BOOK 189.4.H294 pt.2 v. 1 c. 1
HAUREAU # HISTOIRE DE LA
PHILOSOPHIE SCHOLASTIQUE
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HISTOIRE
DE LA
PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE
SECONDE PARTIE.
I.
Laval. — Typographie E. Jamin, quai d'Àvesnières. — 1879.
V
HISTOIRE
DE
LA PHILOSOPHIE
SCOLASTIQUE
PAR B. HAURÉAU
MEMBRE DE L INSTITUT
SECONDE PARTIE
TOME PREMIER
PARIS
G. PEDONE-LAURIEL, LIBRAIRE
15, rue Soulïïot, 15
1880
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HISTOIRE
DE LA
PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE
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SECONDE PARTIE
CHAPITRE I.
Reprise des études. — Vues générales sur le XIII' et
le XIV» siècle.
M. Barthélémy Saint-Hilaire t'ait cette juste obser-
vation sur le caractère particulier de la philosophie
■ grecque : « La philosophie grecque, dans toute sa
« durée, n'a jamais eu auprès d'elle une autorité
« ombrageuse et persécutrice, qui prétendît lui imposer
-*« violemment des solutions toutes faites, dont elle ne
« devait pas s'écarter. Il n'y a jamais eu, dans son
« sein, ces discussions déplorables et parfois homi-
« cides où la raison et la foi religieuse ont été aux
- « prises. Dans la Grèce, la pensée a joui d'une liberté
« absolue, parce qu'elle n'a pas connu de livres sacrés,
rv~ « gardiens du dogme national (1). » Delà, noble Grèce,
— . (1) Préface de la Métaphysique d'Aristote, p. 14.
6 HISTOIRE
l'incomparable majesté de toutes les œuvres que tu
as transmises. Tu n'avais pas de livres sacrés !
Les livres sacrés ont cet avantage qu'ils procurent
au commun des âmes beaucoup de sécurité. Mais on
ne peut faire que les âmes mieux douées demeurent
toujours soumises à l'autorité de ces livres. Tôt ou
tard elles manifestent la volonté de s'en affranchir, et,
comme, d'autre part, cette volonté ne peut ne pas être
contrariée, il leur faut combattre. Quelle série de
combats, d'échecs bientôt réparés, de succès bientôt
contestés ! Nous reprenons l'histoire de ces luttes
« parfois homicides » au point où nous l'avons inter-
rompue.
Après avoir été la plus forte passion de tous les
esprits cultivés, la philosophie, qui n'a pu vivre en paix
avec l'Église, est généralement délaissée. Qu'elle le
soit à jamais ! crie le choeur des évêques. Pénible et
funeste étude, dit Gilbert Folioth, évêque de Londres ;
plus on s'approche du but qu'elle se propose, plus on
s'éloigne de Dieu : Logica suis relinquatur sudoribm,
quœ, quo proficit amplius apud se, eo sibi demies
operamplus a Deo avertit (1). On connaît la légende
de maître Serlon. Ce professeur de grande renommée
avait placé toute sa confiance dans les vérités démon-
trées suivant les principes de la logique; mais, pour ce
qui regarde les articles de la foi, son habitude étant
d'en parler le moins possible, il donnait à ses ennemis
le droit de dire qu'il les ignorait. Une terrible vision
l'ayant converti, soudain il a quitté sa chaire et s'est
fait moine (1). La légende de Serlon est l'histoire véri-
(1) Gilberti Folioth expositioin Cant.eantic, Cap. I. ; Migne, Patrologic,
t. CCII. col. 1174.
(2) Mémoires de l'Académie des Inscripl., t. XXVIII, 2e partie,
p. 243.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 7
table d'une génération tout entière. Au temps de sa
jeunesse, elle encombrait les écoles ; Paris pouvait
à peine contenir tous les maîtres et tous leurs audi-
teurs. Maintenant, sous la pression d'une grande ter-
reur, la foule pénitente des auditeurs et des maîtres
court tumultueusement vers les cloîtres lointains. Elle
ne veut plus ni lire ni disputer, et les lieux qu'elle re-
cherche sont les plus déserts, comme étant les plus
propices à la méditation, à la prière.
Est-ce donc le désaveu définitif de la science, et d'un
si beau zèle pour les études profanes ne doit-il rester
qu'un remords ? On peut le croire ; il y a beaucoup de
signes qui paraissent l'annoncer. Mais ce sont, heu-
reusement, des signes trompeurs. On n'aime pas la
science pour un temps. Qu'on s'éloigne d'elle par dépit
ou par crainte, on reviendra tôt ou tard se remettre
sous le joug qu'on croit avoir quitté pour toujours. Les
séductions de la science sont irrésistibles.
La passion qu'elle inspire ne peut, dit-on, aboutir
qu'à des mécomptes. C'est là certainement un propos
calomnieux. Les leçons des philosophes viennent de
cesser ; mais ce qui les a fait condamner, ce n'est pas
d'avoir été stériles. Non, sans doute, des clercs, des
moines à demi barbares, à demi lettrés, n'ont pas lu
sans quelque profit ces fragments d'Aristote, de
Platon, de Porphyre, qu'ils considèrent maintenant
avec tant de méfiance. L'antiquité profane ne leur était
pas restée jusqu'alors inconnue. Donatet Priscien leur
avaient enseigné la grammaire. Ils avaient appris de
Senèque à discourir tristement sur les maux de la vie,
et d'Ovide, de Martial, à s'en distraire un peu trop
gaiement ; mais, quand déjà tant de siècles s'étaient
écoulés depuis l'invasion de la barbarie, voilà tout le
8 HISTOIRE
fruit qu'ils avaient retiré de leur commerce avec les
auteurs profanes. Avant que la voix puissante et si
loin entendue du jeune Pierre Abélard vînt remettre
en honneur la philosophie trop longtemps dédaignée,
on comptait en France un nombre suffisant de prosa-
teurs diserts, de versificateurs raffinés, et cependant
les intelligences étaient encore généralement engour-
dies. Cette décevante philosophie, qui ne peut savoir,
dit-on, ce qu'elle enseigne, elle a seule pourtant la
vertu de nous appeler à vivre de la vie de l'esprit.
N'a-t-on pas alors à lui reprocher d'être ennemie de
notre repos ? Il est vrai qu'ayant reçu le premier rayon
de cette vivifiante lumière, les intelligences se sont à
l'instant éveillées, et que le sentiment du réveil est,
pour la paresse, une angoisse. La science exige, en
effet, du travaU. Mais l'obligation du travail est une loi
de la nature ; il n'y a que la paresse pour le contes-
ter. Elle le conteste en disant qu'il suffit de croire, et
que la croyance est un don obtenu sans effort, sans
mérite, un don purement gratuit. Cependant, comme
l'a très bien remarqué le sage Aristote, le plus impé-
rieux de nos désirs est encore celui de connaître. Il
n'est donc pas vrai que Dieu commande de croire
à la condition d'ignorer.
Vers la fin du XIIe siècle, les écoles étant presque
désertes, on signale une reprise soudaine des études
abandonnées. De là de vives inquiétudes dans le parti
des conservateurs, qui n'avait pas eu le temps de
recueillir tous les profits de sa victoire. Elles seront
plus vives encore, et à bon droit, quand sera mieux
connu, mieux compris, le langage, plus ou moins
secret ou déguisé, de ces nouveaux philosophes. On
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 9
recommencera donc les enquêtes, les poursuites et
d'autres arrêts seront rendus. Ce serait trop peu dire
de ces arrêts que de les appeler sévères ; ils seront
cruels, ils seront d'une cruauté jusqu'alors inouïe.
Mais tout l'effroi qu'ils pourront inspirer ne saura pré-
valoir contre la force des choses. Les bûchers éteints,
on regrettera bientôt de les avoir allumés, et, après
cette nouvelle disgrâce, la philosophie retrouvera
des clients encore plus nombreux que ceux d'au-
trefois ; elle aura reconquis, pour ne plus le perdre,
l'empire des esprits.
C'est là ce qui s'accomplit dans la période dont nous
allons écrire l'histoire. Elle comprend deux siècles,
dont le plus grand fut le premier.
Cette loi de la nature que suit la raison lorsqu'elle
essaie de pénétrer le mystère des choses, n'exerce pas
toujours la même action sur l'intelligence humaine ; ce
désir de tout sonder, de tout connaître, même ce qui
ne doit jamais être connu, n'est pas toujours égale-
ment vif et dominant. Il y a des races qui l'éprouvent
moins que d'autres, et, dans la vie des races qui sem-
blent les plus ingénieuses, il y a des temps où, prévaut
une sceptique indolence, où le besoin qui se fait le plus
sentir est celui de vivre en paix, de rester en place,
tandis qu'en d'autres temps les esprits, travaillés par
un besoin contraire, ne sont impatients que de savoir,
d'agir, d'innover. Le XIII0 siècle est à bon droit compté
parmi les siècles novateurs. Il vient de commencer et
déjà se manifestent les mêmes tendances dans la so-
ciété religieuse et dans la société civile. Il faut que
partout l'on se meuve, et que partout on s'emploie soit
à détruire, soit à fonder quelque chose ; ce qui semble
intolérable, c'est le repos.
10 HISTOIRE
En France, en Italie, en Allemagne, dans la Bretagne
insulaire, tous les rois, tous les princes, tous les chefs
des familles prépondérantes ont le glaive en main et
se livrent de meurtriers combats, à la suite desquels
l'ordre politique se transforme et les nationalités se
constituent. Est-ce le simple jeu des ambitions rivales
qui produit un si grand tumulte ? Les ambitieux sont de
tous les temps ; pour qu'il leur soit donné de changer
le monde, il faut que le monde aspire après le change-
ment. Au milieu de ces luttes affreuses, des trêves sont
conclues, des arrangements particuliers désarment les
princes ; mais alors ce sont les soldats qui se tournent
contre leurs chefs ; sur tous les points de l'ancien
empire d'Occident on voit apparaître des bandes formi-
dables, qui, sous les noms et les drapeaux les plus
divers, menacent tous les établissements de l'ancienne
société, et ruinent ceux .qu'elles rencontrent sur leur
passage avec une fureur que rien ne semble pouvoir
satisfaire. Des prophètes assurent que la fin des temps
est venue ; quelques hommes plus calmes et plus sages
croient qu'il est utile d'offrir un aliment à cette activité
délirante, et, par leurs conseils, les papes et les rois
font prêcher des croisades. Aussitôt l'Europe se préci-
pite sur l'Asie. « Les croisades, » a dit une femme peu
romanesque, à l'ordinaire très-sensée, mais qui savait
mal l'histoire, « les croisades me paraissent aussi
<( extravagantes que le roman d'Amadis, et cette pas-
« sion pour recouvrer les lieux saints la plus plate
« entreprise qui put jamais passer par la tête (1). »
Ces croisades, quand on les juge sans avoir égard aux
circonstances, doivent, en effet, paraître aussi folles
qu'elles ont été désastreuses ; mais, puisqu'il fallait un
(1) Lettres de Mme Du Dcffand ; édit. Lescure, t. II, p. 122.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 11
champ do combat à des masses avides de combattre,
puisqu'il leur fallait des villes à piller, à dévaster, ne
fut-il pas prudent de les envoyer aux plaines de l'Asie,
de l'Afrique, assignées pour théâtre à leur démence
ravageuse et sanguinaire ?
Eh bien ! c'est durant cette crise sociale, durant ces
guerres civiles, étrangères, que se produisent les plus
grands artistes, les plus grands docteurs du moyen-
âge. Partout s'élèvent de gigantesques cathédrales,
construites selon les règles d'un art nouveau. Les
écoliers affluent de toutes parts, en si grand nombre,
aux lieux où se distribue la science, que les écoles
deviennent des villes. On voit fonder presque dans le
même temps, après l'université de Paris, celles
d'Orléans, de Bourges, de Toulouse, de Montpellier.
Les papes, les rois les protègent, les dotent de privi-
lèges, de revenus considérables. Contre l'université
de Paris, la plus glorieuse de toutes, de nouveaux
ordres religieux, plus lettrés que les anciens, s'effor-
cent d'organiser une redoutable concurrence. Mais, si
de là viennent de fâcheuses querelles, le bon effet de
cette rivalité sera de stimuler le zèle des maîtres et de
leurs _élèves. La Sorbonne est instituée et bientôt sont
ouverts d'autres collèges semblables, asiles offerts
aux pauvres écoliers par la charité des riches prélats.
Fière de présider à la distribution de la science,
l'Église se laisse volontiers persuader qu'elle n'a plus
à la redouter. Enfin elle a trouvé, dit-elle, le moyen
d'accorder la raison et la foi. A la foi de commander,
à la raison d'obéir. Gela convenu, l'entente devient
facile ; tout subalterne est-il nécessairement un insou-
mis ? Les mystiques ont eu le tort de contester â la
raison qu'elle soit propre à rendre des services ; on
[2 HISTOIRE
déclare, on proclame que les mystiques se sont trom-
pés, que la raison peut très utilement servir la foi, et,
cette déclaration faite, on se persuade que la raison et
la foi sont décidément réconciliées. C'est une illusion ;
on ne peut faire la paix entre la raison et la foi qu'en
attribuant à chacune d'elles un domaine particulier,
fermé par d'infranchissables barrières. Mais, à la
faveur de cette illusion, la raison voit, du moins,
reconnaître quelques-uns de ses droits. L'Église en-
courage l'étude ; l'école rend à l'Église de très humbles
hommages. Les papes applaudissent, et chaque jour la
liberté gagne du terrain.
Comme on l'a remarqué, la philosophie fut, au XIIIe
siècle, la science qui remplit le rôle principal parmi
les autres sciences d'origine profane. C'est une juste
remarque, qui sera confirmée par beaucoup de preuves.
Voici donc le caractère particulier du XIIIe siècle en
ce qui regarde la direction des études et l'éducation
des esprits : il est philosophe, il est même, à propre-
ment parler, idéologue ; sa méthode inquisitive est la
spéculation, sa méthode démonstrative est l'argumen-
tation, et dans l'usage qu'il a fait de l'une et de l'autre
il n'a pas encore été surpassé. C'est pourquoi l'ère
vraiment glorieuse de l'enseignement scolastique
commence et finit avec le XIIIe siècle.
Quoique la philosophie soit, dans l'ordre logi-
que, la première des sciences morales, elle aurait pu
n'être pas cultivée la première après les temps de
barbarie. Mais comme elle eut cet avantage, il lui
fut ainsi donné de contribuer à la restauration pos-
térieure des autres sciences et de leur imposer ses
méthodes avec ses principes ; ce qui suffit pour les
maintenir sous son autorité quand elle ne fut plus
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 18
elle-même l'objet de si fervents hommages. C'est ce
qu'on vit au XIVe siècle. Le XIV0 siècle, qui s'ouvre
par les débats de Philippe-le-Bel et de Boniface VIII,
n'a pas le goût des inductions métaphysiques ; il a celui
des déductions pratiques ; les sciences qu'il préfère
étudier sont la physique, qui commence à devenir
expérimentale, la morale, la politique, le droit
canonique et le droit civil. Il est encore un grand siè-
cle, puisqu'il doit faire, avec beaucoup de ruines, beau-
coup de constructions nouvelles ; cependant il occu-
pera, dans cette histoire, la moindre place, n'ayant
pas été fécond en philosophes remuants etrenommés.
Nous ne disons pas qu'il ait tout à fait négligé la philo-
sophie. C'est une injure qui ne peut lui venir de nous.
Bien au contraire, nous professons une vive estime
pour sa philsophie nullement téméraire, nullement
bruyante, très circonspecte et très sensée. Mais les
foules ne se forment pas autour des sages. C'est pour-
quoi Guillaume d'Ockam eut moins de disciples que
Duns Scot.
Nous abrégeons ce discours préliminaire, avec le
désir de commencer au plus tôt le récit des grandes
luttes dont l'école fut le théâtre durant ces deux
siècles si différents l'un de l'autre. Nous ne pouvons
toutefois entrer en matière sans faire d'abord connaître
comment eut lieu la restauration de ces études pro-
fanes, que nous avons précédemment laissées en
pleine décadence et dans un complet discrédit.
La première impulsion vers ces études avait été
donnée par quelques livres d'Aristote, traduits et com-
mentés par le latin Boëce. La seconde le fut par d'autres
livres du même philosophe, commentés par les Grecs
d'Alexandrie et leurs disciples juifs ou musulmans.
14 HISTOIRE
Assurément nous ne sommes pas de ceux auxquels
il plaît d'amoindrir les grands événements en leur
assignant les plus petites causes. Oui, toutes les mani-
festations de l'intelligence humaine se succèdent dans
un ordre qu'on peut appeler, au gré des systèmes, fatal
ou divin. Si l'on n'a pas une notion assez claire de cet
ordre pour prévoir sûrement les choses qui doivent
être, on se persuade et l'on démontre qu'il existe en
constatant le régulier enchaînement des choses qui
ont été. Le cas fortuit joue, sur la scène de ce monde,
un rôle vraiment secondaire. Attribuer au cas fortuit
toutes les révolutions imprévues, c'est donc imputer à
la cause accidentelle ce qui vient de la cause nécessi-
tante. La cause nécessitante est le fait du dedans, qui se
produit, au cours des temps, selon la loi qui régit nos
destinées ; la cause accidentelle est le fait du dehors
par qui cette loi se révèle. Ainsi nous croyons ferme-
ment que, malgré tous les anathèmes de l'Église contre
la philosophie et les philosophes, la raison, dont le
propre est de raisonner, aurait toujours fini par faire
prévaloir ses droits méconnus ; mais il nous est,
d'autre part, clairement prouvé que la lecture
de la Physique, de la Métaphysique, du Traité de
l'âme et des commentaires joints à ces livres par quel-
ques théologiens musulmans fut, vers la fin du XIIe
siècle, la raison contingente de cette révolte néces-
saire, dont l'éclat aurait pu tarder et résulter d'un
autre accident.
CHAPITRE II
Philosophie des Arabes et des Juifs.
Les Arabes étaient alors très supérieurs aux Latins
dans toutes les sciences qu'on appelle justement libé-
rales. Moins barbares à l'origine que les hommes du
nord, ils s'étaient plus facilement et plus tôt civilisés
au contact des populations par eux vaincues. Un de
leurs anciens califes, Omar Ibn al-Khattab, a bien, il
est vrai, quelques traits de ressemblance avec notre
Clovis. On rapporte que les Arabes, ayant conquis la
Perse, trouvèrent dans ce beau pays un grand nombre
de livres, et que le chef de l'expédition ayant fait de-
mander au calife Omar s'il convenait de les distribuer,
comme le reste du butin, aux vrais croyants, celui-ci
répondit : « Non, jette à l'eau tous ces livres. S'ils
« renferment ce qui peut guider vers la vérité, nous
« avons reçu de Dieu, pour nous y conduire, un guide
« bien meilleur. S'ils renferment des tromperies, nous
« en serons heureusement débarrassés (1). » Mais plus
tard, quand, après avoir soumis tant de peuples, ces
nomades devinrent sédentaires, ils montrèrent une
égale aptitude pour les lettres, les sciences et les arts.
(1) Prolégomènes dlbn-Khaldoun, dans les Notices et extr. des Man.,
t. XXI, prem. part., p. 125.
16 HISTOIRE
L'étude de la philosophie commença chez les Arabes
vers l'époque où la dynastie des Ommiades fut rempla-
cée par celle des Abacides. Les Abacides avaient fait un
long séjour dans le Khorasan, au milieu de populations
dont les mœurs étaient douces et l'esprit cultivé. Ils re-
vinrent dans leur pays avec le dessein des réformes
qui, dans la suite, furent entreprises par AhouDjafer
el-Mansour. Appelés par ce calife dans les écoles
récemment ouvertes, ces maîtres futurs de l'Europe
chrétienne firent, dit-on, leur premier apprentissage
sous la discipline de quelques juifs et même de quel-
ques païens, venus de Syrie, qui leur transmirent
d'abord des notions assez étendues sur l'arithmétique,
l'astronomie, la physique et la médecine des Grecs.
Ils furent ainsi conduits des sciences physiques aux
sciences morales. Comme on peut le supposer, Galien,
qui parle souvent de Platon et d'Aristote, dut leur
inspirer le désir de mieux connaître ces philosophes
de si grand renom. La plupart des ouvrages d'Aristote,
dont on avait depuis longtemps un texte syriaque,
furent alors traduits du syriaque en arabe. Les pre-
mières de ces versions arabes sont attribuées à un
certain Jean Ibn-al-Batrik, contemporain du calife Al-
Mamoun (1) qui régna de l'année 813 à Tannée 833. Il
s'établit ensuite à Bagdad, en d'autres villes, des col-
lèges d'interprètes. Au temps d'Al-Motawakkel, Ho-
naïn ben-Ishak, que nous appelons Johaniiitius, mé-
decin nestorien de Bagdad, son fils Ishak ben-Honaïn,
et son neveu, Hobeish el-Asam, traduisirent en arabe
les principaux ouvrages d'Aristote, de Thémiste, de
Porphyre, d'Ammonius, d'Alexandre d'Aphrodisias,
(1) E. Renan, De philosophia peripatelica apud Syros, p. 57.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 17
et, dit-on, outre quelques dialogues de Platon, les
petits traités de Proclus (1).
Les Syriens d'Édesse et les Arabes de Bagdad
étaient donc, au VIIIe, au IXe siècle de notre ère, avec
les Scots d'Hibernie, les derniers représentants, les
derniers conservateurs de la philosophie hellénique.
Très excité chez les Arabes par les encouragements
des califes, le goût des études gagna rapidement
l'Afrique et l'Espagne. Nous voyons en Espagne, au
Xe siècle, le calife Hakem II s'employer de tous ses
efforts, et avec le plus grand succès, à faire venir de
l'Orient des livres, des maîtres, et à créer des écoles.
«Son palais, dit M. Renan, devint un atelier, où l'on
« ne rencontrait que copistes, relieurs, enlumineurs.
« Le catalogue de sa bibliothèque formait quarante
« volumes, et encore n'y trouvait-on que le titre et
« la description sommaire dulivre. Quelques écrivains
« racontent que le nombre des volumes montait jus-
« qu'à quatre cent mille, et que, pour les transporter
« d'un local à un autre, il ne fallait pas moins de six
« mois (2). » Le récit de ces écrivains n'est pas assu-
rément digne de toute confiance ; ils doivent ajouter
beaucoup à la vérité : on peut néanmoins admettre
qu'aucun des livres alors connus ne manquait dans la
bibliothèque du calife Hakem II. Ajoutons que les
principaux de la nation suivirent son exemple. Ces
magnifiques seigneurs faisant partout rechercher les
beaux livres, l'Andalousie fut le bazar où, de toutes
les régions du monde, les marchands juifs, arabes,
(1) Brucker, Hist. crit. phih, t. III. — Araable Jourdain, Recherches
critiq., p. 78 et suiv. — Munk, Diclionn. des Sciences philos., au mot
Arabes. — Ern. Renan, De philos, perip. apud Syros, p. 58. — Ch. Jour-
dain, Philos, de saint Thomas, t. L, p. 22.
(2) Ern. Renan, Averroès, p. 3.
T. I. 2
18 HISTOIRE
vinrent apporter et vendre à grand prix les monu-
ments, les débris conservés de la littérature, de la
philosophie profanes. Dans les académies de Cordoue,
de Séville, de Grenade, de Tolède, de Valence, de
Jaën, de Malaga, de Murcie, une nombreuse jeunesse
entourait d'habiles interprètes de ces textes savants.
. Nous dirons plus loin comment la Physique, la Mé-
taphysique et tant d'autres livres d'Aristote passèrent
de leurs mains aux mains de nos docteurs. Nous avons
présentement à faire connaître les opinions diverses
que professèrent, dans leurs écoles d'Orient et d'Occi-
dent, les plus célèbres de ces interprètes, de ces am-
plificateurs arabes et juifs. Nos régents de Paris
ayant reçu par leur entremise des textes peu fidèles et
commentés avec la plus grande liberté, l'influence de
ces libres commentaires n'a pu manquer d'être consi-
dérable sur des esprits naïvement avides de toute
science. On ne conteste pas, assurément, que les
ouvrages authentiques d'Aristote soient composés
avec beaucoup de méthode ; on se permet néanmoins
de faire remarquer qu'il n'est pas toujours facile de le
comprendre. Saphraseest courte, simple, sans images,
sans vains ornements ; mais il s'exprime sur les ques-
tions graves, sur ce qu'on appelle le fond des choses,
avec une prudence vraiment trop discrète. C'est pour-
quoi l'on a mis à son compte, dès les temps anciens,
les systèmes les plus différents. Ce manque d'accord
ayant toujours existé, même parmi les plus respec-
tueux disciples d'Aristote, nos docteurs du moyen-âge
n'ont fait que continuer de vieilles disputes. Ainsi, l'on
jugerait très mal saint Thomas et Duns Scot, on les
croirait plus inventifs ou plus téméraires qu'ils ne l'ont
été, si l'on ignorait comment Avicenne, Algazel, Aver-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 19
roès leur ont exposé la doctrine d'Aristote sur les
points capitaux de la philosophie. C'est donc pour nous
une obligation de dire d'abord quels furent les senti-
ments communs ou particuliers de ces chefs d'école,
pour indiquer déjà quelle part d'honneur ou de respon-
sabilité leur appartient dans les thèses différentes qui
doivent renouveler de si vifs débats.
Les Arabes nous désignent comme un de leurs plus
anciens philosophes Abou-Jousouf Jaacoub ben-Ishâk
Al-Kendi, contemporain du calife Al-Mansmoun. Ce
laborieux écrivain avait composé deux cents volumes,
ou plutôt deux cents traités sur un nombre à peu près
égal de questions philosophiques. Le catalogue de ces
nombreux écrits est dans la Bibliothèque arabique-
espagnole de Casiri. On y rencontre divers commen-
taires sur Aristote, et c'est principalement à ces
commentaires qu'il dut sa grande renommée. Cepen-
dant ils étaient beaucoup moins lus dans les écoles
d'Espagne, à la fin du XIIe siècle, qu'ils ne l'avaient
été, dans le IXe, à l'école de Bagdad. Ils ne furent donc
pas traduits en latin à l'usage de nos docteurs. Nos
docteurs ne connurent, sous le nom d' Al-Kendi, que
des traités originaux sur les facultés de l'entendement,
la raison, le sommeil et le rêve et sur diverses ques-
tions d'arithmétique et d'astronomie. Mais, disons-le
déjà, ce furent les imprudents qui citèrent ces traités
sans faire aucune réserve. Les cauteleux ne tardèrent
pas aies dénoncer comme farcis des plus dangereuses
maximes. Voici l'opinion de ceux-ci, très nettement
exprimée dans un petit livre du XIIF siècle, qui a pour
titre Tractatus de erroribus philosophorum. Tout le
dixième chapitre de ce livre concerne Al-Kendi. C'est
un savant homme, très digne d'estime, mais qu'il faut
20 HISTOIRE
lire avec méfiance, car il s'est bien souvent trompé.
Il y a, dit l'auteur du petit livre, beaucoup d'erreurs
dans le traité d'Al-Kendi qui est intitulé Théorie des
arts magiques. Il se trompe lorsqu'il émet sans con-
tradiction cette doctrine, que les événements terres-
tres dépendent de la situation des astres... Il se
trompe encore en croyant que les effets de toutes
les causes qui sont en ce monde s'étendent à tous
les individus ; il s'ensuivrait, en effet, que toute
cause, et même toute cause créée, aurait un pouvoir
infini, et que le pouvoir de chaque cause s'étendrait
à tous ses effets... Une autre de ses erreurs consiste
à prétendre qu'il suffit de bien connaître une des
< choses qui subsistent en ce monde, pour avoir une
claire notion de ce monde tout entier ; c'est ce qu'il
< dit dans son chapitre sur les rayons des étoiles, as-
surant que la connaissance parfaite d'un seul indi-
< vidude ce monde nous offre, comme dans un mi-
< roir, toute la représentation de l'harmonie cé-
( leste.... Enfin, il se trompe en ce qui regarde les
< attributs divins, disant qu'on les donne abusivement
< à Dieu, et que ces noms de créateur, de premier
c principe, de Dieu des dieux ne conviennent pas au
< Dieu inconnu. En effet, à son avis, toutes ces perfec-
tions qui se disent de Dieu ne font aucunement
connaître ce qu'il est en vérité (1).» Ce n'est là qu'un
(1) « Alhundus, in libro de Tlieorica artium magicarum, multos errores
protulit. Erravit enim quia simpliciter et sine contradictione asseruit fulura
pendere ex conditione supercœlestium corporum... Ulterius erravit quia
credidit eiïeclum omnium causarum mundalium perlingere ad quodlibet
individuum ; ex quo sequitur omnem causam etiam creatam quodammodo
infinitam habere virlutem, ex quo virtus eujuslibet causœ ad omnem effec-
tum attingit... Ulterius ineidit in alium errorem, quod, qualibet re hujus
mundi plene cognita, plene totius mundi baberetur notitia; et hoc est quod
ait in capitulo de radiis stellarum, quod unius individui hujus mundi con-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 21
extrait de l'acte d'accusation dressé par nos ortho-
doxes contre le philosophe Al-Kendi ; mais cet extrait
peut nous suffire, puisqu'il nous apprend dans quel
esprit le premier-né des philosophes arabes avait
commenté les livres d'Aristote. Des conclusions que
l'on vient de nous dénoncer comme autant d'erreurs,
une seule, la dernière, peut être à bon droit considérée
comme péripatéticienne. Dès le VIIIe siècle de l'ère
chrétienne, Wâcil-ibn-Ata, l'illustre chef de la secte
des Motazales, ou dissidents, avait ainsi prétendu que
l'essence divine ne saurait être proprement qualifiée ;
que Dieu, n'étant le sujet d'aucun accident, n'a pas
d'attributs positifs et réels (1). On peut donc croire que
les Motazales avaient convaincu sur ce point de doc-
trine le sage et savant Al-Kendi. Il n'est pas toutefois
impossible qu'il ait tiré des écrits d'Aristote cette juste
critique des attributs divins. Quoi qu'il en soit, ses
autres opinions sont toutes imputables à la gnose
alexandrine ; Aristote n'y est pour rien. En rappro-
chant et mêlant ces thèses d'origine diverse, Al-Kendi
se proposait peut-être de concilier la religion et la
philosophie. Si ce fut son dessein, il y échoua. Re-
poussé par les théologiens rigides, il eut, du moins,
l'honneur de fonder une école de philosophes ; mais
cette école n'eut pas une doctrine bien réglée. On y
avait pour loi de raisonner comme Aristote, et l'on y
rêvait comme Platon. L'influence d' Al-Kendi et de ses
ditio plene cognita tanquam per spéculum cœlestis harmonise conditionem
totam représentât... Ulterius erravit circa divina attributa, credens talia
Deo competere abusive, nolens Deum incognitum dici creatorem et princi-
pium primum et dominum deorum ; voluit enim quod perfectiones de Deo
dictœ nihil dicunt positive de Deo. > Tractatus de erroribus pldlosopho-
rum ; Mari. lat. de la Biblioth. nat., num. 16/195.
(1) Munk, note sur le ch. lxxi de la prem. partie du Guide des
effarés ; t. I, p. 837.
22 HISTOIRE
disciples fut chez nous, au XIIIe siècle, évidemment
fâcheuse. En effet, parmi les erreurs qui lui sont attri-
buées, et qui sont de vraies erreurs selon la saine
philosophie et selon la saine religion, quelques-unes
ont été reproduites, dans nos écoles même, par des
théologiens de grande renommée. L'imprudence fut,
au moyen-âge, souvent censurée ; on constate néan-
moins que les maîtres les plus applaudis n'ont pas tou-
jours été les plus prudents.
Les travaux d'Al-Kendi sur la philosophie d'Aristote
furent continués par Hassan ben-Sawâr, dont les écrits
sont rarement cités, s'ils le sont quelquefois, par nos
docteurs du XIIIe siècle. Ils citent souvent, au con-
traire, avec le plus grand respect, Abou-Naçr Moha-
med ben-Mohamed ben-Tarkhan Al-Farabi, ainsi
nommé du lieu de sa naissance, la ville de Farab, en
Mawaralnahar. Après avoir étudié la doctrine d'A-
ristote à l'école de Bagdad, Al-Farabi se rendit à celle
d'Harran. Il enseigna plus tard à Damas, où il mourut
l'an 950 de notre ère. Guillaume d'Auvergne, Albert le
Grand et Vincent de Beauvais se sont beaucoup servi
des commentaires d'Al-Farabi sur la Logique d'Aris-
tote. Ils avaient encore entre les mains divers ouvrages
de ce philosophe plus librement composés : une sorte
d'encyclopédie, appelée en arabe Thuçà-al-Oloum,
en latin De scientiis, et un traité De intellectu et intel-
lecto. La logique avait été l'objet principal des études
d'Al-Farabi, et, comme logicien, il ouvrit à nos docteurs
scolastiques des voies qu'Abélard n'avait pas soup-
çonnées. Si, d'ailleurs, les critiques du XIIIe siècle ne
lui reprochent pas un grand nombre d'erreurs, c'est
qu'ils l'ont imparfaitement connu. Au XIIe siècle, on
avait ignoré que Porphyre dût être compté parmi les
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 23
complices de Proclus; de même, au XIIIe, on était
loin de supposer qu'Al-Farabi passait, chez les Arabes,
pour le précurseur d'Averroès. Il est vrai que, sur un
point important, le maître et le disciple ne s'accordent
guère. Al-Farabi n'a certes pas admis l'unité substan-
tielle des âmes, après avoir judicieusement remarqué,
bien avant Pomponace, que, suivant les principes de
l'école péripatéticienne, on ne prouve pas même que
les âmes subsistent séparées des corps.
Après Al-Farabi se place Avicenne, qu'il faut nom-
mer Abou-Ali-Al-Hocëin-Ibn-Sina, né, en l'année 980,
à Afchénah, bourg aux portes de Chyraz. Il étudia
d'abord la philosophie àBokhara, sous Abu-Abdallah,
et fut ensuite envoyé par son père à Bagdad. Il eut
bientôt acquis la renommée d'un sage, d'un homme
versé dans toutes les sciences, et, comme il était
d'ailleurs d'une famille honorée de.l'estime du peuple
et du prince, il allait être appelé à remplir les prin-
cipales charges de l'état, quand la disgrâce des Sama-
nides, ses protecteurs, le contraignit à chercher un
asile près du roi de Kharizm. Ici commence, pour le
jeune Ibn-Sina, l'existence la plus tourmentée. Il erre
de ville en ville, et, partout où la fortune porte ses pas,
il est appelé dans les palais et recherché par les prin-
ces, ou poursuivi comme criminel et jeté dans les pri-
sons. Nous ne pouvons raconter ici toutes ses aven-
tures, qu'on pourrait croire empruntées à quelques-
unes des mille fables recueillies par Galland. Il est, du
moins, certain que, durant le cours de cette vie si
féconde en incidents variés, Avicenne employa ses
loisirs aux travaux qu'on appelle à bon droit les
travaux de l'esprit, s'appliquant à la fois à toutes les
sciences et composant de nombreux et volumineux
24 HISTOIRE
ouvrages qui ont joui longtemps d'un immense
crédit.
On avait en France, dès la fin du XIIe siècle, à peu
près toutes les œuvres médicales et philosophiques
d'Avicenne qui furent éditées à Venise, vers la fin du
XVe , par quelques chanoines réguliers de Saint-
Augustin, sous ce titre : Avicennœ, peripatetici phi-
losophi ac medicorum facile prineipis, Opéra in
lucem redacta, Venise, 1495, in-fol. Leur succès fut
si grand dans nos écoles, que Bruclœr a pu dire sans
exagération : Usque ad renatas Miteras non inter
Arabes modo, verum etiam inter christianos, domina-
tus est Avicenna, tantwn non solus (1). Nous devons
donc rechercher dans quel esprit Avicenne avait soit
commenté, soit abrégé les livres d'Aristote. Quand
nous l'aurons appris, nous pourrons apprécier ce que
lui doivent plusieurs de nos éminents scolastiques.
En logique, Avicenne suit Al-Farabi; il ne prétend
rien ajouter à XOrganon et se contente d'en repro-
duire toutes les définitions. En physique, il est un
peu plus novateur, et voici les hérésies que lui repro-
che l'auteur déjà cité du Tractatus de errorïbus
philosophorum : « Avicenne, dit-il, s'est trompé ou
» paraît s'être trompé, lorsque, dans le troisième
» traité de sa Métaphysique, au chapitre qui concerne
» la division de la substance corporelle, il n'attribue
» qu'une forme au composé, soutenant que rien du
» dehors ne vient spécifier la forme du genre ; d'où il
» suit que la forme de l'espèce n'est pas quelque
» essence autre que l'essence de la forme du genre.
» Il s'est, de plus, trompé en supposant l'éternité du
» mouvement... Une autre de ses erreurs a été de pré-
Ci) Histor. ait. phil,, t. III, p. 88.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 25
» tendre que rien de muable ne peut procéder immé-
» diatement d'un Dieu immuable... Une autre a été
» d'admettre l'éternité du temps... Il a faussement
» encore exposé comment les choses sont émanées du
» premier principe; car non-seulement il a dit que
» cette émanation ne s'est pas faite dans le temps , il a
» dit encore que toute chose immédiatement émanée
» du premier principe est numériquement une, comme
» l'intelligence première (1). » Ainsi l'une des erreurs
d'Avicenne est, dit-on, de n'avoir pas admis la plu-
ralité des formes. Ce grief nous apprend à quelle école
appartient l'auteur du réquisitoire. Tous les nominalis-
tes répéteront, après Aristote, après Avicenne, que la
forme substantielle mérite seule le nom d'essence, et
rejetteront d'une seule voix la thèse réaliste, qui con-
siste à supposer, dans la nature, autant d'essences et
de formes que l'esprit conçoit de genres, d'espèces et
de modalités prédicamentales. Passons donc rapide-
ment sur le premier chef d'accusation. Les autres sont
plus graves.
Pour ce qui regarde le second, il semble dès l'abord
ne pas concerner moins Aristote qu'Avicenne. La con-
(I) Avicenna erravit, vel errasse videtur, ponens unam formam in com-
posite», ut patet ex tertio tractatu Metaphysicœ sua?, capilulo de divisione
substantiœ corporeœ, ubi vult quod forma generis non specificetur per ali-
quid extrinsecum ; per quod invenitur quod forma speciei non sit aliqua
essentia prêeter essentiam formœ genevis. Ulterius erravit in ponendo œler-
nitatem motus : posuit enim motum aîternum esse, unde ait in nono Meta-
physicœ suœ, capitulo de proprietate activa primi principii..., motum non
fieri postquam non fuit, nisi per aliquid quod erat, et in quod erat non
cœpit fieri nisi per motum contingentem illum alium motum... Ulterius
voluil quod a Deo invariabili nihil variabile immédiate progredi poterat...
Ulterius erravit quia posuit aetemitatem temporis.... Ulterius erravit de
exitu rerum a primo principio ; nam non solum posuit producta a primo
processisse ab eo ab aeterno, sed etiam voluit quod a primo non procedit
immédiate nisi unum numéro, ut intelligentia prima... Tractalus de
erroribus philos.; n° 16,195 de la Bibliotb. nation.
26 HISTOIRE
tinuité, l'éternité du mouvement, c'est, en effet, un des
principes de la physique péripatéticienne. Mais ce
n'est pas ce principe qui révolte le plus notre censeur
orthodoxe ; c'est toute la série des conséquences qu'on
en tire. Al-Farabi et plus tard Avicenne, séduits,
égarés parles chimères de Jamblique, de Proclus, ont
très-librement discouru sur les données de la Phy-
sique ; dans les explications qu'il fournit touchant la
génération des choses, Avicenne met beaucoup du
sien au compte d'Aristote. C'est une remarque déjà
faite par Averroès (1) ; et elle est fondée, bien qu'Aver-
roès n'ait pas le droit de reprocher aux autres ce
défaut de fidélité. La thèse d' Avicenne est donc que
l'éternel, l'immuable, ne peut immédiatement produire
ce qui s'altère sans cesse, ce qui naît pour mourir, et,
afin d'expliquer comment de tels effets dérivent néan-
moins d'une telle cause, il suppose des sphères en
nombre infini, qui, procédant les unes des autres, vont
du premier moteur immobile au plus infime des êtres
animés. Le premier moteur communique le mouvement
à son propre tourbillon ; celui-ci meut le tourbillon
inférieur, lequel en meut un autre, et ainsi de suite,
de telle sorte que l'effet instantané de ces impulsions
successives a toujours été la création d'une sphère
nouvelle. Mais, comme l'impulsion donnée par le pre-
mier moteur a beaucoup perdu de son énergie lorsque
les dernières sphères sortent du néant, les individus
qui les habitent ne possèdent plus la vie au même
degré que les substances des sphères supérieures ;
c'est pour cela qu'ils s'altèrent si vite, tandis que les
premiers-nés du suprême moteur sont éternels comme
(1) Munk, Mél. de phil. juive, p. 360.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 27
lui. On voit que tout cet échafaudage cosmogonique a
pour assises une thèse alcxandrine, la thèse de l'éma-
nation. Elle sera plus d'une fois reproduite dans le
XIIIe siècle, sous le nom d'Aristote.
Voici maintenant ce qu'il y a de plus original dans
la métaphysique d'Avicenne. Au livre III du Traité de
l'àme (1), Aristote distingue, en des termes qui ne sont
pas d'une clarté suffisante, ces deux modes différents
de l'intelligence, le mode actif et le mode passif.
L'obscurité de ce passage a fort agité l'esprit des
commentateurs. Aristote s'étant servi de ces mots
« l'intelligence séparée,» c'est-à-dire, comme il semble,
séparée du monde, séparée des corps, pour qualifier
le principe actif par excellence, la plupart des
commentateurs grecs ou arabes ont ensuite recherché
l'essence même de ce principe externe, qui, pénétrant
soit par infusion, soit par irradiation, dans l'entende-
ment passif, l'entendement humain, l'éveille, le vivifie,
le fait agir, ou, comme on dit, l'actualise. Les uns ont
défini ce principe Dieu lui-même. Les autres l'ont défini
l'àme universelle, émanée de Dieu, l'âme du monde,
subsistant hors du monde. Cette dernière définition,
à laquelle Averroès doit donner les développements
que nous ferons connaître, se retrouve en germe chez
Avicenne ; mais Avicenne, hàtons-nous de le dire,
reste bien en arrière des fictions averroïstes. Il se
contente, en effet, de soutenir que l'intellect est, en
acte final, une substance pure de tout mélange, une
forme substantiellement assistante, qui meut et déter-
mine la matière sans recevoir d'elle aucune détermi-
nation. Cela peut être assurément considéré comme
portant quelque atteinte à la notion de la personnalité
[D Ghap. v.
28 HISTOIRE
humaine ; il demeure toutefois établi, clans ce sys-
tème, que chaque individu possède un intellect qui
n'est pas celui d'un autre individu et n'est pas davan-
tage l'intellect commun. Ce n'est là ni le texte, ni l'es-
prit d'Aristote ; c'est une paraphrase du Traité de
l'âme faite par un lointain disciple de Zoroastre.
Cependant, que l'on y prenne garde, de même que, dans
sa physique, Avicenne a protesté contre la thèse des
natures universelles, de même, dans sa métaphysique,
il repousse la thèse de l'âme commune. Voilà des
réserves péripatéticiennes. Mais est-ce bien là toute la
métaphysique d' Avicenne ? Interrogeons encore notre
censeur anonyme : Ulterius erravit (Avicenna) quod
ex hoc processit in errorem ut diceret animas cœ-
lesles produci ab inlelligentiis, sive ab angelis, et
unamintelligentiam prodùei ab alla... Ulterius ani-
mas nosiras posuit esse productas ab ultima intelli-
gentia, a qua dependet gubernatio animarum nostra-
rum et per consequens beatiludo nostra.... Ulterius
erravit, volens intelligenliis non posse (esse) aliquid
mail, contradicente Scriptura quod in angelis suis
reperit pravitatem... Ulterius erravit circa cogni-
lionem divinam, volens eam non posse cognoscere
singularia in propria forma, ut patet ex quarto Meta-
physicœ suce, capitulo ultimo. Ulterius erravit circa
divina attributa, volens quod scientia Dei et aliœ
perfecliones ejus non dicunt aliquid positive in ipso,
sed solum dicta suntper remotionem, quod est contra
viam sanctorum... Pour être, selon nos orthodoxes,
des erreurs théologiques, toutes ces assertions ne
sont pas des erreurs philosophiques. Quoi qu'il en soit,
le désaccord qui vient d'être signalé, sur des points
importants, entre la doctrine de l'Église et la meta-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASïIQUE 29
physique d'Avicenne, jettera plus d'une fois nos doc-
teurs scolastiques en de grandes perplexités. A bon
droit, en effet, Albert-le-Grand et saint Thomas fai-
saient grand état de son autorité, le trouvant à l'ordi-
naire un judicieux et sincère interprète. C'était bien
le juger. Il n'y a pas un théologien arabe ou juif
qui n'ait produit, sous le nom d'Aristote, quelque opi-
nion très-peu conforme à la doctrine de ce philosophe,
et celui qui paraît avoir le moins souvent commis ce
péché, c'est Avicenne. Un de ses plus durs censeurs,
Algazel, l'a lui-même reconnu : « Avicenne fut, dit-il,
« un payen, un infidèle ; mais nul n'a mieux exposé la
« doctrine d'Aristote (1). » Cela tient à ce qu'il accepte
franchement, sans aucune réserve, la définition de la
substance qui se lit au premier chapitre des Caté-
gories. Cette définition ne supporte pas, en effet, de
grands écarts ; quand on va s'éloigner de la vérité,
elle y ramène.
Avicenne mourait en l'année 1037. Vers le même
temps, en Espagne, dans la ville de Malaga, vivait un
philosophe juif d'une audace singulière, l'auteur du
Fons vitœ, Salomon ben-Gebirol, que les Latins ap-
pellent par corruption Avicebron, ou Avicembron. On
ne trouve aucun renseignement sur ce personnage
dans l'Histoire de Brucker ni dans celle de Tenne-
mann. Il avait joui d'une grande célébrité, son nom
avait été maintes fois chargé d'anathèmes ; mais on
ne savait rien de sa vie et l'on croyait même que son
livre, si souvent cité, pour être si souvent condamné,
avait été finalement anéanti par les orthodoxes arabes,
juifs ou chrétiens. Deux textes de ce livre, l'un hébreu,
(i) Le préservatif de l'erreur, trad. par M. Barbier de Meynard, p. 26.
30 HISTOIRE
très incomplet, l'autre latin, très inexact et très boule-
versé, ont été trouvés par M. Munk, qui s'est em-
pressé de publier le texte hébreu, suivi d'une version
française (1).
La langue que parle Avicembron est celle d'Aris-
tote, et il n'y a rien de plus contraire à la doctrine
d'Aristote que celle cT Avicembron. En voici les thèses
principales.
Si notre désir le plus naturel et le plus vif est le
désir de connaître, nous ne pouvons atteindre au
terme final de toute connaissance, qui est Dieu. Mais
nous pouvons acquérir une notion quelconque de Dieu
en étudiant ses œuvres. Faisons donc diligemment
cette étude, qui doit nous initier, du moins, à quelques-
uns des secrets de Dieu.
Toute créature sortie des mains du créateur est
manifestement composée de matière et de forme. On
dit, en logique, que la constitution de l'espèce réclame,
d'une part, le genre, et, d'autre part, la différence ;
mais, suivant Avicembron, tout ce que la logique sup-
pose doit être démontré par la philosophie première et
par la philosophie naturelle, ou bien les assertions
logiques ne sont que chimères. Or, personne n'hésite
à reconnaître qu'en ajoutant la différence au genre
on a l'espèce ; cela est donc conforme à la vérité, et la
vérité, la réalité sont des termes synonymes. Mais,
qu'est-ce que le genre dans toute composition ? C'est
la matière. Qu'est-ce que la différence ? C'est la for-
me. Donc, toute chose a pour matière le genre et pour
forme la différence. Telle est la proposition fondamen-
tale du système d' Avicembron.
(1) Mélanges de philos, juive et arabe.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 31
Dans toutes les choses qui reçoivent de l'art leur
détermination suprême, on rencontre la forme artifi-
cielle et la matière : la matière, c'est-à-dire cette
pierre, cet airain, qui sont à l'égard de la forme ce que
la puissance est à l'égard de l'acte. Mais cette
pierre, cet airain, sont eux-mêmes, avant de de-
venir la table de pierre, la sphère d'airain, des corps
composés. Ils ne sont pas, en effet, par eux-mêmes ;
ils tirent leur origine des éléments. D'où il suit
que les quatre éléments, car il y en a quatre, l'eau, la
terre, l'air et le feu, sont eux-mêmes à cette pierre et
à cet airain ce que le genre est à la différence, la ma-
tière à la forme, la puissance à l'acte. En outre, les
quatre éléments diffèrent entre eux par leurs qualités,
mais ils ont quelque chose de commun, le corps ; la
terre, l'eau, l'air, le feu sont des corps. Donc le corps
est la matière des éléments, et les qualités qui les dis-
tinguent en sont les formes. Ce n'est pas tout encore.
N'y a-t-il rien au-delà de ces éléments qui sont, comme
sujets informés, les sujets premiers de toute composi-
tion terrestre ? Il y a ce qui est l'opposé de la terre,
c'est-à-dire le ciel, le corps céleste. Or, le corps céleste
a de commun avec les éléments, la corporéité, et il
diffère d'eux en ce qu'il n'est pas apte à recevoir des
qualités contraires. En conséquence, Avicembron pose
à un degré supérieur la matière du corps céleste, et il
dit que la forme céleste est à ce corps ce que l'acte est
à la puissance. Voilà donc quatre ordres décomposés:
1° cet airain, sujet de la sphère d'airain ; 2° les élé-
ments ; 3° leur sujet commun, le corps ; 4° le ciel.
Nous approchons déjà de la conclusion. Qu'est-ce
qu'un corps ? C'est une substance douée de certaines
qualités, qui ont toutes pour mesure l'étendue. Que
32 HISTOIRE
sont donc ces qualités à regard du corps ? Elles en
sont les formes, tandis que la substance est, comme
sujet de l'étendue et des autres accidents, la matière
du corps. Ainsi, la substance qui supporte les neuf
autres prédicaments est la première matière spiri-
tuelle ; et de même que la matière corporelle univer-
selle, c'est-à-dire le corps, contient à la fois la matière
du corps céleste, comme une chose supérieure qui
n'est pas apte à recevoir les qualités contraires et une
chose inférieure capable de recevoir ces qualités con-
traires, ainsi l'on discerne dans la substance ce qui ne
saurait prendre la quantité, l'étendue, c'est-à-dire la
substance séparée, et ce qui prend la quantité, c'est-à-
dire la matière corporelle des corps.
Un mot à part sur les substances séparées. Il résulte
des prémisses que ces substances sont composées de
matière et de forme. S'il leur manquait l'un de ces prin-
cipes, elles seraient ou de simples matières ou de
simples formes. Or si, par exemple, elles n'étaient que
matière, il n'y aurait qu'une substance séparée, car la
matière est une, comme genre, et le nombre ne lui
vient que de la forme. Si elles n'étaient que forme,
elles ne seraient pas susceptibles de perfection et
d'imperfection, car cette disposition naturelle n'appar-
tient qu'à la matière prise comme sujet ; or, parmi les
substances séparées, il y en a de parfaites, les anges,
et d'imparfaites, les démons. Donc, il faut reconnaître
qu'elles sont à la fois matière et forme. La substance
corporelle est, en quelque sorte, la matière de la cor-
poréité ; de même la substance spirituelle est la ma-
tière de la spiritualité. Or, selon qu'une nature parti-
cipe plus ou moins de la spiritualité, elle s'élève ou s'a-
baisse dans la hiérarchie des substances spirituelles,
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 33
de même que l'air a d'autant plus de clarté qu'il est
plus subtil (1).
Quelle que soit donc la diversité des substances
terrestres et des substances célestes, elles ont ces
deux fondements communs, la matière et la forme,
qu'elles tiennent de la matière universelle et de la
forme universelle. Ce sont les deux principes de toute
génération. Mais si chacun de ces deux principes sub-
siste en lui-même, par lui-même, à l'état universel
dans les choses supérieures, à l'état individuel dans
les choses du degré subalterne, la ^conclusion d'Avi-
cembron sera non pas l'unité, mais la dualité. Voilà ce
que n'avaient pas fait prévoir les explications déjà don-
nées. Mais notre docteur achèvera l'exposition de son
système en disant que la forme universelle réside
dans la matière universelle, comme les surfaces ré-
sident dans les corps solides. Ainsi sera démontrée
la coexistence réelle de tout ce qui est. En d'autres
termes , l'être au premier degré , c'est l'être qui
comprend tout, Dieu, les substances séparées et les
substances incorporées ; au second degré de l'être
sont les principes nécessaires, la matière en soi,
la forme en soi ; au troisième, les individus cé-
lestes ou terrestres , qui étaient auparavant , au
sein de leurs principes, en puissance de devenir.
Donc, le dernier mot de tout le système d'Avicem-
bron est l'unité de substance, et la substance une
d'Avicembron est la matière apte à recevoir toutes les
formes, toutes les qualités, tous les accidents. Aristote
avait ainsi raisonné sur la thèse de Parménide : « Si
« l'être en soi et l'unité en soi sont quelque chose, il
« nous sera bien difficile de concevoir comment il y
(i) S. Thomas, De substantiis separatis, oap. v.
T. I. 3
34 HISTOIRE
« aura quelque autre chose en dehors de l'unité et de
« l'être, c'est-à-dire comment il y aura plus d'un être,
« puisque ce qui est autre chose que l'être n'est pas.
« Il s'ensuit nécessairement que tous les êtres se ré-
« duisent à un, et que l'unité c'est l'être (1). » C'est le
raisonnement de saint Thomas sur la thèse d'Avicem-
bron. Il était permis à saint Thomas d'appliquer à
l'auteur du Fons vitœ tout ce qu'Aristote dit de Par-
ménide ; Avicembron doit être, en effet, compté parmi
les panthéistes les plus sincères et les plus résolus.
Quelques mots sur Algazel. Né à Tous, dans le Kho-
razan, Tan 1038 de Jésus-Christ, Abou-Hamed-Moham-
med-ibn-Mohammed-Gazalli fit aussi profession d'en-
seigner la pure doctrine d'Aristote ; cependant il en
vint, comme philosophe, au scepticisme le plus réso-
lu, et, comme théologien, au mysticisme le plus en-
thousiaste, celui des soufis. Nous ne disons pas que
cela soit contradictoire ; la raison mise en déroute, la
foi s'enivre de sa victoire et finit par tout se permettre.
Les Arabes ont eux-mêmes appelé l'école d'Algazel
celle des théologiens scolastiques. Son dessein avoué
avait été de mettre la philosophie au service de la reli-
gion. Voici les premiers mots de sa Métaphysique :
<( Ce fut l'usage parmi les philosophes de commencer
« leur enseignement par la science des choses natu-
« relies ; pour notre part, nous enseignerons d'abord
« la science des choses divines, par ce qu'elle est la
« plus nécessaire (2). » Mais si les croyants approu-
vèrent d'abord cette méthode, Algazel ne tarda pas à
leur montrer, par son exemple, qu'elle n'est pas sans
péril. Avant lui, comme l'attestent les historiens ara-
(1) Métaphysique, livr. III, ch. iv.
(2) Man. lat. delà Biblioth. nation., num. 6,443, fol. 143.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 35
bes, personne n'avait osé faire un si pernicieux mé-
lange de la théologie et de la philosophie (1). C'est
à lui que pensait Makrisi lorsqu'il disait : « Les
« doctrines des philosophes causèrent à la religion,
« chez les Musulmans, des maux plus grands qu'on ne
« peut le dire. La philosophie, encourageant l'audace
« des hérétiques, joignit à leurs impiétés un surcroît
« d'impiétés (2). » Cette réflexion d'un Arabe sur l'é-
cole arabe du Xe au XIIe siècle paraît celle d'un latin
sur l'école latine du XIIe au XIIIe. A Cordoue comme à
Bagdad, à Oxford comme à Paris, dans tous les lieux,
dans tous les temps, la même cause a produit et devait
produire le même effet.
Nous arrivons enfin aux Arabes d'Espagne. L'un des
plus cités, au XIIIe siècle, est Abou-beer-Mohammed-
ben-Jahya-ibn-Badja, que nos scolastiques appellent
Avempace. Né à Saragosse vers la fin du XIe siècle, il
commenta la Physique, les Météores, le Traité de la
génération et de la corruption et quelques-uns des
petits traités sur les animaux. Ces commentaires pa-
raissent avoir été connus dans l'école d'Albert-le-
Grand, ainsi que deux autres ouvrages du même doc-
teur, plus originaux et moins didactiques, une lettre de
départ, de congé, Epistola expedilionis, dont une
version latine a été insérée dans les Œuvres d'Aver-
roès, et un livre qui a pour titre : Du régime du soli-
taire. C'est dans ce livre, aujourd'hui perdu (3), mais
non sans espoir d'être retrouvé, qu'est exposée la thè-
se d' Avempace sur la nature des formes. Elles sont,
(1) Prolégom. cTIbn-Khatdoun ; dans les Not. et exlr., t. XXI, prem.
part., p. 61.
(2) De Sacy, Exposé de la relig. des Druses ; Introd., p. 22.
(3) M. Muuk, Dictionnaire des Sciences philosoplu, au mot Ibn*Badja.
36 HISTOIRE
dit-il, de quatre espèces : 1° Les formes des corps cé-
lestes ; 2° La forme pure de l'intellect agent, qui, né
sans aucune participation de la matière terrestre, se
porte à sa rencontre lorsqu'il attribue l'acte à l'intel-
lect possible ou patient ; 3° Les formes intelligibles,
dont le siège est l'intellect agent ; 4° Les formes intel-
lectualisées, qui, recueillies des choses par voie d'ab-
straction, résident dans l'entendement individuel (1).
Voilà tout ce qui nous importe de cette théorie, que
Gilbert de La Porrée paraît avoir soupçonnée, et que
Duns-Scot doit reproduire. Le principal titre d'Avem-
pace est, d'ailleurs, d'avoir eu pour disciple Averroès.
Averroès, que les Arabes nomment Aboul-Walid-
Mohammed-ibn-Almed-ibn-Roschd,né, dans les premiè-
res années du XIIe siècle, à Cordoue, eut une existence
très laborieuse et très agitée. Chargé de divers emplois
publics, il fut forcé de dérober à ces emplois le temps que
réclamaient ses chères études. Les Œuvres d' Averroès
ont été publiées plusieurs fois ; nous ne rappellerons
ici que l'édition de Venise, 1552, en 11 volumes in-folio.
Nos scolastiques ont-ils possédé tous les ouvrages
admis dans cet immense recueil ? On peut en douter ;
cependant on a des raisons pour croire qu'ils eurent
entre les mains tous ceux qui se rapportent à la philo-
sophie spéculative. Ce sont d'abord des commentaires
sur la Physique, la Logique, Y Ethique et le plus grand
nombre des petits traités d'Aristote ; ensuite des opus-
cules originaux dont voici les titres latins : Destructio
dëstruàtîonis pMlosopMœ Âlgùzâli, QuœsUa in libros
Logicee Aristotelis, Sermo de substantiel orbis, De ani-
mée beatitudine, Epistolei de connexione intellectus
(2) Ibid.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 37
abstracti cum homine. Les commentaires sur Aristote
sont très développés. Ce n'est pas le texte, c'est la
pensée du maître qu'interprète Averroès, et son inter-
prétation est très libre. Ses opuscules originaux sont
plus libres encore. C'est là surtout qu'il expose, en des
termes énergiquement dogmatiques, le système auquel
on a donné son nom. Quel est ce système ? M. Renan
a pris le soin d'en écrire l'histoire. Il y avait la matière
d'un travail digne d'intéresser notre curieux et savant
confrère dans les fortunes diverses d'un système si
loué, si décrié. M. Munk le résume ainsi :
« La doctrine d'Ibn-Roschd est celle d'Aristote, mo-
difiée par l'influence de certaines théories néo-pla-
toniciennes. En introduisant dans la doctrine péripa-
téticienne l'hypothèse des intelligences des sphères,
placées entre le premier moteur et le monde, et en
admettant une émanation universelle par laquelle le
mouvement se communique de proche en proche à
toutes les parties de l'univers jusqu'au monde sub-
lunaire, les philosophes arabes croyaient sans
doute faire disparaître le dualisme de la doctrine
d'Aristote, et combler l'abîme qui sépare l'énergie
pure, ou Dieu, de la matière première. Ibn-Rosch
admet ces hypothèses dans toute leur étendue. Le
ciel est considéré par lui comme un être animé et
organique, qui ne naît ni ne périt, et dont la matière
même est supérieure à celle des choses sublunaires ;
il communique à celles-ci le mouvement qui lui vient
de la cause première et du désir qui l'attire lui-même
vers le premier moteur. La matière, qui est éter-
nelle, est caractérisée par Ibn-Roschd avec plus de
précision encore qu'elle ne l'a été par Aristote : elle
est non seulement la faculté de tout devenir par la
38 HISTOIRE
forme qui vient du dehors ; mais la forme elle-même
est virtuellement dans la matière ; car si elle était
produite par la cause première, ce serait là une
création de rien, qu'Ibn-Roschd n'admet pas plus
qu'Aristote. Le lien qui rattache l'homme au ciel et
à Dieu le fait participer jusqu'à un certain point à
la science supérieure, principe de l'ordre universel ;
c'est par la science seule et non par une vide com-
templation que nous pouvons arriver à saisir l'être,
et, sous ce rapport, Ibn-Roschd est encore plus ab-
solu que son maître, et les idées morales ne
jouent dans sa doctrine qu'un rôle fort secon-
daire.
« Si la doctrine d'Ibn-Roschd, sous tous les rap-
ports, est plus ou moins conforme à celles des
autres péripatéticiens arabes, sa théorie de l'intelli-
gence a un caractère distinct, que nous devons faire
ressortir plus particulièrement... Notre philosophe
commence par rappeler la division des facultés de
l'âme et leurs rapports mutuels. Après avoir démon-
tré par divers arguments qu'il doit exister un lien
entre l'intellect séparé et l'intellect humain, comme
entre la forme et le sujet, il soutient qu'il faut que ce
soit l'intellect acquis qui perçoive l'intellect actif
universel ; car si c'était celui-ci qui perçût l'intellect
« acquis, l'intellect humain individuel, il y aurait en
lui par cette perception un accident nouveau. Or,
une substance éternelle, comme l'intellect actif uni-
< versel, ne peut être sujette à des accidents nou-
< veaux ; il faut donc que ce soit l'intellect humain qui
perçoive l'intellect universel : c'est-à-dire il faut que
l'intellect humain puisse s'élever à l'intellect univer-
sel et s'identifier en quelque sorte avec lui, tout en
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 39
« restant un être périssable. C'est que l'élément péris-
« sable (l'intellect acquis) s'efface alors ; car, au mo-
« où l'intellect acquis est attiré par l'intellect actif
« universel, il faut que celui-ci agisse sur l'homme
« d'une autre manière que la première fois, lors de la
« réunion des deux intellects ; et, lorsque l'intellect
« acquis monte, il s'efface et se perd entièrement, et
« il ne reste, pour ainsi dire, que la table rase del'in-
« tellect passif, lequel, n'étant déterminé par aucune
« forme, peut recevoir toutes les formes. Il naît alors
« en lui une seconde disposition, pour lui faire perce-
« voir l'intellect actif universel.
« Si l'on demande à Ibn-Roschd : Pourquoi tous ces
« détours ? pourquoi la première disposition, que vous
« appelez l'intellect passif ou matériel, ne se joint-elle
« pas de prime-abord à l'intellect universel ? il répon-
« dra : L'intellect actif exerce deux actions diverses
« sur l'intellect matériel. L'une a lieu tant que l'intel-
« lect matériel n'a pas perfectionné son être, tant qu'il
« n'a pas passé à l'entéléchie en recevant les formes
« intelligibles ; l'autre consiste à attirer vers luil'intel-
« lect en action ou l'intellect acquis. Or, si cette se-
« conde action pouvait s'exercer de prime-abord, l'in-
a tellect acquis n'existerait point, et cependant il est
« une condition nécessaire de notre existence intel-
« lectuelle. Il naît donc par la première action de Fin-
ce tellect actif, mais il s'efface lorsque nous devons ar-
ec river à la connaissance de l'intellect actif universel,
« car la forme plus forte fait disparaître la forme plus
« faible. C'est ainsi que la sensibilité est une condition
« essentielle de l'existence de l'imagination ; cepen-
« dant, lorsque celle-ci prend le dessus, la sensation
« disparaît, car l'imagination ne produit son effet que
40 HISTOIRE
< lorsque les sens se sont en quelque sorte effacés,
c par exemple dans les visions.
« Du reste, la seconde des deux actions dont nous
< venons de parler résulte de la nature des deux in-
( tellects. De même que le feu, lorsqu'il est approché
< d'un objet combustible, brûle cet objet et le trans-
< forme, de même l'intellect actif agit directement
( pour attirer vers lui l'intellect acquis, ou bien il le
( fait par un intermédiaire qu'on appelle l'intellect
( émané... La faculté de s'identifier complètement
( avec l'intellect actif universel n'est pas la même
( chez tous les hommes. Elle dépend de trois choses ;
< savoir : de la force primitive de l'intellect matériel ;
( de la perfection de l'intellect acquis, qui demande
< des efforts spéculatifs, et de l'infusion plus ou moins
< prompte de la forme destinée à transformer Fintel-
< lect acquis. En somme, on n'arrive à cette perfection
< que par l'étude et la spéculation, et en renonçant à
< tous les désirs qui se rattachent aux facultés infé-
( rieures de l'âme, et notamment à la sensation. Il
< faut avant tout perfectionner l'intellect spéculatif...
< Ce bonheur de la plus haute intelligence n'arrive à
< l'homme que dans cette vie, par les études et les
< œuvres à la fois ; celui à qui il n'est pas donné d'y ar-
river dans cette vie retourne après sa mort au néant
ou bien à des tourments éternels. Il y en a qui ont
fait de l'intellect matériel ou passif une substance
individuelle qui ne naît ni ne périt. Ceux-là peuvent
admettre à plus forte raison la possibilité de la con-
< jonction des deux intellects, car ce qui est éternel
peut comprendre l'éternel. Ibn-Roschd n'achève pas
sa pensée ; il est évident que, n'ayant pas fait de
l'intellect matériel une substance individuelle, mais
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 41
« une simple disposition qui naît et périt avec l'hom-
« me, il n'y a, dans son opinion, rien d'éternel que
« l'intellect universel. L'homme, par la conjonction,
« ne gagne donc rien individuellement qui aille au-
« delà des limites de cette existence terrestre, et la
« permanence de l'âme individuelle est une chimère.
« Les notions générales, qui émanent de l'intellect
« universel, sont impérissables dans l'humanité tout
« entière ; mais il ne reste rien de l'intelligence indi-
ce viduelle qui les reçoit (1). »
Telles sont les données principales de la doctrine
célèbre d'Averroès. Il nous a semblé bon de les faire
présenter ici par M. Munk, savant traducteur et philo-
sophe désintéressé. Averroès a rencontré, parmi les
maîtres latins, dans les écoles d'Italie, beaucoup de
disciples très passionnés, mais très peu fidèles, qui
ont mis à son compte les excès de leur propre audace.
Il est prudent de ne pas le juger sur leurs apologies.
Cela veut dire qu'il ne faut pas non plus se fier à toutes
les imputations de ses détracteurs. C'est, en effet,
dans ces apologies qu'ils ont trouvé la matière des
plus graves.
Dans le même temps qu'Averroès vécut le juif
Moïse-ben-Maimoun, appelé par les latins Mose Mai-
monide, né à Cordoue, le 30 mars 1135, mort au vieux
Caire, le 13 décembre 1204. Son père, qui était un des
lettrés de la synagogue, lui donna pour maître un phi-
losophe érudit qui continuait l'enseignement d'Avem-
pace. Bientôt après, survint un événement très calami-
teux pour les juifs d'Espagne. Abdel-Moumen, fonda-
teur de la dynastie des Almohades, s'étant rendu maî-
(1) Dict. des sciences phil., au mot lbn-Roschd.
3t HISTOIRE
tre de Gordoue, y prohiba, suivant l'exemple des princes
chrétiens, toute autre religion que la sienne. La famille
de Moïse et Moïse lui-même s'inclinèrent humble-
ment sous le joug de ce maître farouche; contraints
de renoncer à la foi de leurs pères et de professer en
public la religion de Mahomet, ils subirent cette con-
trainte durant environ seize années. Comme il n'y avait
plus d'écoles juives, Moïse acheva ses études aux
écoles arabes, où professaient de meilleurs maîtres.
C'est ainsi qu'il retira d'un malheur public un profit
particulier. Cependant il n'y avait pas à Cordoue, sous
le gouvernement dévot d'Abdel-Moumen, de véritables
sûretés pour les juifs qu'on disait convertis, qu'on
savait opprimés. Leur soumission étant suspecte, on
les persécutait. Moïse et ses parents, ayant quitté l'Es-
pagne, se réfugièrent en Afrique, dans le Maghreb, et
de là se rendirent à Fez, puis en Asie. Ils arrivèrent à
Saint-Jean-d'Acre le 16 mai 1165. Ensuite, passant par
Jérusalem, ils allèrent habiter le vieux Caire. Dans
cette ville, où les juifs étaient en grand nombre, le
prosélytisme musulman n'avait rien de tyrannique.
Moïse ben-Maimoun s'y fixa, sans esprit de retour vers
le sol natal : pour les juifs partout honnis, la patrie
était le lieu quelconque où l'on voulait bien tolérer
leur présence. Établi dans la ville du Caire, Moïse y fit
d'abord le commerce des pierres précieuses. Ayant,
plus tard, enseigné la philosophie et pratiqué la méde-
cine, il eut facilement la renommée d'un philosophe
très savant et d'un médecin très habile. A la ville et
dans le palais même de Saladin, on parla de son éru-
dition variée, on parla de ses cures merveilleuses, et
l'un des ministres, le cadi Al-Fâdhel, s'étant déclaré
son protecteur, l'introduisit à la cour avec le titre de
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 43
médecin. L'opinion publique consacra cette faveur
méritée, et Moïse ben-Maimoun était, quand il mourut,
un des premiers personnages du Caire.
Ses ouvrages sont très nombreux. Nos docteurs du
XIIP siècle ne les ont pas tous connus, mais ils ont
souvent cité, sous divers titres, Le guide des égarés,
récemment traduit par M. Munk, le plus vaste, le plus
beau monument de la philosophie chez les juifs, leur
livre vraiment classique, dont l'influence fut si durable
qu'on la voit rayonner encore sur les écrits de Spinosa,
de Mendelssohn.
Cela ne veut pas dire qu'il y ait eu jamais, à propre-
ment parler, une philosophie juive. Il n'y a pas eu non
plus de philosophie païenne ou chrétienne. La philoso-
phie prête beaucoup aux religions"; elle ne leur doit
rien. Ce que nous enseigne l'histoire, c'est que toutes
les religions, sans reconnaître, il est vrai, la supério-
rité de la philosophie, ont tour à tour essayé de s'ac-
corder avec elle. Cet accord de l'une et de l'autre
est l'objet même du livre qui a pour titre : Le guide
des égarés. Quels sont, en effet, ces égarés? Ce sont
les gens qui perdent la bonne voie en cherchant la
meilleure. Ayant formé le dessein de concilier le sens
littéral des Écritures avec les vérités que la raison
conçoit, que la philosophie proclame, ils n'y réussis-
sent pas. Alors s'élèvent en leurs esprits des doutes
cruels. Veulent-ils condamner la raison au silence ?
Malgré tout ce qu'ils osent faire pour étouffer sa voix,
elle parle et les oblige à l'écouter. Veulent-ils, par
un effort contraire, se soustraire à l'empire de la reli-
gion ? Ils s'épouvantent aussitôt de leur propre au-
dace, et leur conscience alarmée se rejette en arrière.
En cet état d'inquiétude et de malaise, le plus grand
44 HISTOIRE
service qu'on puisse leur rendre n'est-il pas de leur
démontrer que l'accord de la philosophie et de la
religion n'est pas, en effet, impossible à qui le tente
prudemment, sans confondre la philosophie et les sys-
tèmes variés des philosophes. Pour Moïse ben-Mai-
moun, comme pour les Arabes, ses maîtres, le moins
dangereux des philosophes, c'est Aristote. Il faut
donc entreprendre de concilier la doctrine d' Aristote
avec les textes sacrés. Si sur certains points cela ne
se peut faire, on laissera de côté, quant à ces points,
la doctrine d' Aristote ; les éclaircissements qu'elle
fournira pour le reste n'auront pas moins d'intérêt et
de valeur.
Moïse ben-Maimoun admet premièrement, avec
Aristote, que l'essence divine est d'une simplicité par-
faite. On dit de Dieu qu'il sait, qu'il veut, qu'il crée,
etc., etc. Mais, quelle que puisse être la diversité de
ces actes divins, ce sont les actes d'une essence en
qui rien n'est accessoire, rien n'est adventice (1). La
science de Dieu, prise à part, est elle-même un tout
parfait, dont l'inaltérable unité comprend à la fois tout
ce qui est et tout ce qui sera ; en elle le nécessaire et
le contingent, le futur et l'actuel, sont absolument
identiques. Si cela nous semble contradictoire, c'est
que nous jugeons la science de Dieu selon la nôtre,
qui n'a de commun que le nom avec celle de Dieu (2).
De ces principes on peut déduire l'éternité du monde ;
notre docteur n'estime pas toutefois que cette déduc-
tion soit rigoureuse. La loi de Moïse et la foi d'Abra-
ham l'obligeant, dit-il, à désavouer ici la doctrine d'A-
(1) Guide des égarés, prem. part., ch. lui.
(2) Ibid., trois, part.,cli. xx.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASÏIQUE 45
ristote (1), il s'efforce de prouver que suivant la raison
le monde a été créé dans le temps et de rien. Mais
cette démonstration ne lui est pas facile ; aussi doit-il y
consacrer vingt-six chapitres (2). S'est-il enfin satis-
fait lui-même sur ce point très important ? Il nous est
permis d'en douter. Quoi qu'il en soit, la loi de Moïse
et la foi d'Abraham lui permettant, comme il paraît, de
croire que le monde créé ne finira jamais, il s'empresse
de confirmer cette opinion d'Aristote (3). Voilà quel-
ques données sur Dieu, sur le monde ; en voici quel-
ques autres sur la nature humaine. Certains philoso-
phes disent que la Providence prend soin de l'espèce,
et non pas des individus ; mais c'est une erreur de ces
philosophes, les individus ayant seuls, hors de l'enten-
dement, les conditions de l'existence réelle (4). Chaque
individu de l'espèce humaine possède donc sa matière
propre et son âme propre. L'àme est un épanchement
divin ; plus un individu participe de cet épanchement,
plus il vaut parmi les hommes (5). Eufîn, sur la ma-
nière d'être et d'agir de cette àme individuelle, Moïse
ben-Maimoun s'exprime ainsi : « Sache que l'homme,
« avant de penser une chose, est intelligent en puis-
« sance ; mais lorsqu'il a pensé une certaine chose,
« comme, par exemple, lorsqu'il a pensé la forme de
« ce bois, et qu'il a abstrait ce qui en est la forme de
« ce qui en est la matière...., il est devenu intelligent
« en acte. L'intellect qui a passé à l'acte est lui-même
« la forme du bois abstraite dans l'esprit de l'homme,
« car l'intellect n'est pas autre chose que l'objet intel-
(i) Guide des égarés, deux, part., en. xm.
(2) Les \ingt-six premiers chapitres de la deuxième partie.
(•>) Ch. xxvn et suivants de cette deuxième partie.
(4) Guide des égarés, trois, part. ch. xvm.
(o) Ibid.
46 HISTOIRE
« ligible. Tu comprendras donc que la chose intelli-
« gible est la forme abstraite du bois, qui est elle-
« même l'intellect passé à l'acte. Il n'y a point là deux
« choses, savoir l'intellect et la forme pensée du bois,
« car l'intellect en acte n'est point autre chose que
« ce qui a été pensé (1). » De ces maximes très dé-
cisives Moïse ben-Maimoun déduit un grand nom-
bre de conséquences qui n'ont pas toutes la même
fermeté. Mais nous n'avons pas à les faire connaître ;
il nous suffit de montrer comment il s'est expliqué la
doctrine d'Aristote sur les articles principaux de la
controverse scolastique.
Si cette doctrine n'est pas toujours simplement et
fidèlement reproduite dans le Guide des égarés, elle
est bien autrement falsifiée dans un opuscule très sou-
vent copié sous ces titres divers : Liber de causis,
Liber de intelligentiis, De esse, De essentiel purœ boni-
tatis, De causis causarum. Transmis par les juifs à
nos docteurs, et par ceux-ci dès l'abord accueilli comme
leur apportant le dernier mot de la métaphysique péri-
patéticienne, ce Livre des causes eut pour cette raison
une égale autorité dans les écoles séculières et dans
les écoles conventuelles du XIIIe siècle.
La plupart des manuscrits nous offrent ce petit livre
sous une forme que les imprimeurs du XVIe siècle
n'ont pas conservée. Il se compose, dans la plupart
des manuscrits, de deux parties distinctes, un texte et
une glose. Aristote, saint Augustin, Al-Farabi, Avem-
pace et même Gilbert de La Porrée (2) ont été d'a-
(1) Guide des égarés, prem. part., ch. lxviii.
(2) Voici Yexplicit cVun exemplaire conservé dans le mira. 463 <:le la bi-
bliothèque de Bruges : « Finitœ sunt propositiones magistri Guileberti
Porccnsis, episcopi Pictaviensis, vel Liber de causis. »
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 47
bord et tour à tour considérés comme les auteurs du
texte seul, ou du texte et du commentaire confondus.
Mais, suivant Albert le Grand, toutes ces attributions
sont également fausses, et voici, dit-il, la vérité sur ce
point obscur d'histoire littéraire : un docteur juif, nom-
mé David, a formé le texte de phrases empruntées à
divers écrits d'Aristote, d'Avicenne, d'Algazel, d'Al-
Farabi, et s'est ensuite appliqué lui-même à commen-
ter cette compilation très habilement ordonnée (1).
Mieux renseigné, sans doute par son ami Guillaume
de Moërbeke, évêque de Corinthe, saint Thomas re-
connut enfin, dans le texte et la glose, une suite de
propositions tirées d'un livre bien plus considérable,
très célèbre chez les Grecs, 1' 'Elévation ovlY Institution
thèologique de Proclus (2). Il est possible qu'Albert le
Grand ait à bon droit désigné le juif David comme
l'ordonnateur de ces théorèmes ; mais on peut croire
aussi, comme le prétend saint Thomas, que cette com-
(1) « Accipiemus igitur ab antiquis qusecumque bene dicta sunt ab ipsis,
quœ ante nos David, judœus quidam, ex dictis Aristotelis, Avicennii,
Algazelis et Alpharabii congregavit, per modum theorematum ordinans
ea, quorum coeimentum ipsemel adhibuit, sicut etEuclides in geometricis
fecisse videtur. » Albert. Magnus, De causis et progressu universit. ;
Uperum t. V., p. 563. Voir Amable Jourdain, Recherches, p. 445-449.
(2) Inveniuntur qusedam de primis principiis conscripta, per diversas pro-
posiliones distincta quasi per modum sigillatim considerantium aliquas
veritates ; et in graco invenitur scilicet traditus liber Proculi platonici, con-
tinens ducentas et novem propositiones, qui intitulatur Eievatio theolo-
gica. In arabico autem invenitur hic liber qui apud latinos De causis
dicitur, quem constat de arabico- esse translatum et in grœco penitus non
haberi. Unde videtur ab aliquo philosophorum arabum ex prajdicto libro
Proculi excerptus, prasertim quia omnia qute in hoc libro continentur
multo plenius et diffusius continentur in illo. » Thomas Aquin, dans son
prologue du Liber de cmisis. Une traduction latine de VInstitution théo-
logique de Proclus, par Guillaume de Moërbeke, nous a été conservée dans
un volume de la Bibliothèque nationale qui portait autrefois le num. 954
de la Sorbonne.
48 HISTOIRE
pilation est d'un Arabe. Nous en avons plusieurs
exemplaires qui portent le nom d'Al-Farabi.
Voici dans quel ordre l'auteur quelconque du Livre
des causes vint présenter à nos maîtres latins, trop
faciles à séduire, ses extraits de Proclus, trop propres
à les pervertir :
I. Dans l'échelle des causes, la plus puissante est la
première, et c'est elle qui opère dans toutes les autres.
Un homme est considéré comme le dernier effet, l'effet
final d'une série de causes. Quelle est la première de
ces causes ? L'être, ensuite la vie ; la vie est la cause
la plus prochaine de cet homme, et sa cause la plus
lointaine, c'est l'être; mais cette cause la plus lointaine
est la plus puissante, car la vie procède de l'être, et
cet homme pourrait être sans être vivant. De même,
avant d'être individu, cet homme est animal (être ani-
mé), et, avant d'être animal, il est. — II. Tout être
de premier ordre est avant l'éternité, ou est avec l'é-
ternité, ou est après l'éternité et avant le temps. L'être
qui est avant l'éternité est la première de toutes les
causes, puisqu'il est la cause de l'éternité même ; l'être
qui est après l'éternité est l'intelligence; enfin, l'être
qui est après l'éternité et avant le temps est l'âme, car
c'est de l'âme que le temps prend origine. — III. Quand
la cause des causes a créé l'être de l'âme, elle l'a
créée comme devant être le théâtre des opérations de
l'intelligence : voilà le premier état de l'âme. Quand
ensuite l'intelligence s'est manifestée au sein de l'àme,
cette âme s'est transformée pour devenir intellectuelle.
Ensuite l'âme, suivant l'impulsion qu'elle avait reçue de
l'intelligence, s'est abaissée vers le premier corps et lui
a commuuiqué le mouvement. — IV. La première des
choses créées est l'être. Cet être est un, et cependant il
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 49
devient le support d'accidents multiples ; il est simple,
et cependant il est composé du fini et de l'infini ; il con-
tient, il est vrai, toutes les formes intelligibles, mais en
lui ces formes, pour être distinctes, ne sont pas sépa-
rées. — V. De ces formes émanent les formes secon-
des, qui, comme les premières, sont permanentes ; des
formes secondes émane l'âme humaine, être inférieur,
limité, séparable. — VI. La cause première ne peut être
définie : comme elle est au-dessus de l'intelligible,
l'intellect humain ne l'atteint pas ; on l'appelle simple-
ment la cause suprême. — VII. L'intelligence est
substance, mais, comme elle n'est pas corps, elle est
une, indivisible, nonrecipit divisionem. — VIII. Toute
intelligence connaît ce qui est au-dessus et ce qui est
au-dessous d'elle. Il faut toutefois remarquer que cette
connaissance n'est jamais parfaite, jamais vraie : le
jugement qu'une substance porte sur une autre, supé-
rieure ou inférieure, ne peut être, en effet, aparté rei
cognitœ, mais bien a parte rei cognoscentls. Ainsi
l'intelligence première proprement dite, la substance
intelligible, ne conçoit pas au-dessus d'elle l'être même
de la cause des causes ; mais elle se représente cet
être comme une intelligence qui lui est supérieure :
de même, elle ne voit pas les choses qu'elle cause en
tant que sensibles, mais elle les voit en tant qu'intelli-
gibles. En d'autres termes, toute substance n'a des
autres substances qu'une notion conforme à la subs-
tance qu'elle est elle-même ; Secundum modum suse
substantif scit res quas acquirit desuper et res quibus
est causa. — IX. L'essence de toute intelligence vient
de la cause première ; toute cause contient, gouverne
ce qui émane d'elle. L'intelligence première, qui est ré-
gie par la vertu divine, est elle-même la vertu des ver-
T. I. 4
50 HISTOIRE
tus substantielles : elle contient l'âme, et l'âme contient
la nature dont elle détermine la limite, Horizontem
naturœ, scilicet animant. L'intelligence contient donc
toutes les choses, et au-dessus de toutes les choses
est la cause première. Mais ici s'arrête l'assimilation ;
la cause première, n'étant pas définissable, ne peut
être rangée dans la catégorie des Ileachim, c'est-à-dire
dans la catégorie des essences composées d'être et
de forme ; elle est seulement Fêtre, ipsa est tantum
esse. Son individualité, individuum suum, sa quiddité,
comme dit saint Thomas interprétant ce passage, est
la bonté pure, le mystérieux infini. — X. Toute intelli-
gence est pleine de formes, Omnis intelligentia plena
est formis ; cependant l'intelligence suprême possède
seule la forme vraiment universelle. Les intelligences
inférieures élèvent sans cesse leurs regards vers cette
forme, mais elles ne peuvent la saisir ; aussi con-
çoivent-elles non la forme, mais les formes. Ces formes,
les universaux métaphysiques, ne sont pas les vraies
formes, secundum certitudinem earum , puisque
l'unité seule est la vérité : elles ne sont que des con-
cepts multiples de l'un. — XI. Toute intelligence
comprend les choses éternelles. Pourquoi ? Parce que
toute intelligence est elle-même éternelle ; d'où il
suit que les choses corruptibles, périssables, vien-
nent non pas de la cause intellectuelle éternelle,
mais de la corporéité, cause corporelle ou temporelle.
— XII. Entre plusieurs des êtres premiers, il s'établit
des rapports qui les rendent absolument semblables
les uns aux autres. Dans une âme, la vie et l'intelligence
sont l'être, l'être et l'intelligence sont la vie, l'être et
la vie sont l'intelligence. D'où il suit que le causé est
dans la cause suivant la manière d'être de cette cause,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 51
et que la cause est dans le causé suivant la manière
d'être de ce causé. — XIII. Toute intelligence conçoit,
intelligit, sa propre essence. Ce principe a pour fon-
dement l'identité déjà démontrée de l'intelligence et de
l'objet intelligible. — XIV. Toute âme possède en elle-
même les objets sensibles, parce que c'est elle qui
donne aux corps la forme dont ils sont revêtus. —
XV. Ce qui a été dit de la substance intelligible se dit
des intelligences les plus subalternes, de l'âme hu-
maine. En elle aussi le sujet et l'objet de la connais-
sance sont une même chose, sciens et scitum simt
res una. — XVI. Il n'y a qu'un pur infini, c'est l'être
créateur. Le premier être créé, la substance intelligi-
ble, est considéré comme infini, et cependant il ne
possède qu'une force (virtus) déterminée ; il n'est pas
la force. Tout ce qui est entre le premier être créé et
les objets corporels, c'est-à-dire la vie, la lumière et
les autres causes des choses, participe de la nature du
premier être créé. — XVII. Plus une force se rapproche
de l'un et se dégage du multiple, plus elle est infinie,
plus son action est puissante, énergique, souveraine.
— XVIII. L'être premier est dans le repos. L'office de
créateur à l'égard des choses semble rempli par les
hypostases qui émanent de lui. C'est ainsi que toutes
les choses douées de la vie tiennent leur essence de la
vie première, que toutes les choses intelligentes tien-
nent leur intelligence de l'intelligence première. Ce-
pendant il est vrai de dire que toute création vient de
la cause des causes : l'action que les causes de second
ordre exercent sur ce qui est au-dessous d'elles
s'accomplit non pas per modum creationis, mais per
modum formœ. — XIX. De l'intelligence divine aux
âmes qui gouvernent les corps il y a une série, une
52 HISTOIRE
échelle d'essences intelligibles. — XX. La cause pre-
mière gouverne toutes les choses créées, mais sans se
confondre avec elles : prœter quam conwiisceatur eis.
— XXI. Elle est par elle-même : tout ce que possèdent
les causes secondes leur vient de la cause première. —
XXII. Elle ne peut être nommée. Dire qu'elle est sou-
verainement parfaite, ce n'est pas encore la désigner
convenablement ; car l'idée de souveraine perfection
ne contient pas l'idée de force créatrice. — XXIII. Au-
dessus de tout, Dieu ; au-dessous de lui, l'intelligence,
le premier être qu'il ait créé et par le moyen duquel
il administre toutes choses. Ce qui veut dire que la loi
vient de Dieu, et que l'administration exercée par l'in-
telligence est nécessairement conforme à cette loi. —
XXIV. La cause première est l'un à l'égard de toutes les
choses, et toutes les choses sont le multiple à l'égard
de la cause première. Ce qu'elles reçoivent de cette
cause n'est, en effet, que ce qu'elles peuvent recevoir
d'elle, suivant leurs natures spéciales et diverses ; et
les unes sont éternelles, les autres temporelles, celles-
ci spirituelles, celles-là corporelles. C'est ainsi que
s'explique la diversité, la variété des actes qui se pro-
duisent dans l'ensemble, bien que l'agent suprême soit
un. — XXV. Toute substance intellectuelle est ce qu'elle
est par sa propre essence : non ex re alla. — XXVI.
Toute substance qui est ce qu'elle est par sa propre es-
sence est incorruptible, éternelle. — XXVII.Toute sub-
stancepérissableestcomposée.— XXVIII. Toute substan-
ce qui est ce qu'elle est par sa propre essence est sim-
ple. — XXIX. Toute substance simple est ce qu'elle est
par sa propre essence. — XXX. La durée de toute sub-
stance créée par le temps est égale à la durée même du
temps, ou seulement à la durée d'une partie du temps.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 53
— XXXI. Entre les substances éternelles et les sub-
stances temporelles, il y a des substances intermédiai-
res, qui, par leur essence, sont éternelles et dont l'ac-
tion s'exerce dans le temps. — XXXII. Ces substances
intermédiaires sont à la fois eus et generatio. Tel est
l'ordre, l'harmonie des substances, que les inférieures
procèdent toujours des supérieures. Celles dont toute
l'essence est d'être engendrée dans le temps, procè-
dent de celles dont l'essence se compose d'une sub-
stance éternelle et d'une activité génératrice qui opère
dans le temps; celles-ci procèdent de celles qui sont et
agissent dans l'éternité, et ces dernières procèdent
enfin de l'être premier, de l'être-cause, qui est au-des-
sus de l'éternité, puisqu'elle vient de lui. Cet être est
l'un suprême, la source féconde de toutes les unités.
Voilà ce Livre des causes qui a fait tant de bruit,
qui, suivant l'Église, a perdu tant de consciences, qui
du moins, a produit, tant de scandales ! Nous ne vou-
lons pas critiquer ici les propositions dont nous venons
de présenter l'analyse. Du premier coup d'œil on voit
qu'elles peuvent être la matière de divers systèmes,
non moins opposés à la croyance chrétienne qu'à la
pure doctrine d'Aristote. Nous dirons bientôt comment
elles ont été interprétées dans l'école, et ce que le par-
ti réaliste en a retenu.
CHAPITRE III
Simon de Tournai, Alexandre Neckam
et Alfred de Sereshel.
Quoique le fanatisme chrétien eût contre la science
des Arabes et des juifs des préjugés de toute sorte,
quelques maîtres français avaient osé, dès le Xe siècle,
entrer en commerce avec ces savants de mauvais
renom. Nous avons nommé Gerbert, qui leur doit
beaucoup. Dans les premières années du XIIe, l'An-
glais Adhélard de Bath parcourut, dit-on, l'Espagne,
l'Egypte, l'Arabie, et en revint avec un savoir qui cau-
sa beaucoup de surprise. Plusieurs traductions lui sont
attribuées. On fait vivre dans le même temps Robert
de Rétines et Platon de Tivoli, qui mirent en latin,aidés
par quelques juifs, un certain nombre d'ouvrages ara-
bes sur les mathématiques, l'astronomie, la médecine.
Ces versions, accueillies avec une grande faveur, en
firent désirer d'autres.
Au milieu du même siècle, de l'année 1130 à Fan-
née 1150, la ville, de Tolède avait pour archevêque
un très-honnête homme, d'un esprit très-ouvert,
nommé Raymond. Après avoir eu trop souvent
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 55
l'occasion de comparer l'ignorance des chrétiens à
la science des Arabes, Raymond résolut de faire
traduire en latin les écrits de toute sorte où ces
infidèles trouvaient un fonds si riche d'utiles connais-
sances. Ayant donc associé plusieurs juifs et plusieurs
clercs lettrés de son église, il eut un collège de tra-
ducteurs, qui lui donnèrent bientôt en latin divers
traités de médecine, d'astronomie et de philosophie.
Avicenne était resté le plus illustre des maîtres arabes ;
les traducteurs de l'archevêque Raymond s'employèrent
d'abord à faire pénétrer dans l'école latine les ouvrages
d' Avicenne où sont tantôt abrégés, tantôt amplifiés les
livres d'Aristote sur Y Ame, la Physique, la Métaphysi-
que. La même école leur dut ensuite les paraphrases
beaucoup plus libres de Costa ben-Luca, d'Al-Kendi, de
Gazali et d'Al-Farabi, avec la Source de Vie de Ben-
Gebirol. Le bienfait de l'archevêque Raymond est un
de ceux qu'il faut graver sur l'airain ; il n'y en a peut-
être pas qui soient plus dignes d'une éternelle recon-
naissance. Qu'on se souvienne longtemps aussi de ses
deux principauxtraducteurs , le docteur Jean Avendeath,
qui se nomme lui-même « philosophe juif (1), » et l'ar-
chidiacre de Ségovie Dominique Gundisalvi (2), qui
semble avoir mérité, par quelques œuvres person-
nelles, d'être honorablement placé parmi les philoso-
phes chrétiens (3). Vers le même temps, d'autres lettrés
(1) « Joannes Israelita, philosophus ; » Mss. lat. de la Biblioth. nat.,
num. 6443, fol. 63.
(2) Amable Jourdain, Recherches crit, sur les trad. lat, d'Aristote ;
nouv. édit., p. 107-120.
(3) Les œuvres personnelles de Dominique Gundisalvi doivent être ici
mentionnées : I. un traité De immortalitate animœ, conservé dans le num.
16613 de la Bibliothèque nationale ; M. Amable Jourdain en a publié le
commencement {Recherches, p. 450). IL De processione mundi, De créa-
56 HISTOIRE
de leur collège (on regrette de ne pouvoir les nommer)
traduisirent, sur les versions arabes, les livres originaux
d'Aristote qui sont à bon droit considérés comme les
fondements de toute philosophie naturelle ou surnatu-
relle, et à la suite les gloses péripatéticiennes de
Théophraste, de Simplicius, de Philopon, ainsi que
plusieurs traités d'une subtilité profonde qui portent le
nom du plus laborieux interprète d'Aristote, Alexandre
d'Aphrodisias. On sait combien Abélard désirait les
parties de YOrganon qu'il n'aurait pas su mieux lire en
grec qu'en arabe, et qui, de son vivant, n'avaient pas
encore été traduites en latin (1). Quel fut donc l'éton-
nement, quelle fut la joie des secrets partisans delà
philosophie, quand, vers la fin du XIIe siècle, des mar-
chands juifs (2) leur apportèrent de Tolède, avec les
dernières parties de la Logique, tant d'autres œuvres
d'Aristote et de ses disciples, les plus anciens ou les
plus récents !
Mis en possession de toutes ces richesses, nos maî-
tres de Paris devaient, comme il semble, remonter le
cours de leurs études, interroger les nouveaux livres
d'Aristote sur la valeur des conjectures faites pour sup-
tione mundi, ou bien encore De maleria et forma, dans le num. 6443,
fol. 95 de la Bibliothèque nationale et dans le num. 7 du collège Oriel, à
Oxford. III. De ortu scientiarum, sous le faux nom d'Al-Farabi dans le
num. 6298, fol. 160 de la Bibliothèque nationale, et, sans nom d'auteur,
dans le num. 14,700 fol. 328, v°, de la même bibliothèque, sous ce titre :
Copula de assignanda causa ex qua ortœ sunt scientiœ philosophicœ et
ordo earum in disciplina. IV. De divisione philos ophiœ in très partes...
secundum philosophos, dans le num. 86 du collège Corpus Christi à
Oxford, et, sans nom d'auteur, dans le num. 14,700 de la Bibliothèque na-
tionale, fol. 297.
(1) Jean-Vincent Gravina met au compte des Arabes les hérésies d'Abé-
lard et de Gilbert de La Porrée (Orationes, orat. H, p. 69 de redit, de
1739). Il suffit de signaler une si grosse erreur.
(2) Renan, Averroès et Vaverroïsme, p. 160.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE. 57
pléer aux parties ignorées de sa doctrine, désavouer
les conséquences mal déduites de prémisses mal com-
prises et finalement se tracer un droit chemin de l'une
à l'autre limite d'un système connu maintenant tout
entier. Gela n'était pas, d'ailleurs, sans offrir beaucoup
de difficultés.
Platon manque de précision ; il est poète : on ne le
comprend pas toujours, même lorsqu'on croit le com-
prendre. Aristote, au contraire, est précis, mais sou-
vent il l'est trop, et sa discrétion calculée donne à
deviner de véritables énigmes. Il n'était pas toujours
clair même pour Cicéron, qui disait de lui : « Il faut
« faire un grand effort d'attention pour entendre
« Aristote (1). » Et cependant Cicéron avait le texte
pur, le texte grec d' Aristote, et nos docteurs l'avaient
altérépar une série de traductions du grec en syriaque,
du syriaque en arabe, de l'arabe en latin, et, de plus,
chargé de gloses dont ils n'étaient en mesure d'appré-
cier ni la sincérité ni la perfidie. Ils avaient donc à
faire un bien plus grand effort d'attention. Voulaient-
ils marcher en avant? Préféraient-ils revenir en ar-
rière? Ils devaient, suivant l'un ou l'autre dessein,
aller pas à pas, timidement, comme on va dans
toute voie malaisée, alors même qu'on ne la soup-
çonne pas périlleuse. Mais les philosophes n'ont pas,
en général, cette prudence. On ne les voit guère pru-
dents que dans l'infortune, après de justes disgrâces.
Ayant donc reçu confusément un si grand nombre de
gloses sur un texte obscur, les unes courtes et presque
fidèles, les autres prolixes et téméraires, dès l'abord
nos régents novices prisèrent plus celles-ci que celles-
(1) Cité par M. Barthélémy Saint-Hilaire, préface de la Irad. de la Méta-
physique, p. 2.
58 HISTOIRE
là. Ce fut un choix malheureux ; les gloses prolixes
devaient leur causer promptement le trouble de l'i-
vresse.
Quand les maîtres s'égarent, ils égarentleurs disci-
ples, et voilà bien des égarés. On doit regretter le temps,
les efforts que tant de gens ont perdus à chercher la
vérité où elle n'est pas. Ils n'ont pas, du moins, été
sans retirer quelque profit de cette vaine recherche.
N'ont-ils pas reconquis la liberté ? La liberté, l'Église
l'appelle l'hérésie. Soit ! « L'hérésie », disait un de nos
plus regrettés confrères, « atteste le mouvement, l'é-
« nergie de la pensée. Supprimez le combat et vous
« supprimez la vie. Tant que l'esprit humain dort, il ne
« doute pas, il ne conteste pas ; mais sitôt qu'il veille
« il cherche, et dès qu'il cherche il doute (1). » Il ne
faut donc pas médire de l'hérésie. C'est la nature, c'est
Dieu qui nous veut hérétiques.
Alain de Lille paraît avoir été le premier des maîtres
latins aux mains de qui vinrent les traductions envoyées
par l'académie de Tolède. Il a connu le Livre des cau-
ses, puisqu'il en a tiré deux phrases obscures touchant
l'éternité de l'âme (2) ; mais puisqu'il n'en a pas tiré
d'autres, on peut être persuadé qu'il n'a guère com-
pris ce livre plein de nouveautés.
Après Alain de Lille on nomme Simon, chanoine de
Tournai, qui fut, vers la fin du XIIe siècle, le théolo-
gien le plus applaudi par les étudiants de Paris. Ce
théologien ne rougit pas de paraître savant. Il se plaît,
au contraire, à montrer qu'il a fait beaucoup de lectu-
res ; il cite souvent, parmi les anciens, Boëce, saint
(1) J. J. Ampère, Hist. littèr. avant le XIIe siècle, t. III, p. 273.
(2) A. Jourdain, Recherches, p. 228. Les phrases citées par Alain de
Lille appartiennent au premier chapitre du Liber de catisis.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 59
Augustin, saint Hilaire ; il ne craint pas de citer quel-
ques modernes, entre autres Jean Scot Erigène, mal-
gré les censures qu'il a provoquées. Enfin, il cite quel-
ques-uns des textes venus d'Espagne, les Auscultaphy-
sica, la Physique d'Aristote (l),et soit un traité, s oit une
glose sans titre, qu'il connaît sous le nom d'un philoso-
phe Alexandre (2) qui doit être Alexandre d'Aphrodisias.
Cependant il n'y a dans les écrits de Simon aucune
thèse de philosophie naturelle qui soit contraire à la
tradition orthodoxe. Les deux principaux, sa Somme
de théologie et son Exposition du symbole d'Atha-
nase (3), paraissent tout à fait irréprochables.
On y voit un réaliste modéré, ou, du moins, circons-
pect, qui doit avoir entendu Gilbert de La Porée et qui
s'est efforcé de reproduire la doctrine de cet illustre
maître, en évitant de se compromettre avec lui. Ainsi,
la thèse de Platon sur la création du monde ne lui est
pas inconnue. Platon, dit-il, suppose trois principes
des choses, Dieu, la matière et les formes, les idées ;
mais c'est là, selon notre docteur, une fausse conjec-
ture ; ni cette matière ni ces formes n'ont été quand le
monde n'était pas encore ; les choses, composées de
matière et de forme, ont un seul principe, la volonté de
Dieu (4). De même, pour ce qui regarde la nature ou
(Y) Summa theologiœ. Man. delà Bibl. nat., num. 3,114 (A), fol. 52,
verso.
(2) Summa theolocjiœ; fol. 52 du num. 3/114 (A). Un autre exemplaire
plus complet de la même Somme est dans le num. 14.886, provenant de
Saint-Victor ; un autre dans le num. 132 du collège Mer ton, à Oxford. Le
même ouvrage est désigné par notre H isto ire littéraire (t. XVI, p. 393)
sous le titre de : Institutiones in sacratn paginant.
(3) Manuscr- lat. delà Biblioth. nat. num, 14,836 (ancien Saint- Victor),
et ancien num. 881 de Saint-Germain (sans nom d'auteur).
(4) Expositio symboli, dans le num. 14,886 des man. lat. à la Biblioth.
nationale, fol. 75 : a Plato tria rerum constituit initia, Deum et materiam
60 HISTOIRE
l'essence de Dieu, l'opinion que Simon de Tournai pro-
fesse dans ses livres est entièrement conforme à celle
des Pères philosophes. Toutes les créatures sont, dit-
il, des sujets ; les accidents qui les distinguent leur
viennent du dehors ; elles les reçoivent et les subjec-
tivent. Mais rien n'est accidentel au Dieu créateur ; la
bonté, la justice, la puissance, que nousappelons assez
improprement ses attributs, sont des qualités intrin-
sèques de son essence ; il est essentiellement toute
puissance, toute bonté, toute justice ; il est l'unité
même de toutes ses perfections (1). Nous le répétons,
aucune de ces propositions n'a pu blesser l'Église. Mais
rerumque formas, quas ideas idem vocat, humana deceptus similitudine.
In constituendis cnim artificialibus naturaliler praeest artifex, qui et opifex
dicitur ; prsejacet et materia ; prae concipit artifex quo modo et quo ordine
de proposita materia fabricaturus sit ; quod mentis conceptum (sic) notio nun-
eupatur eo quod per ipsum innotescit artifici quale sit opus futurum. Sic
constituit Plato ante rerum crealionem earum fuisse opificem et materiam,
quam gnece dixit ylem, et constituit opificem Deum praî concipere singu-
Jarum rerum creandarum modos et earum status futuros, quas mentis concep-
tiones dixit notiones vel ideas. Sed cum unicum sit principium Deus, et
rerum creationem non prrccessit ipsarum materia, et mentales actiones non
sunt in ipso, quare nec mentis conceptiones, cum ipse sit simplex etabsque
compage partium et abtque concretione naturarum. »
(1) « Quidquid in Deo Deus est. Sed cum in Deo nibil sit, qui prorsus
simplex est, hoc générale dogma magistrorum, Quidquid est in Deo Deum
esse, ita concipio. Quidquid dicitur de creatura et est in ea, afficiens eam,
si de Deo dicatur, intelligitur non esse in eo ut in subjecto, afficiens ipsum
tanquam subjectum, sed esse ipse Deus, vel, si mavis, ipsa divina essentia.
Sedjustitia dicitur de Pelro ut Petrus creatus est justus, et est ipsa qua
justus est justifia. Tria vero prœdicamenta sunt quœ de crealuris dicuntur
et sunt in eis et afficiunt eas, nec creatime sunt ea, ut substantia, quanti-
tés, qualilas. Petrus enim homo est bonus unus, nec est humanitas, boni-
tas, imitas. Eadem vero pradicamenta de Deo dicuntur versa in substan-
tiam, nec sunt in eo, nec afficiunt eum, sed Deus est ea ; Deus enim est
Deus justus, unus, et est ipsa deitas, ipsa juslitia, ipsa unitas. Est ergo sen-
sus cum dicitur quidquid est in Deo Deus est, id est quidquid est in crea-
tura et eam afficit, si de Deo dicatur, non per inhaerentiam est in eo, sed
est ipse Deus. » Summa theol., num. 3,114 (A), fol. 8. Quelques mauvaises
leçons ont été corrigées d'après le num. 14,886.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 01
il paraît que, clans ses leçons publiques, Simon de
Tournai fut beaucoup plus audacieux. On lui reprocha,
dit Henri de Gancl, d'avoir suivi de trop près Aristote,
et cela le fit accuser d'hérésie (1). Avec plus de préci-
sion et de crédulité, Matthieu Paris et Thomas de Can-
timpré racontent qu'infatué de sa vaine science il
commit en pleine chaire, une ou plusieurs fois, le
crime de blasphème, raillant avec un égal mépris
Jésus, Moïse et Mahomet. Mais, ajoutent-ils, un miracle
opportun vint châtier son impiété (2). Il est même
resté jusqu'à nous quelque chose de ces fables
banales. Ainsi, Diderot, s'il ne croit pas au miracle,
admet volontiers que ce docteur si décrié fut un liber-
tin d'un caractère violent, justement odieux aux philo-
sophes de son temps (3). Diderot aurait eu de lui bien
meilleure opinion s'il avait lu sa légende dans un ser-
mon où elle est ainsi rapportée : « Il y avait à Paris
« certain professeur qui l'emportait de beaucoup sur
« tous les autres. Quelqu'un lui dit : Maître, quelles
« actions de grâces vous devez au Seigneur, qui vous
« a fait si savant ! Il répondit : — Je les dois d'abord
« et bien plus à ma lampe et aux veilles studieuses
« par qui j'ai moi-même acquis toute ma science. Or,
« peu de temps après, étant venu dans son école et
« monté dans sa chaire pour faire sa leçon, il perdit
« toute la science qu'il avait. A ce qui était écrit dans
« le livre il ne put de lui-même rien ajouter (4). » Cette
(1) Aubertus Mmeus, Biblioih. eccles., p. 166.
(2) Oudin, Comment.- de script, eccles, t. III, col. 26-29.
(3) Diderot, Œuvres, t. XIX, p. 361.
(4) « Parisius fuit quidam magister (à la marge,de la même main : Symon-
Tornacensis) maximus aliorum, cui cum quidam diceret : « Domine, mullum
« debetis Domino regratiari, qui dédit vobis tan ta m sapientiam, » cui
i'Hc : « Imo leneor regratiari crucibulo meo et labori meo quibus acquisivi
« banc sapientiam. » Et, post modicum tempus contigit quod venit ad
62 HISTOIRE
légende n'est plus celle d'un autre cynique, qui, beau-
coup trop libre en ses goguettes, aurait gêné les
autres par sa turbulence et les aurait compromis par
sa témérité; il s'agit simplement, dans le sermon, d'un
grand savant puni pour avoir manqué de modestie.
Mais, toute légende écartée, n'hésitons pas à croire
ce dont témoigne Henri de Gand. Il n'est pas, en effet,
invraisemblable que la physique d'Aristote ait plus
d'une fois entraîné Simon de Tournai loin de la voie
commune ; il ne l'est pas davantage que ses écarts
l'aient fait tomber dans le soupçon d'erreur.
Nous ne tarderons pas trop à voir paraître de plus
grands savants, dont les hérésies seront plus mani-
festes. Il faut cependant les attendre encore un peu.
Chaque jour s'accroît le nombre des livres que l'école
de Paris reçoit de l'académie de Tolède, et chaque
jour se révèle aux esprits quelque science nouvelle.
Celle qui dès l'abord les séduit le plus, c'est la physi-
que. Toutes les parties de la physique péripatéticienne
étaient, dans la première moitié du XIIe siècle, égale-
ment inconnues. On les connut, vers la fin du siècle,
presque toutes à la fois, et, en même temps, plusieurs
traités d'Hippocrate, de Galien, des médecins, des na-
turalistes arabes ou juifs. Est-il surprenant qu'on ait
aussitôt négligé d'autres études pour se porter avec
ardeur vers ces problèmes ignorés, ces questions
inouïes dont la physique nous* offre la solution toujours
précise, sinon toujours certaine ?
