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Full text of "Histoire de la philosophie scolastique / par B. Hauréau"

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BOOK     189.4.H294    pt.2    v.  1    c.  1 
HAUREAU    #    HISTOIRE    DE    LA 
PHILOSOPHIE    SCHOLASTIQUE 


Date  Due 

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HISTOIRE 


DE    LA 


PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE 


SECONDE  PARTIE. 


I. 


Laval.  —  Typographie  E.  Jamin,  quai  d'Àvesnières.  —  1879. 


V 


HISTOIRE 


DE 


LA      PHILOSOPHIE 

SCOLASTIQUE 
PAR    B.    HAURÉAU 


MEMBRE   DE   L  INSTITUT 


SECONDE     PARTIE 


TOME    PREMIER 


PARIS 

G.  PEDONE-LAURIEL,  LIBRAIRE 

15,  rue  Soulïïot,  15 

1880 


3 


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HISTOIRE 


DE   LA 


PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE 


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SECONDE    PARTIE 


CHAPITRE  I. 


Reprise  des  études.  —  Vues  générales  sur  le  XIII'  et 
le  XIV»  siècle. 


M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  t'ait  cette  juste  obser- 
vation sur  le  caractère  particulier  de  la  philosophie 
■   grecque  :   «  La  philosophie  grecque,  dans  toute  sa 
«  durée,   n'a  jamais  eu   auprès   d'elle  une    autorité 
«  ombrageuse  et  persécutrice,  qui  prétendît  lui  imposer 
-*«  violemment  des  solutions  toutes  faites,  dont  elle  ne 
«  devait  pas  s'écarter.  Il  n'y  a  jamais  eu,  dans  son 
«  sein,  ces  discussions  déplorables  et  parfois  homi- 
«  cides  où  la  raison  et  la  foi  religieuse  ont  été  aux 
-  «  prises.  Dans  la  Grèce,  la  pensée  a  joui  d'une  liberté 
«  absolue,  parce  qu'elle  n'a  pas  connu  de  livres  sacrés, 
rv~  «  gardiens  du  dogme  national  (1).  »  Delà,  noble  Grèce, 

— .      (1)  Préface  de  la  Métaphysique  d'Aristote,  p.  14. 


6  HISTOIRE 

l'incomparable  majesté  de  toutes  les  œuvres  que  tu 
as  transmises.  Tu  n'avais  pas  de  livres  sacrés  ! 

Les  livres  sacrés  ont  cet  avantage  qu'ils  procurent 
au  commun  des  âmes  beaucoup  de  sécurité.  Mais  on 
ne  peut  faire  que  les  âmes  mieux  douées  demeurent 
toujours  soumises  à  l'autorité  de  ces  livres.  Tôt  ou 
tard  elles  manifestent  la  volonté  de  s'en  affranchir,  et, 
comme,  d'autre  part,  cette  volonté  ne  peut  ne  pas  être 
contrariée,  il  leur  faut  combattre.  Quelle  série  de 
combats,  d'échecs  bientôt  réparés,  de  succès  bientôt 
contestés  !  Nous  reprenons  l'histoire  de  ces  luttes 
«  parfois  homicides  »  au  point  où  nous  l'avons  inter- 
rompue. 

Après  avoir  été  la  plus  forte  passion  de  tous  les 
esprits  cultivés,  la  philosophie,  qui  n'a  pu  vivre  en  paix 
avec  l'Église,  est  généralement  délaissée.  Qu'elle  le 
soit  à  jamais  !  crie  le  choeur  des  évêques.  Pénible  et 
funeste  étude,  dit  Gilbert  Folioth,  évêque  de  Londres  ; 
plus  on  s'approche  du  but  qu'elle  se  propose,  plus  on 
s'éloigne  de  Dieu  :  Logica  suis  relinquatur  sudoribm, 
quœ,  quo  proficit  amplius  apud  se,  eo  sibi  demies 
operamplus  a  Deo  avertit  (1).  On  connaît  la  légende 
de  maître  Serlon.  Ce  professeur  de  grande  renommée 
avait  placé  toute  sa  confiance  dans  les  vérités  démon- 
trées suivant  les  principes  de  la  logique;  mais,  pour  ce 
qui  regarde  les  articles  de  la  foi,  son  habitude  étant 
d'en  parler  le  moins  possible,  il  donnait  à  ses  ennemis 
le  droit  de  dire  qu'il  les  ignorait.  Une  terrible  vision 
l'ayant  converti,  soudain  il  a  quitté  sa  chaire  et  s'est 
fait  moine  (1).  La  légende  de  Serlon  est  l'histoire  véri- 

(1)  Gilberti  Folioth  expositioin  Cant.eantic,  Cap.  I.  ;  Migne,  Patrologic, 
t.  CCII.  col.  1174. 

(2)  Mémoires    de    l'Académie    des    Inscripl.,   t.    XXVIII,    2e    partie, 
p.  243. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  7 

table  d'une  génération  tout  entière.  Au  temps  de  sa 
jeunesse,  elle  encombrait  les  écoles  ;  Paris  pouvait 
à  peine  contenir  tous  les  maîtres  et  tous  leurs  audi- 
teurs. Maintenant,  sous  la  pression  d'une  grande  ter- 
reur, la  foule  pénitente  des  auditeurs  et  des  maîtres 
court  tumultueusement  vers  les  cloîtres  lointains.  Elle 
ne  veut  plus  ni  lire  ni  disputer,  et  les  lieux  qu'elle  re- 
cherche sont  les  plus  déserts,  comme  étant  les  plus 
propices  à  la  méditation,  à  la  prière. 

Est-ce  donc  le  désaveu  définitif  de  la  science,  et  d'un 
si  beau  zèle  pour  les  études  profanes  ne  doit-il  rester 
qu'un  remords  ?  On  peut  le  croire  ;  il  y  a  beaucoup  de 
signes  qui  paraissent  l'annoncer.  Mais  ce  sont,  heu- 
reusement, des  signes  trompeurs.  On  n'aime  pas  la 
science  pour  un  temps.  Qu'on  s'éloigne  d'elle  par  dépit 
ou  par  crainte,  on  reviendra  tôt  ou  tard  se  remettre 
sous  le  joug  qu'on  croit  avoir  quitté  pour  toujours.  Les 
séductions  de  la  science  sont  irrésistibles. 

La  passion  qu'elle  inspire  ne  peut,  dit-on,  aboutir 
qu'à  des  mécomptes.  C'est  là  certainement  un  propos 
calomnieux.  Les  leçons  des  philosophes  viennent  de 
cesser  ;  mais  ce  qui  les  a  fait  condamner,  ce  n'est  pas 
d'avoir  été  stériles.  Non,  sans  doute,  des  clercs,  des 
moines  à  demi  barbares,  à  demi  lettrés,  n'ont  pas  lu 
sans  quelque  profit  ces  fragments  d'Aristote,  de 
Platon,  de  Porphyre,  qu'ils  considèrent  maintenant 
avec  tant  de  méfiance.  L'antiquité  profane  ne  leur  était 
pas  restée  jusqu'alors  inconnue.  Donatet  Priscien  leur 
avaient  enseigné  la  grammaire.  Ils  avaient  appris  de 
Senèque  à  discourir  tristement  sur  les  maux  de  la  vie, 
et  d'Ovide,  de  Martial,  à  s'en  distraire  un  peu  trop 
gaiement  ;  mais,  quand  déjà  tant  de  siècles  s'étaient 
écoulés  depuis  l'invasion  de  la  barbarie,  voilà  tout  le 


8  HISTOIRE 

fruit  qu'ils  avaient  retiré  de  leur  commerce  avec  les 
auteurs  profanes.  Avant  que  la  voix  puissante  et  si 
loin  entendue  du  jeune  Pierre  Abélard  vînt  remettre 
en  honneur  la  philosophie  trop  longtemps  dédaignée, 
on  comptait  en  France  un  nombre  suffisant  de  prosa- 
teurs diserts,  de  versificateurs  raffinés,  et  cependant 
les  intelligences  étaient  encore  généralement  engour- 
dies. Cette  décevante  philosophie,  qui  ne  peut  savoir, 
dit-on,  ce  qu'elle  enseigne,  elle  a  seule  pourtant  la 
vertu  de  nous  appeler  à  vivre  de  la  vie  de  l'esprit. 

N'a-t-on  pas  alors  à  lui  reprocher  d'être  ennemie  de 
notre  repos  ?  Il  est  vrai  qu'ayant  reçu  le  premier  rayon 
de  cette  vivifiante  lumière,  les  intelligences  se  sont  à 
l'instant  éveillées,  et  que  le  sentiment  du  réveil  est, 
pour  la  paresse,  une  angoisse.  La  science  exige,  en 
effet,  du  travaU.  Mais  l'obligation  du  travail  est  une  loi 
de  la  nature  ;  il  n'y  a  que  la  paresse  pour  le  contes- 
ter. Elle  le  conteste  en  disant  qu'il  suffit  de  croire,  et 
que  la  croyance  est  un  don  obtenu  sans  effort,  sans 
mérite,  un  don  purement  gratuit.  Cependant,  comme 
l'a  très  bien  remarqué  le  sage  Aristote,  le  plus  impé- 
rieux de  nos  désirs  est  encore  celui  de  connaître.  Il 
n'est  donc  pas  vrai  que  Dieu  commande  de  croire 
à  la  condition  d'ignorer. 

Vers  la  fin  du  XIIe  siècle,  les  écoles  étant  presque 
désertes,  on  signale  une  reprise  soudaine  des  études 
abandonnées.  De  là  de  vives  inquiétudes  dans  le  parti 
des  conservateurs,  qui  n'avait  pas  eu  le  temps  de 
recueillir  tous  les  profits  de  sa  victoire.  Elles  seront 
plus  vives  encore,  et  à  bon  droit,  quand  sera  mieux 
connu,  mieux  compris,  le  langage,  plus  ou  moins 
secret  ou  déguisé,  de  ces  nouveaux  philosophes.  On 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  9 

recommencera  donc  les  enquêtes,  les  poursuites  et 
d'autres  arrêts  seront  rendus.  Ce  serait  trop  peu  dire 
de  ces  arrêts  que  de  les  appeler  sévères  ;  ils  seront 
cruels,  ils  seront  d'une  cruauté  jusqu'alors  inouïe. 
Mais  tout  l'effroi  qu'ils  pourront  inspirer  ne  saura  pré- 
valoir contre  la  force  des  choses.  Les  bûchers  éteints, 
on  regrettera  bientôt  de  les  avoir  allumés,  et,  après 
cette  nouvelle  disgrâce,  la  philosophie  retrouvera 
des  clients  encore  plus  nombreux  que  ceux  d'au- 
trefois ;  elle  aura  reconquis,  pour  ne  plus  le  perdre, 
l'empire  des  esprits. 

C'est  là  ce  qui  s'accomplit  dans  la  période  dont  nous 
allons  écrire  l'histoire.  Elle  comprend  deux  siècles, 
dont  le  plus  grand  fut  le  premier. 

Cette  loi  de  la  nature  que  suit  la  raison  lorsqu'elle 
essaie  de  pénétrer  le  mystère  des  choses,  n'exerce  pas 
toujours  la  même  action  sur  l'intelligence  humaine  ;  ce 
désir  de  tout  sonder,  de  tout  connaître,  même  ce  qui 
ne  doit  jamais  être  connu,  n'est  pas  toujours  égale- 
ment vif  et  dominant.  Il  y  a  des  races  qui  l'éprouvent 
moins  que  d'autres,  et,  dans  la  vie  des  races  qui  sem- 
blent les  plus  ingénieuses,  il  y  a  des  temps  où, prévaut 
une  sceptique  indolence,  où  le  besoin  qui  se  fait  le  plus 
sentir  est  celui  de  vivre  en  paix,  de  rester  en  place, 
tandis  qu'en  d'autres  temps  les  esprits,  travaillés  par 
un  besoin  contraire,  ne  sont  impatients  que  de  savoir, 
d'agir,  d'innover.  Le  XIII0  siècle  est  à  bon  droit  compté 
parmi  les  siècles  novateurs.  Il  vient  de  commencer  et 
déjà  se  manifestent  les  mêmes  tendances  dans  la  so- 
ciété religieuse  et  dans  la  société  civile.  Il  faut  que 
partout  l'on  se  meuve,  et  que  partout  on  s'emploie  soit 
à  détruire,  soit  à  fonder  quelque  chose  ;  ce  qui  semble 
intolérable,  c'est  le  repos. 


10  HISTOIRE 

En  France,  en  Italie,  en  Allemagne,  dans  la  Bretagne 
insulaire,  tous  les  rois,  tous  les  princes,  tous  les  chefs 
des  familles  prépondérantes  ont  le  glaive  en  main  et 
se  livrent  de  meurtriers  combats,  à  la  suite  desquels 
l'ordre  politique  se  transforme  et  les  nationalités  se 
constituent.  Est-ce  le  simple  jeu  des  ambitions  rivales 
qui  produit  un  si  grand  tumulte  ?  Les  ambitieux  sont  de 
tous  les  temps  ;  pour  qu'il  leur  soit  donné  de  changer 
le  monde,  il  faut  que  le  monde  aspire  après  le  change- 
ment. Au  milieu  de  ces  luttes  affreuses,  des  trêves  sont 
conclues,  des  arrangements  particuliers  désarment  les 
princes  ;  mais  alors  ce  sont  les  soldats  qui  se  tournent 
contre  leurs  chefs  ;  sur  tous  les  points  de  l'ancien 
empire  d'Occident  on  voit  apparaître  des  bandes  formi- 
dables, qui,  sous  les  noms  et  les  drapeaux  les  plus 
divers,  menacent  tous  les  établissements  de  l'ancienne 
société,  et  ruinent  ceux  .qu'elles  rencontrent  sur  leur 
passage  avec  une  fureur  que  rien  ne  semble  pouvoir 
satisfaire.  Des  prophètes  assurent  que  la  fin  des  temps 
est  venue  ;  quelques  hommes  plus  calmes  et  plus  sages 
croient  qu'il  est  utile  d'offrir  un  aliment  à  cette  activité 
délirante,  et,  par  leurs  conseils,  les  papes  et  les  rois 
font  prêcher  des  croisades.  Aussitôt  l'Europe  se  préci- 
pite sur  l'Asie.  «  Les  croisades,  »  a  dit  une  femme  peu 
romanesque,  à  l'ordinaire  très-sensée,  mais  qui  savait 
mal  l'histoire,  «  les  croisades  me  paraissent  aussi 
<(  extravagantes  que  le  roman  d'Amadis,  et  cette  pas- 
«  sion  pour  recouvrer  les  lieux  saints  la  plus  plate 
«  entreprise  qui  put  jamais  passer  par  la  tête  (1).  » 
Ces  croisades,  quand  on  les  juge  sans  avoir  égard  aux 
circonstances,  doivent,  en  effet,  paraître  aussi  folles 
qu'elles  ont  été  désastreuses  ;  mais,  puisqu'il  fallait  un 

(1)  Lettres  de  Mme  Du  Dcffand  ;  édit.  Lescure,  t.  II,  p.  122. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  11 

champ  do  combat  à  des  masses  avides  de  combattre, 
puisqu'il  leur  fallait  des  villes  à  piller,  à  dévaster,  ne 
fut-il  pas  prudent  de  les  envoyer  aux  plaines  de  l'Asie, 
de  l'Afrique,  assignées  pour  théâtre  à  leur  démence 
ravageuse  et  sanguinaire  ? 

Eh  bien  !  c'est  durant  cette  crise  sociale,  durant  ces 
guerres  civiles,  étrangères,  que  se  produisent  les  plus 
grands  artistes,  les  plus  grands  docteurs  du  moyen- 
âge.  Partout  s'élèvent  de  gigantesques  cathédrales, 
construites  selon  les  règles  d'un  art  nouveau.  Les 
écoliers  affluent  de  toutes  parts,  en  si  grand  nombre, 
aux  lieux  où  se  distribue  la  science,  que  les  écoles 
deviennent  des  villes.  On  voit  fonder  presque  dans  le 
même  temps,  après  l'université  de  Paris,  celles 
d'Orléans,  de  Bourges,  de  Toulouse,  de  Montpellier. 
Les  papes,  les  rois  les  protègent,  les  dotent  de  privi- 
lèges, de  revenus  considérables.  Contre  l'université 
de  Paris,  la  plus  glorieuse  de  toutes,  de  nouveaux 
ordres  religieux,  plus  lettrés  que  les  anciens,  s'effor- 
cent d'organiser  une  redoutable  concurrence.  Mais,  si 
de  là  viennent  de  fâcheuses  querelles,  le  bon  effet  de 
cette  rivalité  sera  de  stimuler  le  zèle  des  maîtres  et  de 
leurs  _élèves.  La  Sorbonne  est  instituée  et  bientôt  sont 
ouverts  d'autres  collèges  semblables,  asiles  offerts 
aux  pauvres  écoliers  par  la  charité  des  riches  prélats. 

Fière  de  présider  à  la  distribution  de  la  science, 
l'Église  se  laisse  volontiers  persuader  qu'elle  n'a  plus 
à  la  redouter.  Enfin  elle  a  trouvé,  dit-elle,  le  moyen 
d'accorder  la  raison  et  la  foi.  A  la  foi  de  commander, 
à  la  raison  d'obéir.  Gela  convenu,  l'entente  devient 
facile  ;  tout  subalterne  est-il  nécessairement  un  insou- 
mis ?  Les  mystiques  ont  eu  le  tort  de  contester  â  la 
raison  qu'elle  soit  propre  à  rendre  des  services  ;  on 


[2  HISTOIRE 

déclare,  on  proclame  que  les  mystiques  se  sont  trom- 
pés, que  la  raison  peut  très  utilement  servir  la  foi,  et, 
cette  déclaration  faite,  on  se  persuade  que  la  raison  et 
la  foi  sont  décidément  réconciliées.  C'est  une  illusion  ; 
on  ne  peut  faire  la  paix  entre  la  raison  et  la  foi  qu'en 
attribuant  à  chacune  d'elles  un  domaine  particulier, 
fermé  par  d'infranchissables  barrières.  Mais,  à  la 
faveur  de  cette  illusion,  la  raison  voit,  du  moins, 
reconnaître  quelques-uns  de  ses  droits.  L'Église  en- 
courage l'étude  ;  l'école  rend  à  l'Église  de  très  humbles 
hommages.  Les  papes  applaudissent,  et  chaque  jour  la 
liberté  gagne  du  terrain. 

Comme  on  l'a  remarqué,  la  philosophie  fut,  au  XIIIe 
siècle,  la  science  qui  remplit  le  rôle  principal  parmi 
les  autres  sciences  d'origine  profane.  C'est  une  juste 
remarque,  qui  sera  confirmée  par  beaucoup  de  preuves. 
Voici  donc  le  caractère  particulier  du  XIIIe  siècle  en 
ce  qui  regarde  la  direction  des  études  et  l'éducation 
des  esprits  :  il  est  philosophe,  il  est  même,  à  propre- 
ment parler,  idéologue  ;  sa  méthode  inquisitive  est  la 
spéculation,  sa  méthode  démonstrative  est  l'argumen- 
tation, et  dans  l'usage  qu'il  a  fait  de  l'une  et  de  l'autre 
il  n'a  pas  encore  été  surpassé.  C'est  pourquoi  l'ère 
vraiment  glorieuse  de  l'enseignement  scolastique 
commence  et  finit  avec  le  XIIIe  siècle. 

Quoique  la  philosophie  soit,  dans  l'ordre  logi- 
que, la  première  des  sciences  morales,  elle  aurait  pu 
n'être  pas  cultivée  la  première  après  les  temps  de 
barbarie.  Mais  comme  elle  eut  cet  avantage,  il  lui 
fut  ainsi  donné  de  contribuer  à  la  restauration  pos- 
térieure des  autres  sciences  et  de  leur  imposer  ses 
méthodes  avec  ses  principes  ;  ce  qui  suffit  pour  les 
maintenir  sous  son  autorité   quand  elle  ne  fut  plus 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  18 

elle-même  l'objet  de  si  fervents  hommages.  C'est  ce 
qu'on  vit  au  XIVe  siècle.  Le  XIV0  siècle,  qui  s'ouvre 
par  les  débats  de  Philippe-le-Bel  et  de  Boniface  VIII, 
n'a  pas  le  goût  des  inductions  métaphysiques  ;  il  a  celui 
des  déductions  pratiques  ;  les  sciences  qu'il  préfère 
étudier  sont  la  physique,  qui  commence  à  devenir 
expérimentale,  la  morale,  la  politique,  le  droit 
canonique  et  le  droit  civil.  Il  est  encore  un  grand  siè- 
cle, puisqu'il  doit  faire,  avec  beaucoup  de  ruines,  beau- 
coup de  constructions  nouvelles  ;  cependant  il  occu- 
pera, dans  cette  histoire,  la  moindre  place,  n'ayant 
pas  été  fécond  en  philosophes  remuants  etrenommés. 
Nous  ne  disons  pas  qu'il  ait  tout  à  fait  négligé  la  philo- 
sophie. C'est  une  injure  qui  ne  peut  lui  venir  de  nous. 
Bien  au  contraire,  nous  professons  une  vive  estime 
pour  sa  philsophie  nullement  téméraire,  nullement 
bruyante,  très  circonspecte  et  très  sensée.  Mais  les 
foules  ne  se  forment  pas  autour  des  sages.  C'est  pour- 
quoi Guillaume  d'Ockam  eut  moins  de  disciples  que 
Duns  Scot. 

Nous  abrégeons  ce  discours  préliminaire,  avec  le 
désir  de  commencer  au  plus  tôt  le  récit  des  grandes 
luttes  dont  l'école  fut  le  théâtre  durant  ces  deux 
siècles  si  différents  l'un  de  l'autre.  Nous  ne  pouvons 
toutefois  entrer  en  matière  sans  faire  d'abord  connaître 
comment  eut  lieu  la  restauration  de  ces  études  pro- 
fanes, que  nous  avons  précédemment  laissées  en 
pleine  décadence  et  dans  un  complet  discrédit. 

La  première  impulsion  vers  ces  études  avait  été 
donnée  par  quelques  livres  d'Aristote,  traduits  et  com- 
mentés par  le  latin  Boëce.  La  seconde  le  fut  par  d'autres 
livres  du  même  philosophe,  commentés  par  les  Grecs 
d'Alexandrie  et  leurs  disciples  juifs  ou  musulmans. 


14  HISTOIRE 

Assurément  nous  ne  sommes  pas  de  ceux  auxquels 
il  plaît  d'amoindrir  les  grands  événements  en  leur 
assignant  les  plus  petites  causes.  Oui,  toutes  les  mani- 
festations de  l'intelligence  humaine  se  succèdent  dans 
un  ordre  qu'on  peut  appeler,  au  gré  des  systèmes,  fatal 
ou  divin.  Si  l'on  n'a  pas  une  notion  assez  claire  de  cet 
ordre  pour  prévoir  sûrement  les  choses  qui  doivent 
être,  on  se  persuade  et  l'on  démontre  qu'il  existe  en 
constatant  le  régulier  enchaînement  des  choses  qui 
ont  été.  Le  cas  fortuit  joue,  sur  la  scène  de  ce  monde, 
un  rôle  vraiment  secondaire.  Attribuer  au  cas  fortuit 
toutes  les  révolutions  imprévues,  c'est  donc  imputer  à 
la  cause  accidentelle  ce  qui  vient  de  la  cause  nécessi- 
tante. La  cause  nécessitante  est  le  fait  du  dedans,  qui  se 
produit,  au  cours  des  temps,  selon  la  loi  qui  régit  nos 
destinées  ;  la  cause  accidentelle  est  le  fait  du  dehors 
par  qui  cette  loi  se  révèle.  Ainsi  nous  croyons  ferme- 
ment que,  malgré  tous  les  anathèmes  de  l'Église  contre 
la  philosophie  et  les  philosophes,  la  raison,  dont  le 
propre  est  de  raisonner,  aurait  toujours  fini  par  faire 
prévaloir  ses  droits  méconnus  ;  mais  il  nous  est, 
d'autre  part,  clairement  prouvé  que  la  lecture 
de  la  Physique,  de  la  Métaphysique,  du  Traité  de 
l'âme  et  des  commentaires  joints  à  ces  livres  par  quel- 
ques théologiens  musulmans  fut,  vers  la  fin  du  XIIe 
siècle,  la  raison  contingente  de  cette  révolte  néces- 
saire, dont  l'éclat  aurait  pu  tarder  et  résulter  d'un 
autre  accident. 


CHAPITRE  II 


Philosophie  des  Arabes  et  des  Juifs. 


Les  Arabes  étaient  alors  très  supérieurs  aux  Latins 
dans  toutes  les  sciences  qu'on  appelle  justement  libé- 
rales. Moins  barbares  à  l'origine  que  les  hommes  du 
nord,  ils  s'étaient  plus  facilement  et  plus  tôt  civilisés 
au  contact  des  populations  par  eux  vaincues.  Un  de 
leurs  anciens  califes,  Omar  Ibn  al-Khattab,  a  bien,  il 
est  vrai,  quelques  traits  de  ressemblance  avec  notre 
Clovis.  On  rapporte  que  les  Arabes,  ayant  conquis  la 
Perse,  trouvèrent  dans  ce  beau  pays  un  grand  nombre 
de  livres,  et  que  le  chef  de  l'expédition  ayant  fait  de- 
mander au  calife  Omar  s'il  convenait  de  les  distribuer, 
comme  le  reste  du  butin,  aux  vrais  croyants,  celui-ci 
répondit  :  «  Non,  jette  à  l'eau  tous  ces  livres.  S'ils 
«  renferment  ce  qui  peut  guider  vers  la  vérité,  nous 
«  avons  reçu  de  Dieu,  pour  nous  y  conduire,  un  guide 
«  bien  meilleur.  S'ils  renferment  des  tromperies,  nous 
«  en  serons  heureusement  débarrassés  (1).  »  Mais  plus 
tard,  quand,  après  avoir  soumis  tant  de  peuples,  ces 
nomades  devinrent  sédentaires,  ils  montrèrent  une 
égale  aptitude  pour  les  lettres,  les  sciences  et  les  arts. 

(1)  Prolégomènes  dlbn-Khaldoun,  dans  les  Notices  et  extr.  des  Man., 
t.  XXI,  prem.  part.,  p.  125. 


16  HISTOIRE 

L'étude  de  la  philosophie  commença  chez  les  Arabes 
vers  l'époque  où  la  dynastie  des  Ommiades  fut  rempla- 
cée par  celle  des  Abacides.  Les  Abacides  avaient  fait  un 
long  séjour  dans  le  Khorasan,  au  milieu  de  populations 
dont  les  mœurs  étaient  douces  et  l'esprit  cultivé.  Ils  re- 
vinrent dans  leur  pays  avec  le  dessein  des  réformes 
qui,  dans  la  suite,  furent  entreprises  par  AhouDjafer 
el-Mansour.  Appelés  par  ce  calife  dans  les  écoles 
récemment  ouvertes,  ces  maîtres  futurs  de  l'Europe 
chrétienne  firent,  dit-on,  leur  premier  apprentissage 
sous  la  discipline  de  quelques  juifs  et  même  de  quel- 
ques païens,  venus  de  Syrie,  qui  leur  transmirent 
d'abord  des  notions  assez  étendues  sur  l'arithmétique, 
l'astronomie,  la  physique  et  la  médecine  des  Grecs. 
Ils  furent  ainsi  conduits  des  sciences  physiques  aux 
sciences  morales.  Comme  on  peut  le  supposer,  Galien, 
qui  parle  souvent  de  Platon  et  d'Aristote,  dut  leur 
inspirer  le  désir  de  mieux  connaître  ces  philosophes 
de  si  grand  renom.  La  plupart  des  ouvrages  d'Aristote, 
dont  on  avait  depuis  longtemps  un  texte  syriaque, 
furent  alors  traduits  du  syriaque  en  arabe.  Les  pre- 
mières de  ces  versions  arabes  sont  attribuées  à  un 
certain  Jean  Ibn-al-Batrik,  contemporain  du  calife  Al- 
Mamoun  (1)  qui  régna  de  l'année  813  à  Tannée  833.  Il 
s'établit  ensuite  à  Bagdad,  en  d'autres  villes,  des  col- 
lèges d'interprètes.  Au  temps  d'Al-Motawakkel,  Ho- 
naïn  ben-Ishak,  que  nous  appelons  Johaniiitius,  mé- 
decin nestorien  de  Bagdad,  son  fils  Ishak  ben-Honaïn, 
et  son  neveu,  Hobeish  el-Asam,  traduisirent  en  arabe 
les  principaux  ouvrages  d'Aristote,  de  Thémiste,  de 
Porphyre,   d'Ammonius,   d'Alexandre    d'Aphrodisias, 

(1)  E.  Renan,  De  philosophia  peripatelica  apud  Syros,  p.  57. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  17 

et,   dit-on,   outre  quelques  dialogues  de  Platon,  les 
petits  traités  de  Proclus  (1). 

Les  Syriens  d'Édesse  et  les  Arabes  de  Bagdad 
étaient  donc,  au  VIIIe,  au  IXe  siècle  de  notre  ère,  avec 
les  Scots  d'Hibernie,  les  derniers  représentants,  les 
derniers  conservateurs  de  la  philosophie  hellénique. 
Très  excité  chez  les  Arabes  par  les  encouragements 
des  califes,  le  goût  des  études  gagna  rapidement 
l'Afrique  et  l'Espagne.  Nous  voyons  en  Espagne,  au 
Xe  siècle,  le  calife  Hakem  II  s'employer  de  tous  ses 
efforts,  et  avec  le  plus  grand  succès,  à  faire  venir  de 
l'Orient  des  livres,  des  maîtres,  et  à  créer  des  écoles. 
«Son  palais,  dit  M.  Renan,  devint  un  atelier,  où  l'on 
«  ne  rencontrait  que  copistes,  relieurs,  enlumineurs. 
«  Le  catalogue  de  sa  bibliothèque  formait  quarante 
«  volumes,  et  encore  n'y  trouvait-on  que  le  titre  et 
«  la  description  sommaire  dulivre.  Quelques  écrivains 
«  racontent  que  le  nombre  des  volumes  montait  jus- 
«  qu'à  quatre  cent  mille,  et  que,  pour  les  transporter 
«  d'un  local  à  un  autre,  il  ne  fallait  pas  moins  de  six 
«  mois  (2).  »  Le  récit  de  ces  écrivains  n'est  pas  assu- 
rément digne  de  toute  confiance  ;  ils  doivent  ajouter 
beaucoup  à  la  vérité  :  on  peut  néanmoins  admettre 
qu'aucun  des  livres  alors  connus  ne  manquait  dans  la 
bibliothèque  du  calife  Hakem  II.  Ajoutons  que  les 
principaux  de  la  nation  suivirent  son  exemple.  Ces 
magnifiques  seigneurs  faisant  partout  rechercher  les 
beaux  livres,  l'Andalousie  fut  le  bazar  où,  de  toutes 
les  régions  du  monde,  les  marchands  juifs,   arabes, 

(1)  Brucker,  Hist.  crit.  phih,  t.  III.  —  Araable  Jourdain,  Recherches 
critiq.,  p.  78  et  suiv.  —  Munk,  Diclionn.  des  Sciences  philos.,  au  mot 
Arabes.  —  Ern.  Renan,  De  philos,  perip.  apud  Syros,  p.  58.  —  Ch.  Jour- 
dain, Philos,  de  saint  Thomas,  t.  L,  p.  22. 

