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Full text of "Histoire de la philosophie ancienne et moderne"

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HISTOIRE 


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DE 


LA  PHILOSOPHIE 


4Qi.i»4sa9S}a  a^  siM>aMBi&stiB. 


Par  m.  C.  HIPPEAU, 


BOCnVB  ÈSIETTR£5«   AVCUN  PAIMaPAL  DU  COLLEGE  DE  BOUMOIf-TgirVÉI , 
9UECTEU&  SE  L*éCOLE  DES  aCIEHCES  ÀPPLlQVltes ,  A  PAHXf. 


DEUXIÈME  ÉDITION. 


«X\t 


LIBRAIRIE  CLASSIQUE  DE  L.  HACHETTE , 

Ancien  ëlèvc  de  l'École  Normale, 


.» 


V 


1 


HISTOIRE 


DK 


LA  PHILOSOPHIE 


ANCIENNE  ET  MODERNE. 


r 


Tout  exemplaire  non  recela  de  ma  griffe  sera  réputé 

contrefait. 


Polliersi  — >lBip.  d«F.-A.  SAUtirr. 


/ 


HISTOIRE  ^ 


h 


LA  PHILOSOPHIE 


i)^sr«saNsrsra  as  sMMi^au&sra» 


Par  m.  C:  HIPPEAU, 

OOCTEI7B  ES  LETTBES«   AKCISK  PUVCIPAL  DU  COLLIÎGB  DE  ■OUHOII-TINDÉB, 
DIlECnUB  DE  L*feOLE  DIS  SCIEHCIS  À^LIQ^izs ,  ▲  PARIS. 


DEUXIÈME  ÉDITION. 


•  -  « 


LIBRAIRIE  CLASSIQUE  DE^L.  HACHETTE , 

Ancien  élève  de  TÉcole  Normale, 


^\ 


INTRODUCTION. 


Vv, 


OBJET,    MÉTHODE   ET   DIVISION    DE   l'hISTOIRE   DE   LÀ 

PHILOSOPHIE/ 


U  suffît  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  la  liste  des  au« 
teurs  qui  ont  écrit  sur  la  philosophie ^  de  songer  à  la 
diversité  des  systèmes,  au  nombre  des  écoles,  à  la  ce- 
léhrité  qu'ont  acquise  dans  cette  immense  carrière  les 
beaux  génies  qui ,  dans  la  Grèce ,  à  Rome ,  à  Alexandrie, 
pendant  le  moyen-âge  et  depuis  la  renaissance  des 
lettres,  ont  consacré  leurs  travaux  et  leurs  veilles  à  l'é- 
tude de  Tesprit  humain ,  pour  se  faire  d'avance  une 
juste  idée  de  l'importance  de  l'histoire  de  la  philosophie. 
Si  l'on  ne  voulait  juger  de  la  grandeur  et  de  l'utilité 
d'une  science  que  par  la  renommée  des  hommes  qui 
s'y  sont  attachés,  comment  ne  pas  se  faire  l'idée  la  plus 
haute  de  celle  que  cultivèrent  avec  tant  d'ardeur  un 
Platon,  un  Aristote,  un  Descartes,  un  Newton,  un 
Leibnitz  ?  Y  a-t-il  dans  les  fastes  des  arls ,  des  sciences^ 
des  lettres,  de  la  magistrature^  de  la  guerre,  des  noms 

1 

429613 


2  INTRODUCTION. 

plus  illustres  que  ceux  de  ces  gr^ds  hommes  t  Mais  si 
le  genre  humain  ^  en  s'incHnant  avée  respect  devant  les 
grands  philosophes,  semble  par  cela  seul  indiquer  tout 
Tintérèt  que  Ton  doit  prendre  à  leurs  travaux ,  de  quel 
prix  ne  seront-ils  pas  pour  celui  qui ,  livré  lui*mème 
à  une  étude  si  difficile  et  cependant  si  attrayante  i 
éprouve  le  besoin  de  savoir  ce  que  tant  d'hommes  ilhis- 
très  ont  pensé  avant  lui  sur  l'homme,  ses  facultés,  sa 
destinée? 

Pour  nous,  un  autre  motif  encore,*  un  motif  plus 
approprié  à  la  nature  môme  des  études  philosophiques, 
nous  fait  attacher  à  leur  histoire  la  plus  haute  impor- 
tance. Nous  sommes  de  ceux  qui  regardent  la  philoso- 
phie et  l'histoire  de  la  philosophie  comme  deux  sciences 
identiques  :  nous  pensons  qu'étudier  l'esprit  humain 
4aiisl4coiiscienoe,  où  il  se  manifeste,  et  le  suivre  dans 
rhtstoire,  où  il  se  développe,  c'est  faire  une  seule  et 
ttéme  étude  :  noxts  'considérons  donc  l'histoire  de  la 
philosophie  comme  une  contre^rtie ,  coinme  une 
épreuve  en  grand  de  la  philosophie.  En  d'autres  terAMS, 
nous  pensons  que  Tétiide  <le  la  science  phflosophîque 
peut  se  prodiHre  sous  la  forme  de  deux  problèmes  d^  une 
importanoe  égaie,  réductibles  T^in  à  l'autre,  susceptibles 
d'ime  solution  unique  :  étant  donnée  la  eonscienee  ^ 
trouver  les  lois  auxquelles  obéissait  les  Ibcultés  ration*- 
iielles^i  sensibles  et  volontaires  dans  i'homine;  ^M 
donnée  l'histoire  des  systèmes  philosophiques,  chercher 
{nreillement  les  lob  qui  président  au  développement  de 
la  raison,  de  la  sensibîlilé  et  de  la  liberté. 

Déterminons  avant  tout  la  science  à  laquelle  est 
iMMacré  cet  ourvrage*  Avant  de  nous  tracer  la  carte  du 


INTKODUCTIOK.  3 

voyage ,  fidsons  en  sorte  que  les  bornes  en  soient  exac* 
leoient  fiiées  et  les  contours  nettement  circonscrits. 

L'histoire  de  la  philosophie  n'est  pas  l'histoire  da 
totites  les  idées  qui  font  leur  apparition  dans  l'esprit 
humain.  Il  est  vaste  en  effet  ce  monde  intérieur  ;  reflet 
mystérieux ,  représentation  complète  et  merveilleuse  du 
monde  externe.  I^re^  par  des  besoins  immenses ,  en- 
traîné par  un  insatiable  désir  de  connaître,  exposé  au 
choc  des  éléments  de  destruction  dont  il  a  reçu  du  ciel 
la  glorieuse  mmîon  de  triompher  par  la  force  de  son 
intelligence  »  l'homme  ayant  à  lutter  d'abord  contre  la 
nature  entière ,  ne  tarde  pas  a  lui  faire  sentir  l'action 
de  son  puissant  génie.  Les  sciences  mathématiques  ât 
physiques,  l'industrie,  l'économie  politique  prennent 
naissance;  le  sentiment  du  juste  crée  la  société  civile^ 
établit  les  gouvernements,  ei  fonde  la  jurisprudence  $ 
le  sentiment  du  beau  inspjjne  le  poète  et  guide  la  pin* 
ceau  ou  le  ciseau  de  l'artiste;  le  sentiment  religieux 
organise  le  culte  et  formule  les  dogmes* 

Arrivé  à  cette  hauteur ,  refi|>rit  humain ,  comme  sur- 
pris et  émerveillé  de  ses  progrés  immenses,  s'arrête^ 
•'interroge  et  se  demande  à  lui-môme  compte  de  cette 
ibule  d'idées,  qui  sont,  pour  ainsi  dire,  échappées  à 
son  enthousiasme,  et  dont  autour  de  lui  tout  porte  déjà 
l'empreinte.  L'homme,  jusqu'alors  guidé  par  son  in- 
^nct  révélateur,  par  ce  rayon  immortel  que  Dieu  dé- 
posa dans  son  sein ,  n'a  eu  besoin  pour  tout  deviner  et 
iout  trouver  que  de  maix^her ,  pour  ainsi  dire,  en  ligne 
droite  :  à  cette  époque ,  véritable  solstice  de  la  vie  des 
peuples ,  ce  qui  avait  été  pour  lui  poésie,  inspiration  ^ 
relation,  s^rnlhèse,  religion,  devient  réflexion,  discus- 


4  INTRODUCTIOIS. 

sion,  raisonnement^  analyse,  philosophie.  Mais  qu'on 
ne  s'y  trompe  pas  :  ces  deux  époques ,  celle  de  la  ré- 
vélation et  celle  de  la  philosophie,  peuvent  bien  différer 
quant  à  la  forme  extérieure ,  mais  elles  ont  au  fond  une 
parfaite  analogie.  La  réflexion  ne  conduit  pas  Tesprit 
dans  un  monde  étranger  ;  elle  ne  fait  qu'éclaifer  d'un 
jour  nouveau  celui  que  son  instinct  sublime  lui  avait 
fait  trouver  d'avance.  Les  mémos  facultés  qui  lui  ont 
fait  tleviner^  comme  par  enchantement,  les  sciences,  les 
arts,  la  société,  le  culte,  seront  encore  enjeu  dans  la 
philosophie.  Mais  c'est  précisément  parce  que  la  philo- 
sophie les  reproduit  avec  un  caractère  nouveau ,  qu'il 
est  essentiel  de  ne  point  la  confondre  avec  ces  différentes 
parties ,  dont  elle  est  l'explication  et  la  généralisation  la 
plus  haute.  L'histoire  de  la  philosophie  n'est  ni  l'his- 
toire de  la  civilisation ,  ni  celle  des  arts,  ni  celle  des 
législations ,  ni  celle  des  sciences,  ni  celle  des  religions  : 
elle  est  l'histoire  des  essais  faits  chez  tous  les  peuples 
parvenus  à  l'âge  viril,  pour  expliquer  le  but,  la  marche, 
et  les  rapports  réciproques  delà  religion,  des  sciences, 
de  la  législation,  des  arts,  de  la  civilisation.  La  philo- 
sophie touche  à  tout,  sans  doute ^  puisqu'elle  éclaire 
tout  ;  mais  elle  a  une  existence  indépendante  et  une 
forme  déterminée.  Centre  lumineux  autour  duquel  gra- 
vitent les  autres  sciences ,  elle  roule  elle-même  dans  un 
orbite  particulier,  et  obéit  à  un  mouvement  qui  lui  est 
propre. 

Il  sera  facile  maintenant  de  comprendre  dans  quel  ' 
but  nous  insisterons  ici  pour  séparer  d'une  manière 
nette  et  absolue,  dans  l'objet  de  nos  études,  la  foriv^ 
religieuse  et  la  forme  philosophique.  Cette  séparswion 


iNTRODU€TION.  S 

n*est  point  le  divorce  scandaleux  et  funeste  que  des 
eooemis  aveugles  et  des  amis  peu  clairvoyants  se  sont, 
comme  de  concert,  efforcés  d'établir,  à  diverses  épo-- 
ques,  entre  la  philosophie  et  la  religion.  C'est  encore 
moins  le  résultat  d'un  orgueilleux  dédain  ou  d'une 
indifférence  coupable  pour  les  croyances  religieuses. 
La  philosophie ,  selon  nous ,  est  un  besoin  tout  aussi 
impérieux  que  la  religion  :  ainsi  l'a  voulu  la  Provi* 
dence,  qui,  dans  ses  desseins  admirables,  bienibisante 
pour  l'enfant  comme  pour  l'homme  fait,  pour  les  cœurs^ 
simples  et  sans  culture ,  comme  pour  les  esprits  élevés 
par  la  science ,  éclaire  les  uns  par  le  sentiment  reli* 
gieux  qui  révèle  à  leur  foi  naïve  les  lois  de  leur  im- 
morteUe  destinée,  et  guide  les  autres  par  la  philosophie, 
qui,  conforme  à  la  révélation  pour  les  croyances,  ex- 
plique et  démontre  par  la  raison  (i)  ce  qui  fut  primn 
tivement  inspiré  à  la  foi.  «  Dans  l'âme  du  vrai  philo* 
sophe,  dit  M.  V.  Cousin,  la  religion  et  la  philosophie 
se  lient  entièrement ,  coexistent  sans  se  confondre ,  et 
se  distinguent  sans  s'exclure ,  comme  les  deux  mosnents 
d'une  même  pensée.  *  Le  chrétien  le  plus  orthodoxe 
n'a  rien  à  redouter  d'une  philosophie  qui  ne  va  cher- 
cher l'homme  dans  le  temple  où  se  formulent  les 
croyances,  que  pour  répandre  sur  les  vérités  qu'il 
révère  le  jour  d'une  réflexion  libre  et  indépendante. 
Après  avoir  expliqué  l'objet  et  le  but  de  cette  histoire, 
nous  devons  indiquer  les  bases  de  la  méthode  qui 
nous  guidera  dans  nos  recherches.  Elle  repose  sur  les 
principes  que  nous  allons  rapidement  développer. 

W  HationaU  obsequium  vestrum.  S9AniV9n\. 


6  nfTBOTOGTIM. 

t.  L'histoire  de  la  philosopbiç  ne  doit  présenter  que  le  déve- 
loppement, sur  une  vaste  échelle ,  des  facultés  qui  se  trou- 
vent dans  la  conscience  de  chaque  individu,  savoir  ;  l« 
«ensibilitéy  rintelligence  et  la  volonté. 

Lft  philosophie  moderne,  fille  de  Désoartes,  est  Tap* 
plication  libre  et  iûdépendant&^e  la  réflexion  à  l'étude 
des  phénomèDes  dont  la  oonecience  est  le  théâtre»  Li 
est  Tunité ,  li  est  le  point  de  ressemblance  de  tous  les 
systèmes  publiés  depuis  l'apparition  des  ouvrages  de 
ce  grand  homme.  La  gloire  éternelle  de  Descartes  est 
d'avoir  mis  au  monde  une  pareille  méthode ,  la  seule 
qui  puisse  oonduire  à  des  résultats  positifs.  L'analyse 
psychologique,  une  fois  acceptée  comme  méthode  phn 
losopbique,  doit  nécessairement  atteindre  tous  les  £aiit9 
intellectuels  susceptiUeii  d'être  observés  et  décrits; 
oar  il  fiiut  désespérer  d'arriver  i  une  connaissance 
exacte  et  approfondie  des  facultés  humaines ,  si  l'on 
n'y  parvient  pas  en  s'établissant,  comme  dans  un  champ 
d'observation ,  au  sein  de  la  conscience  où  elles  se  dé^ 
teioppent  et  se  manifestent. 

Quiconque  a  suivi  avec  un  peu  d'attention  la  marche 
de  la  philosophie,  depuis  la  réforme  commencée  dans 
les  études  qu'elle  embrasse ,  par  H.  Royer-Gollard , 
et  si  puissamment  soutenue,  depuis  les  leçons  de  ce 
professeur  célèbre,  par  son  éloquent  successeur,  sait 
que,  si  la  conscience  de  l'homme  est  une,  les  facultés 
qui  y  ont  leur  siège  sont  diverses  :  il  est  sensible ,  il 
est  libre,  il  est  intelligent.  Par  ses  organes,  il  se  n^t 
en  communication  avec  le  monde  extérieur  ;  p^  sa 


raison ,  il  conçoit  desrapports ,  des  lois  générales ,  des 
prhicipes  absolus  et  nécessaires  que  la  sensibilité  seule 
ne  saurait  lui  fournir,  qui  entraînent  sa  conviction  et 
forcent  sa  volonté  ;  par  sa  volonté  enfin ,  il  luttç  contre 
les  exigences  de  son  organisme ,  combat  loa  penchants 
de  sa  sensibilité ,  fait  fléchir  ses  passions  sous  t^empire 
des  lois  éternelles  que  lui  impose  sa  raison  y  et  dont  il 
recoBfialt  l'irrésistible  ascendant  alors  mène  qu'il  les 
tiole.  Tdfi  sont  les  résultats  généraux  de  la  tDidHNta 
Mrtéaienne  :  ils  ne  sont  rira  moins  qo^une  aoalyM 
complète  des  facultés  de  l'enteodement  bumaia. 

Or  y  si  la  méthode  d'observaiion  appliquée  Icqmfel^ 
nent»  comme  on  l'a  fait  dans  ooa  derniers  temps.»  à 
Tétttde  des  faits  de  la  •conseieooe;  si  cette  mélbedsk 
eïpërimentaie,  la  seule  à  laquelle  ait  foi  tioire  sîèeia 
positif,  ne  nous  fait  rencontrer  daoïs  l'âme  liumiiaeqiHi 
ees  trots  caractères  sous  lesquels  viennoat  se  rwgsr 
les  espèces  si  diirerses  de  nos  idées  ^  une  si^gs,  uM>r)<» 
goureuse  induction  ne  nous  foroera^t*elle'pas  de  ooup^ 
dure  que  nous  ne  devrons  rencmitrer  dans  l'histoire 
que  le  développemrat  de  ces  trois  élémeils?  Qu'on  y 
songe  en  effet  :  quel  est  le  personnage  qui  est  eu  jeil 
dans  l'histoire  ?  n'est-ce  pas  rhomme?  Ne  sereine  dôo^ 
pas  «n  phàiottène  bien  extraordinaire,  Ue  seruit'-ae 
psîs  une  contradiction  mainifeste,  que  l'esprit  humain 
dans  l'histoire  obéit  à  df autres  lois  que  ceUes  ^ui  ré^ 
fissent  l'esprit  bumaiii  dans  chaque  individu  î . 


INTRODUCTION. 


Lk 


II.  En  appliquant  à  l'étude  de  Thistoire  de  la  philosophie  la 
méthode  cartésienne,  c'est-à-dire  l'analyse,  il  ne  faut  pas 

'  s'en  servir,  comme  on  l'a  fait  trop  souvent,  dans  un  but 
spéculatif  et  systématiquei 


'  En  feisant  une  fausse  et  inoomplète  application  de 
leur  méthode ,  Descartes  et  ses  successeurs  n'ont  abouti 
qu'à  des  systèmes  qui,  sous  la  diversité  des  formes  ex-^ 
térieures,  se  rapportent  néanmoins  et  devaient  néces- 
sairement se  rapporter  à  trois  principaux ,  scdou  que 
l'analyse  psychologique  s'appliquait  plus  particulier 
remeiit  à  la  sensibilité ,  ou  à  la  raison ,  ou  à  la  volonté. 
Le  Tralié  des  êeMoiions  de  Condillac,  la  CrUîqm  de  la 
fMMt  p»re  de  Kant,  le  mai  absolu  de  Fichte,  ne  sont 
attire  chose  que  les  produits  d'une  analyse  psycholo^ 
gique  f  ingénieuse  et  pénétrante  sans  doute ,  mats 
esiercée  sur  tine  des  trois  parties  d'un  sujet  qu'il  fallait 
embrasser  tout  entier. 

Tant  que  f  on  s'est  montré  exclusif  et  incomplet  dans 
te  recherche  et  l'exposition  des  facultés  humaines, 
était-il  possible  que  l'on  appréciât  convenablement  les 
efforts  tentés  dans  tous  les  temps  pour  en  donner  l'ana* 
Ijse  y  était-il  possible  qu'il  existât  une  histoire  complète 
de  la  philosophie  ?  Non  s^^ns  doute  ;  et ,  comme  l'a  dit 
énergiqoement  un  écrivain  moderne,  les  mêmes  phi^ 
losophes  exclusifs  qui  avaient  mutilé  l'homme  dans  la 
conscience,  devaient  nécessairement  le  mutiler  dans 
Thistoire. 

Si  l'on  entend  par  une  histoire  de  la  philosQ^ie 


tXTRODUCTlON.  9 

• 

rexpositton  fidèle  et  consciencieuse  de  tous  les  systèmes 
qu'elle  a  produits ,  la  discussion  approfondie  et  sairante 
des  mérites  et  des  défauts  de  tous  les  philosophes  fa^ 
meux,  certes  une  telle  histoire,  n'a  pas  manqué  aux 
temps  modernes.  Chaque  système  philosophique  né 
du  mouvement  imprimé  à  la  raison  humaine  par  Des^ 
cartes  peut  se  vanter  avec  un  juste  orgueil  de  posséder 
la  sienne.  La  philosophie  cartésienne  a  produit  Brucker; 
Tiédeman  a  écrit  sous  l'inspiration  du  sensualisme  de 
Locke;  et  c'est  sous  le  point  de  vue  de  l'auteur  de  la 
CrUiqve  de  la  raison  pure  que  Tennemann  a  composé  son 
histoire. 

Nous  pouvons ,  sans  sortir  des  bornes  de  cet  abrégé, 
développer  les  raisons  qui  nous  font  désirer ,  après  les 
ouvrages  de  ces  grands  écrivains,  une  histoire  mieux 
appropriée  aux  besoins  et  aux  progrès  delà  philosophie, 
La  méthode  qui  devra  pré«der  à  la  composition  de  cet 
important  travail  sera  encore  l'application  de  l'analyse 
cartésienne ,  mais  rationnelle ,  mais  complète ,  mais 
faite  sans  aucune  vue  systématique.  Si  l'on  veut  cher* 
cher  dans  l'histoire  autre  chose  que  ce  qui  se  trouve 
déjà  dans  la  conscience  ;  si ,  après  avoir  constaté  et 
classé  tous  les  éléments  dont  elle  se  compose,  on  re- 
fuse de  les  retrouver  et  de  les  décrire  avec  fidélité  dans 
les  écrits  des  philosophes  des  différents  âges ,  on  re- 
tombera dans  les  inconvénients  que  n'ont  pu  éviter  les 
historiens  dont  nous  venons  de  parler. 

Mais  pour  prendre  au  sérieux  tous  les  éléments  de 
la  conscience  humaine,  pour  suivre  avec  une  méthode 
scrupuleuse  le  développement  successif  des  idées,  il 
ne  suffit  pas  d'abjurer  tout  point  de  vue  systématique 


40  urrnoouGTioif. 

et  eidttsif 9  il  fkut  eiic<Nre  s'intéresser  nivenient  à  oa 
drame  qui,  depuis  cinq  ou  six  mille  ans,  se  développe 
sur  la  scène  du  monde;  il  faut  plus  qu'une  vaine  et 
stérile  curiosité,  potii:  s'enquérir  de  ee  que  l'homme 
a  pensé  jour  par  jour ,  pour  ainsi  dire ,  depuis  sa  venue 
au  monde,  pour  enregistrer  avec  une  exactitude  ri* 
goureuse  les  vérités  ou  les  erreurs  par  lesquelles  il  a 
signalé  son  passage  sur  cette  terre  :  il  faut  ai«er  ce 
genre  humain  dont  on  entreprend  de  retracer  la 
marche  progressive  à  travers  tant  de  siècles. 

Ce  n'est  pas  tout  :  il  ne  suffit  pas  d'examiner  ce  que 
l'homme  peut  avoir  fait,  dit  ou  pensé  sur  la  terre,  il 
ftiut  s^étre  demandé  sérieusement  dans  quel  but  il  a 
fliit  tout  cela%  Car  il  y  a  sans  doute  un  but  et  une  in« 
tention  dans  ce  drame  où  nos  passions  s'agitent  ;  sans 
doute  l'artiste  invisible  qui  fait  mouvoir  les  ressorts 
cachés  de  cette  scène  immense,  si  féconde  en  péripétieSt 
n'a  pas,  comme  un  ouvrier  vulgaire ,  employé  tant 
d'intelligence  et  de  soin ,  dans  la  création  de  son  œuvre  i 
pour  ftiillir  au  dénoûment. 

UI.   Le  SBUSUALISIIE  ,   riDÉALISMf:  ,    le  SCEPTICISME  et  le  KVS» 

TicisvE  prenant  leui;  source  dans  le  développement  exclusif 
d'une  des  facultés  de  Tâme ,  ont  nécessairement  un  côté 
vrai ,  dont  l'étude  est  intéressante  et  utile  aux  progrès  de  h 
philosophie. 

Une  fois  en  possession  des  éléments  dont  se  com^ 
pose  la  conscience  huu^aine,  et  sûr  de  les  retrouver 
unis  ou  séparés  dans  les  ouvrages  échappés  aux  médi^ 
tations  des  divers  philosophes,  l'historien  ne  s'irritertt 
des  erreurs  d'aucun  d'eux  ,  sera  juste  envers  t<Mu»9  M 


INTKODUCXtOlf,  4{ 

pdom  MiHtà  le  progrès  que  chacun  d'eux  m<kmiiv^ 
flieot  peut  avoir  fait  faire  à  la  aeieuce.  Ardent  apirU 
tualiste  y  il  ne  fera  le  procès  à  aucun  de  ees  hommes 
consciencieux  qui ,  par  leurs  analyses  approfondies  des 
phénomènes  de  la  sensibilité ,  ont  contribué  k  ftâre 
eonnattre  un  des  côtés  de  Tesprit  humain  ;  et,  s'armani 
d'une  rigueur  pédantesque  contre  leur  tendance  maté* 
rialiste ,  il  ne  leur  reprochera  pas  rudement  une  erreur 
qu'ils  n'ont  due  qu'à  un  vice  de  méthode  »  k  une  pré« 
occupation  systématique»  Sensualiste  outré ,  il  ne  fer* 
pas  de  sa  méthode  d'appréciation  une  espèce  de  Ut  de 
Procuste  où  il  étendra  chaque  système  ^^  pour  en  re« 
trancher  tout  ce  qui  dépassera  sa  portée ,  tout  ce  qui 
s'écartera  des  bornes  que  Locke  et  Gondillac  aoront 
assignées  à  l'entendement  humain* 

Lorsqu'il  rencontrera  sur  sa  route  de  ces  esprits  in? 
géttieux  et  subtils ,  qui ,  ne  pouvant  expliquer  les  »• 
reurs  et  tes  contradictions  dont  est  hérkssé  le  champ 
de  la  philosophie  ^  prennent  le  parti  désespéré  de 
rire  de  tout,  de  douter  de  tout>  et  même  de  nier  tout^ 
ce  scepticisme  ne  l'étonnera  pas  :  indice  de  i'indépen^ 
dance  de  l'esprit  humain,  le  scepticisme,  chose  néces- 
saire à  toutes  les  époques  où  les  excès  du  sensualisme 
ou  de  l'idéalisme  ont  besoin  d'être  réprimés»  force  la 
philosophie  fourvoyée  à  tenter  d'autres  voles ,  et ,  im* 
puissant  à  rien  produire  lui-même,  est  l'avant-cou-» 
reur  d'un  nouveau  progrès  dans  les  idées. 

Plus  haut,  et  à  l'autre  extrémité  de  la  science,  Thi»- 
torien  de  la  philosophie  rencontrera  de  ces  esprits 
tendres  et  religieux  qui ,  témoins  »  comme  les  scep* 
tiques^  des  naufrages  de  la  raison  humainoi  mais  affligés 


\i  INTRODUCTION. 

çle  ce  triste  speciacle ,  et  pressés  par  le  besoin  de  croire, 
n'échappent  au  désespoir  qu'en  se  réfugiant  entre  les 
bras  de  la  foi  ;  religieux  en  dépit  d'Épicure,  mystiques 
en  présence  d'iCnésidème,  de  Sextus  et  de  Lucien,  au 
moment  où  s'en  vont  les  dieux  de  Rome  et  d'Athènes  ; 
chrétiens  après  Bayle  et  Voltaire.  Leurs  écrits  sont  une 
protestation  énergique  contre  les  vices  des  systèmes  in* 
complets  :  ils  témoignent  de  l'excellence  et  de  la  recti- 
tude de  ce  bon  sens  humain  qui ,  plutôt  que  de  nier 
l'existence  de  la  vérité ,  déclare  qu'il  y  croit  aveuglé* 
ment,  au  moment  même  où  la  raison  s'étonne  de  n'en 
plus  apercevoir  la  lumière  éclipsée. 

Sensualistes,  sceptiques,  idéalistes,  mystiques  trou- 
veront donc  un  appréciateur  équitable  et  impartial 
dans  l'historien  qui,  fidèle  aux  lois  d'un  sage  et  rigou- 
reux éclectisme ,  acceptant  et  amnistiant  tous  les  sys- 
tèmes, expliquant  toutes  les  erreurs,  appliquera  à 
l'appréciation  des  diverses  écoles  philosophiques  les 
lois  intellectuelles  dont  il  a  reconnu  et  constaté  par 
une  saine  méthode  psychologique  l'origine  et  le  déve- 
loppement. 

lY.  L*alliance  de  la  méthode  expérimentale  et  de  la  méthode 
spéculative ,  s'éclairant  Tune  par  l'autre  et  se  confirmant 
Tune  par  Tautre,  peut  seule  conduire  à  la  vérité. 

La  méthode  qui  l'aura  conduit  à  ce  résultat  est  elle- 
même  la  réunion ,  en  une  seule ,  des  deux  méthodes 
empFoyées  jusqu'à  ce  jour  dans  toutes  les  recherches 
de  ce  genre  :  c'est  l'accord  de  la  méthode  spéculative 
et  de  la  méthode  expérimentale  p  de  l'analyse  et  de  la 


INTRODUCTION.  13 

synthèse.  —  Chacune  d'elles,  employée  exclusivement^ 
ne  peut  être  qu'une  source  d'erreurs. 

La  méthode  expérimentale ,  qui  consiste  à  considérer 
les  systèmes  comme  une  collection  de  faits  qu'il  s'agit 
de  réunir,  de  constater  et  de  décrire,  pourra  bien  nous 
apprendre  ce  qui  a  été,  mais  ne  nous  enseignera  ni  les 
causes  productives ,  ni  les  rapports ,  ni  les  lois  de  ce 
qui  a  été  :  une  vaste  compilation  où  se  trouvent  ran- 
gées, ou  plutôt  juxtaposées  sous  des  étiquettes  exactes', 
les  innombrables  idées  qui  circulent  depuis  tant  de 
siècles  dans  le  monde  philosophique,  ne  ressemblera 
pas  plus  à  une  histoire  de  la  philosophie  que  le  Corpus 
juris  ne  ressemble  à  YEsprit  des  bis.  D'un  autre  côté^ 
employer  exclusivement  la  méthode  spéculative,  qui 
consiste  à  juger  les  faits  de  l'histoire  d'après  un  point 
de  vue  arrêté  d'avance ,  ou  dans  le  but  de  confirmer 
un  système  dont  on  est  déterminé  à  ne  point  se 
départir  ,  c'est  s'exposer  à  élever  un  édifice  sur  une 
base  incomplète  et  fausse  ,  c'est  juger  la  philoso- 
phie comme  Bossuet  a  jugé  l'histoire,  «  du  haut  de  sa 
»  chaire  d'évêque  appuyée  au  trône  de  Louis  XIY.  » 
Mais  il  pourra  se  croire  sans  doute  en  possession  de  la 
vérité ,  celui  qui ,  après  avoir  recueilli  dans  la  con- 
science humaine  de  quoi  expliquer  tous  les  faits  de 
l'histoire,  retrouvera  à  chaque  pas  dans  l'histoire  la 
confirmation  des  lois  intellectuelles  qu'il  avait  décou- 
vertes dans  la  conscience  humaine.  Tel  est  l'avantage 
de  la  méthode  si  ingénieusement  développée  par  M, 
Cousin ,  dans  le  cours  qu'il  a  fait,  en  i828  et  en  1829, 
à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris  :  nous  ne  pouvons  ici 
qu'en  exposer  sommairement  les  règles  générales  ;  c'est 


14  INTHOMJCTION. 

dans  le^  ouvrages  mêmes  de  Féloqoeiit|irofe8seBr  qo'on 
devra  chercher  leur  exposition  détaillée  et  leur  tppAi* 
cation  étendue. 


V.  On  doit  suivre  pour  Tétude  des  systèmes  l'ordre  même  dans 
lequel  ils  se  développent;  cet  ordre  n*est  autre  chose  quô 
celui  dans  lequel  se  développent  nos  facultés  :  la  sensibilité 
ayant  la  raison,  le  sensualisme  avant  Tidéalisme,  et  ainsi 
de  suite« 


Après  s'être  assuré  que  c'est  dans  la  Mture  ménM 
des  fecultés  trouvées  par  l'analyse  au  fond  de  la 
conscience,  que  l'idéalisme^  le  sensualisme,  le  scep- 
ticisme et  le  m^ticisme  prennent  naissance ,  il  est  né» 
eessaire  de  rechercher  dans  quel  ordre  se  développent 
dai\^  l'âme  les  différents  ordres  d'idées  qui  leur  servent 
de  fondement  :  car,  si  dans  l'homme  les  idées  sen- 
sibles  précèdent  les  idées  de  la  raison ,  si  longtemps 
avant  de  se  replier  sur  lui-même  afin  de  se  prendre 
pour  4'objet  de  Siés  réflexions,  l'homme  s'est  laissé 
préoccuper  par  ses  ra|)ports  afec  le  monde  extérieur , 
il  est  certain  que,  dans  1* histoire,  les  syitéiM  0fù  ont 
le  sensualisme  pour  base  devront  précéder  ceux  que 
ridéalisme  inspire;  s'il  est  encore  démontré  ptf  la 
psychologie  que  Tâme  humaine  ne  débute  ni  par  la  ré- 
flexion ,  ni  par  le  doute,  mais  par  une  croyance  spon- 
tanée à  la  réalité  des  pliénomènes  dont  eUe  est  ou  le 
témoin  ou  la  cause ,  l'historien  devra  nécessairement 
en  conclure  que  ce  n'est  qu'après  les  débats  ooc^ 
siennes  par  la  lutte  des  systèmes  idéalistes  et  matéria^ 
Ksles ,  que  le  scepticisme  et  le  mysticisme  ae  seot  pro- 


iNimoi^UGn»i««  45 

fhtitâ  mf  fa  seéoe  da  monde  phi)mQ|>hiqiie«  L'expé* 
riencè  et  la  raison  sonl  ici  d'aeeM  peur  attester  la  vé* 
rite  de  ce  douUe résultat.  EaGrèee,  l'école d'Ionie avant 
celle  d'Élée;  chez  les  modernes^  Bacon  et  Looke  avant 
Leibnite  et  Kant.  Les  hypothèses  pyrrhoniennes  de 
«Sextus-Empi riens  na  s* expliquent  que  par  le  décri  dans 
lequel  étaient  tombés  les  systèmes  antérieurs  ;  et  lora- 
cpie  de  nos  jours  le  spirituel  Schulxe  a  iait  revivre  les 
idées  aceptiques  d'iEnésidème ,  n'était-ce  |>as  prînci«> 
paiement  dans  le  but  de  prémunir  ses  compatriotes 
oootre  les*  abus  d'un  dogmatisme  transcendantal  qui  lui 
paraissait  plus  propre  à  les  égarer  qu'à  les  instruire? 

VL  II  ne  suffira  pas  de  suivre  scrupuleusement  l'ordre  de  suc* 
cession  dans  l'analyse  des  diverses  éioles  de  philosopliie  ;  il 
faudra  montirer  leur  enchaînement ,  leur  dépendance  et  leur 
iafloence  rC^ciproques. 


L'ordre  qu'il  faut  suivre^dans^rexposition  des 
renta  systèmes  est  indiqué  par  la  nature  des  choaas  r 
c'eat  fa  chronologie  qui  doit  servir  à  l'historien  de  guide 
et  de  flambeau.  Tout  autre  ordre  serait  arbitraire  et  1iy«- 
{Mfethétîque:  mais  ce  serait  méconnaître  entièrement  fe 
b<ut}et  la  portée  d'une  pareille  étude,  que  de  ne  cherdber 
dans  fas  datesqne  Tordre  de  suocessioa.  C'est  renchaine^ 
ment  et  la  marche  progressive  des  idées >  qui!  est  im* 
portant  surtout  de  constater  et  d'indî(|uer  :  il  faut  mon- 
trer comment  telle  idée  vraie  ou  fausse^  jetée  dans  fe 
monde  philosophique,  a  été  développée  par  le  temps; 
GMBment  à  tel  système  de  métaphysique ,  se  lie,  comme 
l'eéfat  à  fa  cause,  tel  principe  de  morale  ^  oomieM  l'aK 


16  INTRODUCTION. 

se  modifie  sous  l'inspiration  de  tel  sentiment  rdigieux  ; 
comment  tel  dogme  philosophique ,  arrivant  à  l'empire  » 
organise  à  sa  manière  et  dirige  la  société.  Il  ne  suffit 
pas  de  savoir  que  Socrate  a  précédé  Platon ,  par  exem- 
ple; il  faut  montrer  comment  l'esprit  poétique  et 
oriental  de  Platon  a  subi  l'influence  du  génie  grec , 
parlant  par  la  bouche  de  Socrate.  Alors  seulement,  la 
science  des  dates,  fécondée  par  celle  des  rapports^ 
produira  les  fruits  que  l'historien  doit  en  attendre. 

VII.  L'Orient  étant  surtout  symbolique  et  mythique,  c'est  par 
la  Grèce  qu'il  faut  commencer  l'histoire  de  la  philosophie. 

'  De  même  que  Tesprit  humain  ne  débute  point  par 
la  réflexion,  ainsi  bien  des  siècles  s'écoulent  avant  que 
b  philosophie,  qui  est  la  réflexion  en  grande  fasse  son 
apparition  dans  l'histoire  de  l'humanité.  L'industrie 
s'est  développée,  les  cultes  se  sont  établis,  la  société 
civile  s'est  organisée ,  les  beaux-arts  ont  produit  leurs 
chefs-d'œuvre ,  avant  que  la  pensée  humaine  ait  pu  at- 
teindre son  dernier  développement  et  se  produire  sous 
sa  dernière  forme.  Remonter  à  l'origine  du  genre  hu- 
main pour  tracer  l'histoire  de  ses  idées,  ce  n'est  donc 
pas  faire  une  histoire  de  la  philosophie  :  car  il  y  a  peu 
ou  point  de  philosophie  dans  l'enfance  des  peuples 
comme  dans  celle  des  individus. 

Celui  qui  veut  faire  l'histoire  de  l'humanité  ou  celle 
des  religions  doit  bien  remonter  jusqu'à  ces  époques 
primitives ,  antérieures  à  l'âge  de  la  réflexion  et  par 
conséquent  do  la  philosophie  :  mais  on  ne  doit  chercher 
celle  ci  que  là  où  elle  se  trouve  réellement ,  qu'à  dater 


INTRODUCTION*  47 

du  monaenl  où  elle  paraît  à  la  luimère.  On  sait  qu'a- 
vant la  société  grecqoe  et  romaine ,  se  pevd  dans  le 
lointain  des  âges  une  société  primitive.  Culte, langues, 
beaux-arts ,  législation ,  tout  a  pris  naissance  dans  le 
monde  oriental ,  cet  antique  berceau  du  genre  humain. 
L'Inde,  FOElliiopie,  la  Perse,  l'Egypte,  avaient  atteint 
déjà  on  haut  degré  de  civilisation ,  pendant  que  les 

m 

tribus  pélasgiennes  erraient  encore,  incultes  et,  sau- 
vages, dans  l'Épire,  la  Tfaraeê  ou  la  Thessalie. 

Mais  ce  n'est  point  en  Orient. que  l'on  peut  espérer 
de  trouver  la. philosophie  sous  une  forme  qui  permette 
d'en  faire  l'objet  d'une  étude  scieiltifique.  L'Orient  avec 
ses  religions 9  son  symbolisme  universel  et  ses  formi- 
dables sacerdoce,  appartient  plus  au  mythologue  qu'au 
philosophe.  <  Le  vrai  commencement  de  Thistoire  de 
la  philosophie,  dit  leprofésseur  Tennemann^ise  trouve 
chez  les  Grées ,  et  particuliéreme*!  à  cette  époque  où, 
par  suite  des  progrès  àe  l'imagination  et  de  l'intelli- 
gence, l'activité  rationnelle  se  développa  en  un  plus 
haut  degré;  époque  où  les  esprits,  devenus  plus  indé- 
pendants de  la  religion ,  de  la  poésie  et  de  la  politique , 
se  mirent  à  la  recherche  de  la  vérité  et  se  livrèrent  à 
des  compositions  régulières.  Cet  événement  date  du 
temps  de  Thaïes.  Les  directions  et  les  formes  diverses 
qu'a  prises,  dans  le  cours  des  âges,  cet  esprit  de  re- 
oberçhe  philosophique,  et  les  effets  de  t  ûte  espèce 
qu'il  a  produits,  transmis,  par  divers  canaux,  des 
Grecs  aux  peuples  modernes,  sont  ce  qui  coifttilue  le 
domaine  de  l'histoire  de  la  philosophie.  > 

Si  nous  retranchons  de  l'histoire  de  la  philosophie 
toute  cette  grande  époque  orientale,  si  nous  refusons 

2 


18  liNTRODUCTION, 

de  porter  nos  ii}V6$Ugations  au  sein  d'une  contrée  agis 
tant  dé  ra[^rts. intéressante,  er  vers  laquelle  notre 
vieille  Europe  se  sent  attirée  par  un  mouvement  irré* 
sistible  de  curiosité,  nous  ne  voulons  pas  dire  que  I» 
philosophie  ait  manqué  eblièrement  aux  peuples  qui 
brillèrent  jadis  sur  ce  sol  si  fécond  en  merveilles.  Ainsi, 
sous  ces  antiques  hiéroglypjies'qui  ont  à  la  fois  ré** 
sisté  aux  siècles  et  à  tous  les  efforts  de  Téruditicm, 
sous  ces  mystériey X  symboles  qui  couvraient  et  couvrent 
encore  Tintérieur  des  temples  égyptiens,  il  existait 
sans  doute  plus  d'une  pensée  grande  et  profonde  :  l» 
ZendrÀvesta,  le  livre  saeré  des  Perses,  est  rempli  des 
plus  importantes  vérités  ;  mais  on  n^y  saurait  trouver 
la  philosophie  sous  sa  forme  caractéristique.  On  serait 
plus  heureux  pour  ce  qui  concerne  les  Chinois,  qui, 
outre  Conjmcius  et  les  écrivains  iQoralistes  de  isob  école, 
possèdent    incontestablement    plusieurs   systèmes  de 
philosophie ,  si  les  doctrines  qu'ils  enseignent  n'étaient 
point  encore  ensevelies  dans  des  manuscrits  interdits 
aux  profanes.  Quant  à  l'Inde,  les  mémoires  insérés 
dans  les  Transactions  dç  la  Société  asiatique  de  Lon« 
dres,  par  M.  Golebrooke,  ne  laissent  plus  aucun  doute 
aujourd'hui  sur  l'existence,  dans  cette  vaste  contrée, 
d'une  philosophie  indépendante.  Le  sensualisme  avec 
tous  les  effets  qu'il  produit  lorsqu'il  est  fort  et  consé* 
quent,  l'idéalisme  avec  toutes  les  extravagances  quH 
entraine  lorsqu'il  est' outré,  le  scepticisme  le  mieux 
raisonné,  le  myslieisn»e  poussé  jusqu'à  l'extase,  se 
retrouvent  dans  les  écoles  philosophiques  de  l'Inde. 
Mais  tant  que  des  renseignements  plus  nombreux  n'au* 
ront  pas  été  mis  par  les  orientalistes  entre  les  mains 


1 


flITftOBUCTION.    •  19 

de  l'bîsiorien,  h  prudence  lui  interdira  toute  suppo- 
akion  hasardée,  toute  induction  qui  porterait,  faute 
de  documents  suffisants,  sur  une  base  ineomplète  et 
mal  assurée. 

Nous  nous  transporterons  donc  d'at)ord  en  Grèce, 
et  nous  verrons  ce  qu'ont  produit ,  dans  cette  heureuse 
contrée ,  te  sentiment  et  rexercioe  de  Tactiifité  volon- 
taire et  libre,  cette  Aiei^gie  individuelle  qui  ose  re« 
garder  en  face  les  dogmes  régnants ,  cette  réflexion 
soKtaire  qui  fait  abAraction  de  toutes  choses  »  hormis 
d'elle*méme ,  et  se  prend  elle-nnème  pour  son  pcMut 
de  départ  et  sa  règle  ^îque;  c^est-àdire^  la  phi* 
losophie. 

L'antiquité,  le  moven-aci:  ,  l'hi^toike  môoer^e, 
telles  sont  les  trois  grandes  époques  que  Ton  retrouve 
M  tête  de  fpQte$  les  classifications  adoptées  ^ar  la 
chronologie  :  adoptons-les  aussi,  non  pas  seulement 
comme  les  plu^  simples  et  les  plus  commodes,  nmis 
comme  présentant ,  dans  la  marche  progressive  de  la 
raison  philosophique,  trois  moments  distincts,  trois 
périodes  tranchées,  doBt  les  caractères.  Comme  ceux 
qui  modifient  un  individu  à  ses  différents  âgep,  se  dé* 
>  ploient,  sous  le  regard  de  Fobservateur,  d'une  manière 
précise  et  déterminée. 

Dans  la  première  période,  l'esprit  humain  n'obéissant 
à  aucune  impulsion,  qu'à  son  désir  de  tout  étudier  et 
de  tout  connaître,  s'élance  avec  toute  la  plénitude  de 
sa  liberté  dans  lé  champ  de  la  science  ;  mais  il  manque 
de  méthode  :  impatient  d'arriver  au  but,  il  no  prend' 
le  tempa  ni  d'assurer  sa  marcIiè,  ni  de  régler  ses  pas, 


20  INTRODUCTION. 

oi  de  mesurer  la  route  qu'il  devra  suivre;  il  s'élance 
avec  hardiesse,  s'égare,  se  perd,  succombe:  mais  il  n'a 
pas  fallu  moitas  de  douze  siècles  accomplis  pour  épuiser 
le  mouvement  scientifique  qui  L'avait  entraîné  ! 

Le  moyen-âge  présente  un  caractère  bien  différent  : 
une  hiérarchie  puissante  et  fortement  organisée  a  tracé 
impérieusement  autour  de  la  pensée  le  cercle  étroit 
\  qu'elle  devra  parcourir;  les  solutions  de  la  science  ont 

.  été  données  d'avance;  il  ne  reste  à  la  plûlosophic,  sou- 
mise au  joug  de  la  théologie,  ancUla  theologiœ ,  que  le 
pouvoir  de  se  eôns^mer  sans  aucun  fruit  sur  des  mots 
vides  de" sens,  sur  des  défînitions  creuses  ei  puériles  : 
et  cependant,  chose  admirable!  jamais  l'esprit  humain 
n'a  montré  plus  de  ressources  qu'a  celte  époque,  où, 
sans  posséder  d'autres  arioes  que  celles  que  lui  four- 
nissait une  subtile  dialectique ,  il  s'élevait ,  par  degrés , 
d'une  aveugle  soumission  à  une  indépendance  toujours 
croissante,  ^nivie  de  son  glorieux  affranchissement. 

La  scholastique  a  fait  son  temps. 

C'est  alors  que  aommejice  la  philosophie  moderne  : 
mais  pendant  si  longtemps  la  formé  a  dominé  Le  fond 

■ 

des  idées ,  pendant  si  longtemps  la  raison  a  été  traitée 
comme  une  esclave  rebelle,  que  deux  siècles  de  luttes 
(  le  XV*  et  le  xvi')  suffisent  à  peine  pour  qu'elle  se  dé* 
gage  de  ses  entraves ,  et  soit  enûn  rendue  à  elle-même. 
Bacon  et  Descartes  j  presqu^en  même  temps ,  procla- 
ment que  la  liberté  lui  est  rendue,  et,  d'une  main  sâre 
et  hardie ,  lui  tracent  la  voie  qui  s'ouvre  devant  elle. 
L'impulsion  donnée  à  l'esprit  humain  par  ces  deux 
grands  hommes  est  surtout  le  résultat  de  leur  mé- 
thode :   c'est  cette  méthode  qui  a  fait  prendre  aux 


INTAïQDUCTfON.  2i 

sciences  natureilcs  un  si  merveilleux  essor  ;  c'est  celle 
qui  )  mère  de  l'obseination  psychologique  ,  a  fait  dé- 
couvrir  dans  la  conscience  .tout  un  nouveau  monde  ; 
c'est  elle  enfin  qui  pous  parglt  être  le  caractère  spé- 
cial et  distinctif  de  la  philosophie  moderne. 

Le  tableau  suivant  oflre  les  différentes  phases  qu'a 
subies  chacune  des  trois  périodes  que  noua  venons 
d'esquisser. 

PREMIÈRE  PÉRIODE. 

PfilLOSOPHIE   ANCIENNE  ,   GRECQUE  ET  R0|UINE. 

Mouvement  libre  et  indépendant  de  ta  raisan  verê  la 
recherche  de  ta  vérité,  mais  sans  méthode  arrêtée  et  suivie. 

PnEMiÈEE  ÉPOQUE.  —  Dcpuis  Thalès  (env.  600  av.  J.-C.  ), 

jusqu'à  SocRATE  (470  av.  J.-C.  ) 

Spéculation  partielle  et  non  systématique. 

ÉCOLE  d'Ionie.  —  Sensualisme  peu  développé ,  mais 
toujours  croissant ,  des  philosophes  d'Ionie ,  Thalès  , 
Anaxiiiandre,  ânaximène.  —  L'école  aiomistique  de  Leu- 
GIPPE  et  de  Démocrite  étend  ce  sjfstème  et  le  porte  au 
matérialisme.  —L'idéalisme  de  l'école  italique,  fondée  par 
PvTHAGORE ,  sc  dévcloppc  dc  pIus  cu  pi  US  ct  arrive  à  son 
plus  haut  degré  chez  les  philosophes  éléatiques,  Xéno- 
PHANE,  Parménide,  Zénon  ,  d'ÉtÉE.  —  Luttc  entre  les 
deux  systèmes.  —  Anaxagore  et  Empédocle  s'efforcent 
de  les  concilier.— Inutilité  de  leurs  efforts.— Le  scepti- 
cisme apparaît  avec  les  sophistes  Protagoras  ,  Gorgias, 


22  INTRODUCTION. 

Prooicus.  ^  Néoessité  d'une  révolution  dans  la  philo- 
sophie grecque.  —  Socrate  \ient  au  monde. 

Decxi&me  époque.  —  Depuis  Socrate  ( 470  ans  av.  l.-C.  ),  jus- 
qu'à la  fin  de  la  lutte  entre  rAcADÉMiE  et  le  Portique  (  00 
ans  avant  J.-G.  ) 

Dheeûon  de  la  fMlosopUe  vers  l'étude  desfacuUêi  de  rhonme. 

Socrate  appelle  les  philosophes  à  l'étude  de  la  na- 
ture humaine.— Essais  de  philosophie  morale.— /roitte 
socratique.  — Dtafccdqfue.  —  Xénophon  ,  Criton,  Gébès, 
s'écartent  peu  de  la  doctrine  de  Socrate ,  leur  maître. 
-*-  Syatèmes  incomplète  :  Antisthènes,  cyiàMme;  Aris- 
TiMS  I  qfrémàême;  Eucudr  fonde  à  MioARS  l'école  éri- 
sûque,  qui  abuse  de  la  dialectique  et  aboutit  au  scepti- 
cisme de  Pyrrhon.  —  Systèmes  complets  :  philosophie 
académique ,  école  de  Platon  ;  philosophie  péripatéti- 
cienne ,  Aristote.  —  Constitution  de  la  philosophie 
grecque  sous  les  deux  points  de  vue  de  toute  philoso- 
phie ,  Vidéalisme  et  le  sensualisme.  —  Idéalisme  de  Pla- 
tou,  sensualisme  d'ARiSTOTS.  —  La  philosophie  grec- 
que se  divise  et  s'étend. ~ Morale  d'EpicÙRE.  ^  Morale 
sMctemiet  Zenon,  Cléanthe,  Ghrysippe.  — *  Lutte  de 
rAcadémie  et  du  Portique.  ^  Scepticisme  setisualisie 
d'OËNÉsiDÈME.  —  ScepUcisme  idéaliste  d'ARCÉsiLAS  et  de 
la  mmoeUe  Académie. 


i:WHODUCT(ON.  3S 

TROmftME'ÊPOQins,  —  Depuis  la  diffusion  de  la  philoii^phîe 
(^ecque  dans  Ten^ire  romain  (80  a^s  av.^J.-G.),  jusqu^au 
huitième  siècle  (  après  J,-G.  ). 

LaphUoiêpkie  grecque,  par  iotf  ctn^t  avec  tOrimi,  e' empreint 
d'une  couleur  n^eUque^  —  Caractère  religieux  de  ce  dernier  âge 
de  la  philoeophie  ancienne. 

Développement  de  la  philosophie  grecque  à  Rome 
dû  principalement  à  GicÉaor.  —  Renouvellement  du 
simdsme^  de  répicuréisme,  en  c^isme,  du  ptaêonhme,  du 
péripatétisme.  —  L'épicuréisme  triomphe  chez  les  Ro- 
mains y  malgré  les  généreux  efforts  des  stoïciens  Sénè- 
QUE,  Marc-Aurèue/Épictète. — Pythagorisme  et  mys- 
ticisme îrrégulier  des  juifs.  —  Cabalistique.  — Cnosti- 
QtE^.  —  Néoplatonisme.  —  Mysticisme  régulier  et 
scientifique  de  l'école  d'Alexandrie.  —  Elle  débute  par 
réeiectisme,  et  finit  par  un  enthousiasme  religieux 
toujours  croissant.  ^  Plotin  ,  Porphyre  ,  Jambliqub, 
Proclub. -^Philosophie  des  Pères  de  TÉgliée.  *-Boèce 
et  Gassiodore,  •<—  Dernières  lueurs  de  la  philosophie 
greccjfue  en  Qrient  et  en  Occident. 

DEUXIÈME  PÉRIODE. 

PHaOSOPmE  DU  MOYEN-AGE,  ou  SCHOIASTIQUS. 

Emploi  de  la  pinlosopkie,  comme  simple  forme,  au  ser^ 
vice  de  la  foi,  et  sous  la  surveillance  de  Pauiorité  religieuse. 

Preihère  époque.  —  Depuis  le  commencement  du  neuvième 
siècle  (après  J.-C.),  jusqu'au  treizième. 

Naitsance  de  la  philosophie  êcholastique.— Aveugle  réalisme. 

CyAHi^cM AGME  assuro  le  triomplve  du  cbri«tianisme , 


21  INTHODUCTION. 

constitue  rautorité  religieuse^  et  ouvre  des  écol«, 
êcholœ,  origine  de  la  9cholastique.Se&  ressources  sont 
les  livres  de  St  Augustin  et  la  logique  d'Aristote.  — 
Grandeur  du  fond  tbéologique  et  pauvreté  de  la  forine, 
c'est-à-dire  de  la  philosophie.  —  Progrès  des  éludes 
scientifiques  :  Alcuin  ,  Scot-Erigène  ,  St  Ansklme  de 
Cantorbéry,  Abailard,  Pierre  le  Lombard.  —  Ck>oi- 
mencement  de  la  lutte  entre  le  réttUsme  et  le  nommatisme. 
-—  Mysticisme  de  Hugues  de  St-Yictor. 

Deuxième  époque.  —  I>epuî3  te  treizième  siècle  Jusqu'au 

quatorzième. 

m 

ComjÀète  alliance  du  système  de  C Église  et  de  la  philosophie  d'Aru- 
tote;  triomphe  du  réalisme.  —  Un  vaste  mouvement  scientifique 
est  imprimé  par  les  Arabes, 

Les  ouvrages  d'Aristote  sont  mieux  connus.  -^  In- 
fluence des  philosophes  arabes  :  Alfarabi  ,  A vicenne  , 
Algazel,  Averroes.  Illustres  docteurs  scholaaiiques  : 
Albert  le  Grand,  St  Thomas  ,  Duns  Scot. — Lutte  des 
Thomistes  et  des  Scotistes, ,  des  DominicatJifi  et  des  Fran- 
ciscains. On  pourrait  dire  que  les  Franciscains  sont  les 
sensuaUstes,  et  les  Dominicains  les  idéalistes  de  cette 
époque.  —  Ess^i  de  révolution  philosophique  tenté  par 
Roger  Bacon.  —  Mysticisme  de  St  Bon  aventure  et  de 
Raymond^Lulle.  / 

Troisièke  époque.  —  Depuis  le  quatorzième  siècle  jusqu'au 

milieu  du  quinzième. 

Séparation  de  la  théologie  et  de  la  philosophie  ;  triomphe  des  no^ 

minaUstes. 

La  lutte  contre  la  scholastique  est  commencée  par 


INTAOAUCTIOK.  S^ 

GtJiLLAUMC  B'OecAM ,  Domioaliste.  —  Adversaire^  du 
nominalisme  :  Henri  Goethals,  Walter  Burleic.  — 
Le  BdiDÎnaiisme  triomphe.  —  Mysticisme  raisonné  de 
Gerson.  —  Philosopt|ie  contem^ative  de  Pétrarque.— 
Fin  de  la  scfaolastique. 

TROISIÈME  PÉBIODE. 

t 

HISTOIRE  MOiyCRNE. 

•  - 

Première  partie,  ~  Philosophie  du^  quinzième  ei  du 
seizième  siècle. 

Renouvellement  des  aiy^iens  systèmes.  —  Essais  originaux  » 

mais  sans  méthode  scientifique. 

La  prise  de  Constantinople  donne  à  TOccident  les 
ouvrages  des  philosophes  anciens.  —  Révolution  reli- 
gieuse, politi^iue,  littéraire,  philosophique.— Immense 
développement  de  la  science.  —  l**  École  idéaliste  pta- 
Umieienne  :  Marcile  Ficin,  Pic  de  la  Mirandole,  Ramus. 
—  2*  École  sensualiste  péripatéticienne  :  Pomponat  ,  Va- 
NiNi,  Campanella.  —  3"*  Scepticisme  de  Montaigne  et  de 
Charron.  —  4"*  Mysticisme  de  Paracelse,  de  Yanhel- 
HONT  et  de  Bohme.  —  Les  essais  originaux  et  indépen* 
dant»  de  Télésio  et  de  Jordano-Bruno  font  pressentir 
<}ue  Bacon  et  Descartes  ne  sont  pas  loin. 


i  • 


26  INTRODUCTION, 

■ 

■ 

Deuxième  partie.  —  Phiiosopine  moéeme  proprement 
diÉf.  depUM  le  dix-feptième  siècle  jusqu'à  nos  jours. 

Première  époque.  —  Depuis  Dbscartes  jusqu'à  Kamt, 

Indépendanct  absolue  de  lu  philosapUe*  —  Création  d'une  méthode 

scientifique, 

Ëcole sensuatiste  :  Bacon,  Hobqes,  Gassendi,  Locke. 

—  École  idéaliste  :  Descartes^  Spinoza,  Mallebranche. 

—  Lutte  entre  les  deux  systèmes  exclusifs.  Le  génie 
vaste  et  conciliateur  de  Leibnitz  essaie  en  vain  de  rap- 
procher les  deux  partis.  —  Scepticisme  sensualiste  en 
Angleterre  et  en  France  :  Bayle,  Hume,  Glanvill.  — 
Scepticisme  idéaliste  de  Berkeley,  Huet,  Pascal.  — : 
Malgré  les  efforts  de  J.-J,  Rousseau,  le  sensualisme 
triomphe  en  France,  et  doit  surtout  ses  succès  à  la 
méthode  analytique  employée  par  Condillac,  le  méta- 
physicien de  ce  système ,  dont  Helvétius  est  le  mora- 
liste. —  Voltaire,  Diderot,  Encyclopédistes, 

Deuxième  époque.  —  Depuis  Kant  jusqu'à  nos  jours. 

Emploi  général  de  la  méthode  avec  un  vaste  développement 

d'érudition  et  de  critique. 

En  Allemagne  :  Idéalisme  critique  de  Kant.  —  Théorie 
de  la  science  de  Fichte.  —  Philosophie  de  la  nature.  — 
Système  de  l'identité  absolue  de  Shelling.  —  Philosophie 
du  sentiment,  Jacobi.  —  Scepticisme  ou  anti-dogmatisme 
de  Shulze. 


INTRODUCTION,  .  27 

■ 
■  ■ 

En  Angleterpe  :  Analyse  de  rentendeitiinl  humain  » 
par  l'école  écossaise  précédemment  fondée  par  Reid. 

—  Th.  Brown  ,  Ducald-Stewart.  —  Sensualisme  de 
Bentham.  ^ 

En  France  :  Successeurs  de  Gondillac,  ICaranis, 
Gabat,  Volney.  r/ieo«opfa>  deSx-MARTiN. — École  thé(H 
logique  :  MM.  de  Majstre,  de  Bonald,  de  la  Mennais. 

—  M.  RoYER-GoLLARD  appelle  l'attention  sur  tes  tra- 
vaux de  l'école  écossaise^  it  M.  GtfusiN,  sur  les  sys- 
tèmes plus  hardis  des  écoles  allemandes.  L'un  et  l'autre 
déterminent  un  nouveau  mouvement  phHosophique  ^ 
dont  le  caractère  principal  est  un  vaste  éclectisme,  ^ 


« 


.^ 


HISTOIRE 


I»E 


LA  PHILOSOPHIE 


ANCIENNE  ET  MOBERNE. 


s: 


PREMIÈRE  PÉRIODE, 


PMILOSOPBIB    «REOQUB   Et    qyCMUIME. 


» 


V 


Prehièke  époque.  —  Depuis  Thalè^  (env.  600  ans  avant  J.-C.), 

jusqu'à  SocRA^TB  (  MO  av.  J.-C  ) 

Spéculntion  partielle  et  non  êyêtémaUque. 


RÉSUMÉ  GÉNÉRAL. 

(  SensuaîUmt.  )  (  Idéalisme»  ) 

tT.  J.-C.  tf.  J.-C. 

Thaïes  de  Bfilet.  mort  540  *    Pytbagore  de  SaiBM.  m.  5o4 

Anuiimandre.  Aristée  de  Groione. 

Pbérécyde  de  9jrro8.  m»  543       Arehxtas  de  Ttrenle.     11.  v.  436 

Anaximènes.  m.  Ters  500.      Ecphtnte  de  Sjraeuse* 

HéracUie  d*Epliè9e.    fleurit  t.  500       Ocelhis  de  L  icaiiie.         fl.  t.  496 

Timée  de  Loeres. 
PhUolatts.  né  t.  500 

ÉoouB  A'gùmjOÊTïïqvm.  iooui  u'àsuàm. 

(  Sensualisme*  )  (  idùUisme*  ) 

Leudfpe.  fl.  v.  500       Xénoptaane.  né  en  617 

Démocrite.                        m.  407       Parménide  d*EIée.  fl.  t.  460 

Nessas.                                               Zenon  dXlée.  fl.  ▼•  460 

fliélrodore  de  Chio.                            Métissas  de  Samos.  fl*  v.  444 


30  puiLosorais  ancibKnë. 

éooiaaa  wxxtum. 

aV.  J^.  av.  J.-G. 

AnixagoredeGlaiom«ne«i.  v.ft4M       Empédocle  d'Agrigeule.  i.  ▼.  44â 
ArcbélaQs  de  Vilel.         11.  y.  4ôO       Diogène  d'ApoUonie.      B.  y.  4112 

809R1ST88. 

(  Scepticisme,  ) 

GoMitt  di  LéosUaa.  -IL  t.  410  PHoUgonsd'Abéère.        fl.  t.  44S 

Promeus  de  Céos.  fl.  t.  442  Criiias  d'Athènei.            II.  v. 

Biagoras  de  Mélos.  fl.  v.  415  Eatbydtoe  de  Chio.        fl.  ▼.  445 

Hipplas  d'Elis.  ft.  y.  410  Thrasymaque  de  Cfaaleédoine. 

Polus  d'Agrigenle,  CaUiclës  d'AcliifiMi. 


ÉCOLE  510NIE. 

» 

*  Le  passage  des  spéculatioos  casmogODiques,  parties 
'de  l'observation  immédiate  des  phénomènes  naturels, 
base  sur  laquelle  était  fdndée  la  religion  populaire  des 
(frets  y  à  une  phîlos(^bie  libre  et  indépendante  »  ne  sa 
fit  pui  en  ttffjour  et  «ans  dififculté.  Entne  Tinstitution 
des  mystères  ^  attribuée  à  ÛRPHte  ,  institution  que  Ton 
.pourrait  regarder  comme  le  premier  pas  fwit  hors  du 
4pmaine'  religieux ,  «t  Tepoque  où  les  physiciens  de 
'  J'Ionie  se  livrèrent  i  leurs  recherches,  il  s'était  écoulé 
.  plus  de  six  cents  annâis ,.  véritable  moyen-àge  de  la 
Grèce,  époque  d'inspiration,  d'enthQwiafOM,  pendant 
laquelle  des  chantres  divins  enseignèrent  aux  hommes, 
dans  une  poésie  bar monieiise;  première  languede  bous  Iw 
peuples,  les  maximes  les  plus  utiles  et  les  pliis  pures  de 
la  religion  et  de  la  morale.  Dans  lel;  poésies  d'Homère ^ 
da  Musée  et  d*Hésiode,  cette  nation  spirituelle  et  sen- 
sible réçôl  une  sorte  d'éducation  esthétique  et  inteU 
lectueUe ,  qui  servit  comme  d'introduction  aux  études 
scientifiques.  Elle  trouva  des  secours  analogues  dans 
les  leçans  de  ses  législateurs ,  de  ses  poètes  lyriques  » 


M£BltÈR£    ÉP0QU9.  34 

de  ses  fabulistes.  Les  sentences  des  sept  Sages  (ly, 
eiprimées  avec  une  concision  énergique ,  éleT^ient  sa 
raison ,  épuraient  ses  meurs  ,  et  la  préparaient  enfin 
à  entrer  dans  la  route  scientifique  où  les  philosophis 
ioniens  guidèrent  ses  premiers  pas. 

Thalès,  de  Milet,  eut  la  gloire  d^uvrir  dette  im- 
mense carrié»^.  Quoiqu'on  lui  attribue  h  fameuse  ^if* 
tence  :  Conncns-toi  toi-même,  ce  ne  fbt.  point  sur  l'homme 
et  ses  facultés  que  se  portèrent  ses  premières  ré- 
flexions. Dans  le  premier  essai  de  ses  forces ,  la*  pensée 
humaine  devait  nécessairement  être  entraînée  hors 
d'elle-même,  et  attirée  vers  ce  monde  extérieur,  dont 
elle  ne  se  distinguait  pas  encore  bien  clairement* 

Thaïes  et  ses  suceesseurs  songèrent  d*'abord  à  trouver 
le  principe  constitutif  de  la  réalité  d^  phéaom^nes. 
Ce  fut  dans  l'eau  que  Thaïes  ctut  le  reneontrer.  Mais  il 
ne  se  borna  pas  à  une  aftirmlition  simple  et  gratuite  ; 
il  essaya  d'appuyer  sur  des  presves  l'assertion  qu'il 
avançait  ;  il  chercha  ces  preuves  dans  l'analogie  déduite 
de  l'expérience  ;  il  généralisa  l'observation  qu'il  avait 
faite  sur  la  manière  dont  se  nourrissent  les  corps  or- 
ganisés ;  enfin ,  au  lieu  de  considérer  les  phénom^ènes 
naturels  comme  isolés ,  détachés  les  uns  des  avtres ,  il 
voulut  saisir  le  nœud  qui  les  unit  :  il  j^hercba  ce  nœud 
dans  une  Ioi«  Le  premier,  donc,  if  eut  l'idée  des 
lois  générales  de  la  nature.  En  feisant  provenir  toutes 

(1)  Voici  les  noms  de  ces  sept  Sages  »  donl  l'histoire  a  été  défifitirée  par 
des  fables  que  la  saine  critique  réprouve  :  Pittacus  de  Mytiiène»  Selon 
d*Atkènes ,  Cléobule  de  Liadi; s ,  Périandre ,  tyran  ou  prince  de  Gorinlhe ,  à 
la  fîaee  duquel  d'autres  nomment  Myson ,  Chilon  d^  Lacédémone ,  Bias  de 
Priéne ,  et  enin  Tlialèa*  « 


• 


3S  '  PlUtOSOPBIE   ANCIENNE. 

'Choses.de  l'eau,  îhalê&  reconnaissait  un  principe  mo- 
teur ,  un  es|jrit  ;  tout  était  rempli  de  Dieu.  Gomment 
combinait-il  ses  âmes  ou  ses  Dieux  avec  son  principe 
matériel  ?  c'est  ce  ^u^il  n'est  pas  facile  d'expliquer  : 
aussi  le  débal  sur  son  théisme  remOnte-t-il  i  une  époque 
fort  reculée. 
^  A^AXiMANDRE  voulot  rendre  plus  rigoureuse  la  dé- 

*  monstration  sur  laquelle  s'était  appuyé  Thaïes  :  îl  en 
scruta  les  fondements ,  et  se  trouva  conduit  à  lui  donner 
un  principe  nouveau  :  Rien  ne  se  fait  de  rien;  axiome 

•  célèbre,  autour  duquel  tourna  longtemps  comme  sur 
son  pivot  la  philosophie  des  écoles  grecques.  Parti  de 
ce  principe  fondamental ,  ce  philosophe  arriva  à  une 
conséquence  qui  étonne  par  sa  profondeur,  si  l'on  con* 
sidèjre  les  circonstances  où  elle  fut  mise  au  jour  : 
<  ^  L'infini  est  le  principe  de  toutes  choses ,  un  infini 
tout  ensemble  immuable  et  immense*  »  En  eflet,  rien 
de  ce  qui  est  incomplet  et  borné  ne  lui  paraissait 
pouvoir  suffire  à  la  génératioa  universelle  et  per- 
pétuelle  des  êtres.   Mais  Anaximandre  ne  >  considère 

\  ^s  l'infini,  tel  que  le  donne  une  abstraction  légitime , 
comme  un  idéal  dégagé  de  toute  divisibilité  et  de 
toute  composition;  c'est,  selon  lui  ,  une  substance 
réelle  qui  tient  le  milieu  entre  l'air  et  l'eau.  C'est  ainsi 
qu'après  avoir  essayé  una  théorie  métaphysique,  il  re- 
tomba sur  un  principe  matériel. 

PHÉRÉCYDE^de  Syros,  professait,  à  peu  de  différences 
près ,  les  doctrines  d' Anaximandre  :  il  regardait,  dit- 
on,  l'âme  de  Thomme  comme  impérissable. 

Anaximène  ,  voulant  déterminer  d'une  manière  plus 
précisé  cette  substance  infinie ,  qu' Anaximandre,  son 


PREMIÈRE    EPOQUE.  33 

maitre  et  son  ami ,  regardait  comme  le  principe 
des  choses  ,  la  matérialisa  davantage.  Cherchant 
dans  l'espace  le  siège  de  ce  principe  ,  il  crut  trou- 
ver dans  Vair,  qui  se  plie  à  toutes  les  formes,  la 
propriété  la  plus  appropriée  à  l'élément  général  :  il  lui 
attribua  la  vie,  le  mouvement,  et  même  la  pensée. 

Héraqlite  ,  d'Éphèse  (1).  le  dernier  et  le  plus  illus- 
tre  représentant  de  cette  école ,  regarda  le  feu  comme 
rélément ,  le  substraium  ,  et  Tagent  universel  de  la 
nature.  Le  monde  ,  suivant  ce  philosophe,  n'est  l'ou- 
vrage ni  des  Dieux  ni  des  hommes;  c'est  un  feu  toit- 
jours  vivant  qui  anime  et  détruit  toutes  choses  :  de  là 
la  théorie,  que  tout  change ,  passe  et  se  métamorphose 
sans  cesse ,  et  que  le  caractère  commun  de  tous  les 
phénomènes  du  monde  est  une  contradiction  perpé- 
tuelle^ une  guerre,  mais  une  guerre  constituée;  car 
la  variété  et  la  contradiction  ont  aussi  leurs  lois,  qui 
sont  les  lois  mêmes  de  ce  monde ,  lois  fatales  et  irré- 
sistibles. ' 

Voilà  donc  la  fatalité  et  le  matérialisme  déduits , 
comme  nous  aurons  l'occasion  de  le  voir  plus  d'une 
fois  ,  de  l'observation  philosophique  exclusivement 
appliquée  aux  phénomènes  du  mon^ie*  Us  se  consti- 
tuent d'une  manière  plus  forte  et  plus  systématique 
dans  l'école  atomistique  de  Leucippe  et  de  Démocrite. 

Le  premier  est  peu  connu;  on  ignore  sa  patrie,  et 
l'on  ne  connaît  qu'imparfaitement  l'époque  à  laquelle 
il  vécut.  Les  détails  historiques  sont  plus  nombreux 
sur  Démocrite ,  auquel  on  a  donné  un  caractère  mo-* 

(1)  Sa  naissattce  Tappelail  au  trône;  mais  il  céda  ses  droib  à  son  frère 
pour  «c  livrer  à  la  philosopliie. 


34  PHILOSOPHE   ANCIENNE. 

queur  (i)  en  opposition  à  celui  d'Heraclite ,  son  con- 
temporain. 11  naquit  â  Abdère ,  en  469  ou  470 ,  selon 
l'opinion  la  plus  générale.  Animé  de  l'amour  le  plus 
ardent  pour  la  science ,  il  visita  l'Egypte ,  la  Perse , 
TEthiopie ,  les  différentes  viHes  de  la  Grèce ,  et  revint 
dans  sa  patrie ,  où  il  se  livra  avec  passion  à  ses  goto 
scientifiques.  11  vivait  dans  une  retraite  profonde,  Éli- 
sant marcher  de  front  l'étude  de  l'histoire  naturelle , 
de  l'anatomie ,  de  la  médecine ,  de  la  physique ,  de  la 
géométrie  et  des  lettres  :  on  peut  juger  de  son  extrême 
activité  par  la  liste  nombreuse  des  ouvrages  qu'il  avait 
composés,  et  dont  le  catalogue  est  consigné  dans  l'ou* 
vrage  de  Diogène-Laêrce. 

Dans  l'état  où  se  trouvait  la  science,  c'était  une  idée 
très  -  philosophique  que  d'expliquer  par  des  atomes 
errants  dans  le  vide  le  principe  primordial  de  l'univers, 
et  les  changements  de  forme  que  subissent  tous  les 
corps  de  la  nature.  Le  premier  principe  devant  pré- 
senter lui-même  tout  ce  qui  appartient  aux  objets  qu'il 
compose,  celui  qu'admit  Leucippe  s'accordait  mieux 
avec  l'expérience  que  ceux  qu'avaient  admis  ses  pré^ 
decesseurs.  Il  n'accordait  pas  la  simplicité  aux  atomes, 
dans  un  sens  aussi  absolu  que  l'ont  fait  les  modernes  : 
il  admettait  cette  simplicité,  telle  qu'on  parvient  à  la 
connaître  par  le  témoignage  des  sens.  Les  atomes  sont 
invariables ,  indivisibles,  imperceptibles  à  cause  de  leur 

(i)  On  a  révoqué  en  doule  rentreviie  qu'il  eut ,  suivant  un  grand  nombre 
dliistonens ,  avec  le  célèbre  médecin  Hippocrate ,  de  Gos ,  que  les  Abdéri«» 
taiBsavaient  appelé  auprès  denémocrile  pour  le  guérir  d'une  prétendue  folie* 
Hippocrate  le  trouva ,  dit^-on»  environné  d'animadx  qull  disséquait,  et  dans 
lesqnelft  il  cberchaii  à  surprendre  queiquesHUs  des  syslèees  de  l'eiigaBi- 
toiion. 


FliEMlÈRE    iPOQUE.  8B 

petitesse;  ils  remplissent  l'espace  et  affectent  des  fermes 
d'une  variété  infinie  ;  la  propriété  du  mouvement  est 
inhérente  à  ceux  qui  sont  ronds.  Toutes  les  propriétés  ^ 
toutes  les  modifications  des  corps,  sont  déterminées 
par  la  position  et  Tordre ,  la  combinaison  et  la  sépa- 
ration des  atomes.  L'âme  est  un  composé  d'atomes 
ronds ,  d'une  nature  ignée. 

Démocrite,  dans  ses  nombreux  ouvrages  y  dont  aucun 
ne  s'est  conservé,  développa  ce  système,  qui  devint 
plus  tard  la  base  de  la  métaphysique  d'Epicure.  Il  con- 
cluait l'éternité  des  atomes  de  l'impossibilité  où  nous 
sommes  d'assigner  un  commencement  au  temps.  Il 
alléguait  aussi  un  argument  en  faveur  de  Téternité  de 
ces  atomes  :  la  divisibilité  des  corps  ne  peut  pas  aller  au*» 
delà  du  terme  où  les  parties  cessent  d'être  sensibles; 
cela  supposé ,  ou  il  reste  soit  une  étendue ,  soit  un 
point  sans  étendue,  ou  il  ne  reste  rien.  Dans  le  pr^ 
mier  cas,  l'étendue  serait  encore  divisible;  le  second 
cas  est  impossible,  car  un  corps  ou  quelque  chose 
d'étendu  ne  saurait  résulter  d'un  point  sans  étendue  : 
si  l'on  admet  enfin  la  troisième  supposition  et  qu'il  ne 
rester  rien ,  tout  le  monde  physique  sera  formé  de  rien; 
ce  qui  est  absurde.  Donc  il  faut  nécessairement  que  les 
éléments  de  la  nature  soient  des  corps  simples. 

D'après  le  prindpe  qu'il  n^y  aque  de$  9emMaMes  qiA 
pmiwni  agir  les  tms  sttr  les  mitres ,  Démœrite  ajoutait 
que  toute  influence  active  ou  passive  n'était  autre  chose 
qu'un  mouvement  produit  par  le  contact.  11  distinguait 
le  mouvement  dérivé ,  dans  l'inipii^îo/i  et  la  réaction , 
d'où  résulte  le  mouvement  en  taurbitkm  :  c'est  en  cela 
que  consistait  la  loi  de  la  nécessité. 


36  PuiLOSOPHiE  A^C1E^^E. 

GoDséqueDt  dans  son  système ,  il  exposait  ainsi  la 
théorie  de  la  connaissance  humaine  :  les  eorps  sont 
toujours  en  mouvement ,  et  par  conséquent  en  perpé- 
tuelle émission  de  quelques-uns  de  leurs  atomes.  Ces 
émanations  des  corps  extérieurs  en  sont  des  images; 
en  contact  avec  les  organes ,  ces  images  produisent  la 
sensation ,  et  cette  sensation^produit  la  pensée. 

Le  hasard  qui  fit  avec  le»  atomes  des  créatures  vi- 
vantes ou  non  vivantes ,  créa  ^ussi  djds  êtres  aériens 
bons  et  mécliants,  d'une  taille  démesurée,  mais  sujets 
à  périr ,  comme  toutes  fes  choses  composées  d*atpmes. 
Quelle  pouvait  être  la  morale  d'une  doctrine  si  nette- 
ment athée  et  matérialiste  ?  Elle  ne  pouvait  avoir 
d'autre  règle  que  la  prudence,  et  d'autre  but  que  le 
bien-être  par  l'égalité  .d'humeur. 

L'école  atomistique  est  l'école  d'Ionie  élevée  à  sa  plus 
haute  expression.  Prenant  comme  elle  son  point  de 
départ  dans  le  sensualisme,  elle  était  arrivée  aux  con- 
séquences qu'il  a  toujours  été  dans  la  destinée  de  ce 
système  d'amener  avec  le  temps. 

ÉCOLE  ITALIQUE. 

Une  école  à  peu  près  contemporaine  de  celle  de 
Thaïes,  celle  que  Pythagore  de  Samos  (i)  alla  fonder 
à  Crotone  en  Italie,  était  arrivée  pendant  cet  inter- 
valle à  des  résultats  bien  différents.  Partie ,  comme  la 

(Ij  II  règne  quelque  incertitude  sur  Vannée  de  la  naissance  de  Pythagore  : 
on  la  flxe  à  Tan  605 ,  ou  583 ,  ou  576  avant  J.-C.  On  présume  qu'il  s'établit 
en  Italie  vers  la  fin  du  règne  deServius  Tuilius  ;  il  n'a  donc  pas  connu  Numa, 
avec  lequel  on  a  prétendu  qu'il  avait  été  en  rapport. 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  37 

première  y  de  l'étude  des  phénomènes  naturels,  point 
de  dépai't  de  toute  philosophie  naissante,  comment 
avait-elle  produit  des  doctrines  si  opposées?  Le  fait 
est  important  ù  constater,  car  il  explique  un  phéno* 
mène  qui  se  présente  plus  d'une  fois  dans  l'histoire  de 
l'esprit  humain.  Qu'avait  fait  la  physique  ionienne? 
Elle  avait  porté  principalement  son  attention  sur  les 
phénomènes  eux-mêmes,  sans  s'arrêter  à  leurs  rapports: 
les  rapports  mathématiques  qui  existent  entre  les  corps 
de  la  nature  ne  sont  ni  visibles,  ni  tangibles;  et  les 
philosophes  d'Ionie,  exclusivement  physiciens  et  s'occu- 
pant  peu  de  calcul  et  de  géométrie ,  s'étaient  renfermés 
dans  le  cercle  apparent  du  monde  sensible.  Pythagore, 
au  contraire ,  livré  à  l'étude  de  la  géométrie ,  de  l'arith- 
métique et  de  l'astronomie,  frappé  de  l'ordre  et  de 
l'harmonie  qui  régnent  dans  toutes  les  parties  de  l' uni- 
vers, et  plus  préoccupé  des  rapports  des  phénomènes 
que  des  phénomènes  eux-mêmes,  appliqua  les  mathé* 
matiques  à  toutes  les  études  qu'avait  embrassées  son 
génie,  fortifié  par  la  méditation  et  éclairé  par  de  nom- 
breux voyages. 

De  même  que  l'habitude  de  ne  considérer  dans  les 
objets  que  les  éléments  matériels  conduit  nécessaire- 
ment à  un  sensualisme  qui ,  de  conséquence  en  con- 
séquence, ne  saurait  manquer  d'arriver  au  point  où 
nous  l'avons  vu  porté  par  Leucippe  et  Démocrite;  de 
même,  en  ne  considérant  dans  ces  mêmes  objets  que 
des  rapports  abstraits,  perceptibles  seulement  par  la 
pensée,  les  pythagoriciens  devaient  obéira  une  tendance 
idéaliste,  tendance  que  les  abstractions  mathématiques 
ne  manquent  jamais  de  produire. 


M  PHILOSOPtfS   ANOSNNE. 

Pjthagore  et  wn  éoAe  anient  obeervé  oombiea  Mut 
féconds  et  variés  les  rapports  que  les  quantités  etpri- 
ment  :  ils  avaient  remarqué  que  les  vérités  auxquelles 
appartient  cet  ordre  d'abstractions  sont  universelles^ 
nécessaires  ;  ils  voulurent  le  mettre  en  valeur  en  rap- 
pliquant i  Tordre  des  réalités  :  ils  se  trouvaient  ainsi 
sur  la  voie  de  ces  méthodes  qui  ont  conduit  les  modernes 
aux  plus  belles  découvertes.  Mais  au  lieu  d'employer 
les  notions  mathématiques ,  comme  un  simple  instru^ 
ment  de  Tintelligence ,  pour  coordonner ,  décomposer 
les  fidts  donnés  par  rexpérience,  ils  les  réalisèrent,  ils 
en  firent  le  type  ou  plutdt  la  substance  même  des 
choses.  Ainsi  s'expliqua  pour  eux  l'origine  du  monde  : 
les  nombres,  naissant  les  uns  des  autres,  leur  sem* 
Mèrent  représenter  exactement  la  génération  succes- 
sive des  êtres  I  qu'ils  a[^lèrent  une  imitation  des 
nombres»  Xea  nomlntê  êont  dono  le$  principes  des  choses. 

Qu'on  remarque  bien  ici  l'acception  dans  laqudle 
était  prise  l'expression  de  principe  :  elle  signifiait  à  la 
fois  l'élément  intégrant  et  la  cause  active.  Les  pro* 
priétés  des  nombres  furent  ainsi  transportées  sur  les 
objetseox-mémes;  et  les  formules  mathématiques  furent 
converties  en  lois  positives  de  la  nature. 

Essayons  de  tracer  rapidement  l'édifice  élevé  sur  ces 
bases. 

L'unité,  ia  monade ,  occupe  le  premier  rang,  elle  est 
le  type  de  la  perfection  :  c'est  d'elle  que  tout  part ,  c'est 
à  elle  que  tout  aboutit.  La  dyade,  au  contraire,  est 
imparfaite,  formée  de  l'addition  de  l'unité  à  elle-môme  : 
c'est  la  matière ,  le  chaos.  Les  nombres  sont  pairs  et 
imparfaits ,  ou  impairs  et  par&its«  La  somme  des  quatre 


FREnËRB   tPOQUH.  80 

premiers  comtitae  la  décade.  De  là  leur  système  astro*- 
nomique  décadaire  :  comme  le  nombre  dix  a  sa  racine 
dans  runité,  ces  dix  grands  corps  tournent  autour  d'un 
oentre  qui  représente  l'unité.  L'apparence,  les  sens  et 
l'écoje  d'ionie  placent  la  terre  au  centre  du  monde. 
Le  centre  du  système  du  monde,  selon  la  raison,  l'ab* 
strabtion  et  l'école  italique,  c'est  le  soleil.  Cette  opinion^ 
soutenue  avec  fermeté  par  les  pythagoriciens  à  une 
époque  reculée,  leur  assigne  un  rang  distingué  parmi 
les  astronomes.  Or  ,  comme  le  soleil,  autrement  le 
poste  d'observation  de  Jupiter ,  représente  l'unité ,  et 
que  l'unité,  quoique  principe  actif,  est  immobile,  le 
soleil  est  immobile.  Les  lois  des  mouvements  des  dix 
grands  corps  autour  du  soleil  constituent  la  musique 
des  sphères  :  c'est  là  le  célèbre  concert  des  astres  py  tha* 
goriciens,  l'une  des  idées  les  plus  hardies  et  les  plus 
sublimes  que  l'imagination  de  l'homme  ait  jamais  con- 
çues. Le  monde  entier  est  un  tout  harmonieusement 
arrangé,  et  il  a  depuis  conservé  le  nom  même  qui  ex^ 
prime  l'ordre. 

Envisageant  la  nature  sous  un  tel  aspect ,  ils  étaient 
bien  voisins  de  l'idée  d'une  intelligence  ordonnatrice  ; 
aussi  le  théisme  est-il  la  conséquence  de  leur  système  : 
mais  ils  ne  dégagèrent  point  cette  idée  sublime,  avec 
autant  de  clarté  et  d'une  manière  aussi  expresse  que  le 
fit  plus  tard  le  célèbre  Anaxagore.  Il  semble  qu'ils 
croyaient  avoir  tout  expliqué  par  les  propriétés  des 
nombres,  et  qu'ayant  établi  les  lois,  ils  ne  sentaient 
pas  le  besoin  des  causes.  La  morale  et  le  droit  furent 
principalement  l'objet  de  leurs  méditations;  et  quoique 
les  notions  morales  ne  se  prêtent  guère ,  comme  la  phy- 


^  MILOSOMIE    ANCIENNE. 

sique ,  à  l'application  des  formules  maibéiuatiques ,  leur 
psychologie  présente  1»  même  caractère.  Qu'est-ce  que 
l'âme ,  selon  eux  ?  C'est  un  nombre  qui  se  meut  lui- 
même.  Or  l'âme,  en  tant  que  nombre,  a  pour  racine 
l'unité,  c'est-à-dire  Diey  :  Dieu,  eo  tantqu'unité,  est 
la  perfection ,  et  l'imperfection  consiste  à  s'éloigner  de 
l'unité.  Le  perfectionnement  consiste  donc  à  aller  sans 
cesse  de  l'imperfection  au  type  de  la  perfection,  c'est- 
à-dire  de  la  variété  à  l'unité.  Le  bien  est  donc  l'unité , 
le  mal  est  la  diversité  ;  le  retour  au  bien,  c'est  le  re- 
tour à  l'unité  :  et  par  conséquent,  la  loi,  la  règle  de 
toute  morale,  c'est  ta  ressemblance  de  l'iHttnme  à  Dieu, 
c'est-à-dire  le  retour  du  nombre  à  sa  racine,  à  l'unité; 
et  la  vertu  est  une  harmonie.  De  là  la  politique  des 
pythagoriciens  :  elle  esl  fondée  sur  un  rapport ,  celui 
de  l'égalité ,  qui  donne  pour  principe  la  loi  du  talion  (1); 
et  la  justice  est  un  nombre  carré. 

Ce  que  nous  savons  des  opinions  des  pythagoriciens 
sur  les  facultés  de  l'âme,  leurs  effets  et  leurs  rapports 
réciproques,  est  trop  incomplet  et  trop  contradictoire 
pour  qu'on  puisse  en  former  un  corps  de  doctrine.  On 
sait  qu'ils  plaçaient  l'intelligence  dans  le  cerveau ,  et 
les  appétits  et  la  volonté  dans  le  cœur.  Les  âmes  des 
hommes  et  des  animaux  sont  impérissables,  ainsi  que 
lame  du  monde,  le  feu  central  dont  elles  émanent. 
L'âme  étant,  comme  le  corps,  un  nombre  qui  subsiste 
par  lui-même,  passe,  après  la  mort  de  l'homme,  dans 
e  corps,  soit  d'un  autre  homme,  soit  d'un  animal  où 
le  hasard  la  porte.  Elle  préexistait  aussi,  et,  depuis  le 
commencement  du  monde,  elle  habitait  des  corps  hu- 

(1)  La  rétribution  égale  et  réciproque. 


^REMIÈRB   ÉPOQUE.  41 

maine  et  animaux.  Tel  est  l'exposé  qu*Aristote  fait  de 
la  métempsycose  de  ^tbagore ,  qu'il  faut  bien  distin- 
guer de  celle  des  Égyptiens ,  qui  était  un  symbole  as-- 
tronomique  de  Timmortalité  de  Tàme ,  et  de  celle  que 
les  nouveaux  platoniciens*  adoptèrent  dans  la  suite. 

Gomme,  dans  les  fragments  qui  nous  restent  de 
l'école  italique,  il.est  difficile  de  bien  distinguer  l'œuvre 
du  matlre  de  celle  des  disciples ,  nous  avons  été  forcés, 
dans  cet  aperçu,  d'attribuer  d'une  manière  collective 
à  tous  les  philosophes  qui  la  composent ,  les  opinions 
que  chacun  d'eux  a  successivement  mises  au  jour, 
mais  qui  certainement  n'ont  été  que  le  développement 
des  principes  enseignés  par  Pythagore  lui-même  dans 
l'institution  qu'il  avait  fondée  à  Crotone.  C'était  une 
association  secrète,  académique  et  politique,  on  pour- 
rait même  dire  une  sorte  d'ordre  monastique,  dont  le 
but  était  ta  cujture  des  sciences  et  la  pratique  des  ver- 
tus morales,  mais  dans  laquelle  Pythagore  introduisit 
des  pratiques ,  des  exercices ,  et  un  genre  de  vie  ex- 
traordinaire; il  y  fut  conduit  sans  doute  par  l'exemple 
des  castes  sacerdotales  et  des  institutions  mystérieuses, 
avec  lesquelles  il  avait  longtemps  communiqué,  ou 
plutôt  par  la  crainte  que  pouvait  lui  inspirer  l'aveugle 
résistance  des  superstitions  populaires.  Il  parait  cepen- 
dant que,  malgré  ces  précautions,  l'influence  politique 
qu'exercèrent  les  [^thagoriciens  éleva  contre  eux  l'es- 
prit de  faction  :  Pythagore  et  ses  principaux  amis 
furent  massacrés  dans  une  émeute  excitée  par  deux 
démagogues  de  Crotone  (i).  Nous  verrons  plus  d'une 

(1)  Là  Yie  de  Pythagore  a  été  écrite  par  deux  philosophes,  Jamblîque 
et  Porphyre ,  doDt  nous  parlerons  dans  la  suite  :  ils  ont  recueilli  toutes  les 


43  PBILOBOPBIB  ANCIHQCE. 

fois,  dans  la  suite  de  cette  histoire ,  chaque  progrès  ini^ 
portant  de  la  philosophie  payé  du  sang  de  son  auteur. 
Les  pythagoriciens  les  plus  célèbres  sont  TiLÉAUGB 
et  MniSARQUB,  fils  de  Pythagore,  et  Algméon,  de  Gro- 
tonoi  son  gendre  et  son  successeur,  selon  Jamblique; 
Epiciiarme  ,  de  Gos ,  le  comique ,  que  l'on  appelle  aussi 
le  Mégarien  et  le  Sicilien ,  à  cause  des  lieux  où  il  habita  ; 
Tivte  I  de  Locres  :  l'ouvrage  qu'on  attribue  à  ce  der- 
nier n'est  qu'un  extrait  du  Timée  de  Platon;  Ocellus, 
de  Lucanie  :  l'ouvrage  que  nous  possédons  sous  le  nom 
de  ce  philosophe  a  peut-être  été  composé  après  J.-G,  ; 
cependant  quelques  savants  d'un  mérite  distingué  en 
soutiennent  l'authenticité.  A  une  époque  postérieure, 
on  trouve  Archttas,  de  Tarente,  l'un  des  hommes 
les  plus  marquants  de  sa  patrie,  où  il  remplit  d'im- 
portantes fonctions  :  on  cite  ses  découvertes  en  géo* 
niétriô  et  en  mécanique  ;  il  existe  de  ses  ouvrages 
quelques  fragments  peut-être  apocryphes;  enfin  son 
disciple  Philolaus,  qui  composa  le  premier  traité  de 
son  école  qui  ait  été  écrit,  et  devint  célèbre  par  son 
système  astronomique. 

ÉCOLE  D'ÉLÉE  (1). 

L'influence    que   l'institut   fondé    par    Pylhagore 
exerça  sur  les  philosophes  de  son  siècle  et  sur  ceux  des 

fables  que  Tadmiration  et  l'enlbousiasme  avaient  inventées  sur  cet  homme 
vraiment  extraordinaire. 

(1)  Pour  rappréeiatîon  de  cette  école ,  nous  nous  sommes  senris  du  bêan 
travail  de  M.  Cousin  sur  Xénoptaane  et  Zenon  d*Ëlée ,  imprimé  dans  ses 
Noureâux  Fragments  philosophiques ,  et  dont  nous  ob  saurions  trop  reoom- 
naMler  la  lecture. 


PlBlKÈliS  «POQUB*  48 

aiéûl68  postérieurs  fut  imaieiue.  Elle  m  iait  remtfrqMr 
d'une  manière  bien  sensible  dans  une  école  fondéei 
en  S90,  &  Éléa  ou  Yéiia^  dans  la  Grande-Gréoe ,  (Mttr 
l'Ionien  XiNOPHAN£  ^  de  Golophon*  Né  à  la  40*  ûlyni« 
piade  (647  ans  avant  J.-G.  ),  il  passa  la  plus  grande 
partie  de  sa  longue  carrière  dans  l'Asie  llioeufet  lors- 
que sa  patrie  tomba  sous  le  joug  des  Perses  »  il  se  retira 
en  Sicile,  dont  il  parcourait,  dit-on,  les  différentes 
^iHes  9  récitant  ses  vers  et  vivant  du  métier  de  rbap« 
flode*  Il  n'avait  pas  moins  de  quatre-vingts  ans  lorsqu'il 
vint  s'établir  à  Éiée,  colonie  récemment  fondée,  dont 
les  habitants,  échappés  aux  désastres  de  toutes  les 
autres  colonies  de  l'Asie  Mineure,  offraient  un  asile  à 
eeui  de  leurs  compatriotes  qui  fuyaient  le  spectacle 
de  la  servitude  et  de  la  corruption  de  leur  paysi  11  y 
vécut  eneore  une  vingtaine  d'années,  si  l'on  en  croit 
las  témoignages  des  écrivains  de  l'antiquité^  qui  attes^ 
tent  qu'il  vécut  au  moins  un  siècle. 

Fondateur  d'une  école  destinée  à  porter  si  haut 
l'idéalisme  pythagoricien ,  Xénophane ,  Ionien  de  sang 
et  d'habîRide,  arrivé  très-tard  à  Élée,  présente,  dans 
non  système ,  deux  esprits  bien  opposés  ;  ils  attestent 
les  deux  antécédents  k  travers  lesquels  il  a  passé ,  et 
dont  il  forme  le  peint  de  réunion.  Ce  mélange  de  deux 
systèmes  si  différents ,  cette  alliance  des  contraires , 
est  un  des  faits  les  plus  intéressants  et  des  plus  pro^ 
près  k  faire  connaître  le  développement  graduel  et  la 
marche  progressive  de  la  raison  philosophique.  Ainsi, 
d'abord  sa  physique  et  sa  cosmologie  sont  empruntées 
i  la  physique  ionienne  ;  comme  les  Ioniens ,  il  s'arrête 
à  Tapparence  sensible;  c'est  la  terre  ^  et  non  le  soleil. 


44  PHILOSOPAIC    ANCIENNE. 

qui  est  le  ceiUte  du  monde;  on  retrouve,  daos  sa 
physique  ,  Veau  de  Thaïes ,  yair  d' Anaxiinène ,  le  feu 
d'Heraclite  :  lepoint.de  départ ,  la  route  et  le  but , 
la  méthode  et  les  résultats ,  tout  est  emprunté  aux  sens 
et  à  la  matière. 

Mais  l'influence  du  pythagorisme  se  fait  bienti^t  sentir 
dans  une  théologie  qui  nous  montre  à  découvert  le  plus 
pur  et  le  plus  noble  théisme,  c'est-à-dire  une  doctrine 
qui  ne  se  trouvait  alors  que  chez  les  pythagoriciens 
de  la  Grande-Grèce.  Cependant,  tout  en  profitant  de 
l'esprit  nouveau  qu'il  rencontra  sur  les  côtes  d'Italie , 
Xénophane  resta  fidèle  à  l'esprit  de  liberté  qui  carac- 
térisait les  Ioniens.  En  effet ,  au  lieu  de  poser  simple- 
ment des  dogmes,  comme  aurait  fait  un  pythagoricien 
ordinaire ,  si  toutefois  il  eût  osé  enfreindre  le  secret 
prescrit  aux  membres  de  l'institut  pythagorique ,  au 
lieu  de  prononcer  des  sentences  et  presque  des  oracles^ 
et  de  parler  par  symboles,  Xénophane  raisonna. 

Aristote  et  Théophraste  nous  ont  conservé  le  corps 
de  l'argumentation  par  laquelle  il  démontrait  que  Dieu 
n'a  pas  eu  de  commencement  et  n'a  pas  pu  naître. 
Dans  un  autre  fragment  qui  nous  a  été  pareillement 
conservé ,  il  déduisait  l'unité  de  Dieu  de  sa  toute-puis- 
sance et  de  sa  toute-bonté.  Là  se  trouve  la  première 
tentative  qui  ait  été  faite  de  porter  la  dialectique  jus- 
que dans  les  qualités  essentielles  de  Dieu,  de  soumettre 
ces  qualités  à  une  dépendance  réciproque,  et  d'en 
former  une  théorie. 

Voilà  donc,  dès  les  premiers  jours  de  la  philosophie 
grecque ,  Dieu  conçu  et  établi  comme  souverainement 
puissant ,  souverainement  bon ,  et  par  cela  même 


FREMlÈRfi   ÉPOQUE.  AS 

comme  es8enticl^0]ll6nt  un.:  ce  n'est  plus  seulement  la 
cause  et  la  substance  de  toutes  choses,  comme  nous 
l'avions  vu  précédwiment ,  c'est  la  cause  et  la  substance 
sous  un  point  de  vue  plus  intellectuel;  c'est  la  sagesse 
et  la  bonté,  c'est  déjà  un  Dieu  moral. 

L'école  ionienne  et  l'école  pythagoricienne  ont  in- 
troduit dans  la  philosophie  ,^recque  les  deux  éléments 
fondamentaux  de  toute  philosophie  :  la  physique  et  la 
théologie ,  l'idée  du  Inonde  et  celle  jde  Dieu.  Les  deux 
termes  extr^esde  toute  spéculation  étant  ainsi  donnés, 
il  ne  reste,  plus  qu'à  trouver  leur  rapport  :  or  la  solution 
qui  se  présente  d'abord  à  l'esprit  humain ,  préoccupé 
qu'il  est  néces^irement  de  l'idée  de  l'unité,  c'est 
d'absorber  l'un  dosAermes  dans  l'autre,  d'identifier  le 
monde  avec  Dieu ,  ou  Dieu  avec  le  monde ,  et  par  là  de 
trancher  le  nœud  au  lieu  de  le  résoudre.  L'école 
ionienne,  appliquant  l'idée  d'unité  au  monde,  était 
tombée  dans  le  panthéisme  ;  les  philosophes  pythago- 
riciens, id|6alisant  tout,  et  parlant  de  principes  invi- 
sibles ,  absorbaient  le  monde  dans  cette  unité  absolue 
et  idéale,  à  laquelle  ils  ramenaient  toutes  choses.  Xé- 
nophane ,  Ionien  et  Italien  à  la  fois ,  qui  participa  de 
ces  deux  philosophies,  les  combina-t-il  de  manière  à 
les  fondre  ensemble,  et  à  les  tempérer  l'une  par  l'autre 
dans  le  sein  d'un  sage  éclectisme?  Releva-t-il  le  pan- 
théisme en  le  rattachant  au  théisme,  comme  l'effet  à 
la  cause,  et  vivifia-t-il  le  théisme  en  en  tirant  le  pan- 
théisme ,  comme  du  sein  de  la  cause  sort  et  se  déve- 
loppe la  série  indéfinie  des  effets  ?  Devança*l-il  ainsi 
l'ordre  des  temps  et  de  son  siècle  ?  Non;  personne  ne 
devance  son  siècle  >  chacun  fait  son  rôle  ^  et  Xénophane 


46  PHILOSOPfilE   ANCIENNE. 

n'a  pas  dérobé  à  Platon  celui  qui  avait  été  assigné  i  ce 
grand  homme,  à  son  siècle,  à  Athènes.  Xénophane, 
combinant  deux  idées  opposées ,  en  composa  un  sys- 
tème parfaitement  bien  caractérisé  par  Aristote,  comme 
on  système  indécis,  où  le  théisme  et  le  panthéisme 
coexistent  d'une  manière  un  peu  confuse,  mais  avec 
une  prédominance  de  l'élément  pythagoricien  et  théiste, 
qui,  s*accroissant  et  se  développant  entre  les  mains  de 
ses  successeurs,  a  fini  par  absorber  l'élément  pan- 
théiste et  ionien  dans  une  unité  absolue  et  un  idéa- 
lisme exclusif. 

Parménide  fut  exclusivement  Dorien,  théiste,  idéaliste, 
unitaire.  Après  avoir  ihit ,  dans  son  poème  sur  fa  nature, 
la  distinction  du  monde  de  l'apparence  et  du  monde  de 
la  raison,  il  en  déduisit  deux  espèces  de  connaissances  , 
dont  l'une  est  produite  par  nos  sens ,  et  l'autre  par 
notre  raison  :  la  première  nous  montre  partent  la  plu- 
ralité ,  le  multiple ,  le  variable ,  le  contingent  ;  la  seconde 
nous  élève  à  l'unité,  |iu  simple,  au  nécessaire ,  à  l'ab- 
solu. Dans  son  poème ,  Parménide  part  de  l'idée  de 
Têtre  pur,  qu'il  identifie  avec  la  pensée  et  [la  connais- 
sance, et  il  conclut  que  le  non-être  ne  saurait  être 
possible;  que  toute  chose  existante  est  une  et  tden* 
tique;  qu'ainsi  ce  qui  existe  n'a  point  de  commen- 
cement, qu'il  est  invariable,  indivisible,  qu'il  remplit 
Fespace  tout  entier,  et  que  par  conséquent  tout  change- 
ment, tout  mouvement,  est  une  pure  apparence.  Tel 
est  le  système  idéaliste  auquel  aboutit  l'école  d'Élée, 
et  que  Mêlissus  ,  de  Samos,  développa  avec  beaucoup 
de  profondeur.  Parvenu  au  somjnet,  et  pour  ainsi 
dire  wr  le  trdne  de  Tafoslraetion ,  Tidéalisme  systé-^ 


PRBMlÈRfi   ÉPOQUE.  41 

matiqoe  des  Éléates  devait  Décessairement  paraître  bi- 
zarre et  absurde  au  plus  grand  nombre.  L'unité  absolue 
n'excluait  pas  seulement  tout  ce  oui  n*est  pas  elle, 
elle  excluait  pareillement ,  en  elle-même ,  toute  diftè* 
renée ,  toute  distinction ,  tout  rapport  d*elle-même  à 
elle-même.  C'était  une  substance  sans  cause ,  et  pai; 
conséquent  une  substance  vaine ,  puisqu'elle  était  dé« 
pourvue  de  l'attribut  essentiel  qui  constitue  la  sub- 
stanee.  Les  objections  les  plus  graves  accusaient  l'ab- 
surdité d'un  pareil  système. 

Zenon  fut  le  soldat  et  le  martyr  de  Técole  qui  avait 
ea  pour  fondateur  Xénophane ,  et  pour  législateur  Par- 
ménide.  U  naquit  à  Elée,  vers  la  69*  olympiade  (504 
ans  avant  J.-C.  ) ,  et  passa  la  première  partie  de  sa  ^ 
dttis  l'étude  de  la  philosophie  de  Parménide,  son  maître 
et  son  ami.  Tous  les  auteurs  s'accordent  sur  son  ardent 
patriotisme.  C'était  l'époque  de  raflfranchisseiMnt  4^ 
la  Grèce  et  de  l'élan  général  vers  la  Kberté  «t  riodé* 
pendance.  De  toutes  parts  on  travaillait  i  secouer  le 
)oog  des  Perses,  à  se  donner  des  institutions  pkw 
libres.  Elée  s'adressa  à  ses  philosophes  pour  fixer  sa 
constitution  et  ses  lois.  Zenon ,  satisfait  d'avoir  coih 
tribué  à  donner  à  sa  patrie  des  institutions  sages ,  n'y 
voulut  pas  avoir  d'autre  pouvoir  que  celui  de  ses 
TorUis  et  de  ses  talents,  il  menait  une  vie  modeste  et 
retirée  »  lorsque  Elée  étant  tombée  sous  le  joug  d*utt 
tyran,  nommé  par  quelques  historiens  Néarque,  et  par 
d'autres  Démylos,  il  s'arracha  à  ses  études  philoso- 
phiques pour  défendre  les  instilutions  delà  patrie.  Ses 
généreux  efforts  ne  furent  point  couronoéi»  de  succès  ; 


48  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

il  fut  pris  et  périt  dans  un  supplice  horrible»  qu*il  subit 
avec  un  courage  héroïque  (i). 

Zenon  avait  fait  avec  Parikiénide ,  en  460 ,  un  voyage 
à  Athènes ,  pour  défendre  les  doctrines  de  son  école 
contre  les  attaques  de  l'empirisme  ionien^  tout-puis- 
sant alors  dans  cette  ville.  Charfé  de  soutenir  la  dis- 
eussion ,  Zenon ,  au  lieu  de  rester  survies  hauteurs  de 
ridéalisme,  descendit  sur  le  terrain  même  de  Tempi- 
risme;  et,  tournant  contre  ses  adversaires  leurs  propres 
objections ,  les  força  de  convenir  qu'il  n'est  pas  phis 
aisé  d'expliquer  tout  par  la  pluralité  que  par  la  seule 
unité  :  <  Vous  prétendez,  leur  dit-il,  qu'il  n'existe 
que  ce  que  les  sens  vous  attestent,  qu'ainsi  la  pluralité 
seule  existe,  et  vous  triomphez  dans  l'énuméraiion  des 
différences  que  vousop'posez  à  la  doctrine  de  Tunité  ab- 
solue; vous  triomphez  surtout  du  mouvement  universel 
que  vous  opposez  à  l'immobilité  absolue,  qui  résulte  de 
l'unité  absolue  d^'  Parménide  :  eh  bien,  je  vous  prends 
par  vos  propres  arguments,  et  je  vous  démontre  que  si 
tout  diffère ,  comme  vous  le  pensez ,  par  cela  même 
tout  se  ressemble,  et  que  si  tout  se  meut,  tout  est  en 
repos  ;  qu'ainsi  votre  système  même  vous  pousse  à  des 
conséquences  opposées  à  votre  propre  système.  L'empi- 
risme est  donc  condamné  à  la  contradiction ,  et  à  une 
contradiction  perpétuelle.  Cette  contradiction  est  votre 
monde,  le  monde  de  la  pluralité  et  de  l'apparence ,  que 
les  sens  vous  attestent  et  que  l'opinion  vulgaire  admet. 

(1)  Diogène-Laërce  rapporte ,  d*aprè8  Hermippus,  que  Zenon  fût  jeté  dans 
un  mortier  et  pilé.  Plularque  raconte  aussi  qu'avant  de  mourir,  il  se  coupa 
la  langue  avec  les  dents  et  la  cracha  à  la  figure  du  tyran. 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  49 

Il  ne  faut  croire  qu'à  la  raison,  non  aux  sens  et  à 
l'opinion  :  or  la  raison  condamne  la  pluralité  à  l'extra- 
\agance;  donc  la  pluralité  n'existe  point.  »  Cette  polé- 
mique d'un  genre  tout  nouveau  déconcerta  les  partisans 
de.  la  philosophie  ionienne ,  excita  une  vive  curiosité 
et  un  haut  intérêt  pour  les  doctrines  italiques  ;  ainsi 
fut  déposé  dans  la  capitale  de  la  civilisation  grecque, 
avec  un  élément  nouveau  et  une  nouvelle  donnée  phi- 
losophique, le  germe  fécond  d'un  développement  su- 
périeur. Zenon ,  avec  sa  dialectique  subtile  et  auda- 
cieuse, apparut  aux  Athéniens  comme  une  sorte  de 
Palamède  en  fait  de  discussion  philosophique  (i). 

Le  litre  principal  auquel  est  attaché  le  nom  de  ce 
philosophe  ,  c'est  l'invention  de  la  Dulectiqu»  :  et 
nous  ne  parlerons  pas  ici  de  la  dialectique  qu'on  trou- 
vait déjà  dans  les  essais  de  Xénophane ,  et  qui  n'a  pas 
manqué  non  plus  à  Parménide  ;  nous  voulons  parler  de 
la  dialectique  considérée  comme  un  art,  avec  ses  formes, 
avec  l'appareil  et  l'autorité  d'une  méthode  positive. 
C'est  un  point  sur  lequel  tous  les  auteurs  sont  d'accord  : 
les  quatre  démonstrations  logiques  de  Zenon  contre  le 
mouvement ,  et  en  particulier  le  fameux  argument 
dît  Y  Achille  (2) ,  ont  puissaminent  contribué  à  sa  célé- 
brité. La  lutte  entre  l'empirisme  ionien  et  l'/déalisme 

(1)  Platon ,  Phéd. ,  Irad.  de  M.  Cousin ,  t.  VI ,  pag.  85. 

.(2)  Bayle  (  art.  Zenon  )  a  reproduit  et  développé  ces  divers  argumeols  el 
en  a  tiré  la  conclusion  que  Zenon  était  un  sceptique  universel.  C*est  aussi 
Topinion  d*un  granU  nombre  d'auteurs.  On  8*est  mépris  sur  le  but  et  les  in- 
tentions du  philosophe  d'Elée.  On  n'a  pas  vu  que  ses  objections  contre  lé 
mouvemeut  n'avaient  pour  but  que  de  convaincre  d'absurdité  la  divisibilité 
infiuie  de  la  matière ,  et  de  montrer  qu'en  adoptant  ce  système ,  ou  arrivait 
nécessairement  à  la  négation  du  mouvement. 

4 


SO  PHIJLOSOnilE    ANCIBmfE. 

éléalique  dura  près  d'uD  siècle  :  Téoole  d'Éiée,  «vec 
sa  dialectique,  coûfondait  aisément  rempirisme  iooieti 
et  le  poussait  à  la  contradiction  et  à  l'absurde  »  en  lui 
prouvant  que  y  soit  dans  k  monde  extérieur ,  soit  dans 
la  conscience ,  la  variété  n'est  possible  et  n'est  eonce^ 
vaUe  qu'à  la  condition  de  l'unité.  En  même  temps  le 
bon  sens  de  l'empinsme  ionien  faisait  aisément  justice 
de  l'unité  éléatique,  qui,  existant  seule,  sans  aueon 
dualisme ,  et  par  conséquent  sans  pensée ,  car  toiit« 
pensée  suppose  au  moins  la  dualité  du  sujet  et  de  l'ob- 
jet, se  réduisait  à  une  existence  absolue,  qui  ressem* 
blait  au  néant  de  l'existence. 

ÉCOLES  MIXTES. 

Quelques  esprits  supérieurs,  dans  les  deux  partis , 
avaient  en  vain  essayé  de  terminer  cette  lutte,  en  em- 
pruntant quelque  chose  à  l'un  et  à  l'autre  système. 

A  leur  tête  est  l'illustre  â.naxagore,  de  Clazomène 
en  ionie,  qui  vint ,  à  quarante  ans,  s'établir  à  Athènes 
(486  ans  avant  J.-C).  Rien  n'a  plus  contribué  à  sa 
célébrité  que  sa  doctrine  d'une  intelligence  suprême,, 
d'un  esprit  ordonnateur  du  monde;  résultat  auquel  il 
fut  conduit  par  une  plus  profonde  observation  de  la 
nature  et  de  l'ordre  qu'elle  présente,  par  ses  réflexions 
sur  l'insuflisance  de  tous  les  systèmes  tirés  uniquemeut 
de  l'ordre  naturel,  et  peut-être  aussi ,  selon  Tennemann 
et  le  professeur  Car  us ,  par  les  révélations  mystiques 
de  son  compatriote  Hermotime  ,  personnage  singulier , 
sur  lequel  les  anciens  rapportent  beaucoup  de  Êibles(l), 

(1)  Pline  rancien  raconte  <  Mis  t.  no/. ,  t.  vn ,  cap*  53)  que  rAme  4'Hii^ 


PREXlèllE   ÉPOQUE  «  51 

mais  qui  paraU  avoir  été  initié  aux  doctrines  des  ()ylha- 
goriciens.  Ânaxagore,  en  effet ,  a  de  commun  atec  ce^ 
philosophes  la  notion  d'un  Dieu,  premier  principe  et 
cause  de  l'univers;  mais  ce  qui  assure  plus  particulier 
remeitt  à  ce  grand  homme  une  place  honorable  danâ 
l'histoire  de  la  philosophie,  c'est  le  soin  avec  lequel  il  sut 
séparer  et  détacher  avec  précision  et  clarté  Vidée  die  cette 
intelligence  ordonnatrice ,  trop  souvent  identifiée  jus- 
qu'alors avee  les  phénoihènes  du  monde.  Lai  notioif 
d'an  Dieu  est  inhérente  à  l'esprit  humain;  on  se  trom- 
perait donc  grossièrement  en  considérant  Anaxagore 
comme  l'auteur  du  théisme  :  le  théisme  est  aussi  ancien 
que  l'humanité,  et  nous  avons  déjà  vu  dans  Xénophane 
la  conception  nette  et  précise  de  l'unité  et  de  la  toute* 
puissance  de  Dieu.  Mai^  en  donnant  au  théisme  son 
vrai  caractère,  et  en  lui  prêtant  l'appui  d'une  démon- 
stration logique,  le  philosophe  de  Clazomène  fit  Ibiré 
un  pas  de  plus  à  la  philosophie  :  le  premier  il  enseignai 
chtirement  et  d'une  manière  expresse  que  les  phéno- 

motime  quiltait  souvent  son  corps  pour  errer  au  loin  et  découvrir  des  ckoses 
qui  ne  pouvaient  être  connues  que  de  ceux  qui  étaient  présents  sur  les  lieux, 
pédant  que  son  corps  restait  connue  privé  de  vie ,  jusqu'à  ce  qu'enfin  ses 
enmemis,  i4>pelés  Cemtharides,  fassassinrèrenl  et  enlevèrent  à  son  àme 
rbabitation  où  elle  allait  revenir.  D'autres  auteurs  répètent  le  même  récit. 
Si  Von  voulait ,  dit  à  ce  sujet  M.  de  Gérando,  considérer  le  fond  de  ce  récit 
cdmme  un  fait  historique ,  en  le  rapprochant  de  ceux  que  nous  a  conservés 
l'antiquilé-sur  plusieurs  thaumaturges,  sur  tes  hommes  auxquels  on  a  at- 
tribué un  pouvoir  de  divination ,  en  remarquant  que' ceux-ci  m)us  sont  éga- 
lement représentés  dans  un  état  d'anéantissement  et  de  sommeil  lorsqu'ils 
reçoivent  l'inspiration ,  on  pourrait  trouver  dans  ces  singulières  descriptions 
quelque  chose  d'analogue  aux  phénomènes  de  somnambnlisme ,  qui ,  dans 
ces  derniers  temps,  sont  devenus  l'objet  de  l'atteition  publique ,  et  qui ,  <^el- 
que  opinion  que  l'on  se  forme  du  système  de  lois  auxquelles  on  peut  les 
rapporter ,  méritent  certainement  rattenUon  des  observateurs. 


n 


52  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

mènes  de  l'univers  sont  étroitement  liés  entre  eux, 
qu'ils  forment  un  ensemble»  un  tout;  que  Tordre  est 
la  grande  chatne  qui  unit  leurs  parties  »  la  loi  suprême 
qui  les  gouverne  ;  que  ce  système  universel  »  dans 
l'unité  qui  le  constitue,  suppose  un  ordonnateur  unique, 
et  par  conséquent  une  intelligence  qui  le  connaît ,  le 
dispose  et  le  réalise. 

Si  cette  notion  raisonnée  de  l'Être  suprême  rappelait, 
en  les  perfectionnant ,  les  idées  des  philosophes  de 
l'école  italique,  Anaxagore  se  rapprochait  des  Ioniens 
par  sa  physique  et  sa  cosmogonie.  D'après  ce  principe 
qu'il  leur  empruntait,  que  rien  tie  vient  de  rien,  il  ad- 
mettait l'existence  de  la  matière  à  l'état  de  chaos, 
donnée  primitivement,  et  dont  les  parties  constitutives, 
qu'il  appelait  homœoméries,  ne  peuvent  être  décom- 
posées ;  et  c'était  par  l'arrangement  et  la  séparation  de 
ces  particules  qu'il  expliquait  les  phénomènes  du  monde 
physique  :  mais  ce  chaos ,  environné  d'air  et  d'éther , 
avait  été  animé  par  l'intelligence  suprême ,  cause  pre* 
mière  du  mouvement.  Au  reste,  Anaxagore  fut  toujours 
plus  attaché  à  l'étude  de  la  physique  qu'à  celle  de 
la  métaphysique;  et  Platon  lui  reproche  avec  raison 
l'inconséquence  dans  laquelle  il  était  tombé,  lorsqu'il 
cherchait  à  expliquer  par  des  causes  purement  phy- 
siques l'origine  des  plantes  et  des  animaux ,  et  même 
aussi  les  phénomènes  célestes.  C'est  ce  qui  attira  le 
reproche  d'athéisme  au  plus  religieux  des  philosophes 
anciens. 

Malgré  l'injustice  et  le  peu  de  fondement  d'une  pa-* 
reille  accusation ,  qui  lui  fut  intentée  à  la  fois  par  la 
superstition  et  par  la  politique  ,  ses  ennemis  triom-» 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  53 

phèrent  :  Tami  de  Périclès  fut  banQÎd^ Athènes,  et  alla 
mourir  à  Lampsaque.  Il  avait  refusé  son  eulte  aux  fa- 
bles de  Tastrologie,  et  commis  ie  crime  de  dire  que  les 
astres  ne  sont  pas  des  dieux. 

DioGÈNE  d'ApolIonie  et  Archélaus  de  Milet,  qui  vi- 
vaient à  Athènes  à  la  même  époque ,  ne  pouvaient  man- 
quer de  subir  l'influence  du  génie  d'Anaxagore.  La 
notion  d'un  Dieu  unique  apparaissant  sur  ie  théâtre  le 
plus  brillant  du  polythéisme,  avait  dû  fiiire  sur  les 
esprits  supérieurs  une  impression  profonde.  Cependant 
elle  resta  longtemps  en  dehors  des  idées  pratiques,  et 
les  premiers  philosophes  qui  l'adoptèrent  n'en  com- 
prirent pas  de  suite  la  portée  et  le  véritable  sens.  C'est 
ainsi  que  Diogène,  considérant  l'air  comme  un  élément 
fondamental ,  lui  attribuait  une  force  divine ,  réunissant 
ainsi  par  un  syncrétisme  peu  judiceux  le  principe  d'A  • 
naximène  et  celui  d'Anaxagore  :  telle  était  aussi ,  à  peu 
de  chose  près ,  et  exprimée  d'une  manière  plus  obscure^ 
l'opinion  d'Archélaûs,  qui  avait  reçu  des  leçons  d'Ana- 
xagore lui-même. 

On  trouve  encore  une  tendance  plus  prononcée  à 
fondre  ensemble  les  divers  systèmes  antérieurs ,  dans 
le  pythagoricien  Empédocle  d'Agrigente ,  philosophe 
distingué  par  son  talent  pour  la  poésie  philosophique  (1), 
et  ses  connaissances  en  histoire  naturelle  et  en  méde* 
cine.  On  sait  qu'il  trouva  la  mort  dans  le  cratère  de 
l'Etna ,  victime  du  même  esprit  d'observation  et  de  cu- 
riosité qui  plus  tard  fit  périr  Pline  l'ancien  aux  pieds  du 

(1)  Un  grand  nombre  d'auteurs  le  regardent  comme  Vauleur  des  Vers 
dores],  attribués  à  Pythagore. 


HA  PHILOSOPHIE  AHClEHIfE. 

Vésuve  (1).  Voici  quels  étaient  les  principaux  points  de 
sa^doctrine ,  qu'il  avait  déposée  dans  un  poème  didac-^ 
tiqiie  dont  il  nous  reste  plusieurs  fragments.  Il  recon- 
naît quatre  éléments»  la  terre»  l'eau,  l'air  et  le  feu  : 
ces  éléments  ne  sont  pas  simples  (  en  ceci  il  se  rap- 
prpc)ie  d'Ânaxagpre  )  »  et  c'est  le  feu ,  comme  agent  de 
\à  prp^HCtion  9  qui  joue  le  pricipal  rôle.  V amour  et  la 
f^fscofde  ^  expressions  poétiques  par  lesquelles  il  dési- 
gnait l'attraction  et  la  répulsion ,  sont  lies  deux  forées 
qui  président  à  la  dissplution  des  parcelles  primitives  dont 
ces  quatre  éléments  sont  composés.  Au  reste,  il  considère 
le  monde  io\i\  eqtier  comme  divin.  Il  rentrera  un  jour 
l^apsle  chaos. Il  distingue  un  numde  semible,  et  un  motiée 
intfilligiblç ,  type  4u  premier  ;  idée  déjà  exprimée  par 
f^arménide ,  et  qui  devint  entre  les  mains  de  Platon  le 
principe  d'une  théorie  profonde.  Il  cherche  dans  le 
fpu,  à  la  manière  ()es  Ioniens,  le  principe  de  la  vie , 
tout  en  reconnaissant  avec  les  pythagoriciens  un  Être 
divin  qui  pénètre  tout  l'univers.  De  cet  Être  supérieur 
proviennent  aussi  leà  démons  qui  habitent  successive^ 
](nent  le^  corps,  et  à  la  nature  desquels  appartient  Vàme 
humaine.  Il  paraît  avoir  essayé  aussi  une  théorie  dei 
sensations  :  Le  môme,  dit-il,  ne  pouvant  être  aperça 
que  par  le  même ,  à  chacun  de  nos  sens  est  attaché  un 
élément  particulier  ;  le  feu  est  aperçu  par  le  feu ,  q'est 
\fL  vue  ;  l'air  par  l'air ,  c'est  Touîe  :  en  un  mot  la  disceni^ 
est  aperçue  par  la  discorde^  et  l'aniom  par  l*amùwr;  c'est- 

(1)  On  connatt  les  vers  d'Horace  qui  prient  à  Empédotle  un  motif  bien 
moins  philosophi<iue ,  le  désir  de  se  faire  passer  pour  un  dieu  : 


Dent  immorUUt  bab«ri 
le  Empedodes,  ardenlem  f 
Intilnit. 


Dùm  cuplt  Empedodes,  ardenlem  frigidus  Eloam 


FRKXIËRC   iFOOUI.  BS 

à-4ir6,  suns  doute,  à  nos  organes  appartient  la  oon^ 
naissance  du  monde  sensible ,  et  &  notre  raison  celle 
du  monde  intelligible.  L'âme  a  son  siège  principal  dans 
le  sang. 

Si  Ton  ajoute  foi  aux  détails  rapportés  par  les  écri- 
vains anciens  9  le  philosophe  d'Agrigente  aurait  été 
livré  à  un  enthousiasme  habituel ,  et  ses  disciples  en 
auraient  fait  une  espèce  de  thaumaturge.  Il  y  a  quel- 
que chose  de  singulier  dans  le  contraste  qui  s'oflTre 
entre  Fexaltation  de  son  esprit  et  les  idées  qu'il  s'était 
formées  sur  les  lois  de  la  nature.  Ce  contraste  s'ex- 
plique par  le  syncrétisme  dont  sa  dotf^trine  était  em- 
preinte :  il  avait  suivi  à  la  fois  Pythagore,  Heraclite , 
l'école  d'Ionie;  il  avait  mêlé  leurs  hypothèses,  et  n'était 
pas  toujours  parvenu  à  les  concilier  heureusement. 

SOPHISTES. 

Il  était,  au  reste ^  devenu  assez  difficile  d'admettre 
concurremment  deux  doctrines  si  exclusives  ;  les  essais 
fiiits  pour  les  réunir  ne  paraissaient  guère  satisfaisants; 
et  au  lieu  d'insister  plus  longtemps  sur  une  ftision  im- 
possible entre  deux  doctrines  qui,  rejetant  d'une  ma<- 
nière  absolue,  l'une  le  témoignage  des  sens,  et  l'autre 
celui  de  la  raison ,  se  combattaient  mutuellement  par 
des  arguments  auxquels  il  n'était  pas  aisé  de  répondrCi 
il  était  assez  naturel  qu'il  se  rencontrât  des  bpmmes 
qui  prissent  au  mot  l'un  et  l'autre  système  dans  leur 
partie  réfutative ,  et  refusassent  toute  espèce  de  certi- 
tude au  témoignage  des  sens,  comme  à  celui  de  la 
Mison.  c  Si  la  sensilHlité  est  la  mesure  de  toutes  choses. 


<{>6  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

comme  on  le  prclend  dans  Técotc  ionienne,  il  s'ensuit, 
dirent-ils,  que  rien  n'est  certain,  attendu  que  pour 
les  sens  tout  est  variable,  tout  est  dans  une  métamor- 
phose perpétuelle,  et  que,  selon  les  circonstances  ou 
l'état  de  la  sensibilité  ,  ce  qui  paraissait  vrai  hier 
parait  faux  aujourd'hui ,  au  même  titre  et  avec  la  même 
autorité.  Et  si,  selon  l'école  d'Élée,  on  admet  l'unité 
sans  aucune  variété ,  il  est  clair  que  tout  est  dans  tout, 
que  tout  se  ressemble,  et  qu'on  peut  dire  de  la  môme 
chose  qu'elle  est  vraie  et  fausse  tout  ensemble;  et  de 
même  pour  le  bien  et  le  mal ,  et  pour  toutes  choses.  » 
Tel  fut  le  scepticisme  universel  qui  devint  le  fond  de 
l'enseignement  des  sophistes. 

Athènes  était  alors  au  plus  haut  point  de  sa  puis- 
sance et  de  sa  gloire.  C'était  l'époque  où  brillaient 
dans  tout  leur  éclat  les  Sophocle,  les  Euripide,  les 
Thucydide,  les  Phidias,  et  tous  ces  hommes  illustres 
qui  ont  immortalisé  le  siècle  de  Périclès. 

Mais,  au  milieu  des  signes  extérieurs  de  la  prospérité, 
des  germes  de  destruction  s'étaient  introduits  au  sein 
de  cette  ville  fameuse ,  qui  avait  été  si  longtemps ,  se- 
lon l'expression  de  Platon  ,  le  grand  Pryianée  de  la  Grèce. 
Les  richesses  et  les  succès  avaient  engendré  le  luxe, 
dont  les  effets  avaient  été  d'ébranler  les  institutions  de 
la  république  et  de  corrompre  les  mœurs.  Athènes 
passait  tout-à-coup  des  excès  d'une  démocratie  illimitée, 
à  une  tyrannie  qui  en  était  le  résultat  inévitable.  L'élo- 
quence n'était  plus  que  l'art  de  flatter  les  passions  po- 
pulaires ,  qu'un  secours  pour  l'ambition  et  l'intrigue. 
La  philosophie,  telle  que  l'avaient  conçue  les  Thaïes, 
le$  Xénophane  et  les  Anaxagore,  se  prêtait  peu  à  un 


PREMIÈRC   ÉPOQUE.  57 

but  intéressé  et  pratique.  Ces  lointains  pèlerinages, 
ces  méditations  solitaires  ,  ces  longues  investigations 
qui  avaient  formé  les  premiers  Sages,  oflraient  peu 
d*attraits  à  des  hommes  qui  ne  recherchaient  dans  l'art 
oratoire  qu'un  instrument,  dans  l'étude  des  sciences 
qu'un  moyen  de  succès,  dans  la  philosophie  enfin, 
que  la  connaissance  des  procédés  les  p)us  prompts  et 
les  plus  sûrs  pour  captiver  la  raison,  et  ta  séduire  par 
de  brillants  sophismes. 

Alors  se  présentèrent  des  hommes  qui  firent  pro- 
fession de  tout  enseigner  sans  travail  et  sans  peine. 
Transportée  de  Flonie  et  de  la  Grande-Grèce  dans  la 
capitale  de  l'Attique,  la  philosophie  perdit  entre  leurs 
mains  son  auguste  caractère  :  elle  ne  fut  plus  l'art  de 
découvrir  la  vérité ,  mais  celui  de  prêter  à  l'erreur  les 
couleurs  de  la  vérité ,  suivant  l'intérêt  du  moment.  Ce 
qui  caractérise  avant  tout  les  sophistes,  c'est  l'absence 
de  tout  principe  fixe  et  positif  :  sortis  des  écoles  philo- 
sophiques contemporaines,  ils  avaient  été  uniquement 
frappes  de  leurs  contradictions ,  et  n'en  avaient  rap- 
porté qu'up  esprit  d'incertitude  et  de  doute,  qu'ils 
s'efforcèrent  de  rendre  général ,  et  dont  ils  retirèrent 
pour  eux-mêmes  de  très-grands  avantages. 

GoRGiAS  de  Léontium ,  disciple  d'Empédocle ,  sou- 
tenait qu'il  n'y  a  rien  de  réel,  rien  qui  puisse  être 
connu  ni  transmis  à  l'aide  des  mots.  Il  obtint  une 
grande  célébrité  comme  rhéteur..  Suivant  Diodore  de 
Sicile,  *on  admirait  l'éclat  de  son  style;  les  jeunes  gens 
accouraient  de  toutes  les  villes  pour  acheter  h  un  prix 
très-élevé  la  faveur  de  l'entendre;  lorsqu'il  fut  envoyé 
comme  ambassadeur  à  Athènes ,  pendant  la  guerre  du 


88  PHILOftOPlIE    ANCIENNE. 

Moponése ,  toute  la  ville  so  précipitait  à  aa  sotte.  Le 
premier  il  introduisit  dans  les  assemblées  publiques , 
au  théâtre,  cet  exercice  qui  consistait  à  proposer  des 
aujets  de  dispute  et  à  les  traiter  sur-le-champ. 

pROTAGORAS  d'Abdère»  disciple  de  Démocrite,  acquit 
une  célébrité  plus  grande  encore.  Voici,  selon  Sextus 
Empiricus,  quelle  était  la  doctrine  qu'il  professait  : 
f  L'homme  est  la  mesure  de  unUes  choses;  c'est  le  cri^ 
terium  qui  apprécie  la  réalité  des  êtres  en  tant  qu'ils 
existent,  du  néant  en  tant  qu'il  n'existe  pas.  Protagoras 
n'admet  donc  que  ce  qui  se  montre  aux  yeux  de  chacun; 
tel  est  à  ses  yeux  le  principe  général  des  connaissances.  » 
11  lyoutait  que  toute  manière  de  voir  a  son  contraire , 
fit  qu'il  y  a  autant  de  vérité  d'une  part  que  de  l'autre  ; 
que  par  conséquent  l'on  ne  peut  disputer  sur  rien.  Au 
reste,  il  cherchait  moins  à  ériger  ces  propositions  en 
doctrine  théorique  qu'à  s'en  servir  dans  la  pratique 
comme  d'un  instrument  pour  l'exercice  de  cet  art  au- 
quel il  se  livrait,  et  dont  la  souplesse  devait  se  prêter 
à  embrasser  indifféremment  toutes  les  causes.  Il  s'éleva 
beaucoup  au-dessus  des  sophistes  qui  parcouraient 
alors  les  villes  de  la  Grèce ,  non-seulement  par  son  ta^ 
lent,  mais  aussi  par  le  caractère  sérieux  de  son  lan- 
gage, par  la  vigueur  de  son  argumentation  et  par  ses 
vues  sur  la  théorie  de  la  connaissance  humaine.  Les 
autres  sophistes  adoptaient  indifféremment  toutes  les 
opinions.  Protagoras  essayait  de  prouver  que  chacune 
d'elles  a  des  fondements  légitimes.  .    - 

Sextus  le  met  au  nombre  des  athées  :  il  est  probable 
qu'il  rejetait  seulement  les  traditions  mythologiques 
reçues  du  vulgaire.  Il  avait  composé  sur  les  dieux  un 


ouvrage  ddos  lequel  il  réfutait  la  (dupart  des  traditioiia 
reçues  i  ce  sujet  chez  les  Grecs.  Il  s'exprimait  en  ces 
termes  :  «  Ouaut  aux  dieux  »  je  ne  puis  dire  qu'ils 
existent,  ni  ce  qu'ils  sont;  beaucoup  de  choses  m'en 
empàehent.  »  Les  Athéniens  l'ayant  pour  ce  motif 
condamné  à  mort,  il  prit  la  fuite  et  périt  dans  un 
naufrage» 

Les  sophistes  les  plus  célèbres  «  après  les  deux  que 
nous  venons  de  citer»  furent  Promcus  de  Céos,  qui 
s'attachait  essentiellement ,  d'après'  ce  que  nous  b^ 
prend  Platon ,  à  définir  les  termes  :  il  faisait  dériver  la 
religion  du  sentiment  de  la  reconnaissance ,  et  déclamait 
A  merveille  sur  la  vertu ,  sans  la  pratiquer  ;  DuooftAS 
de  Mélos,  qui  reçut  le  nom  d'athée,  et  dont  pour  ce 
sujet  la  tôte  fîit  mise  à  prix  :  il  s'élevait  en  général 
eontre  les  doctrines  religieuses  et  [Hrineipalement  contre 
celles  que  l'on  enseîgniait  dans  les  mystères;  Cutias  , 
sophiste  et  poète ,  qui  figura  au  ncrabre  des  trente  ty* 
rans;  Hipfus  d'Élis,  discoureur  hardi  et  orgueilleux, 
qui  prétendait  i  un  savoir  universel  :  il  soutenait  que 
les  lois  n'ont  été  imaginées  que  par  les  hommes  faibles 
al  pusillaniaMa  9  et  que  l'homme  doué  de  qudque  gêné* 
foeîté  dc^t  secouer,  quand  il  le  peut,  leur  joi^  into^ 
léraUe;  ofûnion  professée  aussi  par  Callîelàs,  Théra^ 
mène,  Polus,  Euthydème:  les  uns  et  les  autres  en- 
seîgnaieat  que  le  juste  et  Tinjuste  sont  des  inventions 
de  la  poKtique. 

L'arme  favorite  des  sophistes,  l'armequ'ils maniaient 
avec  tant  de  dextérité,  la  dialectique,  n'était  point 
0^  doftt  Zenon  d'Élée  avait  donné  l'exemple,  lors-* 
que,  pour  nûeux  établir  les  bases  de  sa  doctrine,  il  se 


60  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

plaçait  habilement  dans  le  cœur  même  du  système  op- 
posé au  sien  pour  en  faire  ressortir  les  conséquences 
absurdes  :  chez  eux  l'argumentation  n'était  qu'un  jeu 
frivole,  une  controverse  captieuse,  qui  n'avait  pour 
objet  ni  rétablissement  d'un,  principe,  ni  la  preuve 
d'une  vérité. 

Ils  dégradaient  la  raison  humaine  en  la  contraignant 
à  dessein  de  s'exercer  à  soutenir  alternativement  la 
vérité  et  le  mensonge,  et  en  affectant  une  égale  indif- 
férence pour  l'une  et  pour  l'autre. 
-  L'apparition  des  sophistes ,  leurs  maximes  corrup- 
trices, leur  scepticisme  frivole,  s'expliquent  naturelle- 
ment par  la  situation  où  les  esprits  se  trouvaient,  après 
la  lutte  animée  qui  avait  eu  lieu  entre  les  diverses  écoles 
philosophiques ,  par  la  désorganisation  qui  commençait 
à  s'introduire  dans  les  républiques  de  la  Grèce,  et  que 
leur  influence  accéléra  d'une  manière  déplorable.  Ils 
sont  eux-mêmes  Texpression  parfaite  de  cette  société 
brillante,  mais  dépravée,  qui  avait  mis  tant  d'ardeur 
à  suivre  leurs  leçons,  et  d'empressement  à  adopter  leurs 
principes.  Il  serait  cependant  injuste  de  méconnaître  les 
services  qu'ils  rendirent,  du  moins  indirectement,  à  la 
philosophie.  Par  eux,  la  culture  intellectuelle  devint 
plus  générale  ;  la  langue  et  la  littérature  parvinrent  à 
un  plus  haut  degré  de  perfection;  la  philosophie,  jus- 
qu'alors  renfermée  dans  le  cercle  étroit  des  communi- 
cations confidentielles,  avec  un  petit  nombre  d'adeptes, 
fut  portée  en  plein  jour  et  devint  le  sujet  de  discussions 
publiques.  Enfin ,  par  les  écarts  mêmes  auxquels  ils 
s'abandonnèrent,  ils  préparèrent  Socrate;  et  ce  grand 
homme,  tout  en  restaurant  la  science  auguste  qu'ils 


DEUXIÈME   EPOQUE.  04 

avaient  profanée,  ne  dédaigna  point  de  s'emparer  de 
quelques-uns  des  avantages  qu'ils  lui  avaient  offerts.  Us 
rendirent ,  en  un  mot ,  des  services  analogues  à  ceux 
qu'ont  rendus  les  sceptiques  à  toutes  les  époques  ;  ils 
imposèrent  la  nécessité  de  reconstruire  sur  des  fonde- 
ments nouveaux  l'édifice  qu*ils avaient  renversé,  et  qui, 
élevé  trop  à  la  hâte,  manquait  de  solidité. 


Deuxième  époque.  —  Depuis  Socrate  (  i70  ans  av.  J.-C.  ) , 
jusqu*à  la  fin  de  la  lutte  entre  T Académie  et  le  Portique 
(80  ans  avant  J.-G.  ). 

Direction  de  la  philosoplùe  vers  C  étude  des  facultés  de  Chomnu:, 


RÉSUMÉ  GÉNÉRAL. 

STSTÈHBS  PARTIELS  SORTIS  DB  L'ÉCOLE  DE  SOCRATC. 

BxsoxKjn  BB  soeaATs.  ormçuES. 

av.  J.-C.  av.  J.-C. 

Xénophon.                         m.  360       Anlisthène.  11.  v.  390 

Efichioe.                        II.  v.  390       DiogènedeSinope.  m.  324 

SimoD.  il.  V.  390  Cratès.  11.  340 
Gébès.                            fl.  V.  390       Onésicrite. 

Ménédëme.  11.  v.  310 

Ménippe. 


Aristippe.                          fl.  3ao  EuelidedeMégare.  fl.  v.  400 

Aristippe  Metrodidacie»      fl.  320  Eubulide.  fl.  380 

Théodore  de  Gyrène.       fi.  v.  300  Diodore.  fl.  300 

Bion.                              fl.  V.  260  Philon.  fl.  300 

Bvhemère.                     fl.  v.  290  Stilpon.  fl.  v.  300 

Hégésias.  fl.  v.  300  Cliaomaque. 

Amiicéris.  Eophantus. 

ifioouB  n'éxja.  iSoozA  B'^iufiTais. 

Phédon  d'Elis.                     fl.  350  Méncdèmc.  fl.  350 

SOBPTIQtnES. 

Pyrrhon.                      Hk  v.  386  Tiinoa« .  fl.  v.  272 


0SI 


PHILOSOraiE    AlfCIEME. 
STSTimCS    PLI}8   DBVEtOfPiS. 


àaOLM  AOABBMIQUB. 

£00I.B  ràaXPATBTSI 

SIBMWB. 

at.  J.-€. 

at.  J.-C. 

Pltton  d'Athènes.               m.  3«8 

Arislole. 

m.  322 

Speusippe.                          m.  339 

Théophraste. 

m.  2S8 

Xénocrate.                         m.  314 

Eudème. 

Polémon.                           fl.  314 

Dicéarquc. 

fl.  Y.  320 

Gratès.                              A-  313 

Anstosène. 

ft.  y.  ;»o 

Cranlor.                         A-  v.  313 

Héraclide  de  Pont. 

WIBlCOMiMÊtM» 

SkratoD  de  Lampsaqffe. 
Démélrius  de  Phalère. 

m.  «9 

Epicure.                             m-  270 

fl.  330 

Métrodore*                     II.  t.  260 

Jérôme  de  Rhodes. 

Y.  268 

Timocrale.                      fl.  y.  260 

Ariston  de  Chio. 

fl.  260 

Cololc».                          II.  y.  260 

Critolatts. 

fl.  Y.  155 

Polyeneos.                     fl.  v.  260 

Diodore  de  Tyr. 

fl.  Y.  150 

Léonleus. 

STOXCOBMS. 

Hermacliiis.                        ff.  270 

Zenon  de  GUhim. 

m.  251 

Polystrate. 

Gléanlhe. 

fl.  254 

ApoUodore. 

Chr>'sippc. 
Zenon  «fe  Ttrse. 

m.  208 

Zéoon  de  Sidon. 

5.212 

Diogène  de  Tarse. 

Dioçène  de  Babylone. 

fl.  155 

Biogène  de  Séleucie. 

Antipater'. 

146 

Phèdre. 

Pan»tias 

II.  115 

Philodème  de  Gadara.       fl.  v.  80 

Posidonius. 

m.  50 

SCEPtiCISBÎB. 

iioiiVBx.iiS  ACAvàmxm. 

ÛtfÊfËM  BfUPX&XQUB. 

Arcésilas.                      m.  en  241 

^nésimède. 

fl.  Y.  60 

Lacydes.                         fl.  ▼.  250 

FaYorinus  d*Af  tes. 

Evandrc.                        fl.  ▼.  200 

Agrippa. 

Téléclcs.                         il.  ▼.  200 

Ménodole. 

Hégésinus.                       fl.  y.  200 

Sextus  Empiricus.  y.  160ap.  J.-C. 

Carnéade.                         m.  130 

Saturnine.             y.  aoOap.  J.-C. 

ditofflaqne.                       m.  170 

BOD&B 

MnnrB. 

Philon  de  Larissew               fl.  106 

Antiochut  d'Ascalon. 

m.  59 

SOCBATE. 


Il  n'est  point  de  s{)eetâcle  plus  digne  de  notre  ad- 
miration que  celui  que  présentent  la  vie  et  )a  mort  de 
Socrate.  Quelle  force  d'âme  et  cpiel  dévoûment  héroïque 
dans  cet  homme  qui ,  après  avoir  conçu  le  projet  de  ré- 
former les  idées  et  les  mœurs  de  ses  contemporains , 
et  de  lutter  seul  pour  opérer  cette  révolution  contre 
riaflueDce  des  hommes  puissants  et  respectés  qui  les 


MUXIÈKE  ÉPOQUE.  03 

dominaient,  consacra  à  l'accomplisseitient  de  cette  haute 
et  noUe  mission  tout  ce  que  le  ciel  lui  avait  départi  de 
force  )  de  courage  et  d'intelligence ,  marcha  vers  son 
but  avec  une  ccmstance  héroïque,  et  reçut,  sans  s'é« 
tonner  et  sans  se  plaindre,  la  sentence  qui  le  condamnait 
à  perdre  la  vie,  pour  prix  de  ses  généreux  eflbrts  !  Ja- 
mais lutte  n'a  été  engagée,  jamais  révolution  n'a  été 
entreprise  avec  une  conscience  plus  nette  des  moyens  à 
employer,  desdifficultés à  vaincre,  des  dangers  à com^ir. 
Socrate  était  né  à  Athènes,  en  470,  d'un  pauvre 
sculpteur  nommée  Sophronisque  et  d'une  femme  sage 
nommée  Phénarète.  Les  études  de  sa  jeunesse  5  ses 
longues  et  sérieuses  méditations  sur  l'esprit  de  son 
temps,  lui  inspirèrent  de  bonne  heure  la  périlleuse 
résolution  à  laquelle  il  consacra  sa  vie  entière.  A  un  ju- 
gement extraordinaire,  à  un  bon  sens  admirable,  il 
joignait  l'imagination  la  plus  vivre  et  la  plus  brillante. 
Dans  les  inspirations  de  sa  conscience  droi  le  et  ferme, 
il  crut  entendre  la  voix  de  ce  Dieu  dont  l'exislence  lui 
était  attestée  par  l'harmonie  et  l'ordre  qui  régnent  dans 
l'univers.  C'était  là  ce  génie  intérieur ,  ce  démon  ts^ 
milier,  auquel  il  ne  cessa  jamais  de  prêter  uneoreiHe 
attentive,  et  qui  lui  donna  le  moyen  de  déconcerter  les 
sophistes  les  plus  habiles,  d'opposer  à  leurs  arguments 
captieux  une  logique  sûre  et  infaillible^  et  une  raison 
imperturbable;  c'était  là  ce  qui  le  fil  triompher  du  pé- 
dantisme  des  faux  savants,  des  prétentions  delà  vanité, 
des  prestiges  du  talent,  de  l'avidité  de  l'intérêt  privé, 
des  préjugés  populaires,  obstacles  puissants  qui  pa- 
raissaient être  à  la  fois  conjurés  contre  toute  espèce  de 
réforme. 


64  rnaosoPHiE  ancienne. 

Celle  qu'il  opéra  peut  élre  rapportée  à  trois  points 
principaux  :  l"*  il  attaqua  dans  leurs  causes  mêmes  les 
erreurs  qui  avaient  obscurci  la  philosophie  des  Ioniens 
et  des  EléateSy  les  écarts  qui  l'avaient  égarée  ;  2*  il  ra- 
mena Tesprit  humain  vers  l'étude  de  la  conscience , 
source  première  de  toute  vérité;  3""  il  indiqua  une  mé- 
thode pour  le  diriger  dans  cette  investigation. 