L'Anglais Alexandre Neckam doit être signalé,
parmi nos maîtres, comme un des premiers zélateurs
scolas suas et ascendit cathedram leclurus more solito, et perdidit omnem
scientiam quam habebat, ita quod tantum cognoscebat in libre-, nil sciebat
corde tenus. » Dans le num. 15,971 des man. latins, à la Bibliothèque
nation., fol. 198. Extrait d'un sermon anonyme.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 63
de la philosophie naturelle. Elève de l'école du Petit-
Pont, il professait à Paris, avec beaucoup d'éclat,
vers l'année 1180 (1). C'était vraiment un érudit. Dans
un de ses ouvrages, intitulé De naturis rerum, il cite
les Seconds analytiques (2), les Topiques (3), et l'opus-
cule Du ciel et du monde (4) ; il cite dans un autre le
traité De l'âme, ainsi que divers écrits d'Algazel et d'un
juif qu'il nomme Isaac (5). Encore est-il bien loin de
citer tons les livres auxquels il fait des emprunts.
Etant libre, avec un tel fonds de science, de choisir
la matière de ses plus constantes études, c'est la
physique qu'il a préférée. On regrette de ne pas con-
naître plus à fond ses vues sur la physique humaine.
Le traité De differentia spiritus et animœ, qui, dans
un manuscrit d'Oxford (6), porte son nom, n'est pas
de lui ; il faut le restituer au nestorien Costa ben-Luca.
Le traité De motu cordis, dont Albert le Grand lui
reproche toutes les erreurs, est une compilation très
abrégée (7). Mais Neckam nous a prolixement exposé
le détail de ses opinions sur les problèmes de la phy-
sique céleste ou terrestre dans un ouvrage qui porte
ce titre : De la nature des choses, et dans un poème
didactique (8) sur le même sujet.
(1) Biographie générale, t. xxxvn.
(2) De naturis rerum ; cdit. de M. Th. Wright, p. 38, 57, 142, 291, 293,
299.
{3) Ibid. p. 56, 57.
(4) Ibid., p. 39.
(5) De nominibus ntensilium; dans le num. 15,171 de la Biblioth. na-
tionale.
(6) Num. 114 ducolle'ge Corpus Christi. Voir le catalog.des man. d'Oxford,
par M. Coxe.
(7) Mémoire sur deux traités intitulés : De motu cordis ; dans les
Mémoires de l'acad. des Inscript., t. XXVIII, p. 317.
(8) De laudibus divinœ sapienliœ, publié, avec le De naturis rerum,
par M. Th. Wright.
64 HISTOIRE
Ce docte physisien est un réaliste d'une rare fran-
chise. « Nous concevons, dit-il, les genres et les
« espèces comme étant les natures communes des
« choses. Il n'y aurait aucune chose blanche si la
« blancheur n'existait pas ; il n'y aurait de même
« aucun homme sans cette nature commune, l'huma-
« nité (1). » On ne peut s'exprimer en des termes plus
dégagés de toute équivoque. Cependant Alexandre
Neckam se contente de nous faire cette profession de
foi ; ayant reproduit avec une si grande sincérité la
thèse première du réalisme, il n'en tire aucune consé-
quence. Il avait sans doute, comme poète, un goût
inné pour les chimères de l'esprit, et, portant l'habit
des chanoines réguliers, il aurait moins étudié la phy-
sique s'il avait eu moins de penchant pour l'indépen-
dance ; mais il a dû particulièrement redouter de se
faire compter au nombre des hérétiques. Nous ne
connaissons aucun de ses écrits sur les matières du
dogme ; ils sont tous inédits et l'on n'en signale à Paris
aucun exemplaire (1). Il est, du moins, certain qu'ils
n'ont été l'objet d'aucune censure ; élu, vers l'année
1213, abbé de Cirencester, Neckam mourut, dit-on,
vers l'année 1217 (2), sans aucun soupçon d'hérésie.
Son réalisme fut donc aussi prudent que sincère. C'est
peut-être pour excuser sa prudence que Neckam a si
mal traité la logique. Les plus longs chapitres du
De naturis rerum sont à l'adresse des logiciens. L'at-
(I) De naturis rerum. p. 291 de redit, de M. Wright.
(2J Dans le catalogue d'Oxford publié par M. Coxe, nous Irouvons^sous
le nom de Neckam, les ouvrages suivants: In Genesim, In Ecclesiaslem,
Glossœ super Psalterium et Parabolas, Super Canticum canticorum, Mo-
ralia super Evangelia.
(3) En 1227 suivant Oudin et M. Daunou, Hist. litlér. de la France,
t. XVIII, p. 522.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 65
taque est sans à propos; rien, dans les chapitres qui
précèdent, ne la fait prévoir. Mais elle n'en est pas
moins vive. La logique égare les esprits qu'elle pré-
tend guider : voilà l'opinion des physiciens et celle
des théologiens. N'est ce pas même, au fond, la seule
opinion qui leur soit commune ?
Alexandre Neckam eut pour ami, l'ayant eu peut-être
pour disciple, un de ses compatriotes encore plus
savant que lui, nous voulons dire plus versé dans la
science des Grecs et des Arabes, Alfred l'Anglais,
autrement nommé maître Alfred de Sereshel, ou de
Sarchel. Conduit en Espagne dès sa jeunesse par le
noble goût de l'étude, Alfred de Sereshel en est revenu
grand physicien. Il a traduit en latin le livre Des
végétaux (1), qu'il croyait d'Aristote, et Fa com-
menté (2). En outre il a composé plusieurs opuscules
sur des questions physiologiques, notamment une
dissertation De gradu et complexione et un écrit De
motu cordis, que M. Charles Barach vient de publier
le texte presque tout entier d'après un manuscrit de
Vienne (3). Nous avons appelé déjà l'attention des
philosophes sur cet écrit vraiment curieux, où les plus
décevantes, les plus frivoles conjectures sont naïvement
recommandées au nom d'une science imparfaite (4).
Formé dans une école qui possède un grand fonds de
livres, Alfred a beaucoup lu. Il cite Aristote, Galien,
Alexandre d'Aphrodisias, Isaac, fils de Salomon, et
Costa ben-Luca. Pour ce qui regarde les écrits
(1) Biblioth. nation, mss. lat. n" 478.
(2) Même biblioth. et même fonds, n° 14,700.
(3) Bibliolheca philosophorum mediœ œtatis ; Inspruck, 1878 ; deuxième
fascicule.
(4) Mémoires de l'Académ. des Inscr., t. XXVIII, deuxième partie.
T. 1. 5
66 HISTOIRE
d'Aristote nouvellement traduits d'arabe en latin, le
docte Alfred les mentionne presque tous : les traités
De Vâme, Du sommeil et de la veille, De V aspiration et
de la respiration, Des météores, ainsi que la Physique
et la Métaphysique (1). Quant à sa doctrine sur les
fonctions et le mouvement du coeur, la voici.
L'âme peut être, suivant Alfred, diversement consi-
dérée. En elle-même c'est une substance incorporelle
que la métaphysique définit vaguement ; mais au point
de vue de la physique, l'âme est la vie du corps, ou,
pour mieux dire, elle est le principe générateur de tous
les mouvements de la vie corporelle, et, comme elle
s'unit au corps sans cesser d'être elle-même un tout
substantiel, elle a dans le corps un siège fixe ; c'est le
cœur : Cor est domicilium animse (2) ; ou bien encore,
avec plus de précision : Thalamus cor dis sinister est
animée domicilium. Voilà, dit Alfred, ce que nous
enseignent Aristote et Galien. Il se trompe ; Aristote
n'est pas tenu de trouver un logis à son âme qu'il ne
définit pas une substance distincte, et, pour sa
part, Galien raille très-agréablement les philoso-
phes qui sont eux-mêmes condamnés à faire cette
recherche inutile, comme, par exemple, Démocrite
et Platon. Mais pourquoi Platon avait-il placé l'âme
dans le cerveau ? Parce qu'il estimait que l'affaire
principale de l'âme est de penser, et que le cerveau lui
semblait l'instrument le plus propre aux opérations de
(1) Mémoires de l'Acad. des inscript. t. XXVIII, deuxième partie, p. 327.
(1) Bibl. nat. mss. lat. n'° 16,613, fol. 74 ; n° 14,700, fol. 235, 8°, col. 1.
(1) « Constat vero et ah Aristolele in libro De anima monstralum est
intellectum corporeo instrumento non uti. Is animam rationalem individua
societate necessario m'habitât. Hujus domicilium cor esse superius osten-
sum est; ipsum ergo, mediante anima, intellectui sociatum erit domicilium.»
Num. 14,700, fol. 244, fol. 1. Voir au ch. xv de l'édition de M. Barach.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 67
l'intelligence. Le premier acte de l'âme étant, suivant
Alfred, de vivifier le corps, il l'a placée dans le cœur,
et, comme l'intelligence n'en saurait être séparée, il
dira que l'intelligence réside dans le même endroit (1).
Cette question de lieu résolue,* il faut maintenant
s'expliquer sur la nature de l'âme proprement dite. Ce
principe de tous les phénomènes vitaux et de tous les
actes intellectuels, indifféremment nommé par Alfred,
comme par Stahl, tantôt la vie, tantôt la raison, est un
moteur immobile ; sans se mouvoir lui-même, il com-
munique le mouvement à toutes les parties du corps.
C'est donc une chose qu'il fait par des intermédiaires,
qui sont ses organes, ses ministres. Les ministres de
l'âme sont appelés de son nom l'âme végétative ou
nutritive, et l'âme animale ou sensible. Pour les mettre
en mouvement, elle leur envoie, par le canal des
artères, l'esprit vital, qui est un rayon de sa chaleur.
Cependant il n'existe aucune relation entre ces deux
vicaires de l'âme ; il est ainsi prouvé qu'ils ont, l'un à
l'égard de l'autre, une existence indépendante. Il ne
semble pas moins évident qu'ils n'ont aucune commu-
nauté d'essence avec leur moteur immobile. D'où l'on
peut conclure que ces vicaires de l'âme, l'âme .végé-
tative et l'âme sensible, sont vraiment, c'est-à-dire
substantiellement, des âmes entre elles distinctes,
comme elles sont distinctes de leur moteur (1). Telle
est, en effet, la doctrine d'Alfred.
(i) « Sunt haec in animali ; vita, nutrimentum, sensus, motus. Omrris
vcro vis, sive virtus, sive potenlia, alicujus operationis proprne est effectiva
ex eo quod hoc aliquid est, eamque alterius effectus proximum et essen-
tiale principium esse impossibilc est... Dico et ideo organum diversarum
et non subalternatim positarum virlutum idem esse non posse. » Mss. lat.
de la Bibl. nat. num. 14,700, fol. 23, v*, col. 2. Voir au chap. u de l'édition
de M. Barach.
68 HISTOIRE
Elle offre plusieurs contradictions manifestes. La
première, qui est la plus grave, est en quelque sorte
reconnue par l'auteur lui-même. Quoi! L'âme est en
métaphysique un autre sujet qu'en physique ! En méta-
physique, c'est une substance spirituelle ; en physique,
c'est une substance incorporée, sinon corporelle. Évi-
demment il y a désaccord, et l'auteur est tenu de choisir
entre l'une et l'autre définition. Ce choix, on le recon-
naît, n'est pas facile ; mais ce qui serait plus difficile
encore, ce serait de concilier ici la physique et la méta-
physique. Le choix est donc nécessaire. Or si la méta-
physique a raison, il n'y a pas lieu de chercher dans le
corps le siège de l'âme, et, si c'est la physique, la per-
manence de l'âme, soit avant, soit après la vie de tel
corps, n'est plus le sujet d'une démonstration scien-
tifique. Notre critique semble railleuse. Elle le serait
peut-être, si nous ne pensions pas à Descartes, qu'il n'est
jamais permis de railler. Après avoir si catégorique-
ment distingué le corps de l'âme, après avoir dégagé
l'âme des plus subtiles conditions de la matière pour
en réduire toute l'essence au principe de la pensée,
Descartes lui-même s'est demandé quel logis ce prin-
cipe a dans le corps humain, et l'a cru trouver dans la
glande pinéale, entre les deux hémisphères du cer-
veau ! Alfred de Sereshel a-t-il été plus inconséquent
et plus naïf?
Il suffit de relire quelques pages de saint Augustin
ou de ses disciples, saint Anselme, Hugues de Saint-
Victor, pour apprécier combien la doctrine physique
d'Alfred s'éloigne des opinions traditionnelles. La thèse
préalable du jugement dernier, des peines, des joies
éternelles n'obligeait peut-être pas ces grands docteurs
à faire de l'âme une substance permanente. Un autre
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 69
article de la croyance, celui qui se rapporte à la résur-
rectionflnale, aurait pu sauver tout le reste. Cependant,
quoique sans évidente nécessité, ces docteurs et leurs
nombreux disciples ont tous accepté la définition de
l'âme qu'Alfred de Sereshel met au compte de la méta-
physique et rejeté celle de la physique avec un mépris
mêlé d'effroi.
Il ne paraît pas qu'il se soit rencontré, parmi les
contemporains d'Alfred, un philosophe ou un théolo-
gien qui l'ait réfuté. Les philosophes acceptaient sans
critique toutes les choses nouvelles. Nous voyons
Alexandre Neckam reproduire en vers, avec une sécu-
rité que rien ne trouble, la doctrine d'Alfred sur le siège
de l'âme :
Est igitur sedes anim£e dignissima cordis
Hospitium...
Et, d'autre part, nous voyons quelques théologiens
repousser la même doctrine, sans plus de critique, uni-
èmement à cause de cette nouveauté qui séduit les phi-
losophes. A quoi bon, disent-ils, discourir sur le siège
de l'âme? Que nous veulent cette question et d'autres'
semblables? On prétend qu'elles sont la matière d'une
science appelée physique. Mais en quoi cette science
peut-elle servir au salut? Dans une homélie d'Absalon,
qui fut abbé de Saint- Victor de l'année 1198 à l'année
1203 (1), nous lisons ce passage qui parait écrit tout
entier contre le Denaturis rerum d'Alexandre Neckam :
« Ces gens gonflés d'une vaine philosophie, qui s'ap-
» pladdissent d'avoir minutieusement appris beaucoup
» de choses, comme toutes les variétés des problèmes,
)> toutes les structures des syllogismes, la conformation
» de la terre, les propriétés des éléments, l'origine et
(i fiallia christ, \. VII, col. 672.
70 HISTOIRE
» la fin des temps, les changements, les révolutions du
» monde, le cours des années, la situation des astres,
» les tempéraments des animaux, l'humeur furibonde
» des bêtes fauves, la puissance des vents, la diversité
» des plantes et les vertus de leurs racines, assignant
» pour but à leurs études de paraître avoir atteint d'un
» regard perçant les causes des choses, ces gens n'ont
» qu'un oeil malade, un œil mort, pour observer la
» cause des causes, qui pourtant est le principe et la
» fin de tout. On arrive, en effet, à la connaître, non
» pas en philosophant, mais en vivant bien (1). »
Gomme on le voit, toutes les sciences sont à la fois
condamnées par Absalon comme également inutiles ;
mais c'est contre la physique, la science nouvelle, qu'il
est particulièrement animé. Oui, sans doute, ce mys-
tique directeur d'autres mystiques a suivi, selon l'usage,
au temps de sa jeunesse, un cours d'études; il nous
prouve même, en citant le traité De Vernie (2), qu'il con-
naît au moins un des livres d'Aristote sur la physique ;
mais il dissuade les autres d'imiter son exemple :
« Peut-être, dit-il à ses chanoines, serez-vous charmés
» par la faconde de Tullius, par la sagesse de Platon,
» par l'ingénieuse subtilité de cet Aristote qui rend
» savants les ignorants et les sots habiles. Mais quel
» commerce peut-il y avoir entre le Christ et Bélial?
» Jetez-moi tout cela hors d'ici ; ne faites pas de la
(1) Absalonis Sermones, dans le num, 14,525 de la Bibliolh. nationale,
fol. 221, verso.
(2) Juxta sententiam Philosophi, idem est sensus contrariorum; id est eo
sensu quo unum contrariorum discernitur et reliquum ; ut si tactu suave
tactu et asperum, sic gustu dulce gustu et amarum discernitur. Absalonis
Sermones, dans le num. 14,525 de la Biblioth. nationale, fol. 132. Ce pas-
sage du Philosophe appartient au liv. II, ch. xi, du traité De l'âme.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 71
» maison de votre père une maison de trafic. Où domine
» l'esprit d'Aristote l'esprit du Christ ne peut régner (1). »
Voilà bien l'esprit et le ton d'un victorin ou d'un soufi.
Algazel avait ainsi proscrit les maîtres et les disciples
d'Avicenne : « Il faut, disait-il, interdire la lecture des
« écrits philosophiques, si remplis de vaines et dan-
» gereuses utopies, comme on interdit les bords glis-
» sants d'une rivière à celui qui ne sait pas nager. Il
» faut défendre la lecture de ces doctrines mensongè-
» res comme on défend aux enfants de toucher les ser-
» pents (1). » Cependant, qu'on le remarque, Absalon
méprise la science comme vaine sans la réprouver
comme impie. L'expérience avait appris au soufi ce
que le victorin ignorait encore.
Nous n'apprenons pas, disons-nous, que d'autres
maîtres contemporains aient pris à tâche de combattre
dogmatiquement la physique de Neckam et d'Alfred.
Nous voyons, au contraire, que cette philosophie
naïvement vitaliste eut, dans les premières années
du XIIIe siècle, un assez grand succès. Ce ne fut
pas sans doute un succès durable ; quand, tou-
tefois, les critiques successives de Guillaume d'Au-
(1) Delectabit fortassis te facûndia Tullii, sapientia Platonis, ingeniura
Aristotelis, qui sapientes nescios et stultos peritos facit. Sed quae est con-
ventio Christi ad Belial ? Auferte ista hinc et nolite facere domum patris
vestri domum négociations (Joann. II). Non enim régnât spiritus Christi
ubi dominatur spiritus Aristotelis. Mari, lat., num. 14,525, fol. 127, et
tom. GCXI de la Patrologie, col. 37. Il y a quelques mauvaises leçons dans
Tédition de M. Tabbé Migne. — Plus loin, fol. 133, verso, nous lisons :
a Quid habet in se utile de idseis Platonis disputare, Somnium Scipionis
revolvere, aut cerle illa popularis sophismatum implicatio et captatio rerum
subtilium, in quibus multi finem indebitum statuentes perierunt et excom-
municati sunt. » Patrologie, tome cité, col. 52.
(2) Le préservatif de l'erreur, p. 40 de la trad. de M. Barbier de Mey-
nard.
72 HISTOIRE
vergne, de Jean de La Rochelle, d'Albert le Grand
et de saint Thomas eurent finalement déconsidéré
leur opinion sur le siège de l'âme, la thèse fondamen-
tale du vitalisme, l'identité de la forme, de l'âme, de
la vie, n'eut guère perdu de son crédit. On a dit à bon
droit de saint Thomas qu'il est, en philosophie, très
correctement nominaliste, et non moins réaliste, en
théologie, que saint Bonaventure ou Duns-Scot. De
même il est, en physique, vitaliste et professe, en
métaphysique, l'animisme le plus résolu. Ce sont là
des contradictions dont on ne doit pas trop s'étonner.
En effet, elles ne sont pas seulement imputables à nos
philosophes novices. La doctrine de Descartes n'est
certes pas exempte d'inconséquences. Quoi! les scep-
tiques eux-mêmes, on la bien des fois prouvé, se
contredisent. Il n'y a donc que les metteurs en oeuvre
de pures chimères, comme, par exemple, Van Helmont,
qui ne se contredisent pas.
CHAPITRE IV
DAVID DE DINAN,
Ainsi, malgré la nouveauté de ses opinions psy-
cologiques, Alfred de Sereshel ne fut pas inquiété,
n'ayant lui-même, comme il paraît, inquiété personne.
En effet, on resta longtemps sans reconnaître qu'il
n'était guère possible de raisonner librement sur le
siège de l'àme sans compromettre plus ou moins
quelque article de la croyance traditionnelle, et, quand
enfin on le reconnut, le promoteur du vitalisme, Alfred
de Sereshel, était déjà complètement oublié. Alexandre
Neckam ayant abrégé son livre pour le mettre plus
correct, plus lisible, entre les mains des écoliers,
c'est au complaisant abréviateur que la responsabilité
du délit fut imputée tout entière. Il ne faut pas s'éton-
ner de cette erreur ; on l'a souvent commise. Quel-
quefois pourtant la justice est plus curieuse et s'égare
autrement. Ayant trouvé d'incontestables analogies,
elle suppose des affiliations qui n'ont pas existé. Celui
qu'elle condamne alors comme le premier et principal
auteur du crime, c'est elle qui le fait connaître à ceux
qu'elle lui donne pour complices. Tel fut le cas de
David ; mais lorsqu'on eut acquis la notion de son
74 HISTOIRE
étonnante impiété, il était depuis longtemps couché
dans la tombe, et l'on ne put brûler que ses livres.
David, de Dinan en Bretagne ou de Dinant sur la
Meuse, on ignore sa patrie, ne paraît s'être occupé ni
de l'homme physique ni de l'homme moral. Gela
peut-être l'a sauvé d'un péril, mais pour le faire
tomber dans un autre. On risque toujours moins à
parler de l'homme, même sans bien le connaître, qu'à
discourir sur l'être en général, et particulièrement sur
les lois supérieures dont l'homme subit la contrainte.
Nous prouverons que le système de David est encore
un système d'emprunt. En a-t-il même compris toute
la portée ? Cela n'est pas certain. Un chroniqueur ano-
nyme nous le représente à la cour d'Innocent III, fai-
sant quelque figure parmi les familiers de ce pape, qui
avait, dit-il, trop de goût pour les raffinements de l'es-
prit (1). C'est le seul renseignement (il est loin de
suffire) qu'on ait sur la vie de David. On connaît mieux
sa doctrine, qu'il avait exposée en deux livres différents.
Nous ne possédons plus, il est vrai, nil'un ni l'autre ;
ils ont été pieusement supprimés ; cependant, iln'estpas
douteux que la doctrine de David ait été le vrai pan-
théisme. De ces deux livres perdus l'un avait pour titre
Quarterni ou Quaternuli, Cahiers ou Petits cahiers.
L'autre n'était pas intitulé, comme on l'a dit, Des ato-
mes, et n'avait aucunement pour objet de reproduire les
hypothèses recommandées par Leucippe à l'école d'É-
picure. On s'est trompé sur ce point. David de Dinan
n'a pas pu placer le nom des atomes en tête d'un livre
composé pour faire valoir de tout autres chimères.
Albert le Grand l'intitule non pas De atomis mais De
(1) Chronicon Laudun. canonici, dans le Rec. des Histor. de la France,
t. XVIII, p. 71S.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTTQUE 75
tomis ; De tomis, dit-il, id est de divisionibus (1). Ce
titre est donc, en abrégé, celui d'un écrit analogue, et
que nous avons précédemment fait connaître. De tomis,
c'est à dire de divisionibus ; ainsi le grand ouvrage
de Jean Scot Erigène est intitulé De divisione na-
turœ. David de Dinan devait d'abord considérer la
nature ou l'ensemble des êtres comme un grand tout,
et ce grand tout comme le premier objet de la science ;
il devait ensuite, descendant de l'un au multiple, diviser
ce tout en autant de sections, tomos, en autant de
partis qu'il y a de genres, d'espèces, d'individualités
distinctes. C'est la méthode ordinaire des philosophes
qui tiennent pour l'unité de substance. C'est évidemment
la plus commode. Il n'est pas facile de prouver l'unité
par la diversité ; mais, l'unité d'abord supposée, la
diversité se prouve sans peine. N'est-elle pas affirmée
par tous les témoignages de l'expérience ?
Quant à la doctrine de David, saint Thomas nous
l'expose en ces termes : « L'erreur de quelques anciens
«philosophes, » c'est à dire deMelissus, de Parménide,
de Xénophane, si souvent cités et combattus dans la
Physique et la Métaphysique d'Aristote, « fut d'ad-
mettre une essence commune à Dieu et à toutes les
choses. Ils supposaient, en effet, que toutes les
< choses sont un seul être et ne diffèrent, comme l'a
< dit Parménide, que par de simples apparences, au
( jugement de nos sens. Cette opinion des anciens
< philosophes a été suivie par quelques modernes, au
nombre desquels on peut nommer David de Dinan.
En effet, celui-ci partageait les choses en trois caté-
:< gories, les corps, les âmes et les substances
(1) Albertus Magnus, SummatheoL, part. II, tract, iv, qusest. 20, Dans
le tome XVII des Œuvres d'Albert.
76 HISTOIRE
u séparées. Il appellait hyle le premier indivisible
« qui est le fondement des corps, et noys ou mens le
« premier indivisible qui est le fondement des âmes ;
« quant au premier indivisible parmi les substances
« éternelles, il le nommait Dieu. Il disait enfin que
« ces trois choses sont une seule et même chose, et
« conséquemment que toutes les choses sont une
« seule chose essentiellement (1).» Ainsi l'opinion de
David était, au rapport de saint Thomas, que les trois
principales divisions de l'être sont la matière, l'intelli-
gence et Dieu. Mais, disait-il, sous ces formes diverses
la pensée n'observe que des êtres imparfaits. L'être
parfait est l'être unique au sein duquel toutes les
diversités se confondent ; c'est l'essence vraiment
fondamentale, en qui la matière, l'intelligence et Dieu
ne se distinguent plus. Voilà ce que nous apprend
saint Thomas sur la thèse de David, assimilée très
judicieusement à celle de Parménide.
D'autres explications nous sont fournies sur la même
thèse par le maître de saint Thomas, Albert le Grand.
David, suivant Albert, raisonnait ainsi : Le genre con-
tient la matière de l'espèce ; à l'égard de l'espèce, le
genre est la matière : Quod for mabile est in plura ma-
tériel est, vel ad minus rprinci'pium materiale. Or, quel
(1) Thomas in sec. libr. Sententiar., dist. xvn, q. 1 : « Quorumdam
antiquorum philosophorum error fuit quod Deus esset de essentia omnium
rerum. Ponebant enim omnia esse unum simpliciter et non differre, nisi
forte secundum sensum vel œstimalionem, ut Parmenides dixit ; et illos
etiam antiquos philosophos secuti sunt quidam moderni, ut David de
Dinanto. Divisit enim res in partes très, in corpora, animas et substantias
separatas. Et primum indivisibile ex quo constituuntur corpora dixit Yle;
primum autem indivisibile ex quo constituuntur animœ dixit Noym, vel
mentem; primum autem indivisibile in substantiis aeternis dixit Deum. Et
hsec tria esse unum et idem : ex quo iterum consequitur esse omnia per
essentiam unum. »
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 77
est le genre suprême, le plus général des genres?
C'est l'être même dont la notion comprend celle de tous
les êtres. Cet être est donc la matière de tous les êtres
subalternes, ou, en d'autres termes, de toutes des di-
visions dont il est le fondement. Les principales de ces
divisions étant la matière des corps, celle des âmes et
celle des substances séparées, il est ainsi prouvé que
ces trois matières n'en font qu'une au sein de l'être en
général. D'où l'on doit conclure que cette matière
unique est l'être même, ou, sous un plus beau nom,
Dieu ; Et sic videtur quodDeus sitmateria omnium (1).
Nous trouvons enfin, dans plusieurs écrits d"Albert,
quelques phrases littéralement empruntées aux livres
perdus de David, et nous allons citer à notre tour
quelques-unes de ces phrases précieuses. « Il est, dit-
ce il, évident qu'il n'y a qu'une substance, commune
« à tous les corps, à toutes les âmes, et que cette
« unique substance est Dieu lui-même. » Il est bien
vrai (c'est une objection qu'il se fait à lui-même) que
l'on appelle matière la substance des corps, et celle
des âmes intelligence ; mais, se répond-il, il ne
semble pas moins évident que ce sont là des distinc-
tions purement verbales. En fait, et telle est expressé-
ment la conclusion de David, « Dieu, la matière etl'in-
« telligence sont la même substance, » sous des noms
divers (2). Nous insistons, nous devons insister sur
ce point de doctrine, qui est vraiment capital. Se-
(i) Albertus Magnus, Summa theol. part. II, tract. îv, qua?st. 20.
(2) « Ponit (David) lalem conclusionem, sic dicens : — Manifestum est
unam solam substantiam esse, non tantum omnium corporum, sed etiam
omnium animarum, et hanc nihil aliud esse quam ipsum Deum, quia sub-
stantia de qua sunt omnia corpora dicitur hyle, substantia vero de qua
suntomnes animée dicitur ratio vel mens. Manifestum est igitur Deum esse
substantiam omnium corporum et omnium animarum. Patel igitur quod
Deus et byle et mens unasola substantia sunt. » Albert Magnus, Summa
78 HISTOIRE
Ion David, l'être qui possède la plénitude de la
substance est quelquefois diversement considéré, et
de cette considération diverse résulte la double
notion des âmes et des corps. Les corps et les
âmes étant donc ainsi diversifiés, on nomme matière le
fondement des corps, intelligence le fondement des
âmes ; mais ces noms particuliers ne désignent pas des
entités concrètes ; ils expriment simplement des vues
abstraites de la pensée. La vraie substance contient
toutes les âmes et tous les corps, sans être pourtant ni
tel corps ni telle âme, et le seul nom qui lui convienne
est le nom de Dieu. Voilà la thèse de David. C'est, en
propres termes, celle de Spinosa : « Tout ce qui est est en
« Dieu, et rien ne peut être ni être conçu sans Dieu (1). »
Voici maintenant la démonstration de David. C'était,
nous a-t-on dit, un raisonneur très subtil. Les citations
que nous allons reproduire prouveront, en effet, qu'il,
savait très-bien manier toutes les armes que fournit
l'arsenal de la logique : « L'intelligence, dit-il, conçoit
à la fois Dieu et la matière. Or, l'intelligence ne com-
prend une chose qu'à la condition de s'assimiler à
cette chose ; il faut donc qu'elle s'assimile à Dieu, à
la matière. Mais s'agit-il ici d'une complète identifi-
cation ou d'une assimilation toute simple ? Il ne s'a-
git pas de cette assimilation toute simple qui a lieu
par le moyen d'une forme abstraite de l'objet intelli-
gible ; en effet la matière et Dieu n'ont également
aucune forme. Si donc l'intelligence les conçoit, elle
les conçoit parce qu'elle leur est identique. Donc
theolog. part. II, tract, xn, qiuest. 72, membr. 4, art. 2. Le même fragment
de David est reproduit dans une autre Somme d'Albert, Summa de creatu-
ris, part. II, quœst. 5, art. 2.
(i) Spinosa, Ethique, prem. part., p. 16 de la trad. de M. Saissct.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 79
« l'intelligence, la matière et Dieu sont un même (1). »
Cette proposition est encore ainsi démontrée : « Le
« point est le principe de la quantité continue, et l'unir
« té le principe de la quantité discrète. Or, le point et
« l'unité ne diffèrent pas comme principes ; ils diffèrent
« en ce quele point se rapporte à la chose continue, l'u-
« nité à la chose discrète. Si donc on fait abstraction de
« ce qui diffère entre eux..., le point et l'unité sont une
« même substance. De même, Dieu, la matière et l'in-
« telligence sont des principes chacun en sa sphère,
« et ils ne diffèrent pas en tant que principes, car la
« cause de leur différence ne peut être celle de leur
« convenance, mais ils diffèrent en ce que Dieu est le
« principe actif et la matière le principe passif. Si donc
« on fait abstraction de cette différence, ils sont un
« même. Pour conclure, il y a qu'une substance,
« laquelle est la fois matière, intelligence et Dieu (2). »
Ainsi conclut, avec la même rigueur, avec la . même
(i) « Intellectus intelligit Deum et hyle, sive materiam; sed nihil in-
telligit intellcctus nisi per assimilationem ad ipsum ; ©porte t igitur quod
assimilatio sit intellectus ad Deum et hyle. Hsec autem assimilatio vel est
per identitatem Yel per simplicem assimilationem. Sed non est per simpli-
cem assimilationem, quia assimilatio non fit nisi per formam abstractam ab
eo quod intelligitur; hyle autem et Deus nullam habent formam. Si ergo
intelliguntur, oportet quod per identitatem quam habent ad intellectum
intelligantur; intellectus igitur et hyle et Deus idem sunt in substantia. »
Albert. Magn. Summa theoL ibid... Voir aussi Summa de creaturis, part. H,
qua?st. 5, art. 2.
(2) Albertus Magn., Summa Iheol. ibid. : « Quod efiam... sic probat
David : — Idem est a quo non differt differentia, sicut dicit Aristoteles in
VII Topicorum, et dat exemplum quod punctus est principium conlinui et
unitas principium discreti ; et non differunt in eo quod prima sunt, sed
differunt in hoc quod punctus habet positionem continui et unitas discreti
ordinem. Si ergo abstrahantur ab eis istse differentùe, cum idem sit a quo
non differt differentia, punctus et unitas erunt idem in substantia. A simili
Deus et materia et intellectus, sive mens, sunt prima unumquodque in ordine
suo, et, sicut dicit, non differunt in eo quod prima sunt, aliter enim esset
idem prinoipium confenienti* et differentia3, quod inconveniens est, sed
80 HISTOIRE
franchise, l'illustre philosophe d'Amsterdam : « La
« pensée est un attribut de Dieu ; en d'autres termes,
« Dieu est chose pensante. L'étendue est un attribut de
« Dieu ; en d'autres termes, Dieu est chose étendue (1).»
Le système de David est donc, comme on le voit, sans
aucune différence, celui de Spinosa. C'est un système
purement logique, où le nom de Dieu ne figure que pour
signifier l'entéléchie de l'univers éternel.
Il n'en faut pas douter, David en a fait l'emprunt
a quelque livre venu de Tolède. Parmi les livres de
cette provenance, on pourrait en désigner plusieurs
comme ayant fourni la matière qu'il a tantôt abrégée,
tantôt développée. Pour ne citer que le Fons vitœ de
Ben-Gebirol, ce livre de si grand renom et de si
mauvais conseil ne tend-il pas à démontrer aussi
l'unité substantielle des êtres ? On était donc en
droit de supposer que David y avait pris sa thèse (1).
Cependant cette conjecture ne semble pas exacte.
Albert et saint Thomas, qui se sont tour à tour et
très-vivement prononcés contre la doctrine de Ben-
Gebirol et celle de David, avaient entre les mains les
écrits de l'un et de l'autre, et pourtant ils ne les ont
jamais rapprochés l'un de l'autre pour les accuser de
la même erreur et les accabler des mêmes arguments.
Au rapport d'Albert, la doctrine de David vient directe-
ment de la Grèce, et, nullement embarrassé de dire
quel fut, parmi les philosophes grecs, le maître de
David, Albert désigne Anaximène, Xénophane et sur-
in hoc quod Deus est primum efficiens et hyle primum suscipiens. Si ergo
abstrahantur ab his differentiis,idem erunt. Una ergo substantia est, quœ est
Deus, hyle et intellectus...
(1) Spinosa, Ethique, deuxième partie, p. 51, 52.
Cl) M. Aug. Jundt, Hist. du panthéisme au moyen âge, p. 20.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 81
tout un disciple deXénophane qu'il nomme Alexandre ;
il assure même (il l'assure plusieurs fois) avoir entre
les mains, sous le nom de cet Alexandre, l'abominable
petit livre où David a trouvé tout ce qu'on lit dans les
siens.
Xénophane n'ayant eu parmi ses disciples aucun
Alexandre, on s'est demandé quel pouvait être l'auteur
du livre dénoncé par Albert. N'était-ce pas Alexandre
d'Aphrodisias ? Assurément il était permis de le croire.
Quand il n'explique pas Aristote, Alexandre d'Aphro-
disias n'observe pas toujours fidèlement les règles de
la méthode péripatéticienne ; il s'est plus d'une fois
égaré, plus d'une fois débauché dans la compagnie de
Platon. Ce n'est pas lui néanmoins qu'Albert a mis en
cause comme inventeur du système reproduit par
David. Après avoir beaucoup recherché le petit livre
dont Albert dit tant de mal, nous l'avons enfin re-
trouvé. Si, dans quelques manuscrits, il porte les noms
de Boëce, d'Algazel, dans la plupart il offre celui du
philosophe Alexandre, et la doctrine qu'il contient est,
en effet, conforme à celle qu'Albert et Thomas impu-
tent à David. Mais l'auteur de ce petit livre n'est pas
plus le philosophe Alexandre qu'Algazel ou Boëce ;
à des indices qui ne peuvent tromper on reconnaît
aussitôt que c'est un théologien de la secte chrétienne ;
de plus, son latin barbare prouve avec la même évi-
dence qu'il n'appartient pas à l'antiquité ; enfin, d'au-
tres manuscrits plus dignes de foi nous apprennent que
ce théologien moderne est le savant archidiacre de
Ségovie, Dominique Gundisalvi. Voilà ce que nous
croyons avoir clairement démontré dans une disserta-
tion particulière sur cette question très-obscure (1).
(I) Mémoires de l'Acad. des Inscript., I. XXIX, deuxième partie,
T. 1. 6
1*13^33
82 HISTOIRE
Ainsi, comme on l'a toujours pensé, la doctrine de
David n'est pas originale. Il l'a bien, en effet, reçue de
Tolède, et Tolède la tenait de Cordoue, Cordoue de
Bagdad, Bagdad, plus ou moins directement, d'Alexan-
drie. Ce qui lui est personnel, c'est de l'avoir méthodi-
quement exposée, sans réserves, sans faux-fuyants,
avec une si sereine confiance dans les déductions de
l'idéologie. Ses livres, avons-nous dit, n'existent plus ;
mais les fragments qu'en ont cités ses adversaires attes-
tent une rare franchise. Nous croyons néanmoins qu'il
n'a pas clairement compris l'opposition de sa doctrine et
de la croyance traditionnelle. C'est là ce qui le distingue
de Spinosa. On objecte à Spinosa que son Dieu n'est
pas le Dieu fait homme ; un Dieu fait homme est,
répond-il, une thèse «absurde,.» qu'il dédaigne de
réfuter (1). Mais ni Jean Scot Erigène, ni Dominique
Gundisalvi, ni David de Dinan n'ont dit cela. Notre
opinion est même qu'ils ne l'ont pas pensé. Ce qui
paraît encore plus extraordinaire c'est que, dans la
vigilante légion des théologiens orthodoxes, personne
n'ait signalé sur le champ l'impiété commise par le
favori du pape Innocent III. On ne les entendit pousser
le cri d'alarme que le jour ou l'hérésie formelle d'un
autre maître, Amaury de Bennes, leur eût enfin appris
que le vrai Dieu des philosophes n'est pas le vrai Dieu
des chrétiens.
(1) Spinosa, Lettre vin ; t. III de ses Œuvres, p. 367.
CHAPITRE V.
Amaury de Bennes et le concile de Paris.
L'école de Chartres avait tour à tour entendu Gilbert
de LaPorrée, Thierry, Bernard, et, sous la direction de
ces maîtres justement renommés, elle n'avait pu man-
quer de devenir une pépinière de jeunes théosophes.
Il ne faut donc pas s'étonner dp. *>^~ --'^ ctë
Chartres à Paris, clans les dernières années du XIIe
siècle, un audacieux chef de secte comme cet Amaury
de Bennes dont nous allons maintenant parler.
Logicien très habile, il avait, dit Guillaume le Breton,
longtemps professé les arts et les sciences profanes.
S'étant plus tard occupé de théologie, il l'apprit et
l'enseigna selon sa méthode particulière, très-libre-
ment, sans jamais s'inquiéter de ce que les autres
pouvaient penser (1). Il avait, dit un chanoine de Laon
(2), l'esprit très-subtil et se faisait un jeu de railler tout
le monde ; ce qui lui suscita plus d'un ennemi. Cepen-
(1) Cum in arte logica perilus esset et scolas de arte illa et de aliis arli-
bus liberalibus diu rexisset, transtulit se ad sacram paginam excolendam.
Semper tamen suum per se modum docendi et discendi habuit etopinionem
privalam et judicium quasi sectum et ab aliis separatum. » Guillelm.
Brito, dans le Bec. des Histor. de la Fr. t. XVII, p. 83.
(2) Anonymus Laudun., Chronicon, dans le Rec. des Histor. de
France, t. XVIII, p. 715.
84 HISTOIRE
dant il pouvait braver bien des rancunes, ayant la
faveur du roi Philippe qui l'avait donné pour précepteur
à son premier-né, le prince Louis. Ainsi, dit encore le
même chroniqueur, la cour l'honorait, croyant que ses
opinions étaient saines et qu'il y avait profit à le fré-
quenter. Mais combien la cour se trompait ! Elle dut
enfin reconnaître son erreur, quand les autres maîtres,
par lui si malmenés, le dénoncèrent et le forcèrent d'al-
ler se justifier devant le pape, s'il le pouvait. Il fit donc
le voyage de Rome, plaida sa cause et la perdit. Con-
damné par le pape à désavouer publiquement sa théo-
logie de récente invention et tous ses propos héré-
tiques, Amaury revint à Paris, y fit sa pénitence et
mourut bientôt après. On l'enterra, réconcilié non de
cœur, mais de bouche, avec l'Église, près du cimetière
de Saint-Martin-des-Ghamps (1).
JNous a\ons, sm i<x doo+r-mp. d' Amaury, des rensei-
gnements nombreux et concordants. Voici d'abord le
témoignage d'un historien ordinairement très digne de
foi, Martin de Pologne, qui mourut en 1278, après
avoir été chapelain de cinq papes : « Suivant Amaury,
« les idées qui sont dans la pensée divine, créent et
« sont créées, tandis que, suivant saint Augustin, il
« n'y a rien dans la pensée divine qui ne soit éternel,
« immuable. Il disait aussi qu'on appelle Dieu la fin de
« toutes les choses parce que toutes les choses doi-
« vent retourner vers lui, pour trouver en lui un repos
(( éternel, et former avec lui un seul individu d'une
« permanence inaltérable. La nature d'Abraham n'é-
« tant pas autre que colle d'Isaac, mais la même
« nature leur étant commune à tous les deux, ainsi,
(1) Gùillelm. Biiiu, Irie. cil.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 85
« disait-il, tous les êtres ne font qu'un seul être et tous
« les êtres sont Dieu. Eu effet, il soutenait que Dieu
« est l'essence de toutes les créatures, l'être même de
« tout ce qui est. Il ajoutait : comme la lumière se voit
« non pas en elle-même, mais dans l'espace lumineux,
« ainsi Dieu sera vu par les anges et par les hommes
« non pas en lui-même, mais dans ses créatures (1). »
Gomme on peut le juger par ce passage, Martin de
Pologne savait parler la langue des philosophes. L'ex-
posé qu'il vient de nous faire n'est pas complet, mais il
est très-clair. Nicolas Triveth (2) et Jean de Gerson (3)
se sont contentés de le reproduire. Les dires de Martin
de Pologne nous sont confirmés par deux autres docu-
ments plus anciens et plus instructifs. L'un est la sen-
tence rendue par le concile qui jugea les disciples
d'Amaury (4) ; l'autre, que nous allons pour la première
fois mettre en lumière, est un traité sans nom d'auteur
contre ces Amalriciens, Contra Amaurianos, écrit dans
le temps même où leur secte semblait encore redoutable.
Ce traité, dont on reconnaîtra bientôt l'importance, est
(1) « Damnavit (Innocentius III) Almarieum quemdam Garnotensem, cum
sua doctrina, sicut habelur in decretali « Damnatus. » Qui Almaricus
asserit idœas, quœ sunt in mente divina, creare et creari, cum, secundum
Augustinum, nihil nisi œternum atque incommutabile sit in mente divina.
Dixit etiam quod ideo finis omnium dicitur Deus, quia omnia reversura
sunt in eum ut in Deo incommutabiliter quiescant, et unum individuum
atque incommutabile in eo permanebunt ; et sicut alterius naturaî non est
Abraham, alterius Isaac, sed unius ac ejusdem, sic dixit omnia esse unum
et omnia esse Deum. Dixit enim Deum esse essenliam omnium creaturarum
et esse omnium. Item dixit quod sicut lux non videtur in se, sed in aère,
sic Deus nec ab angelo neque ab homine videbitur in se, sed tantum in
creaturis. » Martini Poloni Chronic. expeditiss. lib. IV.
(2) Nicol. Triveth Chronicon, dans le tom. III du Spicileg. de Dachery,
édit. in-fol., p. 184.
(3) Concordia metaphys. cum logica, t. IV Operum, col. 826.
(i) Martène, Thés. nov. anecdot., t. IV, col. 163, 164.
86 HISTOIRE
conservé clans le nom. 1301 de la bibliothèque de
Troyes (1).
Le caractère particulier de David, c'est, comme on
l'a vu, d'être un philosophe qui semble ignorer tous les
dogmes, tous les mystères de l'orthodoxie chrétienne.
Amaury de Chartres est, au contraire, un théologien
qui prétend démontrer que le panthéisme est la vraie
doctrine de saint Paul et de tous les Pères à qui la foi
des simples n'a pas suffi. Nous insistons sur cette
différence. Voici, du reste, la série des propositions
d' Amaury.
Dieu, dit l'Écriture, est partout : Deus est ubique.
(1) Ce traité commence au fol. 141 du manuscrit et finit au fol. 154. C'est
l'ouvrage d'un théologien savant et subtil, dont le nom manque. A quelques
formes de langage on croit reconnaître Pierre de Poitiers ; il y a plus, cer-
tains passages des Sentences publiées sous le nom de cet illustre chance-
lier sont reproduits dans le traité presque sans aucun changement. Ainsi
nous lisons, au feuillet 153 du manuscrit, recto et verso, une définition des
sacrements de l'ancienne loi qui se retrouve livre IV, chap. m des Sentences.
L'analogie est plus grande encore entre le texte du feuillet 152 et celui du
chap. xu, livre V, du livre des Sentences ; on peut même affirmer que ce
dernier texte est l'original dont l'autre est la fidèle copie. Cependant il
n'est pas permis d'attribuer à Pierre de Poitiers le traité conservé dans le
manuscrit de Troyes. Il est, en effet, directement écrit non contre Amaury,
mort depuis longtemps, mais contre un prêtre d'Amiens, nommé Godin, qui
fut le dernier des Amalriciens poursuivis, jugés et condamnés. Voici
plusieurs phrases qui le concernent. Fol. 147 : « Quid absurdius quam
quod Deus est lapis in lapide, Godinus in Godino, adoretur ergo Godinus,
non solum dulia, sed latria, quia Deus est. » Et plus loin, fol. 148 : « Ecce
hue usque credidimus Filium incarnatum ; jam isti prœdicant Christum in-
godinatum. » Or, l'anonyme de Laon, ayant raconté les exécutions de
l'année 1210, s'exprime ainsi sur Godin : « Novissimus omnium Almarico-
rum hœreticorum fuit magister Godinus, qui Ambianis heereticus probalus
est et ibidem igné fuit ustulatus (Histor. de la Fr.,X. XVIII, p. 715).» Cet
hérétique parut donc après les autres, c'est-à-dire après l'année 1210, et
Pierre de Poitiers, mort vers l'année 1205, était déjà remplacé par Prévostin,
dans son emploi de chancelier, en l'année 1207 (Cartul. de N. D. de Paris,
t. I, p. 344.) Le traité que nous offre le manuscrit de Troyes n'est donc pas
l'ouvrage de Pierre de Poitiers, mais il est certainement d'un de ses meil-
leurs disciples.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 87
C'est ce que saint Paul exprime en ces termes : Deus
omnia in omnibus (1). Dieu lui-même, par la bouche du
prophète Jérémie, nous fait connaître qu'il occupe,
qu'il emplit le ciel et la terre : Cœlum et terram im-
pleo. Peut-on donc attribuer à Dieu plusieurs ma-
nières d'être simultanées? Peut-on supposer, par
exemple, qu'il est à la fois une substance absolument
personnelle et l'essence commune de tous les êtres
qui ne sont pas lui ? La supposition de cette double
nature paraît vraiment chimérique. Il vaut donc mieux
s'en tenir à ce qu'enseigne l'Écriture et simplement
dire : il est dans toutes les choses, ou toutes les choses
sont en lui. Puisqu'il est éternel et qu'elles sont péris-
sables, on ne peut les confondre avec lui. Mais, étant
périssables, elles naissent et meurent à la surface
d'un fonds permanent ; étant finies, elles sont conte-
nues dans l'infini, qui ne serait pas l'infini s'il ne les
contenait pas. Le temps n'est-il pas quelque partie de
l'éternité ? Ainsi, les choses diverses sont des parties
de l'immensité divine : In ipso, dit l'apôtre, condita
sunt universa in cœlis et in terra, visibilia et invisibi-
lia (2). Mais les choses sont-elles seulement diverses ?
On leur suppose encore des qualités contraires, et,
pour rendre compte de cette contrariété, l'on a mis en
avant plusieurs systèmes qu'il faut pareillement reje-
ter. C'est, par exemple, une superstition manichéenne
de croire qu'il existe un Dieu des ténèbres en guerre
constante avec le Dieu de la lumière. Celui qui remplit
le ciel avec la terre est l'unique Dieu (3). Aussi l'apôtre
(1,) Epist. ad Corinth. I, cap. xv, vers. 28.
^2) Pauli Epist. ad Coloss. L 16.
(3) Contra Amaurianos, cap. i, îx, xi. — Nous lisons dans la sentence
du concile de Paris ("1210) : « Auctoritas : Omnia sub sole vanitas. H
88 HISTOIRE
dit-il : » Dieu fait tout en nous. » Donc il fait en nous
ce que nous appelons le bien et ce que nous appelons
le mal. La conséquence est rigoureuse. Elle ne doit
pas, d'ailleurs, nous révolter. Nous ne savons, en effet,
ni ce qu'est le mal, ni ce qu'est le bien. Mais alors il
n'y a ni mérite ni démérite, il n'y a ni résurrection des
corps (1) ni jugement dernier, et il ne faut pas
plus croire au paradis qu'à l'enfer. En effet, Amaury le
déclare très résolument, ce sont là de pures Actions.
Hors de ce monde, il n'y a rien. Ceux-là sont déjà dans
l'enfer, en ce monde, qui vivent ignorant la vérité, et le
paradis est actuellement en la possession de ceux qui
la connaissent. Il est donc bien important de la connaî-
tre. Et cela est si facile ! Cette vérité, qui peut s'appe-
ler toute une doctrine, n'a qu'un article ; il s'agit
simplement de croire que Dieu fait tout en nous (2).
Mais rien ne paraît s'opposer à ce qu'un juif admette
ce dogme unique. Donc, sans le baptême, un juif peut
être sauvé. C'est bien ainsi que l'entend Amaury (3).
De même on peut être sauvé sans confession, sans
pénitence. Assurément, répond Amaury ; puisque Dieu
nous fait penser, vouloir, agir, il n'y a pas de désirs,
pas d'actes coupables, et quand on sait que l'on va
toujours conduit par la main de Dieu, jamais on ne
craint de s'être engagé dans la mauvaise voie ; on
n'a plus le souci de ce qu'on doit faire, on n'a plus le
e contra : Omnia umim, quia quidquid est est Deus. Unde quidam eorum,
nomine Bernardus, ausus est aflîrmare se nec posse cremari incendio, ncc
alio torqneii supplicie-, in quantum erat, quia in eo quod erat se Ueum
dicebat.
(1) Contra Amaurianos, c. vu.
(2) Contra Amaurianos, c. n, i;r, iv.
(3) Ibid. c. v.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 89
remords de ce qu'on a fait : Qui cognoscit Deum esse
in se lugcre non débet, sed Hdère (1).
Il est déjà suffisamment prouvé que les articles de la
croyance chrétienne n'embarrassent pas beaucoup
notre libre docteur. Les uns lui paraissent faux, les
autres vrais, mais très mal compris. Il explique donc
ceux-ci, quand il a condamné ceux-là. Ainsi croit-il
devoir interpréter cette phrase de saint Paul, ordinai-
rement, comme il lui semble, mal entendue : « Nous
« sommes les membres du corps du Christ, Membra
« sumus corporis Christi. » On admet bien, en effet,
en croyant penser avec l'apôtre, qu'on ne peut être
sauvé si l'on n'est membre du Christ. Mais cela revient
adiré qu'il faut, pour mériter le salut, être déjà devenu
membre du Christ, ou que, pour devenir membre du
Christ, il faut avoir déjà mérité le salut. On exprime-
rait donc la même chose plus clairement en disant :
Ceux qui seront sauvés le seront. Mais la vérité que
nous prêche l'apôtre n'est pas si naïve ; il ne parle pas
au futur, il parle au présent; Membra sumus, dit-il, et
non pas erimus. Croyons donc que nous sommes pré-
sentement, en ce monde, les membres du Christ ; oui,
croyons très fermement que nous vivons en lui et qu'il
vit en nous (2). Dieu le Père s'est autrefois incarné dans
Abraham et dans les patriarches ; de même Dieu le
Fils s'est plus tard incarné dans le Christ et dans tous
les chrétiens. Ainsi, comme on le voit, notre docteur
ne se contente pas d'expliquer les anciens dogmes
d'une façon toute nouvelle ; il en tire encore très libre-
(\) Ibid. cap. vi.
(3) Vincentius Bellov. Specul. histor. lib. XXIX, cap. cvn : « Hic ausus
est constantur affirmare quod quilibct tenetur credere se esse membrum
Christi. » — Contra Amawianos, cap. vill.
90 HISTOIRE
ment des dogmes nouveaux. Enfin, ajoute-t-il, l'Esprit-
Saint doit, à son tour, s'incarner ; l'humanité doit subir
une transformation dernière. Née sons le régime de la
loi, l'humanité fut ensuite régénérée par l'infusion de
la grâce ; maintenant, plus rapprochée du terme de ses
destinées, elle va s'animer, au souffle de l'Esprit,
d'une vie plus pure. Déjà s'opère ce changement final ;
déjà quelques âmes privilégiées sont passées en la
possessionde l'Esprit, qui lesinspire et les guide, affran-
chies de toute règle qui n'est pas la sienne. On peut
facilement reconnaître dans la foule ces élus de la
troisième personne divine. Les signes de leur élection
sont, en effet, certains, car ce sont deux vertus tout
à fait nouvelles ; chez eux la science a pris la place de
la foi, la confiance celle de l'espérance. On ne les voit
plus dans les temples ; comme leur religion n'a pas de
mystères, elle n'a pas de sacrements. Mais qu'on
n'essaie pas de les ramener au giron de l'ancienne
Église ; l'effort serait vain. Qu'on ne leur prêche pas la
soumission ; ils ont reçu le don de la liberté (1).
On rapporte à David de Dinan l'invention de toutes
ces hérésies. Cette assertion d'un ancien chroni-
queur (2) a été souvent reproduite.il n'est pas, en effet,
invraisemblable qu'un théologien naturellement témé-
raire ait été fortement encouragé par un philosophe
très résolu. Cependant l'assertion du chroniqueur
n'est pas fondée ; les deux hérétiques vécurent ignorés
l'un de l'autre, et d'ailleurs la doctrine d'Amaury est
en fait beaucoup moins conforme à celle de David qu'à
celle d'un plus ancien maître, Jean Scot Erigène. Par
{{) Contra Amaurianos, cap. x, xn. — Martène, Thesaur. nov., T. IV,
col. 164.
(2; Anonym. Lauduncnsis, dans les Histor. de la France, T. XVIII,p. 751.
DE LA PHILOSOPHIE BCOLASTIQUE 91
un étrange caprice de la fortune, les livres de Jean
Scot, longtemps oubliés, avaient repris faveur à la fin
du XIIe siècle. Nous les trouvons alors cités, comme on
l'a vu, par Simon de Tournai ; ils le sont même dans un
sermon, parmi orthodoxe pur de toute censure, Garnier
deLangres(l).De tels livres, lus, comme il paraît, sans
défiance, ne pouvaient manquer de porter un trouble
quelconque dans les esprits. Ils furent canoniquement
prohibés dès que l'on eût reconnu l'influence qu'ils
avaient exercée sur Amaury. La sentence, rendue par
le pape HonoriusIII, porte la date du 25 février 1225 (2).
Si le nom d'Amaury ne s'y trouve pas, ses disciples y sont
clairement indiqués. Henri de Suze se trompe en disant
que les membres du concile de Paris condamnèrent
ensemble, en l'année 1210, Jean Scot et Amaury ; maisil
ne se trompe pas en disant que les erreurs de l'un furent
celles de l'autre (3). En des termes encore plus précis,
Martin de Pologne désigne le livre de Jean Scot qui con-
tient les propositions hérétiques d'Amaury ; c'est le De
divisione naturœ : Qui omnes errores inveniuntur in
libro Periphyseon. Et hic liber inter alios condemna-
los Parisiis ponitur ; et is liber cum Almarico et suis
sequacibus fuit Parisiis combustus (4). Enfin, notre
confrère, M. Charles Jourdain, a pris le soin de re-
(1) Garnerii Sermones, dans le num. 1301 des MSS. de Troyes, fol. 29 :
« Sicut in cœlis describit Joannes, cognomento Scotus, quatuor manifesta-
tiones, id est theopbaniam, epiphaniam, yperphaniam, ypoph?niam, de
quibus alibi disseruisse me memini, quibus se (Deus) angelis manifestât,
ita quatuor se manifestationibus, sequa lance supradictis respondentibus,
mirabilem in terri voluit hominibus apparere. »
(2) Joh. Huber, Joannes Scotus Erigena, p. 438.
(3) Joann. de Gersonio, Opéra, T IV, p. 826.
(4) M. Daunou a commis une faute grave en interprétant cette phrase :
« En rassemblant, dit-il, les idées d'Amaury éparses dans les récits des
chroniqueurs et des théologiens du moyen-âge, on y trouve encore tant de
£2 HISTOIRE
chercher les divers passages an De dwisionenaiurœ au-
quel l'ont allusion Henri de Suze et Martin de Pologne,
et il a mis sous nos yeux, dans un savant mémoire, la
preuve irrécusable des emprunts faits à Jean Scot par
Amanry (1).
Nous n'avons pas fait connaître les opinions diverses
de cet hérétique en ce qui regarde les mystères, les
sacrements, les formes traditionnelles de la liturgie
chrétienne. Il nous a suffi de dire sur quel fondement
il avait cru devoir édifier sa religion nouvelle. Le
dogme capital de cette religion est la thèse des trois
incarnations successives, auxquelles se rapportent les
trois régimes de la loi, de la foi, de la science. S'étant
donné la mission d'annoncer le troisième âge du
monde, l'âge de la science indépendante de la foi, de
la loi, Auiaury devait pousser à la prompte conquête
de la liberté quiconque se sentait opprimé par les
scribes et les pharisiens de l'Église chrétienne. C'est
pourquoi les gens qui prêtèrent l'oreille à ses discours
furent d'abord assez nombreux.
Les sectateurs avoués de sa doctrine devinrent plus
nombreux encore après sa mort. Non pas à Paris mê-
me, où l'on craignait la rigueur des maîtres, mais dans
quelques paroisses foraines et dans les diocèses de
Sens, de Langres et de Troyes. Quant on apprit le
succès de cette propagande, on en fut très alarmé.
Nulle part on ne le fut autant qu'à Saint- Victor. Tandis
liaison et d'enchaînement qu'on peut regretter de n'avoir plus l'ouvrage où
il les avait développées cl qui portait le nom de Physion, traité des choses
naturelles; , Hist. littér. de la Fr., T. XVI, p. 587. Ainsi M. Daunou n'a pas
compris que le livre mentionné par Martin de Pologne est le Xlzoï pûffswç
psoiGtiov de Jean Scot Erigène.
[2) Mémoires ,1e l'Acad. des Inscr., T. XVI, deuxième partie, p. 473 et
suivantes.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASÏIQUE 93
qu'une enquête se faisait en divers lieux pour recher-
cher tous les coupables, Jean le Teutonique, abbé de
Saint-Victor, disait dans un sermon à ses confrères
assemblés pour l'entendre : « Quelques gens répandent
en ce moment des nouveautés profanes, disciples
d'Épicure plutôt que du Christ. Avec une perfidie
pleine de périls, ils travaillent dans l'ombre à faire
croire qu'on peut pécher impunément, disant le
péché si peu de chose que Dieu ne saurait châtier
personne pour un péché. Si l'extérieur, la mine, les
discours de ces gens ont toute l'apparence de la
piété, leur intime pensée et leurs manœuvres
occultes en nient la vertu. Mais voici le comble de
la démence et de l'impudence en fait de mensonge !
Ces gens ne craignent pas, ne rougissent pas de
dire : Nous sommes Dieu ! Appeler Dieu cet homme
adultère, compagnon nocturne d'autres mâles,
souillé de toutes les infamies, réceptacle de tous les
crimes, quel excès de folie, quelle abominable pré-
somption ! Cela dépasse même l'égarement des gen-
tils, qui mentaient avec plus de mesure en disant que
les plus grands de leurs princes allaient s'asseoir,
après leur mort, parmi les Dieux... Que du moins
notre ville, source de toute science , que Paris ne
soit pas atteint de cette lèpre (1). » Ce vœu ne fut
(1) Sermones Joannis abb. ; mira. 14,o2o des man. lat., à la Bibliolh.
nal., fol. 111 : « Snnt profana? novitatos quas introducunt quidam, Epicuri
polius quain Clnisli discipuli. Qui perîculosissima fraudulentia persuadera
nilunlur in occulto peccatorum impunitateni, asserentes peccalum ila nihil
esse ut efiam pro peccato nemo debeat a Deo puniii ; speciem siquidem
pieiatis habenles cxlerius in vultn el sermone, sed ejus virtulem abnegan-
t'es interius in mente et occulta opeiatione. Sed et, quod summa? démentis
e>t et impudentissimi mendacii, taies non verentur nec erubescunt dicere
se Deum esse. 0 infini la vecordia et abominabilis prcesumptio hominem
adullmun, concubiloiem masculqruni., operlum ilagiliis, vas scelerutn
94 HISTOIRE
pas exaucé. On ne trouva peut-être clans l'église de
Paris qu'un seul complice d'Amaury, le sous-diacre
Bernard; mais ce fut celui qui se montra, devant ses
juges, le plus convaincu, le plus rebelle.
L'Église menacée prit les mesures qu'elle avait cou-
tume de prendre en de tels périls. Dans les premiers
mois de l'année 1210, un concile est convoqué dans la
ville de Paris, sous la présidence de l'évêque Pierre
de Gorbeil. Il s'agit déjuger cette doctrine qui a déjà
rencontré beaucoup de prosélytes et que de bons es-
prits jugent suspecte d'athéisme. A la suite de cet
examen canonique, les livres d'Amaury sont condam-
nés, sa dépouille mortelle est jetée hors des lieux
consacrés et des bûchers s'élèvent pour recevoir ses
complices. L'événement est ainsi raconté par un con-
temporain, Césaire d'Heisterbach.
« Dans le temps, dit Césaire, où éclataient les senti-
ce ments hérétiques des Albigeois, à Paris, ville source
« de toute science, puits des lettres sacrées, le démon
« inspira le dessein le plus pervers à quelques hommes
« doctes dont voici les noms : Me Guillaume de Poi-
« tiers, sous-cliacre, qui avait enseigné les arts à
« Paris et avait étudié trois ans la théologie ; Bernard,
« autre sous-diacre ; Guillaume, orfèvre, leur pro-
« phète ; Etienne, prêtre du Vieux- Corbeil ; Etienne,
« curé de la Celle-Saint-Cloud ; Jean, curé d'Orsigny,
« qui tous, si ce n'est Bernard, avaient pris leurs grâ-
ce des en théologie ; Dudon, clerc spécial de maître
« Amaury, prêtre, qui avait suivi, pendant dix années
omnium dicere Denm ! Hoc est super omnem errorem genlilium, qui mo-
clestius mentiti surit dicentes majores mortuos principes deiûeari.... Certe
dixit insipiens in corde suo : Non est Deus. Dixit insipientior in corde
suo : Ego sum Deus... Absit auteni quod fons scientiarum, urbs ista, per-
fecti decoris in sapientia, hac peste fœdetur! »
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 95
environ, les cours de théologie ; l'acolyte Héli-
nand ; le diacre Odon ; maître Guérin, qui avait
professé les arts à Paris, et, comme prêtre, avait
étudié la théologie sous Etienne, archevêque de
Cantorbéry, Ulrich (1), prêtre de Lorris, sexagénaire,
qui avait longtemps fréquenté les écoles de théolo-
gie ; Pierre de Saint-Cloud, sexagénaire, prêtre et
théologien, et, enfin, Etienne, diacre du Vieux-
Gorbeil. Ayant le diable pour conseiller, ces gens
avaient imaginé de nombreuses et abominables hé-
résies, qu'ils avaient déjà propagées en divers
lieux... Ils disaient que le corps du Christ ne se
trouve pas autrement dans le pain consacré que
dans tout autre pain où dans tout autre objet ; ainsi
Dieu s'était trouvé dans le corps d'Ovide comme
dans le corps de saint Augustin. Ils niaient la résur-
rection des corps, disant du paradis et de l'enfer que
ce sont là des lieux imaginaires, et queposséder com-
me eux la connaissance de Dieu c'est avoir en soi-
même le paradis, tandis qu'être en état de péché
mortel c'est porter l'enfer en soi, comme on a dans
sa bouche une dent pourrie. Élever des statues aux
saints, encenser de saintes images, c'était, à leur
sens, idolâtrie, et ils se moquaient fort des gens qui
portent à leurs lèvres les restes mortels des mar-
tyrs. Ils blasphémaient principalement contre le
Saint-Esprit, de qui nous vient toute pureté, toute
chasteté. Si quelqu'un, disaient-ils, possédant le
Saint-Esprit, commet quelque acte impudique, il ne
pèche pas, car le Saint-Esprit, qui est Dieu, absolu-
ment séparé de la chair, ne peut pécher, et l'homme
(1) Dans le décret : Qrricus,
)6 HISTOIRE
( ne peut pécher tant que l'Esprit, qui est Dieu, habite
< en lui. C'est l'Esprit-Saint qui fait tout en tout. Aussi
< disaient-ils que chacun d'eux était le Christ et l'Es-
< prit-Saint. En eux se vérifiait cette parole de l'Écri-
( ture : II s'élèvera de faux Christs et de faux
< prophètes !
« Ces misérables s'efforçaient d'établir leurs doc-
< trines insensées sur des arguments de nulle valeur.
< Ainsi fut découverte leur conjuration. Guillaume
< l'orfèvre, étant venu trouver maître Raoul deNamur,
< lui dit qu'il était envoyé vers lui par Dieu lui-même,
&t lui proposa ces articles d'impiété : — Dieu le Père
< avait agi, dans l'Ancien-Testament, sous certaines
< formes, c'est-à-dire sous la forme de la loi ; Dieu
( le Fils a pareillement agi sous certaines formes, com-
( me dans les sacrements de l'autel, du baptême et les
< autres. Mais de même qu'à l'avènement du Fils
furent abrogées les plus anciennes formes, ainsi
maintenant doivent être abandonnées toutes les for-
mes sous lesquelles le Christ a opéré, c'est-à-dire les
sacrements, car la présence du Saint-Esprit va se
manifester clairement en ceux dans lesquels il s'in-
carnera, et principalement en sept apôtres au nom-
bre desquels, lui, Guillaume, il se comptait..,.
« Entendant cela, maître Raoul lui demanda s'il
avait quelques associés auxquels les mêmes révéla-
tions eussent été faites. — « J'en ai plusieurs, ré-
pondit Guillaume, » et il nomma les clercs dont
nous avons parlé. En homme sage, Raoul comprit
aussitôt le péril qui menaçait l'Église, et, ne croyant
pas pouvoir réussir seul à pénétrer le fond de leur
malice et à les convaincre d'hérésie, il crut devoir
user de stratagème. — « J'ai été, dit-il, informé par
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 97
« le Saint-Esprit qu'un certain prêtre et moi nous
devions un jour prêcher votre doctrine. » — Et,
pour ne pas se compromettre dans l'entreprise qu'il
avait formée, Raoul alla tout raconter à l'abbé de
Saint- Victor, à maître Rupert et à frère Thomas, en
la compagnie desquels il se rendit près de l'évêque
de Paris et de trois maîtres en théologie, à savoir le
doyen de Salsbourg, maître Rupert de Koren et
maître Etienne, et leur communiqua tout ce qu'il
avait appris.
« Grandement effrayés, ceux-ci enjoignirent à Raoul,
en rémission de ses péchés, et à un autre prêtre, de
s'affilier aux conjurés et de demeurer avec eux aussi
longtemps qu'il leur serait nécessaire pour connaître
toute leur doctrine, pour approfondir tous les articles
de leur incrédulité. Afin de remplir cette mission,
maître Raoul et le prêtre son compagnon parcou-
rurent, pendant trois mois, avec les hérétiques, les
diocèses de Paris, de Langres, de Troyes et de Sens,
où ils rencontrèrent un grand nombre de leurs
complices... Enfin, ils revinrent vers leur évêque,
lui firent le récit de tout ce qu'ils avaient vu et
entendu, et aussitôt l'évêque fit rechercher les cou-
pables dans les provinces, car aucun d'eux, si ce
n'est Bernard, n'était alors à Paris. Lorsqu'ils furent
en la prison épiscopale, on assembla, pour examiner
leur doctrine, les évêques des diocèses voisins et
des maîtres en théologie. Les articles ci-dessus rap-
portés leur ayant été présentés, quelques-uns d'entre
eux les confessèrent publiquement ; d'autres, dési-
rant échapper, mais se voyant aussitôt convaincus
d'erreur, manifestèrent alors la même opinion que
leurs complices et firent des aveux sans réserves. La
T. 1. 7
98 HISTOIRE
« preuve de tant de perversité étant acquise, les cou-
rt pables, de l'avis des évêques et des théologiens,
« furent conduits dans un champ et dégradés en pré-
« sence du peuple et du clergé. Quelque temps après,
« à Parrivée du roi, qui était alors absent, on condui-
« sit au bûcher ceux qui, refusant de répondre aux
« interrogations, avaient montré le plus d'obstination
« et n'avaient laissé paraître, même devant la menace
« de la mort, aucun signe de repentir. Lorsqu'on les
« menait au supplice, il s'éleva un furieux ouragan,
« provoqué, personne n'en douta, par ces esprits de
« l'abîme, lesquels, auteurs de leur égarement, l'é-
« taient encore de leur fin tragique. Et, durant la nuit
« qui suivit cette exécution, le chef de ces fanatiques
« étant venu frapper au seuil d'une recluse, confessa
<( tardivement son erreur, déclarant qu'il avait été
« reçu dans l'enfer comme un personnage d'impor-
« tance et condamné aux flammes éternelles. Quatre
« d'entre eux furent jugés, mais ne furent pas brûlés :
« h savoir maître Guérin, Ulrich, prêtre, Etienne,
« diacre, dont la peine fut la prison perpétuelle,
« et Pierre qui, craignant d'être arrêté, s'était fait
« moine. Les restes de maître Amaury qui, le pre-
« mier, avait enseigné leur doctrine odieuse, furent
« exhumés du cimetière et ensevelis en quelque
« champ. Dans le même temps, la lecture des livres
« de philosophie naturelle fut interdite à Paris pendant
« trois ans ; les livres de maître David et les livres de
« théologie écrits en français furent condamnés à per-
« pétuité et brûlés. Ainsi, par la grâce de Dieu, fut
« extirpée l'hérésie (1). »
(1) Illustr. mirae. et hist. memor. libri XII, a Ctescirio Heislei-bachensi,
lib. V cap, xxu. Dans lu Fragment publié par Martène, à la page 163 de son
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 99
Si longue que soit la narration de Césaire, nous
avons cru devoir la reproduire presque entièrement.
Elle est, en effet, intéressante à divers points de vue.
On y trouve, d'une part, un grand nombre de particu-
larités historiques, et, d'autre part, elle fait bien con-
naître la trop grande simplicité du narrateur et de ses
contemporains. Quelques hommes ayant formé le
dessein téméraire de concilier la logique et la théolo-
gie, sont arrivés à nier le principe de distinction.
Comment sont-ils dénoncés à la multitude? Non pas
comme des philosophes téméraires, mais comme des
magiciens en commerce avec les esprits de l'abîme.
Pour apaiser le Dieu jaloux auquel la croyance popu-
laire a donné le ciel pour domaine, on condamne ces
égarés au plus affreux des supplices ; le peuple se per-
suade que toutes les légions infernales viennent assis-
ter à leur exécution et que les airs assombris se sont
emplis de démons chargés de recevoir l'âme perverse
des coupables. Ajoutons que la sottise du peuple ne
dépasse guère sur ce point là, dans le temps dont
nous écrivons l'histoire, celle des gens qu'on estime à
bon droit les plus instruits, les plus cultivés. Tels sont,
en effet, les termes d'une sentence rendue par le
concile de Latran, en 1215, sous la présidence d'In-
nocent III: Reprobamus et damnamusperversissimum
dogma impii Amalrici, cujus mentem sic pater men-
Nouveau Trésor, on compte neuf suppliciés : « IIujus opinionis hominum
quatuor sacerdotes, duo diaconi, très subdiaconi comprobantur extitisse,
qui duodcviginti calendas decombris, juxta sancti Ilonorati basilicam, dc-
gradati, duodecim kalendas mensis nominati infelici martyrio de sseculo
migravcrunt. Horum causa, quosdam libres eiiam sapientibus cognovimus
interdictos. » Nous avons raconté tout le détail de cette affreuse tragédie
dans une notice lue devant l'Académie et publiée dans la Revue archéolo-
gique de Tannée 1864, pp. 417-434. Il y a dans cette notice plusieurs erreurs
qui sont ici corrigées.
100 HISTOIRE
dacii exc.œcavit ut ejus doctrina non tam hseretica
censenda sit quam vesana. Il n'y a qu'un Dieu dans le
système de David et d'Amaury ; la Action de Satan en est
exclue ; et de bonne foi, sans aucune dérision, on dit, on
publie, sous le sceau d'un pape, que Satan est l'auteur
du système qui le nie. Mais les plus évidentes contra-
dictions ne sauraient empêcher l'orthodoxie de croire
ce qu'elle veut croire. Quoiqu'il en soit, tant que du-
rera la superstition démoniaque, l'esprit de nouveauté
sera flétri comme un souffle impur de l'enfer et les
consciences ne sauront prétendre à l'indépendance
sans devenir aussitôt suspectes d'un crime mons-
trueux.
Mais reprenons l'histoire du concile de Paris. Non-
seulement ce concile a condamné la doctrine d'Amau-
ry ; il a compris encore dans la même sentence les
livres de David et quelques autres dont les auteurs ne
sont pas nommés par Césaire. De ces auteurs, les uns
sont restés tout à fait inconnus ; on ignore même quels
étaient ces livres de théologie écrits en français, libri
gallici de theologia, dont la nouveauté révolta le con-
cile. Quant aux livres de philosophie naturelle, c'é-
taient, disent des historiens plus précis, des livres
récemment trouvés et traduits à Tolède, sous le nom
d'Aristote. Ainsi s'exprime Gérald de Barri (1), et son
témoignage est confirmé par le continuateur de Robert
d'Auxerre (2). C'est bien, en effet, la Physique d'Aris-
(i) « Libri quidam, lanquam Aristotelis intitulât!, Toletanis Hispania?
finibus nuper inyenti et translati, logices rjuotlam modo doctrinam profi-
lenles ot lanquam prima Ironie prœferenles, sed philosophicas longe magis
de rerum sciliect naturis inquisiliones et subtiles quoque discussioncs
(lacune dans l'édition) ne legerentur amplius in sebolis sunt probibiti. »
Giraldi Cambrensis Opéra, T. IV, pp. 9, 10.
(2) Voici la narration du chroniqueur : « Erant per id tempus quidam
scioli litterarum in Francia, bud pestilentis doctrine, clanculo discurrentes,,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 104
tote, les Ausculta physica, que désigne l'arrêt du
concile, sans oublier les commentaires qui raccom-
pagnent : Nec libri Âristûtelis de natûraîipkilosopMa
nec commenta legantur Parislis, publiée vel secrète.
Mais on s'est demandé s'il n'y a pas, dans l'arrêt lui-
même, quelque erreur; en d'autres termes, si les
membres du concile n'ont pas condamné sous le nom
d'Aristote tels ou tels écrits dont il n'est pas l'auteur
véritable. La Physique d'Aristote contient, il est vrai,
plus d'une proposition qu'il serait difficile de concilier
avec les premiers versets de la Genèse ; mais y lit-on
celle-ci, qui causa tant d'horreur à maître Raoul : Om-
nia unum, quia quidquid est est Deus ? Elle ne se
rencontre ni dans la Physique d'Aristote, ni dans
aucun autre de ses ouvrages. Aristote n'a jamais
admis la thèse de l'unité substantielle ; il l'a même
plus d'une fois et très vivement combattue. Voilà
ce qu'on a d'abord allégué, pour montrer que les juges
ont dû se tromper et condamner sous le nom d'Aristote
quelque ouvrage apocryphe. On a fait remarquer en-
et vana quœdam et impia dogmata fideique omnino contraria latenler plu-
rimis susurrantes, et, nisi pravenisset eos virorum prudentium cauta sagaci-
tas,plures in barathrum perfkliœ demersissent. Nam, de communi episco-
porum consilio, missi suntqui actus eorum sagaciter explorarent ; pcr quos
comperti et detecti captique et adducti Parisius, custodiae mancipantur.
Erant aulem numéro qualuordecim, quorum erant aliqui sacejdotes curam
animarum babentes, quibus fecerat favorem ad populum fucata spocies
honeslatis et vitœ gravitas superducta. Congregato igitur episcoporum con-
cilio, assidentibus magistris Parisiensibus, propalantur eorum ineptia? om-
niumque judicio reprobantur et judicati ha?retici exponuntur publicœ po-
testati. Ex quibus decem traduntur incendio, reliqui quatuor murali reclu-
sione damnantur.... Habuit autem initium haec adinventio profana verbo-
rum a quodam nomine Almarieo, quem non longe ante defunctum judica-
verunt anathemate percellendum feceruntque corpus ipsius a tumulo crui
et velut hostem fidei extra locum fidelium procul poni. Librorum quoque
Aristotelis, qui de naturali philosopbia inscripti sQnt, et ante paucos annos
Parisius cœperunt lectitari, interdicta est leclio tribus annis, quia ex ipsis
errorum semina viderentur exorta. »
102 HISTOIRE
suite que si l'analhème prononcé par le concile avait
frappé la Physique d'Aristote, ce livre si rigoureuse-
ment interdit en l'année 1210, publiée vel secreto,
n'aurait pas été, peu d'années après, avidement lu
dans toutes les écoles et commenté publiquement par
les mieux famés des docteurs, Robert de Lincoln, Al-
bert le Grand et saint Thomas. Quelle vraisemblance y
a-t-il, en effet, que de tels hommes se soient mis en
révolte ouverte contre un décret canonique, qu'ils ne
pouvaient ignorer, qui avait fait tant de bruit ?
Ces observations, ces critiques ne sont pas nou-
velles, et depuis longtemps elles ont provoqué diver-
ses conjectures. Nous ferons d'abord connaître celle
qui nous est proposée par Seraflno Piccinardi, de
Brescia, dans son livre qui a pour titre : De imputato
scolasticis studio effreni in Aristotelem (1). Il existe
un traité De secretiori JEgyptiorum philoso'phia, pu-
blié en 1519 par Nicolas Castellani, médecin de Faenza,
et plus tard, en 1591, à Ferrare, par Francesco Patriz-
zi. Connu dès le XIIIe siècle, ainsi que l'atteste saint
Thomas (2), cet ouvrage fut longtemps considéré com-
me étant d'Aristote, et telle était encore, à la fin du
XVIe siècle, l'opinion de Patrizzi. Or, c'est un livre
platonicien : c'est assez dire, suivant Seraflno Picci-
nardi, qu'il contient, sinon la lettre, du moins l'es-
prit des propositions condamnées par le concile de
Paris. Si donc Amaury de Bennes l'avait entre les
mains, et y avait puisé ce qu'on appelle le venin de sa
doctrine, il est tout simple que, partageant l'erreur
commune, les membres du concile aient condamné ce
(1) Padoue, 1676, in-8.
(2) Opusculut» XVI, cap. i.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 103
livre sous le nom d'Aristote (1). Une autre supposition
nous est recommandée. Le Livre des causes fut dès
l'abord introduit dans les écoles sous le même nom.
Or, il n'y a rien de moins péripatéticien que l'ensemble
des théorèmes méthodiquement classés dans cette
compilation peut-être alexandrine. Le Livre des causes
n'est-il donc pas l'écrit plein de blasphèmes que l'arrêt
du concile désigne avec une fausse attribution (2) ?
Ces deux conjectures ont sans contredit le même de-
gré de vraisemblance, et pourtant, comme nous allons
le prouver, elles sont également fausses. Voici quel-
ques articles des statuts donnés en 1215 à l'université
de Paris par le légat Robert de Courceon (3) : Quod
legant libros Aristotelis de dialectica, tam veteri
quam yova, in scholis or dinar Us et non ad cursum;
legant etiam in scholis ordinariis duos Priscianos,
vel alterum ad minus; non legant in festivis diebus
nisi philosophos et rhetoricos et Quadrivialia et Bar-
barismum et Ethicam, si placet, et IV Topicorum.
Non leganiur libri Aristotells de Metaphysica et
Naturali philosophia, nec summa de iisdem, aut de
(i) Seraf. Piccinardi De imputato scholasticis, etc., etc., cap. ix.
(2) Am. Jourdain, Recherches, p. 183, 197. — Rousselot, Etudes,, t H,
p. 114.
(3] Nous devons dire ici quelques mots sur ce légat. Né, suivant quelques
historiens, en Angleterre, et, suivant quelques autres, en France, il mourut
en 1218, sous les murs de Damiette (Jac. de Vitriaco, Hisl. Orient., lib. III).
On lui attribue divers ouvrages. Le plus considérable et le plus intéressant
a pour titre Summa, etc., et commence par ces mots : Tota ccelestis phi-
losophia in duobus consista, in fide et moribus. Il est inédit, mais nous en
connaissons trois manuscrits à la Bibliothèque nationale : deux dans
Tancien fonds du Roi, numéros 3238 et 3259 ; le troisième dans le num.
14324, provenant de Saint-Victor, Les deux premiers portent à tort le nom
de Pierre le Chantre. Le troisième exemplaire est anonyme, comme le sont
encore ceux que renferment les num. 117S de Troyes et 62 d'Arras. Mais
celui que nous offre le num. 247 de la bibliothèque de Bruges ost
104 HISTOIRE
doctrhia magistri David de Dînant, aut Almarici he-
retioi, autMauricii hispuni (1). Ce texte, bien plus clair
que l'arrêt du concile, le confirme en l'expliquant.
Le légat désigne, comme devant être en usage dans
les écoles, la Logique d'Aristote tout entière, tara vêtus
quam nova, c'est à dire les parties de YOrganon de-
puis longtemps connues et celles que venaient de faire
connaître les versions arabes-latines. Il permet, en
outre, la lecture de Y Ethique et des Topiques; mais
il interdit expressément la Physique et la Métaphy-
sique d'Aristote et les abrégés de ces deux livres. De
plus, il ne s'agit pas seulement ici d'une interdiction
synodale, qui pouvait être considérée comme tempo-
raire ; ce sont des statuts donnés inperpetuum, des
prescriptions qui doivent être à jamais observées dans
l'université de Paris.
Il n'y a donc pas lieu de supposer ici quelque attribu-
tion erronée. Ce sont bien, à n'en point douter, deux
traités reconnus aujourd'bui comme authentiques, la
Physique et la Métaphysique, que Robert de Courceon
a signalés comme dangereux et prohibés. Cinq des
principaux ouvrages d'Aristote, YOrganon, YEthique,
sans doute YEthique à Nicomaque, les Topiques, la
Physique et la Métaphysique, traduits en latin sur des
intitulé Summa magistri Roberii de Corschon (Voir Oudin, Comm. de
script, eccles., t. II, col. 1663. — Hist. ïittir. de la Fr., t. XV, p. 296. —
Laude, Calai, des man. de Bruges, p. 226,. Comme on pourrait s'étonner
de ne pas nous voir faire plus ample mention de cette Somme, nous devons
déclarer qu'elle ne nous est pas inconnue, mais que nous y avons cherché
vainement quelques sentences philosophiques. Elle a pour objet les sacre-
ments, et, d'une manière toute spéciale, le sacrement de la pénitence. On y
trouvera de très curieux renseignements sur la discipline ecclésiastique au
douzième siècle.
(1) Du Boulay, Hist. univ. Par., t. III, p. 82. — Launoius, De varia
Arist. fort. — A. Jourdain, Recherches, p. 191,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 1»>.")
versions arabes, sont venus aux mains de nos docteurs,
et, comme ils forment à peu près tout le trésor de l'é-
rudition philosophique, les régents de l'école les lisent,
les commentent devant leurs jeunes auditeurs. Mais
certaines propositions extraites de la Physique et de
la Métaphysique étant jugées suspectes d'hérésie, le
légat, pour prévenir de nouveaux scandales, interdit la
lecture publique de ces deux traités. Voilà ce qu'ex-
prime, dans les termes les moins équivoques, le texte
des statuts de 1215.
Il est vrai que l'on a vainement recherché, dans les
deux ouvrages d'Aristote ainsi frappés d'anathème,
le germe des doctrines particulières à l'école d'A-
maury ; il est vrai que des critiques érudits ont à
meilleur droit imputé la responsabilité de ces doctrines
au philosophe Alexandre, à Jean Scot, et au compila-
teur du Livre des causes. Si donc l'auteur des statuts
de 1215 a proscrit ensemble certains livres d'Amau-
ry, de David, d'Aristote comme contenant le même
venin, la même doctrine, il s'est trompé ; ayant mal
reconnu l'origine des erreurs propagées par David,
par Amaury, il a rendu contre la mémoire d'Aristote
une injuste sentence. Mais c'est là supposer une in-
justice que le légat n'a peut-être pas commise. Il est
constant que cette Physique et cette Métaphysique,
où le beau génie d'Aristote se montre dans toute sa
force et brillant du plus vif éclat, offrent une doctrine
très peu conforme à la croyance chrétienne. Pourquoi
donc le légat n'aurait-il pas interdit le même jour, par
le même décret, des livres où la prudence de quelques
maîtres avait signalé des doctrines différentes, mais
pareillement impies ?
La même observation peut être faite sur les articles
106 HISTOIRE
promulgués en 1210 par les évêques assemblés dans la
ville de Paris. Voici les termes du décret synodal : Nec
libri Aristotelis de naluraJl philos.ophia, nec com-
menta legantur. L'arrêt frappe tout à la fois et les
livres de philosophie naturelle et les commentaires de
ces livres. Si donc ces écrits touchant la nature des
choses, qui furent condamnés en 1210, ne sont pas les
huit livres de la Physique, incontestablement prohi-
bés en 1215, il faut qu'au texte des écrits mal placés
parmi les œuvres d'Aristote soient joints les commen-
taires dont il est ici question. Or le traité De secre-
tiori JEgyptiorwm philosophie/,, traduit, dit-on, du grec
par l'Arabe Aben-Àma, est dépourvu de toute glose,
ainsi que le De divisione naturœ de Jean Scot Eri-
gène. Quant à ce qui regarde le Livre des causes,
il se présente toujours, il est vrai, suivi de la glose
de David-le-Juif ; mais ce bref commentaire est sim-
plement l'explication des théorèmes énoncés dans
le texte et les juges n'auraient pu donner le nom pom-
peux de Libri de natwrali philosophia aux trente-deux
théorèmes du Livre des causes, qui, séparés de toute
glose, occuperaient à peine les deux côtés d'un feuillet.
Sommes-nous donc embarrassés de trouver un com-
mentaire joint à la Physique d'Aristote ? Il suffit de
nommer celui d'Alexandre d'Aphrodisias et celui d'A-
verroès, qui ne sont guère plus orthodoxes l'un que
l'autre.
Il ne faut donc pas hésiter à reconnaître que la Phy-
sique et la Métaphysique d'Aristote sont bien les deux
ouvrages prohibés d'abord en 1210, puis en 1215
dans l'université de Paris. Mais cette prohibition
perpétuelle sera levée quelque temps après. Eu
disant comment et par qui, nous ferons voir qu'Albert
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUB 107
le Grand et saint Thomas ont interprété sans aucun
esprit de révolte des livres dont l'usage leur avait été
rendu selon toutes les formes d'une autorisation cano-
nique.
CHAPITRE VI.
Grégoire IX et la philosophie d'Aristote.
Présentement, du moins, l'interdiction est rigoureu-
se; aucun des livres d'Aristote, hormis ceux qui traitent
de la logique, ne sera lu par les écoliers, par les maî-
tres de Paris, en public ou en secret. On ne parlera plus
de philosophie naturelle ou surnaturelle. Toute cette
philosophie qui prétend raisonner sur l'essence des
choses créées, incréées, ne saurait qu'ébranler l'auto-
rité de la foi. Gela peut, en effet, se dire sans contra-
diction. Oui, c'est à bon droit que Jacques de Vitri,
dans un sermon « populaire (1), » accuse la Physique
d'Aristote d'avoir fait douter des mystères et particu-
lièrement de celui qui domine et protège tous les au-
tres, le mystère de l'incarnation (2). Et quand cette
accusation, portée de chaire en chaire, aurait été
(i) Le titre du recueil est Sermones vulgares.
(2) « In libris quos naturales appellant valde cavendum est ne ex nimia
inquisitione in fide erremus. Fides enim ehristiana multa habet quœ
supra naturam sunt et contra naturarn. Unde de quibusdam audivimus
quod ex libris naturalium ita infecti erant et a simplicitate fidei christianse
adeo aversi, quod nihil credere polerant nisi quatenus naturalibus rationi-
bus constaret. Unde et animum applicare non poterant ut crederent quod
primum et simplex principium, sive Filius Dci, caro fieri potuisset. *>
Biblioth. nation., man. la t., num. 17,509, folio 32,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUB 109
moins juste, personne n'aurait certainement osé s'éle-
ver contre elle ; on avait trop à craindre de voir
dresser d'autres bûchers.
Il y a même des prédicateurs qui s'expriment à huis
clos, dans les synodes, en des termes plus véhéments.
En supprimant la Physique d'Aristote, le légat Robert
de Courceon a toléré sa Logique ; il l'a môme expres-
sément recommandée. Gela trouble, inquiète, révolte
quelques gens. Il faut, dit à Saint-Victor Eustache,
évêque d'Ely, se défier aussi de la logique ; il n'y a pas
à raisonner sur les dogmes de la religion, car tous les
raisonnements conduisent à l'hérésie (3). Les téméri-
tés de David, d'Amaury, de leurs disciples ont tout
compromis ; les plus savants docteurs affectent, pour
la plupart, d'ignorer ce qu'ils ont été si curieux d'ap-
prendre ; ces questions si graves, d'un attrait si puis-
sant, mais qui viennent de fournir la matière de tant de
blasphèmes, ils ne les agitent plus. Soit qu'ils pré-
tendent aux emplois de l'Église, soit qu'ils veuillent
simplement vivre en paix avec elle, ils se résignent à
compiler de gros livres de théologie et prennent grand
{o) « Tabernaculum fœderis impugnare nituntur hostes spirituales, ab
omni parte quœrentes qua possent irrumpere et statum ejus labefactarc ;
et ab oriente quidem aggrecUuntur vante persuasiones et profante novitates,
quales seminavit bis diebus quidam pseuilo-propheta, qui subinlroieruiit
explorare libertatem et sécréta fidei nostrte.... Ex bis quidam sunl perni-
cioste sublililatis viri, qui, ponentes os in cœlunv, lingua eorum transeunte
super terram, de ineffabili mysterio Uïnilatis personarum et unitatis indi-
vidu» essentitc, de sacramento al taris et quibusdam aliis qute superant
omnem sensum nostrum.... secundum quasdam naturales et philosophicas
ac logions raliones dissorere et assertiones suas formare pnrsumunl., ni-
tenles ineludere suit regulis naturœ qute sunl super omnem naturam....
Sunt et alii hseresim Saduceorum rénovantes et damnantes cedesiastica
sacramenta. Dogmatisant non esse futuram «.orporum resurrectionem, sed
totum bominem in morte pciire. Hujus secîœ sunt aliqui ex bis haereticis
quos diebus istis pro magna parte per manum militarem Dominus extirpa-
vil. » Bibliolb. nation, man. lat.j num. ii.,023, folio ioo, verso.
110 HISTOIRE
soin d'en écarter tout ce qui pourrait susciter de nou-
veaux débats. Nous avons parlé delà Somme composée
par Robert de Courceon, et nous avons fait remarquer
laprudence,la discrétion de ce théologien d'ailleurs pro-
lixe. Vers le même temps paraît une autre Somrne1 de
maître Etienne Langton, qui, après avoir été l'une des
gloires de l'université de Paris, doit aller occuper le
premier siège de l'Église d'Angleterre (1). Ni clans l'un
ni dans l'autre de ces deux ouvrages, si considérables
qu'ils soient, on ne signale aucune digression philoso-
phique-^ quand les philosophes y sont nommés, c'est inci-
demment et rarement. Comme il est toujours permis de
les citer, d'après saint Augustin, pour corriger leurs
plus graves erreurs, on use de cette permission ; mais
on ne vante jamais ces impies. N'est-il pas, d'ailleurs,
prouvé que toute leur science est vaine ? N'en ont-ils
pas eux-mêmes fait l'aveu ? Aristote étant apparu,
quelque temps après sa mort, à l'un de ses nombreux
disciples, « Maître, lui dit le disciple, qu'est-ce que
l'espèce, qu'est-ce que le genre ? — Frère, lui répondit
Aristote, cela n'importe guère ; demande-moi plutôt
ce que c'est que souffrir et ne pas souffrir. » Quelle
édifiante anecdote ! Nous la tenons d'un contemporain
([) Nous avons à donner quelques explications sur la Somme d'Etienne
Langton. Nous en connaissons deux manuscrits à la Bibliothèque nationale :
Fun provenant de St-Victor, sous le n" 14,5o6; l'autre, sous le n° 1G,385, du
fonds de la Sorbonne. Bien qu'ils portent le même titre, on pourrait les prendre
pour deux ouvrages différents, le manuscrit de Sl-Viclor commençant par ces
mots : Lalria est cultus so'i Deo, sive creatori, et celui de la Sorbonne
par ceux-ci : Quod Iwmo possit resurgere. Un examen plus attentif nous a
fait reconnaître que ces deux manuscrits contiennent le même ouvrage,
mais avec un ordre de cliapi très différent. Ainsi le manuscrit de St-Victor
commence par le vingt-quatrième chapitre du manuscrit de la Sorbonne.
Fabricius attribue deux Sommes à Etienne Langton, Fune intitulée Summa
ilieolofjiœ el Fautre Summla de diversis. 11 est vraisemblable que, trompé
par la diversité des incipit, il aura fait deux ouvrages d'un seul.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUB 111
d'Amaury, de David, Eudes de Shirton (1), qui la ra-
contait en chaire pour intimider ses propres écoliers.
C'était leur dire : de toutes les questions, jeunes chré-
tiens, celle du salut est la première. Apprenez cela, si
vous l'ignorez, du plus illustre des damnés.
Plus d'une fois déjà nous avons eu le spectacle de
ces terreurs et de ces défaillances. Mais nous savons
qu'elles sont les indices d'un grand malaise ; on ne
violente pas les âmes sans les faire souffrir. Or il n'est
pas suivant la nature des choses qu'elles se résignent
longtemps à supporter cette gêne. Puisqu'il est, au
contraire, naturel qu'elles tendent à s'en affranchir,
on peut être certain qu'elles le feront tôt ou tard,
par un coup de beau désespoir ou par adresse. Il est
constant, d'ailleurs, que les mesures violentes perdent
avec le temps leur efficacité première. La responsabi-
lité morale de l'oppression finit par peser à ceux qui
l'exercent et par les rendre plus tolérants.
Au surplus, ni la sentence du concile ni le décret du
légat n'ont pu fermer les lieux depuis si longtemps
consacrés à l'étude. Comme l'ont voulu cette sen-
tence, ce décret, ni la Physique ni la Métaphysique
d'Aristote ne seront plus citées dans les chaires que
surveille le rigide chancelier de Notre-Dame. Mais ces
chaires peu nombreuses sont toutes entre les deux
ponts, dans la cité. Sur la rive gauche du fleuve, où le
règlement de toute chose appartient à l'autorité
moins redoutée du chancelier de Sainte-Geneviève,
résident beaucoup d'autres maîtres dont la soumission
ne peut être ni si complète ni si durable. L'université
de Paris étant du domaine de l'Église, ils sont clercs,
(1) Mémoires del'Acad. des Inscripl., I. XXY1I1, deuxième partie., p. 241.
112 HISTOIRE
ils sont sujets du pape et lui doivent obéir ; mais, com-
me ils professent, pour la plupart, les arts ou les
sciences, et comme ils ne seraient pas plus capables
de faire un cours de logique ou de physique sans Aris-
tote qu'un cours de grammaire sans Donat ou Pris-
cien, ils estiment que les prélats trop effrayés ont man-
qué de mesure et s'efforcent d'éluder les termes de la
sentence et du décret. Ainsi peu à peu les livres pro-
scrits reviennent entre les mains de la plupart des
maîtres. Est-il certain qu'ils ne soient pas demeurés
toujours entre les mains de leurs écoliers?
Le premier indice de ce retour vers les philosophes
nous est fourni par un livre assurément très orthodoxe,
le commentaire de Guillaume d'Auxerre sur les qua-
tre livres des Sentences (1). L'auteur se demande
s'il convient de démontrer par des raisons humaines
les vérités de la foi. Oui, cela, dit-il, est convenable et
même nécessaire. D'abord le bon emploi de ces raisons
affermit la foi. Elles sont ensuite très utiles pour com-
battre les hérétiques. Enfin elles sont plus propres
que d'autres à convaincre les pauvres d'esprit (2). Quoi
qu'il en soit, ce n'est pas au profit de ces pauvres
d'esprit que Guillaume en veut faire usage. Son édi-
teur l'appelle à bon droit un théologien très subtil ; il
est, en effet, d'une subtilité remarquable, et sa préten-
tion doit être de persuader ou de confondre des raffinés
comme lui. Mais s'il n'a pas moins étudié la Métaphy-
sique d'Aristote que sa Logique, il ne s'en vante pas,
et, comme il n'a jamais eu le dessein d'y chercher
(1) Aurea docloris acutissimi domini Guillelmi AUissiodorensis in
quatuor Sententiarum libros perlucida explanaîio ; Paris. Fr. Regnault,
sans date, in-fol.
(2) Praefat. loi. j de rëdilion eilée.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 1 13
des arguments contre la foi, il se croit innocent
quoique savant. Pour notre part, nous reconnais-
sons très volontiers que ses démonstrations les plus
philosophiques ne favorisent aucune des thèses récem-
ment condamnées. Il n'appartient pas à l'école du
prétendu philosophe Alexandre ; il distingue avec
grand soin Dieu de l'univers ; il ne veut pas même ad-
mettre que cet univers soit un tout uniforme ; enfin il
condamne Platon et certains interprètes de la Genèse,
pour avoir annoncé qu'il existait, avant la génération
des choses, un tout sans forme, la matière en soi (1).
Sa doctrine nous paraît donc, à divers points de vue,
également irréprochable. Mais sa méthode et son lan-
gage trahissent un homme qui n'a, pas observé le
décret.
On lit dans un sermon de Philippe de Grève : « Les
« torrents ont détruit presque toute notre cité ; se
« déversant dans le grand fleuve de la doctrine, ils en
« ont troublé les ondes jusqu'alors pures et lim-
« pides. Or, de même qu'il est sage de faire retraite,
« la vie sauve, devant l'armée de la mort, ainsi
« devons-nous aujourd'hui, et c'est notre seule tac-
« tique, céder au torrent et attendre qu'il soit passé.
« Quoique les eaux du torrent soient rapides et vio-
« lentes, elles sont, en effet, transitoires (2). » Phi-
lippe de Grève s'exprimait ainsi vers l'année 1225,
étant chancelier de l'Église et de l'université. De tous
les chanceliers qu'ait eus l'université de Paris, aucun
ne se montra plus dur à l'égard des écoliers et des
maîtres, aucun ne forma plus d'entreprises contre leur
liberté. Cependant ce dignitaire si redoutable et si
(1) Edition citée, fol. 37.
(2j Notices et exir. des man., t. XXI, deuxième partie, p. 189.
T. 1. 8
114 HISTOIRE
redouté conseillait de céder au torrent de la philoso-
phie, attendu qu'il ne lui semblait pas possible d'y
résister. Il y a plus ; il a composé lui-même, prêchant
d'exemple, une Somme (1) où toutes les questions théo-
logiques sont philosophiquement résolues, non pas
sans doute contre la doctrine des Pères, mais suivant
une méthode qu'ils n'ont pas habituellement pratiquée.
C'est un théologien péripatétisant.
La sécurité des consciences n'est donc plus complè-
tement garantie. On signale à bon droit, même par-
mi les théologiens, des sectateurs d'Aristote ; et si
les uns se contentent d'alléguer en public ses dé-
cisions irrépréhensibles, on a lieu de soupçonner que
d'autres continuent à propager secrètement ses doc-
trines pernicieuses. En cet état des choses, il se forme
parmi les régents de l'université de Paris un de ces
partis mitoyens qui, se proposant toujours de contenir
les partis extrêmes, y parviennent quelquefois. Ces
grammairiens, ces philosophes et même ces théolo-
giens modérés réprouvent d'une seule voix, comme
les prélats, les écarts des hérétiques, et cependant ils
disent ne pas approuver la dure sentence rendue
contre les livres d'Aristote. Considérant, d'une part,
les intérêts de la religion, et, d'autre part, ceux de la
science, ils croient qu'il n'est pas impossible de les
concilier. Ils demandent donc qu'une nouvelle enquête
soit faite sur les périls des derniers temps, et que les
erreurs signalées en divers écrits d'Aristote soient
justement condamnées, si vraiment elles s'y trouvent,
mais sans préjudice pour l'étude qui réclame instam-
ment le surplus des livres interdits.
(I) Summa Philippi cancellarii, dans les r.um. 15,749 et 16,387, prove-
nant de la Sorbonne, à la Bibliothèque nationale. — Voir Notices et
extr. des man., t. XXI, deux, part., p. 188-192.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 115
Mais à qui cet appel sera-t-il adressé ? Il n'y a pas,
en matière d'hérésie, d'autre cour d'appel que la cour
de Rome. On écrit donc au pape ; on le prie, on le sup-
plie d'intervenir. Le pape régnant était alors Grégoire
IX, de la famille des comtes de Segni, un digne neveu
d'Innocent III. Plein d'ardeur pour les grands intérêts
de l'Église, et capable de beaucoup oser pour les ser-
vir, Grégoire IX n'entrait aucunement dans les vues
de ces inquisiteurs méticuleux à qui l'étude nouvelle
d'une science réputée profane semblait le plus con-
damnable des excès et le présage des catastrophes les
plus redoutables. Le 13 avril 1231, ayant sans doute re-
çu la nouvelle de quelque infraction récente à l'arrêt du
concile, il défend encore de lire en public les livres
prohibés, mais il renouvelle cette interdiction en pro-
mettant de ne pas tarder à en modifier les termes.
Quelques jours après, le 20 avril, il écrit à l'abbé de
Saint- Victor et au prieur des frères Prêcheurs de
Paris, leur donnant la commission d'absoudre selon les
formes canoniques les maîtres et les écoliers qui, de-
puis l'année 1215, ont encouru quelque peine pour avoir
témoigné trop de respect au grand nom d'Aristote (1).
lEnfln, le 23 avril, sans plus de délais, il adresse la
ettre suivante à Me Guillaume d'Auxerre, archidiacre
de Beauvais, à M0 Simon d'Authie, chanoine d'Amiens,
ainsi qu'à Me Etienne de Provins, chanoine de Paris,
théologiens renommés, dont on louait également le
savoir et la prudence : «La condition des autres scien-
ce ces étant de prêter leur ministère à la science des
« Saintes Écritures, les fidèles du Christ ne doivent
« s'y consacrer que dans la mesure où il est prouvé
(1) Notices et extr. des manuscrits, t. XXL deuxième partie, p. 228.
i 16 HISTOIRE
« qu'ils condescendent à la volonté du souverain
« maître. Si donc il s'y trouve quelque vicieux mé-
« lange, dont le venin pourrait altérer la pureté de la
« foi, que cela soit au loin rejeté. Ainsi lafemme d'une
« éclatante beauté, trouvée dons le nombre des cap-
« tifs, ne sera pas introduite dans le palais avant qu'on
« n'ait fait tomber sous le ciseau la superfluité de sa
« chevelure, et qu'on n'ait rogné ses ongles aigus.
« Ainsi, pour s'enrichir de la dépouille des Égyptiens,
« les Hébreux doivent, par les ordres du Seigneur,
« s'emparer de leurs splendides vases d'or et d'argent,
« et laisser de côté les misérables vases d'airain ou de
« bois. Ayant donc appris que les livres de philosophie
« naturelle, interdits à Paris par le concile provincial,
« passent pour contenir à la fois certaines choses
« utiles et certaines choses nuisibles, afin que le
« nuisible ne porte pas dommage à l'utile, nous
« enjoignons formellement à votre prudence , en
« laquelle nous avons placé notre confiance en-
« tière, par cette lettre munie du sceau de l'apôtre,
« sous l'invocation du jugement éternel, d'examiner
« ces livres avec l'attention, la rigueur convenables,
« et d'en retrancher scrupuleusement toute erreur
« capable de scandaliser et d'offenser les lecteurs, afin
« qu'après le retranchement des passages suspects,
« ces livres puissent, sans retard et sans danger, être
« pour tout le reste rendus à l'étude. Donné au palais
« de Latran, le IX des calendes de mai, l'an cinquième
« de notre pontificat (1). »
Cette lettre habile est restée longtemps ignorée.
Nous l'avons récemment découverte parmi les pièces
(i) Nolices et extr. des manuscrits, t. XXI, deuxième pai lie, p. 222.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 117
que notre confrère M. La Porte du Theil a tirées des
archives historiques du Vatican. Dans les annales ou
les savants mémoires d'Égasse Du Boulay, de Crévier,
de Jean de Launoy, on voyait la Physique et la Méta-
physique, interdites en 1210, en 1215, partout lues et
commentées vers l'année 1230, et l'on ne s'expliquait
pas comment une prohibition promulguée avec tant
d'éclat, en des circonstances si tragiques, si solennel-
les, avait été sitôt oubliée par tout le monde, par
l'évêque et l'official de Paris comme par les maîtres
et leurs écoliers. On apprend aujourd'hui qu'après
avoir été seize ans en pleine vigueur, après avoir inter-
rompu seize ans le cours des études, les décrets de
1210 et de 1215 ont été régulièrement abrogés par
l'autorité souveraine.
C'est donc un pape lettré, zélé pour la cause des
lettres, qui, malgré les scrupules, malgré les alarmes
des prélats français, a remis entre les mains des éco-
liers de Paris ces deux livres où commence où finit
toute science, la Physique et la Métaphysique d'Aris-
tote. Voilà un grand fait qu'il convient de signaler. Au
commencement du XIIP siècle, l'Église est, même en
France, presque toute la société intellectuelle ; dans
le sein de l'Église s'agitent toutesles questions qui con-
cernent l'enseignement, la conduite des esprits ; ce sont
des clercs, des religieux et des moines qui combattent
pour ou contre le progrès des études. Parmi ces com-
battants distinguons les nôtres, afin de leur témoigner
notre pieuse gratitude ; et, puisqu'à leur tête, en cette
année 1231, se trouve un pape pour qui les monuments
de la science sont les vases du métal le plus précieux,
un pape qui cite avec à propos les livres saints en vue
de recommander les livres des philosophes, notre
118 HISTOIRE
reconnaissance doit être pour lui d'autant plus vive
qu'il nous est venu de Rome beaucoup d'autres lettres
où la philosophie n'est pas traitée avec tant d'égards,
avec tant d'honneur.
La France a des obligations particulières envers ce
pape tolérant, éclairé, car aucune autre nation n'a mis
autant à profit les leçons d'Aristote. Ainsi, les préfé-
rences de l'Italie ont toujours été pour Platon. Platon
a formé les philosophes brillants et téméraires de la
renaissance italienne, qui furent d'abord accueillis
avec tant de faveur pour être si vite et si dédaigneu-
sement délaissés, et qui, n'ayant pas fait leurs études
chez un professeur de logique, ne purent laisser au-
cune méthode pour la conduite des esprits qu'ils
avaient si violemment agités. La France, sous la
maîtrise d'Aristote, devait être préservée de ces
dérèglements. Comme elle s'était dès Pabond décla-
rée pour la plus prudente et la mieux ordonnée
de toutes les doctrines de philosophie, elle s'est enga-
gée dès le premier pas dans la voie qu'il faut sui-
vre. Aussitôt que l'autorité d'Aristote fut, avec la
permission du pape Grégoire, de nouveau reconnue
dans l'université de Paris, par lui les études furent
promptement restaurées, aussi bien dans les écoles
épiscopales et conventuelles que dans les écoles plus
libres de la rue du Fouarre. A toutes les sciences il
donna ce qui fut appelé leurs principes, principia
discendi et docendi. Les théologiens eux-mêmes, qui
l'avaient tant redouté, qui l'avaient si souvent outra-
gé, durent finalement prendre le parti de concilier,
autant que faire se pouvait, sa doctrine et leur doc-
trine. Bien que cela déplaise autant à Campanella
qu'à plusieurs de nos théologiens modernes, Albert
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 119
le Grand, saint Thomas protestent à bon droit que
toute leur philosophie vient d'Aristote, et le rival de
saint Thomas, Jean Duns-Scot, même lorsqu'il s'é-
loigne le plus d'Aristote prétend le suivre. C'est un dis-
ciple souvent égaré, mais toujours respectueux. En-
core un peu de temps, et, par un mandement exprès du
siège apostolique, Aristote sera mis en pleine posses-
sion de l'université de Paris. En 1366, deux cardinaux,
deux légats d'Urbain V, décrètent qu'avant de postuler
le plus humble des grades en cette université fameuse,
modèle de toutes les autres, on prouvera qu'on a
pour le moins entendu lire et commenter toutes
les parties de la Logique; une autre décision des
mêmes légats, de plus grave conséquence , porte
qu'on ne sera pas admis aux examens de la licence
sans avoir étudié la Physique et la Métaphysi-
que (1). Dès lors on n'enseignera plus rien que d'après
Aristote, ou, pour mieux dire, il sera le pédagogue
universel.
