les
écoles chrétiennes, pendant les six premiers siècles, et ceux des docteurs
qui ont eu une influence plus sensible sur la marche de l'esprit humain petn-
dant le no7en4se.
THOISIÈITE ÉPOQUE. 489
il est le créateur du monde, réternelle iréritc et la loi
éternelle de toute justice , dont l'homme trouve des
idées innées dans sa raison, ou sa faculté d'intuition
supérieure aux sens ; Dieu enfin est le bien le plus pré-
cieux du monde spirituel , auquel nous devons nous
rattacher (retigio). Dieu a appelé tous les êtres raison-
nables au bonheur par la vertu , et leur a donné , pour
y parvenir, la raison et le libre arbitre. C'est dans la
volonté que réside, comme causalité absolue, le prin*
cipe premier du bon ou mauvais usage de la liberté,
par lequel l'être raisonnable s'attache à Dieu ou s'en
éloigne, se rend digne ou indigne de la félicité. Le
vice mqjral est une privation, et n'a point de causé
positive. Les méchants appartienn^pt nécessairement à
l'ensemble de l'univers , qui est parfait ; car cet en*
semble exigeait que tous les êtres possibles , à tous les
degrés possibles , fussent produits.
Telle est la théodicée de St Augustin. Dans un âge
plus avancé, il abandonna ces îdées pour un autre sys-
tème dans lequel il soutenait que, depuis le péché
originel , l'homnle a perdu Timmortalité et la liberté de
s'abstenir du pl6ché, mais qu'il a conservé la liberté de
le commettre; que, par conséquent, c'est Dieu qui
produit immédiatement la volonté de bien faire, et
qu'il accorde ou refuse cette grâce à qui il lui platt et
de son propre mouvement ( élection absolue^ ou pré-
destination); enfin , que la persévérance dans le bien
est particulièrement un effet de la grâce , à laquelle
l'homme ne peut résister. 11 fut amené à ce système ,
contraire à la nature de l'ordre moral , en s'attachant
strictement aux ternies de la Bible, dans sa dispute
|f$ PHULO80PP1E AhcmmE.
9¥e« PiLia^, wfÀue de Bretagoe, qui viot d'Irluode
09 Afrique ave^ soo ami Cale^vujs, et qui attribuait
^ l'hoiRipe la puissance de faire le bien.
JXÉiftoii$,aujt(eur d'un traité de psychologie aupérieor
eo ipérite à celui de St Augustin , y fit preuve d^une
étude approfondie de la philosophie des anciens. Vé*
ritabie éclectique, il cite Aristote» Pythagone, Platon^
las stoïciens, les nouveaux < platoniciens, mais c'est
toujours en lias jugeant, souvent en les réfutant : îl
ptipse constamment d'après lui-même. U adofrta Thypo-
tbése de Platon sur la préexistence des âmes , hypothèse
qMÎ avait été d^à r^roduite par Origfène, et qui fui
commuée en 5J^1 par le concile d^ Constatitjpi^le.
SïNÉsDus, paien converti au christianisme par le
p^riarcbe Théophile, élevé ensuite, malgré ses lon^^es
jrésistântses , au sacerdoce et à i'épiseopat, essaya aussi
de concilier le fond du cbristianisipe avec le système
des nouveaux platonioieps. U a laissé des hymnes qui
sont une exposition brillante des doctrines religieuses
4e cette école (i). ^ ^
]ya q^anière de pbil^osqpber des Pères de TEgUse, et
surtout le système superxiaturaliste d€ ^ Augustin ,
iMbercèrc^t une grande influence sur* la philosophie ides
siècles wiyants. L'habitude de déprécier la rai$op , et
la prétention de renfermer dans de certaines limfuss la
lihep*té de 1^ pensée et de Faction , furent favorisées par
^ destructÎQu de l'empire romain, rinvjasion dies peuples
barbares et la perte de l'ancienne civilisation. Ce fut
un bonheur pour les siècles d'ignorance dont cette
j^poqi^ fut suivie, que les ouvrages des Pèr^ les plus
(«) .QQttecUou 4es poètes §s^tcs , é<U(ion de Bmionu^d» , xol. ib , p. ^.
TROISIÈME é^OQVe. âêé
éffiioeiits eussent consacré et entretenu les restes 4e
rancienne culture inteUectuelle. Les ouvrages de S% Au*
{(fistin eoBtribuèrent beaucoup à ce bienfait : on peut
y joindre , à ce titre , les livres de diateetîque qui lui
ont été faussement altribués, et qui furent reoen-
«andés^ au moyen-^âge, par T autorité de son nom.
DEBINIÈRES LUEUR$
DE LA PHILOSOPHIE ANCIENNE.
Sur la lin du cinquième siècle et pendant i^ cours
du septième, les arts, 1^ sciences, let la pliilosof^
pariUculièreni^ent , marchèrent à pas de géani vers y.ne
fuine totale. Leur décadence fut surtout sensible é/à^i^
les provinces septentrionales de rempîre roumain , s^ifM
en excepter même l'Italie. La littérature , enefiet, cç^r
^serva un certain, degré de splendew* 4^ns l'Orient, q»,
elle trouvait encore quelques ressources; mais ^'ét^
fait de la philosophie grecque. Pour qu'^ nouveau
n^ouvement philosc^hique fût possible, il fallait que du
sein de la grande révolution qui emportait ranjkiqjMté
grecque et romaine, sortit un nouveau mojod/çqui pror
duisit peu à peu une nouvelle pbilos(^ie. Ce proémf,
de la 4siviUsation moderne ne pouvait naître qu'avçp
jcette ^vilisation elle-même^ le j^oyen-âge sem^vit à Tun^
et à i'aotre' de berceau.
Parmi les ouvrages qui servirent de texte aux ét^^fP
du inoyen:âge, et d'intermédiaires entre l'ancienne
jmstructiop et la nouvelle, outre l'abjrégé aride de e^
,<me l'on appelait les Sept arts libéraijLx, par MARCiikNua
jÇ^Eid^éL, on doit distinguer les écrits de ^e»\ pf^ici^n^
492 PUiLOSOPHIE -ANCIENNE.
romains du royaume ostrogothique, Boëce et Casbio^
DORE , avec qui s'éleignireQt les lettres classiques en
Occident , tous deux éclectiques , tous deux associant
dans leurs opinions les doctrines de Platon et celles
d'Aristote.
Anicius Manlius Torquatus Severinus Boethius > cooi*
munément nommé Boèce, était né à Rome, vers le
milieu du cinquième siècle. Après avoir suivi à Athènes
les leçons de Proclus, il revint à Rome^ où ses coq*
naissances rélevèrent au rang de sénateur , et plus tard
à la dignité de consul, charge dans laquelle il se dis-
tingua par son éloquence. Théodoric, roi des Goths,
sut appVécier son mérite, et lorsqu'il eut conquis Rome,
il l'admit dans son conseil, et le revêtit d'une des
premières charges de la cour. Mais ayant été faussement
accusé auprès du roi d'entretenir des intelligences se-
crètes avec l'empereur Justin , Théodoric le fit enferiui .:
sans examen dans un cachot à Pavie, et il eut la tête
tranchée en 526.
C'est à la captivité de ce grand homme que nous
devons son ouvrage de Consolatione phitosaphiœ, qu'il
écrivit pour se consoler lui-même au milieu de l'adver-
sité qui l'accablait. 11 s'était proposé de traduire en
latin les ouvrages entiers de Platon et d'Aristote, en
montrant la concordance de ces deux grands maîtres *
mais il ne put qu'ébaucher un si vaste dessein : il donut.
du moins à Rome une traduction des Catégories d'Aris-
tote, de quelques-uns de ses Traités de dialectique, et
des Commentaires de Porphyre, qu'il commenta à son
tour. C'est lui surtout qui parait avoir jeté les fonde*
ments de l'immense autorité d'Aristote dans les âges
TROISIÈME ÉPOQUE. 193
suivants, en lui prêtant celle de son propre nom.
En Espagne, sous le gouvernement des Yisigotbs ,
l'arcbevâque de Séville , Isidore ( Hispalensis ) , né à
Carthagène, rendit un service réel aux études encyclo*
pédiques par son utile Répertoire de mots et de faits.
En Angleterre et en Irlande l'instruction se conserva
encore plus longtemps qu'ailleurs : TAnglo -Saxon
Bède, surnommé le Vénérable, y acquit une grande
célébrité ; à Taide des ouvrages d'Isidore , il composa
des abrégés dans Sesqueis puisa Alcuin , l'organisateur
des écoles en France, à l'aurore du moyen-âge.
En Orient, et surtout dans l'empire grec , les belles-
lettres et les études scientifiques se conservèrent plus
longtemps. Au vi^ siècle, Jeàn Stobée (1), attaché aux
doctrines du néoplatonisme, et plus tard, dans le ix%
le patriarche Photius , formèrent de précieuses collec-
t\uj4i> et des extraits des écrivains grecs. Jacques
d'Ëdesse, l'éclectique alexandrin Jean Philoponus , et,
après eux, Jea^i de Damas, entretinrent par leurs conv
mentaires l'étude de la philosophie aristotélique, qui
se conserva jusqu'au xv* siècle.
(1) Hberbn a donné une édition du précieux ouvrage que Stobée a laissé
sous le Ulre de : Eclogœphysicœ et elhica, Gott. , 179^1S00.
ru
13
■— — *^
DEUXIEME PERIODE.
PHILOSOPHIE PU HOTSN-AGE , OU SGOLASTIQCE.
Emploi de la pldiosophie , comme simple forme ^ au ^erntce
de la foi , et $ous la êwrveiUance de l'autoriié reUg^eiàie.
PumteE ÉPOQUE. — Depuis le commencement duneuiFième
siècle après J.-G. jusqu'au treizième.
l!FaÎM0m00 de la phUoêopkie scotastique, — Aveugle téti&me.
IC^
RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
Akuin. mort en 801
Rtiaban ifivnis. m. 856
Jean Scol-Erigène. m. 886
^r1>eri(8ylv<e8trêK>. m. 1608
Bérenger de Tours. m. i088
LaDfranc de Pavie. m. 1089
Pierre Damien. m. 1072
St Anselme deCantorbéry. m. 1109
▲nielne 4e Laoo. n. 1117
Robert Palleyn. m 1154
Pierre le Ldmbard. m. 1164
Hugues d'Amiens. m. 1164
Pierre de Poitiers. nt 1205
DaTid de Dinant. il. 1220
Hildebert de Tours. m. ll.n
RosceHIn. A. tM9
Guillaume deChampeaux. m. 1120
Abailard. IB. It4a
Guillaume de Conehes. m. 1150
Gilbert de la Pore». m. 115f
Hugues de SI- Victor. m. 1140
Robert de Melun. m. K7S
Adéiard de Batli. ft. 1230
Richard de St-Vietor. n. ll'TS
Simon de Tonrnay. 11. 1^00
Jean de Saiisbury. m. 1180
Alain des Ues. m. 1203
Amalric de Chartres. m. 1208
De même que le moyen-âge est le berceau de la
société moderne^ de même la philosophie du moyen-
âge y OU la scolastique, est le berceau de la philosophie
moderne. Or le moyen-âge est le règne absolu de l'au-
torité ecclésiastique , dont tous les pouvoirs ne sont
MfiMiÈiiB É^ê<»ui. 495
que les iMlrUmmu {rfus oo fiioins dociles : la phiio-
BQpbie scoiastiqm y qui est reipresûon la plus mani-
feste de cette époque > ne pouvait donc pas être autre
cfaose aussi que l'emploi de la philosopliîe, eomme
simple forme, au service de la foi, et sous la surveil-
lance de l'autorité religieuse.
Nous livons vu pareillement que dans la Grèce une
époque religieuse avait précédé la natsssance de la phi-
losophicv L'établissement des mystères par Orphée k
Tbéohgkn a retn^i six siècles, jusqu'à Thaïes et Pytha-
fore ; et , quoique nous ne connaissions que très^mpar-
faitemenl ce qui s'est passé pendant ce long intervalle^
nous pouvons conjecturer qu'il a été rempli par les ef-
forts de la raison pour se dégager peu à peu des entraves
de là théologie païenne. Ce spectacle nous est offert ,
ttiais d'une nM^nière évidente et complète , <lans la nài^
«aoce et le développement de la philosophie scolas«-
tlque. Elle a conimencé avec le moy^n-âge, et elle à
fini avec lui. Le moyen-âge « fini quand l'autorité
«oclésiastique a cessé d'être tout , quand les autres pou-
voirs , et en particulier le pouvoir politique , sams s'é^
carter de la juste déférence et de la vénération <jui
sont toujours dues à la puissance religieuse , <mt re-
vendiqué et conquis leur indépendance. Or 11 n'était
pas possiMe que la philosophe , qui marche toujours
à la suite des grands inouvements de la société, ne re~
vendiquAt pas aussi son indépenda^ice et ne la conquit
peu à peu. Mais c'est avec bien de la peine qu'elle est
arrivée de son état de servante de la théologie , à celui
de puissance indépendante. Aussi l'histoire de b phi-
losophie soolastique nous présente-t-eHe trois époques
196 PHILOSOPHIE DU MOVEN-AGE.
bien distimctes : i** naissance et subordination de la
philosophie à la théologie ; 2* alliance de la philosophie
à la théologie; 3*" commencement de séparation, faible
d'abord , mais qui s'agrandit et aboutit à la philoso-
phie moderne.
Depuis que Montesquieu et Robertson ont ramené
Tattention des hommes éclairés sur les origines des
institutions qui gouvernent aujourd'hui l'Europe, l'his-
toire du moyen-âge a excité les recherches d' un grand
nombre de savants distingués. Le grand Leibnitz
^vait déjà exprimé le soupçon « que des trésors pou-
vaient être ensevelis dans le chaos impur de la barbarie
scolastique. » Des philosophes modernes ont même
conçu des espérances plus positives et commisncé à
prouver que notre siècle se montrait injuste envers
ceux qui ont préparé son éducation. On va voir que
l'histoire de l'esprit humain n'offre pas moins d'intérêt
pendant cette époque, que pendant celles que nous
avons déjà parcourues.
Le moyen-âge commence avec Gharlemagne ; c'est
lui qui l'ouvre et qui le constitue. Le génie de ce grand
prince, en reconstituant l'empire d'Occident, rétablit
entre les nations soumises à sa puissance ^es rapports
réguliers. Il avait, pour reconstituer l'Europe, plus
d'une tâche à remplir , et il a satisfait à toutes. Il sut
en finir avec ces invasions des barbares qui , remuant
sans cesse le sol de l'Europe , s'y opposaient à tout
établissement fixe. La sagesse de ses lois et de son ad-
ministration fit succéder Tordre à l'anarchie générale.
Il multiplia les écoles, les établit près des églises et
des monastères; il les rendit publiques, y appela^des
PREMIÈRE ÉPOQUe. 197
séculiers 9 en ouvrit môme une nouvelle pour les jeunes
gens des premières familles de l'État, l'érigea dans son
propre palais. Il réunit autour de lut les hommes les
plus éclairés de son siècle. 11 ne se borna pas à près*
crire l'étude aux seigneurs de la cour ; il leur en donna
l'exemple, avec une ardeur qui étonne dans un prince
chargé du poids d'un si vaste gouvernement , et engagé
dans une longue suite d'expéditions guerrières.
Avant Charlemagne, il n'existait quelque vestige
d'instruction que dans les cloîtres , qui heureusement
s'étaient multipliés de toutes parts, et qui servaient
d'asile contre les fureurs de la guerre. Là , on ensei-
gnait, on recueillait les manuscrits, on en faisait de
nombreuses copies; là, on étudiait le Trit^mm et leQua-
drivium, ou les sept arts libéraux (i). On doit bien penser
qu'il ne s'agissait que d'une instruction élémentaire :
on lisait les questions naturelles de Sénéque , le poème
de Lucrèce, quelques ouvrages philosophiques de Gi-
céron , les livres d'Apulée , les traductions des livres
organiques d'Arîstole, par Vîctorin et Boèce, les dix
Catégories attribuées à saint Augustin, les écrits de
(1) L'enseignement de ces sept arts libéraux était divisé en deux defprés ;
le premier comprenait la Gnunmairt , la Rhétorique et la Dialectique ;
le second , V Arithmétique , la Musique , la Géométrie et V Astronomie ,
renfermées dans le vers suivant :
Lingua, Tfoput, Ratio, Namarus, Tonas, Angulus, Attra.
Brncker rapporte aussi ( Hist. crit. phil. , t. 3 , p. 597 ) les deux vers sui-
vants, dans lesquels un érudit du temps avait pris la peine d'exposer le nom
et i*objet des sciences qui composaient chacune des parties du Trivium et
du Quadrivium :
Trivium t GlÂKM. loquitur^ DiA. vera doeot, Rrbt. verba colorai.
Quadrivium: MvA. canil« Ar. numerat, Gbo. poiKlcralf Aqr. colit aqira,
49S PHILOSOHHS W MOYEN-AGE.
Gattiodore et de Martia&us Csq;»eUa ; mais l'on se hor*
nait à Ure ees écrivains , on ne leur donnait point de
successeurs. Entre tous ces cloUres , où semhlaien t
s'ôtre réfugiées \ea^ lettres et la philosopl^e expirantes»
OB remarque surtout çm\ d'irlapde et d'Angleterre. Ku\
siûèBse, buitièmeet neu^ive siècles» c'est en Irlande
que ae rendaient ceusc qui \0ttlaieqt acquérir des con-
naissances y et celte province fdur «it & la Fra^e «t 4
l^Attamagne les professeurs Les. plqs di^ingvéfu En
France, la faiblesse des rois, l'ambition des maires ^u
palais, et les guerre» civiles, avaient entièrement éteint
les restes des soiejMsa que les Romaina y avaient portées,
jusqu'à ce qu'enfiii Gharlea Martel, et ses fila GarlQina»
et Pépin, se furent emparés du pouvoir auprémo,
AlGCqif.
(2harlem4g»e, ne trouvant point en Fr^ce de maîtres
distingués, fit venir à sa co^r )9s hQ^me^ les plijç
aavftqta qu'il put reuçontrer d^ns les, avt^ cQmtrée^,
C« fut à l'Ai^^lais Hcvifi <|u'il confi;^ le $(ûp de ré^é^
nérer les études dans son vaste empire (i). Alcuin se
chargea de la direction de Téeole du palais, établie
d'après ses conseils et ses plans. Cette école feisait
toujours partie de la cour , et la Siuivait partQUl ou elle
se transportait; mais^ avec le temps, elle finit par être
fi^ée à Paris.
Parmi les disciples d'AIçuip on distingue Rbabaqus
MauruSy professeur à Fulde, et depuis archevêque de
(1) CharlMnagne paya généreusemept s^ trayaux. Alcuifi comptait 20,oap
Mrfs dans Im nombraii OMiiMtèr«s qu'il possédait.
PBEHIÈRE ÉPOQUE. i99
Magreoce» qui répandit dans l'Allemagne la dialectique
d0 son maître (1).
Vais avec les faibles moyens que ces savants avaieut
entre les mains» il leur était bien difficile de propagea
lea lumières avec autant de facilité que Cbarlemagne
Ta^^t espéré. Bientôt les résultats qu'ils avaient obtenus
ft' évanouirent. Ses successeurs, Louis le Débonnaire
et Charles le Chauve , se montrèrent amis des lettres ^
maia iU furent sans ascendant, sans pouvoir, pour
triompher derignorance et des habitudes. L'organisation
de la féodalité, le démembrement de l'empire, les
guerres privées , l'anarchie générale^ ne tardèrent pasà
dissiper les faibles germes que Gbarlemagne avait semé^^
JEAN SCOT ÉRIGÈIIE.
PendaM tout le temps que la race des Carlovingiena
oeonpa le trône de France, un seul homme ^ Jean Scot
Érîgène, mérite de fixer l'attention de rhistorien de la
|^ilo6<^[kbie. Le surnom d'Érigène désigne très-prCH
bablement le lieu de sa naissance. Il était né en Irlande,
et vécut quelque temps à la cour de Charles le Chauve,
Ce fut Sam contredit un penseur profond et un homme
doué d'une très-grande capacité.
il awit appris leslangues grecque^ hébraïque et arabe ]
mais il puisa ses connaissances philosophiques dans les
écârjts attribués à &t Denis rAréopagite(2), dont il donna
(1) Il esl Fauteur du yeni Creator.
(9) Lee éerils attrilNiés à Denis r Aréopagite, regardé eomna eontomponlii
ftoi.-^. a4«s apôtres, et premier évèque d'AUièaefti eoatenaieat une afh
plication du platonisme et de la doctrine de Témanalion au christianisme.
On les rapporte généralement au me on ive siècle . Quelques au tenrs l^bieent
auTi«.
200 PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
une traducliou latine, qui ouvrit pour la première fois
Taccès de TOccident à la théologie mystique des aie*
mandrins. Ses leçons à la cour palatine de Paris atti-
rèrent un concours immense d'auditeurs. Il avait puisé
dans les ouvrages de Denis T Aréopagite une foule d*idées
alexandrines qu'il développa dans ses deux ouvrages
originaux y l'un sur la Prédestination et la Grâce , Fautre
sur la Division des êtres. Il avait en outre étudié les
écrits de quelques Pères de l'Église, de St Augustin
et de St Grégoire de Naziance. En dialectique, les prin-
cipales sources de ses connaissances furent les com-
mentaires de St Augustin et de Boèce sur la logique
d*Aristote.
Le but essentiel qu'il se proposait dans ses écrits
était d'identiûer la philosophie à la théologie; et, ce
qui était pour le temps une entreprise bien hardie , c*est
qu'il voulait que la seconde s'appuyât sur la première.
« Il n'y a pas deux études, dit-il , l'une de la philoso*
phîe, l'autre de la religion; la vraie philosophie est la[
vraie religion , et la vraie religion est la vraie philoso-
phie (1). »
Le livre de la Division des êtres est un traité d'onto-
logie transcendante, dans lequel Jean Scot ne se borne
pas à vouloir pénétrer la nature de l'être , mais ne
prétend à rien moins qu'à expliquer le mystère de la
création. La doctrine mystique des alexandrins adaptée
à la théologie chrétienne se trouve encadrée par Scot
dans les formes de Tontologte d'Aristote , et soumise à
une sorte de méthode logique. Il divise la nature en,
V cei^e qui crée et n'est pas créée ; 2"" celle qui est
(l) De Prœdcstinaiiont, Collection de Maugîii , 1. 1 , p. 103«
V
PREMIÈRE ÉPOQUE. 204
créée et crée; 3* celle qui est créée et ne crée pas;
4*" enfin , celle qui ne crée pas et n'est point créée.
La nature est Dieu dans le premier cas; l'ensemble
des idées de Dieu dans le second ; et l'ensemble des
créatures dans le troisième. La quatrième nature est
en contradiction avec elle-même, et par conséquent
n'existe pas. Sa psychologie est conçue dans l'esprit
de la même école ; il voit , avec ses guides, dans l'âme
humaine, l'image de la Trinité divine.
Les tentatives du philosophe irlandais n'exercèrent
pas et ne pouvaient pas exercer un grand empire sur
l'esprit de ses contemporains ; la hardiesse de son en-
treprise la rendit d'ailleurs suspecte aux yeux de l'auto-
rité ecclésiastique. 11 fut contraint de quitter la France;
mais il trouva dans Alfred le Grand un protecteur aussi
éclairé que généreux. Plus tard les doctrines dont il
s'était rendu l'interprète se répandirent, accréditées
par l'autorité de son nom ; et nous devons rapporter
à l'influence qu'il exerça , l'une des principales causes
de la résurrection du mysticisme dogmatique dans les
siècles suivants.
Celui qui s'écoula après lui (le dixième siècle) fut,
après le huitième , et presque au même degré , le plus
stérile de tous dans les annales de la littérature et de
la science (i). On ne pouvait attendre un autre résultat
de la situation dans laquelle se trouvait alors l'Europe,
(i) Cesl dans les tennes suivants que BarorUus oommence le tableau de
cette désastreuse époque : ^ovum nunc inchoaiur seculum , guod suâ
asperilate ac boni sterilitale ferreum » mali quoque exundantis dtfor-^
nUiaiepltimb^am atque inopiâscriptorumappellariconsuepit ohscurunu
( Ajoial. ad an. tNK) > no 1. )
909 PHlLpSO^BUB W MOYEN-AGE.
déchirée par cette andrchie féodale qui traaaforoait te
société ea un théâtre de combats universels et non ia-
terrompua, qui associait la plus grossière ignorance i
U force et au pouvoir, qui joignait la corruption à k
férocité* Néanmoins , vers la fin du dixième siède,
parurent deux hommes remarquables que nous devons
signaler ici : ce furent Gerbert d'A.urillac, devenu
piqpe sous le nom de Sylvestre II, et le moine Con-*
STANTiN. Le premier avait étudié à Cordoue et à SéviUe,
dan» les écoles fondées par les Maures, et en avait
npporté les chiffres arabes et une plus grande connais-*
sanca de la philosophie d'Âristote , qu'il avait répanduo
daaa ks couvents et les monastères institués par ses
aeina dans sa vîUe natale» à Heims, 4 Tours, à Seqs,
à Bohhîo* l<e second parcourut l'Orient, TÉgypie,
rinda même» recueillit partout les richesses scientifiques
4«i y circiulaient encore, fut, à son retour, considéra
oomjsae un magicien , et fonda la célèbre école de Salerac^
ou du moins lui donna w tel éclat , qu'elle partit êtr«
née avec lui.
Cependant une inquiétude vague, .une sourde fer-
mentation s'annonçait de toutes parts dans la société.
Da mélange de tant de peuples nouveaux avec les peu-
pies dégénérés de l'ancien monde, mélange signalé à
son origine par de funestes ravages, commençaient à
naître les heureux eflets qu'il entrait sans doute dans
les desseins de la Providence de lui faire produire. Son
influence rendait à l'Occident une existence rajeunie ,
et faisait circuler dans ses membres énervés une cha-
leur et une vigueur inconnues ; une sorte de résurroQ-
tion morale semblait s'être opérée à la longue chez les
PREMIERE ÉI'OQUE. 903
nation^ épvisé^* La 6n.de ce siècle offrit un exemple
bien frappant de l'ardeur nouvelle dont les e«pril«
étaient animés, dans ce mouvement yuîverael et «poa^
tané qui entraîna toutes les olasses de la société vera
H9 croisade^. Les premiers germes de l'industrie» du
QOininerce çt dea arts , pe tardèrent pas i se produire.
L'amour à^ la science ae réveilla » et le mouvement qui
entraÎQ^iit la société dqt 90 manifester aussi dans lea
études philosophiques.
Il est essentiel que l'on ae rappelle quelles étaient
li^ reaçQurces philosophiques de l'esprit humain à cetto
époque. On trouve dans les écrivains d'alors un ordre
4'i4ée9 et m(^m d'arg^menta hiep supérieur! à ce que
Xon pQurrait atteodre d'uae époque de harharicii et
quand op lie sait paa quelle en est la source, OA ea|
leoté dç trop admirer ces faihles e9saia de k pbiloso^
p^ie, réunissante» C'est au christianisme et à saint Aur
gu^tin qu'il faut ^n rapporter son admiration» Ia fond
Vb^Qgique avait une grandeur admirable ; mai» U
l^'étail point l'ouvrage de la philosophie d« tewpa* Ca
q^i lui appaptiept en propre, fi'eat la fornie. Cetft«
^190 dev;û^ être^ nécesaairenient ^ d'ahord pautre»
fai))lQ, int^rtaine; la philosophie eUe-miême» la Uhre
léQe^ion , ne pouvait être autre chq&e'qu' une dialectique
plu^ ou mpins §ttbtilô ^ eutiêcemeni suhordonnée à la
théologie, ft ne ppuvait par con^uent s'élever par
elle-mém^ ^ )a 4éçouyerte d'aucui^ vérité. Mm eon-^
Ijnuelle sqryeillance arrêtait, d'a^leuvs l'essor ^ qui^
conque ef^t été a^z hardi pour mettre ea dJMuasioQ
\e^ principe^ reconB,wpar l'Église^ INe pe^^aMs'attacb^
au fçndmémo dea i^e^^U» «eelaMiqim Atrenl feceéa
â04 PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
de reporter toute leur activité sur l'expression et la
forme extérieure de la science philosophique. La dia-
lectique leur tint lieu de la philosophie tout entière ,
et l'instrument de la science fut pris pour la science
elle-même. L'emploi de tous les procédés logiques, si
habilement tracés par Aristote, était une sorte de
gymnastique qui se trouvait conforme aux goûts du
temps. On croit voir dans les scolastiques de cet âge
des artistes absorbés par la construction et le jeu des
machines, sans songer à acquérir une matière sur
laquelle ils puissent les appliquer : c'est un immense
appareil de leviers se mouvant et s'agitant dans le vide.
La philosophie des anciens , telle qu'elle était par-
venue aux scolastiques, pouvait se résumer essentiel-
lement dans une maxime principale qui faisait dérWer
des notions générales ou des univenûuXf comme on les
appelait d'après Aristote, toutes les sources de la
science. Les universaux avaient été le point déraillement
entre l'Académie et le Lycée , lorsque ces deux écoles
furent réunies par les nouveaux platoniciens ; ils furent
aussi le point cardinal sur lequel roula toute la philo-
sophie scolastique. On était convaincu que tous les
trésors de la vérité étaient contenus dans le sein de ces
vérités éternelles; on devait naturellement faire consister
les exercices de la raisoti exclusivement à exploiter
cette mine inépuisable, à élaborer , à transformer
cette matière féconde. Or ce travail appartenait en pro-
pre à la dialectique péripatéticienne , il en constituait
l'essence. On possédait une sorte de pierre philoso-
phale ; il ne restait plus qu'à la mettre au creuset. On
pourrait, dit fort plaisamment M. deGérando, com-
PREMIÈRE ÉPOQUE. 205
parer la philosophie scolastique à une sorte d'alchimie
qui emploie les unjversaux comme substance ei la dia-
lectique comme appareil.
Gomme la connaissance de ces universaux, qui jouè-
rent un si grand rôle pendant toute la durée du moyen-
âge, donne la clef d'une partie des discussions auxquelles
se livrèrent les dialecticiens scolastiques , il nous
parait indispensable d'entrer d'abord dans quelques
détails sur ui|i objet aride et ingrat sans doute y si l'on
ne considère que l'abus qui en fut fait alors , mais qui
n'en touche pas moins aux problèmes les plus inté-
ressants de l'esprit humain.
Âristote avait remarqué qu'on peut rapporter à un
certain nombre de classes ou de genres tous les objets
de nos connaissances ; et il avait réduit ces classes au
nombre de dix, appelées, comme nous l'avons vu (i),
Catégories* La première renfermait les substances, et
les neuf autres, les modifications qu'elles éprouvent,
ou les accidents. En voici le tableau :
.1'' La substance. La substance, est ou spirituelle
ou corporelle, divine^ etc.
2"" La quantité. La quantité est discrète quand les
parties ne sont point liées, comme le nombre : dans
le cas contraire , elle est successive , comme le temps,
le mouvement ; ou permanente , comme l'espace ,
l'étendue, etc.
S"" La qualité. Aristote^en a fait quatre classes:
l*" les habitudes^ c'est-à-dire les dispositions de l'esprit
ou du corps qui s'acquièrent par des actes réitérés ,
comme les sciences, les vertus, les vices, le talent de
, (1) Pugc 95.
90S PHlLOêOMIi'M mVKlf^AGE.
jyetndre^ d'écrire ^ etc. ; 2* les pvdHcmœê MMetkê,
telles que les qualités de l'âme» mémoire , volonlé ,
sensibilité, intelligence ; 3*" les qwUkés sensiUa , comme
la dureté y la mollesse » le (Votd, etc. ; 4** la forme et la
figtÊtey qui ix\ ta détermination extérieure de la quaniité.
4*" La HfiLATioN. C'est le rapport des êtres entre
eux ) celui de père, de fils, de mattre; de Valet, etc. ,
de la puissance à son objet, de tout ce qui marque la
eomparaison.
5* L'action. On peut agir soit en soi-même, comme
connaître, aimer, sentir ; soit hors de soi-même , comme
battre, couper, rompre, éclairer, etc.
G"" La passion. Cette classe renferme 'toutes les mo-
difications qui peuvent être produites par une chose
extérieure.
T Le lieiî. «• Le temps. 9* La situation. lO" En-
fin , LA POSSESSION. Ccs cinq dernières s'entendeirt
sans qu'il soit nécessaire de les développer.
Il est certain que Tesprit humain ne jyeut rien con-
^voîf qui ne ^t susceptible d'être rangé dans ces
diverses classes : mais autant cette étude des lob qui
^stdent à la pensée , et auxquelles die obéit néees-
saitement, quel que soit l'objet qu'elle envisage, petit
oflHr d'intérêt et d'utilité lorsque Ton veut remonter an
principe de nos connaissances, et examiner, & l'aide
de l'observation et de l'analyse, le caractère de nos
idées, autant il est superfifa et puéril d'y toukrir cher-
ther un moyen d'arriver par elles à la connaissance
<les objets.
Mais analyser les lois dé la pensée, tttscuter ies
motifs et les fondements de nos croyances/ ne pouvait
être alors l'objet des études philosophiques : rMtorité
ecclésiastique ne l'aurait pas permis. D'ailleurs on
trouvait ces lois toutes constituées , il fallait bien s'en
contenter, et tout ce qu'il était possible de faire, c'était
d'y classer, tant bien que mal^ les principaux dogmes
religieux , dont une hiérarchie sévère et vigilante s'ap<^
pliquait à conserver le précieux dépôt. Qu'on ne s'étonne
donc point de la fortune d'Âristote et de la philosophie
péripatéticienne, petidaht les cinq ou six siècles qui
vont s'écouler jusqu'à là renaissance d'une philosophie
indépendante : l'aulorité d'Aristote ne faisait que cor*
roborer celle de l'Église et lui prêter un puissant appui.
Dans le cercle où ils étaient emprisonnés , les sco^
lastiques n'eurent, à proprement parler, sous la di«
versité des innombrables questions qu'ils agitèrent,
qtie trois grands problèmes à résoudre. Puisque tous
les objets qu'embrassent nos connaissances peuvent se
classer dans un certain nombre de genres , ou , comme
ife les appelèrent, d^universauji, de quelle nature sont
ces unîversaux eux-mêmes ? Sont-ce des êtres réels ,
ou de purs noms? Par exemple, les hommes pris in*»
dividuellement , et ne formant par conséquent que des
êtres particuliers , se rapportent à tm genre imiqtre ,
qui est le genre humain. Mais le genre humam est-il
un être de raison, ou un être existant réellement t Dé
là , le débat des réalistes et des nominaux. Le second
))roblëme pouvait se réduire à celui-ci : Puisque les
êtres particuliers participent tous à ce caractère général
qui fait qu'ils appartiennent à tel genre plutôt qu'à td
autre, comment le genre peut-il se diviser et passer à
Vétat d^îndividu? De là tes débats des thomistes et des
208 PHILOSOPHIE DU 110Y£N*Â0£.
8coti8les relativement à Vindividuation des universaux.
Le troisième enfin consistait à rechercher quelle espèce
(le ressource nous pourrions retirer de la connaissance
de ces genres et de. ces espèces , de ces classifications
de toutes nos idées. Là-dessus, peu de diflërends. La
prétention d'arriver de prime abord et sans étude préa-
lable à la science universelle, est le caractère général
de la philosophie du moyen-âge., qui, heureuse de
posséder ces classes, où venaient se placer tous les
êtres et tous les phénomènes de la nature, crut pouvoir
se dispenser d'étudier ces êtres et ces phénomènes :
telle serait à peu près l'erreur de celui qui , de nos
jours, après avoir gravé dans sa mémoire les noms des
classes et des genres dont se compose la nomenclature
chimique, s'imaginerait être parvenu à la connaissance
de la chimie elle-même. On alla même plus loin , et ,
m
comme nous le verrons par l'exemple de Raymond-
LuUe, on crut, en opérant sur les signes destinés à
rappeler les genres et les espèces diverses de nos idées,
combiner des idées réelles ; on aligna , on fit manœu-
vrer des mots , et , par cette espèce de stratégie intel-
lectuelle, on crut être enfin arrivé à la science univer-
selle; et en effet,» on était parvenu ^ écrire et à parler
( sans se comprendre soi-même , il est vrai ) sur tout
ce qui pouvait et même ne pouvait pas être eonnu : de
omni re scibiU atque insdbili.
Qu'on ne se hâte pas cependant , tout en condamnant
ces prétentions exagérées des philosophes scolastiques ,
de mépriser les moyens dont ils se servirent. Ces uni-
versaux , ces principes de nos connaissances avaient
attiré avant eux l'attention de tous les grands philo-
PREMIÈRE ÉPOQUE. 209
sophes; et il n'y 6n a pas eu un seul après eux qui
n'en ait fait l'objet de ses méditations. Platon, Âristole
et les alexandrins, dans l'antiquité; Leibnitz> Kant et
l'école écossaise, dans les temps modernes, se sont
établis au centre de ces idées générales , comme au
cœur même de la science philosophique. Nous rions
peut*ètre de ces réalistes qui, frappés du caractère
absolu des universaux, les traitent comme de véritables
êtres : mais le célèbre métaphysicien (i) qui appelle
les idées de petits êtres qui ne sont pas du tout à mépriser;
la grande école naturaliste qui , de nos jours , explique
les ressemblances des individus par l'unité de compo-
sition de chaque genre, sont-its bien jéloignés de par-
tager les doctrines du réalisme? D'un autre 6ôté, si
nous critiquons à bon droit l'opinion des nominalistes,
trouverons-nous ' beaucoup de différence entre leurs
principes et ceux des logiciens qui, d'après Gondillac,
attribuent aux mots une valeur absolue , et prétendent
queja philosophie n'est pas autre chose qU^une tangue bien
faite?
L'esprit humain est toujours fidèle à lui-môme : à
toutes les époques de l'histoire, nous avons vu la ré-
flexion, appliquée à l'étude de l'intelligence, y ren-
contrer les mêmes phénomènes. L'histoire de la sco-*
lastique, à laquelle il est temps de revenir, après ces
prolégomènes sans lesquels il eût été difficile d'en
bien comprendre le véritable esprit, confirmera ce
résultat de l'expérience.
Le philosophe le plus intéressant de la première
époque, métaphysicien fort remarquable, est St An-
(1) lHaUebranclie.
SIO PHILOSOMIE DU MOTEM-AGE.
SELW , archevêque de Canlorbéry, né eB 4035, i Àoata,
dans le Piémont. On lui donna le nom de aeeoiid
St Augustin. Ses ouvrages? annoncent un homme éobûrér
qui ne prenait que son esprit pour guide de ses r«*
sonnements, quoiqu'il eût subi Tinfluence de son temps
en ne considérant la philosophie que comme une arme
du dogmatisme religieux. L'un de ses ouvrages les plus
connus est un monologue où il suppose un homme
ignorant qui cherche la vérité avec les seules forces de
la raison ; fiction hardie pour le temps , bien que ce m
fût qu'une fiction. C'est un antécédent du grand ou*
vrage de Descartes ; et , chose étrange , on y trouve
plus d'une idée, célèbre des Méditaiùms, On cite entre
autres l'argument qui de la seule idée de Dieu lui
dériver la démonstration de son existence. Cet argnraent
a eu des fortunes bien diverses : on s'en est moqué
beaucoup au xviii* siècle ; au xvii* , il paraissait d'une
rigueur invincible. Sans citer St Anselme , que tràs^
probablement il ne connaissait pas, Descartes a repr«H
duit cet argument dans les MéiUiatians, lorsque delà
simple idée d'un être parfait il déduit la nôeeesilé de
l'existence de cet être, c'est-à-dire de Dieu. Plus tard
Leibnitz, en rapportant à St Anselme l'honneut de
l'argument de Descaries y le reprit en sous^-œuvre et le
présenta sous une formé à la fois plus simple et plus
savante.
L'argumentation du saint archevêque fut, au re6t6>
combattue avec esprit par un moine <de l'époque^ d'a^
leurs inconnu , appelé Gaumlon , dans un livre auquel
il donna le nom de Petit livre d'm Sot (1). U s'eftwfii
(1) LUf^r pro insipkrUe , etc. , dans le$ OEavtes de s«M .Éimliitj fi^ W.
PKfiMIÈRE ÉPOQUE. 211
de prouver que nous ne pouvons conclure de la vérité
logique ou subjective ^à la vérité objective ou réelle ,
ni poser en principe que ce que nous concevons comme
existant , existe en efiet, par cela même qu'on Ta ainsi
conçu.
Un dialogue de St Anselme, intitulé le Grammatriat^
est une très-faible esquisse de dialectique, conçue
d'après les catégories d'Aristote. Il suffira, pour en
donner une idée, de dire que St Anselme commence
par examiner sérieusement, et par discuter dans toutes
les formes, la question de savoir « si le grammairien
est ou non une substance; s'il est une première ou une
seconde substance ; s'il y a un grammairien qui ne soit
pas un homme; à prouver que l'homme n'est pas la
grammaire, qu'enfin le grammairien est celui qui sait
la grammaire. »
Il serait fort inutile de nous arrêter à tous les sco*
lastiques qui fleurirent à cette époque , tels que Hil-
BEBËftT de Lavardin, Bérenger de Tours, Lanfranc
de Pavie, le cardinal Pierre Damien : tous ne firent
que resserrer jdus étroitement les liens qui unissaient
la dialectique et la théologie.
ff
PREHIÈRE APPARITION
DES RÉALISTES ET DES NOMINAUX.
Ce fut alors que s'éleva dans l'école la célèbre dis-
pute des réalisies et des nominaux. Elle avait pour
objet y eommé nous l'avons déjà expliqué plus haut,
de détermines l'emploi légitime et la valeur positive de
212 PHILOSOPHIE DU NOY EN-AGE.
ces idéed générales , de ces universaux que l*écote re-
gardait comme la clef de la science. L'examen d'un pas-
sage de rintroduclion de Porphyre à l'organum d' Aris-
tote sur les diverses opinions des platoniciens et des pé-
ripatéticiens , relativement aux idées de rapport , donna
naissance à cette contre verse, qui atteignait directement
le pivot de la science philosophique , et dans laquelle
la théologie se trouvait aussi impliquée , par Tefifet de
l'étroite connexion que l'esprit du temps avait établie
entre l'une et l'autre. Un chanoine de Gompiègne,
nommé Roscellin^ prétendit que les idées générales
ne sont que de simples abstractions que l'esprit' ^e
forme par la comparaison d'un certain nombre d'in-
dividus qu'il rapporte a une idée commune; il en
conclut que cette idée commune n'a pas d'existence
hors de l'esprit qui la conçoit; il parait enfin qu'il avait
été jusqu'à dire que les idées générales ne sont que des
mots , fia tus voc.
Son opinion reçut de là le nom de nominatisme. Il
n'était pas le premier qui l'eût ' émise ; elle avait, été
déjà soutenue par Stilpon de Mégare. Mais vraisembla-
blement il en tira des conclusions contraires aux doc*
trines de l'Église. Abailard lui reproche d'avoir pré-
tendu qu'aucune chose n'a de parties , et que les mots
seuls par lesquels on désigne les choses sont divisibles.
Par conséquent , selon Roscellin , J.-G. n'avait pas
mangé une partie réelle du poisson , mais seulement
une partie du mot poisson : opinion qu'il taxait d*ab-
surdité et d'impiété.
Mais une conséquence bien plus importante découlait
des principes du pauvre chanoine de Gompiègne et
PREMIÈRE ÉPOQUE. 213
dltira sur iui les foudres de TÉglise, Si toute idée gé-
nérale n'e^t qu'un ipot, il suit qu'il n'y a de réalité
que dans les particularités , et alors beaucoup d'unités
peuvent paraître des abstractions; entre autres l'unité
par excellence, l'unité qui fait le fond delà très-sainte
Trinité se trouve en péril ; il n'y a plus de réel que la
Trinité formant trois personnes , et n'aboutissant qu'à
une unité nominale , à un signe représentant le rapport
de trois. Il est vraisemblable que Roscellin n'atait pas
lui-même tiré ces conséquences; mais elles découlaient
de ses principes ; il fut donc mandé au concile de Sois-
sons en 1092. Il se rétracta, metu moriiSy dit St An-
selme qui écrivit contre lui un traité pour démontrer
l'unité de la Trinité.
Guillaume de Champeaux, disciple de Roscellin ,
qui enseignait à Paris au prieuré de St-Victor y se jeta
à l'autre extrémité et outra le réalisme. Il soutint que
les idées générales sont si loin d'être de purs noms ,
que ce sont au contraire les seules entités qui existent ,
et que les individus dans lesquels on avait voulu ré-
soudre les idées générales n'ont eux-mêmes ^'existence
que par rapport avec les univërsaux. Par exemple,
disait-il, ce qui existe, c'est l'humanité dont tous les
hommes ne sont que des fragments et des parties. Bayle
a conclu de ce passage que Guillaume de Champeaux
avait adopté un système analogue à celui de Spinoza ^
qui ne reconnaît dans le monde, comme nous le verrons
dans la suite , qu'une substance réelle formant la base
de toutes les choses individuelles. Mais cette opinion
est au moins hasardée. Il ne fut jamais question d'une
substance du monde entre les réalistes ot les nominaux.
214 PHILOSOMIE DU MOYEN-AGE.
Les deux sectes ne s'occupèrent que de Savoir si lôs
universaux, les idées générales, sont ou non des sub-
stances, et communiquent ou non la substantialité aux
choses individuelles.
ABAUAED.
Guillaume de Champeaux avait acquis à Paris une
grande célébrité dans l'art de la dispute : autour de lai
accourut un concours immense d'auditeurs. Mais sa
gloire fut bientôt éclipsée par celle du fameux Abjli-
LARD, dont les prodigieux succès comme professeur
contribuèrent à l'établissement de l'université de Paris.
Pierre Âbailard était né vers l'an 1080, à Palais,
petit village situé près de Nantes. Le désir de s*instruire
lui fi( parcourir les principales écoles où Ton enseignait
la dialectique, et l'attira à Paris où cette étude florissait
plus que partout ailleurs soùs Guillaume de Cham-
peaux. Le disciple ne tarda pas à rivaliser avec son
maître, et n^eut pas de peine à vaincre un adversaire
auquel il était si supérieur. Abailard joignait à une
Imagination de feu une pénétration extraordinaire, une
sagacité rare , un sentiment profond pour le beau et le
vrai , et un caractère rempli d'énergie. Il avait étudié,
outre les Pères de l'Église, plusieurs écrivains classiques,
Cicéron, Virgile, la Logique d'Aristote, le Timée de
Platon ; et la lecture des auteurs profanes avait influé
d'une manière avantageuse sur son style , qui est infi-
niment plus pur, plus élégant et plus intelligible que
celui de ses contemporains.
La collection de ceux de ses écrits qui ont été pu-
PMHttnE iPOOt^E. HH
Mléi fte renferme guère que ses lettres ^ ses écrttt
acétiques, théologiques et moraux. C'est dans ses
manuscrits encore inédits que l'on trouverait sa pbilo-*
éophie rationnelle (1). Ils renferment , à ce qu'il paraît,
Attr la grande question des universaux , des documents
pirëeiéuK , foute desquels il est difficile de connaître au
jdsié quelles furent à ce sujet les opinions d'Abailard.
On sait qu'il s'était déclaré avec autant de force
eetitr'ô le nominalisme de Roscellin que contre le réa«
Uéme de Guillaume de Champeaux. Il enseignait, selon
toute probabilité 9 que les idées générales, sans avoif
iitie réalité objective, propre et indépendante, sont
une conception de l'esprit ; mais que cette conception
a besoin^ pour être formée et soutenue dans l'esprit,
de s'appUyér sur les signes du langage : il leur don-
nait pour pivot non le simple terme, comme Roscellin,
tnâis la proposition, parce qu'elle exprilne le rapport
et la connexion du sujet et de l'attribut tels qu'ils sont
i^&isis par l'etitendement. Sa carrière philosophique
avait commencé par sa lutte avec Guillaume de Cham*'
peaux ; elle se termina par une controverse plus sérieuse
avec Stfiernard. Celle-ci offre quelques traits semblables
à celle qui s'est élevée entre BossuetetFénélon. Abai«
lard fut condamné comme Fénélon et se soumit avec
la même docilité. Il avait codiposé à l'usage de ses
élèves un traité dans lequel il s'efforçait de leur expli-
quer rationnellement le dogme de la Trinité. On lui
reprochait d'avoir attribué dans ce Traité la toute-
(1) Les bénédictins en ont donné la liste dans rHistoire littéraire de
France. André Duchesne avait promis de publier sa Logique, mais il n*a
point malhettreitsement tenu sa promesse.
216 PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
puissance «au Porc à un meilleur titre qu'au Fils et au
Saint-Esprit, et d'avoir mis par conséquent de ladiflfê-
rence dans ce qui n'en devait souffrir aucune. 11 se
servait, pour expliquer la Trinité, de <^tte comparaison
qui paraissait équivoque et peu orthodoxe : de même
que la majeure, la mineure et la conclusion ne sont
qu'un seul syllogisme; ainsi le Père, le Verbe et l'Esprit
ne sont qu'une seule essence. Il parait enfin que l'orr-
ginalité de sa théologie consistait surtout en ce qu'il
donnait peur loi à la volonté de Dieu les attributs mêmes
qui sont inhérents à Dieu, comme la bonté, la justk^,
etc. ; identifiant ainsi la volonté et la nécessité dans la
nature divine. C'est là ce qui lui attira , avec la réfu-
tation de Robert Palleyn , professeur à l' université
d'Oxford , depuis cardinal et chancelier de l'église ro-
çnaine, les censures sévères de St Bernard (i).
Les circonstances de la vie de cet homme célèbre
peuvent donner quelque idée des opinfons et des idé^
de ses contemporains. Elles nous montrent quelle était
dès lors l'émulation qui se manifestait pour l'étude dans
la jeunesse française , quel intérêt passionné excitaient
les talents du maître^ les controverses qui s'élevaient,
et le caractère que prenait la rivalité des chefs d'école.
(1) Saint Bernard lui reprochait aussi d'avoir enseigné que la foi n'est
iutre chose que la croyance : définition impie qu'il donne, dil-il , in primit
lihris Theologiœ suœ , vel potiàs Slidiaogw, Au reste • saint Bernard ne
poursuiTait que les doctrines d^Abailard , dont il avoue qu'U ne pouvait
s'empêcher d'aimer la personne. Son zèle apostolique ne lui permetuit pas
de laisser passer sans contrôle ses erreurs religieuses, qu'il résume ainsi:
Cùm de Triniiate loquUur^ sapU Aeium; càm de gratiâ^ Pemgicti;
don de ChHstOf Nbstorium.
PREUIÈRE ÉPOQUE. 217
Des- milliers d^auditeurs entourent le professeur (1) ;
et lorsque , pour éviter la persécution , il est obligé de
fuir-le théâtre de sa gloire, ils le suivent dans sa re-
traite^ et viennent camper^ pour Tentendre, jusque
dans les forêts du Paraclet (2). Des moines irrités de
ses réprimandes, ou prenant ses vertus pour des re-
proches , ou révoltés par les réformes qu'il conçoit, le
tourmentent^ menaeent sa vie par le poison et Tassas-
$inat(3). Des monastères, des abbés, se disputent l'hon-
neur de le posséder, afin de s'approprier l'éclat de son
enseignement* Une femme ^ objet de ses affections, pre-
mière occasion de ses disgrâces , une femme qui . le
surpasse en sensibilité^ en délicatesse, en vertus,
semble presque l'égaler en. connaissances et en ta-
lents (4) ; après avoir été son disciple, elle devient elle-
même abbesse du Paraclet , et dirige ses jeunes com-
pagnes dans les études les plus élevées. Les lettres
d'Abailard et d'Héloîse, qui ont mérité d'être con->
servées à la postérité, et dans lesquelles les modernes
(1) Parmi les disciples d'Abailard , Crévier compte 20 cardinaux et plus
de 50 évèques on ardievèques. ( Eist, de Fum'v. , 1. 1. )
(8) n donna ce nom , qui signifie Consolateur, à un emplacement désert
situé à deux lieues de Nogenl-sur-Seine» où il ayait bàli de roseaux et de
chaume un petit et pauvre oratoire , en l'honneur de la Trinité. Il n*avait
amené avec lui qu'un derc pour toute compagnie ; mais bientôt ce désert se
peapla prodigieusement.
(d) n était alors à l'abbaye de St-Gildas de Ruys, dans le diocèse de
Vannes, dont les moines l'avaient élu pour leur abbé.
(4) ir existe dans le Recueil des faits et gestes de l'abbaye de Clugny une
lettre émle à Hélolse par Pierre le Vénérable , et dans laquelle le saint abbé
félicite en ces termes celte femme illustre de consacrer à Fétude de la religion
les connaissances supérieures qu'elle possédait : « Pro logicâ Eveuigelium^
pro Platane Christum , pro academiâ Ctaustrum^ Iota jàm et verèphi-
ioiophiea nwUer Uçisti, »
SIS raiLOSOMtE DO VOYEIf-AGE.
ont trouvé tout Fiotérèt du roman le plus attachant ,
sont y aux yeux de rhistorien , un monument sérieux
et instructif du développement qu'avaient acquis alors
le9 idées et Tinstruction, ainsi quede la direction qn^etles
Avaient suivie.
Parmi les contemporains d'Abailard(l), on distingue
OiLBERT DE LA PoRÉE , évèque de Poitiers , qui porta
dans Tétude des doctrines théologiques assez de har*
diesse pour s'exposer aux censures de l'autorité ecclé-
siastique, mais qui montra en même temps assez
d'habileté et de subtilité dans la défense de ses prin-
cipes pour se tirer heureusement d'affaire. Il avait fait
dans un ouvrage assez médiocre , intitulé Des six prin-
tipes, un résumé des catégories d'Aristote^ dont il avait
réduit le nombre à six.
PiEftRE LE Lombard , auteur du Médire des sentences ,
sut donner à l'exposition des vérités théologiques un
ordre et une clarté si remarquables, que son livre devint
le manuel de tous les professeurs, qui ne firent le plus
souvent que le commenter. Il avait , avec assez de tact
et de sagacité, classé les divers problèmes de la théologie
par ordre de matières, en exposant, avant de donner
leur solution , tous les arguments que l'on pouvait pré^
senter pour ou contre. U fit faire , au reste, peu de
progrès à la science. Il était de Novare , et devint évè-
que de Paris.
Gautier de St^Victor avait senti que l'application de
la dialectique à la théologie n'était guère susceptible
que de conduire à des résultats négatifs : dans ses écrits
(1) Oa éeHt tiMfti ^el^oefois Aheillard; de là le nom à' Abeille fi
caUe , Apis gallica , qui lui fïit donné par saint Dertiard.
qa'il dirigea contre le Maître des sentences, fl essaya,
mais en vain , de détourner ses contemporains de la
voie dans laqudle ils s'étaient engagés.
Tandis que Bernaiid de Chartres , qui donna à ren-
seignement de la grammaire y dans les écoles de Paris,
une grande étendile et une sage méthode, se livrait
a^vec ardeur à Tétude du peu de fragments que Ton pos*
sédait alors de Platon , et qu'il essayait aussi , comme
le fit quelque temps après, mais avec plus de talent, le
savant Guillaume de Gonebes , de concilier la doctrine
des IDÉES avec celle des eari<^iatf et des formes d'Âristote,
le mysticisme trouvait un assez grand nombre de par^
tisans, à la tètedesqu^ se placent Hugues et surtout
KicHAKn de St-Victor. Tous les deux étaUirent des
régies pour la contemptatiùn.^^ich^Lvd comparait lelienoù
elle étabIîC]son sl^e, au sommet d'une montagne, élevé
^u-dessus de toutes les sciences mondaines, d'où le sage
^t à sed pieds toute philosophie et toute science.
Cependant lliorizon scientifique s'agrandissait peu
à peu; Tétude de Platon et d'Âristote, que Ton corn--
mençait à mieux entendre, quoiqu'on n'eût point encore
leurs principaux ouvrages , tenait les esprits en év^ ,
et les études littéraires prenaient insensiblement plus
d'étendue. Le goût dominant était toujours celui de la
dialectique, et des subtilités qu'elle entraîne lorsqu'elle
estibreéede ne s'exercer que sur des mots. On commen-
çait cependant à comprendre qu'il y avait quelque chose
de mieux à faire que de discuter sur des lettres , ou
de peser des syllabes ;'on sentait qu'il était temps de se
livrer à des discussions moins puériles (1).
(1) On agitait alors ëans les écoles des questions à peu près au^si gratea
220 PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
Jean de Salisbury, qui^ comme tous les disciples
d' Abailard , se di&liogua par son goût et ses connais-
sances littéraires , fit tous ses^fforts pour élever l'esprit
de ses contemporains à des études plus utiles, et cen*
sura vivement la dialectique de son temps. Il repro*
chait aux philosophes leur soumission aux r^les d'A*
ristote , et leur foi aveugle dans la puissance des uni-
versaux. On connaît de lui deux ouvrages supérieurs
ù ceux qu'a vus naître l'époque à laquelle il écrivait :
l'un a pour titre Polycratkm ^ et l'autre Metalogictu.
Dans son Polycraticus^ Jean de Salid>ury s'est occupé
de philosophie 9 de morale et de droit : il s'attache prin-
cipalement aux applications pratiques ; il traite des de-
voirs et des droits des princes ; définit les lois et en
marque le but ; il embrasse enfin les diverses branches
de l'économie sociale. On voit avec surprise , dans un
écrivain du douzième siècle y cette belle apologie de la
liberté : < Il n'y a rien de plus glorieux que la liberté^
à Texception de la vertu , si toutefois la vertu peut être
séparée de la liberté. »
Il dirigea son Metalogicus contre une secte d'obscu*
rantistes du temps , désignés par le nom de Cmdfidens,
et qui s'opposaient au développement des études : il
employa contre eux les armes du raisonnement et de la
satire, et défendit la méthode d'enseignement qu'avait
développée Bernard de Chartres.
 DÉLARD de Bath et Alain des Iles s'élevèrent aussi,
par leurs connaissances et leurs vues supérieures , au*
dessus de leurs contemporains. Adélard avait visité les
que celles-ci : Un porc que Ton mène au marcbé esMl tenu par le conducteur
ou par la corde 1 ^ Celui qui achète une robe achète-t-il aussi le capuchon?
PREMIÈRE ÉPOQUE, 221
écoles des Arabes , en Espagne , TÉgypte et FAsie-Mi-
neure : à son retour , il consacra toute ractivité de son
esprit au développement des études littéraires et phi-
losophiques. Dans une allégorie ingénieuse qui res-
pire l'esprit du platonisme, il représente un jeune
•
homme voué au culte de la philosophie, et qu'une
déesse ennemie de la science , appelée Philoœsmie, s'ef-
force d*en détourner. La première l'emporte après une
vive discussion, dans laquelle Philocosmien'a cependant
rien négligé pour entraîner le jeune philosophe dans
les séductions et les plaisirs, du monde. Adélard s'était
occupé surtout d'exciter l'attention des philosophes
d'Occident sur la philosophie des Arabes , qui , pos--
çesseurs de la plus grande partie des œuvres d' Aristote,
étaietit bien plus avancés que ne Tétaient alors les pro-*
fesseurs les plus distingués de nos écoles.
Alain des Iles est l'auteur d'un poème célèbre inti^
iuléV Anii^Ctaudien. Au mérite d'avoir donné à ses idées
philosophiques, puisées surtout dans le mysticisme
alexandrin , le langage et les formes de la poésie, il
joignit celui de remettre en honneur la philosophie
morale , trop souvent négligée pour la dialectique , et
dont Abailard s'était aussi particulièrement* occupé.
Dans un livre qui a pour titre du Gémissement de la na-
ture, il fait apparaître la nature , s'entretient avec elle
et lui soumet plusieurs problèmes : on croit recon-
naître dans le personnage qu'il lui fait jouer et les fonc-
tions quil lui attribue , le DémUmrgos des nouveaux
platoniciens (1). Ainsi commençait à se faire sentir
(1) Dans son invocation à la nature, on croirait entendre Synésius. En
voici les deux premières strophes :
332 raiLOSOPHlK du V0YEN*à6E.
rinflaence des relations de plus en plus fréquentes qui
s'établissaient avec, les Arabes.
La fin de cette première période de la philosophie
scolastique , où Ton voit que l'esprit humain était allé
aussi loin qu'il était possible avec le seul argammi
d'AristotCi et les, livres mystiques attribués à St Dénia
TAréopagite^ est signalée par les efforts qui furent
tentés par Amalric de Chartres et Davii» de IKnant,
pour développer d'une manière indépendante quelques
idées empruntées à la philosophie ancienne , à peu près
sous le même point de vue que l'avait déjà fait avant
eux Jean Scot Érigène. Leur système était , à ce qu'il
parait, une sorte de panthéisme. Si l'on en croit l'hi^
torien Rigore(l), ces deux scolastiques auraient eu
connaissance des livres ie métapliyêique d'Aristote, qui
à cette époque avaient été apportés de Constantin^le
en France et en Allemagne. Ce qu'il y a de certain ,
c'est que l'autorité ecclésiastique, en condamnant sévè-
rement les erreurs d' A mairie et de David ^ attribua leurs
hérésies à l'influence des ouvrages du pliilosq[>he de
Stagyre : un décret de 1209 ordonna que tocs les ou^
vrages d' Arîstote fussent saisis et jetés au feu , avec
défense, sous peine d'excommunication ^ de les lire ou
de les copier de nouveau. Nous verrons à la fin du
second âge de la philosophie scolastique j, ce même
O Dei proies genltriiqae reruiil «
Vinculum mandi , slabilisquc besvs,
GemuM torMiMfl, spacnlamoiteeli,
Lucifer orbit!
PttX, amor, virtus, reKÎmen, poteslM,
Ordo , Ux, flois , Tfa , dax , orl|» ,
Viia , lax , tplendor, species, figurt,
Be^iknaadif
(1) Vie àt PbiUppe-Augiiste.
DEUXIÈME ÉPOQUE. 398
Aristote, mieux coddu, mieux apprécié^ traité d'une
madière bien différentes et, le croîrait-00 ? sur le point
d'être, canonisé.
Deuxième époque. — Depuis le treizième siècle jusqu'au
quatorzième.
*
• ■
Complète alliance du système de l* Église et de la phUosaphie ffAriê-
tote ; triomphe du réalisme. — Un vaste mouvement scientifique
est imprimé par ies Arabes.
RÉSUMÉ GÉNÉRAL,
AlkiiKit.
Alfarabi.
Avieense.
AbeaBsrâ.
PDILOSOPHES ABABE8.
û. 800 Alg^el.
m. 954 Thophaîl.
m. 1036 AverFoès*
PHIIiOSOiPlIBS ^UIVS.
m. 1174 , MsUm Maimnoude
PRINCIPAUX DOCTEUES 8COLA5TIQUXA.
Alexandre de Haies. m.
( Docteur irréfragable, )
Guillaume d'Auvergae. m.
Michel Scot. fl.
Albert le Grand. m.
St Bonaveiture. m.
( Docteur seraphique. )
Samt Thomas. ^ m.
( Docteur angeligue, )
Xichard de Hiddielon. m.
( Docteur très-solide, )
JSgidius GolooD^i. ' m.
( Docteur très-fondé, )
Herrey Ifatalis. m.
Arnauld de Villeneuve. m.
texmtMidLuUe* m*
( Docteur illumine'. )
m. 1197
m. IlilO
n. 1217
m. i3t»
1245 Vincent de Beauvais. m. 1264
Raymond de Pennafort. m. 1275
UM Robert Gro6Se-^ï6l«« m. 1253
^'217 Henri de Gand. m. 1293
1280 ( Docteur solennel, )
1277 Pierre de Lisbonne. m. 1SI77
(Jean XXI.)
1274 Duns Scot. m. 1306
( Docteur très-subtlL )
130O François de Myronis. m. 1325
( Docteur trèS'âétU, )
1316 Roger Bacon. m. lâM
( Docteur admirable. )
1325 Durand de SU-Pour^ain. m. 1332
1312 ( Docteur irès-resolu. )
1315 Pierre dAlbano. m. 1320
( Conciliateur ifer di/fërenvss. )
22i PHILOSOPHIE DU MOYEN-ACE.
En s'appliquant à un fond aussi étendu et aussi riche
que Test celui de la foi chrétienne, la dialectique avait
dû nécessairement dépasser les limites qui lui avaient
été impérieusement tracées : mais il s'en fallait beau-
coup que celte dialectique fût encore de la philosophie.
Pour qu'elle méritât véritablement ce nom , il lui fallait
plus d'indépendance et de liberté; et pour concpiérir
cette liberté, pour obtenir le droit de se séparer de la
théologie, elle avait besoin de plusieurs siècles de pro-
grés.
Pendant toule la durée de son second âge, elle ne
fut encore qu'une simple forme de la théologie; mais
cette forme acquit bientôt un tel développement^ elle
parvint à un si haut point de perfection, qu'il était
impossible que la théologie, pour prix des services
qu'elle en recevait , ne lui accordât pas un peu d'in-
dépendance. Elle en fut redevable à l'influence de trois
hommes supérieurs : Albert le Grand, St Thomas
d'Aquin , et Duns-Scot ; et au mouvement intellectuel
qui résulta de Tintroduction des œuvres d'Aristoie
commentées par les Arabes.
PHILOSOPHES ARABES ET JUIFS.
m
Cot Aristote, dont la fortune fut si diverse dans nos
écoles du moyen- âge (i) , allait donc enfin être connu
en entier par les érudits, qui, sur le peu qu'ils avaient
déjà appris de lui , s'étaient humblement mis à sa suite
et prosternés devant son génie. La collection complète
(1) Ou peut lire à ce sujet le livre de Launoy , qui a pouf titre : Ûe varia
Arisi, in acad. Parif. fortunà. Paris , 1662.
DEUXIÈME ÉPOQUE. 225
de ses écrits arrivait à la fois el par ConslaiUiaop]e ,
où.s'était établie la domination passagère des Latins,
et par l'Espagne, où depuis longtemps ils avaient été
répandus par les philosophes arabes. Les fameux califes
Ailmansor , Âlraschid et Âlmamon (1) s'étaient efTorcés,
par la fondation de nombreuses écoles et rétablisse-
ment de riches bibliothèques, dé répandre parmi leurs
sujets le goût des sciences et des lettres ; grâce à leurs
soins, cette nation puissante et enthousiaste, après
avoir soumis à ses armes une grande partie de l'Asie,
de l'Afrique et de l'Europe, reporta toute son activité
vers l'étude de la médecine, de l'histoire naturelle,
des mathématiques et d^ la philosophie. Les Arabes
avaient trouvé répandues sur les côtes de la Méditer-
ranée les doctrines d'Aristole et celles des alexandrins.
C'était préçiséinent ce qui convenait à leur génie, à la
fois enthousiaste et subtil. Ils commentèrent la logique
d'Âristote, en se livrant à l'exaltation du mysticisme
< «
néoplatonicien .
Al&indi de Basra , qui donna le premier exemple à
m
ses compatriotes d'un culte aveugle pour Aristote, flo-
rissait vers les dernières années du règne de Cbarle-
magne, à la cour du calife Almamon, dont il était le
médecin : les sciences physiques et mathématiques
furent principalement l'objet de ses études.
Un admirateur encore plus zélé d' Aristote fut Al-
FABABi, la gloire de l'école de Bagdad, qui, né dans
un rang élevé et possesseur d'une grande fortune, se
dévoua tout entier aux travaux de l'étude et aux exer-
cices de la méditation. Les scolastiques (iront un très-
(1) AI Mausour , llarouo Al Rasciiild , Al Mamoum.