(2)  Ern.  Renan,  Averroès,  p.  3. 

T.  I.  2 


18  HISTOIRE 

vinrent  apporter  et  vendre  à  grand  prix  les  monu- 
ments, les  débris  conservés  de  la  littérature,  de  la 
philosophie  profanes.  Dans  les  académies  de  Cordoue, 
de  Séville,  de  Grenade,  de  Tolède,  de  Valence,  de 
Jaën,  de  Malaga,  de  Murcie,  une  nombreuse  jeunesse 
entourait  d'habiles  interprètes  de  ces  textes  savants. 
.  Nous  dirons  plus  loin  comment  la  Physique,  la  Mé- 
taphysique et  tant  d'autres  livres  d'Aristote  passèrent 
de  leurs  mains  aux  mains  de  nos  docteurs.  Nous  avons 
présentement  à  faire  connaître  les  opinions  diverses 
que  professèrent,  dans  leurs  écoles  d'Orient  et  d'Occi- 
dent, les  plus  célèbres  de  ces  interprètes,  de  ces  am- 
plificateurs arabes  et  juifs.  Nos  régents  de  Paris 
ayant  reçu  par  leur  entremise  des  textes  peu  fidèles  et 
commentés  avec  la  plus  grande  liberté,  l'influence  de 
ces  libres  commentaires  n'a  pu  manquer  d'être  consi- 
dérable sur  des  esprits  naïvement  avides  de  toute 
science.  On  ne  conteste  pas,  assurément,  que  les 
ouvrages  authentiques  d'Aristote  soient  composés 
avec  beaucoup  de  méthode  ;  on  se  permet  néanmoins 
de  faire  remarquer  qu'il  n'est  pas  toujours  facile  de  le 
comprendre.  Saphraseest  courte,  simple,  sans  images, 
sans  vains  ornements  ;  mais  il  s'exprime  sur  les  ques- 
tions graves,  sur  ce  qu'on  appelle  le  fond  des  choses, 
avec  une  prudence  vraiment  trop  discrète.  C'est  pour- 
quoi l'on  a  mis  à  son  compte,  dès  les  temps  anciens, 
les  systèmes  les  plus  différents.  Ce  manque  d'accord 
ayant  toujours  existé,  même  parmi  les  plus  respec- 
tueux disciples  d'Aristote,  nos  docteurs  du  moyen-âge 
n'ont  fait  que  continuer  de  vieilles  disputes.  Ainsi,  l'on 
jugerait  très  mal  saint  Thomas  et  Duns  Scot,  on  les 
croirait  plus  inventifs  ou  plus  téméraires  qu'ils  ne  l'ont 
été,  si  l'on  ignorait  comment  Avicenne,  Algazel,  Aver- 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  19 

roès  leur  ont  exposé  la  doctrine  d'Aristote  sur  les 
points  capitaux  de  la  philosophie.  C'est  donc  pour  nous 
une  obligation  de  dire  d'abord  quels  furent  les  senti- 
ments communs  ou  particuliers  de  ces  chefs  d'école, 
pour  indiquer  déjà  quelle  part  d'honneur  ou  de  respon- 
sabilité leur  appartient  dans  les  thèses  différentes  qui 
doivent  renouveler  de  si  vifs  débats. 

Les  Arabes  nous  désignent  comme  un  de  leurs  plus 
anciens  philosophes  Abou-Jousouf  Jaacoub  ben-Ishâk 
Al-Kendi,  contemporain  du  calife  Al-Mansmoun.  Ce 
laborieux  écrivain  avait  composé  deux  cents  volumes, 
ou  plutôt  deux  cents  traités  sur  un  nombre  à  peu  près 
égal  de  questions  philosophiques.  Le  catalogue  de  ces 
nombreux  écrits  est  dans  la  Bibliothèque  arabique- 
espagnole  de  Casiri.  On  y  rencontre  divers  commen- 
taires sur  Aristote,  et  c'est  principalement  à  ces 
commentaires  qu'il  dut  sa  grande  renommée.  Cepen- 
dant ils  étaient  beaucoup  moins  lus  dans  les  écoles 
d'Espagne,  à  la  fin  du  XIIe  siècle,  qu'ils  ne  l'avaient 
été,  dans  le  IXe,  à  l'école  de  Bagdad.  Ils  ne  furent  donc 
pas  traduits  en  latin  à  l'usage  de  nos  docteurs.  Nos 
docteurs  ne  connurent,  sous  le  nom  d' Al-Kendi,  que 
des  traités  originaux  sur  les  facultés  de  l'entendement, 
la  raison,  le  sommeil  et  le  rêve  et  sur  diverses  ques- 
tions d'arithmétique  et  d'astronomie.  Mais,  disons-le 
déjà,  ce  furent  les  imprudents  qui  citèrent  ces  traités 
sans  faire  aucune  réserve.  Les  cauteleux  ne  tardèrent 
pas  aies  dénoncer  comme  farcis  des  plus  dangereuses 
maximes.  Voici  l'opinion  de  ceux-ci,  très  nettement 
exprimée  dans  un  petit  livre  du  XIIF  siècle,  qui  a  pour 
titre  Tractatus  de  erroribus  philosophorum.  Tout  le 
dixième  chapitre  de  ce  livre  concerne  Al-Kendi.  C'est 
un  savant  homme,  très  digne  d'estime,  mais  qu'il  faut 


20  HISTOIRE 

lire  avec  méfiance,  car  il  s'est  bien  souvent  trompé. 
Il  y  a,  dit  l'auteur  du  petit  livre,  beaucoup  d'erreurs 
dans  le  traité  d'Al-Kendi  qui  est  intitulé  Théorie  des 
arts  magiques.  Il  se  trompe  lorsqu'il  émet  sans  con- 
tradiction cette  doctrine,  que  les  événements  terres- 
tres dépendent  de  la  situation  des  astres...  Il  se 
trompe  encore  en  croyant  que  les  effets  de  toutes 
les  causes  qui  sont  en  ce  monde  s'étendent  à  tous 
les  individus  ;  il  s'ensuivrait,  en  effet,  que  toute 
cause,  et  même  toute  cause  créée,  aurait  un  pouvoir 
infini,  et  que  le  pouvoir  de  chaque  cause  s'étendrait 
à  tous  ses  effets...  Une  autre  de  ses  erreurs  consiste 
à  prétendre  qu'il  suffit  de  bien  connaître  une  des 

<  choses  qui  subsistent  en  ce  monde,  pour  avoir  une 
claire  notion  de  ce  monde  tout  entier  ;  c'est  ce  qu'il 

<  dit  dans  son  chapitre  sur  les  rayons  des  étoiles,  as- 
surant que  la  connaissance  parfaite  d'un  seul  indi- 

<  vidude  ce  monde  nous  offre,  comme  dans  un  mi- 

<  roir,    toute    la  représentation  de    l'harmonie    cé- 
(  leste....  Enfin,  il  se  trompe  en  ce  qui  regarde  les 

<  attributs  divins,  disant  qu'on  les  donne  abusivement 

<  à  Dieu,  et  que  ces  noms  de  créateur,   de  premier 
c  principe,  de  Dieu  des  dieux  ne  conviennent  pas  au 

<  Dieu  inconnu.  En  effet,  à  son  avis,  toutes  ces  perfec- 
tions qui  se  disent  de  Dieu  ne  font  aucunement 
connaître  ce  qu'il  est  en  vérité  (1).»  Ce  n'est  là  qu'un 

(1)  «  Alhundus,  in  libro  de  Tlieorica  artium  magicarum,  multos  errores 
protulit.  Erravit  enim  quia  simpliciter  et  sine  contradictione  asseruit  fulura 
pendere  ex  conditione  supercœlestium  corporum...  Ulterius  erravit  quia 
credidit  eiïeclum  omnium  causarum  mundalium  perlingere  ad  quodlibet 
individuum  ;  ex  quo  sequitur  omnem  causam  etiam  creatam  quodammodo 
infinitam  habere  virlutem,  ex  quo  virtus  eujuslibet  causœ  ad  omnem  effec- 
tum  attingit...  Ulterius  ineidit  in  alium  errorem,  quod,  qualibet  re  hujus 
mundi  plene  cognita,  plene  totius  mundi  baberetur  notitia;  et  hoc  est  quod 
ait  in  capitulo  de  radiis  stellarum,  quod  unius  individui  hujus  mundi  con- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  21 

extrait  de  l'acte  d'accusation  dressé  par  nos  ortho- 
doxes contre  le  philosophe  Al-Kendi  ;  mais  cet  extrait 
peut  nous  suffire,  puisqu'il  nous  apprend  dans  quel 
esprit  le  premier-né  des  philosophes  arabes  avait 
commenté  les  livres  d'Aristote.  Des  conclusions  que 
l'on  vient  de  nous  dénoncer  comme  autant  d'erreurs, 
une  seule,  la  dernière,  peut  être  à  bon  droit  considérée 
comme  péripatéticienne.  Dès  le  VIIIe  siècle  de  l'ère 
chrétienne,  Wâcil-ibn-Ata,  l'illustre  chef  de  la  secte 
des  Motazales,  ou  dissidents,  avait  ainsi  prétendu  que 
l'essence  divine  ne  saurait  être  proprement  qualifiée  ; 
que  Dieu,  n'étant  le  sujet  d'aucun  accident,  n'a  pas 
d'attributs  positifs  et  réels  (1).  On  peut  donc  croire  que 
les  Motazales  avaient  convaincu  sur  ce  point  de  doc- 
trine le  sage  et  savant  Al-Kendi.  Il  n'est  pas  toutefois 
impossible  qu'il  ait  tiré  des  écrits  d'Aristote  cette  juste 
critique  des  attributs  divins.  Quoi  qu'il  en  soit,  ses 
autres  opinions  sont  toutes  imputables  à  la  gnose 
alexandrine  ;  Aristote  n'y  est  pour  rien.  En  rappro- 
chant et  mêlant  ces  thèses  d'origine  diverse,  Al-Kendi 
se  proposait  peut-être  de  concilier  la  religion  et  la 
philosophie.  Si  ce  fut  son  dessein,  il  y  échoua.  Re- 
poussé par  les  théologiens  rigides,  il  eut,  du  moins, 
l'honneur  de  fonder  une  école  de  philosophes  ;  mais 
cette  école  n'eut  pas  une  doctrine  bien  réglée.  On  y 
avait  pour  loi  de  raisonner  comme  Aristote,  et  l'on  y 
rêvait  comme  Platon.   L'influence  d' Al-Kendi  et  de  ses 

ditio  plene  cognita  tanquam  per  spéculum  cœlestis  harmonise  conditionem 
totam  représentât...  Ulterius  erravit  circa  divina  attributa,  credens  talia 
Deo  competere  abusive,  nolens  Deum  incognitum  dici  creatorem  et  princi- 
pium  primum  et  dominum  deorum  ;  voluit  enim  quod  perfectiones  de  Deo 
dictœ  nihil  dicunt  positive  de  Deo.  >  Tractatus  de  erroribus  pldlosopho- 
rum  ;  Mari.  lat.  de  la  Biblioth.  nat.,  num.  16/195. 

(1)   Munk,    note  sur   le   ch.    lxxi    de    la  prem.  partie    du  Guide  des 
effarés  ;  t.  I,  p.  837. 


22  HISTOIRE 

disciples  fut  chez  nous,  au  XIIIe  siècle,  évidemment 
fâcheuse.  En  effet,  parmi  les  erreurs  qui  lui  sont  attri- 
buées, et  qui  sont  de  vraies  erreurs  selon  la  saine 
philosophie  et  selon  la  saine  religion,  quelques-unes 
ont  été  reproduites,  dans  nos  écoles  même,  par  des 
théologiens  de  grande  renommée.  L'imprudence  fut, 
au  moyen-âge,  souvent  censurée  ;  on  constate  néan- 
moins que  les  maîtres  les  plus  applaudis  n'ont  pas  tou- 
jours été  les  plus  prudents. 

Les  travaux  d'Al-Kendi  sur  la  philosophie  d'Aristote 
furent  continués  par  Hassan  ben-Sawâr,  dont  les  écrits 
sont  rarement  cités,  s'ils  le  sont  quelquefois,  par  nos 
docteurs  du  XIIIe  siècle.  Ils  citent  souvent,  au  con- 
traire, avec  le  plus  grand  respect,  Abou-Naçr  Moha- 
med ben-Mohamed  ben-Tarkhan  Al-Farabi,  ainsi 
nommé  du  lieu  de  sa  naissance,  la  ville  de  Farab,  en 
Mawaralnahar.  Après  avoir  étudié  la  doctrine  d'A- 
ristote à  l'école  de  Bagdad,  Al-Farabi  se  rendit  à  celle 
d'Harran.  Il  enseigna  plus  tard  à  Damas,  où  il  mourut 
l'an  950  de  notre  ère.  Guillaume  d'Auvergne,  Albert  le 
Grand  et  Vincent  de  Beauvais  se  sont  beaucoup  servi 
des  commentaires  d'Al-Farabi  sur  la  Logique  d'Aris- 
tote. Ils  avaient  encore  entre  les  mains  divers  ouvrages 
de  ce  philosophe  plus  librement  composés  :  une  sorte 
d'encyclopédie,  appelée  en  arabe  Thuçà-al-Oloum, 
en  latin  De  scientiis,  et  un  traité  De  intellectu  et  intel- 
lecto.  La  logique  avait  été  l'objet  principal  des  études 
d'Al-Farabi,  et,  comme  logicien,  il  ouvrit  à  nos  docteurs 
scolastiques  des  voies  qu'Abélard  n'avait  pas  soup- 
çonnées. Si,  d'ailleurs,  les  critiques  du  XIIIe  siècle  ne 
lui  reprochent  pas  un  grand  nombre  d'erreurs,  c'est 
qu'ils  l'ont  imparfaitement  connu.  Au  XIIe  siècle,  on 
avait  ignoré  que  Porphyre  dût  être  compté  parmi  les 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  23 

complices  de  Proclus;  de  même,  au  XIIIe,  on  était 
loin  de  supposer  qu'Al-Farabi  passait,  chez  les  Arabes, 
pour  le  précurseur  d'Averroès.  Il  est  vrai  que,  sur  un 
point  important,  le  maître  et  le  disciple  ne  s'accordent 
guère.  Al-Farabi  n'a  certes  pas  admis  l'unité  substan- 
tielle des  âmes,  après  avoir  judicieusement  remarqué, 
bien  avant  Pomponace,  que,  suivant  les  principes  de 
l'école  péripatéticienne,  on  ne  prouve  pas  même  que 
les  âmes  subsistent  séparées  des  corps. 

Après  Al-Farabi  se  place  Avicenne,  qu'il  faut  nom- 
mer Abou-Ali-Al-Hocëin-Ibn-Sina,  né,  en  l'année  980, 
à  Afchénah,  bourg  aux  portes  de  Chyraz.  Il  étudia 
d'abord  la  philosophie  àBokhara,  sous  Abu-Abdallah, 
et  fut  ensuite  envoyé  par  son  père  à  Bagdad.  Il  eut 
bientôt  acquis  la  renommée  d'un  sage,  d'un  homme 
versé  dans   toutes  les  sciences,  et,   comme  il  était 
d'ailleurs  d'une  famille  honorée  de.l'estime  du  peuple 
et  du  prince,  il  allait  être  appelé  à  remplir  les  prin- 
cipales charges  de  l'état,  quand  la  disgrâce  des  Sama- 
nides,  ses  protecteurs,  le  contraignit  à  chercher  un 
asile  près  du  roi  de  Kharizm.  Ici  commence,  pour  le 
jeune  Ibn-Sina,  l'existence  la  plus  tourmentée.  Il  erre 
de  ville  en  ville,  et,  partout  où  la  fortune  porte  ses  pas, 
il  est  appelé  dans  les  palais  et  recherché  par  les  prin- 
ces, ou  poursuivi  comme  criminel  et  jeté  dans  les  pri- 
sons. Nous  ne  pouvons  raconter  ici  toutes  ses  aven- 
tures, qu'on  pourrait  croire  empruntées  à  quelques- 
unes  des  mille  fables  recueillies  par  Galland.  Il  est,  du 
moins,   certain  que,   durant  le  cours  de  cette  vie  si 
féconde  en  incidents  variés,  Avicenne  employa  ses 
loisirs   aux   travaux  qu'on   appelle   à  bon  droit  les 
travaux  de  l'esprit,  s'appliquant  à  la  fois  à  toutes  les 
sciences  et  composant  de  nombreux  et  volumineux 


24  HISTOIRE 

ouvrages  qui  ont  joui  longtemps  d'un  immense 
crédit. 

On  avait  en  France,  dès  la  fin  du  XIIe  siècle,  à  peu 
près  toutes  les  œuvres  médicales  et  philosophiques 
d'Avicenne  qui  furent  éditées  à  Venise,  vers  la  fin  du 
XVe ,  par  quelques  chanoines  réguliers  de  Saint- 
Augustin,  sous  ce  titre  :  Avicennœ,  peripatetici  phi- 
losophi  ac  medicorum  facile  prineipis,  Opéra  in 
lucem  redacta,  Venise,  1495,  in-fol.  Leur  succès  fut 
si  grand  dans  nos  écoles,  que  Bruclœr  a  pu  dire  sans 
exagération  :  Usque  ad  renatas  Miteras  non  inter 
Arabes  modo,  verum  etiam  inter  christianos,  domina- 
tus  est  Avicenna,  tantwn  non  solus  (1).  Nous  devons 
donc  rechercher  dans  quel  esprit  Avicenne  avait  soit 
commenté,  soit  abrégé  les  livres  d'Aristote.  Quand 
nous  l'aurons  appris,  nous  pourrons  apprécier  ce  que 
lui  doivent  plusieurs  de  nos  éminents  scolastiques. 

En  logique,  Avicenne  suit  Al-Farabi;  il  ne  prétend 
rien  ajouter  à  XOrganon  et  se  contente  d'en  repro- 
duire toutes  les  définitions.  En  physique,  il  est  un 
peu  plus  novateur,  et  voici  les  hérésies  que  lui  repro- 
che l'auteur  déjà  cité  du  Tractatus  de  errorïbus 
philosophorum  :  «  Avicenne,  dit-il,  s'est  trompé  ou 
»  paraît  s'être  trompé,  lorsque,  dans  le  troisième 
»  traité  de  sa  Métaphysique,  au  chapitre  qui  concerne 
»  la  division  de  la  substance  corporelle,  il  n'attribue 
»  qu'une  forme  au  composé,  soutenant  que  rien  du 
»  dehors  ne  vient  spécifier  la  forme  du  genre  ;  d'où  il 
»  suit  que  la  forme  de  l'espèce  n'est  pas  quelque 
»  essence  autre  que  l'essence  de  la  forme  du  genre. 
»  Il  s'est,  de  plus,  trompé  en  supposant  l'éternité  du 
»  mouvement...  Une  autre  de  ses  erreurs  a  été  de  pré- 
Ci)  Histor.  ait.  phil,,  t.  III,  p.  88. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  25 

»  tendre  que  rien  de  muable  ne  peut  procéder  immé- 
»  diatement  d'un  Dieu  immuable...  Une  autre  a  été 
»  d'admettre  l'éternité  du  temps...  Il  a  faussement 
»  encore  exposé  comment  les  choses  sont  émanées  du 
»  premier  principe;  car  non-seulement  il  a  dit  que 
»  cette  émanation  ne  s'est  pas  faite  dans  le  temps ,  il  a 
»  dit  encore  que  toute  chose  immédiatement  émanée 
»  du  premier  principe  est  numériquement  une,  comme 
»  l'intelligence  première  (1).  »  Ainsi  l'une  des  erreurs 
d'Avicenne  est,  dit-on,  de  n'avoir  pas  admis  la  plu- 
ralité des  formes.  Ce  grief  nous  apprend  à  quelle  école 
appartient  l'auteur  du  réquisitoire.  Tous  les  nominalis- 
tes  répéteront,  après  Aristote,  après  Avicenne,  que  la 
forme  substantielle  mérite  seule  le  nom  d'essence,  et 
rejetteront  d'une  seule  voix  la  thèse  réaliste,  qui  con- 
siste à  supposer,  dans  la  nature,  autant  d'essences  et 
de  formes  que  l'esprit  conçoit  de  genres,  d'espèces  et 
de  modalités  prédicamentales.  Passons  donc  rapide- 
ment sur  le  premier  chef  d'accusation.  Les  autres  sont 
plus  graves. 

Pour  ce  qui  regarde  le  second,  il  semble  dès  l'abord 
ne  pas  concerner  moins  Aristote  qu'Avicenne.  La  con- 

(I)  Avicenna  erravit,  vel  errasse  videtur,  ponens  unam  formam  in  com- 
posite», ut  patet  ex  tertio  tractatu  Metaphysicœ  sua?,  capilulo  de  divisione 
substantiœ  corporeœ,  ubi  vult  quod  forma  generis  non  specificetur  per  ali- 
quid  extrinsecum  ;  per  quod  invenitur  quod  forma  speciei  non  sit  aliqua 
essentia  prêeter  essentiam  formœ  genevis.  Ulterius  erravit  in  ponendo  œler- 
nitatem  motus  :  posuit  enim  motum  aîternum  esse,  unde  ait  in  nono  Meta- 
physicœ suœ,  capitulo  de  proprietate  activa  primi  principii...,  motum  non 
fieri  postquam  non  fuit,  nisi  per  aliquid  quod  erat,  et  in  quod  erat  non 
cœpit  fieri  nisi  per  motum  contingentem  illum  alium  motum...  Ulterius 
voluil  quod  a  Deo  invariabili  nihil  variabile  immédiate  progredi  poterat... 
Ulterius  erravit  quia  posuit  aetemitatem  temporis....  Ulterius  erravit  de 
exitu  rerum  a  primo  principio  ;  nam  non  solum  posuit  producta  a  primo 
processisse  ab  eo  ab  aeterno,  sed  etiam  voluit  quod  a  primo  non  procedit 
immédiate  nisi  unum  numéro,  ut  intelligentia  prima...  Tractalus  de 
erroribus  philos.;  n°  16,195  de  la  Bibliotb.  nation. 


26  HISTOIRE 

tinuité,  l'éternité  du  mouvement,  c'est,  en  effet,  un  des 
principes  de  la  physique  péripatéticienne.  Mais  ce 
n'est  pas  ce  principe  qui  révolte  le  plus  notre  censeur 
orthodoxe  ;  c'est  toute  la  série  des  conséquences  qu'on 
en  tire.  Al-Farabi  et  plus  tard  Avicenne,  séduits, 
égarés  parles  chimères  de  Jamblique,  de Proclus,  ont 
très-librement  discouru  sur  les  données  de  la  Phy- 
sique ;  dans  les  explications  qu'il  fournit  touchant  la 
génération  des  choses,  Avicenne  met  beaucoup  du 
sien  au  compte  d'Aristote.  C'est  une  remarque  déjà 
faite  par  Averroès  (1)  ;  et  elle  est  fondée,  bien  qu'Aver- 
roès  n'ait  pas  le  droit  de  reprocher  aux  autres  ce 
défaut  de  fidélité.  La  thèse  d' Avicenne  est  donc  que 
l'éternel,  l'immuable,  ne  peut  immédiatement  produire 
ce  qui  s'altère  sans  cesse,  ce  qui  naît  pour  mourir,  et, 
afin  d'expliquer  comment  de  tels  effets  dérivent  néan- 
moins d'une  telle  cause,  il  suppose  des  sphères  en 
nombre  infini,  qui,  procédant  les  unes  des  autres,  vont 
du  premier  moteur  immobile  au  plus  infime  des  êtres 
animés. Le  premier  moteur  communique  le  mouvement 
à  son  propre  tourbillon  ;  celui-ci  meut  le  tourbillon 
inférieur,  lequel  en  meut  un  autre,  et  ainsi  de  suite, 
de  telle  sorte  que  l'effet  instantané  de  ces  impulsions 
successives  a  toujours  été  la  création  d'une  sphère 
nouvelle.  Mais,  comme  l'impulsion  donnée  par  le  pre- 
mier moteur  a  beaucoup  perdu  de  son  énergie  lorsque 
les  dernières  sphères  sortent  du  néant,  les  individus 
qui  les  habitent  ne  possèdent  plus  la  vie  au  même 
degré  que  les  substances  des  sphères  supérieures  ; 
c'est  pour  cela  qu'ils  s'altèrent  si  vite,  tandis  que  les 
premiers-nés  du  suprême  moteur  sont  éternels  comme 

(1)  Munk,  Mél.  de  phil.  juive,  p.  360. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  27 

lui.  On  voit  que  tout  cet  échafaudage  cosmogonique  a 
pour  assises  une  thèse  alcxandrine,  la  thèse  de  l'éma- 
nation. Elle  sera  plus  d'une  fois  reproduite  dans  le 
XIIIe  siècle,  sous  le  nom  d'Aristote. 

Voici  maintenant  ce  qu'il  y  a  de  plus  original  dans 
la  métaphysique  d'Avicenne.  Au  livre  III  du  Traité  de 
l'àme  (1),  Aristote  distingue,  en  des  termes  qui  ne  sont 
pas  d'une  clarté  suffisante,  ces  deux  modes  différents 
de  l'intelligence,  le  mode  actif  et  le  mode  passif. 
L'obscurité  de  ce  passage  a  fort  agité  l'esprit  des 
commentateurs.  Aristote  s'étant  servi  de  ces  mots 
«  l'intelligence  séparée,»  c'est-à-dire,  comme  il  semble, 
séparée  du  monde,  séparée  des  corps,  pour  qualifier 
le  principe  actif  par  excellence,  la  plupart  des 
commentateurs  grecs  ou  arabes  ont  ensuite  recherché 
l'essence  même  de  ce  principe  externe,  qui,  pénétrant 
soit  par  infusion,  soit  par  irradiation,  dans  l'entende- 
ment passif,  l'entendement  humain,  l'éveille,  le  vivifie, 
le  fait  agir,  ou,  comme  on  dit,  l'actualise.  Les  uns  ont 
défini  ce  principe  Dieu  lui-même.  Les  autres  l'ont  défini 
l'àme  universelle,  émanée  de  Dieu,  l'âme  du  monde, 
subsistant  hors  du  monde.  Cette  dernière  définition, 
à  laquelle  Averroès  doit  donner  les  développements 
que  nous  ferons  connaître,  se  retrouve  en  germe  chez 
Avicenne  ;  mais  Avicenne,  hàtons-nous  de  le  dire, 
reste  bien  en  arrière  des  fictions  averroïstes.  Il  se 
contente,  en  effet,  de  soutenir  que  l'intellect  est,  en 
acte  final,  une  substance  pure  de  tout  mélange,  une 
forme  substantiellement  assistante,  qui  meut  et  déter- 
mine la  matière  sans  recevoir  d'elle  aucune  détermi- 
nation. Cela  peut  être  assurément  considéré  comme 
portant  quelque  atteinte  à  la  notion  de  la  personnalité 

[D  Ghap.  v. 


28  HISTOIRE 

humaine  ;  il  demeure  toutefois  établi,  clans  ce  sys- 
tème, que  chaque  individu  possède  un  intellect  qui 
n'est  pas  celui  d'un  autre  individu  et  n'est  pas  davan- 
tage l'intellect  commun.  Ce  n'est  là  ni  le  texte,  ni  l'es- 
prit d'Aristote  ;  c'est  une  paraphrase  du  Traité  de 
l'âme  faite  par  un  lointain  disciple  de  Zoroastre. 
Cependant, que  l'on  y  prenne  garde,  de  même  que, dans 
sa  physique,  Avicenne  a  protesté  contre  la  thèse  des 
natures  universelles,  de  même,  dans  sa  métaphysique, 
il  repousse  la  thèse  de  l'âme  commune.  Voilà  des 
réserves  péripatéticiennes.  Mais  est-ce  bien  là  toute  la 
métaphysique  d' Avicenne  ?  Interrogeons  encore  notre 
censeur  anonyme  :  Ulterius  erravit  (Avicenna)  quod 
ex  hoc  processit  in  errorem  ut  diceret  animas  cœ- 
lesles  produci  ab  inlelligentiis,  sive  ab  angelis,  et 
unamintelligentiam prodùei  ab  alla...  Ulterius  ani- 
mas nosiras  posuit  esse  productas  ab  ultima  intelli- 
gentia,  a  qua  dependet  gubernatio  animarum  nostra- 
rum  et  per  consequens  beatiludo  nostra....  Ulterius 
erravit,  volens  intelligenliis  non  posse  (esse)  aliquid 
mail,  contradicente  Scriptura  quod  in  angelis  suis 
reperit  pravitatem...  Ulterius  erravit  circa  cogni- 
lionem  divinam,  volens  eam  non  posse  cognoscere 
singularia  in  propria  forma,  ut patet  ex  quarto  Meta- 
physicœ  suce,  capitulo  ultimo.  Ulterius  erravit  circa 
divina  attributa,  volens  quod  scientia  Dei  et  aliœ 
perfecliones  ejus  non  dicunt  aliquid  positive  in  ipso, 
sed  solum  dicta  suntper  remotionem,  quod  est  contra 
viam  sanctorum...  Pour  être,  selon  nos  orthodoxes, 
des  erreurs  théologiques,  toutes  ces  assertions  ne 
sont  pas  des  erreurs  philosophiques.  Quoi  qu'il  en  soit, 
le  désaccord  qui  vient  d'être  signalé,  sur  des  points 
importants,  entre  la  doctrine  de  l'Église  et  la  meta- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASïIQUE  29 

physique  d'Avicenne,  jettera  plus  d'une  fois  nos  doc- 
teurs scolastiques  en  de  grandes  perplexités.  A  bon 
droit,  en  effet,  Albert-le-Grand  et  saint  Thomas  fai- 
saient grand  état  de  son  autorité,  le  trouvant  à  l'ordi- 
naire un  judicieux  et  sincère  interprète.  C'était  bien 
le  juger.  Il  n'y  a  pas  un  théologien  arabe  ou  juif 
qui  n'ait  produit,  sous  le  nom  d'Aristote,  quelque  opi- 
nion très-peu  conforme  à  la  doctrine  de  ce  philosophe, 
et  celui  qui  paraît  avoir  le  moins  souvent  commis  ce 
péché,  c'est  Avicenne.  Un  de  ses  plus  durs  censeurs, 
Algazel,  l'a  lui-même  reconnu  :  «  Avicenne  fut,  dit-il, 
«  un  payen,  un  infidèle  ;  mais  nul  n'a  mieux  exposé  la 
«  doctrine  d'Aristote  (1).  »  Cela  tient  à  ce  qu'il  accepte 
franchement,  sans  aucune  réserve,  la  définition  de  la 
substance  qui  se  lit  au  premier  chapitre  des  Caté- 
gories. Cette  définition  ne  supporte  pas,  en  effet,  de 
grands  écarts  ;  quand  on  va  s'éloigner  de  la  vérité, 
elle  y  ramène. 