(1) T)e Launoy, De var. Aristot. fortuna, p. 90.
CHAPITRE VII
Michel Scot et Alexandre de Halès.
Les études affranchies ayant pris un essor nouveau,
la philosophie remise en honneur devint la matière d'un
enseignement plus étendu, qu'il fallut rendre plus mé-
thodique, plus régulier; Au XIe, au XIIe siècle, il ne
s'agissait, en philosophie, que d'interpréter Ylsagogeàe
Porphyre, les Catégories, l'Interprétation d'Aristote
et les opuscules de Boëce sur les formes du syllogisme.
Ce n'est pas que la logique fût alors toute la philoso-
phie ; mais tout le reste de la philosophie n'était qu'un
appendice de la logique. On devait nécessairement,
dans l'ardeur de la controverse, pousser au-delà des
problèmes logiques, au risque d'aller courir toutes
sortes d'aventures dans la région moins explorée des
problèmes ontologiques et métaphysiques. L'esprit
humain, une fois engagé dans la voie de la recherche,
peut-il s'arrêter avant de toucher le but, ou, du moins,
avant de croire qu'il l'a touché? N'est-il pas vrai,
d'ailleurs, que toutes les questions de l'ordre philoso-
phique ont un enchaînement naturel ? Au début de la
logique, on déclare qu'on va négliger les choses pour
considérer ce qui se dit des choses, pour établir les
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUK 121
règles de la démonstration. Mais peut-on s'en tenir là ?
Non sans doute ; c'est pourquoi nous avons vu les dia-
lecticiens des premiers siècles, ou, du moins, la plu-
part d'entre eux, étendre le domaine de la logique jus-
qu'aux frontières même de la philosophie. Au XIIP
siècle, quand l'école eut reçu des Arabes la Physique
et la Métaphysique d'Aristote, l'enseignement prit une
forme plus didactique, les docteurs de l'âge précédent
ne furent plus regardés comme des maîtres, mais com-
me des apprentis, et une ère tout-à-fait nouvelle com-
mença pour la scolastique.
Nous n'insistons pas sur ces observations. Elles ont
été faites plus d'une fois ; mais nous ne pouvions ne
pas les reproduire. En effet, puisque l'enseignement va
changer de méthode, notre examen, notre critique
doivent s'accommoder à ce changement. Aux docteurs
qui vont tour à tour occuper la scène il ne suffira plus
d'adresser les trois questions de Porphyre. D'autres
questions seront mises à Tordre du jour : celle des
éléments de la substance, celle du principe d'indivi-
duation, celle de l'origine des idées, de leur manière
d'être dans l'entendement humain, dans la pensée di-
vine, et diverses autres d'un égal intérêt. Les trois sys-
tèmes que nous connaissons déjà vont être représentés,
mais ils le seront en des termes jusqu'alors inusités.
Notre affaire sera d'exposer ces termes, d'en étudier
le sens, souvent obscur, presque toujours dissimulé,
et de montrer, sous les différences apparentes , la
conformité réelle des doctrines anciennes et des
nouvelles.
L'esprit humain est capricieux dans ses allures.
Tantôt il marche vers la lumière d'un pas ferme et
précipité : tantôt il s'avance lentement, observe en
122 HISTOIRE
passant chaque chose, et quelquefois même il va
chercher un repos temporaire à l'abri des grands
monuments de la science. Mais, qu'il se presse ou qu'il
s'attarde, il faut qu'il suive les mêmes voies, car il n'y
en a pas d'autres qui conduisent où l'appelle le désir
de connaître. Les systèmes se succèdent, mais, si
l'on peut ainsi parler, ils se succèdent en se donnant
la main. Ainsi, au XIIIe siècle comme au XIIe, il n'y
aura, parmi les philosophes, que des nominalistes, des
conceptualistes et des réalistes. Mais les derniers
venus auront un autre maintien, un autre langage
que les premiers. Afin d'échapper aux conséquences
d'une solidarité périlleuse, les disciples ne nomme-
ront jamais leurs maîtres sans les désavouer. Notre
analyse aura, nous l'espérons, pour résultat de sup-
pléer à leur défaut de franchise, et de prouver une
filiation dont ils ont été si curieux d'effacer les mar-
ques.
Pour ce qui regarde les dissemblances, non pas
affectées, mais sincères, qui caractérisent les systèmes
du XIIIe siècle, elles viennent, pour la plupart, de la
méthode nouvelle. Nous allons dire, en peu de mots,
quelle fut cette méthode. Suivant Avicenne, la science
humaine a trois objets bien distincts : la considération
des choses telles qu'elles sont en elles-mêmes, ou,
pour mieux dire, en leurs raisons d'être ; la considé-
ration des choses telles qu'elles sont dans la nature ;
enfin, la considération des choses telles qu'elles sont
dans l'intellect agent. De là, division de la science
des choses en trois études : la première, celle qui
traite des principes, la logique ; la deuxième, celle
qui a pour matière les choses naturelles, la physique ;
la troisième, celle qui va chercher l'exemplaire des
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 123
choses dans la pensée divine, la métaphysique. La
philosophie qui comprend ces trois études est la
science universelle. Quel en est le but ? La recherche
de la vérité. Quel en est le fondement ? C'est, dit
Avicenne, la somme des notions, soit acquises, soit
innées, qui font de l'homme un animal raisonnable.
Procédant ainsi du connu à l'inconnu, la philosophie
va par la logique au terme de la connaissance con-
jecturale, par la physique au terme de la connais-
sance expérimentale ; par la métaphysique, que l'on
appelle aussi transphysique (1), elle réunit, elle conci-
lie les données de la raison pure et celles de l'expé-
rience, et de cette conciliation dérive la vraie notion
de l'être. C'est pourquoi la métaphysique est appelée
la science finale, la science suprême et vraiment di-
vine. On ne soupçonnait pas, au XIP siècle, cette
classification des études philosophiques. Nous ne la
jugeons pas ; nous nous contentons de la reproduire
telle que nos docteurs la rencontrèrent dans Avicenne.
Mais ne voit-on pas, dès l'abord, quelle facilité elle doit
offrir à l'enseignement, quel changement elle y doit
apporter ?
Pour notre part, nous n'aurons plus besoin de re-
chercher curieusement soit dans un commentaire
théologique, soit dans l'amplification dîme thèse lo-
gique, les opinions que nous avons entrepris de faire
connaître ; elle se présenteront à nous dans l'ordre
qui leur a été assigné par le péripatéticien de Botchara.
Cependant, cet ordre ne sera pas généralement obser-
vé tant qu'Albert-le-Grand n'aura pas mis aux mains
(1) Ista scientia transphysica vocatur. » Albert. Magnus, lib. I. Métaph.
tract. I, c. i.
124 HISTOIRE
de nos régents ses gloses savantes qui ont la philoso-
phie même pour unique lin. Avant Albert-le-Grand,
l'école doit nous offrir encore bien plus de théologiens
s'exerçant à philosopher que de philosophes seulement
curieux de bien penser. Mais la théologie va devenir
plus intéressante en devenant plus circonspecte, c'est-
à-dire moins mystique, moins romanesque. Aristote la
surveille elle-même et la préserve des plus grands
écarts.
Quelque temps après l'année 1230, nous dit Roger
Bacon, apparut Michel Scot, apportant divers écrits
d' Aristote accompagnés de savants commentaires (1).
Cette date est précieuse. Grégoire IX vient de rendre à
l'étude la Physique d'Aristote, et Michel Scot arrive
avec une traduction nouvelle de cette Physique ; les
deux faits s'enchaînent. Né vers l'année 1190, à Bel-
wearie, au comté de Fife, en Ecosse, et non pas à
Salerne, comme le supposent les Italiens, ou à Tolède,
comme le prétendent les Espagnols, Michel Scot avait
d'abord fréquenté l'école d'Oxford, puis celle de Paris,
et enfin celle de Tolède, où il avait appris l'arabe, et,
suivant Pits, le grec, le chaldéen et l'hébreu. Ces con-
naissances plus ou moins étendues, plus ou moins
variées, lui avaient permis de traduire, avecle secours
d'un Juif qu'on nomme André, plusieurs livres d'Aris-
tote, d'Alpetrondji, d'Avicenne, d'Averroès.Une de ses
traductions, celle de la Sphère de Nour-Eddin Alpe-
trondji, adressée à maître Etienne de Provins, un des
hommes de confiance de Grégoire IX, est datée de
(1) c Tempore Michaelis Scoti, qui annis 1230 transactis apparuit defe-
rens librorum Aristotelis partes aliquas de naturalibus et mathematîcis,
cum expositoribus sapientibus, magnificata est Aristotelis pbilosophia apud
Latinos. » Opns majus, p. 36, 37.
DK LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 125
Tannée 1217 (1). MM. Jourdain et Daunou n'accordent
pas à Michel Scot toutes les versions qui lui sont
attribuées par Baie, Pits et d'autres anciens biblio-
graphes ; M. Daunou va même jusqu'à lui contester
celles qui lui appartiennent indubitablement. Nous
ne voulons pas aborder ici l'examen de toutes les
difficultés qui s'élèvent au sujet des traductions attri-
buées à Michel Scot ; il nous est cependant impossible
de laisser dire sans contradiction, par M. Daunou, que,
« selon toute apparence, » Michel Scot n'a traduit
qu'un seul des ouvrages d'Aristote, Y Histoire des ani-
maux. Parmi les erreurs très nombreuses que contient
la notice de M. Daunou, nous corrigeons d'abord celle-
ci. Outre Y Histoire des animaux, Michel Scot a mis en
latin, d'après l'arabe, le traité De l'âme, puis le traité
Du ciel et du monde, et les commentaires d'Averroès
sur ces deux traités (2). On a ces traductions, et elles ont
été conservées sous son nom ; celle du traité De l'âme
est à la Bibliothèque nationale, dans les num. 6,504
14,385, 15,453 et 16,151 ; celle Du ciel et du monde
est dans les num. 14,385, 16,156 et 17,155. Enfin, elles
se lisent dans la plupart des manuscrits latins où sont
réunis les commentaires d'Averroès, et, si nous n'a-
vons pas pris le soin de rechercher et de comparer
toutes les éditions de ces commentaires, nous pou-
vons cependant affirmer qu'une des plus récentes,
celle qui fut publiée par les Juntes en 1550, contient
les versions de Michel Scot.
Il est assez difficile de dresser un catalogue exact
(1) A. Jourdain, Recherches, p. 133. — M. Daunou fait naître Michel Scot
en 1214 [IHst. litlêr. de la Fr. t. XX, p. 43). On voit combien il s'est
trompé.
(2) Renan, Averroès, p. 162.
126 HISTOIRE
de ses ouvrages originaux. Baie et Pits déclarent qu'ils
n'ont pu le donner complet, et cependant ils lui attri-
buent dix-neuf traités sur divers sujets. Mais il a été
prouvé par M. Jourdain que la plupart de ces traités
sont des versions latines d'Averroès, d'Avicenne ou
d'Aristote ; ajoutons que les bibliographes anglais ont
encore grossi le nombre de ces versions en désignant
le même ouvrage sous deux titres différents (1). Ainsi
leur liste doit être bien réduite, et, après ces retran-
chements exigés par une critique scrupuleuse, elle ne
contient plus guère que des traités d'astronomie ou
d'alchimie. Voici les titres de ces traités: Super aucto-
rem spherœ, ouvrage imprimé à Bologne en 1495, in-
4°, et à Venise, chez les Juntes, en 1631, in-folio ; De
sole et luna, imprimé à Strasbourg en 1622, dans le
tome V du Theatrum chimicum ; De chiromantia,
opuscule souvent publié dans le XVe siècle ; De
physiognomia et de homards procreatione, publié
plus souvent encore (2) : De slgnis planetarum ,
Contra Averrhoem in Meteora, manuscrits indi-
qués par Baie et Pits ; Notifia convinctionis mundi
terrestris cum cœlesti et de definitione utriusque
mundi; De prœsagiis stellarum et elementaribus,
manuscrits de la Bibliothèque nationale, sous le num.
14,070, provenant de Saint-Germain-des-Prés (3).
Nous n'aurions pas à nous occuper davantage de
de Michel Scot, s'il n'avait fait que des traductions et
des livres de philosophie occulte ; mais d'autres ren-
(i) Jourdain, Recherches critiques, p. 126 et suiv.
(2; Hist. littér. de la France, t. XX, p. 48 et suiv.
(3) Il est vraisemblable que la plupart de ces traités astrologiques se
retrouvent dans un manuscrit de la bibliothèque Bodleienne, indiqué sous
le titre de : Mich. Scoti Opéra astrologica.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 127
geignements nous sont fournis sur ce docteur par
Vincent de Beauvais et par Albert-le-Grand. Le Spécu-
lum doctrinale de Vincent de Beauvais (1) contient
plusieurs fragments de Michel Scot, qui ne peuvent
avoir été pris en des livres d'astrologie ou d'al-
chimie ; ce sont de bonnes définitions des diverses
parties de l'étude philosophique , qui paraissent
tirées de quelque ouvrage semblable à ceux d'A-
vicenne ou de Robert Kilwardeby sur l'origine et
la classification des sciences. Ce qu'on lit dans
Albert-le-Grand offre encore plus d'intérêt. Après avoir
reproduit l'opinion exprimée sur la nature et les causes
de l'iris dans un opuscule intitulé Quœstiones Nico-
laiperipatetici, Albert ajoute : Prœterhoc etiamfœda
dicta inveniuntur in libre- Mo qui dicitur Quœstiones
Nicolai peripatetici. Consuevi dicere quod Nicolaus
non fecit librum illum, sed Michael Scotus, qui in rei
veritate nescivit naturas nec bene intellexit libros
Aristotelis. A la lecture de ces lignes, notre curiosité
devait être vivement excitée. Un livre de Michel Scot,
signalé comme renfermant d'abominables choses,
fœda dicta, et demeuré jusqu'à ce jour ignoré de tous
les bibliographes, inconnu même aux auteurs de Y His-
toire littéraire de la France, quel objet plus digne de
notre examen ! Malheureusement, nous n'avons pu
rencontrer ce livre dans aucun catalogue, et nous
allions désespérer d'en rien connaître, si ce n'est la
description de l'iris, quand nous en avons découvert
quelques phrases dans un manuscrit de l'ancienne
Sorbonne, aujourd'hui conservé dans la Bibliothèque
nationale sous le num. 16089 du fonds latin. Vers le
milieu de ce volume, qui est un recueil composé de
(2) Lib. I, c. xvi ; lib. XVI, c. i ; lib. XVII, c. ni, lvii, us.
128 HISTOIRE
pièces écrites, les unes sur vélin, les autres sur papier,
au XIIIe siècle et au XIVe, on lit, à la suite d'un frag-
ment de saint Thomas sur la manière d'étudier, un
autre fragment qui a pour titre marginal : Hœc
sunt extrada de libido Nicholai peripatetici. Voici
maintenant le texte de ce fragment : Dico ergo tempus
esse mensuram seu quantitatem motus secundumprius
et posterius ; nam cum motus sit contrariorum, quem-
admodum et corpus, necesse est quantitatem inesse
motui, sicut et corpori quod tempus, seu mora appel-
latur. — Item, differunt doctrina Aristotelis et
Platonis. Aristoteles enini a debilioribus inchoat ad
modum naturœ, tanquam physicus, Plato a fortio-
ribus inchoat ad modum Bel. Theologus enim
fuit ; imitatur namque Deum qui posuit principium
a fortiori et nobiliori creatione, ut angelorum crea-
tionem seu intelligentiarum. — Item, omne cœlum
est circulare et omne circulare est perfectum;
ergo omne cœlum est perfectum ; sed ullum perfec-
tum indiget motu, ergo ullum cœlum indiget motu;
pai*tes autem sui cum videant bona quœ non ha-
bent, perpendentes se indigere Mis bonis, in motum
prorumpunt ut acquirant illa bona quœ non habent,
et quœ est comparatio totius ad totum et partis ad
partem. Ergo salus nostra estper quietem; cœli finis
autem per motum partium ejus : et hoc est quod dicit
Averozt. — Item, quœrendum est quare duo œque
gravia appensa in duobus brachiis librœ, si moveantur
ab œquilibritate, iterum redeant ad œquilibritatem ;
nam cum ipsa œque gravia sint, non immerito quœri-
tur quare id quod superius est trahat sursum alterum
ei œque grave, quod inferius est. Dico autem quod
pondéra quœ descendant per libram non possunt recte
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 129
descendere, sed tantum circulariter : quando ergo
pondéra appeiis® sunt ex œquïlïbritale, id quidem
quod superius est rectius habet descendere quant quod
inferius est, nattera arcus per quem habet descendere
quod inferius est. Voco autem directam lineam duc-
tam a polo horizontis usque ad centrum terrœ. Dici-
iur autem capere eam partem directi quœ est inter
duas lineas a terminis arcus perpendiculariter educ-
tas in lineam quœ directum appellatur. Manifestum
autem quod appendlcula cum brachus llbrœ faciunt
angulos acutos adeo quod, si protrahantur ', concur-
rent quidem in centro terrœ. Si ergo acuti illi anguli
non fuerint, notus et{erit) angulus qui fit in centro
ter^rœ, cum sit residuum duorum angulorum recto-
rum : non igitur erit arcus circwmferentiœ circum-
scriptœ illi item angulo ; notœ quoque erunt cordœ
illorum arcuurn. Dico autem quod acuti illi anguli
nullatenus possunt deprehendi, pro eo quod imper-
ceptibïliter minores sunt duobus redis.
C'est là, disons-nous, tout ce qui reste de l'ouvrage
si mal famé dont Albert-le-Grand nous a dénoncé l'au-
teur. On ne rencontre, il est vrai, dans ces phrases,
rien de bien affreux et de bien criminel ; elles ne sont
pas cependant dépourvues d'intérêt. Laissant à d'au-
tres le soin d'interpréter le théorème physique qu'elles
contiennent, nous nous arrêterons à cette proposition
métaphysique : Le temps est une substance que l'on
définit la mesure du mouvement. C'est le contraire qui
est la vérité. En effet, nous ne concevons le temps
qu'avec une limite ; la notion vague du temps nous
échappe, ou, du moins, elle n'est susceptible d'aucune
définition ; et, pour en avoir une notion claire, nous
devons d'abord rechercher la mesure qui le détermine.
T. I. 9
130 HISTOIRE
Or, quelle est cette mesure ? C'est le mouvement, le
mouvement des astres (1). Mais Michel Scot ne se
contente pas ici d'attribuer l'effet à la cause, et réci-
proquement ; après Aristote, plus d'un péripatéticien
a commis cette erreur, et, en conséquence, elle n'est
que vénielle. Notre docteur pèche d'une façon bien
plus grave, quand il assimile le temps et le mouvement
à des corps, à des étants du genre de la substance.
Cette assimilation est un des plus grands excès dont le
réalisme se soit jamais rendu coupable. Aussi avec
quel dédain notre docteur parle-t-il d'Aristote ? Ce
n'est qu'un physicien. Platon marche bien avant lui ;
c'est un homme divin, presqu'un Dieu. Michel Scot a
traduit Aristote, mais, comme le remarquent justement
Albert-le-Grand et Roger Bacon (2), il ne l'a pas bien
compris ; à vrai dire, il ne s'est pas même inquiété de
le bien comprendre. Il fut doué sans doute d'un esprit
curieux; mais son attention se porta de préférence
sur le mystère des substances que la chimie compose
et décompose. C'est un disciple des naturalistes arabes
et son maître se nomme Al-Kendi.
Alexandre de Halès paraît avoir été le premier des
latins qui, de propos délibéré, par calcul et presque
sans défiance, ait fait emploi, dans l'enseignement de
la théologie, des méthodes et des sciences nouvelles.
François Patrizzi dit de lui : Quis primus Aristotelicam
philosophiam Un tractaverit, in incerto est ; attamen
satis, ni f allô r, constat Alexandrum de Halls et Al-
(1) Que cette objection ne semble pas venir de la science moderne,
parce qu'elle se trouve dans YEssai siir l'entendement humain. Elle est
peut-être contemporaine de la définition d'Aristote. Nous pensons, du moins,
qu'elle n'était pas ignorée de Michel Scot, puisqu'elle embarrassait beau-
coup Albert-le-Grand. Summa de creaturis, tract. II, qiuest. v.
(2j Opéra inedila, p. 471, 472.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 131
bertum Magnum primos omnium latini nominis phi-
losophorum AristoteUcamphilosopkiamcoînmentariis
exposuisse. Quand Patrizzi s'exprimait en ces termes,
il commettait plusieurs erreurs. Dès le XIIe siècle, on
avait interprété, clans l'université de Paris, les princi-
paux livres de YOrganon, comme le prouvent les gloses
si remarquables de celui qui fut appelé, même de son
temps, le péripatéticien du Pallet. En outre, il n'existe
aucun commentaire d'Aristote qui nous ait été laissé
par Alexandre de Halès. Les gloses sur la Métaphysi-
que, publiées à Venise, en 1572, sous les yeux de Pa-
trizzi, et auxquelles il fait évidemment allusion, ont été
portées, il est vrai, par d'anciens bibliographes au ca-
talogue des oeuvres d'Alexandre de Halès, mais on les
a depuis justement restituées à un autre religieux de
son ordre, Alexandre d'Alexandrie. Ce qui, toutefois,
paraît constant, c'est qu'Alexandre de Halès avait entre
les mains les travaux des Arabes sur la philosophie
d'Aristote (1), lorsqu'il composa son encyclopédie théo-
logique qui, remaniée dans la suite par Guillaume de
Meliton et par d'autres, fut imprimée, pour la première
fois, à Venise, en 1475, in-folio, sous le titre de : Sum-
ma universœ theologiœ (2).
Halès est une bourgade du comté de Glocester, dans
laquelle existait, dit-on, un vieux monastère où le
jeune Alexandre fit ses premières études. Il en sortit
pour aller occuper, on ne sait en quelle église, divers
emplois et finalement celui d'archidiacre. Les archi-
diacres ne jouissaient pas alors d'une bonne renom-
mée. Remplissant l'office de doyens ruraux, ils avaient
(1) Tennemann, Lehrburh der Gesch. der Phil., t. V, p. 251 et suiv.
(2) Il y en a eu depuis de nombreuses éditions. Voir Hist. litt. de la Fr.t
t. XVIII ; art. de M. Daunou.
132 HISTOIRE
aisément pris l'habitude de s'enrichir aux dépens des
curés et de leurs paroissiens (1). Nous apprenons tou-
tefois de Roger Bacon que l'archidiacre Alexandre
était devenu riche sans cesser d'être homme de bien (2).
Il fit, d'ailleurs, un très bon usage de sa fortune, puis-
qu'il s'en servit pour venir à Paris achever ses études
et gagner le titre de maître. Ses leçons, quand il eût
une chaire, furent très suivies ; on accourut de très
loin pour l'entendre. Ayant donc acquis une grande
renommée, il quitta le siècle et se fit admettre, en l'an-
née 1222 (3), parmi les rustiques compagnons de saint
François. Cette résolution, qui étonna beaucoup de
gens, eut des suites qu'on n'avait peut-être pas pré-
vues. L'ordre nouveau des frères Mineurs, composé de
clercs pauvres, mendiants et nullement savants, affec-
tait le mépris de la science ; aucun d'entre eux n'étant
capable d'enseigner, ils s'étaient fait une loi de n'en-
seigner jamais. Mais dès qu'ils eurent au milieu d'eux
cet illustre régent, maître Alexandre, ils le prièrent
de continuer ses leçons et même, bientôt après,
d'instituer une école (4). Alexandre demeura dans sa
(1) C'est ce que nous atteste, avec beaucoup d'autres, Jacques de Vitri.
On lit dans un de ses sermons : « Qui malos archidiaconos vel rurales de-
canos constituant similes sunt cuidam fatuo, qui, cum caseum, quem in
arca reconderat, a muribus corrosum inspiceret, posuit in arca murilegum
ut a muribus defenderet caseum. Murilegus autem non solum mures devo-
ravit, sed totum caseum comedit. Sic raptores et mali officiales, quiamalis
sacerdotibus simplicem populum defendere debuerunt, tam sacerdotes quam
laieos pecuniis spoliant et devorare non cessant. » Biblioth. nat. ; Man.
la t., num. 17, rJ09, fol. 13, verso.
(2) Em. Charles, Roger Bacon, p. 106, 354.
(3) Wadding., Annal. Minor. ann. 1222, cap. xxvi. — M. Em. Charles se
trompe en disant que le fait eut lieu en Tannée 1232 ; Roger Bacon, p. 354.
(4) « Quum intravit (Alexander) ordinem fratrum Minorum, fuit de eo
maximus rumor, non solum proptor conditiones suas laudabiles, sed propter
quud ndvus luit ordo Minorum et neglec't&s a mundo illis temporibus ; et
ille œdificavit mundum et ordinem exsltavjt. Ex suo ingres&u fratres et alii
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE \'3'.>
chaire jusqu'en l'année 1238 ; il ne la quitta que chargé
d'années, pour aller mourir en paix, et Jean de La
Rochelle, un de ses disciples, y parut aussitôt après
lui. L'ordre de Saint-François fut dès lors compris au
nombre des ordres lettrés.
Les contemporains d'Alexandre l'ont appelé Boctor
doctorum, Boctor irrefragabilis. C'est, du moins, un
théologien très sagace, très subtil. Sa méthode est
celle de Pierre le Lombard ; il procède par distinctions
et soumet toutes les formules du dogme à la même cri-
tique. Du Boulay, Morhoff, Brucker et M. Daunou
commettent une erreur lorsqu'ils disent que la Somme
d'Alexandre, à qui l'on a souvent donné le titre de Sen-
tentiœ, est le plus ancien commentaire des Sentences ;
nous savons, en effet, que Guillaume d'Auxerre les
avait déjà commentées (1). Mais le travail de Guillaume
diffère beaucoup de celui d'Alexandre. Guillaume con-
naît assurément toutes les œuvres d'Aristote ; mais, par
déférence pour l'arrêt du concile, il ne cite guère que
les traités de logique et de morale (2). Avec la permis-
sion de Grégoire IX, Alexandre en cite d'autres, et
assez fréquemment. Ce n'est pas à dire qu'il soit, à pro-
prement parler, un philosophe. Roger Bacon fait très
justement remarquer qu'Alexandre avait depuis long-
temps achevé ses études quand il fut enfin permis
d'étudier la Physique et la Métaphysique, et que, par
conséquent, son éducation philosophique avait été
bien imparfaite. Il n'en est pas moins vrai que, l'inter-
exultaverunt in cœlum et ei dederunt auctoritatem totius studii. » Rooer
Bacon, loc. cit.
(1) C'est une autre erreur de prétendre que la Somme d'Alexandre est le
premier ouvrage qui porte ce titre. Nous avons, dès le XIIe siècle, les
Sommes de Robert de Melun et d'Etienne Langton.
(2) Am, Jourdain, Recherch. crit., nouv. ëdit., p. 3(T, 31, 211,
134 HISTOIRE
diction levée, il s'empressa de lire tous les livres au-
trefois défendus. Il en fit, ajoute Roger Bacon, un
très mauvais usage ; sa lourde Somme, dont un cheval
aurait plus que sa charge, quœ est plus quam pondus
unius equi, est un fatras d'erreurs et de chimères.
Telle ne fut pas, sur cette Somme, l'opinion la plus
générale. Luc "Wadding raconte que le pape Alexan-
dre IV l'ayant soumise au jugement de soixante-douze
théologiens, ceux-ci la recommandèrent comme un
livre parfait à tous les maîtres du monde chrétien (1).
Si donc Roger Bacon l'a, de son point de vue, condam-
née très durement, si d'autres docteurs l'ont, pour
d'autres motifs, presque aussi mal traitée, cela prouve
simplement qu'il y a des sectes, même parmi les théo-
logiens orthodoxes, et que jamais on ne contente les
gens de la secte dont on n'est pas.
Pour ce qui nous importe, dégageons de l'ouvrage
quelques propositions philosophiques. Sur la question
des universaux considérés au-delà des choses, avant
les choses, Alexandre déclare d'abord qu'ils existent
en Dieu ; il va même jusqu'à professer qu'ils parti-
cipent de la substance divine (2). Mais, s'il s'exprime
ainsi, c'est pour ne pas être contraint de localiser la
cause exemplaire hors du sein de Dieu ; aussi refuse-
t-il de mettre à la charge de Platon l'hypothèse du
monde intermédiaire : Mundum intelligibilem nuncu-
pavit Plato ipsam rationem sempiternam qua fecit
Deus mundum (3). Il croit donc conformer son langage
à celui de Platon et des Pères orthodoxes en disant :
La cause exemplaire, qui est l'art divin, ne se distingue
(1) Wadding. Annal. Minor. ad ann. 1245, cap. six.
(2/ Summa, part. II, qiuest. n, m. 2 et 3.
(3) lbid. quœst. m.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 135
pas en essence de la cause efficiente ; toute cause
première est de Dieu, est en Dieu, comme tout phéno-
mène vient de Dieu et se produit hors de Dieu (1). Nous
pourrions nous en tenir à cette réponse ; mais puisque
nous avons affaire au « Docteur des docteurs, » à
l'un des plus habiles dialecticiens de l'école théolo-
gique, demandons-lui quelles conclusions renferment
ces prémisses. Si les idées, à l'image desquelles ont
été façonnées les substances terrestres, résident dans
l'entendement divin de toute éternité, la cause qu'on
appelle efficiente doit avoir été déterminée, dans Facte
de la création, par celle qu'on appelle exemplaire.
Telles étaient les idées de Dieu, telles ont été ses
œuvres. Par conséquent Dieu, subissant la loi de sa
propre nature, a nécessairement revêtu les choses des
formes sous lesquelles elles nous apparaissent. Est-ce
donc là ce que pense notre docteur? Il n'ose pas le
penser, il lui répugne de croire que Dieu n'est pas
libre. Cependant il est forcé de reconnaître que, dans
son système, il ne l'est pas. Voici comment il tâche
de dissimuler une conclusion que sa logique lui pres-
crit, que sa foi lui défend. « On peut dire, écrit-il, que
« Dieu a créé les choses par une nécessité de bonté,
« mais il n'est pas convenable de dire qu'il les a créées
« par une nécessité de nature. Assurément la bonté et
« la nature de Dieu sont une même chose. Si cepen-
« dant on disait qu'il agit par nécessité de nature, on
« semblerait dire qu'il est soumis à la même nécessité
« que les choses naturelles (2). » Les mots ne sont
rien ; nous n'imposons à notre théologien ni telle
locution, ni telle autre ; mais il nous avait donné le
(1) Ibid. qusest. m, m. 2.
(2) Summa, part. I, quaest. v, m. 2.
136 HISTOIRE
droit de le forcer à dire que Dieu fait ce qu'il fait par
une nécessité quelconque de nature ou de bonté.
Les mots, disons-nous, ne sont rien ; ils ont néan-
moins, en scolastique, une grande importance. C'est
pourquoi, voulant préparer l'esprit de nos lecteurs
à l'intelligence des distinctions thomistes et scotistes,
nous jugeons utile d'insister et de commenter sommai-
rement, à la manière des glossateurs, les phrases que
nous venons de traduire. Avicenne est l'auteur de la
proposition dont Alexandre n'accepte pas les termes.
Au livre IX de sa. Métaphysique, ch. 1, Avicenne pré-
tend que la nature divine est absolument simple, qu'on
ne distingue pas réellement en Dieu l'essence, la puis-
sance, la connaissance, la volonté, comme autant de
principes différents et susceptibles d'entrer en contra-
diction ; ce sont là, dit-il, les modes divers de l'unité
par excellence. Ces deux mots « il est » signifient : Il
est connaissant, voulant, agissant (1). Il n'y a donc pas
en Dieu de liberté, parce qu'il est la perfection même ;
la liberté, remise à sa place, est le plus noble privilège
d'une nature imparfaite. Il semble qu'il n'y ait rien à
reprendre dans ce raisonnement ; il est, du moins, évi-
dent qu'il ne contient aucun paralogisme. Alexandre
essayera donc non de le combattre, mais de le tour-
(1) La plupart des péripatéticiens arabes ou juifs ont fait la même décla-
ration touchant l'unité divine. Ainsi s'exprime Moïse bcn Maimoun : « Voici
ce que nous disons, nous autres qui professons réellement l'unité. De
même que nous n'admettons pas qu'il y ait dans l'essence de Dieu quelque
chose d'accessoire par quoi il ait créé les cieux, quelque autre chose par
quoi il ait créé les éléments, et, en troisième lieu, quelque chose par quoi
il ait créé les intelligences séparées, de même nous n'admettons pas qu'il
y ait en lui quelque chose d'accessoire par quoi il puisse, quelque ehose
par quoi il veuille, et, en troisième lieu, quelque chose par quoi il ait la
science des choses créées par lui ; mais son essence est une et simple, et il
n'y a rien en elle d'accessoire en aucune manière. » Guide des égarés,
prem. part., ch. 53,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 137
ner. Il ne dira pas : Ex necessitate naturœ ; il dira
plutôt : Ex necessitate bonitatis ; mais il ne pourra se
défendre d'ajouter : Idem bonitas quod natura ejus. '
Etait-ce la peine de proposer un amendement ? Voyons
maintenant l'avis de saint Thomas sur ce point de doc-
trine. Il ne plaît pas non plus à saint Thomas que l'on
conteste la liberté divine, et, pour la sauver, il com-
mence par établir que, sa volonté n'ayant pas d'au-
tre fin que sa bonté, Dieu veut nécessairement être
bon, mais qu'il ne veut pas suivant la même nécessité
tout ce qui se produit hors de son essence. Ainsi, par
exemple, il ne peut ne pas vouloir être bon, et néan-
moins il reste libre de ne pas accomplir tous les actes
qui seraient les effets de sa bonté. Saint Thomas se
demande ensuite selon quel mode Dieu cause les
choses externes, et il se répond qu'il les cause selon
son intelligence et sa volonté. Ayant enfin recherché
la raison déterminante de cette intelligence, de cette
volonté, saint Thomas déclare qu'il n'en trouve au-
cune ; elles sont donc absolument libres (1). Quoi?
libres même à l'égard de la bonté nécessairement
voulue ; même à l'égard de cette volonté qui n'a pu
vouloir que la bonté ? Il faut nous l'accorder, ces dires
sont peu clairs ; il nous semble même que voilà bien
des mots pour n'expliquer rien. Après les éclaircisse-
ments tels quels de saint Thomas viendront ceux de
Jean Duns-Scot. Oui, Duns-Scot le reconnaît, Dieu
veut nécessairement sa bonté ; mais il ne la veut pas,
dit-il, par nécessité de coaction ; il la veut par nécessi-
té d'immutabilité. Distinction entée sur une distinction!
Mais ce n'est pas tout. Dieu, voulant sa bonté par né-
cessité d'immutabilité, semble la vouloir par nécessité
(1) Thopias, Summa theol., part. I, quaest. xix, art. 3, 4, §.
138 HISTOIRE
de nature. Soit ! Mais il ne s'en suit pas que la nature
immuable de Dieu soit sa bonté. Sur ce point Alexan-
dre s'est trompé. En voulant sa bonté, Dieu veut autre
chose que lui-même. Quant aux objets par lui créés et
par lui distribués dans l'espace inférieur, sans aucun
doute Dieu les veut, mais il ne les veut pas nécessaire-
ment ; ce qui semble dire que, même en Dieu, la facul-
té de vouloir est une cause, l'acte de vouloir un effet.
La supposition est admise par les scholiastes (1). Mais
alors que devient le principe de l'immutabilité divine ?
Il est certainement bien compromis. Nous n'avons pas
à reproduire ici toutes les distinctions, toutes les argu-
ties, tous les sophismes au moyen desquels d'autres
réalistes se sont efforcés de mettre d'accord leur psy-
cologie et leur ontologie divines. Il nous suffit de rap-
peler ce que saint Thomas et Duns-Scot ont trouvé de
plus ingénieux pour résoudre un problème qui n'a pas
encore été, qui ne sera jamais résolu.
Alexandre nous avait fait espérer, dans la première
partie de son gros livre, qu'il n'iraitpas donner àtravers
ces écueils. Ayant remarqué sagement, après Boëce, que
l'étendue de la connaissance est moins en rapport avec
la nature de l'objet qu'avec les facultés du sujet, il disait
alors que la pensée de l'homme peut s'élever jusqu'à Dieu
etle concevoir comme Fauteur nécessaire de toutes les
choses, mais qu'une définition plus exacte, plus com-
plète de l'essence divine ne saurait être fournie par la
raison (2). C'était parler en philosophe, et il aurait dû
s'en tenir là, comme l'avait fait autrefois, même en
théologie, Guillaume, abbé de Saint-Thierry. Quelle
maxime plus profonde et plus vraie que celle-ci : Hu-
(1) J. Duns Scotus, De rerum principio, qusest. îv, art. I, 2.
(2) Snmma, part. I, qusest. n, art. 1. — Ibid., quœst, m, m. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 139
manœ inftrmitatis religiosa confessio est de Deo hoc
solum nosse quod Deus est (1) / Elle n'est pourtant pas
d'un sceptique ; elle est d'un dévot dont la ferveur
va quelquefois jusqu'au fanatisme ; mais ce dévot
n'a lu ni le Livre des causes, ni les commentaires des
Arabes sur Aristote. On ne saurait trop se défier des
abstractions. Elles semblent d'abord aider à compren-
dre ; mais bientôt après elles inquiètent l'esprit, l'em-
barrassent et le troublent. Etant données la cause
exemplaire et la cause efficiente, la foi ne permet
guères de réaliser ces abstractions hors de l'es-
sence divine ; il faut donc les placer au dedans. Mais
comme le dedans est occupé déjà par d'autres fictions
du même ordre, celles-ci, maîtresses du lieu, s'oppo-
sent à l'entrée des autres. Voilà donc nos réalistes
très laborieusement employés à les mettre d'accord.
Constatons qu'ils déclarent eux-mêmes n'y pas réussir.
Ainsi le Dieu de leur fabrique peut être exactement
défini un tout artificiel, composé d'éléments qui s'ex-
cluent.
Pour ce qui regarde les universaux m re, qu'on peut
appeler physiques par opposition aux universaux ante
rem, qui sont les universaux métaphysiques, l'opinion
d'Alexandre est tout à fait celle de Gilbert de La Porrée.
L'universel considéré dans les choses est, dit-il, la
forme des choses, et cette forme est l'être même, tout
l'être de la matière : Solum est esse materiœ. Les indi-
vidus sont improprement appelés des substances. Ce
sont, en tout cas, des substances subalternes, et c'est
par le nom de l'espèce, du genre, qu'on les désigne,
tant il est vrai que par eux-mêmes ils ne sont rien :
(1) En tête du traité de Guillaume qui a pour titre Mnigma fidei ; dans
Tissier, Biblioth. Cisterc, t. IV, p. 93.
140 HISTOIRE
(Fûnfta) in perficienâo totum perflcit omnes partes
materiœ, cônsimili ralione ut est clicere quœlibet
pars ignis est ignis (1). Voilà les prémisses du réalisme
ontologique. Mais Alexandre les énonce sans en dé-
duire les conséquences. La nature des choses lui
semble indifférente. Ce qui l'intéresse, c'est la nature
de Dieu. Il ne faut donc pas insister sur une déclaration
que notre docteur n'a peut-être pas, en la faisant, bien
comprise. C'est Duns-Scot qui, le premier, exposera la
thèse de la forme actualisant la matière avec tous les
développements que comporte cette thèse si grosse
d'erreurs.
La psycologie d'Alexandre est encore plus élémen-
taire. Nous ne pouvons, toutefois, n'en pas parler. Le
fonds de la science ayant été renouvelé, nous entrons
en matière, sur plusieurs questions, avec ce théologien
philosophe. Suivant lui, comme suivant Avicenne,
l'âme est une substance incorporelle (2) ; elle est
une (3), mais elle possède plusieurs énergies (4). Ces
énergies seraient donc mal définies des parties de
l'âme ; quelle que soit la diversité des modes suivant
lesquels l'âme procède, elle est une dans toutes ses
opérations. C'est, on le sait, une maxime d'Aristote
qui semble contredire certains passages du Timêe. La
sensibilité, la mémoire et l'imagination sont, au dire
d'Alexandre, les trois principales énergies de l'âme,
celles, du moins, qu'elle exerce le plus fréquem-
ment (5). Mais tandis quelle sent, se rappelle ou forme
{l) Summa, part. II, qiuest. lix, m. 2.
(2) Ibid.
(3) Ibid.
(4) Part. I, qusest. lxiv, m. 2, art. i.
(5) Part. I, qufpst .lxvh, m. 4, art. u.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE, 141
des images, elle n'est pas seulement passive ; elle est
encore active ; en d'autres termes, elle opère toujours
avec une sorte de contention. Quelquefois même l'ac-
tivité qui lui est propre n'attend, pour se mettre en
œuvre, aucune impulsion étrangère ; c'est ainsi qu'elle
s'élève par elle-même à la conception des choses sur-
naturelles et perçoit la notion des purs intelligibles. Il
s'agit des intelligibles ante rem, ces hôtes permanents
de l'intellect divin. Quand aux intelligibles post rem,
Alexandre argue de ce principe, que le récipient
impose à la chose reçue la loi de sa propre nature, pour
démontrer que, dans l'intelligence humaine, rien n'a
le caractère de l'individualité.
Pour conclure, toute la philosophie d'Alexandre de
Halès est incontestablement réaliste ; mais elle ne l'est
pas à outrance. Ajoutons que, malgré la modération
de son langage, ce premier docteur de l'école francis-
caine eut, durant plus d'un siècle, quoi qu'en dise
Roger Bacon (1), une influence considérable sur tous
les héritiers de sa chaire. Par lui son ordre fut acquis
à la secte réaliste, comme l'ordre de Saint-Dominique
le fut par Albert-le-Grand à la secte opposée. On a dit
que Duns-Scot avait été l'un de ses auditeurs. C'est
une erreur de fait ; Duns-Scot a vécu longtemps après
lui. Mais il est vrai de dire que Duns-Scot continua son
enseignement et soutint sa doctrine, comme c'était le
devoir d'un bon franciscain.
(1) M. Em. Charles, Roger Bacon, p. 107.
CHAPITRE VIII.
Edmond Rich et Guillaume d'Auvergne.
Parmi les condisciples d'Alexandre de Halès, nous
avons d'abord à nommer son compatriote Edmond
Rich, né sur le territoire d'Abrington, dans le comté
de Barks. Alexandre, ayant quitté son pays, ne le revit
plus. En cela son exemple ne fut guère suivi. La plu-
part des Anglais qui vinrent en France, dans les pre-
mières années du XIII0 siècle, retournèrent ensuite au
lieu de leur naissance avec le dessein d'y tenir école.
C'est ce que fit Edmond Rich. Après avoir achevé ses
études à Paris, il revint à Oxford, où, le premier, il ex-
pliqua le livre àes Arguments sophistiques. Ce précieux
renseignement nous est fourni par Roger Bacon (1).
Edmond Rich fut-il simplement un logicien ? Eut-il et
professa-t-il une doctrine sur le fond des choses, c'est-
à-dire sur les problèmes de la Physique et de la Méta-
physique ? C'est ce que nous ignorons. S'il a laissé des
déclarations écrites sur quelques-uns de ces problèmes,
on ne les retrouve plus, et ses contemporains ne nous
ont rien transmis touchant l'esprit de ses leçons orales.
Quoi qu'il en soit, sa philosophie ne lui causa pas le
(i) M. Em. Charles, Roger Bacmt, p. 412.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 143
moindre préjudice. En effet, ce docteur sans aïeux, et
même, on le remarque, de très basse condition, devint,
ayant acquis une grande renommée de savoir et d'élo-
quence, archevêque de Cantorbéry, primat de l'Église
d'Angleterre, et fut mis, après sa mort, au nombre des
saints.
Le commerce des philosophes ne compromit pas
davantage l'illustre Guillaume d'Auvergne. Né dans la
ville d'Aurillac, comme Gerbert, Guillaume vint étudier
à Paris, s'y fit bientôt connaître comme un des profes-
seurs les plus habiles, obtint en 1228 l'évêché de
Paris et mourut en 1249 (1). Nous passons rapidement
sur les actes de sa vie, bien qu'ils ne soient pas in-
dignes d'intérêt ; nous négligeons même de mentionner
ici les nombreux traités (2) dans lesquels il a discuté
tour à tour, avec une intelligence vraiment supérieure,
les questions les plus délicates, les plus ardues de la
théologie dogmatique, et nous abordons immédiate-
ment l'examen de son immense ouvrage qui a pour
titre : Du tout, De universo. Ce livre et un traité De
l'âme contiennent toute la philosophie de Guillaume
d'Auvergne (3).
Avant d'analyser le traité Du tout, M. Daunou fait
l'observation suivante : « Il est divisé en deux parties
« principales, dont chacune a trois sections. Pour
» distinguer ces deux parties, on pourrait dire que la
(1) Hist. Utt., t. XVIII, p. 357 et suiv.
(2) Quelques-uns de ces traités sont encore inédits. Ils ont été signalés
dans une thèse savante, soutenue à l'École des Chartes par M. Noël Valois.
(3) La meilleure édition de ses Œuvres, la plus complète, est celle qu'a
donnée Biaise Leferon : Guillelmi Arverni Opéra ex manuscriptis codici-
bus emend. et aucta ; Aurélia?, Hotot, 1674, 2 vol. in-fol. Le traité Du
tout se trouve dans le premier de ces volumes et le traité De l'âme dans
le second.
144 HISTOIRE
« première traite de l'univers matériel et la deuxième
« de l'univers spirituel; mais, en étudiant la première,
« on reconnaît que la totalité des êtres y est envisagée
« sous les aspects les plus généraux ou les plus abso-
« lus, tandis que, dans la seconde, il s'agit spéciale-
« ment des créatures intelligentes (1). » La recherche
de l'absolu, est, en effet, tout ce qui intéresse Guil-
laume d'Auvergne. Étant de cette école qui n'avait pas
de nom au XIIIe siècle et qui reconnaît aujourd'hui
pour son maître J. Gottlieb Fichte, il ne fait qu'interro-
ger le moi sur le non-moi, et sa cosmologie n'est, en
définitive, qu'une idéologie téméraire. Il ne va donc
pas des effets aux causes ; des causes il descend aux
effets. D'abord il envisage le Dieu créateur, puis l'uni-
vers, son œuvre ; il se demande ensuite si les choses
ont été créées simultanément ou successivement, et il
répond à cette question, avec une merveilleuse assu-
rance, « que chaque chose a dû être créée à son tour
« et à son lieu, comme il compose lui-même son propre
« livre, en écrivant les chapitres l'un après l'autre ;
« que chaque créature, prise à part, pouvait être plus
« grande et plus parfaite, mais que, dans le système
« universel où les choses devaient entrer et se tenir en
« rapport entre elles, aucune n'était susceptible de
« plus de bonté, de grandeur ou de perfection (2). »
C'est la conclusion des optimistes. On la trouve, dès
le XIIe siècle, dans un écrit d'Abélard. L'optimisme est,
à vrai dire, au fond de tout ce qu'enseignent les théolo-
giens et les théosophes sur l'origine et sur la fin des
choses ; mais ils ne le professent pas les uns et les
autres avec la même confiance ou la même sincérité.
(1) Hist. tUt., t. XVIII, p. 369.
(3) Ibid., p. 370.
DE LA PHILOSOPHIE S500LASTIQUE. 1 io
Après avoir rendu compte de la création, Guillaume
aborde les plus obscures des thèses astronomiques ;
puis il parle de la vie future, et, comme ici le témoi-
gnage des sens ne peut ni le contredire ni l'embarras-
ser, il se sent encore plus à l'aise, et voilà qu'il décrit,
avec les détails les plus circonstanciés, le lieu du juge-
ment dernier, l'asile des élus, le sombre empire des
réprouvés, les supplices variés de ceux-ci, les joies de
ceux-là et leurs doux passe-temps ; il croit même les
entendre exprimer, en des langues inconnues sur la
terre, les sensations diverses qu'ils éprouvent durant
l'éternité. Une analyse assez étendue de cet ouvrage
vraiment singulier peut se lire dans Y Histoire litté-
raire. Il nous suffira, pour en donner une exacte
idée, de dire qu'il s'y trouve une dissertation sur les
anges qui n'occupe pas moins de trois cents quarante-
trois colonnes in-folio (1).
M. A. Jourdain a recueilli les citations d'anciens au-
teurs qui se trouvent dans les Œuvres de Guillaume
d'Auvergne. De Platon il n'avait encore que le Phêdon
et le Timèe, et regrettait vivement ses autres dialogues.
On voit qu'il possédait des traductions arabes-latines
de la Métaphysique d'Aristote, du Traité de l'âme, de
la Physique, des livres Du ciel et du monde, des Mé-
téores, de V Histoire des animaux, Du sommeil et de
la veille et de Y Ethique à Nicomaque, mais qu'il avait
une confiance fort limitée dans les dires de ce philo-
sophe mal noté (2). Il connaissait quatre des ouvrages
(1) Guillaume d'Auvergne reconnaît que sa doctrine sur les substances
séparées diffère peu de celle d'Avtcembron. Plein d'admiration pour ce
docteur, il va même jusqu'à supposer qu'il cHait chrétien. Voir A. Jourdain.
Recherches critiques, p. 328.
(2) a. Quanquam in multis contradicendum sit Aristoteli, sicut rêvera
dignum et justum est, et hoc in omnibus sermonibus quibus dicit contra-
ria veritati — etc. » De anima, part. XII, c. u.
T. i. 10
146 HISTOIRE
attribués à Mercure Trismégiste, et, dans la légion
des interprètes arabes, il a désigné comme ses maîtres,
à divers titres, Albatgenius, Albumazar, Al-Farabi,
Alfragon, Gazali, Alpetradgi, Artesius, Aven-Nathan,
Averroès, Avicenne et Avicembron (1). Comme en peu
de temps le domaine de l'érudition s'est agrandi ! Il
est à remarquer que Guillaume d'Auvergne manifeste
plus de goût pour les Arabes que pour les Grecs. Les
Arabes lui semblent plus théologiens, les Grecs plus
philosophes, et tel est encore le discrédit de la philo-
sophie, qu'il use de fraude et va même jusqu'à s'asso-
cier aux détracteurs de la science (2), pour avoir en-
suite le droit d'exposer plus librement ses opinions
souvent aventureuses ou, du moins, paradoxales. Mais
nous ne tiendrons pas compte de cette précaution
oratoire.
Guillaume d'Auvergne n'est pas seulement un philo-
sophe, dans l'acception que ce terme avait au XIIe
siècle ; c'est encore un véritable métaphysicien, à la
manière de saint Clément et de saint Anselme. Le
vaste monde dans lequel il va nous introduire est le
monde tel que le voient les yeux de l'intelligence, mais
de l'intelligence éclairée plutôt par la foi que par la
raison. Ce qui est est ce qui devait être ; et, comme la
sagesse humaine est un rayon de la sagesse divine, il
s'agit moins, pour étudier les mystères de la nature,
d'observer des faits passagers, périssables, que de s'é-
lever par l'abstraction aux idées les plus générales. Aux
termes de la science, de la vraie science, verce phUo-
sophationiSi doit se trouver l'harmonie, l'enchaînement
(1) A. Jourdain, Recherches critiques, p. 33, 45,416 et suiv.
(2) De'universo, p. 1. — Dictionnaire des sciences philoso2)hiques, art.
de M. Rousselot, au mot Guillaume d'Auvergne,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 147
parfait de ces idées ; c'est vers ce but qu'il faut se diri-
ger, et toute la puissance logique de l'entendement ne
peut s'employer utilement qu'à l'atteindre. Voilà ce que
déclare Guillaume d'Auvergne dans un de ses préam-
bules. Or, quand on s'exprime en ces termes résolus,
on n'est plus un simple interprète du dogme tradition-
nel ; on n'est plus même, parmi les philosophes, un
glossateur plus ou moins éclairé de YOrganon et des
livres de Boëce ; on est, disons-nous, un métaphy-
sicien.
Après avoir écarté le masque transparent derrière
lequel Guillaume d'Auvergne prétendait nous dissimu-
ler sa philosophie, allons promptement au fait, et,
quelle que soit sa méthode démonstrative, demandons-
lui quelle est, à son avis, l'origine de ces idées géné-
rales sur lesquelles il construit tout l'édifice de la
science humaine.
Il y a, répond Guillaume, deux modes de perception,
comme il y a deux sortes d'objets perceptibles. Les
sens reçoivent les impressions que leur communiquent
les phénomènes ; mais, outre les phénomènes, il y a
les substances intelligibles avec lesquelles la raison
seule peut entrer en commerce. Les idées qui par-
viennent à l'entendement par la voie des sens nous
représentent des objets sensibles et corporels. De
même les substances intelligibles reproduisent leurs
images dans le miroir de l'intelligence. Ce théorème ne
supporte guère une interprétation nominaliste ; cepen-
dant, nous le reconnaissons, il y a là matière à dis-
pute, car de quelles images, de quelles substances
intelligibles est-il question ? Si Guillaume veut dési-
gner par ces substances Dieu, les démons, les anges,
l'âme humaine, on lui concède volontiers qu'elles sont
148 HISTOIRE
ou peuvent être, par elles-mêmes, hors de l'intellect
qui les conçoit ; mais, s'il prétend abuser de cette con-
cession jusqu'à dire que tout intelligible conceptuel
suppose, dans la nature, une chose, une substance
matériellement et formellement identique à ce concept,
on l'arrête comme allant au-delà des prémisses, et l'on
attend qu'il prouve la réalité de ces choses, qui sont
peut-être de pures fictions. Il s'agit donc, pour Guil-
laume d'Auvergne, d'établir qu'une chose doit être née
si elle est pensée, et qu'elle est, comme née, telle
qu'elle est comme pensée. Nous n'avons pas sans
doute besoin de faire remarquer que la recherche de
cette preuve doit nécessairement conduire Guillaume
d'Auvergne à nous exposer toute sa doctrine sur la
nature des universaux. Qu'on lui prête donc une
oreille attentive.
Aristote admet, dit-il, que toutes les formes intelli-
gibles sont en puissance dans l'intellect possible, et
qu'elles y passent de la puissance à l'acte, a potentiel
la effectum, in actum, in effectum essendi, par l'opé-
ration de l'intellect agent. Ainsi l'intellect agent est
le soleil intelligible de nos âmes, qui produit en acte
les formes intellectuelles, les idées générales, de
même que, dans la nature, le soleil visible produit en
acte les couleurs qui se trouvaient auparavant en puis-
sance dans les corps colorés (i) ; ainsi, dit encore le
docte Maître, les intelligibles émanés de l'intelligence
résident auprès d'elle dans son domaine, qui est l'en-
tendement. Cependant on ne voit pas qu' Aristote ait
(\) De universo, part. II, cap. xiv. — On lit encore dans le Irai t«: De
l'âme, pari. III, cap. vu : « Imposucrunt (sequaces Aristolelis) hujusmodi
passiones, sou receplicmes, inrellectui agenti, cujus operatio est edueere
signa anlcdicta, qu;o potcntialiler surit in intellcclu materiali,in actum seu
effectuai eSsendîj et proptër hoc voeaverunt ipsum intellectuin agentcin. •»
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 1 W
jamais considéré l'intelligible comme étant ou pouvant
être quelque chose hors de l'intellect. Dans son systè-
me, l'objet sensible est, en acte, distinct, séparé dos
sens ; oui, sans doute, mais l'intelligible en acte est
simplement une des formes de la pensée. Voilà com-
ment Guillaume d'Auvergne interprète la doctrine
d'Aristote sur ce point important. Est-ce pour l'accep-
ter? Nullement ; c'est pour la réprouver. Nous ferons
bientôt connaître non-seulement les motifs, mais en-
core les termes vraiment nouveaux de sa critique.
Aristote a fait, on le sait, un traité particulier, le
traité De l'âme, pour exposer complètement, d'une
façon didactique, toute sa doctrine sur les facultés et
les opérations de l'entendement. C'est là qu'il décrit
en détail les fonctions diverses de l'intelligence et de
la sensibilité. Son langage est, dans ce traité, d'une
précision qu'on a souvent remarquée ; cependant, il
faut le reconnaître, il n'est pas toujours d'une clarté
suffisante. C'est là sans doute ce qui l'a fait commenter
avec tant de liberté. Quoi qu'il en soit, nous suivons et
nous comprenons assez bien la série des propositions
que nous offre le traité De Vqme pour n'hésiter jamais
à distinguer le texte de la glose. Oui, le texte a pu
fournir plus d'un prétexte à la psycologie fantastique
de glossateurs arabes ; mais il nous semble prouvé
qu' Aristote n'a pas même eu le soupçon de toutes les
chimères dont on l'a cru longtemps l'inventeur.
Il y a deux questions à débattre, au sujet de l'intelli-
gence, entre les nominalistes et les réalistes. La pre-
mière a pour objet la définition du sujet pensant ; la
seconde, la nature de ses œuvres, de ses pensées.
Nous nous occuperons d'abord, avec Guillaume, de la
première. Les explications qu'il a déjà données sur les
150 HISTOIRE
manières d'être de l'intellect montrent assez que la
détermination de ces manières d'être peut être faite au
profit de deux systèmes opposés : au profit duréalisme,
si les facultés diverses de l'intelligence sont prises
pour autant de formes ou d'entités permanentes et
réellement distinctes les unes des autres ; au profit du
nominalisme, si elles sont considérées comme de
simples modalités d'un sujet unique. Sur ce point
Aristote s'exprime en des termes obscurs ; mais, avec
un peu d'attention, on arrive assez facilement à
comprendre que, s'il distingue l'intellect agent de
l'intellect patient, jamais il ne suppose que l'âme
soit en elle-même un étant séparé de l'intellect,
et qu'il y ait, en outre, partage de l'intellect en deux
étants de nature diverse. Aristote reconnaît que le
même intellect, diversement considéré, est actif ou
passif. Gela signifie que les idées sont en puissance de
devenir avant d'être produites en acte, et qu'elles sont
produites en acte là où elles étaient en puissance de
devenir, c'est-à-dire dans l'intellect. Voilà toute l'opi-
nion d'Aristote. C'est une proposition nominaliste,
surchargée d'ornements inutiles et qui lui portent
dommage.
Mais cette opinion d'Aristote a été singulièrement
interprétée par quelques anciens, notamment par
Alexandre d'Aphrodisias, puis par les glossateurs ara-
bes. Les uns et les autres ont tellement isolé l'intellect
agent de l'intellect patient qu'ils ont fini par leur assi-
gner des lieux divers, disant que l'agent est Dieu lui-
même où l'âme du monde, et le patient l'âme de la
substance animée, l'âme de Socrate. Quand nos doc-
teurs oseront adhérera cette distinction beaucoup plus
précise que le dogme chrétien, ils s'efforceront de la
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 151
présenter en des termes équivoques. Les conser-
vateurs de la foi musulmane blâmaient eux-mêmes ia
thèse d'Averroès, comme ayant trop empiété sur le
domaine du mystère. Elle devait choquer plus encore
l'orthodoxie romaine. Cette thèse aura néanmoins de
nombreux partisans dans l'école de Paris, de plus
nombreux encore dans l'école d'Oxford, et l'on pourra
la désavouer sans en désavouer d'autres non moins
réalistes. Que toutes les manières d'être de l'intellect
soient localisées, pour employer le mot propre, dans
la personnalité de Socrate ; s'en suit-il, comme les
nominalistes le prétendent, que ces manières d'être
soient les modalités successives d'un même sujet ?
Voilà ce qu'on ne pourra pas admettre si l'on est vrai-
ment réaliste. On dira plutôt, la substance de l'âme
étant d'abord admise, que l'intelligence est en elle-
même quelque entité séparée de cette substance, ali-
quod ens séparation (1) ; on supposera pareillement
que, l'intelligence ayant deux fonctions, elle se sert,
pour les remplir, de deux agents ; enfin l'on ira jusqu'à
diviser l'entendement en deux régions : la région
inférieure, lieu des idées venues de l'observation des
choses périssables, la région supérieure, lieu des idées
qui ont pour matière les choses éternelles, et l'on
placera l'un et l'autre intellect, l'agent et le patient,
dans la région inférieure, à cause de leurs rapports
avec la sensibilité (2). Nous a-t-on compris? A-t-on, du
moins, compris les mots dont nous venons de faire
usage? Cela suffit. Nous prouverons, en effet, qu'il n'y
a pas de choses derrière ces mots.
Voici maintenant les explications de Guillaume.
(i) Godefroy des Fontaines, Quodlibeta, quodlib, VI, qusest. xv.
(2) Ibidem.
152 HISTOIRE
L'opinion des Arabes est pour lui celle d'Aristote.
Gomme il ignore le grec, il est incapable de discerner
le texte de la glose. Quand donc il va prendre à partie
la thèse de l'intellect agent, défini le moteur externe ou
le moteur interne de l'autre intellect, naturellement
inerte et passif, il croira guerroyer contre Aristote, qu'il
accusera d'avoir perverti le jugement d'Avicenne ou
d'Al-Farabi(l). Mais n'insistons pas davantage sur cette
erreur historique. Pour ce qui touche la doctrine,
Guillaume déclare d'abord que la sensation, compa-
rable sous divers rapports à Tintellection, résulte d'un
simple rapport entre ces deux termes, le sens et l'objet.
Il ne faut pas supposer, entre les organes des sens et
les objets sensibles, quelque intermédiaire par qui ces
organes, sensibles en puissance, le deviendraient en
acte. Pour produire l'émotion de nos organes sen-
sibles, la présence des objets suffît ; l'intermédiaire
qu'on suppose est superflu (2). De même une intellec-
tion est simplement la perception d'un intelligible (3). Il
n'y a donc pas lieu d'admettre tout ce qu'on a conjec-
turé sur la manière d'être de l'intellect agent, considé-
ré comme le moteur externe de la pensée. Ce sont là
des fictions ingénieuses, mais inutiles et téméraires.
Non, l'intellect agent n'est pas une chose affranchie
des conditions de la particularité, et, suivant l'hypo-
thèse d'Averroès, subsistant par elle-même comme
(1) M. Renan, Averroès et l'averroïsme,y>. 182.
(2) a. Inter sensus et sensibilia non est neeessaria virtus média, agens in
sensus, qme faciat sensata sensibilia, quœ potentia sunt in organis sen-
suum, exire in effectum et ea esse in effectu ; sed ad hoc sufficiunt sensi-
bilia quse extra sunt. » De anima, part. IV, cap. vu.
(3) « Cum virtus sensitiva non indigeat nisi rébus sensibilibus propter
illas apprehendendas, quomodo virtus intellectiva non erit contenta rébus
intelligibilibus ad apprelionsioneni earum ? » Tbid.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 153
une âme universelle, ou comme la lumière des âmes
individuelles. Cette thèse, s'écrie Guillaume, est, au
fond, celle de l'antique fatalisme. Dire que la connais-
sance des choses est le produit d'une irradiation dont
l'agent externe est la cause et l'agent interne le
moyen, c'est vraiment nier, dans l'individu, la per-
sonne morale, et condamner le souverain juge à
remplir le rôle d'un cruel bourreau qui dispense des
peines entre d'irresponsables victimes (1). Guillaume
se prononce vivement contre cette thèse païenne.
Qu'on l'interroge ensuite sur l'intellect agent considéré
comme étant, au sein de l'âme humaine, soit une
faculté, soit une partie, soit l'essence même de cette
âme : Aymd animam humanam vel vira, vel partem
ipsius, vel ipsemi essentiam ejus, vel habitam natura-
lem (2) ; ce sont là des questions qui ne l'embarrassent
pas davantage. Il est même empressé de les résoudre.
L'âme, dit-il, n'a pas de parties ; elle a bien des puis-
sances ou des facultés, mais elles lui sont inhérentes.
Elles suffisent, d'ailleurs, à toutes ses opérations. Il
n'est pas besoin, pour expliquer comment se fait une
idée, de recourir à quelque moteur externe ou interne.
Si donc on place l'intellect agent dans la catégorie de
l'être, c'est un être qu'on suppose sans aucune néces-
sité (3).
Gela est parfaitement clair. Cependant il faut insister
car, sur la foi de Roger Bacon, qui n'est pas un témoin
toujours Adèle, de récents critiques ont cru devoir
(1) Ibid., part. VIII, cap. v.
(2) Ibid. part. V, cap. vu.
(3) a. Formœ intelligibiles non fiunt in intellectumateriali, sive possibili,
per receptionem earum ab aliqua intelligentia agente et movente, seu illu-
minante. » De anima, part. VII, cap. v.
154 HISTOIRE
imputer à Guillaume d'Auvergne une des opinions
qu'il vient de combattre. Roger Bacon dénonce les
chimères des autres avec beaucoup de hauteur ; mais
cela n'empêche pas qu'il n'ait les siennes et qu'il n'en
soit très infatué. Il croit si bien, par exemple, à la per-
manence objective de l'intellect agent, qu'il le confond,
en propres termes, avec Dieu lui-même : Intellectus
agens est Deus principaliter et secundaHo angeli qui
illuminant nos (1) ; voilà comment il explique chrétien-
nement la thèse d'Averroès. Ayant donc, nous dit-il,
deux fois entendu Guillaume d'Auvergne discourir sur
l'intellect agent et nier qu'il fût une partie de l'âme, il
en conclut, sans écouter le reste, qu'un si grand doc-
teur était de son avis (2). C'est pourquoi M. Cousin voit
dans Guillaume d'Auvergne un des premiers sectateurs
de la doctrine averroïste ; et cette opinion est presque
partagée par M. Renan, qui, toutefois, accuse Guillau-
me d'inconséquence pour avoir tour à tour admis et
rejeté la même doctrine (3). Mais cette accusation ne
semble pas fondée ; Bacon n'a pas compris ou n'a pas
voulu comprendre le maître qu'il a deux fois entendu.
Non, suivant Guillaume, l'intellect agent n'est pas une
partie de l'âme. Cependant ce n'est pas non plus, ajou-
te-t-il, une chose hors de l'âme ; c'est tout simplement
un état de l'âme, ou, pour mieux dke encore, c'est la
première, la plus noble de ses vertus (4).
Cette conclusion purement nominaliste est, sans
contredit, très raisonnable. Mais notre docteur s'y
(1) Opus tertium, cap. xxm.
(2) Ibid.
(3) Averroès et l'averroïsme, p. 181-183.
(4) M. Em. Charles, Roger Bacon, p. 327.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 155
tiendra-t-il ? L'intellect agent, celui des Arabes,
étant supprimé, reste l'intellect passif ou patient. Il
faut maintenant demander à Guillaume ce qu'il pense
de celui-ci ; s'il estime, pour dire les choses plus clai-
rement, que les organes des sens, passifs ou patients,
sont toutes les facultés de l'âme. Non, cet avis n'est
pas le sien. Il accorde, il est vrai, que l'âme ne peut
acquérir, sans les organes du corps, la connaissance
des choses corporelles ; mais il ajoute aussitôt que la
substance de l'âme est ce qu'elle est en elle-même,
indépendamment du corps, comme Orphée serait
toujours Orphée, c'est-à-dire un excellent musicien,
même lorsqu'il serait privé de sa lyre (1) ; ce qui signi-
fie que Guillaume est bien loin de limiter la puissance
de l'intellect aux simples opérations de la sensibilité.
Nous n'avons pourtant pas encore le dernier mot de
son système. Si le réalisme arabe, interprétant avec
trop de liberté les distinctions aristotéliques, a pu se
figurer les deux modes de l'intellect comme deux for-
mes substantiellement indépendantes, il doit se ren-
contrer plus d'un nominaliste qui, après avoir reconnu,
comme Guillaume vient de le faire, l'unité substan-
tielle de l'âme, distinguera les deux manières d'être
du même sujet en vue d'établir que la forme passive
est en rapport constant avec la forme active, que les
idées générales viennent ainsi des idées particulières,
et qu'il n'y apas lieu, conséquemment, de supposer dans
(i) « Quod si quis dixerit quia, quantum ad vires inferiores, ex quibus
sunt operationes hujusmodi, necesse est animam bumanam indigere corpore
et membris corporalibus, verum utique dixit, si ista indigentia est solum-
modo quantum ad operationes hujusmodi peragendas, quemadmodum
cytharedus indiget cythara quantum ad operationem cytharizandi exercen-
dam, non autem quantum ad esse vel existere suum. » De anima, part.
XXIIL cap. v.
156 HISTOIRE
la nature des objets intelligibles tout à fait semblables
aux intelligibles conceptuels. Eh bien ! cette consé-
quence n'est aucunement admise par Guillaume d'Au-
vergne, et quand il définit l'àme un tout substantiel
doué de deux énergies, l'énergie sensible et l'énergie
intellective, il entend que ces deux énergies d'un
même sujet sont isolément mises en action par des
objets de nature diverse. Ainsi la sensation prouvant
l'existence de l'objet sensible, l'intellection prouvera
de même l'existence de l'objet intelligible. Cette
démonstration, sommairement exposée dans le traité
De Vâme, l'est plus complètement dans un des chapi-
tres du De universo. Il convient de la reproduire.
On ne peut accepter, suivant Guillaume, que la per-
ception d'une forme intelligible ait été nécessairement
précédée par la perception d'une forme sensible. En
effet, dans le repos absolu des sens, et sans le con-
cours de l'imagination, l'esprit peut concevoir Fobjet
intelligible ; ainsi, tant que dure le ravissement de
l'extase, les sens ne sont émus par la présence d'au-
cun objet externe, l'imagination est oisive, et cepen-
dant la lumière divine illumine de ses rayons l'intelli-
gence vers laquelle elle a été envoyée, et les choses
surnaturelles, c'est-à-dire les plus purs des intelligibles,
apparaissent à cette intelligence telles qu'elles seront
durant l'éternité. On connaît cette objection ; elle vient
d'Alexandrie. Mais il ne s'agit pas ici de rechercher
ce qu'elle vaut. D'ailleurs Guillaume ne s'en contente
pas ; en voici une autre. Si, dit-il, les intelligibles
étaient en puissance dans l'intellect patient avant
d'être produits en acte par l'intellect agent, l'intelli-
gence est le seul lieu des intelligibles considérés en
puissance et en acte. C'est en effet ce qu'Aristote dé-
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 157
clare formellement dans plusieurs chapitres de sa
Métaphysique, et dans le chapitre IV du traité De
l'âme. Mais Guillaume argumente ainsi contre cette
proposition. Qu'est-ce qu'une idée ? C'est une image,
une similitude. Une image de quoi? De ce qui est réel-
lement vrai. Donc le lieu des intelligibles objectifs,
c'est-à-dire des formes réellement et absolument vraies,
n'est pas cet intellect qui possède de simples images,
des similitudes purement subjectives. Les idées reçues
par l'intellect sont-elles fausses ou vraies ? Elles sont
vraies, mais elles le sont parce qu'elles représentent la
vérité : Similitude» dicitur ipsum quod oritur a veri-
tate(i). Dans l'esprit de Dieu seul les idées sont non
pas des exemples, mais des exemplaires ; non pas des
copies, mais des originaux. Pour conclure, une simi-
litude est vraie parce qu'elle est une image de la véri-
té. Or, quand l'intellect, par un procédé qui lui est
propre, considère en lui-même les idées qu'il a reçues,
de cette considération naissent les idées secondes,
lesquelles sont elles-mêmes des images à l'égard des
idées premières, et à l'égard de ces idées secondes les
idées premières sont des vérités (2). Telle est l'origine,
telle est la nature des idées. Quant aux objets intelli-
gibles, ils ne sont pas plus dans l'esprit après avoir été
intellectualisés qu'avant de l'être. Intellectualiser,
c'est recevoir l'impression de ce qui est intelligible.
Cette impression est causée par un agent. Or, qui dit
(1) De unir., lib. II, p. /, cap. xvi.
(2) « Ma oliam similiUulo, qure impressa est in animo intuentis ipsam,
potest esse veritas et exemplar art aliam imaginem quam potest in se fabri-
care ipse qui intuilus est priorem, cl tune similitude-, quam hujusmodi
fabricator habet in animo suo, erit exemplar iilius secundœ imaginis, Ma
vero excmplum ipsius, et niliil prohibet ut dicatur veritas ad illam. » De
unie, lib. 11, part. I, e. xv et xvi.
158 HISTOIRE
un agent, dit une nature ; qui dit une nature, dit une
entité du genre de la substance. Donc les objets intel-
ligibles possèdent en eux-mêmes les conditions de
l'existence réelle (1).
Voilà toute la doctrine à la fois ontologique et psy-
cologique de Guillaume d'Auvergne. Si elle est fausse,
le traité Du tout n'est que le récit d'un long rêve. Mais
ne nous inquiétons pas, en ce moment, de rechercher
la part de la vérité que peut contenir cette doctrine ; il
nous importe davantage d'en apprécier les motifs et
les conclusions. Les motifs de Guillaume sont au moins
singuliers. Ainsi, parce qu'Avicenne s'est prononcé
contre les essences universelles, après avoir admis la
distinction des intellects, Guillaume rejette cette dis-
tinction afin d'être plus à l'aise pour prouver la réalité
des essences universelles. Or, c'est une distinction
qu'Avicenne n'aurait peut-être pas inventée, n'en
n'ayant pas besoin ; mais, l'ayant reçue d'Aristote, il
s'est efforcé de l'interpréter de manière à ne pas laisser
subsister de contradiction entre le Traité de Vâme et
le livre septième delà Métaphysique , où sont discutées
et condamnées toutes les fictions d'origine platoni-
cienne, toutes les abstractions réalisées dans l'espa-
ce intermédiaire. Guillaume ne comprend pas qu'il
peut facilement mettre de côté l'interprétation d'Avi-
cenne et concilier la thèse des deux étants intel-
lectuels avec celle des natures universellement actua-
(1) « Intcllectus nostri, hoc est intellectiones, quibus sumus intelligen-
tes, non sunt in effeetu nisi passioncs, seu similitudines intelligibilium
impressœ ab eùdem inlellectui noslro. Agere autem vel imprimere non
potest quod non est ; necesse igitur est intelJigibilia esse... Hœc autem
sunt quae sola hic, idest in vita ista, intolligimus. Necesse est ergo hujus-
modi intelligibilia esse. Quare necesse est formas communes, scilicet gê-
nera et species et alia hujusmodi convenientia, esse, et non solummodo
esse, sed etiam esse sicut intelliguntur. » [Ibid).
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 159
Usées, et, pour prouver la réalité de ces natures, il
prend le chemin le plus long, le moins sûr. Il com-
mence donc par faire d'importantes concessions aux
nominalistes, dans le dessein de conclure avec les réa-
listes. Lui demande-t-on ensuite pourquoi ce dernier
parti lui semble préférable? Il ne répond pas à cette
question, avec Guillaume de Champeaux, par des ar-
guments de l'ordre logique, ou, avec d'autres maîtres,
par des preuves empiriques. Il est réaliste parce que
l'analyse de l'entendement lui donne les idées géné-
rales ; l'idée générale, dont la présence dans l'enten-
dement n'est pas contestée, telle est la base de son
système. C'est donc, au vrai sens du mot. un idéo-
logue. Mais, parmi les métaphysiciens qui ont consi-
déré les idées comme le premier objet de la science,
il y en a qui se sont occupés d'une manière spéciale
de la statistique intellectuelle, et qui ont fait de grands
efforts pour dresser un exact inventaire de toutes les
idées reçues a posteriori, ou possédées a priori par
l'intelligence humaine. C'est là ce qui touche le moins
Guillaume d'Auvergne. Reçus a posteriori ou conçus
a priori, tous les intelligibles attestent la réalité de
leur objet. Voilà le point fixe, le pivot sur lequel il s'é-
tablit. Or, il lui semble évident que, dans le système
péripatéticien, la raison d'être des idées générales,
subjective en puissance, objective et subjective en
acte, a toujours le subjectif comme vrai fondement.
Aristote ne conteste pas le non-moi ; mais, s'il recon-
naît que l'intelligence, ayant acquis la notion du non-
moi, recueille légitimement, nécessairement, les idées
universelles, il rejette toute hypothèse de natures con-
formes à ces idées. Or, suivant Guillaume, les idées
générales doivent être rangées dans la catégorie des
■16U HISTOIRE
idées problématiques s'il n'est pas admis qu'elles
viennent de choses qui leur ressemblent ; et, si l'expé-
rience ne démontre pas la réalité de ces choses, c'est
que l'expérience n'est pas capable d'atteindre toute la
vérité. Gela dit, Guillaume s'élance dans la région des
brouillards et des fantômes. Gomme il n'a plus affaire à
des êtres visibles, il ne voit plus. L'intellect étant un
miroir où se reproduisent toutes les formes des choses
existantes, il ne s'agit, pour connaître la vérité, que
d'assister attentivement à la représentation du grand
monde dans le petit monde ; toute science s'acquiert
au moyen de l'intuition.
Nous nous abstenons, pour le présent, de juger
cette doctrine. L'occasion ne nous manquera pas de
dire combien elle nous semble fausse. Plus d'une fois
en effet, elle sera de nouveau proposée, et d'une façon
plus méthodique ; ce qui nous donnera des facilités
pour la combattre. Nous croyons, toutefois, utile d'in-
sister ici sur une distinction que Guillaume a complète-
ment négligée et qui n'est pas sans importance. Quel
doit être, au XIIIe siècle, le plus intraitable adversaire
des universaux réels ? C'est, comme on le verra, saint
Thomas. Cependant saint Thomas a quelquefois ac-
cepté, sans se contredire, la preuve de l'être par l'idée
de l'être. S'il ne s'est pas contredit, c'est qu'il a pris
soin de distinguer, entre les intelligibles conceptuels,
ceux qui correspondent à des substances spirituelles,
comme Dieu, les anges, les âmes séparées, et les uni-
versaux proprement dits, notions recueillies des choses
particulières. Cette distinction est-elle ou n'est-elle
pas fondée ? Quoi qu'il en soit, saint Thomas pourra,
l'ayant faite, suivre sans aucun péril la trace d'Aris-
tote jusqu'aux frontières extrêmes de la philosophie,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 161
tandis que Guillaume d'Auvergne, pour avoir omis de
la faire, ne pourra se défendre de souscrire à toutes
les conclusions du réalisme.
Voici quelques déclarations de Guillaume sur les
trois modes de l'universel.
Recherchant par quelle voie le maître de l'école pé-
ripatéticienne s'est trouvé conduit à la thèse de l'in-
tellect agent, Guillaume s'exprime en ces termes :
Aristote a défini l'intellect agent le soleil intelligible
de nos âmes, le flambeau de notre intelligence ; il
le représente éclairant de ses rayons les formes
intelligibles, qui sont, dit-il, en puissance dans l'in-
telligence, et la contraignant à les faire passer de
la puissance à l'acte, de même que le soleil produit
en acte, par son irradiation, c'est-à-dire par la per-
fection de sa lumière, les couleurs sensibles qui se
trouvent en puissance dans les corps colorés. Aris-
tote fut conduit à cette thèse de l'intellect agent
par ce que Platon avait avancé touchant le monde
des espèces, que l'on appelle indifféremment le
monde archétype, le monde des formes premières,
le monde des espèces, le monde intelligible ou des
intelligibles. En effet, Aristote ne pouvait s'empêcher
d'admettre la thèse de Platon. Il n'est pas, il est vrai,
parvenu jusqu'à nous comment Platon raisonnait et
démontrait cette thèse ; mais voici les raisons qu'il
semble, ou, du moins, qu'il peut avoir eues de la
proposer. Il ne faut pas avoir moins de confiance
dans le rapport de l'intellect sur les intelligibles
que dans le rapport des sens sur les choses sensi-
bles. Ainsi donc que le témoignage des sens nous
oblige à reconnaître l'existence du monde sensible,
patrie des objets sensibles, particuliers, singuliers,
T. 1 11
162 HISTOIRE
« de même, et à plus forte raison, le témoignage de
« l'intellect doit nous contraindre à admettre le monde
« des intelligibles, c'est-à-dire le monde des univer-
« saux, des espèces (1). » Et Guillaume, cela dit,
ajoute bientôt après : « Quant à ce monde arché-
« type, qui est la raison et l'exemplaire de l'univers,
« apprends que, suivant la doctrine des chrétiens,
« c'est le Fils de Dieu, vrai Dieu lui même (2). »
Sans faire ici d'autres observations sur cette thèse
de l'universel ante rem, remarquons incidemment
qu'en localisant, pour ainsi parler, au sein du Verbe
les idées primordiales, les exemplaires platoniciens,
Guillaume entendait protester contre cette Action im-
pie du Livre des Causes et de Y Anti-Claudien, suivant
(1) « Dixit Aristoteles de ea (intelligcntia agente^quod ipsa estvelutsol
intelligibilis animarum nostrarum et lux intellectus nostri, faciens relucere
in effectu formas intelligibiles in eodem, quas Aristoteles posuit potentia
esse apud ipsam, eamque reducere eas de potentia in aclum, quemadmo-
dum sol \ isibiles colores potentia, hoc est qui potentia sunt in corporibus
coloratis, educit in actum sua irraditione, hoc est suœ lucis perfectione.
Causa autem quœ coëgit ipsum hanc intelligentiam ponere fuit positio
Platonis de formis, sive de mundo specierum, qui et mundus archetypus
et mundus principalium formarum et mundus specierum et mundus intelli-
gibilis, sive intelligibilium, dieitur. Non enim poterat defendere se Aristo-
teles quin cogeretur concedere positionem hanc Platonis. In quo quœ fue-
runt rationes, vel probationes Platonis, non pervenit ad me- Ponam igitur
rationes quas habuisse videtur, vel habere jotuisset. Ad hoc dico igitur
quod non minus credendum est intellectui de intelligibilibus quam sensui
de sensibilibus. Quia igitur testirnonium, seu testificatio sensus cogit nos
ponere mundum sensibilium et ipsum sensibilem, mundumque parlieula-
rium, sive singularium, cogère nos débet intellectus multo forlius ponere
mundum intelligibilium ; hic autem est mundus universalium, sive spe-
cierum. t> De universo, part. II, c. xiv.
(2) a De mundo vero archefypo, qui est ratio et exemplar universi, scito
quod doctiina christianorum liune intelligit esse Dei Filium.etDeumverum,
et ipsum gens illa ex fide et lege sua vocal imaginem Dei Patris in ulti-
mitate similitudinis et express» reprcesenlationis ejusdem... Et ipse ut
exemplar rerum omnium quœ vere ac naturaliter bonse sunt. » Ibid,
cap. xvn.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 163
laquelle le monde des idées serait coéternel à Dieu,
mais cependant séparé de l'essence divine. Étant évê-
que de Paris, en l'année 1240, Guillaume fit juger et
condamner quelques livres dans lesquels on avait re-
produit ce blasphème. Voici le texte d'un des articles
tirés de ces livres : Quod multœ veritates fuerunt
ab œterno quœ non sunt ipse Deus. Voici maintenant
la proposition orthodoxe mise par Guillaume en regard
de cet article: Quod una sola veritas fuit ab œterno,
quœ est Deus ; et quod nulla veritas fuit ab œterno
quœ non sit illa veritas (1).
En lisant les traités de De Vâme et du tout, nous
avions recueilli tous les passages, et ils sont nombreux,
dans lesquels Guillaume expose incidemment son opi-
nion sur le second mode de l'universel, l'universel in
re\ et nous avions formé le dessein de reproduire ces
passages, accompagnés d'un bref commentaire. Mais
cette reproduction ne serait-elle pas jugée superflue ?
Après ce que nous avons dit, reste-t-il quelque incer-
titude sur le parti pris par Guillaume? Cependant com-
me il y a, même parmi les réalistes, plus d'un dialec-
ticien dont la franchise n'égale pas celle de Guillaume,
nous rappellerons du moins ses conclusions les plus
décisives. On n'a pas encore oublié les thèses du XII*
siècle. Qu'on les compare à celle de notre docteur.
L'espèce n'est, dit-il, ni quelque individualité consti-
tuant un tout intégral, ni une chose réellement distinc-
te des individus ; mais en puissance elle est chacun de
ces individus, la raison, la définition de l'espèce se
trouvant tout entière en chacun d'eux. Il s'est déjà ren-
contré plus d'un maître qui l'a définie l'universalité de
(I) Errores Parisiis condemnatce, ad calccm Senleniiarum Lombardi,
edit. Lugduni, 1593, in-8\ — D'Argentré, Collect. juàicior., 1. 1, p. 186.
164 HISTOIRE
ses individus, universitatem individuorum suorum.
Ces termes, suivant Guillaume, sont convenables ; mais
il est besoin de les expliquer. La chose qu'est l'espèce
ne se trouve pas, dit-il, intégralement, totaliter, avec
toutes ses parties, secundum ornnem sui partem, chez
quelque individu, et cependant, quand on n'a pas égard
à cette chose, quand on ne considère que les parties
de raison et de définition de l'espèce, elle se dit inté-
gralement de chacun des individus ; homme se dit de
Socrate et se dit de Platon, bien qu'en nombre Socrate
et Platon soient différents l'un de l'autre, car si toutes
les parties de l'homme ne sont possédées ni l'un par ni
par l'autre, en chacun d'eux néanmoins se retrouve
tout ce que la définition de l'homme comprend et peut
comprendre (1). Voilà une distinction qu'aucun docteur
n'avait encore aussi nettement faite : tout ce qui se dit
de l'homme appartient simultanément, intégralement,
à Platon, à Socrate et à tous les individus de l'espèce ;
(1) œ Jam responsum est tibi per me quia species, ut species, nec est ac-
tu aliquod individuorum, nec aliud ab aliquo eorum, immo potentia est
unumquodque, et ratio ejus, seu diffinitio, totaliter est in unoquoque illo-
rum. — Et jam fuerunt aliqui dicentes speciem unamquamque esse uni-
versitatem individuorum suorum. Tibi vero manifestum est quia species
non dicilur totaliter, id est non secundum omnem sui partem, de aliquo
individuorum, licet dicatur totaliter de unoquoque secundum rationem
suam. Et intelligo totalitatem istam quae est ex partibus rationis, seu diffi-
nitionis. Et hae partes sunt genus et differentia. Alio modo partes speciei
individua surit, quoniam ipsam speciem, cum de eis prœdicatur, sibi invi-
«em quodam modo parliuntur. Cum enim dicitur Socrates est homo et
Plato est homo, pro alio dicitur homo de Socrate et praedicatur de Plalone;
pro alio, inquam, numéro. Quare aliud est in numéro quod Socrates habet
in prœdicatO) cum dicilur Socrates homo, et aliud est quod habet Plato
in eodem. Propter quod dixi quod individua quselibet speciem suam sibi
invicem partiuntur. Et manifestum est similiter de ratiione speciei quod
illam sibi invicem partiuntur. Non autem secundum totalitatem antedictam,
aut prsenominatas partes ejusdem, quae sunt genus et differentia , quin
polius totaliter secundum partes illas de unoquoque illorum dicitur. » De
univ., lib. II, p. II, c. xn.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 165
mais ni Socrate, ni Platon, ni aucun des individus de
l'espèce n'est l'homme tout entier. Si pourtant cette
distinction a pour objet de protéger la thèse réaliste
contre le formidable argument de l'homme socratique,
n'hésitons pas à dire que le rempart est faible et ne
peut longtemps tenir. Dans les termes dont Guillaume
fait usage, il y en a qui s'excluent ; ce qu'il est facile de
démontrer. Mais laissons l'humanité considérée com-
me prédicat de l'un et de l'autre, et dirigeons notre exa-
men sur la chose même qu'est l'humanité. Elle est en
puissance, nous dit Guillaume, chacun de ses indivi-
dus possibles ; elle est en acte le tout que forment ses
individus actualisés. On le voit, Guillaume est le plus
résolu des réalistes ; les définitions rigoureuses, pré-
cises et claires sont celles qu'il préfère. Le voilà qui
se prononce sans équivoque pour l'unité substantielle
de l'espèce, ne réservant aux individus qui naissent
et meurent, qui naissent pour mourir, que des parts
d'une substance indivise. Ainsi, dit-il, chacun d'eux
possède tout ce qu'embrasse la notion de l'espèce, et
cependant l'espèce n'est ni celui-ci, ni celui-là ; elle est
le tout commun à tous. Il faut citer: Quidquid habet So-
crates prœter hominem, hoc est prœter ea ex quibus
est homo, accidit eidem. Id vero quod habet residuum
ab accidentibusest totumesse ipsius. Quare totum esse
ipsius est ipsa species, videlicet hœc species homo, si-
cut dicitur vel prœdicatur de ipso cum dicitur : So-
crates est homo (1). En résumé, dans l'individu l'espè-
ce est tout l'être ; tout ce qui ne vient pas de l'espèce
est pur accident. Qu'est-ce donc que Socrate ? C'est
une portion d'une essence commune qui s'offre à nos
(i) De universo, lib. II,. part. 1, c. xxxy. .
166 HISTOIRE
regards avec une étiquette particulière. Entre Socrate
et Platon aucune différence substantielle ; ils ne diffè-
rent que par ce qui s'ajoute et pourrait ne pas s'ajouter
à la substance. Cette thèse est déjà très-téméraire. Eh
bien ! Guillaume en va déduire des conséquences plus
téméraires encore. Non seulement il existe un sujet,
appelé Yhomme,qui soutient des accidents tels que So-
crate, Platon, Callias ; mais il existe encore un sujet,
appelé blancheur, en qui subsistent tous les objets
blancs : Similiter et universitas alborum colligitur ad
albedinem et sub albedine quam omnia alba partici-
pant (1). Et ce n'est pas le dernier mot de Guillaume.
En effet, il ajoute : Si ver a terreitas aut igneitas ver a
non esset in rnundo isto sensibili, nec vera terra, nec
verus ignis esset in eodem (2). C'en est trop. On sait
maintenant quelle place doit être assignée à Guillaume
d'Auvergne parmi nos docteurs scolastiques ; c'est un
réaliste des plus convaincus. M. Cousin lui-même n'hé-
site pas à nier la substance de ces universaux, blan-
cheur, terréité, ignéité, simples concepts, «entités ima-
« ginaires, » ce sont les termes de M. Cousin, « qui
« ont fait si beau jeu à l'école nominaliste et ont tant
« nui à la réputation des universaux et aux véritables
« réalités (3). » Guillaume est donc un des inventeurs
de ces entités appelées chimériques par les réalistes
plus réservés.
Signalons une curieuse coïncidence. M. Cousin ac-
cepte la défense du réalisme ; mais, pour plaider avan-
tageusement la cause de cette doctrine, il se voit obli-
gé de sacrifier, dès l'abord, le plus grand nombre de
(1) Ibid. lib. I, part. I, cap. h.
(1) De univ., lib. H, part. I, c. xxxiv.
(i) Introd, aux ouvr. inéd, d'Abélatd, p. 108,
DE LA PHILOSOPHIE SCÛLASTIQUE 167
ses fictions et d'en réserver seulement quelques-unes,
sur lesquelles il porte ensuite tout le débat. Or, l'argu-
ment derrière lequel M. Cousin retranche sa défense
prudente, est précisément celui dont Guillaume d'Au-
vergne a fait usage pour justifier tous les écarts de
son réalisme déréglé. Voici les termes de M. Cousin :
« Ce moi identique et un que nous sommes est essen-
« tiellement tout entier dans chacune de ses manifes-
« tations. C'est essentiellemement et intégralement le
« même moi qui raisonne, qui se ressouvient, qui sent,
« qui pense, etc. Le sens commun le dit et la con-
« science l'atteste ; le moi ne change ni ne s'altère, ne
« diminue ni ne s'agrandit dans la diversité et la mo-
« bilité de ses manifestations ; nulle d'elle ne l'épuisé
« et n'est absolument adéquate à son essence ; il ne
<( prend aucune forme pour la garder à toujours et
« dans tout son développement, car il est essentielle-
« ment distinct de chacun de ses actes, même de cha-
« cune de ses facultés, quoiqu'il n'en soit pas séparé.
« Le genre humain soutient le même rapport avec les
« individus qui le composent : ils ne le constituent
« pas ; c'est lui, au contraire qui les constitue (1). »
Voici maintenant le passage où Guillaume d'Auvergne
développe, sous une autre forme, le même argument :
« Les différences accidentelles ne constituent pas une
« chose autre ; elles modifient simplement une chose
<( existante ; elles ne sont causes ni de génération
« ni de corruption ; elles sont uniquement causes
« de changement. C'est pourquoi si l'on enlevait à
« Socrate toute la variété de ses accidents, Socrate
« n'en serait pas moins ce qu'il est, ce qu'il a été ; il
(Z) lntr. aux ouvr. inéd. d'Abél., p. 136.
168 HISTOIRE
ne serait pas autre chose ; il serait la même chose
modifiée, et l'on pourrait dire qu'il est devenu tout
autre qu'il était... Socrate devenu vieux, ayant ac-
quis un si grand renom de sagesse, de vertu, n'est
< pas un autre homme que Socrate enfant (1). » Il est
incontesté que le « moi » de M. Cousin et le « Socrate »
de Guillaume sont des substances qui changent d'état
sans changer de nature. Mais, d'autre part, comme le
fait remarquer à bon droit M. de Rémusat, on n'a
jamais considéré comme des formes substantielles les
changements d'état du moi, de Socrate, et l'argumen-
tation de M. Cousin suppose une similitude qu'on n'ac-
cepte pas et qui n'existe pas, entre ce moi qui persiste
jusqu'au terme de la vie et les accidents passagers
dont il est le théâtre permanent. La raison et l'expé-
rience montrent le point où doit s'arrêter la recherche
delà substance. Si, pour la trouver, on descend au-
dessous de Socrate, on perd ce qui répond à la notion
de la personne humaine. Lorsque M. Cousin condamne
cette témérité de l'analyse ontologique, il n'est con-
tredit ni par le sens commun ni par l'auteur des Caté-
gories. Mais l'assimilation dont il argumente nous sem-
ble conduire au même résultat. En effet, si ces diffé-
rences accidentelles, qui n'altèrent pas la nature pro-
pre de l'individu, peuvent être assimilées à ces autres
différences que l'individu représente au sein de l'es-
pèce, il faut aller jusqu'à dire que les individus sont
des accidents à l'égard de l'espèce, et que Socrate, par
exemple, est simplement une des mille formes que re-
vêt, dans l'espace et le temps, la substance de l'homme
universel. Or, est-ce bien là Socrate ? Ou plutôt, mal-
(i) De tmiverso, lib. II, part. I, cap. n.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUB. 169
gré toutes les réserves, toutes les distinctions qu'on
pourra faire ensuite, la personne humaine n'est-elle
pas anéantie, et la fiction n'a-t-elle pas pris la place
de la réalité ? Répétons donc qu'à notre jugement la
substance n'est ni le corpuscule de Leucippe, ni l'un
de Parménide, et qu'Aristote, prenant entre ces deux
extrêmes une voie moyenne, l'a bien définie « cet hom-
« me, ce cheval. »
Quelle est enfin la doctrine de Guillaume d'Au-
vergne sur l'universel post rem ? Nous savons com-
ment il explique l'origine de cet universel ; mais tient-
il qu'il est une simple modalité du sujet pensant ? Ou
donne-t-il dans l'autre hypothèse, celle des idées per-
manentes, entités distinctes du sujet pensant comme
de l'objet pensé ? Ce qu'il a dit touchant l'identité de
l'intellect patient et de l'intellect agent ne permet guère
de le considérer comme ayant admis le système des
espèces représentatives. On rencontre néanmoins, dans
les traités De rame et Du tout, plus d'un passage favo-
rable à ce système. Mais ces contradictions ne doivent
pas étonner; au temps de Guillaume d'Auvergne, on
n'était pas tenu de s'expliquer très clairement sur la
manière d'être des universaux psycologiques, toutes
les difficultés qui devaient sortir de là n'étant pas
encore soupçonnées.
Voilà tout ce que nous avions à dire sur ce docteur.
Il fut très justement considéré ; cependant il n'eut pas
l'autorité d'un chef de secte. Nous avions à montrer au
profit de quelle doctrine avait été recommencée l'étude
de la Physique et de la Métaphysique, après le con-
cile de l'année 1210. Une réaction nominaliste était à
prévoir ; elle n'a pas eu lieu. Alexandre de Halès et
Guillaume d'Auvergne sont, comme David de Dinan,
1 70 HISTOIRE
des réalistes. Ils le sont même quelquefois avec beau-
coup d'imprudence. Mais on doit remarquer qu'ils
prennent déjà soin l'un et l'autre de distinguer ce qui
semble vrai selon la raison de ce qui l'est plus sûre-
ment selon la foi. C'est ainsi qu'ils évitent de se com-
promettre. On ne manquera pas de suivre en cela leur
exemple. Puisqu'en effet c'est le pape qui donne le
droit d'enseigner, renseignement est sous son con-
trôle ; on ne peut donc, en aucune chaire, philosopher
avec quelque indépendance, si l'on n'a d'abord mis à
l'écart les articles de la foi.
CHAPITRE IX.
Robert de Lincoln, Guillaume Scliirvood, Vincent de
Beauvais, Lambert d'Auxerre.
On vient de le dire, les conclusions de Guillaume
d'Auvergne sont résolument réalistes, et l'on ne peut
douter que la lecture habituelle des gloses arabes ne
l'ait engagé dans la voie qu'il a cru librement choisir.
Il se défend néanmoins de jurer sur la parole de ses
maîtres. Ils sont payens, il est chrétien, et sur tous les
points où leur langage semble contredire la foi chré-
tienne, il n'hésite pas à les condamner. Roger Bacon
nous le montre aux prises, en pleine école, avec de
plus fidèles disciples d'Avicenne et d'Al-Farabi(l). De
même nous le voyons, dans ses livres, constamment
reprocher à d'autres maîtres, qu'il ne nomme pas, leur
confiance aveugle dans toutes les thèses des inter-
prètes arabes : « Beaucoup de gens, dit-il, dévorent
« ces thèses comme elles s'offrent ; les ayant reçues
« sans aucune discussion, sans aucun examen, sur le
« champ ils les admettent et les tiennent pour très
« vraies (2).» En fait, Guillaume peut se permettre de
(1) Opus tertium, cap. xxm.
(2) De anima, part. 111, cap. vn.
172 HISTOIRE
blâmer les autres. Nous le jugeons téméraire ; il l'est
moins que le plus grand nombre de ses contemporains.
Il l'est beaucoup moins, par exemple, que Robert
Greathead, ou Grosse-Tête, évêque de Lincoln.
Nous avons déjà recueilli quelques témoignages de
Roger Bacon sur ses contemporains. Des citations que
nous avons faites on a pu conclure que ce docteur,
d'un esprit très original et très indépendant, ne cède
pas volontiers aux entraînements de la foule et ne porte
pas ses hommages à toutes les renommées. Mais il
exprime son admiration pour Robert de Lincoln en
des termes qui n'ont vraiment aucune mesure. Qui, dit-
il, a le mieux connu les langues ? C'est Boëce. Qui a le
mieux connu les sciences ? C'est Robert, évêque de
Lincoln (I). Il dit encore (il faut reproduire le texte
même de cet éloge hyperbolique) : Vulgus philoso-
phantium sémpër est imperfectum, et pauci sapien-
tissimi fuerunt in perfectione philosophiez ut Salomon
et deinde Aristoteles, pro tempore suo, et... in diebus
nostris Robertus, episcopus nuper Lincolniensis (2).
Ainsi Roger Bacon a volontiers la même estime pour
Salomon et pour Aristote ; mais, connaissant la théorie
du progrès et ne craignant pas plus d'en abuser que
certains de nos modernes, il place Robert de Lincoln
au dessus de Salomon et d'Aristote, comme ayant eu
l'avantage de venir après eux. L'hyperbole mise de
côté, l'on n'hésitera pas à reconnaître que Robert de
Lincoln fut un des hommes les plus savants, les plus
distingués de son temps. Né à Strodbrook, village du
comté de Suffolk, de très humbles parents, il avait fait
(i) Opus tertium, c. xxv,
(î) Ibid., cap. xxn.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 173
ses premières études dans la ville d'Oxford, quand il
vint à Paris entendre les maîtres de philosophie et de
théologie. A son tour devenu maître, il quitta Paris et
devint archidiacre de Leicester, puis, en 1235, évêque
de Lincoln. Il mourut en 1253, excommunié par Inno-
cent IV, qu'il avait publiquement et très vivement cen-
suré. Ayant lu son libelle, Innocent dit : « Quel est ce
« vieillard en délire, sourd et absurde, qui juge ce que
« je fais avec tant d'audace et même de témérité ? Par
« Saint Pierre et Saint Paul, si ma douceur naturelle
« ne me retenait, je le précipiterais dans une telle con-
« fusion qu'il serait l'effroi, l'exemple et la fable de
« tout l'univers. » Les historiens croient que Robert
fut moins protégé, dans cette circonstance, par la dou-
ceur naturelle du pape que par les prudents conseils
des cardinaux. D'une part, il avait des amis puissants et
nombreux ; d'autre part, la cause d'Innocent n'était
pas bonne. Il valait donc mieux, dans l'intérêt de l'É-
glise, ne pas pousser les choses plus loin (1). Les
mêmes historiens racontent que Robert étant sur le
point de mourir, manda son ami Jean de Saint-Gilles,
avec quelques-uns de ses clercs et leur parla du pape en
ces termes : « Le Christ est venu dans le monde pour
« gagner les âmes. Si quelqu'un ne craint pas de per-
« dre les âmes, ne peut-on pas à bon droit l'appeler FAn-
« téchrist. » Rien n'empêche de croire que Robert ait
tenu ce discours assurément irrévérencieux. Mais on y
joint le récit de prodiges moins dignes de foi. Ainsi
l'on dit qu'à l'heure même où il expira, l'évêque de
Londres entendit une voix mélodieuse, comme celle
d'une âme ravie de monter tout droit vers le ciel. On
(ij Hist. littér. de la Fr., t. XV1I1, p. 438.
174 HISTOIRE
ajoute enfin qu'un an après, Robert apparut au pape
Innocent, lui disant : « Lève toi, misérable ; viens au
jugement ; » et que, Fayant frappé de son bâton pas-
toral, il le tua. Quoi qu'il en soit, il faut avoir été,
durant sa vie, un personnage de grande importance,
pour devenir après sa mort le héros de ces fictions
légendaires (1).
Robert de Lincoln est un de ces écrivains que nous
appelons aujourd'hui polygraphes. Les ouvrages qu'ils
nous a laissés appartiennent à tous les genres littérai-
res. Ce sont des poëmes latins (2), des poëmes français
(3), des traductions du grec en latin (4), des traités
d'astronomie, de théologie, de philosophie, de morale,
des sermons, des lettres et des commentaires variés.
On en trouvera la liste dansYAnglia sacra de Wharton
et dans YHistoria litteraria de Guillaume Cave. Parmi
ceux qui se rapportent à la philosophie, celui que nous
regrettons le plus de ne pas posséder est une Somme
de philosophie , qui se trouvait, dit-on, à labibliothèque
de Cambridge. M. Amable Jourdain ajoute un titre fort
important au catalogue de Wharton. La bibliothèque
des Jacobins de la rue Saint-Honoré conservait autre-
fois une traduction et un commentaire de YÈthîque
d'Aristote, qui doivent être attribués, suivant M. Jour-
(i) Mathieu Paris, Hist. Angl., p. o83. — H. de Knygthon, De eventilnis
Angliœ, lib. II.
(2) Dispulatio animœ et corporis, dans le num. 1276 du supplém. lat. à
la Bibliothèque nation. M. Edelesland Du Méril a publié ce poème très
imparfaitement et sans le nom de l'auteur. Ce nom nous est fourni par le
manuscrit cité.
(3) Archives des Missions, deuxième série, t. V, p. 244.
(4) Outre la traduction du Testament des douze patriarches, voir celle
des Lettres de saint Ignace qui se trouve dans le num. 247 des manuscrits
de Tours.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 175
dain, à Robert de Lincoln (1). Mais nous avons vaine-
ment recherché ce volume sur les rayons de la Biblio-
thèque nationale ; il paraît perdu. Cependant cette
recherche n'a pas été pour nous sans aucun profit,
puisqu'elle nous a fait découvrir une glose de Robert
sur le livre De la consolation, de Boëce. Elle existe
dans le numéro 14,380, provenant de Saint- Victor, et
renferme divers passages que nous aurions à citer,
si les ouvrages imprimés de notre docteur nous lais-
saient ignorer quelles furent ses décisions sur les pro-
blèmes scolastiques. Ces ouvrages, au nombre de qua-
tre, sont d'abord divers commentaires sur la Théologie
mystique du faux Denys l'Aréopagite, sur les deux
livres des Seconds analytiques, un abrégé des huit
livres de la Physique et un traité sur Dieu, les anges,
l'âme humaine, adressé par Fauteur à certain maî-
tre Adam Ru fus qui ne nous est pas d'autre part
connu (2).
Nous parlerons d'abord, en peu de mots, de ce der-
nier écrit. Dieu, dit Robert, est la forme de toutes les
choses, étant dans toutes les choses essentiellement.
C'est une proposition qui sent l'hérésie ; mais Robert
s'efforce de la justifier en l'attribuant à saint Augustin.
Il évite d'ailleurs d'en tirer les conséquences. Vient
ensuite la dissertation sur l'âme humaine, où Robert
s'est évidemment proposé de combattre, sans toutefois
les nommer, Alexandre Neckam et Alfred de Sereshel.
L'âme, dit-il, n'est essentiellement ni dans le cerveau
ni dans le cœur ; n'étant pas corporelle, elle ne siège
dans aucun organe : Anima in corjjore sine siluprœ-
(1) Recherches critiques, nouv. édit., p. 59 et suiv.
(2) Rob. Grosse tes te Epistolœ, éd. II. Rich. Luard, p. 1.
176 HISTOIRE
sens, sine loco ubique tota (l).Et c'est ici que se trouve
la conclusion de tout le traité : Sicut Deus slmul lotus
est ubique in universo, ita anima simul tota est ubi-
que in corpore animato. Toutes les fois que l'on ren-
contre de telles déclarations, il faut les noter. Cepen-
dant, il n'en faut rien déduire. En fait il y eut, au
moyen âge, beaucoup moins d'audacieux que d'im-
prudents.
L'abrégé de la Physique est très sommaire ; c'est
un opuscule de vingt pages in-8°. M. Daunou le
range au nombre « des productions qui ont perdu
« depuis longtemps tout intérêt et toute utilité. »
Il ne peut plus, en effet, nous servir à connaître la
Physique d'Aristote, puisque nous en avons le
texte à notre portée, un texte pur et complet, sans
additions et sans lacunes ; mais, au point de vue de
l'histoire, il a pour nous beaucoup d'intérêt (2). Les
propositions d'Aristote qui sont les plus contraires au
dogme chrétien y sont généralement présentées dans
les termes les moins choquants. Il y a plus ; quelques-
unes de ces propositions sont devenues, sous la plume
de l'abréviateur, tout à fait chrétiennes. Les prescrip-
tions de Grégoire IX sont donc fidèlement observées.
Il faut remarquer, en outre, que l'abrégé de Robert,
fait avec le secours des gloses arabes, contient un
certain nombre de sentences, tirées de ces gloses et
(i) Rob. Grossetesle Mpisiolœ, p. 11.
(2) Hain en désigne plusieurs éditions gothiques, sous le titre suivant :
Summa super VIII libros Physicorum ; Venise, Simon de Pavie, 1498,
in-fol.,et, même ville, Pierre de Bergame, 1500, in-fol. Une édition de Paris,
1538, in-8% de onze feuillets non chiffrés, est intitulée : D. Roberti Lincol-
niensis in VIII libros Physicorum brève Compendium. Ce bref Compen-
dium a été souvent réimprimé, dans le XVIe siècle, à la suite du commen-
taire de saint Thomas sur la Physique.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 177
non du texte, qui seront bientôt l'objet des plus vives
controverses. Ainsi nous y voyons que la matière,
prise en elle-même et ne possédant aucune forme, doit
être le sujet commun de toutes les transformations.