15
926 ' PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
grand usage de sa logique et de son Traité sur l'origine
et la division des sciences.
AvicENNE y rbomme le plus extraordinaire qu'ait
produit cette nation , est aussi distingué par les con-
naissances qu'il possédait en médecine, que par ses
travaux philosophiques. Ses commentaires de là méta-
physique d' Aristote annoncent un esprit original ; ses
écrits sur la médecine, quoique ne renfermant guère
qu'une compilation d'Hippocrate et de Galien , rempla-
cèrent l'un et l'autre, môme dans les universités de
l'Europe, et furent étudiés comme des modèles à Paris
et à Montpellier, jusqu'à la fin du dix-septième siècle,
époque à laquelle ils sont tombés dans un oubli presque
complet.
Ces ' doctrines philosophiques , conçues dans le
sens du sensualisme d' Aristote relevé par l'idéalisiùe
alexandrin , furent combattues par Algazel de thus ,
qui attaché au Coran, et regardant les miracles de
Mahomet comme les preuves de sa mission divine, di-
rigea les armes d'un habile scepticisme contre les opi-
nions dogmatiques de ses compatriotes.
Thophâîl de Cordoue ne s'en livra pas moins à l'étude
des doctrines mystiques d'Alexandrie : dans un roman
■
ingénieux qu'il intitula l^ Homme de la nature ou le Pfiifa-
sophe qui s^instruit par lut-même (Philosophm autodidactus),
il développa avec esprit et originalité les principales
idées qu'il avait empruntées à cette philosophie (i).
(1) Leibnitz, qui Vayait la avec nn i^laisir extrême, prétend qu'on peat
conclure de cet exceUent ouvrage que les pensées dea philoso|ikes arabes anr
la {grandeur de Dieu ne le cèdent en mai rélévation des philoso|iiies chré-
tiens*
DEUXIÈME ÉPOQUE. 227
Maïs le plus célèbre des philosophes arabes fut sans
contredit Averroès, né à Gordoue comme son maître
Thophaïl, et mort à Maroc au commencement du trei-
zième siècle (1). Il exerça sur la philosophie scolastique
une immense influence. Pénétré d'une admiration et
d'un respect presque servile pour Ârislote, il fit par-
tager ses sentiments à ses contemporains; mais, comme
en même temps il mêla aux doctrines du Sta^yrite des
idées empruntées aux systèmes des alexandrins, et par-
ticulièrement rhypolhèse de rémanalion,.il entraîna
les philosophes du moyen-âge, qui Jugèrent Aristote
d'après lui, dans leurs interminables discussions sur
la matière et la forme, sur la substance et Y essence, les
quiddités, lesformes substantielles, et une infinité d'autres
expressions qui hérissèrent le champ de la métaphy-
sique et de la psychologie scolastiques. Ce fut à son
exemple que toutes les espèces de syllogisme, toutes
les règles de l'argumentation furent si péniblement et
si minutieusement élaborées, classées, divisées, sub-
divisées. Le principe de la contradiction , qù'Aristote
avait déjà invoqué, et que Lefbnitz entoura plus tard
d'une nouvelle lumière , est regardé par Averroès comme
le premier principe des connaissances, comme celui
qui se suffit à lui-même, sans lequel non-seulement
toute démonstration , mais même toute philosophie est
impossible. Sa définition de la matière et de Informe est
faîte avec beaucoup de précision; elle a servi de règle
aux âges suivants : « La matière se conçoit en faisant
abstraction de toute différence , et môme de toute quan-
tité; elle se distingue cependant de la simple privation,
(1)- Selon quelques auteurs en 1206» selon d'autres en 1217.
228 PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE..
OU du néant, en ce qu'elle est le sujet d'individus sen-
sibles. Elle contient en elle toutes les formes, mais
seulement d'une manière virtuelle ( in potentiâ ) , j usqu^à
ce que la cause efficiente puisse les extraire et les ac-
tualiser ( extrahere in acium ). Cette grande opération
explique tout le système des êtres, tous les phénomènes
de la nature , comme le secret des ressorts par lesquels
elle s'exécute constitue toute la science. »
Deux classes principales de philosophes se remar-
quent chez les Arabes : les uns , nommés Médabberim
(parleurs, dialecticiens, raisonneurs)^ partant des
doctrines positives du Coran, tâchaient d'expliquer
philosophiquement l'origine du monde; ce sont les
sensualistes de cette nation. Les autres, attachés au
système platonique d'Alexandrie, et par conséquent
idéalistes, croyaient à l'éternité du monde, et cher-
chaient à rattacher cette idée à la religion positive. A
cette école appartenaient les ascétiques et les sofîs, ou
soufis, panthéistes mystiques, dont la doctrine, ré-
pandue encore aujourd'hui dans la Perse et dans l'Inde ,
avait été développée, dans le second siècle de l'hégire,
par Aboul said Aboul Cheir.
Ce furent les Juifs qui servirent d'intermédiaires
entre le commerce intellectuel qui s'établit entre l'Oc-
cident et les Maures d'Espagne; ce furent eux qui,
parcourant pour leur négoce l'Europe en tous sens,
l'initièrent en même temps aux travaux des Avicennc,
des Thophaîl et des Averroès. Eux-mêmes possédèrent
à celte époque deux philosophes distingues , Aben
EsiiA et Moïse MamiMomdë.
Les ouvrages du premier, surnommé par ses com-
DEUXIÈME ÉPOQUE. 229
patriotes le Sage par excellence , V Admirable^ n'ont point
été imprimés. On sait qu'il s'occupa principalement de
l'interprétation des livres sacrés et de la science caba-
listique. Le second développa , toujours selon l'esprit
des alexandrins, les doctrines du péripatétisme. Un de
ses livres y intitulé le Docteur des inceriains (Doctor per^^
plexùrimi (1) lui attira de la part de ses coreligion-
naires des persécutions qui le contraignirent de se
réfugier en Egypte : il ouvrit au Caire une école , où
son enseignement attira autour de lui une foule d'au-
diteurs.
DOCTEURS SCOLASTIQUES.
On peut se faire d'avance une idée de la fermentation
que dut causer dans nos cloîtres et nos monastères du
moyen-âge l'introduction de la philosophie des Arabes.
Alors commença pour ce moyen-âge , que l'on se re-
présente trop souvent comme l'ère des ténèbres et de
l'ignorance , un mouvement intellectuel aussi vaste
qu'intéressant. C'est une chose admirable que cette
ardeur avec laquelle les esprits se livrèrent à l'étude :
leurs investigations se portèrent en même temps sur
les sciences naturelles , sur la métaphysique et toutes
les questions qui s'y rattachent. Jamais la culture des
sciences ne fut plus active que dans ce xui* siècle, si
peu conliu encore et si digne de l'être; jamais la langue
latine ne s'enrichit d'un plus grand nombre d'ouvrages,
jamais l'érudition ne fut plus en honneur. On peut dire
que le» écrivains de la Grèce et de Rome furent, a la
(1) More Nçyoçhim , traduit en latin par J. Burtorf.
I
â30 PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
fin de ce siècle, aussi bien connus que de nos jours.
Les écoles reten lissaient de leurs noms, de rexplication
de leurs écrits; un docteur scolastique n'était réputé
digne de Tètre que lorsqu'il les avait publiquement
commentés. Les philosophes arabes, oubliés de nos
jours , jouissaient d'une grande réputation : on avait
souvent plusieurs traductions du même auteur : ce
n'était qu'en comparant diverses traductions entre
elles, avec line peine et quelquefois une sagacité ad-
inirables, ^ue l'on parvenait à les éclaircir, à les con-
cilier, à corriger leurs erreurs. Cependant il faut avouer
que si l'érudition fut immense, le jugement et le goût
n'en réglèrent pas toujours Remploi : on s'attachait à
savoir, sans s'inquiéter si l'on savait bien et comment
on savait.
li'épîscopat de Guillaume d'Auvergne (1) ouvre ce
second âgeide la philosophie scolastique. La dispersion
de V université en 12îi9 (2), ï'érectioii de ïa chaire de
tbéologie cliez îea franciscains et les dominicains^
rà'dmission des frères mendiants (3) au partage dès hoH-
, (1) Évèque de Paris en 1228 , mort en 1248 , selon les auteurs de la GMia
christiana.
(â) L'université de Paris , déjà parvenue à un Aaul degré de prospérité ,
avait obtenu pour ses élèves et ses maîtres des privilèges (|ui excitèrent pins
d'une fois de funestes conflits entre elle et les autorités n^ilitaire^ et civiles.
Une querelle entre les écoliers et le prévôt de Paris lut fit, à cette époque ,
suspendre ses leçons pendant deux années. Elle les reprit enfin en 1231 , a
la sollicitation du pape Grégoire IX y qui lui fit obtenir satisfaction. C'est
dans cette bulle que le pape donnait à l'université de Paris, qu'il louait
comme la mère des sciences , le nom de Cariath-Sepher , ou ville des lettres.
(3) Les uns et les autres avaient adroitement profilé de la dispersion de
l'université pour se glisser dans l'enseignement. Ce fut le pape Urbain IV
qui ordonna , en 12i4 , à Tuniversité , de leur conférer les titres académiques:
de là, la rivalité qui s'éleva entre elle et les flrères prêcbeurs, qui, non
DEUXIÈME ÉPOQUE. 231
neùrs académiques, la pluraKté des bénéfices, objet
de disputes très-vives, la propagation des doctrines des
philosophes grecs et arabes, développées avec éclat
par Alexandre de Haies, Albert le Grand, Robert de
Lincoln (1) ; tels sont les principaux événements qui
font de cet épiscopat l'une des époques les plus intéres-
santes de l'histoire philosophique de France.
Guillaume semblait fait pour l'époque où il vivait :
animé d'une piété fervente , riche de l'érudition sacrée
et pro&ne que l'on pouvait acquérir alors , dialecticien
habile ; il rejeta de la métaphysique et de la science
paturelle ce qui ne pouvait se concilier avec le texte
de la Bible, dans laquelle il puisait les principes de sa
doctrine.
Alexandre de Haies, qui reçut de ses contemporains,
habitués à donner à chaque docteur un titre honori-
fique, le nom de Doctor irrefragabilis , commentateur du
Mcâtre des sentences ^ de Pierre le Lombard; Vincent
de Beauvais, qui, grâce à la munificence de St Louis
■
dont il éleva les enfants , put rassembler une nombreuse
bibliothèque, et en profita pour composer, sous le
point de vue des réalistes , une espèce d'encyclopédie
sous le titre de Miroir naturel , historique et doctrinal ;
Michel S6ol, qui, établi à Tolède en 1217, traduisit
plusieurs livres d'Aristote, et entre autres le traité de
jinimû] Robert Grosse-Téïe, qui enseignait avec succès
contenls de la part qu'on leur avait faite, ont travaillé de tout temps à la
Supplanter. On sait que Tordre des dominicains s'est fondu dans celui des
jésuites , toujours si prompts à réclamer pour eux le privilège de Venseigne-
mekit public , et si peu disposés , quand ils en ont été possesseurs , à l'accorder
aux autres.
(i) Surnommé Robert Greal-Hcad (Grosse-Tèle).
232 PHILOSOPHIE DU HOYEN-AGE.
à Paris et à Oxford , ne firent que coromenter les ou*
\rages d'Âristote , en essayant de concilier sa méta-
physique avec la théologie dogmatique : qu'il nous siif-
fîse de les avoir mentionnés ; et arrêtons maintenant
nos regards sur les trois grands hommes qui , par
leurs gigantesques travaux, exercèrent sur cette époque
d'érudition une puissante inQuence.
ALBERT LE GRAND.
Albert, issu de l'illustre famille des comtes de BoU-
stadt, naquit en 1193, à Lavingen, ville de Souabe.
Doué du génie le plus heureux pour les sciences, il
les cultiva avec ardeur dans les académies de Paris ^
de Pavie. Ce fut dans cette ville^ où il étudiait les
mathématiques, la philosophie et même la médecine,
qu'il fit connaissance de Jordan, supérieur des frères
prêcheurs^ et que séduit par ses discours, édifié par
ses exemples, il entra dans l'ordre de St-Dominique.
II enseigna à Paris et dans plusieurs villes de l'Allemagne,
et fixa en 1248 sa résidence à Cologne , où il mourut
à l'âge de 87 ans. La collection imprimée de ses œuvres,
quoique se composant de vingt et un volumes in-folio,
ne comprend pas encore toutes celles dont il fut l'auteur.
Albert est, sans contredit, un des hommes les plus
extraordinaires que présentent les annales de la philo-
sophie. On ne peut s'empêcher d'éprouver la pins vive
surprise quand on songe à son activité incroyable,
quand on considère le nombre immense de ses ouvrages,
et surtout quand on a égard aux diflRcultés dont les
études et l'art de l'écrivain étaient nécessairement hé-
I
DEUXIÈME ÉPOQUE. 233
risses , â une époque où rimprimeric n'était pas encore
découverte. Ce fut à la prière des frères de son ordre
qu'il étudia celte philosophie d'Aristote , qui marchait
déjà à grands pas vers Fempire absolu qu'elle exerça
bientôt parmi les scolastiques. Il entreprit de le com-
menter y bien plus , de le faire passer dans la langue
latine, dépouillé de son obscurité, corrigé dans ses
aberrations, étendu là où il était trop bref, complété
enfin dans les parties de sa doctrine qui étaient encore
inconnues aux Latins. Second Âristote, il voulut, «
comme le premier, parcourir le cercle entier des con-
naissances humaines. 11 avait beaucoup voyagé, et s'était
procuré des livres à grands frais. Gomme il s'était par-
ticulièrement adonné .à l'étude des science» naturelles ,
et qu'il avait acquis des connaissances bien supérieures
à celled de ses contemporains, on l'accusa de magie
noire, ce* qui n'est pas très-étonnant; mais ce qui le
paraîtra davantage, c'est qu'il avoue lui-même cette
qualification, et qu'il déclare dans son traité de PAme
que, dans ses expériences magiques, il a reconnu la
réalité des enchantements (i).
Au reste, ce fut plutôt un érudit et un compilateur,
(1) On raconte qu'il avait exécuté un aulomate non-seulement animé,
mais même doué de la parole , automate <iue saint Thomas brisa, dès la pre-
mière Yue , à coups de bâton , le prenant pour un agent du démon. Mais ce
qui prouve, non le pouvoir magique du docteur, mais les progrès étonnants
qu'il avait faits dans les sciences naturelles , c*est le fait suivant , attesté par
les historiens. Guillanme de Hollande, couronné roi des Romains , passant
par Cologne, Rendit visite au célèbre professeur. Albert le reçlUt d'une ma-
nière digne de ses connaissances et de la majesté royale , en lui offlrant , dans
un Jardin du eloitre qu'il habitait, la paruA du printemps et sa douce tem-
pérature , au cœur ml^e de Thiver ; chose qui serait très-extraordinaire de
nos jours, et qui dut le paraître bien davantage dans un siècle peu éclairé.
23i PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
qu'un profond penseur et un critique original/ Dans
ses commentaires d'Âristote, il eut recours principa-
lement aux écrivains arabes , mêlant les idées néoplato-
niciennes et celles de son auteur. C'est avec lui que
commencent les subtiles discussions sur la matière et
la forme, l'essence et l'être ( quidditas et eaAstentia ) ^ que
nous verrons si souvent reproduites.
SAINT THOMAS D^AQUIIf .
»
Thomas appartenait, comme Albert le Grand , à une
famille distinguée (i); comme lui il renonça aux hon-
neurs et aux dignités du monde, pour se livrer aux
exercices religieux et à ceux de l'étude; comme lui il
entra dans l'ordre des dominicains. Il porta dans cet
ordre le même désintéressement, et ne voulut accepter
d'autres fonctions que celles de professeur : mais il
Alt un professeur incomparable ; aussi le nomma-t-on
Doctor angeticus , l'Ange de l'école^ Il fit ses premières
études à Naples , et alla les achever à Cologne sous
Albert le Grand. 11 enseigna tour à tour à Cologne
même , à Paris , et dans les différentes villes d'Italie
où il accompagnait la cour de Rome; il exerça dans
cette dernière contrée la môme influence qu'Albert
exerçait sur TAIlemagne.
St Thomas possédait un véritable esprit philoso-
phique , une immense lecture , des connaissances
étendues; avec un zèle véritable pour le progrès des
études rationnelles. Quoique moins érudît qu'Albert
le Grand, il comprenait toute Timportance des phi-
(1) ïl était de la famille des comtes d'Âquin.
» • • 1 ^
DEUXIÈME ÉPOQUE. 235
losophes arabes et grecs; il encouragea puissamment
la traduction de leurs ouvrages. L'Europe lui doit
infiniment pour toutes les traductions qu'il (it faire.
Cesi surtout comme métaphysicien et comme mo-
raliste qu'il mérite une place distinguée dans
• « -a
l'histoire de la philosophie. 11 était idéaliste^ et con-
sidéraiit l'objet de l'intelligence, ou la forme abstraite
des chos(es, comme leur essence originelle. Il s'appli-
aua à donner à ce système une meilleure assiette, en
développant la théorie de la pensée donnée par Aris-
tote^ théorie à laquelle se mêlait aussi une partie des
idées. de Platon et des alexandrins.
Mais le but principal de ses efforts était .de donner
une forme philosophique à la théologie , en approfon-
dissant davantage cette science dans l'esprit des écoles
d'Âristote et d'Alexandrie. Sa Somme (Sûmma theotogiœ)
est le plus grand monument de l'esprit humain au
moyen-âge. C'est le premier et le plus complet essai
d'un système théologique , dans Iquel on trouve ,
tracés d'après St Augustin , les principaux traits de
la théodicée de Leibnitz. La morale, divisée en gêné*
raie et en spéciale^ est traitée en partie d'après celle
d'Aristote; et; quoique St Thomas n'en ait pas déter-
miné les notions fondamen laies avec assez de précision
et de profondeur, cette science lui est redevable d'une
infinité d'aperçus aussi justes qu'ingénieux. 11 fut
longtemps le principal guide pour la théologie, et sa
doctrine philosophique compta pendant plusieurs siècles
un très-grand nombre de partisans.
336 raiLosopaiE pu moyen-âge.
«
nxn 0UN8 8G0T.
L'ordre de St-François produisit un auCre philosophe
aussi célèbre que les deux précédents , qui engagea
contre eux une lutte vigoureuse , et se plaça au premier
rang des scolastiques du temps : ce fut TAnglais Duns
ScoT, né à Dunston, en Northumberland, vers Tan
d275, et surnommé le Docteur subtil, Doctor subtiUs.
Ses ouvrages attestent qu'il avait beaucoup lu : ils
renferment un résumé comparatif des opinions diverses
sur les questions agitées de son temps. Quoique réa-
liste , il s'écartait de la doctrine de St Thomas sur les
idées génék*ales ; il soutenait que Funivers n'est point
contenu seulement en puissance (passe )y mais en acte
{actu)j dans les objets. II faut avouer que le désir de
combattre ,les [doctrines de ses adversaires l'engagea
dans de vaines distinctions et des subtilités qui ne jus;
tilièrent que trop le titre qui lui fut donné.
On peut en voir un exemple dans la manière dont
il résout le problème de l'individuation. < Quoique les
notions générales aient leur origine dans l'expérience,
dit-il , elles n'en sont pas moins réelles, parce que l'en-
tendement ne les produit ' pas , mais les reçoit ; car
l'objet préexiste à l'acte de la connaissance. Dans tout
genre, il y a une première unité qui en est le mètre.
Cette unité est réelle, car les objets mesurés sont réels.
Or des objets réels ne peuvent être mesurés par un
être de raison. Cette unité n'est ni individuelle, ni nu-
mérique; elle réside dans les choses , indépendamment
des opérations de l'entendement. »
DEtJXlÈME ÉPOQUE. 237
Maintenant y quel est réiément qui doit se joindre à
r universel, au général, existant déjà réellement, pour
en former un individu ? Duns Scot ne trouve cet élé-
ment , ni dans la matière , ni dans la forme , ni dans
Taccident. Il a recours, alors, à ce qu'il appelle des
entités positives, qui] déterminent la nature des choses :
c'est ce que son école nomme les hœccéités ( hœcceitates);
par exemple , comment Pierre est-il un individu ? Gela
\ient, dit Scot^ de ce que la pétréité vient s'unir à
Vhumanité.
Il reste à Scot une gloire plus durable que celle
d'avoir grossi le catalogue, déjà si volumineux, des
entités de la scolastique; il a distingué avec netteté les
deux ordres d'idées : celui des idées sensibles, et celui
des idées nécessaires et absolues. C'est dans ces der-
nières qu'il a fort bien démontré qu'existe toute vérité.
La sensation en est l'occasion et non la cause ; elles
reposent sur la vertu de l'esprit qui les forme. Sa dé-
finition de la volonté est fort remarquable : il la con-
sidère comme une spontanéité absolue , comme une
libre causalité : la perfection de la volonté consiste
dans sa conformité avec celle de Dieu.
Tels sont les trois hommes qui , en perfectionnant
la forme de la théologie , c'est-à-dire la seule philo-
sophie qui pût exister alors, l'avaient élevée si haut,
qu'il n'était pas possible qu'elle tardât longtemps à se
détacher du fond auquel elle avait été subordonnée,
et à commencer une carrière indépendante. Leurs con-
temporains ne pouvaient faire autre chose que de
prendre parti pour l'un ou pour l'autre, et de se traîner
à leur suite. Il serait donc aussi inutile que fastidieux
238 PHILOSOPHIE DU MOTEN-ACE.
d^entrer dans tous les détails de ces discassions qu'ils
entamèrent, à leur exemple, sur les matières abstraites
qui composent la métaphysique d'Aristote^ de ces sub-
tilités et de ces argumentations puériles, qui ne sont
que la reproduction, sous des formes plus ou moins
intelligibles, de leurs principales idées. C'est dans les
ouvrages des maîtres , et surtout de Duns Scot , qu'il
faut chercher les doctrines de cet âge sur l'existence,
Tessence, la chose et la substance; sur l'idée du rap-
port, et sa ditTérence de son objet ; sur la gradation des
accidences ; sur la cause de rindivisibilité des choses ;
sur le rapport de la matière à la forme; sur l'espace
et le temps; sur la simplicité de l'âme; sur la nature
de la pensée et de renlendement; et autres questions
ontologiques dont était embarrassé le champ épineux
et stérile delà scolastique.
Le peu de certitude des résultats produits par une
telle manière de philosopher aurait sans doute ouvert
les yeux des hommes vraiment supérieurs qui s'y li-
vraient avec une ardeur incroyable , s*il eût été dans
l'esprit des savants de ce siècle de chercher dans les
études quelque but pratique. Mais comme la plupart
étaient des solitaires livrés A la vie contemplative , dé-
tachés du monde, peu occupés des intérêts de la société^
le seul but qu'ils se proposaient était d'étudier l'onto-
logie dans ses rapports à la théologie ; et ils ne pou-
vaient se distinguer qu'en surpassant leurs prédécesseurs
en subtilités. Ceux dont l'esprit n'était pas entièrement
satisfait , et qui renonçaient aux spéculations abstraites,
ne songeaient point à tirer de l'observation et de l'ex-
périence , ces deux sources idépuisaSles de connais-
DEUXIÈME ÉPOQUE. 239
sdnces> des principes plus solides : ils n'avaient alors
d'autre ressource que de recourir au mysticisme. C^est
ce qu'avait fait un des plus célèbres contemporains
d'Albert le Grande Jean de Fidanza, plus connu sous
le nom de Saint Bon aventure, et surnommé par son
siècle le bocteur séraphique. Il avait ramené toute science
â la lumière venue d'en-haut, ou à Tilluminisme, dont
îl distingue quatre sortes : extérieur , intérieur , infé-
rieur et supérieur. C'est dans le sein de Dieu seul quMl
pensait que les liommes peuvent avoir la vérité et
trouver le bonheur. Dans son Itinéraire de l'âme à Dieu
il décrit les six degrés par lesquels l'homme arrive à
Dieu , et rapporte à ces degrés autant de facultés de
l'âme : conception assez riche et ingénieuse , mais en
grande partie arbitraire et forcée.
Mais le nombre devait être et fut en effet bien plus
grand , de ceux qui s'élancèrent dans les voies nou-
velles qu'avaient frayées les Albert, les Thomas et les
Duns Scot. Nous ne pouvons donner à chacun d*eux
une attention particulière. Bornons-nous à indiquer,
dans une revue rapide , les principaux traits de la lutte
qui s'établit entre les thomistes et les scotistes, les par-
tisans de l'Ange de l'école et ceux du Docteur subtil.
THOMISTES ET SCOTISTES.
Contemporain de saint Thomas, Henri de Gand , qui
obtint le titre de Docteur solennel, dans la critique des
formes d'Aristote et de quelques-uns des principes de
saint Thomas, s'éleva à des abstractions qui lui procu-
rèrent dans son temps une grande renommée. On s'oc-*
n
240 PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
cupait alors de savoir si Yéire peut être distingué de
V essence; il parait qu* Henri de Gand résolut cette ques-
tion à la satisfaction générale. On trouvera bon que
nous ne répétions pas ici son argumentation , à laquelle
nous avouons d'ailleurs n'avoir rien compris.
Un autre docteur y le Docteur solide (solidus, copianu,
fundatissimus) ^ Richard de Middceton, qui naquit et
enseigna a Oxford , et appartenait à l'ordre de St-Fran-
çois, eut le mérite, assez rare à cette époque^ d'une
certaine netteté dans les idées , et d'une assez grande
réserve dans les spéculations abstraites. Les thomistes
n'admettaient aucune différence entre les âmes ; Richard
les combattit : < L'âme humaine, dit-il dans ses [com-
mentaires du Maître des sentences, a une certaine ex-
pansion qui se distingue de l'étendue des corps , quoi-
qu'elle ait quelques rapports avec elle; elle est présente
dans chaque partie du corps, comme Dieu dans
chaque partie de l'espace. »
On doit distinguer parmi les disciples de Duns Scot^
François de Myronis , qui reçut et mérita les surnoms
de Docteur illuminé , déliée de Docteur des abstractions :
il détermina avec précision quelques idées de son maître^
auxquelles il en ajouta qui lui étaient propres.
Les principes de St Thomas ne restèrent pas sans
défenseurs : on remarque a leur tête ^ëgidio Colonna
de Rome, réaliste conséquent^ qui faisait résider la
vérité aussi bien dans l'intelligence que dans l'objet..
Son principal mérite est d'avoir développé avec clarté
les problèmes et les difficultés métaphysiques, et essayé
de concilier les opinions opposées sur l'être , la forme,
la matière et Tindividualilé. Un autre thomiste, Hervey
DEUXIÈME ÉPOQUE. 241
MalaliS) Breton, qui devint général de l'ordre de St*
Dominique, se distingua par une dialectique savante,
mais le plus souvent abstraite, et surtout par ses con-
troverses avec révêque Guillaume Durand de St-Pour<«
çAiiv. Ce dernier, homme d'un grand sens, commença
à apercevoir la futilité de l'escrime dialectique. « Quelle
que soit l'importance, dit-If, qu'aient voulu attacher
les partisans d'Àristote à leur entendement actif , cette
question intéresse moins que la vérité. » Par une dis-
tinction plus exacte delà conception et de son objet, il
prépara la chute du réalisme. Il fut surnommé le Docteur
ires-résolu.
nOGER BACON ET HAYMOND tULLB.
La un de ce treizième siècle est signalée par Tappa-
rition de deux hommes bien plus extraordinaires que
tous ceux dont nous venons de parler : l'un est le
moine franciscain Roger Bacon, et l'autre Raymond
LULLE.
Le premier est cet honune doué d'une raison si
puissante et si supérieure à son siècle , qui , ouvrant
subitement à ses contemporains une voie inconnue, à
peine soupçonnée des siècles antérieurs, o^, à la fin
du xiii** siècle^ s'affranchir du joug de la philosophie
scolastique , pour pénétrer dans le secret des sciences
naturelles^ par la méditation, l'expérience, et l'étude
de la nature. Le second , esprit aventureux , condamné
par les uns comme hérétique, et vénéré parles autres
comme un. saint et un. martyr, tour à tour soldat,
courtisaû, marié, moine, érudit, philologue, mys-
16
343 PoiLosonn du moyen-âge.
tique ^ théologien, philosophe , éormio, mîttioiUMiM^
est le créateur de cet An œnéimUoire^ qu'im ipfMte
YAri merveilleux, de cet art qui, après awir excité Tad-
miration des hommes les plus distingués , est tombé
dans un oubli si complet, que le nom même de mm
auteur est à peine connu aujourd'hui»
Roger Bacon était né à uchester, dans le comté do
Sommerset. Ses contemporains, qui ne le comprirent
pas, lui donnèrent le titre de DoOeur admiraUe» Son
maître, Robert Grosse-Téte, évèque de Lincoln , parait
être le seul qui ait apprécié le mérite de ses travaux
et de la réforme qu'il avait \oulu introduire daftis
l'étude des sciences. Son influence sur te temps où il
vivait pouvait être immense; elle fiit. presque nulle.
L'ignorance et la superstition apportèrent aux e'fforts
de son génie un invincible obstacle. Les franciscains,
auxquels il appartenait ,• lui interdirent la paMîcatiott
de ses ouvrages, sens peine de perdre le Hêêtb ei if^te mU
au pain ei à Veau pendant plusieurs jours.
Il trouva cependant un protecteur plus éclairé daim
Clément lY , qui , éleVé à la chaire de St-Pierre » lui
demanda et obtint le plus important de ses ouvrages^
celui qui a pour titre Opu$ mgus, dans lequel il exposait
ses projets de réforme^ et la méthode qui devait y prè-
»der. Tant que vécut ce pontife , Bacon jouit d'une vie
paisible, et vit ses travaux encouragés et estimés : mais
lorsque la mort l'eut privé dé cet appui, la baine et la
jalousie s'attachèrent à sa personne, et, victime de son
amour pour la philosophie , il fut en butte aux plus
cruelles persécutions, et traîné comme swcierdanslèsea-^
chots, où il demeura enfermé pmdant de longues
\
DEUXIÈME iPOQUfi. ftiâ
La carrière de Raymond LuUe fut bien plus agitée.
Entraîné par une imagination ardente, il passa sa vie
à courir le monde; il voulut entreprendre des croisades;
il assiégea les rois et les papes de ses sollicitations con*
stantes pour la doubfe cause de la conversion des Sar-
rasins et de la propagation de la science nouvelle
qu'il avait inventée, et périt dans une traversée en re^
venant d'Afrique, où il était allé pour délivrer des
captifs chrétiens.
Il est probable qu'il avait emprunté à la cabale des
Juifs et aux Arabes l'idée sur laquelle reposait son grand
ai3|. Comme Pytbagore, les gnostiques, les prêtres de
l'antique Egypte , il trouve dans les combinaisons des
nombres des ra{>ports mystérieux qui serrent de base
aux développements de son système.
Il partait de cette bypotbèse, qui, d'après les idéc»i
des réalistes du temps, devait lui paraître d'une eer-^
titude incontestable : que les notions générales et Leurs
combinaisons logiques représentent exactement l'em-
pire des objets réels; que les genres et les espèces des
différents êtres de la nature s'engendrent et se pro-
duisent de la même manière que les. conceptions de
notre esprit. Cette bypothèse le conduisit à penser qu'il
réussirait à composer à priori une sorte d'arsenal de la
science : il n'aurait besoin pour y parvenir que de faire
la nomenclature des idées abstraites , en les distribuant
d'après le rôle qu'elles jouent dans leurs combinaisons
diverses, et en représentant d'avance le tableau de tous
leurs éléments possibles. Avec une telle table, il n'était
pas besoin d'étudier les laits : les faits de la nature
n étant autre "chose que des combinaisons d'idées, il
2AÂ PHILOSOPHIE DU MOYEN-AGE.
suffisait pour les connaître, sans qu'il fût besoin de
recourir à rexpérience , de calculer tes combinaisons
indéfinies de ces idées. Restait à indiquer par des signes
symboliques un moyen facile de j>rocluire et de suivre
tous leurs rapports possibles : tel fut l'objet de ces
cercles figuratifs , de ces tableaux synoptiques , de ces
arbres généalogiques , variés et développés en mille
manières, et à l'aide desquels l'auteur du grand art
crut avoir résolu son chimérique problème.
Il faut convenir qu'il devait y avoir , pour un homme
doué d'une imagination aussi vive et aussi exaltée ,
quelque chose de bien séduisant dans l'idée qui fait le
fond du système combinatoire : elle flattait cette se-
crète et indéfinissable disposition de notre âme, ce
penchant pour le merveilleux , dont les plus grands
hommes ont ressenti l'influence^ et qui nous porte ir-
résistiblement à chercher la vérité dans les abstractions,
et la réalité de la science dans les signes.
C'est de là , à n^en point douter , qu'est résulté le
prestige qui pendant si longtemps a attiré sur les pas
do Raymond LuUe une foule de sectateurs, de com-
mentateurs^ d'imitateurs, parmi lesquels on compte
plusieurs hommes supérieurs. Nous croyons même ne
pas trop nous abuser, en nous imaginant qu'au milieu
des méditations plus sérieuses et plus graves de notre
siècle positif, le système hardi d'un rêveur du treizième
siècle peut encore exciter l'intérêt et la curiosité.
C'est encore la nomenclature d'Aristote qui sert à
Raymond Lulle de point de départ. Il place sur autant
de colonnes distinctes ce qu'il appelle des principes ou
PRÉDICATS, divisés en deux ordres, absolus et rela-
DEUXIÈME ÉPOQUE. 245
TIFS : il y range les questions possibles, les sujets
GÉNÉRAUX 9 les vertus et les vices; à chaque colonne il
assigne neuf termes, que représentent neuf lettres
de Talphabet, en sorte que chaque lettre donnée de-
vient une espèce de caractéristique de cette table de
logarithmes d*un nouveau genre. Viennent ensuite
des cercles concentriques les uns aux autres et mo-*
biles, dont chacun correspond à l'une des colonnes
de son tableau , et dont les rayons répondent aux diffé-
rents termes de ces colonnes. Ces cercles, en tournant
sur eux-mêmes, placent successivement ces termes en
regard, suivant des combinaisons variées , et engen-
drent ainsi toutes sortes de propositions.
On a comparé avec beaucoup de raison ce jeu à la
machine imaginée par Pascal , pour exécuter les quatre
règles de l'arithmétique. Raymond LuUe s'en servait
pour parler et écrire sur toute sorte de sujets, sans se
donner la peine de penser. On lui attribue plus de
quatre mille ouvrages, et ses seuls écrits bn primés for-
ment dix énormes volumes in-foli8. Nous ne devons
pas nous en étonner : il eût pu en composer, même
pendant son sommeil^ à l'aide d'un moteur qui eût
mis sa machine en jeu.
Pardonnons à Raymond Lulle de s'être trop exagéré
rimportanee de son système. En le considérant dans
sa simplicité et sa vraie nature^ il pouvait y trouver
des secours à la mnémonique et à l'improvisation ; mais
ce n'était pas assez pour lui : il chercha, et il crut
avoir enfin saisi la clef de celte science occulte, de cet
art sacré de Ui cabale, vers l'étude do laquelle le por-
tait son activité inquiète.
1
246 PHILOSOPHIE DU HOTElf-ÀGE.
Noos avons dû exposer atec assez d'étendue les pré.
tentions et les chimères de-cet apôtre de rilluminisme;
il représente toute une école, et à ce titre il méritait Fat-
tention que nous lui avons donnée dans nne revue
qui a pour but de retracer les différons systèmes pro-
duits par la raison humaine , dans ses écarts comme
dans ses progrès. Raymond LuUe ferme le second âge
de la scolastique. II n'était pas possible d'aller plus
loin dans l'emploi des universaux; les exagérations
dans lesquelles il était tombé devaient ramener l'examen
sur ces entités dont il avait fait un usage si étrange :
le réalisme, parvenu à un complet triomphe, était
tombé dans une complète extravagance ; les nominalistes
durent nécessairement se relever , et arracher à leur
tour à leurs adversaires une victoire que leurs aber-
rations n'avaient rendue que trop aisée.
TaOISIÈMB tPOftUE* 147
Troisième époque. -- Depuis le quatonième siècle jusqu'ftu
milieu du quinzième.
Séparation de la théologie et de la philosophie; triomphe des nomi-
nalUtes.
RÉSUME GÉNÉRAL.
Wal(«r Bvieigh.
m. 1837
Jean d*OccaB.
B.
lS4ff
( Docteur lumineux, ]
( Docteur invincible. }
Hmm^s éê Bradwuiiioe.
B. 1399
Jean Buridan.
m.
1360
Tliomas de Strasbourg.
m. 1357
Pierre d'ÀiUy.
B.
14afô
HareUe dlDg^en.
m. 1396
Robert Holcol.
m.
1340
Nicolas d'Autriconrt.
fl. 1348
Gabriel Biel.
B.
1395
Sun de Merairia.
11. 1348
Henri de Hessé.
B.
139^
HT8T1QUE8.
lean Tanler.
m. 1361
Pétrarque.
B.
1374
Hmhbm à ftmpis.
B. 1471
G«r8on.
B.
14âl
Attaquer le réalisme , c'était engager contre l'autorité
de l'Église, qui le soutenait^ une lutte dangereuse*
Elle avait été déjà faiblement essayée à la fin du pre*
mier Age de la scolastique ; mais elle avait été infruc-
tueuse, et pendant toute la durée du second il n'avait
été nullement question du nominalisme. Les circon-
stances étaient devenues plus favorables : les rois et les
prin(^, soumis jusqu'alors, comme la philosophie ^
au.pffvoir pontifical, tendaient de tous côtés à s'en
affranchir. Déjà était engagée la lutte entre Boniface
YIII et Philippe le Bel ; plus tard commença cdle de
l'empereur Louis de Bavière avec le pape Jean XXII.
tin cordelier du comté d'Occam, ep Angleterre^ tra^
248 piiiLosoraiE w moykn-age.
vailla avec ardeur, par ses écrits y à Tafllranchissement
du pouvoir politique, et, non moins hardi dans sa phi-
losopiiie I il prit hautement la défense de Topinion pro-
scrite. Soutenu par la puissance des princes qu'il dé-
fendait avec sa plume (1), il porta au réalisme des
coups dont il lui fut impossible de se relever.
Jean d'Occam, surnommé Doctor singtdaris, invmci-
bilis et venerabilis inceptOTy était parti de ce principe
que, pour arriver à la connaissance de la vérité, ce n'est
point à l'autorité qu'il faut s'en rapporter : de là la
polémique engagée contre la réalité des notions gé-
nérales, des prédicables et des prédicaU d'Arislote.
«Quelleestlanaturedeces idées générales ? se demanda-
t-il. Elles ne peuvent avoir d'existence indépendante
que dans les choses , ou dans Dieu. Dans les choses il
n'y a point d'idées générales, car elles y seraient ou
le tout ou la partie ; dans Dieu elles ne sont pas comme
essence indépendante , mais comme seul objet de con-
naissance ; dans l'esprit elles ne sont*pas autre chose. »
Ainsi tombaient toutes les entités de la scolastique;
ainsi fut posé l'axiome fondamental de la philosophie
nominaliste : // ne yaut pas multiplier tes ê^es sans né"
ressité : Entia non stmt multipUcanda prœter necessitatetn.
Une autre théorie aussi célèbre attira l'attention du
philosophe réformateur, celle des espèces sensibles et
intelligibles. Selon les scolastiquos , l'âme humûse ne
pouvait immédiatement connaître les substances cor-
porelles et les êtres spirituels. Entre les corps extérieurs
et l'esprit de l'homme, existaient, comme médiateurs
(1) n écrivit à l'empereur Louis : Tu me défendus gladio , ego te defen»
damcalamo.
TROISIÈlf E ÉPOQUE . 240
indispensables , des images conformes au système
de Défflocrite^ des espèces sensibles qui représentaient
les objets externes par la conformité qu'elles avaient
avec eux. Us supposaient, de môme^ que Tesprit ne
pouvait connaître les êtres spirituels que par Tinter-
médiaire des [espèces inietUgibles. Dans une argumen-
tation qui rappelle celle d'Arcésilas contre l'école stoï-
cienne f et qui a été exposée avec beaucoup de sagacité
et de clarté par Gabriel Biei. son disciple, Occam at-
taqua L'hypotbèse chimérique de ces idées-images , et
fut dans la philosophie moderne le précurseur du chef
de l'école écossaise.
Dès que la base du réalisme fut ainsi renversée,
Occam , libre et dégagé d'entraves , put se tracer une
nouvelle carrière. Toutes les théories qui reposaient sur
le principe de l'existence des universaux , par exemple,
celle du principe de VindwiduaîUm, qui avait tant occupé
les partisans de St Thomas ou de Scot , s'étaient éva-
nouies. U fut alors amené à chercher la source des con*
naissances humaines dans la perception intuitive, à
invoquer l'autorité si longtemps méconnue de l'expé^
rîence, à déterminer les rapports des connaissances
abstraites aux connaissances sensibles. La réalité n'ap*
partenant qu'aux individus, et les individus n'appar-
tenant qu'aux sens, il n'était pluspossible de faire re-
poser la science sur le fondement dés notions générales.
Voilà donc Occam entré dans la route du sensualisme.
C'est une chose remarquable , que dès le moment où
la philosophie reprend un peu d'indépendance , elle ne
le fait qu'en revêtant l'une des quatre formes que nous
lui avons reconnues jusqu'ici ; et ce qui ne l'est pas
tSO PHILOSOPIIB DU MOTEN'AGE.
moio6, c'est que dès l'aurore de cette réforme phllow^
phique » c'est encore le sensualieme qui paraît le premier
sur rhorizon. Mais un fait encore plus instructif poor
nous 9 c'est le résultat que Jean d'Occam a tiré de aes
principes 9 quelque faiblement qu'ils sment encore dé*
veloppés : eh bien I ces résultats sont encore analogues
à tous ceux que nous avons vus jusqu'à présent , et
que nous verrons toujours désormais sortir de la phi-
losophie sensualiste. Sans doute ce n'est point encore
le sensualisme fort et conséquent que nous avons étudié
dans les écoles de la Grèce; mais il ne faut pas oublier
que nous sommes à la fin de la scolastique, et que
l'école nominaliste écrit sous l'influence d'une autorité
contestée , il est vrai , mais encore bien puissante.
Quelque faible cependant que soit la part de liberté
qu'on lui laisse, la philosophie d'Occam laisse entrevoir
déjà tous les heureux résultats que produit un système
fondé sur l'observation sensible : les principaux sont
le dédain de la méthode et des entités de la scolastique ,
et un goût de plus en plus prononcé pour l'analyse et
l'étude des sciences physiques. On y trouve aussi qud-
ques*uns des mauvais cdtés du sensualisme. Occam, éa
jMrouvant que l'esprit humain n'arrive aux substances
que par leurs qualités et par leurs attributs, soutient
qu'il ne peut avoir aucune idée de la nature des sub-
stances. « Gomme on ne connaît Dieu que par ses at-»
tributs, dit-il, de même on ne connaît l'âme que par
ses qualités. On peut observer ces qualités et s'en
rendre compte; mais quant à la substance de l'âme,
comme on ne la perçoit -pas directement , il n'est pas
aisé de dire qu'elle est immortelle, car on ne peut pas
«•M
TROISIÈME ÉMQra. SSi
même prouver qu'elle est immatérielle. On ne peut dé*-
monlrer quel est le siAstratum , l'agent qui réside sous
ces qualités que nous connaissons ; cest peui-étre un
ageni naturel et matériel. La foi seule ^t ici de mise. »
Rien de plus faux que ce raisonnement, et c'est ce-
pendant la base de celui que nous verrons reproduit par
le sage Locke et les partisans de sa doctrine. Nous ré*
pondrons à ceux-ci , comme nous pouvons déjà le frire
à Occam : que s*il n'y a pas de substance sans attributs,
par cela même , toutes les fois qu'il nous sera donné
tin attribut d'un certain caractère, toute substance
d*une nature opposée é cet attribut sera exclue; ainsi,
étant donnée la pensée comme attribut fondamental de
Tàme, par cela seul une substance de l'âme, étaadue
et matéridle , se trouve inévitablement exclue.
G*était assez pour les nominalistes d'avoir ébranlé
fantorité d' Aristote , et détruit une partie des chimère»
du réalisme. Il serait injuste d'exiger d'eux le dévelop*
pement raisonné d'aticun système philosophique : toute
leur activité dut être concentrée dans la lutte qu'ils
eurent à soutenir contre les partiisans de la vieille doc-
trine scola6tique : elle fut vive, opinifttre, et Ton en
vint plus d'une fois aux voies de fait. Les persécutions,
comme on peut le croire , ne manquèrent pas aux no-
minalistes; leur chef, poursuivi parle ressentiment de
Jean XXIf (i), mourut à Munich en 4347.
(1) C*e8t pendant le pontificat de Jean XXH que s'éleva , parmi les corde*
lien, cette fameuse question qu'on appela le pain des Cordeliers, et qui
eoBSistait à UToir si ces religieux aTaient la propriélé des «Aoses qu'on le«r
donnait , dans le temps où ils en faisaient usager par exemple » si le pain
leur appartenait quand Us le mangeaient, ou s'il appartenait à l'église ro-
maine. Cette question frivole donna l>eaucoup d'occupation a« pape, aussi
353 raiLosoniik du ioyen-ace.
LUTTE
DES RÉALISTES ET DES NOMINAUX.
La doctrine d'Oocam ne pouvait obtenir de suite un
absolu triomphe : la dernière partie de cette troisième
époque fut presque entièrement occupée par la lutte
qui s'engagea entre les antagonistes et les défenseurs
de son système. Un de ses compagnons d'études,
Walter BuBLEiGfi, Doclor ptoitw etper^icûu8,qui^ dans
un livre intitulé Fia Moderaarum ^ soutint la réalité des
idées générales par des considérations tirées de Tordre
moral, et surtout par celles qui se fondent sur les
fms que la nature se propose dans ses ouvrages; Thomas
de Strasbourg , augustin , qui enseigna la théologie à
Paris et parut s'attacher particulièrement aux idées
d'iCgidius Colonna; Thomas de Bradv?ardine, et Maa-
ciLE d'Inghen , écrivirent en faveur du réalisme plusieurs
ouvrages qui eurent dans leur temps une grande répu-
tation j et ils attaquèrent les principes d*Occam sous le
rapport théologique et philosophique. Leurs principaux
arguments peuvent se réduire aux suivants : 1* il est
tellement vrai qu'il y a des idées générales réelles tout-
à-fait distinctes des idées particulières auxquelles on
veut les réduire en les décomposant, que- la nature, à
laquelle en appelle sans cesse l'école nominaliste, se
joue des espèces et conserve les genres ; 2** les lois hu-
maines font comme la nature ; elles négligent les in-
bien que celles que les cordeliers agitèrent sur la couleur , la forme et Téloffe
de leurs habits.
TROISIÈME ÉPOQUE. 253
dividus et ne s'occupent que des genres : donc les lois
humaines reconnaissent qu'il n'y a pas seulement des
ressemblances dans l'espèce humaine , mais un fond
identique ; 3** nous chierchons le bonheur dans les dif-
férents biens de ce monde; mais tous sont relatifs,
tous variables 9 tous insuffisants; et nous ne pouvons
pas ne pas nous élever de ces biens particuliers à un
bien général , qui n'est pas la réunion de tous les biens
particuliers , mais qui leur est supérieur à tous , et qui
est pour nous le souverain bien , l'unité même du
bien. Nos désirs dépassent le particulier et le variable;
donc l'absolu et le général existent.
A ces arguments , les nominalistes en opposaient
d'autres non moins sflbtils, mais qui se rapportaient
presque tous à ceux que leur maitre avait déjà produits.
Jean Buridan et Pierre d'Ailly acquirent dans cette
guerre une grande réputation. Buridan se rendit sur-
tout célèbre par les règles qu'il donna pour faire trouver
les idées moyennes dans les tirguments syllogistiques,
espèce de ressource qu'on appela le pont aux ânes; et
surtout par ses recherches sur le libre arbitre. Vdne
de Buridan est passée en proverbe, sans que l'on con-
naisse au juste l'origine de ce dicton populaire. Bayle
conjecture qu'il est fondé sur ce que Buridan , pour
combattre la liberté de l'homme, disait qu'un âne
tourmenté par la faim et par la soif, et placé à une
égale distance de l'eau et d'une prairie, périrait infail-
liblement, parce que rien ne pourrait le décider soit
à boire , soit à paître. Cet exemple ne se trouve cepen-
dant pas dans ses écrits. Pierre Dailly, qui fut nommé
V Aigle de la France , commença à marquer d'une ma-
264 PHILOSÛPEUS DU II0Y£N*-A6£.
aiere plus sengible la séparatioD entre la théologie el
la philosophie » et fit la guerre aux abus de la scolas-
tiqoe. Cet éloignement pour les subtilités de la dialec-
tique ne tarda pas à devenir le caractère comiaun de
tous les esprits supérieurs de cette époque. Les débats
des réalistes et des nominaux devenaient de plus en {dus
animés. Ces derniers, malgré les nombreuses p^séeo-
tions qu'ils éprouvaient , manifestaient de plus en plus
un esprit d'indépendance qui les portait à des doc-
trines plus approfondies. Le résultat de cette guerre,
qui représente , daos des proportions réduites , cette
que nous avons déjà vue s'établir entre l'empirisme et
l'idéalisme, ne pouvait aboutir qu'au résultat que cette
lutte n'a jamais manqué de produire , c'est-à-^lire au
scepticisme. On doit bien penser que les sceptiques
de cette époque ne sont ni des Pyrrhons^ni des ^Ëné-
sidèmes. Leur scepticisme ne pouvait porter et ne porta
en efifet que sur la forme de la philosophie de leur
temps ^ c'est-à-dire sur la dialectique : de là ces atta-
ques de plus en plus vives contre la scolastique, ce décri
dans lequel tombèrent les universaux et tout le fatras
d'expressions pédantesques qui composaient la termi-
Dologie barbare de la logique aristotélicienne et arabe.
NcoLAS d'Autricourt et Raymond de^Sebonde méritent
surtout d'être cités pour les tentatives qu'ils firent dans
le but de détourner leurs contemporains de la vaine ]et
rtériie étude des mots, et de les porter à consulter ce
grand livre de la nature , ouvert à tous les yeux , et si
riche en merveilleuses leçons. S'ils ne réussirent pas
i déraciner entièrement cette phiiosoplûe scoiastique
qui avait jeté dans les esprits de profondes racines > ils
TROISIÈME &POQUS. K$
panfinrent cepei)dant à ébranler son autorité » et les
germes qu'ils semèrent produisirent plus tard d'heureux
résultats.
Le mépris de la scolastique et des procédés qu'elle
employait devait produire un autre effet sur les es*
prits religieux et méditatifs ; et cet effet fut produit.
Le mjstici&me , qui , pendant toute la durée du moyen*
âge 9 sous la règne de la théologie chrétienne, avait été
si naturel à l'esprit humain, ne pouvait manquer de
se produire i la suite des débats ardents du nomina-
lisme et du réalisme. Aussi le mysticisme est-il le ca»
ractère dominant de tous les hommes les plus remar*
quables du quatorzième siècle. Un livre célèbre qui
excita alors dans les Ames pieuses une juste admiration^
V Imitation de J.-C, contribua beaucoup à ruiner le
crédit de la scolastique. L'humble et vertueux auteur
de ce beau livre , Thomas Hameken , appelé Thomoê à
Kempispûa nom d'un village^ Kempen, dans l'ar^
cbevéché de Cologne , produisit sur les esprits l'eOet le
plus salutaire , en ouvrant au sentiment religieux une
carrière ipépuisable de méditations empruntées à la
piété seule.
Le mysticisme avait été déjà prêché avec chaleur par
Jean Taclsr, mort à Strasbourg en 1361. Le célèbre
Pétrarque , qui sur la fin de sa vie abandonna les
études profanes pour se fivrer à la philosophie contem*
plative, et surtout le chancelier Gerson^ disciple da
Dailly, et son successeur, en 1395, comme chancelier
de Tuniversité de Paris, réussirent plus eflScacemeiit
encore à donner à la philosophie cette nouvelle direction.
Gorson est Tinterpréte , le représentant vécitable di|
256 PHILOSOPDIE DU MO Y EN-* AGE.
mysticisme à celte époque. Ce Fénclon du quatorzième
«iècle, qui trouvait dans l'amour de Dieu un aliment
pour Tamour des hommes , qui s'était vu charger des
négociations les plus importantes, qui avait été l'orne-
ment de l'unîversité de Paris et la lumière des conciles
de Pise et de Constance, voulut consacrer ses derniers
jours à instruire de pauvres enfants, comme on le voit
dans un ouvrage fort remarquable qu'il publia, de Par-
vttlis ad Deum ducendis , sur V^rt de conduire de petits
enfants à Dieu. 11 composa à Lyon, où il fut probable-
ment exilé, son traité de théologie mystique, qui se
distingue des écrits de ce genre, en ce qu'il n'est pas
Touvrage d'un solitaire qui tombe dans le mysticisme
sans le savoir, mais bien celui d'un philosophe, d'un
homme d'affaires, d'un esprit pratique, qui renonce
volontairement aux affaires, au monde et à la science,
et qui, en préférant le mysticisme, sait parfaitement
ce qu'il prend et ce qu'il quitte. Les alexandrins ne se
donnaient 'que pour des philosophes ordinaires ; ils
n'avaient pas pris eux-mêmes le nom de mystiques ,
ce sont les historiens qui leur ont donné ce titre. Ici,
au contraire, c'est un système qui se sépare de tous les
autres, qui se circonscrit et s'analyse lui-même. Le
résultat des méditations de Gerson est celui que pro-
duit toujours le mysticisme : c'est l'exaltation , non de
l'imagination, non de l'intelligence seule, mais de l'âme
tout entière, composée d'imagination et d'intelligence;
exaltation qui finit par l'unification avec Dieu, c'est-à-
dire par l'extase.
Ainsi se confirme encore cette vérité que tant de
faits nous ont déjà démontrée, savoir, que l'esprit hu-
TROISIÈME ÉFOOUE. %?.
naiû est toujours fidèle ^ lui-même, et que touS les
systèmes divers auxquels le conduisent, selon les cir-
constances, les lieux et les degrés de culture intellec-
tuelle, les in vestigations d'une raison librement dévelop-
pée , se rapportent toujours à Tune des quatre grandes
divisions que nous avons déjà tracées : le sensualisme,
l'idéalisme, le scepticisme et le mysticisme.
La scolastique, dans le cercle borné qu'elle devait
parcourir, ne nous a présenté d'abord qu'une dialec-
tique dont le but était de faire ressortir et de mettre
en valeur des principes qui lui étaient imposés d'avance.
Cette dialectique, peu à peu perfectionnée^ s'est élevée
à une telle hauteur, qu'elle a été traitée à son tour
comme une puissance. Dès qu'elle a pu ressaisir un
peu de liberté, et mériter par conséquent le nom de
philosophie; dès qu'en suivant une route indépendante
elle s'est mise à la recherche de la vérité , elle a renou-
velé les quatre systèmes que nous avons déjà vus naître
dans les écoles de Milet, d'Élée, d'Athènes, d'Alexan-
drie et de Rome. Sans doute elle les a renouvelés dans
une certaine mesure : mais malheureusement il n'est
pas permis à l'historien de faire honneur de cette so-
briété à la sagesse de l'esprit humain ; il est forcé de
la rapporter à sa faiblesse même, à la surveillance
active et puissante encore de l'autorité ecclésiastique.
Sou? ce -contrôle sévère, la philosophie, moins indé-
pendante, est forcée d'être plus sage^ et cependant
elle est encore^ dans ces étroites limites, 4>lus ou moins
idéaliste^ sensualisle, sceptique ou mystique.
Maintenant le champ philosophique va s'agrandir;
elle s'opérera bientôt la grande révolution si justement
il
SB6 PHILOSOMIB DU MTM^AGE.
éUi%Bée 80118 le nom de remiisimue étÊ iMreê :
eatrerons daBs le domame de la phîloaophie
Ce ne sera plu8 i comaienter pénîbleniMit les
de qaelques hommes de génie , que se dmatunoa si»0
finiit la pensée humaine. N008 nerrons parallfe de
nouveau 8ur la scène, avec son cortège d'hommes illu^
1res et de vastes systèmes, cette majestueuse aatiquilé,
dont l'influence fera succéder Tordre au chaos , la lu-
mière à d'épaisses ténèbres ; et nous examinerons quelle
marche suivra , en s'appliquant aux recherches pMIo-
S6|>hiques, le génie des nations modwnes ^ fécondé par
oelui des peuples antiques.
P£RK>D£
PHILOSOPHIE MODERNE.
MBBÉ&fi lM>Qi».-^bilo80fAie éa quinadme et éà Briàètà^
aièdesi
sans méthode idm^fiqine.
RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
ANCIENS SYSTEHES RBNOOVEI.SS.
àoojJB PLAToarxoiBinnB. éoouavÛKiWATânaamMn.
(idMisme,)
MiMtUe Fidtt.
Plélon.
Nicolas de Guss.
Jeao iPic de la lliranddle.
Wr. Pic de la Mirandole.
Pierre Ramas,
f r. P«lvij(2i.
sToiouars.
Jvtle Li|»e.
Scloppius.
HeiHSlttS»
m. iAé»
m. 1438
m. 1492
m. 1464
m. 1494
m. 1S33
m. 1572
m. 1507
m* MM
ffl. 1649
m. 1654
m.
m.
(Sensualisme*)
Pierre PoMpanat*
Achillini.
Oésalpini.
Crémoaioi.
ZaiMirella.
IfélaochtlioD.
1. César Yaninl.
Piccoioqilni. _^ n»
SOJBVTiQUMl.
llîèhel de HaoCaiflM. flk
Charron. m.
Sanchex. ».
bffùlé an
1512
M6f
160*
1589
\^
1699
1992
1693
1632
ESSAIS ORIGINAUX.
m. 1596 Nicolas TaureUus.
m. 152(7 Jordano Bruo.
m. 1598 Caiiq»anella.
■YSTIQCES ET GABAUSTES.
B. 1522 Robert Fludd.
Agrippa de NeUesheim. m. 1535 Jérôme Cardau.
Zorzi. 11. 1500 Vanhelmoot.
PaiRcaiae. m. 1541 OMhflWi
'Jeap Bodin.
MaebiaTeh
Téiésio.
Reuchlin.
m. 1606
brtlé «n 1600
JB. 1639
Ok i6»7
m. 1Ô96
m. 1644
260 PHILOSOPHIE MODERNE.
Plusieurs causes réunies favorisèrent la renaissance
des lettres au quinzième siècle. Il n'entre point dans
notre sujet de les développer ; mais il est essentiel que
nous les indiquions d'une manière sommaire. On peut
les rapporter aux suivantes : l*" l'établissement dans
les villes , d'une bourgeoisie libre , tenant le milieu
entre la noblesse et les serfs y qui profita des privilèges
et des droits que lui concédèrent les princes pour se
livrer au commerce et à l'étude des sciences ; 2** Taban-
don du code des barbares , et la reprise de l'étude du
droit romain , devenue florissante en Italie (i); 3* les
communications ouvertes avec l'Orient; 4"* la renais-
sance de la poésie en France , en Italie , en Espagne ,
et bientôt après dans le midi de l'Allemagne ainsi que
de l'Angleterre; 5"* la découverte de l'imprimerie.
Mais l'événement qui exerça sur les destinées de la
philosophie la plus grande influence fut sans contredit
la prise de Constantinople par les Turcs; elle fit refluer
en Europe , et surtout en Italie , une foule de savants
grecs qui ^ possesseurs des ouvrages des anciens, se
livrèrent avec ardeur à l'enseignement de la langue
grecque. Leurs efibrts puissamment encouragés par les
princes de l'Italie, et surtout par l'illustre famille des
Médicis, répandirent de toutes parts la connaissance
de la littérature ancienne; et ainsi fut déposé le germe
(1) Celui qui contribua le plus à répandre le droit romain , dont le basant
avait fait découvrir un manuscrit, fui un Allemand nommé Wkrkbr, plus
connu sous le nom dlRNÉRius , qui avait fait ses études à Constantinople , et
qui enseigna avec éclat à Bologne. L'empereur Frédéric Barberousse fit tons
ses efforts pour encourager et propager celte élude. U éleva les jurisconsultes
aux honneurs et aux dipités , et accorda de grands privilèges aux étudianU.
PREMIÈRE ÉPOQUB. 26i
de celte nouvelle culture inlellectuelle, qui, basée sur
l'étude et rimitation des écrivains grecs el romains, a
pris le nom de liitércUure classique (1).
Déjà y avant leur arrivée , on avait commencé à re-
chercher les manuscrits ensevelis dans la poussière des
cloîtres , et à profiter des idées philosophiques qu'on
y puisait. Pétrarque et Boccace acquirent des droits
incontestables à la reconnaissance de la postérité, par
le zèle avec lequel ils travaillèrent à découvrir et à ré-
pandre tous les monuments de l'antiquité qui avaient
pu échapper aux ravages du temps et aux invasions
des barbares. Par leurs soins, l'Italie semblait être
préparée à la révolution philosophique et littéraire qu'y
opéra l'arrivée des réfugiés de Constantinople. Occu-
pons-nous principalement des travaux de ceux qui y
répandirent les ouvrages des anciens philosophes, et
que nous pouvons regarder comme les restaurateurs
immédiats de la philosophie en Europe (2).
(i) Od ne doit pas oublier qu'antéHearemenl à la naissance d'une littéra-
ture artificielle, apportée en Occident par les Grecs de Constantinople, il
était sorti de l'état social de l'Europe , et du christianisme qui en fait le fond,
des arts et une littérature nés spontanément de ses mœurs et de ses croyances;
C'est là, à proprement parler « ce que Von peut appeler la lUtérature ro^
maniique. C'est le développement du moyen-âge dans Fart et la littérature.
(2) Parmi les savants auxquels on doit la restauration de la littérature
grecque , mais qai n'appartiennent qu'indirectement à la philosophie , nous
distinguerons : Emmanuel Chrysoloras (mort en 1415); /eo/i Argyro"
phyle ( de Constantinople, mort en i486 ) ; Jean LascarU ( mort en 1535) ;
Démélrius Cal chondy le {mori en 151t ) ; Ange PolUien ( mort en li9i) ;
Hermolaus Barbarus ( mort en 1493 ).
MS PHILOMMIC MnMIEt
t
BSlfAMSAMB
DE LA PHILOSOPHIE GRECQUE EN ITAUB,
QMiqno aom ayant pev éè âùmaém sar TéUHofèsa
Iranittît la pkiloMjrtiie à CoMlantincfite iu iMfnmc
•è calta Mfwtale de Fespira d'Orient tonfasdl «mt i<
eftbre det OttonMS , hom atOM plttîeiirs BM>ti& dé
oroirft qna k phikMopbie d'Aristote et celle de Ffaton
y éliieiit domisaRtes et s'y fiûsMeot la guerre^ U le
hta bien : cari peine inities franehi la imr^ el sootr
ettos arrn^m rar le sol de TltaUe, qo'eUes se aéparest
el s'annencant par une querelle. D'un eôlé^ Geeaene
GiMBiws PUTtH, el sen (Kseipie le eardimi tessA-
MQiiy lent oomiaHre à rEur<^ la phileecpliie de Ma*
Um y teikf qu'dle exîstail alors à Gonslantiiiople ^ c'est*
à-dire mêlée de néoplatonisine } de l'autre, Qmnabws,
Théodore Gaza et George de Trébisonde, défendent
el dé^oppmt la philosophie d'Aristote. Attentive à
ces intéressants débats^ l'Europe y prit bientôt part,
et presque en môme temps se fondèrent deux éoole& ,
qui ne firent d'abord qu'obéir à là double impulsiofi
qui Tenait d'être donnée par les savants grecs. La pre-
mière, platonicienne et idéabste, a pour père Marcile
FicfN; et l'aetre, péripetéticienne et plus ou moins
sensualiste, reconnaît pour fondateur Pierri: Pomponat.
nMmàn twù^/n. sn
ÉCOLE IDÉALISTE PLATONICIENNE.
maicha ncn.
PléteD , ea introdiiisaiit le platonisme à Florence p
tvail w iMpirer un vif intérôt pour cette doctrine i
Gfttto l'Ancien y chef de la famille des Médicis, dont
le fils Pierre* et le neveu Laurent , instruits par Piéton
lai-nAmey héritèrent de cette prédilection décidée.
L'amour de la philosophie de Platon engagea Côme i
établir une académie platonicienne, dans laquelle il
doAna la première place k Makule Ficin , né à flo»
ftnee an 4438.
Le principal mérite de ce philosophe ^ celui qui nous
le rend encore si précieux aujourd'hui , est d'avoir bit
passer dans la langue latine les ouvrages de Platon et
de Plotin» 9jum qu'une partie de ceux de Jamblique»
de Porphyre, et de Produs. Il est aussi l'auteur de
plusieurs écrits , dont le plus important porte le titre
de Théologie plaummenne^ et renferme un traité com-
plet de l'immortalité de l'âme. Cet ouvrage est dédié
i Laurent de Médicis : l'idée principale qui y règne ^
et qui caractérise en général toute la philosophie de
Ficin, c'est quei'âme de l'homme émane de la divinité,
et qu'elle est destinée à se réunir i Dieu, pourvu qu'elle
saehe se détacher des liens.de la matière et résister aw
charmes séducteurs du corps. Pour faire voir comment
l'esprit humain parvient à briser les liens de la morta-
lité, à connaître sa destinée immortelle, et à arriver
au bonheur, il çh^wbe à prouve^ qu'outre le principe
matériel du monde physique , d'après lequel les
mistes et la secte cyrénaique expliquaient l'univers, il
existe encore un certain pouvoir actif, semblable à
celui que les cyniques, les stoïciens et plusieurs autres
sectes de Tantiquité admettaient. Mais il doit y ayoir
au-dessus de la qualité, qui est soumise à la m6me
divisibilité que la matière , une forme plus noble et
d'un ordre supéirieur , qui , bien que susceptilde d'un
certain changement , ne se prête pas toutefois à la di-
visibilité matérielle. C'est dans eette forme que les
anciens théologiens plaçaient le siège de l'essence rai-
sonnable de l'âme. De plus, il existe encore une nature
spirituelle et angélique, indivisible, immuable, dont
Anaxagore ainsi qu'Hermotime paraissaient avoir eu
déjà connaissance. L'œil de cette nature spirituelle et
angélique , qui cherche et embrasse la lumière de la
vérité, contemple le soleil divin, vers lequel HalOD
enseignait que l'âme épurée doit tourner ses regards.
Lorsque nous sommes arrivés à cette hauteui- de la
contemplation, nous pouvons comparer ensemble les
cinq degrés de toutes les choses , la masse corporelle
ou matérielle , le pouvoir actif ou la qualité, l'âme rai-
sonnable , l'ange et la divinité. Comme les âmes rai-
sonnables occupent le milieu de cette échelle, elles
paraissent constituer le lien de la nature entière, régir
les qualités et les corps, et se réunir avec les anges et
la divinité. De là résulte qu'elles sont impérissables et
indestructibles, puisqu'elles unissent ensemble les
échelons des genres de toutes les choses existantes;
que ce sont les substances les plus «nobles , car elles
président à la maclûhe de l'univers ; que ce sont enfin
mBMiteE ÉPOQUE^ * S65
les ètreê les plus heureux , puisqu'elles se réunissent à
la divinité. Or, pour ^démontrer que notre âme se
trouve réellement dans ce rapport, Ficin allègue d'abord
des raisonnements populaires , ensuite des argumenta-
tions particulières , puis des analyses subtiles de nos
facultés, et termine par la solution des doutes et des
objections qui s'élèvent contre son système.