Les  philosophes  s'étaient  jusqu'alors  livrés  à  l'étude 
des  sciences ,  sans  se  demander  à  eux-mêmes  quel  était 
le  but  réel  de  leurs  spéculations.  Une  curiosité  vague 
et  indéfinie  semblait  seule  animer  et  diriger  leurs  re- 
cherches. Socrate,  jugeant  que  le  premier  mérite  de 
la  science  est  dans  son  utilité  réelle ,  opposa  aux  re- 
cherches oiseuses  et  stériles  l'épreuve  des  résultats  pra- 
tiques. Les  sophistes  avaient  dégradé  la  philosophie , 
en  la  faisant  servir  d'instrument  à  leur  ambition,  à  leur 
avidité  et  à  leur  orgueil  :  Socrate  opposa  à  cette  étroite 
combinaison  des  vues  intéressées^  l'inspiration  des  sen- 
timents les  pi  us  généreux.  Quant  aux  sciences  physiques 
et  mathématiques  y  qu'il  avait  étudiées  avec  ardeur  à 
l'école  d'Archélaûs  de  Milet,  il  voulait  qu'on  s'y  livrât 
avec  précaution  y  et  il  proscrivait  toutes  les  théories 
spéculatives  hasardées ,  qui  ne  portaient  pas  sur  l'ex- 
périence. 

En  méditant  sur  les  systèmes  qu'avait  enfantés  jus-' 
qu'alors  la  philosophie  dogmatique ,  et  l'abus  qu'en 
avaient  fait  les  sophistes  y  il  sentit  le  besoin  de  recon- 
struire entièrement  la  science  sur  ses  premières  bases, 
et  de  déterminer  un  point  de  départ  fixe  et  certain  pour 
l'investigation  de  la  vérité. 

L'inscription  :  Connais-toi  toi-même ^  gravée  sur  la  fa- 


DEUXIÈME    ÉPOQUK«  65 

çade.du  temple  de  Delphes,  et  primitivement  attribuée 
à  Thaïes,  l'avait  vivement  frappé.  Ce  n'était  qu'un  sage 
précepte ,  il  en  fit  une  méthode.  Les  opinions  empruntées 
ne  sont  point  la  vraie  science  ;  chacun  doit  la  tirer  de 
son  propre  fond,  la  conquérir  par  ses  propres  forces. 
La  base  de  la  philosophie  est  donc  Vctude  de  la  nature 
humaine.  Cela  ne  veut  pas  dire  que  la  philosophie  n'a 
que  r  homme  pour  objet  ;  loin  de  là ,  elle  tend ,  comme 
elle  le  doit  toujours,  à  la  connaissance  du  système 
universel  des  choses,  mais  elle  y  tend  en  partant  d'un 
point  fixe,  la  connaissance  de  la  nature  humaine.  Telle 
fut  la  méthode  de  Socrate.  Elle  doit  être  regardée 
comme  la  cause  principale ,  comme  le  point  le  plus 
important  de  la  révolution  philosophique  dont  il  est 
l'auteur  ;  elle  fut  entre  les  mains  des  philosophes  qui 
vinrent  après  lui  d'une  fécondité  admirable  :  la  gloire 
de  Socrate  est  de  l'avoir  mise  au  monde.  Il  donna  lui- 
même  l'exemple  des  applications  que  l'on  pouvait  en 
faire  à  la  morale  et  à  la  thcodicée. 

Ses  doctrines  avaient  pour  objet  la  destination,  le 
perfectionnement  et  les  devoirs  de  l'homme,  considéré 
comme  un  être  raisonnable;  il  les  exposait  d'une  ma- 
nière simple  et  populaire,  à  mesure  que  l'occasion  s'en 
présentait ,  invoquant  à  l'appui  le  témoignage  du  sens 
moral  de.  l'humanité.  Tennemann  les  résume  ainsi  : 
i""  Reconnaître  le  bien  qu'on  est  tenu  de  faire,  et  agir 
en  conséquence  de  cette  vue  de  la  raison ,  c'est  pour 
l'homme  le. bonheur  le  plus  précieux  et  le  plus  digne 
emploi  de  ses  facultés.  Les  moyens  qui  y  conduisent 
sont  la  connaissance  de  soi-même  et  l'habitude  de  mai- 
Iriser  son  âme.  ■  La  sag^se ,  qir  ii  assimile  souvcdI  à  la 

5 


êê  PHILOSOI^BtE    ANCIENNE. 

pradence  OU  à  la  modération,  comprend  toutes  las  vertM, 
comme  coniiaissance  essentiellement  active;  c'est  pour- 
quoi ii  appelait  aussi  la  verta  une  soîenee.  A-vec  la  pro* 
dence,  les  devoirs  de  l' homme  envers  lui-mômecompreiH 
nent  la  tempérance  et  le  courage.  Les  devoirs  envers 
autruisont  tous  renfermés  dans  lajustîce,  c'est^^lire  Tac- 
eomplissement  des  lois  divines  et  humaines.  On  trotave 
aussi  ches  Socrate,  pour  la  première  fois,  Tidée  d'uB 
droit  ou  d'une  justice  naturelle.  2''  La  vertu  et  la  vraie 
féiicilé  humaine,  la  perfection  morale  et  le  bonheur 
sont  inséparablement  unis.  3*  La  religion  est  un  boai- 
mage  rendu  à  Dieu  par  la  pratique  des  bonnes  actions, 
et  un  effort  assidu  pour  réaliser  tout  le  bien  que  nos 
facultés  nous  permettent  de  faire.  4"*  Le  Dieu  «oprtaie 
est  le  premier  auteur  et  le  garant  de  la  loi  morale;  c'est 
un  être  rationnel  y  invisible,  qui  se  révèle  par  aes  effiBis. 
Socrate  reconnaissait  de  plus  la  Providence,  doctrine 
à  laquelle  se  rattachait  sa  croyance  à  la  drrinatton  et  i 
son  génie  familier  ;  enfin  les  divers  attributs  de  Dieu , 
relatifs  au  sage  gouvernement  de  la  nature  et  à  la  con- 
stitution de  l'homme.  11  ne  croyait  pas  devoir  porter 
plus  loin  «es  recherches.  S^  L'âme  est  un  être  di^rm  o« 
semblable  à  Dieu.  Elle  se  rapproche  de  lui  par  sa  raieon 
et  par  sa  force  invisible^  et  par  conséquent  eHe  est  im- 
mor  telle. 

Ce  n'était  point  par  des  cours  et  dos  leçons  rê^vt- 
liëres,  selon  la  coutume  des  sophistes,  que  Socrate 
développait  ses  principes.  A  proprement  parler ,  il 
n'enseignait  pas;  il  répétait  souvent  lui-même  quUi  ne 
savait  rien.  A  la  promenade,  aux  bains,  au  tbéltre,  sur 
les  places  publiques,  il  abordait  le  magistrat,  rartisan. 


DEUXIÈME   JÊHHHJÊ.  ^7 

te  savant,  ie  laboureur ,  qu'il  questioQoait  d'abord  6ur 
des  ehoses  iodiffi^reoles ,  mais  qu'il  amenait  peu  à  peu 
avec  ufie  adresse  infinie  sur  des  sujets  p]u9  sérieux» 
Âtors,  au  moyen  de  cette  métbodo,  qu'il  pftévmdnit 
avoir  apprise  de  sa  mère ,  et  qui  était  um  sorjbe  d'a(>- 
amdtement  intellectuel ,  il  tirait  de  la  conscience  de  /909 
interlocuteur  les  principes  de  sa  croyance  natueeSe^ 
au  moyen  de  procédés  vulgaires ,  par  l'ij^ucUon  ^ 
l'analogie. 

11  avait  une  autre  manière  de  discuter  avw  les  aor 
{lAiistes  :  il  se  rendait  aux  assemblées  réunies  pour  1^ 
entendre;  là,  il  paraissait  d'abord  partager  l'enlbour 
siasme  de  leurs  admirateurs,  puis,  aviec  ua  mt  de 
bonhomie  ^  leur  adressait  quelques  q^iestioiw  trèsr 
simples ,  auxquelles  il  priait  qu'on  voulût  biea  répon^ 
dre,  comme  pour  l'^lairer  lui-même  :  ij  paraissait  se 
conXenter  de  la  réponse  qu'on  lui  avait  faite;  mi^^ 
tout  en  l'adoptant,  il  la  poussait  ou  la  laissait  ^arriver 
à  4es  c<^clusions  absurdes,  qu'il  Qe  désavousût  pae 
expressément  pour  ne  pas  avoir  l'air  de  mystifier  app 
interlocuteur.  C'est  à  cette  ignorance  afifectée  qu'on  a 
4onné  le  nom  A' ironie  socratique.  Elle  lui  était  Qceessaire 
pour  combattre,  en  présence  d'un  peuple  spirituel  et 
fin,  au  milieu  d'Athènes,  des  adversaires  doués  d'une 
grande  habileté ,  supérieurs  dans  l'art  de  l'éloquence  ^ 
et  accoutumés  à  tous  les  genres  de  succès. 

Nous  avons  dû  nous  borner  à  choisir  dans  la  vie  de 
cet  homme  extraordinaire  ce  qui  pouvait  nous  servir 
à  montrer  l'influence  qu'il  exerça  sur  le  développement 
de  la  raison  philosophique ,  objet  spécial  de  cet  ou- 
vrage, par  la  morale  élevée  et  pure  qu'il  opposa  m^ 


08  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

doctrines  subversives  des  sophistes,  et  par  une  méthode 
qui,  devenue  la  conquête  de  la  philosophie  grecque, 
ne  l'abandonna  plus,  et  fût  la  cause  principale  des  ré- 
sultats immenses  auxquels  elle  parvint  dans  la  suite. 
Les  autres  particularités  d'une  si  belle  vie  sont  assez 
connues.  C'est  avec  un  profond  respect,  mêlé  d'atten- 
drissement, que  nous  prononçons  encore,  après  plus 
de  vingt  siècles,  le  nom  de  ce  sage  qiii,  après  avoir 
consacré  tous  les  instants  de  son  existence  au  bonheur 
de  l'humaïiité,  termina  par  une  mort  sublime  une 
carrière  si  bien  remplie.  Ses  paroles,  à  cette  heure 
suprême,  prirent  quelque  chose  d'auguste  et  de  divin. 
Jamais  son  enseignement  n'avait  produit  plus  d'impres- 
sion ,  jamais  ses  leçons  ne  s'étaient  mieux  fait  entendre, 
que  pendant  son  procès ,  dans  le  cours  de  sa  captivité, 
et  au  moment  où  il  recevait  avec  un  visage  calme  et 
serein  la  coupe  empoisonnée  qui  devait  mettre  fin 
à  sa  destinée  (i).  Il  s'entretenait  avec  ses  amis  de 
l'immortalité  de  l'âme;  Platon  notait,  pour  les  trans- 
mettre religieusement  à  la  postérité,  les  derniers  ac- 
cents d'une  voix  qui  lui  était  si  chère,  et  qui  ne  devait 
plus  quelques  moments  après  se  faire  entendre;  tous 
ses  disciples  faisaient  silence  autour  de  lui,  et  lorsque 
son  cœur  généreux  eut  cessé  de  battre,  aucun  d'eux 
ne  douta  qu'il  ne  fût  allé  'recevoir  dans  un  meilleur 
monde  la  palme  de  son  glorieux  martyre. 

Socrate,  comme  les  grands  réformateurs  de  la  phi- 
losophie, ne  fonda  pas  d'école  particulière  :  ses  pré- 
ceptes, loin  de  produire  cette  uniformité  d'opinions, 

» 

(1)  11  but  la  ciguiS  l'an  400  avaul  J.-C.  (  première  année  de  la  95^ 
olympiade). 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  69 

cette  espèce  de  discipline  intellectuelle  ^  nécessaires 
pour  constituer  une  école ,  avaient  au  contraire  pour 
but  de  rendre  à  leur  propre  énergie ,  à  leur  entière 
indépendance,  tous  les  esprits  formés  par  ses  leçons. 
Sa  méthode  d'ailleurs  avait  une  portée  trop  étendue , 
s'appliquait  à  la  fois  à  trop  de  problèmes  importants, 
pour  qu'un  système  philosophique  complet  sortit  im- 
médiatement de  ses  leçons.  Ses  disciples  se  partagèrent, 
comme  un  vaste  héritage^  les  différentes  parties  de  la 
doctrine  de  leur  maître.  Cette  espèce  de  division  du 
travail  était  le  résultat  nécessaire  de  l'esprit  d'indépen- 
dance que  Socrate  avait  éveillé  chez  eux.  Chacun ,  selon 
la  tournure  de  son  esprit  et  la  direction  de  ses  idées, 
s'appliqua  à  la  métaphysique,  à  la  morale ,  à  la  logique , 
jusqu'à  ce  qu'il  se  rencontrât  un  assez  vaste  génie  pour 
faire  marcher  de  front  ces  différentes  parties  de  la 
science  philosophique  :  on  sait  avec  quelle  supériorité 
cette  tâche  fut  remplie  par  Platon  et  par  Âristote. 

Quelques-uns  des  amis  de  Socrate,  sans  prétendre 
ajouter  aux  lumières  qu'ils  avaient  puisées  dans  son 
commerce,  se  contentèrent  d'abord  de  conserver  le 
dépôt  de  ses  maximes.  De  ce  nombre  furent  :  Xéno- 
PHON ,  le  digne,  apologiste  de  son  maître  ;  Eschine  ,  qui 
se  donna  si  cordialement  à  Socrate ,  n'ayant ,  disait-il , 
rien  autre  chose  à  lui  offrir ,  qui  en  fut  si  bien  récom- 
pensé ,  et  qui ,  dans  ses  dialogues ,  commenta  fidèle- 
ment la  morale  de  son  instituteur  ;  Criton  et  Simon  , 
qui  composèrent  un  grand  nombre  de  dialogues  socra- 
tiques dont  nous  regrettons  la  perte  ;  Glaucon,  Simmias, 
Gébès  enfin ^  qu'on  regarde  comme  l'auteur  du  dia- 
logue connu  sous  le  titre  du  Tableau  de  Cébès,  et  qui 


1(jf  PHILOdOfMTfE    AHCfENNE. 

est  6tf  6(fet  une  peinture  movale  de  la  ^ie  lûiinaiM. 

SYSTÈMES  PARTIELS 
donTis  DE  l'école   de   soceatb. 

Nous  (routons  dans  les  premiers  cfisciples  de  Socrate 
qiA  fondèrent  une  école  philosophique ,  Antisthène  et 
ÂHistims,  ce  que  nous  devions  attendre  d'un  ensei- 
gneÉitent  dont  lef  eafdctère  essentiel  était  de  conduire 
tes  hotnmes  &  consulter  et  k  exercer  leurs  propre» 
forces.  Chacun  d'eux  suivit  ki  direction  qui  était  con« 
forme  à  ses  dispositions  personnelles;  chacun  d'eux 
attssi  y  comme  il  arrive  toujours  aux  systèmes  naissants^ 
donna  une  rigueur  absolue  et  une  valeur  exclusive  ad 
principe  quMl  avait  emprunté  aux  leçons  de  son  maître. 
Antisthène,  né  pauvre  et  dans  une  condition  ob« 
scure,  austère  dans  ses  nMrars,  dominé  méme^  par 
une  disposition  chagrine,  s'indignant  contre  la  cor- 
ruption de  son  siècle ,  voit  dans  le  luxe,  la  mollesse 
et  la  volupté,  la  source  des  désordres  de  la  sooiéié  t 
H  conçoit  de  la  vertu  les  notions  les  plus  rigides  i  il  la 
fliit  consister  dans  un  triomphe  persévérant  et  coura*^ 
geux  sur  touK  les  plaisirs  des  sens;  il  s'impose  et  il 
impose  à  Ses  disciples  les  privations  les  plus  pénibles  ) 
il  estime  la  perfection  es  raison  des  sacrifices.  Aristippe, 
né  dans  la  florissante  Gyrène,  au  sein  de  ro{)uIence, 
d'un  caractère  généreux,  aimable  et  facile ,  vivant  dans 
le  commerce  du  monde,  dans  les  habitudes  de  V&é^ 
gance  et  du  plaisir ,  conçoit  de  la  vertu  les  notions  les 
plus  douces  ;  il  la  fait  consister  dans  le  bonlieuri  11 


B'â  gtrde  de  pttrUger  el  d'approuver  les  jonisaftiiees 
qui  d^adent  l'hooime,  les  excès  qui  Tabrulissent ; 
nais  il  ne  loi  impose  point  d'ioimolation  inutile.  Tous 
deu  eonaklèrent  le  souverain  bien  comme  le  but  au* 
quel  tend  la  destinée  de  l'bomme,  vers  lequel  doit  se 
dir%er  la  sagesse^  et  ils  adoptent  en  commun  cette 
dmîme  principale  de  Socrate  :  mais  Tun  ne  considérant 
eoouiie  bien  que  ce  qui  est  juste,  comme  juste  que  ce 
qui  est  conforme  à  la  loi  divine,  et  regardant  comme 
quelque  chose  de  divin,  d'être  exeppt  de.  tout  besoin , 
fonde  cette  école  des  philosophes  cyniques,  appelés 
spirituellement  par  M.  de  Gérando  les  anachorètes  de 
la  morale  socratique;  et  l'autre,  voyant  le  souverain 
bien  dans  la  satisfaction  intérieure,  fonde  cette  école 
ç^fimaqm  qui ,  tirant  de  ce  principe  sa  conséquence 
nécessaire ,  finit  par  composer  une  secte  de  philosophes 
amis  du  plaisir ,  qui  ne  se  firent  plus  remarquer  qm 
f9f  la  corruption  de  leurs  mœurs. 

CYNIQUES. 

< 

Malgré  le  peu  d'attrait  que  put  offrir  l'austérité  de 
mœurs  qui  formait  la  base  de  la  doctrine  professée  par 
Antisthène ,  un  grand  nombre  de  disciples  se  réunirent 
autour  de  lui  et  mirent  ses  leçons  en  pratique.  Ils 
firent  appelé  antiques,  soit  à  cause  du  Gymnase,  Cyno^ 
4arge$,  où  leur  maître  donnait  ses  leçons,  soit  à  cause 
de  la  rudesse  de  leurs  mœurs.  On  distingue  parmi  euit 
e^lui  qui,  suivant  la  tradition,  habitait  dans  un  ton- 
neau >  ce  DioGÈNE  de  Sinope,  si  connu  par  l'originalité 
de  ses  reparties  et  sa  vie  singulière;  il  s'était  donné  lui- 


72  raiLOSOPRIE    ANCt£NME. 

même  le  nom  de  chien  ;  Cratès  de  Thèbes  et  sa  fiMBine 
Hypparchie,  que  les  leçons  de  Socrate  avaient  pénétrée 
de  mépris  pour  tous  les  agréments  de  la  vie  et  pour 
tous  les  avantages  de  la  beauté.  Les  autres  philosophes 
de  cette  école,  Onésicrite,  Métrogles,  Monime,  Mé- 
NÉDÈME  et  Ménippe  y  sout  moius  connus  y  et  ne  rendi- 
rent pas  d'ailleurs  de  grands  services  à  la  science. 
L'école  cynique  fut  ennoblie,  et  finit  par  être  absorbée 
par  Técole  stcnquey  fondée,  comme  nous  le  verrons 
bientôt,  par  Zenon  de  Gittium. 

CYRÉN4LIQUES, 

Aristippe  était  né  à  Cyréne,  ville  coloniale  de 
TAfrique  :  de  là,  le  nom  de  cyrémSques  donné  aux 
philosophes  de  son  école.  Tous  s'accordaient  à  n'ad- 
mettre d'autre  source  de  vérité  que  l'évidence  attachée 
aux  impressions  reçues ,  aux  sensations  que  Tâme 
éprouve.  Ils  faisaient  consister  le  bonheur  dans  l'agré- 
ment et  le  plaisir  qui  les  accompagnent  :  ces  sensations 
étaient  à  la  fois  pour  eux  et  le  juge  et  le  but  de  toutes 
choses  ;  elles  devaient  servir  de  règle  à  notre  vie. 

Aristippe,  surnommé  Métrodidacie ,  parce  qu'il  fut 
instruit  par  sa  mère  Arété  ,  fille  du  premier  Aristippe, 
développa  d'après  ses  principes ,  en  un  système  comr 
plet,  la  philosophie  du  plaisir.  Théodore  de  Cyrène, 
surnommé  \ Athée,  nia  l'existence  d'un  critérium  uni- 
versel de  la  vérité ,  et  par  là  prépara  les  voies  à  l'école 
sceptique;  il  fut  banni  d'Athènes,  parce  qu'il  s'était 
moqué  des  mystères.  Evrémère  de  Messine  et  Bion 
de  Borystbène  appliquèrent  cette  doctrine  à  la  critique 


MUXIÊME   tMQÙE.  73 

de  la  religion  populaire.  Hégésias  enseigna  que  l'état 
de  volupté  parfaite  ne  peut  être  atteint  par  notre  ua* 
tare;  il  en  conclut  que  la  vie  n'a  aucun  prix  et  que  la 
mort  lui  est  préférable.  Annicéris  chercha  à  écarter  de 
ce  système  ses  conséquences  révoltantes ,  et  à  les  mettre 
en  harmonie  avec  les  sentiments  de  Tamitié  et  du  pa- 
triotisme, au  moyen  des  jouissances  plus  délicates  de 
la  bienveillance,  et  par  là  se  rapprocha  des  idées  d'É- 
picure  ;  le  succès  qu'obtint  ce  dernier  fit  tomber  Técole 
de  Cyrène. 

ÉCOLE  DE  MÉGARE. 

EuoLiDE,  fondateur  de  l'école  de  Mégare,  s'était  in- 
struit dans  les  ouvrages  de  Parménide ,  et  avait  imité 
la  dialectique  de  Zenon  :  il  fréquenta  ensuite  l'école  de 
Socrate,  et,  pénétré  de  vénération  pour  son  caractère, 
s'efforça  de  le  prendre  pour  modèle ,  mais  sans  aban- 
donner entièrement  les  maximes  qu'il  avait  adoptées. 
Aristippe  et  Antisthène  s'étaient  principalement  occupés 
de  morale  :  Euclide  s'attacha  à  une  autre  partie  de  l'en- 
seignement de  Socrate,  à  la  dialectique;  mais  il  modifia 
beaucoup  celle  dont  son  maître  avait  donné  l'exemple, 
par  les  idées  qu'il  avait  empruntées  aux  Éléates.  Eubu- 
LiDE  son  successeur  est  l'inventeur  des  sept  sophismes , 
que  l'on  retrouve  développés  dans  tous  les  traités  de 
philosophie;  1^  plus  célèbres  sont  :  le  sorUcy  le  cornu, 
le  chauve,  le  couvert,  le  menteur  (1).  Malgré  l'impor- 

(1)  Void  quelques,  exemples  de  remploi  de  ces  arguments.  —  Le  couvert, 
Bttbnlide  faisait  eouvrir  de  la  tète  aux  pieds  un  homme  connu;  puis  il  de- 
à  un  de  ses  auditeurs  :  Connais-iu  cet  homme  t  Sur  la  réponse 


74  PHlLOSOPfllE    AKCICVfHE. 

todce  qn^oii  à  bien  voulu  attacher  à  cette  découverte  » 
elle  ne  lai  rapporte  pas  une  grande  gloire.  Les  philo* 
sophes  de  cette  écol^  ne  tardèrent  pas  à  tomber  dans 
des  subtilités  peu  profitables  à  la  science,  et  à  mériter 
le  nom  de  philosophes  disputeurs  qui  leur  fnt  donné. 
StaroN  y  qui  acquit  dans  cet  art  puéril  une  grande 
célébrité  y  mais  se  rendit  respectable  par  son  caractère 
et  ses  tertus ,  rejeta  tout  emploi  de^  idées  générale»^ 
et  nia  que  ces  notions  possédassent  aucune  réalité  po« 
sitive.  Les  opinions  qu'il  développa  à  ce  sujet  eurent 
l'avantage  d'attirer  l'attention  sur  Tune  des  questions 
les  plus  importantes  et  les  plus  difficiles  de  la  philo- 
sophie^ celle  du  légitime  emploi  des  vérités  générales; 
question  que  jusqu^alors  on  n'avait  guère  songé  à 
examiner  y  et  qui  aujourd'hui  encore  n'est  pas  entiè- 
rement résolue. 

ÉCOLES  D'ÉLIS  ET  D'ÉRÉTRIE. 

n  y  a  un  très-grand  rapport  entre  les  écoles  fondées 
par  PiTÉDON  d'Élis  et  Méiyédèhe  d^Érétrie.  L'une  et 
Fautre  se  rapprochent  aussi  de  celle  de  Mégare.  Le  pre- 
mier, fidèle  disciple  de  Socrate,  publia  ses  opinions 

■égittni ,  0  «rguMeiilait  lifesl  :  Ta  ne  connciis  pts  eel  lioanM  ;  er  ecft  li«aBe 
•fli  toB  uni,  donc  tu  ne  connais  pas  ton  ami.  ^  Le  chauve.  Qtt*esi^  qn*iui 
chauve  ?  Celui  qui  n*a  pas  de  cheveux.  —  Mais  s'il  en  avait  un  seul ,  serait-il 
encore  chauve  ?  —  Oui  sads  doute.  —  Mais  sMl  en  avafWleux ,  trois ,  quatret 
Et  pomaaat  ces  ^ueotioni ,  û  fbrçalt  de  convenir  que  llioflnne  qni  avait  in 
seul  cheveu  n'était  pas  chauve.  —  Le  menteur.  Epiménide  dit  que  tous  les 
CréMi  sont  mentenft;  or  Kpiménide  était  Cretois;  ilone  il  a  «MMi ,  donc 
MIS  les  Cretois  ne  sont  pas  nentevrs  :  donc  Epiménide  n'a  pas  «enti ,  thm 
les  CWtols  sont  monteiirs* 


MAXIME  tfùim^  w 

dittisdeiâiBAdgUMqiit  «oiitperdQtf;  toftecMd,  diio^ 
de  Stflpon ,  ne  fit  que  transporter  à  Eréirie  les  prineipes 
de  son  maître. 

Ce  tment  sans  doute  les  dispetaê  et  les  subAilités  des 
deux  précédentes  écoles,  qui  produwrenl  te  tàeftàémm» 
de  Ftmhoti  d'aïs  et  de  TnioNdePliHotttec 

Le  premier ,  après  atoir  accompagné  AXeumitt  dans 
ses  [campagnes  avec  son  maître  Anaxarque^  deviaC 
pfèti^e  à  Elis  sa  patrie.  11  sMtint  ^  cofiMie  Socrate ,  q«a 
kl  vertu  sente  est  prédense ,  et  qoe  tout  le  reste,  mèoM 
ta  ^ience,  eêi  inutile  et.  impossiMe.  A  Tappoi  de  celte 
dernière  proposition ,  qui  avait  quelque  rapport  avee 
Tironie  socratique,  il  disait  que  l'opposilfon  des  prin^ 
eipes  noui»  démontre  rincompréhmsit»lité  des  choses* 
Par  conséquent,  le  sage  doit  retenir  son  jugement  et 
tendre  à  l'impassibilité.  Ce  premier  scepticisme  rai- 
sonné de  Pyrrlion  et  de  son  éede  Ait  marqué  aussi  par 
la  création  du  mot  qui  servit  depuis  à  le  désigner,  et  en 
général  des  mots  techniques  éxprimnient  toutes  les 
circonstances  de  cette  philosophie. 

TntOM^  médecin  de  PUiome,  qui  la  présenta  avec 
des  développements  étendus ,  soutkit  que  les  doctrine! 
des  écoles  contemporaines  ^  et  principalement  celles  de 
Ptaton  et  d'Âristote,  n'étaient  fondées  que  sur  des 
hypothèses  ^et  ne  pouvaient  conduire  à  la  oonnaissancs 
humaine  m  au  bonheur;  on  devait  n'écouter  que  la 
voix  de  sa  propre  nature ,  o'est«&*dire  le  sentiment ,  el^ 
par  l'indéeision  du  jugement  dans  la  théorie,  s'efforcer 
de  parvenir  à  Faiaraaie,  au  r^s  inaltéraUede  l'âme^ 
Nous  verrons  plus  tard,  après  le  développement  complet 
de  la  philosophie  grecque,  se  reproduire,  mai» d'une 


79  raiLOftOPUB  ANCIINNE. 

manière  plus  lai^  et  plus  systématique,  ce  scepticisme 
pyrrhonien  »  deirenu  si  fort  et  si  bien  lié  entre  les  mains 
d'iClnésidème  et  de  Sextus-Empiricus. 

Jusqu'à  présent  nous  n'avons  vu  que  les  premiers 
essais  de  la  philosophie  grecque  :  on  s'attend  bien  que 
ce  ne  sera  pas  après  ce  début  insignifiant  que  s'arrêtera 
l'impulsion  communiquée  aux  esprits  par  le  génie  de 
Socrate.  Deux  hommes  vont  parcourir  en  entier  cette 
vaste  carrière  y  dont  quelques  parties  seulement  ont  été 
explorées.  Us  y  laisseront  une  si  forte  empreinte  de 
leur  passage ,  que  le  temps  ne  parviendra  pas  à  l'effiicer. 
Après  eux  l'esprit  humain  ne  fera  plus  autre  chose  que 
d'aller  de  l'un  à  l'autre,  et  le  débat  des  deux  écoles 
qu'ils  auront  fondées  composera  presqu'à  lui  seul  l'his* 
toire  entière  de  la  philosophie. 

SYSTÈMES  PLUS  DÉVELOPPÉS 

SORTIS  DE  l'école  DE  SOCRATE. 

Reconnaissons  9  avant  d'entrer  dans  l'exposition  et 
le  développement  de  ces  divers  systèmes ,  le  point  au- 
quel était  arrivée  la  philosophie  grecque. 

Quel  que  soit  l'objet  auquel  s'applique  la  raison  hu- 
maine, elle  ne  le  fait  que  d'après  deux  manières  de  voir, 
deux  idées  qui  sont  les  lois  mêmes  de  notre  intelligence, 
et  dont  nous  avons  trouvé  l'empreinte  dans  tous  les  sys- 
tèmes que  nous  avons  parcourus  jusqu'ici.  En  eifet^  en 
s'occupant  de  l'étude  des  phénomènes  du  monde,  et  des 
rapports  qui  mettent  l'homme  en  communication  avec 
lui,  la  plûlosophie  a  conçu  et  ne  pouvait  point  ne  pas 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  77 

concevoir  dans  la  matière ,  d*un  côté ,  sa  forme  appa- 
rente, sa  manifestation,  c'est-à-dire  les  différentes  pro- 
priétés des  corps ,  l'étendue,  la  divisibilité,  la  dureté, 
la  couleur,  etc.,  et  de  l'autre  côté,  ce  qui  est  étendu, 
divisible,  dur,  coloré,  etc.,  une  «uftsionce  primitive 
enfin ,  existant  sous  les  apparences  variées  qui  la  ma- 
nifestent à  nos  sens.  Dans  Tétude  de  l'espace,  elle  a 
conçu  et  ne  pouvait  point  ne  pas  concevoir ,  d'abord 
un  espace  déterminé  et  borné ,  celui  que  les  sens  nous 
présentent  ;  puis  un  autre  espace ,  l'espace  absolu ,  in- 
fini, que  la  raison  seule  aperçoit,  mais  qui  n'en  est 
pas  moins  une  conception  réelle.  Dans  l'étude  des  nom- 
ares  et  des  quantités  elle  a  vu  la  pluralité  et  la  multi- 
plicité, mais  elle  a  conçu  en  même  temps  cette  unité 
génératrice  sans  laquelle  le  multiple  est  inconcevable. 
Lorsqu'elle  a  pris  le  temps  pour  l'objet  de  ses  réflexions, 
elle  a  conçu  d'abord  un  temps  déterminé,  le  temps  à 
proprement  parler  ;  puis  est  venue  la  conception  du 
temps  en  soi ,  du  temps  absolu ,  c'est-à-dire  de  l'éter- 
nité. Lorsqu'elle  a  porté  son  attention  sur  les  formes , 
elle  a  eu  l'idée  d'une  forme  mesurable,  limitée,  finie, 
puis  dé  quelque  chose  qui  est  le  principe  de  cette 
forme,  qui  n'est  ni  limité,  ni  fini;  de  l'infini,  en  un 
mot.  En  voyant  dans  les  phénomènes  sensibles  une 
série  indéfinie  d'effets  produits  et  de  causes  productrices, 
elle  a  conçu  d'abord  une  succession  défaits  subordonnés 
à  d'autres  faits ,  qui  eux-mêmes  étaient  le  produit  de 
C&uses  antérieures;  mais  elle  n'a  pu  s'empêcher  en 
même  temps  d'arriver  à  la  notion  d'une  cause  première, 
tirant  d'elle-même  le  principe  de  ses  actes ,  et  au-delà 
de  laquelle  il  û'y  a  plus  rien  à  rechercher*  Elle  a ,  en 


78  PHlLOSOniC   ÀN<;iEliME. 

rémmàé,  oooçu  d'un  cOté,  l'apparence  ^  Teapaee  4éler^ 
miné,  la  (duralîté,  le  fiai,  l'eflet;  de  l'iaiitre»  la  sub- 
stance première,  l'unité,  rinfini,  la  oauae.  Ces  deux 
ordres  d'idées  que  les  modernes  ont  désignés  .sous  les 
expressions  eomuiodes  d'idées  catoingeniei  et  d'idée^ 
néces9aire$  ,  se  trouvant  dans  la  pensée  de  tous  les 
boffioies,  devaient  nécessaÎKipenH  se  r^roduire 
daiis  la  philosophie*  Mais  la  philosophie»  pour  ré^ 
paodpe  sur  elles  te  jour  de  te  réflexion ,  a  été  fiorcôe 
de  les  étudier  séparément  :  Véù^]e  d'Ionîe  a  porté  plus 
pttrticulièremenil  son  attention  sur  les  premières,  ei 
les  seooiides  ont  été  l'objet  des  méditatioi^s  dç  Técole 
itaKque.  Nous  avons  vu  que  l'une  et  l'aulre  ont  obtenu^ 
dans  les  deux  sphères  de  leurs  observations,  deSrésvltat9 
d'une  haute  importance  ;  mais  que  l' une  et  l 'autre ,  aprà^ 
avoir  débuté  par  la  science ,  n'ont  pas  tardé  à  tomber 
dans  l'hypothèse.  L'école  d'Ionie  avait  eu  le  tort  de 
penser  qu'après  avojr  étudié,  dans  le  monde^  le  va* 
riaUe ,  le  multiple  et  le  fini ,  elle  n'avait  plus  besoia 
d'aUer  au-delà ,  et  que  la  science  était  toute  laite.  Or» 
Tapparenee,  le  multiple^  le  fini,  le  variable,  ne  n'cs( 
que  la  matière  :  le  monde ,  l'âme.,  et  Dieu,  n'ont  donc 
été  pour  elle  qu'un  composé  d'atomes  plus  ou  moins 
subtils ,  mais  toujours  matériels  :  nous  l'avons  <kmc 
vue  arriver  au  nésuHat  qu'entraîne  toute  pbîlesQ^ie 
ssMualistp ,  c'est-à-dire  au  matérialisme  et  p^  consé- 
quent k  l'athéisme. 

L'école  italique ,  partie  du  point  de  vue  opposé, 
était  pareiUemcnll  arrivée  à  des  résuUatjs  qui  Crappent 
autant  par  leur  certitude  que  par  leur  profeAideur  ; 
iuis  lea  Éléates ,  auxquels  ces  r^ijltats  ijunent  tran«mi9> 


ont  ey  à  leur  toar  le  toH  d^  négliger  Tordre  de  phé^ 
noioènes  doat  les  geos  oou6  doi^aent  cooiuiîa^aiifie^  et 
de  ne  reconoattre  l'exi^oce  que  de  celui  qu'île  rea** 
co&traieut  au  tejrme  de  toutes  leurs  abeteactÎMe;  et 
eo  opposiUoa  au  sensualiso^e  de  Tlaoîe^  s'eit  |Mrodiitt 
ua  îdésdbioe  qui ,  abeor|)eat  l'effet  daos  la  cauae  »  ie 
fiai  daae  l'iofiui»  la  natière  daue  la  autMtaace^  est 
bientôt  arrivé  au  terme  de  toute  philosopliîe  lAMîwte, 
c'est-à-dire  à  la  négation  de  toute  existence  réelle. 

Or,  entre  ces  deux  syetèines,  ou  plutôt  au-dessus 
de  ces  deux  systèmes,  le  sens  commun,  juge  en  der^ 
nier  ressort  de  toute  philosophie,  le  eens  commun  qui 
ne  peut  concevoir  Tiuiité  sans  la  {tJuralité,  rinfimMua 
le  fini^  la  substance  sans  le  phénomène,  la  eauiPe  sana 
l'effet ,  éemt  nécesaairoment  protester  contre  des  ré<^ 
sukaÉi  qui  sacrifiaient  systénatiquement  l'un  à  l'autre; 
et  en  e&t,  après  les  ab^rationa  des  loaioM  et  des 
Éléales,  le  scqAicisme,  qui  est  Ja  prefiMère  appsrîtieii 
du  bon  sens  sur  la  scèfie  phiimqihîque ,  amit  proposé 
les  obîecUons  ^  les  doutes  qui  se  présentaient  eu  fiMle 
contre  leurs  systèmes.  Le  besoin  de  se  défendra  aMaa 
les  phlosophes  de  la  dialectique^  de  là,  la  néosasHé 
et  i'iaiiportanee  de  Zenon.  Mais  cette  dialeetique ,  partie 
d'un  point  de  vue  exclusif,  n'avait  fait  qu'augmenter 
ies  doues  et  les  incertitudes.  Les  sophistes  ^  epi  faisant 
tourner  à  leur  profit  cette  disposition  des  esprits, 
avaient  cependant  produit  un  résultat  heureux  :  edui 
40  répandue  l'instruction  et  les  lumières,  de  faire 
sentir  de  plus  en  idus  le  besoin  d'asseoir  sur  des  bases 
solides  et  fipLOs  l'édifice  des  conaaisjâances  humaines. 
11  fallait  à  la  philosophie  une  méthode,  pour  qu'elle 


80  PHlLÛSOraiE   ANCIENNE. 

pût  combattre  dans  leurs  excès.!' idéalisme  et  le  96n- 
sualisme  :  cette  méthode,  nous  l'avons  vu ,  Socrate  la 
mit  au  monde.  Nous  avons  vu  aussi,  dans  les  écoles 
cynique  ,  cyrénaique  et  mégarique ,  la  philosophie 
grecque,  un  peu  incertaine  encore,  assurer  ses  premiers 
pas  et  s'essayer  à  marcher,  en  quelque  sorte;  il  est 
temps  de  la  voir  prendre ,  sur  les  ailes  de  Platon ,  un 
plus  noble  et  plus  brillant  essor. 

PLATON. 

La  nature  avait  réuni  dans  Platon  ses  dons  les  plus 
divers,  comme  si  ellç  se  fût  complue  à  former  en  lui 
le  plus  beau  génie  que  la  philosophie  ait  présenté  à 
l'humanité.  L'éducation  intellectuelle  qu'il  reçut  le  pré- 
para dignement  au  rôle  important  qu'il  devait  remplir. 
•  La  lecture  des  poètes  avait  formé  ses  premières  études  ; 
sa  première  ambition  avait  été  de  les  imiter.  U  s'était 
exercé  successivement  dans  les  genres  lyrique,  épique, 
dramatique  ;  il  se  livra  aussi  à  la  peinture  et  à  la 
musique;  mais  il  abandonna  bientôt  ces  essais  de  sa 
jeunesse ,  pour  des  méditations  plus  sérieuses.  La  géo- 
métrie  leur  succéda;  elle  lui  servit  d'introduction  aux 
recherches  spéculatives ,  et  c'était  en  raisonnant  d'après 
son  propre  exemple  qu'il  interdisait  l'accès  du  sanc- 
tuaire de  la  philosophie  à  ceux  qui  n'avaient  point 
d'abord  été  initiés  à  cette  science.  Il  avait  déjà  recueilli 
les  leçons  d'Heraclite,  lorsqu'à  l'âge  de  vingt  ans  il  fut 
admis  à  l'école  de  Socrate.  A  lantQrtde  son  maître,  il 
accompagna  à  Mégare  ses  principaux  disciples,  et  là  il 
entendit  Euclide.  Ses  voyages  sont  fort  célèbres  :  en 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  81 

Italie,  il  trouva  les  sages  issus  de  l'école  de  Pythagore  : 
ArcbitaSy  Philolaûs,  Timée;  en  Egypte,  il  puisa  dans 
le  commeroe  des  prêtres  les  connaissances  astrono* 
miques,  et  chercha  à  pénétrer  les  traditions  mysté- 
rieuses dont  ils  étaient  dépositaires.  Il  parcourut  toute 
la  Grèce,  habita  trois  fois  la  Sicile,  observa  toutes  les 
formes  de  gouvernement ,  les  lois ,  les  mœurs ,  les  con- 
stitutions des  états,  résida  dans  les  cours,  fut  en  rap- 
port avec  les  princes  ;  mais ,  toujours  indépendant  et 
jaloux  de  son  indépendance ,  il  crut  fonder ,  dit  un 
historien  moderne^  il  crut  gouverner  un  assez  bel  em- 
pire, en  érigeant  l'Académie  (1). 

Élève  de  Socrate  et  pénétré  de  sa  méthode,  Platon 
devait  débuter  par  la  psychologie.  Voici  les  traits  princi- 
paux de  sa  théorie  des  facultés  de  l'flme.  Il  distingue  deux 
facultés  principales  :  celle  de  sentir  et  celle  de  penser. 
Sentir,  c'est  être  affecté  par  une  impression  extérieure; 
penser,  c'est  opérer  sur  ses  idées.  La  faculté  de  penser 
se  divise  à  son  tour  en  deux  autres  :  l'entendement  et 
la  raison.  Ces  trois  sources  de  toutes  connaissances  sont 
l'objet  d'analyses  pénétrantes  et  ingénieuses  :  le  domaine 
des  sens ,  celui  de  l'intelligence ,  celui  de  la  raison , 
sont  déterminés  avec  une  rigueur,  une  précision,  une 
méthode  admirables.  Mais  en  reconnaissant  dans  la 
conscience  humaine  les  connaissances  variables  et  con- 
tingentes que  donne  la  sensibilité ,  ce  n'est  point  à  leur 


(1)  VAoidéndt  était  ime  promenade  située  liors  des  mon  d'Athtees» 
et  ainsi  nommée  d'après  un  de  ses  premiers  possesseurs.  Cet  endroit  subsista 
Jusqu'au  temps  de  Sylla ,  qui  en  employa  les  arbres  pour  le  siège  d'Athènes. 
L'éeole  fondée  par  Platon  fut  nommée  Acadùnie^  parée  qu'il  la  tenait  dans 
tet  endroit ,  à  edté  d'un  petit  temple  qu'il  arait  érigé  aux  Muses. 

6 


M  PHUiOSWWË   AirOIENflE. 

étode  qii'H  s'arrête  :  par^ielà  ce  monde  apparent  ^ 
KMMe,  dont  il  ne  nie  point  i'existence,  siaia  qoi  -ne 
peut  lui  offrir  de  fondement  solide  pour  la  science  qu'il 
Y6Qt  éteter  (  car  il  n'y  a ,  selon  lui ,  pmni  de  sdmèoe  de 
es  ijfttt  posée  ),  il  a  entrevu  un  monde  Supérieur ^  un 
monde  qu'il  appelle  idéal,  et  dont  l'autre  n'est  qu^un 
reflet  et  une  image  imparfaite.  On  comprend  que  nous 
Toulons  parler  ici  de  ces  deux  ordres  d'idées  que  nom 
avons  déjà  vus  se  produire  dans  les  systèmes  antérieurs. 
Ge  qui  frappe  le  plus  Platon  ,  comme  ce  qui  avait 
esLcllé  d'abord  l'admiration  de  Pythagore,  ce  sont  ces 
notions  d'unité,  de  substance,  de  temps,  d'espace,  de 
cause,  etc.,  qu'il  trouve  en  tète  de  toutes  ses  médi- 
tations; mais  il  avait  trop  vu  ,  et  trop  bien  vu ,  il  ap* 
puyait  ses  observations  sur  une  méthode  trop  sAre, 
pour  tomber  dans  les  excès  de  l'idéalisme  éléatique  et 
pythagoricien.  H  ne  sacrifia  pas  à  ce  qu'il  y  a  de  gé» 
ncral,  de  nécessaire,  d'absolu,  dans  nos  conceptions, 
les  notions  particulières,  contingentes  et  finies  que 
possède  l'àme  humaine.  Il  ne  nia  point  les  acquisitions 
de  nos  sens,  pour  reconnaître  uniquement  celles  que 
découvre  notre  raison;  mais  c'est  à  celles-ci  qu'il  s'at<> 
tacha  particulièrement,  et  c'est  pour  expliquer  la  pré- 
sehce  dans  notre  conscience  de  ces  vérités  nécessaires 
qu'il  mit  au  jour  sa  théorie  célèbre  des  idées  {4). 

Lq  raison  aperçoit  des  lois  éternelles,  marquées  du 
caractère  de  l'universalité  et  de  la  nécessité  :  mais  d'oii 
lui  niennent-elles  ?  d'où  sont-elles  tombées  dans  ce 
monde  de  l'apparence  et  du  changement?  Comment 

(1)  Lenel  idées  doit  èire  pris  ici  dans  me  aeceplHm  toate  particsiâève  ,«t 
dans  uu  sens  diflëreat  de  celui  4u*ea  laid^Mie  oidînairaiiNSi. 


rbomioe^  créature  bornée,  est-il  admis  à  la  ccoàDaîs- 
sance  des  lois  qui  régissent  ce  monde  ?  £o  présence  de 
tel  objet,  il  proclame  qu'il  est  beau;  léatoin  de  telle 
action,  il  prononce  qu'elle  est  \ertueuse  :  mais  d'où 
lui  vient  l'idée  de  la  beaulé,  d'où  lui  vient  celle  de  la 
vertu? 

Voici  comment  Platon  résout  ^ces  hauts  et  difficiles 
|>roblèmes. 

Les  notions  générales  sont  nécessaires  à  toutes  nos 
.pensées;  elles  eptrent  dans  tous  nos  raisonnements. 
En  e0et,  pour  définir  l'objet  le  plus  particulier,  ne 
&ut-il  pas  que  nous  ayons  recours  à  la  supposition 
d'une  idée  générale  à  laquelle  nous  rapportions  l'olyet 
^  définir ,  et  qui  lui  donne  son  nom  de  genre  ?  Mous 
ne  pensons ,  nous  ne  définissons  qu'à  l'aide  des  idées 
générales.  Mais  ces  notions  ne  sept  point  explicables 
par  les  notions  particulières,  puisque  celles-ci  seraient 
inconcevables  sans  elles.  Elles  ne  viennent  donc  point 
des  sens,  qui  sont  la  source  du  particulier  et  du  va- 
riable ;  elles  appartiennent  à  l'esprit  lui-même  ,  à  la 
raison ,  dont  elles  sont  les  objets  propres.  Elle  ne  peut 
même  rien  changer  à  la  notion  qu'elle  en  a  ;  elle  peut 
l'analyser,  mais  non  la  détruire,  ni  la  faire^  Voilà 
donc  les  notions  générales  qui  d'un  côté  sont  dans  la 
raison  humaine  comme  objets,  et  se  trouvent  néan- 
moins essentiellement  indépendantes  de  la  r^iison  ,.qui 
les  conçoit. 

11  importe,  pour  que  l'on  se  fasse  une  idée  exacte 
de  la  théorie  platonicienne,  qu'on  s'arrête  sur  cette 
observation  importante  :  les  notions  générales  qui  ap- 
paraissent à  la  raison  humaiue  ne  sont  pQint  ^QO  PU- 


84  PHILOSOPHIE   ANCIENNE. 

vrage;  elles  existent  indépendamment  de  rhumanité 
qu'elles  régissent,  et  du  monde  où  elles  font  leur  ap- 
parition. Considérées  sous  le  point  de  vue  de  leur  in- 
dépendance ,  les  notions  générales ,  ce  sont  les  idées 
en  elles-mêmes.  On  a  cru  longtemps  que  Platon  avait 
donné  aux  idées  une  existence  substantielle  :  ce  re- 
proche n'est  pas  fondé.  Il  n'a  point  abusé  ainsi  de 
l'abstraction.  Les  idées ^  considérées  en  elles-mêmes, 
sont  les  attributs  de  la  raison  divine  ;  c'est  là  qu'elles 
existent  substantiellement ,  non  pas  dans  la  raison 
humaine,  où  elles  apparaissent  mêlées  à  la  pluralité 
des  notions  sensibles  et  particulières.  Il  y  a  la  même 
différence  entre  les  idées  considérées  en  elles-mêmes 
et  telles  qu'elles  existent  dans  l'entendement  divin ,  et 
les  idées  devenues  l'objet  des  conceptions  humaines , 
qu'il  en  existe  entre  la  raison  divine  et  la  raison  hu- 
maine. Notre  raison  n'est  qu'un  reflet  de  la  raison  di- 
vine; de  même  nos  notions  générales  ne  sont  que  des 
reflets  des  idées  prises  en  elles-mêmes  :  celles-ci  sont 
les  types  de  toutes  choses,  types  éternels  comme  le 
Dieu  qu'elles  manifestent. 

C'est  à  cette  théorie  des  idées  que  se  lie  étroitement 
celle  de  la  réminiscence.  Platon  ne  pouvant  expliquer 
par  l'expérience  l'apparition  dans  l'esprit  humain  de 
ces  idées  générales  dont  les  modèles  reposent  dans  l'en- 
tendement divin;  frappé,  par  exemple,  du  caractère 
de  nécessité  dont  sont  marquées  les  vérités  mathéma- 
tiques, certains  principes  de  morale,  qui  entraînent 
d'une  manière  forcée  l'assentiment  universel,  suppose 
que  nous  avons  appris  dans  un  autre  monde  les  choses 
que  nous  nous  rappelons  dans  celui-ci ,  et  qu'apprendre. 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  85 

pour  l'homme ,  n'ei^t  rien  autre  chose  que  se  ressau-- 
venir  :  fiction  ingénieuse  qu'il  ne  faut  pas  prendre  à  la 
lettre 9  et  qu'il  n'a  imaginée,  sans  doute,  que  pour 
giieux  faire  concevoir  la  nature  de  ces  principes  absolus 
qui  dominent  tout  jugement  et  toute  discussion;  pvior 
cipes  à  l'aide  desquels  on  démontre,  mais  qui  eux- 
mêmes  ne  tombent  pas  sous  la  démonstratioD ,  et  qu'il 
suflGt  de  dégager  et  de  présenter  à  l'esprit,  pour  qu'il 
les  conçoive  et  les  admette  immédiatement ,  sans  au* 
cun  raisonnement,  par  la  vertu  qui  est  en  lui  et  qui 
est  en  eux. 

La  conséquence  de  cette  théorie  sublime ,  la 
voici  :  Gomme  les  notions  générales  qui  apparaissent , 
soit  daps  l'homme  dont  elles  éclairent  la  raison ,  soit 
dans  la  nature  dont  elles  constituent  les  lois ,  ne  sont 
que  des  copies ,  et  des  copies  qui ,  par  leur  alliance 
avec  les  notions  particulières  ou  les  choses,  perdent  de 
leur  perfection  et  de  leur  clarté ,  ce  n'est  point  là  qu'il 
faut  s'arrêter  :  il  faut  partir  de  ces  copies  pour  s'élever 
à  leurs  modèles  suprêmes  et  à  leur  substance ,  qui  est 
Dieu.  La  philosophie ,  comme  l'entend  Platon,  conaste 
à  s'élever  sans  cesse  du  particulier  au  général ,  du  cob- 
lingent  au  nécessaire ,  des  idées  sensibles  aux  idées  ra- 
tionnelles, des  phénomènes  physiques  aux  lois  qui  les 
régissent ,  de  ces  lois  à  leurs  modèles  incorruptiUes , 
et  de  là  à  leur  éternel  auteur.  La  science  ne  doit  tendre 
qu'à  la  connaissance  des  idées  générales  ;  elle  doit  s'y 
attacher  comme  à  ce  qui  est  essentiellement,  en  se 
séparant  du  sensible,  du  variable,  du  contingent,  qui 
n'est  qu'un  phénomène,  une  pure  apparence,  sans 
réalité. 


99  putLOtotnt  AJttïEmY.. 

tt  y  I ,  eMnme  on  peut  le  tcm>  par  cet  aperça ,  Ken» 
àà  ïa  gtnRKkiH'  et  sans  doute  beaucoup  de  vérité  dans* 
cette  haifle  métaphysique  :  mais  Ptaton ,  «n  s'élevanf 
dans  octte  «j^^ére  supérienre  ,  s'y  est  quelquefois  eo-* 
ytiof^  de  brittsats  nu^es  ;  if  n'est  pas  toujours  aisé 
d6le  saivreawsejnr  de  ce  monde- des  nrits,  rers  lequel' 
le  raiÉèDd  sms  eesse  un  îrrésistililc  penchant;^  et  queh 
^Ibitf  kl  dïseii^  de  Soerate ,  per^  daas  de  vagues 
ahwi'agtionir,  a  pris  peut-être  des  chimères  pow  diss' 

Les  diflérentes  parties  de  la  philosophie  de  Raton 
«ènt  emftrehites  do  mémfr  esprit ,  et  dîri^^  dans  le 

MRDKF  D11t« 

Aiiriî,  lors^'ft  oon^ldire  an  !iet  otl^ ,  il  aépaté  sd- 
'tèrement  la  malfMi'e  dn  hesu ,  qut  çst  sppureÈlt!, 
iMMé,  laf^iHe,  saomfa!»  «ttûA,  âe  kr  beauté  eRc^ 
taém<&,  qili  tfeat  pas  une  îmagé,  nutis  tme  idée;  et 
é'éSt  à  cette  IteanCé  idéale  qu'H  rapporte  l'amour,  Và- 
tmirr  véritable, eetuîdeFâme.abftBdoBnantfamatrérc^ 
riffdnW  de  la  beauté,  son  phénoméoe externe,  son  ot:$et 
îT^Wè ,  au  phéAoméne  correspondant  de  l'amorir  se»- 
sIMe.  teHe  est  kt  théorie  de  la  beauté  idéile  et  de  fa- 
lAoui^  platoilrique. 

La  ftiorale  ne  tepoae  ^s;  sdien  im,  sur  le  principe 
dtf  l'âMlganfon,  sur  ïa  défiintion  du  d^vok',  nnts  sur 
la  tendMnce  à  la  perfection,  Afe«  Socralé,  R  fAaçaH 
i  le  souverain  trien  le  terme  auquel  rhomme  doit 
r«r  par  sa  nature.  Platon  distingue  le»  Mens  dwiti» 
»  biens  humains.  *  Les  premiers  sont  tel»  par  eos- 
hes,  Se  suffisent  k  eux-mêmes,  sont  permanents  et 
issaires  à  l'être  moral.  Trois  conditions  les  con»ti- 


ttpiwijiB  ,&N«i«,  tu 

mmt  :  kl  vérité ,  Ibarmonie,  la  beauté;  toattt  tnw 
ap^UefiMot  à  l'ordre  dea  »éjbs,  leur  réujûôn  fiMNM 
la  perfecftioD.  La  divinité  en  est  dwc  le  siège  >  la 
aaane^  la  règle,  coauaae  la  notion  de  la  divinité  en 
«al  le  type*  La  vie  entière  de  Ibonme  doit  eue  ce»* 
iierée  par  la  uàg^BM  à  ae  r^ppMcher  die  ce  modèle*  > 

Qtmmm  Socrate,  il  identifie  la  politique  à  la.  moralat 
la  pfeniéie  n^eat  à  ses  yeux  que  la  aeeoigde  apfdiquée 
à  la  aofîéÉè  humaine.  Tel  est  l'eaprit  entier  de  9M  traM 
ée  Im  MépMitfiœ,  oà  la  morale  individuelle  et  ka  iMtî* 
ftioM  sociales  sont  teVesient  unies ,  qu'on  se  méprend 
sMvent  en  appliquant  k  celles-^^i  ce  qu'il  n'entend  que 
deoella^là. 

Si  noua  eonsidéroBa  maintimant  Platoa  diusa  ses 
rapports  a?ee  les  philoeophea  qui  l'ont  précédé,  noua 
vervona  comlnen  il  a  au  donner  de  forée  et  de  relief 
am  vérités  déjà  déoouwrles*  Son  génie  marqua  tout 
œ  qu'il  emprunta  à  ses  devanciera^  et  particulièrement 
aux  pythagoriciens,  d'un  caractère  d'originaUté.  U  aut 
ndlier  les  divers  essais  de  la  philosoptûe,  dans  les  di- 
rections les  plus  opposées,  à  un  seul  ayalème  pleiâ 
d'harmonie,  dont  les  avantages  sont  :  l'unité  fondée 
sur  les  idées;  la  fusion  en  un  seul  et  même  intérêt 
moral ,  de  tous  nos  motifs  d'activité  spéculative  et  pra* 
tique;  le  lien  étroit  qu'il  établit  entre  la  vertu,  la 
vérité,  et  la  beauté  ;  la  multitude  d'idées  et  de  vues 
nouvelles  que  ce  système  contient  en  germe  ;  enfin ,  la 
puissant  intérêt  qu'il  inspira  pour  la  scienee,  et  dont 
Il  devint  lui-même  l'objet. 

Nous  devons  remarquer  aussi  parmi  les  nombreux 
s^nrices  que  Platon  a  rendus  à  la  philosophie,  4""  le 


88  raiLOSOPHIE    ANCIENNE. 

premier  aperça  des  lois  de  la  pensée ,  des  r^les  de  la 
proposition^  de  1^  conclusion  et  de  la  preave,  de  la 
méthode  analytique ,  un  essai  de  logique ,  en  un  mot , 
auquel  on  peut  rapporter  la  première  tentative  qui  ait 
été  faite  pour  fonder  une  langue  philosophique;  2"*  une 
idée  plus  explicite  de  Dieu  comme  un  être  éminemm^it 
bon,  et  une  déduction  plus  précise  des  attributs  divins; 
Dieu  représenté  comme  auteur  du  monde,  en  tant  que 
lui  ayant  donné  la  forme ,  c'est-à-dire ,  comme  ayant 
introduit  dans  la  matière  brute  et  informe  l'ordre  et 
Vharmonie  ;  Dieu  considéré  comme  auteur  et  comme 
exécuteur  ou  garant  de  la  loi  morale;  le  premier  essai 
réfléchi  d'une  théodicée ,  suivant  laquelle  Dieu  n*est 
pas*  responsable  de  l'existence  du  mal ,  qui  provient  de 
la  matière,  et  d'autant  moins,  qu'il  a  d'ailleurs  ordonné 
toutes  choses  pour  que  le  mal  soit  vaincu  ;  enfin ,  le 
premier  développement  formel  delà  spiritualité  de  Vâme, 
et  le  premier  essai  de  démonstration  en  faveur  de  son 
immortalité. 

Les  philosophes  pythagoriciens  et  les  Éléates  avairat 
écrit  en  vers.  Les  Dialogues  (1)  de  Platon ,  quoique 
écrits  en  prose ,  sont  constamment  animés  du  soii^ 

(1)  Les  p)us  célèbres  sont  :  Criton ,  ou  du  Devoir  du  citoyen  ;  la  scène  de 
ce  dialogue  est  dans  la  prison  de  Socrate ,  auquel  Criton  avait  conseillé  de 
se  sauver  par  la  ftiite  :  c'est  avec.le  Phédon ,  dialogue  sur  rimmortaUté  de 
l'âme,  un  des  plus  beaux  morceaux  de  Platon  et  de  toute  la  Uttérature  an- 
cienne; CraiyU,  ou  de  la  Nature  des  noms;  Thtùèit,  ou  de  la  Science; 
Parménide,  ouvrage  destiné  à  Texposilion  de  Tidéalisme  de  l'école  d*Blée  ; 
le  Banquet ,  ou  de  TAmour  :  c'est  le  dialogue  auquel  il  a  mis  le  plus  de  soin; 
Thtagè$,  ou  de  la  Sagesse  ;  Protagoras,  ou  les  Sophistes,  chef-d'œuvre 
de  finesse ,  dans  lequel  les  sophistes  sont  combattus  avec  leurs  propres 
armes;  De  la  République,  ou  de  ce  qui  est  Juste,  en  10  livres,  ouvrage 
regardé  comme  le  chef-d'<Buvre  de  Platon  ;  Timée ,  ou  de  la  Nature ,  *tc. 


MUXIÈME   ÉPOQUE.  89 

poétique  :  ils  ont  une  forme  dramatique;  on  y  \oit 
étalées  toutes  les  richesses  de  Tiniagination  la  plus 
brillante,  tous  les  charmes  de  l'éloquence  et  de  Tesprit 
atUque.  11  nous  en  est  resté  trente-cinq  (  ou  cinquante- 
six  en  comptant  ses  ouvrages  sur  la  république  et  les 
lois,  d'après  le  nombre  de  livres  dont  ils  se  corn- 

posent). 

La  philosophie  de  Platon  est  l'idéalisme  :  mais  grâge 
à  la  sagesse  et  au  bon  sens ,  qui ,  par  un  heureux  ac- 
cord,  se  trouvaient  unis  dans  ce  grand  homme  à  l'ima- 
gination la  plus  vive,  cet  idéalisme  ne  tombe  point 
dans  les  extravagances  que  nous  avons  justement  re- 
prochées aux  philosophes  éléatiques. 

Un  autre  génie  .moins  élevé  peut«ètre ,  mais  plus 
vaste  et  plus  étendu,  va  maintenant  nous  occuper. 
Nous  allons  trouver  encore  dans  Aristote  ,  avec  une 
méthode,  un  système  et  des  vues  tout  différents, 
le  même  esprit  de  sobriété  et  de  retenue  que  nous 
venons  de  reconnaître  dans  Platon.  La  philosophie 
d' Aristote  a  pour  base  le  sensualisme  ;  mais  la  rectitude 
et  là  fermeté  de  sa  raison  sauront  le  préserver  des  ab- 
errations et  des  excès  dans  lesquels  les  physiciens 
d'Ionie  ont  été  irrésistiblement  entraînés. 

ARISTOra. 

Aristote  de  Stagyre,  ville  de  Macédoine,  située  sur 
le  Strymon,  naquit  384  ans  avant  J.-G.  Son  père, 
Nicomaque,  était  médecin,  de  la  famille  des  Asclé- 
piades  (1).  Dans  sa  jeunesse  il  se  destina  à  la  médecine, 

(1)  Asclépius  oa  Bscolape ,  prinee  ttieuidieii  du  13*  sièe&e  avant  notre 


M  PHIUMOMIE  ARCIIMIE. 

et  c'est  Mme  deute  i  09  genre  d'ét«éeiqa'il  Ait  Is 
goAt  pour  riûstoire  naturelle,  qu'il  àtvtiof^  ÙÊUtim 
•uHe.  A  l'âge  de  dix-sept  ans ,  U  se  reaiiit  à  Mbèoe», 
et  fut  pCDdMt  YÎ&gt  ans  le  (tiscipte  de  Matcn,  kpri»  Nk 
■ort  de  ee  pWosopbe ,  il  passa  qiiHqiie  lempe  aiipf<is 
d'HerMîaa,  prim»  d'Atarné  en  Mysie,  dont  par  la 
suite  il  épousa  la  sœur  ou  la  Qlle.  Hermias  ayant  prfr{ 
i^Me  mamièm  nalheurewe,  Arisiote  aUa  k  Wtjlëfte, 
d'où  Philippe  y  roi  de  Macédoine,  l'a^x^  ^  n  omi* 
famr  soifBer  l'édocation  de  sou  fils  Alexaddre,  agi 
l4or»  de  treize  ans.  Ce  prinoe  étant  monté  sur  l»  trôoe, 
Aristote  se  retira  à  Atbèoea,  ou  plutAt,  selon  aae 
opinion  plus  vraisemblable,  il  aceompagm  scm  aiiciea 
âMve  juaqu'en  Egypte,  et  ne  revint  i  Athènes  que  l'an 
331  »TMt  i.'C.  y  avec  ie»  ■ntèriaux  <)a'il  snrit  rectieMie 
peur  eon  bïstove  des  saimma.  11  y  ériges  une  éeole 
qui  fut  appelée  péripatéticienne,  dans  «n  bèlîment 
B6DUDé  Lycée  (d'après  un  temple  dédié  à  ApollMi 
Ii/eim  ),  U  y  donnait  deui  espèces  fie  leçons  :  le«  ttnee, 
où  tout  le  monde  était  admis,  avaient  posr  ofa^l  les 
oonnaîsaanoes  les  |rfus  usuelles  de  la  vie  coumuoe  )  les 
autres  étaient  destinées  exclesivement  i  ses  diadi^ee. 
C'est  Â  cause  de  cette  distinction  que  par  la  suite  les 
ouvrages  d'Aristole  ont  été  divisés  en  ésotériques  (  inté- 
-'-  ^  ou  acroamatiqués  (  scientiflques  ) ,  et  en  ea!Oté- 
extérieurs).  Après  la  mort  d'Alexandre  le  Grand, 
i  éprouva  des  persécutions  qui  le  forcèrent  de 

n  Grite  Im  premières  conD*iss*Dtes  en  médecine;  iimt.ponr 

;,  «levé  m  nng  Ah  dieux.  Ses  «mnaltsailees  ftirenl  longtemps 
I  et  Iransmises  de  géDération  en  génération  parmi  ses  descendants, 
■  4W01 1*  bon  d'A>d<plide«. 


se  retirer  à  CfisM^ ,  en  Eubée,  où  il^  motirat,  proba*' 
ftfoment  après  s'être  ettipoisonné ,  à  l'Age  de  69  an». 

tt  semble  d'abord  qu'il  n'y  ait  rien  de  commun  entré 
îa  philosophie  de  Platon  et  celle  d'Aristote  :  les  hisM^ 
riens  y  en  effet ,  ont  mis  beaucoup  de  som  à  feire  res* 
sortir  les^  dffféi^ences  qui  les  séparent  ;  et  if  n'est  rietf 
de  si  tu^^e  que  Topinion  qui  rqf^résente  ces  dent 
grande  philosophes  comme  formant  entre  eux  le  plutf 
parfait  contraste.  Cependant ,  comme  chacun  d'eux , 
tout  en  obéKssant  à  son  propre  génie  y  a  été  assez  sage 
pouf  ne  pohrt  sortfr  des  bornes  que  la  raison  prescrit  ; 
comme  ii  y  a  dans  Fidéatisme  du  premier ,  rinsi  qutf 
dans  le  sensudismc  dn  second ,  cette  sobriété  et  cette 
tempérance  sctei^tiques  qui  le»  préseryent  des  écarts^ 
dattft  fèsquek  s^égarent  ordinahnement  Vvtn  et  Tautrct 
sj^stème  ;  êephi»^  comme  chacun  d'efux ,  en  embrassant 
ICf  e^rcle  entier  do  la  philosophie,  était  pMtrtu  d'un 
«êpnl  ttsaet  tàsie  p<mr  {M'oduire  un  système  pi^esqiféf 
ëtrit^ift,  nous  pettTons  dif^  qu'il  existe  entre  eu*  plud 
de  ràppcftvt  qu'on  ne  le  pense  généralement. 

Leé  partisans  exclusifs  du  fondateur  de  l'Académie, 
Mfbsant  au  philosophe  de  Stagyre  tout  ce  qu'ils  acc(^ 
dent  k  son  prédécesseur ,  ne  veulent  trouver  en  lui  quel 
te  représentant  et  le  législateur  de  la  philosophie  enn 
piriqtte  i  de  l'autre  côté ,  les  philosophes  qui  ont  eher- 
cbé  à  fonder  des  systèmes  sur  la  base  unique  de  l'ob^ 
ëertation  sensible,  et  qui  reconnaissent  Arktote  pour 
leitt'  maître,  se  sont  efforcés  de  représenter  Platon 
eomme  m  réteur  sublime ,  perdu  dans  le  monde  dé 
ses  idées  archétypes^  et  s'eccupant  fort  pén  des  appli-^ 
estions  que  l'on  peut  ftiire  des  principes  phtiosopbiqueil 


92  PHILOSOPHIE  ANCIENNE. 

à  rétude  de  la  nature  et  de  rhumanité.  Des  deux  côtéSy 
égale  erreur,  égale  injustice.  Oo  a  pu  voir,  par  ce  qui 
précède,  que  la  philosophie  de  Platon  n'est  pas  tou- 
jours dans  les  nues  :  sa  morale ,  sa  politique ,  sa  théo- 
dicée ,  sa  logique ,  prouvent  assez  que  sa  haute  raison 
ne  négligeait  pas  les  résultats  positifs  pour  se  livrer  ex- 
clusivement aux  spéculations  abstraites.  Nous  verrons 
bientôt  qu'Âristote  n'est  pas  plus  exclusif  que  son 
maître. 

Certes ,  si  l'on  poussait  à  leurs  conséquences  légi« 
times  le  sensualisme  d'Aristote  et  l'idéalisme  de  Platon, 
tout  rapprochement  entre  ces  deux  philosophes  de- 
viendrait impossible  :  c'est  même  ce  dont  on  ne  peut 
douter ,  lorsqu'on  songe  à  la  lutte  qui  divisa  si  long- 
temps leurs  successeurs.  Les  académiciens  et  les  péri* 
patéticiens  ont  outré,  comme  il  arrive  presque  toiqours, 
les  systèmes  de  leurs  maîtres  ;  ils  n'étaient  pas,  comme 
ceux-ci ,  assez  forts  pour  être  modérés,  assez  profonds 
pour  être  complets  ;  il  ne  pouvait  donc  y  avoir  entre 
eux  aucun  accord  possible  ,  aucun  rapfffochemeni 
durable.  Mais  il  faut  le  répéter  :  la  gloire  d'Aristote  est 
de  s'être  arrêté  sur  la  pente  rapide  qui  entraîne 
presque  toujours  le  sensualisme  à  des  résultats  déplo- 
rables ;  comme  cdle  de  Platon  avait  été  de  conserver 
toute  la  fermeté  d'une  raison  éclairée ,  au  sein  même 
de  l'idéalisme. 

Ainsi,  Aristole  reconnaissant  expressément  dans 
notre  âme  et  dans  la  nature  la  présence  de  ces  prin- 
cipes et  de  ces  lois,  dont  nous  avons  déjà  parlé  plus 
d'une  fois,  et  qui ,  marqués  du  caractère  de  nécessité 
et  d'universalité  9  ne  sont  poipt  susceptibles  d'être 


r 


DEUXIÈME  ÉPOQUE^  93 

trouvés  par  rexpérience^  ou  démontrés  par  le  raison- 
nement ,  les  reconnaît  comme  l'ouvrage  de  la  suprême 
intelligence^  à  laquelle  il  rend  un  éclatant  hommage  : 
Tâme  humaine  »  dans  laquelle  ces  principes  absolus  font 
leur  apparition  y  lui  parait  participer  de  la  nature 
divine  ^  et  il  se  prononce  par  conséquent  pour  son  im- 
mortalité. 

Aristote  même  va  plus  loin  que  Platon  :  ces  idées , 
que  celuiH^i  avait  admises  sans  s'attacher  à  les  énumérer, 
le  méthodique  Aristote  les  étudie ,  en  fait  le  compte , 
et  tâche  même  d'en  présenter  la  classification  ;  il  les 
dispose  en  catégories ,  et  cet  effort  sublime  de  l'esprit 
humain  est  une  des  entreprises  les  plus  hardies  qui 
aient  jamais  été  faites  dans  les  hautes  régions  de  l'idéal. 

Mais  ici  commencent  les  différences  :  faibles  au  point 
de  départ ,  elles  deviennent  de  plus  en  plus  profondes, 
de  plus  en  plus  sensibles.  Les  idées  sont  placées  à  la 
fois  sur  les  fontières  de  deux  mondes  :  frappé*  de  leur 
caractère  auguste,  Platon  n'aspire  qu'à  remonter  vers 
leur  éternel  auteur ,  et  s'élance  sans  cesse  hors  du  do- 
maine de  ce  monde  visible.  Aristote  au  contraire,  au 
lieu  de  partir  de  ces  idées  pour  remonter  par  l'ab- 
straction jusqu'à  leur  source  invisible,  s'attache  à  les 
suivre  dans  la  réalité  et  dans  ce  monde.  Son  génie 
calme,  positif,  classifilcateur  et  ennemi  de  l'abstraction , 
en  étudie  tous  les  phénomènes,  en  sonde  toutes  les 
profondeurs. 

C'était  certainement  une  conquête  importante  pour 
la  philosophie ,  que  la  connaissance  de  ces  principes 
absolus  que  lui  avait  révélés  le  génie  de  Platon  ;  Aristote 
lui  fit  faire  encore  un  progrès,  un  progrès  immense ,  en 


g4  PH;L0&0PIIB  ANCtEft^E. 

pai4aflt  au  sein  de  la  nature,  des  arts,  des  acîeiàces, 
des  facultés  humaines,  son  coil  perçant  et  investigateur. 
lia  soîeiice,  avant  lui,  ne  formait  qu'un  faisceau  vaste  et 
serré ,  peu  susceptible  d'être  embrassé  par  les  fwoef 
d'un  seul  homme  ;  sa  main  vigoureuse  en  détacha  les 
différentes  parties,  et  en  détermina  les  caractères  gé- 
néraux :  il  devint  le  législateur  de  la  métaphysique^  de 
la  litgique,  de  la  morale,  de  la  politique^  de  l'histoire 
liaturelle,  de  la  physique,  de  la  rhétorique,  de  ia 
grammaire. 

C'est  ainsi  que  va  toiigours  en  s'agrandissant  le  do- 
maine de  la  philosophie,  ainsi  s'élargit  sans  cesse  la 
aphère  de  la  raison  humaine  :  sans  doute ,  la  philo* 
Sophie  de  Platon  était  plus  élevée  que  celle  de  son 
auocesseur;  mais  celui-ci  n'a-t*il  pas  gagné  en  étendue 
ce  qu'il  perdait  en  élévation  ? 

Aristote  distingue  deux  sortes  de  connaissances  : 
l'une  médiate^  et  l'autre  imméeUote.  «  La  première, 
ditnl,  est  celle  que  nous  tirons  d'une  connaissance 
antérieure,  à  l'aide  de  quelque  moyen;  la  seconde  est 
oelle  qui  s'obtient  par  elle-même  :  or  il  n'y  a  point  de 
aérie  infinie  dans  les  déductions  et  les  moyens  qu'elles 
emploient;  il  faut  donc  remonter  aux  principes,  à  des 
principes  qui  se  suQisent  à  eux-mêmes,  qui  portent 
en  eux-mômes  leurs  propres  lumières.  »  c  Les  premiers 
principes,  dit-il  ailleurs,  sont  indémontrables  parleur 
nature,  et  voilà  pourquoi  ceux  qui  ont  voulu  exiger 
indéfiniment  une  démonstration  pour  chaque  chose , 
ont  été  conduits  à  considérer  toute  science  comme 
impossible ,  ne  pouvant  en  effet  lui  donner  de  hase  ;  il 

faut  donc  pas  disputer  sur  les  principes.  »  Aristote 


BEUXIÈIIE    ÉPOQUE.  05 

fftft  aussi  une  distinction  importante  entre  la  science  et 

Vopmion  :  ^  it  y  a  des  choses  vraies ,  mais  qui  peuvent 

être  autrement  qu'elles  ne  sont.  La  science  ne  s'occupe 

point  de  choses  semblables  ;  elles  ne  sont  que  Tobjet 

de  4'opinton  :  cet  objet  peut  donc  être  vrai  ou  faux.  Il 

n'en  est  pas  de  même  des  principes  universels  qui 

soBt)  à  proprement  parler,  l'objet  de  la  science.   »  Il 

y  «  donc ,  selon  Aristote ,  trois  classes  de  virités  :  1*  tes 

vérités  qu'on  obtient  par  la  démonstration^  les  vérttés 

déduites  ;  S*"  les  vérités  générales  qui  servent  de  base 

à  la  démonstration^  et  qui  viennent  de  la  raison  même; 

3^  les  vérités  particulières  qui  viennent  de  l'expérience 

sensible. 

Les  vérttés  de  la  seconde  classe,  ou  les  vérités  g^ié- 
raies ,  ont  été  de  sa  part  l'objet  d'une  exposition  ana* 
l3rtique  :  elles  sont  comprises  dans  dix  catégories  (4)^ 
qui  ne  sont  autre  chose  que  la  théorie  des  idées  dePla-» 
ton,  développée  et  régularisée.  C'était  là  certafnement  la 
question  imposante  et  vitale  de  la  métaphysique ,  et  par 
conséquent  de  la  philosophie  tout  entière. 

(1)  Nmis  verrons ,  dans  la  suite  »  ces  cêitgories  d*Arifilole  »  reprodvttM, 
\  des  degrés  diflérenls  :  par  Leibnilz,  sous  le  nom  de  uéritts  tUnuUesg 
par  récole  écossaise ,  sons  le  nom  de  lois  constitutives  de  la  nature  hu» 
>iMlfie;|mr7UBt, eoQS  le  nom  d'ides  de  la  raison  pare:  «t  devenues 
enfin  de  nos  jours,  sous  le  nom  de  vérités  absolues ,  Tolifet  d'une  analyse 
supérieure ,  de  la  part  de  M.  Cousin ,  qui ,  après  avoir  montré  les  vices  des 
dassiflcations  antérieures ,  a  réduit  ces  principes  à  deux  :  le  principe  de  la 
causaliieti  celui  de  la  substance. 

Voici  les  dix  catégories  ou  prœdicamenia  4'Arifitote  :  suiMUnee^ 
quanUté,  qualité,  relation,  lieu,  temps  ,  situation  ,  possession,  action, 
passion.  De  ces  Catégories,  Ârlstole  distingue  les  catégorèmes  ou  pradica^ 
hUia ,  fui  ae  rapportent  aux  premières  et  sont  au  nomlNre  de  cinq  :  le  genre» 
respke  9  jUdi£Kre&ce ,  le  propre  et  Taecident. 


96  PHILOSOPHIE   ANCIENNE, 

Mais  il  faut  convenir  que  si  cet  essai  de  classification 
supposait  dans  son  auteur  une  grande  puissance  d'ana- 
lyse ,  Aristote  n'en  a  pas  tiré  dans  l'application  tous 
les  résultats  que  Ton  pouvait  en  attendre.  Il  y  a  même 
une  contradiction  manifeste  entre  l'adoption  de  ces 
principes ,  ainsi  réduits  en  catégories  ,  et  ,1e  dogme 
fondamental  de  la  philosophie  d' Aristote  :  que  c'esi  par 
l'expérience  qu'il  faut  s'élever  des  notions  particules  aux 
principes  universels.   Comment  cet  universel^  qui  est 
absolu  et  nécessaire,  pourra-t-il  dériver  des  sens  et  de 
Texpérience,  dont  le  caractère  est  toujours  contingent? 
Aristote  ne  l'explique  nulle  part  d'une  manière  satis- 
faisante :  et  c'est  précisément  ce  qui  peut  servir  à  nous 
expliquer  pourquoi  une  philosophie  qui  prétend  tout 
trouver  à  posteriori,  se  rapproche  cependant  d'une 
théorie  qui  avait  procédé  â  priori  :  c'est  qu' Aristote 
n'a  pas  employé  dans  toute  sa  rigueur  la  méthode  ex- 
périmentale ;  c'est   qu'il  lui  était  difficile  de  rejeter 
entièrement  cette  théorie  des  idées,  qu'il  combat  sans 
cesse,  mais  qu'il  adopte,  comme  malgré  lui,  sous  un 
autre  nom  et  une  forme  différente  ;  c'est  que,  de  même 
que  l'idéalisme  de^  Platon  avait  subi  l'influence  de  la 
raison  socratique ,  de  même  le  sensualisme  empirique 
d' Aristote  avait  été  considérablement  modifié  parTidéa* 
lisme  de  Platon. 

La  logique  est^  selon  Aristote,  l'instrument  (organuni) 
de  toute  science  ou  philosophie ,  mais  seulement  quant 
à  la  forme,  car  c'est  l'expérience  qui  doit  fournir  la 
matière  pour  être  travaillée  en  principes  généraux.  Cette 
restriction  importante  fat  plus  tard,  dans  le  moyen-âge 
surtout,  bien  souvent  méconnue  :  on  attribua  aux  for* 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.     .  97 

mules  aristotéliques ,  et  particulièrement  au  syllogisme, 
dont  Aristote  donna  lo  premier' les  lois,  une  puissance 
et  une  valeur  dont  elles  sont  dépourvues.  Le  principe 
sur  lequel  repose  la  logique  d'Aristotp  est  celui  de  la 
contradiction,  d'où  résulte  toute  vérité  dans  le  raisonne- 
ment \  mais  il  est  la  règle  et  non  l'élément  constitutif 
de  cette  vérité. 

Les  principaux  points  de  sa  phjsique  sont  ceux-ei  : 
la  natqre,  principe  du  changement^  ne  fait  rien  sans. un 
but;  ce  but  est  la  forme.  Quand  on  parle  du  hasard, 
ce  sont  toujours  des  causes  et  des  lois  réelles  qu'il  faut 
supposer,  quoique  nous  les  ignorions.  Tout  changement 
suppose  nécessairement  une  matière  (substraium)  et  une 
forme  :  un  changement  est  la  réalisation  du  possible  en 
tant  que  possible;  cette  réalisation  du  possible  porte 
le  nom  si  connu,  mais  si  peu  compris  généralement, 
d'ENTÉLÉGHiE.  Dès  lors  que  le  possible,  la  matière, 
prend  une  forme  et  se  développe  d'une  certaine  manière 
particulière,  il  est  tel  et  non  autre,  tout  autre  lui 
manque.  La  matière,  Isi  forme  et  la  privation  sont  donc 
les  trois  principes  du  changement.  Il  y  a  lieu  à  chan- 
gement ,  quant  à  la  substance ,  la  quantité ,  la  qualité 
et  le  lieu.  Le  temps  est  infini;  le  corps  et  l'espace  sont 
finis,  quoique  susceptibles  de  division  à  l'infini.  Le 
mouvement  en  général  n'a,  comme  le. temps,  ni  corn* 
meuçement  ni  fin.  Il  doit  pourtant  y  avoir  un  premier 
moteur ,  qui  ne  soit  point  mû  lui-même.  Ce  moteur  doit 
être  éternel  et  invariable;  son  être  est  l'activité,  la  vie 
éternelle  et  pure  :  c'est  Dieu. 

aristote  distingue  deux  ordres  de  facultés  qui  se 
rapporteql,  l'un  à  l'entendement,  l'autre  à  la  volonté. 

7 


1 


PHlLOSOraiE  ANCIENNE. 

Il  Iraite  dans  ses  ouvrages  psychologiques  des  fiicultéa 
du  premier  ordre;  celles  du  second  sont  l'objet  de  ses 
traités  de  morale,  il  emprunte  la  notion  de  Tâme  à  la 
théorie  métaphysique  qu'il  s'était  foîte.  Il  distinguait , 
comme  nous  venons  de  le  voir ,  dans  toute  substance, 
sa  moHère  et  "SSi  forme  :  la  matière ,  dit41  dans  son  traité 
de  Vânie ,  est  comme  la  cire  ;  la  forme ,  comme  l'em- 
preinte qu'elle  reçoit.  La  matière  est  à  la  forme  ce  que 
la  possibilité  est  à  la  puissance.  La  seconde,  en  s'ap- 
pliquant  à  la  première,  produit  la  réalité.  La  matière 
n'est  rien  par  elle-même  ;  la  forme  lui  donne  son  ca- 
ractère, c'est  l'acte  qui  l'accomplit,  c'est  l'entéléchic. 
Or  l'âme  est  distincte  du  corps,  mais  lui  est  unie, 
comme  la  forme  l'est  à  la  matière.  L'âme  est  l'enté- 
léchie  du  corps  organisé,  c'est-à-dire  :  tant  qu'elle  est 
encore  inactive,  elle  est  une  force  et  une  force  rédle , 
quoique  assoupie;  mais  lorsqu'elle  déploie  son  action, 
elle  devient  la  force  dans  toute  sa  plénitude  (4). 

Après  cette  définition  de  la  ixature  du  principe  intd- 
lîgent ,  Âristote  en  développe  avec  une  sagacité  admi- 
rable les  principales  facultés  :  la  sensibilité,  l'imagi- 
nation, la  mémoire,  la  tolonté,  la  réminiscence.  Ses 
réflexions  sur  le  sens  commun ,  sur  la  conscience,  qu'il 
observa  le  premier  avec  clarté,  offrent  un  puissant 
intérêt.  Mais  il  est  bien  moins  heureux,  lorsqu'il  sov- 
tient  l'unité  du  principe  pensant,  an  un  seul  être 
identique,  et  qu'il  rejette  la  pluralité  des  âmes.  On 
voudrait  aussi  qu'en  accordant  à  l'âme  le  privilège  d'être 

(1)  Celle  déflnition  de  la  ferce,  comme  pouvoir  moyen  entre  la  puissance 
cl  rade,  a  élé  adoptée  par  Leibniti  ;  mais,  comoie  nous  le  renroDS  plus 
tard  »  il  en  a  faii  une  appUcaCion  bien  plus  étendue. 


DEUXIÈME   ÉP(K^U£.  9V 

impérissable,  il  ne  réduisit  pas  singulièremant  oelle 
immortalité)  en  lui  refusant  la. permanence  de  la  mé«- 
moire  et  de  la  conscience. 

U  est  temps  de  développer  les  conséquences  pratiques 
que  le  fondateur  du  L^cée  a  Urées  de  ses  principes. 
Nous  y  verrons  que  si,  dans  la  spéculation ,  son  esprit, 
formé  à  Técole  de  Platon  /  a  été  ibrcé  de  reconnaître 
plusieurs  espèces  de  vérités,  il  a  été  entraîné  le  plus 
souvent ,  dans  l'application ,  à  ne  tenir  compte  que  de 
celles  que  produisent  Texpériénce  et  l'observation 
sensible. 

Le  point  fondamental  de  la  morale  d'Aristote  est 
ridée  du  souverain  bien  et  du  but  final.  Le  but  final 
est  le  bonheur ,  c'est*à*dire  la  somme  des  jouissances 
qui  résultent  de  l'exercice  parfait  de  la  raison  ;  un  tel 
bonheur  étant  ce  qu'il  y  a  de  plus  élevé ,  est  aussi  plein 
de  dignités  Cet  exercice  parfait  de  la  raison  est  la  vertu  t 
or  la  vertu  est  la  perfection ,  soit  de  la.  raison  q>écala^ 
tiye,  soit  de  la  raison  pratique;  de  là,  deux  sortes  de 
vertus,  la  vertu  intellectuelle  et  la  vertu  morale.  La 
première  dans  sa  plénitude  n'appartient  qu'à  Dieu,  et 
emporte  la  suprême  félicité  ou  la  béatitude  absolue  ; 
la  seconde,  faite  pour  l'humanité,  est  le  perfection- 
nement constant  de  la  volonté  raisonnable ,  produit  de 
la  liberté ,  dont  le  premier  il  mit  en  lumière  le 
caractère  psychologique ,  et  dont  la  loi  est  de  marcher 
constamment  entre  le  trop  et  le  trop  peu  :  loi  arbitraire 
(  car  qui  déterminera  celte  juste  mesure  que  l'homme 
4oit  conserver  dans  toutes  ses  actions?  )  et  qui  d'ail- 
leurs en  suppose  une  autre  plus  élevée  et  plus  fixe. 
Le  principe  sur  lequel^st  fondée  la  politique  d'Aria- 


100  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

lote,  est  V utilité,  la  convenance  des  moyens  à  leur  fin. 
C'est  ici  que ,  fidèle  à  son  principe ,  Aristote  se  pro- 
nonce d'une  manière  expresse  en  faveur  de  Tesciavage 
et  même  de  la  tyrannie.  U  y  a ,  selon  lui ,  des  hommes 
destinés  à  l'esclavage,  d'autres  à  la  liberté  et  à  la  ty- 
rannie ;  les  uns  doivent  commander ,  les  autres  obéir , 

• 

et  cela  pour  leur  plus  grand  avantage.  Il  y  a  des  mor- 
tels qui  sont  rois  de  droit  naturel^  et  au  nom  de 
l'intérêt  de  tous  :  «  Son  roi  naturel ,  dit  M.  Cousin, 
ressemble  si  fort  à  Alexandre,  qu'il  n'est  pas  impos- 
sible que  le  mattre  ait  «ici  pensé  à  son  héroïque  écolier; 
mais  je  crois  plutôt  que  c'était  une  conséquence  de  la 
rigueur  de  son  esprit  et  du  principe  d'utilité,  qui  di- 
vise d'abord  la  société  en  esclaves  et  en  maîtres ,  puis, 
dans  ceux-ci ,  en  prend  un  pour  gouverner  tous  1^ 
autres ,  et  force  les  passions  de  fléchir  sous  le  joug 
des  lois.  La  politique  de  Platon  est  républicaine,  mais 
aristocratique  ;  celle  d' Aristote  est  plus  monarchique  : 
elle  a  peur  du  désordre  plus  que  de  la  tyrannie.  » 

Sa  théorie  des  beaux-arts  est  à  moitié  empirique  ; 
ce  n'est  plus  la  théorie  du  beau  idéal  de  Platon  ;  l'art, 
selon  lui,  n'est  que  Timitalion  de  la  nature.  La  rhéto- 
rique et  la  poétique  lui  doivent  leur  forme  scientifique; 
et,  dans  les  deux  dernières,  il  est  encore  aujourd'hui 
un  de  nos  législateurs.  A  tant  de  titres  (i),  il  faut  en- 

(i)  Aristote  a  composé  un  grand  nombre  d*ouvrages,  mais  il  n'en  a  publié 
que  très-peu.  A  sa  mort ,  les  manuscrits  passèrent  entre  les  mains  de  Théo- 
pbraste  son  disciple ,  et ,  après  celui-ci ,  entre  celles  de  Nélée ,  de  Sccpsis. 
Les bériUers  de  ce  dernier,  dit  M.  Sbœll ,  craignant  d'être  inquiétés  pour  ce 
trésor  par  les  rois  de  Pergame,  daiis  les  étals  desquels  Scepsis  était  situé, 
les  cacbèrent  dans  une  cave ,  où  ils  restèrent  cent  quatre-vingt-dix  ans  ex- 
posés à  rhumidlté.  Dans  la  suite ,  ils  fuSut  achetés  par  dn  certain  Apellicon 


DEUXIÈME   ÉPOQUE,  iOi 

core  ajouter  celui  de  père  de  l'histoire  naturelle.  C'est 
dans  son  Histoire  des  animaux  et  ses  autres  ouvrages 
analogues  qu'il  put  justrfier  tout  ce  qu'il  avait  professé 
sur  Tutilité  de  Texpérience  :  il  y  déploie  un  esprit 
d'observation  infatigable;  il  exploite  les  matériaux  les 
plus  abondants  (i)  ;  il  décrit  les  phénomènes^  les  dis- 
tribue, les  compare  avec  une  merveilleuse  exactitude. 
Son  Histoire  des  animaux  fait  encore  aujourd'hui , 
après  les  progrès  immenses  qu'ont  faits  les  sciences 
naturelles ,  l'admiration  de  tous  nos  savants. 

Un  auteur  moderne :(2). résume  ainsi  les  principaux 
mérites  d'Aristote,  qu'il  rapporte  à  cinq  titres  :  V  la 
dimion  et  la  classification  des  sciences;  2""  l'extension 
donnée  à  leur  domaine  par  l'histoire  naturelle,  l'éco- 
nomie, etc.  ;  3*"  la  langue  philosophique  déterminée  et 
enrichie;  4M'uBion  de  l'histoire  philosophique  avec 
l'étude  de  la  philosophie  ;  S""  le  sage  emploi  du  doute 
comme  préparation  à  la  recherche  de  la  vérité. 

On  peut  lui  reprocher  :  i**  un  désir  trop  marqué  de 
rabaisser  les  philosophes  qui  l'ont  précédé;  2""  l'extrême 

qui  les  transporta  à  Athènes.  d*où  Sylla  les  enyoya  à  Rome,  et  permit  à  tout 
le  jnonde  d'en  prendre  des  copies.  Une  copie  de  ces  ouvrages ,  faite  par  Ty- 
rannion ,  affranchi  de  Mécène ,  étant  tombée  entre  les  mains  d'ÀHORONicus 
de  tthodes,  celui-ci  les  mit  en  ordre,  y  ajouta  des  sommaires  et  les  revit 
avec  beaucoup  de  soin. 

C'est  un  fait  assez  extraordinaire,  que  de  tous  les  peuples  modernes,  les 
Espagnols  soient  les  seuls  qui  aient  une  traduction  complète  d'Aristote  dans 
leur  langue.  Mais  elle  est  restée  manuscrite  à  la  bibliothèque  de  Madrid  : 
son  auteur  avait  mis  cinq  ans  à  ce  travail. 

(1)  On  prétend  qu'Alexandre  employa  plus  de  mille  individus,  et  flt  une 
dépense  de  plusieurs  millions ,  pour  procurer  à  son  ancien  précepleur  des 
oljets  d'histoire  naturelle  et  des  mémoires. 

(2)  Guriit ,  Esquisse  de  l'histoire  de  la  philosophie. 


109  PHILOSOraiE    ANCIENNE. 

obscupité  et  la  sécheresse  de  son  styl^;  9"  un  b^oin 
exagéré  de  combinaisons  systématiques;  4*  Tabus  d^ 
expressions  techniques,  des  divisions  et  des  distinc- 
tions. 

ACADÉMICIENS. 

Il  y  aimit  dans  ia  philosophie  de  Platon  deux  parties 
distinctes,  dont  la  réunion  forme  ce  vaste  et  beau 
système  qui  embrassait  i  la  fois  Dieu ,  Thumanité  et  le 
monde.  Deux  espèces  d'enseignement  introduisaient  à 
Tétude  de  cette  théorie.  L'un,  réservé  à  quelques  dis- 
ciples choisis,  était  précisément  cette  doctrine  des 
ȃBs,  cette  oontemplation  des  principes  absolus  qui 
éclairenf  d'en  haut  la  raison  humaine ,  et  dont  nous 
avons  feit  déjà  remarquer  les  rapports  aveo  la  doctrine 
des  nombres  de  Pytbagore.  L'autre  partie,  consignée 
danâ  ses  écrits  et  objet  d'un  enseignement  public,  était 
plutôt  dialectique  que  dogmatique ,  et  embrassait  plus 
particulièrement  le  domaine  de  la  science  humaine* 
De  ce  double  enseignement  sont  sortis  deux  genres  de 
systèmes  bien  différents  :  l'un  exploita  l'héritage  des 
hautes  théories  y  l'autre  s^empara  des  armes  que  Platon 
avait  dirigées  contre  cette  raison  livrée  à  elle-même, 
qu'il  a  réduite  à  la  simple  opinion  :  de  là,  te  dogma- 
tisme toujours  croissant  de  la  première  académie ,  et 
le  scepticisme  de  plus  en  plus  réservé  de  la  nouvelle  ; 
la  divergence  devint  chaque  jour  plus  sensible,  comme 
le  développement  de  l'exagération  de  chacune  d'elles, 
dès  l'instant  où  la  séparation  eut  lieu. 

La  première  acadpmie,  dirigée  par  les  successeurs 


DEU3L1ÈMB  ÉPOQUE,  lOS 

immédiats  de  Platon ,  est  toute  pythagoricienne  et 
idéaliste  :  c/était  le  développement  de  la  philosophie 
de  leur  maître.  Speusippe,  neveu  du  fondateur  de 
l'académie ,  avait  composé  de  nombreux  écrits  qu\  ne 
nous  sont  point  parvenus.  Il  admettait  deux  criterfum 
de  la  vérité,  qui  correspondent,  Tun  aux  choses  sen- 
sibles, l'autre  à  celles  qui  sont  du  domaine  de  la  science* 
Il  parait  qu'il  ne  modifia  que  très-légèrement  la  doc- 
trine de  Platon.  On  pouvait  cependant  remarquer  dans 
son  système  un  commencement  de  pylhagorisme.  Ut 
tendance  idéaliste  se  montre  à  découvert  dans  les  écrits 
du  philosophe  le  plus  célèbre  de  cette  école ,  de  Xéno- 
CRATE.  Il  reproduit  la  monade  et  la  dyadef  et  la  termino- 
logie empruntée  au  système  des  nombres^  11  définit 
l'âme  un  nombre  qui  se  meut  Im-méme.  Il  avait  aussi 
exagéré  singulièrement  la  psychologie  pythagoricienne j 
car ,  au  rapport  de  Cicéron ,  il  séparait  tellement  l'âme 
du  corps,  qu'il  était  difficile  de  dire  ce  qu'il  en  faisait: 
il  forçait  pareillement  les  conséquences  de  la  morale 
platonicienne,  s'il  est  vrai,  comme  le  rapporte  encore 
Cicéron ,  qu'il  exagérait  la  vertu  et  déprimait  tout  le 
reste.  J^olémon  d'Athènes,  auquel  succéda  Gratès, 
gouverna  ensuite  l'académie.  L'un  et  l'autre  confir- 
mèrent leurs  leçons  par  ui^e  vie  qui  leur  mérita  la 
vénération  de  leurs  contemporains  :  étroitement  unis 
pendant  leur  vie,  ils  furent  ensevelis  dans  le  même 
tombeau.  Enfin  Crantor,  de  Solii,  ami  et  disciple  de 
Xénocrate,  maintint  la  doctrine  du  fondateur  de  l'école, 
sauf  un  petit  nombre  d'altérations ,  principalement 
dans  l'enseignement  populaire  et  pratique. 


1 


104  rniLOSoraiE  x\n€ienne. 

PÉRIPATÉTICIENS, 

j^es  successeurs  d'Aristote  firent  pour  la  doctrine 
de  leur  maître  ce  que  les  académiciens  aidaient  fait 
pour  celle  de  Platon  :  ils  la  développèrent  en  Fexa- 
gérant.  Geux-<îi  s'étaient  principalement  consacrés  à 
la  morale;  les  péripatéticiens  s'appliquèrent  plus  par- 
ticulièrement à  la  pbysique.  Théophraste  d'Eressos  (1), 
le  plus  distingué  des  disciples  d'Aristote ,  et  qui  laissa 
un  nom  dans  Thistoire  naturelle^  attribue  le  caractère 
de  diyinité,  tantôt  à  l'intelligence,  ce  qui  est  la  pure 
doctrine  d'Aristote ,  mais  tantôt  aussi  au  ciel  et  à  tout 
le  système  astronomique.  Eudème  ne  fit  que  développer 
les  opinions  de  Théophraste,  et  en  morale  plaçait  la 
vertu  dans  le  bonheur  seul.  Dicéarque  et  Aristoxène 
voulurent  déterminer  la  notion  de  Ventétéchie,  [et  la 
dénaturèrent;  ils  revinrent  à  cette  opinion  qui  fait 
consister  l'âme  dans  une  triple  harmonie,  opinion  com- 
battue par  Aristote.  Ils  firent  dépendre  cette  harmonie 
de  l'organisation  du  corps  :  l'âme  ne  fut  elle-même 
qu'un  corps,  une  matière  une  et  simple  dans^son  es- 
sence ,  mais  dont  les  différents  éléments  sont  arrangés 
et  tempérés  entre  eux ,  de  manière  à  produire  la  vie  et 
le  sentiment. 

Straton  de  Lampsaque ,  surnommé  le  Physicien ,  fit 
pour  Dieu  ce  que  les  philosophes  précédents  avaient 
fait  pour  l'âme.  Abandonnant  la  doctrine  d'Aristote 


(1)  CM  Fauteur  des  Caractères,  ouvrage  imprimé  ordinalremenl  à  la 
suite  de  celui  de  La  Bruyère ,  qui  porte  le  même  titre. 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  iOS 

sur  la  cause  première,  il  bannit  rintelligence  et  la 
sagesse  des  phénomènes  de  l'univers  :  «  La  nature, 
dit-il,  possède  en  elle-même  une  certaine  force  do  \ie 
et  d'action;  elle  n'a  ni  sentiment,  ni  forme;  toul^ 
produit  de  soi-même,  sans  Tintervention  d^un  ouvrier 
et  .d'un  auteur.  >  Ce  système  flotte,  comme  on  le  voit, 
entre  l'athéisme  et  le  panthéisme.  Sa  psychologie  est 
celle  de  tout  système  sensualiste  :  il  fait  consister  ex* 
clusivemcQt  l'exercice  de  la  pensée  dans  la  sensation  ; 
le  premier  il  donna  à  cette  hypothèse  un  caractère 
absolu. 

Parmi  les  disciples  de  Théophraste  se  dislingue  en- 
core DÉMÉTRtus  de  Phalère,  qui  obtint  une  grande 
réputation  comme  orateur,  qui  gouverna  dix  années 
Athènes  avec  sagesse  et  modération,  et  qui,  s'étant 
ensuite  retiré  en  Egypte ,  sous  Ptolémée  Soter ,  y  créa 
la  fameuse  bibliothèque  d'Alexandrie,  et  présida  à  la 
traduction  des  Septante.  Les  écrits  qu'il  traça  dans  sa 
retraite  se  l'apportaient  presque  exclusivement  à  la 
philosophie  morale. 

Quant  à  ce  qui  concerne  les  autres  aristotéliciens , 
tout  ce  que  nous  en  apprennent  les  historiens ,  c'est 
qu'ils  s'occupèrent  surtout  de  recherches  sur  le  sou- 
verain bien.  Au  reste,  ce  que  nous  savons  des  plus 
distingués  suffit  pour  nous  faire  connaître  les  consé- 
quences que  produisit  la  philosophie  d'Aristote  :  celui- 
ci  s'en  était  préservé  par  la  force  de  son  génie,  et  peut- 
être  par  suite  de  l'influence  de  Platon;  le  temps,  plus 
fort  que  lui,  se  chargea  de  les  développer. 


406  PHILOSOTBIB   ANCIENNE. 

ÉCOLE  D'ÉPiCURE. 

^|Noii8  avons  va  les  succeftseurs  immédiate  de  Platon 
€t  d'Arislote,  trop  faibles  pour  embrassa  à  la  fois  toutes 
les  parties  de  la  philosophie^  se  borner  a  explorer  quel^* 
ques-unes  des  régions  nouTelles;  découvertes  par  ces 
deux  vastes  génies  :  pendant  longtemps  encore,  nous  al- 
lons voir  toute  l'attention  des  philosophes  a^rbée  par 
Tétude  des  questions  particulières.  11  fieiUait  en  effet , 
pour  suivre  le  vol  hardi  de  Platon ,  un  degré  d'enthoa* 
sîasme  moral  peu  commun  parmi  les  hommes  ;  il  fallait, 
pour  suivre  Aristote  dans  le  cercle  immense  de  ses 
nomenclatures»  une  ardeur  in&tigahle  de  savoir,  une 
grande  étendue  de  connaissances  positives ,  une  rare  sa- 
gacité, toutes  choses  qui  ne  se  rencoptrent  pas  non  plus 
fort  communément.  Il  devait  donc  de  toute'  nécessité 
se  produire  après  eux  des  systèmes  qui  se  trouvassent 
pi  us  à  la  portée  de  toutes  les  intelligences ,  qui  fussent 
plus  en  rapport  avec  l'état  des  esprits  :  deux  écoles 
s'élevèrent  pour  répondre  à  ce  besoin  ;  elles  s'attachè- 
rent à  cette  partie  de  la  philosophie  qui  tient  de  plus 
prés  aax  usages  communs  de  la  vie,  aux  rapports  ré- 
ciproques qui  unissent  les  membres  de  la  société  ^  c'est- 
à-dire,  à  la  morale  et  au  droit  public.  La  première  fut 
créée  par  Épicure  ,  et  prit  le  nom  de  son  fondateur  ; 
l'autre  eut  pour  chef  Zénon  de  Cittium,  et  les  disciples 
de  ce  philosophe  furent  appelés  sioUciens. 

Épicure ,  du  bourg  de  Gargetle ,  près  d'Athènes  ^ 
appartenait  à  des  parents  pauvres  :  son  père,  colon  à 
Samos,  gagnait  sa  vie  comme  maître  d'école,  et  sa  mère 


eomine  de^neressQ.  Ce  fut  la  lecture  des  outrages  de 
Démocrite  qui  éveilla  en  lui  le  génie  philosophique;  il 
était  alors  très-jeûne.  Bientôt  il  suivit  à  Athènes ,  mais 
d'une  manière  superficielle ,  les  leç<His  de  l'académicien 
Xénocrate,  de  Théopbraste  et  d'autres.  Dans  sa  trente^ 
deuxième  année ,  il  ouvrit  lui-même  une  école  i  Lamp^ 
saque  I  et  la  transporta  cinq  ans  après  à  Athènes.  Là^ 
il  ens^gna,  dans  son  jardin,  une  philosophie  qui  se 
recommadilait  par  son  indulgence  pour  les  besoins  des 
sens,  embellis  des  agrémenls  de  la  vie  sociale,  par  son 
dédain  pour  toute  superstition  ,  et  par  son  esprit 
d'élégance  et  d'urbanité.  Il  n'est  pas  un  philosophe  qui 
ait  été  l'objet  de  jugements  plus  apposés,  qui  ait  éprouvé 
au  môme  degré  l'exagération  des  éloges  et  celle  des 
censures.  Il  serait  fort  injuste  de  faire  retomber  sur 
son  caractère  les  reproches  qui  doivent  être  adressés  à 
sa  doGirme*  Un  philosopha  moderne,  Gassendi,  a  vengé 
la  mémoire  d'Épicure  des  accusations  dont  elle  iivait 
été  l'olget;  mais  il  n'a  pu  absoudre  le  système  de  ce 
l^iilosophe  des  funestes  conséquences  qui  en  découlent. 
On  peut  lui  reprocher  cependant  avec  raison  l'orgueil 
qui  le  porta  souvent  à  déprécier  les  travaux  des  autres 
philosophes  :  il  fut  particulièrement ,  comme  l'a  rappdé 
plusieurs  fois  Cicéron,  injuste  envers  Démocrite,  au« 
quel  il  avait  cependant  beaucoup  emprunté  (i). 

Ennemi  dédaré  de  toute  spéculation,  Épicure  ue 
oMiçoit  pas  que  la  science  puisse  s'étudier  pour  die- 
même  ;  il  veut  un  but  prochain ,  un  bot  positif,  un  but 
individuel.  La  philosophie  consiste  donc ,  selon  lui ,  à 


408  PHILOSOPHIE   ANCIENNE . 

reconnallre  et  à  indiquer  les  moyens  les  plus  propres 
à  conduire  riiomme  à  la  félicité  :  or  il  trouve  sans  cesse 
des  obstacles  à  cette  félicité  dans  ses  préjugés,  ses  il- 
lusions, ses  erreurs,  son  ignorance.  Cette  ignorance 
est  de  deux  sortes  :  c'est  d'abord  l'ignorance  des  lois 
qui  régissent  l'univers  ;  source  de  la  superstition  et  de 
ces  vaines  terreurs  qui  mettent  le  trouble  dans  l'Ame  : 
de  là  la  nécessité  de  la  physique  comme  introduction 
à  la  morale.  L'autre  ignorance  est  celle  de  remploi 
que  l'homme  peut  faire  de  ses  fecuités  ;  de  là  la  néces- 
sité de  prendre  avant  tout  une  connaissance  exacte  de 
la  raison  humaine.  Épicure  a  donné  le  nom  de  Ckmo- 
nique  à  cette  partie  de  sa  philosophie,  qu'il  regarde 
comme  une  espèce  d'avant-propos  obligé  de  sa  théorie 
du  bonheur. 

Rien  de  plus  simple  que  sa  théorie  de  la  connais- 
sance humaine.  Les  corps  dont  se  compose  l'univers 
sont  eux-mêmes  composés  d'atomes ,  lesquels  sont  dans 
une  perpétuelle  émission  de  quelques-unes  de  leurs 
parties.  Ces  atomes  en  contact  avec  les  sens  produisent 
la  sensation.  Toute  sensation  peut  être  considérée  par 
rapport  à  son  objet,  ou  par  rapporta  celui  qui  l'éprouve. 
Or,  toute  sensation  est  toujours  vraie  en  tant  que 
sensation  ;  elle  ne  peut  être  ni  prouvée ,  ni  contredite  ; 
die  est  évidente  par  elle-même.  C'est  des  sensations,  des 
idées  sensibles  que  nous  tirons  toutes  nos  idées  générales; 
et  nous  les  en  tirons  parce  que  les  sensations  en  contien- 
nent les  germes  et  les  renferment  comme  par  araridpation. 

On  ne  sait  pas  au  juste  ce  qu'Épicure  entendait  par 
ces  anticipations  ou  prénotions,  d'où  il  faisait  résulter 
les  idées  générales  :  quant  à  leur  valeur,  il  déclare 


.     DEUXIÈME   ÉPOQUE.  109 

nettement  qu'elles  ne  sont  ni  absolues ,  ni  nécessaires  ; 
elles  sont  l'ouvrage  do  la  raison  humaine  ,^  et  par  con- 
séquent sujettes  à  Terreur.  L'erreur  n'est  pas  dans  la 
sensation,  ni  dans  l'idée  de  sensation,  mais  dans  les 
généralisations  que  nous  en  tirons.  «  Voilà ,  dit-il ,  ce 
qu'il  suffit  de  savoir  sur  l'art  dépenser;  rien  n'est  plus 
frivole  et  plus  inutile  que  cet  art  compliqué,  que  ces 
formules  minutieuses  imaginées  par  les  dialecticiens  : 
car  les  raisonnements  les  plus  abstraite  ne  différent 
point ,  par  leur  nature ,  de  ceux  que  suggère  le  sens 
commun.  Ayons  des  notions  claires  et  distinctes;  dis- 
cernons avec  perspicacité  ce  qui  en  résulte  ou  n'en 
résulte  pas  ;  dirigeons  bien  notre  attention  :  à  cela  fie 
réduit  toute  la  logique.   » 

Quant  à  la  physique  d'Épicure,  on  sait  qu'elle  n*est 
autre  chose  que  celle  de  Démocrite;  il  a  seulement 
perfectionné  et  développé  la  célèbre  hypothèse  des 
atomes»  Us  suffisent  à  Épicure  pour  expliquer  l'univers, 
sans  qu'il  lui  soit  besoin  de  recourir  à  un  premier 
moteur,  à  une  intelligence  première.  Cependant  il  ado^et 
des  dieux.  Ce  ne  sont  pas  de  purs  esprits,  car  il  n'y  a 
pas  de  purs  esprits  dans  la  théorie  atomistique  ;  ce  ne 
sont  pas  non  plus  des  corps.  Ce  sont  des  espèces  de 
fantômes,  des  images,  qui,  semblables  à  celles  qui 
agissent  sur  nous  dans  les  songes,  produisent  sur 
l'esprit  humain  cette  impression  indéfinissable  qu'on 
appelle  le  sentiment  religieux.  Celte  espèce  de  com- 
promis entre  l'esprit  et  la  matière,  auquel  Epicure  a 
recours  pour  expliquer  la  nature  fort  équivoque  de  ses 
dieux,  lui  servira  encore  pour  rendre  compte  dé  la 
nature  de  l'âme.  Démocrite  avait  déclaré  expressément 


ilO  PHlLOSOnUE    ANCIENNE. 

que  ràmc  est  un  corps  composé  d'atome»  subtilS)  d'une 
nature  de  feu.  11  y  a  progrés  dans  Épicure  t  il  avoue 
que  pour  expliquer  la  sensation,  les  atomes  ne  suffisent 
pas,  et  qu'il  faut  un  autre  élément  ;  mais  quel  est  cet 
élément?  C'est  encore  un  juste  milieu  entre,  une  ftme 
malérielle  et  une  âme  immatérielle  ;  ou  plutôt  ce  ta'est 
autre  chose  qu'un  élément  matériel  mal  analysé  «  sem- 
blable aux  esprits  animaux  du  dix-septième  siècle  ou 
au  fluide  nerveux  du  dix-huitième. 

Examinons  maintenadt  quelle  est  la  morale  d' Épicure. 
Puisqu'il  n'y  a  pas  dans  l'âme  humaine  d'autres  élé- 
ments que  les  -sensations  qu'elle  éprouve ,  la  première 
loj  à  laquelle  elle  doit  obéir,  c'est  au  sentiment  qui  la 
porte  à  fuir  les  sensations  pénibles  et  à  rechercher  au 
contraire  les  sensations  agréables.  C'était  la  morale 
que  Démocrite  avait  naturellement  déduite  de  son  sys- 
tème  matérialiste ,  c'était  le  principe  sur  lequel  Aristippe 
avait  appuyé  la  sienne.  Mais  Épicure  distingue  plusieurs 
sortes  de  sensations  agréables,  plusieurs  genres  de 
plaisirs  :  ii  veut  que  la  raison  choisisse  entre  eux ,  et 
calcule  leur  intensité,  leur  durée,  leurs  suites.  Sans 
doute,  les  plaisirs  les  plus  vifs  que  nous  éprouvions 
sont  ceux  que  produit  le  plus  grand  développement  de 
notre  activité  morale  ou  physique  :  mais  n^entratnent- 
ils  pas  quelquefois  des  conséquences  déplorables?  H 
faut  donc  n'en  user  qu'avec  sobriété,  et  les  subordon- 
ner au  bonheur  véritable,  qui  résulte  du  repos  de 
l'âme.  Tant  que  l'âme  n'est  pas  en  paix,  il  n'y  a  pas 
de  bonheur,  il  n'y  a  que  du  plaisir.  Mais  ce  repos  ne 
peut  s'acquérir  sans  la  vertu;  sans  elle,  point  de  plai* 
•ira  durables,  point  de  véritable  bonheur  :  avec  la 


by. 


PfiUXlÈMK   ÉPOQCC«  lit 

vertu  \  4ivee  U  sagesse  moins  de  plaisirs  agités ,  mais 
repos  et  bonheur  de  l'âme. 

Épicure  reconnaît  donc  hautement  le  besoin  de  la 
vertu  ;  il  la  recommande  sans  cesse  :  mais  il  lui  enlève 
toute  force  obligatoire ,  en  ne  la  considérant  que  comm^ 
un  ingrédient  obligé  du  bonheur.  Du  reste,  cette  vertu 
à  laquelle  il  rend  hommage  (et  il  sent  que  la  société 
ne  saurait  s'en  passer  ),  il  la  réduit  à .  bien  peu  dé 
chose,  lorsqu'il  arrive  aux  applications  pratiques  que 
les  hommes  peuvent  en  faire  dans  leurs  rapports  avec 
leurs  semblables.  Épiciire  veut  avant  tout  la  tranquillité 
et  le  repos  de  Vâme  :  mais  est-il  possible  que  nous  y 
parvenions  lorsque  nous  remplissons  les  devoirs  que  la 
société  nous  impose? 

Pour  ne  point  compromettre  cette  félicité  intérieure^ 
il  faudrait  n'ôtre  ni  époux ,  ni  père,  ni  citoyen,  ni 
magistrat,  ni  guerrier  ;  il  faudrait  en  un  mot  briser 
tous  lés  liens  qui  nous  attachent  à  la  famille  ou  à  l'état  ( 
et  alors  cette  impassibilité,  cette  ataraxie,  que  sera-t^ 
elle,  si  ce  n'est  le  plus  complet  et  le  plus  par&it 
égoïsme? 

En  résumé,  la  doctrine  d'Épieure^  partie  de  la  sensa^ 
iion ,  arrive  d'abord  au  matérialisme,  puis  à  l'athéisme, 
puis  enfin  à  une  morale  qui  n'est  autre  chose  qu'un 
égoïsme  absolu.  Nous  sommes  déjà  accoutumés  à  voir 
sortir  du  senlualisme  cette  série  d'inévitables  consé* 
quences. 

Mais  heureusement  pour  l'humanité,  s'il  existe  dans 
les  théories  considérées  d'une  manière  abstraite  et  scien- 
tifique^ une  chaîne  étroite  qui  lie  les  conséquences 
avec  leurs  principes  »  il  est  rare  que  les  résultats  pra« 


112  PHILOSOPHIE   ANCIENNE. 

tiques  sortent  des  théories  d*une  manière  aussi  rigou- 
reuse. Peu  de  philosophes  ont  été ,  à  proprement  parier, 
les  hommes  de  leur  système.  Epicure,  par  exemple,  le 
créateur  de  celte  philosophie  du  bonheur ,  dont  la  pre- 
"tnière  conséquence  était  un  égoisme  qui  pouvait  con- 
duire, et  conduisit  en  effet  plus  tard  les  partisans 
outrés  de  [sa  doctrine  au  crime  et  à  la  corruption,  fut, 
par  ses  mœurs  douces  et  bienfaisantes,  son  caractère 
humain  et  généreux ,  l'objet  d'une  admiration  passion- 
née,  et  d'une  espèce  de  culte  de  la  part  de  ses  nombreux 
disciples  :  des  statues  lui  furent  érigées,  des  cérémo- 
nies  furent  instituées  en  son  honneur.  Ce  que  l'on  jsait 
des  premiers  épicuriens  fait  pareillement  honneur  à 
leur  caractère.  On  remarquait  parmi  eux  Métrodore  , 
regardé  comme  un  autre  Épicure,  estimable  par  ses 
vertus ,  et  auteur  de  plusieurs  écrits  contre  les  sophistes 
et  les  dialecticiens  ;  Herhachus  de  Mitylène,  qu'Épicure 
institua  son  successeur;  Mus,  qui  d'esclave  d'Épicure 
devint  un  de  ses  disciples  favoris  et  un  philosophe  dis- 
tingué ;  Idohénée  ,  dont  Séoèque  lui-même  a  vanté  la 
rigidité  et  l'élévation;  et  beaucoup  d'autres  dont  les  noms 
sont  cités  par  les  historiens  avec  éloge. 

L'école  d' Épicure  subsista  longtemps  sans  subir  d'aU 
téràtion.  Nous  la  suivrons  plus  tard  dans  ses  dévelop- 
pements et  dans  sa  lutte  avec  l'école  stoidenne,  dont 
nous  allons  maintenant  exposer  les  principes.    . 

ZÉRON  ET  LES  STOICntHS. 

Le  bonheur  et  la  vertu  sont  inséparables  :  à  Taoeom- 
plissement  du  devoir  est  toujours  unie  cette  satisfaction 


DEUXIÈME  ÉPOQUE.  H3 

intérieure  qui  en  est  la  récompense.  L'analyse  psycho- 
logique, nous  venons  de  le  voir,  a  très-bien  saisi  ces 
deux  éléments  qui  se  trouvent  dans  la  conscience  hu- 
maine ;  mais  elle  s'est  trop  hâtée , .  lorsque ,  portant 
son  attention  sur  le  rapport  qui  les  unit ,  elle  a  iden- 
tîûé  l'un  avec  l'autre.  Épicure,  en  donnant  à  sa  philo- 
sophie le  plaisir  pour  base,  n'a  plus  considéré  te  reste 
que  comme  un  accessoire,  et  la  conséquence  rigoureuse 
de  son  système  a  été  de  ne  plus  regarder  la  vertu  que 
comme  un  hors-d'œuvre ,  dont  il  sera  permis  de  se 
passer  toutes  les  Ibis  que  Ton  pourra  arriver  sans  elle 
au  but  final  de  cette  vie,  c'est-à-dire,  au  plaisir. 

Zenon  tomba  dans  l'extrême  opposé  :  négligeant  tout- 
à*fait  l'élément  qui  prédominait  dans  la  philosophie 
d'Épicure,  il  enseigna  une  vertu  austère,  sauvage,  en 
contradiction  perpétuelle  avec  cette  loi  absolue ,  gravée 
au  fond  de  la  conscience,  où  elle  proclame  que  le  bon- 
heur doit  être  la  conséquence  de  l'accomplissement  du 
devoir,  et  que  le  genre  humain  n'est  point  fait  pour 
une*  vertu  dépouillée  du  charme  de  l'espérance. 

Il  était  né  à  Gittium,  en  Chypre,  d'un  riche  mar- 
chand. On  prétend  qu'il  fut  jeté  à  Athènes  par  un 
naufrage ,  et  que  cet  événement ,  regardé  par  lui  comme 
le  plus  heureux  de  sa  vie,  détermina  sa  vocation  phi- 
lo80{^hique.  Il  suivit  le  cynique  Gratès,  les  mégariques 
Stilpon  et  Diodore ,  et  les  académiciens  Xénophon  et 
Polémon  :  il  eut  ainsi  l'avantage  de  pouvoir  rapprocher 
plusieurs  divisions  de  l'école  socratique.  Il  forma  dans 
le  Portique,  à  Athènes,  une  école  qui  s^illustra  par  une 
foule  de  philosophes  habiles  et  passionnés  pour  la 
vertu ,  par  son  influence  sur  le  m«nde  et  sur  la  vie 

8 


il 4  raiLOSOMIE    AKOIENNE. 

pratique ,  par  la  lutte  qu'elle  soutint  contre  le  Heé  et 
le  despotisme.  On  dit  qu'après  une  chute  grave,  Zénoa 
se  fit  mourir  lui-même ,  vers  l'an  260  avant  J.-C.  Èfi^ 
cure  était  mort  avant  lui. 

Le  but  de  1*  homme ,  selon  la  philosophie  des  stoieîensy 
est  la  perfection.  Trois  conditions  sont  nécessaires  pour 
y  arriver  :  une  raison  saine ,  une  connaissance  «acte 
des  choses ,  une  vie  sans  tache  ;  de  là ,  la  division  de 
la  science  en  trois  parties ,  la  logique ,  la  physiologiia 
et  l'éthique. 

La  logique  de  Zenon  et  de  ses  successeurs  est  beau- 
coup plus  étendue  que  cdile  d' Aristote  :  son  but  spécial 
était  de  fonder,  en  opposition  à  l'incertitude  et  au 
caprice  des  opinions  vulgaires,  une  science  solide  et 
stable ,  la  seule  qui  convienne  au  sage.  Yôici  quels  en 
sont  les  principaux  fondements.  Après  l'impression 
produite  sur  l'âme  par  les  objets  extérieurs,  c'est-i-dira 
la  sensation ,  survient  une  image  qui  correspond  à  aoa 
ébfiti  extérieur  et  le  représente.  Mais  cette  connaissanoe 
purement  empirique  n'est  pas  la  seule  qu'ils  admettent  : 
ils  reconnaissent  pareillement  des  idées  générales ,  des 
idées  qui  ne  prennent  point  leur  source  dans  la  sensî' 
bîlité.  C'est  la  raison  qui  les  forme  en  agissant  sur  les 
premières  conceptions  produites  par  les  sens. 

Les  deux  éléments  de  la  connaissance  humaûiê  ne 
sont  pas  déterminés  aussi  expressément  ches  tous  les 
philosophes  de  cette  éccrie.  Peut-être  même  le  fes* 
dateur  ne  les  avait-il  pas  entièrement  distingués.  Maie 
il  n'y  a  point  de  doute  .pour  l'opinion  de  Ckryarppe  à 
cet  égard.  11  reconnaît  à  l'esprit  humain  la  faculté  da 
produire  des  idée»  générales ,  par  la  conipasaifoii  et  la 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  il5 

réunion  des  idées  particulières.  D'ailleurs,  c'est  à  la 
raison,  comme  à  la  faculté  suprême  et  directrice i  que 
cette  école  en  appelle  sans  cesse.  La  régie  du  vrai  est 
pour  elle  la  droite  raison,  qui  conçoit  l'objet  eonibr*- 
mémient  à  ce  qu'il  est. 

Les  mêmes  .^ments  se  retrouvent  dans  ce  que  Zenon 
appelle  sa  physiologie.  Il  reconnaît  dans  le  monde  un 
élément  passif,  la  matière  première»  et  un  élément  actif, 
intelligent ,  Dieu.  Mais  Dieu  n'est  pas  séparé  du  monde; 
il  le  dirige  et  l'anime  :  l'univers  est  ^  pour  Zenon ,  un 
tout  animé 9  un  être  raisonnable,  un  corps  organisé, 
dont  toutes  les  parties  sont  liées  entre  elles  et  réagissent 
les  unes  sur  les  autres.  Dieu  agit  sur  le  monde  d'après  des 
lois  constantes  et  régulières,  lois  qui,  suivant  la  ornière 
de  voir  propre  aux  stoïciens ,  ont  une  espèce  de  eott- 
sistance  ou  de  forme  matérielle^  et  dont  ils  emprun- 
tent la  notion  à  la  génération  des  êtres  organisés.  De 
cette  notion  dérive ,  dans  la  doctrine  du  Portique,  la 
théorie  des  causes.  Les  anciens  avaient  dit  :  Uien  ne  90 
fait  de  rien;  Zenon  dit  :  Rien  iw  se  fait  sans  cause.  Il  est  un 
enchaînement  infini  de  causes  et  d'effets  qui  embrassent 
tous  les  êtres  existants,  comme  tout  le  domaine  de  l'éter- 
nité. Ainsi  le  présent  renferme  le  germe  de  l'avenir  ; 
ainsi  l'état  présent  n'est  lui-même  que  la  conséquence 
des  dispositions  antérieures.  Cet  ordre  éternel,  uni- 
versel, en  vertu  duquel  tout  ce  qui  arrive  a  dû  arriver  ^ 
est  ce  qui  constitue  proprement  le  destin,  faimi/des 
stoïciens,  c^te  grande  loi  de  la  nécessité  qui  prér 
side  à  tous  les  phénomènes  ,  loi  qui  n'est  pas  précisé^ 
ment  mécanique,  puisqu'elle  dérive  d'une  cause  in- 
telligente» de  h  puissance  et  de  la  sagesse  divines,  hp 


il6  PHILOSOPHIE     ANCIENNE. 

vrai  stoïoisme  est  providénliel  et  non  fataliste,  li  n  est 
pas  panthéiste,  comme  on  ie  lui  a  quelquefois  repro- 
ché; il  est  dualiste,  et  la  prédominance  du  théisme  Vvl 
conduit  à  un  optimisme  ,  insufiisant  encore ,  mais  déjà 
remarquable  :  si  Dieu  est^  et  s'il  est  dans  lemond^  par 
les  lois  qu'il  y  a  mises,  ce  monde,  au  moins  dans  sa 
€orme  et  dans  son  ordonnance ,  est  bien  fait ,  il  est 
beau,  il  est  immortel ,  il  est  raisonnable,  et  il  faut  se 
conformer  à  ses  lois,  comme  à  celles  de  la  raison  et  de 
Dieu.  Ce  n'est  point  encore  là  l'optimisme  chrétien , 
l'optimisme  de  Leibnitz  ;  mais  c'Q3t  pour  la  philosophie 
stoïcienne  un  beau  titre  de  gloire  que  de  s'en  être 
approchée. 

A  une  pareille  métaphysique  devait  répondre  une 
morale  noble  et  élevée.  Puisque  la  raison  est  le  fond 
del'humanité,  delà  nature,  de  Dieu  même,  il  suit  comme 
conséquence  morale  que  la  loi  pratique  par  excellence 
est  de  vivre  conformément  à  la  raison.  Tel  estTaxiome 
fondamental  de  la  morale  stoïque.  En  voici  les  consé- 
quences :  si  la  raison  est  la  règle  unique  des  actions 
humaines,  il  n'y  a  de  bonnes  actions  que  celles  qui 
sont  conformes  à  la  raison,  et  de  mauvaises  que  celles 
qui  n'y  sont  pas  conformes.  De  même,  si  la  raison  est 
le  tout  de  l'homme,  c'est  la  conformité  de  nos  actions  à 
la  raison  qui  est  la  fin  unique  et  dernière  de  toutes  nos 
actions  ,  la  fin  unique  de  l'homme  :  là  est  donc  le  sou- 
verain bien  pour  l'homme  ;  car  le  souverain  bien  d'un 
être  est  ce  qui  est  conforme  à  la  loi  et  à  la  fin  de  cet 
être ,  c'est-à-dire  à  sa  nature.  Ainsi  le  souverain  bien 
est  la  conformité  des  actions  de  l'homme  à  la  raison  : 
là  est  le  mal,  il  n'y  en  a  point  d'autre.  La  douleur  et 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  117 

le  plaisir  n'étant  ni  conformes  ni  non  conformes  à  la 
raisdn,  ne  sont  ni  bons  ni  mauvais;  il  n'y  a  en  eux  ni 
bieri  ni  mal,  et  les  conséquences  physiques  des  actions 
sont  comme  si  elles  n'étaient  pas.  Ainsi ,  ne  considérer 
comme  bon  que  ce  qui  est  bon  partout  et  toujours, 
indépendamment  des  circonstances,  et,  par  conséquent, 
que'  la  irertù  seule  ;  comme  mal ,  que  le  vice  ;  affranchir 
ainsi  l'homme  moral  de  toute  servitude  et  de  toute 
dépendance  extérieure  ;  l'élever  même  à  une  sorte 
d'insensibilité,  par  le  mépris  de  toutes  les  impressions 
passives;  l'affranchir  en  même  temps  de  l'esclavage  nop 
moins  terrible  des  passions  ;  ériger  la  raison  en  arbitre 
suprême  de  toutes  les  déterminations;  n'avouer  comme 
dignes  du  sage  que  les  actions  qu'elle  a  prescrites; 
opposer  l'honnête  à  l'utile,  ou  plutôt  faire  triompher 
l'honnête  de  l'utile;  diriger  incessamment  les  regards 
de  l'homme  sur  le  modèle  de  la  perfection,  comme 
sur  le  but  de  tous  les  biens  (finis  bonoruni  )  ;  révéler  à 
sa  pensée  le  code  d'une  législation  sublime,  éternelle, 
universelle,  émanée  de  l'auteur  de  toutes  choses,  gravée 
dans  tous  ses  ouvrages;  fonder  ainsi  la  vertu  sur  le 
devoir,  sur  le  principe  de  l'obligation,  indépendamment 
de  tout  intérêt  personnel  ;  unir  étroitement  toutes  les 
vertus  entre  elles  pair  un  lien  indissoluble;  ennoblir  la 
vertu  par  l'immolation,  l'affermir  par  la  constance  : 
telle  est  cette  moralité  énergique  que  Zenon  a  imposée 
à  l'humanité  ;  il  a  assez  estimé  l'humanité  pour  l'en 
croire  capable.  «  Zenon,. dit  Cicéron,  ne  s'adresse  qu'à 
notre  âme ,  comme  si  nous  étions  dépouillés  des  en- 
veloppes du  corps  (1).  » 

(i)  ]>eFinib.,liJ>.iy,€iip.If. 


il8  PHILOSOraiE   AIICIC!f!fE. 

Voilà  le  beau  côté  de  la  morale  stoïcienne;  elle  est 
digne  des  éloges  qui  dans  tous  les  temps  lui  ont  été 
prodigués.  Mais  les  égarements  dans  lesquels  elle  est 
tombée,  et  que  nous  allons  maintenant  faire  connattre, 
montreront  encore  que  ce  n'est  jamais  impunément  que 
Voo  se  met  en  opposition  avec  les  principes  qu'admet 
le  sens  commun. 

Toutes  les  actions  sont ,  selon  les  st<Hciens ,  confor- 
mes ou  non  conformes  à  la  raison.  Toutes  les  actions 
qui  sont  conformes  à  la  raison  ont  cela  de  commun 
d'être  conformes  à  la  raison;  elles  sont  donc  égales 
Tune  à  l'autre,  dans  cette  abstraction  de  la  conformité 
à  la  raison  :  de  là ,  l'égalité  de  toutes  les  bonnes  actions. 
Toutes  les  mauvaises  actions  ont  cela  de  commun  aussi 
d'être  non  conformes  à  la  raison  ;  elles  sont  donc  égales- 
entre  elles ,  dans  l'abstraction  de  la  non-conformité  à 
la  raison  :  de  là,  dans  quelques  stoïciens,  et  surtout 
dans  les  stoïciens  romains  qui  ont  gâté,  exagéré  et  ra- 
petissé le  stoïcisme,  ce  paradoxe  ridicule,  que  toutes 
les  mauvaises  actions  sont  égales  entre  elles  ;  qu'ainsi 
ne  pas  dire  la  vérité,  ou  tuer,  est  aussi  mal  l'un  que 
Fautre,  puisqu'il  y  a  mal  également  des  deux  c^tés. 

Voici  une  autre  aberration  qui  tient  à  ce  qu'il  y  a  de 
plus  grand  dans  le  stoïcisme  :  Qui  empêche  Thomme 
de  se  conformer  toujours  à  la  raison?  La  passion.  La 
passion ,  voilà  donc  l'ennemi  qu'il  s'agit  de  combattre  : 
delà  le  courage,  l'énergie  morale,  la  magnanimité, 
la  constance ,  si  bien  exprimés  dans  l'école  stoîque  par 
le  mâle  précepte ,  stisiine  :  supporte  sans  te  plaindre  les 
maux  de  cette  vie.  Mais  il  faudrait  que  cette  maxime 
fût  suivie  de  celle-ci  :  Agis,  sois  utile  à  tes  semblables; 


dEiJXiÈME    ÉPOQUE,  il9 

jie  eambata  pas  seulement  tes  passions  personnelles , 
mais  combats  au^si  les  passions  des  autres,  qui  sont 
un  obstacle  à'  rétablissement  de  la  raison  en  ce  monde, 
qui  troublent  Tordre  de  ce  monde.  La  irertu  du  stoï* 
cisme  qui»  précisément  parce  qu'elle  est  exagérée  (1) , 
n'est  qu'une  demi-vertu,  ne  va  pas  jusque-là.  A  la 
même  maxime,  supporte,  etc.,  il  ajoute  celle-ci: 
abstiens-toi ,  excellente  encore  dans  certaines  limites» 
déplorable  quand  elle  est  trop  étendue;  il  ne  fallait  pas 
la  pousser  ju^u'à  l'apathie.  La  morale  stoïcienne  or- 
donne à  l'homme  de  tout  sacrifier,  pour  ne  point  com- 
promettre la  paix  de  son  âme  et  sa  pureté  intérieure. 
Livré  à  ce  soin  exclusif  de  son  âme  sans  égard  à  celle 
des  autres,  que  peut-il  faire  de  mieux  que  de  se  replier 
sur  lui-même  et  de  briser  tous  ses  rapports  avec  le 
monde?  Yeilà  donc  la  philosophie  du  Portique  arrivée 
à  l'égoi^me»  que  nous  avons  vu  résulter  des  principes^ 
si  opposés,  développés  par  l'école  d'Épicure.  Les  verr 
tus  stoiques  étaient  inutiles  au  monde  ;  leur  courage  et 
leur  constance  admirable  devaient  nécessairement  se 
cpnsumer,  sans  aucun  résultat  pour  le  bonheur  de 
l'humanité,  dans  cette  lutte  de  la  raison  contre  la  pas- 
sion, qui  était  leur  objet  unique.  Pour  eux,  le  seul 
soin  important  était  la  pureté  de  l'âme  :  il  s'ensuivait 
que  toutes  les  fois  que  Cette  pureté  était  trop  en  péril, 
toutes  les  fois  qu'ils  désespéraient  de  sortir  victorieux 
de  la  lutte  I  ils  n'avaient  plus  d'autre  ressource  que  de 
recourir  au  droit  qu'ils  accordaient  au  sage  de  terminer 

(1)  Tacite  n'a  pas  cru  pouvoir  faire  un  plus  grand  éloge  d*Agfleola  soii 
bean-père,  qn*en  disant  de  lui  :  Tenuit ,  quod^fflciUimum  est^  in  i4* 
jH€nfiâ  madum* 


i20  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

sa  vie^  comme  Caton  a  terminé  la  sienne;  par  le 
suicide. 

Cléanthe  y  successeur  de  Zenon ,  Ji^ajouta  que  très- 
peu  de  chose  à  sa  doctrine  ;  il  eut  même  le  tort  de 
matérialiser  encore  davantage  les  notions  que  son  maî- 
tre n'avait  pas  su  assez  clairement  isoler  des  conditions 
matérielles.  Il  eut  cependant  le  mérite  de  présenter  à 
la  philosophie  cette  belle  induction  qui  conduit  à  la 
notion  de  l'être  souverainement  parfait ,  par  la  consi- 
dération de  l'échelle  progressive  que  forment  les  divers 
degrés  de  perfection  dans  le  système  des  êtres.  Stobée 
nous  a  conservé  de  lui  une  hymne  à  Jupiter ,  regardée 
avec  raison  comme'  un  des  plus  beaux  morceaux  de 
poésie  qu'ait  produits  l'antiquité. 

Chrvsippe  rectifia  la  définition  de  la  vision  compré- 
hensive,  que  Cléanthe  avait  altérée.  Il  distingua  l'objet 
perçu  de  l'objet  fantastique  qui  n'est  qu'un  produit  de 
l'imagination^  et  par  là  répandit  quelques  lumières 
sur  le  phénomène  de  la  perception.  Mais  ce  qui  le  dis- 
tingua surtout,  c'est  le  talent  avec  lequel  il  défendit 
contre  les  nouveaux  académiens  les  doctrines  du  Por- 
tique, attaquées  par  la  dialectique  active  et  exercée 
d'Arcésilas.  Il  chercha ,  pour  soutenir  cette  lutte  avec 
avantage,  à  perfectionner  les  parties  de  la  logique  de 
Zenon  ;  et  les  stoïciens  le  considérèrent  comme  le  vrai 
fondateur  de  cette  partie  de  leur  philosophie.  Les  an- 
ciens avaient  une  idée  bien  haute  de  sa  logique  :  ^  Si 
les  dieux,  disaient-ils,  avaient  eu  besoin  de  l'emploi  de 
la  logique,  c'eût  été  de  celle  de  Ghrysippe  qu'ils  au- 
raient fait  usage.  » 

PANiCTius  de  Rhodes ,  l'ami  de  Polybe,  qui  fut  le  pré- 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  421 

cepteur  de  Scipion  l'Africain  et  raccompagna  dans  ses 
\oyages,  enseigna  d'abord  à  Athènes  et  porta  ensuite 
à  Rome  la  philosophie  du  Portique.  Cicéron,  qui  le 
cite  souvent  avec  les  plus  grands  éloges,  l'avait  pris 
pour  guide  dans  son  admirable  Traité  des  Ofiices. 
D'après  le  témoignage  du  philosophe  romain ,  ses  doc- 
trines se  rapprochaient  beaucoup  de  celles  de  Platon , 
qu'il  appelait,  dans  tous  ses  écrits,  le  divin  Platon,  le 
plus  sage,  le  plus  saint  des  hommes ,  l'Homère  de  la 
philosophie.  Il  avait  composé  une  histoire  de  la  philoso- 
phie, dont  on  ne  peut  trop  déplorer  la  perte.  Mnés arque 
et  PosiDONius  paraissent  s'être  particulièrement  appli- 
qués à  coordonner  la  philosophie  du  Portique  ,  et  à  en 
mettre  tous  les  éléments  en  harmonie.  Le  dernier  avait 
^u  Gicéron  pour  disciple.  Il  ne  se  bornait  pas  aux  spé- 
culations philosophiques;  il  cultivait  aussi  les  sciences 
et  particulièrement  la  géométrie  et  la  géographie,  et  nous 
trouvons  déjà  en  lui  un  exemple  remarquable  de  la 
nouvelle  alliance  qui ,  depuis  Aristote,  s'établissait  entre 
la  philosophie  et  les  sciences  positives. 

SCEPTICISME 

DE    LA   NOUVELLE   ACADÉMIE. 

Au  moment  où  la  philosophie  du  Portique  se  flattait 
d'avoir  assis  sur  une  base  inébranlable  l'édifice  qu'elle 
venait  de  construire ,  pour  mettre  la  morale  à  l'abri  des 
envahissements  de  l'épicuréisme,  il  s'élevait  contre  elle 
un  ennemi  plus  redoutable  et  plus  difficile  à  vaincre, 
^'était  la  nouvelle  Académie.  L'école  de  Platon  n'avait  pu 


123  PHILOSOPHIE   ANCIENNE. 

Toir  sans  quelque  ombrage  s'élever  l'école  épicnriemie 
et  récole  stoïque.  Pour  combattre  Tune  et  TautCe,  elle 
eut  recours  à  l'ironie  de  Socrate  et  à  la  dialectique  de 
Platon  y  dont  elle  abusa.  Le  caractère  de  la  nouvelle 
académie  est  le  scepticisme;  mais  il  s'en  faut  bien  que 
ce  soit  un  scepticisme  absolu  :  elle  n'avait  point,  dans 
la  pensée  de  son  fondateur  surtout ,  d'autre  but  que 
celui  d'attaquer  les  deux  dogmatismes  excessifs  de  Zenon 
et  d'Épicure;  mais  comme  au  fond,  dans  la  pensée  de 
cette  école ,  était  encore  le  dogmatisme ,  elle  ie  garda 
bien  d'allei^  j  usqu'à  la  dernière  extrémité  du  scepticisme, 
ce  qui  eût  ruiné  le  platonisme  lui-même. 

Arcésilas,  le  premier  auteur  de  ce  système,  avait 
d'abord  fréquenté  le  Lycée,  sous  Théophrasteet  Polémon; 
on  croit  qu'il  avait  aussi  suivi  les  leçons  des  Mégariens. 
Mais  les  écrits  de  Platon  captivèrent  son  admiration  ; 
il  s'était  nourri  de  la  lecture  des  poètes,  surtout  d'Ho- 
mère et  de  Pindare  ;  il  joignait  à  une  éloquence  en- 
traînante une  force  de  logique  qui  souvent  réduisaît 
ses  adversaires  au  silence.  <  Ses  concitoyens  et  ses 
contemporains,  dit  Numénius,  refusaient  de  croire  ce 
qu'Arcésilas  n'avait  pas  affirmé.  »  Riche,  libéral,  humain 
et  doux,  il  se  faisait  chérir  de  ses  élèves  autant  qu'il 
charmait  ses  auditeurs.  Sa  vie  fut  sans  reproche;  elle 
fut  même  un  modèle  de  modération  et  de  sagesse. 

La  lutte  qu'il  engagea  contre  la  philosophie  du  Por- 
tique nous  offre  un  haut  degré  d'intérêt  et  d'instruction, 
sous  le  rapport  de  la  philosophie  de  l'esprit  humain.  A 
aucune  époque^  sôit  dans  l'antiquité ,  soit  dans  les  temps 
modernes,  j usqu'a  Descartes  et  Leibnitz,  les  questions 
fondamentales  qui  ont  pour  objet  la  certitude  «t  la 


MUXIËME   ÉPOQUE.  ISS 

péaiicé  des  oonnaîssftnees  humaines  n^staient  obtenu 
■ùe  attemion  aussi  sérieuse,  n'avaient  été  discutées 
avec  autant  de  persévérance  et  de  profondeur. 

Les  stoiciens  avaient  enseigné  que  l'image  qui  naît 
de  la  sensation  est  conforme  à  son  objet  :  ÂrcéÂlas 
engagea  contre  cette  doctrine  une  polémique,  depuis 
bien  souvent  renouvelée,  d'abord  par  Carnéade,  qui 
en  fit  une  des  bases  du  scepticisme  académique;  puis, 
dans  la  scholastîque ,  par  Occam;  puis  plus  tard  par 
Arnauk^;  plus  tard  eaRn  par  Berkeley ,  Hume  et  l'école 
écossaise.  Sextus  nous  a  conservé  le  résumé  de  TargiH 
nientation  employée  par  Ârcésilas.  <  Les  stoïciens» 
dit-H  (1),  avaient  distingué  trois  choses,  la  science, 
Vopbàonf  et  la  compréhenewn ,  qui  occupe  le  milieu  entre 
les  deux  premières.  C'est  sur  ce  point  qu'ils  furent 
attaqi}^  par  Arcésilas.  Celui-ci  soutint  que  la  compré- 
hension (catalepsie)  ne  peut  être  l'arbitre  qui  prononen 
entre  la  science  et  l'opinion,  qui  sert  à  les  distinguer: 
car  cette  compréhension  elle-même  réside  ou  dans  le 
sage,  ou  dans  l'insensé  :  si  elle  réside  dans  le  sage, 
elle  est  la  science  même;  si  elle  est  dans  l'insensé,  elle 
n'est  plus  que  l'opinion  ;  die  n'est  donc  qu'un  vain 
mot.  Cette  compréhension  par  laquelle  on  prétend  que 
nous  donnons  notre  assentiment  aux  choses  qui  cor- 
respondent à  notre  vision ,  n'existe  nulle  part.  Nous  ne 
donnons  point  notre  assentiment  aux  images,  mais  à  la 
raison  seule;  car  les  hommes  n'affirment  que  des  pro- 
positions expresses.  D'ailleurs  il  n'est  pas  d'image  qui 
ne  puisse  être  fausse  aussi  bien  que  vraie,  comme  le 
montrent  une  foule  d'exemples.  Si  donc  le  sage  donne 

(1)  A4f .  Matb.  XD,  8 152  H  suiv. 


i2i  PHILOSOPHIE    AÏICIENNE. 

son  assentiment  sur  la  foi  de  ce  crt^^um^illusoire  pro- 
duit par  les  stoïciens ,  il  ne  conçoit  réellement  que  la 
simple  opinion.  »  Arcésilas  recommandait  *le  doute  à 
l'exemple  de  Socrate ,  comme  principe  de  toute  philo- 
sophie. 

Ghrysippe  réparait  les  brèches  faites  à  la  doctrine 
des  stoïciens  y  en  déterminant  avec  'plus  de  précision 
que  ne  l'avaient  fait  ses  prédécesseurs  le  rôle  de  la 
raison  dans  le  phénomène  de  la  perception,  lorsque 
Carné  A  DE  parut  et  vint  à  son  tour  recommencer  l'at- 
taque. Il  essaya  précisément  de  battre  en  ruine  les 
ouvrages  construits  ou  restaurés  par  Ghrysippe;  il 
suivit  ce  stoïcien  dans  tous  ses  raisonnements,  et  s'at- 
tacha à  lui  corps  à  corps ,  si  l'on  peut  s'exprimer  ainsi. 
11  disait  lui-même  que  sans  Ghrysippe  il  ne  serait 
jamais  devenu  ce  qu'il  était.  Son  scepticisme  se  réduisit 
au  probabilisme ,  c'est-à-dire ,  à  un  dogmatisme  affaibli. 
Il  ne  niait  ni  les  vérités  subjectives,  ni  l'existence  des 
êtres  réels  et  extérieurs  ;  il  soutenait  seulement  que  nos 
propres  modifications  ne  peuvent  nous  représenter 
exactement  les  objets.  D'ailleurs,  si  l'on  en  croit  Nu- 
ménius  :  €  Les  exercices  dans  lesquels  il  établissait  et 
détruisait  tour  à  tour  les  mêmes  opinions,  opposait  la 
même  force,  les  raisonnements  contraires,  et  semblait 
tout  confondre  par  la  subtilité  des  argumentations, 
n'auraient  été  que  la  portion  extérieure  de  son  ensei- 
gnement; mais  après  avoir  usé  de  ce  genre  tle  discussion 
pour  combattre  les  stoïciens  ,  il  aurait  secrètement 
professé  des  doctrines  positives  au  milieu  des  adeptes 
reçus  dans  son  intimité,  les  aurait  présentées  avec  un 
caractère  de  vérité  et  de  certitude  ég9\  à  celui  auquel 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  i25 

préteiidaient  les  autres  philosophes.  »  On  a  considéré 
Carnéade  comme  le  fondateur  d'une  troisième  académie. 
Il  £ut  pour  successeur  Clithomaque  de  Garthage ,  qui 
ne  fit  que  commenter  les  opinions  de  son  maître. 