Avicenne  mourait  en  l'année  1037.  Vers  le  même 
temps,  en  Espagne,  dans  la  ville  de  Malaga,  vivait  un 
philosophe  juif  d'une  audace  singulière,  l'auteur  du 
Fons  vitœ,  Salomon  ben-Gebirol,  que  les  Latins  ap- 
pellent par  corruption  Avicebron,  ou  Avicembron.  On 
ne  trouve  aucun  renseignement  sur  ce  personnage 
dans  l'Histoire  de  Brucker  ni  dans  celle  de  Tenne- 
mann.  Il  avait  joui  d'une  grande  célébrité,  son  nom 
avait  été  maintes  fois  chargé  d'anathèmes  ;  mais  on 
ne  savait  rien  de  sa  vie  et  l'on  croyait  même  que  son 
livre,  si  souvent  cité,  pour  être  si  souvent  condamné, 
avait  été  finalement  anéanti  par  les  orthodoxes  arabes, 
juifs  ou  chrétiens.  Deux  textes  de  ce  livre,  l'un  hébreu, 

(i)  Le  préservatif  de  l'erreur,  trad.  par  M.  Barbier  de  Meynard,  p.  26. 


30  HISTOIRE 

très  incomplet,  l'autre  latin,  très  inexact  et  très  boule- 
versé, ont  été  trouvés  par  M.  Munk,  qui  s'est  em- 
pressé de  publier  le  texte  hébreu,  suivi  d'une  version 
française  (1). 

La  langue  que  parle  Avicembron  est  celle  d'Aris- 
tote,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  contraire  à  la  doctrine 
d'Aristote  que  celle  cT Avicembron.  En  voici  les  thèses 
principales. 

Si  notre  désir  le  plus  naturel  et  le  plus  vif  est  le 
désir  de  connaître,  nous  ne  pouvons  atteindre  au 
terme  final  de  toute  connaissance,  qui  est  Dieu.  Mais 
nous  pouvons  acquérir  une  notion  quelconque  de  Dieu 
en  étudiant  ses  œuvres.  Faisons  donc  diligemment 
cette  étude, qui  doit  nous  initier,  du  moins,  à  quelques- 
uns  des  secrets  de  Dieu. 

Toute  créature  sortie  des  mains  du  créateur  est 
manifestement  composée  de  matière  et  de  forme.  On 
dit,  en  logique,  que  la  constitution  de  l'espèce  réclame, 
d'une  part,  le  genre,  et,  d'autre  part,  la  différence  ; 
mais,  suivant  Avicembron,  tout  ce  que  la  logique  sup- 
pose doit  être  démontré  par  la  philosophie  première  et 
par  la  philosophie  naturelle,  ou  bien  les  assertions 
logiques  ne  sont  que  chimères.  Or,  personne  n'hésite 
à  reconnaître  qu'en  ajoutant  la  différence  au  genre 
on  a  l'espèce  ;  cela  est  donc  conforme  à  la  vérité,  et  la 
vérité,  la  réalité  sont  des  termes  synonymes.  Mais, 
qu'est-ce  que  le  genre  dans  toute  composition  ?  C'est 
la  matière.  Qu'est-ce  que  la  différence  ?  C'est  la  for- 
me. Donc,  toute  chose  a  pour  matière  le  genre  et  pour 
forme  la  différence.  Telle  est  la  proposition  fondamen- 
tale du  système  d' Avicembron. 

(1)  Mélanges  de  philos,  juive  et  arabe. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  31 

Dans  toutes  les  choses  qui  reçoivent  de  l'art  leur 
détermination  suprême,  on  rencontre  la  forme  artifi- 
cielle et  la  matière  :  la  matière,  c'est-à-dire  cette 
pierre,  cet  airain,  qui  sont  à  l'égard  de  la  forme  ce  que 
la  puissance  est  à  l'égard  de  l'acte.  Mais  cette 
pierre,  cet  airain,  sont  eux-mêmes,  avant  de  de- 
venir la  table  de  pierre,  la  sphère  d'airain,  des  corps 
composés.  Ils  ne  sont  pas,  en  effet,  par  eux-mêmes  ; 
ils  tirent  leur  origine  des  éléments.  D'où  il  suit 
que  les  quatre  éléments,  car  il  y  en  a  quatre,  l'eau,  la 
terre,  l'air  et  le  feu,  sont  eux-mêmes  à  cette  pierre  et 
à  cet  airain  ce  que  le  genre  est  à  la  différence,  la  ma- 
tière à  la  forme,  la  puissance  à  l'acte.  En  outre,  les 
quatre  éléments  diffèrent  entre  eux  par  leurs  qualités, 
mais  ils  ont  quelque  chose  de  commun,  le  corps  ;  la 
terre,  l'eau,  l'air,  le  feu  sont  des  corps.  Donc  le  corps 
est  la  matière  des  éléments,  et  les  qualités  qui  les  dis- 
tinguent en  sont  les  formes.  Ce  n'est  pas  tout  encore. 
N'y  a-t-il  rien  au-delà  de  ces  éléments  qui  sont,  comme 
sujets  informés,  les  sujets  premiers  de  toute  composi- 
tion terrestre  ?  Il  y  a  ce  qui  est  l'opposé  de  la  terre, 
c'est-à-dire  le  ciel, le  corps  céleste.  Or,  le  corps  céleste 
a  de  commun  avec  les  éléments,  la  corporéité,  et  il 
diffère  d'eux  en  ce  qu'il  n'est  pas  apte  à  recevoir  des 
qualités  contraires.  En  conséquence,  Avicembron  pose 
à  un  degré  supérieur  la  matière  du  corps  céleste,  et  il 
dit  que  la  forme  céleste  est  à  ce  corps  ce  que  l'acte  est 
à  la  puissance.  Voilà  donc  quatre  ordres  décomposés: 
1°  cet  airain,  sujet  de  la  sphère  d'airain  ;  2°  les  élé- 
ments ;  3°  leur  sujet  commun,  le  corps  ;  4°  le  ciel. 

Nous  approchons  déjà  de  la  conclusion.  Qu'est-ce 
qu'un  corps  ?  C'est  une  substance  douée  de  certaines 
qualités,  qui  ont  toutes  pour  mesure  l'étendue.  Que 


32  HISTOIRE 

sont  donc  ces  qualités  à  regard  du  corps  ?  Elles  en 
sont  les  formes,  tandis  que  la  substance  est,  comme 
sujet  de  l'étendue  et  des  autres  accidents,  la  matière 
du  corps.  Ainsi,  la  substance  qui  supporte  les  neuf 
autres  prédicaments  est  la  première  matière  spiri- 
tuelle ;  et  de  même  que  la  matière  corporelle  univer- 
selle, c'est-à-dire  le  corps,  contient  à  la  fois  la  matière 
du  corps  céleste,  comme  une  chose  supérieure  qui 
n'est  pas  apte  à  recevoir  les  qualités  contraires  et  une 
chose  inférieure  capable  de  recevoir  ces  qualités  con- 
traires, ainsi  l'on  discerne  dans  la  substance  ce  qui  ne 
saurait  prendre  la  quantité,  l'étendue,  c'est-à-dire  la 
substance  séparée,  et  ce  qui  prend  la  quantité,  c'est-à- 
dire  la  matière  corporelle  des  corps. 

Un  mot  à  part  sur  les  substances  séparées.  Il  résulte 
des  prémisses  que  ces  substances  sont  composées  de 
matière  et  de  forme.  S'il  leur  manquait  l'un  de  ces  prin- 
cipes, elles  seraient  ou  de  simples  matières  ou  de 
simples  formes.  Or  si,  par  exemple,  elles  n'étaient  que 
matière,  il  n'y  aurait  qu'une  substance  séparée,  car  la 
matière  est  une,  comme  genre,  et  le  nombre  ne  lui 
vient  que  de  la  forme.  Si  elles  n'étaient  que  forme, 
elles  ne  seraient  pas  susceptibles  de  perfection  et 
d'imperfection,  car  cette  disposition  naturelle  n'appar- 
tient qu'à  la  matière  prise  comme  sujet  ;  or,  parmi  les 
substances  séparées,  il  y  en  a  de  parfaites,  les  anges, 
et  d'imparfaites,  les  démons.  Donc,  il  faut  reconnaître 
qu'elles  sont  à  la  fois  matière  et  forme.  La  substance 
corporelle  est,  en  quelque  sorte,  la  matière  de  la  cor- 
poréité  ;  de  même  la  substance  spirituelle  est  la  ma- 
tière de  la  spiritualité.  Or,  selon  qu'une  nature  parti- 
cipe plus  ou  moins  de  la  spiritualité,  elle  s'élève  ou  s'a- 
baisse dans  la  hiérarchie  des  substances  spirituelles, 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  33 

de  même  que  l'air  a  d'autant  plus  de  clarté  qu'il  est 
plus  subtil  (1). 

Quelle  que  soit  donc  la  diversité  des  substances 
terrestres  et  des  substances  célestes,  elles  ont  ces 
deux  fondements  communs,  la  matière  et  la  forme, 
qu'elles  tiennent  de  la  matière  universelle  et  de  la 
forme  universelle.  Ce  sont  les  deux  principes  de  toute 
génération.  Mais  si  chacun  de  ces  deux  principes  sub- 
siste en  lui-même,  par  lui-même,  à  l'état  universel 
dans  les  choses  supérieures,  à  l'état  individuel  dans 
les  choses  du  degré  subalterne,  la  ^conclusion  d'Avi- 
cembron  sera  non  pas  l'unité,  mais  la  dualité.  Voilà  ce 
que  n'avaient  pas  fait  prévoir  les  explications  déjà  don- 
nées. Mais  notre  docteur  achèvera  l'exposition  de  son 
système  en  disant  que  la  forme  universelle  réside 
dans  la  matière  universelle,  comme  les  surfaces  ré- 
sident dans  les  corps  solides.  Ainsi  sera  démontrée 
la  coexistence  réelle  de  tout  ce  qui  est.  En  d'autres 
termes ,  l'être  au  premier  degré ,  c'est  l'être  qui 
comprend  tout,  Dieu,  les  substances  séparées  et  les 
substances  incorporées  ;  au  second  degré  de  l'être 
sont  les  principes  nécessaires,  la  matière  en  soi, 
la  forme  en  soi  ;  au  troisième,  les  individus  cé- 
lestes ou  terrestres ,  qui  étaient  auparavant ,  au 
sein  de  leurs  principes,  en  puissance  de  devenir. 
Donc,  le  dernier  mot  de  tout  le  système  d'Avicem- 
bron  est  l'unité  de  substance,  et  la  substance  une 
d'Avicembron  est  la  matière  apte  à  recevoir  toutes  les 
formes,  toutes  les  qualités,  tous  les  accidents.  Aristote 
avait  ainsi  raisonné  sur  la  thèse  de  Parménide  :  «  Si 
«  l'être  en  soi  et  l'unité  en  soi  sont  quelque  chose,  il 
«  nous  sera  bien  difficile  de  concevoir  comment  il  y 

(i)  S.  Thomas,  De  substantiis  separatis,  oap.  v. 

T.  I.  3 


34  HISTOIRE 

«  aura  quelque  autre  chose  en  dehors  de  l'unité  et  de 
«  l'être,  c'est-à-dire  comment  il  y  aura  plus  d'un  être, 
«  puisque  ce  qui  est  autre  chose  que  l'être  n'est  pas. 
«  Il  s'ensuit  nécessairement  que  tous  les  êtres  se  ré- 
«  duisent  à  un,  et  que  l'unité  c'est  l'être  (1).  »  C'est  le 
raisonnement  de  saint  Thomas  sur  la  thèse  d'Avicem- 
bron.  Il  était  permis  à  saint  Thomas  d'appliquer  à 
l'auteur  du  Fons  vitœ  tout  ce  qu'Aristote  dit  de  Par- 
ménide  ;  Avicembron  doit  être,  en  effet,  compté  parmi 
les  panthéistes  les  plus  sincères  et  les  plus  résolus. 

Quelques  mots  sur  Algazel.  Né  à  Tous,  dans  le  Kho- 
razan,  Tan  1038  de  Jésus-Christ,  Abou-Hamed-Moham- 
med-ibn-Mohammed-Gazalli  fit  aussi  profession  d'en- 
seigner la  pure  doctrine  d'Aristote  ;  cependant  il  en 
vint,  comme  philosophe,  au  scepticisme  le  plus  réso- 
lu, et,  comme  théologien,  au  mysticisme  le  plus  en- 
thousiaste, celui  des  soufis.  Nous  ne  disons  pas  que 
cela  soit  contradictoire  ;  la  raison  mise  en  déroute,  la 
foi  s'enivre  de  sa  victoire  et  finit  par  tout  se  permettre. 
Les  Arabes  ont  eux-mêmes  appelé  l'école  d'Algazel 
celle  des  théologiens  scolastiques.  Son  dessein  avoué 
avait  été  de  mettre  la  philosophie  au  service  de  la  reli- 
gion. Voici  les  premiers  mots  de  sa  Métaphysique  : 
<(  Ce  fut  l'usage  parmi  les  philosophes  de  commencer 
«  leur  enseignement  par  la  science  des  choses  natu- 
«  relies  ;  pour  notre  part,  nous  enseignerons  d'abord 
«  la  science  des  choses  divines,  par  ce  qu'elle  est  la 
«  plus  nécessaire  (2).  »  Mais  si  les  croyants  approu- 
vèrent d'abord  cette  méthode,  Algazel  ne  tarda  pas  à 
leur  montrer,  par  son  exemple,  qu'elle  n'est  pas  sans 
péril.  Avant  lui,  comme  l'attestent  les  historiens  ara- 

(1)  Métaphysique,  livr.  III,  ch.  iv. 

(2)  Man.  lat.  delà  Biblioth.  nation.,  num.  6,443,  fol.  143. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  35 

bes,  personne  n'avait  osé  faire  un  si  pernicieux  mé- 
lange de  la  théologie  et  de  la  philosophie  (1).  C'est 
à  lui  que  pensait  Makrisi  lorsqu'il  disait  :  «  Les 
«  doctrines  des  philosophes  causèrent  à  la  religion, 
«  chez  les  Musulmans,  des  maux  plus  grands  qu'on  ne 
«  peut  le  dire.  La  philosophie,  encourageant  l'audace 
«  des  hérétiques,  joignit  à  leurs  impiétés  un  surcroît 
«  d'impiétés  (2).  »  Cette  réflexion  d'un  Arabe  sur  l'é- 
cole arabe  du  Xe  au  XIIe  siècle  paraît  celle  d'un  latin 
sur  l'école  latine  du  XIIe  au  XIIIe.  A  Cordoue  comme  à 
Bagdad,  à  Oxford  comme  à  Paris,  dans  tous  les  lieux, 
dans  tous  les  temps,  la  même  cause  a  produit  et  devait 
produire  le  même  effet. 

Nous  arrivons  enfin  aux  Arabes  d'Espagne.  L'un  des 
plus  cités,  au  XIIIe  siècle,  est  Abou-beer-Mohammed- 
ben-Jahya-ibn-Badja,  que  nos  scolastiques  appellent 
Avempace.  Né  à  Saragosse  vers  la  fin  du  XIe  siècle,  il 
commenta  la  Physique,  les  Météores,  le  Traité  de  la 
génération  et  de  la  corruption  et  quelques-uns  des 
petits  traités  sur  les  animaux.  Ces  commentaires  pa- 
raissent avoir  été  connus  dans  l'école  d'Albert-le- 
Grand,  ainsi  que  deux  autres  ouvrages  du  même  doc- 
teur, plus  originaux  et  moins  didactiques,  une  lettre  de 
départ,  de  congé,  Epistola  expedilionis,  dont  une 
version  latine  a  été  insérée  dans  les  Œuvres  d'Aver- 
roès,  et  un  livre  qui  a  pour  titre  :  Du  régime  du  soli- 
taire. C'est  dans  ce  livre,  aujourd'hui  perdu  (3),  mais 
non  sans  espoir  d'être  retrouvé,  qu'est  exposée  la  thè- 
se d' Avempace  sur  la  nature  des  formes.  Elles  sont, 

(1)  Prolégom.  cTIbn-Khatdoun  ;  dans  les  Not.  et  exlr.,  t.  XXI,  prem. 
part.,  p.  61. 

(2)  De  Sacy,  Exposé  de  la  relig.  des  Druses  ;  Introd.,  p.  22. 

(3)  M.  Muuk,  Dictionnaire  des  Sciences  philosoplu,  au  mot  Ibn*Badja. 


36  HISTOIRE 

dit-il,  de  quatre  espèces  :  1°  Les  formes  des  corps  cé- 
lestes ;  2°  La  forme  pure  de  l'intellect  agent,  qui,  né 
sans  aucune  participation  de  la  matière  terrestre,  se 
porte  à  sa  rencontre  lorsqu'il  attribue  l'acte  à  l'intel- 
lect possible  ou  patient  ;  3°  Les  formes  intelligibles, 
dont  le  siège  est  l'intellect  agent  ;  4°  Les  formes  intel- 
lectualisées, qui,  recueillies  des  choses  par  voie  d'ab- 
straction, résident  dans  l'entendement  individuel  (1). 
Voilà  tout  ce  qui  nous  importe  de  cette  théorie,  que 
Gilbert  de  La  Porrée  paraît  avoir  soupçonnée,  et  que 
Duns-Scot  doit  reproduire.  Le  principal  titre  d'Avem- 
pace  est,  d'ailleurs,  d'avoir  eu  pour  disciple  Averroès. 

Averroès,  que  les  Arabes  nomment  Aboul-Walid- 
Mohammed-ibn-Almed-ibn-Roschd,né,  dans  les  premiè- 
res années  du  XIIe  siècle,  à  Cordoue,  eut  une  existence 
très  laborieuse  et  très  agitée.  Chargé  de  divers  emplois 
publics, il  fut  forcé  de  dérober  à  ces  emplois  le  temps  que 
réclamaient  ses  chères  études. Les  Œuvres  d' Averroès 
ont  été  publiées  plusieurs  fois  ;  nous  ne  rappellerons 
ici  que  l'édition  de  Venise,  1552,  en  11  volumes  in-folio. 
Nos  scolastiques  ont-ils  possédé  tous  les  ouvrages 
admis  dans  cet  immense  recueil  ?  On  peut  en  douter  ; 
cependant  on  a  des  raisons  pour  croire  qu'ils  eurent 
entre  les  mains  tous  ceux  qui  se  rapportent  à  la  philo- 
sophie spéculative.  Ce  sont  d'abord  des  commentaires 
sur  la  Physique,  la  Logique,  Y  Ethique  et  le  plus  grand 
nombre  des  petits  traités  d'Aristote  ;  ensuite  des  opus- 
cules originaux  dont  voici  les  titres  latins  :  Destructio 
dëstruàtîonis pMlosopMœ  Âlgùzâli,  QuœsUa  in  libros 
Logicee  Aristotelis,  Sermo  de  substantiel  orbis,  De  ani- 
mée beatitudine,  Epistolei  de  connexione  intellectus 

(2)  Ibid. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  37 

abstracti  cum  homine.  Les  commentaires  sur  Aristote 
sont  très  développés.  Ce  n'est  pas  le  texte,  c'est  la 
pensée  du  maître  qu'interprète  Averroès,  et  son  inter- 
prétation est  très  libre.  Ses  opuscules  originaux  sont 
plus  libres  encore.  C'est  là  surtout  qu'il  expose,  en  des 
termes  énergiquement  dogmatiques,  le  système  auquel 
on  a  donné  son  nom.  Quel  est  ce  système  ?  M.  Renan 
a  pris  le  soin  d'en  écrire  l'histoire.  Il  y  avait  la  matière 
d'un  travail  digne  d'intéresser  notre  curieux  et  savant 
confrère  dans  les  fortunes  diverses  d'un  système  si 
loué,  si  décrié.  M.  Munk  le  résume  ainsi  : 

«  La  doctrine  d'Ibn-Roschd  est  celle  d'Aristote,  mo- 
difiée par  l'influence  de  certaines  théories  néo-pla- 
toniciennes. En  introduisant  dans  la  doctrine  péripa- 
téticienne l'hypothèse  des  intelligences  des  sphères, 
placées  entre  le  premier  moteur  et  le  monde,  et  en 
admettant  une  émanation  universelle  par  laquelle  le 
mouvement  se  communique  de  proche  en  proche  à 
toutes  les  parties  de  l'univers  jusqu'au  monde  sub- 
lunaire, les  philosophes  arabes  croyaient  sans 
doute  faire  disparaître  le  dualisme  de  la  doctrine 
d'Aristote,  et  combler  l'abîme  qui  sépare  l'énergie 
pure,  ou  Dieu,  de  la  matière  première.  Ibn-Rosch 
admet  ces  hypothèses  dans  toute  leur  étendue.  Le 
ciel  est  considéré  par  lui  comme  un  être  animé  et 
organique,  qui  ne  naît  ni  ne  périt,  et  dont  la  matière 
même  est  supérieure  à  celle  des  choses  sublunaires  ; 
il  communique  à  celles-ci  le  mouvement  qui  lui  vient 
de  la  cause  première  et  du  désir  qui  l'attire  lui-même 
vers  le  premier  moteur.  La  matière,  qui  est  éter- 
nelle, est  caractérisée  par  Ibn-Roschd  avec  plus  de 
précision  encore  qu'elle  ne  l'a  été  par  Aristote  :  elle 
est  non  seulement  la  faculté  de  tout  devenir  par  la 


38  HISTOIRE 

forme  qui  vient  du  dehors  ;  mais  la  forme  elle-même 
est  virtuellement  dans  la  matière  ;  car  si  elle  était 
produite  par  la  cause  première,  ce  serait  là  une 
création  de  rien,  qu'Ibn-Roschd  n'admet  pas  plus 
qu'Aristote.  Le  lien  qui  rattache  l'homme  au  ciel  et 
à  Dieu  le  fait  participer  jusqu'à  un  certain  point  à 
la  science  supérieure,  principe  de  l'ordre  universel  ; 
c'est  par  la  science  seule  et  non  par  une  vide  com- 
templation  que  nous  pouvons  arriver  à  saisir  l'être, 
et,  sous  ce  rapport,  Ibn-Roschd  est  encore  plus  ab- 
solu que  son  maître,  et  les  idées  morales  ne 
jouent  dans  sa  doctrine  qu'un  rôle  fort  secon- 
daire. 

«  Si  la  doctrine  d'Ibn-Roschd,  sous  tous  les  rap- 
ports, est  plus  ou  moins  conforme  à  celles  des 
autres  péripatéticiens  arabes,  sa  théorie  de  l'intelli- 
gence a  un  caractère  distinct,  que  nous  devons  faire 
ressortir  plus  particulièrement...  Notre  philosophe 
commence  par  rappeler  la  division  des  facultés  de 
l'âme  et  leurs  rapports  mutuels.  Après  avoir  démon- 
tré par  divers  arguments  qu'il  doit  exister  un  lien 
entre  l'intellect  séparé  et  l'intellect  humain,  comme 
entre  la  forme  et  le  sujet,  il  soutient  qu'il  faut  que  ce 
soit  l'intellect  acquis  qui  perçoive  l'intellect  actif 
universel  ;  car  si  c'était  celui-ci  qui  perçût  l'intellect 
«  acquis,  l'intellect  humain  individuel,  il  y  aurait  en 
lui  par  cette  perception  un  accident  nouveau.  Or, 
une  substance  éternelle,  comme  l'intellect  actif  uni- 

<  versel,  ne  peut  être  sujette  à  des  accidents  nou- 

<  veaux  ;  il  faut  donc  que  ce  soit  l'intellect  humain  qui 
perçoive  l'intellect  universel  :  c'est-à-dire  il  faut  que 
l'intellect  humain  puisse  s'élever  à  l'intellect  univer- 
sel et  s'identifier  en  quelque  sorte  avec  lui,  tout  en 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  39 

«  restant  un  être  périssable.  C'est  que  l'élément  péris- 
«  sable  (l'intellect  acquis)  s'efface  alors  ;  car,  au  mo- 
«  où  l'intellect  acquis  est  attiré  par  l'intellect  actif 
«  universel,  il  faut  que  celui-ci  agisse  sur  l'homme 
«  d'une  autre  manière  que  la  première  fois,  lors  de  la 
«  réunion  des  deux  intellects  ;  et,  lorsque  l'intellect 
«  acquis  monte,  il  s'efface  et  se  perd  entièrement,  et 
«  il  ne  reste,  pour  ainsi  dire,  que  la  table  rase  del'in- 
«  tellect  passif,  lequel,  n'étant  déterminé  par  aucune 
«  forme,  peut  recevoir  toutes  les  formes.  Il  naît  alors 
«  en  lui  une  seconde  disposition,  pour  lui  faire  perce- 
«  voir  l'intellect  actif  universel. 

«  Si  l'on  demande  à  Ibn-Roschd  :  Pourquoi  tous  ces 
«  détours  ?  pourquoi  la  première  disposition,  que  vous 
«  appelez  l'intellect  passif  ou  matériel,  ne  se  joint-elle 
«  pas  de  prime-abord  à  l'intellect  universel  ?  il  répon- 
«  dra  :  L'intellect  actif  exerce  deux  actions  diverses 
«  sur  l'intellect  matériel.  L'une  a  lieu  tant  que  l'intel- 
«  lect  matériel  n'a  pas  perfectionné  son  être,  tant  qu'il 
«  n'a  pas  passé  à  l'entéléchie  en  recevant  les  formes 
«  intelligibles  ;  l'autre  consiste  à  attirer  vers  luil'intel- 
«  lect  en  action  ou  l'intellect  acquis.  Or,  si  cette  se- 
«  conde  action  pouvait  s'exercer  de  prime-abord,  l'in- 
a  tellect  acquis  n'existerait  point,  et  cependant  il  est 
«  une  condition  nécessaire  de  notre  existence  intel- 
«  lectuelle.  Il  naît  donc  par  la  première  action  de  Fin- 
ce  tellect  actif,  mais  il  s'efface  lorsque  nous  devons  ar- 
ec river  à  la  connaissance  de  l'intellect  actif  universel, 
«  car  la  forme  plus  forte  fait  disparaître  la  forme  plus 
«  faible.  C'est  ainsi  que  la  sensibilité  est  une  condition 
«  essentielle  de  l'existence  de  l'imagination  ;  cepen- 
«  dant,  lorsque  celle-ci  prend  le  dessus,  la  sensation 
«  disparaît,  car  l'imagination  ne  produit  son  effet  que 


40  HISTOIRE 

<  lorsque  les  sens  se  sont  en  quelque  sorte  effacés, 
c  par  exemple  dans  les  visions. 

«  Du  reste,  la  seconde  des  deux  actions  dont  nous 

<  venons  de  parler  résulte  de  la  nature  des  deux  in- 
(  tellects.  De  même  que  le  feu,  lorsqu'il  est  approché 

<  d'un  objet  combustible,  brûle  cet  objet  et  le  trans- 

<  forme,  de  même  l'intellect  actif  agit  directement 
(  pour  attirer  vers  lui  l'intellect  acquis,  ou  bien  il  le 
(  fait  par  un  intermédiaire  qu'on  appelle  l'intellect 
(  émané...  La  faculté  de  s'identifier  complètement 
(  avec  l'intellect  actif  universel  n'est  pas  la  même 
(  chez  tous  les  hommes.  Elle  dépend  de  trois  choses  ; 

<  savoir  :  de  la  force  primitive  de  l'intellect  matériel  ; 
(  de  la  perfection  de  l'intellect  acquis,  qui  demande 

<  des  efforts  spéculatifs,  et  de  l'infusion  plus  ou  moins 

<  prompte  de  la  forme  destinée  à  transformer  Fintel- 

<  lect  acquis.  En  somme,  on  n'arrive  à  cette  perfection 

<  que  par  l'étude  et  la  spéculation,   et  en  renonçant  à 

<  tous  les  désirs  qui  se  rattachent  aux  facultés  infé- 
(  rieures  de  l'âme,  et  notamment  à  la  sensation.  Il 

<  faut  avant  tout  perfectionner  l'intellect  spéculatif... 

<  Ce  bonheur  de  la  plus  haute  intelligence  n'arrive  à 

<  l'homme  que  dans  cette  vie,  par  les  études  et  les 

<  œuvres  à  la  fois  ;  celui  à  qui  il  n'est  pas  donné  d'y  ar- 
river dans  cette  vie  retourne  après  sa  mort  au  néant 
ou  bien  à  des  tourments  éternels.  Il  y  en  a  qui  ont 
fait  de  l'intellect  matériel  ou  passif  une  substance 
individuelle  qui  ne  naît  ni  ne  périt.  Ceux-là  peuvent 
admettre  à  plus  forte  raison  la  possibilité  de  la  con- 

<  jonction  des  deux  intellects,  car  ce  qui  est  éternel 
peut  comprendre  l'éternel.  Ibn-Roschd  n'achève  pas 
sa  pensée  ;  il  est  évident  que,  n'ayant  pas  fait  de 
l'intellect  matériel  une  substance  individuelle,  mais 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  41 

«  une  simple  disposition  qui  naît  et  périt  avec  l'hom- 
«  me,  il  n'y  a,  dans  son  opinion,  rien  d'éternel  que 
«  l'intellect  universel.  L'homme,  par  la  conjonction, 
«  ne  gagne  donc  rien  individuellement  qui  aille  au- 
«  delà  des  limites  de  cette  existence  terrestre,  et  la 
«  permanence  de  l'âme  individuelle  est  une  chimère. 
«  Les  notions  générales,  qui  émanent  de  l'intellect 
«  universel,  sont  impérissables  dans  l'humanité  tout 
«  entière  ;  mais  il  ne  reste  rien  de  l'intelligence  indi- 
ce viduelle  qui  les  reçoit  (1).  » 

Telles  sont  les  données  principales  de  la  doctrine 
célèbre  d'Averroès.  Il  nous  a  semblé  bon  de  les  faire 
présenter  ici  par  M.  Munk,  savant  traducteur  et  philo- 
sophe désintéressé.  Averroès  a  rencontré,  parmi  les 
maîtres  latins,  dans  les  écoles  d'Italie,  beaucoup  de 
disciples  très  passionnés,  mais  très  peu  fidèles,  qui 
ont  mis  à  son  compte  les  excès  de  leur  propre  audace. 
Il  est  prudent  de  ne  pas  le  juger  sur  leurs  apologies. 
Cela  veut  dire  qu'il  ne  faut  pas  non  plus  se  fier  à  toutes 
les  imputations  de  ses  détracteurs.  C'est,  en  effet, 
dans  ces  apologies  qu'ils  ont  trouvé  la  matière  des 
plus  graves. 

Dans  le  même  temps  qu'Averroès  vécut  le  juif 
Moïse-ben-Maimoun,  appelé  par  les  latins  Mose  Mai- 
monide,  né  à  Cordoue,  le  30  mars  1135,  mort  au  vieux 
Caire,  le  13  décembre  1204.  Son  père,  qui  était  un  des 
lettrés  de  la  synagogue,  lui  donna  pour  maître  un  phi- 
losophe érudit  qui  continuait  l'enseignement  d'Avem- 
pace.  Bientôt  après,  survint  un  événement  très  calami- 
teux  pour  les  juifs  d'Espagne.  Abdel-Moumen,  fonda- 
teur de  la  dynastie  des  Almohades,   s'étant  rendu  maî- 

(1)  Dict.  des  sciences  phil.,  au  mot  lbn-Roschd. 