Telle est la marche adoptée et suivie par Ficin dans
sa Théologie plaionicienne , où l'on peut voir à découvert
l'esprit de ce qu'on appelait à cette époque le plato-
nisme. On y trouve en effet, au lieu de la philosophie
que Platon a exposée dans ses Dialogues, un mélange
de dogmes empruntés à l'élève de Socrate , aux nou-
veaux platoniciens , notamment à Plotin, aux gnosti-
ques, aux cabalistes, enfin à la doctrine chrétienne,
telle qu'elle avait été développée par les Pères plato*
nioiens de l'Église. Tout ce qui a rapport à la philoso-
phie, dans ses autres ouvrages originaux, porte le
même cachet. Si sa morale, comme celle de tous les
B^platonieiens , présente le caractère du mysticisme ,
elle en offre aussi tout^la pureté et toute l'élévation :
elle renferme une foule ne maximes excellentes, propres
à épurer le caractère moral , et qui sont très-souvent
exprimées d'une manière aussi noble qu'énergique.
Nous devons toute notre estime au zèle véritablement
philosophique avec lequel il s'efforça d'expliquer la
nature humaine, le rôle qu'elle remplit dans l'univers,
et sa destination morale. Les temps anciens et modernes
ne nous offrent pas un seul philosophe qui ait allégué
autant d'arguments que lui en faveur de la spiritualité
et de l'immortalité de l'âme. Parmi les preuves théo-
Hê * PHaMonn mommie.
reliques rapportées par les moderMs, il s'en traoïwrit
cKfiteilement quelqu'une, et peut-être même n'y en •-
t-H pas une seule k laquelle il n'ait déjà songé , ou qm
m soit renfermée dans celles dont il a présraté Tialfr-
ressaut tableau. Les spiritualistes modernes poiseraîettt
dans son livre une abondante moisson d'idées utfles.
Marcile Fiein eut pour disciples et amis les dewL
cemles Iean Pic et François Pic de la Mirandele » aux-
quels il fit partager son enthousiasme pour la pUloao*
phie de Platon. Le premier, homme d'un savoir pro*
digieux, mais doué d'une imagination exaUée, eet
celui qui ayant renoncé à sa petite couronne de Mtran*
dola ^ pour se livrer entièrement à la philosophie, devait
présenter à Rome, daii^ une espèce de carrousel phi»
losophique, neuf cents thèses^ neuf cents propositions
qu'il soutiendrait à tout venant. Cette grande solennité
n'eut pas lieu. Il avait étudia les langues orieiilsAes,
particulièrement les livres cabalistiques, pour lesquels
il conserva toujours une espèce de prédilection. Son
neveu François Pic,. qui n'avait pas à beaucoup prés
autant de talents que lui , s'hacha e^dusiveoient au
pur mysticisme , et combattiPa la fois la philosophie
païenne et la scolastique.
L'autorité des trois platoniciens que nous venons de
citer, et le crédit de leurs nombreux amis, contri-
buèrent singulièrement à mettre en honneur la phi-
losophie à laquelle ils s'étaient dévoués. Devant ces
théories nouvelles , si attrayantes et si habilement dé-
veloppées , que devenaient toutes les subtilités de la
scolastique? Tel fut l'effet produit par l'apparition des
ouvrages de Platon , que l'Europe tout entière en parut
etAftéfi. H 8*étâblit alors côDtre la pfaitoMphie de Pécole
une réftètion qui devint de jour en jour plus pro^
iiomée. Déjà fortement attaquée par les nominalbtes ,
eUé êëfét néeessairement suecomber en présence de
OM vastes systèmes , qui venaient ouvrir à l'esprit bu-*
main une si hirge carri^.
Aristote continuait cependaat à conserver de nonn
breux partisans : mais ce n'était plus cet Aristote du
moyen-ftge , Tauteur du seul erganum ^ et le législateur
du syllogisme; c'était Aristote tel que l'avait étudié
Fantiquité dans ses ouvrages de physique, de politiquci
d'histoire naturelle, de métaphysique; on en possédait
le texte original, que Ton s'empressait d'étudiw, de
commenter^ de traduire. Il s'était formé déjà une nou-
velle école péripatéUcienne parmi les théologiens et
l60 médecins* Ces derniers , qui étaient plus portés vers
le nalwalisme, purent, sous ce manteau^ développer
avec plus de sécurité diverses opinions particulières
afpfMHTtenant k la philosophie de la nature ; la distinct
tlcrn de la vérité philosophique et de la foi de l'église
leyr servit le plus souvent d'abri contre le xèle des or*
tfaodoxes, prompts k soupçonner l'hérésie.
Mais plus souvent encore dq violentes persécutions
'poursuivirent les partisans des doctrines nouvelles, et
s'opposèrent à leur développement. Les mômes causes
qui avaient arrêté l'essor de Roger Bacon se réunirent
contre ses successeurs , plus hardis encore : ce fat au
prix de leur sang que ^ingénieux et intéressant Jordano
Bruno, que le courageux penseur Vanini, purent dé-
poser en Europe le germe de cette révolution qui a
produit la philosophie moderne.
2A8 PHILOSOMfE HODE&NE.
Certes l'autorité ecclésiastique , dans ces temps dé*
ptorables , ne pouvait rêver cette tolérance religieuse
que quatre siècles de guerres et de luttes ont à peine
procurée au temps moderne; il était impossiUe que
Ton comprit alors que la religion n'a rien à gagner dans
ces persécutions et dans ces rigueurs par lesquelles on
voudrait essayer de comprimer la liberté de la pensée.
Il nous est aisé de dire aujourd'hui , après tant d'ex-
périences^ que la pensée humaine» abandonnée à elle-
môme^ peut atteindre directement toutes les irérités
religieuses, et que la voie la plus courte pour y conduire
les hommes ser» toujours celle de la liberté. Mais au
moyen*àge, on ne pouvait soupçonner que tds seraient
les inévitables résultats de la tolérance , quelque con-
forme qu'elle fût à l'esprit de l'Évangile. La situation
des esprits, les habitudes, les mœurs , l'éducation, tout
portait à des maximes opposées : une religion peu
éclairée devait engendrer le fanatisme , et le fanatisme
enfanter ces crimes horribles qui font frémir l'humaniié
et que la vraie religion désavoue. Le christianisme avait
grandi au milieu des rigueurs de la persécution.; la
philosophie , à son tour , n'en continua pas moins sa
marche progressive, lorsqu'elle eut ses martyrs.
L'idéalisme platonicien, parti de l'académie floren-
tine , de Marcile Ficin et des Pic de la Mirandole , se
prolonge et se développe régulièrement jusqu'à Jordano
Bruno, pendant que la philosophie d'Aristote, suivant
une marche parallèle, arrive, en partant de Pierre
* Pomponat, jusqu'à Yanini. Faisons connaître succès*
sivement les hommes les plus distingués de chacune de
ces deux écoles.
PREMIÈRE ÉNVOtiË. 260
NICOLAS BB C1I88.
I^e cardinal Nicolas de Guss (ou Gusa), petit en*
droit aux environs de Trêves , avait puisé dans l'étude
des ouvrages de Platon un profond [dégoût pour la
scolastique. 11 avait infiniment moins d'érudition que
les membres de l'académie florentine, mais il fut bien
plus réservé et plus sage dans les dévelo[^menls qu'il
donna aux doctrines de Platon. 11 s'attacha surtout à
en reproduire la partie pythagoricienne ; ce qu'il fit
d'une manière originale, par le moyen des mathéma-
tiques. Mais il eut le bon esprit de voir que si , avec
la théorie des nombres de Pythagore, on peut rendre
compte des phénomènes du monde extérieur et remonter
à leur source dans l'unité primitive , cependant on ne
reconnaît celte unité primitive que par ses développe-
ments numériques, et non point directement et dans
son essence. Selon lui , la connaissance de la vérité
absolue n'a pasétédonnée à l'homme , et il est des choses
que le sage doit ignorer. 11 avait écrit une Apologie de
la docte ignorance > Apologia dociœ ignoranAœ, livre sin-
gulièrement curieux, quand on pense qu'il a été écrit
au milieu du xv* siècle ; car le cardinal Nicolas de Guss
est mort en i404.
FIBRRB RAXI7S.
A mesure que l'idéalisme platonicien étendait ses
conquêtes, la lutte qu'il avait à soutenir contre les par-
tisans d'Aristote devenait plus vive et plus passionnée.
VIO PaAL084>»aiE HMUNE.
Le péripatélisme , persécuté ailleurs , triomphait alors
dans Funiversité de Paris. PicaiiE Lk Ramée , autremenl
nommé Ramus, osa diriger contre lut d'énergiques atta-
ques^ et paya bien crueUement sa hardiesse. U avait été
principalement engagé dans sa lutte par aon dégoût po«r
les aubtilités de l'école, dont il croyait tronier la cam»
dans rétttde exclusive des princîpecl d' Aristote. 11 se fil
bieatAt de puissants ennemis et devint l'objet d'uae
violente persécution. Tour à tour privé de la chaire
qu'il occupait dans l'université, rétaUi, dépouillé de
nouveau , forcé de quitter la Pranoe et y revenaot ton*
jours, il fut massacré , dans la nuit dé la Saini-Barthé*
leray , par des soldats qui fur^it envoyés dans sa naaison
par Charpentier, le plus fougueux et le plus faaaAiqua
des péripatéticiens de c(stte ^que. Les écoliers , ame«-
ié& par leurs régents, bii arrachèrent les entrailles, et
le tralnmnt par les rues.
A peu prés à la même époque , la phUosoplne d'A-
ristote , qui dominait pareillement en Espagne, s'y li-
vrait aussi à de déplorables excès. StPvhyàBA, pecrfesaewr
de Salamanque , empruntait au péripalétkaae des ar-
guments en faveur de l'inquisition , et dtf^Mlait , a«
nom d' Aristote, l'esclavage des Américains^ 4)ûiitre le
4Bage et pieux Barthétemy de Las-Gaaas. Ainsi la phBo-
Sophie , qui avait été déjà et qui devait être si socHreni
encore victime de l'intolérance et du fanatisme, se
montrait elle-même fanatique et intolérante! tant il est
vrai qu'il n'est rien qui ne soit dénaturé par les pas-
sions humaines.
L'assassinat de Ramus ne fit qu'augmenter sa celé*
hrîlé : on rechercha avec empressement ses ouvio^gas ;
PRSMIÉIUE ÉPOQUE. 871
aon oppoftitioii aux doctrines péripatéticiemes ^ ei la
méthode dialectique dont il avait lui-même tracé kg
régies , trouvèrent dé nombreux partisans en France ,
en Allemagne, en Angleterre (1) et dans tCNis les
pays où le protestantisme commençait à se répandre.
La philosophie, comme science, profita peu de ses
écrits; mais il fit faire à la méthode et à la langue phi-
losophiques des progrès dont il est juste de lui tenir
compte.
FRANÇOIS PATRIZZI.
Parmi les interprètes de Platon elles adversaires dtt
péripatétisme, se distinguèrent encore, à cette époque^
Taqrellus, Goclémus, et surtout le Dahnate Fran-*
çois Pâtrizsj, critique [habile, spirituel et instruit^
mais aveuglé trop souvent par sa passion pour le
néoplatonisme et par sa haine pour la phUosopU^
d'Aristote. Cette double disposition domina dans tous
ses ouvrages , et surtout dans ses DUmssianes peripa"
teÛcŒy qu'il publia par parties s^rées. £n tète de ce
livre , il plaça une biographie d' Aristote dans laquelle
il accumula les accusations et les invectives. Les motifs
de sa haine se fondaient sur ce que le philosophe de
Stagycé aysât, prétendait-îl, empoisonné son bienfaiteur^
Alexandre le Grand; qu'il avait payé Platon de la plus
noire ingratitude ; qif après avoir emprunté sa philo-
sophie à ses prédécesseurs, il les avait tous dépréciés;
qu'enfin il avait nié l'existence de Dieu , la providence,
et l'immortalité de l'âme , doctrines pour lesquelles il
(1) Le célèbre auteur di Paradis perdu, iiuJKai, arrangea et fédttUit
9kt lardi fwr fiiMge des clams , sa logiiiae aiiti-péripatéUeienae.
272 ruiLosoraiE moderne.
méritait d'être poursuivi comme ennemi [de l'Église
chrétienne.
Dans le plus célèbre de ses écrits , Ncm de vmoenis
philosophia, dédié au pape Grégoire XIV , Patrizzisap-
plia ce pontife de bannir des académies et des éooles
catholiques la philosophie d'Aristote, et d'ordonné
que les ouvrages platoniciens , et surtout ceux d'Hermès
Trismégiste et de Xoroastre, dont il fit une édition ,
fussent publiquement enseignés, comme étant très*
propres h. ramener les protestants dans le sein deTéglise
romaine. 11 y présenta ensuite un système philosophique
qui n'était qu'un amalgame d'idées empruntées aax
nouveaux pythagoriciens^ a\ix alexandrins, aux caba*
listes, et surtout aux écrits d'un de ses plus illustres
contemporains, Bernardo Télésio, dont nous parlerons
plus tard. Quatre parties composent son ouvrage : la
Panaugie, la Panarchiej la Pamphsychie, et la Pmcainàe,
d'après les quatre objets qu'il traite, savoir : la matière
substantielle, les principes, l'âme, et enfin les lois de
l'univers. On y trouve quelques beaux rêves vivement
exprimés et attrayants pour l'imagination ; mais c'est
là son seul mérite : l'esprit philosophique n'en retire
aucun autre fruit que d'apprendre à se défier des hypo-
thèses hasardées et d'un enthousiasme irréfléchi.
ÉCOLE PÉRIPATÉTICIENNE.
Pendant que les doctrines de Platon et de Plotin ,
grâce aux commentaires de Marcile Ficin et des philo-
sophes de son école, s'élevaient sur les ruines de la sco-
lastiquC) avec un tel éclat, qu'il était question defiûrc
PREMIÈRE ÉPOQUE. 273
décerner à Platon, par rautorité ecclésiastique, l'hon*-
neur dont Âristote avait été sur le point d* être décoré vers
la fin du treizième siècle, la philosophie péripatéticienne
recevait en quelque sorte une nouvelle vie , par les soins
d'un grand nombre de savants italiens, et ne comptait
pas moins de- sectateurs que sa rivale. Les efforts de
l'érudition et de la critique se réunirent pour éclaircir^
rectifier et propager les écrits d' Aristote. Les noms de
ces commentateurs célèbres, Erasme, Scâliger, Ges-
NER, Sylburge, Yatable, ct tant d'autres, sont as^ez
connus dans l'histoire littéraire. Le résultat de leurs tra-
vaux fut que l'on commença dès lors à mieux compren-
dre les ouvrages d' Aristote, et à concevoir une idée
plus complète, plus précise et plus exacte de son sys-
tème philosophique. Un autre résultat non moins im-
portant , c'est que Ton cessa de s'astreindre servilement
à la lettre des dogmes du sage de Stagyre^ et que Ton
porta dans leur examen un esprit de critique, qui avait
manqué aux comtd^ntateurs des siècles précédents.
A l'égard du véritable sens de l'aristotélisme , les
péripatéticiens modernes se partagèrent en deux sectes
rivales , dont l'une suivait dans ses commentaires Ale-
xandre d' Aphrodise , et l'autre prenait Averroès pour
guide4 Les philosophes de la première école furent
appelés Akxandrisies y et ceux de la seconde i^y^rrot^^^.
mbrrb pomponjlt.
Pierre Pomponazzi, ou Pomponat, né à Mantoue^
en 1462, chef des alexandristes , dut le commence-
ment de sa célébrité à la lutte qu'il soutint à Padouc ,
18
874 raiLOsoraiE moderne.
contro l'ave rroîste Achillini. Il enseigna plus tard à Bo«
logne , où il exeerça la profession de médecin , ce qui
lui procura une fortune considérable. Un de ses prin*
cipaux ouvrages a pour titre : le DesHn , h Providence ,
et le libre arbitre. C'était une tentative assez difficile
pour un péripatéticien que de concilier le destin, Ma
providence et la liberté de l'homme : aussi ^ après les
efforts les plus laborieux, il n'aboutit à aucun résultat
bien précis; il donna les solutions connues , tirées de
la scolastique régnante , en avouant que c'étaient plutôt
des illusions que de véritables réponses.
Son traité de l'immortalité de l'Ame lui attira des
persécutions, auxquelles il aurait peut-être succombé
sans l'intervention du cardinal Bembo , son protecteur
et son ami. Il avait dit avec les péripatéticiens que
l'âme pense bien par la vertu qui est en elle, mais
qu'elle pense seulement à la condition qu'il y ait dans
la conscience une image venue du dehors. Or, si l'âme
ne pense qu'à la condition d'une* Image, et si cette
image est attachée à la sensibilité, et celle-ci à l'existence
du corps, il s'ensuit qu'à la dissolution du corps l'i-
mage périt ; alors il semble que la pensée doit périr
avec elle, et que par conséquent il n'est pas possible
de donner une preuve démonstrative de Timmoptalité
d^ l'âme. Dénoncé à l'inquisition de Venise, il répon-»
dit , pour se justiCer ^ qu^il ne résultait de sa doctrine
aucun inconvénient pour la religion .chrétienne, qui
fournissait d^ bases sufQsantes au dogme de l'immor-
talité. Il se sauva par cette distinction entre les vérités
de la philosophie et les "vérités de la foi ; conipromis
assez commode, dont les philosophes seos^o^listes ge
V
PREMIÈRE ÉPOQUE. 275
servirent plus d^une fois à son exemple , qui permet de
nier d'un c6té ce qu'on a l'air de respecter de l'autre ,
et qui caractérise à merveille cette époque de transition,
ce passage de la servitude entière de la raison à son
entière indépendance.
)L' école de Bologne produisit plusieurs hommes dis-
tingués^ et entre autres Simon Porta , Napolitain,
professeur de philosophie à Pise, qui, à une connais-
sance parfiaite du péripatétisme , joignait un goût plus
épqré que celui de Pomponat et un style infiniment
plus élégant ; Césab Grémonini , qui enseigna la pl)i-
lûsophie et la médecine à Ferrare; Sepulyéda, cet
adversaire de Las-Gasas ^ dont nous avons déjà parlé ;
PlCC«LOMINI, ZaBA&ELLA , Ct GÉSALPINI.
Grémonini passa la plus grande partie de sa vie à
Padoue, où il moyrpt de la peste en i630. Il admit,
avec le commentateur Alexandre d'Àphrodise , que le
<|ogme de la mortalité de l'âme est une suite nécessaire
de la psychologie d'^ristote y et il soutint ouvertement
cette doctrine dans ses Comevipiationes de anima. Il fut
accusé d'impiété et d'athéisme ; il protesta de sa fidélité
auiç doctrines enseignées par TËglife, et se tira d'affaire.
Il parait cependant que ses contemporains ne se mé-
prirent, pas sur ses véritahles sentiments; car c'est à
lui qu'on attrihue l'adage si souvept répété par la suite :
iiilii;^ ut libfily farts ut mma e^.
Gésalpioi d'Arezzo , professeur k Rome qt médecin
de Glément YIII , se fit remarquer par la manière ar->
bitraire dont il interpréta le sens du péripatétisme
^ipiitif, et 4[>ar l'originalité des résultats auxquels il
arriva* U s'attacha de préférence aux commentaires
276 - PHILOSOPHIE MODERNE.
d'Averroès. L'école à laquelle il appartenait considérait
Dieu non comme la cause , mais comme la substance
du monde. Césalpini développa cette espèce de pan-
théisme, et, comme ses prédécesseurs, se sauva de la
persécution en reconnaissant expressément l'autorité
suprême de TEglise et de la révélation.
VANIM.
Jules César Vanini fut plus hardi et plus malheureux.
Né en 1586, dans les états du royaume de Naples, il
voyagea en Allemagne , en Bohème , dans les Pays-Bas,
en France et en Angleterre, et enseigna successivement
dans chacune de ces contrées. Les inégalités de son
caractère et son extrême liberté de penser lui firent
partout un grand nombre d'ennemis. Après avoir erré
longtemps de pays en pays, engageant partout des
discussions sur les matières philosophiques et reli-
gieuses, il alla , pour son malheur , s'établir à Toulouse,
où il fut accusé d'athéisme. Il appartenait à la secte
averroïste, et par conséquent il regardait Dieu non
comme la cause, mais comme la substance du monde.
La citation suivante prouvera jusqu'à quel point était
fondée l'accusation dont Vanini fut l'objet : « Tout
être est fini ou infini ; il n'y a pas un seul être fini qui
se suffise à lui-même , qui soit à lui-même sa substance
propre. Yoilà pourquoi il est facile de donner une dé-
monstration nécessaire de Dieu. Cette démonstratioa
ne repose pas sur la relation de l'effet à la cause, mais
sur la relation du phénomène à l'être, à la substance.
Puisque tout être fini ne se suffit pas à lui-même , il
faut qu'il y ait qu^quo chose d'infini; car autrement
* PREMIÈRE ÉPOQUE. 277
il n'y aurait pas môme d'être fini possible , et il n'y
aurait rien du tout ; par conséquent il est également
impossible qu'il n'y ait pas un être infini et éternel*
Cet être infini et éternel , c'est Dieu. »
Ce fut un certain Franconus qui le cita en justice.
Là 9 plusieurs de ses anciens auditeurs vinrent déposer
contre lui ; il essaya de se justifier, mais ce fut en vain.
On rapporte que l'avocat général qui soutenait contre
lui l'accusation d'athéisme , s'étant cru obligé de lui
donner en même temps une leçon de théologie, et
s'efforçant de l'accabler sous les preuves de l'existence
de Dieu , qui passaient alors pour rigoureuses , Yanini
se baissa, prit un brin de paille, et dit : « Si je n'avais
d'autres preuves que celles que vous me donnez , je
mériterais peut-être l'accusation que vous portez contre
moi. Mais voici un brin- de paille : ce brin de paille ne
s'est pas fait lui-même; donc Dieu existe (i). > Il fut
brûlé comme athée.
Tels furent les principaux philosophes qui soutinrent
et développèrent les principes du péripatétîsme. En
Allemagne, les promoteurs de la révolution religieuse,
Luther et Mélanchton , qui avaient d'abord conçu
contre Aristote des préjugés défavorables, par le même
mouvement qui leur avait fait rejeter la philosophie
scolastique, finirent cependant par renoncer à leurs
préventions; et Mélanchton, en particulier, répandit
Ifps doctrines du péripatétisme dans les universités
(1) Ses deux ouvrages imprimés les plus eonnus, quoi<ni*a8sez rares, les
seuls d'après lesquels on ait pu apprécier sa philosophie el son caractère ,
sont VAmphithealrum œtemœ Provideniiœ , et [fi livre De admirandisi
naturœ régime deœque mortalium Arcanis , libri quatuor.
378 PHILOSOPHIE MODERNE.
protestantes : on vit paraître alors une foule d'abrégés
et de commentaires d'Aristote » qui eurent Tavantage
de tenir en haleine les études rationnelles,
NOUVEAUX stoïciens.
Quoique la philosophie de TAcadénue et dn Lycée
eût presque exclusivement attiré Tattention des savaats
du seizième siècle, il était impossiUe que la doctrine
du Portique ne trouvât pas quelques partisans ^ à une
époque surtout où les écrits de Gicérpn , de Sénèque ^
dans lesquels les.maximes de cette école sont exposéœ
et discutées, étaient devenus la lecture favorite des
littérateurs. Elle eut en effet un assez grand nombre de
prosélytes remarquables par leur érudition et leurs
talents. Le premier de tous fut Juste Lipse^ né en
1547, dans une terre voisine de Bruielles. Critique et
philologue distingué, il devint un 'interprète excellent
de l'école stoïque, sans être, à proprement parler , un
philosophe; car il lui manqua pour être un stoïcien
pratique, ainsi qu'il l'a déclaré lui-même dans ses écrits^
une qualité indispensable , la constance. En général i
son but était d'introduire les lecteurs à l'étude de la
philosophie stoïcienne, et de les préparer en particulier
à la connaissance de Sénèque, sans prétendre faire
revivre cette doctrine comme convenable à son école et
capable d'y régner. Gaspard Scioppius, dont le rôle
philosophique ne fut pas non plus très-décidé , et qui
publia des extraits des ouvrages de Juste Lipse ; l'An-
glais Gattacker , qui , par son édition des œuvres
d'Àntonin, contribua plus que ses prédécesseurs à
PREMltRE ÉPOQUE. 379
propager et à éclaircir la morale des stoïciens ; Claude
Saumaise et Hcmsius, s'occupèrent plutôt de ce système
sous le rapport historique que sous le rapport philo^
sophique.
ESSAIS ORIGINAUX.
Jusqu'à présent > la philosophie du quinzième et du
seizième siècle né nous a offert que des systèmes, dé*
Y^of^s sans doute avec toutes les ressources d'une
grande érudition et d'une habile critique» mais em*
pruntés aux doctrines des anciens philosophes. Il semble
qâe l'esprit humain ne se soit affranchi de l'autorité
ecclésiastique que pour retomber sous le joug des deux
puissants génies que nous avons trouvés » à toutes les
époques » en tète des deux grandes écoles qui se par-
tagent le domaine de la philosophie. Entre la soumission
entière des scolastiques du moyen-âge » et l'absolue
indépendance qui fait le caractère de la philosophie
moderne» il était indispensable qu'il s'écoulât une
époque de transition; car la raison humaine né saurait
passer brusquement de l'extrême servitude à une li-
berté entière : mais cette transition fut pour elle un
progrès immenie. Ceux qu'elle n'avait cessé de faire
pendant toute la durée du moyen-âge^ l'avaient pré-
parée à la révolution qui mit fin à la scolastique. Depuis
ce moment où, placée en quelque sorte sous la tutelle
de l'antiquité classique , nous l'avons vue puiser dans
le passé le germe de ses progrès futurs, elle ^'est en-
core agrandie et fortifiée. Maintenant le temps est arrivé
où elle peut essayer de s'écarter des anciennes voies et
de se frayer un chemin à part.
3R0 PHILOSOPHIE MODERNE.
Déjà Nicolas Talrellus , adversaire de raristotéliciea
Césalpini , avait essayé d'établir une démarcation entre
la philosophie et la théologie , et de faire regarder la
raison comme le point de départ de toute connaissance
philosophique. Déjà plusieurs écrivains politiques , et
un grand nombre de naturalistes , peu satisfaits des ré-
sultats obtenus à l'aide des méthodes logiques dont on
faisait alors usage, s'étaient efforcés d'en produire de
plus sûrs, en suivant la voie de l'expérience. Le fiimeux
polkîque Machiavel, homme d'état formé parla lectore
des classiques et par l'étude du monde, avait exposé
avec une habileté supérieure, dans son livre intitulé le
Privée (il Principe) j un tableau de la politique, telle
qu'elle s'offrait alors dans les divers états de l'Italie.
Jean Bodi?i , abandonnant dans sa République les traces
m
de Maton et d'Aristote, avait tenté d'ouvrir une
route moyenne entre la justice rigoureuse et la pru-
dence sans garanties légales, entre la monarchie el
la dvinocratie. Mais l'analyse de leurs ouvrages appar-
tient plus à l'histoire des sciences politiques qu'à celle
de lu philosophie. INous devons nous occuper, d'une
manière plus spéciale , de trois hommes ^tingués
aux'|uels la philosophie elle-même fut redevable de si
hardis développements, qu'après eux la Toiese trouva
natiifellement frayée à la révolution dont Bacon et Des-
cartes furent les promoteurs. Ces trois hommes furent :
JoR-'^ANo Bruno, Bernardo Télésio, et Thomas Cah-
PAXKLLA.
PREMIERE ÉPOQUE. 28i
JORPANO ÉRUfCO.
JoRDANo Bruno n'est pas moins célèbre par la grandeur
de ses conceptions , retendue et la force de son esprit,
que par les malheurs dont sa vie fut agitée , et sa fin
tragique. Il naquit à Noie, dans le royaume de Naples,
vers le milieu du seizième siècle. Il avait pris dans sa
jeunesse Fhabit de Tordre des dominicains ; mais des
doutes en matière de religion, et des jugements hardis
sur l'ordre monacal , lui firent quitter l'Italie vers i580.
Il se rendit à Genève. Calvin et Théodore de Bèze y
enseignaient précisément à cette époque , et y jouis-
saient de la plus haute réputation. La passion que Bruno
avait pour les opinions paradoxales, et l'acharnement
avec lequel il défendait les siennes, ne tardèrent pas
à le brouiller avec ces deux hommes intolérants par ca-
ractère, et il fut contraint d'abandonner Genève, après
un séjour de deux années. Il se rendit d'abord à Lyon,
puis à Toulouse, et ensuite à Paris, où il écrivit sur
l'art de Raymond Lulle, et en donna des leçons pu-
bliquetf. De là il alla à Londres, oii il demeura quel-
que temps che; sir Philippe Sidney. Revenu à Paris,
en 1585, il s'y porta publiquement pour adversaire
d' Aristote , et se fit , par ses attaques contre la philo-
sophie dominante', de nombreux ennemis. On ignore
les motifs qui l'engagèrent à retourner en Italie , dont
le séjour devait, à tant d'égards, lui paraître redoutable.
Il y vécut tranquille pendant deux années ; mais vrai-
semblablement la hardiesse de ses opinions et la célé-
brité de ses ouvrages attirèrent sur lui l'attention de
%&i PHIL080MW lOIttftlfE.
Tautorité ecclésiastique. L'inquisition le fit arrêter 4
Venise, et l'envoya à Rome, où il fut brûlé comme
hérétique^ apostat et parjure, le 17 février 1600(1).
Bruno possédait un esprit d'une pénétration rat^,
une imagination fertile et poétique ^ un goftt vif et éclairé
pour les auteurs classiques. Les vues larges et hardies
des éléates et des platoniciens d'Alexandrie l'avaient
frappé; il s'en pénétra profondément elles mit en œuvre
avec un talent iecond et original. Aux idées qu'il leur
emprunta s'en rattachèrent beaucoup d'autres^ lellefc
que l'intention de perfectionner l'art de Raymond
Lulle ^ qu'il regardait comme le précurseur de sa réforme
en philosophie ; les découvertes de Copernic » qui peut*
être éveillèrent ses premiers doutes sur l'autorité tra-
ditionnelle; enfin les préjugés dominants sur la magie
et Fastroldgie» Ses ouvrages, dont Buhle a donné une
notice fort étendue , sont fort rares. Pendant longtemps
ils sont restés dans un oubli presque complet ; mais^ à
une époque récente , ils sont devenus tout-à-coup l'objet
d'une attention particulière de la part des savants de
l'Allemagne, à l'occasion du spinosisme et du système
de Shelling, connu sous le nom de {^ilosophiè de la
nature.
Un philosophe moderne.) Jacobi, a donné» dans ses
lettres sur la doctrine de Spinoza, un extrait de la doc-
trine philosophique de Jordano Bruno; mais Tenue-
mann » dans son histoire générale , l'a résumée avec
(i) « Afin qu'il pût raconter dans ;ies autres mondes inventés par Wi,
comment les Romains ayaient coutume de traileMes blasphémateurs ; » telles
soiit les expressions révoltantes dont se sert Sbîoppius , qui fut le téâtoitt
oeAairo de son supplice.
plus de profondeur et da clarté* Voici les prinbipaui
traits de cette esquisse supérieure.
Le principe suprême, Dieu, est ce que toute choaê
est et peut être* 11 est donc un ôtre unique^ mais eom«
prenant en soi toutes les existences « le fond même des
choses, et en même temps leur cause productrice^
matérielle et formelle, sans limite dans l'éternité de sa
durée, Natura naturans. ^Comme première cause pro-
ductive, c'est aussi la raison divine, universelle, qui se
manifeste dans la forme de l'univers; et c'est l'âme uni-
verselle qui agit en toutes choses, et qui, de l'intérieur
de chaque être, lui donne sa forme et ses développe-
ments. Le but de cette cause active et finale en même
m
temps est la perfection de l'univers, laquelle consiste en
ce ^ue , dans les diverses parties de la matière > tou08s
ies formes dont elle est susceptible parviennent à l'exis-
tence réelle. Être, vouloir, pouvoir et produire, sont des
termes identiques dans le principe universel. Comme
force première et vivante f la divinité se manifeste de
toute éternité par d'infinies productions, mais elle
n'en reste pas moins une et la même, sans fin, sans
mesure, immobileet au-dessus de tout rapprochement.
Elle est en tout, et tout est en elle, parce que toute
chose se développe, vit et agit par elle et en elle; elle
réside dans les recoins les plus cachés du monde^
comme dans le tout infini : d'où il suit que tout vit, tout
est bien , tout est en vertu du bien , parce que tout pro-
vient de l'être essentiellement bon.
Bruno^ reproduit cette idée^ lorsqu'il prend pour
point de départ le monde (Universwn ou Natura nota-
rata)^ et qu'il le représente comme un ^ infini, éternel.
S8.4 PHIL6S0raiE MODERNE.
impérissable* Selon lui , nul «n'a mieux exprimé que
Pjthagore, par ses sa^ports des nombres, le mode de
la production des choses par Tétre infini , Tunité , à
laquelle l'intelligence humaine aspire sans cesse. Cest
en développant son unité que le principe engendre la
multitude 'des êtres; mais en reproduisant des races et
des espèces sans nombre, il ne se complique lui-même
ni de nombre, ni de mesure, ni de relation; il reste
un et indivisible en toutes choses, à la fois rinfini-
ment grand et Tinfiniment petit. Puisque toutes choses
sont animées par lui, l'univers peut être représenté
comme un être vivant , un animal immense et infini , dans
lequel tout vit et agit de mille et mille manières diverses.
Il cherche à démontrer l'éternité du monde par plu-
sieurs arguments tirés de la destination de l'homme,
de la nature de la perception sensible et de l'impossi-
bilité de trouver un point central. Ici, il applique in-
génieusement, et cherche à déduire, par la méthode
philosophique, le système du monde de Copernic, et
il réfute habilement les principes contraires, en parti-
culier ceux despéripatéticiens. Le monde n'étant qu'une
ombre de la forme du premier principe, il s'ensuit
que toutes nos connaissances ne contiennent que des
notions de ressemblance et de relation. De même que
le principe absolu descend et se développe dans la mul-
tiplicité des êtres, nous produisons à notre tour l'unité
de l'idée par la compréhension collective du multiple.
Le but de la philosophie est de trouver l'unité de tous
les contraires.
L'âme en général est, dans chaque individu, sous
une forme particulière; comme substance simple, elle
PREMIERE EPOQUE.
est immor telle, infinie dans ses effets, et elle donne la
forme au corps par extension eftoon tract ion « La nais-
sance est l'expansion du centre, la vie est la durée du
développement spbérique , la mort le retour des rayons
au centre. Le plus élevé des actes libres est le but
même de Tintelligence divine, par qui tout se produit.
Le système de Jordano Bruno est le développement
de la doctrine des Éléates et de Plotin , mais épurée et
éclairée ; c^est un panthéisme , que Ton a souvent donné
à tort pour athéisme, exprimé avec une force entraî-
nante de conviction^ jointe à une grande richesse
d'imagination , et où se rencontrent une foule d'idées
fortes, grandes et profondes.
• TÉLÉSIO.
TiÉLÉsio OU TÉLÉsmo uaquit en 1508 à Consenza ,
dans le royaume de Naples, d'une famille distinguée.
U fit ses premières études à Milan, sôus la direction
d'un de ses oncles, Antoine Télésio, homme fort in-
struit, à qui Charles-Quint confia dans la suite l'éduca-
tion de son fils Philippe II. Ce fut aux leçons de cet
habile maître que Télésio dut la pureté et la précision
avec lesquelles il parvint à écrire dans la langue latine.
U s'adonna , pendant son séjour à Padoue , aux études
philosophiques et mathématiques , et dès lors la doc-
trine d'Aristote lui parut si peu satisfaisante, qu'il
déclarait ne pas pouvoir s'imaginer comment un si
grand nombre d'excellents esprits , chez toutes les na-
tions , eussent conçu une si haute estime pour des ou*
vrages remp is d'erreurs grossières. Ce ne fut que fort
1
3t6 PHILOSOPBIE HODERNE.
tard qu'il publia ses livres de Natnrd, juxia fropria
principhy dont les deux premiers parurent à Rome en
i565. Us y firent une sensation prodigieuse, et ob-
tinrent un tel succès, que Télésio fut obligé d'aban-
donné)^ la splilude où il s'était retiré pour pouvoir se
livrer plus tranquillement à ses études littéraires , et
d'aller enseigner à Naples sa philosophie de la iiature.
Il établi^ dans cette ville une société savante, dont le
but fut de perfectionner la physique pt de renverser le
système d' Aristote ; mais les persécutions qu'il essuya
le forcèrent bientôt de se réfugier dans sa patrie, oh
#
il mourut en 1588.
Télésio reprochait surtout à Aristote d'avoir , dans
son système naturel, donné pour des principes de pures
abstractions, comme la matière , Informe, eiiêprivaiion.
Pour lui , il admit deux principes incorporels et actifs,
la chaleur çt le froid^ et un principe corporel passif ,
la matière , comme l'objet auquel se rapporte l'activité
des deux autres; il fit provenir de la chaleur le piel , du
froid la terre, et rendit compte , d'une iqanière insuffi-
sante, de l'origine des choses du second ordre, par
un perpétuel conflit ^ntre le ciel et la tçfre. U y avait
4ans ces jiypothèses beaucoup d'idées empru<itèe$ i^
Démocrite et à Parménide : par ces empruntf^ , Télésio,
payait en quelque sorte le tribut à sop siède; m^is,
hors de là, ce fut toujours l'expéf ience , et l'expé-
rience des spns, qu'il prit pour règle ^piq^e. Danç
sa préface , qui est extrêmement remarqqable , il ^vait
dj^cjaré qu'il ne répondrait même pas aux objection^
qyi seraient tirées de la logique des écoles, n^a^ qu'il
répondrait volontiers à celles qui seraient frapcuntée*
PREMIÈKE ÉPOQUE. 28?
•
4é l'expérience sensible. Cet esprit domine dans son
ouvrage; et le grand philosophe Bacon , qui combattit
plus tard son système, ne le fit avec avantage qu'en per^
fectionnant cette méthode empirique, dont Télésio pré*»
sentait déjà d'heureuses applications et des résultats
ren^arquables.
THOMAS CAMPANELLA.
Télésio avait essayé de réformer seulement la philo-
sophie de la nature; un de ses compatriotes, Thovas
Gampanella , entreprit I9 réforme universelle de toutes
les parties de la philosophie. Les malheurs de sa vie ne lui
permirent pas de réaliser un projet qui était d'ailleurs
au-dessus de ses forces. Il était né en i568. Après de
brillantes études, il entra 'dans Tordre des dominicains.
Déjà Pàtrizzi et Télésio avaient attaqué l'aristCftélisme
et fortement ébranlé son crédit. Gampanella étudia d'au-
tres théories de l'antiquité , celles des Ioniens , des
pythagoriciens, desÉléates, de Platon, mais sans rieo
rencontrer qui pût le convaincre. Dès lors il devint
sceptique. Mais cette manière de voir contrastait trop
fortement avec la tournure de son esprit, pour qu'il
lui fût possible de se borner uniquement à des doutes
et à des connaissances négatives. U se créa doqo bientôt
un dpgmatisme éclectique, dpnt le caractère fut dé-
terminé par &e$ premiers doutes sur la réalité des cQn*
naissances puremefit abstraites ; C(S qui le conduisît
à regarder l'expérienci^; l'ot^servation, coipme les seule!»
spurces de la vérité pour l'homme. Les vjvps dispiites
qu'il soutint à Maples cQntre les péripat^ticien^ Im siis^
288 PHILOSOPHIE MODERNE.
citèrent des eonemis, qui le contraignirent de quitta
cette ville et de se rendre à Rome, où il séjourna quel-
que temps. A son retour , il fut accusé par la cour d'Es-
pagne d'entretenir des liaisons secrètes avec les Turcs,
et jeté dans les fers , où il resta pendant vingt-sept ans.
Enûn le pape Urbain YIII obtint de la cour de Maples
qu'il fût transféré à Rome, et lui rendit la liberté. Dès
que les Espagnols eurent appris son élargissement , ils
le firent de nouveau poursuivre, et lorsqu'il eut été
arrêté, ils ordonnèrent qu'on le ramenât à Naples. Ce-
pendant il parvint encore à se sauver, au moyen d'un
travestissement , et avec le secours de l'ambassadeur de
France. Il se rendit en Provence, et de là à Paris, où
il vécut tranqyille sous la protection du cardinal de
Richelieu , ennemi implacable de la puissance autri-
chienne et espagnole. Il mourut en 1689.
Gampanella avait conçu , tant sur la philosophie qae
sur beaucoup d'autres études , des vues excellentes ;
comme Bacon, il avait proposé une nouvelle manière
de classer les sciences. Ses principaux efforts se por-
tèrent sur la métaphysique, considérée comme four-
nissant des principes pouf la théologie, les sciences
naturelles et la morale. Sa théorie de la sensation est
celle de Locke et de Gondiilac. La faculté de sentir est,
selon lui , notre unique faculté de connaître (sentire est
scire); il y ramène toutes les autres facultés de l'écrit.
Sentir , c'est percevoir une modification dont nous
sommes affectés. La réflexion , la mémoire , l'ima-
gination ne sont que la sensibilité diversement dé-
terminée. La pensée est l'ensemble , la réunion des
connaissances données par la sensation , et cette
PREMIÈRE ÉPOQUE. 289
réunion doit elle-même être sentie de la même manière.
Sa morale renferme un grand nombre d'idées neuves
et ingénieuses.
On doit tenir compte à Campanella de son zèle ar^
dent pouir la vérité, et du courage a veclequel il défendit
.la liberté de penser, et le droit qu'a la raison de se
frayer des routes nouvelles. Sans doute les résultats
auxquels il parvint attestent son impuissance à résoudre
d'une manière satisfaisante les grands problèmes delà
science; mais il a la gloire d'avoir expliqué clairement
le besoin de cette solution , dans l'intérêt de la raison
et de la philosophie.
Le seizième siècle était allé aussi loin qu'il lui était
possible dans la voie de l'idéalisme et du sensualisme
développés selon l'esprit de la philosophie ancienne;
désormais une révolution nouvelle était nécessaire pour
que la philosophie moderne prît un essor qui lui fût
propre. Les essais de Bruno et de Campanella y avaient
préparé les esprits ; Descartes et Bacon pouvaient
paraître.
Mais cette grande époque d'imitation et de transition
n'aurait pas été complète, si, à la suite Vlu dogmatisme
idéaliste et sensualiste, le scepticisme n'eût à son tour
obtenu quelques adeptes, et si de la lutte de tant de
systèmes» opposés, de ces débats qui attestaient l'im-
puissance des spéciilations rationnelles , le mysticisme ,
avec tousses moyens surnaturels d'arriveV* à la science,
ne se fôt aussi produit sur la scène. Le scepticisme,
dont, au début de leur carrière; plusieurs des philo-
sophes que nous avons déjà mentionnés n'avaient pu
se défendre , fut pro/essé avec écla( par notre Michel
i9
/
DE Montaigne , son ami Laboétie^ Charron , et San csez«
Quant au mysticisme, si naturel aux esprits , pendant
toute cette période de fermentation religieuse, il suflBt
de nommer Agrippa , Paracelse et Bôhme , pour fiûre
pressentir combien fut vaste le dételoppement qu'il
prit à cette époque. Déjà il y avait dans Marcile Ficin
et les Pic de la Mirandole un penchant très-prononeè
pour le mysticisme : c'était la conséquence inévitaUe de
la prédominance qu'avait obtenue dans leur esprit Fidé»-
lisme néoplatonicien. La croyance à la magie , à h
théurgie , à l'astrologie, qui n'avait cessé d'exister
pendant tout le moyen^&ge , était devenue génértile.
Les meilleurs esprits de ce temps n'avaient pu s'en
garantir. Nous verrons bientôt à qud point d'extrava-
gance die fut portée. par les imaginations ardentes et
exaltées qui s'y livrèrent.
SCEPTICISME.
nCBBL DE MOlfTAIGNS.
Ce fut en 1533 , dans une terre du Périgord dont il
p^rta le nom, tiue naquit le célèbre auteur desJBtM».
Son père lui fit apprendre le grec et le latin en mèiM
temps que sa langue maternelle^ et lui donna à cet e&t
un précepteur allemand qui , ne connaissaqt pas le
français , ne pouvait converser avec lui qu'en latin. Ses
parents et tous ceux qui rapprochaient n'employaient
jamais non plus d'autre langue, de sorte qu'à l'âge de
six ans il la parlait fert bien^ sans avoir la. moindre
idée du français. Sa jeunesse fut orageuse» et son pèce
j
l
PREVlèHE ÉPOQUE. ^91
avait auguré défavorablement du reste de sa carrière;
niBis il revint de ses erreurs^ lorsqu'il fut marié et
qu'il eut recueilli l'héritage de sa famille. Le [roi de
France lui accorda le cordon de St-^Michel , et à Rome
il obtint le droit de bourgeoisie. Cette dernière distinc-
tion lui causa le plus grand plaisir. Devenu maire dé
bordeaux, il exerça à la satisfaction de tous ses admi-
nistrés , des fonctions qu'il avait eu beaucoup de peine
à accepter'. Il vécût sous les règnes de François I*', de
Heiiri fl, de François II, de Charles IX, de Henri III
et de Henri IV. Sur la fin de sa vie, il souffrit avec beau-
coup 'de patience les vives douleurs que lui causait une
maladie cruelle dont il mourut en 1592.
Les Ei9(àjs de Montaigne sont trop connus pour que
nous essayions de les considérer ici sous le rapport lit*-
téraire (4). On sait que l'auteur y exprime ses propres
passions, ses réflexions, ses inclinations et sesmaximes,
en profitant toujours du riche trésor d'observations qu'il
avait recueillies sur les hommes et la société. La lecture
de ses écrits est d'autant plus attrayante , qu'ils déve-
loppent jusqu'aux replis les plus cachés du cœur humain^
et quHIs sont susceptibles, même [encore aujourd'hui ,
d'une application immédiate au commerce réel de la vie.
Quant à ses opinions philosophiques , dont nous devons
nous occuper particulièrement, il est assez difficile de
s'en former une idée bien exacte. On voit qu'il plaide
sérieusement la cause de la vérité, et qu'il la cherche
avec ardeur, non -seulement en s'observant lui-même,
(1) On sait que les mérites de cet écrivain o|^ été appréciés arec antant
d*espril que de goût par M. Villemain , dans un éloge couroiiné en 1812 par
VAcadémie flrançaise.
292 PHILOSOPHIE MODERNE.
ainsi que les autres, mais encore en interrogeant l'his-
toire, en étudiant les meilleurs écrivains de Tantiquité
et des temps modernes. Le résultat de toutes ses
recherches n'est ni un dogmatisme réel , ni un sc^ti-
cisme absolu, surtout en ce qui concerne la religion et
la morale. Il réduisit en grande partie la philosophie à
une opinion subjective , qui ne saurait avoir une soii*
dite objective inébranlable , qui est par elle-même
très-variable, et à laquelle on peut tout au plus atlrî*
buer une vraisemblance plus ou moins grande. Ce dont
Thomme atteint finalement la conviction, c'est qu'il
erre dans Fignorance, et que son esprit est borné. < U
est advenu aux gens véritablement sçavants, dit-il, ce
qui advient aux espics de bled : ils vont s'élevant et
haussant la tête droite et fière, tant qu'ils sont vuides;
mais quand ils sont pleins et grossis de grain en leur
maturité , ils commencent à s'humilier et à baisser les
cornes. Pareillement les hommes ayant tout essayé,
tout sondé , et n'ayant trouvé en cet amas de sciencei
et provision de tant de choses , rien de massif et de
ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur pré*
somption , et repris leur condition naturelle. »
Mais quoiqu'il regardât en philosophie le doute
comme l'oreiller le plus convenable à itne tête bien faite , et
qu'il se perdît quelquefois en subtilités théorétiques, les
maximes qu'il professait étaient dictées par un tact sûr
et par le sentiment de la plus pure morale ; il éprouvait
un enthousiasme véritablement stoîque pour la vertu.
Etienne Lk Boéhe , conseiller au parlement de Bor-
deaux, partagea en philosophie les opinions sceptiques
de son ami Montaigne.
PREMIÈRE ÉPOQUE. 203
Il développa avec talent , dans son discours sur la
servitude volontaire^ un singulier esprit de liberté
républicaine. Montaigne parle de lui dans les ternies
les plus honorables, et la lettre de Tauteur des Essais,
sur la conduite de son ami au lit de mort, est aussi
touchante qu'instructive. Il était né en 1530 , et il mou-
rut à Bordeaux en 1563, entre les bras de Montaigne.
Pierre Charron, né à Paris en 1541 , étudia la phi-
losophie et la jurisprudence à Orléans et à Bourges ,
devint docteur en droit , et passa quelques années à
Paris, en qualité d'avocat au parlement. II quitta
bientôt cette carrière pour celle de la théologie , et se
distingua par ses talents comme prédicateur. Sur la fin
de sa vie il devint grand-vicairedeTévèquedeCahors,
puis chanoine à Condom. Étant venu à Paris en 1603,
il y mourut subitement au milieu d'une rue.
Ce fut dans le commerce habituel qu'il entretint
avec Montaigne, qu'il prit le goût du scepticisme. 11
s'exprima, dans son Traité de la Sagesse ^ avec une
grande liberté sur les matières de morale et de religion.
La sagesse, selon Charron , est la science de la vertu.
La connaissance de soi-même est une condition indis-
pensable pour y arriver. Après avoir examiné la nature
de rhomme , de ses dispositions , de ses goûts et de
ses facultés , ainsi que les différences qui proviennent
du tempérament, de la situation individuelle et des
circonstances, il traite de la vertu en général, de la
prudence, de la justice, de la bravoure et de la
modération. La morale qu'il expose est aussi noble que
pure, et, sous ce point de vue, son livre mérite d'être
mis au nombre des ouvrages moraux les plus distingués.
294 PnLOSOMDB modemb.
Mais , pour ce qui ooocernait les sciences spécula-
tives, le scepticisme , qui faisait le fond de la philo-
sophie de Charron , lui fit émettre des opinions hardies
f t hasardées. Quelquefois il niait en termes précis y i
Texemplede Montaigne , la irérité ejt la certitude du
savoir humain ; il plaisantait sur la faiblesse de ootre
esprit, et affectait un profond mépris pour toutes les
sciences. Cependant il ne fut pas, à beaucoi^p prés^
aussi conséquent dans son système que les anciens pyr^
rhoniens. Il oublia souvent, sans le vouloir , qu'il rai-
sonnait en sceptique. Ses doutes sur la foi religieuse
et sur toutes les religions , sans en excepter Iç chrisr
tianisme, le firent décrier con^me athée par un grand
nombre de censeurs qui avaient mal conçu ses idées.
François Sanchez, [né en 1562^ à Çacara dans le
Portugal, fut bien plus décidé dans son scq>ticisme
que ne l'avaient été Montaigne et Charron. Son ouTrs^e
qui a pour titre : De muUùni nobili pri$nâ et wmersaix
sdencid quod nihil scUur ^ est un des meilleurs trai-
tés philosophiques que nous possédions sur le scepti-
cisme. Il est agréable à lire, et écrit a^rec autant de
pureté que de goût. On ne rencontre chez lui aucun
argument sceptique qui ne se trouve déjà dans les
ouvrages des pyrrhoniens ; mais il s'en sert , contre la
philosophie dogmatique du temps , d'une manière qui
lui appartenait en propre. Au reste , quelque universel
que fût le scepticisme de Sanchez , son but ne parait
pas avoir été de le recommander comme la seule phi-
losophie possible ; il semble au contraire n'avoir eu
d'autre intention que d'épurer le savoir philosophique,
et d'élaguer tout le fatras dogmatique des faux savants,
PREMIÈRE ÉPOQUE. 295
afifi d'établir k vérité à la place des chimères et des
vaines hypothèses. Son scepticisme n'était, comme
ko essais dogmatiques de Téiésio et de GampaneUa,
qu'un acheminement à une philosophie fondée sur une
méthode plus sûre que celle dont jusqu'alors on avait
îadt usage : il contribua donc, pour sa part, aux pro*
grès de la raison.
MYSTICISME, CABALISTIQUE, MAGIE.
-.1
« On a pu voir par ce* qui précède, que de .tous les
ajyotèmes philosophiques développés presque simultar
pémenl, pendant les deux siècles qui se sont écoulés
entre la chute de la scolastique et la naissance de la
philosq>hie moderne proprement dite, c'était le néo*
platonisme qui avait exercé le plus d'emfHre. Gela ne
{M>uvait manquer d'être, à une époque dont le caractère
dominant était l'entjiousiasme religieux, et Texalt^^on
mystique. On serappelle que les philosophes d'Alexan*
ditie accordaient un pouvoir surnaturel à certains
êtres, qWils regardaiept comme les intermédiaires
entre la divinité et l'homme. .Ils. supposaient à ces
génies ou, démons une grande influence dans legour
^^rnement du j^onde , et ils admettaient la possibilité
de les. faire agir par certaine procédés, tirés, les uns
d(SB ppissances naturelles, les autres de certaines par
rôles ,. en un mot , . à l'aide de ^e que Ton appelait
Magie. A ces dogmes , qui se trouvaient si . bjen d'^cr
fiorà avec. la disposition des espritSi, vinreQt se réunir
d'autres idées empruntées à la cabale des Jpifs, àcette
science mystérieuse dont nous avons aussi parlé, et
296 PHILOS WHIE MODEHNE.
qui n'est autre chose que le néoplatonisme » altéré par
le mélange des chimères théurgiques qui résultaient
de la doctrine de l'émanation. Ces opinions étaient alors
tellement dominantes , qu'à aucune autre épo((ue il ne
fut aussi souvent question de sorcellerie et de sorciers.
Une commission du parlement de Pau fit brûler plus
de trois cents de ces malheureux , dans un espace de
temps assez court. La croyance aux sorciers était alors
si générale, si profonde, que les accusés de sorcellerie
la partageaient eux-mêmes ; ils ne niaient point les
faits qu'on leur imputait, lorsqu'on les pressait un
peu. L'imagination fortement préoccupée de cet état
extraordinaire^ plusieurs, soit dans leurs rêves , soit
dans des moments qu'on appelait d'halludnation ,
avaient cru réellement se voir au sabbat , ou être les
objets d'actes de sorcellerie. L'étude de la cabale et la
croyance à la sorcellerie étaient répandues parmi les
catholiques et parmi les protestants ; mais peut-être
l'é trient-elles davantage chez ces derniers, parce que,
comme leur principe était de remonter au texte des
livres sacrés , ils avaient dû s'attacher surtout à prendre
connaissance de la langue hébraïque : ce furent même
eux qui , un peu avant la réformation , firent naître
l'étude de cette langue, complètement négligée pen-
dant le moyen-âge. La nécessité où ils étaient, pour la
connaître dans ses détails, d'étudier les livres des
rabbins, où la doctrine cabalistique est présentée avec
étendue , contribua encore à enraciner cette philoso-
phie dans leur esprit.
Nous en avons indiqué déjà (1) les principaux
(1) Page 199.
PREMIÈRE ÉPOQUE, 297
dogmes ; ils furent développés vers la (in du xv*" siècle
par Pic de là Mirandole, qui , s'étant cependant , à ce
qu'il parait, affranchi pendant sa vieillesse des pré-
jugés répandus de son temps, et que son exemple
avait contribué à accréditer, composa une exellente .
léfutation des superstitions astrologiques. Ce fut d'a-^
près ses inspirations qu'un des hommes les plus
distingués de son temps, Jean Reuchlin, composa ses
deux ouvragés de Verbo mirifico, et de Arie cabalisiicd.
REUCHLIN.
Jean Reucblin, l'un des écrivains les plus spirituels
du xvf siècle, était né dans la Souabe en 1455. Il
apprit le latin d'un savant distingué de l'époque, Jean
de Lapide; plusieurs Grecs lui enseignèrent leur lan-
gue et leur littérature; il étudia l'hébreu à Bâle, puis
à Orléans et à Poitiers, et le savant juif Jacob-Jéhiel
Loans lui fit faire de si grands progrès dans cette lan-
gue, qu'il fut en état de consulter les sources mêmes
de la philosophie cabalistique, pour laquelle il avait
manifesté de bonne heure un goût prononcé. On peut
le regarder comme le restaurateur de la littérature
classique en Allemagne. De son école sortirent un grand
nombre d'élèves, qui plus tard, à l'époque de la réfor-
mation, devinrent les hommes les .plus instruits et les
plus éclairés de l'Allemagne. H introduisit et créa
même, jusqu'à ua certain point, l'étude de l'exégèse de
la Bible dans la langue originale : on'sait que les réfor-
mateurs de la religion cherchèrent souvent dans cette
étude des armes contre l'église dominante. S'il se per*
298 PHILOSOPHIE MODERNE.
dit dans le dédale du rabbinisme et de la cabale 9 il j
conserva cependant le calme d'une raison forte et
éclairée : d'ailleurs les occupations politiques aux-
qu^es il fut livré , ses travaux littéraires , et les dispates
^u'il fut obligé de soutenir sur la An de ses jours , Tena-
péchèrent de donner à ses idées cabalistiques autant de
développements qu'il l'aurait désiré«
▲GRIPPA.
Cornélius agrippa de Nettesheim se livra avec bi^i
plus de passion et d'enthousiasme au mystieisine phi-
losophique qui régnait de son temps, ainsi qu'aux
aownces occultes qui en étaient le complément inévi-
tliUe. Né à Cologne ea 1487 , il se rendit» étant encore
fort jeune, à Paris, où il établit une société secret»
dont le but était Tétude et le perfectionnement de cas
scifançes,. Ce fut .daçs l'université de Dôle, alors florisi>
santé, qu'il expliqua et commenta le livre de son anu
Reucblin, ^ Verbo mityico. Danj» un voyage qu'il fit
à An^urtz bourg, il se lia avec l'abbé Tritheim, l'un des
plus gfand$' adeptes de la magie, de la cabale et des
,arU occultes; s'arrêta dans son couvent, et prétaoidit
avoir reçu de lui une foule de connaissances. U écri-
vit d'après les conseils de cet abbé ses trois livres de
OecuUd Philasophiâ, où il essaya de rétablir l'ancienne
(pagie dans sa pureté primitive , et ^e la garantir d^
reproches qu'on iui faisait de renfermer des erreurs
dangereuses. Le plus, célèbre de ses ouyrages est celui
qui, a pour t^Urg : de Yçaùttiie, ^ci/Bnîwja^i } il fit. sur l!ef-
prit de ses contemporains une prodigieuse sensation .^
PREMIÈEE ÉPOQUE. 299
Apr^ une vie agitée par mille traverses, il mourut eu
i53^ à Grenoble.
I^e^. arts occultes furent toujours.pour lui rot]|)eLl9
pLuA importât de ses études. Un court exposé des
principales doctrines qi^'il a consignées dan;» son qur
Trage de Occulta l^hihsophiâ , fera connaître la naturç
de ses opinions personnelles et le caractère des Idées
universellement accréditées à l'époque où il composait
sef» , écrits. La magie est selon lui la première des
sciences et le complément de la philosophie, puisqu'elle
péoètjçe ju^ue danfs les mystèrgs les plus secrets de la
|i%tuj*e : elle.se concilie parfaHemeçt avec le christ^ar
ni^me , et; n'est nullement susceptible de nuire à cett^
religion. Il distingue trois mondes, le. physique, le
f^est^ çt l'intelijsctuel : c'est poivquoi il divise la
nvagie en naturelle, céleste ,. et religieuse, ou céré^
moniale. L'air est un n;iirpir qui reçoit les images def
cl^pses : Qomme il pénètre daqs les cof ps hivnains ^
animaux par des ouvertures que leur ténuité excessive
rend^ ^nv4sibles, il .peut exciter des songes, des pror;
phé^es^ sans la coopération des esprits., C'est par lui
qu'il est possible à un homme de communiquer ^^
idées à uq autre sâps aucun intermédiaire, çt quelque
grande que soit la distance quf les sépare. En, opposaq^
des qbjets ou des caractères . d'écriture aux rayons d,e
la lune , on parvient à les peindre sur le disque de çejt
as.tre, de manière qu'une autre personne puisse les y
voir et les y lire. C'est un art fort utile dans les cas
de siège, dit Agrippa, et Pythagore l'a mis le premier
en pratique., ., . ,*
Tout est dans tout et agit sur tout. Les choses sui)«
300 PHILOSOPHIE MODERNE.
lunaires sont soumises à l'influence des astres ^ de qui
elles reçoivent des qualités et des forces particulières.
On peut déterminer la relation des choses avec les con-
stellations, d'après plusieurs caractères, tels que la
figure , le mouvement, l'analogie des rayons, des cou-
leurs , des odeurs , etc. Ainsi le feu* et le sang , par
leur chaleur, les esprits vitaux et toutes les pierres
précieuses garnies de pointes dorées ou de rayons, ont
de l'affinité avec le soleil , qui leur communique des
influences spirituelles. La vraie magie consiste à réunir
les forces attractives des choses de l'univers, à rappro-
cher ainsi les choses inférieures des supérieures, eC
à rabaisser les forces de ces dernières au niveau de
celles des premières. C'est par le moyen de la magie
que l'on peut séparer tEsprit du monde des éléments
sur lesquels il agit; et comme c'est lui qui constitue
tous les êtres de la nature , toutes les fois qu'on peut
l'en séparer^ on peut donner naissance à tous les eflêts
qu'il produit lui-même. Si les alchimistes parvenaient
à séparer cet esprit du monde de l'or et de l'argent ,
ils posséderaient en lui le moyen de convertir en or et
en argent toutes sortes de métaux. Agrippa assure avoir
opéré lui-même cette séparation, et il indique les
moyens qu'il faut emplover pour arracher à la nature
le secret de son emploi : comment on peut suspendre,
ou selon l'expression des cabalistes, enchaîner les
actions des hommes, des animaux et des choses inertes;
empêcher, par exemple, un voleur de voler, un vaisseau
de continuer sa route; comment on réussit à préparer
des philtres , des anneaj^x magiques et des amulettes;
comment on prédit les événements futurs.
PREMIÈRE ÉPOQUE* 901
Il existe le rapport le plus intime entre la doctrine des
nonibres et la magie. Les nombres sont des substances
plus parfaites, plus spirituelles, et plus rapprochées
des choses célestes que les substances corporelles ; aussi
ont-ils des vertus encore plus merveilleuses : tout ce
qui est^ arrive et existe parles nombres et leurs rapports.
Chaque nombre possède des qualités et des forces qui
lui appartiennent en propre : ainsi l'unité est le principe
et Tessence de tout ; bors^ d'elle il n'existe rien. En
effet, il n'y a qu'un Dieu, un monde, un soleil, un
phénix, une essence miraculeuse, que les alchimistes
s'attachent à chercher , et sur laquelle reposent toutes
leurs opérations. Ainsi s'explique l'association des doc-
trines de Pythagoreaux rêveries cabalistiques.
Agrippa crut relever l'excellence des arts occultes
et des opinions cabalistiques, en décriant toute espèce
de philosophie ; c'est dans ce but qu'il puUia son livre
sur la vanité des sciences. C'était du scepticisme fait
au profit de la cabale, à laquelle il ajoutait d'autant
plus de confiance, qu'elle passait alors pour la véri-
table interprétation de la Bible; car les inventeurs de
cette prétendue science avaient eu le talent de faire
croire qu'ils en devaient la révélation à Dieu. Lorsqu'il
parle en sceptique et qu'il emprunte môme des argu-
ments aux pyrrhoniens, son intention n'est pas d'ébran-
ler toute espèce dé vérité en général et sans exception,
mais seulement de prouver l'incertitude des connais-
sances humaines acquises par les efforts de l'esprit
abandonné à lui-même, afin de mieux faire sentir la
nécessité de croire à la révélation , et à la sagesse
divine et surnaturelle , qui seule peut éclairer l'intel-
302 PHILOSOraifi MODERNE.
ligence. Au reste l'ouvrage respire une haine violente
et invétérée contre certaines classes d'hommes qui
avaient tourmenté Agrippa pendant tout le cours de sa
Tie^ et dont les persécutions étaient précisément plod
actives que jamais à l'époque où il écrivit. Il avait
déclaré dans son épttredédicatoire qu'il mordrait comme
un chien 9 piquerait comme un serpent, et déchirerait
comme un dragon : il tint parole (1);
PARACBLSB.
Philippe- Auréole-Théophraste Paracdse Bombast de
Hohenheim > le héros du cabalisme , de la magie et i%
l'alchimie, naquit en 1403^ dans la Suisse. Dès sa
jeunesse il conçut la plus vive passion pour la chimie^
dont l'étude était alors inséparable des arts occultes.
Il parcourut tous le9 pays où il était possible de voy^er
de SGHQ temps ^ môme la Russie » l'Asie et l'Afrique;
visita les moines, entretint des liaisons avec les savants^
et toutes les personnes qu'il croyait pouvoir lui servir
àaaeroltre la masse des connaissances médicales, ml-
néradcigiques et alchimiques, mais surtout Vinilâer dans
(1) Voici l'épigraphe qu*il avait placée en tète de son traité :
Inter diTOS aallos bob carpit Moicus«
iBler beroas monstra qDaeqna iasactatar HBBCOLIS.
later d«mones rex Hercbi Ploton iraidlar omaibua «abris*
Inter philosophes ridet omoia Dbhociitds.
Contre daflcl cnncta fliÈACLinis.
Reacit quaqna PTaiHUs( Pterbo ).
Et seire se pBlat omnia AaisTOTELBS.
CoBtamDit cnaeia DiOtttVEa. »
Nttllis bis parcet AGRIPPA.
CoBtemnil , acit, naacit , Oat, lidtt,
Iraacilur, inaectatar, carpit onnia;
IpM philoiophof , dtmoB , htroi , Oaoi tt obbU.
J
PREMIÈRE ËPOOUE, S03
de nouveaux secrets; étudia les écrits de Raymond
Lulle et des cabaiistes, et rassembla ainsi un tel trésor
de -oonnaissanees occultes, qu'aucun adepte n'en avait
encore possédé un semblable avant lui (1). Un désagré-
mentqu'îl éprouva dans cette ville la lui fit quitter (9);
^ il parcourut la Souabe , l'Alsace , s'arrétant de cabaret
en cabaret , y recevant les gens qui venaient le con-
sulter y ^'enivrant avec les Espagnols, et ne coucbant
' pas môme dans un fit* Il perdit dans cette vie abrutis-
sante ce qu'il savait de latin , et mourut enfin à Sali-
bourg en i54i^ âgé de quarante-sept ans, quoiqu'il
eût prétendu posséder un élixir qui prolongerait sa vie
aussi longtemps que celle de Mathusalem.