Quoique  le  but  principal  des  académiciens  fût  de 
combattre  les  affirmations  dogmatiques  des  philosophes 
du  Portique,  ils  avaient  été  conduits  dans  le  cours  des 
discussions  plus  loin  qu'ils  ne  l'avaient  prévu  sans 
doute,  et  à  professer,  en  ce  qui  concerne  la  réalité  de 
nos  coii|iaissances,  un  scepticisme  opposé  à  leurs  in- 
tentions. 

Après  s'être  déclarée  rivale  du  Portique^  l'Académie 
ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  qu'en  n'opposant  à  son 
adversaire  qu'une  4>hilosophie  négative,  elle  semblait 
abdiquer  elle-même  les  plus  justes  titres  à  l'estime  et 
à  la  confiance  des  hommes.  Telles  furent  sans  doute 
les  considérations  qui  engagèrent  Philon  et  Antiochus 
à  reprendre  graduellement  un  langage  plus  affirmatif , 
à  se  porter  médiateurs  entre  les  stoïciens  et  les  scep- 
tiques. La  nouvelle  direction  qu'ils  donnèrent  à  leur 
école  a  porté  quelques  historiens  à  distinguer  une 
quatrième  et  une  cinquième  académie ,  dont  ces  deux 
philosophes  sont  regardés  comme  les  fondateurs.  Mais 
ce  rapprochement  momentané  entre  deux  systèmes 
rivaux ,  indice  de  l'esprit  de  conciliation  dont  étaient 
animés  ses  auteurs,  ne  pouvait  détruire  entièrement 
les  dispositions  générales  de  l'esprit  humain ,  à  cette 
époque,  pour  l'incertitude  et  le  doute.  La  philosophie 
idéaliste  ne  pouvait  être  longtemps  sceptique  ;  son  scep* 
ticisme  apparent  voilait  des  intentions  dogmatiques 
qu'elle  ne  put  entièrement  dissimuler.  Nous  allons  voir 


496  PHILOSOPHA  AMCiENNE. 

gorlir  de  la  philosophie  aensualiite  un  8oeptîeiine  Ibut 
attlr^menl  positif,  toul  aatrement  énergique. 

SCEPTICISME 

DE    l'école    empirique. 

ifinésidème  était  eonteoiporain  de  Cîcéroii.  li  naqait 
OQ  Crète  9  vécut  et  enseigna  à  Aleiandrie.  Déjà  la  phi* 
losc^bie,  longtemps  concentrée  dans  les  écoles  de  la 
Grèce ,  avait  été  portée  sur  un  nouveau  théâtre ,  et  se 
répandait  rapidement  à  Alexandrie,  à  Rome  et  dans 
toute  l'étendue  de  Tempire  romain.  Tandis  que  les 
antres  philosophes,  n'apercevant  devant  eux  aucune 
route  connue  qui  pût  les  conduire  .à  rivaliser  avec  les 
fondateurs  de  l'Académie,  du  Lycée  eH  du  Portique, 
ne  semblaient  plus  aspirer  à  d'autre  gloire  qu'à  celle 
de  les  commenter,  ou  de  concilier  plus  ou  oioios  heu- 
reusement leurs  théories,  i^nésidème,  peu  satisfait  des 
résultats  produits  par  ces  premières  tentatives  d'éelec- 
tisme,  et  attaclié  particulièrement  aux  idées  d'Héra* 
dite,  entreprit  de  donner  un  nouveau  développement 
aux  doutes  de  Pyrrbon.  Il  reprochait  à  la  philosophie 
sceptique  des  académiciens  de  manquer  d'universalité, 
et  par  là  d'être  en  contradiction  avec  eUe^naênie.  «  Les 
académiciens,  disait-ii  avec  raison,  sont,  au  fond,  de 
véritables  dogmatiques.  Us  admettent  certaines  propo* 
sitions  comme  des  vérités  indubitables,  d'autres  comme 
absolument  fausses.  Les  pyrrhoniens,  au  contraire, 
doutent  de  tout  universdlement  :  non-seulement  ils 
n'adoptent  aucun  dogme ,  mais  ils  se  gardent  même 
d'affirmer,  s<»t  que  les  choses  puissent  être  généra^ 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  i21 

lementi,  soit  qu'elles  demeurent  généralement  incom-» 
préhensibles.  Ils  n'acceptent  pasplusla  vraisemblan^ou 
l'invraisemblance  que  la  réalité  ou  la  non-réalité  ;  ils  ne 
décident  rien  ^  pas  même  cela  qu'ils  ne  décident  rira.  » 

Pour  justifier  la  suspension  de  tout  jugement  décisif, 
il  admit  et  soutint  les  dix  motifs  de  doute  attribués  à 
Pyrrbon  :  ces  motifs  sont  tirés ,  l"*  de  la  diversité  des 
aniibaux  ;  2""  de  celle  des  bommes ,  pris  individuelle- 
ment; 3°  de  Torganisation  physique  ;  4*"  des  circonatances 
et  de  rétat  variable  du  sujet;  5*"  des  positions,  des 
distances,  des  diverses  conditions  locales;  O""  des  mé* 
langes  et  associations  dans  lesquelles  les  choses  nous 
apparaissent;  7"*  des  diverses  dimensions  et  delà  con- 
formation diverse  des  choses;  S**  des  rapports  des  choses 
entre  elles;  9"*  de  l'habitude  ou  de  la  nouveauté  des 
sensations;  lO""  de  l'influence  de  l'éducation  et  de  te 
constitution  civile  et  religieuse. 

Mais  ce  qui  caractérise  surtout  le  scepticisme  d'^Ëné- 
sidéme ,  ce  sont  ses  attaques  contre  la  réalité  de  l'idée 
de  came  :  l'idée  de  causalité,  prétendait-il,  est  nulle, 
parce  que  le  rapport  de  la  cause  à  l'efiet  est  incompré- 
hensible. Voici  l'abrégé  de  son  argumentation  à  ce 
sujet  :  «  La  cause  produit  l'effist;  mais  comment  le 
produit-elle  ?  Opère -t-elle  par  une  seule  et  unique 
force?  Alors  elle  ne  pourrait  produire  qu'un  seul  effet, 
toujours  et  entièrement  semblable  à  lui-même.  Dirons- 
nous  qu'elle  opère  en  vertu  de  plusieurs  forces  comi» 
binées  et  réunies?  Alors  toutes  ces  forces  devraient  à 
la  fois  agir  sur  toutes  choses,  et  produire  encore  un 
même  e£fet  sur  chacune  :  or  ces  conséquences  sont 
démenties  par  l'expérience.  La  cause  est^eUe  séparé^ 


i!28  PHILOSOPHIE   ANCIENNE. 

de  la  matière  sur  laquelle  elle  agit  ?  Elle  ne  pourra 
opérer,  puisqu'elle  sera  privée  de  la  condition  sur  la-* 
quelle  elle  s'exerce.  Est-^lle  réunie  à  celte  matière? 
L'une  et  l'aulre  à  la  fois  seront  alors  effet  et  cause;  il 
y  aura  action  et  réaction  réciproques.  Le  contact  et  la 
compénétration  sont  également  inhabiles  à  expliquer 
une  action  véritable.  Si  quelque  chose  éprouve  un  effets 
ce  ne  peut  être  que  par  addition ,  par  soustraction ,  ou 
par  altération  :  or  ces  trois  opérations  sont  également 
impossibles.  »  La  conclusion  légitime  de  ce  raisonne- 
ment était  que  nous  ignorons  le  rapport  qui  existe 
entre  l'effet  et  la  cause  :  mais  iEnésidème  en  conclut 
que  ce  rapport  n'existe  pas.  Cette  conclusion  n^est  pas 
d'une  sage  philosophie  ;  et  cependant  nous  verrons 
plus  tard  que  le  même  raisonnement  fait  le  fond  de 
toute  l'argumentation  d'un  philosophe  du  xvui*  siècle^ 
célèbre  par  son  scepticisme,  de  l'Écossais  Hume. 

Au  reste,  si  l'on  en  croit  M.  de  Gérando,  le  scepti- 
cisme d'iEnésidème  n'était  qu'un  moyen  de  faire  valoir 
la  philosophie  d'Heraclite,  à  laquelle  il  était  attaché; 
il  tendait  essentiellement  à  justifier  cette  mobilité  de 
toutes  choses ,  qui  formait  le  point  de  irue  dominant 
du  système  d'Heraclite.  ^Enésidème  aurait  donc  rempli, 
relativement  à  la  doctrine  du  philosophe  d'Éphèse,  un 
rôle  semblable  à  celui  d'Arcésilas  et  de  Carnéade ,  re<- 
lativement  à  l'enseignement  de  Platon.  Un  philosophe 
péripatéticien,  Aristoclès,  essaya  de  réfuter  iEnésidème, 
en  lui  opposant  sept  motifs  que  l'on  peut  réduire  à 
deux  :  la  contradiction  dans  laquelle  tombe  le  scepti- 
cisme absolu ,  et  les  funestes  conséquences  du  sceptU 
cisme  pour  la  pratique. 


HEUXIÈME    ËP09UË.  129 

Parmi  les  successeurs  d'iCloésidéroe ,  nous  remar- 
querons Agrippa  ,  qui  réduisit  les  dix  motifs  de  doute 
à  cinq  plus  généraux ,  savoir  :  l"*  la  discordance  des 
opinions;  2**  la  nécessité  indéfinie  pour  toute  preuve 
d'être  prouvée  elle-même;  3*"  le  caractère  relatif  de 
toutes  nos  idées;  A"*  le  caractère  hypothétique  de  tous 
les  systèmes  ;  5**  le  cercle  vicieux  inévitable  auquel  est 
condamnée  la  démonstration  philosophique.  Favorin 
où  Phavorin,  d'Arles  9  le  premier  philosophe  qu'aient 
produit  les  Gaules  y  est  compté  par  quelques  auteurs 
au  nombre  des  académiciens;  mais  le  témoignage  de 
Galien  doit  le  faire  ranger  parmi  les  sceptiques.  Il  dé- 
veloppa les  principes  d'iflnésidème.  Une  seule  chose 
lai  paraissait  probable  :  c'est  qu'on  ne  peut  rien  savoir 
avec  certitude. 

Ces  philosophes,  et  beaucoup  d'autres  qui  leur  suc- 
cédèrent, mais  dont  nous  ne  connaissons  que  les  noms, 
étaient  presque  tous  des  médecins ,  de  l'école  des  em- 
piriqves  et  des  méihodisies,  qui ,  se  tenant  à  l'observation, 
rejetaient  la  théorie  qui  remonte  aux  causes  des  ma- 
ladies. Le  plus  célèbre  de  tous  est  Sextus,  surnommé 
Empiricus  ,  à  cause  de  l'école  de  médecins  à  laquelle 
il  appartenait.  Il  naquit,  à  ce  qu'il  parait,  à  Mitylènc, 
vers  la  fin  du  second  siècle  de  notre  ère ,  et  eut  pour 
maître  le  sceptique  Hérodote  ,  de  Tarse. 

«  A  peine  connaissait-on  dans  nos  écoles  le  nom  de 
Sextus-Empiricus,  dit  Bayle.  Les  moyens  de  V Époque  (i) 
qu'il  a  proposée  si  subtilement  n'y  étaient  pas  moins 
inconnus  que  là  terre  australe ,  lorsque  Gassendi  en  a 
donné  un  abrégé  qui  nous  a  ouvert  les  yeux.  »  On  ne 

(1)  Suspeofiloii  de jugeittcat,  doute. 

9 


i30  PHlLOSOmifi  ÀKCISIINE. 

peut  s'étonner  assez  d'un  oubli  aussi  général  et  Mssi 
prolongé.  Les  ouvrages  de  Sextus  ne  .sont  pas  seule—nt 
le  traité  le  plus  complet  du  scepticisme,  ou  plolAt  to 
seul  Complet  que  les  anciens  nous  aient  laissé;  ibnat 
certainement  aussi  ceux  qui  renferment  les  doeuoMBls 
les  plus  nombreux ,  les  (dus  variés ,  les  plus  préeieux 
sur  la  philosophie  entière  de  Tantiquité.  Cet  homme 
extraordinaire  avait  étudié  toutes  les  doctrines^  les 
avait  examinées ,  rapprochées  et. comparées  entre  elles  ; 
son  exactitude  inspire  la  confiance  pour  son  témoi- 
gnage ;  sa  pénétration  et  sa  sagacité  ie  dirigent  $m  les 
points  essentiels  de  chaque  système. 

Sextus  a  donné  le  nom  d!  Hypoiyposes  pffrrhotuetmet 
au  traité  dans  lequel  il  a  méthodiquement  exposé  Teii* 
semble  de  son  système.  Il  dirigea  aussi  contre  les  pro* 
fesseurs  des  sciences ,  contre  les  géomètres ,  contrôles 
arithméticiens,  contre  les  astronomes,  contre  les  logi- 
ciens, contre  les  physiciens,  contre  les  moralistes, 
d'autres  traités  que  Ton  comprend  ordinairement  sous 
le  titre  commun  adversùs  Mathemaûcos,  &  KÙson  de  ce- 
lui qui  y  occupe  le  premier  rang,  et  qui  nesonlqu*mi 
couunentaire  de  son  premier  ouvrage. 

€  On  admet,  dit  Sextus,  trois  sortes  de  crUerimn, 
c'est-à-dire  d'instruments,  pour  distinguer  le  vrai  du 
faux  :  le  premier  appartient  à  celui  qui  juge,  c'esl-à* 
dire  à  l'homme  ;  le  second  au  moyen  qu'il  emfdoie  pour 
juger,  c'est-à-dire  au  sens  et  à  Tintelligence ;  le  ttoi^ 
siéme  à  l'impression  produite  par  les  objets  sur  l'esprit. 
C'est  ce  qu'on  appelle  les  critérium  àqm,  par  qmd, 
$eamdian  quod.  Les  controverses  des  philosophes  sur 
ces  critérium  eux-mêmes  suffiraient  pour  prouver  u*il 


n'en  eakie  potDt;<iar  il  ia»ide«k«m*ciilaM&wm?en 
^  supérieur,  pour  déoider<eB  ^prononçttiU  •  Le  pre^ 
èabUisoie  des  aottdéfflioisaB  ne  troofve  'pas  pte  ^rtee 
aux  yeux  de  Sextus  que  Jia  certkuâe  des  -éogmatiques. 
Il  combat^  avec  les  argumente  emjiojés  dégà  par  jEoé- 
•sidème ,  le  priocipe  de  la  causaHié.  BaBS  des  oioq  del^ 
niers  livres  de  son  traité  aéfem»  MathemaUcos ,  il  passe 
en  revue  les  questions  les  plus  koportantes^  >et  fait 
ressortir  ce  qu'elles  ont  d'inoertaôn,  de  cbaneelaiit 
dans  leurs  principes ,  de  contradictoire  <>n  d'inoMisé- 
quent  duis  leurs  raisonnements^  Niant  toute  •cerlitQde 
immédiate  9  attendu  la  contiradiotinti  qm  règne  éms 
les  assertions  des  philosophes,  il'oemnenGe|Mr  anger 
que  touf e  vérité  soit  liémcmliée ,  «t  ^pr^nve  ensuite  «que 
cela  set  imfpossible,  &ote  de  {principes  eertains  «en  soi. 
JPâr  là ,  il  bat  en  ruine  tous  les  trarvaùt  ecienlifiq«Ms 
de  r^qçirît  humain,  sans  en  enoepter  aème les  ONfthé- 
matiques. 

'Le  proeédé  em{deyé  par  'Serttn  'eoBsis>ait5  comme 
on  plut  le  voir,  à  mettre  aux  prises  les  idées  eensibles 
et  les  coneqitions  4le  l'esprit^  afin  ^d'arriver  par  cette 
coniradiotion  à  la  suspenmn  absi»lne  debout  jugements 
Mais  ce  n'était  là  que  le  b^  théorique  du  sceptknsme  : 
son  but  pratique  était  Vaiarowie  y  limpassibilité  ;  et  la 
maiûme  fiiverile  de  Sextus  étak  -ceUe^H  :  N«He  ^chose 
n'est  préfërabie  à  l'autre. 

Cette  notatte  analyse  du  soeptidsme  de  Técole  'etn- 
pirique  suffit  pour  montrer  qu'A  ne  diffère  de  celui  des 
sophistes  et  de  celui  de  Pyrrhon  que  par  son  étendue  et 
sa  rigueur  scientifique.  Du  reste,  la  méthode,  le  but,  le 
résultat  sont  les  mêmes.  Venue  à  la  suite  des  débats 


i32  PHILOSOPHIE    ANCIENNE. 

de  l'idéalisme  et  du  sensualisme,  ta  philosophie  scep- 
tique a  saisi  et  combattu  avec  beaucoup  d'avantage  les 
extravagances  de  l'un  et  de  l'autre  système.  Mais,  après 
avoir  montré  ce  qu'ils  avaient  de  faux  et  d'exagéré ,  il 
ne  fallait  pas  sortir  des  bornes  d'une  critique  légitime; 
il  ne  fallait  pas  imiter,  surpasser  même,  leurs  exagé- 
rations ,  et  nier  avec  une  assurance  dogmatique  les  vé- 
rités qu'ils  contenaient.  Il  y  a  de  l'incertain  et  du  faux 
dans  tous  les  systèmes  :  telle  était  la  conclusion  légi- 
time que  l'on  pouvait  tirer  d'une  analyse  exacte  et  ap- 
profondie. Tous  les  systèmes  sont  faux ,  il  ne  peut  en 
exister  de  vrais ,  tout  est  incertain  :  telle  fut  la  conclu- 
sion que  tirèrent  les  sceptiques.  Après  tant  de  systèmes 
et  de  tentatives  hardies  pour  résoudre  à  la  fois  les  plus 
hautes  et  les  plus  difficiles  questions ,  la  sagesse  con<> 
seillait  la  prudence  et  le  doute  ;  la  sagesse  exagérée 
conseilla  l'immobilité  absolue ,  et  condamna  l'esprit  hu- 
main à  cette  funeste  ataraxie  qui  devait  couper  court  à 
toute  recherche  scientifique ,  et  rendre  par  conséquent 
impossible  tout  progrès  ultérieur.  ^ 

Mais  il  n'est  pas  facile  d'enchaîner  l'esprit  humain 
et  d'arrêter  son  essor  :  il  semble  même  que  son  énergie 
s'accroisse  en  raison  des  obstacles  qu'on  oppose  à  son 
activité.  Après  les  sophistes  est  arrivé  Socrate.  Les 
pyrrhoniens  n'ont  point  arrêté  l'élan  communiqué  aux 
esprits  par  les  philosophes  de  l'Académie,  du  Portique 
et  du  Lycée.  La  philosophie  ne  succombera  pas  non 
plus  sous  les  efforts  de  Sextus  et  d'^nésidème. 


TROISIÈME   ÉPOQUB, 


133 


TROISlÈMI^  ÉPOQUE.  •—  Oepuis  la  diffusion  de  la  philosophie 
grecque  dans  Tempire  romain  (80  ans  av.  J.-G.  ),  jusqu'au 
huitième  siècle  après  J.-C. 

Im  philosophie  grecque,  par  êon  contact  avec  l'Orient,  s'empreint 
d'une  couleur  mystique. — Caractère  religieux  de  ce  dernier  âge 
de  la  philosophie  ancienne. 


RÉSUMÉ  GÉNÉRAL. 


RENOUVELLEMENT    DES  ANCIENS  SYSTEMES. 


CICËRON  (  mort  44  ans  av.  J.-C.  ) 


sToaoïBm. 


Seipion. 
Lélius. 

Caloo  d*Utique. 
Bruttts. 

Lacaio. 

Sénèqae. 

Pétus  Thraséas. 

Tacite. 

Bpictèle. 

Marc-Aorèle. 


Thrasylle. 

Alcinotts. 

Pluiarque  de  Ghéronée. 

H  axime  de  Tyr. 

Galien. 

Apulée* 


ay,  J.-C. 

jn.  ISl 

0.  V.  150 

m.  44 

m.  99 

ap.  J.-C. 

m.  65 

m.  65 

m.  66 

m.  V.  134 

fi.  y.  90 

m.  18Q 


ap.  J.-G. 
11.  y.  50 
fl.  V.  130 

m.  120 
fl.  y.  180 

m.  193 
m.  y.  136 


PTTBAiaoazotsmi. 

Sextins.  fl.  y.     2 

SotioD.  fl.  y.    15 

▲poUonius  de  Tliyane.       m.   90 


Luerèce. 

C.  Cassius. 

Horaee. 

C.  VeUéius. 

Pomponius-Atticus. 

Attfldius-Basstts. 

Pline  VAncien. 
Diogène  Laèrce. 
Lucieo  de  Samosate. 


ay.  J.-C 

m»  50 

m. 
m.      8 

m.  29 
fl.  V.  25 
ap.  J.-G. 

m.  79 
fl.  y.  210 

m.  200 


Andronicus  de  Rhodes. 
Cratippe  de  Mitylène. 
Xénarque  de  Sëleacie. 
Nicolas  de  Damas. 

Alexandre  j£gée. 
Alexandre  d*Aphrodise. 

cmnçvss. 

Démonax. 
Grescens. 
Pérégrians. 


ay.  Jé^. 
fl.  y.  60 
fl.  y.  48 
fl.  y.  20 
fl.  y.  13 
ap.  J.-G. 
fl.  y.  60 
fl.  y.  190 


fl.  y.  120 

fl.  y.  150 

m.  1^ 


FHiLOfOPmB  BBLIGISUSB  XT  HTSnQUB. 


L 


Arîstobnle.  Simon  le  IHagiciem 

Fhilon.  II.  T.    40       CoriaUius. 

Nmnéiiius  d'Àptinée.       II.  t.  150       Carpocnles. 

Ifarcion. 

Manès»  Persan. 

HiOPLATOiaSIB  MYSTIQUE  DBS  AIBXAJIPBIECS 


liÉhi,  llfiMia 
flMonBenJodial 


^Sl|Pfc   ^^vv^ 

fl.  T.  150 


m.    M 

II.  ▼.  80 
fi.  T.  125 
11.  ▼.  130 
fi.  IR.  IM 
II.  T. 


Ammonitts  Saecas. 

liongio. 

Plotin. 

Amélius. 

Porpbyre  on  Malchus. 

JEdésius» 

Jamblique. 

Eunape  de  Sardes. 

Julien  remperenr. 


m.  230 
m.  975 
m.  370 

n.  T.  280 
m.  304 

fl.  y.  320 
m.  333 

&  ^3» 
m.  333 


Thémisllus. 

Syrien. 

Hiéroclès. 

Proclus. 

Marinus. 

Olympiodore. 

pamasciufi. 

bidoBt  dfr  Gaza. 

Simplicius. 


raOïOSOPVIE  9ES  KBBS  DB  L'bGUSE. 


Saint  Justin  le  martyr.        m.  165 
Athénagore.  11.  v.  160 

St  Clément  d'Alexandrie.  •  m*  212 
Tertullien.  m.  21S 

St  Origène  d'Alexandrie^  11.  y.  260 


Amobe. 
Lactance. 
Saint  Atbanaae. 
Synésins. 
Saint  Augustin. 


Il;  T.  976 
m.  450 
11.  450 
m.  485 
m.  490 

fl.  T.  530 
fl.  533 
fl.  533 
fl.  533 


m.  326 
m.  330 
fl.  T.  325 
m.  430 
m.  430 


DBEBliRBS    LUBUES    DB    I.A  PHlIiOSOPim  AHCTBIINE. 

WÊK  oocximT, 


SaM  Benis  r  Aréopagite. 
Jac<|ues  d'Edesse. 

Stobée.  fl.  Y.  800 

Jean  Pbiloponus.  fl.  ▼•  600 

Jean  de  ]>amas.  754 

iphotitts.  m.  801 


Wireianus  Capella. 
Boèce ,  décapité  en 
Cassiodore. 
Isidore  de  Sérille. 
Bèdolt  Vénérable. 


B.  4» 

526 

n.  575 


m.  736 


Nous  avons  partagé  en  trob  dîffévents  âges  rhistoîre 
de  la  philosophie  grecque  :  à  chacun  de  ces  âges  corres- 
pond rétude  de  l'tin  des  trois  grands  olbjets  de  la  science 
humaine^  savoir  :  le  monde,  Vhomme,  et  Dieu^r  La 
philosophie ,  dans  son  premier  âge ,  a  été  toute  physi- 
que, dans  le  second^  toute  morale;  dans  son  troisième» 
elle  sera  toute  religieuse.  Mais ,  avant  d'exposer  les 
théoriesiqui  appartiennent  spécialement  à  cette  dernière 
époque^  nous  sommes  forcés  de  revenir  un  peu  sur 
nos  pas  y  pour  suivre  s«ir  les  différents  ponitfi  de  Tem- 


noisiiiiE  iMQTO.  iSS 

pif^  PQlDiJn  le  dé^doppement  et  la  marche  4e  la  phi- 
loiopliie  elle-même. 

Alexandre  avait  anéanti  la  liberté  républicaine  de  la 
Qràee  et  aoumis  à  sa  puissanceJ'Egypte  et  une  grande 
partie  de  l'Asie;  alors  Alexandrie  prit  insensiblement 
4ao§  le  monde  l'importance  et  le  caractère  d'Athènes 
déobue,  et  fit  tourner  à  l'avantage  de  la  science  les 
retotîoQS  nouvellesqui  venaient  de  s'ouvrir  entre  l'Orient 
et  l'Occident.  Les  Ptolémées,  successeurs  d'Alexandre 
m  Bgypte,  par  l'établissement  de  la  fameuse  BiUiothè- 
qiie  et  du  Musée  d'Alexandrie,  rendirent  d'importants 
services  h  l'instruction  (i). 

Il  n'entrait  point  dans  l'esprit  de  la  mission  donnée 
par  les  Lagides  aux  savants  du  Musée,  de  tenter  des 
créations  nouvelles  :  ce  qu'on  leur  demandait  easen- 
tieUementy  c'était  d'importer  sur  ce  théâtre  nouveau 
lef)  créations  de  leur  patrie  ;  aussi  est-*ce  à  la  fondation 
4n  Musée  que  nous  voyons  naître,  pour  la  première  fois 
dans  l'antiquité ,  les  travaux  de  l'érudition  proprement 
dite,  la  critique  littéraire,  l'art  d'interpréter,  de  corn* 
mepter  ;  et  jamais  les  études  grammaticales  n'acquirent 
une  $i  haute  imoportance,  n'excitèrent  une  aussi  grande 

émulation. 

Les  poètes  du  Musée  ne  cherchèrent  point  leurs  prin- 
cipaux siqets  dans  l'histoire  de  leur  première  patrie* 
Ai^FCt^LONius    célébra  l'expédition  des  Argonaotes  ; 


^)  9M|r  to^l  c0  (|oi  concenie  lliisloire  des  soienoes  et  de  la  IHténtnre , 
4epul8  le  temjps  d*Alex«Ddre  jusqu'au  it«  siècle  «près  J.-€. ,  os  pe«i  Mre 
l'ouvrage  de  M.  Jacques  Matter,  couronné  par  TAcadéiDie  des  inscHpUons 
«I  belles-lettres ,  et  qui  a  pour  titre  :  Essai  historique  sur  r École  éCAlexan^ 
4rttoɻV9liiMK 


i30  PHitosopwE  ÂNcinniE. 

LvcoranoN  fil  reparaître  dans  sa  Cassandre  l«  tableau 
des  deslioées  de  Troie;  Callimaque  composa  ses  hjm- 
nes  en  l'honneur  des  dieux  de  l'Olympe;  alors  aussi  la 
poésie  didactique  prît  naissance  :  Aratus  sortit  du  seia 
du  Musée. 

Hais  le  mérite  qui  distingua  éminemment  les  savants 
d'Alexandrie,  et  qui  fait  de  leurs  travaux  une  époque 
mémorable  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain ,  consiste 
dans  les  progrès  rapides  que  leur  durent  les  scioices 
positives.  Les  mathématiques  avaient  été  déjà  cultivées 
avec  ardeur  dans  le  Lycée;  mais  les  unes  et  les  autres 
s'enrichirent  à  la  fois  dans  te  Musée  par  des  conquêtes 
nouvelles.  Euclide  dans  ses  Eléments  posa  avec  tant  de 
grandeur  les  fondements  des  premières,  qu'il  parut 
les  créer  une  seconde  fois;  Appollonius,  son  disciple, 
développa  ta  théorie  des  sections  coniques ,  et  fut  sur- 
nommé le  Géomètre  par  eaxellence  ;  quelques  siècles  plus 
tard,  DioPBANTE  inventa  l'algèbre.  On  sait  tout  ce  que 
l'astronomie  et  la  géographie  doivent  à  Eratostbène  , 
à  Hypparoue,  â  Strabon,  à  Claude  Plotoméb. 

Ainsi  la  philosophie ,  arrivée  à  sa  maturité ,  tendait 
partout  à  se  résoudre  en  applications  pratiques.  Dans 
là  Grèce,  Archihëde  s'illustrait  par  les  applications  de 
la  géométrie  et  du  calcul  à  la  mécanique;  Marius  de 
Tyr  perfectionnait  la  géographie  historique;  Théodose 
donnait  un  traité  de  la  splière;  Pausanias  était  le  Stra- 
bon  de  la  Grèce. 

Tels  étaient,  dans  les  diSérentes  parties  de  l'empire 
Ire,  les  progrès  qu'avaient  fïiits  les  sciences 
losophie.  Voyons  maintenant  quelles  furent 
tioées  dans  la  capitale  de  l'empire  romEMQ. 


î 


TROISIÈME   ÉPOQUE.  i37 

Les  Romains  ne  commencèrent  à  connaître  la  phî- 
losopbie  grecque ,  et  en  particulier  les  doctrines 
stoîque,  péripapéticiènne  et  académique ,  qu'après  la 
conquête  de  la  Grèce ,  et  principalement  par  l'entremise 
des  trois  philosophes,  Garnéade,  Diogène  et  Gritolaûs, 
qui  leur  furent  envoyés  pat  tes  Athéniens  (i). 

Quelques  maximes  d'une  sagesse  pratique,  dues  aux 
Claudius^  aux  Gaton,  aux  Scévola,  aux  Scîpion,  aux 
Métellus,  avaient  composé,  entre  la  2*  et  la  3*  guerre 
punique,  une  sorte  de  philosophie  qui  était  pour  les 
Romains  cequ'avaientété  pour  lesGrecs  les  Sentences  des 
Gnoniiques.  Mais  lorsque  la  conquête  eut  établi  plus  tard 
d'étroits  rapports  entre  Bomeet  les  villes  où  florissaient 
encore  les  écoles  ouvertes  aux  sciences  et  aux  lettres, 
les  Romains  les  plus  distingués  ne  purent  demeurer 
longtemps  indifférents  à  ces  nobles  études  :  on  vit 
Scipion  l'Africain  et  Lœlius  se  lier  d'une  étroite  amitié 
avec  le  philosophe  Panétius,  et  rechercher  le  com- 
merce desf  autres  philosophes;  on  vit  Gaton  d'Utique 
s'attacher  à  Antipater  de  Tyr,  le  stoïcien;  M.  Brutus, 
Yarron,  Pison,  cultiver  l'ancienne  Académie;  LucuUus 
s'enquérir  avec  empressement  de  toutes  les  doctrines 
philosophiques  des  Grecs.  Déjà  les  ouvrages  d'Aristote 
avaient  été  apportés  à  Rome  par  Sylla.  Tous  les  hommes 
d'un  mérite  supérieur  qui  se  montrèrent  sur  la  scène, 
à  dater  de  la  guerre  de  Mithridate  jusqu'au  règne  d'An- 

(1)  Les  Athéniens  ayant  été  condamnés  à  payer  500  talents  pour 
avoir  pillé  la  Tille  d'Orope,  envoyèrent  i  Rome  ces  trois  philosophes  pour 
plaider  lenr  eause  dans  le  sénat.  Gaméade  parla  avee  beaucoup  d'éloquence; 
nais  Caton  le  Censeur  conseilla  de  le  renvoyer  au  plus  t6t ,  ainsi  que  ses 
deux  compagnons ,  parce  qu'ils  éblouissaient  tellement  les  espriU ,  qu'il 
était  impossible  de  distinguer  H  vrai  d'avec  le  faux. 


4tt  PHILOSOPHIE  ANCnSlfNK. 

gutte^  goûtèrent  et  calti?èrent  les  doctrines  de«  écoles 
de  la  Grèce.  Parlons  d'abord  de  ce  citoyen  illustre ,  de 
ce  griind  homme  qui  fut  à  la  fois  le  prince  des  orateurs 
e(  des  philosophes  romains. 

CICiRO!!. 

Au  premier  rang  des  services  qu'il  était  si  justemant 
fifif  d'avoir  rendus  à  son  pays,  Cicéron  plaçait  le  t)OQ* 
beur  d'avoir  pu  introduire  ses  concitoyens  à  Tétude  de 
I9  philosophie.  En  appUqqant  son  génie  à  cette  étude, 
il  parait  s'être  proposé  quatre  vues  principales  :  faire 
OûQqattreauK  Romains  l^s  doctrines  des  Grecs,  y  puiser 
I}))réi9eq|  ce  qui  lui  paraissait  digne  d'estime ,  les  re- 
vêtir  des  ornements  du  style  et  de  tout  l'éclat  qu'elles 
peuvent  emprunter  à  l'art  oratoire,  et  les  appliquer 
aux  besoins  généraux  de  la  société ,  comme  à  ceux  de 
la  morale  privée. 

Pe  toutes  les  écoles  de  la  Grèce,  celle  d'Épicure  est 
la  seule  à  laquelle  il  n'ait  voulu  payer  aucun  tribut. 
Il  loue  Pythagore;  il  rend  à  Socrate  une  sorte  de  culte^ 
i)  pfoÇpsse  pour  Platon  l'admiration  la  plus  constante; 
il  associe  Aristote  aux  hommages  dont  il  environne  le 
fbodateur  de  l'Académie,  et  il  se  plaît  à  voir  dans  ces 
deux  philosophes  plutôt  deux  alliés  que  deux  rivaux;  il 
s'^t  pénétré  des  austères  maximes  de  Zenon  ;  il  s'est 
tf^Qg^  ^  1^  suite  de  Carnéade  et  de  Phi  Ion  dans  les 
rangs  de  la  seconde  Académie;  mais  ce  qu'il  y  a  surtout 
çberché ,  c'est  l'avantage  qu'offre  cette  dernière  école 
de  pouvoir  comparer,  discuter  librement  toutes  les 
doctrines ,  les  opposer  entre  elles ,  et  en  faire  un  choix 
judicieux. 


Sa.  gitiémit.  4it  M.,  de  Gàrando,  aufvetilQns.^Bii- 
ytuiiftoBa^  m  l'aboégeast,  l'eiceUent  chapitra  qfi'il  a, 
cMMorô  à  OcéiQu  dans  son  Hiatoipe  comparée  àfn, 
systémea  de  pUlofiophie  (i),  il  suit  la.  nouvelle  Ac)d^. 
«lie^  dans  les.  <|ttestioiis  spéaujiativea)  Platûi)  dana  l^i 
Dijj^efaolegîe  :  A.riatote»  et  Zenon  surtout,,  le  guident 
dwa  la  vomIq;  il  s!attache  de  préférence  à  Ariatot^,, 
dana  k  politique,  mais  c'est  Platon  qu'il  ppend  coq- 
afeMMment  pour  modèle  dana  sa  méthode;  U  se  plaît  4r 
imiter  la  ftHrme  de  ses  dialogues  :  s'il  ne  l'égale^  pjia 
daM  Vtutaéme^  délieatesse  de  ses  analyses^  il  l'^ale 
MMKvent  en  élétation  y  il  le  surpasse  en.  clarté ,  et  effire. 
kn-mAane  à  l'éinquemee  philosophique  qn^m^l^^ 
n'a  jamais  été  égalé  jusqu'à  ce  jour. 

McHMk  ne  vejona  point  que  Gicéroii  ait  cheoclié  i  &- 
Bttliaviaeff  lies  Bomains  aiiec  la  métaphysique  et  la  dia^ 
leetifiie  des  Greca  :  ces  recherches  e«wsent  été  ts^ 
peu  dtt  goâl  des  Romains»  et  lrq>  pe« analogues  pemt-i 
èlre  au  génie  de  Cicéren  lui-même.  U  limite,  dans  una 
pcMrtînn  de  ses  écrite,  la  méthode  socratique»  (elle 
qu'elle  ti^it  été  reproduite  pat  Flato«;  dans  les  autres , 
eemne  danaks  traités  de»  (Jijfice$  et  dfi$  Lm,  A  remonte 
dl'idboré  aux  preauers  principes  pour  descendre  am 
déductions  par  la  marelie  la  plus  directe^  De  toutes  \m 
questions  de  la  morale  spéculative,  les  seules  dcmt  il  se 
soit  emparé  sont  celles  qu'il  discute  dans  ses  traités 
de  la naùtrede^ Dieux,  du  Destin  et  4e  la  Dmmt\/mi  n^is 
on  toit  qu'il  les  considère  »  en  partie^  plutût  comme  un 
sujet  d'érudition ,  que  comme  une  matière  entièrement 
accessible  à  la  raison  humaine. 

(1)  toM8,ns.iTattiiitv^ 


i40  PHlLOtfOPfltt ,  ANCIENm. 

Mais  c'est  lorsqu'il  entre  daos  le  d^mîaioe  de  la  mo- 
rale pratique,  qu'il  recueille  eh  abondance  les  fruits 
qu'il  s'était  promis  de  retirer  de  l'étude  de  la  philoso- 
phie^ ÀYec  quel  dédain,  ou  plutôt  queHe  indignation ,* 
il  rejette  ces  frpides  hypothèses  qui  dégradent  la  yertu 
en  la  réduisant  à  un  calcul  mercenaire ,  en  la  rendant 
Tesclavedes  motife  intéressés  l 'S'établit-il  sur  le  terrain 
de  la  législation  civile  ?  à  quelle  distance  ne  laisse^t-il 
pas  tous  les  jurisconsultes  vulgaires ,  froids  et  stériles 
commentateurs  4u  texte  de  l'édit  du  Préteur  !  C'est  des 
sources  du  droit  naturel  qu'il  fait  découler  le  droit 
positif;  c'est  des  sources  de  la  morale  éternelle  et  uni- 
verselle qu'il  fait  dériver  tous  les  principes  du  droit  de 
la  nature.  11  réunit  ici  la  sublimité  de  Platon  à  la  ri- 
gueur d'Aristote;  il  allie  le  patriotisme  du  citoyen  à  la 
moralité  de  l'homme  privé  ,  à  la  piété  de  l'homme  re- 
ligieux. Le  jurisconsulte ,  formé  à  son  école ,  trouvera 
dans  la  plus  haute  philosophie  le  commentaire  des  lois 
de  son  pays;  le  simple  particulier^  guidé  par  lui,  en 
obéissant  à  ces  lois,  obéira  à  la  raison,  à  Dieu  même. 

En  traitant  des  Uns,  Gicéron  semblait  avoir  pris  Platon 
pour  guide  :  à  son  exemple,  il  composa  aussi  un  traité 
de  la  répiiblique.  Citoyen  d'une  république,  défenseur 
de  la  liberté  expirante,  alors  même  qu'il  s'élève  contre 
les  entreprises  audacieuses  des  César,  des  Antoine, 
des  Octave,  il  reconnaît  les  avantages  d'une  monarchie 
sagement  tempérée ,  et  il  présente  avec  Aristote ,  comme 
le  modèle  d'un  gouvernement  parfait,  celui  qui  se 
forme  par  la  combinaison  et  l'harmonie  des  trois  formes 
monarchique,  aristocratique  et  populaire. 

Nous  avons  dû  parler  avec  quelques  détails  de  cet 


taOlSiÈMB  ÉPOQtJE.  i41 

boiume  distingué.  Nolis  avons  peu  de  chose  à  dîrë  de 
ses  successeurs.  Au  momeot  où  Gicéron  s'efforçait 
d'inspirer  à  ses  compatriote  le  g^ût  dont  il  était  animé 
lui-même  pour  ces  hautes  et  nobles  études,  déjà  les 
mœurs  avaient  commencé  à  se  corrompre ,  d^  la  li- 
berté n'existait  pkis.  Bientôt  à  tousles  vices  j  tristes  fruits 
de  l'opulence ,  de  l'orgueil  et  de  la  puissance ,  vinrent 
s'unir  ceux  qu'engendrmt  l'adulation  et  la  servitude  : 
la  philosophie  ne  fut  pins  alors  que  l'héritage  d'un 
petH  nombre  d'hommes  de  bien  qui  luttaient  contre 
la  dépravation  uni verselfe ,  et  contre  les  excès  de  la 
tyrannie.  ^  * 

STOÏCIENS. 

Nous  avons  déjà  vu  que  le  célèbre  vainqueur  d*Anni- 
bal,  et  son  ami  L^clius  ,  avaient  été  initiés  aux  doctrines 
du  Portique  par  le  philosophe  Panétius.  Cette  école 
compte  encore  au  nombre  de  ses  partisans  Caton 
d'Utique,  dont  le  caractère  mâle  et  vertueux,  la  sagesse 
et  la  prudence,  furent  l'objet  d'une  si  vive  admiration 
pour  ses  contemporains,  et  dont  Yirgileafait  d'un  seul 
mot  l'éloge,  en  disant  que,  dans  TÉlysée,  c'est  lui  qui 
préside  l'assemblée  des  justes  (1). 

Ce  furent  les  leçons  de  Caton  qui  formèrent  M. 
Brutus,  cet  ardent  défenseur  de  la  liberté  romaine, 
à  la  fois  homme  d'état,  guerrier  et  philosophe.  Il 
avait  composé  un  éloge  d^  son  illustre  beau-père^  et 
quelques  ouvrages  qui  ne  nous  sont  point  parvenus. 

Le  poète  Lucain  est  aussi  rangé  par  les  historiens 

(1)  Semtosfue  piosi  his  daitem  jun  C^ianem. 


ipBMÛ  ks'paftinu  de  la  {dnlMOirtiie  «toiafenne  ^ 
jl  eiL^aagéra  ks  mauineB^  et  ne  monm  'dans  aon 
taolère,  eanMie  daas  sea  ^fera,  qa'ime  fiiinae  gnm^ 
'éesr,  et  «ëe  abseoee  presque  eooiplèle  ife  Bâtard  4t 
•4e  mérité. 

<kR  Mmarqœ  la  même  eaa§6fatkm  de  k  morale  du 
l^rtique  dana  Sénèqoe,  dont  les  défauts,  comme 
écrifahi ,  ont  pareiHemeat  une  grande  analogie  a^ec  las 
laMs  de  son  cafractère.  Il  a^t  approfondi  le  cœor  im^ 
«Mb  joaqoe  dans  aea  derniers  replis.  II  l'ainût  élaéié 
^11  Min  d'une  cour  brillante  et  oorrmnpue ,  comaiedana 
les  classes  iiffétieures  de  la  société  :  car,  éprouvé  par 
toutes  les  \icissitudes  de  la  \ie  humaine,  il  avait  passé 
tour  à  tour  d'une  condition  fortunée  à  l'exil  et  de 
l'exil  au  laite  des  grandeurs ,  pour  retomber  dans  la 
disgrâce. 

Ses  ouvrages  contiennent  un  très-grand  nombre  d'ob- 
servations morales,  tracées  d'un  pinceau  aussi  ferme 
qu'ingénieux.  Nul  écrivain  n'a  été  plus  cité  :  son  style 
coupé  et  sententieux  se  prête  merveilleusement  aux 
emprunts.  Comme  il  parait  plus  beau  quand  on  le  cite 
que  quand  on  le  lit,  on  a  dît  de  hii  qu'il  fait  plos 
d*bonneur  aux  ouvrages  d'autrui  qu^aux  siens  propres. 

Quelque  exagération  qu'il  y  ait  dans  la  morale  de 
Sénèque,les  stoïciens  lui  reprochaient  d'abandonner 
souvent  leurs  maximes.  Le  grand  ressort  qu'il  emploie 
pour  porter  l'homme  au  bien ,  est  le  mobOe  qui  le  fit 
agir  lui-même  dans  toutes  les  circonstances  de  la  vie  : 
Torgueîl  humain.  On  lui  a  reproché  avec  raison  de  Csûre 
de  son  sage  un  être  au-dessus  de  la  divinité  elle-même, 
par  la  raison  que  Dieu  tire  at  perlieotmi  <le  sa  nature, 


et  q^e  le  «âge,  sdon  loi,  ne  doit  la  riense  qn*k  ara 
choix  libre  et  volontaire* 

Un  grand  nombre  de  ses  productions  ne  sont  point 
parvenues  jusqu'à  nous.  11  exposa  les  principes  du 
stoïcisme  dans  un  livre  qui  a  pour  titre  :  De  Ut  êérinité 
de  Fume.  Son  traité  des  bienfaits,  adressé  à  ifibulus 
Liberalis,  en  7  livres,  suffirait  à  la  gloire  littéraire  de 
son  auteur,  qui  le  composa  dans  les  dernières  années 
de  sa  vie.  Montaigne  préférait  à  tous  les  écrits  de  ce 
philosophe  ses  Lettres  à  Lucius  Junior,  qui  sont  an 
nombre  de  i24 ,  et  dans  lesquelles  il  disserte  sur  toot^ 
les  parties  de  la  morale,  avec  un  appareil  qui  ne  con- 
vient guère  au  style  épistolaire.  S'il  était  Tanteur  des 
tragédies  qui  ont  paru  sous  son  nom ,  comme  le  pré- 
tendent quelques  critiques ,  nul  écrivain  n'aurait  égalé 
sa  fécondité. 

Thraséas  Pétus  ,  que  le  sévère  Tacite  a  proclamé 
la  vertu  même,  ne  tomba  point  dans  les  excès  que 
Qous  venons  de  reprocher  à  Sénèque.  Sectateur  dn 
Portique,  il  n'exagéra  point  l'austérité  de  sa  secte.  Il 
vécut  sous  les  règnes  de  Tibère,  de  Galigula ,  de  Claude 
et  de  Néron.  Indépendant  au  milieu  de  ravilissement 
général ,  son  opposition  à  la  tyrannie  fut  calme  et  me- 
«orée.  11  voulait  le  bien ,  et  ne  cherchait  point  l'édat  ; 
non  qu'il  dédaignât  la  gloire ,  mais  il  aimait  encore 
plus  la  vertu.  Docile  à  la  voix  de  sa  conscience ,  il  n'en 
respectait  pas  moins  les  convenances  sociales  :  sa  con- 
duite, toujours  égale,  fut  aussi  sans  reproches. 

Un  des  plus  illustres  soutiens  de  la  doctrine  stoï- 
cienne fut,  à  peu  près  à  la  même  époque,  cet  esclave 
d'Épaphrodite,  ce  vertueux  Épigtète,  doatleJIfaiiiie/ 


L 


i44  puu.osorai£  anciknme. 

nous  olTre,  sous  la  forme  ta  pli»  coDcîse,  le  taUeati 
de  la  philosophie  morale  du  portique ,  dépouillée  des 
exagérations  que  l'on  reproche  avec  raison  aux  ét^'ivains 
de  cette  école.  On  sait  que  son  maître ,  homme  grossîet, 
stupide  et  de  mauvaises  mœurs,  s'amusait  à  tordre  la 
jambe  de  son  esclave.  Vous  me  la  casserez,  dit  Épictétej 
et  l'événement  justifia  sa  prédiction.  Je  vous  l'avais 
bien  dit,  ajouta  tj^nquillement  le  philosophe  (1).  Quoi- 
que stoïcien,  Épictèie  n'eut  ni  la  jactance,  nil'aspérité 
de  la  plupart  des  gens  de  sa  secte  :  la  vertu  qu'il  pri- 
sait le  plus  était  la  modestie.  Ennemi  d'Ëpicure  et  de 
sa  doctrine^  il  admirait  Socrate ,  et  nous  a  laissé  du 
vrai  Cj'nique  un  magnifique  tableau.  Malgré  son  indi- 
gence, il  jouit  toute  sa  vie,  et  plus  encore  après  sa 
mort,  de  la  considération  publique. 

Le  premier  des  historiens  romains,  le  grand  écrivain 
•  qui  punit  les  tyrans  alorsqu'il  les  peint,  «pforessait 
aussi  les  maximes  de  cette  noble  et  forte  doctrine,  la  seule 
qui  pût  inspirer  à  des  hommes  que  le  christianisme 
n'éclairait  pas  encore,  assez  de  courage  et  d'énergie 
pour  lutter  contre  la  corruption  et  l'avilissement  de 
leurs  contemporains. 

Hais  ce  fut  en  la  personne  du  vertueux  empn^ur 
Marc  Aurèle  que  la  philosophie  du  Portique  jeta  le  pim 
vif  éclat.  11  avait  été  le  disciple  du  stoïcien  Sextus  de 
Chéronée,  petit-fils  de  Plutarque;  mais  il  sut  donner 
au  système  philosophique  qu'il  embrassa  un  caractère 
particulier  de  douceur  et  de  bienveillance,  en  y  faisant 

(1)  Cn  adversaire  du  cfaristianisnie ,  Cclse ,  ta  ciUnt  ce  tnit  et  l'oppount 
anxdir<Ueiis,)eurdlMUd'iiD  airinsulUnlra  To Ire  CArûi  a'4~il  faitrieB 
ie  pins  grand  ï—  Oui,  il  s'csl  lu ,  »  lui  rtlpondit  OrieêiK. 


tMtSlÈME  ÉPOQUE.  145 

éMaioer  Tainour  pour  VhumaDité,  associé  à  la  religion. 
.£'est.à  la  divinité  qu'il  rapix)rte  la  destinée  de  ThomToe, 
les  motifs  de  la  vertu  ;  c'est  à  la  divinité  qu'il  rend 
grâce  xl'a'^w  pu  la  pratiquer  fidèlement.  11  ne  se  ren-* 
ferma  point  d'ailleurs  dans  la  philosophie  du  Portique. 
Pii  cfoit  souvent  reconnaître  en  lui  le  disciple  de  Platon, 
comineiorsqu'il  rapporte  à  l'unité  et  les  lois  del'uni  vers 
et  celles  de  la  morale,  lorsqu'il  subordonne  à  une  seule 
harmonie  le  système  des  êtres.  «La  cause  universelle, 
dit-il,  est  un  torrent  qui  entraîne  tout  ;  tout  ce  qui  se 
Ibit  n'est  qu'un  changement  de  forme;  tout  ce  qui 
existe. est  oomme  la  semence  de  ce  qui  arrivera,  afin 
que  le  monde  soit  toujours  jeune.  »  Marc  Aurèle  ne 
professait  point  seulement  ces  maximes  pour  le  public; 
U  ne  les  destinait  point  u  la  postérité;  il  les  avait  mé- 
ditées pour  son  propre  usage.  Elles  renfermaient  le 
dépôt  4e  ses  sentiments  les  plus  intimes  :  le  secret  lui 
en  fut  dérobé  après  sa  mort. 

La  principale  cause  du  succès  qu'obtint  à  Rome  la 
philosophie  du  Portique,  et  de  la  préférence  qui  lui 
Cm t {généralement  donnée  par  les  hommes  publics,  fut 
le  zèle  avec  lequel  ses. sectateurs  s'appliquèrent  aux 
affaires  et  principalement  à  la  jurisprudence.  «  On 
trouve  encore,  dit  Gravina,  dans  notre  Droit,  une 
foule  d'expressions,  de  règles,  de  principes,  tirés  des 
stpiotans  (i).  »  Déjà,  au  tcTnps  de  Gicéron,  les  pre- 
nners  ctéqteurs  de  la  jurisprudence  romaine,  les  Scé* 

• 

vola /les  fiqlbus,  les  Sulpicius  étaient  imbus  de  la 
doptrîfie  stoïcienne.  De  cette  école  sortit  la  secte  des 
Proç^lfkflff  .MMV  ^t  rendu  déjà  un  grand  aervicc  à  la 


■V»w» 


40 


146  PHILOSOPHIE  ANGUIINE. 

9cience  par  cela  seul  qu'elle  y  introduisait  le 
nemeot  et  la  discussion.  «La  loi,  suivant  eux,  était  là 
recommandation  naturelle  deThumanité,  l'exprassion 
de  la  consanguinité  qui  unit  tous  les  hommes»  et  de  la 
^bienveillance  mutuelle  qui  doit  les  porter  à  se  secourir 
entre  eux.  ».  Montesquieu ,  si  bon  juge  en  cette  matièro» 
professait  la  plus  haute  estime  pour  cette  école. 

■ 

CYNIQUES. 

La  philosophie  cynique ,  devenue  en  quelque  sorte 
la  parodie  de  la  philosophie  stoïcienne ,  compta  aussi 
à  cette  époque  plusieurs  sectateurs  ;  mais ,  comme  ao- 
cun  d'eux  n'a  fait  faire  de  progrès  à  la  scienee,  noua 
BOUS  bornerons  à  mentionner  Démonax  de  Chypre,  qui 
enseigna  à  Athènes;  Crescens  de  Mégalopolis,  et  Ptr 
BiGRiMJS,  si  toutefois  cet  homme  ^  qui  s'arrogea  le 
titre  de  philosophe,  ne  s'en  est  pas  montré  aussi  ia* 
digne  par  ses  vices  que  par  la  mobilité  de  son  imagi- 
nation et  les  extravagances  auxquelles  le  porta  le  délire 
de  la  vanité.  On  prétend  qu'il  se  brAla  lui-même  i 
Olympie,  vers  168  après  J.-C. 

ÉPICURIENS. 

La  doctrine  d'Épieure  fut  annoncée  aux  RmMiaa 
par  Lucrèce,  dont  le  poème  est  le  plus  ancien  qui 
nous  ait  été  conservé  dans  cette  langue.  Il  naquit  en- 
viron 95  ans  avant  J.-.C;  il  avait  huit  ans  de  moins 
que  Cicéron  et  un  de  moins  que  César.  On  doit  sup- 
poser qu'il  passa  quelques  années  de  sa  jeiiMSM  an 


Grèee  et.  même  à  Atbèaes;  H  ptratt  (foj^  ymté  étm 
tous  les  mystères  de  la  philosophie  »  de  la  cosmogonie 
et  de  la  physique  ^HCurieBDe^  pour  que  l'on  puisse 
croire  qu'il  eo  ait  pris  connaissanee  seulemeoCÀ  Romo^ 
Si  Lucrèee  a  osé  plier  la  langue  de  Rome  à  peiodre  la 
doctriiie  de  TapOtre  de  la  volupté  ;  s'il  a  réussi  à.  tirer 
d'admirables  beautés  d'une  théorie  ratiotiadlo}  s'il  a 
pi|  ressentir  la  chaleur  de  Tenthousiasme  pour  le  sys- 
tème le  plus  aride  et  le  plus  glacé  y  il  n'a  pu  >  «mémo 
ea  ne  s'attachant  qu'à  traduire,  être  un  imithteur  fl« 
déle  ;  et  dqji  ses  pinceaux  commencèrent  à  altérer  lee 
doctrines  d'Épicure.  Lucrèce  compta  parmi  ses  an^is 
McHiiius  et  G.  GASS10S9  tous  deux  attachés  cômaoelui 
aux  principes  de  la  philosophie  épicurienne»  Le  der« 
nier,  citoyen  intrépide  et  austène^  se  saerifiâ,  •  ainsi 
que  ie  stoïcien  Brutus,  i  la  cause  de  la  liberté,  liiviaés 
^Mans  l'école ,  ces  deux  hommes  illuslres  se  réumasaient 
au  forum,  au  sénat,  et  sur  le  chainp  de  bataille» 

Servitts  nous  atteste  l'étude  approfondie  que  YiauiLi: 
avait  faite  des  doctrines  philosqihiques  ;  mais  lui-même 
nous  l'atteste  bien  mieux  encore,  par  les  nombreux 
emprunts  qu'il  leur  a  faits  :  il  n'est  pas  une  de  ces 
.  doctrines  qu'il  n'ait  l'art  de  faire  revivre  et  de  peindre 
dans  ses  chants  immortels» 

T4ous  devons  placer  encore  parmi  les  poètes  philo- 
sophes ce  spirituel  ami  de  Mécène  et  d'Auguste,  cet 
Horace,  qui  nous  apprend  lui-même  avec  quelle  ar^ 
deur  il  s'est  appliqué  dans  sa  jeunesse  à  suivre  les  Ihciles 
leçons  d'Épicure;  il  parait  cependant  qu'une  plus  mûre 
expérience  lo  rattacha  plus  tard  aux  sévères  maximes 
du  Portique.  Au  reste,  e<mservant  toujours  son  mdé* 


L 


I4S  PHILOSOPHIE    ANCIENNC. 

jpendaoce,  ii  ne  suivit  exclusivement  aucune  école  ^  sa 
régie  fut  de  ne  juger  sur  ia  parole  d'aucun  niattre(l). 
.-.  On  compte  aussi  parmi  les  épicuriens  T.  P.  Atticus, 
cet  ami  de  Cicéron ,  qui  pendant  les  guerres  civiles  de 
César  et  de  Pompée,  de  Brutus  et  d'Antoine,  se  mé« 
nagea  si  bien  que ,  sans  prendre  parti  pour  aucun ,  il 
iut  aimé  de  tous. 

Nous  pouvons  ajouter  à  cette  liste  les  noms  des  deux 
Pline:,  .ots  explorateurs  infatigables  des  phénomènes 
de  la, nature;  cependant  Pline  l'Ancien  pourrait  peut* 
âtre  avec  plus  de  raison  ôtre  rangé  parmi  les  scep- 
tiques. 

.  Le  satbrique  Lccien  de  Samosaie ,  dont  les  censures 
ingénieuses,  élégantes,  mais  sévères,  poursuivent  sous 
toutes  .les  formes  les  prétentions  du  dogmatisme  et 
l'ocgueil  des  &ux  savants;  Diogène  de  Laèree,  auteur 
d'une  histojre  des  philosophes  anciens,  bien  précieuse 
malgré  son  manque  absolu  de  critique  et  de  goût;  Celse 
eii0n,  qu'on  appela  l'Hippocrate  latin,  parce  qu'il  avait 
traduit  le. père  de  la  médecine,  qui  combattit  les  chré- 
tiens et  trouva  dans  Origène  un  redoutable  adversaire, 
nous  paraissent  avoir  été  comptés  sans  motifs  suffisants 
parmi  lea  épicuriens. 

Les  philosophes  dont  nous  venons  de  parler  avaiait 
en  .général  embrassé  le  parti  d'Épicure,  parce  qu'ils 
trouvaient  sa  physique  attrayante,  et  que  sa  morale 
traçait  une  règle  dont  la  pratique  leur  promettait  unç 
vîe  douce  et  exempte  de  la  gêne  à  laquelle  les  stoïciens 

'  (1)  Kiitlius  addictus  jarare  in  verba  magislri , 

Que  niecuinque  rapit  (empeslas ,  deferor  hospes^ 


adintaitQftteiit  r^spècB  humaine.  Mais  1er  nom^c  %t 
tnewiparableiDeAt  plus  grand  de  ceux  qui  adopt^ei^l 
cette  doctrine  uniqfuemeot  parce  qu'ils  eroyaieat.voir 
4»m  ses. principes  l'apologie  de  leur  irvéligioi^,  et  dç^ 
débauches  m  sein  desquelles  ils  vivaient*  plongés;.  Ce 
lurent  ces  dernier»  partisans  d'Épicure,  et  l'abus  qu'ils 
firent  de  la  philo^phie,  quirendireitt  son  nontçt  son 
système  si  odieux  ;  qui ,  chez  les,  Grecs  comme  chez 
les  Romains^  révoltèrent  les  stoïciens  et  les  académi- 
eiôiis,  et  les  portèrent  à  employer^  (XM3tre  eux  un.  ton 
si  méprisant  et  si  rempli  de  fieK.La  corruption  de? 
mœurs,  l'absence  de  courage  et  de  patriotisme,  la  bas- 
sesse et  la  servilité  dont  le  specta^e  attristait  partout 
leurs  regards,  ne  justifiaient  que  trop  la  sévérité  de 
ImtB  cansures.  .    .     , 

PÉRIPATÉTICIENÇ. 


\\  I       '  •   f 


m 

.  La  phdosophie  d'Aristote  était  moins  à  la  portée 
4e  l'esprit  essentiellement  pratique  des  Romains .:  et 
les  Grecs  qui  s'en  occupaient  étaient  réduits  à  com- 
menter péniblement  le  philosophe  de  Stagyre^  avec 
plus  ou  moins  de  succès ,  et  dans  des  sens  divers ,.  ii 
cause  de  la  forme  sou-vent  obscure  et  souvent  altérée 
de  ses  écrits.  Après  Andronicus  de  Rhodes,  qui  mit 
en  ordre  et  expliqua  à  Rome  les  livres  d'Aristote  ,  et 
Cratippe  de  Mitylène,  que  Quintus  Gicéron,  ainsi  qoe 
beaucoup  d'autres  Romains,  entendit  à  Athènes^,  on 
4H>mpte  comme  purs  péripatéticiens,  Nicolas  de  Damas, 
ou  Damascène,  et  Xén arque  de  Séleucie,  qui  donnèrent 
tous  deux  des  leçons  à  Rome,  au  temps  d'Augusio; 


Alexandkë  yfiCiftus  qui  fVit  aussi  Tun  des  nuillMi  4ê 
Néron,  et  particuliërement  le  célèbre  comiàotâlow 
Algxandbb  d*Aphrodîse ,  qui  fondb  à  Alexandrie  une 
école  critique  particulière  qui  porte  son  nom ,  et  com^ 
battit  h  doctrine  du  fktaltsme,  comme  inconciliable 
avec  Tordre  mord,  A  une  époque  plus  rapprochée  nom 
trouverons  parmi  Tes  péripatéticieDs  syncrétistes*  Ta** 
msTius  ,  Syrien  et  Sthplichjs.  Les  comm^itaires  de 
ce  demfef  sur  la  philosophie  d^Aristole  sonf ,  aiM 
ceux  d'Alexandre  d* Aphrodîse ,  les  plus  remarquaMes 
qu'aient  écrits  ces  écoles. 

PLATONICIENS. 

Après  la  chute  de  l'Académie  sceptique,  ft  s^élftR 
formé,  dès  le  siècle  d'Auguste,  une  nouvelle  école  pla- 
tonicienne qui  trouva  de  nombreux  partisans.  Parmi 
eux  nous  distinguerons  Thrasylle  de  Mendes ,  dît 
t  Astrologue  y  Alcinous,  Plutarqde  deChéronée,  ApObÉE, 
Maxime  de  Tyr ,  et  le  femeux  médecin  Galien.  Ak»> 
nous  à  laissé  une  introduction  à  la  philosophie  de 
Platon ,  qui  justifie  son  titre;  elle  résume  avec  ordre 
et  netteté  les  principes  fondamentaux  de  cette  doctrinev 
Plutarque-  excella  mieux  à  pemdre  le  caractère  des 
grands  hommes  qu'à  pénétrer  le  véritable  esprit  des 
systèmes  philosophiques,  et  montra  plus  d'éruditioa 
dans  ses  recherches  historiques  que  de  discernement 
daAs  ses  opinions.  On  lui  reproche  avec  raison  la  lii- 
cilité  avec  laquelle  il  accueillit  les  traditions  supersti*- 
tieuses. 

Apulée  ne  mît  pas  beaucoup  plus  de  choix  et  die 


TitmsiiiiE  ɻoom.  451 

difeernement  dans  ses  ouvrages  philosophiques;  iloon- 
fondît  les  idées  de  Pylfaagore  avec  le  platonisme,  et 
il  y  associa  souvent ,  comme  on  ne  tarda  pas  à  le  faire 
généralement,  les  traditions  de  la  tbéurgie  orientale, 

Maxime  de  Tyr  s'attacha  principalement  aux  hypo^ 
thèses  spéculatives  des  fondateurs  de  l'Académie;  il 
mit  y  par  temple ,  beaucoup  de  soin  à  développer  celle^ 
.ci  :  que  no$  camutisionces  ne  sont  que  des  réminiêcences. 

£n  général,  ees  philosophes  s'efforcèrent  de  pro* 
pager»  sous  des  formes  populaires  et  didactiques,  la 
morale  et  la  théorie  religieuse  de  Platon.  Déjà  ce 
besoin  des  sentiments  religieux ,  qui  ne  tarda  pas  à  se 
développer  avec  tant  d'énergie ,  commençait  de  toutes 
parts  i  se  manifester.  Us  s'appliquèrent  donc  de  pré-* 
férence  aux  spéculations  qui  ne  sont  qu'indiquées  rapt-* 
dément  dans  les  livres  de  Platon  sur  Dieu,  le  démiurge, 
l'âme  du  monde  »  les  démons ,  l'origine  du  monde  et 
celle  du  mal.  Ils  donnèrent  aux  idées  une  forme  sub- 
ataoïtielle,  et  appliquèrent  arbitrairement  leurs  prin- 
cipes abstraits  i  rex{dtcation  des  faits  remarquablee 
de  leur  temps  ;  par  temple,  à  la  cessation  des  oracles* 

Gajuen  avait  approfondi,  en  philosophie  comme  en^ 
médecine,  les  systèmes  de  toutes  les  écoles,  sans 
s'asservir  à  aucune  d'elles.  Il  professe  pour  Platon  une 
haute  estime,  et  il  lecoipmentè  souvent;  mais  souvent 
aussi  il  adopte  la  logique  d'Arisiote  et  développe  sa 
théorie  des  sophismes;  il  suit  quelquefois  les  traces  des 
stoïciens.  Les  hypothèses  les  plus  absurdes  avaieiH  été 
imaginées  avavt  lui  pour  expUquer  les  rapports  des 
of^ratieûs  de  l'âme  avec  le  jeu  des  organes  qui  odtété 
;iyftKtéii  à  son  aervice.  B  réfuta ,  avec  un  soin  tout  par- 


1^9  PH1C090PÉIE  AKcncmE . 

Ijeulldr,  celle  de  Platon,  sur  Hi  distineiiôti  Héft'  tï<^ 
parties  deTâme  et  de  leurs  trois  séjours  séparés /en 
diverses  parties  du  corps.  Distinguant  avec  beau- 
coup  de  netteté  ie  principe  pensant,  d^avee  celui  de 
la  \ie  organique  ou  animale ,  il  considéra  ce  dernier 
comme  on  instrument  intermédiaire ,  destiné  à  fournir 
au  premier  les  moyens  d'action*.  Son  système  était  un 
éclectisme  raisonné  peu  différent  peut-être  de  cekir  dé« 
P^TABiefii  d'Alexandrie,  qui,  tout  en  extrayant  ce  qu'il 
y  avait  de  mieux  dans  chaque  système,  prétendait  en' . 
former  un  système  paKiculier.  ' 

Au  reste ,  il  ne  faut  point  confondre ,  comme  on 
Va  fait  souvent ,  cet  essai  isolé  d'éclectisme  avec  lé 
néoplatonisme  des  alexandrins,  que  nous  développerons 
plus  tard. 

PYTHAGORICIENS. 

Le  mystère  qui  couvrait  l'histoire  et  les  doctrines 
de  Py tbagore ,  les  traditions  miraculeuses  qui  relevaient 
la  sainteté  de  sa  personne,  devaient  attirer  sur  ce  phi- 
losophe l'attention  àes  hommes  disposés  à  se  laisser 
entraioer  par  ce  goût  pour  le  merveilleux*,  qui  corn- 
mençaft  i  se  manifester  dans  le  monde.  De  ce  nombre 
furent  Q.  Sextius  et  Sotion  d'Alexandrie ,  tous  deux 
connus  de  Sénèque,  et  surtout  le  famedx  Apollonhjs 
de  Thyane  en  Cappadoce,  e^t  imitateur  de  Pythagore, 
qui  s'était  adonné  à  la  divination  et  associait  le 
mysticisme  religieux  aux  doctrines  morales.  Son 
biographe  ,  Philostrate  ,  semble  avoir  voulu  foire 
de  lui  une  espèce  de  Messie  du  polythéÎMne.  Phisieurs 


•  "  TROISIÈME    ÉPOQUE.  \H^ 

ihVtes*  philosophes,  à  son  exemple,  appliquèrent  Id 
pythagorisme  à  l'étude  de  la  nature ,  ou  cherchèrent 
à  découvrir  dans  la  doctrine  des  nombres  de  Pythagore 
une  science  supérieure  et  occulte ,  et  ils  la  fondirent 
dans  les  théories  de  Platon, 

PHILOSOPHIE 

HEUGIEUSE  ET  MYSTIQUE. 

Après  tant  d'eflbrts  pour  soutenir,  éclaircir  et  ap- 
pliquer les  résultats  obtenus  par  la  philosophie  grecque/ 
dans  son  premier  et  son  second  âge,  l'esprit  humain 
ne  pouvait  être  entièrement  satisfait.  Trop  de  motifs' 
avaient  été  allégués  pour  démontrer  l'insuffisance  de' 
(ous  les  systèmes,  pour  qu'il  pût  s'arrêter  à  aucun^ 
d'eux.  L'homme  a  besoin  de  croire;  il  ne  vit  que  de' 
tbi.  Mais  les  conditions  de  sa  foi  changent  avec  les' 
siècles  ;  et  il  était  impossible ,  à  cette  époque ,  que  des 
systèmes  philosophiques  qui  s'étaient  mutuellement 
ruinés  dans  une  guerre  si  longue  et  si  animée,  rem- 
plissent en  aucune  manière  les  conditions  qu'il  exigeait. 
Tous  lés  moyens  avaient  été  employés  par  les  philo-' 
sophes  pour  ie  conduire  à  la  vérité ,  et  tous  avaient  été 
successivement  attaqués  et  détruits  par  le  scepticisme. 

Dans  cette  situation  désespérante,  la  philosophie 
devait  nécessairement  chercher  s'il  n'y  avait  pas  dans 
Inintelligence  une  forcé  Jusque-là  inconnue  ou  trop 
négligée,  qui,  sans  s'appuyer  sur  l'abstraction  que  le 
scepticisme  avait  convaincue  de  se  dissiper  souvent  en 
vaines  rêveries,  ou  sur  l'empirisme  dont  l'insuffisance 
^vait  été  pareillement  démontrée ,  pût  atteindre  direc- 


iM  PHaaaoHiiE  anciknne. 

tement  à  la  vérité;  et  noo  pas  à  latérite  rektite»  maU 
à  La  vérité  absolue  ;  et  non  pas  seulement  a  la  vérité 
abstraite  )  mais  au  principe  réel  de  toute  vérité ,  à  aoD 
principe  absolu ,  c'est-à-dire,  à  Dieu. 

A  ce  besoin  impérienx  de  croire,  le  christiaaiaxDâ 
avait  déjà  suffisamment  répondu.  Cette  religion  sublime, 
qui  prescrivait  Tamour  désintéressé  de  Dieu  et  de 
l'humanité,  qui  annonçait  à  tous  les  peuples,  sans 
aucun  appareil  scientifique,  l'alliance  de  Dieu  et  du 
genre  humain,  était  venue  apporter  ses  douces  conso- 
lations à  des  âmes  flétries  par  le  doute  et  rincertituda* 
14a  liberté  grec(|ue  était  perdue  sans  retour  ;  la  puis* 
sance  romaine ,  à  peu  près  achevée ,  déjà  se  dévorait 
elle-même ,  et  laissant  Tâme  sans  intérêt  pratique  g<^ 
néral,  la  livrait  à  la  merci  dç  tous  les  capricçs  d*un 
QWif  égoisme.  Partout  se  faisait  sentir  le  besoin  d'é* 
motions  nouvelles  :  il  n'y  avait  plus  rien  de  grandi 
feire  dans  ce  monde;  et  lorsqu'au  temps  marqué  par 
la  Providence,  le  christianisme  vint  ouvrir  à  l'eaprit 
humain  les  voies  nouvelles  qu'il  cherchait,  il  s'j  préci- 
pita avec  enthousiasme,  impatient  qu'il  était  d'aban-. 
donner  la  terre  pour  le  ciel,  etlecqmmerce  d'une  société 
Qorrompue  pour  celui  de  Dieu  même. 

Ce  qu'avait  feit  le  christianisme,  la  philosophie  dut 
l'essayer  à  son  tour.  Mais  au  moment  où  elle  devenait 
essentiellement  religieuse,  elle  ne  pouvait  employer  lea 
méthodes  qui  lui  avaient  servi  jusqu'à  ce  moment ,  el 
dont  elle  avait  d'ailleurs  reconnu  Timpuissance.  Ce  ne 
fut  donc  plus  à  Tobservation  sensible,,  à  Faoalyse,  à 
l'abstraction,  qu'elle  s'adressa  :  ses  nw>jemi  fur^ol 
i'inapîratÎQny  l'entfMusiasmie ,  TilliuninatioA^ 


k 


lu.  ooiabredeB  caus^  extérieure»  qui  déyoteyfiiweit 
deos  la  phUosophie  ce  nouveau  caractère ,  il  faut  rou^ptir 
en  première  ligne  le  contact  de  re&prit  grec  e^  dt  ï^ 
prit  oriental.  Ce  qui  distingue  l'Orient,  m  eUel^c'eit  un 
idéaliame  myitîqua  fondé  sur  la  contemplatioii  mmSh 
diate  et  sur  l'extase.  Une  b;pothèse  adoptée  ftm  ^g^ 
<|a«  caritiques  distingués  ^  et  que  les  plaftOMeiens 
d'Alesafidrie  avaîenc  déjà  niîse  au  jour,  explîqu<mît 
à'mat  wanière .  satt^isaftte  la  iaeUité  aveiç  laquoUe 
a'opéta  oette  fusion.   La  jdtilosopbîe  grecque^  sdM 
cette  hypothèse ,  serait  dérivée  eUe-même  daa  aatiqiMs 
traditions  de  l'Asie  et  des  mystères  de  la  Thrace. 
ZoROASTRE,  HERicta,  Orwéb  ,^  auTaJent  été  les  vérita* 
blés  instituteurs  des  Pythagore,  des  Platon.  Les  phi-< 
loaof^s  grecs,  adaûs  à  la  pajrticipatio»  de  oMAe  aagfsse 
prÎBaiiive,  n'auraient  fait  quç  la  dépouîUer  du  iicûl^d«a 
iiQUons,  U  revêtir  de9  forjpnes  siçientiâquas»  an,  lui 
defsoiMt  uQ  développ^mievt  mélhodiquQ.  ^in^îj^Ioraque 
)e4  doctrines  pl^itcwiciennea  prirent  à  AleitandiiB  un 
UfOuye^u  Qaractère,/  elles  n'awaient  fait  an  qudque 
sorte  quei  remonta  à  l^ur  source;  dlea  auisai^t  été 
ûQ«imeAtécs  dans  Iq;  même  esprit  qui  préaida  i  leur 
ivéation^  n  est  certaiti ,  du  moins  à  nos  yeui ,  qu'une 
partie  de»  traditions  de  l'Asie  passa  ebea  les  Greca^ 
d'abord  par  les  allégories  mylMogiques  que  Isa  poëlaa 
ont  admises,  reproduites,  mais  altérées)  emuitei  i 
l'aide  des  initiaUens  mystérieuses;  enfin,  eld'una  wa*- 
nière  plus  directe,  par  l'intermédiaire  des  philosopbes 
enn-môQDeS)  qui»  comme  Pytbag<Nreet  Platou»  recueil- 
lirent ces  doctrines  dans  teurs  voyages.  Mais  il  ue  dut 
pas  donner  à  cette  opinion  une  valeur  trop  abaolue, 


bifiiMb  r'oht  fait  les  nëôpïatoaiciènà  d'ÀléxandricV  qui 
]piMirraféDt  bien,  comme  ils  en  ont  élé  accusés,  être 
éu'x-mémes  les  auteurs  de  quelques-uns  de  ces  oracles 
de  2!ioroastre,  de  ces  écrits  d*Herraès-Trismégiste ,  4u 
de  ces  fragments  orphiques ,  sur  lesquels  ils  appuient 
si  fiiéquanment  leurs  doctrines. 
'^  Quelques  essais  irréguliers  précédèrent  le  dévelop- 
t>ement  méthodique  de  ce  mysticisme  alexandrin  si 
cétélFré  dans  les  fastes  de  la  philosophie ,  et  si  dhér^ 
ëerfient  jugé.  Commençons  par  ceux  qui  ftirent  tentés 
par  les  Juirs  et  les  Gnostk^des. 

DOCTEURS  JUIFS. 

*  Les  Juifs,  pendant  la  captivité  dé  Babylone ,  avaient 
pris  connaissance  des  traditions  religieuses  des  Perses; 
tine  autre  colonie  avait  vécu  en  Egypte.  Là ,  le  com« 
merce  avec  les  Grecs  s'établit  à  la  suite-  des  travaux 
qui  ' donnèrent  le  jour  à  la  traduction  des  Septante, 
sous  la  direction  de  Démétrius  de  Phalère.  L'itifluënoe 
de  ces  communications  ne  tarda  pas  à  se  fiiire  sentir  ^ 
lorsque  les  Juifs  furent  revenus  dans  leur  patrie.  Fen« 
dant  qu^à  Jérusalem ,  les  Pharisiens  et  les  Saducéent 
se  divisaient  entre  eux,  les  premiers  commentant  le 
texte  de  la  loi,  les  seconds  s'attachant  au  sens  littéral, 
les  Esséniens  et  les  Thérapeutes  s'exerçaient  en  secret 
-à  une  vie  contemplative,  à  une  morale  austère,  à  unie 
sagesse  qui  leur  a  mérité  les  éloges  des  historiens. 

AaiSTofttJLE ,  le  premier,  tenta  non-seulement  d'aWer, 
mais  même  d'identifier  en  quelque  sorte  les  traditions 
des  livres  sacrés  avec  la  philosophie  et  la  littérature 


d^  Grecs.  11  alla  jusqu'à  supposer  des  vers  som  los 
noms  d'Orphée»  de  Liuus,  d'Hésiode  et  d'Homèvq. 
Pour  doojder  faveur  à  son  système,  il  interprétait  les 
livres  saqrés  par  les  doctrines  grecques;  il  expliquait 
Torigine  de  ces  doctrines,  et  celle  de  là  •  mythologie 
même,  par  les  lois  et  renseignement  de  Moise. 

Philon  ,  qui  s^près  lui  continua  ce  genre  d'interpré-* 
tatipn,  partageait,  dit-on,  les  opinions  des  Esséniens. 
Il  mit  à  profit  la  connaissance  qu'il  avait  acquise  de 
tous  les  systèmes  grecs,  et  en  .particulier  du  systènie 
de  Platon^  qui  s'accorde  à  tant  d'égards  avec  les  idées 
religieuses  de  l'Orient,  pour  représenter  sa.  religion, 
nationale  comme  une  doctrine  parfaite  €l  divine.  C'est 
dans  le  même  esprit  que,,  plus  tard,  l'historien  Josèpbk 
revêtit  le  judaïsme  de  la  dépouille  philosophique  des 
Grecs. 

La.  contemplation  de  l'ordre  de  l'univers  peut  bien , 
selon  Philon,  nous  porter  à  la  connaissance  de  la  di-. 
vinité,  mais  ce  n'est  là  qu'une  simple  préparation  à  la 
science  qui  doit  immédiatement  s'obtenir  par  la  con* 
templation  de  Dieu  même.  Il  distingue  avec  Platon  le 
monde  intelligible  et  le  monde  sensible  ;  Dieu  et  la  ma-- 
tiére  sont  des  principes  existants  de  toute  éternité.  IL 
admets  d'après  le  même  philosophe ,  le  monde  idéjsU  i$t: 
la  religion  des  idées ,  comme  le  type  d'après  lequel  Ifi 
divinité  a  formé  rquivers.  Mais  Platon  avait  conçu  le& 
idées  comme  contemporaines  de  Dieu  même.  11  n^  les 
avait  point  personnifiées;  il  avait  assigné  le. siège  de. 
leur  existence  dans  l'entendement  divin.  Philon.  les 
^rsonniûe,  en  compose  son  premier  verbe,  oi^  Xo^^. 
qu'il  considère  comme  fils  de  Dieu,  .comme .l%fir^$^j 


1 


Hi  PHILMOMHE   AlICtBMlC. 

4e  6M  «olioB  «upH^me.  Le  second  verbe  est  le  Yei%e 
opértot  réellement  «ur  le  monde  sensible.  Chacune  de 
oes  trois  vertus  divines  fut  envoyée  comme  messagère 
pour  exéenter  ce  grand  ouvrage.  C'est  ce  qui  constittie 
la  trinité  de  TEtre  suprême ,  déjà  reconnue ,  mais  d'une 
manière  moins  absolue ,  par  Platon.  A  ces  emprunts 
dits  k  la  philosophie  transcendantale  de  Platon ,  Philon 
réunit  plusieurs  idées  empruntées  aux  traditions  orien^ 
taies.  On  en  trouve  un  exemple  dans  la  distinction 
fiiite  par  lui  de  l'homma  céleste  et  de  l'homme  terres* 
tf6  ;  dans  Thypothèse  de  cet  homme  primitif  »  qui  a 
servi  de  type  à  l'humanité  mortelle  »  hypothèse  qui  se 
mpproche  bie»  plus  de  la  notion  de  Zoroastre  que  de 
celle  de  iiaton. 

Philon  distingue  le^  deux  Ames,  Tune  raisonnable 
et  l'autre  privée  de  raison.  Il  attribue  à  la  premi^ 
trois  facultés,  l'entendement,  la  sensation,  la  parole; 
il  laisse  à  la  seconde  la  passion  et  les  afiBsetioas  seù- 
sibles.  «  L'entendement  est  non-seulement  un  esprit 
divin,  c'est  une  portion  inséparable  de  la  nature  même 
de  la  divinité.  Il  a  aussi  son  verbe ,  analogue  à  cehii  de 
DiM  ;  semblable  à  la  cire,  il  contient  en  lui  virtuellement 
toutes  les  formes.  L'âme  a  préexisté  au  corps  ;  elle  est 
libre.  Tantôt  revêtue  des  sens,  elle  n'aperçoit  que  les 
<AoBes  sensibles;  tantôt  s'élançant  par  un  essor  spontané, 
se  dégageant  des  organes  matériels,  elle  s'élève  à  la  vue 
des  choses  intelligibles.  C'est  à  cette  délivrance  des 
chaînes  du  corps  que  le  sage  aspire;  cette  lutte  contre 
les  sens  est  son  exercice.  C'est  par  la  contemplation 
que  l'homme  obtient  toutes  les  lumières  et  parvient  à 
toutes  les  vertus.  » 


Ni}viNiy8  d'Apamée ,  qui  qualifia  Platon  du  sumom 
de  MiM$^  aitiqm,  admit  en  partie  ces  innoyattoos.  U 
perfoctionaa  la  aoiion  de  la  triniié,  en  distinguant  dans 
r£tre  divin  incorporel j  d*abord  le  Dieu  primitif,  su* 
prftoie,  rintelligence  immuable^  éternelle  et  parfaite; 
SAGOndeaieat »  le*  créateur  du  monde,  le  démiurge , 
existant  dans  un  double  rapport,  avec  le  Dieu  primitif» 
wsmie  sott  fils,  et  avec  le  monde,,  comme  son  au- 
teur. Il  soutint  aussi  l'immatérialité  et  Timmorialité 
de  l'âme. 

GNOSTIQUES. 

Pédant  que  ces  érudits  juifs  essayaient  ainsi  de  con^ 
quérir  la  littérature  grecque,  d'autres  avaient  donné 
«fie  préférence  presque  exclusive  aux  traditions  de 
l'Asie.  C'étaient  les  Gnostiques,  ainsi  nommés  parce 
qu'ils  prétendaient  à  une  connaissance  supérieure  el 
Morète  de  l'être  divin  et  de  Toriginesdu  monde.  Quel- 
ques sectes  gnostiques,  en  adoptant  divers  dogmes 
ecientaux ,  restèrent  plus  ou  moins  fidèles  à  ceux  des 
luife;  d'autres  s'en  écartèrent  d'une  manière  plus  ou 
moins  ouverte.'  Quelques-unes  se  déclarèrent  les  en- 
semies  du  christianisme  naissant  ;  d'autres  lui  furent 
plus  funestes  en  essayant  de  l'envahir  :  elles  /portèrent 
le  germe  des  hérésies  qui  affligèrent  les  premiers  siècles 
de  l'Église. 

Simon,  auquel  on  attribue  la  premièci^propagation  de 
celte  doctrine,  appdée  par  St  Clément  d'Alexandrie 
9MoHflm  ^rimtaley  et  par  Eunape,  PhUosaphie  ch^L- 
dOque,  fut  surnommé  le  Magicien,  dénominatioa  qui 


460  PUILOSOPBIE   ANCltMfE. 

désignait  aloi*8  un  disciple  des  Mages ,  un  homme  initié 
aux  secrètes  traditions  de  l'Asie.  Il  se  montra  parmi  les 
Samaritains ,  qui  déjà  avaient  accueilli  un  mélange  dee 
dogmes  orientaux.  La  plupart  des  autres  chefs  des  di^ 
verses  sectes  gnostiques,  Basilides,  Yalentini  Gak- 
pocRATE ,  habitèrent  Alexandrie  ;  ils  y  arrivaient  de  la 
Perse  ou  de  la  Syrie. 

M  ANES  ou  Manl,  Persan  du  troisième  siècle,  l'aoteiir 
du  manichéisme,  fut  un  dos  plus  célèbres  :  il  développa 
le  système  oriental  des  deux  principes ,  de  deux  pré** 
miers  êtres,  un  bon  et  un  mauvais,  continuellement 
en  guerre  Tun  contre  Tautre.  UneaiUre  secte  de  gno- 
stiques reconnaissant  en  Dieu  le  principe  unique,  en 
firent  dériver ,  comme  d'une  source  de  lumière,  divers 
ordres  de  créatures  lumineuses  ou  d'esprits  autrement 
dits  jEons.  En  général^  le^  gnostiques  considéraîesi 
la  matière  comme  le  mauvais  principe,  et  la  formation 
même  du  monde  comme  une  chute  de  l'Être  divin  : 
hypothèse  qui  fut  une  des  causes  principales  des  erreurs 
dans  lesquelles  s'égarèrent  les  néoplatoniciens  d'Aler 
xandrie.  Autour  de  ces  dogmes  principaux  se.  grou- 
paient une  multitude  d'autres  idées  plus  exagérées  et 
plus  hasardées  les  unes  que  les  autres.  Chacun  leur 
donnait  pour  principe  une  révélation  supérieure*  tfi. 
général,  ô'est  l'imagination  qui  joue  le  principal  rôle 
dans  la  philosophie  des  Orientaux  ;  et  ils  aiment  à  se 
perdre  dans  leurs  hypothèses ,  appliquées  sans  cesse  à 
un  ordre  de  faii&  au-dessus  de  la  nature.  La  morale 
eut  aussi  à  souffrir  de  cette  manie  de  irèves  super- 
naturalistes ,  et  fut  travestie  en  im  étroit  et  iiôQuUeii^c 


TROISIÈME   ÉPOQUE.  161 

CABALISTIQUE. 

I 

La  doctrine  juive,  qui  s'est  transmise  jusqu'à  nous 
sous  le  nom  de  cabale,  a  une  extrême  analogie  avec 
celle  des  gnostiques«  Celte  doctrine  était  une  pré- 
tendue sagesse  divine,  propagée  et  perpétuée  parmi  les 
Juifs  par  une  tradition  secrète,  dont  l'histoire  est 
remplie  de  fables.  Elle  fut  enseignée  d'abord  par  Rabbi 
Akibha  et  son  disciple  SiméOin  ben  Jochai,  surnommé 
VÊtincelte  de  Moïse.  C'est  une  suite  de  récits  philoso- 
phiques, représentant  l'origine  de  toutes  choses  comme 
ouvrage  de  Dieu,  YEnsaphe,  ou  la  lumière  primitive 
d'où  sont  émanés,  selon  divers  degrés  de  perfection, 
dans  une  échelle  décroissante,  tous  les  êtres  de  la  na- 
ture. Tout  ce  qui  existe,  d'après  ce  système,  est  de 
nature  spirituelle,  et  la  matière,  même  le  charbon, 
n'est  au' une  condensation  et  un  obscurcissement  des 
rayons  de  la  lumière  ;  en  un  mot,  toute  substance  est 
divine. 

A  cette  doctrine  de  l'émanation  se  mêle  une  foule 
de  rêveries  sur  les  démons,  auxquelles  se  rattache  la 
magie;  sur  les  quatre  éléments  des  âmes,  sur  leur 
formation  et  leur  origine;  enfin,  sur  l'homme  consi- 
déré comme  microcosme  (1),  et  cette  idée  donne  lieu 
à'  un  prétendu  moyen  de  connaissance  par  l'extase.  De 
là,  la  théurgie,  les  pratiques  de  la  divination,  de  la 
mantique,  tous  les  genres  de  superstitions.  Enfin  on  se 
crut  en  communication  habituelle  avec  les  génies  d'un 
ordre  supérieur  ;  on  crut  pouvoir  emprunter  leur  puis 

(1)  Monde  eo  abrégé. 

H 


^62  PËILOSOPHIE   ANCIENNE. 

saace ,  et  toutes  les  fables  des  prétendus  thaumaturges 
furent  aussi  généralement  que  facilement  adoptées  : 
triste  mais  inévitable  conséquence  de  ces.  téméraires 
doctrines  1 

NÉOPLATONISME  MYSTIQUE 

DES    ALEXANDRINS. 

Le  platonisme  enseignait  un  seul  Dieu ,  esprit  put , 
.   éternel,  immuable,  immense,  tout-puissant  ;  Dieu  de 
bonté  et  de  justice,  qui  voit  et  prévoit  tout,  qui  gou*- 
verne  en  Père  ce  monde  \ivant;  Fils  de  Dieu,  créé 
par  une  pensée  de  son  intelligence  (1) ,  d'après  un 
monde  idéal,  seul  vrai,  seul  incorruptible;  la  spiri- 
tualité et  l'immortalité  de  l'âme,  ouvrage  du  môteufr 
suprême,  et  qui  apporte  avec  elle  sur  la  terre  les  idées 
innées  des  premiers  principes;  les  récompenses  et  les 
peines  de   l'autre  vie  ,  représentées  allégorîquemènl 
dans  le  Phèdre^  le  dixième  livre  de  la  RépubUque ,  le 
Tliédon  et  le  Timée  ;  par  des  fables  orientales  et  quelques 
Idées  de  Pylhagore  et  des  Brachmanes ,  sur  la  métem- 
psycose, ou  les  différentes  migrations  de  Celles. des 
âmes  qui,  pendant  leur  exil  terrestre,  ont  oublié  leur 
céleste  origine.  11  commande  la  charité  ou  l'amour  dfe 
Dieu,  souverain  bien  de  l'homme,  la  foi,  l'espérSnce, 
le  culte  et  la  prière  (2). 

(i)  Celte  Trinité  de  Platon  est  développée  avec  beaucoup  de  sa^cUé  par 
le  Père  Mourgues,  Plan  ihtologique  du  Pjtfiagorisme ,  lom.  1  »  pag.'il9» 
On  peut  consulter  tà-dessus  Cudwérth,  Système  inUUecL^  iM.  &,9A|^9I» 
et  les  auteurs  cités  par  Fabricius,  Biblioth.  gr, ,  tom.  li ,  page  39. 

(2)  Pensées  de  Platon ,  trad.  de  M.  Jos.  V.  Leclerc. 


Mm  ces  hautes  et  nobles  ^îlés,  disÉ^tniniton  dans 
de  nombreux  ouvrages,  et  ex|hriaiées  le  plus  souvent 
sous  des  fornaes  ol»oures  et  allégoriques ,  n'étaient  ac- 
cessibles qu*à  quelques  iuteUigences  {urivilégiées  et  pré- 
parées par  de  longues  et  de  pénibles  ét«Mies.  La  reiigÎMi 
du  Christ  vint  les  enseigiier  à  tous  les  boxmnes  9  sous 
une  forme  simple  et  vulgaire  :  elle  s'^adressak  au  cœur, 
elle  fut  bientôt  comprise ,  et  le  monde  ne  tarda  pas  à 
devenir  sa  conquête.  Cette  :coxrfbrniité  que  nous  avons 
remarquée  entre  la  religion  de  Platon  ^t  les  principaux 
dogmes  chrétiens,  devait  nécessairement  donner  une 
grande  importance  au  platonisme.  Plusieurs  Pères  de 
l'Église,  en  effet,  pour  faire  accueillir  tkeMrèuseMomvelle 
à  ceux  des  philosophes  païens  qui  résistaient  ^enoore^ 
cherchèrent  un  appui  dans  la  religion  du  éisdfile  4e 
Socrate.   St  Justin,  le  premier  des  Pères  gceos,  aUa 
même  jusqu'à  dire  que  ce  qui  avait  été  autrefois  révélé 
à  Soorate  par  le  Verbe ,  l'avait  été  depuis  aux  barbares 
par  le  même  Verbe  qui  s'était  fait  homme,  et  qu'on 
avait  nommé  le  Christ.  La  philosophie  grecque  «devait 
donc  tôt  ou  tard  venir  se  fendre  et  se  perdre  dans  le 
christianisme  :  mais  elle  ne  pouvait  tout-à^soup  se 
renier  elle-^môme,  abdiquer  ses  droits,  et  se  soumettre 
sans  combat.  La  lutte  fut  longue  et  soutenue  de  part 
et  d'autre  avec  ardeur.  L'esprit  grec  avant  de.suo- 
comber  jeta  un  dernier  et  brillant  édat  dans  L'icoif 
d'Alexandrie. 

Four  opposer  une  digue  assez  puissante  à  la  .religion 
nouvelle,  les  philosophes  d'Alexandrie  avaient  besoin 
d'unir  entre  elles  toutes  les  parties  de  la  philosophie 
grecque.  La  baseaxclusive  d'une  des  écoles  partiailièrea 


464  raaosoraœ  ancienne. 

ne  saffîsait  plus  à  Tesprit  humain ,  agrandi  par  le  corn* 
bat  et  l'anarchie  des  anciens  systèmes ,  et  par  les  com- 
munications nouvelles  avec  l'Egypte,  la  Perse,  et  ce 
môme  Orient  qui  avait  déjà  fourni  à  la  Grèce  ses  pre- 
mières inspirations.  Le  progrès  des  temps ,  trois  siècles 
de  critique,  le  goût  et  l'érudition,  la  diffusion  des 
connaissances,  l'état  général  du  monde,  les  conquêtes 
d'Alexandre  et  de  Rome,  comme  capitale  de  la  civili- 
sation^ toutes  les  religions  et  toutes  les  doctrines  se 
rencontrant  perpétuellement  daqs  ce  rendez-vous  de 
tous  les  peuples,  tout  imposait  à  l'esprit  grec  la  nécessité 
de  s'élever  à  un  point  de  vue  universel,  en  restant 
fidèle  à  lui-même ,  c'est-à-dire ,  aux  idée^  de  Platon  et 
à  la  méthode  d'Aristote.  La  philosophie  grecque  à 
Alexandrie,  à  l'époque  on  nous  nous  trouvons,  devait 
donc  être  éclectique,  et  elle  le  fut. 

Nous  avons  eu  déjà  occasion  de  remarquer  combien 
Aristote  se  rapprochait  de  Platon,  chaque  fois  qu'il 
traitait  des  vérités  générales ,  absolues ,  nécessaires , 
et  d'indiquer  l'analogie  qui  existait  entre  les /ormes  de 
l'un  et  les  idées  de  l'autre.  Il  suffisait  donc  de  séparer 
les  deux  Aristotes  (car  il  y  avait  en  effet  deux  systèmes 
dans  sa  doctrine  ) ,  d'exclure  celui  qui,  dans  le  domaine 
des  connaissances  positives,  avait  proclamé  l'autorité 
de  l'expérience,  et  de  s'attacher  à  celui  qui,  dans  la 
région  de  la  métaphysique,  n'admettait  que  les  axiomes 
universels,  de  lui  emprunter  les  dcûnilions  de  la  sub- 
stance, de  l'essence,  la  notion  de  l'entéléchie,  pour 
établir  entre  son  maître  et  lui  cet  accord  qu'il  avait 
mis  tant  de  soin  à  désavouer.  L'ontologie  d'Aristote 

ravitait  tout  entière  vers  le  nouveau  platonisme. 


TROISIÈME   ÉPOQUE.  165 

Mais  l'éclectisme  ne  fut  pour  Técole  d' Alexandrie 
qu'un  but  avoué  et  pour  ainsi  dire  extérieur;  le  carac- 
tère véritable  de  sa  philosophie,  c'est  le  mysticisme 
religieux.  Son  but  étant  un  but  religieux ,  le  cœur  de 
sa  philosophie  devait  donc  être,  et  est  en  effet  une 
théorie  des  attributs  de  la  divinité  et  de  ses]  rapports 
avec  le  monde  ;  c'est-à-dire  y  une  théodicée.  Cette 
théodicée  est  bien  peu  connue  :  le  savant  Brucker  (1), 
qui  n'en  a  point  saisi  toute  la  profondeur,  la  juge  avec 
une  prévention  continuelle;  quoique  Buhle  soit  un 
peu  moins  injuste  envers  elle,  ce  qu'il  en  dit  est  en- 
core bien  insuffisant,  et  Ton  peut  dire  que  l'histoire 
philosophique  des  quatre  premiers  siècles  après  J.*G« 
est  encore  à  faire. 

Gomme,  en  nous  renfermant  dans  les  limites  que 
nous  avons  dit  nous  tracer  danà  cet  ouvrage ,  il  nous 
serait  impossible  d'exposer  d'une  manière  daire  et 
intelligible  les  idées  et  les  doctrines  particulières  à 
tous  les  philosophes  de  cette  époque ,  nous  croyons 
devoir  donner,  avant  tout,  une  esquisse  rapide  de 
cette  théodicée  (2) ,  qui  est  le  point  commun  autour 
duquel  tous  les  philosophes  alexandrins  semblent  se 
rallier^  et  qui,  une  fois  bien  comprise,  jettera  peut- 

« 

être  quelque  jour  sur  les  travaux  qui  appartiennent 
plus  spécialement  à  chacun  d'eux. 

(1)  n  donne  à  la  philosophie  des  alexandrins  les  noms  de  Seniina  et  dé 
Cenio  versUolor, 

(2)  Nous  en  empruntons  l'appréciation  à  M.  V.  Cousin  /qni  a  promis  de- 
puis longtemps  un  travail  spéeial  sur  celte  école  d'Alexundrie ,  pour  laquelle 
il  a  déjà  tant  Ait,  soit  par  son  édition  des  Œuvres  de  Produs ,  soit  par  les 
diflérenis  morceaux  dont  se  composent  ses  nouveaux  fragments  philos^ 
phiques. 


Selon  les  alexandrim,  le  principe  enitersel  des 
chMee,  Dieor^  est  T unité  absolue,  1* unité  sans  aucun 
mélange,  sans  aucune  diiision  avec  elle-même  :  or 
rnnilé  absolue  ne  peut  aToir  d'attributs,  de  qualités  » 
de  modifications,  car  tout  cela  la  difriserait;  son  exis- 
tence se  réduit  nécessairement  i  l'esBence  pore.  Mais, 
c{uoi  t  sommes-nous  revenus  au  Dieu  de  Parménide,  à 
runité  éiéatiqne,  i  cette  unité  abstraite,  sans  attributs 
et  sans  qualiiéSi  qui  indiCTéremment  devient  la  substance 
^ritudle  de  Tâme  humaine  et  le  sujet  de  toutes  les 
modiications  possibles  de  la  matière,  d'une  motte  de 
terre,  comme  de  l'âme  de  Caton  ?  Nm  ,  grice  à  Dien^ 
il  n'en  est  rien,  il  n'y  aurait  point  eu  de  progrès  dans 
la  philosophie  grecque,  si  Alexandrie  eût  reproduit 
É16e>  si  Ammonius  Saocas  et  Plotia  n'euasem  été  que 
Parménide  et  Zenon.  Aussi,  sdonréoole d'Alexandrie, 
Bfleu  n'est  pas  seulement  Tessencé  pure,  c'est  aussi 
l'intelligence;  c'est  l'intelligence  absolue ,  aussi  absolue 
foe  l'inteHigence  peut  l'être  :  car,  il  faut  btenleremir- 
ftfer,  i'imelligence  réduite  à  sa  plus  simple  expressioa 
Mppoie  encore  qu'il  y  a  intelligence  de  quelque  chose; 
par  exemfrie ,  ^intelligence ,  la  connaissanee  de  Dieu  par 
hli-même.  Or ,  c'est  li  la  plus  simple  expression  de  l'in^ 
teHigenee  ;  et  teBe  est  en  efifet  l'intelHgence  divine ,  selon 
l'école  d'Alexandrie.  Le  Dieu  des  alexandrins  possède  à 
son  second  degré,  dans  son  second  point  de  vue,  l'attribut 
de  l'intelligence.  Il  en  possède  encore  un  autre  ;  il 
doit  être  conçu  comme  ayant  en  soi  la  puissance, 
celte  puissance,  celte  activité,  qui  est  l'activité,  la 
puissance  créatrice^  Telle  est  la  Trinité  alexandrine  : 
Dieu  en  soi.  Dieu  comme  intelligence.  Dieu  conn 


ViQMiJ^CK.  Oo  ne  voit  pas  facilemeat  ce  qui  niaAfiie  à 
dttte  tbéodiçée  ;  cepeodant  elle  renferoie  dans  son  seiii 
QM  wrrwr  fondamentale. 

Omv  >  comme  intelligence,  admet  en  soi  une  division  : 
Uiur  (Nd.  ne  se  connaU  qu'en  se  prenant  comme  objet 
de  M  .propre  conns^issance;  et  l'attribut  de  Tintelligence 
introduit  nécessairement  dans  l'essence  de  l'unité  dif 
YiM»  la  dualitéi,  condition  de  la  peasçe^  caractère  d^ 
la  coitsciçnce.  Ou  il  faut  se  résigner  à  un  Dieu  sai^ 
pObsçiepc0»  ou  il  faut  consentir  à  la  dualité  dans  l'unité 
primitive.  Il;  ^flus  :  Dieu  n'est  puissance,  puissance 
pro4u«tivQ9  qu'^  la  condition  de  produire  inépui^- 
lllejneot^  de  puiduire  indéfiniment;  la  puis9ançe  in- 
troduit dçiUQ  encore  dans  l'agent  qui  la  posséda  e| 
Vw^rQe»  I9  mt^tiplicité  indéfinie.  Mais  le  Dieu  d'Alexfoi-* 
ikie  avait  été  posé  d'abord  comme  l'unité  absolue  i 
l|uay(WJl  donc  h  philosophie  d'Alexandrie  lui  ajoute  sa- 
gement l'intelligence  et  la  puissance,  elle  ajoute  I9. 
dualité  et  la  multiplicité  à  l'unité. 

Or  f  voici  le  principe  de  toute  erreur  dans  cette  phir 
Iftsophie  :  selpn  elle,  la  multiplicité,  la  diversité,  et 
la  du^Uté  qui  commence  la  diversité ,  est  inférieure  4 
l'u^t^é.almïolue;  d'où  il  suit  que  Dieu  comme  être  pur, 
SçmW  ^^t^Qce,^  est  supérieur  à  Dieu  comme  cau««, 
CQinine  intelligence  et  comme  puissance  ;  d'où  il  «ait» 
W  génér^4  que  la  puissance  et  l'action,  l'intelligence 
et  la  pensée  sont  inférieures  i  l'existence  en  sof ,  ^ 
l'uwté  ab^lue« 

Yçiçi  cj^uellest  sont  les  conséquences  immédiates  de 
e^tp  ^rrèur  capitale,  que  nous  verrons  plus  d'une  fois 
9e  t!Vffodifm  dw»  h  wiifi^é 


468  raiLosonoE  ancisnne, 

L*intelligence  et  la  puissance,  engendrant  la  dnafité 
et  la  diversité,. sont  déclarées  inférieares  à  Tétre  en 
soi.  Or,  qu'est-ce  que  le  monde?  Le  monde  des  alexan- 
drins n*est  pas  une  simple  formation ,  comme  le  monde 
du  stoïcisme;  c'est  une  irraie  création,  une  création 
de  Dieu.  Donc  le  monde  des  alexandrins  est  plein 
d'intelligence  et  de  vie;  il  est  beau,  harmonieux,  im« 
mortel  comme  celui  qui  l'a  fait.  Mais  en  même  temps 
il  est  clair  qu'il  est  plein  de  diversité  et  de  multiplidté; 
donc  il  est  inférieur  à  son  principe;  le  monde,  la  créa-' 
tion  est  donc  une  chute.  Si  les  alexandrins  eussent  été 
conséquents ,  ils  eussent  été  jusqu'à  dire  que  Dieu  eût 
mieux  fait  de  ne  pas  créer  le  monde;  alors  il  leur  aurait 
fallu  accuser  Dieu  et  sa  nature ,  car  cette  nature  est  pré- 
cisément telle,  qu'étant  intelligence  et  puissance  aussi 
bien  qu'unité,  et  cause  aussi  bien  que  substance,  die 
ne  pouvait  pas  ne  pas  projeter  hors  d'elle-même  la 
variété  et  le  monde. 

De  même  que,  dans  la  théodicée  des  alexandrins. 
Dieu  considéré  comme  une  pure  essence  est  au-dessus 
de  Dieu  considéré  comme  puissance  et  intdligence  ;  de 
même,  dans  leur  psychologie,  l'âme  humaine  consi- 
dérée comme  essence  pure  doit  être  supérieure  à  Tâme 
considérée  comme  intelligence.  La  première  et  la  plus 
noble  de  ses  facultés  consiste  donc ,  selon  eux ,  dans 
la  capacité  qu'elle  possède  de  s'élever  au-dessus  de 
l'intelligence.  Elle  y  parvient  au  moyen  d'une  opération 
que  les  alexandrins  appellent  la  simpl^ication,  c'est- 
à-dire  la  réduction  de  l'âme  à  l'état  d'essence,  d'essence 
pure,  sans  pensée,  sans  intelligence,  ramenée  à  f  unité. 
Et  quelle  est  cette  opération  qui  nous  fait  arriver  à 


TROISliME   ÊMQUE.  i09 

eMte  simplification ,  à  cette  réduction  de  rame  à  l'état 
d'essence,  à  T unité?  L'extase.  Ce  mot  viejfit  d^  alexan- 
drins, parce  que  la  théorie  a  été  pour  la  première 
foi»  régulièrement  constituée ,  et  élevée  au  rang  et  à 
l'aQlorité  d'une  théorie  philosophique,  dans  l'école 
d'AJexandrie. 

Cette  psychologie  des  alexandrins  dérivait  de  leur 
théodicée;  elle  se  rattachait  à  leur  dernier  but,  qui 
était,  nous  le  répétons,  un  but  religieux.  La  religion 
est  l'union  de  l'homme  à  Dieu.  L'union  de  l'homme  à 
Dieu  se  fait  par  la  plus  grande  ressemblance  de  l'homme 
à  Dieu  ;  or,  dans  l'école  d'Alexandrie,  Dieu  étant  conçu 
comme  unité  absolue,  l'homme  ne  peut  lui  ressembler 
qu'à  la  condition  de  se  faire  lui-même  unité  absolue. 

Platon  avait  dit  que  l'homme  doit  ressembler  à  Dieu, 
et  qu'il  y  ressemble  le  plus  possible  par  la  pensée,  par 
les  idées;  car,  comme  on  doit  se  le  rappeler,  le  Dieu 
de  Platon  est  la  substance  des  idées.  Yojlà  u;i  Dieu 
intelligent;  aussi  la  morale  platonicienne,  bien  que 
trop  contemplative ,  ne  proscrit  ni  l'action,  ni  la  science. 
Hais,  au  lieu  du  Dieu  de  Platon ,  dont  les  idées  sont 
l'ialtribut,  l'école  d'Alexandrie  met  un  Dieu  dont  le  type 
est  l'unité  absolue  :  de  là  une  morale  et  une  religion 
toutes  différentes,  une  morale  et  une  religion  ascétiques. 
Platon  avait  proposé  la  ressemblance  de  l'homme  à 
Dieu  ;  c'était  assez ,  ce  semble.  L'école  d'Alexandrie 
propose  l'unification  de  l'homme  avec  Dieu,  c'est-à- 
dire  la  destruction  de  toute  humanité;  car  si  l'homme', 
en  essayant  de  ressembler  à  Dieu,  s'élève  au-dessus 
des  conditions  ordinaires  de  l'existence  >  il  ne  peut 


s^ttiiir  atec  l^ièu  qu'en  s'y  absprkant,  en  se  détrainuM 
tttî-méme. 

Cet  aperçu  de$  principes  qui  servaient  de  base  an 
mysticisme  des  aleiandrins  doit  faire  prévoir  à  quels 
égarements  il  se  laissera  nécessairement  entraîner.  Les 
premiers  philosophes  qui  l'enseignèrent  surent  d'abord 
sTen  garantir.  Nous  verrons  leurs  successeurs  tomber , 
#eKeèi  en  excès ,  dans  les  plus  absurdes  superstilioM* 

AUHONICS  SAGCAS. 

CTest  à  Ammonius  d'Alexandrie,  homme  d'une  mm» 
sance  obscure,  réduit  à  gagner  sa  vie  dans  Tétat  da 
portefaix  (  de  là  son  surnom  de  Stwcas  ) ,  que  les  bis* 
toriens  font  remonter  la  création  de  Técole  néoplale^ 
sïctenne.  Possédant  au  plus  haut  degré  le  désir  de  sa* 
voir 9  le  talent  et  l'enthousiasme,  il  sut  communiquer 
Fardeur  dont  il  était  animé  à  plusieurs  philosophes 
distingués ,  entre  lesquels  se  distinguent  HARBNNiua, 
OiUGÈfiE  et  PLOTiif.  Il  avait  lu,  médité  Platon  et  Arta« 
tote;  il  avait  conçu  l'espoir  de  les  réconcilier ,  entreptiae 
déjà  tentée  plusieurs  fois  avant  lui.  <  Il  n'y  a  qu'une 
vérité,  disatt-il  ;  d'aussi  grands  génies  ne  peuvent 
manquer  de  s'être  rencontrés  en  la  cherchant.  »  Les 
trois  derniers  de  ses  disciples ,  que  nous  venons  de 
nommer,  s'étaient  promis  de  tenir  sa  doctrine  secrète  ; 
le  premier  viola  l'engagement  contracté  ;  les  deux  autres 
suivirent  son  exemple. 

Le  célèbre  Longin,  l'auteur  du  Traité  du  Sublime, 
qui  enseigna  la  littérature  grecque  à  l'infortunée  Zé- 
nobîe ,  et  qui  périt  victime  de  son  dévoAment  à  cette 


mne ,  âtait  re^u  les  leçons  d^ Ammenius.  Cepiodut  ft 
se  prononça  contre  Firroption  tfn  mystieisaie  dans  ki 
philosophie. 


wLimn. 


n  n'en  futpas  de  mène  du  plus  illustre  des  disciplea 
d'Ammomus^  de  celui  qui  régularisa  et  développa  avec 
autant  de  profiMideur  que  d'enthousiasme  cet  éclectisme 
mystique ,  dtet  on  peut  le  regarder  comme  le  véritable 
auteur.  Plotin  naquit  à  LycopoUs  en  Egypte»  vers 
l'année  205  de  l'ère  chrétienne ,  sous  le  régne  de  l'em- 
jiereur  Alexandre  Sévère.  On  ignore  le  lieu  de  la  nais- 
sance et  la  condition  de  ses  parents*  Il  cachait  lui- 
même  son  origine  et  tout  ce  qui  avait  rapport  aux  cir- 
constances de  sa  naissance  ;  honteux  ^  à  ce  que  disent 
ses  disciples  y  de  ce  que  le  Démon  céleste  qui  habitait 
ion  corps  eût  été  contraint  d'abandonner  sa  haute  sphère 
pour  descendre  sur  le  globe  terrestre.  Le  goût  décidé 
de  la  philosophie  se  développa  fort  tard  chez  lui.  Il 
avait  atteint  l'Age  de  vingt-huit  ans ,  quand  il  commença 
pour  la  première  fois  à  rechercher  les  leçons  des  phi- 
losophes des  diverses  écoles  ^  mais  il  n'y  trouva  rien 
qui  pût  le  satisfaire.  Motin ,  dit  son  biographe  et  son 
disciple  Porphyre^  revenait  toujours  triste  et  chagrin 
des  écoles  philosophiques  qu'il  fréquentait  dans  la  ca- 
pitale de  l'Egypte,  lin  de  ses  amis  le  conduisit  à 
Ammonius^  et  dès  qu'il  l'eut  entendu,  il  s'écria  :  «  Voili 
celui  que  je  cherchais  (1).  »  En  dfet  il  adopta  et  suivit 
sa  méthode  dans  son  propre  enseignement.  Tous  deux 


472  PHILOSOMIE    ANCIENNE. 

sympathisèreot  parfaitement  quant  à  la  manière  de 
sentir  et  de  philosopher.  Piotin  suivit  les  leçons  d'Am- 
roonius  pendant  onze  années,  au  bout  desquelles , 
enthousiasmé  des  louanges  que  son  maître  prodiguait 
si  souvent  à  la  sagesse  des  Mages  et  des  Brames,  il 
résolut  de  faire  un  voyage  en  Orient  et  de  puiser  la 
sagesse  à  la  source  même.  Il  profita  de  Toccasion  que 
la  guerre  de  l'empereur  Gordien  contre  les  Perses  lui 
offrait.  Il  prit  donc  du  service  dans  Tarmée  romaine , 
à  l'âge  de  trente-neuf  ans,  mais  manqua  totalement 
son  but ,  parce  que  l'expédition  ne  réussit  pas  ;  et  il  se 
rendit  à  Rome  avec  les  débris  de  l'armée. 

Là,  il  ne  tarda  pas  à  feire  une  vive  sensation.  Il 
portait  le  costume  des  anciens  pythagoriciens^  s'abste- 
nait de  tous  les  aliments  tirés  du  règne  animal ,  observait 
des  jeûnes  fréquents  et  austères ,  et  se  retirait  dans  la 
solitude  pour  s'y  livrer,  sans  être  troublé ,  à  ses  con- 
templations philosophiques.  Pendant  dix  années  qu'il 
professa,  ses  leçons  attirèrent  un  concours  extraordi* 
naire  d'auditeurs.  Une  philosophie  telle  que  celle  que 
nous  avons  exposée  plus  haut,  supposant  une  force 
singulière  d'abstraction  et  des  efforts  inouïs  d'imagi* 
nation ,  le  forçait  d'observer  sévèrement  les  lois  de  la 
tempérance  et  de  la  continence.  Elle  lui  fiiisait  envisager 
avec  indifférence  les  plaisirs,  les  avantages  et  les  jouis- 
sances de  la  vie  de  ce  monde.  Il  n'estimait  et  n'aimait 
dans  chaque  homme  que  le  Démon  divin  qui  l'anime. 
Ses  aimables  qualités  lui  acquirent  l'estime  de  la  cour 
et  la  faveur  de  l'empereur  Galien,  qui  lui  donna  l'em- 
placement d'une  ville  ruinée  dans  la  Gampanie,  afin 
qu'il  la  fit  rebâtir  et  qu'il  y  établit  une  république 


TROISIÈME  ÉPOQUE.  473 

semblable  à  celle  de  Platon.  La  nouvelle  ville  devait 
porter  le  nom  de  Platonopolis  ;  mais  le  projet  demeura 
sans  exécution. 

Plotin,  livré  tout  entier  à  Tenthousiasme  et  à  l'exal- 
tation religieuse ,  se  donnait  à  peine  le  soin  d'écrire 
ses  leçons;  ses  idées  s'échappaient  comme  par  torrent, 
mais  avec  peu  d'ordre ,  avec  une  extrême  concision  et 
sous  une  forme  à  peine  ébauchée.  Porphyre,  qui  avait 
suivi  ses  conférences,  qui  était  admis  à  sa  confiance 
intime ,  reçut  de  son  maître  la  mission  de  mettre  en 
ordre  ses  écrits.  Il  les  a  distribués,  en  y  joignant  quel- 
ques commentaires,  dans  les  Ennéadesy  ouvrage  que 
nous  avons  en  entier,  et  qui  est  l'un  des  monuments 
les  plus  importants  et  les  plus  curieux  de  la  philosophie 
ancienne;  c'est  le  traité  le  plus  complet  comme  le  plus 
abstrait  et  le  plus  étonnant  de  métaphysique  transcen-t 
dentale  et  de  mysticisme  religieux* 

L'ordre  cfue  Porphyre  a  prétendu  porter  dans  Tex^ 
position  de  cette  doctrine  n'est  qu'apparent.  Les  roa^ 
tières  y  rentrent  sans  cesse  les  unes  dans  les  autres. 
L'ouvrage  est  distribué  en  six  Ennéades  ;  chaque  en- 
néade  est  composée  de  neuf  livres  :  la  première  em- 
brasse essentiellement  les  objets  moraux;  la  seconde, 
la  physique  ;  la  troisième,  des  considérations  générales 
sur  les  lois  de  l'univers  ;  la  quatrième  concerne  l'âme 
humaine;  la  cinquième  a  pour  objet  l'intelligence;  la 
sixième  et  dernière  est  une  sorte  de  résumé  de  la  doc- 
trine entière. 

Ces  six  Ennéades  forment  trois  corps  :  le  premier 
comprend  les  trois  premières  ennéades;  le  second,  la 
quatrième  et  la  cinquième;  le  troisième,  la  sixième. 


iH  PHILMOMIE  AKCiElliNE. 

OaM  06H6  divisioD^  Paq)liyre  avait  aifecté.de  se  fiervir 
des  qttitre  noavbres  mysiérieuK  d6  60q  éoole  :  VwiUé , 
la  dyade,  la  triade  et  Vennéade. 

C'est  dans  les  ouvrages  de  Plotia  que  la  philosc^hie 
des  aleiandrins ,  teUe,  i  peu  de  dUTéreaoe  ftès,  que 
aotts  l'avoBs  exjiosée,  se  trouve  caractérisée  le  plus 
Aettemeat.  L'historien  Buble,  qui  le  traite  d'ailleurs 
avec  tant  de  sévérité ,  regarde  eependant  son  système 
comme  on  chef-d'œuvre  de  philosophie  traosoendentale. 
Maïs  œtle  contemplation  de  l'absolu,  cette  simplification 
de  l'âme,  cette  opération  de  l'extase,  au  moyen  de 
laquelle  elle  peut  s'unir  à  la  divinité^  devak  nécessai- 
rement entraîner  hors  des  bornes  de  la  raison  la  bouil- 
lante imagination  de  Plotin»  Aussi,  quoiqu'on  n'ait  pas 
il  lui  reprocher  les  extravagances  dans  lesquelles  tom* 
lnèrent  ses  successeurs ,  chez  lesquels  la  théurgie  et  la 
magie  ne  tardèrent  pas  à  dominer,  on  ne  devra  pas 
<^ublier  qu'il  se  vantait  d'avoir  été  honoréfdeux  Ibis  de 
la  vue  de  Dieu. 

POHPHYEK. 

Porphyre,  né  en  233,  à  Balanea,  colonie  des  Tyriens 
en  Syrie,  s'appelait  Malchus  en  langue  syriaque.  Il 
étudia  d'abord  sous  Longin ,  probablement  à  Athènes, 
où  ce  critique  distingué  s'illustra  comme  professeur.  A 
cette  école  il  puisa  le  goût  d'une  diction  lucide  et  pré- 
cise, et  ces  habitudes  de  saine  critique  qu'il  transporta 
depuis  dans  la  philosophie.  Après  s'ôtre  distingué  dans 
sa  patrie,  le  désir  de  voir  Rome  l'amena  «dans  cette  ville, 
où  il  fit  la  connaissance  de  Plotin,  Dès  lors  sa  destinée 


TROISIÈME    ÉPOQUE*  17fi 

fot  fixée  et  il  se  livra  tout  e&tîer  à  la  philosophie.  Um 
imagination  brûlante  et  un  tempérament,  mélancolique 
lo  dieposalent  éminemment  à  une  philosophie  semblable 
à  celle  de  Plotin.  Gomme  il  croyait  s'ôtre  plongé  dans 
l'étal  d^eKtase,  condition  indispensable  pour  bien  phi-  * 
lofopher ,  il  était  convaincu  de  la  réalité  des  fantômes 
que  sa  tète  exaltée  enfentait.  Aus^  parait-il  pônétné 
de  la  foi  la  plus  vive,  quand  il  raconté^  apparitions 
que  son  maître  a  eues  ^  et  les  miracles  qu'il  a  opérés^ 

11  avait  médité  les  ouvrages  des  anciens  Sages,  et 
spécialement  ceux  de  Platon  et  d'Aristote.  Nous  avons 
encore  de  lui  des  contmentaires  sur  les  écrits  du  phi- 
losophe de  Stdgyre.  Son  introduction  aux  -Catégories 
d'Âristote  a  exercé  une  influence  très-puissante  sur  la 
philosophie  du  moyen- âge. 

La*  philosophie  d'Alexandrie  trouvait  alors  dans  les 
gnostiqueset  les  chrétiens  des  antagonistes  redoutables* 
Porphyre  attaqua  les  uns  et  les  autres.  Le  combat 
qu'il  eut  à  soutenir  contre  les  premiers  n'était  pas  trèa- 
dangereux  ;  celui  dans  lequel  il  s'engaga  contre  les 
seconds  était  plus  périlleux  et  plus  pénible. 

•Porphyre  adopta  toutes  les  idées essentiellesde  Plotin; 
il  essaya  seulement  de  compléter  les  différentes  parties 
de  son  système ,  dé  les  éclaircir ,  et  de  les  établir  sur 
des  bases  plus  solides. 

Platon  avait  dit  que  les  âmes  des  animaux  ont  aussi 
de  rintëlligence ,  parce  que  l'essence  de  l'âme  est  -pai^ 
tout  similaire.  Porphyre  tenta  de  consolider  ce  dogme, 
en  l'appuyant  de  raisons  empiriques  qu'il  emprunta  à 
Aristote,  à  Straton  le  physicien  et  à  Plutarque.  Gomme 
son  maître  aussi,  il  soutint  que  l'âme  est  simple,  îo« 


i76  PUILOSOPHIE    AJ^CIENNE. 

divisible  et  sans  espace;  mais,  au  lieu  d'accorder  que 
le  corps  en  est  le  lieu ,  il  prétendit  qu'il  n'y  a  entre 
eux  qu'un  simple  rapport,  sans  [que  l'âme  soit  réelle- 
ment mêlée  avec  le  corps.  Ce  rapport  dépend  de  ce 
qu'il  émane  de  Tâme  une  force  qui  détermine  le  ccMrps  : 
or  cette  force  n'est  qu'une  force  subalterne  de  rame  ; 
elle  a  une  étendue  idéale,  en  vertu  delaqueUe  elle  est 
susceptible  d%s'unir  au  corps.  L'âme  peut  agir  aussi 
à  distance,  et  le  contact  corporel  n'est  pas  nécessaire 
pour  cela ,  puisqu'elle  est  sans  étendue  et  sans  parties, 
et  peut  en  conséquence  exister  partout.  11  perfectionna 
également  la  doctrine  des  démons  ou  génies  inlermé* 
diâires  entre  l'homme  et  la  divinité. 

JAMBLIQUB. 

Jambliquë  ,^né  à  Chalcis  en  Gœlé-Syrie,  d'une  fa- 
mille riche  et  puissante,  ne  fut  pas  le  successeur  im- 
médiat de  Porphyre;  entre  eux  est  Anatalius,  sur 
lequel  les  historiens  ne  nous  apprennent  rien  de  positif. 
Jamblique  vivait  sous  Constantin.  Déjà  la  croyance  à 
la  magie,  à  la  théurgie,  aux  miracles,  et  à  la  possibi- 
lité d'entretenir  un  commerce  intime  avec  les  esprits 
supérieurs  ,  non-seulement  était  répandue  parmi  les 
chrétiens,  mais  encore  avait  gagné  les  plus  célèbres 
philosophes  païens.  Peut-être  Jamblique  profita-t-il  à 
dessein  des  dispositions  de  son  siècle,  et  ne  fut-il  qu'un 
imposteur;  mais  peut-être  aussi ,  et  cette  dernière 
opinion  est  bien  plus  vraisemblable,  ne  fut-il  induit  en 
erreur  que  par  les  conséquences  des  idées  mystiques 
qu'il  avait  embrassées.  II  ne  se  borna  pas,  en  effets  à 


TROISIÈME    KPOQLË.  i77 

embrasser  le  système  de  Plotin  ;  mais  il  tomba  bientôt 
dans  toutes  les  extravagances  dont  ses  prédécesseurs 
s'étaient  en  grande  partie  préservés.  Le  mysticisme 
devint  la  règle  de  sa  conduire  ;  et  c'est  a  cette  circon- 
stance., bien  plus  qu''à  son  mérite  philosophique,  qu'il 
dut  la  haute  réputation  dont  il  jouit.  Il  ne  fut  en  phi- 
losophie qu'un  compétiteur  assez  médiocre.  Dans  sa 
Yie  de  Pythagore ,  il  peint  le  sage  de  Samos  comme  un 
magicien.  11  s'était  proposé  dans  cette  Yie  d'établir  un 
anneau  de  la  chaîne  qui,  suivant  les  vues  des  nouveaux 
platoniciens ,  devait  rattacher  leur  doctrine  à  l'ancienne 
philosophie  des  Grecs,  ot,  par  celles-ci ,  aux  anciennes 
traditions  de  l'Asie.  Il  reçut  le  titre  de  Divin,  titre  que 
les  nouveaux  platoniciens  donnaient,  au  reste,  très* 
volontiers  à  leurs  maîtres.  Il  ne  l'obtint  pas  seulement 
à  cause  de  son  zèle  exalté  pour  la*  cause  dont  il  fut  l'un 
des  plus  ardents  apologistes,  mais  aussi  à  raison  des 
prodiges  qu'on  lui  attribue  (1),  et  du  rang  qu'il  occupe 
parmi  les  thaumaturges  de  l'époque,  genre  de  renom- 
mée que  cette  secte  ,  selon  l'esprit  du  temps,  recher- 
chait avec  ardeur  et  prodiguait  à  ses  chefs. 

Jambiique  eut  un  U'ès-grand  nombre  de  successeurs, 
qui  se  répandirent  de  tous  côtés  dans  l'empire  romain. 
L'un  des  plus  célèbres ,  Édësius  ,  se  retira  à  Pergame 
en  Mysie ,  et  y  établit  une  école.  Il  parait  qu'il  avait 


(1)  fiuDape  racoBle  qu^une  fois  an  bain ,  devant  deux  fontaines  nommées , 
Tune  Éros  et  Vautre  Anteros,  Jambiique  évoqua  en  riant  les  génies  de  ces 
deux  fontaines;  et  les  deux  génies  sortant  des  eaux  vinrent  Tentourer  de 
leurs  petits  bras.  Ce  trait,  i^ute  lliistorian,  fit  taire  l'incrédulité  de  ses 
disciples,  qui  dès  lors  se  montrèrent  dociles  et  confiants.  (Eunape,  «dit.  de 
Boissonnade,  t.  2 ,  p.  15  et  16.  ) 

42 


i78  pgiLosoniB  AMcnumE. 

été  entraîné  par  une  vocation  particulière  van  la  fè»^ 
loaophie  :  car  il  était  d'une  grande  famille  de  Cap|Mi 
doce;  et,  pour  se  livr^  à  ses  goûta ,  il  e^t  a  wmue 
4ine  vive  résistance  de  la  part  de  aa  fiimitte.  H  la  aww- 
monta  à  force  de  patience ,  et  fit  un  voyage  en  Sfrie 
auprès  de  Jambiique,  sous  lequel  il  étudia  aviec  un 
succès  égal  à  son  zèle.  Eunape  assure  qu'il  ne  nMa 
pas  (ùH  au-dessous  de  son  mattre,  a  rentheuaiaanM 
religieux  près,  que  peut-être  il  posséda  aans  aaar  le 
montrer  y  à  cause  des  circonstances*  En  elfet,  c'était 
alors  le  temps  où  Constantin  renversait  les  temples  les 
plus  célèbres  de  l'ancienne  religion^  et  ou  les  plâlak- 
sophes  les  pi  us  distingués  étaient  forcés  de  se  coodaHmer 
au  mystère;  à  tel  point  que  Tun  d'eu,  SoFAm 
d'Apamée ,  doué  d'un  caractère  plus  énergique  et  eoma- 
ptapt  plus  sur  lui-même ,  s'étant  présenté  i  la  eawr  4e 
l'empereur  9  qui  le  traita  d'abord  avec  bJenveîManea, 
devint .  bientôt  a{^ès  victime  de  la  jalousie  des  comt*- 
lisans. 

Édésius  eut  pour  disciples  EusÈae  de  ifyndes»  M*.- 
xiME  d'Épbèse  et  Chrysanthe  de  Sardes..  .Ce  fnt  i 
l'école  de  ce  dernier  que  furent  attachés  rbislorien 
EuNAPE,  qui  nous  a  laissé ,  dans  ses  Vies  éek  $opkute$p 
des  documents  bien  précieux  pour  l'histoire  de  ertlp 
q)oque  ;  et  l'empereur  Julien  ,  qui  fit  montçr  jivee  iili 
sur  le  trône  le  mysticisme  alexandrin. 

Resté  seul  de  la  famille  de  Constantin^  Julien  a^it 
été,  dès  son  enfance  »  entouré  de  surveillants  dent  M 
principale  mission  fut  de  le  r^^iir  dans  la  foi  chré- 
tienne. Éloigné  des  aflbires>  il  s'appliqua  avec  ardeur 
à  l'étude;  et  Constance,  selon  Eunape,  favonaa  MU 


♦• 


ffàài  par  polilîque,  aimaot  mieux  le  wîr  «olofieé  4Mi 
des  livres  que  penswt  au  trône  qiiî  lui  appwteiwJt^ 
C'est  là  ce  qui  exjdique  les  facjiités  qui  iui  fiprevt  l^w^ 
de  s'ÎBslruûre.  Julien  eo  pro^t«.  I&ou  ccMaiew^  4f^  Im^, 
il  mita  tous  les  i^ounuei»  dislûigMés  4h  siècle^  wtw 
autres,  Édésius  qui  se  troi^vait  alors  à  )la  t^«  4'4B'^ 
école  où  florissûiesl  Blii^îme,  Ghryaantbe,  Pdseiis  i9f 
Eusèbe ,  qine  uous  «vous  me»tioi)oé$  i)l«s  fa^«t.  Ew^i 
qui  se  noquaît  4es  |Nréten4wminadesde  s^  ei^Hiigjv^s^ 
fit  tous  ses  efforts  pour  détourner  Julieit  4e  i^L  rQNtt§ 
du  mysticisme  et  de  la  tl^éurgiç  :  o^ais  Julien ^  ai)  lîeu 
de  Técout^ ,  s'aUadia  à  Gbrysanthe ,  qui  s«  djstingu^ 
surtout  par  son  enthousi^m.e  reUgÂoux  et  §e$  rêver^ 
inystiques  et  tfaéurgiques.  C'est  à  cette  làcpl^  qu'j^  P 
forma  et  d/eyint  ee  qu'il  resjUi  toute  sa  vie  La  via  de  ç^ 
prince  peut  nous  donner  UAo  idée  complète  de  ]^j^NI9 
qu'avait  prise  ie  platonisme^  ^M^^  les  o^tk^  4^  cetf 
enthousia^es^  par  le  mélange  4')we  wor^/fe  ^st^  ^ 
d'une  i^mUiation  my^tique^  ^  des  euper^*Uons  }f^  plus 
grossières  du  pagïtfHsi^.  Ces  superstitions  i  qu'ji^nff 
pliilosophie  plus  éclairée  aji^t  eas^yé,  dés  Je  temps  4^ 
Cicéron,  de  bannir  des  idées  religieuses^  y  refitraîen( 
à  flots  par  les  voies  de  la  philosophie  nouvelle ,  et  cher** 
ehaient  en  elles  une  sanc^o^^  Par  elles,  en  effet,  le 
merveilleux  s'expliquait  comme  le  phénomène  le  plus 
i^împje;  l'ordre  des  choses  surnaturelles  n'éftajj;  plus 
que  la  loi  esseniielle  do  la  nature  j  le  mond/^  visfji>le 
n'éjtait  plus  qu'un  v^^ste  en^blèn^e;  ji*howi^  ^obfjdfi^ 
par  ses  rapports  diiiects  avec  les  biérarcJ^Âes  du  n^onde 
întellectuel ,  non-seulemeni  uue  /*évélatiiw  x^ontin^elle^ 
n»aîs  mm  une  sorte  de.  p^issanoe  ;réelle  ^  vérit^bie  | 


péiM  hr^ ilMlèr6 de'  m» traître,  m  j^iété exallée, 
mr»  et  Mielqaes  i^wtus  ;  H  nfom  le  montre  aflranehi 
ée  testes  les  paMett  haflieiBes ,  et  pregqtte  dépomllé 
de  toutes  IM  fcîMessses  de*  ThMianité*  C6î»iy  arai 
rèMe/  u*  ésfftit  éa  fN^eteier  ordre;!  c^étaH  le  géo- 
iÉiètrê=  ei  ïtMre/mmt  le  pfes  distiftgBé  de  gon  temps  ^ 
1  ft  laAsBè  sw  Pielémée  ua  commentaire  <f ui  est  regardé 
ëovÊÊÊië  le  disrnier  mot  de»  mathémAti^es  aoeiennes. 
tf  té  ééâùiH»  YoloBtiers  Predas ,  dît  le  savant  édîlen' 
denses  OMiy^esv  atec  son  talent  Mpériear  d'anal jse,  an 
Mitf  de  Véeeie^  i$y»tliâiiqQie  d^ Alexandrie,  FAristoie  ém 
iiystiAisme  aleMfÉdrki  ^  et  eoflinneHC  a  fini  cet  Arîstote 
êë  iit^AicIrtae?  pair  des  hymnes  asjrslique»  emfpreiBtes 
#ijMe  firelbiide  mékneetje ,  eà  Fetf  loîl  qu'il  diseq^e 
êê^  1»  ferre ,  l^abttndoafne  aei  bMbvrosr  et  à  la  rdigkP» 
iteurMHe^  et  se  réfagieim  momeftt^  eis  esprit,  dans  Ui 
véÉénià^  ÉMiqeifé,  ÈWtkt  de  se  perdre  à  jaman  dans 
lé  seiÉf  de  l'ttaHé  éft^neltoy  suprôme  ehfet  de  ses  eflbrts 
a  cie  scd  pcnsoQo*  ^ 

Avée  Proelos  finit  l'éeole  d'Alexandrie  :  elle  s'était 
êtetfdite  à  la  fois  en  Egypte,  en  Italie^  à  A  thème;  eUe 
8^4ta)t  emparée  de  là  théologie  paieniiey  et  avait  même 
_  ft()t  quelques  prosélytes  parmi  les  ekrétiens.  Un  décret 
de  JuStinîen ,  qui  ordonna  ai  629  la  elMure  de  toutes 
les  é^oleë  profanes ,  fut  l'arrêt  de  mort  de  celle 
d'Athènes.  Isidose  de  Gaza,  qui  y  avait  remplacé  Ma- 
riiMs  I  BA«ASCnjs ,  et  le  célèbre  commentateur  d' Arîs- 
tote, SmPLicius,  furent  obligés  de  se  réfugier,  avec 
plusieurs  autres  philosophes^  à  la  cour  de  Chosroês , 
roi  des  Perses.  La  guerre  vint  bientôt  les  forcer  d'aban- 
donner encore  cet  asile  ;  il  est  probable  qu'ils  y  lais- 


f 


TBOMlillE  ÉPO«UE«  fS8 

le  germe  que  nous  ferrons  plus  tard  se  repro-* 
énire  ehez  les  Arabes. 

PHILOSOPHIE 

HES   PÈRES   DE   l'AGUSE,  • 

Le  ehristianisme  était  par  lui-même  étranger  à  la 
philosophie  oonsidérée  comme  unescience  profane,  c'est- 
à-dire^  comme  une  simple  investigation  des  vérités  dé- 
duites de  la  raison.  Cette  haute  sagesse  qu'il  apportait 
sur  19  terre,  il  la  faisait  découler  d'une  révélation  di- 
vine^ il  la.plaçait  sous  la  sauvegarde  de  la  foi  religieuse. 

Aussi ,  pendant  le  premier  siècle ,  les  chrétiens  ne 
s'occupèrent*ils  des  théories  philosophiques ,  ni  pour 
les  cultiver,  ni  pour  les  combattre.  Mais  lorsque  le 
ehristianisme ,  en  se  développant  graduellement,  com- 
mença à  faire  de  nombreuses  conquêtes,  l'intérêt  delà 
religion  elle-même  lit  considérer  les  choses  sous  un 
autre  point  de  vue.  On  jugea  que^a  philosophie  pou^ 
vait  offrir  des  secours  ou  opposer  des  obstacles  à  la 
propagation  de  TÉvangile*  Les  efforts  tentés  par  les 
Bouveaux  platoniciens  pour  identifier  la  philosophie  avec 
la  théologie  païenne ,  pour  justifier  ou  ennoblir  celle* 
ci  par  celle-là,  durent  influer  essentiellement  sur  la 
direction  des  idées.  La  philosophie  dès  lors  se  pré- 
sentait sous  un  nouvel  aspect  ;  elle  se  trouvait  engagée 
et  compromise  dans  les  controverses  religieuses  :  on 
avait  intérêt  a  disputer  aux  Plotin ,  aux  Porphyre,  aux 
Jambiique,  les  avantages  qu'ils  prétendaient  tirer  de 
cette  alliance. 

Pendant  cette  première  époque,  où  le  christianisme 


1 


i84  PHILOSOPHIE   4NC1ENNB, 

dans  ses  progrès  toujours  croissants  luttait  contre  le 
paganisme  clans  sa  décadence,  les  Pères  de  TÉglise  et  les 
Docteurs  chrétiens  se  partagèrent  en  deux  classes  prin- 
cipales :  1^  uns  acceptent  la  philosophie  et  Tapprouvent 
sous  quelles  rapports ,  en  cultivent  l'étude,  s'en  em- 
parent j  mais  pour  la  subordonner  à  la  prééminenee 
du  christianisme,  et  la  faire  servir  à  ses  intérêts;  les 
autres  ta  rejettent,  la  blâment,  la  combattent. 

Le  premier  des  Pères  de  TÉglise  qui  ait  fait  profes- 
sion de  cultiver  la  philosophie  est  saint  Justin  ,  le 
martyr.  11  était  n^^  dans  le  sein  du  paganisme ,  au  com- 
mencement du  2*  siècle ,  et ,  suivant  la  disposition 
commune  du  temps,  il  avait  visité  les  principales  écoles 
grecques.  Les  doctrines  du  Portique  et  du  Lycée  ne 
purent  satisfaire  son  esprit,  porté,  comme  il  le  dit  lui- 
même,  aux  notions  incorporelles.  Il  se  réfugia  donc 
auprès  de  Platon.  II  fut  ravi  d'y  recueillir  des  pensées 
sur  Dieu,  sur  la  nature  humaine^  plus  conformes  aux 
besoins  de  son  cœur.  U  saisit  surtout  avec  avidité  la 
théorie  des  idées,  et  s'attacha  aux  exercices  de  la 
contemplation.  Ce  fut  alors  qu'un  vieillard  vénérable  fit 
naître  en  lui  le  désir  de  connaître  les  livres  saints.  U 
était  dans  les  dispositions  les  plus  favorables  ;  il  trouva 
dans  cette  lecture  le  complément  qu'il  cherchait  ;  il  y 
trouva,  dit-il,  la  seule  phibsophie  vraie  et  certaine.  Tou- 
tefois, loin  de  désavouer  ses  précédentes  études,  il 
continua  à  professer  une  estime  signalée  pour  les  sages 
dont  il  avait  recueilli  les  leçons.  Il  n'hésita  point  même 
à  réclamer  les  hommes  qui  avaient  préludé  au  chris- 
tianisme ,  comme  lui  étant  en  quelque  sorte  acquis. 
«  Tous  ceux,  dit-il,  qui  ont  cru  conformément  à  la 


TROISIÈME    EPOQUE.  185 

raison  sont  chrétiens ,  alors  môme  qu'Us  n'ont  pas  eu 
)a  connaissance  du  vrai  Dieu.  »  Nous  avons  déjà  parlé 
de  son  opinion  sur  le  Logos  de  Platon ,  sur  cette  raison 
suprême  dont  les  rayons  éclairent  TinteUigence  hu- 
maine; il  le  regardait  comme  le  Verbe  divin,  tel  qu'il 
est  révélé  par  le  cbrrstianisme ,  comme  ce  Verbe  qui 
avait  parlé  par  l'organe  des  prophètes.  Tel  était  le  lien 
par  lequel  saint  Justin  rattachait  la  philosophie  au  chris- 
tianisme, ou  plutôt  c'est  ainsi,  selon  lui,  que  la  phi- 
losophie émanait  de  la  même  source  que  la  religion. 
Aussi  n'admettait-il  qu'une  seule  et  unique  philosophie: 
«  Le  vrai  philosophe  n'est  ni  platonicien ,  ni  péripa- 
téticien,  ni  stoïcien,  ni  pythagoricien.  S'il  s'est  formé 
des  sectes  diverses ,  c'est  qu'on  a  substitué  l'autorité 
des  maîtres  à  celle  dé  la  raison.  » 

Rien  n'est  plus  intéressant  que  de  suivre  dans  ses 
développements  la  doctrine  de  ce  Père  de  l'Église,  dont 
la  candeur  et  l'héroïsme  inspirent  tant  de  respect.  Elle 
nous  donne  l'exemple  de  celle  qui  conduisit ,  en  gé- 
néral ,  un  grand  nombre  de  philosophes  dans  le  sein 
du  christianisme. 

Tatien,  son  disciple,  converti  comme  lui  du  paga- 
nisme à  la  croyance  évangélique ,  et  comme  lui  livré  à 
l'étude  des  doctrines  philosophiques,  montra  moins  de 
prudence  et  de  réserve.  Initié  aux  traditions  orien- 
tales ,  il  prétendit  en  transporter  la  substance  dans 
le  sein  du  christianisme,  et  fut  conduit  à  en  altérer  les 
croyances. 

Saint  Théophile,  saint  Pantène  et  Athénagore 
méritent  encore  d'être  distingués  parmi  les  philoso- 
phes qui  embrassèrent  le  christianisme.  Athénagore  est 


4M  raiLOBomE  mgiknni. 

l'auleiir  d'une  Apologie  adressée,  Tan  176  ^  à  Teaipereiir 
Mare-Aurèle ,  dans  laquelle  il  fait  une  exposition  et  une 
crilique  des  diyers  systèmes  philosophiques ,  égalemeat 
remarquable  par  les  connaissances  qu'elles  supposent  » 
pkJr  l'art  avec  lequel  elles  sont  traitées ^  et  par  l'éléganoe 
du  style« 

Saint  Gléhent  d'Alexandrie,  disciple  de  saint  Pan- 
tène,  et  peut-être  aussi  d'Atbénagore ,  fut  la  gloire  de 
cette  é^ole  chrétienne  qui  se  formait  dans  l'ancienne 
capitale  des  Lagides ,  dans  celte  noui^elie  métropole 
des  sciences  et  des  lettres,  et  qui  s'élevait  à  côté  du 
Musée.  Contemporain  d'AmmoniusSaccas,  il  fut  aussi 
sta  étnuloi  et  tenta  comme  lui,  mais  dans  d'autre» 
TueS|  de  rappeler  à  l'unité  toutes  les  doctrines  philoso* 
phiques,  il  avait  puisé  à  toutes  les  sources,  auprès  des 
Grecs,  des  Syriens,  des  Egyptiens,  des  Hébreux,  et 
avait  trouvé  dans  chaque  école  des  maîtres  dignes  de 
sa  vénération.  Il  entreprit  de  former,  du  choix  et  de 
l'amalgame  de  toutes  ces  doctrines ,  le  vaste  recueil  qu'il 
nous  a  laissé  sous  le  nom  de  Stromaies,  et  qui  est  encore 
aujourd'hui  un  monument  bien  précieux  pour  l'histoire 
de  la  philosophie  ;  c'était  une  sorte  de  portique  qu'il 
élevait  à  l'entrée  du  christianisme. 

Disciple  de  saint  Clément ,  le  célèbre  Origène  ,  qui 
lui  succéda  dans  renseignement^  catéchélique  d' Alexan^ 
drie,  donna  à  cet  enseignement  un  éclat  nouveau.  Mais 
il  avait  associé  les  leçons  de  l'école  néoplatonicienne 
à  celles  du  docteur  chrétien;  aussi  remarque-t-on  une 
analogie  frappante  entre  plusieurs  de  ses  opinions  et 
la  doctrine  contenue  dans  les  Ennéades  de  Plotin.  Cette 
circonstance  explique  encore  les  erreurs  qui  lui  ont  été 


mntriaiE  imiR»*  lit 

f«|Mrockéeft  ^  et  la  ecmtradiclioii  siDgalîère  qui  etlste 
entre  lea  logements  qu'ont  portés  sur  loi  lee  Pères  de 
VÉglteeu  ky0t  aaint  Justin  ei  saint  Clément ,  il  soppoitt 
comme  im  fait  historique  qœ  les  Grecs  avaient  piiiilé 
ebes  les  Héturem  les  premiers  éléokents  de  leur  pU« 
losophie«  Noos  avons  ^  soas  le  nom  d*Origène,  oit  re^ 
eoeîl  fort  préeieox^  qucMlque  très^ommaire ,  des  sys^ 
tèmes  de  la  pbilosopliie  grecque  y  publié  par  GronoiriitSi 
mais  dont  l'autlientieité  est  justement  contestée;  SAmt 
GRteoiaE  de  Njrae  prit  Origène  pour  guide  dans  on 
tTiiité  de^psyehologie  qui  est  parv^u  jusqu'i  noos^  et 
qui  a  été  cité  par  Mélauchton ,  comme  conforme  aux 
notions  des  mod^nes«  U  renferme  cependant  peu  de  voea 
oeuvaB,  même  pour  9on  temps. 