Qu'est-ce que cette matière ? S'agit-il d'un abstrait ? Il
parait bien qu'il s'agit d'un concret déterminé, hoc
unum, non par quelque forme, mais par la privation de
toute forme. Cependant comme cette matière était, dit
Robert, avant la genèse des choses, ingenita, et sem-
ble même. devoir leur survivre, incorruptibilis, il est
possible qu'elle ne soit un sujet, hoc unum, que dans
l'intelligence divine. En tout cas, le langage de notre
docteur manque de clarté. Parlant ensuite de la forme,
Robert la définit ce qui donne l'être aux choses, quod
dat esse rei. Il ajoute : « Il y a trois sortes de formes.
« Premièrement la forme s'offre à nos regards réelle-
« ment unie à la matière; elle est ainsi l'objet de la phi-
« losophie naturelle. Secondement elle est considérée
« par le mathématicien comme séparée du mouvement
« et de la matière, abstractivement séparée, non réelle-
« ment... Enfin on s'occupe en métaphysique d'une
« troisième espèce de forme, qui est bien réellement,
« telle qu'elle est pour l'observation, séparée de la
«t matière et du mouvement ; à cette espèce appartien-
« nent les intelligences et les autres substances spi-
« rituelles, Dieu, l'âme, etc., etc. » Nous entendrons
bientôt Albert le Grand, saint Thomas et Duns-Scot
discourir sur ces distinctions et y rattacher une grande
diversité de problèmes. Mais Robert de Lincoln n'en
traite aucun dans son abrégé de la Physique ; on n'y
trouve pas même les explications qu'il aurait pu
donner là, tout à fait à propos, sur l'union delà ma-
tière et de la forme au sein de la substance aristoté-
T. 1. 12
178 HISTOIRE
lique. Si l'on veut connaître son opinion sur ce point
de doctrine, il faut la chercher dans le commentaire
sur les Seconds analytiques.
Ce commentaire est désigné par M. Daimou comme
ayant été publié vers la fin du XVe siècle et au com-
mencement du XVIe. Nous en connaissons, en effet,
plusieurs éditions anciennes, quatre du XVe siècle
et trois du XVIe. Elles sont toutes de Venise, si ce
n5est la seconde, celle de 1497, qui est de Padoue (1).
Ces volumes contiennent le texte de Seconds analy-
tiques, avec les commentaires de Robert de Lincoln et
de Walter Burleig. Citons quelques passages de celui
de Robert. Voici comment il s'exprime sur l'universel
anterem: «Les universaux, dit-il, sont les principes
de notre connaissance. Comme il est possible de
contempler la lumière première, qui est la première
( des causes, au sein de l'intelligence pure, séparée
de tous les phénomènes, les universaux nous font
connaître les raisons des choses, raisons qui existent
éternelles, incréées, dans la cause première. En effet,
les notions des choses devant être causées, notions
qui furent éternellement dans la cause première,
sont les raisons de ces choses, leurs causes formelles
exemplaires, causes créatrices à leur tour, que
Platon nomma les idées, le monde archétype,
c'est-à-dire, suivant lui, les genres, les espèces, qui
sont à la fois principes d'être et de connaître... Or, il
évident que ces universaux sont entièrement
< incorruptibles. Eh outre, dans la lumière créée,
c'est-à-dire dans l'intelligence, est la connaissance,
le dessin (descripiio) des choses créées qui vien-
(1) Hain.. Repertor, bibliogr.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 179
nent d'elle, et l'intellect humain, qui n'a pas été
formé assez pur pour recevoir immédiatement la
lumière première, reçoit fréquemment, multolies,
un rayonnement de la lumière créée, c'est-à-dire de
l'intelligence, et dans ces dessins, qui sont l'intelli-
gence même, il connaît les choses subalternes dont
ils sont les exemplaires, étant les raisons causales
créées (nous ne pouvons traduire autrement les
mots rationes causales creatce) des choses qui
doivent être faites ensuite, et les espèces corporelles
étant venues à l'être par la vertu de la cause pre-
mière, avec le concours des intelligences. Ces idées
sont donc principes de connaître pour l'intellect
qu'elles éclairent de leurs rayons ; et il est manifeste
que ces universaux-là sont encore incorruptibles.
Enfin, dans les vertus, dans les lumières des corps
célestes, existent les vertus causales des espèces
terrestres dont les individus sont corruptibles, et si
l'intellect (humain) ne peut contempler en elle-même
la lumière incorruptible, soit créée, soit incréée, il peut
toutefois s'élever parla spéculation jusqu'à ces rai-
sons causales qui résident dans les corps célestes.
Or, ces raisons sont principes de connaître et sont
incorruptibles (1) ». Ce langage est très obscur. Il
ne nous serait pas, toutefois, difficile de l'éclaircir et
de faire mieux comprendre comment les notions, les
causes, les principes d'être et de connaître s'échelon-
nent dans le système pour lequel Robert vient de se
déclarer ; s'il nous semblait nécessaire d'assigner leur
vraie place à chacune de ces fictions métaphysiques,
il nous suffirait d'avoir recours soit au Livre des
causes, soii h Y Elévation théologique de Proclus. Le
(1) Lib. I, cap, xxxvin.
180 HISTOIRE
système de Robert est, en effet, comme beaucoup d'au-
tres, un système d'emprunt. Mais cela même nous
dispense de le mieux ordonner. Des déclarations bien
ou mal présentées par Robert de Lincoln, retenons
seulement qu'il admet au moins deux ou trois séries
d'entités au dessus de la substance corruptible, au
dessus des choses, avant les choses dont traite le
physicien.
Un autre fragment du même commentaire nous sem-
ble devoir être encore textuellement reproduit. On
suppose déjà que Robert doit faire un très-médiocre
état des facultés sensibles et des connaissances qu'el-
les procurent ; il admet néanmoins que dans ce monde,
dans cette région ténébreuse, l'âme est incapable de
percevoir sans intermédiaire les rayons de la lumière
supérieure et que les sens du corps contribuent, pour
une part assez notable, à la formation des idées,
même des idées générales. Voici ce qu'il dit à ce
sujet : « A mon avis, toute science peut être acquise
« sans le concours des sens. En effet, toutes les scien-
« ces sont éternellement dansla pensée divine, et non-
ce seulement se trouve en elle la connaissance certaine
« des universaux, mais encore celle des particuliers,
« bien que la pensée divine, connaissant toutes les es-
« sences particulières d'une manière abstraite, ne con-
« naisse les particuliers que par le moyen des univer-
« saux. Pour notre part, nous ne connaissons la sui-
te gularité de cette humidité (1), que si nous l'unissons
(1) Singularitatem hujus humiditatis. C'est ce que porte l'édition de
1537. Il nous conviendrait mieux de lire, avec Capreolus (In primum Sen-
tent, dist. il, qua:st. \), hujus humanitatis. Ainsi, les accidents de
rhumanilé seraient Platon, Socrate, Callias, et le langage do Robert de
Lincoln serait celui de Guillaume de Champeaux. M. Prandtl admet sans
hésiter la le.;o:i Iiumanitatis. Geschichte dar Logik, t. III, p- 88.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 181
à des accidents ; mais Dieu connaît dans sa pureté,
hors de tout accident, la singularité de cette essence.
Ainsi, les intelligences, recevant l'irradiation de la
lumière première, voient au sein de cette lumière
toutes les choses, soit universelles, soit singulières,
et, en outre, dans ses propres reflets, l'intelligence
suprême voit au-dessus d'elle les choses qui sont
après elle, puisqu'elle est la cause des choses (1).
Il y a donc une science synthétique, compleociva,
qui est acquise sans le secours des sens, et pareil-
lement, si la partie supérieure de l'âme humaine
que l'on appelle intelligence, qui n'est l'acte d'aucun
corps, qui ne réclame pour ses opérations particu-
lières aucun instrument corporel, n'était pas offus-
quée, embarrassée par la pesante masse du corps,
elle recevrait la science complète du rayonnement
de la lumière supérieure, sans rien devoir aux sens.
Un jour, dépouillée du corps, elle jouira de ce privi-
lège, que déjà, dit-on, possèdent quelques élus,
affranchis en ce monde, par l'amour, de tout contact
avec les fantômes des choses corporelles. Mais la
pureté du regard de l'âme étant troublée, gênée,
obnubilata et aggravata, par ce corps corrompu..,
la raison ne connaît l'essence de l'universel en acte,
hoc esse universelle in actu, qu'en la dégageant, par
le moyen de l'abstraction, de la multitude des indi-
vidus, et elle se trouve alors en présence de l'un et
du même, recueilli, suivant son jugement, d'un
grand nombre de singuliers. C'est ainsi que par le
[{) Ce passage est obscur. Voici le latin : « Similiter intelligentiae, reci-
pientes irradiationem a lumine primo, in ipso lumine primo vident omnes
res scibiles universales et singulares, et etiam in reflexione ipsius intelli-
gentia supra se cognoscit ipsas res quœ sunt post ipsam per hoc quod ipsa
est causa earum. »
182 HISTOIRE
« moyen des sens on recherche, on dépiste, venatur,
« l'universel dégagé de ses particuliers (1). »
Ces fragments sont très-significatifs, et il n'est pas
besoin de les commenter pour faire comprendre que
Robert de Lincoln appartient à la phalange la plus
téméraire du parti réaliste. On discute, en philosophie,
les prémisses de leur système, maisonnelessuitpas au-
delà; au-delà ce ne sont que visions. L'imagination peut
se représenter tout ce qu'elle veut dans les sphères où
la raison ne pénètre jamais ; elle est assurée d'y échap-
per à tout contrôle. Nous ferons une simple remarque
sur les passages que nous venons de citer. Robert de
Lincoln prétend avoir trouvé la matière de sa doctrine
dans les Seconds analytiques, et c'est précisément
dans les Seconds analytiques qu'Aristote s'est pronon-
cé contre ce système dans les termes les plus éner-
giques et les plus clairs. Voilà comment on interprète
Aristote au XIIIe siècle. À propos de tout et même à
propos de rien, on développe des systèmes préconçus,
qu'ensuite on place, pour le besoin de la cause, sous
la responsabilité du Maître, et, suivant le tempé-
rament du lecteur qui occupe la chaire, le même Aris-
tote est prôné tour à tour, d'après les mêmes livres,
comme le plus intraitable des nominalistes, le plus
résolu des réalistes, ou quelquefois encore le plus
extravagant des mystiques. Il faut en prendre son
parti.
L'église de Lincoln paraît avoir été, du temps de
Robert, un vrai centre d'études. Le chancelier de cette
église, Guillaume Schirwood, était, comme son évêque,
un grand savant. Né dans la ville de Durham, Guil-
(i) Ibid, c. lxxxi.
DE LA PHILOSOPHIE ÊfiOLASTIQUE 188
)aume Schirwood avait achevé ses études à Paris.
Baie etPits désignent parmi ses écrits un commentaire
sur les Sentences, des Distinctions théologiques et
des Sermons. Cette liste serait bien augmentée si,
comme le prétend Casimir Oudin, on devait attribuer
au môme docteur tous les ouvrages qui, dans les ma-
nuscrit d'Angleterre, portent le nom latin de Guillel-
mus de Montions (1). Quoi qu'il en soit, nous possé-
dons, sous le propre nom de Guillaume Schirwood,
deux traités, également inconnus à Casimir Oudin, qui
sont l'un et l'autre d'un logicien très exercé. De ces
deux traités l'un et l'autre contenus dans le numéro
16,617 de la Bibliothèque nationale, le premier a pour
titre Introductiones in logicam et commence par ces
mots : Cum duo sunt tantum rerum principia, scilicet
natura et anima, duo erunt rerum gênera ; le deuxiè-
me, intitulé Syncategoreumata, commence par : Quo-
niam ad cognitionem alicujus oportet cognoscere suas
partes. M. Cari Prandtl en a publié de longs extraits
dans son Histoire de la logique (2).
Roger Bacon faisait le plus grand cas de Guillaume
Schirwood ; il le plaçait bien au-dessus d'Albert le
Grand : Longe sapientior Alberto, nam in philo sophia
communi nullus major est eo (3). La question est ici de
savoir ce que Roger Bacon entendait par cette « phi-
losophie commune » ou banale. Si c'est la logique,
de l'école, il n'y a pas lieu de le contredire. Guillaume
Schirwood a commenté d'une manière tout-à-fait re-
marquable les diverses parties de YOrganon qui traitent
du langage et du raisonnement. Mais quelle fut sa
(1) Oudin, Comment, de script. eccL, t. III, col. 116.
(2) Geschlchte der Logilc, t. III, p. 11-24.
(3) Ibid., p. 11.
184 HISTOIRE
doctrine sur les problèmes remis à l'ordre du jour par
l'étude de la Physique et de la Métaphysique ? S'il
avait suivi la méthode ordinaire, il aurait dû nous
l'apprendre, même en logique. C'est pourtant ce qu'il
n'a pas fait, ayant réduit sa logique à l'étude des règles
et des artifices oratoires. A proprement parler, Guil-
laume Schirwood est moins un philosophe qu'un gram-
mairien continuant les leçons de Pierre Hélie. Comme
il les a continuées avec beaucoup de succès, et nous a
laissé des écrits où nous avons la preuve qu'il était
doué d'un esprit très judicieux, nous avons à regretter
qu'il ne se soit pas expliqué sur les questions de
Porphyre. Il semble, en effet, qu'un bon logicien,
dont toutes les conclusions sont si nettes et si
claires, devait avoir peu de confiance dans les fictions
réalistes. Mais, étant chancelier de l'église de Lincoln,
il a peut-être craint de se prononcer contre le parti
de son évêque (1).
On connaît encore cet autre ami de Robert, que nous
avons déjà nommé, l'Anglais Jean de Saint-Gilles.
Confondu, tant par Du Boulay que par M. Daunou (2),
avec le français Jean de Barastre, doyen de Saint-
Quentin (3), Jean de Saint-Gilles fut un savant médecin,
un théologien estimé, et, dit-on, un philosophe de quel-
que valeur. Baie et Pits désignent parmi ses ouvrages
inédits divers commentaires sur Pierre le Lombard,
(1) Les auteurs de VHist. litt. de la France font mourir Guillaume
Schirwood en Tannée 1249. C'est une erreur déjà corrigée par M. Em. Charles
(Roger Bacon, p. 326). Dans son Opus tertium, rédigé au cours de Tannée
1267, Roger Bacon cite Guillaume Schirwood comme vivant encore; Roger.
Bacon. Opéra liact. médita, p. 14.
(2) Hist. littér. de la France, t. XVIII, p. 444.
(3) Voir Quelques Lettres d'Honorius III, dans les Not. etextr. des Man.,
t. XXI, deuxième partie.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 185
sur Aristote et un traité qu'ils intitulent De Vêtre et de
l'essence. Ce titre est de grande promesse. Malheureu-
sement tous les ouvrages ici mentionnés semblent
perdus. Échard lui-même n'en a pu découvrir un seul
exemplaire (1).
Michel Scot, Alexandre de Halès, Edmond Rich,
Robert de Lincoln, Guillaume Schirwood, Jean de
Saint-Gilles, voilà toute une série d'Anglais instruits à
Paris. Ils avaient eu pour condisciples, dans la même
école, beaucoup de leurs compatriotes dont l'histoire
n'a pas recueilli les noms. Ce pèlerinage scientifique
avait commencé vers le milieu du XIIe siècle. Très
mal notés sous le rapport des moeurs, souvent dénon-
cés comme les écoliers les plus turbulents et les plus
déréglés, les Anglais se faisaient encore remarquer
comme les plus avides de tout apprendre et les plus
prompts à tirer des principes admis des conséquences
nouvelles. C'est pourquoi les maîtres de cette nation
furent, en général, de très subtils logiciens ou desphy-
siciens très ardents à poursuivre les secrets de la na-
ture. Cela semble contradictoire et ne l'est pas. Ce qui
les a menés si loin en physique, en logique, c'est la
confiance et l'audace propres aux gens de leur nation.
Nous nous félicitons d'avoir plus de mesure. Il est cer-
tain que nous avons rarement donné dans les grands
écarts. On raconte que le plus illustre de nos philo-
sophes, pressé d'avouer une des conséquences hété-
rodoxes de sa doctrine, répondit : « Je veux rester tou-
« jours fidèle au Dieu de ma nourrice et de mon roi.»
Cette réponse vraiment française est assurément très
prudente; mais n'est-elle pas sceptique au même degré?
(i) Script, ord. Prœdicat., t. I, P- 101.
186 HISTOIRE
Si donc nous tirons quelque vanité de notre prudence,
sachons reconnaître qu'elle ne va pas toute seule.
Quoi qu'il en soit, durant cette période du moyen âge
dont nous écrivons- présentement l'histoire, en ce temps
de jeunesse où toutes les passions avaient tant de vio-
lence, les maîtres les plus écoutés, les plus applaudis,
ne devaient pas être les plus prudents, les plus scep-
tiques. Ce n'étaient donc pas les français ; c'étaient
les anglais.
Parmi les maîtres français qui ont marqué dans
l'école de Paris depuis la reprise des études philoso-
phiques, nous n'avons pu citer encore que Guillaume
d'Auvergne. On a coutume de nommer après lui Vin-
cent de Beauvais. Le principal mérite de Vincent de
Beauvais est d'avoir composé cette immense compila-
tion que nous connaissons sous le titre de Spéculum
majus. Saint Louis avait fait réunir à la Sainte-Cha-
pelle environ 1200 volumes. Attaché au service du
roi, Vincent de Beauvais eut le droit d'entrer libre-
dans cette riche bibliothèque, et, pour associer les
autres au profit de ses lectures assidues, il trans-
crivit et rangea, dans un ordre à peu-près métho-
dique, les fragments des ouvrages anciens et mo-
dernes qu'il estima les plus instructifs ou les plus
intéressants. L'ouvrage entier forme quatre parties ;
mais on a prouvé que Vincent de Beauvais n'est
pas l'auteur de la quatrième, qui a pour titre par-
ticulier Spéculum morale. C'est une addition du
XIVe siècle. ïennemann tire de la troisième un pas-
sage de quelque étendue sur la question des univer-
saux, où, croit-il, Vincent ne répète pas, comme à son
ordinaire, les dires d'autrui. L'auteur quelconque de
cette digression commence par reproduire la thèse de
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 187
Porphyre et l'interprète assez mal ; il démontre ensuite
que les universaux existent non seulement dans l'intel-
lect, mais encore dans les choses, les individus de l'es-
pèce humaine se partageant, dit-il, cette nature com-
mune, l'humanité (1) ; enfin il les place, avant les choses,
en Dieu, la pensée de Dieu contenant l'image de l'uni-
versel réel, de môme que la pensée de l'architecte con-
tient celle du mur qu'il doit construire (2). Gela dit, Vin-
cent rappelle comment ces problèmes ont été résolus
par Platon, Aristote, Boëce et Fauteur du livre sur
les Six principes, et, s'efforcant de mettre d'accord ces
illustres maîtres, il distingue ce qui doit être confondu,
confond ce qui doit être distingué, et ne se fait plus
comprendre, ne se comprenant plus lui même. Ce qu'il
déclare très nettement, c'est qu'il n'est pas nominaliste,
c'est qu'il admet, outre l'universel conceptuel, iinum
extramulta, l'universel réel, unum in niuïtis ; mais si
l'on veut ensuite apprendre de lui quelle est la manière
d'être de cette réalité, la question le trouble et les ré-
ponses qu'il fait sont équivoques ; il se tire enfin d'em-
barras, en citant une phrase de Guillaume d'Auvergne
qu'il obscurcit en l'abrégeant. La conjecture de Tenne-
mann est-elle fondée ? Cette digression peu satisfai-
sante est-elle du moins originale ? Quoi qu'il en soit,
nous ne saurions compter Vincent de Beauvais au
nombre des philosophes. Cependant nous n'aurions pu
(1) « Quamdam inter se naturam commnnem participant, quœ est hu-
manitas, per quam unumquodque dicilur bomo, et illa a quolibet eorum
participata dicitur universale, et est similitudo specialis ipsorum. » Spe-
cul. doctrin. lib. III, c. ix. — Tennemann, Geschichie der Phil., t VIII,
p. 480.
(2) « Plato vero non loquebatuv de universali secundum id quod est,
sed de similitudine universalis quœ erat in mente divina ab feterno, sicut
nec paries est in mente artiilcis antequam fiât, sed similitudo parietis. »
Spec. doctr. ibid. — Tennemann, ibid.
188 HISTOIRE
l'oublier sans injustice. Peu de philosophes ont, au
moyen-âge, rendu de plus grands services à la philo-
sophie. Son gros livre est le trésor de toutes les con-
naissances acquises au XIIIe siècle, le recueil de toutes
les opinions recommandées par l'autorité de quelque
grand nom. S'il ne nous enseigne plus rien, gardons-
nous bien, toutefois, de le mépriser, puisqu'il a tant
contribué à l'instruction de nos maîtres !
Au même temps appartient, comme il semble,
Lambert d'Auxerre, désigné, dans les registres des
Prêcheurs d'Auxerre, comme un des plus anciens
religieux de leur maison (1). Échard cite sous son
nom une Somme de logique dont il ne connaissait,
dit-il, aucun manuscrit (2). M. Daunou a reproduit
dans YHistoire littéraire (3) cette simple mention d'un
nom propre, sans faire d'autres recherches. Cepen-
dant il pouvait trouver, à la Bibliothèque nationale,
deux exemplaires de la Somme de Lambert : l'un
dans le numéro 1,797 de la Sorbonne, aujourd'hui
16,617, l'autre dans le numéro 7,392 de l'ancien fonds
du roi. En voici Yincipit : Ut novl auditores artium
plemm intelligaat ea quœ in summulis edocentur.
valde utilis est cognitio dicendorum : et elle finit par
ces mots : et hœc sufficiant. Explicit Summa Lam-
berti. Deo grattas ! L'auteur commence par une
division des sciences qu'il appelle méthodique et qui
l'est en effet (4). Il donne ensuite une analyse raison-
Ci) Lébçeuf, Mémoires d'Auxerre, t. II, p. 493, 494.
(2) Quétif et Échard, Script, ord. Prcedic. t. I, p. 906.
(3) Hist. littèr. de la Fr., t. XIX, p. 416.
(4) Voici cette division des sciences : « Ut novi artium auditores plenius
intelligant ea quœ in summulis edocentur, valde utilis est cognitio dicen-
dorum. In primis quppritur quare artista dicitur audire de artibus et non
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 189
née de Y Introduction ; puis il passe à Y Interpré-
tation, aux Analytiques, aux Arguments, aux Topi-
ques et finit par les Catégories. Ce qui recommande
surtout ce travail fait évidemment pour l'usage des
écoles, c'est la grande clarté des distinctions. M. le
docteur Prandtlen a reproduit un certain nombre (1) où
l'on remarque beaucoup de prudence et beaucoup de
do arle. Ad hoc dicendum est quod septem surit artes libérales, quarum
très vocantur trivium, quœ sunt grammatica, logica, rhetorica. El dicuntur
trivium quasi très via? in unum, scilieet in sermonem. Omnes enim trivia-
les sunt de sermone, sed differenter, quia grammatica cirea sermonem consi-
dérât congruum et incongruum, ut congruum eligat et incongrum fugiat ;
logica vero circa sermonem considérât verum et falsum, ut verum eligat
et falsum fugiat : sed rlietorica circa sermonem considérât ornatum et inor-
natum, ut ornatum eligat et inornalum fugiat. Ali» quatuor vocantur qua-
druvium, et hœ sunt mathematica', qua3 sunt geometria, arismetica (arith-
meticaj, astrologia et musica. Dicuntur aulein quadruvium quod quatuor
viae sunt in unum, scilieet in quantitatc fquantitatemj. Omnes quadruvia-
les sunt de quantitatc, sed differunt. Est enim duplex quantitas, scilieet
continua et discrela. Quantitas autem continua duplex est, mobilis et im-
mobilis. De quantitatc continua immobili est geometria, quia est de
commensuralione terras ; de quantitatc continua mobili est astrologia, quia
est de motu corporum supcrcielestium, scilieet de molu stcllarum qua? sunt
corpora mobilia ad situm, non ad formam ; moventur enim de loco ad
locum, cl ideo mobilia sunt ad situm ; perpétua autem sunt, nec corrum-
puntur, et ideo non sunt mobilia ad formam. Quantitas autem discreta est
numerus. Numerus autem potest accipi dupliciter, in se et absolute, vel in
relatione ad sonum. De numéro in se absolute sumpto est arismeticr* ; de
numéro relato ad sonum est musica. Alio modo possunt dici triviales tri-
vium, quasi 1res vite in unum scilieet in eloquenliam.quia reddunt homi-
nem eloquentem ; quadruviales dicuntur quadruvium. quia quatuor viae in
unum, scilieet in sapientiam, quia reddunt hominem sapientem. » Man. de
Sorbonne, aujourd'hui sous le numéro 16,617.
(1) Comme, par exemple, dans ce passage sur la définition du genre :
« Quœriturde diflinitione generis qualis sit. Genus est quod pnedicatur de
pluribus differentibus et cet. Sed quod ista diffinitio nulla sit videtur, quia
pars integralis non potest prœdicari de suo toto. Quod patet. Nibil esset
die lu : Domus est paries. Gum ergo animal sit pars integralis hominis,
quod patet, Animal est ralionale, mortale, et perficitur ex islis partibus,
ergo est dicendum quod Animal prœdicatur de fiufliine hoc idem videtur...
Cum animal sit materia hominis, non poterit de ipso pnedicari. Quod sit
materia hominis videtur, quia homo sic diflinitur : Homo est animal ratio-
nale, mortale. Animal ibi ponilur lanquam materia ; mortale, rationale
190 HISTOIRE
sagacité. Mais ce sont là des distinctions purement
logiques, dont l'objet est de déterminer la propriété
des termes. Rien, suivant Lambert d'Auxerre, n'im-
porte plus ; sans une langue bien faite, dont tous les
mots aient un sens précis, le même sens pour le maître
et les écoliers, l'enseignement d'aucune science n'est
possible. On ne s'étonne pas de voir Lambert insister
sur cette proposition d'ailleurs incontestable. Le XIIe
siècle avait cru comprendre Aristote dans les traduc-
tions de Boëce ; on ne retrouvait plus maintenant le
même sens aux mêmes textes dans les versions ara-
bes-latines. Que de mots nouveaux et barbares ! Com-
bien il était urgent de décider comment il fallait les
entendre ! Lambert d'Auxerre doit être compté parmi
les maîtres qui s'employèrent avec le plus de zèle à
cet éclaircissement du langage scolastiqne. Mais il ne
faut pas l'interroger sur autre chose que suries règles
tanquam forma. Ergo dicimus quod dupliciter est pars. Quœdam est quid-
quid vere est pars, quœdam autem per modum partis. Primo modo non
pars pnedicalur de suo toto cujus est p?rs, et propter hoc cum paries sit
vere pars domus, non potest prsedicarî de illa. Sed animal non est vere
pars hominis, sed pars per modum partis, et talis pars potest preedicari de
eo cujus est pars... PraMerea qusefitur de specie, quae sic diffinitur : Spe-
cies est quae pradicatur et cet....Videtur quod genus et specics idem sint et
quod nulla différencia sit inter ipsa, quia genus prsedicatur de pluribus et
cet. Quod patet. Gonvenit enim dicere : Socrates est animal ; Plalo est
animal. Cum hoc genus animal prandicclur de Socrate et Platone, qiue sunt
differentia numéro, nulla erit differentia inter genus et speciem. Secundo
dicimus quod genus et species priedicanlur de pluribus differentibus numé-
ro ; sed hoc patet esse dicendum scilicel médiate vel immédiate. Spe-
cies prsedicatur immédiate, quia nullum médium est inter Socralem et
nominem. Genus prœdicalur médiate, cum species sit médium inter in-
dividua et genus. Pra?terea quseritur de differenlia, quœ sic diffinitur:
Differentia est qua a se différant s ingala. Sed ista difïerentia est ab acci-
dente, quare difûnitio nulla, cum differenlia non sit inter accidens secun-
dum diffinitionem. Secundo dicimus quod differentia et accidens conveniunt
in hoc quod accidens déterminât differentiam prout est in subjecto... »
Num. 7392, fol. 2, verso.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 191
de la diction et les formes du raisonnement. Quand le
Maître donne à résoudre une question d'un autre
ordre, Lambert l'écarté. Il ne la traitera pas, ne
voulant pas la traiter ; il est logicien, il n'est pas
philosophe.
Le vrai philosophe, en ce temps là, c'est Jean de La
Rochelle.
CHAPITRE X
Jean de La Rochelle.
Né dans la ville dont il porte le nom, vers la fin du
XIIe siècle ou le commencement du XIIIe, Jean de La
Rochelle fît profession, dès sa jeunesse, d'observer
la règle de Saint-François. Nous le trouverons plus
tard au couvent de Paris, d'abord écolier, ensuite ba-
chelier, enfin nommé docteur en l'année 1236 (1). Les
franciscains ont composé beaucoup de légendes, qui
toutes contiennent plus ou moins de miracles. Ce fut
donc une lumière surnaturelle qui désigna Jean de La
Rochelle comme devant remplacer Alexandre de Halès,
quand celui-ci fut contraint d'interrompre ses leçons.
Quoi qu'il en soit, le disciple occupait avec honneur,
dès l'année 1238,1a chaire laissée vacante par l'illustre
maître.
Beaucoup de livres sont attribués à Jean de La Ro-
chelle, mais ils sont tous inédits. Au XVe siècle, ses
confrères eux-mêmes avaient oublié son nom. C'était,
comme nous allons le faire voir, un injuste oubli. Nous
ne voulons pas dire que tous les livres de ce docteur
(1) M. Luguet, Vie de Jean de La Bûchette, p. 8 , en tote de son Essai
sur le traité de l'Ame.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 193
nous intéressent également ; il est probable que nous
lirions sans aucun profit ses nombreuses postilles sur
l'Écriture sainte ; ses sermons, plus dignes d'estime,
manquent néanmoins d'originalité ; mais ses écrits phi-
losophiques sont très remarquables.
La bibliothèque des chanoines réguliers de Saint-
Victor possédait deux traités attribués à Jean de La
Rochelle, ayant l'un et Fautre le même titre De anima.
Le premier, qui commence par ces mots : Sicut diœit
Joannes Damascenus, semble à Casimir Oudin d'un doc-
teur plus moderne (1); mais on s'accorde à regarder
Jean de La Rochelle comme auteur du second, dont
voici les premiers mots : Si ignoras te, o pulcherrima
mulierum, vade et abi profiter grèges caprarum. Il
est encore sous son nom dans les numéros 828 de
Vienne, 39 et 541 de Bruges, et 41 du collège Corpus
Christi, à Oxford. L'exemplaire autrefois conservé dans
la bibliothèque de Saint- Victor est inscrit aujourd'hui
sous le numéro 14,891 de la Bibliothèque nationale ; il
s'étend du fol. 1 au fol. 57 du volume, sur deux colon-
nes, et, comme l'écriture en est assez fine, c'est, on
le voit, un ouvrage considérable, une véritable somme
psychologique. Nous n'en avons pas commencé la lec-
ture sans éprouver un vif sentiment de curiosité. Elle
devait être pleinement satisfaite. Jean de La Rochelle
est à la vérité théologien avant d'être philosophe ;
mais c'est un théologien moins inquiet, conséquem-
ment plus libre ; ce qui le rend plus intéressant.
Saint Antonin (2) fait remarquer, dans sa Chronique,
que Jean de La Rochelle a renchéri sur la subtilité des
anciens maîtres. C'est une juste remarque. Mais qui
(1) Oudin, Comment, de script, eccles., t. III, p- 160.
(2) Cité par M. Luguet ; Joann. a Rup. Summa de anima, p. S.
T. I. 13
194 HISTOIRE
l'eut faite à ses oreilles les eût-il offensées ? Nous ne
le supposons pas ; il devait lui plaire d'être subtil et de
le paraître ; on lit en effet, dans un de ses sermons :
« Il n'y avait pas de forgerons dans tout Israël ; les
« Philistins avaient interdit ce métier, craignantqueles
« Hébreux fissent des glaives et des lances. Les forge-
« rons, ce sont nos maîtres de philosophie. Voyez les
« détirer cesraisons de doute inflexibles, indomptables,
« qui façonnent les esprits en manière de glaives, et
« frappent de loin avec leurs arguments comme avec
« des lances resplendissantes. C'est pourquoi Satan
« s'efforce d'anéantir l'étude de la philosophie, ne
« voulant pas que les fidèles du Christ aient l'esprit
« aiguisé (1). » C'est donc sous l'inspiration de Satan
qu'ont été dictés les décrets de 1210, de 1215 ; et voilà
ce qu'ose dire en chaire, vers l'année 1240, un religieux
plein de zèle pour les intérêts de la foi. Que les temps
sont changés ! Entendons maintenant ce religieux dis-
serter en philosophe sur la nature de l'âme.
L'âme est le principe du mouvement, de Faction.
C'est la vie ; par elle vivent toutes les choses substan-
tiellement déterminées, tous les atomes doués d'une
matière et d'une forme. On l'appelle, dans les plantes,
l'âme végétative ; dans les animaux, l'âme sensible ;
dans l'homme, l'âme raisonnable. L'âme raisonnable
est une substance simple, incorporelle, qui, contrac-
tant avec le corps une mystérieuse union, l'anime, le
fait agir et règle la mise en train de son activité. C'est
la définition de l'âme raisonnable que reproduisent, les
uns après les autres, tous les docteurs du XIIIe siècle.
Ils l'ont reçue d'Avicenne, elle leur paraît strictement
(1"""M. II. Lùgttest; Joannis a Bupella Summa de anima, p. 21.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 195
aristotélique, et pas un d'eux ne s'en écarte. Mais
viennent ensuite les développements de cette thèse,
et ces développements sont loin d'être tous conformes,
concordants.
Sans entreprendre une analyse complète du traité
de Jean de La Rochelle, nous allons en faire connaître
certaines parties, qui montreront avec quelle attention
il avait étudié les problèmes complexes qui ont pour
objet les opérations de l'âme. Après avoir très-ample-
ment exposé quelle est la nature de l'âme, quelle est sa
part contributive dans la génération du composé, il
arrive aux énergies particulières de la substance incor-
porelle, et se demande d'abord s'il y a lieu de distin-
guer au sein de Fâme plusieurs puissances. Cette plu-
ralité reconnue, l'auteur s'adresse cette question vrai-
ment scolastique : comment distinguer les puissances
de l'âme ? Est-ce une distinction qui se fonde sur la
différence des actions, sur celle des objets ou sur celle
des organes ? Suivant Guillaume d'Auvergne, l'âme
est substantiellement une, et, quand on parle de ses
puissances, on s'exprime dans un langage figuré. On
veut simplement dire que les opérations de l'âme
n'ont pas toutes lieu suivant le même mode (1). C'est
donc la différence des actions qui, de l'avis de Guillaume
d'Auvergne, sert de prétexte à la distinction des puis-
sances. Cela n'est pas admis par Jean de La Rochelle.
Les actions de l'âme n'ont pas toujours le même degré
d'énergie ; ainsi l'opinion diffère de la certitude. Or, si
la distinction des puissances dépendait uniquement de
la différence des actions, il faudrait dire que la certi-
tude et l'opinion ne viennent pas de la même puissance ;
(1) Guill. Alv.j De anima, l. II Oper., p. suppléai., p. 92.
196 HISTOIRE
ce qui conduirait à multiplier les puissances de l'âme à
l'infini. On remarque, en effet, que les actions de l'âme
diffèrent quant à l'énergie, quant à la promptitude,
quanta la perfection, quant aux objets dont la présence
les détermine {vider e album, videre nigrum), quant au
genre [sic ut differunt sentire etintelligere et vegetare),
etc., etc. Dira-t-on que la diversité des puissances vient
de la différence des objets? Mais alors il faudra suppo-
ser, dans l'âme, autant de puissances qu'il y a d'espè-
ces perceptibles. De la différence des organes? Pas da-
vantage, puisque la plus noble énergie de l'âme, l'éner-
gie intellective, ne fait usage d'aucun organe {quœnon
utitur organo). Si donc la diversité des puissances ve-
nait de la diversité des organes, l'énergie intellective,
qui n'a pas d'organe, cura non habeat organum, ne se
distinguerait pas des autres énergies. Il y a, d'ailleurs,
des organes qui servent àl'exercice d'énergies diverses,
comme, par exemple, la langue, organe de la parole
et du goût. Ces systèmes écartés, l'auteur établit que
les énergies de l'âme se distinguent par elles-mêmes,
sans dépendre d'aucune autre cause que de la nature
même de l'âme, mais que la notion de ces différences
se recueille de la considération des actions, ou de celle
des objets, ou de celle des organes (1). Voilà la réponse
de Jean de La Rochelle à la difficulté proposée. Nous
supprimons beaucoup de détails, pour arriver prompte-
ment à la conclusion. Cette conclusion est incertaine ;
mais elle nous intéresse par cette indécision même. Si
le langage de notre docteur était plus ferme, plus ré-
solu, il serait certainement moins original ou moins
sage. Quand une science en est à ses commence-
(1) FoJ. 32, verso, col. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 197
Hients, l'assurance ne se rencontre que chez les igno-
rants ou les plagiaires.
Il y a, dans le chapitre que nous venons d'analyser
très-brièvement, une foule d'observations délicates qui
attestent une véritable étude du problème énoncé (1).
(1) Nous ne devons pas craindre de prodiguer les citations, puisqu'il
s'agit d'un ouvrage presque entièrement inédit. Jean de la Rochelle
traite ainsi la question de lst distinction des puissances : « Respondeo.
Distinguuntur vires seipsis, non per actiones sicut causa, et per objecta et
organa ; cognitio tamen distinctionis virium est secundum differentiam
aclionum, objectorum et organorum. Et hoc dicit Philosophus quod actus
sunt prœvii potentiis et objecta actibus secundum rationem cognoscendi.
Dicendum ergo quod aliquœ vires differunt et organo et objecto et actu,
omnes vero differunt actu et objecto, verum accidit virtutibus scu potentiis
quod différant organo. Dicendum tamen quod actionum differentium in
fortitudine et debilitate, velocitate et traditate, principium est una vis ; sed
accidit vi ut faciat suam actionem fortiorem, vel debiliorem, aliquando vero
secundum quod fuerit actio, aliquando secundum ideoneitatem vel defectum
instrumenti, aliquando per prohibentia extrinsecus quœ addunt vel mi-
nuunt ad operationem virtutis. Aclionum enim differentium secundum pri-
vationem et habitum principium est una vis, quod privatio et habitus nata
sint fieri circa idem. Actionum etiam differentium per comparationem sui
ad contraria principium est una vis simili ratione, quum contraria nata sint
fieri circa idem. Sed actionum differentium in génère duplex est differentia.
Qusedam enim differunt in génère ultimo seu proximo ; et dico genus
proximum quod dividitur in species specialissimas, ut color in génère colo-
rum et sapor in génère saporum ; et secundum hune modum differunt actio-
nes in génère, ut videre et gustare. Quœdam differunt in génère remoto, et
dico genus remotum quod dividitur in species specialissimas, sed subalter-
nas, quœ etiam sunt gênera; cujus modi stat passibilis qualitas, quiE divi-
ditur in qualitates quœ inferunt passiones sensui, ut colores, sapores, soni,
odores et hujusmodi, et sicut est dispositio et habitus qui dividitur in scien-
tias et virtutes. Secundum hune modum differunt actiones in génère senlire
et intelligere. Dicendum ergo quod differentia aclionum in génère propin-
quo ostendit differentiam virium in specie ; scilicet videre et audire, circa
vires sensibiles auditivam et visivam, et sic de aliis ; intelligere et velle,
circa vires intelligibiles cognitivam et affectivam. Differentia vero actio-
num in génère remoto ostendit differentiam virium in génère, quemadmo-
dum comprehendere et movere ostendunt differentiam virium apprehensivœ
et motivœ, quœ sunt gênera ad alias; et sentire et ratiocinari differentiam
virtutis sentitivœ et rationabilis, quœ sunt gênera ad alias. Sic ergo mani-
festum est secundum quam differentiam actionum sit differentia virium ; et
simililcr intelligendum est de differentia objectorum : differentia enim
virium cognoscitur per differentiam actionum in objecta vel ex objectis,
198 HISTOIRE
Nous en signalerons plus d'une semblable dans les
chapitres que nous voulons encore analyser. Ainsi, dis-
tinguant les deux moyens de connaître, la vision cor-
porelle et la vision intellectuelle, il remarque qu'il faut
se méfier des sens et de tout ce qui vient d'eux, c'est-à-
dire des formes recueillies ou créées par l'imagination,
tandis qu'il faut avoir une entière confiance dans la
vision intellectuelle (1). Prise à la lettre, cette pro-
position /pourrait sans doute être contestée ; mais
si ce n'est, comme nous le verrons, qu'une critique
secundum dislinctionem quœ posita est. Sic ergo patet responsioad quœsita.
Nota ergo quod est potentia operans sine organo et sine objecto, ut poten-
tia intellecliva, et hsec est potentia puva Dei ; unde potentia cognoscendi in
eo est sine organo et sine objecte Non enim cognoscit res per ipsas res,
vel per similitudines a rébus, sed cognoscendo seipsum. Eodem modo po-
tentia operandi ipsius est sine organo, nec requirit materiam subjectam et
subslratam. Et est potentia quœ est operans, habens organum et objectum,
sicut potentiae anima? opérantes per corpus, ut potentia visiva pupillam et
objectorum colorem, ut videat ; et est potentia operans sine organo, non
tamen sine objecto, ut potentia intellectiva, sicut postea manifestabitur.
Differentia ergo objectorum secundum illum modum qui dictus est semper
concomitatur differentiam virium. Sic ergo monstratum est unde sit distinc-
tio virium in anima ; est enim in seipsis ; sed cognitio ipsius distinctionis
est ex actionibus et objectis. » Nous avons corrigé quelques leçons de
notre manuscrit sur le texte publié par M. Luguet ; ouvr. cité, p. 312.
(1) « Fol. 34, verso, col. 1. De différentiel triplici secundum virtutem
et fallaciam. Intellectuali visione nunquam fallitur anima. Aut enim intel-
ligit anima quod verum est, aut, si verum non est, non intelligit. In visione
autem corporali saepe fallitur anima, cum in ipsis corporibus fieri putat
quod fit in corporeis sensibus, sicut navigantibus videtur moveri terra quœ
stat, et intuentibus cœlum sidéra stare qua3 moventur, et divariatis oculo-
rum radiis res una habere duas formas, ut unus homo duo capita, et in
aqua ramorum fractus, et multa hujusmodi. In visione autem spirituali, seu
imaginaria, aliquando fallitur et illuditur anima, aliquando non ; nam ali-
quando videt vera, aliquando falsa, aliquando perturbata, aliquando tran-
quilla. Certum namque est hanc esse in nobis spiritualem naturam qua
corporum similitudines aut formantur aut formata} ingerantur ; sive cum
prœsentia aliquo corporis sensu tangimus, et continuo eorum similitudo in
spiritu formatur, sive cum absentia jam nota et qua? non novimus cogita-
mus. Innumerabilia enim pro arbitrio nostro et opinione nostra fingimus
quœ non sunt, aut esse nesciuntur... »
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUB 199
préalable des sens, il y a lieu de dire que cette
critique est fondée, et, en effet, les exemples choi-
sis par l'auteur la justifient pleinement. Nous de-
vons littéralement traduire le passage qui vient à la
suite ; il s'agit des facultés au moyen desquelles l'âme
connaît, et Jean de La Rochelle recherche quelles sont
les attributions spéciales de chacune de ces facultés :
Suivant Saint Augustin, les énergies cognitives sont
au nombre de cinq: le sens, l'imagination, la raison,
l'intellect et l'intelligence Le sens est cette facul-
té de l'âme qui perçoit les formes présentes des
choses corporelles. L'imagination les perçoit, au
contraire, comme absentes. Ainsi les objets du sens
sont dans le mouvement, tandis que l'imagination
s'exerce au-delà de la matière, extra materiam ;
mais, au fait, c'est la même énergie qui, recevant
les formes extérieures, s'appelle le sens, et qui,
les ayant transmises au dedans, ad intimum trans-
ducta, prend le nom d'imagination. Notons bien
que le sens et l'imagination appartiennent, quant
au genre, à la connaissance sensible. Pour ce qui
regarde la raison, c'est cette énergie de l'âme qui
perçoit la nature des choses corporelles, les formes,
les différences et les qualités propres, les principes,
les accidents, c'est-à-dire tous les universaux incor-
porels, mais, toutefois, ne les perçoit pas comme
subsistant hors des corps... Le propre de l'intellect
est de percevoir les choses insensibles créées, com-
me les anges, les démons, les âmes et toute créature
spirituelle. Enfin, l'intelligence contemple Dieu dans
son immuable vérité. Ainsi, l'àme perçoit, parle sens,
les corps ; par l'imagination, les images représen-
tatives des corps ; par l'intellect, les esprits créés ;
200 HISTOIRE
« par l'intelligence, l'esprit incréé... Observons, pour
« conclure, que les trois dernières facultés, la raison,
« Fintellect et l'intelligence, appartiennent, quant au
« genre, àlapuissanceintellectuelle ourationnelle (1).»
Ce passage est important, car il contient les prémisses
de la psychologie scolastique. On y voit reproduite la
distinction d'Aristote entre sentir et penser, distinction
claire, commode, qui ne sera désormais contestée dans
l'intérêt d'aucune thèse ; mais on y voit, en outre,
l'imagination, c'est-à-dire la faculté qui forme les
images, considérée comme un intermédiaire entre les
sens et la raison, de là que de malentendus et que d'er-
reurs ! Ce sont ces erreurs que l'école écossaise a si
vivement combattues, et quand nous exposerons la
(1) Eodem folio, col. 2. « De viribus cognitivis per quinque differentias.
Per quinque vero differentias aliter dividit Augustinus vires cognitivas :
videlicet in sensum, imaginalionem, rationem, intellectum et intelligen-
tiam... Est autem sensus, sicut dicit Augustinus, illa vis animœ quœ rerum
corporearum percipit formas praesentes. Imaginatio vero est vis animœ quœ
rerum corporearum percipit formas sicut absentes. Sensus namque formas
in motu percipit, imaginatio extra materiam, et eadem vis quœ exterius
formata sensus dicitur, usqne ad intimum transducta imaginatio vocatur ;
et intellige eadem in génère cognitionis sensitivœ. Ratio vero est ea vis ani-
mae quœ rerum corporearum naturas, formas, differentias et propria, prin-
cipia, accidentia percipit, scilicet universalia omnia incorporea, sed non
extra corpus in ratione subsistentiœ. Abstrahit enim a corporibus illa
scilicet quœ fundantur in corporibus, non actione, sed consideratione ;
natura enim corporis secundum quod corpus est corpus ; nullum ulique
est corpus nisi singulare. Intellectus vero est vis animaî quœ invisibilia
percipit creata, sicut angelos, dsemones, animas et omnem spiritualem
creaturam. lntelligentia vero est vis animas quœ cernit ipsum verum et in-
commutabile bonum, Deum scilicet. Sic ergo anima sensu percipit corpora,
imaginatione corporum similitudines, ralione corporum naturas, intellectu
spiritum crealum, intelligentia vero spiritum increatum. Hujus distinc-
tionis ratio in se manifesta est. Nota quod très ultimœ differentiœ, scilicet
ratio, intellectus et intelligentia, comprehenduntur sub virtute intellectiva,
sive rationali. Cujus virtutis nota triplicem actum, secundum Augus-
tinum, investigare, discernere et retinere : secundum investigationem
est ingenium, secundum discretionem, ratio ; secundum retentionem, me-
moria... »
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 201
théorie des espèces mentales avec l'étendue qu'elle
réclame, nous nous appuierons de très-grand cœur sur
l'excellente critique du docteur Reid ; mais nous regret-
terons que cet implacable exterminateur des fantômes
intellectuels ait mis au compte d'Aristote une opinion
qu'Aristote n'a pas eue. Voici un témoin précieux, le
premier d'entre nos docteurs qui ait composé, sur la
nature et sur les facultés de l'âme, un traité vraiment
didactique. Or de qui dit-il tenir ces déflnitionsinexactes
de l'imagination, de l'image, de l'idée, d'où l'on doit
(i) Nous pourrions citer un grand nombre de passages des écrits de saint
Augustin, dans lesquels la thèse des idées-images est très-clairement exposée.
On lit au livre IX du traité de la Trinité : « Gum per sensum corporis dis-
cimus corpora, fit eorum aliqua similitude in animo nostro, quœ fantasia
mémorise est : non enim omnino ipsa corpora in anima sunt cum ea cogi-
tamus, sed eorum similitudines... » T. III, p. 140, c. 2 de l'éd. de Louvain.
Voici le passage auquel Jean de La Rochelle vient de faire allusion : « Quœ-
dam vis ignea aère temperata a corde ad cerebrum ascendit, tanquam in
cœlum corporis noslri, ibique purificata et collata per oculos, aures, nares
cœteraque instrumenta sensuum, foras progredilur, et contactu exteriorum
formata quinq ne sensus corporis facit... Porro vis ignea, quse exterius, for-
mata sensus dicitur, eadem formata per ipsa sensuum instrumenta, per quœ
egreditur et in quibus formatur, natura opérante introrsum ad cellam
fantasticam usque retrahitur et reducilur, atque imaginatio efficitur. Post-
ea eadem imaginatio, ab anteriori parte capitis ad médium transiens,
ipsam animse rationalis substantiam contigit et excitât discretionem, in
tantum jain purificata et subtilis effecta ut ipsi spiritui immédiate conjun-
gatur, veraciter tamen naturam corporis retinens et proprietatem. Quaî
quidem imaginatio in brutis animalibus fantasticam cellam non transcendit ;
in ralionalibus autem purior fit, et usque ad rationalem et incorpoream
animi substantiam contingendam defertur et progreditur. Est itaque imagi-
natio similitudo corporis. » Ce passage est extrait du traité De Spiritu et
anima, cap. XXXIII. Il est vrai que ce traité, souvent copié et même sou-
vent publié sous le nom de saint Augustin, n'est pas de lui. C'est l'ouvrage
d'un compilateur beaucoup plus moderne. (Voir Hugues de Saint-Victor ;
Nouvel examen de l'èdit. de ses œuvres, p. 68). Mais si Jean de La Rochelle
a commis ici, comme tant d'autres, une erreur d'attribution, il ne s'est pas
trompé en alléguant l'autorité de saint Augustin en faveur des idées-images.
Malebranche, dans ses réponses à Arnault, a produit d'autres passages,
très authentiques de ce Père, qui contiennent la même doctrine que le
fragment cité du traité De spiritu.
202 HISTOIRE
tirer clans la suite une si grande variété de conséquen-
ces également chimériques ? Non pas d'Aristote, mais
de saint Augustin (l).Ce n'est pas que saint Augustin en
soit l'auteur. Il les avait lui-même empruntées, comme
tout le reste de sa philosophie ; mais Aristote est bien
le philosophe à qui saint Augustin emprunte le moins.
Quoi qu'il en soit, après avoir partagé les facultés de
l'âme en deux sections distinctes, celle des facultés
sensibles et celle des facultés intellectives, Jean
de La Rochelle décrit à part la manière d'être et
d'opérer de chacune des facultés comprises dans ces
deux catégories. Nous prévoyons où doit le conduire
sa théorie de l'imagination ; mais nous n'en sommes
pas moins curieux de le voir ouvrir le chemin où
doivent s'engager et s'égarer après lui la plupart des
logiciens de l'école. Il s'occupe d'abord des facultés
sensibles, dont la première est la sensation, la seconde
l'imagination, et il définit l'imagination une autre éner-
gie appréhensive dont l'àme néglige ordinairement
d'observer l'action continue, toute son attention étant
concentrée sur les objets sensibles (1). Il traite ensuite
(1) Fol. 42, col. I. « De apprehensiva. Fantasia igilur., cum sit appre-
hensiva, est apprehensiva per modum naturalem, cum ejus operatio potis-
sima non est subjecta rationi, sicut palet in somnis, ubi maxime patet
ejus operatio. Opérât enim semper, sed intenta anima circa sensibilia in
vigilia non attendit continuam operationem fantasiae. Relinquitur ergo
quod cum in somno, ubi maxime et potissime sua operatio claret, nec
regatur ratione, nec subjiciatur ei, quod nunquam regalur ratione. Ideoque
apprehensio fantasiœin modum naturalem est in quantum hujusmodi. Sed
notandum est quod hœc vis, in quantum consideratur ut nalura quœdam,
fantasia dicilur, nec obediens est ralioni. In quantum vero consideratur ut
sensus, sic dicitur sensus interior et communis, et subjicitur ralioni. Co-
gnitiva vero, seu apprehensiva modo animali, ha3C est in obedientia rationis:
subdividitur... : qusedam est apprehensiva exterior, quaedam apprehen-
siva interior ; apprehensiva vero exterior multipliées per virtutes, per virtu-
tem visivam, auditivam, olfactivam, gustalivam, tactivam, secundum quas
sunt quinque sensus.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 203
des intermédiaires corporels des sens, De mediis sen-
suum. Il ne s'agit plus ici de simples définitions ; ce
sont des explications que l'auteur va nous donner,
et, en nous les donnant, il va nous exposer tout son
système. Il faut donc s'efforcer de le bien comprendre.
Quels sont les intermédiaires des sens? Jean de La
Rochelle ne l'apprendra pas de Saint Augustin, qui
n'admet pas ces intermédiaires et qui, dans une de ses
épitres à Dioscorus, accuse vivement Démocrite de les
avoir mal à propos inventés (i). Mais laissons de côté
l'histoire ancienne de cette doctrine ; ce qui nous im-
porte c'est de faire connaître comment s'est introduite
dans la psychologie scolastique une si vieille chimère et
depuis longtemps si mal famée. Voici dans quels termes
s'exprime Jean de La Rochelle : « Il faut s'expliquer
< maintenant sur la différence des intermédiaires,
< différence clairement prouvée par ce que nous avons
< dit. L'intermédiaire de la vision est à la fois clair et
< transparent. Il y a, par exemple, des corps solides
< dont la surface est opaque, comme la terre... Il y en
< a de transparents, comme l'air, l'eau, le cristal. Il y
( en a de clairs à la surface seulement.., comme l'or
< et l'argent... Mais l'intermédiaire delà vision doit
< être à la fois clair et transparent. L'air est l'intermé-
( diaire de l'ouie. Celui de l'odorat est une vapeur qui
c se dégage de l'objet odorant à l'instar d'une fumée
< très subtile ; celui du goût est la salive ; celui du
< tact, la chair qui couvre les nerfs. Si l'on se demande
( quelle est la raison d'être de ces intermédiaires, et
[i) C'est Tépitre 56 de redit, de Louvain, celle qui a pour titre : Quo-
nodo Deue est ubique. Qu'on ne s'étonne pas de voir saint Augustin reje-
er les espèces intermédiaires externes, et néanmoins admettre les espèces
nlermédiaires internes. Cette apparente contradiction s'expliquera plus
ard.
HISTOIRE 204
« pourquoi les sens n'arrivent pas sans eux à la
« connaissance des objets, il faut répondre qu'ils
« sont nécessaires par ce que l'objet sensible mis
« contre le sens n'est pas senti. En effet la sensation a
<c lieu parla réception de l'image d'un objet quelconque,
« non par la réception de l'objet selon son essence.
« En effet, si le sens recevait l'essence même de l'ob-
« jet, il ne pourrait avoir la sensation des contraires ;
« il ne pourrait voir le blanc et le noir, toucher le
« chaud et le froid ; cela est évident. L'œil ayant reçu
« l'essence de la blancheur, cet organe modifié par
« l'impression première ne pourrait recevoir l'essence
» de la noirceur... Concluons que l'oeil reçoit unique-
« ment Tan des contraires, ou que l'oeil reçoit non pas
« l'essence, mais l'espèce, l'image de la couleur (1)...»
(1) Fol. 24, verso, col. 2 : « Sequilur de differentia mediorum, quœ sa lis
manifesta est ex prœdiolis, nam perspicuum pervium est médium in visu.
Surit eniro qusedarn corpora solida et superficialiler opaca, ut terra, quam
impossibile est visum pertransire. Sunt etiafn pcrvia, ut aer, aqua, cris-
lïllus. Sunt superliciali ter perspicua, sed seeundum solidilatem opaca, ut
aurum et argentum, quœ similiter impertransibilia visui sunt ; médium
vero in visu est pervium, hoc est perspicuum seeundum superficiem. In ou-
dilu vero médium est aer... In olfactu vero médium est vapor, qui émanât
ab odorabili in modum sublilissimi fumi. In gustu vero, médium est humor
salivalis. In tactu vero, médium est caio cooperiens nervos. Si autem qu»ra-
tur quare adhibita sint média in sensibus et non perveniat sensus in cognitio-
nem objecti sine medio, dicendum quod hoc est quiasensibileappositum su-
per sensum non sentitur. Sensus enim fit per receptionem speciei vel similitu-
dinis alicujus objecti, non per receptionem ipsius objecti seeundum essen-
tiam. Si enim sensus essentiam sui objecti reciperet, nunquam esset sensus
contrariorum ; ergo non esset videre album et nigrum, et tangere calidum
et frigidum. Quod palet ; nam si in oculo re^iperetur essentia albedinis,
jam nisi alteratus esset, nec esset susceptivus nigredinis ; sed constat quod
non alteratus oculus recipit videndo albedinem et nigredinem. Si ergo reci-
pit ea seeundum essentiam, sunt contraria seeundum essentiam in eodem.
Rclinquitur ergo aut quod non eril suscipiens nisi tantum alterius contra-
riorum, aut quod non recipielur color ab oculo secundumes sentiam, sed
seeundum speciem et similitudinem. Superest hoc ergo quod non recipitur
a sensu nisi species objecti : apposita enim sensilis essentia supra sensum,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUB 205
Ces déclarafioiis semblent timides ; on n'y trouve pas
les assertions précises, énergiques, de Démocrite, de
Gassendi, de Locke, sur la réalité concrète de ces cor-
puscules intermédiaires qui sont dits émaner des objets
et voler vers les sens ; il n'y a même ici, nous le recon-
naissons très volontiers, aucune thèse de réalités chi-
mériques, et Jean de La Rochelle n'est pas un de ces
prétendus péripatéticiens, qui, voulant expliquer le plus
mystérieux, mais le plus évident, le plus certain de
tous les faits, la sensation, ont compromis par de vaines
fictions le principe même de toute connaissance empi-
rique. Cependant il se trouve dans le passage cité cette
maxime féconde en conséquences : « Les sens n'arrivent
« pas sans intermédiaires à la connaissance des objets.»
Or une de ces conséquences, la plus prochaine, est que
toute perception est une réception, et que les sens, ne
recevant pas les objets eux-mêmes, en reçoivent les
espèces, les images. Cette déclaration est donc le pre-
mier mot d'un faux système, si ce n'est pas le dernier.
Parmi les facultés appréhensives ou réceptives fi-
gure d'abord, selon Jean de La Rochelle, le sens ex-
terne. Ensuite il place dans la même catégorie le sens
interne, qu'il appelle encore le sens commun et le sens
formel. C'est Aristote qui, ayant fait remarquer le carac-
tère individuel des sens externes, a démontré la con-
vergence de toutes les perceptions vers une sorte d'or-
gane central auquel il a donné le nom de sens commun.
Mais Avicenne, interprétant Aristote, a voulu consi-
dérer le sens interne comme n'étant pas en rapport di-
rect avecle sens externe, et comme recevantpar l'entre-
nt coloratum supra oculum, non sentitur: necessarium ergo fuit médium
in quolibet sensu. »
206 HISTOIRE
mise de l'imagination les notions imparfaites sur les-
quelles il s'exerce ; de là de graves embarras dans la
distribution des rôles entre les facultés premièrement
ou secondement appréhensives. C'est ce qu'on peut ap-
précier enlisant les explications que donne Jean de La
Rochelle sur ces termes : «sens commun, sens formel.»
Les voici : « Le sens formel est ainsi nommé à cause
de son union avec l'imagination, que l'on appelle
( vertu formelle, soit parce qu'elle forme les notions
des choses, soit parce quelle conserve, en l'absence
des choses, les formes à elle transmises par le sens
extérieur. Voici comment Avicenne démontre cela.
Si vous voulez constater en quoi diffèrent les opéra-
tions du sens externe et celles du sens formel ou
< commun, observez la chute d'une goutte de pluie et
< vous verrez qu'elle suit une ligne droite ; observez
de même un corps droit dont le sommet se meut en
rond, et vous verrez qu'il forme un cercle. Cependant
il ne vous sera pas possible d'avoir une juste notion
de la ligne droite ou du cercle, si vous n'avez pas
fréquemment considéré la même chose. Or il n'est
pas possible que le sens externe voie cette chose
deux fois ; il la voit simplement quand elle est. Mais
lorsque cette chose est empreinte sur le sens com-
< mun et disparait, le sens intérieur saisit là où elle
est, avant qu'elle soit effacée, la forme dont le sens
commun a reçu l'empreinte...; c'est ainsi qu'il voit
< l'étendue circulaire ou en ligne droite. Ce qui n'est
(1) Folio 43, col. 2 : « Sensus formalis dicitur ratione imaginationis sibi
conjunctœ, quœ dicitur virtus formalis in quantum format, sive formam
receptam per exteriorem sensum, absente re, continet. lînum ponit Avi-
cenna experimentum. Cum volumus scire differentiam operis sensus exte-
rioris et operis sensus formalis, hoc est communis, attende dispositionem
unius gutUe cadentis de pluvia et videbis rectam lineam, et attende dispo-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQTJE. 207
« pas possible au sens extérieur... (1) » En résumé, le
sens commun reçoit les formes qui lui sont transmises
parle sens externe ; les ayant reçues, il les conserve ;
postérieurement il apprécie la ressemblance, la dis-
semblance de toutes les empreintes par lui conservées;
finalement il recueille de cette comparaison les notions
générales de retendue circulaire, de la grandeur, du
mouvement, du repos, du nombre, etc., etc. Voilà bien
des opérations attribuées au sens interne. Évidemment
il y a confusion. Les analyses psychologiques d'Aristote
sont parvenues à Jean de La Rochelle avec des surchar-
ges d'observations physiologiques. Sans ces éclaircis-
sements il les eût peut-être facilement comprises ; ils
n'ont servi qu'à les lui rendre obscures. L'influence des
médecins arabes se fait sentir dans tout le passage cité.
Elle est bien plus manifeste encore dans la phrase sui-
vante : Sensus communis est vis ordinaia, nata in
pura concavitate cerebriii). Aristote n'est en rien res-
ponsable de telles inventions ; elles sont d'Avicenne ou
plutôt de Galien. Mais c'en est assez sur le sens in-
terne ; sortons de la concavité cérébrale où, dit-on, il
réside, et suivons Jean de La Rochelle dans les autres
régions de l'entendement.
sitionem alicujus recti cujus summitas moveatur in circuitum el videbitur
circulus. Impossibile aulem est ut appréhendas lineas aut circulum, nisi
illam rem sœpius inspexeris. Impossibile autem est ut sensus exterior videat
eam bis, sed videt eam ubi est. Cum autem rlescribitur in sensu communi
et removetur, antequam deleatur forma quœ descripta est in sensu communi
apprehendit eam sensus interior illuc ubi est; apprebendit eam etiam sen-
sus communis quia esset illuc ubi fuit, et quia esset ubi. est, et ita videt
exlensioncm circularem aut rectam. Hoc aulem impossibile est fieri sensu
exteriori ; sed sensus communis formalis apprehendit illa duo, quamvis
destructa sit illa res. Hac ratione ergo dieitur sensus formalis, secundum
Avicennam, Aliis vero placct ut sensus communis formalis dicatur ralione
su£D propriae apprehensioni*. quae est scnsiliuea communium, quse sunt
magnitudo, motus, quies, numerus et caetera.
(1) Ibid.
208 HISTOIRE
Le sens interne est reconnu capable de produire
quelques notions simples, comme celles de la ligne
droite, de l'étendue circulaire ; mais il n'a pas encore
été question de la notion pure, dégagée de toutes les
conditions de la matière, à laquelle appartient propre-
ment le nom de notion abstraite. Cette notion, qui nous
la donne ? Ce n'est pas le sens interne ou formel, en
qui se résument et s'achèvent toutes les opérations de
la sensibilité. Nous la devons à une autre énergie de
plus noble nature, qu'on appelle l'intelligence. Avant
de décrire les fonctions particulières de cette énergie,
notre docteur se demande où elle siège, et, ayant dit
qu'on ne saurait la placer dans le cerveau, domaine du
sens interne, ni dans aucune partie du corps, il déclare
qu'elle est tout entière dans le corps tout entier, in toto
corpore tota, hoc estperfecta (1). C'est une conclu-
sion dont les termes sont au moins bizarres. Il s'agit
ensuite de définir l'objet de l'énergie intellective. Cet
(1) Folio 52, recto, col. 2. « De organo virtutis intellecilvœ. Quœreret
ergo aliquis in principio de organo virtutis intellectivae, seu in qua parte
operetur et sit. Si enim in nulla parte corporis operetur, non verum esset es-
se incorpore. Si vero operetur in aliqua parte corporis, erit habens aliquam
parlem ut organum in corpore. Contra. Omnis virtus operans per organum
operatur secundum proprietatem organi et possibilitatem tantum, ut visiva
virtus quœ operatur per occultum organum et operatur secundum proprie-
tatem et possibilitatem tantum, verum non judicat de sapore et sono, sed
de colore, quod color pertinet ad naturam organi visus tantum .. Nulla ergo
virtus operans et cognoscens per organum corporale est cognosciva,hisi tan-
tum corporalium. Si ego virtus intellectiva intelligeret per organum corpo-
rale, intelligeret tantum corporalia et non spirilualia. Prœterea opéra vir-
tutis intellectiva; est semper per abstractionem a molu et mobilibus condi-
tionibus ; sed omnis operalio est secundum naturam virtutis a qua cgredi
tur ; ergo virtus intellectiva est abstracta a motu ; non ergo habet organum
corporale, vel mobile, in corpore assignatum... » Suivent d'autres preuves,
toutes concordantes. Voici enfin la conclusion de ce cliapitre : « Dicendum
ergo quod virtus intellectiva non est in corpore, eo quod determinaret sibi
partem corporis, quum nullius partis corporis est actus seu perl'ectio, quem-
admodum visiva virtus oculi et auditiva auris et caetera, sed est in toto
corpore tota, hoc est perfecta, quemadmodum patel ex preedictis. »
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 209
objet est, dit-on, purement intelligible. Oui, sans doute,
mais entre les objets intelligibles il est nécessaire d'éta-
blir une distinction. D'une part, en effet, il y a ceux qui
sont tels par leur propre nature, comme Dieu, les
anges, l'âme humaine , ainsi que les facultés, les
énergies, les sciences dont cette âme est le sujet (1),
et, d'autre part, il y a les intelligibles nullement natu-
rels, purement conceptuels, qui sont créés par le mo-
yen de l'abstraction. Sur ceux-ci voici comment notre
docteur s'explique : « Les formes qui sont abstraites
« par la réflexion sont les formes au moyen desquelles
« on connaît les choses corporelles et ce qui a ces
« choses pour fondement. En effet l'intelligence étant
« supérieure par sa nature aux choses corporelles, elle
« a cette merveilleuse faculté de dégager les formes de
« ces choses et de s'en saisir. Elle les dégage d'abord
« des sens, ensuite de l'imagination, enfin de toutes
« les conditions du mouvement; ce qui donne la figure,
« la situation, etc., etc. Ainsi, étant mises de côté
« toutes les conditions de la matière et de l'existence
« individuelle, elle les reçoit abstraites, universelle-
ce ment communes, immuables, comme le sont le genre,
« l'espèce, la différence, le propre, l'accident. Cepen-
« dant cette abstraction ne s'opère pas réellement ;
« elle est simplement conceptuelle. Voici quelle est,
« suivant Avicenne, l'échelle de l'abstraction. Le sens
« extérieur, la vue, par exemple, ne reçoit pas la for-
ce me vraie du corps mobile ; il reçoit l'image de cette
(1) Il faut remarquer ici cette assimilation des facultés et des sciences à
des choses. Des logiciens plus déliés, les scotistes, définiront la chose, res,
ce qui existe en soi-même, dans la nature, hors de ses causes, tandis qu'ils
donneront simplement le nom de réalités, realitates, à leurs êtres réels
n'existant pas en eux-mêmes, mais existant au sein de leurs sujets, comme
rinlellect et la volonté. Voir Philippe Faber, Tract, de formalitatibus , e. i.
T. 1 14
210 HISTOIRE
« forme, ou une autre forme qui lui ressemble ; et
<( pourtant il ne la saisit qu'en présence du corps mo-
« bile ou de la forme qui subsiste en ce corps ; mais le
« sens interne, qu'on appelle aussi l'imagination, a une
« puissance d'abstraction bien plus grande, puisqu'il
« considère la forme même en l'absence delà matière...
« Le jugement franchit encore un peu ce degré de
« l'abstraction... Enfin l'énergie intellective saisit la
« forme corporelle, la dégage de la matière, de toutes
<( les circonstances matérielles, de la particularité
« même, et la contemple pure, simple, universelle...
« Voici donc en quoi diffèrent les degrés de l'abstrac-
<( tion quant à la forme des corps. Au premier degré
« l'opérateur est le sens, au second l'imagination,
« au troisième le jugement, au quatrième l'intelli-
gence... (1). » Il manque dans ce fragment une bonne
(1) Folio 32, verso, col. 1 : « Formœ quœ surit per considerationem abs-
tractœ, sunt formœ quibus cognoscuntur corporalia et ea quœ in corporibus
fundantur. Cum enim natura intellectus superior sit rébus corporalibus, et
potestatem babet super corporeas formas miro modo, et abstrabendi eas vel
apprebendendi ; abstrabit enim eas primo a sensibus, prœterea ab imagina-
tione et condilionibus mobilibus omnibus, ut figura, situs et bujusmodi, et,
sic expoliatis omnibus conditionibus matériau et singularis subsistcntiœ; acci-
pit eas abslractas etuniversales communes, immutabiles, ut gênera, species,
differentias, propria, accidcntia. Abstractio autem ista fit non actione, sed
consideraiione. Ordinem autem abstractionis formœ corporalis, secundum
Avicennam, est dividere boc modo : sensus enim exterior, ut visus, non
suscipit formam quœ est in motu, sed similitudinem, vel ei similem; tamen
non comprcbendit eam nisi prœsente motu, vel forma existente in motu ;
sensus vero interior, vel imaginatio, abstrahit formam majore abstractione,
quia comprehendit formam etiam absente materia; videlicet cum imaginatio
non dénudât ipsam formam ab accidentibus materiœ, ut figura, situs et
bujusmodi, sub quibus comprehendit eam. vEslimatio autem parum trans-
cendit illum ordinem abstractionis ; apprcbendit enim formas quœ sunt in-
tenliones sensilium. non secundum se similitudinem habentes cum formis
mobilibus, ut bonilas, malilin, conveniens et inconveniens ; sed tamen non
apprehendil œstimatio hanc formam expoliatam ab omnibus accidentibus
materiœ, co quod particulariler apprcbendit eam et secundum naluram
propriam, et per comparationem ad formam sen.silein iinaginativain, sicut
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 211
définition de la puissance intellective ; mais on y trouve
du moins, très clairemnt résumée, la doctrine de Jean
de La Rochelle sur les opérations de l'âme. Toute
opération de Pâme a pour fin la génération d'une
forme. Comme elle opère par voie d'abstraction, on dit
qu'elle reçoit et non pas qu'elle perçoit une forme.
Mais il n'importe ; quand l'âme reçoit, elle perçoit,
puisqu'aucune réception ne peut avoir lieu sans un
acte de l'âme. Ce qui doit avoir des conséquences
beaucoup plus graves, c'est la thèse des formes. Re-
marquons l'ordre suivant lequel se succèdent les
opérations de l'âme mise en rapport avec l'objet ex-
terne, et suivant lequel les formes viennent des for-
mes. Au premier degré de la sensation est la forme
sentie ; au deuxième, la forme imaginée ; au troisième
la forme jugée ; au quatrième, la forme intellectualisée.
On ne faisait que soupçonner, au XIIe siècle, cette doc-
trine psychologique ; enseignée, durant tout le XIIIe,
au nom d'Aristote, et d'ailleurs placée sous la pro-
tection du docteur le plus considérable de l'Église
latine, saint Augustin, elle ne peut manquer de faire
fortune, c'est-à-dire de troubler beaucoup d'esprits.
Jean de La Rochelle ne s'est prononcé, dans son
traité De l'âme, ni sur l'universel avant les choses, ni
sur l'universel au sein des choses. Il a simplement ex-
posé son opinion touchant l'universel après les choses;
palet ex prfedictis. Virlus vero inlellectivaapprebendit formam corporalem
et dénudât a motu et ab omnibus circumstantiis materise, et ab ipsa
singularilate, et sic apprehendit ipsam nudam et simplicem et universa-
lem, sicut cum apprehenditur homo qui prœdicatur de pluribus ut una
commnnis notura, et séquestrai cam intclleetus ab omni qualitatc et quan-
titate, situ, ubi et singularilate. Nisi enim sic consideratione denudarelur,
non posset intelligi ut communis quaa diceretur de omnibus. Ha?c ergo est
differentia in ordinc abstractionis formse corporis : primo in sensu, secundo
in imaginatione, lertio in œstimatione, quarto in intellcclu. »
212 HISTOIRE
ce qui ne permet de faire aucune conjecture sur ses
opinions en ce qui regarde les autres modes de l'uni-
versel. Il est bien vrai que les réalistes et les nomina-
listes rigides ne sont même pas d'accord sur la natu-
re de l'univers conceptuel. Ceux-ci le définissent une
simple notion du sujet pensant ; ceux-là prétendent que
c'est une forme objective, une entité créée par l'abs-
traction pour être conservée dans le trésor de la mé-
moire,une image permanente qui doit tenir lieu de l'ob-
jet absent pour toutes les opérations ultérieures des
facultés intellectuelles. C'est bien là ce que pense Jean
de La Rochelle. Cependant on ne saurait en conclure
qu'il eût admis toute la série des Actions réalistes.
Albert-le-Grand, saint Thomas et les autres philoso-
phes de leur parti s'exprimeront sur les universaux
mite rem et %>ost rem en des termes qui seront à peu
près ceux de Duns-Scot, et pourtant ils ne voudront
pas être comptés parmi les réalistes, ou, du moins, ils
seront si persistants à répudier les erreurs les plus
chères à Pécole réaliste qu'on ne pourra les ranger
dans cette école sans tenir compte de leurs grandes
réserves. Jean de La Rochelle nous apprend donc,
dans son traité De Verne qu'il est avec saint Thomas
contre Guillaume d'Ockam, mais il nous laisse ignorer
s'il est avec Duns-Scot contre saint Thomas.
Ce qu'il s'abstient de nous dire n'est pas, il est vrai,
ce qu'il nous importait le plus de savoir. Nous aurions
entrepris avec moins d'ardeur la lecture difficile du
manuscrit de Saint- Victor, si nous n'avions pas eu
l'espoir d'y trouver autre chose qu'une profession de
foi plus ou moins réaliste. Un franciscain, auditeur
d'Alexandre de Halès, n'aurait pas été nominaliste
impunément ; son hétérodoxie aurait marqué dans
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 213
l'histoire de son ordre. Mais ce manuscrit de Jean de
La Rochelle, mentionné par quelques bibliographes,
laissé décote par tous les historiens do la philosophie,
avait pour titre De anima. Voilà ce qui nous le recom-
mandait particulièrement. Or, après en avoir déchiffré
quelques feuillets, nous y avons dès l'abord rencontré
un très grand nombre de propositions vraiment philoso-
phiques, librement péripatéticiennes, qui nous entraî-
naient bien au-delà de la voie fréquentée par Guillaume
d'Auvergne. Aussitôt après s'être offerte à nous une
description des facultés de l'âme, qui nous initiait à
cette théorie des espèces dont l'importance nous avait
été signalée par les véhémentes censures d'Antoine
Arnauldet du docteur Reid. Cela ne pouvait qu'ajouter
à notre curiosité déjà fort excitée. Nous avons alors
curieusement interrogé tous les chapitres de l'ouvrage,
et, s'ils ne nous ont pas présenté beaucoup d'opinions
originales, du moins y avons-nous trouvé les princi-
paux articles de la doctrine que vont exposer avec
plus d'abondance Albert-le-Grand et saint Thomas. A
ce titre, le manuscrit de Saint- Victor méritait bien d'être
exhumé de la tombe poudreuse où M. Daunou l'avait
si dédaigneusement laissé dormir.
CHAPITRE XL
Albert le Grand. Sa logique.
Les mystiques continuent à signaler les périls de la
foi. Dans l'Église officielle, les esprits sont partagés
entre les savants et leurs détracteurs. L'intervention du
pape Grégoire IX en faveur des études profanes n'a
pas satisfait tout le monde. Il y a des évêques qui n'hé-
sitent pas à dire : Quand ces études n'auraient pas
d'autre inconvénient que de rendre notre gouverne-
ment plus difficile, il ne fallait pas les encourager. Les
alarmes des chanceliers sont plus grandes et leurs
plaintes plus vives. Particulièrement chargés de sur-
veiller les écoles et de réprimer les écarts de la philo-
sophie, les chanceliers ne cessent d'avertir, de mena-
cer. Écoutons le célèbre chancelier de Paris, Eudes de
Chateauroux. Ayant cité le verset de Job : Numquid
adprœceptum meum elevabitur aquila? il le com-
mente en ces [termes dans un sermon : « Hélas ! oui,
« les aigles de notre temps se sont élevés contre le pré-
« cepte du Seigneur. Que faut-il entendre par ces
« aigles, sinon ces hommes lettrés qui, doués d'une in-
« telligence vive et subtile, pénètrent jusqu'aux pro-
« fondeurs du tabernacle, je veux dire aux plus hautes
« régions du ciel. Ne sachant pas s'imposer la mesure
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 215
« de la prudence, ils en savent plus qu'il n'en faut sa-
« voir, et puis, élevant leurs yeux vers les trésors de
« la sagesse, qu'il ne leur est pas donné de posséder,
« ils s'évanouissent dans leurs vaines pensées. Révol-
« tés contre le précepte du Seigneur, ils franchissent
« les limites fixées ; s'élevant contre la science du Sei-
« gneur, ils s'efforcent d'apprécier selon des raisons
« humaines, naturelles, ce qui dépasse l'intelligence de
« l'homme, et, tandis qu'ils croient, montés vers le
« ciel, avoir appris les choses d'en haut, ils sont
« descendus jusqu'aux abimes de l'erreur pour s'être
« écartés de la foi des humbles (1)». Mais ces décla-
mations tant de fois entendues produisent maintenant
peu d'effet ; si vives que soient les alarmes de quelques
évêques et de quelques chanceliers, le goût de la
science se propage un peu partout, particulièrement
dans les ordres nouveaux. Une des causes principales
du progrès de la science sera même la rivalité de ces
ordres. Les franciscains ayant pris les devants avec
Alexandre de Halès et Jean de La Rochelle, les domi-
nicains, jaloux de leurs succès, vont s'efforcer de les
atteindre. Ils les atteindront et les dépasseront aussi-
tôt qu'ils auront eu la bonne fortune de recruter un
confrère tel qu'Albert-le-Grand.
Albert, né en 1193, à Lavingen, en Souabe, de l'an-
tique famille des comtes de Bollstœdt, fit ses premières
études dans le château de ses pères, où il apprit les
éléments de la grammaire, de la rhétorique et des
sciences. Mais cet enseignement superficiel ne pouvait
contenter un esprit si curieux d'aller au fond de tous les
mystères. Suivant quelques biographes, Albert vint
(1) Sermo Odonis, episc. Tuscul.., dans le numéro 16/471 de la Biblioth,
nation., fol. 91, verso.
216 HISTOIRE
terminer à Paris le cours de ses études bien ou mal
commencées ; cela n'est pas néanmoins assez prouvé.
S'il fut alors conduit à Paris, il n'y séjourna guère.
L'honneur d'avoir formé ce glorieux maître est attribué
communément à l'école de Padoue. Il était, dit-on, à
Padoue, lorsquil fut rencontré par Jordan le Saxon,
général de l'ordre des Prêcheurs. A une grande élo-
quence Jordan joignait une rare énergie ; il enlevait
la multitude par ses discours ; il dominait bientôt par
l'autorité de ses conseils les jeunes gens qu'il for-
mait le dessein d'associer à son entreprise. Albert,
alors âgé de vingt-huit ans, se faisait déjà remar-
quer par la variété, par l'étendue de ses connaissan-
ces. Jordan ne négligea rien pour l'attirer et le capti-
ver. Il y réussit et l'héritier des comtes de Bollstœdt
quitta l'épée pour prendre l'habit des religieux de Saint-
Dominique.
C'est là, du moins, ce que rapportent les historiens.
Suivant Roger Bacon, Albert serait entré dans l'ordre
beaucoup plus jeune, puerulus, ses supérieurs l'au-
raient appliqué dès son enfance à l'étude de la théolo-
gie, et il aurait ensuite appris la philosophie sans aucun
maître, dans les livres(l). Roger Bacon n'est pas ordi-
nairement un narrateur Adèle ; ses témoignages doi-
vent toujours être contrôlés. On peut néanmoins le
croire quand il dit que, parmi les religieux de son
ordre, Albert étudia le premier et le premier enseigna
la philosophie. Dès qu'il fut jugé capable d'instruire les
autres, c'est à Cologne qu'il fut d'abord envoyé. Il y
eut un grand succès. Quel profit il avait, disait-on, re-
tiré de ses lectures et de ses voyages ! Combien le
(i) Em. Charles, Roger Bacon, p. 354.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 217
cercle étroit des études conventuelles allait, avec lui,
s'agrandir ! Le couvent de Paris ayant manifesté le dé-
sir de posséder un tel maître, Albert lui fut envoyé, les
uns disent en 1245, les autres en 1248. Il y fut chargé
d'exposer les Sentences aux jeunes religieux de son
ordre. Mais les plus vieux eux-mêmes étaient avides
de l'entendre, tant sa méthode était originale, tant il
savait de choses jusqu'alors ignorées. Il s'en rencon-
trait plus d'un à qui ce prodigieux savoir inspirait un
étrange soupçon : puisque Dieu n'avait encore révélé
tant de secrets à aucune de ses créatures, était-il bien
certain que le frère Albert n'eût pas reçu les confi-
dences du malin esprit ? Ce soupçon donna cours à
diverses fables, qui sont devenues des légendes popu-
laires. Pour nous en tenir aux témoignages de l'his-
toire, ils nous apprennent que de tous côtés on ac-
courait à ses leçons, que tous les nouveaux docteurs
voulaient enseigner suivant sa méthode et propager
sa doctrine ; enfin, que personne n'avait encore, de-
puis l'ouverture des écoles, obtenu tant d'applaudis-
sements. On avait dit de Jordan le Saxon : « N'allez
« pas aux sermons de frère Jordan ; c'est une cour-
ce tisane qui prend les hommes. » La parole d'Albert
avait le même charme, la même séduction ; mais,
ainsi que les premiers missionnaires de son ordre, il
ne travaillait pas à relever les consciences courbées
par le doute, à gagner des hérétiques ou des barbares
à la cause de l'Évangile; son génie à la fois inquiet
et enthousiaste le portait à faire une autre propa-
gande. Il ne prêchait pas, il enseignait ; il appelait
les intelligences à l'étude de la philosophie, et,
croyant sans doute servir efficacement les intérêts de
la foi, il exerçait, il fortifiait contre elle son éternelle
ennemie, la raison.
218 HISTOIRE
Après avoir, pendant trois années, occupé la chaire
principale du couvent de Saint-Jacques, Albert fut rap-
pelé chez ses frères de Cologne. Parmi les maîtres de
son ordre, aucun ne lui disputait plus le premier
rang. Guillaume de Hollande, qui venait d'être couron-
né roi des Romains, voulut, en passant par Cologne,
être conduit devant un homme dont toutes les voix pro-
clamaient le mérite extraordinaire. La réception qui lui
fut faite par notre docteur lui prouva, dit-on, qu'il n'a-
vait pas été trompé parlesrécits de la renommée. Elevé
parla diète Worms aux fonctions de provincial d'Alle-
magne, Albert alla visiter les couvents de sa juridiction.
Dans ces couvents étaient enfouis des manuscrits an-
ciens, négligés par l'ignorance, proscrits comme pro-
fanes par le faux zèle. Albert se faisait conduire par-
tout où quelque religieux lui signalait un de ces monu-
ments de l'antique sagesse, gourmandait l'ignorance
et le fanatisme, et, dégageant avec respect les précieux
volumes de la poussière qui les couvrait, les copiait ou
les faisait copier par les compagnons de son voyage.
Il fît ensuite une excursion en Pologne, allant y prê-
cher de nouveau l'Évangile tombé dans l'oubli. Cette
mission achevée, le pape Alexandre IV lui donna l'or-
dre de venir en Italie, réclamant son avis sur une
question qui passionnait alors beaucoup d'esprits.
De graves dissentiments s'étaient élevés entre les
régents de l'université de Paris. Les séculiers, trop
jaloux des succès obtenus par les réguliers, portaient
d'ailleurs contre eux de justes plaintes. En instituant
l'université, les papes l'avaient soumise à des lois que
les réguliers affectaient de violer, alléguant leurs pro-
pres privilèges. Ils se faisaient surtout un point d'hon-
neur de ne pas reconnaître l'autorité des chefs élus, de
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 219
ne jamais entendre leurs remontrances, de n'obéir
jamais à leurs mandements. C'est pourquoi ceux-ci,
résolus à châtier cette révolte, avait mis en interdit les
chaires des réguliers. De là procès en cour de Rome.
Albert plaida la cause de ses confrères, la gagna, et
fut nommé, ce procès terminé, maître du palais. Le
pape espérait, en lui donnant un si noble emploi, l'atta-
cher pour toujours à sa personne ; mais cet espoir fut
trompé. Au milieu des splendeurs de la cour romaine,
le maître du palais eut trop souvent l'occasion de regret-
ter son humble cellule. Il n'était pas de ceux qui ont le
goût des affaires ; il était, au contraire, de ceux qu'elles
importunent, et, l'accablant chaque jour .de nouveaux
soucis, elles le rendaient chaque jour plus impatient
d'aller retrouver ses livres, reprendre le cours de ses
études et de son enseignement. Ayant rencontré dans
un de ses anciens auditeurs, le jeune Thomas d'Aquin,
un homme capable de représenter dignement à Rome
la cause de son ordre, il prit congé du pape, déposa les
insignes de la maîtrise et revint occuper sa chaire à la
maison de Cologne.
Il ne lui fut pas permis d'y demeurer longtemps.
L'année suivante, Alexandre IV l'envoya gouverner
l'église de Ratisbonne. Il résista d'abord et fut vive-
ment encouragé clans cette résistance par son général,
Humbert de Romans. Celui-ci lui écrivait : « On dit que
« vous allez accepter le gouvernement d'un évêché.
« Quand on pourrait le croire du côté de la cour, quel
« serait celui qui, vous connaissant, se laisserait per-
« suader qu'à la fin de votre vie vous voulussiez met-
« tre cette tache à votre gloire et à celle de l'ordre,
« que vous avez tellement augmentée ? Songez-y, mon
« cher frère, qui, non-seulement des nôtres, mais de
220 HISTOIRE
« toutes les religions pauvres», résistera désormais à
« la tentation de passer aux dignités, si vous y succom-
« bez? Votre exemple ne servira-t-il pas d'excuse?»
Venant du successeur de Jordan le Saxon, ces conseils
étaient un ordre . Albert n'avait pas d'autre dessein
que d'obéir à son général. Il connaissait, d'une part,
toutes les obligations de la vie religieuse ; il avait ap-
pris, d'autre part, que la grandeur marche toujours
accompagnée par des ennuis sans nombre ; jamais il
n'avait recherché, jamais il n'avait aimé que la soli-
tude et la liberté. Cependant, de son côté, le pape com-
mandait aussi, et il fallait se soumettre au pape ou
causer un grand scandale dans l'Église. Albert ne
refusa pas l'évêché de Ratisbonne ; mais après
l'avoir occupé trois ans, il crut avoir assez témoigné sa
déférence pour le saint-siège, et résigna ses pouvoirs
entre les mains d'Urbain IV. On le vit alors revenir à
Cologne, rentrer dans sa cellule, courber de nouveau
sur les livres d'Aristote sa tête blanchie par les années,
et de nouveau convier la jeunesse à venir l'entendre.
Il mourut le 25 novembre de l'année 1280, à l'âge de
quatre-vingt-sept ans.
Nous aurions voulu raconter en des termes moins
brefs la vie si bien employée du célèbre fondateur de
Técole dominicaine. Dégagée de toutes les Actions de
la légende, cette biographie eût encore été pleine d'in-
térêt. Mais nous avons tant à dire sur les livres d'Albert,
sur son enseignement, sur sa doctrine, que nous avons
dû nous résigner à rapporter sommairement ce qu'on
peut lire ailleurs. L'énumération des ouvrages laissés
par Albert-le-Grand ou publiés sous son nom, en vingt-
et-un volumes in-folio, n'occupe pas moins de douze
pages dans l'histoire des écrivains de son ordre (1).
(1) Quétif ot Echard, Script, ord. Prrrdic. t. I, p. 171 et seq.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 221
Nous ne saurions ici la reproduire. Les contemporains
d'Albert l'ont nommé le Docteur universel, et à bon
droit ; de tous les problèmes qui, de son temps, appar-
tenaient au domaine de la science, il n'en est pas un
qu'il n'ait abordé. Il a mérité qu'un de ses auditeurs,
Ulric de Strasbourg, dit de lui : Vir in Omni scientia
adeo divinus, utnostri temporis stupor et miraculurn
congrue vocari 2J0Ssit (1). Entre ces travaux si divers,
entre ces traités si nombreux sur toutes les ques-
tions scolastiques, il existe un lien, une direction
commune; ce qu'on appelle, de nos jours, une syn-
thèse (2). Nous la rechercherons ; mais auparavant
nous consacrerons tous nos soins à présenter une
analyse fidèle des livres d'Albert qui contiennent sa
philosophie. Voici la liste de ces livres, qui sont,
pour la plupart, des commentaires publiés séparé-
ment, ou insérés dans le recueil de ses Œuvres :
De Prœdicabilibus et Prœdicamentis ; In Logicam;
Super sex Principia Gilberti Porretani ; In librum
Perihermenias ; Elencliorumlibri II ; De arie intelli-
gendi ; De modo opponendi et respondendi ; De prin-
cipiis motus; De Physico auditu ; De Generatione et
corruptione; De luventute et Senectute ; De Spiritu et
respiratione ; De Morte et Vita ; De nutrimento et nu-
tribili ; De Gœlo et Mundo ; De natura locorum ; De
caasis proprietatum elementorum ; De passionibus
aeris; De principiis motus progressai ; Libri Meteoro-
runi ; De mineraUbus ; De animalïbus; De Anima; De
natura et immortatitate animœ ; De conditione creatu-
rœ rationalis ;De Somno et Vigilia ; De Sensu et Se?i-
sato; De Memoriaet lïeminiscentia ; De unitate Intel-
(1) A. Jourdain, Becherches , p. 333.
{2} M. Roussulol, Etudes sur la Pliil. dans le moyen-âge, t. H, p. 183.
222 HISTOIRE
lectus contra Averrhoem; De Tntellectu et intelligibi ;
Metaphysicœ libri X ; De causis etprocessu universita-
tis ; Libri Ethicorum ; Politicorum libri ; Summa
de creaturis. Ce sont là les œuvres philosophiques
d'Albert- le-Grand,
On soupçonne déjà ce que contiennent les volumes
auxquels se rapportent ces titres. C'est Aristote tout
entier qu'Albert possède et qu'il vient lire, interpréter
devant ses auditeurs. Tel est même son goût, telle est
sa passion pour le philosophe de Stagire, qu'on l'ap-
pellera le « Singe ci' Aristote, » qu'on l'accusera d'avoir
introduit ce payen jusque dans le sanctuaire du Christ,
et de lui avoir attribué le siège principal au milieu du
temple. Voici ce que Jacques Thomasius dit à ce sujet:
Neque contemnendum quod Danœus observavit, Al-
bertum Magnum fuisse qui philo sophiam profanam,
Aristoleticam puta, jam pridem in limen sanctœ théo-
logies a superioribus introductam, in adyta ipsa sa-
crarii Christi intromiserit,illique in ipso templo prin-
cipalem sedem collocaverit (1). C'est un réquisitoire
passionné ; il ne faut pas en accepter tous les termes.
Les droits de la raison étaient méconnus ; au nom de
la raison, Albert a protesté contre l'aveuglement de
l'ignorance. Est-ce là son crime? A notre avis, c'est là
(1) Jac. Thomasius, De doclor. scolast. disert, hist.; Lipsiœ s. d. (1676),
in-4°. Tennemann cite le passage suivant de la Chronique de Langius, ad
ann. 12S8 : « Ob ampliludincm omnifaviœ doctrinœ Magnus dictus fuil, in
omni philosophia peripaletica peritissimus. Hinc et a plerisque Simia Aris-
lotelis appellatus est, qui, nimium vino ssecularis scienlia? ebriatus,sapien-
tiarn humanam, ne dicam philosophiam profanam, divinis litteris copulare
ausus est, quique dialcclicam contenliosam, spinosam et garrulam sacratis-
simœ et purissinue non limuit penniseere theologia1, novum et philosopln-
cum modum sacras docendi et explanendi litteras suis tradens sequacibus,
Iheologislarum sectse, quse ab eo Albertistarum dicitur, dux cl moiiaiclia
excellons. » Tennemann, Geschiclile der Phil., t- VIII, p. 488.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 223
sa gloire. On nous signale quelques pages véhémentes
dans lesquelles M. Bûchez déplore les effets de cette
propagande rationaliste, qui, dit-il, vint, au XIIP siècle,
altérer le dogme en prétendant l'expliquer (2). Mais,
puisqu'au sentiment de M. Bûchez ce fut une si mons-
trueuse alliance que celle de la philosophie grecque et
de la théologie chrétienne, il aurait dû, ce nous sem-
ble, remonter le cours des âges, et, avec Georges
Rosenmùller, dénoncer la plupart des Pères comme
ayant déjà perverti le dogme chrétien par des mélan-
ges profanes. Où cette critique a-t-elle conduit
Georges Rosenmiiller ? Où pouvait-elle conduire M.
Bûchez ? A professer que la théologie et la philosophie
sont incompatibles. Or, n'est-ce pas, en d'autres ter-
mes, mettre la religion hors du sens commun ?
Il y a, dans toute théologie, comme nous l'avons
déjà dit, deux choses qu'il faut distinguer. Pour parler
ici la langue d'Aristote et de nos scolastiques, ces
deux choses sont le sujet et l'accident. Le sujet delà
théologie est, il faut bien le reconnaître, le sujet de
la philosophie ; c'est un domaine commun. Quand donc
il arrive que, sur ce domaine, les raisonnements des
philosophes ébranlent, déconsidèrent les conclusions
des théologiens, cela, sans doute, est fâcheux pour les
gens dont l'intérêt est de perpétuer l'ignorance ou
l'erreur ; mais la cause de ces gens n'est pas, à
notre avis, très-respectable. L'accident, en théologie,
c'est le détail des symboles consacrés. Les religions,
les moindres sectes ont, à cet égard, des préférences
opiniâtres, et c'est par cela surtout qu'elles diffèrent.
Notre opinion est que la philosophie n'a pas à s'in-
(2) M. Rousselol, Etudes sur la Phil-, t. H, p. 119. — M. Bûchez, Euro-
péen, n° 9.
224 HISTOIRE
quiéter de ces divers symboles ; en travaillant à jus-
tifier les uns ou les autres, elle ne peut que se créer
de grands embarras. Mais que reproche-t-on si dure-
ment à notre docteur ? A-t-il, suivant l'exemple pé-
rilleux de Bérenger ou de Gilbert de La Porrée, dis-
serté sur les mystères en des termes nouveaux pour
des oreilles catholiques ? Il a beaucoup écrit, et avec
assez de liberté ; qu'on signale donc, clans l'immense
recueil de ses œuvres, un seul passage suspect d'hé-
térodoxie ! On n'en signale aucun. Peut-être a-t-il osé
prétendre que, sur les questions communes, c'est à la
philosophie qu'il faut s'en rapporter, quand la théo-
logie refuse de souscrire à ses décisions ? On sait
déjà que nous ne voudrions pas blâmer cette audace.
Mais Albert a toujours été de son siècle et de sa
robe, et jamais sa raison n'a troublé sa foi : « Quand
« il s'agit des choses divines, la foi, dit-il, vient avant
« l'intelligence, les autorités avant les raisonne-
« ments (i). » Et, dans toutes les affaires litigieuses,
il proteste hautement que les livres sacrés priment
tous les autres, que la tradition est son unique règle.
A-t-il même confondu, comme nous venons de le
faire, les deux sciences que M. Bûchez se montre si
curieux de distinguer ? Loin de là. Cette distinction,
dont on se fait un argument pour le censurer, Al-
bert y a cent fois adhéré dans les termes les plus
favorables aux prétentions de l'école théologique.
Si la philosophie, dit-il, est la voie de la science, la
théologie est la voix de l'amour. Connaître Dieu
comme l'ont connu les philosophes, c'est, il est vrai,
s'élever au moyen de l'abstraction à la thèse d'une
(1) In lib. I Sentent., dist. h, art. 10 ; dist. in., ait. 3.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 225
cause première ; mais on n'apprend qu'en théologie
quelles sont les perfections de Dieu, quelles sont ses
ordonnances, comment il aime et comment il veut
être aimé, comment sa miséricorde égale sa justice,
comment il faut vivre pour lui rendre hommage et
mériter le salut promis aux justes (1). Est-ce là le
langage d'un homme qui s'est laissé mettre en servi-
tude par la logique, et qu'elle a conduit aux lieux
les plus vénérables du sanctuaire en lui commandant
de les profaner? Non assurément. Tout ce qu'on doit
dire à ce sujet, c'est qu'Albert, soupçonnant l'affinité
du mysticisme et du scepticisme, s'est efforcé de
prouver que la raison peut elle-même comprendre
certaines vérités auxquelles la religion ordonne de
croire. L'accusation est, on le voit, bien plus grosse
que le délit.
Mais que cela suffise. Nous devons laisser de côté
les gloses d'Albert sur l'Écriture et porter toute
notre attention sur celles qui ont pour objet les
monuments de la philosophie profane. Ici, nous le
reconnaissons, il suit pas à pas Aristote, en observant
sa méthode avec la plus respectueuse fidélité. Parmi
tous les philosophes qu'il a pu connaître, c'est, dit-il,
le premier. Il ajoute que la Providence elle-même a
formé cet astre pour éclairer le monde (2). Mais la
doctrine d'Albert est moins fidèlement péripatéticienne
que l'est sa méthode. Quelle est donc sa doctrine?
Déclarons-le par avance, c'est, pour la logique et pour
la physique, la doctrine d' Aristote tempérée par celle
de Platon ; pour la métaphysique ou, en d'autres
termes, pour la théologie naturelle, c'est la doctrine de
fi) In primum Sentent., dist. i, art. 4.
(2) Alb. Magn. In librum prim. Posteriorum, tract. \» cap. i.
T. 1. 15
226 HISTOIRE
Platon tempérée par celle d'Aristote. On peut dire des
philosophes du XIIIe siècle qu'ils ont été, pour la
plupart, éclectiques, et l'ont été sans le savoir. Re-
chercher la vérité sans préoccupation de parti,
reconnaître Terreur où elle se trouve, constater la
différence des doctrines, et faire ensuite, avec plus
ou moins de succès, un grand effort pour associer les
vérités éparses, en les dégageant des erreurs qui les
accompagnent, Voilà l'éclectisme éclairé. Or, ce n'est
pas ainsi que procèdent Albert-le-Grand et ses con-
temporains. Ignorant l'histoire et la fortune des
anciens systèmes, ils se persuadent volontiers qu'A-
ristote et Platon se sont pris de querelle sur des
détails plus ou moins frivoles, mais que, sur les
grands problèmes, ils étaient d'accord. L'anarchie
des écoles grecques, l'antagonisme constant des doc-
trines étant des faits qui leur sont mal connus, ils
supposent qn'an-dessus -de toutes les sectes, au-
dessus de tous les paradoxes individuels, il existait,
chez les Grecs, une philosophie constitutionnelle, si
l'on peut ainsi parler, une doctrine invariable dans ses
données fondamentales, établie sur des prémisses
consacrées par une longue tradition, et tout leur
labeur tend à rechercher cette doctrine, cette philo-
sophie. Voilà comment ils partent d'une hypothèse
éclectique. Mais où les mène-t-elle ? A dire beaucoup
de faussetés, qu'on appellerait des tromperies si l'on
n'était convaincu de leur ignorance. Ainsi, quand ils
allèguent l'autorité d'Aristote, l'autorité de Platon,
que font-ils? Ils attribuent. à l'un ou à l'autre de ces
philosophes l'opinion pour laquelle ils ont le plus
de penchant, et ils n'obtiennent ensuite l'union des
contraires -qua par la négation de toute contrariété.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 227
Qu'on n'oublie pas cette définition de l'éclectisme sco-
lastique. Elle importe beaucoup, car il ne faudrait pas
le confondre avec cette méthode de savante concilia-
tion qui ne manque jamais d'être recommandée quand
une révolution vient de s'accomplir au sein de l'école,
quand, une autorité longtemps souveraine ayant perdu
son crédit, son empire, on peut craindre l'invasion du
scepticisme ou du mysticisme, et Ton s'efforce de
rallier, pour y mettre obstacle, les esprits qui veu-
lent encore avoir confiance clans l'usage de la
raison.
Ainsi l'on peut dire d'Albert qu'il est éclectique,
mais sous toutes réserves, en distinguant ce qui veut
être soigneusement distingué. Quand bientôt on verra
notre docteur faire parler Platon comme Aristote,
Aristote comme Platon, on n'en sera plus surpris.
On se rappellera d'abord qu'il n'avait pas reçu les
cahiers de l'Académie, ensuite qu'il avait entendu
professer dans la chaire du Lycée non-seulement
Avicenne, mais encore Averroès. Cette observation
générale nous épargnera le soin de corriger une à
une les erreurs historiques, nous voulons dire les
erreurs d'imputation, qui sont très nombreuses dans
les écrits d'Albert, et, si quelquefois notre analyse les
reproduit pour être fidèle, on voudra bien croire
qu'elles ne nous ont pas échappé.
C'est, en effet, une analyse que nous allons faire,
car il ne suffit pas de dire qu'elles furent les opinions
de notre docteur ; il faut encore montrer comment il
les a présentées. Albert étant,d'ailleurs, le premier des
maîtres latins qui se soit proposé de discourir sur
toutes les parties de la philosophie, nous devons
apprendre, en étudiant séparément chacun de ses
228 HISTOIRE
livres, quelles étaient, de son temps, les notions
acquises sur ces diverses parties de la science, et
quels progrès il fit faire à Fétude, à l'enseignement.
Ce ne serait donc pas assez que de l'interroger sur
les trois questions de Porphyre. Cependant nous les
aurons constamment présentes à l'esprit, même en
poussant plus loin notre interrogatoire. Elles sont
en scolastique le fil d'Ariane ; elles ramènent au
droit chemin toutes les fois qu'on est sur le point
de s'en écarter. Ainsi nous ne voulons franchir par
aucun côté ce qu'on appelle les frontières naturelles
de la philosophie ; mais ayant la plus grande curiosité
de connaître tout ce qu'Albert enseignait comme
philosophe, nous nous arrêterons volontiers aux dé-
tails, et certainement on nous en saura gré, car cette
curiosité doit être partagée.
Parmi les écrits philosophiques d'Albert, lequel
lirons-nous le premier ? Dans cette incertitude, nous
lui demanderons d'abord quelle est son opinion
sur l'objet de la science, quelles en sont les diver-
ses parties, et quelle place doit être assignée à cha-
cune d'elles.
A cette question : Qu'est-ce que la philosophie ?
Albert répond : C'est la science des sciences, l'art des
arts ; elle a pour objet tout ce qu'il est permis de savoir,
quidquidest sciblle. On la divise en deux sections prin-
cipales : la philosophie réelle, philosophia realis, qui
traite de toutes les entités physiques ou métaphysiques,
de Dieu, de l'univers, de l'homme, et la philosophie
morale ou pratique, pMlo^oylikipractica^ dont la fin
est d'instruire l'homme de ses devoirs et de ses droits.
Il n'y a rien de nouveau dans cette division. Après les
Arabes, Michel Scot l'avait remise en honneur, comme
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 229
appartenant à la tradition de l'école péripatéticienne ( 1 ).
Vient ensuite la distinction des études qui se rap-
portent à chacune des sections principales de la
philosophie. A la philosophie réelle (nous laissons de
côté la philosophie pratique) appartient d'abord la mé-
taphysique, ou transphysique, encore nommée philo-
sophie première. Gomme elle a pour objet l'être en soi,
l'être connu comme une pure essence, abstraction faite
du mouvement et de la matière, il n'y a pas de ques-
tions supérieures à celles de son domaine. Après la
métaphysique, il convient de placer la science mathé-
matique, qui considère l'être, et non pas un être déter-
miné, dans les rapports qu'il peut avoir avec le mouve-
ment et la matière sensible. La dernière des parties de
la science est la physique, qui traite des êtres selon
leur manière d'être actuelle au sein de la matière sen-
sible. Telle est la succession normale des parties de la
philosophie réelle. Cependant, comme l'intellect hu-
main recueille les premiers éléments de toute science
par les organes du corps, Albert déclare qu'il com-
mencera renseignement de la philosophie par la
physique, pour traiter ensuite des mathémathiques,
et enfin de la métaphysique, la science de Dieu,
metaphysicam, sive divinam (2). Ces définitions très-
claires peuvent être acceptées au nom d'Aristote.
Dans la classification d'Albert, on l'a sans doute
remarqué, ne figurent ni la logique ni la psycho-
logie. C'est qu'elles ne sont pas, suivant Albert, des
parties principales de la philosophie. Ainsi, dit-il,
la psychologie n'est qu'une subdivision de la phy-
(1) Vincent. Bellov. Specul. doctrin., lib. I, c. xvi.
(2) In Physicam Aristot. libr. II, tract, r, cap. i.
230 HISTOIRE
sique (1). Aristote l'avait, on le sait, dit avant lui ; ce
qui révolte les disciples de Descartes, Mais Descartes
ne révolte pas moins les disciples d' Aristote, lorsqu'il
place la psychologie dans la métaphysique (2). Cepen-
dant ni l'un ni l'autre de ces grands maîtres n'a- mérité
le reproche d'inconséquence ; il suffit pour le recon-
naître de se mettre successivement à leurs points de
vue très divers. Il est évident, en effet, que la matière
de la science, l'âme, n'est pas la même au jugement de
l'un et de l'autre. Elle est métaphysique selon Des-
cartes ; selon Aristote, elle ne l'est pas. Quant à
ce qui regarde la logique, comme elle a pour objet
non pas la recherche du réel, mais l'étude des
procédés suivant lesquels l'inconnu va du connu vers
Finconnu, qualiter ignotum ftatnotum, c'est, de toutes
les disciplines, celle qu'il faut aborder la première, car,
dépourvu du flambeau de la logique, l'esprit ne peut
que s'avancer dans les ténèbres. Cependant, puis-
qu'elle enseigne non pas ce qui est réellement, mais
ce qui est problématiquement, elle n'est pas, à bien
parler, une des sections de la philosophie ; c'est un
art, c'est une science spéciale, scientia est specialis,
dont les- axiomes sont de simples conjectures. La
logique argumente sur le vraisemblable, pour rendre
l'esprit capable d'argumenter sur le vrai quand on lui
soumettra les questions physiques, mathématiques ou
métaphysiques : Logica una est specialium scientia-
rum ; sicut in fabrili, in qua specialis est ars f abri-
candi malleum (3). Cette opinion d'Albert sur la lo-
gique ne pouvait ne pas être ultérieurement confirmée
(1) Albert Magnus, De anima, tract, i, cap. i.
(2) Abert. Magn. De prwdicabilibus , lib. I, cap. n, m. .
(3) Descartes., Princip. de philosophie, t. III des Œuvres; préf. p. 24.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 231
par tous les censeurs de la méthode seolastique. La
logique, dit aussi Jacques Martini, n'est pas une des
branches de la philosophie : Neque logica, sive disse-
rendi subtilitas, philosophiœ pars est ; elle est étran-
gère à la philosophie comme la rhétorique, la gram-
maire et la mécanique (1). Pensaient-ils autrement ces
théologiens et ces naturalistes conjurés qui, de nos
jours, ont décrété de réduire toute la philosophie
à l'enseignement de la logique ? Non sans doute,
puisque leur intention avouée était non pas d'honorer
la logique, mais de supprimer la philosophie.
Nous observerons, en exposantles opinions d'Albert,
l'ordre qu'il a préféré, sans toutefois l'approuver.
Nous sommes, en effet, de ceux qui pensent que le
premier objet de la science n'est pas l'étude des modes
suivant lesquels procède la faculté de connaître allant
■
à la recherche de la vérité, soit parmi les choses, soit au
delà des choses. Il nous semble qu'il vaut mieux d'a-
bord étudier l'instrument de cette double enquête,
c'est-à-dire la faculté de connaître prise en elle même.