Les théories cabalistiques deParacelse sont les mêmes
que celles de son prédécesseur Agrippa , mais pré«
sentées, avec une imagination plus - fongueuse et plus
déréglée. Une lumière intérieure , une émanation d^
Dieu ou de l'être fondamental , l'harmonie uarverselle
des choses, l'influence des astres sur le monde sublu*-
. naite, la vie de toute la nature, les éléments considérés
OQiniae -des esprits auxqud8«les corps visibles servent
d'enveloppes : telles sont les principales idées thdoso^
phiques et tfaéurgiques développées au hasard dans
Paraceke , de mille manières difi&rentes, et sou ventî en
. -.1
(1) C'est le premier professeur connu dans l'Europe moderne qui ait fait
aon cours en langue Tulgaiu : jusqu'à lui on avait professé en latin,
(2) Un chanoine de celte ville éprouvait de grandes douleurs , pour la gné-
. rison des^inelles il avait promis 'cent é(U8 à Paracelse. Celui-ci le gnéril au
mojrep seulement de deux pilules d'antimoine. Le cbanoioe trouva i|iie tjf
qii'U avait promis dépassait la valeur d'un si petit remède , et il en résulU ua
procb daii^ lequel Paiacelse fut coAdanuié.U dit alois adieu à la villa de
BAle.
304 PHILOSOPHIE MODEKNE.
termes inintelligibles. Il s*était particulièrement fait un
grand principe» un Arcltœwn mystérieux, prétendue
harmonie entre le sel / le corps et la terre; le mercure,
Tftme et Teau ; le soufre , l'esprit et l'air. Ses ouvrages
sont iôcrits de manière à séduire les ignorants et le
peuple; ils sont remplis d'emphase et d'interpellatioDs
mystiques : il blâme tout ce qui l'a précédé(l). Au reste
il possé^it en chimie des connaissances véritables , ^
Bacon fait la remarque que son plus grand tort est
d'avoir caché les expériences très-réelles qu'il avait &ites,
sous une apparence mystérieuse (2). Ses extravagances
trouvèrent un assez bon nombre d'adhérents. A dater du
dix-septième siècle , elles passèrent et se conservèrent
comme en dépôts dans une société secrète^ établie ,
dit-on , par un certain Chrétien Rosencreutz , et qui
prit le nom de société des Rose-Croix.
Jérôme Cardan , de Pavie , célèbre comme médecin ,
naturaliste et mathématicieti , se rapjM'Ocha de Para*
celse par ses singularités; mais il lui fut très-supérieur
par les ressources de son instruction. lien fut} de même
de Robert Fludd et de Yanhelmont : l'un et l'autre
allièrent^ à l'exemple de Paracelse , l'alChimie au mys*
ticisme; unis .ne laissèrent pas cependant de faire de
belles expériences , et de mettre au jour des idées qui
(1) n était teUement acharné contre les ancic^ , qn'nn joar il fit , dcYint
ses auditeurs, un auto-da-fé des ouvrages d'Hippocrale et de Galien.
(3) Le savant Cuvier ( Histoire ées Sciences naiarelUs) attribue la
pande vogue dont Jouit Paracelse, comme médecin , aux remèdes extraor^
dinaires «(u'il employa : il administrait rantimoine, le mercure et l'opium
avec une hardiesse extrême. Il guérissait ainsi, quand il ne toait pas ses
malades, des lèpres, des ulcères, des hydropisies qui avaient résisté aux
reaèdes des autres médecins.
j
PREMIÈRE ÉPOQUE. 305
produisirent des effets fort utiles aux progrès des
sciences.
BOnME.
Le mystique le plus prononcé du seizième siècle fut
un pauvre cordonnier de Gorlitz , nommé Jacques
Bœhni ou Bôhme, dont Tinfluence fut encore plus
puissante que celle qu'avait exercée Paracelse. Une ima-
gination ardente et une disposition naturelle aux spé*
culalions lui suggérèrent^ à l'égard de la religion,
des doutes qui furent alimentés par la fermentation
générale que la réforme de Luther avait suscitée, en
Saxe, dans les idées religieuses du peuple. Voulant se
délivrer des doutes qui l'assiégeaient , il eut recours
aux prières , afin d'obtenir l'illumination du ciel. Il
tomba dans une extase qui se prolongea pendant sept
jours , et dans laquelle il jouit de la vue de Dieu. Au
commencement du dix-septième siècle , il tomba pour
la seconde fois dans cet état, à l'aspect inopiné d'un
vase d'étain, et, suivant ses propres expressions, son
esprit astral fut^ transporté par une irradiation merveil-
leuse jusqu'au point central de la nature , en sorte
qu'il lui devint possible de connaître l'essence intime
des créatures, d'après leurs figures, leurs traits et leurs
couleurs. Cependant il ne fit part de cette illumination
à personne jusqu'en 1610, époque où, ayant été plongé
une troisième fois dans l'état d'extase, les secrets de
la nature et de la divinité lui furent dévoilés. Jaloux
de ne rien perdre de cette apparition , il écrivit tout
ce qui lui avait été dévoilé, et en composa un livre
20
S06 PHILOSOPHIE MODERNE.
auquel il donna le nom à'Aurora, qui fut bientAt célèbre,
et devint en quelque sorle le catéchisme des mystiques.
Les points fondamentaux de la doctrine de Bôhme sont :
1*" rimpossibilité d'arriver à la vérité par aucun autre
procédé que l'illumination ; 2"" une théorie de la créa-
tion ; S"" la détermination des rapports de l'homme à
Bien ; 4*" l'identité essentielle de l'âme et d^ Dieu^ et
la détermination de leur différence quant à la forme ;
5* l'origine du mal; 6'' la réintégration de l'âme; 7*
une exposition symbolique du christianisme.
Les idées mystiques de Bôhme firent en Allemagne
de rapides progrès ; elles s'accordaient assez avec l'es-
prit naturellement contemplatif et rêveur des habitants
de cette contrée], et elles forment encore aujourd'hui le
fbnd de l'enseignement de deux des plus célèbres pro-
fesseurs de l'Allemagne, MM. Goerres etBAADSR.
Après l'idéalisme de Bruno, le sensualisme de Cam-
panella, le scepticisme de Sanchez, le mysticisme de
Bôhme, il ne restait à la philosophie du seizième siècle
aucun autre système à produire dans le point de vue
d'imitation , où les circonstances l'avaient contrainte de
se placer depuis la renaissance des letlres. Elle avait
épuisé les quatre grandes divisions dans lesquelles
nous avons vu, à toutes les époques, se partager le
domaine de la science philosophique ; il ne lui restait
donc plus rien à faire. Mais , comme l'esprit humain
n'était pas plus résigné au commencement du dix-sep-
tième siècle qu'il ne l'avait été à toutes les époques
précédentes, et qu'il ne le sera probablement jamais,
à rouler indéfiniment dans le cercle dont il avait
parcouru tous les points, une philosophie nouvelle
MEMltKE ÉPOQUE. 307
devait nécessairement jsnccéder à une philosophie usée.
C^est uife chose admirable qu'aussitôt qu'un besoin
se fait sentir dans la S6^iété, il paraisse à l'instant
même quelque puissant génie pour y répondre! La
physique y l'histoire naturelle, la^botanique, la chimie,
sous le nom d'alchimie, avaient fait en deux siècles de
notables progrès : mais comme on les avait étudiées
sans ordre et sans méthode, comme on avait essayé de
{larcourir à la fois et indistinctement toutes les parties
dont elles se composent, la science était accablée sous
le poids de ses propres richesses; il fallait, pour qu'elle
fit de nouveaux progrès , qu'une main habile et sûre
déterminât et circonscrivit le domaine de chacune des
divisions qu'elle embrasse. Les résultats réels obtenus
par le zèle des véritables savants étaient exposés à être
eaveloppéa dans le discrédit mérité où commençaient
à tomber les chimériques découvertes des arts occultes;
il fallait qu'une méthode unique, base inébranlable de
la certitude dans les sciences^ c'est-à-dire la méthode
expérimentale^ fût proclamée avec assez d'éclat et
d'autorité , pour que chacun pût distinguer désormais
la ligne de démarcation qui sépare le domaine de .l'i-
magination et celui de la réalité. François Bacon
I suffit à cette doi|hle t^che : ji dr^s^si m tableau ency-
clopédique des connaissances humaines jusqu'alors
j confondues, et promulgua les lois de la méthode d'ob-
I tervation appliquée aux sciences physiques.
I La philosophie n'éprouvait pas moins vivement le
: besoin d'un réformateur : il fallait que les derniers
[ liens qui l'attachaient encore à la scolastique fussent
I rompus, et qu'elle sortit do la sphère d'imitation dan»
308 PHILOSOPHIE MODERNE.
laquelle son respect pour les doctrines de l'anliquité
Tavait emprisonnée, il fallait aussi pour la garantir des
erreurs dans lesquelles elle s'était égarée , en prenant
pour son point de départ les spéculations ontologiques^
qu'on lui cherchât une base plus solide, c'est-à-dire
qu'on la ramenât à l'étude de la nature humaine , à l'a-
nalyse des faits de la conscience : cette révolution fut
accomplie par René Descartes. Bacon et Descartes
sontdoncles fondateurs de la philosophie moderne pro-
prement dite : nous allons exposer les nombreux sys-
tèmes qui découlèrent de ces deux sources fécondes.
Beuxièmb époque. — Depuis Bacon et Descartes jusqu'à Kant.
( Commencement du xyu* siècle , jusque vers le milieu
du xvra*.)
Indépendance absolue de la plùloeophie. — Création d'une méthode
fcientifique.
RÉSUMÉ GÉNÉRAL.
SBNSCALISn.
Baeon.
mort en 1626
Locke.
m. 17M
Gassendi.
m. 1655
Bodwell.
m. 1711
SeDnert.
ra. J637
<:ollins.
m. 1729
Rérigard.
jn. 1663
Mandeville.
m. 1711
Magnénus.
Boulainvillicrs.
m. 1723
Hobbcs.
m. 1680
S'Gravesande.
LarocliefoucauU.
m. 16^0
IIar:ioy.
m. 1752
PufireQd9rr.
m. 161)4
Descartes.
Geuliox.
Herbert de Cherbury.
GudworUi.
Grotius.
Staaftesbury.
T. Gale.
Nicole.
Amauld.
B^ftsoet.
Cumberland.
Glanvill.
Sorbière.
Bayle.
Foueber.
Pddarge.
Mercurius VanheUnonl.
Marctts Marci.
DEUXIÈME ÉPOQUE.
ÉCOLE IDÉALISTE.
309
m. leso"
nV 1669
m. 1648
m. 1688
m. 1645
m. 1645
m. 1677
m. 1695
m. 1694
m. 170»
m. 1719
Ifallebranehe.
Spinoza.
Leibntlz.
Wolf.
Tbomasius.
Wollaston.
S. Clarke.
Tehirnbaaaea.
Berkeley.
Fardella
Vico.
SCEPTICISME.
m. 1680 Huet.
m. 1670 Pascal,
m. 1706 Hirnbalm.
m. 1606
MTSTICISHE.
m. 1608
m. 1699
m. 1676
H. Uoros.
Amos.
Poiret.
m.
1715
m.
1715
m.
1716
m.
1754
m.
J728
m.
1724
m.
17^
m.
1708
m.
1754
m.
1718
m.
1744
1
m.
1731
m.
ioasi
m.
1679
m.
1667
m.
1671
m.
171*
C'est une bien grande époque dans l'histoire de la
philosophie que celle qui a iru naître Bacon , Locke ,
Descartes, Spinoza et Leibnitz! Si nous avons pu
réussir à faire voir que depuis les spéculations des
premiers physiciens de Milet, la sphère des connais-
sances humaines s'est constamment agrandie , et que
chaque siècle , apportant à la science philosophique un
tribut nouveau, en a successivement reculé les bornes,
on doit prévoir quel sera l'effet de l'impulsion donnée
par le génie de ces grands hommes, venus à la suite de
tant d'autres pour perfectionner leur ouvrage. Ce»
pendant , après eux , il y aura de nouveaux progrès &
faire : les découvertes du dix-septième siècle seront
encore surpassées par celles du dix-huitième ; et lors-
qu'à la suite de la grande révolution qui terminera ce
siècle, les sociétés constituées sur de nouvelles bases
310 PflILOSOraiE MODUNfi.
reprendront le cours de leurs recherches scientifiques,
l'étude de la phUosq[>hie ne restera pas non plus sta-
tionnaire. Nous espérons que cette ass^ion ne sera
pas démentie par les fiiits ; nous croyoas pouToir dé-
montrer, au contraire, par Firrécusable témoignige
4» l'histoire , que la philosophie moderne a fait en moins
d'un siècle et demi.d^sssez castes progrès pourvue
Ton ne désespère pas de son avenir.
Cependant^ malgré l'étendue et la grandeur des con-
ceptions auxquelles s^éieva Tesprit humain dans m
dernier âge, nous n'y trouverons encore que les qua-
tre tendances différentes que nous avons vues se ma-
niiester à toutes les époquesi fieux dogmatismeSf w%^
posant exclusivement, Vùû sur lé fémoighagè àoi sens^
et l'autre sur celui de la conscience, arriveront i des
aberi^tîobs qui engendreront lu doute ^ bU feront sen-
tir la nécessité de reoourir à la foii
Ainm se vérifiera ce que nous avons annoncé dans
notre introduction ; ainsi le témoignage del'histaire ooa-
firmant celui de la conscienee^ nous aidera i constater
et à décrire la nature ^ le nombre et Tordre de déve^
loppement des facultés de l'esprit humaine Partis de
l'étude de la conscieneoi nous y avions trouvé trois A*
cullés distinctes^ la sensibilité^ la raison et la liberté {
et l'analyse complète des idées sur lesquelles ses facultés
s'etercent les avait rapportées à deux classes^ le fini
et l'infini^ l'unité et la multiplicité, le relatif et l'ab-
solu > le contingent et le nécessaire* Nous avons de-
mandé à l'histoire la confirmation de cette théorie} et
si l'histoire ne nous a offert que les mêmes ordres de
i si l'époque qu'il nous reste à parooarir ajoute son
KUXIÈME ÉPO<èUE. 811
imposant témoignage à celui des précédents âges, ne
8erons«nôu8 pas fondés à rester fidèles à l'esprit qui
nous a fait entreprendre cet ouvrage ? Après avoir et*
posé avec impartialité des systèmes auxquels nous avons
teiyours attaché une égale importance, puisqu'ils étaient
tous les enfants légitimes de l'esprit humain; après
nous être montrés justes envers le sensualisme ^ l'idéa-
lisme» le scepticisme et le mysticisme, pourrions-nous^
sans manquer aux lois d'une logique rigoureuse, ensei*
gaer un système philosophique qui ne reproduisit que
l'un de ces quatre systèmes? L'histoire de la philoso**
phie n'est autre chose que l'apparition constante et
successive de ces quatre systèmes; donc ils sont vrais;
4one ils sont fondés sur la nature même de l'esprit
humain^ qui n'en pourrait créer d'autres : l'erreur est
dans la prédominance de l'un d'eux sur tous les autres.
Nous croyons que l'on ne sera près de la vérité que
lorsqu'on aura réuni en un seul système. complet ce
qu'il y a de positif dans chacun d'eux. Voyons si les
deux expériences qui nous restent à ftiire nous main^-
. tiendront dans les mêmes principes.
La philosophie du dix-septième siècle est ouverte et
eonstituée par Bacon et par Descârtes. L'un est né en
1561 , et l'autre en 1596. Commençons par le premier.
F. BACON.
François Bacon , baron de Yérulam ^ vicomte de
St-Alban^ célèbre par ses travaux philosophiques et
scientifiques^ autant qu'il Test malheureusement par
sa conduite politique et par le&tourmentsqui en furent
312 PHILOSOraiE VODERKE.
la suite, était le fils d'un homme de loi qdi fal garde
du grand-sceau et membre du conseil privé sous le
règne d'Elisabeth. Il fit ses études à Cambridge, et, dés
Tâge de seize ans , il avait tellement reconnu les vices
de la philosophie scolastique, qui avait toujours con-
servé quelques partisans, qu'il écrivit contre elle uDe
brochure. Après être sorti de l'université, il voyagea, par-
courut la France, et écrivit à dix-neuf ans un ouvrage
politique sur Vétai de l'Europe. Déjà étaient arrêtés
dans son esprit le projet et peut-être le plan de ceUe
grande rénovaiion scientifique , à laquelle il a attaché son
nom. Ses deux principaux ouvrages qui, à proprement
parler, n'en font qu'un sous XeiiiTeA'lmtauratiomagntt^
sont : l"" son traité De dignitate et augmeniis scientiarum y
qui parut en Angleterre en 1606 ; 2'' son Nwum Or-
ganum scieniiarum, qui parut en 1620. Le premier est
un exposé de tout ce que les sciences embrassent , des
rapports de chacune d'elles, de la manière dont les
sciences particulières dépendent des sciences générales;
en un mot, c'est le détail de ce qu'on a appelé depuis
l'arbre généalogique des sciences et des lettres, et dont,
on a donné une traduction dans le préambule de la
grande Encyclopédie française. Le Novtan Organum est un
traité sur la méthode par laquelle on doit arriver à la
connaissance de la vérité dans les sciences. Bacon y
établit, comme moyen unique , V expérience et Vinductim,
par opposition au sylbgisme et à Vauioriié.
Essayer de refaire en entîeir l'esprit humain, recom-
mencer toutes les sciences, soumettre à un nouvel
examen la totalité des connaissances acquises dans les
siècles précédents, était un projet singulièrement hardi;
mSUXitlIB ÉPOQUE. 7i3
el le moment où il a été conçu et mis au jour est cer-
tainement une époque décisive dans l'histoire des
hommes. « Jusqu'à ce moment, dit Bacon à ses con-
temporains , tous les efforts de l'esprit humain ont
été infructueux et ses succès illusoires. Nous ne savons
absolument rien avec certitude. La cause en est que ,
jusqu'à présent , nos instituteurs et nos maîtres, à
très-peu d'exceptions près, sont toujours partis de
principes généraux que nous avons tous pris pour vrais
sans examen, mais qu'eux-mêmes avouent unanime-
ment ne savoir pas démontrer, et qu'ils soutiennent
ne pouvoir pas Tètre. 11 faut, pour arriver à la vérité,
que vous preniez une autre route. Recueillez des faits,
variez-les, multipiiez^les , examinez ce qu'ils renfer-
ment, et n'admettez jamais pour vrai que ce que vous
en aurez vu sortir. Par ce moyen vous aurez des con-
naissances solidement fondées, complètement certaines,
et telles que vous pourrez toujours les accroître indé*
finiment avec sécurité. L'observaiion et Inexpérience^
voilà les seules bonnesmachme^irUellecittelles. Cependant
je ne me contente pas de vous avoir fait connaître ces
précieux iostruments : je veux tout de suite vous montrer
leurs effets , et vous faire jouir de leur utilité ; je vais
dès ce moment entamer la grande et entière rénovation
qui doit nécessairement suivre de la vérité que je viens
de vous apprendre, et que vous auriez trouvée au«
dedans de vous-mêmes si vous vous étiez bien observés.
Mes successeurs continueront celte vaste entreprise,
. sans crainte de s'égarer désormais , pourvu qu'ils sui-
vent la route que j'ai tracée. Mais qu'ils songent bien
plutôt à marcher sûrement que rapidement; qu'ils se
814 PHIMgOMIB MOBIME.
gardent bien d'oublier cette maiiitie que je regâk^
comme le résumé des conseils qae je leur demie :
Haminym mteUedui non plumœ addendœp md potU» ptam-
bum eipmukrai cène sont pas desailes qu'il faut doonet
à rintelligence humaine, mais j^utôt des semdks de
plomb. Toutes nos erreurs ne viennent que dej^om
précipitation a porter des jugements.»
Telles sont les grandes tues du chancelier fiioeo ^
tel est rimmense projet qu'il a osé wnoevoir. < Quand
on songe, dit M^ Destutt de Tracj, combien U était
difficile qu'une pareille idée se troutât dans une tète
humaine avec toute l'audsoe, toute l'activité , toutes les
lumières et tous les talents nécessaires pour la faire
prévaloir^ on n'est pas surpris qlieoe phénomàne ait été
plus de dix-huit cents ans ( à ne compter que depuis
Aristote) sans nous apparaltrci » Mais l'étonnefiient re-
double quand on voit que ce hardi projet a été conçu
par Bacon dès ses plus jeunes années, qu'il a senti oe
qu'il a d'immense et même de gigantesque, qil'il n'en
a pas été effrayé ^ qu'il a osé en rédiger et en publier
le programme et la première ébauche avant d'avoir
atteint l'âge de vingt ans, et qu'il a constamment tra-
vaillé toute sa vie , sinon à le mettre à fin , du moins à
l'avancer.
Son ouvrage devait se composer de six parties^ qu'il
appelle :
i* Division des sciences )
S* Nouvel organe, ou indices sur l'interprétation
de la nature ;
d^ Phénomènes de l'univers, ou histoire natureUe
et expérimentale, devant sei'Vir de base à la philosoipbie}
MOXlftME ÉMQOB. SIS
A" Sobdk (!• rentondemeot ;
6* Aifant-ooufeurs ou oonnais^aMei anticipées de
la philosophie seconde }
6* Philosophie seeonde , ou seience aoUve*
Baoon n'a exéeuté que quelques parties de ce plan {
à regard des autres il a seulenrant laissé des matériaux »
•t des idées sur la aaaniére dont on peut les développeri
La secoûdei a'est«à-dire le WÊmtel sr^^ttnsi a paru preS«
que eomplète ^ et c'est & la place de la pf emière qu'il
a donné son traité sur fa» fnfféê dst $eieme$é
Il a lui^mteie exposé , dans une admirable préflice i
le hut qu'il se proposait dans le premier de ces ouvra**
f M I que Boas regardons cMnme son plus beau titre
de gloire.
< La méthode que nous nous proposons de déve-
lopper I dit-4l I consiste à se servir de sa raison d^Une
naniére plus utile et plus parflûte^ et à employer les
TéritaUes ressodrees de notre intelligence i afin de par-
venir par ce ttoyen ( autant toutefois que le permet la
oonditioA des. faibles mortels ) à aeerottre les forces de
ronteadementi à étendit ses facultés» et à le rendre
capable de surmonter les difficultés et de dissiper les
obscurités qu'il rencontre dans l'étude de la nature»
Le but que nous nous proposons est de trouver non
des arguments, mais des arts| non des choses con-
formes aux principes , mais les principes eux-mêmes |
non des raisons probables , mais des indications et des
lumières sûres pour diriger nos actions. Dans. la logique
vulgaire I on est presque uniquement occupé du syllo*
gisme; quant i Tinrfiioiîm^ à peine les dialecticiens
paraissmt*îi9 y avoir réeUement pensé; ils n'en font
346 PHILOSOPHIE MOOEIlfCE.
qu'une mention l^ère et transitoire , et ils se hâtent
d'arriver aux formules qui servent dans la dispute.
Nous, au contraire, nous rejetons toute démonstration
par le syllogisme, parce qu*il procède d'une manière
confuse, et que la nature lui échappe en dfet , quoique
personne ne puisse douter que quand deux choses
conviennent à un moyen terme, elles conviennent entre
elles (ce qui est d'une certitude mathématique). Néan-
moins il y a là-dessous une supercherie cachée ; car le
syllogisme est composé de propositions^ les propositions
de mots, et les mots sont les signes et les étiquettes
des idées : d'où il suit que , si les idées elles-mftmes ,
qui sont comme l'âme des mots et la base de tout
l'édifice, sont extraites des choses au hasard et mal à
propos; si elles sont vagues, mal déterminées, im-
parfaitement circonscrites, tout croule nécessairement.
Dans tout ce qui regarde la nature, nous nous servirons
donc toujours de V induction , depuis les propositions
les plus particulières jusqu'aux plus étendues; car
nous croyons que l'induction est réellement la forme
de démonstration qui préserve les sens de toute erreur,
qui presse la nature de révéler ses secrets , qui conduit
nécessairement à des résultats pratiques, et qui se
confond pour ainsi dire avec eux.
» En suivant la méthode ordinaire, on saute tout
d'un coup du sens et des faits particuliers aux principes
les plus généraux, comme à des' pôles fixes autour
desquels on fait rouler toutes les disputes ; et de ces
principes , on feit dériver tous les autres , à l'aide de
moyens, de propositions intermédiaires. Certes, cette
méthode est très-expéditive; mais elle est précipitée
D£l]XliM£ ÉPOQUE* 317
et tout-à*fait inhabile [k pénétrer dans la nature des
choses , quoique très-propre et très-bien adaptée à l'art
de la dispute. Mais, suivant nous, il faut faire naître
les axiomes lentement et graduellement, de manière
que Ton n'arrive qu'en dernier lieu aux principes les
plus généraux. Alors seulement ces principes géné-
raux ne seront plus des notions vagues, mais des idées
bien déterminées et telles que la nature elle-même
nous les montre, comme vraies et comme profondé-
ment inhérentes à la nature des choses, i»
Bacon expose ensuite la nature de nos facultés in*
tellecluelles , et indique les moyens de suppléer par la
répétition des expériences ù l'imperfection de nos sens.
« Ces moyens seraient suffisants, ajoute-t-il, si l'intel-
ligence humaine n'était point faussée et ressemblait
parfaitement à une table rase; mais comme les esprits
des hommes ont été si merveilleusement travaillés,
qu'ils ne présentent plus aucune surface plane et polie,
propre à bien recevoir les rayons lumineux , il s'ensuit
qu'il faut encore chercher un remède à ce malheur.
Pour rectifier les erreurs de notre intelligence, pour
la rendre propre à sstisir la vérité, il est nécessaire
que l'on se livre à trois examens critiques : l"* celui
des philosophies ; 2"* celui des démonstrations; S"* celui
de la nature même de nos facultés intellectuelles.
Quand nous aurons rempli ces trois objets, et quand
enfin on aura vu clairement ce que comporte la nature
de notre esprit > nous croirons avoir en quelque sorte
conclu , sous les auspices de la bonté divine ^ le ma-
riage de l'esprit humain avec l'univers. Qu'il nous
soit permis d'en faire l'épithalame, et de former
I
L
818 PllL08a»Bll liOlMIliNE.
le vœu que de cette alliance il naisse une race dMn*
mentions et de ressources de toute espèce , capable de
vaincre et de détruire, au moins en partie ,, les mi^
sères et les soufTrances attachées à T humanité. »
Ces magnifiques promesses , il n'était au pouvoir de
personne au monde de les réaliser immédiatement ;
mais telle était l'excellence de la méthode dont Bacoa
se trouvait possesseur , qu'il pouvait annoncer hardi-
ment^ comme devant en être les conséquences iné-
vitables, tous les résultats que son génie lui révélait.
La méthode de Bacon était applicable A tout , aux
sciences morales comme aux sciences physiques , et
elle contenait deux procédés différents : Tobservation
et rinduction, qui peuvent être considérées comme
n'étant autre chose que l'analyse et la synthèse. Or
la réunion de l'analyse et de )a synthèse est précisé-
ment ce grand levier au moyen duquel la philosophie
peut éviter de tomber dans l'excès du sensualisme oa
de l'idéalisme, en prêtant une égale attention aux phéno-
mènes du monde physique et à l'étude de la conscience.
Mais le père de la philosophie expérimentale ne fut pas
toujours assez sage et assez ferme pour l'appKquer avec
impartialité aux deux ordres de faits qui constituent
le savoir humain. C'est surtout l'analyse, et Tanalyse
sensible, qui domine chez lui. Il a même condamné,
dans une phrase célèbre et bien souvent citée, Tob-
servation psychologique,. dont il avait ailleurs reconnu
la nécessité, c C'est dans la seule interprétation de h
nature extérieure , dit-il , que l'esprit humain montre
sa force ; mais quand il revient sur lui-même et cher-
che à se comprendre, il est semblable à l'araignée.
«MOXliME ÉPOQUE. 319
qui ne peut tirer d'elle-même que des fils plus ou moins
délicats , mais sans solidité et de nul usage^ » On ne
reeonnait plus là le philosophe qui avait dit 4 « Qu^tl
serait bond* unir 9 dans un hymen légitime et constant,
la méthode empirique et la méthode rationnelle , les
coneeptions à prwri et les recherches expérimentales
de la nature. »
Le caractère dominant de la philosophie de Bacon
est donc le sensualisme. L'étendue et la force de son
esprit lui disaient bien entrevoir que Texpérience sen-
sible ne saurait rendre un compte exact et satisfaisant
de tous les phénomènes de rintelligence(i); néanmoins
les préceptes qu'il donne ont presque toujours pour
objet l'étude du monde matériel , et manifestent par
conséquent une forte tendance sensualiste.
Bacon, comme tous les réformateurs, est loin d'a-
voir atteint toutes les conséquences de ses principes i
(1) Les passages suivants, sur le mysti^isaie , la diviniUon , le somnam-
biiUsme et le ma£;nétisme animal» prouveront que Baeon» tout en reeoni-
mandant particulièrement la méthode expérimentale , n'était pas , à beaucoup
près, aussi exclusif que le furent ses successeurs.
« L'inspiration prophétique , la faculté divinatoire , a pour fondement la
verta cachée de TAme qui , lorsqu'elle est retirée et recueillie en ^Ud-mèoe ,
peut voir 4'avance Vavenlr dans le songe , dans l'extase et d^ns le voisin^
de la mort; ce phénomène est plus rare dans la veille que dans l'état de
santé. » • (De Augmentis , IV, 3-. )
« Quand Flntelligence est assoupie ( dans le sommeil ou dans la maladie } ,
Il n'est pas impossible qu'il y ait une communication plus directe entre la
divinité et elle. » ( ïbid. , U. )
a n 7 a une action possible d'une pecsotuie sur ui^e aptre par l'imagiiiatîon
de l'une de ces deux personnes; car, comme le cprps reçoit l'action d'un
teorps, l'esprit est apte à recevoir l'action d'un autre esprit. »
(i»irf.,IT,3.)
3S0 PHILOSOPHIE HODfilUiiE.
il est le fondateur de l'école sensualiste moderne , mais
on chercherait en vain dans ses ouvrages les conséquen-
ces auxquelles cette école est plus tard arrivée. D*ait-
leurs, il n'a pas créé de système; il n'a établi qu'ime
méthode. Sans doute les pensées les plus nobles et les
plus énergiques, des remarques judicieuses et profon-
des, des préceptes où brille une admirable sagacité, se
rencontrent en foule dans ses ouvrages; mais ce n'est
ni comme physicien, ni comme moraliste, ni camme
métaphysicien , ni comme politique , qu'il excite le plus
notre admiration; et il est moins remarquable par
l'application de ses théories que par ses vues et ses ma-
ximes générales. Ce n'est donc point dans Baoan lui-
même, mais dans son école, que nous trouverons les
résultats qui découlent d'un système fondé surTobser-
vation sensible : qu'il nous suffise d'avoir montré que,
dès l'aurore delà philosophie moderne, déjà se mani*
fesle cette tendance au sensualisme, qui, devenue de
plus en plus prononcée par Hobbes et par Locke, a
été l'un des caractères dominants de la philosophie du
xvur siècle. A côté de cette école s'est élevée celle de
Descartes : voyons comment l'influence de ce grand
homme produisit une tendance opposée, qui, déjà re-
marquable dans ses écrits^ se développa de plus en plus
chez ses successeurs. ^
DBSCAHTES.
René Descàrtes , né à la Haye en Touraine , fit ses
premières études à la Flèche, dns le collège des jé-
suites , où il se distingua par une imagination vive ,
li£U^lÈll£ ÉPOQUE. 32i
une hardiesse peu commune à combiner des idées (1),
un jugement profond el une avidité insatiable do s'in-
struire. Il s'adonna d'abord avec ardeur aux matbéma-
tii|i]es, à l'astronomie et à la philosophie; mais après
avoir consacré un long espace de temps à cette der-
nière étude, n'; trouvant que doute, confusion et
incertitude,? il arriva bientôt au point de ne pouvoir
décider quelle doctrine semblait être la plus vraie : tous
ses efforts n'avaient produit d'autre résultat que de le
convaincre de son ignorance. Il résolut donc de renon-
cer aux livres^ de voyager , d'aller chercher partout des
connaissances plus solides, soit dans le monde, soit dans
ses liaisons personnelles avec les savants. Il partit de
Paris pour se rendre en Hollande, prit du service sous
Maurice , prince d'Orange , et demeura quelque temps
en garnison à Bréda. Après avoir voyagé successivement
en Silésie, en Pologne , sur les côtes de la mer Baltique,
en Allemagne, en Suisse, en Italie et en France, il
résolut de se fixer enfin en Hollande, pour y travailler
entièrement à la grande réforme philosophique , dont
il avait depuis longtemps conçu le projet et formé le
plan.
Le temps qu'il passa dans cette retraite, depuis
Tannée 1629 jusqu'en 1644, est l'époque la plus remar-
quable et la plus importante de son existence littéraire.
Ce fut pendant cet intervalle qu'il publia la plupart de
ses ouvrages mathématiques et philosophiques, qu'il
compta le plus grand nombre de disciples, et qu'il eut
à soutenir presque toutes les disputes savantes dans
(1) 11 y avait tellement pris l'habitude d'une méditation profonde, que ses
eamarades ravaient eurnommé le Philosophe.
31
322 PHILOSOPHIE ^DBME.
lesqudles il se trouva engagé. En 1649, la reine Ghri»-
line de Suède Finvita à se rendre à Stockholm, pour
lui enseigner à elle-même la philosophie. Descartes sut
se concilier les bonnes grâces de cette reine inconstapte
et capricieuse. Mais les désagréments que la jalousie lui
suscita, Tâpreté du climat, et le genre de vie qu'il fut
contraint de mener, altérèrent sa santé: il fut atteint
d'une fièvre aiguë, et mourut en 1650. Christine, vive-
ment affectée de sa mort , lui ût élever un tombeau avec
une épitaphe très-honorable.
Les mêmes réflexions qui avaient inspiré à Bacon le
«
projet de sa grande rénovation servirent de base aux prin-
cipes sur lesquels Descartes voulut asseoir la réforme
qu'il avait méditée. Sans avoir eu connaissance des ou-
vrages du chancelier, il se trouva, par une coïncidence
bien remarquable, qu'il pensa et écrivit, sur laméiiiode
à suivre dans les recherches scientifiques, des choses
absolument semblables.
Pour arriver à la vérité , qu'il n'avait trouvée nulle
part , Descartes entreprit d'oublier et d'eflbcer en quel-
que sorte de son esprit tout ce qu'il savait, toutes les
doctrines et toutes les opinions qu'il avait embrassées,
et de ne s'arrêter qu'à celles qui lui seraient fournie^
■
par sa propre conscience et ses méditations. Conformé-
ment à ce dessein, il érigea en règles de la réflexion lès
quatre principes logiques suivants :
1" Ne se fier qu'à l'évidence. — C'était, précisément
comme l'avait fait Bacon , exhorter la philosophie a
sortir de la tradition, de l'autorité et du formalisme
des écoles.
«
2"" Diviser les objets autant que faire se peut. —
DEUXIÈMJE ÉPOOUE. 8!S8
C'est l'analyse déjà recommandée par Bacon, lorsqu'il
(lisait que pour étudier la nature il faut la disséquer
et Fanatomiser.
3° l^ire dés dénombrements^aussi nombreux^, aussi
étendus, aussi variés que Jaire se pourranî — C*çst-â-
dire , faire des analyses complètes et épuiser l'obser-
vation, avant de tirer aucune conclusion: régie encore
indiquée par Bacon.
Ùes trois règles sont purement analytiques. La qua^
trième est le coté synthétique delà méthode cartésienne :
c'est l'ordre, J'enchainement régulier, cet art qui, de
toutes les parties divisées et successivement examinées
et épuisées par l'analyse, reconstruit et forme bn tout,
un' système. ' ' J '
' Jusqu'à présent les deux* réformateurs ont suivi ta
même ligne, ils sont de la môme école : mais lorsqu'ils
arrivent à l'application de l'excellente méthode dont
ils ont tracé les règles, et qui constitue leur unité ^
ics différences ne tardent pas à se' faire sentir. t)e
ih^.me que la méthode de Bacon , plus pariicuirèremént
appliquée aux objets extérieurs, était devenue exclusive
et •s'éiaît réduite à l'analyse physique, de môme la
méthode cartésienne inclina surtout vers l'analyse in-
térieure, vers l*analyse psychologique.
t^arti de la supposition qu'il ne savait absolument
rien, bescaîrtes est .cependant obligé de reconnaître
en lui-raôme une activité qui lui donne la conviction
de la réalité de sa propre existence. Il trouve que la
pensée peut tout mettre en question, tout, excepté
elle-même. En effet, quand on douterait de toutes
choses^ on ne pourrait au moins douter qu'on douté :
Mi PHILOSOPHIE MODËRNi:.
or dotiter, cesl penser; d'où il suit qu'on ne peal
douter qu'o:i pense, et que la pensée ne peut se renier
elle-n)ême, crr elle ne le fersll qu'avec dle-mème : de
là l'axiome célèbre : Ji pense, donc jexuîe; €ogUo,ergo
9unu Là est un cercle doA il est impossible à tout
scepticisme de sortir; là est. donc le point de départ
ferme et certain ciferché par Descartes; et comme la
pensée nous est donnée dans la conscience, voilà la
conscience prise comme le point de départ et le thé&lre
de toute recherche philosophique.
S'iétant d'abord convaincu de sa propre existence.
Descartes voulut examiner quelle confiance il devait à
ses facultés perceptives intellectuelles. « Cette pensée,
dit-il , qui est pour moi l'existence , atteint-elle toujours
et infailliblement la vérité? Sans doute je n'ai pas
d'autre moyen de connaître la vérité que ma pensée;
mais je dois convenir que dans plus d'un cas cette
pensée me trompe, et l'imperfection est un de ses
caractères manifestes. Or cette notion d'imparfait ,
c'est-à-dire de limité , de fin^, de contingent , m'élève
directement à celle de parfait, d'absolu, d'illtmité,
d'infini , de nécessaire. C'est un fait que je n'ai pas et
que je ne puis avoir l'une sans l'autre. J'ai donc cette
idée du parfait et de l'infini; mais qui suis-je, moi,
qui ai une pareille idée? un être dont l'attribut est la
pensée finie, limitée, imparfaite. D'une part, j'ai l'idée
de l'infini et du parfait; de l'autre, je suis imparfait,
fini. De là la démonstration invincible de Texistence
d'un être parfait; car si l'idée du parfait et de l'infini
ne supposait pas l'existence réelle et substantielle d'un
être parfait et infini , c'est seulement parce que ce
DEUXIÈME ÉPOQUR. 325
serdît moi qui aurais fait cette idée. Or, si je Vavais
feite, je pourrais ^ défaire, je pourrais du moins la
modifier : mais je ne puis ni la défaire, ni la modifier;
je ne l'ai donc pas faite; elle est donc en moi sans
m'appartenir , sans se rapporter à moi ; elle se rapporte
donc à un modèle étranger à moi et qui lui est propre,
savoir Dieu; de sorte que, par cela 'seul que j'ai idée
de Dieu, il suit que Dieu existe. »
Après avoir^ prouvé l'existence de l'âme et celle de
Dieu parla seule autorité de l^j)easée. Descartes arrive
à la notion du monde extérieur. Dans le phénomène
complexe de la pensée, il rencontre la sensation. Mais
quelle est la cause de la sensation ? Est-elle spirituelle
ou matérielle*? Les sens ne nous en Misent rien. Nous
imputons au objets extérieurs des qualités dont la
plupart ne leur appartiennent pas, et apps^rtiennent seu-
lementànotre manière d'être^ à nos propres perceptions.
Ainsi l'odeur, la saveur, et toutes les qualités des corps,
appelées secondaires, ne sont point dans les objets; ce sont
des modifications de l'âme, et du sujet qui perçoit. La
sensation que nous éprouvons ne nous apprend donc
rien autre chose, sinon que nous pensons, que nous
sommes , que nous sommes modifiés de telle ou telle
manière : voilà tout ce que nous pouvons conclure de
la sensation. Or il n'y a là rien d'externe et d'objectif^
nous ne sortons pasdusujet etde nous-mêmes: comment
donc arrivqps-nous à la connaissance dii monde exté-
rieur? Ici Descartes hésite, et il se demande si par
hasard il ne pourrait pas.se faire qu'un mauvais génie,
placé derrière toutes ces apparences, fût le véritable
auteur de cette fantasmagorie. Mais il était en posses-
326 PHILOSOPHIE MODERNE.
sîon de rexislencê de Dieu ; ce Dieu était pour lui la
perfectioD même : or la perfection comprend beaucoup
d'autres attributs, comme la sagesse, la bonté, la véra-
cité. Si donc Dieu est véridique, il serait impossible
que lui. qui est en dernière analyse l'auteur de ces
appareifices qui nous séduisent et nous portent à croire
à l'existence du monde extérieur, ne nous eut montré
ces apparences que comme un piège et une déception.
Donc ce n'est point un piège j une déception; donc ce
qui parait exister existe fiât Dieu nous est garant de la
légitimité de notre persuasion naturelle.
%. f. • .;• . . .* '.'»'* -j i ;*L' *';••
Le vice de ce raisonnement ne vient pas de la méthode
psychologique ; il 4)rovient au contraire de ce que Des-
cartes n'en a pas fait une rigoureuse application. Il
devait, en faisant l'histoire de la conscience, placer la
qu'ult^i
iremeht, à la suite d'ûnraisonnement assez compliqué,
doiit la base serait la véracité de Dieu. En fait, il n'en
est pas ainsi ; et l'analyse sévère des phénomènes de la
conscience nous apprend que la croyance à l'existence
dû monde résulte pour nous de cette loi de notre raison
qui nous donne la notion absolue de cause : eliç est
donc infiniment plus voisine du point; de départ de la
pensée ; elle est plus immédiate et plus {profonde. De
plus, Descartes frappé plus particulièrement dans la
conscience, du phénomène de la pensée, néglige un fait
aussi imix)rtant , celui de l'activité volontaire et libre.
Sans doute il ne nie point la liberté : il en parle souvent;
mais H ne s'attache point à en donner une analyse exacte
t ■
DEUXIÈME ÉPOQUE. '321
et approfondie. Qu'est-il résulté de celte double omis-
sion ? C'est qu'une fois la personnalité humaine affaiblie,
ubê fois la croyance au monde extérieur mal établie et
placée après rexistence de Tâme et l'existence de Dieu,
cette croyance se trouve en péril , et la porte est ouverte
k Vi<lcalisme. Descartës est trop sage pour tomber dans
lès excès de ce système , mais il ne s'en préserve qu'4
Vàide d'un raisonnement qui est un paralogisme. Ses
disciples Malebranche et Spinosa furent plus consié-
qîients : et pendant que les successeurs de Bacon abu-
saient de la méthode empirique de leur maître pour
tomber dans un matérialisme complet, ils abusèrent
eux-mêmes de l'analyse psychologique pour s'avancer
hardiment, et aussi loin qu'il était possible de le faire ^
daps les voies de l'idéalisme.
Nous nous dispenserons d'entrer dans aucun détail
sur le système philosophique développé par t)escartes
dans ses Principes et ses Méditations : les doctrines ha-
sardées et hypothétiques qu^il enseigne ne sont curieuses
aujourd'hui que par le contraste étrange qu'elles pré-
sentent avec la rigueur extrême des principes que
l'auteur avait pris pour, point de départ ; contraste qui
• à fait dire malignement à d'Âlembert : « Descartes avait
commencé par douter de tout , et il a fîni par croire
qu'il avait expliqué tout. »
Nous devons remarquer cependant parmi les services
qu'il à renciùs â là philosophie *, V sa lumineuse expo-
sition dé l'erreur, commune en logique, de vouloir dé-
finir des mots qui expriment des notion^ trop simples
pour être susceptibles d'ânàTysé ; 2"" ses observatioils
sur lés différentes classes de préjugés, et particulier
338 PHILOSOMIC MODERNE.
rement sur les erreurs auxquelles nous nous exposons
par trop de négligence dans Tepploi des mois considérôs
comme instruments de la pensée. La plus grande parlie
de ces observations, toutes même peut-être , avaieni élé
déjà présentées par Bacon; mais elles sont exprimées
par Descartes avec plus de précision et de simplicité ,
et dans un style mieux adapté aux goûts de notre âge.
3' La suprême et incontestable autorité qtte, dans tous
nos raisonnements sur l'esprit bumain , il attribue à
Tévidence du sens intime. Il s'est servi avec une force
irrésistible de ce principe logique pour réfuter les ao^
phismes des scolastiques contre h liberté des actions
humaines , fondés sur la prescience de la divinité et
d'autres considérations tbéologiques. 4' Laplusimpor*
tante de toutes ses améliorations en métaphysique est
la distinction qu'il a si clairement et si fortement établie
entre les qualités primaires et secondaires de la matière.
Cette distinction n'était point inconnue de quelques^
unes des anciennes écoles de philosophie de la Grèce ;
mais elle fut ensuite rejetée par Âristote et par les
scolastiques : il était réservé à Descartes de la placer
sous un point de vue si heureux, qu'à l'exception d'un
petit nombre de sceptiques , elle a réuni les suffrages
de tous les observateurs qui sont venus après lui.
Les services qu'il rendit comme géomètre et comme
physicien ne sont pas moins considérables. En géo-
métrie, il est un de3 hommes les plus remarquables,
puisqu'il n'a pas seulement fait des découvertes dans
cette science , mais qu'il a encore donné des règles pour
j appliquer Talgèbre et pour la rendre utile en
physique. Ses applications de la géométrie à la d|oj[^
1>EI3XIÈaE &POQUE. 329
trique et à la mécanique sont au-dessus de toute con-
testation et méritent d'être admirées. Comme physicien,
comme physiologiste et comme astronome, il a été
beaucoup moins heureux : néanmoins ses hypothèses
mômes n'ont pas été sans utilité; elles ont excité un
grand mouvement dans les esprits , et ont concouru à
renverser les anciennes idées. Son système des tour^
billons, entre autres, est trop célèbre pour que nous
nous dispensions d'en donner au moins une courte
analyse.
Suivanè lui, tout dépend, dans le monde, du mou-
vement donné à la matière; tous les phénomènes doivent
s'expliquer parce mouvement. En joignante ces prin*
cjpes d'autres idées plus métaphysiques sur l'impossi-
bilité du vide ou sur l'identité de l'espace et de la
matière, il considère la création du monde comme le
mouvement imprimé à la matière. Celle-ci s'est mue,
suivant lui, immédiatement après sa création, et en se
mouvant s'est divjsée et a été réduite en parcelles très-
petites. Descartes suppose ensuite que ces parcelles sont
de diffôrentes formes, qu'il y en a d'anguleuses, de
rondes , de branchues, de cannelées comme de petites
vis; et de la réunion, de la pénétration de ces divers
éléments^ il fait résulter tous les corps. Appliquant son
système à l'astronomie , il suppose une matière subtile
qui enlève les planètes et les fait circuler autour du
soleil* Ces mêmes tourbillons produisent la pesanteur,
parce qu'en circulant autour de la terre ils entraînent
les corps sur sa surface. Enfin , i)oursuivant ses
bypethèftea jusque dans les corps organisés^ Descartes
admet fo circulation comme un principe tle la physio-
'i ' '* . • • . ■ i 1 1 » t 1 •.»'■«
330 . PHILOSOPHIE MODERNE.
logie humaine ; mais cette circulation échauffant le sang,
les poumons, loin d'ôtre les organes de la chaleur , se
trouvent être uniquement destinés à rafraîchir le sang;
le mouvement et la chaleur du sang, propagés dans le
cerveau , produisent les esprits animaux ^ qui , redes-
cendant par les nerfs . produisent le mouvement volon-
lontaire, et en remontant produisent la sensation.
L'âme, principe indivisible^ doit occuper le centre du
cerveau.
Tout ce système s'enchaîne avec beaucoup d'esprit j
mais n'a pas le moindre fondement. Descartes, à Te-
xemple d'Ârchimède qui n'avait demandé qu'un point
d'appui pour soulever là terre, a dii :, ï>(mnez''nm la
matière et le mouvement , et je créercà le monde] maïs
aucune partie de son système n'a pu subsister. Cepen-
dant sa physique est tombée assez lentement^ etj après
avoir été repoussée par toutes les écoles de France
pendant peut-être quarante ou cinquante ans^ elfe s'y
était tellement enracinée, que M« Giivler dit avoir
connu des étudiants en philosophie qui avaient soutenu
des thèses sur les tourbillons, tant il y a de lenteur
dans la marche de la vérité !
Les bii vràges de bescartes (1) ont été en quelque sorte
• ••'• • «. -„
^1) Les pluscélèbres des ouvrages de René Descartes sont; 1« U Discours
sur la mt'thode, pour bien conduire la raison et chercber la ▼érité dans les
sciences ; 2o Principia philosophiœ ; 3o Meditaiiones , sivt Tracialiis
dtpassiùrubus antmœ ; 4» ses leUres ,, vaste recueil où les priBdoaip^ hoIbIs
''deses doctripes sont explioués et commentés.
M. Cousin a publié , en 11 voi. iii-So , les œuvres complètes du philosophe
de la Haie. M. Emerj , supérieur de St-Sulpice , avait rassemblé iprelqfkes-
imes. de ses idées dans un ouvrait ayant pour titre. : PtMt^sjie Qts^tr^
.^ur /oiv^j^^n €t surla mora/e. Nous saisisspi^s (»tte oç^sipn poi^reOMl)-
mander aux amis de la philosophie un ouvragé de M. Àd. Mazuré , pfofêsseùr
■ ' ' .M ?" . .. y i
DEUXIÈME ÉPOQUE. 331
le iréhicule au moyen duquel deux vérités importantes,
qui ne sont pas de lui , oiit pénétré dans tous les esprits:
ces deux gandes vérités StOnt le système de Copernic et
la circulation du sans. Mais son premier titre est d'à-
voir mérité le nom de père de la philosophie expéri-
mentale de l'esprit humain. Ainsi , à Bacon l'analyse du
monde extérieur , à Descartes celle du monde interne;
au premier^^ la gloire d'avoir Imprimé à l'étude des
sciences natyrefles le mouvement qui ^ dans l'espacé
d'un siècle, leuf a fait prendre un si merveilleux essor;
au second, celle d'avoir mis au monde 1 analyse psy-
choloffique, origine et base de tous les progrès qui ont
été faits après lui dans îâ philosophie, même dans les
écoles opposées à la sienne.
Les traits caractéristiques de ces deux grands hommes
ainsi eisquissés,* examinons successivement chacune
des deux écoles qui étendirent et développèrent leurs
doctrines: et voyons si l'une, en outrant la tendance
sensualiste du premier, et l'autreen exagérant la tendance
idéaliste du second , arriveront bien ait( conséquences
produites jusqu'à présent par les écoles idéalistes et
sensualistes que nous avons passées en revue.
ÉCOLE EMPIRIQUE DE BACON.
» . • ,
HOBBBS.
Un des premiers philosophes qui ressentirent i'iri-
de philosophie au coUége ro^'al de Poitiers , ayant pçur titre ; Êludei ^
Cartésianisme , ou principes de la philosophie de René Descartes. C'est une
■
traduction élégante et fidèle des Principes de ce philosophe , suivie de
morABaiOi choiais avec goût, el extraits des plus célèbres cartésiens da
xYii* siècle.
332 PHILOSOPHIE MODERNE.
fluence du sensualisme de Ba<SDD^ fut Thomas Hobbes»
né à Malmesbury^en 1588. Il puisa dans Tintimité du
chancelier le goût de la littérature classique, et l'aver-
sion pour les subtilités de la scolastique , qui carac-
térise ses écrits. Sa philosophie se distingue surtout par
la rigueur de ses déductions. H rejelte tout fait hypo-
thétique, et s*en tient exclusivement aux faits jréels, qui
se réduisent pour lui au mouvement et aux sensations.
L*objet de la philosophie est tout corps conçu comoae
susceptible d'engendrer un effet, et d'oifrir une com-
position et une décomposition. Toute connaissance
tire son origine de la sensation, mais elle ne prend le |
caractère philosophique qu'après qu'elle a été soumise
au travail du raisonnement. Uobbes compare ce rai-
sonnement à un calcul . C'est ou une addition de plusieurs
choses, ou la soustraction d' une chose que l'on retranche
de plusieurs. Ainsi, par exemple, un homme voit de
loin un objet, il en acquiert une idée, qu'il appelle
corps ; en se rapprochant il remarque que le corps se
meut, et qu'il se trouve tantôt ici, tantôt là ; il reçoit
donc une nouvelle idée, et dit que ce corp» est animé.
En s'approchant encore davantage, il s'aperçoit que le
corps animé parle et donne tous les signes d'un être
raisonnable : il prend donc une troisième et nouvelle
idée , et appelle le corps animé raisonnable. Enfm ,
quand il a connu clairement et parfeitement l'objet, il
additionne ces trois idées, comme trois nombres, d'où
résultent l'idée composée et le nom d'un corps qui
est animé et doué de raison. La soustraction s'opère par
le môme procédé, mais en sens inverse. Lorqu'on voie
un homme de près, on en a une idée claire et corn-
deuxiëm|: KPauii£. 333
plèle; mais a une. plus gwind distance^ l'idée d'être
raisonnable se perd , et il ne reste plus que celle de
corps animé. Quand l'éloi^ement augmente encore,
ridée de corps \iv9n( disparaît, et celle de corps reste
seqle » jusqu'à ce que le ^çorps se trouve totalement
soustrait à la vue.
La vérité et la fiiusseté consistent dans les relations
des termes du langageou dans les déûnitions, et la mé-
taphysique se réduit à une langue bien faite. Ùobbes
est donc complé(^ment nominalisle.
Le fini et le délimité peut seul être connu; l'infini
B'est susceptible d'être imaginé d'aucune manière, ni
par conséquent connu;. c'est un mot qui ne suppose-
poîpil une- notion quelconque, mais qui est destiné à
honorer un être d^nt la connaissance appartient uni-
quement à la foi. Hobbes ne laissait donc à la philo-
sophie que la science des corps ( philosophie naturelle),
celle de l'homme en général (éthique), et celle de l'état
(politique). *
Sa philosophie naturelle est basée sur la théorie
atomistique et corpusculaire ; «l'âme est dans son
système, comme dans celui de Démocrite, un corps
subtil. «^
Sa morale ou éthique se réduit au principe suivant :
de la sensation agréable ou désagréable dépend l'idée
du bien ou du mal; or à la sensation agréable ou dés-
agréable, il est impossible d'appliquer une autre loi,
sinon qu'il faut rechercher la première et éviter li
seconde. Jusqu'à présent, comme on le voit, Hobbes
tire rigoureusement les conséquences de ses principes :
mais c'est dans sa politique surtout que sa logique
334 PBILOSOPHIE MODERNE.
est rigoureuse : en voici les « doctriaes fondamentales.
Tous les hommes sont égaux pei* la naturêV et^ avant
rinstitution des gouvernements , ils avaient tous un
droit égal à la jouissance des bieps^du monde. Suivant
Hobbes. l'homme est naturellement un animal solitaire
et égoïste , et l'union sociale n'est qu*ude ligue inté-
ressée, suggérée par des vues prudentes d'avantages
personnels. La conséquence nécessaire est donc que
Tétat de nature doit être une giierre perpétuelle, dans
laquelle chaque individu h^a pour ga^é dé sa sûreté
que sa force ou son esprit, et dans laquelle l'industne
est nulle, parce qu'elle n'a point âe garantie ^e la
jouissance de ses produits. Afin de confirmer cet aperçu
sur l'origine de la société, Hobbes en appelle à des
faits qui tous le%jours se présentent à notre expérience.
« Quand un homme, dit-il, va en voyage, n'a-t-itpas
le besoin de s^armer et de se faire bien accompagner t
Avant de se mettre au lit, ne ferme-t-il pas sa' porte à
■<•' • «•*.•• .-.
clé? Même (\ans sa maison, ne met-il pas une serrure
à ses armoires; et par ces actions n'accuse-t-il pas
autant ses semblables que je né lie ^ais par mes dis-
cours? »
Dans l'intérêt du maintien de la paix et de la sécurité
publiques , il est nécessaire que tout homme abandonne
une partie de ses droits naturels, et se contente de la
môme portion de liberté qu'il croît utile d'accorder
aux autres; ou, comme le dit tfobbes : « Tout homme
^doit se dépouiller du droit naturel qu'il a sur tout, le
droit de tous les hommes sur toutes les choses signi-
fiant à peu prés qu^aucun homme n'a droit à aucune
chose. » Par suite de cette transmission dés droits
DEUXIÈME ÉPOQUE. 335
naturdi^ à un individu ou à un corps 4'iû<|ividus , la
multitude di^jenl une personne unique,* sous le nom
d'état ou de république, chargée d'exercer^ pour (a
défense commune, la volonté et le pouvoir commun.
On ne peut doi^ enlever le pouvoir de gouverner â
ceux auxquels il a été conQé, et on ne peut l'es punir
de leur mauvaise gestion : on doit chercher Tinterpré-
tation des lois, ïfc^.dans les conunentaires des philo-
sophes, mais dans laulorité du gouvernement; autre-
ment la société serait à cbaque instant exposée à se
dissoudre et à se trouver réduite à ses premiers élé-
ments, si discordants entre eux. Oh doit donc iregarder
Tautorité du magistrat comme la seule régie du juste
et de rinjuste, et chaque citoyen doit écouter la voix
du magistrat comme la voix de sa propre conscience.
• Peu cj'années après, en 1631 , Hobbês poussa encore
plus loin son argument en faveur du pouvoir absolu des
princes, dans un ouvrage' auquel il donna le nom 'dé
Lév%athan\ par ce nom, il désigne le corps polifiquer
11 y insmue que I homme est une bête de proie qu on
ne peut apprivoiser, et que le gouvernement est fa
chaîne vigoureuse qui l'empêclie de faire le mal.
Cette doctrine de la monarchie absolue , représentée
comme lldéal du vrai gouvernement , décèulait tout
naturellement de k morale de I)ob|)es ; 6( cette morale
était une conséquence forcée de sa phifosoptiie gé-
nérale, dont la racine était (}ans la t6nc|ance sensualis^
de Bacon.
Ce ne fut pas seulement dans l!exposition de se^
doctrines qu'Hèbbes se montra logicien conséquent ;
dans la pratique, irfut véritablemiinC lliomme de ses
>i >»;■:** . ir . »'♦*. N-' .«.»v
336 PHILOSOPHIE MODERNE.
théories. En 1618 , pressentant les troubles qui mena*
çaient TÂngleterre, il avait fait une traduêtioB de
Thucydide, pour dégoûter ses concitoyens des excès
de la démocratie. Plus tard, il qoittarAngleterre avec
la famille des Sluarls , fidèle à cette famille par fidélité
à ses propre principes; mais lorsque Cromwell eut
établi un pouvoir assez conforme ^ 4ridée de sa mo-
narchie, Hobbesne'balança pasàibireses soumissions
au dictateur.
Ce qui distingue particulièrement Hobbes, c'est la
précision et Tenchainement de ses idées. Ses éléments
de philosophie sont partagés en trois sections , qu'il
intitule (fe Corpore, de Hominê, et de Cive; c'est-à-dire ,
du corps en générjil f du corps comme individu déter-
miné, et de l'homme oamme membre de la société.
C'est dans le premier de ces ouvrages que sont tracées
les règles de sa logique, qui. a pour titre : Conq^uiaiiOf
sive Logica (i). Les uns et les autres ont été étudiés
avec grand soin par Locke et Hume» auxquels ils ont
suggéré plusieurs idées importantes.
GASSENDI.
Gassendi, que Tennemana appelle le plus savant
parmi les philosophes , et le plus philosophe parmi les
savants ) formé ou tout au moins grandi à l'école de
Bacon , et placé par conséquent dans le point de vue
du sensualisme, consacra sa vaste érudition à la défense
et à l'exposition de la doctrine d'Épicure. Déjà avant
(1) H. BestuU de Tracy en a demie la trtducUon dans ses jélàHoOs
tf idéologie ( 3« part. Logique » l. 2 )«
DEUXIÈME ÉPOQUE, 337
lui Guillainne de BÉRicARD^vait^ proposé un syslèpe
éclectique fondé sur la doctrine des atomes , comn^ç
présentant un système de. la nature approprié aux doc-
trines du christianisme, entreprise tentée aussi à la
jnêipe époque par Daniel Sennert et par Cbrysostôme
Mîi<;r4ENUS, auteur du Democriêus reviviscens, compi-
lation peu estimée. Mais les travaux de Gassendi lais-
sèrent bien loin en arrière ces faibles essais.
Ce philosoptie joignait à un jjjgement sain beaucoup
de goût et un esprit profond, il avait aussi un talent
naturel, mais que l'art savait développé à un point
extralbrdinaire , pour classer ses idées ^'après les lois
de la saine logique^ et pour les exprimer avec précision,
clarté et élégance. Sa vie littéraire fut extrêmement
active. Il entretenait une correspondance très-suivie
avec les savants les plus célèbres de son temps, Galilée,
Kepler, Mersenne, Hobbes, Ménage , la reine Christine
de Suède, etc. Il était principalement lié avec le cé-
lèbre voyageur Bernier, qui lui avait voué un atta-
chement si sincère , qu'il demeura son compagnon pres-
que inséparable pendant les dernières années de sa vie.
En exposant la doctrine d'Épicure, Gassendi déclara
qu'il en rejetait tout ce qui était contraire au chris-
tianisme. Malgré ces réserves, il est impossible que Ton
ne remarque pas ^ans ses ouvrages, av^c les principes
et les procédés de la philosophie épicurienne, les con-
séquences matérialistes qui s'en déduisent nécessai-
rement. La tendance de son système se manifesta d'ail-
leurs d'un% manière évidente dans l'ardeur avec laquelle
il ^^mbattit l'idéalisme naissant de Descartes (i), et
(1) Il l'appelait sonvenl ô «sprit ! A ^uoi Dekartw répondait S matière !
22
S88 PHiLdsoniB moderne.
■
TeBlime toute particulière ^u'il faisait des Outrages et
Hobbes, de Gve et de Corpore. Sorbière, son élève
et son ami , nous apprend que quelques mois atant sâ
mort> ayant reçu ce dernier ouvrage, il le baisa avee
respect y et s^écria que c'était un bien petit livre , mats
qu'il était rempli d'un» suc précieux , meduUd tcalti.
Dans ses discussions avec Descartes, il eut, sotis on
point de vue, un grand avantage sur son antagoniste,
c'est de iFavoir jamais perdu sa bonne humeur au
milieu de la chaleur des arguments philosc^hiques.
L'indifference avpc laquelle,il regardait la plupart des
points en Jitige entre eux était peut-être la princK*
pale cause de ce sang-froid dg caractère qu'il déploya
constamment dans ses controverses, et qui forme u&
contraste si remarquable avec l'irritabilité naturel^ de
Descartes» La confiance même de Gassendi en son
maître favori, Épicure, était loin d'être si absolue et
si entière , s'il est vrai qu'il eût coutume de donner
pour raison de la préférence qu'il accordait è la phy«
sique d'Épicure sur la théorie des tourbillons , que ^
chimère pour chimère , il ne pouvait s'empêchwjde
se sentir quelque penchant pour celle qui était de deux
mille ans plus ancienne que l'autre*
Par une heureuse inconséquence, Gassendi, malgré
son attachement à la philosophie d'j^pieure^ se distin^
gua toujours par des moeurs pures et une sobriété
extrême. Sorbière rapporte plusieurs faits qui proiv^it
son orthodoxie. U mourut avec une grande sérénité
d'âme et les sentiments de la piété la |^ifs vive, en
6 ccarol Gassendi ne se distingua pas moins .par ses vives et spiriluénes at-
U4vci(coulro Arislole «IcouireFludd.
4OS69 étaat âgé de 63 ans. Ses dernières paroles
furent : VWto Cë quê ù'ett qm la vie de l'Iwmné /
La aéfie des déductions logiques avait conduit Hobbes,
d'une métaphysique basée sur la sensation^ au dogme
de le morale intéressée. Un écrivain ingénieux et spi-
rituel I La Rochefoucauld y promulgua le code de cette
morale désolante dans ses Maximes , ouvrage qui exerça
autant d'iofluenoe sur le goût littéraire que sut les
principes philosophiques de la société française ^ à
répoque où il écrivait* « L'amoUr-propre est le mobile
de toutes les actions humaines* » Telle est Tuniqde
pensée qui fait le fond de ee livre ; mais elle est pré-^
sentée sous tant d'aspects variés qu'elle est presque
toi]yours piquante. En lisant cet ouvrage , il ne faut
pas oublier que c'est au milieu du tourbillon des Cours
que son auteur a trouvé l'occasion d'étudier le monde 1
et que la sphère étroite et circonscrite où il a vécu
ne devait pas lui présenter les modèles les plus favora-
bles de la perfection de la nature humaine. On peut
en juger par les maximes suivantes :
La clémence des princes n'est souvent qu'une poli*
Uque pour gagner l'affection des peuples.
Cette déoience^ dont on fait une vertu , se pratique
tantôt par vanité, qudquefois par paresse ^ souvent
par crainte , et presque toujours par toutes les trois
ensemble*
La constance des sages n'est que l'art do renfermer
leur agitation dans leur cœur.
340 PHILOSOPHIE MODERNE.
L'orgueil est égal dans tous les hommes , et il n'y a
de différence qu'aux moyens et à la manière de le mettre
au jour.
L'amour de la j ustice n'est, en la plupart des hommes,
que la crainte de souffrir rin|ustice.
Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une
société , un ménagement réciproque d'intérêts, un
échange de bons offices : ce n'est enfin qu'un commerce
où notre amour-propre a toujours quelque chose à
gagner.
On fait souvent du bien pour pouvoir impunément
faire le mal.
Les vertus se perdent dans l'intérêt | comme les
fleuves se perdent dans la mer.
Les hommes ne vivraient pas longtemps en société,
s'ils n'étaient les dupes les uns des autres. *
Voltaire a remarqué que l'effet des Maximes de La
Rochefoucauld avait été d'améliorer le style français :
nous pouvons ajouter qu'elles n'ont pas moins contribué
à y mettre en vogue ces peintures fausses et dégradantes
de la vie humaine, dont, après lui, la France et l'Angle-
terre se virent inondées. Nous devons cependant à La
Rochefoucauld la justice de reconnaître que, dans le
commerce de Ja vie, il offrit un exemple remarciuable
de toutes les qualités dont il semblait nier l'existence.
L'auteur de cetle horrible maxime : € Qu'il y a
toujours dans Tadversilé de nos amis quelque chose qui
ne nous déplaît pas^ » fut un ami sincère et dévoué.
En affirmant que l'amour-propre est le mobile de toutes
nos actions , il avait eu sans doute Tintention de pré-
senter cetle vérité comme un fait qu'il avait vu se vé-
DEUXIÈME ÉPOQUE. 341
rifier dans les plus hauts rangs de la société , par sa
pcppre expérience ; et noua Jie pouvons penser que la
réalité du âentiment moral fût niée d'une manière ab*
solue par l'auteur de cette maxime belle et profonde :
« Que rbypocrisie est un hommage secret que le vice
rend à la vertu. »
vvFtBmonté
m
Ce fut encore d'après lés principes de la morale in-
téressée, développée par Hobbcs, et résultant de la
philosophie sensualiste^ que Samuel Puffeisdorf ( né
en 4632 j^traça les règles de sa Jurisprudence universelle.