3t  HISTOIRE 

tre  de  Gordoue, y  prohiba,  suivant  l'exemple  des  princes 
chrétiens,  toute  autre  religion  que  la  sienne.  La  famille 
de  Moïse   et  Moïse  lui-même  s'inclinèrent   humble- 
ment sous  le  joug  de  ce  maître  farouche;   contraints 
de  renoncer  à  la  foi  de  leurs  pères  et  de  professer  en 
public  la  religion  de  Mahomet,  ils  subirent  cette  con- 
trainte durant  environ  seize  années.  Comme  il  n'y  avait 
plus  d'écoles  juives,  Moïse  acheva  ses  études  aux 
écoles  arabes,  où  professaient  de  meilleurs  maîtres. 
C'est  ainsi  qu'il  retira  d'un  malheur  public  un  profit 
particulier.  Cependant  il  n'y  avait  pas  à  Cordoue,  sous 
le  gouvernement  dévot  d'Abdel-Moumen,  de  véritables 
sûretés  pour  les  juifs  qu'on  disait  convertis,  qu'on 
savait  opprimés.  Leur  soumission  étant  suspecte,  on 
les  persécutait.  Moïse  et  ses  parents,  ayant  quitté  l'Es- 
pagne, se  réfugièrent  en  Afrique,  dans  le  Maghreb,  et 
de  là  se  rendirent  à  Fez,  puis  en  Asie.  Ils  arrivèrent  à 
Saint-Jean-d'Acre  le  16  mai  1165.  Ensuite,  passant  par 
Jérusalem,  ils  allèrent  habiter  le  vieux  Caire.  Dans 
cette  ville,  où  les  juifs  étaient  en  grand  nombre,  le 
prosélytisme   musulman  n'avait  rien  de  tyrannique. 
Moïse  ben-Maimoun  s'y  fixa,  sans  esprit  de  retour  vers 
le  sol  natal  :  pour  les  juifs  partout  honnis,  la  patrie 
était  le  lieu  quelconque  où  l'on  voulait  bien  tolérer 
leur  présence.  Établi  dans  la  ville  du  Caire,  Moïse  y  fit 
d'abord  le  commerce  des  pierres  précieuses.  Ayant, 
plus  tard,  enseigné  la  philosophie  et  pratiqué  la  méde- 
cine, il  eut  facilement  la  renommée  d'un  philosophe 
très  savant  et  d'un  médecin  très  habile.  A  la  ville  et 
dans  le  palais  même  de  Saladin,  on  parla  de  son  éru- 
dition variée,  on  parla  de  ses  cures  merveilleuses,  et 
l'un  des  ministres,  le  cadi  Al-Fâdhel,  s'étant  déclaré 
son  protecteur,  l'introduisit  à  la  cour  avec  le  titre  de 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  43 

médecin.  L'opinion  publique  consacra  cette  faveur 
méritée,  et  Moïse  ben-Maimoun  était,  quand  il  mourut, 
un  des  premiers  personnages  du  Caire. 

Ses  ouvrages  sont  très  nombreux.  Nos  docteurs  du 
XIIP  siècle  ne  les  ont  pas  tous  connus,  mais  ils  ont 
souvent  cité,  sous  divers  titres,  Le  guide  des  égarés, 
récemment  traduit  par  M.  Munk,  le  plus  vaste,  le  plus 
beau  monument  de  la  philosophie  chez  les  juifs,  leur 
livre  vraiment  classique,  dont  l'influence  fut  si  durable 
qu'on  la  voit  rayonner  encore  sur  les  écrits  de  Spinosa, 
de  Mendelssohn. 

Cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  y  ait  eu  jamais,  à  propre- 
ment parler,  une  philosophie  juive.  Il  n'y  a  pas  eu  non 
plus  de  philosophie  païenne  ou  chrétienne.  La  philoso- 
phie prête  beaucoup  aux  religions";  elle  ne  leur  doit 
rien.  Ce  que  nous  enseigne  l'histoire,  c'est  que  toutes 
les  religions,  sans  reconnaître,  il  est  vrai,  la  supério- 
rité de  la  philosophie,  ont  tour  à  tour  essayé  de  s'ac- 
corder avec  elle.  Cet  accord  de  l'une  et  de  l'autre 
est  l'objet  même  du  livre  qui  a  pour  titre  :  Le  guide 
des  égarés.  Quels  sont,  en  effet,  ces  égarés?  Ce  sont 
les  gens  qui  perdent  la  bonne  voie  en  cherchant  la 
meilleure.  Ayant  formé  le  dessein  de  concilier  le  sens 
littéral  des  Écritures  avec  les  vérités  que  la  raison 
conçoit,  que  la  philosophie  proclame,  ils  n'y  réussis- 
sent pas.  Alors  s'élèvent  en  leurs  esprits  des  doutes 
cruels.  Veulent-ils  condamner  la  raison  au  silence  ? 
Malgré  tout  ce  qu'ils  osent  faire  pour  étouffer  sa  voix, 
elle  parle  et  les  oblige  à  l'écouter.  Veulent-ils,  par 
un  effort  contraire,  se  soustraire  à  l'empire  de  la  reli- 
gion ?  Ils  s'épouvantent  aussitôt  de  leur  propre  au- 
dace, et  leur  conscience  alarmée  se  rejette  en  arrière. 
En  cet  état  d'inquiétude  et  de  malaise,  le  plus  grand 


44  HISTOIRE 

service  qu'on  puisse  leur  rendre  n'est-il  pas  de  leur 
démontrer  que  l'accord  de  la  philosophie  et  de  la 
religion  n'est  pas,  en  effet,  impossible  à  qui  le  tente 
prudemment,  sans  confondre  la  philosophie  et  les  sys- 
tèmes variés  des  philosophes.  Pour  Moïse  ben-Mai- 
moun,  comme  pour  les  Arabes,  ses  maîtres,  le  moins 
dangereux  des  philosophes,  c'est  Aristote.  Il  faut 
donc  entreprendre  de  concilier  la  doctrine  d' Aristote 
avec  les  textes  sacrés.  Si  sur  certains  points  cela  ne 
se  peut  faire,  on  laissera  de  côté,  quant  à  ces  points, 
la  doctrine  d' Aristote  ;  les  éclaircissements  qu'elle 
fournira  pour  le  reste  n'auront  pas  moins  d'intérêt  et 
de  valeur. 

Moïse  ben-Maimoun  admet  premièrement,  avec 
Aristote,  que  l'essence  divine  est  d'une  simplicité  par- 
faite. On  dit  de  Dieu  qu'il  sait,  qu'il  veut,  qu'il  crée, 
etc.,  etc.  Mais,  quelle  que  puisse  être  la  diversité  de 
ces  actes  divins,  ce  sont  les  actes  d'une  essence  en 
qui  rien  n'est  accessoire,  rien  n'est  adventice  (1).  La 
science  de  Dieu,  prise  à  part,  est  elle-même  un  tout 
parfait,  dont  l'inaltérable  unité  comprend  à  la  fois  tout 
ce  qui  est  et  tout  ce  qui  sera  ;  en  elle  le  nécessaire  et 
le  contingent,  le  futur  et  l'actuel,  sont  absolument 
identiques.  Si  cela  nous  semble  contradictoire,  c'est 
que  nous  jugeons  la  science  de  Dieu  selon  la  nôtre, 
qui  n'a  de  commun  que  le  nom  avec  celle  de  Dieu  (2). 
De  ces  principes  on  peut  déduire  l'éternité  du  monde  ; 
notre  docteur  n'estime  pas  toutefois  que  cette  déduc- 
tion soit  rigoureuse.  La  loi  de  Moïse  et  la  foi  d'Abra- 
ham l'obligeant,  dit-il,  à  désavouer  ici  la  doctrine  d'A- 

(1)  Guide  des  égarés,  prem.  part.,  ch.  lui. 

(2)  Ibid.,  trois,  part.,cli.  xx. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASÏIQUE  45 

ristote  (1),  il  s'efforce  de  prouver  que  suivant  la  raison 
le  monde  a  été  créé  dans  le  temps  et  de  rien.  Mais 
cette  démonstration  ne  lui  est  pas  facile  ;  aussi  doit-il  y 
consacrer  vingt-six  chapitres  (2).  S'est-il  enfin  satis- 
fait lui-même  sur  ce  point  très  important  ?  Il  nous  est 
permis  d'en  douter.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  loi  de  Moïse 
et  la  foi  d'Abraham  lui  permettant,  comme  il  paraît,  de 
croire  que  le  monde  créé  ne  finira  jamais,  il  s'empresse 
de  confirmer  cette  opinion  d'Aristote  (3).  Voilà  quel- 
ques données  sur  Dieu,  sur  le  monde  ;  en  voici  quel- 
ques autres  sur  la  nature  humaine.  Certains  philoso- 
phes disent  que  la  Providence  prend  soin  de  l'espèce, 
et  non  pas  des  individus  ;  mais  c'est  une  erreur  de  ces 
philosophes,  les  individus  ayant  seuls,  hors  de  l'enten- 
dement, les  conditions  de  l'existence  réelle  (4).  Chaque 
individu  de  l'espèce  humaine  possède  donc  sa  matière 
propre  et  son  âme  propre.  L'àme  est  un  épanchement 
divin  ;  plus  un  individu  participe  de  cet  épanchement, 
plus  il  vaut  parmi  les  hommes  (5).  Eufîn,  sur  la  ma- 
nière d'être  et  d'agir  de  cette  àme  individuelle,  Moïse 
ben-Maimoun  s'exprime  ainsi  :  «  Sache  que  l'homme, 
«  avant  de  penser  une  chose,  est  intelligent  en  puis- 
«  sance  ;  mais  lorsqu'il  a  pensé  une  certaine  chose, 
«  comme,  par  exemple,  lorsqu'il  a  pensé  la  forme  de 
«  ce  bois,  et  qu'il  a  abstrait  ce  qui  en  est  la  forme  de 
«  ce  qui  en  est  la  matière....,  il  est  devenu  intelligent 
«  en  acte.  L'intellect  qui  a  passé  à  l'acte  est  lui-même 
«  la  forme  du  bois  abstraite  dans  l'esprit  de  l'homme, 
«  car  l'intellect  n'est  pas  autre  chose  que  l'objet  intel- 

(i)  Guide  des  égarés,  deux,  part.,  en.  xm. 

(2)  Les  \ingt-six  premiers  chapitres  de  la  deuxième  partie. 

(•>)  Ch.  xxvn  et  suivants  de  cette  deuxième  partie. 

(4)  Guide  des  égarés,  trois,  part.  ch.  xvm. 

(o)  Ibid. 


46  HISTOIRE 

«  ligible.  Tu  comprendras  donc  que  la  chose  intelli- 
«  gible  est  la  forme  abstraite  du  bois,  qui  est  elle- 
«  même  l'intellect  passé  à  l'acte.  Il  n'y  a  point  là  deux 
«  choses,  savoir  l'intellect  et  la  forme  pensée  du  bois, 
«  car  l'intellect  en  acte  n'est  point  autre  chose  que 
«  ce  qui  a  été  pensé  (1).  »  De  ces  maximes  très  dé- 
cisives Moïse  ben-Maimoun  déduit  un  grand  nom- 
bre de  conséquences  qui  n'ont  pas  toutes  la  même 
fermeté.  Mais  nous  n'avons  pas  à  les  faire  connaître  ; 
il  nous  suffit  de  montrer  comment  il  s'est  expliqué  la 
doctrine  d'Aristote  sur  les  articles  principaux  de  la 
controverse  scolastique. 

Si  cette  doctrine  n'est  pas  toujours  simplement  et 
fidèlement  reproduite  dans  le  Guide  des  égarés,  elle 
est  bien  autrement  falsifiée  dans  un  opuscule  très  sou- 
vent copié  sous  ces  titres  divers  :  Liber  de  causis, 
Liber  de  intelligentiis,  De  esse,  De  essentiel  purœ  boni- 
tatis,  De  causis  causarum.  Transmis  par  les  juifs  à 
nos  docteurs,  et  par  ceux-ci  dès  l'abord  accueilli  comme 
leur  apportant  le  dernier  mot  de  la  métaphysique  péri- 
patéticienne, ce  Livre  des  causes  eut  pour  cette  raison 
une  égale  autorité  dans  les  écoles  séculières  et  dans 
les  écoles  conventuelles  du  XIIIe  siècle. 

La  plupart  des  manuscrits  nous  offrent  ce  petit  livre 
sous  une  forme  que  les  imprimeurs  du  XVIe  siècle 
n'ont  pas  conservée.  Il  se  compose,  dans  la  plupart 
des  manuscrits,  de  deux  parties  distinctes,  un  texte  et 
une  glose.  Aristote,  saint  Augustin,  Al-Farabi,  Avem- 
pace  et  même  Gilbert  de  La  Porrée  (2)  ont  été   d'a- 

(1)  Guide  des  égarés,  prem.  part.,  ch.  lxviii. 

(2)  Voici  Yexplicit  cVun  exemplaire  conservé  dans  le  mira.  463  <:le  la  bi- 
bliothèque de  Bruges  :  «  Finitœ  sunt  propositiones  magistri  Guileberti 
Porccnsis,  episcopi  Pictaviensis,  vel  Liber  de  causis.  » 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  47 

bord  et  tour  à  tour  considérés  comme  les  auteurs  du 
texte  seul,  ou  du  texte  et  du  commentaire  confondus. 
Mais,  suivant  Albert  le  Grand,  toutes  ces  attributions 
sont  également  fausses,  et  voici,  dit-il,  la  vérité  sur  ce 
point  obscur  d'histoire  littéraire  :  un  docteur  juif,  nom- 
mé David,  a  formé  le  texte  de  phrases  empruntées  à 
divers  écrits  d'Aristote,   d'Avicenne,  d'Algazel,  d'Al- 
Farabi,  et  s'est  ensuite  appliqué  lui-même  à  commen- 
ter cette  compilation  très  habilement  ordonnée  (1). 
Mieux  renseigné,  sans  doute  par  son  ami  Guillaume 
de  Moërbeke,   évêque  de  Corinthe,  saint  Thomas  re- 
connut enfin,   dans  le  texte  et  la  glose,  une  suite  de 
propositions  tirées  d'un  livre  bien  plus  considérable, 
très  célèbre  chez  les  Grecs,  1' 'Elévation ovlY Institution 
thèologique  de  Proclus  (2).  Il  est  possible  qu'Albert  le 
Grand  ait  à  bon  droit  désigné  le  juif  David  comme 
l'ordonnateur  de  ces  théorèmes  ;  mais  on  peut  croire 
aussi,  comme  le  prétend  saint  Thomas,  que  cette  com- 


(1)  «  Accipiemus  igitur  ab  antiquis  qusecumque  bene  dicta  sunt  ab  ipsis, 
quœ  ante  nos  David,  judœus  quidam,  ex  dictis  Aristotelis,  Avicennii, 
Algazelis  et  Alpharabii  congregavit,  per  modum  theorematum  ordinans 
ea,  quorum  coeimentum  ipsemel  adhibuit,  sicut  etEuclides  in  geometricis 
fecisse  videtur.  »  Albert.  Magnus,  De  causis  et  progressu  universit.  ; 
Uperum  t.  V.,  p.  563.  Voir  Amable  Jourdain,  Recherches,  p.  445-449. 

(2)  Inveniuntur  qusedam  de  primis  principiis  conscripta,  per  diversas  pro- 
posiliones  distincta  quasi  per  modum  sigillatim  considerantium  aliquas 
veritates  ;  et  in  graco  invenitur  scilicet  traditus  liber  Proculi  platonici,  con- 
tinens  ducentas  et  novem  propositiones,  qui  intitulatur  Eievatio  theolo- 
gica.  In  arabico  autem  invenitur  hic  liber  qui  apud  latinos  De  causis 
dicitur,  quem  constat  de  arabico- esse  translatum  et  in  grœco  penitus  non 
haberi.  Unde  videtur  ab  aliquo  philosophorum  arabum  ex  prajdicto  libro 
Proculi  excerptus,  prasertim  quia  omnia  qute  in  hoc  libro  continentur 
multo  plenius  et  diffusius  continentur  in  illo.  »  Thomas  Aquin,  dans  son 
prologue  du  Liber  de  cmisis.  Une  traduction  latine  de  VInstitution  théo- 
logique de  Proclus,  par  Guillaume  de  Moërbeke,  nous  a  été  conservée  dans 
un  volume  de  la  Bibliothèque  nationale  qui  portait  autrefois  le  num.  954 
de  la  Sorbonne. 


48  HISTOIRE 

pilation  est  d'un  Arabe.  Nous  en  avons  plusieurs 
exemplaires  qui  portent  le  nom  d'Al-Farabi. 

Voici  dans  quel  ordre  l'auteur  quelconque  du  Livre 
des  causes  vint  présenter  à  nos  maîtres  latins,  trop 
faciles  à  séduire,  ses  extraits  de  Proclus,  trop  propres 
à  les  pervertir  : 

I.  Dans  l'échelle  des  causes,  la  plus  puissante  est  la 
première,  et  c'est  elle  qui  opère  dans  toutes  les  autres. 
Un  homme  est  considéré  comme  le  dernier  effet,  l'effet 
final  d'une  série  de  causes.  Quelle  est  la  première  de 
ces  causes  ?  L'être,  ensuite  la  vie  ;  la  vie  est  la  cause 
la  plus  prochaine  de  cet  homme,  et  sa  cause  la  plus 
lointaine,  c'est  l'être;  mais  cette  cause  la  plus  lointaine 
est  la  plus  puissante,  car  la  vie  procède  de  l'être,  et 
cet  homme  pourrait  être  sans  être  vivant.  De  même, 
avant  d'être  individu,  cet  homme  est  animal  (être  ani- 
mé), et,  avant  d'être  animal,  il  est.  —  II.  Tout  être 
de  premier  ordre  est  avant  l'éternité,  ou  est  avec  l'é- 
ternité, ou  est  après  l'éternité  et  avant  le  temps.  L'être 
qui  est  avant  l'éternité  est  la  première  de  toutes  les 
causes,  puisqu'il  est  la  cause  de  l'éternité  même  ;  l'être 
qui  est  après  l'éternité  est  l'intelligence;  enfin,  l'être 
qui  est  après  l'éternité  et  avant  le  temps  est  l'âme,  car 
c'est  de  l'âme  que  le  temps  prend  origine.  — III.  Quand 
la  cause  des  causes  a  créé  l'être  de  l'âme,  elle  l'a 
créée  comme  devant  être  le  théâtre  des  opérations  de 
l'intelligence  :  voilà  le  premier  état  de  l'âme.  Quand 
ensuite  l'intelligence  s'est  manifestée  au  sein  de  l'àme, 
cette  âme  s'est  transformée  pour  devenir  intellectuelle. 
Ensuite  l'âme,  suivant  l'impulsion  qu'elle  avait  reçue  de 
l'intelligence,  s'est  abaissée  vers  le  premier  corps  et  lui 
a  commuuiqué  le  mouvement.  —  IV.  La  première  des 
choses  créées  est  l'être.  Cet  être  est  un,  et  cependant  il 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  49 

devient  le  support  d'accidents  multiples  ;  il  est  simple, 
et  cependant  il  est  composé  du  fini  et  de  l'infini  ;  il  con- 
tient, il  est  vrai,  toutes  les  formes  intelligibles,  mais  en 
lui  ces  formes,  pour  être  distinctes,  ne  sont  pas  sépa- 
rées. —  V.  De  ces  formes  émanent  les  formes  secon- 
des, qui,  comme  les  premières,  sont  permanentes  ;  des 
formes  secondes  émane  l'âme  humaine,  être  inférieur, 
limité,  séparable. —  VI.  La  cause  première  ne  peut  être 
définie  :  comme  elle  est  au-dessus  de  l'intelligible, 
l'intellect  humain  ne  l'atteint  pas  ;  on  l'appelle  simple- 
ment la  cause  suprême.  —  VII.  L'intelligence  est 
substance,  mais,  comme  elle  n'est  pas  corps,  elle  est 
une,  indivisible,  nonrecipit  divisionem.  —  VIII.  Toute 
intelligence  connaît  ce  qui  est  au-dessus  et  ce  qui  est 
au-dessous  d'elle.  Il  faut  toutefois  remarquer  que  cette 
connaissance  n'est  jamais  parfaite,  jamais  vraie  :  le 
jugement  qu'une  substance  porte  sur  une  autre,  supé- 
rieure ou  inférieure,  ne  peut  être,  en  effet,  aparté  rei 
cognitœ,  mais  bien  a  parte  rei  cognoscentls.  Ainsi 
l'intelligence  première  proprement  dite,  la  substance 
intelligible,  ne  conçoit  pas  au-dessus  d'elle  l'être  même 
de  la  cause  des  causes  ;  mais  elle  se  représente  cet 
être  comme  une  intelligence  qui  lui  est  supérieure  : 
de  même,  elle  ne  voit  pas  les  choses  qu'elle  cause  en 
tant  que  sensibles,  mais  elle  les  voit  en  tant  qu'intelli- 
gibles. En  d'autres  termes,  toute  substance  n'a  des 
autres  substances  qu'une  notion  conforme  à  la  subs- 
tance qu'elle  est  elle-même  ;  Secundum  modum  suse 
substantif  scit  res  quas  acquirit  desuper  et  res  quibus 
est  causa.  —  IX.  L'essence  de  toute  intelligence  vient 
de  la  cause  première  ;  toute  cause  contient,  gouverne 
ce  qui  émane  d'elle.  L'intelligence  première,  qui  est  ré- 
gie par  la  vertu  divine,  est  elle-même  la  vertu  des  ver- 
T.  I.  4 


50  HISTOIRE 

tus  substantielles  :  elle  contient  l'âme,  et  l'âme  contient 
la  nature  dont  elle  détermine  la  limite,  Horizontem 
naturœ,  scilicet  animant.  L'intelligence  contient  donc 
toutes  les  choses,  et  au-dessus  de  toutes  les  choses 
est  la  cause  première.  Mais  ici  s'arrête  l'assimilation  ; 
la  cause  première,  n'étant  pas  définissable,  ne  peut 
être  rangée  dans  la  catégorie  des  Ileachim,  c'est-à-dire 
dans  la  catégorie  des  essences  composées  d'être  et 
de  forme  ;  elle  est  seulement  Fêtre,  ipsa  est  tantum 
esse.  Son  individualité,  individuum  suum,  sa  quiddité, 
comme  dit  saint  Thomas  interprétant  ce  passage,  est 
la  bonté  pure,  le  mystérieux  infini.  —  X.  Toute  intelli- 
gence est  pleine  de  formes,  Omnis  intelligentia  plena 
est  formis  ;  cependant  l'intelligence  suprême  possède 
seule  la  forme  vraiment  universelle.  Les  intelligences 
inférieures  élèvent  sans  cesse  leurs  regards  vers  cette 
forme,  mais  elles  ne  peuvent  la  saisir  ;  aussi  con- 
çoivent-elles non  la  forme,  mais  les  formes. Ces  formes, 
les  universaux  métaphysiques,  ne  sont  pas  les  vraies 
formes,  secundum  certitudinem  earum ,  puisque 
l'unité  seule  est  la  vérité  :  elles  ne  sont  que  des  con- 
cepts multiples  de  l'un.  —  XI.  Toute  intelligence 
comprend  les  choses  éternelles.  Pourquoi  ?  Parce  que 
toute  intelligence  est  elle-même  éternelle  ;  d'où  il 
suit  que  les  choses  corruptibles,  périssables,  vien- 
nent non  pas  de  la  cause  intellectuelle  éternelle, 
mais  de  la  corporéité,  cause  corporelle  ou  temporelle. 
—  XII.  Entre  plusieurs  des  êtres  premiers,  il  s'établit 
des  rapports  qui  les  rendent  absolument  semblables 
les  uns  aux  autres.  Dans  une  âme,  la  vie  et  l'intelligence 
sont  l'être,  l'être  et  l'intelligence  sont  la  vie,  l'être  et 
la  vie  sont  l'intelligence.  D'où  il  suit  que  le  causé  est 
dans  la  cause  suivant  la  manière  d'être  de  cette  cause, 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  51 

et  que  la  cause  est  dans  le  causé  suivant  la  manière 
d'être  de  ce  causé.  —  XIII.  Toute  intelligence  conçoit, 
intelligit,  sa  propre  essence.  Ce  principe  a  pour  fon- 
dement l'identité  déjà  démontrée  de  l'intelligence  et  de 
l'objet  intelligible.  —  XIV.  Toute  âme  possède  en  elle- 
même  les  objets  sensibles,  parce  que  c'est  elle  qui 
donne  aux  corps  la  forme  dont  ils  sont  revêtus.  — 
XV.  Ce  qui  a  été  dit  de  la  substance  intelligible  se  dit 
des  intelligences  les  plus  subalternes,  de  l'âme  hu- 
maine. En  elle  aussi  le  sujet  et  l'objet  de  la  connais- 
sance sont  une  même  chose,  sciens  et  scitum  simt 
res  una.  —  XVI.  Il  n'y  a  qu'un  pur  infini,  c'est  l'être 
créateur.  Le  premier  être  créé,  la  substance  intelligi- 
ble, est  considéré  comme  infini,  et  cependant  il  ne 
possède  qu'une  force  (virtus)  déterminée  ;  il  n'est  pas 
la  force.  Tout  ce  qui  est  entre  le  premier  être  créé  et 
les  objets  corporels,  c'est-à-dire  la  vie,  la  lumière  et 
les  autres  causes  des  choses,  participe  de  la  nature  du 
premier  être  créé. — XVII.  Plus  une  force  se  rapproche 
de  l'un  et  se  dégage  du  multiple,  plus  elle  est  infinie, 
plus  son  action  est  puissante,  énergique,  souveraine. 
—  XVIII.  L'être  premier  est  dans  le  repos.  L'office  de 
créateur  à  l'égard  des  choses  semble  rempli  par  les 
hypostases  qui  émanent  de  lui.  C'est  ainsi  que  toutes 
les  choses  douées  de  la  vie  tiennent  leur  essence  de  la 
vie  première,  que  toutes  les  choses  intelligentes  tien- 
nent leur  intelligence  de  l'intelligence  première.  Ce- 
pendant il  est  vrai  de  dire  que  toute  création  vient  de 
la  cause  des  causes  :  l'action  que  les  causes  de  second 
ordre  exercent  sur  ce  qui  est  au-dessous  d'elles 
s'accomplit  non  pas  per  modum  creationis,  mais  per 
modum  formœ.  —  XIX.  De  l'intelligence  divine  aux 
âmes  qui  gouvernent  les  corps  il  y  a  une  série,  une 


52  HISTOIRE 

échelle  d'essences  intelligibles.  —  XX.  La  cause  pre- 
mière gouverne  toutes  les  choses  créées,  mais  sans  se 
confondre  avec  elles  :  prœter  quam  conwiisceatur  eis. 
—  XXI.  Elle  est  par  elle-même  :  tout  ce  que  possèdent 
les  causes  secondes  leur  vient  de  la  cause  première. — 
XXII.  Elle  ne  peut  être  nommée.  Dire  qu'elle  est  sou- 
verainement parfaite,  ce  n'est  pas  encore  la  désigner 
convenablement  ;  car  l'idée  de  souveraine  perfection 
ne  contient  pas  l'idée  de  force  créatrice.  —  XXIII.  Au- 
dessus  de  tout,  Dieu  ;  au-dessous  de  lui,  l'intelligence, 
le  premier  être  qu'il  ait  créé  et  par  le  moyen  duquel 
il  administre  toutes  choses.  Ce  qui  veut  dire  que  la  loi 
vient  de  Dieu,  et  que  l'administration  exercée  par  l'in- 
telligence est  nécessairement  conforme  à  cette  loi.  — 
XXIV.  La  cause  première  est  l'un  à  l'égard  de  toutes  les 
choses,  et  toutes  les  choses  sont  le  multiple  à  l'égard 
de  la  cause  première.  Ce  qu'elles  reçoivent  de  cette 
cause  n'est,  en  effet,  que  ce  qu'elles  peuvent  recevoir 
d'elle,  suivant  leurs  natures  spéciales  et  diverses  ;  et 
les  unes  sont  éternelles,  les  autres  temporelles,  celles- 
ci  spirituelles,  celles-là  corporelles.  C'est  ainsi  que 
s'explique  la  diversité,  la  variété  des  actes  qui  se  pro- 
duisent dans  l'ensemble,  bien  que  l'agent  suprême  soit 
un. — XXV.  Toute  substance  intellectuelle  est  ce  qu'elle 
est  par  sa  propre  essence  :  non  ex  re  alla.  —  XXVI. 
Toute  substance  qui  est  ce  qu'elle  est  par  sa  propre  es- 
sence est  incorruptible, éternelle.  —  XXVII.Toute  sub- 
stancepérissableestcomposée.— XXVIII. Toute  substan- 
ce qui  est  ce  qu'elle  est  par  sa  propre  essence  est  sim- 
ple. —  XXIX.  Toute  substance  simple  est  ce  qu'elle  est 
par  sa  propre  essence.  —  XXX.  La  durée  de  toute  sub- 
stance créée  par  le  temps  est  égale  à  la  durée  même  du 
temps,  ou  seulement  à  la  durée  d'une  partie  du  temps. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  53 

—  XXXI.  Entre  les  substances  éternelles  et  les  sub- 
stances temporelles,  il  y  a  des  substances  intermédiai- 
res, qui,  par  leur  essence,  sont  éternelles  et  dont  l'ac- 
tion s'exerce  dans  le  temps.  — XXXII.  Ces  substances 
intermédiaires  sont  à  la  fois  eus  et  generatio.  Tel  est 
l'ordre,  l'harmonie  des  substances,  que  les  inférieures 
procèdent  toujours  des  supérieures.  Celles  dont  toute 
l'essence  est  d'être  engendrée  dans  le  temps,  procè- 
dent de  celles  dont  l'essence  se  compose  d'une  sub- 
stance éternelle  et  d'une  activité  génératrice  qui  opère 
dans  le  temps;  celles-ci  procèdent  de  celles  qui  sont  et 
agissent  dans  l'éternité,  et  ces  dernières  procèdent 
enfin  de  l'être  premier,  de  l'être-cause,  qui  est  au-des- 
sus de  l'éternité,  puisqu'elle  vient  de  lui.  Cet  être  est 
l'un  suprême,  la  source  féconde  de  toutes  les  unités. 

Voilà  ce  Livre  des  causes  qui  a  fait  tant  de  bruit, 
qui,  suivant  l'Église,  a  perdu  tant  de  consciences,  qui 
du  moins,  a  produit,  tant  de  scandales  !  Nous  ne  vou- 
lons pas  critiquer  ici  les  propositions  dont  nous  venons 
de  présenter  l'analyse.  Du  premier  coup  d'œil  on  voit 
qu'elles  peuvent  être  la  matière  de  divers  systèmes, 
non  moins  opposés  à  la  croyance  chrétienne  qu'à  la 
pure  doctrine  d'Aristote.  Nous  dirons  bientôt  comment 
elles  ont  été  interprétées  dans  l'école,  et  ce  que  le  par- 
ti réaliste  en  a  retenu. 


CHAPITRE  III 


Simon   de  Tournai,  Alexandre  Neckam 
et  Alfred   de  Sereshel. 