Mais pour mieux faire comprendre la doctrine d'Albert,
nous devons suivre ses traces. On attribue présen-
tement, non sans raison, beaucoup d'importance à ce
qui regarde le choix d'une méthode ; cependant, com-
me les voies les plus diverses, disons même les plus
plus opposées, ont été pratiquées par des philosophes
justement vénérés, nous ne saurions, en prenant celle-
ci plutôt que celle-là, craindre d'étonner l'esprit du
lecteur par quelque nouveauté. Allons donc, sans plus
tarder, en logique, et voyons d'abord l'exposition éten-
due qu'Albert a faite àeïlsagoge de Porphyre. Nous y
(1) Jac. Martini, Exercitaiiones meiaphysicœ lib. I. exercit. I, thco-
rema o,
232 HISTOIRE
trouverons sans doute, dès le début, sa doctrine con-
jecturale sur les trois modes de l'universel.
Albert énonce les trois questions de Porphyre,
et fait voir qu'elles ont été différemment comprises.
Traitant ensuite la première question, il expose tour à
tour le sentiment des nominalistes et celui des
réalistes. Voici maintenant le sien. Il y a trois ma-
nières de considérer l'universel : premièrement il
est pris en lui-même, c'est-à-dire comme étant cette
nature simple et invariable qui donne la raison et
le nom de l'être [universale ante rem) ; secondement,
comme étant dans l'intellect (universale post rem) ;
troisièmement, comme ayant pour sujet ceci ou cela
{universale in ré). Comme nature simple, l'universel
est véritablement en soi, et il est ce qu'il est dégagé
de tout ce qui lui est contraire, de tout ce qui lui est
étranger. Autre 'est la manière d'être de l'universel
considéré comme ayant pour sujet ceci ou cela ; il est
alors en acte au sein des choses particulières, et, tan-
dis qu'il leur attribue la forme essentielle, il reçoit
d'elles la substance.il n'est plus simple,mai s incorporé;
il n'est plus un, mais particularisé, c'est-à-dire multi-
plié. Enfin, l'universel est dans l'intellect soit un rayon
de l'intelligence première et souverainement active, qui
le produit et l'envoie directement à l'âme humaine,
soit une abstraction formée par l'intelligence passive
qui le recueille (1). Ce sont là deux thèses idéologiques
(1) Universale triplicem habet considerationem, scilicet secundum quod in
seipso est natura simplex et invariabilis, et secundum quod refertur ad
intelligentiam et secundum quod est in isto vel in illo. Primo quidem sim-
plex est natura, quse dat esse et rationem et nomen... Per hoc autem quod
est in isto vel illo multa accidunt ei.., quod est particulatum et individua-
tum...,multiplicabile vel multiplicatum..., incorporatum. Per hoc autem
quod est in intellectu dupliciter consideratur, scilicet aut secundum rela-
tionem ad intellectum intelligentia? primœ cognoscentis et causantis ipsum.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 233
sur lesquelles Albert s'expliquera plus tard ; il ne s'a-
git ici que de définitions. Or, considéré comme un
rayon de l'intelligence active, l'universel est immaté-
riel, incorporel, et, pour nous servir des termes d'Al-
bert « il meut à l'acte l'intellect passif, de même que
« la couleur meut à l'acte l'organe de la vue par la
« manifestation actuelle d'un corps coloré. » Consi-
déré, d'autre part, comme étant un effet des opérations
propres de l'intelligence passive, l'universel est pareil-
ment incorporel, immatériel, puisque cette intelligence
le produit en le séparant de la matière et de toutes les
circonstances individuantes. Voilà comment il faut en-
tendre ce passage d'Aristote, au premier livre de sa
Physique : « Il est universel pour l'intelligence ; pour
« les sens, il est particulier. » C'est ce qu'Avicenne
exprime aussi par ces mots : « De l'intellect vient l'uni-
<( versalité des formes. » En conséquence, les anciens
ont reconnu trois espèces de formes : les formes qui
sont avant les choses et sont les exemplaires de tous les
objets existants ; les formes qui sont dans les choses
et communiquent à ces choses ce qui est leur manière
d'être, universelles en ce sens qu'elles s'attribuent à
plusieurs, individuelles en ce sens qu'elles se particu-
larisent au sein des choses numérables ; en troisième
lieu, les formes qui sont après les choses, c'est-à-dire
les formes qui, transmises à l'intelligence humaine par
l'intelligence divine, ou recueillies, sans le concours
de l'intelligence divine, par l'intelligence humaine,
tiennent leur universalité de l'une ou de l'autre. Les
premières de ces formes sont les principes des choses,
cujus radius quidam est, aut secundum relationem ad intelleclum per
abstractionem cognoscentem ipsum..., quod talis intellectus, secundum
quod abstrahit ipsum, agit in ipso universalitatem. » De prœdicabilibus
tract, il, c. m.
234 HISTOIRE
les secondes les essences des choses, les troisièmes les
signes des choses. D'où il faut conclure que les uni-
versaux sont en eux-mêmes de simples natures, hors
de l'intellect, hors des choses , et que, de plus, ils
sont en quelque manière dans les choses, en quelque
manière dans l'intellect.
Quelle est donc la véritable patrie de l'universel,
le lieu suprême où, séparé de la matière, affranchi
des lois du mouvement, sans contact avec l'homme,
avec les choses, il subsiste en l'état de pure essence?
Ce lieu paraît être l'entendement divin. Mais on dit :
Prouvez-nous d'abord par un témoignage certain que
cet universel primordial subsiste en quelque lieu.
C'est un principe admis que toute substance est une
en nombre. Or être un en nombre est l'opposé d'être
universellement ; donc rien ne subsiste à titre univer-
sel. Et l'on allègue en faveur de cette objection
quelques passages d'Aristote et de Boëce. Il y faut
répondre, suivant Albert, que la condition d'être en
nombre existe seulement pour tout ce qui est en acte
final, ultimo actu. Or, l'intellect en soi n'est pas en
acte final ; il n'est pas une chose, et ne peut être, par
conséquent, soumis au même principe de définition
qu'un phénomène, un phénomène étant la détermina-
tion dernière, complète, de l'être en acte. Qu'est-ce,
d'ailleurs, qu'être un en nombre ? C'est posséder une
essence distincte de toute autre essence prochaine.
Ainsi l'on pourrait dire que tel universel est un
en nombre, puisqu'il se distingue de tel ou de tel autre
universel. Mais, en vérité, le nombre se dit seule-
ment de la matière et de l'accident. Avicenne pré-
tend que tout ce qui se rencontre chez l'individuel est
singulier. Sans doute ; mais ce qui est singulier dans
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 235
Pindividuel peut être et est universel hors de l'in-
dividuel, c'est-à-dire en soi, secundum se. Enfin, on
dit, avec Avicenne, avec Algazel, que Funiversel en
soi, séparé des choses et de l'intellect, est non pas
incréé, mais créé, et qui tient ce qu'il y a d'être d'une
détermination actuelle de la volonté divine. Or, tout
ce qui est déterminé est individuel ; donc l'universel
est l'individuel. La conséquence est absurde; mais il
semble qu'on ne peut l'éviter, si l'on ne s'en tient à la
définition nominaliste : tout universel est une simple
abstraction de l'intellect, une notion qu'il recueille, qu'il
forme, et rien de plus. A cela que répond Albert? Il
répond qu'en effet toute détermination actuelle de la
volonté divine est une essence individuelle. Mais qu'im-
porte ? Ce n'est pas de cela qu'il s'agit. L'universel pris
absolument est un rayon permanent, qui nec incipit,
nec desinit, de l'intelligence universellement agis-
sante, c'est-à-dire de Dieu {surit radil luminis inielli-
geatiœ universaliter agentis, quœ Deus est), et non
pas un phénomène, un fait, une chose qui commence
et finit. Voilà une réponse préalable à la première
question de Porphyre.
On voit déjà que la manière d'Albert-le-Grand ne
ressemble guère à celle des docteurs qui sont venus
avant lui. Ceux-ci, nous parlons des plus habiles et
même des plus audacieux, recherchaient toujours des
périphrases quand ils étaient obligés de conclure.
Albert procède avec beaucoup plus de franchise. Non
seulement il reconnaît, il avoue les difficultés que les
questions lui présentent, mais, après avoir déclaré
comment il faut les résoudre, il revient sur les solu-
tions par lui-mêmes proposées, pour y faire des
objections qu'il discute séparément. Cette discus-
236 HISTOIRE
sion achevée, il se demande si d'autres objections ne
se trouveraient pas ailleurs. Il s'adresse donc alors aux
interprètes, les interroge tous, arabes, latins ou grecs,
et n'hésite pas à se prononcer contre eux, c'est-à-dire
contre l'autorité, lorsqu'elle lui paraît en défaut. Cette
méthode sera désormais celle de nos docteurs scolas-
tiques. Saint Thomas l'a perfectionnée ; Albert l'avait
inventée. Elle était encore en faveur au XVIP siècle,
quand Descartes vint proposer la sienne.
Voici maintenant la deuxième question de Porphyre :
Les universaux en eux-mêmes, secundum se, sont-ils
corporels ou incorporels ? Ils sont corporels, suivant
Platon interprété par Albert. Mais aussitôt après avoir
présenté de cette façon la thèse platonicienne, Albert
la combat. Le mot « corporel » se prend, observe-t-
ils, de quatre manières. Ainsi l'on dit que les objets
sensibles sont corporels, et cela s'entend de reste. On
appelle, en second lieu, corporelles certaines formes
inséparablement unies à leur sujet, comme la blan-
cheur, la noirceur, la chaleur, etc. Si ces formes n'ont
pas, il est vrai, d'étendue, de quantité propres, elles
sont toutefois susceptibles de plus ou de moins dans le
sujet qui les reçoit, et, par conséquent, l'étendue, la
quantité peuvent se dire de ces formes. Troisièmement,
on nomme aussi corporelles certaines qualités, éner-
gies ou facultés dont le corps est le suppôt nécessaire,
puisqu'elles n'existeraient pas sans lui ; par exemple,
i'àme végétative, les sens, l'imagination. Enfin, la cor-
poréité se dit encore du point considéré comme prin-
cipe de la quantité corporelle. Eh bien, poursuit Albert,
l'universel n'est corporel sous aucun de ces quatre
modes. On s'est à bon droit servi de ces mots « forme,
« essence formelle » pour désigner l'universel in se.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 237
et on les ajustement opposés à ceux-ci : « forme maté-
« rielle, forme substantielle, » qui désignent l'universel
in re. Toute forme première, scrupuleusement, rigou-
reusement distinguée des formes secondes, est une
essence pure, 'une « raison d'être, » et non pas un
corps.
Mais on fait cette objection. Toute matière étant par
elle-même indivisible et immobile, ne peut être prin-
cipe de quantité ; pour la diviser, l'intervention d'un
principe supérieur est nécessaire. Or, il faut que ce
principe soit corporel ; autrement il ne pourrait entrer
en commerce avec la matière, et Pon dit en effet que
le corps se divise par quantités cor porelles. Cette
objection, suivant Albert, n'est pas sérieuse. Il est in-
contestable que telles ou telles quantités de matière, et
conséquemment telles ou telles parties de tel corps
déterminé, sont des quantités, des parties corporelles ;
mais le principe duquel dérive soit l'espèce, soit le
genre de telle quantité, par qui telle quantité circons-
crite diffère de telle autre, n'est pas lui-même une
quantité, un quantum ; il est la nature simple, incorpo-
relle de la quantité, et ce principe n'est-il pas l'universel
secundum se de PorphjTe ? Autre objection: Ce qui,
dans l'ordre de la nature, est l'antécédent, cause le
conséquent. Or, suivant les Platoniciens, le quantum
sensible a pour antécédent un quantum supersensible
dont il procède, comme l'effet procède de sa cause.
Mais toute cause est un universel ; donc, ce quantum
supersensible est un universel, et, comme séparé de
sa cause propre, comme effet déterminé, permanent, de
cette cause et comme principe actuel d'autres effets pos-
sibles, il faut bien qu'il soit, dit Platon, corporel. Non
pas, répond Albert ; l'argument ne vaut rien. Puisque
238 HISTOIRE
Platon tient tant à supposer un quantum supersen-
sible qui soit le principe efficient du quantum sensible,
on ne le chicene pas sur cette supposition. On admet ce
quantum générateur d'un autre. Il est sans nécessité,
mais il est. Eh bien ! la difficulté se trouve ainsi recu-
lée et non pas résolue. En effet le quantum supersen-
sible de Platon n'a-t-il pas lui-même pour principe for-
mel la quantité simple, la quantité première ? N'est-ce
pas cette quantité première qui répond à la définition
de l'universel dont on recherche la manière d'être
secundum se ? Et n'est-il pas évident qu'elle est incor-
porelle ? Voilà, dit Albert, ce que les disciples d'Aris-
tote opposent victorieusement aux disciples de Platon,
et, lorqu'il s'agit des principes, c'est la doctrine des
péripatéticiens qu'il faut suivre. A cette profession de
foi le philosophe ajoute, pour terminer, qu'il ne s'in-
quiétera pas davantage de certains sophistes auxquels
il a semblé bon d'écrire avant lui « quelque chose» sur
le même sujet, qui ante nos quœdam scripserunt . Qui
désigne-t-il ici ? Nous l'ignorons ; mais on peut choi-
sir entre les réalistes ceux auxquels on préfère appli-
quer cette sentence dédaigneuse. Ils ont presque tous
donné dans l'écart qu'Albert-le-Grand reproche à quel-
ques-uns.
Troisième question : Comment peut-on-dire que les
universaux sont ou ne sont pas séparés des objets par-
ticuliers ? Aristote semble établir, ponere videtur, que
l'universel n'est jamais hors des particuliers. On
répond, avec Platon, que l'essence pure de l'universel,
ne tenant pas des particuliers la manière d'être qui lui
est propre, peut être sans ces particuliers et, par
conséquent, en est séparable. Mais Aristote n'a pas
vraiment dit ce qu'il semble dire, et il importe de bien
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 239
comprendre son opinion. L'universel, en tant qu'uni-
versel (c'est-à-dire l'universel considéré selon sa ma-
nière d'être absolue) est assurément distinct de l'indi-
viduel en tant qu'individuel. On peut même prétendre
que, pris absolument, ce sont deux contraires. Si tou-
tefois on considère l'individuel comme étant le sujet qui
reçoit et supporte cette nature commune qui est l'uni-
versel, alors on ne peut dire que l'universel est séparé
de l'individuel. En effet, comme il est établi, l'univer-
sel en acte est dans le particulier, bien qu'il soit uni-
versel indépendamment de cette union au particulier ;
ce qu'il ne faut pas oublier, car si l'universel en soi ne
pouvait être séparé de l'individuel, il ne serait pas su-
jet de définition, et il n'y aurait aucune science de l'in-
dividuel. Quelques-uns estiment que l'universel en soi
possède l'être, mais non pas l'être complet, et qu'il se
complète en s'unissant à l'individuel. Cela, dit Albert,
n'est pas soutenable. L'universel en soi n'attend rien
qui le complète, car il possède tout ce qui est l'être
propre de l'universel, de même que l'individuel en soi
n'a pas besoin d'être complété, car est ce qu'il est,
c'est-à-dire l'individuel, indépendamment de ce que lui
peut attribuer l'être universel. Soit ! Mais cela dit, Albert
s'arrête, et, sans paraître soupçonner qu'il importe de
conclure avec plus de rigueur, il va répondre aux objec-
tions de ses adversaires. Continuons de parler en
son nom, et achevons d'exprimer sa pensée. L'univer-
sel ayant été défini sous ces trois modes : l'universel
en soi, in seipso ; l'universel conceptuel, quod refertur
ad iïilelligentiam ; et l'universel inhérent ou adhérent
à ceci, à cela, quod eslùi isto velinillo, il est clair que,
sous les deux premiers de ces modes, l'universel est
séparable et séparé de l'individuel. La raison d'être de
240 HISTOIRE
l'universalité, l'essence de l'universel, ratio universa-
litatis, esse universalisa n'est pas ce qui subsiste uni-
versellement dans les êtres ; et si cette raison d'être
ne s'actualise hors de sa cause qu'au sein des choses
sensibles, elle est néanmoins actuelle dans sa cause,
c'est-à-dire dans la pensée de Dieu. D'autre part, les
notions universelles de l'esprit humain sont pareille-
ment hors des choses sensibles. L'esprit humain
les doit à l'observation de ces choses, mais elles sont
en lui. Il est donc vrai que l'universel peut être consi-
déré comme séparé de l'individuel. Platon ne peut être
sur ce point contredit. Cependant on a le droit d'affir-
mer, avec Aristote, que tout universel actuel, réel, in
aciu, in re, est soit inhérent, soit adhérent à quelque
sujet individuel, et qu'il n'existe dans la nature, au nom-
bre des choses, ratum in natura, naturatum, aucun
universel composé d'une matière et d'une forme pro-
pres, c'est-à-dire substantiellement déterminé. Si l'on
admet cette assertion péripatéticienne, la question
proposée se trouve résolue. Mais les docteurs qui se
prétendent du parti de Platon ne l'admettent pas. Al-
bert est donc obligé d'argumenter pour les convaincre.
Quoique, dit-il, l'universel ne tienne pas du particu-
lier sa manière d'être en tant qu'universel, il faut néan-
moins reconnaître que l'universel n'existe pas au titre
de substance première à part de l'individuel. Il y a
plus ; l'être pris en soi, esse per se acceptum, de l'uni-
versel n'est pas même, à proprement parler, une subs-
tance seconde ; c'est tout simplement ce qui peut le
devenir. L'homme en soi n'est pas, en effet, l'espèce
humaine ; l'espèce humaine est l'homme en soi devenu
substance seconde par le fait de son incorporation aux
individus que nous appelons Socrate, Hippias, et
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 241
Criton. Ainsi rien n'existe dans la nature, au titre de
substance première ou seconde, qui ne soit individuel-
lement, substantiellement déterminé. Voilà ce qu'Al-
bert déclare expressément dans plusieurs passages de
son traité sur les Prêdicables: Res dicuntur singu-
larla, quœ sola surit ens ratum in nation (1). L'uni-
versel est donc dans la nature, in natura, dans l'or-
dre des choses actuelles, inséparable du particulier, et
il tient du particulier tout ce qu'il possède de réalité ;
on ne trouve pas le genre réalisé hors de ses espèces,
ni les espèces réalisées hors de leurs individus : Sicut
genus non est nlsi in speciebus, et specles non est nlsi
in indlviduis suis. Mais, d'une part, l'universel
est immuable, permanent ; d'autre part, l'individuel est
variable, éphémère. Gomment donc peuvent-ils s'allier
l'un à l'autre? Albert répond: Assurémentce qui donne
le nom et la raison de l'universel est impérissable ;
mais ce qui donne le nom et la raison de l'individuel ne
l'est pas moins. L'universalité et l'individualité sont,
en effet, deux principes, qui ne sont pas plus soumis
l'un que l'autre aux vicissitudes de la matière. Mais, dans
la troisième question de Porphyre, il ne s'agit aucune-
ment de ces principes-là, dont la résidence fixe est au sein
de la suprême cause ; il s'agit de l'universel réel. Or,
comme l'universel est, en cet état, dans un sujet, tout ce
qui affecte ce sujet l'affecte lui-même ; il n'est donc pas
vrai que l'universel en acte soit incorruptible et per-
manent.
Telle est la réponse d'Albert aux trois questions de
Porphyre. Que si maintenant nous laissons le livre des
Prêdicables pour prendre le livre des Prèdlcaments,
nous allons encore entendre Albert disserter sur la
(1) Tract IL c. vi.
T. I. 16
242 HISTOIRE
substance et les accidents les plus généraux de la
substance en des termes qu'il donnera pour péripa-
téticiens, mais qui ne seront pas un commentaire
moins libre du traité d'Aristote.
Qu'est-ce que la substance première, la substance
proprement dite ? Il n'y a pas lieu d'équivoquer ici sur
le texte d'Aristote : la substance première, ab actu
substandl dicta, est le premier sujet en acte, fonde-
ment ou suppôt nécessaire de tout attribut substan-
tiel, et il faut repéter, après le Maître, que toute
substance première est un individu, comme cet homme,
ce cheval (1). Qu'est-ce qu'une substance seconde ?
C'est ce qui se dit substantiellement de cet homme, de
ce cheval. C'est l'espèce, c'est le genre : Secundo
substantes et secundo in esse naturœ et actu subsis-
tentes (2). Donc la substance seconde n'est pas hors
de la substance première, et, la substance première
supprimée, la seconde, privée de son fondement
nécessaire, l'est également : Destrncta prima sub-
stantia secundum esse, nih'il remanet secundarum
substantianmi vel accidentium (3). Albert établit ces
principes et les interprète avec autant de sincérité que
de clarté, suivant l'esprit d'Aristote. Mais il se souvient
d'avoir dit précédemment, dans son traité des Prédi-
cables,q\ie la raison d'être delà substance seconde, du
genre, de l'espèce, est antérieure, comme raison d'être,
à l'être particulier, c'est-à-dire à la substance première,
que la substance première tient sa forme de cette
raison d'être, et que, dépourvue de cette forme, elle
ne serait pas. Or, comment accorder cette proposition:
(i) Lib. de Prœdicam. tracl. Il, c. n.
(2) ma., c. m.
(3) Ibid., c. iv.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 243
Toute substance seconde, ayant son fondement dans la
substance première, périt quand elle en est séparée,
et celle-ci: Toute substance première reçoit de l'espèce
(substance seconde) ce qui la détermine, c'est-à-dire
la forme par laquelle elle est ce qu'elle est ? Cela de-
mande un complément d'explications. « En exposant,
dit Albert, notre sentiment sur les universaux,
nous nous rappelons avoir déclaré que les essences
< antérieures (superiora) n'ont pas une substance
propre dans la nature, qu'elles ne possèdent pas
l'être actuel, et qu'elles ne parviennent à ce degré
final de l'être qu'au sein des choses individuelles,
< seules naturellement douées de ce qui complète
< l'être ; nous avons dit, en outre, qu'être en genre,
( en espèce, c'est être encore en puissance, c'est
( être , en d'autres termes , confus, indéterminé,
indeterminatum et confusum et fluidum ; ce qui
signifie que, si les individus cessent d'être, l'uni-
versel ne possède plus dans la nature l'être
déterminé (1). » Oui sans doute, voilà bien ce qu'il
a dit. C'est pourquoi l'on se demande comment la
la substance seconde, qui doit déterminer la sub-
stance première, n'est pourtant pas, avant elle, naturel-
lement déterminée, et comment l'universel se trouve
à la fois antérieur et postérieur à l'individuel. Cela
semble, en effet, contradictoire ; mais Albert ex-
plique que cela ne l'est pas. Être en acte final, ou, pour
abréger, être en acte, c'est exister substantiellement ;
c'est occuper une place, un lieu propre, dans l'ordre
des choses nées ou créées. Être en puissance, c'est
simplement pouvoir être en acte, c'est n'être encore
qu'une idée de Dieu. Or si, d'une part, rien n'existe
(I) Lib. de Prœdicamentis , tract. IL c. iv.
244 HISTOIRE
subtantiellenient,sice n'est l'objet déterminé par un acte
contingent de la cause libre, on peut dire avec Albert
que l'être en puissance subjective précède l'être en
acte objectif, et si, d'autre part, être en soi c'est être
quelque idée et n'avoir de réel que la possibilité de
devenir, on peut dire encore avec Albert que l'anéan-
tissement actuel de la substance individuelle entraîne
de toute nécessité l'anéantissement de l'universel,
considéré comme substance seconde. Séparé de l'in-
dividuel, cet universel « est » encore, mais il ne
<( subsiste » plus. Il n'est plus en substance, dans la
nature ; il est dans sa cause, en Dieu.
Telles sont, en brève analyse, les déclarations faites
par Albert dans son commentaire de la Logique. Nous
n'en tirons présentement aucune conséquence ; nous
nous abstenons même de les compléter en les dévelop-
pant. La logique, suivant Albert, n'est pas une des
sciences qui donnent la vérité ; en logique, toute ma-
jeure est une simple thèse, toute conclusion demeure
problématique, conjecturale. Ainsi l'on prendra ce
qui vient d'être dit sur les divers modes de l'univer-
sel et de la substance pour un exorde dialectique, pour
une déclaration préliminaire, après laquelle doit venir
l'exposition d'un système ontologique. Cependant,
comme il est à croire que ce qui est, pour le logicien,
le probable, sera le vrai pour le physicien et le méta-
physicien, on peut déjà se former quelque opinion sur
la doctrine d'Albert.
Il n'est pas réaliste, comme l'ont été certains inter-
prètes du Livre des causes, puisqu'il combat l'hypo-
thèse des universaux subsistant par eux-mêmes,
actuellement, effectivement séparés de leur cause, et
rejette parmi les fables tout ce que les prétendus
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 245
disciples de Platon racontent des merveilles de leur
monde archétype. Il n'est pas non plus de la secte
dont Guillaume de Ghampeaux fut, au XII0 siècle,
le principal docteur, puisque, loin de définir l'uni-
versel in re l'essence ou la substance qui reçoit
les individus comme accidents, il déclare que les indi-
vidus seuls, dans l'univers créé, in natura, possèdent
la substance, la vraie substance, Yens ratum. Enfin, il
n'est pas réaliste comme le sont les partisans de la
non-différence ou de la conformité, puisqu'il professe
expressément que, si la forme antérieure à l'acte peut
être admise comme une essence formelle, c'est-à-dire
comme une raison d'être qui doit devenir une réalité,
il déclare, d'un autre côté, que la forme réalisée, actua-
lisée, a pour sujet telle ou telle matière, et qu'aucun
non-différent n'est par lui-même sujet substantiel, ter-
me de création (1).
Il n'est pas non plus nominaliste, s'il faut, pour l'être,
souscrire à la thèse mise par Abélard au compte de
Roscelin. Ayant, en effet, choisi pour maître le pru-
dent Artistote, il entend protester contre les dires mal
sonnants de ses disciples téméraires, lorsqu'il prend
pour sujet de définition, non pas le nom. mais la pure
essence de l'universel. Sur ce point son langage
est d'une parfaite clarté. Il connaît les nominalistes,
il les désigne, Mi qui vocabantur nominales (1), et
déclare qu'il ne veut pas être rangé dans leur parti.
(1) C'est ce qu'il explique plus clairement encore dans le passage suivant
de son commentaire sur le Livre des Six principes : Omnis communitas
naturalis est, quia ex singularibus, hoc est singularium essentiali similitu-
dine, procedit. Et sic singularibus in uno similis causa est communitatis.
Natura autem est causa lalis singularis, et ideo natura causa est talis com-
munitatis, quia quidquid est causa causse est causa causati a causa illa per
aliquem modum. Singularitas autem creationi sive generationi coœquatur,
quia terminus generationis aut crealionis est singulare. »
246 HISTOIRE
Enfin il n'est pas conceptualiste, puisqu'il admet,
outre l'universel conceptuel, un universel primordial,
antérieur à tout phénomène, par conséquent à toute
notion recueillie des objets sensibles, et puisqu'il se
prononce résolument contre cette opinion commune,
ou, du moins, il le reconnaît, très-répandue (qiiodmulti
tenent latinorum) : Dictum est (universelle) quod ab in-
tellectu intelligentis accipiat universelle esse (1). Or,
jamais un vrai conceptualiste ne voudra considérer l'uni-
versel dans sa cause comme possédant un degré quel-
conque d'essence ; jamais une idée ne sera pour le
conceptualisme autre chose qu'une modalité du sujet
pensant; jamais la puissance de devenir ne sera définie,
dans ce système, une entité de tel ou tel ordre, même le
moindre des étants. C'est ce qu'établiront sans réplique
Pierre de Verberie, Durand de Saint - Pourçain et
Guillaume d'Ockam.
Qu'est-il donc ? Il est éclectique ; sa doctrine propre
est une tentative de conciliation entre Aristote et
Platon. A Platon il emprunte la thèse de l'universel
en soi, qu'il appelle « principe, raison d'être, essence
«pure », et qu'il localise en Dieu, pour le bien distinguer
delà notion subjective, dégagée, suivant les termes
de Boëce, des objets particuliers. Mais quand il s'agit
ensuite de dire, non pas quel principe, quelle idée,
mais quelle chose est, dans la nature, l'universel joint à
la matière comme essence formelle, il déclare, avec
les interprètes d' Aristote, que cet universel est non pas
un sujet, mais un second substant, qu'il se trouve dans
les choses, mais n'est pas une chose ; et voici la pro-
position d'accord qu'il fait aux deux écoles : les disci-
ples de Platon abandonneront leurs chimères de
(i) Liber de Prwdicab., tract. II, c. vi.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 247
l'universel supersensible séparé de sa cause et de l'uni- -
versel actuel servant de suppôt au multiple ; mais, d'au-
tre part, les disciples d'Aristote reconnaîtront qu'avant
d'être en acte l'universel devait être en puissance. Or,
comme le principal obstacle à la conciliation des deux
écoles est qu'on ne peut définir clairement ce qu'est
l'essence d'une raison d'être, on dira que ces principes
mystérieux sont éternellement au sein du plus impéné-
trable et du plus vaste de tous les arcanes, qu'ils sont
dans l'intelligence « universellement agissante » ; en
d'autres termes, en Dieu.
Voilà ce que nous apprend la logique d'Albert. C'est
beaucoup, assurément ; mais la question de la nature
de l'être peut prendre tant de formes, que nous ne
pouvons nous en tenir à ces explications sommaires
lorsque nous sommes en présence d'un philosophe
aussi considérable qu'Albert-le-Grand. Nous avons
d'ailleurs contracté l'engagement de faire connaître
avec quelques détails toutes les parties de sa doctrine.
Arrivons à ces détails, et, suivant la méthode qu'il a
pratiquée, interrogeons d'abord sa philosophie natu-
relle sur la réalité positive des choses.
CHAPITRE XII.
Physique d'Albert-le-Grand.
Albert commente la Physique d'Aristote ainsi qu'il a
commenté sa Logique. Il énonce d'abord la thèse du
Maître, il reproduit ensuite et discute la glose alexan-
drine, les gloses arabes, et présente enfin des expli-
cations plus ou moins personnelles, qui motivent une
conclusion généralement nette et ferme. C'est ainsi
qu'il procède toujours, n'ignorant pas qu'il doit, comme
philosophe, donner l'exemple de la prudence. Nous
ne disons pas que cette prudence habituelle l'ait
préservé de tout égarement ; mais, alors qu'il s'écarte
du droit chemin, il continue sa marche avec la même
lenteur, observant avec la même attention tout ce qu'il
rencontre. On entend bien que nous parlons ici de ses
écarts involontaires. Ce chrétien très résolu ne peut
ne pas ajouter ou retrancher quelque chose, en mainte
occasion, aux dires d'un payen ; mais, ces retranche-
ments ou ces additions, il les fait voulant les faire, et
c'est l'imperfection de ses connaissances, ce n'est pas
le défaut d'attention qui le conduit aux erreurs qu'on
ne peut appeler volontaires. Lorsque le religieux ne
gêne pas le philosophe, jamais celui-ci ne manque de
soumettre une proposition nouvelle à toutes les
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUB 249
épreuves qu'elle doit subir avant d'obtenir ses lettres
d'audience auprès de la raison.
Au début de la Plujsique, une grave question se pré-
sente à son esprit et rembarrasse évidemment plus
encore qu'il ne l'avoue. Il s'agit de remonter au prin-
cipe des choses et d'expliquer cette distinction de la ma-
tière et delà forme, obscure dans Aristote, qu'ont ren-
due plus obscure encore les débats qu'elle a sus-
cités parmi ses interprètes. Entendons-le bien, ce qui
cause à notre docteur cette inquiétude, ce n'est pas un
doute quelconque sur la légitimité de la distinction.
Aristote dit que, dans la nature, dans la région des
choses terrestres, on ne rencontre pas une substance
qui ne soit composée d'une matière et d'une forme, et,
durant toute la période scolastique, cette proposition
ne sera pas une seule fois discutée ; on l'admettra sans
autre examen. La philosophie plus moderne l'a, du
reste, maintenue, et n'en a modifié que les termes. La
question qui préoccupe Albert est celle-ci : La matière
et la forme étant considérées comme parties intégrantes
de tout composé, d'où viennent ces parties ? Ou plutôt,
d'où viennent ces principes de toute génération ? Dans
les explications qu'Albert donne à ce sujet, il y a,
par exception, beaucoup d'équivoque. Se servant tou-
jours du langage péripatéticien, mais attribuant sou-
vent aux mots an sens qu'ils n'ont pas dans la Phy-
sique d'Aristote, il avance une proposition, la rétracte,
fait alors, comme il dit, une « digression, » s'éloigne
du sujet, puis y revient par des voies obliques, et
voudrait bien n'être pas obligé de conclure. Aristote
prétend donc que les choses ont deux principes: la ma-
tière etla forme. Mais quelle est la nature, quelle est la
manière d'être d'un principe ? Avant, d'être unis, ces
250 HISTOIRE
deux principes étaient non-seulement distincts, mais
séparés. L'étaient-ils simplement par l'individualité de
leur essence, comme deux âmes, deux idées ? ou
bien l'étaient-ils encore par la diversité des lieux où
chacun d'eux résidait particulièrement? Si le prin-
cipe matériel était, avant de s'unir à la forme, en quel-
que lieu, n'était-il pas dans ce lieu la matière univer-
selle, toute division, toute différence venant de la for-
me ? Et, s'il existait en cet état, comment ne pas sous-
crire à la thèse des anciens philosophes, Melissus,
Parménide, qui regardaient la matière indéterminée
comme l'unique source de l'être, comme l'unique fon-
dement de toute génération?
Albert déclare qu'il se réserve de dire son dernier
mot sur ce problème lorsqu'il expliquera le septième
livre de la Métaphysique. Cependant, il n'hésite pas à
se prononcer déjà contre toute proposition qui tendrait
à confondre les éléments primitifs de la substance. De
même qu'en psychologie, lorsqu'on remonte à l'origine
des idées, on ne peut se défendre de distinguer le
sujet et l'objet, de même, dit-il, quelle que soit l'opi-
nion que l'on professe, en métaphysique, sur l'essence
de la matière en soi et de la forme en soi, il faut, en
physique, définir la substance un composé de matière
et de forme. Soit ! Mais est-ce bien là tout ce que le physi-
cien est tenu de répondre sur une question si difficile et
si considérable? Avicembron, c'est-à-dire Ben-Gébirol,
et ses audacieux partisans ne lui permettent de se main-
tenir dans cette réserve. Ils interpellent le physicien
qui se dérobe et lui disent : Si l'union de la matière et
de la forme peut seule donner la substance, la matière
séparée de la forme, in se accepta et ab omni forma
separata, est toutefois quelque chose ; et qu'est-elle ?
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 251
On leur répond qu'elle est une simple essence. Mais ils
ajoutent: Dire que cette simple essence est apte à de-
venir le sujet de la forme, c'est dire qu'elle possède
déjà la puissance de le devenir. Et qu'est-ce que cette
puissance ? Est-ce une matière, est-ce une forme ? Ce
n'est pas une matière, ce n'est pas une forme ; car dire
qu'une matière est matière de la matière, qu'une forme
est une forme de la matière séparée de la forme, ce
n'est définir ni la matière, ni la forme ; et, ce qu'on
demande, c'est une définition. Or, si cette puissance
n'est ni la matière attendant la forme, ni la forme
recherchant la matière, elle n'a pas son principe hors
de la matière ; elle est donc en elle, et nous arrivons
promptement à ce théorème : La matière et sa puis-
sance sont un même. La matière et sa puissance étant
ainsi considérées comme un tout indivis, ce tout nous
offre un genre qui contient, comme matière, le suppôt
commun de toutes les substances, et, comme puis-
sance, la cause potentielle de tous les causés. En quoi
donc cette matière diffère-t-elle de Dieu ! On dit que
la substance de la cause première était avant qu'au-
cune chose fût, et qu'elle sera quand toute chose aura
cessé d'être. N'est-ce pas là ce qu'on dit aussi de la
matière considérée comme cause seconde ? Puisqu'a-
vant d'être jointe à la forme la matière possédait en
elle-même toutes les conditions de l'existence, elle
continuera de les posséder, cela va de soi, quand
aucune forme ne sera plus. Donc l'essence de la
matière première et celle de la cause première, qui
est Dieu lui-même, sont parfaitement identiques.
Détestable erreur, pessimus error ! s'écrie le pieux
régent. En effet nous voilà rendus au point où David
de Dinan s'était laissé conduire par son philosophe
252 HISTOIRE
Alexandre, et l'abîme est au delà. Mais il s'agit pour
Albert de prouver que cette erreur n'est pas logique-
ment déduite de sa thèse, la thèse des simples essences
qui subsistaient sous un mode quelconque avant la
génération de la vraie substance, et voici quelques dis-
tinctions par lesquelles notre docteur entend dégager
sa doctrine physique de tout rapport avec le panthéis-
me. Se réservant, dit-il, de démontrer ailleurs com-
ment doit être conçue la pure essence de la cause
première, il ne veut présentement que définir le premier
état de la matière encore séparée de la forme. En ce
premier état c'est bien, sans aucun doute, une simple
essence, et pourtant elle n'est pas pour demeurer sim-
ple, simplex est, sed non in fine simplicitatis . Cela ne
veut pas dire que ce qu'elle est et ce qu'elle doit être
soient en elle deux choses distinctes, comme le sont,
dans toute substance, les deux conjoints. Elle est sim-
ple, mais elle est naturellement propre à l'union qu'elle
doit contracter, et cette propriété qu'elle a de devenir
le substant de la forme est en elle et diffère d'elle, sans
être néanmoins une chose ; c'est une manière d'être,
ratio, une disposition potentielle, habitus, relatio po-
tentmii&i relativement à la forme. Eh bien! quoi que
cela soit, il suffit de reconnaître que cela est pour
constater que l'essence de la matière n'est pas iden-
tique à l'essence de Dieu. L'essence de la matière doit
entrer en composition, est comjoonibilis, et l'essence
divine est d'une inaltérable simplicité. La différence
est manifeste. Que dit-on encore? On dit encore
que l'essence de la matière était avant la généra-
tion de toutes choses, ante fieri, et qu'elle sera de
même après la corruption de toutes choses, post omne
corrwnpi. Pour Albert, cela n'est pas contestable ; il
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 253
ne le conteste pas, mais, dit-il, de cette génération,
de cette corruption, quel est le sujet? C'est la ma-
tière, cette matière qui revêt dans le temps mille
formes diverses. Or, dans aucun moment de la durée,
l'essence de Dieu ne subit ces fatales transformations.
Il existe enfin, entre les deux essences, une dernière et
plus notable différence. De toute éternité, n'est-ce pas,
Dieu sait tout ; bien avant l'acte de la création, la scien-
ce de toutes les choses futures était dans l'entendement
de l'essence divine. Quant à ce qui regarde la matière
séparée de la forme, elle ne connaît ni ce qu'elle est
elle-même ni ce qu'est cette forme avec laquelle elle
doit contracter alliance. II n'y a donc pas d'assimilation
possible entre l'essence de la matière et l'essence de
Dieu (1).
Est-ce toutefois le dernier mot d'Albert ? L'essence
de la matière séparée de la forme ne peut être confon-
due avec l'essence du suprême moteur. Cela est
accordé. Mais si cette confusion est une des consé-
quences du système qui porte le nom de Parménide,
celui-ci ne l'avoue pas ; il se contente de présenter la
matière première comme un sujet commun, à la sur-
face duquel se produisent, sous l'influence de la forme,
tous les phénomènes individuels. Ainsi, la matière pre-
mière serait, non pas l'essence même du créateur, mais
une création primordiale, un premier acte, antérieur à
la génération de la substance aristotélique. Cette thèse
est-elle acceptée par Albert ? Pour sauver celle de la
matière première, peut-être notre docteur l'accepte-
rait-il volontiers ; mais Aristote s'y oppose. Il la rejette
donc, et professe que la matière séparée de la forme
(1; Alberti Pltysiea, lib. I; tract. II, cap. xiu.
254 HISTOIRE
ne peut en aucune manière être prise pour un acte,
pour une nature, pour une réalité concrète. (1) La sub-
stance décomposée donne la matière pour sujet. Albert
le concède ; mais, poursuit-il, cette décomposition
opérée, il n'y a plus de substance, plus de chose,
plus de réalité : Matériel prima nunquam tempore
est sine quantitate (2); « En aucun instant de la
« durée, la matière première n'a pu subsister sans
« quantité ; » et, pour qu'on ne lui cherche pas que-
relle sur un mot équivoque, il ajoute : Materia nun-
quam tempore est sine forma substantiali (3). Voilà
sa déclaration. Elle est importante, et il faut en
tenir grand compte. Cependant de quoi s'agit-il jus-
qu'à présent? Il s'agit de ce qu'Albert conteste. Nous
connaissons les systèmes contre lesquels il se pro-
nonce ; mais, en définitive, quel est le sien ? Il a
nommé la matière première, et l'a distinguée, comme
principe de génération, de la matière engendrée,
c'est-à-dire de la matière unie à la forme et deve-
nue l'un des éléments de la substance. Il doit main-
tenant nous apprendre quelle est, à son avis, la ma-
nière d'être de ce principe.
Il n'est pas la pure substance de Dieu, il n'est pas un
acte antérieur àla génération du composé ; est-il donc,
sans plus d'ambages, une simple idée de l'entende-
ment divin? «La matière, dit-il, est par elle-même
« principe de désir, le désir n'étant que la privation de
« la forme avec la puissance de la posséder, puissance
(i) « Materia nunquam separata est a formis omnibus propter sui imper-
fectionem qua? ad esse non sufficit sine forma, et hœc imperfeclio nunquam
relinquit materiam ; et ideo cum forma seraper crit secundurri aclum. » In
I, tract. II, c. iv.
(2) Summa de creaturis, tract. I, article 1.
(3) Summa de creaturis, tract. I, art. 4.
DM LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUB 255
< qui est la matière elle-même. La matière est, en
< effet, le sujet apte à recevoir la forme, et cette apti-
< tude, qui est la puissance, le désir ou l'appétit, ne
< diffère pas essentiellement de la matière elle-même.
< Et si l'on demande si cette manière d'être est une
< chose, il faut répondre qu'à considérer la chose
< pour ce qu'elle est en elle-même, cette manière
t d'être n'en est que le sujet ; en effet, ce n'est pas
< une chose qu'elle est, c'est la privation delà chose,
< et cette privation est le sujet apte, disposé à rece-
( voir la forme (1).» Ce langage ohscur, tourmenté,
ne peut s'entendre d'une idée divine. Une idée divine
n'est pas ce qu'il y a de plus facile à définir ; nous le
verrons. Cependant quand on a fait, en la compagnie
des réalistes, quelques voyages dans la région du
mystère, et quand on a contracté l'habitude de l'idiome
qui leur est particulier, on arrive à comprendre ce
qu'ils entendent par leurs idées divines. Ce sont des
actes intellectuels et non des privations, des puissances
ou des aptitudes, et, pour eux, la matière idéale est un
acte au même titre que la forme idéale. Il est donc
évident que la matière première d'Albert-le-Grand n'est
pas simplement une idée de l'entendement divin. Qu'est-
ce donc?
Ce n'est pas une idée divine ; c'est quelque chose de
plus. Ce n'est pas toutefois un quantum délimité, un
de ces étants qui se classent dans la catégorie de la
substance ; c'est quelque chose de moins. Mais quand
on invite Albert à compléter sa définition imparfaite,
il prononce des mots qu'on ne sait plus comment in-
terpréter. La matière première est déjà, dit-il, substan-
(2) Ibid.
256 HISTOIRE
tiellenient informée, et pourtant la forme substantielle
de cette matière n'est qu'une ébauche de forme ; d'où
il faut conclure qu'elle est déterminée et pourtant ne
l'est pas. Des gens très subtils, Zimara (1), Zabarella (2)
n'ont pas su nous expliquer autrement les verbeuses
digressions d'Albert sur la manière d'être de la matière
première. Avicembron le tirait à lui; il croit s'être dé-
gagé de ses mains et cela lui suffit. Mais à nous cela ne
peut suffire, et nous ne saurions nous déclarer satis-
faits des mauvaises raisons qu'il oppose aux argu-
ments de ses interlocuteurs. Vous avez séparé la
matière de la forme et vous demandez ce qu'elle est.
Aristote répond qu'elle est possible et n'est pas en-
core. C'est là tout ce qu'il faut dire de cette matière
idéalement séparée ; mais prétendre décrire l'état, la
condition ontologique d'un abstrait défini ce qui peut
devenir, c'est évidemment réaliser une chimère. Aussi
les distinctions plus ou moins ingénieuses de notre
docteur ne sont-elles que des mots vides. Disons mê-
me que nous trouvons dans ces mots la condam-
nation de la thèse qu'il se montre si jaloux défaire
accepter. Il résulte, en effet, des explications don-
nées par Albert, premièrement, que la matière en
soi, dépourvue de toute forme et de toute détermination,
mais devant être le suppôt de toutes les formes déter-
minâmes, est un autre à l'égard de l'idée qui réside
dans l'entendement divin ; secondement, que la matière
en soi, pour être un autre à l'égard de l'idée divine, n'est
cependant pas une chose, nondicit rem, et qu'elle se
distingue ainsi de la matière en acte. Or, n'être ni une
idée ni une chose, c'est, il nous semble, n'être rien.
(1) M. A. Zimara., Theoremula, p. 4, col. 1, 2.
(2) Zarabella, De prima rer. matériel, lib. II, cap. vi.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 257
Qu'on nous pardonne de reproduire ces débats frivo-
les. Autant qu'il nous estpossible,nous en abrégeonsle
compte-rendu ; mais ne devons-nous pas faire connaî-
tre, outre les opinions d'Albert, sa manière de les
exposer, de les défendre ? Ce serait trop réduire l'his-
toire de la philosophie scol astique que d'en retrancher
toutes les frivolités. Il ne pouvait, d'ailleurs, nous être
indifférent de montrer que si la matière en soi, la forme
en soi, considérées comme des essences plus qu'idéa-
les, moins que réelles, doivent être distinguées des
universaux vraiment platoniciens, elles n'offrent pas
un fondement plus solide à l'édifice des fictions réa-
listes. On doit pourtant bâtir et beaucoup bâtir sur
cette base fragile. Les abstractions une fois produi-
tes, il ne manque jamais de chercheurs d'esprit pour en
tirer de nouvelles. Elles ne sont que des mots ; mais la
crédulité du vulgaire philosophant ne tarde pas à y voir
des choses. Bientôt ces prétendues choses paraissent
elles-mêmes trop grossières et les intelligences dé-
licates ne s'en accommodent plus. On invente alors
d'autres raffinements. Jusqu'où peut aller cette ma-
nie de subtiliser? C'est Duns-Scot qui doit nous l'ap-
prendre. Mais disons, bien que cela nous coûte,
qu'Albert n'est pas, dans ce cas particulier, innocent
de ce qu'on peut toujours reprocher à Duns-Scot. C'est,
d'ailleurs, ce que les plus fervents des thomistes, les
régents de Coïmbre, ont eux-mêmes depuis longtemps
reconnu (1).
Comme Boëce l'a déclaré, comme l'ont ensuite fait ob-
server les premiers maîtres de nos écoles, les mots sont
des assemblages de lettres qui représentent indifférem-
(1) Comment, collrgii Ctonimbricensis m univ. dialecticam Arist., p.
T. 1. 17
258 HISTOIRE
ment soit des choses, soit des idées. Mais, pour avoir été
faite dèsl'origne du débat scolastique, cette observation
pleine de sagesse n'en a pas moins été bien souvent ou-
bliée.Une substance étant donnée, l'analyse eninterroge
la nature, recherche les conditions et la fin de son exis-
tence, apprécie les rapports qu'elle a nécessairement
ou quelle peut avoir accidentellement avec d'autres
substances, etc., etc. A chacune de ces questions
l'esprit fait une réponse, cette réponse est un juge-
ment, ce jugement s'exprime avec des mots, et puis,
afin de recueillir, de classer, et, au besoin, d'énoncer
plus facilement les diverses notions qu'elle a formées
de cette manière, l'intelligence leur donne à toutes une
étiquette particulière. C'est encore un mot, mais un
mot qui en représente beaucoup d'autres, puisqu'il
tient la place de tous ceux qui peuvent être contenus
dans une proposition. Tels sont les procédés de la
pensée. L'auteur des formes du discours, Horace l'a
dit, c'est l'usage. L'usage vient donc,;après la pensée,
nommer et qualifier les choses. Et voici quelle est sa
méthode, Quand il n'a qu'à les désigner particulière-
ment, il emploie les noms substantifs. Mars il fait:plus,
il les., qualifie, et,, pour les qualifier, il emploie d'autres
noms qu'on appelle adjectifs. Au moyen de ces noms
adjectifs l'usage n'attribue pas seulement aux choses
des qualités propres à toute substance de même espèce;
il exprime encore la possibilité de tel rapport ouïe ré-
sultat de telle comparaison entre telle chose et telle
autre chose, et, ee qui s'éloigne bien davantage de la
nature, il prête aux choses les plus insensibles des ver-
tus, des vices, des sentiments. Le langage ordinaire est
plein de ces figures: une belle prairie, une habitation
.agréable, une nuit solitaire, une mer furieuse, un chê-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 259
ne allier, un lac mélancolique. Ce n'est pas tout;
l'usage a pris encore d'autres licences. Après avoir
arbitrairement nommé les substances et leur avoir im-
puté, comme autant de propriétés intrinsèques, toutes
les notions que l'esprit a tirées de ces substances plus
ou moins bien observées, l'usage en a dégagé des no-
tions abstraites, auxquelles il a donné des noms subs-
tantifs ; il a dit ainsi : la beauté d'une prairie, l'agrément
d'une habitation, la solitude des nuits, la furie des
flots. Enfin, après avoir placé dans les objets dès quali-
tés qui représentent uniquement les sensations du sujet,
l'usage leur a de même assigné d'autres qualités qui
représentent les jugements de la faculté supérieure,
c'est-à-dire de l'intelligence proprement dite. Socrate
est : donc, avant d'être, il pouvait être, et, puisqu'il
pouvait être, l'usage a dit qu'il était possible. Ensuite,
il a fabriqué ces autres mots, la possibilité, l'actualité
de Socrate. C'est ainsi qu'à toutes les stations où l'in-
telligence s'arrête un instant dans la considération des
choses, nous trouvons un nom substantif qui désigne
l'idée formée par voie d'analyse ou d'induction. Tels
sont les procédés de l'usage.
Le péril est de prendre pour autant de choses tous
ces noms créés par l'usage, et d'argumenter sur.de
telles abstractions comme sur des réalités. C'est là,
dit Montesquieu, ce qu'a fait Platon : « Les Dialogues où
« Platon fait raisonner Socrate, ces Dialogues si ad-
« mirés des anciens, sont aujourd'hui insoutenables,
« parce qu'ils sont fondés sur une philosophie fausse;
« car tous ces raisonnements sur le bon, le beau, le
« parfait, le sage, le fou, le dur, le mou, le sec, l'humi-
« de, traités comme des choses positives, ne signifient
« plus rien. Les sources du beau, du bon, de l'agréable
260 HISTOIRE
« sont dans nous-mêmes (1). Mais nos docteurs scolas-
tiques ne connaissaient Platon que par ouï-dire ; ce
n'est donc pas à son exemple qu'ils ont péché. Peut-
on disculper Aristote de toute complicité dans les
égarements de ses interprètes ? Au fond, Aristote estun
des adversaires les plus déclarés de toutes ces Actions;
avant la génération de la substance, il ne connaît, il ne
suppose aucune chose douée des conditions de l'être.
On le sait déjà, et nous donnerons bientôt, avec quel-
ques développements, sa profession de foi sur ce pro-
blème. Cependant, comme Gicéron l'a justement remar-
qué, le langage d' Aristote n'est pas toujours clair, et per-
met quelquefois de l'interpréter à contre-sens. Ainsi,
ces termes d'acte, de puissance, de matière première,
de forme en soi, de quiddité, sont d' Aristote. Et où les
trouve-t-on le plus fréquemment? Où ils devraient se
rencontrer moins qu'ailleurs, dans sa Physique. Male-
branche a lui-même condamné cette décevante termi-
nologie : « Si, dit-il, les philosophes ordinaires se
« contentaient de donner leur physique simplement
« comme une logique..., on ne trouverait rien à
« reprendre dans leur conduite. Mais ils prétendent
« expliquer la nature par leurs idées générales et abs-
« traites, comme si la nature était abstraite, et ils
« veulent absolument que la physique de leur maître
« Aristote soit une véritable physique, qui explique le
« fond des choses, et non pas simplement une logi-
« que, quoiqu'elle ne contienne rien de supportable
« que quelques définitions si vagues et quelques ter-
« mes si généraux qu'ils peuvent servir dans toute
« sorte de philosophie. Ils sont enfin si fort entêtés de
(1) Montesquieu, Essai sur le goût, ch. i.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 201
« toutes ces entités imaginaires et de ces idées vagues
« et indéterminées qui leur naissent naturellement
« dans l'esprit, qu'ils sont incapables de s'arrêter assez
« longtemps à considérer les idées réelles des choses,
« pour en reconnaître la solidité et l'évidence (1). »
C'est un cartésien qui parle ; c'est donc un détracteur
passionné d'Aristote. Adoucissons les termes de la
sentence ; qu'en reste-t-il? Une critique très fondée. Il
est évident, en effet, que, dans la Physique d'Aristote,
la place des choses est bien souvent occupée par des
mots. Et quel est le défaut commun des interprètes?
D'insister sur les mots, d'en exagérer la valeur et de
les transformer en choses. Si donc Aristote ne peut
être convaincu d'avoir donné tous dans les écarts de
ses disciples, il faut reconnaître qu'il a fourni plus
d'un prétexte à ces écarts.
Nous venons de faire ce qu'Albert fait souvent, une
digression. Maintenant retournons à son commentaire
de la Physique. Ce que nous voulons principalement y
rechercher, c'est le complément des explications qu'il
nous a déjà données, en logique, sur la nature de l'u-
niversel in re. Tout ce qu'il dit sur les causes, le mou-
vement, l'infini, le lieu, le vide, le temps et l'éternité
s'accorde assez avec la doctrine d'Aristote, ou, du
moins, il résulte de ces dires qu'Albert n'admet dans
la nature aucune substance universelle ; mais, si cu-
rieux qu'il semble de tout démontrer, il néglige de
traiter à part cette question de l'universel in re qui a
été, durant le xiie siècle, la matière de si vifs débats.
Voici toutefois ce qu'il professe à ce sujet. Il y a quel-
que chose de commun à tous les êtres, c'est d'être, et
(I) De la recherche de la vérité, liv. III, ch. vin.
262 HISTOIRE
Ton dit bien que tout ce qui est est clans la nature. Pris
en ce sens, le mot nature signifie l'ensemble des êtres
et des lois qui les régissent. Mais il ne faut pas supposer
qu'il existe une chose, une quant à l'essence, aligna
res, una secundum esse, que se partagent toutes les
substances individuelles. Comme espèce, comme genre,
comme substance absolument universelle, cette chose
n'est pas : Non intelligimus quod unquam fuerit ali-
qua res una secundum esse, quœ divisa sit in omnes
particulares naluras, sive fuerit universalis sicut
genus et species, sive fuerit universalis absolute dic-
ta... (1). Qu'y a-t-il donc d'universel dans les choses ?
Rien, si ce n'est certaines manières d'être plus ou
moins générales, qui donnent à l'esprit les notions de
l'espèce, du genre et de l'universel absolu. C'est ce
que Bossuet exprime si clairement dans sa belle lan-
gue : « La nature n'a fait que des êtres particuliers,
« mais elle nous les donne semblables. L'esprit venant
« là-dessus et les trouvant tellement semblables qu'il
« ne les distingue plus dans la raison en laquelle ils
« sont semblables, ne se fait de tous qu'un seul objet
« et n'en a qu'une seule idée (2). » Dans la langue
d'Albert cela se dit ainsi : Dicitur universalis (natura)
sicut intentio universalis ad quam particulares natu-
rœ resolvuntur in génère uno, vel absolute in omnibus
naturalïbus. Hœc enim universalia secundum esse
nunquam sunt nisi in particularibus. Cette déclara-
tion manque de simplicité ; on reconnaît pourtant
[i) C'est, on l'entend bien, une protestation contre la thèse réaliste de la
matière première. Albert semble s'apercevoir qu'il s'est mal expliqué pré-
cédemment à ce sujet. Aussi dit-il, en forme de correction oratoire ; « Non
intelligimus quod unquam fuerit. »
(2) Bossuet, Logique, liv. I, ch. xxxix.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 263
qu'elle est énergique. Albert comprend que toute autre
définition de l'universel in re détruit la base de la phy-
sique péripatéticienne ; il ne comprend pas moins bien
où doit conduire le système qu'il repousse, et, s'il se
contente de l'appeler « absurde, » quod absurdum est,
il est sur le point d'ajouter qu'il est criminel, car il
voit dans Pythagore et dans Platon des complices
d'Hermès Trismégïte, et dans celui-ci le premier édi-
teur des impiétés que contient le Livre des causes.
Mais ne négligeons pas d'adresser en passant une
autre question au sincère interprète. Il nous dira sans
doute, dans son commentaire du Traité de Venue,
comment l'esprit recueille ces intentions ou notions
universelles qu'on a trop souvent confondues avec les
véritables réalités ; cependant, puisqu'il s'agit, dans la
Physique, des lois universelles des choses, il est op-
portun qu'Albert nous déclare, son sentiment, quant à
l'objet de la Physique, sur la légitimité de ces notions
universelles qui, recueillies du particulier, sont élevées
par l'esprit jusqu'à l'idée de la cause suprême. Aristote
répond à cette question ; il dit que les termes géné-
raux de genre et d'espèce représentent des idées né-
cessaires et correspondent à quelque chose de réel en
plusieurs. Albert semble vouloir exprimer la même
opinion dans les phrases suivantes : Concedimus bene
quod operatio particularium naturarum omnium est
ad unum in specie, et specierum naturœ est -operatio
ad unum in génère, vel generum naturœ operatio est
adunam naturœ intentionem quœ communis est abso-
lute. Sed istas operationes agit intellectus resolvens
posteriora in priora et causata in causas ; et non est
dans esse separatum a particularïbus naturis, sed
potius considerans intentionem naturœ abstractam ab
264 HISTOIRE
hac natura et illa... Concedlmus universalem natu-
ram absolute dici de eo quod continet et régit omnes
naturas p'articulares. Celte explication n'est pas à
négliger, mais elle est loin d'être complète. Elle nous
fait connaître, il est vrai, qu'il y a, suivant Albert, un
plan, intentio, dans tout ce qui compose la nature, et
que l'étude des phénomènes individuels conduit l'es-
prit de l'homme à l'idée de la loi qui préside à tant de
mouvements, si divers et si bien ordonnés. Mais qui
prouve que ce plan existe vraiment? Cet ordre, cette
harmonie que l'esprit suppose entre les phénomènes
de la nature, cette unité de mouvement dans tous les
mobiles, tout cela n'est-il pas chimère, pure Action?
Et cette nature sur laquelle on raisonne sans cesse,
que l'on prend pour sujet de définition de tant d'objets
dits naturels, est-il bien certain qu'elle soit elle-même
autre chose qu'un mot? A ces questions, voici la ré-
ponse d'Albert : ce qui est évident, manifestissimum,
ne se démontre pas ; réponse fort sage assurément,
mais qui réclame une rigoureuse critique des carac-
tères de l'évidence.
Qu'elle nous suffise, toutefois, en ce moment. De ce
qui précède il résulte qu'Albert est, comme physicien,
conceptualiste. Dans la matière prise en général, il
voit le fonds commun des êtres ; dans la forme prise
de même, ce qui actualise les choses et leur confère
l'essence. Mais ni cette matière, ni cette forme, soit
unies l'une à l'autre, soit séparées l'une de l'autre,
ne constituent, à son avis, une chose réellement uni-
verselle ; il y a simplement, entre les diverses substan-
ces, des similitudes évidentes que l'esprit recueille né-
cessairement, et de là les notions de l'espèce, du gen-
re, du tout. L'observation des phénomènes de la vie
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 205
nous enseigne encore que toutes les substances,
occupant leur lieu propre dans l'espace, ont un
mouvement propre, et que, néanmoins, elles se meu-
vent dans un certain ordre, vers une certaine fin ;
de là les idées de cause et de loi. D'où il suit que
la physique a pour objet l'étude des êtres, des sub-
stances, et non de l'être ; que sa méthode est l'ana-
lyse, et que toute synthèse est, en physique, une abs-
traction, c'est-à-dire un concept fondé sur la connais-
sance de ce qui est réellement semblable, conforme,
entre les individus. « La philosophie naturelle s'élève,
« dit-il, jusqu'au premier sujet, jusqu'à la première
« forme des choses physiques (1). » Cela veut dire que
l'observation des phénomènes peut conduire l'esprit de
l'homme jusqu'au point où la nature finit ; en d'autres
termes, qu'en remontant des effets aux causes l'esprit
de l'homme peut s'élever jusqu'à la thèse des éléments
constitutifs de la substance; mais, à ce point, la phy-
sique s'arrête, car la science qui a pour objet les pre-
miers principes des choses, les êtres simples dégagés
de tous les accidents naturels, s'appelle métaphysique.
Albert l'a déjà déclaré dans les prolégomènes de son
commentaire, et c'est ce qu'il répète toutes les fois
qu'on lui pose des questions qui n'appartiennent pas à
la science dont le domaine a pour frontières celles de
la nature phénoménale.
Voilà les distinctions, voilà la méthode péripatéti-
cienne. On se croit en droit de remarquer qu'Aristote
lui-même n'a pas toujours observé cette méthode.
En effet, dit-on, au début de sa Pliysique, il annonce
qu'avant d'aborder les faits particuliers qui se mani-
festent sur le théâtre de la nature, il exposera ce
(1) Lib. Il Physic, tract. I, c. x.
266 HISTOIRE
que c'est que la nature elle-même, et, pour rem-
plir cet engagement, il commence par définir les
éléments premiers des choses. Mais l'art d'appren-
dre n'est pas l'art de démontrer. On apprend au
moyen de l'analyse, qui consiste à rechercher le
général dans le particulier. Quant à la démonstration,
elle part des principes, puis elle enseigne comment
les faits s'accordent avec eux, c'est-à-dire comment
le particulier est gouverné par les lois générales. Or,
la Physique d'Aristote étant démonstrative, il ne s'agit
que de ces lois dans les huit livres qui la composent.
Cependant, prenons-y garde, ces lois sont celles des
corps organisés ; il ne s'agit ici ni de la cause pre-
mière, ni du moteur premier ; il s'agit du premier
causé, du premier mobile. Il s'en faut donc bien que
l'école péripatéticienne suive, même dans la démons-
tration, la voie fréquentée par les platonisants et par
Guillaume d'Auvergne. Ceux-ci, comme nous l'avons
vu, s'occupent d'abord de l'être métaphysique, de
l'être absolu, que rien ne change, que rien n'altère, et
ils ne laissent ensuite tomber qu'un regard dédai-
gneux sur l'être contingent, mobile et périssable ;
mais pour les fidèles de l'école péripatéticienne, le
principe de toute démonstration physique se trouve au
sein des choses, ou, du moins, c'est du sein des choses
que l'esprit l'abstrait, le recueille, et ils définissent la
science de la nature la science des lois qui règlent
le mouvement des corps. Albert a très bien compris
cela.
Avec Aristote, il se demande d'abord ce que c'est
que la nature, et répond que c'est l'ensemble des
choses actuelles. Puis il arrive au problème des
causes, et, sans s'égarer dans le monde fabuleux des
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 267
hypostases ou des émanations successives de l'être
absolu, de l'être suprême, il commente amplement,
sans s'éloigner du texte, les chapitres 3 et -i du second
livre de la Physique. Après avoir parlé des causes
générales, Aristote parle du hasard, et,l'ayant défini, lui
reconnaît, dans l'ordre des causes, une si faible part
d'influence, qu'il a bien l'air de l'admettre par défé-
rence pour d'anciennes opinions, mais de n'y pas
croire ; aussi Tennemann, en cela d'accord avec le
plus grand nombre des interprètes modernes, dit-il
que, suivant Aristote, les choses dont l'origine s'impute
au hasard viennent toutes de causes, de lois réelles,
mais ignorées, qu'il faut nécessairement supposer.
Cependant Albert pense qu'Aristote a fait encore
trop de concessions à l'aveugle fortune et réduit la
somme de ses œuvres à quelques faits étranges, à
quelques rares accidents, in contingente ut inpaucio-
ribus. Tel est, dit-il, le sentiment de Thémiste, d'Ale-
xandre, de Porphyre et d'Averroès. Quant au destin,
il ne refuse pas de l'admettre, si l'on veut bien recon-
naître que c'est la providence sous un autre nom.
Mais cette concession ne peut-elle pas être mal
interprétée ? Quelques philosophes contemporains
d'Albert (il ne les nomme pas : quidam modemi ex
sociis nostris) prétendent, sur la foi de Platon, juxta
Platonem, que tout procède d'une cause, que toute
cause est dominante, et qu'il n'y a conséquemment
aucune part de liberté même dans les actes qui sem-
blent les plus volontaires. Voilà le fatalisme. Quand
on le croit moderne, on se trompe ; il y eut des fata-
listes dès qu'il y eut des logiciens. Mais la logique
d'Albert ne fera pas dévier sa piété. Il oppose donc
au fatalisme cet axiome, plus ingénieux que profond,
268 HISTOIRE
qu'il a trouvé, dit-il, dans le traité Du sommeil et de
la veille ainsi que dans le Livre des causes : « Quelle
« que soit l'énergie du moteur, l'effet qu'il opère est
« toujours relatif à la nature propre du mobile. »
Il réfute ainsi la thèse du hasard en alléguant la
notion de cause, et à l'hypothèse de la cause néces-
sitante il objecte le sentiment vague, indéfini, du
libre arbitre. Si la logique s'accommode peu de ces
antinomies, elles semblent du moins acceptées par
le sens commun, et, suivant Albert, l'orthodoxie les
proclame.
La définition du mouvement est une des parties les
plus subtiles de la Physique d'Aristote. C'est ce
qu'Albert a compris, et, pour expliquer l'obscure
définition du Maître, pour justifier ensuite ses ex-
plications personnelles, il s'est donné, comme on
dit, pleine carrière. Après avoir longuement discuté
contre les philosophes anciens ou modernes qui ne
lui paraissent pas être assez de l'avis d'Aristote, il
arrive enfin à cette conclusion : Le mouvement est
l'entéléchie du moteur et du mobile. Nous ne refusons
pas de l'admettre ; mais pourquoi ? Précisément parce
qu'elle ne définit pas ce qui ne comporte pas de
définition. On a remarqué plus d'une fois qu'Aristote,
même dans sa Physique, néglige trop les phénomènes
du mouvement, pour disserter à l'aventure sur le
principe mystérieux de ces phénomènes. Albert
n'a pas moins mérité ce reproche. Quel est l'objet
véritable de la philosophie naturelle ? Ce n'est pas
le mouvement, c'est l'être mobile. Voilà ce que
doit sagement déclarer saint Thomas, et ce que doi-
vent répéter après lui ses disciples, Gilles Colonna
et le cardinal de Gaëte. Mais Duns-Scot leur fera là-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE "it)9
dessus beaucoup de chicanes. Distinguant l'être du
corps, Duns-Scot reconnaîtra qu'en effet l'être est
mobile aussi bien comme principe actif que comme
principe passif ; mais il ajoutera que la considération
de ces principes n'appartient aucunement à la phy-
sique, dont l'objet particulier est le corps mobile en
puissance. Quelles vétilles et quel jargon ! Et, non
content de ces distinctions, Duns-Scot en proposera
d'autres encore, non moins frivoles, pour défendre
contre saint Thomas la définition d'Albert ou celle-ci,
qui vient des glossateurs arabes et que Locke a très
agréablement raillée : « Le mouvement est l'acte de
« l'être en puissance, en tant qu'il est en puissan-
« ce (1). » Il est donc bien difficile aux philosophes
d'avouer que la philosophie consiste plutôt à recon-
naître la limite naturelle de l'intelligence humaine
qu'à faire de puérils efforts pour la reculer ! Les
mots sont des signes ; les mots expriment des vérités
ou des opinions ; mais qu'avons-nous affaire de ces
formules géométriques qui n'expriment pas même la
plus vague notion de réalité, de ces distinctions pé-
dantesques qui n'offrent à l'esprit rien d'intelligible ?
Le mouvement vient du moteur ; soit ! C'est par un
acte du moteur que sont mus tous les corps mobiles ;
cela n'est pas plus contesté. Mais, hors de sa cause,
le mouvement est une de nos plus simples idées,
conséquemment une des moins définissables. Voilà
ce qu'Aristote aurait dû comprendre. Il a fait une
bonne guerre aux entités chimériques des platoni-
ciens, et on lui doit pour cela beaucoup de recon-
naissance ; mais comment un esprit si sage, si bien
(1) Locke, Essai philos., liv. III, ch. îv.
270 HISTOIRE
régie, a-t-il été se complaire à combiner tant d'abs-
tractions, après avoir démontré que les termes
abstraits ne désignent aucune chose réelle ? Encore
une fois, s'il n'est pas responsable de toutes les extra-
vagances de ses disciples, il faut dire, toutefois, que,
dans les huit livres de sa Physique et dans le douzième
de sa Métaphysique, il fait un assez grand abus des
principes, des forces et des causes, pour offrir pré-
texte et matière à beaucoup d'autres fictions.
Après la question du mouvement, vient celle de
l'infini. Suivant Aristote, l'infini est ce qui donne tou-
jours à concevoir une grandeur au-delà d'une gran-
deur déterminée. Ainsi l'on dit bien que le temps
et le mouvement sont infinis, parce qu'on ne peut
concevoir ni le commencement ni la fin du temps, du
mouvement. En conséquence, le monde, sujet du
temps et du mouvement, est infini, c'est-à-dire éternel;
mais toute chose qui, dans ce monde, s'offre à nos
regards substantiellement déterminée est une chose
finie, périssable. Quant à l'espace, il est sans doute
susceptible de division à l'infini ; mais, puisqu'il est le
lieu des corps, il ne peut être réellement infini
sans que les corps le soient eux-mêmes. Il y a là pour
Albert de grandes difficultés. Suivant Aristote, si la
somme des corps individuellement périssables peut
être considérée comme infinie quant à la durée,
elle ne l'est pas néanmoins quant à l'étendue,
puisque ce monde, distinct du ciel, n'est qu'une por-
tion du tout. Albert, évidemment embarrassé, com-
mence par établir qu'il n'y a pas in re de sub-
stance infinie ; premièrement, parce qu'une substan-
(1) Phys., III, y.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 271
ce infinie serait dépourvue d'accidents ; seconde-
ment, parce qu'une substance infinie serait une éter-
nelle raison d'être, et qu'une raison de ce genre
n'est pas un acte, une réalité. A ces preuves princi-
pales il en ajoute d'autres ; celle-ci, par exemple :
tout corps occupe son lieu propre ; or, un corps
infini réclame un lieu pareillement infini, et ce lieu
qu'il réclame n'existe pas ; il n'y a que des lieux
finis, tous compris dans ces limites : sursum, deorsum,
dextrorsum, sinistrorsuni, anie, rétro. Mais négli-
geons les démonstrations ; ne nous arrêtons qu'à la
doctrine. ' Albert admet l'infini qu'on appelle dans
l'école syncatégorématique ; il reconnaît qu'on peut
ajouter par la pensée à ce qui est, de manière à con-
cevoir l'étendue, la grandeur, la multitude infinies ;
mais il combat l'hypothèse de l'infini catégorématique,
en prouvant, d'une part, que le nombre n'est pas divi-
sible au-delà de l'unité, et que, d'autre part, toute
multiplication du nombre à l'infini donne un total
de grandeur en puissance, non pas de grandeur en
acte. C'est marcher beaucoup pour faire peu de
chemin ! « Il y aurait, dit un philosophe moderne,
« bien des remarques à faire sur l'infini. Pour abré-
« ger, je me bornerai à dire que c'est un nom donné
« à une idée que nous n'avons pas, mais que nous
« jugeons différente de celle que nous avons (1). »
Quel besoin de disserter plus longuement sur cette
question et de faire d'autres remarques ? Celle-ci
termine tout débat de la manière la plus satisfaisante.
Qu'est-ce que l'infini ? C'est une idée que nous n'avons
pas. Cela suffit. Il est entendu que cette négation de
(1) Condillac, Traité des systèmes, seconde partie, art. S.
272 HISTOIRE
l'infini substantiel ne contredit en rien la notion de
Dieu. En physique, il s'agit de l'infini secundimi
quid, et non pas de l'infinité simple, secundum se, de
l'éternelle cause. Mais pourquoi cette cause s'appelle-
t-elle infinie ? Précisément parce qu'elle est incompré-
hensible. L'infini, c'est le nom du mystère ; où la
raison s'arrête, elle reconnaît que là commence le
domaine de l'infini.
Qu'est-ce que le lieu ? C'est, dit Aristote, la première
limite immobile de ce qui environne les corps (1). Albert
reproduit cette définition. Mais les objections qu'on
fait valoir contre elle ne sont pas d'hier. Bien longtemps
avant Locke, on avait remarqué que cette limite immo-
bile se conçoit mal ; que parler d'une limite immobile,
c'est, du moins en apparence, nier tout mouvement.
Comment, d'ailleurs, expliquer dans quels rapports
se trouvent les superficies et leurs limites ? Cela n'est
pas facile. Le ciel est dans un lieu, selon Thémiste, en
raison de sa superficie concave ; en raison de sa super-
ficie convexe, suivant Gilbert de La Porrée ; en raison
de son centre, suivant Averroès ; en raison de ses par-
ties, dira bientôt saint Thomas. En présence de ces
difficultés et de bien d'autres, Alexandre d'Aphrodisias
et Avicenne ont contesté l'existence objective du lieu.
Albert donne à ce sujet les explications les plus éten-
dues. Il recherche d'abord, avec l'attention la plus
scrupuleuse, ce que c'est que la notion du lieu de tous
les corps et la notion du lieu rempli par un corps déter-
miné ; ensuite il prouve que le lieu de lous les corps
et le lieu d'un corps déterminé sont également immo-
biles. Pourquoi ? Parce que les corps changent de lieu
(2) Physique, liv. IV, ch. iv.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUB 273
sans être accompagnés dans leurs mouvements parle
lieu qu'il occupaient. Cet argument fera fortune ;
pendant longtemps on s'y tiendra. Annonçons, tou-
tefois, qu'on verra recommencer les controverses
quand le Docteur Subtil, toujours trop subtil, sera
venu dire que la notion du lieu n'est pas simple, que
le lieu doit être considéré non-seulement comme im-
mobile, mais encore comme incorruptible.
La question du lieu conduit à celle du vide. Il n'y a
pas de vide. Aristote l'avait prouvé contre Pythagore
et contre Démocrite, et déjà Guillaume d'Auvergne
avait amplement développé cette preuve dans l'école de
Paris. Albert-le-Grand reproduit à son tour la démons-
tration du Maître et l'appuie de quelques arguments
qu'il tire de son propre fonds. Il n'y a pas de lieu qui
ne soit occupé par un corps. Duns-Scot lui-même n'o-
sera pas s'élever contre cet axiome, et la négation du
vide sera, pour tous les scolastiques, un point convenu.
Mais qu'est-ce que le temps ? Ce ne sont pas seule-
ment d'intraitables nominalistes qui ont élevé des doutes
sur l'existence objective du temps (1). Saint Augustin
avait dit, avant eux, que le temps est, comme mesure du
mouvement, une simple idée. En effet, le passé, puis-
qu'il n'est plus, n'est pas ; l'avenir, puisqu'il sera, n'est
pas davantage ; le présent, qui est tout l'acte du temps,
est donc nécessairement un pur indivisible. Or un pur
indivisible ne peut être ni le temps tout entier, ni quel-
que partie du temps. Donc, suivant saint Augustin, le lieu
propre du temps est l'intelligence humaine, comme le
monde est le lieu propre des corps temporaires, c'est-
à-dire générables et périssables. Mais cette doctrine
(1) 11 faut lire à ce sujet G. Biel, Colleclorium in Sent. Ockami, lib. Il,
dist. 1, qujest. i.
18
274 HISTOIRE
semble avoir été repoussée par Alexandre d'Aphro-
disius, Thémiste, Théophraste et Porphyre. Albert la
combat avec eux. La mesure du mouvement est, dit-il,
hors de l'entendement humain, au sein des choses, de
même que le nombre formel, qui nous sert à juger
l'étendue, a pour fondement, au sein des choses,
les unités substantielles. Ces unités seraient ce
qu'elles sont, et tels seraient pareillement les points
du temps, quand bien même l'intelligence humaine
serait incapable de distinguer la diversité des
phénomènes et la succession des moments de
la durée. Albert reproduit sous tant de formes la
définition d'Aristote, il la commente avec une telle
variété de digressions, qu'après avoir lu les dix-sept
chapitres dans lesquels il a traité cette question du
temps, on se persuade que la matière est épuisée. Ce
n'est pas qu'il y ait, dans ces dix-sept chapitres, un
grand nombre d'idées nouvelles ; presque tout ce
qu'Albert dit au sujet du temps se retrouve dans les
commentaires arabes. Mais, ce qui lui appartient, c'est
l'ordre suivant lequel il a disposé les questions nom-
breuses auxquelles le physicien se croit tenu de ré-
pondre. Il y a dans cette disposition beaucoup d'art et
d'habileté. Locke avait assurément le droit de mépriser
ce philosophe d'autrefois (1). Nous croyons néanmoins
qu'il n'aurait pas lu sans quelque profit le troisième
traité de sa Physique. La notion du temps sera toujours,
comme la notion de l'espace, la matière de graves
débats. C'est une des questions que Guillaume d'Ockam
a le mieux discutées, une de celles qui convenaient le
mieux, il faut le dire, à cet esprit plein de pénétration
(1) Essai Philos., livre IL
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 275
et de sagesse. Cependant il n'a pas satisfait Newton,
qui n'a pas à son tour satisfait Leibniz, ni Leibniz M.
Royer-Collard.
Au-delà du temps, même de l'avis d'Aristote, est l'éter-
nité. Mais il ne paraît pas que le Maître et ses anciens
commentateurs, on ne s'en étonne guère, aient distin-
gué l'éternité du temps infini, et c'est une distinction
que doit faire tout philosophe chrétien. Saint Augustin
a pu, sans offenser aucun dogme, rapporter le temps
à l'intelligence ; mais, pour l'éternité, c'est autre chose.
L'orthodoxie chrétienne ne saurait s'accommoder d'une
opinion problématique sur la réalité extrinsèque de
l'éternité. Pour démontrer logiquement la vérité du
dogme, Albert commence par critiquer l'assimilation de
l'éternité au temps infini. Le temps, même infini, reste
divisible, tandis qu'il est propre à l'éternité de ne sup-
porter aucune division, de n'être la mesure que d'elle-
même ; on dit donc que l'éternité est l'espace sans
intersection, spatium non iMersecium, la permanence
absolue, mora, expression empruntée par Albert à
Gilbert de La Porrée, ou bien le nunc sians et non
movensde Boëce.Il est incontestable que, sil'on admet
la synonymie de ces termes, « éternel, infini, » on
peut dire que, le temps et le mouvement étant infinis,
le monde, qui ne saurait être sans le temps et sans le
mouvement, et sans lequel le temps et le mouvement
ne sauraient être, est, comme le temps, comme le mou-
vement, infini, c'est-à-dire éternel. Mais, suivant Albert,
c'est là confondre qui doit être attentivement distingué.
Oui, la pensée peut toujours ajouter une nouvelle
quantité de moments à une quantité déjà déterminée, et
sil'on reconnaît que cette addition est toujours possible,
on a l'idée du temps infini ; mais ce temps infini est, dit
276 HISTOIRE
Albert, un pur intelligible, le temps en acte ayant néces-
sairement commencé et devant nécessairement finir. En
outre, le temps infini, ou plutôt indéfini, est précisément
le contraire d'un tout déterminé, tandis que rien n'est
plus déterminé, plus simple, plus incomplexe, plus
positif, que l'éternité secundum se. Cette distinction
logique est certainement admissible, mais en tant que
logique ; elle ne prouve aucunement la réalité du fait
externe. Contraint de pousser plus loin, Albert commen-
ce à réaliser des abstractions, pour les localiser ensuite
dans le vague domaine de ce qui est en soi. Ce qui,
dit-il, est en soi est, sous le rapport du genre, le con-
traire de ce qui est en acte. Ce qui est en soi ne com-
mence pas, ne finit pas ; ce qui est en acte commence et
finit. A ce point faisons une courte halte, et, pour qu'on
ne se méprenne pas sur la pensée d'Albert, montrons
qu'elle n'est pas réaliste à l'excès. Toutes les entités
plus ou moins chimériques d'Albert sont, avant l'acte
réel, au-delà des choses nées ; pour user de la phraséo-
logie scolastique, elles sont en Dieu, ou sont de Dieu.
Duns-Scot- ne rejette pas cet ordre d'entités ; il les
admet, et même il en augmente le nombre ; mais au-
dessous d'elles, il en suppose d'autres encore, qui,
produites hors de leur cause divine, ne sont plus de
Dieu, sans toutefois être les choses elles-mêmes. Elles
sont, comme au dessus des choses, des natures incom-
plexes ; elles sont des actes entitatifs, comme au-
dessous de Dieu. Cette différence brièvement signalée,
continuons notre analyse.
L'infinité n'étant pas l'éternité, l'éternité se dira pro-
prement de Dieu seul. L'infinité pourra se dire tout à
la fois du monde et de Dieu, mais en divers sens : en
parlant de Dieu, ce sera l'infinité positive, catégoréma-
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 277
tique ; en parlant du monde, ce sera l'infinité mathé-
matique, conceptuelle. Par cette distinction Albert
proteste contre la thèse du monde éternel. Est-ce
tout? Non pas ; cette protestation, il faut qu'il la motive
encore. Aristote a défini le mouvement dans le troi-
sième livre de sa Physique ; dans le cinquième, le
sixième, le septième et le huitième, il a complété cette
définition par l'examen de toutes les opinions reçues
dans les anciennes écoles sur l'origine et les formes
du mouvement. Ce qu' Aristote dit en général du pre-
mier moteur immobile et de l'active immutabilité de ce
moteur pouvant être concilié sans trop de peine
avec la créance catholique, Albert croit devoir ici
justifier, en les amplifiant, les assertions aristotéli-
ques. Cependant il ne saurait se dissimuler que le
Maître regarde le monde comme n'ayant pas com-
mencé, comme ne devant pas finir. Il faut donc qu'il
se sépare de lui sur ce point. Mais quels argu-
ments fera-t-il valoir pour justifier cette séparation?
Ce n'est pas, qu'on le remarque, au nom de l'autorité,
au nom delà foi, qu'il se prononce contre la thèse du
monde éternel ; c'est au nom de la philosophie. Au
nom de la philosophie, sans hésiter, il expose, il ex-
plique suivant quel mode s'est accomplie la généra-
tion ex nihilo, il raconte comment le moteur éter-
nel a, par un acte de sa volonté, fait le monde dans
le temps, et comment, par un nouvel acte de la même
volonté, il doit un jour le détruire. Il serait trop long
de reproduire cette partie de la glose d'Albert. Qu'il
nous suffise de rappeler comment il introduit, discute
et prétend résoudre, en parlant de la création, une des
plus considérables des questions scolastiques. Là se
trouve nettement établie la différence que nous signa-
278 HISTOIRE
lions tout à l'heure entre l'un et l'autre réalisme, celui
d'Albert et celui de Duns-Scot.
Kant s'exprime en ces termes au sujet de la
création : « La création est une unité ; il n'y a
« pas plusieurs créations successives, mais toutes
« les substances sont créées d'un seul coup. La
« succession est, à la vérité, dans le monde même,
« une condition de la détermination des choses ; mais
« elle ne peut être une condition de l'existence du
« monde quant à la substance, ni par conséquent une
« conséquence de l'action divine. Le temps, avec tou-
« tes ses successions, ne fait pas partie des conditions
« de la création comme action de Dieu. Dieu ne peut
« avoir créé successivement; la création est donc une
« unité... Si nous reconnaissions plusieurs choses
« comme créées successivement, nous n'aurions au-
« cune raison déterminée pour expliquer les phéno-
« mènes (1). » Cette proposition, parfaitement sensée,
n'est aujourd'hui contestée ni par les naturalistes ni
par les idéologues ; il n'est personne qui ne consente à
dire, d'une part, que les phénomènes s'engendrent, au
sein de l'univers, en ordre successif, et que, d'autre
part, la génération première a donné des substances,
des touts composés, déterminés, et non des matières
dépourvues de formes ou des formes dépourvues de
matière. Mais, nous le savons déjà, loin d'être com-
munément admise au moyen-âge, cette proposition
était une simple thèse contre laquelle s'élevaient bien
des présomptions. Voici donc ce qu'Albert croit devoir
déclarer à ce sujet : « Si je disais que le ciel fut d'a-
« bord en puissance dans la matière, et qu'il vint en
« suite à l'être comme sortant du sein de cette matière,
(1) Leçons de Métaph., p. 428 de la traduction de M. Tissot.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 279
« ce que disent ceux qui n'admettent pas la création
« simultanée de toutes les choses, alors je devrais
« dire que le temps fut d'abord la mesure du mouve-
« ment qui mut cette matière à produire le ciel, et les
'( autres choses qui sont distinguées les unes des
« autres par quelque forme substantielle. Telle fut
« l'opinion d'Anaxagore, d'Empédocle, et après eux
« d'Ovide, qui s'exprime ainsi:
Ante mare et terras et quod tegit omnia cœlum,
Unus erat toto naturœ vultus in orbe,
Quod dixere chaos...
« Et cette opinion fut admise par un grand nombre
« de théologiens appartenant à des religions diver-
« ses, musulmans, juifs ou chrétiens. Mais, pour ma
« part, je ne l'admets pas ; j'aime mieux croire que
« toutes les choses ont été créées ensemble, que le
« temps est du même âge que le ciel et son mouve-
« ment, et que le mouvement du ciel a déterminé le
« mouvement de la matière des choses actives ou
« passives, qui sont les substances générables et cor-
« ruptibles. Beaucoup de péripatéticiens et de théolo-
« giens, plus subtils que les autres, confirment cette
« opinion (1). » On devine aisément les motifs pour
lesquels Albert avait si fort à cœur de désavouer
(1) « Si nos diceremus quod cœlum primum fuit in potentia materiœ,et post
exivit in esse per modum generali de ipsa, sicut dicunt illi qui dicunt quod
non omnia creata sunt simul, tune oporteret nos dicere quod tempus pri-
mum fuit numerus motus materiœ quo movebatur ad esse cceli et aliorum
substantiali forma dislinctorum. De qua senlentia fuit Anaxagoras et Empe-
docles, et, post eos, Ovidius, sicut quod dixit quod
Ante mare et terras et quod tegit omnia cœlum,
Unus erat toto natune vultus in orbe,
Quod dixere chaos...
Et in hanc sententiam consenserunt multi theologi diversarum religionum,
tam scilicet Saracenorum quam Judoeorum quam Christianorum. tied nos
non consentimus in hoc, sed potius quod omnia creata sunt simul, et quod
2S0 HISTOIRE
cette hypothèse d'une ou de plusieurs créations
antérieures à la substance aristotélique. La plupart
des Pères grecs, plus ou moins engagés dans le
parti de Platon, avaient admis la cosmogonie de ce
philosophe, son chaos, sa matière première et même
son monde archétype. Albert désigne ici, sans les
nommer, Origène, saint Basile de Césarée, saint Gré-
goire de Naziance et quelques autres théologiens de
leur école, c'est-à-dire de l'école académique. Il faut
lire les extraits de ces Pères que donne Sixte de
Sienne dans sa Bibliothèque sacrée (1). Bien que ces
chimères profanes eussent été combattues par Aca-
cius, par Diodore de Tarse et par saint Augustin, elles
avaient été reproduites dès l'ouverture de nos écoles,
et l'une d'elles, celle du monde primordial des intel-
ligibles, soumise, en 1215, au concile de Latran, avait
été condamnée par un arrêt solennel. Mais il est si
facile de croire, en théologie, qu'on change les cho-
ses quand on change les mots ! Albert entendait donc
reproduire, sous des termes nouveaux, les proposi-
tions condamnées ; on dissertait à ses oreilles sur la
matière informe, sur l'être en soi des essences anté-
rieures à la substance ; on disait que le ciel, avant
d'être ce ciel, avait été le ciel en puissance de devenir,
et que le temps, mesure du mouvement de la matière,
en avait dégagé successivement toutes les substances
informées. Telles étaient les fictions de quelques
réalistes. Albert rejette ces Actions, pour dire que la
tempus coaequaevum sit cœlo et motui ejus, et a molu cœli creatus sit motus
materiae activorum et passivorum, quae sunt generabilia et corruplibilia :
quam sentenliam confirmant multi peripatelici et mulli theologi aliis sub-
tiliores. » Albertus, Physic. lib. VIII, cap. vi.
(1) Libr. V, annot. 3-8.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIO.UE. 2X1
création de la substance, individuellement déterminée,
de notre ciel, de notre terre, est le premier acte de
la volonté divine. Qu'on n'oublie pas cette décla-
ration.
Nous croyons avoir tiré des gloses d'Albert sur la
Physique l'exposition complète de sa thèse sur l'uni-
versel in re. Nous pouvons donc négliger de faire la
même enquête dans ses commentaires sur les traités
Du ciel et du monde, De la génération et de la cor-
ruption, Des météores, Des minéraux, etc., etc. Notre
docteur, bien nommé le Docteur Universel, ne trouve
pas moins à dire sur les détails que sur les données
générales de la science physique ; mais nous recom-
mandons à d'autres une lecture plus scrupuleuse de
ces volumineux écrits. Pour notre part, tout ce qu'il
nousimportait de connaitre nous est maintenant connu.
Quelle est, en résumé, l'opinion d'Albert sur la nature
des choses ? Cette opinion, qui ne se dément jamais,
est que toute chose est un phénomène, que tout phé-
nomène est un numériquement, que les substances
dites universelles, loin d'exister dans la nature pré-
sente, n'ont pas même possédé l'être avant le temps,
mais que, néanmoins, suivant certaines lois générales
ou spéciales, il y a des rapports universels, géné-
raux ou spéciaux entre toutes les substances indivi-
duellement, numériquement déterminées. Sur quelque
problème que l'on interroge Albert, il a toujours
cette réponse prête. Saint Thomas aura le mérite
et la gloire de la faire en des termes plus précis ;
mais ces termes seront conformes, pour le sens,
à ceux d'Albert. Ce que saint Thomas doit appor-
ter à l'école, ce n'est pas une doctrine nouvelle,
c'est une langue mieux faite. D'où vient, d'ail-
282 HISTOIRE
leurs, cette thèse de l'universel in mulHs, successi-
vement proposée par Albert et par saint Thomas ?
Elle vient d'Aristote. Quand il ne s'agit pas des
universaux ante rem oupost milita, Aristote, Albert-
le-Grand, saint Thomas sont toujours d'accord. Il
est vrai que cette thèse de l'universel in multis n'a
pas obtenu le suffrage de Platon. Albert le sait;
mais, très prompt à se déclarer contre toutes les éco-
les anciennes ou modernes où l'on a disserté sur le
monde comme sur un tout substantiel, il attaque suc-
cessivement, et avec une grande vigueur, Pythagore,
Xénophane, Parménide, Mélissus, Zenon (1) et Platon.
Quant aux platoniciens nouveaux, ses contemporains,
ses compagnons, socll, il ne les nomme pas, mais il les
désigne par des traits auxquels il est facile de les re-
connaître ; ce sont quelques disciples survivant à
des maîtres respectés, Alexandre de Halès, Guillaume
d'Auvergne, Robert de Lincoln, et malheureusement
infatués de leurs chimères. Albert les combat, mais
sans aigreur. Ils ont paru nier la liberté des créa-
tures et, qui plus est, mettre en doute celle de Dieu.
C'est là néanmoins ce dont ils se défendent. Si leur
système est condamnable, leur conscience ne l'est
pas. Mais tout autre est le langage d'Albert lorsqu'il
(i) C'est d'Aristote qu'Albert tient tout ce qu'il sait de la doctrine des
Elëates, et Aristote n'a pu lui faire connaître que Zenon d'Elée. Mais com-
me d'autre part, Gicéron et Sénèque lui ont souvent désigné, sous ce nom,
l'illustre chef de l'école stoïcienne,il n'a passudislingueiTun et l'autre Zenon,
et, confondant toutes les dates, toutes les sectes, il a imaginé que les stoï-
ciens avaient été les fondateurs de la philosophie grecque et que Platon
avait été leur disciple. On lit cent fois dans les œuvres d'Albert ces mots
étranges : Plato princeps stoïcorum, Plato primus inter stoïcos, stoïcus
Plato. S'il n'avait pas eu Sénèque entre les mains, cette erreur historique
eût été sans importance. Mais, possédant les thèses fondamentales de la doc-
trine des Eléates et de celle des stoïciens, il fut bien empêché de les rédui-
re à l'unité.
DE LÀ PHILOSOPHIE SOOLASTIQUE 283
s'adresse aux sectateurs réprouvés du « philosophe
« Alexandre » qui ont osé dire après lui que Dieu,
comme cause et comme être, est tout. Ceux-là se sont
rendus coupables d'un monstrueux blasphème, contre
lequel se soulèvent et la science et la foi. Personne
n'est à leur égard moins indulgent qu'Albert.
Avons-nous achevé l'analyse de sa physique ? Non
sans doute, puisque, selon sa méthode, la psychologie
est du domaine de la philosophie naturelle. Voyons
donc ce qu'il nous enseigne, dans son commentaire
sur le Traité de rame, touchant la substance même
de l'âme, ses énergies, et spécialement cet uni-
versel post rem dont il a déjà dit que l'âme est le
siège. Albert commente d'abord les prolégomènes
d'Aristote ; mais comme il y a, dans ces prolégo-
mènes, de grandes hardiesses, il consulte souvent
Avicenne, Averroès, pour apprendre d'eux comment
il faut interpréter certaines propositions trop mal son-
nantes aux oreilles d'un catholique. Dès l'abord se
présente cette question : Parmi les affections de
l'âme, toutes sont-elles communes à l'âme et au
corps ? N'en peut-on pas désigner qui soient propres
à l'âme, à l'exclusion du corps ? Aristote a bien l'air
d'affirmer que, dans aucune de ses opérations, l'âme
n'agit seule, et qu'un mouvement du corps accom-
pagne toujours un mouvement de i'àme. Cependant
Albert n'ose pas mettre cette doctrine au compte
d'Aristote ; il préfère l'imputer à l'un des anciens
interprètes, qu'il est, dit-il, obligé de contredire quel-
quefois, Alexandre d'Aphrodisias ; il déclare ensuite
qu'il ne l'accepte pas, et qu'il se propose de la réfuter
à loisir dans un chapitre qui suivra : Et nos quidem in
sequentibus ostendemus quod anima humana multas
284 histoire:
habet operationes separatas (1). On apprécie l'impor-
tance de cette déclaration. Viennent ensuite les addi-
tions d'Albert aux derniers chapitres du premier livre.
Il s'agit ici de quelques opinions professées dans les
écoles de la Grèce, avant Aristote et de son temps. Sur
l'histoire de ces écoles Albert, comme on le soupçonne,
n'a rien à dire de nouveau ; mais il développe avec
une rare sagacité le texte du Maître, et motive ses
jugements dans quelques digressions d'une juste
étendue, qu'on ne lit pas, aujourd'hui même, sans in-
térêt.
Au début du deuxième livre, il s'agit d'établir ce que
c'est que l'âme. Croyant exprimer fidèlement l'opinion
d' Aristote, Albert dit que l'âme est une substance,
et que cette substance est la forme actuelle du corps,
non pas d'un corps quelconque, mais de tel corps
déterminé, c'est à dire doué des organes qui le ren-
dent capable d'exercer les fonctions de la vie. Albert
explique ces termes avec sa précision habituelle. Puis
revient cette grave question : L'âme est-elle sépara-
ble du corps ? Dans ses excellentes notes sur le Traité
de. l'âme, M. Barthélémy Saint-Hilaire a déjà fait
cette remarque : « Albert-le-Grand et saint Thomas
« s'efforcent de démontrer que, suivant Aristote,
« l'âme intelligente est séparable du corps, tandis
« que l'âme nutritive, l'âme sensible en est insépa-
« rable et meurt avec lui. » En effet, rien de plus
net que la nouvelle déclaration d'Albert sur cette
question si longtemps controversée. Toute forme
qui n'est jamais active sans le corps, n'en peut être
séparée. Et qu'est-ce qu'une forme de cette espèce ?
(1) De Anima, I, vi.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 285
C'est, par exemple, l'âme végétative dans les plantes,
l'âme sensible dans les brutes. On ne peut comprendre
la nutrition, la génération, hors des corps ; de môme
on ne peut comprendre une sensation qui s'accom-
plisse sans les organes du corps : Propter quod nlhil
isùorum separatur, ne que ipsa anima (1) sepaJrari
potest, quœ sic est in toto corpore sicut istœ potesiales
sunt in partibus corporis (2). Mais pour ce qui est
de l'âme intellectuelle, il faut la définir autrement.
Alors même qu'elle agit sur le corps, elle demeure
essentiellement séparée du corps ; ce qui fait qu'elle
n'est en rien compromise par les altérations que le
corps peut et doit subir. Donc il y a dans chacun
plusieurs âmes dénature diverse. Albert rejette cette
conclusion. À bien parler, dit-il, il n'y a qu'une âme
pour chacun ; mais cette âme, séparée du corps quant
à son essence, possède des facultés, des énergies
diverses, et comme elle ne saurait exercer plusieurs
de ces facultés sans l'instrument du corps, on dit
à bon droit qu'elle les perd quand le corps disparaît.
Ce n'est là qu'un préambule. Albert commence par
déclarer ce qu'il se propose de démontrer ensuite.
Il faut attendre la démonstration du système pour
l'approuver ou le condamner.
Nous négligeons les considérations physiologiques
qu'Albert reproduit, d'après le texte d'Aristote, sur la
nature de la faculté nutritive. Ce qui vient après, c'est-
à-dire ce qui concerne la faculté sensible, nous inté-
resse bien davantage. La sensation est-elle active? On
(P II est entendu qu'Albert emploie ici ce terme anima dans le sens
aristotélique: anima, le sujet commun de toutes les énergies d'une subs-
tance déterminée, renlélécliie du corps.
(2) De anima, 11, îv.
286 HISTOIRE
le prétend; mais Albert n'est pas de cet avis. Si pour-
tant on lui fait remarquer qu'une perception est une
sorte de jugement, et que juger est un acte, il répond
qu'en effet aucune faculté n'est tellement passive
qu'elle ne puisse agir par la forme de son actif, qu'elle
possède en elle-même : Quod nulle, virtus est adeo
passive, qv.in per formam sui activi eacistentem in ipsa
possit agere 1). Cette réponse est loin d'être suffisam-
ment claire. Mais les explications viendront plus tard.
En les attendant, notons que toute sensation est.
suivant Albert, une abstraction, et que les degrés de la
connaissance correspondent à des abstractions succes-
sives, gradus abstractionis. Or, il nous importe de sa-
voir quels sont ces degrés. Au premier degré, primas
et infirmés, est la faculté appréhensive des sens, qui
sépare la forme de la madère, sans toutefois dégager
cette forme de ce qui appartient à la matière, comme
puissance ou comme accident. Au second degré,
l'imagination reçoit la forme transmise par les sens.
La matière n'est plus présente, et cependant la forme
conserve encore, en image, tous les accidents, tous les
appendices qui l'individualisaient au sein de la ma-
tière (2). Au troisième degré, plus d'images, plus
d'objets sensibles représentés, mais certaines notions,
intentiones. que les sens ne perçoivent pas. et qui
toutefois résultent des perceptions des sens ; Quœ non
iiivprimv.ntur sensibus, sed tamen sine sensîbus ,
(l; LLb.II. tract. III, c. i.
(-2 ce Dico appendicitias materiœconditiones etproprietaiesquas babetsub-
jectum forma? quod est in tali vel tali materia. Verbi gratia, talis membro-
rum situs, vel talis color faciei, vel talis aetas, vel talis figura capilis, vel
talis locus generatioais. Hase entai sunt individuantia formam quse sic sunt
in uno individuo unius speciei quod non sunt in alio. » De anima, libr. II.
tr. H!, c. iv.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 38 3
quant nobis innotescunt. Telles sont les notions d'hom-
me aimable, sociable, affable, et les notions contraires;
en général, toutes les idées qui proviennent d'un ju-
gement et d'une comparaison, œstimaMone et colla-
tione. Enfin, au quatrième et suprême degré, sont les
idées simples, celles qui donnent les quiddités des
choses, quiddîtates rerum, dépouillées de tous les
appendices matériels, dénudâtes db omnibus appen-
dicite materioBj c'est-à-dire les pues universaux, com-
munia universalia. Telle est. suivant Albert, l'échelle
de l'abstraction. La doctrine d'Albert peut donc sem-
bler, dès l'abord, être très-résolùment sensualiste.
Cependant, il ne faut encore rien préjuger. Le glos-
sateur ne s'occupe ici d'une manière spéciale que de
la sensation première et de la sensation transformée ;
il se réserve d'analyser plus tard les opérations pro-
pres de l'intellect. Or n'a-t-il pas pris l'engagement
de prouver que, dans un grand nombre de ses opéra-
tions, l'âme agit sans le corps ?
Mais avant d'aller vers d'autres questions, nous
devons nous arrêter à une digression, dans laquelle
Albert va, dit-il, s'expliquer catégoriquement sur la
nature active ou passive des sens. On se demande si
toutes les sensations ont un seul principe, un seul
moteur, et si cet unique moteur se trouve dans l'objet
senti ou dans le sujet sentant. Quelques modernes de
grand poids, quidam modernorum magnœauctoritaUs,
ont soutenu, d'une part, que la cause de toute sensation
étant non le sujet, mais l'objet, et, d'autre part, que telle
ou telle forme inhérente à telle ou à telle matière diffé-
rant en nature de la forme immatérielle abstraite par
les sens, il faut nécessairement admettre la supposition
d'un agent intermédiaire qui transporte aux sens la
288 HISTOIRE
représentation du concret, et ils ont appelé cet agent
la lumière. D'autres philosophes plus anciens, aaliqui-
ores, c'est-à-dire Platon et saint Augustin (Albert les
nomme) ont prétendu que l'agent commun de toutes
les sensations est une faculté du sujet, et qu'aucune
notion ne peut être recueillie par l'organe sensible sans
l'intervention de ce principe actif. Albert rejette d'abord
la première opinion. Comme rien ne semble lui répugner
autant que de multiplier les êtres sans nécessité, il se
prononce très-énergiquement contre cette entité fictive,
imaginaire, qui, spiritualisant toutes les formes, leur
attribuerait à toutes l'être intentionnel. La seconde
opinion lui parait plus probable, bien qu'elle ne soit pas
approuvée par le plus grand nombre des modernes,
Ucet modemorum 'pauci teneant eam. Cependant, après
l'avoir examinée, Albert la condamne aussi. Il ne peut
admettre, dit-il, que jamais les sens se portent d'eux-
mêmes vers les phénomènes, puisque l'âme sensible
n'est pas active : Animant sensibitem esse activant
ostendimus esse falsum. Quel est donc son avis sur ce
problème ? Le voici : la cause de toute sensation est
l'objet, l'objet lui-même, et l'on suppose à tort un agent,
un moteur extrinsèque, qui le dirige vers le sens ; son
moteur à l'être intentionnel c'est-à-dire à cette sorte
d'être que possède l'objet dans l'entendement qui l'a
recueilli, esse illud quod res li.abet inintellectu cognos-
cenle (1), est sa propre forme, sa forme déterminée :
Omnis forma in propria et essenliati ratione sibi
sufficit (2). C'est ainsi qu'Albert se prononce contre
les intermédiaires de la sensation. Nous supprimons les
développements de cette critique ; il nous suffit d'en
(1) Chauvin, Lexicvn philosoph., au mot Intentionale e&xe.
(2) De anima, lih. II, tract. III, c. vi.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 289
connaître les décisions. Elles ne sont pas toutes résu-
mées, qu'on y prenne garde, dans la dernière. La
dernière semble dire que, dans toute sensation, le sujet
n'est qu'un récipient ; mais on a vu précédemment
Albert placer au premier degré de l'abstraction l'éner-
gie appréhensive des sens. Or, conçoit-on un récipient
abstracteur de formes ? Évidemment, ou cela est con-
tradictoire, ou nous n'avons pas encore le dernier mot
d'Albert sur les opérations de l'âme sensible. Ce dernier
mot, nous allons enfin le connaître. Quand Albert aura
successivement analysé les manières d'être des cinq
sens, quand il aura reproduit, sur les qualités des
objets sensibles, les distinctions cFAristote, d'Averroès
et d'Avicenne, il ajoutera : Puisque le propre de cha-
cun des sens est de sentir, ils ont une source, fons,
commune, et ils ont pareillement une fin commune,
puisque toutes les impressions de l'objet sensible pro-
duisent une perception ; d'où il suit que les sens sont
les organes extérieurs d'un sens interne qui, d'une
part, leur communique la sensibilité, et qui, d'autre
part, recueille les impressions qui leur viennent des
objets sensibles. On l'appelle sens interne en raison
de son siège, mais on l'appelle sens commun en rai-
son de son office. Dès que le sens commun a senti
lui-même la sensation reçue par les organes, une no-
tion est acquise, la sensation est complète ; mais
auparavant elle ne l'était pas. Or, quelle est la nature
de ce' sens interne et commun ? Il est aussi nécessai-
rement un et actif que les sens externes sont passifs
et divers : Cum autem in nobis experiamur esse cogni-
tionem intentionum elicitarum ex sensibilibus formis,
oportet esse aliquid quod ellciat et agat illas inten-
tiones, et lllius erit quasi potentiel activa, agens inten-
T. I. 19
290 HISTOIRE
tiones Mas ex sensibus(\). Nous possédons maintenant
toute la doctrine d'Albert-le-Grand sur la sensibilité.
Comme cette doctrine est purement péripatéticienne,
elle est bien connue, et nous n'avons besoin ni de la
développer davantage ni de l'apprécier. Elle peut se
résumer en deux mots : toute sensation se compose
de deux actes, l'acte de l'objet sur les sens et l'acte du
sujet sentant qu'il a senti. Si donc il est faux, comme
Albert l'a déclaré, que l'âme sensible soit active, c'est
que les facultés sensibles de l'âme doivent être distin-
guées du sens commun. Mais pourquoi cette distinc-
tion ? Parce qu'elle se fonde sur ce principe : Dans
toute sensation le premier acte, l'acte antérieur, est
celui que l'objectif exerce sur le subjectif.
Après la sensation vient l'imagination, faculté inter-
médiaire entre la région sensible et la région intellec-
tuelle de l'âme humaine, dont l'office principal est de
conserver les jugements formés, les notions recueil-
lies. Comme Avicenne et Algazel l'ont scrupuleuse-
ment fait observer, l'imagination se distingue du sens
commun en ce qu'elle reçoit les formes en l'absence
de l'objet, tandis que les opérations du sens commun
sont toutes déterminées par l'objetprésent. Enfin, après
la faculté imaginative, et comme dans sa dépendance,
est la faculté estimative, œstimatio, virtus non penitus
apprehensiva, sedet motiva, qui juge les qualités di-
verses des objets et conseille de les rechercher ou de
les fuir. En résumé, le sens commun, l'imagination et
l'estimation, que nous pouvons appeler le jugement,
sont trois facultés dont la sensation est l'origine. Mais
toute Tàme n'est pas ce qui sent, ce qui recueille les
(0 De anima, lib. IL, tract. IV, c. n.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 291
sensations et ce qui les juge ; l'âme est encore la pen-
sée qui conçoit les intelligibles, et s'élève, bien au-
dessus des choses et de leurs images, jusque vers les
régions mystérieuses de la vérité pure. Ayant parlé
des facultés sensibles de l'âme, Albert va maintenant
s'occuper de l'intelligence.
M. Barthélemy-Saint-Hilaire nous fait remarquer que
le style d'Aristote, toujours si calme, si grave, si me-
suré, devient encore plus austère lorsque ce philoso-
phe aborde les problèmes de l'entendement, problèmes
si redoutables pour notre raison trop peu clairvoyan-
te (1). Il n'y a pas assurément moins de solennité dans
les premiers mots du commentateur. Nous allons re-
produire cet exorde, qui contient, d'ailleurs, les ren-
seignements les plus dignes d'intérêt. Le voici : « Com-
« me les questions qui feront la matière de ce traité
« sont très-obscures et très-dignes d'être approfon-
« dies, je me propose d'abord d'exposer, dans la me-
« sure de mes forces, toute la doctrine d'Aristote, de
« reproduire ensuite les opinions des autres péripaté-
« ticiens, puis d'interroger Platon, et de déclarer en-
ce fin mon propre sentiment, car je proteste énergi-
« quement contre ce que les docteurs latins ont avan-
ce ce pour résoudre ces questions : In istarum quœs-
« tionum déterminât ione omnino abhorremus docto-
« rum tatinorum verba... Et maintenant je prie, je
« supplie mes confrères de vouloir bien soumettre à
« l'examen le plus attentif les problèmes qui sont ici
« proposés. S'ils en trouvent la vraie solution, ils
« adresseront au Dieu immortel d'immortelles actions
« de grâces ; s'ils ne la trouvent pas, au moins auront-
(1) M. Barthél. Saint-Hilaire, préface de la traduction du Traité de l'âme,
p. 25.