L'homme 9 en vertu de l'amour de soi et du besoin qu'il
a d'être, assisté 9 est porté naturellement à rechercher
ses semblables pour en être secouru ; mais aussi , par
le i^icede sa nature corrompue , par la diversité de ses
désirs, le^manque de moyens suffisants pour les satis-
faire , et l'instabilité de son humeur , il n'a pas moins
de penchant à nuire aux autres. De là résulte, par le
principe même de l'amour de soi, la loi naturelle de so-
ciabilité, loi qui nous prescrit de travailler, autant qu'il
est en nous , à la formation et à l'entretien des biens
sociaux , et qui tient sa sanction de Dieu môme, comme
créateur de l'homme, et, à ce titre, auteur de toutes
ces lois. De cette source, PufTendorf fait découler tous
les devoirs, soit moraux, soit juridiques, c'est-à-dire
relatifs à la justice positive. Il n'arrive pas à la distinction
du droit naturel et de la morale ; il a recours encore
sur bien des points à la morale positive du christia-
nisme. Quelle que soit l'imperfection de ses essais , on
doit reconnaître oependant qu'il a poté laa baaea de II
pbilosopbîe pratique univci^Ue.
Kaia ni lui , ni La Roohefouoauld , ni mèine lear pté^
décesiieuit Hobbes» n'avaient fait produire à la phikh
aepbie aenau^Hate toutea les oenaéquencea qu'elle
entraîne. Il fallait sans doute ^ pour qu'une logique
rigoureuse les en tirât^ que cette philosophie fût pré-
sentée sous une forme eneove plut scientifique : Collins
et Mandeyille ne pouvaientuparaltre qu'après Locke ,
qw çn est Teiprosaion In plua élevéo et 1a plua para,
tOGEP.
Jean Locke était né nn iQS9 ^ k WHngUHi » vm de
Qristûlr Les ouvrages de Peseart^ d^v^Qf^eal; «(m
goOit poyr l'étude dea soienoea, parMculiéfenient yo^f
la philosophie et la médecine } et j quoiqu'il r^etât 1%
doctrine cartésienne sur plus d'une que&tîoa, patte
philosophie ne laissait paa de lui plaira par sea efloFto
vers la clarté et la* netteté des peni^ées» Voici 4 quellf»
occasion fut écrit son célèbre E^m «r Tcif^deiti^iu
Imniam* Dans une conversation à laquelle il a^i^tait ,
une question étrangère à la philQsophie fit nattée une
discussion où les opinions les plus diverses fvient avan-
cées « sans que la difficulté pût èlre résolue. A la ré^
fle:s^ion,il soupçonna que la cause provenait aurtontde ce
qn'on se servait de notions dont on n'avait paa reconnu
la nature , la portée , les limites ; en généralisant cette
observation, il conclut que, pui^ue après tout nous
ne philosophons qu'avec l'esprit humain, c'est d'abord
l'esprit humain qu'il importe de oonnattrei Telle fut la
DEDXliMB iPOQUKt 849
jfW»éê gpaode et âimple à là fois qui daviot la base et le
point de départ de sa philosophie, ^
Locke rendit à resprit humain ua service immenseï
en faisant une application scîentiûque des principes
développés par Bacon et Descartes à l'analyse de nos
facultés ; mais , en s'égarât dans un sentier étroit et
exclusif, i) ouvrit involontairement w accès &cile au
inatérialisme et au scepticisme.
Toutes nos idées, dit JLocke, sont ou simples ou for-
mées per composition : les premières sont celles de
«oliditéj d'espace, d'étendue, de figure, de mouveracQt,
d» repoa; celles de penser et de vouloir, celles de l'exil
$tci)9e,- du temps, de la durée, de la puissance, ou
ISipCultés du plaisir et de la peine : les secondes corn*
prennent les idées d'accidents, de substances et de
rapports. Les idées simples ont une réalité objective;
V(kme les reçoit comme une table qui n'aurait encore
rflçu aucuQ caractère, sans y ^jouter rien du sien, et
par le fait de la perception : ces idées lui représentent
4' une mrt les qmlUés prem^^es ^ l'étendue, la solidité,
la figure^ le nombre, la mobilité; de l'autre, les qua-
lités 9wmdmre$^ la couleur, le son, l'odeur. Les idées
composées sont le produit des idées simples à la suite
des opérations de l'entendement, la liaison, i'oppositiop,
la comparaison, l'abstraction.
Le langage et les erreurs auxquelles il peut donner
lieu ont fourni à Locke la matière d'esicellentes ob-
i^ervatioQS, Son chapitre de l'asêociation des idées a con-
tribué lui seul , selon M. Dugald Stewart, autant que le
reste de ses écrits, aui progrès de la métaphysique dans
l'âge suivant*
344 raiLosoMv; moderne.
Les considérations suivantes suffiront ponr donner
une idée des services que Locke a rendus à la philoso-
phie^ et en niêfpe temps des imperfeclions que présente
son système. Envisagé d'abord sous le point de vue de
la. méthode, YEssm sur ^entendement humain a cela d'ex-
cellent, que la psychologie ye&i donnée cpmme base de
toute saine philosophie. Mais lé mal est qu'au lieu d'ob-
server l'homme^ ^ facultés et les phénomènes qai
résultent du développement de ces faculJtps, dans Tétat
et avec les caractères que ces phénomènes présentent
aujourd'hui , Locke s'enfonce d'abord dans la question
obscure de l'état primitif de ces phénomènes , des pre-
miers développements de ces phénomènes , de l|prigine
des idées. Ce vice de méthode , l'examen dé la question
de l'origine des idées qui devait venir après celles de
leurs caractères actuels, jette Locke dans^un système
qui ne voit d'autre origine , à toutes nos connais-
sances et à toutes les idée&, que la sensation et la ré-
flexion. Ce parti pris de faire dériver toutes les idées
de la sensation et de la réflexion, et particulièrement
de la sensation, impose à Locke la nécessité de confondre
certaines idées avec certaines autres ; car il est des idées,
par exemple, les sept suivantes: l'idée de l'espace,
l'idée du temps, l'idée de l'infini, l'idée de l'identité
personnelle, l'idée de la substance , l'idée de la cause,
l'idée du bien et du jnal, qui ne peuvent arriver dans
l'entendement, ni par la sensation, ni parla réflexion.
Locke est donc forcé, pour les faire entrer dans l'en-
tendement humain , de les confondre avec les idées de
corps, de succession, de fini ou de nombre, de la
collection des qualités, de la succession des phénomènes ,
DEUXIÈME ÊPOOVE. 846
" c
des peines et des récompenses , du plaisir et de lal^a-
leur, lesquelles sont en effet inexplicables par la sensa-
tion ou la réflexion ; o'esl-à-dire qu'il est forcé de con-
fondre ou les antécédents ou les conséquents de Tidée
d'espace, de temps ^ d'infini, de substance, de cause^
, de bien et de mal , avec ces idées elies-piômes.
Ce TÎce se fait surtout remarquer dans sa théorie de
la connaissahce et du jugement. Locke fonde la connais-
sance et le jugement sur la perception d'un rapport
entre deux idées , ç'est-ànlire sur la comparaison ,
tandis qu'en beaucoup de cas les rapports et les idées
de rapport, loin de fonder notre jugement et nos con*
naissances , sont au contraire des débris de connaissances
et de jugements primitifs , dus à la puissance naturelle
de l'entendement, qui juge et connaît par sa vertu
propre, en s'appuyant souvent sur un seul terme, et
par cons^jfueut sans en comparer deux pour en tirer
des idées de rapports.
Locke attribue beaucoup au langage , et il a raison :
mais il ne faut pas croire que toute dispute soit une
dispute de mots , toute erreur une erreur purement
verbale, toute idée générale le seul ouvrage du langage^
et qu'une science n'est qu'une langue bien faite ^p^rce qu'en
effet les mots jouent un grand rôle dans nos disputes
et nos erreurs; qu'il n'y a pas d'idées générales sans lan-
gage, et qu'une langue bien faite est la condition ou
plutôt la conséquence d'une science vraie.
Enfin, dans les grandes théories par lesquelles se
jugent, en dernier résultat, toutes les philosophies ,
savoir, les théories de Dieu, de l'âme et de la liberté,
on trouve d'abord que Locke confondant la volonté avec
84A mLMMKB MQpÇRNE.
k faôolté de mouirçir, gvae le pouvoir d^agir, do Silra
toUo ou tdle action extérieure, et eherehant la liberté
daiu la volonté ainsi entendue, par conséquent la eher-
ehant oà elle n'est pas^ la nie, et la donne comme un
«impie accident, tandis que c'est un caractère profMre
et essentiel. On voit ensuite qu'entraîné par l'habitude
de ehereher en toutes choses le point de vue le plus
eiternet '^ pl^ vislUe, le plus saisissable, il amnoe
b tuppoaition renouvelée d'Oecam , que la substanee
spirituelle» impénétrable dans sa pâture, pourrait Inen
•e réduire à la substance matérielle , et que la pensée
pourrait bien n'être qu'un mode de la matière» tout
eomme l'étendue. Enfin , pour ce qui concerne Teid*
atepoe de Dieu » toqjours fidèle à son système, ir inter-
roge plutèt la nature que la raison ; il repousse la preuve
il prwi de Descartes, et n'adopte guère que la preuve
Tous les contemporains de Locke, et toutes les
aptions connues de sa vie, déposent que personne
n'ainia plus siooèrement et plus constamment la vérltfi,
lu vertu, et la cause de la liberté du genre humain. Il
%ima et servit cette noble cause; il eut mèmerhonneup
de souffrir pour elle , mais sans jamais s'écarter de la
plus parfaite modération. Le trait distinctif de son ca«
raotère, c'est la tolérance. Oq vante aussi sa prudence,
a» réserve, sa discrétion. Locke était né sage, en
quelque sorte : on peut dire qu'il y avait en lui quelque
chose de Socrate , ou au moins de Franklin* C'est pré-
cisément â la sagesse et à la modération de son carac*-
t^re qiX^il faut attribuer l'heureuse inconséquence qui
règuf^ entre ses théories spéculatives ei ses
piMûtÎTQSi OMIS» indécise et équivoque dans lesduvpage*
'd^ hw^i^i la doctrine da a^sualisme devint bientût»
entrep lea maina bardieg de ses successeurs , la base dea
théories fermes ef précises qui obtinrent dans pluaieura
OQntréea de l'EiiVope uife autorité presque absolue » et
seniblèrent le damier mot da la pmsée humaine,
Ainaî'la Ibéorie de Locke sur ja liberté tendait au fàj^
Uili^iMf 9oQ ami et son disdiple' Qouiva» et après celais
c} V»^ QÂBtLaf 9 nièrent positivement la liberté dé
r^opme. Loeke avait insinua qu'il n'était pas impos-
sible quq la matière pût penser ; Dodwell changea cô
4û||tci m (ssrtltiide» et entreprit de prouver la matéi*
riiûité 4o l'âme , ce qui ré4M)aait beaucoup nés cbancea
cl'immQrlalît^, MAMWviLf.Et trouvant danafiOck^la tiléo*
rifi d(il'u(ilité comme seule baae de 1^ ^w\n^ ep qour
ۈni qu'U P'y a aucupe distinction essentielle eqtre lu
\^rtu et le vjçq , et i) aboutit h (:iet^ eopséqueqce qu'on
a dit beaucoup trop damai ()u vice; qu'après lout^ I9
vice u'est pas si fort k mépriser dana f éts|t aqcial } quç
c'est la source d'uq gr^ud nombre d'avantagen précieux j
^ professions I d'arts, de talepta, de vertus, qui sans
lui seraient impossibles (1). Locke avait négligé 1q
principe de la causalité; quelques-uns de ses sucpesn
seuri», et , à leur tête, le fameu)( Pavid Hunfc, Iç re-
poussèrent et le détruisirent : alors la preuve à posie--
rîori de l'existence de Dieu n'ayant plus de b^ae , le
théisme du philosophe anglais aboutit à un panthéisme
avoué, c'est-à-dire, ^ l'athéism^. Enfin, desdeu?( sources
de la conu2)issance humaine par lui reconnues , la ré-
(1) n fit Mlle ap^loglt ëv TiM 4«iit sa FahU des AhelUti , devenue si
348 PHILOSOPHIE MODERNE»
flexion et la sensation , Condillac supprima la pre*
mière , ou plutôt l'absorba dans la seconde , tt toute
la science humaine pe fut plus que la sensation itanS"
formée.
Mais il fallait qu'il s'écoulit plusieurs années a^ant
que le temps, ce logicien que rien n'arrête, tirât du
■
sensualisme de Locke toutes les con^ueaces qui y
sont bien renfermées , et dont l'auteur de V Essai sur
l'entendement humain ne s'était certainement pas^uté.
La philosophie de Locke répandue dans les Pays-
Bas, et par suite en Allemagne , par Leclerc, auteur
estimé de la Bibliothèque universelle et de la B'Aliethéque
choisie, et par S'Grayesande , obtint surtout en France,
pendant la dernière moitié du dix-huitièmg siècle, une
vogue extraordinaire, due principalement aux éloges
qui lui furent prodigués par Voltaire, et aux dévelop-
pements que lui donna Condillac. Mais , avant d'arriver
à l'exposition des systèmes issus du sensualisme de
Locke pendant l'époque qui s'écoula depuis la dernière
moitié du dix-huitième siècle jusqu'à nos jours, nous
sommes obligés de remonter aux successeurs immédiats
de Descartes^ qui firent pour l'idéalisme de l'auteur
des Méditations et des Principes , ce que Gassendi et
Lockeavaient fait pour l'empirisme du chancelier BacoUé
ÉCOLE IDÉALISTE DE DESCARTES.
Nous avons vu que Descartes était parti de la pensée
pour arriver à la notion du monde extérieur^ mais
qu'il n'y était parvenu qu'en appuyant sur Vidée innée
d'un être parfait, dont la véracité était le garant uni-
DEUXIÈME EPOQUE. 340
que de la réalité de nos sensations. Ce principe laissait
L ouvertes à la philosophie première deux routes oppo*
sées : Tune qui, partant de Texpérience, et n'admettant
rien que de sensible, conduisait à nier la réalité des
idées innées : cett^ route fut suivie par Técole de Locke ;
l'autre qui, partant des idées inné^^ conduisait à re-
jeter tout témoignage de 1 expérience et des sens : c'est
ce que firent Spiisosa et Malebranche.
j Le principe da Descartes, énoncé par l'enthyméme :
Je pense ^ donc je suis ^ comprend deux termes ou éléments
de nature hétérogène : l'un psychologique, le nm
actuel de la* conscience ; l'autre ontologique , le moi
absolu. Pâme substance ou chose pensante. Mais com-
ment trouver le lien qui unit deux éléments aussi di-
vers? Descartes avait tranché la question avant même
de Kavoir posée : Spinosa et Malebranche la reprirent
en sous-œuvre, et. voici à peu près comment raison-
nèrent ces deux profonds métaphysiciens :
Lorsque l'entendement s'eflbrce de concevoir séparé-
ment et hors du moi actuel la chose ou substance
pensante, il ne peut s'empôcher detrouver de nombreux
rapports entre cette substa]>ee et une autre substance,
qui a de son côté Vétendue pour attribut essentiel ou
mode fondamental. Mais puisque la distinction qui est
censée avoir lieu entre l€è deux substances n'est autre ,
par le fait , que celle de deux attributs ou modes fon-
damentaux qui caractérisent respectivement chacune
d'elles, pourquoi y aurait-il deux substances et non pas
une seule qui réunirait les attributs distincts de pensée
et d'étendue? Sous tees attributs. Descartes lui-même
comprend tout ce que nous appelons les êtres, qui sont
^
850 PHILOdOMlB MmsilNE.
tous ou pen$(nu$ et inéiendiu, ou non penmna , et , par
cela , matériels et étendus, et pures machines.
Ne aerait-il pas possible, par conséquent, de dé^
montrer qu'il n'y a et qu'il ne^pent y a^olr qu'nne seole
substance , l'être unitersel , seul néêessaire , le grand
tout, à qui appartient exclusivement la réalité ou le
titre de substance, et dont tout ce que nous appelons
improprement de ce nom n'est en effet que modifica-
tion ? Or, comme il est logiquement certain quêtons lea
eflfetssont éminemment ou formellement renfermés dans
leur cause ^ ne peut*on pas dire que tous les êtres sont
renfermés dans l'être universel , qui est Dieu ;^ que c'est
en lui seul que nous pouvons voir ou penser tout ce
qui existe réellement ; que c'est en lui enfln que nom
sommes f que nous nous nunuHms et que nous semons ?
Tel est le résultat auquel arrivèrent eeS bardis penseurs^
Unis jusque-là par la rigueur des déductions logiques,
ici le mysticisme les [sépare : Spinosa arrive au pan-
théisme , et Malebranche à la tnsion de Dteus
snaosA.
•-•
Le Juif fiaruch (B^nok) Smnosa, fié & A.msterdaaa
en i63S, se signala dès «son enfance par son ardent
désir de connaître la vérité. Ses doutes sur les doctrines
du Talmud et ses sentiments religieux , mais exempts
de toute superstition, le rendirent indifférent à l'égard
des cérémonies du culte dans lequel il était né, et lui
attirèrent beaucoup de^ persécutions de la part de ses
coreligionnaires^ 11 se tint caché *dans quelques mai*
aons de chrétiens, étudia le latin > le grée, leS mathé«
« MVUÈMZ ÉPOQUK. 851
matîques et la pbiloeopdie , spécialement celle de Des*
cartes , doot la clarté l'attirait aana contenter aon mprii
rigoiireua'^t pénétrant.
Le caractère et le système de Spinosa ont été égaler
ment méconnus et dépréciés avec une eitréme iiijus«
tioe (i). L'impartialité de l'hisUHre exige que, tout eu
signalant Terreur fondamentale à lequeile le conduisit
la rigueur systématique de son esprit, nous rendions
hommage à ses \ertus. U irécut toujours de la manière
la plus frugale ; il était d'une modestie et d'une afiabilité
rares , soutenait sans que rien l'effrayât tout w qu'il
croyait être vrai , et donna plusieurs preuves touchantes
de son désintéressement. Il mourut à la Haye en 1677^
après avoir consacré sa vie à la méditation dans le si-
lance et la retraite, et laissant la réputation d'un vrai
sage et d'un homme de bien.
Spinosa s'était fait une loi de ne tenir pour vrai que
ce qui lui apparaîtrait avec toute évidence , et comme
conséquence manifesle de principes suffisamment dé«
monstratifs. C'est ainsi qu'il tenla de former un sys-
tème dans lequel il prétendit exposer les principes de
la morale , en les déduisant , avec toute la rigueur de
la méthode mathématique , des notions les plus élevées
de la raison , telles que nous les avons reçues de Dieu;
et c'est dans ce but qu'il donna le jaom d'éihiqne à son
système. Cet esprit de méthode et de précision scien-
tifique l'éleva presque jusqu'aux points les plus élevés
de la spéculation , et l'amena à cette théorie &meuse i
(1) CoLBR , prédicateur luthérien , qui a donné la vie de ee philosophe ,
éeritit au hts du portrait de SpinoM , qui se trouve en tète de aon ouvrage ,
352 PHILOSOPHIE MODERNE « ^
préparée, comme nous Fa^Ks vu, par Descartes;
suivant laquelle il n'existe qu'une seule substance. Dieu,
l'être infini, avec ses attributs infinis d'étendue et de
pensée ; toutes les choses finios étant de pures appa*
renées , des déterminations ou modes de l'étendue in-
finie et de l'infinie pensée. La substaàce n'est pas un
être individuel , mais elle fait le fond de toute indivi-
dualité ; elle n'a point été faite , elle subsiste par elle*
même {causa sm). 11 n'y a que l'individuel, ou autre-
ment les modifications des attributs infinis de la
substance, qui commencent à être; savoir : du sein de
l'étendue infinie, le mouvement et le repos; et duseia
de l'infinie pensée, les modes de l'intelligence et de la
volonté. Tout corps particulier, toute intelligence finie,
ont pour fond et pour soutien , les uns l'étendue sans
limite, les autres la pensée absolue; et ces deux infi-
nis forment entre eux une unité nécessaire, secorres*
pondent intimement, sans qu'aucun deux ait engendré
l'autre. Toutes les choses finies, corps et âmes, sont
en Dieu; Dieu est leurcause immanente ( causa miAcnm^).
Il n'est point lui-même une cause finie, quoique toutes
les choses finies procèdent de la substance divine, et
cela nécessairement et non pas en vertp d'idées et dç
buts prédéterminés.
Il n'y a point de hasard : il n'y a qu'une nécessité
unie en Dieu avec la liberté, parce qu^il est l'unique
substance dont l'existence et les actes ne sont limités
par aucun autre. Dieu agit en vertu d'une nécessité
intérieure, inhérente aux conditions mêmes de son
être^ et sa volonté est inséparable de sa connaissance.
11 n'existe point de causalité finale déterminée librement
DEUXIÈME ÉPOQUE. 353
verstel^'ou tel but^ il n'axiste de causalité que celle de
la nature ménae et de ^a constitution propre. *
La notion directe, imfbédiate d'une iadividualité
réelle et actuelle, s^appelle l'esprit, Vàme (mens) de
cette individualité;.. et réciproquement cette indivi-
dualité, comme l'objet direct d'une telle notion, s'ap-
pelle le corps de cette âme. Ces deux ehoscs ne font
qu'un seul et même objet , que l'on envisage tantôt sous
l'attribut delà pensée^ tantôt sous l'attribut de l'étendue.
Toutes les idées, en tant qu'on Les rapporte à Dieu, sont
\raies ; car toutes les idées qui sont en 'Dieu corres-
pondent parfaitement à leurs objets : d^ù il suit que
toute idée absolue, en d'autres termes, toute idée
complète en nous , correspondante a son objet, est une
idée vraie. Le faux a sa raison dans la privation de la
pensée , résultat de son application à des idées désor-*
données et corrompues.
C'est dans la pensée active et vivante de la réalité de
Dieu que consiste notre félicité suprême ; car plus nous
savons la reconnaître, plus nous sommes portés à vivre
selon ses volontés, et c'est en cela que consiste à la
fois notre bonbeur et toute notre liberté. Notrç volonté
n'est pas absolument libre : en effet, l'âme est déter-
minée en tel ou tel sens par une cause déterminée
elle-même par une autre cause , et ainsi de suite. 11 en
est de même des autres facultés de notre âme , dont
aucune n'est atisolue et indépendante en soi.
La profondeur des idées de Spinosa , la marche
serrée du raisonnement, la hardiesse d'une conception
où il s'agit d'expliquer le fini par l'iilfini, répandent
une grande obscurité sur sa théorie philosophique, et
23
364 PH1L080PI1IK HOMANI.
il est umet difficile d'en saisir le iPéritaMe seM. Mais il
serait injuste de la considérer comme un sjatèflM
d'athéisme* Sans doute la notion qu'il donne de la
divinité est fiiusse et incomplète; mais nous ne loi
appliquerons pas 9 a'vecDugald Ste¥rart, ce qoeCScéroa
disait d'Épicare : Verbh rèliqmi deos, re sMêêutii. 8m»
système est le panthéisme , il est vrai ; mais encore ce
n'est point le panthéisme matériel des Éléates. An Heu
de considérer uniquement Dieu comme source de Véire^
il fallait avant tout le considérer comme cause créatrice
et productrice. L'erreur de Spinosa, déjà commise par
un grand nombre de ses prédécesseurs , et particulié-
rement par Vanini , consistait dans la prédominance
du rapport du phénomène à Y être, sur le rapport de
Yeffei à la cohh. Quand l'homme n'a point été considM
comme une cause volontaire et libre, mais comme on
désir impuissant et comme une pensée imparfaite el
finie y Dieu , oo le modèle suprême de l'humaDÎté, ne
peut être qu'une substance et non une cause, l'être
parfait , inini i nécessaire , substance immuable de
l'univers^ et non la cause productrice. Dans le sysièiBe
de Descartes , la notion de la substance jouait déjà un
plus grand rêle que celle de la cause : cette notion de
substance, devenue lont-à-fait prédominante, constitue
le sf^inosâNue.
lULEBEANClB.
La nature avait donné à Malebranche ( né à Parris en
f638 ) une santé fyiUe et un corps mal confbrméf H
fut élevé avec beaucoup de soin et de douceur. Sa <fif-
fof*inité lui inspira tependani une certiine misanthropie
qui D6 rabandonoa. même pas dans sa vieillesse* Son
goût pour la retraite le décida, quand il eut atteint
Tâge de tingt-deux ans, à entrer dans la congrégation
de l'Oratoire ^ et à se consacrer entièrement à Fétude»
Se trouvant un jour ches dn libraire, il y vit exposé
le traité de Descartes Jlh homine, qui venait de paraître»
Il acheta cet ouvrage , dont la lecture lui ouvrit une
nouvelle sphère, et éveilla en lui la conscience d'un
lalenl que ni lui ni les autres n'avaient encore sdup^
çonné. Fonteùelle nou9 à laissé dbe peinture très^
animée de l'enthousiasme avec lequel Malebranchè
dévora ce premier ouvrage, et il en décrit les effets
comme ayant été si puissants sur son sjstèine foervevx ^
qu'il fut forcé de laisser le livre de odté, jusqu'à ce
que les palpitations de son cœur se fussent un peu
ralenties^ Il consacra dix années à l'étude spéciale de
la philosophie cartésienne j aussi passait-il pour un de
ceux qui connaissaient le mieux ce système* Enfin il
publia les résultats de ses méditations , et mit au jour
6on célèbre ouvrage qui a pOu^ titre ) De la recherche
de la vérUé, L'originalité des opinions qu'il y manifesta»
et l'élégance de son style,- lui procurèrent une célébrité
extraordinaire; mais il ne manqua pas non plus d'w*
qemis. Il mourut en 1715, dans la soixdnte-dix-sep-
tième année de son âge.
Quelque jugement que Ton porte aujourd'hui sur le
mérite philosophique de Malebranchè , son ouvrage
n'en sera pas moins à jamiais une lecture intéressante
pour les hommes de goât, et une étude utile pour
ceux qui aiment à observer la nature humaine. Il est
356 PHILOSOPHIE MODEHNE.
r
peu de livres qui rcuBissent au mémo degré la plus
grande profondeur des idées abstrailes, et les saillies
les plus agréables de l'imagination et de l'éloquence ,
et OÙ ceux qui aiment a surprendre Its secrets ressorts
de notre intelligence puissent trouver de plus frappants
exemples de la force à la fois et de la faiblesse de Ten-
tendement humain. Un fait très-remarquable dans
rhistoire de Malebranclie y«c'est que malgré le coloris
poétique qui donne tant de grâce et tant de vie à son
style j il ne put jamais lire sans dégoût une page des
plus beaux vers. Quoique Timagination fût évidemment
la qualité distinctive de son génie , les passages les plus
finis de ses ouvrages sont ceux où il représ^ite cette
perfide faculté comme la mère féconde de nos erreurs
les plus funestes.
Le point de départ de Malebranche est la théorie
cartésienne, que la pensée humaine ne peut pas se
connatlre elle-même comme impariàile et comme rela-
tive, sans concevoir Dieu, Tétre parfait et absolu; or,
comme il n'y a pas une seule pensée qui ne soit accom-
pagnée du sentiment de l'imperfection d'elle-même , il
s'ensuit qu'il n'y a pas une seule pensée qui ne sotC
accompagnée nécessairement de la conception de Dieu ;
et que tout^ pensée^ étant en elle-même imparfaite,
n'aurait point de valeur, si elle n'était accompagnée
de cette conception de Dieu, qui lui communique une
force et une autorité supérieure. Ainsi l'idée de Dieu
est à la fois contemporaine de toutes nos idées et le
fondement de leur légitimité; et, par exemple, l'idée
que nous nous faisons des corps extérieurs et du monde
serait vaine , si cette idée ne nous était donnée dans
DEUXIÈME ÉPOQUE* 357
celle de Dieu : de là le faVneux principe de Malebranche ,
que nous vo|obs tout , et le^monde matériel lui-même,
en Dieu ; oe qui veut dire que notre vision et notre
conception du monde est accompagnée d'une concq>tion
de Dieu, de Tôtre infini et parfait, qui ajoute son au«
torité au témoignage incertain par lui-même de nos
sens ef de notre pensée.
A celte théorie de la vision en Dieu, se joint celle des
aoJ&eê occasionnelles , trouvée presque en même temps
par Geulinx d'Anvers , mais étendue et développée par
Malebranche. Il faut encore remonter au principe de
Descartes pour trouver Torigine de cette doctrine , par
laquelle il n'accorde aux corps et aux âmes qu'une
capacité 'passive, et considère Dieu comme l'unique
cause fondamentale de tous les changements qu'ils su-
bissent. La pensée seule, dit Descartes, nous révèle
l'être de l'âme, qui est la première réalité et apssi la
seule substance que nous puissions ainsi atteindre
directement, comme par intuition. Nous n'avons aucune
prise directe sur tout ce que nous appelons substance
matérielle. Nims ne connaissons rien en effet que par
nos idées, et ces idées ne sont autre chose que des
modifications de notre âme. Les idées simples de sen*
salions, les couleurs, les sons, les saveurs, ne sont cer-
tainement qu'en nous-mêmes, et nullement dans les
objets qu'elles nous présentent : tout ce«que nous ap-
pelons objets ne consiste donc que dan§ nos idées ; et
puisque, d'ailleurs il n'y. a d'autre cause ou force que
Dieu, qui produit les modifications comme il crée les
êtres, le monde sensible n'est qu'apparence, pur phé-
nomène sans réalUé. Ainsi , point de milieu : ou les
35S PHlLOSaf^BIE MODERNE.
objets sMdentiflent aveo les idées ou les sensalioM <fui
les représentent, et alors Les corps et Fétendae ne sont
que des phénoDiènes ; ou biea les corps et retendue
existent réellement hors de nos idées, sans qu'il doos
soit permis d*en douter, par la seule raison que Dieo
nous rassure, et en ce cas la séparation des deux sub-
stances matérielle et immatérielleest compléteetalMolue;
mais aussi leur communication, leur influence réci-
proque est naturellement impossible ; elle ne peut aloir
lieu que par un miracle, et demande TinterventioR
continuelle et non interrompue de la divinité. De Tlié-
térpgénéité naturelle des deux substances , il suit ri-
goureusement que l'âme ne peut réellement mouvoir
le corps, pas plus qu'un corps ne peut communiquer
son mouvement à un autre, si Dieu n'intervient pour
mouvoir, à l'occasion du désir de l'âme ou de la ren«
contre et du choc des corps. Telle est la théorie des
rotcM» occoêianneUêi.
Il suit encore du même principe , ou de la séparation
des êtres en deux classes tranchées, sans intermédiaires,
que les animaux sont tous matériels ou de pures ma-
chines (1), qui ne sentent pas, par la seule raison
qu'ils ne pensent pas comme nous, ou qu'ils n'ont pas
une âme immortelle comme la nôtre.
Quelque absurde que parusse maintenant cette idée,
aucune des «doctrines de Descartes ne fut reçue avec
plus de conllsinoe par quelques-uns des plus profonds
penseurs do TEurope. Legraml PascaU'admirait^omme
(1) Lamotle a dit que celle opiuion sur les animaux élail une débauche
defàisonnemeni. On sali avec quel bon sens admirable LarontaineTa réfutée
dans «on ditcoors à madame de la Sablière. { L» X ^ F. 1. )
tm deg «rtidteft les plus précieux du système csttésiea ^
et Midabrincbe a donné lai-mème en présence de Fon-
tMidle une preuve décrive de l'impression profonde
que ce système avait produite sur son esprit (1).
Les idées de Malebranche sur la vision en Dim furent
4»mlNittues avec un grand talent par Antoine Arnauld,
l'un' des plus célèbres écrivains de Port-Royal , mais
qui professait néanmoins, avec ses illustres confrères
Pascal et Nicou , les doctrines du cartésianisme. Ar^
nauld , dans son ouvrage sur les vraies et fausses idées ,
qu'il écrivit en opposition au système de Maleturancbey
porta , suivant le témoignage du docteur Reid , un coup
mortel à la théorie des idées-images , et s'approcha de
très-près de la réfutation que ce dernier fit avec tant
de netteté , comme nous le verrons plus tard > de ce
préjugé* si ancien et si invétéré. Il ne se distingua pas
moins par son traité de VAri de penser , connu plus
généralement sous le nom de Logique de Port^Hogal.
Ce traité fut écrit par Arnauld et son ami Nicole ; et ,
si l'on considère le temps ou il fut publié , aucun éloge
ne parait au-dessus de son mérite. 11 serait impossible,
dit M. Dugald Ste^wart^ et ce témoignage est précieux
dans la bouche d'un écrivain étranger, de citer, avant
la publication de l'Essai de Locke, un seul ouvrage
qui renfermât un aussi grand nombre de choses justes
(1) Fontenelle étant allé voir Malebranche aux Pères de VOratoire de la
me BU-Honoré , une grosse chienne de la maison , et qui était pleine, entra
dans la salle où ils se promenaient , ?int cnresser Malebranche et se rouler à
SOS pieds. Après quelques mouvements inutiles pour la chasser , le philosophe
lui donna un grand coup de pied qui fit jeter à la chienne un cri de douleur
et à Fontenelle un cri de compassion. Ek quoi l lui dit firoidement ftfalo-
branche, ne savez-vous pas bien qus sela nt sent point !
3d0 PHILO$OPHIB MODERNE.
et un aussi petit nombre de raisonnements Irivoles, sur
la science et la logique ; et il n'en a paru depuis . sur
le même sujet qu'un bien petit nombre qui puisseat
lui être proférés pour rutiU^é publique.
On sait que la plus grande partie de la carrière du
grand Arnauld (c'est le nom que lui donnèrent ses
contemporains ) se consuma au milieu de discussions
théologiques , entreprises dans l'intentidii de maintenir
la pureté de la foi catholique. 11 vécut jusqu*i quatre-
vingt-trois ans, et continua jusqu'à sa dernière heure
à écrire contre les opinions de Malebranche (1)^ sur la
nature et la grâce. < 11 mourut , dit son biographe^
dans une obscure retraite , à Bruxelles , en 1692 , trop
pauvre pour avoir un domestique, lui dont le neveu
avait été ministre d'état et qui aurait pu ètire lui-même
cardinal. Le plaisir de pouvoir publier ses sentiments
était pour lui un dédommagement suffisant. »
Cet examen des systèmes issus des deux écoles élevées
au commencement du dix-septième siècle par Bacon et
Descartes nous a conduits jusqu'au milieu du dix-hui-
tième. Ici nous pouvons clore ta liste des philosophes
dogmatiques les plus distingués qui^ placés soH dans le
point de vue sensualiste, soit dans le point de vue idéa-
liste, ont illustré cette épo(]^u1e : désormais ce ne seraient
plus, à proprement parler^ de nouveaux systèmes que
nous aurions à examiner, mais des modifications plus
ou moins essentielles à ceux dont nous avons déjà pré-
■
(1) Nicole , son ami et son coUâboratenr , fatigué à la in de ces intennî-
nables disputes , lui exprimait un jour le désir de se retirer du champ de
bataille , et de Jouir du repos. Du repos ! s'écria Anuttld , n'arez-TOUS doue
pas toute réternité pour vous reposer ?
DE|}Xlill£ ÉPOQUE. 384
sente Tapalyse». La première moitié du dîx4iuitiôaie
' siècle n'est guère autre chose que la lutte des deux
écoles rivales. Locke avait combattu les idées innées de
Descartes , et !§ vision en Dieu de Malebranche ; dans
la patrie même de Locke, Lée , Norris, et même l'élève
et l'ami de Locke., lord Ashley , comte de.Shaftesbury ,
combattirent à leur tour les principes et les consé-
quences de V Essai sur r entendement humain.
Les extra vaganceiu de l'école empirique, et surtout
les funestes doctrines de Gollins et de Mandeville , sou-
levèrent pareillement contre elles l'illustre Newton ^
les deux Clarke et surtout Samuel , Wollaston et R.
GuMfiERLAND. Eufiu GoLLiER ct Berkelet , pour cu finir
avec le matérialisme, nièrent l'existence de la matière.
En Italie, Fardella reproduisit ou trouva de lui-
même l'iiéalisme de Malebranche ; et le célèbre Vico
de Naples, tout en combattant avec force le mépris
fort condamnable qu'avait affiché Descartes pour l'au-
tori|é de l'histoire et des langues, n'en adopta pas moins
sa philosophie généralç. Vico est l'auteur du second
monument élevé à l'histoire de l'humanité ; car déjà
le grand Bossuet, attaché lui-môme aux doctrines car-
tésiennes, avaitcomposé son Discours sur l'Histoire uni-
verselle. Bossuet avait considéré l'histoire de l'humanité
sous le rapport de la religion ; Vico s'attacha à la faire
revivre sous le rapport de ses institutions civiles ; plus
tard viendra Herder qui^ embrassant dans un cadre
plus vaste les deux éléments étudiés par ses prédéces-
seurs, y comprendra de plus ceux que Bossuet et Vico
avaient sacrifiés (i).
(1] Nous cQDiiaissoii» peu de livres aossi inléresMoU que les deux ouvragiw
an PHILOMMIK HOMftVE.
Qiielqua célàbreft que loieiit les noms que noua
nons de citer (et nous pourrions y en ajouter une foule
d'autres I par eiempie, celui de Gudworth, auteur du
SffêHme intellectuel , idéaliste et platonicien ingénieur
nous ne pouvons donner le moindre développemaot i
l'eiposition de leurs doctrines^ La raison en est que ,
dans cette revue rapide de la marche de la raison, phi*
losophique i travers les siècles^ nous n'avons à nous
occuper que *des systèmes qui, par leur nouveauté,
leur originalité ou leur grandeur, ont exercé sur la
pensée humaine une longue et puissante influence.
Cependant, avant d'arriver au plus grand philosophe
de cette époque , à Leibnits , dont le vaste géoii esaay a
de concilier les deux écoles rivales, nous ne pouvons
nous dispenser d'exposer avec un peu plus dedëtsûls le
système de G. Berkeley. Penseur judicieux et profond,
animé d^un vrai zèle pour la dignité derespèce humaine,
et digne lui-même de respect pour la moralité de son
caractère, Berkeley fut vivement frappé des inconvé-
nients que présentait la doctrine de l'empirisme dans
ses conséquences. Par là il fut conduit à penser que le
principe de toutes ses aberrations était la croyance chi-
mérique à la réalité d'un monde corporel, et il vit dans
l'idéalisme l'unique route à suivre, le seul vrai système
de connaissance. C'est avec une sagacité peu commune
que Berkeley fait voir toutes les difficultés de l'expé-
rience extérieure, l'obscurité de l'idée d'une substance
de Herderei de F'ico y nous voudrions les voir plus souvent entre les mains
de la jeunesse française , qui serait inexcusable de négliger le moyen qu'elle
a de les étudier dans les élégantes traduclions.ftt'en ont données Altf . Bdfftnl
Qninet etMicbelet.
*f
étendue; soulenant que par les sens nous ne percevons
autre chose que les qualîlés sensibles (ainsi que l'avait
cléjà démontré Locke ) , nullement Texistence ou la
8ub$tantialité d'aucun ol^et sensible; et qu'admettre
un monde corporel , distinct et indépendant de nos
sensations, c'est se créer une pure chimère. En con-
séquence, il n'existe selon lui que des esprits; l'homme
ne perçoit rien autre Qhose que ses idées, mais il ne
les prodjiiit point lui-même; leur multitude et leur
variété. Tordre et la proportion qui régnent entre elles
et qui repoussent toute idée d'arbitraire, attestent
qu'elles sont communiquées à l'âme humaine par un
esprit doué de perfections infinies. Néanmoins , en
vertu de la liberté absolue qui lui est aussi donnée ,
Vhomme est par lui-même l'auteur de ses erreurs et
denses mauvaises actions.
C'est ainsi que Berkeley, dans ses élégants dialogues ,
se flatta d'avoir démontré l'idéalisme auquel Malebranche
avait préparé la voie, et d'avoir sapé dans tous leurs
fondements le scepticisme et l'athéisme. Tout son sys-
tème reposait sur la théorie mal définie du phénomène ^
delà perception. Nous verrons plus tard comment Hume
est parti du même point pour établir un scepticisme
universel , et comment le docteur Reid , en détruisant
à jamais l'hypothèse des idées-images, a renversé com-
plètement le double édifice construit avec un si mer-
veilleux talent par Hume et Berkeley sur cette base
fragile.
364 PHILOSOPHIE MODERNE.
LEIBNITZ.
Godefroi-GiiiIlaumeLEiBNiTz naquit^ le 21 juin 1646,
& Leipsick, où son père était professeur de morale. Il
étudia la philosophie sous Jacques Thomasius (oé en
4622, mort en 1684)^ s'adonna eninème temps aux
mathématiques et à la science du droit^ lut les classiques
dans leur langue originale , srfrtout Platon et Aristote,
dont il se proposa de bonne heure de rapprocher les
doctrines. Le développement de son esprit en mille
sens divers fut secondé par une lecture et une corres-
pondance immenses , par les succès qu'il obtint de
bonne heure , par ses voyages , particulièrement à Paris
et à Londres, enfin par ses liaisons avec les savants,
les hommes d'état et les princes les plus illustres de
son temps. Les œuvres philosophiques de Leibnitz (les
seules sur lesquelles doit plus particulièrement se porter
notre attention ) forment , dit M. Maine de Biran (i) ,
un corps de doctrine^ dont les parties , quels qu'en
soient le nombre et la diversité , n'en sont pas n^oias
Uées entre elles et aux mêmes principes, n'en parti-
cipent pas moins au mémo esprit de vie. Cet esprit,
répandu dans chacune de ses nombreuses productions ,
anime en effet également les œuvres du jurisconsulte, de
V historien, du théologien, du physicien , du maihénuzticien
surtout , où il brille d'un éclat particulier. Mais ce n'est
aucune de ces œuvres partielles qui pc^t nous en ma-
nifester le principe, la source ^ ou le propre foyer. La
(1) Biographie universelle, t. 23, p. 614, arl. Leibnitz, composilion
vraiment remarquable , dont nous reproduisons ici toute la partie qui peot
entrer dans les proportions de notre plan.
4
DEUXIÈME ÉPOQUE. S65
philosophie première ; la science des principes , comme
rappelle Leibnitz lui-même^ cette philosophie vraiment
première dans Tordre de ses méditations , fut le com-
mencement , la fin et le but de toute sa vie inteliec-
»
tuelle.
A l'âge de seize ans, Leibnitz a%it été conduit par
ses méditations jusqu'à l'idée sublime d'un alphabet
des pensées humaines , qui devait comprendre les élé-
ments ou les caractères des plus simples de, toutes nos
idées et servir à en exprimer les diverses combinaisons,
de manière qu'en allant du simple au composé, ou
revenant du composé au simple, il fût facile et possible
de trouver comme de démontrer toutes sortes de vérités.
Ces premières méditations sur la langue universelle
amenèrent, quatre ans après, h Dissertation sur V art
comminatoire , qui n'était qu'une application particulière
ûe là caractéristique ^\ïx idées de quantité ou de nombre,
d'étendue et de situation , et aussi à diverses classifications
ou combinaisons d^idées de cet ordre.
Enfia il commença l'exécution de la réforme qu'il
désirait introduire dans la philosophie. <( Impatient,
dit Brucker, de voir la métaphysique dégénérer en
naines subtilités, il conçut son plan général de réfor-
me^ à commencer par la notion de substance , qu'il re-
gardait comme le. principe et la base de toute science
réelle, (le nouveau système élevé sur ce fondement
eut bientôt un grand nombre de prosélytes, malgré
la vive opposition des cartésiens , qui repoussaient ,
comme contraire à toute la doctrine de leur maitre,
la notion de force ou d'effort , seule caractéristique de
la substance dans le point de vue de Leibnitz ; mais
8M PHUiOSOMl£ HOMME.
d^i oelui«ci avait développé cette Botk»i fondanieiilate i
de manière à y n^lacher , le plu» simplement poteible ,
totttea les lois de T univers, le monde des eq>riiS|
comme oelui des oorpê. »
Telle est en eiFet la fécondité de l'idée de substaoee i
entendue comme il feut, dit Leitmita lui-même, que
c'est d'elle seule que dérivent toutes les vérités pre*
raières, touchant Dieu, les esprits et la nature des
corps) vérités dont quelques-unes ont été aperçues par
les cartésiens sans avoir été démontrées > et dont plu-*
sieurs autres encore inconnues ont un hautdegré d'im-
portance et d'application à toutes les sciences dérivées*
« Or, pour éclaircir l'idée de substance, il faut re-
montera cdle àe force ou d'éner^ffe, dont l'explication
est l'objet d'une science appelée d^nemique^ La forée
active ou agissante n'est pas la puissance nM de Té-
cote ; il né faut pas l'entendre en effet , ainsi que les
scolastiques l'ont fait, comme uue simple faculté ou
possibilité d'agir , qui^ pour être ^ectuée ou réduite à
Y acte f aurait besoin d'une excitation venue du dehors^
et coinme d'un siimulus étranger. La véritable foroe
active renferme l'actioo en elle-même) elle est£nTÉL6-
GHiE, pouvoir moyen entre la simple faculté d'agir el
l'acte déterminé ou effectué. Cette énergie contient ou
enveloppe Veffkfri ( cùnaium involvH ) , et se porte d'elle-
même à agir, sans aucune provocation extérieure.
L'énergie, la force vive, se manifeste par l'exeoiple du
poids suspendu > qui tire ou tend la corde; mais, quoi-
qu'on puisse expliquer . mécaniquement la gravité ou
la force du ressort, cependant la dernUre raiêon du
mouvement de la nature n'est autre que oMe fores in-
primée dans la cr^tion à loas les étrei ^ etWmstée drat
chacun par Topposition ou la direction contraire de
tous les autres. Je dis que cette force agissante {virluiem
agendi) est inhérente à toute substance, qui ne pent
être ainsi un seul instant êans agir y et cela est vrai dee
substances dites corporelles^ comme des substances
spirituelles* Là est Terreur capitale de ceux qui ont
placé toute l'essence de la matière dans l'étendue > oo
même dans rimpénétrabilité (les cartésiens ), s'ima«»
ginant que les corps pouvaient être dans un repos
absolu. Nous montrerons qu'aucune substance ne peut
recevoir d'une autre substance la force même d'agir^
et que son effort seul, ou la force préexistante eneile^
ne peut trouver au dehors que des limites qui l'orr^lem^
et la déterminent. »
Toute la doctrine métaphysique et dynamique de
Leibnitz est contenue dans ce passage^ Les cartésiens
disaient : toute substance est complètement et esseiH
tiellement passive ; nulle action n'appartient aux créa-»
tures. *Ge principe, poussé dans ses conséquences^
amenait naturellement le spinastsmcj comme nous l'a-
"VOUS vu ; Leibnitz établit la thèse opposée : toute siib*
stance est complètement et essentiellement active ; tout
être ^mpte a en hii-même le principe de tous ses cha&*
geroents. Toute substance est force en soi , et fente
force est un être simple ou substance. Pour faûre un
monde semblable au nôtre, Descartes demandait la
matière et le mouvement. Pour créw deux mondes k
•la fois, le mcmde des esprits et celui des eerps*,
Leibnitz ne demande que des foree^ actives y ou des
éires simples qui aient en eux le prineipe de tovstews
368 PHUosoniiË modune.
cbaDgements ; ces ôtres simples sont connus soim le
nom si célèbre de monades.
Chacune de ces monades a la faculté de représenter
l'univers à sa manière. Dieu , la Monas mtmadum , qui
connaît les rapports d'un seul être avec toute la créa-
tion, voit à la fois l'univers dans le dernier atome de
la nature. Or , de ce que tef être a des rapports né-
cessaires avec tout l'univers, on peut bien conclure ,
dans un certain sens, que cet être repré$enie{ vtriael-
kment ) l'univers , aux yeux de celui qui sait et voit tout ;
c'est ainsi que nous disons d'un signe, d'un objet mort
lui-même, qu'il représente pour l'intelligence vivante
toutes les idées et les rapports divers que cette intel-
ligence a pu associer : mais sur quoi fonder l'hypo-
thèse d'une sorte de représentation réciproque entre
ï objet perçu et le sujets entre leisigne pensé ou conçu,
et l'esprit qui pense ou conçoit , en donnant au signe
sa capacité repi^sentative ? C'est là vraiment le côté
obscur de la monadologie , et Leibnitz n'apas cherché
à l'éclaircir. •
Nous ignorons ce que nous sommes comme sub-
stances passives; notre âme, quoi qu'en ait dit Des-
cartes , considérée sous ce point de vue, nous est aussi
complètement inconnue que toute autre substance do
l'univers; mais chaque p^sonne individuelle sait du
moins, certissimû sdentiâ et clamante consàentiâ, ce
qu'elle est comme force qui agit et opère par le vouloir ;
elle s'assure, par la raison , qu'elle n'est autre pour
elle-même que telle force ou énergie; que c'est là le.
fond deson être, comme c'est celui de sa viede conscience
ou de son mot; que c'est là la seule chose qui demeure
DEUXIÈME ÉPOQUE. 369
ideilMque, quand tout le reste passe ^ ou est dans un
flux perpétuel , au dedans comme au dehors ; que
c^est en vertu de cette énergie, de ce pouvoir d'agir,
que l'homme, for.ce intelligente et libre, prédétermine
ses proprés sectes, conçoit l'idée du devoir, et réalise
cette idée sublime quand même toute la nature s'y op*
poserait; enfin, que ce que le sujet pensant est ainsi
pour lui-même, au regard de sa conscience, il l'est
absolument ou en soi aux yeux de Dieu, qui ne peut
le >oir autre qu'il n'est, ni le juger passif lorsqu'il est
ou se reconnaît actif et libre.
Le point fixe ainsi donné, la pensée peut prendre
son essor, et, sur les ailes du génie de Leibnitz^
\oler rapidement d'un pôle à l'autre, ou remonter
avec la lenteur de la réflexion suivant tes anneaux de
cette immense chaîne des êtres, dont le système des
monades offre une si grande et si magnifique représen-
tation. Peu importe maintenant de commencer par l'une
ou l'autre extrémité de la chaîne, de prendre la force
dans le sujet ou dans Vobjet , dans le monde des re-
présentations ou dans celui des êtres. La force est la
même partout et ne peut différer que par les degrés^
C'est là, et c'est là seulement^ que peut s'appliquer
une affirmation absolue , qu'on est surpris de trouver
dans le livre de Locke , lorsque , parlant de la substance
d'après Descartes , il abonde sans le vouloir dans le
sens de Spinosa , en affirmant que la substance doit
être la même partout, d'où l'on peut induire qu'il n'y
en a qu'une sous diverses modifications.
Ici se présente la réponse directe à une question que
Descartes se propose à luivmème dans sa seconde mé*
24
870 raiLOSOHIE «ODEWIE.
ditatioQ. Otex les qualités sensibles sous lesqndifk se
présente l'objet étendu^ moluley figuré , coloré, etc.
( comme le morceau de cire qu'il donne pour^eatem-
ple ) f que restera-t-il ? La réponse ontologique k cette
question se fonde sur une analyse abstraite qui oob-
duit à la notion d'une simple possilnlité ou capacité
de modification y faculté nue, ou qmddUé de Fancvone
école. Le principe de LeibnitE fournit seul une réponse
directe et vraie, soit qu'on l'applique i l'oé^ei dans ie
sens de Descartes, soit qu'on la rapporte au n^'er de h
pensée, séparé ou se séparant lui-même, par l'acte de
la réflexion, de toute modification accidenteUe, de
tout ce qui n'est pas mm. Dans ce rapport au suj^ , la
tendance, même virtuelle, ou la force non exercée,
non déterminée ( énergie, powair moyen eatte la simple
faeuUéei fiicte), est ce qui conslitdé le propre fond de
notre être; ce qui reste, quand tout change ou passe,
sont les limites de l'analyse réflexi^e; un pas de plus,
c'est l'absolu, l'être universel ( Dieu ou l'un de ses attri-
buts ). Quant à Vobjetf l'analyse du composé donne un
résultat tout pareil. Otez les qualités sons lesquelles le
même tout concret se représente successivement ou &
ta fois à divers sens externes, reste encore la force mm
moi , en vertu de laquelle l'objet résiste à l'effort voulu,
le limite, le détermine, et réagit contre notre force
propre, autant que celle-ci agit pour la surmonter. En
réduisant par analyse la résistance ((miitypia nuOertœ)
à ce qu'elle est, on arrive nécessairem^it à une notion
simple, distincte et adéquate de force absolue ou d'é-
nergie, qui n'a plus rien de sensible ou de déterminé :
e'est l'être simple, 4a nwnaée de Ldbnits conçue à la
MUIiÈIIE ÉPOQUE. Brlf.
fnaQÎèra àtml peut l'être notre âme elle-ai^iiiB , qn^Qc}
on la dépouille de l'apercaption et de ia G0P8i0}e)|^;
Ainsi dispavalt cette grande ligne 4e d^^fc^tion
établie par Descartes entre les subatan/se^ naat^érj^^l^a 4
immaténeiles y séparation plmtôt Ingi^ii^ que réelh^
ai que la )^gique «Ame, pionssée pliis loin , i&fm^ GffWr
plétement e&cer , comipe Iq spino^i^flQe V^ tf OP 1^9
&U voir. Ia métaphysique réformée , 4i^ M- M^m d/s
Biran , n'admettra plus «enlement dei)x grai^d^ çl^ss/ss
d'êtres , entièrement sépa^éies Fiipe de l'^jjt^e, et ^il-
duant tout intermédiaire ; nm $evle /el même phatp/;
eBèt}Fm$B et lie tous les êtres de J^a cré^lon. M^ forcée ^
la vie, la pei*eeptjon, sont partout répartji/QS iSi^tre tpos
l£s degrés. La Loi de jçontinMité ne ^uifr^ pojij^ ^If^^
ierruption^ m de saut, dans le passage d'nv 4fiff^ ^
f autre , et remplit sans \wm» , sjans possibilité de Y^le,
rinter«aUe immense qui sépare la deriM^e niogi/f4e ,4^
la for^e înteUigeMte suprênp^ fïo» U^ ép^B^e.
Leibm'tz distipgMe une monade prioû^iye, lAlÇi^ie^
0t dâs monades s^cowj^iries ou produites , pérJLsSï^bl/es
et bordées ; sayojir : les »io^»ades sans afuerciep^o^ , ce
sont las jcorps inertes ; f^vec aperception , x^esil-^'^ij^e
les âmes ; les mçA^des avQc conscience obscure de leurs
apereeptions , ce sont les 4wes des bêtes ; eaû^ jtes
monades avec conscienee claire^ qe SCM^ les âo^ /rai-
sonnables'^ ou les esprits. T,oute substai^ce sîiviple ou
monade , lormant le contre d'jUi^e substance çon^osée^
d'an animal par e^^emple^ est environnée d*un assem*
blage innombrable d'autres monades^ lesquelles con-
stituent le corps appartenant à cette monade centrale.
il n'y a point d'^tion immédiate (t^yliu^^^^im^
I
I
372 PHILOSOPHIE MODERNE.
(entre des substances simples; il n'existe qu'une con-
nexion idéale, c'est-à-dire une disposition de modifica-
tions internes de chaque monade , qui les fait concorder
avec celles des monades auxquelles elle se trou ve associée.
C'est à cette harmonie que tient leur apparente com-
munication , et elle a sa raison dans la sagesse et ia
puissance infinies de Dieu, qui, dés l'origine des choses^
a voulu qu'il existât entre elles une telle correspondance;
Telle est la doctrine de Vharmmie préétablie. Dans ce
système, comme on le voit, l'âme humaine tirerait lout
d'elle-même et ne recevrait en rien l'influence de celte
autre agrégation de monades qu'on appelle le corps ^
et le corps ne subirait non plus en aucune manière
l'influence de l'âme. 11 n'y aurait point entre le corps
et l'âme réciprocité d'action , il y aurait simple corres-
pondance ; ce seraient comme deux horloges montées
à la même heure , qui correspondent exactement, mais
dontles mouvements internes sontparfaitement distincts.
Mais d'abord cette harmonie préétablie exclut la liberté
humaine ; et ensuite , nier l'action du corps sur l'âme
et celte de l'âme sur le corps , c'est sinon explicitement
nier les objets extérieurs , du moins condamner l'âme
à ne pas sortir d'elle-même et la réduireàlapure con-
science, ce qui serait l'idéalisme pur, dont Leibnitz
avait voulu pourtant se garantir.
Dieu est la raison suffisante, suprême, de l'univers^
le premier et le dernier terme de toutes les séries dans
l'ordre des causes efficientes , comme dans celui des
causes finales qui viennent toutes se résoudre en lui.
£n tant que raison suprême , Dieu seul explique tout;
c'est dans son point de vue seul que tout est entendu
DEUXIÈME ÉPOQUE. 373
et conçu parfiiilement, à titre de Térité, de réalité
absolue. Seul il embrasse. T universalité des rapports
des êtres moyens & leur fin qui e^ en lui , ou qui est
lui-même ; dans son entendement divin est le vrai. Tu*
nique siège de toutes ces idées ou vérités étemelles,
prototype du vrai, du beau, du bon absolu, de tout
ce qu'il y a de meilleur ; ce sont ces idées-^nodèles que
Dieu contemple de toute éternité ; ce sont elles qu'il a
consultées et réalisées en formant un monde qui est
comme une émanation de son entendement, et par là
même une véritable création de sa volonté toute-puis-
sante.
Partant de l'existence d'un être infiniment parfait ^
Leibnitz déduit comme conséquence nécessaire du
principe de la raison suflBsante et de la présence si-
multanée dans Tentendement divin de tous les plans
possibles d'un monde idéal, < celui du meilleur, du
plus conforme à la sagesse suprême ^ où doit régner
la plus grande variété avec le plus grand ordre ^ où la
matière, le lieu, le temps, sont le plus ménagés; celui
enfin où doit s'établir une cité digne de Dieu qui en
est l'auteur, et de tous les esprits, soit des hommes,
soit des génies qui en sont les membres , en tant qu'ils
entrent , par la i^ison ou la connaissance des vérités
éternelles, dans une espèce de société avec leur chef
suprême. Telle est cette constitution du plus parfait
état , gouverné par le plus grand et le meilleur des
monarques, où il n'y a point de crimes sans châtiments,
point de bonnes actions sans récompenses propor-
tionnées; où se trouve enfin autant de vertus et de
bonheur qu'il est possible* » Telle est la base de la
374 PHiLosopÉiE aoraiims.
théodicée de Leibnilz ; tel esl cet opîHfAame éml on
peut attaquer le principe , dont mi peut oondamiier
quelques consêquéBees, mais qui n'^i est pM moins
le résultat des combinaisons les plM soblimes» en qui
ne saurait étte que l'erreur d'un grand génie et d'u
homme de bien.
liais ce h*e8t point eomttie fluteuf^ de.rhypolliéw
de la thùhadohgie et de celle de Vharmmdê preéiaMkf
que Lèibnitz a rendu de grands serWoes à Tesprli ho-
ffialu t n a combattu avec un égal avantage la tefidaoœ
ëxdUsitè de Técolè si^sualiste et de Técole IdéaKate ;
et , se plaçant dans un point de vue supérieur , il a aa^
tout en reconnaissant ce qu'il y ttddvrai a#dè légitime
dans les prétentions de chacune d*elUs ^ fliird toit* et
condamner ce qu'elles ont de fam et dHbootnpleti
Il b écrit contre Locke un ouvrage sur le même plan
et iouÉ le mélne titre que oëlu) de sën adversaire^ diTiaé
éu autant de livres et en autant de chapitres p daoa
lequel il le suit pied à pied^ de principe en principe
et de Conséquences en conséqueueesi U se garde bian
de nier Tihiervention de la sensibilité; il ne détruit
pfis Takiome : // n'y a rieH dmé l'inMigêHte ijrttt n'y
Scit venu detf sens; tuais il folt ceue réserve : Oui , maie
excepté l'intelligence. Là réserve est immense : en effet ^
si rintelligence ne vient pas des sens , elle est ddtic une
faculté originale; cette Taculté originale a dobc un déi^
loppetneutqui lui est propre et engendre des notions qui
Itil appartiennent, et qui, ajoutées à celles qui naissent de
Texe^dice simultané de la sensibilité^ complètent et con-
stituent le doroàineentier de Ittcdiinaissattce humaine. La
théoriee^clusivederempifismeéehouéoontrerotigectton
DBIWÈIIE tFOQOE. 37S
suivante : I^ Mns attestent ce qai est , ils ne disait point
ce qui doit être ; ils ne donnent pas la raison des phé-
nomènes; ils peuvent bien nous apprendre que ceci
ott cela est ainsi » de telle manière ou de telle autre ;
ils M peuv^t enseigner c(9 qui est nécessairement. H
faut prouver que nulle idée nécessaire n'est dans Tin-
telligence, ou il faut rendre compte de cet ordre d'idées
par Iq^ sensation. Or, on ne peut nier cet ordre d'idées
ni CQ rendre compte par la sensation ; donc les sens et
Vempirisme^ qui expliquent un certain nombre de
notioift f ne les expliquent pas toutes» n'expliquent pas
celles qui expliquent et dominent toutes les autres.
«Voilà pour l'école de Locke. Leibnîtz n'a pas attaqué
avec moins de force l'école cartésienne ; il est le pre-
mier qui ait saisi le cût^ faible, le véritable vice du
cartésianisme, savoir : la prédominance de l'idée de.
substance sur l'idée de ^use. Nous avons montré, par
l'exemple de Spinosa et de Malebranche, le danger
qu'il y avait à négliger Tun des termes. Leibnitz a
établi fortement que l'un implique l'autre, et que toute
sab^t^nce est essentiellement cause. En effet, ou la sub-
stance est comme si elle n'était^ pas , ou elle se manifeste,
et se développe en modalités et en attributs : or , elle,
ne le peut, si elle n'a pas en elle la vertu de se mani--
fester et de se développer , c'est-à-dire si, outre
qu'elle est une substance, elle n'est pas aussi une cause,
une cause de développement et de manifestation. Une
substance qui ne serait point une cause serait une
sjibstance qui ne se développerait , qui ne se manifes-
terait pas, qui, par conséquent, n'admettrait aucun
attribut distinct d'elle, et ne serait qu'une substance
376 PHILOftOPHIE MODEUNC.
abstraite, une entité scolasliqiie. Ainaî, ^lon Leibnitz,
toute substance réeUe et non verbale est essentielle-
ment douée d'énergie ; elle est une force : de ta le
Dieu essentiellement créateur de Leibnitz ; de là une
création nécessaire et non accidentelle > qui^st le déve-
loppement même et la manifestation de Dieu, et qui
par conséquent est parfaitement ordonnée ;' de là un
monde composé d'êtres qui sont des forces ; de là enfin
une âme humaine comme celle que nous avons et à
laquelle nous croyons tous, une âme qui n*est pas
seulement soumise à l'action du monde et de Dieu,
mais qui a aussi en elle une puissance d'action qui lui
appartient et ne relève que d'elle-même.
Les idées de Leibnitz, à l'exception de la doctrine
des monades et de l'hypothèse de l'harmonie préétablie,
forent enseignées et propagées en Allemagne par
Christian Wolf, qui s'était préparé par l'étude des
mathématiques , de la philosophie cartésienne et des
ouvrages d'un contemporain de Leibnite, Walter de
TscHiRNHAusEN , à devenir l'un des philosophes les
plus profonds de l'école dogmatique. Son mérite j^in-
cipal consiste dans l'unité, la solidité et l'enchaînement
systématique qu'il sut donner à tout l'ensemble de la
doctrine leibnitzienne , à l'aide de la méthode appelée
mathématique ; mais son défaut fut d'outre cette mé-
thode, et de la faire tomber dans tous les abus d'un
formalisme pénible. On peut dire qu'il contribua par
la lenteur et l'étalage futile des notions logiques à in-
spirer le dégoût des études spéculatives , et particuliè-
rement des recherches métaphysiques. La morale qu'il
enseigna était noble et sévère ; elle était fondée sur
DEUXIÈME ÉPOQUE, 377
cette règle supMme : Fais que ta personne et Ion état
deviennent de plus en plus parfaits (perfice te ipsmi ),
et , pour y parvenir, travaille aussi à rendre plus parfait
Tétat d'autrui.
SCEPTICISME.
Nous avons toujours vu le scepticisme sortir de la lutte
des deux systèmes dogmatiques, comme pour avertir
la raison , trop empressée ^ s'élancer dans le champ des
conjectures et le vague des systèmes^ de s'arrêter,
de modérer sa marche, et de procéder avec plus de
prufence dans ses investigations. Un assez grand
nombre de bons esprits s'efforcèrent encore au xvir
siècle de lui rendre cet important service. A leur tôte
est Pierre Bayle , né en 1647 à Cariât , dans le comté
de Foix« 11 fixa son séjour en Hollande ; et ^ profitant
dans toute son étendue de la tolérance religieuse dont
on jouissait à cette époque dans ce pays, il répandit
de là dans toute l'Europe une masse d'informations
exactes et curieuses , relevées par une critique des plus
fines et des plus animées , .telle qu'aucun individu à
lui seul n'en avait donné l'exemple : heureux s'il eût
su retenir dans les limites convenables sa passion pour
les discussions sceptiques, et respecter la délicatesse des
hommes sages et honnêtes sur les questions qui sont du
ressort de la religion et de la morale !
Lorsque 3ayle fit sa première apparition en quah'té
d'auteur, les suffrages des savants se partageaient entre
Aristote et Descartes; un grand nombre inclinait à
9J9 raiLOfonnas kodeuik.
sOtttenir \m doctrines métaphysiques de Spinon et de
Hobbes; enfin les discussions élevées mtre l'^IiM
cMb<dique et les églises protestantes étaient dans toute
m
leur force.
Au milieu de ces controverses, Bayle, s'isolant
autant que possible de tous les partis , se livra à son
humeur sceptique et ironique aux dépens de tous les
combattants , à quelque rang qu'ils appartinssent. On
ne peut raccuser d'avoir montré de la partiidité pour
aucune secte philosophique. U combat Spinosa et Hobbes
avec la même vigueur , la même habileté et la même
apparence de bonne foi qu'il combat les doctrines
d'Anaxagore et de Platon : il traite môme les anciena
sceptiques, dont la méthode philosophique aurait ^pii
loi inspirer qudque intérêt , avec aussi peu de céré-
monie que les dogmatistes les plus extravagants. On
Ta souvent accusé de pencher vers le plus absurde de
tous les systèmes I vers le manichéisme; nfais,.quoi^'ii
n'y ait en effet aucun système en Jbveur duquel il Bit
si souvent et si habilement déployé ses talents , un
examen attentif de ses ouvrages prouve d'une manière
évidente qu'il ne mérite nullement un pareil reproche.
Le DiDiiannaire phitoêophiqtue et crUique de Bajle con-
tribua puissamment à la propagation des lumières : il
s'y montre plutôt paradoxal que sceptique, de même
qu'on trouve en lui plutôt un érudit qu'un penseur;
il ne semble pas avoir été doué d'une grande lécondité
d'invention; et un auteur anglais, M. Dugald Stewart,
tout en rendant h^nmage à l'étendue de ses connais-
sances ^ ne le range que parmi ces auteurs si estimables
et si utiles, mais quelquefois si mal récompensés ,
auxquels le docteur Jonhmn a donné le nom de pUm-^
Merê de la UUérature.
Oq trouve un scepticisme plus prononcé dans Son*
BIÈRE i l'ami et le disoiple de Gassendi ^ qui traduisit et
commenta les ouvrages de Sextus Empirions ^ et dans
l'abbé FocGBBB^ que ses contemporains surnommèrent
U restaurateur de la nouvelle académie , et qui a écrit
un livfe contre le dogmatisme de Descartes et de Maie*
bfanèbe. Mail le soeptique systématique du dix-septième
siècle est l'Anglais Joseph Glanvill » remarquable sur-
tout par Mn argumentation contre Vidée de cause : ses
attaques ont vraisemblablement préparé celles que Hume
dirigea plus tard contre cette notion avec plus de talent^
de sagaeité et d'étendue.