Quoique  le  fanatisme  chrétien  eût  contre  la  science 
des  Arabes  et  des  juifs  des  préjugés  de  toute  sorte, 
quelques  maîtres  français  avaient  osé,  dès  le  Xe  siècle, 
entrer  en  commerce  avec  ces  savants  de  mauvais 
renom.  Nous  avons  nommé  Gerbert,  qui  leur  doit 
beaucoup.  Dans  les  premières  années  du  XIIe,  l'An- 
glais Adhélard  de  Bath  parcourut,  dit-on,  l'Espagne, 
l'Egypte,  l'Arabie,  et  en  revint  avec  un  savoir  qui  cau- 
sa beaucoup  de  surprise.  Plusieurs  traductions  lui  sont 
attribuées.  On  fait  vivre  dans  le  même  temps  Robert 
de  Rétines  et  Platon  de  Tivoli,  qui  mirent  en  latin,aidés 
par  quelques  juifs,  un  certain  nombre  d'ouvrages  ara- 
bes sur  les  mathématiques,  l'astronomie,  la  médecine. 
Ces  versions,  accueillies  avec  une  grande  faveur,  en 
firent  désirer  d'autres. 

Au  milieu  du  même  siècle,  de  l'année  1130  à  Fan- 
née  1150,  la  ville,  de  Tolède  avait  pour  archevêque 
un  très-honnête  homme,  d'un  esprit  très-ouvert, 
nommé    Raymond.    Après    avoir    eu    trop    souvent 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE.  55 

l'occasion  de  comparer  l'ignorance  des  chrétiens  à 
la  science  des  Arabes,  Raymond  résolut  de  faire 
traduire  en  latin  les  écrits  de  toute  sorte  où  ces 
infidèles  trouvaient  un  fonds  si  riche  d'utiles  connais- 
sances. Ayant  donc  associé  plusieurs  juifs  et  plusieurs 
clercs  lettrés  de  son  église,  il  eut  un  collège  de  tra- 
ducteurs, qui  lui  donnèrent  bientôt  en  latin  divers 
traités  de  médecine,  d'astronomie  et  de  philosophie. 
Avicenne  était  resté  le  plus  illustre  des  maîtres  arabes  ; 
les  traducteurs  de  l'archevêque  Raymond  s'employèrent 
d'abord  à  faire  pénétrer  dans  l'école  latine  les  ouvrages 
d' Avicenne  où  sont  tantôt  abrégés,  tantôt  amplifiés  les 
livres  d'Aristote  sur  Y  Ame,  la  Physique,  la  Métaphysi- 
que. La  même  école  leur  dut  ensuite  les  paraphrases 
beaucoup  plus  libres  de  Costa  ben-Luca,  d'Al-Kendi,  de 
Gazali  et  d'Al-Farabi,  avec  la  Source  de  Vie  de  Ben- 
Gebirol.  Le  bienfait  de  l'archevêque  Raymond  est  un 
de  ceux  qu'il  faut  graver  sur  l'airain  ;  il  n'y  en  a  peut- 
être  pas  qui  soient  plus  dignes  d'une  éternelle  recon- 
naissance. Qu'on  se  souvienne  longtemps  aussi  de  ses 
deux  principauxtraducteurs ,  le  docteur  Jean  Avendeath, 
qui  se  nomme  lui-même  «  philosophe  juif  (1),  »  et  l'ar- 
chidiacre de  Ségovie  Dominique  Gundisalvi  (2),  qui 
semble  avoir  mérité,  par  quelques  œuvres  person- 
nelles, d'être  honorablement  placé  parmi  les  philoso- 
phes chrétiens  (3).  Vers  le  même  temps,  d'autres  lettrés 

(1)  «  Joannes  Israelita,  philosophus  ;  »  Mss.  lat.  de  la  Biblioth.  nat., 
num.  6443,  fol.  63. 

(2)  Amable  Jourdain,  Recherches  crit,  sur  les  trad.  lat,  d'Aristote  ; 
nouv.  édit.,  p.  107-120. 

(3)  Les  œuvres  personnelles  de  Dominique  Gundisalvi  doivent  être  ici 
mentionnées  :  I.  un  traité  De  immortalitate  animœ,  conservé  dans  le  num. 
16613  de  la  Bibliothèque  nationale  ;  M.  Amable  Jourdain  en  a  publié  le 
commencement  {Recherches,   p.   450).  IL  De  processione  mundi,  De  créa- 


56  HISTOIRE 

de  leur  collège  (on  regrette  de  ne  pouvoir  les  nommer) 
traduisirent,  sur  les  versions  arabes,  les  livres  originaux 
d'Aristote  qui  sont  à  bon  droit  considérés  comme  les 
fondements  de  toute  philosophie  naturelle  ou  surnatu- 
relle, et  à  la  suite  les  gloses  péripatéticiennes  de 
Théophraste,  de  Simplicius,  de  Philopon,  ainsi  que 
plusieurs  traités  d'une  subtilité  profonde  qui  portent  le 
nom  du  plus  laborieux  interprète  d'Aristote,  Alexandre 
d'Aphrodisias.  On  sait  combien  Abélard  désirait  les 
parties  de  YOrganon  qu'il  n'aurait  pas  su  mieux  lire  en 
grec  qu'en  arabe,  et  qui,  de  son  vivant,  n'avaient  pas 
encore  été  traduites  en  latin  (1).  Quel  fut  donc  l'éton- 
nement,  quelle  fut  la  joie  des  secrets  partisans  delà 
philosophie,  quand,  vers  la  fin  du  XIIe  siècle,  des  mar- 
chands juifs  (2)  leur  apportèrent  de  Tolède,  avec  les 
dernières  parties  de  la  Logique,  tant  d'autres  œuvres 
d'Aristote  et  de  ses  disciples,  les  plus  anciens  ou  les 
plus  récents  ! 

Mis  en  possession  de  toutes  ces  richesses,  nos  maî- 
tres de  Paris  devaient,  comme  il  semble,  remonter  le 
cours  de  leurs  études,  interroger  les  nouveaux  livres 
d'Aristote  sur  la  valeur  des  conjectures  faites  pour  sup- 

tione  mundi,  ou  bien  encore  De  maleria  et  forma,  dans  le  num.  6443, 
fol.  95  de  la  Bibliothèque  nationale  et  dans  le  num.  7  du  collège  Oriel,  à 
Oxford.  III.  De  ortu  scientiarum,  sous  le  faux  nom  d'Al-Farabi  dans  le 
num.  6298,  fol.  160  de  la  Bibliothèque  nationale,  et,  sans  nom  d'auteur, 
dans  le  num.  14,700  fol.  328,  v°,  de  la  même  bibliothèque,  sous  ce  titre  : 
Copula  de  assignanda  causa  ex  qua  ortœ  sunt  scientiœ  philosophicœ  et 
ordo  earum  in  disciplina.  IV.  De  divisione  philos ophiœ  in  très  partes... 
secundum  philosophos,  dans  le  num.  86  du  collège  Corpus  Christi  à 
Oxford,  et,  sans  nom  d'auteur,  dans  le  num.  14,700  de  la  Bibliothèque  na- 
tionale, fol.  297. 

(1)  Jean-Vincent  Gravina  met  au  compte  des  Arabes  les  hérésies  d'Abé- 
lard  et  de  Gilbert  de  La  Porrée  (Orationes,  orat.  H,  p.  69  de  redit,  de 
1739).  Il  suffit  de  signaler  une  si  grosse  erreur. 

(2)  Renan,  Averroès  et  Vaverroïsme,  p.  160. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE.  57 

pléer  aux  parties  ignorées  de  sa  doctrine,  désavouer 
les  conséquences  mal  déduites  de  prémisses  mal  com- 
prises et  finalement  se  tracer  un  droit  chemin  de  l'une 
à  l'autre  limite  d'un  système  connu  maintenant  tout 
entier.  Gela  n'était  pas,  d'ailleurs,  sans  offrir  beaucoup 
de  difficultés. 

Platon  manque  de  précision  ;  il  est  poète  :  on  ne  le 
comprend  pas  toujours,  même  lorsqu'on  croit  le  com- 
prendre. Aristote,  au  contraire,  est  précis,  mais  sou- 
vent il  l'est  trop,  et  sa  discrétion  calculée  donne  à 
deviner  de  véritables  énigmes.  Il  n'était  pas  toujours 
clair  même  pour  Cicéron,  qui  disait  de  lui  :  «  Il  faut 
«  faire  un  grand  effort  d'attention  pour  entendre 
«  Aristote  (1).  »  Et  cependant  Cicéron  avait  le  texte 
pur,  le  texte  grec  d' Aristote,  et  nos  docteurs  l'avaient 
altérépar  une  série  de  traductions  du  grec  en  syriaque, 
du  syriaque  en  arabe,  de  l'arabe  en  latin,  et,  de  plus, 
chargé  de  gloses  dont  ils  n'étaient  en  mesure  d'appré- 
cier ni  la  sincérité  ni  la  perfidie.  Ils  avaient  donc  à 
faire  un  bien  plus  grand  effort  d'attention.  Voulaient- 
ils  marcher  en  avant?  Préféraient-ils  revenir  en  ar- 
rière? Ils  devaient,  suivant  l'un  ou  l'autre  dessein, 
aller  pas  à  pas,  timidement,  comme  on  va  dans 
toute  voie  malaisée,  alors  même  qu'on  ne  la  soup- 
çonne pas  périlleuse.  Mais  les  philosophes  n'ont  pas, 
en  général,  cette  prudence.  On  ne  les  voit  guère  pru- 
dents que  dans  l'infortune,  après  de  justes  disgrâces. 
Ayant  donc  reçu  confusément  un  si  grand  nombre  de 
gloses  sur  un  texte  obscur,  les  unes  courtes  et  presque 
fidèles,  les  autres  prolixes  et  téméraires,  dès  l'abord 
nos  régents  novices  prisèrent  plus  celles-ci  que  celles- 

(1)  Cité  par  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire,  préface  de  la  Irad.  de  la  Méta- 
physique, p.  2. 


58  HISTOIRE 

là.  Ce  fut  un  choix  malheureux  ;  les  gloses  prolixes 
devaient  leur  causer  promptement  le  trouble  de  l'i- 
vresse. 

Quand  les  maîtres  s'égarent,  ils  égarentleurs  disci- 
ples, et  voilà  bien  des  égarés.  On  doit  regretter  le  temps, 
les  efforts  que  tant  de  gens  ont  perdus  à  chercher  la 
vérité  où  elle  n'est  pas.  Ils  n'ont  pas,  du  moins,  été 
sans  retirer  quelque  profit  de  cette  vaine  recherche. 
N'ont-ils  pas  reconquis  la  liberté  ?  La  liberté,  l'Église 
l'appelle  l'hérésie.  Soit  !  «  L'hérésie  »,  disait  un  de  nos 
plus  regrettés  confrères,  «  atteste  le  mouvement,  l'é- 
«  nergie  de  la  pensée.  Supprimez  le  combat  et  vous 
«  supprimez  la  vie.  Tant  que  l'esprit  humain  dort,  il  ne 
«  doute  pas,  il  ne  conteste  pas  ;  mais  sitôt  qu'il  veille 
«  il  cherche,  et  dès  qu'il  cherche  il  doute  (1).  »  Il  ne 
faut  donc  pas  médire  de  l'hérésie.  C'est  la  nature,  c'est 
Dieu  qui  nous  veut  hérétiques. 

Alain  de  Lille  paraît  avoir  été  le  premier  des  maîtres 
latins  aux  mains  de  qui  vinrent  les  traductions  envoyées 
par  l'académie  de  Tolède.  Il  a  connu  le  Livre  des  cau- 
ses, puisqu'il  en  a  tiré  deux  phrases  obscures  touchant 
l'éternité  de  l'âme  (2)  ;  mais  puisqu'il  n'en  a  pas  tiré 
d'autres,  on  peut  être  persuadé  qu'il  n'a  guère  com- 
pris ce  livre  plein  de  nouveautés. 

Après  Alain  de  Lille  on  nomme  Simon,  chanoine  de 
Tournai,  qui  fut,  vers  la  fin  du  XIIe  siècle,  le  théolo- 
gien le  plus  applaudi  par  les  étudiants  de  Paris.  Ce 
théologien  ne  rougit  pas  de  paraître  savant.  Il  se  plaît, 
au  contraire,  à  montrer  qu'il  a  fait  beaucoup  de  lectu- 
res ;  il  cite  souvent,  parmi  les  anciens,  Boëce,   saint 

(1)  J.  J.  Ampère,  Hist.  littèr.  avant  le  XIIe  siècle,  t.  III,  p.  273. 

(2)  A.  Jourdain,  Recherches,  p.  228.  Les  phrases  citées  par  Alain  de 
Lille  appartiennent  au  premier  chapitre  du  Liber  de  catisis. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  59 

Augustin,  saint  Hilaire  ;  il  ne  craint  pas  de  citer  quel- 
ques modernes,  entre  autres  Jean  Scot  Erigène,  mal- 
gré les  censures  qu'il  a  provoquées.  Enfin,  il  cite  quel- 
ques-uns des  textes  venus  d'Espagne, les  Auscultaphy- 
sica,  la  Physique  d'Aristote  (l),et  soit  un  traité,  s  oit  une 
glose  sans  titre,  qu'il  connaît  sous  le  nom  d'un  philoso- 
phe Alexandre  (2)  qui  doit  être  Alexandre  d'Aphrodisias. 
Cependant  il  n'y  a  dans  les  écrits  de  Simon  aucune 
thèse  de  philosophie  naturelle  qui  soit  contraire  à  la 
tradition  orthodoxe.  Les  deux  principaux,  sa  Somme 
de  théologie  et  son  Exposition  du  symbole  d'Atha- 
nase  (3),  paraissent  tout  à  fait  irréprochables. 

On  y  voit  un  réaliste  modéré,  ou,  du  moins,  circons- 
pect, qui  doit  avoir  entendu  Gilbert  de  La  Porée  et  qui 
s'est  efforcé  de  reproduire  la  doctrine  de  cet  illustre 
maître,  en  évitant  de  se  compromettre  avec  lui.  Ainsi, 
la  thèse  de  Platon  sur  la  création  du  monde  ne  lui  est 
pas  inconnue.  Platon,  dit-il,  suppose  trois  principes 
des  choses,  Dieu,  la  matière  et  les  formes,  les  idées  ; 
mais  c'est  là,  selon  notre  docteur,  une  fausse  conjec- 
ture ;  ni  cette  matière  ni  ces  formes  n'ont  été  quand  le 
monde  n'était  pas  encore  ;  les  choses,  composées  de 
matière  et  de  forme,  ont  un  seul  principe,  la  volonté  de 
Dieu  (4).  De  même,  pour  ce  qui  regarde  la  nature  ou 

(Y)  Summa  theologiœ.  Man.  delà  Bibl.  nat.,  num.  3,114  (A),  fol.  52, 
verso. 

(2)  Summa  theolocjiœ;  fol.  52  du  num.  3/114  (A).  Un  autre  exemplaire 
plus  complet  de  la  même  Somme  est  dans  le  num.  14.886,  provenant  de 
Saint-Victor  ;  un  autre  dans  le  num.  132  du  collège  Mer  ton,  à  Oxford.  Le 
même  ouvrage  est  désigné  par  notre  H isto ire  littéraire  (t.  XVI,  p.  393) 
sous  le  titre  de  :  Institutiones  in  sacratn  paginant. 

(3)  Manuscr- lat.  delà  Biblioth.  nat.  num,  14,836  (ancien  Saint-  Victor), 
et  ancien  num.  881  de  Saint-Germain  (sans  nom  d'auteur). 

(4)  Expositio  symboli,  dans  le  num.  14,886  des  man.  lat.  à  la  Biblioth. 
nationale,  fol.  75  :  a  Plato  tria  rerum  constituit  initia,   Deum  et  materiam 


60  HISTOIRE 

l'essence  de  Dieu,  l'opinion  que  Simon  de  Tournai  pro- 
fesse dans  ses  livres  est  entièrement  conforme  à  celle 
des  Pères  philosophes.  Toutes  les  créatures  sont,  dit- 
il,  des  sujets  ;  les  accidents  qui  les  distinguent  leur 
viennent  du  dehors  ;  elles  les  reçoivent  et  les  subjec- 
tivent.  Mais  rien  n'est  accidentel  au  Dieu  créateur  ;  la 
bonté,  la  justice,  la  puissance,  que  nousappelons  assez 
improprement  ses  attributs,  sont  des  qualités  intrin- 
sèques de  son  essence  ;  il  est  essentiellement  toute 
puissance,  toute  bonté,  toute  justice  ;  il  est  l'unité 
même  de  toutes  ses  perfections  (1).  Nous  le  répétons, 
aucune  de  ces  propositions  n'a  pu  blesser  l'Église.  Mais 

rerumque  formas,  quas  ideas  idem  vocat,  humana  deceptus  similitudine. 
In  constituendis  cnim  artificialibus  naturaliler  praeest  artifex,  qui  et  opifex 
dicitur  ;  prsejacet  et  materia  ;  prae  concipit  artifex  quo  modo  et  quo  ordine 
de  proposita  materia  fabricaturus  sit  ;  quod  mentis  conceptum  (sic)  notio nun- 
eupatur  eo  quod  per  ipsum  innotescit  artifici  quale  sit  opus  futurum.  Sic 
constituit  Plato  ante  rerum  crealionem  earum  fuisse  opificem  et  materiam, 
quam  gnece  dixit  ylem,  et  constituit  opificem  Deum  praî  concipere  singu- 
Jarum  rerum  creandarum  modos  et  earum  status  futuros,  quas  mentis  concep- 
tiones  dixit  notiones  vel  ideas.  Sed  cum  unicum  sit  principium  Deus,  et 
rerum  creationem  non  prrccessit  ipsarum  materia,  et  mentales  actiones  non 
sunt  in  ipso,  quare  nec  mentis  conceptiones,  cum  ipse  sit  simplex  etabsque 
compage  partium  et  abtque  concretione  naturarum.  » 

(1)  «  Quidquid  in  Deo  Deus  est.  Sed  cum  in  Deo  nibil  sit,  qui  prorsus 
simplex  est,  hoc  générale  dogma  magistrorum,  Quidquid  est  in  Deo  Deum 
esse,  ita  concipio.  Quidquid  dicitur  de  creatura  et  est  in  ea,  afficiens  eam, 
si  de  Deo  dicatur,  intelligitur  non  esse  in  eo  ut  in  subjecto,  afficiens  ipsum 
tanquam  subjectum,  sed  esse  ipse  Deus,  vel,  si  mavis,  ipsa  divina  essentia. 
Sedjustitia  dicitur  de  Pelro  ut  Petrus  creatus  est  justus,  et  est  ipsa  qua 
justus  est  justifia.  Tria  vero  prœdicamenta  sunt  quœ  de  crealuris  dicuntur 
et  sunt  in  eis  et  afficiunt  eas,  nec  creatime  sunt  ea,  ut  substantia,  quanti- 
tés, qualilas.  Petrus  enim  homo  est  bonus  unus,  nec  est  humanitas,  boni- 
tas,  imitas.  Eadem  vero  pradicamenta  de  Deo  dicuntur  versa  in  substan- 
tiam,  nec  sunt  in  eo,  nec  afficiunt  eum,  sed  Deus  est  ea  ;  Deus  enim  est 
Deus  justus,  unus,  et  est  ipsa  deitas,  ipsa  juslitia,  ipsa  unitas.  Est  ergo  sen- 
sus  cum  dicitur  quidquid  est  in  Deo  Deus  est,  id  est  quidquid  est  in  crea- 
tura et  eam  afficit,  si  de  Deo  dicatur,  non  per  inhaerentiam  est  in  eo,  sed 
est  ipse  Deus.  »  Summa  theol.,  num.  3,114  (A),  fol.  8.  Quelques  mauvaises 
leçons  ont  été  corrigées  d'après  le  num.  14,886. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  01 

il  paraît  que,  clans   ses  leçons  publiques,  Simon  de 
Tournai  fut  beaucoup  plus  audacieux.  On  lui  reprocha, 
dit  Henri  de  Gancl,  d'avoir  suivi  de  trop  près  Aristote, 
et  cela  le  fit  accuser  d'hérésie  (1).  Avec  plus  de  préci- 
sion et  de  crédulité,  Matthieu  Paris  et  Thomas  de  Can- 
timpré   racontent  qu'infatué  de  sa  vaine  science  il 
commit  en  pleine  chaire,  une  ou  plusieurs  fois,  le 
crime  de  blasphème,  raillant    avec  un  égal  mépris 
Jésus,  Moïse  et  Mahomet.  Mais,  ajoutent-ils,  un  miracle 
opportun  vint  châtier  son  impiété  (2).  Il  est  même 
resté    jusqu'à  nous  quelque  chose    de    ces    fables 
banales.  Ainsi,  Diderot,  s'il  ne  croit  pas  au  miracle, 
admet  volontiers  que  ce  docteur  si  décrié  fut  un  liber- 
tin  d'un  caractère  violent,  justement  odieux  aux  philo- 
sophes de  son  temps  (3).  Diderot  aurait  eu  de  lui  bien 
meilleure  opinion  s'il  avait  lu  sa  légende  dans  un  ser- 
mon où  elle  est  ainsi  rapportée  :    «  Il  y  avait  à  Paris 
«  certain  professeur  qui  l'emportait  de  beaucoup  sur 
«  tous  les  autres.  Quelqu'un  lui  dit  :   Maître,  quelles 
«  actions  de  grâces  vous  devez  au  Seigneur,  qui  vous 
«  a  fait  si  savant  !  Il  répondit  :  —  Je  les  dois  d'abord 
«  et  bien  plus  à  ma  lampe  et  aux  veilles  studieuses 
«  par  qui  j'ai  moi-même  acquis  toute  ma  science.  Or, 
«  peu  de  temps  après,  étant  venu  dans  son  école  et 
«  monté  dans  sa  chaire  pour  faire  sa  leçon,  il  perdit 
«  toute  la  science  qu'il  avait.  A  ce  qui  était  écrit  dans 
«  le  livre  il  ne  put  de  lui-même  rien  ajouter  (4).  »  Cette 

(1)  Aubertus  Mmeus,  Biblioih.  eccles.,  p.  166. 

(2)  Oudin,  Comment.- de  script,  eccles,  t.  III,  col.  26-29. 

(3)  Diderot,  Œuvres,  t.  XIX,  p.  361. 

(4)  «  Parisius  fuit  quidam  magister  (à  la  marge,de  la  même  main  :  Symon- 
Tornacensis)  maximus  aliorum,  cui  cum  quidam  diceret  :  «  Domine,  mullum 
«  debetis  Domino  regratiari,  qui  dédit  vobis  tan  ta  m  sapientiam,  »  cui 
i'Hc  :  «  Imo  leneor  regratiari  crucibulo  meo  et  labori  meo  quibus  acquisivi 
«  banc  sapientiam.  »    Et,    post   modicum  tempus   contigit  quod    venit  ad 


62  HISTOIRE 

légende  n'est  plus  celle  d'un  autre  cynique,  qui,  beau- 
coup trop  libre  en  ses  goguettes,  aurait  gêné  les 
autres  par  sa  turbulence  et  les  aurait  compromis  par 
sa  témérité;  il  s'agit  simplement,  dans  le  sermon,  d'un 
grand  savant  puni  pour  avoir  manqué  de  modestie. 
Mais,  toute  légende  écartée,  n'hésitons  pas  à  croire 
ce  dont  témoigne  Henri  de  Gand.  Il  n'est  pas,  en  effet, 
invraisemblable  que  la  physique  d'Aristote  ait  plus 
d'une  fois  entraîné  Simon  de  Tournai  loin  de  la  voie 
commune  ;  il  ne  l'est  pas  davantage  que  ses  écarts 
l'aient  fait  tomber  dans  le  soupçon  d'erreur. 

Nous  ne  tarderons  pas  trop  à  voir  paraître  de  plus 
grands  savants,  dont  les  hérésies  seront  plus  mani- 
festes. Il  faut  cependant  les  attendre  encore  un  peu. 
Chaque  jour  s'accroît  le  nombre  des  livres  que  l'école 
de  Paris  reçoit  de  l'académie  de  Tolède,  et  chaque 
jour  se  révèle  aux  esprits  quelque  science  nouvelle. 
Celle  qui  dès  l'abord  les  séduit  le  plus,  c'est  la  physi- 
que. Toutes  les  parties  de  la  physique  péripatéticienne 
étaient,  dans  la  première  moitié  du  XIIe  siècle,  égale- 
ment inconnues.  On  les  connut,  vers  la  fin  du  siècle, 
presque  toutes  à  la  fois,  et,  en  même  temps,  plusieurs 
traités  d'Hippocrate,  de  Galien,  des  médecins,  des  na- 
turalistes arabes  ou  juifs.  Est-il  surprenant  qu'on  ait 
aussitôt  négligé  d'autres  études  pour  se  porter  avec 
ardeur  vers  ces  problèmes  ignorés,  ces  questions 
inouïes  dont  la  physique  nous* offre  la  solution  toujours 
précise,  sinon  toujours  certaine  ? 

L'Anglais  Alexandre  Neckam  doit  être  signalé, 
parmi  nos  maîtres,  comme  un  des  premiers  zélateurs 

scolas  suas  et  ascendit  cathedram  leclurus  more  solito,  et  perdidit  omnem 
scientiam  quam  habebat,  ita  quod  tantum  cognoscebat  in  libre-,  nil  sciebat 
corde  tenus.  »  Dans  le  num.  15,971  des  man.  latins,  à  la  Bibliothèque 
nation.,  fol.  198.  Extrait  d'un  sermon  anonyme. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  63 

de  la  philosophie  naturelle.  Elève  de  l'école  du  Petit- 
Pont,  il  professait  à  Paris,   avec  beaucoup  d'éclat, 
vers  l'année  1180  (1).  C'était  vraiment  un  érudit.  Dans 
un  de  ses  ouvrages,  intitulé  De  naturis  rerum,  il  cite 
les  Seconds  analytiques  (2),  les  Topiques  (3),  et  l'opus- 
cule Du  ciel  et  du  monde  (4)  ;  il  cite  dans  un  autre  le 
traité  De  l'âme, ainsi  que  divers  écrits  d'Algazel  et  d'un 
juif  qu'il  nomme  Isaac  (5).  Encore  est-il  bien  loin  de 
citer  tons  les  livres  auxquels  il  fait  des  emprunts. 
Etant  libre,  avec  un  tel  fonds  de  science,   de  choisir 
la  matière  de  ses  plus   constantes    études,  c'est  la 
physique  qu'il  a  préférée.  On  regrette  de  ne  pas  con- 
naître plus  à  fond  ses  vues  sur  la  physique  humaine. 
Le  traité  De  differentia  spiritus  et  animœ,  qui,  dans 
un  manuscrit  d'Oxford  (6),  porte  son  nom,  n'est  pas 
de  lui  ;  il  faut  le  restituer  au  nestorien  Costa  ben-Luca. 
Le  traité  De  motu  cordis,   dont  Albert  le  Grand  lui 
reproche  toutes  les  erreurs,  est  une  compilation  très 
abrégée  (7).  Mais  Neckam  nous  a  prolixement  exposé 
le  détail  de  ses  opinions  sur  les  problèmes  de  la  phy- 
sique céleste  ou  terrestre  dans  un  ouvrage  qui  porte 
ce  titre  :  De  la  nature  des  choses,  et  dans  un  poème 
didactique  (8)  sur  le  même  sujet. 

(1)  Biographie  générale,  t.  xxxvn. 

(2)  De  naturis  rerum  ;  cdit.  de  M.   Th.   Wright,  p.  38,  57, 142,  291,  293, 
299. 

{3)  Ibid.  p.  56,  57. 

(4)  Ibid.,  p.  39. 

(5)  De  nominibus  ntensilium;    dans  le  num.  15,171  de  la  Biblioth.  na- 
tionale. 

(6)  Num.  114  ducolle'ge  Corpus  Christi.  Voir  le  catalog.des  man. d'Oxford, 
par  M.  Coxe. 

(7)  Mémoire    sur    deux  traités   intitulés  :  De   motu    cordis  ;  dans    les 
Mémoires  de  l'acad.  des  Inscript.,  t.  XXVIII,  p.  317. 

(8)  De  laudibus    divinœ  sapienliœ,   publié,  avec  le  De  naturis  rerum, 
par  M.  Th.  Wright. 


64  HISTOIRE 

Ce  docte  physisien  est  un  réaliste  d'une  rare  fran- 
chise. «  Nous  concevons,  dit-il,  les  genres  et  les 
«  espèces  comme  étant  les  natures  communes  des 
«  choses.  Il  n'y  aurait  aucune  chose  blanche  si  la 
«  blancheur  n'existait  pas  ;  il  n'y  aurait  de  même 
«  aucun  homme  sans  cette  nature  commune,  l'huma- 
«  nité  (1).  »  On  ne  peut  s'exprimer  en  des  termes  plus 
dégagés  de  toute  équivoque.  Cependant  Alexandre 
Neckam  se  contente  de  nous  faire  cette  profession  de 
foi  ;  ayant  reproduit  avec  une  si  grande  sincérité  la 
thèse  première  du  réalisme,  il  n'en  tire  aucune  consé- 
quence. Il  avait  sans  doute,  comme  poète,  un  goût 
inné  pour  les  chimères  de  l'esprit,  et,  portant  l'habit 
des  chanoines  réguliers,  il  aurait  moins  étudié  la  phy- 
sique s'il  avait  eu  moins  de  penchant  pour  l'indépen- 
dance ;  mais  il  a  dû  particulièrement  redouter  de  se 
faire  compter  au  nombre  des  hérétiques.  Nous  ne 
connaissons  aucun  de  ses  écrits  sur  les  matières  du 
dogme  ;  ils  sont  tous  inédits  et  l'on  n'en  signale  à  Paris 
aucun  exemplaire  (1).  Il  est,  du  moins,  certain  qu'ils 
n'ont  été  l'objet  d'aucune  censure  ;  élu,  vers  l'année 
1213,  abbé  de  Cirencester,  Neckam  mourut,  dit-on, 
vers  l'année  1217  (2),  sans  aucun  soupçon  d'hérésie. 
Son  réalisme  fut  donc  aussi  prudent  que  sincère.  C'est 
peut-être  pour  excuser  sa  prudence  que  Neckam  a  si 
mal  traité  la  logique.  Les  plus  longs  chapitres  du 
De  naturis  rerum  sont  à  l'adresse  des  logiciens.  L'at- 

(I)  De  naturis  rerum.  p.  291  de  redit,  de  M.  Wright. 

(2J  Dans  le  catalogue  d'Oxford  publié  par  M.  Coxe,  nous  Irouvons^sous 
le  nom  de  Neckam,  les  ouvrages  suivants:  In  Genesim,  In  Ecclesiaslem, 
Glossœ  super  Psalterium  et  Parabolas,  Super  Canticum  canticorum,  Mo- 
ralia  super  Evangelia. 

(3)  En  1227  suivant  Oudin  et  M.  Daunou,  Hist.  litlér.  de  la  France, 
t.  XVIII,  p.  522. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  65 

taque  est  sans  à  propos;  rien,  dans  les  chapitres  qui 
précèdent,  ne  la  fait  prévoir.  Mais  elle  n'en  est  pas 
moins  vive.  La  logique  égare  les  esprits  qu'elle  pré- 
tend guider  :  voilà  l'opinion  des  physiciens  et  celle 
des  théologiens.  N'est  ce  pas  même,  au  fond,  la  seule 
opinion  qui  leur  soit  commune  ? 