292 HISTOIRE
« ils acquis la conscience de leurs propres incertitudes
« sur ces objets merveilleux, sublimes, dont l'étude si
« digne d'intérêt doit servir d'introduction à la science
» divine (1). » Ce préambule semble annoncer une
théorie nouvelle; mais peut-être Albert nous promet-il
plus qu'il ne doit tenir. Hâtons-nous de le vérifier.
Dans les chapitres du Traité de Vâme où il s'agit
de l'intelligence, la première, la plus grave des ques-
tions qu'Albert rencontre est ainsi posée par Aristote ;
« Ce qu'on a'ppelle l'intelligence de l'âme, je veux dire
« ce par quoi l'âme raisonne et conçoit, n'est en acte
« aucune des choses du dehors avant de penser. Voilà
« pourquoi il est rationnel de croire que l'intelligence
« ne se mêle pas au corps, car elle prendrait alors une
« certaine qualité ; elle deviendrait froide ou chaude,
« ou bien elle aurait quelque organe, comme en a la
« sensibilité. Mais maintenant elle n'a rien de pareil,
« et l'on a bien raison de prétendre que l'âme n'est que
« le lieu des formes... » Quand nous lisons aujourd'hui
ce passage dans la traduction de M. Barthéiemy-Saint-
Hilaire, il nous semble d'une clarté parfaite, et il ne
s'élève dans notre esprit aucun doute sur le sens qu'il
faut attribuer aux différents termes dont Aristote a fait
emploi. L'intelligence n'est, en acte, avant de penser,
aucune des choses du dehors ; cela veut dire que l'in-
telligence naît avec sa propre pensée, et qu'on l'a mal
définie, suivant Aristote, certain principe externe qui,
déjà subsistant par lui-même, vient à la rencontre de
l'âme, et la rend, après l'avoir rencontrée, propre
aux opérations intellectuelles. Elle ne se mêle pas au
corps ; elle est un acte, mais non pas à la manière du
(1) De anima, III, tract. II, c. i.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLA.STIQUE 293
corps qui reçoit les qualités sensibles ; l'intelligence ne
contracte, en aucun état, quelque chose de corporel.
Elle est le lieu des formes, elle n'est pas une forme ;
elle est ce qui produit, ce qui retient, ce qui possède
les formes, les idées. Voilà ce que le Maître déclare en
des termes dégagés de toute ambiguité. Mais Albert
lisait ces termes diversement commentés par les in-
terprètes grecs, arabes, et, comme il s'agissait pour lui
de faire un choix entre ces commentaires, il éprouvait
de grands embarras. Les Arabes avaient, en outre,
allant au-delà d'Aristote, introduit ces questions :
L'essence de ce qui ne se mêle pas au corps est-elle
universelle ou individuelle ? et dès que cela s'est pro-
duit en acte, cela doit-il finir avec le corps ou lui sur-
vivre? Questions graves, surtout pour un théologien
rationaliste ! Albert va s'écarter un instant du texte,
afin d'examiner les gloses.
Il résulte des explications données par Alexandre
d'Aphrodisias que, suivant le plus grand nombre des
péripatéticiens, l'intelligence humaine périt avec ce
corps qui lui servait d'instrument pour recevoir les
rayons de l'intelligence divine. Albert combat cette
thèse qui révolte sa croyance. Parmi les Grecs,
Théophraste et Thémiste lui semblent s'être plus
rapprochés de la vérité ; mais il les trouve trop loin
d'Aristote pour vouloir les suivre. Parmi les Arabes,
Avempace et Abubaker (Aboubekr) ont défini l'intel-
ligence une substance universelle, commune, qui,
toute dans tous, ne s'individualise dans aucun ; mais,
quand il leur a fallu rendre compte des aptitudes si
diverses, si singulièrement inégales, qui se rencon-
trent entre les hommes éclairés par ce même flam-
beau, ils n'ont su que proposer, d'un ton modeste,
quelques distinctions nouvelles entre l'intellect en ac-
294 HISTOIRE
tion, ou agent, et l'intellect en puissance, ou pos-
sible, distinctions purement idéologiques qui n'ont
pas solidement étayé leur thèse principale. Pour voir
d'un seul regard toute l'économie d'un système ou
le concevoir dès l'abord tout entier sous la forme
d'une seule idée, il faut une vigueur de génie qu'ils
n'avaient pas et qu'eut Averroès. C'est pourquoi l'on
nommera toujours Averroès quand on croira devoir
glorifier ou maudire l'inventeur de l'âme imperson-
nelle. Quoi qu'il en soit, Albert n'a pas de peine à prou-
ver que cette âme impersonnelle n'a rien de commun
avec celle dont traite Aristote. Enfin, après l'auteur du
Livre des causes, Avicembron a défini l'intelligence la
première des formes que reçoit la matière, et s'est en-
suite efforcé d'expliquer la singularité des âmes, en di-
sant que, la matière prenant la forme de la corporéité,
puis celle de l'individualité, l'intelligence passe avec
elle par ces transformations successives. Ayant aussi
rejeté cette doctrine, Albert expose avec plus de détails
et combat avec plus de chaleur, parce qu'il la com-
prend mieux, la théorie platonicienne de la réminis-
cence. En somme, Albert n'a trouvé dans les gloses
rien de satisfaisant.
Soit ! Mais quel est son avis sur les graves questions
posées dans ces gloses? Il va le déclarer en ces ter-
mes : « Il faut dire, comme il me semble, avec les péri-
« patéticiens, que l'intellect possible (quipotest omnia
« fieri, l'entendement humain, le lieu des idées humai-
« nés) ne se mêle pas au corps, qu'il en est séparé,
« qu'il est impassible et n'est pas quelque substance :
« Videtur esse dicendum, cum peripateticis, quod in-
« tellectus possibllis est immixtus et separatus et im-
« passibilis et non hoc aliquid. » Cette définition est
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 295
assurément d'une étrange obscurité. Mais si les dé-
finitions d'Albert ne sont pas généralement claires,
cela ne veut pas dire qu'il manque de franchise, car
son habitude est de les expliquer. Ses explications
peuvent, dans le cas présent, être ainsi résumées.
L'intellect en puissance n'est pas quelque substance,
car le propre de toute substance, au moins de toute
substance première, est, comme le dit Aristote,de sub-
sister par elle-même, de n'être pas dans une autre. Or
l'intellect en acte est lui-même dans un sujet, puisque
c'est la forme et la vertu principale d'une substance
vraiment réelle, verissime eœistentis, c'est-à-dire de
l'âme raisonnable (1). Remarquons cette définition et
ne l'oublions pas. Quand on dit que l'âme est la forme
du composé, dont le corps est la matière, on entend
que cette union de l'âme au corps n'altère pas la na-
ture propre de l'âme, qui demeure une substance sé-
parable. Mais quand on dit que l'intellect est la forme
de l'âme raisonnable, ce mot forme ne désigne plus un
conjoint substantiel ; l'intellect est à l'égard de l'âme
raisonnable une forme qui n'en peut être jamais sépa-
rée. Il est sans doute séparé de quelque chose, puis-
que ce qualificatif separatus indique un des attributs
de l'intellect ; mais cela signifie qu'il est séparé du
corps et n'a conséquemment rien de corporel (2).
Voici, d'ailleurs, un privilège particulier qui le dis-
tingue complètement de toutes les formes adhérentes
aux choses. Avant d'être actualisées, ces formes
étaient en puissance au sein de la matière. Or telles
(1) C'est ce qu'Albert répète dans sa Métaphysique : Intellectus agens
est pars anima?, et forma animas humanse. Melaphys., libr. XI, tractalus 1,
cap. ix.
(2) Intellectus nec virtus est corporea, nec virtus in corpore, sed sepa-
rata. Alb. Magn., De anima, I, tr. II, c. vm.
298 HISTOIRE
ne sont pas les conditions natives de l'intellect; nulle
part il n'était en puissance avant d'être en acte. Ayant
fait l'àme raisonnable à l'image de sa propre intelli-
gence, Dieu l'a pourvue directement, sans intermé-
diaire, de toutes ses facultés. Enfin l'intellect ne se
mêle pas au corps, car si, parmi les facultés de l'âme,
il y- eh a qui s-e servent du. corps comme d'un instru-
ment d'optique, ces facultés sont nommées la sensa-
tion, l'imagination ; quant à l'intellect, il est simple-
ment en commerce avec ces facultés, et ce qu'il sait
des opérations auxquelles le corps participe lui est
transmis par elles (1). Enfin, il est impassible, parce
qu'il est en lui-même l'intellectualité vague, indétermi-
née, c'est-à-dire la puissance d'intellectualiser, et qu'il
faut un changement d'état, c'est-à-dire un passage de
la puissance à l'acte, pour le déterminer et le constituer
en sa perfection. Voilà ce qu'Albert croit d'abord de-
voir dire au sujet de l'intellect possible, sinon pour
expliquer le texte d'Aristote, du moins pour dégager
l'opinion de ce philosophe, qui, dit-il, est la sienne, de
toutes les contradictions, de toutes les équivoques ima-
ginées par ses interprètes.
Ceux qui s'en sont ici le plus écartés, c'est Avem-
pace, c'est Aboubekr, c'est particulièrement Averroès,
dont le système aboutit à nier ce que l'homme a de
plus noble, et, à bon droit, de plus précieux, sa per-
sonne morale. C'est une négation de grave conséquen-
ce ; Albert le comprend. Il faut donc restituer à l'hom-
(1) C'est ce qu'il déclare encore dans son traité spécial contre Averroès :
« Intellectus possibilis designans substantiam animse in seipsa est in du-
plici potentia; quarum una est ad intellectum agentem... Et quamvis nu-
meretur intelleclus possibilis sic acceptus, tamen est separatus, et materise
non mixtus, et nulli niliil habet commune... » Contra Averrh. de unitat.
intell., c. vu.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLA.STIQUE 297
me responsable cette personnalité qu'on prétend lui
ravir. Oui, dit Albert, l'intelligence est, quant à sa
nature, vraiment universelle. Mais cette intelligence
absolument considérée n'est pas l'intelligence actuelle,
réelle. L'intelligence actuelle s'individualise, comme
s'individualise l'âme elle-même dont elle fait partie,
quand cette âme devient l'entéléchie d'un corps déter-
miné. Ainsi l'on dit bien que mon intelligence n'est
pas la tienne, de même que la tienne n'est pas la
mienne. La mienne est en commerce avec les organes
de mon corps, la tienne avec les organes du tien. Nous
sommes deux personnes moralement distinctes, com-
me nous le sommes physiquement. Gela ne saurait être
contesté. Cependant, on Ta dit, l'intelligence indivi-
dualisée n'est pas, quant à sa nature, individuelle ; et
la preuve, c'est qu'elle conçoit les intelligibles. Tout
intelligible est et demeure universel, même lorsqu'il
est conçu. Est-ce que j'individualise l'intelligible lors-
que j'en abstrais la notion idéale? Cette notion, que
j'appelle improprement mienne ou tienne, nous est,
en fait, commune ; elle est pour toutes les intelligences
la même vérité. Si donc tout intelligible est invariable-
ment universel, il faut que l'intelligence à chacun dé-
partie conserve néanmoins l'universalité de sa nature,
car l'universel est seul capable de recevoir l'univer-
sel : Licet enim intellectus meus sit individuus et se-
paratus eib intellectu tuo, tamen secundum quod est
individuus non habet universelle in ipso, et ideo non
individuatur id quod est in intellectu... Sic igitur
universelle ut universelle est ubique et semper idem
omnino et idem in animabus omnium, non recipiens
indimduationem ab anima... C'est la thèse de la raison
impersonnelle, prudemment conciliée avec la thèse
298 HISTOIRE
différente, mais, dit-on encore, nullement contraire,
de Tâme individuelle. Albert veut nous la faire accep-
ter comme péripatéticienne. Simplicius, Averroès,
Algazel, Alexandre Achillini, l'attribuent plus juste-
ment, comme il semble, à Platon. Dans son enthou-
siasme pour le génie d'Aristote, Albert ne peut ad-
mettre que ce philosophe ait laissé' de côté telles ou
telles questions, à cause de l'embarras qu'il éprouvait
à les résoudre. Si pourtant elles n'étaient pas suscep-
tibles d'une solution apodictique ! Si l'esprit humain
était condamné à les agiter sans cesse, sans pouvoir
jamais parvenir à quelque certitude ! Et si, par exem-
ple, le sage et prudent Aristote s'était abstenu d'énon-
cer une opinion sur ce problème qu'il connaissait
bien (1), afin de n'être pas tenu d'expliquer ce qui ne
peut l'être clairement, c'est-à-dire la nature univer-
selle ou individuelle d'une substance séparée de la
substance indubitablement réelle !
Mais arrêtons-nous, et n'allons pas faire subir un
autre examen de conscience à cet illustre maître ; cela
nous entraînerait trop loin. Quelle que soit d'ailleurs la
doctrine d'Aristote sur la manière d'être du principe
intellectuel, la doctrine d'Albert est que ce principe est
non-seulement séparable, mais encore séparé de la
matière, de la forme individuelles, et demeure en soi
l'intellect universel, alors même que, par son com-
merce avec les facultés sensibles de l'âme, il procure la
notion des intelligibles à la raison de celui-ci, de celui-
là. Comprend-on ces termes ? Pour notre part, nous
les reproduisons et nous reconnaissons qu'ils diffèrent
de ceux dont Abélard, Jean de La Rochelle et d'autres
(1) Aristote, Traité de l'âme, livr, III, ch. iv.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 299
latins ont précédemment fait usage ; mais, à vrai dire,
nous ne saurions nous les expliquer d'une manière
satisfaisante. Ce que, toutefois, nous croyons bien
apprécier, ce sont les motifs qui ont conduit Albert à
donner cette définition nouvelle de l'intelligence.
Aristote a dit, en effet, que le semblable est seul apte
à recevoir son semblable. Or, tout intelligible étant,
de sa nature, universel, et le propre de l'intelligence
étant de percevoir les intelligibles, Albert a pu croire
qu'il devait, en fidèle disciple d' Aristote, attribuer à
l'intelligence une essence universelle. Mais alors se
présentait l'hypothèse d'Averroès, avec sa conséquen-
ce la plus prochaine, l'anéantissement de toute person-
nalité : redoutable écueil qu'il importait d'éviter. C'est
pour cela qu'Albert, prenant un parti moyen, suppose
l'intelligence à la fois universelle et individuelle : es-
sentiellement universelle, formellement individuelle,
mais individualisée par la substance dont elle devient
la forme, sans perdre cette nature universelle par la
vertu de laquelle, suivant le principe simile simili co-
gnoscitur, elle forme les concepts universels. Or,
est-il bien vrai qu'Albert échappe à l'abîme en pre-
nant ce parti? Dans ce système, quand le corps dispa-
raît, quand la mort vient interrompre les rapports que
l'universel entretient, dit-on, avec l'individuel, par l'in-
termédiaire de certaines facultés qui s'exercent elles-
mêmes au moyen de certains organes, rien d'indivi-
duel, rien de personnel ne persiste, ne survit au corps.
Ce n'est pas là, sans doute, ce qu'Albert doit déclarer ;
on le voit donc, pour fuir cette conséquence, imaginer
d'autres fictions, d'autres chimères, qu'il transporte
ensuite de l'ordre logique dans l'ordre surnaturel (1).
1^1) Dans les chapitres d'Albert que nous venons d'analyser, nous avons
300 HISTOIRE
Mais c'en est assez à ce sujet; saint Thomas nous ap-
prendra quelle fut sur cette grave question le dernier
mot de l'école dominicaine.
Achevons d'exposer ce que professe le commen-
tateur d'Aristote sur les autres questions résolues
dans les derniers chapitres du Traité de l'âme. L'in-
telligence, nous l'avons dit, ne perçoit, ne connaît que
le confus, l'indéterminé, l'universel ; la perception
des choses déterminées, particulières, appartient pro
prement à la sensibilité. Mais il y a d'autres explica-
tions à donner sur l'intelligence. Ainsi, de même que
la sensibilité, l'intelligence passe de la puissance à
l'acte, et si, quand elle est en puissance, on a le droit
de la comparer à une table rase, polie, sur laquelle
aucune image n'est encore représentée, il faut, toute-
fois, faire remarquer qu'une table rase reçoit les
images suivant le mode de la pure passivité, tandis
que l'intelligence en puissance est, à l'égard des in-
telligibles qu'elle ne possède pas encore, une énergie
formelle douée de la faculté de coopérer elle-même à
la formation des universaux intellectuels. Voilà ce
lu ce que n'y a pas rencontre" M. Rousselot. Suivant M. Rousselot (t. II. p.
210), Albert-le-Grand s'éloigne tellement d'Averroès, qu'il semble admettre
autant d'entendements substantiels et différents qu'il y a d'êtres intelli-
gents. Ce que nous pouvons accorder à M. Rousselot, c'est qu'au chapitre
vu, traité II, livre III, de son commentaire sur le Traité de l'âme, et dans
le traité spécial qu'il a composé sur l'opinion d'Averroès, Albert déclare
qu'il n'approuve pas les dires de ce philosophe et les combat: mais il ne
combat pas avec moins d'énergie (livre III. tr. Il, ch. 11) ces philosophes
latins auxquels il attribue précisément l'hypothèse que M. Rousselot porte
à son propre compte. Toute cette controverse est fort obscure ; il est évi-
dent qu'Albert est très inquiet, comme il l'a déclaré dès le début, sur le
parti qu'il doit prendre ; mais qu'on veuille bien relire le traité II du livre
III du commentaire sur le Traité de l'âme, on se persuadera que, suivant la
dialectique d'Albert dans tous ses détours, nous avons atteint sa véritable
doctrine.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLA.STIQUE 301
qu'Aristote semble dire, et ce que repète Albert (1).
Arrivant ensuite à la définition de l'intelligence en
acte, Albert se rappelle qu'il a promis de faire con-
naître toutes les opérations de l'âme séparée, c'est-à-
dire de tous .les actes qu'elle accomplit sans la coopé-
ration du corps. Nous savons déjà qu'au jugement
d'Albert l'âme raisonnable est douée de facultés
actives, distinctes de ses instruments passifs. Nous
avons, en outre, retenu ce principe, que l'intelli-
gence est une substance séparée du corps. Il nous
reste à connaître comment, en cet état, l'intelligence
agit, c'est-à-dire produit, suivant les prémisses, les
idées universelles.
On lit dans le texte : « En résumé, l'intelligence en
« acte est les choses quand elle les pense. Nous ver-
« rons plus tard s'il est ou non possible que, sans être
« elle-même séparée de l'étendue, elle pense quelque
« chose qui en soit séparé (2). » Pour ne pas nous
laisser entraîner trop loin, nous négligerons de rap-
peler en quels termes Aristote a résolu ces doutes
dans sa Mètapliysique, et dans le dixième livre de
sa Morale. Alexandre d'Aphrodisias et les autres
(1) M. Bart.Saint-IIilaire rappelle que Philopon et Alexandre d'Aphrodisias
ont entendu ce passage d'Aristote autrement qu'Albert-le-Grand. Suivant
Philopon, l'intelligence en puissance serait comparée par Aristote, non pas
à un feuillet blanc, mais à un feuillet où les caractères mal tracés seraient
à peine lisibles. Celte interprétation est éclectique. Elle a été combattue
par Th.em.iste, Théophraste, Nicolas de Damas. Averroès, Albert-le-Grand
et saint Thomas; tous les péripatéticiens modernes l'ont rejelée. Que Ton
ne néglige pas, toutefois, de tenir compte à Albert des réserves qu'il fait
ici contre le sensualisme : « Ilabet recipere ea fintelligibilia) meliori modo
quam tabula; quia supra diximus quod ipse est quodam modo formalis ad
ea, quod non tabula circa scripturam est, et est operativus circa intelligi-
bilia, quod iterum minus tabula facit circa scripturam. » De anima ; lib.
III, tractât. II, e. vu.
(2) Traité de l'âme, III, eh. vu.
302 HISTOIRE
interprètes, Thémiste, Théophraste, ayant tour à
tour abordé ce problème, ont dit que l'intelligence
humaine, s'élevant de degrés en degrés jusqu'à l'ex-
trême limite de son énergie, parvient alors à la notion
de l'absolu, à la notion de l'essence divine. Mais les
explications qu'ils ont données sur cette progression
continue sont loin de paraître satisfaisantes au chré-
tien philosophe. Quelques Arabes, entre lesquels il
désigne Averroès, semblent s'être exprimés à ce
sujet d'une manière plus convenable. Prêtons atten-
tion, car c'est la question de la nature et de l'origine
des idées générales qui se représente sous une forme
nouvelle. Albert n'hésite pas à déclarer son senti-
ment. Le moteur extrinsèque de l'âme raisonnable a
été déjà nommé par Albert. Ce moteur est l'intellect
agent dans sa manière d'être éternelle, infinie ; en
d'autres termes, c'est Dieu lui-même. Mais comment
ce moteur exerce-t-il son action sur l'âme humaine ?
Telle est la question présente. Il est établi que les
notions recueillies par le moyen des sens ne forment
qu'une classe d'idées. Outre les intellecta sensibilia,
il y a, suivant le plus grand nombre des philosophes,
suivant tous les péripatéticiens, dit Albert, les intel-
lecta speculata, c'est-à-dire les idées des formes
pures, qui n'ont aucun rapport d'origine avec les
images recueillies par l'imagination. Albert partage
en trois ordres ces intellecta speculata, qu'il appelle
aussi intellectus puri. Au premier ordre appartiennent
les idées naturelles, qui ne viennent ni de la démons-
tration ni de l'expérience personnelle ni des leçons
données par les maîtres de l'école : Quod non accipi-
mus ea per aliquod vel ab aliquo doctore, nec per in-
quisitionem invenimus ea ; ces idées naturelles sont
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 303
les axiomes, les principes de toutes les sciences : Pri-
ma et vera, ante quœ onuiîno nulla sunt. Dans le deu-
xième ordre sont les idées volontaires, c'est-à-dire
celles que forme l'intellect humain, quand l'intellect
divin le dispose, le prépare à s'unir à lui. Enfin, au
degré suprême, une seule idée, celle de la forme pure
de Dieu, idée qui résulte de cette union lorsqu'elle est
accomplie. En d'autres termes, (car il faut ici tout
interpréter), l'intellect souverainement agent, Dieu,
séparé de l'homme en essence, communique l'idée
de sa forme à l'intelligence de l'homme, et l'acquisi-
tion de cette idée, qui se trouve à la limite de toute
spéculation, achève, complète l'intellect possible ou
patient. Albert explique ainsi comment l'intelligence,
éclairée directement par l'intellect agent extrinsè-
que, pense les choses universellement unes, c'est-à-
dire les principes éternels, et, au dernier mot, Dieu.
C'est ce que nous avions déjà lu dans le com-
mentaire sur les Catégories : Intellectus puri intelli-
guntur illi qui sunt ex parte intelUgibilis, ad quod
nihil movet nisi solius intelligentiœ (divinœ) lumen,
nonphantasma receptimi (1).
(1) In Prœdicam, c. v. Cette distinction entre les deux ordres de la con-
naissance est développée en ces termes par Albert-lc-Grand, dans son com-
mentaire sur l'Ethique à Nicomaque : « Intellectus in hoc quod est imago
intelligentiœ (divinœ) species est intelligibilium, quamvis non sit causa
constituens ca. Est igitur applicabilis per seipsum intelligibilibus primis,
sed tamen non œquali nobilitale ut intelligentia, quœ secunduui substan-
tiam intellectus est et nihil aliud quam intellectus. Cadens ergo ab ista
nobilitate efficilur discurrens per intellecta, componens scilicet et dividens
ea ; tamen in hoc quod est imago intelligentiœ per seipsum est applicabi-
lis primis, quae médium non habent, et illa statim apprehcndit, quando
tcrminorum, qui in principiis sunt, a sensu notitiam accepit. Sensus
enim, per hoc quod species est sensibilium, sensibilia immédiate accipit,
in quibus confusum est et immixlum universale, quod intellectus depu-
rando accipit per hoc quod, ut species, applicatur ei : et, si médium non
habet, tune principium est, et propria acceptio intellectus. Si autem habet
304 HISTOIRE
Il n'est pas facile d'analyser avec toute la clarté
désirable une série souvent interrompue de digres-
sions qui, la plupart, ont pour objet des questions
incidentes. Que l'on nous permette donc de faire une
halte à ce point de notre travail, et de résumer briè-
vement les thèses psychologiques que nous avons peut-
être obscurément présentées. Suivant Albert, l'âme
raisonnable se divise en deux parties bien distinctes :
la partie qui sent et la partie qui pense. Celle qui sent
et celle qui pense sont également impassibles en puis-
sance. En acte, elles sont déterminées l'une et l'autre
par un moteur extrinsèque : celle qui sent, par l'objet
sensible ; celle qui pense, par l'objet intelligible. Mais
soit qu'elle sente, soit qu'elle pense, l'âme raisonnable
ne va jamais de la puissance à l'acte sans coopérer
par son énergie propre et volontaire à Fopération qui
s'accomplit. Elle n'a rien senti, tant que le sens
interne ou commun n'est pas intervenu comme juge,
comme arbitre de l'impression reçue par les organes
sensibles : elle n'a rien pensé, tant que l'énergie na
tive de l'intellect formel ne s'est pas éveillée, et, quand
tous les intelligibles se présenteraient au seuil de l'in-
telligence, si celle-ci, qui peut le tenir ouvert ou
fermé, ne voulait pas les admettre, elles resteraient
dehors, aucune intellectualisation n'aurait lieu. Voilà
toute la théorie d'Abert sur la nature et les facultés
de l'âme.
Enfin, ajoutons qu'Albert prétend démontrer l'im-
mortalité de l'âme sans trop s'écarter des principes
médium, tune inlellectus non accipit nisi per médium : et iiaec est percep-
tio demonstrationis, cui tamen inlellectus lumen induit, quia ordo termi-
norum et conjugatio per applicationem determinatur ad conclusionem quae
tune in lumine principiorum accipitur. » Alb. Magn., In Etkicam, VI,
lr. II, c. vin.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 305
péripatéticiens. Cette démonstration est l'objet d'une
digression complémentaire, où notre docteur s'efforce
d'établir que la substance de chaque âme individuelle
survit au corps, en conservant toute sa personnalité.
Ce qu'il affirme ici touchant l'actuelle personnalité de
l'âme humaine est, on n'hésite pas à le reconnaître,
en parfait accord avec tout ce qu'il dit contre l'âme
actuellement universelle d'Averroès ; mais ce qu'il ne
prouve pas, ou prouve mal, c'est qu'une substance
essentiellement universelle, qui s'est individualisée
en devenant l'entéléchie d'un corps, possède, après la
destruction de ce corps, l'invidualité qu'elle a possédée
durant une alliance passagère. Cependant n'insistons
pas davantage sur ce détail. Si la question de l'im-
mortalité de l'âme appartient à la psychologie, c'est
qu'on doit tenir compte en psychologie de toutes les
idées, claires ou obscures, qu'a pu concevoir l'entende-
ment humain. L'âme se déclare immortelle; c'est là un
fait de conscience. Mais il nous semble que ni les dialec-
ticiens, ni les physiciens, ni les psychologues n'ont à
rechercher hors de l'âme les preuves empiriques de
l'immortalité de l'âme personnelle ou impersonnelle.
En terminant l'analyse de la glose d'Albert sur la
Physique d'Aristote, nous avons en peu de mots
résumé son opinion sur la nature de l'universel in re.
Dans sa glose sur le Traité de l'âme, il s'agit particu-
lièrement de l'universel post rem, et, en faisant con-
naître son opinion sur l'origine des idées, nous venons
de montrer comment il entend que l'intellect parvient à
à la possession de cet universel qu'il a qualifié, dans
son commentaire sur la Logique, universelle quod
refertur ad intelligentiam. Cet universel est, d'une
part, le signe des choses, comme étant l'idée de ces
T. 1. 20
306 HISTOIRE
choses dans la pensée ; d'autre part, il est la repré-
sentation conceptuelle des principes des choses,
l'homme raisonnable ne pouvant hésiter à croire que
les lois générales, suivant lesquelles la matière est
informée, sont adéquates aux notions que sa raison a
de ces lois. Telle est la doctrine d'Albert sur l'univer-
sel post rem.
Cette doctrine n'est pas tout à fait péripatéticienne ;
elle appartient toutefois au Lycée. En physique comme
en logique, Albert ne veut avoir pour maître qu'Aris-
tote ; mais il ne le comprend pas toujours, ou ne
l'interprète pas toujours avec une irréprochable fidé-
lité. En le suivant il se laisse distraire et perd quel-
quefois sa trace. Aussi ne disons-nous pas qu'il n'y
ait rien dans la glose d'Albert qui ne soit implicite-
ment dans le texte d'Aristote. Nous avons signalé
quelques notables différences entre les opinions du
maître et celles de son disciple, et nous en avons
négligé beaucoup d'autres ; il nous semble néanmoins
prouvé que la tendance d'Albert, considéré comme
physicien et comme psychologue, est vraiment péripa-
téticienne. Cependant, avant de conclure, n'omettons
pas de faire une réserve dont on appréciera plus tard
l'importance. Quand, après avoir nié l'essence univer-
selle des substances secondes, Albert affirme l'unité
conceptuelle des idées qui leur correspondent, la pro-
position qu'il énonce est vraiment péripatéticienne.
Quand, après avoir recherché l'origine de ces idées,
il dit que les unes arrivent à l'intellect par le moyen
des sens, et qu'il reçoit les autres de l'agent extrin-
sèque, sans l'entremise, sans le concours des sens, il
ne dit rien encore qui ne soit conforme à la vraie
pensée d'Aristote. Mais quand il va plus loin, quand
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 307
il dit que les formes admises dans le réceptacle de
l'intelligence humaine y sont des entités représenta-
tives, des images permanentes, qui occupent au
propre, à la manière des choses, un lieu déterminé.
Albert change d'école et quitte le Lycée pour l'Aca
demie. Si nous n'avons pas cru devoir signaler, dans
sa glose sur le Traité de l'âme, les passages qui nous
ont semblé trop favorables à la thèse des espèces ou
formes entitatives de l'intellect, c'est qu'Albert n'a
pas cru devoir faire une digression dogmatique sur
cette thèse évidemment très fausse, très digne néan-
moins d'être bien connue. îsous nous réservons de
l'exposer complètement en parlant de saint Thomas.
Que, toutefois, on prenne acte de son opinion à ce
sujet. On ne s'expliquerait pas ce qu'il dira bientôt des
idées divines, si l'on ne savait à l'avance ce qu'il pro-
fesse à l'égard des idées humaines.
Interrogeons maintenant le métaphysicien, et de-
mandons-lui la solution des problèmes qui sont du
domaine de la philosophie première.
CHAPITRE XIII
Métaphysique d'Albert-le-Grand.
« Puisque la métaphysique est la première entre
« toutes les sciences, il faut qu'elle ait pour objet
« ce qui prime tout le reste. Je veux parler de l'être,
« l'être qui donne de la consistance aux principes
« tant complexes qu'incomplexes de toutes les choses
« particulières. » C'est ainsi qu'Albert s'exprime dans
un des premiers articles de sa glose sur la Métaphy-
sique d'Aristote. La plus vive de ses passions était
l'étude de la nature. Mais, comme on a pu l'apprécier,
l'observation des phénomènes l'intéressait beaucoup
moins encore que la recherche des lois qui les gou-
vernent, ou semblent les gouverner. Nous avons
donc déjà rencontré, dans ses autres commentaires,
plus d'une digression métaphysique. Il s'agit main-
tenant de définir l'être en tant qu'être. C'est le pro-
blème fondamental des Catégories et de la Physique
qui se représente sous une forme moins accessible
aux regards profanes. Prêtons attention.
Le langage d'Albert est toujours grave, son main-
tien est toujours recueilli. Dès qu'il entre en métaphy-
sique, il affecte encore plus de recueillement et plus
de gravité. Et, cependant, s'il faut l'en croire, il n'é-
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 309
prouve aucun embarras, s'étant uniqnement proposé
de reproduire l'opinion d'Aristote et de ses inter-
prètes (1). Mais il ne dit pas en cela toute la vérité.
Dans les amples digressions annexées par Albert au
texte de la Métaphysique, il y a bon nombre de
thèses personnelles ; on y trouve même une analyse
étendue de son traité particulier Sur l'intellect et
V intelligible. Quand, d'ailleurs, il annonce que, redou-
tant les périls de la voie, il suivra pas à pas les traces
des interprètes, desquels veut-il parler ? Lorsqu'il a
commenté la Physique et le Traité de l'âme, Albert
a toujours invoqué, sur les points contestés ou contes-
tables, l'autorité des péripatéticiens grecs, surtout
celle de Théophraste. Mais, dans ses digressions sur
la Métaphysique, il a bien rarement recours à ces
anciens glossateurs ; il consulte plus volontiers les
modernes, recentiores peripatetici, c'est-à-dire les
péripatéticiens arabes, parmi lesquels sont les plus
téméraires de tous les éclectiques. Ainsi qu'on
ne l'accuse pas de falsifier les témoignages histori-
ques. Il ne fera pas dire aux anciens ce qu'ils n'ont
pas dit ; les guides derrière lesquels il va s'aventurer
dans la région transphysique, ce sont, il le déclare,
Algazel, Averroès. C'est une déclaration qu'il est bon
de recueillir. Elle nous engage à le presser de nous
faire encore un aveu. En bonne conscience, se laisse-
t-il abuser par les désignations qu'il emploie pour se
conformer à l'usage ? Ne sait-il pas qu'Algazel, Aver-
roès sont des péripatéticiens peu sincères, peu fidèles,
{{) On lit à la fin du commentaire sur la Métaphysique : « Hic sit finis
disputationis istius, in qua non dixi aliquid secundum opinionem meam
propriam, sed omnia dicta sunt secundum positiones peiïpateticorum, et
qui hoc voluerit probare légat libros eorum et non me, sed illos laudet vel
reprehendat. » » •
310 HISTOIRE
et qu'il s'écarte beaucoup, en les suivant, du texte
qu'il s'est chargé d'interpréter ? Cette question, Albert
aimerait mieux ne pas l'avoir entendue ; il la trouve
gênante, indiscrète. Cependant, après avoir fait plu-
sieurs circuits à droite, à gauche, après avoir pris,
afin de ne pas offenser le maître qu'il vénère, toutes
les précautions recommandées par les rhéteurs, il
avouera, de sa voix la plus basse, que tout n'est pas
irréprochable dans Aristote, que tout n'est pas con-
damnable dans Platon, et que le vrai philosophe, le
philosophe accompli, doit connaître la doctrine de l'un
et celle de l'autre : Scias quod non perficitur homo
in philosophia nisi ex scientia duarum philosophia-
rum Aristotelis et Platonis (1) Proclus ne s'exprime
pas autrement.
Que contient cet admirable livre qu'on appelle la
Métaphysique d' Aristote? Une théorie des lois les plus
générales de l'être. Il ne s'agit plus ici des êtres,
de ces objets mobiles dont l'expérience apprécie le
volume, la forme propre, les qualités particulières ; il
s'agit des causes qui président aux mouvements si
variés de la matière, et desquelles résultent le con-
cours, l'harmonie de toutes les manifestations de la
vie. Aristote sépare, abstrait ces lois, ces causes, des
objets soumis à leur empire. Mais abstraites, séparées
de telle sorte, où sont-elles ? Cette question, Aristote
l'a bientôt résolue lorsqu'il a nié la création. Être,
suivant Aristote, c'est être en acte ; être en puissance,
c'est pouvoir être, mais n'être pas. Ainsi la puissance
antérieure à l'acte est, à l'égard du monde éter-
nel, impérissable, un pur concept. Quand donc on
(1) Métaphys.t lib. I, iract. V, c. xv.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 311
interroge Aristote sur ce problème : où sont les
lois générales des êtres, séparées du relatif, du
contingent ? il n'hésite pas à répondre : elles sont
dans l'intellect humain, qui les recueille par l'observa-
tion ou les conçoit par sa propre énergie ; mais qu'on
ne les cherche pas ailleurs en cet état de séparation ;
il n'y a pas d'autre lieu réel que celui dont les
êtres occupent les immenses espaces, et, dans ce lieu,
les lois des êtres sont les modes généraux suivant
lesquels les êtres se comportent. Là, point de sépa-
ration ; tout est uni : toutes les matières ont leurs
formes, toutes les formes leurs matières. Mais c'est
un des privilèges de la raison humaine de diviser les
êtres et leurs modes, et de considérer ces modes
comme séparés. La raison est le lieu des formes dis-
crètes, ainsi que l'univers est le lieu des formes con-
crètes. Il faut donc ainsi définir Yuniversale per se
acceptum : c'est l'idée mise à part des choses ; et,
comme cette mise à part est faite par la raison, au
siège de la raison Yuniversale per* se acceptum ne se
distingue en rien de Yuniversale post rem] entre eux
la plus complète identité.
Cette théorie des idées n'est pas celle de Platon.
Gela tient à ce que Platon part d'une tout autre con-
jecture sur l'origine du monde. Aristote, ainsi qu'on
vient de le dire, suppose l'éternité de la matière infor-
mée, Platon l'éternité de la matière informe (1). Sui-
(1) On a depuis longtemps reconnu qu'il faut rapporter à cette cause le
principal désaccord d'Aristote et de Platon : « Hic cardo est, hic fons, hic,
ut dicunt rhetores, omnis inter Plalonem alque Aristotelem controversiœ
status ; alter factum esse mundum docet, alter non faetum esse contendit.
Si factum Aristoteles ulla modo fateretur, nunquam illas seternas rationes
facienlis vitare possct. » Bernardinus Donatus, De platonicœ atque aristote'
licœ philos, différentiel ; 1541, p. 9, verso.
312 HISTOIRE
vant Platon, le chaos précède tout, si ce n'est Dieu ;
puis, à certain moment de la durée, le démiurge vient
attribuer à la masse inerte, confuse, la forme, le
mouvement, la vie ; et voilà les choses produites telles
qu'elles s'offrent à nos regards en nombre presque
infini. Soit ! Mais, étant donnée cette autre conjecture,
on demande à Platon quelques explications nécessai-
res. Il est, par exemple, difficile de comprendre sui-
vant quel mode l'un a pu produire le multiple, et d'un
homme qui sait tout on voudrait bien savoir cela.
C'est alors que Platon raconte, à* la manière des
poètes, comment, avant l'heure natale du temps, l'in-
telligence suprême se contemplait elle-même dans ses
propres idées, et comment plus tard, à la ressem-
blance de ces idées, formes éternelles, elle a créé les
formes actuelles des choses. Ce n'est pas là sans
doute une explication démonstrative ; c'est plutôt le
récit d'un rêve. Mais il n'importe ; contentons-nous
d'apprécier en quoi diffèrent, relativement aux idées,
les doctrines, si rarement conformes, de l'un et de
l'autre philosophe. Il n'y a, dit Aristote, que des idées
humaines ; les idées sont, au dire de Platon, primor-
dialement divines : elles ne deviennent humaines que
par une sorte d'irradiation. De là, suivant Platon, deux
manières d'être pour l'universel séparé des choses.
Ante rem, l'idée pure, absolue, réside dans les sphè-
res invisibles, exemplaire permanent des formes péris-
sables. Postrem, l'idée se trouve dans l'entendement
humain, comme notion imparfaite des causes, des
lois générales qui président à Fensemble des êtres.
Ne voit-on pas déjà les motifs pour lesquels Albert-
le-Grand, partisan déclaré de la physique péripatéti-
cienne, doit manifester, en dépit de lui-même, plus de
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 313
goût pour la métaphysique de Platon que pour celle
d'Aristote ? Chrétien, il croit que la volonté divine a
créé, dans le temps, ce monde qui finira comme le
temps ; et, pour distinguer sa croyance de celle des
anciens rationalistes, éclairés par la nature et non par
la grâce, il ajoute qu'en créant le monde, Dieu l'a fait
de rien. Gela ne s'explique pas, cela ne se 'comprend
pas. Soit ! Mais ce dogme incompréhensible est ensei-
gné par les livres sacrés, la foi commande de l'ad-
mettre, et tous les arguments de la philosophie ne
sauraient prévaloir contre la foi. Qu'Aristote tourne
en dérision la thèse des idées engendrées avant les
choses, substantielles et néanmoins dépourvues de
matière, ou cette autre thèse d'une matière actualisée,
sans aucune forme, de toute éternité ; le chrétien rit
volontiers de ces chimères. Ce qu'ignorait Platon, il
le sait, ou du moins, il croit le savoir, même sans le
comprendre. Quelques Pères ont, il est vrai, tenté de
mettre d'accord la genèse de Platon et celle de Moïse ;
mais ils auraient bien dû s'abstenir de faire cette
vaine tentative. Que dit, en effet, le dernier concile de
Latran (1): Creator omnium invisiMlium,spiritualium
et corporalium ,sua omnipotent i virtute, simul ab ini-
tio temporis, utramque de nihilo condidit creaturam,
spiritaalem el corporalem. Ainsi l'Église elle-même,
après une délibération solennelle, vient de confirmer la
sentence d'Aristote touchant la matière premièrement
informe et les formes premièrement immatérielles.
Cependant, si le Dieu de Moïse a créé le monde de
rien, il l'a créé par un acte volontaire, et il a voulu
que son œuvre fût ce qu'elle est. Ici l'on peut, sans
(I) De concile est de l'année 1215.
(1) Notamment clans le traité De fuie et symbolo, cap. n.
314 HISTOIRE
outrager la foi, dire que la conscience divine est un
sanctuaire impénétrable, que l'esprit de. l'homme est
incapable de s'élever jusqu'à l'analyse des opérations
de l'intellect universellement actif, et que rechercher
comment l'éternel auteur des choses temporelles les
a conçues avant de les créer, c'est aller au-delà de ce
qu'il est permis de savoir, même de supposer. On
peut, en effet, s'en tenir à ce doute respectueux.
Néanmoins saint Augustin, qui n'est pas compté parmi
les téméraires, s'étant plusieurs fois prononcé contre
la matière présubsistante de Platon (2), saint Augustin
dit quelque part : Deus cogitavlt mundum antequam
creavit ; et ne peut-on pas commenter cette sen-
tence en transportant de la raison humaine dans la
raison divine ces pensées, ces idées, suivant les-
quelles toutes les choses de ce monde semblent se
mouvoir et concourir au même but? Il y a donc lieu,
même pour le philosophe chrétien, d'opter entre la
réserve de l'idéalisme et l'assurance du dogmatisme.
Or, au XIIIe siècle, aucune critique n'ayant encore
signalé les périls du dogmatisme, aucun philosophe
chrétien ne pouvait hésiter à s'y confier. Alors on
voulait, on prétendait tout savoir ; rien ne semblait
inaccessible à la raison humaine II faut, d'ailleurs,
remarquer que la croyance vulgaire avait, au moyen-
âge, un caractère très prononcé d'anthropomorphisme.
La multitude humanisait volontiers les démons comme
les anges, même les trois personnes de la mystérieuse
trinité, sous la figure que l'art leur avait attribuée ;
il n'y avait pour elle, dans les textes sacrés, aucune
allégorie, aucune figure, et quand des nuées sombres
se dégageait avec fracas l'éclair homicide, elle croyait
entendre, elle entendait la voix de Dieu qui prononçait
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 315
l'anathème sur une tête coupable ; elle croyait voir, elle
voyait la main de Dieu qui s'abaissait vers la terre,
cherchant le criminel pour le frapper. Le Dieu des
philosophes, c'est-à-dire des théologiens éclairés, ne
fut pas, il est vrai, celui des sculpteurs et des peintres;
il eut néanmoins avec lui, pour ne rien celer, quelques
traits de ressemblance. Pour représenter à la foule
la figure du Dieu vivant, l'artiste avait cherché dans
la nature, avec les yeux du corps, les formes qui
pouvaient le mieux répondre au concept idéal de la
beauté parfaite, et, puis il s'était efforcé de les repro-
duire sur le bois ou la pierre. Ainsi procéda le philo-
sophe, pour se représenter à lui-même l'intelligence
parfaite du Dieu pensant. Il observa l'intelligence
humaine, et, n'y trouvant rien de supérieur aux idées
générales, il définit l'entendement divin le premier lieu
de ces idées. Dieu, dit Moïse, créa l'homme à son
image. C'est ce que maintes fois l'homme a fait à
l'égard de Dieu. Nous nous réservons de montrer
que cette conception anthropologique de Dieu fut le
retranchement où s'établit Spinosa pour battre en
brèche la thèse de la création. Mais Albert-le-Grand
ne pouvait prévoir les graves conséquences qu'on
devait tirer de ses prémisses ; et ce qui nous im-
porte ici, c'est d'apprécier comment, pour rendre
compte de la création, un péripatéticien aussi décidé
s'est écarté de la voie qu'il avait jusqu'alors suivie
avec tant de persévérance. Demandons-lui maintenant
quelles concessions il entend faire au parti dans
lequel il va s'engager.
La glose volumineuse sur la Métaphysique contient
son dernier mot sur toutes les questions controversées.
Avant d'exposer ce qu'il faut entendre par l'universel
316 HISTOIRE
ante rem., il reproduit les systèmes anciens ou récents
qu'il a déjà combattus, argumente de nouveau contre
eux, et se presse si peu de conclure qu'il semble
redouter les tendances de sa propre logique. Nous
négligerons beaucoup de détails. On connaît la mé-
thode d'Albert ; on connaît même déjà presque toute
sa doctrine. C'est pourquoi nous ne nous arrêterons
qu'aux points importants.
La métaphysique a pour objet non pas tel ou tel
être, mais l'être dans son acception la plus générale,
in quantum est eus, non in quantum hoc ens (1).
Cette définition elle-même veut être expliquée ; car
qu'est-ce que l'être? Les réalistes disent que l'être
en tant qu'être est l'un substantiel, qui supporte tous
les individus, tous les êtres, comme autant d'accidents.
Cela n'est pas, suivant le commentateur d'Aristote,
une thèse nouvelle ; on la retrouve dans Platon. En
effet, dit-il, le Dieu de Platon n'est pas seulement le
créateur libre et l'ordonnateur souverain de toutes les
choses ; il est encore entendu qu'il réside au sommet
de ces choses et n'en est pas complètement séparé,
puisqu'il les a tirées de son essence. Dans le système
de Platon, les créatures et le créateur appartiennent
au même genre ; quand on dit qu'il est et qu'elles sont,
cela veut dire que le créateur et les créatures jouis-
sent en participation du même être. Blasphème ! abo-
minable blasphème ! Albert a déjà protesté contre
l'impiété manifeste de ce réalisme. Ayant ici renouvelé
sa protestation, il ajoute : Être se dit, en effet, de tout
être ; mais il ne s'en suit pas que l'être en tant qu'être
soit l'unique substance de tous les êtres. Être n'est pas
une chose commune, c'est un terme commun, qu'on
emploie pour désigner le principe substantiel de
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUB 317
chacun des êtres : Cum resolvuntur omnia in ens et
unum, non stat in ens resolutio in una natura quœ
univoce sit una natura omnium; id auiem quod
substantiale est principium entium, univoce est in
illis quorum est principium (1). Ce n'est pas, d'ail-
leurs, que l'identité de l'un et de l'être soit une thèse
erronée ; mais les platoniciens en abusent, parce
qu'ils l'entendent mal. L'un est identique à l'être,
mais à l'être déterminé, à cet être. En effet, il n'y a pas
de différence entre l'entité vraie et l'unité vraie d'une
chose ; l'unité vraie n'ajoute rien à l'entité, si ce n'est
l'indivision, et l'indivision n'est pas une chose du
genre de la substance ; elle n'est qu'une négation,
et cette négation n'est que l'affirmation de l'entité
vraie. En d'autres termes, l'essence d'un objet est
l'acte premier qui le détermine ; tandis que, dans le
système des platonisants, ce qui détermine l'être l'a-
moindrit, leur être premier n'ayant pas de terme,
de limite (2). Or, cette unité qui fait (tels sont les
termes d'Euclide) que chacune des choses est une,
n'est pas plus séparable des unités substantielles
que l'être n'est séparable de ce qui est substantiel-
lement. On dit bien que l'être est un, mais on ne
saurait dire que l'unité soit un être (3). Voici donc
la conclusion d'Albert. La métaphysique a été définie
la science qui traite de l'être en tant qu'être, in quan-
tum est ens. Distingue-t-on l'être in quantum est
ens de l'être in quantum est hoc ens ? Soit ! Albert
souscrit à cette distinction, pourvu qu'on ne sup-
pose pas l'être in quantum est ens un être in se, l'être
(1) Albertus, Metaphys., lib. III, tract. III, c. xvn.
(2) Ibid,, lib. IV, tract. I, c. v.
(3) Ibid., lib. V. tr. I, c. vin. •
318 HISTOIRE
universel subsistant à part de l'être in quantum
est hoc ens. Mais il ne suffit pas d'énoncer conjectu-
ralement une proposition de cette importance ; il
s'agit encore d'en prouver la vérité. Cette preuve,
c'est la détermination dogmatique de la substance
qui doit la fournir.
Ce mot être s'emploie, dit Aristote, en divers sens.
En effet, dit-il, « être peut signifier, d'une part, ce
« que la chose est en général et ce qu'elle est en
« particulier; d'autre part il signifie qu'elle a telle
« qualité, telle quantité, ou tel autre des différents
« attributs de cette sorte. (1)» Distinctions fort claires,
que les interprètes ont rendues fort obscures. Nous
avons déjà dit quelle est, au vrai, l'opinion d' Aristote.
Quelle est celle d'Albert? Ce qu'est la chose en
général doit s'entendre, dit Albert, de la quiddité,
qu'il appelle aussi l'essence, et même, quoique l'em-
ploi de ces termes soit plus dangereux, l'être sub-
stantiel des choses. Quant à ce qu'elle est en parti-
culier c'est la substance même, la substance pre-
mière et proprement dite, cet individu, cet être indivi-
duellement déterminé dans la catégorie de la substance :
Substantiel prima individuum designatum in génère
substantiœ (2). Dans un meilleur langage que celui
d'Albert et des autres scolastiques: « La substance
« est universelle en ce sens qu'elle est le nom général
« de la condition première et absolue de l'être ; mais,
« en tant que réelle, elle est essentiellement déter-
<( minée, puisqu'elle est l'être en tant que déterminé
« ou la détermination de l'être (3) . » Cette phrase
(1) Aristote, Métaphys, lib. VII, c. i.
(2) Albertus, Metaph. lib. Vil, tr. I. c. u;
(3) M. de Rémusat, Abèlard, t. I, p. 334. ,,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 319
est de M. de ;Rémusat, traduisant avec quelque li-
berté d'expression le même passage de la Métaphy-
sique d'Aiïstote. Mais il s'agit de savoir comment l'être
se dit encore de la quantité, de la qualité et du reste.
Albert n'hésite pas à déclarer, avec Aristote, que si
l'être se dit des prédicaments autres que la substance
première, c'est qu'ils désignent des modes généraux
de l'être ; et il ajoute, pour ne laisser aucune prise
à l'équivoque, que la substance déterminée, précé-
dant de trois manières, tempore, rationé, notifia,
tous les accidents catégoriques, ces accidents ne
peuvent être jamais considérés comme possédant une
quiddité propre hors du sujet de tous les attributs (1).
Ces explications ne manquent ni de précision ni de
clarté. Cependant il est un point qui nous semble
avoir encore besoin d'une glose complémentaire. Il
est entendu, il est, si l'on veut, reconnu que toute
substance première est composée de matière et de
forme ; mais, décomposant la substance première,
Albert s'est servi de ces mots, quidditas designata
per esse substantiale, et ailleurs de ceux-ci, essentiale
principium (2), pour désigner la forme qui, s'unis-
sant à la matière, la détermine substantiellement. Ces
mots sont obscurs et peuvent être diversement compris.
Albert a-t-il voulu dire que telle ou telle forme est
(i) « Quidditas substantif primse, quœ est individuum detignatum in
génère substantiœ, in hoc differt ab accidente, quod accidens quidem non
est secundum sui natnram essentia aliqua secundum se accepta quse facit
esse aliquod, sed potins est esse quoddam substantiœ, constitulum a
substantia, propter quod subslantia recipitur in ejus diflinitione ; et sic
bene dicit Averrhoes : Omne quod constituit aliquid in esse est diffinitum
ipsius ; propter quod accidentis essentia nulla est, secundum se accepta ;
et si dicatur aliquando essentia, erit essentia ab esse derivata dicta,
et non erit essentia cujus actus sil esse. » Alberli Metaph. lib. VII,
tr. I, c. îv.
• (2) Ibid., lib. V, tract. II, cap. v.
320 HISTOIRE
en elle-même, comme principe essentiel, quelque chose,
quelque être, avant, pendant, après sa conjonction avec
la matière ? « Je suis très fortement persuadé, dit
« Rohault, que l'âme raisonnable, qui est la forme de
« l'homme, est une véritable substance, qui peut
« exister séparément du corps qu'elle informe, et par
« conséquent je reconnais qu'il y a des formes sub-
« stantielles. » Mais, poursuit Rohault, il y a lieu de
douter si les formes « de tous les êtres purement
« matériels sont des substances réellement distinguées
« de la matière, ou si elles n'en sont pas, et, si un
« philosophe soutenait la négative, je ne crois pas qui
« fût pour cela fort criminel (1). » Cette négative, Aris-
tote l'a très résolument soutenue. Dans sa Mèia/phy-
slque il donne cette définition de la forme : quod quid
eratesse (2) ; et quand on lui demande si ce quod quid
erat esse n'est pas réellement autre chose que l'in-
dividualité propre de chaque substance, il répond que
non. Qu'expriment donc ces termes nouveaux, quod
quid erat esse? Ils expriment une distinction con-
ceptuelle et rien de plus : « Il ne semble pas qu'une
« chose puisse jamais différer de sa substance propre,
« et l'essence qui fait que chaque chose est ce qu'elle
« est s'appelle sa substance (3). » Voilà très nettement
l'opinion d'Aristote. Les cartésiens et les gassendistes
l'ont, il est vrai, malmené comme ayant soutenu
l'opinion contraire ; mais cela vient de ce que nos
commentateurs du moyen-âge ayant traduit les mots
(1) Rohault, Entretiens sur la philosophie, p. 38.
(2) To tî -flv stvat.
(3) "Ezacrov yc/.p oxtv. â.'Ù.o oov.il sivxi rii/ç éxvroQ o-jtjictq, v.'A ri ~i r,v
ehou léysTKt stvca y iv,à.arou oùniv.. Aristote, Métaphys., livr. VU, ch. vi.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 321
quod quld erat esse par ceux de quiddité, de 'forme sub-
stantielle, de principe essentiel, on a pu croire qu'une
forme ainsi qualifiée différait peu des entités chi-
mériques qui peuplent le monde dit platonicien.
Elle n'en diffère pas beaucoup, en effet, dans le
système proné par les scotistes, c'est-à-dire par un
très grand nombre de ces commentateurs. Si, pourtant,
Albert a, le premier peut-être parmi les Latins, fait
usage de ces termes suspects de réalisme, nous allons
prouver qu'il ne les a pas lui-même aussi mal enten-
dus. Cela nous sera facile ; car ses explications sont
très méthodiques, et certainement il a voulu qu'elles
fussent claires. Albert commence par établir que si les
disciples de Platon prétendent assimiler le quod quid
erat esse à leurs idées, à leurs formes exemplaires, ils
confondent ce qui veut être soigneusement distingué.
Quel est, en effet, le lieu de leurs idées ? C'est un lieu
qui n'est pas l'entendement divin, et qui, toutefois, est
séparé du monde sensible. Or, suivant Aristote et
suivant Albert, ce lieu n'existe pas. La forme peut
être considérée soit dans sa cause, soit dans les
choses ; elle n'est pas ailleurs. Albert dira plus loin
ce qu'elle est dans sa cause. Mais, dans les choses,
elle est un prédicat substantiel, inséparable du sujet
qui lui sert de fondement. Quand on la désigne là par
un terme substantif, comme, par exemple, celui de
quiddité, il y a sous ce terme un concept, il n'y a pas
une entité substantielle. En fait, le terme substantif
n'est propre à désigner, dans les choses, qu'un tout
produit par l'union du prédicat et du sujet, une vraie
substance, un composé. Il ne faut donc pas dire que
les quiddités sont réellement séparées, secundum esse,
de leurs sujets ; il ne faut pas se les représenter
T. I. 21
322 HISTOIRE
comme des natures premières, nées, créées avant les
sujets dont elles sont aptes à devenir les essences ;
ces fictions doivent être absolument rejetées. Pour
conclure, rien n'est plus proche de la création que
la substance déterminée : nihil proximius generationi
quam hoc aliquîd. Cette substance est le premier être,
l'être fondamental, le premier sujet. Quant aux qua-
lités appelées substances communes, elles ne sont que
des accidents substantiels de l'être premier, et, en
ordre de création, elles viennent après lui: suhstantiœ
communes generantur par consequens (1). Telles
sont les explications qu'Albert s'empresse de donner,
pour ne pas laisser interpréter contre son chef d'é-
cole la distinction qu'on ne peut manquer d'établir
entre le quid est et le quod erat esse quid. Elles se
résument en ceci : Le quod erat esse quid est bien
ce qui donne l'être, puisqu'en dernière analyse c'est
la forme, la forme principe essentiel de tout ce qui est
substantiellement réel ; mais, avant de s'unir à la
matière, cette forme n'est pas en acte, et, comme n'é-
tant pas en acte, elle n'est pas née, elle n'est pas une
nature, elle n'est pas un sujet. Ainsi se trouve démon-
trée la proposition d'Aristote qu'il traduit ainsi : Idem
est dicere quod quid erat esse singulorum quod est
dicere substantiam singulorum ; c'est-à-dire : En acte,
l'essence et la substance sont identiques.
(1) « Amplius autem si ponamus istas substantias, quidditatem videlicet
et id cujus est quidditas, esse absolutas ab invieem, tune erunt deslructaî
ab invieem, quia ea quorum sunt quidditates non erunt hoc quod sunt
sine quidditatibus, et ipsse quidditates non erunt fundatœ in esse rato in
natura et hoc aliquid sine his quorum sunt quidditates; et lune sequitur
quod earum rerum quarum sunt quidditates nulla erit per substantiam
suam, quia non sciuntur ista scientia propter quid et quid, oisi per suas
quidditates. Aliaî autem substantiœ, quse sunt quidditates, non erunt entia
perfecta et fundata in esse, et sic sunt destructa, cum non sint nisi in
iritellectu. » Lib. VII, tractât. IV, eap. n.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLA8TIQUE 323
Comme on le voit, cela s'éloigne beaucoup de la
doctrine imputée communément à Platon, plus sûre-
ment imputable aux Alexandrins, ses disciples. Ce-
pendant nous n'aurons pas exposé tout le système
d'Albert sur la grave question de Fêtre tant que nous
n'aurons fait connaître ses déclarations métaphysiques
touchant les universaux.
De ce qu'il vient d'être dit il résulte qu'Albert refuse
de compter au nombre des entités positives les princi-
pes essentiels des choses, leurs quiddités. Ce sont là,
dit-il, des formes qui, s'unissant à la matière, réalisent
la substance ; mais, séparées de la matière, elles ne
sont pas actuelles. Sans elles la matière n'est qu'en
puissance de devenir ; mais elles-mêmes ne sont actua-
lisées qu'au sein de la matière (1). Voilà ce qu'Al-
bert professe avec une remarquable persévérance.
Et ce qu'il a dit de ces principes essentiels des choses,
qu'on a mal à propos voulu confondre avec les exem-
plaires éternels des platoniciens, il va le dire, en des
termes non moins explicites, de l'universel in re. Ainsi,
prenons pour sujet d'argumentation cet universel
« homme. » L'homme est la forme de Socrate, et l'on
peut dire qu'avant que Socrate fût, il devait être. Mais
ces termes « il devait être » n'expriment rien de réel.
La réalité commence quand à une matière dépourvue
de toute forme, et qui, comme dépourvue de toute
forme, n'est pas encore, s'ajoute la forme humanité.
(1) « Ex hoc colligitur quod substantia corporea, secundum quod est sub-
stantia corporea, est aliquid in potentia et aliquid in effectu. In potentia
enim id est quod est susceplibile dimensionis secundum actum ; in actu
autem est corpus conlinuum, etineo quod estcontinuum est compositum ex
forma continuitalis et materia, qute est hyle, quas de se aequaliter se habet
ad continuum et incontinuum, licet a continuo nunquam separetur. » Meta-
phys., Lib. I, tract. III. —Voir Tennemann, Gesc/tic/iJe der Philosoph.,lomt
VIII, p. 500.
324 HISTOIRE
Or quelle est, clans ce composé, dans cette matière
informée, la nature de la forme ? Elle est, elle est
même substantiellement, et cependant, séparée du sujet
de Socrate, dont elle informe la matière, elle n'est
plus. Elle n'est plus, du moins, en Socrate, puisqu'elle
se trouve encore en Platon et dans les autres individus
de l'espèce. Mais cela ne signifie pas, ainsi qu'Albert
l'explique après Aristote, que cette forme soit une
nature qui supporte des accidents périssables ; cela
signifie plus simplement que Socrate, Platon et les
autres individus de l'espèce sont hommes au même
titre, par une certaine communauté de nature, qui est
l'essence ou le principe substantiel de chacun d'eux.
Mais si l'on cherche dans l'ordre des choses nées Yens
per se existens de quelque universel, on ne le trouvera
pas ; on ne trouvera dans cet ordre, comme l'a bien
dit Boëce, que des ressemblances de tel degré, de tel
autre, supérieur ou subalterne, d'où l'esprit recueille
le concept de tel ou de tel universel (1). « L'universel,
« dit Albert, est ce qui répond à ceci : l'un de tous.
« Or l'un de tous n'est pas de la catégorie des choses
« réellement subsistantes, car, s'il en était, une
« même chose serait le sujet de diverses individua-
« tions, disons-mieux de toutes les individuations ;
(1) « Et quorumcumquc quatuor ultimo dictorum modorum accipiatur uni-
versale, sic univeisale esse dicit, et non ens per se existens, et ideo ut sic
acceptum, ut dicit Boelius, sit quaxlam similitudo essenlialis eorum
quorum ipsum est, et non dicit nisi esse substantiale ipsorum, et hoc modo
est consequens id cujus est universale. Nec sic dicit ens quod sit subslan-
tia aliqua existens secundum se, sicut diximus materiam existere non in
alio... Sed universale sic dictum est esse substantiale quod snmper est in
alio, nec esse potest quando in alio non est, et hoc modo non est substantia,
sed substantiale quoddam esse, quod accidit substantia? per hoc quod uni-
versale secundo modo dictum est qualitassubstanlialis et substantia existens- a
Alberti Mèlaph. lib. VII, t. V, c. i.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 325
ce qui ne peut être. Il faut donc que l'un de tous
veuille dire l'un séparé de tous. Mais il n'est ainsi
< que par l'opération de l'intellect, et voici comment
( je le prouve. Deux formes de le même espèce ne
< peuvent être identiques dans le même sujet. Con-
( sidérons l'homme de Socrate et l'homme de Platon,
étant mis à l'écart tous les accidents individuels ; ce
( sont là ou ce ne sont pas là deux formes. Si elles
< sont deux, et si l'intellect les conçoit identiques, deux
c formes de la même espèce sont alors dans un même
< sujet ; ce qui, nous l'avons dit, est impossible. Si
< elles sont, au contraire, un même, en ce même pour-
< ront pareillement se confondre les formes de tous
< les individus. Donc ce même est un seul, un même
< dans l'intellect, quoique tiré de plusieurs. Pour con-
( dure, l'universel n'existe qu'en l'état de concept
< intellectuel. Voilà la vérité, et ce qui la fait mécon-
< naître à quelques gens, c'est uniquementl'ignorance
( de la philosophie (1). » En moins de mots, ce qui
est un ne peut être plusieurs ; une substance qui est
une ne comporte pas une simultanéité d'individuations
accidentelles ; donc l'unité de l'universel, puisque tout
(1) a Hoc modo enim est universale, prout accipitur unum de omnibus.
Unum autem de omnibus non est in esse quod babet in rébus, quia sic
uni et eidem rei acciderent multœ individuationes, vel omnes, quod esse
non potest. Oportet igitur quod sit unum de omnibus, prout unum est
separatum ab omnibus. Hujusmodi autem fit per inlellectum, cujus pro-
balio h;ec est. Duœ enim formœ ejusdem speciei in uno secundum idem
inesse non possunt. Accipiatur ergo homo a Socrate et accipiatur a Plalone
sine omnibus individuanlibus : aut sunt duœ formai, aut non. Si duœ et
secundum idem sunt in intellectu, lune duœ formœ ejusdem speciei insunt
eidem, quod jam diximus impossibile. Si autem sunt idem, tune eadem
ratione de omnibus individuis acciperetur idem. Igitur idem quod est
in intellectu est unum et idem, quod tamen est de multis. Sic igitur non
est universale nisi dum intelligitur. Et bœc est veritas, licet quidam es.
sola ignorantia pbilosopbiœ boc negant. » Alberti Metaphys. lib. V, tract.
VI, cap. vu.
326 HISTOIRE
universel est nécessairement un, doit se rencontrer
dans un autre lieu que dans les choses. Et quel est ce
lieu ? C'est l'entendement.
Quelle que soit l'énergie d'une -telle déclaration, il
est vrai néanmoins qu'il y a du réalisme dans cette
hypothèse de la quiddité, qui joue, dans tout le système
d'Albert, un rôle si considérable. M. Rousselot l'a
soupçonné, mais ne l'a pas, il nous semble, expliqué
comme il convenait, lorsqu'il a défini la quiddité :
« l'être, abstraction faite de toute espèce de modes. »
Il eût fallu dire, à notre avis, que, pour Albert,
les quiddités des choses sont précisément les modes
suivant lesquels les choses sont, en d'autres termes
les formes substantielles des choses, et que, l'être
se disant d'elles avant tout, l'être est, à ce compte,
la première forme, le premier mode de tout ce qui
est. Mais Albert vient de prétendre que les quid-
dités des choses n'en sont pas réellement séparées ;
il vient même de traiter avec dédain les philosophes
qui professent une autre opinion. Quels sont-ils, ces
philosophes? On n'en peut douter, ce sont les réalistes.
Cependant, nous l'avons dit, Albert ne s'estpas-toujours
contenu dans les limites de la doctrine péripatéticienne,
et, s'il les a franchies, comme nous venons de l'indi-
quer, en commentant la thèse averroïste delà quiddité,
il faut que nous n'ayons pas encore complètement
exposé tout ce qu'il a tiré de cette thèse. Il nous reste,
en effet, à dire comment ce quid, indistinct in re de
la substance des choses, peut être néanmoins conçu
comme existant hors de ces choses, ailleurs même
que dans l'intellect humain. C'est là ce qu'il y a de
plus subtil dans le système qui porta d'abord le nom
d'Albert-le-Grand, plus tard celui de saint Thomas.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 327
En acte, il n'y a rien d'universel. Cela même qui
semble le moins individuel, ce qui porte manifestement
l'indélébile cachet de l'universalité, c'est-à-dire d'abord
l'essence prise comme genre, la quiddité première,
et ensuite les quiddités secondes, toutes ces formes,
tous ces modes qui, s'ajoutant à la substance, dé-
terminent la quantité, la qualité, la situation, rien
de tout cela n'est universel en acte ; en acte, il n'y
a que le particulier, hoc aliquid. Les formes, à tous
les degrés, sont, dans le particulier, des manières
d'être qui l'informent ; mais c'est lui qui les reçoit,
c'est lui qui en est le sujet. Voyons maintenant ce qui
est avant l'acte. Cette enquête peut être encore péripa-
téticienne. Avant l'acte, suivant Aristote, il y a les
éléments organiques, constitutifs des choses, c'est-à-
dire la matière et la forme dont l'union produit la
substance, premier sujet de toute génération. Mais il
s'agit ici d'une antériorité logique. La substance dé-
composée par l'analyse donne la matière et la forme ;
c'est là tout ce que dit Aristote. Pouvait-il attribuer à
ces éléments une antériorité ontologique, quand il
définissait l'ensemble des êtres, le monde, l'acte
éternel du moteur immobile ? Non, sans doute, il ne le
pouvait pas. Mais tout autre est l'opinion d'Albert sur
le commencement des choses ; et, comme il pense que
la durée du temps et du monde est un fait que précède,
que doit suivre l'éternité, il entend que les éléments
des choses étaient vraiment per se, secundum se, avant
de se manifester en -acte au sein de la substance.
Per se, secundum se ; il faut qu'Albert nous explique
ces mots. Nous ne sommes plus en physique ; les mots
ne désignent plus des choses, ou n'expriment plus des
notions recueillies de l'observation de ces choses. En
328 HISTOIRE
métaphysique, les mots dépourvus de gloses n'ont
aucun sens. Voici les explications qu'Albert nous
doit et nous donne : Ante rem universelle dicitur
dupliciter. Cum enim omnia, sicut multoties dixvmus,
sint in intellectu primœ causœ, sicut in formait et
primo lumine, et ipsa sit hoc modo forma omnium,
quœ tamen sunt in ipsa vita et lux, eo quod hœc est
vita quœdam existentibus omnibus, et est lumen omnis
notitiœ et rationis omnium, dixerunt tam stoici (1)
quam peripatetici (2) hujus causas universalia esse
prima, etrationes et formas, quœ omnium sunt formœ
universaliter prœhabentes, et immaterialiter prœha-
bentes, et simpliciter habentes omnium apud se
rationes... Hoc modo acceptum universale habet quod-
dam esse spéciale, quod est causœ intelleciualis ; hoc
modo quo lumen intellectus ejus est forma rerum a se
fluentium per intellectum universaliter agentem et
facientem existentias rerum. Alio modo autem dicunt
universale ante rem, non tempore, sed substantia et
ratione, et hœc est forma aut causa formalis accepta,
constituens... esse rei. Actus enim lalis formœ et pro-
prius effectus est esse in omni eo quod est. Hoc autem
cumindifferens sit in omnibus quœ sunt ejusdem speciei
et formœ, et quantum est de se sic indivisum, habet
unam ad omnia vel multa relationem, et sic universa-
litatis accipit quamdam naturam etrationem (3). Il y
a donc, au dire d'Albert, deux manières de définir
l'universel ante rem. Premièrement, il est défini com-
me résidant au sein de la cause supérieure à toutes les
(1) Cest-à-dire les Platoniciens, à la suite des Eléates.
(2) C'est-à-dire quelques éclectiques Alexandrins et les commentateurs
Arabes.
(3) Metapkys., lib. V, tract. VI, c. v.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 329
causes, au sein dé l'intelligence de laquelle tout procède,
au sein de la lumière de laquelle rayonneront les for-
mes qui deviendront les formes des choses par l'opéra-
tion de l'intellect agent, c'est-à-dire créateur. Seconde-
ment, ces termes ante rem s'entendent non pas d'une
priorité de temps (la cause étant avant le causé, l'éter-
nel avant le périssable), mais d'une priorité de rang ;
de telle sorte que l'universel serait avant les choses
au titre de cause produite hors de la cause première,
c'est-à-dire au titre de cause seconde, et serait, en
cet état, le sujet commun de toutes les formes indivi-
duelles, actualisées en même temps que lui, mais
au-dessous de lui. Ainsi, la forme actuelle est définie
la raison d'être des choses, et, comme cette forme se
retrouve sans différence chez tous les individus du
genre, de l'espèce, elle est certainement universelle.
Elle est universelle, elle est actuelle, elle prime toutes
les formes contingentes qui distinguent Socrate de
Platon ; il ne semble donc pas bien téméraire de pré-
tendre que l'acte de cette forme universelle est une
chose, une nature réelle. Cependant Albert s'empresse
de rejeter cette seconde définition de l'universel ante
rem, qui, dit-il, ne contient qu'une équivoque. En effet,
cet universel que l'on place, pour lui faire honneur,
avant les choses, non tempore, sed substantiel et ra-
tione, ne se distingue en rien de l'universel in re des
platonisants, déjà défini forma commimicabilis et pro-
pagabUls in multa ex unp ; et l'on sait qu'Albert ne
reconnaît pas d'autre unité, d'autre entité, dans l'ordre
réel, que « cet homme, ce cheval, » hoc aliquld. C'est
donc la première définition qui lui semble préférable.
Avant les choses, quelle que soit la priorité supposée,
l'universel est dans sa cause, la cause première ; il
330 HISTOIRE
n'est pas ailleurs. Et ce qui vient d'être dit touchant
l'universel se dira pareillement touchant la quiddité.
« La quiddité, ajoute Albert, n'est pas seulement prise
« comme matérielle ; elle ne tient d'être matérielle
« que de son union accidentelle avec la matière ; on
« la prend encore en elle-même, et elle est ainsi imma-
» térielle et simple. Or, si l'on cherche d'où vient cette
« essence que possède la forme prise en elle-même, il
« faut nécessairement dire qu'elle possède une telle
« essence comme étant un rayon de la première
« forme, c'est-à-dire de l'intellect divin. En outre, une
« forme substantielle n'est pas intelligible par son
« essence matérielle, elle l'est par elle-même... Donc,
« puisqu'elle est intelligible par elle-même, elle
« ne peut l'être que comme reflétant le rayon de
« l'intellect divin dont elle a pris origine, et c'est
« ainsi qu'en considérant la quiddité d'une chose
« sensible, on est conduit à la notion de la cause
« première formelle (1). »
L'universel ante rem n'est donc pas seulement une
notion recueillie de plusieurs objets particuliers. Cette
manière d'être à part des choses, cet esse separatum,
il Ysl bien, en effet, dans l'entendement humain ; mais
il le possède ailleurs encore. Voilà ce qu'Albert prend
(1) « Non accipilur ut materialis tantum (quidditas), quia esse materiale
accidit ei per hoc quod est materia ; sed accipilur ctiam secundum se, et sic
habet esse immateriale et simplex. Et si qua?rhur origo hujus esse quod
forma secundum se accepta sic habet, non potest ad aliquid referri nisi
quod habet hoc in quantum est radius quidam et lumen primse formae, quae
est intellectus divinus. Adliuc autem forma substantialis per esse materiale
non est intelligibilis, sed per se ipsam, et non per aliud, sicut accidens.
Cum igitur sit intelligibilis per se ipsam, oportet quod hoc habeat in quan-
tum immixtum est ei lumen intellectus primi a quo exiit, et sic
iterum quidditas rei sensibilis conducit ad uotitiam causse primas formalis.»
Metaph., lib. VII, tr. I, c. îv,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 331
soin de rappeler à toute occasion dans son commen-
taire sur la Métaphysique : Primum esse separatum
quod habet est in intellectu agente ambiente ma-
teriam (2). En effet, dit-il, si l'universel est, dans
la nature, ce qui est commun à plusieurs, il serait
absurde, insensé, de prétendre qu'une telle communi-
cabilité lui est attribuée par quelque opération de nos
facultés intellectuelles ; il faut nécessairement que la
cause de cette communicabilité soit l'intellect agent;
aussrle définit-on la source de l'universalité de tout ce
qui est universel (3). En d'autres termes : « Le prin-
ce cipe de toute universalité est l'un par excellence,
« l'intellect divin, dont la science, non différente
« de lui-même, est la cause de tous les êtres pre-
« miers, et est une à l'égard de tous ces êtres. » Il faut
alors que le multiple, le divers, ait pour principe ce
qui est l'unité la plus parfaite. Albert l'accorde : « Nous
« savons, dit-il, de science très-certaine que toute
« forme qui est en puissance dans la matière première
(2) Lib. V, tr. VI, c. vi. 11 ne faut pas prendre à la lettre ces termes :
ambiente materiam, qui paraissent être d'Averroès. L'intellect agent
n'est pas dans la matière, mais au-delà ; voilà tout ce qu'emporte, au
sens d'Albert, le mot ambiens : « Est ad ea quse ambit sicut ars ad mate-
riam. ■»
(3) a Dicet autem fortasse aliquis, quod communicabilitatem habet ex
hoc quod comparatur pluribus actu vel potentia plura existentibus ; sed
hoc omnino est absurdum : non enim comparatio qua comparatur plu-
ribus causa est ejus quod per intellectum est ante hujusmodi comparatio-
nem ; nihil autem comparatur pluribus, nisi quod est communicabile.
Communicabilitas igitur causa est quod comparatur pluribus, et non causata
a tali comparatione ad plura. Cum igitur nihil sit primum ambiens multa
informanda ab ipso nisi intellectus agens, quod forma aliqua ambiat
multa per communicabilitatem sui ad ipsa habet in intellectu primo
agente, cujus ipsa lumen existit ; et ideo diximus, in scientia de intellectu
agente, quod ipsa est ad ea quœ ambit sicut ars ad materiam. Hsec igitur
est prima radix universalitatis in omnibus qua? universaliasunt. » Lib. V,
tract. VI, c. vi.
332 HISTOIRE
« est, comme raison d'être, dans l'intelligence de la
« cause première. C'est pour cela que Platon a nommé
« cette intelligence le monde archétype. Nous savons,
« en outre, que l'intellect divin, en causant la succes-
« sion des effets, est encore ce qui détermine le der-
« nier causé. Et comme nous ne doutons pas que
« tout ce qui est dans un sujet n'y soit conforme
« à sa propre nature, nous affirmons que ce qui, dans
« l'intellect suprême, est simple, immatériel, éternel,
« immobile et un, se retrouve dans la matière avec
« toutes les manières d'être opposées..., l'intellect
« divin laissant subsister, dans la matière et clans les
« causes secondes, ce qui est leur nature propre (1). »
Voilà le dernier mot d'Albert.
Ce mot est réaliste. « L'essence, ainsi s'exprime
« M. de Rémusat, est une condition de l'être. Mais
« cette condition, qui ne peut être ni éludée, ni altérée,
« ni reproduite à volonté, cette loi qui n'est expliquée
« par aucun phénomène naturel, par aucune des forces
« connues et appréciables, ou même supposables de
« la nature, est un des témoignages les plus certains,
« à mes yeux, de l'intervention d'une puissance et
« d'une intelligence suprêmes. Pour exister, il faut
« que l'essence ait été conçue et voulue. C'est par là
(1) « Universilatis principium est unum, et hoc est intellectus divinus,
qui per suam scientiam, qusn tamen scientia est idem ipsi, est causa om-
nium quae sunt prima, et. uno modo se habens ad omnia. Verissime scimus
quod omnis forma qufe est in prima materia in potontia, est secundum
rationem intellectus causœ prima?. Etideo a Platone dictus est esse mun-
dus archetypus. Scimus etiam quod intellectus divinus causando secundum
effectum, stat in ultimo causato. Nec dubilamus quod omne quod est in
aliquo sit in ipso secundum potestatem ejus in quo est, et ideo quœ in
intellectu primo sunt simpliciter et immaterialiter et intemporaliter et
immobiliter et uno modo, omnibus contrariis dispositionibus sunt in mate-
ria..., quia intellectus divinus non tollit a materia nec a causis secundis
dispositiones suas proprias. » Lib. VI, tr. II, c. vi.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 333
« que je l'élève au-dessus même de ce qu'il y a de plus
« élevé en ce monde, les idées nécessaires de la raison
« humaine : c'est en ce sens que je suis prêt à recon-
« naître le dogme platonicien et à nommer l'essence
« une idée de Dieu (i) . Combien, à côté de ce langage
élégant et discret, celui d'Albert-le-Grand semble
inculte et téméraire ! Mais si, toutefois, nous laissons
les mots pour ne considérer que les choses, en quoi
diffèrent l'opinion d'Albert et celle que vient d'énoncer
M. de Rémusat ? A notre avis elles diffèrent peu. Nous
voyons bien qu'il s'agit simplement, pour M. de Rému-
sat, d'affirmer l'essence comme idée divine, tandis
qu'Albert place dans l'entendement suprême, outre
l'essence, outre les autres prédicaments et les géné-
ralités subalternes, tout ce qui se dit des choses et
n'est pas une chose. Mais que l'on néglige un instant
ces conséquences plus ou moins forcées, pour n'en
voir que le principe. Ce principe le voici, c'est qu'il y a
nécessairement en Dieu des idées qui correspondent
aux noms généraux, aux manières d'être universelles
des choses, et que ces idées, comme étant de Dieu,
sont absolument permanentes. Ainsi M. de Rémusat
est nominaliste, ( ce qu'il déclare avec beaucoup de
franchise) jusqu'au point où l'idée nécessaire d'es-
sence l'amène à franchir l'extrême limite de la certitude
subjective, pour affirmer que cette essence est, avant
la détermination de toute substance, une idée qui réside
dans la pensée divine. Or, il n'y a guère rien de plus
dans les fragments d'Albert que nous venons de repro-
duire. M. de Rémusat confesse que cette affirmation
transccndentale de l'idée d'essence est platonicienne.
Albert repousse les idées de Platon, parce qu'au rap-
port d'Aristote il estime que Platon a localisé ces idées
334 HISTOIRE
hors de l'intellect divin et les a définies des choses
actuellement produites dans le temps, avant le jour
natal de la matière informée. Mais Platon a-t-il simple-
ment dit que tout universel était une idée de l'intellect
divin avant d'être, en acte final, l'essence, la forme pre-
mière, la quiddité des choses déterminées ? Si c'est là,
comme l'assurent plusieurs interprètes, si c'est bien là
ce qu'à dit Platon, Albert est alors prêt à reconnaître
qu'il ne s'est pas trop écarté de la vérité : Et forte non
omnino dixit falsum. Or cette thèse platonicienne est
à bon droit mise au nombre des thèses réalistes. N'est-
ce pas, en effet, réaliser des abstractions que s'élever
du relatif à l'absolu pour supposer en Dieu, fictivement
doté d'un intellect semblable à l'intellect humain, ces
idées générales, soit positives, soit négatives, qui nous
viennent, à nous, de l'observation des choses ? Te
Deum laudamus, dit le Psaume. Oui, louons Dieu, si
cela nous plaît ; mais ne tentons pas vainement de le
connaître. En Dieu la catégorie de l'être est celle du
mystère. Voilà ce dont nous sommes, pour notre part,
pleinement convaincu.
Nous ne devons pas nous arrêter plus long-temps à la
thèse des idées divines, qui, reproduite et mieux expli-
quée par saint Thomas, doit être une des parties" les
plus remarquables du système qui porte le nom de ce
octeur. Cependant, pour que l'on tienne un compte
ufnsant des réserves que nous venons de faire, invo-
quons à l'appui de ces réserves l'autorité considérable
du plus éminent d'entre les nominalistes modernes :
« On peut bien, dit Kant, schématiser (expliquer une
« idée par analogie avec quelque chose de sensible)
« en s'élevant du sensible au supersensible, mais l'on
« ne peut absolument point conclure par analogie que,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASÏIQUE 335
« de ce qu'une qualité appartient au sensible, elle
« appartient aussi au surpersensible ; et cela en vertu
« du principe extrêmement simple qu'une conclusion
« est contre toute analogie, quand, ayant besoin d'un
« schème de notre idée pour le rendre compréhensible,
« nous tirons de ce besoin la conséquence que, la qua-
« lité se trouvant dans le schème, elle se trouve néces-
« sairement aussi, comme prédicat, dans l'objet que
« le schème servait à expliquer. Je ne puis donc pas
« dire : — De même que je ne puis comprendre la
« cause d'une plante (de tout être organique, et, en
<( général, des créatures ayant des fins ) autrement
« que par analogie avec un ouvrier relativement à
« son œuvre, à une montre, par exemple, c'est-à-dire
« qu'autant que je lui suppose l'intelligence, de même
« la cause elle-même ( des plantes et du monde en
« général) doit avoir de l'intelligence Entre le
« rapport du schème à notre idée et le rapport de ce
« même schème d'idée à la chose même, il n'y a pas
« la moindre analogie, il y a un abîme immense, qu'on
« ne peut franchir sans tomber dans l'anthropomor-
« phisme (1). » Oui, sans doute, le sagace et
prudent philosophe de Koenigsberg le déclare et le
prouve, oui, c'est tomber dans l'anthropomorphisme
que d'attribuer à Dieu tout ce qu'on sait de l'homme.
De ce que l'homme « a » de l'intelligence, il n'est pas
permis de conclure que Dieu en « a » pareillement.
Telle est la conclusion de Kant, et nous n'hésitons
pas à l'accepter.
Mais le réalisme d'Albert ne se contente pas d'attri-
(1) Kant, La Religion dans la limite de la Raison, p. 95 de la traduction
de M. Truliard.
336 HISTOIRE
buer à Dieu l'intelligence. Partant d'une fausse psycho-
logie, d'une critique erronée de la raison humaine,
il réalise encore dans la pensée de Dieu les chimères
qu'il a déjà supposées dans la pensée de l'homme.
Ainsi l'hypothèse des idées formées et retenues par
l'imagination, des êtres représentatifs, vicaires des
choses, des entités conceptuelles occupant dans l'in-
tellect un lieu déterminé, conduit Albert à réaliser
en Dieu les mêmes fictions, les mêmes monstres.
Chez l'homme, ils sont après les choses ; en Dieu,
ils sont avant les choses ; chez l'homme, ils nais-
sent dans le temps, pour participer ensuite à l'im-
mortalité de l'âme intellectuelle ; en Dieu, ils étaient
avant le temps et seront après lui. Voilà les différences;
mais par combien d'autres côtés se ressemblent ces
idées fantastiques! On le voit déjà, on l'appréciera
mieux encore quand on connaîtra les explications fort
étendues que saint Thomas doit donner à ce sujet.
Qu'il nous suffise ici de constater deux faits. Le pre-
mier est que le conceptualisme d'Albert-le-Grand se
fonde sur une assimilation arbitraire de l'entendement
humain et de ce qu'on appelle, pour le besoin de ce
système, l'entendement divin ; le second est qu'au
jugement plus éclairé de la science moderne, il n'y a
dans l'entendement humain aucune de ces essences
plus ou moins matérielles, plus ou moins spirituelles,
aucune de ces idées fausses, c'est le terme d'Arnauld,
qu'y croyaient voir nos docteurs du XIIP siècle. Ainsi
les emprunts qu'Albert a faits à l'école réaliste ne lui
ont pas porté bonheur.
C'est tout ce que nous voulons dire, en ce moment,
sur la doctrine d'Albert. Elle doit avoir une grande
fortune, et nous avons hâte de l'entendre reproduire
DK LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 337
ou critiquer par saint Thomas, Duns-Scot, Guillaume
d'Ockam. Nous ne pouvons, toutefois, terminer ce cha-
pitre, et quitter Albert pour aller prêter l'oreille aux
discours de ses disciples ou de ses contradicteurs,
sans rendre auparavant un hommage de reconnais-
sance à ce laborieux novateur, toujours solennel, jamais
emporté, qui, restituant au monde latin Aristote tout
entier, rouvrit enfin les avenues de la science depuis
si long-temps fermées, et rappela les esprits égarés
par les spéculations stériles du mysticisme, pour les
accoutumer à la recherche de la vérité vraie. Ce bien-
fait suffirait pour mériter à son nom une immortelle
renommée, quand il ne l'aurait pas conquise par l'uni-
versalité de son savoir et la puissance de son génie.
Nous n'avons interrogé que le philosophe ; nous
n'avons parcouru que trois ou quatre de ses vingt-un
volumes in-folio, œuvre prodigieuse, presque surhu-
maine. Que nous auraient appris, si nous avions eu le
devoir de les consulter, le théologien formé à l'école des
Pères, le scrupuleux investigateur des mystères de la
nature, le chimiste subtil, l'audacieux astronome,
l'habile interprète des théorèmes d'Euclide ? Le résul-
tat des études, des leçons d'Albert n'a pas été, dans
l'école de Paris, moins qu'une révolution. Il y a des
révolutions infécondes. Après avoir agité les esprits,
elles se montrent incapables de les régler. Mais comme
tous les excès finissent par lasser la machine humaine,
le sommeil vient naturellement après la fièvre, et la
réaction n'a plus alors qu'à se présenter pour recouvrer
tout le terrain qu'elle avait perdu. La révolution dont
Albert eut l'initiative fut beaucoup mieux conduite
et prospéra.
T. 1. 23
CHAPITRE XIII
îSaiilt Thomas.
Après Albert-le-Grancl, saint Thomas ; aussitôt après
le maître, son plus illustre disciple. Les jugements delà
postérité ne sont pas toujours équitables. Assurément
elle devait un éclatant hommage au génie de saint
Thomas; mais elle a manqué de justice lorsqu'elle a
donné son nom à la doctrine de l'école dominicaine.
Cette doctrine est l'oeuvre d'Albert-le-Grand, et ces
véhéments censeurs de la raison pure, ces persévé-
rants adversaires du mysticisme qu'on appelait en-
core* thomistes au XVIIe siècle, étaient mieux nommés,
au XIIIe, albertistes. La légion s'était formée sous les
auspices du docte évêque de Ratisbonne. Ayant donc
protesté contre l'injure faite à la mémoire d'Albert-
le-Grand, reconnaissons que saint Thomas a considé-
rablement développé le système de son maître et l'a
revêtu de cette forme doctrinale, sous laquelle il est
parvenu jusqu'à nous.
Né vers l'année 1227, en Sicile, dans la ville ou sur
le territoire d'Aquino, au pied du Mont-Cassin, saint
Thomas appartenait, comme Albert, à une grande fa-
mille. Landolphe, son père, était comte d'Aquino ;
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 339
Théodora, sa mère, appartenait à lafamille des princes
Normands qui avaient conquis les Siciles ; ses frères
aînés, Réginald et Landolphe, occupaient les plus
hauts grades dans l'armée impériale ; la plupart de ses
soeurs avaient contracté d'illustres alliances. Il eut pour
premiers maîtres les moines noirs du Mont-Cassin. Il
fut ensuite conduit à Naples, où il acheva ses études
littéraires à l'âge de treize ans. C'est vers cette époque
qu'il fréquenta les religieux de Saint-Dominique et que
ceux-ci l'engagèrent à prendre leur habit. On raconte
que, pour l'empêcher de suivre leurs conseils, ses pa-
rents le firent enlever et conduire dans un château
dont toutes les avenues furent bien gardées ; on ajoute
à ce récit qu'une femme, introduite dans la chambre du
prisonnier, essaya de lui faire comprendre combien de
regrets pouvait laisser le vœu de chasteté, mais que le
jeune Thomas, s'étant armé d'un tison ardent, la mit en
fuite. Ce sont là des légendes. On peut y croire quand
elles ne sont pas dépourvues de toute vraisemblance,
mais il est toujours plus sage de s'en tenir à la vérité
dégagée de ces poétiques ornements. Les historiens
dignes de foi rapportent simplement que la mère du
jeuneThomas lui fit les plus sévères et les plus tendres
. remontrances, mais qu'elle ne put réussir à le détour-
ner de sa vocation. Ayant donc fait ses voeux, Thomas
fut conduit à Cologne par le général de son ordre, Jean-
le-Teutonique. Il y eut pour maître Albert-le-Grand. En
l'année 1245, Albert ayant été chargé de commenter les
Sentences dans la maison professe de Paris, Thomas
l'accompagna dans ce voyage et fît un séjour de trois ans
au gymnase de Saint-Jacques. Il avait, dit-on, le regard
sombre et voilé, refusait de prendre part aux divertis-
sements de ses condisciples et ne montrait de goût que
340 HISTOIRE
pour l'étude et la méditation. On essaya d'abord de
dissiper cette humeur taciturne, que l'on prenait volon-
tiers pour le signe d'une intelligence engourdie ; on
n'y parvint pas. « On finit par croire, ainsi s'exprime
« M. Lacordaire, qu'il n'avait d'élevé que la naissance,
« et ses camarades l'appelaient en riant le « grand
« bœuf muet de Sicile. » Son maître, Albert, ne sachant
« lui-même qu'en penser, prit l'occasion d'une grande
« assemblée pour l'interroger sur une suite de ques-
« tions très-épineuses. Le disciple y répondit avec
« une sagacité si surprenante, qu'Albert fut saisi de
« cette joie rare et divine qu'éprouvent les hommes
« supérieurs lorsqu'ils rencontrent un autre homme
« qui doit les égaler ou les surpasser. Il se tourna tout
« ému vers la jeunesse qui était là, et lui dit : « Nous
« appelons frère Thomas un bœuf muet ;mais un jour
« les mugissements de sa doctrine s'entendront par
« tout le monde (1).» Ayant achevé le cours de trois an-
nées que ses supérieurs l'avaient envoyé faire à Paris,
Albert revint à Cologne, et Thomas le suivit encore.
C'est vers ce temps qu'il composa ses premiers ou-
vrages. Il reparut enfin à Paris vers l'année 1252, y
prit ses grades et y donna des leçons publiques.
Quelques années après, devenu l'un des personna-
ges de son ordre, il allait en Italie plaider devant
Alexandre IV la cause des religieux mendiants, si
maltraités dans les éloquents libelles de Guillaume
de Saint- Amour. On le voit, l'histoire de saint Thomas
est pleine d'incidents ; mais elle diffère peu de l'his-
toire d'Albert-le-Grand. Le maître et le disciple fu-
rent presque toujours employés aux mêmes affaires,
(1) M. Lacordaire, Mémoire pour le rétablissement en France des frères
Prêcheurs, p. 124.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 3 il
et comme ils avaient l'un et l'autre les mêmes goûts,
ils ne se montraient pas moins empressés de quitter
les affaires pour revenir, soit à Paris, soit à Colo-
gne, convoquer de nouveau la jeunesse et de nou-
veau commenter devant elle Aristote ou les Sentences.
Quand saint Thomas eut obtenu de ses supérieurs
la permission de repasser les Alpes, il vint solliciter à
Funiversité de Paris les insignes du doctorat. Il n'avait
pas pour amis les dignitaires de ce corps illustre. Il les
avait contredits énergiquement devant le pape, et ils lui
en gardaient bien quelque rancune ; cependant l'émi-
nence de son mérite surmonta tous les obstacles, imposa
silence à tous les ressentiments, et il fut reçu docteur
au mois d'octobre de l'année 1257. A dater de cette
époque, sa vie fut employée tout entière à l'étude et à
l'enseignement ; il professa la philosophie et la théolo-
gie, avec un égal succès, à Paris, à Rome, à Orvieto, à
Viterbe, à Pérouse. Il se rendait, en 1274, de Naples à
Lyon, quand il fut contraint par la maladie d'interrompre
son voyage. Sa mort devait être prochaine. Il expira,
le 7 mars 1274, à l'âge de quarante-huit ans, à l'ab-
baye de Fossa-Nuova, près de Terracine. L'université
de Paris réclama ses dépouilles mortelles ; mais cette
réclamation ne devait pas être favorablement accueillie.
Saint Thomas fut canonisé sous le pontificat d'un
pape théologien, Jean XXII, le 18 juillet 1323. Ses
confrères l'ont surnommé l'Ange de l'école.
Les ouvrages philosophiques de saint Thomas se
sont trouvés, pendant cinq siècles, entre les mains
de tous les régents, et ils ont été tant de fois
imprimés pour leur usage qu'on nous épargnera le
soin de dresser la liste des éditions séparées qui en ont
été faites : il nous suffira d'indiquer ici les quatre éditions
342 HISTOIRE
des Œuvres complètes, publiées, la première, à Rome,
en 1570, en 18 volumes in-folio ; la seconde à Venise, en
1594 ; la troisième, à Anvers, en 1612; la quatrième, à
Paris, en 1660. Des nombreux traités que renferment
ces immenses recueils, ceux qui peuvent être consi-
dérés comme appartenant à la philosophie sont un
Commentaire sur les quatre livres des Sentences, de
Pierre-le-Lombard ; divers Commentaires, beaucoup
moins étendus que ceux d'Albert-le-Grand, mais plus
précis et mieux accommodés à l'usage des écoles, sur
YInterprêtation.les Seconds analytiques, la Métaphy-
sique, la Physique, le Traité de îâme et les Parva
naturalia, la Politique, l'Ethique à Nicomaque, les
Météores, les traités Du ciel et du monde, De la géné-
ration et de la corruption ; une dissertation spéciale
sur l'être et l'essence, De ente et essentia ; un Com-
mentaire sur le Livre des causes; divers traités où
opuscules, recueillis, pour la plupart, dans le dernier
volume des Œuvres, sous ces titres : De unitate intel-
lectus, De fato, De propositionibus modalibus, De fal-
laciis, De quatuor oppositis, De instantibus, De œ,ter-
nitate rnundi, De principiis natures, De natura
materiœ, De principio individuatioi/is, De mixtione
elementorum, De dimensionibns interminajtis, De in-
tellects et intelligïbili, etc., etc.; enfin la Somme con-
tre les Gentils, et cette Summa theologiœ que les mem-
bres du concile de Trente firent placer sur le bureau
de leur secrétaire, à côté des livres saints, comme
contenant la solution finale de tous les problèmes ;
ouvrage immense qui n'a pas la philosophie pour objet,
mais dont on peut dire que la meilleure partie a été
dictée par un des plus intelligents disciples de l'école
péripatéticienne.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 343
Comment exposerons-nous ce que contiennent ces
divers ouvrages ? Nous avons successivement analysé
les principales gloses d'Albert, pour avoir, sur les
questions disputées, l'opinion du logicien, celle du
naturaliste et celle du métaphysicien. Nous ne sau-
rions procéder de la même manière à l'égard de saint
Thomas. Il n'y a pas, en effet, de digressions dans ses
commentaires ; il suit pas à pas le texte d'Aristote, il
met en relief les mots significatifs de chaque phrase et
les explique avec le secours toujours avoué des inter-
prètes arabes ou grecs, sans jamais traiter en son
nom aucune des questions qui agitent l'école. Si, pour
comprendre Aristote, il peut être fort utile de lire ces
annotations continues, on n'y trouvera pas, comme
dans les gloses d'Albert, toute la doctrine du glossa-
teur amplement développée, défendue contre les cri-
tiques, confirmée par des arguments et conduite à de
fermes et précises conclusions ; il faudra chercher ail-
leurs la philosophie de saint Thomas, dans les traités
théologiques et dans quelques opuscules spéciaux, pour
faire ensuite un corps avec des membres épars. Ainsi
nous ne pourrons reproduire la forme de son enseigne-
ment. Nous ne saurions néanmoins imposer à saint
Thomas notre manière de classer les problèmes et
l'interroger comme un candidat en frac noir sur le
questionnaire de nos écoles. Agir ainsi, c'est-à-dire
transformer l'auditeur d'Albert en un disciple plus ou
moins fidèle de Locke ou de Descartes, ce serait trom-
per les gens sur le vrai caractère de sa philosophie.
Si, pour exposer la doctrine de saint Thomas,
nous sommes dans la nécessité d'en ordonner toutes
les parties, efforçons-nous du moins, en faisant cette
exposition, d'observer la méthode qu'il aurait suivie
s'il l'avait faite lui-même.
344 HISTOIRE
Il ne s'agit ici, l'on nous entend bien, que de sa
doctrine philosophique. Après avoir reconnu que le
domaine de la raison a des frontières, au-delà des-
quelles s'étend le domaine illimité de la foi (1), notre
docteur a plus d'une fois oublié cette sage distinction.
S'étant fait alors guider par la raison sur le territoire
de la foi, ou par la foi sur celui de la raison, il s'est
très vite égaré. Comme il pourrait nous égarer avec
lui, prenons-y garde ; la théologie de saint Thomas
est, sans aucun doute, très-intéressante ; mais nous
devons laisser à d'autres le soin de l'interpréter.
La théologie mise à l'écart, l'objet de la science est
de connaître, et les voies qui conduisent à la science
sont des sciences diverses, dont la première est, sui-
vant saint Thomas comme suivant Aristote, celle que
nous appelons la métaphysique. Voici dans quels ter-
mes saint Thomas motive cette primauté : « La science
« qui est la règle naturelle des autres sciences est
« celle qui est la plus intellectuelle, c'est-à-dire celle
« qui traite spécialement des intelligibles (2). » Les
premiers principes sont par eux-mêmes ce qu'ils sont ;
ils ne doivent pas àla science lanoblessede leur rang.
Ce sont eux qui font la métaphysique la première des
sciences, parce qu'elle s'occupe d'eux. Mais (notons
bien les termes de la définition thomiste) comment ces
principes sont-ils et peuvent-ils être scientifiquement
connus ? La réponse est : parce qu'ils sont intelligibles.
Or la métaphysique « étant la règle naturelle des au-
« très sciences, » il résulte de làqueles autres sciences
sont dans la nécessité de recevoir au titre d'axiomes
(1) M. Charles Jourdain, La Philosophie de S. Thomas, t. I, p. ioS
et suiv,
(2) Comment, in Metaphys. lib. I, proœm, c. i.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 345
les notions telles quelles de l'intellect. Mais si l'intel-
lect était plein Je mensonges ! Question grave, qui ne
peut être résolue que par une critique rigoureuse de la
faculté de connaître. Or, où se trouve cette faculté ?
Elle n'appartient pas à la matière ; la matière prise en
elle-même ne connaît pas, ne conçoit pas. Connaître
est donc le propre de l'âme. Et qu'est-ce que l'âme?
Voici tous les problèmes psychologiques qui se pré-
sentent, et qu'il faut résoudre avant d'aller en métaphy-
sique. Que cela nous suffise : nous savons que saint
Thomas est métaphysicien avant d'être naturaliste,
mais qu'il est psychologue avant d'être métaphysicien.
La Somme de théologie de saint Thomas contient,
dans la première partie, de la question 75 à la question
90, un traité de psychologie qui peut être accepté comme
complet. L'auteur y discute successivement tous les
problèmes qu'on se posait au XIIIe siècle sur l'essence
et les facultés de l'âme, sur les opérations des sens
et les procédés propres de l'intelligence, sur l'origine
diverse et la nature mystérieuse des idées. C'est ce
traité que nous allons d'abord analyser et commenter
tout à la fois.
Première question : l'âme humaine est-elle une sub-
stance ? Saint Thomas répond que l'âme humaine est
une substance, et une substance incorporelle. Elle est
incorporelle, parce qu'elle est la vie, l'acte du corps :
(1) Dans sa thèse savante qui a pour titre La "psychologie de S. Thomas,
M. Combes s'efforce d'établir, p. 8 et suiv., que la psychologie est pour
saint Thomas, comme pour tous les autres docteurs du moyen-âge, une
science secondaire, qui vient après la métaphysique. A la vérité, nos
docteurs du moyen-âge n'attachaient pas autant d'importance que nous à
la méthode didactique ; mais cela ne veut pas dire qu'ils employaient
indifféremment tous les procédés de démonstration. A notre avis, saint
Thomas subordonne habituellement sa métaphysique à sa psychologie,
tandis que Duns-Scot fait le contraire.
346 HISTOIRE
l'âme absente, le corps n'est qu'en puissance de deve-
nir. D'où il suit que l'âme n'est pas un corps ; car si,
par hypothèse, on admettait qu'elle fût un corps, il fau-
drait chercher au-delà de cette âme corporelle, au-
delà de ce composé, ce qui lui donne l'activité, la vie.
Elle est une substance, parce qu'elle agit par elle-
même ; ce qui est la propriété de toute substance :
Nihil potest per se operari, nisi quod perse subsis-
ta (1). En cela, l'âme de l'homme se distingue de l'âme
des bêtes. L'âme des bêtes n'est que sensible, et, com-
me telle, jamais elle n'agit sans le concours du corps ;
mais, outre qu'elle est sensible, l'âme humaine est
intelligente ; au-delà du particulier, elle conçoit l'uni-
verseL Or, l'intelligence est la qualité propre d'une
substance ; on ne peut pas dire que les âmes des bêtes
soient vraiment substantielles (2). Enfin, la substance
de l'âme humaine est impérissable ; le commun privi-
lège de toute forme substantielle est l'immortalité. Sé-
parée de la forme, la matière se corrompt, ou, pour
mieux dire, elle est transformée, c'est-à-dire vivifiée
par une forme nouvelle ; mais la forme, qui est le prin-
cipe de la vie, ne subit aucune altération lorsqu'elle
est séparée de la matière. Vivre, être en acte, sont
deux termes synonymes, et l'acte, la vie viennent de
la forme ; ou, pour mieux dire, l'acte, la forme, c'est
la vie même, et la vie ne meurt pas (3).
(i) Summa theologiœ, prima part, quœst. LXXV, art. 1, 2.
(2) Ibid., art. 3.
(3) « Manifestum est quod id quod secundum se convenit alicui, est
inseparabile ab ipso : esse autem per se convenit formœ qure est actus. Unde
materia secundum hoc acquirit esse in actu quod acquirit formam ;
secundum hoc autem accidit in ea corruptio quod separatur forma ab ea.
lmpossibile est autem quod forma separetur a seipsa. Unde impossibile est
quod forma subsistens desinat esse, » Quaest. lxxv, art, 6.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 347
Mais voilà bien des assimilations, on, du moins, voi-
là bien des noms pour désigner la substance une de
l'âme. Arrêtons-nous donc un instant avec saint Tho-
mas, pour nous demander s'il est bien vrai que l'intel-
ligence s'unisse au corps à la manière d'une forme :
TJtrum inteïïectivum principium uniatur corpori ut
forma ? On conteste cette identité de l'intellect et de la
forme, et l'on y fait plusieurs objections. Saint Thomas
les reproduit et les discute tour à tour. Quel est le prin-
cipe de toutes les opérations d'une chose déterminée?
C'est la forme de cette chose. C'est à cette forme, et à
bon droit, qu'on a coutume d'attribuer l'acte de cette
chose. Or, il est évident que la vie du corps vient de
l'âme, l'âme étant le principe par lequel nous vivons,
nous sentons, nous changeons de lieu, et par lequel
nous concevons, nous formons, nous possédons des
idées. Peut-on distinguer en essence l'âme proprement
dite de l'âme intellective, de l'intellect? Pour motiver
cette distinction, il faudrait dire que l'intelligence ad-
vient à l'âme accidentellement. Mais quoi ? Ce qui fait
que Socrate est homme, ce qui constitue sa différence
spécifique, la raison de Socrate [rationale, différentiel
constitutive/, hommis) lui serait accidentelle ! Cela ne
peut se dire. Si donc elle ne lui est pas accidentelle,
elle lui est essentielle, elle est son essence même ; elle
est une partie de Socrate défini quelque tout composé.
Mais suivant quel mode cette forme s'unit-elle à ce
corps, qui subsiste par elle et dont elle n'a pas besoin
pour subsister ? Ici se présente l'explication donnée par
Averroès. Cette union a lieu par le moyen de l'espèce
intelligible, qui a deux sujets ; l'un, l'intellect possible
(en puissance de devenir) : l'autre, l'image impresse
(qui s'imprime sur les sens du corps). C'est ainsi, dit
348 HISTOIRE
Averroès, que l'intellect possible est actualisé par l'es-
pèce intelligible. Mais cette explication, reproduite par
Saint Thomas, a, dit-il, un grand vice ; elle n'explique
rien. On demande comment une substance simple peut
passer à l'état de substance composée. Averroès sem-
ble feindre de ne pas entendre une question aussi
précise, et il répond en disant comment s'opèrent, à
son avis, des phénomènes qui supposent déjà la géné-
ration de cette substance. Ainsi que saint Thomas le
fait observer, l'intellect possible d' Averroès est, à
l'égard des images, ce qu'un mur est à l'égard des
couleurs dont le pinceau de l'artiste l'a revêtu. Dit-on
que le mur voit ces couleurs, et qu'il en apprécie l'har-
monieuse ordonnance? Or, il importe de faire connaître
comment l'intellect, principe d'action, de mouvement,
principe de vie, s'unit au sujet qu'il actualise en lui
communiquant sa propre activité, et non pas comment
le sujet actualisé vit, agit, pense, exerce, en un mot,
les facultés diverses qu'il a reçues de la forme. Saint
Thomas ne veut donc pas admettre que l'intellect
s'unisse au corps à la manière d'une espèce. Il ne lui
convient pas davantage d'assimiler cette union à celle
d'un moteur qui viendrait modifier l'état de quelque
sujet déterminé, car l'acte d'un moteur agissant en
Socrate ne serait pas l'acte de Socrate, et l'intellect
ainsi considéré serait quelque chose d'étranger à l'in-
strument qu'il mettrait en action, c'est-à-dire à l'es-
sence même de l'individu qui répond au nom de Socrate.
La différence spécifique, la raison, est, dit Averroès,
en dehors de Socrate comme pur intelligible. Soit!
C'est une question que saint Thomas réserve pour la
traiter plus tard; mais, comme réelle, la raison est
une partie intégrante de Socrate, elle est la forme pro-
DE LA PHILOSOPHIE SC0LAST1QUE 349
pre de cet atome ; il faut donc qu'elle s'unisse au corps
do Socrate comme l'acte à la puissance, et c'est
pour cela qu'on la définit la forme du corps, car
la forme est l'acte de ce qui devient (1).
Nous avons fait' connaître le parti qu'Averroès pré-
tend tirer de l'explication repoussée par saint Thomas.