U nous reste à parler d'une classe de sceptiques
qu'il faut bien se garder de confondre avec ceux que
nous venons de mentionner» Nous avons déjà remarqué
que les attaques dirigées contre l'infaillibilité de la
raison humaine n'ont pas été toujours dictées par les
mêmes motifs , et inspirées par les mômes smtiments«
En essa;ant| par exemfdci de faire ressortir l'incertitude
des connaissances humaines, Pyrrhon et Sextus n'avaient
point eu l'intention de substituer d^autres dogmes aux
dogmes qu'ils combattaient ; mais il n^en avait pas été
tout-à-fait ainsi des intentions que les nouveaux acadé-
miciensy et plus tard quelques Pères de l'Eglise, avaient
cachées sous les fausses apparences d'un universel
scepticisme. Pour eux, évidemment, le scepticisme
n'avait été qu'un moyen adroit d'assurer le triomphe
' de leurs doctrines, et, s'ils avaient mis tant de soin
à débarrasser le sol des systèmes étrangers qui leur
380 raiLOSoraiE moderne.
disaient obstacle , c'est qu'ils se persuadaient qu'ils y
élèveraient plus aisément TédiGce dogmatique qu'ils
se proposaient de construire.
Au dix-septième siècle, la philosophie, devenue
tout-à-fait indépendante de la théologie, ne. pouvail
manquer d'exciter l'inquiétude de l'autorité ecclésias-
tique, et d'être de sa part l'objet d'une active suryeîl-
lance. Les écrivains qui prirent la défense de l'ortho*
doxie ne se bornèrent pas à faire sentir la supériorité
•
des dogmes du christianisme sur les systèmes philoso-
phiques, produits par la raison livrée à elle-même;
ils attaquèrent ces systèmes , et s'efforcèrent de montrer
à l'esprit humain combien il s'égare, toutes les fois
qu'il ne s'appuie pas sur l'inébranlable base de la re-
ligion révélée. Ce scepticisme apparent, que nous avons
vu de nos jours se renouveler d'une manière si brillante
dans les premiers écrits de l'éloquent abbé La Mennais,
se fait remarquer, à l'époque qui nous occupe, dans les
ouvrages de Lamothe-le-Yayer , de Jérôme Hirnsaîh,
du savant évèque d' Avranches , Huet, et de Pascal.
Lamothe-le-Yayer a écrit, à l'imitation des anciens,
et sous le nom ûctif d'Horatius Tubéron, des dialogues
où l'on trouve à chaque instant ce principe, que,
puisque la raison humaifae ne peut arriver à la vérité,
il faut qu'elle s'adresse à l'autorité religieuse.
Jérôme Hirnhaîm était un religieux piémontais,
docteur en théologie à Prague. Le titre seul de son livre
indique suffisamment la nature et le but de son scep-
ticisme : il annonce qu'il fera connaître la fausseté,
l'orgueil, la présomption, la Tanîté, la difficulté, le
néant de la science fondée sur la raison, qu'il appelle
DEUXIÈME ÉPOQUE. 381
h peste f \e^ typhus de Fespècc humaine, en montrant
les avantages de la vraie science qui a pour base la sim-
plicité et la pureté du cœur.
Pierre Daniel Huet, né à Gaen en 1630, se livra
avec ardeur à l'étude de la littérature classique, des
mathématiques et de la philosophie. Étant encore fort
jeune ^ il étudia les écrits de Descartes, dont le sys-
tème philosophique excita d'abord son admiration et
son enthousiasme : plus tard il en devint l'antagoniste
déclaré. Nommé avec Bossuet instituteur du dauphin,
il se fixa à Paris, et commença alors à publier ses
savantes apologies du christianisme. Il est de toute
évidence que les arguments par lesquels il attaqua les
prétentions de tous les philosophes, à quelque secte
qu'ils appartinssent , et qu'il emprunta à Pyrrhon et
à Sextus Empiricus', dont il avait fait une étude par-
ticulière, n'étaient point le dernier mot de sa philo-
sophie , et qu'il ne s'attachait à faire ressortir la fai-
blesse de tèsprit humain que dans l'intention de le ra-
mener à la foi. C'est uniquement dans l'intérêt de la
révélation qu'il se plaît à énumérer les erreurs qui
sont l'inévitable résultat de la raison abandonnée à
ses seules forces. Il a raison sans doute de rappeler
l'esprit humain à la conscience de sa faiblesse ; et quoi-
que le service qu'il lui rend par ses critiques ne soit pas
tout-à'fait désintéressé, nous devons lui en tenir compte.
Mais il ne fallait pas pousser à l'extrême cette défiance
envers la raison^ qui, après tout, est le seul moyen que
le Créateur nous ait donné d'arriver à la connaissance
de la vérité, sans en excepter même celle de la vérité
révélée. Après avoir tant déclamé contre la raison ,
382 PHILOSOPHIE HOMME.
contre la faiblesse de Tesprit humain, dans qeel e^[iDip
Huet publiait-il sa DémansiraîUm évangéliqtief A. qui
prétendait-^ii prouver la certitude des faits énoneés daii#
TÉvangile? C'était sans doute à l'esprit bumaia ! mais,
après avoir convaincu l'esprit humain de ne peuveir
atteindre la vérité , n'était-ce pas une eontradieCieB
singulière que de venir lui proposer use dénonetnCioa
évangélique? De deux choses Tune i oa la raiaoa est
capable de connaître la vérité , et alors s'écroule UhK
l'échafaudage des arguments sceptiques dirigés par HueC
contre sa faiblesse; ou elle est incapable de la saistr,
et alors pourquoi essayer de lui démontrer quelque
chose?
Le scepticisme de Biaise Pascal dil^e de celui d^
révèque d' Avranches , en ce que loin d'être uo époa-
vantail évoqué à plaisir , une combinaison inventée de
sang-froid pour faire peur à l'esprit humaia de lui-
même et le ramener à la foi , il est chez lui prolbndé*
ment sincère et sérieux. Doué d'un génie hardi et d'un
caractère énergique, Pascal se laisserait volontiers lAer
à la tendance sceptique d'un esprit qui, pénétrant ao
fond des choses, et peu satisfait du résultat <ie ses
recherches, se retourne mécontent, prend en {^Ôé la
science qu'il trouve trop bornée, et ne ^oit de tons
côtés que des motife de dojute et d'inc^rticude. Mais i
ees dispositions naturelles se réunit, dans TasQai, nne
foi profonde : il a besoin de croire , il cherche la véiité
dans tous les systèmes philosophiques , et, désespéré
de n'y pas trouver un dogmatisme qui satisfasse à ses
habitudes géométriques, il ne se repose qu'an sein de
cette religion qui promet avee autorité ce qu'il vent
DCQUÈMB iMQIIB4 988
espérer sans crainte. Néanmoins , jusqae dans lea bras
de la fiN, le fantôme du scepticisme le poursuit encore
et Teffi^aie : de là le caractère mélancolique de son
style, de li le vif intérêt qui s'attache à la lecture d'an
livre où est représentée d'une manière presque drama-
iique la lutte que soutioanent Tune contre l'autre une
raison nalurellemeat sceptique et une foi vive et sin^
cére.
Les PeméêM de Pascal tir la reUgUm sont nn recueil
de fragments trouvé^, après la mort de l'^uleur, dans
ses papiers , et destinés à faire partie d'un grand oor
vrage où il se proposait de démontrer la fausseté de
toutes les religions profanes, de prouver le besoin que
l'homme éprouve d'un système religieux, d'indiquer
les caractères auxquels on peut connaître une vraie
rdiglon , et de faire voir que le christianisme est en
accord parfait avec ces caractères. On voit que ee grand
homme tombait encoive dans cette inconséquence que
nous avons déjà reprochée à ses prédécesseurs , et qm
consiste à soumettre au jugement de la raison humaine
des preuves et des arguments logiques en feveur de la
vérité, après avoir cherché à lui démontrer à eUer
même qu'elle est , par sa nature , incapable d'en sairâr
les earactères.
ll¥STICiSME«
Les mystiqioes sont {4us conséquents : persuadés que
nous ne pouvons espérer d^arriver à la connaissancs de
la vérité par les procédés réguliers de la actence , ce
«'est pas du moins à ces procédés scientifiques qu'ils
384 PHitosoraiE moderne.
ont recours pour exposer leurs crojances ; ils ne nû«
soDuent pas pour prouver que la raison humaine est
essentiellement sujette à Terreur. Ce n'est ni par Tinter-
médiairedes sens, ni par l'intermédiaire de b raison,
mais par l'intuition immédiate , qu'ils annoncent que
nous pouvons directement atteindre le principe absolu
de toute vérité, c'est-à-dire Dieu.
Les philosophes dogmatiques du dix-septième siècle
avaient , comme on a pu le voir , usé largement de cette
liberté de penser , dont les progrès des temps leur
avaient pour jamais assuré la jouissance. Aussi, ce qui
frappe d'abord l'historien qui veut étudier les systèmes
développés pendant cette mémorable époque, c'est
leur nombre et leur hardiesse. Mais cette liberté même,
devenue la source de tant de découvertes utiles, avait
dû nécessairement produire au^si les Inconvénients at-
tachés à toute amélioration naissante ; et la critique
pouvait relever, à côté des incontestables progrès
qu'avait faits la raison humaine, de nouvelles et de
déplorables aberrations. Le scepticisme avait donc dû
se répandre en raison directe du dogmatisme ; et , par
une conséquence naturelle, le mysticisme devait ac-
quérir d'autant plus d'importance, qu'il venait à la
suite d'un dogmatisme plus hardi et d'un scepticisme
plus énergique. La liste des mystiques de cet âge est
donc fort nombreuse ; mais, s'ils ont tous ce commun
caractère de recourir aux moyens surnaturels pour
arriver à la science , ils diffèrent entièrement quant à
la tournure de leur esprit et au genre de leurs travaux.
Il faut remarquer en effet que le mysticisme, dans
son impatience de trouver immédiatement Dieu, le
D£UllÈMfi ÉPOQUE. 385
principe absolu des choses , peut le chercher ou dans
Vâme, ou dans la nature : c'est dans le premier cas
un mysticisme moral et métaphysique ; dans le second^
un mysticisme physique et naturaliste, si Ton peut s'ex-
primer de la sorte.
Ainsi nous trouvons d'abord, dans la patrie de
Bôhme, le (ils de ce Yanhelmont dont nous avons déjà
parlé, savoir, Mercurius Yanhelmont, mystique natu-
raliste, livré à l'étude des sciences occultes et à toutes
les superstitions qu'elle produit. Il croyait ou feignait
de croire à la métempsycose, à la panacée universelle ,
à la pierre pfailosophale ; et conime ses libéralités , ses
profusions môme, semblaient peu compatibles avec la
médiocrité de sa fortune, ses comtemporains suppo-»
sèrent qu'il possédait le secret de faire de l'or. Doué
d'un esprit singulier et très-vif, il avait appris dans sa
jeunesse les procédés de tous les arts libéraux et de
presque tous les métiers. 11 avait eu la fantaisie de se
joindre à une caravane de Bohémiens , pour connaître
leur langue et leurs ouvrages ; et il parcourut avec eux
une partie de l'Europe. A son retour , il publia qu'il
avait trouvé la langue que tout homme parlait naturel-
letnent, avant la corruption de Tètat social, et alla
jusqu'à prétendre qu'un muet de naissance en articu-
lerait les caractères à la première vue. Après une vie
fort agitée, il mourut en 1699.
L'Allemagne produisit encore à cette époque, outre
If ARGUS Marci de Kronland , mort en 1676 , et Jean
Engel de Silésie , mort en 1677 , Jean Amos , né en
1592 à Gomma en Moravie et appelé pour cela Gomé-
nius, mort en Hollande en 1611 , et dont l'ouvrage
25
386 PBaosoMiE moeme.
est UB essai de réforme de la métaphysiqoe par le
fliysUcisine ; il a pour liire : Syncfris pkgskes ad banen
émnrnn refermatoBj 1633. Amoft suppose deux sub-
stances, la matière et Tesprit, el la lumière comme
intermédiaire.
On pourrait compter au nombre des mystiques les
philosophes anglais Téophiie Gale et Cudworth ; mais
(Mi les considère plutôt comme des idéafistes sans
grande méthode; quant 4 H. Morus, il est décidément
mystique» Morus avait été d'abord ardent cartésien ,
et Descartes lui avait adressé plusieurs lettres; ensuite
il passa du cartésianisme au mysticisme , ce qui est
assee naturel, car on doit se rappeler que^ comme le
scepticisme est presque toujours sorti de Terapinsme ,
de même nous avons vu , et nous voyons encore , le
mysticisme sortir de Fidéalisme. Un autre écrivaiB
anglais^ Jean Pordage, prédicateur et médecin , intro*
duisit en Angleterre le supcrnaturalisme de Bôhme ,
et ie présenta sous une forme régulière et systématiqne :
il prétendit avoir reconnu la réalité des idées de son
maître dans des révélations qu'il avait eues leinnême.
En France , Pierre Poiret , né à Mels en 4646 , et
mort en 1719, développa dans un grand nombre d'ôa*
vrages les maximes de ce spiritualisme mystique et
Antérieur, qui plaît tant aux, âmes pieoses et sensibles,
et dont on pourrait tronver des traces dans les écrits
4' un de ses plus illustres contemporains » le di^ et
;yertueux Fénélon. Le quiétisme, ou. la doctrine d«
pur amour de Dieu, vers lequel avait été entraîné
l'auteur des Maximes des Samis , trouva dans Poiret un
ardcQt apologiste. Un de ses ouvrages les plus aai^
DEXJ&li^B ÉPOQUE. 387
cjMLiite est VÉcKm^mie dimm , oa SyMème taûpenel tUs
œtt»re$ H de$ de^emê de Dku divers les hommsB. Seioa
Poiret^ le mysticisme, a paur foadeiiaeiii, d'une paii
rifitt^uissanee de h raîsoa ^ et de l'autre la eorruptioa
de là volooié { de là la nécesaité de tout reûsvok d(i
Die«, la vérité ^r la foi et la révélation, la iReiiii |^
In grâ^e.
l^ Qûyatieiaaie de Poi«et est surtout momI et pra?
tique « tandis que celui de Pordage, d'Amqs et de
VaAbelmottt est plufc6t mfstiqfm et naturaliste. €eLiii
qui fijtt déiieloppé fim terd par SwÉnfiNBpAG, àm^ le
nom clôt la liate des pUleaopbes de cette é|)«que^
réwtfticedouible caractère.
Né à Slackbotoi en 4668, Si^édenborg aivaît mçu de
%&B pi^e.9 doiainé par des idées mystMfiies , une éduca-*
tion ^n'i eiceioça sur son tcefaace .une ÂBOsuenee wuMjpiée ^
fe« an^e« parlent par sa bouche , disaient les amis de eon
f)iére« Cependant , mA^m i^m impressiem ^ ;pl«8 tard
reforirent totut leur em^ir^^ ce ne fut fMMAt par la
Gaivière reUgieif^e ijju'iil détMMa. U ee dieliingua d'atond
i^mne iittéi^ateur , ccwoie phyaictien, eoome luécar*
liK)i^, ^maae géouiètre^ comaBae nûnôralogiate^ L'Aca*
déoui^ ides sqi«AK)es (de Pws fit traduire un itraité .qu'il
fmibJria^ en 1734^ sur le fer , oemMie ^'éerît k 9k»
9(itisfaisai]A qui e^ûstàt alors sur cette inaliiéiie.
Ce Skki l'année suivante qu'il ât paraltne siui Eeem
ew l^i^ni., la omae finale de (g oréatian H le mé^anismeée
Vmnkm de d'âme, ^ec le oerfis. A ,dater ^de ce moiwnt^ sa
moation fut déternâuée. fiientât il annonce qu'il a des
eommuniçations avec Iqs ôtces i^>ipituets, et desiaéwér
lations sur le culte de Pieu et des eaMtte&JÊoriàuAeSi
388 philosophije: moderne.
Chargé^ prétend-il , du ministère sacré d'éclairer les
hommes , on le voit , à la tète d'une fortune immense ,
relever et soutenir une foule de maisons de commerce
d'Allemagne, par des bienfaits qui s'élevaient à plu-
sieurs millions; il croit qu'il est de son devoir, en sa
qualité d'intermédiaire entre le monde visible et le
monde invisible , de ne s'occuper que des objets qu'il
apprend des anges , et de les feire connaître aux hom-
mes. Depuis cette époque jusqu'à sa mort, il publia
une foule d'ouvrages où il exposa , dans un langage
simple et dépourvu de tout ornement, le résultat de
ses entretiens avec les esprits célestes. Dans tous , il
parle en témoin oculaire , attestant ses conversations
avec Dieu et les anges. A mesure qu'il achevait un de
ces traités, il s'embarquait pour aller le faire imprim»
à Londres ou à Amsterdam , et ils y étaient lus avec le
plus vif intérêt.
Swedenborg était-il de bonne foi ? C'est ce qu'il est
bien diflBcile de constater, mais ce que paraissent
croire la plupart des historiens qui se sont occupés
de cet homme extraordinaire. M. Grégoire (i), qui ne
lui est pas très-favorable, s'explique cependant ainsi :
c Ses visions sont un phénomène psychologique assez
étrange. 11 les a , dit-on , débitées avec bonne foi , parce
qu'il ne se défiait pas de l'illusion de ses sens. » Le
même auteur cite ensuite l'exemple d'un savant de
Berlin, qui avait éprouvé les mêmes phénomènes dans
le cours d'une maladie, mais qui, toujours maître de
sa raison, les avait étudiés en observateur. Ce qui
pourrait confirmer ce soupçon , que justifieraient d'ail-
> (1) Histoire des sectes religtenses , 1. 1 , pag. 223.
DEUXIÈME ÉPOQUE. 380
leurs des observations récentes sur le magoétisme, c'est
qu'il se forma, en 1737 , à Stockholm , une société dont
le duc de Sudermanie et le prince Charles de Hesse
étaient membres, et qui essaya de rattacher la doctrine
de Swedenborg aux phénomènes magnétiques. Tous
ceux qui ont été en relation avec Swedenborg s'ac-
cordent à reconnaître qu'il avait dans son extérieur
une grande simplicité , et dans le commerce de la vie
un abandon de franchise qui n'est pas ordinaire aux
charlatans. Dupe de l'illusion de ses sens et de son
imagination , ainsi qu'il était arrivé à l'antique Her-
motime, à quelques alexandrins enthousiastes, à plu-
sieurs illuminés du moyen-âge , il se plut sans doute à
se plonger dans cet état d'extase, dont la science mo-
derne est peut-être au moment de reconnaître les causes
physiques , et au sein duquel il crut recevoir , par une
révélation surnaturelle, la doctrine religieuse qu'il
développa ensuite avec force et conviction.
Quoi qu'il en soit, il a fait secte. Les Swédenbor*
gistes professent dans plusieurs contrées de l'Europe le
culte dont il est le fondateur. En Angleterre , ils
jouissent, depuis 1783, d'une tolérance publique et
avouée par le gouvernement , comme les autres cultes
dissidents. L'opinion qui règne parmi eux^ que la
nouvelle Jérusalem existe parfaitement organisée av
centre de l'Afrique, les a déterminés à envoyer des
laissions et à faire des voyages dans cette partie du
monde : ils ne se contentent pas de condamner l'es-
clavage des Nègres , mais ils font encore de continuels
efforts pour abolir la traite ; heureux du moins d'être
soumis à des croyances qui leur imposent l'obligation
de se dévouer ù la sainte cause de V humanité!
390
PHiLOSOPfliC «OBCIUIE.
ffMMsÊOt ÉfOQim. — Depuis le milieu du dn«4iuitîdi
siècle jusqu'à nos jours*
î général de la méthode, avec un vaete dévehppetnent
d*éruditian et de critique.
RE8UMÉ GÉNtRAL.
SMHiii AUsnoË.
C<mdittte.
m.
irao
kotnsetu. il«
tm
Diderot»
1784
Turgol.
D*A1efflbefl.
1783
Hutdiesoli.
1TI7
D'ArMi.
D^floTbâcti.
1770
Smitk.
1790
1789
Pricc.
1791
HslTéOiis.
1771
Reia<
1796
Bonnet.
1793
Oswald.
GOBdOfMt.
1793
Seattle.
1803
GenoTesi.
1769
Fermisen.
1816
Bftsedow*
1790
IfeiRielasIMi.
1786
Balteux.
1780
Uemsterhuys.
1790
Priestlej.
1804
Genre.
1798
Darwin.
180i
Tétens.
1805
Hoine-Tooke.
1803
Kant.
1804
Stp-JLsDlMrt,
1803
BUimoii*
1800
l'Iédemann.
1803
Meners.
IBIO
Hcrder.
1803
Pletner.
1818
Dupais.
1809
fteynhold.
1823
Citeail.
1808
Uftas.
1823
Tittet.
1816
Hoffbatter.
Feden
1821
.Volncy.
1820
MBVTXOXBMS.
arrsYiexdm.
•▼oltalw.
m
. 1778
st--Maruti. m,
* 1804
Hume.
1776
PHILOSOPHIE CONTEMPORAINE.
VS AJJLBMAGm.
BN ANGLBTFRBB*
AOO&B BB
ILAMT«
*00&B <WIOS8AX8S
•
Gerlaeh.
Dugald Stewart.
Kruf.
Tb. Brown. n.
1190
Pries.
Sir James Blackintosli.
Teaneiiftiii.
m
. IWO
TlOIftlAllK iMftUB. SM
Ecole de Priestley,
TRAKSCENDANTAL.
Fichte. m. iai4
Ecole physiologiste.
EN FRANCE.
iMmLB 98 OoivUti&AO.
»« LA lUTOW.
Scbelling.
'Wagner.
Knuse«
Hegel.
Jacolii. nu m»
Kœppen.
]>B BBRLUf.
Destutt de Traey, -
Laromiguière.'
*O0t»B BSTno&0OtflTB.
Gall.
Spurzheim. m. 1833
Brottwais.
iÉcUciismÊ.)
Il aiae de Birai. m. 18M
Rojer-CoUard.
Degérando.
Cousin.
Fréd. Schlécel. Damiron.
Saadêr^** lBfiAl.l«BrB mAo&OOTÇVB
«Mreal Demaistre. m. «819
Amj^«« «M«i«MM«^OT« DçBoiiald.
aOOIiB SOBVXIfVa. DelaMenaiia.
Brn. Schulze. Ballanche.
Beautaini
▲près la grapdaéfioque que noua venons do parcourir,
il doit d'abord semUer peu prbiMible que Teâprît hu-
inain , malgré sa hardiesse el son acUvîtô , puisse
prendre un nouvel essor et reculer encore les limites
de la seienoe. Avec Baoon et Deseartes , le xv!!"* siècle
a ans au monde la vraie méthode philosophique ; II a
marqué à la philosophie la base inébranlaMe sur laquelle
devront s'appuyer ses travaux ultérieurs. Grâce à l'im-
pulsion donnée par ces deux grands hommes , toutes
les branches de la connaissance humaine ont feit d'ad-
mirables progrès : dans l'étude des faits , dans l'obser-
vation, dans l'analyse patiente et laborieuse /Thoïkime
8M FULOsÔpm MOMftias.
a trouvé te levier au moyen duquel il peut soumettre
la nature entière à son action puissante* Un homme
prodigieux semble résumer à lui seul oe grand siècle ,
c'est Leibniu ! « Leibnîtz , dit un des penseurs les plus
profonds de notre époque (1), a étonné les plus grands
hommes du plus grand siècle qui ait paru sur la terre,
et le degré d'admiration qu'excitera ce vaste génie sera
toujours la mesure de l'intelligence de ses lecteurs* »
L'éloge est mérité sans doute ; mais , en lui donnant
notre assentiment, distinguons bien le génie de cet iUns-
tre philosophe , du sy tème qu'il a mis au jour. Quelque
admirable qu'il soit, quelque force de tète qu'il suppose
dans son inventeur^ ce n'est après tout qu'un sys-
tème ; et un système , comme on Ta fort bien dit , est le
roman et non l'histoire de la nature. Le siècle qui a vu
naître l'auteur de la Monadologie , de la Raison suffMmie
et de V Harmonie préétabliey a fait de bien grandes choses;
mais un examen attentif ne tarde pas à prouver que
les résultats produits par ces philosophes sont plus
brillants que solide^ ^ plus ingénieux que vrais ; c'est
en ce sens que, pour ce qui concerne la science qui
nous occupe, nous avons dit qu'il se résumait dans la
. personne de Leibnitz. Mis en possession de la vraie
méthode, les philosophes de ce siècle n'en ont pas fait
une application rigoureuse. Descartes, en effet, par la
position de son fameux principe : Je pense, doncyexitie,
. avait fixé à jamais dans la conscience le point de départ
de toute la science philosophique. Il ne lui restait plus
. qu'à appliquer à l'élude des phénomènes intérieurs les
. règles de cette méthode expérimentale, qu'il avait lui-
(1) M. Hoyer-Gollard.
noisiiME tPOQJX. 913
même si nettement tracées ; mais ce poissant génie ,
abandonnant, dés le second pas, le fil qui devait le guider
dans ses recherches^ s'était égaré, et, au Jieu de se
boirner à constater et à décrire des faits , il avait mieux
aimé expliquer les faits par des hypothèses. De plus , en
concentrant toute certitude dans le fait extérieur de la
conscience^ il avait mis la philosophie dans la nécessité
de démontrer l'existence du monde matériel. Getabtme
qu'il avait ouvert entre le dedans et le dehors , il crut
ravoir comblé par sa foi à la véracité divine. Contestant
avec raison la preuve de Descartes , Malebranche crut
en trouver une plus solide en invoquant le témoignage
de la révélation, et Leibnitz en imaginant l'hypothèse
de l'harmonie préétablie. Le judicieux Locke ne put se
contenter des solutions données. Il comprend et ap-*
plique mieux que ses prédécesseurs la méthode d'ob-
servation et d'analyse ; ses recherches psychologiques
sont empreintes d'un esprit de sagesse remarquable.
Mais lui-môme croit avoir résolu la question , tandis
qu'il n'a fait aussi que mettre au jour une nouvelle
hypothèse : celle de la conformité de nos idées avec les
corps. Quels pouvaient être les résultats de pareilles
hypothèses? Nous les connaissons. Après avoir admis
l'existence du monde extérieur. Descartes ^ Male-
branche et Locke ont prétendu prouver la réalité en
la déduisant de la réalité des idées. L'hypothèse des
idées admise, le seul système conséquent devait être
celui de Berkeley : le monde extérieur est supprimé ;
les idées sont les corps ; il n'y a dans la nature que
des idées. Contre de pareilles absurdités , le bon sens
humain a protesté par un scepticisme universel, et
l'esprit religieux par le mysticisme.
8M PS&MMnB KMUITE.
Nous «ilfaiii aiaintmaat dans mie épo^pie bqi
dans celle oà dm pereB oBt reça te jovr et qn
M eièole qui noiu a tu naître. De mène que le xi
sîède s'explique par celui qui précède, ainsi le mSue
s'expliquera par rinfluence exercée sur lui par le xviu* :
ear cette chaîne non interroinpue, doat nous ctojtqbs
«voir fiât ressortir avec quelque évidence les prin-
cipaux anneaux^ depuis TorigiDe de la philosophie , ne
sera pas brisée ; comme tous les honunes des siédes
ptécédents, nous hériterons des idées de nos pères ;
comme «ix f nous comprendrons la néceasité de leor
fiure fidre un nouveau progrès.
ÉCOLE SEI<SUALISTE.
COKDnXAC.
Ls philosophie du xviii* siècle est Tapplication uni-
verselle de la méthode cartésienne. A une époque dont
le caractère essentiel est une foi exclusive dans Tobser-
vation et l'expérience, les systèmes fondés sur des
hypothèses devront naturellement avoir peu de crédit ;
et en même temps , comme une extrême liberté de
penser sera devenue le privilège des philosophes , nous
devons nous attendre à voir se développer dans toute
leur étendue les conséquences qui résultent néoessu-
rement de principes posés avec une entière indépen-
dance. Aucun obstacle ne s'opposera au libre dévelop-
pement des systèmes : nous pourrons donc définit!*
vement les juger par leurs résultats.
La France, où tout s'use plus vite que chez les autres
nations de l'Europe, avait été la première à se défier
TMISilÊlfB iMftra. HB
de» hypothèses hanrdées 4es discnpks de Deseirtst.
YivMMDt frappée des résultats obtenus par leasdenoes
physiques^ elle ne peavait accorder son attentioo Mx
. spéoulatioûs philosophiques , qu'à la coudition de les
vmr procéder par la méthode prudente et sûre à h-
qaelle rastronomie et la physique étaient redevaUes de
leurs immenses suocés.
Alors se présenta un homme doué au plus haut
degré de l'esprit dont était animé son siècle* Condoxac
avait puisé dans l'étude aj^rofondie des écrits de Locke
la goût de cette méthode dont Tauteur de YEêmd $wr
rêHiaidemeni humdn avait o£fert un si remarquable mo-
dèle. U y joignit un talent extraordinaire d'esposition
et de style. Procédant ûteo une facilité rare du ccmau
à Vinoonnu s sachant répandre sur toutes les matières
la lumière et l'agrément > il présenta sous une forme
simple et claire à la fois les principes métaphysiques de
la philosophie empirique développée avant lui , mais
avec bien moins de précision , par Gassendi et Locke ,
et n'eut pas de peine à les rendre populaires chez une
nation déjà disposée à adopter les doctrines fondées
sur reipérietice sensible.
Pour bien comprendre le lien commun qui rattache
à l'unité cartésienne les différents systèmes de philo*
Sophie qui se sont produits pendant le xvui' siècle (car
heureusement celui de Gondillac n'a pas été le seul) ,
il est essentiel que l'on se fasse une idée exacte de celte
méthode analytique à laquelle il faut rapporter une
partie des succès qui les ont accueillis* Deicartes a
établi que c'est par la psychologie que doit débuter
toute philosophie qui voudra s'appuyer sur une base
396 PBtLOso^nc moderne.
solide. L^homme ne sait que ce dont il a oonacience :
il connaît sa propre existence, en développant son acti-
irité ; il conçoit Dieu et le monde extérieur par les idées
et les représentations qu'aperçoit son întelligaice :
c*est donc en partant de l'analyse des faits qui se ma-
nifestent dans sa conscience, c'est-i-dire de ses idées,
qu'il pourra arriver i la certitude. Mais il ne suffira
pas d'observer les phénomènes fugitife et variés de ce
monde intérieur : après avoir fait le compte exact des
idées , la conscience ne sera pas faite encore ; il faudra
remonter à leur origine, puis approfondir l'importante
question de leur légitimité, afin que l'esprit satis&it
se repose dans la conviction et la certitude de la réalité
des phénomènes qu'elles représentent.
Si la méthode analytique eût été employée d'une ma-
nière aussi complète par les philosophes du xvnr siècle,
nous croyons qu'ils eussent laissé peu à faire à leurs
successeurs. Mais.cen'est jamais au début d'une révolu-
tion philosophique que les théories s'appliquent d'une
manière complète; heureux et fiers de posséder une mé-
thode dont les résultats leur paraissaient avec raison
devoir être aussi positifs que certains, ils ne la déve-
loppèrent pas dans toute leur étendue ; et, chose sin-
gulière ! les principales écoles de cette époque , ainsi
que l'a remarqué judicieusement M. Cousin , se parta-
gèrent les différentes parties qui constituent la véritable
méthode. L'école de Gondillac , au lieu de constater les
caractères actuels des connaissances humaines , s'occupa
d'abord d'en rechercher l'origine ; l'école écossaise ,
fondée par Reid , se distingua surtout par le soin qu'elle
mit à faire le compte exact des idées que possède Tin-
TROISIÈME ÉMOUE. 397
telligence développée ; enfin , c'est principalement la
profondeur avec laquelle le célèbre Kant a développé
la question de la portée légitime de nos représentations
qui fait l'originalité de sa philosophie. Et ce n'est pas
impunément, comme nous allons le voir , que ces trois
hommes distingués négligèrent un des points de cette
méthode qu'il fallait appliquer dans toute sa rigueur et
toute sa portée : la science, par leurs soins , gagna
sans d^ute en étendue^ en profondeur et en certitude ;
mais leur philosophie ne fut pas encore la vraie philo-
sophie ; mais leurs systèmes, quoique appuyés sur des
faits réels , ne furent pas assez conformes aux vérités
reconnues par le sens commun de l'humanilé, pour
obtenir l'assentiment de tous les bons esprits.
Le premier ouvrage dans lequel Condillac essaya
d'expliquer le mécanisme des opérations intellectuelles
de l'esprit humain , fut son Essai sur Parigine des coH"
naissances humaines (!)• L'origine de nos connaissances
fut, selon lui , la sensation; mais il reconnut lui-même
qu'il avait glissé trop légèrement sur les premiers
actes de notre intelligence , et il crut en présenter une
analyse complète dans son Traité des sensations , qu'il
fit suivre d'un Traité des animaux , appendice néces*
saire pour étendre ses observations à toute la classe
des êtres animés.
Dans son Traité des sensations , le plus achevé de
ses écrits, il imagina la statue d'un homme qui ne
serait pourvu que d'un seul sens et à qui tous les autres
manqueraient, afin de faire voir comment certaines
facultés se développeraient par rapport à ce sens ; puis,
(1) Publié en 1746.
300 riUUHIOMlC MMEME.
aocordant suceem^eoDieat d'aotres sent i cette statue ,
il finit ptr lui donner tou9 ceux dont rbomme est
pooira y et indiqua alors , avec beaucoup de pénétraUoA
et de sagacité, q^ieb defaieot être lea rérattats de sa
wppoeition.
Mais ^fuéique ingéniewea que fossmt iea dédoctiotts
tirées par Gondillae du développement inteHectnel de
aM koîMm'^sta^ie y il faut avouer que c*était là ime
singulière application de la méthode d^obserfalioB.
Partir d'une fiction y et analyser les conséquences pro-
bables qui en résultent , ce n'est pas observer la nature
teHe qu'Ole se présente au pbitoaophe; c'est firire Tbin-
toire d'une nature imaginaire. A cette première sdmr-
ration, Condîilac en joint une autre dont les oonsé-
quenoes u^oat pas été moins fuaestes. Selon iuî , la
métbode d'dbseraaiioa ne coosifile pas «eulemenC è
ooBStaier , k énoméffer , a ciaasar les fiôls^ mais èîen &
les «ysténaatiser , à les ranMner à un priuetpe coaMMUi,
à leur origine, à VmkUé en nn mot. Mais s'il arrivait
par haaaird que cette unité , chenehée avec tant de soin ,
n'existât |}as^ iftudnaûtrjl eu imaginer une à laquelle
on raparAeratt de gré ou de force tous les éléineKts
divers trouvés par l'analyse? Serait^oe Uen \k ia mè-
tbode cfe Bacon ? Après avoir débuté par «ne taunlyae
incomplète, ne serait-^ce pas terminer jMir une egrodièse
ftUégilfioie ? On jpeut iatre à GonéiUac «e doMible repro-
obe. U lui iaut d'abord un principe, dont jl se .char-
gera enaaile de dé^elofiper «toutes les 'conséquences :
ce l^incipe c'est la sensibilité; c'e^ dans la sensibilité
qu'il voit rintelligence tout entière ; toutes les faouliés
de l'homme ne lui paraissent que le dévelcfi^i^Bnt
TROISIÈME ÊTOOUC. 9M
Tftrié d'une première sensatîoii. Loeke ftTuH dH : tmoes
leê idée$ viermenî de la MMMkn, ou de ta réflexim éê
VesprH mr ses propres opiraûons. CondillM dî\ A son
tour : toutes les idées et to réflexion elle-niAmê, qnél
que sort l'objet auquel elle s'applique , Tiennent de ta
sensatien. il faut voir au reste comment s'enchaînent
toutes les parties de son système, landais le nécanismn
de f entendement humain n'avait été expliqué d'une
Hianfère plus simple et plus inteHigible.
€ A la première odeur , dit-il , la capacité de sentir
est tout entière à l'impression qu'elle éprouve; voilà
l'attention.
L'attention que nous donnons à un objet n'est de la
^rt de l'Ame que la sensaftîon que cet objet (bit sur nous»
Un objet est ou absent ou présent : s'il est présent ,
l'attention est la sensation qu'il fait actuellement sur
nous; s*il eist absent, l'attention est le souvenir de la
sensation qu'il a faite. Voilà la mémoire.
Nous ne pouvons comparer deux objets , ni éprouver
les deux sensations qu'ils font exclusivement sur nous,
qu'aussitôt nous n'apercevions qûlls se ressembler eu
qu'ils diffèrent : or apercevoir ^des resseioMaRces ou
des différences, c'est juger; le jugement n'est donc
encore que sensation.
La réOexion n'est qu'une swite de comparaisons»
La réflexion , lorsqu'elle perte sur des images, 'prend
le nom d'imagination.
Haisonner , «'est tirer un jugement d'un autro juge^
ment qui le renfernaait ; il n'y a donc dans le raison*
nement que des jugements et par craséquent des
sensotie^ns*
400 PHILOSOMIE MODERNE.
L'ensemble de toutes ces facultés se nomme enten-
dement : on ne saurait s'en faire une idée plus exacte.
En ^nsidérant nos sensations comme représenta-
tives, itous venons d'en voir sortir toutes les facultés
de l'entendement : si nous les considérons comine
agréables, nous en verrons sortir toutes les £aicultés
qu'on rapporte à la volonté.
La soufifrance qui résulte de la privation d'une chose
dont la jouissance était une habitude, est le besoin.
Le besoin a divers degrés : plus laible, c'est le mal-
aise; plus vif, il prend le nom d'inquiétude; l'inquié-
tude croissante devient un tourment.
Le besoin dirige toutes les facultés sur son objet ;
cette direction de toutes les forces de nos facultés sur
un seul objet, est le désir.
Le désir tourné en habitude est la passion.
Le désir rendu plus énergique et plus fixe par l'espé-
rance, le désir absolu, est la volonté. Telle est Tac-
ception propre du mot volonté ; mais souvent on lui
donne une signification plus étendue, et on la prend
pour la réunion de toutes les habitudes qui naissent des
désirs et des passions.
En résumé , la sensation , considérée comme repré-
sentative, devient, par suite de (nmrfarmations succes-
sives, attention, comparaison^ mémoire, jugement,
réflexion, imagination^ raisonnement; voilà pour l'ai-
tendemenu Par des transformations analogues, la sen-
sation, considérée comme agréable ou désagréable,
devient besoin, malaise, inquiétude, désir, passion;
voilà la volonté.
La petuée est la réunion de toutes les lacoltés qui se
TROÏSlÈltfE ÉPOQUE. 401
rapportent à Veniendment , et de toutes celles qui se
rapportent à la voUmié; et comme Félément générateur
de la Yolonté et de fentendement est la sensation re-
présentative ou affective, Téiément générateur de la
pensée est, en d^nière analyse , la sensation. »
Tel est 9 selon Gondillac, le système des facultés de
rame. Ainsi disparurent toutes les obscurités et toutes
les difficultés qui avaient fait jusqu'alors de la mélaphy*
êiqtie une science inaeccessible au vulgaire ; on trouva
fort commode sans doute de pouvoir expliquer d'une
manière si sipiple le jeu compliqué de nos facultés
intellectuelles. Au mérite de la clarté^ le système de
Gondillac joignait celui de celte analyse expérimentale
que resprit du temps exigeait dans toutes les recherches
scientifiques. Les ouvrages de Gondillac furent consi-
dérés en France comme renfermant le Gode de la raison
et du bon sens, et la doctrine de la senstaîm transformée
devint la doctrine de tous les philosophes qui suivirent.
On oublia que si cette doctrine expliquait d'une
manière assez satisfaisante les ressorts qui font agir une
des facultés de l'esprit humain, il y en avait d'autres
tout aussi réelles et non moins importantes, dont elle
ne tenait aucun compte; c'était un singulier système
que celui qui méconnaissait l'activité de l'âme^ au
point de l'identifier avec la sensation, phénomène fetal
et passif. Gomment se pouvait-il que la volonté, qui
combat si souvent la sensation, qui si souvent sort
victorieuse de celte lutte , fût confondue avec la sensa-
tion? Quant à ces idées absolues, nécessaires^ d espace,
de temps, de substance, de cause, à ces vérités ma-
thématiques qu'aperçoit rîutelligence elquela sensation
ti6
403 raiLOfowE voMurs.
est impuissante à produire, otMimeot la himi%
sortir de Texpérience? C'est ee dont on ae s'inqwéta
que médiocrement : l'eifNrit satisfait se re|Misa au saia
du système de la sensation traasforoiée; c'élail 09
système fondé sur !*qbserf%tioa et Texpéneacet à c^
titre, il devait obtenir rasseatimeat général. C'est
ainsi que semblèrent avoir raisonné , sauf un bieo petit
nombre d'exceptions , les philosophes français du imat
siècle. Pendant près d'un siècle, le oondillacisaie a
régné en France sans contestation , et ce n'est que de
nos jours qu'il a succombé sans retour sous les attaques
vigoureuses du professeur célèbre (i) auquel nous nous
plaisons à faire remonter Torigine d'une révolotioD
philosophique, dont les conséquences seront, naas
devons l'espérer , aussi heureuses que fécondes.
I^a plupart des conséquences tirées par Gondillae de
ce principe de Bacon : que tout ce que nous umau$ dtnm
de Inexpérience ; et de cet autre principe de Locke : çw
toutes nos connaissances résultent de la sensation et de la
réflexion j avaient été déjà dévelopées, mais avec moiiis
de clarté , par le philosophe anglais Hartust , dont
nous avons déjà parlé , et qui, comme Gondillao , avait
outré la doctrine de liocke. < Toutes nos ichëes les plus
complexes 9 avait dit Hartiey, dérivent de la seoaatiaa ,
et la réflexion ne forme potni une sqêu^ particuHùf^
d'idées, comme le pepse M. Locl^e« 9 Un disciple da
Uartiey, physicien célèbre, le dooteuir PaïKatun,
professa la même doctrine et en tira plus rigouMa*
sèment encore toutes les conséquences. Si rhcHama
(1) Voyei les Fragments des leçons de M. aoyer-CoHard , remis ptr
M. Jouffiroy el imprunét à la suile de sa traducU<m d» Ttoonu aaid.
TMWita fi ÉPOQUE. 408
n'est considéré que comifie une ooUecHM de smsaiims y
il devient assez diflBcile d'expliquer la liberté et la
spiritualité (|e l'âme. Aussi Priestley est-il trèg*-disposé
à nier Tune et Tautre : « Il n'y a pas, dit-il, dans
l-he»fnedepx prindpes aussi dllfôreMg l'un de l'autre
que kl maiiire et Vesprii* L'homme tout entier est un
eomposé homogène , et des deux natures matértelle et
immatérielle que Ton fait entrer dans le système
universel du monde, il y en a une de superflue. »
Mais si l'homme est up être purement matériel, si la
fiioia)(é de penser est le résultat d'une organisation
particulière du cerveau , ne s'ensuit-il pas que toutes
ses fonctions doivent être réglées par des lois méca->
niqves , et dès lors que toutes ses actions sont déter-
minées par une irrésistible nécessité? C'est ce dont
ne craint pas de convenir le docteur Priestley, qui feit
observer ailleurs « que la doctrine de la nécessité
déeottle immédiatement de la matérialité de l'homme ,
parce que le mécanisme est une conséquence inévitable
du matérialisme. »
Darv^in, autre philosophe anglais, successeur de
Priestley > s'oprima avec plus d^ netteté encore sur
cette question. « Les idées, dit-il, sont des choses
matérielles. » La conséquence immédiate qui résultait
de cette doctrine devait être. qu'il ne peut y avoif
d'autre principe ippra| que id'éviler les sepsalions pé-
nibles et de chercher les sensations agréables. Edouard
Search, autre philosophe de la même époque, rap-
porta en effet tous nos motifs d'action à l'intérêt per-
sonnel.
Voilà donc encore la philosophie de la sensation
404 PHILOSOPBIB HODMNE.
conduisant irrésistiblement au matérialisme ci à la
morale intéressée. Condillae et (Hartley avaient pro-
testé d'avance contre une pareille interprétation de
leur système des facultés de Tâme. < La mali^^ et le
mouvement^ di^ Hartley , quelque division qu'on puisse
ea faire, de quelque manière qu'on en raisonne, ne
donneront jamais que de la matière et du mouvement. »
En ^conséquence , il demande qu'on ne tire en aucune
façon de ses paroles des conclusions contraires à l'im-
matérialité de l'âme. Les ouvrages de Condillae offrent
de même un grand nombre de passages dans lesquels
il témoigne de son respect pour les vérités morales et
religieuses. Mais ce n'est pas impunément que l'on pose
et que l'on fidt adopter un faux principe : la logique
a bientôt brisé les faibles obstacles que la timidité veut
opposera sa marche rapide. Mais, en Angleterre, une
école spiritualiste (i), s élevant à côté de celle de Locke,
vint diminuer du moins son influence et arrêter son
action destructive. En France, la philosophie de Con-
dillae ne rencontra pas d'obstacles. De généreuses
protestations osèrent en vain s'élever contre elle; la
voix du siècle parla plus fort et ne permit pas de les
entendre. Les tristes doctrines de l'athéisme et du
matérialisme s'élevèrent bientôt sur les ruines de la
religion et de la morale.
PHILOSOPHIE SENSUALISTE
EN FBANCE.
À la tête des écrivains français qui propagèrent en
la dénaturant la philosophie de Locke , doit se placer
(1) L'école écossaise.
TROISIÈME ÉPOQUE. 405
cet homme prodigieux qui , cultivant avec [un égal
SQceès tous les genres les plus élevés de la littérature ,
y laissa partout l'empreinte de son génie heureux et
' flexible. Mais ce n'est pas en développant d'une manière
! scieniilique et suivie une doctrine philosophique , que
' VoLTAiRi exerça sur l'esprit de son temps T immense
i influence qui a rendu son nom si populaire. Placé en
> quelque sorte au-dessus de celte foule d'écrivains qui
> s'inspiraient de ses pensées , c'était lui qui semblait
I donner le signal à ses amis, encourager leurs efibrts^
et imprimer à leurs travaux une direction systéma-
tique. Le caractère distinctif de sa philosophie est
un esprit de critique, un scepticisme superficiel et
moqueur, qui s'expliquent d'abord par la nature de
son esprit, et qui devaient être d'ailleurs l'inévitable
I conséquence du système qui , après avoir placé l'ori-
I gine de nos connaissances dans les mouvements de la
sensibilité physique, ne pouvait manquer de conduire
à des résultats opposés aux croyances éternelles du
genre humain, et par conséquent d'inspirer quelque
défiance et quelque doute à un homme doué comme
lui de tant de sagacité et de bon sens*
Ce fut lui néanmoins qui, après avoir fait connaître
I Newton et Locke à ses contemporains, signalant les
travaux de Gondillac comme ceux du plus grand philo-
sophe qu'eût possédé la France, y popularisa la
philosophiede la sensation. D'Alembert, Diderot, Hel-
vÉTius, d'Argens, b'IIolbac, Lahétrie, ne se con-
I tentèrent pas d'expliquer par les impressions du monde
I extérieur sur nos organes tous les phénomènes de
l'intelligence; ils appliquèrent leur système métaphy-
406 PHILOSOPfen HOraRHE.
Bique à la morale, à la religion, à T histoire^ à Téco-»
nomie politique} et oe fut dans le but d^aûèaotir non*
seulement le catholicisme, mais encore tanit ce qui
porte le nom de religion positite, qu'ils conçurenl la
pian de cette Tàsle publication conove sous k nom
i' EmeffÊfhpéJie ^ recueil immense renfermant sans douté
plusieurs choses exoel lentes, mab rédigé, pMir os
qui wncerne h philosophie , dans un esprit de partinliaé
et de dinlgrement qui ne ss ressent que trop des dia*
positions anti^religieuses de ses auteurs. A rentrée da
«M M8€6 Bahel 4êi iemia$tideta ntaon^ comme Tap^^
pelle un écriirain moderne (l)^ d'AJembert et Diderot
placèrent «a dkcamrs prétmimire ^ qtli est hn des mell«
Iburs morceaux de Tou? rage, et daiîs lequel, emprantant
à Baeen la elasbiiication eUcyelepédiqne des connair
sanoes humaines , ils eherohèrent à mohtrer l'eadml^
neshent des sciences et des arts, et de tracer rhlsioirs
dss progrès de l'eqsrit humain, jusqu'à la naissanoe
des lettres* Tous les deux adoptèrent le nataraliime
et en eiposèrent Ite principes qu'ils appliquèrent i l'st^
nalyse de l'esprit huhiain et A Tétode des fceaQx<*«rU».
D'Alembert était un mathéitiaticieh du premier ordre ^
et il a mérité une grande renomàfée par ses travaux
eeleSitifiques. Quant i Diderot , le talent dont il a donni
ifuelques indices n'a reçu aucune applieatiod entiers,
Il était doué d'une Ame ardente et désordonnée. Ssas
oontiaissances profbntles sur aucunes choses, saas
persuasion arrêtée, sans respect pour aucune idée
reçue, pour aucun sentiment, il erra dans le vague^
en y faisant parfois briller quelques éclairs. < Au total)
(4} Ji. ee €lilteauM«na.
tfiDiSlilIB ÉPOQUE « Hfn
d^ M. de Baniite (1) , Diderot fut un écrivain funeste
à la Uttératore comme à la morale.. Il devint le modèle
dé ces hommes froids et vides, qui apprirent à son
écc4e comment on pouvait se battre les flancs pour se
donner de k verve dans les mots , sans avoir un foyer
intérieur de pensée et de sentiment. »
Un ami de Frédéric le Grand, de ce monarque phU
iMôjihe qui i plein d'enthousiasme pour la littérature
Ihittçaili» appela auprès de lui les savants les plus
diMiogués de eette époque, Jean Boyer, marquis
p^Anéfiiii ^ lisait à répandre parmi les gens du monde
le goAt des études philosophiques, par la publication
de M PhtbMpMBéi bon sens , ouvrage conçu dans l'esprit
do sensualisme, mais où il montra bien moins de
hardiesse que ne lé fit ensuite un autre favori de Fré-
dérie ^ LAiiÉTtttfi. Cet apôtre du matérialisme a rendu
éoû tkùOk célèbre par la publication de trois traités
qni ont pour titres : F Hùntme-MacMne , Traité de Cdme,
et FUemmé^Ptante. il s'efforça de prouver la non-exis-
tende d'une âme spirituelle et l'identité absolue de ce
<{ue le vulgaire appelle ftme avec le corps et son orga-
nte&tioiié Ses arguments, combattus par M. de Luzac,
àmê un ouvrage auquel il donna pour titre : l'Homme
fiShffiiB moe/iine, se réduisent en dernière analyse à
l'ej^p-^tion de cette idée, qui déjà n'était pas bien
neuTi?, et à laquelle tout le talent d'un physiologiste
fiMueux de nos jours (2) n'a pu donner plus de vie ^ sa-
voir t que toutes les opérations de l'ftme dépendent du
eorps , et que par conséquent on ne peut démontrer
(1) Tableau de la liUératûre au xviii« siècle.
4M PoiLosoMiE voneiiiiE.
ni sa spontanéité ^ ni son activité absolue* Ce qai se
réduit à prouver ( ce qu'aucun spiritualiste ne nie )
que le corps est un organe indispensable à rame,
dans Tétat actuel de son existence ; c'est-à-dire , qoe
le corps détermine et modifie Taction de rame, de
même que l'âme à son tour détermine et modifie celle
du corps.
Mais aucun écrivain n'employa plus d'adresse, d'hft^-
bileté et de passion pour ébranler jusque daa» leurs
fondements les principes de la religion , de la morale
et de la politique , que l'auteur du livre devenu si cé-
lèbre sous le titre de Système de la nature. Le bot de cet
ouvrage , que l'on attribue avec beaucoup de vraiaen-
blance au baron d'Holbach (1) , est d'établir le fatalisme
et l'athéisme sur des bases philosophiques. L'homme ,
dit l'auteur, n'est malheureux que parce qu'il mécon*
naît la nature, et qu'il veut ôtre métaphysicien avant
d'être physicien. 11 est donc nécessai re qu'on le rappelle
à l'étude de la nature, d'après la voie de l'expérieDce.
La théorie exposée dans le Système de la naimre a de
nombreux rapports avec celle d'Épicure ; mais les
arguments en faveur de l'athéisme sont mieux déve-
loppés et adaptés aux découvertes de la physique
moderne, à l'état de la science philosopliiqae,^^^
croyances religieuses et aux doctrines mora^ ^s
peuples.
Après avoir présenté quelques considérations sur le
mouvement et la matière , qu'il prétend avoir existé
de toute éternité, l'auteur enseigne que l'homme est
soumis aux mêmes lois générales que les autres choses
(1) n M publié à Londres, eo 1770, sous le nom supposé fie IfinilNnd»
TROISIÈME ÉPOQUE. 409
de la naUire. Sa vie n'est qu'une suite de mouveinents
néoessaires et liés qui ont pour principes, soit des
causes refermées en lui-même^ c'est-à-dire les matières
solides et fluides dont son corps se compose^ soit des
causes extérieures qui agissent sur lui. Ce qu'on appelle
intelligeiace dans . rhomme n'est qu'un résultat des
actions mécaniques, d'où proviennent tous les autres
phénomènes de la nature.
L'homme se fait toujours le centre de l'univers : c'est
à lui-même ifu'il rapporte tout ce qu'il y voit. Dès qu'il
croit entrevoir une façon d'agir qui a quelque confor-
mité, avec tarsienne, ou quelques phénomènes qui
l'intéressent y Jl les attribue à. une cause qui lui res-
semble ; c'est donc à une cause intelligente à sa maniée
qu'il rapporte toute la nature : ainsi s'est formée l'idée
d'un Dieu intelligent qui produit l'ordre de la nature.
On ne. omçoit pas ce que c'est qu'un pur esprit;
lorsque l'homme veut se former une idée de l'âme, il
faut nécessairement qu'il ait recours à des caractères
iQatériels , ce qui prouve déjà que cette âme ne peut
point être immatérielle. L'âme n'est donc autre chose
que le cerveau ; c'e^ le centre commun du système
nerveux, le point où aboutissent tous les mouvements
des nerfs, c'est-à-dire toutes les facultés de l'âme.
m
Les facultés intellectuelles et morales n'étant pas les
mêmes chez tous les hommes, cette diversité met entre
eux de l'inégalité, et ceitte inégalité fait le soutien de
l'état social. La nécessité que l'homme vive en société
rend pareillement la morale nécessaire. Mais comme ce
qu'on appellequalités morales n'estque le résultat immé-
diat du tempérament , c'est la médecine qui peut seule
MO raiLO80Mlt ItOftElllfk.
dODuer att moraliste la olef du oœor humaitt : en ^é^
riaèaDt le corp«y il serait assuré de guérir aussi Tesprlt.
L'homme est un être physique , lié à la nature uni*
terselle^ et soumis aux lois nécessaires et immuable^
qu'elle impose à tous les êtres qu'elle renierilie t s'il
était Ubre , comme on le prétend , il fiiudraU qu'il flkft
tout seul plM fort que la nature entière, ou qu'il ttt,
hors de cette nature.
Il est de l'essehce de l'homme , comme de tdus les
êtres de la nature, de tendre au bien^re et de vouloif
se o«nserter^ Tous les mouvements de sa nature sont
des suites nécessaires de cette impulsion primitive. Il
aime 1» plaisir et abhorre la douleur. U failt done tté-
eessairement que sa volonté soit détwmlnëe par les
sbjets qu'il croit utiles, et repoussée par ceux qu'il
sroit nuisibles* Ce que nous appelons délibératioti n'6st
autre chose qu'être successltement attiré et repoussé,
fout loi est donc mécanique.
C'est surtout pour combattre le dogtne de Fimmor^
tklité de l'flme que l'auteur du Système de la fMtfiars
emploie toute la force de sa logique : il termine éOû
argumentation par l'apologie dn suidde, qu'il ta ju^u'à
i^ecommander en certaines occasions.
Yeiei sa morale :
tlien de plus chimérique, dit-il, qu'une morale qui
se fonde sur des mobiles imaginaires qu'on a placés
hors de la nature, ou sur des sentiments innés indé-
pendants des avantages qui doivent en résulter p%r
fldus. Il est de l'essence de l'homme de s'aimer lut-
même , de vouloir se conserver , de chercher à fendre
«Ml etisMnM lMHreusê4 Ainsi l'iiiiéfét on te éésir dd
fconhrar est Tani^Qe mobile de toutes ses aotiohs. Cet
imérôt dépend de son organisation tctueile, dé ses
besoÎBS) de ses idées acquises ^ des habitudes qu'il i
contractées.
On a dit que Tathée ne poutait avoir de Vertus ; rien
de plus faut : uh athée est un boinnie qb! a étudié M
sature et ses lois ^ qui connaît éa propre natii^e et qui
sait ce qu'elle lui impose. Un athée à de l'expériëhce t
eelte expérieneé lui proute à chaque instant (}ue le tice
peut lui nuire ; son intérêt, qu'il comprend , lui indique
donc qu'il doit bien se conduire à Tégaird de ses isem*
MaUes ^ et ^égler ses propres penchants de ménièfe I
me pas comfnroimttreaon bonheur^
il sens a bieil fttita exfioser tout au lohg cet Kbrégé
des doiitrinea db la philosophie senstMlîstedd k Viu* siècle.
€é ne MMt pas^ en eflkt) les doetl'tnes pr^fe^éés pa^
MB individu isdlé, par dn rdtenr èâiMittâ hëi^ dek
limites de la raison par une iibâgiiiatiikl tagftbonde et
dérégiéeé Qud qu'ait été rautiur du Syêtème de ta nohtre;
il ne fUsait que coordonner les arguments qu'il en^^
tendait répéter autour de lui ^ et qUe rehfërmaietat déjà
ao grande partie tes ouviagea publiés par les eneydlo-
pédistes. On eoaiiali le tnoi dfune fotntne d'esprit dé
«ette époque^ qui dit, à l'apparition d'un attli^ livre
non moins célèbre ^ dans lequel Helvétitts essaya de
prouver ((ue toutes nos vertus n'ont pour base que
régime i « C'est un homme qui a dit le sédtet de
li»ui la^monde. »
S'il est vrai , ooteme oa le -pvétend , que le livhe dé
VEgprii ak été composé de matérhioit recueillis pal^
Helvétius dans la société où il avait habitude de Vitre;
413 raiLosoraiE moderne.
et qu'il présente le tableau authentique des principes
alors en vogue parmi les beaux-esprits de Faris , que
pouvons-nous penser d'une société qui avouait publi-
quement une pareille doctrine ?
C'est dans cet ouvrage qu'Helvétius s'eibrce de
prouver que la cause de la supériorité de Tàme humaine
sur celle des bétes ne provient que de la diffëreooe de
l'organisation physique.
ç Si la nature, dit-il d'un air de triomphe, au lieu
de mains et de doigts flexibles, eût terminé nos poignets
par un pied de cheval , quLdoute que les hommes , sans
arts, sans habitations, sans défenses contre les animaux,
tout occupés du soin de pourvoir à leur nourriture et
d'éviter les botes féroces, ne fusseit encore errants
dans les forêts , comme des troupeaux fugitib ?» On
peut lire dans les Mémoires de Xénophon la réfutation
&ile par Socrate de cette ridicule doctrine , qu'avaient
admise les sophistes de la Grèce. Nous trouvons aussi,
dans le Traité de Galien sur l'usage des diverses parties
du corps, un passage qui répond directement à t'asser-
tion du philosophe français :
c Gomme de tout les snimaux l'homme est le pl«s
sage, aussi les mains sont-elles adaptées aux besoins
d'un animal sage. Car ce n'est pas parce qu'il a des
mains qu'il est plus sage que les autres animaux, mais
c'est, au contraire, parce qu'il est plus sage que les autres
qu'il a reçu des mains, ainsi que le pensait judicieuse-
ment Aristote ; et ce ne sont pas ses mains <prf l'ont
formé à l'étude des beaux-arts : c'est sa raison. Les
mains ne sont que l'organe avec lequel il met cette étude
en pratiqife. »
TROISIÈME ÉPOQUE. 413
Helvétius avait pensé que l'on pourrait , en partant
des principes de l'intérêt pei^sonnei^ composer à l'usage
des peuples un Quéchisme philosophique, dont les
maiûnies seraient claires, positives, invariables. « 11
dépend du législateur, ajoutait-il , de rendre les citoyens
vertueux : la récompense ^ la proiecikm, la gUrire et l'iit-
fanHe^ sont quatre divinités qui peuvent répandre les
vertus et eréer des hommes illustres dans tous les
genres. » Le vœu d' Helvétius a été exaucé. Nous
avons vu d^ nos jours publier , sous son expression la
plus franche et la plus naive, ce Catéchisme de Morale
dont l'observation devait faire le bonheur des peuples.
YoLNEY fit pour la morale d'Helvétius ce que le grand
médecin Cabanis avait exécuté quelques années aupa^
ravant pour sa doctrine physiologique , en exposant,
d'après le Traité des Sensations, avec toute l'autorité
d'ua savoir incontesté et tous les attraits d'un style
élégant et varié, les rapports du physique et du moral.
Derniers représentants de cette famille de philosophes
qu'avait produits l'école de Condillac, ils ont prouvé
que la différence des temps n'empêche pas un système
donné de produire ses inévitables conséquences. C'est
un singulier livre de morale que celui dans lequel
Volney se borne à enseigner à l'homme que sa suprême
loi est de se cemerver , et à lui conseiller par con-
séquent de ne point commettre de crimes , d'après
cette considération que la loi ne manquera pas de le
punir ! Mais cette morale découlait tout naturellement
du système philosophique qui identifiait les plus nobles
et les plus sublimes créations de l'esprit humain avec
les mouvements les plus grossiers de l'organisme.
414 PiaOMMDi HOMUUIB.
Ainii i68 diseiple» de GoiiéiHae eo France, de néme
que ceux de Locke et de Baeon en Angletnre, s'âlnn*
çant hors des limitée dans lesquelles la sagesse da leop
maître avait circonscrit leur doctrine, dé^ppadaienl la
nature humaine , et renversaient hardiment tonlM )«
lois de la morale > tous les principes eonservalean de
la société. 11 faut avouer que l'esprit général de la natioa
lea portait naturellement à ae livrer i toute h fougue de
leur imagination^ à tout le vague de leurs tjiéoriee. Mji
c^était une idée universellement répandue que notre
étal social devait subir des réformes radicales. La eor«
ruption des mœurs , triste résultat des exempiea légués
à la cour de Louis XV par les turpitudes de la r^fence;
rineptie des hommes du pouvoir, cherchant à dissimultf
leur faiblesse ^ous le voile d'une tyrannie petite, tra*
cassiére, immorale; le triste état des finances, publi-
quement dilapidées, tout semblait justifiais hardiesse
des philosophes , que le cri public appelait à la noWe
mission de détruire les abus. Certes noqs ne oon*
mettrons pas F injustice de méconnaître les immenses
services que la philosophie du xvui* siéole a rendus è
la société française : mais il faut lui adresser les mêmes
reproches que nous pouvons également Isire à cette
graiide révolution de 80 , sur laquelle elle a exercé une
si puissante influence. Dans soi) impatîenoe d'en finir
aveo le mo]ren*ége, la révolution Crangaise n'a pas teu*
Jours respecté les limites devapt lesqueliea devais
s'arrêter son action destructive. De même, entraînés
psr leur sèle, les philosophes du xvm* siècle, en 8od«^
mettant ù l'analyse les éléments constitutif de la société,
songèrent plus souvent à détruire les institattons qû
TEOISlàMB ÉPOQUI. 4lK
leur paraissaient iricieuses , qu'à indiquer les bases sur
lesquelles on devait en établir de nouvelles. Convenons
aussi qu'une théorie philosophique qui faisait dériver
t0U3 les développements de l'intelligence et de la moralité
humaine d'un principe aqssi variaMe, aussi individuel,
que ealui de la sensibilité physique, était éminemment
fmpte i égarer les écrivains du xvni* siècle dans une
voie étroite et exclusive. Mais cette doctrine devait en-
traîner une conséquence d'un autre genre. Après avoir
atliiquë successivement les principes théorétiques sur
leiquels se fondent les lois morales, la croyance à
l'existence de Dieu et à l'immortalité de Tâme, on ne
pouvait manquer d'appliquer le même esprit de critique
aux principes de la science elle-même : il fallait bien
que I^ philosophie aensualiste produisit le scepticisme.
Deji les écrits de Voltaire offraient asses clairement
cette tendance à combattre les prétentions des philo-
aophSs dogmatiques; et^ quoiqu'en général il parât
adopter les théories de ses amis relativement à l'origine
de la connaissance humaine, il avait plus d'une fois
exprimé des doutes sur la certitude des principes em-
pruntés i r^périence. Cependant il ne songea jamais
k développer méthodiquement les motifa qui pouvaient
sefvir de base à ses opinions sceptiques. Il n'en Ait
point de mêmd du philosophe écossais DAVia Hmm ^
qui, du point de vue enfùrique de LockeetdeCoiidillae,
ei^aminaot avec autant de sagacité que de profondeur
la naltire de l' homme considéré comme un être intel-
ligent et actif, déduisit de cet exameq un aystàmç
fortement lié, dans lequel il sapa jusque dans jours
fondements tous les principes de la science humaiid.
416 raiLosoruiE moderne.
SCEPTICISME DE HUME.
Locke avait démontré que par les sens nous ne per-
cevons rien autre chose que des qualités sensiUes, éi
nullement Texistence des objets : c Avoir Tidée d'une
chose dans notre esprit, avait-il dit, ne prouve pas plus
l'existence de cette chose que le portrait d'un homine
ne démontre son existence dans le monde , ou que les
visions d'un songe n'établissent une véritable histoire. •
Si Locke eût été conséquent, il aurait conclu de cette
doctrine que nous n'avons aucun moyen de nous as-
surer de l'existence des corps extérieurs , et qu'en dé-
finitive nous ne percevons que nos idées : cette cùa-
clusion , comme nous l'avons vu , fut tirée par Berkeley.
Gondillac , à son tour , entraîné par la logique à cher-
cher sur quels fondements repose notre croyance au
monde extérieur, avait été forcé de conclure que les
sons , les saveurs , les odeurs n'existant pas réelISment
dans les objets, mais dans l'âme qui les perçoit^ nous
ne percevons en définitive rien autre chose que nos
propres modifications.
Hume, poussant avec la plus grande vigueur de
logique les conséquences déjà tirées en partie par Gon-
dillac et Berkeley, prouva, dans une suite de raisbn-
nements bien déduits , qu'il ne saurait y avoir de
connaissance objectwe philosophique , et que nous
sommes réduits à notre conscience , c'est-à^^lire , aux
phénomènes qui passent devant elle, et à leurs relations
purement subjectives (1).
(1) Les expressions que noas avons soulignées o&l besoin d*é(re expU*
quées.
tROlSlÉME ÉPOQUE. Ail
Tout ce qui se passe en nous , dit Hume^ se réduit
à des impressions ou des sensations , et à des notions
ou idées; ces dernières ne sont que des copies des
premières; et tout ce qui les distingue de leurs ori-
ginaux, c'est qu'elles sont moins fortes et moins vives.
Sur quoi repose notre croyance à la réalité d'un fait?