Alexandre  Neckam  eut  pour  ami,  l'ayant  eu  peut-être 
pour  disciple,  un  de  ses  compatriotes  encore  plus 
savant  que  lui,  nous  voulons  dire  plus  versé  dans  la 
science  des  Grecs  et  des  Arabes,  Alfred  l'Anglais, 
autrement  nommé  maître  Alfred  de  Sereshel,  ou  de 
Sarchel.  Conduit  en  Espagne  dès  sa  jeunesse  par  le 
noble  goût  de  l'étude,  Alfred  de  Sereshel  en  est  revenu 
grand  physicien.  Il  a  traduit  en  latin  le  livre  Des 
végétaux  (1),  qu'il  croyait  d'Aristote,  et  Fa  com- 
menté (2).  En  outre  il  a  composé  plusieurs  opuscules 
sur  des  questions  physiologiques,  notamment  une 
dissertation  De  gradu  et  complexione  et  un  écrit  De 
motu  cordis,  que  M.  Charles  Barach  vient  de  publier 
le  texte  presque  tout  entier  d'après  un  manuscrit  de 
Vienne  (3).  Nous  avons  appelé  déjà  l'attention  des 
philosophes  sur  cet  écrit  vraiment  curieux,  où  les  plus 
décevantes,  les  plus  frivoles  conjectures  sont  naïvement 
recommandées  au  nom  d'une  science  imparfaite  (4). 
Formé  dans  une  école  qui  possède  un  grand  fonds  de 
livres,  Alfred  a  beaucoup  lu.  Il  cite  Aristote,  Galien, 
Alexandre  d'Aphrodisias,  Isaac,  fils  de  Salomon,  et 
Costa    ben-Luca.   Pour   ce    qui    regarde    les    écrits 

(1)  Biblioth.  nation,  mss.  lat.  n"  478. 

(2)  Même  biblioth.  et  même  fonds,  n°  14,700. 

(3)  Bibliolheca  philosophorum  mediœ  œtatis  ;  Inspruck,  1878  ;  deuxième 
fascicule. 

(4)  Mémoires  de  l'Académ.  des  Inscr.,  t.  XXVIII,  deuxième  partie. 

T.    1.  5 


66  HISTOIRE 

d'Aristote  nouvellement  traduits  d'arabe  en  latin,  le 
docte  Alfred  les  mentionne  presque  tous  :  les  traités 
De  Vâme,  Du  sommeil  et  de  la  veille,  De  V aspiration  et 
de  la  respiration,  Des  météores,  ainsi  que  la  Physique 
et  la  Métaphysique  (1).  Quant  à  sa  doctrine  sur  les 
fonctions  et  le  mouvement  du  coeur,  la  voici. 

L'âme  peut  être,  suivant  Alfred,  diversement  consi- 
dérée. En  elle-même  c'est  une  substance  incorporelle 
que  la  métaphysique  définit  vaguement  ;  mais  au  point 
de  vue  de  la  physique,  l'âme  est  la  vie  du  corps,  ou, 
pour  mieux  dire,  elle  est  le  principe  générateur  de  tous 
les  mouvements  de  la  vie  corporelle,  et,  comme  elle 
s'unit  au  corps  sans  cesser  d'être  elle-même  un  tout 
substantiel,  elle  a  dans  le  corps  un  siège  fixe  ;  c'est  le 
cœur  :  Cor  est  domicilium  animse  (2)  ;  ou  bien  encore, 
avec  plus  de  précision  :  Thalamus  cor  dis  sinister  est 
animée  domicilium.  Voilà,  dit  Alfred,  ce  que  nous 
enseignent  Aristote  et  Galien.  Il  se  trompe  ;  Aristote 
n'est  pas  tenu  de  trouver  un  logis  à  son  âme  qu'il  ne 
définit  pas  une  substance  distincte,  et,  pour  sa 
part,  Galien  raille  très-agréablement  les  philoso- 
phes qui  sont  eux-mêmes  condamnés  à  faire  cette 
recherche  inutile,  comme,  par  exemple,  Démocrite 
et  Platon.  Mais  pourquoi  Platon  avait-il  placé  l'âme 
dans  le  cerveau  ?  Parce  qu'il  estimait  que  l'affaire 
principale  de  l'âme  est  de  penser,  et  que  le  cerveau  lui 
semblait  l'instrument  le  plus  propre  aux  opérations  de 

(1)  Mémoires  de  l'Acad.  des  inscript.  t.  XXVIII,  deuxième  partie,  p.  327. 

(1)  Bibl.  nat.  mss.  lat.  n'°  16,613,  fol.  74  ;  n°  14,700,  fol.  235,  8°,  col.  1. 

(1)  «  Constat  vero  et  ah  Aristolele  in  libro  De  anima  monstralum  est 
intellectum  corporeo  instrumento  non  uti.  Is  animam  rationalem  individua 
societate  necessario  m'habitât.  Hujus  domicilium  cor  esse  superius  osten- 
sum  est;  ipsum  ergo,  mediante  anima,  intellectui  sociatum  erit domicilium.» 
Num.  14,700,  fol.  244,  fol.  1.  Voir  au  ch.  xv  de  l'édition  de  M.  Barach. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  67 

l'intelligence.  Le  premier  acte  de  l'âme  étant,  suivant 
Alfred,  de  vivifier  le  corps,  il  l'a  placée  dans  le  cœur, 
et,  comme  l'intelligence  n'en  saurait  être  séparée,  il 
dira  que  l'intelligence  réside  dans  le  même  endroit  (1). 
Cette  question  de  lieu  résolue,* il  faut  maintenant 
s'expliquer  sur  la  nature  de  l'âme  proprement  dite.  Ce 
principe  de  tous  les  phénomènes  vitaux  et  de  tous  les 
actes  intellectuels,  indifféremment  nommé  par  Alfred, 
comme  par  Stahl,  tantôt  la  vie,  tantôt  la  raison,  est  un 
moteur  immobile  ;  sans  se  mouvoir  lui-même,  il  com- 
munique le  mouvement  à  toutes  les  parties  du  corps. 
C'est  donc  une  chose  qu'il  fait  par  des  intermédiaires, 
qui  sont  ses  organes,  ses  ministres.  Les  ministres  de 
l'âme  sont  appelés  de  son  nom  l'âme  végétative  ou 
nutritive,  et  l'âme  animale  ou  sensible.  Pour  les  mettre 
en  mouvement,  elle  leur  envoie,  par  le  canal  des 
artères,  l'esprit  vital,  qui  est  un  rayon  de  sa  chaleur. 
Cependant  il  n'existe  aucune  relation  entre  ces  deux 
vicaires  de  l'âme  ;  il  est  ainsi  prouvé  qu'ils  ont,  l'un  à 
l'égard  de  l'autre,  une  existence  indépendante.  Il  ne 
semble  pas  moins  évident  qu'ils  n'ont  aucune  commu- 
nauté d'essence  avec  leur  moteur  immobile.  D'où  l'on 
peut  conclure  que  ces  vicaires  de  l'âme,  l'âme  .végé- 
tative et  l'âme  sensible,  sont  vraiment,  c'est-à-dire 
substantiellement,  des  âmes  entre  elles  distinctes, 
comme  elles  sont  distinctes  de  leur  moteur  (1).  Telle 
est,  en  effet,  la  doctrine  d'Alfred. 

(i)  «  Sunt  haec  in  animali  ;  vita,  nutrimentum,  sensus,  motus.  Omrris 
vcro  vis,  sive  virtus,  sive  potenlia,  alicujus  operationis  proprne  est  effectiva 
ex  eo  quod  hoc  aliquid  est,  eamque  alterius  effectus  proximum  et  essen- 
tiale  principium  esse  impossibilc  est...  Dico  et  ideo  organum  diversarum 
et  non  subalternatim  positarum  virlutum  idem  esse  non  posse.  »  Mss.  lat. 
de  la  Bibl.  nat.  num.  14,700,  fol.  23,  v*,  col.  2.  Voir  au  chap.  u  de  l'édition 
de  M.  Barach. 


68  HISTOIRE 

Elle  offre  plusieurs  contradictions  manifestes.  La 
première,  qui  est  la  plus  grave,  est  en  quelque  sorte 
reconnue  par  l'auteur  lui-même.  Quoi!  L'âme  est  en 
métaphysique  un  autre  sujet  qu'en  physique  !  En  méta- 
physique, c'est  une  substance  spirituelle  ;  en  physique, 
c'est  une  substance  incorporée,  sinon  corporelle.  Évi- 
demment il  y  a  désaccord,  et  l'auteur  est  tenu  de  choisir 
entre  l'une  et  l'autre  définition.  Ce  choix,  on  le  recon- 
naît, n'est  pas  facile  ;  mais  ce  qui  serait  plus  difficile 
encore,  ce  serait  de  concilier  ici  la  physique  et  la  méta- 
physique. Le  choix  est  donc  nécessaire.  Or  si  la  méta- 
physique a  raison,  il  n'y  a  pas  lieu  de  chercher  dans  le 
corps  le  siège  de  l'âme,  et,  si  c'est  la  physique,  la  per- 
manence de  l'âme,  soit  avant,  soit  après  la  vie  de  tel 
corps,  n'est  plus  le  sujet  d'une  démonstration  scien- 
tifique. Notre  critique  semble  railleuse.  Elle  le  serait 
peut-être,  si  nous  ne  pensions  pas  à  Descartes,  qu'il  n'est 
jamais  permis  de  railler.  Après  avoir  si  catégorique- 
ment distingué  le  corps  de  l'âme,  après  avoir  dégagé 
l'âme  des  plus  subtiles  conditions  de  la  matière  pour 
en  réduire  toute  l'essence  au  principe  de  la  pensée, 
Descartes  lui-même  s'est  demandé  quel  logis  ce  prin- 
cipe a  dans  le  corps  humain,  et  l'a  cru  trouver  dans  la 
glande  pinéale,  entre  les  deux  hémisphères  du  cer- 
veau !  Alfred  de  Sereshel  a-t-il  été  plus  inconséquent 
et  plus  naïf? 

Il  suffit  de  relire  quelques  pages  de  saint  Augustin 
ou  de  ses  disciples,  saint  Anselme,  Hugues  de  Saint- 
Victor,  pour  apprécier  combien  la  doctrine  physique 
d'Alfred  s'éloigne  des  opinions  traditionnelles.  La  thèse 
préalable  du  jugement  dernier,  des  peines,  des  joies 
éternelles  n'obligeait  peut-être  pas  ces  grands  docteurs 
à  faire  de  l'âme  une  substance  permanente.  Un  autre 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  69 

article  de  la  croyance,  celui  qui  se  rapporte  à  la  résur- 
rectionflnale,  aurait  pu  sauver  tout  le  reste.  Cependant, 
quoique  sans  évidente  nécessité,  ces  docteurs  et  leurs 
nombreux  disciples  ont  tous  accepté  la  définition  de 
l'âme  qu'Alfred  de  Sereshel  met  au  compte  de  la  méta- 
physique et  rejeté  celle  de  la  physique  avec  un  mépris 
mêlé  d'effroi. 

Il  ne  paraît  pas  qu'il  se  soit  rencontré,  parmi  les 
contemporains  d'Alfred,  un  philosophe  ou  un  théolo- 
gien qui  l'ait  réfuté.  Les  philosophes  acceptaient  sans 
critique  toutes  les  choses  nouvelles.  Nous  voyons 
Alexandre  Neckam  reproduire  en  vers,  avec  une  sécu- 
rité que  rien  ne  trouble,  la  doctrine  d'Alfred  sur  le  siège 
de  l'âme  : 

Est  igitur  sedes  anim£e  dignissima  cordis 
Hospitium... 

Et,  d'autre  part,  nous  voyons  quelques  théologiens 
repousser  la  même  doctrine,  sans  plus  de  critique,  uni- 
èmement à  cause  de  cette  nouveauté  qui  séduit  les  phi- 
losophes. A  quoi  bon,  disent-ils,  discourir  sur  le  siège 
de  l'âme?  Que  nous  veulent  cette  question  et  d'autres' 
semblables?  On  prétend  qu'elles  sont  la  matière  d'une 
science  appelée  physique.  Mais  en  quoi  cette  science 
peut-elle  servir  au  salut?  Dans  une  homélie  d'Absalon, 
qui  fut  abbé  de  Saint- Victor  de  l'année  1198  à  l'année 
1203  (1),  nous  lisons  ce  passage  qui  parait  écrit  tout 
entier  contre  le  Denaturis  rerum  d'Alexandre  Neckam  : 
«  Ces  gens  gonflés  d'une  vaine  philosophie,  qui  s'ap- 
»  pladdissent  d'avoir  minutieusement  appris  beaucoup 
»  de  choses,  comme  toutes  les  variétés  des  problèmes, 
)>  toutes  les  structures  des  syllogismes,  la  conformation 
»  de  la  terre,  les  propriétés  des  éléments,  l'origine  et 

(i  fiallia  christ,  \.  VII,  col.  672. 


70  HISTOIRE 

»  la  fin  des  temps,  les  changements,  les  révolutions  du 
»  monde,  le  cours  des  années,  la  situation  des  astres, 
»  les  tempéraments  des  animaux,  l'humeur  furibonde 
»  des  bêtes  fauves,  la  puissance  des  vents,  la  diversité 
»  des  plantes  et  les  vertus  de  leurs  racines,  assignant 
»  pour  but  à  leurs  études  de  paraître  avoir  atteint  d'un 
»  regard  perçant  les  causes  des  choses,  ces  gens  n'ont 
»  qu'un  oeil  malade,  un  œil  mort,  pour  observer  la 
»  cause  des  causes,  qui  pourtant  est  le  principe  et  la 
»  fin  de  tout.  On  arrive,  en  effet,  à  la  connaître,  non 
»  pas  en  philosophant,  mais  en  vivant  bien  (1).  » 
Gomme  on  le  voit,  toutes  les  sciences  sont  à  la  fois 
condamnées  par  Absalon  comme  également  inutiles  ; 
mais  c'est  contre  la  physique,  la  science  nouvelle,  qu'il 
est  particulièrement  animé.  Oui,  sans  doute,  ce  mys- 
tique directeur  d'autres  mystiques  a  suivi,  selon  l'usage, 
au  temps  de  sa  jeunesse,  un  cours  d'études;  il  nous 
prouve  même,  en  citant  le  traité  De  Vernie  (2),  qu'il  con- 
naît au  moins  un  des  livres  d'Aristote  sur  la  physique  ; 
mais  il  dissuade  les  autres  d'imiter  son  exemple  : 
«  Peut-être,  dit-il  à  ses  chanoines,  serez-vous  charmés 
»  par  la  faconde  de  Tullius,  par  la  sagesse  de  Platon, 
»  par  l'ingénieuse  subtilité  de  cet  Aristote  qui  rend 
»  savants  les  ignorants  et  les  sots  habiles.  Mais  quel 
»  commerce  peut-il  y  avoir  entre  le  Christ  et  Bélial? 
»  Jetez-moi  tout  cela  hors  d'ici  ;  ne  faites  pas  de  la 


(1)  Absalonis  Sermones,  dans  le  num,  14,525  de  la  Bibliolh.  nationale, 
fol.  221,  verso. 

(2)  Juxta  sententiam  Philosophi,  idem  est  sensus  contrariorum;  id  est  eo 
sensu  quo  unum  contrariorum  discernitur  et  reliquum  ;  ut  si  tactu  suave 
tactu  et  asperum,  sic  gustu  dulce  gustu  et  amarum  discernitur.  Absalonis 
Sermones,  dans  le  num.  14,525  de  la  Biblioth.  nationale,  fol.  132.  Ce  pas- 
sage du  Philosophe  appartient  au  liv.  II,  ch.  xi,  du  traité  De  l'âme. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  71 

»  maison  de  votre  père  une  maison  de  trafic.  Où  domine 
»  l'esprit  d'Aristote  l'esprit  du  Christ  ne  peut  régner  (1).  » 
Voilà  bien  l'esprit  et  le  ton  d'un  victorin  ou  d'un  soufi. 
Algazel  avait  ainsi  proscrit  les  maîtres  et  les  disciples 
d'Avicenne  :  «  Il  faut,  disait-il,  interdire  la  lecture  des 
«  écrits  philosophiques,  si  remplis  de  vaines  et  dan- 
»  gereuses  utopies,  comme  on  interdit  les  bords  glis- 
»  sants  d'une  rivière  à  celui  qui  ne  sait  pas  nager.  Il 
»  faut  défendre  la  lecture  de  ces  doctrines  mensongè- 
»  res  comme  on  défend  aux  enfants  de  toucher  les  ser- 
»  pents  (1).  »  Cependant,  qu'on  le  remarque,  Absalon 
méprise  la  science  comme  vaine  sans  la  réprouver 
comme  impie.  L'expérience  avait  appris  au  soufi  ce 
que  le  victorin  ignorait  encore. 

Nous  n'apprenons  pas,  disons-nous,  que  d'autres 
maîtres  contemporains  aient  pris  à  tâche  de  combattre 
dogmatiquement  la  physique  de  Neckam  et  d'Alfred. 
Nous  voyons,  au  contraire,  que  cette  philosophie 
naïvement  vitaliste  eut,  dans  les  premières  années 
du  XIIIe  siècle,  un  assez  grand  succès.  Ce  ne  fut 
pas  sans  doute  un  succès  durable  ;  quand,  tou- 
tefois, les   critiques  successives  de  Guillaume  d'Au- 

(1)  Delectabit  fortassis  te  facûndia  Tullii,  sapientia  Platonis,  ingeniura 
Aristotelis,  qui  sapientes  nescios  et  stultos  peritos  facit.  Sed  quae  est  con- 
ventio  Christi  ad  Belial  ?  Auferte  ista  hinc  et  nolite  facere  domum  patris 
vestri  domum  négociations  (Joann.  II).  Non  enim  régnât  spiritus  Christi 
ubi  dominatur  spiritus  Aristotelis.  Mari,  lat.,  num.  14,525,  fol.  127,  et 
tom.  GCXI  de  la  Patrologie,  col.  37.  Il  y  a  quelques  mauvaises  leçons  dans 
Tédition  de  M.  Tabbé  Migne.  —  Plus  loin,  fol.  133,  verso,  nous  lisons  : 
a  Quid  habet  in  se  utile  de  idseis  Platonis  disputare,  Somnium  Scipionis 
revolvere,  aut  cerle  illa  popularis  sophismatum  implicatio  et  captatio  rerum 
subtilium,  in  quibus  multi  finem  indebitum  statuentes  perierunt  et  excom- 
municati  sunt.  »  Patrologie,  tome  cité,  col.  52. 

(2)  Le  préservatif  de  l'erreur,  p.  40  de  la  trad.  de  M.  Barbier  de  Mey- 
nard. 


72  HISTOIRE 

vergne,  de  Jean  de  La  Rochelle,  d'Albert  le  Grand 
et  de  saint  Thomas  eurent  finalement  déconsidéré 
leur  opinion  sur  le  siège  de  l'âme,  la  thèse  fondamen- 
tale du  vitalisme,  l'identité  de  la  forme,  de  l'âme,  de 
la  vie,  n'eut  guère  perdu  de  son  crédit.  On  a  dit  à  bon 
droit  de  saint  Thomas  qu'il  est,  en  philosophie,  très 
correctement  nominaliste,  et  non  moins  réaliste,  en 
théologie,  que  saint  Bonaventure  ou  Duns-Scot.  De 
même  il  est,  en  physique,  vitaliste  et  professe,  en 
métaphysique,  l'animisme  le  plus  résolu.  Ce  sont  là 
des  contradictions  dont  on  ne  doit  pas  trop  s'étonner. 
En  effet,  elles  ne  sont  pas  seulement  imputables  à  nos 
philosophes  novices.  La  doctrine  de  Descartes  n'est 
certes  pas  exempte  d'inconséquences.  Quoi!  les  scep- 
tiques eux-mêmes,  on  la  bien  des  fois  prouvé,  se 
contredisent.  Il  n'y  a  donc  que  les  metteurs  en  oeuvre 
de  pures  chimères,  comme,  par  exemple,  Van  Helmont, 
qui  ne  se  contredisent  pas. 


CHAPITRE  IV 


DAVID     DE     DINAN, 


Ainsi,  malgré  la  nouveauté  de  ses  opinions  psy- 
cologiques,  Alfred  de  Sereshel  ne  fut  pas  inquiété, 
n'ayant  lui-même,  comme  il  paraît,  inquiété  personne. 
En  effet,  on  resta  longtemps  sans  reconnaître  qu'il 
n'était  guère  possible  de  raisonner  librement  sur  le 
siège  de  l'àme  sans  compromettre  plus  ou  moins 
quelque  article  de  la  croyance  traditionnelle,  et,  quand 
enfin  on  le  reconnut,  le  promoteur  du  vitalisme,  Alfred 
de  Sereshel,  était  déjà  complètement  oublié.  Alexandre 
Neckam  ayant  abrégé  son  livre  pour  le  mettre  plus 
correct,  plus  lisible,  entre  les  mains  des  écoliers, 
c'est  au  complaisant  abréviateur  que  la  responsabilité 
du  délit  fut  imputée  tout  entière.  Il  ne  faut  pas  s'éton- 
ner de  cette  erreur  ;  on  l'a  souvent  commise.  Quel- 
quefois pourtant  la  justice  est  plus  curieuse  et  s'égare 
autrement.  Ayant  trouvé  d'incontestables  analogies, 
elle  suppose  des  affiliations  qui  n'ont  pas  existé.  Celui 
qu'elle  condamne  alors  comme  le  premier  et  principal 
auteur  du  crime,  c'est  elle  qui  le  fait  connaître  à  ceux 
qu'elle  lui  donne  pour  complices.  Tel  fut  le  cas  de 
David  ;  mais  lorsqu'on  eut  acquis  la  notion  de   son 


74  HISTOIRE 

étonnante  impiété,  il  était  depuis  longtemps  couché 
dans  la  tombe,  et  l'on  ne  put  brûler  que  ses  livres. 

David,  de  Dinan  en  Bretagne  ou  de  Dinant  sur  la 
Meuse,  on  ignore  sa  patrie,  ne  paraît  s'être  occupé  ni 
de  l'homme  physique  ni  de  l'homme  moral.  Gela 
peut-être  l'a  sauvé  d'un  péril,  mais  pour  le  faire 
tomber  dans  un  autre.  On  risque  toujours  moins  à 
parler  de  l'homme,  même  sans  bien  le  connaître,  qu'à 
discourir  sur  l'être  en  général,  et  particulièrement  sur 
les  lois  supérieures  dont  l'homme  subit  la  contrainte. 
Nous  prouverons  que  le  système  de  David  est  encore 
un  système  d'emprunt.  En  a-t-il  même  compris  toute 
la  portée  ?  Cela  n'est  pas  certain.  Un  chroniqueur  ano- 
nyme nous  le  représente  à  la  cour  d'Innocent  III,  fai- 
sant quelque  figure  parmi  les  familiers  de  ce  pape,  qui 
avait,  dit-il,  trop  de  goût  pour  les  raffinements  de  l'es- 
prit (1).  C'est  le  seul  renseignement  (il  est  loin  de 
suffire)  qu'on  ait  sur  la  vie  de  David.  On  connaît  mieux 
sa  doctrine,  qu'il  avait  exposée  en  deux  livres  différents. 

Nous  ne  possédons  plus,  il  est  vrai,  nil'un  ni  l'autre  ; 
ils  ont  été  pieusement  supprimés  ;  cependant,  iln'estpas 
douteux  que  la  doctrine  de  David  ait  été  le  vrai  pan- 
théisme. De  ces  deux  livres  perdus  l'un  avait  pour  titre 
Quarterni  ou  Quaternuli,  Cahiers  ou  Petits  cahiers. 
L'autre  n'était  pas  intitulé,  comme  on  l'a  dit,  Des  ato- 
mes, et  n'avait  aucunement  pour  objet  de  reproduire  les 
hypothèses  recommandées  par  Leucippe  à  l'école  d'É- 
picure.  On  s'est  trompé  sur  ce  point.  David  de  Dinan 
n'a  pas  pu  placer  le  nom  des  atomes  en  tête  d'un  livre 
composé  pour  faire  valoir  de  tout  autres  chimères. 
Albert  le  Grand  l'intitule  non  pas  De  atomis  mais  De 

(1)  Chronicon  Laudun.  canonici,  dans  le  Rec.  des  Histor.  de  la  France, 
t.  XVIII,  p.  71S. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTTQUE  75 

tomis  ;  De  tomis,  dit-il,  id  est  de  divisionibus  (1).  Ce 
titre  est  donc,  en  abrégé,  celui  d'un  écrit  analogue,  et 
que  nous  avons  précédemment  fait  connaître.  De  tomis, 
c'est  à  dire  de  divisionibus  ;  ainsi  le  grand  ouvrage 
de  Jean  Scot  Erigène  est  intitulé  De  divisione  na- 
turœ.  David  de  Dinan  devait  d'abord  considérer  la 
nature  ou  l'ensemble  des  êtres  comme  un  grand  tout, 
et  ce  grand  tout  comme  le  premier  objet  de  la  science  ; 
il  devait  ensuite,  descendant  de  l'un  au  multiple,  diviser 
ce  tout  en  autant  de  sections,  tomos,  en  autant  de 
partis  qu'il  y  a  de  genres,  d'espèces,  d'individualités 
distinctes.  C'est  la  méthode  ordinaire  des  philosophes 
qui  tiennent  pour  l'unité  de  substance. C'est  évidemment 
la  plus  commode.  Il  n'est  pas  facile  de  prouver  l'unité 
par  la  diversité  ;  mais,  l'unité  d'abord  supposée,  la 
diversité  se  prouve  sans  peine.  N'est-elle  pas  affirmée 
par  tous  les  témoignages  de  l'expérience  ? 

Quant  à  la  doctrine  de  David,  saint  Thomas  nous 
l'expose  en  ces  termes  :  «  L'erreur  de  quelques  anciens 
«philosophes,  »  c'est  à  dire  deMelissus,  de  Parménide, 
de  Xénophane,  si  souvent  cités  et  combattus  dans  la 
Physique  et  la  Métaphysique  d'Aristote,  «  fut  d'ad- 
mettre une  essence  commune  à  Dieu  et  à  toutes  les 
choses.  Ils   supposaient,   en  effet,   que  toutes  les 

<  choses  sont  un  seul  être  et  ne  diffèrent,  comme  l'a 

<  dit  Parménide,  que  par  de  simples  apparences,  au 
(  jugement  de  nos  sens.  Cette  opinion  des   anciens 

<  philosophes  a  été  suivie  par  quelques  modernes,  au 
nombre  desquels  on  peut  nommer  David  de  Dinan. 
En  effet,  celui-ci  partageait  les  choses  en  trois  caté- 

:<  gories,    les    corps,    les  âmes    et   les    substances 

(1)  Albertus  Magnus,  SummatheoL,  part.  II,  tract,  iv,  qusest.   20,   Dans 
le  tome  XVII  des  Œuvres  d'Albert. 


76  HISTOIRE 

u  séparées.  Il  appellait  hyle  le  premier  indivisible 
«  qui  est  le  fondement  des  corps,  et  noys  ou  mens  le 
«  premier  indivisible  qui  est  le  fondement  des  âmes  ; 
«  quant  au  premier  indivisible  parmi  les  substances 
«  éternelles,  il  le  nommait  Dieu.  Il  disait  enfin  que 
«  ces  trois  choses  sont  une  seule  et  même  chose,  et 
«  conséquemment  que  toutes  les  choses  sont  une 
«  seule  chose  essentiellement  (1).»  Ainsi  l'opinion  de 
David  était,  au  rapport  de  saint  Thomas,  que  les  trois 
principales  divisions  de  l'être  sont  la  matière,  l'intelli- 
gence et  Dieu.  Mais,  disait-il,  sous  ces  formes  diverses 
la  pensée  n'observe  que  des  êtres  imparfaits.  L'être 
parfait  est  l'être  unique  au  sein  duquel  toutes  les 
diversités  se  confondent  ;  c'est  l'essence  vraiment 
fondamentale,  en  qui  la  matière,  l'intelligence  et  Dieu 
ne  se  distinguent  plus.  Voilà  ce  que  nous  apprend 
saint  Thomas  sur  la  thèse  de  David,  assimilée  très 
judicieusement  à  celle  de  Parménide. 

D'autres  explications  nous  sont  fournies  sur  la  même 
thèse  par  le  maître  de  saint  Thomas,  Albert  le  Grand. 
David,  suivant  Albert,  raisonnait  ainsi  :  Le  genre  con- 
tient la  matière  de  l'espèce  ;  à  l'égard  de  l'espèce,  le 
genre  est  la  matière  :  Quod  for mabile  est  in  plura  ma- 
tériel est,  vel  ad  minus  rprinci'pium  materiale.  Or,  quel 

(1)  Thomas  in  sec.  libr.  Sententiar.,  dist.  xvn,  q.  1  :  «  Quorumdam 
antiquorum  philosophorum  error  fuit  quod  Deus  esset  de  essentia  omnium 
rerum.  Ponebant  enim  omnia  esse  unum  simpliciter  et  non  differre,  nisi 
forte  secundum  sensum  vel  œstimalionem,  ut  Parmenides  dixit  ;  et  illos 
etiam  antiquos  philosophos  secuti  sunt  quidam  moderni,  ut  David  de 
Dinanto.  Divisit  enim  res  in  partes  très,  in  corpora,  animas  et  substantias 
separatas.  Et  primum  indivisibile  ex  quo  constituuntur  corpora  dixit  Yle; 
primum  autem  indivisibile  ex  quo  constituuntur  animœ  dixit  Noym,  vel 
mentem;  primum  autem  indivisibile  in  substantiis  aeternis  dixit  Deum.  Et 
hsec  tria  esse  unum  et  idem  :  ex  quo  iterum  consequitur  esse  omnia  per 
essentiam  unum.  » 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  77 

est  le  genre  suprême,  le  plus  général  des  genres? 
C'est  l'être  même  dont  la  notion  comprend  celle  de  tous 
les  êtres.  Cet  être  est  donc  la  matière  de  tous  les  êtres 
subalternes,  ou,  en  d'autres  termes,  de  toutes  des  di- 
visions dont  il  est  le  fondement.  Les  principales  de  ces 
divisions  étant  la  matière  des  corps,  celle  des  âmes  et 
celle  des  substances  séparées,  il  est  ainsi  prouvé  que 
ces  trois  matières  n'en  font  qu'une  au  sein  de  l'être  en 
général.  D'où  l'on  doit  conclure  que  cette  matière 
unique  est  l'être  même,  ou,  sous  un  plus  beau  nom, 
Dieu  ;  Et  sic  videtur  quodDeus  sitmateria  omnium  (1). 
Nous  trouvons  enfin,  dans  plusieurs  écrits  d"Albert, 
quelques  phrases  littéralement  empruntées  aux  livres 
perdus  de  David,  et  nous  allons  citer  à  notre  tour 
quelques-unes  de  ces  phrases  précieuses.  «  Il  est,  dit- 
ce  il,  évident  qu'il  n'y  a  qu'une  substance,  commune 
«  à  tous  les  corps,  à  toutes  les  âmes,  et  que  cette 
«  unique  substance  est  Dieu  lui-même.  »  Il  est  bien 
vrai  (c'est  une  objection  qu'il  se  fait  à  lui-même)  que 
l'on  appelle  matière  la  substance  des  corps,  et  celle 
des  âmes  intelligence  ;  mais,  se  répond-il,  il  ne 
semble  pas  moins  évident  que  ce  sont  là  des  distinc- 
tions purement  verbales.  En  fait,  et  telle  est  expressé- 
ment la  conclusion  de  David,  «  Dieu,  la  matière  etl'in- 
«  telligence  sont  la  même  substance,  »  sous  des  noms 
divers  (2).  Nous  insistons,  nous  devons  insister  sur 
ce  point  de  doctrine,  qui  est  vraiment  capital.   Se- 

(i)  Albertus  Magnus,  Summa  theol.  part.  II,  tract.  îv,  qua?st.  20. 