De ce que l'intellect possible n'est, à l'égard de l'es-
pèce, qu'un récipient, il suit que l'agent est non pas
cet intellect possible, mais un principe externe. Aussi
les traducteurs latins d'Averroès se servent-ils de ces
mots iniellectus materialis, pour désigner l'intelligence
humaine, le lieu des intelligibles conceptuels, réservant
le nom ft intelle ctus agens à la substance mystérieuse
qu'Averroès dit la cause, le moteur extrinsèque de la
raison personnelle. Donc cette cause, entant qu'imper-
sonnelle, est une. C'est ce que déclare Averroès :
Intelleclus agentis substantiel est una (2). Voilà par
quel chemin on arrive à la doctrine de l'unité substan-
tielle des âmes. Mais saint Thomas ne peut accepter
cette doctrine, et il s'empresse de la combattre. S'il n'y a
pour Socrate et pour Platon qu'une seule âme, Socrate
et Platon sont un seul acte, et, en conséquence, un
seul étant, un seul homme : on ne les distingue plus
l'un et l'autre suivant l'essence ; ils ne diffèrent plus
que par de simples accidents. Or, non-seulement cette
proposition est hérétique, mais, de plus, elle est ab-
surde, Quocl omnino est absurdum; et saint Thomas
en prouve l'absurdité par l'analyse de tous les faits de
conscience qu'il lui plaît de rappeler (3). C'est l'argu-
(1) lbid., quœst. lxxvi, art. 1. — Aroir M. Combes, Psychol. de S. Thomat,
p. 56.
(2) Aveiroès, De animœ beatii., c. v.
(3) Rappelons qu'il y a un traite particulier de saint Thomas contre la doc-
trine d'Averroès.
350 HISTOIRE
ment d'Aristote contre l'étant unique de Parménide,
et celai d'Abélard contre l'essence universelle de Guil-
laume de Champeaux. Dès qu'on suppose, en ordre de
génération, l'un antérieur au multiple, l'un est le
nécessaire, le permanent ; le multiple n'est plus que le
possible, le contingent. Si c'est être nominaliste que
de nier ces unités chimériques, tant spirituelles que
matérielles, saint Thomas l'est ici contre Averroès,
comme le sont tous les péripatéticiens contre tous
les platonisants.
Cependant c'est un principe d'Aristote que tout ce
que reçoit un sujet s'assimile à la nature de ce sujet.
C'est pourquoi l'on dit: si l'intellect est individuel, tout
ce que reçoit l'intellect de Socrate est individuel. Or
il est incontestable que Socrate a des notions géné-
rales, universelles. Voilà une objection considérable
en scolastique, qui causait, comme on l'a va, beau-
coup d'embarras à Albert-le-Grand. Que va dire saint
Thomas pour mettre d'accord deux choses si con-
tradictoires en apparence : l'individualité de l'intel-
ligence et l'universalité de certaines idées intellec-
tuelles ? Plus résolu qu'Albert, plus sûr de lui-
même, il ne fera pas de vains efforts pour concilier,
sur ce point, Aristote et son commen-tateur ; il
dira simplement : le principe d'individuation est la
matière ; or, quand l'âme recueille une forme qui
n'est pas 'encore dégagée de toutes les conditions
matérielles, elle ne recueille qu'une forme plus ou
moins individuelle, et le récipient des formes indivi-
duelles est l'âme sensible, ou, pour mieux parler, un
des sens, instrument individuel, matériel de l'âme ;
mais quand elle conçoit une forme commune, univer-
selle, cette conception a lieu par le moyen de l'âme
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 351
intellective, cet intellect immatériel de Socrate dont le
propre est de recueillir l'universalité des choses,
comme le propre de l'intellect divin est de l'opérer.
Soit ! Cependant cela n'est-il pas contraire à ce que
saint Thomas prétend prouver ? En effet, si le principe
d'individuation est la matière, ce qui, chez Socrate,
n'est pas matériel, ou, si l'on nous permet cette expres-
sion, matérié, cela n'est pas individuel ; donc Averroès
est en droit de prétendre que l'âme est universelle (1).
Notre docteur n'ayant pu se contredire lui-même avec
une telle légèreté, il faut que nous entendions mal ce
qu'il veut exprimer par cette materia individuans,
qui joue l'un des rôles principaux dans-toutes les par-
ties de sa doctrine. Interrompons donc un instant notre
analyse, pour aller chercher les explications que saint
Thomas nous donne ailleurs à ce sujet.
La recherche du principe d'individuation fut pour
toute l'école, au XIII" siècle, une affaire capitale.
Cette question s'offrant à nous pour la première fois,
nous devons nous efforcer de la faire bien compren-
dre. Toute la difficulté vient de la distinction établie
par Aristote entre la matière et forme, distinction
qui, comme le fait observer M. de Rémusat, n'a pas
été conservée in terminis. par l'école cartésienne, et
n'est plus guère comprise aujourd'hui que par les
érudits. Le motif qui l'a fait rejeter est facilement
appréciable. On avait vu les scolastiques, argumentant
sur la matière et sur la forme prises en elle-mêmes
comme sur des entités véritables, rechercher les pro-
(î) C'est l'objection dos scotistes : « Apud D. Thomam individuatio est
proptcr materiam : anima autem in seipsa est sine materia. Quomodo ergo
potest multiplicari ? » Philos, nalur. J. D- Scoli a Philippo Fabro ; theor.
lxix, p. 41G.
352 HISTOIRE
priétés de l'une et de l'autre, et faire consister dans
cette recherche toute la haute physique. Or, il fallait
affranchir l'étude philosophique de la multitude des
questions oiseuses que l'esprit de controverse avait
incidemment posées, en vue de justifier tel ou tel parti
pris sur la nature des deux principes. C'est à quoi Ton
procéda résolument, en mettant de côté les principes
eux-mêmes. Les vétérans de l'école thomiste firent
entendre de vives réclamations. On n'y prit garde.
Cependant qui se montra, parmi les cartésiens, le plus
violent adversaire des abstractions scolastiques ? Ce
fut incontestablement Malebranche. Or, ne suffit-il
pas de le nommer, pour prouver que certains partisans
de la nouvelle philosophie n'eurent pas moins le goût
des formules abstraites que les plus obstinés secta-
teurs de l'ancienne? Mais gardons-nous de nous mêler
à la querelle de Malebranche et des thomistes. Pour
nous en tenir à ce qu'il importe d'éclaircir, il est
constant qu'Aristote, si mal traité dans tous les mani-
festes cartésiens, n'a pas mérité tant d'outrages. Ayant
distingué la matière et la forme, il n'a jamais considéré
ces deux éléments des choses sensibles comme réel-
lement séparables de ces choses mêmes. La matière
et la forme, considérées à part des choses, ce sont
là, suivant Aristote, de simples raisons d'être ; ce ne
sont pas des êtres vrais.. Mais, d'autre part, il n'est
pas moins constant que le langage d' Aristote, souvent
obscur, nous l'avons dit, quoique toujours précis, a,
dans ce cas, fourni matière à beaucoup d'extra-
vagances.
Au premier livre du Traité du ciel, chapitre neu-
vième, art. 3, nos docteurs lisaient : « Si le ciel que
« nous voyons est une substance individuelle, autre
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 353
« chose sera la manière d'être de ce ciel et celle du
« ciel pris absolument; autre chose sera donc ce ciel
« et le ciel en général, le ciel en général étant une
« forme, une idée, et ce ciel particulier étant une
« chose déterminée au sein de la matière. » Ce n'est
pas Aristote, notons le bien, qui raisonne ainsi. Il
reproduit une objection qu'on lui fait, et l'interlocu-
teur est quelque disciple de Platon, auquel il s'em-
presse de répondre que si la forme en soi peut être
conçue comme séparée de la matière, on ne saurait
toutefois distinguer en essence ce ciel du ciel en
général, ce ciel comprenant dans sa propre substan-
ce toute la matière céleste. La réponse est assuré-
ment concluante. Mais l'objection platonicienne avait
provoqué l'attention des commentateurs arabes, et,
l'isolant de ce qui la précède et la suit, ils en avaient
tiré ce problème : l'être général étant donné, com-
ment se détermine l'être particulier? Est-ce de la
forme, est-ce de la matière qu'il tient ce qui le parti-
cularise ? Un péripatéticien naïf eut à cela simplement
répliqué : toute substance, composée de matière et de
forme, est individuelle. La forme séparée de la matière
et la matière séparée de la forme, la matière et la forme
universelles ne subsistent que dans le monde de Platon,
c'est-à-dire dans le monde des chimères. L'individuel
est ce qu'il est en lui-même, premier sujet, substance
première, et l'on recherche vainement quelle part
d'être lui peuvent attribuer extrinsèquement la forme
et la matière universelles, puisqu'il n'y a pas de forme,
pas de matière, au delà de cette matière et de cette
forme dont la jonction donne le tout de cet individuel.
A notre sens, comme au sens de Buhle et d'un grand
T. I. 24
354 HISTOIRE
nombre d'autres interprètes, voilà la pure doctrine
d'Aristote.
Mais cette réplique vraiment péripatéticienne écarte
le problème scolastique de l'individu atiou et ne l'expli-
que pas. Nous devons, pour l'expliquer, ou négliger
l'autorité d'Aristote ou lui proposer les termes du
problème et l'inviter à le résoudre. Prenons ce dernier
parti, et continuons d'interroger le maître avant
d'accorder la parole à ses disciples.
Dans le passage du traité Du ciel que nous venons de
citer, on voit déjà que ce ciel diffère du ciel pris abso-
lument, ce ciel possédant une matière, et le ciel idéal
étant immatériel, indéterminé. On lit dans le douzième
livre de la Métaphysique, au huitième chapitre (§ 18) :
« Il est évident qu'il n'y a qu'un ciel ; car s'il y avait
« plusieurs cieux, comme il y a plusieurs hommes, il
« y aurait un seul principe pour chacun d'eux quant
« à la forme, il y en aurait plusieurs quant au nom-
« bre. Or tout ce qui est multiple a nécessairement
« une matière ; car la définition est unique et la même
« pour plusieurs, comme, par exemple, pour l'homme
« en général, et pourtant Socrate est bien un seul
« homme . Mais quant à l'essence, c'est-à-dire au
« premier principe, elle n'a pas de matière, puisque
« c'est Fentéléchie. » Il semble que, dans ce passage,
comme dans le précédent, Aristote se déclare pour la
doctrine de la matière individualité. Cependant il faut
prendre garde de ne pas confondre ici la raison ex-
terne et la raison interne de l'individualité des choses.
Ayant nié la réalité du ciel en général, ayant réduit
à la notion vague d'entéléchie ce qui constitue formel-
lement chacun des êtres numérables, Aristote ne peut
évidemment pas considérer cette entéléchie comme la
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 355
raison externe qui dégage l'unité subalterne, l'indi-
vidu, de l'unité suprême. Il n'y a de véritablement un
que Socrate, matière et forme, et, hors de Socrate, il
n'y a que la raison d'être de Socrate, il n'y a pas l'homme
en général. Voici l'individuel composé de matière et de
forme, et inséparable de sa forme aussi bien que de sa
matière. Va-t-on de l'individuel au général? On trouve
la matière générale et la forme générale ; mais cette
matière aussi bien que cette forme sont de pures
idées, et, comme idées, dé pures notions. D'où il suit
que l'unique sujet réel est la substance réalisée, et
que le principe externe d'individuation est ce qui la
réalise matériellement et formellemenl. Aristote ne
peut donc se demander ce qui, de la matière ou de la
forme, vient du dehors constituer l'individuel, puisque
l'individuel est, en ordre de génération, la nature
première, l'acte que rien ne précède, si ce n'est la
puissance. Mais si, toutefois, on le presse de dire ce
qui distingue les deux éléments de l'individu, la matière
et la forme, il répondra que telle matière se dit d'un
seul pris à part des individus numérables, et que telle
forme se dit de plusieurs, comme appartenant à
plusieurs au titre de prédicat substantiel. Ainsi la
matière sera le signe de l'individualité, la forme le
signe de l'universalité ; mais ni la matière ne sera le
principe externe de l'individualité, ni la forme le prin-
cipe externe de l'universalité : il n'y a pas deux prin-
cipes externes, il n'y en a qu'un seul, et ce principe
est l'acte par lequel Socrate est, avant lequel il pou-
vait être, mais n'était pas. Maintenant rien n'empêche
que le signe soit défini le principe interne. En ce sens,
la matière sera principe d'individuation ; mais, qu'on
l'entende bien, la matière déjà réalisée, déjà détermi-
356 HISTOIRE
née par l'acte du moteur qui, clans Socrate, a produit
ces os et cette chair. Quant à la matière en général,
rien ne vient d'elle, puisqu'elle n'est pas.
Afin que ce que nous venons de dire soit rendu plus
clair encore, citons un autre fragment de la Métaphy-
sique : « Tout ce qui est produit est produit par quelque
« chose (ce que j'appelle le principe de la production),
« de quelque chose ( qui est non la privation, mais la
« matière ) et devient quelque chose ( une sphère, un
« cercle, ou tout autre objet analogue ). Or, de même
« que le sujet ne fait pas l'airain, de même il ne fait
« pas la sphère, si- ce n'est accidentellement, en tant
« que la sphère est accidentellement une sphère d'ai-
« rain ; mais il ne fait pas la sphère elle-même (1), .car
« faire une chose c'est la tirer d'un sujet absolument
« indéterminé. Je dis, par exemple, qu'arrondir l'airain
« ce n'est faire ni le rond ni la sphère, mais c'est faire
« une chose différente, c'est réaliser cette forme en un
« autre. En effet, si l'on faisait la sphère, sans doute
« on la tirerait d'une autre chose, et cette autre chose
« seraitle sujetde cette sphère, comme dans la produc-
« tion de la sphère d'airain on fait de ceci, qui est de
« l'airain, cela qui est une sphère. Si donc telle autre
« chose en produisait une autre, il est évident qu'elle
« la produirait de la même manière, et la chaîne des
« productions se prolongerait ainsi jusqu'à l'infini.
« En conséquence, il est évident, pour ce qui regarde la
« forme ou la figure que revêt l'objet sensible, quel
« que soit le nom qu'il convienne de lui donner, il est
« évident qu'elle n'est pas réellement produite, qu'il
fi) Nous traduisons sur l'édition de Tauchnilz, où nous lisons : 'Exsîvijv
iïï ou koiîï. En d'autres éditions manque la négation où ; ce qui a rendu
cette phrase inintelligible à plusieurs traducteurs.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 357
n'y a pas production réelle de cette forme, de cette
figure, c'est-à-dire qu'elle n'est pas une essence.
Elle est, en effet, ce qui se réalise dans un autre,
qu'elle provienne de l'art, de la nature, ou d'un
agent quelconque. Gela fait être la sphère d'ai-
rain, car la sphère d'airain est le produit de l'ai-
rain et de la sphère ; telle forme a été donnée à
telle matière, et la chose produite est une sphère
d'airain. Mais s'il y avait production de la sphère
en général, de quelle autre chose serait-elle faite?
Car il faudra toujours que l'objet produit soit divisi-
ble, et qu'il y ait ceci, qu'il y ait cela ; je veux dire
cette matière et cette forme... Il résulte évidemment
de ce qui vient d'être dit que ce qu'on appelle soit la
forme, soit l'essence, n'est point produit isolément,
que ce qui est ainsi produit c'est l'union des deux
éléments, que, dans tout être qui vient à se produire,
il y a delà matière, il y a, d'une part, ceci, et, d'autre
part, cela. Se peut-il donc qu'il existe quelque sphère
hors des sphères qui sont là sous nos yeux, qu'il y
ait quelque maison autre que ces maisons de bri-
ques? Si par hasard il en était ainsi, l'être, dépourvu
de quiddité, serait simplement ce qu'exprime une
qualité. Or la qualité n'est pas l'être déterminé, mais
elle attribue à l'être déterminé telle ou telle manière
d'être, de telle sorte que l'être produit est cet être et
tel être. Le tout composé de matière et de forme,
c'est Socrate, c'est Callias, comme cette sphère
d'airain que voici. Quant à l'homme, quant à l'ani-
mal, il en est d'eux comme de la sphère d'airain en
général. Ainsi donc il est bien clair que les causes
« des formes ( c'est ainsi que certains philosophes
« appellent les idées), en admettant qu'il y ait quoi que
358 HISTOIRE
« ce soit hors des objets particuliers, ne servent en
« rien à laproduction des natures, des substances, et il
« n'est pas moins clair que ce ne sont pas là des sub-
« stances individuellement déterminées. Il est encore
« manifeste que ce qui produit est, dans certains
« cas, pareil à ce qui est produit, mais lui est identi-
« que quant à la forme sans l'être quant au nombre...
« Ainsi un homme produit un homme... Pour conclure,
« évidemment il n'est pas nécessaire de faire de l'idée
« une sorte d'exemplaire. Ces exemplaires pourraient
« surtout servir à la production des êtres individuels,
« puisque ce sont eux surtout qui sont des substances;
« mais, en ce qui les concerne, il suffit que l'être généra-
« teur agisse et cause l'union de la forme à la matière.
« Cette forme réalisée dans ces chairs, dans ces os,
« voilà tout Callias, voilà tout Socrate. Ils diffèrent
« néanmoins quant à la matière, puisque la matière
« est autre en chacun d'eux ; mais quant à la forme
« ils sont identiques, puisque la forme est indi-
« visible (1). »
Aristote, nous l'avons dit, ne s'est jamais demandé
si l'individualité vient de la matière ou de la forme.
Ainsi donc, puisque nous nous sommes proposé de
rechercher ce qu'il aurait pu répondre à cette question,
qu'on ne s'étonne pas de nous voir faire cette recherche
dans un fragment de sa Métaphysique où il traite une
question prochaine. Ce passage contient beaucoup de
vérités, ou, du moins, beaucoup de propositions que
nous tenons pour vraies. Mais que nous importe-t-il
d'en recueillir en ce moment ? Rappelons d'abord cette
phrase du texte : « Dans la production de la sphère
(1) Métaphysique, livr. VII, ch. vin.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 359
« d'airain on fait de ceci, qui est de l'airain, cela qui est
« une sphère. » Or, il semble bien que, dans cette
phrase, Aristote considère l'airain, pris pour matière
externe, comme le principe individuant de la sphère
prise pour forme. Lorsqu'il dit plus loin : « Cette forme
« réalisée dans ces chairs, dans ces os, voilà tout
« Callias, voilà tout Socrate, » il semble de même
exprimer que tels os et telles chairs, individuant telle
forme, constituent Socrate et Callias. Mais quelque
explication est ici nécessaire. Si cet airain était avant de
recevoir la forme sphérique, il avait déjà quelque for-
me, puisqu'il était, et que rien n'est en acte dépourvu
de forme ; d'autre part, ces os, cette chair, qui sont
l'être matériel de Socrate, de Callias, ne seraient pas
s'ils n'avaient une forme, et la forme qu'ils ont, qui leur
est inhérente, est bien une forme spécifique, puisque
c'est la forme humaine. Mais ces os, cette chair ne sont
pas s'ils ne sont en Callias, en Socrate ou en quelque
autre ; cet airain n'est pas s'il n'est sphérique, ou s'il n'a
quelque autre forme : « De même que le sujet ne fait
« pas l'airain, de même il ne fait pas la sphère ; » ainsi
l'airain ne devient pas sans la sphère, la sphère ne de-
vient pas sans l'airain ; point de matière séparée de sa
forme, point de forme séparée de sa matière. Quand
Aristote dit que la matière est le sujet des formes, il
parle de la matière non pas informe, mais informée,
prise comme sujet de toutes les formes accidentelles.
En effet, tout sujet est, puisqu'il est, nécessairement
déterminé, c'est-à-dire matériel et formel à la fois, et
quand ce sujet matériel et formel est dit simple matière,
c'est par opposition à toutes les formes qu'il peut revê-
tir accidentellement. Voici donc la réponse d' Aristote
à la question sur le principe externe d'individuation :
360 HISTOIRE
Ce n'est pas la matière, ce n'est pas la forme, car le
premier acte de génération ne donne ni la matière ni
la forme isolées, mais il donne la matière et la forme
réunies, la sphère d'airain. Quel est donc le principe
externe d'individuation ? A l'égard des formes contin-
gentes, c'est la substance même, c'est-à-dire telle
forme et telle matière réalisant déjà par leur alliance
un suppôt individuel ; à l'égard de la substance, ce
n'est ni la matière, ni la forme, c'est la cause produc-
trice, ou plutôt c'est l'acte même qui les produit
simultanément : « Car faire une chose, c'est la tirer
« d'un sujet absolument indéterminé ; » et toute déter-
mination première du sujet est mélange de matière et
de forme : « Ce qu'on appelle soit la forme, soit
« l'essence, n'est point produit isolément ; ce qui est
« ainsi produit c'est l'union des deux éléments (1). »
Pour conclure, la matière ne venant pas à l'être avant
la forme nécessaire, ni la forme nécessaire avant
la matière, le principe externe d'individuation et le
principe générateur de la substance sont un même.
C'est ce qui se lit encore au douzième livre de la Méta-
physique : « Les universaux ne sont pas des princi-
« pes ; c'est l'individu qui est le principe des individus.
« L'homme universel pourrait venir de l'homme uni-
« versel ; mais l'homme universel n'existe pas. Ce qui
« existe, c'est Pelée, principe d'Achille, comme ton
« père l'est de toi, comme ce B est le principe de cette
« syllabe BA, tandis que B pris absolument ne serait
« que le principe de l'indéterminé BA (2). » Et l'on
(1) Le texte est très-énergique : « $«vspôv o*ïj ix tm-j eipijpts'vwv ôtito
f*£V WÇ 510*0; Y) WÇ 0Ù(7t« lz"/QU.zVQV où yiyVSTKt' 71 0*6 <7VV0O*0Ç ri X«T«
raÛTTjv Xsyous'yi] ycyvsTeci.'.. »
(2) Métaphys. livre XII, ch. v.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 361
remonte ainsi jusqu'au premier principe, qui, pour
être cause, doit être lui-même en acte ; ce qui veut
dire être déterminé.
Voilà donc l'opinion d'Aristote sur le principe ex-
terne. Ce qu'il pense du principe interne se lit encore
ici. Toute forme, dit-il, est plus ou moins générale ; mais
toute matière est nécessairement individuelle. C'est
pourquoi la matière de Socrate diffère de la matière
de Callias, quand leur forme est identique. Ainsi, par
opposition à la forme, la matière est ce qu'il y a,' dans
Socrate, de plus individuel ; par opposition à la matière,
la forme est ce qu'il y a, dans Socrate, de plus général.
Et si cela se dit de l'espèce et du genre, des substances
secondes, c'est-à-dire des formes inhérentes, à plus
forte raison cela se dira-t-il des formes adhérentes ou
adjacentes. La matière ne donne pas tout l'individu,
puisqu'elle n'en est qu'une partie, mais cette partie a
plus que l'autre le caractère de l'individualité. Nous
n'avons pas à pousser plus loin cet interrogatoire.
Tout ce que nous voulions savoir, nous le savons. Ici,
les termes dont Aristote fait usage sont clairs com-
me sa pensée.
Retournons maintenant à nos docteurs scolastiques.
Les Arabes ayant attribué le titre d'essences à la ma-
tière ainsi qu'à la forme premières, il était à leur charge
de définir Yesse per se acceptum de chacun des élé-
ments séparés de la substance, et de faire connaître
la contribution propre de l'un et de l'autre au produit
commun, le composé. Or, si l'individualité vient de
la matière et l'universalité de la forme, cette forme,
isolée de la matière, suivant la thèse arabe, sera l'âme
une et commune, et tous les individus posséderont la
vie au sein de cette âme indivise. En outre, la matière
362 HISTOIRE
isolée de la forme est informe, et l'informe est propre-
ment l'indéterminé ; or, rechercher le principe consti-
tuant de l'individu, c'est rechercher ce qui le détermine.
Si, d'autre part, ce principe est la forme, comme le
prétend Averroès (1), distinguant ici la forme indivi-
duelle de l'âme universelle, il n'y a plus manifestement
qu'une matière, laquelle supporte, comme accidents,
autant de formes qu'il y a d'individus déterminés. Quel
autre abîme !
Ce double abîme, qui l'a creusé ? C'est le réalisme,
c'est-à-dire le système dans lequel toutes les abs-
tractions deviennent des réalités. Pour n'être pas
contraint d'opter entre l'une et l'autre de ces proposi-
tions monstrueuses, il s'agit simplement de reprendre
la thèse aristotélique, de nier l'existence des natures
universelles, et d'attribuer à la cause productrice l'ori-
gine et le principe de tout ce qui se produit individuel-
lement, c'est-à-dire de tout ce qui est. Mais, au début
du XIIIe siècle, il aurait fallu beaucoup se fier à son
propre jugement pour s'écarter ainsi des Arabes, qui
passaient pour les plus éclairés des interprètes. Nous
avons cité les phrases du traité Du ciel qui, comme
l'atteste Zabarella (2), servirent d'argument à toute la
querelle. Dès l'abord, ces phrases furent mal compri-
ses. Les péripatéticiens enclins à platoniser, ne dou-
tant pas qu'Aristote eût supposé l'être en soi des
éléments séparés, présentèrent comme vraiment aristo-
télique l'hypothèse du ciel pris en général, et raison-
nèrent ainsi sur les phrases citées : la forme, comme
(1) « Individuum fit hoc per formam. » Averroès, De anima, IL text. n,
p. 126, col. iv. — « Individuum non est individuum, nisi per formam. »
Le même, De anima, II, text. ix, p. 128, col. 3 ; édit. Venet., 15S0.
(2) De constitut, individui;y. 339 du recueil de ses Œuvres.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 363
forme, constitue l'imité de l'espèce réelle, et le mélange
de la forme et de la matière, ou plutôt le composé de
matière et de forme, donne l'unité numérale. C'est bien
là certainement ce que le Maître a dit. Cependant, il
faut le reconnaître et le regretter, le Maître n'a pas
suffisamment expliqué d'où vient à ce composé de ma-
tière et de forme l'individualité qui le distingue de tel
autre composé spécifiquement identique. Est-ce de la
forme? Est-ce de la matière ? C'est donc là ce qu'il faut
rechercher.
Albert-le-Grand, qui ne pouvait laisser aucune ques-
tion indécise, avait déjà proposé d'attribuer à la matière
le principe d'individuation(l). Or, comme Albert recon-
naît à l'individu le titre de premier-né, et comme il
a, d'ailleurs, énergiquement protesté contre la thèse
averroïste de la forme ou de l'âme universelle, tout ce
ce qu'il peut avoir dit en faveur de la matière indivi-
duante doit se rapporter à la raison interne. Il a donc
bien compris Aristote et l'a fidèlement suivi; mais il n'a
pas soupçonné les débats qui devaient s'élever plus
tard sur cette question ; aussi ne l'a-t-il pas, lui non
plus, particulièrement traitée.
Saint Thomas a reproduit la doctrine d' Aristote et
d'Albert sur le principe d'individuation, et l'a déve-
loppée ; mais il l'a fait en des termes assez peu clairs,
puisque deux de ses meilleurs interprètes, Thomas
de Vio, cardinal de Gaëte, et Gilles Colonna, qu'on ap-
(1) In Metaph., XI, tr. I. « Individuorum multitudo fit omnis per divi-
sionem materiae. » Alb. Magn., De cœlo, 1, tr. III, c. vin. Nous devons dire
qu'on rencontre dans les gloses d\A.lbert-le-Grand certaines phrases qui
semblent contredire ce principe, comme celles-ci : « Materia non est hsec
materia nisi per hanc formam, » De anima, III, tr. II, c i. Materiae om-
nis diversitas est propter diversilatem foraise.» De intellectu et intelligibili,
1, tr. I, c. v,
364 HISTOIRE
pelle aussi Gilles de Rome, ne se sont pas trouvés
d'accord lorsqu'il s'est agi pour eux d'expliquer et de
défendre son opinion. Pénétrons à notre tour dans ce
dédale. Voici divers fragments que nous avons tirés
de son commentaire sur le livre Du ciel, de ses opus-
cules De natiira materiœ, De ente et essentiel, d'un
traité spécial De principio individuationis, dont nous
ne possédons pas, comme il paraît, un texte très-
pur (1), et de plusieurs articles de la Somme de théolo-
gie. Efforçons-nous deles comprendre d'abord, ensuite
de les faire comprendre.
On lit dans le traité De ente et essentiel : « Le prin-
cipe d'individuation étant la matière, il semble résul-
ter de là que l'essence, qui embrasse à la fois en
elle-même et la matière et la forme, est simplement
particulière et non pas universelle. Donc les univer-
saux manquent de définition, puisque toute défini-
< tion signifie l'essence. Or, il faut savoir que ce n'est
pas la matière prise de quelque façon que ce soit,
quornodolibet, qui est le principe d'individuation,
mais seulement la matière caractérisée, déterminée,
materia signala; et j'appelle matière caractérisée
celle qui est considérée sous des dimensions posi-
tives, certis dimensionïbus . Or, il ne s'agit pas de
cette matière dans la définition de l'homme en tant
qu'homme, mais dans la définition de Socrate, si Ton
veut définir Socrate ; dans la définition de l'homme
il faut poser la matière indéterminée, non signala,
puisque, dans la définition de l'homme, on ne parle
ni de ces os, ni de cette chair, mais des os et de
(1) Caietanus, Comment, in libr., De ente et essentia, c. n. Le traité
de saint Thomas qui a pour titre De principio individuationis se trouve
dans le tome XVII de ses Œuvres, édit. de Rome, p. 106, verso.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 365
la chair en général, lesquels sont la matière indé-
terminée de l'homme (1). »
Voici un autre passage du même traité : « L'essen-
ce d'une substance composée et d'une substance
simple diffèrent en ce que l'essence d'une sub-
stance composée est non pas seulement la forme
ou la matière, mais tout ensemble la matière et la
forme, tandis que l'essence d'une substance simple
est la forme seulement. De là résultent deux
autres différences. D'une part, l'essence d'une sub-
stance composée peut signifier soit le tout, soit une
partie de tout, ce qui vient, comme nous l'avons dit,
de la détermination de la matière ; aussi l'essence
d'une chose composée ne se dit-elle pas de cette
chose même de quelque façon que ce soit, car on
ne peut dire qu'un homme soit sa propre quiddité,
tandis que l'essence d'une substance simple, qui en
est la forme, ne peut signifier que le tout, puisqu'il n'y
a là qu'une forme, qui est en quelque sorte le récipient
de la forme D'autre part, les essences des choses
composées, reçues par la matière déterminée et
multipliées suivant les divisions de cette matière,
ex eo quod recipiuntur in matériel designata, vel
multiplicantur secundum divisionem, ejus, sont un
même quant à l'espèce, bien qu'elles soient diverses
en nombre : contingit quod aliqua sint idem in
specie et diversa numéro. Mais l'essence des sub-
stances simples, n'étant pas en commerce avec la
matière, n'est pas susceptible de multiplication.
Aussi ne trouve-t-on pas dans ces substances plu-
sieurs individus d'une seule espèce ; mais, comme
(1) De ente et essentia, c. n.
366 HISTOIRE
« Avicenne l'a dit expressément, autant il y a d'indi-
ce vidus autant il y a d'espèces (1).» Que l'on remarque
bien cette conclusion. Si étrange qu'elle soit, saint
Thomas doit en tirer un grand parti.
A ces citations, qui peut-être seraient suffisantes,
nous en ajouterons quelques autres encore, afin de ne
rien négliger de ce qui peut contribuer à faire bien
comprendre la thèse obscure de saint Thomas. Assi-
milant la recherche du principe d'individuation à la
recherche du premier substant, il fait clans la Somme
cette déclaration, qui vient confirmer les précédentes:
« Les formes qui doivent être reçues par la matière
« sont individualisées par cette matière, qui est la ma-
« tière de ceci, non de cela, puisqu'elle est le premier
« sujet substant ; mais la forme prise en elle-même peut
« être reçue par plusieurs, si quelque autre chose ne
« s'y oppose pas (2).» Enfin notre docteur complète ces
explications dans la troisième partie de la Somme, et
nous reproduirons encore ce fragement, un peu long,
mais qu'il nous semble indispensable de faire connaî-
tre : « La première détermination de la matière est la
« quantité dimensive (l'étendue) ; c'est pourquoi, sui-
« vant Platon, les premières différences de la matière
« sont la grandeur et la petitesse. Or, la matière étant
« le premier sujet, en conséquence tous les autres ac-
« cidents n'adviennent au sujet que par l'entremise de
« la quantité dimensive, comme, par exemple, le pre-
« mier sujet de la couleur est la surface. C'est pourquoi
(1) De ente et essentiel, cap. v.
(2) « Formse quœ sunt receptibiles in raateria individuantur per mate-
riam quee non potest esse in alio, cum primum sit subjectum substans ;
forma vero, quantum est de se, nisi aliquid aliud impediat, recipi potest a
pluribus. » Summa theologiœ ; prim. part., qusest. III, art. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 367
certains philosophes ont prétendu, ce que rapporte
Aristote au premier livre de la Métaphysique, que
les dimensions sont elles-mêmes les substances des
corps... (1). » Et plus loin : « Puisque le sujet est le
principe d'individuation des accidents, il faut que ce
qui est supposé le sujet de quelques accidents soit
d'une façon quelconque leur principe d'individuation;
il appartient, en effet, à la définition de l'individu de
ne pouvoir être en plusieurs. Or cela s'entend de
deux manières. Premièrement il est naturel au sujet
de n'être pas en quelque chose ; ainsi les formes
immatérielles séparées, qui subsistent par elles-mê-
mes, sont aussi par elles-mêmes individuelles. Secon-
dement toute forme substantielle ou accidentelle,, qui
naturellement est en quelque chose, n'est cependant
pas en plusieurs choses ; ainsi cette blancheur est dans
ce corps. Donc, quant au premier point, la matière
est le principe d'individuation de toutes les formes
qui lui sont inhérentes ; en effet, les formes de cette
espèce étant, suivant la loi leur nature, en une chose
qui remplit à leur égard l'office de sujet, dès qu'une
d'elles est reçue par une matière qui ne peut pas être
dans un autre, cette forme elle-même ne saurait, en
cette condition, être dans un autre. Quant au second
point, il faut dire que le principe d'individuation est
la quantité dimensive. D'où vient, en effet, qu'une
chose est née pour être en un seul ? Cela vient de ce
(1) a Prima ditpositio materise est quantitas dimensiva, unde et Plato
posuit primas differentias materiœ magnum et parvum. Et quia primum
subjectum est materia, consequens est quod omnia alia accidentia referantur
ad subjectum mediante quantitate dimensiva; sicut et primum subjectum
coloris dicitur esse superficies ; ratione cujus quidam posuerunt dimen-
siones esse substantias corporum, ut dicitur in primo Metaphysicœ,..
Summa theologiœ, part. III, queest. lxxvii, art. 2.
368 HISTOIRE
« qu'elle est indivisible et divisée de toutes les autres
<( choses. Or la division de la substance a lieu en rai-
« son de la quantité, comme il est dit au premier livre
« de la Physique. En conséquence la quantité dimen-
« sive est en quelque façon principe d'individuation
« pour les formes de cette espèce, en tant que des
« formes diverses en nombre sont en diverses parties
« de matière (1). »
La première proposition de saint Thomas est celle-
ci : des deux éléments constitutifs de la substance,
l'un, la forme, est ce quipeut être en plusieurs ; l'autre,
la matière, est ce qui ne se trouve qu'en un seul. D'où
il suit qu'aucune forme, substantielle ou accidentelle,
ne saurait prendre la définition de l'individuel sans
recevoir cette définition de la matière ; que la matière
ne peut revêtir aucune forme, si elle n'est, en tant que
matière, individualisée par la quantité ; enfin, que la
quantité l'accompagne nécessairement et ne permet
(1) « Cum subjectum sit principium individuationis accidentium, oportet
ici quod ponitur aliquorum accidentium subjectum esse aliquo modo
individuationis principium ; est enim de ratione individui quod non
possit in pluribus esse. Quod quidem contingit dupliciter. Uno modo, quia
non est natum esse in aliquo, et hoc modo formœ immateriales separatœ,
per se subsistentes, sunt etiam per seipsas individuœ. Alio modo, ex eo
quod forma substantialis, vel accidentalis, est quidem nata in aliquo esse,
non tamen in pluribus; sicut rucc albedo, quœ est in hoc corpore. Quantum
igitur ad primum, materia est individuationis principium omnibus formis
inhserentibus ; quia cum hujusmodi forma?, quantum est de se, sint naUe
in aliquo esse sicut in subjecto, ex quo aliqua earum recipitur in materia
quœ non est in alio, ideo nec forma ipsa sic existens potest in alio esse.
Quantum autem ad secundum, dicendum quod individuationis principium
est quantitas dimensiva. Ex hoc enim aliquid est natum esse in uno solo,
quod illud est in se indivisum et divisum ab omnibus aliis. Divisio autem
accidit substantiœ ratione quantitalis, ut dicitur in primo Physicorum. Et
ideo ipsa quantitas dimensiva est quoddam individuationis principium in
hujusmodi formis, in quantum scilicet diversœ formse numéro sunt
in diversis partibus materiœ. » Summa theol. part. III, quœst. lxxvii,
art. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 369
pas qu'une seule matière supporte simultanément deux
formes substantielles (1).
Cependant la matière est-elle exactement définie ce
qui n'appartient qu'à un seul ? La matière se retrouve,
comme élément fondamental, dans tous les individus
numérables ; donc elle n'est pas seulement dans celui-
ci, et, comme étant dans tous, elle n'individualise
aucun. L'individu est, sans contredit, l'acte suprême,
l'acte final, parfait ; or, la matière indéterminée est ce
qu'il y a de plus imparfait. On ne saurait donc la con-
sidérer, sous aucun rapport, comme la raison immé-
diate de l'individualité de Socrate ; ce qui prouve qu'elle
doit être limitée, actualisée par quelque autre, avant
d'être rendue capable d'individualiser telle ou telle
forme. Et ce quelque autre est ce que recherchent
les réalistes.
Mais on peut les laisser eux-mêmes faire cette
recherche. Ils sont, en effet, tenus de dire quel est, au
sein des choses nées, le principe individuant de la
matière, puisqu'ils supposent, avant l'individu, l'indé-
terminé réel, substantiel. Quant aux disciples d'Albert,
réduisant l'indéterminé à la puissance d'être, ils ne lui
rapportent aucun acte, et, comme l'acte vient de l'acte,
un de leurs dires est que l'indéterminé, n'étant pas ac-
tuel, n'actualise rien. Si donc on leur demande quelle
est la raison externe de l'individualité de la matière, ils
doivent simplement répondre, avec Aristote, que c'est
le premier moteur ou la cause première, et ne pas
(1) Thomas, De Princip. individ. ad finem.
(2) « Rerum distinctio non est a materia, a forma, a sole, a secundis
agentibus, sed ex institutione primi agentis suam bonitatem communi-
cantis et sapientiam ostendentis. » Thomas, Summa tlieologiœ, part. I,
quaest. xlvii.
T. 1. 25
370 HISTOIRE
même s'attarder à rechercher ce que cette première
cause a pu faire par le moyen des causes secondes, puis-
qu'ils ont défini ces causes secondes de pures puissan-
ces (2). Saint Thomas s'expliquera bientôt à ce sujet,
quand il abordera le problème des formes substantiel-
les. Faisons simplement observer ici qu'ayant rejeté
les entités actuellement universelles des réalistes, il ne
prétend démontrer que le principe interne de l'indivi-
duation. Voici la substance. Des deux éléments qui la
composent, lequel individualise toutes les formes
qu'elle revêt ou peut revêtir ? Telle est la question que
notre docteur s'est proposée et qu'il se flatte d'avoir
résolue.
Cependant, il faut le reconnaître, ce que dit saint
Thomas est moins clair que ce qu'il veut dire. Au
XIIIe siècle, Guillaume d'Ockam n'est pas encore venu
réformer le langage de l'école et rendre aux termes
généraux, trop souvent confondus avec les noms des
choses, leur sens vrai, le sens que leur a définitive-
ment assigné la philosophie moderne. Le réalisme
n'a peut-être pas eu pour lui, depuis l'origine du débat
scolastique, les plus éminents des docteurs, mais il a
eu le nombre, et, dans l'école ainsi qu'ailleurs, c'est
le nombre qui fait la langue. On rencontre donc très-
fréquemment, chez saint Thomas, des expressions qu'il
aurait mieux fait de ne pas employer, et qu'il ne nous
est pas permis d'interpréter de manière à le défendre
contre toute accusation de paralogisme. Ainsi, dans les
passages que nous venons de citer, on a vu la matière
quomodolibet accepta, non signata, prise pour sujet de
l'homme en tant qu'homme, et opposée à cette matière,
materna signata, prise pour sujet de Socrate en tant
que Socrate. Pourquoi ces distinctions, si la matière
DE LA PHILOSOPHIE SCOLÀSTIQUE 371
indéterminée ne répond à rien dans la hiérarchie des
êtres, si, comme saint Thomas le déclare ailleurs, la
première disposition de la matière est telle étendue
déterminée, si l'homme en tant qu'homme est non
pas une chose, mais un nom ?
Or, ces distinctions étant faites, les réalistes s'en
emparent et ils disent : d'une part la matière est dans
tous comme indéterminée ; d'autre part elle n'est pas,
comme déterminée, le suppôt commun des uns et des
autres ; elle est la matière propre, l'hypostase inalié-
nable de celui-ci. Soit ! Mais comment passe-t-elle de
l'état de matière commune à l'état de matière indivi-
duelle ? Là se trouve la difficulté qu'il faut résoudre :
il faut montrer l'origine, la cause, le principe de
cette détermination, de ce signum qui individualise la
matière avant qu'elle ait reçu la forme, et la rend capa-
ble d'individualiser la forme quand elle la reçoit. La
thèse de saint Thomas est que la matière déjà déter-
minée revêt ensuite les formes communes, et leur
attribue ce caractère d'individualité qui fait que Socrate
est vraiment homme, et qu'il n'y a pas, en acte, d'autre
humanité que cette forme humaine qui se rencontre
individualisée chez Socrate, chez Platon et chez les
autres individus de l'espèce. Nos réalistes se laisseront
aller jusqu'à reproduire cette thèse, toute réserve
faite en faveur du principe qu'elle semble contredire,
mais aussitôt ils ajouteront : cela convenu, il reste à
nous faire comprendre comment la matière quomodo-
libet accepta est devenue, par une détermination quel-
conque, apte à marquer de son signe, de son cachet,
tout ce qui vient faire corps avec elle. C'est le princi-
pium individuans de la matière que nous recherchons
avant tout, et l'on ne nous parle que du principium in-
372 HISTOIRE
dividuans de la forme ! Telle est l'objection première et
principale des sco listes. Nous venons de dire que, pour
avoir fait un usage inconsidéré de la phraséologie réa-
liste, saint Thomas a fourni lui-même à ses adversaires
l'argument dont ils se sont armés pour le combattre.
Il répond à cet argument : c'est la quantité qui dé-
termine la matière, avant que celle-ci détermine la
forme. Nous avons reproduit le passage du traité
De l'être où se trouve d'abord cette réponse. Or il n'y
a rien de clair dans ce passage, à l'exception des
premiers mots ; le reste est équivoque, embarrassé,
et l'est à ce point que les plus vifs débats se sont
élevés, même au sein de l'école thomiste, quand il
s'est agi de l'interpréter. Ainsi le cardinal Thomas de
Vio, dans ses commentaires sur le traité de Esse et
essentiel, a proposé d'entendre ces termes materia
signata, de la matière « douée de la puissance pro-
« chaine de recevoir telle quantité déterminée», et,
'comme si cette explication n'était pas déjà suffisam-
ment obscure, il l'a rendue tout-à-fait ininteligible
par une explication complémentaire. « L'agent, a-t-
« il dit, agissant sur la matière, la rend de plus en plus
« propre à recevoir telle forme et telle quantité déter-
«" minées, de telle sorte qu'au moment où s'accomplit
« l'acte final de la génération delà substance, cette ma-
« tière n'est plus propre qu'à recevoir telle forme, telle
« quantité (1). » Aces puériles hypothèses nous préfé-
rons les termes dont Gilles de Rome a fait usage dans
ses QuocUibeta. Oui, dit-il, c'est la quantité qui déter-
mine la matière. Une substance individuelle ne se dit
(1) Celte opinion du cardinal de Gaëte a été reproduite et défendue
par plusieurs autres thomistes, et notamment par Javello. Metaph., Y,
quaest. xv.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 373
d'aucun sujet et n'est dans aucun sujet; mais ces
conditions ne lui peuvent être attribuées que par son
quantum de matière ; ce quantum, cette materia
quanta est donc la raison déterminante de l'indivi-
dualité (1). Telle est bien, en effet, la doctrine de
saint Thomas sur le principe d'individuation. La quan-
tité détermine la matière, la matière déterminée
transmet son empreinte à toutes les formes qu'elle
contracte, et l'on a la substance individuelle, com-
posée d'une matière individuelle et de diverses formes
individualisées.
Mais on prévoit déjà ce que les réalistes vont répli-
quer au sujet de la quantité prise pour principe indivi-
duant de la matière. Dire que le principe d'individuation
est la matière déterminée, c'est dire que, pour indi-
vidualiser ce qui n'est pas elle-même, la matière doit
être déjà revêtue du caractère, du signe de l'individua-
lité. De part et d'autre c'est convenu, sinon reconnu.
Mais poursuivons : ce signe préalable et nécessaire,
ajoute saint Thomas, la matière le tient de la quantité.
Aussitôt les réalistes lui répliquent : qu'est-ce donc
que la quantité ? Aristote a placé la quantité parmi les
catégories de l'être. Mais qu'est-ce qu'une catégorie
de Fêtre ? Nous le savons : c'est tout ce qui se dit et
peut se dire de l'être ; et, en effet, il n'y a pas de sub-
stance qui ne soit douée de quelque quantité, comme
de quelque qualité, de quelque situation ; les dix caté-
gories sont les modes les plus généraux de l'être, ses
premiers accidents, inhérents ou adhérents. Disons
(1) Egidio Golonna, Quodlib., quœst. n. L'explication donnée par ce
docteur a été admise par le plus grand nombre des disciples de saint
Thomas. On la retrouve notamment chez Paolo Soncini, Metaphys., VII,
quaest. xxxui et xxxiv.
374 HISTOIRE
donc que la quantité détermine l'individuation de la
matière ! Mais cela s'entend-il de la quantité prise en
elle-même, de la quantité pure, sans détermination?
Il ne paraît pas, car la quantité prise comme indétermi-
née ne peut donner ce quantum qui produit la ma-
teria quanta. Il faut donc que ce soit la quantité
déterminée. Et voilà la question reculée, mais non
résolue. Car, disent les réalistes, qui détermine la
quantité, si ce n'est la forme ? Et si l'on trouve,
en définitive, que la forme détermine la quantité,
laquelle quantité détermine la matière, laquelle ma-
tière est le principe déterminant de la forme substan-
tielle, il était beaucoup plus simple de déclarer, dès
l'abord, que le principe d'individuation est non pas
la matière, mais la forme. Ce que les réalistes procla-
ment d'une seule voix, avec l'assentiment, disons-
le par avance, d'un certain nombre de nominalistes
plus ou moins inconséquents.
Nous avons cru devoir, dès à présent, entrer dans
ces détails, pour ne pas dissimuler le côté faible de la
démonstration thomiste, et pour faire bien comprendre
à l'avance que la critique scotiste porte, en résumé,
plutôt sur des mots que sur des choses. A notre sens,
saint Thomas a raison, mais il s'explique mal. Quelle
est, en effet, sa doctrine ? Dégagée de tous ces mots
abstraits qui n'offrent aucune signification précise,
inquiètent la pensée et gênent le raisonnement, la doc-
trine de saint Thomas est celle d'Aristote, et, disons-le
sans plus tarder, celle de Descartes. Voici les termes
de Descartes : « L'étendue en longueur, largeur et
« profondeur constitue la nature de la substance...;
« car tout ce que, d'ailleurs, on peut attribuer au
« corps présuppose l'étendue, et n'est qu'une dépen-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 375
« dance de ce qui est étendu (1). » Il n'y a qu'à sub-
stituer un mot à un mot, et la formule cartésienne de-
vient la formule thomiste. Nous reconnaissons que,
dans la controverse, saint Thomas laisse l'avantage à
ses adversaires, quand, faisant emploi du vocabulaire
réaliste, il semble définir la quantité ce qui, s'ajoutant
du dehors à la matière quomodolibet accepta, lui attri-
bue la limite, la dimension, l'étendue, l'unité numé-
rique ; mais, en fait, toute sa doctrine est fondée sur
cette proposition, incontestablement péripatéticienne
et cartésienne : avant cette matière, c'est-à-dire avant
telle matière déterminée par telle étendue, il n'y a rien
qu'un ou plusieurs êtres de raison, un ou plusieurs
êtres philosophiques (c'est le nom qu'il leur donne).
Il le déclare même avec assez d'énergie : In formis
ubi est multitudo formœ per receptionem in alio quod
habet rationem primi subjecti.., manet eadem species
in diversis suppositis. Hoc autemrecipiensestmateria
non quomodolibet accepta, ut dictum est, cum ipsa
sit de intellectu philosophicœ speciei, sed secundum
quod habet rationeme primi subjecti ; et signatio ejus
est esse sub certis dimensionïbus, quœ faciunt esse hic
et nunc (2). » Cela est parfaitement clair. Prima dispo-
sitio materiœ est quantitas dimensiva : la première et
fondamentale condition de la matière est sa quantité
dimensive, en d'autres termes son étendue ; voilà ce
que saint Thomas a parfaitement compris. Mais, au
lieu de s'en tenir à cette déclaration, ou de la complé-
ter en disant que la création d'une matière est un fait
irréductible à tout autre, un mystère devant lequel
l'analyse s'arrête confondue, il a voulu faire preuve
(1) Principes de philosophie, p. 32 de redit, de 1681, in-4°.
(2) De natura materiœ, cap. il, in lomo XVII Operuia.
376 HISTOIRE
d'une audace égale à celle des réalistes, et il s'est
laissé par eux entraîner beaucoup plus loin qu'il n'au-
rait dû dans le domaine des Actions idéales. Il nous
reste à montrer qu'il en est revenu sain d'esprit,
et qu'interrogé sur l'existence des natures antérieures
à la substance aristotélique, il les a niées avec énergie,
ne soupçonnant pas même qu'il eût fait un écart en
prenant au sérieux la recherche du principe d'indivi-
duation.
Maintenant retournons à l'endroit de la Somme où
saint Thomas se prononce contre la thèse averroïste
de l'âme universelle. Nous comprenions mal les objec-
tions qu'il faisait à cette thèse fameuse ; les compre-
nons-nous mieux maintenant? Oui, sans doute. Une
quantité de matière considérée comme premier sujet,
voilà Socrate en matière, voilà ce qui constitue l'indi-
vid îalité, l'indivisible étendue de Socrate. L'autre élé-
ment de la substance est l'esprit qui fait pénétrer sous
cette chair, sous ces os, le souffle divin de la vie. Or,
cet esprit, c'est l'âme de Socrate, et cette âme n'a pu
s'unir au premier sujet, sans se personnifier, s'indivi-
dualiser en cette ébauche charnelle. Donc, si l'âme en
soi, séparée des êtres animés, peut être conçue com-
me quelque essence universelle, elle n'est dans ces
êtres et ne les anime qu'à la condition d'être individua-
lisée en chacun d'eux. Cette conclusion est d'une
grande importance, et personne ne l'a mieux apprécié
que saint Thomas. Il a montré l'origine et les consé-
quences de l'opinion contraire, et l'a combattue tour à
tour au nom de Platon, d'Aristote, de Thémiste, de
Théophraste , de tous les anciens , contre Algazel,
Averroès et leurs disciples, ayant grandement à cœur
de prouver que le$ Arabes avaient, les premiers, ima-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 377
giné cette erreur qui renverse tous les fondements
de la science et de la morale (1).
Saint Thomas ayant traité les mêmes questions en
plusieurs écrits, nous allons des uns aux autres, cher-
chant où se trouvent ses explications les plus claires.
Mais il ne faut pas que ces excursions nous fassent per-
dre le fil que nous avons à suivre pour exposer la doc-
trine de ce logicien très conséquent. Nous voici présen-
tement au point où la nature de l'âme doit être particuliè-
rement définie. De ce principe, que l'âme est uneforme,
on est conduit à celui-ci : l'âme est simple, une, et Ton
ne trouve pas dans un même corps plusieurs essences
distinctes auxquelles le nom d'âme puisse être attribué
par analogie. C'est là, comme on le sait, un des articles
les plus importants de la doctrine thomiste. Les Arabes
et les arabisants avaient fort embrouillé cette question
en discourant sur les facultés du conjoint spirituel.
Saint Thomas ne peut ignorer que, dans Aristote, ces
facultés sont quelquefois opposées les unes aux au-
tres sous le nom d'âmes, et il leur conserve ce nom ;
mais il prend bien soin de démontrer qu'il ne leur con-
vient pas, car l'âme, définie l'acte ou l'entéléchie du
corps, est une et non multiple. La preuve qu'il fournit
de l'unité de l'âme mérite d'être rapportée. Si l'on dit
qu'il y a dans Socrate plusieurs âmes, l'âme végéta-
tive, l'âme sensible, l'âme rationnelle, il faut dire,
suivant Aristote très subtilement interprété, qu'il y a,
dans la même substance, plusieurs essences réelles,
c'est-à-dire plusieurs êtres, comme Socrate, l'homme,
(1) Cette polémique se trouve dans diverses parties de la Somme de
théologie, et en outre dans le traité spécial qui a pour titre De unitate
intellectus contra Averrhoym, p. 97, verso, du tome XVII des Œuvres de
saint Thomas, édit. de Rome.
378 HISTOIRE
l'animal. Or, ne vaut-il pas mieux définir l'âme intel-
lectuelle une forme dont la virtualité joint à la raison
toutes les énergies que possède l'âme végétative des
plantes, l'âme sensible des brutes ? Telle est la défini-
tion de l'âme que saint Thomas préfère, et il déclare,
en conséquence, que Socrate est, par la vertu de la
même âme, homme et animal (1). Gela semble fort bien
dit ; mais cela ne vient-il pas compromettre la thèse de
la matière individuante ?
La compromettre ? Non pas, mais expliquer ce qu'elle
peut encore avoir d'obscur. Puisque cette âme est
une, et puisque cette âme est, suivant les prémisses,
l'acte du corps, il suit que, l'âme absente, le corps
n'est en acte d'aucune manière : intelligence, sensibi-
lité, végétabilité même , tout disparaît, s'évanouit
avec l'acte unique qui donne ces trois facultés. On
nous disait tout à l'heure que la matière de Socrate est
cette chair, ces os ; or, cette chair, ces os, isolés de
l'âme intellectuelle, pourraient être considérés encore,
s'il y avait trois âmes, comme animés par l'âme végé-
tative et par l'âme sensible, et l'on aurait, avant la gé-
nération de Socrate, l'animal vivant, sentant, auquel il
ne manquerait plus que l'acte final pour devenir le tout
substantiel qui répond au nom de Socrate. Mais saint
Thomas est bien loin d'admettre de telles fictions.
Avant Socrate, il n'y a rien, et, dans Socrate, cette
chair, ces os, ne tiennent du principe matériel que l'é-
tendue ; toute forme essentielle, générique ou spéci-
fique leur vient de l'âme, de l'âme définie la source de
(i) Prima Summœ, quaes t. lxxv:, art. 3. — Quodlibeta, quodl. XI, art. 5.
— M. Ch. Jourdain fait remarquer justement (Philos, de S. Thomas, t. I,
p. 296) que saint Thomas, souvent accusé d'avoir divisé les principes de la
vie, s'est prononcé contre cette division mfane avec plus de fermeté que
Descartes.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 379
la vie. On aurait donc très mal compris la thèse tho-
miste sur le principe d'inclividuation, si l'on avait con-
fondu la détermination que la matière reçoit de la
quantité avec celle qu'elle reçoit de l'âme ou de la
forme proprement dite. L'âme ne donne pas l'étendue ;
mais, réciproquement, l'étendue ne donne ni l'intelli-
gence, ni la sensibilité, ni la végétabilité. Ce qui re-
vient à dire que la matière n'est pas avant la forme,
que la génération de la matière et de la forme est, en
en Socrate , un même acte , et que l'individuation,
quant au principe externe, vient non de la matière en
soi, non de la forme en soi, mais de la cause mys-
térieuse, mystérieuse parce qu'elle est divine, de qui
procède la génération de toute substance individuelle.
Saint Thomas distingue ensuite les formes néces-
saires, c'est-à-dire les formes substantielles, des
formes accidentelles. Que l'on retranche de Socrate
son âme, c'est-à-dire sa forme substantielle, il cesse
d'être, puisqu'il est par elle, per adventum animœ.
Pour ce qui regarde les formes accidentelles, elles
s'ajoutent à la substance, et s'en séparent sans l'alté-
rer. (1) Mais on demande pourquoi l'âme, substance
spirituelle, incorruptible, vient contracter avec le corps
matériel, corruptible, une alliance qui, dit-on, ne lui
fait pas honneur. Saint Thomas pouvait assurément
s'épargner de répondre à une telle question. Cependant
il ne l'écarté pas en alléguant une fin de non-recevoir
qu'on serait pourtant bien forcé d'accepter. Des expli-
cations lui sont demandées ; il les recherche et les
donne. Il a déjà dit qu'il existe, entre les substan-
ces intellectuelles, une certaine hiérarchie, et que
(I) Summœ part. I, quœst. lxxvi, art, 4,
380 HISTOIRE
l'âme de Socrate occupe le dernier rang parmi ces sub-
stances (1); il ajoute maintenant que, reléguée bien loin
de la lumière divine, cette substance subalterne a
besoin d'acquérir par le moyen de l'expérience
certaines notions qui sont pour elle l'origine et le fon-
dement de toute connaissance. Or, l'expérience a les
sens du corps pour instruments nécessaires (2). C'est
pourquoi la Providence a marié l'âme au corps, son
indispensable auxiliaire: Sic ergo patet quod propter
melius est ut corporl uniatur (3). A tout disciple de
Descartes cette déclaration semblera, nous n'en doutons
pas, énergiquement sensualiste. « Je suis, dit Descar-
« tes, une chose qui pense. » Nous sommes assuré-
ment, répond saint Thomas, une chose qui pense, mais
qui pense après avoir senti, et qui, si jamais elle n'avait
senti, n'aurait jamais pensé. Voilà ce qui a été réglé par
un sage décret de la Providence. Mais poursuivons notre
analyse. On demande encore si, dans le moment oùl'âme
vient se joindre à la matière, la matière n'est pas déjà
douée de quelque attribut, de quelque qualité, qui la
dispose à rechercher l'âme, ou, du moins, à la recevoir.
La réponse est précise et négative. Le premier de tous
les actes, dit saint Thomas, est l'être : Primum inter
omnes actus est esse ; or, l'être est donné par la forme
substantielle ; donc, avant de posséder cette forme,
la matière n'est en aucune façon : Impossibile igitur
est intelligere materiam priusesse calidam, vel quan-
(1) Ibid. quœst. lv, art. 2.
(2) « Unde oportuit quod anima intelJectiva non solum habeat virtutem in-
telligendi, sed etiam virtutem séntiendi. Actio autem sensus non fit sine
corporeo instrumenta. Oportuit igitur animam inlellectivam tali corpori
uniri quod possit esse conveniens organum sensus. » Summœ theol. p. 1,
quœst. lxxvi, art. 5.
{3) Siimm. theol., part. I, quœst, lxxxix,
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 381
tarn, quam esse in actu (1). On comprend bien sans
doute ce que cela veut dire. Avant d'être jointe à la
forme, la matière ne possède pas même l'étendue; elle
n'est rien qu'une pure puissance, sans qualité, sans
quantité. Mais aussitôt qu'elle passe de la puissance à
l'acte, elle contribue pour sa part à la constitution du
composé : pour sa part, c'est-à-dire suivant sa propre
nature, bien que cette nature ne se manifeste, ne
s'actualise qu'à la venue de la forme. Du mélange de
la matière et de la forme nait Socrate ; c'est la loi.
Toute substance composée est nécessairement indivi-
duelle. Mais l'individualité ne vient pas à Socrate de
la forme, puisque la forme, c'est-à-dire l'âme, la vie,
ne s'individualise qu'au sein de cette matière, et qu'elle
ne peut être, universellement considérée, principe
d'individuation. Elle lui vient donc de la matière, quoi-
qu'on rejette bien loin l'hypothèse de la matière infor-
me, parce que la matière est, dès qu'elle est, indivi-
duelle, et individualise la vie qu'elle reçoit.
Mais voici d'autres questions. L'essence de l'âme
est-elle réellement identique à sa puissance ? Saint
Augustin semble être de cette opinion, lorsqu'il dit
que la pensée, la connaissance et l'amour sont la
substance même de l'âme ; que la mémoire, l'intelli-
gence et la volonté sont une seule vie, une seule âme,
une seule essence. Cependant ce langage peu philoso-
phique ne convient pas à saint Thomas. Il aime mieux
dire que l'essence de l'âme humaine est une, mais que
cette essence est douée d'énergies diverses (2), qui
naturellement concourent à la même fin (3). Ici l'on
(1) Ibid. art 6.
(2) Ibid., quaest. lxxvii, art. i, 2,3.
(3) lbid., ibid., art 6.
382 HISTOIRE
pose ce problème : Ces énergies sont-elles dans l'âme
comme dans un sujet ? A cela saint Thomas répond
que l'âme pouvant exercer son intelligence et sa vo-
lonté sans avoir affaire d'aucune organe corporel, ces
deux énergies, l'intelligence, la volonté, doivent être
considérées comme ayant l'âme pour sujet ; que,
d'autre part, puisque l'âme ne voit pas, n'entend pas
sans le secours des sens, les facultés de l'âme qui sont
en commerce avec le corps ont pour sujet le tout com-
posé d'âme et de corps(l).La doctrine psychologique de
saint Thomas n'est donc pas aussi résolument sensua-
liste qu'elle semblait l'être. Assurément, il tient grand
compte des sens comme moyen de connaître ; mais
au-dessus des sens, et même dans un autre sujet, il
établit ces deux facultés, l'intelligence et la volonté,
aux opérations desquelles ne participe rien de corpo-
rel. Antérieurement il a dit que ces opérations dis-
tinguent l'âme humaine de l'âme des bêtes.
Les énergies de l'âme viennent-elles de son essence?
Cette question parait frivole ; elle l'est, en effet, et
ce qui nous intéresse beaucoup plus que la conclusion
de saint Thomas sur cet article, c'est l'argumentation
qui la suit : « A cette question, dit-il, je réponds que la
« forme substantielle et la forme accidentelle se res-
« semblent d'une part, et d'autre part diffèrent. Elles
« se ressemblent en ce que chacune d'elles est un acte,
« et que, dans les deux cas, quelque chose est produit
« en acte, d'une manière quelconque. Elles diffèrent
« sous deux rapports. Le premier est que la forme
« substantielle donne l'être simple et qu'elle a pour
« sujet l'être en puissance, tandis que la forme acci-
(i) a ldeo potentiœ quae sunt talium operationum principia surit in con-
juncto sicut in subjecto, non in anima sola. » Ibid. art. 5.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 383
« dentelle donne non pas l'être simple, mais l'être
« déterminé par la qualité, par la quantité ou de quel-
« que autre manière, et a pour sujet l'être en acte.
« D'où il résulte que l'antériorité de l'acte, actualitas
« per prius, appartient à la forme et non pas à son
« sujet. Or comme, en tout genre, ce qui est antérieur
« fait l'office de cause, la forme substantielle cause
« l'être en acte dans son propre sujet. Tout au con-
« traire, l'antériorité de l'acte appartient au sujet de la
« forme accidentelle par comparaison avec cette for-
« me ; donc l'actualité de la forme accidentelle a pour
« cause l'actualité de son sujet, de telle sorte que, si
« le sujet en puissance est apte à produire la forme
« accidentelle, elle n'est, toutefois, produite que par
« le sujet en acte. Et je parle ici de l'accident propre
« au sujet et qui vient de lui. Quant à l'accident qui
« vient du dehors, le sujet le reçoit, mais il est produit
» par un agent extrinsèque. » Saint Thomas fait
ensuite connaître en quoi consiste la seconde différence
des deux formes : « Secondement, dit-il, la forme sub-
« stantielle et la forme accidentelle diffèrent en ce que
« le postérieur étant à cause de l'antérieur, la matière
«. est à cause de la forme substantielle, tandis que la
« forme accidentelle a pour raison d'être l'achèvement
« du sujet (1). » Ce passage, qui nous semble très-
ce curieux, veut être suivi d'un commentaire.
N'y trouve-t-on pas cette doctrine, que la forme
substantielle, cette forme que Malebranche lui-même
appelle avec tant de bonheur « une invention de gens
« oisifs (2), » est déjà par elle-même avant de contri-
(1) Ibid. quaest. lxxvii, art. 6.
(2) A. Arnauld, Vraies et fausses idées, ch, vu.
384 HISTOIRE
buer pour sa part à la constitution delà substance com-
posée ? La forme accidentelle, dit saint Thomas, a pour
sujet l'être en acte ; il est évident, en effet, que tout
ce qui advient accidentellement à Socrate a Socrate
pour sujet, et que, toutes les substances anéanties,
aucune forme accidentelle ne pourrait être; mais, d'au-
tre part, semble-t-il dire, l'actualité, l'existence même
de Socrate lui vient d'une forme substantielle qui aurait
eu déjà le titre de forme actuelle avant la génération
de la substance première, principale, proprement dite.
Cette assertion est grave, et, suivant l'interprétation
qui lui sera donnée, elle pourra servir de fondement
à plus d'un système. Arrêtons-nous donc un instant
ici pour adresser à saint Thomas la question suivante :
qu'est-ce que l'actualité d'une forme antérieure au
sujet substantiel?
Mais avant d'interroger saint Thomas, il faut tou-
jours entendre Aristote. Que répond Aristote à cette
question ?
Nous avons eu plus d'une fois l'occasion de rappeler
qu'Aristote, distinguant la puissance de l'acte, fait
succéder l'acte à la puissance, parce qu'agir suppose le
pouvoir d'agir. Mais, quand il s'exprimait en ces termes,
il était physicien. En métaphysique, il n'est question
des phénomènes que par rapport aux causes. Or, toute
cause est un acte, car toute cause est avant de causer ;
on est constructeur avant de construire, on est doué
de la vue avant de voir ; ajoutons que l'homme vient
de l'homme, que le musicien se forme sous le musi-
cien (1). D'où ce théorème : tout acte a son principe
dans un acte antérieur, et cet acte antérieur produit en
(i) Métaphys. d'Arist., livre JX, ch. vm.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASÏIQUE 385
acte postérieur ce qui n'était auparavant qu'en puis-
sance de devenir. Donc l'acte vient de l'acte.
Ces explications données, lisons les phrases sui-
vantes, empruntées au neuvième livre de la Métaphy-
sique, chapitre VIII : « Il est évident, dit Aristote, que
« l'essence et la forme sont, en quelque manière, des
« actes. De ce que nous venons de dire il résulte avec
« la même évidence que l'acte est, sous le rapport de
« l'essence, antérieur à la puissance, et qu'il y a tou-
« jours un acte antérieur à un autre, ainsi que nous
« l'avons démontré, sous le rapport du temps, jusqu'à
« ce qu'on arrive à l'acte du moteur premier et éter-
« nel. Ce qui rend plus manifeste encore la vérité de
« cette proposition, c'est que les êtres éternels sont
« antérieurs essentiellement aux êtres périssables,
« et que rien de ce qui est en puissance n'est éternel...
« Tout ce qui est impérissable est en acte ; il en est
« de même des principes nécessaires. » Qu'est-ce à
dire? Aristote vient-il ici renverser de ses propres
mains le système qu'il a précédemment édifié ? Après
avoir, dans le septième livre de la Métaphysique, livré
de si vifs assauts à la thèse des idées platoniciennes,
se laisse-t-il conduire, par la nécessité d'expliquer la
nature des causes, à réaliser, sous le nom d'actes,
hors de la substance proprement dite, ces formes, ces
essences universelles, impérissables, qu'il a traitées
avec si peu de ménagements ? Aux phrases que nous
venons de citer nous devons ajouter celles-ci, qui se
lisent encore dans la Métaphysique, au chapitre V du
douzième livre : « Les causes et les éléments sont
« différents pour les choses qui ne sont pas dans le
« même genre, comme les couleurs, les sons, les es-
« sences, la qualité. Ils ne se confondent que par ana-
T. I. 26
386 HISTOIRE
« logie. Ils diffèrent encore pour les choses de la
« même espèce ; non pas, il est vrai, sous le rapport
« de l'espèce, mais parce que chacune de ces choses a
« son principe particulier ; ta matière, ta forme, ta
« force motrice ne sont pas les mêmes que les mien-
ce nés ; elles ne sont les mêmes qu'au point de vue
« général (1). » En d'autres termes, la substance qu'on
appelle Socrate est, en acte, douée d'une matière d'une
forme, d'une force motrice, qui ne sont pas la matière,
la forme, la cause motrice de la substance qu'on ap-
pelle Platon. Mais Socrate est périssable ; avant qu'il
fût en acte, il y avait d'autres hommes, et il y en aura
d'autres quand il ne sera plus. Si donc les causes et les
éléments diffèrent pour les différents êtres, soit de
genre différent, soit de même espèce, il n'est pas moins
vrai de dire que les principes, les éléments nécessai-
res, c'est-à-dire la matière, la forme, la force motrice,
étaient avant la détermination substantielle de Socrate.
Ils étaient; mais où et comment? Ils n'étaient pas hors
de toute substance ; hors de toute substance il n'y a
rien. Mais ils étaient en d'autres substances périssa-
bles comme l'est Socrate ; et c'est ainsi qu'en remon-
tant d'acte en acte jusqu'au premier moteur immo-
bile, on va d'être en être jusqu'à l'être premier,
cause de tout ce qui est. Ainsi s'accordent ces deux
propositions ; celle-ci : il y a des actes éternels, des
substances éternelles, et celle-là : l'acte de chacun
commence et finit avec la substance de chacun. L'acte
ne se dit pas du premier moteur en un sens plus géné-
ral que de Socrate, car le premier moteur est actuelle-
ment individuel comme l'est Socrate ; aussi n'est-ce
pas l'acte du premier moteur qui se reproduit dans
(1; Métaphys., livre IX, ch. v.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 38?
Socrate et dans les autres individus périssables ; tous
les individus, périssables ou éternels, ont chacun leur
acte, leur forme, leur matière, leur mouvement pro-
pres ; mais ce qui est propre à chacun est dit, par ana-
logie, le même en tous. Voilà comment l'acte est anté-
rieur à la puissance (à ce qui peut être, à ce qui doit
être Socrate), sans toutefois que l'acte de Socrate
ait précédé la génération de Socrate, et sans qu'un
acte puisse être autre chose que tel acte déterminés
Ces explications données, citons quelques autres
passages, dans lesquels Aristote se prononce plus
clairement encore contre la doctrine si mal à propos
mise à son compte par Duns-Scot et par Henri de Gand.
Il s'agit de ce qu'on appelle en scolastique la forme
substantielle, et la question est celle-ci : Cette forme
que doit revêtir la matière est-elle avant le composé ?
En ordre de génération, la forme de Socrate vient-elle
avant Socrate, ou plutôt la détermination substantielle
n'est-elle pas la condition première de toute réalité ? A
cette question Aristote répond : « Il y a identité entre
« l'âme et l'essence de Pâme (1) ; » — « Le camus im-
« plique nécessairement la matière... Or, si tous les
« objets physiques sont dans le même cas que le ca-
« mus, le nez, par exemple, l'oeil, la face, la chair,
« l'os, et d'une manière générale l'animal, la feuille,
« laracine, l'écorce, la plante..., on voit alors com-
« ment, en physique, il faut chercher et définir la for-
ce me essentielle des choses, et comment le physicien
« doit s'occuper de cette âme qui n'existe pas indé-
« pendamment de la matière ; (2) » — « Y a-t-il, oui ou
« non, une forme substantielle ? Oui, la forme subs
(i) Métaphys. livr. VIII, ch. m.
(2) Ibid., VI, ch. i.
388 HISTOIRE
« tantielle, c'est ce qu'est proprement un être (1). » —
« La forme substantielle est-elle la même chose que
« chaque être, ou bien en diff ère-t-elle ? C'est ce qu'il
« nous faut examiner.... Quant aux choses considé-
« rêes en elles-mêmes, y a-t-il nécessairement identi-
« té entre la substance et l'essence ?... Si l'on admet
« l'existence des idées, alors le bien réel diffère de
« l'essence du bien, l'animal réel de l'essence de l'ani-
« mal, l'être réel de l'essence de l'être ; alors il y a
« des substances, des idées, autres que celles dont on
« parle, et ces autres substances sont les premières,
« si l'essence est rapportée à la substance. Que si les
« substances sont ainsi distinctes des essences, il n'y
« a plus de science possible pour les unes, et les autres
« ne seront plus des êtres.... Il résulte de ce qui précède
« que chaque être ne fait qu'un avec sa forme substan-
« tielle ; qu'il lui est essentiellement identique. Il en
« résulte également que connaître ce qu'est un être,
« c'est en connaître la forme substantielle. Ainsi, il
« sort de la démonstration que ces deux choses ne
« sont réellement qu'une seule chose (2). »
On comprend ce langage, qui s'éloigne beaucoup de
celui de Platon. Ici, point de matière actuellement sé-
parée de la forme, point de forme actuellement séparée
de la matière, point de force motrice actuellement
séparée de la matière et de la forme ; en un mot, point
d'entités intermédiaires. La forme, l'essence, les prin-
cipes sont des actes et des actes antérieurs à la géné-
ration de telle substance naturellement déterminée,
parce que, dans ce monde éternel, toute nature, toute
chose qui a fait nombre parmi les êtres a nécessaire-
Ci) Mètaphys , VII, îv.
(2) Ibid., VII, vi.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUB. 389
ment possédé quelque essence, quelque forme, quel-
que force motrice, et qu'il y a relation d'antériorité et
de postériorité dans la production des choses ; mais
jamais la forme, l'essence et le reste n'ont été des
actes en soi, des actes isolés, séparés de toute sub-
stance. Nous voulons bien qu'il y ait quelque apparence
de contradiction dans les termes dont Aristote fait
usage, lorsqu'il parle, à divers points de vue, de l'acte,
de la forme, de la quiddité des choses ; mais, en fait, rien
n'est plus contraire à la doctrine péripatéticienne que
la thèse des formes substantielles considérées com-
me jouissant, hors de la substance, d'une objectivité
permanente. M. Barthélémy Saint-Hilaire a prouvé,
d'accord avec les plus sincères interprètes, que, dans
aucun passage du Traité de Vâme, l'âme n'est définie
quelque substance séparée ou séparable du corps.
Aristote insiste même sur la définition opposée ; cha-
que fois que la question se présente, il dit de l'âme :
c'est l'acte, l'entéléchie du corps. Ainsi, dans le voca-
bulaire d' Aristote, ces mots acte et entéléchie sont
proprement synonymes. En conséquence aucun acte
n'est substantiel hors de la substance, mais tout acte
est ce qui finit tout être, éternel ou périssable.
Qu'est-ce maintenant, pour saint Thomas, qu'une
forme substantielle? Si l'on conçoit une forme séparée
de la matière, il faut qu'en ordre de génération la ma-
tière soit avant cette forme, ou cette forme avant la ma-
tière. Ce sont là deux hypothèses. Quant à la première,
est-il vrai que la matière ait précédé la forme ? Saint
Thomas connaît assez Platon pour savoir qu'il était de
ce sentiment. Telle a été aussi la doctrine d'Avicem-
bron. En outre, saint Thomas a lu dans les écrits des
Pères platonisants, saint Basile, saint Ambroise, saint
390 HISTOIRE
Jean Chrysostôme, que la matière était, au commence-
ment, informe et confuse, et que plus tard, dans nn
moment précis de la durée, Dieu lui a communiqué la
forme en la tirant de lui. Mais quand il s'agit de ré-
soudre une question qui ne touche ni les mœurs ni la
foi saint Thomas n'a pas pour habitude de placer l'auto-
rité des philosophes, et même celle des Pères, avant
celle de la raison (1). Aussi va-t-il argumenter contre
l'hypothèse de la matière définie le sujet primordial
de toutes les formes. Si la matière sans forme a précé-
dé, dans le temps, la matière informée, la matière sans
forme était en acte avant cette matière informée.
Or, le terme de toute création est l'être en acte,
et l'acte c'est la forme. Donc la matière sans forme
possédait, à l'origine, l'acte, la forme. Ce qui est mani-
festement contradictoire. Il n'est pas plus sensé de dire
que la matière a passé par diverses informations ; que
la première information de la matière était la forme
commune, et que postérieurement elle a reçu de Dieu
les formes diverses qui distinguent les objets. Telle
était, suivant Aristote, l'opinion de quelques anciens
naturalistes, 'pour qui la matière première était en acte
quelque corps universel, comme l'air, le feu, la terre
ou l'eau ; ce qui leur faisait dire que devenir, fieri,
n'était pas autre chose qu'être distingué d'un autre,
alterari. Mais cette distinction ne pouvait provenir
que d'une forme accidentelle, puisque la forme pre-
(1) « Dicendum quod diversœ opiniones doctorum Sacra Scripturae, si
quidem non pertinent ad fîdem et bonos mores, absque periculo auditores
utramque opinionem sequi possunt. In his vero quse pertinent ad fidem et
bonos mores nullus excusatur si sequatur erroneam opinionem alicujus ma-
gistri. » Quodllbeta, quodl. III, art. 10. On remarquera les réserves que
saint Thomas fait, dans ce passage, contre le probabilisme des Jésuites, ses
disciples prétendus.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 391
mière donnait déjà l'être en acte à la matière première.
Une forme accidentelle ! Quel fondement pour la per-
sonnalité de Socrate ! Il faut, selon saint Thomas,
rejeter cette hypothèse, comme vaine et fabuleu-
se. C'est là ce qu'il déclare expressément dans la
question 6Q de la première partie de la Somme de
théologie (1). Ailleurs, dans son traité spécial sur les
Substances séparées, il est plus abondant et plus net
encore. Prenant à partie l'opinion d'Avicembron, il
démontre qu'en attribuant à la matière le genre, à la
forme la différence, pour dire ensuite que le genre
existait avant la différence ou l'espèce, le maître des
nouveaux naturalistes a détruit l'objet même de la
philosophie naturelle. Quel est, en effet, l'objet de cette
philosophie ? C'est l'être simple, soumis à la double
loi delà génération et de la corruption. Or, cet être ne
se rencontre pas même dans le monde chimérique
d'Avicembron ; il n'y a que des formes succédant à
d'autres formes à la surface d'un sujet commun (2).
Saint Thomas soutient avec le plus grand succès, et
sur le ton le plus élevé, toute cette polémique contre
la thèse de la matière actuellement première. Quand
ses diciples la reprendront contre Duns-Scot, ils n'y
pourront ajouter rien de nouveau. Cependant il va
peut-être plus loin encore dans ses Quodlibeta. S'étant
demandé si Dieu peut faire une matière sans forme,
il examine selon sa méthode toutes les faces de cette
question et finit par conclure qu'il est impossible à Dieu
lui-même de créer une matière informe. L'argumen-
tation est assez originale pour mériter d'être textuel-
lement reproduite : « Dieu peut-il faire qu'une matière
(1) Art. i.
(2) De substantiis separatis, c. v et vi.
392 HISTOIRE
soit sans forme ? Je réponds que la vertu active de
chaque chose doit être jugée suivant le mode de
son essence, chaque chose agissant conformément
à ce qu'elle est. Si donc on trouve en quelque chose
une forme, une nature, non circonscrite, non limitée,
la vertu de cette forme s'étendra à tous les actes, à
tous les effets qu'elle sera capable de produire. Sup-
posez, par exemple, la chaleur subsistant par elle-
même, ou subsistant en quelque sujet qui en
contiendrait toute la puissance ; ce sujet sera
conséquemment capable de produire tous les actes,
tous les effets de la chaleur. Si le sujet, au contraire,
contient non pas toute la puissance de la chaleur,
mais simplement une chaleur moindre, limitée, la
vertu active de ce sujet n'ira pas jusqu'à produire .
tous les actes, tous les effets de la chaleur. Or, Dieu
étant l'être même, il est évident que la nature de Dieu
est l'être infini, sans aucune restriction, aucune
limite ; sa vertu active s'étend donc à l'infini jusqu'à
l'être tout entier, jusqu'à tout ce qui peut être com-
pris dans la définition de l'être, et ce qui répugne à
la notion de l'être reste seul en dehors de la puis-
sance divine... Or le non-être répugne à la notion
de l'être... Donc il ne se peut qu'une chose soit par
Dieu et ne soit pas ; ce qu'on peut dire de tout ce
qui implique contradiction, et par conséquent de la
matière existant en acte sans aucune forme, car tout
ce qui est en acte est soit l'acts lui-même, soit
une puissance qui participe de l'acte. Or être en acte
répugne à la notion de la matière, qui est propre-
ment l'être en puissance ; elle ne peut donc être en
acte que comme participant à l'acte. Mais cette
participation ne peut lui advenir que par la forme
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 393
« c'est pourquoi, lorsqu'on dit que la matière est en
« acte, c'est comme si l'on disait qu'elle est informée.
« Pour conclure, dire que la matière est en acte sans
« forme, c'est dire que deux choses contraires sont
« à la fois. Ainsi Dieu ne peut faire cela (1). »
Il n'y a donc pas, suivant saint Thomas, de matière
avant la forme, et ce qu'il désigne lui-même par ces
noms divers de matière première, de matière indéter-
minée, quomodolibet accepta, se réduit à la puissance
pure. Aristote avait dit : « C'est l'être qui doit néces-
« sairement changer ; c'est lui qui, de telle chose, de-
« vient telle autre chose par le changement (2). »
Dans cette phrase, l'être peut s'entendre de la matière,
(1) An Deus possit facere quod materia sit sine forma ? « Respondeo
dicendum quod uniuscujusque rei virlus activa est sestimanda secundum
modum essentiae, eo quod unumquodque agit in quantum est ens actu.
Unde si in aliquo inveniatur forma aliqua vel natura non limitata, seu con-
tracta, erit virtus ejus se extendens ad omnes actus vel effectus convenien-
tes illi natura. Puta si intelligeretur esse calor per se subsistens, vel in
aliquo subjecto quod reciperet ipsum secundum totum ejus posse, seque-
retur quod virtutem haberet ad producsndum omnes actus et effectus
caloris. Si vero aliquod subjectum non reciperet calorem secundum ejus
totum posse, sed cum aliqua contractione et limitatione, non haberet
virtutem activam respectu omnium actuum et effectuum caloris. Cum autem
Deus sit ipsum esse subsistens, manifestum est quod natura essendi con-
venu Deo infinité sine omni limitatione et contractione ; unde ejus virtus
activa se extendit infinité ad totum ens et ad omne id quod potest habere
rationem entis. Illud ergo solum poterit excludi a divina potenlia quod
répugnât rationi entis... Répugnât autem rationi entis non ens simul et
secundum idem existens, unde quod aliquis simul sit et non sit a Deo fieri
non potest, nec aliquid contradictionem includens, et de hujusmodi est
materiam esse actu sine forma ; omne enim quod est actu vel est ipse
actus, vel estpotentia participans actum ; esse autem actu répugnât rationi
materiae, quae secundum propriam rationem est ens in potentia; relinquitur
ergo quod non possit esse in actu, nisi in quantum participât actum ; actus
autem participatus a materia nihil est aliud quam forma ; unde idem est
dictum materiam esse in actu et materiam habere formam. Dicere ergo quod
materia sit in actu sine forma est dicere contradictoria esse simul. Unde a
Deo fieri non potest. » Quodlibeta, quodlib. ni, art. 1.
(2) Métaph., IV, vin.
394 HISTOIRE
et Kant a voulu sans doute exprimer ainsi la même
vérité : « Dans tous les changements du monde, la
« matière persiste et la forme change ; la substance
« (matière) ne passe pas. Cette loi de la perdurabilité
« de la substance est comparable à celle de la causa-
« lité, que rien n'arrive sans cause, et va de pair avec
« elle. Tous les changements sont naissance ou mort
« des accidents (1) » Saint Thomas a mieux compris la
proposition d'Aristote, ou, du moins, l'a mieux expli-
quée, car l'assimilation de la matière à la substance
et de l'accident à la détermination individuelle peut
entraîner fort loin hors des voies péripatéticiennes.
Saint Thomas accepte donc le principe de la perma-
nence objective de la matière, mais avec cette expli-
cation : « L'acte du principe générateur, dans la pro-
« duction d'une forme substantielle, est la création
« d'un autre sujet, cet acte consistant à dépouiller une
« matière de sa forme, de sorte que la corruption de
« tel être engendre tel autre (2). » Ainsi l'homme vient
de l'homme, et l'on peut dire que la matière persiste
dans tous les changements en ce sens que toute forme
nouvelle s'ajoute à une matière antérieure ; mais, com-
me antérieure, cette matière était le sujet d'une autre
forme, et, en remontant ainsi d'acte en acte, on retrou-
ve toujours un nombre de matières informées, tandis
qu'avant le nombre, avant la détermination de toute
substance, il n'y a plus de natures, il n'y a plus que
l'éternelle pensée et l'éternelle substance de Dieu.
Oui, nous le reconnaissons, saint Thomas a
lui-même trop parlé de la matière première, appli-
quant à ce vain concept les procédés de décomposition
(1) Leçons de Métaph., p. 119 de la trad. de M. Tissot.
(2) De nat. mat., t. XVII Operum, p. 209.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 395
logique que supportent les seules réalités. La manie
de son temps était de tout subtiliser ; il ne s'est
pas assez gardé de cette manie. On peut, on doit
l'en blâmer, mais, en le justifiant d'avoir commis
un péché plus grave. Or, ce qu'il déclare à tout pro-
pos, et dans les termes les moins équivoques, c'est
qu'il ne croit pas à la matière première de Parménide,
de Platon et d'Avicembron, à la matière réellement,
actuellement informe (1).
Mais c'en est assez sur la première des deux hypo-
thèses. Venons maintenant à. la seconde : Y a-t-il
quelque forme antérieure, en ordre de génération, à
la matière informée? On comprend dès l'abord com-
bien cette question importe. Ce quinousla rend encore
plus intéressante, c'est la distinction établie par saint
Thomas entre l'actualité de la forme et l'actualité du
sujet ; et, comme c'est un grand point de savoir ce
qu'il entend par cette distinction, nous ne saurions
trop curieusement l'interroger à cet égard.
Saint Thomas suppose trois ordres de formes, con-
sidérées comme substances séparées (2).
Le premier de ces ordres ne contient qu'une forme,
celle qui ne procède d'aucune forme supérieure, qui
ne communique rien de son essence aux formes infé-
rieures, qui est en elle-même, par elle-même, tout ce
qu'elle est, la forme parfaite, l'être parfait, infini, ab-
solu, c'est-à-dire Dieu. Or, il est incontestable que cette
forme est, pour tout philosophe chrétien, antérieure à
(1) Averroès avait favorisé plus d'une erreur au sujet de la matière pre-
mière ; cependant il avait été lai-même contraint de lui refuser l'être
objectif: « Materia, ut est communis omnibus generabilibus et corruplibi-
libus, non habel esse extra animam, cum sic non intelligitur nisi secundum
privaUonem. » Averr.,in Melaphys. XII, text. xiv, 141. Edit. anni 1550,
("2) De nat. mat., c. m.
396 HISTOIRE
la matière, et qu'elle en demeure éternellement sé-
parée (1).
Au second ordre saint Thomas place les anges, les
démons, toutes les entités mystiques dont le faux
Denysa si poétiquement décrit la manière d'être. Ces
formes n'ont pas, il est vrai, la matière pour sujet ;
elles sont immatérielles. Cependant elles ne sont pas
elles-mêmes, par elles-mêmes, car en elles il y a
composition d'essence et d'être (2). Aussi, d'un côté,
sont-elles finies, et infinies de l'autre côté. Elles
sont, pour ainsi parler, finies par en haut, sursum,
puisqu'elles reçoivent leur limite de ce qui les dis-
tingue de la forme divine ; mais elles sont infi-
nies par en bas, deorsum, puisqu'elles ne recherchent
aucun sujet subalterne. Donc elles sont elles-mêmes
leur propre sujet, et, comme telles, elles n'ont pas
d'autre principe d'individuation qu'elles-mêmes. Il faut,
en outre, remarquer que ces substances immatérielles
étant tout ce qu'elles sont par la forme seule, elles ne
constitueraient qu'une seule substance s'il y avait entre
elles communauté d'espèce et de genre. En effet, ce
qui diversifie, multiplie, individualise les individus de
la même espèce, c'est la matière, c'est l'étendue. Mais
il n'y a pas ici de matière, il n'y a pas d'étendue, il n'y
a qu'un esprit; il faut donc ou que tous les anges ne
soient qu'un seul ange, ou qu'il y ait autant d'espèces
qu'il y a d'individus angéliques. Voilà une proposition
alternative dont les deux parties semblent également
inadmissibles. Forcé néanmoins de choisir, saint Tho-
(1) Ibid.
(2) Ibid. En d'autres termes, parce qu'elles ne sont pas nécessairement,
mais tiennent leur être d'un acte libre de la volonté divine. Ce qui revient
à dire, dans l'idiome thomiste : « Esse angeli non est ejus essentia, sed acci-
dens. » Summa, part . I, quœst. xu, art. 4 et quaest. xlvji, art. 1.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 397
mas s'est prononcé pour la conclusion dernière, et
comme il n'a pu se dissimuler ce qu'elle a de bizarre,
il a fréquemment essayé de l'expliquer, peut être avec
l'espoir de la justifier. Nous lisons dans le traité sur
la Nature de la matière : Cum in ipsis (les anges)
non sit nisi forma, est in eis forma secundum rationem
formœ, et ideo cum in eis sit idem suppositum et for-
ma, ex quo seipsis individuantur, in quantum habent
rationem primi subjecti ad multiplicationem supposi-
torum, multiplicatur in eis forma secundum rationem
formœ secundum se, et non per aliud, quia non reci-
piunturin alio.Omnis enim talis midtiplicatio multipli-
cat speciem, et ideo in eis tôt sunt species quoi sunt indi-
vidua (1). Ici nous devons citer le latin ; il nous serait
vraiment impossible de le traduire. Que de vaines dis-
tinctions ! Le marquis d'Argens reproche à saint
Thomas d'avoir inventé « l'être de raison (2). » Il ne
l'a pas inventé ; mais franchement, après avoir lu cette
définition de la manière d'être des anges, on ne peut
le défendre d'en avoir quelquefois abusé. Pour notre
part, nous ne pouvions négliger ces explications très
laborieuses d'un logicien très-embarrassé par un théo-
logien. Evidemment elles n'expliquent rien. Elles ne
pouvaient, en effet, rien expliquer. Gela ne va-t-il pas
sans dire? Mais, quelle qu'en soit la valeur par rap-
porta la réalité des choses, elles nous font du moins
connaître l'opinion de saint Thomas sur ce qu'il appelle
l'essence des formes du second ordre. Or, il est clair
que ces formes doivent être comptées au nombre des
(1) De nat. mat., c. ni. — Voir encore De ente, c. m, Opusculum XXX;
Summa theologiœ. part. I, quaest. lxvii, art. 2 ; qusest. l, art. 4 ; quœst.
lxi i, art. 6 ; De natura generis, c. v, vi, Opusculum XLII.
(2) Philosophie du bon sens, reflex. IL
398 HISTOIRE
substances séparées dont l'acte est antérieur à l'acte
générateur du composé.
Nous voici maintenant aux formes du troisième
ordre. Quelles sont-elles? Ce sont les formes dites
substantielles, les âmes humaines. N'avons-nous pas
franchi, sans nous y arrêter, quelques degrés in-
termédiaires? Entre l'acte du moteur suprême et l'acte
des natures composées, Platon a placé les entités ma-
thématiques et les entités universelles, qu'il a nom-
mées, comme on le sait, espèces ou idées. Mais
nous n'avons rien oublié, car saint Thomas se pro-
nonce très-résolument, après Aristote, contre les
idées de Platon. Voici d'abord une déclaration nette
et précise sur tout ce dont se compose la thèse
dite platonicienne : « L'argument fondamental de
« cette thèse ne vaut rien. Il n'est aucunement néces-
« saire qu'il existe dans la nature des choses sépa-
« rées, qui répondent à tous les concepts abstraits de
« l'intelligence humaine ; il ne faut donc pas supposer
« des universaux subsistant en dehors des particuliers,
« des entités mathématiques distinctes des étants sen-
« sibles ; les universaux sont les essences des parti-
« culiers eux-mêmes, et les nombres certaines déter-
« minations des corps sensibles (1). » Cela est très-
bien dit, mais, comme l'a fait judicieusement remarquer
M. Charles Jourdain, cela ne suffit pas (2). Non, cela
ne peut suffire. Sur une question aussi considérable
(1) oc Hujus positLonis radix invenitur efficaciam non habere. Non etiam
necesse est ut ea quœ intellectus separatim intelligit separatim esse habeant
in rerum natura ; unde nec universalia oportet separata ponere et subsisten-
tia prœter singularia, neque etiam mathematica praeter sensibilia, quia
universalia sunl essentise ipsorum particularium, et mathematica sunt
terminationes quaedam sensibilium corporum. De subst. separ., cap. H.
(2J La Philosophie de saint Thomas, t. I, p. 266.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 399
que celle-ci nous demandons un plus long discours.
Or, rien n'embarrasse moins saint Thomas que de
nous satisfaire ; il est si décidé contre la thèse des
exemplaires platoniciens, qu'à toute occasion, et mê-
me sans occasion, il la rappelle pour la combattre.
Tout son commentaire sur le Livre des causes en est
le désaveu, et, dans sa glose sur la Métaphysique, il
renouvelle à chaque page la même protestation. Mais
comme il ne faut pas trop multiplier les citations,
rappelons simplement ici comment, dans le premier
livre de la Somme de théologie, il répond à cette ques-
tion : Utrum ideœ sint ? Voici la traduction de sa
réponse :
« Premièrement. On argue de cette manière contre
les idées : il semble qu'elles ne sont pas. En effet,
au chapitre VII de son livre sur les Noms divins,
< Denys dit que Dieu ne connaît pas les choses selon
les idées. Or, on ne pose les idées que pour expli-
quer par elles la connaissance des choses. Donc les
< idées ne sont pas. — Secondement. Dieu connaît
toutes les choses en lui-même, comme cela a été
déclaré ci-dessus, question IV, article 5 ; mais il ne
se connaît pas lui-même au moyen de quelque idée.
Donc il n'y en a pas d'autres. — Troisièmement.
On pose l'idée comme principe de connaissance et de
production. Or, l'essence divine se suffit à elle-même
pour connaître et pour produire toutes choses ; il
n'est donc pas nécessaire de poser les idées. — Mais
contre ces arguments est l'autorité de saint Augus-
tin, au livre LXXXIII de ses Questions. Telle est,
dit-il, la puissance des idées, que celui qui ne les
conçoit pas ne saurait parvenir à la sagesse. — Je
< réponds : Il est nécessaire de poser les idées dans
400 HISTOIRE
« l'intelligence divine. Les Grecs appellent idea ce
« que les Latins appellent forma. D'où il suit que l'on
« entend par idées les formes de certaines choses (1)
« existant en dehors des choses mêmes. Or, l'exis-
« tence de la forme d'une chose existant en dehors de
« cette chose même peut être envisagée de deux ma-
« nières, soit comme exemplaire delà chose dont elle
« est dite être la forme, soit comme principe de la
« connaissance qu'on a de cette chose, en ce sens que
« les formes des objets qui doivent être connus sont
« dits être dans le sujet connaissant. Et, sous ces deux
« rapports, il faut admettre les idées. Ce que l'on
« prouve ainsi. Dans toutes les choses qui ne viennent
« pas du hasard, la forme est la fin de la génération
« de l'être. Or, l'agent n'agirait pas en vue de la forme
« si quelque image de la forme n'était pas en lui-mê-
« me. Elle s'y trouve de deux manières. Elle se trouve
« chez quelques agents en l'état d'essence réalisée.
« On parle ici des agents qui agissent en suivant l'im-
« pulsion de leur propre nature, comme l'homme qui
« engendre l'homme et le feu qui produit le feu. Elle
« se trouve chez d'autres en l'état d'essence intelligi-
« ble. On parle ici des agents qui agissent par le
« moyen de leur intellect. Ainsi l'image de la maison
« préexiste dans l'esprit de l'architecte. Et cette image
« peut être nommée l'idée de la maison, parce que
« l'architecte doit s'appliquer à faire la maison sem-
« blable à la forme que sa pensée a conçue. Or, le
« monde n'étant pas l'œuvre du hasard, mais ayant
(1) Notre texte porte : Forme aliquarum rerum. Si Ton adoptait le texta
publié par M. Rousselot, (Etud. sur la philosophie au moyen âge, t. H, p.
260) formœ aliarum rerum, ce serait un tout autre sens. Mais cette leçon
nous semble devoir être rejetée, comme n'étant pas conforme à la doctrine
de saint Thomas.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 401
(( été fait par Dieu, et Dieu agissant par le moyen de
« son intellect, il est nécessaire qu'il y ait, dans la
« pensée divine, une forme à la ressemblance de la-
« quelle le monde ait été créé. Telle est la définition
« et la preuve de l'idée. — Il faut donc répondre au
« premier argument que Dieu ne conçoit pas les cho-
<( ses au moyen d'une idée existant hors de lui. Ainsi
« la doctrine de Platon sur les idées, doctrine combat-
ce tue par Aristote, était que les idées existent par
« elles-mêmes et non dans l'intellect divin. — Au se-
« cond il faut répondre que si Dieu se connaît lui-
« même et connaît les autres choses par son essence,
« son essence est principe de production à l'égard des
« autres choses, et ne l'est pas à l'égard de Dieu lui-
« même. Aussi possède-t-il l'idée qui se compare aux
« autres choses, et non l'idée qui se compare à la
(( divinité. — Au troisième il faut répondre que Dieu,
« quant à son essence, est l'image de toutes les cho-
« ses. Aussi l'idée n'est-elle, en Dieu, que l'essence
« de Dieu (1). »
Nous avons plus d'une observation à présenter sur
ce fragment ; mais, comme chaque chose doit venir en
son lieu, faisons simplement remarquer ici que cette
thèse des idées divines n'est aucunement celle qu'Aris-
tote prête à son maître Platon. Saint Thomas prend
soin de le déclarer expressément et cette déclara-
tion ne peut être contredite. Les idées de Dieu sont,
telles qu'il les définit, l'essence même de Dieu ; on ne
saurait donc les comprendre dans le nombre des for-
mes séparées qui sont dites les sujets d'elles-mêmes.
Les idées divines ont un sujet, qui est Dieu, Dieu chez
qui l'intelligence et l'essence sont un même, et, l'on a
(1) Summa theol., part. I, quaeal. xv, art. 1.
T. I. 27
402 HISTOIRE
déjà tenu compte de cette essence, puisqu'on Ta défi-
nie la première en ordre des formes qui ne contractent
aucune alliance avec la matière.
Venons-en donc à la définition des formes de troi-
sième ordre, aux âmes humaines. Saint Thomas a dit
qu'elles ont l'actualité perprius, exprimant ainsi que
chacune de ces formes était actuelle avant sa conjonc-
tion avec un sujet en puissance de devenir. Mais saint
Thomas a-t-il entendu qu'elles étaient actuelles à la
manière des substances séparées, ou bien a-t-il voulu
simplement dire, en leur attribuant l'actualité per
prius, que ces formes étaient actuelles en d'autres su-
jets avant la génération des individus présentement
nommés Socrate et Callias. Cette question doit embar-
rasser le philosophe chrétien. S'il déclare que les
formes substantielles sont en acte avant les corps, on
ne manquera pas de lui rappeler que, suivant sa doc-
trine, l'espèce accompagne la forme, et que par con-
séquent l'espèce va se trouver en acte avant les indi-
vidus numérables. Pourquoi donc, lui dira-t-on, a-t-il
si vivement censuré, dans ses divers commentaires,
Platon, Proclus et les gnostiques? Professe-t-il, d'au-
tre part, avec Aristote, que les formes substantielles
ne se distinguent pas de la forme jointe à la matière,
que tout être commence au sein de l'individu, que la
forme substantielle d'Achille ne le précède qu'à la con-
dition d'être en son principe, c'est-à-dire en Pelée, et
qu'il n'y a rien de vraiment actuel qui ne soit joint
à telle matière déterminée ? Mais alors, sur quel
fondement a-t-il avancé que rame humoine est par
elle-même une substance, qui, durant son alliance
avec le corps, ne contracte rien de corporel et lui sur-
vit alors qu'il a cessé d'être ? D'autres explications sont
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 403
ici nécessaires. En lisant les passages divers dans
lesquels saint Thomas analyse et discute toutes les
solutions de ce problème, on comprend quelles du-
rent être ses perplexités. Il se serait peut-être accom-
modé du réalisme qu'on a le droit d'appeler ultra-
platonicien, s'il n'avait pas connu l'abîme qui s'était
ouvert devant les pas audacieux de David et d'Amau-
ry! Son opinion, pour conclure, la voici.
La dernière en ordre des formes séparées est l'âme
humaine. On la compte parmi les substances séparées
parce qu'en effet elle a la propriété de subsister par
elle-même. Cependant il faut remarquer que les
formes de l'ordre supérieur n'ont pas besoin, pour
manifester l'activité qu'elles tiennent de leur manière
d'être, de se mettre en contact avec les choses
corporelles ; l'âme humaine, au contraire, recherche
le corps comme un sujet prêt à la recevoir et comme
un instrument dont elle doit faire usage. On sait
qu'Aristote la définit l'acte final, l'entéléchie du corps,
et qu'il n'a pas admis comme nécessaire la per-
manence de cet acte hors du sujet matériel qui
reçoit de lui l'être, la vie. Saint Thomas dira-t-il que
l'âme de Callias et celle de Socrate étaient quelques
essences actuelles, incorporellement déterminées,
avant de s'unir à ces os, à cette chair, qui distinguent
matériellement Socrate de Callias ? Telle à été la doc-
trine d'Origène ; mais comme elle n'a pas été consa-
crée par les conciles, saint Jérôme et la plupart des
Pères latins étant d'un avis opposé, comme, d'ailleurs,
Origène ne jouit pas dans l'Église de la meilleure re-
nommée, saint Thomas se séparera de lui, pour décla-
rer que les âmes, éléments partiels de la nature
humaine, sont créées par Dieu en même temps que les
404 HISTOIRE
corps (1). Ses conclusions sur ce point sont très-
précises, et il les reproduit plusieurs fois : Cum anima
sine corpore existens non habeat suœ naturœ perfec-
tionem, nec Deus ab imperfectis suum opus inchoavit,
simpliciter fatendum est animas simulcum corporibus
creari et infundi (2). Ainsi, et cela importe beaucoup,
la forme substantielle de Socrate n'existait pas avant
le corps de Socrate ; la génération des âmes et des
corps est non pas successive mais simultanée, et créer
n'est pas produire l'un ou l'autre, mais et l'un et l'autre
à la fois : Creatio est productio alicujus rei secundum
suam totam substantiam, nullo prœsupposito quod sit
vel increahtm vel ab aliquo creatum (3). Quand donc
saint Thomas se sert de ces mots actiialltas per prius,
pour signifier la manière d'être de l'âme opposée à
celle du sujet encore en puissance, il faut que les
termes per prius s'entendent simplement d'une anté-
riorité métaphysique. Cela revient à dire que l'âme est
l'acte proprement dit, et non, ce qui est bien différent,
qu'elle est en acte avant le corps. Antérieurement à la
venue de l'âme, la matière n'est que puissance ; par
(1) Summa theol. part. I, quaîsl. xci, art. 4.
(2) Ibid, quœst. cxviii, art. 3. Voir encore quœst. lxxix, art. 5.
(3) lbid., qiiîsst. lxv, art. 3. Il y a quelques explications à donner ici
sur les diverses hypothèses qui ont pour objet la génération de Tàrne.
L'hypothèse d'Origène a été acceptée par une secte dont les adhérents ont
reçu le nom de Préexistenciens. Les théologiens qui, fidèles aux principes
d'Aristote, ont affirmé que l'âme d'Achille vient de Pelée, ont été nommés
Traduciens, c'est-à-dire partisans du système de la transmission. Saint
Thomas est du parti des Créatiens. Mais, entre les Créaliens cu\-nièiiius,
il y a de grandes disputes; les uns, les Infusiens, prétendant que l'âme
s'unit au corps déjà engendré ; les autres, les Coexistenciens, soutenant,
avec non moins d'énergie, que l'union des deux parties du composé s'opère
dans le même temps que la génération de l'une et de l'autre. On trouvera
des détails sur ces spéculations, moins psychologiques que fantastiques,
dans la plupart des livres élémentaires que nous a laissés Fécole de Wolff.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 405
elle la matière s'actualise et le composé devient. Si
donc, à l'égard de la matière, la forme substantielle est
actuelle par prius, c'est uniquement parce qu'elle doit
actualiser la puissance, ce qui veut dire informer ce
composé, qui sera lui-même in actuper prius à l'égard
de la forme accidentelle. Ainsi, quelle que soit l'obscu-
rité des termes dont il fait usage, saint Thomas de-
meure assez Adèle à la doctrine péripatéticienne. Ni la
matière ni la forme de Socrate n'étaient objectivement
avant la génération de Socrate. Voilà ce que dit
Aristote et ce que répète saint Thomas.
Mais ils ne seront longtemps d'accord. Si, dans la
nature, l'âme n'est pas séparée du corps, elle en est
toutefois séparable, puisqu'elle persiste lorsque le
corps n'est plus. C'est la croyance catholique, et saint
Thomas est trop zélé défenseur des dogmes tradition-
nels, pour laisser ébranler par quelque argument phi-
losophique ce que l'Église enseigne au sujet de la
permanence substantielle de l'âme après la dissolution
du corps. Or, comme l'espèce accompagne la forme,
l'espèce survit elle-même au composé. Nous sommes
ici dans la région des mystères ; il ne faut donc négli-
ger aucune distinction. L'espèce survit au composé,
cela est vrai ; mais on ne peut dire qu'elle survit à l'in-
dividu ; l'individu persiste avec elle, car la forme sépa-
rée retient l'individualité qu'elle a reçue de la matière.
C'est une opinion que saint Thomas se montre fort
jaloux d'introduire dans la Métaphysique d' Aristote,
quoiqu'il en soit bien empêché. Or, nous avons dit
qu'au-dessus des âmes humaines se placent, dans
le système thomiste, les anges, qui n'ont pas, on
l'accorde, été créés avant le monde (i), mais qui sont,
(1) Surnma theol., p. 1, quppst. lx(, art. 2,
406 HISTOIRE
toutefois, hors du monde, des formes subsistantes, formœ
subsistentes (1), c'est-à-dire des substances réellement
séparées, separatœ a materia secundum rem, aux-
quelles la volonté divine a donné pour séjour les espa-
ces del'empyrée (2). En outre, au degré suprême des
substances séparées, nous avons vu saint Thomas
établir la substance éternelle de Dieu, cause et pre-
mière détermination de l'être, dont la nature a été si
subtilement analysée par notre docteur. Rien de cela
ne se rencontre dans les cahiers des anciens maîtres
de l'école péripatéticienne. Dirons-nous que le nomina-
lisme est contraint de rejeter ces trois ordres de
substances ? Qu'il nous suffise de dire ici que le
nominalisme ne démontre pas l'immortalité de l'âme,
ne décrit pas les natures angéliques ou démoniaques,
et ne définit pas la substance propre de Dieu. Ajoutons
que si la doctrine théologique du Timèe et du Phédon,
librement interprétée par Souverain, a pu paraître
conforme à tout ce qu'enseignent saint Thomas et
les Pères réputés orthodoxes au sujet de l'âme, des
démons, des anges et de Dieu, il est, d'autre part, plus
évident encore que les livres d'Aristote ne favorisent
aucune de ces thèses. Le Dieu péripatéticien est le
moteur immuable, éternel, qui répond à la notion de
de cause, mais à cette notion dégagée de toute
autre.
Puisqu'il s'agissait des formes substantielles, nous
devions rechercher quel avait été le sentiment de saint
Thomas sur la manière d'être de ces formes, et les dis-
tinguer de celles qui ne sont pas seulement séparables
du composé, mais en sont éternellement séparées.
(i) Summa theol., qusest. l, article 5.
(2) Ibid., qusest. lxi, art. 5, et quaest. cn, art. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 407
Comme cette recherche pouvait, d'ailleurs, nous éclai-
rer sur les raisons premières du différend que nous
verrons bientôt éclater entre les disciples de saint
Thomas et ceux de Duns-Scot, nous l'avons faite avec
quelque soin. Mais nous devons nous arrêter ici, en
nous réservant d'apprécier plus tard ce qu'il y a de
réaliste dans la doctrine thomiste des idées divines.
En allant plus loin nous franchirions les limites de la
philosophie scolastique. Au moyen-âge, les philosophes
de tous les partis, nominalistes, conceptualistes, réa-
listes, mystiques, ont professé la même doctrine
touchant la nature des choses éternelles ; l'objet de
leur controverse a été la définition des universaux,
considérés avant les choses, dans les choses, après
les choses. Or, il nous importait, au point de vue tout
spécial de cette définition, de savoir quelle avait été
la doctrine de saint Thomas sur l'être en soi et la ma-
nière d'être en composition des deux éléments de la
substance première, car, on le comprend, si ce
docteur avait admis l'antériorité réelle, effective, de la
matière informe ou de la forme immatériellement sub-
stantielle, il eut été non du parti d'Aristote, mais du
parti de Platon ou de ses disciples indiscrets. Nous
avions d'autant plus à. coeur de connaître son opinion
véritable sur ce point de doctrine qu'on n'a pas été
sans l'accuser d'inconséquence, et que cette accusation
a pu sembler justifiée par un langage dont tous les
artifices aboutissent à rendre plus obscure la pensée
de l'écrivain.