Sur la sensation, sur la réflexion, et sur le rapport de
cause à effet. Mais d'où nous vient cette notion de
causeà effet? C'est une notion purement expérimentale;
nous ne la possédons point à priori; ce n'est point un
principe nécessaire, et rien de moins raisonnable que
de conclure de Tune à l'autre. C'est une habitude que
nous avons prise, et qui résulte uniquement de l'as-
sociation de nos idées. L'expérience nous a montré en
eiïei un certain nombre de phénomènes et d'événements,
liés à d'autres événements et à d'autres phénomènes ;
mais l'expérience ne peut nous apprendre que ce qui
se passe actuellement devant nous, et ne nous donne
nullement le droit de tirer la même conclusion hors
des limites du présent, et par-delà l'observation sen-
sible. Or l'expérience se fonde en définitive sur un
Je touche un eorps; il y a là trois choses, savoir : lo moi qui conçois «
20 ma concepUon , 3» la chose conçue. Je suis le sujet de la conception , la
chose conçue en est XobjtU Pour moi, il y a deux faits certains : la réalité
intérieure de la concepUon , dont Je suis le sqjet ( certitude subjective ) ; la
réalité extérieure de la chose conçue ( certitude objective ). Biais, pour les
philosophes qui n'admettent qu'un fait certain par lui-même , c'est-à-dire la
conception actuelle , la certitude immédiate ou naturelle est purement sub^
jective, Qn'est-ce que robjet alorsY C'est une apparence, un pkênomhte.
-* n est essentiel que Ton se fasse dès maintenant une idée exacte de ces
expressions qui Joueront un si grand rôle dans la philosophie de Kant et de
ses successeurs»
27
r
i
AlB PHILOSOPHIE MODERNE*
f instinct qui pourrait nous abuser ; il p'est donc point
[ de métaphysique possible.
La géométrie et l'arithmétique sont les objets de b
science abstraite ; les idées d'espace et de nombre m
*
lesquelles ces sciences sont fondées, font tomber la
raison en contradiction avec les sens e( avec eUe-m^me.
En efifet, l'espace est divisible à l'infini, et cepeQC|ao|
il est fini dans le point y dans la ligne. L'angle compris
entre un cercle et sa tangente est infiniment plus petit
qu'aucun angle droit. On démontre tous ces Ciits, et
cependant ils révoltent la raison. Il en est absoimnent
de même pour l'idée de temps : ici il existe un nombre
infini de moments dont l'un succède à l'autre» et Teo-
^loutit en quelque sorte : la raison ne conçoit point
cette, succession , et cependant elle ne peut la réfuter.
Il faut donc qu'en toute circonstance elle se défie
d'elle-même.
Il
En résumé, l'expérience ne nous donne aucune
connaissance certaine , la raison est sans cesse en con-
tradiction avec elle-même ; par conséquent, nous ne
connaissons rien de réel.
Hume place le principe de la vertu dans le sentiment
moral, que, dans son système, il est bien difficile
d'expliquer. Le suicide ne lui parait pas un acte
immoral.
Il employa à combattre les preuves de ^existence de
Dieu, de la providence, de l'immortalité de Tâoie, h
même puissance de raisonnement qui lui avait sern
à ébranler les principes de la science*
Ce nihilisme dbsolu, raison dernière de la philosophie
de la sensation , doit parler assez haut pour 1^ ^^
W
TROlSlÈlfE ÉPOQUE* 4ii>
apprécier à sa juste valpur : c'est par les conséquences
que l'on peut juger de toute la portée d'un principe.
Condillac et Hume nou3 apprennent que les corps,
comme les esprits, ne sont que des collections de sen-
sations, et d'après ce procédé Ton est bientôt amené à
poiiser que Dieii n'est lui-même qu'une collection
d'efTets. Hais, comme l'a si bien dit U. Royer-Gol-
Isird (i) , des collections ne sont pas des êtres; il n'y
a point de collections dans la nature : nous vpici donc
arrivés à ce terme où , le ibonde physique et le monde
intellectuel s'écroulant à la fois, la sensation règne
seule au-dessus des abîmes du néant/
AUTRKS PHILOSOPHES SENSUALISTES.
Depuis Condillac jusqu'à Hume, nous avons suivj
daps ses progrès ( si l'on peut appeler progrès cet
encbainemept iSEtlal de conséquences déduites d'un
principe erroné) la marctie de l'école aensualîste eq
Angleterre et en Fir^tnce. Mais déjà, dans ces deux
pays, plusieurs philosophes avaient protesté, au nom
de la religion et de la mora^ , contre ce débordement
de funestes doctrines. Partis, comme Helvétius et Gon-
dillac, du principe de la sensation, ils aimèrent mieux
manquer aux lois de la logique qu'aux droite sacrés do
la religion et d|e la vertu ; il^ respectèrent tttut ce que '
les générations précédentes avs^ient respecté; et, s'ils
\^e purent édi%r spr la base qui leur servaii d'ai^Mil
une science rationnelle et posilive, ils trouvèrent du
moins de nobles inspirations dans ce sentiment morale
( 1 j f rapnenlâ recueillis par M. Jouifroy , p. 4ï5«
420 1»U1LOSOPHIE MODERNE.
dans cette sympathie généreuse , que T influence d'une
société corrompue n*avait pu eflacer de leurs cœurs.
Charles Bonnet, de Genève, fut celui de tous qui se
donna le plus de peine pour rattacher à la théorie de
la sensation la nature morale et les croyances reli-
gieuses ; mais nul autre aussi ne fit voir mieux que
lui l'impossibilité d'arriver par cette route au but
qu'il se proposait d'atteindre. Gomme Condillàc, il
avait supposé que l'homme est une statue, douée d'un
principe inconnu auquel il n'accorde d'abord aucune
propriété particulière, mais dont toutes les facultés
naissent, se forment et se développent par Faction des
objets extérieurs. Plein de zèle et d'amour pour les
sciences naturelles, qu'il cultivait avec succès, il s'oc-
cupait sans cesse de connaître les ressorts de Torgani*
sation matérielle ; mais sa persuasion intime , ses habi-
tudes , le cercle où il vivait , tout le ramenait à une
morale élevée et à l'amour de la religion ; et c'est
précisément parce qu'il n'avait aucune défiance de lui-
même, et qu'il ne songeait pas à douter de l'essence
divine de l'âme, qu'il faisait une large part à la nature
physique. Cependant il avait trop de pénétration daus
l'esprit pour ne pas s'apercevoir du peu de liaison
qu'il y avait entre ses opinions sur les rapports intimes
du physique et du moral , et ses principes religieux :
aussi ^ pour expliquer une métaphysique qui tendait
malgré lui au matérialisme, a-t-il été forcé de convenir
que toutes ses recherches s'appliquaient, non pas i^
l'âme en elle-même , mais à une certaine âme phy-
sique, formée d'une matière délicate , subtile et mys-
térieuse, par l'intermédiaire de laquelle l'âme propre-
r>*.
TROISIÈME ÉPOQUE. 421
ment dite communique avec le corps : supposition
bizarre qui ne pouvait être que le résultat d'une grande
bonne foi et d'un amour sincère de la vérité, mais
qui prouve que Bonnet n'avait pas calculé d'avance
quelles pourraient être les conséquences du principe
qui lui avait servi de point de départ. Ses deux prin-
cipaux ouvrages sont V Essai sur les facultés de l'ânie et
la Contemplation de la nature.
On ne trouve non plus aueune trace de l'esprit d'ir-
réligion et de critique désordonnée qui caractérise
un si grand nombre d'écrivains du xvui* siècle, dans
le grand et important travail qui a rendu immortel le
nom de Montesquieu. Laissant loin derrière lui ceux
de ses contemporains qui appliquaient leurs théories
philosophiques à l'éfiide de l'histoire, de la législation
et du droit des gens ; bien supérieur aux Mably , aux
Real, aux WATTELLet aux Burlamaqui, il songea,
après avoir payé, dans ses Lettres persanes y le tribut
à la frivolité de son siècle , à élever un monument plus
durable et plus; digne de lui. Grave, sérieux, réfléchi^
il alla, loin d'une société dont l'influence l'aurait em-
pêché de se livrer à la méditation et à l'étude, observer
en véritable philosophe les lois et les constitutions des
différents peuples. Il voulut rechercher comment les
lois positives dépendent des mœurs, de la forme des
gouvernements, des circonstances physiques, des évé-
nements historiques , enfin de tout ce qui forme l'en-
semble de chaque nation. Le résultat de cet immense
travail , auquel il consacra toute sa vie, fut Y Esprit des
lois»
Il serait injuste d'oublier dans cette revue, quelque
422 PHfLOSOPfllÈ MODERNE.
rapide qu'elle soit, le nom d'an philosophe pea connu
de son teinps , quoique Voltaire lui-même eût su &]>-
préciertout son mérite (i), et encore moins connu du
Kôtre: c'est le P. Bufpier. Une grande clarté dans iestyle,
une excellente méthcide d'exposition, distinguent ses
divers écrits, dans lesquels il essaya de concilier les
principes de Locke avec ceux de Descartes. U reconnut
la réalité des vérités premières qu'il définit : des pro-
positions si claires , qu'elles ne peuvent être prouvées
ni combattues .par des propositions qui lé soient davan-
tage. « Il feut donc, dit-il^ s'en rapporter sur leur
cehitude au bon sens, au consentement unanime dfe
tous les hommes jouissant de leur raison. »
Mais celui de tous les philosophes français qui dfe-
mèufa le plus étranger aux influelices de la philosophie
empirique fut, sans contredit, J.-J. Rôussejlu. Op-
posé à l'esprit de son siècle , défenseur généreux des
droits iinprescriptibles de la morale et de la liberté ,
interprète éloquent des besoins du sentiment religiebx,
il représente presque seul en France cette philosophie
spiritualiste qui semblait être , à cette époque , pour
jamais bannie de la patrie de Descartes et de Fénélon.
Au^ milieu 4es contradictions sans nombre que pré-
sentent ses ouvrages^ où viennent se refléter toutes les
vicissitudes d'une vie agitée et malheureuse^ on trouve
ehez lui l'amour de l'humanité, le sentiment le plus vif
de reconnaissance pour l'auteur de la nature, le respect
le plus profond pour les lois de la morale. Sans doute
(1) « u y a dans ses Traités de métaphysique, ditril, des morceaux que
Loeke n'aurait pas désavoués ; et c'est le seul jésuite qui ait mis un< p^iito^
ftopbie raisonnable dans ses outrages. »
.*. I
le sfiiritQalisme de Roasseao ne repose point sur une
théorie mélhodique et raisonnée ; mais ces élans d*unê
âme tendre et sensible , froissée par l'infortune et dé*
goûtée du spectacle de Ja corruption qui l'entoure ; ces
touchantes inspirations d'un cœur vraiment impression-*
né par tout ce qu'il y a de bon et de beau dans la nature,
dans la religion et dans l'homme, charment Timagi*
liation et reposent la pensée , fatiguée du spectacle de
h lutte que tant d'autres philosophes avaient engagée
eantre les plbs nobles croyances du genre humain.
Elles trouvèrent encore un interprète moins éloquent
sans doute, mais plus eiact, plus judicieux et plus
iprofond, daiis l'illustre Turgot, dont l'article JSj^feitdr,
in$éré dans l'Encyclopédie, est le meilleur morceau
de métaphysique qui ait paru dans le xviii* siècle. Il
n'est pas de notre sujet de suivre cet homme de bien
dans la carrière politique où il montra constamment
autant de zèle que de désintéressement. Il prit une pah
active aux travaux des écanamisies y dont les efforts
avaient pour but de réformer les abus de l'admini-
stration. Ceux-ci se partageaient en deux écoles : l'une,
ayant pour chef Quesnay, plaçait dans les produits
agricoles la source de toutes les richesses , et bornait
la science du gouvernement a favoriser Tagriculture ;
l'autre, attactice aux principes du conseiller d'état Vin-
cent DE GouRNAY , voyait dans le travail manufacturier
la seule richesse de TÉtat, et insistait iK)ur que le gou-
vernement demeurât spectateur passif de l'industrie et
du commerce ; sa maxime était : Laissez faire , laissez
passer. Turgpt était lié avec Quesnay , et ami intime de
Gournay. Il entreprit de concilier les deux systèmes,
424 PHILOSOniE NOMRNE.
doût les estimables auteurs , tendant au même but par
des routes opposées, étaient cependant d'accord sur
les moyens de faire prpspérer Tagricullure et le com-
merce. Alors naquit cette science nouvdle, à qui les
travaux d'Adam Smith , de Garnier, de Sismondi, de
Bentbam, de Malthus, et do tant d'autres économistes
modernes 9 ont donné une si haute importance.
C'est dans un discours qu'il prononça à l'âge de
23 ans, en sa qualité de prieur de Sorbonne, sur les
progrès successifs de Cesprii humain , que Turgot mit ao
jour cette grande idée , développée plus tard par Goif-
DORCET : que l'espèce humaine obéit à une loi constante,
qui est celle d'une perfectibilité à laquelle il n'est pas
possible d'assigner un terme.
L'idée émise par Turgot fit con^prendre à Condoroet
le vrai sens de l'histoire. Seul des philosophes du
xviu* siècle, il sut reconnaître en elle renseignement
de l'humanité, et, dans l'exploration des routes déjà
parcourues , la raison des progrès et des découvertes
à faire.
L'ouvrage dans lequel il exposa ces principes a pour
titre : Esquisse d'un tableau historique des progrès de l'es-
prit humain. H le composait au moment même où,
poursuivi au nom de cette liberté à laquelle il avait
consacré sa vie entière, il errait d'asile en asile pour
mettre sa tète à l'abri de la proscription.
c Le progrès de l'esprit humain, dit-il, est soumis
aux mêmes lois générales qui s'observent dans le déve-
loppement individuel de nos facultés, puisqu'il est le
résultat de ce développement, considéré en même
temps dans un grand nombre d'individus réunis en
TirOMIÈME ÉPOOOE. 425
société. » Ce principe le menait à la conviction de la
perfectibilité indéfinie de l'espèce humaine. II s'est
exagér^é sans doute cette perfectibilité , lorsqu'il a s^vancé
que l'homme parviendrait probablement à prolonger sa
^ie de plusieurs siècles. Il n'a pas senti assez clairement
comment l'homme exerce sa puissance; il n'a pas vu
qu'il ne crée pas de nouveaux éléments daiA sa pensée,
dans sa constitution physique et dans ses rapports avec
le monde ; que ses conquêtes ne peuvent être qu'une
connaissance plus profonde , une révélation plus vive
de la nature , posée par Dieu même comme un pro-
blème à résoudre dans le cours des siècles. Mais,
quoique sa main ait pu faillir dans l'exécution du ta-
bleau qu'ila tracé quelques instants avant de porter
sa tète sur Téchafaud Tévolutionnaire, il n'en a pas
moins la gloire d'avoir produit avec éclat cette haute
et noble pensée qui semble devoir présider à tous les
travaux du xix* siècle.
ÉCOLE ÉCOSSAISE.
C'était un philosophe écossais qui, appliquant à
l'étude de l'homme la méthode expérimentale de plus
en plus dénaturée, en passant de Bacon à Locke et de
Locke à Condillac, était arrivé à des conclusions devant
lesquelles le bon sons devait nécessairement reculer
épotwanté. C'était donc en Ecosse que devait commencer
la réaction qui, devenue de plus en plus énergique
contre les doctrines sensualistes , devait enfin faire
rentrer la philosophie fourvoyée dans les larges voies
du spiritualisme.
4S6 PHfLOSOraiE kODEHNË.
Au milieu des ruines sur lesquelles semblak s'Atre
reposé satisfait et tranquille le génie destructeur de
Hunoe» s*élevait encore, respecté par cet audacieux
sceptique, le sentiment moral. Sur ce débris, échappé
comme par hasard au naufrage de la raison humaioe^
HuTCBESON essaya de construire une nouvelle doetrfne
qui y naturalisée en Ecosse par ce professeur doué d'an
esprit ^f et naturel , présentée sous des formes simples
et fiiciles à retenir, sVIeva peu à peu att rang d'une
science philosopbrque.
Sbaftesbury était parti de cette considération qu'il y
a un ordre de plaisirs et d'affections qui dififêrenl des
plaisirs et des affections privées. Le point de départ
de Hutcheson fut le même; Le système de la sensibilité
était alors tellement répandu ,'qu'il eût été absolument
impossible de s'en affranchir tout d'un coup ; et Hm-
cbeson eût couru risque de ne pas se faire comprendre,
s'il se fût élevé de prime abord à de& idées et i des
conceptions tout-à-fait opposées à la doctrine univer-
sellement reçue. Mais , sans sortir de la sensibilité , il
établit une théorie du beau et du bien tout-à-fait diffé-
rente de celle que les philosophes sensoah'stes avaient
adoptée. 11 fait distinguer en effet dans le développement
de notre sensibilité deux effets qu'il faut bien se garder
de confondre. Il y a des affections externes qui n'ap-
partiennent qu'aux sens ; maïs il y a en même temps
un sens inliiiieur qui jouit et souffre quelquefois en
même loraps (]ue la sensibilité physique, mais qui
souvent jouit ou souffre sans elle, ou même contra-
dictoirenieal à elle , et qui juge que la sensibilité
extérieure a tort ou raison de jouir ou de soufirirà
Titoisitue ÉPOQUE. âfn
Appliqué aux arts » ce sens intérieur devient le sens
du bean; appliqué à la connaissance des actions bu*
maines, il devient le sens du bien. Eclaircissons cette
théorie par deux exemples :
A la vue d'un naufrage terrible, mes sens sont dés-
agréablement affectés. Ces cris, ces signes de détresse,
ce canon d'alarme , ce désordre affreux , ine gênent et
m'attristent ; et cependant ce spectacle me parait beau.
L'océan bouleversé par les vents , les nues sillonnées par
les éclairs ^ me semblent sublimes; il y a là un certain
plaisir; barbare si Ton veut, mais réel , dont le carac-
tère est profondément désintéressé. Il est désintéressé,
|iarce qu'il précède tout eftlcul, parce qu'il est spontané,
parce qd'il se produit avant toute conception d'utilité
ou d'avantage extérieur, parce que, rebelle à la volonté^
il Se soustrait à sa dépendance.
C'est là le plaisir du beau, selon Hutcbeson.
Dans un pays luttant pour son indépendance et
pour sa liberté, le général ennemi , en passant dans Un
village i somme l'alcade et le curé du Heu de lui donner
des renseignements qui doivent être dirigés contre les
leurs. Siir le refus du curé , il le fait saisir et fusiller
sur la place. Interrogé à son tour, l'alcade , sans daigner
lui répondre, s'avance calme et intrépide près du ca-
davre de son compatriote , s'agenouille , et , sans faste,
sans ostentation, y reçoit la mort en. héros. Au récit
de ce dévoûmaut sublime, mon âme est' profondément
contristée; la nature physique souffre el gémit; mes
larmes coulent. Mais, tandis que la sensibilité extérieure
souffre, quelque chose d'intcriour me dit : cela est bien;
et j'éprouve une émotion soudaine et involontaire ( ma
42ft PflILOSOPHIE MODERNE.
tête se lève^ mon cœur se gonfle et bat plus vite; il
semble que mon sang coule plus librement dans mes
veines. A cette sensibilité noble et désintéressée ré-
veillée en moi , je sens que je suis vérilaUement un
homme. Tel est, selon Hutcheson, le plaisir du biea.
Après s'être attaché à prouver que ce n'est ni aux
sens extérieurs ) toujours variables , ni aux raisonne-
ments laborieux , mais au sentiment moral que nous
devons rapporter la connaissance du beau, Hotcheson
lie ces recherches avec celles qu'il a développées sur
m
les idées du bien et du mal moral , et soutient que oe
sentiment moral, qu'il a établi comme principe de nos
jugements, n'est pas intéressé. Autre chose est le
plaisir, autre chose est l'intérêt. Il est touchant qu'à
la vue d'une fleur, d'une belle statue, de formes gni-
cieuses, un être sensible soit spontanément aflecté d'un
sentiment délicieux ; mais aussitôt qu'il considère
l'avantage que peut lui procurer l'objet du plaisir qu'il
éprouve, il n'y a plus rien de pur et de spontané en
lui ; il y a réflexion , et par conséquent intérêt. Le
plaisir n'est point produit par l'intérêt, mais il en ^t
le fondement. Ce sont donc deux choses qu'il faut bien
se garder de confondre.
Après avoir montré que le principe de la morale,
quel qu'il fût , était désintéressé , Hutcheson chercha
ce principe et. le trouva dans la bienveillance. Adam
Smith son élève, connu principalement par son traité
classique sur la richesse des nations , présenta ce sys-
tème d'une manière plus scientifique, en développant
sa doctrine de la sympathie , dans le bel ouvrage qui a
pour titre : Théorie des sentiments moraux. Par la sym-
TROISIÈME ÉPOQUE. 429
pathie , nous noqs supposons à la place de celui que
nous voyons agir, et nous jugeons de la convenance
de ses actes d'une manière impartiale, dégagés que
nous sommes d'ailleurs de ses diverses positions per-
sonnelles. De ces jugements impartiaux résultent autant
de règles générales pour toutes les actions particulières.
Le résumé de cette morale est : Agis de telle sorte que
les hommes puissent sympathiser avec toi.
Fergusson introduisit dans la philosophie écossaise
un esprit d'analyse plus exact et plus sévère. Attaché
à la morale sympathique de Smith , il ne put cependant
s^Qûipêcher de voir que cette doctrine était incomplète,
puisqu'elle excluait la volonté, qui contient elle-même
toute morale. Helvétius et Smith avaient imposé à la
volonté, comme loi unique, le premier l'égoîsme, le
second la sympathie. Fergusson, en adoptant ces deux
lois soifS le nom de loi de conservation et loi de société ,
s'éleva au-dessus de ces deux philosophes , en démon-
trant l'existence d'une troisième loi, qu'il appelle loi
d'estime, d'excellence et de perfection. Bien qu'il soit
encore ici vague, indécis, indéterminé, c'est cependant
un immense pas. fait vers la philosophie rationnelle. Il
était réservé à Reid de sortir de ce vague , pour établir
une véritable méthode.
Les trois philosophes que nous venons de mentionner
n'étaient pas parvenus à dégager la morale et la con-
naissance humaine des liens de la sensibilité physique.
Richard Price s'éleva à une* plus grande hauteur, en
opposant au principe empirique qui fait sortir de la
sensibilité toutes nos connaissances, un, principe tout
contraire^ savoir, que l'entendement ou la faculté
430 PHlLOMniE IIO»ERlfE.
pensante est essenUellemeot distinct de la seDsibiltté ,
et qu*il eu résulte un ordre de biis dont les caniclères
lui sont exclusivement propres et ne peuveni être
confondus avec ceux des foits sensibles* Cet écriiraiD
éclaircit avec beaucoup d'babileté plusieurs des ques-
tions morales les plus importantes, et combattit le
système du sens moral, comme incompatible avec la
caractère immuable des notions fondamentales de la
vertu et du devoir; reconnaissant dans ces notîoiis ,
ainsi que dans celles de substance et de cause, des
principes primitifs et éternels de T intelligence, indé-
pendants de la volonté. Price a parfaitemoit exposé la
différence essentielle qui sépare la moralité de la sensi-
bilité, la vertu du bonheur, et en ipéme temps les
rapports qui rattachent Tun à l'autre ces deux derniers
éléments.
Il y a beaucoup de rapports entre la morale adQ|>tée
par ce philosophe et celle qui fut plus tard enseignée
par le célèbre Kant.
THOSAS R£ID.
Mous voila déjà bien loin de la morale d'fielvètius el
du scepticisme de Hume : mais cette première époque,
représentée par Hutcbeson, Smith et Fergusson, oÏÏre
encore un certain caractère d'indétermina|ion dans la
forme et dans le (ond de ses doctrines philosophiques*
Déjà sont mieux appliquées les règles de la méthode ;
mais, pour qu'elles le soient complétemem c^ rigou-
reusement , il faut une main plus sûre et plus exercée.
La voie était préparée, Thomas Reid y entra, et> ie
TBOISIÈME ÉPOQUE. 431
(lambeau de l'observation à la main, il la parcourut
d'une marche plos^ ferme et plus assurée (i).
Etonné des conséquences justes et inévitables que
Bume avait tirées du principe de Locke sur les idées,
Reid voulut examiner ce principe avec soin. Il aborda
fvanctiement l'examen des résultats que lui présentait
cette pbilosophie y et se posa cette première question :
y a-Hl ou n'y a-t-il pas des corps ? Allant ainsi au
cœur du système , il ruina le principe des idées , telles
que les avait considérées Técole sensualiste, et vit
aisément qu'il n'était pas obligé d'admettre les consé-
quences d'un principe qu'il désavouait. Aussitôt que
Reid eut reconnu dans une question particulière la
nécessité d'une méthode exacte et sévère, il la trans-
porta dans les autres questions de la philosophie, et
sentant la nécessité de renoncer à ces croyances faciles
nées d'observations incomplètes et inexactes, illa-pri(
pour guide dans toutes les recherches qu'il entrepris
dans la suite.
La seule question de la réalité des corps, qu'il venait
de poser , met en jeu une foule de facultés, et nécessite
l'application d'un grand nombre de lois de notre nature.
Conduit, en approfondissant cette question, à donner
un cours de métaphysique , Reid y porta toujours la
même rigueur de méthode. Lorsqu'il étudiait unç
faculté, il la considérait sous toutes, ses faces et l'a«
naljf sait dans tous ses éléments. Examinait-il une loi,
(1) Voyez, pour de plus amples développements , le discours prélimiDaire
placé par M. Buchon en tèle de sa traduction de VHistoire des sciences méta-
^ytlqtiet, ponU4|iie6 et motalet» depuis la renaissance des lettres, par
Dniali Slewart
432 PuiLosoruiË moderne.
il la considérait dans ses applications diverses , pour
saisir au milieu des changements qu'elle éprouve l'idée
précise qu'il faut y attacher. C'est ainsi que l'on vit
réellement appliquer pour la première fois en philo*
Sophie les préceptes* donnés par Bacon dans son Navum
organum , et par Newton dans ses Regnke ptàlasûphtmdi.
Le scepticisme de Hume fut attaqué avec plus de
force encore par James Beattie , professeur de morale
à Edimbourg, qui reconnut avec Reid un sens commun
supérieur à l'expérience , et par lequel les principes
de la connaissance sont déterminés. Ce sens commun
est y suivant lui, une faculté de l'esprit humain , qui
reconnaît la vérité ou fonde la croyance , non par une
argumentation progressive, mais par un penchant
immédiat, instinctif et irrésistible , lequel ne tire pas
sa source de l'éducation et de Tbabitude, provient uni-*
quement de la nature, et agit indépendamment de
notre volonté , et d'après une loi , dès que l'objet se
présente. Le sens commun est encore, d'après le même
philosophe , la^source de tous les principes de la morale
pratique. C'est sur lui que reposent l'idée de la liberté
morale, la loi du devoir, l'espérance d'une vie future
et les bases de la religion. Sous ce dernier point de
vue, la doctrine du sens commun fut employée avec
de plus grands développements encore par un autre
Écossais, Jacques Oswald^ dans son Appel ms&u
commun en faveur de la religion. %
Mais de tous les successeurs de Reid c'est Dugald
Stewart qui a rendu les plus grands services a la
science philosophique. Après avoir combattu Locke
et ses disciples dans ses Essais philosophiques ^ il fit ,
TROISIÈME ÉPOQUE. 433
dans son bel ouviUge sur la Phibsophie de (esprit
hmiiain, l'analyse de plusieurs facultés importantes,
telles que l'abstraction et la généralisation des idées ,
qui avaient été négligées par Reid; il établit sur des
bases positives la nouvelle logique que préparaient peu
à peu les travaux deVécole d'Edimbourg. Mais ce fut
surtout en morale qu'il remplit heureusement les
lacunes qu'y avaient laissées Reid , Smith et Fergusson.
Guidé par les exemples de ses devanciers, riche de
celte multitude d'expériences qu'avait fait éclore depuis
un demi-siècle la méthode de l'école écossaise , parmi
des hommes doués au plus haut degré du talent dé
l'observation , il composa un ouvrage qui les renferme
toutes^ ingénieusement et méthodiquement distribuées
dans des classifications étendues. Les Esquisses de
philosophie morale peuvent être con^dérées comme le
Iraité de morale le plus complet qui ait encore paru en
Angleterre.
Le caractère distinctif de la philosophie écossaise est
une sagacité rare^ une patience et une rigueur d'analyse
dignes des plus grands éloges. Jamais les phénomènes
de la conscience , les principes constitutifs de toute
science humaine n'avaient été étudiés et décrits avec
autant de pénétration et d'exactitude. Elle a prouvé
d'une manière qui ne laisse rien à désirer que , dans
le développement de nos facultés, la sensibilité physique
ne joue qu'un rôle secondaire ; elle a marqué la diffé-
rence profonde qui sépare les notions particulières des
principes généraux; de ces lois primitives de notre in-
telligence , que le monde extérieur ne nous donne pas,
mais d'après lesquelles au contraire nous apercevons et
28
r
I
434 PHILOSOFBIB HODKRNE.
concevons le monde extérieur. Ces principes nécessaires»
sur lesquels Platon avait £àit reposer ses hautes théories,
que le méthodique Aristote avait classés en catég<MrieSy
que Leibnitz avait proclamés sons le nom de vérités
l^rnelles, et que l'école de Locke avait négligée , peros
qu'elle était impuissante à les faire sortir de la
tion f les philosophes d'Ëk^sse les retrouvaient
au fond de la conscience soumise à une analyse n^
goureuse.
Mais ces observateurs infatigables auraient pu rendre
à la philosophie de plus grands services encore , 8*ils
n'avaient pas circonscrit dans des limites trop resserrées
les objets de leurs recherches. C'était beaucoup , sans
doute, que d'avoir constaté les caractères actuels de
la connaissance humaine , et classé avec méthode les
différentes espèc^ d'idées contingentes ou nécessaires.
Mais il n'est pas au pouvoir de l'esprit humaia de se
contenter de ces monographies de facultés , de ces énu-
mératJons de faits internes ou externes, avec quelque
exactitude qu'ils soient constatés et décrits. Il veut
savoir quelle en est l'origine; il fiiut qu'on lui montre
par quelle voie ils sont entrés dans son inidligenoe*
L'école d'Edimbourg a laissé entièreo^ent de o6b& les
questions relatives à l'origine de nos connaissaBces.
Elle a refusé pareillement d'aborder un problème pk»
important encore : celui qui a pour objet de constater
leur légitimilé. C'est «cependant un fait incoalesiable
que la science philosophique ne peut être coa»piè&e i
que si elle fait connaître la portée légitime des pria*
cipes dont elle a déterminé les caractères actuels et
primitife» Ces lois, ces catégories, tw idées nécessaires
TROISIÈME tPOQUE. 4^3
dépendent-elles de la nature même de notre intelligence?
Est-ce elle qui leé crée et les impose ensuite à la nature?
Si elles ne sont pas son ouvrage , qui les lui a révélées?
Quel motif a-t-elle d'y ajouter foi ? De quel droit peut-
elle les appliquer aux objets éilérieurs ? L'école éeos^.
saîse s'est renfermée à cet égard daos un silence qui
fiBiit honneur à sa prudence et à sa circoâ^eMlon f
mais qui ne saurait satisfaire les exigences légitimes de
l'esprit humain.
Néanmoins les ouvrfl^es des philosophes de l'écohl
dÉ dimbourg doivent être regardés comme une intro^
ductioû nécessaire à l'étude des Aicciltés iniellectoellest
Leur méthode est celle du siècle : c'est celle de Tob*
servation; elle a donné à la science psychologique Une
baee inébranlable. Ils auraient pu aller plus loin sans
doute; mais, dans la voie qu'ils ont suivie , en est
certain du moins qu'ils ne se sont pas égarés (4)«
(1) Les otTru^es de Reid et la phis grande fMrtle de eèu de Dagafd
Stewarl oot été tniduits cb françMs. M. Joufflroy a fait sviTre la traéveCion
des œuvres complètes de Th. Reid , de fragments qui sont les seuls échautil*
Ions qui nous restent de renseignement de U. Koyer-Gollard. On lui doit
tBSSi la iradttétiM dec Esquisses de phUosophie mordke de BtigaUl StêWart,
ouvrage dont M. Cousin a donné, dans ses Fra^atents pbilMOfliifiM»» «m
analyse détaillée. Sous le titre à'Histoire abntgee de^sciences mùaphy^
sîques , politiques el morales , depuis la renaissance des leiires , M. Bu-
cteoo a traduH tm éiseoura pvMié par SieMrt es léte du supplément à VKn-
cyclopédie britannique. D'autres essais du même auteur sur les sysltees d«
Locke , Hartley , Priestley , Darwin et Horne-Tooke , ont été traduits par
M. Huret. Nous devons mentiontier atissi parmi les ouvrages les plus propres
à filtre eonnatlre feaprlt de la ^iloMpliie éeMilklae , plnsieurs essais de 9ir
James Haekifltodi , traduits par M. Sinrâ , sens le titre de Méimtpes phk-
losophiques*
436 PHILOSOfBlE MODERKE.
t'UILOSOPHIE ALLEMANDE.
Répandue par rinfluenoe des mœurs el des idées
françaises , secondée par Frédéric le Grand » la philo-
sophie de la sensation n'avait pu jeter de ptofondes
racines dans la patrie de Leibnitz. Tout en obéissant
à la tendance empirique dont il n'était guère possible
de s'affranchir alors , les philosophes allemands se dis-
tinguaient encore par les efforts qu'ils ne cessaient de
faire pour donner à leurs analyses plus de rigueur el
de profondeur philosophiques. Rarement aussi ils mé-
connurent les intérêts sacrés de la morale. Cependant
le sceptidsme de Hume, sur lequel Sdlzer appela leur
attention , produisit en Allemagne la sensation la plus
vive. Alors commença un nouveau mouvement pbîlo*
sophique, analogue à celui qui avait précédé, en Ecosse,
la réforme opérée par Reid et Dugald Stewart. Pendant
cette époque de transition , remarquable aussi par son
esprit d'indécision et d'indétermination, le sens moral
fut appelé pour combattre Tinfluence du sensualisme.
Il se manifesta pareillement une tendance assez pro-
noncée vers l'éclectisme : on se persuadait , dit Ten-
nemann , que la vérité, semblable à un rayon de
lumière brisé , devait se trouver éparse dans tous les
systèmes.
Telle fut à pjeu près la direction que prirent dans
leurs travaux J. Basedov^t, qui porta dans ses ouvrags
sur 1 éducation des vues analogues à celles de Rousseau;
Moïse Mendelsshoh qui, dans ses recherches esthé-
tiques et psychologiques^ unit l'élégance à la clarté.
TROISIÈME ÉPOQUE^ 437
Platner Garve et Meiners se distinguèrent par le même
esprit de modération et d'éclectisme ; Féder se rappro-*
cha plus des doctrines de Locke, qu'il répandit dans
des manuels appropriés au grand nombre des lecteurs.
Un philosophe qui n'obtint pas de ses contemporains
toute l'attention qu'il méritait, J. -Nicolas Tétens avait
cependant déjà porté dans ses recherches plus de ri-
gueur et d'exactitude. 11 sut avec beaucoup de sagacité^
et sans tomber dans aucune hypothèse matérialiste,
étendre les conséquences de la doctrine de Locke sur
l'origine de nos connaissances , découvrir les facultés
fondamentales^ et maintenir les principes de la vérité
objective. Il essaya de réfuter le scepticisme de Hume ,
et ouvrit enfin les voies à. une philosophie plus profonde.
Tout était ainsi préparé pour une révolution dans
la philosophie : elle devenait d'autant plus urgente que
déjà plusieurs génies pleins d'originalité, Lessing,
WiNGKELMANN , GcETHE, Herder, avaicut reuouvelé en
divers sens le mouvement intellectuel , et ouvert la
route à de nouvelles idées sur les sciences et les arts;
ce fut dans dç pareilles circonstances qu'EiiMANUEL Kant
entra dans la carrière.
IDÉALISME CRITIQUE
DE &ANT.
Emmanuel Kant (1), né à Kœnigsberg le 22 avril
(1) Voyez L.-F. Schôn , Philosophie iranscenderUaU ou Système
d^ Emmanuel Kant, Paris 1831. — Biographie universelle ^ art. Kant. —
Jkiariuel de Tennemonn , vol. U, p. 230. — Voyez aussi l'excellent ouvrage
dé M .'Cbarles Villers sur la philosophie de Kant.
488 PHIMiOHRB HOMaMB.
4T34t mourut le 13 avril 4804, deux luois enwM
avant d'atteindre aa quatre-vingtième année. Son père,
d'origine éeoaaaiae» était aellier , et jeuiasait à Kœn^ja-
barg de la nieiileure réputation. On vaiHe aa prolMté
intaete, aen horreur pour le niraaongey et Boa inflesible
rf8î4ité dana raecompliaaenient de tona aea devnira.
L'épouai qu'il a'était ohoiaie réuniaaait lea niAmaa
Qualitéi» L'eieeaple de tbutea cea vartua exerça la
plua grande inflmnee aur la vie de Kant ; de li la
aéférité de aea princlpea envera lni«-inèine ; de li aa
eenatance dana la recberebe de la vérité , dana rinveaii*
gation • dana lea délaila de aon ayatème pbiloaophique.
Péa aen Jeune Age» il montra un goAt prononcé pour
lea étudai aéWeuaea, et il a'y livra avec tant d'ardeur,
qu'en peu de tempa il aurpaaaa loua aea oondlaoiples
dana la eennaiaaanoe dea languea, de la littérature , de
rbiatoiroy ^t dea aoienoea pbyaiquea et raathéinatiqnea.
Il ae diatinguait auaai par l'ordre et la peraévéranee
qu'il mettait 4 auivre nue vérité^ i l'examiner aoua
taua aea rapporta, et i la fixer aur dea baaea inébran^
kblea» apréa l'avoir dépouillée de toua lea preatiges dont
trop souvent l'imagination se plalt i l'environner.
II s'était -déjà rendu célèbre par ses travaux mathé-
matiques, lorsque parurent lea £<«aia de David Hume:
indigné du scepticisme qu'ils renfermaient, il abandonna
aussitôt les langues , la littérature , les sciences mathé-
matiques et physiques, qui lui promettaient la gloire,
et s*élança dans lea profondeurs de la métaphysique ;
il sonda les mystères de l'intelligence humaine, en sou*
inft les divera phénomènes à la plus rigoureuse analyse ,
étudia tous les aystèmea inventée juaqu'i lui pour lea
noiiiÈME ÉtoQins. 4M
wpliqaer , et le résultat de ses méditations fat qm dw
théories philosophiques les plus nobles et les plus pro»
fondes dont puisse s'honorer Tesprit humain.
Pour établir la métaphysique sur une base solide,
il aongea d'abord à bien connaître la source, l'usage
et la légitimité de nos connaissances. Une analyse des
familtés humaines lui était donc nécessaire pour qu'il
pût découvrir les lois suivant lesquelles ces connais-
sances sont acquises.
Or nos . connaissances sont de deux sortes : les unes
sont tirées de l'expérience et en dépendent essentiel-
iMoent; tandis que les autres n'en dépendent pas et
prennent leur source dans l'être pensant. Elles se
manifestent à l'occasion de l'expérience , mais ce n'est
pas d'elle qu'elles tirent leur origine : celle-ci les dé-
valoppe, mais ne les engendre pas. Ainsi les premières
sont empiriques, àposteriorif contingentes; les secondes
sont rationnelles^ à priori y nécessaires.
Les jugements sont analytiques ou synthétiques.
Dans les premiers, le sujet contient l'attribut; dans les
autres, l'attribut est toujours différent du sujet. Lors-
qu'on dit, par exemple, leparallélogrammeestuneflgure
à quatre côtés parallèles, deux à deux, c'est un jugement
analytique développant et expliquant le sujet, mais qui
n*augmente point nos connaissances. Un jugement syn-
thétique, au contraire, les agrandit en nqus montrant une
chose nouvelle^ une chose qui n'était point contenuedans
le sujet) tel est celui-ci : dans un triangle rectangle le
carré de l'hypoténuse est égal au carré des deux
autres eâtés. Les propositions de la géométrie, de la
statique t de la mécanique, sont synthétiques, à priori^
440 PHILOSOPBIE MODERNE.
nécessaires ; celtes de la physique et de la chimie , au
contraire , ne le sont pas ; elles embrassent un certain
nombre de cas, jamais tous les cas possibles.
La légitimité des jugements analytiques repose 8ur le
principe de la non-contradiction ; Tattribut doit s'ac-
corder avec lui , autrement il y aurait contradiction.
Pour les jugements synthétiques à j)osteriori, c'est sur
la perception qu'est fondée leur légitimité. Hais quel
est le principe qui donne autorité aux jugements syn-
thétiques à priori? Toute la métaphysique est dans la
solution de ce problème ; voici celle de Kant :
Tout jugement porté sur un objet d'expérience n'est
possible que par Tintuition. A qui est due cette intui-
tion ? à notre capacité de recevoir les impressions ^
c'est-à-dire à notre récepiivUé ; mais il faut ensuite que
ces intuitions soient recueillies, et une fois recueillies,
qu'elles soient ramenées à l'unité. Qui jouit de cette
faculté ? c'est l'activité de l'être pensant^ par la spon^
tanéité qui lui est propre et qui constitue Veniendemeni.
Ce qui correspond à l'intuition est la matière du juge-
ment ; l'ordre dans lequel les intuitions sont recueillies
et réunies en est là forme; l'objet du jugement est le
phénomène. Ce ne sont donc pas les objets qui imposent
des lois à l'entendement ; c'est^ au contraire, l'enten-
dement QUI DONNE nécessairement DES LOIS AUX OBJETS.
Ces lois, notre entendement les possède indépendamment
de toute expérience, et si elles se trouvent dans les
objets, c'est qu'elles y sont telles que notre entende-
ment les y a transportées.
La forme de l'intuition n'étant pas dans les objels
perçus, mais bien dans l'être percevant et pensant^
TROISIÈME ÉPOQIjE. 44 1
Kant Rappelle in|uilion pure et â priori, ou forme de
la sensibililé, c'est-à-dire forme dont la sensibilité
revêt les objets pour qu'ils soient perceptibles. Les
intuitions pures sont le temps et Vespace.
Pour qu!une synthèse ait de la validité, l'entende-
meot doit lui donner le caractère de la nécessité,
caractère que l'intuition seule ne saurait imprimer,
puisqu'elle nous apprend bien qu'un objet est , mais
non qu'il est nécessairement. La nécessité dont l'en-
lendement revêt les notions fournies par l'intuition,
est précisément la catégorie ou loi de l'entendement'.
Les catégories sont les formes de l'entendement ; ejfes
existent à priori , et sont au nombre de douze , comme
les jugements par lesquels se manifestent les opérations
de l'entendement, et sur lesquels elles sont basées; savoir:
V Trois jugements de quantité: unité, pluralité,
universalité ;
2'' Trois jugements de qualité : affirmation, négaiian,
limitation ;
S"" Trois jugements de relation : substance, causalité^
communauté ;
4'' Trois jugements de modalité : possibilité^ être,
nécessité.
Telles sont les catégories de Kant; par elles l'expé-
rience devient possible, ce n'est qu'en les appliquant
aux objets sensibles qu'elles ont de la réalité ; autre-
ment elles ne sont que des pensées et non pas des
connaissances.
Si l'on veut rapporter les catégories aux intuitions
dont elles diffèrent essentiellement, il faut qu'il y ait
entre elles une certaine homogénéité qui leur serve de
449 PHILOSOPHIE HOBEItm.
point commun : ce lian est Xespace et le iemp^ qiM
trouvent des deux côtés. Ainsi la connaissance^ seloii
Kant , n'est rien autre chose que Tidée rapportée à uoe
întuilion. En effet, les intuitions n'étant possibles que
par le temps et l'espace , il est évident que nous ne
pouvons connaître que ce qui est dans l'espace et dus
le temps. En d'autres termes , nous ne pouvons con«>
nattreque les phénamènei; quant aux objets placés hors
du temps et de l'espace , aux noumèneê, aux choses en
elles-mêmes y il ne nouj est point donné d'arriver jus-
qu'à leur connaissance.
Cette théorie constitue VUéalisme eriiique. VidéaSâme
sùtpîique de Descartes soutenait que la réalité des objets
peut être prouvée par la raison; V idéalisme cèmibi de
Berkeley nie entièrement l'existence de ces objets;
ViééûHêfM eriiique de Kant, au contraire, la prouve en
vertu des lois mêmes de la raison , mais avec cette res-
triction que nous ne pouvons savoir ce que les objets
sont en eux-mêmes.
La raison théorétique, en tant que faculté de raison-
nement, tend à l'unité absolue et à l'enchaînement
systématique, par les idées qui sont les formes suivant
lesquelles la raison s'exerce. Une connaissance réelle ,
en vertu d'idées, n'est pas possible ; car les idées n'ont
point de terme correspondant pour nous dans le do-
maine de l'expérience, bien que la raison se porte aveo
d'infatigables efforts vers la connaissance de Dieu, du
monde, de la liberté, et de l'immortalité de l'âme; et
que tout l'appareil de la métaphysique ait été de tout
temps dirigé vers ces problèmes. La raison philoso-
phique ne doit faire aueun usage dogmatique de ces
TBOISlftl» ÉPOQUE. 443
idéet : autrement elle s'engagerait dans un dédate de
coqtradtctions ; c'est ce que Kant s'attache à démontrer
dans ce qu'il appelle les anAnamieê de la raiion pure. Il
place sur deux lignes parallèles les arguments pour ou
contre la liberté deThomme, Texistence de Dieu , Tim-
niorlaUté et Timmatérialité de l'âme, et fait voir qu'il
est impossible de démontrer par le raisonnement Texi-
Stanee ou la non^etistenee des objets supra-sensibles
de ces idées » parce qu'il est impossible de connaître
ce que les objets sont en eux-mêmes ; de sorte
qu'en détruisant la possibilité de connaître la réa-
lité de ces oiqets, il détruit en même temps la possibi-
lité de rien établir de légitime en faveur de l'athéisme ,
du matérinUsme et du &talisme. La raison, en effet,
étant féguktim » et non cmstUuUve^ n'a aucune valeur
hors de nous-mêmes ; elle est purement subjective.
Ici se montre dans tout son jour l'erreur profonde
dans laquelle est tombé ce grand et ingénieuse analyste.
Après avoir reconnu et déterminé avec une sagacité
inoomparable les lois de la raison , il les a en
quelque sorte frappées de stérilité en les subordon-
pant & la personnalité humaine. Il n'a pas vu que ce
n*Mt pas la raison qui constitue cette personnalité,
maia bien la volonté , l'activité volontaire et libre» dont
il n'avait pas étudié avec la même soin le caractère
distinetif. Tout acte de notre volonté est personnel et
suHi^tif ; nous nous l'imputons ; nous reconnaissons
que nous en sommes cause. Mais il n'en est pas de
môme des lois de notre raison; elles sont impersonnelles;
çlles dominent la conscience humaine qui les aperçoit ,
et la qature qui les représente. Il serait bien absurde
AH PRILOSOPIIIE MODERNE,
de nous rapporter et de nous attribuer des conc^tioDs
telles que celles-ci : Tout effe,l suppose tme cause ; il n'y
a poim de phénomène sans subsiance ; le devoir est obliga-
toire. Une vérité , bien qu'elle tombe sous la perception
de notre raison , n'en est ni moins absolue , ni moins
indépendante. Nous verrons plus tard comment M.
Cousin , complétant et régularisant l'œuvre de Kant,
a rendu aux lois de la raison toute leur valeur objecti?e,
en rétablissant cette faculté dans sa vraie nature et daas
l'indépendance qui lui appartient.
Le scepticisme ontologique dans lequel Kant avait
été entraîné par sa Critique de la raison pure , n'existe
plus dans sa Critiqae de la raison pratique. Dans cette
seconde partie de sa philosophie, qui se rattache essen-
tiellement à la première , le sage de Kœnigsberg dé-
montre que les idées de Dieu , du monde , de l'âme
immortelle, admises par la raison spéculative, ac-
quièrent par la raison pratique tous les caractères de
la réalité et de la certitude.
La raison pratique est en effet, selon lui, bien supé-
rieure à la raison théorétique : en effet , le précepte
d'agir moralement est universel et absolu , tandis que
«
celui d'acquérir des connaissances et de les étendre
n'est que conditionnel et contingent ; la sagesse est
donc le but le plus élevé de la raison. La loi morale
s'élève au-dessus du libre arbitre , dont notre volonté
est douée dans l'ordre contingent , et se produit à titre
ai impératif catégorique.
C'est un fait incontestable que tous les êtres ration-
nels reconnaissent la différence entre le bien et le mal,
le juste et l'injuste. La morale est une loi profondément
TROISIÈME ÉPOQUE. 445
gravée ^daD8*ie cœur humain, et la conscience la
moins développée ne saurait la méconnaître : de là ré*
suite que nous sommes libres, ou , en d'autres termes ,
que la cause de nos actions est en nous-mêmes , qu'elle
est indépendante des objets extérieurs. En effet, la
morale nous commande des actions qui sont impossibles
sans la liberté ou la causalité indépendante qui nous
est donnée avec la raison. Les obligations imposées
par la morale sont générales et nécessaires^ et le but
auquel tend leur accomplissement a le même caractère
de généralité et de nécessité. Ce but est absolu , c'est
le plus conforme à la raison ; ce n'est plus un moyen,
mais un terme dont l'expression est toute dans ces deux
mots : morale et vertu.
La loi rationnelle , qui nous ordonne de tendre sans
cesse à ce but^ est un fait incontestable ; mais, puis-
qu'il nous est impossilble , comme êtres rationnels phy-
siques, de toucher ce but ici-bas, il faut, de toute
mécessité, que nous puissions l'atteindre autre part
comme mtelligenee; il faut donc qu'une partie de nous-
mêmes^ que Came soit immortelle.
De plus , il importe que ces efforts que nous avons
à faire pour y arriver , soient en harmonie avec le degré
de bonheur qui doit en résulter ; mais comme nous ne
pouvons établir cette harmonie , puisque nous ne
sommes pas la causalité de la nature , il existe donc une
causalité , une intelligence , qui établit cette harmonie
entre la vertu et le bonheur, dans la vie future. Cette
intelligence, c'est l'Être suprême, dominateur et régu-
lateur de toutes choses; il est tout*puissant , souverai-
nement sage , prévoyant , saint.
446 PHILOSOPHIE MODfiMIE.
C'est aiosi que la raison pratique acheva ee qoe ia
raison spéculative avait laissé incomplet.
Dans son traité du sublime et du beau , intitulé Ot-
iique dujugemetu, Kant appliqua aux plaisirs de l'ima-
gination le même sjstème qui lui avait fourni de si
vastes développements dans la spbère de l'inteUigeaos
et du sentiment moral.
L'apparition des ouvrages de Kant causa une biea
vive sensation en Allemagne : d'abord un asses grand
nombre d'écrivains se déclarèrent contre les principes
du criticisme, qu'ils regardaient comme dangereux et
nuisibles, comme présentant un système d'idéalisme
destructif de la réalité objective de nos consaisesnces»
ainsi que des croyances rationnelles sur Dieu et Tiin*
mortalilé, et par conséquent comme attentatoires à tout
l'ordre religieux; mais beaucoup de bonsespritsse décla-
rèrent bientôt en faveur de ce système ,' le soutinrent
par leurs écrits ou essayèrent de le perfectionner.
Il nous est impossible d'exposer , même d'une ma-
nière abrégée, les tentatives qui furent faites alors, ei
toutes celles qui se sont succédé depuis, pour étea^fa^ ^
modifier , attaquer ou défendre les doctrines de l'illustre
auteur de la Critique de la raison pure. Notre but n'éteUi
pas de faire une énumération plus ou moins complète
d'écoles et de systèmes^ mais de montrer par l'exposi-
tion des doctrines les plus célèbres la marche pro*
gressive de Ja philosophie ellormétte , nous essaierons
seulement de faire voir ce qu'est devenu Tidéalisnie
critique deKant^ par suite des développements qui loi
ont été donnés par Fichte et par ScAelliro. Fidèle a
notre méthode , nous pourrons mieux Juger la valeur
TROISIÈME ÉPOQUE. 447
réelle du système philosophique du mattre, par les
conséqueuces qu'en auront tirées seç disciples*
IDÉALISME TRANSCENDENTAL
DE FICHTB.
La philosophie critique avait condamné d'avance
toute espèce d'essai tendant à pénétrer le. mystère des
existences et la nature intime des êtres. Ce fut ce*
pendant en parlant des principes de cette philosophie
que Fichte essaya d'élever le système trascendental le
plus dogmatique et le plus hardi que présente l'histoire
des spéculations de l'esprit humain. Plusieurs points
de contact rattachent pareillement le système de Schel-
ling à la philosophie critique. Indiquons les rapports (i)
que peuvent avoir entre elles ces différentes doctrines ;
cet examen nous servira en même temps k faire r^^
sortir quelques côtés faibles du criticisme kantien.
Kant reconnaît , saisit , et met en saillie les deul
termes de toute connaissance humaine , savoir: le sujet
ou le moi qui la possède ,. et t objet ou le non-moi qui
en est la matière. Mais le plus ditBcilé n'était pas de
constater cette dualité primitive ; c'était de faire au moi
et au non-moi sa part, et de la Ibi faire d'une fnanière
rigoureuse et irrévocable. Le principe dont l'auteur dé
la philosophie critique s'est servi pour régler cette et^
pèce de séparation de biens , suppose qtie cette sépa*^
(1) Ces rapports ont été plus tonguettent ééféhftés par A Aâeiltoi*
448 PHILOSOPHIE MODERiNK.
ration de biens s'est déjà faite ; tant qu'elle n'a pas eu
lieu , ce principe^ie saurait servir de coupelle, il a dit :
Ce qui est universel et nécessaire dans nos représen-
tations appartient au sujet; ce qu'il y a de variable et
de particulier appartient à l'objet ; et la réalité résulte
de la réunion de l'un à l'autre. Mais le sujet est un
phénomène à ses propres jeux , d'après la Critique de ta
raison pure; sa nature intime lui est aussi inconnue que
celle de l'objet; il est lui-même variable dans celles de
SCS représentations qui nDus paraissent constantes ; il
pourrait encore être soumis à d'autres variations pos-
sibles : on ne voit donc pas pourquoi le sujet doit étre^
plutôt que l'objet^ le principe de ce qu'il y a de néces-
saire et d'universel dans le système de nos représen-
tations. Où donc est la réalité, si le moi est un phéno-
mène, et le non -moi aussi un phénomène? Si vous le
demandez , le moi vous renvoie à l'objet , car les formes,
les catégories , les idées ne sont rien sans la matière
que les sens fournissent ; mais, d'un autre côté^ si vous
demandez la réalité à l'oblet , l'objet vous renvoie au
moi ou au sujet. < On dirait , dit M. Âncillon , deux
débiteurs insolvables qui sont d'accord pour se moquer
de leur créancier , et qui lui donnent Gnatement du
papier sur un tiers dont le crédit tient au leur , c'est-
à-dire à la réalité de l'expérience. » Quelle est la con-
séquence naturelle de cet envoi mutuel ? c'est que le
sujet n'est rien de réel , que le moi est un phénomène,
et que le non-moi en est un également. Gomment l'u-
nion mystique de ces deux phénomènes , le mariage de
ces deux ombres pourrait-il enfanter la réalité ?
Fichte^ et après lui Schelling, durent nécessaire-
n
TROISIÈME ÉPOQUE. 44§
ment chercher un principe absolu et inconditionnel à
I ces deux phénomènes ; et voici ce qui amena Fichte à
trouver ce principe dans le sujet lui-même.
On doit avoir remarqué que, toiit en faisant naître
la réalité du concours du.suj^ et dé l'objet, la phi-
losophie critique avait montré une sorte de prédilection
pour le sujet , et qu'elle lui avait fait la part la plus
considérable. Toute unité vient de lui, et par consé*
quent tout parait, venir dç lui; car il n'y a point d'in-
tuition sensible sans uni lé; point de jugement sans
unité , point de raisonn^ment sans unité. Les formes
de l'espace paraissent créer les corps, et avec eux tout
le monde extérieur ; les catégories , en s'appliquant
aux phénomènes , donnent des lois à la nature , et, en
le faisant, semblent la créer ainsi que l'expérience. La
philosophie. critique parle toujours, à la vérité, de la
matière que les sens fournissent ; mais on pouvait es-
sayer de s'en passer : il n'y avait qu'un pas à faire ;
on était à moitié chemin. Un contemporain de Kant,
Jacobi , prévit et prédit que l'on tenterait de tirer tout
du sein du sujet, et Fichte justifia sa prédiction.
D'un autre côté, les notions de l'unité et de Texis-*
tence ne sont , sans doute, dans la philosophie critique,
applicables qu'aux phénomèmes ; l'idée de l'absolu
ou de l'inconditionnel n'a qu'une vertu régulatrice ,
et n'a aucune réalité hors du sujet qui l'emploie.
Ces idées doivent être le couronnement de l'édi-
fice de nos connaissances ; «mais comme la raison
humaine ne peut pas se défendre de les employer ,
qu'elle n^' opère ejL ne peut opérer que par elles ; comme
ces idées exercent une si grande influence sur tous
29
460 FipLOSQraiE MOBBME.
les systèmes/de nos représentftUoDS , et qae ce n'etl
même que p^r leur ^>ertu que 1* unité systématique
est possible ^ on pouvait fattlement être eendoil à
commencer par elles le travatl de la phîlosepàie :
c'est* ce qu'a fait ScbeHiqg ; au lieu de les placer i
la fin de ce travail, il*a débuté par leur donner «■€
valeur okgective ^t en a &it la t^ase de sa théorie.
Fichte voulut éllyer la philosophie critique au rang
des sciences fondées sur l'évidence , et satisAdre h
r^fson sur le problème du rapport de nos représeo*
tations avec les objelâ. Pour établir sur àes hua
certaines la théorie de la êciencej telle qu'il l'avait d'abord
définie s il ne partit pwit d'une déoompositîen de
l'intelligence, ainsi que l'avait fait Kant. Selon lui, v
la conscience , ni ses objets, ni la matière de la con-
naissance, ni ses formes, n'eiistent primitivemenl ,
nuais sont produites par un acte du moi et recu^tto
par la réflexion. La seule proposition qui ait une cer-
titude immédiate, c'est celle-ci : moi est iioi. Elte porte
sa preuve en elle-même > et peut eUe-mêoie servir de
preuve à toutes les autres propositions. C'est en vertu
de ce principe que tout jugement a lieu ; or> juger est
un fait actif, un acte propre du moi. Le moi se pose
donc lui-môme ; il est l'agent et en même temps h
produit de l'acte, et c'est ce double rôle qui &ith
conscience. L'activité primitive du mot consiste en a&i
réflexion sur lui-même , qui a sa raison dans un (dbfi-
tacle ou arrêt nécessaire éprouvé par Tactivièé josqae-
là indéQnie. Le mot se pose comme S4gct , eo aàa^
temps qu'il s'oppose comme objet à ce point de résis-
tance. Le second principe déterminé par le pieiatt'
TÀOISIÈME tPOQVE. 451
i .edt celui-ci : moi n'est pas noi^tMoi. II reste à évclf|uer
I encore, par ifn noUVet effort de Tart philosophique ,
I un troisième principe non contingent quant a sa valeur ,
\ ei côntiogent qtfant à ^a ÎBtme. A cet effet. Il tatut
I troujfer ud acte dtf thoi où pillsse se renaontrer ifaùs
I le mot Topposition dii non-moi sans que-.le ftioi pèrlbsd :
I or la réalité et Ift négation ne ^aoralent 9e trouver
j r^^unies qfu^ d&ns ce qui est fini , Ufnité ; Id 'itmîlalion
eêt donc de principe qt^e- nous tiherclions.
. Haintenant, ta lltfiitâtion nous conduit à là divisibilité:
tout ^dimil^e est tint quantité; par CoUséqueht, dans
le mol sbjèrà Kinitatlon doit Être eontenoe une quautilé
divisible: ainsi le '^mot coniprend. eti iui-rtiênic quel-
que chd^ qui peut y être mis OU retranché , sans que
pour'cela le mot cass^ d'exister. Fichte reconnaît doiic
un mot' divisible el un mQp absdkr. Le moi oppose au mot
divisible lîn non-mot égafemenl^itlMble. Tous deux sont
posés dans le moi absolu et pa^lu{, comme étant âp-
^préclables et déterminables Vuh (^ar rautré. t>ë là Ces
deux propositions : 1** le moi se posé comme déteriniué
pair un mn-^noi^ limite l'activité absolue en lui; 2"* le
mot se pose comme détermitiant lé non-moi : la réalité
de l'un sert de limite à la réalité de l'autre.
C'est $ilnsl que Fichte crut avoir trouvé le môyefi de
concilier l'idéalisme et le réalisme : diaprés cette théorie,
toutes nos oolieeptions , tous les phénomènes de notre
intelligence Vo réduiront à deux points de vue d'un
méine ftilt ^ dans lesquels nous considérerons tantôt le
mot comme aetif , et le no/t^moi comme passif; tantôt
te mol comme passif^ et le non-ntoi Coiiittie dCtif.
Suivons le ikoi daiis ses développémenls. Une (bis
452 PHILO&OniE MODERNE.
posé, il se heurte contre le nan-^mai qui le limite, qui
le repousse lorsqu'il veut s'étendre. Dans ce choc, le
nun signale l'obstacle et le crée ; car s'il n'y airait pas
de ftm y où serait le non^Êun ? Le fion-fiiat ressor I donc
du. moi; même en lui résistant , il est sa créature : donc
le monde c'est mot.
Dieu n'existe pour mot que parce que j'y pense :
c'est moi qui le construb comme l'idée la plus haute
de l'ordre moral du monde. Hors de moi, il n'est pas;
en moi, il est. Dieu est la création sublime de Thoaune,
et l'homme doit travailler à ressembler à ce Dieu qu'il
fait lui-même, qui est le résultat de sa conscience ei de
sa moralité : donc Dieu , c'est mcll.
Je règne donc sur tout ce qui est ; j'en suis le prin-
cipe , la source , le centre ; je suis l'être lui-même , je
suis cause indépendante, je suis libre.
Nul philosophe, avant Fichte, n'avait, comme on le
voit, poussé le système de l'idéalisme à une rigueur
aussi scientifique : il fait de l'activité de l'âme l'uni-
vers entier ; tout ce qui peut être conçu , tout ce qui
peut être imaginé vient d'elle. U tire de son système
une morale stoîque qui n'admet aucune excuse : car
tout venant du mot , c'est au mot seul à répondre de
l'usage qu'il fait de sa volonté. La morale et le droit
naturel, tels qu'il les fait dériver de son principe
générateur , présentent dans leur ensemble , plus con-
séquent en apparence qu'en réalité, des idées originales,
grandes et précieuses , à côté de beaucoup de propo-
sitions étranges et paradoxales. Au reste, il varia sur
divers points de son système , qu'il reproduisit à plu-
sieurs reprises sous d'autres formes. La différence la
TROISIÈME ÉPOQUE. ' « 453
plus frappante que l'onVemarque entre la première et
la dernière forme de Ih doctrine de la science, c'est que
Tune est conçue dans le sens idéaliste , et l'uutre dans
le sens réaliste. Dans la première , il part de l'activité;
dans la seconde , de rexistence de Dieu comme réalité
unique, comme vie unique, pure et indépendante,
dont le monde et la conscience portent l'image et
Tempreinte.
La philosophie de Schelling contribua , sans doute ,
autant que l'esprit religieux , à cette variation dans les
idées de Fichte. '
« Cette doctrine, dît Tennematin , dans l'excellent
Manuel ^1) où nous avons puisé en l'abrégeant une
partie de cet exposé sommaire de l'idéalisme transcen-
dental , cette doctrine a fini par avoir la destinée de tous
les systèmes : après avoir d'abord vivement occupé
Fattention du* monde philosophique, elle n'a pu y
acquérir une autorité générale, malgré son ton im-
posant exclusivement favorable à la spéculation pure ,
aux dépehs des notions réelles qu'elle enseigne à
dédaigner. On ne peut néanmoins méconnaître la
grande influence que l'idéalisme de Fichte a exercée
sur les âmes d^ses contemporains, non plus que cette
sérieuse direction vers les doctrines anti-sensualistes
imprimée à beaucoup d'esprits par l'éloquence mâle
qui était l'un des attributs du talent de l'auteur. »
(1) Trad. de M. Cousin , toI. 2, p. 293.
454 P|ltfLQ8q(^BI|S^llifD^NE«
»
aVSTEME D;S l'identité iBSOUJE
* *
u
I
• ••
te SCHfiLLlMG. ' ^ t
• * . *■
Fréd.-Guill.-Jos. de Schilling (1) eg un
plein d*origini)ité ^ de richesse et d'éclat, su^ieyr à
Ficthe^pour la soiif^esse et la vivacité de VînQagiqatioo »
l^spHt |K)éttque , retendue 4§s cqpnaijssancp» posUives,
surtout en fait d'histoire /d'aptiquités 9 i|e philosophie,
ancienne et de sciences naturelles ; B'abpcd j^rti^n ,
a^ec plusieurs restrictipns^ du systèmes de • fictbe , il
finit par s'en éloigner de plus* en plus, à mesure au^il
en reconnut rnieux le point c)e vue exclusif A }e.in»naue
d'évidence.
C'est du moi que l^^içhte déciuit toute^hose \ mais ,
en admettant que Je subjectif puisse proftuire l'objectif,
et en refusant d'adinettre que )e contraire ait lieu,
Fichle affirme plutôt qu'il ne démoptre. On peut'
prendre la marche opposée, et aller de la nature au
moi , de Tobjeclif au subjectif ; dès qu'on s'abandonne
à la spéculation sans consulter la méthode critique ,
Ton peut accorder & l'un de ces procédés autant de
coqflaAce qu'à l'autre* Aussi bien Spinosa avait déjà
donné un grand exemple du dogmatisme systématique
et d'un réalisme objectif poussé aussi loin qu'il peut
aller.
Ces vues suggérèrent à Schelling l'idée d'une double
science philosophique formée de deux parties opposées
(i) Né à Léonberg, daas le Wurtemberg» le S7 Janvier 1775.
TftOMiiME iPOtfui. 459
et parÉllèles I savoir : Id philosopMe de ia nature et là
pbUoiophm irof^scemientcdej à chacune deaquell^y surliHit
à la première, il a consacré des ouvrages spéciaux.
Mais la prenière ne saurait épuiser la variété de^ choses {
I9 seconde ne peut atteindre jusqu'à Tabsolu^ jusqu'à
ce qui est esAntiellement simple. Nous ne potivonfl
QûQcevotr par les prqcédés ordinaires de l'entendement
cûinment de l'unité peut ■ sortir le multiple , ni comment
du multiple peut soctir l'unité , réunissant en soi le
caractère d'unité et de multiplicité; l'une et l'autre se
perdent dans l'infini qui leur est commun à toutes
deux ; il ftiut donc qu'il y ait encore une philosophie
plus haute 9 servant de premier anneau pour les deui
autres qui en dépendent également et se réunissent
en elle.