Geoi  des .  Pèk'es  ^e  T Église  qui^  comme  HERift as  ^ 
Tertuluêm  f  Arnosb^  Sàmt  Isénée  ,  Lagtance  ^  se  mon* 
trèrent  plus  sévères  à  Tégard  de  la  philosophie  païenne, 
et  qui  parurent  bannir  toute  espèce  d'étodes  profanée^ 
se  livrèrent  contre  elle  à  des  censores  qui  ont  uoA 
grande  analogie  avec  le  pyrrhonisme.  C'est  encore  U 
scepticisme^  mais  un  scepticisme  d'un  genre  pàrticdlier 
et  nouveau;  un  scepticisme  tel  que  celui  dont  le  savant 
évéque  d'Avrancbes  a  donné  l'exemple  dans  les  sièclee 
modernes^  que  nous  avons  vu  reproduire  même  de  nod 
jours ,  et  dont  le  caractère  consiste  à  supposer  qu'en 
refusant  toute  autorité  à  la  raison ,  on  affermît  celle 
qu'on  prétend  attribuer  à  la  foi  (1). 

(I)  N<Hisii9ri»ii8paeicore  citer  ptfmi  ceux  dêsPèvM  de  l'EslIw^Birêa 
eMmuodèfenl  in  éeleetîMM  «pproprié  à  Tespril  du  chrîstianrisine,  mM 
BcsUe ,  saint  SiMsi ,  Didyme,  saiftl  Grégoire  de  NaaiwBce ,  saHit  Jértaie , 
saint  Ambroise ,  etc.  ;  et  parmi  ceux  qui  exprimèrent  des  pféveaMo  eosirs 


189  raitOMPBI£  ANCIENNS, 

Mûis  à  mesure  que  la  lutte  entre  le  chrisUaoisine  et 
le  paganisme  vint  à  cesser ,  les  écrmins  eccléskstiques 
eurent  moins  de  motifs  pour  s'occuper  de  la  philoso^ 
pbie  proprement  dite ,  considérée  comme  scieûce  pro* 
fane  ;  ils  se  renfermèrent  presque  exclusivement  dans 
la  théologie  ;  et  ^'ils  rencontrèrent  quelques  questions 
du  domaine  de  la  première ,  ce  fut  par  occasion  et  eu 
les  traitant  comme  les  accessoires  de  l'objet  principal. 
Nous  devons  remarquer,  cependant,  parmi  ceux  qui 
associèrent  encore  les  études  philosophiques  aux  études 
religieuses ,  Eusèbe^  qui  dans  sa  Pr^iniratim  et  sa  Dé^ 
nwnsiratim  évangéUgues ,  nous  a  conservé  un  nombre 
considérable  de  passages  des  auteurs  de  l'antiquité , 
dont  les  ouvrages  se  sont  perdus ,  et  surtout  le  savant 
évêque  d'Uippone,  St  Augustin,^  qui  occupe  le  rang 
le  plus  distingué  parmi  les  philosophes  chrétiens. 

St  Augustin  avait  étudié  la  philosophie  des  écoles , 
et  était  devenu  un  ardent  manichéen.  Il  fut  ramené  à 
la  foi  orthodoxe  par  la  puissante  éloquence  de  St  Am- 
broise,  à  Milan.  11  fit  usage  de  son  instruction  phUo- 
sophique,  de  son  talent  étendu  et  flexible,  pour  donner 
au  dogme  chrétien  la  forme  scientifique,  et  il  établit 
un  système  rationnel  de  doctrine  religieuse ,  dans  lequel 
le  néoplatonisme  et  le  christianisme  étaient  habilement 
associés.  Selon  ce  système^  Dieu  est  l'être  le  plus  élevé 
et  le  plus  parfait,  et  comme  tel,  il  existé  nécessairement j 

les  études  philosophiques,  Théodore! ,  saint  Epiphane ,  SidoiDe-Âpollinatre. 
Mais  nous  pensons  qu'il  nous  a  suffi  de  détacher  d'un  si  vaste  siget  les  lUU 
principaux  qui  servent  à  caractériser  la  direction  générale  des  idées  dans  les 
écoles  chrétiennes,  pendant  les  six  premiers  siècles,  et  ceux  des  docteurs 
qui  ont  eu  une  influence  plus  sensible  sur  la  marche  de  l'esprit  humain  petn- 
dant  le  no7en4se. 


THOISIÈITE   ÉPOQUE.  489 

il  est  le  créateur  du  monde,  réternelle  iréritc  et  la  loi 
éternelle  de  toute  justice ,  dont  l'homme  trouve  des 
idées  innées  dans  sa  raison,  ou  sa  faculté  d'intuition 
supérieure  aux  sens  ;  Dieu  enfin  est  le  bien  le  plus  pré- 
cieux du  monde  spirituel ,  auquel  nous  devons  nous 
rattacher  (retigio).  Dieu  a  appelé  tous  les  êtres  raison- 
nables au  bonheur  par  la  vertu ,  et  leur  a  donné ,  pour 
y  parvenir,  la  raison  et  le  libre  arbitre.  C'est  dans  la 
volonté  que  réside,  comme  causalité  absolue,  le  prin* 
cipe  premier  du  bon  ou  mauvais  usage  de  la  liberté, 
par  lequel  l'être  raisonnable  s'attache  à  Dieu  ou  s'en 
éloigne,  se  rend  digne  ou  indigne  de  la  félicité.  Le 
vice  mqjral  est  une  privation,  et  n'a  point  de  causé 
positive.  Les  méchants  appartienn^pt  nécessairement  à 
l'ensemble  de  l'univers ,  qui  est  parfait  ;  car  cet  en* 
semble  exigeait  que  tous  les  êtres  possibles ,  à  tous  les 
degrés  possibles ,  fussent  produits. 

Telle  est  la  théodicée  de  St  Augustin.  Dans  un  âge 
plus  avancé,  il  abandonna  ces  îdées  pour  un  autre  sys- 
tème dans  lequel  il  soutenait  que,  depuis  le  péché 
originel ,  l'homnle  a  perdu  Timmortalité  et  la  liberté  de 
s'abstenir  du  pl6ché,  mais  qu'il  a  conservé  la  liberté  de 
le  commettre;  que,  par  conséquent,  c'est  Dieu  qui 
produit  immédiatement  la  volonté  de  bien  faire,  et 
qu'il  accorde  ou  refuse  cette  grâce  à  qui  il  lui  platt  et 
de  son  propre  mouvement  (  élection  absolue^  ou  pré- 
destination); enfin  ,  que  la  persévérance  dans  le  bien 
est  particulièrement  un  effet  de  la  grâce  ,  à  laquelle 
l'homme  ne  peut  résister.  11  fut  amené  à  ce  système , 
contraire  à  la  nature  de  l'ordre  moral ,  en  s'attachant 
strictement  aux  ternies  de  la  Bible,  dans  sa  dispute 


|f$  PHULO80PP1E   AhcmmE. 

9¥e«  PiLia^,  wfÀue  de  Bretagoe,  qui  viot  d'Irluode 
09  Afrique  ave^  soo  ami  Cale^vujs,  et  qui  attribuait 
^  l'hoiRipe  la  puissance  de  faire  le  bien. 

JXÉiftoii$,aujt(eur  d'un  traité  de  psychologie  aupérieor 
eo  ipérite  à  celui  de  St  Augustin ,  y  fit  preuve  d^une 
étude  approfondie  de  la  philosophie  des  anciens.  Vé* 
ritabie  éclectique,  il  cite  Aristote»  Pythagone,  Platon^ 
las  stoïciens,  les  nouveaux  <  platoniciens,  mais  c'est 
toujours  en  lias  jugeant,  souvent  en  les  réfutant  :  îl 
ptipse  constamment  d'après  lui-même.  U  adofrta  Thypo- 
tbése  de  Platon  sur  la  préexistence  des  âmes ,  hypothèse 
qMÎ  avait  été  d^à  r^roduite  par  Origfène,  et  qui  fui 
commuée  en  5J^1  par  le  concile  d^  Constatitjpi^le. 

SïNÉsDus,  paien  converti  au  christianisme  par  le 
p^riarcbe  Théophile,  élevé  ensuite,  malgré  ses  lon^^es 
jrésistântses ,  au  sacerdoce  et  à  i'épiseopat,  essaya  aussi 
de  concilier  le  fond  du  cbristianisipe  avec  le  système 
des  nouveaux  platonioieps.  U  a  laissé  des  hymnes  qui 
sont  une  exposition  brillante  des  doctrines  religieuses 
4e  cette  école  (i).  ^        ^ 

]ya  q^anière  de  pbil^osqpber  des  Pères  de  TEgUse,  et 
surtout  le  système  superxiaturaliste  d€  ^  Augustin , 
iMbercèrc^t  une  grande  influence  sur*  la  philosophie  ides 
siècles  wiyants.  L'habitude  de  déprécier  la  rai$op ,  et 
la  prétention  de  renfermer  dans  de  certaines  limfuss  la 
lihep*té  de  1^  pensée  et  de  Faction ,  furent  favorisées  par 
^  destructÎQu  de  l'empire  romain,  rinvjasion  dies  peuples 
barbares  et  la  perte  de  l'ancienne  civilisation.  Ce  fut 
un  bonheur  pour  les  siècles  d'ignorance  dont  cette 
j^poqi^  fut  suivie,  que  les  ouvrages  des  Pèr^  les  plus 

(«)  .QQttecUou  4es  poètes  §s^tcs ,  é<U(ion  de  Bmionu^d» ,  xol.  ib ,  p.  ^. 


TROISIÈME   é^OQVe.  âêé 

éffiioeiits  eussent  consacré  et  entretenu  les  restes  4e 
rancienne  culture  inteUectuelle.  Les  ouvrages  de  S%  Au* 
{(fistin  eoBtribuèrent  beaucoup  à  ce  bienfait  :  on  peut 
y  joindre ,  à  ce  titre ,  les  livres  de  diateetîque  qui  lui 
ont  été  faussement  altribués,  et  qui  furent  reoen- 
«andés^  au  moyen-^âge,  par  T  autorité  de  son  nom. 

DEBINIÈRES   LUEUR$ 

DE  LA  PHILOSOPHIE  ANCIENNE. 

Sur  la  lin  du  cinquième  siècle  et  pendant  i^  cours 
du  septième,  les  arts,  1^  sciences,  let  la  pliilosof^ 
pariUculièreni^ent ,  marchèrent  à  pas  de  géani  vers  y.ne 
fuine  totale.  Leur  décadence  fut  surtout  sensible  é/à^i^ 
les  provinces  septentrionales  de  rempîre  roumain ,  s^ifM 
en  excepter  même  l'Italie.  La  littérature ,  enefiet,  cç^r 
^serva  un  certain,  degré  de  splendew*  4^ns  l'Orient,  q», 
elle  trouvait  encore  quelques  ressources;  mais  ^'ét^ 
fait  de  la  philosophie  grecque.  Pour  qu'^  nouveau 
n^ouvement  philosc^hique  fût  possible,  il  fallait  que  du 
sein  de  la  grande  révolution  qui  emportait  ranjkiqjMté 
grecque  et  romaine,  sortit  un  nouveau  mojod/çqui  pror 
duisit  peu  à  peu  une  nouvelle  pbilos(^ie.  Ce  proémf, 
de  la  4siviUsation  moderne  ne  pouvait  naître  qu'avçp 
jcette  ^vilisation  elle-même^  le  j^oyen-âge  sem^vit  à  Tun^ 
et  à  i'aotre'  de  berceau. 

Parmi  les  ouvrages  qui  servirent  de  texte  aux  ét^^fP 
du  inoyen:âge,  et  d'intermédiaires  entre  l'ancienne 
jmstructiop  et  la  nouvelle,  outre  l'abjrégé  aride  de  e^ 
,<me  l'on  appelait  les  Sept  arts  libéraijLx,  par  MARCiikNua 
jÇ^Eid^éL,  on  doit  distinguer  les  écrits  de  ^e»\  pf^ici^n^ 


492  PUiLOSOPHIE   -ANCIENNE. 

romains  du  royaume  ostrogothique,  Boëce  et  Casbio^ 
DORE ,  avec  qui  s'éleignireQt  les  lettres  classiques  en 
Occident ,  tous  deux  éclectiques ,  tous  deux  associant 
dans  leurs  opinions  les  doctrines  de  Platon  et  celles 
d'Aristote. 

Anicius  Manlius  Torquatus  Severinus  Boethius  >  cooi* 
munément  nommé  Boèce,  était  né  à  Rome,  vers  le 
milieu  du  cinquième  siècle.  Après  avoir  suivi  à  Athènes 
les  leçons  de  Proclus,  il  revint  à  Rome^  où  ses  coq* 
naissances  rélevèrent  au  rang  de  sénateur ,  et  plus  tard 
à  la  dignité  de  consul,  charge  dans  laquelle  il  se  dis- 
tingua par  son  éloquence.  Théodoric,  roi  des  Goths, 
sut  appVécier  son  mérite,  et  lorsqu'il  eut  conquis  Rome, 
il  l'admit  dans  son  conseil,  et  le  revêtit  d'une  des 
premières  charges  de  la  cour.  Mais  ayant  été  faussement 
accusé  auprès  du  roi  d'entretenir  des  intelligences  se- 
crètes avec  l'empereur  Justin ,  Théodoric  le  fit  enferiui .: 
sans  examen  dans  un  cachot  à  Pavie,  et  il  eut  la  tête 
tranchée  en  526. 

C'est  à  la  captivité  de  ce  grand  homme  que  nous 
devons  son  ouvrage  de  Consolatione  phitosaphiœ,  qu'il 
écrivit  pour  se  consoler  lui-même  au  milieu  de  l'adver- 
sité qui  l'accablait.  11  s'était  proposé  de  traduire  en 
latin  les  ouvrages  entiers  de  Platon  et  d'Aristote,  en 
montrant  la  concordance  de  ces  deux  grands  maîtres  * 
mais  il  ne  put  qu'ébaucher  un  si  vaste  dessein  :  il  donut. 
du  moins  à  Rome  une  traduction  des  Catégories  d'Aris- 
tote, de  quelques-uns  de  ses  Traités  de  dialectique,  et 
des  Commentaires  de  Porphyre,  qu'il  commenta  à  son 
tour.  C'est  lui  surtout  qui  parait  avoir  jeté  les  fonde* 
ments  de  l'immense  autorité  d'Aristote  dans  les  âges 


TROISIÈME     ÉPOQUE.  193 

suivants,  en  lui  prêtant  celle  de  son  propre  nom. 

En  Espagne,  sous  le  gouvernement  des  Yisigotbs , 
l'arcbevâque  de  Séville ,  Isidore  (  Hispalensis  ) ,  né  à 
Carthagène,  rendit  un  service  réel  aux  études  encyclo* 
pédiques  par  son  utile  Répertoire  de  mots  et  de  faits. 
En  Angleterre  et  en  Irlande  l'instruction  se  conserva 
encore  plus  longtemps  qu'ailleurs  :  TAnglo -Saxon 
Bède,  surnommé  le  Vénérable,  y  acquit  une  grande 
célébrité  ;  à  Taide  des  ouvrages  d'Isidore ,  il  composa 
des  abrégés  dans  Sesqueis  puisa  Alcuin  ,  l'organisateur 
des  écoles  en  France,  à  l'aurore  du  moyen-âge. 

En  Orient,  et  surtout  dans  l'empire  grec ,  les  belles- 
lettres  et  les  études  scientifiques  se  conservèrent  plus 
longtemps.  Au  vi^  siècle,  Jeàn  Stobée  (1),  attaché  aux 
doctrines  du  néoplatonisme,  et  plus  tard,  dans  le  ix% 
le  patriarche  Photius  ,  formèrent  de  précieuses  collec- 
t\uj4i>  et  des  extraits  des  écrivains  grecs.  Jacques 
d'Ëdesse,  l'éclectique  alexandrin  Jean  Philoponus  ,  et, 
après  eux,  Jea^i  de  Damas,  entretinrent  par  leurs  conv 
mentaires  l'étude  de  la  philosophie  aristotélique,  qui 
se  conserva  jusqu'au  xv*  siècle. 

(1)  Hberbn  a  donné  une  édition  du  précieux  ouvrage  que  Stobée  a  laissé 
sous  le  Ulre  de  :  Eclogœphysicœ  et  elhica,  Gott. ,  179^1S00. 


ru 


13 


■— — *^ 


DEUXIEME   PERIODE. 


PHILOSOPHIE  PU  HOTSN-AGE  ,  OU  SGOLASTIQCE. 


Emploi  de  la  pldiosophie ,  comme  simple  forme  ^  au  ^erntce 
de  la  foi ,  et  $ous  la  êwrveiUance  de  l'autoriié  reUg^eiàie. 

PumteE  ÉPOQUE. — Depuis  le  commencement  duneuiFième 
siècle  après  J.-G.  jusqu'au  treizième. 

l!FaÎM0m00  de  la  phUoêopkie  scotastique,  —  Aveugle  téti&me. 


IC^ 


RÉSUMÉ  GÉNÉRAL. 


Akuin.  mort  en  801 

Rtiaban  ifivnis.  m.    856 

Jean  Scol-Erigène.  m.    886 
^r1>eri(8ylv<e8trêK>.     m.  1608 

Bérenger  de  Tours.  m.  i088 

LaDfranc  de  Pavie.  m.  1089 

Pierre  Damien.  m.  1072 
St  Anselme  deCantorbéry.  m.  1109 

▲nielne  4e  Laoo.  n.  1117 

Robert  Palleyn.  m   1154 

Pierre  le  Ldmbard.  m.  1164 

Hugues  d'Amiens.  m.  1164 

Pierre  de  Poitiers.  nt  1205 

DaTid  de  Dinant.  il.  1220 


Hildebert  de  Tours.  m.  ll.n 

RosceHIn.  A.  tM9 
Guillaume  deChampeaux.  m.  1120 

Abailard.  IB.  It4a 

Guillaume  de  Conehes.  m.  1150 

Gilbert  de  la  Pore».  m.  115f 

Hugues  de  SI- Victor.  m.  1140 

Robert  de  Melun.  m.  K7S 

Adéiard  de  Batli.  ft.  1230 

Richard  de  St-Vietor.  n.  ll'TS 

Simon  de  Tonrnay.  11.  1^00 

Jean  de  Saiisbury.  m.  1180 

Alain  des  Ues.  m.  1203 

Amalric  de  Chartres.  m.  1208 


De  même  que  le  moyen-âge  est  le  berceau  de  la 
société  moderne^  de  même  la  philosophie  du  moyen- 
âge  y  OU  la  scolastique,  est  le  berceau  de  la  philosophie 
moderne.  Or  le  moyen-âge  est  le  règne  absolu  de  l'au- 
torité ecclésiastique ,  dont  tous  les  pouvoirs  ne  sont 


MfiMiÈiiB  É^ê<»ui.  495 

que  les  iMlrUmmu  {rfus  oo  fiioins  dociles  :  la  phiio- 
BQpbie  scoiastiqm  y  qui  est  reipresûon  la  plus  mani- 
feste de  cette  époque  >  ne  pouvait  donc  pas  être  autre 
cfaose  aussi  que  l'emploi  de  la  philosopliîe,  eomme 
simple  forme,  au  service  de  la  foi,  et  sous  la  surveil- 
lance  de  l'autorité  religieuse. 

Nous  livons  vu  pareillement  que  dans  la  Grèce  une 
époque  religieuse  avait  précédé  la  natsssance  de  la  phi- 
losophicv  L'établissement  des  mystères  par  Orphée  k 
Tbéohgkn  a  retn^i  six  siècles,  jusqu'à  Thaïes  et  Pytha- 
fore  ;  et ,  quoique  nous  ne  connaissions  que  très^mpar- 
faitemenl  ce  qui  s'est  passé  pendant  ce  long  intervalle^ 
nous  pouvons  conjecturer  qu'il  a  été  rempli  par  les  ef- 
forts de  la  raison  pour  se  dégager  peu  à  peu  des  entraves 
de  là  théologie  païenne.  Ce  spectacle  nous  est  offert , 
ttiais  d'une  nM^nière  évidente  et  complète ,  <lans  la  nài^ 
«aoce  et  le  développement  de  la  philosophie  scolas«- 
tlque.  Elle  a  conimencé  avec  le  moy^n-âge,  et  elle  à 
fini  avec  lui.    Le  moyen-âge  «  fini  quand  l'autorité 
«oclésiastique  a  cessé  d'être  tout ,  quand  les  autres  pou- 
voirs ,  et  en  particulier  le  pouvoir  politique ,  sams  s'é^ 
carter  de  la  juste  déférence  et  de  la  vénération  <jui 
sont  toujours  dues  à  la  puissance  religieuse  ,  <mt  re- 
vendiqué et  conquis  leur  indépendance.  Or  11  n'était 
pas  possiMe  que  la  philosophe ,  qui  marche  toujours 
à  la  suite  des  grands  inouvements  de  la  société,  ne  re~ 
vendiquAt  pas  aussi  son  indépenda^ice  et  ne  la  conquit 
peu  à  peu.  Mais  c'est  avec  bien  de  la  peine  qu'elle  est 
arrivée  de  son  état  de  servante  de  la  théologie ,  à  celui 
de  puissance  indépendante.  Aussi  l'histoire  de  b  phi- 
losophie soolastique  nous  présente-t-eHe  trois  époques 


196  PHILOSOPHIE    DU    MOVEN-AGE. 

bien  distimctes  :  i**  naissance  et  subordination  de  la 
philosophie  à  la  théologie  ;  2*  alliance  de  la  philosophie 
à  la  théologie;  3*"  commencement  de  séparation,  faible 
d'abord ,  mais  qui  s'agrandit  et  aboutit  à  la  philoso- 
phie moderne. 

Depuis  que  Montesquieu  et  Robertson  ont  ramené 
Tattention  des  hommes  éclairés  sur  les  origines  des 
institutions  qui  gouvernent  aujourd'hui  l'Europe,  l'his- 
toire du  moyen-âge  a  excité  les  recherches  d' un  grand 
nombre  de  savants  distingués.  Le  grand  Leibnitz 
^vait  déjà  exprimé  le  soupçon  «  que  des  trésors  pou- 
vaient être  ensevelis  dans  le  chaos  impur  de  la  barbarie 
scolastique.  »  Des  philosophes  modernes  ont  même 
conçu  des  espérances  plus  positives  et  commisncé  à 
prouver  que  notre  siècle  se  montrait  injuste  envers 
ceux  qui  ont  préparé  son  éducation.  On  va  voir  que 
l'histoire  de  l'esprit  humain  n'offre  pas  moins  d'intérêt 
pendant  cette  époque,  que  pendant  celles  que  nous 
avons  déjà  parcourues. 

Le  moyen-âge  commence  avec  Gharlemagne  ;  c'est 
lui  qui  l'ouvre  et  qui  le  constitue.  Le  génie  de  ce  grand 
prince,  en  reconstituant  l'empire  d'Occident,  rétablit 
entre  les  nations  soumises  à  sa  puissance ^es  rapports 
réguliers.  Il  avait,  pour  reconstituer  l'Europe,  plus 
d'une  tâche  à  remplir ,  et  il  a  satisfait  à  toutes.  Il  sut 
en  finir  avec  ces  invasions  des  barbares  qui ,  remuant 
sans  cesse  le  sol  de  l'Europe ,  s'y  opposaient  à  tout 
établissement  fixe.  La  sagesse  de  ses  lois  et  de  son  ad- 
ministration fit  succéder  Tordre  à  l'anarchie  générale. 
Il  multiplia  les  écoles,  les  établit  près  des  églises  et 
des  monastères;  il  les  rendit  publiques,  y  appela^des 


PREMIÈRE    ÉPOQUe.  197 

séculiers  9  en  ouvrit  môme  une  nouvelle  pour  les  jeunes 
gens  des  premières  familles  de  l'État,  l'érigea  dans  son 
propre  palais.  Il  réunit  autour  de  lut  les  hommes  les 
plus  éclairés  de  son  siècle.  11  ne  se  borna  pas  à  près* 
crire  l'étude  aux  seigneurs  de  la  cour  ;  il  leur  en  donna 
l'exemple,  avec  une  ardeur  qui  étonne  dans  un  prince 
chargé  du  poids  d'un  si  vaste  gouvernement ,  et  engagé 
dans  une  longue  suite  d'expéditions  guerrières. 

Avant  Charlemagne,  il  n'existait  quelque  vestige 
d'instruction  que  dans  les  cloîtres ,  qui  heureusement 
s'étaient  multipliés  de  toutes  parts,  et  qui  servaient 
d'asile  contre  les  fureurs  de  la  guerre.  Là ,  on  ensei- 
gnait, on  recueillait  les  manuscrits,  on  en  faisait  de 
nombreuses  copies;  là,  on  étudiait  le  Trit^mm  et  leQua- 
drivium,  ou  les  sept  arts  libéraux  (i).  On  doit  bien  penser 
qu'il  ne  s'agissait  que  d'une  instruction  élémentaire  : 
on  lisait  les  questions  naturelles  de  Sénéque ,  le  poème 
de  Lucrèce,  quelques  ouvrages  philosophiques  de  Gi- 
céron ,  les  livres  d'Apulée ,  les  traductions  des  livres 
organiques  d'Arîstole,  par  Vîctorin  et  Boèce,  les  dix 
Catégories  attribuées  à  saint  Augustin,  les  écrits  de 

(1)  L'enseignement  de  ces  sept  arts  libéraux  était  divisé  en  deux  defprés  ; 
le  premier  comprenait  la  Gnunmairt ,  la  Rhétorique  et  la  Dialectique  ; 
le  second  ,  V Arithmétique ,  la  Musique ,  la  Géométrie  et  V Astronomie , 
renfermées  dans  le  vers  suivant  : 

Lingua,  Tfoput,  Ratio,  Namarus,  Tonas,  Angulus,  Attra. 

Brncker  rapporte  aussi  (  Hist.  crit.  phil. ,  t.  3 ,  p.  597  )  les  deux  vers  sui- 
vants, dans  lesquels  un  érudit  du  temps  avait  pris  la  peine  d'exposer  le  nom 
et  i*objet  des  sciences  qui  composaient  chacune  des  parties  du  Trivium  et 
du  Quadrivium  : 

Trivium  t  GlÂKM.  loquitur^  DiA.  vera  doeot,  Rrbt.  verba  colorai. 

Quadrivium:        MvA.  canil«  Ar.  numerat,  Gbo.  poiKlcralf  Aqr.  colit  aqira, 


49S  PHILOSOHHS   W   MOYEN-AGE. 

Gattiodore  et  de  Martia&us  Csq;»eUa  ;  mais  l'on  se  hor* 
nait  à  Ure  ees  écrivains ,  on  ne  leur  donnait  point  de 
successeurs.  Entre  tous  ces  cloUres ,  où  semhlaien  t 
s'ôtre  réfugiées  \ea^  lettres  et  la  philosopl^e  expirantes» 
OB  remarque  surtout  çm\  d'irlapde  et  d'Angleterre.  Ku\ 
siûèBse,  buitièmeet  neu^ive  siècles»  c'est  en  Irlande 
que  ae  rendaient  ceusc  qui  \0ttlaieqt  acquérir  des  con- 
naissances y  et  celte  province  fdur «it  &  la  Fra^e  «t  4 
l^Attamagne  les  professeurs  Les.  plqs  di^ingvéfu  En 
France,  la  faiblesse  des  rois,  l'ambition  des  maires  ^u 
palais,  et  les  guerre»  civiles,  avaient  entièrement  éteint 
les  restes  des  soiejMsa  que  les  Romaina  y  avaient  portées, 
jusqu'à  ce  qu'enfiii  Gharlea  Martel,  et  ses  fila  GarlQina» 
et  Pépin,  se  furent  emparés  du  pouvoir  auprémo, 

AlGCqif. 

(2harlem4g»e,  ne  trouvant  point  en  Fr^ce  de  maîtres 
distingués,  fit  venir  à  sa  co^r  )9s  hQ^me^  les  plijç 
aavftqta  qu'il  put  reuçontrer  d^ns  les,  avt^  cQmtrée^, 
C«  fut  à  l'Ai^^lais  Hcvifi  <|u'il  confi;^  le  $(ûp  de  ré^é^ 
nérer  les  études  dans  son  vaste  empire  (i).  Alcuin  se 
chargea  de  la  direction  de  Téeole  du  palais,  établie 
d'après  ses  conseils  et  ses  plans.  Cette  école  feisait 
toujours  partie  de  la  cour ,  et  la  Siuivait  partQUl  ou  elle 
se  transportait;  mais^  avec  le  temps,  elle  finit  par  être 
fi^ée  à  Paris. 

Parmi  les  disciples  d'AIçuip  on  distingue  Rbabaqus 
MauruSy  professeur  à  Fulde,  et  depuis  archevêque  de 

(1)  CharlMnagne  paya  généreusemept  s^  trayaux.  Alcuifi  comptait  20,oap 
Mrfs  dans  Im  nombraii  OMiiMtèr«s  qu'il  possédait. 


PBEHIÈRE   ÉPOQUE.  i99 

Magreoce»  qui  répandit  dans  l'Allemagne  la  dialectique 
d0  son  maître  (1). 

Vais  avec  les  faibles  moyens  que  ces  savants  avaieut 
entre  les  mains»  il  leur  était  bien  difficile  de  propagea 
lea  lumières  avec  autant  de  facilité  que  Cbarlemagne 
Ta^^t  espéré.  Bientôt  les  résultats  qu'ils  avaient  obtenus 
ft' évanouirent.  Ses  successeurs,  Louis  le  Débonnaire 
et  Charles  le  Chauve ,  se  montrèrent  amis  des  lettres ^ 
maia  iU  furent  sans  ascendant,  sans  pouvoir,  pour 
triompher  derignorance  et  des  habitudes.  L'organisation 
de  la  féodalité,  le  démembrement  de  l'empire,  les 
guerres  privées ,  l'anarchie  générale^  ne  tardèrent  pasà 
dissiper  les  faibles  germes  que  Gbarlemagne  avait  semé^^ 

JEAN  SCOT  ÉRIGÈIIE. 

PendaM  tout  le  temps  que  la  race  des  Carlovingiena 
oeonpa  le  trône  de  France,  un  seul  homme ^  Jean  Scot 
Érîgène,  mérite  de  fixer  l'attention  de  rhistorien  de  la 
|^ilo6<^[kbie.  Le  surnom  d'Érigène  désigne  très-prCH 
bablement  le  lieu  de  sa  naissance.  Il  était  né  en  Irlande, 
et  vécut  quelque  temps  à  la  cour  de  Charles  le  Chauve, 
Ce  fut  Sam  contredit  un  penseur  profond  et  un  homme 
doué  d'une  très-grande  capacité. 

il  awit  appris  leslangues  grecque^  hébraïque  et  arabe  ] 
mais  il  puisa  ses  connaissances  philosophiques  dans  les 
écârjts  attribués  à  &t  Denis  rAréopagite(2),  dont  il  donna 

(1)  Il  esl  Fauteur  du  yeni  Creator. 

(9)  Lee  éerils  attrilNiés  à  Denis  r  Aréopagite,  regardé  eomna  eontomponlii 
ftoi.-^.  a4«s  apôtres,  et  premier  évèque  d'AUièaefti  eoatenaieat  une  afh 
plication  du  platonisme  et  de  la  doctrine  de  Témanalion  au  christianisme. 
On  les  rapporte  généralement  au  me  on  ive  siècle .  Quelques  au  tenrs  l^bieent 
auTi«. 


200  PHILOSOPHIE    DU    MOYEN-AGE. 

une  traducliou  latine,  qui  ouvrit  pour  la  première  fois 
Taccès  de  TOccident  à  la  théologie  mystique  des  aie* 
mandrins.  Ses  leçons  à  la  cour  palatine  de  Paris  atti- 
rèrent un  concours  immense  d'auditeurs.  Il  avait  puisé 
dans  les  ouvrages  de  Denis  T  Aréopagite  une  foule  d*idées 
alexandrines  qu'il  développa  dans  ses  deux  ouvrages 
originaux  y  l'un  sur  la  Prédestination  et  la  Grâce ,  Fautre 
sur  la  Division  des  êtres.  Il  avait  en  outre  étudié  les 
écrits  de  quelques  Pères  de  l'Église,  de  St  Augustin 
et  de  St  Grégoire  de  Naziance.  En  dialectique,  les  prin- 
cipales sources  de  ses  connaissances  furent  les  com- 
mentaires de  St  Augustin  et  de  Boèce  sur  la  logique 
d*Aristote. 

Le  but  essentiel  qu'il  se  proposait  dans  ses  écrits 
était  d'identiûer  la  philosophie  à  la  théologie;  et,  ce 
qui  était  pour  le  temps  une  entreprise  bien  hardie ,  c*est 
qu'il  voulait  que  la  seconde  s'appuyât  sur  la  première. 
«  Il  n'y  a  pas  deux  études,  dit-il ,  l'une  de  la  philoso* 
phîe,  l'autre  de  la  religion;  la  vraie  philosophie  est  la[ 
vraie  religion ,  et  la  vraie  religion  est  la  vraie  philoso- 
phie (1).  » 

Le  livre  de  la  Division  des  êtres  est  un  traité  d'onto- 
logie transcendante,  dans  lequel  Jean  Scot  ne  se  borne 
pas  à  vouloir  pénétrer  la  nature  de  l'être ,  mais  ne 
prétend  à  rien  moins  qu'à  expliquer  le  mystère  de  la 
création.  La  doctrine  mystique  des  alexandrins  adaptée 
à  la  théologie  chrétienne  se  trouve  encadrée  par  Scot 
dans  les  formes  de  Tontologte  d'Aristote ,  et  soumise  à 
une  sorte  de  méthode  logique.  Il  divise  la  nature  en, 
V  cei^e  qui  crée  et  n'est  pas  créée  ;  2""  celle  qui  est 

(l)  De  Prœdcstinaiiont,  Collection  de  Maugîii ,  1. 1 ,  p.  103« 


V 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  204 

créée  et  crée;  3*  celle  qui  est  créée  et  ne  crée  pas; 
4*"  enfin ,  celle  qui  ne  crée  pas  et  n'est  point  créée. 
La  nature  est  Dieu  dans  le  premier  cas;  l'ensemble 
des  idées  de  Dieu  dans  le  second  ;  et  l'ensemble  des 
créatures  dans  le  troisième.  La  quatrième  nature  est 
en  contradiction  avec  elle-même,  et  par  conséquent 
n'existe  pas.  Sa  psychologie  est  conçue  dans  l'esprit 
de  la  même  école  ;  il  voit ,  avec  ses  guides,  dans  l'âme 
humaine,  l'image  de  la  Trinité  divine. 

Les  tentatives  du  philosophe  irlandais  n'exercèrent 
pas  et  ne  pouvaient  pas  exercer  un  grand  empire  sur 
l'esprit  de  ses  contemporains  ;  la  hardiesse  de  son  en- 
treprise la  rendit  d'ailleurs  suspecte  aux  yeux  de  l'auto- 
rité ecclésiastique.  11  fut  contraint  de  quitter  la  France; 
mais  il  trouva  dans  Alfred  le  Grand  un  protecteur  aussi 
éclairé  que  généreux.  Plus  tard  les  doctrines  dont  il 
s'était  rendu  l'interprète  se  répandirent,  accréditées 
par  l'autorité  de  son  nom  ;  et  nous  devons  rapporter 
à  l'influence  qu'il  exerça ,  l'une  des  principales  causes 
de  la  résurrection  du  mysticisme  dogmatique  dans  les 
siècles  suivants. 

Celui  qui  s'écoula  après  lui  (le  dixième  siècle)  fut, 
après  le  huitième ,  et  presque  au  même  degré ,  le  plus 
stérile  de  tous  dans  les  annales  de  la  littérature  et  de 
la  science  (i).  On  ne  pouvait  attendre  un  autre  résultat 
de  la  situation  dans  laquelle  se  trouvait  alors  l'Europe, 

(i)  Cesl  dans  les  tennes  suivants  que  BarorUus  oommence  le  tableau  de 
cette  désastreuse  époque  :  ^ovum  nunc  inchoaiur  seculum ,  guod  suâ 
asperilate  ac  boni  sterilitale  ferreum  »  mali  quoque  exundantis  dtfor-^ 
nUiaiepltimb^am  atque  inopiâscriptorumappellariconsuepit  ohscurunu 

(  Ajoial.  ad  an.  tNK)  >  no  1.  ) 


909  PHlLpSO^BUB   W  MOYEN-AGE. 

déchirée  par  cette  andrchie  féodale  qui  traaaforoait  te 
société  ea  un  théâtre  de  combats  universels  et  non  ia- 
terrompua,  qui  associait  la  plus  grossière  ignorance  i 
U  force  et  au  pouvoir,  qui  joignait  la  corruption  à  k 
férocité*  Néanmoins ,  vers  la  fin  du  dixième  siède, 
parurent  deux  hommes  remarquables  que  nous  devons 
signaler  ici  :  ce  furent  Gerbert  d'A.urillac,  devenu 
piqpe  sous  le  nom  de  Sylvestre  II,  et  le  moine  Con-* 
STANTiN.  Le  premier  avait  étudié  à  Cordoue  et  à  SéviUe, 
dan»  les  écoles  fondées  par  les  Maures,  et  en  avait 
npporté  les  chiffres  arabes  et  une  plus  grande  connais-* 
sanca  de  la  philosophie  d'Âristote ,  qu'il  avait  répanduo 
daaa  ks  couvents  et  les  monastères  institués  par  ses 
aeina  dans  sa  vîUe  natale»  à  Heims,  4  Tours,  à  Seqs, 
à  Bohhîo*  l<e  second  parcourut  l'Orient,  TÉgypie, 
rinda  même»  recueillit  partout  les  richesses  scientifiques 
4«i  y  circiulaient  encore,  fut,  à  son  retour,  considéra 
oomjsae  un  magicien ,  et  fonda  la  célèbre  école  de  Salerac^ 
ou  du  moins  lui  donna  w  tel  éclat ,  qu'elle  partit  êtr« 
née  avec  lui. 

Cependant  une  inquiétude  vague,  .une  sourde  fer- 
mentation s'annonçait  de  toutes  parts  dans  la  société. 
Da  mélange  de  tant  de  peuples  nouveaux  avec  les  peu- 
pies  dégénérés  de  l'ancien  monde,  mélange  signalé  à 
son  origine  par  de  funestes  ravages,  commençaient  à 
naître  les  heureux  eflets  qu'il  entrait  sans  doute  dans 
les  desseins  de  la  Providence  de  lui  faire  produire.  Son 
influence  rendait  à  l'Occident  une  existence  rajeunie , 
et  faisait  circuler  dans  ses  membres  énervés  une  cha- 
leur et  une  vigueur  inconnues  ;  une  sorte  de  résurroQ- 
tion  morale  semblait  s'être  opérée  à  la  longue  chez  les 


PREMIERE   ÉI'OQUE.  903 

nation^  épvisé^*  La  6n.de  ce  siècle  offrit  un  exemple 
bien  frappant  de  l'ardeur  nouvelle  dont  les  e«pril« 
étaient  animés,  dans  ce  mouvement  yuîverael  et  «poa^ 
tané  qui  entraîna  toutes  les  olasses  de  la  société  vera 
H9  croisade^.  Les  premiers  germes  de  l'industrie»  du 
QOininerce  çt  dea  arts ,  pe  tardèrent  pas  i  se  produire. 
L'amour  à^  la  science  ae  réveilla  »  et  le  mouvement  qui 
entraÎQ^iit  la  société  dqt  90  manifester  aussi  dans  lea 
études  philosophiques. 

Il  est  essentiel  que  l'on  ae  rappelle  quelles  étaient 
li^  reaçQurces  philosophiques  de  l'esprit  humain  à  cetto 
époque.  On  trouve  dans  les  écrivains  d'alors  un  ordre 

4'i4ée9  et  m(^m  d'arg^menta  hiep  supérieur!  à  ce  que 

Xon  pQurrait  atteodre  d'uae  époque  de  harharicii  et 

quand  op  lie  sait  paa  quelle  en  est  la  source,  OA  ea| 

leoté  dç  trop  admirer  ces  faihles  e9saia  de  k  pbiloso^ 

p^ie,  réunissante»  C'est  au  christianisme  et  à  saint  Aur 

gu^tin  qu'il  faut  ^n  rapporter  son  admiration»  Ia  fond 

Vb^Qgique  avait  une  grandeur  admirable  ;  mai»  U 

l^'étail  point  l'ouvrage  de  la  philosophie  d«  tewpa*  Ca 

q^i  lui  appaptiept  en  propre,  fi'eat  la  fornie.  Cetft« 

^190  dev;û^  être^  nécesaairenient  ^  d'ahord  pautre» 

fai))lQ,  int^rtaine;  la  philosophie  eUe-miême»  la  Uhre 

léQe^ion ,  ne  pouvait  être  autre  chq&e'qu' une  dialectique 

plu^  ou  mpins  §ttbtilô  ^  eutiêcemeni  suhordonnée  à  la 

théologie,  ft  ne  ppuvait  par  con^uent  s'élever  par 

elle-mém^  ^  )a  4éçouyerte  d'aucui^  vérité.  Mm  eon-^ 

Ijnuelle  sqryeillance  arrêtait,  d'a^leuvs  l'essor  ^  qui^ 

conque  ef^t  été  a^z  hardi  pour  mettre  ea  dJMuasioQ 

\e^  principe^  reconB,wpar  l'Église^  INe  pe^^aMs'attacb^ 

au  fçndmémo  dea  i^e^^U»  «eelaMiqim  Atrenl feceéa 


â04  PHILOSOPHIE    DU    MOYEN-AGE. 

de  reporter  toute  leur  activité  sur  l'expression  et  la 
forme  extérieure  de  la  science  philosophique.  La  dia- 
lectique leur  tint  lieu  de  la  philosophie  tout  entière , 
et  l'instrument  de  la  science  fut  pris  pour  la  science 
elle-même.  L'emploi  de  tous  les  procédés  logiques,  si 
habilement  tracés  par  Aristote,  était  une  sorte  de 
gymnastique  qui  se  trouvait  conforme  aux  goûts  du 
temps.  On  croit  voir  dans  les  scolastiques  de  cet  âge 
des  artistes  absorbés  par  la  construction  et  le  jeu  des 
machines,  sans  songer  à  acquérir  une  matière  sur 
laquelle  ils  puissent  les  appliquer  :  c'est  un  immense 
appareil  de  leviers  se  mouvant  et  s'agitant  dans  le  vide. 
La  philosophie  des  anciens ,  telle  qu'elle  était  par- 
venue aux  scolastiques,  pouvait  se  résumer  essentiel- 
lement dans  une  maxime  principale  qui  faisait  dérWer 
des  notions  générales  ou  des  univenûuXf  comme  on  les 
appelait  d'après  Aristote,  toutes  les  sources  de  la 
science.  Les  universaux  avaient  été  le  point  déraillement 
entre  l'Académie  et  le  Lycée ,  lorsque  ces  deux  écoles 
furent  réunies  par  les  nouveaux  platoniciens  ;  ils  furent 
aussi  le  point  cardinal  sur  lequel  roula  toute  la  philo- 
sophie scolastique.  On  était  convaincu  que  tous  les 
trésors  de  la  vérité  étaient  contenus  dans  le  sein  de  ces 
vérités  éternelles;  on  devait  naturellement  faire  consister 
les  exercices  de  la  raisoti  exclusivement  à  exploiter 
cette  mine  inépuisable,  à  élaborer  ,  à  transformer 
cette  matière  féconde.  Or  ce  travail  appartenait  en  pro- 
pre à  la  dialectique  péripatéticienne ,  il  en  constituait 
l'essence.  On  possédait  une  sorte  de  pierre  philoso- 
phale  ;  il  ne  restait  plus  qu'à  la  mettre  au  creuset.  On 
pourrait,  dit  fort  plaisamment  M.  deGérando,  com- 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  205 

parer  la  philosophie  scolastique  à  une  sorte  d'alchimie 
qui  emploie  les  unjversaux  comme  substance  ei  la  dia- 
lectique comme  appareil. 

Gomme  la  connaissance  de  ces  universaux,  qui  jouè- 
rent un  si  grand  rôle  pendant  toute  la  durée  du  moyen- 
âge,  donne  la  clef  d'une  partie  des  discussions  auxquelles 
se  livrèrent  les  dialecticiens  scolastiques ,  il  nous 
parait  indispensable  d'entrer  d'abord  dans  quelques 
détails  sur  ui|i  objet  aride  et  ingrat  sans  doute  y  si  l'on 
ne  considère  que  l'abus  qui  en  fut  fait  alors ,  mais  qui 
n'en  touche  pas  moins  aux  problèmes  les  plus  inté- 
ressants de  l'esprit  humain. 

Âristote  avait  remarqué  qu'on  peut  rapporter  à  un 
certain  nombre  de  classes  ou  de  genres  tous  les  objets 
de  nos  connaissances  ;  et  il  avait  réduit  ces  classes  au 
nombre  de  dix,  appelées,  comme  nous  l'avons  vu  (i), 
Catégories*  La  première  renfermait  les  substances,  et 
les  neuf  autres,  les  modifications  qu'elles  éprouvent, 
ou  les  accidents.  En  voici  le  tableau  : 

.1''  La  substance.  La  substance,  est  ou  spirituelle 
ou  corporelle,  divine^  etc. 

2""  La  quantité.  La  quantité  est  discrète  quand  les 
parties  ne  sont  point  liées,  comme  le  nombre  :  dans 
le  cas  contraire ,  elle  est  successive ,  comme  le  temps, 
le  mouvement  ;  ou  permanente ,  comme  l'espace  , 
l'étendue,  etc. 

S""  La  qualité.  Aristote^en  a  fait  quatre  classes: 
l*"  les  habitudes^  c'est-à-dire  les  dispositions  de  l'esprit 
ou  du  corps  qui  s'acquièrent  par  des  actes  réitérés , 
comme  les  sciences,  les  vertus,  les  vices,  le  talent  de 

,  (1)  Pugc  95. 


90S  PHlLOêOMIi'M  mVKlf^AGE. 

jyetndre^  d'écrire  ^  etc.  ;  2*  les  pvdHcmœê  MMetkê, 
telles  que  les  qualités  de  l'âme»  mémoire ,  volonlé , 
sensibilité,  intelligence  ;  3*"  les  qwUkés  sensiUa ,  comme 
la  dureté  y  la  mollesse  »  le  (Votd,  etc.  ;  4**  la  forme  et  la 
figtÊtey  qui  ix\  ta  détermination  extérieure  de  la  quaniité. 

4*"  La  HfiLATioN.  C'est  le  rapport  des  êtres  entre 
eux  )  celui  de  père,  de  fils,  de  mattre;  de  Valet,  etc. , 
de  la  puissance  à  son  objet,  de  tout  ce  qui  marque  la 
eomparaison. 

5*  L'action.  On  peut  agir  soit  en  soi-même,  comme 
connaître,  aimer,  sentir  ;  soit  hors  de  soi-même ,  comme 
battre,  couper,  rompre,  éclairer,  etc. 

G""  La  passion.  Cette  classe  renferme 'toutes  les  mo- 
difications qui  peuvent  être  produites  par  une  chose 
extérieure. 

T  Le  lieiî.  «•  Le  temps.  9*  La  situation.  lO"  En- 
fin ,  LA  POSSESSION.  Ccs  cinq  dernières  s'entendeirt 
sans  qu'il  soit  nécessaire  de  les  développer. 

Il  est  certain  que  Tesprit  humain  ne  jyeut  rien  con- 
^voîf  qui  ne  ^t  susceptible  d'être  rangé  dans  ces 
diverses  classes  :  mais  autant  cette  étude  des  lob  qui 
^stdent  à  la  pensée ,  et  auxquelles  die  obéit  néees- 
saitement,  quel  que  soit  l'objet  qu'elle  envisage,  petit 
oflHr  d'intérêt  et  d'utilité  lorsque  Ton  veut  remonter  an 
principe  de  nos  connaissances,  et  examiner,  &  l'aide 
de  l'observation  et  de  l'analyse,  le  caractère  de  nos 
idées,  autant  il  est  superfifa  et  puéril  d'y  toukrir  cher- 
ther  un  moyen  d'arriver  par  elles  à  la  connaissance 
<les  objets. 

Mais  analyser  les  lois  dé  la  pensée,  tttscuter  ies 
motifs  et  les  fondements  de  nos  croyances/  ne  pouvait 


être  alors  l'objet  des  études  philosophiques  :  rMtorité 

ecclésiastique   ne  l'aurait  pas  permis.  D'ailleurs  on 

trouvait  ces  lois  toutes  constituées ,  il  fallait  bien  s'en 

contenter,  et  tout  ce  qu'il  était  possible  de  faire,  c'était 

d'y  classer,  tant  bien  que  mal^  les  principaux  dogmes 

religieux ,  dont  une  hiérarchie  sévère  et  vigilante  s'ap<^ 

pliquait  à  conserver  le  précieux  dépôt.  Qu'on  ne  s'étonne 

donc  point  de  la  fortune  d'Âristote  et  de  la  philosophie 

péripatéticienne,  petidaht  les  cinq  ou  six  siècles  qui 

vont  s'écouler  jusqu'à  là  renaissance  d'une  philosophie 

indépendante  :  l'aulorité  d'Aristote  ne  faisait  que  cor* 

roborer  celle  de  l'Église  et  lui  prêter  un  puissant  appui. 

Dans  le  cercle  où  ils  étaient  emprisonnés ,  les  sco^ 

lastiques  n'eurent,  à  proprement  parler,  sous  la  di« 

versité  des  innombrables  questions  qu'ils  agitèrent, 

qtie  trois  grands  problèmes  à  résoudre.  Puisque  tous 

les  objets  qu'embrassent  nos  connaissances  peuvent  se 

classer  dans  un  certain  nombre  de  genres ,  ou ,  comme 

ife  les  appelèrent,  d^universauji,  de  quelle  nature  sont 

ces  unîversaux  eux-mêmes  ?  Sont-ce  des  êtres  réels , 

ou  de  purs  noms?  Par  exemple,  les  hommes  pris  in*» 

dividuellement ,  et  ne  formant  par  conséquent  que  des 

êtres  particuliers ,  se  rapportent  à  tm  genre  imiqtre , 

qui  est  le  genre  humain.  Mais  le  genre  humam  est-il 

un  être  de  raison,  ou  un  être  existant  réellement t  Dé 

là ,  le  débat  des  réalistes  et  des  nominaux.  Le  second 

))roblëme  pouvait  se  réduire  à  celui-ci  :  Puisque  les 

êtres  particuliers  participent  tous  à  ce  caractère  général 

qui  fait  qu'ils  appartiennent  à  tel  genre  plutôt  qu'à  td 

autre,  comment  le  genre  peut-il  se  diviser  et  passer  à 

Vétat  d^îndividu?  De  là  tes  débats  des  thomistes  et  des 


208  PHILOSOPHIE    DU    110Y£N*Â0£. 

8coti8les  relativement  à  Vindividuation  des  universaux. 
Le  troisième  enfin  consistait  à  rechercher  quelle  espèce 
(le  ressource  nous  pourrions  retirer  de  la  connaissance 
de  ces  genres  et  de.  ces  espèces ,  de  ces  classifications 
de  toutes  nos  idées.  Là-dessus,  peu  de  diflërends.  La 
prétention  d'arriver  de  prime  abord  et  sans  étude  préa- 
lable à  la  science  universelle,  est  le  caractère  général 
de  la  philosophie  du  moyen-âge.,  qui,  heureuse  de 
posséder  ces  classes,  où  venaient  se  placer  tous  les 
êtres  et  tous  les  phénomènes  de  la  nature,  crut  pouvoir 
se  dispenser  d'étudier  ces  êtres  et  ces  phénomènes  : 
telle  serait  à  peu  près  l'erreur  de  celui  qui ,  de  nos 
jours,  après  avoir  gravé  dans  sa  mémoire  les  noms  des 
classes  et  des  genres  dont  se  compose  la  nomenclature 
chimique,  s'imaginerait  être  parvenu  à  la  connaissance 
de  la  chimie  elle-même.  On  alla  même  plus  loin ,  et , 

m 

comme  nous  le  verrons  par  l'exemple  de  Raymond- 
LuUe,  on  crut,  en  opérant  sur  les  signes  destinés  à 
rappeler  les  genres  et  les  espèces  diverses  de  nos  idées, 
combiner  des  idées  réelles  ;  on  aligna ,  on  fit  manœu- 
vrer des  mots ,  et ,  par  cette  espèce  de  stratégie  intel- 
lectuelle, on  crut  être  enfin  arrivé  à  la  science  univer- 
selle; et  en  effet,»  on  était  parvenu  ^  écrire  et  à  parler 
(  sans  se  comprendre  soi-même ,  il  est  vrai  )  sur  tout 
ce  qui  pouvait  et  même  ne  pouvait  pas  être  eonnu  :  de 
omni  re  scibiU  atque  insdbili. 

Qu'on  ne  se  hâte  pas  cependant ,  tout  en  condamnant 
ces  prétentions  exagérées  des  philosophes  scolastiques , 
de  mépriser  les  moyens  dont  ils  se  servirent.  Ces  uni- 
versaux ,  ces  principes  de  nos  connaissances  avaient 
attiré  avant  eux  l'attention  de  tous  les  grands  philo- 


PREMIÈRE  ÉPOQUE.  209 

sophes;  et  il  n'y  6n  a  pas  eu  un  seul  après  eux  qui 
n'en  ait  fait  l'objet  de  ses  méditations.  Platon,  Âristole 
et  les  alexandrins,  dans  l'antiquité;  Leibnitz>  Kant  et 
l'école  écossaise,  dans  les  temps  modernes,  se  sont 
établis  au  centre  de  ces  idées  générales ,  comme  au 
cœur  même  de  la  science  philosophique.  Nous  rions 
peut*ètre  de  ces  réalistes  qui,  frappés  du  caractère 
absolu  des  universaux,  les  traitent  comme  de  véritables 
êtres  :  mais  le  célèbre  métaphysicien  (i)  qui  appelle 
les  idées  de  petits  êtres  qui  ne  sont  pas  du  tout  à  mépriser; 
la  grande  école  naturaliste  qui ,  de  nos  jours ,  explique 
les  ressemblances  des  individus  par  l'unité  de  compo- 
sition de  chaque  genre,  sont-its  bien  jéloignés  de  par- 
tager les  doctrines  du  réalisme?  D'un  autre  6ôté,  si 
nous  critiquons  à  bon  droit  l'opinion  des  nominalistes, 
trouverons-nous  '  beaucoup  de  différence  entre  leurs 
principes  et  ceux  des  logiciens  qui,  d'après  Gondillac, 
attribuent  aux  mots  une  valeur  absolue ,  et  prétendent 
queja  philosophie  n'est  pas  autre  chose  qU^une  tangue  bien 
faite? 

L'esprit  humain  est  toujours  fidèle  à  lui-môme  :  à 
toutes  les  époques  de  l'histoire,  nous  avons  vu  la  ré- 
flexion, appliquée  à  l'étude  de  l'intelligence,  y  ren- 
contrer les  mêmes  phénomènes.  L'histoire  de  la  sco-* 
lastique,  à  laquelle  il  est  temps  de  revenir,  après  ces 
prolégomènes  sans  lesquels  il  eût  été  difficile  d'en 
bien  comprendre  le  véritable  esprit,  confirmera  ce 
résultat  de  l'expérience. 

Le  philosophe  le  plus  intéressant  de  la  première 
époque,  métaphysicien  fort  remarquable,  est  St  An- 

(1)  lHaUebranclie. 


SIO  PHILOSOMIE   DU   MOTEM-AGE. 

SELW ,  archevêque  de  Canlorbéry,  né  eB  4035,  i  Àoata, 
dans  le  Piémont.  On  lui  donna  le  nom  de  aeeoiid 
St  Augustin.  Ses  ouvrages?  annoncent  un  homme  éobûrér 
qui  ne  prenait  que  son  esprit  pour  guide  de  ses  r«* 
sonnements,  quoiqu'il  eût  subi  Tinfluence  de  son  temps 
en  ne  considérant  la  philosophie  que  comme  une  arme 
du  dogmatisme  religieux.  L'un  de  ses  ouvrages  les  plus 
connus  est  un  monologue  où  il  suppose  un  homme 
ignorant  qui  cherche  la  vérité  avec  les  seules  forces  de 
la  raison  ;  fiction  hardie  pour  le  temps ,  bien  que  ce  m 
fût  qu'une  fiction.  C'est  un  antécédent  du  grand  ou* 
vrage  de  Descartes  ;  et ,  chose  étrange ,  on  y  trouve 
plus  d'une  idée, célèbre  des  Méditaiùms,  On  cite  entre 
autres  l'argument  qui  de  la  seule  idée  de  Dieu  lui 
dériver  la  démonstration  de  son  existence.  Cet  argnraent 
a  eu  des  fortunes  bien  diverses  :  on  s'en  est  moqué 
beaucoup  au  xviii*  siècle  ;  au  xvii* ,  il  paraissait  d'une 
rigueur  invincible.  Sans  citer  St  Anselme ,  que  tràs^ 
probablement  il  ne  connaissait  pas,  Descartes  a  repr«H 
duit  cet  argument  dans  les  MéiUiatians,  lorsque  delà 
simple  idée  d'un  être  parfait  il  déduit  la  nôeeesilé  de 
l'existence  de  cet  être,  c'est-à-dire  de  Dieu.  Plus  tard 
Leibnitz,  en  rapportant  à  St  Anselme  l'honneut  de 
l'argument  de  Descaries  y  le  reprit  en  sous^-œuvre  et  le 
présenta  sous  une  formé  à  la  fois  plus  simple  et  plus 
savante. 

L'argumentation  du  saint  archevêque  fut,  au  re6t6> 
combattue  avec  esprit  par  un  moine <de  l'époque^  d'a^ 
leurs  inconnu ,  appelé  Gaumlon  ,  dans  un  livre  auquel 
il  donna  le  nom  de  Petit  livre  d'm  Sot  (1).  U  s'eftwfii 

(1)  LUf^r  pro  insipkrUe ,  etc. ,  dans  le$  OEavtes  de  s«M  .Éimliitj  fi^  W. 


PKfiMIÈRE   ÉPOQUE.  211 

de  prouver  que  nous  ne  pouvons  conclure  de  la  vérité 
logique  ou  subjective  ^à  la  vérité  objective  ou  réelle , 
ni  poser  en  principe  que  ce  que  nous  concevons  comme 
existant ,  existe  en  efiet,  par  cela  même  qu'on  Ta  ainsi 
conçu. 

Un  dialogue  de  St  Anselme,  intitulé  le  Grammatriat^ 
est  une  très-faible  esquisse  de  dialectique,  conçue 
d'après  les  catégories  d'Aristote.  Il  suffira,  pour  en 
donner  une  idée,  de  dire  que  St  Anselme  commence 
par  examiner  sérieusement,  et  par  discuter  dans  toutes 
les  formes,  la  question  de  savoir  «  si  le  grammairien 
est  ou  non  une  substance;  s'il  est  une  première  ou  une 
seconde  substance  ;  s'il  y  a  un  grammairien  qui  ne  soit 
pas  un  homme;  à  prouver  que  l'homme  n'est  pas  la 
grammaire,  qu'enfin  le  grammairien  est  celui  qui  sait 
la  grammaire.  » 

Il  serait  fort  inutile  de  nous  arrêter  à  tous  les  sco* 
lastiques  qui  fleurirent  à  cette  époque ,  tels  que  Hil- 
BEBËftT  de  Lavardin,  Bérenger  de  Tours,  Lanfranc 
de  Pavie,  le  cardinal  Pierre  Damien  :  tous  ne  firent 
que  resserrer  jdus  étroitement  les  liens  qui  unissaient 
la  dialectique  et  la  théologie. 

ff 

PREHIÈRE  APPARITION 

DES  RÉALISTES  ET  DES  NOMINAUX. 

Ce  fut  alors  que  s'éleva  dans  l'école  la  célèbre  dis- 
pute des  réalisies  et  des  nominaux.  Elle  avait  pour 
objet  y  eommé  nous  l'avons  déjà  expliqué  plus  haut, 
de  détermines  l'emploi  légitime  et  la  valeur  positive  de 


212  PHILOSOPHIE   DU    NOY EN-AGE. 

ces  idéed  générales ,  de  ces  universaux  que  l*écote  re- 
gardait comme  la  clef  de  la  science.  L'examen  d'un  pas- 
sage de  rintroduclion  de  Porphyre  à  l'organum  d' Aris- 
tote  sur  les  diverses  opinions  des  platoniciens  et  des  pé- 
ripatéticiens ,  relativement  aux  idées  de  rapport ,  donna 
naissance  à  cette  contre  verse,  qui  atteignait  directement 
le  pivot  de  la  science  philosophique ,  et  dans  laquelle 
la  théologie  se  trouvait  aussi  impliquée ,  par  Tefifet  de 
l'étroite  connexion  que  l'esprit  du  temps  avait  établie 
entre  l'une  et  l'autre.  Un  chanoine  de  Gompiègne, 
nommé  Roscellin^  prétendit  que  les  idées  générales 
ne  sont  que  de  simples  abstractions  que  l'esprit' ^e 
forme  par  la  comparaison  d'un  certain  nombre  d'in- 
dividus qu'il  rapporte  a  une  idée  commune;  il   en 
conclut  que  cette  idée  commune  n'a  pas  d'existence 
hors  de  l'esprit  qui  la  conçoit;  il  parait  enfin  qu'il  avait 
été  jusqu'à  dire  que  les  idées  générales  ne  sont  que  des 
mots  ,  fia  tus  voc. 

Son  opinion  reçut  de  là  le  nom  de  nominatisme.  Il 
n'était  pas  le  premier  qui  l'eût  '  émise  ;  elle  avait,  été 
déjà  soutenue  par  Stilpon  de  Mégare.  Mais  vraisembla- 
blement il  en  tira  des  conclusions  contraires  aux  doc* 
trines  de  l'Église.  Abailard  lui  reproche  d'avoir  pré- 
tendu qu'aucune  chose  n'a  de  parties ,  et  que  les  mots 
seuls  par  lesquels  on  désigne  les  choses  sont  divisibles. 
Par  conséquent ,  selon  Roscellin ,  J.-G.  n'avait  pas 
mangé  une  partie  réelle  du  poisson ,  mais  seulement 
une  partie  du  mot  poisson  :  opinion  qu'il  taxait  d*ab- 
surdité  et  d'impiété. 

Mais  une  conséquence  bien  plus  importante  découlait 
des  principes  du  pauvre  chanoine  de  Gompiègne  et 


PREMIÈRE   ÉPOQUE.  213 

dltira  sur  iui  les  foudres  de  TÉglise,  Si  toute  idée  gé- 
nérale n'e^t  qu'un  ipot,  il  suit  qu'il  n'y  a  de  réalité 
que  dans  les  particularités ,  et  alors  beaucoup  d'unités 
peuvent  paraître  des  abstractions;  entre  autres  l'unité 
par  excellence,  l'unité  qui  fait  le  fond  delà  très-sainte 
Trinité  se  trouve  en  péril  ;  il  n'y  a  plus  de  réel  que  la 
Trinité  formant  trois  personnes ,  et  n'aboutissant  qu'à 
une  unité  nominale ,  à  un  signe  représentant  le  rapport 
de  trois.  Il  est  vraisemblable  que  Roscellin  n'atait  pas 
lui-même  tiré  ces  conséquences;  mais  elles  découlaient 
de  ses  principes  ;  il  fut  donc  mandé  au  concile  de  Sois- 
sons  en  1092.  Il  se  rétracta,  metu  moriiSy  dit  St  An- 
selme qui  écrivit  contre  lui  un  traité  pour  démontrer 
l'unité  de  la  Trinité. 

Guillaume  de  Champeaux,  disciple  de  Roscellin , 
qui  enseignait  à  Paris  au  prieuré  de  St-Victor  y  se  jeta 
à  l'autre  extrémité  et  outra  le  réalisme.  Il  soutint  que 
les  idées  générales  sont  si  loin  d'être  de  purs  noms , 
que  ce  sont  au  contraire  les  seules  entités  qui  existent , 
et  que  les  individus  dans  lesquels  on  avait  voulu  ré- 
soudre les  idées  générales  n'ont  eux-mêmes  ^'existence 
que  par  rapport  avec  les  univërsaux.  Par  exemple, 
disait-il,  ce  qui  existe,  c'est  l'humanité  dont  tous  les 
hommes  ne  sont  que  des  fragments  et  des  parties.  Bayle 
a  conclu  de  ce  passage  que  Guillaume  de  Champeaux 
avait  adopté  un  système  analogue  à  celui  de  Spinoza  ^ 
qui  ne  reconnaît  dans  le  monde,  comme  nous  le  verrons 
dans  la  suite ,  qu'une  substance  réelle  formant  la  base 
de  toutes  les  choses  individuelles.  Mais  cette  opinion 
est  au  moins  hasardée.  Il  ne  fut  jamais  question  d'une 
substance  du  monde  entre  les  réalistes  ot  les  nominaux. 


214  PHILOSOMIE   DU  MOYEN-AGE. 

Les  deux  sectes  ne  s'occupèrent  que  de  Savoir  si  lôs 
universaux,  les  idées  générales,  sont  ou  non  des  sub- 
stances, et  communiquent  ou  non  la  substantialité  aux 
choses  individuelles. 

ABAUAED. 

Guillaume  de  Champeaux  avait  acquis  à  Paris  une 
grande  célébrité  dans  l'art  de  la  dispute  :  autour  de  lai 
accourut  un  concours  immense  d'auditeurs.  Mais  sa 
gloire  fut  bientôt  éclipsée  par  celle  du  fameux  Abjli- 
LARD,  dont  les  prodigieux  succès  comme  professeur 
contribuèrent  à  l'établissement  de  l'université  de  Paris. 

Pierre  Âbailard  était  né  vers  l'an  1080,  à  Palais, 
petit  village  situé  près  de  Nantes.  Le  désir  de  s*instruire 
lui  fi(  parcourir  les  principales  écoles  où  Ton  enseignait 
la  dialectique,  et  l'attira  à  Paris  où  cette  étude  florissait 
plus  que  partout  ailleurs  soùs  Guillaume  de  Cham- 
peaux. Le  disciple  ne  tarda  pas  à  rivaliser  avec  son 
maître,  et  n^eut  pas  de  peine  à  vaincre  un  adversaire 
auquel  il  était  si  supérieur.  Abailard  joignait  à  une 
Imagination  de  feu  une  pénétration  extraordinaire,  une 
sagacité  rare ,  un  sentiment  profond  pour  le  beau  et  le 
vrai ,  et  un  caractère  rempli  d'énergie.  Il  avait  étudié, 
outre  les  Pères  de  l'Église,  plusieurs  écrivains  classiques, 
Cicéron,  Virgile,  la  Logique  d'Aristote,  le  Timée  de 
Platon  ;  et  la  lecture  des  auteurs  profanes  avait  influé 
d'une  manière  avantageuse  sur  son  style ,  qui  est  infi- 
niment plus  pur,  plus  élégant  et  plus  intelligible  que 

celui  de  ses  contemporains. 
La  collection  de  ceux  de  ses  écrits  qui  ont  été  pu- 


PMHttnE  iPOOt^E.  HH 

Mléi  fte  renferme  guère  que  ses  lettres  ^  ses  écrttt 
acétiques,  théologiques  et  moraux.   C'est  dans  ses 
manuscrits  encore  inédits  que  l'on  trouverait  sa  pbilo-* 
éophie  rationnelle  (1).  Ils  renferment ,  à  ce  qu'il  paraît, 
Attr  la  grande  question  des  universaux ,  des  documents 
pirëeiéuK ,  foute  desquels  il  est  difficile  de  connaître  au 
jdsié  quelles  furent  à  ce  sujet  les  opinions  d'Abailard. 
On  sait  qu'il  s'était  déclaré  avec  autant  de  force 
eetitr'ô  le  nominalisme  de  Roscellin  que  contre  le  réa« 
Uéme  de  Guillaume  de  Champeaux.  Il  enseignait,  selon 
toute  probabilité 9  que  les  idées  générales,  sans  avoif 
iitie  réalité  objective,  propre  et  indépendante,  sont 
une  conception  de  l'esprit  ;  mais  que  cette  conception 
a  besoin^  pour  être  formée  et  soutenue  dans  l'esprit, 
de  s'appUyér  sur  les  signes  du  langage  :  il  leur  don- 
nait pour  pivot  non  le  simple  terme,  comme  Roscellin, 
tnâis  la  proposition,  parce  qu'elle  exprilne  le  rapport 
et  la  connexion  du  sujet  et  de  l'attribut  tels  qu'ils  sont 
i^&isis  par  l'etitendement.  Sa  carrière  philosophique 
avait  commencé  par  sa  lutte  avec  Guillaume  de  Cham*' 
peaux  ;  elle  se  termina  par  une  controverse  plus  sérieuse 
avec  Stfiernard.  Celle-ci  offre  quelques  traits  semblables 
à  celle  qui  s'est  élevée  entre  BossuetetFénélon.  Abai« 
lard  fut  condamné  comme  Fénélon  et  se  soumit  avec 
la  même  docilité.   Il  avait  codiposé  à  l'usage  de  ses 
élèves  un  traité  dans  lequel  il  s'efforçait  de  leur  expli- 
quer rationnellement  le  dogme  de  la  Trinité.  On  lui 
reprochait  d'avoir  attribué  dans  ce  Traité  la  toute- 

(1)  Les  bénédictins  en  ont  donné  la  liste  dans  rHistoire  littéraire  de 
France.  André  Duchesne  avait  promis  de  publier  sa  Logique,  mais  il  n*a 
point  malhettreitsement  tenu  sa  promesse. 


216  PHILOSOPHIE   DU   MOYEN-AGE. 

puissance  «au  Porc  à  un  meilleur  titre  qu'au  Fils  et  au 
Saint-Esprit,  et  d'avoir  mis  par  conséquent  de  ladiflfê- 
rence  dans  ce  qui  n'en  devait  souffrir  aucune.  11   se 
servait,  pour  expliquer  la  Trinité,  de  <^tte  comparaison 
qui  paraissait  équivoque  et  peu  orthodoxe  :  de  même 
que  la  majeure,  la  mineure  et  la  conclusion  ne  sont 
qu'un  seul  syllogisme;  ainsi  le  Père,  le  Verbe  et  l'Esprit 
ne  sont  qu'une  seule  essence.  Il  parait  enfin  que  l'orr- 
ginalité  de  sa  théologie  consistait  surtout  en  ce  qu'il 
donnait  peur  loi  à  la  volonté  de  Dieu  les  attributs  mêmes 
qui  sont  inhérents  à  Dieu,  comme  la  bonté,  la  justk^, 
etc.  ;  identifiant  ainsi  la  volonté  et  la  nécessité  dans  la 
nature  divine.  C'est  là  ce  qui  lui  attira ,  avec  la  réfu- 
tation de  Robert  Palleyn  ,  professeur  à  l' université 
d'Oxford ,  depuis  cardinal  et  chancelier  de  l'église  ro- 
çnaine,  les  censures  sévères  de  St  Bernard  (i). 

Les  circonstances  de  la  vie  de  cet  homme  célèbre 
peuvent  donner  quelque  idée  des  opinfons  et  des  idé^ 
de  ses  contemporains.  Elles  nous  montrent  quelle  était 
dès  lors  l'émulation  qui  se  manifestait  pour  l'étude  dans 
la  jeunesse  française ,  quel  intérêt  passionné  excitaient 
les  talents  du  maître^  les  controverses  qui  s'élevaient, 
et  le  caractère  que  prenait  la  rivalité  des  chefs  d'école. 


(1)  Saint  Bernard  lui  reprochait  aussi  d'avoir  enseigné  que  la  foi  n'est 
iutre  chose  que  la  croyance  :  définition  impie  qu'il  donne,  dil-il ,  in  primit 
lihris  Theologiœ  suœ ,  vel  potiàs  Slidiaogw,  Au  reste  •  saint  Bernard  ne 
poursuiTait  que  les  doctrines  d^Abailard ,  dont  il  avoue  qu'U  ne  pouvait 
s'empêcher  d'aimer  la  personne.  Son  zèle  apostolique  ne  lui  permetuit  pas 
de  laisser  passer  sans  contrôle  ses  erreurs  religieuses,  qu'il  résume  ainsi: 
Cùm  de  Triniiate  loquUur^  sapU  Aeium;  càm  de  gratiâ^  Pemgicti; 
don  de  ChHstOf  Nbstorium. 


PREUIÈRE    ÉPOQUE.  217 

Des-  milliers  d^auditeurs  entourent  le  professeur  (1)  ; 
et  lorsque ,  pour  éviter  la  persécution ,  il  est  obligé  de 
fuir-le  théâtre  de  sa  gloire,  ils  le  suivent  dans  sa  re- 
traite^ et  viennent  camper^  pour  Tentendre,  jusque 
dans  les  forêts  du  Paraclet  (2).  Des  moines  irrités  de 
ses  réprimandes,  ou  prenant  ses  vertus  pour  des  re- 
proches ,  ou  révoltés  par  les  réformes  qu'il  conçoit,  le 
tourmentent^  menaeent  sa  vie  par  le  poison  et  Tassas- 
$inat(3).  Des  monastères,  des  abbés,  se  disputent  l'hon- 
neur de  le  posséder,  afin  de  s'approprier  l'éclat  de  son 
enseignement*  Une  femme  ^  objet  de  ses  affections,  pre- 
mière occasion  de  ses  disgrâces ,  une  femme  qui .  le 
surpasse  en  sensibilité^  en  délicatesse,  en  vertus, 
semble  presque  l'égaler  en.  connaissances  et  en  ta- 
lents (4)  ;  après  avoir  été  son  disciple,  elle  devient  elle- 
même  abbesse  du  Paraclet ,  et  dirige  ses  jeunes  com- 
pagnes dans  les  études  les  plus  élevées.  Les  lettres 
d'Abailard  et  d'Héloîse,  qui  ont  mérité  d'être  con-> 
servées  à  la  postérité,  et  dans  lesquelles  les  modernes 

(1)  Parmi  les  disciples  d'Abailard ,  Crévier  compte  20  cardinaux  et  plus 
de  50  évèques  on  ardievèques.  (  Eist,  de  Fum'v. ,  1. 1.  ) 

(8)  n  donna  ce  nom ,  qui  signifie  Consolateur,  à  un  emplacement  désert 
situé  à  deux  lieues  de  Nogenl-sur-Seine»  où  il  ayait  bàli  de  roseaux  et  de 
chaume  un  petit  et  pauvre  oratoire ,  en  l'honneur  de  la  Trinité.  Il  n*avait 
amené  avec  lui  qu'un  derc  pour  toute  compagnie  ;  mais  bientôt  ce  désert  se 
peapla  prodigieusement. 

(d)  n  était  alors  à  l'abbaye  de  St-Gildas  de  Ruys,  dans  le  diocèse  de 
Vannes,  dont  les  moines  l'avaient  élu  pour  leur  abbé. 

(4)  ir  existe  dans  le  Recueil  des  faits  et  gestes  de  l'abbaye  de  Clugny  une 
lettre  émle  à  Hélolse  par  Pierre  le  Vénérable ,  et  dans  laquelle  le  saint  abbé 
félicite  en  ces  termes  celte  femme  illustre  de  consacrer  à  Fétude  de  la  religion 
les  connaissances  supérieures  qu'elle  possédait  :  «  Pro  logicâ  Eveuigelium^ 
pro  Platane  Christum ,  pro  academiâ  Ctaustrum^  Iota  jàm  et  verèphi- 
ioiophiea  nwUer  Uçisti,  » 


SIS  raiLOSOMtE   DO   VOYEIf-AGE. 

ont  trouvé  tout  Fiotérèt  du  roman  le  plus  attachant , 
sont  y  aux  yeux  de  rhistorien ,  un  monument  sérieux 
et  instructif  du  développement  qu'avaient  acquis  alors 
le9  idées  et  Tinstruction,  ainsi  quede  la  direction  qn^etles 
Avaient  suivie. 

Parmi  les  contemporains  d'Abailard(l),  on  distingue 
OiLBERT  DE  LA  PoRÉE  ,  évèque  de  Poitiers ,  qui  porta 
dans  Tétude  des  doctrines  théologiques  assez  de  har* 
diesse  pour  s'exposer  aux  censures  de  l'autorité  ecclé- 
siastique, mais  qui  montra  en  même  temps  assez 
d'habileté  et  de  subtilité  dans  la  défense  de  ses  prin- 
cipes pour  se  tirer  heureusement  d'affaire.  Il  avait  fait 
dans  un  ouvrage  assez  médiocre ,  intitulé  Des  six  prin- 
tipes,  un  résumé  des  catégories  d'Aristote^  dont  il  avait 
réduit  le  nombre  à  six. 

PiEftRE  LE  Lombard  ,  auteur  du  Médire  des  sentences , 
sut  donner  à  l'exposition  des  vérités  théologiques  un 
ordre  et  une  clarté  si  remarquables,  que  son  livre  devint 
le  manuel  de  tous  les  professeurs,  qui  ne  firent  le  plus 
souvent  que  le  commenter.  Il  avait ,  avec  assez  de  tact 
et  de  sagacité,  classé  les  divers  problèmes  de  la  théologie 
par  ordre  de  matières,  en  exposant,  avant  de  donner 
leur  solution ,  tous  les  arguments  que  l'on  pouvait  pré^ 
senter  pour  ou  contre.  U  fit  faire ,  au  reste,  peu  de 
progrès  à  la  science.  Il  était  de  Novare ,  et  devint  évè- 
que de  Paris. 

Gautier  de  St^Victor  avait  senti  que  l'application  de 
la  dialectique  à  la  théologie  n'était  guère  susceptible 
que  de  conduire  à  des  résultats  négatifs  :  dans  ses  écrits 

(1)  Oa  éeHt  tiMfti  ^el^oefois  Aheillard;  de  là  le  nom  à' Abeille  fi 
caUe ,  Apis  gallica ,  qui  lui  fïit  donné  par  saint  Dertiard. 


qa'il  dirigea  contre  le  Maître  des  sentences,  fl  essaya, 
mais  en  vain ,  de  détourner  ses  contemporains  de  la 
voie  dans  laqudle  ils  s'étaient  engagés. 

Tandis  que  Bernaiid  de  Chartres ,  qui  donna  à  ren- 
seignement de  la  grammaire  y  dans  les  écoles  de  Paris, 
une  grande  étendile  et  une  sage  méthode,  se  livrait 
a^vec  ardeur  à  Tétude  du  peu  de  fragments  que  Ton  pos* 
sédait  alors  de  Platon ,  et  qu'il  essayait  aussi ,  comme 
le  fit  quelque  temps  après,  mais  avec  plus  de  talent,  le 
savant  Guillaume  de  Gonebes ,  de  concilier  la  doctrine 
des  IDÉES  avec  celle  des  eari<^iatf  et  des  formes  d'Âristote, 
le  mysticisme  trouvait  un  assez  grand  nombre  de  par^ 
tisans,  à  la  tètedesqu^  se  placent  Hugues  et  surtout 
KicHAKn  de  St-Victor.  Tous  les  deux  étaUirent  des 
régies  pour  la  contemptatiùn.^^ich^Lvd  comparait  lelienoù 
elle  étabIîC]son  sl^e,  au  sommet  d'une  montagne,  élevé 
^u-dessus  de  toutes  les  sciences  mondaines,  d'où  le  sage 
^t  à  sed  pieds  toute  philosophie  et  toute  science. 

Cependant  lliorizon  scientifique  s'agrandissait  peu 
à  peu;  Tétude  de  Platon  et  d'Âristote,  que  Ton  corn-- 
mençait  à  mieux  entendre,  quoiqu'on  n'eût  point  encore 
leurs  principaux  ouvrages ,  tenait  les  esprits  en  év^ , 
et  les  études  littéraires  prenaient  insensiblement  plus 
d'étendue.  Le  goût  dominant  était  toujours  celui  de  la 
dialectique,  et  des  subtilités  qu'elle  entraîne  lorsqu'elle 
estibreéede  ne  s'exercer  que  sur  des  mots.  On  commen- 
çait cependant  à  comprendre  qu'il  y  avait  quelque  chose 
de  mieux  à  faire  que  de  discuter  sur  des  lettres ,  ou 
de  peser  des  syllabes  ;'on  sentait  qu'il  était  temps  de  se 
livrer  à  des  discussions  moins  puériles  (1). 

(1)  On  agitait  alors  ëans  les  écoles  des  questions  à  peu  près  au^si  gratea 


220  PHILOSOPHIE   DU  MOYEN-AGE. 

Jean  de  Salisbury,  qui^  comme  tous  les  disciples 
d' Abailard ,  se  di&liogua  par  son  goût  et  ses  connais- 
sances littéraires ,  fit  tous  ses^fforts  pour  élever  l'esprit 
de  ses  contemporains  à  des  études  plus  utiles,  et  cen* 
sura  vivement  la  dialectique  de  son  temps.  Il  repro* 
chait  aux  philosophes  leur  soumission  aux  r^les  d'A* 
ristote ,  et  leur  foi  aveugle  dans  la  puissance  des  uni- 
versaux.  On  connaît  de  lui  deux  ouvrages  supérieurs 
ù  ceux  qu'a  vus  naître  l'époque  à  laquelle  il  écrivait  : 
l'un  a  pour  titre  Polycratkm  ^  et  l'autre  Metalogictu. 

Dans  son  Polycraticus^  Jean  de  Salid>ury  s'est  occupé 
de  philosophie  9  de  morale  et  de  droit  :  il  s'attache  prin- 
cipalement aux  applications  pratiques  ;  il  traite  des  de- 
voirs et  des  droits  des  princes  ;  définit  les  lois  et  en 
marque  le  but  ;  il  embrasse  enfin  les  diverses  branches 
de  l'économie  sociale.  On  voit  avec  surprise ,  dans  un 
écrivain  du  douzième  siècle  y  cette  belle  apologie  de  la 
liberté  :  <  Il  n'y  a  rien  de  plus  glorieux  que  la  liberté^ 
à  Texception  de  la  vertu ,  si  toutefois  la  vertu  peut  être 
séparée  de  la  liberté.  » 

Il  dirigea  son  Metalogicus  contre  une  secte  d'obscu* 
rantistes  du  temps ,  désignés  par  le  nom  de  Cmdfidens, 
et  qui  s'opposaient  au  développement  des  études  :  il 
employa  contre  eux  les  armes  du  raisonnement  et  de  la 
satire,  et  défendit  la  méthode  d'enseignement  qu'avait 
développée  Bernard  de  Chartres. 

 DÉLARD  de  Bath  et  Alain  des  Iles  s'élevèrent  aussi, 
par  leurs  connaissances  et  leurs  vues  supérieures ,  au* 
dessus  de  leurs  contemporains.  Adélard  avait  visité  les 

que  celles-ci  :  Un  porc  que  Ton  mène  au  marcbé  esMl  tenu  par  le  conducteur 
ou  par  la  corde  1  ^  Celui  qui  achète  une  robe  achète-t-il  aussi  le  capuchon? 


PREMIÈRE   ÉPOQUE,  221 

écoles  des  Arabes ,  en  Espagne ,  TÉgypte  et  FAsie-Mi- 
neure  :  à  son  retour ,  il  consacra  toute  ractivité  de  son 
esprit  au  développement  des  études  littéraires  et  phi- 
losophiques. Dans  une  allégorie  ingénieuse  qui  res- 
pire l'esprit  du  platonisme,  il  représente   un  jeune 

• 

homme  voué  au  culte  de  la  philosophie,  et  qu'une 
déesse  ennemie  de  la  science ,  appelée  Philoœsmie,  s'ef- 
force d*en  détourner.  La  première  l'emporte  après  une 
vive  discussion,  dans  laquelle  Philocosmien'a  cependant 
rien  négligé  pour  entraîner  le  jeune  philosophe  dans 
les  séductions  et  les  plaisirs,  du  monde.  Adélard  s'était 
occupé  surtout  d'exciter  l'attention  des  philosophes 
d'Occident  sur  la  philosophie  des  Arabes ,  qui ,  pos-- 
çesseurs  de  la  plus  grande  partie  des  œuvres  d' Aristote, 
étaietit  bien  plus  avancés  que  ne  Tétaient  alors  les  pro-* 
fesseurs  les  plus  distingués  de  nos  écoles. 

Alain  des  Iles  est  l'auteur  d'un  poème  célèbre  inti^ 
iuléV  Anii^Ctaudien.  Au  mérite  d'avoir  donné  à  ses  idées 
philosophiques,  puisées  surtout  dans  le  mysticisme 
alexandrin  ,  le  langage  et  les  formes  de  la  poésie,  il 
joignit  celui  de  remettre  en  honneur  la  philosophie 
morale ,  trop  souvent  négligée  pour  la  dialectique ,  et 
dont  Abailard  s'était  aussi  particulièrement*  occupé. 
Dans  un  livre  qui  a  pour  titre  du  Gémissement  de  la  na- 
ture, il  fait  apparaître  la  nature ,  s'entretient  avec  elle 
et  lui  soumet  plusieurs  problèmes  :  on  croit  recon- 
naître dans  le  personnage  qu'il  lui  fait  jouer  et  les  fonc- 
tions quil  lui  attribue ,  le  DémUmrgos  des  nouveaux 
platoniciens  (1).  Ainsi  commençait  à  se  faire  sentir 

(1)  Dans  son  invocation  à  la  nature,  on  croirait  entendre  Synésius.  En 
voici  les  deux  premières  strophes  : 


332  raiLOSOPHlK  du   V0YEN*à6E. 

rinflaence  des  relations  de  plus  en  plus  fréquentes  qui 
s'établissaient  avec,  les  Arabes. 

La  fin  de  cette  première  période  de  la  philosophie 
scolastique ,  où  Ton  voit  que  l'esprit  humain  était  allé 
aussi  loin  qu'il  était  possible  avec  le  seul  argammi 
d'AristotCi  et  les,  livres  mystiques  attribués  à  St  Dénia 
TAréopagite^  est  signalée  par  les  efforts  qui  furent 
tentés  par  Amalric  de  Chartres  et  Davii»  de  IKnant, 
pour  développer  d'une  manière  indépendante  quelques 
idées  empruntées  à  la  philosophie  ancienne ,  à  peu  près 
sous  le  même  point  de  vue  que  l'avait  déjà  fait  avant 
eux  Jean  Scot  Érigène.  Leur  système  était ,  à  ce  qu'il 
parait,  une  sorte  de  panthéisme.  Si  l'on  en  croit  l'hi^ 
torien  Rigore(l),  ces  deux  scolastiques  auraient  eu 
connaissance  des  livres  ie  métapliyêique  d'Aristote,  qui 
à  cette  époque  avaient  été  apportés  de  Constantin^le 
en  France  et  en  Allemagne.  Ce  qu'il  y  a  de  certain , 
c'est  que  l'autorité  ecclésiastique,  en  condamnant  sévè- 
rement les  erreurs  d' A  mairie  et  de  David  ^  attribua  leurs 
hérésies  à  l'influence  des  ouvrages  du  pliilosq[>he  de 
Stagyre  :  un  décret  de  1209  ordonna  que  tocs  les  ou^ 
vrages  d' Arîstote  fussent  saisis  et  jetés  au  feu ,  avec 
défense,  sous  peine  d'excommunication ^  de  les  lire  ou 
de  les  copier  de  nouveau.  Nous  verrons  à  la  fin  du 
second  âge  de  la  philosophie  scolastique  j,  ce  même 

O  Dei  proies  genltriiqae  reruiil  « 
Vinculum  mandi ,  slabilisquc  besvs, 
GemuM  torMiMfl,  spacnlamoiteeli, 
Lucifer  orbit! 

PttX,  amor,  virtus,  reKÎmen,  poteslM, 
Ordo ,  Ux,  flois ,  Tfa  ,  dax ,  orl|» , 
Viia  ,  lax ,  tplendor,  species,  figurt, 
Be^iknaadif 

(1)  Vie  àt  PbiUppe-Augiiste. 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  398 

Aristote,  mieux  coddu,  mieux  apprécié^  traité  d'une 
madière  bien  différentes  et,  le  croîrait-00  ?  sur  le  point 
d'être,  canonisé. 


Deuxième  époque.  —  Depuis  le  treizième  siècle  jusqu'au 

quatorzième. 

* 

•  ■ 

Complète  alliance  du  système  de  l* Église  et  de  la  phUosaphie  ffAriê- 
tote  ;  triomphe  du  réalisme.  —  Un  vaste  mouvement  scientifique 
est  imprimé  par  ies  Arabes. 


RÉSUMÉ    GÉNÉRAL, 


AlkiiKit. 
Alfarabi. 
Avieense. 


AbeaBsrâ. 


PDILOSOPHES  ABABE8. 

û.    800       Alg^el. 
m.    954       Thophaîl. 
m.  1036       AverFoès* 

PHIIiOSOiPlIBS  ^UIVS. 

m.  1174  ,    MsUm  Maimnoude 

PRINCIPAUX  DOCTEUES  8COLA5TIQUXA. 


Alexandre  de  Haies.  m. 

(  Docteur  irréfragable,  ) 
Guillaume  d'Auvergae.      m. 
Michel  Scot.  fl. 

Albert  le  Grand.  m. 

St  Bonaveiture.  m. 

(  Docteur  seraphique.  ) 
Samt  Thomas.     ^  m. 

(  Docteur  angeligue,  ) 
Xichard  de  Hiddielon.       m. 

(  Docteur  très-solide,  ) 
JSgidius  GolooD^i.  '  m. 

(  Docteur  très-fondé,  ) 
Herrey  Ifatalis.  m. 

Arnauld  de  Villeneuve.      m. 
texmtMidLuUe*  m* 

(  Docteur  illumine'.  ) 


m.  1197 
m.  IlilO 
n.  1217 


m.  i3t» 


1245       Vincent  de  Beauvais.         m.  1264 
Raymond  de  Pennafort.     m.  1275 
UM       Robert  Gro6Se-^ï6l««  m.  1253 

^'217       Henri  de  Gand.  m.  1293 

1280  (  Docteur  solennel,  ) 

1277       Pierre  de  Lisbonne.  m.  1SI77 

(Jean  XXI.) 
1274       Duns  Scot.  m.  1306 

(  Docteur  très-subtlL  ) 
130O       François  de  Myronis.         m.  1325 

(  Docteur  trèS'âétU,  ) 
1316       Roger  Bacon.  m.  lâM 

(  Docteur  admirable.  ) 
1325       Durand  de  SU-Pour^ain.     m.  1332 
1312  (  Docteur  irès-resolu.  ) 

1315       Pierre  dAlbano.  m.  1320 

(  Conciliateur  ifer  di/fërenvss.  ) 


22i  PHILOSOPHIE    DU   MOYEN-ACE. 

En  s'appliquant  à  un  fond  aussi  étendu  et  aussi  riche 
que  Test  celui  de  la  foi  chrétienne,  la  dialectique  avait 
dû  nécessairement  dépasser  les  limites  qui  lui  avaient 
été  impérieusement  tracées  :  mais  il  s'en  fallait  beau- 
coup que  celte  dialectique  fût  encore  de  la  philosophie. 
Pour  qu'elle  méritât  véritablement  ce  nom ,  il  lui  fallait 
plus  d'indépendance  et  de  liberté;  et  pour  concpiérir 
cette  liberté,  pour  obtenir  le  droit  de  se  séparer  de  la 
théologie,  elle  avait  besoin  de  plusieurs  siècles  de  pro- 
grés. 

Pendant  toule  la  durée  de  son  second  âge,  elle  ne 
fut  encore  qu'une  simple  forme  de  la  théologie;  mais 
cette  forme  acquit  bientôt  un  tel  développement^  elle 
parvint  à  un  si  haut  point  de  perfection,  qu'il  était 
impossible  que  la  théologie,  pour  prix  des  services 
qu'elle  en  recevait ,  ne  lui  accordât  pas  un  peu  d'in- 
dépendance. Elle  en  fut  redevable  à  l'influence  de  trois 
hommes  supérieurs  :  Albert  le  Grand,  St  Thomas 
d'Aquin ,  et  Duns-Scot  ;  et  au  mouvement  intellectuel 
qui  résulta  de  Tintroduction  des  œuvres  d'Aristoie 
commentées  par  les  Arabes. 

PHILOSOPHES  ARABES  ET  JUIFS. 

m 

Cot  Aristote,  dont  la  fortune  fut  si  diverse  dans  nos 
écoles  du  moyen- âge  (i) ,  allait  donc  enfin  être  connu 
en  entier  par  les  érudits,  qui,  sur  le  peu  qu'ils  avaient 
déjà  appris  de  lui ,  s'étaient  humblement  mis  à  sa  suite 
et  prosternés  devant  son  génie.  La  collection  complète 

(1)  Ou  peut  lire  à  ce  sujet  le  livre  de  Launoy ,  qui  a  pouf  titre  :  Ûe  varia 
Arisi,  in  acad.  Parif.  fortunà.  Paris ,  1662. 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  225 

de  ses  écrits  arrivait  à  la  fois  el  par  ConslaiUiaop]e  , 
où.s'était  établie  la  domination  passagère  des  Latins, 
et  par  l'Espagne,  où  depuis  longtemps  ils  avaient  été 
répandus  par  les  philosophes  arabes.  Les  fameux  califes 
Ailmansor ,  Âlraschid  et  Âlmamon  (1)  s'étaient  efTorcés, 
par  la  fondation  de  nombreuses  écoles  et  rétablisse- 
ment de  riches  bibliothèques,  dé  répandre  parmi  leurs 
sujets  le  goût  des  sciences  et  des  lettres  ;  grâce  à  leurs 
soins,  cette  nation  puissante  et  enthousiaste,  après 
avoir  soumis  à  ses  armes  une  grande  partie  de  l'Asie, 
de  l'Afrique  et  de  l'Europe,  reporta  toute  son  activité 
vers  l'étude  de  la  médecine,  de  l'histoire  naturelle, 
des  mathématiques  et  d^  la  philosophie.  Les  Arabes 
avaient  trouvé  répandues  sur  les  côtes  de  la  Méditer- 
ranée les  doctrines  d'Aristole  et  celles  des  alexandrins. 
C'était  préçiséinent  ce  qui  convenait  à  leur  génie,  à  la 
fois  enthousiaste  et  subtil.  Ils  commentèrent  la  logique 

d'Âristote,  en  se  livrant  à  l'exaltation  du  mysticisme 

<  « 

néoplatonicien . 

Al&indi  de  Basra ,  qui  donna  le  premier  exemple  à 

m 

ses  compatriotes  d'un  culte  aveugle  pour  Aristote,  flo- 
rissait  vers  les  dernières  années  du  règne  de  Cbarle- 
magne,  à  la  cour  du  calife  Almamon,  dont  il  était  le 
médecin  :  les  sciences  physiques  et  mathématiques 
furent  principalement  l'objet  de  ses  études. 

Un  admirateur  encore  plus  zélé  d' Aristote  fut  Al- 
FABABi,  la  gloire  de  l'école  de  Bagdad,  qui,  né  dans 
un  rang  élevé  et  possesseur  d'une  grande  fortune,  se 
dévoua  tout  entier  aux  travaux  de  l'étude  et  aux  exer- 
cices de  la  méditation.  Les  scolastiques  (iront  un  très- 

(1)  AI  Mausour ,  llarouo  Al  Rasciiild ,  Al  Mamoum. 

15 


926  '     PHILOSOPHIE   DU   MOYEN-AGE. 

grand  usage  de  sa  logique  et  de  son  Traité  sur  l'origine 
et  la  division  des  sciences. 

AvicENNE  y  rbomme  le  plus  extraordinaire  qu'ait 
produit  cette  nation ,  est  aussi  distingué  par  les  con- 
naissances qu'il  possédait  en  médecine,  que  par  ses 
travaux  philosophiques.  Ses  commentaires  de  là  méta- 
physique d' Aristote  annoncent  un  esprit  original  ;  ses 
écrits  sur  la  médecine,  quoique  ne  renfermant  guère 
qu'une  compilation  d'Hippocrate  et  de  Galien ,  rempla- 
cèrent l'un  et  l'autre,  môme  dans  les  universités  de 
l'Europe,  et  furent  étudiés  comme  des  modèles  à  Paris 
et  à  Montpellier,  jusqu'à  la  fin  du  dix-septième  siècle, 
époque  à  laquelle  ils  sont  tombés  dans  un  oubli  presque 
complet. 

Ces  '  doctrines  philosophiques ,  conçues  dans  le 
sens  du  sensualisme  d' Aristote  relevé  par  l'idéalisiùe 
alexandrin ,  furent  combattues  par  Algazel  de  thus , 
qui  attaché  au  Coran,  et  regardant  les  miracles  de 
Mahomet  comme  les  preuves  de  sa  mission  divine,  di- 
rigea les  armes  d'un  habile  scepticisme  contre  les  opi- 
nions dogmatiques  de  ses  compatriotes. 

Thophâîl  de  Cordoue  ne  s'en  livra  pas  moins  à  l'étude 
des  doctrines  mystiques  d'Alexandrie  :  dans  un  roman 

■ 

ingénieux  qu'il  intitula  l^ Homme  de  la  nature  ou  le  Pfiifa- 
sophe  qui  s^instruit  par  lut-même  (Philosophm  autodidactus), 
il  développa  avec  esprit  et  originalité  les  principales 
idées  qu'il  avait  empruntées  à  cette  philosophie  (i). 

(1)  Leibnitz,  qui  Vayait  la  avec  nn  i^laisir  extrême,  prétend  qu'on  peat 
conclure  de  cet  exceUent  ouvrage  que  les  pensées  dea  philoso|ikes  arabes  anr 
la  {grandeur  de  Dieu  ne  le  cèdent  en  mai  rélévation  des  philoso|iiies  chré- 
tiens* 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  227 

Maïs  le  plus  célèbre  des  philosophes  arabes  fut  sans 
contredit  Averroès,  né  à  Gordoue  comme  son  maître 
Thophaïl,  et  mort  à  Maroc  au  commencement  du  trei- 
zième siècle  (1).  Il  exerça  sur  la  philosophie  scolastique 
une  immense  influence.  Pénétré  d'une  admiration  et 
d'un  respect   presque  servile  pour  Ârislote,  il  fit  par- 
tager ses  sentiments  à  ses  contemporains;  mais,  comme 
en  même  temps  il  mêla  aux  doctrines  du  Sta^yrite  des 
idées  empruntées  aux  systèmes  des  alexandrins,  et  par- 
ticulièrement rhypolhèse  de  rémanalion,.il  entraîna 
les  philosophes  du  moyen-âge,  qui  Jugèrent  Aristote 
d'après  lui,  dans  leurs  interminables  discussions  sur 
la  matière  et  la  forme,  sur  la  substance  et  Y  essence,  les 
quiddités,  lesformes  substantielles,  et  une  infinité  d'autres 
expressions  qui  hérissèrent  le  champ  de  la  métaphy- 
sique et  de  la  psychologie  scolastiques.  Ce  fut  à  son 
exemple  que  toutes  les  espèces  de  syllogisme,  toutes 
les  règles  de  l'argumentation  furent  si  péniblement  et 
si  minutieusement  élaborées,  classées,  divisées,  sub- 
divisées.  Le  principe  de  la  contradiction  ,  qù'Aristote 
avait  déjà  invoqué,  et  que  Lefbnitz  entoura  plus  tard 
d'une  nouvelle  lumière ,  est  regardé  par  Averroès  comme 
le  premier  principe  des  connaissances,  comme  celui 
qui  se  suffit  à  lui-même,  sans  lequel  non-seulement 
toute  démonstration ,  mais  même  toute  philosophie  est 
impossible.  Sa  définition  de  la  matière  et  de  Informe  est 
faîte  avec  beaucoup  de  précision;  elle  a  servi  de  règle 
aux  âges  suivants  :  «  La  matière  se  conçoit  en  faisant 
abstraction  de  toute  différence ,  et  môme  de  toute  quan- 
tité; elle  se  distingue  cependant  de  la  simple  privation, 

(1)-  Selon  quelques  auteurs  en  1206»  selon  d'autres  en  1217. 


228  PHILOSOPHIE   DU   MOYEN-AGE.. 

OU  du  néant,  en  ce  qu'elle  est  le  sujet  d'individus  sen- 
sibles. Elle  contient  en  elle  toutes  les  formes,  mais 
seulement  d'une  manière  virtuelle  (  in  potentiâ  ) ,  j  usqu^à 
ce  que  la  cause  efficiente  puisse  les  extraire  et  les  ac- 
tualiser (  extrahere  in  acium  ).  Cette  grande  opération 
explique  tout  le  système  des  êtres,  tous  les  phénomènes 
de  la  nature ,  comme  le  secret  des  ressorts  par  lesquels 
elle  s'exécute  constitue  toute  la  science.  » 

Deux  classes  principales  de  philosophes  se  remar- 
quent chez  les  Arabes  :  les  uns ,  nommés  Médabberim 
(parleurs,  dialecticiens,  raisonneurs)^  partant  des 
doctrines  positives  du  Coran,  tâchaient  d'expliquer 
philosophiquement  l'origine  du  monde;  ce  sont  les 
sensualistes  de  cette  nation.  Les  autres,  attachés  au 
système  platonique  d'Alexandrie,  et  par  conséquent 
idéalistes,  croyaient  à  l'éternité  du  monde,  et  cher- 
chaient à  rattacher  cette  idée  à  la  religion  positive.  A 
cette  école  appartenaient  les  ascétiques  et  les  sofîs,  ou 
soufis,  panthéistes  mystiques,  dont  la  doctrine,  ré- 
pandue encore  aujourd'hui  dans  la  Perse  et  dans  l'Inde , 
avait  été  développée,  dans  le  second  siècle  de  l'hégire, 
par  Aboul  said  Aboul  Cheir. 

Ce  furent  les  Juifs  qui  servirent  d'intermédiaires 
entre  le  commerce  intellectuel  qui  s'établit  entre  l'Oc- 
cident et  les  Maures  d'Espagne;  ce  furent  eux  qui, 
parcourant  pour  leur  négoce  l'Europe  en  tous  sens, 
l'initièrent  en  même  temps  aux  travaux  des  Avicennc, 
des  Thophaîl  et  des  Averroès.  Eux-mêmes  possédèrent 
à  celte  époque  deux  philosophes  distingues ,  Aben 
EsiiA  et  Moïse  MamiMomdë. 

Les  ouvrages  du  premier,  surnommé  par  ses  com- 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  229 

patriotes  le  Sage  par  excellence ,  V Admirable^  n'ont  point 
été  imprimés.  On  sait  qu'il  s'occupa  principalement  de 
l'interprétation  des  livres  sacrés  et  de  la  science  caba- 
listique. Le  second  développa ,  toujours  selon  l'esprit 
des  alexandrins,  les  doctrines  du  péripatétisme.  Un  de 
ses  livres  y  intitulé  le  Docteur  des  inceriains  (Doctor  per^^ 
plexùrimi  (1)  lui  attira  de  la  part  de  ses  coreligion- 
naires des  persécutions  qui  le  contraignirent  de  se 
réfugier  en  Egypte  :  il  ouvrit  au  Caire  une  école ,  où 
son  enseignement  attira  autour  de  lui  une  foule  d'au- 
diteurs. 

DOCTEURS  SCOLASTIQUES. 

On  peut  se  faire  d'avance  une  idée  de  la  fermentation 
que  dut  causer  dans  nos  cloîtres  et  nos  monastères  du 
moyen-âge  l'introduction  de  la  philosophie  des  Arabes. 
Alors  commença  pour  ce  moyen-âge ,  que  l'on  se  re- 
présente trop  souvent  comme  l'ère  des  ténèbres  et  de 
l'ignorance ,  un  mouvement  intellectuel  aussi  vaste 
qu'intéressant.  C'est  une  chose  admirable  que  cette 
ardeur  avec  laquelle  les  esprits  se  livrèrent  à  l'étude  : 
leurs  investigations  se  portèrent  en  même  temps  sur 
les  sciences  naturelles ,  sur  la  métaphysique  et  toutes 
les  questions  qui  s'y  rattachent.  Jamais  la  culture  des 
sciences  ne  fut  plus  active  que  dans  ce  xui*  siècle,  si 
peu  conliu  encore  et  si  digne  de  l'être;  jamais  la  langue 
latine  ne  s'enrichit  d'un  plus  grand  nombre  d'ouvrages, 
jamais  l'érudition  ne  fut  plus  en  honneur.  On  peut  dire 
que  le»  écrivains  de  la  Grèce  et  de  Rome  furent,  a  la 

(1)  More  Nçyoçhim ,  traduit  en  latin  par  J.  Burtorf. 


I 

â30  PHILOSOPHIE   DU   MOYEN-AGE. 

fin  de  ce  siècle,  aussi  bien  connus  que  de  nos  jours. 
Les  écoles  reten lissaient  de  leurs  noms,  de  rexplication 
de  leurs  écrits;  un  docteur  scolastique  n'était  réputé 
digne  de  Tètre  que  lorsqu'il  les  avait  publiquement 
commentés.  Les  philosophes  arabes,  oubliés  de  nos 
jours ,  jouissaient  d'une  grande  réputation  :  on  avait 
souvent  plusieurs  traductions  du  même  auteur  :  ce 
n'était  qu'en  comparant  diverses  traductions  entre 
elles,  avec  line  peine  et  quelquefois  une  sagacité  ad- 
inirables,  ^ue  l'on  parvenait  à  les  éclaircir,  à  les  con- 
cilier, à  corriger  leurs  erreurs.  Cependant  il  faut  avouer 
que  si  l'érudition  fut  immense,  le  jugement  et  le  goût 
n'en  réglèrent  pas  toujours  Remploi  :  on  s'attachait  à 
savoir,  sans  s'inquiéter  si  l'on  savait  bien  et  comment 
on  savait. 

li'épîscopat  de  Guillaume  d'Auvergne  (1)  ouvre  ce 
second  âgeide  la  philosophie  scolastique.  La  dispersion 
de  V université  en  12îi9  (2),  ï'érectioii  de  ïa  chaire  de 
tbéologie  cliez  îea  franciscains  et  les  dominicains^ 
rà'dmission  des  frères  mendiants  (3)  au  partage  dès  hoH- 

,  (1)  Évèque  de  Paris  en  1228 ,  mort  en  1248 ,  selon  les  auteurs  de  la  GMia 
christiana. 

(â)  L'université  de  Paris ,  déjà  parvenue  à  un  Aaul  degré  de  prospérité , 
avait  obtenu  pour  ses  élèves  et  ses  maîtres  des  privilèges  (|ui  excitèrent  pins 
d'une  fois  de  funestes  conflits  entre  elle  et  les  autorités  n^ilitaire^  et  civiles. 
Une  querelle  entre  les  écoliers  et  le  prévôt  de  Paris  lut  fit,  à  cette  époque , 
suspendre  ses  leçons  pendant  deux  années.  Elle  les  reprit  enfin  en  1231 ,  a 
la  sollicitation  du  pape  Grégoire  IX  y  qui  lui  fit  obtenir  satisfaction.  C'est 
dans  cette  bulle  que  le  pape  donnait  à  l'université  de  Paris,  qu'il  louait 
comme  la  mère  des  sciences ,  le  nom  de  Cariath-Sepher ,  ou  ville  des  lettres. 

(3)  Les  uns  et  les  autres  avaient  adroitement  profilé  de  la  dispersion  de 
l'université  pour  se  glisser  dans  l'enseignement.  Ce  fut  le  pape  Urbain  IV 
qui  ordonna ,  en  12i4 ,  à  Tuniversité ,  de  leur  conférer  les  titres  académiques: 
de  là,  la  rivalité  qui  s'éleva  entre  elle  et  les  flrères  prêcbeurs,  qui,  non 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  231 

neùrs  académiques,  la  pluraKté  des  bénéfices,  objet 
de  disputes  très-vives,  la  propagation  des  doctrines  des 
philosophes  grecs  et  arabes,  développées  avec  éclat 
par  Alexandre  de  Haies,  Albert  le  Grand,  Robert  de 
Lincoln  (1)  ;  tels  sont  les  principaux  événements  qui 
font  de  cet  épiscopat  l'une  des  époques  les  plus  intéres- 
santes de  l'histoire  philosophique  de  France. 

Guillaume  semblait  fait  pour  l'époque  où  il  vivait  : 
animé  d'une  piété  fervente ,  riche  de  l'érudition  sacrée 
et  pro&ne  que  l'on  pouvait  acquérir  alors ,  dialecticien 
habile  ;  il  rejeta  de  la  métaphysique  et  de  la  science 
paturelle  ce  qui  ne  pouvait  se  concilier  avec  le  texte 
de  la  Bible,  dans  laquelle  il  puisait  les  principes  de  sa 
doctrine. 

Alexandre  de  Haies,  qui  reçut  de  ses  contemporains, 
habitués  à  donner  à  chaque  docteur  un  titre  honori- 
fique, le  nom  de  Doctor  irrefragabilis ,  commentateur  du 
Mcâtre  des  sentences ^  de  Pierre  le  Lombard;  Vincent 
de  Beauvais,  qui,  grâce  à  la  munificence  de  St  Louis 

■ 

dont  il  éleva  les  enfants ,  put  rassembler  une  nombreuse 
bibliothèque,  et  en  profita  pour  composer,  sous  le 
point  de  vue  des  réalistes  ,  une  espèce  d'encyclopédie 
sous  le  titre  de  Miroir  naturel ,  historique  et  doctrinal  ; 
Michel  S6ol,  qui,  établi  à  Tolède  en  1217,  traduisit 
plusieurs  livres  d'Aristote,  et  entre  autres  le  traité  de 
jinimû]  Robert  Grosse-Téïe,  qui  enseignait  avec  succès 

contenls  de  la  part  qu'on  leur  avait  faite,  ont  travaillé  de  tout  temps  à  la 
Supplanter.  On  sait  que  Tordre  des  dominicains  s'est  fondu  dans  celui  des 
jésuites ,  toujours  si  prompts  à  réclamer  pour  eux  le  privilège  de  Venseigne- 
mekit  public ,  et  si  peu  disposés ,  quand  ils  en  ont  été  possesseurs ,  à  l'accorder 
aux  autres. 
(i)  Surnommé  Robert  Greal-Hcad  (Grosse-Tèle). 


232  PHILOSOPHIE    DU   HOYEN-AGE. 

à  Paris  et  à  Oxford ,  ne  firent  que  coromenter  les  ou* 
\rages  d'Âristote ,  en  essayant  de  concilier  sa  méta- 
physique avec  la  théologie  dogmatique  :  qu'il  nous  siif- 
fîse  de  les  avoir  mentionnés  ;  et  arrêtons  maintenant 
nos  regards  sur  les  trois  grands  hommes  qui ,  par 
leurs  gigantesques  travaux,  exercèrent  sur  cette  époque 
d'érudition  une  puissante  inQuence. 

ALBERT  LE  GRAND. 

Albert,  issu  de  l'illustre  famille  des  comtes  de  BoU- 
stadt,  naquit  en  1193,  à  Lavingen,  ville  de  Souabe. 
Doué  du  génie  le  plus  heureux  pour  les  sciences,  il 
les  cultiva  avec  ardeur  dans  les  académies  de  Paris  ^ 
de  Pavie.  Ce  fut  dans  cette  ville^  où  il  étudiait  les 
mathématiques,  la  philosophie  et  même  la  médecine, 
qu'il  fit  connaissance  de  Jordan,  supérieur  des  frères 
prêcheurs^  et  que  séduit  par  ses  discours,  édifié  par 
ses  exemples,  il  entra  dans  l'ordre  de  St-Dominique. 
II  enseigna  à  Paris  et  dans  plusieurs  villes  de  l'Allemagne, 
et  fixa  en  1248  sa  résidence  à  Cologne ,  où  il  mourut 
à  l'âge  de  87  ans.  La  collection  imprimée  de  ses  œuvres, 
quoique  se  composant  de  vingt  et  un  volumes  in-folio, 
ne  comprend  pas  encore  toutes  celles  dont  il  fut  l'auteur. 

Albert  est,  sans  contredit,  un  des  hommes  les  plus 
extraordinaires  que  présentent  les  annales  de  la  philo- 
sophie. On  ne  peut  s'empêcher  d'éprouver  la  pins  vive 
surprise  quand  on  songe  à  son  activité  incroyable, 
quand  on  considère  le  nombre  immense  de  ses  ouvrages, 
et  surtout  quand  on  a  égard  aux  diflRcultés  dont  les 
études  et  l'art  de  l'écrivain  étaient  nécessairement  hé- 


I 


DEUXIÈME   ÉPOQUE.  233 

risses ,  â  une  époque  où  rimprimeric  n'était  pas  encore 
découverte.  Ce  fut  à  la  prière  des  frères  de  son  ordre 
qu'il  étudia  celte  philosophie  d'Aristote ,  qui  marchait 
déjà  à  grands  pas  vers  Fempire  absolu  qu'elle  exerça 
bientôt  parmi  les  scolastiques.  Il  entreprit  de  le  com- 
menter y  bien  plus ,  de  le  faire  passer  dans  la  langue 
latine,  dépouillé  de  son  obscurité,  corrigé  dans  ses 
aberrations,  étendu  là  où  il  était  trop  bref,  complété 
enfin  dans  les  parties  de  sa  doctrine  qui  étaient  encore 
inconnues  aux  Latins.  Second  Âristote,  il  voulut, « 
comme  le  premier,  parcourir  le  cercle  entier  des  con- 
naissances humaines.  11  avait  beaucoup  voyagé,  et  s'était 
procuré  des  livres  à  grands  frais.  Gomme  il  s'était  par- 
ticulièrement adonné  .à  l'étude  des  science»  naturelles , 
et  qu'il  avait  acquis  des  connaissances  bien  supérieures 
à  celled  de  ses  contemporains,  on  l'accusa  de  magie 
noire,  ce* qui  n'est  pas  très-étonnant;  mais  ce  qui  le 
paraîtra  davantage,  c'est  qu'il  avoue  lui-même  cette 
qualification,  et  qu'il  déclare  dans  son  traité  de  PAme 
que,  dans  ses  expériences  magiques,  il  a  reconnu  la 
réalité  des  enchantements  (i). 

Au  reste,  ce  fut  plutôt  un  érudit  et  un  compilateur, 

(1)  On  raconte  qu'il  avait  exécuté  un  aulomate  non-seulement  animé, 
mais  même  doué  de  la  parole ,  automate  <iue  saint  Thomas  brisa,  dès  la  pre- 
mière Yue ,  à  coups  de  bâton ,  le  prenant  pour  un  agent  du  démon.  Mais  ce 
qui  prouve,  non  le  pouvoir  magique  du  docteur,  mais  les  progrès  étonnants 
qu'il  avait  faits  dans  les  sciences  naturelles ,  c*est  le  fait  suivant ,  attesté  par 
les  historiens.  Guillanme  de  Hollande,  couronné  roi  des  Romains ,  passant 
par  Cologne, Rendit  visite  au  célèbre  professeur.  Albert  le  reçlUt  d'une  ma- 
nière digne  de  ses  connaissances  et  de  la  majesté  royale ,  en  lui  offlrant ,  dans 
un  Jardin  du  eloitre  qu'il  habitait,  la  paruA  du  printemps  et  sa  douce  tem- 
pérature ,  au  cœur  ml^e  de  Thiver  ;  chose  qui  serait  très-extraordinaire  de 
nos  jours,  et  qui  dut  le  paraître  bien  davantage  dans  un  siècle  peu  éclairé. 


23i  PHILOSOPHIE    DU   MOYEN-AGE. 

qu'un  profond  penseur  et  un  critique  original/ Dans 
ses  commentaires  d'Âristote,  il  eut  recours  principa- 
lement aux  écrivains  arabes ,  mêlant  les  idées  néoplato- 
niciennes et  celles  de  son  auteur.  C'est  avec  lui  que 
commencent  les  subtiles  discussions  sur  la  matière  et 
la  forme,  l'essence  et  l'être  ( quidditas et  eaAstentia ) ^  que 
nous  verrons  si  souvent  reproduites. 

SAINT  THOMAS  D^AQUIIf . 

» 

Thomas  appartenait,  comme  Albert  le  Grand ,  à  une 
famille  distinguée  (i);  comme  lui  il  renonça  aux  hon- 
neurs et  aux  dignités  du  monde,  pour  se  livrer  aux 
exercices  religieux  et  à  ceux  de  l'étude;  comme  lui  il 
entra  dans  l'ordre  des  dominicains.  Il  porta  dans  cet 
ordre  le  même  désintéressement,  et  ne  voulut  accepter 
d'autres  fonctions  que  celles  de  professeur  :  mais  il 
Alt  un  professeur  incomparable  ;  aussi  le  nomma-t-on 
Doctor  angeticus ,  l'Ange  de  l'école^  Il  fit  ses  premières 
études  à  Naples ,  et  alla  les  achever  à  Cologne  sous 
Albert  le  Grand.  11  enseigna  tour  à  tour  à  Cologne 
même ,  à  Paris ,  et  dans  les  différentes  villes  d'Italie 
où  il  accompagnait  la  cour  de  Rome;  il  exerça  dans 
cette  dernière  contrée  la  môme  influence  qu'Albert 
exerçait  sur  TAIlemagne. 

St  Thomas  possédait  un  véritable  esprit  philoso- 
phique ,  une  immense  lecture ,  des  connaissances 
étendues;  avec  un  zèle  véritable  pour  le  progrès  des 
études  rationnelles.  Quoique  moins  érudît  qu'Albert 
le  Grand,  il   comprenait  toute  Timportance  des  phi- 

(1)  ïl  était  de  la  famille  des  comtes  d'Âquin. 


»  •  •  1  ^ 

DEUXIÈME    ÉPOQUE.  235 


losophes  arabes  et  grecs;  il  encouragea  puissamment 
la  traduction  de  leurs  ouvrages.  L'Europe  lui  doit 
infiniment  pour  toutes  les  traductions  qu'il  (it  faire. 
Cesi  surtout  comme  métaphysicien  et  comme  mo- 
raliste   qu'il     mérite    une    place     distinguée     dans 

•  «  -a 

l'histoire  de  la  philosophie.  11  était  idéaliste^  et  con- 
sidéraiit  l'objet  de  l'intelligence,  ou  la  forme  abstraite 
des  chos(es,  comme  leur  essence  originelle.  Il  s'appli- 
aua  à  donner  à  ce  système  une  meilleure  assiette,  en 
développant  la  théorie  de  la  pensée  donnée  par  Aris- 
tote^  théorie  à  laquelle  se  mêlait  aussi  une  partie  des 
idées. de  Platon  et  des  alexandrins. 

Mais  le  but  principal  de  ses  efforts  était  .de  donner 
une  forme  philosophique  à  la  théologie ,  en  approfon- 
dissant  davantage  cette  science  dans  l'esprit  des  écoles 
d'Âristote  et  d'Alexandrie.  Sa  Somme  (Sûmma  theotogiœ) 
est  le  plus  grand  monument  de  l'esprit  humain  au 
moyen-âge.  C'est  le  premier  et  le  plus  complet  essai 
d'un  système  théologique  ,  dans  Iquel  on  trouve  , 
tracés  d'après  St  Augustin  ,  les  principaux  traits  de 
la  théodicée  de  Leibnitz.  La  morale,  divisée  en  gêné* 
raie  et  en  spéciale^  est  traitée  en  partie  d'après  celle 
d'Aristote;  et;  quoique  St  Thomas  n'en  ait  pas  déter- 
miné les  notions  fondamen laies  avec  assez  de  précision 
et  de  profondeur,  cette  science  lui  est  redevable  d'une 
infinité  d'aperçus  aussi  justes  qu'ingénieux.  11  fut 
longtemps  le  principal  guide  pour  la  théologie,  et  sa 
doctrine  philosophique  compta  pendant  plusieurs  siècles 
un  très-grand  nombre  de  partisans. 


336  raiLosopaiE  pu  moyen-âge. 

« 

nxn  0UN8  8G0T. 

L'ordre  de  St-François  produisit  un  auCre  philosophe 
aussi  célèbre  que  les  deux  précédents ,  qui  engagea 
contre  eux  une  lutte  vigoureuse ,  et  se  plaça  au  premier 
rang  des  scolastiques  du  temps  :  ce  fut  TAnglais  Duns 
ScoT,  né  à  Dunston,  en  Northumberland,  vers  Tan 
d275,  et  surnommé  le  Docteur  subtil,  Doctor  subtiUs. 
Ses  ouvrages  attestent  qu'il  avait  beaucoup  lu  :  ils 
renferment  un  résumé  comparatif  des  opinions  diverses 
sur  les  questions  agitées  de  son  temps.  Quoique  réa- 
liste ,  il  s'écartait  de  la  doctrine  de  St  Thomas  sur  les 
idées  génék*ales  ;  il  soutenait  que  Funivers  n'est  point 
contenu  seulement  en  puissance  (passe )y  mais  en  acte 
{actu)j  dans  les  objets.  II  faut  avouer  que  le  désir  de 
combattre  ,les  [doctrines  de  ses  adversaires  l'engagea 
dans  de  vaines  distinctions  et  des  subtilités  qui  ne  jus; 
tilièrent  que  trop  le  titre  qui  lui  fut  donné. 

On  peut  en  voir  un  exemple  dans  la  manière  dont 
il  résout  le  problème  de  l'individuation.  <  Quoique  les 
notions  générales  aient  leur  origine  dans  l'expérience, 
dit-il ,  elles  n'en  sont  pas  moins  réelles,  parce  que  l'en- 
tendement ne  les  produit  '  pas ,  mais  les  reçoit  ;  car 
l'objet  préexiste  à  l'acte  de  la  connaissance.  Dans  tout 
genre,  il  y  a  une  première  unité  qui  en  est  le  mètre. 
Cette  unité  est  réelle,  car  les  objets  mesurés  sont  réels. 
Or  des  objets  réels  ne  peuvent  être  mesurés  par  un 
être  de  raison.  Cette  unité  n'est  ni  individuelle,  ni  nu- 
mérique; elle  réside  dans  les  choses ,  indépendamment 
des  opérations  de  l'entendement.  » 


DEtJXlÈME   ÉPOQUE.  237 

Maintenant  y  quel  est  réiément  qui  doit  se  joindre  à 
r universel,  au  général,  existant  déjà  réellement,  pour 
en  former  un  individu  ?  Duns  Scot  ne  trouve  cet  élé- 
ment ,  ni  dans  la  matière ,  ni  dans  la  forme ,  ni  dans 
Taccident.  Il  a  recours,  alors,  à  ce  qu'il  appelle  des 
entités  positives,  qui]  déterminent  la  nature  des  choses  : 
c'est  ce  que  son  école  nomme  les  hœccéités  (  hœcceitates); 
par  exemple ,  comment  Pierre  est-il  un  individu  ?  Gela 
\ient,  dit  Scot^  de  ce  que  la  pétréité  vient  s'unir  à 
Vhumanité. 

Il  reste  à  Scot  une  gloire  plus  durable  que  celle 
d'avoir  grossi  le  catalogue,  déjà  si  volumineux,  des 
entités  de  la  scolastique;  il  a  distingué  avec  netteté  les 
deux  ordres  d'idées  :  celui  des  idées  sensibles,  et  celui 
des  idées  nécessaires  et  absolues.  C'est  dans  ces  der- 
nières qu'il  a  fort  bien  démontré  qu'existe  toute  vérité. 
La  sensation  en  est  l'occasion  et  non  la  cause  ;  elles 
reposent  sur  la  vertu  de  l'esprit  qui  les  forme.  Sa  dé- 
finition  de  la  volonté  est  fort  remarquable  :  il  la  con- 
sidère comme  une  spontanéité  absolue ,  comme  une 
libre  causalité  :  la  perfection  de  la  volonté  consiste 
dans  sa  conformité  avec  celle  de  Dieu. 

Tels  sont  les  trois  hommes  qui ,  en  perfectionnant 
la  forme  de  la  théologie ,  c'est-à-dire  la  seule  philo- 
sophie qui  pût  exister  alors,  l'avaient  élevée  si  haut, 
qu'il  n'était  pas  possible  qu'elle  tardât  longtemps  à  se 
détacher  du  fond  auquel  elle  avait  été  subordonnée, 
et  à  commencer  une  carrière  indépendante.  Leurs  con- 
temporains ne  pouvaient  faire  autre  chose  que  de 
prendre  parti  pour  l'un  ou  pour  l'autre,  et  de  se  traîner 
à  leur  suite.  Il  serait  donc  aussi  inutile  que  fastidieux 


238  PHILOSOPHIE   DU    MOTEN-ACE. 

d^entrer  dans  tous  les  détails  de  ces  discassions  qu'ils 
entamèrent,  à  leur  exemple,  sur  les  matières  abstraites 
qui  composent  la  métaphysique  d'Aristote^  de  ces  sub- 
tilités et  de  ces  argumentations  puériles,  qui  ne  sont 
que  la  reproduction,  sous  des  formes  plus  ou  moins 
intelligibles,  de  leurs  principales  idées.  C'est  dans  les 
ouvrages  des  maîtres ,  et  surtout  de  Duns  Scot ,  qu'il 
faut  chercher  les  doctrines  de  cet  âge  sur  l'existence, 
Tessence,  la  chose  et  la  substance;  sur  l'idée  du  rap- 
port, et  sa  ditTérence  de  son  objet  ;  sur  la  gradation  des 
accidences  ;  sur  la  cause  de  rindivisibilité  des  choses  ; 
sur  le  rapport  de  la  matière  à  la  forme;  sur  l'espace 
et  le  temps;  sur  la  simplicité  de  l'âme;  sur  la  nature 
de  la  pensée  et  de  renlendement;  et  autres  questions 
ontologiques  dont  était  embarrassé  le  champ  épineux 
et  stérile  delà  scolastique. 

Le  peu  de  certitude  des  résultats  produits  par  une 
telle  manière  de  philosopher  aurait  sans  doute  ouvert 
les  yeux  des  hommes  vraiment  supérieurs  qui  s'y  li- 
vraient avec  une  ardeur  incroyable ,  s*il  eût  été  dans 
l'esprit  des  savants  de  ce  siècle  de  chercher  dans  les 
études  quelque  but  pratique.  Mais  comme  la  plupart 
étaient  des  solitaires  livrés  A  la  vie  contemplative ,  dé- 
tachés du  monde,  peu  occupés  des  intérêts  de  la  société^ 
le  seul  but  qu'ils  se  proposaient  était  d'étudier  l'onto- 
logie dans  ses  rapports  à  la  théologie  ;  et  ils  ne  pou- 
vaient se  distinguer  qu'en  surpassant  leurs  prédécesseurs 
en  subtilités.  Ceux  dont  l'esprit  n'était  pas  entièrement 
satisfait ,  et  qui  renonçaient  aux  spéculations  abstraites, 
ne  songeaient  point  à  tirer  de  l'observation  et  de  l'ex- 
périence ,  ces  deux  sources  idépuisaSles  de  connais- 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  239 

sdnces>  des  principes  plus  solides  :  ils  n'avaient  alors 
d'autre  ressource  que  de  recourir  au  mysticisme.  C^est 
ce  qu'avait  fait  un  des  plus  célèbres  contemporains 
d'Albert  le  Grande  Jean  de  Fidanza,  plus  connu  sous 
le  nom  de  Saint  Bon  aventure,  et  surnommé  par  son 
siècle  le  bocteur  séraphique.  Il  avait  ramené  toute  science 
â  la  lumière  venue  d'en-haut,  ou  à  Tilluminisme,  dont 
îl  distingue  quatre  sortes  :  extérieur ,  intérieur ,  infé- 
rieur et  supérieur.  C'est  dans  le  sein  de  Dieu  seul  quMl 
pensait  que  les  liommes  peuvent  avoir  la  vérité  et 
trouver  le  bonheur.  Dans  son  Itinéraire  de  l'âme  à  Dieu 
il  décrit  les  six  degrés  par  lesquels  l'homme  arrive  à 
Dieu ,  et  rapporte  à  ces  degrés  autant  de  facultés  de 
l'âme  :  conception  assez  riche  et  ingénieuse ,  mais  en 
grande  partie  arbitraire  et  forcée. 

Mais  le  nombre  devait  être  et  fut  en  effet  bien  plus 
grand ,  de  ceux  qui  s'élancèrent  dans  les  voies  nou- 
velles qu'avaient  frayées  les  Albert,  les  Thomas  et  les 
Duns  Scot.  Nous  ne  pouvons  donner  à  chacun  d*eux 
une  attention  particulière.  Bornons-nous  à  indiquer, 
dans  une  revue  rapide ,  les  principaux  traits  de  la  lutte 
qui  s'établit  entre  les  thomistes  et  les  scotistes,  les  par- 
tisans de  l'Ange  de  l'école  et  ceux  du  Docteur  subtil. 

THOMISTES  ET  SCOTISTES. 

Contemporain  de  saint  Thomas,  Henri  de  Gand ,  qui 
obtint  le  titre  de  Docteur  solennel,  dans  la  critique  des 
formes  d'Aristote  et  de  quelques-uns  des  principes  de 
saint  Thomas,  s'éleva  à  des  abstractions  qui  lui  procu- 
rèrent dans  son  temps  une  grande  renommée.  On  s'oc-* 


n 


240  PHILOSOPHIE   DU   MOYEN-AGE. 

cupait  alors  de  savoir  si  Yéire  peut  être  distingué  de 
V essence;  il  parait  qu* Henri  de  Gand  résolut  cette  ques- 
tion à  la  satisfaction  générale.  On  trouvera  bon  que 
nous  ne  répétions  pas  ici  son  argumentation ,  à  laquelle 
nous  avouons  d'ailleurs  n'avoir  rien  compris. 

Un  autre  docteur  y  le  Docteur  solide  (solidus,  copianu, 
fundatissimus)  ^  Richard  de  Middceton,  qui  naquit  et 
enseigna  a  Oxford  ,  et  appartenait  à  l'ordre  de  St-Fran- 
çois,  eut  le  mérite,  assez  rare  à  cette  époque^  d'une 
certaine  netteté  dans  les  idées ,  et  d'une  assez  grande 
réserve  dans  les  spéculations  abstraites.  Les  thomistes 
n'admettaient  aucune  différence  entre  les  âmes  ;  Richard 
les  combattit  :  <  L'âme  humaine,  dit-il  dans  ses  [com- 
mentaires du  Maître  des  sentences,  a  une  certaine  ex- 
pansion  qui  se  distingue  de  l'étendue  des  corps ,  quoi- 
qu'elle ait  quelques  rapports  avec  elle;  elle  est  présente 
dans  chaque  partie  du  corps,  comme  Dieu  dans 
chaque  partie  de  l'espace.  » 

On  doit  distinguer  parmi  les  disciples  de  Duns  Scot^ 
François  de  Myronis ,  qui  reçut  et  mérita  les  surnoms 
de  Docteur  illuminé ,  déliée  de  Docteur  des  abstractions  : 
il  détermina  avec  précision  quelques  idées  de  son  maître^ 
auxquelles  il  en  ajouta  qui  lui  étaient  propres. 

Les  principes  de  St  Thomas  ne  restèrent  pas  sans 
défenseurs  :  on  remarque  a  leur  tête  ^ëgidio  Colonna 
de  Rome,  réaliste  conséquent^  qui  faisait  résider  la 
vérité  aussi  bien  dans  l'intelligence  que  dans  l'objet.. 
Son  principal  mérite  est  d'avoir  développé  avec  clarté 
les  problèmes  et  les  difficultés  métaphysiques,  et  essayé 
de  concilier  les  opinions  opposées  sur  l'être ,  la  forme, 
la  matière  et  Tindividualilé.  Un  autre  thomiste,  Hervey 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  241 

MalaliS)  Breton,  qui  devint  général  de  l'ordre  de  St* 
Dominique,  se  distingua  par  une  dialectique  savante, 
mais  le  plus  souvent  abstraite,  et  surtout  par  ses  con- 
troverses avec  révêque  Guillaume  Durand  de  St-Pour<« 
çAiiv.  Ce  dernier,  homme  d'un  grand  sens,  commença 
à  apercevoir  la  futilité  de  l'escrime  dialectique.  «  Quelle 
que  soit  l'importance,  dit-If,  qu'aient  voulu  attacher 
les  partisans  d'Àristote  à  leur  entendement  actif ,  cette 
question  intéresse  moins  que  la  vérité.  »  Par  une  dis- 
tinction plus  exacte  delà  conception  et  de  son  objet,  il 
prépara  la  chute  du  réalisme.  Il  fut  surnommé  le  Docteur 
ires-résolu. 

nOGER  BACON  ET  HAYMOND  tULLB. 

La  un  de  ce  treizième  siècle  est  signalée  par  Tappa- 
rition  de  deux  hommes  bien  plus  extraordinaires  que 
tous  ceux  dont  nous  venons  de  parler  :  l'un  est  le 
moine  franciscain  Roger  Bacon,  et  l'autre  Raymond 

LULLE. 

Le  premier  est  cet  honune  doué  d'une  raison  si 
puissante  et  si  supérieure  à  son  siècle ,  qui ,  ouvrant 
subitement  à  ses  contemporains  une  voie  inconnue,  à 
peine  soupçonnée  des  siècles  antérieurs,  o^,  à  la  fin 
du  xiii**  siècle^  s'affranchir  du  joug  de  la  philosophie 
scolastique ,  pour  pénétrer  dans  le  secret  des  sciences 
naturelles^  par  la  méditation,  l'expérience,  et  l'étude 
de  la  nature.  Le  second ,  esprit  aventureux ,  condamné 
par  les  uns  comme  hérétique,  et  vénéré  parles  autres 
comme  un. saint  et  un.  martyr,  tour  à  tour  soldat, 
courtisaû,  marié,  moine,  érudit,  philologue,  mys- 

16 


343  PoiLosonn  du  moyen-âge. 

tique ^  théologien,  philosophe ,  éormio,  mîttioiUMiM^ 
est  le  créateur  de  cet  An  œnéimUoire^  qu'im  ipfMte 
YAri  merveilleux,  de  cet  art  qui,  après  awir  excité  Tad- 
miration  des  hommes  les  plus  distingués ,  est  tombé 
dans  un  oubli  si  complet,  que  le  nom  même  de  mm 
auteur  est  à  peine  connu  aujourd'hui» 

Roger  Bacon  était  né  à  uchester,  dans  le  comté  do 
Sommerset.  Ses  contemporains,  qui  ne  le  comprirent 
pas,  lui  donnèrent  le  titre  de  DoOeur  admiraUe»  Son 
maître,  Robert  Grosse-Téte,  évèque  de  Lincoln ,  parait 
être  le  seul  qui  ait  apprécié  le  mérite  de  ses  travaux 
et  de  la  réforme  qu'il  avait  \oulu  introduire  daftis 
l'étude  des  sciences.  Son  influence  sur  te  temps  où  il 
vivait  pouvait  être  immense;  elle  fiit.  presque  nulle. 
L'ignorance  et  la  superstition  apportèrent  aux  e'fforts 
de  son  génie  un  invincible  obstacle.  Les  franciscains, 
auxquels  il  appartenait  ,•  lui  interdirent  la  paMîcatiott 
de  ses  ouvrages,  sens  peine  de  perdre  le  Hêêtb  ei  if^te  mU 
au  pain  ei  à  Veau  pendant  plusieurs  jours. 

Il  trouva  cependant  un  protecteur  plus  éclairé  daim 
Clément  lY ,  qui ,  éleVé  à  la  chaire  de  St-Pierre  »  lui 
demanda  et  obtint  le  plus  important  de  ses  ouvrages^ 
celui  qui  a  pour  titre  Opu$  mgus,  dans  lequel  il  exposait 
ses  projets  de  réforme^  et  la  méthode  qui  devait  y  prè- 
»der.  Tant  que  vécut  ce  pontife ,  Bacon  jouit  d'une  vie 
paisible,  et  vit  ses  travaux  encouragés  et  estimés  :  mais 
lorsque  la  mort  l'eut  privé  dé  cet  appui,  la  baine  et  la 
jalousie  s'attachèrent  à  sa  personne,  et,  victime  de  son 
amour  pour  la  philosophie ,  il  fut  en  butte  aux  plus 
cruelles  persécutions,  et  traîné  comme  swcierdanslèsea-^ 
chots,  où  il  demeura  enfermé  pmdant  de  longues 


\ 


DEUXIÈME   iPOQUfi.  ftiâ 

La  carrière  de  Raymond  LuUe  fut  bien  plus  agitée. 
Entraîné  par  une  imagination  ardente,  il  passa  sa  vie 
à  courir  le  monde;  il  voulut  entreprendre  des  croisades; 
il  assiégea  les  rois  et  les  papes  de  ses  sollicitations  con* 
stantes  pour  la  doubfe  cause  de  la  conversion  des  Sar- 
rasins et  de  la  propagation  de  la  science  nouvelle 
qu'il  avait  inventée,  et  périt  dans  une  traversée  en  re^ 
venant  d'Afrique,  où  il  était  allé  pour  délivrer  des 
captifs  chrétiens. 

Il  est  probable  qu'il  avait  emprunté  à  la  cabale  des 
Juifs  et  aux  Arabes  l'idée  sur  laquelle  reposait  son  grand 
ai3|.  Comme  Pytbagore,  les  gnostiques,  les  prêtres  de 
l'antique  Egypte ,  il  trouve  dans  les  combinaisons  des 
nombres  des  ra{>ports  mystérieux  qui  serrent  de  base 
aux  développements  de  son  système. 

Il  partait  de  cette  bypotbèse,  qui,  d'après  les  idéc»i 
des  réalistes  du  temps,  devait  lui  paraître  d'une  eer-^ 
titude  incontestable  :  que  les  notions  générales  et  Leurs 
combinaisons  logiques  représentent  exactement  l'em- 
pire des  objets  réels;  que  les  genres  et  les  espèces  des 
différents  êtres  de  la  nature  s'engendrent  et  se  pro- 
duisent de  la  même  manière  que  les.  conceptions  de 
notre  esprit.  Cette  bypothèse  le  conduisit  à  penser  qu'il 
réussirait  à  composer  à  priori  une  sorte  d'arsenal  de  la 
science  :  il  n'aurait  besoin  pour  y  parvenir  que  de  faire 
la  nomenclature  des  idées  abstraites ,  en  les  distribuant 
d'après  le  rôle  qu'elles  jouent  dans  leurs  combinaisons 
diverses,  et  en  représentant  d'avance  le  tableau  de  tous 
leurs  éléments  possibles.  Avec  une  telle  table,  il  n'était 
pas  besoin  d'étudier  les  laits  :  les  faits  de  la  nature 
n  étant  autre  "chose  que  des  combinaisons  d'idées,  il 


2AÂ  PHILOSOPHIE    DU    MOYEN-AGE. 

suffisait  pour  les  connaître,  sans  qu'il  fût  besoin  de 
recourir  à  rexpérience ,  de  calculer  tes  combinaisons 
indéfinies  de  ces  idées.  Restait  à  indiquer  par  des  signes 
symboliques  un  moyen  facile  de  j>rocluire  et  de  suivre 
tous  leurs  rapports  possibles  :  tel  fut  l'objet  de  ces 
cercles  figuratifs ,  de  ces  tableaux  synoptiques ,  de  ces 
arbres  généalogiques ,  variés  et  développés  en  mille 
manières,  et  à  l'aide  desquels  l'auteur  du  grand  art 
crut  avoir  résolu  son  chimérique  problème. 

Il  faut  convenir  qu'il  devait  y  avoir ,  pour  un  homme 
doué  d'une  imagination  aussi  vive  et  aussi  exaltée , 
quelque  chose  de  bien  séduisant  dans  l'idée  qui  fait  le 
fond  du  système  combinatoire  :  elle  flattait  cette  se- 
crète et  indéfinissable  disposition  de  notre  âme,  ce 
penchant  pour  le  merveilleux ,  dont  les  plus  grands 
hommes  ont  ressenti  l'influence^  et  qui  nous  porte  ir- 
résistiblement à  chercher  la  vérité  dans  les  abstractions, 
et  la  réalité  de  la  science  dans  les  signes. 

C'est  de  là ,  à  n^en  point  douter ,  qu'est  résulté  le 
prestige  qui  pendant  si  longtemps  a  attiré  sur  les  pas 
do  Raymond  LuUe  une  foule  de  sectateurs,  de  com- 
mentateurs^ d'imitateurs,  parmi  lesquels  on  compte 
plusieurs  hommes  supérieurs.  Nous  croyons  même  ne 
pas  trop  nous  abuser,  en  nous  imaginant  qu'au  milieu 
des  méditations  plus  sérieuses  et  plus  graves  de  notre 
siècle  positif,  le  système  hardi  d'un  rêveur  du  treizième 
siècle  peut  encore  exciter  l'intérêt  et  la  curiosité. 

C'est  encore  la  nomenclature  d'Aristote  qui  sert  à 
Raymond  Lulle  de  point  de  départ.  Il  place  sur  autant 
de  colonnes  distinctes  ce  qu'il  appelle  des  principes  ou 
PRÉDICATS,  divisés  en  deux  ordres,  absolus  et  rela- 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  245 

TIFS  :  il  y  range  les  questions  possibles,  les  sujets 
GÉNÉRAUX 9 les  vertus  et  les  vices;  à  chaque  colonne  il 
assigne  neuf  termes,  que  représentent  neuf  lettres 
de  Talphabet,  en  sorte  que  chaque  lettre  donnée  de- 
vient une  espèce  de  caractéristique  de  cette  table  de 
logarithmes  d*un  nouveau  genre.  Viennent  ensuite 
des  cercles  concentriques  les  uns  aux  autres  et  mo-* 
biles,  dont  chacun  correspond  à  l'une  des  colonnes 
de  son  tableau ,  et  dont  les  rayons  répondent  aux  diffé- 
rents termes  de  ces  colonnes.  Ces  cercles,  en  tournant 
sur  eux-mêmes,  placent  successivement  ces  termes  en 
regard,  suivant  des  combinaisons  variées ,  et  engen- 
drent ainsi  toutes  sortes  de  propositions. 

On  a  comparé  avec  beaucoup  de  raison  ce  jeu  à  la 
machine  imaginée  par  Pascal ,  pour  exécuter  les  quatre 
règles  de  l'arithmétique.  Raymond  LuUe  s'en  servait 
pour  parler  et  écrire  sur  toute  sorte  de  sujets,  sans  se 
donner  la  peine  de  penser.  On  lui  attribue  plus  de 
quatre  mille  ouvrages,  et  ses  seuls  écrits  bn primés  for- 
ment dix  énormes  volumes  in-foli8.  Nous  ne  devons 
pas  nous  en  étonner  :  il  eût  pu  en  composer,  même 
pendant  son  sommeil^  à  l'aide  d'un  moteur  qui  eût 
mis  sa  machine  en  jeu. 

Pardonnons  à  Raymond  Lulle  de  s'être  trop  exagéré 
rimportanee  de  son  système.  En  le  considérant  dans 
sa  simplicité  et  sa  vraie  nature^  il  pouvait  y  trouver 
des  secours  à  la  mnémonique  et  à  l'improvisation  ;  mais 
ce  n'était  pas  assez  pour  lui  :  il  chercha,  et  il  crut 
avoir  enfin  saisi  la  clef  de  celte  science  occulte,  de  cet 
art  sacré  de  Ui  cabale,  vers  l'étude  do  laquelle  le  por- 
tait son  activité  inquiète. 


1 


246  PHILOSOPHIE    DU    HOTElf-ÀGE. 

Noos  avons  dû  exposer  atec  assez  d'étendue  les  pré. 
tentions  et  les  chimères  de-cet  apôtre  de  rilluminisme; 
il  représente  toute  une  école,  et  à  ce  titre  il  méritait  Fat- 
tention  que  nous  lui  avons  donnée  dans  nne  revue 
qui  a  pour  but  de  retracer  les  différons  systèmes  pro- 
duits par  la  raison  humaine ,  dans  ses  écarts  comme 
dans  ses  progrès.  Raymond  LuUe  ferme  le  second  âge 
de  la  scolastique.  II  n'était  pas  possible  d'aller  plus 
loin  dans  l'emploi  des  universaux;   les  exagérations 
dans  lesquelles  il  était  tombé  devaient  ramener  l'examen 
sur  ces  entités  dont  il  avait  fait  un  usage  si  étrange  : 
le  réalisme,  parvenu  à  un  complet  triomphe,  était 
tombé  dans  une  complète  extravagance  ;  les  nominalistes 
durent  nécessairement  se  relever ,  et  arracher  à  leur 
tour  à  leurs  adversaires  une  victoire  que  leurs  aber- 
rations n'avaient  rendue  que  trop  aisée. 


TaOISIÈMB  tPOftUE*  147 

Troisième  époque.  --  Depuis  le  quatonième  siècle  jusqu'ftu 

milieu  du  quinzième. 

Séparation  de  la  théologie  et  de  la  philosophie;  triomphe  des  nomi- 

nalUtes. 


RÉSUME  GÉNÉRAL. 


Wal(«r  Bvieigh. 

m.  1837 

Jean  d*OccaB. 

B. 

lS4ff 

(  Docteur  lumineux,  ] 

(  Docteur  invincible. } 

Hmm^s  éê  Bradwuiiioe. 

B.  1399 

Jean  Buridan. 

m. 

1360 

Tliomas  de  Strasbourg. 

m.  1357 

Pierre  d'ÀiUy. 

B. 

14afô 

HareUe  dlDg^en. 

m.  1396 

Robert  Holcol. 

m. 

1340 

Nicolas  d'Autriconrt. 

fl.  1348 

Gabriel  Biel. 

B. 

1395 

Sun  de  Merairia. 

11.  1348 

Henri  de  Hessé. 

B. 

139^ 

HT8T1QUE8. 

lean  Tanler. 

m.  1361 

Pétrarque. 

B. 

1374 

Hmhbm  à  ftmpis. 

B.  1471 

G«r8on. 

B. 

14âl 

Attaquer  le  réalisme ,  c'était  engager  contre  l'autorité 
de  l'Église,  qui  le  soutenait^  une  lutte  dangereuse* 
Elle  avait  été  déjà  faiblement  essayée  à  la  fin  du  pre* 
mier  Age  de  la  scolastique  ;  mais  elle  avait  été  infruc- 
tueuse, et  pendant  toute  la  durée  du  second  il  n'avait 
été  nullement  question  du  nominalisme.  Les  circon- 
stances étaient  devenues  plus  favorables  :  les  rois  et  les 
prin(^,  soumis  jusqu'alors,  comme  la  philosophie ^ 
au.pffvoir  pontifical,  tendaient  de  tous  côtés  à  s'en 
affranchir.  Déjà  était  engagée  la  lutte  entre  Boniface 
YIII  et  Philippe  le  Bel  ;  plus  tard  commença  cdle  de 
l'empereur  Louis  de  Bavière  avec  le  pape  Jean  XXII. 
tin  cordelier  du  comté  d'Occam,  ep  Angleterre^  tra^ 


248  piiiLosoraiE  w  moykn-age. 

vailla  avec  ardeur,  par  ses  écrits  y  à  Tafllranchissement 
du  pouvoir  politique,  et,  non  moins  hardi  dans  sa  phi- 
losopiiie  I  il  prit  hautement  la  défense  de  Topinion  pro- 
scrite. Soutenu  par  la  puissance  des  princes  qu'il  dé- 
fendait avec  sa  plume  (1),  il  porta  au  réalisme  des 
coups  dont  il  lui  fut  impossible  de  se  relever. 