CHAPITRE XV.
Suite du Chapitre précédent.
Abordons maintenant la question des genres et des
espèces. On la traitait au XIIe siècle, à propos de la
logique, en commentant Y Introduction de Porphyre.
Au XIIIe, le débat recommence, se ranime, s'agrandit à
l'occasion de quelques textes fournis par la Métaphy-
sique d'Aristote. Quoi que saint Thomas discute en
philosophe, il l'a toujours présente à l'esprit. Il l'a
donc plus d'une fois résolue, et nous n'avons que l'em-
barras du choix entre les divers passages de ses écrits
où les mêmes déclarations se trouvent renouvelées.
Mais c'est un choix qu'il nous a dispensé de faire en
prenant soin de composer un traité spécial sur cette
matière si controversée, et nous n'aurons qu'à présenter
une brève analyse de ce traité. Ce qu'il contient, on le
prévoit : c'est, d'une part, le dernier mot, la conclu-
sion vraiment finale de la doctrine thomiste sur la
nature de la substance ; c'est, d'autre part, une intro-
duction à la science de l'âme, de l'âme prise pour sujet
des idées. Nous connaissons, ou à peu près, toute
l'ontologie de saint Thomas ; nous allons bientôt
l'entendre discourir sur les problèmes idéologiques.
DK LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 409
C'est donc maintenant qu'il convient de dire quelle
est son opinion sur la manière d'être des genres et des
espèces.
Le désir de connaître est, chez tous les hommes, un
désir naturel. C'est là ce qu'Aristote déclare au début
de sa Métaphysique, et, selon saint Thomas, cette
vérité doit être sur-le-champ reconnue par quiconque
n'est pas du honteux troupeau d'Épicure. Mais quel
est l'objet principal de la connaissance ? C'est l'univer-
sel : « Une chose, dit encore Aristote, une chose est
« prouvée par les faits : c'est que, sans l'universel, il
« n'est pas possible d'arriver jusqu'à la science (1). »
Autre proposition non moins évidente que la première,
bien qu'elle n'ait pas obtenu l'approbation de Condil-
lac (2). Mais, comme le fait observer saint Thomas,
quand il s'agit de définir cet universel, les maîtres ne
s'entendent plus. Les uns supposent que l'universel
possède par lui-même, en lui-même, une existence
permanente, hors des objets particuliers, supposition
qui, déjà combattue par Aristote et par Avicenne,
l'est de nouveau par saint Thomas. A cette thèse, qui
passe pour celle de Platon, d'autres opposent celle-
ci : le lieu propre de l'universel est, en effet, hors des
choses ; mais ce n'est pas le monde chimérique des
exemplaires, c'est l'intellect humain. Cependant les
partisans de cette opinion se divisent entre eux. Les
uns prétendent que les idées universelles sont innées :
UniversaUa nobisinnataetconcreta; d'autres, qu'elles
pénètrent accidentellement dans nos âmes comme un
rayon de lumière émané de l'intellect agent, et par cet
(1) Métnphys., XIII, îx.
(2) Traité des Syslèmpu.
410 HISTOIRE
intellect agent ils entendent Dieu lui-même, ou quel-
que intelligence supérieure ; d'autres enfin disent
qu'elles sont naturellement formées par l'intelligence
humaine, douée du pouvoir d'abstraire l'unité de la
diversité. Mais, selon saint Thomas, aucune de ces trois
manières de considérer l'universel n'est isolément
celle d'Aristote. L'opinion d'Aristote est, dit-il, que
l'universel existe vraiment au sein des choses par-
ticulières, in multis, mais qu'il existe encore au-
delà de ces choses, prœter multa, dans l'intellect qui
l'en sépare. Or cette thèse est celle que saint Thomas
préfère : Sententia Aristotelis vera est. Après l'avoir
brièvement énoncée, il lui reste à la développer et puis
à la défendre.
En voici les développements. Comme étant dans
l'intellect, dans la raison, l'universel se définit l'un
prédicable de plusieurs. Comme étant dans les choses,
c'est une sorte de nature, qui n'est pas universelle en
acte mais l'est en puissance ; en puissance, car elle
ne peut devenir vraiment une que par l'acte de l'intel-
lect. Aussi Boëce dit-il : Universale dum intelligitur,
singulare dum sentitur. Quelle est la manière d'être
de toute réalité concrète? C'est d'être mélange de ma-
tière et de forme : de forme universelle, de matière
individuelle. Eh bien ! ce qui, dans les choses, est
individualisé par la matière devient universel, hors
des choses, par cet acte intellectuel qui le dégage des
conditions de la matière (1). C'est pourquoi l'on dit
qu'au sein des choses l'universel est seulement en
(1) « Una et eadem natura quae singularis erat et individuatur per nute-
riam in singularibus hominibus, efficitur postea universalis per aclionem
intellectus depurantis illam a conditionibus quae sunt hic et nnnc. » Tract,
primns de universalibus.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 411
puissance, mais qu'il est en acte, hors de ces choses,
comme produit de la raison (1).
Est-ce là vraiment l'objet principal de la connais-
naissance humaine: une sorte de chose qui n'est pas
actuelle ailleurs que dans l'entendement? Si le réa-
lisme n'admet pas cette thèse, on peut du moins être
assuré qu'elle sera très-bien accueillie par le scepti-
cisme. Saint Thomas le prévoit, et il s'empresse d'a-
jouter : si l'universel tient de la raison, de la raison
seule, tout ce qui appartient à la définition de l'univer-
sel, ce n'est pas toutefois l'essence même de l'univer-
sel qui réside dans l'entendement ; c'est la similitude,
l'image, l'espèce de cette essence, qui n'est pas elle-
même une création arbitraire de la raison, ou, com-
me nous disons aujourd'hui, une notion purement
subjective. Le fondement nécessaire de tout concept
universel est, selon saint Thomas, l'assemblage de plu-
sieurs concepts particuliers. Il y a plus ; aucun con-
cept n'est véritablement universel s'il ne remplit la
condition de représenter plusieurs objets, qui sont
hors de l'âme tels que l'âme les conçoit. Il y a plus
encore ; c'est si peu l'entendement qui crée l'universel ,
que tout concept universel est dans l'entendement
distinct d'un autre et conséquemment individuel (2). Or,
(1) «... Unde rationem universalis (illa natura) et prwdicabilis accipit ab
ipso intellectu. » Ibid.
(2) Hfec autem similitudes sive species existens in anima, est una nu-
méro et est singularis. Ejus autem universalitas non est ex hoc quod est in
anima, sed ex hoc quod comparatur ad multa singularia se habentia opi-
nata. Eoruni igilur judicium quantum ad ipsam est idem. Nec hoc est in-
conveniens, quia sicut aliquid diversis respectibus potest esse genus et spe-
cies, ita aliquid diversis speciebus potest esse universale et particulare,
sive singulare. Est enim illa in toto intellectu singularis, et est universalis
in quantum habet rationem uniformem ad omnia individua quae sunt extra
animam, prout œqualiter est simili tudo omnium dueens in omnium cogita-
tionem. » Ibid.
412 HISTOIRE
puisqu'il no tient pas de l'entendement ce caractère
d'universalité qui lui est propre, évidemment il le tient
des choses, bien qu'il n'ait pas dans les choses cette
sorte de réalité qui seule frappe les sens du corps. Si
ce ne sont pas là des arguments de très grand poids,
il faut néanmoins en tenir compte, sous peine de mal
interpréter la doctrine de saint Thomas.
L'essence de l'universel est donc dans les choses ;
mais elle n'y est pas en tant qu'essence universelle,
elle y est en tant que matière de l'universel concep-
tuel. Il s'est rencontré plus d'un philosophe qui, pour
n'avoir pas fait cette importante distinction, a été con-
duit à identifier l'essence et le genre ; grave erreur
contre laquelle un péripatéticien ne saurait trop vive-
ment protester. De cette erreur, de cette confusion
est venue la thèse de la non-différence, que saint
Thomas expose et combat. Il y a bien, il le reconnaît,
quelques phrases de Boëce qui semblent la recom-
mander, mais elle n'en doit pas moins être rejetée:
non, il n'y a pas in re d'essence universelle, recevant
de la forme, à titre d'accident, une détermination sub-
séquente, qui donne d'abord l'espèce, ensuite les indi-
vidus numérables. Ce que saint Thomas a dit précé-
demment de la matière prise pour sujet commun de
toutes les choses nées et à naître, il le dit ici du genre
identifié à l'essence ; le fondement des universaux est
dans les choses individuelles, mais ils ne sont hoc unum
que par l'intellect et dans l'intellect. Qu'il n'y ait donc
pas de méprise sur le sens des mots « matière com-
« mime, nature universelle, » souvent employés, par
saint Thomas lui-même, pour désigner cette manière
d'être des choses individuelles de laquelle l'esprit re-
cueille le concept universel. Comme essence elle est,
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE ilo
en effet, dans les choses, mais elle est après les cho-
ses comme l'un qui se dit de plusieurs, c'est-à-dire
comme universel (1).
Ces principes établis, il ne s'agit plus que d'en pro-
duire une ou deux conséquences. La première, c'est
que les universaux sont par eux-mêmes, en leur propre
quiddité, non pas de véritables substances, mais des
noms conceptuels. Ainsi l'animal commun, animal
commune, l'homme commun, ne sont pas certaines
substances déterminées ; cette communauté n'app'ar-
tient qu'a la forme d'animal ou d'homme, dégagée par
Fintellect de toutes les circonstances individuantes :
Animal commune et homo communis non sunt aliquœ
substantiœ in rerum natura ; sed liane communitatem
habet forma animalis, vel hominis, secundum quod
est in intellectu, qui imam formam accipit in multis
communem, in quantum eam abstrahit ab omnibus
îndividuantibus (2). Ce que saint Thomas déclare ail-
leurs en des termes encore plus énergiquement nomi-
(i) « Conséquente!' dico quod universalia, ex hoc quod sunt universalia,
non habent esse per se in sensibilibus, quia universalitas ipsa est in ani-
ma. Cum autem dicimus quod natura universalis habet esse in ipsis sensi-
bilibus, sive singularibus, non intelligimuE ex hoc quod natura oui accidit
universalitas habet esse in istis signatis. » Ibid.
(2) De univers., ibid. Nous ne pouvons indiquer ici tous les passages des
OEuvres de saint Thomas dan> lesquels il se déclare contre les substances
universelles. Nous citerons cependant encore ces phrases très-significatives :
« Ipsa natura cui accidit vel intelligi vel abs trahi, vel intentio universali-
tatis, non est nisi in singularibus. Sed hoc ipsum quod est intelligi vel
abslrahi, vel intentio universalitalis, est in intellectu. Et hoc possumus
videre per simile in sensu. Visus enim videl colorem pomi, sine ejus odore.
Si ergo qiueratur ubi sit color qui videtur sine odore, manifestum est quod
color qui videtur non est nisi in pomo ; sed quod sit sine odore perceptus,
hoc accidit ei ex parte visus, in quantum in visu est similitudo coloris et
non odoris. Similiter humanitas quœ intelligitur non est nisi in hoc vel
in illo homine ; sed quod humanitas appreliendatur sine individualibus
condilionibu^, ad quod sequilui intentio universalitatis, accidit humanitali
414 HISTOIRE
nalistes : « La signification des noms ne se rapporte,
dit-il, aux natures des choses qu'avec l'intervention
de la conception intellectuelle, les mots étant les
signes des impressions que l'âme reçoit, comme il
est dit au livre Le V interprétation. Or, l'intellect
peut concevoir comme une seule chose des choses
naturellement unies, et, cette seule chose parais-
sant exister par elle-même, on la désigne par un
nom abstrait qui la distingue d'une autre. Cepen-
dant les noms abstraits n'impliquent pas l'existence
de choses appartenant à la catégorie de la substance ;
l'humanité, par exemple, est un nom abstrait et
l'humanité n'existe pas en elle-même. Pareillement
les noms abstraits des accidents désignent des ma-
nières d'être inhérentes aux substances, quoiqu'ils
( semblent désigner des êtres indépendants. C'est
ainsi que l'intellect crée des noms qui ont l'ap-
parence de choses, et leur attribue plus tard le sens
intentionnel de genres et d'espèces (1).» Cependant,
quoique les genres, les espèces ne soient à ce compte
que des noms, des noms de « seconde intention, »
secundum quod percipitur ab intellectu. » Summa theol., pari. I, quœst.
lxxxv, art. 2.
(1) a Significatio quso importatur in nominibus non pertinet ad naturas
rerum, nisi médian te conceptione intellectus, cum voces sint notœ passio-
nuni qurc sunt in anima, ut dicitur in libro Perihernieneias. Intellectus
autem potest seorsum intelligere ea quœ sunt conjuncta; illud autem quod
seorsum accipitur videtur ut per se existens, et ideo designatur nomine
abstracto, quod significat remotionem ejus ab alio. Sed nomina abstracta
non important res per se existantes in génère substantise ; ut humanitas
nomen abstractum est, non tamen per se existit. Sic ergo per actionem
intellectus nomina abstracta accidentium significaut entia, quœ quidem
inhœrent, licet non significenl ea per modum inhœrentium. Unde per
actionem intellectus efficiuntur nomina quasi res qusedam, quibus idem
intellectus postea attribuit intentiones generuni et specierum. » De natura
generis, eap. xix.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 415
comme saint Thomas les appelle plus d'une fois, on
peut dire néanmoins, avec Aristote, que les genres, les
espèces sont des substances secondaires. Quand une
espèce est prise en elle-même, elle est bien une sorte
de chose, quasi res quœdam, que Ton considère sans
aucune relation avec le composé. Or il a été reconnu
que les concepts universels ont leur fondement dans
la nature ; que le concept humanité, par exemple,
n'est pas une pure création de la fantaisie, ainsi que la
chimère ou le mont d'or (1). C'est donc à bon droit que
les genres inhérents aux substances proprement dites
sont appelées par le Maître substances secondaires.
Cette qualification leur convient, car, dans la nature, la
forme générique des individus leur est essentielle, et,
dans l'intellect, le concept de cette forme représente
l'essence même des individus (2). Mais il faudra bien
se garder de confondre les universaux qui désignent
les accidents subalternes, les accidents proprement
dits, avec les universaux qui représentent les substan-
ces secondaires. Ceux-ci peuvent être, en effet, répu-
tés substantiels, comme informant le premier sujet qui
devient la substance ; ainsi « l'homme » se dit de tous
les hommes. Mais il est manifeste que le « camus » ne
signifie rien substantiellement, puisqu'il se dit seule-
ment du mari de Xantippe et de quelques autres (1).
Cette distinction n'est pas à négliger.
(1) Exemples fréquemment employés par les scolastiques et not miment
par saint Thomas.
(2) « Alio modo polest considerari universelle, scilicet ipsa natura cui
intellectus rationem universalitatis attribuit, et sic universalia, ut genus
et species, substantias rerum significant et prœdicantur in quid. Animal
enim signiiîcat substantiam cjus de quo prœdicatur et similiter bomo. Et
hoc est quod dicit Philosophas in Prtedicamentis, quod genus et spe-
cies primarum substantiarum surit substantiel,' secundœ. » De universel.
tract. 1.
416 HISTOIRE
Vient ensuite cette autre conséquence, qui ruine
la base de toutes les fictions réalistes. Considéré
comme hoc ummi, l'universel est, en ordre de géné-
ration, postérieur au particulier. En effet, puisque cet
universel est un concept qui naît de l'étude des choses
individuelles, il est naturellement postérieur à ces
choses. Si maintenant on considère l'universel comme
une forme réellement subsistante au sein des choses,
il y a lieu de faire une distinction entre l'œuvre de la
Providence, operatio, et le plan, intentio, qu'elle a
suivi. Quant à l'œuvre, il est manifeste qu'elle a créé
cet homme, Socrate, avant l'homme universel, car elle
n'a pas encore achevé l'homme universel, qui doit
comprendre, outre les hommes nés, les hommes qui
sont à naître. Quant au plan, c'est différent : il faut
reconnaître que la Providence a conçu l'homme avant
de créer Socrate. Mais cette dernière considération est
théologique ou transcendante, puisqu'elle a pour
objet la raison première des choses et non les choses
elles-mêmes (2).
Ces déclarations sont parfaitement claires. Bien que
saint Thomas ait cru devoir négliger de traiter l'affaire
des universaux avec tous les détails qu'elle comporte,
il vient de répondre d'une manière suffisante aux trois
questions de Porphyre, et l'on voit que, toutes réser-
ves faites en faveur de l'universel antérieur aux choses
nées, il est résolument péripatéticien. D'ailleurs, ainsi
que nous en avons déjà fait la remarque, la nature des
espèces et des genres n'est plus, au xinc siècle, la
matière principale du débat scolastique. Voici la thèse
nouvelle : Les deux éléments du composé, la matière
(1) De univers.
(2) Ibid.
DU LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 417
et la forme, sont-ils, en eux-mêmes, des natures, des
choses nées ou de purs concepts ? Comme concepts,
sont-ils concepts de Dieu ou concepts de l'homme ; ou
bien encore, sont-ils à la fois concepts de l'homme et
de Dieu? La matière, la forme, voilà les universaux
qui maintenant sont en cause, et non plus les espèces
et les genres ; mais, en fait, ce sont toujours les mêmes
difficultés qu'il s'agit de résoudre, et ce sont les mêmes
systèmes qui reparaissent sous des aspects différents.
Or, en exposant l'opinion de saint Thomas sur la
nature de la matière et de la forme, nous avons fait
clairement voir à laquelle des sectes belligérantes ap-
partient cet éminent docteur.
Il ne nous reste plus qu'à présenter brièvement les
données principales de sa doctrine des idées.
Après avoir traité des facultés de l'âme en général,
saint Thomas s'arrête à l'examen particulier de cha-
cune d'elles. Gomme il fait cet examen sous la con-
duite cVAristote, il ne peut négliger les énergies végé-
tatives de la cause formelle et finale du corps. Loin de
les négliger, il les décrit minutieusement, comme les
ayant observées avec la loupe d'un naturaliste. Si l'on
ignorait que le spiritualisme n'a pas rencontré d'athlète
plus vaillant que saint Thomas, on pourrait mal inter-
préter sa physiologie. Mais cette physiologie n'est, en
fait, aucunement originale, et c'est aux médecins ara-
bes qu'il faut rapporter ce qu'elle a de plus suspect.
N'en tenons, pour notre part, aucun compte, et passons
rapidement à l'analyse des fragments dispersés qui
concernent la nature, les opérations des sens.
Une question préalable est à résoudre. Les sens
sont-ils immédiatement en contact avec les objets
sensibles, ou ne perçoivent-ils les qualités réelles de
T. 1. 28
418 HISTOIRE '
ces objets qu'au moyen de certains intermédiaires,
spirituels ou matériels, qui, allant des objets aux sens,
comme des messagers, des représentants, des substi-
tuts, vicarïi, transmettent au sujet sentant et pen-
sant des images plus ou moins fidèles de la vérité?
Comme on a souvent parlé de ces corpuscules inter-
médiaires, comme, d'ailleurs, ils jouent un rôle impor-
tant dans quelques systèmes anciens ou modernes,
nous ne pouvons passer outre sans demander à saint
Thomas ce qu'il en pense. Mais, pour que cette ques-
tiou soit bien comprise, disons d'abord, en peu de mots,
ce qu'on a coutume d'entendre par les agents intermé-
diaires de la perception.
On les appelle espèces sensibles, et l'on suppose que
toute espèce sensible vient, comme agent extérieur,
mouvoir les organes du corps, déterminer la sensation
et concourir ainsi pour une part notable à la généra-
tion des idées intellectuelles. Mais d'où cette forme
prend-elle son origine? Ici l'on fait intervenir Dieu,
les anges, les vertus célestes, qui, suivant quelques
docteurs, dégagent les espèces des choses mêmes,
leur attribuent une sorte d'être et les envoient vers les
sens comme de sincères interprètes de la vérité mys-
térieuse. Suivant d'autres, c'est la lumière qui les
produit. Mais cette opinion a tenu peu, car, pour dé-
montrer combien elle est absurde, il a suffi de faire
remarquer qu'au sein des ténèbres les plus profondes,
le toucher, l'ouïe, l'odorat et le goût sentent, c'est-à-
dire reçoivent des espèces. La conjecture la plus gé-
néralement acceptée est que les espèces sensibles sont
des émanations des corps, qui, parties de ces corps,
leur cause efficiente, franchissent l'espace avec une
telle rapidité qu'on ne peut les arrêter au passage,
DE LA PHIL0S0PPIIE SGOLASTIQUE 419
s'introduisent par les organes sensibles jusqu'au sanc-
tuaire de l'âme, et là coopèrent à l'acte de la percep-
tion (i).
On a prouvé surabondamment que cette thèse des
espèces sensibles ne peut être mise au compte d'Aris-
tote (2). Albert-le-Grand ne l'a pas non plus inventée.
On croit même avoir montré qu'il ne l'a pas acceptée.
Le renouvellement de cette vieille erreur serait-il
imputable à saint Thomas ? Voici comment il s'exprime
au sujet des sens externes : « Le sens est certaine
« puissance passive, dont le propre est d'être modifiée
« par l'objet sensible externe. Ce qui vient le modifier
« du dehors est ce que le sens perçoit en lui-même,
« et les puissances sensitives sont distinguées entre
(( elles selon la diversité des objets qui les modi-
« fient (3). » Ce passage ne semble rien contenir qui
permette de ranger saint Thomas entre les partisans
des entités représentatives. Le docteur Reid et son
disciple, M. Dugald Stewart, qui ont fait une guerre
sans trêve aux fantômes scolastiques, ne s'exprime-
raient pas, sur la même question, en d'autres termes.
Cependant quel est l'objet extérieur qui vient exercer
sur les sens cette action déterminante? Est-ce tout le
composé ? Est-ce seulement une partie de composé,
c'est-à-dire la forme, sans la matière de l'objet? Ques-
tions graves, on le prévoit, et qui peuvent être diver-
sement résolues. Mais, pour procéder avec méthode,
(i) Chauvin, Lexicon, verbo species. •
(2) M. Rousselot, Etudes sur la Phil. dans le moyen-âge, t. II, p. 242
et suiv.
(3^ « Est sensus qusedam potentia passiva, quae nata est immutari ab ex-
leriori sensibili. Exterius ergo immutativum est quod per se a sensu per-
cipitur et secundum cujus diversitatem sensitivse potentife distinguuntur. »
Summa theol. part. I, quae3t. lxxvui, art. 3.
420 HISTOIRE
observons les problèmes dans l'ordre suivant lequel
ils se succèdent.
Dans la phrase que nous venons de reproduire,
saint Thomas paraît bien rejeter l'hypothèse de ces
particules insensibles auxquelles certains docteurs
du moyen-âge ont attribué tant d'influence sur les or-
ganes des sens, et, en effet, après avoir poursuivi très-
patiemment une curieuse enquête en d'autres parties
de la même Somme, M. Rousselot nous atteste n'y
avoir trouvé rien de favorable à cette hypothèse ré-
prouvée. Cependant cette justification, confirmée par
M. Montet (1) et par M. Gh. Jourdain (2), ne semble pas
universellement acceptée. Efforçons-nous d'expliquer
ce qui n'a peut-être pas été bien compris.
L'inventeur véritable des corpuscules intermédiai-
res, saint Thomas l'a connu, l'a nommé ; c'est Déino-
crite : Democritus posuit cognitionem fieri per idola
et defluxiones (3). Notre docteur a trouvé ce rensei-
gnement historique dans le traité De divinatione per
somnum, et, après avoir fait remarquer qu'Aristote s'est
fermement déclaré contre toutes les chimères de l'é-
cole atomistique, il renouvelle, pour son compte, la
même déclaration : « Démocrite, dit-il, et les autres
< naturalistes confondaient les sens etl'entendement...
< Rien ne s'oppose à ce que les objets sensibles, qui
< sont hors de l'âme, aient une action quelconque sur
< le composé. Avec Démocrite, Aristote. admet que les
< opérations des organes sensibles ont pour cause
( l'impression produite sur les sens par les objets;
(2) L. Montet, Mémoire sur S. Thomas d'Aquin, p. 47. (Extr. du t. II
des Mémoires de l'Acad. des Sciences morales et polit. Savants étran-
gers).
(3) Philos, de S. Thomas, t. I, p. 313.
(1) Summa theol. part. I,quaest. lxxxiv, art. 6.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQTJE 421
« mais il veut que cette impression soit l'effet de cer-
« taine opération, et non pas, comme l'assure Démo-
« crite, d'une émanation (1). » Le principe de la sen-
sation est quelque chose du dehors : voilà, suivant
saint Thomas, ce que reconnaissent à la fois Aristote
et Démocrite. Mais Démocrite prétend que l'objet exté-
rieur envoie vers les sens quelque émanation de lui-
même et que la sensation est produite quand cette
émanation est reçue. Aristote déclare, au contraire,
que la sensation résulte d'une action directe de l'objet
sur le sujet. Ce sont bien deux systèmes, et, sans
hésiter, saint Thomas adhère à celui d' Aristote. Voilà
ce que M. Rousselot nous paraît avoir très-bien prou-
vé (2). La thèse des entités corpusculaires serait, d'ail-
leurs, dans la doctrine de saint Thomas, en désaccord
avec le reste. Après avoir refusé d'admettre qu'il
existe quelque part, dans les sphères subalternes,
aucune forme séparée de la substance composée, il
n'aurait pu sans se contredire expliquer le mystère de
la perception par le moyen de ces in visibles, qui, n'étant
ni des substances ni des manières d'être propres à la
substance, ne sont conséquemment d'aucune façon,
ne sont rien (3). En lui parlant de l'espèce sensible
quelques interprètes d'Aristote le jetaient dans un em-
(1) Ibid.
(2) Etudes sur la philos, du moyen-âge, t. II, p. 250 et suiv.
(3) C'est une observation fort sage d'Arnauld, parlant de Malebranche :
a Puisque cette manière de philosopher... lui est une raison convaincante
de rejeter, comme une invention de gens oisifs la supposition d'une forme
substantielle..., ce lui en devait être une aussi de rejeter comme une
pure imagination, encore plus mal fondée, la supposition fantastique
de ces êtres représentatifs qui ont été inventés par la même voie que les
formes substantielles, et dont la notion est encore plus obscure et plus
confuse que celle de ces formes. » Des vraies et des fausses idées»
ch. vu.
422 HISTOIRE
barras dont il s'est habilement tiré. Ne pouvant l'accep-
ter comme une représentation de l'objet réalisée hors
de cet objet, il l'a définie ce qu'est l'objet lui-même
considéré comme moteur des puissances sensitives.
Ainsi la thèse de l'espèce sensible est entrée dans le
système de saint Thomas sans en troubler l'économie.
Ayant à s'expliquer sur cette espèce, il devait l'admettre
comme la définition de l'objet en tant que moteur à
l'acte de la perception, et nullement comme une repré-
sentation de Pobjet réalisée hors de l'objet lui-même.
Tels sont, en effet, les termes dans lesquels il s'ex-
prime.
Mais connaissons-nous toute la doctrine de saint
Thomas sur les opérations des facultés sensibles et
des facultés intellectuelles de l'âme, parce que nous
avons appris qu'il ne souscrit pas à la thèse réaliste
des intermédiaires subtils ? Non, sans doute. Et ne
nous importe-t-il pas d'en apprendre davantage ? Cela
nous importe assurément. Ainsi, par exemple, nous
sommes très curieux d'entendre la réponse que saint
Thomas doit faire à la question déjà posée : quel est
l'objet perçu par les sens? Est-ce toute la chose,
matière et forme, telle qu'elle est dans la nature ? Ou
bien n'est-ce que la figure propre ou la forme de cette
chose ? Saint Thomas a compris la gravité de cette
question : « Quelques-uns, dit-il, ont pensé que l'es-
« pèce d'une chose naturelle en est seulement la for-
« me, et que la matière n'est pas partie de l'espèce.
« Mais à ce compte, la matière n'entrerait pas dans la
« définition des choses naturelles (1). » Voilà ce que
dit saint Thomas. Il nous prouve, en s'exprimant de la
(l) Quœst. Lxxxv,art. 1.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 423
sorte, qu'il avait du moins entrevu les conséquences
que poursuit l'idéalisme critique, et qu'il désirait met-
tre à l'abri de toute argumentation négative sa doctrine
touchant le premier degré de la connaissance. En ef-
fet, si la matière est exclue de la définition de l'espèce
sensible, l'objet senti n'est plus que la forme de l'ob-
jet réel, et, cette forme étant universelle, la percep-
tion de l'individuel est impossible. Voilà un syllogisme
devant lequel s'ouvre l'abîme. Saint Thomas s'empres-
se d'établir que, suivant la juste observation d'Ans-
tote, il n'y a de commerce possible qu'entre les sem-
blables ; donc, poursuit-il, la sensation étant une opé-
ration à laquelle participent à la fois, quant au sujet,
les sens du corps et l'énergie propre de l'âme (l),de là
concluons que le moteur à l'acte est à la fois, quant à
l'objet, la matière et la forme, en d'autres termes toute
la substance. Gela est fort bien pensé, fort bien dit. Il
est à peine besoin de le faire remarquer.
Allons au-delà. Nous savons que saint Thomas con-
sidère l'espèce sensible comme inséparable, en tant
que réelle, des objets naturels; nous savons, en outre,
que la sensation est par lui définie la perception de
cette espèce par les organes des sens ; mais nous ne
sommes encore, pour ainsi parler, qu'au vestibule de
Tâme, et nous ne pouvons nous y arrêter. De ce qui
précède il résulte qu'il y a deux manières d'être pour
l'espèce sensible : dans les objets, dont elle est le tout
perceptible ; dans l'âme, où elle est le tout conceptuel
de l'objet perçu par les puissances sensitives. Deman-
dons maintenant à saint Thomas si c'est la véritable
(1) a Sensum posuit (Aristotelesj propriam operationem non habere sine
communications corporis, ita quod sentire non sit actus animae tantum,
sed conjuncti. » Summa theol., part. I, qusest. lxxxiv, art. 6.
424 HISTOIRE
forme et la véritable matière de l'objet qui sont
reçues par l'âme sensible ? Il est clair, pour em-
ployer avec Malebranche (1) le langage de l'école,
que l'espèce « impresse » n'est que la similitude de
l'espèce réelle ; aussi, bien que cette espèce soit
imprimée sur Pappareil sensible par la matière et la
forme réunies, on doit dire, répond saint Thomas,
que ce que reçoivent les sens du corps est une forme
dégagée de toute matière : Forma sensibilis alio modo
est in r£ quœ est extra animam et alio modo in sensu,
qui suscipit formas sensibilium absque ?nateria, sicut
colorem auri sine auro (2). Les sens perçoivent donc
non pas la couleur, mais la couleur de l'or, c'est-à-dire
l'image du composé, et, au propre, ils ne reçoivent que
l'image ou la forme de l'objet, car toute perception
résulte d'une abstraction, non d'une absorption. Soit!
mais dire de l'espèce reçue par les sens qu'elle
est une similitude, est-ce simplement dire que toute
perception est l'idée vraie d'une réalité ? Une explica-
tion est ici nécessaire. En effet, qu'est-ce qu'une idée?
Quand les cartésiens la nomment une modalité fugitive
du sujet, identique à la perception même, ils n'en ex-
pliquent pas la nature concrète. Mais, cette nature con-
crète, l'a-t-elle ? ne l'a-t-elle pas ? C'est une question
diversement résolue. Tenir pour la nature concrète des
idées, c'est supposer que toute perception accomplie
laisse dans l'âme une image d'elle-même, une image
douée de quelque entité permanente, qui subsiste ob-
jectivement à l'égard du sujet pensant. Saint Thomas
adhère-t-il à cette définition des idées ? Voilà le point
(1) Recherche de la vérité, livre III, ch. n.
(2) Prima Summœ, qusest. lxxx.iv, art. I.
DR LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 425
où notre docteur commence à parler un langage très-
différent de celui d'Aristote, et, une fois sorti de la voie
péripatéticienne, hélas ! il ne la retrouvera plus.
Plusieurs historiens ont cru devoir chercher dans la
théologie de saint Thomas les raisons dissimulées de
toutes ses décisions philosophiques. Ainsi la maîtresse
du logis aurait dicté tout ce qu'aurait écrit sa servante.
A notre avis, ces historiens ont mal jugé saint Thomas.
Quand sa raison et sa foi ne s'accordent pas, il a cou-
tume de leur demander des concessions réciproques.
En certains cas, il est vrai, c'est la raison qu'il amène
à faire les plus grands sacrifices, mais non dans tous
les cas. Quand, d'ailleurs, il n'y a pas désaccord entre
la raison et la foi, quand elles font ensemble échange
de bons offices, c'est toujours le philosophe qui prête
le plus et le théologien le moins. Quelquefois même
la chose prêtée cause du préjudice à qui l'a reçue sans
défiance. Ainsi nous allons faire voir comment les
fausses opinions du philosophe sur les idées humaines
ont conduit le théologien à de fausses conjectures sur
la nature mystérieuse des idées divines.
Les objets externes, dit saint Thomas, impriment
leur image sur les sens externes, et ces images, ces
empreintes, étant déposées sur l'appareil sensible, y
sont recueillies par le sens commun, sens interne dont
les fonctions sont amplement décrites dans le Traité
de Vâme (1). Recueillies par le sens commun, la fantai-
(1) Voici comment, pour sa part, saint Thomas le définit : « Sensus pro-
prius judicat de sensibili proprio, discernendo ipsum ab aliis quae cadunt
sub eodem sensu... Sed discernere album a dulci non potest neque visu
neque guslu, quia oportet quod qui inter aliqua discernit utrumque cogno-
scat. Unde oportet ad sensum communem pertinere discretionis judicium,?d
quem referantur sicut ttd terminum communem omnes apprehensiones sen-
suum, a quo etiam përcipiuntur intentiones sensuum. » Summa theol.,
part. I, quœst. lxxviii, art. 4.
426 HISTOIRE
sie, ou, pour mieux dire, Pimagination, phantasia sive
imaginatio, les retient et les soumet ensuite au juge-
ment, vis œstimativa, dont la charge est d'apprécier
les qualités des objets d'après ces empreintes et fina-
lement de les transmettre au trésor de la mémoire :
Vis memorativa est thésaurus quidam hujusmodi in-
tentionum. Ainsi les facultés extérieures de l'âme sen-
sible sont les cinq sens ; les facultés intérieures, au
nombre de quatre, sont le sens commun, l'imagination,
le jugement et la mémoire (1). Saint Thomas donne
beaucoup d'importance à ces distinctions psj^chologi-
ques. Nous n'avons pas le loisir d'en entreprendre la
critique. Ce qui nous intéresse, dans cette distribution
des rôles entre les facultés internes de l'âme sensible,
c'est que la matière de leurs opérations est à tous les
degrés l'espèce sentie, c'est-à-dire l'empreinte, l'image
de l'objet. Or, qu'on relise le Traité de V âme; non-seu-
lement Aristote y repousse cette théorie des êtres
intermédiaires que le docteur Reid et son école ont
prétendu mettre à son compte (2) ; mais si l'on y
recherche en outre l'hypothèse des entités concep-
tuelles ou des idées-images de saint Thomas, nous
pouvons affirmer, après M. Barthélémy Saint-Hilaire (3),
qu'on ne l'y trouvera pas : « En observateur parfaite-
« ment fidèle, il a constaté des faits, il n'en a pas
« inventé ; devant le grand mystère de la perception, il
« s'est arrêté avec une prudence que n'a point dépas-
« sée la prudence écossaise (4). » Saint Thomas n'a
pas même soupçonné les motifs de cette réserve ;
(1) Quœst. lxxix, art. 4.
(2) Aristote, Traité de l'âme, l, ch. n, art, 2.
(3) Préface du Traité de l'ame, p. 22 et suiv.
(4) Ibid., p. 23.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 427
après avoir pris soin de placer le premier acte de la
sensation hors des atteintes du scepticisme, il n'a pas
su se rendre compte de la perception sans admettre
ces portraits, ces copies des objets, à l'occasion des-
quels doit s'élever plus tard une si vive controverse.
Antoine Arnauld, au chapitre îv de son traité des
vraies et des fausses idées, expose de la manière la
plus claire, la plus satisfaisante, l'origine et le vérita-
ble caractère delà doctrine des idées représentatives.
Ayant commencé par être des enfants, les hommes
n'ont d'abord tenu compte que delà vue corporelle.
Plus tard, après avoir constaté qu'on connaît diverses
choses dont les sens extérieurs ne rendent pas témoi-
gnage, ils ont imaginé que l'âme a des perceptions
qui lui sont propres, acquises au moyen de sens inté-
rieurs dont ils se sont employés à définir les attribu-
tions et la manière d'agir. Or, les organes du corps
voient les objets présents, ou les images de ces objets
réfléchies dans un miroir, et comme il ne s'agissait
pas d'expliquer, par l'hypothèse des yeux de l'âme, la
connaissance des objets présents, connaissance obte-
nue par les yeux du corps, mais bien celle des objets
absents, on s'est laissé conduire par une fausse et
mensongère comparaison, à penser que l'âme voit ces
objets, en leur absence, sur une sorte de miroir psy-
chique, qui en a reçu et qui en conserve l'empreinte.
« Il ne leur en a pas fallu davantage, ajoute Arnauld,
« pour se faire un principe certain de cette maxime :
« que nous ne voyons par notre esprit que les objets
« qui sont présents cà notre âme ; ce qu'ils n'ont pas
« entendu d'une présence objective, selon laquelle
« une chose n'est objectivement dans notre esprit
« que parce que notre esprit la connaît, de sorte que
428 HISTOIRE
« ce n'est qu'exprimer diversement la même chose
« que de dire qu'une chose est objectivement dans
« notre esprit (et, par conséquent, lui est présenté) et
« qu'elle est connue de notre esprit. Ce n'est pas ainsi
« qu'ils ont pris ce mot de présence ; mais ils l'ont
« entendu d'une présence préalable à la perception de
« l'objet, et qu'ils ont jugée nécessaire, afin qu'il fût
« en état- de pouvoir être aperçu, comme ils avaient
« trouvé, à ce qui leur semblait, que cela était néces-
« saire dans la vue. Et de là ils ont passé bien vite
« dans l'autre principe, que, tous les corps que notre
« âme connaît ne pouvant pas lui être présents par
« eux-mêmes, il fallait qu'ils lui fussent présents par
« des images qui les représentassent (1). » Voilà donc
l'origine de cette décevante théorie. Nous ne voulons
pas reproduire ici tous les arguments qu'on a fait va-
loir contre elle. Qu'il nous suffise de dire que la polé-
mique d'Arnauld contre les fausses idées, habilement
continuée par le docteur Reid et par son école, bat et
réduit à néant toute la doctrine de saint Thomas sur
les modes de la perception. A la vérité, c'est là ce
qu'ont prétendu contester M. Rousselot et M. Montet ;
mais, comme on va le voir, ces estimables historiens
se sont ici trompés.
Ils ont bien prouvé sans cloute que saint Thomas
n'accepte pas les espèces sensibles des épicuriens,
c'est-à-dire les images des corps prises pour des
atomes localisés dans l'espace intermédiaire ; mais ils
n'ont pas été plus loin, comme si le principal effort
de la dialectique écossaise n'avait pas été dirigé
contre l'espèce sentie, contre le fantasma d'Avicenne
(1) A. Arnaukl, Des vraies et des fausses idées, ch. iv.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 5£9
et des thomistes, imputé sans raison par le docteur
Reid au sagace et prudent Àristote. « Si par idées,
« nous citons M. Cousin, on entend quelque chose
« de réel, qui existe indépendamment du langage, et
« qui soit un intermédiaire entre les êtres et l'esprit,
« je dis qu'il n'y a absolument pas d'idées. Il n'y a de
« réel que les choses, plus l'esprit et ses opérations,
« savoir ses jugements. Viennent ensuite les langues,
« qui créent en quelque sorte un nouveau monde,
« spirituel et matériel à la fois, ces êtres symboli-
« ques qu'on appelle des signes, des mots... Les idées
« ne sont pas plus réelles que les propositions et
« elles sont aussi réelles qu'elles ; elles ont toute la
« réalité qu'ont les propositions, la réalité d'abstrac-
« tions auxquelles le langage impose une existence
« nominale et conventionnelle. » Ainsi s'exprime
M. Cousin, dans son éloquente censure de la philoso-
phie de Locke, et, si nous ne saurions adhérer sans
quelques réserves à toutes les parties de cette censu-
re, assurément on ne nous verra pas retourner à la
thèse des idées-images pour expliquer l'acte de la
perception. Nous est-il démontré que les autres ex-
plications sont encore moins satisfaisantes, et que,
parmi toutes les conjectures ultérieurement proposées,
aucune ne peut être acceptée comme supérieure à la
critique? Eh bien ! il nous reste à dire avec Voltaire,
cité fort à propos par M. Dugald Stewart (1), qu'il faut
renoncer à pénétrer ce mystère. Il y en a bien d'autres
que la science elle-même nous a fait reconnaître et
que nous nous sommes résignés, suivant ses conseils,
à ne pas aborder ! Quoi qu'il en soit, nous venons de
prouver, en citant M. Cousin, que, sur cette question
(1) Essai philus., p. 114 de la trad. de M. Huret,
430 HISTOIRE
des espèces mentales, les déclarations de la philo-
sophie moderne sont très-franchement nominalistes.
En définissant l'idée ce qui n'existe pas indépendam-
ment du langage, elle écarte tous les équivoques, elle
dissipe toutes les illusions. Oui, sans doute, elle con-
fesse qu'elle ne saurait expliquer ce qu'elle n'expliaue
pas. Mais cela ne vaut-il pas mieux que de persévérer
en d'incompréhensibles erreurs ?
Cependant il y a dans l'esprit, ajoute saint Thomas,
autre chose que des fantômes, que des images sensi-
bles. Ces fantômes, ces images ne se rencontrent
qu'au degré subalterne de la connaissance. Élevons-
nous maintenant à la région supérieure de l'âme, pro-
prement appelée le domaine de l'intelligence. Les
idées étant reçues parles sens, recueillies par l'imagi-
nation et mises en dépôt par la mémoire, l'intelligence,
c'est-à-dire le principe actif par excellence (1), évoque
ces idées en l'absence des choses, et, les ayant compa-
rées, combinées, elle produit, comme résultat de ses
opérations,' des idées nouvelles, c'est-à-dire les idées
générales, universelles, les universaux post rem.
Nous n'avons pas oublié cet axiome : « Le semblable
« est seul apte à recevoir le semblable ; Receptum est
« in recipiente per modum récipient is. » Or, l'intel-
lect n'a rien de corporel. C'est l'énergie suprême de
l'âme ; il ne concourt en rien à ce qui s'accomplit dans
la région sensible. Aussi ne pourra-t-il recevoir les
espèces, les formes, les idées, si ce n'est dégagées de
toute matière, de tout mouvement, de toute particula-
rité. Nous reprenons ici l'analyse de la Somme à la
question 84 de la première partie, pour reproduire les
(I) Summ* theol., part, i, qusest. lxxix, art. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. 431
conclusions et les démonstrations de saint Thomas
dans l'ordre qu'il a cru devoir leur assigner.
Au témoignage d'Aristote, les anciens philosophes,
ou, pour mieux parler, les Eléates, voyaient le monde
plein de corps périssables, qui, par leur mobilité cons-
tante, échappaient à toute définition. Platon, venant
après eux, rechercha scrupuleusement et prétendit
avoir trouvé quelque point fixe sur lequel on pouva.il
enfin édifier avec confiance un système, une science
des choses. Cette base platonicienne est, suivant
Aristote, l'idée séparée. On sait déjà que saint Tho-
mas ne croit pas au monde intermédiaire. Il ne
reconnaît pas, d'ailleurs, que Platon ait dû nécessai-
rement recourir à cette hypothèse. C'est ce qu'il dit
expressément : Hoc necessarium non est. N'est-il pas,
en effet, démontré qu'il y a dans l'intellect des idées
générales, immatérielles, auxquelles la raison croit
avec la plus parfaite sécurité, avec la plus inébranla-
ble certitude (1). Et ce qui suffit à la raison ne suffit-il
pas à la science, qui n'est qu'une des formes de la
raison ?
Mais c'est une autre et grave question que celle-ci :
d'où viennent ces idées générales, universelles? Ne
sont-elles pas naturelles, innées, naturaliter inditœ?
Ou bien doit-on croire qu'elles procèdent de ces espè-
ces, de ces fantômes immatériels, mais non dégagés
de toutes les conditions delà matière, qui se sont intro-
duits dans l'âme sensible suivant le mode que nous
avons décrit? On négligeait cette question au XIP
siècle, ou plutôt, si l'on en soupçonnait déjà l'impor-
tance, on ne la traitait néanmoins qu'incidemment,
(1) Summa theol., part. 1, quœst. lxxxiv, art. 1.
432 HISTOIRE
comme venant après celle de la nature des genres, et,
suivant que l'on tenait pour ou contre la réalité des
substances universelles, on disait simplement que
l'universel posé rem vient de l'observation des choses
individuelles de même espèce ou de l'observation des
universaux individuellement réalisés. Mais, au XIIIe,
commencent de grands débats sur l'origine de ces
idées. Enfin l'on a clairement compris que l'affaire
n'intéresse pas seulement la logique, qu'elle intéresse
encore, et peut-être davantage, les autres parties de
la science. Efforçons-nous d'exposer fidèlement l'opi-
nion de saint Thomas, et, puisqu'elle a pu sembler à
Duns-Scot (1) et même à Zabarella (2) tout autre qu'au
docte cardinal de Gaëte (3), avançons-nous avec la
plus grande circonspection dans ce sentier difficile.
L'âme connaît-elle les choses corporelles par sa
propre essence? Telle est la première question que
saint Thomas se propose, et il y répond ainsi. Dieu,
comme étant la première cause, ce qui veut dire com-
me étant toutes les choses virtuellement, oui, Dieu
connaît toutes ces choses par sa propre essence. Mais
il jouit seul de ce privilège, qui n'appartient pas à
l'âme humaine ; la propre essence de l'âme humaine
est nativement une table rase, où elle ne peut rien
voir puisqu'il n'y a rien. La seconde question est
celle-ci : la connaissance que l'âme humaine a des
choses lui vient-elle d'espèces ou idées innées, que
l'essence de cette âme apporte avec elle, comme
un sujet ses attributs nécessaires : Utrum anima
(i) Scotus in primum Sentent., dist. III, c vu.
(2) Zabarella, De spec. intell., cap. vu.
(3) Thomas de Vio Cajetanus, Comment, in prim. Snmmœ, queest. lxxix,
art. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 433
intelligat omnia per speçies sibi naturaUter indi-
tas ? La réponse de saint Thomas à cette question
est absolument négative : Anima, cum sit quan-
doque cognoscens in potentiel tant uni ad id quod
postea actu cognoscit, impossibile est eam cognos-
cere corporalia per species naturaUter inditas.
Notre docteur est donc un adversaire des idées
innées. Mais on ne se contente probablement pas de
savoir qu'il repousse ce système ; on est sans doute
curieux de connaître comment il motive la conclusion
que nous venons d'énoncer. Il a lu dans le Livre des
causes que toute intelligence est pleine de formes ; il
sait en outre, l'ayant appris d'Aristote, que Platon
assimile la science et le souvenir. Voici donc de quelle
manière il argumente contre Platon et ses disciples :
« Puisque la forme est principe d'action, il faut que
« la chose soit à l'égard de la forme principe d'action
« ce qu'elle est à l'égard de l'action même. Si, par
« exemple, s'élever en haut vient de la légèreté, il
« faut que ce qui s'élève en haut seulement en puis-
« sance ne soit léger qu'en puissance, et, d'autre part,
« que ce qui s'élève en haut en acte soit léger en
« acte. Or, nous voyons qu'en un certain moment
« l'homme n'est connaissant qu'en puissance, soit en
« ce qui touche les sens, soit en ce qui touche l'intel-
(( lect. L'acte survenant, l'homme recueille les sensa-
« tions que lui procure la présence des objets sensi-
« blés ; alors il entre en possession des notions intel-
« lectuelles qui lui sont communiquées ou qu'il acquiert
« lui-même. D'où il suit que Y âme dont le propre est
« de connaître » [anima cognoscitiva ; autre forme de
l'âme, autre nom qui n'a pas été admis dans le vo-
cabulaire de la philosophie moderne) « est en puis-
T. 1. 29
434 HISTOIRE
sance tant à l'égard des similitudes qui sont princi-
pes de sensation qu'à l'égard des similitudes qui sont
principes d'intellectualisation. Ainsi l'opinion d'Aris-
tote est-elle que l'intellect, au moyen duquel l'âme
connaît, ne possède pas certaines idées, species,
données par la nature, naturaliter inditas, mais
qu'il est en puissance capable de possédertoutes les
idées. Or, comme ce qui possède la forme en acte
peut être quelquefois empêché d'agir suivant la
vertu de cette forme, comme, par exemple, l'objet
léger peut être empêché de s'élever en haut, Platon
a supposé que l'intellect est naturellement doué de
toutes les espèces intelligibles, mais que son union
avec le corps est un obstacle aux manifestations de
son actualité. Cette supposition ne semble pas accep-
table. Premièrement, si l'âme a naturellement la con-
naissance parfaite de toutes les choses, il ne semble
pas possible qu'elle perde le souvenir de cette con-
naissance naturelle au point d'ignorer même
qu'elle la possède. Aucun homme, en effet, n'oublie
ce qu'il sait naturellement, comme ceci : que le tout
est plus grand que sa partie, et alla hujusmodi. Le
dire de Platon est encore plus invraisemblable, si
Ton admet, comme cela a été déclaré ci-dessus (1),
que l'essence naturelle de l'âme s'unit au corps. Il
est, en effet, inadmissible que l'opération naturelle
d'une chose soit entravée par sa nature propre.
Secondement, ce qui démontre delà manière la plus
évidente la fausseté de cette thèse, c'est que, par la
privation d'un sens on est privé de la connaissance
des choses qui sont perçues au moyen de ce sens ;
(1) Quaesu lxxvi, art. i.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 435
« ainsi l'aveugle-né n'a pas la moindre notion des cou-
« leurs. Or, cela ne serait pas si les idées de tous les
« intelligibles étaient fournies par la nature à l'intel-
« lect de l'âme. Donc il faut dire que l'âme ne connaît
« pas les choses corporelles par des espèces in-
« nées (1). »
Saint Thomas pouvait s'en tenir à cela. Nous le com-
prenons très bien ; nous avons, comme il semble,
toute sa doctrine sur Forigine des idées, et nous
croyons qu'il n'a plus rien à nous apprendre à ce
sujet. Mais, en scolastique, il ne suffit pas de démon-
trer par deux ou trois arguments, réputés invincibles,
ce que l'on suppose être la vérité ; il faut ensuite com-
battre toutes les objections qui s'avancent les unes
après les autres, en ordre de bataille, la première, la
seconde, la troisième, etc., etc., présentées par divers
interlocuteurs, souvent imaginaires; il faut, après les
avoir combattues et vaincues, établir la parfaite con-
cordance de la conclusion principale avec les conclu-
sions précédentes ou subséquentes ; enfin, il faut,
dans un résumé triomphal, prouver que toute opinion
contraire à celle qu'on professe est nécessairement
une opinion déraisonnable. Saint Thomas se demande
donc, après avoir combattu la thèse platonicienne de
la réminiscence, si les espèces intelligibles ne sont pas
introduites, en quelque sorte importées dans la région
de l'âme par les formes séparées. C'est une supposi-
tion qu'il rejette aussitôt après l'avoir faite. Par l'inter-
vention des formes séparées dans les opérations de
(I) Summa IheoL, lib. 1, qusest. lxxxiv, art. 3. On s'explique mal com-
ment on a pu, sans tenir aucun compte de cette déclaration formelle,
associer saint Thomas aux partisans des idées innées. C'est pourtant ce
qui a été fait, comme nous l'atteste M, Combes : Psychologie de S. Tho-
mas, p. 465,
436 HISTOIRE
l'entendement la raison personnelle serait totalement
supprimée. A quelle misérable condition serait donc
soumise la créature de Dieu ! Non, dit saint Thomas,
« les espèces intelligibles par lesquelles l'âme conçoit
« n'émanent pas des formes séparées (1). » Vient
ensuite cette question : Utrum anima intellectiva
cognoscat res immatérielles in rationibus œternis ?
C'est une question très intéressante. Si la réponse de
saint Thomas est dégagée de toute équivoque, nous
allons apprendre exactement jusqu'où va son concep-
tualisme . « Je réponds, dit-il, avec saint Augustin, au
chapitre second de son traité de la Doctrine chré-
tienne : Si ceux que l'on nomme les philosophes ont,
par hasard, avancé des propositions vraies et qui
s'accommodent à notre foi, il faut leur arracher ces
vérités comme à d'injustes possesseurs, et savoir
en faire usage ; car il y a, dans les doctrines des
gentils, certaines fictions mensongères et supersti-
tieuses que doit abandonner chacun de nous en
sortant de la société des gentils. Et que fit, en con-
séquence, saint Augustin ? Nourri de la doctrine des
< platoniciens, il en conserva ce qui lui sembla s'ac-
< corder avec les articles de notre croyance et en
c modifia ce qu'il trouva contraire à ces articles. Or
< Platon, comme nous l'avons dit, supposait que les
< formes des choses, qu'il appelait les idées, subsis-
< tent par elles-mêmes, séparées de la matière, et il
< disait que notre intellect connaît toutes les choses
< par participation avec ces formes. Mais comme il
( semble opposé à la foi que les formes des choses
< subsistent par elles-mêmes, sans matière, hors des
* choses, comme l'ont avancé les platoniciens, disant
(lj Summa theoL, lib. I, c. î.Xtcxiv, aft. 4.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 437
que la vie, la sagesse, sont par elles-mêmes et sont
des substances créatrices (ainsi que nous l'appre-
nons de saint Denys, chapitre onzième de son livre
des Noms divins), Saint Augustin a rejeté les idées
platoniciennes, pour dire qu'il existe dans l'intelli-
gence divine des raisons, rationes, de toutes les
choses créées, que toutes les choses sont formées
suivant ces raisons, et que, suivant ces raisons,
l'intelligence humaine connaît toutes les choses.
Lors donc que Ton demande si l'âme humaine con-
naît toutes les choses dans leurs raisons éternelles,
il faut dire qu'il y a deux manières de connaître une
chose dans une autre. La première consiste à voir
dans un objet connu, comme à voir dans un miroir
les choses qui s'y reproduisent. Or, l'âme humaine,
en cette vie, ne peut ainsi voir toutes les choses
dans leurs raisons éternelles. Cette manière de con-
naître n'appartient qu'aux bienheureux, qui contem-
plent Dieu et toutes les choses en lui. La seconde
manière consiste à connaître une chose dans une
autre comme dans le principe de la connaissance.
Ainsi l'on dit que l'on voit dans le soleil ce que l'on
voit par le moyen du soleil. En ce sens, l'âme con-
naîtrait toutes les choses dans leurs raisons éter-
nelles, étant en communication avec ces raisons...
Mais comme, pour acquérir la science des choses
matérielles, il nous faut, outre la lumière intellec-
tuelle, ces espèces intelligibles que nous recevons
des choses, il suit de là que la connaissance de
toutes les choses matérielles ne nous est pas donnée
simplement par la . participation, par la communica-
tion des raisons éternelles. ..(1) » Telle est la décla-
ration de saint Thomas.
438 HISTOIRE
La question était : à quel degré de certitude peut
s'élever la raison, et quelle notion elle peut avoir de la
vérité absolue ? Il nous répond par cette conclusion :
In rationïbus œternis anima non cognoscit omnia
objective, in prœsenti statu, sed causaliter ; c'est-à-
dire la raison humaine ignore ce que sont objective-
ment, dans la pensée divine, les idées suivant les-
quelles la volonté toute-puissante a façonné les choses,
mais elle sait de science certaine que ces idées y
résident comme causes nécessaires des phénomènes.
Nous ne nous croyons pas en droit de lui demander
plus. Se trouvant en face d'une école dogmatiquement
sensualiste, Leibniz ne doit accepter l'axiome nihil est
in intellectu quod non prius fuer'it in sensu, qu'après
avoir fait cette notable réserve, nisi ipse intellectus ;
de même saint Thomas, environné de réalistes outrés,
de contemplatifs, de mystiques qui voient tout en Dieu,
c'est-à-dire dans les raisons éternelles, leur accorde
qu'en effet l'intellect, tirant son origine, comme
lnmière naturelle, de la lumière incréée, accomplit les
opérations qui lui sont réservées sans le concours de
la sensibilité ; mais il a soin d'ajouter que, pour voir
et pour comprendre les choses, il faut que l'intellect
interroge les sens. Son opinion est donc au fond celle
de Leibniz (1) ; mais l'argumentation de l'un diffère de
celle de l'autre, en ce que Leibniz a besoin de prouver
(i) C'est une observation que nous retrouvons dans la thèse d'un jeune
docteur, ravi trop tôt à l'étude, à la science, M. Georges-Henri Bach : «Plu-
rimum et nimis fortasse noster (Thomas) favere videtur, dum concedit omnem
cognitionem a sensu oriri : rem vero attentius si considerare velis, mox
fatebere hanc doctrinam de cognitione fere ad Leibnitzianum illud redire :
Nihil est in intellecUi quod non fuerit in sensu, nisi ipse intellectus. »
Divus Thomas, De quibusdam philosophicis quœstionibus ; Rouen, 1836,
in-8°.
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 439
à des sensualistes l'antériorité de l'intellect en puis-
sance, tandis que saint Thomas, ayant devant lui de
tout autres interlocuteurs, doit établir contre eux la
postériorité de l'acte par lequel l'intellect devient,
suivant Aristote, les choses mêmes qu'il pense.
Cela dit, il faut démontrer la vérité de la proposition.
Qu'avait à faire Leibniz dans son cas particulier ? Il
avait à justifier sa réserve, en faisant voir qu'il existe
dans l'entendement certaines idées dont l'origine n'est
pas suffisamment expliquée lorsqu'on a dit qu'elles
viennent des sens. Pour saint Thomas, il doit convain-
cre les platoniciens et les averroïstes de son entourage
que si l'intellect est par lui-même, indépendamment
de son commerce avec l'âme sensible, il ne commence,
toutefois, à former les idées générales, dégagées de
toutes les conditions de la matière, qu'après avoir
reçu de cette âme des notions actualisées déjà par
elle, comme représentant l'individualité propre de
chacun des phénomènes. C'est là ce qui est l'objet de
l'article 6 : Utrum intellectiva cognitio accipiatur a
rébus sensibilibus ? Or, dans cet article, après avoir
expliqué de nouveau comment, à son avis, l'esprit
recueille, par le moyen des sens, les notions des cho-
ses sensibles, saint Thomas expose ainsi, d'après
Aristote fidèlement interprété, la théorie de l'abstrac-
tion : « C'est un principe établi par Aristote que l'intel-
« lect agit sans la participation du corps. Rien de
<( corporel ne peut déposer une empreinte sur une
« chose incorporelle ; c'est pourquoi, suivant Aristote,
« la seule impression des choses sensibles n'est pas
« suffisante pour causer une opération intellectuelle ;
« il faut encore quelque chose de plus et de plus noble,
« l'agent étant, dit-il, plus noble que le patient. Ce
440 HISTOIRE
« n'est pas, comme Platon le prétend, que nos opéra-
« tions intellectuelles soient uniquement causées par
« l'influence de certaines choses supérieures. Cet
« agent supérieur et de plus noble nature, il l'appelle
« l'intellect agent. Or, nous avons dit plus haut (1) que
« la fonction de l'intellect agent est de rendre intelli-
« gibles en acte, au moyen de l'abstraction, les fan-
« tomes reçus par les sens. Donc l'opération intellec-
« tuelle est au premier degré, pour ce qui regarde les
« fantômes, causée par les sens ; mais comme les
« fantômes ne suffisent pas pour mettre en mouvement
« l'intellect patient, comme il faut qu'ils deviennent
« intelligibles en acte par le fait de l'intellect agent,
« on ne peut dire que la sensation soit la cause totale
« et parfaite de l'intellection ; elle est plutôt, en quel-
ce que sorte, la matière de la cause (2). » Gela est clair.
La sensation, selon Aristote et selon saint Thomas,
donne les idées des choses, des choses telles qu'elles
sont dans la nature, des choses individuellement
subsistantes, mais accompagnées en cet état de
tous leurs appendices formels. Ces idées étant pro-
(1) Summa theol., part. I, qusest. lxxix, art. 3 et 4.
(2) « Intellectum posuit Aristotoles habere operationem absque commu-
nicatione corporis. Nihil autem corporeum imprimere potest in rera incorpo-
ream, et ideo, ad causandum iutellectualem operationem, secundum Aristo-
telem, non sufficit sol.i impressio sensibilium corporum, sed requiritur
aliquid nobilius, quia agens est nobilius patiente, ut ipse dixit. Non autem
ita quod intellectualis operatio causetur in nobis ex sola impressione aliqua-
rum rerum superiorum, ut Plato posuit. Scd illud superius et nobilius
agens vocat intellectum agentem; de quo supra diximus, quod facit phan-
tasmata a sensibus accepta intelligibilia in actu per modum abstractionis
cujusdam. Secundum hoc ergo, ex parte pbantasmatum intellectualis opera-
tio a sensu causatur. Sed quia phantasmata non sufficiunt immutare intellec-
tum possibilem, sed oportet quod fiant intelligibilia actu per intellectum
agentem, non potest dici quod sensibilis cognitio sit totalis et perfecta
causa intellectualis cognitionis, sed magis quodammodo ut materia causae.»
Summa theol., part. I, qucest. lxxxiv, art. 6.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 441
duites, étant devenues des fantômes, c'est-à-dire
certaines choses conceptuelles déjà douées d'un cer-
tain acte entitatif, la portion supérieure de l'entende-
ment, l'intellect les reçoit, les combine, et, passant
alors de la puissance à l'acte, il devient les choses
mêmes qu'il intellectualise et leur attribue sa propre
actualité. Ainsi le fantôme, ou l'idée sensible, n'est pas
la cause totale de la formation des idées générales ; il
n'en est que la cause partielle, ou plutôt il n'en est que
la matière. C'est l'intellect qui, pris enlui-même, en est
le principal opérateur. Cependant n'est-il pas possible
que l'intellect forme de lui-même des idées générales,
sans faire usage des fantômes, et soit alors la cause
totale de ces universaux? Saint Thomas s'adresse
finalement cette question, et il y répond en des termes
qui nous intéressent au plus haut point. « Je réponds
« que, dans ce bas monde, où notre intellect est uni à
« un corps passible, il ne peut produire aucun acte
« intellectuel s'il ne s'est d'abord tourné vers les fan-
« tomes. De cela nous avons deux preuves évidentes.
« Voici la première : l'intellect étant une énergie qui
« ne fait usage d'aucun organe corporel, jamais son
« action ne serait empêchée par la lésion de quelque
« organe corporel, s'il lui était possible d'agir sans le
« concours actif de quelque puissance faisant elle-
« même usage d'un organe corporel. Or, qui fait usage
« des organes corporels ? Les sens, l'imagination et
« les autres énergies qui dépendent de la partie sen-
« sitive. Il est donc manifeste que l'intellect ne saurait
« entrer en activité, qu'il s'agisse de recevoir une
« notion nouvelle ou d'employer une notion antérieu-
(( rement acquise, sans le concours actif de l'imagi-
« nation et des autres énergies. Nous voyons, en effet,
442 HISTOIRE
« que, la lésion d'un organe empêchant l'activité
« de l'imagination, comme chez les frénétiques, ou
(( celle de la mémoire étant pareillement empêchée,
« comme chez les gens tombés en léthargie, il est
« impossible de comprendre même les choses dont on
« avait antérieurement acquis la notion. Voici mainte-
ce nant notre seconde preuve. Chacun peut expérimen-
« ter en lui-même que, s'il s'efforce de concevoir
« quelque chose, il se forme certaines images en
« manière d'exemples, dans lesquelles il observe ce
« qu'il s'applique à concevoir. C'est pourquoi, lorsque
« nous voulons faire comprendre quelque chose à
« quelqu'un, nous lui proposons des exemples dont il
« puisse se former des images qui l'aident à compren-
ne dre. La raison de cela, c'est que la puissance de
« connaître est en rapport proportionnel avec l'objet à
« connaître. Ainsi, pour l'ange, qui est absolument
« incorporel, l'objet propre de son intelligence est la
« substance intelligible séparée du corps, et c'est par
« cet intelligible qu'il conçoit les choses matériel-
ce les. Mais l'objet propre de l'intelligence humaine,
« unie au corps, est la quiddité, je veux dire la nature
ce incorporée à la matière et c'est par cette nature
ce qu'elle parvient à la connaissance des choses visi-
cc blés, même à une connaissance quelconque des
ce choses invisibles. Or la condition de cette nature est
ce de ne pas exister hors de la matière corporelle ; la
ce nature de la pierre n'est pas hors de cette pierre, la
ce nature du cheval n'est pas hors de ce cheval, et
ce ainsi du reste. Donc, la nature de cette pierre ou de
» toute autre chose matérielle ne peut être connue
ce vraiment, complètement, que comme existant en une
ce chose particulière. Cfr c'est par le sens et l'imagina-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 443
« nation que nous percevons le particulier. En consé-
« quence, pour que l'intellect comprenne en acte son
« propre objet, il est nécessaire qu'il se tourne vers
« les fantômes, afin d'observer la nature universelle
« existant au sein des particuliers. Si, au contraire,
« l'objet propre de notre intellect était une forme
« séparée, ou si les formes des choses étaient, comme
« le prétendent les platoniciens, ailleurs que dans les
« particuliers, notre intellect n'aurait pas toujours
« besoin, pour entrer en action, de se tourner vers les
« fantômes (1). »
(1) « Respondeo dicendum quod impossibile est intellectum nostrum, se-
cundum pnesenlis viire statum, quo passibili corpori conjungitur, aliquid
intelligere in actu, nisi convertendo se ad phantasmata. Et hoc duobus
indiciis apparet. Primo quidem, quia cum intellectus sit vis quaedam non
utens eorporali organo, nullo modo impediretur in suo actu per lœsionem
alicujus corporalis organi, si non requireretur ad ejus actum a^tus alicujus
potentia? utentis organo eorporali. Utuntur autem organo eorporali sensus et
imaginalio, et alia? virss pertinentes ad partem sensitivam ; unde manifes-
tum est quod ad hoc quod intellectus actu intelligat, non solum accipiendo
scientiam de novo, sed etiam utendo scientia jam acquisita, reqairitur
actus imaginationis et cœterarum virtutum. Videmus enim quod, impedito
actu virtutis imaginatme per lœsionem organi, ut in phreneticis, et similiter
impedito actu memorativae virtutis ut in lelhargicis, impeditur homo ab intel-
ligendo in actu etiam ea quorum scientiam prseaccepit. Secundo, quia hoc
quilibet in seipso experiri potest, quod quando aliquisconatur aliquid in tel-
ligere, format sibi aliqua phantasmata per modum exemplorum, in quibus
quasi inspicia t quod intelligere studet. Et inde est etiam quod quando aliquem
volumus facere aliquid intelligere, proponimus ei exsmpla ex quibus sibi
phantasmata formare possit ad intelligendum. Hujus autem ratio est quia
potentia cognoscitiva proportionatur cognoscibili. Unde intellectus angeli,
qui est tolaliter a corpore separatus, objectum proprium est substantia
intelligibilis a corpore separata ; et per hujusmodi intelligibile materialia
cognoscit. Intellectus autem humani, qui est conjunctus corpori, proprium
objectum est quidditas, sive natura in materia eorporali existens, et per
hujusmodi naturam in visibilium rerum, etiam in invisibilium rerum ali-
qualem cognitionem ascendit. De ratione autem hujus natura est quod non
est absque materia eorporali ; sicut de ratione naturae îapidis est quod sit
in hoc lapide, et de ratione natura; equi est quod sit in hoc equo, et sic
de aliis. Unde natura Iapidis, vel cujuscumque materialis rei cognosci non
potest complète et vere, nisi secundum quod cognoscitur ut in particulari
444 HISTOIRE
Quand des explications aussi concluantes nous sont
données avec cette sincérité, nous n'avons qu'à les
recueillir. Voici donc la doctrine de saint Thomas.
L'intelligence est par elle-même, en elle-même ; c'est
une qualité de l'âme qui, naturellement, n'a rien de
commun avec la sensibilité. Mais, avant d'être actua-
lisée, cette qualité n'est qu'en puissance, à l'état vir-
tuel : elle peut agir, elle doit agir, elle doit exercer les
fonctions dont on l'a chargée, mais elle ne les exerce
pas encore. Que faut-il pour qu'elle passe de la puis-
sance à l'acte? Il faut qu'elle soit invitée par l'imagi-
nation à former les idées qu'elle peut seule former,
c'est-à-dire lés idées générales. Point d'idées géné-
rales qui n'aient été précédées dans l'esprit par un
certain nombre d'idées particulières ; point d'idées
innées, point de notions a priori, point de ces intui-
tions premières que Malebranche a nommées des vi-
sions en Dieu. Quand l'âme sera dégagée de cette en-
veloppe de chair, l'objet de la connaissance sera
changé pour elle ; n'étant plus une partie du composé,
n'étant plus contrainte de faire usage pour voir d'un
organe, d'un instrument matériel, elle pourra contem-
exislens. Particulare autem apprehendimus per sensum et imaginationem.
Et icleo necesse est ad hoc quod inlellectus actu intelligat suum objectum
proprium quod convertat se ad phantasmata, utspeculetur naturam univer-
salem in pavticulari existentem. Si autem proprium objectum intellectus
nostri esset forma soparata, vel si forma; rerum sensibilium subsistèrent non
in particularibus, secundum Platonicos, non oporteret quod intellectus nos-
ter semper intelligendo converleret se ad phantasmata. » Summa theot.
part. 1, quœst. lxxxiv, art. 7. C'est ce que nous retrouvons dans la Somme
contre les Gentils : « Intellectus nostri, secundum modum prœsentis vitse,
cognitio a sensu incipit. et ideo ea quœ in sensu non cadunt non possunt
humano intellectu capi, nisi quatenus ex sensibus eorum cognitio colligi-
tur, » Summa contra Gentes, lib. I, c. m. M. Bach a recueilli de nom-
breux passages de saint Thomas dans lesquels la même doctrine est cons-
tamment développée. D. Thomas, De quibtisdam philos, quœst., p. il, 12,
13 appendicis.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE. lin
pler immédiatement les intelligibles tels qu'ils sont en
eux-mêmes, c'est-à-dire tels qu'ils sont en leur cause,
en Dieu ; mais, dans ce monde, dans cette vie, secun-
dum pressentis vitœ stalum, il n'y a pas une opération
de l'intelligence qui n'ait été précédée par une opéra-
tion des sens : Impossibile est aliquicl intelligere in
actu, nisi convertendo se ad jjhantasmata. Et il ne
s'agit pas seulement ici, sous le nom d'idées propres à
l'intelligence, de ces concepts universels, qui (presque
tout le monde l'accorde) sont le produit commun d'une
abstraction et d'un jugement; saint Thomas ajoute que
si, durant son séjour ici-bas, l'âme ne saurait con-
naître, sans le concours des sens, aucune des qualités
inhérentes aux choses sensibles c'est encore par les
sens que lui parvient certaine notion, cognitio ali-
qualis, des choses invisibles.
On apprécie l'importance de cette déclaration. Il
faut cependant, pour bien la comprendre, admettre
quelques réserves, deux au moins. La première est la
distinction de la raison et de la foi, distinction souvent
faite dans les écrits de saint Thomas. La science de la
foi, la théologie, considère Dieu d'abord, puis les
choses, images vivantes mais imparfaites de la
divinité ; quant à la philosophie, c'est après avoir
étudié les choses qu'elle va vers Dieu. De là deux
sciences, ayant chacune leur méthode particulière. Il
est évident que, selon saint Thomas, la méthode des
théologiens est préférable à- toute autre ; cependant,
il ne faut pas, dit-il, dédaigner celle des philosophes,
car elle peut beaucoup contribuer à faire accepter les
dogmes auxquels la foi commande de croire (1). Or,
(1) Summa contra Génies, lib. IL c. iv. — Summa theologiœ, p. I,
qusest. i, art. 4.
446 HISTOIRE
quand saint Thomas nous représente le mode suivant
lequel l'intelligence arrive à la notion des choses,
même des choses invisibles, il n'entend parler que
des opérations propres à l'instrument philosophique, à
la raison ; ainsi dit-il que la raison s'élève dételle et
de telle manière jusqu'à certaine connaissance des
substances séparées .Mais il ne supprime pas, qu'on
y prenne garde, le domaine delà foi ; il ne prétend
pas que l'intelligence, appuyée sur la sensation,
parvient à l'extrême limite de toute connaissance.
Non, sans doute ; par la foi l'âme connaît avec bien
plus de sûreté, plus de certitude, que par la raison. (1)
(1) M. Carie résume en ces termes quelques passages de la Somme contre
les Gentils : « Les choses sensibles, desquelles la raison humaine tire le
principe de sa connaissance, retiennent en elles-mêmes quelques vestiges
de l'incitation divine, en tant qu'elles ont l'être et la beauté. Ce vestige
imparfait est bien insuffisant pour nous manifester la substance de Dieu,
car les effets ont, à leur manière, la ressemblance de leurs causes, puisque
l'agent fait son semblable, sans que, cependant, l'effet arrive toujours à la
parfaite ressemblance de l'agent ; donc, la raison humaine, pour connaître
les vérités de la foi, qui n'est connue qu'à ceux qui voient la divine es-
sence, peut en recueillir quelques vraisemblances, qui ne suffisent pas
cependant à former une preuve démonstrative de ces vérités, ou à les ren-
dre compréhensibles par elles-mêmes. 11 est cependant utile que la raison
de l'homme s'exerce dans ce genre de preuves, etc., etc. » Hist. de la vie
et des ouvr. de saint Thomas, p. 402. Quelles sont, suivant saint Tho-
mas, les limites réciproques de la philosophie et de la théologie? C'est là
une question que s'est proposée M. Bach, dans son excellente thèse qui a
pour titre : Divus Thomas de quibusdam philosoph. qurest. On y trouve
un grand nombre de passages des deux Sommes qui se rapportent à cette
question. Les plus significatifs sont ceux-ci : « Theologia imperat omnibus
aliis scientiis tanquam principalis, et utitur in obsequium sui omnibus
aliis scientiis, quasi usualis, sicut patet in omnibus artibus ordinatis
quarum finis unius est sub fine alterius, sicut finis pigmentariœ artis, quee
est confectio medicirrarimi, ordinatur ad finem medicinse, quse est sanitas.
Unde medicus imperat pigmenlario, et utitur pigmentis ab ipso faclis ad
suum finem : ita ut, cum finis totius philosophiœ sit infra finem iheolo-
giœ et ordinalus ad ipsum, theologia débet omnibus aliis scientiis impe-
rare, et uti eis quse in eis traduntur. » (In lib. I, Sent. Pfoslog.) — « In
doctrina philosophica, quse crealuras secundum se considérât et ex eis in
Dei cognitionem perducit, prima est consideratio de ersaturis et ultima de
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 447
L'autre réserve concerne la nature même de l'intelli-
gence. Si grande que soit la part contributive des
sens dans la formation de toutes les idées, les sens
ne sont que passifs, l'âme est active, et c'est en vertu
de cette activité qu'elle voit d'abord les objets pré-
sents, qu'elle s'en forme ensuite des images, et qu'en-
fin elle en abstrait les notions universelles. Ainsi que
l'on ne confonde pas l'idéologie thomiste avec le sen-
sualisme dogmatique. Ce sont là deux doctrines très-
différentes. Pas plus pour saint Thomas que pour
Leibniz le Nisi ipse intelleclus n'est un vain mot.
Mais nous avons à faire encore une autre observa-
tion sur le fragment cité. On a vu saint Thomas placer
au terme delà sensation l'idée de la chose individuelle,
individuelle comme cette chose ; de plus on l'a vu dé-
finir cette idée quelque entité représentative et perma-
nente. Le sens a reçu l'empreinte de la chose ; façon-
née par l'imagination, cette empreinte est devenue
l'idée, mise en dépôt dans le trésor de la mémoire.
Postérieurement, quel que soit le mobile de l'acte
nouveau qui va se produire, cette idée, vicaire des
choses, cette entité, ce fantôme se présente à l'intel-
lect qui n'est encore qu'en puissance et le provoque à
s'actualiser. Dès qu'il s'actualise, une forme nouvelle
est produite, et cette forme est l'idée intellectuelle (1).
Deo : in doclrina vero fidei, qua? creaturas non nisi in ordine ad Deum
considérât, prima est consideralio Dei et poslmodum crealurarum, et sic est
perfectior, utpote Dei cognitioni similior, qiue, se ipsam cognoscens, alia
intuetur. » (Summa contra Gentes, lib. IL c. iv.)
(1) Voici, sur cette génération des idées, un complément d'explications
qui nous semble avoir sa place ici : « Dicit August. (12 sup. Gen.) : Ima-
ginera corporis non corpus in spiritu, sed ipse spiritus in se ipso facit
celeritate mirabili. Non autem eam in seipso faceret si a rébus exterioribus
eam acciperet. Ergo anima non accipit a rébus species quibus cognoscit...
In contrarium videtur esse tota philosopborum doctrina, quse sensum a
448 HISTOIRE
Or, cette idée, qui, sous plusieurs rapports, diffère du
fantôme, a cela de commun avec lui qu'elle est privé-
ment quelque essence distincte de la chose pensée, de
l'espèce intelligible, de l'acte même par lequel l'intel-
lect a cessé d'être en puissance, et qu'elle persiste, à
la manière d'un sujet, dans tous les changements. Si
sensibilibus, imaginationem a sensu, intellectum a phanlasmatibus acci-
pere fatetur. Responsio. Dicendum quod anima humana similitudines
rerum quibus cognoscit accipit a rébus, illo modo accipiendi quo patiens
accipit ab agente. Quod non est intelligendum quasi agens influât in pa-
tiens eamdem numéro speciem quam habet in seipso, sed générât sui simi-
lem educendo de potentia in actiim, et per hune modum dicitur species
coloris deferri a corpore colorato advisum... Actio rei sensibilis non sistit
in sensu, sed ulterius pertingit usque ad fantasiam, sive imaginationem ;
tamen imaginatio est patiens quod cooperatur agenti. Ipsa enim imaginatio
format sibi aliquarum rerum similitudines quas nunquam sensu percepit,
ex his tamen quœ sensu percipiuntur componendo ea et dividendo, sicut
imaginamus montes aureos, quos nunquam vidimus, ex hoc quod vidi-
mus aurum et montes. Sed ad intellectum possibilem comparantur res sicut
agentiainsufficientia, Actio enim ipsarum rerum sensibilium nec etiam in
imaginatione sistit, sed phantasmata ulterius movent intellectum possibi-
lem, non autem ab hoc quod ex se ipsis sufïiciunt, cum sint in potentia
intelligibilia, intellectus autem non movetur nisi ab intelligibili in aclu.
Unde oportet quod superveniat actio intellectus agentis, cujus illustratione
phantasmata fiunt intelligibilia in actu, sicut illustratione lucis corporalis
fiunt colores visibiles actu : et sic patet quod intellectus agens est princi-
pale agens quod agit rerum similitudines in intellectu possibili ; fanlas-
mata autem, qua? a rébus exterioribus accipiuntur, sunt quasi agentia
instrumentalia. Intellectus enim possibilis comparatur ad rcs quarum noli-
tiam recipit, sicut patiens quod cooperatur agenti. Multo enim magis potest
intellectus formare quidditatem rei qua? non cecidit sub sensu quam ima-
ginatio. » Quodlibeta, quodlib. VIII, c. ni.
Les intermédiaires de Fintellection s'échelonnent dans cet ordre : «... In
visione intellectiva triplex médium contigit esse. Unum, sub quo intellec-
tus videt quod disponit cum ad videndum ; et hoc est nobis lumen intel-
lectus agentis, quod se habet ad intellectum possibilem nostrum sicut
lumen solis ad oculum. Aliud médium est quo videtur, el hoc est species
intelligibilis qiue intellectum possibilem déterminai ; et habet se ad in-
tellectum possibilem sicut species lapidis ad oculum. Tertium médium est
nisi quo aliquid videtur, et hoc res est aliqua per quam in cognitionem
alterius devenimus, sicut in effectu videmus causam, et in uno similium
vel contrariorum videtur aliud; et hoc médium se habet ad intellectum
sicut spéculum ad visum corporalem in quo oculus aliquam rem videt. »
Quodl. Vil. art. 1.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 449
le texte même des passages cités n'établit pas cette
doctrine avec une suffisante clarté, sil'onhésite encore
à reconnaître que les quiddités des choses, reproduites
au sein de l'intellect, y possèdent, suivant saint Thomas
comme suivant Malebranche (1), des « propriétés
« réelles, » qui les distinguent soit de l'intellection, soit
de toutes les autres idées du même genre qu'elles, il
faut lire le fragment suivant du traité De intellectu et
intelligiblli : « Quatre choses peuvent être obser-
vées dans les opérations de l'intellect : première-
ment l'objet réel de l'intellection, secondement l'es-
pèce intelligible par laquelle l'intellect passe de la
puissance à l'acte, troisièmement le fait d'intellec-
tualiser, quatrièmement le concept intellectuel. Ce
concept diffère des trois autres choses. Il diffère de
l'objet intellectualisé, parce que cet objet est hors
de l'intellect, tandis qu'un concept intellectuel n'est
pas ailleurs que dans l'intellect; remarquons,, en
outre, que la chose intellectualisée est la fin où
tend le concept intellectuel, car l'intellect se forme
une idée de cette chose pour la connaître. Le con-
cept diffère encore de l'espèce intelligible. En effet,
l'espèce intelligible, par laquelle l'intellect devient
actif, est considérée comme le principe d'action de
l'intellect, puisque tout agent n'agit que sous l'im-
pulsion de quelque forme, principe nécessaire de
son action. Enfin, le concept diffère de l'action de
l'intellect, qui est le fait d'intellectualiser, en ce que
ce concept, considéré comme le terme de l'action,
est quelque chose de réalisé par cette action même.
Ne voit-on pas l'action de l'intellect aboutir soit à la
définition d'une chose, soit à une proposition affirma-
tive ou négative ? Or, ce concept de l'intellect s'appelle
T. 1. 30
450 HISTOIRE
« proprement, en nous, un mot, puisqu'il est ce qu'ex-
<( prime le mot extérieur. D'où il suit que le mot inté-
« rieur ne signifie ni la chose intellectualisée, ni Tes-
« pèce intelligible, ni l'acte de l'intellect, mais le
« concept au moyen duquel il se rapporte à la chose
« intellectualisée (1). » C'est précisément contre cette
distinction de l'intelligible, de l'intellection et du verbe
intellectuel qu'Arnauld argumente avec tant de succès
lorsqu'il réfute Malebranche ; c'est contre cette actua-
lité propre, permanente, des idées abstraites que le doc-
teur Reid et les philosophes de son école ont si vive-
ment et si sagement protesté ; c'est enfin cette fausse
idéologie qui, ramenée sur la scène par le fougueux
Joseph Priestiey, a été de nouveau mise en pleine dé-
route par Emmanuel Kant, et semble aujourd'hui
désavouée par tout le monde, même par les physi-
ciens.
Telles sont donc les prémisses de la psychologie
(1) « Notnndum quod intellectus inlelligendo ad quatuor potest habere
ordinem : scilicet ad rem qua) intelligitur, secundo ad speciem intelligi-
biîem qua lit intellectus in actu, tertio ad suum intelligere, quarto ad
conceptiones intellectus. Quse quidem conceplio a tribus prœdictis differt.
A re quidem intellecta, quia res intellecta est interdum extra intellectum,
conceptio autem intellectus non nisi in intellectu ; et iterum conceptio
intellectus ordinatur ad rem intellectam sicut ad finem, ipse enim intel-
lectus conceptionem rei in se format ut rem intellectam cognoscat. Differt
otiam conceplio a specie intelligibili ; nam species intelligibilis, qua fit
intellectus in actu, consideratur ut principium aclionis intellectus, cum
omnis agens agat secundum quod est in actu per aliquam formam, quam
oportel esse actionis principium. Differt etiam conceptio ab actione intel-
lectus qua; est intelligere, quia prœdicta conceptio consideratur ut termi-
nus actionis et quasi quiddam per ipsum constitutum. Intellectus enim
sua actione format rei diffinitionem, vel etiam propositionem affirmati-
vam seu negativam ; hsec autem conceptio intellectus in nobis proprie dici-
tur verbum, hoc est enim quod verbo exteriori significatur ; vox enim in-
terior neque significat ipsam rem intellectam, neque speciem intelligibi-
lem, neque actum intellectus, sed conceptionem qua mediante refertur ad
rem. » De intellectu et intelligibili ; Opusc. LUI, in tom. XVII Operum S.
Thomœ.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 451
thomiste. Nous poumons insister encore sur quelques
détails ; mais cela serait jugé superflu. Voici mainte-
nant quelles conséquences saint Thomas déduit lui-
même de ces prémisses. L'intellect, n'étant l'acte d'au-
cun organe corporel, ne peut intellectualiser les cho-
ses matérielles que par voie d'abstraction (1). Il reçoit
des formes pour actualiser d'autres formes. Celles
qu'il reçoit sont les espèces intelligibles. L'espèce in-
telligible est, à l'égard de l'intellect, ce par quoi il
pense et non ce qu'il pense. Qu'on le remarque bien,
car, si cette espèce était ce que pense l'intellect, il ré-
sulterait de là que, cette espèce étant dans l'âme,
Tâme penserait sa propre pensée, et que toute con-
naissance serait purement subjective. L'espèce intel-
ligible vient du fantôme, lequel vient de la sensation,
laquelle vient des choses, et le produit de l'acte intel-
lectuel, différent de son principe, est l'espèce intellec-
tualisée, species intellecta : Et sic, ajoute saint Tho-
mas, species intellecta secundario est quod intelligi-
tur, sed id quod intelligitur primo est r es cujus species
intelligïbïlis est similitudo (2) Maintenant, suivant quel
mode se forme chacune des idées ? On a dit que la
connaissance de l'individuel précède toujours et néces-
sairement la connaissance de l'universel. Mais saint
Thomas a trop scrupuleusement étudié les méthodes
de la raison pour n'avoir pas reconnu que toute per-
ception distincte d'un objet est précédée par une no-
tion confuse, cognitio indistincta, de laquelle l'esprit
dégage ensuite ce qu'il affirme de cet objet. Or, une
notion confuse est universelle et non pas singulière.
Saint Thomas le reconnaît, et il définit cette notion ou
(1) Summa theol, part. I, quae*t. Lxxxv, art. I.
(2) Ibid., art. %,
452 HISTOIRE
plutôt cette aperceptior. quelque chose d'intermédiaire
entre la puissance et l'acte. Ainsi la sensation est
antérieure à l'intellection ; c'est convenu ; mais toute
sensation est universellement confuse avant d'être
achevée, avant d'être l'acte qui la termine, c'est-à-
dire cette idée individuelle de la chose sentie que saint
Thomas nomme le fantôme ; de même, l'intellection ne
deviendra l'idée claire, précise, absolument distincte
de toute autre, qui, pour citer un exemple, répond au
mot « humanité, » que par un travail de l'intelligence
dégageant tout le propre de l'humanité de la notion
antérieure et confuse de l'animalité (1).
(i) Ibid., art. 3. Voir, sur la même proposition, divers autres passages
de la Somme, le Commentaire de saint Thomas sur les livres delà Trinité
de Boëce, et M. Carie, Histoire de la vie et des ouvrages de saint Thomas,
p. 365. Saint Thomas a été regardé, même par les critiques modernes,
comme l'inventeur de cette distinction entre la connaissance confuse et la
connaissance déterminée. Qu'il nous suffise de l'énoncer et de faire voir
qu'elle ne contredit en rien la thèse de saint Thomas sur la manière d'être
de la substance. L'objet de la sensation est par lui-même ce qu'il est, et
il est nécessairement individuel ; mais les organes de la sensation ne sont
pas assez vifs, assez prompts, pour atteindre l'acte final, la dernière raison
d'un objet, aussitôt qu'il se présente : si cet objet est à quelque distance,
la première notion qu'on en recueille est plus confuse encore. Voilà ce que
fait observer saint Thomas, et à bon droit. Mais il ne faut pas chercher,
dans cette critique sagace de la faculté de connaître, un argument en faveur
des essences universelles . Il faut simplement s'en tenir à ce que Mazzoni
déclare à ce sujet : « Sensus, ut potenlia quaedam determinatur ab objecto
tanquama termino proprio-, quod quidem objectum procul dubio est sem-
per quid universale. Color enim terminans potentiam visivam est univer-
sale; quod dico de sono terminante potentiam audilivam, et sic de aliis.
Non est itaque dubium sensum, ut est potentia quœdam, per universale
objectum determinari. Quo ad sentir e dicimus quod, si sumatur ratione
termini, semper esse singularis. Sensus enim, in operatione, si<re passione
sua, recipil prius notionem quaindam confusam et indelerminatam, quam
ope intellectus deinde ita absolvit ut in singulare terminet... Color itaque,
qui a visu percipitur in visionis principio est natura illa indeterminata,
vel illud speciei rudimentum quod deinde temporis progressu absolvitur.
Ergo visus prius universale quam singulare cognoscit Sentire ergo etiam
si sit universalis in rudimento, in termino tamen semper est singularis.
Vel dicamus cum Gaetano quod sentire est ipsius singularis, quia si sensus
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 453
En outre, l'âme se connaît elle-même. Quant à la
connaissance que l'âme a d'elle-même, il faut obser-
ver que l'intellect n'étant du genre des substances
intelligibles qu'au titre d'être en puissance, il ne peut
conséquemment se connaître par sa propre essence.
Ce qui le révèle à lui-même, c'est l'acte dont il est le
sujet. Il se voit en action, élaborant des espèces et
formant des concepts ; donc il existe. Voilà ce qui dis-
tingue l'intelligence humaine de l'intelligence divine.
Celle-ci contemple, en effet, sa propre essence, et en
elle toutes les choses qui en procèdent, toutes les
choses nées et à naître. Si la thèse des platonisants
était fondée, si l'intellect humain était actuellement
déterminé par certaines formes intelligibles séparées,
il aurait conscience de lui-même, de sa nature, de ses
énergies propres, sans qu'il lui fût nécessaire d'être
mis en rapport avec les objets externes par la présence
d'un fantôme venu de la sensation. Mais cette thèse
étant rejetée, notre docteur est en droit de dire que
l'intellect serait dans l'impossibilité de se connaître
si les objets externes n'existaient pas (1). La raison
première de toute intellection est, en effet, l'objet ex-
terne, sans qui point de sensation et en conséquence
point d'intellection.
Enfin, l'intellect ne connaît pas seulement les objets
prius cognoscat raagis commune quam minus commune, ut etiam exposuit
D. Thomas, illud tamen commune quod sensus prius percipit non est com-
mune in seipso sed in suis individuis, id est cognoscitur prius individuum
rei magis communis quam individuum rei minus communis,ut hoc corpus
quam hoc vivum, et hoc animal quam hic homo. Et proinde sentire est
singularis, quia semper concernit individuum et singulare.... Ohservandum
tamen aliud esse universale quod est sensitivœ cognitionis principium,
aliud universale quod est inlellectivae comprehensionis finis. » J. Mazonius,
Deuniver. Aristot. et Platonis philos., p. 108.
(1) Quaest. lxxxvii, art. i.
454 HISTOIRE
matériels et lui-même ; ses vertus intuitives l'appellent
encore vers une région supérieure, vers la patrie des
substances éternelles. Que peut-il donc en apprendre?
Cette « connaissance quelconque », aliqualis cognitio,
des choses divines, que, selon saint Thomas, la raison
est capable d'acquérir sans la foi, où commence-t-elle,
où finit-elle ? L'expérience nous enseignant que l'hom-
me ne peut, en ce monde, rien apprendre que par les
sens, il est clair qu'il ne saurait connaître en elles-mê-
mes des substances immatérielles, que les sens ne
voient pas, ne touchent pas (1). Telle est la première
conclusion de saint Thomas, à laquelle est conforme la
seconde : « La quiddité de la chose matérielle, que
« l'intellect abstrait de la matière, étant d'un tout
« autre ordre que les substances immatérielles, il nous
« est défendu d'arriver par la connaissance des sub-
« stances matérielles à l'intelligence parfaite des sub-
« stances immatérielles (2). » Cependant il a été dit
que la perception des choses sensibles produit quel-
que connaissance de ces choses supersensibles dont
Tâme ne saurait avoir ici-bas une notion complète.
Cette connaissance est formée par analogie. C'est donc
par analogie que, suivant saint Thomas, la raison
conçoit la matière séparée de la forme, la forme sépa-
rée de la matière, et, bien au-dessus de toutes les for-
mes subalternes, celle de qui toutes procèdent, Dieu.
On a souvent abusé de l'analogie. Saint Thomas ne
pouvait guères se défendre de commettre cet abus. Il
lui est, toutefois, moins souvent reprochable qu'à son
subtil contradicteur, le patron de l'école franciscaine.
C'est Duns-Scot qui, perdant tout-à-fait la voie de la
(1) Quaest, lxxxviii, art. 1.
(2) Ibid. , art. 2.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQTJE 455
vérité, n'a plus considéré comme objet de la science,
même de la science naturelle, que des actions plus ou
moins analogues aux objets réels de la connaissance.
Saint Thomas est allé quelquefois jusqu'au bord de
l'abîme, et les épais nuages qui s'élevaient des profon-
deurs de cet abîme ont alors obscurci sa vue ; Duns-
Scot, pris de vertige, s'est précipité dans le gouffre.
Voici donc comment saint Thomas a jugé que l'intel-
ligence humaine peut, par analogie, définir l'intelli-
gence de Dieu : « Il est facile, dit-il, de concevoir en
« Dieu plusieurs idées, sans que cela répugne à sa
« simplicité. Il faut seulement considérer que l'oeuvre
« est dans Fesprit de l'ouvrier comme ce qui est
« conçu (sicut quod intelligitiïr) et non comme la
« forme par laquelle il le conçoit, c'est-à-dire comme
« la perception qui est la cause formelle, pour ainsi
« parler, de ce que Fesprit aperçoit actuellement son
« objet ; car l'idée d'une maison est clans l'esprit de
« l'architecte comme une chose qu'il connaît, et à la
« ressemblance de laquelle il doit faire la maison ma-
« térielle qu'il a résolu de bâtir. Or il n'est pas contre
« la simplicité de l'entendement divin qu'il connaisse
« plusieurs choses ; mais il serait contre cette simpli-
« cité qu'il les connût par plusieurs perceptions. Ainsi
« il y a plusieurs idées en Dieu comme conçues par
« Dieu. Et l'on jugera que cela doit être ainsi, en con-
« sidérant que Dieu connaît parfaitement son essence,
« et que par conséquent il la connaît de toutes les
« manières qu'elle peut être connue. Or elle peut
« être connue non-seulement en elle-même, mais
« aussi en tant qu'elle communique aux créatures ce
« qui fait qu'elles lui ressemblent plus ou moins, car
« chaque créature a sa forme propre ou sa propre
456 HISTOIRE
« nature selon qu'elle participe en quelque chose à la
« ressemblance de l'essence divine. En tant que Dieu
« connaît son essence comme imitable par une telle
« créature, il la connaît comme étant la propre notion
« ou raison, ou la propre idée de cette créature. Et
« ainsi des autres. On doit donc admettre en Dieu
« plusieurs notions ou raisons de plusieurs choses.
« C'est ce qui fait qu'on admet en Dieu plusieurs
« idées (1). » Voilà le Dieu créé par l'intelligence hu-
maine selon le principe d'analogie. Saint Thomas
n'aurait pas dû se laisser aller à ces illusions de la
fausse sagesse. A cette question : qu'est-ce que l'es-
sence divine? il avait d'abord répondu, comme un
véritable philosophe : Quid sit divina essentiel ignoro;
sed scio quod sit supra omne ens (1). A cette autre
question : qu'est-ce que 1 '«entendement divin ? il aurait
dû répondre que l'intelligence divine est pour l'intelli-
gence humaine le plus impénétrable des arcanes. Oui,
la raison l'affirme et doit l'affirmer, l'être par excel-
lence et Dieu sont synonymes. Mais si la raison fran-
chit sa limite, l'imagination l'entraîne et l'égaré. On
nous dit : « S'il n'y a aucune ressemblance, aucune
« analogie entre notre intelligence, notre être, et l'in-
%« telligence et l'être de Dieu, de quel droit dirons-
« nous que Dieu est une intelligence et un être? De
« quel droit dirons-nous même qu'il y a un Dieu ? »
Cette objection thomiste, reproduite par un docteur de
ce temps, a-t-elle bien la gravité qu'on lui suppose?
Quoi ! Nous n'avons pas le droit de croire en Dieu
parce que nous refusons de le faire à notre image !
(1) Summa theol., part. I, quœst. xv, art. 2. Nous reproduisons, avec
quelques changements, la traduction qui a été faite de ce passage par
A. Arnauld , Vraies et fausses idées, ch. xm.
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 457
Voilà des philosophes qui, devant l'ineffable mystère
de la suprême cause, s'arrêtent confondus, nomment
Dieu ce qu'ils ignorent, et se prosternent avec le plus
libre respect devant ce foyer de lumière et de vie que
leurs faibles yeux ne peuvent contempler ; eh bien !
plus bas ils s'inclinent, plus durement on les qualifie ;
et d'un ton décisif on leur dit encore : « Pour faire Dieu
« trop grand, vous en compromettez l'existence. Si
« Dieu ne peut être connu positivement par la raison,
« c'en est fait de la raison et de Dieu (2)....» Ainsi,
la preuve en est fournie, ces pieux philosophes sont
des athées sous le masque. Ce qu'ils appellent la plus
nécessaire des affirmations n'est qu'une négation dissi-
mulée. Que l'on nous permette d'être sensibles à cet
outrage vraiment immérité. Nous disons de Dieu qu'il
est, que toutes ses oeuvres le proclament, et nous
obéissons humblement à sa loi sans la juger, sans la
comprendre. Pourquoi ne pas admettre que cette dé-
claration est sincère? En tout cas, on ne réussira
jamais à nous persuader qu'on puisse faire Dieu trop
grand, que le faire trop grand soit le compromettre,
et que, moins familièrement connu par la raison
humaine, Dieu ne serait pas.
Que nous reste-t-il à dire sur la doctrine de saint
Thomas ? Avons-nous négligé quelque affaire impor-
tante ? Avons-nous omis de rappeler quel avait été le
sentiment de ce docteur sur quelque problème dont
la solution pouvait nous intéresser? Non, sans doute,
nous n'avons pas fait connaître saint Thomas tout en-
tier ; mais cela n'était pas à notre charge. Nous devions
fermer l'oreille aux éloquentes homélies du frère
(1) De ente et essentia, c. 2.
(2) M. E. Saisset, Revue des Deux-Mondes, i" sept. 1844.
458 HISTOIRE
Prêcheur, aux savantes, ingénieuses et profondes
dissertations de l'interprète et du théologien, pour
n'écouter que. le philosophe. Le philosophe entendu,
nous n'avons plus qu'à présenter un bref résumé de
ses conclusions sur les trois objets principaux de la
controverse scolastique, l'universel in re, l'universel
post rem et l'universel ante rem.
Sur l'universel in re saint Thomas répète ce qu'ont
dit Aristote, Abélard. Albert-le-Grand. Rien n'est plus
net que ce qu'il déclare à ce sujet. Il n'existe pas de
nature commune ; ce qui se dit généralement des
choses leur appartient au titre de prédicat substantiel
et possède la réalité que les choses réelles, les sub-
stances, attribuent à tout ce qui leur est inhérent ou
adhérent; mais il n'y a pas d'essences universelles
dans la nature, parce que, dans la nature, tout s'in-
corpore à la matière, et que la matière nécessairement
déterminée par la quantité, par l'étendue, communi-
que sa détermination propre à tout ce qu'elle supporte,
à tout ce qu'elle reçoit. Avant Socrate il y a la forme,
la matière de Socrate en puissance de devenir ; mais
avant Socrate, avant cette substance, il n'y a pas d'au-
tre acte que l'acte divin ; le hoc aliquid est le premier
sujet de toute génération. Dans Socrate, il y a la ma-
tière de Socrate, ces os, cette chair, et la forme de
Socrate, ce tout d'homme qui est son acte, qui est sa
vie, et qui n'est pas ailleurs qu'en lui. Enfin, ce qui se
dit de plusieurs est bien sans doute en plusieurs,
mais cela n'est pas universellement, cela n'est pas un
tout substantiel ayant le nombre pour accident. Voilà
donc l'opinion de saint Thomas sur l'universel inre.
Elle est incontestablement nominaliste ; elle n'admet
ni la thèse des essences universelles, ni celle du non-
DE LA PHILOSOPHIE SGOLASTIQUE 459
différent, ni celle de la conformité ; elle leur est même
diamétralement opposée.
L'universel post rem est accepté par saint Thomas
comme vraiment universel, suivant l'essence, le nom
et la définition. Ainsi, des choses numériquement di-
verses, matériellement distinctes, l'intelligence re-
cueille des notions similaires et de ces notions combi-
nées elle forme l'idée universelle de tel genre, de teile
espèce, de telle unité prédicamentale. L'humanité, la
couleur, la bonté, la science, voilà des universaux ; ils
viennent des choses, ils sont en quelque manière dans
les choses, mais ils n'atteignent que par l'intelligence
et dans l'intelligence cette sorte d'essence, dégagée
de toute particularité, à laquelle appartient légitime-
ment le nom universel. Cette thèse est celle -du con-
ceptualisme. Qui, de nos jours, pourrait se défendre
d'y souscrire? Mais, après l'avoir proposée, notre
docteur va bien au-delà. Au premier comme au second
degré de la connaissance, il trouve des images, des
formes représentatives, qui, dit-il, existent vraiment,
et remplissent, comme actes produits au sein de leur
cause, comme sujets réels, des fonctions propres,
déterminées. Cette fiction est réaliste. Il ne faut pas
multiplier les êtres sans nécessité ; voilà l'axiome no-
minaliste, nettement établi par Guillaume d'Ockam,
reproduit et si bien développé par A. Arnauld dans sa
polémique contre Malebranche (1). Quelle est, au con-
traire, la tendance reconnue du système opposé?
C'est d'ajouter au nombre des êtres le plus grand
nombre possible d'abstractions réalisées. Si donc les
conclusions de la science moderne sont bien fon-
(i) Vraits et fausses idées, cb. i.
460 HISTOIRE
clées, et nous avons beaucoup de raisons pour les ju-
ger telles, s'il n'y a pas en fait d'autres réalités qui
contribuent aux actes divers de la sensation et de
l'intellection que l'objet externe, d'une part, et, d'au-
tre part, le sujet pensant, toute l'idéologie de saint
Thomas, nous le disons à regret, mais sans hésiter,
appartient au réalisme.
Résumons enfin et qualifions sa doctrine sur l'uni-
versel ante rem. Telle est pour saint Thomas l'intelli-
gence humaine, telle est, dit-il résolument, l'intelli-
gence divine. Il s'est rencontré, même durant le
moyen-âge, plus d'un interprète du Tintée, qui, sépa-
rant les idées divines de leur cause, les a localisées,
au titre d'essences universelles, dans un monde ima-
giné par la fantaisie. Saint Thomas proteste vivement
contre ces extravagances de l'ultra-réalisme. Mais
quand il se demande ce que c'est qu'une idée divine,
il n'hésite pas à réaliser en leur cause toutes les for-
mes qui, par un acte postérieur, doivent devenir réel-
les au sein des choses. Il voit ainsi dans l'entende-
ment divin, comme éternelles, comme éternellement
distinctes les unes des autres, comme universellement
multiples, toutes les idées qui sont venues à l'intelli-
gence humaine de la considération des choses créées.
Voilà ce qui ne peut être accepté. On s'accorde, en
effet, à reconnaître, d'une part, que les idées humai-
nes ne sont pas ce que les suppose saint Thomas, des
formes réellement distinctes du sujet pensant et de
l'objet pensé, et, d'autre part, qu'il n'est jamais licite
d'assimiler ce qui est de l'homme et ce qui est de Dieu.
Le conceptualisme divin de saint Thomas n'est donc
qu'une décevante chimère, ses idées, raisons, formes,
exemplaires premiers des choses n'étant que des abs-
DE LA PHILOSOPHIE SCOLASTIQUE 461
tractions réalisées dans l'absolu après l'avoir été dans
le contingent.
De tout ce qui précède on doit conclure que la doc-
trine de saint Thomas ne diffère, sur aucun principe,
de celle d'Albert-le-Grand. Elles sont, en effet, con-
formes ; le disciple est demeuré fidèle à son maitre ;
mais il faut reconnaître que saint Thomas a su bien
mieux présenter, bien mieux défendre ce système
mitoyen, qui, proposé par Albert, fut ensuite accepté
par ses confrères en religion comme la créance de
leur école. Saint Thomas est beaucoup plus net, plus
résolu qu'Albert ; il marche d'un pas beaucoup plus
sûr et plus libre. Ce n'est pas lui que troublent les sub-
tilités de la dialectique arabe. Toujours en méfiance à
l'égard des nouveaux péripatéticiens, connaissant,
comme on le voit par sa critique du Livre des causes,
leurs affinités avec les sectaires les plus mal famés de
l'école d'Athènes, il est prompt à se dégager de leurs
sophismes dès qu'il en sent l'étreinte. Ce n'est pas lui
qui recherche les mots obscurs, les périphrases tour-
mentées, pour ne pas paraître en désaccord avec le
Commentateur. Rien, au contraire, ne l'embarrasse
moins que de le contredire ; car, s'il ignore le grec, il
a près de lui son confrère, son ami, le docte Guillaume
de Moerbeke, qui lui signale les inexactitudes des
versions arabes-latinas, et rétablit pour son usage les
textes mutilés. Saint Thomas est d'ailleurs, et cela dit
tout, un logicien plus expérimenté que son maître, qui
va plus vite au terme d'une proposition, qui comprend
mieux tout ce qu'elle comporte, et si la gloire d'Albert
est d'avoir jeté la base de la doctrine dominicaine,
celle de saint Thomas est d'avoir construit, d'avoir
achevé l'édifice.
462 HISTOIRE
Il y a quelques jours, une voix qui doit être entendue
par toute l'Église conseillait, ordonnait de remettre à
l'étude la théologie de saint Thomas. Il parait que l'en-
seignement théologique, compromis par de fausses
méthodes, est partout en décadence. Pour le relever,
pour rendre à l'Église des prêtres instruits et capa-
bles d'instruire les autres, il n'y a, le nouveau pape le
déclare, qu'une chose à faire ; il faut recourir à saint
Thomas. C'est là certes un glorieux hommage. La phi-
losophie n'étant pas dans un aussi grand péril, il n'y a
pas lieu de Fasservir aux décisions de ce docteur. On
l'a tenté (1), mais cette tentative n'a pas eu de succès,
Que la philosophie reste libre, comme elle a le droit de
l'être. Disons toutefois qu'elle manquerait de justice
envers le plus sagace, le plus fidèle disciple d'Aristote,
en ne reconnaissant pas que personne ne l'avait, avant
lui, mieux dirigée dans la voie qu'elle aurait dû ne
quitter jamais.
(1) La philosophie scolastique exposée et défendue, par le R. P.
Kleutgen ; 4 vol. in-8.
FIN DU TOME PREMIER DE LA SECONDE PARTIE.
CHA!
PITRE Ie
Ch.
II.
Ch.
III.
Ch.
IV.
Ch.
V.
Ch.
IV.
Ch.
Vil.
Ch.
VIII.
Ch.
IX.
Ch.
X.
Ch.
XI.
Ch.
XII.
Ch.
XIII.
Ch.
XIV.
Ch.
XV.
TABLE DES MATIERES.
DE CE VOLUME.
Pages .
Reprise des e'tudes. — Vues générale sur
le XIIIe et le XIV siècles , 1
Philosophie des Arabes et des Juifs ... 14
Simon de Tournai, Al. Neckam, Alfr. de
Sereshel ....,, 54
David de Dinan 73
Amaury de Bennes et le concile de Paris. . 83
Grégoire IX et la philosophie d'Aristote . . 108
Michel Scot et Alex, de Halès 120
Edm. Rich et Guill. d'Auvergne 142
Rob. de Lincoln, Guill. Schirvood, Vincent
de Beauvais, Lambert d'Auxerre, . . . 171
Jean de La Rochelle 192
Albert le Grand. Sa logique 214
Physique d'Albert le Grand 248
Métaphysique d'Albert le Grand .... 308
Saint-Thomas 338
Suite du ch. précédent 408
Laval. — Imp. E. Jamin.
^<=kSS^,cpcJq.
(X