En poursuivant cette idée, que la science doit re^
poser essentiellement sur l'unité originelle de ce qui
fltit et de ce qui est su , Schelling amva enfin au sys«*
tème de I'idehtité absolue du subjectif et de l'objectif,
ou système de l'indifférence du différent , en quoi con^
siste la nature de l'absolu , ou de Dieu. Voici les prin-
cipales propositions de ce système ;
\\ n'existe. qu'un seul être identique; toute différence
entre les choses , relativement à leur réalité , est pu*
cernent quantitative et non qualitative, et réside dans
la prédominance du point de vue objectif ou subjectif
de l'idéal ou du réel. Le fini, produit de la réflexion,
toute relative par sa nature, n'a qu'une réalité appa«-
rente.
L'être absolu se révèle dans la génération éternella
456 rniLosoPHie modehne.
des choses I lesquelles constilueat les ronnes de cet
être unique. Toute chose est donc une oiaDÎfestâiioa
de l'être absolu sous une forme déterminée , et il ne
peut rien exister qui ne participe de l'être divin. De
là suit qije la nature «lle^même n'est point morte, mais
"vivante et divine ainsi que l'idéal.
Cette manifestation de l'absolu s'est produite parles
oppositions ou corrélations qui apparaissent à différents
degrés du développement total ^ où se rencsontre une
prédominance diverse , tantôt de l'idéal, tantôt du réel.
Ces oppositions ne sont que l'expression de Tidentité.
L'identité se développe par des oppositions de termes
qui y résultant de l'absolu identique , comme , par
exemple, le type et l'empreinte, la face et le revers,
le pôle et son antipode, etc. , sortent du sein de cet
absolu avec un caractère dominant, tantôt plus idéal,
tantôt plus réel , et qui rentrent réunis de nouveau
par la loi de la totalité. D'où cette proposition : L'ideit-
tiié dans la iriplicitéy est la loi du développement. La
science est la recherche de ce développement; elle est
une image de l'univers en tant qu'elle déduit les idées
des choses de la pensée fondamentale de l'absolu,
d'après le principe dç V identité dans latrij)tidléj en tant
que dans cette construction y comme l'appelle SchelUng,
elle reproduit la marche de la nature , c'est-à-dire la
succession des formes qu'elle revêt tour à tour. Or,
cette construction est la philosophie : le plus haut point
de vue philosophique est celui suivant lequel on n'en-
visage dans la pluralité et la diversité qu'une forme
relative , et dans cette, forme que l'identité absolue.
TROISIÈME ÉPOQUE. 457
Yoici le dessin général de cette construction :
L*AlMolu ( le tout dass sa forme première )
se manifeste dans
La Natare ( qui estVabsolu selon sa forme secondaire ).
Il se produit dans deux ordres de relatif, savoir :
Le Réel. Lldéal.
Sons les puissances suivantes :
Pesanteur-* Matière.
Lumière — MouTement.
Organisme— Vie.
Yérité— Science.
Bonté — Religion.
Beauté — Art.
Âu-dessus, comme formes réfléchies de T uni vers,
se placent :
L'homme ( le Microcosme ) FÉtat.
Le Système du monde ( lUnivers extérieur ) rHUtoire.
SchcUing a développé ces grandes vues avec une
habileté supérieure, sans se conformer aux divisions
de la philosophie jusque-là en usage, et il a su tirer
très-heureusement parti des idées de Platon , de Bruno
et de Spinosa. Après avoir donné plusieurs expositions
de sa doctrine fondamentale, prise dans son ensemble,
il s'est attaché principalement à Tune de ses deux
parties, c'est-à-dire au point de vue réel, ou à la phi-
losophie de la nature, comme étude du principe vivant
et fécond qui produit par lui-même en se divisant sous
la loi de la dualité. Quant à la partie idéale, il n'en a
traité , dans ses derniers écrits , que quelques questions
46S PHILOfOPBnS VODBWE.
isolées, savoir : la liberté et TorigiDe du mal, la nature
de Dîeû. * -
*En matière de morale , il enseigne les propoêkioas
suivantes : La crQyanee en Dieu est la hise première
de la moralité. Si Dieu existe, il s'ensuit immédia-
tement Texistence du monde moral. La veHu Qgt tin
état dans lequel Tânie se conforme, non pas à une loi
placée en dehors d'elle-même , mais bien à la nécessité
interne de sa nature. La moralité est en même temps
le bonheur pur : cette béatitude n'est point un accident
de la vertu ; ce n'est autre chose que la vertu die-
même.
La tendance de l'âme à s'unir avec le centre, avec
Dieu, constitue la moralité. La vie commune, réglée
conformément au lype divin par rapport à la morale,
la religion, la science et l'art, est l'ordre social ou
l'État. C'est, dans un mécanisme intérieur, l'harmonie
de la nécessité et de la liberté, harmonie qui a poor
base la nature même de la liberté.
L'histoire, dans sa totalité, est une révélation de
Dieu , une révélation qui se développe sans cesse pro«
gressivement.
Le beau , dont Schelling ne s'est occupé que dans
son rapport avec l'art ^ est, selon lui, Tinfini repré-
senté dans le fini ; l'art , représentation des idées, est
une révélation de Dieu dans l'esprit humain.
Au reste, Schelling a déclaré lui-même que son
système n'est pas achevé; et on n'en trouve encore
l'exposition générale scientifique que dans un simple
fragment de peu d'étendue. Il n'en a pas moins eieité
un grand enthousiasme t de tous côtés nn s'e^ eflbreé
TaOlSlÈME ÉPOQUE, 488
de triai ter choqua sélence d'après le |M)int de vue d^
l'identité absolue, et de compléter la tliéorie de ce grand
pbib^pb^f Elle a exercé 9ur le$ recherebes naturelles,
la mythologie, l'histoire, la théorie de l'art, Teelhé^
tique, une très-grande influence qui a été secondée,
pour ce qui concerne surtout cette dernière branche
de travaux , par les deux frères Schlégel ( Fréiléric et
Gui)l,-^Auguste), d'abord associés et amis de Schelling.
Elle a regu aussi des développements étendus , princi-
palement pour ce qui concerne l'histoire , de la part
de Hegel ^ professeur k Berlin, qui a présenté^ sous
de nouirelles faees et des points de vue qui lui appar-
tiennent, la théorie de l'identité absolue. Elle a servi
de point de départ aux spéculations de deux autres
philosophes d'un talent brillant et original , B^aniu
etBoyTERWEcx, Elle partage enfin , avec la philosophie
de ^Kant et celle de Jacobi, les suffrages du public
allemand* Jaoobî s'écarte de Kant, de Fiehte et de
Sohelling , en ce qu'il a la prétention de fonder toute
connaissance philosophique sur une croyance qu'il
considère comme une sorte d'instinct rationnel, comme
un savoir donné immédiatement par le sentiment. C'est,
selon lui , le sentiment qui nous fait connaître le monde
extérieur : c'est lui qui nous révèle Dieu, la providence,
la liberté, l'immortalité, la moralité, en vertu d'un
sens intérieur, organe de la vérité, qui plus tard prend
le nom de raison ou faculté de connaître la vérité. Cette
double révélation d'un monde matériel et d'un monde
immatériel éveille dans l'homme la conscience de sa
personnalité', jointe à un sentiment de supériorité sur
la nature. L'erreur de Jacobi et des philosophes de son
460 raiLOSOPniR moderne.
école est do n'avoir pas vu que ce seDlimeut, cette
espèce d'illumination intérieure à laquelle ils ont foi ,
ne peut pas être séparée de la raison elle-même, dont
ce sentiment révélateur est un des éléments essentiels.
11 n*est pas autre chose , en effet , que la raison , sous
sa forme la plus pure, dans son action spontanée. Hais
Jacobi y séparant la raison de la foi , et par là dtant à
la foi sa base et sa règle, l'abandonne à tous les écarts
du cœur et de l'imagination , et ne laisse à la philo-
sophie d'autre asile qu'un mysticisme inquiet et brillant,
sans vraie lumière et sans vrai repos.
Si nous réunissons maintenant les solutions données
par l'école sensualiste à celles que nous venons de voir
développer par Kant, par Fichte et par Schelling^ en
faisant remarquer que la solution donnée par l'éoole
écossaise rentre dans celle de Kant, nous pourrons dé-
terminer et faire ressortir le caractère distinctif de cha-
cune des quatre grandes écoles du xvni* siècle. Elles
ont épuisé toutes les combinaisons qu'il est possible
d'imaginer, pour donner l'explication scientifique du
problème fondamental, puisqu'elles ont trouvé l'absolu :
CoNBiLLAC , dans le non-moi ;
FiCHTE , dans le moi;
Kant , dans la raison subjective ;
ScHELLiNG , dans la raison absolue.
Ces quatre systèmes se partagent aujourd'hui le
monde philosophique. Le plus complet, celui qui rend
le mieux raison des rapports intimes qui unissent les
TROISIÈME ÉPOQU£« 461
trois grands termes qui reviennent sans cesse dans
Thistoire delà pensée humaine , Dieu, l'àme et le monde,
l'absolu, le sujet et l'objet j c'est sans contredit celui de
Schelltng. Mais , en supposant qu'il approche le plus près
delasplution du problème, nous devons signaler l'incon-
\éiiient^grave qui, s'oppose à ce qu'il obtienne l'assen-
tîment général ,. qui suscite au système de l'identité
absolue de nombreux adversaires , et qui doit entraîner
infailliblement ses partisans hors des voies de la philo-
sophie, pour les égarer dans le mysticisme.
Doué d'une puissance prodigieuse d'analyse, Schel-
ling, dans le développement de son système , est fidèle
à la méthode du siècle. Il se sert' de tous les faits con-
statés par la science : les travaux de la physique , de
la chimie , de la physiologie moderne , sont employés
par lui comme les matériaux de sa construction philo-
sophique. Mais cette construction du vaste système qui
concilie Platon, Zenon et Aristote, Descartes, Leibnitz
et Bacon , ne porte pas sur une base reconnue et avouée
par la méthode , qui préside air développement de l'en-
semble du système. Cette notion de l'absolu, qui lui
sert de point de départ , il n'indique point par quels
procédés il l'a obtenue. 11 l'admet d'abord et sans dis-
cussion, et, par une synthèse hardie, il fait sortir de
son sein la nature et la pensée, se développant d'une
manière identique, comme une éclatante manifestation
du principe générateur. Mais il pouvait arriver que
l'on contestât la validité de ce premier principe, et que
cette philosophie audacieuse fût frappée du discrédit
attaché à tout système appuyé sur une hypothèse. Le
scepticisme, en effet, n'a pas manqué d'en saisir le
462 PHIfcOSOraiB MOMIINE.
côté fkible : un nouvel jKné»i(ftme (4) s*e8t préiailé
pour le conibatlre, et Jaoobi a dirigé xontre lui les
arguments sceptiques de Hinpe^, au proftt de là pMlo-
sophie du sentiment.
D*un autre côté , au lieu de partfr> pour expliquer
le monde , dlune notion de Tabsi^ dont TeMMoee
n'avait pas été soientiflqUement dénM|lal^ée, .et qwè h
foi seule admettait, n'était-lL fias plus sHtaple d'aivoir
recours i un autre principe admis aussi jmrU foi, et
consacré par une religion sublinfe qui M prémnie à
Tesprit humain avec Fauiorité que iut-donnetit dli4iuii
siècles de durée ? Voilà ce que se sont derikandé plusieurs
des disciple» de Schèlltng ;*ét une nouvelti^ école t'est
élevée alors à côté de la sienne ^ employant pareiUemeot
toutes les ressources de rhistoirs^ de Ja psychologie,
des beaux-arts et des sciences naturdles ^ pour montrer
la vérité et l'univers s'échappent de la pensée eréatriee
du Dieu de Moïse , et se reflétant dans l'Évangile de
Jésus<-Christ.
Cette école a pour i^présentants en Allemagne MM.
M Guerres et de Baader. Il nous sérail impossiMode
donner une idée complète* dos- doctrines développées
par ces deut illustres ^ofesseurs^ qui comptent un
grand nombre de disciples. Le but que se propOte Bna*
der est de ratiaeher toutes les sciences à la science
par excellence 9 à celle de la religion^ L'Éeriture saitite,
la tradition caihollque, la cabale juive , la philosophie de
l'antiquité, du moyen-flge et des temps modernes , la
(1) M. Ern. Schulze, aulear de plusieurs traités antinlogiBaliques, et
entre autres d*ua traité qui a pour tHfe : Mnésidème. Il est mortcn janTÎer
1133.
TROISliHS ÉMQI)E« 4i8
médeeiae, les mathématiques, la physique, le raystî^
cftsme, la magie, Talchiove, la politique, les sociétés
seQrètes, le magnétisme, le somnambulisme, rien,
dierat ses disciples (i), n'est étranger à Baader, et
toutes ces connaissances > admirablement réunies dans
ie point de yue religieux, lui savent à expliquer soien-
tîfiquement ce qu'il y a de plus intime et de plus caché
dans la nature humaine, ce qu'il y a de plus proibnd
et de plus mystérieux dans le culte chrétien « Arrivée
à cette hauteur, la philosophie disparaît et se perd aa
sain de la ihéoiogie.
Ge n'est poi&t ainsi cependant que fiaader et s^
partisans prétendent que l'on doit considérer leur
système : c'est comme» une philosophie, comme une
sciencQ positive, qu'ils la présentent et fa développent.
Seulement^ preni^t* en pitié ce que les disciples de
Desc^rtes ou de Bacoii appellent philosophie, ils refusent
formellement à celle-ci la possibilité d'arriver à la vérité
par les procédés qu'elle emploie. De là cette guerre
contre la raison qu'ils déclarent impuissante à fonder
un système ; de là le renouvellement de ces rêveries
mystiques des Bôhme et des Swedenborg ^ et la pré-
tention de , saisir l'absolu par la contemplation et
l'extase.
Il appartient à la philosophie française de maintenir
dans ses droits la raison vainement attaquée. Com-
plétant les travaux de l'école écossaise et de Kant ^
donnant aux grandes vues de Schelling la conscience
humaine pour point de départ et pour appui , elle con-
(1) Lei rédacteurs de la Revue européenne , qol oot donné tttie expositloli
da 8f itèDe de Baader ( 1. 1 , no 1. 1831 ).
4<U rUltOSOPHlE MODERNE.
tinuera Tœuvre à laquelle ont travaillé tous les siècles
passés. La révélation et la raison , la science et la foi ^
ja religion et la philosophie, ont chacune un dooiaîae
qui leur est propre ; leur marche est parallèle , mais
leurs voies ne sont pas les mêmes. L'histoire Dons
apprend que ce n'est pas sans iaconvénient que l'on
essaie de les confondre. La vérité est dans le christia-
nisme, la vérité est dans la philosophie. Il y a autant
d'inconséquence a mettre la fol au-dessus de la raison,
qu'à placer la raison au-dessus de la foi. Les théologiens
qui veulent convaincre la raison d'impuissance s'a-
dressent à elle-même pour le lui démontrer, et reoou*
naissent par là son pouvoir au moment même où ils le
nient ; et les philosophes qui attaquent la légitimité des
croyances religieuses méconnaissent la source intime
où la raison va puiser les vérités- qu'elle livre au libre
examen de la réflexion.
PHILOSOPHIE FRANÇAISE
AU XIX* SIÈCLE.
Si maintenant nous suivions depuis le commencement
de notre siècle la marche philosophique en France,
nous y verrions la philosophie de Gondillac, enseignée
aux écoles normales par Garât, propagée par l'influence
de Cabanis et de Yolney , après avoir trouvé dans le
savant M. de Trac y un métaphysicien aussi clair, aus^
méthodique que respectable et consciencieux , recevoir
enfin dans une école publique , de la part d'un de ses
plus spirituels adhérents, M. Laromiguière, des modi-
fications tellement importantes, qu'il était déjà facile
TftOIt^ÉRË ÉPOQUE. ■ 495
de préveur que son long ré^ne létaÂt $ur le point de
finir.. C'était uq. disoîj^leide GpDUillac'jqfui^ consprvaol.
et perfisctionDant la méthcïde de soft^ualtfe ^ substituait,
au prioeipe de -l^ sensation celai dQ,4'aÀiviié'ée Xàme ,
et qui rendait par coi^quejtt à l'intelligence l'iodé-
p^dance que lui wfusaienl^es prédécesseurs. Il ne.
serait pas moins jjQtéressant pouf nous de \oir la phi-
losophie éco^saisQ^-miDn tant ^n chatrewavec M. Rover--
CoLLàiiD ,. foudroyer de Ses arguments , auxquels la
parole grave et puissante^ du* savant mofesseur donnait
une force nouvelle, le triste 'système qui^ après a voie
dom[né la dernière moitié du xvm" siècle, menaçait
encore le xix" de le retenir en tutelle. Nous' suivrions
• • •
easxûte le jeune succe^ur de M. Royer«CoUard à^cette
école normale^; où ses leçons éloquentes conçonimaient
enfln la fé^plution philosophique commencée par ses
maîtres (i).
Mais* en même temps que le spiritualisme , réplacé
(1) Il a paru , depuis cette époque, un ouvrage auquel le nom de son au^
teur ne iipuTait' manquer de donner une assec gruide importance : e'est le
livre du doeteur Broussais , ayant jfour titre : De VlrrUaiion et de la Folie^,
dans lequel toute la science physiologiste est employée , non pas seul^nent
à constater les rapports du physique et du moral , comme dans l'ouvrage
de* Cabanis , mais à identifler les facultés InteDectuelles av^ les fonetions de
rorganiame. Cette espèce de recrudescence du sensualisni^ n*a pas eu de|
suite; et M. Broussais n'a pu réussir à faire école en philosophie, comme il
Tavait fait en médecine. Il en sera sans doute de même des travaux des doc-
teurs Gall et SpunzHBiM, qui» excellents et dignes du plus vif intérêt
pour oe qui concerne la structure et les fonctions du cerveau , pourront bien
donner à la physiologie une branche nouvelle , mais ne parviendront pas
mieux que les expériences de Cabanis et de M. Broussais à faire penser la
matière , ou à matérialiser la pensée. Hàtons-nous d'ailleurs de reconnaître
que les savants qui se consacrent aujourd'hui à l'étude de la phrenologie ne
préjugent en rien la question de la nature dp l'àme. Ajoutons morne qu'il
30
gur des IbncteniMts' solides *; - reparaissait êbiM nok
éiDtes où la prppagesieiit phisiiftirs des disciples h»
fim dîsMpgtti^ de' M. •Cousin, une é<^le s'élevait
dont Vgs ^'ttaqâes ^*éieieiit /pas senlêraent dirigées
contre le condillécisniieck et les étranges abus qu'en
avaient faits les philosophes duxvftr siècle^ mais qui,
prenant corps à corpl^ pour aitisi di#e^ la ph1lt>60pbie
1 • ■
eHd-méme, annonçait haUlement le*" dessein d'élever ,
aur les ruines des systèçpes produits par la raisen, un
système appuyé sur la révélation et la foi i!t|)igiMse.
Unis dans le but / mais divisés suc les moyens, MM. ob
Maistre^ de Bonàld, de Li Mennâis, Ballanche (1),
(Mat employé, à l'exemple d'un théosophb qu*ont vu
naître les dernières années du "'xviti* siècle , SàiNt-
MxatiN j toutes les ressources de l'ésprif ^^Jtte Térudition
et de l'éloquence, pour renouveler la lutt^' engagée
déjà par Huet et par Pascal. Mais il n'entre point dans
notre plan de tracer un tableau complet de la philo-
sophie contemporaine : un professeur distingué (2) s'est
d^ailleurs chargé de ce soin ^ dons son Si$t9kt 4e te
jéHoêopMe m xit" siècle ; nous ne pouvons mieux faire
^ue de renvoyer noà^ lecteurs à cet intéressant ouvrage.
Nous ferons oependtnl une exception povr le prô>»
fessenr célèbre qui, après avoir fait apprécier à la
franco les travaux de Heid et de t)ugald SteMarli
n'est point , selon nous , de syslcme physiologique qui démontre mieux la
néGessilé d^admeltre Texislence d'un principe spiriluel qui ramené à runilé
tint d*organes divers.
(1} tJn élève de Tancienne école normale, M. SkautaiK, a réuni depuis
^elques années ses efforts à ceux de ces illustres écrivâius ; nous attendons
avec impatience l'ouvrage dans lequel il doit exposer ses doctrines.
(*2) H. l>amiroa , professeur à Técolc normale.
I
TAOïsitiifi É»o^t;£. 46?
(somfNété far unetfaéArie nouvelle ^ crUiriue de kant , ]
p&rcouru enfin , A>Qiiaie ScheUifig , mais eu partant de
l'analyse psydiolqgi^'e 5 tcMit le tîerde <le la sciêoce
pbflos6pht({u6 , o fonilé uèeéQolequL après atoir
reoueilli riiéritaga de feacon^^de DescaKes èt.de Lei*>
J^tliu , sauiia^ ti*^n doutons paS| \f féconder et l'é-
Eh exposant la théoriedé If .. Cousin, nous trouverons
favaniaga dis f&iré mieux afipr^erl'esprit dans lequel
A été ''ootjj^ée' cotte histoire : n6iii ramèoeroea i
^1) <^us ne Voudrions pasquet'o»donnàtîcelli^éco)0 Itmmà'ecleclique»
Le iffis que iWattfiehe Â,ce tiA>l peut ftiire uépret^it sur le bui stlu m^
>HBde qui prési^enl a aefi.lraYaux.^i Ton Yéul dire que » BèB^gUs«anlaucUa
Mes éféaeiiU de lacoftcieicé^h|^ainS| déjà obser^'és par las écoUs précé^
deoleSy elle lend a une théorie complète , parce qu'il n*y a'^e vérilc que dans
%e qili estfîomplel -, alors elU e«l éckclique» Meia À^^^ole", Platon , Xénmi,
JDtsearte», Leibnitt , Bacon » Loeke luf-nièBM , tous \eê |Aiilolophes «dHii i|ai
ontadmiitles trois objets de toute spéculation ptailoioptaiqiie » Dieu , rime et
Immonde, seront éclecl^iues, sinon afl même degié, du moinsrau mèm«
iitre qu*«lle $ M» par ounséquenl» ceTte 'dénoninatiMi ne doit pps l^i étl«
esfclusivaowBt donnée. Si » par eclkoiisme » on entend » cbiyme plusieurs
personnes ont^paru le croire^ et comme on s'est plu à le répéter , bne philo*
sopbie formée , pour ainsi dire , de pièa^s et de morceaux , allant frapper à la
pMnb éb ebaqtte syalème t>oiir lui «nprtintiMr une petiU» part et véHté» êl
caipoartit aV«e cas em^unts suecessifc une doctrine unique» «e «om ne
donne nullement Tidjée des procédés eta^yés par TécDIe de M. Cousin. Ses
premiers soins onl^été de se former > à Taide de Tanaly^e psychologique, une
Ibéorie complète de« faeuU^ de Tespril humain. Cette ihéotrle trouvée» elte
ft mieux eompcie IliislAre des théecies Jtequ*â présent imâgijiéee; elle t re-
connu ce qu'elles est de faux, ce qu'elles oflirenide Yrai; elle a confirmé,
par le téçiqignage de Thisloire , son système philosophique , et prouvé qu'il
est complet , perce qu'elle le trouvait d*aberd tout entier dans Teeprli humain
mieux Dbifitvé» puis dÎjMéminé dans les éœles qui l'ont préoédée. Si Ton vetti
dennqf à ce système » ainsi entendu , le nom d'éclectisme , nous y souscrirons
Vblontiers; nous aimerions mieux ce))endant qu'on lui donnftt celui de spirU
htâilsme nuionHd » qui^xpliqM ttiieux ses dectHues et en mélliode.
r unité, et nous présenterons sous leur expression la
plus baute* les pointe /ondaoïentaax de la doctrine
qui nous a servi de règle pour appréder les systèmes
que nous venons, de faiye passer sous les yeux de
nos lecteurs.* ■ '
La théorie philosophk^ue de M. Consia , résumée
dans la préface des Fragments qu'il put)Ha en 1826,
puis développée dans le cours qu'il iïi, en 1828 6t en
1829, à la Faculté des lettres de Paris, avec cette
éloquence et cet éclat ^jui lui ont valu sa réputation
européenne, doit être envisagée sou^ quatre aspects : V
la méthode.; '2'' la psf cbologie ; 3° le pasSage de la paj'-
ohologieà l'ontologie; 4° les vues générales«ur'lliistoire
de là philo^phie. Tels sonf les divers points qu'il
avait traites, dans* la préface ^dont nous venons de
parler , et %ur lesquels il insiste cntore dans la nouvelle
édition de ses Frag^ments philosophiques. Nous aHons en
présenter le sommaire ,. eii nous servant^ le plus
qu'il nQus sera possible, dés paroles mêmes de Tautettr.
M. Cousin n'a jamais, * cessé de se prononcer en
faveur de cette méthode qui place le point de départ
de la philosophie dans F étude de la nature humaine ,
et par conséquent dans Tobservatiori , et qui s'adresse
ensuite à l'induction eV au raisonnement pour tirer
toutes les conséquences qu'ils renferment : c'est par
cette méthode que sa philosophie sô rattache à celle
du wm'' siècle. « La nouvelle philosophie allemande,
dit-il^ aspirant à ]:eproduire dans ses conceptions
l'ordre même des choses, débute' par .l'être des êtres,
pour descendre ensuite , par tous les degrés de Fexis-
tence, jusqu'à l'homme et au^ diverses facultés dont
il est pourvu, «fille arrive à^llb-]jsycIy>iogie j)ar l'on-
tologie, par 4a mçtapbysfque et'ja pbysiqua réunies.
Et cert^ ma» dupsi je siiîs convaincu que dam Tordre
unive^el rbomme n'est qu'on résultat, le résumé
de tout ce quî précède, et que la racine de fa Bsyoho-
iogie est au fwd dans Tontologie ; mais comment,
s^je cela? comAient l'anje appri%? Parce que, ajrant
étudié f homme et y ayailt discerné certaAtis éléments,
J'ai retrouvé , avec des conditions et sous des foqnes
différentes , ces mêmes âéments de la nature «exté-
rieure, êl qfde , dMnductions eh ffiductî^ns ,*;de i^ison-
ntments éA raisonnements , il m'a bien fellu jratt^^cher
ces eJémeats , ce vx de l'humanité ^^ceuxrde laitaturè,
;att principe . invisible de l'une^et de Va'qtre. Mais je n'a»
pas Gommeacé pai;, ce'pcipcipe, et JQ^-n'y ai pas placé
d'abofd certaîifès -puissances'^ certains attributs ; car à
4'aide de,qu(^i|l^ùrais-je*fait? Ce n'#ût pas été là une
induction , ^iq$que.jfe ne connftissf^is encore ni TtibiB-
iK^ê, ni la* nature; c'eùrdonc été ce qu'^n appelle en
AUe\n|gne une ^cormifuifption {i)\ et ct\ez nous une hyfKV
Ihèsei %tte hypothèse fût-elle une vérité, comnle jéle
crois,*ena n'en est pas moins nulle scientifiquement. »
Mais si, p9uv la méthode, M. Goyusin se sépare de
la ni>ttvelle4>hilo8ophie allemande' et sib rapproche de
l'ancieioine philosophie^ française du.xvui'' siècle, il ne
tarde guère à s# séparer de celle^i, dès les premières
applications de Ja méthode qifi*leur est commune : U
^ fait vbir^que si cette philosophie a le mérite de s'ap-
puyer sur l'observation , elle a le (ort de.q' observer que
* les faits qui lui conviennent et de^orrompce d'abord la
(i)|Vo7ez ei-d68SU8 VexposiUon 4e la doctrine de St^elUng , page 454.
470 " pnaasom» M^b^^E.
69t'o6rUiffibq«*àiVpi;^^mie#s Regards j||i^^ jQttejMr Jb
ooil«plBh«0, on y tip€t*i^oft '«Qd Vuftai^dd^ ptafii|pqiènf|B
qui#ciéeoiDpo9Ô8dws laçrs élémenUy4»tàm^rfl|^Ala
saiitetkiii« Mai^cil àu^tt un^tSula dPanir^ <||«Hft sfe^
^îo» lie saurait eâtfftiqueR^ et l|uh^tH«npNt^Q«fMH^
au l(rnd éf la eoffsqreni)^ hdmainiîf^ t» at«\.06ii( ^
qui \wv itigllie ^na nMDtiVité et la nui|h. {^
()« oga phénoDfiènes agranéUle ohamp dbm pbihli^hier»
vfijnvv^*^ la doclHoe de hr aeiimion , sï idbifddtt à Im
philoà^bie oppisée dtfni toutes ses parties t 4f^Kk|ÉIJp-
écoasais^et aurtoHtpar réoolg ^p'Hkit , qoiy profctaAt*
Il mémb métbcxle » Tapplîl^tte avecr tour wftr||^èii|46
rigueur et d'éteticlue, qui à éiirilbi V |d|l!t)i[>loglè dcf*
taM'd'i)bsérYations ingénieusêa et tprqfinq^ » «dt 4pV y
attriQUt par la^grandeu^et la fftautédo^&qicflwey a^
tcr^joQl% une des p)u8 a&lbli%ible%taile4.de{rf)il^Mphi^
dofti fftiiaae s'honorer Te^l huiaàiik : ' ' ^ , **
» Qu'on juge de rimportanee d^ la psyoliili%ièl il ia
auffi d'une seule orpur payehologique fmir j^ier Kant
dana une route'qui 1'^ eonduh daii»un'afa|pDd. Kant n
fiât une adnaii^ableiinalyae dela/aispn bun^aiiie. 11 eat
inpoaaîble de décrire «vee plus de netteté et de pré*
i^aion les conditiona et- lb$ loia de son ^ételoppemëqC )
maia , n'ayant poiAt analysé avee le môme aota l'actii«té .
volontaire et Ijbre > oi grapd homme n'a pas vu que
e'est à côtte.-classe de phénomènes qu'est attachée la *
personnalité» et que la raison» bien qu'unie i la per*
AOM 6|t per^onelle, coinm^ l'afteQ^ç et ^ volaille^.
Il n'ennît que loutes les çonce^kits qu'ellfi xkQm si||-
§èr« sbom - personitelleft ausai) qqe tputes les véritAÎ
qn'elte nous découvre ftoctl purement relatives à notre
wamàre de^oncetair ^ et que les ql\jets préteirius Déel%
lea choa^ , lest^tres , les sybstancQs ()oDt*çette rs^json
■
(KOis ràYële l'^xisteiice^ ne r^ppa^nt que sur ea t^moi-*
flMg^. équivoque, ne peuvent f| voir qu'une valenp^nér
k^m* c'est-à-dire relative ^^ ^ujet qui les aperçoit ^
pt n«Ue f9^mv olyifctm ^ c'es^$)-dire réelle et indép^-
dMte du anjel, »
C'est IM'prreur ra^loalp qnoM, Gousi!is'9$tiiK>Vcé de
4iwipert Tous sm efforts ont pu pf iir bul de ^émotitiw
que 1» persQPnalitév le moj^ p^t essemipUement Tae^-
vite votoQtaire 9l libre; que là est 1p vr« sqjpt» et qup
la raikon est tqute t^mi^ dls^iapte d^ op qujot qi|e la
««nsation et Im hppresaipns orgf(p|qiiosi. Q pet reve^
plusieurs foia et gvee raiion aup.oe point wpUfil , et Ifi
solution qu'il a donnée de cet important prabièipe>
(tBv^nt Iflqu^l avait éclioué le génie 4e Kant « non» parait
apasi juste que profonde. Nous ne pouvons ehoisir ub
psftSAge pln^ proprp à la piettre dans tout %>n jour, qud la
P^t^tion sniv^iite qnenous tirons d'une de cespdmiitablea
loçona qu'il lit pendant les derftiera mois de l'année
Ig^St ^ l'époqno où il remontftit dans I4 chpiro que
TeaiH'it départi lui avait indignement onlevée, 0t qu'une
politique pins judicieuse lui rendait} ^^\ applaudisse^
monts de toute la France philosophique ;
t ^0 vaux penser ot je penae. Mais ne vous arrive-
Hl f>99 qu^quefoiii Ite9sieurs> de penaer sftns avoir
472 IVILOSOPTÛc HOfiERNE.
voulu pens«r?'Tran6portev-veiis de suite au prettiieft
fait de l'intelligeoce; car TinteUigeoce a dû avoir son
premier fait; ellea^lA ^voir un certaîa phinomSVie dans
lequel elle s'est manifestée pour la [tremière fins. AmiA
ce premier fait, vous n'existiez pas pour voos-m&mes ;
ou si \oiA existiez pour vous-même^, ooiyme riatdti*
geuce ne s'était pas encore développée en vous , vous
ignoriez que vous fussiez une intelligence qui- pût- se
développe», car l'iotelligeoce ne se manifeste que par
ses actes, par un acte au moins; et, avant cet' acte,
il n'était pas en votre pouvoir de la soupçoRRW , eL vous
l'ignoriez absolument. Eh bien ! quand pour la première
fois l'intelligence s'est manifestée , il est clair' qu'elle
ne s'est pas manifestée volootairement. EUle s'est ma-
nifestée pourtant, et vous en avez eu la conscieitoe
plus ou moins vive. Tâchez de vous surprendre pen-
sant sans l'avoir voulu , vous vous trouverez ainsi au
point de départ de l'intelligence, et là vous pouvez au-
jourd'hui observer avecplus ou moinsde précision ce qui
se passa ou dut se passer nécessairement dans le premier
feit de votre intelligence, dans ce temps qui n'est plus h
ne peut plus revenir. Penser , c'est affirner ; b pre>
iniére affirmation dans laquelle n'est point intervenue
la volonté, ni par conséquent la réflexion, ne peut pas
être une affirmation* mêlée de négation^ car on ne
débute pas par une négation : c'est donc une affirma-
tion sans négation , une aperceptîou instinctive de la
un développement tout instinctif de la pensée.
1 propre de la pensée est de penser ; que vous
eniez ou que vous n' j interveniez pas , la pea-
évelo]^ : c'est alors une affirmation qui n'est
:pas.ni6lée de nation ^,uae affirma^on pure , une «per-
ception puce. Or, qo^y a«t-il dans cette intuition jiri-
mitive? tout ce qui sera glus tard d^ns la léflexion :
ipaîs m totft y çst, tout y est à d'autres conditions.
No.uQb: ne comnençohs pas par naus chercher , car ce
serf^it supposer que nous savons déjà que nous sommes;
mais ivii jeUr , une heive, un instant, insta\)t solennel
dans l'existence , sans nous être cherchés nous nous
trouvons ; la pensée , dans son développement ins-
lÎBCtif » nous découvre que nous soqimes ; nous nous
affirmons avec une séLCurité profonde , avec une sécurité
telle qu'elle n'est mêlée d'aucune négation. Nous nous
apercevons, mais nous ne discernons pas avec toute
la netteté de la réflexion notre caractère propre qui est
d'être limités et bornés ; nous ne nous distinguons pas
d'une manière précise de ce monde, et nous ne dis-
cernons pas très-précisément le caractère de ce monde ;
nous nous trouvons et nous trouvons le monde, et
nous apercevons quelque autre chose encore à quoi
naturellement, instinctivement, nous rapportons et
nous - mêmes et le monde ; nous distinguons tout
cela, mais sans le séparer bien sévèrement. L'in-
telligence , en se développant , aperçoit tout ce qui
est, mais elle ne peut l'apercevoir d'abord d'une ma-
nière réfléchie , distincte , négative ; et si elle aperçoit
tout avec une parfaite certitude, elle l'aperçoit avec un
peu de confusion.
» Tel est , Messieurs , le fait de l'aflBrmation primi-
tive , antérieure à toute réflexion et pure de toute né-
gation ; c'est ce fait que le genre humain a appelé
inspiration. L'inspiration, dans toutes tes langues, est
414 pmtoMMPfe ifOMim.
j'eateods de» vérîtéa essentiel kw ei fDtonJbimQntalw ,
sana Vintêrveatioo de la irérité et dP la peraomiâUté.
WîQipipaUo w noua api^nieeupas. NQ(n.^AeMinni^
là que simpleA apecui^ura ; nous ne acoonte^ fM agi^U,
au toute m>tre aotiou canaiate à avoir la cooscieofio de
oe qui a'j Tait ; o'eat déjà der^ivitéaansdeme, mais
oe u'eat pas l'aetivilé réfléchie, volontaire et peraonneUe.
L'îfis|iiraUoa ajMur caractère reathouaîaame ; eUa wt
accompagnée de cette émotion poîaiante qui ^rraohe
VAme à aon état ordinaire et aubalterae, et dé^ge en
elle la partie aobKnie et divine de aa nature :
Est Deus innobis^ agUanie caUscimus UIq.
» Remarquez auaai» Meaaieura, un effet
du phénomène de l'inapiration. Quand l'homme prasaé
par raperception vive et rapide de la vérité » et trans-
porté par rinspiration etrenthouaiaame, tenladepn»-
duire au dehors ee qui 80 pasae en lui et de reiprinor
par dea mota qui ont le môme oaractère que le phéno-
mène qu'ila essaient de rendre, la forme nécessaire , la
langue de Tinapiration est la poésie, et b parole primi»
live est un hymne. Nous ne débutons pas par la prose ,
mais par la poéaie , paroe que nous ne débutons paa par
la réflexion , mais par T intuition et l'affirmation absolue*
» 11 suit encore que noua ne débutona pas par la
science, mais par la foi, par la foi dans la raisoa, car
il n'y en a pas d'autre. En effet , dana la sans le plus
strict, la foi implique une croyance sans bornas, avec
cette condition que ce soit à quelque chose qui neaait
pas nous» tt qui par Qonaéqueat devianae pour nau*
autvea «A oantf» noës^viéoies « qui dey^one lu «ia»iirQ
et la féigle de notre conduite et <)^ notre peneée* Or^
#a caradtère de te ft4 , que plw tard , dans 1% lutte de
la r«Ugion et de la philosophie» en apposera j^ la rafaon»
ee caractère eat précisément un earaetère esaeoliel de
\^ rai^p»} oar s^il est.oertaio que noua n'ftYona foi qu'à
ee qw n'§at paa nous, et que toate autorité qui doit
régner sur nous doit être impersonnelle^ il est certain
nuint que rien n'est moins personnel que la raisoni
qu'elle ne nous appartient pas en propre , et que c'est
fAh, çt elle seule^ qui, en se développant, nousf6vàla
d'e» haut les vérités qu'elle nous impose immédia-*
tement» et que nâos aoeeptons d'abord sans consulter
la réOfttion i phénomène admirable et incontestaUe,
qui identifie la raiao|i et la foi dans rsperception prin
noiitîvei irrésistible et irréfléchie de la vérité.
• J'appelle ( pour abréger et pour noua entendre en
peu de mots par la suite ) ^ j'appelle spontanéité de h
raison» ce déveleppeeiept de la raison tantérieur à la
rédeiioD , ce pouvoir que la vaison a dé saisir d'abord
la vérité^ de la com|M*endre, et de l'admettre sans s'en
demander et s'en rendre compte.
il C'est cette même raison spontanée, règle et mesure
de la foi i qui plus tard , entre les mains de la réfleiion^
'engendrera , é l'aide de i'analjse , ce que la philosophie
ajjipellm et a ap()elé les catégories de la raison. La
penaé» spontanée et instinctive , par sa seule vertu ,
entre en eieroiee et nous donne d'abord nous , le monde
et Dieu ; nous et le mende avec des bornes confusément
Iperçues ; et Die« satts bornes i je tout dans une syn*
470 raiLOSOPHlE MODERNE.
th<>$e oà le cteir al l'obspuj' sftnt mêlés ensenble. Peu
a peu la réflexicyi et Tatialyse tr^mporteiit leur lumière
dans ce phénomène complexe ; alors tout s'éclaireii ,
se pronopce et se détermine ; le moi se sépare du non*
moi, le moi et le non-moi dans leur opposition et dans
leur -rapport nous donnent l'idée cktire du fini; et
comme le fini ne peut pas se suffire à lui*ni6iae, fl
suppose et appelle l'infini , et voilà les catégories da
moi et du non-moi , du fini et de l'infini , etc. Mab
qu'elle est la source de ces catégories? raperceptîon
primitive : leur première forme n'était pas du tout b
réflexion , mais la spontanéité; et comme il n'y a pas
plus dans la réflexion que dans la spontanéité, dans
l'analyse que dans la synthèse primitive , les cat^cmes
dans leur forme ultérieure^ développée, scientifique,
ne contiennent rien de plus que Finspiration'. Et cooi-
ment avez^vous obtenu les catégories? Encore une fois
vous les avez obtenues par l'analyse'^ c'est-à-dire par
la réflexion. Or, encore une fois, la réflexion a pour
élément nécessaire la volonté, et la volonté, c'^esl la
p^sonnalité, c'est vous-même. Lescat^ori^ obtenues
par la réflexion ont donc l'air, par leur rapport à la
réflexion , à la volonté et à la personnalité , d'être per-
sonnelles; elles ont si bien l'air d'être personnelles,
qu'on en a fait les lois de notre nature , sans trop s'ex-
pliquer sur ce que c'est que notre nature; et le plâs
grand analyste moderne, après avoii^ séparé, une fois
pour. toutes, les catégories d'avec la sensation ^ tout
élément empirique, après les avoir énumérées et das-
sées , et leur avoir attribué une force irrésistible, Kant,
les trouvant dans le fo^d de la conscience , où git toute
pprsonnedili , ie^ rapppfleià la^nalyre' humaiitei^'* et
conclut ({ti'yies negiùnt que d^sMois de notre personne ;
et comme c'est nous qui fqwf^ons {e sujet de la ccm-
science,»Kaiit, dans spn léictionnai^ , les appelle sub-
m
jectives, des lois subjectrvei^, c'est-^-dfr^persqsnelles;
de sorte que , quand nous les transportons à h^ nature
extérieure, ntus^e ftriscois pas^utrèjchoseque trans*
pester, selon Lui , li>«^jet (}ans.ret^et^ et , pour parler
allemand, qu'objectiver les lois subJMtives de la pensée,
sùxis «irriter à un^ o)]je4livité ^légitime et véritaUe.
Kant , a^^ avoir ^raché^du'sensualisme les catégories,
Jeur a laissé -ee'icaractâre de subjectivité qu'elles ont
dans la Réflexion/ Or , si çllés sont purement subjec-
tives, ^ersdlinelRs , vpifs n'avez pas le droit de les
transporter* hors de vous; hors du sujet pour lequel
elles sont* faites : * ainsi le mgnde extéiîeur , que leur
application vous dobne, peut bien être pour vous une
croyance invincible, mais noii pl&s un être existant en
•lui-même; et Dieu aussi, Dieu peut bien pour vous
être un^ objet de foi, mais non pas un objet de connais-
sance. Aprè^ avoii'VooAnencé par un peu d'jdéalisYne ,
Kant aboutit au scepticismcL Le problème contre le-
quel ce grand homme a /ait naufrage, est le t)roblème
que la philosophie moderne tvouve encore devant elle.
J'en ai donné autrefois une solution que 4e temps n'a
point ébranlée. Cette solution est la distinction de la
BAISON- SPONTANÉE et dc la RAISON RÉFLÉCHIE. Si Kflnt,
sous sa profoQde analyse, avait vu la source de toute
analyse, si sous la réflexion il avait vu le fait primitif
et certain de l'affirmation pure, il aurait vu que rien
n'est moins personnel que la raison, surtout Mans le
478 Mttqponùir liotisjkM;. ,.
ptiibbtiièfie de ttBffirmattott.^^e) i}iie pa^Mtiêiéqil^
rien n'eSt «loiiis subjectif/ et cfij^ Jfe 1f4l«fe&quf nans
sbntjainri données. soâïdes'Véri!^\b^(yilîëfe.3jiKec^
ti^pes , yen convieAs ^ p^r ifllA' t»ppoC| tm adl éoiB te
))béiMriMtte Mrt de là eoAscijetice l mdîs d^jHljnes* ëli
ce qu'îles en soM itidépetidaiHed.'Ui téftt^ eîtil)||^l^,
indépendâiite ée notre misoff > dlnmiib ce qir
notre rahon esl véritebiement 4îMllvpt ëUM^^^fiittrfiik
La raison n'est ^ SHbjectiye^ le sujëir, b4tttiHiëi|« est
la personne, la KiMsrté , b i^oaté. La raisM^*a^âM
caractère de, personnalité et de id^rté. (Jf^k jaMits
dit ma vérité, votre vérité? %o\p qye nous puisons
constituer les vérilés que* la raison nôuAdéeoilVre, e^eet
notre honneur I notre gloire, de- pouvoir A p&r\iciMr.
» Pour nous résumer, lé caractère dctponta^tft
dans la raison est* la démonstration 4^ rindépendinœ
des vérités aperçues par la raison. Oui, Messieurs^
quand nous parlons du monde , nous n'en partons pis
sur la fôi du sujet que nous sommes , car nous en par^
lerfons sur une autorité étrangère et incompétente;
inais nous en parlons sur ||^ Voi rfe la lîdson en soi ,
qui domine la nature aussi bien qu^-rhumanilé. OoMd
nous parlons de Dieu , nous «vons droit li*ea partnr ,
parce que nous en paiNons d'après lui-même ^ (f aprds
la raison qui le représente : nous sommes donc dans
la vérité, dims Tessence et la substance des choses;
nous y sommes en vertu de la raison , qui eHe-mème
dans son principe est la substance véritable et Tessence
absolue. »
La raison une fois rétabhe dMS sa vraie nature et
dans l^indépcndance qui lui appartient i on reconnaît
à
«tiàiiitôtil li ^itimité àem âpplit^ttoo^ > dtons knêitie
qu*aprè8 atoilr^Qfé foiifermées ddi^s le iSbamp^ de It
eonsciencc» elles s'étendent régulièrement au-delà. La
HifeDû atteint âudsi t^en léfi être» que les phénomènes ;
elle BOUS révèle le monde et Dieu ^vee la même auto-'
rite ^ue uptré exiMence , et la moindre de tes tnodifi'^
caiiens \ et l'ontologie est tout auesi légitime que la
psychologie, puisque c'est la psychologie qui, etl nous
ficlq^irant sur I![^ natlire de la raison , tious conduit elle^
tti/kvût^ à ront^wfe. '
Il faut voir dans tes ouvrages qUe nous avons déjà
cifl^s f le d&vek>pp«ment de cette ontologie profonde ,
qiii n'est* plus ^ comme c/eHe de Scheliing^ un système
eonstri^it sur une hypothèse^ mais i^ien une déduction
i^ulière et légitime ^ ftiits scrupuleusemeiit analysés,
et que tout observateur petit \k chaque instant retrodver
dans sa conscience. C'est ainsi que^ renouant, j[)Our
ainsi dire^ la chaîne* bHsée par la critique imparfaite
de Kant, Û. Cousin non-seulement a démontré ifuélff
«étaphi^siqué est possible, et enleifé tout prétexte ati
âeepticrsme, mais ehcore a présenté une vaste et eom^
plëte théorie qui*^ nous le répétons, tora poUr notre
âfècie le point de départ de tout progfès ultérieur.
C'est par ce motif que nous avons insisté sUr cette
partie du système de Mv Cousin , qui perfectionne eil
la continuant l'œuvre commencée par l'école écossaise
et le criticisme allemand. Il nous eût semblé que notire
histoire eût été incomplète et sans but , si , à la smté
de tous ces systèmes dont nous, nous sommes eflbrtés
de foire remarquer l'enehaineinent et la marche pro-
gretrive à travers les siècles , nous o'eMbiene indiqué
480 raiLOSOFHl| . J^ODElfNE .
celui qui nous parait renfeiiner ]es germes des théories
jt *
Oitures 9 bu iew offrir du moia^ le poîst de départ le
plus sûr et le plus solide. M. Cousin «'est imposé la
tâche < d'éclairer Thistoire de la philosophie par un sys-
tème et de démontrer ce système par l'histoire entière
de la philo^phie. » Nous avons essayé d'appliquer ce
double principe à la composition de cet ouvrage.
Nous (Croyons n'avoir été injuste env^s ancien sys-
tème, parce que nous partions d'une théorie qoMef
explique tous et les justifie tcfus jas4|u'à un cortaiA
point. Nous avons montré comment le sensualisme et
l'idéalisme, le scepticisme et le mysticàsmç, raisonnables
lorsqu'ils ne sont pas exclusif, tombent ihfailffbleineiit
dans de tristes aberrations, lorsque, se préoccupant
trop du principe sur le(]uel ils se {pndenlt l'un ei l'autre^
ils vont jusqu'à méconnaître la réalité de ceiix qu'ils
ont eu d'abord l'imprudence de négliger. Distinguant
avec le plus grand soin les hom'mé^ des systèmes, nous
avons signalé , sans vains ménagements , lel tendances
funestes que pouvaient avoir les doctrines incomplètes
et fausses. 11 nous reste maintenant à faire voii^que ce
n'est pas sans motif que nous avons %dopté tel systèoie
philosophique plutôt que tel autre; et,. pour parlw
plus nettement, pourquoi nous n'avons jamais dissi-
mulé notre prédilection pour le spiritualisme. S'il était
prouvé par le témoignage de l'histoire que les consé-
quences inévitables d'uhe théorie, appliquée à la morale,
à la politique, à la religion, aux études historiques, à
la littérature et aux beaux-arts, étaient de. détruire
l'enthousiasme, de glacer le cœur, de compromettre
la liberté, d'anéantir enfin cette eq[>énmce d^une autre
THoftiiiC£ ÉPOflu^'; « 418
yie , qui mukf peut bous expKquer l'énigiifef de notre
courte existence sur la terre > comment ne lui préfère-
rionsrnotts pas uot autce théorie, dont lei cooséqueaees,
Yérifiéqs encore par le témoignage de l'histoire , ont
|ou|ovrs condiilt à des r^suUs^s*opposés?
Or, des deux i^stèmes que nous Jivow vus se pro-
duire à toutes les époques, quet es|' celui qui, dans
son dévefoppemént relier et l^^que, a donné nai&-
s^ôe aux doctrines les plus tiiiles à la société, les
plus favoi^bles àTart^ les plus>propres à faire le bon-
beur dej'honfo^e? Sans doute, si nous considérons
les {rfiîlosophes , abstra^on faite des systèmes ,. nous
trouverons dans toutes les écoles dès hommes qui ont
. pro^sé lés principes les plus nobles et les plus purs ;
90US verl'ons sortir de l'Académie , du Lycée et du
PortigHe^^de l'école de B«con et de celle de 'Descartes,
des pl^losqpbes siifcèirement voués au dbuble culte de
t^ religion 0I de la veftu : spectacle admirable qui
pMuve coiçbien le sentiment moral et la foi religieuse
sont puissants dans Tâme humaine, pui^u'ils rappro-
chent ainsi, dans une touchante harmonie, les esprits
séparé» par les doctrines les plus opposées!
Mais lorsqu'il s'agit de déterminer la valeur positive
d'une doctrine philosophique , il ne faut p%s se borner
à considérer les hommes qui ,'par une inconsé<|uence
honorable pour l'humanité , refusent d'appliquer, dans
la pratique de la vie, les principes qui servent de base
à leurs théories scientifiques. Pour savoir ce que vaut
un système , il faut s'adresser à un logicien plus exact,
plus conséquent , plus rigoureux : ce logicien , c'est le
temps. Le fondateur d'un système est rarement fidèle
^1
482 PHiLoacrpBiE moderne.
au principe qu'il a posé; mais il n'en est pas de même
des disciples formés à son école : les conséquences que
le maître n'a pas osé tirer de ses doctrines , ce sont
eux qui se chargent de les en faire sortir ; et si par
hasard quelques-unes leur échappent , ils auront à leur
tour des successeurs qui ne manqueront pas d'épuiser
toute la série des déductions légitimes.
Maintenant donc qve nous avons vu dans l'histoire
le développement régulier du sensualisme et de l'idéa-
lisme , et que chacun de ces deux systèmes s'appliquant
à la morale I à la politique, aux beaux-arts, à la religion,
nous a montré ce qu'il recèle dans son sein d'utile ou
de funeste , que nous reste-t-il à faire pour justifier la
préférence que nous avons donnée à celui qui a son
point de départ dans l'activité de l'âme , si ce n'est de
présenter en raccourci les principaux caractères de
l'un et de l'autre, et quelques-unes de leurs consé-
quences les plus importantes ? C'est ce que nous avons
essayé de faire dans le tableau synoptique dont nous
faisons suivre cet ouvrage , et dans lequel nous avons
réuni et classé les différents systèmes philosophiques ,
avec leurs principales applications. Nous y montrons
d'un côté comment le sensualisme, d'abord dualisie ,
c'est-à-dire admettant l'existence de la pensée et de la
matière, mais expliquant le monde intérieur par le
monde extérieur , devient bientôt uniuàre , c'est-à-dire
matérialise la •pensée, et amène à sa suite les déso-
lantes maximes de l'athéisme et du fatalisme : puis est
venu le scepticisme, conséquence inévitable de ces
funestes doctrines. Nous avons 'fait . de même pour
l'idéalisme : nous l'avons montré d'abord, dans ses
TROISIÈME ÉPOQUE. ^3
différents degrés , tel qu'il n'a jamais manqué d'obtenir
l'assentiment des bons esprits, fidèle aux croyances
universelles, mais expliquant le monde extérieur par
le monde intérieur; puis, nous l'avons suivi dans les
hautes régions de l'unité absolue, où^ après avoir
spiritualisé la matière, il s'est anéanti, pour ainsi
dire , lui-même au sein du mysticisme. Nous espérons
que ce tableau jettera quelque jour sur la valeur réelle
de chacune des doctrines dont il présente le développe-
ment. Puisse-t-il en même temps faire ressortir l'im-
portance d'une science qui donne la clef de toutes les
autres, à laquelle toutes les autres empruntent leurs
principes, qu'ont enfin cultivée y de préférence à toutes
les autres, les plus grands hommes dont l'humanité
s'honore !
FIN.
J
TABLE ALPHABÉTIQUE
DB8
ÉCOLES ET DES PHILOSOPHES
«nrioimis
DANS CETTE HISTOIRE.
A.
Abailard.
214
Akxandre de Haies.
231
Abeo-Esra.
228
Albxaitdrins.
163
Académie.
Alkindi.
225
— moyenne.
121
Alfarabi.
225
ÂGABiMinENS {voyez
Algazel.
225
Platoniciens ).
Amalric de Chartres.
222
Âdélard.
220
Ammonius Saccas.
170
JSnësidème.
126
Amos.
385
Agrippa (le Sceptique).
129
Anazagore.
50
Agrippa de Nettesheim.
Akibba.
299
Anaximandre.
32
161
Anaximènes.
32
Alain-des-Iles.
221
Andronicus de Rhodes.
149
Albert le Grand.
232
Annicëns.
73
AIdnoùs.
150
Anselme deCantorbéry.
210
Alcméon.
42
Antiochiis ( l'Académi-
Alcuin.
198
cien).
125
Aleinbert(d').
405
Antisthène.
70
Alexandre iEgeus.
Alexandre d'Aphrodise.
149
Antoniù ( Marc Aurèle ).
144
149
Apollonius de Thyane.
152
486
TABLE
Apulée.
ÀBABEft.
Arcésilas.
Archélaùs de Milet.
Archytas de Tarente.
Arçeii8(d'V
AnBlippe (l'Ancien).
Arbtippe Mëtrodidacie.
Aristobule.
Aristote.
Aristoxène.
ALPHABÉTIQUE.
150 Arnault (Ant. ).
359
224 Arnobe.
187
122 Asclépigénie.
181
53 Athënagore.
185
42 Atomes ( Doctrine atomis-
407 tique).
33
72 Atdcus(T. P.).
148
72 Augustin (S.).
188
156 Averroës.
227
89 Ayicenne.
226
104
B.
Baader.
Bacon François.
Bacon Roger.
' Barbarus ( Hermol ) .
Bardili.
Basedow.
Bayle.
Bealtie.
Bède(leyënërable).
Bérenger de Tours.
Berkdey.
Bernard (S.).
Bernard de Chartres.
Bion de Borysthène.
463 Bodin. 280
31 1 Bôhme. SOS
242 Boëce. 192
Boéthie(dela). 292
459 Bonald(de).
436 Bonaventure(S.). 239
377 Bonnet. 420
432 Bouterweck. 459
193 Bradwanline ( r. Thomas).
21 1 Bruno ( Giordano ). 28t
362 Brutus(M). 141
216 Buffier. 422
219 Buridan. 253
72 Burlamaqui. 421
C.
Cabanis.
Cabale.
Callidès.
Campanella.
Capella (Marcien ).
Cardan (Jér6nie).
Caméade.
Garpocrates.
Cassiodore.
Cassius (C).
Caton.
Cébès.
Champeaux ( Guill. de ).
Charpentier.
413
161
59
287
191
304
124
160
192
147
141
69
214
270
Charron.
Chrysanthe.
Chrysippe.
Catégories.
Cicéron.
ClarkeSam.
Cléanthe.
293
179
120
95
138
361
1»
Clément d'Alexandrie (St). 1S6
Clitomaque. 1^5
Collins. 347
CondiUac. 395
Condorcet. 424
Cousin (Victor). 468
Crantor. 103
TABLE ALPHABÉTIQUE.
487
Craies de Thèbes.
72
Criton.
69
Cratippe.
149
Gudworth.
362
Grëmonini.
275
Gyniqdes.
71
Crescens.
146
Cyrénaiqub (École ).
72
Ciitias.
59
D.
Damien. 211
BaYiddeDinaiit. 222
Darwin. 403
Démétrius de Phalèie. 105
Démocrite. 33
Démonax. 146
Benys ( rAréopagite )r 199
Bescartes. 320
Destutt de Tracy. 464
Diagoras de Mélos. 59
Dtcearque. 104
Diderot. ' 405
Diogène d'ApoUonie. 53
— de Babylone ( Stoï-
cien).
— de Laërte.
— de Tarse.
— de Séieucie.
— de Sinope (le Cyni-
que). 71
Docteurs Scolastiques. 229
Duns Scot. 236
Durand ( Guill. de St.
Pourçain ). 241
B.
Edésius.
177
ËLis (Ecole d').
42
Elis (Ecole d').
74
Empédode.
53
ElTCTCLOPEOISTES.
415
Engel.
385
Enkéades de Plotin.
171
Epictète.
143
Epicharme.
42
%icure.
106
Épicuriens.
112
Erasme. ,
273
Erétrib (Ecole d').
74
Erigène ( J. Scot. ).
( voyez Scot ).
Eristique ( École ). 73
Eschine ( le Socratique ). 69
ESSÉNIEMS. 156
Eubulides. 73
Euclide de Mégare. 73
Eudême de Rhodes. 104
Eyhémère de Messine. 72
Eunape. 178
Eusèbe de Mendes. 178
Eusèbe ( l'ffistorien ). 188
Euthydème. 59
F.
Fardella. 361
Favorinus {yojrez Phayo-
rinus).
Fergusson. 429
Fichte. 448
Ficin ( voyez Marcile ).
Fludd. 304
488
TABLE ALPHABÉTIQUE.
G.
Gale (Théophile).
386
Gilbert de la Porée.
218
Galien.
150
GlanviU.
379
GaU.
Gmostiques.
159
Garât.
464
Goethe.
437
Garye.
437
Goerres.
463
Gassendi.
336
Gorgias de Léontiuin.
57
Gattaker.
278
Gournay ( Vincent de ).
423
Gaunilon.
120
GaEcs en Europe.
262
Gautier de St-Yictor.
218
Grégoire (de I^fysse).
Gennadius.
262
Grosse-Tète (Rob. ).
231
(reorge de Trébisonde.
262
Guillaume d'Auvergne.
230
Gerbert, Pape (Sylves-
Guillaume de Cham-
tre II).
202
peaux.
213
GersoD.
255
— de Gonch^.
219
Geulinx.
357
H.
HAaMONIB PBEETABUE.
365
Hésiode.
Hartley.
347
Hiérocles.
180
Hégd.
459
Hildehert de Lavardin.
211
Hé^ésias.
73
Hippias d'Elis.
59
Heinsius.
279
Hipparchia.
72
Hebnont(J. B. Van).
385
Hippocrate.
Helmont (Fr.-Merc. ).
Hirnbaïm.
380
Helvétius.
412
Hobbes.
331
Heraclite.
33
Holbach (d').
405
Herder. .
437
Horace.
147
Hermétiques ( Ouvrages).
Huet.
381
Hermolaûs ( vojrez Barbarus).
Hugues de St-Yictor.
219
Hermotime.
50
Hume.
416
Hérodote de Tarse.
129
Hutcheson.
427
Hervey (Natalis). 241
Jacobi.
Jacques d'Edesse •
Jamblique.
Idéausmb.
Idées de Platon.
459
193
176
80
81
Identité ( Système de V ). 454
Idoménée.
Jean Damascène.
Jean de Salisbui7.
Jean Philopon.
Jochàî (Siméon Ben. )<
Ionie ( Ecole d' ).
112
193
220
m
30
TABLE ALPHABÉTIQUE.
aidote de Sëville.
Italique ( Ecole).
F uiFs ( Philosophes).
193 Julien (l'Empereur ).
36 Justin (le Martyr).
156
^489
178
184
R.
Lant (Emm. }.
(empis {yo/ez Thomas).
437 Kronland ( Mareus Mar-
céde). 385
L.
jactance.
187
iseliiu.
141
jamétrie.
405
jamenoaU (de).
466
iaofranc de Pavie.
211
laromiguière.
464
•aunoy.
•ederc.
348
.ëe.
teibnitz.
365
■essing.
437
<e Vayer.
380
Leucippe.
33
Lipse (Juste).
278
Locke.
342
Lombard ( P. ).
218
Longin.
170
Lucain.
141
Lucien de Samosate.
148
Lucrèce.
145
Lulle (Raymond).
Luther.
277
Luzac (de).
405
Mably.
Machiavel.
Macrobe.
RfâGIB.
Magnenus.
421
280
180
295
337
Malchus (t^ojrez Porphyre ).
Malebranche. 354
MandeviUe. 347
Manès 160
Marc Aurèle ( i^oyez An-
tonin).
Marcien (i^ojrez Capella).
Mareus Mard ( t^o/ez Kronland ).
Vlarinus. 182
Vlardle Ficin. 263
- d'Inghen. 252
tfartin (Saint-). 466
Maxime d'Ephèse. 178
— de Tyr. 150
Medabbeains. 228
Megaae ( Ecole de ) . 73
Meiners. 437
Mélanchton. 277
Mélissus.
Mendelsshon . ^ 4^
Ménédème d'Erétrie. 74
— le Cynique. 72
Menippe. 72
MétrodoKe de Chio. 112
Michel Scot. 231
Mirandole ( twjrez Pic).
Mnésarque. 42
Mnésaraue ( le Stoïcien ).
Moïse Mammonide. 228
i
490.
MONADOLOGIE.
Monime.
Montaigne.
Montesquieu.
TABLE ÀLMABÉTIQUE.
365 Morus (Henri).
72 Mas.
290 Musée.
421
NiOFLATONISMK MYSTIQUE.
Newton (Isaac).
Nicolas de Guss.
— de Damas.
N.
162 Nicole.
361 Nicomaque.
269 Norris.
149 Numenius.
o9
112
359
151
Occam.
Ocellus Lucanus.
Occasionnelles (Causes).
Olympiodore.
Onësicrite
O.
248 Oiigène (le Néoplatont*
42 cien ).
357 Orieène ( le Père de TÉ-
180 glise ).
72 Orphée.
Oswald.
1S6
30
433
Panaetius. 120
Paracelse. 302
Parménide. 46
Pascal (Biaise). 382
Pattrizzi. , 271
Pères de l'Église. 183
Pérégrinus Protée, , 146
Péripatéticienne ( École ) . 1 04
Pétrarque. 255
Pierre d'Âilly. 253
Phayorin. 129
Phédon. 74
Phérécyde. 32
Philon ( l'Académicien ) . 1 25
Philon(leJuif). 152
PhUolaùs. 42
Philopon. 193
Photius. 193
Phrenologie. 465
Pic de la Mirandole ( J. ). 266
Piccolomini. 275
Platner. 437
Platon. 80
Platoniciens. 102
Piéton (G. Gémistius).
Pline (l'Ancien).
Plotin.
Plutarque d'Athènes.
— de Ghérouée.
Poiret.
Polémon.
Polus.
Pomponat.
Pordage.
Porphyre.
Porta ( Simon).
Posidonius.
Price.
Priestley.
Proclus.
Proccleiens.
Prodicus de Céos.
Protagoras.
Puffendorf.
Pulleyn(Rob.).
Pyrrhon.
Pythagore.
PrTHAGORiaENS.
263
1«
171
181
IdO
3S'
103
59
273
38:
17i
275.
121
429
40i
ISI
146
59
5S
341
21^
75
«
TABLE ALPHABÉTIQUE.
491
Quemay.
423
Rabanus [v, Rhabanus).
Ramus. 270
Raymond LuUe. 243
Raymond de Sebonde.
Réaustes et Nomi-
naux. 120 y 252
Real.
Reid. 430
Réminiscence ( doctrine
de la ). 80
ReucUin. 297
Richard (St-Yictor). 219
Richard de Middleton. 240
Rhabanus Maurus. 198
Rochefoucault (de la ). 339
Rose-croix. 304
RosceUin. 212
Rousseau (J.-J.). 422
Royer-Gollard. 465
Sages (les sept). 31
Sanchez. 294
Saumaise. 279
Sfcaliger (J.-Cés). 273
Scheiiing. 454
Schiégel ( Frëd. ). 459
— ( GuiU. ). . 459
SCHOLASTIQUE. 229
Scioppius. 278
Scot ( Duns ). 236
Scot Erigène. 199
Search. 403
Sénèque. 141
Sennert. 337
Sépulvéda. 275
Sextîus (Pythagoricien ). 152
Sextus Quintus (Stoïcien. )
Sextus Empiricus. 129
Shaftesbury. 426
Siméon Ben Jochal. 161
, Simon le Socratique. 69
* — le Magicien. 159
SimpUcius.
150
Smith.
428
Sofis.
228
Socrate.
62
Sophistes.
55
Sopater.
179
Sorbière.
338
Sotion.
152
Speusippe.
103
Spinoza.
350
Spurzheim.
465
Stewart (Dugald).
432
Stilpon.
Stobée.
73
193
Stoïciens.
120
Straton.
104
Sulzer.
436
Sylburge.
273
Synësius.
150
Syrianus.
150
Système de la nature.
408
Swedenborg.
387
493
TABLE ▲tPHABÉTlQUE.
T,
Tatien de Syrie.
Taurellui (Nie).
Téléauges.
Télétto ( Bernardino ) .
Tertullien.
Tétens.
Tbalès.
Themistius.
Théodore de Gaxa.
— > de Gyrèue.
Théophraste dTresse.
Théramène.
Thomas à Kempis.
— d'Aquin ( S. ).
184
280
42
285
187
437
30
150
72
104
59
255
234
Thomas deBradwaniine.
2
-— deStrasbomig.
2
Thomasius.
a
Thomistks et SconsTKs.
%
Thophaîl.
2!
Tbrasylle.
1;
Tiinée de Locres.
i
Timon de Phliunte.
*
1
TouEBiLLONS de Descar-
tes.
31
Tschirnhaiisen.
V
Turgoi.
«
V.
Yalentin.
Vanini (Luciiio).
Vice.
Yintent de Beauvais.
160 YisioN EN Dieu.
276 Voltaire.
361 Yobey.
231
35?
Ht
w.
Walter Burleigh.
Wattel.
252 Wiockelmaon.
421 Wolf.
X.
Xénarque.
Xénocraie.
149 Xénophane.
103 Xénophon.
fi
Zaharella
Zenon d'Elée.
Z.
275 Zenon le Stoïcien ( de
47 Cittium ).
FIN DE LA TABLE.
ni'
I t