Jean  d'Occam,  surnommé  Doctor  singtdaris,  invmci- 
bilis  et  venerabilis  inceptOTy  était  parti  de  ce  principe 
que,  pour  arriver  à  la  connaissance  de  la  vérité,  ce  n'est 
point  à  l'autorité  qu'il  faut  s'en  rapporter  :  de  là  la 
polémique  engagée  contre  la  réalité  des  notions  gé- 
nérales, des  prédicables  et  des  prédicaU  d'Arislote. 
«Quelleestlanaturedeces  idées  générales  ?  se  demanda- 
t-il.  Elles  ne  peuvent  avoir  d'existence  indépendante 
que  dans  les  choses ,  ou  dans  Dieu.  Dans  les  choses  il 
n'y  a  point  d'idées  générales,  car  elles  y  seraient  ou 
le  tout  ou  la  partie  ;  dans  Dieu  elles  ne  sont  pas  comme 
essence  indépendante ,  mais  comme  seul  objet  de  con- 
naissance ;  dans  l'esprit  elles  ne  sont*pas  autre  chose.  » 
Ainsi  tombaient  toutes  les  entités  de  la  scolastique; 
ainsi  fut  posé  l'axiome  fondamental  de  la  philosophie 
nominaliste  :  //  ne  yaut  pas  multiplier  tes  ê^es  sans  né" 
ressité  :  Entia  non  stmt  multipUcanda  prœter  necessitatetn. 

Une  autre  théorie  aussi  célèbre  attira  l'attention  du 
philosophe  réformateur,  celle  des  espèces  sensibles  et 
intelligibles.  Selon  les  scolastiquos ,  l'âme  humûse  ne 
pouvait  immédiatement  connaître  les  substances  cor- 
porelles et  les  êtres  spirituels.  Entre  les  corps  extérieurs 
et  l'esprit  de  l'homme,  existaient,  comme  médiateurs 

(1)  n  écrivit  à  l'empereur  Louis  :  Tu  me  défendus  gladio ,  ego  te  defen» 
damcalamo. 


TROISIÈlf  E  ÉPOQUE .  240 

indispensables ,  des  images  conformes  au  système 
de  Défflocrite^  des  espèces  sensibles  qui  représentaient 
les  objets  externes  par  la  conformité  qu'elles  avaient 
avec  eux.  Us  supposaient,  de  môme^  que  Tesprit  ne 
pouvait  connaître  les  êtres  spirituels  que  par  Tinter- 
médiaire  des  [espèces  inietUgibles.  Dans  une  argumen- 
tation qui  rappelle  celle  d'Arcésilas  contre  l'école  stoï- 
cienne f  et  qui  a  été  exposée  avec  beaucoup  de  sagacité 
et  de  clarté  par  Gabriel  Biei.  son  disciple,  Occam  at- 
taqua L'hypotbèse  chimérique  de  ces  idées-images ,  et 
fut  dans  la  philosophie  moderne  le  précurseur  du  chef 
de  l'école  écossaise. 

Dès  que  la  base  du  réalisme  fut  ainsi  renversée, 
Occam ,  libre  et  dégagé  d'entraves ,  put  se  tracer  une 
nouvelle  carrière.  Toutes  les  théories  qui  reposaient  sur 
le  principe  de  l'existence  des  universaux ,  par  exemple, 
celle  du  principe  de  VindwiduaîUm,  qui  avait  tant  occupé 
les  partisans  de  St  Thomas  ou  de  Scot ,  s'étaient  éva- 
nouies. U  fut  alors  amené  à  chercher  la  source  des  con* 
naissances  humaines  dans  la  perception  intuitive,  à 
invoquer  l'autorité  si  longtemps  méconnue  de  l'expé^ 
rîence,  à  déterminer  les  rapports  des  connaissances 
abstraites  aux  connaissances  sensibles.  La  réalité  n'ap* 
partenant  qu'aux  individus,  et  les  individus  n'appar- 
tenant qu'aux  sens,  il  n'était  pluspossible de  faire  re- 
poser la  science  sur  le  fondement  dés  notions  générales. 

Voilà  donc  Occam  entré  dans  la  route  du  sensualisme. 
C'est  une  chose  remarquable ,  que  dès  le  moment  où 
la  philosophie  reprend  un  peu  d'indépendance ,  elle  ne 
le  fait  qu'en  revêtant  l'une  des  quatre  formes  que  nous 
lui  avons  reconnues  jusqu'ici  ;  et  ce  qui  ne  l'est  pas 


tSO  PHILOSOPIIB  DU    MOTEN'AGE. 

moio6,  c'est  que  dès  l'aurore  de  cette  réforme  phllow^ 
phique  »  c'est  encore  le  sensualieme  qui  paraît  le  premier 
sur  rhorizon.  Mais  un  fait  encore  plus  instructif  poor 
nous  9  c'est  le  résultat  que  Jean  d'Occam  a  tiré  de  aes 
principes  9  quelque  faiblement  qu'ils  sment  encore  dé* 
veloppés  :  eh  bien  I  ces  résultats  sont  encore  analogues 
à  tous  ceux  que  nous  avons  vus  jusqu'à  présent ,  et 
que  nous  verrons  toujours  désormais  sortir  de  la  phi- 
losophie sensualiste.  Sans  doute  ce  n'est  point  encore 
le  sensualisme  fort  et  conséquent  que  nous  avons  étudié 
dans  les  écoles  de  la  Grèce;  mais  il  ne  faut  pas  oublier 
que  nous  sommes  à  la  fin  de  la  scolastique,  et  que 
l'école  nominaliste  écrit  sous  l'influence  d'une  autorité 
contestée ,  il  est  vrai ,  mais  encore  bien  puissante. 

Quelque  faible  cependant  que  soit  la  part  de  liberté 
qu'on  lui  laisse,  la  philosophie  d'Occam  laisse  entrevoir 
déjà  tous  les  heureux  résultats  que  produit  un  système 
fondé  sur  l'observation  sensible  :  les  principaux  sont 
le  dédain  de  la  méthode  et  des  entités  de  la  scolastique , 
et  un  goût  de  plus  en  plus  prononcé  pour  l'analyse  et 
l'étude  des  sciences  physiques.  On  y  trouve  aussi  qud- 
ques*uns  des  mauvais  cdtés  du  sensualisme.  Occam,  éa 
jMrouvant  que  l'esprit  humain  n'arrive  aux  substances 
que  par  leurs  qualités  et  par  leurs  attributs,  soutient 
qu'il  ne  peut  avoir  aucune  idée  de  la  nature  des  sub- 
stances. «  Gomme  on  ne  connaît  Dieu  que  par  ses  at-» 
tributs,  dit-il,  de  même  on  ne  connaît  l'âme  que  par 
ses  qualités.   On  peut  observer  ces  qualités  et  s'en 
rendre  compte;  mais  quant  à  la  substance  de  l'âme, 
comme  on  ne  la  perçoit  -pas  directement ,  il  n'est  pas 
aisé  de  dire  qu'elle  est  immortelle,  car  on  ne  peut  pas 


«•M 


TROISIÈME    ÉMQra.  SSi 

même  prouver  qu'elle  est  immatérielle.  On  ne  peut  dé*- 
monlrer  quel  est  le  siAstratum ,  l'agent  qui  réside  sous 
ces  qualités  que  nous  connaissons  ;  cest  peui-étre  un 
ageni  naturel  et  matériel.  La  foi  seule  ^t  ici  de  mise.  » 
Rien  de  plus  faux  que  ce  raisonnement,  et  c'est  ce- 
pendant la  base  de  celui  que  nous  verrons  reproduit  par 
le  sage  Locke  et  les  partisans  de  sa  doctrine.  Nous  ré* 
pondrons  à  ceux-ci ,  comme  nous  pouvons  déjà  le  frire 
à  Occam  :  que  s*il  n'y  a  pas  de  substance  sans  attributs, 
par  cela  même ,  toutes  les  fois  qu'il  nous  sera  donné 
tin  attribut  d'un  certain  caractère,  toute  substance 
d*une  nature  opposée  é  cet  attribut  sera  exclue;  ainsi, 
étant  donnée  la  pensée  comme  attribut  fondamental  de 
Tàme,  par  cela  seul  une  substance  de  l'âme,  étaadue 
et  matéridle ,  se  trouve  inévitablement  exclue. 

G*était  assez  pour  les  nominalistes  d'avoir  ébranlé 
fantorité  d' Aristote ,  et  détruit  une  partie  des  chimère» 
du  réalisme.  Il  serait  injuste  d'exiger  d'eux  le  dévelop* 
pement  raisonné  d'aticun  système  philosophique  :  toute 
leur  activité  dut  être  concentrée  dans  la  lutte  qu'ils 
eurent  à  soutenir  contre  les  partiisans  de  la  vieille  doc- 
trine scola6tique  :  elle  fut  vive,  opinifttre,  et  Ton  en 
vint  plus  d'une  fois  aux  voies  de  fait.  Les  persécutions, 
comme  on  peut  le  croire ,  ne  manquèrent  pas  aux  no- 
minalistes;  leur  chef,  poursuivi  parle  ressentiment  de 
Jean  XXIf  (i),  mourut  à  Munich  en  4347. 

(1)  C*e8t  pendant  le  pontificat  de  Jean  XXH  que  s'éleva ,  parmi  les  corde* 
lien, cette  fameuse  question  qu'on  appela  le  pain  des  Cordeliers,  et  qui 
eoBSistait  à  UToir  si  ces  religieux  aTaient  la  propriélé  des  «Aoses  qu'on  le«r 
donnait ,  dans  le  temps  où  ils  en  faisaient  usager  par  exemple  »  si  le  pain 
leur  appartenait  quand  Us  le  mangeaient,  ou  s'il  appartenait  à  l'église  ro- 
maine. Cette  question  frivole  donna  l>eaucoup  d'occupation  a«  pape,  aussi 


353  raiLosoniik  du  ioyen-ace. 

LUTTE 

DES  RÉALISTES  ET  DES  NOMINAUX. 

La  doctrine  d'Oocam  ne  pouvait  obtenir  de  suite  un 
absolu  triomphe  :  la  dernière  partie  de  cette  troisième 
époque  fut  presque  entièrement  occupée  par  la  lutte 
qui  s'engagea  entre  les  antagonistes  et  les  défenseurs 
de  son  système.  Un  de  ses  compagnons  d'études, 
Walter  BuBLEiGfi,  Doclor  ptoitw  etper^icûu8,qui^  dans 
un  livre  intitulé  Fia  Moderaarum  ^  soutint  la  réalité  des 
idées  générales  par  des  considérations  tirées  de  Tordre 
moral,  et  surtout  par  celles  qui  se  fondent  sur  les 
fms  que  la  nature  se  propose  dans  ses  ouvrages;  Thomas 
de  Strasbourg ,  augustin ,  qui  enseigna  la  théologie  à 
Paris  et  parut  s'attacher  particulièrement  aux  idées 
d'iCgidius  Colonna;  Thomas  de  Bradv?ardine,  et  Maa- 
ciLE  d'Inghen ,  écrivirent  en  faveur  du  réalisme  plusieurs 
ouvrages  qui  eurent  dans  leur  temps  une  grande  répu- 
tation j  et  ils  attaquèrent  les  principes  d*Occam  sous  le 
rapport  théologique  et  philosophique.  Leurs  principaux 
arguments  peuvent  se  réduire  aux  suivants  :  1*  il  est 
tellement  vrai  qu'il  y  a  des  idées  générales  réelles  tout- 
à-fait  distinctes  des  idées  particulières  auxquelles  on 
veut  les  réduire  en  les  décomposant,  que- la  nature,  à 
laquelle  en  appelle  sans  cesse  l'école  nominaliste,  se 
joue  des  espèces  et  conserve  les  genres  ;  2**  les  lois  hu- 
maines font  comme  la  nature  ;  elles  négligent  les  in- 

bien  que  celles  que  les  cordeliers  agitèrent  sur  la  couleur ,  la  forme  et  Téloffe 
de  leurs  habits. 


TROISIÈME    ÉPOQUE.  253 

dividus  et  ne  s'occupent  que  des  genres  :  donc  les  lois 
humaines  reconnaissent  qu'il  n'y  a  pas  seulement  des 
ressemblances  dans  l'espèce  humaine ,  mais  un  fond 
identique  ;  3**  nous  chierchons  le  bonheur  dans  les  dif- 
férents biens  de  ce  monde;  mais  tous  sont  relatifs, 
tous  variables 9  tous  insuffisants;  et  nous  ne  pouvons 
pas  ne  pas  nous  élever  de  ces  biens  particuliers  à  un 
bien  général ,  qui  n'est  pas  la  réunion  de  tous  les  biens 
particuliers ,  mais  qui  leur  est  supérieur  à  tous ,  et  qui 
est  pour  nous  le  souverain  bien ,  l'unité  même  du 
bien.  Nos  désirs  dépassent  le  particulier  et  le  variable; 
donc  l'absolu  et  le  général  existent. 

A  ces  arguments  ,  les  nominalistes  en  opposaient 
d'autres  non  moins  sflbtils,  mais  qui  se  rapportaient 
presque  tous  à  ceux  que  leur  maitre  avait  déjà  produits. 
Jean  Buridan  et  Pierre   d'Ailly  acquirent  dans  cette 
guerre  une  grande  réputation.  Buridan  se  rendit  sur- 
tout célèbre  par  les  règles  qu'il  donna  pour  faire  trouver 
les  idées  moyennes  dans  les  tirguments  syllogistiques, 
espèce  de  ressource  qu'on  appela  le  pont  aux  ânes;  et 
surtout  par  ses  recherches  sur  le  libre  arbitre.  Vdne 
de  Buridan  est  passée  en  proverbe,  sans  que  l'on  con- 
naisse au  juste  l'origine  de  ce  dicton  populaire.  Bayle 
conjecture  qu'il  est  fondé  sur  ce  que  Buridan ,  pour 
combattre  la  liberté  de  l'homme,  disait  qu'un  âne 
tourmenté  par  la  faim  et  par  la  soif,  et  placé  à  une 
égale  distance  de  l'eau  et  d'une  prairie,  périrait  infail- 
liblement, parce  que  rien  ne  pourrait  le  décider  soit 
à  boire ,  soit  à  paître.  Cet  exemple  ne  se  trouve  cepen- 
dant pas  dans  ses  écrits.  Pierre  Dailly,  qui  fut  nommé 
V Aigle  de  la  France ,  commença  à  marquer  d'une  ma- 


264  PHILOSÛPEUS  DU  II0Y£N*-A6£. 

aiere  plus  sengible  la  séparatioD  entre  la  théologie  el 
la  philosophie  »  et  fit  la  guerre  aux  abus  de  la  scolas- 
tiqoe.  Cet  éloignement  pour  les  subtilités  de  la  dialec- 
tique ne  tarda  pas  à  devenir  le  caractère  comiaun  de 
tous  les  esprits  supérieurs  de  cette  époque.  Les  débats 
des  réalistes  et  des  nominaux  devenaient  de  plus  en  {dus 
animés.  Ces  derniers,  malgré  les  nombreuses  p^séeo- 
tions  qu'ils  éprouvaient ,  manifestaient  de  plus  en  plus 
un  esprit  d'indépendance  qui  les  portait  à  des  doc- 
trines plus  approfondies.  Le  résultat  de  cette  guerre, 
qui  représente ,  daos  des  proportions  réduites ,  cette 
que  nous  avons  déjà  vue  s'établir  entre  l'empirisme  et 
l'idéalisme,  ne  pouvait  aboutir  qu'au  résultat  que  cette 
lutte  n'a  jamais  manqué  de  produire ,  c'est-à-^lire  au 
scepticisme.  On  doit  bien  penser  que  les  sceptiques 
de  cette  époque  ne  sont  ni  des  Pyrrhons^ni  des  ^Ëné- 
sidèmes.  Leur  scepticisme  ne  pouvait  porter  et  ne  porta 
en  efifet  que  sur  la  forme  de  la  philosophie  de  leur 
temps  ^  c'est-à-dire  sur  la  dialectique  :  de  là  ces  atta- 
ques de  plus  en  plus  vives  contre  la  scolastique,  ce  décri 
dans  lequel  tombèrent  les  universaux  et  tout  le  fatras 
d'expressions  pédantesques  qui  composaient  la  termi- 
Dologie  barbare  de  la  logique  aristotélicienne  et  arabe. 
NcoLAS  d'Autricourt  et  Raymond  de^Sebonde  méritent 
surtout  d'être  cités  pour  les  tentatives  qu'ils  firent  dans 
le  but  de  détourner  leurs  contemporains  de  la  vaine ]et 
rtériie  étude  des  mots,  et  de  les  porter  à  consulter  ce 
grand  livre  de  la  nature ,  ouvert  à  tous  les  yeux ,  et  si 
riche  en  merveilleuses  leçons.  S'ils  ne  réussirent  pas 
i  déraciner  entièrement  cette  phiiosoplûe  scoiastique 
qui  avait  jeté  dans  les  esprits  de  profondes  racines  >  ils 


TROISIÈME   &POQUS.  K$ 

panfinrent  cepei)dant  à  ébranler  son  autorité  »  et  les 
germes  qu'ils  semèrent  produisirent  plus  tard  d'heureux 
résultats. 

Le  mépris  de  la  scolastique  et  des  procédés  qu'elle 
employait  devait  produire  un  autre  effet  sur  les  es* 
prits  religieux  et  méditatifs  ;  et  cet  effet  fut  produit. 
Le  mjstici&me ,  qui ,  pendant  toute  la  durée  du  moyen* 
âge  9  sous  la  règne  de  la  théologie  chrétienne,  avait  été 
si  naturel  à  l'esprit  humain,  ne  pouvait  manquer  de 
se  produire  i  la  suite  des  débats  ardents  du  nomina- 
lisme  et  du  réalisme.  Aussi  le  mysticisme  est-il  le  ca» 
ractère  dominant  de  tous  les  hommes  les  plus  remar* 
quables  du  quatorzième  siècle.  Un  livre  célèbre  qui 
excita  alors  dans  les  Ames  pieuses  une  juste  admiration^ 
V Imitation  de  J.-C,  contribua  beaucoup  à  ruiner  le 
crédit  de  la  scolastique.  L'humble  et  vertueux  auteur 
de  ce  beau  livre ,  Thomas  Hameken  ,  appelé  Thomoê  à 
Kempispûa  nom  d'un  village^  Kempen,  dans  l'ar^ 
cbevéché  de  Cologne ,  produisit  sur  les  esprits  l'eOet  le 
plus  salutaire ,  en  ouvrant  au  sentiment  religieux  une 
carrière  ipépuisable  de  méditations  empruntées  à  la 
piété  seule. 

Le  mysticisme  avait  été  déjà  prêché  avec  chaleur  par 
Jean  Taclsr,  mort  à  Strasbourg  en  1361.  Le  célèbre 
Pétrarque  ,  qui  sur  la  fin  de  sa  vie  abandonna  les 
études  profanes  pour  se  fivrer  à  la  philosophie  contem* 
plative,  et  surtout  le  chancelier  Gerson^  disciple  da 
Dailly,  et  son  successeur,  en  1395,  comme  chancelier 
de  Tuniversité  de  Paris,  réussirent  plus  eflScacemeiit 
encore  à  donner  à  la  philosophie  cette  nouvelle  direction. 

Gorson  est  Tinterpréte ,  le  représentant  vécitable  di| 


256  PHILOSOPDIE    DU    MO  Y  EN-*  AGE. 

mysticisme  à  celte  époque.  Ce  Fénclon  du  quatorzième 
«iècle,  qui  trouvait  dans  l'amour  de  Dieu  un  aliment 
pour  Tamour  des  hommes ,  qui  s'était  vu  charger  des 
négociations  les  plus  importantes,  qui  avait  été  l'orne- 
ment de  l'unîversité  de  Paris  et  la  lumière  des  conciles 
de  Pise  et  de  Constance,  voulut  consacrer  ses  derniers 
jours  à  instruire  de  pauvres  enfants,  comme  on  le  voit 
dans  un  ouvrage  fort  remarquable  qu'il  publia,  de  Par- 
vttlis  ad  Deum  ducendis ,  sur  V^rt  de  conduire  de  petits 
enfants  à  Dieu.  11  composa  à  Lyon,  où  il  fut  probable- 
ment exilé,  son  traité  de  théologie  mystique,   qui  se 
distingue  des  écrits  de  ce  genre,  en  ce  qu'il  n'est  pas 
Touvrage  d'un  solitaire  qui  tombe  dans  le  mysticisme 
sans  le  savoir,  mais  bien  celui  d'un  philosophe,  d'un 
homme  d'affaires,  d'un  esprit  pratique,  qui  renonce 
volontairement  aux  affaires,  au  monde  et  à  la  science, 
et  qui,  en  préférant  le  mysticisme,  sait  parfaitement 
ce  qu'il  prend  et  ce  qu'il  quitte.  Les  alexandrins  ne  se 
donnaient  'que  pour  des  philosophes  ordinaires  ;  ils 
n'avaient  pas  pris  eux-mêmes  le  nom  de  mystiques , 
ce  sont  les  historiens  qui  leur  ont  donné  ce  titre.  Ici, 
au  contraire,  c'est  un  système  qui  se  sépare  de  tous  les 
autres,  qui  se  circonscrit  et  s'analyse  lui-même.  Le 
résultat  des  méditations  de  Gerson  est  celui  que  pro- 
duit toujours  le  mysticisme  :  c'est  l'exaltation ,  non  de 
l'imagination,  non  de  l'intelligence  seule,  mais  de  l'âme 
tout  entière,  composée  d'imagination  et  d'intelligence; 
exaltation  qui  finit  par  l'unification  avec  Dieu,  c'est-à- 
dire  par  l'extase. 

Ainsi  se  confirme  encore  cette  vérité  que  tant  de 
faits  nous  ont  déjà  démontrée,  savoir,  que  l'esprit  hu- 


TROISIÈME   ÉFOOUE.  %?. 

naiû  est  toujours  fidèle  ^  lui-même,  et  que  touS  les 
systèmes  divers  auxquels  le  conduisent,  selon  les  cir- 
constances, les  lieux  et  les  degrés  de  culture  intellec- 
tuelle, les  in  vestigations  d'une  raison  librement  dévelop- 
pée ,  se  rapportent  toujours  à  Tune  des  quatre  grandes 
divisions  que  nous  avons  déjà  tracées  :  le  sensualisme, 
l'idéalisme,  le  scepticisme  et  le  mysticisme. 

La  scolastique,  dans  le  cercle  borné  qu'elle  devait 
parcourir,  ne  nous  a  présenté  d'abord  qu'une  dialec- 
tique dont  le  but  était  de  faire  ressortir  et  de  mettre 
en  valeur  des  principes  qui  lui  étaient  imposés  d'avance. 
Cette  dialectique,  peu  à  peu  perfectionnée^  s'est  élevée 
à  une  telle  hauteur,  qu'elle  a  été  traitée  à  son  tour 
comme  une  puissance.  Dès  qu'elle  a  pu  ressaisir  un 
peu  de  liberté,  et  mériter  par  conséquent  le  nom  de 
philosophie;  dès  qu'en  suivant  une  route  indépendante 
elle  s'est  mise  à  la  recherche  de  la  vérité ,  elle  a  renou- 
velé les  quatre  systèmes  que  nous  avons  déjà  vus  naître 
dans  les  écoles  de  Milet,  d'Élée,  d'Athènes,  d'Alexan- 
drie et  de  Rome.  Sans  doute  elle  les  a  renouvelés  dans 
une  certaine  mesure  :  mais  malheureusement  il  n'est 
pas  permis  à  l'historien  de  faire  honneur  de  cette  so- 
briété à  la  sagesse  de  l'esprit  humain  ;  il  est  forcé  de 
la  rapporter  à  sa  faiblesse  même,  à  la  surveillance 
active  et  puissante  encore  de  l'autorité  ecclésiastique. 
Sou?  ce  -contrôle  sévère,  la  philosophie,  moins  indé- 
pendante, est  forcée  d'être  plus  sage^  et  cependant 
elle  est  encore^  dans  ces  étroites  limites, 4>lus  ou  moins 
idéaliste^  sensualisle,  sceptique  ou  mystique. 

Maintenant  le  champ  philosophique  va  s'agrandir; 
elle  s'opérera  bientôt  la  grande  révolution  si  justement 

il 


SB6  PHILOSOMIB   DU  MTM^AGE. 

éUi%Bée  80118  le  nom  de  remiisimue  étÊ  iMreê  : 
eatrerons  daBs  le  domame  de  la  phîloaophie 
Ce  ne  sera  plu8  i  comaienter  pénîbleniMit  les 
de  qaelques  hommes  de  génie ,  que  se  dmatunoa  si»0 
finiit  la  pensée  humaine.  N008  nerrons  parallfe  de 
nouveau  8ur  la  scène,  avec  son  cortège  d'hommes  illu^ 
1res  et  de  vastes  systèmes,  cette  majestueuse aatiquilé, 
dont  l'influence  fera  succéder  Tordre  au  chaos ,  la  lu- 
mière à  d'épaisses  ténèbres  ;  et  nous  examinerons  quelle 
marche  suivra ,  en  s'appliquant  aux  recherches  pMIo- 
S6|>hiques,  le  génie  des  nations  modwnes  ^  fécondé  par 
oelui  des  peuples  antiques. 


P£RK>D£ 


PHILOSOPHIE   MODERNE. 


MBBÉ&fi  lM>Qi».-^bilo80fAie  éa  quinadme  et  éà  Briàètà^ 

aièdesi 

sans  méthode  idm^fiqine. 


RÉSUMÉ  GÉNÉRAL. 


ANCIENS  SYSTEHES  RBNOOVEI.SS. 

àoojJB  PLAToarxoiBinnB.  éoouavÛKiWATânaamMn. 

(idMisme,) 

MiMtUe  Fidtt. 

Plélon. 

Nicolas  de  Guss. 
Jeao  iPic  de  la  lliranddle. 
Wr.  Pic  de  la  Mirandole. 
Pierre  Ramas, 
f  r.  P«lvij(2i. 

sToiouars. 


Jvtle  Li|»e. 

Scloppius. 

HeiHSlttS» 


m.  iAé» 
m.  1438 
m.  1492 
m.  1464 
m.  1494 
m.  1S33 
m.  1572 
m.  1507 

m*  MM 
ffl.  1649 
m.  1654 


m. 


m. 


(Sensualisme*) 

Pierre  PoMpanat* 
Achillini. 
Oésalpini. 
Crémoaioi. 
ZaiMirella. 
IfélaochtlioD. 
1.  César  Yaninl. 
Piccoioqilni.  _^      n» 

SOJBVTiQUMl. 

llîèhel  de  HaoCaiflM.       flk 

Charron.  m. 

Sanchex.  ». 


bffùlé  an 


1512 
M6f 

160* 
1589 

\^ 

1699 

1992 
1693 
1632 


ESSAIS  ORIGINAUX. 

m.  1596       Nicolas  TaureUus. 
m.  152(7       Jordano  Bruo. 
m.  1598       Caiiq»anella. 

■YSTIQCES  ET  GABAUSTES. 

B.  1522  Robert  Fludd. 

Agrippa  de  NeUesheim.     m.  1535  Jérôme  Cardau. 

Zorzi.  11.  1500  Vanhelmoot. 

PaiRcaiae.  m.  1541  OMhflWi 


'Jeap  Bodin. 
MaebiaTeh 

Téiésio. 


Reuchlin. 


m.  1606 

brtlé  «n  1600 

JB.  1639 


Ok  i6»7 
m.  1Ô96 
m.  1644 


260  PHILOSOPHIE    MODERNE. 

Plusieurs  causes  réunies  favorisèrent  la  renaissance 
des  lettres  au  quinzième  siècle.  Il  n'entre  point  dans 
notre  sujet  de  les  développer  ;  mais  il  est  essentiel  que 
nous  les  indiquions  d'une  manière  sommaire.  On  peut 
les  rapporter  aux  suivantes  :  l*"  l'établissement  dans 
les  villes ,  d'une  bourgeoisie  libre ,  tenant  le  milieu 
entre  la  noblesse  et  les  serfs  y  qui  profita  des  privilèges 
et  des  droits  que  lui  concédèrent  les  princes  pour  se 
livrer  au  commerce  et  à  l'étude  des  sciences  ;  2**  Taban- 
don  du  code  des  barbares ,  et  la  reprise  de  l'étude  du 
droit  romain ,  devenue  florissante  en  Italie  (i);  3*  les 
communications  ouvertes  avec  l'Orient;  4"*  la  renais- 
sance de  la  poésie  en  France ,  en  Italie ,  en  Espagne , 
et  bientôt  après  dans  le  midi  de  l'Allemagne  ainsi  que 
de  l'Angleterre;  5"*  la  découverte  de  l'imprimerie. 

Mais  l'événement  qui  exerça  sur  les  destinées  de  la 
philosophie  la  plus  grande  influence  fut  sans  contredit 
la  prise  de  Constantinople  par  les  Turcs;  elle  fit  refluer 
en  Europe ,  et  surtout  en  Italie ,  une  foule  de  savants 
grecs  qui ^  possesseurs  des  ouvrages  des  anciens,  se 
livrèrent  avec  ardeur  à  l'enseignement  de  la  langue 
grecque.  Leurs  efibrts  puissamment  encouragés  par  les 
princes  de  l'Italie,  et  surtout  par  l'illustre  famille  des 
Médicis,  répandirent  de  toutes  parts  la  connaissance 
de  la  littérature  ancienne;  et  ainsi  fut  déposé  le  germe 


(1)  Celui  qui  contribua  le  plus  à  répandre  le  droit  romain ,  dont  le  basant 
avait  fait  découvrir  un  manuscrit,  fui  un  Allemand  nommé  Wkrkbr,  plus 
connu  sous  le  nom  dlRNÉRius ,  qui  avait  fait  ses  études  à  Constantinople ,  et 
qui  enseigna  avec  éclat  à  Bologne.  L'empereur  Frédéric  Barberousse  fit  tons 
ses  efforts  pour  encourager  et  propager  celte  élude.  U  éleva  les  jurisconsultes 
aux  honneurs  et  aux  dipités ,  et  accorda  de  grands  privilèges  aux  étudianU. 


PREMIÈRE    ÉPOQUB.  26i 

de  celte  nouvelle  culture  inlellectuelle,  qui,  basée  sur 
l'étude  et  rimitation  des  écrivains  grecs  el  romains,  a 
pris  le  nom  de  liitércUure  classique  (1). 

Déjà  y  avant  leur  arrivée ,  on  avait  commencé  à  re- 
chercher les  manuscrits  ensevelis  dans  la  poussière  des 
cloîtres ,  et  à  profiter  des  idées  philosophiques  qu'on 
y  puisait.  Pétrarque  et  Boccace  acquirent  des  droits 
incontestables  à  la  reconnaissance  de  la  postérité,  par 
le  zèle  avec  lequel  ils  travaillèrent  à  découvrir  et  à  ré- 
pandre tous  les  monuments  de  l'antiquité  qui  avaient 
pu  échapper  aux  ravages  du  temps  et  aux  invasions 
des  barbares.  Par  leurs  soins,  l'Italie  semblait  être 
préparée  à  la  révolution  philosophique  et  littéraire  qu'y 
opéra  l'arrivée  des  réfugiés  de  Constantinople.  Occu- 
pons-nous principalement  des  travaux  de  ceux  qui  y 
répandirent  les  ouvrages  des  anciens  philosophes,  et 
que  nous  pouvons  regarder  comme  les  restaurateurs 
immédiats  de  la  philosophie  en  Europe  (2). 

(i)  Od  ne  doit  pas  oublier  qu'antéHearemenl  à  la  naissance  d'une  littéra- 
ture artificielle,  apportée  en  Occident  par  les  Grecs  de  Constantinople,  il 
était  sorti  de  l'état  social  de  l'Europe ,  et  du  christianisme  qui  en  fait  le  fond, 
des  arts  et  une  littérature  nés  spontanément  de  ses  mœurs  et  de  ses  croyances; 
C'est  là,  à  proprement  parler  «  ce  que  Von  peut  appeler  la  lUtérature  ro^ 
maniique.  C'est  le  développement  du  moyen-âge  dans  Fart  et  la  littérature. 

(2)  Parmi  les  savants  auxquels  on  doit  la  restauration  de  la  littérature 
grecque ,  mais  qai  n'appartiennent  qu'indirectement  à  la  philosophie ,  nous 
distinguerons  :  Emmanuel  Chrysoloras  (mort  en  1415);  /eo/i  Argyro" 
phyle  ( de  Constantinople,  mort  en  i486  )  ;  Jean  LascarU  (  mort  en  1535)  ; 
Démélrius  Cal chondy le {mori  en  151t  )  ;  Ange  PolUien  (  mort  en li9i)  ; 
Hermolaus  Barbarus  (  mort  en  1493  ). 


MS  PHILOMMIC  MnMIEt 

t 

BSlfAMSAMB 

DE  LA  PHILOSOPHIE  GRECQUE  EN  ITAUB, 

QMiqno  aom  ayant  pev  éè  âùmaém  sar  TéUHofèsa 
Iranittît  la  pkiloMjrtiie  à  CoMlantincfite  iu  iMfnmc 
•è  calta  Mfwtale  de  Fespira  d'Orient  tonfasdl  «mt  i< 
eftbre  det  OttonMS ,  hom  atOM  plttîeiirs  BM>ti&  dé 
oroirft  qna  k  phikMopbie  d'Aristote  et  celle  de  Ffaton 
y  éliieiit  domisaRtes  et  s'y  fiûsMeot  la  guerre^  U  le 
hta  bien  :  cari  peine  inities  franehi  la  imr^  el  sootr 
ettos  arrn^m  rar  le  sol  de  TltaUe,  qo'eUes  se  aéparest 
el  s'annencant  par  une  querelle.  D'un  eôlé^  Geeaene 
GiMBiws  PUTtH,  el  sen  (Kseipie  le  eardimi  tessA- 
MQiiy  lent  oomiaHre  à  rEur<^  la  phileecpliie  de  Ma* 
Um  y  teikf  qu'dle  exîstail  alors  à  Gonslantiiiople  ^  c'est* 
à-dire  mêlée  de  néoplatonisine }  de  l'autre,  Qmnabws, 
Théodore  Gaza  et  George  de  Trébisonde,  défendent 
el  dé^oppmt  la  philosophie  d'Aristote.  Attentive  à 
ces  intéressants  débats^  l'Europe  y  prit  bientôt  part, 
et  presque  en  môme  temps  se  fondèrent  deux  éoole& , 
qui  ne  firent  d'abord  qu'obéir  à  là  double  impulsiofi 
qui  Tenait  d'être  donnée  par  les  savants  grecs.  La  pre- 
mière,  platonicienne  et  idéabste,  a  pour  père  Marcile 
FicfN;  et  l'aetre,  péripetéticienne  et  plus  ou  moins 
sensualiste,  reconnaît  pour  fondateur  Pierri:  Pomponat. 


nMmàn  twù^/n.  sn 


ÉCOLE  IDÉALISTE  PLATONICIENNE. 


maicha  ncn. 


PléteD ,  ea  introdiiisaiit  le  platonisme  à  Florence  p 
tvail  w  iMpirer  un  vif  intérôt  pour  cette  doctrine  i 
Gfttto  l'Ancien  y  chef  de  la  famille  des  Médicis,  dont 
le  fils  Pierre*  et  le  neveu  Laurent ,  instruits  par  Piéton 
lai-nAmey  héritèrent  de  cette  prédilection  décidée. 
L'amour  de  la  philosophie  de  Platon  engagea  Côme  i 
établir  une  académie  platonicienne,  dans  laquelle  il 
doAna  la  première  place  k  Makule  Ficin  ,  né  à  flo» 
ftnee  an  4438. 

Le  principal  mérite  de  ce  philosophe  ^  celui  qui  nous 
le  rend  encore  si  précieux  aujourd'hui ,  est  d'avoir  bit 
passer  dans  la  langue  latine  les  ouvrages  de  Platon  et 
de  Plotin»  9jum  qu'une  partie  de  ceux  de  Jamblique» 
de  Porphyre,  et  de  Produs.  Il  est  aussi  l'auteur  de 
plusieurs  écrits ,  dont  le  plus  important  porte  le  titre 
de  Théologie  plaummenne^  et  renferme  un  traité  com- 
plet de  l'immortalité  de  l'âme.  Cet  ouvrage  est  dédié 
i  Laurent  de  Médicis  :  l'idée  principale  qui  y  règne  ^ 
et  qui  caractérise  en  général  toute  la  philosophie  de 
Ficin,  c'est  quei'âme  de  l'homme  émane  de  la  divinité, 
et  qu'elle  est  destinée  à  se  réunir  i  Dieu,  pourvu  qu'elle 
saehe  se  détacher  des  liens.de  la  matière  et  résister  aw 
charmes  séducteurs  du  corps.  Pour  faire  voir  comment 
l'esprit  humain  parvient  à  briser  les  liens  de  la  morta- 
lité, à  connaître  sa  destinée  immortelle,  et  à  arriver 
au  bonheur,  il  çh^wbe  à  prouve^  qu'outre  le  principe 


matériel  du  monde  physique ,  d'après  lequel  les 
mistes  et  la  secte  cyrénaique  expliquaient  l'univers,  il 
existe  encore  un  certain  pouvoir  actif,  semblable  à 
celui  que  les  cyniques,  les  stoïciens  et  plusieurs  autres 
sectes  de  Tantiquité  admettaient.  Mais  il  doit  y  ayoir 
au-dessus  de  la  qualité,  qui  est  soumise  à  la  m6me 
divisibilité  que  la  matière ,  une  forme  plus  noble  et 
d'un  ordre  supéirieur ,  qui ,  bien  que  susceptilde  d'un 
certain  changement ,  ne  se  prête  pas  toutefois  à  la  di- 
visibilité matérielle.  C'est  dans  eette  forme  que  les 
anciens  théologiens  plaçaient  le  siège  de  l'essence  rai- 
sonnable de  l'âme.  De  plus,  il  existe  encore  une  nature 
spirituelle  et  angélique,  indivisible,  immuable,  dont 
Anaxagore  ainsi  qu'Hermotime  paraissaient  avoir  eu 
déjà  connaissance.  L'œil  de  cette  nature  spirituelle  et 
angélique ,  qui  cherche  et  embrasse  la  lumière  de  la 
vérité,  contemple  le  soleil  divin,  vers  lequel  HalOD 
enseignait  que  l'âme  épurée  doit  tourner  ses  regards. 
Lorsque  nous  sommes  arrivés  à  cette  hauteui-  de  la 
contemplation,  nous  pouvons  comparer  ensemble  les 
cinq  degrés  de  toutes  les  choses ,  la  masse  corporelle 
ou  matérielle ,  le  pouvoir  actif  ou  la  qualité,  l'âme  rai- 
sonnable ,  l'ange  et  la  divinité.  Comme  les  âmes  rai- 
sonnables occupent  le  milieu  de  cette  échelle,  elles 
paraissent  constituer  le  lien  de  la  nature  entière,  régir 
les  qualités  et  les  corps,  et  se  réunir  avec  les  anges  et 
la  divinité.  De  là  résulte  qu'elles  sont  impérissables  et 
indestructibles,  puisqu'elles    unissent   ensemble   les 
échelons  des  genres  de  toutes  les  choses  existantes; 
que  ce  sont  les  substances  les  plus  «nobles ,  car  elles 
président  à  la  maclûhe  de  l'univers  ;  que  ce  sont  enfin 


mBMiteE  ÉPOQUE^  *  S65 

les  ètreê  les  plus  heureux ,  puisqu'elles  se  réunissent  à 
la  divinité.  Or,  pour  ^démontrer  que  notre  âme  se 
trouve  réellement  dans  ce  rapport,  Ficin  allègue  d'abord 
des  raisonnements  populaires ,  ensuite  des  argumenta- 
tions particulières ,  puis  des  analyses  subtiles  de  nos 
facultés,  et  termine  par  la  solution  des  doutes  et  des 
objections  qui  s'élèvent  contre  son  système. 

Telle  est  la  marche  adoptée  et  suivie  par  Ficin  dans 
sa  Théologie  plaionicienne ,  où  l'on  peut  voir  à  découvert 
l'esprit  de  ce  qu'on  appelait  à  cette  époque  le  plato- 
nisme. On  y  trouve  en  effet,  au  lieu  de  la  philosophie 
que  Platon  a  exposée  dans  ses  Dialogues,  un  mélange 
de  dogmes  empruntés  à  l'élève  de  Socrate ,  aux  nou- 
veaux platoniciens ,  notamment  à  Plotin,  aux  gnosti- 
ques,  aux  cabalistes,  enfin  à  la  doctrine  chrétienne, 
telle  qu'elle  avait  été  développée  par  les  Pères  plato* 
nioiens  de  l'Église.  Tout  ce  qui  a  rapport  à  la  philoso- 
phie, dans  ses  autres  ouvrages  originaux,  porte  le 
même  cachet.  Si  sa  morale,  comme  celle  de  tous  les 
B^platonieiens ,  présente  le  caractère  du  mysticisme , 
elle  en  offre  aussi  tout^la  pureté  et  toute  l'élévation  : 
elle  renferme  une  foule  ne  maximes  excellentes,  propres 
à  épurer  le  caractère  moral ,  et  qui  sont  très-souvent 
exprimées  d'une  manière  aussi  noble  qu'énergique. 
Nous  devons  toute  notre  estime  au  zèle  véritablement 
philosophique  avec  lequel  il  s'efforça  d'expliquer  la 
nature  humaine,  le  rôle  qu'elle  remplit  dans  l'univers, 
et  sa  destination  morale.  Les  temps  anciens  et  modernes 
ne  nous  offrent  pas  un  seul  philosophe  qui  ait  allégué 
autant  d'arguments  que  lui  en  faveur  de  la  spiritualité 
et  de  l'immortalité  de  l'âme.  Parmi  les  preuves  théo- 


Hê  *  PHaMonn  mommie. 

reliques  rapportées  par  les  moderMs,  il  s'en  traoïwrit 
cKfiteilement  quelqu'une,  et  peut-être  même  n'y  en  •- 
t-H  pas  une  seule  k  laquelle  il  n'ait  déjà  songé ,  ou  qm 
m  soit  renfermée  dans  celles  dont  il  a  présraté  Tialfr- 
ressaut  tableau.  Les  spiritualistes  modernes  poiseraîettt 
dans  son  livre  une  abondante  moisson  d'idées  utfles. 

Marcile  Fiein  eut  pour  disciples  et  amis  les  dewL 
cemles  Iean  Pic  et  François  Pic  de  la  Mirandele  »  aux- 
quels il  fit  partager  son  enthousiasme  pour  la  pUloao* 
phie  de  Platon.  Le  premier,  homme  d'un  savoir  pro* 
digieux,  mais  doué  d'une  imagination  exaUée,  eet 
celui  qui  ayant  renoncé  à  sa  petite  couronne  de  Mtran* 
dola  ^  pour  se  livrer  entièrement  à  la  philosophie,  devait 
présenter  à  Rome,  daii^  une  espèce  de  carrousel  phi» 
losophique,  neuf  cents  thèses^  neuf  cents  propositions 
qu'il  soutiendrait  à  tout  venant.  Cette  grande  solennité 
n'eut  pas  lieu.  Il  avait  étudia  les  langues  orieiilsAes, 
particulièrement  les  livres  cabalistiques,  pour  lesquels 
il  conserva  toujours  une  espèce  de  prédilection.  Son 
neveu  François  Pic,. qui  n'avait  pas  à  beaucoup  prés 
autant  de  talents  que  lui ,  s'hacha  e^dusiveoient  au 
pur  mysticisme ,  et  combattiPa  la  fois  la  philosophie 
païenne  et  la  scolastique. 

L'autorité  des  trois  platoniciens  que  nous  venons  de 
citer,  et  le  crédit  de  leurs  nombreux  amis,  contri- 
buèrent singulièrement  à  mettre  en  honneur  la  phi- 
losophie à  laquelle  ils  s'étaient  dévoués.  Devant  ces 
théories  nouvelles ,  si  attrayantes  et  si  habilement  dé- 
veloppées ,  que  devenaient  toutes  les  subtilités  de  la 
scolastique?  Tel  fut  l'effet  produit  par  l'apparition  des 
ouvrages  de  Platon ,  que  l'Europe  tout  entière  en  parut 


etAftéfi.  H  8*étâblit  alors  côDtre  la  pfaitoMphie  de  Pécole 
une  réftètion  qui  devint  de  jour  en  jour  plus  pro^ 
iiomée.  Déjà  fortement  attaquée  par  les  nominalbtes , 
eUé  êëfét  néeessairement  suecomber  en  présence  de 
OM  vastes  systèmes ,  qui  venaient  ouvrir  à  l'esprit  bu-* 
main  une  si  hirge  carri^. 

Aristote  continuait  cependaat  à  conserver  de  nonn 
breux  partisans  :  mais  ce  n'était  plus  cet  Aristote  du 
moyen-ftge ,  Tauteur  du  seul  erganum  ^  et  le  législateur 
du  syllogisme;  c'était  Aristote  tel  que  l'avait  étudié 
Fantiquité  dans  ses  ouvrages  de  physique,  de  politiquci 
d'histoire  naturelle,  de  métaphysique;  on  en  possédait 
le  texte  original,  que  Ton  s'empressait  d'étudiw,  de 
commenter^  de  traduire.  Il  s'était  formé  déjà  une  nou- 
velle école  péripatéUcienne  parmi  les  théologiens  et 
l60  médecins*  Ces  derniers ,  qui  étaient  plus  portés  vers 
le  nalwalisme,  purent,  sous  ce  manteau^  développer 
avec  plus  de  sécurité  diverses  opinions  particulières 
afpfMHTtenant  k  la  philosophie  de  la  nature  ;  la  distinct 
tlcrn  de  la  vérité  philosophique  et  de  la  foi  de  l'église 
leyr  servit  le  plus  souvent  d'abri  contre  le  xèle  des  or* 
tfaodoxes,  prompts  k  soupçonner  l'hérésie. 

Mais  plus  souvent  encore  dq  violentes  persécutions 
'poursuivirent  les  partisans  des  doctrines  nouvelles,  et 
s'opposèrent  à  leur  développement.  Les  mômes  causes 
qui  avaient  arrêté  l'essor  de  Roger  Bacon  se  réunirent 
contre  ses  successeurs ,  plus  hardis  encore  :  ce  fat  au 
prix  de  leur  sang  que  ^ingénieux  et  intéressant  Jordano 
Bruno,  que  le  courageux  penseur  Vanini,  purent  dé- 
poser en  Europe  le  germe  de  cette  révolution  qui  a 
produit  la  philosophie  moderne. 


2A8  PHILOSOMfE  HODE&NE. 

Certes  l'autorité  ecclésiastique ,  dans  ces  temps  dé* 
ptorables ,  ne  pouvait  rêver  cette  tolérance  religieuse 
que  quatre  siècles  de  guerres  et  de  luttes  ont  à  peine 
procurée  au  temps  moderne;  il  était  impossiUe  que 
Ton  comprit  alors  que  la  religion  n'a  rien  à  gagner  dans 
ces  persécutions  et  dans  ces  rigueurs  par  lesquelles  on 
voudrait  essayer  de  comprimer  la  liberté  de  la  pensée. 
Il  nous  est  aisé  de  dire  aujourd'hui ,  après  tant  d'ex- 
périences^ que  la  pensée  humaine»  abandonnée  à  elle- 
môme^  peut  atteindre  directement  toutes  les  irérités 
religieuses,  et  que  la  voie  la  plus  courte  pour  y  conduire 
les  hommes  ser»  toujours  celle  de  la  liberté.  Mais  au 
moyen*àge,  on  ne  pouvait  soupçonner  que  tds  seraient 
les  inévitables  résultats  de  la  tolérance ,  quelque  con- 
forme qu'elle  fût  à  l'esprit  de  l'Évangile.  La  situation 
des  esprits,  les  habitudes,  les  mœurs ,  l'éducation,  tout 
portait  à  des  maximes  opposées  :  une  religion  peu 
éclairée  devait  engendrer  le  fanatisme ,  et  le  fanatisme 
enfanter  ces  crimes  horribles  qui  font  frémir  l'humaniié 
et  que  la  vraie  religion  désavoue.  Le  christianisme  avait 
grandi  au  milieu  des  rigueurs  de  la  persécution.;  la 
philosophie ,  à  son  tour ,  n'en  continua  pas  moins  sa 
marche  progressive,  lorsqu'elle  eut  ses  martyrs. 

L'idéalisme  platonicien,  parti  de  l'académie  floren- 
tine ,  de  Marcile  Ficin  et  des  Pic  de  la  Mirandole ,  se 
prolonge  et  se  développe  régulièrement  jusqu'à  Jordano 
Bruno,  pendant  que  la  philosophie  d'Aristote,  suivant 
une  marche  parallèle,  arrive,  en  partant  de  Pierre 
*  Pomponat,  jusqu'à  Yanini.  Faisons  connaître  succès* 
sivement  les  hommes  les  plus  distingués  de  chacune  de 
ces  deux  écoles. 


PREMIÈRE   ÉNVOtiË.  260 

NICOLAS  BB  C1I88. 

I^e  cardinal  Nicolas  de  Guss  (ou  Gusa),  petit  en* 
droit  aux  environs  de  Trêves ,  avait  puisé  dans  l'étude 
des  ouvrages  de  Platon  un  profond  [dégoût  pour  la 
scolastique.  11  avait  infiniment  moins  d'érudition  que 
les  membres  de  l'académie  florentine,  mais  il  fut  bien 
plus  réservé  et  plus  sage  dans  les  dévelo[^menls  qu'il 
donna  aux  doctrines  de  Platon.  11  s'attacha  surtout  à 
en  reproduire  la  partie  pythagoricienne  ;  ce  qu'il  fit 
d'une  manière  originale,  par  le  moyen  des  mathéma- 
tiques. Mais  il  eut  le  bon  esprit  de  voir  que  si ,  avec 
la  théorie  des  nombres  de  Pythagore,  on  peut  rendre 
compte  des  phénomènes  du  monde  extérieur  et  remonter 
à  leur  source  dans  l'unité  primitive ,  cependant  on  ne 
reconnaît  celte  unité  primitive  que  par  ses  développe- 
ments numériques,  et  non  point  directement  et  dans 
son  essence.  Selon  lui ,  la  connaissance  de  la  vérité 
absolue  n'a  pasétédonnée  à  l'homme ,  et  il  est  des  choses 
que  le  sage  doit  ignorer.  11  avait  écrit  une  Apologie  de 
la  docte  ignorance  >  Apologia  dociœ  ignoranAœ,  livre  sin- 
gulièrement curieux,  quand  on  pense  qu'il  a  été  écrit 
au  milieu  du  xv*  siècle  ;  car  le  cardinal  Nicolas  de  Guss 
est  mort  en  i404. 

FIBRRB  RAXI7S. 

A  mesure  que  l'idéalisme  platonicien  étendait  ses 
conquêtes,  la  lutte  qu'il  avait  à  soutenir  contre  les  par- 
tisans d'Aristote  devenait  plus  vive  et  plus  passionnée. 


VIO  PaAL084>»aiE  HMUNE. 

Le  péripatélisme ,  persécuté  ailleurs ,  triomphait  alors 
dans  Funiversité  de  Paris.  PicaiiE  Lk  Ramée  ,  autremenl 
nommé  Ramus,  osa  diriger  contre  lut  d'énergiques  atta- 
ques^ et  paya  bien  crueUement  sa  hardiesse.  U  avait  été 
principalement  engagé  dans  sa  lutte  par  aon  dégoût  po«r 
les  aubtilités  de  l'école,  dont  il  croyait  tronier  la  cam» 
dans  rétttde  exclusive  des  princîpecl  d' Aristote.  11  se  fil 
bieatAt  de  puissants  ennemis  et  devint  l'objet  d'uae 
violente  persécution.  Tour  à  tour  privé  de  la  chaire 
qu'il  occupait  dans  l'université,  rétaUi,  dépouillé  de 
nouveau ,  forcé  de  quitter  la  Pranoe  et  y  revenaot  ton* 
jours,  il  fut  massacré ,  dans  la  nuit  dé  la  Saini-Barthé* 
leray ,  par  des  soldats  qui  fur^it  envoyés  dans  sa  naaison 
par  Charpentier,  le  plus  fougueux  et  le  plus  faaaAiqua 
des  péripatéticiens  de  c(stte  ^que.  Les  écoliers ,  ame«- 
ié&  par  leurs  régents,  bii  arrachèrent  les  entrailles,  et 
le  tralnmnt  par  les  rues. 

A  peu  prés  à  la  même  époque ,  la  phUosoplne  d'A- 
ristote ,  qui  dominait  pareillement  en  Espagne,  s'y  li- 
vrait aussi  à  de  déplorables  excès.  StPvhyàBA,  pecrfesaewr 
de  Salamanque ,  empruntait  au  péripalétkaae  des  ar- 
guments en  faveur  de  l'inquisition ,  et  dtf^Mlait ,  a« 
nom  d' Aristote,  l'esclavage  des  Américains^  4)ûiitre  le 
4Bage  et  pieux  Barthétemy  de  Las-Gaaas.  Ainsi  la  phBo- 
Sophie ,  qui  avait  été  déjà  et  qui  devait  être  si  socHreni 
encore  victime  de  l'intolérance  et  du  fanatisme,  se 
montrait  elle-même  fanatique  et  intolérante!  tant  il  est 
vrai  qu'il  n'est  rien  qui  ne  soit  dénaturé  par  les  pas- 
sions humaines. 

L'assassinat  de  Ramus  ne  fit  qu'augmenter  sa  celé* 
hrîlé  :  on  rechercha  avec  empressement  ses  ouvio^gas  ; 


PRSMIÉIUE  ÉPOQUE.  871 

aon  oppoftitioii  aux  doctrines  péripatéticiemes  ^  ei  la 
méthode  dialectique  dont  il  avait  lui-même  tracé  kg 
régies ,  trouvèrent  dé  nombreux  partisans  en  France , 
en  Allemagne,  en  Angleterre  (1)  et  dans  tCNis  les 
pays  où  le  protestantisme  commençait  à  se  répandre. 
La  philosophie,  comme  science,  profita  peu  de  ses 
écrits;  mais  il  fit  faire  à  la  méthode  et  à  la  langue  phi- 
losophiques des  progrès  dont  il  est  juste  de  lui  tenir 
compte. 

FRANÇOIS  PATRIZZI. 

Parmi  les  interprètes  de  Platon  elles  adversaires  dtt 
péripatétisme,  se  distinguèrent  encore,  à  cette  époque^ 
Taqrellus,  Goclémus,  et  surtout  le  Dahnate  Fran-* 
çois  Pâtrizsj,  critique  [habile,  spirituel  et  instruit^ 
mais  aveuglé  trop  souvent  par  sa  passion  pour  le 
néoplatonisme  et  par  sa  haine  pour  la  phUosopU^ 
d'Aristote.  Cette  double  disposition  domina  dans  tous 
ses  ouvrages ,  et  surtout  dans  ses  DUmssianes  peripa" 
teÛcŒy  qu'il  publia  par  parties  s^rées.  £n  tète  de  ce 
livre ,  il  plaça  une  biographie  d' Aristote  dans  laquelle 
il  accumula  les  accusations  et  les  invectives.  Les  motifs 
de  sa  haine  se  fondaient  sur  ce  que  le  philosophe  de 
Stagycé  aysât,  prétendait-îl,  empoisonné  son  bienfaiteur^ 
Alexandre  le  Grand;  qu'il  avait  payé  Platon  de  la  plus 
noire  ingratitude  ;  qif  après  avoir  emprunté  sa  philo- 
sophie à  ses  prédécesseurs,  il  les  avait  tous  dépréciés; 
qu'enfin  il  avait  nié  l'existence  de  Dieu ,  la  providence, 
et  l'immortalité  de  l'âme ,  doctrines  pour  lesquelles  il 

(1)  Le  célèbre  auteur  di  Paradis  perdu, iiuJKai,  arrangea  et  fédttUit 
9kt  lardi  fwr  fiiMge  des  clams ,  sa  logiiiae  aiiti-péripatéUeienae. 


272  ruiLosoraiE  moderne. 

méritait  d'être  poursuivi  comme  ennemi  [de   l'Église 
chrétienne. 

Dans  le  plus  célèbre  de  ses  écrits ,  Ncm  de  vmoenis 
philosophia,  dédié  au  pape  Grégoire  XIV ,  Patrizzisap- 
plia  ce  pontife  de  bannir  des  académies  et  des  éooles 
catholiques  la  philosophie  d'Aristote,  et  d'ordonné 
que  les  ouvrages  platoniciens ,  et  surtout  ceux  d'Hermès 
Trismégiste  et  de  Xoroastre,  dont  il  fit  une  édition , 
fussent  publiquement  enseignés,  comme  étant  très* 
propres  h.  ramener  les  protestants  dans  le  sein  deTéglise 
romaine.  11  y  présenta  ensuite  un  système  philosophique 
qui  n'était  qu'un  amalgame  d'idées  empruntées  aax 
nouveaux  pythagoriciens^  a\ix  alexandrins,  aux  caba* 
listes,  et  surtout  aux  écrits  d'un  de  ses  plus  illustres 
contemporains,  Bernardo  Télésio,  dont  nous  parlerons 
plus  tard.  Quatre  parties  composent  son  ouvrage  :  la 
Panaugie,  la  Panarchiej  la  Pamphsychie,  et  la  Pmcainàe, 
d'après  les  quatre  objets  qu'il  traite,  savoir  :  la  matière 
substantielle,  les  principes,  l'âme,  et  enfin  les  lois  de 
l'univers.  On  y  trouve  quelques  beaux  rêves  vivement 
exprimés  et  attrayants  pour  l'imagination  ;  mais  c'est 
là  son  seul  mérite  :  l'esprit  philosophique  n'en  retire 
aucun  autre  fruit  que  d'apprendre  à  se  défier  des  hypo- 
thèses hasardées  et  d'un  enthousiasme  irréfléchi. 

ÉCOLE  PÉRIPATÉTICIENNE. 

Pendant  que  les  doctrines  de  Platon  et  de  Plotin , 
grâce  aux  commentaires  de  Marcile  Ficin  et  des  philo- 
sophes de  son  école,  s'élevaient  sur  les  ruines  de  la  sco- 
lastiquC)  avec  un  tel  éclat,  qu'il  était  question  defiûrc 


PREMIÈRE     ÉPOQUE.  273 

décerner  à  Platon,  par  rautorité  ecclésiastique,  l'hon*- 
neur  dont  Âristote  avait  été  sur  le  point  d*  être  décoré  vers 
la  fin  du  treizième  siècle,  la  philosophie  péripatéticienne 
recevait  en  quelque  sorte  une  nouvelle  vie ,  par  les  soins 
d'un  grand  nombre  de  savants  italiens,  et  ne  comptait 
pas  moins  de-  sectateurs  que  sa  rivale.  Les  efforts  de 
l'érudition  et  de  la  critique  se  réunirent  pour  éclaircir^ 
rectifier  et  propager  les  écrits  d' Aristote.  Les  noms  de 
ces  commentateurs  célèbres,  Erasme,  Scâliger,  Ges- 
NER,  Sylburge,  Yatable,  ct  tant  d'autres,  sont  as^ez 
connus  dans  l'histoire  littéraire.  Le  résultat  de  leurs  tra- 
vaux fut  que  l'on  commença  dès  lors  à  mieux  compren- 
dre les  ouvrages  d' Aristote,  et  à  concevoir  une  idée 
plus  complète,  plus  précise  et  plus  exacte  de  son  sys- 
tème philosophique.  Un  autre  résultat  non  moins  im- 
portant ,  c'est  que  Ton  cessa  de  s'astreindre  servilement 
à  la  lettre  des  dogmes  du  sage  de  Stagyre^  et  que  Ton 
porta  dans  leur  examen  un  esprit  de  critique,  qui  avait 
manqué  aux  comtd^ntateurs  des  siècles  précédents. 

A  l'égard  du  véritable  sens  de  l'aristotélisme ,  les 
péripatéticiens  modernes  se  partagèrent  en  deux  sectes 
rivales ,  dont  l'une  suivait  dans  ses  commentaires  Ale- 
xandre d' Aphrodise ,  et  l'autre  prenait  Averroès  pour 
guide4  Les  philosophes  de  la  première  école  furent 
appelés  Akxandrisies  y  et  ceux  de  la  seconde  i^y^rrot^^^. 

mbrrb  pomponjlt. 

Pierre  Pomponazzi,  ou  Pomponat,  né  à  Mantoue^ 
en  1462,  chef  des  alexandristes ,  dut  le  commence- 
ment de  sa  célébrité  à  la  lutte  qu'il  soutint  à  Padouc , 

18 


874  raiLOsoraiE  moderne. 

contro  l'ave  rroîste  Achillini.  Il  enseigna  plus  tard  à  Bo« 
logne ,  où  il  exeerça  la  profession  de  médecin ,  ce  qui 
lui  procura  une  fortune  considérable.  Un  de  ses  prin* 
cipaux  ouvrages  a  pour  titre  :  le  DesHn ,  h  Providence  , 
et  le  libre  arbitre.  C'était  une  tentative  assez  difficile 
pour  un  péripatéticien  que  de  concilier  le  destin,  Ma 
providence  et  la  liberté  de  l'homme  :  aussi  ^  après  les 
efforts  les  plus  laborieux,  il  n'aboutit  à  aucun  résultat 
bien  précis;  il  donna  les  solutions  connues  ,  tirées  de 
la  scolastique  régnante ,  en  avouant  que  c'étaient  plutôt 
des  illusions  que  de  véritables  réponses. 

Son  traité  de  l'immortalité  de  l'Ame  lui  attira  des 
persécutions,  auxquelles  il  aurait  peut-être  succombé 
sans  l'intervention  du  cardinal  Bembo ,  son  protecteur 
et  son  ami.  Il  avait  dit    avec  les  péripatéticiens  que 
l'âme  pense  bien  par  la  vertu  qui  est  en  elle,  mais 
qu'elle  pense  seulement  à  la  condition  qu'il  y  ait  dans 
la  conscience  une  image  venue  du  dehors.  Or,  si  l'âme 
ne  pense  qu'à  la  condition   d'une*  Image,  et  si  cette 
image  est  attachée  à  la  sensibilité,  et  celle-ci  à  l'existence 
du  corps,  il  s'ensuit  qu'à  la  dissolution  du  corps  l'i- 
mage périt  ;  alors  il  semble  que  la  pensée  doit  périr 
avec  elle,  et  que  par  conséquent  il  n'est  pas  possible 
de  donner  une  preuve  démonstrative  de  Timmoptalité 
d^  l'âme.  Dénoncé  à  l'inquisition  de  Venise,  il  répon-» 
dit ,  pour  se  justiCer  ^  qu^il  ne  résultait  de  sa  doctrine 
aucun  inconvénient  pour  la  religion  .chrétienne,  qui 
fournissait  d^  bases  sufQsantes  au  dogme  de  l'immor- 
talité. Il  se  sauva  par  cette  distinction  entre  les  vérités 
de  la  philosophie  et  les  "vérités  de  la  foi  ;  conipromis 
assez  commode,  dont  les  philosophes  seos^o^listes  ge 


V 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  275 

servirent  plus  d^une  fois  à  son  exemple ,  qui  permet  de 
nier  d'un  c6té  ce  qu'on  a  l'air  de  respecter  de  l'autre , 
et  qui  caractérise  à  merveille  cette  époque  de  transition, 
ce  passage  de  la  servitude  entière  de  la  raison  à  son 
entière  indépendance. 

)L' école  de  Bologne  produisit  plusieurs  hommes  dis- 
tingués^ et  entre  autres  Simon  Porta ,  Napolitain, 
professeur  de  philosophie  à  Pise,  qui,  à  une  connais- 
sance parfiaite  du  péripatétisme ,  joignait  un  goût  plus 
épqré  que  celui  de  Pomponat  et  un  style  infiniment 
plus  élégant  ;  Césab  Grémonini  ,  qui  enseigna  la  pl)i- 
lûsophie  et  la  médecine  à  Ferrare;  Sepulyéda,  cet 
adversaire  de  Las-Gasas  ^  dont  nous  avons  déjà  parlé  ; 

PlCC«LOMINI,  ZaBA&ELLA  ,  Ct  GÉSALPINI. 

Grémonini  passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie  à 
Padoue,  où  il  moyrpt  de  la  peste  en  i630.  Il  admit, 
avec  le  commentateur  Alexandre  d'Àphrodise ,  que  le 
<|ogme  de  la  mortalité  de  l'âme  est  une  suite  nécessaire 
de  la  psychologie  d'^ristote  y  et  il  soutint  ouvertement 
cette  doctrine  dans  ses  Comevipiationes  de  anima.  Il  fut 
accusé  d'impiété  et  d'athéisme  ;  il  protesta  de  sa  fidélité 
auiç  doctrines  enseignées  par  TËglife,  et  se  tira  d'affaire. 
Il  parait  cependant  que  ses  contemporains  ne  se  mé- 
prirent, pas  sur  ses  véritahles  sentiments;  car  c'est  à 
lui  qu'on  attrihue  l'adage  si  souvept  répété  par  la  suite  : 
iiilii;^  ut  libfily  farts  ut  mma  e^. 

Gésalpioi  d'Arezzo ,  professeur  k  Rome  qt  médecin 
de  Glément  YIII ,  se  fit  remarquer  par  la  manière  ar-> 
bitraire  dont  il  interpréta  le  sens  du  péripatétisme 
^ipiitif,  et  4[>ar  l'originalité  des  résultats  auxquels  il 
arriva*  U  s'attacha  de  préférence  aux  commentaires 


276  -       PHILOSOPHIE   MODERNE. 

d'Averroès.  L'école  à  laquelle  il  appartenait  considérait 
Dieu  non  comme  la  cause ,  mais  comme  la  substance 
du  monde.  Césalpini  développa  cette  espèce  de  pan- 
théisme,  et,  comme  ses  prédécesseurs,  se  sauva  de  la 
persécution  en  reconnaissant  expressément  l'autorité 
suprême  de  TEglise  et  de  la  révélation. 


VANIM. 


Jules  César  Vanini  fut  plus  hardi  et  plus  malheureux. 
Né  en  1586,  dans  les  états  du  royaume  de  Naples,  il 
voyagea  en  Allemagne ,  en  Bohème ,  dans  les  Pays-Bas, 
en  France  et  en  Angleterre,  et  enseigna  successivement 
dans  chacune  de  ces  contrées.  Les  inégalités  de  son 
caractère  et  son  extrême  liberté  de  penser  lui  firent 
partout  un  grand  nombre  d'ennemis.  Après  avoir  erré 
longtemps  de  pays  en  pays,  engageant  partout  des 
discussions  sur  les  matières  philosophiques  et  reli- 
gieuses, il  alla ,  pour  son  malheur ,  s'établir  à  Toulouse, 
où  il  fut  accusé  d'athéisme.  Il  appartenait  à  la  secte 
averroïste,  et  par  conséquent  il  regardait  Dieu  non 
comme  la  cause,  mais  comme  la  substance  du  monde. 
La  citation  suivante  prouvera  jusqu'à  quel  point  était 
fondée  l'accusation  dont  Vanini  fut  l'objet  :  «  Tout 
être  est  fini  ou  infini  ;  il  n'y  a  pas  un  seul  être  fini  qui 
se  suffise  à  lui-même ,  qui  soit  à  lui-même  sa  substance 
propre.  Yoilà  pourquoi  il  est  facile  de  donner  une  dé- 
monstration nécessaire  de  Dieu.  Cette  démonstratioa 
ne  repose  pas  sur  la  relation  de  l'effet  à  la  cause,  mais 
sur  la  relation  du  phénomène  à  l'être,  à  la  substance. 
Puisque  tout  être  fini  ne  se  suffit  pas  à  lui-même ,  il 
faut  qu'il  y  ait  qu^quo  chose  d'infini;  car  autrement 


*    PREMIÈRE    ÉPOQUE.  277 

il  n'y  aurait  pas  môme  d'être  fini  possible ,  et  il  n'y 
aurait  rien  du  tout  ;  par  conséquent  il  est  également 
impossible  qu'il  n'y  ait  pas  un  être  infini  et  éternel* 
Cet  être  infini  et  éternel ,  c'est  Dieu.  » 

Ce  fut  un  certain  Franconus  qui  le  cita  en  justice. 
Là  9  plusieurs  de  ses  anciens  auditeurs  vinrent  déposer 
contre  lui  ;  il  essaya  de  se  justifier,  mais  ce  fut  en  vain. 
On  rapporte  que  l'avocat  général  qui  soutenait  contre 
lui  l'accusation  d'athéisme ,  s'étant  cru  obligé  de  lui 
donner  en  même  temps  une  leçon  de  théologie,  et 
s'efforçant  de  l'accabler  sous  les  preuves  de  l'existence 
de  Dieu ,  qui  passaient  alors  pour  rigoureuses ,  Yanini 
se  baissa,  prit  un  brin  de  paille,  et  dit  :  «  Si  je  n'avais 
d'autres  preuves  que  celles  que  vous  me  donnez ,  je 
mériterais  peut-être  l'accusation  que  vous  portez  contre 
moi.  Mais  voici  un  brin- de  paille  :  ce  brin  de  paille  ne 
s'est  pas  fait  lui-même;  donc  Dieu  existe  (i).  >  Il  fut 
brûlé  comme  athée. 

Tels  furent  les  principaux  philosophes  qui  soutinrent 
et  développèrent  les  principes  du  péripatétîsme.  En 
Allemagne,  les  promoteurs  de  la  révolution  religieuse, 
Luther  et  Mélanchton  ,  qui  avaient  d'abord  conçu 
contre  Aristote  des  préjugés  défavorables,  par  le  même 
mouvement  qui  leur  avait  fait  rejeter  la  philosophie 
scolastique,  finirent  cependant  par  renoncer  à  leurs 
préventions;  et  Mélanchton,  en  particulier,  répandit 
Ifps  doctrines   du  péripatétisme  dans  les  universités 

(1)  Ses  deux  ouvrages  imprimés  les  plus  eonnus,  quoi<ni*a8sez  rares,  les 
seuls  d'après  lesquels  on  ait  pu  apprécier  sa  philosophie  el  son  caractère  , 
sont  VAmphithealrum  œtemœ  Provideniiœ ,  et  [fi  livre  De  admirandisi 
naturœ  régime  deœque  mortalium  Arcanis ,  libri  quatuor. 


378  PHILOSOPHIE  MODERNE. 

protestantes  :  on  vit  paraître  alors  une  foule  d'abrégés 
et  de  commentaires  d'Aristote  »  qui  eurent  Tavantage 
de  tenir  en  haleine  les  études  rationnelles, 

NOUVEAUX  stoïciens. 

Quoique  la  philosophie  de  TAcadénue  et  dn  Lycée 
eût  presque  exclusivement  attiré  Tattention  des  savaats 
du  seizième  siècle,  il  était  impossiUe  que  la  doctrine 
du  Portique  ne  trouvât  pas  quelques  partisans  ^  à  une 
époque  surtout  où  les  écrits  de  Gicérpn ,  de  Sénèque  ^ 
dans  lesquels  les.maximes  de  cette  école  sont  exposéœ 
et  discutées,  étaient  devenus  la  lecture  favorite  des 
littérateurs.  Elle  eut  en  effet  un  assez  grand  nombre  de 
prosélytes  remarquables  par  leur  érudition  et  leurs 
talents.  Le  premier  de  tous  fut  Juste  Lipse^  né  en 
1547,  dans  une  terre  voisine  de  Bruielles.  Critique  et 
philologue  distingué,  il  devint  un  'interprète  excellent 
de  l'école  stoïque,  sans  être,  à  proprement  parler ,  un 
philosophe;  car  il  lui  manqua  pour  être  un  stoïcien 
pratique,  ainsi  qu'il  l'a  déclaré  lui-même  dans  ses  écrits^ 
une  qualité  indispensable ,  la  constance.  En  général  i 
son  but  était  d'introduire  les  lecteurs  à  l'étude  de  la 
philosophie  stoïcienne,  et  de  les  préparer  en  particulier 
à  la  connaissance  de  Sénèque,  sans  prétendre  faire 
revivre  cette  doctrine  comme  convenable  à  son  école  et 
capable  d'y  régner.  Gaspard  Scioppius,  dont  le  rôle 
philosophique  ne  fut  pas  non  plus  très-décidé ,  et  qui 
publia  des  extraits  des  ouvrages  de  Juste  Lipse  ;  l'An- 
glais Gattacker  ,  qui ,  par  son  édition  des  œuvres 
d'Àntonin,  contribua  plus  que  ses  prédécesseurs  à 


PREMltRE   ÉPOQUE.  379 

propager  et  à  éclaircir  la  morale  des  stoïciens  ;  Claude 
Saumaise  et  Hcmsius,  s'occupèrent  plutôt  de  ce  système 
sous  le  rapport  historique  que  sous  le  rapport  philo^ 
sophique. 

ESSAIS  ORIGINAUX. 

Jusqu'à  présent  >  la  philosophie  du  quinzième  et  du 
seizième  siècle  né  nous  a  offert  que  des  systèmes,  dé* 
Y^of^s  sans  doute  avec  toutes  les  ressources  d'une 
grande  érudition  et  d'une  habile  critique»  mais  em* 
pruntés  aux  doctrines  des  anciens  philosophes.  Il  semble 
qâe  l'esprit  humain  ne  se  soit  affranchi  de  l'autorité 
ecclésiastique  que  pour  retomber  sous  le  joug  des  deux 
puissants  génies  que  nous  avons  trouvés  »  à  toutes  les 
époques  »  en  tète  des  deux  grandes  écoles  qui  se  par- 
tagent le  domaine  de  la  philosophie.  Entre  la  soumission 
entière  des  scolastiques  du  moyen-âge  »  et  l'absolue 
indépendance  qui  fait  le  caractère  de  la  philosophie 
moderne»   il  était  indispensable  qu'il  s'écoulât  une 
époque  de  transition;  car  la  raison  humaine  né  saurait 
passer  brusquement  de  l'extrême  servitude  à  une  li- 
berté entière  :  mais  cette  transition  fut  pour  elle  un 
progrès  immenie.  Ceux  qu'elle  n'avait  cessé  de  faire 
pendant  toute  la  durée  du  moyen-âge^  l'avaient  pré- 
parée à  la  révolution  qui  mit  fin  à  la  scolastique.  Depuis 
ce  moment  où,  placée  en  quelque  sorte  sous  la  tutelle 
de  l'antiquité  classique ,  nous  l'avons  vue  puiser  dans 
le  passé  le  germe  de  ses  progrès  futurs,  elle  ^'est  en- 
core agrandie  et  fortifiée.  Maintenant  le  temps  est  arrivé 
où  elle  peut  essayer  de  s'écarter  des  anciennes  voies  et 
de  se  frayer  un  chemin  à  part. 


3R0  PHILOSOPHIE   MODERNE. 

Déjà  Nicolas  Talrellus  ,  adversaire  de  raristotéliciea 
Césalpini ,  avait  essayé  d'établir  une  démarcation  entre 
la  philosophie  et  la  théologie ,  et  de  faire  regarder  la 
raison  comme  le  point  de  départ  de  toute  connaissance 
philosophique.  Déjà  plusieurs  écrivains  politiques ,  et 
un  grand  nombre  de  naturalistes ,  peu  satisfaits  des  ré- 
sultats obtenus  à  l'aide  des  méthodes  logiques  dont  on 
faisait  alors  usage,  s'étaient  efforcés  d'en  produire  de 
plus  sûrs,  en  suivant  la  voie  de  l'expérience.  Le  fiimeux 
polkîque Machiavel,  homme  d'état  formé  parla  lectore 
des  classiques  et  par  l'étude  du  monde,  avait  exposé 
avec  une  habileté  supérieure,  dans  son  livre  intitulé  le 
Privée  (il  Principe) j  un  tableau  de  la  politique,  telle 
qu'elle  s'offrait  alors  dans  les  divers  états  de  l'Italie. 
Jean  Bodi?i  ,  abandonnant  dans  sa  République  les  traces 

m 

de  Maton  et  d'Aristote,  avait  tenté  d'ouvrir  une 
route  moyenne  entre  la  justice  rigoureuse  et  la  pru- 
dence sans  garanties  légales,  entre  la  monarchie  el 
la  dvinocratie.  Mais  l'analyse  de  leurs  ouvrages  appar- 
tient plus  à  l'histoire  des  sciences  politiques  qu'à  celle 
de  lu  philosophie.  INous  devons  nous  occuper,  d'une 
manière  plus  spéciale ,  de  trois  hommes  ^tingués 
aux'|uels  la  philosophie  elle-même  fut  redevable  de  si 
hardis  développements,  qu'après  eux  la  Toiese  trouva 
natiifellement  frayée  à  la  révolution  dont  Bacon  et  Des- 
cartes  furent  les  promoteurs.  Ces  trois  hommes  furent  : 
JoR-'^ANo  Bruno,  Bernardo  Télésio,  et  Thomas  Cah- 

PAXKLLA. 


PREMIERE   ÉPOQUE.  28i 

JORPANO    ÉRUfCO. 

JoRDANo  Bruno  n'est  pas  moins  célèbre  par  la  grandeur 
de  ses  conceptions ,  retendue  et  la  force  de  son  esprit, 
que  par  les  malheurs  dont  sa  vie  fut  agitée ,  et  sa  fin 
tragique.  Il  naquit  à  Noie,  dans  le  royaume  de  Naples, 
vers  le  milieu  du  seizième  siècle.  Il  avait  pris  dans  sa 
jeunesse  Fhabit  de  Tordre  des  dominicains  ;  mais  des 
doutes  en  matière  de  religion,  et  des  jugements  hardis 
sur  l'ordre  monacal ,  lui  firent  quitter  l'Italie  vers  i580. 
Il  se  rendit  à  Genève.  Calvin  et  Théodore  de  Bèze  y 
enseignaient  précisément  à  cette  époque ,  et  y  jouis- 
saient de  la  plus  haute  réputation.  La  passion  que  Bruno 
avait  pour  les  opinions  paradoxales,  et  l'acharnement 
avec  lequel  il  défendait  les  siennes,  ne  tardèrent  pas 
à  le  brouiller  avec  ces  deux  hommes  intolérants  par  ca- 
ractère, et  il  fut  contraint  d'abandonner  Genève,  après 
un  séjour  de  deux  années.  Il  se  rendit  d'abord  à  Lyon, 
puis  à  Toulouse,  et  ensuite  à  Paris,  où  il  écrivit  sur 
l'art  de  Raymond  Lulle,  et  en  donna  des  leçons  pu- 
bliquetf.  De  là  il  alla  à  Londres,  oii  il  demeura  quel- 
que temps  che;  sir  Philippe  Sidney.  Revenu  à  Paris, 
en  1585,  il  s'y  porta  publiquement  pour  adversaire 
d' Aristote ,  et  se  fit ,  par  ses  attaques  contre  la  philo- 
sophie dominante',  de  nombreux  ennemis.  On  ignore 
les  motifs  qui  l'engagèrent  à  retourner  en  Italie ,  dont 
le  séjour  devait,  à  tant  d'égards,  lui  paraître  redoutable. 
Il  y  vécut  tranquille  pendant  deux  années  ;  mais  vrai- 
semblablement la  hardiesse  de  ses  opinions  et  la  célé- 
brité de  ses  ouvrages  attirèrent  sur  lui  l'attention  de 


%&i  PHIL080MW   lOIttftlfE. 

Tautorité  ecclésiastique.  L'inquisition  le  fit  arrêter  4 
Venise,  et  l'envoya  à  Rome,  où  il  fut  brûlé  comme 
hérétique^  apostat  et  parjure,  le  17  février  1600(1). 

Bruno  possédait  un  esprit  d'une  pénétration  rat^, 
une  imagination  fertile  et  poétique  ^  un  goftt  vif  et  éclairé 
pour  les  auteurs  classiques.  Les  vues  larges  et  hardies 
des  éléates  et  des  platoniciens  d'Alexandrie  l'avaient 
frappé;  il  s'en  pénétra  profondément  elles  mit  en  œuvre 
avec  un  talent  iecond  et  original.  Aux  idées  qu'il  leur 
emprunta  s'en  rattachèrent  beaucoup  d'autres^  lellefc 
que  l'intention  de  perfectionner  l'art  de  Raymond 
Lulle  ^  qu'il  regardait  comme  le  précurseur  de  sa  réforme 
en  philosophie  ;  les  découvertes  de  Copernic  »  qui  peut* 
être  éveillèrent  ses  premiers  doutes  sur  l'autorité  tra- 
ditionnelle; enfin  les  préjugés  dominants  sur  la  magie 
et  Fastroldgie»  Ses  ouvrages,  dont  Buhle  a  donné  une 
notice  fort  étendue ,  sont  fort  rares.  Pendant  longtemps 
ils  sont  restés  dans  un  oubli  presque  complet  ;  mais^  à 
une  époque  récente ,  ils  sont  devenus  tout-à-coup  l'objet 
d'une  attention  particulière  de  la  part  des  savants  de 
l'Allemagne,  à  l'occasion  du  spinosisme  et  du  système 
de  Shelling,  connu  sous  le  nom  de  {^ilosophiè  de  la 
nature. 

Un  philosophe  moderne.)  Jacobi,  a  donné»  dans  ses 
lettres  sur  la  doctrine  de  Spinoza,  un  extrait  de  la  doc- 
trine philosophique  de  Jordano  Bruno;  mais  Tenue- 
mann  »  dans  son  histoire  générale ,  l'a  résumée  avec 

(i)  «  Afin  qu'il  pût  raconter  dans  ;ies  autres  mondes  inventés  par  Wi, 
comment  les  Romains  ayaient  coutume  de  traileMes  blasphémateurs  ;  »  telles 
soiit  les  expressions  révoltantes  dont  se  sert  Sbîoppius ,  qui  fut  le  téâtoitt 
oeAairo  de  son  supplice. 


plus  de  profondeur  et  da  clarté*  Voici  les  prinbipaui 
traits  de  cette  esquisse  supérieure. 

Le  principe  suprême,  Dieu,  est  ce  que  toute  choaê 
est  et  peut  être*  11  est  donc  un  ôtre  unique^  mais  eom« 
prenant  en  soi  toutes  les  existences  «  le  fond  même  des 
choses,  et  en  même  temps  leur  cause  productrice^ 
matérielle  et  formelle,  sans  limite  dans  l'éternité  de  sa 
durée,  Natura  naturans.  ^Comme  première  cause  pro- 
ductive, c'est  aussi  la  raison  divine,  universelle,  qui  se 
manifeste  dans  la  forme  de  l'univers;  et  c'est  l'âme  uni- 
verselle qui  agit  en  toutes  choses,  et  qui,  de  l'intérieur 
de  chaque  être,  lui  donne  sa  forme  et  ses  développe- 
ments. Le  but  de  cette  cause  active  et  finale  en  même 

m 

temps  est  la  perfection  de  l'univers,  laquelle  consiste  en 
ce  ^ue ,  dans  les  diverses  parties  de  la  matière  >  tou08s 
ies  formes  dont  elle  est  susceptible  parviennent  à  l'exis- 
tence réelle.  Être,  vouloir,  pouvoir  et  produire,  sont  des 
termes  identiques  dans  le  principe  universel.  Comme 
force  première  et  vivante  f  la  divinité  se  manifeste  de 
toute  éternité  par  d'infinies   productions,  mais  elle 
n'en  reste  pas  moins  une  et  la  même,  sans  fin,  sans 
mesure,  immobileet  au-dessus  de  tout  rapprochement. 
Elle  est  en  tout,  et  tout  est  en  elle,  parce  que  toute 
chose  se  développe,  vit  et  agit  par  elle  et  en  elle;  elle 
réside  dans  les  recoins  les  plus  cachés  du   monde^ 
comme  dans  le  tout  infini  :  d'où  il  suit  que  tout  vit,  tout 
est  bien ,  tout  est  en  vertu  du  bien ,  parce  que  tout  pro- 
vient de  l'être  essentiellement  bon. 

Bruno^  reproduit  cette  idée^  lorsqu'il  prend  pour 
point  de  départ  le  monde  (Universwn  ou  Natura  nota- 
rata)^  et  qu'il  le  représente  comme  un  ^  infini,  éternel. 


S8.4  PHIL6S0raiE    MODERNE. 

impérissable*  Selon  lui ,  nul  «n'a  mieux  exprimé  que 
Pjthagore,  par  ses  sa^ports  des  nombres,  le  mode  de 
la  production  des  choses  par  Tétre  infini ,  Tunité ,  à 
laquelle  l'intelligence  humaine  aspire  sans  cesse.  Cest 
en  développant  son  unité  que  le  principe  engendre  la 
multitude 'des  êtres;  mais  en  reproduisant  des  races  et 
des  espèces  sans  nombre,  il  ne  se  complique  lui-même 
ni  de  nombre,  ni  de  mesure,  ni  de  relation;  il  reste 
un  et  indivisible  en  toutes  choses,  à  la  fois  rinfini- 
ment  grand  et  Tinfiniment  petit.  Puisque  toutes  choses 
sont  animées  par  lui,  l'univers  peut  être  représenté 
comme  un  être  vivant ,  un  animal  immense  et  infini ,  dans 
lequel  tout  vit  et  agit  de  mille  et  mille  manières  diverses. 

Il  cherche  à  démontrer  l'éternité  du  monde  par  plu- 
sieurs arguments  tirés  de  la  destination  de  l'homme, 
de  la  nature  de  la  perception  sensible  et  de  l'impossi- 
bilité de  trouver  un  point  central.  Ici,  il  applique  in- 
génieusement, et  cherche  à  déduire,  par  la  méthode 
philosophique,  le  système  du  monde  de  Copernic,  et 
il  réfute  habilement  les  principes  contraires,  en  parti- 
culier ceux  despéripatéticiens.  Le  monde  n'étant  qu'une 
ombre  de  la  forme  du  premier  principe,  il  s'ensuit 
que  toutes  nos  connaissances  ne  contiennent  que  des 
notions  de  ressemblance  et  de  relation.  De  même  que 
le  principe  absolu  descend  et  se  développe  dans  la  mul- 
tiplicité des  êtres,  nous  produisons  à  notre  tour  l'unité 
de  l'idée  par  la  compréhension  collective  du  multiple. 
Le  but  de  la  philosophie  est  de  trouver  l'unité  de  tous 
les  contraires. 

L'âme  en  général  est,  dans  chaque  individu,  sous 
une  forme  particulière;  comme  substance  simple, elle 


PREMIERE    EPOQUE. 

est immor telle,  infinie  dans  ses  effets,  et  elle  donne  la 
forme  au  corps  par  extension  eftoon  tract  ion  «  La  nais- 
sance est  l'expansion  du  centre,  la  vie  est  la  durée  du 
développement  spbérique ,  la  mort  le  retour  des  rayons 
au  centre.  Le  plus  élevé  des  actes  libres  est  le  but 
même  de  Tintelligence  divine,  par  qui  tout  se  produit. 
Le  système  de  Jordano  Bruno  est  le  développement 
de  la  doctrine  des  Éléates  et  de  Plotin ,  mais  épurée  et 
éclairée  ;  c^est  un  panthéisme ,  que  Ton  a  souvent  donné 
à  tort  pour  athéisme,  exprimé  avec  une  force  entraî- 
nante de  conviction^  jointe  à  une  grande  richesse 
d'imagination ,  et  où  se  rencontrent  une  foule  d'idées 
fortes,  grandes  et  profondes. 

•  TÉLÉSIO. 

TiÉLÉsio  OU  TÉLÉsmo  uaquit  en  1508  à  Consenza , 
dans  le  royaume  de  Naples,  d'une  famille  distinguée. 
U  fit  ses  premières  études  à  Milan,  sôus  la  direction 
d'un  de  ses  oncles,  Antoine  Télésio,  homme  fort  in- 
struit, à  qui  Charles-Quint  confia  dans  la  suite  l'éduca- 
tion de  son  fils  Philippe  II.  Ce  fut  aux  leçons  de  cet 
habile  maître  que  Télésio  dut  la  pureté  et  la  précision 
avec  lesquelles  il  parvint  à  écrire  dans  la  langue  latine. 
U  s'adonna ,  pendant  son  séjour  à  Padoue ,  aux  études 
philosophiques  et  mathématiques ,  et  dès  lors  la  doc- 
trine d'Aristote  lui  parut  si  peu  satisfaisante,  qu'il 
déclarait  ne  pas  pouvoir  s'imaginer  comment  un  si 
grand  nombre  d'excellents  esprits ,  chez  toutes  les  na- 
tions ,  eussent  conçu  une  si  haute  estime  pour  des  ou* 
vrages  remp  is  d'erreurs  grossières.  Ce  ne  fut  que  fort 


1 


3t6  PHILOSOPBIE  HODERNE. 

tard  qu'il  publia  ses  livres  de  Natnrd,  juxia  fropria 
principhy  dont  les  deux  premiers  parurent  à  Rome  en 
i565.  Us  y  firent  une  sensation  prodigieuse,  et  ob- 
tinrent un  tel  succès,  que  Télésio  fut  obligé  d'aban- 
donné)^ la  splilude  où  il  s'était  retiré  pour  pouvoir  se 
livrer  plus  tranquillement  à  ses  études  littéraires ,  et 
d'aller  enseigner  à  Naples  sa  philosophie  de  la  iiature. 
Il  établi^  dans  cette  ville  une  société  savante,  dont  le 
but  fut  de  perfectionner  la  physique  pt  de  renverser  le 
système  d' Aristote  ;  mais  les  persécutions  qu'il  essuya 
le  forcèrent  bientôt  de  se  réfugier  dans  sa  patrie,  oh 

# 

il  mourut  en  1588. 

Télésio  reprochait  surtout  à  Aristote  d'avoir ,  dans 
son  système  naturel,  donné  pour  des  principes  de  pures 
abstractions,  comme  la  matière ,  Informe,  eiiêprivaiion. 
Pour  lui ,  il  admit  deux  principes  incorporels  et  actifs, 
la  chaleur  çt  le  froid^  et  un  principe  corporel  passif , 
la  matière ,  comme  l'objet  auquel  se  rapporte  l'activité 
des  deux  autres;  il  fit  provenir  de  la  chaleur  le  piel ,  du 
froid  la  terre,  et  rendit  compte ,  d'une  iqanière  insuffi- 
sante, de  l'origine  des  choses  du  second  ordre,  par 
un  perpétuel  conflit  ^ntre  le  ciel  et  la  tçfre.  U  y  avait 
4ans  ces  jiypothèses  beaucoup  d'idées  empru<itèe$  i^ 
Démocrite  et  à  Parménide  :  par  ces  empruntf^ ,  Télésio, 
payait  en  quelque  sorte  le  tribut  à  sop  siède;  m^is, 
hors  de  là,  ce  fut  toujours  l'expéf ience ,  et  l'expé- 
rience des  spns,  qu'il  prit  pour  règle  ^piq^e.  Danç 
sa  préface ,  qui  est  extrêmement  remarqqable ,  il  ^vait 
dj^cjaré  qu'il  ne  répondrait  même  pas  aux  objection^ 
qyi  seraient  tirées  de  la  logique  des  écoles,  n^a^  qu'il 
répondrait  volontiers  à  celles  qui  seraient  frapcuntée* 


PREMIÈKE   ÉPOQUE.  28? 

• 

4é  l'expérience  sensible.  Cet  esprit  domine  dans  son 
ouvrage;  et  le  grand  philosophe  Bacon  ,  qui  combattit 
plus  tard  son  système,  ne  le  fit  avec  avantage  qu'en  per^ 
fectionnant  cette  méthode  empirique,  dont  Télésio  pré*» 
sentait  déjà  d'heureuses  applications  et  des  résultats 
ren^arquables. 

THOMAS  CAMPANELLA. 

Télésio  avait  essayé  de  réformer  seulement  la  philo- 
sophie de  la  nature;  un  de  ses  compatriotes,  Thovas 
Gampanella  ,  entreprit  I9  réforme  universelle  de  toutes 
les  parties  de  la  philosophie.  Les  malheurs  de  sa  vie  ne  lui 
permirent  pas  de  réaliser  un  projet  qui  était  d'ailleurs 
au-dessus  de  ses  forces.  Il  était  né  en  i568.  Après  de 
brillantes  études,  il  entra 'dans  Tordre  des  dominicains. 
Déjà  Pàtrizzi  et  Télésio  avaient  attaqué  l'aristCftélisme 
et  fortement  ébranlé  son  crédit.  Gampanella  étudia  d'au- 
tres théories  de  l'antiquité ,  celles  des  Ioniens  ,  des 
pythagoriciens,  desÉléates,  de  Platon,  mais  sans  rieo 
rencontrer  qui  pût  le  convaincre.  Dès  lors  il  devint 
sceptique.  Mais  cette  manière  de  voir  contrastait  trop 
fortement  avec  la  tournure  de  son  esprit,  pour  qu'il 
lui  fût  possible  de  se  borner  uniquement  à  des  doutes 
et  à  des  connaissances  négatives.  U  se  créa  doqo  bientôt 
un  dpgmatisme  éclectique,  dpnt  le  caractère  fut  dé- 
terminé par  &e$  premiers  doutes  sur  la  réalité  des  cQn* 
naissances  puremefit  abstraites  ;  C(S  qui  le  conduisît 
à  regarder  l'expérienci^;  l'ot^servation,  coipme  les  seule!» 
spurces  de  la  vérité  pour  l'homme.  Les  vjvps  dispiites 
qu'il  soutint  à  Maples  cQntre  les  péripat^ticien^  Im  siis^ 


288  PHILOSOPHIE   MODERNE. 

citèrent  des  eonemis,  qui  le  contraignirent  de  quitta 
cette  ville  et  de  se  rendre  à  Rome,  où  il  séjourna  quel- 
que temps.  A  son  retour ,  il  fut  accusé  par  la  cour  d'Es- 
pagne d'entretenir  des  liaisons  secrètes  avec  les  Turcs, 
et  jeté  dans  les  fers ,  où  il  resta  pendant  vingt-sept  ans. 
Enûn  le  pape  Urbain  YIII  obtint  de  la  cour  de  Maples 
qu'il  fût  transféré  à  Rome,  et  lui  rendit  la  liberté.  Dès 
que  les  Espagnols  eurent  appris  son  élargissement ,  ils 
le  firent  de  nouveau  poursuivre,  et  lorsqu'il  eut  été 
arrêté,  ils  ordonnèrent  qu'on  le  ramenât  à  Naples.  Ce- 
pendant il  parvint  encore  à  se  sauver,  au  moyen  d'un 
travestissement ,  et  avec  le  secours  de  l'ambassadeur  de 
France.  Il  se  rendit  en  Provence,  et  de  là  à  Paris,  où 
il  vécut  tranqyille  sous  la  protection  du  cardinal  de 
Richelieu ,  ennemi  implacable  de  la  puissance  autri- 
chienne et  espagnole.  Il  mourut  en  1689. 

Gampanella  avait  conçu ,  tant  sur  la  philosophie  qae 
sur  beaucoup  d'autres  études ,  des  vues  excellentes  ; 
comme  Bacon,  il  avait  proposé  une  nouvelle  manière 
de  classer  les  sciences.  Ses  principaux  efforts  se  por- 
tèrent sur  la  métaphysique,  considérée  comme  four- 
nissant des  principes  pouf  la  théologie,  les  sciences 
naturelles  et  la  morale.  Sa  théorie  de  la  sensation  est 
celle  de  Locke  et  de  Gondiilac.  La  faculté  de  sentir  est, 
selon  lui ,  notre  unique  faculté  de  connaître  (sentire  est 
scire);  il  y  ramène  toutes  les  autres  facultés  de  l'écrit. 
Sentir  ,  c'est  percevoir  une  modification  dont  nous 
sommes  affectés.  La  réflexion ,  la  mémoire ,  l'ima- 
gination ne  sont  que  la  sensibilité  diversement  dé- 
terminée. La  pensée  est  l'ensemble ,  la  réunion  des 
connaissances  données  par  la  sensation  ,   et  cette 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  289 

réunion  doit  elle-même  être  sentie  de  la  même  manière. 
Sa  morale  renferme  un  grand  nombre  d'idées  neuves 
et  ingénieuses. 

On  doit  tenir  compte  à  Campanella  de  son  zèle  ar^ 
dent  pouir  la  vérité,  et  du  courage  a  veclequel  il  défendit 
.la  liberté  de  penser,  et  le  droit  qu'a  la  raison  de  se 
frayer  des  routes  nouvelles.  Sans  doute  les  résultats 
auxquels  il  parvint  attestent  son  impuissance  à  résoudre 
d'une  manière  satisfaisante  les  grands  problèmes  delà 
science;  mais  il  a  la  gloire  d'avoir  expliqué  clairement 
le  besoin  de  cette  solution  ,  dans  l'intérêt  de  la  raison 
et  de  la  philosophie. 

Le  seizième  siècle  était  allé  aussi  loin  qu'il  lui  était 
possible  dans  la  voie  de  l'idéalisme  et  du  sensualisme 
développés  selon  l'esprit  de  la  philosophie  ancienne; 
désormais  une  révolution  nouvelle  était  nécessaire  pour 
que  la  philosophie  moderne  prît  un  essor  qui  lui  fût 
propre.  Les  essais  de  Bruno  et  de  Campanella  y  avaient 
préparé  les  esprits  ;  Descartes  et  Bacon  pouvaient 
paraître. 

Mais  cette  grande  époque  d'imitation  et  de  transition 
n'aurait  pas  été  complète,  si,  à  la  suite  Vlu  dogmatisme 
idéaliste  et  sensualiste,  le  scepticisme  n'eût  à  son  tour 
obtenu  quelques  adeptes,  et  si  de  la  lutte  de  tant  de 
systèmes»  opposés,  de  ces  débats  qui  attestaient  l'im- 
puissance des  spéciilations  rationnelles ,  le  mysticisme , 
avec  tousses  moyens  surnaturels  d'arriveV*  à  la  science, 
ne  se  fôt  aussi  produit  sur  la  scène.  Le  scepticisme, 
dont,  au  début  de  leur  carrière;  plusieurs  des  philo- 
sophes que  nous  avons  déjà  mentionnés  n'avaient  pu 
se  défendre ,  fut  pro/essé  avec  écla(  par  notre  Michel 

i9 

/ 


DE  Montaigne  ,  son  ami  Laboétie^  Charron  , et  San csez« 
Quant  au  mysticisme,  si  naturel  aux  esprits ,  pendant 
toute  cette  période  de  fermentation  religieuse,  il  suflBt 
de  nommer  Agrippa  ,  Paracelse  et  Bôhme  ,  pour  fiûre 
pressentir  combien  fut  vaste  le  dételoppement  qu'il 
prit  à  cette  époque.  Déjà  il  y  avait  dans  Marcile  Ficin 
et  les  Pic  de  la  Mirandole  un  penchant  très-prononeè 
pour  le  mysticisme  :  c'était  la  conséquence  inévitaUe  de 
la  prédominance  qu'avait  obtenue  dans  leur  esprit  Fidé»- 
lisme  néoplatonicien.  La  croyance  à  la  magie ,  à  h 
théurgie ,  à  l'astrologie,  qui  n'avait  cessé  d'exister 
pendant  tout  le  moyen^&ge ,  était  devenue  génértile. 
Les  meilleurs  esprits  de  ce  temps  n'avaient  pu  s'en 
garantir.  Nous  verrons  bientôt  à  qud  point  d'extrava- 
gance die  fut  portée. par  les  imaginations  ardentes  et 
exaltées  qui  s'y  livrèrent. 

SCEPTICISME. 

nCBBL  DE  MOlfTAIGNS. 

Ce  fut  en  1533 ,  dans  une  terre  du  Périgord  dont  il 
p^rta  le  nom,  tiue  naquit  le  célèbre  auteur  desJBtM». 
Son  père  lui  fit  apprendre  le  grec  et  le  latin  en  mèiM 
temps  que  sa  langue  maternelle^  et  lui  donna  à  cet  e&t 
un  précepteur  allemand  qui ,  ne  connaissaqt  pas  le 
français ,  ne  pouvait  converser  avec  lui  qu'en  latin.  Ses 
parents  et  tous  ceux  qui  rapprochaient  n'employaient 
jamais  non  plus  d'autre  langue,  de  sorte  qu'à  l'âge  de 
six  ans  il  la  parlait  fert  bien^  sans  avoir  la.  moindre 
idée  du  français.  Sa  jeunesse  fut  orageuse»  et  son  pèce 


j 


l 


PREVlèHE  ÉPOQUE.  ^91 

avait  auguré  défavorablement  du  reste  de  sa  carrière; 
niBis  il  revint  de  ses  erreurs^  lorsqu'il  fut  marié  et 
qu'il  eut  recueilli  l'héritage  de  sa  famille.  Le  [roi  de 
France  lui  accorda  le  cordon  de  St-^Michel ,  et  à  Rome 
il  obtint  le  droit  de  bourgeoisie.  Cette  dernière  distinc- 
tion lui  causa  le  plus  grand  plaisir.  Devenu  maire  dé 
bordeaux,  il  exerça  à  la  satisfaction  de  tous  ses  admi- 
nistrés ,  des  fonctions  qu'il  avait  eu  beaucoup  de  peine 
à  accepter'.  Il  vécût  sous  les  règnes  de  François  I*',  de 
Heiiri  fl,  de  François  II,  de  Charles  IX,  de  Henri  III 
et  de  Henri  IV.  Sur  la  fin  de  sa  vie,  il  souffrit  avec  beau- 
coup 'de  patience  les  vives  douleurs  que  lui  causait  une 
maladie  cruelle  dont  il  mourut  en  1592. 

Les  Ei9(àjs  de  Montaigne  sont  trop  connus  pour  que 
nous  essayions  de  les  considérer  ici  sous  le  rapport  lit*- 
téraire  (4).  On  sait  que  l'auteur  y  exprime  ses  propres 
passions,  ses  réflexions,  ses  inclinations  et  sesmaximes, 
en  profitant  toujours  du  riche  trésor  d'observations  qu'il 
avait  recueillies  sur  les  hommes  et  la  société.  La  lecture 
de  ses  écrits  est  d'autant  plus  attrayante ,  qu'ils  déve- 
loppent jusqu'aux  replis  les  plus  cachés  du  cœur  humain^ 
et  quHIs  sont  susceptibles,  même  [encore  aujourd'hui , 
d'une  application  immédiate  au  commerce  réel  de  la  vie. 
Quant  à  ses  opinions  philosophiques ,  dont  nous  devons 
nous  occuper  particulièrement,  il  est  assez  difficile  de 
s'en  former  une  idée  bien  exacte.  On  voit  qu'il  plaide 
sérieusement  la  cause  de  la  vérité,  et  qu'il  la  cherche 
avec  ardeur,  non -seulement  en  s'observant  lui-même, 

(1)  On  sait  que  les  mérites  de  cet  écrivain  o|^  été  appréciés  arec  antant 
d*espril  que  de  goût  par  M.  Villemain ,  dans  un  éloge  couroiiné  en  1812  par 
VAcadémie  flrançaise. 


292  PHILOSOPHIE   MODERNE. 

ainsi  que  les  autres,  mais  encore  en  interrogeant  l'his- 
toire, en  étudiant  les  meilleurs  écrivains  de  Tantiquité 
et  des  temps  modernes.  Le  résultat   de  toutes    ses 
recherches  n'est  ni  un  dogmatisme  réel ,  ni  un  sc^ti- 
cisme  absolu,  surtout  en  ce  qui  concerne  la  religion  et 
la  morale.  Il  réduisit  en  grande  partie  la  philosophie  à 
une  opinion  subjective ,  qui  ne  saurait  avoir  une  soii* 
dite  objective  inébranlable ,  qui  est  par  elle-même 
très-variable,  et  à  laquelle  on  peut  tout  au  plus  atlrî* 
buer  une  vraisemblance  plus  ou  moins  grande.  Ce  dont 
Thomme  atteint  finalement  la  conviction,  c'est  qu'il 
erre  dans  Fignorance,  et  que  son  esprit  est  borné.  <  U 
est  advenu  aux  gens  véritablement  sçavants,  dit-il, ce 
qui  advient  aux  espics  de  bled  :  ils  vont  s'élevant  et 
haussant  la  tête  droite  et  fière,  tant  qu'ils  sont  vuides; 
mais  quand  ils  sont  pleins  et  grossis  de  grain  en  leur 
maturité ,  ils  commencent  à  s'humilier  et  à  baisser  les 
cornes.  Pareillement  les  hommes  ayant  tout  essayé, 
tout  sondé ,  et  n'ayant  trouvé  en  cet  amas  de  sciencei 
et  provision  de  tant  de  choses ,  rien  de  massif  et  de 
ferme,  et  rien  que  vanité,  ils  ont  renoncé  à  leur  pré* 
somption ,  et  repris  leur  condition  naturelle.  » 

Mais  quoiqu'il  regardât  en  philosophie  le  doute 
comme  l'oreiller  le  plus  convenable  à  itne  tête  bien  faite ,  et 
qu'il  se  perdît  quelquefois  en  subtilités  théorétiques,  les 
maximes  qu'il  professait  étaient  dictées  par  un  tact  sûr 
et  par  le  sentiment  de  la  plus  pure  morale  ;  il  éprouvait 
un  enthousiasme  véritablement  stoîque  pour  la  vertu. 

Etienne  Lk  Boéhe  ,  conseiller  au  parlement  de  Bor- 
deaux, partagea  en  philosophie  les  opinions  sceptiques 
de  son  ami  Montaigne. 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  203 

Il  développa  avec  talent ,  dans  son  discours  sur  la 
servitude  volontaire^  un  singulier  esprit  de  liberté 
républicaine.  Montaigne  parle  de  lui  dans  les  ternies 
les  plus  honorables,  et  la  lettre  de  Tauteur  des  Essais, 
sur  la  conduite  de  son  ami  au  lit  de  mort,  est  aussi 
touchante  qu'instructive.  Il  était  né  en  1530 ,  et  il  mou- 
rut à  Bordeaux  en  1563,  entre  les  bras  de  Montaigne. 

Pierre  Charron,  né  à  Paris  en  1541 ,  étudia  la  phi- 
losophie et  la  jurisprudence  à  Orléans  et  à  Bourges , 
devint  docteur  en  droit ,  et  passa  quelques  années  à 
Paris,  en  qualité  d'avocat  au  parlement.  II  quitta 
bientôt  cette  carrière  pour  celle  de  la  théologie ,  et  se 
distingua  par  ses  talents  comme  prédicateur.  Sur  la  fin 
de  sa  vie  il  devint  grand-vicairedeTévèquedeCahors, 
puis  chanoine  à  Condom.  Étant  venu  à  Paris  en  1603, 
il  y  mourut  subitement  au  milieu  d'une  rue. 

Ce  fut  dans  le  commerce  habituel  qu'il  entretint 
avec  Montaigne,  qu'il  prit  le  goût  du  scepticisme.  11 
s'exprima,  dans  son  Traité  de  la  Sagesse ^  avec  une 
grande  liberté  sur  les  matières  de  morale  et  de  religion. 

La  sagesse,  selon  Charron ,  est  la  science  de  la  vertu. 
La  connaissance  de  soi-même  est  une  condition  indis- 
pensable pour  y  arriver.  Après  avoir  examiné  la  nature 
de  rhomme  ,  de  ses  dispositions ,  de  ses  goûts  et  de 
ses  facultés ,  ainsi  que  les  différences  qui  proviennent 
du  tempérament,  de  la  situation  individuelle  et  des 
circonstances,  il  traite  de  la  vertu  en  général,  de  la 
prudence,  de  la  justice,  de  la  bravoure  et  de  la 
modération.  La  morale  qu'il  expose  est  aussi  noble  que 
pure,  et,  sous  ce  point  de  vue,  son  livre  mérite  d'être 
mis  au  nombre  des  ouvrages  moraux  les  plus  distingués. 


294  PnLOSOMDB  modemb. 

Mais ,  pour  ce  qui  ooocernait  les  sciences  spécula- 
tives, le  scepticisme ,  qui  faisait  le  fond  de  la  philo- 
sophie de  Charron ,  lui  fit  émettre  des  opinions  hardies 
f  t  hasardées.  Quelquefois  il  niait  en  termes  précis  y  i 
Texemplede  Montaigne ,  la  irérité  ejt  la  certitude  du 
savoir  humain  ;  il  plaisantait  sur  la  faiblesse  de  ootre 
esprit,  et  affectait  un  profond  mépris  pour  toutes  les 
sciences.  Cependant  il  ne  fut  pas,  à  beaucoi^p  prés^ 
aussi  conséquent  dans  son  système  que  les  anciens  pyr^ 
rhoniens.  Il  oublia  souvent,  sans  le  vouloir ,  qu'il  rai- 
sonnait en  sceptique.  Ses  doutes  sur  la  foi  religieuse 
et  sur  toutes  les  religions ,  sans  en  excepter  Iç  chrisr 
tianisme,  le  firent  décrier  con^me  athée  par  un  grand 
nombre  de  censeurs  qui  avaient  mal  conçu  ses  idées. 

François  Sanchez,  [né  en  1562^  à  Çacara  dans  le 
Portugal,  fut  bien  plus  décidé  dans  son  scq>ticisme 
que  ne  l'avaient  été  Montaigne  et  Charron.  Son  ouTrs^e 
qui  a  pour  titre  :  De  muUùni  nobili  pri$nâ  et  wmersaix 
sdencid quod  nihil  scUur  ^  est  un  des  meilleurs  trai- 
tés philosophiques  que  nous  possédions  sur  le  scepti- 
cisme. Il  est  agréable  à  lire,  et  écrit  a^rec  autant  de 
pureté  que  de  goût.  On  ne  rencontre  chez  lui  aucun 
argument  sceptique  qui  ne  se  trouve  déjà  dans  les 
ouvrages  des  pyrrhoniens  ;  mais  il  s'en  sert ,  contre  la 
philosophie  dogmatique  du  temps ,  d'une  manière  qui 
lui  appartenait  en  propre.  Au  reste ,  quelque  universel 
que  fût  le  scepticisme  de  Sanchez ,  son  but  ne  parait 
pas  avoir  été  de  le  recommander  comme  la  seule  phi- 
losophie possible  ;  il  semble  au  contraire  n'avoir  eu 
d'autre  intention  que  d'épurer  le  savoir  philosophique, 
et  d'élaguer  tout  le  fatras  dogmatique  des  faux  savants, 


PREMIÈRE   ÉPOQUE.  295 

afifi  d'établir  k  vérité  à  la  place  des  chimères  et  des 
vaines  hypothèses.  Son  scepticisme  n'était,  comme 
ko  essais  dogmatiques  de  Téiésio  et  de  GampaneUa, 
qu'un  acheminement  à  une  philosophie  fondée  sur  une 
méthode  plus  sûre  que  celle  dont  jusqu'alors  on  avait 
îadt  usage  :  il  contribua  donc,  pour  sa  part,  aux  pro* 
grès  de  la  raison. 

MYSTICISME,  CABALISTIQUE,  MAGIE. 


-.1 


«  On  a  pu  voir  par  ce*  qui  précède,  que  de  .tous  les 
ajyotèmes  philosophiques  développés  presque  simultar 
pémenl,  pendant  les  deux  siècles  qui  se  sont  écoulés 
entre  la  chute  de  la  scolastique  et  la  naissance  de  la 
philosq>hie  moderne  proprement  dite,  c'était  le  néo* 
platonisme  qui  avait  exercé  le  plus  d'emfHre.  Gela  ne 
{M>uvait  manquer  d'être,  à  une  époque  dont  le  caractère 
dominant  était  l'entjiousiasme  religieux,  et  Texalt^^on 
mystique.  On  serappelle  que  les  philosophes  d'Alexan* 
ditie  accordaient  un  pouvoir  surnaturel  à  certains 
êtres,  qWils  regardaiept  comme  les  intermédiaires 
entre  la  divinité  et  l'homme.  .Ils.  supposaient  à  ces 
génies  ou,  démons  une  grande  influence  dans  legour 
^^rnement  du  j^onde ,  et  ils  admettaient  la  possibilité 
de  les. faire  agir  par  certaine  procédés,  tirés,  les  uns 
d(SB  ppissances  naturelles,  les  autres  de  certaines  par 
rôles ,.  en  un  mot , .  à  l'aide  de  ^e  que  Ton  appelait 
Magie.  A  ces  dogmes ,  qui  se  trouvaient  si .  bjen  d'^cr 
fiorà  avec.  la  disposition  des  espritSi,  vinreQt  se  réunir 
d'autres  idées  empruntées  à  la  cabale  des  Jpifs,  àcette 
science  mystérieuse  dont  nous  avons  aussi  parlé,  et 


296  PHILOS WHIE   MODEHNE. 

qui  n'est  autre  chose  que  le  néoplatonisme  »  altéré  par 
le  mélange  des  chimères  théurgiques  qui  résultaient 
de  la  doctrine  de  l'émanation.  Ces  opinions  étaient  alors 
tellement  dominantes ,  qu'à  aucune  autre  épo((ue  il  ne 
fut  aussi  souvent  question  de  sorcellerie  et  de  sorciers. 
Une  commission  du  parlement  de  Pau  fit  brûler  plus 
de  trois  cents  de  ces  malheureux ,  dans  un  espace  de 
temps  assez  court.  La  croyance  aux  sorciers  était  alors 
si  générale,  si  profonde,  que  les  accusés  de  sorcellerie 
la  partageaient  eux-mêmes  ;   ils  ne  niaient  point  les 
faits  qu'on  leur  imputait,  lorsqu'on  les  pressait  un 
peu.  L'imagination  fortement  préoccupée  de  cet  état 
extraordinaire^  plusieurs,  soit  dans  leurs  rêves ,  soit 
dans  des  moments  qu'on   appelait  d'halludnation , 
avaient  cru  réellement  se  voir  au  sabbat ,  ou  être  les 
objets  d'actes  de  sorcellerie.  L'étude  de  la  cabale  et  la 
croyance  à  la  sorcellerie  étaient  répandues  parmi  les 
catholiques  et  parmi  les  protestants  ;   mais  peut-être 
l'é trient-elles  davantage  chez  ces  derniers,  parce  que, 
comme  leur  principe  était  de  remonter  au  texte  des 
livres  sacrés ,  ils  avaient  dû  s'attacher  surtout  à  prendre 
connaissance  de  la  langue  hébraïque  :  ce  furent  même 
eux  qui ,  un  peu  avant  la  réformation ,  firent  naître 
l'étude  de  cette  langue,  complètement  négligée  pen- 
dant le  moyen-âge.  La  nécessité  où  ils  étaient,  pour  la 
connaître  dans  ses  détails,  d'étudier  les  livres   des 
rabbins,  où  la  doctrine  cabalistique  est  présentée  avec 
étendue ,  contribua  encore  à  enraciner  cette  philoso- 
phie dans  leur  esprit. 
Nous  en   avons   indiqué  déjà  (1)  les   principaux 

(1)  Page  199. 


PREMIÈRE   ÉPOQUE,  297 

dogmes  ;  ils  furent  développés  vers  la  (in  du  xv*"  siècle 
par  Pic  de  là  Mirandole,  qui ,  s'étant  cependant ,  à  ce 
qu'il  parait,  affranchi  pendant  sa  vieillesse  des  pré- 
jugés répandus  de  son  temps,  et  que  son  exemple 
avait  contribué  à  accréditer,  composa  une  exellente . 
léfutation  des  superstitions  astrologiques.  Ce  fut  d'a-^ 
près  ses  inspirations  qu'un  des  hommes  les  plus 
distingués  de  son  temps,  Jean  Reuchlin,  composa  ses 
deux  ouvragés  de  Verbo  mirifico,  et  de  Arie  cabalisiicd. 

REUCHLIN. 

Jean  Reucblin,  l'un  des  écrivains  les  plus  spirituels 
du  xvf  siècle,  était  né  dans  la  Souabe  en  1455.  Il 
apprit  le  latin  d'un  savant  distingué  de  l'époque,  Jean 
de  Lapide;  plusieurs  Grecs  lui  enseignèrent  leur  lan- 
gue et  leur  littérature;  il  étudia  l'hébreu  à  Bâle,  puis 
à  Orléans  et  à  Poitiers,  et  le  savant  juif  Jacob-Jéhiel 
Loans  lui  fit  faire  de  si  grands  progrès  dans  cette  lan- 
gue, qu'il  fut  en  état  de  consulter  les  sources  mêmes 
de  la  philosophie  cabalistique,  pour  laquelle  il  avait 
manifesté  de  bonne  heure  un  goût  prononcé.  On  peut 
le  regarder  comme  le  restaurateur  de  la  littérature 
classique  en  Allemagne.  De  son  école  sortirent  un  grand 
nombre  d'élèves,  qui  plus  tard,  à  l'époque  de  la  réfor- 
mation, devinrent  les  hommes  les  .plus  instruits  et  les 
plus  éclairés  de  l'Allemagne.  H  introduisit  et  créa 
même,  jusqu'à  ua  certain  point,  l'étude  de  l'exégèse  de 
la  Bible  dans  la  langue  originale  :  on'sait  que  les  réfor- 
mateurs de  la  religion  cherchèrent  souvent  dans  cette 
étude  des  armes  contre  l'église  dominante.  S'il  se  per* 


298  PHILOSOPHIE  MODERNE. 

dit  dans  le  dédale  du  rabbinisme  et  de  la  cabale  9  il  j 
conserva  cependant  le  calme  d'une  raison  forte  et 
éclairée  :  d'ailleurs  les  occupations  politiques  aux- 
qu^es  il  fut  livré ,  ses  travaux  littéraires ,  et  les  dispates 
^u'il  fut  obligé  de  soutenir  sur  la  An  de  ses  jours ,  Tena- 
péchèrent  de  donner  à  ses  idées  cabalistiques  autant  de 
développements  qu'il  l'aurait  désiré« 

▲GRIPPA. 

Cornélius  agrippa  de  Nettesheim  se  livra  avec  bi^i 
plus  de  passion  et  d'enthousiasme  au  mystieisine  phi- 
losophique qui  régnait  de  son  temps,  ainsi  qu'aux 
aownces  occultes  qui  en  étaient  le  complément  inévi- 
tliUe.  Né  à  Cologne  ea  1487 ,  il  se  rendit»  étant  encore 
fort  jeune,  à  Paris,  où  il  établit  une  société  secret» 
dont  le  but  était  Tétude  et  le  perfectionnement  de  cas 
scifançes,.  Ce  fut  .daçs  l'université  de  Dôle,  alors  florisi> 
santé,  qu'il  expliqua  et  commenta  le  livre  de  son  anu 
Reucblin,  ^  Verbo  mityico.  Danj»  un  voyage  qu'il  fit 
à  An^urtz bourg,  il  se  lia  avec  l'abbé  Tritheim,  l'un  des 
plus  gfand$' adeptes  de  la  magie,  de  la  cabale  et  des 
,arU  occultes;  s'arrêta  dans  son  couvent,  et  prétaoidit 
avoir  reçu  de  lui  une  foule  de  connaissances.  U  écri- 
vit d'après  les  conseils  de  cet  abbé  ses  trois  livres  de 
OecuUd  Philasophiâ,  où  il  essaya  de  rétablir  l'ancienne 
(pagie  dans  sa  pureté  primitive ,  et  ^e  la  garantir  d^ 
reproches  qu'on  iui  faisait  de  renfermer  des  erreurs 
dangereuses.  Le  plus,  célèbre  de  ses  ouyrages  est  celui 
qui,  a  pour  t^Urg  :  de  Yçaùttiie,  ^ci/Bnîwja^i }  il  fit. sur  l!ef- 
prit  de  ses  contemporains  une  prodigieuse  sensation .^ 


PREMIÈEE  ÉPOQUE.  299 

Apr^  une  vie  agitée  par  mille  traverses,  il  mourut  eu 
i53^  à  Grenoble. 

I^e^. arts  occultes  furent  toujours.pour  lui  rot]|)eLl9 
pLuA  importât  de  ses  études.  Un  court  exposé  des 
principales  doctrines  qi^'il  a  consignées  dan;»  son  qur 
Trage  de  Occulta  l^hihsophiâ ,  fera  connaître  la  naturç 
de  ses  opinions  personnelles  et  le  caractère  des  Idées 
universellement  accréditées  à  l'époque  où  il  composait 
sef» ,  écrits.  La  magie  est  selon  lui  la  première  des 
sciences  et  le  complément  de  la  philosophie,  puisqu'elle 
péoètjçe  ju^ue  danfs  les  mystèrgs  les  plus  secrets  de  la 
|i%tuj*e  :  elle.se  concilie  parfaHemeçt  avec  le  christ^ar 
ni^me ,  et;  n'est  nullement  susceptible  de  nuire  à  cett^ 
religion.  Il  distingue  trois  mondes,  le. physique,  le 
f^est^  çt  l'intelijsctuel  :  c'est  poivquoi  il  divise  la 
nvagie  en  naturelle,  céleste  ,.  et  religieuse,  ou  céré^ 
moniale.  L'air  est  un  n;iirpir  qui  reçoit  les  images  def 
cl^pses  :  Qomme  il  pénètre  daqs  les  cof  ps  hivnains  ^ 
animaux  par  des  ouvertures  que  leur  ténuité  excessive 
rend^  ^nv4sibles,  il  .peut  exciter  des  songes,  des  pror; 
phé^es^  sans  la  coopération  des  esprits., C'est  par  lui 
qu'il  est  possible  à  un  homme  de  communiquer  ^^ 
idées  à  uq  autre  sâps  aucun  intermédiaire,  çt  quelque 
grande  que  soit  la  distance  quf  les  sépare.  En,  opposaq^ 
des  qbjets  ou  des  caractères .  d'écriture  aux  rayons  d,e 
la  lune ,  on  parvient  à  les  peindre  sur  le  disque  de  çejt 
as.tre,  de  manière  qu'une  autre  personne  puisse  les  y 
voir  et  les  y  lire.  C'est  un  art  fort  utile  dans  les  cas 
de  siège,  dit  Agrippa,  et  Pythagore  l'a  mis  le  premier 
en  pratique.,  .,    .       ,* 

Tout  est  dans  tout  et  agit  sur  tout.  Les  choses  sui)« 


300  PHILOSOPHIE    MODERNE. 

lunaires  sont  soumises  à  l'influence  des  astres  ^  de  qui 
elles  reçoivent  des  qualités  et  des  forces  particulières. 
On  peut  déterminer  la  relation  des  choses  avec  les  con- 
stellations, d'après  plusieurs  caractères,  tels  que  la 
figure ,  le  mouvement,  l'analogie  des  rayons,  des  cou- 
leurs ,  des  odeurs ,  etc.  Ainsi  le  feu*  et  le  sang ,  par 
leur  chaleur,  les  esprits  vitaux  et  toutes  les  pierres 
précieuses  garnies  de  pointes  dorées  ou  de  rayons,  ont 
de  l'affinité  avec  le  soleil ,  qui  leur  communique  des 
influences  spirituelles.  La  vraie  magie  consiste  à  réunir 
les  forces  attractives  des  choses  de  l'univers,  à  rappro- 
cher ainsi  les  choses  inférieures  des  supérieures,  eC 
à  rabaisser  les  forces  de  ces  dernières  au  niveau  de 
celles  des  premières.  C'est  par  le  moyen  de  la  magie 
que  l'on  peut  séparer  tEsprit  du  monde  des  éléments 
sur  lesquels  il  agit;  et  comme  c'est  lui  qui  constitue 
tous  les  êtres  de  la  nature ,  toutes  les  fois  qu'on  peut 
l'en  séparer^  on  peut  donner  naissance  à  tous  les  eflêts 
qu'il  produit  lui-même.  Si  les  alchimistes  parvenaient 
à  séparer  cet  esprit  du  monde  de  l'or  et  de  l'argent  , 
ils  posséderaient  en  lui  le  moyen  de  convertir  en  or  et 
en  argent  toutes  sortes  de  métaux.  Agrippa  assure  avoir 
opéré  lui-même  cette  séparation,  et  il  indique  les 
moyens  qu'il  faut  emplover  pour  arracher  à  la  nature 
le  secret  de  son  emploi  :  comment  on  peut  suspendre, 
ou  selon  l'expression  des  cabalistes,  enchaîner  les 
actions  des  hommes,  des  animaux  et  des  choses  inertes; 
empêcher,  par  exemple,  un  voleur  de  voler,  un  vaisseau 
de  continuer  sa  route;  comment  on  réussit  à  préparer 
des  philtres  ,  des  anneaj^x  magiques  et  des  amulettes; 
comment  on  prédit  les  événements  futurs. 


PREMIÈRE   ÉPOQUE*  901 

Il  existe  le  rapport  le  plus  intime  entre  la  doctrine  des 
nonibres  et  la  magie.  Les  nombres  sont  des  substances 
plus  parfaites,  plus  spirituelles,  et  plus  rapprochées 
des  choses  célestes  que  les  substances  corporelles  ;  aussi 
ont-ils  des  vertus  encore  plus  merveilleuses  :  tout  ce 
qui  est^  arrive  et  existe  parles  nombres  et  leurs  rapports. 
Chaque  nombre  possède  des  qualités  et  des  forces  qui 
lui  appartiennent  en  propre  :  ainsi  l'unité  est  le  principe 
et  Tessence  de  tout  ;  bors^  d'elle  il  n'existe  rien.  En 
effet,  il  n'y  a  qu'un  Dieu,  un  monde,  un  soleil,  un 
phénix,  une  essence  miraculeuse,  que  les  alchimistes 
s'attachent  à  chercher ,  et  sur  laquelle  reposent  toutes 
leurs  opérations.  Ainsi  s'explique  l'association  des  doc- 
trines de  Pythagoreaux  rêveries  cabalistiques. 

Agrippa  crut  relever  l'excellence  des  arts  occultes 
et  des  opinions  cabalistiques,  en  décriant  toute  espèce 
de  philosophie  ;  c'est  dans  ce  but  qu'il  puUia  son  livre 
sur  la  vanité  des  sciences.  C'était  du  scepticisme  fait 
au  profit  de  la  cabale,  à  laquelle  il  ajoutait  d'autant 
plus  de  confiance,  qu'elle  passait  alors  pour  la  véri- 
table interprétation  de  la  Bible;  car  les  inventeurs  de 
cette  prétendue  science  avaient  eu  le  talent  de  faire 
croire  qu'ils  en  devaient  la  révélation  à  Dieu.  Lorsqu'il 
parle  en  sceptique  et  qu'il  emprunte  môme  des  argu- 
ments aux  pyrrhoniens,  son  intention  n'est  pas  d'ébran- 
ler toute  espèce  dé  vérité  en  général  et  sans  exception, 
mais  seulement  de  prouver  l'incertitude  des  connais- 
sances humaines  acquises  par  les  efforts  de  l'esprit 
abandonné  à  lui-même,  afin  de  mieux  faire  sentir  la 
nécessité  de  croire  à  la  révélation ,  et  à  la  sagesse 
divine  et  surnaturelle ,  qui  seule  peut  éclairer  l'intel- 


302  PHILOSOraifi  MODERNE. 

ligence.  Au  reste  l'ouvrage  respire  une  haine  violente 
et  invétérée  contre  certaines  classes  d'hommes  qui 
avaient  tourmenté  Agrippa  pendant  tout  le  cours  de  sa 
Tie^  et  dont  les  persécutions  étaient  précisément  plod 
actives  que  jamais  à  l'époque  où  il  écrivit.  Il  avait 
déclaré  dans  son  épttredédicatoire  qu'il  mordrait  comme 
un  chien  9  piquerait  comme  un  serpent,  et  déchirerait 
comme  un  dragon  :  il  tint  parole  (1); 

PARACBLSB. 

Philippe- Auréole-Théophraste  Paracdse  Bombast  de 
Hohenheim  >  le  héros  du  cabalisme ,  de  la  magie  et  i% 
l'alchimie,  naquit  en  1403^  dans  la  Suisse.  Dès  sa 
jeunesse  il  conçut  la  plus  vive  passion  pour  la  chimie^ 
dont  l'étude  était  alors  inséparable  des  arts  occultes. 
Il  parcourut  tous  le9  pays  où  il  était  possible  de  voy^er 
de  SGHQ  temps  ^  môme  la  Russie  »  l'Asie  et  l'Afrique; 
visita  les  moines,  entretint  des  liaisons  avec  les  savants^ 
et  toutes  les  personnes  qu'il  croyait  pouvoir  lui  servir 
àaaeroltre  la  masse  des  connaissances  médicales,  ml- 
néradcigiques  et  alchimiques,  mais  surtout  Vinilâer  dans 

(1)  Voici  l'épigraphe  qu*il  avait  placée  en  tète  de  son  traité  : 

Inter  diTOS  aallos  bob  carpit  Moicus« 

iBler  beroas  monstra  qDaeqna  iasactatar  HBBCOLIS. 

later  d«mones  rex  Hercbi  Ploton  iraidlar  omaibua  «abris* 

Inter  philosophes  ridet  omoia  Dbhociitds. 

Contre  daflcl  cnncta  fliÈACLinis. 

Reacit  quaqna  PTaiHUs(  Pterbo  ). 

Et  seire  se  pBlat  omnia  AaisTOTELBS. 

CoBtamDit  cnaeia  DiOtttVEa.  » 

Nttllis  bis  parcet  AGRIPPA. 

CoBtemnil ,  acit,  naacit ,  Oat,  lidtt, 

Iraacilur,  inaectatar,  carpit  onnia; 

IpM  philoiophof ,  dtmoB ,  htroi ,  Oaoi  tt  obbU. 


J 


PREMIÈRE   ËPOOUE,  S03 

de  nouveaux  secrets;  étudia  les  écrits  de  Raymond 
Lulle  et  des  cabaiistes,  et  rassembla  ainsi  un  tel  trésor 
de -oonnaissanees  occultes,  qu'aucun  adepte  n'en  avait 
encore  possédé  un  semblable  avant  lui  (1).  Un  désagré- 
mentqu'îl  éprouva  dans  cette  ville  la  lui  fit  quitter  (9); 

^  il  parcourut  la  Souabe ,  l'Alsace ,  s'arrétant  de  cabaret 
en  cabaret ,  y  recevant  les  gens  qui  venaient  le  con- 
sulter y  ^'enivrant  avec  les  Espagnols,  et  ne  coucbant 

'  pas  môme  dans  un  fit*  Il  perdit  dans  cette  vie  abrutis- 
sante ce  qu'il  savait  de  latin ,  et  mourut  enfin  à  Sali- 
bourg  en  i54i^  âgé  de  quarante-sept  ans,  quoiqu'il 
eût  prétendu  posséder  un  élixir  qui  prolongerait  sa  vie 
aussi  longtemps  que  celle  de  Mathusalem. 

Les  théories  cabalistiques  deParacelse  sont  les  mêmes 
que  celles  de  son  prédécesseur  Agrippa ,  mais  pré« 
sentées,  avec  une  imagination  plus  -  fongueuse  et  plus 
déréglée.  Une  lumière  intérieure ,  une  émanation  d^ 
Dieu  ou  de  l'être  fondamental ,  l'harmonie  uarverselle 
des  choses,  l'influence  des  astres  sur  le  monde  sublu*- 

.  naite,  la  vie  de  toute  la  nature,  les  éléments  considérés 
OQiniae  -des  esprits  auxqud8«les  corps  visibles  servent 
d'enveloppes  :  telles  sont  les  principales  idées  thdoso^ 
phiques  et  tfaéurgiques  développées  au  hasard  dans 

Paraceke  ,  de  mille  manières  difi&rentes,  et  sou ventî en 

.      -.1 

(1)  C'est  le  premier  professeur  connu  dans  l'Europe  moderne  qui  ait  fait 
aon  cours  en  langue  Tulgaiu  :  jusqu'à  lui  on  avait  professé  en  latin, 

(2)  Un  chanoine  de  celte  ville  éprouvait  de  grandes  douleurs ,  pour  la  gné- 
.    rison  des^inelles  il  avait  promis  'cent  é(U8  à  Paracelse.  Celui-ci  le  gnéril  au 

mojrep  seulement  de  deux  pilules  d'antimoine.  Le  cbanoioe  trouva  i|iie  tjf 
qii'U  avait  promis  dépassait  la  valeur  d'un  si  petit  remède ,  et  il  en  résulU  ua 
procb  daii^  lequel  Paiacelse  fut  coAdanuié.U  dit  alois  adieu  à  la  villa  de 
BAle. 


304  PHILOSOPHIE  MODEKNE. 

termes  inintelligibles.  Il  s*était  particulièrement  fait  un 
grand  principe»  un  Arcltœwn  mystérieux,  prétendue 
harmonie  entre  le  sel  /  le  corps  et  la  terre;  le  mercure, 
Tftme  et  Teau  ;  le  soufre ,  l'esprit  et  l'air.  Ses  ouvrages 
sont  iôcrits  de  manière  à  séduire  les  ignorants  et  le 
peuple;  ils  sont  remplis  d'emphase  et  d'interpellatioDs 
mystiques  :  il  blâme  tout  ce  qui  l'a  précédé(l).  Au  reste 
il  possé^it  en  chimie  des  connaissances  véritables ,  ^ 
Bacon  fait  la  remarque  que  son  plus  grand  tort  est 
d'avoir  caché  les  expériences  très-réelles  qu'il  avait  &ites, 
sous  une  apparence  mystérieuse  (2).  Ses  extravagances 
trouvèrent  un  assez  bon  nombre  d'adhérents.  A  dater  du 
dix-septième  siècle ,  elles  passèrent  et  se  conservèrent 
comme  en  dépôts  dans  une  société  secrète^  établie , 
dit-on ,  par  un  certain  Chrétien  Rosencreutz ,  et  qui 
prit  le  nom  de  société  des  Rose-Croix. 

Jérôme  Cardan  ,  de  Pavie ,  célèbre  comme  médecin  , 
naturaliste  et  mathématicieti ,  se  rapjM'Ocha  de  Para* 
celse  par  ses  singularités;  mais  il  lui  fut  très-supérieur 
par  les  ressources  de  son  instruction.  lien  fut} de  même 
de  Robert  Fludd  et  de  Yanhelmont  :  l'un  et  l'autre 
allièrent^  à  l'exemple  de  Paracelse ,  l'alChimie  au  mys* 
ticisme;  unis  .ne  laissèrent  pas  cependant  de  faire  de 
belles  expériences ,  et  de  mettre  au  jour  des  idées  qui 

(1)  n  était  teUement  acharné  contre  les  ancic^ ,  qn'nn  joar  il  fit ,  dcYint 
ses  auditeurs,  un  auto-da-fé  des  ouvrages  d'Hippocrale  et  de  Galien. 

(3)  Le  savant  Cuvier  (  Histoire  ées  Sciences  naiarelUs)  attribue  la 
pande  vogue  dont  Jouit  Paracelse,  comme  médecin ,  aux  remèdes  extraor^ 
dinaires  «(u'il  employa  :  il  administrait  rantimoine,  le  mercure  et  l'opium 
avec  une  hardiesse  extrême.  Il  guérissait  ainsi,  quand  il  ne  toait  pas  ses 
malades,  des  lèpres,  des  ulcères,  des  hydropisies  qui  avaient  résisté  aux 
reaèdes  des  autres  médecins. 


j 


PREMIÈRE    ÉPOQUE.  305 

produisirent  des  effets  fort  utiles  aux  progrès  des 


sciences. 


BOnME. 


Le  mystique  le  plus  prononcé  du  seizième  siècle  fut 
un  pauvre  cordonnier  de  Gorlitz ,  nommé  Jacques 
Bœhni  ou  Bôhme,  dont  Tinfluence  fut  encore  plus 
puissante  que  celle  qu'avait  exercée  Paracelse.  Une  ima- 
gination ardente  et  une  disposition  naturelle  aux  spé* 
culalions  lui  suggérèrent^  à  l'égard  de  la  religion, 
des  doutes  qui  furent  alimentés  par  la  fermentation 
générale  que  la  réforme  de  Luther  avait  suscitée,  en 
Saxe,  dans  les  idées  religieuses  du  peuple.  Voulant  se 
délivrer  des  doutes  qui  l'assiégeaient ,  il  eut  recours 
aux  prières  ,  afin  d'obtenir  l'illumination  du  ciel.  Il 
tomba  dans  une  extase  qui  se  prolongea  pendant  sept 
jours ,  et  dans  laquelle  il  jouit  de  la  vue  de  Dieu.  Au 
commencement  du  dix-septième  siècle ,  il  tomba  pour 
la  seconde  fois  dans  cet  état,  à  l'aspect  inopiné  d'un 
vase  d'étain,  et,  suivant  ses  propres  expressions,  son 
esprit  astral  fut^  transporté  par  une  irradiation  merveil- 
leuse jusqu'au  point  central  de  la  nature ,  en  sorte 
qu'il  lui  devint  possible  de  connaître  l'essence  intime 
des  créatures,  d'après  leurs  figures,  leurs  traits  et  leurs 
couleurs.  Cependant  il  ne  fit  part  de  cette  illumination 
à  personne  jusqu'en  1610,  époque  où,  ayant  été  plongé 
une  troisième  fois  dans  l'état  d'extase,  les  secrets  de 
la  nature  et  de  la  divinité  lui  furent  dévoilés.  Jaloux 
de  ne  rien  perdre  de  cette  apparition ,  il  écrivit  tout 
ce  qui  lui  avait  été  dévoilé,  et  en  composa  un  livre 

20 


S06  PHILOSOPHIE  MODERNE. 

auquel  il  donna  le  nom  à'Aurora,  qui  fut  bientAt  célèbre, 
et  devint  en  quelque  sorle  le  catéchisme  des  mystiques. 
Les  points  fondamentaux  de  la  doctrine  de  Bôhme  sont  : 
1*"  rimpossibilité  d'arriver  à  la  vérité  par  aucun  autre 
procédé  que  l'illumination  ;  2""  une  théorie  de  la  créa- 
tion ;  S""  la  détermination  des  rapports  de  l'homme  à 
Bien  ;  4*"  l'identité  essentielle  de  l'âme  et  d^  Dieu^  et 
la  détermination  de  leur  différence  quant  à  la  forme  ; 
5*  l'origine  du  mal;  6''  la  réintégration  de  l'âme;  7* 
une  exposition  symbolique  du  christianisme. 

Les  idées  mystiques  de  Bôhme  firent  en  Allemagne 
de  rapides  progrès  ;  elles  s'accordaient  assez  avec  l'es- 
prit naturellement  contemplatif  et  rêveur  des  habitants 
de  cette  contrée],  et  elles  forment  encore  aujourd'hui  le 
fbnd  de  l'enseignement  de  deux  des  plus  célèbres  pro- 
fesseurs de  l'Allemagne,  MM.  Goerres  etBAADSR. 

Après  l'idéalisme  de  Bruno,  le  sensualisme  de  Cam- 
panella,  le  scepticisme  de  Sanchez,  le  mysticisme  de 
Bôhme,  il  ne  restait  à  la  philosophie  du  seizième  siècle 
aucun  autre  système  à  produire  dans  le  point  de  vue 
d'imitation ,  où  les  circonstances  l'avaient  contrainte  de 
se  placer  depuis  la  renaissance  des  letlres.  Elle  avait 
épuisé  les  quatre  grandes  divisions  dans  lesquelles 
nous  avons  vu,  à  toutes  les  époques,  se  partager  le 
domaine  de  la  science  philosophique  ;  il  ne  lui  restait 
donc  plus  rien  à  faire.  Mais ,  comme  l'esprit  humain 
n'était  pas  plus  résigné  au  commencement  du  dix-sep- 
tième siècle  qu'il  ne  l'avait  été  à  toutes  les  époques 
précédentes,  et  qu'il  ne  le  sera  probablement  jamais, 
à  rouler  indéfiniment  dans  le  cercle  dont  il  avait 
parcouru  tous  les  points,  une  philosophie  nouvelle 


MEMltKE  ÉPOQUE.  307 

devait  nécessairement  jsnccéder  à  une  philosophie  usée. 
C^est  uife  chose  admirable  qu'aussitôt  qu'un  besoin 
se  fait  sentir  dans  la  S6^iété,  il  paraisse  à  l'instant 
même  quelque  puissant  génie  pour  y  répondre!  La 
physique  y  l'histoire  naturelle,  la^botanique,  la  chimie, 
sous  le  nom  d'alchimie,  avaient  fait  en  deux  siècles  de 
notables  progrès  :  mais  comme  on  les  avait  étudiées 
sans  ordre  et  sans  méthode,  comme  on  avait  essayé  de 
{larcourir  à  la  fois  et  indistinctement  toutes  les  parties 
dont  elles  se  composent,  la  science  était  accablée  sous 
le  poids  de  ses  propres  richesses;  il  fallait,  pour  qu'elle 
fit  de  nouveaux  progrès ,  qu'une  main  habile  et  sûre 
déterminât  et  circonscrivit  le  domaine  de  chacune  des 
divisions  qu'elle  embrasse.  Les  résultats  réels  obtenus 
par  le  zèle  des  véritables  savants  étaient  exposés  à  être 
eaveloppéa  dans  le  discrédit  mérité  où  commençaient 
à  tomber  les  chimériques  découvertes  des  arts  occultes; 
il  fallait  qu'une  méthode  unique,  base  inébranlable  de 
la  certitude  dans  les  sciences^  c'est-à-dire  la  méthode 
expérimentale^   fût  proclamée  avec  assez  d'éclat  et 
d'autorité ,  pour  que  chacun  pût  distinguer  désormais 
la  ligne  de  démarcation  qui  sépare  le  domaine  de  .l'i- 
magination et  celui  de  la   réalité.  François    Bacon 
I        suffit  à  cette  doi|hle  t^che  :  ji  dr^s^si  m  tableau  ency- 
clopédique  des  connaissances   humaines  jusqu'alors 
j        confondues,  et  promulgua  les  lois  de  la  méthode  d'ob- 
I        tervation  appliquée  aux  sciences  physiques. 
I  La  philosophie  n'éprouvait  pas  moins  vivement  le 

:  besoin  d'un  réformateur  :  il  fallait  que  les  derniers 
[  liens  qui  l'attachaient  encore  à  la  scolastique  fussent 
I       rompus,  et  qu'elle  sortit  do  la  sphère  d'imitation  dan» 


308  PHILOSOPHIE  MODERNE. 

laquelle  son  respect  pour  les  doctrines  de  l'anliquité 
Tavait  emprisonnée,  il  fallait  aussi  pour  la  garantir  des 
erreurs  dans  lesquelles  elle  s'était  égarée ,  en  prenant 
pour  son  point  de  départ  les  spéculations  ontologiques^ 
qu'on  lui  cherchât  une  base  plus  solide,  c'est-à-dire 
qu'on  la  ramenât  à  l'étude  de  la  nature  humaine ,  à  l'a- 
nalyse des  faits  de  la  conscience  :  cette  révolution  fut 
accomplie  par  René  Descartes.  Bacon  et  Descartes 
sontdoncles  fondateurs  de  la  philosophie  moderne  pro- 
prement dite  :  nous  allons  exposer  les  nombreux  sys- 
tèmes qui  découlèrent  de  ces  deux  sources  fécondes. 


Beuxièmb  époque.  —  Depuis  Bacon  et  Descartes  jusqu'à  Kant. 
(  Commencement  du  xyu*  siècle ,  jusque  vers  le  milieu 
du  xvra*.) 

Indépendance  absolue  de  la  plùloeophie.  —  Création  d'une  méthode 

fcientifique. 


RÉSUMÉ    GÉNÉRAL. 


SBNSCALISn. 

Baeon. 

mort  en  1626 

Locke. 

m.  17M 

Gassendi. 

m.  1655 

Bodwell. 

m.  1711 

SeDnert. 

ra.  J637 

<:ollins. 

m.  1729 

Rérigard. 

jn.  1663 

Mandeville. 

m.  1711 

Magnénus. 

Boulainvillicrs. 

m.  1723 

Hobbcs. 

m.  1680 

S'Gravesande. 

LarocliefoucauU. 

m.  16^0 

IIar:ioy. 

m.  1752 

PufireQd9rr. 

m.  161)4 

Descartes. 

Geuliox. 

Herbert  de  Cherbury. 

GudworUi. 

Grotius. 

Staaftesbury. 

T.  Gale. 

Nicole. 

Amauld. 

B^ftsoet. 

Cumberland. 


Glanvill. 
Sorbière. 
Bayle. 
Foueber. 


Pddarge. 

Mercurius  VanheUnonl. 

Marctts  Marci. 


DEUXIÈME  ÉPOQUE. 
ÉCOLE  IDÉALISTE. 


309 


m.  leso" 

nV  1669 
m.  1648 
m.  1688 
m.  1645 
m.  1645 
m.  1677 
m.  1695 
m.  1694 
m.  170» 
m.  1719 


Ifallebranehe. 

Spinoza. 

Leibntlz. 

Wolf. 

Tbomasius. 

Wollaston. 

S.  Clarke. 

Tehirnbaaaea. 

Berkeley. 

Fardella 

Vico. 


SCEPTICISME. 

m.  1680  Huet. 

m.  1670  Pascal, 

m.  1706  Hirnbalm. 
m.  1606 

MTSTICISHE. 


m.  1608 
m.  1699 
m.  1676 


H.  Uoros. 

Amos. 

Poiret. 


m. 

1715 

m. 

1715 

m. 

1716 

m. 

1754 

m. 

J728 

m. 

1724 

m. 

17^ 

m. 

1708 

m. 

1754 

m. 

1718 

m. 

1744 

1 

m. 

1731 

m. 

ioasi 

m. 

1679 

m. 

1667 

m. 

1671 

m. 