(2)  «  Ponit  (David)  lalem  conclusionem,  sic  dicens  :  —  Manifestum  est 
unam  solam  substantiam  esse,  non  tantum  omnium  corporum,  sed  etiam 
omnium  animarum,  et  hanc  nihil  aliud  esse  quam  ipsum  Deum,  quia  sub- 
stantia  de  qua  sunt  omnia  corpora  dicitur  hyle,  substantia  vero  de  qua 
suntomnes  animée  dicitur  ratio  vel  mens.  Manifestum  est  igitur  Deum  esse 
substantiam  omnium  corporum  et  omnium  animarum.  Patel  igitur  quod 
Deus  et  byle  et  mens  unasola  substantia  sunt.  »    Albert  Magnus,  Summa 


78  HISTOIRE 

Ion  David,  l'être  qui  possède  la  plénitude  de  la 
substance  est  quelquefois  diversement  considéré,  et 
de  cette  considération  diverse  résulte  la  double 
notion  des  âmes  et  des  corps.  Les  corps  et  les 
âmes  étant  donc  ainsi  diversifiés,  on  nomme  matière  le 
fondement  des  corps,  intelligence  le  fondement  des 
âmes  ;  mais  ces  noms  particuliers  ne  désignent  pas  des 
entités  concrètes  ;  ils  expriment  simplement  des  vues 
abstraites  de  la  pensée.  La  vraie  substance  contient 
toutes  les  âmes  et  tous  les  corps,  sans  être  pourtant  ni 
tel  corps  ni  telle  âme,  et  le  seul  nom  qui  lui  convienne 
est  le  nom  de  Dieu.  Voilà  la  thèse  de  David.  C'est,  en 
propres  termes,  celle  de  Spinosa  :  «  Tout  ce  qui  est  est  en 
«  Dieu,  et  rien  ne  peut  être  ni  être  conçu  sans  Dieu  (1).  » 
Voici  maintenant  la  démonstration  de  David.  C'était, 
nous  a-t-on  dit,  un  raisonneur  très  subtil.  Les  citations 
que  nous  allons  reproduire  prouveront,  en  effet,  qu'il, 
savait  très-bien  manier  toutes  les  armes  que  fournit 
l'arsenal  de  la  logique  :  «  L'intelligence,  dit-il,  conçoit 
à  la  fois  Dieu  et  la  matière.  Or,  l'intelligence  ne  com- 
prend une  chose  qu'à  la  condition  de  s'assimiler  à 
cette  chose  ;  il  faut  donc  qu'elle  s'assimile  à  Dieu,  à 
la  matière.  Mais  s'agit-il  ici  d'une  complète  identifi- 
cation ou  d'une  assimilation  toute  simple  ?  Il  ne  s'a- 
git pas  de  cette  assimilation  toute  simple  qui  a  lieu 
par  le  moyen  d'une  forme  abstraite  de  l'objet  intelli- 
gible ;  en  effet  la  matière  et  Dieu  n'ont  également 
aucune  forme.  Si  donc  l'intelligence  les  conçoit,  elle 
les  conçoit  parce  qu'elle  leur  est  identique.  Donc 

theolog.  part.  II,  tract,  xn,  qiuest.  72,  membr.  4,  art.  2.  Le  même  fragment 
de  David  est  reproduit  dans  une  autre  Somme  d'Albert,  Summa  de  creatu- 
ris,  part.  II,  quœst.  5,  art.  2. 

(i)  Spinosa,  Ethique,  prem.  part.,  p.  16  de  la  trad.  de  M.  Saissct. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  79 

«  l'intelligence,  la  matière  et  Dieu  sont  un  même  (1).  » 
Cette  proposition  est  encore  ainsi  démontrée  :  «  Le 
«  point  est  le  principe  de  la  quantité  continue,  et  l'unir 
«  té  le  principe  de  la  quantité  discrète.  Or,  le  point  et 
«  l'unité  ne  diffèrent  pas  comme  principes  ;  ils  diffèrent 
«  en  ce  quele  point  se  rapporte  à  la  chose  continue,  l'u- 
«  nité  à  la  chose  discrète.  Si  donc  on  fait  abstraction  de 
«  ce  qui  diffère  entre  eux..., le  point  et  l'unité  sont  une 
«  même  substance.  De  même,  Dieu,  la  matière  et  l'in- 
«  telligence  sont  des  principes  chacun  en  sa  sphère, 
«  et  ils  ne  diffèrent  pas  en  tant  que  principes,  car  la 
«  cause  de  leur  différence  ne  peut  être  celle  de  leur 
«  convenance,  mais  ils  diffèrent  en  ce  que  Dieu  est  le 
«  principe  actif  et  la  matière  le  principe  passif.  Si  donc 
«  on  fait  abstraction  de  cette  différence,  ils  sont  un 
«  même.  Pour  conclure,  il  y  a  qu'une  substance, 
«  laquelle  est  la  fois  matière,  intelligence  et  Dieu  (2).  » 
Ainsi  conclut,  avec  la  même  rigueur,  avec  la  .  même 

(i)  «  Intellectus  intelligit  Deum  et  hyle,  sive  materiam;  sed  nihil  in- 
telligit intellcctus  nisi  per  assimilationem  ad  ipsum  ;  ©porte t  igitur  quod 
assimilatio  sit  intellectus  ad  Deum  et  hyle.  Hsec  autem  assimilatio  vel  est 
per  identitatem  Yel  per  simplicem  assimilationem.  Sed  non  est  per  simpli- 
cem  assimilationem,  quia  assimilatio  non  fit  nisi  per  formam  abstractam  ab 
eo  quod  intelligitur;  hyle  autem  et  Deus  nullam  habent  formam.  Si  ergo 
intelliguntur,  oportet  quod  per  identitatem  quam  habent  ad  intellectum 
intelligantur;  intellectus  igitur  et  hyle  et  Deus  idem  sunt  in  substantia.  » 
Albert.  Magn.  Summa  theoL  ibid...  Voir  aussi  Summa  de  creaturis,  part.  H, 
qua?st.  5,  art.  2. 

(2)  Albertus  Magn.,  Summa  Iheol.  ibid.  :  «  Quod  efiam...  sic  probat 
David  :  —  Idem  est  a  quo  non  differt  differentia,  sicut  dicit  Aristoteles  in 
VII  Topicorum,  et  dat  exemplum  quod  punctus  est  principium  conlinui  et 
unitas  principium  discreti  ;  et  non  differunt  in  eo  quod  prima  sunt,  sed 
differunt  in  hoc  quod  punctus  habet  positionem  continui  et  unitas  discreti 
ordinem.  Si  ergo  abstrahantur  ab  eis  istse  differentùe,  cum  idem  sit  a  quo 
non  differt  differentia,  punctus  et  unitas  erunt  idem  in  substantia.  A  simili 
Deus  et  materia  et  intellectus,  sive  mens,  sunt  prima  unumquodque  in  ordine 
suo,  et,  sicut  dicit,  non  differunt  in  eo  quod  prima  sunt,  aliter  enim  esset 
idem  prinoipium   confenienti*  et   differentia3,  quod  inconveniens  est,  sed 


80  HISTOIRE 

franchise,  l'illustre  philosophe  d'Amsterdam  :  «  La 
«  pensée  est  un  attribut  de  Dieu  ;  en  d'autres  termes, 
«  Dieu  est  chose  pensante.  L'étendue  est  un  attribut  de 
«  Dieu  ;  en  d'autres  termes,  Dieu  est  chose  étendue  (1).» 
Le  système  de  David  est  donc,  comme  on  le  voit,  sans 
aucune  différence,  celui  de  Spinosa.  C'est  un  système 
purement  logique,  où  le  nom  de  Dieu  ne  figure  que  pour 
signifier  l'entéléchie  de  l'univers  éternel. 

Il  n'en  faut  pas  douter,  David  en  a  fait  l'emprunt 
a  quelque  livre  venu  de  Tolède.  Parmi  les  livres  de 
cette  provenance,  on  pourrait  en  désigner  plusieurs 
comme  ayant  fourni  la  matière  qu'il  a  tantôt  abrégée, 
tantôt  développée.  Pour  ne  citer  que  le  Fons  vitœ  de 
Ben-Gebirol,  ce  livre  de  si  grand  renom  et  de  si 
mauvais  conseil  ne  tend-il  pas  à  démontrer  aussi 
l'unité  substantielle  des  êtres  ?  On  était  donc  en 
droit  de  supposer  que  David  y  avait  pris  sa  thèse  (1). 
Cependant  cette  conjecture  ne  semble  pas  exacte. 
Albert  et  saint  Thomas,  qui  se  sont  tour  à  tour  et 
très-vivement  prononcés  contre  la  doctrine  de  Ben- 
Gebirol  et  celle  de  David,  avaient  entre  les  mains  les 
écrits  de  l'un  et  de  l'autre,  et  pourtant  ils  ne  les  ont 
jamais  rapprochés  l'un  de  l'autre  pour  les  accuser  de 
la  même  erreur  et  les  accabler  des  mêmes  arguments. 
Au  rapport  d'Albert,  la  doctrine  de  David  vient  directe- 
ment de  la  Grèce,  et,  nullement  embarrassé  de  dire 
quel  fut,  parmi  les  philosophes  grecs,  le  maître  de 
David,  Albert  désigne  Anaximène,  Xénophane  et  sur- 
in hoc  quod  Deus  est  primum  efficiens  et  hyle  primum  suscipiens.  Si  ergo 
abstrahantur  ab  his  differentiis,idem  erunt.  Una  ergo  substantia  est,  quœ  est 
Deus,  hyle  et  intellectus... 

(1)  Spinosa,  Ethique,  deuxième  partie,  p.  51, 52. 

Cl)  M.  Aug.  Jundt,  Hist.  du  panthéisme  au  moyen  âge,  p.  20. 


DE  LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  81 

tout  un  disciple  deXénophane  qu'il  nomme  Alexandre  ; 
il  assure  même  (il  l'assure  plusieurs  fois)  avoir  entre 
les  mains,  sous  le  nom  de  cet  Alexandre,  l'abominable 
petit  livre  où  David  a  trouvé  tout  ce  qu'on  lit  dans  les 
siens. 

Xénophane  n'ayant  eu  parmi  ses  disciples  aucun 
Alexandre,  on  s'est  demandé  quel  pouvait  être  l'auteur 
du  livre  dénoncé  par  Albert.  N'était-ce  pas  Alexandre 
d'Aphrodisias  ?  Assurément  il  était  permis  de  le  croire. 
Quand  il  n'explique  pas  Aristote,  Alexandre  d'Aphro- 
disias n'observe  pas  toujours  fidèlement  les  règles  de 
la  méthode  péripatéticienne  ;  il  s'est  plus  d'une  fois 
égaré,  plus  d'une  fois  débauché  dans  la  compagnie  de 
Platon.  Ce  n'est  pas  lui  néanmoins  qu'Albert  a  mis  en 
cause  comme  inventeur  du  système  reproduit  par 
David.  Après  avoir  beaucoup  recherché  le  petit  livre 
dont  Albert  dit  tant  de  mal,  nous  l'avons  enfin  re- 
trouvé. Si,  dans  quelques  manuscrits,  il  porte  les  noms 
de  Boëce,  d'Algazel,  dans  la  plupart  il  offre  celui  du 
philosophe  Alexandre,  et  la  doctrine  qu'il  contient  est, 
en  effet,  conforme  à  celle  qu'Albert  et  Thomas  impu- 
tent à  David.  Mais  l'auteur  de  ce  petit  livre  n'est  pas 
plus  le  philosophe  Alexandre  qu'Algazel  ou  Boëce  ; 
à  des  indices  qui  ne  peuvent  tromper  on  reconnaît 
aussitôt  que  c'est  un  théologien  de  la  secte  chrétienne  ; 
de  plus,  son  latin  barbare  prouve  avec  la  même  évi- 
dence qu'il  n'appartient  pas  à  l'antiquité  ;  enfin,  d'au- 
tres manuscrits  plus  dignes  de  foi  nous  apprennent  que 
ce  théologien  moderne  est  le  savant  archidiacre  de 
Ségovie,  Dominique  Gundisalvi.  Voilà  ce  que  nous 
croyons  avoir  clairement  démontré  dans  une  disserta- 
tion particulière  sur  cette  question  très-obscure  (1). 

(I)  Mémoires  de  l'Acad.  des  Inscript.,  I.  XXIX,  deuxième  partie, 

T.   1.  6 


1*13^33 


82  HISTOIRE 

Ainsi,  comme  on  l'a  toujours  pensé,  la  doctrine  de 
David  n'est  pas  originale.  Il  l'a  bien,  en  effet,  reçue  de 
Tolède,  et  Tolède  la  tenait  de  Cordoue,  Cordoue  de 
Bagdad,  Bagdad,  plus  ou  moins  directement,  d'Alexan- 
drie. Ce  qui  lui  est  personnel,  c'est  de  l'avoir  méthodi- 
quement exposée,  sans  réserves,  sans  faux-fuyants, 
avec  une  si  sereine  confiance  dans  les  déductions  de 
l'idéologie.  Ses  livres,  avons-nous  dit,  n'existent  plus  ; 
mais  les  fragments  qu'en  ont  cités  ses  adversaires  attes- 
tent une  rare  franchise.  Nous  croyons  néanmoins  qu'il 
n'a  pas  clairement  compris  l'opposition  de  sa  doctrine  et 
de  la  croyance  traditionnelle. C'est  là  ce  qui  le  distingue 
de  Spinosa.  On  objecte  à  Spinosa  que  son  Dieu  n'est 
pas  le  Dieu  fait  homme  ;  un  Dieu  fait  homme  est, 
répond-il,  une  thèse  «absurde,.»  qu'il  dédaigne  de 
réfuter  (1).  Mais  ni  Jean  Scot  Erigène,  ni  Dominique 
Gundisalvi,  ni  David  de  Dinan  n'ont  dit  cela.  Notre 
opinion  est  même  qu'ils  ne  l'ont  pas  pensé.  Ce  qui 
paraît  encore  plus  extraordinaire  c'est  que,  dans  la 
vigilante  légion  des  théologiens  orthodoxes,  personne 
n'ait  signalé  sur  le  champ  l'impiété  commise  par  le 
favori  du  pape  Innocent  III.  On  ne  les  entendit  pousser 
le  cri  d'alarme  que  le  jour  ou  l'hérésie  formelle  d'un 
autre  maître,  Amaury  de  Bennes,  leur  eût  enfin  appris 
que  le  vrai  Dieu  des  philosophes  n'est  pas  le  vrai  Dieu 
des  chrétiens. 


(1)  Spinosa,  Lettre  vin  ;  t.  III  de  ses  Œuvres,  p.  367. 


CHAPITRE  V. 

Amaury  de  Bennes  et  le  concile  de  Paris. 


L'école  de  Chartres  avait  tour  à  tour  entendu  Gilbert 
de  LaPorrée,  Thierry,  Bernard,  et,  sous  la  direction  de 
ces  maîtres  justement  renommés,  elle  n'avait  pu  man- 
quer de  devenir  une  pépinière  de  jeunes  théosophes. 
Il  ne  faut  donc  pas  s'étonner  dp.  *>^~  --'^  ctë 
Chartres  à  Paris,  clans  les  dernières  années  du  XIIe 
siècle,  un  audacieux  chef  de  secte  comme  cet  Amaury 
de  Bennes  dont  nous  allons  maintenant  parler. 

Logicien  très  habile,  il  avait,  dit  Guillaume  le  Breton, 
longtemps  professé  les  arts  et  les  sciences  profanes. 
S'étant  plus  tard  occupé  de  théologie,  il  l'apprit  et 
l'enseigna  selon  sa  méthode  particulière,  très-libre- 
ment, sans  jamais  s'inquiéter  de  ce  que  les  autres 
pouvaient  penser  (1).  Il  avait,  dit  un  chanoine  de  Laon 
(2),  l'esprit  très-subtil  et  se  faisait  un  jeu  de  railler  tout 
le  monde  ;  ce  qui  lui  suscita  plus  d'un  ennemi.  Cepen- 

(1)  Cum  in  arte  logica  perilus  esset  et  scolas  de  arte  illa  et  de  aliis  arli- 
bus  liberalibus  diu  rexisset,  transtulit  se  ad  sacram  paginam  excolendam. 
Semper  tamen  suum  per  se  modum  docendi  et  discendi  habuit  etopinionem 
privalam  et  judicium  quasi  sectum  et  ab  aliis  separatum.  »  Guillelm. 
Brito,  dans  le  Bec.  des  Histor.  de  la  Fr.  t.  XVII,  p.  83. 

(2)  Anonymus  Laudun.,  Chronicon,   dans    le  Rec.    des   Histor.  de 
France,  t.  XVIII,  p.  715. 


84  HISTOIRE 

dant  il  pouvait  braver  bien  des  rancunes,  ayant  la 
faveur  du  roi  Philippe  qui  l'avait  donné  pour  précepteur 
à  son  premier-né,  le  prince  Louis.  Ainsi,  dit  encore  le 
même  chroniqueur,  la  cour  l'honorait,  croyant  que  ses 
opinions  étaient  saines  et  qu'il  y  avait  profit  à  le  fré- 
quenter. Mais  combien  la  cour  se  trompait  !  Elle  dut 
enfin  reconnaître  son  erreur,  quand  les  autres  maîtres, 
par  lui  si  malmenés,  le  dénoncèrent  et  le  forcèrent  d'al- 
ler se  justifier  devant  le  pape,  s'il  le  pouvait.  Il  fit  donc 
le  voyage  de  Rome,  plaida  sa  cause  et  la  perdit.  Con- 
damné par  le  pape  à  désavouer  publiquement  sa  théo- 
logie de  récente  invention  et  tous  ses  propos  héré- 
tiques, Amaury  revint  à  Paris,  y  fit  sa  pénitence  et 
mourut  bientôt  après.  On  l'enterra,  réconcilié  non  de 
cœur,  mais  de  bouche,  avec  l'Église,  près  du  cimetière 
de  Saint-Martin-des-Ghamps  (1). 

JNous  a\ons,  sm   i<x  doo+r-mp.  d' Amaury,  des  rensei- 
gnements nombreux  et  concordants.  Voici  d'abord  le 
témoignage  d'un  historien  ordinairement  très  digne  de 
foi,  Martin  de  Pologne,  qui  mourut  en  1278,   après 
avoir  été  chapelain  de  cinq  papes  :  «  Suivant  Amaury, 
«  les  idées  qui  sont  dans  la  pensée  divine,  créent  et 
«  sont  créées,  tandis  que,  suivant  saint  Augustin,  il 
«  n'y  a  rien  dans  la  pensée  divine  qui  ne  soit  éternel, 
«  immuable.  Il  disait  aussi  qu'on  appelle  Dieu  la  fin  de 
«  toutes  les  choses  parce  que  toutes  les  choses  doi- 
«  vent  retourner  vers  lui,  pour  trouver  en  lui  un  repos 
((  éternel,  et  former  avec  lui  un  seul  individu  d'une 
«  permanence  inaltérable.  La  nature  d'Abraham  n'é- 
«  tant  pas  autre  que  colle  d'Isaac,  mais   la    même 
«  nature  leur  étant  commune  à  tous  les  deux,  ainsi, 

(1)  Gùillelm.  Biiiu,  Irie.  cil. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  85 

«  disait-il,  tous  les  êtres  ne  font  qu'un  seul  être  et  tous 
«  les  êtres  sont  Dieu.  Eu  effet,  il  soutenait  que  Dieu 
«  est  l'essence  de  toutes  les  créatures,  l'être  même  de 
«  tout  ce  qui  est.  Il  ajoutait  :  comme  la  lumière  se  voit 
«  non  pas  en  elle-même,  mais  dans  l'espace  lumineux, 
«  ainsi  Dieu  sera  vu  par  les  anges  et  par  les  hommes 
«  non  pas  en  lui-même,  mais  dans  ses  créatures  (1).  » 
Gomme  on  peut  le  juger  par  ce  passage,  Martin  de 
Pologne  savait  parler  la  langue  des  philosophes.  L'ex- 
posé qu'il  vient  de  nous  faire  n'est  pas  complet,  mais  il 
est  très-clair.  Nicolas  Triveth  (2)  et  Jean  de  Gerson  (3) 
se  sont  contentés  de  le  reproduire.  Les  dires  de  Martin 
de  Pologne  nous  sont  confirmés  par  deux  autres  docu- 
ments plus  anciens  et  plus  instructifs.  L'un  est  la  sen- 
tence rendue  par  le  concile  qui  jugea  les  disciples 
d'Amaury  (4)  ;  l'autre,  que  nous  allons  pour  la  première 
fois  mettre  en  lumière,  est  un  traité  sans  nom  d'auteur 
contre  ces  Amalriciens,  Contra  Amaurianos,  écrit  dans 
le  temps  même  où  leur  secte  semblait  encore  redoutable. 
Ce  traité,  dont  on  reconnaîtra  bientôt  l'importance,  est 

(1)  «  Damnavit  (Innocentius  III)  Almarieum  quemdam  Garnotensem,  cum 
sua  doctrina,  sicut  habelur  in  decretali  «  Damnatus.  »  Qui  Almaricus 
asserit  idœas,  quœ  sunt  in  mente  divina,  creare  et  creari,  cum,  secundum 
Augustinum,  nihil  nisi  œternum  atque  incommutabile  sit  in  mente  divina. 
Dixit  etiam  quod  ideo  finis  omnium  dicitur  Deus,  quia  omnia  reversura 
sunt  in  eum  ut  in  Deo  incommutabiliter  quiescant,  et  unum  individuum 
atque  incommutabile  in  eo  permanebunt  ;  et  sicut  alterius  naturaî  non  est 
Abraham,  alterius  Isaac,  sed  unius  ac  ejusdem,  sic  dixit  omnia  esse  unum 
et  omnia  esse  Deum.  Dixit  enim  Deum  esse  essenliam  omnium  creaturarum 
et  esse  omnium.  Item  dixit  quod  sicut  lux  non  videtur  in  se,  sed  in  aère, 
sic  Deus  nec  ab  angelo  neque  ab  homine  videbitur  in  se,  sed  tantum  in 
creaturis.  »  Martini  Poloni  Chronic.  expeditiss.  lib.  IV. 

(2)  Nicol.  Triveth  Chronicon,  dans  le  tom.  III  du  Spicileg.  de  Dachery, 
édit.  in-fol.,  p.  184. 

(3)  Concordia  metaphys.  cum  logica,  t.  IV  Operum,  col.  826. 
(i)  Martène,  Thés.  nov.  anecdot.,  t.  IV,  col.  163,  164. 


86  HISTOIRE 

conservé  clans  le  nom.  1301  de  la  bibliothèque  de 
Troyes  (1). 

Le  caractère  particulier  de  David,  c'est,  comme  on 
l'a  vu,  d'être  un  philosophe  qui  semble  ignorer  tous  les 
dogmes,  tous  les  mystères  de  l'orthodoxie  chrétienne. 
Amaury  de  Chartres  est,  au  contraire,  un  théologien 
qui  prétend  démontrer  que  le  panthéisme  est  la  vraie 
doctrine  de  saint  Paul  et  de  tous  les  Pères  à  qui  la  foi 
des  simples  n'a  pas  suffi.  Nous  insistons  sur  cette 
différence.  Voici,  du  reste,  la  série  des  propositions 
d' Amaury. 

Dieu,  dit  l'Écriture,   est  partout  :  Deus  est  ubique. 


(1)  Ce  traité  commence  au  fol.  141  du  manuscrit  et  finit  au  fol.  154.  C'est 
l'ouvrage  d'un  théologien  savant  et  subtil,  dont  le  nom  manque.  A  quelques 
formes  de  langage  on  croit  reconnaître  Pierre  de  Poitiers  ;  il  y  a  plus,  cer- 
tains passages  des  Sentences  publiées  sous  le  nom  de  cet  illustre  chance- 
lier sont  reproduits  dans  le  traité  presque  sans  aucun  changement.  Ainsi 
nous  lisons,  au  feuillet  153  du  manuscrit,  recto  et  verso,  une  définition  des 
sacrements  de  l'ancienne  loi  qui  se  retrouve  livre  IV,  chap.  m  des  Sentences. 
L'analogie  est  plus  grande  encore  entre  le  texte  du  feuillet  152  et  celui  du 
chap.  xu,  livre  V,  du  livre  des  Sentences  ;  on  peut  même  affirmer  que  ce 
dernier  texte  est  l'original  dont  l'autre  est  la  fidèle  copie.  Cependant  il 
n'est  pas  permis  d'attribuer  à  Pierre  de  Poitiers  le  traité  conservé  dans  le 
manuscrit  de  Troyes.  Il  est,  en  effet,  directement  écrit  non  contre  Amaury, 
mort  depuis  longtemps,  mais  contre  un  prêtre  d'Amiens,  nommé  Godin,  qui 
fut  le  dernier  des  Amalriciens  poursuivis,  jugés  et  condamnés.  Voici 
plusieurs  phrases  qui  le  concernent.  Fol.  147  :  «  Quid  absurdius  quam 
quod  Deus  est  lapis  in  lapide,  Godinus  in  Godino,  adoretur  ergo  Godinus, 
non  solum  dulia,  sed  latria,  quia  Deus  est.  »  Et  plus  loin,  fol.  148  :  «  Ecce 
hue  usque  credidimus  Filium  incarnatum  ;  jam  isti  prœdicant  Christum  in- 
godinatum.  »  Or,  l'anonyme  de  Laon,  ayant  raconté  les  exécutions  de 
l'année  1210,  s'exprime  ainsi  sur  Godin  :  «  Novissimus  omnium  Almarico- 
rum  hœreticorum  fuit  magister  Godinus,  qui  Ambianis  heereticus  probalus 
est  et  ibidem  igné  fuit  ustulatus  (Histor.  de  la  Fr.,X.  XVIII,  p.  715).»  Cet 
hérétique  parut  donc  après  les  autres,  c'est-à-dire  après  l'année  1210,  et 
Pierre  de  Poitiers,  mort  vers  l'année  1205,  était  déjà  remplacé  par  Prévostin, 
dans  son  emploi  de  chancelier,  en  l'année  1207  (Cartul.  de  N.  D.  de  Paris, 
t.  I,  p.  344.)  Le  traité  que  nous  offre  le  manuscrit  de  Troyes  n'est  donc  pas 
l'ouvrage  de  Pierre  de  Poitiers,  mais  il  est  certainement  d'un  de  ses  meil- 
leurs disciples. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  87 

C'est  ce  que  saint  Paul  exprime  en  ces  termes  :  Deus 
omnia  in  omnibus  (1).  Dieu  lui-même,  par  la  bouche  du 
prophète  Jérémie,  nous  fait  connaître  qu'il  occupe, 
qu'il  emplit  le  ciel  et  la  terre  :  Cœlum  et  terram  im- 
pleo.  Peut-on  donc  attribuer  à  Dieu  plusieurs  ma- 
nières d'être  simultanées?  Peut-on  supposer,  par 
exemple,  qu'il  est  à  la  fois  une  substance  absolument 
personnelle  et  l'essence  commune  de  tous  les  êtres 
qui  ne  sont  pas  lui  ?  La  supposition  de  cette  double 
nature  paraît  vraiment  chimérique.  Il  vaut  donc  mieux 
s'en  tenir  à  ce  qu'enseigne  l'Écriture  et  simplement 
dire  :  il  est  dans  toutes  les  choses,  ou  toutes  les  choses 
sont  en  lui.  Puisqu'il  est  éternel  et  qu'elles  sont  péris- 
sables, on  ne  peut  les  confondre  avec  lui.  Mais,  étant 
périssables,  elles  naissent  et  meurent  à  la  surface 
d'un  fonds  permanent  ;  étant  finies,  elles  sont  conte- 
nues dans  l'infini,  qui  ne  serait  pas  l'infini  s'il  ne  les 
contenait  pas.  Le  temps  n'est-il  pas  quelque  partie  de 
l'éternité  ?  Ainsi,  les  choses  diverses  sont  des  parties 
de  l'immensité  divine  :  In  ipso,  dit  l'apôtre,  condita 
sunt  universa  in  cœlis  et  in  terra,  visibilia  et  invisibi- 
lia  (2).  Mais  les  choses  sont-elles  seulement  diverses  ? 
On  leur  suppose  encore  des  qualités  contraires,  et, 
pour  rendre  compte  de  cette  contrariété,  l'on  a  mis  en 
avant  plusieurs  systèmes  qu'il  faut  pareillement  reje- 
ter. C'est,  par  exemple,  une  superstition  manichéenne 
de  croire  qu'il  existe  un  Dieu  des  ténèbres  en  guerre 
constante  avec  le  Dieu  de  la  lumière.  Celui  qui  remplit 
le  ciel  avec  la  terre  est  l'unique  Dieu  (3).  Aussi  l'apôtre 

(1,)  Epist.  ad  Corinth.  I,  cap.  xv,  vers.  28. 

^2)  Pauli  Epist.  ad  Coloss.  L  16. 

(3)  Contra  Amaurianos,  cap.  i,  îx,  xi.    —  Nous  lisons  dans  la  sentence 
du  concile  de  Paris  ("1210)  :  «  Auctoritas  :    Omnia   sub  sole  vanitas.    H 


88  HISTOIRE 

dit-il  :  »  Dieu  fait  tout  en  nous.  »  Donc  il  fait  en  nous 
ce  que  nous  appelons  le  bien  et  ce  que  nous  appelons 
le  mal.  La  conséquence  est  rigoureuse.  Elle  ne  doit 
pas,  d'ailleurs,  nous  révolter.  Nous  ne  savons,  en  effet, 
ni  ce  qu'est  le  mal,  ni  ce  qu'est  le  bien.  Mais  alors  il 
n'y  a  ni  mérite  ni  démérite,  il  n'y  a  ni  résurrection  des 
corps  (1)  ni  jugement  dernier,  et  il  ne  faut  pas 
plus  croire  au  paradis  qu'à  l'enfer.  En  effet,  Amaury  le 
déclare  très  résolument,  ce  sont  là  de  pures  Actions. 
Hors  de  ce  monde,  il  n'y  a  rien.  Ceux-là  sont  déjà  dans 
l'enfer,  en  ce  monde,  qui  vivent  ignorant  la  vérité,  et  le 
paradis  est  actuellement  en  la  possession  de  ceux  qui 
la  connaissent.  Il  est  donc  bien  important  de  la  connaî- 
tre. Et  cela  est  si  facile  !  Cette  vérité,  qui  peut  s'appe- 
ler toute  une  doctrine,  n'a  qu'un  article  ;  il  s'agit 
simplement  de  croire  que  Dieu  fait  tout  en  nous  (2). 
Mais  rien  ne  paraît  s'opposer  à  ce  qu'un  juif  admette 
ce  dogme  unique.  Donc,  sans  le  baptême,  un  juif  peut 
être  sauvé.  C'est  bien  ainsi  que  l'entend  Amaury  (3). 
De  même  on  peut  être  sauvé  sans  confession,  sans 
pénitence.  Assurément,  répond  Amaury  ;  puisque  Dieu 
nous  fait  penser,  vouloir,  agir,  il  n'y  a  pas  de  désirs, 
pas  d'actes  coupables,  et  quand  on  sait  que  l'on  va 
toujours  conduit  par  la  main  de  Dieu,  jamais  on  ne 
craint  de  s'être  engagé  dans  la  mauvaise  voie  ;  on 
n'a  plus  le  souci  de  ce  qu'on  doit  faire,  on  n'a  plus  le 

e  contra  :  Omnia  umim,  quia  quidquid  est  est  Deus.  Unde  quidam  eorum, 
nomine  Bernardus,  ausus  est  aflîrmare  se  nec  posse  cremari  incendio,  ncc 
alio  torqneii  supplicie-,  in  quantum  erat,  quia  in  eo  quod  erat  se  Ueum 
dicebat. 