171* 

C'est  une  bien  grande  époque  dans  l'histoire  de  la 
philosophie  que  celle  qui  a  iru  naître  Bacon  ,  Locke  , 
Descartes,  Spinoza  et  Leibnitz!  Si  nous  avons  pu 
réussir  à  faire  voir  que  depuis  les  spéculations  des 
premiers  physiciens  de  Milet,  la  sphère  des  connais- 
sances humaines  s'est  constamment  agrandie ,  et  que 
chaque  siècle ,  apportant  à  la  science  philosophique  un 
tribut  nouveau,  en  a  successivement  reculé  les  bornes, 
on  doit  prévoir  quel  sera  l'effet  de  l'impulsion  donnée 
par  le  génie  de  ces  grands  hommes,  venus  à  la  suite  de 
tant  d'autres  pour  perfectionner  leur  ouvrage.  Ce» 
pendant ,  après  eux ,  il  y  aura  de  nouveaux  progrès  & 
faire  :  les  découvertes  du  dix-septième  siècle  seront 
encore  surpassées  par  celles  du  dix-huitième  ;  et  lors- 
qu'à la  suite  de  la  grande  révolution  qui  terminera  ce 
siècle,  les  sociétés  constituées  sur  de  nouvelles  bases 


310  PflILOSOraiE  MODUNfi. 

reprendront  le  cours  de  leurs  recherches  scientifiques, 
l'étude  de  la  phUosq[>hie  ne  restera  pas  non  plus  sta- 
tionnaire.  Nous  espérons  que  cette  ass^ion  ne  sera 
pas  démentie  par  les  fiiits  ;  nous  croyoas  pouToir  dé- 
montrer,  au  contraire,  par  Firrécusable  témoignige 
4»  l'histoire ,  que  la  philosophie  moderne  a  fait  en  moins 
d'un  siècle  et  demi.d^sssez  castes  progrès  pourvue 
Ton  ne  désespère  pas  de  son  avenir. 

Cependant^  malgré  l'étendue  et  la  grandeur  des  con- 
ceptions auxquelles  s^éieva  Tesprit  humain  dans  m 
dernier  âge,  nous  n'y  trouverons  encore  que  les  qua- 
tre tendances  différentes  que  nous  avons  vues  se  ma- 
niiester  à  toutes  les  époquesi  fieux  dogmatismeSf  w%^ 
posant  exclusivement,  Vùû  sur  lé  fémoighagè  àoi  sens^ 
et  l'autre  sur  celui  de  la  conscience,  arriveront  i  des 
aberi^tîobs  qui  engendreront  lu  doute ^  bU  feront  sen- 
tir la  nécessité  de  reoourir  à  la  foii 

Ainm  se  vérifiera  ce  que  nous  avons  annoncé  dans 
notre  introduction  ;  ainsi  le  témoignage  del'histaire  ooa- 
firmant  celui  de  la  conscienee^  nous  aidera  i  constater 
et  à  décrire  la  nature  ^  le  nombre  et  Tordre  de  déve^ 
loppement  des  facultés  de  l'esprit  humaine  Partis  de 
l'étude  de  la  conscieneoi  nous  y  avions  trouvé  trois  A* 
cullés  distinctes^  la  sensibilité^  la  raison  et  la  liberté { 
et  l'analyse  complète  des  idées  sur  lesquelles  ses  facultés 
s'etercent  les  avait  rapportées  à  deux  classes^  le  fini 
et  l'infini^  l'unité  et  la  multiplicité,  le  relatif  et  l'ab- 
solu >  le  contingent  et  le  nécessaire*  Nous  avons  de- 
mandé à  l'histoire  la  confirmation  de  cette  théorie}  et 
si  l'histoire  ne  nous  a  offert  que  les  mêmes  ordres  de 
i  si  l'époque  qu'il  nous  reste  à  parooarir  ajoute  son 


KUXIÈME   ÉPO<èUE.  811 

imposant  témoignage  à  celui  des  précédents  âges,  ne 
8erons«nôu8  pas  fondés  à  rester  fidèles  à  l'esprit  qui 
nous  a  fait  entreprendre  cet  ouvrage  ?  Après  avoir  et* 
posé  avec  impartialité  des  systèmes  auxquels  nous  avons 
teiyours  attaché  une  égale  importance,  puisqu'ils  étaient 
tous  les  enfants  légitimes  de  l'esprit  humain;  après 
nous  être  montrés  justes  envers  le  sensualisme  ^  l'idéa- 
lisme»  le  scepticisme  et  le  mysticisme,  pourrions-nous^ 
sans  manquer  aux  lois  d'une  logique  rigoureuse,  ensei* 
gaer  un  système  philosophique  qui  ne  reproduisit  que 
l'un  de  ces  quatre  systèmes?  L'histoire  de  la  philoso** 
phie  n'est  autre  chose  que  l'apparition  constante  et 
successive  de  ces  quatre  systèmes;  donc  ils  sont  vrais; 
4one  ils  sont  fondés  sur  la  nature  même  de  l'esprit 
humain^  qui  n'en  pourrait  créer  d'autres  :  l'erreur  est 
dans  la  prédominance  de  l'un  d'eux  sur  tous  les  autres. 
Nous  croyons  que  l'on  ne  sera  près  de  la  vérité  que 
lorsqu'on  aura  réuni  en  un  seul  système. complet  ce 
qu'il  y  a  de  positif  dans  chacun  d'eux.  Voyons  si  les 
deux  expériences  qui  nous  restent  à  ftiire  nous  main^- 
. tiendront  dans  les  mêmes  principes. 

La  philosophie  du  dix-septième  siècle  est  ouverte  et 
eonstituée  par  Bacon  et  par  Descârtes.  L'un  est  né  en 
1561 ,  et  l'autre  en  1596.  Commençons  par  le  premier. 

F.   BACON. 

François  Bacon  ,  baron  de  Yérulam  ^  vicomte  de 
St-Alban^  célèbre  par  ses  travaux  philosophiques  et 
scientifiques^  autant  qu'il  Test  malheureusement  par 
sa  conduite  politique  et  par  le&tourmentsqui  en  furent 


312  PHILOSOraiE   VODERKE. 

la  suite,  était  le  fils  d'un  homme  de  loi  qdi  fal  garde 
du  grand-sceau  et  membre  du  conseil  privé  sous  le 
règne  d'Elisabeth.  Il  fit  ses  études  à  Cambridge,  et,  dés 
Tâge  de  seize  ans ,  il  avait  tellement  reconnu  les  vices 
de  la  philosophie  scolastique,  qui  avait  toujours  con- 
servé quelques  partisans,  qu'il  écrivit  contre  elle  uDe 
brochure.  Après  être  sorti  de  l'université,  il  voyagea,  par- 
courut la  France,  et  écrivit  à  dix-neuf  ans  un  ouvrage 
politique  sur  Vétai  de  l'Europe.  Déjà  étaient  arrêtés 
dans  son  esprit  le  projet  et  peut-être  le  plan  de  ceUe 
grande  rénovaiion  scientifique ,  à  laquelle  il  a  attaché  son 
nom.  Ses  deux  principaux  ouvrages  qui,  à  proprement 
parler,  n'en  font  qu'un  sous  XeiiiTeA'lmtauratiomagntt^ 
sont  :  l""  son  traité  De  dignitate  et  augmeniis  scientiarum  y 
qui  parut  en  Angleterre  en  1606  ;  2''  son  Nwum  Or- 
ganum  scieniiarum,  qui  parut  en  1620.  Le  premier  est 
un  exposé  de  tout  ce  que  les  sciences  embrassent ,  des 
rapports  de  chacune  d'elles,  de  la  manière  dont  les 
sciences  particulières  dépendent  des  sciences  générales; 
en  un  mot,  c'est  le  détail  de  ce  qu'on  a  appelé  depuis 
l'arbre  généalogique  des  sciences  et  des  lettres,  et  dont, 
on  a  donné  une  traduction  dans  le  préambule  de  la 
grande  Encyclopédie  française.  Le  Novtan  Organum  est  un 
traité  sur  la  méthode  par  laquelle  on  doit  arriver  à  la 
connaissance  de  la  vérité  dans  les  sciences.  Bacon  y 
établit,  comme  moyen  unique ,  V expérience  et  Vinductim, 
par  opposition  au  sylbgisme  et  à  Vauioriié. 

Essayer  de  refaire  en  entîeir  l'esprit  humain,  recom- 
mencer toutes  les  sciences,  soumettre  à  un  nouvel 
examen  la  totalité  des  connaissances  acquises  dans  les 
siècles  précédents,  était  un  projet  singulièrement  hardi; 


mSUXitlIB  ÉPOQUE.  7i3 

el  le  moment  où  il  a  été  conçu  et  mis  au  jour  est  cer- 
tainement  une  époque  décisive  dans  l'histoire  des 
hommes.  «  Jusqu'à  ce  moment,  dit  Bacon  à  ses  con- 
temporains ,  tous  les  efforts  de  l'esprit  humain  ont 
été  infructueux  et  ses  succès  illusoires.  Nous  ne  savons 
absolument  rien  avec  certitude.  La  cause  en  est  que , 
jusqu'à  présent  ,  nos  instituteurs  et  nos  maîtres,  à 
très-peu  d'exceptions   près,  sont  toujours  partis  de 
principes  généraux  que  nous  avons  tous  pris  pour  vrais 
sans  examen,  mais  qu'eux-mêmes  avouent  unanime- 
ment ne  savoir  pas  démontrer,    et  qu'ils  soutiennent 
ne  pouvoir  pas  Tètre.  11  faut,  pour  arriver  à  la  vérité, 
que  vous  preniez  une  autre  route.  Recueillez  des  faits, 
variez-les,  multipiiez^les ,  examinez  ce  qu'ils  renfer- 
ment, et  n'admettez  jamais  pour  vrai  que  ce  que  vous 
en  aurez  vu  sortir.  Par  ce  moyen  vous  aurez  des  con- 
naissances solidement  fondées,  complètement  certaines, 
et  telles  que  vous  pourrez  toujours  les  accroître  indé* 
finiment  avec   sécurité.    L'observaiion  et  Inexpérience^ 
voilà  les  seules  bonnesmachme^irUellecittelles.  Cependant 
je  ne  me  contente  pas  de  vous  avoir  fait  connaître  ces 
précieux  iostruments  :  je  veux  tout  de  suite  vous  montrer 
leurs  effets ,  et  vous  faire  jouir  de  leur  utilité  ;  je  vais 
dès  ce  moment  entamer  la  grande  et  entière  rénovation 
qui  doit  nécessairement  suivre  de  la  vérité  que  je  viens 
de  vous  apprendre,  et  que  vous  auriez  trouvée  au« 
dedans  de  vous-mêmes  si  vous  vous  étiez  bien  observés. 
Mes  successeurs  continueront  celte  vaste  entreprise, 
.  sans  crainte  de  s'égarer  désormais ,  pourvu  qu'ils  sui- 
vent la  route  que  j'ai  tracée.  Mais  qu'ils  songent  bien 
plutôt  à  marcher  sûrement  que  rapidement;  qu'ils  se 


814  PHIMgOMIB  MOBIME. 

gardent  bien  d'oublier  cette  maiiitie  que  je  regâk^ 
comme  le  résumé  des  conseils  qae  je  leur  demie  : 
Haminym  mteUedui  non  plumœ  addendœp  md  potU»  ptam- 
bum  eipmukrai  cène  sont  pas  desailes  qu'il  faut  doonet 
à  rintelligence  humaine,  mais  j^utôt  des  semdks  de 
plomb.  Toutes  nos  erreurs  ne  viennent  que  dej^om 
précipitation  a  porter  des  jugements.» 

Telles  sont  les  grandes  tues  du  chancelier  fiioeo  ^ 
tel  est  rimmense  projet  qu'il  a  osé  wnoevoir.  <  Quand 
on  songe,  dit  M^  Destutt  de  Tracj,  combien  U  était 
difficile  qu'une  pareille  idée  se  troutât  dans  une  tète 
humaine  avec  toute  l'audsoe,  toute  l'activité ,  toutes  les 
lumières  et  tous  les  talents  nécessaires  pour  la  faire 
prévaloir^  on  n'est  pas  surpris  qlieoe  phénomàne  ait  été 
plus  de  dix-huit  cents  ans  (  à  ne  compter  que  depuis 
Aristote)  sans  nous  apparaltrci  »  Mais  l'étonnefiient  re- 
double quand  on  voit  que  ce  hardi  projet  a  été  conçu 
par  Bacon  dès  ses  plus  jeunes  années,  qu'il  a  senti  oe 
qu'il  a  d'immense  et  même  de  gigantesque,  qil'il  n'en 
a  pas  été  effrayé  ^  qu'il  a  osé  en  rédiger  et  en  publier 
le  programme  et  la  première  ébauche  avant  d'avoir 
atteint  l'âge  de  vingt  ans,  et  qu'il  a  constamment  tra- 
vaillé toute  sa  vie ,  sinon  à  le  mettre  à  fin ,  du  moins  à 
l'avancer. 

Son  ouvrage  devait  se  composer  de  six  parties^  qu'il 
appelle  : 

i*  Division  des  sciences  ) 

S*  Nouvel  organe,  ou  indices  sur  l'interprétation 
de  la  nature  ; 

d^  Phénomènes  de  l'univers,  ou  histoire  natureUe 
et  expérimentale,  devant  sei'Vir  de  base  à  la  philosoipbie} 


MOXlftME  ÉMQOB.  SIS 

A"  Sobdk  (!•  rentondemeot  ; 

6*  Aifant-ooufeurs  ou  oonnais^aMei  anticipées  de 
la  philosophie  seconde } 

6*  Philosophie  seeonde ,  ou  seience  aoUve* 

Baoon  n'a  exéeuté  que  quelques  parties  de  ce  plan  { 
à  regard  des  autres  il  a  seulenrant  laissé  des  matériaux  » 
•t  des  idées  sur  la  aaaniére  dont  on  peut  les  développeri 
La  secoûdei  a'est«à-dire  le  WÊmtel  sr^^ttnsi  a  paru  preS« 
que  eomplète  ^  et  c'est  &  la  place  de  la  pf emière  qu'il 
a  donné  son  traité  sur  fa»  fnfféê  dst  $eieme$é 

Il  a  lui^mteie  exposé ,  dans  une  admirable  préflice  i 
le  hut  qu'il  se  proposait  dans  le  premier  de  ces  ouvra** 
f  M I  que  Boas  regardons  cMnme  son  plus  beau  titre 
de  gloire. 

<  La  méthode  que  nous  nous  proposons  de  déve- 
lopper I  dit-4l  I  consiste  à  se  servir  de  sa  raison  d^Une 
naniére  plus  utile  et  plus  parflûte^  et  à  employer  les 
TéritaUes  ressodrees  de  notre  intelligence  i  afin  de  par- 
venir par  ce  ttoyen  (  autant  toutefois  que  le  permet  la 
oonditioA  des.  faibles  mortels  )  à  aeerottre  les  forces  de 
ronteadementi  à  étendit  ses  facultés»  et  à  le  rendre 
capable  de  surmonter  les  difficultés  et  de  dissiper  les 
obscurités  qu'il  rencontre  dans  l'étude  de  la  nature» 
Le  but  que  nous  nous  proposons  est  de  trouver  non 
des  arguments,  mais  des  arts|  non  des  choses  con- 
formes aux  principes ,  mais  les  principes  eux-mêmes  | 
non  des  raisons  probables ,  mais  des  indications  et  des 
lumières  sûres  pour  diriger  nos  actions.  Dans. la  logique 
vulgaire  I  on  est  presque  uniquement  occupé  du  syllo* 
gisme;  quant  i  Tinrfiioiîm^  à  peine  les  dialecticiens 
paraissmt*îi9  y  avoir  réeUement  pensé;  ils  n'en  font 


346  PHILOSOPHIE   MOOEIlfCE. 

qu'une  mention  l^ère  et  transitoire ,  et  ils  se  hâtent 
d'arriver  aux  formules  qui  servent  dans  la  dispute. 
Nous,  au  contraire,  nous  rejetons  toute  démonstration 
par  le  syllogisme,  parce  qu*il  procède  d'une  manière 
confuse,  et  que  la  nature  lui  échappe  en  dfet ,  quoique 
personne  ne  puisse  douter  que  quand  deux  choses 
conviennent  à  un  moyen  terme,  elles  conviennent  entre 
elles  (ce  qui  est  d'une  certitude  mathématique).  Néan- 
moins il  y  a  là-dessous  une  supercherie  cachée  ;  car  le 
syllogisme  est  composé  de  propositions^  les  propositions 
de  mots,  et  les  mots  sont  les  signes  et  les  étiquettes 
des  idées  :  d'où  il  suit  que ,  si  les  idées  elles-mftmes , 
qui  sont  comme  l'âme  des  mots  et  la  base  de  tout 
l'édifice,  sont  extraites  des  choses  au  hasard  et  mal  à 
propos;  si  elles  sont  vagues,  mal  déterminées,  im- 
parfaitement circonscrites,  tout  croule  nécessairement. 
Dans  tout  ce  qui  regarde  la  nature,  nous  nous  servirons 
donc  toujours  de  V  induction ,  depuis  les  propositions 
les  plus  particulières  jusqu'aux  plus  étendues;  car 
nous  croyons  que  l'induction  est  réellement  la  forme 
de  démonstration  qui  préserve  les  sens  de  toute  erreur, 
qui  presse  la  nature  de  révéler  ses  secrets ,  qui  conduit 
nécessairement  à  des  résultats  pratiques,  et  qui  se 
confond  pour  ainsi  dire  avec  eux. 

»  En  suivant  la  méthode  ordinaire,  on  saute  tout 
d'un  coup  du  sens  et  des  faits  particuliers  aux  principes 
les  plus  généraux,  comme  à  des' pôles  fixes  autour 
desquels  on  fait  rouler  toutes  les  disputes  ;  et  de  ces 
principes ,  on  feit  dériver  tous  les  autres ,  à  l'aide  de 
moyens,  de  propositions  intermédiaires.  Certes,  cette 
méthode  est  très-expéditive;  mais  elle  est  précipitée 


D£l]XliM£    ÉPOQUE*  317 

et  tout-à*fait  inhabile  [k  pénétrer  dans  la  nature  des 
choses ,  quoique  très-propre  et  très-bien  adaptée  à  l'art 
de  la  dispute.  Mais,  suivant  nous,  il  faut  faire  naître 
les  axiomes  lentement  et  graduellement,  de  manière 
que  Ton  n'arrive  qu'en  dernier  lieu  aux  principes  les 
plus  généraux.  Alors  seulement  ces  principes  géné- 
raux ne  seront  plus  des  notions  vagues,  mais  des  idées 
bien  déterminées  et  telles  que  la  nature  elle-même 
nous  les  montre,  comme  vraies  et  comme  profondé- 
ment inhérentes  à  la  nature  des  choses,  i» 

Bacon  expose  ensuite  la  nature  de  nos  facultés  in* 
tellecluelles ,  et  indique  les  moyens  de  suppléer  par  la 
répétition  des  expériences  ù  l'imperfection  de  nos  sens. 
«  Ces  moyens  seraient  suffisants,  ajoute-t-il,  si  l'intel- 
ligence humaine  n'était  point  faussée  et  ressemblait 
parfaitement  à  une  table  rase;  mais  comme  les  esprits 
des  hommes  ont  été  si  merveilleusement  travaillés, 
qu'ils  ne  présentent  plus  aucune  surface  plane  et  polie, 
propre  à  bien  recevoir  les  rayons  lumineux ,  il  s'ensuit 
qu'il  faut  encore  chercher  un  remède  à  ce  malheur. 
Pour  rectifier  les  erreurs  de  notre  intelligence,  pour 
la  rendre  propre  à  sstisir  la  vérité,  il  est  nécessaire 
que  l'on  se  livre  à  trois  examens  critiques  :   l"*  celui 
des  philosophies  ;  2"*  celui  des  démonstrations;  S"*  celui 
de  la  nature  même  de  nos  facultés  intellectuelles. 
Quand  nous  aurons  rempli  ces  trois  objets,  et  quand 
enfin  on  aura  vu  clairement  ce  que  comporte  la  nature 
de  notre  esprit  >  nous  croirons  avoir  en  quelque  sorte 
conclu ,  sous  les  auspices  de  la  bonté  divine  ^  le  ma- 
riage de  l'esprit  humain  avec  l'univers.  Qu'il   nous 
soit   permis  d'en  faire  l'épithalame,  et  de  former 


I 

L 


818  PllL08a»Bll  liOlMIliNE. 

le  vœu  que  de  cette  alliance  il  naisse  une  race  dMn* 
mentions  et  de  ressources  de  toute  espèce ,  capable  de 
vaincre  et  de  détruire,  au  moins  en  partie ,,  les  mi^ 
sères  et  les  soufTrances  attachées  à  T humanité.  » 

Ces  magnifiques  promesses ,  il  n'était  au  pouvoir  de 
personne  au  monde  de  les  réaliser  immédiatement  ; 
mais  telle  était  l'excellence  de  la  méthode  dont  Bacoa 
se  trouvait  possesseur  ,  qu'il  pouvait  annoncer  hardi- 
ment^ comme  devant  en  être  les  conséquences  iné- 
vitables, tous  les  résultats  que  son  génie  lui  révélait. 

La  méthode  de  Bacon  était  applicable  A  tout ,  aux 
sciences  morales  comme  aux  sciences  physiques ,  et 
elle  contenait  deux  procédés  différents  :  Tobservation 
et  rinduction,  qui  peuvent  être  considérées  comme 
n'étant  autre  chose  que  l'analyse  et  la  synthèse.  Or 
la  réunion  de  l'analyse  et  de  )a  synthèse  est  précisé- 
ment ce  grand  levier  au  moyen  duquel  la  philosophie 
peut  éviter  de  tomber  dans  l'excès  du  sensualisme  oa 
de  l'idéalisme,  en  prêtant  une  égale  attention  aux  phéno- 
mènes du  monde  physique  et  à  l'étude  de  la  conscience. 
Mais  le  père  de  la  philosophie  expérimentale  ne  fut  pas 
toujours  assez  sage  et  assez  ferme  pour  l'appKquer  avec 
impartialité  aux  deux  ordres  de  faits  qui  constituent 
le  savoir  humain.  C'est  surtout  l'analyse,  et  Tanalyse 
sensible,  qui  domine  chez  lui.  Il  a  même  condamné, 
dans  une  phrase  célèbre  et  bien  souvent  citée,  Tob- 
servation  psychologique,. dont  il  avait  ailleurs  reconnu 
la  nécessité,  c  C'est  dans  la  seule  interprétation  de  h 
nature  extérieure  ,  dit-il ,  que  l'esprit  humain  montre 
sa  force  ;  mais  quand  il  revient  sur  lui-même  et  cher- 
che à  se  comprendre,  il  est  semblable  à  l'araignée. 


«MOXliME  ÉPOQUE.  319 

qui  ne  peut  tirer  d'elle-même  que  des  fils  plus  ou  moins 
délicats ,  mais  sans  solidité  et  de  nul  usage^  »  On  ne 
reeonnait  plus  là  le  philosophe  qui  avait  dit  4  «  Qu^tl 
serait  bond* unir 9  dans  un  hymen  légitime  et  constant, 
la  méthode  empirique  et  la  méthode  rationnelle ,  les 
coneeptions  à  prwri  et  les  recherches  expérimentales 
de  la  nature.  » 

Le  caractère  dominant  de  la  philosophie  de  Bacon 
est  donc  le  sensualisme.  L'étendue  et  la  force  de  son 
esprit  lui  disaient  bien  entrevoir  que  Texpérience  sen- 
sible ne  saurait  rendre  un  compte  exact  et  satisfaisant 
de  tous  les  phénomènes  de  rintelligence(i);  néanmoins 
les  préceptes  qu'il  donne  ont  presque  toujours  pour 
objet  l'étude  du  monde  matériel ,  et  manifestent  par 
conséquent  une  forte  tendance  sensualiste. 

Bacon,  comme  tous  les  réformateurs,  est  loin  d'a- 
voir atteint  toutes  les  conséquences  de  ses  principes  i 

(1)  Les  passages  suivants,  sur  le  mysti^isaie ,  la  diviniUon ,  le  somnam- 
biiUsme  et  le  ma£;nétisme  animal»  prouveront  que  Baeon»  tout  en  reeoni- 
mandant  particulièrement  la  méthode  expérimentale ,  n'était  pas ,  à  beaucoup 
près,  aussi  exclusif  que  le  furent  ses  successeurs. 

«  L'inspiration  prophétique ,  la  faculté  divinatoire ,  a  pour  fondement  la 
verta  cachée  de  TAme  qui ,  lorsqu'elle  est  retirée  et  recueillie  en  ^Ud-mèoe , 
peut  voir  4'avance  Vavenlr  dans  le  songe ,  dans  l'extase  et  d^ns  le  voisin^ 
de  la  mort;  ce  phénomène  est  plus  rare  dans  la  veille  que  dans  l'état  de 
santé.  »  •  (De  Augmentis ,  IV,  3-. ) 

«  Quand  Flntelligence  est  assoupie  (  dans  le  sommeil  ou  dans  la  maladie } , 
Il  n'est  pas  impossible  qu'il  y  ait  une  communication  plus  directe  entre  la 
divinité  et  elle.  »  (  ïbid. ,  U.  ) 

a  n  7  a  une  action  possible  d'une  pecsotuie  sur  ui^e  aptre  par  l'imagiiiatîon 
de  l'une  de  ces  deux  personnes;  car,  comme  le  cprps  reçoit  l'action  d'un 
teorps,  l'esprit  est  apte  à  recevoir  l'action  d'un  autre  esprit.  » 

(i»irf.,IT,3.) 


3S0  PHILOSOPHIE    HODfilUiiE. 

il  est  le  fondateur  de  l'école  sensualiste  moderne ,  mais 
on  chercherait  en  vain  dans  ses  ouvrages  les  conséquen- 
ces auxquelles  cette  école  est  plus  tard  arrivée.  D*ait- 
leurs,  il  n'a  pas  créé  de  système;  il  n'a  établi  qu'ime 
méthode.  Sans  doute  les  pensées  les  plus  nobles  et  les 
plus  énergiques,  des  remarques  judicieuses  et  profon- 
des, des  préceptes  où  brille  une  admirable  sagacité,  se 
rencontrent  en  foule  dans  ses  ouvrages;  mais  ce  n'est 
ni  comme  physicien,  ni  comme  moraliste,  ni  camme 
métaphysicien ,  ni  comme  politique ,  qu'il  excite  le  plus 
notre  admiration;  et  il  est  moins  remarquable   par 
l'application  de  ses  théories  que  par  ses  vues  et  ses  ma- 
ximes générales.  Ce  n'est  donc  point  dans  Baoan  lui- 
même,  mais  dans  son  école,  que  nous  trouverons  les 
résultats  qui  découlent  d'un  système  fondé  surTobser- 
vation  sensible  :  qu'il  nous  suffise  d'avoir  montré  que, 
dès  l'aurore  delà  philosophie  moderne,  déjà  se  mani* 
fesle  cette  tendance  au  sensualisme,  qui,  devenue  de 
plus  en  plus  prononcée  par  Hobbes  et  par  Locke,   a 
été  l'un  des  caractères  dominants  de  la  philosophie  du 
xvur  siècle.  A  côté  de  cette  école  s'est  élevée  celle  de 
Descartes  :  voyons  comment  l'influence  de  ce  grand 
homme  produisit  une  tendance  opposée,  qui,  déjà  re- 
marquable dans  ses  écrits^  se  développa  de  plus  en  plus 
chez  ses  successeurs.  ^ 

DBSCAHTES. 

René  Descàrtes  ,  né  à  la  Haye  en  Touraine ,  fit  ses 
premières  études  à  la  Flèche,  dns  le  collège  des  jé- 
suites ,  où  il  se  distingua  par  une  imagination  vive , 


li£U^lÈll£    ÉPOQUE.  32i 

une  hardiesse  peu  commune  à  combiner  des  idées  (1), 
un  jugement  profond  el  une  avidité  insatiable  do  s'in- 
struire. Il  s'adonna  d'abord  avec  ardeur  aux  matbéma- 
tii|i]es,  à  l'astronomie  et  à  la  philosophie;  mais  après 
avoir  consacré  un  long  espace  de  temps  à  cette  der- 
nière étude,  n';  trouvant  que  doute,  confusion  et 
incertitude,?  il  arriva  bientôt  au  point  de  ne  pouvoir 
décider  quelle  doctrine  semblait  être  la  plus  vraie  :  tous 
ses  efforts  n'avaient  produit  d'autre  résultat  que  de  le 
convaincre  de  son  ignorance.  Il  résolut  donc  de  renon- 
cer  aux  livres^  de  voyager ,  d'aller  chercher  partout  des 
connaissances  plus  solides,  soit  dans  le  monde,  soit  dans 
ses  liaisons  personnelles  avec  les  savants.  Il  partit  de 
Paris  pour  se  rendre  en  Hollande,  prit  du  service  sous 
Maurice ,  prince  d'Orange ,  et  demeura  quelque  temps 
en  garnison  à  Bréda.  Après  avoir  voyagé  successivement 
en  Silésie,  en  Pologne ,  sur  les  côtes  de  la  mer  Baltique, 
en  Allemagne,  en  Suisse,  en  Italie  et  en  France,  il 
résolut  de  se  fixer  enfin  en  Hollande,  pour  y  travailler 
entièrement  à  la  grande  réforme  philosophique ,  dont 
il  avait  depuis  longtemps  conçu  le  projet  et  formé  le 
plan. 

Le  temps  qu'il  passa  dans  cette  retraite,  depuis 
Tannée  1629  jusqu'en  1644,  est  l'époque  la  plus  remar- 
quable et  la  plus  importante  de  son  existence  littéraire. 
Ce  fut  pendant  cet  intervalle  qu'il  publia  la  plupart  de 
ses  ouvrages  mathématiques  et  philosophiques,  qu'il 
compta  le  plus  grand  nombre  de  disciples,  et  qu'il  eut 
à  soutenir  presque  toutes  les  disputes  savantes  dans 

(1)  11  y  avait  tellement  pris  l'habitude  d'une  méditation  profonde,  que  ses 
eamarades  ravaient  eurnommé  le  Philosophe. 

31 


322  PHILOSOPHIE  ^DBME. 

lesqudles  il  se  trouva  engagé.  En  1649,  la  reine  Ghri»- 
line  de  Suède  Finvita  à  se  rendre  à  Stockholm,  pour 
lui  enseigner  à  elle-même  la  philosophie.  Descartes  sut 
se  concilier  les  bonnes  grâces  de  cette  reine  inconstapte 
et  capricieuse.  Mais  les  désagréments  que  la  jalousie  lui 
suscita,  Tâpreté  du  climat,  et  le  genre  de  vie  qu'il  fut 
contraint  de  mener,  altérèrent  sa  santé:  il  fut  atteint 
d'une  fièvre  aiguë,  et  mourut  en  1650.  Christine,  vive- 
ment affectée  de  sa  mort ,  lui  ût  élever  un  tombeau  avec 
une  épitaphe  très-honorable. 

Les  mêmes  réflexions  qui  avaient  inspiré  à  Bacon  le 

« 

projet  de  sa  grande  rénovation  servirent  de  base  aux  prin- 
cipes sur  lesquels  Descartes  voulut  asseoir  la  réforme 
qu'il  avait  méditée.  Sans  avoir  eu  connaissance  des  ou- 
vrages du  chancelier,  il  se  trouva,  par  une  coïncidence 
bien  remarquable,  qu'il  pensa  et  écrivit,  sur  laméiiiode 
à  suivre  dans  les  recherches  scientifiques,  des  choses 
absolument  semblables. 

Pour  arriver  à  la  vérité ,  qu'il  n'avait  trouvée  nulle 
part ,  Descartes  entreprit  d'oublier  et  d'eflbcer  en  quel- 
que  sorte  de  son  esprit  tout  ce  qu'il  savait,  toutes  les 
doctrines  et  toutes  les  opinions  qu'il  avait  embrassées, 
et  de  ne  s'arrêter  qu'à  celles  qui  lui  seraient  fournie^ 

■ 

par  sa  propre  conscience  et  ses  méditations.  Conformé- 
ment à  ce  dessein,  il  érigea  en  règles  de  la  réflexion  lès 
quatre  principes  logiques  suivants  : 

1"  Ne  se  fier  qu'à  l'évidence.  —  C'était,  précisément 
comme  l'avait  fait  Bacon ,  exhorter  la  philosophie  a 
sortir  de  la  tradition,  de  l'autorité  et  du  formalisme 
des  écoles. 

« 

2""  Diviser  les  objets  autant  que  faire  se  peut.  — 


DEUXIÈMJE   ÉPOOUE.  8!S8 

C'est  l'analyse  déjà  recommandée  par  Bacon,  lorsqu'il 
(lisait  que  pour  étudier  la  nature  il  faut  la  disséquer 
et  Fanatomiser. 

3°  l^ire  dés  dénombrements^aussi  nombreux^,  aussi 
étendus,  aussi  variés  que  Jaire  se  pourranî —  C*çst-â- 
dire ,  faire  des  analyses  complètes  et  épuiser  l'obser- 
vation, avant  de  tirer  aucune  conclusion:  régie  encore 
indiquée  par  Bacon. 

Ùes  trois  règles  sont  purement  analytiques.  La  qua^ 
trième  est  le  coté  synthétique  delà  méthode  cartésienne  : 
c'est  l'ordre,  J'enchainement  régulier,  cet  art  qui,  de 
toutes  les  parties  divisées  et  successivement  examinées 
et  épuisées  par  l'analyse,  reconstruit  et  forme  bn  tout, 
un' système.    '        '        J  ' 

'  Jusqu'à  présent  les  deux*  réformateurs  ont  suivi  ta 
même  ligne,  ils  sont  de  la  môme  école  :  mais  lorsqu'ils 
arrivent  à  l'application  de  l'excellente  méthode  dont 
ils  ont  tracé  les  règles,  et  qui  constitue  leur  unité ^ 
ics  différences  ne  tardent  pas  à  se'  faire  sentir.  t)e 
ih^.me  que  la  méthode  de  Bacon ,  plus  pariicuirèremént 
appliquée  aux  objets  extérieurs,  était  devenue  exclusive 
et  •s'éiaît  réduite  à  l'analyse  physique,  de  môme  la 
méthode  cartésienne  inclina  surtout  vers  l'analyse  in- 
térieure, vers  l*analyse  psychologique. 

t^arti  de  la  supposition  qu'il  ne  savait  absolument 
rien,  bescaîrtes  est  .cependant  obligé  de  reconnaître 
en  lui-raôme  une  activité  qui  lui  donne  la  conviction 
de  la  réalité  de  sa  propre  existence.  Il  trouve  que  la 
pensée  peut  tout  mettre  en  question,  tout,  excepté 
elle-même.  En  effet,  quand  on  douterait  de  toutes 
choses^  on  ne  pourrait  au  moins  douter  qu'on  douté  : 


Mi  PHILOSOPHIE    MODËRNi:. 

or  dotiter,  cesl  penser;  d'où  il  suit  qu'on  ne  peal 
douter  qu'o:i  pense,  et  que  la  pensée  ne  peut  se  renier 
elle-n)ême,  crr  elle  ne  le  fersll  qu'avec  dle-mème  :  de 
là  l'axiome  célèbre  :  Ji  pense,  donc  jexuîe;  €ogUo,ergo 
9unu  Là  est  un  cercle  doA  il  est  impossible  à  tout 
scepticisme  de  sortir;  là  est. donc  le  point  de  départ 
ferme  et  certain  ciferché  par  Descartes;  et  comme  la 
pensée  nous  est  donnée  dans  la  conscience,  voilà  la 
conscience  prise  comme  le  point  de  départ  et  le  thé&lre 
de  toute  recherche  philosophique. 

S'iétant  d'abord  convaincu  de  sa  propre  existence. 
Descartes  voulut  examiner  quelle  confiance  il  devait  à 
ses  facultés  perceptives  intellectuelles.  «  Cette  pensée, 
dit-il ,  qui  est  pour  moi  l'existence ,  atteint-elle  toujours 
et  infailliblement  la  vérité?  Sans  doute  je  n'ai  pas 
d'autre  moyen  de  connaître  la  vérité  que  ma  pensée; 
mais  je  dois  convenir  que  dans  plus  d'un  cas  cette 
pensée  me  trompe,  et  l'imperfection  est  un  de  ses 
caractères  manifestes.  Or  cette  notion  d'imparfait , 
c'est-à-dire  de  limité ,  de  fin^,  de  contingent ,  m'élève 
directement  à  celle  de  parfait,  d'absolu,  d'illtmité, 
d'infini ,  de  nécessaire.  C'est  un  fait  que  je  n'ai  pas  et 
que  je  ne  puis  avoir  l'une  sans  l'autre.  J'ai  donc  cette 
idée  du  parfait  et  de  l'infini;  mais  qui  suis-je,  moi, 
qui  ai  une  pareille  idée?  un  être  dont  l'attribut  est  la 
pensée  finie,  limitée,  imparfaite.  D'une  part,  j'ai  l'idée 
de  l'infini  et  du  parfait;  de  l'autre,  je  suis  imparfait, 
fini.  De  là  la  démonstration  invincible  de  Texistence 
d'un  être  parfait;  car  si  l'idée  du  parfait  et  de  l'infini 
ne  supposait  pas  l'existence  réelle  et  substantielle  d'un 
être  parfait  et  infini ,  c'est  seulement  parce  que  ce 


DEUXIÈME    ÉPOQUR.  325 

serdît  moi  qui  aurais  fait  cette  idée.  Or,  si  je  Vavais 
feite,  je  pourrais  ^  défaire,  je  pourrais  du  moins  la 
modifier  :  mais  je  ne  puis  ni  la  défaire,  ni  la  modifier; 
je  ne  l'ai  donc  pas  faite;  elle  est  donc  en  moi  sans 
m'appartenir ,  sans  se  rapporter  à  moi  ;  elle  se  rapporte 
donc  à  un  modèle  étranger  à  moi  et  qui  lui  est  propre, 
savoir  Dieu;  de  sorte  que,  par  cela 'seul  que  j'ai  idée 
de  Dieu,  il  suit  que  Dieu  existe.  » 

Après  avoir^  prouvé  l'existence  de  l'âme  et  celle  de 
Dieu  parla  seule  autorité  de  l^j)easée.  Descartes  arrive 
à  la  notion  du  monde  extérieur.  Dans  le  phénomène 
complexe  de  la  pensée,  il  rencontre  la  sensation.  Mais 
quelle  est  la  cause  de  la  sensation  ?  Est-elle  spirituelle 
ou  matérielle*?  Les  sens  ne  nous  en  Misent  rien.  Nous 
imputons  au  objets  extérieurs  des  qualités  dont  la 
plupart  ne  leur  appartiennent  pas,  et  apps^rtiennent  seu- 
lementànotre  manière  d'être^  à  nos  propres  perceptions. 
Ainsi  l'odeur,  la  saveur,  et  toutes  les  qualités  des  corps, 
appelées  secondaires,  ne  sont  point  dans  les  objets;  ce  sont 
des  modifications  de  l'âme,  et  du  sujet  qui  perçoit.  La 
sensation  que  nous  éprouvons  ne  nous  apprend  donc 
rien  autre  chose,  sinon  que  nous  pensons,  que  nous 
sommes ,  que  nous  sommes  modifiés  de  telle  ou  telle 
manière  :  voilà  tout  ce  que  nous  pouvons  conclure  de 
la  sensation.  Or  il  n'y  a  là  rien  d'externe  et  d'objectif^ 
nous  ne  sortons  pasdusujet  etde  nous-mêmes:  comment 
donc  arrivqps-nous  à  la  connaissance  dii  monde  exté- 
rieur? Ici  Descartes  hésite,  et  il  se  demande  si  par 
hasard  il  ne  pourrait  pas.se  faire  qu'un  mauvais  génie, 
placé  derrière  toutes  ces  apparences,  fût  le  véritable 
auteur  de  cette  fantasmagorie.  Mais  il  était  en  posses- 


326  PHILOSOPHIE   MODERNE. 

sîon  de  rexislencê  de  Dieu  ;  ce  Dieu  était  pour  lui  la 
perfectioD  même  :  or  la  perfection  comprend  beaucoup 
d'autres  attributs,  comme  la  sagesse,  la  bonté,  la  véra- 
cité. Si  donc  Dieu  est  véridique,  il  serait  impossible 
que  lui.  qui  est  en  dernière  analyse  l'auteur  de  ces 
appareifices  qui  nous  séduisent  et  nous  portent  à  croire 
à  l'existence  du  monde  extérieur,  ne  nous  eut  montré 
ces  apparences  que  comme  un  piège  et  une  déception. 
Donc  ce  n'est  point  un  piège j  une  déception;  donc  ce 
qui  parait  exister  existe  fiât  Dieu  nous  est  garant  de  la 

légitimité  de  notre  persuasion  naturelle. 

%.  f.   •  .;•  .       .    .* '.'»'*    -j   i       ;*L' *';•• 

Le  vice  de  ce  raisonnement  ne  vient  pas  de  la  méthode 

psychologique  ;  il  4)rovient  au  contraire  de  ce  que  Des- 
cartes n'en  a  pas  fait  une  rigoureuse  application.  Il 
devait,  en  faisant  l'histoire  de  la  conscience,  placer  la 


qu'ult^i 

iremeht,  à  la  suite  d'ûnraisonnement  assez  compliqué, 
doiit  la  base  serait  la  véracité  de  Dieu.  En  fait,  il  n'en 
est  pas  ainsi  ;  et  l'analyse  sévère  des  phénomènes  de  la 
conscience  nous  apprend  que  la  croyance  à  l'existence 
dû  monde  résulte  pour  nous  de  cette  loi  de  notre  raison 
qui  nous  donne  la  notion  absolue  de  cause  :  eliç  est 
donc  infiniment  plus  voisine  du  point;  de  départ  de  la 
pensée  ;  elle  est  plus  immédiate  et  plus  {profonde.  De 
plus,  Descartes  frappé  plus  particulièrement  dans  la 
conscience,  du  phénomène  de  la  pensée,  néglige  un  fait 
aussi  imix)rtant ,  celui  de  l'activité  volontaire  et  libre. 
Sans  doute  il  ne  nie  point  la  liberté  :  il  en  parle  souvent; 
mais  H  ne  s'attache  point  à  en  donner  une  analyse  exacte 


t  ■ 

DEUXIÈME    ÉPOQUE.  '321 

et  approfondie.  Qu'est-il  résulté  de  celte  double  omis- 
sion ?  C'est  qu'une  fois  la  personnalité  humaine  affaiblie, 
ubê  fois  la  croyance  au  monde  extérieur  mal  établie  et 
placée  après  rexistence  de  Tâme  et  l'existence  de  Dieu, 
cette  croyance  se  trouve  en  péril ,  et  la  porte  est  ouverte 
k  Vi<lcalisme.  Descartës  est  trop  sage  pour  tomber  dans 
lès  excès  de  ce  système ,  mais  il  ne  s'en  préserve  qu'4 
Vàide  d'un  raisonnement  qui  est  un  paralogisme.  Ses 
disciples  Malebranche  et  Spinosa  furent  plus  consié- 
qîients  :  et  pendant  que  les  successeurs  de  Bacon  abu- 
saient de  la  méthode  empirique  de  leur  maître  pour 
tomber  dans  un  matérialisme  complet,   ils  abusèrent 
eux-mêmes  de  l'analyse  psychologique  pour  s'avancer 
hardiment,  et  aussi  loin  qu'il  était  possible  de  le  faire ^ 
daps  les  voies  de  l'idéalisme. 

Nous  nous  dispenserons  d'entrer  dans  aucun  détail 
sur  le  système  philosophique  développé  par  t)escartes 
dans  ses  Principes  et  ses  Méditations  :  les  doctrines  ha- 
sardées  et  hypothétiques  qu^il  enseigne  ne  sont  curieuses 
aujourd'hui  que  par  le  contraste  étrange  qu'elles  pré- 
sentent avec  la  rigueur  extrême  des  principes  que 
l'auteur  avait  pris  pour,  point  de  départ  ;  contraste  qui 
•  à  fait  dire  malignement  à  d'Âlembert  :  «  Descartes  avait 
commencé  par  douter  de  tout ,  et  il  a  fîni  par  croire 
qu'il  avait  expliqué  tout.  » 

Nous  devons  remarquer  cependant  parmi  les  services 
qu'il  à  renciùs  â  là  philosophie  *,  V  sa  lumineuse  expo- 
sition dé  l'erreur,  commune  en  logique,  de  vouloir  dé- 
finir des  mots  qui  expriment  des  notion^  trop  simples 
pour  être  susceptibles  d'ânàTysé  ;  2""  ses  observatioils 
sur  lés  différentes  classes  de  préjugés,  et  particulier 


338  PHILOSOMIC   MODERNE. 

rement  sur  les  erreurs  auxquelles  nous  nous  exposons 
par  trop  de  négligence  dans  Tepploi  des  mois  considérôs 
comme  instruments  de  la  pensée.  La  plus  grande  parlie 
de  ces  observations,  toutes  même  peut-être ,  avaieni  élé 
déjà  présentées  par  Bacon;  mais  elles  sont  exprimées 
par  Descartes  avec  plus  de  précision  et  de  simplicité  , 
et  dans  un  style  mieux  adapté  aux  goûts  de  notre  âge. 
3'  La  suprême  et  incontestable  autorité  qtte,  dans  tous 
nos  raisonnements  sur  l'esprit  bumain ,  il  attribue  à 
Tévidence  du  sens  intime.  Il  s'est  servi  avec  une  force 
irrésistible  de  ce  principe  logique  pour  réfuter  les  ao^ 
phismes  des  scolastiques  contre  h  liberté  des  actions 
humaines ,  fondés  sur  la  prescience  de  la  divinité  et 
d'autres  considérations  tbéologiques.  4'  Laplusimpor* 
tante  de  toutes  ses  améliorations  en  métaphysique  est 
la  distinction  qu'il  a  si  clairement  et  si  fortement  établie 
entre  les  qualités  primaires  et  secondaires  de  la  matière. 
Cette  distinction  n'était  point  inconnue  de  quelques^ 
unes  des  anciennes  écoles  de  philosophie  de  la  Grèce  ; 
mais  elle  fut  ensuite  rejetée  par  Âristote  et  par  les 
scolastiques  :  il  était  réservé  à  Descartes  de  la  placer 
sous  un  point  de  vue  si  heureux,  qu'à  l'exception  d'un 
petit  nombre  de  sceptiques ,  elle  a  réuni  les  suffrages 
de  tous  les  observateurs  qui  sont  venus  après  lui. 

Les  services  qu'il  rendit  comme  géomètre  et  comme 
physicien  ne  sont  pas  moins  considérables.  En  géo- 
métrie, il  est  un  de3  hommes  les  plus  remarquables, 
puisqu'il  n'a  pas  seulement  fait  des  découvertes  dans 
cette  science ,  mais  qu'il  a  encore  donné  des  règles  pour 
j  appliquer  Talgèbre  et  pour  la  rendre  utile  en 
physique.  Ses  applications  de  la  géométrie  à  la  d|oj[^ 


1>EI3XIÈaE     &POQUE.  329 

trique  et  à  la  mécanique  sont  au-dessus  de  toute  con- 
testation et  méritent  d'être  admirées.  Comme  physicien, 
comme  physiologiste  et  comme  astronome,  il  a  été 
beaucoup  moins  heureux  :  néanmoins  ses  hypothèses 
mômes  n'ont  pas  été  sans  utilité;  elles  ont  excité  un 
grand  mouvement  dans  les  esprits ,  et  ont  concouru  à 
renverser  les  anciennes  idées.  Son  système  des  tour^ 
billons,  entre  autres,  est  trop  célèbre  pour  que  nous 
nous  dispensions  d'en  donner  au  moins  une  courte 
analyse. 

Suivanè  lui,  tout  dépend,  dans  le  monde,  du  mou- 
vement donné  à  la  matière;  tous  les  phénomènes  doivent 
s'expliquer  parce  mouvement.  En  joignante  ces  prin* 
cjpes  d'autres  idées  plus  métaphysiques  sur  l'impossi- 
bilité du  vide  ou  sur  l'identité  de  l'espace  et  de  la 
matière,  il  considère  la  création  du  monde  comme  le 
mouvement  imprimé  à  la  matière.  Celle-ci  s'est  mue, 
suivant  lui,  immédiatement  après  sa  création,  et  en  se 
mouvant  s'est  divjsée  et  a  été  réduite  en  parcelles  très- 
petites.  Descartes  suppose  ensuite  que  ces  parcelles  sont 
de  diffôrentes  formes,  qu'il  y  en  a  d'anguleuses,  de 
rondes ,  de  branchues,  de  cannelées  comme  de  petites 
vis;  et  de  la  réunion,  de  la  pénétration  de  ces  divers 
éléments^  il  fait  résulter  tous  les  corps.  Appliquant  son 
système  à  l'astronomie ,  il  suppose  une  matière  subtile 
qui  enlève  les  planètes  et  les  fait  circuler  autour  du 
soleil*  Ces  mêmes  tourbillons  produisent  la  pesanteur, 
parce  qu'en  circulant  autour  de  la  terre  ils  entraînent 
les  corps  sur  sa  surface.  Enfin ,  i)oursuivant  ses 
bypethèftea  jusque  dans  les  corps  organisés^  Descartes 
admet  fo  circulation  comme  un  principe  tle  la  physio- 


'i  '  '* .  •    •  .      ■         i   1 1    »  t      1   •.»'■« 


330  .    PHILOSOPHIE   MODERNE. 

logie  humaine  ;  mais  cette  circulation  échauffant  le  sang, 
les  poumons,  loin  d'ôtre  les  organes  de  la  chaleur ,  se 
trouvent  être  uniquement  destinés  à  rafraîchir  le  sang; 
le  mouvement  et  la  chaleur  du  sang,  propagés  dans  le 
cerveau  ,  produisent  les  esprits  animaux  ^  qui ,  redes- 
cendant  par  les  nerfs .  produisent  le  mouvement  volon- 
lontaire,  et  en  remontant  produisent  la  sensation. 
L'âme,  principe  indivisible^  doit  occuper  le  centre  du 
cerveau. 

Tout  ce  système  s'enchaîne  avec  beaucoup  d'esprit  j 
mais  n'a  pas  le  moindre  fondement.  Descartes,  à  Te- 
xemple  d'Ârchimède  qui  n'avait  demandé  qu'un  point 
d'appui  pour  soulever  là  terre,  a  dii  :,  ï>(mnez''nm  la 
matière  et  le  mouvement ,  et  je  créercà  le  monde]  maïs 
aucune  partie  de  son  système  n'a  pu  subsister.  Cepen- 
dant sa  physique  est  tombée  assez  lentement^  etj  après 
avoir  été  repoussée  par  toutes  les  écoles  de  France 
pendant  peut-être  quarante  ou  cinquante  ans^  elfe  s'y 
était  tellement  enracinée,  que  M«  Giivler  dit  avoir 
connu  des  étudiants  en  philosophie  qui  avaient  soutenu 
des  thèses  sur  les  tourbillons,  tant  il  y  a  de  lenteur 
dans  la  marche  de  la  vérité  ! 

Les  bii vràges  de  bescartes  (1)  ont  été  en  quelque  sorte 

•   ••'•  •  «.  -„ 

^1)  Les  pluscélèbres  des  ouvrages  de  René  Descartes  sont;  1«  U  Discours 

sur  la  mt'thode,  pour  bien  conduire  la  raison  et  chercber  la  ▼érité  dans  les 

sciences  ;  2o  Principia  philosophiœ  ;  3o  Meditaiiones ,  sivt  Tracialiis 

dtpassiùrubus  antmœ  ;  4»  ses  leUres ,,  vaste  recueil  où  les  priBdoaip^  hoIbIs 

''deses  doctripes  sont  explioués  et  commentés. 

M.  Cousin  a  publié ,  en  11  voi.  iii-So ,  les  œuvres  complètes  du  philosophe 

de  la  Haie.  M.  Emerj ,  supérieur  de  St-Sulpice ,  avait  rassemblé  iprelqfkes- 

imes.  de  ses  idées  dans  un  ouvrait  ayant  pour  titre.  :  PtMt^sjie  Qts^tr^ 

.^ur /oiv^j^^n  €t surla mora/e. Nous saisisspi^s (»tte  oç^sipn  poi^reOMl)- 

mander  aux  amis  de  la  philosophie  un  ouvragé  de  M.  Àd.  Mazuré ,  pfofêsseùr 


■   '  '  .M    ?" . ..  y  i 

DEUXIÈME   ÉPOQUE.  331 

le  iréhicule  au  moyen  duquel  deux  vérités  importantes, 

qui  ne  sont  pas  de  lui ,  oiit  pénétré  dans  tous  les  esprits: 

ces  deux  gandes  vérités  StOnt  le  système  de  Copernic  et 

la  circulation  du  sans.  Mais  son  premier  titre  est  d'à- 

voir  mérité  le  nom  de  père  de  la  philosophie  expéri- 

mentale  de  l'esprit  humain.  Ainsi ,  à  Bacon  l'analyse  du 

monde  extérieur ,  à  Descartes  celle  du  monde  interne; 

au   premier^^  la  gloire  d'avoir  Imprimé  à  l'étude  des 

sciences  natyrefles  le  mouvement  qui  ^  dans  l'espacé 

d'un  siècle,  leuf  a  fait  prendre  un  si  merveilleux  essor; 

au  second,  celle  d'avoir  mis  au  monde  1  analyse  psy- 

choloffique,  origine  et  base  de  tous  les  progrès  qui  ont 

été  faits  après  lui  dans  îâ  philosophie,  même  dans  les 

écoles  opposées  à  la  sienne. 

Les  traits  caractéristiques  de  ces  deux  grands  hommes 
ainsi  eisquissés,*  examinons  successivement  chacune 
des  deux  écoles  qui  étendirent  et  développèrent  leurs 
doctrines:  et  voyons  si  l'une,  en  outrant  la  tendance 
sensualiste  du  premier,  et  l'autreen  exagérant  la  tendance 
idéaliste  du  second ,  arriveront  bien  ait(  conséquences 
produites  jusqu'à  présent  par  les  écoles  idéalistes  et 
sensualistes  que  nous  avons  passées  en  revue. 

ÉCOLE  EMPIRIQUE  DE  BACON. 

»  .   •  , 

HOBBBS. 

Un  des  premiers  philosophes  qui  ressentirent  i'iri- 

de  philosophie  au  coUége  ro^'al  de  Poitiers ,  ayant  pçur  titre  ;  Êludei  ^ 
Cartésianisme ,  ou  principes  de  la  philosophie  de  René  Descartes.  C'est  une 

■ 

traduction  élégante  et  fidèle  des  Principes  de  ce  philosophe ,  suivie  de 
morABaiOi  choiais  avec  goût,  el  extraits  des  plus  célèbres  cartésiens  da 
xYii*  siècle. 


332  PHILOSOPHIE    MODERNE. 

fluence  du  sensualisme  de  Ba<SDD^  fut  Thomas  Hobbes» 
né  à  Malmesbury^en  1588.  Il  puisa  dans  Tintimité  du 
chancelier  le  goût  de  la  littérature  classique,  et  l'aver- 
sion pour  les  subtilités  de  la  scolastique  ,  qui  carac- 
térise ses  écrits.  Sa  philosophie  se  distingue  surtout  par 
la  rigueur  de  ses  déductions.  H  rejelte  tout  fait  hypo- 
thétique, et  s*en  tient  exclusivement  aux  faits jréels,  qui 
se  réduisent  pour  lui  au  mouvement  et  aux  sensations. 
L*objet  de  la  philosophie  est  tout  corps  conçu  comoae 
susceptible  d'engendrer  un  effet,  et  d'oifrir  une  com- 
position et  une  décomposition.  Toute  connaissance 
tire  son  origine  de  la  sensation,  mais  elle  ne  prend  le  | 
caractère  philosophique  qu'après  qu'elle  a  été  soumise 
au  travail  du  raisonnement.  Uobbes  compare  ce  rai- 
sonnement à  un  calcul .  C'est  ou  une  addition  de  plusieurs 
choses,  ou  la  soustraction  d' une  chose  que  l'on  retranche 
de  plusieurs.  Ainsi,  par  exemple,  un  homme  voit  de 
loin  un  objet,  il  en  acquiert  une  idée,  qu'il  appelle 
corps  ;  en  se  rapprochant  il  remarque  que  le  corps  se 
meut,  et  qu'il  se  trouve  tantôt  ici,  tantôt  là  ;  il  reçoit 
donc  une  nouvelle  idée,  et  dit  que  ce  corp»  est  animé. 
En  s'approchant encore  davantage,  il  s'aperçoit  que  le 
corps  animé  parle  et  donne  tous  les  signes  d'un  être 
raisonnable  :  il  prend  donc  une  troisième  et  nouvelle 
idée ,  et  appelle  le  corps  animé  raisonnable.  Enfm , 
quand  il  a  connu  clairement  et  parfeitement  l'objet,  il 
additionne  ces  trois  idées,  comme  trois  nombres,  d'où 
résultent  l'idée  composée  et  le  nom  d'un  corps  qui 
est  animé  et  doué  de  raison.  La  soustraction  s'opère  par 
le  môme  procédé,  mais  en  sens  inverse.  Lorqu'on  voie 
un  homme  de  près,  on  en  a  une  idée  claire  et  corn- 


deuxiëm|:  KPauii£.  333 

plèle;  mais  a  une. plus  gwind  distance^  l'idée  d'être 
raisonnable  se  perd ,  et  il  ne  reste  plus  que  celle  de 
corps  animé.  Quand  l'éloi^ement  augmente  encore, 
ridée  de  corps  \iv9n(  disparaît,  et  celle  de  corps  reste 
seqle  »  jusqu'à  ce  que  le  ^çorps  se  trouve  totalement 
soustrait  à  la  vue. 

La  vérité  et  la  fiiusseté  consistent  dans  les  relations 
des  termes  du  langageou  dans  les  déûnitions,  et  la  mé- 
taphysique se  réduit  à  une  langue  bien  faite.  Ùobbes 
est  donc  complé(^ment  nominalisle. 

Le  fini  et  le  délimité  peut  seul  être  connu;  l'infini 
B'est  susceptible  d'être  imaginé  d'aucune  manière,  ni 
par  conséquent  connu;. c'est  un  mot  qui  ne  suppose- 
poîpil  une- notion  quelconque,  mais  qui  est  destiné  à 
honorer  un  être  d^nt  la  connaissance  appartient  uni- 
quement à  la  foi.  Hobbes  ne  laissait  donc  à  la  philo- 
sophie que  la  science  des  corps  (  philosophie  naturelle), 
celle  de  l'homme  en  général  (éthique),  et  celle  de  l'état 
(politique).  * 

Sa  philosophie  naturelle  est  basée  sur  la  théorie 
atomistique  et  corpusculaire  ;  «l'âme  est  dans  son 
système,  comme  dans  celui  de  Démocrite,  un  corps 
subtil.  «^ 

Sa  morale  ou  éthique  se  réduit  au  principe  suivant  : 
de  la  sensation  agréable  ou  désagréable  dépend  l'idée 
du  bien  ou  du  mal;  or  à  la  sensation  agréable  ou  dés- 
agréable, il  est  impossible  d'appliquer  une  autre  loi, 
sinon  qu'il  faut  rechercher  la  première  et  éviter  li 
seconde.  Jusqu'à  présent,  comme  on  le  voit,  Hobbes 
tire  rigoureusement  les  conséquences  de  ses  principes  : 
mais  c'est  dans  sa  politique  surtout  que  sa  logique 


334  PBILOSOPHIE   MODERNE. 

est  rigoureuse  :  en  voici  les  «  doctriaes  fondamentales. 
Tous  les  hommes  sont  égaux  pei*  la  naturêV  et^  avant 
rinstitution  des  gouvernements ,  ils  avaient  tous  un 
droit  égal  à  la  jouissance  des  bieps^du  monde.  Suivant 
Hobbes.  l'homme  est  naturellement  un  animal  solitaire 
et  égoïste ,  et  l'union  sociale  n'est  qu*ude  ligue  inté- 
ressée, suggérée  par  des  vues  prudentes  d'avantages 
personnels.  La  conséquence  nécessaire  est  donc  que 
Tétat  de  nature  doit  être  une  giierre  perpétuelle,  dans 
laquelle  chaque  individu  h^a  pour  ga^é  dé  sa  sûreté 
que  sa  force  ou  son  esprit,  et  dans  laquelle  l'industne 
est  nulle,  parce  qu'elle  n'a  point  âe  garantie  ^e  la 
jouissance  de  ses  produits.  Afin  de  confirmer  cet  aperçu 
sur  l'origine  de  la  société,  Hobbes  en  appelle  à  des 
faits  qui  tous  le%jours  se  présentent  à  notre  expérience. 
«  Quand  un  homme,  dit-il,  va  en  voyage,  n'a-t-itpas 
le  besoin  de  s^armer  et  de  se  faire  bien  accompagner  t 

Avant  de  se  mettre  au  lit,  ne  ferme-t-il  pas  sa' porte  à 

■<•'       •       «•*.••      .-. 

clé?  Même  (\ans  sa  maison,  ne  met-il  pas  une  serrure 
à  ses  armoires;  et  par  ces  actions  n'accuse-t-il  pas 
autant  ses  semblables  que  je  né  lie  ^ais  par  mes  dis- 
cours?  » 

Dans  l'intérêt  du  maintien  de  la  paix  et  de  la  sécurité 
publiques ,  il  est  nécessaire  que  tout  homme  abandonne 
une  partie  de  ses  droits  naturels,  et  se  contente  de  la 
môme  portion  de  liberté  qu'il  croît  utile  d'accorder 
aux  autres;  ou,  comme  le  dit  tfobbes  :  «  Tout  homme 
^doit  se  dépouiller  du  droit  naturel  qu'il  a  sur  tout,  le 
droit  de  tous  les  hommes  sur  toutes  les  choses  signi- 
fiant à  peu  prés  qu^aucun  homme  n'a  droit  à  aucune 
chose.  »  Par  suite  de  cette  transmission  dés  droits 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  335 

naturdi^  à  un  individu  ou  à  un  corps  4'iû<|ividus ,  la 
multitude  di^jenl  une  personne  unique,*  sous  le  nom 
d'état  ou  de  république,  chargée  d'exercer^  pour  (a 
défense  commune,  la  volonté  et  le  pouvoir  commun. 
On   ne  peut  doi^  enlever  le  pouvoir  de  gouverner  â 
ceux  auxquels  il  a  été  conQé,  et  on  ne  peut  l'es  punir 
de  leur  mauvaise  gestion  :  on  doit  chercher  Tinterpré- 
tation  des  lois,  ïfc^.dans  les  conunentaires  des  philo- 
sophes,  mais  dans  laulorité  du  gouvernement;  autre- 
ment la  société  serait  à  cbaque  instant  exposée  à  se 
dissoudre  et  à  se  trouver  réduite  à  ses  premiers  élé- 
ments, si  discordants  entre  eux.  Oh  doit  donc  iregarder 
Tautorité  du  magistrat  comme  la  seule  régie  du  juste 
et  de  rinjuste,  et  chaque  citoyen  doit  écouter  la  voix 
du  magistrat  comme  la  voix  de  sa  propre  conscience. 
•  Peu  cj'années  après,  en  1631 ,  Hobbês  poussa  encore 
plus  loin  son  argument  en  faveur  du  pouvoir  absolu  des 
princes,  dans  un  ouvrage'  auquel  il  donna  le  nom  'dé 
Lév%athan\  par  ce  nom,  il  désigne  le  corps  polifiquer 
11  y  insmue  que  I  homme  est  une  bête  de  proie  qu  on 
ne  peut  apprivoiser,  et  que  le  gouvernement  est  fa 
chaîne  vigoureuse  qui  l'empêclie  de  faire  le  mal. 

Cette  doctrine  de  la  monarchie  absolue ,  représentée 
comme  lldéal  du  vrai  gouvernement ,  décèulait  tout 
naturellement  de  k  morale  de  I)ob|)es  ;  6(  cette  morale 
était  une  conséquence  forcée  de  sa  phifosoptiie  gé- 
nérale, dont  la  racine  était  (}ans  la  t6nc|ance  sensualis^ 
de  Bacon. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  dans  l!exposition  de  se^ 
doctrines  qu'Hèbbes  se  montra  logicien  conséquent  ; 
dans  la  pratique,  irfut  véritablemiinC  lliomme  de  ses 


>i  >»;■:**  .  ir    .   »'♦*.  N-'  .«.»v 


336  PHILOSOPHIE   MODERNE. 

théories.  En  1618 ,  pressentant  les  troubles  qui  mena* 
çaient  TÂngleterre,  il  avait  fait  une  traduêtioB  de 
Thucydide,  pour  dégoûter  ses  concitoyens  des  excès 
de  la  démocratie.  Plus  tard,  il  qoittarAngleterre  avec 
la  famille  des  Sluarls ,  fidèle  à  cette  famille  par  fidélité 
à  ses  propre  principes;  mais  lorsque  Cromwell  eut 
établi  un  pouvoir  assez  conforme  ^  4ridée  de  sa  mo- 
narchie, Hobbesne'balança  pasàibireses  soumissions 
au  dictateur. 

Ce  qui  distingue  particulièrement  Hobbes,  c'est  la 
précision  et  Tenchainement  de  ses  idées.  Ses  éléments 
de  philosophie  sont  partagés  en  trois  sections ,  qu'il 

intitule (fe  Corpore,  de  Hominê,  et  de  Cive;  c'est-à-dire , 
du  corps  en  générjil  f  du  corps  comme  individu  déter- 
miné, et  de  l'homme  oamme  membre  de  la  société. 
C'est  dans  le  premier  de  ces  ouvrages  que  sont  tracées 
les  règles  de  sa  logique, qui. a  pour  titre  :  Conq^uiaiiOf 
sive  Logica  (i).  Les  uns  et  les  autres  ont  été  étudiés 
avec  grand  soin  par  Locke  et  Hume»  auxquels  ils  ont 
suggéré  plusieurs  idées  importantes. 

GASSENDI. 

Gassendi,  que  Tennemana  appelle  le  plus  savant 
parmi  les  philosophes  ,  et  le  plus  philosophe  parmi  les 
savants  )  formé  ou  tout  au  moins  grandi  à  l'école  de 
Bacon ,  et  placé  par  conséquent  dans  le  point  de  vue 
du  sensualisme,  consacra  sa  vaste  érudition  à  la  défense 
et  à  l'exposition  de  la  doctrine  d'Épicure.  Déjà  avant 

(1)  H.  BestuU  de  Tracy  en  a  demie  la  trtducUon  dans  ses  jélàHoOs 
tf  idéologie  (  3«  part.  Logique  »  l.  2  )« 


DEUXIÈME    ÉPOQUE,  337 

lui  Guillainne  de  BÉRicARD^vait^  proposé  un  syslèpe 
éclectique  fondé  sur  la  doctrine  des  atomes ,  comn^ç 
présentant  un  système  de.  la  nature  approprié  aux  doc- 
trines du  christianisme,  entreprise  tentée  aussi  à  la 
jnêipe  époque  par  Daniel  Sennert  et  par  Cbrysostôme 
Mîi<;r4ENUS,  auteur  du  Democriêus  reviviscens,  compi- 
lation peu  estimée.  Mais  les  travaux  de  Gassendi  lais- 
sèrent bien  loin  en  arrière  ces  faibles  essais. 

Ce  philosoptie  joignait  à  un  jjjgement  sain  beaucoup 
de  goût  et  un  esprit  profond,  il  avait  aussi  un  talent 
naturel,  mais  que  l'art  savait  développé  à  un  point 
extralbrdinaire ,  pour  classer  ses  idées  ^'après  les  lois 
de  la  saine  logique^  et  pour  les  exprimer  avec  précision, 
clarté  et  élégance.  Sa  vie  littéraire  fut  extrêmement 
active.  Il  entretenait  une  correspondance  très-suivie 
avec  les  savants  les  plus  célèbres  de  son  temps,  Galilée, 
Kepler,  Mersenne,  Hobbes,  Ménage ,  la  reine  Christine 
de  Suède,  etc.  Il  était  principalement  lié  avec  le  cé- 
lèbre voyageur  Bernier,  qui  lui  avait  voué  un  atta- 
chement si  sincère ,  qu'il  demeura  son  compagnon  pres- 
que inséparable  pendant  les  dernières  années  de  sa  vie. 

En  exposant  la  doctrine  d'Épicure,  Gassendi  déclara 
qu'il  en  rejetait  tout  ce  qui  était  contraire  au  chris- 
tianisme. Malgré  ces  réserves,  il  est  impossible  que  Ton 
ne  remarque  pas  ^ans  ses  ouvrages,  av^c  les  principes 
et  les  procédés  de  la  philosophie  épicurienne,  les  con- 
séquences matérialistes  qui  s'en  déduisent  nécessai- 
rement. La  tendance  de  son  système  se  manifesta  d'ail- 
leurs d'un%  manière  évidente  dans  l'ardeur  avec  laquelle 
il  ^^mbattit  l'idéalisme  naissant  de  Descartes  (i),  et 

(1)  Il  l'appelait  sonvenl  ô  «sprit  !  A  ^uoi  Dekartw  répondait  S  matière  ! 

22 


S88  PHiLdsoniB  moderne. 

■ 

TeBlime  toute  particulière  ^u'il  faisait  des  Outrages  et 
Hobbes,  de  Gve  et  de  Corpore.  Sorbière,  son  élève 
et  son  ami ,  nous  apprend  que  quelques  mois  atant  sâ 
mort>  ayant  reçu  ce  dernier  ouvrage,  il  le  baisa  avee 
respect  y  et  s^écria  que  c'était  un  bien  petit  livre ,  mats 
qu'il  était  rempli  d'un» suc  précieux ,  meduUd  tcalti. 

Dans  ses  discussions  avec  Descartes,  il  eut,  sotis  on 
point  de  vue,  un  grand  avantage  sur  son  antagoniste, 
c'est  de  iFavoir  jamais  perdu  sa  bonne  humeur  au 
milieu  de  la  chaleur  des  arguments  philosc^hiques. 
L'indifference  avpc  laquelle,il  regardait  la  plupart  des 
points  en  Jitige  entre  eux  était  peut-être  la  princK* 
pale  cause  de  ce  sang-froid  dg  caractère  qu'il  déploya 
constamment  dans  ses  controverses,  et  qui  forme  u& 
contraste  si  remarquable  avec  l'irritabilité  naturel^  de 
Descartes»  La  confiance  même  de  Gassendi  en  son 
maître  favori,  Épicure,  était  loin  d'être  si  absolue  et 
si  entière ,  s'il  est  vrai  qu'il  eût  coutume  de  donner 
pour  raison  de  la  préférence  qu'il  accordait  è  la  phy« 
sique  d'Épicure  sur  la  théorie  des  tourbillons ,  que  ^ 
chimère  pour  chimère ,  il  ne  pouvait  s'empêchwjde 
se  sentir  quelque  penchant  pour  celle  qui  était  de  deux 
mille  ans  plus  ancienne  que  l'autre* 

Par  une  heureuse  inconséquence,  Gassendi,  malgré 
son  attachement  à  la  philosophie  d'j^pieure^  se  distin^ 
gua  toujours  par  des  moeurs  pures  et  une  sobriété 
extrême.  Sorbière  rapporte  plusieurs  faits  qui  proiv^it 
son  orthodoxie.  U  mourut  avec  une  grande  sérénité 
d'âme  et  les  sentiments  de  la  piété  la  |^ifs  vive,  en 

6  ccarol  Gassendi  ne  se  distingua  pas  moins  .par  ses  vives  et  spiriluénes  at- 
U4vci(coulro  Arislole  «IcouireFludd. 


4OS69   étaat  âgé  de  63  ans.  Ses  dernières  paroles 
furent  :  VWto  Cë  quê  ù'ett  qm  la  vie  de  l'Iwmné  / 

La  aéfie  des  déductions  logiques  avait  conduit  Hobbes, 
d'une  métaphysique  basée  sur  la  sensation^  au  dogme 
de  le  morale  intéressée.  Un  écrivain  ingénieux  et  spi- 
rituel I  La  Rochefoucauld  y  promulgua  le  code  de  cette 
morale  désolante  dans  ses  Maximes ,  ouvrage  qui  exerça 
autant  d'iofluenoe  sur  le  goût  littéraire  que  sut  les 
principes  philosophiques  de  la  société  française  ^  à 
répoque  où  il  écrivait*  «  L'amoUr-propre  est  le  mobile 
de  toutes  les  actions  humaines*  »  Telle  est  Tuniqde 
pensée  qui  fait  le  fond  de  ee  livre  ;  mais  elle  est  pré-^ 
sentée  sous  tant  d'aspects  variés  qu'elle  est  presque 
toi]yours  piquante.  En  lisant  cet  ouvrage ,  il  ne  faut 
pas  oublier  que  c'est  au  milieu  du  tourbillon  des  Cours 
que  son  auteur  a  trouvé  l'occasion  d'étudier  le  monde  1 
et  que  la  sphère  étroite  et  circonscrite  où  il  a  vécu 
ne  devait  pas  lui  présenter  les  modèles  les  plus  favora- 
bles de  la  perfection  de  la  nature  humaine.  On  peut 
en  juger  par  les  maximes  suivantes  : 

La  clémence  des  princes  n'est  souvent  qu'une  poli* 
Uque  pour  gagner  l'affection  des  peuples. 

Cette  déoience^  dont  on  fait  une  vertu ,  se  pratique 
tantôt  par  vanité,  qudquefois  par  paresse ^  souvent 
par  crainte ,  et  presque  toujours  par  toutes  les  trois 
ensemble* 

La  constance  des  sages  n'est  que  l'art  do  renfermer 
leur  agitation  dans  leur  cœur. 


340  PHILOSOPHIE   MODERNE. 

L'orgueil  est  égal  dans  tous  les  hommes ,  et  il  n'y  a 
de  différence  qu'aux  moyens  et  à  la  manière  de  le  mettre 
au  jour. 

L'amour  de  la  j  ustice  n'est,  en  la  plupart  des  hommes, 
que  la  crainte  de  souffrir  rin|ustice. 

Ce  que  les  hommes  ont  nommé  amitié  n'est  qu'une 
société  ,  un  ménagement  réciproque  d'intérêts,  un 
échange  de  bons  offices  :  ce  n'est  enfin  qu'un  commerce 
où  notre  amour-propre  a  toujours  quelque  chose  à 
gagner. 

On  fait  souvent  du  bien  pour  pouvoir  impunément 
faire  le  mal. 

Les  vertus  se  perdent  dans  l'intérêt  |  comme  les 
fleuves  se  perdent  dans  la  mer. 

Les  hommes  ne  vivraient  pas  longtemps  en  société, 
s'ils  n'étaient  les  dupes  les  uns  des  autres.  * 

Voltaire  a  remarqué  que  l'effet  des  Maximes  de  La 
Rochefoucauld  avait  été  d'améliorer  le  style  français  : 
nous  pouvons  ajouter  qu'elles  n'ont  pas  moins  contribué 
à  y  mettre  en  vogue  ces  peintures  fausses  et  dégradantes 
de  la  vie  humaine,  dont,  après  lui,  la  France  et  l'Angle- 
terre se  virent  inondées.  Nous  devons  cependant  à  La 
Rochefoucauld  la  justice  de  reconnaître  que,  dans  le 
commerce  de  Ja  vie,  il  offrit  un  exemple  remarciuable 
de  toutes  les  qualités  dont  il  semblait  nier  l'existence. 

L'auteur  de  cetle  horrible  maxime  :  €  Qu'il  y  a 
toujours  dans  Tadversilé  de  nos  amis  quelque  chose  qui 
ne  nous  déplaît  pas^  »  fut  un  ami  sincère  et  dévoué. 
En  affirmant  que  l'amour-propre  est  le  mobile  de  toutes 
nos  actions ,  il  avait  eu  sans  doute  Tintention  de  pré- 
senter cetle  vérité  comme  un  fait  qu'il  avait  vu  se  vé- 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  341 

rifier  dans  les  plus  hauts  rangs  de  la  société ,  par  sa 
pcppre  expérience  ;  et  noua Jie  pouvons  penser  que  la 
réalité  du  âentiment  moral  fût  niée  d'une  manière  ab* 
solue  par  l'auteur  de  cette  maxime  belle  et  profonde  : 
«  Que  rbypocrisie  est  un  hommage  secret  que  le  vice 
rend  à  la  vertu.  » 

vvFtBmonté 

m 

Ce  fut  encore  d'après  lés  principes  de  la  morale  in- 
téressée, développée  par  Hobbcs,  et  résultant  de  la 
philosophie  sensualiste^  que  Samuel  Puffeisdorf  (  né 
en  4632  j^traça  les  règles  de  sa  Jurisprudence  universelle. 
L'homme  9  en  vertu  de  l'amour  de  soi  et  du  besoin  qu'il 
a  d'être,  assisté  9  est  porté  naturellement  à  rechercher 
ses  semblables  pour  en  être  secouru  ;  mais  aussi ,  par 
le  i^icede  sa  nature  corrompue ,  par  la  diversité  de  ses 
désirs,  le^manque  de  moyens  suffisants  pour  les  satis- 
faire ,  et  l'instabilité  de  son  humeur ,  il  n'a  pas  moins 
de  penchant  à  nuire  aux  autres.  De  là  résulte,  par  le 
principe  même  de  l'amour  de  soi,  la  loi  naturelle  de  so- 
ciabilité,  loi  qui  nous  prescrit  de  travailler,  autant  qu'il 
est  en  nous ,  à  la  formation  et  à  l'entretien  des  biens 
sociaux ,  et  qui  tient  sa  sanction  de  Dieu  môme,  comme 
créateur  de  l'homme,  et,  à  ce  titre,  auteur  de  toutes 
ces  lois.  De  cette  source,  PufTendorf  fait  découler  tous 
les  devoirs,  soit  moraux,  soit  juridiques,  c'est-à-dire 
relatifs  à  la  justice  positive.  Il  n'arrive  pas  à  la  distinction 
du  droit  naturel  et  de  la  morale  ;  il  a  recours  encore 
sur  bien  des  points  à  la  morale  positive  du  christia- 
nisme. Quelle  que  soit  l'imperfection  de  ses  essais ,  on 


doit  reconnaître  oependant  qu'il  a  poté  laa  baaea  de  II 

pbilosopbîe  pratique  univci^Ue. 

Kaia  ni  lui ,  ni  La  Roohefouoauld ,  ni  mèine  lear  pté^ 
décesiieuit  Hobbes»  n'avaient  fait  produire  à  la  phikh 
aepbie  aenau^Hate  toutea  les  oenaéquencea  qu'elle 
entraîne.  Il  fallait  sans  doute  ^  pour  qu'une  logique 
rigoureuse  les  en  tirât^  que  cette  philosophie  fût  pré- 
sentée sous  une  forme  eneove  plut  scientifique  :  Collins 
et  Mandeyille  ne  pouvaientuparaltre  qu'après  Locke  , 

qw  çn  est  Teiprosaion  In  plua  élevéo  et  1a  plua  para, 

tOGEP. 

Jean  Locke  était  né  nn  iQS9  ^  k  WHngUHi  »  vm  de 
Qristûlr  Les  ouvrages  de  Peseart^  d^v^Qf^eal;  «(m 
goOit  poyr  l'étude  dea  soienoea,  parMculiéfenient  yo^f 
la  philosophie  et  la  médecine }  et  j  quoiqu'il  r^etât  1% 
doctrine  cartésienne  sur  plus  d'une  que&tîoa,  patte 
philosophie  ne  laissait  paa  de  lui  plaira  par  sea  efloFto 
vers  la  clarté  et  la*  netteté  des  peni^ées»  Voici  4  quellf» 
occasion  fut  écrit  son  célèbre  E^m  «r  Tcif^deiti^iu 
Imniam*  Dans  une  conversation  à  laquelle  il  a^i^tait , 
une  question  étrangère  à  la  philQsophie  fit  nattée  une 
discussion  où  les  opinions  les  plus  diverses  fvient  avan- 
cées «  sans  que  la  difficulté  pût  èlre  résolue.  A  la  ré^ 
fle:s^ion,il  soupçonna  que  la  cause  provenait  aurtontde  ce 
qn'on  se  servait  de  notions  dont  on  n'avait  paa  reconnu 
la  nature ,  la  portée ,  les  limites  ;  en  généralisant  cette 
observation,  il  conclut  que,  pui^ue  après  tout  nous 
ne  philosophons  qu'avec  l'esprit  humain,  c'est  d'abord 
l'esprit  humain  qu'il  importe  de  oonnattrei  Telle  fut  la 


DEDXliMB  iPOQUKt  849 

jfW»éê  gpaode  et  âimple  à  là  fois  qui  daviot  la  base  et  le 
point  de  départ  de  sa  philosophie,    ^ 

Locke  rendit  à  resprit  humain  ua  service  immenseï 
en  faisant  une  application  scîentiûque  des  principes 
développés  par  Bacon  et  Descartes  à  l'analyse  de  nos 
facultés  ;  mais ,  en  s'égarât  dans  un  sentier  étroit  et 
exclusif,  i)  ouvrit  involontairement  w  accès  &cile  au 
inatérialisme  et  au  scepticisme. 

Toutes  nos  idées,  dit  JLocke,  sont  ou  simples  ou  for- 
mées per  composition  :  les  premières  sont  celles  de 
«oliditéj  d'espace,  d'étendue,  de  figure,  de  mouveracQt, 
d»  repoa;  celles  de  penser  et  de  vouloir,  celles  de  l'exil 
$tci)9e,-  du  temps,  de  la  durée,  de  la  puissance,  ou 
ISipCultés  du  plaisir  et  de  la  peine  :  les  secondes  corn* 
prennent  les  idées  d'accidents,  de  substances  et  de 
rapports.  Les  idées  simples  ont  une  réalité  objective; 
V(kme  les  reçoit  comme  une  table  qui  n'aurait  encore 
rflçu  aucuQ  caractère,  sans  y  ^jouter  rien  du  sien,  et 
par  le  fait  de  la  perception  :  ces  idées  lui  représentent 
4' une  mrt  les  qmlUés prem^^es ^  l'étendue,  la  solidité, 
la  figure^ le  nombre,  la  mobilité;  de  l'autre,  les  qua- 
lités 9wmdmre$^  la  couleur,  le  son,  l'odeur.  Les  idées 
composées  sont  le  produit  des  idées  simples  à  la  suite 
des  opérations  de  l'entendement,  la  liaison,  i'oppositiop, 
la  comparaison,  l'abstraction. 

Le  langage  et  les  erreurs  auxquelles  il  peut  donner 
lieu  ont  fourni  à  Locke  la  matière  d'esicellentes  ob- 
i^ervatioQS,  Son  chapitre  de  l'asêociation  des  idées  a  con- 
tribué lui  seul ,  selon  M.  Dugald  Stewart,  autant  que  le 
reste  de  ses  écrits,  aui  progrès  de  la  métaphysique  dans 
l'âge  suivant* 


344  raiLosoMv;  moderne. 

Les  considérations  suivantes  suffiront  ponr  donner 
une  idée  des  services  que  Locke  a  rendus  à  la  philoso- 
phie^  et  en  niêfpe  temps  des  imperfeclions  que  présente 
son  système.  Envisagé  d'abord  sous  le  point  de  vue  de 
la.  méthode,  YEssm  sur  ^entendement  humain  a  cela  d'ex- 
cellent, que  la  psychologie  ye&i  donnée  cpmme  base  de 
toute  saine  philosophie.  Mais  lé  mal  est  qu'au  lieu  d'ob- 
server l'homme^  ^  facultés  et  les  phénomènes  qai 
résultent  du  développement  de  ces  faculJtps,  dans  Tétat 
et  avec  les  caractères  que  ces  phénomènes  présentent 
aujourd'hui ,  Locke  s'enfonce  d'abord  dans  la  question 
obscure  de  l'état  primitif  de  ces  phénomènes ,  des  pre- 
miers développements  de  ces  phénomènes ,  de  l|prigine 
des  idées.  Ce  vice  de  méthode ,  l'examen  dé  la  question 
de  l'origine  des  idées  qui  devait  venir  après  celles  de 
leurs  caractères  actuels,  jette  Locke  dans^un  système 
qui  ne  voit  d'autre  origine ,  à  toutes   nos  connais- 
sances et  à  toutes  les  idée&,  que  la  sensation  et  la  ré- 
flexion. Ce  parti  pris  de  faire  dériver  toutes  les  idées 
de  la  sensation  et  de  la  réflexion,  et  particulièrement 
de  la  sensation,  impose  à  Locke  la  nécessité  de  confondre 
certaines  idées  avec  certaines  autres  ;  car  il  est  des  idées, 
par  exemple,  les  sept  suivantes:  l'idée  de  l'espace, 
l'idée  du  temps,  l'idée  de  l'infini,  l'idée  de  l'identité 
personnelle,  l'idée  de  la  substance ,  l'idée  de  la  cause, 
l'idée  du  bien  et  du  jnal,  qui  ne  peuvent  arriver  dans 
l'entendement,  ni  par  la  sensation,  ni  parla  réflexion. 
Locke  est  donc  forcé,  pour  les  faire  entrer  dans  l'en- 
tendement humain ,  de  les  confondre  avec  les  idées  de 
corps,  de  succession,  de  fini  ou  de  nombre,  de  la 
collection  des  qualités,  de  la  succession  des  phénomènes , 


DEUXIÈME  ÊPOOVE.  846 

"    c 

des  peines  et  des  récompenses ,  du  plaisir  et  de  lal^a- 
leur,  lesquelles  sont  en  effet  inexplicables  par  la  sensa- 
tion ou  la  réflexion  ;  o'esl-à-dire  qu'il  est  forcé  de  con- 
fondre  ou  les  antécédents  ou  les  conséquents  de  Tidée 
d'espace,  de  temps ^  d'infini,  de  substance,  de  cause^ 
,  de  bien  et  de  mal ,  avec  ces  idées  elies-piômes. 

Ce  TÎce  se  fait  surtout  remarquer  dans  sa  théorie  de 
la  connaissahce  et  du  jugement.  Locke  fonde  la  connais- 
sance et  le  jugement  sur  la  perception  d'un  rapport 
entre  deux  idées ,  ç'est-ànlire  sur  la  comparaison , 
tandis  qu'en  beaucoup  de  cas  les  rapports  et  les  idées 
de  rapport,  loin  de  fonder  notre  jugement  et  nos  con* 
naissances ,  sont  au  contraire  des  débris  de  connaissances 
et  de  jugements  primitifs ,  dus  à  la  puissance  naturelle 
de  l'entendement,  qui  juge  et  connaît  par  sa  vertu 
propre,  en  s'appuyant  souvent  sur  un  seul  terme,  et 
par  cons^jfueut  sans  en  comparer  deux  pour  en  tirer 
des  idées  de  rapports. 

Locke  attribue  beaucoup  au  langage ,  et  il  a  raison  : 
mais  il  ne  faut  pas  croire  que  toute  dispute  soit  une 
dispute  de  mots ,  toute  erreur  une  erreur  purement 
verbale,  toute  idée  générale  le  seul  ouvrage  du  langage^ 
et  qu'une  science  n'est  qu'une  langue  bien  faite  ^p^rce  qu'en 
effet  les  mots  jouent  un  grand  rôle  dans  nos  disputes 
et  nos  erreurs;  qu'il  n'y  a  pas  d'idées  générales  sans  lan- 
gage, et  qu'une  langue  bien  faite  est  la  condition  ou 
plutôt  la  conséquence  d'une  science  vraie. 

Enfin,  dans  les  grandes  théories  par  lesquelles  se 
jugent,  en  dernier  résultat,  toutes  les  philosophies , 
savoir,  les  théories  de  Dieu,  de  l'âme  et  de  la  liberté, 
on  trouve  d'abord  que  Locke  confondant  la  volonté  avec 


84A  mLMMKB  MQpÇRNE. 

k  faôolté  de  mouirçir,  gvae  le  pouvoir  d^agir,  do  Silra 
toUo  ou  tdle  action  extérieure,  et  eherehant  la  liberté 
daiu  la  volonté  ainsi  entendue,  par  conséquent  la  eher- 
ehant oà  elle  n'est  pas^  la  nie,  et  la  donne  comme  un 
«impie  accident,  tandis  que  c'est  un  caractère  profMre 
et  essentiel.  On  voit  ensuite  qu'entraîné  par  l'habitude 
de  ehereher  en  toutes  choses  le  point  de  vue  le  plus 
eiternet  '^  pl^  vislUe,  le  plus  saisissable,  il  amnoe 
b  tuppoaition  renouvelée  d'Oecam ,  que  la  substanee 
spirituelle»  impénétrable  dans  sa  pâture,  pourrait  Inen 
•e  réduire  à  la  substance  matérielle ,  et  que  la  pensée 
pourrait  bien  n'être  qu'un  mode  de  la  matière»  tout 
eomme  l'étendue.  Enfin ,  pour  ce  qui  concerne  Teid* 
atepoe  de  Dieu  »  toqjours  fidèle  à  son  système,  ir inter- 
roge plutèt  la  nature  que  la  raison  ;  il  repousse  la  preuve 
il  prwi  de  Descartes,  et  n'adopte  guère  que  la  preuve 

Tous  les  contemporains  de  Locke,  et  toutes  les 
aptions  connues  de  sa  vie,  déposent  que  personne 
n'ainia  plus  siooèrement  et  plus  constamment  la  vérltfi, 
lu  vertu,  et  la  cause  de  la  liberté  du  genre  humain.  Il 
%ima  et  servit  cette  noble  cause;  il  eut  mèmerhonneup 
de  souffrir  pour  elle ,  mais  sans  jamais  s'écarter  de  la 
plus  parfaite  modération.  Le  trait  distinctif  de  son  ca« 
raotère,  c'est  la  tolérance.  Oq  vante  aussi  sa  prudence, 
a»  réserve,  sa  discrétion.  Locke  était  né  sage,  en 
quelque  sorte  :  on  peut  dire  qu'il  y  avait  en  lui  quelque 
chose  de  Socrate ,  ou  au  moins  de  Franklin*  C'est  pré- 
cisément â  la  sagesse  et  à  la  modération  de  son  carac*- 
t^re  qiX^il  faut  attribuer  l'heureuse  inconséquence  qui 
règuf^  entre  ses  théories  spéculatives  ei  ses 


piMûtÎTQSi  OMIS»  indécise  et  équivoque  dans  lesduvpage* 
'd^  hw^i^i  la  doctrine  da  a^sualisme  devint  bientût» 
entrep  lea  maina  bardieg  de  ses  successeurs ,  la  base  dea 
théories  fermes  ef  précises  qui  obtinrent  dans  pluaieura 
OQntréea  de  l'EiiVope  uife  autorité  presque  absolue  »  et 
seniblèrent  le  damier  mot  da  la  pmsée  humaine, 
Ainaî'la  Ibéorie  de  Locke  sur  ja  liberté  tendait  au  fàj^ 
Uili^iMf  9oQ  ami  et  son  disdiple'  Qouiva»  et  après  celais 
c}  V»^  QÂBtLaf  9  nièrent  positivement  la  liberté  dé 
r^opme.  Loeke  avait  insinua  qu'il  n'était  pas  impos- 
sible quq  la  matière  pût  penser  ;  Dodwell  changea  cô 
4û||tci  m  (ssrtltiide»  et  entreprit  de  prouver  la  matéi* 
riiûité  4o  l'âme ,  ce  qui  ré4M)aait  beaucoup  nés  cbancea 
cl'immQrlalît^,  MAMWviLf.Et  trouvant  danafiOck^la  tiléo* 
rifi  d(il'u(ilité  comme  seule  baae  de  1^  ^w\n^  ep  qour 
ۈni  qu'U  P'y  a  aucupe  distinction  essentielle  eqtre  lu 
\^rtu  et  le  vjçq  ,  et  i)  aboutit  h  (:iet^  eopséqueqce  qu'on 
a  dit  beaucoup  trop  damai  ()u  vice;  qu'après  lout^  I9 
vice  u'est  pas  si  fort  k  mépriser  dana  f  éts|t  aqcial }  quç 
c'est  la  source  d'uq  gr^ud  nombre  d'avantagen  précieux j 
^  professions  I  d'arts,  de  talepta,  de  vertus,  qui  sans 
lui  seraient  impossibles  (1).  Locke  avait  négligé  1q 
principe  de  la  causalité;  quelques-uns  de  ses  sucpesn 
seuri»,  et ,  à  leur  tête,  le  fameu)(  Pavid  Hunfc,  Iç  re- 
poussèrent et  le  détruisirent  :  alors  la  preuve  à  posie-- 
rîori  de  l'existence  de  Dieu  n'ayant  plus  de  b^ae ,  le 
théisme  du  philosophe  anglais  aboutit  à  un  panthéisme 
avoué,  c'est-à-dire,  ^  l'athéism^.  Enfin,  desdeu?(  sources 
de  la  conu2)issance  humaine  par  lui  reconnues ,  la  ré- 

(1)  n  fit  Mlle  ap^loglt  ëv  TiM  4«iit  sa  FahU  des  AhelUti ,  devenue  si 


348  PHILOSOPHIE   MODERNE» 

flexion  et  la  sensation ,  Condillac  supprima  la  pre* 
mière ,  ou  plutôt  l'absorba  dans  la  seconde ,  tt  toute 
la  science  humaine  pe  fut  plus  que  la  sensation  itanS" 
formée. 

Mais  il  fallait  qu'il  s'écoulit  plusieurs  années  a^ant 
que  le  temps,  ce  logicien  que  rien  n'arrête,  tirât  du 

■ 

sensualisme  de  Locke  toutes  les  con^ueaces  qui  y 
sont  bien  renfermées ,  et  dont  l'auteur  de  V Essai  sur 
l'entendement  humain  ne  s'était  certainement  pas^uté. 
La  philosophie  de  Locke  répandue  dans  les  Pays- 
Bas,  et  par  suite  en  Allemagne  ,  par  Leclerc,  auteur 
estimé  de  la  Bibliothèque  universelle  et  de  la  B'Aliethéque 
choisie,  et  par  S'Grayesande  ,  obtint  surtout  en  France, 
pendant  la  dernière  moitié  du  dix-huitièmg  siècle,  une 
vogue  extraordinaire,  due  principalement  aux  éloges 
qui  lui  furent  prodigués  par  Voltaire,  et  aux  dévelop- 
pements que  lui  donna  Condillac.  Mais ,  avant  d'arriver 
à  l'exposition  des  systèmes  issus  du  sensualisme  de 
Locke  pendant  l'époque  qui  s'écoula  depuis  la  dernière 
moitié  du  dix-huitième  siècle  jusqu'à  nos  jours,  nous 
sommes  obligés  de  remonter  aux  successeurs  immédiats 
de  Descartes^  qui  firent  pour  l'idéalisme  de  l'auteur 
des  Méditations  et  des  Principes ,  ce  que  Gassendi  et 
Lockeavaient  fait  pour  l'empirisme  du  chancelier  BacoUé 

ÉCOLE  IDÉALISTE  DE  DESCARTES. 

Nous  avons  vu  que  Descartes  était  parti  de  la  pensée 
pour  arriver  à  la  notion  du  monde  extérieur^  mais 
qu'il  n'y  était  parvenu  qu'en  appuyant  sur  Vidée  innée 
d'un  être  parfait,  dont  la  véracité  était  le  garant  uni- 


DEUXIÈME    EPOQUE.  340 

que  de  la  réalité  de  nos  sensations.  Ce  principe  laissait 
L  ouvertes  à  la  philosophie  première  deux  routes  oppo* 
sées  :  Tune  qui,  partant  de  Texpérience,  et  n'admettant 
rien  que  de  sensible,  conduisait  à  nier  la  réalité  des 
idées  innées  :  cett^  route  fut  suivie  par  Técole  de  Locke  ; 
l'autre  qui,  partant  des  idées  inné^^  conduisait  à  re- 
jeter  tout  témoignage  de  1  expérience  et  des  sens  :  c'est 
ce  que  firent  Spiisosa  et  Malebranche. 
j  Le  principe da  Descartes,  énoncé  par  l'enthyméme  : 
Je  pense  ^  donc  je  suis  ^  comprend  deux  termes  ou  éléments 
de  nature  hétérogène  :  l'un  psychologique,  le  nm 
actuel  de  la*  conscience  ;  l'autre  ontologique ,  le  moi 
absolu.  Pâme  substance  ou  chose  pensante.  Mais  com- 
ment trouver  le  lien  qui  unit  deux  éléments  aussi  di- 
vers? Descartes  avait  tranché  la  question  avant  même 
de  Kavoir  posée  :  Spinosa  et  Malebranche  la  reprirent 
en  sous-œuvre,  et.  voici  à  peu  près  comment  raison- 
nèrent ces  deux  profonds  métaphysiciens  : 

Lorsque  l'entendement  s'eflbrce  de  concevoir  séparé- 
ment et  hors  du  moi  actuel  la  chose  ou  substance 
pensante,  il  ne  peut  s'empôcher  detrouver  de  nombreux 
rapports  entre  cette  substa]>ee  et  une  autre  substance, 
qui  a  de  son  côté  Vétendue  pour  attribut  essentiel  ou 
mode  fondamental.  Mais  puisque  la  distinction  qui  est 
censée  avoir  lieu  entre  l€è  deux  substances  n'est  autre , 
par  le  fait ,  que  celle  de  deux  attributs  ou  modes  fon- 
damentaux qui  caractérisent  respectivement  chacune 
d'elles,  pourquoi  y  aurait-il  deux  substances  et  non  pas 
une  seule  qui  réunirait  les  attributs  distincts  de  pensée 
et  d'étendue?  Sous  tees  attributs.  Descartes  lui-même 
comprend  tout  ce  que  nous  appelons  les  êtres,  qui  sont 


^ 


850  PHILOdOMlB  MmsilNE. 

tous  ou  pen$(nu$  et  inéiendiu,  ou  non  penmna ,  et ,  par 
cela ,  matériels  et  étendus,  et  pures  machines. 

Ne  aerait-il  pas  possible,  par  conséquent,  de  dé^ 
montrer  qu'il  n'y  a  et  qu'il  ne^pent  y  a^olr  qu'nne  seole 
substance ,  l'être  unitersel ,  seul  néêessaire ,  le  grand 
tout,  à  qui  appartient  exclusivement  la  réalité  ou  le 
titre  de  substance,  et  dont  tout  ce  que  nous  appelons 
improprement  de  ce  nom  n'est  en  effet  que  modifica- 
tion ?  Or,  comme  il  est  logiquement  certain  quêtons  lea 
eflfetssont  éminemment  ou  formellement  renfermés  dans 
leur  cause  ^  ne  peut*on  pas  dire  que  tous  les  êtres  sont 
renfermés  dans  l'être  universel ,  qui  est  Dieu  ;^  que  c'est 
en  lui  seul  que  nous  pouvons  voir  ou  penser  tout  ce 
qui  existe  réellement  ;  que  c'est  en  lui  enfln  que  nom 
sommes  f  que  nous  nous  nunuHms  et  que  nous  semons  ? 
Tel  est  le  résultat  auquel  arrivèrent  eeS  bardis  penseurs^ 
Unis  jusque-là  par  la  rigueur  des  déductions  logiques, 
ici  le  mysticisme  les  [sépare  :  Spinosa  arrive  au  pan- 
théisme ,  et  Malebranche  à  la  tnsion  de  Dteus 

snaosA. 

•-• 

Le  Juif  fiaruch  (B^nok)  Smnosa,  fié  &  A.msterdaaa 
en  i63S,  se  signala  dès  «son  enfance  par  son  ardent 
désir  de  connaître  la  vérité.  Ses  doutes  sur  les  doctrines 
du  Talmud  et  ses  sentiments  religieux ,  mais  exempts 
de  toute  superstition,  le  rendirent  indifférent  à  l'égard 
des  cérémonies  du  culte  dans  lequel  il  était  né,  et  lui 
attirèrent  beaucoup  de^  persécutions  de  la  part  de  ses 
coreligionnaires^  11  se  tint  caché  *dans  quelques  mai* 
aons  de  chrétiens,  étudia  le  latin >  le  grée,  leS  mathé« 


«  MVUÈMZ  ÉPOQUK.  851 

matîques  et  la  pbiloeopdie ,  spécialement  celle  de  Des* 
cartes ,  doot  la  clarté  l'attirait  aana  contenter  aon  mprii 
rigoiireua'^t  pénétrant. 

Le  caractère  et  le  système  de  Spinosa  ont  été  égaler 
ment  méconnus  et  dépréciés  avec  une  eitréme  iiijus« 
tioe  (i).  L'impartialité  de  l'hisUHre  exige  que,  tout  eu 
signalant  Terreur  fondamentale  à  lequeile  le  conduisit 
la  rigueur  systématique  de  son  esprit,  nous  rendions 
hommage  à  ses  \ertus.  U  irécut  toujours  de  la  manière 
la  plus  frugale  ;  il  était  d'une  modestie  et  d'une  afiabilité 
rares ,  soutenait  sans  que  rien  l'effrayât  tout  w  qu'il 
croyait  être  vrai ,  et  donna  plusieurs  preuves  touchantes 
de  son  désintéressement.  Il  mourut  à  la  Haye  en  1677^ 
après  avoir  consacré  sa  vie  à  la  méditation  dans  le  si- 
lance  et  la  retraite,  et  laissant  la  réputation  d'un  vrai 
sage  et  d'un  homme  de  bien. 

Spinosa  s'était  fait  une  loi  de  ne  tenir  pour  vrai  que 
ce  qui  lui  apparaîtrait  avec  toute  évidence ,  et  comme 
conséquence  manifesle  de  principes  suffisamment  dé« 
monstratifs.  C'est  ainsi  qu'il  tenla  de  former  un  sys- 
tème dans  lequel  il  prétendit  exposer  les  principes  de 
la  morale ,  en  les  déduisant ,  avec  toute  la  rigueur  de 
la  méthode  mathématique ,  des  notions  les  plus  élevées 
de  la  raison ,  telles  que  nous  les  avons  reçues  de  Dieu; 
et  c'est  dans  ce  but  qu'il  donna  le  jaom  d'éihiqne  à  son 
système.  Cet  esprit  de  méthode  et  de  précision  scien- 
tifique l'éleva  presque  jusqu'aux  points  les  plus  élevés 
de  la  spéculation ,  et  l'amena  à  cette  théorie  &meuse  i 

(1)  CoLBR ,  prédicateur  luthérien ,  qui  a  donné  la  vie  de  ee  philosophe , 
éeritit  au  hts  du  portrait  de  SpinoM ,  qui  se  trouve  en  tète  de  aon  ouvrage , 


352  PHILOSOPHIE   MODERNE  «      ^ 

préparée,  comme  nous  Fa^Ks  vu,  par  Descartes; 
suivant  laquelle  il  n'existe  qu'une  seule  substance.  Dieu, 
l'être  infini,  avec  ses  attributs  infinis  d'étendue  et  de 
pensée  ;  toutes  les  choses  finios  étant  de  pures  appa* 
renées ,  des  déterminations  ou  modes  de  l'étendue  in- 
finie  et  de  l'infinie  pensée.  La  substaàce  n'est  pas  un 
être  individuel ,  mais  elle  fait  le  fond  de  toute  indivi- 
dualité ;  elle  n'a  point  été  faite ,  elle  subsiste  par  elle* 
même  {causa  sm).  11  n'y  a  que  l'individuel,  ou  autre- 
ment les  modifications  des  attributs  infinis  de  la 
substance,  qui  commencent  à  être;  savoir  :  du  sein  de 
l'étendue  infinie,  le  mouvement  et  le  repos;  et  duseia 
de  l'infinie  pensée,  les  modes  de  l'intelligence  et  de  la 
volonté.  Tout  corps  particulier,  toute  intelligence  finie, 
ont  pour  fond  et  pour  soutien ,  les  uns  l'étendue  sans 
limite,  les  autres  la  pensée  absolue;  et  ces  deux  infi- 
nis forment  entre  eux  une  unité  nécessaire,  secorres* 
pondent  intimement,  sans  qu'aucun  deux  ait  engendré 
l'autre.  Toutes  les  choses  finies,  corps  et  âmes,  sont 
en  Dieu;  Dieu  est leurcause  immanente ( causa miAcnm^). 
Il  n'est  point  lui-même  une  cause  finie,  quoique  toutes 
les  choses  finies  procèdent  de  la  substance  divine,  et 
cela  nécessairement  et  non  pas  en  vertp  d'idées  et  dç 
buts  prédéterminés. 

Il  n'y  a  point  de  hasard  :  il  n'y  a  qu'une  nécessité 
unie  en  Dieu  avec  la  liberté,  parce  qu^il  est  l'unique 
substance  dont  l'existence  et  les  actes  ne  sont  limités 
par  aucun  autre.  Dieu  agit  en  vertu  d'une  nécessité 
intérieure,  inhérente  aux  conditions  mêmes  de  son 
être^  et  sa  volonté  est  inséparable  de  sa  connaissance. 
11  n'existe  point  de  causalité  finale  déterminée  librement 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  353 

verstel^'ou  tel  but^  il  n'axiste  de  causalité  que  celle  de 
la  nature  ménae  et  de  ^a  constitution  propre.  * 

La  notion  directe,  imfbédiate  d'une  iadividualité 
réelle  et  actuelle,  s^appelle  l'esprit,  Vàme  (mens)  de 
cette  individualité;.. et  réciproquement  cette  indivi- 
dualité,  comme  l'objet  direct  d'une  telle  notion,  s'ap- 
pelle le  corps  de  cette  âme.  Ces  deux  ehoscs  ne  font 
qu'un  seul  et  même  objet ,  que  l'on  envisage  tantôt  sous 
l'attribut  delà  pensée^  tantôt  sous  l'attribut  de  l'étendue. 
Toutes  les  idées,  en  tant  qu'on  Les  rapporte  à  Dieu,  sont 
\raies  ;  car  toutes  les  idées  qui  sont  en  'Dieu  corres- 
pondent parfaitement  à  leurs  objets  :  d^ù  il  suit  que 
toute  idée  absolue,  en  d'autres  termes,  toute  idée 
complète  en  nous ,  correspondante  a  son  objet,  est  une 
idée  vraie.  Le  faux  a  sa  raison  dans  la  privation  de  la 
pensée ,  résultat  de  son  application  à  des  idées  désor-* 
données  et  corrompues. 

C'est  dans  la  pensée  active  et  vivante  de  la  réalité  de 
Dieu  que  consiste  notre  félicité  suprême  ;  car  plus  nous 
savons  la  reconnaître,  plus  nous  sommes  portés  à  vivre 
selon  ses  volontés,  et  c'est  en  cela  que  consiste  à  la 
fois  notre  bonbeur  et  toute  notre  liberté.  Notrç  volonté 
n'est  pas  absolument  libre  :  en  effet,  l'âme  est  déter- 
minée en  tel  ou  tel  sens  par  une  cause  déterminée 
elle-même  par  une  autre  cause ,  et  ainsi  de  suite.  11  en 
est  de  même  des  autres  facultés  de  notre  âme ,  dont 
aucune  n'est  atisolue  et  indépendante  en  soi. 

La  profondeur  des  idées  de  Spinosa ,  la  marche 
serrée  du  raisonnement,  la  hardiesse  d'une  conception 
où  il  s'agit  d'expliquer  le  fini  par  l'iilfini,  répandent 
une  grande  obscurité  sur  sa  théorie  philosophique,  et 

23 


364  PH1L080PI1IK  HOMANI. 

il  est  umet  difficile  d'en  saisir  le  iPéritaMe  seM.  Mais  il 
serait  injuste  de  la  considérer  comme  un  sjatèflM 
d'athéisme*  Sans  doute  la  notion  qu'il  donne  de  la 
divinité  est  fiiusse  et  incomplète;  mais  nous  ne  loi 
appliquerons  pas  9  a'vecDugald  Ste¥rart,  ce  qoeCScéroa 
disait  d'Épicare  :  Verbh  rèliqmi  deos,  re  sMêêutii.  8m» 
système  est  le  panthéisme ,  il  est  vrai  ;  mais  encore  ce 
n'est  point  le  panthéisme  matériel  des  Éléates.  An  Heu 
de  considérer  uniquement  Dieu  comme  source  de  Véire^ 
il  fallait  avant  tout  le  considérer  comme  cause  créatrice 
et  productrice.  L'erreur  de  Spinosa,  déjà  commise  par 
un  grand  nombre  de  ses  prédécesseurs ,  et  particulié- 
rement  par  Vanini ,  consistait  dans  la  prédominance 
du  rapport  du  phénomène  à  Y  être,  sur  le  rapport  de 
Yeffei  à  la  cohh.  Quand  l'homme  n'a  point  été  considM 
comme  une  cause  volontaire  et  libre,  mais  comme  on 
désir  impuissant  et  comme  une  pensée  imparfaite  el 
finie  y  Dieu ,  oo  le  modèle  suprême  de  l'humaDÎté,  ne 
peut  être  qu'une  substance  et  non  une  cause,  l'être 
parfait ,  inini  i  nécessaire ,  substance  immuable  de 
l'univers^  et  non  la  cause  productrice.  Dans  le  sysièiBe 
de  Descartes ,  la  notion  de  la  substance  jouait  déjà  un 
plus  grand  rêle  que  celle  de  la  cause  :  cette  notion  de 
substance,  devenue  lont-à-fait  prédominante,  constitue 
le  sf^inosâNue. 

lULEBEANClB. 

La  nature  avait  donné  à  Malebranche  (  né  à  Parris  en 
f638  )  une  santé  fyiUe  et  un  corps  mal  confbrméf  H 
fut  élevé  avec  beaucoup  de  soin  et  de  douceur.  Sa  <fif- 


fof*inité  lui  inspira  tependani  une  certiine  misanthropie 
qui  D6  rabandonoa.  même  pas  dans  sa  vieillesse*  Son 
goût  pour  la  retraite  le  décida,  quand  il  eut  atteint 
Tâge  de  tingt-deux  ans,  à  entrer  dans  la  congrégation 
de  l'Oratoire  ^  et  à  se  consacrer  entièrement  à  Fétude» 
Se  trouvant  un  jour  ches  dn  libraire,  il  y  vit  exposé 
le  traité  de  Descartes  Jlh  homine,  qui  venait  de  paraître» 
Il  acheta  cet  ouvrage ,  dont  la  lecture  lui  ouvrit  une 
nouvelle  sphère,  et  éveilla  en  lui  la  conscience  d'un 
lalenl  que  ni  lui  ni  les  autres  n'avaient  encore  sdup^ 
çonné.  Fonteùelle  nou9  à  laissé  dbe  peinture  très^ 
animée   de  l'enthousiasme   avec  lequel  Malebranchè 
dévora  ce  premier  ouvrage,  et  il  en  décrit  les  effets 
comme  ayant  été  si  puissants  sur  son  sjstèine  foervevx  ^ 
qu'il  fut  forcé  de  laisser  le  livre  de  odté,  jusqu'à  ce 
que  les  palpitations  de  son  cœur  se  fussent  un  peu 
ralenties^  Il  consacra  dix  années  à  l'étude  spéciale  de 
la  philosophie  cartésienne  j  aussi  passait-il  pour  un  de 
ceux  qui  connaissaient  le  mieux  ce  système*  Enfin  il 
publia  les  résultats  de  ses  méditations ,  et  mit  au  jour 
6on  célèbre  ouvrage  qui  a  pOu^  titre  )  De  la  recherche 
de  la  vérUé,  L'originalité  des  opinions  qu'il  y  manifesta» 
et  l'élégance  de  son  style,-  lui  procurèrent  une  célébrité 
extraordinaire;  mais  il  ne  manqua  pas  non  plus  d'w* 
qemis.  Il  mourut  en  1715,  dans  la  soixdnte-dix-sep- 
tième  année  de  son  âge. 

Quelque  jugement  que  Ton  porte  aujourd'hui  sur  le 
mérite  philosophique  de  Malebranchè  ,  son  ouvrage 
n'en  sera  pas  moins  à  jamiais  une  lecture  intéressante 
pour  les  hommes  de  goât,  et  une  étude  utile  pour 
ceux  qui  aiment  à  observer  la  nature  humaine.  Il  est 


356  PHILOSOPHIE   MODEHNE. 

r 

peu  de  livres  qui  rcuBissent  au  mémo  degré  la  plus 
grande  profondeur  des  idées  abstrailes,  et  les  saillies 
les  plus  agréables  de  l'imagination  et  de  l'éloquence , 
et  OÙ  ceux  qui  aiment  a  surprendre  Its  secrets  ressorts 
de  notre  intelligence  puissent  trouver  de  plus  frappants 
exemples  de  la  force  à  la  fois  et  de  la  faiblesse  de  Ten- 
tendement   humain.   Un  fait    très-remarquable  dans 
rhistoire  de  Malebranclie  y«c'est  que  malgré  le  coloris 
poétique  qui  donne  tant  de  grâce  et  tant  de  vie  à  son 
style  j  il  ne  put  jamais  lire  sans  dégoût  une  page  des 
plus  beaux  vers.  Quoique  Timagination  fût  évidemment 
la  qualité  distinctive  de  son  génie ,  les  passages  les  plus 
finis  de  ses  ouvrages  sont  ceux  où  il  représ^ite  cette 
perfide  faculté  comme  la  mère  féconde  de  nos  erreurs 
les  plus  funestes. 

Le  point  de  départ  de  Malebranche  est  la  théorie 
cartésienne,  que  la  pensée  humaine  ne  peut  pas  se 
connatlre  elle-même  comme  impariàile  et  comme  rela- 
tive, sans  concevoir  Dieu,  Tétre  parfait  et  absolu;  or, 
comme  il  n'y  a  pas  une  seule  pensée  qui  ne  soit  accom- 
pagnée du  sentiment  de  l'imperfection  d'elle-même ,  il 
s'ensuit  qu'il  n'y  a  pas  une  seule  pensée  qui  ne  sotC 
accompagnée  nécessairement  de  la  conception  de  Dieu  ; 
et  que  tout^  pensée^  étant  en  elle-même  imparfaite, 
n'aurait  point  de  valeur,  si  elle  n'était  accompagnée 
de  cette  conception  de  Dieu,  qui  lui  communique  une 
force  et  une  autorité  supérieure.  Ainsi  l'idée  de  Dieu 
est  à  la  fois  contemporaine  de  toutes  nos  idées  et  le 
fondement  de  leur  légitimité;  et,  par  exemple,  l'idée 
que  nous  nous  faisons  des  corps  extérieurs  et  du  monde 
serait  vaine ,  si  cette  idée  ne  nous  était  donnée  dans 


DEUXIÈME    ÉPOQUE*  357 

celle  de  Dieu  :  de  là  le  faVneux  principe  de  Malebranche , 
que  nous  vo|obs  tout ,  et  le^monde  matériel  lui-même, 
en  Dieu  ;  oe  qui  veut  dire  que  notre  vision  et  notre 
conception  du  monde  est  accompagnée  d'une  concq>tion 
de  Dieu,  de  Tôtre  infini  et  parfait,  qui  ajoute  son  au« 
torité  au  témoignage  incertain  par  lui-même  de  nos 
sens  ef  de  notre  pensée. 

A  celte  théorie  de  la  vision  en  Dieu,  se  joint  celle  des 
aoJ&eê  occasionnelles  ,  trouvée  presque  en  même  temps 
par  Geulinx  d'Anvers ,  mais  étendue  et  développée  par 
Malebranche.  Il  faut  encore  remonter  au  principe  de 
Descartes  pour  trouver  Torigine  de  cette  doctrine ,  par 
laquelle  il  n'accorde  aux  corps  et  aux  âmes  qu'une 
capacité 'passive,  et  considère  Dieu  comme  l'unique 
cause  fondamentale  de  tous  les  changements  qu'ils  su- 
bissent. La  pensée  seule,  dit  Descartes,  nous  révèle 
l'être  de  l'âme,  qui  est  la  première  réalité  et  apssi  la 
seule  substance  que  nous  puissions  ainsi  atteindre 
directement,  comme  par  intuition.  Nous  n'avons  aucune 
prise  directe  sur  tout  ce  que  nous  appelons  substance 
matérielle.  Nims  ne  connaissons  rien  en  effet  que  par 
nos  idées,  et  ces  idées  ne  sont  autre  chose  que  des 
modifications  de  notre  âme.  Les  idées  simples  de  sen* 
salions,  les  couleurs,  les  sons,  les  saveurs,  ne  sont  cer- 
tainement qu'en  nous-mêmes,  et  nullement  dans  les 
objets  qu'elles  nous  présentent  :  tout  ce«que  nous  ap- 
pelons objets  ne  consiste  donc  que  dan§  nos  idées  ;  et 
puisque, d'ailleurs  il  n'y.  a  d'autre  cause  ou  force  que 
Dieu,  qui  produit  les  modifications  comme  il  crée  les 
êtres,  le  monde  sensible  n'est  qu'apparence,  pur  phé- 
nomène sans  réalUé.  Ainsi ,  point  de  milieu  :  ou  les 


35S  PHlLOSaf^BIE  MODERNE. 

objets  sMdentiflent  aveo  les  idées  ou  les  sensalioM  <fui 
les  représentent,  et  alors  Les  corps  et  Fétendae  ne  sont 
que  des  phénoDiènes  ;  ou  biea  les  corps  et  retendue 
existent  réellement  hors  de  nos  idées,  sans  qu'il  doos 
soit  permis  d*en  douter,  par  la  seule  raison  que  Dieo 
nous  rassure,  et  en  ce  cas  la  séparation  des  deux  sub- 
stances matérielle  et  immatérielleest  compléteetalMolue; 
mais  aussi  leur  communication,  leur  influence  réci- 
proque  est  naturellement  impossible  ;  elle  ne  peut  aloir 
lieu  que  par  un  miracle,  et  demande  TinterventioR 
continuelle  et  non  interrompue  de  la  divinité.  De  Tlié- 
térpgénéité  naturelle  des  deux  substances ,  il  suit  ri- 
goureusement que  l'âme  ne  peut  réellement  mouvoir 
le  corps,  pas  plus  qu'un  corps  ne  peut  communiquer 
son  mouvement  à  un  autre,  si  Dieu  n'intervient  pour 
mouvoir,  à  l'occasion  du  désir  de  l'âme  ou  de  la  ren« 
contre  et  du  choc  des  corps.  Telle  est  la  théorie  des 
rotcM»  occoêianneUêi. 

Il  suit  encore  du  même  principe ,  ou  de  la  séparation 
des  êtres  en  deux  classes  tranchées,  sans  intermédiaires, 
que  les  animaux  sont  tous  matériels  ou  de  pures  ma- 
chines (1),  qui  ne  sentent  pas,  par  la  seule  raison 
qu'ils  ne  pensent  pas  comme  nous,  ou  qu'ils  n'ont  pas 
une  âme  immortelle  comme  la  nôtre. 

Quelque  absurde  que  parusse  maintenant  cette  idée, 
aucune  des  «doctrines  de  Descartes  ne  fut  reçue  avec 
plus  de  conllsinoe  par  quelques-uns  des  plus  profonds 
penseurs  do  TEurope.  Legraml  PascaU'admirait^omme 

(1)  Lamotle  a  dit  que  celle  opiuion  sur  les  animaux  élail  une  débauche 
defàisonnemeni.  On  sali  avec  quel  bon  sens  admirable  LarontaineTa  réfutée 
dans  «on  ditcoors  à  madame  de  la  Sablière.  { L»  X  ^  F.  1.  ) 


tm  deg  «rtidteft  les  plus  précieux  du  système  csttésiea  ^ 
et  Midabrincbe  a  donné  lai-mème  en  présence  de  Fon- 
tMidle  une  preuve  décrive  de  l'impression  profonde 
que  ce  système  avait  produite  sur  son  esprit  (1). 

Les  idées  de  Malebranche  sur  la  vision  en  Dim  furent 
4»mlNittues  avec  un  grand  talent  par  Antoine  Arnauld, 
l'un' des  plus  célèbres  écrivains  de  Port-Royal ,  mais 
qui  professait  néanmoins,  avec  ses  illustres  confrères 
Pascal  et  Nicou ,  les  doctrines  du  cartésianisme.  Ar^ 
nauld ,  dans  son  ouvrage  sur  les  vraies  et  fausses  idées , 
qu'il  écrivit  en  opposition  au  système  de  Maleturancbey 
porta ,  suivant  le  témoignage  du  docteur  Reid ,  un  coup 
mortel  à  la  théorie  des  idées-images ,  et  s'approcha  de 
très-près  de  la  réfutation  que  ce  dernier  fit  avec  tant 
de  netteté ,  comme  nous  le  verrons  plus  tard  >  de  ce 
préjugé*  si  ancien  et  si  invétéré.  Il  ne  se  distingua  pas 
moins  par  son  traité  de  VAri  de  penser ,  connu  plus 
généralement  sous  le  nom  de  Logique  de  Port^Hogal. 
Ce  traité  fut  écrit  par  Arnauld  et  son  ami  Nicole  ;  et , 
si  l'on  considère  le  temps  ou  il  fut  publié ,  aucun  éloge 
ne  parait  au-dessus  de  son  mérite.  11  serait  impossible, 
dit  M.  Dugald  Ste^wart^  et  ce  témoignage  est  précieux 
dans  la  bouche  d'un  écrivain  étranger,  de  citer,  avant 
la  publication  de  l'Essai  de  Locke,  un  seul  ouvrage 
qui  renfermât  un  aussi  grand  nombre  de  choses  justes 

(1)  Fontenelle  étant  allé  voir  Malebranche  aux  Pères  de  VOratoire  de  la 
me  BU-Honoré ,  une  grosse  chienne  de  la  maison ,  et  qui  était  pleine,  entra 
dans  la  salle  où  ils  se  promenaient ,  ?int  cnresser  Malebranche  et  se  rouler  à 
SOS  pieds.  Après  quelques  mouvements  inutiles  pour  la  chasser ,  le  philosophe 
lui  donna  un  grand  coup  de  pied  qui  fit  jeter  à  la  chienne  un  cri  de  douleur 
et  à  Fontenelle  un  cri  de  compassion.  Ek  quoi  l  lui  dit  firoidement  ftfalo- 
branche,  ne  savez-vous  pas  bien  qus  sela  nt  sent  point  ! 


3d0  PHILO$OPHIB   MODERNE. 

et  un  aussi  petit  nombre  de  raisonnements  Irivoles,  sur 
la  science  et  la  logique  ;  et  il  n'en  a  paru  depuis .  sur 
le  même  sujet  qu'un  bien  petit  nombre  qui  puisseat 
lui  être  proférés  pour  rutiU^é  publique. 

On  sait  que  la  plus  grande  partie  de  la  carrière  du 
grand  Arnauld  (c'est  le  nom  que  lui  donnèrent  ses 
contemporains  )  se  consuma  au  milieu  de  discussions 
théologiques ,  entreprises  dans  l'intentidii  de  maintenir 
la  pureté  de  la  foi  catholique.  11  vécut  jusqu*i  quatre- 
vingt-trois  ans,  et  continua  jusqu'à  sa  dernière  heure 
à  écrire  contre  les  opinions  de  Malebranche  (1)^  sur  la 
nature  et  la  grâce.  <  11  mourut ,  dit  son  biographe^ 
dans  une  obscure  retraite ,  à  Bruxelles ,  en  1692 ,  trop 
pauvre  pour  avoir  un  domestique,  lui  dont  le  neveu 
avait  été  ministre  d'état  et  qui  aurait  pu  ètire  lui-même 
cardinal.  Le  plaisir  de  pouvoir  publier  ses  sentiments 
était  pour  lui  un  dédommagement  suffisant.  » 

Cet  examen  des  systèmes  issus  des  deux  écoles  élevées 
au  commencement  du  dix-septième  siècle  par  Bacon  et 
Descartes  nous  a  conduits  jusqu'au  milieu  du  dix-hui- 
tième. Ici  nous  pouvons  clore  ta  liste  des  philosophes 
dogmatiques  les  plus  distingués  qui^  placés  soH  dans  le 
point  de  vue  sensualiste,  soit  dans  le  point  de  vue  idéa- 
liste, ont  illustré  cette  épo(]^u1e  :  désormais  ce  ne  seraient 
plus,  à  proprement  parler^  de  nouveaux  systèmes  que 
nous  aurions  à  examiner,  mais  des  modifications  plus 
ou  moins  essentielles  à  ceux  dont  nous  avons  déjà  pré- 

■ 

(1)  Nicole ,  son  ami  et  son  coUâboratenr ,  fatigué  à  la  in  de  ces  intennî- 
nables  disputes ,  lui  exprimait  un  jour  le  désir  de  se  retirer  du  champ  de 
bataille ,  et  de  Jouir  du  repos.  Du  repos  !  s'écria  Anuttld ,  n'arez-TOUS  doue 
pas  toute  réternité  pour  vous  reposer  ? 


DE|}Xlill£   ÉPOQUE.  384 

sente  Tapalyse».  La  première  moitié  du  dîx4iuitiôaie 
'  siècle  n'est  guère  autre  chose  que  la  lutte  des  deux 
écoles  rivales.  Locke  avait  combattu  les  idées  innées  de 
Descartes ,  et  !§  vision  en  Dieu  de  Malebranche  ;  dans 
la  patrie  même  de  Locke,  Lée  ,  Norris,  et  même  l'élève 
et  l'ami  de  Locke.,  lord  Ashley  ,  comte  de.Shaftesbury , 
combattirent  à  leur  tour  les  principes  et  les  consé- 
quences de  V Essai  sur  r entendement  humain. 

Les  extra vaganceiu de  l'école  empirique,  et  surtout 
les  funestes  doctrines  de  Gollins  et  de  Mandeville ,  sou- 
levèrent pareillement  contre  elles  l'illustre  Newton  ^ 
les  deux  Clarke  et  surtout  Samuel  ,  Wollaston  et  R. 
GuMfiERLAND.  Eufiu  GoLLiER  ct  Berkelet  ,  pour  cu  finir 
avec  le  matérialisme,  nièrent  l'existence  de  la  matière. 

En  Italie,  Fardella  reproduisit  ou  trouva  de  lui- 
même  l'iiéalisme  de  Malebranche  ;  et  le  célèbre  Vico 
de  Naples,  tout  en  combattant  avec  force  le  mépris 
fort  condamnable  qu'avait  affiché  Descartes  pour  l'au- 
tori|é  de  l'histoire  et  des  langues,  n'en  adopta  pas  moins 
sa  philosophie  généralç.  Vico  est  l'auteur  du  second 
monument  élevé  à  l'histoire  de  l'humanité  ;  car  déjà 
le  grand  Bossuet,  attaché  lui-môme  aux  doctrines  car- 
tésiennes, avaitcomposé  son  Discours  sur  l'Histoire  uni- 
verselle. Bossuet  avait  considéré  l'histoire  de  l'humanité 
sous  le  rapport  de  la  religion  ;  Vico  s'attacha  à  la  faire 
revivre  sous  le  rapport  de  ses  institutions  civiles  ;  plus 
tard  viendra  Herder  qui^  embrassant  dans  un  cadre 
plus  vaste  les  deux  éléments  étudiés  par  ses  prédéces- 
seurs, y  comprendra  de  plus  ceux  que  Bossuet  et  Vico 
avaient  sacrifiés  (i). 

(1]  Nous  cQDiiaissoii»  peu  de  livres  aossi  inléresMoU  que  les  deux  ouvragiw 


an  PHILOMMIK  HOMftVE. 

Qiielqua  célàbreft  que  loieiit  les  noms  que  noua 
nons  de  citer  (et  nous  pourrions  y  en  ajouter  une  foule 
d'autres I  par  eiempie,  celui  de  Gudworth,  auteur  du 
SffêHme  intellectuel ,  idéaliste  et  platonicien  ingénieur 
nous  ne  pouvons  donner  le  moindre  développemaot  i 
l'eiposition  de  leurs  doctrines^  La  raison  en  est  que , 
dans  cette  revue  rapide  de  la  marche  de  la  raison,  phi* 
losophique  i  travers  les  siècles^  nous  n'avons  à  nous 
occuper  que  *des  systèmes  qui,  par  leur  nouveauté, 
leur  originalité  ou  leur  grandeur,  ont  exercé  sur  la 
pensée  humaine  une  longue  et  puissante  influence. 
Cependant,  avant  d'arriver  au  plus  grand  philosophe 
de  cette  époque ,  à  Leibnits ,  dont  le  vaste  géoii  esaay  a 
de  concilier  les  deux  écoles  rivales,  nous  ne  pouvons 
nous  dispenser  d'exposer  avec  un  peu  plus  dedëtsûls  le 
système  de  G.  Berkeley.  Penseur  judicieux  et  profond, 
animé d^un  vrai  zèle  pour  la  dignité  derespèce  humaine, 
et  digne  lui-même  de  respect  pour  la  moralité  de  son 
caractère,  Berkeley  fut  vivement  frappé  des  inconvé- 
nients que  présentait  la  doctrine  de  l'empirisme  dans 
ses  conséquences.  Par  là  il  fut  conduit  à  penser  que  le 
principe  de  toutes  ses  aberrations  était  la  croyance  chi- 
mérique à  la  réalité  d'un  monde  corporel,  et  il  vit  dans 
l'idéalisme  l'unique  route  à  suivre,  le  seul  vrai  système 
de  connaissance.  C'est  avec  une  sagacité  peu  commune 
que  Berkeley  fait  voir  toutes  les  difficultés  de  l'expé- 
rience  extérieure,  l'obscurité  de  l'idée  d'une  substance 

de  Herderei  de  F'ico  y  nous  voudrions  les  voir  plus  souvent  entre  les  mains 
de  la  jeunesse  française ,  qui  serait  inexcusable  de  négliger  le  moyen  qu'elle 
a  de  les  étudier  dans  les  élégantes  traduclions.ftt'en  ont  données  Altf .  Bdfftnl 
Qninet  etMicbelet. 


*f 


étendue;  soulenant  que  par  les  sens  nous  ne  percevons 
autre  chose  que  les  qualîlés  sensibles  (ainsi  que  l'avait 
cléjà  démontré  Locke  )  ,  nullement  Texistence  ou  la 
8ub$tantialité  d'aucun  ol^et  sensible;  et  qu'admettre 
un  monde  corporel ,  distinct  et  indépendant  de  nos 
sensations,  c'est  se  créer  une  pure  chimère.  En  con- 
séquence, il  n'existe  selon  lui  que  des  esprits;  l'homme 
ne  perçoit  rien  autre  Qhose  que  ses  idées,  mais  il  ne 
les  prodjiiit  point  lui-même;  leur  multitude  et  leur 
variété.  Tordre  et  la  proportion  qui  régnent  entre  elles 
et  qui  repoussent  toute  idée  d'arbitraire,  attestent 
qu'elles  sont  communiquées  à  l'âme  humaine  par  un 
esprit  doué  de  perfections  infinies.  Néanmoins  ,  en 
vertu  de  la  liberté  absolue  qui  lui  est  aussi  donnée , 
Vhomme  est  par  lui-même  l'auteur  de  ses  erreurs  et 
denses  mauvaises  actions. 

C'est  ainsi  que  Berkeley,  dans  ses  élégants  dialogues , 
se  flatta  d'avoir  démontré  l'idéalisme  auquel  Malebranche 
avait  préparé  la  voie,  et  d'avoir  sapé  dans  tous  leurs 
fondements  le  scepticisme  et  l'athéisme.  Tout  son  sys- 
tème reposait  sur  la  théorie  mal  définie  du  phénomène  ^ 
delà  perception.  Nous  verrons  plus  tard  comment  Hume 
est  parti  du  même  point  pour  établir  un  scepticisme 
universel ,  et  comment  le  docteur  Reid ,  en  détruisant 
à  jamais  l'hypothèse  des  idées-images,  a  renversé  com- 
plètement le  double  édifice  construit  avec  un  si  mer- 
veilleux talent  par  Hume  et  Berkeley  sur  cette  base 
fragile. 


364  PHILOSOPHIE  MODERNE. 


LEIBNITZ. 


Godefroi-GiiiIlaumeLEiBNiTz  naquit^  le  21  juin  1646, 
&  Leipsick,  où  son  père  était  professeur  de  morale.  Il 
étudia  la  philosophie  sous  Jacques  Thomasius  (oé  en 
4622,  mort  en  1684)^  s'adonna  eninème  temps  aux 
mathématiques  et  à  la  science  du  droit^  lut  les  classiques 
dans  leur  langue  originale ,  srfrtout  Platon  et  Aristote, 
dont  il  se  proposa  de  bonne  heure  de  rapprocher  les 
doctrines.  Le  développement  de  son  esprit  en  mille 
sens  divers  fut  secondé  par  une  lecture  et  une  corres- 
pondance immenses  ,  par  les  succès  qu'il  obtint  de 
bonne  heure ,  par  ses  voyages ,  particulièrement  à  Paris 
et  à  Londres,  enfin  par  ses  liaisons  avec  les  savants, 
les  hommes  d'état  et  les  princes  les  plus  illustres  de 
son  temps.  Les  œuvres  philosophiques  de  Leibnitz  (les 
seules  sur  lesquelles  doit  plus  particulièrement  se  porter 
notre  attention  )  forment ,  dit  M.  Maine  de  Biran  (i)  , 
un  corps  de  doctrine^  dont  les  parties ,  quels  qu'en 
soient  le  nombre  et  la  diversité ,  n'en  sont  pas  n^oias 
Uées  entre  elles  et  aux  mêmes  principes,  n'en  parti- 
cipent pas  moins  au  mémo  esprit  de  vie.  Cet  esprit, 
répandu  dans  chacune  de  ses  nombreuses  productions , 
anime  en  effet  également  les  œuvres  du  jurisconsulte,  de 
V historien,  du  théologien,  du  physicien ,  du  maihénuzticien 
surtout ,  où  il  brille  d'un  éclat  particulier.  Mais  ce  n'est 
aucune  de  ces  œuvres  partielles  qui  pc^t  nous  en  ma- 
nifester le  principe,  la  source ^  ou  le  propre  foyer.  La 

(1)  Biographie  universelle,  t.  23,  p.  614,  arl.  Leibnitz,  composilion 
vraiment  remarquable ,  dont  nous  reproduisons  ici  toute  la  partie  qui  peot 
entrer  dans  les  proportions  de  notre  plan. 


4 
DEUXIÈME    ÉPOQUE.  S65 

philosophie  première  ;  la  science  des  principes ,  comme 
rappelle  Leibnitz  lui-même^  cette  philosophie  vraiment 
première  dans  Tordre  de  ses  méditations  ,  fut  le  com- 
mencement ,  la  fin  et  le  but  de  toute  sa  vie  inteliec- 

» 

tuelle. 

A  l'âge  de  seize  ans,  Leibnitz  a%it  été  conduit  par 
ses  méditations  jusqu'à  l'idée  sublime  d'un  alphabet 
des  pensées  humaines ,  qui  devait  comprendre  les  élé- 
ments ou  les  caractères  des  plus  simples  de,  toutes  nos 
idées  et  servir  à  en  exprimer  les  diverses  combinaisons, 
de  manière  qu'en  allant  du  simple  au  composé,  ou 
revenant  du  composé  au  simple,  il  fût  facile  et  possible 
de  trouver  comme  de  démontrer  toutes  sortes  de  vérités. 
Ces  premières  méditations  sur  la  langue  universelle 
amenèrent,  quatre  ans  après,  h  Dissertation  sur  V art 
comminatoire ,  qui  n'était  qu'une  application  particulière 
ûe  là  caractéristique  ^\ïx  idées  de  quantité  ou  de  nombre, 
d'étendue  et  de  situation ,  et  aussi  à  diverses  classifications 
ou  combinaisons  d^idées  de  cet  ordre. 

Enfia  il  commença  l'exécution  de  la  réforme  qu'il 
désirait  introduire  dans  la  philosophie.  <(  Impatient, 
dit  Brucker,  de  voir  la  métaphysique  dégénérer  en 
naines  subtilités,  il  conçut  son  plan  général  de  réfor- 
me^ à  commencer  par  la  notion  de  substance ,  qu'il  re- 
gardait comme  le.  principe  et  la  base  de  toute  science 
réelle,  (le  nouveau  système  élevé  sur  ce  fondement 
eut  bientôt  un  grand  nombre  de  prosélytes,  malgré 
la  vive  opposition  des  cartésiens ,  qui  repoussaient , 
comme  contraire  à  toute  la  doctrine  de  leur  maitre, 
la  notion  de  force  ou  d'effort ,  seule  caractéristique  de 
la  substance  dans  le  point  de  vue  de  Leibnitz  ;  mais 


8M  PHUiOSOMl£    HOMME. 

d^i  oelui«ci  avait  développé  cette  Botk»i  fondanieiilate  i 
de  manière  à  y  n^lacher ,  le  plu»  simplement  poteible , 
totttea  les  lois  de  T univers,  le  monde  des  eq>riiS| 
comme  oelui  des  oorpê.  » 

Telle  est  en  eiFet  la  fécondité  de  l'idée  de  substaoee  i 
entendue  comme  il  feut,  dit  Leitmita  lui-même,  que 
c'est  d'elle  seule  que  dérivent  toutes  les  vérités  pre* 
raières,  touchant  Dieu,  les  esprits  et  la  nature  des 
corps)  vérités  dont  quelques-unes  ont  été  aperçues  par 
les  cartésiens  sans  avoir  été  démontrées  >  et  dont  plu-* 
sieurs  autres  encore  inconnues  ont  un  hautdegré  d'im- 
portance et  d'application  à  toutes  les  sciences  dérivées* 
«  Or,  pour  éclaircir  l'idée  de  substance,  il  faut  re- 
montera cdle  àe  force  ou  d'éner^ffe,  dont  l'explication 
est  l'objet  d'une  science  appelée  d^nemique^  La  forée 
active  ou  agissante  n'est  pas  la  puissance  nM  de  Té- 
cote  ;  il  né  faut  pas  l'entendre  en  effet ,  ainsi  que  les 
scolastiques  l'ont  fait,  comme  uue  simple  faculté  ou 
possibilité  d'agir ,  qui^  pour  être  ^ectuée  ou  réduite  à 
Y  acte  f  aurait  besoin  d'une  excitation  venue  du  dehors^ 
et  coinme  d'un  siimulus  étranger.  La  véritable  foroe 
active  renferme l'actioo  en  elle-même)  elle  est£nTÉL6- 
GHiE,  pouvoir  moyen  entre  la  simple  faculté  d'agir  el 
l'acte  déterminé  ou  effectué.  Cette  énergie  contient  ou 
enveloppe  Veffkfri  ( cùnaium  involvH ) ,  et  se  porte  d'elle- 
même  à  agir,  sans  aucune  provocation  extérieure. 
L'énergie,  la  force  vive,  se  manifeste  par  l'exeoiple  du 
poids  suspendu  >  qui  tire  ou  tend  la  corde;  mais,  quoi- 
qu'on puisse  expliquer  .  mécaniquement  la  gravité  ou 
la  force  du  ressort,  cependant  la  dernUre  raiêon  du 
mouvement  de  la  nature  n'est  autre  que  oMe  fores  in- 


primée  dans  la  cr^tion  à  loas  les  étrei  ^  etWmstée  drat 
chacun  par  Topposition  ou  la  direction  contraire  de 
tous  les  autres.  Je  dis  que  cette  force  agissante  {virluiem 
agendi)  est  inhérente  à  toute  substance,  qui  ne  pent 
être  ainsi  un  seul  instant  êans  agir  y  et  cela  est  vrai  dee 
substances  dites  corporelles^  comme  des  substances 
spirituelles*  Là  est  Terreur  capitale  de  ceux  qui  ont 
placé  toute  l'essence  de  la  matière  dans  l'étendue >  oo 
même  dans  rimpénétrabilité  (les  cartésiens  ),  s'ima«» 
ginant  que  les  corps  pouvaient  être  dans  un  repos 
absolu.  Nous  montrerons  qu'aucune  substance  ne  peut 
recevoir  d'une  autre  substance  la  force  même  d'agir^ 
et  que  son  effort  seul,  ou  la  force  préexistante  eneile^ 
ne  peut  trouver  au  dehors  que  des  limites  qui  l'orr^lem^ 
et  la  déterminent.  » 

Toute  la  doctrine  métaphysique  et  dynamique  de 
Leibnitz  est  contenue  dans  ce  passage^  Les  cartésiens 
disaient  :  toute  substance  est  complètement  et  esseiH 
tiellement  passive  ;  nulle  action  n'appartient  aux  créa-» 
tures.  *Ge  principe,  poussé  dans  ses  conséquences^ 
amenait  naturellement  le  spinastsmcj  comme  nous  l'a- 
"VOUS  vu  ;  Leibnitz  établit  la  thèse  opposée  :  toute  siib* 
stance  est  complètement  et  essentiellement  active  ;  tout 
être  ^mpte  a  en  hii-même  le  principe  de  tous  ses  cha&* 
geroents.  Toute  substance  est  force  en  soi ,  et  fente 
force  est  un  être  simple  ou  substance.  Pour  faûre  un 
monde  semblable  au  nôtre,  Descartes  demandait  la 
matière  et  le  mouvement.  Pour  créw  deux  mondes  k 
•la  fois,  le  mcmde  des  esprits  et  celui  des  eerps*, 
Leibnitz  ne  demande  que  des  foree^  actives  y  ou  des 
éires  simples  qui  aient  en  eux  le  prineipe  de  tovstews 


368  PHUosoniiË  modune. 

cbaDgements  ;  ces  ôtres  simples  sont  connus  soim  le 
nom  si  célèbre  de  monades. 

Chacune  de  ces  monades  a  la  faculté  de  représenter 
l'univers  à  sa  manière.  Dieu ,  la  Monas  mtmadum  ,  qui 
connaît  les  rapports  d'un  seul  être  avec  toute  la  créa- 
tion, voit  à  la  fois  l'univers  dans  le  dernier  atome  de 
la  nature.  Or ,  de  ce  que  tef  être  a  des  rapports  né- 
cessaires avec  tout  l'univers,  on  peut  bien  conclure , 
dans  un  certain  sens,  que  cet  être  repré$enie{  vtriael- 
kment  )  l'univers ,  aux  yeux  de  celui  qui  sait  et  voit  tout  ; 
c'est  ainsi  que  nous  disons  d'un  signe,  d'un  objet  mort 
lui-même,  qu'il  représente  pour  l'intelligence  vivante 
toutes  les  idées  et  les  rapports  divers  que  cette  intel- 
ligence a  pu  associer  :  mais  sur  quoi  fonder  l'hypo- 
thèse d'une  sorte  de  représentation  réciproque  entre 
ï objet  perçu  et  le  sujets  entre  leisigne  pensé  ou  conçu, 
et  l'esprit  qui  pense  ou  conçoit ,  en  donnant  au  signe 
sa  capacité  repi^sentative  ?  C'est  là  vraiment  le  côté 
obscur  de  la  monadologie ,  et  Leibnitz  n'apas  cherché 
à  l'éclaircir.  • 

Nous  ignorons  ce  que  nous  sommes  comme  sub- 
stances passives;  notre  âme,  quoi  qu'en  ait  dit  Des- 
cartes ,  considérée  sous  ce  point  de  vue,  nous  est  aussi 
complètement  inconnue  que  toute  autre  substance  do 
l'univers;  mais  chaque  p^sonne  individuelle  sait  du 
moins,  certissimû  sdentiâ  et  clamante  consàentiâ,  ce 
qu'elle  est  comme  force  qui  agit  et  opère  par  le  vouloir  ; 
elle  s'assure,  par  la  raison ,  qu'elle  n'est  autre  pour 
elle-même  que  telle  force  ou  énergie;  que  c'est  là  le. 
fond  deson  être,  comme  c'est  celui  de  sa  viede  conscience 
ou  de  son  mot;  que  c'est  là  la  seule  chose  qui  demeure 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  369 

ideilMque,  quand  tout  le  reste  passe  ^  ou  est  dans  un 
flux  perpétuel ,  au  dedans  comme  au  dehors  ;  que 
c^est  en  vertu  de  cette  énergie,  de  ce  pouvoir  d'agir, 
que  l'homme,  for.ce  intelligente  et  libre,  prédétermine 
ses  proprés  sectes,  conçoit  l'idée  du  devoir,  et  réalise 
cette  idée  sublime  quand  même  toute  la  nature  s'y  op* 
poserait;  enfin,  que  ce  que  le  sujet  pensant  est  ainsi 
pour  lui-même,  au  regard  de  sa  conscience,  il  l'est 
absolument  ou  en  soi  aux  yeux  de  Dieu,  qui  ne  peut 
le  >oir  autre  qu'il  n'est,  ni  le  juger  passif  lorsqu'il  est 
ou  se  reconnaît  actif  et  libre. 

Le  point  fixe  ainsi  donné,  la  pensée  peut  prendre 
son  essor,  et,  sur  les  ailes  du  génie  de  Leibnitz^ 
\oler  rapidement  d'un  pôle  à  l'autre,  ou  remonter 
avec  la  lenteur  de  la  réflexion  suivant  tes  anneaux  de 
cette  immense  chaîne  des  êtres,  dont  le  système  des 
monades  offre  une  si  grande  et  si  magnifique  représen- 
tation. Peu  importe  maintenant  de  commencer  par  l'une 
ou  l'autre  extrémité  de  la  chaîne,  de  prendre  la  force 
dans  le  sujet  ou  dans  Vobjet ,  dans  le  monde  des  re- 
présentations ou  dans  celui  des  êtres.  La  force  est  la 
même  partout  et  ne  peut  différer  que  par  les  degrés^ 
C'est  là,  et  c'est  là  seulement^  que  peut  s'appliquer 
une  affirmation  absolue ,  qu'on  est  surpris  de  trouver 
dans  le  livre  de  Locke ,  lorsque ,  parlant  de  la  substance 
d'après  Descartes ,  il  abonde  sans  le  vouloir  dans  le 
sens  de  Spinosa ,  en  affirmant  que  la  substance  doit 
être  la  même  partout,  d'où  l'on  peut  induire  qu'il  n'y 
en  a  qu'une  sous  diverses  modifications. 

Ici  se  présente  la  réponse  directe  à  une  question  que 
Descartes  se  propose  à  luivmème  dans  sa  seconde  mé* 

24 


870  raiLOSOHIE  «ODEWIE. 

ditatioQ.  Otex  les  qualités  sensibles  sous  lesqndifk  se 
présente  l'objet  étendu^  moluley  figuré ,  coloré,  etc. 
(  comme  le  morceau  de  cire  qu'il  donne  pour^eatem- 
ple  )  f  que  restera-t-il  ?  La  réponse  ontologique  k  cette 
question  se  fonde  sur  une  analyse  abstraite  qui  oob- 
duit  à  la  notion  d'une  simple  possilnlité  ou  capacité 
de  modification  y  faculté  nue,  ou  qmddUé  de  Fancvone 
école.  Le  principe  de  LeibnitE  fournit  seul  une  réponse 
directe  et  vraie,  soit  qu'on  l'applique  i  l'oé^ei  dans  ie 
sens  de  Descartes,  soit  qu'on  la  rapporte  au  n^'er  de  h 
pensée,  séparé  ou  se  séparant  lui-même,  par  l'acte  de 
la  réflexion,  de  toute  modification  accidenteUe,  de 
tout  ce  qui  n'est  pas  mm.  Dans  ce  rapport  au  suj^ ,  la 
tendance,  même  virtuelle,  ou  la  force  non  exercée, 
non  déterminée  (  énergie,  powair  moyen  eatte  la  simple 
faeuUéei  fiicte),  est  ce  qui  conslitdé  le  propre  fond  de 

notre  être;  ce  qui  reste,  quand  tout  change  ou  passe, 
sont  les  limites  de  l'analyse  réflexi^e;  un  pas  de  plus, 
c'est  l'absolu,  l'être  universel  (  Dieu  ou  l'un  de  ses  attri- 
buts ).  Quant  à  Vobjetf  l'analyse  du  composé  donne  un 
résultat  tout  pareil.  Otez  les  qualités  sons  lesquelles  le 
même  tout  concret  se  représente  successivement  ou  & 
ta  fois  à  divers  sens  externes,  reste  encore  la  force  mm 
moi ,  en  vertu  de  laquelle  l'objet  résiste  à  l'effort  voulu, 
le  limite,  le  détermine,  et  réagit  contre  notre  force 
propre,  autant  que  celle-ci  agit  pour  la  surmonter.  En 
réduisant  par  analyse  la  résistance  ((miitypia  nuOertœ) 
à  ce  qu'elle  est,  on  arrive  nécessairem^it  à  une  notion 
simple,  distincte  et  adéquate  de  force  absolue  ou  d'é- 
nergie, qui  n'a  plus  rien  de  sensible  ou  de  déterminé  : 
e'est  l'être  simple,  4a  nwnaée  de  Ldbnits  conçue  à  la 


MUIiÈIIE   ÉPOQUE.  Brlf. 

fnaQÎèra  àtml  peut  l'être  notre  âme  elle-ai^iiiB ,  qn^Qc} 
on  la  dépouille  de  l'apercaption  et  de  ia  G0P8i0}e)|^; 

Ainsi  dispavalt  cette  grande  ligne  4e  d^^fc^tion 
établie  par  Descartes  entre  les  subatan/se^  naat^érj^^l^a  4 
immaténeiles  y  séparation  plmtôt  Ingi^ii^  que  réelh^ 
ai  que  la  )^gique  «Ame,  pionssée  pliis  loin ,  i&fm^  GffWr 
plétement  e&cer ,  comipe  Iq  spino^i^flQe  V^  tf OP  1^9 
&U  voir.  Ia  métaphysique  réformée ,  4i^  M-  M^m  d/s 
Biran ,  n'admettra  plus  «enlement  dei)x  grai^d^  çl^ss/ss 
d'êtres ,  entièrement  sépa^éies  Fiipe  de  l'^jjt^e,  et  ^il- 
duant  tout  intermédiaire  ;  nm  $evle  /el  même  phatp/; 
eBèt}Fm$B  et  lie  tous  les  êtres  de  J^a  cré^lon.  M^  forcée  ^ 
la  vie,  la  pei*eeptjon,  sont  partout  répartji/QS  iSi^tre  tpos 
l£s  degrés.  La  Loi  de  jçontinMité  ne  ^uifr^  pojij^  ^If^^ 
ierruption^  m  de  saut,  dans  le  passage  d'nv  4fiff^  ^ 
f  autre ,  et  remplit  sans  \wm» ,  sjans  possibilité  de  Y^le, 
rinter«aUe  immense  qui  sépare  la  deriM^e  niogi/f4e  ,4^ 
la  for^e  înteUigeMte  suprênp^  fïo»  U^  ép^B^e. 

Leibm'tz  distipgMe  une  monade  prioû^iye,  lAlÇi^ie^ 
0t  dâs  monades  s^cowj^iries  ou  produites ,  pérJLsSï^bl/es 
et  bordées  ;  sayojir  :  les  »io^»ades  sans  afuerciep^o^ ,  ce 
sont  las  jcorps  inertes  ;  f^vec  aperception ,  x^esil-^'^ij^e 
les  âmes  ;  les  mçA^des  avQc  conscience  obscure  de  leurs 
apereeptions ,  ce  sont  les  4wes  des  bêtes  ;  eaû^  jtes 
monades  avec  conscienee  claire^  qe  SCM^  les  âo^ /rai- 
sonnables'^ ou  les  esprits.  T,oute  substai^ce  sîiviple  ou 
monade ,  lormant  le  contre  d'jUi^e  substance  çon^osée^ 
d'an  animal  par  e^^emple^  est  environnée  d*un  assem* 
blage  innombrable  d'autres  monades^  lesquelles  con- 
stituent le  corps  appartenant  à  cette  monade  centrale. 

il  n'y  a  point  d'^tion  immédiate  (t^yliu^^^^im^ 


I 

I 

372  PHILOSOPHIE   MODERNE. 


(entre  des  substances  simples;  il  n'existe  qu'une  con- 
nexion idéale,  c'est-à-dire  une  disposition  de  modifica- 
tions internes  de  chaque  monade ,  qui  les  fait  concorder 
avec  celles  des  monades  auxquelles  elle  se  trou  ve  associée. 
C'est  à  cette  harmonie  que  tient  leur  apparente  com- 
munication ,  et  elle  a  sa  raison  dans  la  sagesse  et  ia 
puissance  infinies  de  Dieu,  qui,  dés  l'origine  des  choses^ 
a  voulu  qu'il  existât  entre  elles  une  telle  correspondance; 
Telle  est  la  doctrine  de  Vharmmie  préétablie.  Dans  ce 
système,  comme  on  le  voit,  l'âme  humaine  tirerait  lout 
d'elle-même  et  ne  recevrait  en  rien  l'influence  de  celte 
autre  agrégation  de  monades  qu'on  appelle  le  corps  ^ 
et  le  corps  ne  subirait  non  plus  en  aucune  manière 
l'influence  de  l'âme.  11  n'y  aurait  point  entre  le  corps 
et  l'âme  réciprocité  d'action ,  il  y  aurait  simple  corres- 
pondance ;  ce  seraient  comme  deux  horloges  montées 
à  la  même  heure ,  qui  correspondent  exactement,  mais 
dontles mouvements  internes sontparfaitement distincts. 
Mais  d'abord  cette  harmonie  préétablie  exclut  la  liberté 
humaine  ;  et  ensuite ,  nier  l'action  du  corps  sur  l'âme 
et  celte  de  l'âme  sur  le  corps ,  c'est  sinon  explicitement 
nier  les  objets  extérieurs ,  du  moins  condamner  l'âme 
à  ne  pas  sortir  d'elle-même  et  la  réduireàlapure  con- 
science, ce  qui  serait  l'idéalisme  pur,  dont  Leibnitz 
avait  voulu  pourtant  se  garantir. 

Dieu  est  la  raison  suffisante,  suprême,  de  l'univers^ 
le  premier  et  le  dernier  terme  de  toutes  les  séries  dans 
l'ordre  des  causes  efficientes ,  comme  dans  celui  des 
causes  finales  qui  viennent  toutes  se  résoudre  en  lui. 
£n  tant  que  raison  suprême  ,  Dieu  seul  explique  tout; 
c'est  dans  son  point  de  vue  seul  que  tout  est  entendu 


DEUXIÈME     ÉPOQUE.  373 

et  conçu  parfiiilement,  à  titre  de  Térité,  de  réalité 
absolue.  Seul  il  embrasse.  T universalité  des  rapports 
des  êtres  moyens  &  leur  fin  qui  e^  en  lui ,  ou  qui  est 
lui-même  ;  dans  son  entendement  divin  est  le  vrai.  Tu* 
nique  siège  de  toutes  ces  idées  ou  vérités  étemelles, 
prototype  du  vrai,  du  beau,  du  bon  absolu,  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  meilleur  ;  ce  sont  ces  idées-^nodèles  que 
Dieu  contemple  de  toute  éternité  ;  ce  sont  elles  qu'il  a 
consultées  et  réalisées  en  formant  un  monde  qui  est 
comme  une  émanation  de  son  entendement,  et  par  là 
même  une  véritable  création  de  sa  volonté  toute-puis- 
sante. 

Partant  de  l'existence  d'un  être  infiniment  parfait  ^ 
Leibnitz  déduit  comme  conséquence  nécessaire  du 
principe  de  la  raison  suflBsante  et  de  la  présence  si- 
multanée dans  Tentendement  divin  de  tous  les  plans 
possibles  d'un  monde  idéal,  <  celui  du  meilleur,  du 
plus  conforme  à  la  sagesse  suprême  ^  où  doit  régner 
la  plus  grande  variété  avec  le  plus  grand  ordre  ^  où  la 
matière,  le  lieu,  le  temps,  sont  le  plus  ménagés;  celui 
enfin  où  doit  s'établir  une  cité  digne  de  Dieu  qui  en 
est  l'auteur,  et  de  tous  les  esprits,  soit  des  hommes, 
soit  des  génies  qui  en  sont  les  membres ,  en  tant  qu'ils 
entrent ,  par  la  i^ison  ou  la  connaissance  des  vérités 
éternelles,  dans  une  espèce  de  société  avec  leur  chef 
suprême.  Telle  est  cette  constitution  du  plus  parfait 
état ,  gouverné  par  le  plus  grand  et  le  meilleur  des 
monarques,  où  il  n'y  a  point  de  crimes  sans  châtiments, 
point  de  bonnes  actions  sans  récompenses  propor- 
tionnées; où  se  trouve  enfin  autant  de  vertus  et  de 
bonheur  qu'il  est  possible*  »  Telle  est  la  base  de  la 


374  PHiLosopÉiE  aoraiims. 

théodicée  de  Leibnilz  ;  tel  esl  cet  opîHfAame  éml  on 
peut  attaquer  le  principe ,  dont  mi  peut  oondamiier 
quelques  consêquéBees,  mais  qui  n'^i  est  pM  moins 
le  résultat  des  combinaisons  les  plM  soblimes»  en  qui 
ne  saurait  étte  que  l'erreur  d'un  grand  génie  et  d'u 
homme  de  bien. 

liais  ce  h*e8t  point  eomttie  fluteuf^  de.rhypolliéw 
de  la  thùhadohgie  et  de  celle  de  Vharmmdê  preéiaMkf 
que  Lèibnitz  a  rendu  de  grands  serWoes  à  Tesprli  ho- 
ffialu  t  n  a  combattu  avec  un  égal  avantage  la  tefidaoœ 
ëxdUsitè  de  Técolè  si^sualiste  et  de  Técole  IdéaKate  ; 
et ,  se  plaçant  dans  un  point  de  vue  supérieur ,  il  a  aa^ 
tout  en  reconnaissant  ce  qu'il  y  ttddvrai  a#dè  légitime 
dans  les  prétentions  de  chacune  d*elUs  ^  fliird  toit*  et 
condamner  ce  qu'elles  ont  de  fam  et  dHbootnpleti 

Il  b  écrit  contre  Locke  un  ouvrage  sur  le  même  plan 
et  iouÉ  le  mélne  titre  que  oëlu)  de  sën  adversaire^  diTiaé 
éu  autant  de  livres  et  en  autant  de  chapitres  p  daoa 
lequel  il  le  suit  pied  à  pied^  de  principe  en  principe 
et  de  Conséquences  en  conséqueueesi  U  se  garde  bian 
de  nier  Tihiervention  de  la  sensibilité;  il  ne  détruit 
pfis  Takiome  :  //  n'y  a  rieH  dmé  l'inMigêHte  ijrttt  n'y 
Scit  venu  detf  sens;  tuais  il  folt  ceue  réserve  :  Oui ,  maie 
excepté  l'intelligence.  Là  réserve  est  immense  :  en  effet  ^ 
si  rintelligence  ne  vient  pas  des  sens ,  elle  est  ddtic  une 
faculté  originale;  cette  Taculté  originale  a  dobc  un  déi^ 
loppetneutqui  lui  est  propre  et  engendre  des  notions  qui 
Itil  appartiennent,  et  qui,  ajoutées  à  celles  qui  naissent  de 
Texe^dice  simultané  de  la  sensibilité^  complètent  et  con- 
stituent le  doroàineentier  de  Ittcdiinaissattce  humaine.  La 
théoriee^clusivederempifismeéehouéoontrerotigectton 


DBIWÈIIE   tFOQOE.  37S 

suivante  :  I^  Mns  attestent  ce  qai  est ,  ils  ne  disait  point 
ce  qui  doit  être  ;  ils  ne  donnent  pas  la  raison  des  phé- 
nomènes; ils  peuvent  bien  nous  apprendre  que  ceci 
ott  cela  est  ainsi  »  de  telle  manière  ou  de  telle  autre  ; 
ils  M  peuv^t  enseigner  c(9  qui  est  nécessairement.  H 
faut  prouver  que  nulle  idée  nécessaire  n'est  dans  Tin- 
telligence,  ou  il  faut  rendre  compte  de  cet  ordre  d'idées 
par  Iq^  sensation.  Or,  on  ne  peut  nier  cet  ordre  d'idées 
ni  CQ  rendre  compte  par  la  sensation  ;  donc  les  sens  et 
Vempirisme^  qui  expliquent  un  certain  nombre  de 
notioift  f  ne  les  expliquent  pas  toutes»  n'expliquent  pas 
celles  qui  expliquent  et  dominent  toutes  les  autres. 

«Voilà  pour  l'école  de  Locke.  Leibnîtz  n'a  pas  attaqué 
avec  moins  de  force  l'école  cartésienne  ;  il  est  le  pre- 
mier qui  ait  saisi  le  cût^  faible,  le  véritable  vice  du 
cartésianisme,  savoir  :  la  prédominance  de  l'idée  de. 
substance  sur  l'idée  de  ^use.  Nous  avons  montré,  par 
l'exemple  de  Spinosa  et  de  Malebranche,  le  danger 
qu'il  y  avait  à  négliger  Tun  des  termes.  Leibnitz  a 
établi  fortement  que  l'un  implique  l'autre,  et  que  toute 
sab^t^nce  est  essentiellement  cause.  En  effet,  ou  la  sub- 
stance  est  comme  si  elle  n'était^  pas ,  ou  elle  se  manifeste, 
et  se  développe  en  modalités  et  en  attributs  :  or ,  elle, 
ne  le  peut,  si  elle  n'a  pas  en  elle  la  vertu  de  se  mani-- 
fester  et  de  se  développer  ,  c'est-à-dire  si,  outre 
qu'elle  est  une  substance,  elle  n'est  pas  aussi  une  cause, 
une  cause  de  développement  et  de  manifestation.  Une 
substance  qui  ne  serait  point  une  cause  serait  une 
sjibstance  qui  ne  se  développerait ,  qui  ne  se  manifes- 
terait pas,  qui,  par  conséquent,  n'admettrait  aucun 
attribut  distinct  d'elle,  et  ne  serait  qu'une  substance 


376  PHILOftOPHIE   MODEUNC. 

abstraite,  une  entité  scolasliqiie.  Ainaî,  ^lon  Leibnitz, 
toute  substance  réeUe  et  non  verbale  est  essentielle- 
ment  douée  d'énergie  ;  elle  est  une  force  :  de  ta  le 
Dieu  essentiellement  créateur  de  Leibnitz  ;  de  là  une 
création  nécessaire  et  non  accidentelle  >  qui^st  le  déve- 
loppement même  et  la  manifestation  de  Dieu,  et  qui 
par  conséquent  est  parfaitement  ordonnée  ;'  de  là  un 
monde  composé  d'êtres  qui  sont  des  forces  ;  de  là  enfin 
une  âme  humaine  comme  celle  que  nous  avons  et  à 
laquelle  nous  croyons  tous,  une  âme  qui  n*est  pas 
seulement  soumise  à  l'action  du  monde  et  de  Dieu, 
mais  qui  a  aussi  en  elle  une  puissance  d'action  qui  lui 
appartient  et  ne  relève  que  d'elle-même. 

Les  idées  de  Leibnitz,  à  l'exception  de  la  doctrine 
des  monades  et  de  l'hypothèse  de  l'harmonie  préétablie, 
forent  enseignées  et  propagées  en  Allemagne  par 
Christian  Wolf,  qui  s'était  préparé  par  l'étude  des 
mathématiques ,  de  la  philosophie  cartésienne  et  des 
ouvrages  d'un  contemporain  de  Leibnite,  Walter  de 
TscHiRNHAusEN ,  à  devenir  l'un  des  philosophes  les 
plus  profonds  de  l'école  dogmatique.  Son  mérite  j^in- 
cipal  consiste  dans  l'unité,  la  solidité  et  l'enchaînement 
systématique  qu'il  sut  donner  à  tout  l'ensemble  de  la 
doctrine  leibnitzienne ,  à  l'aide  de  la  méthode  appelée 
mathématique  ;  mais  son  défaut  fut  d'outre  cette  mé- 
thode, et  de  la  faire  tomber  dans  tous  les  abus  d'un 
formalisme  pénible.  On  peut  dire  qu'il  contribua  par 
la  lenteur  et  l'étalage  futile  des  notions  logiques  à  in- 
spirer le  dégoût  des  études  spéculatives ,  et  particuliè- 
rement des  recherches  métaphysiques.  La  morale  qu'il 
enseigna  était  noble  et  sévère  ;  elle  était  fondée  sur 


DEUXIÈME   ÉPOQUE,  377 

cette  règle  supMme  :  Fais  que  ta  personne  et  Ion  état 
deviennent  de  plus  en  plus  parfaits  (perfice  te  ipsmi  ), 
et ,  pour  y  parvenir,  travaille  aussi  à  rendre  plus  parfait 
Tétat  d'autrui. 


SCEPTICISME. 

Nous  avons  toujours  vu  le  scepticisme  sortir  de  la  lutte 
des  deux  systèmes  dogmatiques,  comme  pour  avertir 
la  raison ,  trop  empressée  ^  s'élancer  dans  le  champ  des 
conjectures  et  le  vague  des  systèmes^  de  s'arrêter, 
de  modérer  sa  marche,  et  de  procéder  avec  plus  de 
prufence  dans  ses  investigations.  Un  assez  grand 
nombre  de  bons  esprits  s'efforcèrent  encore  au  xvir 
siècle  de  lui  rendre  cet  important  service.  A  leur  tôte 
est  Pierre  Bayle  ,  né  en  1647  à  Cariât ,  dans  le  comté 
de  Foix«  11  fixa  son  séjour  en  Hollande  ;  et  ^  profitant 
dans  toute  son  étendue  de  la  tolérance  religieuse  dont 
on  jouissait  à  cette  époque  dans  ce  pays,  il  répandit 
de  là  dans  toute  l'Europe  une  masse  d'informations 
exactes  et  curieuses ,  relevées  par  une  critique  des  plus 
fines  et  des  plus  animées ,  .telle  qu'aucun  individu  à 
lui  seul  n'en  avait  donné  l'exemple  :  heureux  s'il  eût 
su  retenir  dans  les  limites  convenables  sa  passion  pour 
les  discussions  sceptiques,  et  respecter  la  délicatesse  des 
hommes  sages  et  honnêtes  sur  les  questions  qui  sont  du 
ressort  de  la  religion  et  de  la  morale  ! 

Lorsque  3ayle  fit  sa  première  apparition  en  quah'té 
d'auteur,  les  suffrages  des  savants  se  partageaient  entre 
Aristote  et  Descartes;  un  grand  nombre  inclinait  à 


9J9  raiLOfonnas  kodeuik. 

sOtttenir  \m  doctrines  métaphysiques  de  Spinon  et  de 
Hobbes;  enfin  les  discussions  élevées  mtre  l'^IiM 
cMb<dique  et  les  églises  protestantes  étaient  dans  toute 

m 

leur  force. 

Au  milieu  de  ces  controverses,  Bayle,  s'isolant 
autant  que  possible  de  tous  les  partis ,  se  livra  à  son 
humeur  sceptique  et  ironique  aux  dépens  de  tous  les 
combattants ,  à  quelque  rang  qu'ils  appartinssent.  On 
ne  peut  raccuser  d'avoir  montré  de  la  partiidité  pour 
aucune  secte  philosophique.  U  combat  Spinosa  et  Hobbes 
avec  la  même  vigueur ,  la  même  habileté  et  la  même 
apparence  de  bonne  foi  qu'il  combat  les  doctrines 
d'Anaxagore  et  de  Platon  :  il  traite  môme  les  anciena 
sceptiques,  dont  la  méthode  philosophique  aurait ^pii 
loi  inspirer  qudque  intérêt ,  avec  aussi  peu  de  céré- 
monie que  les  dogmatistes  les  plus  extravagants.  On 
Ta  souvent  accusé  de  pencher  vers  le  plus  absurde  de 
tous  les  systèmes I  vers  le  manichéisme;  nfais,.quoi^'ii 
n'y  ait  en  effet  aucun  système  en  Jbveur  duquel  il  Bit 
si  souvent  et  si  habilement  déployé  ses  talents ,  un 
examen  attentif  de  ses  ouvrages  prouve  d'une  manière 
évidente  qu'il  ne  mérite  nullement  un  pareil  reproche. 

Le  DiDiiannaire  phitoêophiqtue  et  crUique  de  Bajle  con- 
tribua puissamment  à  la  propagation  des  lumières  :  il 
s'y  montre  plutôt  paradoxal  que  sceptique,  de  même 
qu'on  trouve  en  lui  plutôt  un  érudit  qu'un  penseur; 
il  ne  semble  pas  avoir  été  doué  d'une  grande  lécondité 
d'invention;  et  un  auteur  anglais,  M.  Dugald  Stewart, 
tout  en  rendant  h^nmage  à  l'étendue  de  ses  connais- 
sances ^  ne  le  range  que  parmi  ces  auteurs  si  estimables 
et  si  utiles,  mais  quelquefois  si  mal  récompensés , 


auxquels  le  docteur  Jonhmn  a  donné  le  nom  de  pUm-^ 
Merê  de  la  UUérature. 

Oq  trouve  un  scepticisme  plus  prononcé  dans  Son* 
BIÈRE  i  l'ami  et  le  disoiple  de  Gassendi  ^  qui  traduisit  et 
commenta  les  ouvrages  de  Sextus  Empirions  ^  et  dans 
l'abbé  FocGBBB^  que  ses  contemporains  surnommèrent 
U  restaurateur  de  la  nouvelle  académie ,  et  qui  a  écrit 
un  livfe  contre  le  dogmatisme  de  Descartes  et  de  Maie* 
bfanèbe.  Mail  le  soeptique  systématique  du  dix-septième 
siècle  est  l'Anglais  Joseph  Glanvill  »  remarquable  sur- 
tout par  Mn  argumentation  contre  Vidée  de  cause  :  ses 
attaques  ont  vraisemblablement  préparé  celles  que  Hume 
dirigea  plus  tard  contre  cette  notion  avec  plus  de  talent^ 
de  sagaeité  et  d'étendue. 

U  nous  reste  à  parler  d'une  classe  de  sceptiques 

qu'il  faut  bien  se  garder  de  confondre  avec  ceux  que 

nous  venons  de  mentionner»  Nous  avons  déjà  remarqué 

que  les  attaques  dirigées  contre  l'infaillibilité  de  la 

raison  humaine  n'ont  pas  été  toujours  dictées  par  les 

mêmes  motifs ,  et  inspirées  par  les  mômes  smtiments« 

En  essa;ant|  par  exemfdci  de  faire  ressortir  l'incertitude 

des  connaissances  humaines,  Pyrrhon  et  Sextus  n'avaient 

point  eu  l'intention  de  substituer  d^autres  dogmes  aux 

dogmes  qu'ils  combattaient  ;  mais  il  n^en  avait  pas  été 

tout-à-fait  ainsi  des  intentions  que  les  nouveaux  acadé- 

miciensy  et  plus  tard  quelques  Pères  de  l'Eglise,  avaient 

cachées  sous  les  fausses  apparences  d'un  universel 

scepticisme.  Pour  eux,  évidemment,  le  scepticisme 

n'avait  été  qu'un  moyen  adroit  d'assurer  le  triomphe 

'  de  leurs  doctrines,  et,  s'ils  avaient  mis  tant  de  soin 

à  débarrasser  le  sol  des  systèmes  étrangers  qui  leur 


380  raiLOSoraiE  moderne. 

disaient  obstacle ,  c'est  qu'ils  se  persuadaient  qu'ils  y 
élèveraient  plus  aisément  TédiGce  dogmatique  qu'ils 
se  proposaient  de  construire. 

Au  dix-septième  siècle,  la  philosophie,  devenue 
tout-à-fait  indépendante  de  la  théologie,  ne.  pouvail 
manquer  d'exciter  l'inquiétude  de  l'autorité  ecclésias- 
tique, et  d'être  de  sa  part  l'objet  d'une  active  suryeîl- 
lance.  Les  écrivains  qui  prirent  la  défense  de  l'ortho* 

doxie  ne  se  bornèrent  pas  à  faire  sentir  la  supériorité 

• 

des  dogmes  du  christianisme  sur  les  systèmes  philoso- 
phiques, produits  par  la  raison  livrée  à  elle-même; 
ils  attaquèrent  ces  systèmes ,  et  s'efforcèrent  de  montrer 
à  l'esprit  humain  combien  il  s'égare,  toutes  les  fois 
qu'il  ne  s'appuie  pas  sur  l'inébranlable  base  de  la  re- 
ligion révélée.  Ce  scepticisme  apparent,  que  nous  avons 
vu  de  nos  jours  se  renouveler  d'une  manière  si  brillante 
dans  les  premiers  écrits  de  l'éloquent  abbé  La  Mennais, 
se  fait  remarquer,  à  l'époque  qui  nous  occupe,  dans  les 
ouvrages  de  Lamothe-le-Yayer  ,  de  Jérôme  Hirnsaîh, 
du  savant  évèque  d' Avranches ,  Huet,  et  de  Pascal. 

Lamothe-le-Yayer  a  écrit,  à  l'imitation  des  anciens, 
et  sous  le  nom  ûctif  d'Horatius  Tubéron,  des  dialogues 
où  l'on  trouve  à  chaque  instant  ce  principe,  que, 
puisque  la  raison  humaifae  ne  peut  arriver  à  la  vérité, 
il  faut  qu'elle  s'adresse  à  l'autorité  religieuse. 

Jérôme  Hirnhaîm  était  un  religieux  piémontais, 
docteur  en  théologie  à  Prague.  Le  titre  seul  de  son  livre 
indique  suffisamment  la  nature  et  le  but  de  son  scep- 
ticisme :  il  annonce  qu'il  fera  connaître  la  fausseté, 
l'orgueil,  la  présomption,  la  Tanîté,  la  difficulté,  le 
néant  de  la  science  fondée  sur  la  raison,  qu'il  appelle 


DEUXIÈME    ÉPOQUE.  381 

h  peste  f  \e^  typhus  de  Fespècc  humaine,  en  montrant 
les  avantages  de  la  vraie  science  qui  a  pour  base  la  sim- 
plicité et  la  pureté  du  cœur. 

Pierre  Daniel  Huet,  né  à  Gaen  en  1630,  se  livra 
avec  ardeur  à  l'étude  de  la  littérature  classique,  des 
mathématiques  et  de  la  philosophie.  Étant  encore  fort 
jeune ^  il  étudia  les  écrits  de  Descartes,  dont  le  sys- 
tème philosophique  excita  d'abord  son  admiration  et 
son  enthousiasme  :  plus  tard  il  en  devint  l'antagoniste 
déclaré.  Nommé  avec  Bossuet  instituteur  du  dauphin, 
il  se  fixa  à  Paris,  et  commença  alors  à  publier  ses 
savantes  apologies  du  christianisme.   Il  est  de  toute 
évidence  que  les  arguments  par  lesquels  il  attaqua  les 
prétentions  de  tous  les  philosophes,  à  quelque  secte 
qu'ils  appartinssent ,  et  qu'il  emprunta  à  Pyrrhon  et 
à  Sextus  Empiricus',  dont  il  avait  fait  une  étude  par- 
ticulière, n'étaient  point  le  dernier  mot  de  sa  philo- 
sophie ,  et  qu'il  ne  s'attachait  à  faire   ressortir  la  fai- 
blesse de  tèsprit  humain  que  dans  l'intention  de  le  ra- 
mener à  la  foi.  C'est  uniquement  dans  l'intérêt  de  la 
révélation  qu'il  se  plaît  à  énumérer  les  erreurs  qui 
sont  l'inévitable  résultat  de  la  raison  abandonnée  à 
ses  seules  forces.  Il  a  raison  sans  doute  de  rappeler 
l'esprit  humain  à  la  conscience  de  sa  faiblesse  ;  et  quoi- 
que le  service  qu'il  lui  rend  par  ses  critiques  ne  soit  pas 
tout-à'fait  désintéressé,  nous  devons  lui  en  tenir  compte. 
Mais  il  ne  fallait  pas  pousser  à  l'extrême  cette  défiance 
envers  la  raison^  qui,  après  tout,  est  le  seul  moyen  que 
le  Créateur  nous  ait  donné  d'arriver  à  la  connaissance 
de  la  vérité,  sans  en  excepter  même  celle  de  la  vérité 
révélée.  Après  avoir  tant  déclamé  contre  la  raison , 


382  PHILOSOPHIE   HOMME. 

contre  la  faiblesse  de  Tesprit  humain,  dans  qeel  e^[iDip 
Huet  publiait-il  sa  DémansiraîUm  évangéliqtief  A.  qui 
prétendait-^ii  prouver  la  certitude  des  faits  énoneés  daii# 
TÉvangile?  C'était  sans  doute  à  l'esprit  bumaia  !  mais, 
après  avoir  convaincu  l'esprit  humain  de  ne  peuveir 
atteindre  la  vérité ,  n'était-ce  pas  une  eontradieCieB 
singulière  que  de  venir  lui  proposer  use  dénonetnCioa 
évangélique?  De  deux  choses  Tune  i  oa  la  raiaoa  est 
capable  de  connaître  la  vérité ,  et  alors  s'écroule  UhK 
l'échafaudage  des  arguments  sceptiques  dirigés  par  HueC 
contre  sa  faiblesse;  ou  elle  est  incapable  de  la  saistr, 
et  alors  pourquoi  essayer  de  lui  démontrer  quelque 
chose? 

Le  scepticisme  de  Biaise  Pascal  dil^e  de  celui  d^ 
révèque  d' Avranches ,  en  ce  que  loin  d'être  uo  époa- 
vantail  évoqué  à  plaisir ,  une  combinaison  inventée  de 
sang-froid  pour  faire  peur  à  l'esprit  humaia  de  lui- 
même  et  le  ramener  à  la  foi ,  il  est  chez  lui  prolbndé* 
ment  sincère  et  sérieux.  Doué  d'un  génie  hardi  et  d'un 
caractère  énergique,  Pascal  se  laisserait  volontiers  lAer 
à  la  tendance  sceptique  d'un  esprit  qui,  pénétrant  ao 
fond  des  choses,  et  peu  satisfait  du  résultat  <ie  ses 
recherches,  se  retourne  mécontent,  prend  en  {^Ôé  la 
science  qu'il  trouve  trop  bornée,  et  ne  ^oit  de  tons 
côtés  que  des  motife  de  dojute  et  d'inc^rticude.  Mais  i 
ees dispositions  naturelles  se  réunit,  dans  TasQai,  nne 
foi  profonde  :  il  a  besoin  de  croire ,  il  cherche  la  véiité 
dans  tous  les  systèmes  philosophiques ,  et,  désespéré 
de  n'y  pas  trouver  un  dogmatisme  qui  satisfasse  à  ses 
habitudes  géométriques,  il  ne  se  repose  qu'an  sein  de 
cette  religion  qui  promet  avee  autorité  ce  qu'il  vent 


DCQUÈMB   iMQIIB4  988 

espérer  sans  crainte.  Néanmoins ,  jusqae  dans  lea  bras 
de  la  fiN,  le  fantôme  du  scepticisme  le  poursuit  encore 
et  Teffi^aie  :  de  là  le  caractère  mélancolique  de  son 
style,  de  li  le  vif  intérêt  qui  s'attache  à  la  lecture  d'an 
livre  où  est  représentée  d'une  manière  presque  drama- 
iique  la  lutte  que  soutioanent  Tune  contre  l'autre  une 
raison  nalurellemeat  sceptique  et  une  foi  vive  et  sin^ 
cére. 

Les  PeméêM  de  Pascal  tir  la  reUgUm  sont  nn  recueil 
de  fragments  trouvé^,  après  la  mort  de  l'^uleur,  dans 
ses  papiers ,  et  destinés  à  faire  partie  d'un  grand  oor 
vrage  où  il  se  proposait  de  démontrer  la  fausseté  de 
toutes  les  religions  profanes,  de  prouver  le  besoin  que 
l'homme  éprouve  d'un  système  religieux,  d'indiquer 
les  caractères  auxquels  on  peut  connaître  une  vraie 
rdiglon ,  et  de  faire  voir  que  le  christianisme  est  en 
accord  parfait  avec  ces  caractères.  On  voit  que  ee  grand 
homme  tombait  encoive  dans  cette  inconséquence  que 
nous  avons  déjà  reprochée  à  ses  prédécesseurs ,  et  qm 
consiste  à  soumettre  au  jugement  de  la  raison  humaine 
des  preuves  et  des  arguments  logiques  en  feveur  de  la 
vérité,  après  avoir  cherché  à  lui  démontrer  à  eUer 
même  qu'elle  est ,  par  sa  nature ,  incapable  d'en  sairâr 
les  earactères. 

ll¥STICiSME« 

Les  mystiqioes  sont  {4us  conséquents  :  persuadés  que 
nous  ne  pouvons  espérer  d^arriver  à  la  connaissancs  de 
la  vérité  par  les  procédés  réguliers  de  la  actence ,  ce 
«'est  pas  du  moins  à  ces  procédés  scientifiques  qu'ils 


384  PHitosoraiE  moderne. 

ont  recours  pour  exposer  leurs  crojances  ;  ils  ne  nû« 
soDuent  pas  pour  prouver  que  la  raison  humaine  est 
essentiellement  sujette  à  Terreur.  Ce  n'est  ni  par  Tinter- 
médiairedes  sens,  ni  par  l'intermédiaire  de  b  raison, 
mais  par  l'intuition  immédiate ,  qu'ils  annoncent  que 
nous  pouvons  directement  atteindre  le  principe  absolu 
de  toute  vérité,  c'est-à-dire  Dieu. 

Les  philosophes  dogmatiques  du  dix-septième  siècle 
avaient ,  comme  on  a  pu  le  voir ,  usé  largement  de  cette 
liberté  de  penser ,   dont  les  progrès  des  temps  leur 
avaient  pour  jamais  assuré  la  jouissance.  Aussi,  ce  qui 
frappe  d'abord  l'historien  qui  veut  étudier  les  systèmes 
développés  pendant  cette  mémorable   époque,   c'est 
leur  nombre  et  leur  hardiesse.  Mais  cette  liberté  même, 
devenue  la  source  de  tant  de  découvertes  utiles,  avait 
dû  nécessairement  produire  au^si  les  Inconvénients  at- 
tachés à  toute  amélioration  naissante  ;  et  la  critique 
pouvait  relever,  à  côté   des   incontestables    progrès 
qu'avait  faits  la  raison  humaine,  de  nouvelles  et  de 
déplorables  aberrations.  Le  scepticisme  avait  donc  dû 
se  répandre  en  raison  directe  du  dogmatisme  ;  et ,  par 
une  conséquence  naturelle,  le  mysticisme  devait  ac- 
quérir  d'autant  plus  d'importance,  qu'il  venait  à  la 
suite  d'un  dogmatisme  plus  hardi  et  d'un  scepticisme 
plus  énergique.  La  liste  des  mystiques  de  cet  âge  est 
donc  fort  nombreuse  ;  mais,  s'ils  ont  tous  ce  commun 
caractère  de  recourir  aux  moyens  surnaturels  pour 
arriver  à  la  science ,  ils  diffèrent  entièrement  quant  à 
la  tournure  de  leur  esprit  et  au  genre  de  leurs  travaux. 
Il  faut  remarquer  en  effet  que  le  mysticisme,  dans 
son  impatience  de  trouver  immédiatement  Dieu,  le 


D£UllÈMfi  ÉPOQUE.  385 

principe  absolu  des  choses ,  peut  le  chercher  ou  dans 
Vâme,  ou  dans  la  nature  :  c'est  dans  le  premier  cas 
un  mysticisme  moral  et  métaphysique  ;  dans  le  second^ 
un  mysticisme  physique  et  naturaliste,  si  Ton  peut  s'ex- 
primer de  la  sorte. 

Ainsi   nous   trouvons  d'abord,  dans  la  patrie  de 
Bôhme,  le  (ils  de  ce  Yanhelmont  dont  nous  avons  déjà 
parlé,  savoir,  Mercurius  Yanhelmont,  mystique  natu- 
raliste, livré  à  l'étude  des  sciences  occultes  et  à  toutes 
les  superstitions  qu'elle  produit.  Il  croyait  ou  feignait 
de  croire  à  la  métempsycose,  à  la  panacée  universelle , 
à  la  pierre  pfailosophale  ;  et  conime  ses  libéralités ,  ses 
profusions  môme,  semblaient  peu  compatibles  avec  la 
médiocrité  de  sa  fortune,  ses  comtemporains  suppo-» 
sèrent  qu'il  possédait  le  secret  de  faire  de  l'or.  Doué 
d'un  esprit  singulier  et  très-vif,  il  avait  appris  dans  sa 
jeunesse  les  procédés  de  tous  les  arts  libéraux  et  de 
presque  tous  les  métiers.  11  avait  eu  la  fantaisie  de  se 
joindre  à  une  caravane  de  Bohémiens ,  pour  connaître 
leur  langue  et  leurs  ouvrages  ;  et  il  parcourut  avec  eux 
une  partie  de  l'Europe.  A  son  retour ,  il  publia  qu'il 
avait  trouvé  la  langue  que  tout  homme  parlait  naturel- 
letnent,  avant  la  corruption  de  Tètat  social,  et  alla 
jusqu'à  prétendre  qu'un  muet  de  naissance  en  articu- 
lerait les  caractères  à  la  première  vue.  Après  une  vie 
fort  agitée,  il  mourut  en  1699. 

L'Allemagne  produisit  encore  à  cette  époque,  outre 
If  ARGUS  Marci  de  Kronland ,  mort  en  1676 ,  et  Jean 
Engel  de  Silésie ,  mort  en  1677 ,  Jean  Amos  ,  né  en 
1592  à  Gomma  en  Moravie  et  appelé  pour  cela  Gomé- 
nius,  mort  en  Hollande  en  1611 ,  et  dont  l'ouvrage 

25 


386  PBaosoMiE  moeme. 

est  UB  essai  de  réforme  de  la  métaphysiqoe  par  le 
fliysUcisine  ;  il  a  pour  liire  :  Syncfris  pkgskes  ad  banen 
émnrnn  refermatoBj  1633.  Amoft  suppose  deux  sub- 
stances, la  matière  et  Tesprit,  el  la  lumière  comme 
intermédiaire. 

On  pourrait  compter  au  nombre  des  mystiques  les 
philosophes  anglais  Téophiie  Gale  et  Cudworth  ;  mais 
(Mi  les  considère  plutôt  comme  des  idéafistes  sans 
grande  méthode;  quant  4  H.  Morus,  il  est  décidément 
mystique»  Morus  avait  été  d'abord  ardent  cartésien , 
et  Descartes  lui  avait  adressé  plusieurs  lettres;  ensuite 
il  passa  du  cartésianisme  au  mysticisme ,  ce  qui  est 
assee  naturel,  car  on  doit  se  rappeler  que^  comme  le 
scepticisme  est  presque  toujours  sorti  de  Terapinsme , 
de  même  nous  avons  vu ,  et  nous  voyons  encore ,  le 
mysticisme  sortir  de  Fidéalisme.  Un  autre  écrivaiB 
anglais^  Jean  Pordage,  prédicateur  et  médecin ,  intro* 
duisit  en  Angleterre  le  supcrnaturalisme  de  Bôhme , 
et  ie  présenta  sous  une  forme  régulière  et  systématiqne  : 
il  prétendit  avoir  reconnu  la  réalité  des  idées  de  son 
maître  dans  des  révélations  qu'il  avait  eues  leinnême. 

En  France ,  Pierre  Poiret  ,  né  à  Mels  en  4646 ,  et 
mort  en  1719,  développa  dans  un  grand  nombre  d'ôa* 
vrages  les  maximes  de  ce  spiritualisme  mystique  et 
Antérieur,  qui  plaît  tant  aux,  âmes  pieoses  et  sensibles, 
et  dont  on  pourrait  tronver  des  traces  dans  les  écrits 
4' un  de  ses  plus  illustres  contemporains  »  le  di^  et 
;yertueux  Fénélon.  Le  quiétisme,  ou. la  doctrine  d« 
pur  amour  de  Dieu,  vers  lequel  avait  été  entraîné 
l'auteur  des  Maximes  des  Samis ,  trouva  dans  Poiret  un 
ardcQt  apologiste.  Un  de  ses  ouvrages  les  plus  aai^ 


DEXJ&li^B  ÉPOQUE.  387 

cjMLiite  est  VÉcKm^mie  dimm ,  oa  SyMème  taûpenel  tUs 
œtt»re$  H  de$  de^emê  de  Dku  divers  les  hommsB.  Seioa 
Poiret^  le  mysticisme,  a  paur  foadeiiaeiii,  d'une  paii 
rifitt^uissanee  de  h  raîsoa  ^  et  de  l'autre  la  eorruptioa 
de  là  volooié  {  de  là  la  nécesaité  de  tout  reûsvok  d(i 
Die«,  la  vérité  ^r  la  foi  et  la  révélation,  la  iReiiii  |^ 
In  grâ^e. 

l^  Qûyatieiaaie  de  Poi«et  est  surtout  momI  et  pra? 
tique  «  tandis  que  celui  de  Pordage,  d'Amqs  et  de 
VaAbelmottt  est  plufc6t  mfstiqfm  et  naturaliste.  €eLiii 
qui  fijtt  déiieloppé  fim  terd  par  SwÉnfiNBpAG,  àm^  le 
nom  clôt  la  liate  des  pUleaopbes  de  cette  é|)«que^ 
réwtfticedouible  caractère. 

Né  à  Slackbotoi  en  4668,  Si^édenborg  aivaît  mçu  de 
%&B  pi^e.9  doiainé  par  des  idées  mystMfiies ,  une  éduca-* 
tion  ^n'i  eiceioça  sur  son  tcefaace  .une  ÂBOsuenee  wuMjpiée  ^ 
fe«  an^e«  parlent  par  sa  bouche ,  disaient  les  amis  de  eon 
f)iére«  Cependant ,  mA^m  i^m  impressiem  ^  ;pl«8  tard 
reforirent  totut  leur  em^ir^^  ce  ne  fut  fMMAt  par  la 
Gaivière  reUgieif^e  ijju'iil  détMMa.  U  ee  dieliingua  d'atond 
i^mne  iittéi^ateur ,  ccwoie  phyaictien,  eoome  luécar* 
liK)i^,  ^maae  géouiètre^  comaBae  nûnôralogiate^  L'Aca* 
déoui^  ides  sqi«AK)es  (de  Pws  fit  traduire  un  itraité  .qu'il 
fmibJria^  en  1734^  sur  le  fer ,  oemMie  ^'éerît  k  9k» 
9(itisfaisai]A  qui  e^ûstàt  alors  sur  cette  inaliiéiie. 

Ce  Skki  l'année  suivante  qu'il  ât  paraltne  siui  Eeem 
ew  l^i^ni.,  la  omae  finale  de  (g  oréatian  H  le  mé^anismeée 
Vmnkm  de  d'âme, ^ec  le  oerfis.  A  ,dater  ^de  ce  moiwnt^  sa 
moation  fut  déternâuée.  fiientât  il  annonce  qu'il  a  des 
eommuniçations  avec  Iqs  ôtces  i^>ipituets,  et  desiaéwér 
lations  sur  le  culte  de  Pieu  et  des  eaMtte&JÊoriàuAeSi 


388  philosophije:  moderne. 

Chargé^  prétend-il ,  du  ministère  sacré  d'éclairer  les 
hommes ,  on  le  voit ,  à  la  tète  d'une  fortune  immense , 
relever  et  soutenir  une  foule  de  maisons  de  commerce 
d'Allemagne,  par  des  bienfaits  qui  s'élevaient  à  plu- 
sieurs millions;  il  croit  qu'il  est  de  son  devoir,  en  sa 
qualité  d'intermédiaire  entre  le  monde  visible  et  le 
monde  invisible ,  de  ne  s'occuper  que  des  objets  qu'il 
apprend  des  anges ,  et  de  les  feire  connaître  aux  hom- 
mes. Depuis  cette  époque  jusqu'à  sa  mort,  il  publia 
une  foule  d'ouvrages  où  il  exposa ,  dans  un  langage 
simple  et  dépourvu  de  tout  ornement,  le  résultat  de 
ses  entretiens  avec  les  esprits  célestes.  Dans  tous ,  il 
parle  en  témoin  oculaire ,  attestant  ses  conversations 
avec  Dieu  et  les  anges.  A  mesure  qu'il  achevait  un  de 
ces  traités,  il  s'embarquait  pour  aller  le  faire  imprim» 
à  Londres  ou  à  Amsterdam ,  et  ils  y  étaient  lus  avec  le 
plus  vif  intérêt. 

Swedenborg  était-il  de  bonne  foi  ?  C'est  ce  qu'il  est 
bien  diflBcile  de  constater,  mais  ce  que  paraissent 
croire  la  plupart  des  historiens  qui  se  sont  occupés 
de  cet  homme  extraordinaire.  M.  Grégoire  (i),  qui  ne 
lui  est  pas  très-favorable,  s'explique  cependant  ainsi  : 
c  Ses  visions  sont  un  phénomène  psychologique  assez 
étrange.  11  les  a ,  dit-on ,  débitées  avec  bonne  foi ,  parce 
qu'il  ne  se  défiait  pas  de  l'illusion  de  ses  sens.  »  Le 
même  auteur  cite  ensuite  l'exemple  d'un  savant  de 
Berlin,  qui  avait  éprouvé  les  mêmes  phénomènes  dans 
le  cours  d'une  maladie,  mais  qui,  toujours  maître  de 
sa  raison,  les  avait  étudiés  en  observateur.  Ce  qui 
pourrait  confirmer  ce  soupçon ,  que  justifieraient  d'ail- 

>  (1)  Histoire  des  sectes  religtenses ,  1. 1 ,  pag.  223. 


DEUXIÈME  ÉPOQUE.  380 

leurs  des  observations  récentes  sur  le  magoétisme,  c'est 
qu'il  se  forma,  en  1737 ,  à  Stockholm ,  une  société  dont 
le  duc  de  Sudermanie  et  le  prince  Charles  de  Hesse 
étaient  membres,  et  qui  essaya  de  rattacher  la  doctrine 
de  Swedenborg  aux  phénomènes  magnétiques.  Tous 
ceux  qui  ont  été  en  relation  avec  Swedenborg  s'ac- 
cordent à  reconnaître  qu'il  avait  dans  son  extérieur 
une  grande  simplicité ,  et  dans  le  commerce  de  la  vie 
un  abandon  de  franchise  qui  n'est  pas  ordinaire  aux 
charlatans.  Dupe  de  l'illusion  de  ses  sens  et  de  son 
imagination ,  ainsi  qu'il  était  arrivé  à  l'antique  Her- 
motime,  à  quelques  alexandrins  enthousiastes,  à  plu- 
sieurs illuminés  du  moyen-âge ,  il  se  plut  sans  doute  à 
se  plonger  dans  cet  état  d'extase,  dont  la  science  mo- 
derne est  peut-être  au  moment  de  reconnaître  les  causes 
physiques ,  et  au  sein  duquel  il  crut  recevoir ,  par  une 
révélation   surnaturelle,  la  doctrine  religieuse  qu'il 
développa  ensuite  avec  force  et  conviction. 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  a  fait  secte.  Les  Swédenbor* 
gistes  professent  dans  plusieurs  contrées  de  l'Europe  le 
culte  dont  il  est  le  fondateur.  En  Angleterre ,  ils 
jouissent,  depuis  1783,  d'une  tolérance  publique  et 
avouée  par  le  gouvernement ,  comme  les  autres  cultes 
dissidents.  L'opinion  qui  règne  parmi  eux^  que  la 
nouvelle  Jérusalem  existe  parfaitement  organisée  av 
centre  de  l'Afrique,  les  a  déterminés  à  envoyer  des 
laissions  et  à  faire  des  voyages  dans  cette  partie  du 
monde  :  ils  ne  se  contentent  pas  de  condamner  l'es- 
clavage des  Nègres ,  mais  ils  font  encore  de  continuels 
efforts  pour  abolir  la  traite  ;  heureux  du  moins  d'être 
soumis  à  des  croyances  qui  leur  imposent  l'obligation 
de  se  dévouer  ù  la  sainte  cause  de  V humanité! 


390 


PHiLOSOPfliC  «OBCIUIE. 


ffMMsÊOt  ÉfOQim.  —  Depuis  le  milieu  du  dn«4iuitîdi 

siècle  jusqu'à  nos  jours* 


î  général  de  la  méthode,  avec  un  vaete  dévehppetnent 
d*éruditian  et  de  critique. 


RE8UMÉ  GÉNtRAL. 


SMHiii  AUsnoË. 


C<mdittte. 

m. 

irao 

kotnsetu.                       il« 

tm 

Diderot» 

1784 

Turgol. 

D*A1efflbefl. 

1783 

Hutdiesoli. 

1TI7 

D'ArMi. 
D^floTbâcti. 

1770 

Smitk. 

1790 

1789 

Pricc. 

1791 

HslTéOiis. 

1771 

Reia< 

1796 

Bonnet. 

1793 

Oswald. 

GOBdOfMt. 

1793 

Seattle. 

1803 

GenoTesi. 

1769 

Fermisen. 

1816 

Bftsedow* 

1790 

IfeiRielasIMi. 

1786 

Balteux. 

1780 

Uemsterhuys. 

1790 

Priestlej. 

1804 

Genre. 

1798 

Darwin. 

180i 

Tétens. 

1805 

Hoine-Tooke. 

1803 

Kant. 

1804 

Stp-JLsDlMrt, 

1803 

BUimoii* 

1800 

l'Iédemann. 

1803 

Meners. 

IBIO 

Hcrder. 

1803 

Pletner. 

1818 

Dupais. 

1809 

fteynhold. 

1823 

Citeail. 

1808 

Uftas. 

1823 

Tittet. 

1816 

Hoffbatter. 

Feden 

1821 

.Volncy. 

1820 

MBVTXOXBMS. 

arrsYiexdm. 

•▼oltalw. 

m 

.  1778 

st--Maruti.                  m, 

*  1804 

Hume. 

1776 

PHILOSOPHIE  CONTEMPORAINE. 

VS  AJJLBMAGm. 

BN  ANGLBTFRBB* 

AOO&B  BB 

ILAMT« 

*00&B  <WIOS8AX8S 

• 

Gerlaeh. 

Dugald  Stewart. 

Kruf. 

Tb.  Brown.                    n. 

1190 

Pries. 

Sir  James  Blackintosli. 

Teaneiiftiii. 

m 

.  IWO 

TlOIftlAllK  iMftUB.  SM 

Ecole  de  Priestley, 


TRAKSCENDANTAL. 

Fichte.  m.  iai4 


Ecole  physiologiste. 

EN  FRANCE. 
iMmLB  98  OoivUti&AO. 


»«  LA  lUTOW. 


Scbelling. 
'Wagner. 
Knuse« 
Hegel. 


Jacolii.  nu  m» 

Kœppen. 

]>B  BBRLUf. 


Destutt  de  Traey,  - 
Laromiguière.' 

*O0t»B    BSTno&0OtflTB. 

Gall. 

Spurzheim.  m.  1833 

Brottwais. 


iÉcUciismÊ.) 

Il  aiae  de  Birai.  m.  18M 

Rojer-CoUard. 

Degérando. 

Cousin. 


Fréd.  Schlécel.  Damiron. 

Saadêr^**  lBfiAl.l«BrB  mAo&OOTÇVB 

«Mreal  Demaistre.                      m.  «819 

Amj^««  «M«i«MM«^OT«  DçBoiiald. 

aOOIiB  SOBVXIfVa.  DelaMenaiia. 

Brn.  Schulze.  Ballanche. 

Beautaini 


▲près  la  grapdaéfioque  que  noua  venons  do  parcourir, 
il  doit  d'abord  semUer  peu  prbiMible  que  Teâprît  hu- 
inain  ,  malgré  sa  hardiesse  el  son  acUvîtô ,  puisse 
prendre  un  nouvel  essor  et  reculer  encore  les  limites 
de  la  seienoe.  Avec  Baoon  et  Deseartes ,  le  xv!!"*  siècle 
a  ans  au  monde  la  vraie  méthode  philosophique  ;  II  a 
marqué  à  la  philosophie  la  base  inébranlaMe  sur  laquelle 
devront  s'appuyer  ses  travaux  ultérieurs.  Grâce  à  l'im- 
pulsion donnée  par  ces  deux  grands  hommes ,  toutes 
les  branches  de  la  connaissance  humaine  ont  feit  d'ad- 
mirables progrès  :  dans  l'étude  des  faits ,  dans  l'obser- 
vation,  dans  l'analyse  patiente  et  laborieuse /Thoïkime 


8M  FULOsÔpm  MOMftias. 

a  trouvé  te  levier  au  moyen  duquel  il  peut  soumettre 
la  nature  entière  à  son  action  puissante*  Un  homme 
prodigieux  semble  résumer  à  lui  seul  oe  grand  siècle , 
c'est  Leibniu  !  «  Leibnîtz ,  dit  un  des  penseurs  les  plus 
profonds  de  notre  époque  (1),  a  étonné  les  plus  grands 
hommes  du  plus  grand  siècle  qui  ait  paru  sur  la  terre, 
et  le  degré  d'admiration  qu'excitera  ce  vaste  génie  sera 
toujours  la  mesure  de  l'intelligence  de  ses  lecteurs*  » 
L'éloge  est  mérité  sans  doute  ;  mais ,  en  lui  donnant 
notre  assentiment,  distinguons  bien  le  génie  de  cet  iUns- 
tre  philosophe ,  du  sy tème  qu'il  a  mis  au  jour.  Quelque 
admirable  qu'il  soit,  quelque  force  de  tète  qu'il  suppose 
dans  son  inventeur^  ce  n'est  après  tout  qu'un  sys- 
tème ;  et  un  système ,  comme  on  Ta  fort  bien  dit ,  est  le 
roman  et  non  l'histoire  de  la  nature.  Le  siècle  qui  a  vu 
naître  l'auteur  de  la  Monadologie ,  de  la  Raison  suffMmie 
et  de  V Harmonie  préétabliey  a  fait  de  bien  grandes  choses; 
mais  un  examen  attentif  ne  tarde  pas  à  prouver  que 
les  résultats  produits  par  ces  philosophes  sont  plus 
brillants  que  solide^  ^  plus  ingénieux  que  vrais  ;  c'est 
en  ce  sens  que,  pour  ce  qui  concerne  la  science  qui 
nous  occupe,  nous  avons  dit  qu'il  se  résumait  dans  la 
.  personne  de  Leibnitz.  Mis  en  possession  de  la  vraie 
méthode,  les  philosophes  de  ce  siècle  n'en  ont  pas  fait 
une  application  rigoureuse.  Descartes,  en  effet,  par  la 
position  de  son  fameux  principe  :  Je  pense,  doncyexitie, 
.  avait  fixé  à  jamais  dans  la  conscience  le  point  de  départ 
de  toute  la  science  philosophique.  Il  ne  lui  restait  plus 
.  qu'à  appliquer  à  l'élude  des  phénomènes  intérieurs  les 
.  règles  de  cette  méthode  expérimentale,  qu'il  avait  lui- 

(1)  M.  Hoyer-Gollard. 


noisiiME  tPOQJX.  913 

même  si  nettement  tracées  ;  mais  ce  poissant  génie , 
abandonnant,  dés  le  second  pas,  le  fil  qui  devait  le  guider 
dans  ses  recherches^  s'était  égaré,  et,  au  Jieu  de  se 
boirner  à  constater  et  à  décrire  des  faits ,  il  avait  mieux 
aimé  expliquer  les  faits  par  des  hypothèses.  De  plus ,  en 
concentrant  toute  certitude  dans  le  fait  extérieur  de  la 
conscience^  il  avait  mis  la  philosophie  dans  la  nécessité 
de  démontrer  l'existence  du  monde  matériel.  Getabtme 
qu'il  avait  ouvert  entre  le  dedans  et  le  dehors ,  il  crut 
ravoir  comblé  par  sa  foi  à  la  véracité  divine.  Contestant 
avec  raison  la  preuve  de  Descartes ,  Malebranche  crut 
en  trouver  une  plus  solide  en  invoquant  le  témoignage 
de  la  révélation,  et  Leibnitz  en  imaginant  l'hypothèse 
de  l'harmonie  préétablie.  Le  judicieux  Locke  ne  put  se 
contenter  des  solutions  données.  Il  comprend  et  ap-* 
plique  mieux  que  ses  prédécesseurs  la  méthode  d'ob- 
servation et  d'analyse  ;  ses  recherches  psychologiques 
sont  empreintes  d'un  esprit  de  sagesse  remarquable. 
Mais  lui-môme  croit  avoir  résolu  la  question ,  tandis 
qu'il  n'a  fait  aussi  que  mettre  au  jour  une  nouvelle 
hypothèse  :  celle  de  la  conformité  de  nos  idées  avec  les 
corps.  Quels  pouvaient  être  les  résultats  de  pareilles 
hypothèses?  Nous  les  connaissons.  Après  avoir  admis 
l'existence  du   monde   extérieur.    Descartes ^   Male- 
branche et  Locke  ont  prétendu  prouver  la  réalité  en 
la  déduisant  de  la  réalité  des  idées.  L'hypothèse  des 
idées  admise,  le  seul  système  conséquent  devait  être 
celui  de  Berkeley  :  le  monde  extérieur  est  supprimé  ; 
les  idées  sont  les  corps  ;  il  n'y  a  dans  la  nature  que 
des  idées.  Contre  de  pareilles  absurdités ,  le  bon  sens 
humain  a  protesté  par  un  scepticisme  universel,  et 
l'esprit  religieux  par  le  mysticisme. 


8M  PS&MMnB  KMUITE. 

Nous  «ilfaiii  aiaintmaat  dans  mie  épo^pie  bqi 
dans  celle  oà  dm  pereB  oBt  reça  te  jovr  et  qn 
M  eièole  qui  noiu  a  tu  naître.  De  mène  que  le  xi 
sîède  s'explique  par  celui  qui  précède,  ainsi  le  mSue 
s'expliquera  par  rinfluence  exercée  sur  lui  par  le  xviu*  : 
ear  cette  chaîne  non  interroinpue,  doat  nous  ctojtqbs 
«voir  fiât  ressortir  avec  quelque  évidence  les  prin- 
cipaux anneaux^  depuis  TorigiDe  de  la  philosophie ,  ne 
sera  pas  brisée  ;  comme  tous  les  honunes  des  siédes 
ptécédents,  nous  hériterons  des  idées  de  nos  pères  ; 
comme  «ix  f  nous  comprendrons  la  néceasité  de  leor 
fiure  fidre  un  nouveau  progrès. 

ÉCOLE  SEI<SUALISTE. 

COKDnXAC. 

Ls  philosophie  du  xviii*  siècle  est  Tapplication  uni- 
verselle de  la  méthode  cartésienne.  A  une  époque  dont 
le  caractère  essentiel  est  une  foi  exclusive  dans  Tobser- 
vation  et  l'expérience,  les  systèmes  fondés  sur  des 
hypothèses  devront  naturellement  avoir  peu  de  crédit  ; 
et  en  même  temps ,  comme  une  extrême  liberté  de 
penser  sera  devenue  le  privilège  des  philosophes ,  nous 
devons  nous  attendre  à  voir  se  développer  dans  toute 
leur  étendue  les  conséquences  qui  résultent  néoessu- 
rement  de  principes  posés  avec  une  entière  indépen- 
dance. Aucun  obstacle  ne  s'opposera  au  libre  dévelop- 
pement des  systèmes  :  nous  pourrons  donc  définit!* 
vement  les  juger  par  leurs  résultats. 

La  France,  où  tout  s'use  plus  vite  que  chez  les  autres 
nations  de  l'Europe,  avait  été  la  première  à  se  défier 


TMISilÊlfB  iMftra.  HB 

de»  hypothèses  hanrdées  4es  discnpks  de  Deseirtst. 
YivMMDt  frappée  des  résultats  obtenus  par  leasdenoes 
physiques^  elle  ne  peavait  accorder  son  attentioo  Mx 
.  spéoulatioûs  philosophiques ,  qu'à  la  coudition  de  les 
vmr  procéder  par  la  méthode  prudente  et  sûre  à  h- 
qaelle  rastronomie  et  la  physique  étaient  redevaUes  de 
leurs  immenses  suocés. 

Alors  se  présenta  un  homme  doué  au  plus  haut 
degré  de  l'esprit  dont  était  animé  son  siècle*  Condoxac 
avait  puisé  dans  l'étude  aj^rofondie  des  écrits  de  Locke 
la  goût  de  cette  méthode  dont  Tauteur  de  YEêmd  $wr 
rêHiaidemeni  humdn  avait  o£fert  un  si  remarquable  mo- 
dèle. U  y  joignit  un  talent  extraordinaire  d'esposition 
et  de  style.  Procédant  ûteo  une  facilité  rare  du  ccmau 
à  Vinoonnu  s  sachant  répandre  sur  toutes  les  matières 
la  lumière  et  l'agrément  >  il  présenta  sous  une  forme 
simple  et  claire  à  la  fois  les  principes  métaphysiques  de 
la  philosophie  empirique  développée  avant  lui ,  mais 
avec  bien  moins  de  précision ,  par  Gassendi  et  Locke , 
et  n'eut  pas  de  peine  à  les  rendre  populaires  chez  une 
nation  déjà  disposée  à  adopter  les  doctrines  fondées 
sur  reipérietice  sensible. 

Pour  bien  comprendre  le  lien  commun  qui  rattache 
à  l'unité  cartésienne  les  différents  systèmes  de  philo* 
Sophie  qui  se  sont  produits  pendant  le  xvui'  siècle  (car 
heureusement  celui  de  Gondillac  n'a  pas  été  le  seul) , 
il  est  essentiel  que  l'on  se  fasse  une  idée  exacte  de  celte 
méthode  analytique  à  laquelle  il  faut  rapporter  une 
partie  des  succès  qui  les  ont  accueillis*  Deicartes  a 
établi  que  c'est  par  la  psychologie  que  doit  débuter 
toute  philosophie  qui  voudra  s'appuyer  sur  une  base 


396  PBtLOso^nc  moderne. 

solide.  L^homme  ne  sait  que  ce  dont  il  a  oonacience  : 
il  connaît  sa  propre  existence,  en  développant  son  acti- 
irité  ;  il  conçoit  Dieu  et  le  monde  extérieur  par  les  idées 
et  les  représentations  qu'aperçoit  son  întelligaice  : 
c*est  donc  en  partant  de  l'analyse  des  faits  qui  se  ma- 
nifestent dans  sa  conscience,  c'est-i-dire  de  ses  idées, 
qu'il  pourra  arriver  i  la  certitude.  Mais  il  ne  suffira 
pas  d'observer  les  phénomènes  fugitife  et  variés  de  ce 
monde  intérieur  :  après  avoir  fait  le  compte  exact  des 
idées ,  la  conscience  ne  sera  pas  faite  encore  ;  il  faudra 
remonter  à  leur  origine,  puis  approfondir  l'importante 
question  de  leur  légitimité,  afin  que  l'esprit  satis&it 
se  repose  dans  la  conviction  et  la  certitude  de  la  réalité 
des  phénomènes  qu'elles  représentent. 

Si  la  méthode  analytique  eût  été  employée  d'une  ma- 
nière aussi  complète  par  les  philosophes  du  xvnr  siècle, 
nous  croyons  qu'ils  eussent  laissé  peu  à  faire  à  leurs 
successeurs.  Mais.cen'est  jamais  au  début  d'une  révolu- 
tion philosophique  que  les  théories  s'appliquent  d'une 
manière  complète;  heureux  et  fiers  de  posséder  une  mé- 
thode dont  les  résultats  leur  paraissaient  avec  raison 
devoir  être  aussi  positifs  que  certains,  ils  ne  la  déve- 
loppèrent pas  dans  toute  leur  étendue  ;  et,  chose  sin- 
gulière !  les  principales  écoles  de  cette  époque ,  ainsi 
que  l'a  remarqué  judicieusement  M.  Cousin ,  se  parta- 
gèrent les  différentes  parties  qui  constituent  la  véritable 
méthode.  L'école  de  Gondillac ,  au  lieu  de  constater  les 
caractères  actuels  des  connaissances  humaines ,  s'occupa 
d'abord  d'en  rechercher  l'origine  ;  l'école  écossaise , 
fondée  par  Reid ,  se  distingua  surtout  par  le  soin  qu'elle 
mit  à  faire  le  compte  exact  des  idées  que  possède  Tin- 


TROISIÈME  ÉMOUE.  397 

telligence  développée  ;  enfin ,  c'est  principalement  la 
profondeur  avec  laquelle  le  célèbre  Kant  a  développé 
la  question  de  la  portée  légitime  de  nos  représentations 
qui  fait  l'originalité  de  sa  philosophie.  Et  ce  n'est  pas 
impunément,  comme  nous  allons  le  voir ,  que  ces  trois 
hommes  distingués  négligèrent  un  des  points  de  cette 
méthode  qu'il  fallait  appliquer  dans  toute  sa  rigueur  et 
toute  sa  portée  :  la  science,  par  leurs  soins ,  gagna 
sans  d^ute  en  étendue^  en  profondeur  et  en  certitude  ; 
mais  leur  philosophie  ne  fut  pas  encore  la  vraie  philo- 
sophie ;  mais  leurs  systèmes,  quoique  appuyés  sur  des 
faits  réels ,  ne  furent  pas  assez  conformes  aux  vérités 
reconnues  par  le  sens  commun  de  l'humanilé,  pour 
obtenir  l'assentiment  de  tous  les  bons  esprits. 

Le  premier  ouvrage  dans  lequel  Condillac  essaya 
d'expliquer  le  mécanisme  des  opérations  intellectuelles 
de  l'esprit  humain ,  fut  son  Essai  sur  Parigine  des  coH" 
naissances  humaines  (!)•  L'origine  de  nos  connaissances 
fut,  selon  lui ,  la  sensation;  mais  il  reconnut  lui-même 
qu'il  avait  glissé  trop  légèrement  sur  les  premiers 
actes  de  notre  intelligence ,  et  il  crut  en  présenter  une 
analyse  complète  dans  son  Traité  des  sensations ,  qu'il 
fit  suivre  d'un  Traité  des  animaux ,  appendice  néces* 
saire  pour  étendre  ses  observations  à  toute  la  classe 
des  êtres  animés. 

Dans  son  Traité  des  sensations ,  le  plus  achevé  de 
ses  écrits,  il  imagina  la  statue  d'un  homme  qui  ne 
serait  pourvu  que  d'un  seul  sens  et  à  qui  tous  les  autres 
manqueraient,  afin  de  faire  voir  comment  certaines 
facultés  se  développeraient  par  rapport  à  ce  sens  ;  puis, 

(1)  Publié  en  1746. 


300  riUUHIOMlC  MMEME. 

aocordant  suceem^eoDieat  d'aotres  sent  i  cette  statue , 
il  finit  ptr  lui  donner  tou9  ceux  dont  rbomme  est 
pooira  y  et  indiqua  alors ,  avec  beaucoup  de  pénétraUoA 
et  de  sagacité,  q^ieb  defaieot  être  lea  rérattats  de  sa 
wppoeition. 

Mais  ^fuéique  ingéniewea  que  fossmt  iea  dédoctiotts 
tirées  par  Gondillae  du  développement  inteHectnel  de 
aM  koîMm'^sta^ie  y  il  faut  avouer  que  c*était  là  ime 
singulière  application   de  la  méthode  d^obserfalioB. 
Partir  d'une  fiction  y  et  analyser  les  conséquences  pro- 
bables qui  en  résultent ,  ce  n'est  pas  observer  la  nature 
teHe  qu'Ole  se  présente  au  pbitoaophe;  c'est  firire  Tbin- 
toire  d'une  nature  imaginaire.  A  cette  première  sdmr- 
ration,  Condîilac  en  joint  une  autre  dont  les  oonsé- 
quenoes  u^oat  pas  été  moins  fuaestes.  Selon  iuî ,  la 
métbode  d'dbseraaiioa  ne  coosifile  pas  «eulemenC  è 
ooBStaier ,  k  énoméffer ,  a  ciaasar  les  fiôls^  mais  èîen  & 
les  «ysténaatiser ,  à  les  ranMner  à  un  priuetpe  coaMMUi, 
à  leur  origine,  à  VmkUé  en  nn  mot.  Mais  s'il  arrivait 
par  haaaird  que  cette  unité ,  chenehée  avec  tant  de  soin  , 
n'existât  |}as^  iftudnaûtrjl  eu  imaginer  une  à  laquelle 
on  raparAeratt  de  gré  ou  de  force  tous  les  éléineKts 
divers  trouvés  par  l'analyse?  Serait^oe  Uen  \k  ia  mè- 
tbode  cfe  Bacon  ?  Après  avoir  débuté  par  «ne  taunlyae 
incomplète,  ne  serait-^ce  pas  terminer  jMir  une egrodièse 
ftUégilfioie  ?  On  jpeut  iatre  à  GonéiUac  «e  doMible  repro- 
obe.  U  lui  iaut  d'abord  un  principe,  dont  jl  se  .char- 
gera enaaile  de  dé^elofiper  «toutes  les  'conséquences  : 
ce  l^incipe  c'est  la  sensibilité;  c'e^  dans  la  sensibilité 
qu'il  voit  rintelligence  tout  entière  ;  toutes  les  faouliés 
de  l'homme  ne  lui  paraissent  que  le  dévelcfi^i^Bnt 


TROISIÈME   ÊTOOUC.  9M 

Tftrié  d'une  première  sensatîoii.  Loeke  ftTuH  dH  :  tmoes 
leê  idée$  viermenî  de  la  MMMkn,  ou  de  ta  réflexim  éê 
VesprH  mr  ses  propres  opiraûons.  CondillM  dî\  A  son 
tour  :  toutes  les  idées  et  to  réflexion  elle-niAmê,  qnél 
que  sort  l'objet  auquel  elle  s'applique  ,  Tiennent  de  ta 
sensatien.  il  faut  voir  au  reste  comment  s'enchaînent 
toutes  les  parties  de  son  système,  landais  le  nécanismn 
de  f  entendement  humain  n'avait  été  expliqué  d'une 
Hianfère  plus  simple  et  plus  inteHigible. 

€  A  la  première  odeur ,  dit-il ,  la  capacité  de  sentir 
est  tout  entière  à  l'impression  qu'elle  éprouve;  voilà 
l'attention. 

L'attention  que  nous  donnons  à  un  objet  n'est  de  la 
^rt  de  l'Ame  que  la  sensaftîon  que  cet  objet  (bit  sur  nous» 
Un  objet  est  ou  absent  ou  présent  :  s'il  est  présent , 
l'attention  est  la  sensation  qu'il  fait  actuellement  sur 
nous;  s*il  eist  absent,  l'attention  est  le  souvenir  de  la 
sensation  qu'il  a  faite.  Voilà  la  mémoire. 

Nous  ne  pouvons  comparer  deux  objets ,  ni  éprouver 
les  deux  sensations  qu'ils  font  exclusivement  sur  nous, 
qu'aussitôt  nous  n'apercevions  qûlls  se  ressembler  eu 
qu'ils  diffèrent  :  or  apercevoir  ^des  resseioMaRces  ou 
des  différences,  c'est  juger;  le  jugement  n'est  donc 
encore  que  sensation. 
La  réOexion  n'est  qu'une  swite  de  comparaisons» 
La  réflexion ,  lorsqu'elle  perte  sur  des  images,  'prend 
le  nom  d'imagination. 

Haisonner ,  «'est  tirer  un  jugement  d'un  autro  juge^ 
ment  qui  le  renfernaait  ;  il  n'y  a  donc  dans  le  raison* 
nement  que  des  jugements  et  par  craséquent  des 
sensotie^ns* 


400  PHILOSOMIE  MODERNE. 

L'ensemble  de  toutes  ces  facultés  se  nomme  enten- 
dement :  on  ne  saurait  s'en  faire  une  idée  plus  exacte. 

En  ^nsidérant  nos  sensations  comme  représenta- 
tives, itous  venons  d'en  voir  sortir  toutes  les  facultés 
de  l'entendement  :  si  nous  les  considérons  comine 
agréables,  nous  en  verrons  sortir  toutes  les  £aicultés 
qu'on  rapporte  à  la  volonté. 

La  soufifrance  qui  résulte  de  la  privation  d'une  chose 
dont  la  jouissance  était  une  habitude,  est  le  besoin. 

Le  besoin  a  divers  degrés  :  plus  laible,  c'est  le  mal- 
aise; plus  vif,  il  prend  le  nom  d'inquiétude;  l'inquié- 
tude croissante  devient  un  tourment. 

Le  besoin  dirige  toutes  les  facultés  sur  son  objet  ; 
cette  direction  de  toutes  les  forces  de  nos  facultés  sur 
un  seul  objet,  est  le  désir. 

Le  désir  tourné  en  habitude  est  la  passion. 

Le  désir  rendu  plus  énergique  et  plus  fixe  par  l'espé- 
rance, le  désir  absolu,  est  la  volonté.  Telle  est  Tac- 
ception  propre  du  mot  volonté  ;  mais  souvent  on  lui 
donne  une  signification  plus  étendue,  et  on  la  prend 
pour  la  réunion  de  toutes  les  habitudes  qui  naissent  des 
désirs  et  des  passions. 

En  résumé ,  la  sensation ,  considérée  comme  repré- 
sentative, devient,  par  suite  de  (nmrfarmations  succes- 
sives, attention,  comparaison^  mémoire,  jugement, 
réflexion,  imagination^  raisonnement;  voilà  pour  l'ai- 
tendemenu  Par  des  transformations  analogues,  la  sen- 
sation, considérée  comme  agréable  ou  désagréable, 
devient  besoin,  malaise,  inquiétude,  désir,  passion; 
voilà  la  volonté. 

La  petuée  est  la  réunion  de  toutes  les  lacoltés  qui  se 


TROÏSlÈltfE    ÉPOQUE.  401 

rapportent  à  Veniendment ,  et  de  toutes  celles  qui  se 
rapportent  à  la  voUmié;  et  comme  Félément  générateur 
de  la  Yolonté  et  de  fentendement  est  la  sensation  re- 
présentative ou  affective,  Téiément  générateur  de  la 
pensée  est,  en  d^nière  analyse ,  la  sensation.  » 

Tel  est  9  selon  Gondillac,  le  système  des  facultés  de 
rame.  Ainsi  disparurent  toutes  les  obscurités  et  toutes 
les  difficultés  qui  avaient  fait  jusqu'alors  de  la  mélaphy* 
êiqtie  une  science  inaeccessible  au  vulgaire  ;  on  trouva 
fort  commode  sans  doute  de  pouvoir  expliquer  d'une 
manière  si  sipiple  le  jeu  compliqué  de  nos  facultés 
intellectuelles.  Au  mérite  de  la  clarté^  le  système  de 
Gondillac  joignait  celui  de  celte  analyse  expérimentale 
que  resprit  du  temps  exigeait  dans  toutes  les  recherches 
scientifiques.  Les  ouvrages  de  Gondillac  furent  consi- 
dérés en  France  comme  renfermant  le  Gode  de  la  raison 
et  du  bon  sens,  et  la  doctrine  de  la  senstaîm  transformée 
devint  la  doctrine  de  tous  les  philosophes  qui  suivirent. 

On  oublia  que  si  cette  doctrine  expliquait  d'une 
manière  assez  satisfaisante  les  ressorts  qui  font  agir  une 
des  facultés  de  l'esprit  humain,  il  y  en  avait  d'autres 
tout  aussi  réelles  et  non  moins  importantes,  dont  elle 
ne  tenait  aucun  compte;  c'était  un  singulier  système 
que  celui  qui  méconnaissait  l'activité  de  l'âme^  au 
point  de  l'identifier  avec  la  sensation,  phénomène  fetal 
et  passif.  Gomment  se  pouvait-il  que  la  volonté,  qui 
combat  si  souvent  la  sensation,  qui  si  souvent  sort 
victorieuse  de  celte  lutte ,  fût  confondue  avec  la  sensa- 
tion? Quant  à  ces  idées  absolues,  nécessaires^  d  espace, 
de  temps,  de  substance,  de  cause,  à  ces  vérités  ma- 
thématiques qu'aperçoit  rîutelligence  elquela  sensation 

ti6 


403  raiLOfowE  voMurs. 

est  impuissante  à  produire,  otMimeot  la  himi% 
sortir  de  Texpérience?  C'est  ee  dont  on  ae  s'inqwéta 
que  médiocrement  :  l'eifNrit  satisfait  se  re|Misa  au  saia 
du  système  de  la  sensation  traasforoiée;  c'élail  09 
système  fondé  sur  !*qbserf%tioa  et  Texpéneacet  à  c^ 
titre,  il  devait  obtenir  rasseatimeat  général.  C'est 
ainsi  que  semblèrent  avoir  raisonné ,  sauf  un  bieo  petit 
nombre  d'exceptions ,  les  philosophes  français  du  imat 
siècle.  Pendant  près  d'un  siècle,  le  oondillacisaie  a 
régné  en  France  sans  contestation ,  et  ce  n'est  que  de 
nos  jours  qu'il  a  succombé  sans  retour  sous  les  attaques 
vigoureuses  du  professeur  célèbre  (i)  auquel  nous  nous 
plaisons  à  faire  remonter  Torigine  d'une  révolotioD 
philosophique,  dont  les  conséquences  seront,  naas 
devons  l'espérer ,  aussi  heureuses  que  fécondes. 

I^a  plupart  des  conséquences  tirées  par  Gondillae  de 
ce  principe  de  Bacon  :  que  tout  ce  que  nous  umau$  dtnm 
de  Inexpérience  ;  et  de  cet  autre  principe  de  Locke  :  çw 
toutes  nos  connaissances  résultent  de  la  sensation  et  de  la 
réflexion  j  avaient  été  déjà  dévelopées,  mais  avec  moiiis 
de  clarté ,  par  le  philosophe  anglais  Hartust  ,  dont 
nous  avons  déjà  parlé ,  et  qui,  comme  Gondillao ,  avait 
outré  la  doctrine  de  liocke.  <  Toutes  nos  ichëes  les  plus 
complexes  9  avait  dit  Hartiey,  dérivent  de  la  seoaatiaa  , 
et  la  réflexion  ne  forme  potni  une  sqêu^  particuHùf^ 
d'idées,  comme  le  pepse  M.  Locl^e«  9  Un  disciple  da 
Uartiey,  physicien  célèbre,  le  dooteuir  PaïKatun, 
professa  la  même  doctrine  et  en  tira  plus  rigouMa* 
sèment  encore  toutes  les  conséquences.  Si  rhcHama 

(1)  Voyei  les  Fragments  des  leçons  de  M.  aoyer-CoHard ,  remis  ptr 
M.  Jouffiroy  el  imprunét  à  la  suile  de  sa  traducU<m  d»  Ttoonu  aaid. 


TMWita fi  ÉPOQUE.  408 

n'est  considéré  que  comifie  une  ooUecHM  de  smsaiims  y 
il  devient  assez  diflBcile  d'expliquer  la  liberté  et  la 
spiritualité  (|e  l'âme.  Aussi  Priestley  est-il  trèg*-disposé 
à  nier  Tune  et  Tautre  :  «  Il  n'y  a  pas,  dit-il,  dans 
l-he»fnedepx  prindpes  aussi  dllfôreMg  l'un  de  l'autre 
que  kl  maiiire  et  Vesprii*  L'homme  tout  entier  est  un 
eomposé  homogène ,  et  des  deux  natures  matértelle  et 
immatérielle  que  Ton  fait  entrer  dans  le  système 
universel  du  monde,  il  y  en  a  une  de  superflue.  » 
Mais  si  l'homme  est  up  être  purement  matériel,  si  la 
fiioia)(é  de  penser  est  le  résultat  d'une  organisation 
particulière  du  cerveau ,  ne  s'ensuit-il  pas  que  toutes 
ses  fonctions  doivent  être  réglées  par  des  lois  méca-> 
niqves ,  et  dès  lors  que  toutes  ses  actions  sont  déter- 
minées par  une  irrésistible  nécessité?  C'est  ce  dont 
ne  craint  pas  de  convenir  le  docteur  Priestley,  qui  feit 
observer  ailleurs  «  que  la  doctrine  de  la  nécessité 
déeottle  immédiatement  de  la  matérialité  de  l'homme , 
parce  que  le  mécanisme  est  une  conséquence  inévitable 
du  matérialisme.  » 

Darv^in,  autre  philosophe  anglais,  successeur  de 
Priestley  >  s'oprima  avec  plus  d^  netteté  encore  sur 
cette  question.  «  Les  idées,  dit-il,  sont  des  choses 
matérielles.  »  La  conséquence  immédiate  qui  résultait 
de  cette  doctrine  devait  être. qu'il  ne  peut  y  avoif 
d'autre  principe  ippra|  que  id'éviler  les  sepsalions  pé- 
nibles et  de  chercher  les  sensations  agréables.  Edouard 
Search,  autre  philosophe  de  la  même  époque,  rap- 
porta en  effet  tous  nos  motifs  d'action  à  l'intérêt  per- 
sonnel. 

Voilà  donc  encore  la  philosophie  de  la  sensation 


404  PHILOSOPBIB   HODMNE. 

conduisant  irrésistiblement  au  matérialisme  ci   à   la 
morale  intéressée.  Condillae  et  (Hartley  avaient  pro- 
testé d'avance  contre  une  pareille  interprétation   de 
leur  système  des  facultés  de  Tâme.  <   La  mali^^  et  le 
mouvement^  di^ Hartley ,  quelque  division  qu'on  puisse 
ea  faire,  de  quelque  manière  qu'on  en  raisonne,  ne 
donneront  jamais  que  de  la  matière  et  du  mouvement.  » 
En  ^conséquence ,  il  demande  qu'on  ne  tire  en  aucune 
façon  de  ses  paroles  des  conclusions  contraires  à  l'im- 
matérialité de  l'âme.  Les  ouvrages  de  Condillae  offrent 
de  même  un  grand  nombre  de  passages  dans  lesquels 
il  témoigne  de  son  respect  pour  les  vérités  morales  et 
religieuses.  Mais  ce  n'est  pas  impunément  que  l'on  pose 
et  que  l'on  fidt  adopter  un  faux  principe  :  la  logique 
a  bientôt  brisé  les  faibles  obstacles  que  la  timidité  veut 
opposera  sa  marche  rapide.  Mais,  en  Angleterre,  une 
école  spiritualiste  (i),  s  élevant  à  côté  de  celle  de  Locke, 
vint  diminuer  du  moins  son  influence  et  arrêter  son 
action  destructive.  En  France,  la  philosophie  de  Con- 
dillae ne  rencontra  pas  d'obstacles.    De  généreuses 
protestations  osèrent  en  vain  s'élever  contre  elle;  la 
voix  du  siècle  parla  plus  fort  et  ne  permit  pas  de  les 
entendre.  Les  tristes  doctrines  de  l'athéisme  et  du 
matérialisme  s'élevèrent  bientôt  sur  les  ruines  de  la 
religion  et  de  la  morale. 

PHILOSOPHIE  SENSUALISTE 

EN    FBANCE. 

À  la  tête  des  écrivains  français  qui  propagèrent  en 
la  dénaturant  la  philosophie  de  Locke ,  doit  se  placer 

(1)  L'école  écossaise. 


TROISIÈME  ÉPOQUE.  405 

cet  homme  prodigieux  qui ,  cultivant  avec  [un  égal 
SQceès  tous  les  genres  les  plus  élevés  de  la  littérature , 
y  laissa  partout  l'empreinte  de  son  génie  heureux  et 
'  flexible.  Mais  ce  n'est  pas  en  développant  d'une  manière 
!  scieniilique  et  suivie  une  doctrine  philosophique  ,  que 
'  VoLTAiRi  exerça  sur  l'esprit  de  son  temps  T  immense 
i       influence  qui  a  rendu  son  nom  si  populaire.  Placé  en 

>  quelque  sorte  au-dessus  de  celte  foule  d'écrivains  qui 

>  s'inspiraient  de  ses  pensées ,  c'était  lui  qui  semblait 
I       donner  le  signal  à  ses  amis,  encourager  leurs  efibrts^ 

et  imprimer  à  leurs  travaux  une  direction  systéma- 
tique. Le  caractère  distinctif  de  sa  philosophie  est 
un  esprit  de  critique,  un  scepticisme  superficiel  et 
moqueur,  qui  s'expliquent  d'abord  par  la  nature  de 
son  esprit,  et  qui  devaient  être  d'ailleurs  l'inévitable 
I  conséquence  du  système  qui ,  après  avoir  placé  l'ori- 
I  gine  de  nos  connaissances  dans  les  mouvements  de  la 
sensibilité  physique,  ne  pouvait  manquer  de  conduire 
à  des  résultats  opposés  aux  croyances  éternelles  du 
genre  humain,  et  par  conséquent  d'inspirer  quelque 
défiance  et  quelque  doute  à  un  homme  doué  comme 
lui  de  tant  de  sagacité  et  de  bon  sens* 

Ce  fut  lui  néanmoins  qui,  après  avoir  fait  connaître 
I       Newton  et  Locke  à  ses  contemporains,  signalant  les 
travaux  de  Gondillac  comme  ceux  du  plus  grand  philo- 
sophe qu'eût  possédé   la   France,   y    popularisa  la 
philosophiede  la  sensation.  D'Alembert,  Diderot,  Hel- 
vÉTius,  d'Argens,  b'IIolbac,  Lahétrie,  ne  se  con- 
I       tentèrent  pas  d'expliquer  par  les  impressions  du  monde 
I       extérieur  sur  nos  organes  tous  les  phénomènes  de 
l'intelligence;  ils  appliquèrent  leur  système  métaphy- 


406  PHILOSOPfen  HOraRHE. 

Bique  à  la  morale,  à  la  religion,  à  T histoire^  à  Téco-» 
nomie  politique}  et  oe  fut  dans  le  but  d^aûèaotir  non* 
seulement  le  catholicisme,  mais  encore  tanit  ce  qui 
porte  le  nom  de  religion  positite,  qu'ils  conçurenl  la 
pian  de  cette  Tàsle  publication  conove  sous  k  nom 
i' EmeffÊfhpéJie ^  recueil  immense  renfermant  sans  douté 
plusieurs  choses  exoel lentes,  mab  rédigé,   pMir   os 
qui  wncerne  h  philosophie ,  dans  un  esprit  de  partinliaé 
et  de  dinlgrement  qui  ne  ss  ressent  que  trop  des  dia* 
positions  anti^religieuses  de  ses  auteurs.  A  rentrée  da 
«M  M8€6  Bahel  4êi  iemia$tideta  ntaon^  comme  Tap^^ 
pelle  un  écriirain  moderne  (l)^  d'AJembert  et  Diderot 
placèrent  «a  dkcamrs  prétmimire  ^  qtli  est  hn  des  mell« 
Iburs  morceaux  de  Tou? rage,  et  daiîs  lequel,  emprantant 
à  Baeen  la  elasbiiication  eUcyelepédiqne  des  connair 
sanoes  humaines ,  ils  eherohèrent  à  mohtrer  l'eadml^ 
neshent  des  sciences  et  des  arts,  et  de  tracer  rhlsioirs 
dss  progrès  de  l'eqsrit  humain,  jusqu'à  la  naissanoe 
des  lettres*  Tous  les  deux  adoptèrent  le  nataraliime 
et  en  eiposèrent  Ite  principes  qu'ils  appliquèrent  i  l'st^ 
nalyse  de  l'esprit  huhiain  et  A  Tétode  des  fceaQx<*«rU». 
D'Alembert  était  un  mathéitiaticieh  du  premier  ordre  ^ 
et  il  a  mérité  une  grande  renomàfée  par  ses  travaux 
eeleSitifiques.  Quant  i  Diderot ,  le  talent  dont  il  a  donni 
ifuelques  indices  n'a  reçu  aucune  applieatiod  entiers, 
Il  était  doué  d'une  Ame  ardente  et  désordonnée.  Ssas 
oontiaissances  profbntles  sur  aucunes  choses,  saas 
persuasion  arrêtée,  sans  respect   pour  aucune  idée 
reçue,  pour  aucun  sentiment,  il  erra  dans  le  vague^ 
en  y  faisant  parfois  briller  quelques  éclairs.  <  Au  total) 

(4}  Ji.  ee  €lilteauM«na. 


tfiDiSlilIB  ÉPOQUE  «  Hfn 

d^  M.  de  Baniite  (1) ,  Diderot  fut  un  écrivain  funeste 
à  la  Uttératore  comme  à  la  morale..  Il  devint  le  modèle 
dé  ces  hommes  froids  et  vides,  qui  apprirent  à  son 
écc4e  comment  on  pouvait  se  battre  les  flancs  pour  se 
donner  de  k  verve  dans  les  mots ,  sans  avoir  un  foyer 
intérieur  de  pensée  et  de  sentiment.  » 

Un  ami  de  Frédéric  le  Grand,  de  ce  monarque  phU 
iMôjihe  qui  i  plein  d'enthousiasme  pour  la  littérature 
Ihittçaili»  appela  auprès  de  lui  les  savants  les  plus 
diMiogués  de  eette  époque,   Jean  Boyer,   marquis 
p^Anéfiiii  ^  lisait  à  répandre  parmi  les  gens  du  monde 
le  goAt  des  études  philosophiques,  par  la  publication 
de  M  PhtbMpMBéi  bon  sens ,  ouvrage  conçu  dans  l'esprit 
do  sensualisme,  mais  où  il  montra  bien  moins  de 
hardiesse  que  ne  lé  fit  ensuite  un  autre  favori  de  Fré- 
dérie  ^  LAiiÉTtttfi.  Cet  apôtre  du  matérialisme  a  rendu 
éoû  tkùOk  célèbre  par  la  publication  de  trois  traités 
qni  ont  pour  titres  :  F Hùntme-MacMne ,  Traité  de  Cdme, 
et  FUemmé^Ptante.  il  s'efforça  de  prouver  la  non-exis- 
tende  d'une  âme  spirituelle  et  l'identité  absolue  de  ce 
<{ue  le  vulgaire  appelle  ftme  avec  le  corps  et  son  orga- 
nte&tioiié  Ses  arguments,  combattus  par  M.  de  Luzac, 
àmê  un  ouvrage  auquel  il  donna  pour  titre  :  l'Homme 
fiShffiiB  moe/iine,  se  réduisent  en  dernière  analyse  à 
l'ej^p-^tion  de  cette  idée,  qui  déjà  n'était  pas  bien 
neuTi?,  et  à  laquelle  tout  le  talent  d'un  physiologiste 
fiMueux  de  nos  jours  (2)  n'a  pu  donner  plus  de  vie  ^  sa- 
voir t  que  toutes  les  opérations  de  l'ftme  dépendent  du 
eorps ,  et  que  par  conséquent  on  ne  peut  démontrer 

(1)  Tableau  de  la  liUératûre  au  xviii«  siècle. 


4M  PoiLosoMiE  voneiiiiE. 

ni  sa  spontanéité  ^  ni  son  activité  absolue*  Ce  qai  se 
réduit  à  prouver  (  ce  qu'aucun  spiritualiste  ne  nie  ) 
que  le  corps  est  un  organe  indispensable  à  rame, 
dans  Tétat  actuel  de  son  existence  ;  c'est-à-dire ,  qoe 
le  corps  détermine  et  modifie  Taction  de  rame,  de 
même  que  l'âme  à  son  tour  détermine  et  modifie  celle 
du  corps. 

Mais  aucun  écrivain  n'employa  plus  d'adresse,  d'hft^- 
bileté  et  de  passion  pour  ébranler  jusque  daa»  leurs 
fondements  les  principes  de  la  religion ,  de  la  morale 
et  de  la  politique ,  que  l'auteur  du  livre  devenu  si  cé- 
lèbre sous  le  titre  de  Système  de  la  nature.  Le  bot  de  cet 
ouvrage ,  que  l'on  attribue  avec  beaucoup  de  vraiaen- 
blance  au  baron  d'Holbach  (1) ,  est  d'établir  le  fatalisme 
et  l'athéisme  sur  des  bases  philosophiques.  L'homme , 
dit  l'auteur,  n'est  malheureux  que  parce  qu'il  mécon* 
naît  la  nature,  et  qu'il  veut  ôtre  métaphysicien  avant 
d'être  physicien.  11  est  donc  nécessai  re  qu'on  le  rappelle 
à  l'étude  de  la  nature,  d'après  la  voie  de  l'expérieDce. 
La  théorie  exposée  dans  le  Système  de  la  naimre  a  de 
nombreux  rapports  avec  celle  d'Épicure  ;  mais  les 
arguments  en  faveur  de  l'athéisme  sont  mieux  déve- 
loppés et  adaptés  aux  découvertes  de  la  physique 
moderne,  à  l'état  de  la  science  philosopliiqae,^^^ 
croyances  religieuses  et  aux  doctrines  mora^  ^s 
peuples. 

Après  avoir  présenté  quelques  considérations  sur  le 
mouvement  et  la  matière ,  qu'il  prétend  avoir  existé 
de  toute  éternité,  l'auteur  enseigne  que  l'homme  est 
soumis  aux  mêmes  lois  générales  que  les  autres  choses 

(1)  n  M  publié  à  Londres,  eo  1770,  sous  le  nom  supposé  fie  IfinilNnd» 


TROISIÈME   ÉPOQUE.  409 

de  la  naUire.  Sa  vie  n'est  qu'une  suite  de  mouveinents 
néoessaires  et  liés  qui  ont  pour  principes,  soit  des 
causes  refermées  en  lui-même^  c'est-à-dire  les  matières 
solides  et  fluides  dont  son  corps  se  compose^  soit  des 
causes  extérieures  qui  agissent  sur  lui.  Ce  qu'on  appelle 
intelligeiace  dans .  rhomme  n'est  qu'un  résultat  des 
actions  mécaniques,  d'où  proviennent  tous  les  autres 
phénomènes  de  la  nature. 

L'homme  se  fait  toujours  le  centre  de  l'univers  :  c'est 
à  lui-même  ifu'il  rapporte  tout  ce  qu'il  y  voit.  Dès  qu'il 
croit  entrevoir  une  façon  d'agir  qui  a  quelque  confor- 
mité, avec  tarsienne,  ou  quelques  phénomènes  qui 
l'intéressent  y  Jl  les  attribue  à.  une  cause  qui  lui  res- 
semble ;  c'est  donc  à  une  cause  intelligente  à  sa  maniée 
qu'il  rapporte  toute  la  nature  :  ainsi  s'est  formée  l'idée 
d'un  Dieu  intelligent  qui  produit  l'ordre  de  la  nature. 

On  ne. omçoit  pas  ce  que  c'est  qu'un  pur  esprit; 
lorsque  l'homme  veut  se  former  une  idée  de  l'âme,  il 
faut  nécessairement  qu'il  ait  recours  à  des  caractères 
iQatériels ,  ce  qui  prouve  déjà  que  cette  âme  ne  peut 
point  être  immatérielle.  L'âme  n'est  donc  autre  chose 
que  le  cerveau  ;  c'e^  le  centre  commun  du  système 
nerveux,  le  point  où  aboutissent  tous  les  mouvements 
des  nerfs,  c'est-à-dire  toutes  les  facultés  de  l'âme. 

m 

Les  facultés  intellectuelles  et  morales  n'étant  pas  les 
mêmes  chez  tous  les  hommes,  cette  diversité  met  entre 
eux  de  l'inégalité,  et  ceitte  inégalité  fait  le  soutien  de 
l'état  social.  La  nécessité  que  l'homme  vive  en  société 
rend  pareillement  la  morale  nécessaire.  Mais  comme  ce 
qu'on  appellequalités morales n'estque le  résultat  immé- 
diat du  tempérament ,  c'est  la  médecine  qui  peut  seule 


MO  raiLO80Mlt    ItOftElllfk. 

dODuer  att  moraliste  la  olef  du  oœor  humaitt  :  en  ^é^ 
riaèaDt  le  corp«y  il  serait  assuré  de  guérir  aussi  Tesprlt. 

L'homme  est  un  être  physique ,  lié  à  la  nature  uni* 
terselle^  et  soumis  aux  lois  nécessaires  et  immuable^ 
qu'elle  impose  à  tous  les  êtres  qu'elle  renierilie  t  s'il 
était  Ubre ,  comme  on  le  prétend ,  il  fiiudraU  qu'il  flkft 
tout  seul  plM  fort  que  la  nature  entière,  ou  qu'il  ttt, 
hors  de  cette  nature. 

Il  est  de  l'essehce  de  l'homme ,  comme  de  tdus  les 
êtres  de  la  nature,  de  tendre  au  bien^re  et  de  vouloif 
se  o«nserter^  Tous  les  mouvements  de  sa  nature  sont 
des  suites  nécessaires  de  cette  impulsion  primitive.  Il 
aime  1»  plaisir  et  abhorre  la  douleur.  U  failt  done  tté- 
eessairement  que  sa  volonté  soit  détwmlnëe  par  les 
sbjets  qu'il  croit  utiles,  et  repoussée  par  ceux  qu'il 
sroit  nuisibles*  Ce  que  nous  appelons  délibératioti  n'6st 
autre  chose  qu'être  successltement  attiré  et  repoussé, 
fout  loi  est  donc  mécanique. 

C'est  surtout  pour  combattre  le  dogtne  de  Fimmor^ 
tklité  de  l'flme  que  l'auteur  du  Système  de  la  fMtfiars 
emploie  toute  la  force  de  sa  logique  :  il  termine  éOû 
argumentation  par  l'apologie  dn  suidde,  qu'il  ta  ju^u'à 
i^ecommander  en  certaines  occasions. 

Yeiei  sa  morale  : 

tlien  de  plus  chimérique,  dit-il,  qu'une  morale  qui 
se  fonde  sur  des  mobiles  imaginaires  qu'on  a  placés 
hors  de  la  nature,  ou  sur  des  sentiments  innés  indé- 
pendants des  avantages  qui  doivent  en  résulter  p%r 
fldus.  Il  est  de  l'essence  de  l'homme  de  s'aimer  lut- 
même ,  de  vouloir  se  conserver ,  de  chercher  à  fendre 
«Ml  etisMnM  lMHreusê4  Ainsi  l'iiiiéfét  on  te  éésir  dd 


fconhrar  est  Tani^Qe  mobile  de  toutes  ses  aotiohs.  Cet 
imérôt  dépend  de  son  organisation  tctueile,  dé  ses 
besoÎBS)  de  ses  idées  acquises  ^  des  habitudes  qu'il  i 
contractées. 

On  a  dit  que  Tathée  ne  poutait  avoir  de  Vertus  ;  rien 
de  plus  faut  :  uh  athée  est  un  boinnie  qb!  a  étudié  M 
sature  et  ses  lois  ^  qui  connaît  éa  propre  natii^e  et  qui 
sait  ce  qu'elle  lui  impose.  Un  athée  à  de  l'expériëhce  t 
eelte  expérieneé  lui  proute  à  chaque  instant  (}ue  le  tice 
peut  lui  nuire  ;  son  intérêt,  qu'il  comprend ,  lui  indique 
donc  qu'il  doit  bien  se  conduire  à  Tégaird  de  ses  isem* 
MaUes  ^  et  ^égler  ses  propres  penchants  de  ménièfe  I 
me  pas  comfnroimttreaon  bonheur^ 

il  sens  a  bieil  fttita  exfioser  tout  au  lohg  cet  Kbrégé 
des  doiitrinea  db  la  philosophie  senstMlîstedd  k Viu*  siècle. 
€é  ne  MMt  pas^  en  eflkt)  les  doetl'tnes  pr^fe^éés  pa^ 
MB  individu  isdlé,  par  dn  rdtenr  èâiMittâ  hëi^  dek 
limites  de  la  raison  par  une  iibâgiiiatiikl  tagftbonde  et 
dérégiéeé  Qud  qu'ait  été  rautiur  du  Syêtème  de  ta  nohtre; 
il  ne  fUsait  que  coordonner  les  arguments  qu'il  en^^ 
tendait  répéter  autour  de  lui  ^  et  qUe  rehfërmaietat  déjà 
ao  grande  partie  tes  ouviagea  publiés  par  les  eneydlo- 
pédistes.  On  eoaiiali  le  tnoi  dfune  fotntne  d'esprit  dé 
«ette  époque^  qui  dit,  à  l'apparition  d'un  attli^  livre 
non  moins  célèbre  ^  dans  lequel  Helvétitts  essaya  de 
prouver  ((ue  toutes  nos  vertus  n'ont  pour  base  que 
régime  i  «  C'est  un  homme  qui  a  dit  le  sédtet  de 
li»ui  la^monde.  » 

S'il  est  vrai ,  ooteme  oa  le  -pvétend ,  que  le  livhe  dé 
VEgprii  ak  été  composé  de  matérhioit  recueillis  pal^ 
Helvétius  dans  la  société  où  il  avait  habitude  de  Vitre; 


413  raiLosoraiE  moderne. 

et  qu'il  présente  le  tableau  authentique  des  principes 
alors  en  vogue  parmi  les  beaux-esprits  de  Faris ,  que 
pouvons-nous  penser  d'une  société  qui  avouait  publi- 
quement  une  pareille  doctrine  ? 

C'est  dans  cet  ouvrage  qu'Helvétius  s'eibrce  de 
prouver  que  la  cause  de  la  supériorité  de  Tàme  humaine 
sur  celle  des  bétes  ne  provient  que  de  la  diffëreooe  de 
l'organisation  physique. 

ç  Si  la  nature,  dit-il  d'un  air  de  triomphe,  au  lieu 
de  mains  et  de  doigts  flexibles,  eût  terminé  nos  poignets 
par  un  pied  de  cheval ,  quLdoute  que  les  hommes ,  sans 
arts,  sans  habitations,  sans  défenses  contre  les  animaux, 
tout  occupés  du  soin  de  pourvoir  à  leur  nourriture  et 
d'éviter  les  botes  féroces,  ne  fusseit  encore  errants 
dans  les  forêts ,  comme  des  troupeaux  fugitib  ?»  On 
peut  lire  dans  les  Mémoires  de  Xénophon  la  réfutation 
&ile  par  Socrate  de  cette  ridicule  doctrine ,  qu'avaient 
admise  les  sophistes  de  la  Grèce.  Nous  trouvons  aussi, 
dans  le  Traité  de  Galien  sur  l'usage  des  diverses  parties 
du  corps,  un  passage  qui  répond  directement  à  t'asser- 
tion  du  philosophe  français  : 

c  Gomme  de  tout  les  snimaux  l'homme  est  le  pl«s 
sage,  aussi  les  mains  sont-elles  adaptées  aux  besoins 
d'un  animal  sage.  Car  ce  n'est  pas  parce  qu'il  a  des 
mains  qu'il  est  plus  sage  que  les  autres  animaux,  mais 
c'est,  au  contraire,  parce  qu'il  est  plus  sage  que  les  autres 
qu'il  a  reçu  des  mains,  ainsi  que  le  pensait  judicieuse- 
ment Aristote  ;  et  ce  ne  sont  pas  ses  mains  <prf  l'ont 
formé  à  l'étude  des  beaux-arts  :  c'est  sa  raison.  Les 
mains  ne  sont  que  l'organe  avec  lequel  il  met  cette  étude 
en  pratiqife.  » 


TROISIÈME  ÉPOQUE.  413 

Helvétius  avait  pensé  que  l'on  pourrait ,  en  partant 
des  principes  de  l'intérêt  pei^sonnei^  composer  à  l'usage 
des  peuples  un  Quéchisme  philosophique,  dont  les 
maiûnies  seraient  claires,  positives,  invariables.  «  11 
dépend  du  législateur,  ajoutait-il ,  de  rendre  les  citoyens 
vertueux  :  la  récompense  ^  la  proiecikm,  la  gUrire  et  l'iit- 
fanHe^  sont  quatre  divinités  qui  peuvent  répandre  les 
vertus  et  eréer  des  hommes  illustres  dans  tous  les 
genres.  »  Le  vœu  d' Helvétius  a  été  exaucé.  Nous 
avons  vu  d^  nos  jours  publier ,  sous  son  expression  la 
plus  franche  et  la  plus  naive,  ce  Catéchisme  de  Morale 
dont  l'observation  devait  faire  le  bonheur  des  peuples. 
YoLNEY  fit  pour  la  morale  d'Helvétius  ce  que  le  grand 
médecin  Cabanis  avait  exécuté  quelques  années  aupa^ 
ravant  pour  sa  doctrine  physiologique ,  en  exposant, 
d'après  le  Traité  des  Sensations,  avec  toute  l'autorité 
d'ua  savoir  incontesté  et  tous  les  attraits  d'un  style 
élégant  et  varié,  les  rapports  du  physique  et  du  moral. 
Derniers  représentants  de  cette  famille  de  philosophes 
qu'avait  produits  l'école  de  Condillac,  ils  ont  prouvé 
que  la  différence  des  temps  n'empêche  pas  un  système 
donné  de  produire  ses  inévitables  conséquences.  C'est 
un  singulier  livre  de  morale  que  celui  dans  lequel 
Volney  se  borne  à  enseigner  à  l'homme  que  sa  suprême 
loi  est  de  se  cemerver ,  et  à  lui  conseiller  par  con- 
séquent de  ne  point  commettre  de  crimes ,  d'après 
cette  considération  que  la  loi  ne  manquera  pas  de  le 
punir  !  Mais  cette  morale  découlait  tout  naturellement 
du  système  philosophique  qui  identifiait  les  plus  nobles 
et  les  plus  sublimes  créations  de  l'esprit  humain  avec 
les  mouvements  les  plus  grossiers  de  l'organisme. 


414  PiaOMMDi  HOMUUIB. 

Ainii  i68  diseiple»  de  GoiiéiHae  eo  France,  de  néme 
que  ceux  de  Locke  et  de  Baeon  en  Angletnre,  s'âlnn* 
çant  hors  des  limitée  dans  lesquelles  la  sagesse  da  leop 
maître  avait  circonscrit  leur  doctrine,  dé^ppadaienl  la 
nature  humaine ,  et  renversaient  hardiment  tonlM  )« 
lois  de  la  morale  >  tous  les  principes  eonservalean  de 
la  société.  11  faut  avouer  que  l'esprit  général  de  la  natioa 
lea  portait  naturellement  à  ae  livrer  i  toute  h  fougue  de 
leur  imagination^  à  tout  le  vague  de  leurs  tjiéoriee.  Mji 
c^était  une  idée  universellement  répandue  que  notre 
étal  social  devait  subir  des  réformes  radicales.  La  eor« 
ruption  des  mœurs ,  triste  résultat  des  exempiea  légués 
à  la  cour  de  Louis  XV  par  les  turpitudes  de  la  r^fence; 
rineptie  des  hommes  du  pouvoir,  cherchant  à  dissimultf 
leur  faiblesse  ^ous  le  voile  d'une  tyrannie  petite,  tra* 
cassiére,  immorale;  le  triste  état  des  finances,  publi- 
quement dilapidées,  tout  semblait  justifiais  hardiesse 
des  philosophes ,  que  le  cri  public  appelait  à  la  noWe 
mission  de  détruire  les  abus.  Certes  noqs  ne  oon* 
mettrons  pas  F  injustice  de  méconnaître  les  immenses 
services  que  la  philosophie  du  xvui*  siéole  a  rendus  è 
la  société  française  :  mais  il  faut  lui  adresser  les  mêmes 
reproches  que  nous  pouvons  également  Isire  à  cette 
graiide  révolution  de  80 ,  sur  laquelle  elle  a  exercé  une 
si  puissante  influence.  Dans  soi)  impatîenoe  d'en  finir 
aveo  le  mo]ren*ége,  la  révolution  Crangaise  n'a  pas  teu* 
Jours   respecté   les  limites  devapt  lesqueliea  devais 
s'arrêter  son  action  destructive.  De  même,  entraînés 
psr  leur  sèle,  les  philosophes  du  xvm*  siècle,  en  8od«^ 
mettant  ù  l'analyse  les  éléments  constitutif  de  la  société, 
songèrent  plus  souvent  à  détruire  les  institattons  qû 


TEOISlàMB  ÉPOQUI.  4lK 

leur  paraissaient  iricieuses ,  qu'à  indiquer  les  bases  sur 
lesquelles  on  devait  en  établir  de  nouvelles.  Convenons 
aussi  qu'une  théorie  philosophique  qui  faisait  dériver 
t0U3  les  développements  de  l'intelligence  et  de  la  moralité 
humaine  d'un  principe  aqssi  variaMe,  aussi  individuel, 
que  ealui  de  la  sensibilité  physique,  était  éminemment 
fmpte  i  égarer  les  écrivains  du  xvni*  siècle  dans  une 
voie  étroite  et  exclusive.  Mais  cette  doctrine  devait  en- 
traîner une  conséquence  d'un  autre  genre.  Après  avoir 
atliiquë  successivement  les  principes  théorétiques  sur 
leiquels  se  fondent  les  lois  morales,  la  croyance  à 
l'existence  de  Dieu  et  à  l'immortalité  de  Tâme,  on  ne 
pouvait  manquer  d'appliquer  le  même  esprit  de  critique 
aux  principes  de  la  science  elle-même  :  il  fallait  bien 
que  I^  philosophie  aensualiste  produisit  le  scepticisme. 
Deji  les  écrits  de  Voltaire  offraient  asses  clairement 
cette  tendance  à  combattre  les  prétentions  des  philo- 
aophSs  dogmatiques;  et^  quoiqu'en  général  il  parât 
adopter  les  théories  de  ses  amis  relativement  à  l'origine 
de  la  connaissance  humaine,  il  avait  plus  d'une  fois 
exprimé  des  doutes  sur  la  certitude  des  principes  em- 
pruntés i  r^périence.  Cependant  il  ne  songea  jamais 
k  développer  méthodiquement  les  motifa  qui  pouvaient 
sefvir  de  base  à  ses  opinions  sceptiques.  Il  n'en  Ait 
point  de  mêmd  du  philosophe  écossais  DAVia  Hmm  ^ 
qui,  du  point  de  vue  enfùrique  de  LockeetdeCoiidillae, 
ei^aminaot  avec  autant  de  sagacité  que  de  profondeur 
la  naltire  de  l' homme  considéré  comme  un  être  intel- 
ligent et  actif,  déduisit  de  cet  exameq  un  aystàmç 
fortement  lié,  dans  lequel  il  sapa  jusque  dans  jours 
fondements  tous  les  principes  de  la  science  humaiid. 


416  raiLosoruiE  moderne. 

SCEPTICISME  DE  HUME. 

Locke  avait  démontré  que  par  les  sens  nous  ne  per- 
cevons rien  autre  chose  que  des  qualités  sensiUes,  éi 
nullement  Texistence  des  objets  :  c  Avoir  Tidée  d'une 
chose  dans  notre  esprit,  avait-il  dit,  ne  prouve  pas  plus 
l'existence  de  cette  chose  que  le  portrait  d'un  homine 
ne  démontre  son  existence  dans  le  monde ,  ou  que  les 
visions  d'un  songe  n'établissent  une  véritable  histoire.  • 
Si  Locke  eût  été  conséquent,  il  aurait  conclu  de  cette 
doctrine  que  nous  n'avons  aucun  moyen  de  nous  as- 
surer de  l'existence  des  corps  extérieurs ,  et  qu'en  dé- 
finitive nous  ne  percevons  que  nos  idées  :  cette  cùa- 
clusion ,  comme  nous  l'avons  vu ,  fut  tirée  par  Berkeley. 
Gondillac ,  à  son  tour ,  entraîné  par  la  logique  à  cher- 
cher sur  quels  fondements  repose  notre  croyance  au 
monde  extérieur,  avait  été  forcé  de  conclure  que  les 
sons ,  les  saveurs ,  les  odeurs  n'existant  pas  réelISment 
dans  les  objets,  mais  dans  l'âme  qui  les  perçoit^  nous 
ne  percevons  en  définitive  rien  autre  chose  que  nos 
propres  modifications. 

Hume,  poussant  avec  la  plus  grande  vigueur  de 
logique  les  conséquences  déjà  tirées  en  partie  par  Gon- 
dillac et  Berkeley,  prouva,  dans  une  suite  de  raisbn- 
nements  bien  déduits ,  qu'il  ne  saurait  y  avoir  de 
connaissance  objectwe  philosophique ,  et  que  nous 
sommes  réduits  à  notre  conscience ,  c'est-à^^lire ,  aux 
phénomènes  qui  passent  devant  elle,  et  à  leurs  relations 
purement  subjectives  (1). 

(1)  Les  expressions  que  noas  avons  soulignées  o&l  besoin  d*é(re  expU* 
quées. 


tROlSlÉME   ÉPOQUE.  Ail 

Tout  ce  qui  se  passe  en  nous ,  dit  Hume^  se  réduit 
à  des  impressions  ou  des  sensations ,  et  à  des  notions 
ou  idées;  ces  dernières  ne  sont  que  des  copies  des 
premières;  et  tout  ce  qui  les  distingue  de  leurs  ori- 
ginaux, c'est  qu'elles  sont  moins  fortes  et  moins  vives. 

Sur  quoi  repose  notre  croyance  à  la  réalité  d'un  fait? 
Sur  la  sensation,  sur  la  réflexion,  et  sur  le  rapport  de 
cause  à  effet.  Mais  d'où  nous  vient  cette  notion  de 
causeà  effet?  C'est  une  notion  purement  expérimentale; 
nous  ne  la  possédons  point  à  priori;  ce  n'est  point  un 
principe  nécessaire,  et  rien  de  moins  raisonnable  que 
de  conclure  de  Tune  à  l'autre.  C'est  une  habitude  que 
nous  avons  prise,  et  qui  résulte  uniquement  de  l'as- 
sociation de  nos  idées.  L'expérience  nous  a  montré  en 
eiïei  un  certain  nombre  de  phénomènes  et  d'événements, 
liés  à  d'autres  événements  et  à  d'autres  phénomènes  ; 
mais  l'expérience  ne  peut  nous  apprendre  que  ce  qui 
se  passe  actuellement  devant  nous,  et  ne  nous  donne 
nullement  le  droit  de  tirer  la  même  conclusion  hors 
des  limites  du  présent,  et  par-delà  l'observation  sen- 
sible. Or  l'expérience  se  fonde  en  définitive  sur  un 


Je  touche  un  eorps;  il  y  a  là  trois  choses,  savoir  :  lo  moi  qui  conçois  « 
20  ma  concepUon ,  3»  la  chose  conçue.  Je  suis  le  sujet  de  la  conception ,  la 
chose  conçue  en  est  XobjtU  Pour  moi,  il  y  a  deux  faits  certains  :  la  réalité 
intérieure  de  la  concepUon ,  dont  Je  suis  le  sqjet  (  certitude  subjective  )  ;  la 
réalité  extérieure  de  la  chose  conçue  (  certitude  objective  ).  Biais,  pour  les 
philosophes  qui  n'admettent  qu'un  fait  certain  par  lui-même ,  c'est-à-dire  la 
conception  actuelle ,  la  certitude  immédiate  ou  naturelle  est  purement  sub^ 
jective,  Qn'est-ce  que  robjet  alorsY  C'est  une  apparence,  un  pkênomhte. 
-*  n  est  essentiel  que  Ton  se  fasse  dès  maintenant  une  idée  exacte  de  ces 
expressions  qui  Joueront  un  si  grand  rôle  dans  la  philosophie  de  Kant  et  de 
ses  successeurs» 

27 


r 
i 

AlB  PHILOSOPHIE  MODERNE* 

f  instinct  qui  pourrait  nous  abuser  ;  il  p'est  donc  point 

[  de  métaphysique  possible. 

La  géométrie  et  l'arithmétique  sont  les  objets  de  b 
science  abstraite  ;  les  idées  d'espace  et  de  nombre  m 

* 

lesquelles  ces  sciences  sont  fondées,  font  tomber  la 
raison  en  contradiction  avec  les  sens  e(  avec  eUe-m^me. 
En  efifet,  l'espace  est  divisible  à  l'infini,  et  cepeQC|ao| 
il  est  fini  dans  le  point  y  dans  la  ligne.  L'angle  compris 
entre  un  cercle  et  sa  tangente  est  infiniment  plus  petit 
qu'aucun  angle  droit.  On  démontre  tous  ces  Ciits,  et 
cependant  ils  révoltent  la  raison.  Il  en  est  absoimnent 
de  même  pour  l'idée  de  temps  :  ici  il  existe  un  nombre 
infini  de  moments  dont  l'un  succède  à  l'autre»  et  Teo- 
^loutit  en  quelque  sorte  :  la  raison  ne  conçoit  point 
cette,  succession ,  et  cependant  elle  ne  peut  la  réfuter. 
Il  faut  donc  qu'en  toute  circonstance  elle  se  défie 

d'elle-même. 

Il 

En  résumé,  l'expérience  ne  nous  donne  aucune 
connaissance  certaine ,  la  raison  est  sans  cesse  en  con- 
tradiction avec  elle-même  ;  par  conséquent,  nous  ne 
connaissons  rien  de  réel. 

Hume  place  le  principe  de  la  vertu  dans  le  sentiment 
moral,  que,  dans  son  système,  il  est  bien  difficile 
d'expliquer.  Le  suicide  ne  lui  parait  pas  un  acte 
immoral. 

Il  employa  à  combattre  les  preuves  de  ^existence  de 
Dieu,  de  la  providence,  de  l'immortalité  de  Tâoie,  h 
même  puissance  de  raisonnement  qui  lui  avait  sern 
à  ébranler  les  principes  de  la  science* 

Ce  nihilisme  dbsolu,  raison  dernière  de  la  philosophie 
de  la  sensation ,  doit  parler  assez  haut  pour  1^  ^^ 


W 


TROlSlÈlfE   ÉPOQUE*  4ii> 

apprécier  à  sa  juste  valpur  :  c'est  par  les  conséquences 
que  l'on  peut  juger  de  toute  la  portée  d'un  principe. 
Condillac  et  Hume  nou3  apprennent  que  les  corps, 
comme  les  esprits,  ne  sont  que  des  collections  de  sen- 
sations, et  d'après  ce  procédé  Ton  est  bientôt  amené  à 
poiiser  que  Dieii  n'est  lui-même  qu'une  collection 
d'efTets.  Hais,  comme  l'a  si  bien  dit  U.  Royer-Gol- 
Isird  (i) ,  des  collections  ne  sont  pas  des  êtres;  il  n'y 
a  point  de  collections  dans  la  nature  :  nous  vpici  donc 
arrivés  à  ce  terme  où ,  le  ibonde  physique  et  le  monde 
intellectuel  s'écroulant  à  la  fois,  la  sensation  règne 
seule  au-dessus  des  abîmes  du  néant/ 

AUTRKS  PHILOSOPHES  SENSUALISTES. 

Depuis  Condillac  jusqu'à  Hume,  nous  avons  suivj 
daps  ses  progrès  (  si  l'on  peut  appeler  progrès  cet 
encbainemept  iSEtlal  de  conséquences  déduites  d'un 
principe  erroné)  la  marctie  de  l'école  aensualîste  eq 
Angleterre  et  en  Fir^tnce.  Mais  déjà,  dans  ces  deux 
pays,  plusieurs  philosophes  avaient  protesté,  au  nom 
de  la  religion  et  de  la  mora^ ,  contre  ce  débordement 
de  funestes  doctrines.  Partis,  comme  Helvétius  et  Gon- 
dillac,  du  principe  de  la  sensation,  ils  aimèrent  mieux 
manquer  aux  lois  de  la  logique  qu'aux  droite  sacrés  do 
la  religion  et  d|e  la  vertu  ;  il^  respectèrent  tttut  ce  que  ' 
les  générations  précédentes  avs^ient  respecté;  et,  s'ils 
\^e  purent  édi%r  spr  la  base  qui  leur  servaii  d'ai^Mil 
une  science  rationnelle  et  posilive,  ils  trouvèrent  du 
moins  de  nobles  inspirations  dans  ce  sentiment  morale 

(  1  j  f  rapnenlâ  recueillis  par  M.  Jouifroy ,  p.  4ï5« 


420  1»U1LOSOPHIE    MODERNE. 

dans  cette  sympathie  généreuse ,  que  T influence  d'une 
société  corrompue  n*avait  pu  eflacer  de  leurs  cœurs. 

Charles  Bonnet,  de  Genève,  fut  celui  de  tous  qui  se 
donna  le  plus  de  peine  pour  rattacher  à  la  théorie  de 
la  sensation  la  nature  morale  et  les  croyances  reli- 
gieuses ;  mais  nul  autre  aussi  ne  fit  voir  mieux  que 
lui  l'impossibilité  d'arriver   par  cette   route  au    but 
qu'il  se  proposait   d'atteindre.   Gomme  Condillàc,  il 
avait  supposé  que  l'homme  est  une  statue,  douée  d'un 
principe  inconnu  auquel  il  n'accorde  d'abord  aucune 
propriété  particulière,  mais  dont  toutes  les   facultés 
naissent,  se  forment  et  se  développent  par  Faction  des 
objets  extérieurs.  Plein  de  zèle  et  d'amour  pour  les 
sciences  naturelles,  qu'il  cultivait  avec  succès,  il  s'oc- 
cupait sans  cesse  de  connaître  les  ressorts  de  Torgani* 
sation  matérielle  ;  mais  sa  persuasion  intime ,  ses  habi- 
tudes ,  le  cercle  où  il  vivait ,  tout  le  ramenait  à  une 
morale  élevée  et  à  l'amour  de  la  religion  ;  et  c'est 
précisément  parce  qu'il  n'avait  aucune  défiance  de  lui- 
même,  et  qu'il  ne  songeait  pas  à  douter  de  l'essence 
divine  de  l'âme,  qu'il  faisait  une  large  part  à  la  nature 
physique.  Cependant  il  avait  trop  de  pénétration  daus 
l'esprit  pour  ne  pas  s'apercevoir  du  peu  de  liaison 
qu'il  y  avait  entre  ses  opinions  sur  les  rapports  intimes 
du  physique  et  du  moral ,  et  ses  principes  religieux  : 
aussi ^  pour  expliquer  une  métaphysique  qui  tendait 
malgré  lui  au  matérialisme,  a-t-il  été  forcé  de  convenir 
que  toutes  ses  recherches  s'appliquaient,  non  pas  i^ 
l'âme  en  elle-même ,  mais  à  une  certaine  âme  phy- 
sique, formée  d'une  matière  délicate ,  subtile  et  mys- 
térieuse, par  l'intermédiaire  de  laquelle  l'âme  propre- 


r>*. 


TROISIÈME  ÉPOQUE.  421 

ment  dite  communique  avec  le  corps  :  supposition 
bizarre  qui  ne  pouvait  être  que  le  résultat  d'une  grande 
bonne  foi  et  d'un  amour  sincère  de  la  vérité,  mais 
qui  prouve  que  Bonnet  n'avait  pas  calculé  d'avance 
quelles  pourraient  être  les  conséquences  du  principe 
qui  lui  avait  servi  de  point  de  départ.  Ses  deux  prin- 
cipaux ouvrages  sont  V Essai  sur  les  facultés  de  l'ânie  et 
la  Contemplation  de  la  nature. 

On  ne  trouve  non  plus  aueune  trace  de  l'esprit  d'ir- 
réligion et  de  critique  désordonnée  qui  caractérise 
un  si  grand  nombre  d'écrivains  du  xvui*  siècle,  dans 
le  grand  et  important  travail  qui  a  rendu  immortel  le 
nom  de  Montesquieu.  Laissant  loin  derrière  lui  ceux 
de  ses  contemporains  qui  appliquaient  leurs  théories 
philosophiques  à  l'éfiide  de  l'histoire,  de  la  législation 
et  du  droit  des  gens  ;  bien  supérieur  aux  Mably  ,  aux 
Real,  aux  WATTELLet  aux  Burlamaqui,  il  songea, 
après  avoir  payé,  dans  ses  Lettres  persanes  y  le  tribut 
à  la  frivolité  de  son  siècle ,  à  élever  un  monument  plus 
durable  et  plus;  digne  de  lui.  Grave,  sérieux,  réfléchi^ 
il  alla,  loin  d'une  société  dont  l'influence  l'aurait  em- 
pêché de  se  livrer  à  la  méditation  et  à  l'étude,  observer 
en  véritable  philosophe  les  lois  et  les  constitutions  des 
différents  peuples.  Il  voulut  rechercher  comment  les 
lois  positives  dépendent  des  mœurs,  de  la  forme  des 
gouvernements,  des  circonstances  physiques,  des  évé- 
nements historiques ,  enfin  de  tout  ce  qui  forme  l'en- 
semble de  chaque  nation.  Le  résultat  de  cet  immense 
travail ,  auquel  il  consacra  toute  sa  vie,  fut  Y  Esprit  des 
lois» 

Il  serait  injuste  d'oublier  dans  cette  revue,  quelque 


422  PHfLOSOPfllÈ   MODERNE. 

rapide  qu'elle  soit,  le  nom  d'an  philosophe  pea  connu 
de  son  teinps ,  quoique  Voltaire  lui-même  eût  su  &]>- 
préciertout  son  mérite  (i),  et  encore  moins  connu  du 
Kôtre:  c'est  le  P.  Bufpier.  Une  grande  clarté  dans  iestyle, 
une  excellente  méthcide  d'exposition,  distinguent  ses 
divers  écrits,  dans  lesquels  il  essaya  de  concilier  les 
principes  de  Locke  avec  ceux  de  Descartes.  U  reconnut 
la  réalité  des  vérités  premières  qu'il  définit  :  des  pro- 
positions si  claires ,  qu'elles  ne  peuvent  être  prouvées 
ni  combattues  .par  des  propositions  qui  lé  soient  davan- 
tage. «  Il  feut  donc,  dit-il^  s'en  rapporter  sur  leur 
cehitude  au  bon  sens,  au  consentement  unanime  dfe 
tous  les  hommes  jouissant  de  leur  raison.  » 

Mais  celui  de  tous  les  philosophes  français  qui  dfe- 
mèufa  le  plus  étranger  aux  influelices  de  la  philosophie 
empirique  fut,  sans  contredit,  J.-J.  Rôussejlu.  Op- 
posé à  l'esprit  de  son  siècle ,  défenseur  généreux  des 
droits  iinprescriptibles  de  la  morale  et  de  la  liberté , 
interprète  éloquent  des  besoins  du  sentiment  religiebx, 
il  représente  presque  seul  en  France  cette  philosophie 
spiritualiste  qui  semblait  être ,  à  cette  époque ,  pour 
jamais  bannie  de  la  patrie  de  Descartes  et  de  Fénélon. 
Au^  milieu  4es  contradictions  sans  nombre  que  pré- 
sentent ses  ouvrages^  où  viennent  se  refléter  toutes  les 
vicissitudes  d'une  vie  agitée  et  malheureuse^  on  trouve 
ehez  lui  l'amour  de  l'humanité,  le  sentiment  le  plus  vif 
de  reconnaissance  pour  l'auteur  de  la  nature,  le  respect 
le  plus  profond  pour  les  lois  de  la  morale.  Sans  doute 

(1)  «  u  y  a  dans  ses  Traités  de  métaphysique,  ditril,  des  morceaux  que 
Loeke  n'aurait  pas  désavoués  ;  et  c'est  le  seul  jésuite  qui  ait  mis  un<  p^iito^ 
ftopbie  raisonnable  dans  ses  outrages.  » 


.*.  I 


le  sfiiritQalisme  de  Roasseao  ne  repose  point  sur  une 
théorie  mélhodique  et  raisonnée  ;  mais  ces  élans  d*unê 
âme  tendre  et  sensible ,  froissée  par  l'infortune  et  dé* 
goûtée  du  spectacle  de  Ja  corruption  qui  l'entoure  ;  ces 
touchantes  inspirations  d'un  cœur  vraiment  impression-* 
né  par  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon  et  de  beau  dans  la  nature, 
dans  la  religion  et  dans  l'homme,  charment  Timagi* 
liation  et  reposent  la  pensée ,  fatiguée  du  spectacle  de 
h  lutte  que  tant  d'autres  philosophes  avaient  engagée 
eantre  les  plbs  nobles  croyances  du  genre  humain. 

Elles  trouvèrent  encore  un  interprète  moins  éloquent 
sans  doute,  mais  plus  eiact,  plus  judicieux  et  plus 
iprofond,  daiis  l'illustre  Turgot,  dont  l'article  JSj^feitdr, 
in$éré  dans  l'Encyclopédie,  est  le  meilleur  morceau 
de  métaphysique  qui  ait  paru  dans  le  xviii*  siècle.  Il 
n'est  pas  de  notre  sujet  de  suivre  cet  homme  de  bien 
dans  la  carrière  politique  où  il  montra  constamment 
autant  de  zèle  que  de  désintéressement.  Il  prit  une  pah 
active  aux  travaux  des  écanamisies  y  dont  les  efforts 
avaient  pour  but  de  réformer  les  abus  de  l'admini- 
stration. Ceux-ci  se  partageaient  en  deux  écoles  :  l'une, 
ayant  pour  chef  Quesnay,  plaçait  dans  les  produits 
agricoles  la  source  de  toutes  les  richesses ,  et  bornait 
la  science  du  gouvernement  a  favoriser  Tagriculture  ; 
l'autre,  attactice  aux  principes  du  conseiller  d'état  Vin- 
cent DE  GouRNAY ,  voyait  dans  le  travail  manufacturier 
la  seule  richesse  de  TÉtat,  et  insistait  iK)ur  que  le  gou- 
vernement demeurât  spectateur  passif  de  l'industrie  et 
du  commerce  ;  sa  maxime  était  :  Laissez  faire ,  laissez 
passer.  Turgpt  était  lié  avec  Quesnay ,  et  ami  intime  de 
Gournay.  Il  entreprit  de  concilier  les  deux  systèmes, 


424  PHILOSOniE   NOMRNE. 

doût  les  estimables  auteurs ,  tendant  au  même  but  par 
des  routes  opposées,  étaient  cependant  d'accord  sur 
les  moyens  de  faire  prpspérer  Tagricullure  et  le  com- 
merce. Alors  naquit  cette  science  nouvdle,  à  qui  les 
travaux  d'Adam  Smith ,  de  Garnier,  de  Sismondi,  de 
Bentbam,  de  Malthus,  et  do  tant  d'autres  économistes 
modernes  9  ont  donné  une  si  haute  importance. 

C'est  dans  un  discours  qu'il  prononça  à  l'âge  de 
23  ans,  en  sa  qualité  de  prieur  de  Sorbonne,  sur  les 
progrès  successifs  de  Cesprii  humain ,  que  Turgot  mit  ao 
jour  cette  grande  idée ,  développée  plus  tard  par  Goif- 
DORCET  :  que  l'espèce  humaine  obéit  à  une  loi  constante, 
qui  est  celle  d'une  perfectibilité  à  laquelle  il  n'est  pas 
possible  d'assigner  un  terme. 

L'idée  émise  par  Turgot  fit  con^prendre  à  Condoroet 
le  vrai  sens  de  l'histoire.  Seul  des  philosophes  du 
xviu*  siècle,  il  sut  reconnaître  en  elle  renseignement 
de  l'humanité,  et,  dans  l'exploration  des  routes  déjà 
parcourues ,  la  raison  des  progrès  et  des  découvertes 
à  faire. 

L'ouvrage  dans  lequel  il  exposa  ces  principes  a  pour 
titre  :  Esquisse  d'un  tableau  historique  des  progrès  de  l'es- 
prit humain.  H  le  composait  au  moment  même  où, 
poursuivi  au  nom  de  cette  liberté  à  laquelle  il  avait 
consacré  sa  vie  entière,  il  errait  d'asile  en  asile  pour 
mettre  sa  tète  à  l'abri  de  la  proscription. 

c  Le  progrès  de  l'esprit  humain,  dit-il,  est  soumis 
aux  mêmes  lois  générales  qui  s'observent  dans  le  déve- 
loppement individuel  de  nos  facultés,  puisqu'il  est  le 
résultat  de  ce  développement,  considéré  en  même 
temps  dans  un  grand  nombre  d'individus  réunis  en 


TirOMIÈME  ÉPOOOE.  425 

société.  »  Ce  principe  le  menait  à  la  conviction  de  la 
perfectibilité  indéfinie  de  l'espèce  humaine.  II  s'est 
exagér^é  sans  doute  cette  perfectibilité ,  lorsqu'il  a  s^vancé 
que  l'homme  parviendrait  probablement  à  prolonger  sa 
^ie  de  plusieurs  siècles.  Il  n'a  pas  senti  assez  clairement 
comment  l'homme  exerce  sa  puissance;  il  n'a  pas  vu 
qu'il  ne  crée  pas  de  nouveaux  éléments  daiA  sa  pensée, 
dans  sa  constitution  physique  et  dans  ses  rapports  avec 
le  monde  ;  que  ses  conquêtes  ne  peuvent  être  qu'une 
connaissance  plus  profonde ,  une  révélation  plus  vive 
de  la  nature ,  posée  par  Dieu  même  comme  un  pro- 
blème à  résoudre  dans  le  cours  des  siècles.  Mais, 
quoique  sa  main  ait  pu  faillir  dans  l'exécution  du  ta- 
bleau qu'ila  tracé  quelques  instants  avant  de  porter 
sa  tète  sur  Téchafaud  Tévolutionnaire,  il  n'en  a  pas 
moins  la  gloire  d'avoir  produit  avec  éclat  cette  haute 
et  noble  pensée  qui  semble  devoir  présider  à  tous  les 
travaux  du  xix*  siècle. 

ÉCOLE  ÉCOSSAISE. 

C'était  un  philosophe  écossais  qui,  appliquant  à 
l'étude  de  l'homme  la  méthode  expérimentale  de  plus 
en  plus  dénaturée,  en  passant  de  Bacon  à  Locke  et  de 
Locke  à  Condillac,  était  arrivé  à  des  conclusions  devant 
lesquelles  le  bon  sons  devait  nécessairement  reculer 
épotwanté.  C'était  donc  en  Ecosse  que  devait  commencer 
la  réaction  qui,  devenue  de  plus  en  plus  énergique 
contre  les  doctrines  sensualistes ,  devait  enfin  faire 
rentrer  la  philosophie  fourvoyée  dans  les  larges  voies 
du  spiritualisme. 


4S6  PHfLOSOraiE  kODEHNË. 

Au  milieu  des  ruines  sur  lesquelles  semblak  s'Atre 
reposé  satisfait  et  tranquille  le  génie  destructeur  de 
Hunoe»  s*élevait  encore,  respecté  par  cet  audacieux 
sceptique,  le  sentiment  moral.  Sur  ce  débris,  échappé 
comme  par  hasard  au  naufrage  de  la  raison  humaioe^ 
HuTCBESON  essaya  de  construire  une  nouvelle  doetrfne 
qui  y  naturalisée  en  Ecosse  par  ce  professeur  doué  d'an 
esprit  ^f  et  naturel ,  présentée  sous  des  formes  simples 
et  fiiciles  à  retenir,  sVIeva  peu  à  peu  att  rang  d'une 
science  philosopbrque. 

Sbaftesbury  était  parti  de  cette  considération  qu'il  y 
a  un  ordre  de  plaisirs  et  d'affections  qui  dififêrenl  des 
plaisirs  et  des  affections  privées.  Le  point  de  départ 
de  Hutcheson  fut  le  même;  Le  système  de  la  sensibilité 
était  alors  tellement  répandu  ,'qu'il  eût  été  absolument 
impossible  de  s'en  affranchir  tout  d'un  coup  ;  et  Hm- 
cbeson  eût  couru  risque  de  ne  pas  se  faire  comprendre, 
s'il  se  fût  élevé  de  prime  abord  à  de&  idées  et  i  des 
conceptions  tout-à-fait  opposées  à  la  doctrine  univer- 
sellement reçue.  Mais ,  sans  sortir  de  la  sensibilité ,  il 
établit  une  théorie  du  beau  et  du  bien  tout-à-fait  diffé- 
rente de  celle  que  les  philosophes  sensoah'stes  avaient 
adoptée.  11  fait  distinguer  en  effet  dans  le  développement 
de  notre  sensibilité  deux  effets  qu'il  faut  bien  se  garder 
de  confondre.  Il  y  a  des  affections  externes  qui  n'ap- 
partiennent qu'aux  sens  ;  maïs  il  y  a  en  même  temps 
un  sens  inliiiieur  qui  jouit  et  souffre  quelquefois  en 
même  loraps  (]ue  la  sensibilité  physique,  mais  qui 
souvent  jouit  ou  souffre  sans  elle,  ou  même  contra- 
dictoirenieal  à  elle ,  et  qui  juge  que  la  sensibilité 
extérieure  a  tort  ou  raison  de  jouir  ou  de  soufirirà 


Titoisitue  ÉPOQUE.  âfn 

Appliqué  aux  arts  »  ce  sens  intérieur  devient  le  sens 
du  bean;  appliqué  à  la  connaissance  des  actions  bu* 
maines,  il  devient  le  sens  du  bien.  Eclaircissons  cette 
théorie  par  deux  exemples  : 

A  la  vue  d'un  naufrage  terrible,  mes  sens  sont  dés- 
agréablement affectés.  Ces  cris,  ces  signes  de  détresse, 
ce  canon  d'alarme ,  ce  désordre  affreux ,  ine  gênent  et 
m'attristent  ;  et  cependant  ce  spectacle  me  parait  beau. 
L'océan  bouleversé  par  les  vents ,  les  nues  sillonnées  par 
les  éclairs  ^  me  semblent  sublimes;  il  y  a  là  un  certain 
plaisir;  barbare  si  Ton  veut,  mais  réel ,  dont  le  carac- 
tère est  profondément  désintéressé.  Il  est  désintéressé, 
|iarce  qu'il  précède  tout  eftlcul,  parce  qu'il  est  spontané, 
parce  qd'il  se  produit  avant  toute  conception  d'utilité 
ou  d'avantage  extérieur,  parce  que,  rebelle  à  la  volonté^ 
il  Se  soustrait  à  sa  dépendance. 

C'est  là  le  plaisir  du  beau,  selon  Hutcbeson. 

Dans  un  pays  luttant  pour  son  indépendance  et 
pour  sa  liberté,  le  général  ennemi ,  en  passant  dans  Un 
village  i  somme  l'alcade  et  le  curé  du  Heu  de  lui  donner 
des  renseignements  qui  doivent  être  dirigés  contre  les 
leurs.  Siir  le  refus  du  curé ,  il  le  fait  saisir  et  fusiller 
sur  la  place.  Interrogé  à  son  tour,  l'alcade ,  sans  daigner 
lui  répondre,  s'avance  calme  et  intrépide  près  du  ca- 
davre de  son  compatriote ,  s'agenouille ,  et ,  sans  faste, 
sans  ostentation,  y  reçoit  la  mort  en.  héros.  Au  récit 
de  ce  dévoûmaut  sublime,  mon  âme  est' profondément 
contristée;  la  nature  physique  souffre  el  gémit;  mes 
larmes  coulent.  Mais,  tandis  que  la  sensibilité  extérieure 
souffre,  quelque  chose  d'intcriour  me  dit  :  cela  est  bien; 
et  j'éprouve  une  émotion  soudaine  et  involontaire (  ma 


42ft  PflILOSOPHIE   MODERNE. 

tête  se  lève^  mon  cœur  se  gonfle  et  bat  plus  vite;  il 
semble  que  mon  sang  coule  plus  librement  dans  mes 
veines.  A  cette  sensibilité  noble  et  désintéressée  ré- 
veillée en  moi ,  je  sens  que  je  suis  vérilaUement  un 
homme.  Tel  est,  selon  Hutcheson,  le  plaisir  du  biea. 
Après  s'être  attaché  à  prouver  que  ce  n'est  ni  aux 
sens  extérieurs  )  toujours  variables ,  ni  aux  raisonne- 
ments laborieux ,  mais  au  sentiment  moral  que  nous 
devons  rapporter  la  connaissance  du  beau,  Hotcheson 
lie  ces  recherches  avec  celles  qu'il  a  développées  sur 

m 

les  idées  du  bien  et  du  mal  moral ,  et  soutient  que  oe 
sentiment  moral,  qu'il  a  établi  comme  principe  de  nos 
jugements,  n'est  pas  intéressé.  Autre  chose  est  le 
plaisir,  autre  chose  est  l'intérêt.  Il  est  touchant  qu'à 
la  vue  d'une  fleur,  d'une  belle  statue,  de  formes  gni- 
cieuses,  un  être  sensible  soit  spontanément  aflecté  d'un 
sentiment  délicieux  ;  mais  aussitôt  qu'il  considère 
l'avantage  que  peut  lui  procurer  l'objet  du  plaisir  qu'il 
éprouve,  il  n'y  a  plus  rien  de  pur  et  de  spontané  en 
lui  ;  il  y  a  réflexion ,  et  par  conséquent  intérêt.  Le 
plaisir  n'est  point  produit  par  l'intérêt,  mais  il  en  ^t 
le  fondement.  Ce  sont  donc  deux  choses  qu'il  faut  bien 
se  garder  de  confondre. 

Après  avoir  montré  que  le  principe  de  la  morale, 
quel  qu'il  fût ,  était  désintéressé ,  Hutcheson  chercha 
ce  principe  et.  le  trouva  dans  la  bienveillance.  Adam 
Smith  son  élève,  connu  principalement  par  son  traité 
classique  sur  la  richesse  des  nations ,  présenta  ce  sys- 
tème d'une  manière  plus  scientifique,  en  développant 
sa  doctrine  de  la  sympathie ,  dans  le  bel  ouvrage  qui  a 
pour  titre  :  Théorie  des  sentiments  moraux.  Par  la  sym- 


TROISIÈME    ÉPOQUE.  429 

pathie  ,  nous  noqs  supposons  à  la  place  de  celui  que 
nous  voyons  agir,  et  nous  jugeons  de  la  convenance 
de  ses  actes  d'une  manière  impartiale,  dégagés  que 
nous  sommes  d'ailleurs  de  ses  diverses  positions  per- 
sonnelles. De  ces  jugements  impartiaux  résultent  autant 
de  règles  générales  pour  toutes  les  actions  particulières. 
Le  résumé  de  cette  morale  est  :  Agis  de  telle  sorte  que 
les  hommes  puissent  sympathiser  avec  toi. 

Fergusson  introduisit  dans  la  philosophie  écossaise 
un  esprit  d'analyse  plus  exact  et  plus  sévère.  Attaché 
à  la  morale  sympathique  de  Smith ,  il  ne  put  cependant 
s^Qûipêcher  de  voir  que  cette  doctrine  était  incomplète, 
puisqu'elle  excluait  la  volonté,  qui  contient  elle-même 
toute  morale.  Helvétius  et  Smith  avaient  imposé  à  la 
volonté,  comme  loi  unique,  le  premier  l'égoîsme,  le 
second  la  sympathie.  Fergusson,  en  adoptant  ces  deux 
lois  soifS  le  nom  de  loi  de  conservation  et  loi  de  société , 
s'éleva  au-dessus  de  ces  deux  philosophes ,  en  démon- 
trant l'existence  d'une  troisième  loi,  qu'il  appelle  loi 
d'estime,  d'excellence  et  de  perfection.  Bien  qu'il  soit 
encore  ici  vague,  indécis,  indéterminé,  c'est  cependant 
un  immense  pas.  fait  vers  la  philosophie  rationnelle.  Il 
était  réservé  à  Reid  de  sortir  de  ce  vague ,  pour  établir 
une  véritable  méthode. 

Les  trois  philosophes  que  nous  venons  de  mentionner 
n'étaient  pas  parvenus  à  dégager  la  morale  et  la  con- 
naissance humaine  des  liens  de  la  sensibilité  physique. 
Richard  Price  s'éleva  à  une*  plus  grande  hauteur,  en 
opposant  au  principe  empirique  qui  fait  sortir  de  la 
sensibilité  toutes  nos  connaissances,  un,  principe  tout 
contraire^  savoir,   que  l'entendement  ou  la  faculté 


430  PHlLOMniE  IIO»ERlfE. 

pensante  est  essenUellemeot  distinct  de  la  seDsibiltté  , 
et  qu*il  eu  résulte  un  ordre  de  biis  dont  les  caniclères 
lui  sont  exclusivement  propres   et  ne  peuveni  être 
confondus  avec  ceux  des  foits  sensibles*  Cet  écriiraiD 
éclaircit  avec  beaucoup  d'babileté  plusieurs  des  ques- 
tions morales  les  plus  importantes,  et  combattit  le 
système  du  sens  moral,  comme  incompatible  avec  la 
caractère  immuable  des  notions  fondamentales  de  la 
vertu  et  du  devoir;  reconnaissant  dans  ces  notîoiis , 
ainsi  que  dans  celles  de  substance  et  de  cause,  des 
principes  primitifs  et  éternels  de  T intelligence,  indé- 
pendants de  la  volonté.  Price  a  parfaitemoit  exposé  la 
différence  essentielle  qui  sépare  la  moralité  de  la  sensi- 
bilité, la  vertu  du  bonheur,  et  en  ipéme  temps  les 
rapports  qui  rattachent  Tun  à  l'autre  ces  deux  derniers 
éléments. 

Il  y  a  beaucoup  de  rapports  entre  la  morale  adQ|>tée 
par  ce  philosophe  et  celle  qui  fut  plus  tard  enseignée 
par  le  célèbre  Kant. 

THOSAS  R£ID. 

Mous  voila  déjà  bien  loin  de  la  morale  d'fielvètius  el 
du  scepticisme  de  Hume  :  mais  cette  première  époque, 
représentée  par  Hutcbeson,  Smith  et  Fergusson,  oÏÏre 
encore  un  certain  caractère  d'indétermina|ion  dans  la 
forme  et  dans  le  (ond  de  ses  doctrines  philosophiques* 
Déjà  sont  mieux  appliquées  les  règles  de  la  méthode  ; 
mais,  pour  qu'elles  le  soient  complétemem  c^  rigou- 
reusement ,  il  faut  une  main  plus  sûre  et  plus  exercée. 
La  voie  était  préparée,  Thomas  Reid  y  entra,  et>  ie 


TBOISIÈME  ÉPOQUE.  431 

(lambeau  de  l'observation  à  la  main,  il  la  parcourut 
d'une  marche  plos^  ferme  et  plus  assurée  (i). 

Etonné  des  conséquences  justes  et  inévitables  que 
Bume  avait  tirées  du  principe  de  Locke  sur  les  idées, 
Reid  voulut  examiner  ce  principe  avec  soin.  Il  aborda 
fvanctiement  l'examen  des  résultats  que  lui  présentait 
cette  pbilosophie  y  et  se  posa  cette  première  question  : 
y  a-Hl  ou  n'y  a-t-il  pas  des  corps  ?  Allant  ainsi  au 
cœur  du  système ,  il  ruina  le  principe  des  idées ,  telles 
que  les  avait  considérées  Técole  sensualiste,  et  vit 
aisément  qu'il  n'était  pas  obligé  d'admettre  les  consé- 
quences d'un  principe  qu'il  désavouait.  Aussitôt  que 
Reid  eut  reconnu  dans  une  question  particulière  la 
nécessité  d'une  méthode  exacte  et  sévère,  il  la  trans- 
porta dans  les  autres  questions  de  la  philosophie,  et 
sentant  la  nécessité  de  renoncer  à  ces  croyances  faciles 
nées  d'observations  incomplètes  et  inexactes,  illa-pri( 
pour  guide  dans  toutes  les  recherches  qu'il  entrepris 
dans  la  suite. 

La  seule  question  de  la  réalité  des  corps,  qu'il  venait 
de  poser ,  met  en  jeu  une  foule  de  facultés,  et  nécessite 
l'application  d'un  grand  nombre  de  lois  de  notre  nature. 
Conduit,  en  approfondissant  cette  question,  à  donner 
un  cours  de  métaphysique ,  Reid  y  porta  toujours  la 
même  rigueur  de  méthode.  Lorsqu'il  étudiait  unç 
faculté,  il  la  considérait  sous  toutes,  ses  faces  et  l'a« 
naljf sait  dans  tous  ses  éléments.  Examinait-il  une  loi, 

(1)  Voyez,  pour  de  plus  amples  développements ,  le  discours  prélimiDaire 
placé  par  M.  Buchon  en  tèle  de  sa  traduction  de  VHistoire  des  sciences  méta- 
^ytlqtiet,  ponU4|iie6  et  motalet»  depuis  la  renaissance  des  lettres,  par 
Dniali  Slewart 


432  PuiLosoruiË  moderne. 

il  la  considérait  dans  ses  applications  diverses ,  pour 
saisir  au  milieu  des  changements  qu'elle  éprouve  l'idée 
précise  qu'il  faut  y  attacher.  C'est  ainsi  que  l'on  vit 
réellement  appliquer  pour  la  première  fois  en  philo* 
Sophie  les  préceptes*  donnés  par  Bacon  dans  son  Navum 
organum ,  et  par  Newton  dans  ses  Regnke  ptàlasûphtmdi. 

Le  scepticisme  de  Hume  fut  attaqué  avec  plus  de 
force  encore  par  James  Beattie  ,  professeur  de  morale 
à  Edimbourg,  qui  reconnut  avec  Reid  un  sens  commun 
supérieur  à  l'expérience ,  et  par  lequel  les  principes 
de  la  connaissance  sont  déterminés.  Ce  sens  commun 
est  y  suivant  lui,  une  faculté  de  l'esprit  humain ,  qui 
reconnaît  la  vérité  ou  fonde  la  croyance ,  non  par  une 
argumentation  progressive,  mais  par  un  penchant 
immédiat,  instinctif  et  irrésistible ,  lequel  ne  tire  pas 
sa  source  de  l'éducation  et  de  Tbabitude,  provient  uni-* 
quement  de  la  nature,  et  agit  indépendamment  de 
notre  volonté ,  et  d'après  une  loi ,  dès  que  l'objet  se 
présente.  Le  sens  commun  est  encore,  d'après  le  même 
philosophe ,  la^source  de  tous  les  principes  de  la  morale 
pratique.  C'est  sur  lui  que  reposent  l'idée  de  la  liberté 
morale,  la  loi  du  devoir,  l'espérance  d'une  vie  future 
et  les  bases  de  la  religion.  Sous  ce  dernier  point  de 
vue,  la  doctrine  du  sens  commun  fut  employée  avec 
de  plus  grands  développements  encore  par  un  autre 
Écossais,  Jacques  Oswald^  dans  son  Appel  ms&u 
commun  en  faveur  de  la  religion.  % 

Mais  de  tous  les  successeurs  de  Reid  c'est  Dugald 
Stewart  qui  a  rendu  les  plus  grands  services  a  la 
science  philosophique.  Après  avoir  combattu  Locke 
et  ses  disciples  dans  ses  Essais  philosophiques  ^  il  fit , 


TROISIÈME    ÉPOQUE.  433 

dans  son  bel  ouviUge  sur  la  Phibsophie  de  (esprit 
hmiiain,  l'analyse  de  plusieurs  facultés  importantes, 
telles  que  l'abstraction  et  la  généralisation  des  idées , 
qui  avaient  été  négligées  par  Reid;  il  établit  sur  des 
bases  positives  la  nouvelle  logique  que  préparaient  peu 
à  peu  les  travaux  deVécole  d'Edimbourg.  Mais  ce  fut 
surtout  en  morale  qu'il  remplit  heureusement  les 
lacunes  qu'y  avaient  laissées  Reid ,  Smith  et  Fergusson. 
Guidé  par  les  exemples  de  ses  devanciers,  riche  de 
celte  multitude  d'expériences  qu'avait  fait  éclore  depuis 
un  demi-siècle  la  méthode  de  l'école  écossaise  ,  parmi 
des  hommes  doués  au  plus  haut  degré  du  talent  dé 
l'observation ,  il  composa  un  ouvrage  qui  les  renferme 
toutes^  ingénieusement  et  méthodiquement  distribuées 
dans  des  classifications  étendues.  Les  Esquisses  de 
philosophie  morale  peuvent  être  con^dérées  comme  le 
Iraité  de  morale  le  plus  complet  qui  ait  encore  paru  en 
Angleterre. 

Le  caractère  distinctif  de  la  philosophie  écossaise  est 
une  sagacité  rare^  une  patience  et  une  rigueur  d'analyse 
dignes  des  plus  grands  éloges.  Jamais  les  phénomènes 
de  la  conscience ,  les  principes  constitutifs  de  toute 
science  humaine  n'avaient  été  étudiés  et  décrits  avec 
autant  de  pénétration  et  d'exactitude.  Elle  a  prouvé 
d'une  manière  qui  ne  laisse  rien  à  désirer  que ,  dans 
le  développement  de  nos  facultés,  la  sensibilité  physique 
ne  joue  qu'un  rôle  secondaire  ;  elle  a  marqué  la  diffé- 
rence profonde  qui  sépare  les  notions  particulières  des 
principes  généraux;  de  ces  lois  primitives  de  notre  in- 
telligence ,  que  le  monde  extérieur  ne  nous  donne  pas, 
mais  d'après  lesquelles  au  contraire  nous  apercevons  et 

28 


r 
I 


434  PHILOSOFBIB  HODKRNE. 

concevons  le  monde  extérieur.  Ces  principes  nécessaires» 
sur  lesquels  Platon  avait  £àit  reposer  ses  hautes  théories, 
que  le  méthodique  Aristote  avait  classés  en  catég<MrieSy 
que  Leibnitz  avait  proclamés  sons  le  nom  de  vérités 
l^rnelles,  et  que  l'école  de  Locke  avait  négligée ,  peros 
qu'elle  était  impuissante  à  les  faire  sortir  de  la 
tion  f  les  philosophes  d'Ëk^sse  les  retrouvaient 
au  fond  de  la  conscience  soumise  à  une  analyse  n^ 
goureuse. 

Mais  ces  observateurs  infatigables  auraient  pu  rendre 
à  la  philosophie  de  plus  grands  services  encore ,  8*ils 
n'avaient  pas  circonscrit  dans  des  limites  trop  resserrées 
les  objets  de  leurs  recherches.  C'était  beaucoup ,  sans 
doute,  que  d'avoir  constaté  les  caractères  actuels  de 
la  connaissance  humaine ,  et  classé  avec  méthode  les 
différentes  espèc^  d'idées  contingentes  ou  nécessaires. 
Mais  il  n'est  pas  au  pouvoir  de  l'esprit  humaia  de  se 
contenter  de  ces  monographies  de  facultés ,  de  ces  énu- 
mératJons  de  faits  internes  ou  externes,  avec  quelque 
exactitude  qu'ils  soient  constatés  et  décrits.  Il  veut 
savoir  quelle  en  est  l'origine;  il  fiiut  qu'on  lui  montre 
par  quelle  voie  ils  sont  entrés  dans  son  inidligenoe* 
L'école  d'Edimbourg  a  laissé  entièreo^ent  de  o6b&  les 
questions  relatives  à  l'origine  de  nos  connaissaBces. 
Elle  a  refusé  pareillement  d'aborder  un  problème  pk» 
important  encore  :  celui  qui  a  pour  objet  de  constater 
leur  légitimilé.  C'est  «cependant  un  fait  incoalesiable 
que  la  science  philosophique  ne  peut  être  coa»piè&e  i 
que  si  elle  fait  connaître  la  portée  légitime  des  pria* 
cipes  dont  elle  a  déterminé  les  caractères  actuels  et 
primitife»  Ces  lois,  ces  catégories,  tw  idées  nécessaires 


TROISIÈME  tPOQUE.  4^3 

dépendent-elles  de  la  nature  même  de  notre  intelligence? 
Est-ce  elle  qui  leé  crée  et  les  impose  ensuite  à  la  nature? 
Si  elles  ne  sont  pas  son  ouvrage ,  qui  les  lui  a  révélées? 
Quel  motif  a-t-elle  d'y  ajouter  foi  ?  De  quel  droit  peut- 
elle  les  appliquer  aux  objets  éilérieurs  ?  L'école  éeos^. 
saîse  s'est  renfermée  à  cet  égard  daos  un  silence  qui 
fiBiit  honneur  à  sa  prudence  et  à  sa  circoâ^eMlon  f 
mais  qui  ne  saurait  satisfaire  les  exigences  légitimes  de 
l'esprit  humain. 

Néanmoins  les  ouvrfl^es  des  philosophes  de  l'écohl 
dÉ  dimbourg  doivent  être  regardés  comme  une  intro^ 
ductioû  nécessaire  à  l'étude  des  Aicciltés  iniellectoellest 
Leur  méthode  est  celle  du  siècle  :  c'est  celle  de  Tob* 
servation;  elle  a  donné  à  la  science  psychologique  Une 
baee  inébranlable.  Ils  auraient  pu  aller  plus  loin  sans 
doute;  mais,  dans  la  voie  qu'ils  ont  suivie ,  en  est 
certain  du  moins  qu'ils  ne  se  sont  pas  égarés  (4)« 


(1)  Les  otTru^es  de  Reid  et  la  phis  grande  fMrtle  de  eèu  de  Dagafd 
Stewarl  oot  été  tniduits  cb  françMs.  M.  Joufflroy  a  fait  sviTre  la  traéveCion 
des  œuvres  complètes  de  Th.  Reid ,  de  fragments  qui  sont  les  seuls  échautil* 
Ions  qui  nous  restent  de  renseignement  de  U.  Koyer-Gollard.  On  lui  doit 
tBSSi  la  iradttétiM  dec  Esquisses  de  phUosophie  mordke  de  BtigaUl  StêWart, 
ouvrage  dont  M.  Cousin  a  donné,  dans  ses  Fra^atents  pbilMOfliifiM»»  «m 
analyse  détaillée.  Sous  le  titre  à'Histoire  abntgee  de^sciences  mùaphy^ 
sîques ,  politiques  el  morales ,  depuis  la  renaissance  des  leiires  ,  M.  Bu- 
cteoo  a  traduH  tm  éiseoura  pvMié  par  SieMrt  es  léte  du  supplément  à  VKn- 
cyclopédie  britannique.  D'autres  essais  du  même  auteur  sur  les  sysltees  d« 
Locke ,  Hartley ,  Priestley ,  Darwin  et  Horne-Tooke ,  ont  été  traduits  par 
M.  Huret.  Nous  devons  mentiontier  atissi  parmi  les  ouvrages  les  plus  propres 
à  filtre  eonnatlre  feaprlt  de  la  ^iloMpliie  éeMilklae ,  plnsieurs  essais  de  9ir 
James  Haekifltodi ,  traduits  par  M.  Sinrâ ,  sens  le  titre  de  Méimtpes  phk- 
losophiques* 


436  PHILOSOfBlE    MODERKE. 

t'UILOSOPHIE  ALLEMANDE. 

Répandue  par  rinfluenoe  des  mœurs  el  des  idées 
françaises ,  secondée  par  Frédéric  le  Grand  »  la  philo- 
sophie de  la  sensation  n'avait  pu  jeter  de  ptofondes 
racines  dans  la  patrie  de  Leibnitz.  Tout  en  obéissant 
à  la  tendance  empirique  dont  il  n'était  guère  possible 
de  s'affranchir  alors ,  les  philosophes  allemands  se  dis- 
tinguaient encore  par  les  efforts  qu'ils  ne  cessaient  de 
faire  pour  donner  à  leurs  analyses  plus  de  rigueur  el 
de  profondeur  philosophiques.  Rarement  aussi  ils  mé- 
connurent les  intérêts  sacrés  de  la  morale.  Cependant 
le  sceptidsme  de  Hume,  sur  lequel  Sdlzer  appela  leur 
attention ,  produisit  en  Allemagne  la  sensation  la  plus 
vive.  Alors  commença  un  nouveau  mouvement  pbîlo* 
sophique,  analogue  à  celui  qui  avait  précédé,  en  Ecosse, 
la  réforme  opérée  par  Reid  et  Dugald  Stewart.  Pendant 
cette  époque  de  transition ,  remarquable  aussi  par  son 
esprit  d'indécision  et  d'indétermination,  le  sens  moral 
fut  appelé  pour  combattre  Tinfluence  du  sensualisme. 
Il  se  manifesta  pareillement  une  tendance  assez  pro- 
noncée vers  l'éclectisme  :  on  se  persuadait ,  dit  Ten- 
nemann  ,  que  la  vérité,  semblable  à  un  rayon  de 
lumière  brisé ,  devait  se  trouver  éparse  dans  tous  les 
systèmes. 

Telle  fut  à  pjeu  près  la  direction  que  prirent  dans 
leurs  travaux  J.  Basedov^t,  qui  porta  dans  ses  ouvrags 
sur  1  éducation  des  vues  analogues  à  celles  de  Rousseau; 
Moïse  Mendelsshoh  qui,  dans  ses  recherches  esthé- 
tiques et  psychologiques^  unit  l'élégance  à  la  clarté. 


TROISIÈME    ÉPOQUE^  437 

Platner  Garve  et  Meiners  se  distinguèrent  par  le  même 
esprit  de  modération  et  d'éclectisme  ;  Féder  se  rappro-* 
cha  plus  des  doctrines  de  Locke,  qu'il  répandit  dans 
des  manuels  appropriés  au  grand  nombre  des  lecteurs. 
Un  philosophe  qui  n'obtint  pas  de  ses  contemporains 
toute  l'attention  qu'il  méritait,  J. -Nicolas Tétens avait 
cependant  déjà  porté  dans  ses  recherches  plus  de  ri- 
gueur et  d'exactitude.  11  sut  avec  beaucoup  de  sagacité^ 
et  sans  tomber  dans  aucune  hypothèse  matérialiste, 
étendre  les  conséquences  de  la  doctrine  de  Locke  sur 
l'origine  de  nos  connaissances ,  découvrir  les  facultés 
fondamentales^  et  maintenir  les  principes  de  la  vérité 
objective.  Il  essaya  de  réfuter  le  scepticisme  de  Hume , 
et  ouvrit  enfin  les  voies  à.  une  philosophie  plus  profonde. 
Tout  était  ainsi  préparé  pour  une  révolution  dans 
la  philosophie  :  elle  devenait  d'autant  plus  urgente  que 
déjà  plusieurs  génies  pleins  d'originalité,  Lessing, 
WiNGKELMANN ,  GcETHE,  Herder,  avaicut  reuouvelé  en 
divers  sens  le  mouvement  intellectuel ,  et  ouvert  la 
route  à  de  nouvelles  idées  sur  les  sciences  et  les  arts; 
ce  fut  dans  dç  pareilles  circonstances  qu'EiiMANUEL  Kant 
entra  dans  la  carrière. 

IDÉALISME  CRITIQUE 

DE  &ANT. 

Emmanuel  Kant  (1),  né  à  Kœnigsberg  le  22  avril 

(1)  Voyez  L.-F.  Schôn ,  Philosophie  iranscenderUaU  ou  Système 
d^ Emmanuel  Kant,  Paris  1831.  —  Biographie  universelle ^  art.  Kant.  — 
Jkiariuel  de  Tennemonn ,  vol.  U,  p.  230.  —  Voyez  aussi  l'excellent  ouvrage 
dé  M .'Cbarles  Villers  sur  la  philosophie  de  Kant. 


488  PHIMiOHRB  HOMaMB. 

4T34t  mourut  le  13  avril  4804,  deux  luois  enwM 
avant  d'atteindre  aa  quatre-vingtième  année.  Son  père, 
d'origine  éeoaaaiae»  était  aellier ,  et  jeuiasait  à  Kœn^ja- 
barg  de  la  nieiileure  réputation.  On  vaiHe  aa  prolMté 
intaete,  aen  horreur  pour  le  niraaongey  et  Boa  inflesible 
rf8î4ité  dana  raecompliaaenient  de  tona  aea  devnira. 
L'épouai  qu'il  a'était  ohoiaie  réuniaaait  lea  niAmaa 
Qualitéi»  L'eieeaple  de  tbutea  cea  vartua  exerça  la 
plua  grande  inflmnee  aur  la  vie  de  Kant  ;  de  li  la 
aéférité  de  aea  princlpea  envera  lni«-inèine  ;  de  li  aa 
eenatance  dana  la  recberebe  de  la  vérité ,  dana  rinveaii* 
gation  •  dana  lea  délaila  de  aon  ayatème  pbiloaophique. 
Péa  aen  Jeune  Age»  il  montra  un  goAt  prononcé  pour 
lea  étudai  aéWeuaea,  et  il  a'y  livra  avec  tant  d'ardeur, 
qu'en  peu  de  tempa  il  aurpaaaa  loua  aea  oondlaoiples 
dana  la  eennaiaaanoe  dea  languea,  de  la  littérature ,  de 
rbiatoiroy  ^t  dea  aoienoea  pbyaiquea  et  raathéinatiqnea. 
Il  ae  diatinguait  auaai  par  l'ordre  et  la  peraévéranee 
qu'il  mettait  4  auivre  nue  vérité^  i  l'examiner  aoua 
taua  aea  rapporta,  et  i  la  fixer  aur  dea  baaea  inébran^ 
kblea»  apréa  l'avoir  dépouillée  de  toua  lea  preatiges  dont 
trop  souvent  l'imagination  se  plalt  i  l'environner. 

II  s'était  -déjà  rendu  célèbre  par  ses  travaux  mathé- 
matiques,  lorsque  parurent  lea  £<«aia  de  David  Hume: 
indigné  du  scepticisme  qu'ils  renfermaient,  il  abandonna 
aussitôt  les  langues ,  la  littérature ,  les  sciences  mathé- 
matiques et  physiques,  qui  lui  promettaient  la  gloire, 
et  s*élança  dans  lea  profondeurs  de  la  métaphysique  ; 
il  sonda  les  mystères  de  l'intelligence  humaine,  en  sou* 
inft  les  divera  phénomènes  à  la  plus  rigoureuse  analyse , 
étudia  tous  les  aystèmea  inventée  juaqu'i  lui  pour  lea 


noiiiÈME  ÉtoQins.  4M 

wpliqaer ,  et  le  résultat  de  ses  méditations  fat  qm  dw 
théories  philosophiques  les  plus  nobles  et  les  plus  pro» 
fondes  dont  puisse  s'honorer  Tesprit  humain. 

Pour  établir  la  métaphysique  sur  une  base  solide, 
il  aongea  d'abord  à  bien  connaître  la  source,  l'usage 
et  la  légitimité  de  nos  connaissances.  Une  analyse  des 
familtés  humaines  lui  était  donc  nécessaire  pour  qu'il 
pût  découvrir  les  lois  suivant  lesquelles  ces  connais- 
sances  sont  acquises. 

Or  nos .  connaissances  sont  de  deux  sortes  :  les  unes 
sont  tirées  de  l'expérience  et  en  dépendent  essentiel- 
iMoent;  tandis  que  les  autres  n'en  dépendent  pas  et 
prennent  leur  source  dans  l'être  pensant.  Elles  se 
manifestent  à  l'occasion  de  l'expérience ,  mais  ce  n'est 
pas  d'elle  qu'elles  tirent  leur  origine  :  celle-ci  les  dé- 
valoppe,  mais  ne  les  engendre  pas.  Ainsi  les  premières 
sont  empiriques,  àposteriorif  contingentes;  les  secondes 
sont  rationnelles^  à  priori  y  nécessaires. 

Les  jugements  sont  analytiques  ou  synthétiques. 
Dans  les  premiers,  le  sujet  contient  l'attribut;  dans  les 
autres,  l'attribut  est  toujours  différent  du  sujet.  Lors- 
qu'on dit,  par  exemple,  leparallélogrammeestuneflgure 
à  quatre  côtés  parallèles,  deux  à  deux,  c'est  un  jugement 
analytique  développant  et  expliquant  le  sujet,  mais  qui 
n*augmente  point  nos  connaissances.  Un  jugement  syn- 
thétique, au  contraire,  les  agrandit  en  nqus  montrant  une 
chose  nouvelle^  une  chose  qui  n'était  point  contenuedans 
le  sujet)  tel  est  celui-ci  :  dans  un  triangle  rectangle  le 
carré  de  l'hypoténuse  est  égal  au  carré  des  deux 
autres  eâtés.  Les  propositions  de  la  géométrie,  de  la 
statique  t  de  la  mécanique,  sont  synthétiques,  à  priori^ 


440  PHILOSOPBIE   MODERNE. 

nécessaires  ;  celtes  de  la  physique  et  de  la  chimie ,  au 
contraire ,  ne  le  sont  pas  ;  elles  embrassent  un  certain 
nombre  de  cas,  jamais  tous  les  cas  possibles. 

La  légitimité  des  jugements  analytiques  repose  8ur  le 
principe  de  la  non-contradiction  ;  Tattribut  doit  s'ac- 
corder avec  lui ,  autrement  il  y  aurait  contradiction. 
Pour  les  jugements  synthétiques  à  j)osteriori,  c'est  sur 
la  perception  qu'est  fondée  leur  légitimité.  Hais  quel 
est  le  principe  qui  donne  autorité  aux  jugements  syn- 
thétiques à  priori?  Toute  la  métaphysique  est  dans  la 
solution  de  ce  problème  ;  voici  celle  de  Kant  : 

Tout  jugement  porté  sur  un  objet  d'expérience  n'est 
possible  que  par  Tintuition.  A  qui  est  due  cette  intui- 
tion ?  à  notre  capacité  de  recevoir  les  impressions  ^ 
c'est-à-dire  à  notre  récepiivUé  ;  mais  il  faut  ensuite  que 
ces  intuitions  soient  recueillies,  et  une  fois  recueillies, 
qu'elles  soient  ramenées  à  l'unité.  Qui  jouit  de  cette 
faculté  ?  c'est  l'activité  de  l'être  pensant^  par  la  spon^ 
tanéité  qui  lui  est  propre  et  qui  constitue  Veniendemeni. 
Ce  qui  correspond  à  l'intuition  est  la  matière  du  juge- 
ment ;  l'ordre  dans  lequel  les  intuitions  sont  recueillies 
et  réunies  en  est  là  forme;  l'objet  du  jugement  est  le 
phénomène.  Ce  ne  sont  donc  pas  les  objets  qui  imposent 
des  lois  à  l'entendement  ;  c'est^  au  contraire,  l'enten- 
dement QUI  DONNE  nécessairement  DES  LOIS  AUX  OBJETS. 

Ces  lois,  notre  entendement  les  possède  indépendamment 
de  toute  expérience,  et  si  elles  se  trouvent  dans  les 
objets,  c'est  qu'elles  y  sont  telles  que  notre  entende- 
ment les  y  a  transportées. 

La  forme  de  l'intuition  n'étant  pas  dans  les  objels 
perçus,  mais  bien  dans  l'être  percevant  et  pensant^ 


TROISIÈME  ÉPOQIjE.  44 1 

Kant  Rappelle  in|uilion  pure  et  â  priori,  ou  forme  de 
la  sensibililé,  c'est-à-dire  forme  dont  la  sensibilité 
revêt  les  objets  pour  qu'ils  soient  perceptibles.  Les 
intuitions  pures  sont  le  temps  et  Vespace. 

Pour  qu!une  synthèse  ait  de  la  validité,  l'entende- 
meot  doit  lui  donner  le  caractère  de  la  nécessité, 
caractère  que  l'intuition  seule  ne  saurait  imprimer, 
puisqu'elle  nous  apprend  bien  qu'un  objet  est ,  mais 
non  qu'il  est  nécessairement.  La  nécessité  dont  l'en- 
lendement  revêt  les  notions  fournies  par  l'intuition, 
est  précisément  la  catégorie  ou  loi  de  l'entendement'. 
Les  catégories  sont  les  formes  de  l'entendement  ;  ejfes 
existent  à  priori ,  et  sont  au  nombre  de  douze ,  comme 
les  jugements  par  lesquels  se  manifestent  les  opérations 
de  l'entendement,  et  sur  lesquels  elles  sont  basées;  savoir: 

V  Trois  jugements  de  quantité:  unité,  pluralité, 
universalité  ; 

2''  Trois  jugements  de  qualité  :  affirmation,  négaiian, 
limitation  ; 

S""  Trois  jugements  de  relation  :  substance,  causalité^ 
communauté  ; 

4''  Trois  jugements  de  modalité  :  possibilité^  être, 
nécessité. 

Telles  sont  les  catégories  de  Kant;  par  elles  l'expé- 
rience devient  possible,  ce  n'est  qu'en  les  appliquant 
aux  objets  sensibles  qu'elles  ont  de  la  réalité  ;  autre- 
ment elles  ne  sont  que  des  pensées  et  non  pas  des 
connaissances. 

Si  l'on  veut  rapporter  les  catégories  aux  intuitions 
dont  elles  diffèrent  essentiellement,  il  faut  qu'il  y  ait 
entre  elles  une  certaine  homogénéité  qui  leur  serve  de 


449  PHILOSOPHIE  HOBEItm. 

point  commun  :  ce  lian  est  Xespace  et  le  iemp^  qiM 
trouvent  des  deux  côtés.  Ainsi  la  connaissance^  seloii 
Kant ,  n'est  rien  autre  chose  que  Tidée  rapportée  à  uoe 
întuilion.  En  effet,  les  intuitions  n'étant  possibles  que 
par  le  temps  et  l'espace ,  il  est  évident  que  nous  ne 
pouvons  connaître  que  ce  qui  est  dans  l'espace  et  dus 
le  temps.  En  d'autres  termes ,  nous  ne  pouvons  con«> 
nattreque  les  phénamènei;  quant  aux  objets  placés  hors 
du  temps  et  de  l'espace ,  aux  noumèneê,  aux  choses  en 
elles-mêmes  y  il  ne  nouj  est  point  donné  d'arriver  jus- 
qu'à leur  connaissance. 

Cette  théorie  constitue  VUéalisme  eriiique.  VidéaSâme 
sùtpîique  de  Descartes  soutenait  que  la  réalité  des  objets 
peut  être  prouvée  par  la  raison;  V idéalisme  cèmibi  de 
Berkeley  nie  entièrement  l'existence  de  ces  objets; 
ViééûHêfM  eriiique  de  Kant,  au  contraire,  la  prouve  en 
vertu  des  lois  mêmes  de  la  raison ,  mais  avec  cette  res- 
triction que  nous  ne  pouvons  savoir  ce  que  les  objets 
sont  en  eux-mêmes. 

La  raison  théorétique,  en  tant  que  faculté  de  raison- 
nement, tend  à  l'unité  absolue  et  à  l'enchaînement 
systématique,  par  les  idées  qui  sont  les  formes  suivant 
lesquelles  la  raison  s'exerce.  Une  connaissance  réelle , 
en  vertu  d'idées,  n'est  pas  possible  ;  car  les  idées  n'ont 
point  de  terme  correspondant  pour  nous  dans  le  do- 
maine de  l'expérience,  bien  que  la  raison  se  porte  aveo 
d'infatigables  efforts  vers  la  connaissance  de  Dieu,  du 
monde,  de  la  liberté,  et  de  l'immortalité  de  l'âme;  et 
que  tout  l'appareil  de  la  métaphysique  ait  été  de  tout 
temps  dirigé  vers  ces  problèmes.  La  raison  philoso- 
phique ne  doit  faire  aueun  usage  dogmatique  de  ces 


TBOISlftl»  ÉPOQUE.  443 

idéet  :  autrement  elle  s'engagerait  dans  un  dédate  de 
coqtradtctions  ;  c'est  ce  que  Kant  s'attache  à  démontrer 
dans  ce  qu'il  appelle  les  anAnamieê  de  la  raiion  pure.  Il 
place  sur  deux  lignes  parallèles  les  arguments  pour  ou 
contre  la  liberté  deThomme,  Texistence  de  Dieu ,  Tim- 
niorlaUté  et  Timmatérialité  de  l'âme,  et  fait  voir  qu'il 
est  impossible  de  démontrer  par  le  raisonnement  Texi- 
Stanee  ou  la  non^etistenee  des  objets  supra-sensibles 
de  ces  idées  »  parce  qu'il  est  impossible  de  connaître 
ce  que  les  objets  sont  en  eux-mêmes  ;  de  sorte 
qu'en  détruisant  la  possibilité  de  connaître  la  réa- 
lité de  ces  oiqets,  il  détruit  en  même  temps  la  possibi- 
lité de  rien  établir  de  légitime  en  faveur  de  l'athéisme , 
du  matérinUsme  et  du  &talisme.  La  raison,  en  effet, 
étant  féguktim  »  et  non  cmstUuUve^  n'a  aucune  valeur 
hors  de  nous-mêmes  ;  elle  est  purement  subjective. 

Ici  se  montre  dans  tout  son  jour  l'erreur  profonde 
dans  laquelle  est  tombé  ce  grand  et  ingénieuse  analyste. 
Après  avoir  reconnu  et  déterminé  avec  une  sagacité 
inoomparable  les  lois  de  la  raison ,  il  les  a  en 
quelque  sorte  frappées  de  stérilité  en  les  subordon- 
pant  &  la  personnalité  humaine.  Il  n'a  pas  vu  que  ce 
n*Mt  pas  la  raison  qui  constitue  cette  personnalité, 
maia  bien  la  volonté ,  l'activité  volontaire  et  libre»  dont 
il  n'avait  pas  étudié  avec  la  même  soin  le  caractère 
distinetif.  Tout  acte  de  notre  volonté  est  personnel  et 
suHi^tif  ;  nous  nous  l'imputons  ;  nous  reconnaissons 
que  nous  en  sommes  cause.  Mais  il  n'en  est  pas  de 
môme  des  lois  de  notre  raison;  elles  sont  impersonnelles; 
çlles  dominent  la  conscience  humaine  qui  les  aperçoit , 
et  la  qature  qui  les  représente.  Il  serait  bien  absurde 


AH  PRILOSOPIIIE   MODERNE, 

de  nous  rapporter  et  de  nous  attribuer  des  conc^tioDs 
telles  que  celles-ci  :  Tout  effe,l  suppose  tme  cause  ;  il  n'y 
a  poim  de  phénomène  sans  subsiance  ;  le  devoir  est  obliga- 
toire. Une  vérité ,  bien  qu'elle  tombe  sous  la  perception 
de  notre  raison ,  n'en  est  ni  moins  absolue ,  ni  moins 
indépendante.  Nous  verrons  plus  tard  comment  M. 
Cousin ,  complétant  et  régularisant  l'œuvre  de  Kant, 
a  rendu  aux  lois  de  la  raison  toute  leur  valeur  objecti?e, 
en  rétablissant  cette  faculté  dans  sa  vraie  nature  et  daas 
l'indépendance  qui  lui  appartient. 

Le  scepticisme  ontologique  dans  lequel  Kant  avait 
été  entraîné  par  sa  Critique  de  la  raison  pure ,  n'existe 
plus  dans  sa  Critiqae  de  la  raison  pratique.  Dans  cette 
seconde  partie  de  sa  philosophie,  qui  se  rattache  essen- 
tiellement à  la  première ,  le  sage  de  Kœnigsberg  dé- 
montre que  les  idées  de  Dieu ,  du  monde ,  de  l'âme 
immortelle,  admises  par  la  raison  spéculative,  ac- 
quièrent par  la  raison  pratique  tous  les  caractères  de 
la  réalité  et  de  la  certitude. 

La  raison  pratique  est  en  effet,  selon  lui,  bien  supé- 
rieure à  la  raison  théorétique  :  en  effet ,  le  précepte 
d'agir  moralement  est  universel  et  absolu ,  tandis  que 

« 

celui  d'acquérir  des  connaissances  et  de  les  étendre 
n'est  que  conditionnel  et  contingent  ;  la  sagesse  est 
donc  le  but  le  plus  élevé  de  la  raison.  La  loi  morale 
s'élève  au-dessus  du  libre  arbitre  ,  dont  notre  volonté 
est  douée  dans  l'ordre  contingent ,  et  se  produit  à  titre 
ai  impératif  catégorique. 

C'est  un  fait  incontestable  que  tous  les  êtres  ration- 
nels reconnaissent  la  différence  entre  le  bien  et  le  mal, 
le  juste  et  l'injuste.  La  morale  est  une  loi  profondément 


TROISIÈME    ÉPOQUE.  445 

gravée  ^daD8*ie  cœur  humain,  et  la  conscience  la 
moins  développée  ne  saurait  la  méconnaître  :  de  là  ré* 
suite  que  nous  sommes  libres,  ou ,  en  d'autres  termes , 
que  la  cause  de  nos  actions  est  en  nous-mêmes ,  qu'elle 
est  indépendante  des  objets  extérieurs.  En  effet,  la 
morale  nous  commande  des  actions  qui  sont  impossibles 
sans  la  liberté  ou  la  causalité  indépendante  qui  nous 
est  donnée  avec  la  raison.  Les  obligations  imposées 
par  la  morale  sont  générales  et  nécessaires^  et  le  but 
auquel  tend  leur  accomplissement  a  le  même  caractère 
de  généralité  et  de  nécessité.  Ce  but  est  absolu ,  c'est 
le  plus  conforme  à  la  raison  ;  ce  n'est  plus  un  moyen, 
mais  un  terme  dont  l'expression  est  toute  dans  ces  deux 
mots  :  morale  et  vertu. 

La  loi  rationnelle ,  qui  nous  ordonne  de  tendre  sans 
cesse  à  ce  but^  est  un  fait  incontestable  ;  mais,  puis- 
qu'il nous  est  impossilble ,  comme  êtres  rationnels  phy- 
siques, de  toucher  ce  but  ici-bas,  il  faut,  de  toute 
mécessité,  que  nous  puissions  l'atteindre  autre  part 
comme  mtelligenee;  il  faut  donc  qu'une  partie  de  nous- 
mêmes^  que  Came  soit  immortelle. 

De  plus ,  il  importe  que  ces  efforts  que  nous  avons 
à  faire  pour  y  arriver ,  soient  en  harmonie  avec  le  degré 
de  bonheur  qui  doit  en  résulter  ;  mais  comme  nous  ne 
pouvons  établir  cette  harmonie  ,  puisque  nous  ne 
sommes  pas  la  causalité  de  la  nature ,  il  existe  donc  une 
causalité ,  une  intelligence ,  qui  établit  cette  harmonie 
entre  la  vertu  et  le  bonheur,  dans  la  vie  future.  Cette 
intelligence,  c'est  l'Être  suprême,  dominateur  et  régu- 
lateur de  toutes  choses;  il  est  tout*puissant ,  souverai- 
nement sage ,  prévoyant ,  saint. 


446  PHILOSOPHIE   MODfiMIE. 

C'est  aiosi  que  la  raison  pratique  acheva  ee  qoe  ia 
raison  spéculative  avait  laissé  incomplet. 

Dans  son  traité  du  sublime  et  du  beau ,  intitulé  Ot- 
iique  dujugemetu,  Kant  appliqua  aux  plaisirs  de  l'ima- 
gination le  même  sjstème  qui  lui  avait  fourni  de  si 
vastes  développements  dans  la  spbère  de  l'inteUigeaos 
et  du  sentiment  moral. 

L'apparition  des  ouvrages  de  Kant  causa  une  biea 
vive  sensation  en  Allemagne  :  d'abord  un  asses  grand 
nombre  d'écrivains  se  déclarèrent  contre  les  principes 
du  criticisme,  qu'ils  regardaient  comme  dangereux  et 
nuisibles,  comme  présentant  un  système  d'idéalisme 
destructif  de  la  réalité  objective  de  nos  consaisesnces» 
ainsi  que  des  croyances  rationnelles  sur  Dieu  et  Tiin* 
mortalilé,  et  par  conséquent  comme  attentatoires  à  tout 
l'ordre  religieux;  mais  beaucoup  de  bonsespritsse  décla- 
rèrent bientôt  en  faveur  de  ce  système ,' le  soutinrent 
par  leurs  écrits  ou  essayèrent  de  le  perfectionner. 

Il  nous  est  impossible  d'exposer ,  même  d'une  ma- 
nière abrégée,  les  tentatives  qui  furent  faites  alors,  ei 
toutes  celles  qui  se  sont  succédé  depuis,  pour  étea^fa^  ^ 
modifier ,  attaquer  ou  défendre  les  doctrines  de  l'illustre 
auteur  de  la  Critique  de  la  raison  pure.  Notre  but  n'éteUi 
pas  de  faire  une  énumération  plus  ou  moins  complète 
d'écoles  et  de  systèmes^  mais  de  montrer  par  l'exposi- 
tion des  doctrines  les  plus  célèbres  la  marche  pro* 
gressive  de  Ja  philosophie  ellormétte ,  nous  essaierons 
seulement  de  faire  voir  ce  qu'est  devenu  Tidéalisnie 
critique  deKant^  par  suite  des  développements  qui  loi 
ont  été  donnés  par  Fichte  et  par  ScAelliro.  Fidèle  a 
notre  méthode ,  nous  pourrons  mieux  Juger  la  valeur 


TROISIÈME   ÉPOQUE.  447 

réelle  du  système   philosophique  du  mattre,  par  les 
conséqueuces  qu'en  auront  tirées  seç  disciples* 

IDÉALISME  TRANSCENDENTAL 

DE  FICHTB. 

La  philosophie  critique  avait  condamné  d'avance 
toute  espèce  d'essai  tendant  à  pénétrer  le.  mystère  des 
existences  et  la  nature  intime  des  êtres.  Ce  fut  ce* 
pendant  en  parlant  des  principes  de  cette  philosophie 
que  Fichte  essaya  d'élever  le  système  trascendental  le 
plus  dogmatique  et  le  plus  hardi  que  présente  l'histoire 
des  spéculations  de  l'esprit  humain.  Plusieurs  points 
de  contact  rattachent  pareillement  le  système  de  Schel- 
ling  à  la  philosophie  critique.  Indiquons  les  rapports  (i) 
que  peuvent  avoir  entre  elles  ces  différentes  doctrines  ; 
cet  examen  nous  servira  en  même  temps  k  faire  r^^ 
sortir  quelques  côtés  faibles  du  criticisme  kantien. 

Kant  reconnaît  ,  saisit  ,  et  met  en  saillie  les  deul 
termes  de  toute  connaissance  humaine ,  savoir:  le  sujet 
ou  le  moi  qui  la  possède ,.  et  t objet  ou  le  non-moi  qui 
en  est  la  matière.  Mais  le  plus  ditBcilé  n'était  pas  de 
constater  cette  dualité  primitive  ;  c'était  de  faire  au  moi 
et  au  non-moi  sa  part,  et  de  la  Ibi  faire  d'une  fnanière 
rigoureuse  et  irrévocable.  Le  principe  dont  l'auteur  dé 
la  philosophie  critique  s'est  servi  pour  régler  cette  et^ 
pèce  de  séparation  de  biens ,  suppose  qtie  cette  sépa*^ 

(1)  Ces  rapports  ont  été  plus  tonguettent  ééféhftés  par  A  Aâeiltoi* 


448  PHILOSOPHIE    MODERiNK. 

ration  de  biens  s'est  déjà  faite  ;  tant  qu'elle  n'a  pas  eu 
lieu ,  ce  principe^ie  saurait  servir  de  coupelle,  il  a  dit  : 
Ce  qui  est  universel  et  nécessaire  dans  nos  représen- 
tations appartient  au  sujet;  ce  qu'il  y  a  de  variable  et 
de  particulier  appartient  à  l'objet  ;  et  la  réalité  résulte 
de  la  réunion  de  l'un  à  l'autre.  Mais  le  sujet  est  un 
phénomène  à  ses  propres  jeux ,  d'après  la  Critique  de  ta 
raison  pure;  sa  nature  intime  lui  est  aussi  inconnue  que 
celle  de  l'objet;  il  est  lui-même  variable  dans  celles  de 
SCS  représentations  qui  nDus  paraissent  constantes  ;  il 
pourrait  encore  être  soumis  à  d'autres  variations  pos- 
sibles :  on  ne  voit  donc  pas  pourquoi  le  sujet  doit  étre^ 
plutôt  que  l'objet^  le  principe  de  ce  qu'il  y  a  de  néces- 
saire et  d'universel  dans  le  système  de  nos  représen- 
tations. Où  donc  est  la  réalité,  si  le  moi  est  un  phéno- 
mène, et  le  non -moi  aussi  un  phénomène?  Si  vous  le 
demandez ,  le  moi  vous  renvoie  à  l'objet ,  car  les  formes, 
les  catégories  ,  les  idées  ne  sont  rien  sans  la  matière 
que  les  sens  fournissent  ;  mais,  d'un  autre  côté^  si  vous 
demandez  la  réalité  à  l'oblet ,  l'objet  vous  renvoie  au 
moi  ou  au  sujet.  <  On  dirait ,  dit  M.  Âncillon ,  deux 
débiteurs  insolvables  qui  sont  d'accord  pour  se  moquer 
de  leur  créancier  ,  et  qui  lui  donnent  Gnatement  du 
papier  sur  un  tiers  dont  le  crédit  tient  au  leur ,  c'est- 
à-dire  à  la  réalité  de  l'expérience.  »  Quelle  est  la  con- 
séquence naturelle  de  cet  envoi  mutuel  ?  c'est  que  le 
sujet  n'est  rien  de  réel ,  que  le  moi  est  un  phénomène, 
et  que  le  non-moi  en  est  un  également.  Gomment  l'u- 
nion mystique  de  ces  deux  phénomènes ,  le  mariage  de 
ces  deux  ombres  pourrait-il  enfanter  la  réalité  ? 
Fichte^  et  après  lui  Schelling,  durent  nécessaire- 


n 


TROISIÈME   ÉPOQUE.  44§ 

ment  chercher  un  principe  absolu  et  inconditionnel  à 
I     ces  deux  phénomènes  ;  et  voici  ce  qui  amena  Fichte  à 
trouver  ce  principe  dans  le  sujet  lui-même. 

On  doit  avoir  remarqué  que,  toiit  en  faisant  naître 
la  réalité  du  concours  du.suj^  et  dé  l'objet,  la  phi- 
losophie critique  avait  montré  une  sorte  de  prédilection 
pour  le  sujet ,  et  qu'elle  lui  avait  fait  la  part  la  plus 
considérable.  Toute  unité  vient  de  lui,  et  par  consé* 
quent  tout  parait, venir  dç  lui;  car  il  n'y  a  point  d'in- 
tuition sensible  sans  uni  lé;  point  de  jugement  sans 
unité  ,  point  de  raisonn^ment  sans  unité.  Les  formes 
de  l'espace  paraissent  créer  les  corps,  et  avec  eux  tout 
le  monde  extérieur  ;  les  catégories ,  en  s'appliquant 
aux  phénomènes ,  donnent  des  lois  à  la  nature ,  et,  en 
le  faisant,  semblent  la  créer  ainsi  que  l'expérience.  La 
philosophie. critique  parle  toujours,  à  la  vérité,  de  la 
matière  que  les  sens  fournissent  ;  mais  on  pouvait  es- 
sayer de  s'en  passer  :  il  n'y  avait  qu'un  pas  à  faire  ; 
on  était  à  moitié  chemin.  Un  contemporain  de  Kant, 
Jacobi  ,  prévit  et  prédit  que  l'on  tenterait  de  tirer  tout 
du  sein  du  sujet,  et  Fichte  justifia  sa  prédiction. 

D'un  autre  côté,  les  notions  de  l'unité  et  de  Texis-* 
tence  ne  sont ,  sans  doute,  dans  la  philosophie  critique, 
applicables  qu'aux  phénomèmes  ;  l'idée  de  l'absolu 
ou  de  l'inconditionnel  n'a  qu'une  vertu  régulatrice , 
et  n'a  aucune  réalité  hors  du  sujet  qui  l'emploie. 
Ces  idées  doivent  être  le  couronnement  de  l'édi- 
fice de  nos  connaissances  ;  «mais  comme  la  raison 
humaine  ne  peut  pas  se  défendre  de  les  employer  , 
qu'elle  n^' opère  ejL  ne  peut  opérer  que  par  elles  ;  comme 
ces  idées  exercent  une  si  grande  influence  sur  tous 

29 


460  FipLOSQraiE    MOBBME. 

les  systèmes/de  nos  représentftUoDS ,  et  qae  ce  n'etl 
même  que  p^r  leur  ^>ertu  que  1*  unité  systématique 
est  possible  ^  on  pouvait  fattlement  être  eendoil  à 
commencer  par  elles  le  travatl  de  la  phîlosepàie  : 
c'est*  ce  qu'a  fait  ScbeHiqg  ;  au  lieu  de  les  placer  i 
la  fin  de  ce  travail,  il*a  débuté  par  leur  donner  «■€ 
valeur  okgective  ^t  en  a  &it  la  t^ase  de  sa  théorie. 

Fichte  voulut  éllyer  la  philosophie  critique  au  rang 
des  sciences  fondées  sur  l'évidence ,  et  satisAdre  h 
r^fson  sur  le  problème  du  rapport  de  nos  représeo* 
tations  avec  les  objelâ.  Pour  établir  sur  àes  hua 
certaines  la  théorie  de  la  êciencej  telle  qu'il  l'avait  d'abord 
définie  s  il  ne  partit  pwit  d'une  déoompositîen  de 
l'intelligence,  ainsi  que  l'avait  fait  Kant.  Selon  lui,  v 
la  conscience ,  ni  ses  objets,  ni  la  matière  de  la  con- 
naissance, ni  ses  formes,  n'eiistent  primitivemenl , 
nuais  sont  produites  par  un  acte  du  moi  et  recu^tto 
par  la  réflexion.  La  seule  proposition  qui  ait  une  cer- 
titude immédiate,  c'est  celle-ci  :  moi  est  iioi.  Elte porte 
sa  preuve  en  elle-même  >  et  peut  eUe-mêoie  servir  de 
preuve  à  toutes  les  autres  propositions.  C'est  en  vertu 
de  ce  principe  que  tout  jugement  a  lieu  ;  or>  juger  est 
un  fait  actif,  un  acte  propre  du  moi.  Le  moi  se  pose 
donc  lui-môme  ;  il  est  l'agent  et  en  même  temps  h 
produit  de  l'acte,  et  c'est  ce  double  rôle  qui  &ith 
conscience.  L'activité  primitive  du  mot  consiste  en  a&i 
réflexion  sur  lui-même ,  qui  a  sa  raison  dans  un  (dbfi- 
tacle  ou  arrêt  nécessaire  éprouvé  par  Tactivièé  josqae- 
là  indéQnie.  Le  mot  se  pose  comme  S4gct ,  eo  aàa^ 
temps  qu'il  s'oppose  comme  objet  à  ce  point  de  résis- 
tance. Le  second  principe  déterminé  par  le  pieiatt' 


TÀOISIÈME  tPOQVE.  451 

i  .edt  celui-ci  :  moi  n'est  pas  noi^tMoi.  II  reste  à  évclf|uer 
I  encore,  par  ifn  noUVet  effort  de  Tart  philosophique , 
I  un  troisième  principe  non  contingent  quant  a  sa  valeur , 
\  ei  côntiogent  qtfant  à  ^a  ÎBtme.  A  cet  effet.  Il  tatut 
I  troujfer  ud  acte  dtf  thoi  où  pillsse  se  renaontrer  ifaùs 
I  le  mot  Topposition  dii  non-moi  sans  que-.le  ftioi  pèrlbsd  : 
I  or  la  réalité  et  Ift  négation  ne  ^aoralent  9e  trouver 
j  r^^unies  qfu^  d&ns  ce  qui  est  fini ,  Ufnité  ;  Id  'itmîlalion 
eêt  donc  de  principe  qt^e-  nous  tiherclions. 
.  Haintenant,  ta  lltfiitâtion  nous  conduit  à  là  divisibilité: 
tout ^dimil^e est  tint  quantité;  par  CoUséqueht,  dans 
le  mol  sbjèrà  Kinitatlon  doit  Être  eontenoe  une  quautilé 
divisible:  ainsi  le '^mot  coniprend.  eti  iui-rtiênic  quel- 
que chd^  qui  peut  y  être  mis  OU  retranché ,  sans  que 
pour'cela  le  mot  cass^  d'exister.  Fichte  reconnaît  doiic 
un  mot'  divisible  el  un  mQp  absdkr.  Le  moi  oppose  au  mot 
divisible  lîn  non-mot  égafemenl^itlMble.  Tous  deux  sont 
posés  dans  le  moi  absolu  et  pa^lu{,  comme  étant  âp- 
^préclables  et  déterminables  Vuh  (^ar  rautré.  t>ë  là  Ces 
deux  propositions  :  1**  le  moi  se  posé  comme  déteriniué 
pair  un  mn-^noi^  limite  l'activité  absolue  en  lui;  2"*  le 
mot  se  pose  comme  détermitiant  lé  non-moi  :  la  réalité 
de  l'un  sert  de  limite  à  la  réalité  de  l'autre. 

C'est  $ilnsl  que  Fichte  crut  avoir  trouvé  le  môyefi  de 
concilier  l'idéalisme  et  le  réalisme  :  diaprés  cette  théorie, 
toutes  nos  oolieeptions ,  tous  les  phénomènes  de  notre 
intelligence  Vo  réduiront  à  deux  points  de  vue  d'un 
méine  ftilt  ^  dans  lesquels  nous  considérerons  tantôt  le 
mot  comme  aetif ,  et  le  no/t^moi  comme  passif;  tantôt 
te  mol  comme  passif^  et  le  non-ntoi  Coiiittie  dCtif. 
Suivons  le  ikoi  daiis  ses  développémenls.  Une  (bis 


452  PHILO&OniE   MODERNE. 

posé,  il  se  heurte  contre  le  nan-^mai  qui  le  limite,  qui 
le  repousse  lorsqu'il  veut  s'étendre.  Dans  ce  choc,  le 
nun  signale  l'obstacle  et  le  crée  ;  car  s'il  n'y  airait  pas 
de  ftm  y  où  serait  le  non^Êun  ?  Le  fion-fiiat  ressor I  donc 
du.  moi;  même  en  lui  résistant ,  il  est  sa  créature  :  donc 
le  monde  c'est  mot. 

Dieu  n'existe  pour  mot  que  parce  que  j'y  pense  : 
c'est  moi  qui  le  construb  comme  l'idée  la  plus  haute 
de  l'ordre  moral  du  monde.  Hors  de  moi,  il  n'est  pas; 
en  moi,  il  est.  Dieu  est  la  création  sublime  de  Thoaune, 
et  l'homme  doit  travailler  à  ressembler  à  ce  Dieu  qu'il 
fait  lui-même,  qui  est  le  résultat  de  sa  conscience  ei  de 
sa  moralité  :  donc  Dieu ,  c'est  mcll. 

Je  règne  donc  sur  tout  ce  qui  est  ;  j'en  suis  le  prin- 
cipe ,  la  source ,  le  centre  ;  je  suis  l'être  lui-même ,  je 
suis  cause  indépendante,  je  suis  libre. 

Nul  philosophe,  avant  Fichte,  n'avait,  comme  on  le 
voit,  poussé  le  système  de  l'idéalisme  à  une  rigueur 
aussi  scientifique  :  il  fait  de  l'activité  de  l'âme  l'uni- 
vers entier  ;  tout  ce  qui  peut  être  conçu ,  tout  ce  qui 
peut  être  imaginé  vient  d'elle.  U  tire  de  son  système 
une  morale  stoîque  qui  n'admet  aucune  excuse  :  car 
tout  venant  du  mot ,  c'est  au  mot  seul  à  répondre  de 
l'usage  qu'il  fait  de  sa  volonté.  La  morale  et  le  droit 
naturel,  tels  qu'il  les  fait  dériver  de  son  principe 
générateur ,  présentent  dans  leur  ensemble ,  plus  con- 
séquent en  apparence  qu'en  réalité,  des  idées  originales, 
grandes  et  précieuses ,  à  côté  de  beaucoup  de  propo- 
sitions étranges  et  paradoxales.  Au  reste,  il  varia  sur 
divers  points  de  son  système ,  qu'il  reproduisit  à  plu- 
sieurs reprises  sous  d'autres  formes.  La  différence  la 


TROISIÈME    ÉPOQUE.  '  «  453 

plus  frappante  que  l'onVemarque  entre  la  première  et 
la  dernière  forme  de  Ih  doctrine  de  la  science,  c'est  que 
Tune  est  conçue  dans  le  sens  idéaliste ,  et  l'uutre  dans 
le  sens  réaliste.  Dans  la  première ,  il  part  de  l'activité; 
dans  la  seconde ,  de  rexistence  de  Dieu  comme  réalité 
unique,  comme  vie  unique,  pure  et  indépendante, 
dont  le  monde  et  la  conscience  portent  l'image  et 
Tempreinte. 

La  philosophie  de  Schelling  contribua ,  sans  doute  , 
autant  que  l'esprit  religieux ,  à  cette  variation  dans  les 
idées  de  Fichte.  ' 

«  Cette  doctrine,  dît  Tennematin ,  dans  l'excellent 
Manuel  ^1)  où  nous  avons  puisé  en  l'abrégeant  une 
partie  de  cet  exposé  sommaire  de  l'idéalisme  transcen- 
dental ,  cette  doctrine  a  fini  par  avoir  la  destinée  de  tous 
les  systèmes  :  après  avoir  d'abord  vivement  occupé 
Fattention  du*  monde  philosophique,  elle  n'a  pu  y 
acquérir  une  autorité  générale,  malgré  son  ton  im- 
posant exclusivement  favorable  à  la  spéculation  pure , 
aux  dépehs  des  notions  réelles  qu'elle  enseigne  à 
dédaigner.  On  ne  peut  néanmoins  méconnaître  la 
grande  influence  que  l'idéalisme  de  Fichte  a  exercée 
sur  les  âmes  d^ses  contemporains,  non  plus  que  cette 
sérieuse  direction  vers  les  doctrines  anti-sensualistes 
imprimée  à  beaucoup  d'esprits  par  l'éloquence  mâle 
qui  était  l'un  des  attributs  du  talent  de  l'auteur.  » 

(1)  Trad.  de  M.  Cousin ,  toI.  2,  p.  293. 


454  P|ltfLQ8q(^BI|S^llifD^NE« 

» 

aVSTEME  D;S  l'identité  iBSOUJE 

*  * 

u 

I 

•  •• 

te  SCHfiLLlMG.      '        ^   t 

•  *  .    *■ 

Fréd.-Guill.-Jos.  de  Schilling  (1)  eg  un 
plein  d*origini)ité  ^  de  richesse  et  d'éclat,  su^ieyr  à 
Ficthe^pour  la  soiif^esse  et  la  vivacité  de  VînQagiqatioo  » 
l^spHt  |K)éttque ,  retendue  4§s  cqpnaijssancp»  posUives, 
surtout  en  fait  d'histoire /d'aptiquités 9  i|e  philosophie, 
ancienne  et  de  sciences  naturelles  ;  B'abpcd  j^rti^n , 
a^ec  plusieurs  restrictipns^  du  systèmes  de  •  fictbe ,  il 
finit  par  s'en  éloigner  de  plus* en  plus,  à  mesure  au^il 
en  reconnut  rnieux  le  point  c)e  vue  exclusif  A  }e.in»naue 
d'évidence. 

C'est  du  moi  que  l^^içhte  déciuit  toute^hose  \  mais  , 
en  admettant  que  Je  subjectif  puisse  proftuire  l'objectif, 
et  en  refusant  d'adinettre  que  )e  contraire  ait  lieu, 
Fichle  affirme  plutôt  qu'il  ne  démoptre.  On  peut' 
prendre  la  marche  opposée,  et  aller  de  la  nature  au 
moi ,  de  Tobjeclif  au  subjectif  ;  dès  qu'on  s'abandonne 
à  la  spéculation  sans  consulter  la  méthode  critique , 
Ton  peut  accorder  &  l'un  de  ces  procédés  autant  de 
coqflaAce  qu'à  l'autre*  Aussi  bien  Spinosa  avait  déjà 
donné  un  grand  exemple  du  dogmatisme  systématique 
et  d'un  réalisme  objectif  poussé  aussi  loin  qu'il  peut 
aller. 

Ces  vues  suggérèrent  à  Schelling  l'idée  d'une  double 
science  philosophique  formée  de  deux  parties  opposées 

(i)  Né  à  Léonberg,  daas  le  Wurtemberg»  le  S7 Janvier  1775. 


TftOMiiME  iPOtfui.  459 

et  parÉllèles  I  savoir  :  Id  philosopMe  de  ia  nature  et  là 
pbUoiophm  irof^scemientcdej  à  chacune  deaquell^y  surliHit 
à  la  première,  il  a  consacré  des  ouvrages  spéciaux. 
Mais  la  prenière  ne  saurait  épuiser  la  variété  de^  choses  { 
I9  seconde  ne  peut  atteindre  jusqu'à  Tabsolu^  jusqu'à 
ce  qui  est  esAntiellement  simple.  Nous  ne  potivonfl 
QûQcevotr  par  les  prqcédés  ordinaires  de  l'entendement 
cûinment  de  l'unité  peut  ■  sortir  le  multiple ,  ni  comment 
du  multiple  peut  soctir  l'unité ,  réunissant  en  soi  le 
caractère  d'unité  et  de  multiplicité;  l'une  et  l'autre  se 
perdent  dans  l'infini  qui  leur  est  commun  à  toutes 
deux  ;  il  ftiut  donc  qu'il  y  ait  encore  une  philosophie 
plus  haute 9  servant  de  premier  anneau  pour  les  deui 
autres  qui  en  dépendent  également  et  se  réunissent 
en  elle. 

En  poursuivant  cette  idée,  que  la  science  doit  re^ 
poser  essentiellement  sur  l'unité  originelle  de  ce  qui 
fltit  et  de  ce  qui  est  su ,  Schelling  amva  enfin  au  sys«* 
tème  de  I'idehtité  absolue  du  subjectif  et  de  l'objectif, 
ou  système  de  l'indifférence  du  différent ,  en  quoi  con^ 
siste  la  nature  de  l'absolu ,  ou  de  Dieu.  Voici  les  prin- 
cipales propositions  de  ce  système  ; 

\\  n'existe. qu'un  seul  être  identique;  toute  différence 
entre  les  choses ,  relativement  à  leur  réalité ,  est  pu* 
cernent  quantitative  et  non  qualitative,  et  réside  dans 
la  prédominance  du  point  de  vue  objectif  ou  subjectif 
de  l'idéal  ou  du  réel.  Le  fini,  produit  de  la  réflexion, 
toute  relative  par  sa  nature,  n'a  qu'une  réalité  appa«- 
rente. 

L'être  absolu  se  révèle  dans  la  génération  éternella 


456  rniLosoPHie  modehne. 

des  choses  I  lesquelles  constilueat  les  ronnes  de  cet 
être  unique.  Toute  chose  est  donc  une  oiaDÎfestâiioa 
de  l'être  absolu  sous  une  forme  déterminée ,  et  il  ne 
peut  rien  exister  qui  ne  participe  de  l'être  divin.  De 
là  suit  qije  la  nature  «lle^même  n'est  point  morte,  mais 
"vivante  et  divine  ainsi  que  l'idéal. 

Cette  manifestation  de  l'absolu  s'est  produite  parles 
oppositions  ou  corrélations  qui  apparaissent  à  différents 
degrés  du  développement  total  ^  où  se  rencsontre  une 
prédominance  diverse ,  tantôt  de  l'idéal,  tantôt  du  réel. 
Ces  oppositions  ne  sont  que  l'expression  de  Tidentité. 
L'identité  se  développe  par  des  oppositions  de  termes 
qui  y  résultant  de  l'absolu  identique  ,  comme ,  par 
exemple,  le  type  et  l'empreinte,  la  face  et  le  revers, 
le  pôle  et  son  antipode,  etc. ,  sortent  du  sein  de  cet 
absolu  avec  un  caractère  dominant,  tantôt  plus  idéal, 
tantôt  plus  réel ,  et  qui  rentrent  réunis  de  nouveau 
par  la  loi  de  la  totalité.  D'où  cette  proposition  :  L'ideit- 
tiié  dans  la  iriplicitéy  est  la  loi  du  développement.  La 
science  est  la  recherche  de  ce  développement;  elle  est 
une  image  de  l'univers  en  tant  qu'elle  déduit  les  idées 
des  choses  de  la  pensée  fondamentale  de  l'absolu, 
d'après  le  principe  dç  V identité  dans  latrij)tidléj  en  tant 
que  dans  cette  construction  y  comme  l'appelle  SchelUng, 
elle  reproduit  la  marche  de  la  nature ,  c'est-à-dire  la 
succession  des  formes  qu'elle  revêt  tour  à  tour.  Or, 
cette  construction  est  la  philosophie  :  le  plus  haut  point 
de  vue  philosophique  est  celui  suivant  lequel  on  n'en- 
visage dans  la  pluralité  et  la  diversité  qu'une  forme 
relative ,  et  dans  cette,  forme  que  l'identité  absolue. 


TROISIÈME    ÉPOQUE.  457 

Yoici  le  dessin  général  de  cette  construction  : 

L*AlMolu  (  le  tout  dass  sa  forme  première  ) 

se  manifeste  dans 

La  Natare  (  qui  estVabsolu  selon  sa  forme  secondaire  ). 

Il  se  produit  dans  deux  ordres  de  relatif,  savoir  : 

Le  Réel.  Lldéal. 

Sons  les  puissances  suivantes  : 


Pesanteur-*  Matière. 
Lumière  —  MouTement. 
Organisme— Vie. 


Yérité— Science. 
Bonté  — Religion. 
Beauté  —  Art. 


Âu-dessus,  comme  formes  réfléchies  de  T  uni  vers, 
se  placent  : 

L'homme  (  le  Microcosme  )  FÉtat. 

Le  Système  du  monde  (  lUnivers  extérieur  )  rHUtoire. 

SchcUing  a  développé  ces  grandes  vues  avec  une 
habileté  supérieure,  sans  se  conformer  aux  divisions 
de  la  philosophie  jusque-là  en  usage,  et  il  a  su  tirer 
très-heureusement  parti  des  idées  de  Platon ,  de  Bruno 
et  de  Spinosa.  Après  avoir  donné  plusieurs  expositions 
de  sa  doctrine  fondamentale,  prise  dans  son  ensemble, 
il  s'est  attaché  principalement  à  Tune  de  ses  deux 
parties,  c'est-à-dire  au  point  de  vue  réel,  ou  à  la  phi- 
losophie de  la  nature,  comme  étude  du  principe  vivant 
et  fécond  qui  produit  par  lui-même  en  se  divisant  sous 
la  loi  de  la  dualité.  Quant  à  la  partie  idéale,  il  n'en  a 
traité ,  dans  ses  derniers  écrits ,  que  quelques  questions 


46S  PHILOfOPBnS   VODBWE. 

isolées,  savoir  :  la  liberté  et  TorigiDe  du  mal,  la  nature 
de  Dîeû.   *     - 

*En  matière  de  morale ,  il  enseigne  les  propoêkioas 
suivantes  :  La  crQyanee  en  Dieu  est  la  hise  première 
de  la  moralité.  Si  Dieu  existe,  il  s'ensuit  immédia- 
tement Texistence  du  monde  moral.  La  veHu  Qgt  tin 
état  dans  lequel  Tânie  se  conforme,  non  pas  à  une  loi 
placée  en  dehors  d'elle-même ,  mais  bien  à  la  nécessité 
interne  de  sa  nature.  La  moralité  est  en  même  temps 
le  bonheur  pur  :  cette  béatitude  n'est  point  un  accident 
de  la  vertu  ;  ce  n'est  autre  chose  que  la  vertu  die- 
même. 

La  tendance  de  l'âme  à  s'unir  avec  le  centre,  avec 
Dieu,  constitue  la  moralité.  La  vie  commune,  réglée 
conformément  au  lype  divin  par  rapport  à  la  morale, 
la  religion,  la  science  et  l'art,  est  l'ordre  social  ou 
l'État.  C'est,  dans  un  mécanisme  intérieur,  l'harmonie 
de  la  nécessité  et  de  la  liberté,  harmonie  qui  a  poor 
base  la  nature  même  de  la  liberté. 

L'histoire,  dans  sa  totalité,  est  une  révélation  de 
Dieu ,  une  révélation  qui  se  développe  sans  cesse  pro« 
gressivement. 

Le  beau ,  dont  Schelling  ne  s'est  occupé  que  dans 
son  rapport  avec  l'art ^  est,  selon  lui,  Tinfini  repré- 
senté dans  le  fini  ;  l'art ,  représentation  des  idées,  est 
une  révélation  de  Dieu  dans  l'esprit  humain. 

Au  reste,  Schelling  a  déclaré  lui-même  que  son 
système  n'est  pas  achevé;  et  on  n'en  trouve  encore 
l'exposition  générale  scientifique  que  dans  un  simple 
fragment  de  peu  d'étendue.  Il  n'en  a  pas  moins  eieité 
un  grand  enthousiasme  t  de  tous  côtés  nn  s'e^  eflbreé 


TaOlSlÈME  ÉPOQUE,  488 

de  triai  ter  choqua  sélence  d'après  le  |M)int  de  vue  d^ 
l'identité  absolue,  et  de  compléter  la  tliéorie  de  ce  grand 
pbib^pb^f  Elle  a  exercé  9ur  le$  recherebes  naturelles, 
la  mythologie,  l'histoire,  la  théorie  de  l'art,  Teelhé^ 
tique,  une  très-grande  influence  qui  a  été  secondée, 
pour  ce  qui  concerne  surtout  cette  dernière  branche 
de  travaux ,  par  les  deux  frères  Schlégel  (  Fréiléric  et 
Gui)l,-^Auguste),  d'abord  associés  et  amis  de  Schelling. 
Elle  a  regu  aussi  des  développements  étendus ,  princi- 
palement pour  ce  qui  concerne  l'histoire ,  de  la  part 
de  Hegel ^  professeur  k  Berlin,  qui  a  présenté^  sous 

de  nouirelles  faees  et  des  points  de  vue  qui  lui  appar- 
tiennent, la  théorie  de  l'identité  absolue.  Elle  a  servi 
de  point  de  départ  aux  spéculations  de  deux  autres 
philosophes  d'un  talent  brillant  et  original ,  B^aniu 
etBoyTERWEcx,  Elle  partage  enfin ,  avec  la  philosophie 
de  ^Kant  et  celle  de  Jacobi,  les  suffrages  du  public 
allemand*  Jaoobî  s'écarte  de  Kant,  de  Fiehte  et  de 
Sohelling ,  en  ce  qu'il  a  la  prétention  de  fonder  toute 
connaissance  philosophique  sur  une  croyance  qu'il 
considère  comme  une  sorte  d'instinct  rationnel,  comme 
un  savoir  donné  immédiatement  par  le  sentiment.  C'est, 
selon  lui ,  le  sentiment  qui  nous  fait  connaître  le  monde 
extérieur  :  c'est  lui  qui  nous  révèle  Dieu,  la  providence, 
la  liberté,  l'immortalité,  la  moralité,  en  vertu  d'un 
sens  intérieur,  organe  de  la  vérité,  qui  plus  tard  prend 
le  nom  de  raison  ou  faculté  de  connaître  la  vérité.  Cette 
double  révélation  d'un  monde  matériel  et  d'un  monde 
immatériel  éveille  dans  l'homme  la  conscience  de  sa 
personnalité',  jointe  à  un  sentiment  de  supériorité  sur 
la  nature.  L'erreur  de  Jacobi  et  des  philosophes  de  son 


460  raiLOSOPniR  moderne. 

école  est  do  n'avoir  pas  vu  que  ce  seDlimeut,  cette 
espèce  d'illumination  intérieure  à  laquelle  ils  ont  foi , 
ne  peut  pas  être  séparée  de  la  raison  elle-même,  dont 
ce  sentiment  révélateur  est  un  des  éléments  essentiels. 
11  n*est  pas  autre  chose ,  en  effet ,  que  la  raison ,  sous 
sa  forme  la  plus  pure,  dans  son  action  spontanée.  Hais 
Jacobi  y  séparant  la  raison  de  la  foi ,  et  par  là  dtant  à 
la  foi  sa  base  et  sa  règle,  l'abandonne  à  tous  les  écarts 
du  cœur  et  de  l'imagination ,  et  ne  laisse  à  la  philo- 
sophie d'autre  asile  qu'un  mysticisme  inquiet  et  brillant, 
sans  vraie  lumière  et  sans  vrai  repos. 

Si  nous  réunissons  maintenant  les  solutions  données 
par  l'école  sensualiste  à  celles  que  nous  venons  de  voir 
développer  par  Kant,  par  Fichte  et  par  Schelling^  en 
faisant  remarquer  que  la  solution  donnée  par  l'éoole 
écossaise  rentre  dans  celle  de  Kant,  nous  pourrons  dé- 
terminer et  faire  ressortir  le  caractère  distinctif  de  cha- 
cune des  quatre  grandes  écoles  du  xvni*  siècle.  Elles 
ont  épuisé  toutes  les  combinaisons  qu'il  est  possible 
d'imaginer,  pour  donner  l'explication  scientifique  du 
problème  fondamental,  puisqu'elles  ont  trouvé  l'absolu  : 

CoNBiLLAC ,  dans  le  non-moi  ; 

FiCHTE ,  dans  le  moi; 

Kant  ,  dans  la  raison  subjective  ; 

ScHELLiNG  ,  dans  la  raison  absolue. 

Ces  quatre  systèmes  se  partagent  aujourd'hui  le 
monde  philosophique.  Le  plus  complet,  celui  qui  rend 
le  mieux  raison  des  rapports  intimes  qui  unissent  les 


TROISIÈME   ÉPOQU£«  461 

trois  grands  termes  qui  reviennent  sans  cesse  dans 
Thistoire  delà  pensée  humaine ,  Dieu,  l'àme  et  le  monde, 
l'absolu,  le  sujet  et  l'objet  j  c'est  sans  contredit  celui  de 
Schelltng.  Mais ,  en  supposant  qu'il  approche  le  plus  près 
delasplution  du  problème,  nous  devons  signaler  l'incon- 
\éiiient^grave  qui,  s'oppose  à  ce  qu'il  obtienne  l'assen- 
tîment  général ,.  qui  suscite  au  système  de  l'identité 
absolue  de  nombreux  adversaires ,  et  qui  doit  entraîner 
infailliblement  ses  partisans  hors  des  voies  de  la  philo- 
sophie, pour  les  égarer  dans  le  mysticisme. 

Doué  d'une  puissance  prodigieuse  d'analyse,  Schel- 
ling,  dans  le  développement  de  son  système ,  est  fidèle 
à  la  méthode  du  siècle.  Il  se  sert' de  tous  les  faits  con- 
statés par  la  science  :  les  travaux  de  la  physique ,  de 
la  chimie ,  de  la  physiologie  moderne ,  sont  employés 
par  lui  comme  les  matériaux  de  sa  construction  philo- 
sophique. Mais  cette  construction  du  vaste  système  qui 
concilie  Platon,  Zenon  et  Aristote,  Descartes,  Leibnitz 
et  Bacon ,  ne  porte  pas  sur  une  base  reconnue  et  avouée 
par  la  méthode ,  qui  préside  air  développement  de  l'en- 
semble du  système.  Cette  notion  de  l'absolu,  qui  lui 
sert  de  point  de  départ ,  il  n'indique  point  par  quels 
procédés  il  l'a  obtenue.  11  l'admet  d'abord  et  sans  dis- 
cussion, et,  par  une  synthèse  hardie,  il  fait  sortir  de 
son  sein  la  nature  et  la  pensée,  se  développant  d'une 
manière  identique,  comme  une  éclatante  manifestation 
du  principe  générateur.  Mais  il  pouvait  arriver  que 
l'on  contestât  la  validité  de  ce  premier  principe,  et  que 
cette  philosophie  audacieuse  fût  frappée  du  discrédit 
attaché  à  tout  système  appuyé  sur  une  hypothèse.  Le 
scepticisme,  en  effet,  n'a  pas  manqué  d'en  saisir  le 


462  PHIfcOSOraiB   MOMIINE. 

côté  fkible  :  un  nouvel  jKné»i(ftme  (4)  s*e8t  préiailé 
pour  le  conibatlre,  et  Jaoobi  a  dirigé  xontre  lui  les 
arguments  sceptiques  de  Hinpe^,  au  proftt  de  là  pMlo- 
sophie  du  sentiment. 

D*un  autre  côté ,  au  lieu  de  partfr>  pour  expliquer 
le  monde ,  dlune  notion  de  Tabsi^  dont  TeMMoee 
n'avait  pas  été  soientiflqUement  dénM|lal^ée,  .et  qwè  h 
foi  seule  admettait,  n'était-lL  fias  plus  sHtaple  d'aivoir 
recours  i  un  autre  principe  admis  aussi  jmrU  foi,  et 
consacré  par  une  religion  sublinfe  qui  M  prémnie  à 
Tesprit  humain  avec  Fauiorité  que  iut-donnetit  dli4iuii 
siècles  de  durée  ?  Voilà  ce  que  se  sont  derikandé  plusieurs 
des  disciple»  de  Schèlltng  ;*ét  une  nouvelti^  école  t'est 
élevée  alors  à  côté  de  la  sienne  ^  employant  pareiUemeot 
toutes  les  ressources  de  rhistoirs^  de  Ja  psychologie, 
des  beaux-arts  et  des  sciences  naturdles  ^  pour  montrer 
la  vérité  et  l'univers  s'échappent  de  la  pensée  eréatriee 
du  Dieu  de  Moïse ,  et  se  reflétant  dans  l'Évangile  de 
Jésus<-Christ. 

Cette  école  a  pour  i^présentants  en  Allemagne  MM. 
M  Guerres  et  de  Baader.  Il  nous  sérail  impossiMode 
donner  une  idée  complète*  dos-  doctrines  développées 
par  ces  deut  illustres  ^ofesseurs^  qui  comptent  un 
grand  nombre  de  disciples.  Le  but  que  se  propOte  Bna* 
der  est  de  ratiaeher  toutes  les  sciences  à  la  science 
par  excellence  9  à  celle  de  la  religion^  L'Éeriture  saitite, 
la  tradition  caihollque,  la  cabale  juive ,  la  philosophie  de 
l'antiquité,  du  moyen-flge  et  des  temps  modernes ,  la 

(1)  M.  Ern.  Schulze,  aulear  de  plusieurs  traités  antinlogiBaliques,  et 
entre  autres  d*ua  traité  qui  a  pour  tHfe  :  Mnésidème.  Il  est  mortcn  janTÎer 
1133. 


TROISliHS  ÉMQI)E«  4i8 

médeeiae,  les  mathématiques,  la  physique,  le  raystî^ 
cftsme,  la  magie,  Talchiove,  la  politique,  les  sociétés 
seQrètes,  le  magnétisme,  le  somnambulisme,  rien, 
dierat  ses  disciples  (i),  n'est  étranger  à  Baader,  et 
toutes  ces  connaissances  >  admirablement  réunies  dans 
ie  point  de  yue  religieux,  lui  savent  à  expliquer  soien- 
tîfiquement  ce  qu'il  y  a  de  plus  intime  et  de  plus  caché 
dans  la  nature  humaine,  ce  qu'il  y  a  de  plus  proibnd 
et  de  plus  mystérieux  dans  le  culte  chrétien  «  Arrivée 
à  cette  hauteur,  la  philosophie  disparaît  et  se  perd  aa 
sain  de  la  ihéoiogie. 

Ge  n'est  poi&t  ainsi  cependant  que  fiaader  et  s^ 
partisans  prétendent  que  l'on  doit  considérer  leur 
système  :  c'est  comme»  une  philosophie,  comme  une 
sciencQ  positive,  qu'ils  la  présentent  et  fa  développent. 
Seulement^  preni^t*  en  pitié  ce  que  les  disciples  de 
Desc^rtes  ou  de  Bacoii  appellent  philosophie,  ils  refusent 
formellement  à  celle-ci  la  possibilité  d'arriver  à  la  vérité 
par  les  procédés  qu'elle  emploie.  De  là  cette  guerre 
contre  la  raison  qu'ils  déclarent  impuissante  à  fonder 
un  système  ;  de  là  le  renouvellement  de  ces  rêveries 
mystiques  des  Bôhme  et  des  Swedenborg  ^  et  la  pré- 
tention de  ,  saisir  l'absolu  par  la  contemplation  et 
l'extase. 

Il  appartient  à  la  philosophie  française  de  maintenir 
dans  ses  droits  la  raison  vainement  attaquée.  Com- 
plétant les  travaux  de  l'école  écossaise  et  de  Kant  ^ 
donnant  aux  grandes  vues  de  Schelling  la  conscience 
humaine  pour  point  de  départ  et  pour  appui ,  elle  con- 

(1)  Lei  rédacteurs  de  la  Revue  européenne ,  qol  oot  donné  tttie  expositloli 
da  8f  itèDe  de  Baader  (  1. 1 ,  no  1. 1831  ). 


4<U  rUltOSOPHlE   MODERNE. 

tinuera  Tœuvre  à  laquelle  ont  travaillé  tous  les  siècles 
passés.  La  révélation  et  la  raison ,  la  science  et  la  foi  ^ 
ja  religion  et  la  philosophie,  ont  chacune  un  dooiaîae 
qui  leur  est  propre  ;  leur  marche  est  parallèle ,  mais 
leurs  voies  ne  sont  pas  les  mêmes.  L'histoire  Dons 
apprend  que  ce  n'est  pas  sans  iaconvénient  que  l'on 
essaie  de  les  confondre.  La  vérité  est  dans  le  christia- 
nisme, la  vérité  est  dans  la  philosophie.  Il  y  a  autant 
d'inconséquence  a  mettre  la  fol  au-dessus  de  la  raison, 
qu'à  placer  la  raison  au-dessus  de  la  foi.  Les  théologiens 
qui  veulent  convaincre  la  raison  d'impuissance  s'a- 
dressent à  elle-même  pour  le  lui  démontrer,  et  reoou* 
naissent  par  là  son  pouvoir  au  moment  même  où  ils  le 
nient  ;  et  les  philosophes  qui  attaquent  la  légitimité  des 
croyances  religieuses  méconnaissent  la  source  intime 
où  la  raison  va  puiser  les  vérités-  qu'elle  livre  au  libre 
examen  de  la  réflexion. 

PHILOSOPHIE  FRANÇAISE 

AU  XIX*  SIÈCLE. 

Si  maintenant  nous  suivions  depuis  le  commencement 
de  notre  siècle  la  marche  philosophique  en  France, 
nous  y  verrions  la  philosophie  de  Gondillac,  enseignée 
aux  écoles  normales  par  Garât,  propagée  par  l'influence 
de  Cabanis  et  de  Yolney  ,  après  avoir  trouvé  dans  le 
savant  M.  de  Trac  y  un  métaphysicien  aussi  clair,  aus^ 
méthodique  que  respectable  et  consciencieux  ,  recevoir 
enfin  dans  une  école  publique ,  de  la  part  d'un  de  ses 
plus  spirituels  adhérents,  M.  Laromiguière,  des  modi- 
fications tellement  importantes,  qu'il  était  déjà  facile 


TftOIt^ÉRË    ÉPOQUE.     ■  495 

de  préveur  que  son  long  ré^ne  létaÂt  $ur  le  point  de 
finir..  C'était  uq.  disoîj^leide  GpDUillac'jqfui^  consprvaol. 
et  perfisctionDant  la  méthcïde  de  soft^ualtfe  ^  substituait, 
au  prioeipe  de -l^  sensation  celai  dQ,4'aÀiviié'ée  Xàme , 
et  qui  rendait  par  coi^quejtt  à  l'intelligence  l'iodé- 
p^dance  que  lui  wfusaienl^es  prédécesseurs.  Il  ne. 
serait  pas  moins  jjQtéressant  pouf  nous  de  \oir  la  phi- 
losophie éco^saisQ^-miDn  tant  ^n  chatrewavec  M.  Rover-- 
CoLLàiiD ,.  foudroyer  de  Ses  arguments ,  auxquels  la 
parole  grave  et  puissante^  du*  savant  mofesseur  donnait 
une  force  nouvelle,  le  triste 'système  qui^  après  a  voie 
dom[né  la  dernière  moitié  du  xvm"  siècle,  menaçait 

encore  le  xix"  de  le  retenir  en  tutelle.  Nous' suivrions 
•  •  • 

easxûte  le  jeune  succe^ur  de  M.  Royer«CoUard  à^cette 
école  normale^;  où  ses  leçons  éloquentes  conçonimaient 
enfln  la  fé^plution  philosophique  commencée  par  ses 
maîtres  (i). 
Mais*  en  même  temps  que  le  spiritualisme ,  réplacé 

(1)  Il  a  paru ,  depuis  cette  époque,  un  ouvrage  auquel  le  nom  de  son  au^ 
teur  ne  iipuTait'  manquer  de  donner  une  assec  gruide  importance  :  e'est  le 
livre  du  doeteur  Broussais ,  ayant  jfour  titre  :  De  VlrrUaiion  et  de  la  Folie^, 
dans  lequel  toute  la  science  physiologiste  est  employée ,  non  pas  seul^nent 
à  constater  les  rapports  du  physique  et  du  moral ,  comme  dans  l'ouvrage 
de*  Cabanis ,  mais  à  identifler  les  facultés  InteDectuelles  av^  les  fonetions  de 
rorganiame.  Cette  espèce  de  recrudescence  du  sensualisni^  n*a  pas  eu  de| 
suite;  et  M.  Broussais  n'a  pu  réussir  à  faire  école  en  philosophie,  comme  il 
Tavait  fait  en  médecine.  Il  en  sera  sans  doute  de  même  des  travaux  des  doc- 
teurs Gall  et  SpunzHBiM,  qui»  excellents  et  dignes  du  plus  vif  intérêt 
pour  oe  qui  concerne  la  structure  et  les  fonctions  du  cerveau ,  pourront  bien 
donner  à  la  physiologie  une  branche  nouvelle ,  mais  ne  parviendront  pas 
mieux  que  les  expériences  de  Cabanis  et  de  M.  Broussais  à  faire  penser  la 
matière ,  ou  à  matérialiser  la  pensée.  Hàtons-nous  d'ailleurs  de  reconnaître 
que  les  savants  qui  se  consacrent  aujourd'hui  à  l'étude  de  la  phrenologie  ne 
préjugent  en  rien  la  question  de  la  nature  dp  l'àme.  Ajoutons  morne  qu'il 

30 


gur  des  IbncteniMts'  solides  *;  -  reparaissait  êbiM  nok 
éiDtes  où  la  prppagesieiit  phisiiftirs  des  disciples  h» 
fim  dîsMpgtti^  de'  M. •Cousin,  une  é<^le  s'élevait 
dont  Vgs  ^'ttaqâes  ^*éieieiit /pas  senlêraent  dirigées 
contre  le  condillécisniieck  et  les  étranges  abus  qu'en 
avaient  faits  les  philosophes  duxvftr  siècle^  mais  qui, 
prenant  corps  à  corpl^  pour  aitisi  di#e^  la  ph1lt>60pbie 

1  •  ■ 

eHd-méme,  annonçait  haUlement  le*"  dessein  d'élever  , 
aur  les  ruines  des  systèçpes  produits  par  la  raisen,  un 
système  appuyé  sur  la  révélation  et  la  foi  i!t|)igiMse. 
Unis  dans  le  but  /  mais  divisés  suc  les  moyens,  MM.  ob 
Maistre^  de  Bonàld,  de  Li  Mennâis,  Ballanche  (1), 
(Mat  employé,  à  l'exemple  d'un  théosophb  qu*ont  vu 
naître  les  dernières  années  du  "'xviti*  siècle ,  SàiNt- 
MxatiN  j  toutes  les  ressources  de  l'ésprif  ^^Jtte  Térudition 
et  de  l'éloquence,  pour  renouveler  la  lutt^' engagée 
déjà  par  Huet  et  par  Pascal.  Mais  il  n'entre  point  dans 
notre  plan  de  tracer  un  tableau  complet  de  la  philo- 
sophie contemporaine  :  un  professeur  distingué  (2)  s'est 
d^ailleurs  chargé  de  ce  soin  ^  dons  son  Si$t9kt  4e  te 
jéHoêopMe  m  xit"  siècle  ;  nous  ne  pouvons  mieux  faire 
^ue  de  renvoyer  noà^  lecteurs  à  cet  intéressant  ouvrage. 
Nous  ferons  oependtnl  une  exception  povr  le  prô>» 
fessenr  célèbre  qui,  après  avoir  fait  apprécier  à  la 
franco  les  travaux  de  Heid  et  de  t)ugald  SteMarli 

n'est  point ,  selon  nous ,  de  syslcme  physiologique  qui  démontre  mieux  la 
néGessilé  d^admeltre  Texislence  d'un  principe  spiriluel  qui  ramené  à  runilé 
tint  d*organes  divers. 

(1}  tJn  élève  de  Tancienne  école  normale,  M.  SkautaiK,  a  réuni  depuis 
^elques  années  ses  efforts  à  ceux  de  ces  illustres  écrivâius  ;  nous  attendons 
avec  impatience  l'ouvrage  dans  lequel  il  doit  exposer  ses  doctrines. 

(*2)  H.  l>amiroa ,  professeur  à  Técolc  normale. 


I 


TAOïsitiifi  É»o^t;£.  46? 

(somfNété  far  unetfaéArie  nouvelle  ^  crUiriue  de  kant ,  ] 

p&rcouru  enfin ,  A>Qiiaie  ScheUifig ,  mais  eu  partant  de 
l'analyse  psydiolqgi^'e  5  tcMit  le  tîerde  <le  la  sciêoce 
pbflos6pht({u6 ,  o  fonilé  uèeéQolequL  après  atoir 
reoueilli  riiéritaga  de  feacon^^de  DescaKes  èt.de  Lei*> 
J^tliu  ,  sauiia^  ti*^n  doutons  paS|  \f  féconder  et  l'é- 

Eh  exposant  la  théoriedé  If ..  Cousin,  nous  trouverons 
favaniaga  dis  f&iré  mieux  afipr^erl'esprit  dans  lequel 
A   été  ''ootjj^ée'  cotte  histoire  :  n6iii  ramèoeroea  i 


^1)  <^us  ne  Voudrions  pasquet'o»donnàtîcelli^éco)0  Itmmà'ecleclique» 

Le  iffis  que  iWattfiehe  Â,ce  tiA>l  peut  ftiire  uépret^it  sur  le  bui  stlu  m^ 

>HBde  qui  prési^enl  a  aefi.lraYaux.^i  Ton  Yéul  dire  que  »  BèB^gUs«anlaucUa 


Mes  éféaeiiU  de  lacoftcieicé^h|^ainS|  déjà  obser^'és  par  las  écoUs  précé^ 
deoleSy  elle  lend  a  une  théorie  complète ,  parce  qu'il  n*y  a'^e  vérilc  que  dans 
%e  qili  estfîomplel  -,  alors  elU  e«l  éckclique»  Meia  À^^^ole",  Platon ,  Xénmi, 
JDtsearte»,  Leibnitt ,  Bacon  »  Loeke  luf-nièBM ,  tous  \eê  |Aiilolophes  «dHii  i|ai 
ontadmiitles  trois  objets  de  toute  spéculation  ptailoioptaiqiie  »  Dieu ,  rime  et 
Immonde,  seront  éclecl^iues,  sinon  afl  même  degié,  du  moinsrau  mèm« 
iitre  qu*«lle  $  M»  par  ounséquenl»  ceTte  'dénoninatiMi  ne  doit  pps  l^i  étl« 
esfclusivaowBt  donnée.  Si  »  par  eclkoiisme  »  on  entend  »  cbiyme  plusieurs 
personnes  ont^paru  le  croire^  et  comme  on  s'est  plu  à  le  répéter ,  bne  philo* 
sopbie  formée ,  pour  ainsi  dire ,  de  pièa^s  et  de  morceaux ,  allant  frapper  à  la 
pMnb  éb  ebaqtte  syalème  t>oiir  lui  «nprtintiMr  une  petiU»  part  et  véHté»  êl 
caipoartit  aV«e  cas  em^unts  suecessifc  une  doctrine  unique»  «e  «om  ne 
donne  nullement  Tidjée  des  procédés  eta^yés  par  TécDIe  de  M.  Cousin.  Ses 
premiers  soins  onl^été  de  se  former  >  à Taide  de  Tanaly^e  psychologique,  une 
Ibéorie  complète de«  faeuU^  de  Tespril  humain.  Cette  ihéotrle  trouvée»  elte 
ft  mieux  eompcie  IliislAre  des  théecies  Jtequ*â  présent  imâgijiéee;  elle  t  re- 
connu ce  qu'elles  est  de  faux,  ce  qu'elles  oflirenide  Yrai;  elle  a  confirmé, 
par  le  téçiqignage  de  Thisloire ,  son  système  philosophique ,  et  prouvé  qu'il 
est  complet ,  perce  qu'elle  le  trouvait  d*aberd  tout  entier  dans  Teeprli  humain 
mieux  Dbifitvé»  puis  dÎjMéminé  dans  les  éœles  qui  l'ont  préoédée.  Si  Ton  vetti 
dennqf  à  ce  système  »  ainsi  entendu ,  le  nom  d'éclectisme ,  nous  y  souscrirons 
Vblontiers;  nous  aimerions  mieux  ce))endant  qu'on  lui  donnftt  celui  de  spirU 
htâilsme  nuionHd  »  qui^xpliqM  ttiieux  ses  dectHues  et  en  mélliode. 


r unité,  et  nous  présenterons  sous  leur  expression  la 
plus  baute*  les  pointe  /ondaoïentaax  de  la  doctrine 
qui  nous  a  servi  de  règle  pour  appréder  les  systèmes 
que  nous  venons,  de  faiye  passer  sous  les  yeux  de 
nos  lecteurs.*  ■   ' 

La  théorie  philosophk^ue  de  M.  Consia ,  résumée 
dans  la  préface  des  Fragments  qu'il  put)Ha  en  1826, 
puis  développée  dans  le  cours  qu'il  iïi,  en  1828  6t  en 
1829,  à  la  Faculté  des  lettres  de  Paris,  avec  cette 
éloquence  et  cet  éclat  ^jui  lui  ont  valu  sa  réputation 
européenne,  doit  être  envisagée  sou^  quatre  aspects  :  V 
la  méthode.;  '2''  la  psf  cbologie  ;  3°  le  pasSage  de  la  paj'- 
ohologieà  l'ontologie;  4°  les  vues  générales«ur'lliistoire 
de  là  philo^phie.  Tels  sonf  les  divers  points  qu'il 
avait  traites,  dans*  la  préface  ^dont  nous  venons  de 
parler ,  et  %ur  lesquels  il  insiste  cntore  dans  la  nouvelle 
édition  de  ses  Frag^ments  philosophiques.  Nous  aHons  en 
présenter  le  sommaire ,. eii  nous  servant^  le  plus 
qu'il  nQus  sera  possible,  dés  paroles  mêmes  de  Tautettr. 

M.  Cousin  n'a  jamais,  *  cessé  de  se  prononcer  en 
faveur  de  cette  méthode  qui  place  le  point  de  départ 
de  la  philosophie  dans  F  étude  de  la  nature  humaine  , 
et  par  conséquent  dans  Tobservatiori ,  et  qui  s'adresse 
ensuite  à  l'induction  eV  au  raisonnement  pour  tirer 
toutes  les  conséquences  qu'ils  renferment  :  c'est  par 
cette  méthode  que  sa  philosophie  sô  rattache  à  celle 
du  wm''  siècle.  «  La  nouvelle  philosophie  allemande, 
dit-il^  aspirant  à  ]:eproduire  dans  ses  conceptions 
l'ordre  même  des  choses,  débute'  par  .l'être  des  êtres, 
pour  descendre  ensuite ,  par  tous  les  degrés  de  Fexis- 
tence,  jusqu'à  l'homme  et  au^  diverses  facultés  dont 


il  est  pourvu,  «fille  arrive  à^llb-]jsycIy>iogie  j)ar  l'on- 
tologie, par  4a  mçtapbysfque  et'ja  pbysiqua  réunies. 
Et  cert^  ma»  dupsi  je  siiîs  convaincu  que  dam  Tordre 
unive^el  rbomme  n'est  qu'on  résultat,  le  résumé 
de  tout  ce  quî  précède,  et  que  la  racine  de  fa  Bsyoho- 
iogie  est  au  fwd  dans  Tontologie  ;   mais  comment, 
s^je  cela?  comAient  l'anje  appri%?  Parce  que,  ajrant 
étudié  f  homme  et  y  ayailt  discerné  certaAtis  éléments, 
J'ai  retrouvé ,  avec  des  conditions  et  sous  des  foqnes 
différentes ,  ces  mêmes  âéments  de  la  nature  «exté- 
rieure, êl  qfde ,  dMnductions  eh  ffiductî^ns  ,*;de  i^ison- 
ntments  éA  raisonnements ,  il  m'a  bien  fellu  jratt^^cher 
ces  eJémeats ,  ce vx  de  l'humanité  ^^ceuxrde  laitaturè, 
;att  principe . invisible  de  l'une^et  de  Va'qtre.  Mais  je  n'a» 
pas  Gommeacé  pai;,  ce'pcipcipe,  et  JQ^-n'y  ai  pas  placé 
d'abofd  certaîifès  -puissances'^  certains  attributs  ;  car  à 
4'aide  de,qu(^i|l^ùrais-je*fait?  Ce  n'#ût  pas  été  là  une 
induction ,  ^iq$que.jfe  ne  connftissf^is  encore  ni  TtibiB- 
iK^ê,  ni  la* nature;  c'eùrdonc  été  ce  qu'^n  appelle  en 
AUe\n|gne  une ^cormifuifption  {i)\  et  ct\ez  nous  une  hyfKV 
Ihèsei  %tte  hypothèse  fût-elle  une  vérité,  comnle  jéle 
crois,*ena  n'en  est  pas  moins  nulle  scientifiquement.  » 
Mais  si,  p9uv  la  méthode,  M.   Goyusin  se  sépare  de 
la  ni>ttvelle4>hilo8ophie  allemande' et  sib  rapproche  de 
l'ancieioine  philosophie^ française  du.xvui''  siècle,  il  ne 
tarde  guère  à  s#  séparer  de  celle^i,  dès  les  premières 
applications  de  Ja  méthode  qifi*leur  est  commune  :  U 
^  fait  vbir^que  si  cette  philosophie  a  le  mérite  de  s'ap- 
puyer sur  l'observation ,  elle  a  le  (ort  de.q' observer  que 
*  les  faits  qui  lui  conviennent  et  de^orrompce  d'abord  la 

(i)|Vo7ez  ei-d68SU8  VexposiUon  4e  la  doctrine  de  St^elUng ,  page  454. 


470        "         pnaasom»  M^b^^E. 

69t'o6rUiffibq«*àiVpi;^^mie#s  Regards  j||i^^  jQttejMr  Jb 
ooil«plBh«0,  on  y  tip€t*i^oft  '«Qd  Vuftai^dd^  ptafii|pqiènf|B 
qui#ciéeoiDpo9Ô8dws  laçrs  élémenUy4»tàm^rfl|^Ala 
saiitetkiii«  Mai^cil  àu^tt  un^tSula  dPanir^  <||«Hft  sfe^ 
^îo»  lie  saurait  eâtfftiqueR^  et  l|uh^tH«npNt^Q«fMH^ 
au  l(rnd  éf  la  eoffsqreni)^  hdmainiîf^  t»  at«\.06ii(  ^ 
qui  \wv  itigllie  ^na  nMDtiVité  et  la  nui|h.  {^ 
()«  oga  phénoDfiènes  agranéUle  ohamp  dbm  pbihli^hier» 
vfijnvv^*^  la  doclHoe  de  hr  aeiimion ,  sï  idbifddtt  à  Im 
philoà^bie  oppisée  dtfni  toutes  ses  parties  t  4f^Kk|ÉIJp- 


écoasais^et  aurtoHtpar  réoolg  ^p'Hkit ,  qoiy  profctaAt* 
Il  mémb  métbcxle  »  Tapplîl^tte  avecr  tour  wftr||^èii|46 
rigueur  et  d'éteticlue,  qui  à  éiirilbi  V  |d|l!t)i[>loglè  dcf* 
taM'd'i)bsérYations  ingénieusêa  et  tprqfinq^  »  «dt  4pV  y 
attriQUt  par  la^grandeu^et  la  fftautédo^&qicflwey  a^ 
tcr^joQl%  une  des  p)u8  a&lbli%ible%taile4.de{rf)il^Mphi^ 
dofti  fftiiaae  s'honorer  Te^l  huiaàiik  :  '   '  ^   ,     ** 
»  Qu'on  juge  de  rimportanee  d^  la  psyoliili%ièl  il  ia 
auffi  d'une  seule  orpur  payehologique  fmir  j^ier  Kant 
dana  une  route'qui  1'^  eonduh  daii»un'afa|pDd.  Kant  n 
fiât  une  adnaii^ableiinalyae  dela/aispn  bun^aiiie.  11  eat 
inpoaaîble  de  décrire  «vee  plus  de  netteté  et  de  pré* 
i^aion  les  conditiona  et-  lb$  loia  de  son  ^ételoppemëqC  ) 
maia ,  n'ayant  poiAt  analysé  avee  le  môme  aota  l'actii«té  . 
volontaire  et  Ijbre  >  oi  grapd  homme  n'a  pas  vu  que 
e'est  à  côtte.-classe  de  phénomènes  qu'est  attachée  la  * 
personnalité»  et  que  la  raison»  bien  qu'unie  i  la  per* 


AOM  6|t  per^onelle,  coinm^  l'afteQ^ç  et  ^  volaille^. 
Il  n'ennît  que  loutes  les  çonce^kits  qu'ellfi  xkQm  si||- 
§èr«  sbom  -  personitelleft  ausai)  qqe  tputes  les  véritAÎ 
qn'elte  nous  découvre  ftoctl  purement  relatives  à  notre 
wamàre  de^oncetair  ^  et  que  les  ql\jets  préteirius  Déel% 
lea  choa^ ,  lest^tres ,  les  sybstancQs  ()oDt*çette  rs^json 

■ 

(KOis  ràYële  l'^xisteiice^  ne  r^ppa^nt  que  sur  ea  t^moi-* 
flMg^. équivoque,  ne  peuvent  f| voir  qu'une  valenp^nér 
k^m*  c'est-à-dire  relative  ^^  ^ujet  qui  les  aperçoit  ^ 
pt  n«Ue  f9^mv  olyifctm  ^  c'es^$)-dire  réelle  et  indép^- 
dMte  du  anjel,  » 

C'est  IM'prreur  ra^loalp  qnoM,  Gousi!is'9$tiiK>Vcé  de 
4iwipert  Tous  sm  efforts  ont  pu  pf  iir  bul  de  ^émotitiw 
que  1»  persQPnalitév  le  moj^  p^t  essemipUement  Tae^- 
vite  votoQtaire  9l  libre;  que  là  est  1p  vr«  sqjpt»  et  qup 
la  raikon  est  tqute  t^mi^  dls^iapte  d^  op  qujot  qi|e  la 
««nsation  et  Im  hppresaipns  orgf(p|qiiosi.  Q  pet  reve^ 
plusieurs  foia  et  gvee  raiion  aup.oe  point  wpUfil ,  et  Ifi 
solution  qu'il  a  donnée  de  cet  important  prabièipe> 
(tBv^nt  Iflqu^l  avait  éclioué  le  génie  4e  Kant  «  non»  parait 

apasi  juste  que  profonde.  Nous  ne  pouvons  ehoisir  ub 
psftSAge  pln^  proprp  à  la  piettre  dans  tout  %>n  jour,  qud  la 
P^t^tion  sniv^iite  qnenous  tirons  d'une  de  cespdmiitablea 
loçona  qu'il  lit  pendant  les  derftiera  mois  de  l'année 
Ig^St  ^  l'époqno  où  il  remontftit  dans  I4  chpiro  que 
TeaiH'it  départi  lui  avait  indignement  onlevée,  0t  qu'une 
politique  pins  judicieuse  lui  rendait}  ^^\  applaudisse^ 
monts  de  toute  la  France  philosophique  ; 

t  ^0  vaux  penser  ot  je  penae.  Mais  ne  vous  arrive- 
Hl  f>99  qu^quefoiii  Ite9sieurs>  de  penaer  sftns  avoir 


472  IVILOSOPTÛc  HOfiERNE. 

voulu  pens«r?'Tran6portev-veiis  de  suite  au  prettiieft 

fait  de  l'intelligeoce;  car  TinteUigeoce  a  dû  avoir  son 
premier  fait;  ellea^lA  ^voir  un  certaîa  phinomSVie  dans 
lequel  elle  s'est  manifestée  pour  la  [tremière  fins.  AmiA 
ce  premier  fait,  vous  n'existiez  pas  pour  voos-m&mes ; 
ou  si  \oiA  existiez  pour  vous-même^,  ooiyme  riatdti* 
geuce  ne  s'était  pas  encore  développée  en  vous ,  vous 
ignoriez  que  vous  fussiez  une  intelligence  qui-  pût- se 
développe»,  car  l'iotelligeoce  ne  se  manifeste  que  par 
ses  actes,  par  un  acte  au  moins;  et,  avant  cet' acte, 
il  n'était  pas  en  votre  pouvoir  de  la  soupçoRRW ,  eL  vous 
l'ignoriez  absolument.  Eh  bien  !  quand  pour  la  première 
fois  l'intelligence  s'est  manifestée  ,  il  est  clair'  qu'elle 
ne  s'est  pas  manifestée  volootairement.  EUle  s'est  ma- 
nifestée pourtant,  et  vous  en  avez  eu  la  conscieitoe 
plus  ou  moins  vive.  Tâchez  de  vous  surprendre  pen- 
sant sans  l'avoir  voulu ,  vous  vous  trouverez  ainsi  au 
point  de  départ  de  l'intelligence,  et  là  vous  pouvez  au- 
jourd'hui observer  avecplus  ou  moinsde  précision  ce  qui 
se  passa  ou  dut  se  passer  nécessairement  dans  le  premier 
feit  de  votre  intelligence,  dans  ce  temps  qui  n'est  plus  h 
ne  peut  plus  revenir.  Penser ,  c'est  affirner  ;  b  pre> 
iniére  affirmation  dans  laquelle  n'est  point  intervenue 
la  volonté,  ni  par  conséquent  la  réflexion,  ne  peut  pas 
être  une  affirmation*  mêlée  de  négation^  car  on  ne 
débute  pas  par  une  négation  :  c'est  donc  une  affirma- 
tion sans  négation ,  une  aperceptîou  instinctive  de  la 
un  développement  tout  instinctif  de  la  pensée. 
1  propre  de  la  pensée  est  de  penser  ;  que  vous 
eniez  ou  que  vous  n' j  interveniez  pas ,  la  pea- 
évelo]^  :  c'est  alors  une  affirmation  qui  n'est 


:pas.ni6lée  de  nation  ^,uae  affirma^on  pure ,  une  «per- 
ception puce.  Or,  qo^y  a«t-il  dans  cette  intuition  jiri- 
mitive?  tout  ce  qui  sera  glus  tard  d^ns  la  léflexion  : 
ipaîs  m  totft  y  çst,  tout  y  est  à  d'autres  conditions. 
No.uQb:  ne  comnençohs  pas  par  naus  chercher ,  car  ce 
serf^it supposer  que  nous  savons  déjà  que  nous  sommes; 
mais  ivii  jeUr ,  une  heive,  un  instant,  insta\)t  solennel 
dans  l'existence ,  sans  nous  être  cherchés  nous  nous 
trouvons  ;  la  pensée ,  dans  son  développement  ins- 
lÎBCtif »  nous  découvre  que  nous  soqimes  ;  nous  nous 
affirmons  avec  une  séLCurité  profonde ,  avec  une  sécurité 
telle  qu'elle  n'est  mêlée  d'aucune  négation.  Nous  nous 
apercevons,  mais  nous  ne  discernons  pas  avec  toute 
la  netteté  de  la  réflexion  notre  caractère  propre  qui  est 
d'être  limités  et  bornés  ;  nous  ne  nous  distinguons  pas 
d'une  manière  précise  de  ce  monde,  et  nous  ne  dis- 
cernons pas  très-précisément  le  caractère  de  ce  monde  ; 
nous  nous  trouvons  et  nous  trouvons  le  monde,  et 
nous  apercevons  quelque  autre  chose  encore  à  quoi 
naturellement,  instinctivement,  nous  rapportons  et 
nous  -  mêmes  et  le  monde  ;   nous  distinguons  tout 
cela,  mais   sans  le  séparer  bien  sévèrement.  L'in- 
telligence ,  en  se  développant ,  aperçoit  tout  ce  qui 
est,  mais  elle  ne  peut  l'apercevoir  d'abord  d'une  ma- 
nière réfléchie  ,  distincte ,  négative  ;  et  si  elle  aperçoit 
tout  avec  une  parfaite  certitude,  elle  l'aperçoit  avec  un 
peu  de  confusion. 

»  Tel  est ,  Messieurs ,  le  fait  de  l'aflBrmation  primi- 
tive ,  antérieure  à  toute  réflexion  et  pure  de  toute  né- 
gation ;  c'est  ce  fait  que  le  genre  humain  a  appelé 
inspiration.  L'inspiration,  dans  toutes  tes  langues,  est 


414  pmtoMMPfe  ifOMim. 

j'eateods  de»  vérîtéa  essentiel  kw  ei  fDtonJbimQntalw , 
sana  Vintêrveatioo  de  la  irérité  et  dP  la  peraomiâUté. 
WîQipipaUo  w  noua  api^nieeupas.  NQ(n.^AeMinni^ 
là  que  simpleA  apecui^ura  ;  nous  ne  acoonte^  fM  agi^U, 
au  toute  m>tre  aotiou  canaiate  à  avoir  la  cooscieofio  de 
oe  qui  a'j  Tait  ;  o'eat  déjà  der^ivitéaansdeme,  mais 
oe  u'eat  pas  l'aetivilé  réfléchie,  volontaire  et  peraonneUe. 
L'îfis|iiraUoa  ajMur  caractère  reathouaîaame  ;  eUa  wt 
accompagnée  de  cette  émotion  poîaiante  qui  ^rraohe 
VAme  à  aon  état  ordinaire  et  aubalterae,  et  dé^ge  en 
elle  la  partie  aobKnie  et  divine  de  aa  nature  : 

Est  Deus  innobis^  agUanie  caUscimus  UIq. 


»  Remarquez  auaai»  Meaaieura,  un  effet 
du  phénomène  de  l'inapiration.  Quand  l'homme  prasaé 
par  raperception  vive  et  rapide  de  la  vérité  »  et  trans- 
porté par  rinspiration  etrenthouaiaame,  tenladepn»- 
duire  au  dehors  ee  qui  80  pasae  en  lui  et  de  reiprinor 
par  dea  mota  qui  ont  le  môme  oaractère  que  le  phéno- 
mène  qu'ila  essaient  de  rendre,  la  forme  nécessaire ,  la 
langue  de Tinapiration  est  la  poésie,  et b parole primi» 
live  est  un  hymne.  Nous  ne  débutons  pas  par  la  prose , 
mais  par  la  poéaie ,  paroe  que  nous  ne  débutons  paa  par 
la  réflexion ,  mais  par  T intuition  et  l'affirmation  absolue* 

»  11  suit  encore  que  noua  ne  débutona  pas  par  la 
science,  mais  par  la  foi,  par  la  foi  dans  la  raisoa,  car 
il  n'y  en  a  pas  d'autre.  En  effet ,  dana  la  sans  le  plus 
strict,  la  foi  implique  une  croyance  sans  bornas,  avec 
cette  condition  que  ce  soit  à  quelque  chose  qui  neaait 
pas  nous»  tt  qui  par  Qonaéqueat  devianae  pour  nau* 


autvea  «A  oantf»  noës^viéoies  «  qui  dey^one  lu  «ia»iirQ 
et  la  féigle  de  notre  conduite  et  <)^  notre  peneée*  Or^ 
#a  caradtère  de  te  ft4 ,  que  plw  tard ,  dans  1%  lutte  de 
la  r«Ugion  et  de  la  philosophie»  en  apposera  j^  la  rafaon» 
ee  caractère  eat  précisément  un  earaetère  esaeoliel  de 
\^  rai^p»}  oar  s^il  est.oertaio  que  noua  n'ftYona  foi  qu'à 
ee  qw  n'§at  paa  nous,  et  que  toate  autorité  qui  doit 
régner  sur  nous  doit  être  impersonnelle^  il  est  certain 
nuint  que  rien  n'est  moins  personnel  que  la  raisoni 
qu'elle  ne  nous  appartient  pas  en  propre ,  et  que  c'est 
fAh,  çt  elle  seule^  qui,  en  se  développant,  nousf6vàla 
d'e»  haut  les  vérités  qu'elle  nous  impose  immédia-* 
tement»  et  que  nâos  aoeeptons  d'abord  sans  consulter 
la  réOfttion  i  phénomène  admirable  et  incontestaUe, 
qui  identifie  la  raiao|i  et  la  foi  dans  rsperception  prin 
noiitîvei  irrésistible  et  irréfléchie  de  la  vérité. 

•  J'appelle  (  pour  abréger  et  pour  noua  entendre  en 
peu  de  mots  par  la  suite  )  ^  j'appelle  spontanéité  de  h 
raison»  ce  déveleppeeiept  de  la  raison  tantérieur  à  la 
rédeiioD ,  ce  pouvoir  que  la  vaison  a  dé  saisir  d'abord 
la  vérité^  de  la  com|M*endre,  et  de  l'admettre  sans  s'en 
demander  et  s'en  rendre  compte. 

il  C'est  cette  même  raison  spontanée,  règle  et  mesure 
de  la  foi  i  qui  plus  tard ,  entre  les  mains  de  la  réfleiion^ 
'engendrera ,  é  l'aide  de  i'analjse ,  ce  que  la  philosophie 
ajjipellm  et  a  ap()elé  les  catégories  de  la  raison.  La 
penaé»  spontanée  et  instinctive ,  par  sa  seule  vertu , 
entre  en  eieroiee  et  nous  donne  d'abord  nous ,  le  monde 
et  Dieu  ;  nous  et  le  mende  avec  des  bornes  confusément 
Iperçues  ;  et  Die«  satts  bornes  i  je  tout  dans  une  syn* 


470  raiLOSOPHlE    MODERNE. 

th<>$e  oà  le  cteir  al  l'obspuj'  sftnt  mêlés  ensenble.  Peu 
a  peu  la  réflexicyi  et  Tatialyse  tr^mporteiit  leur  lumière 
dans  ce  phénomène  complexe  ;  alors  tout  s'éclaireii , 
se  pronopce  et  se  détermine  ;  le  moi  se  sépare  du  non* 
moi,  le  moi  et  le  non-moi  dans  leur  opposition  et  dans 
leur -rapport  nous  donnent  l'idée  cktire  du  fini;   et 
comme  le  fini  ne  peut  pas  se  suffire  à  lui*ni6iae,  fl 
suppose  et  appelle  l'infini ,  et  voilà  les  catégories  da 
moi  et  du  non-moi ,  du  fini  et  de  l'infini ,  etc.  Mab 
qu'elle  est  la  source  de  ces  catégories?  raperceptîon 
primitive  :  leur  première  forme  n'était  pas  du  tout  b 
réflexion ,  mais  la  spontanéité;  et  comme  il  n'y  a  pas 
plus  dans  la  réflexion  que  dans  la  spontanéité,  dans 
l'analyse  que  dans  la  synthèse  primitive ,  les  cat^cmes 
dans  leur  forme  ultérieure^  développée,  scientifique, 
ne  contiennent  rien  de  plus  que  Finspiration'.  Et  cooi- 
ment  avez^vous  obtenu  les  catégories?  Encore  une  fois 
vous  les  avez  obtenues  par  l'analyse'^  c'est-à-dire  par 
la  réflexion.  Or,  encore  une  fois,  la  réflexion  a  pour 
élément  nécessaire  la  volonté,  et  la  volonté,  c'^esl  la 
p^sonnalité,  c'est  vous-même.  Lescat^ori^  obtenues 
par  la  réflexion  ont  donc  l'air,  par  leur  rapport  à  la 
réflexion ,  à  la  volonté  et  à  la  personnalité ,  d'être  per- 
sonnelles; elles  ont  si  bien  l'air  d'être  personnelles, 
qu'on  en  a  fait  les  lois  de  notre  nature ,  sans  trop  s'ex- 
pliquer sur  ce  que  c'est  que  notre  nature;  et  le  plâs 
grand  analyste  moderne,  après  avoii^ séparé,  une  fois 
pour. toutes,  les  catégories  d'avec  la  sensation  ^  tout 
élément  empirique,  après  les  avoir  énumérées  et  das- 
sées ,  et  leur  avoir  attribué  une  force  irrésistible,  Kant, 
les  trouvant  dans  le  fo^d  de  la  conscience ,  où  git  toute 


pprsonnedili ,  ie^  rapppfleià  la^nalyre'  humaiitei^'*  et 
conclut  ({ti'yies  negiùnt  que  d^sMois  de  notre  personne  ; 
et  comme  c'est  nous  qui  fqwf^ons  {e  sujet  de  la  ccm- 
science,»Kaiit,  dans  spn  léictionnai^ ,  les  appelle  sub- 

m 

jectives,  des  lois  subjectrvei^,  c'est-^-dfr^persqsnelles; 
de  sorte  que ,  quand  nous  les  transportons  à  h^  nature 
extérieure,  ntus^e  ftriscois  pas^utrèjchoseque  trans* 
pester,  selon  Lui ,  li>«^jet  (}ans.ret^et^  et ,  pour  parler 
allemand,  qu'objectiver  les  lois  subJMtives  de  la  pensée, 
sùxis  «irriter  à  un^  o)]je4livité  ^légitime  et  véritaUe. 
Kant ,  a^^  avoir  ^raché^du'sensualisme  les  catégories, 
Jeur  a  laissé -ee'icaractâre  de  subjectivité  qu'elles  ont 
dans  la  Réflexion/  Or ,  si  çllés  sont  purement  subjec- 
tives,  ^ersdlinelRs ,  vpifs  n'avez  pas  le  droit  de  les 
transporter*  hors  de  vous;  hors  du  sujet  pour  lequel 
elles  sont*  faites  :  *  ainsi  le  mgnde  extéiîeur ,  que  leur 
application  vous  dobne,  peut  bien  être  pour  vous  une 
croyance  invincible,  mais  noii  pl&s  un  être  existant  en 
•lui-même;  et  Dieu  aussi,  Dieu  peut  bien  pour  vous 
être  un^ objet  de  foi,  mais  non  pas  un  objet  de  connais- 
sance. Aprè^  avoii'VooAnencé  par  un  peu  d'jdéalisYne , 
Kant  aboutit  au  scepticismcL  Le  problème  contre  le- 
quel ce  grand  homme  a /ait  naufrage,  est  le  t)roblème 
que  la  philosophie  moderne  tvouve  encore  devant  elle. 
J'en  ai  donné  autrefois  une  solution  que  4e  temps  n'a 
point  ébranlée.  Cette  solution  est  la  distinction  de  la 

BAISON-  SPONTANÉE  et  dc  la  RAISON  RÉFLÉCHIE.  Si  Kflnt, 

sous  sa  profoQde  analyse,  avait  vu  la  source  de  toute 
analyse,  si  sous  la  réflexion  il  avait  vu  le  fait  primitif 
et  certain  de  l'affirmation  pure,  il  aurait  vu  que  rien 
n'est  moins  personnel  que  la  raison,  surtout  Mans  le 


478  Mttqponùir  liotisjkM;.  ,. 

ptiibbtiièfie  de  ttBffirmattott.^^e)  i}iie  pa^Mtiêiéqil^ 
rien  n'eSt  «loiiis  subjectif/  et  cfij^  Jfe  1f4l«fe&quf  nans 
sbntjainri  données.  soâïdes'Véri!^\b^(yilîëfe.3jiKec^ 
ti^pes ,  yen  convieAs  ^  p^r  ifllA'  t»ppoC|  tm  adl  éoiB  te 
))béiMriMtte  Mrt  de  là  eoAscijetice  l  mdîs  d^jHljnes*  ëli 
ce  qu'îles  en  soM  itidépetidaiHed.'Ui  téftt^  eîtil)||^l^, 
indépendâiite  ée  notre  misoff >  dlnmiib  ce  qir 
notre  rahon  esl  véritebiement  4îMllvpt  ëUM^^^fiittrfiik 
La  raison  n'est  ^  SHbjectiye^  le  sujëir,  b4tttiHiëi|« est 
la  personne,  la  KiMsrté ,  b i^oaté.  La  raisM^*a^âM 
caractère  de, personnalité  et  de  id^rté.  (Jf^k  jaMits 
dit  ma  vérité,  votre  vérité?  %o\p  qye  nous  puisons 
constituer  les  vérilés  que* la  raison  nôuAdéeoilVre,  e^eet 
notre  honneur  I  notre  gloire,  de- pouvoir  A  p&r\iciMr. 

»  Pour  nous  résumer,  lé  caractère  dctponta^tft 
dans  la  raison  est*  la  démonstration  4^  rindépendinœ 
des  vérités  aperçues  par  la  raison.  Oui,  Messieurs^ 
quand  nous  parlons  du  monde ,  nous  n'en  partons  pis 
sur  la  fôi  du  sujet  que  nous  sommes ,  car  nous  en  par^ 
lerfons  sur  une  autorité  étrangère  et  incompétente; 
inais  nous  en  parlons  sur  ||^  Voi  rfe  la  lîdson  en  soi , 
qui  domine  la  nature  aussi  bien  qu^-rhumanilé.  OoMd 
nous  parlons  de  Dieu ,  nous  «vons  droit  li*ea  partnr , 
parce  que  nous  en  paiNons  d'après  lui-même  ^  (f  aprds 
la  raison  qui  le  représente  :  nous  sommes  donc  dans 
la  vérité,  dims  Tessence  et  la  substance  des  choses; 
nous  y  sommes  en  vertu  de  la  raison ,  qui  eHe-mème 
dans  son  principe  est  la  substance  véritable  et  Tessence 
absolue.  » 

La  raison  une  fois  rétabhe  dMS  sa  vraie  nature  et 
dans  l^indépcndance  qui  lui  appartient  i  on  reconnaît 


à 


«tiàiiitôtil  li  ^itimité  àem  âpplit^ttoo^  >  dtons  knêitie 
qu*aprè8  atoilr^Qfé  foiifermées  ddi^s  le  iSbamp^  de  It 
eonsciencc»  elles  s'étendent  régulièrement  au-delà.  La 
HifeDû  atteint  âudsi  t^en  léfi  être»  que  les  phénomènes  ; 
elle  BOUS  révèle  le  monde  et  Dieu  ^vee  la  même  auto-' 
rite  ^ue  uptré  exiMence ,  et  la  moindre  de  tes  tnodifi'^ 
caiiens  \  et  l'ontologie  est  tout  auesi  légitime  que  la 
psychologie,  puisque  c'est  la  psychologie  qui,  etl  nous 
ficlq^irant  sur  I![^  natlire  de  la  raison ,  tious  conduit  elle^ 
tti/kvût^  à  ront^wfe.      ' 

Il  faut  voir  dans  tes  ouvrages  qUe  nous  avons  déjà 
cifl^s  f  le  d&vek>pp«ment  de  cette  ontologie  profonde , 
qiii  n'est* plus ^  comme  c/eHe  de  Scheliing^  un  système 
eonstri^it  sur  une  hypothèse^  mais  i^ien  une  déduction 
i^ulière  et  légitime  ^  ftiits  scrupuleusemeiit  analysés, 
et  que  tout  observateur  petit  \k  chaque  instant  retrodver 
dans  sa  conscience.  C'est  ainsi  que^  renouant,  j[)Our 
ainsi  dire^  la  chaîne*  bHsée  par  la  critique  imparfaite 
de  Kant,  Û.  Cousin  non-seulement  a  démontré  ifuélff 
«étaphi^siqué  est  possible,  et  enleifé  tout  prétexte  ati 
âeepticrsme,  mais  ehcore  a  présenté  une  vaste  et  eom^ 
plëte  théorie  qui*^  nous  le  répétons,  tora  poUr  notre 
âfècie  le  point  de  départ  de  tout  progfès  ultérieur. 

C'est  par  ce  motif  que  nous  avons  insisté  sUr  cette 
partie  du  système  de  Mv  Cousin ,  qui  perfectionne  eil 
la  continuant  l'œuvre  commencée  par  l'école  écossaise 
et  le  criticisme  allemand.  Il  nous  eût  semblé  que  notire 
histoire  eût  été  incomplète  et  sans  but ,  si ,  à  la  smté 
de  tous  ces  systèmes  dont  nous, nous  sommes  eflbrtés 
de  foire  remarquer  l'enehaineinent  et  la  marche  pro- 
gretrive  à  travers  les  siècles ,  nous  o'eMbiene  indiqué 


480  raiLOSOFHl| .  J^ODElfNE . 

celui  qui  nous  parait  renfeiiner  ]es  germes  des  théories 

jt  * 

Oitures  9  bu  iew  offrir  du  moia^  le  poîst  de  départ  le 
plus  sûr  et  le  plus  solide.  M.  Cousin  «'est  imposé  la 
tâche  <  d'éclairer  Thistoire  de  la  philosophie  par  un  sys- 
tème et  de  démontrer  ce  système  par  l'histoire  entière 
de  la  philo^phie.  »  Nous  avons  essayé  d'appliquer  ce 
double  principe  à  la  composition  de  cet  ouvrage. 

Nous  (Croyons  n'avoir  été  injuste  env^s  ancien  sys- 
tème, parce  que  nous  partions  d'une  théorie  qoMef 
explique  tous  et  les  justifie  tcfus  jas4|u'à  un  cortaiA 
point.  Nous  avons  montré  comment  le  sensualisme  et 
l'idéalisme,  le  scepticisme  et  le  mysticàsmç,  raisonnables 
lorsqu'ils  ne  sont  pas  exclusif,  tombent  ihfailffbleineiit 
dans  de  tristes  aberrations,  lorsque,  se  préoccupant 
trop  du  principe  sur  le(]uel  ils  se  {pndenlt  l'un  ei  l'autre^ 
ils  vont  jusqu'à  méconnaître  la  réalité  de  ceiix  qu'ils 
ont  eu  d'abord  l'imprudence  de  négliger.  Distinguant 
avec  le  plus  grand  soin  les  hom'mé^  des  systèmes,  nous 
avons  signalé ,  sans  vains  ménagements ,  lel  tendances 
funestes  que  pouvaient  avoir  les  doctrines  incomplètes 
et  fausses.  11  nous  reste  maintenant  à  faire  voii^que  ce 
n'est  pas  sans  motif  que  nous  avons  %dopté  tel  systèoie 
philosophique  plutôt  que  tel  autre;  et,. pour  parlw 
plus  nettement,  pourquoi  nous  n'avons  jamais  dissi- 
mulé notre  prédilection  pour  le  spiritualisme.  S'il  était 
prouvé  par  le  témoignage  de  l'histoire  que  les  consé- 
quences inévitables  d'uhe  théorie,  appliquée  à  la  morale, 
à  la  politique,  à  la  religion,  aux  études  historiques,  à 
la  littérature  et  aux  beaux-arts,  étaient  de. détruire 
l'enthousiasme,  de  glacer  le  cœur,  de  compromettre 
la  liberté,  d'anéantir  enfin  cette eq[>énmce  d^une autre 


THoftiiiC£  ÉPOflu^';         «  418 

yie ,  qui  mukf  peut  bous  expKquer  l'énigiifef  de  notre 
courte  existence  sur  la  terre  >  comment  ne  lui  préfère- 
rionsrnotts  pas  uot  autce  théorie,  dont  lei  cooséqueaees, 
Yérifiéqs  encore  par  le  témoignage  de  l'histoire ,  ont 
|ou|ovrs  condiilt  à  des  r^suUs^s*opposés? 

Or,  des  deux  i^stèmes  que  nous Jivow  vus  se  pro- 
duire  à  toutes  les  époques,  quet  es|' celui  qui,  dans 
son  dévefoppemént  relier  et  l^^que,  a  donné  nai&- 
s^ôe  aux  doctrines  les  plus  tiiiles  à  la  société,  les 
plus  favoi^bles  àTart^  les  plus>propres  à  faire  le  bon- 
beur  dej'honfo^e?  Sans  doute,  si  nous  considérons 
les  {rfiîlosophes ,  abstra^on  faite  des  systèmes ,.  nous 
trouverons  dans  toutes  les  écoles  dès  hommes  qui  ont 
.  pro^sé  lés  principes  les  plus  nobles  et  les  plus  purs  ; 
90US  verl'ons  sortir  de  l'Académie ,  du  Lycée  et  du 
PortigHe^^de  l'école  de  B«con  et  de  celle  de 'Descartes, 
des  pl^losqpbes  siifcèirement  voués  au  dbuble  culte  de 
t^  religion  0I  de  la  veftu  :  spectacle  admirable  qui 
pMuve  coiçbien  le  sentiment  moral  et  la  foi  religieuse 
sont  puissants  dans  Tâme  humaine,  pui^u'ils  rappro- 
chent ainsi,  dans  une  touchante  harmonie,  les  esprits 
séparé»  par  les  doctrines  les  plus  opposées! 

Mais  lorsqu'il  s'agit  de  déterminer  la  valeur  positive 
d'une  doctrine  philosophique ,  il  ne  faut  p%s  se  borner 
à  considérer  les  hommes  qui  ,'par  une  inconsé<|uence 
honorable  pour  l'humanité ,  refusent  d'appliquer,  dans 
la  pratique  de  la  vie,  les  principes  qui  servent  de  base 
à  leurs  théories  scientifiques.  Pour  savoir  ce  que  vaut 
un  système ,  il  faut  s'adresser  à  un  logicien  plus  exact, 
plus  conséquent ,  plus  rigoureux  :  ce  logicien ,  c'est  le 
temps.  Le  fondateur  d'un  système  est  rarement  fidèle 

^1 


482  PHiLoacrpBiE  moderne. 

au  principe  qu'il  a  posé;  mais  il  n'en  est  pas  de  même 
des  disciples  formés  à  son  école  :  les  conséquences  que 
le  maître  n'a  pas  osé  tirer  de  ses  doctrines ,  ce  sont 
eux  qui  se  chargent  de  les  en  faire  sortir  ;  et  si  par 
hasard  quelques-unes  leur  échappent ,  ils  auront  à  leur 
tour  des  successeurs  qui  ne  manqueront  pas  d'épuiser 
toute  la  série  des  déductions  légitimes. 

Maintenant  donc  qve  nous  avons  vu  dans  l'histoire 
le  développement  régulier  du  sensualisme  et  de  l'idéa- 
lisme ,  et  que  chacun  de  ces  deux  systèmes  s'appliquant 
à  la  morale I  à  la  politique,  aux  beaux-arts,  à  la  religion, 
nous  a  montré  ce  qu'il  recèle  dans  son  sein  d'utile  ou 
de  funeste ,  que  nous  reste-t-il  à  faire  pour  justifier  la 
préférence  que  nous  avons  donnée  à  celui  qui  a  son 
point  de  départ  dans  l'activité  de  l'âme ,  si  ce  n'est  de 
présenter  en  raccourci  les  principaux  caractères  de 
l'un  et  de  l'autre,  et  quelques-unes  de  leurs  consé- 
quences les  plus  importantes  ?  C'est  ce  que  nous  avons 
essayé  de  faire  dans  le  tableau  synoptique  dont  nous 
faisons  suivre  cet  ouvrage ,  et  dans  lequel  nous  avons 
réuni  et  classé  les  différents  systèmes  philosophiques , 
avec  leurs  principales  applications.  Nous  y  montrons 
d'un  côté  comment  le  sensualisme,  d'abord  dualisie , 
c'est-à-dire  admettant  l'existence  de  la  pensée  et  de  la 
matière,  mais  expliquant  le  monde  intérieur  par  le 
monde  extérieur ,  devient  bientôt  uniuàre ,  c'est-à-dire 
matérialise  la  •pensée,  et  amène  à  sa  suite  les  déso- 
lantes maximes  de  l'athéisme  et  du  fatalisme  :  puis  est 
venu  le  scepticisme,   conséquence  inévitable   de  ces 
funestes  doctrines.  Nous  avons  'fait .  de  même  pour 
l'idéalisme  :  nous  l'avons  montré  d'abord,  dans  ses 


TROISIÈME    ÉPOQUE.  ^3 

différents  degrés ,  tel  qu'il  n'a  jamais  manqué  d'obtenir 
l'assentiment  des  bons  esprits,  fidèle  aux  croyances 
universelles,  mais  expliquant  le  monde  extérieur  par 
le  monde  intérieur;  puis,  nous  l'avons  suivi  dans  les 
hautes  régions  de  l'unité  absolue,  où^  après  avoir 
spiritualisé  la  matière,  il  s'est  anéanti,  pour  ainsi 
dire ,  lui-même  au  sein  du  mysticisme.  Nous  espérons 
que  ce  tableau  jettera  quelque  jour  sur  la  valeur  réelle 
de  chacune  des  doctrines  dont  il  présente  le  développe- 
ment. Puisse-t-il  en  même  temps  faire  ressortir  l'im- 
portance  d'une  science  qui  donne  la  clef  de  toutes  les 
autres,  à  laquelle  toutes  les  autres  empruntent  leurs 
principes,  qu'ont  enfin  cultivée  y  de  préférence  à  toutes 
les  autres,  les  plus  grands  hommes  dont  l'humanité 
s'honore  ! 


FIN. 


J 


TABLE  ALPHABÉTIQUE 


DB8 


ÉCOLES  ET  DES  PHILOSOPHES 


«nrioimis 


DANS  CETTE  HISTOIRE. 


A. 


Abailard. 

214 

Akxandre  de  Haies. 

231 

Abeo-Esra. 

228 

Albxaitdrins. 

163 

Académie. 

Alkindi. 

225 

—  moyenne. 

121 

Alfarabi. 

225 

ÂGABiMinENS  {voyez 

Algazel. 

225 

Platoniciens  ). 

Amalric  de  Chartres. 

222 

Âdélard. 

220 

Ammonius  Saccas. 

170 

JSnësidème. 

126 

Amos. 

385 

Agrippa  (le  Sceptique). 

129 

Anazagore. 

50 

Agrippa  de  Nettesheim. 
Akibba. 

299 

Anaximandre. 

32 

161 

Anaximènes. 

32 

Alain-des-Iles. 

221 

Andronicus  de  Rhodes. 

149 

Albert  le  Grand. 

232 

Annicëns. 

73 

AIdnoùs. 

150 

Anselme  deCantorbéry. 

210 

Alcméon. 

42 

Antiochiis  (  l'Académi- 

Alcuin. 

198 

cien). 

125 

Aleinbert(d'). 

405 

Antisthène. 

70 

Alexandre  iEgeus. 
Alexandre  d'Aphrodise. 

149 

Antoniù  (  Marc  Aurèle  ). 

144 

149 

Apollonius  de  Thyane. 

152 

486 


TABLE 


Apulée. 

ÀBABEft. 

Arcésilas. 

Archélaùs  de  Milet. 
Archytas  de  Tarente. 
Arçeii8(d'V 
AnBlippe  (l'Ancien). 
Arbtippe  Mëtrodidacie. 
Aristobule. 
Aristote. 
Aristoxène. 


ALPHABÉTIQUE. 

150    Arnault  (Ant.  ). 

359 

224    Arnobe. 

187 

122    Asclépigénie. 

181 

53    Athënagore. 

185 

42    Atomes  (  Doctrine  atomis- 

407      tique). 

33 

72    Atdcus(T.  P.). 

148 

72    Augustin  (S.). 

188 

156    Averroës. 

227 

89     Ayicenne. 

226 

104 

B. 


Baader. 

Bacon  François. 
Bacon  Roger. 
'  Barbarus  (  Hermol  ) . 
Bardili. 
Basedow. 
Bayle. 
Bealtie. 

Bède(leyënërable). 
Bérenger  de  Tours. 
Berkdey. 
Bernard  (S.). 
Bernard  de  Chartres. 
Bion  de  Borysthène. 


463  Bodin.  280 

31 1  Bôhme.  SOS 

242  Boëce.  192 

Boéthie(dela).  292 

459  Bonald(de). 

436  Bonaventure(S.).  239 

377  Bonnet.  420 

432  Bouterweck.  459 

193  Bradwanline  (  r.  Thomas). 

21 1  Bruno  (  Giordano  ).  28t 

362  Brutus(M).  141 

216  Buffier.  422 

219  Buridan.  253 

72  Burlamaqui.  421 


C. 


Cabanis. 

Cabale. 

Callidès. 

Campanella. 

Capella  (Marcien  ). 

Cardan  (Jér6nie). 

Caméade. 

Garpocrates. 

Cassiodore. 

Cassius  (C). 

Caton. 

Cébès. 

Champeaux  (  Guill.  de  ). 

Charpentier. 


413 
161 

59 
287 
191 
304 
124 
160 
192 
147 
141 

69 
214 
270 


Charron. 

Chrysanthe. 

Chrysippe. 

Catégories. 

Cicéron. 

ClarkeSam. 

Cléanthe. 


293 
179 
120 
95 
138 
361 
1» 


Clément  d'Alexandrie  (St).  1S6 

Clitomaque.  1^5 

Collins.  347 

CondiUac.  395 

Condorcet.  424 

Cousin  (Victor).  468 

Crantor.  103 


TABLE   ALPHABÉTIQUE. 


487 


Craies  de  Thèbes. 

72 

Criton. 

69 

Cratippe. 

149 

Gudworth. 

362 

Grëmonini. 

275 

Gyniqdes. 

71 

Crescens. 

146 

Cyrénaiqub  (École  ). 

72 

Ciitias. 

59 

D. 


Damien.  211 

BaYiddeDinaiit.  222 

Darwin.  403 

Démétrius  de  Phalèie.  105 

Démocrite.  33 

Démonax.  146 

Benys  (  rAréopagite  )r  199 

Bescartes.  320 

Destutt  de  Tracy.  464 

Diagoras  de  Mélos.  59 

Dtcearque.  104 

Diderot.              '  405 


Diogène  d'ApoUonie.  53 

—  de   Babylone  (  Stoï- 
cien). 

—  de  Laërte. 

—  de  Tarse. 

—  de  Séieucie. 

—  de  Sinope  (le  Cyni- 
que). 71 

Docteurs  Scolastiques.        229 
Duns  Scot.  236 

Durand  (  Guill.  de  St. 
Pourçain  ).  241 


B. 


Edésius. 

177 

ËLis  (Ecole  d'). 

42 

Elis  (Ecole  d'). 

74 

Empédode. 

53 

ElTCTCLOPEOISTES. 

415 

Engel. 

385 

Enkéades  de  Plotin. 

171 

Epictète. 

143 

Epicharme. 

42 

%icure. 

106 

Épicuriens. 

112 

Erasme.    , 

273 

Erétrib  (Ecole  d'). 

74 

Erigène  (  J.  Scot.  ). 

(  voyez  Scot  ). 

Eristique  (  École  ).  73 

Eschine  (  le  Socratique  ).  69 

ESSÉNIEMS.  156 

Eubulides.  73 

Euclide  de  Mégare.  73 

Eudême  de  Rhodes.  104 

Eyhémère  de  Messine.  72 

Eunape.  178 

Eusèbe  de  Mendes.  178 

Eusèbe  ( l'ffistorien  ).  188 

Euthydème.  59 


F. 


Fardella.  361 

Favorinus  {yojrez  Phayo- 

rinus). 
Fergusson.  429 


Fichte.  448 

Ficin  (  voyez  Marcile  ). 
Fludd.  304 


488 


TABLE   ALPHABÉTIQUE. 


G. 


Gale  (Théophile). 

386 

Gilbert  de  la  Porée. 

218 

Galien. 

150 

GlanviU. 

379 

GaU. 

Gmostiques. 

159 

Garât. 

464 

Goethe. 

437 

Garye. 

437 

Goerres. 

463 

Gassendi. 

336 

Gorgias  de  Léontiuin. 

57 

Gattaker. 

278 

Gournay  (  Vincent  de  ). 

423 

Gaunilon. 

120 

GaEcs  en  Europe. 

262 

Gautier  de  St-Yictor. 

218 

Grégoire  (de  I^fysse). 

Gennadius. 

262 

Grosse-Tète  (Rob.  ). 

231 

(reorge  de  Trébisonde. 

262 

Guillaume  d'Auvergne. 

230 

Gerbert,  Pape  (Sylves- 

Guillaume  de  Cham- 

tre  II). 

202 

peaux. 

213 

GersoD. 

255 

—  de  Gonch^. 

219 

Geulinx. 

357 

H. 

HAaMONIB  PBEETABUE. 

365 

Hésiode. 

Hartley. 

347 

Hiérocles. 

180 

Hégd. 

459 

Hildehert  de  Lavardin. 

211 

Hé^ésias. 

73 

Hippias  d'Elis. 

59 

Heinsius. 

279 

Hipparchia. 

72 

Hebnont(J.  B.  Van). 

385 

Hippocrate. 

Helmont  (Fr.-Merc.  ). 

Hirnbaïm. 

380 

Helvétius. 

412 

Hobbes. 

331 

Heraclite. 

33 

Holbach  (d'). 

405 

Herder.  . 

437 

Horace. 

147 

Hermétiques  (  Ouvrages). 

Huet. 

381 

Hermolaûs  (  vojrez  Barbarus). 

Hugues  de  St-Yictor. 

219 

Hermotime. 

50 

Hume. 

416 

Hérodote  de  Tarse. 

129 

Hutcheson. 

427 

Hervey  (Natalis).  241 


Jacobi. 

Jacques  d'Edesse  • 

Jamblique. 

Idéausmb. 

Idées  de  Platon. 


459 

193 

176 

80 

81 


Identité  (  Système  de  V  ).  454 


Idoménée. 
Jean  Damascène. 
Jean  de  Salisbui7. 
Jean  Philopon. 
Jochàî  (Siméon  Ben.  )< 
Ionie  (  Ecole  d'  ). 


112 
193 

220 

m 

30 


TABLE    ALPHABÉTIQUE. 


aidote  de  Sëville. 
Italique  (  Ecole). 
F  uiFs  (  Philosophes). 


193    Julien  (l'Empereur  ). 
36    Justin  (le  Martyr). 
156 


^489 

178 
184 


R. 


Lant  (Emm. }. 

(empis  {yo/ez  Thomas). 


437    Kronland  (  Mareus  Mar- 

céde).  385 


L. 


jactance. 

187 

iseliiu. 

141 

jamétrie. 

405 

jamenoaU  (de). 

466 

iaofranc  de  Pavie. 

211 

laromiguière. 

464 

•aunoy. 

•ederc. 

348 

.ëe. 

teibnitz. 

365 

■essing. 

437 

<e  Vayer. 

380 

Leucippe. 

33 

Lipse  (Juste). 

278 

Locke. 

342 

Lombard  (  P.  ). 

218 

Longin. 

170 

Lucain. 

141 

Lucien  de  Samosate. 

148 

Lucrèce. 

145 

Lulle  (Raymond). 

Luther. 

277 

Luzac  (de). 

405 

Mably. 

Machiavel. 

Macrobe. 

RfâGIB. 

Magnenus. 


421 
280 
180 
295 
337 


Malchus  (t^ojrez  Porphyre  ). 
Malebranche.  354 

MandeviUe.  347 

Manès  160 

Marc  Aurèle  (  i^oyez  An- 

tonin). 
Marcien  (i^ojrez  Capella). 
Mareus  Mard  (  t^o/ez  Kronland  ). 
Vlarinus.  182 

Vlardle  Ficin.  263 

-  d'Inghen.  252 

tfartin  (Saint-).  466 


Maxime  d'Ephèse.  178 

—  de  Tyr.  150 
Medabbeains.  228 
Megaae  (  Ecole  de  ) .  73 
Meiners.  437 
Mélanchton.  277 
Mélissus. 

Mendelsshon .  ^  4^ 

Ménédème  d'Erétrie.  74 

—  le  Cynique.  72 
Menippe.  72 
MétrodoKe  de  Chio.  112 
Michel  Scot.  231 
Mirandole  (  twjrez  Pic). 
Mnésarque.  42 
Mnésaraue  (  le  Stoïcien  ). 
Moïse  Mammonide.  228 


i 


490. 

MONADOLOGIE. 

Monime. 

Montaigne. 

Montesquieu. 


TABLE    ÀLMABÉTIQUE. 

365  Morus  (Henri). 

72  Mas. 

290  Musée. 
421 


NiOFLATONISMK  MYSTIQUE. 

Newton  (Isaac). 
Nicolas  de  Guss. 
—  de  Damas. 


N. 

162  Nicole. 

361  Nicomaque. 

269  Norris. 

149  Numenius. 


o9 

112 


359 


151 


Occam. 

Ocellus  Lucanus. 
Occasionnelles  (Causes). 
Olympiodore. 
Onësicrite 


O. 


248    Oiigène  (le  Néoplatont* 

42        cien  ). 
357    Orieène  (  le  Père  de  TÉ- 
180        glise  ). 

72     Orphée. 
Oswald. 


1S6 

30 
433 


Panaetius.  120 

Paracelse.  302 

Parménide.  46 

Pascal  (Biaise).  382 

Pattrizzi.      ,  271 

Pères  de  l'Église.  183 

Pérégrinus  Protée, ,  146 
Péripatéticienne  (  École  ) .    1 04 

Pétrarque.  255 

Pierre  d'Âilly.  253 

Phayorin.  129 

Phédon.  74 

Phérécyde.  32 
Philon  (  l'Académicien  ) .     1 25 

Philon(leJuif).  152 

PhUolaùs.  42 

Philopon.  193 

Photius.  193 

Phrenologie.  465 
Pic  de  la  Mirandole  (  J.  ).     266 

Piccolomini.  275 

Platner.  437 

Platon.  80 

Platoniciens.  102 


Piéton  (G.  Gémistius). 

Pline  (l'Ancien). 

Plotin. 

Plutarque  d'Athènes. 

—  de  Ghérouée. 

Poiret. 

Polémon. 

Polus. 

Pomponat. 

Pordage. 

Porphyre. 

Porta  (  Simon). 

Posidonius. 

Price. 

Priestley. 

Proclus. 

Proccleiens. 

Prodicus  de  Céos. 

Protagoras. 

Puffendorf. 

Pulleyn(Rob.). 

Pyrrhon. 

Pythagore. 

PrTHAGORiaENS. 


263 
1« 

171 
181 
IdO 
3S' 
103 
59 
273 
38: 
17i 
275. 

121 

429 
40i 
ISI 
146 

59 

5S 

341 

21^ 
75 


« 


TABLE    ALPHABÉTIQUE. 


491 


Quemay. 


423 


Rabanus  [v,  Rhabanus). 

Ramus.  270 

Raymond  LuUe.  243 

Raymond  de  Sebonde. 

Réaustes  et  Nomi- 
naux. 120  y  252 

Real. 

Reid.  430 

Réminiscence  (  doctrine 

de  la  ).  80 


ReucUin.  297 

Richard  (St-Yictor).  219 

Richard  de  Middleton.  240 

Rhabanus  Maurus.  198 

Rochefoucault  (de  la  ).  339 

Rose-croix.  304 

RosceUin.  212 

Rousseau  (J.-J.).  422 

Royer-Gollard.  465 


Sages  (les  sept).  31 

Sanchez.  294 

Saumaise.  279 

Sfcaliger  (J.-Cés).  273 

Scheiiing.  454 

Schiégel  (  Frëd.  ).  459 

—  (  GuiU.  ).      .  459 

SCHOLASTIQUE.  229 

Scioppius.  278 

Scot  (  Duns  ).  236 

Scot  Erigène.  199 

Search.  403 

Sénèque.  141 

Sennert.  337 

Sépulvéda.  275 

Sextîus  (Pythagoricien  ).     152 

Sextus  Quintus  (Stoïcien.  ) 

Sextus  Empiricus.  129 

Shaftesbury.  426 

Siméon  Ben  Jochal.  161 

,    Simon  le  Socratique.  69 

*  —  le  Magicien.  159 


SimpUcius. 

150 

Smith. 

428 

Sofis. 

228 

Socrate. 

62 

Sophistes. 

55 

Sopater. 

179 

Sorbière. 

338 

Sotion. 

152 

Speusippe. 

103 

Spinoza. 

350 

Spurzheim. 

465 

Stewart  (Dugald). 

432 

Stilpon. 
Stobée. 

73 

193 

Stoïciens. 

120 

Straton. 

104 

Sulzer. 

436 

Sylburge. 

273 

Synësius. 

150 

Syrianus. 

150 

Système  de  la  nature. 

408 

Swedenborg. 

387 

493 


TABLE   ▲tPHABÉTlQUE. 


T, 


Tatien  de  Syrie. 
Taurellui  (Nie). 
Téléauges. 

Télétto  (  Bernardino  ) . 
Tertullien. 
Tétens. 
Tbalès. 
Themistius. 
Théodore  de  Gaxa. 
— >  de  Gyrèue. 
Théophraste  dTresse. 
Théramène. 
Thomas  à  Kempis. 
—  d'Aquin  (  S.  ). 


184 
280 

42 
285 
187 
437 

30 
150 

72 
104 

59 
255 
234 


Thomas  deBradwaniine. 

2 

-— deStrasbomig. 

2 

Thomasius. 

a 

Thomistks  et  SconsTKs. 

% 

Thophaîl. 

2! 

Tbrasylle. 

1; 

Tiinée  de  Locres. 

i 

Timon  de  Phliunte. 

* 
1 

TouEBiLLONS  de  Descar- 

tes. 

31 

Tschirnhaiisen. 

V 

Turgoi. 

« 

V. 


Yalentin. 

Vanini  (Luciiio). 

Vice. 

Yintent  de  Beauvais. 


160  YisioN  EN  Dieu. 

276  Voltaire. 

361  Yobey. 
231 


35? 

Ht 


w. 


Walter  Burleigh. 
Wattel. 


252    Wiockelmaon. 
421    Wolf. 


X. 


Xénarque. 
Xénocraie. 


149    Xénophane. 
103    Xénophon. 


fi 


Zaharella 
Zenon  d'Elée. 


Z. 

275    Zenon  le  Stoïcien  (  de 
47  Cittium  ). 


FIN   DE   LA   TABLE. 


ni' 


I       t