(1)  Contra  Amaurianos,  c.  vu. 

(2)  Contra  Amaurianos,  c.  n,  i;r,  iv. 

(3)  Ibid.  c.  v. 


DE  LA   PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUE  89 

remords  de  ce  qu'on  a  fait  :  Qui  cognoscit  Deum  esse 
in  se  lugcre  non  débet,  sed  Hdère  (1). 

Il  est  déjà  suffisamment  prouvé  que  les  articles  de  la 
croyance  chrétienne  n'embarrassent  pas  beaucoup 
notre  libre  docteur.  Les  uns  lui  paraissent  faux,  les 
autres  vrais,  mais  très  mal  compris.  Il  explique  donc 
ceux-ci,  quand  il  a  condamné  ceux-là.  Ainsi  croit-il 
devoir  interpréter  cette  phrase  de  saint  Paul,  ordinai- 
rement, comme  il  lui  semble,  mal  entendue  :  «  Nous 
«  sommes  les  membres  du  corps  du  Christ,  Membra 
«  sumus  corporis  Christi.  »  On  admet  bien,  en  effet, 
en  croyant  penser  avec  l'apôtre,  qu'on  ne  peut  être 
sauvé  si  l'on  n'est  membre  du  Christ.  Mais  cela  revient 
adiré  qu'il  faut,  pour  mériter  le  salut,  être  déjà  devenu 
membre  du  Christ,  ou  que,  pour  devenir  membre  du 
Christ,  il  faut  avoir  déjà  mérité  le  salut.  On  exprime- 
rait donc  la  même  chose  plus  clairement  en  disant  : 
Ceux  qui  seront  sauvés  le  seront.  Mais  la  vérité  que 
nous  prêche  l'apôtre  n'est  pas  si  naïve  ;  il  ne  parle  pas 
au  futur,  il  parle  au  présent;  Membra  sumus,  dit-il,  et 
non  pas  erimus.  Croyons  donc  que  nous  sommes  pré- 
sentement, en  ce  monde,  les  membres  du  Christ  ;  oui, 
croyons  très  fermement  que  nous  vivons  en  lui  et  qu'il 
vit  en  nous  (2).  Dieu  le  Père  s'est  autrefois  incarné  dans 
Abraham  et  dans  les  patriarches  ;  de  même  Dieu  le 
Fils  s'est  plus  tard  incarné  dans  le  Christ  et  dans  tous 
les  chrétiens.  Ainsi,  comme  on  le  voit,  notre  docteur 
ne  se  contente  pas  d'expliquer  les  anciens  dogmes 
d'une  façon  toute  nouvelle  ;  il  en  tire  encore  très  libre- 

(\)  Ibid.  cap.  vi. 

(3)  Vincentius  Bellov.  Specul.  histor.  lib.  XXIX,  cap.  cvn  :  «  Hic  ausus 
est  constantur  affirmare  quod  quilibct  tenetur  credere  se  esse  membrum 
Christi.  »  —  Contra  Amawianos,  cap.  vill. 


90  HISTOIRE 

ment  des  dogmes  nouveaux.  Enfin,  ajoute-t-il,  l'Esprit- 
Saint  doit,  à  son  tour,  s'incarner  ;  l'humanité  doit  subir 
une  transformation  dernière.  Née  sons  le  régime  de  la 
loi,  l'humanité  fut  ensuite  régénérée  par  l'infusion  de 
la  grâce  ;  maintenant,  plus  rapprochée  du  terme  de  ses 
destinées,  elle  va  s'animer,  au  souffle  de  l'Esprit, 
d'une  vie  plus  pure.  Déjà  s'opère  ce  changement  final  ; 
déjà  quelques  âmes  privilégiées  sont  passées  en  la 
possessionde  l'Esprit,  qui  lesinspire  et  les  guide, affran- 
chies de  toute  règle  qui  n'est  pas  la  sienne.  On  peut 
facilement  reconnaître  dans  la  foule  ces  élus  de  la 
troisième  personne  divine.  Les  signes  de  leur  élection 
sont,  en  effet,  certains,  car  ce  sont  deux  vertus  tout 
à  fait  nouvelles  ;  chez  eux  la  science  a  pris  la  place  de 
la  foi,  la  confiance  celle  de  l'espérance.  On  ne  les  voit 
plus  dans  les  temples  ;  comme  leur  religion  n'a  pas  de 
mystères,  elle  n'a  pas  de  sacrements.  Mais  qu'on 
n'essaie  pas  de  les  ramener  au  giron  de  l'ancienne 
Église  ;  l'effort  serait  vain.  Qu'on  ne  leur  prêche  pas  la 
soumission  ;  ils  ont  reçu  le  don  de  la  liberté  (1). 

On  rapporte  à  David  de  Dinan  l'invention  de  toutes 
ces  hérésies.  Cette  assertion  d'un  ancien  chroni- 
queur (2)  a  été  souvent  reproduite.il  n'est  pas,  en  effet, 
invraisemblable  qu'un  théologien  naturellement  témé- 
raire ait  été  fortement  encouragé  par  un  philosophe 
très  résolu.  Cependant  l'assertion  du  chroniqueur 
n'est  pas  fondée  ;  les  deux  hérétiques  vécurent  ignorés 
l'un  de  l'autre,  et  d'ailleurs  la  doctrine  d'Amaury  est 
en  fait  beaucoup  moins  conforme  à  celle  de  David  qu'à 
celle  d'un  plus  ancien  maître,  Jean  Scot  Erigène.  Par 

{{)  Contra  Amaurianos,  cap.  x,  xn.  —  Martène,  Thesaur.  nov.,  T.  IV, 
col.  164. 

(2;  Anonym.  Lauduncnsis,  dans  les  Histor.  de  la  France,  T.  XVIII,p.  751. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  BCOLASTIQUE  91 

un  étrange  caprice  de  la  fortune,  les  livres  de  Jean 
Scot,  longtemps  oubliés,  avaient  repris  faveur  à  la  fin 
du  XIIe  siècle.  Nous  les  trouvons  alors  cités,  comme  on 
l'a  vu,  par  Simon  de  Tournai  ;  ils  le  sont  même  dans  un 
sermon,  parmi  orthodoxe  pur  de  toute  censure,  Garnier 
deLangres(l).De  tels  livres,  lus,  comme  il  paraît,  sans 
défiance,  ne  pouvaient  manquer  de  porter  un  trouble 
quelconque  dans  les  esprits.  Ils  furent  canoniquement 
prohibés  dès  que  l'on  eût  reconnu  l'influence  qu'ils 
avaient  exercée  sur  Amaury.  La  sentence,  rendue  par 
le  pape  HonoriusIII,  porte  la  date  du  25  février  1225  (2). 
Si  le  nom  d'Amaury  ne  s'y  trouve  pas,  ses  disciples  y  sont 
clairement  indiqués.  Henri  de  Suze  se  trompe  en  disant 
que  les  membres  du  concile  de  Paris  condamnèrent 
ensemble,  en  l'année  1210,  Jean  Scot  et  Amaury  ;  maisil 
ne  se  trompe  pas  en  disant  que  les  erreurs  de  l'un  furent 
celles  de  l'autre  (3).  En  des  termes  encore  plus  précis, 
Martin  de  Pologne  désigne  le  livre  de  Jean  Scot  qui  con- 
tient les  propositions  hérétiques  d'Amaury  ;  c'est  le  De 
divisione  naturœ  :  Qui  omnes  errores  inveniuntur  in 
libro  Periphyseon.  Et  hic  liber  inter  alios  condemna- 
los  Parisiis  ponitur  ;  et  is  liber  cum  Almarico  et  suis 
sequacibus  fuit  Parisiis  combustus  (4).  Enfin,  notre 
confrère,  M.  Charles  Jourdain,   a  pris  le  soin  de  re- 

(1)  Garnerii  Sermones,  dans  le  num.  1301  des  MSS.  de  Troyes,  fol.  29  : 
«  Sicut  in  cœlis  describit  Joannes,  cognomento  Scotus,  quatuor  manifesta- 
tiones,  id  est  theopbaniam,  epiphaniam,  yperphaniam,  ypoph?niam,  de 
quibus  alibi  disseruisse  me  memini,  quibus  se  (Deus)  angelis  manifestât, 
ita  quatuor  se  manifestationibus,  sequa  lance  supradictis  respondentibus, 
mirabilem  in  terri  voluit  hominibus  apparere.  » 

(2)  Joh.  Huber,  Joannes  Scotus  Erigena,  p.  438. 

(3)  Joann.  de  Gersonio,  Opéra,  T  IV,  p.  826. 

(4)  M.  Daunou  a  commis  une  faute  grave  en  interprétant  cette  phrase  : 
«  En  rassemblant,  dit-il,  les  idées  d'Amaury  éparses  dans  les  récits  des 
chroniqueurs  et  des  théologiens  du  moyen-âge,  on  y  trouve  encore  tant  de 


£2  HISTOIRE 

chercher  les  divers  passages  an  De  dwisionenaiurœ au- 
quel l'ont  allusion  Henri  de  Suze  et  Martin  de  Pologne, 
et  il  a  mis  sous  nos  yeux,  dans  un  savant  mémoire,  la 
preuve  irrécusable  des  emprunts  faits  à  Jean  Scot  par 
Amanry  (1). 

Nous  n'avons  pas  fait  connaître  les  opinions  diverses 
de  cet  hérétique  en  ce  qui  regarde  les  mystères,  les 
sacrements,  les  formes  traditionnelles  de  la  liturgie 
chrétienne.  Il  nous  a  suffi  de  dire  sur  quel  fondement 
il  avait  cru  devoir  édifier  sa  religion  nouvelle.  Le 
dogme  capital  de  cette  religion  est  la  thèse  des  trois 
incarnations  successives,  auxquelles  se  rapportent  les 
trois  régimes  de  la  loi,  de  la  foi,  de  la  science.  S'étant 
donné  la  mission  d'annoncer  le  troisième  âge  du 
monde,  l'âge  de  la  science  indépendante  de  la  foi,  de 
la  loi,  Auiaury  devait  pousser  à  la  prompte  conquête 
de  la  liberté  quiconque  se  sentait  opprimé  par  les 
scribes  et  les  pharisiens  de  l'Église  chrétienne.  C'est 
pourquoi  les  gens  qui  prêtèrent  l'oreille  à  ses  discours 
furent  d'abord  assez  nombreux. 

Les  sectateurs  avoués  de  sa  doctrine  devinrent  plus 
nombreux  encore  après  sa  mort.  Non  pas  à  Paris  mê- 
me, où  l'on  craignait  la  rigueur  des  maîtres,  mais  dans 
quelques  paroisses  foraines  et  dans  les  diocèses  de 
Sens,  de  Langres  et  de  Troyes.  Quant  on  apprit  le 
succès  de  cette  propagande,  on  en  fut  très  alarmé. 
Nulle  part  on  ne  le  fut  autant  qu'à  Saint- Victor.  Tandis 

liaison  et  d'enchaînement  qu'on  peut  regretter  de  n'avoir  plus  l'ouvrage  où 
il  les  avait  développées  cl  qui  portait  le  nom  de  Physion,  traité  des  choses 
naturelles;  ,  Hist.  littér.  de  la  Fr.,  T.  XVI,  p.  587.  Ainsi  M.  Daunou  n'a  pas 
compris  que  le  livre  mentionné  par  Martin  de  Pologne  est  le  Xlzoï  pûffswç 
psoiGtiov  de  Jean  Scot  Erigène. 

[2)  Mémoires  ,1e  l'Acad.  des  Inscr.,  T.  XVI,  deuxième  partie,  p.  473   et 

suivantes. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASÏIQUE  93 

qu'une  enquête  se  faisait  en  divers  lieux  pour  recher- 
cher tous  les  coupables,  Jean  le  Teutonique,  abbé  de 
Saint-Victor,  disait  dans  un  sermon  à  ses  confrères 
assemblés  pour  l'entendre  :  «  Quelques  gens  répandent 
en  ce  moment  des  nouveautés  profanes,  disciples 
d'Épicure  plutôt  que  du  Christ.  Avec  une  perfidie 
pleine  de  périls,  ils  travaillent  dans  l'ombre  à  faire 
croire  qu'on  peut  pécher  impunément,  disant  le 
péché  si  peu  de  chose  que  Dieu  ne  saurait  châtier 
personne  pour  un  péché.  Si  l'extérieur,  la  mine,  les 
discours  de  ces  gens  ont  toute  l'apparence  de  la 
piété,  leur  intime  pensée  et  leurs  manœuvres 
occultes  en  nient  la  vertu.  Mais  voici  le  comble  de 
la  démence  et  de  l'impudence  en  fait  de  mensonge  ! 
Ces  gens  ne  craignent  pas,  ne  rougissent  pas  de 
dire  :  Nous  sommes  Dieu  !  Appeler  Dieu  cet  homme 
adultère,  compagnon  nocturne  d'autres  mâles, 
souillé  de  toutes  les  infamies,  réceptacle  de  tous  les 
crimes,  quel  excès  de  folie,  quelle  abominable  pré- 
somption !  Cela  dépasse  même  l'égarement  des  gen- 
tils, qui  mentaient  avec  plus  de  mesure  en  disant  que 
les  plus  grands  de  leurs  princes  allaient  s'asseoir, 
après  leur  mort,   parmi  les  Dieux...   Que  du  moins 

notre  ville,  source  de  toute  science ,  que  Paris  ne 

soit  pas  atteint  de  cette  lèpre   (1).  »  Ce  vœu  ne  fut 


(1)  Sermones  Joannis  abb.  ;  mira.  14,o2o  des  man.  lat.,  à  la  Bibliolh. 
nal.,  fol.  111  :  «  Snnt  profana?  novitatos  quas  introducunt  quidam,  Epicuri 
polius  quain  Clnisli  discipuli.  Qui  perîculosissima  fraudulentia persuadera 
nilunlur  in  occulto  peccatorum  impunitateni,  asserentes  peccalum  ila  nihil 
esse  ut  efiam  pro  peccato  nemo  debeat  a  Deo  puniii  ;  speciem  siquidem 
pieiatis  habenles  cxlerius  in  vultn  el  sermone,  sed  ejus  virtulem  abnegan- 
t'es  interius  in  mente  et  occulta  opeiatione.  Sed  et,  quod  summa?  démentis 
e>t  et  impudentissimi  mendacii,  taies  non  verentur  nec  erubescunt  dicere 
se  Deum  esse.  0  infini  la  vecordia  et  abominabilis  prcesumptio  hominem 
adullmun,   concubiloiem    masculqruni.,   operlum    ilagiliis,  vas    scelerutn 


94  HISTOIRE 

pas  exaucé.  On  ne  trouva  peut-être  clans  l'église  de 
Paris  qu'un  seul  complice  d'Amaury,  le  sous-diacre 
Bernard;  mais  ce  fut  celui  qui  se  montra,  devant  ses 
juges,  le  plus  convaincu,  le  plus  rebelle. 

L'Église  menacée  prit  les  mesures  qu'elle  avait  cou- 
tume de  prendre  en  de  tels  périls.  Dans  les  premiers 
mois  de  l'année  1210,  un  concile  est  convoqué  dans  la 
ville  de  Paris,  sous  la  présidence  de  l'évêque  Pierre 
de  Gorbeil.  Il  s'agit  déjuger  cette  doctrine  qui  a  déjà 
rencontré  beaucoup  de  prosélytes  et  que  de  bons  es- 
prits jugent  suspecte  d'athéisme.  A  la  suite  de  cet 
examen  canonique,  les  livres  d'Amaury  sont  condam- 
nés, sa  dépouille  mortelle  est  jetée  hors  des  lieux 
consacrés  et  des  bûchers  s'élèvent  pour  recevoir  ses 
complices.  L'événement  est  ainsi  raconté  par  un  con- 
temporain, Césaire  d'Heisterbach. 

«  Dans  le  temps,  dit  Césaire,  où  éclataient  les  senti- 
ce  ments  hérétiques  des  Albigeois,  à  Paris,  ville  source 
«  de  toute  science,  puits  des  lettres  sacrées,  le  démon 
«  inspira  le  dessein  le  plus  pervers  à  quelques  hommes 
«  doctes  dont  voici  les  noms  :  Me  Guillaume  de  Poi- 
«  tiers,  sous-cliacre,  qui  avait  enseigné  les  arts  à 
«  Paris  et  avait  étudié  trois  ans  la  théologie  ;  Bernard, 
«  autre  sous-diacre  ;  Guillaume,  orfèvre,  leur  pro- 
«  phète  ;  Etienne,  prêtre  du  Vieux- Corbeil  ;  Etienne, 
«  curé  de  la  Celle-Saint-Cloud  ;  Jean,  curé  d'Orsigny, 
«  qui  tous,  si  ce  n'est  Bernard,  avaient  pris  leurs  grâ- 
ce des  en  théologie  ;  Dudon,  clerc  spécial  de  maître 
«  Amaury,  prêtre,  qui  avait  suivi,  pendant  dix  années 

omnium  dicere  Denm  !  Hoc  est  super  omnem  errorem  genlilium,  qui  mo- 
clestius  mentiti  surit  dicentes  majores  mortuos  principes  deiûeari....  Certe 
dixit  insipiens  in  corde  suo  :  Non  est  Deus.  Dixit  insipientior  in  corde 
suo  :  Ego  sum  Deus...  Absit  auteni  quod  fons  scientiarum,  urbs  ista,  per- 
fecti  decoris  in  sapientia,  hac  peste  fœdetur!  » 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  95 

environ,  les  cours  de  théologie  ;  l'acolyte  Héli- 
nand  ;  le  diacre  Odon  ;  maître  Guérin,  qui  avait 
professé  les  arts  à  Paris,  et,  comme  prêtre,  avait 
étudié  la  théologie  sous  Etienne,  archevêque  de 
Cantorbéry,  Ulrich  (1),  prêtre  de  Lorris,  sexagénaire, 
qui  avait  longtemps  fréquenté  les  écoles  de  théolo- 
gie ;  Pierre  de  Saint-Cloud,  sexagénaire,  prêtre  et 
théologien,  et,  enfin,  Etienne,  diacre  du  Vieux- 
Gorbeil.  Ayant  le  diable  pour  conseiller,  ces  gens 
avaient  imaginé  de  nombreuses  et  abominables  hé- 
résies, qu'ils  avaient  déjà  propagées  en  divers 
lieux...  Ils  disaient  que  le  corps  du  Christ  ne  se 
trouve  pas  autrement  dans  le  pain  consacré  que 
dans  tout  autre  pain  où  dans  tout  autre  objet  ;  ainsi 
Dieu  s'était  trouvé  dans  le  corps  d'Ovide  comme 
dans  le  corps  de  saint  Augustin.  Ils  niaient  la  résur- 
rection des  corps,  disant  du  paradis  et  de  l'enfer  que 
ce  sont  là  des  lieux  imaginaires,  et  queposséder  com- 
me eux  la  connaissance  de  Dieu  c'est  avoir  en  soi- 
même  le  paradis,  tandis  qu'être  en  état  de  péché 
mortel  c'est  porter  l'enfer  en  soi,  comme  on  a  dans 
sa  bouche  une  dent  pourrie.  Élever  des  statues  aux 
saints,  encenser  de  saintes  images,  c'était,  à  leur 
sens,  idolâtrie,  et  ils  se  moquaient  fort  des  gens  qui 
portent  à  leurs  lèvres  les  restes  mortels  des  mar- 
tyrs. Ils  blasphémaient  principalement  contre  le 
Saint-Esprit,  de  qui  nous  vient  toute  pureté,  toute 
chasteté.  Si  quelqu'un,  disaient-ils,  possédant  le 
Saint-Esprit,  commet  quelque  acte  impudique,  il  ne 
pèche  pas,  car  le  Saint-Esprit,  qui  est  Dieu,  absolu- 
ment séparé  de  la  chair,  ne  peut  pécher,  et  l'homme 

(1)  Dans  le  décret  :  Qrricus, 


)6  HISTOIRE 

(  ne  peut  pécher  tant  que  l'Esprit,  qui  est  Dieu,  habite 

<  en  lui.  C'est  l'Esprit-Saint  qui  fait  tout  en  tout.  Aussi 

<  disaient-ils  que  chacun  d'eux  était  le  Christ  et  l'Es- 

<  prit-Saint.  En  eux  se  vérifiait  cette  parole  de  l'Écri- 
(  ture  :  II   s'élèvera    de    faux  Christs  et  de  faux 

<  prophètes  ! 

«  Ces  misérables  s'efforçaient  d'établir  leurs  doc- 

<  trines  insensées  sur  des  arguments  de  nulle  valeur. 

<  Ainsi  fut  découverte  leur  conjuration.    Guillaume 

<  l'orfèvre,  étant  venu  trouver  maître  Raoul  deNamur, 

<  lui  dit  qu'il  était  envoyé  vers  lui  par  Dieu  lui-même, 
&t  lui  proposa  ces  articles  d'impiété  :  —  Dieu  le  Père 

<  avait  agi,  dans  l'Ancien-Testament,  sous  certaines 

<  formes,  c'est-à-dire  sous  la  forme  de  la  loi  ;  Dieu 
(  le  Fils  a  pareillement  agi  sous  certaines  formes,  com- 
(  me  dans  les  sacrements  de  l'autel,  du  baptême  et  les 

<  autres.  Mais  de  même  qu'à  l'avènement  du  Fils 
furent  abrogées  les  plus  anciennes  formes,  ainsi 
maintenant  doivent  être  abandonnées  toutes  les  for- 
mes sous  lesquelles  le  Christ  a  opéré, c'est-à-dire  les 
sacrements,  car  la  présence  du  Saint-Esprit  va  se 
manifester  clairement  en  ceux  dans  lesquels  il  s'in- 
carnera, et  principalement  en  sept  apôtres  au  nom- 
bre desquels,  lui,  Guillaume,  il  se  comptait..,. 

«  Entendant  cela,  maître  Raoul  lui  demanda  s'il 
avait  quelques  associés  auxquels  les  mêmes  révéla- 
tions eussent  été  faites.  —  «  J'en  ai  plusieurs,  ré- 
pondit Guillaume,  »  et  il  nomma  les  clercs  dont 
nous  avons  parlé.  En  homme  sage,  Raoul  comprit 
aussitôt  le  péril  qui  menaçait  l'Église,  et,  ne  croyant 
pas  pouvoir  réussir  seul  à  pénétrer  le  fond  de  leur 
malice  et  à  les  convaincre  d'hérésie,  il  crut  devoir 
user  de  stratagème.  —  «  J'ai  été,  dit-il,  informé  par 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  97 

«  le  Saint-Esprit  qu'un  certain  prêtre  et  moi  nous 
devions  un  jour  prêcher  votre  doctrine.  »  —  Et, 
pour  ne  pas  se  compromettre  dans  l'entreprise  qu'il 
avait  formée,  Raoul  alla  tout  raconter  à  l'abbé  de 
Saint- Victor,  à  maître  Rupert  et  à  frère  Thomas,  en 
la  compagnie  desquels  il  se  rendit  près  de  l'évêque 
de  Paris  et  de  trois  maîtres  en  théologie,  à  savoir  le 
doyen  de  Salsbourg,  maître  Rupert  de  Koren  et 
maître  Etienne,  et  leur  communiqua  tout  ce  qu'il 
avait  appris. 

«  Grandement  effrayés,  ceux-ci  enjoignirent  à  Raoul, 
en  rémission  de  ses  péchés,  et  à  un  autre  prêtre,  de 
s'affilier  aux  conjurés  et  de  demeurer  avec  eux  aussi 
longtemps  qu'il  leur  serait  nécessaire  pour  connaître 
toute  leur  doctrine,  pour  approfondir  tous  les  articles 
de  leur  incrédulité.  Afin  de  remplir  cette  mission, 
maître  Raoul  et  le  prêtre  son  compagnon  parcou- 
rurent, pendant  trois  mois,  avec  les  hérétiques,  les 
diocèses  de  Paris,  de  Langres,  de  Troyes  et  de  Sens, 
où  ils  rencontrèrent  un  grand  nombre  de  leurs 
complices...  Enfin,  ils  revinrent  vers  leur  évêque, 
lui  firent  le  récit  de  tout  ce  qu'ils  avaient  vu  et 
entendu,  et  aussitôt  l'évêque  fit  rechercher  les  cou- 
pables dans  les  provinces,  car  aucun  d'eux,  si  ce 
n'est  Bernard,  n'était  alors  à  Paris.  Lorsqu'ils  furent 
en  la  prison  épiscopale,  on  assembla,  pour  examiner 
leur  doctrine,  les  évêques  des  diocèses  voisins  et 
des  maîtres  en  théologie.  Les  articles  ci-dessus  rap- 
portés leur  ayant  été  présentés,  quelques-uns  d'entre 
eux  les  confessèrent  publiquement  ;  d'autres,  dési- 
rant échapper,  mais  se  voyant  aussitôt  convaincus 
d'erreur,  manifestèrent  alors  la  même  opinion  que 
leurs  complices  et  firent  des  aveux  sans  réserves. La 
T.  1.  7 


98  HISTOIRE 

«  preuve  de  tant  de  perversité  étant  acquise,  les  cou- 
rt pables,  de  l'avis  des  évêques  et  des  théologiens, 
«  furent  conduits  dans  un  champ  et  dégradés  en  pré- 
«  sence  du  peuple  et  du  clergé.  Quelque  temps  après, 
«  à  Parrivée  du  roi,  qui  était  alors  absent,  on  condui- 
«  sit  au  bûcher  ceux  qui,  refusant  de  répondre  aux 
«  interrogations,  avaient  montré  le  plus  d'obstination 
«  et  n'avaient  laissé  paraître,  même  devant  la  menace 
«  de  la  mort,  aucun  signe  de  repentir.  Lorsqu'on  les 
«  menait  au  supplice,  il  s'éleva  un  furieux  ouragan, 
«  provoqué,  personne  n'en  douta,  par  ces  esprits  de 
«  l'abîme,  lesquels,   auteurs  de  leur  égarement,  l'é- 
«  taient  encore  de  leur  fin  tragique.  Et,  durant  la  nuit 
«  qui  suivit  cette  exécution,  le  chef  de  ces  fanatiques 
«  étant  venu  frapper  au  seuil  d'une  recluse,  confessa 
<(  tardivement    son  erreur,  déclarant  qu'il  avait  été 
«  reçu  dans  l'enfer  comme  un  personnage  d'impor- 
«  tance  et  condamné  aux  flammes  éternelles.  Quatre 
«  d'entre  eux  furent  jugés,  mais  ne  furent  pas  brûlés  : 
«  h  savoir  maître  Guérin,  Ulrich,    prêtre,    Etienne, 
«  diacre,    dont  la  peine  fut   la  prison    perpétuelle, 
«  et  Pierre  qui,   craignant  d'être  arrêté,   s'était  fait 
«  moine.  Les  restes  de  maître  Amaury  qui,  le  pre- 
«  mier,  avait  enseigné  leur  doctrine  odieuse,  furent 
«  exhumés   du  cimetière    et   ensevelis    en    quelque 
«  champ.  Dans  le  même  temps,  la  lecture  des  livres 
«  de  philosophie  naturelle  fut  interdite  à  Paris  pendant 
«  trois  ans  ;  les  livres  de  maître  David  et  les  livres  de 
«  théologie  écrits  en  français  furent  condamnés  à  per- 
«  pétuité  et  brûlés.   Ainsi,  par  la  grâce  de  Dieu,  fut 
«  extirpée  l'hérésie  (1).  » 

(1)  Illustr.  mirae.  et  hist.  memor.  libri  XII,  a  Ctescirio  Heislei-bachensi, 
lib.  V  cap,  xxu.  Dans  lu  Fragment  publié  par  Martène,  à  la  page  163  de  son 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  99 

Si  longue  que  soit  la  narration  de  Césaire,  nous 
avons  cru  devoir  la  reproduire  presque  entièrement. 
Elle  est,  en  effet,  intéressante  à  divers  points  de  vue. 
On  y  trouve,  d'une  part,  un  grand  nombre  de  particu- 
larités historiques,  et,  d'autre  part,  elle  fait  bien  con- 
naître la  trop  grande  simplicité  du  narrateur  et  de  ses 
contemporains.  Quelques  hommes  ayant  formé  le 
dessein  téméraire  de  concilier  la  logique  et  la  théolo- 
gie, sont  arrivés  à  nier  le  principe  de  distinction. 
Comment  sont-ils  dénoncés  à  la  multitude?  Non  pas 
comme  des  philosophes  téméraires,  mais  comme  des 
magiciens  en  commerce  avec  les  esprits  de  l'abîme. 
Pour  apaiser  le  Dieu  jaloux  auquel  la  croyance  popu- 
laire a  donné  le  ciel  pour  domaine,  on  condamne  ces 
égarés  au  plus  affreux  des  supplices  ;  le  peuple  se  per- 
suade que  toutes  les  légions  infernales  viennent  assis- 
ter à  leur  exécution  et  que  les  airs  assombris  se  sont 
emplis  de  démons  chargés  de  recevoir  l'âme  perverse 
des  coupables.  Ajoutons  que  la  sottise  du  peuple  ne 
dépasse  guère  sur  ce  point  là,  dans  le  temps  dont 
nous  écrivons  l'histoire,  celle  des  gens  qu'on  estime  à 
bon  droit  les  plus  instruits,  les  plus  cultivés.  Tels  sont, 
en  effet,  les  termes  d'une  sentence  rendue  par  le 
concile  de  Latran,  en  1215,  sous  la  présidence  d'In- 
nocent III:  Reprobamus  et  damnamusperversissimum 
dogma  impii  Amalrici,  cujus  mentem  sic  pater  men- 

Nouveau  Trésor,  on  compte  neuf  suppliciés  :  «  IIujus  opinionis  hominum 
quatuor  sacerdotes,  duo  diaconi,  très  subdiaconi  comprobantur  extitisse, 
qui  duodcviginti  calendas  decombris,  juxta  sancti  Ilonorati  basilicam,  dc- 
gradati,  duodecim  kalendas  mensis  nominati  infelici  martyrio  de  sseculo 
migravcrunt.  Horum  causa,  quosdam  libres  eiiam  sapientibus  cognovimus 
interdictos.  »  Nous  avons  raconté  tout  le  détail  de  cette  affreuse  tragédie 
dans  une  notice  lue  devant  l'Académie  et  publiée  dans  la  Revue  archéolo- 
gique de  Tannée  1864,  pp.  417-434.  Il  y  a  dans  cette  notice  plusieurs  erreurs 
qui  sont  ici  corrigées. 


100  HISTOIRE 

dacii  exc.œcavit  ut  ejus  doctrina  non  tam  hseretica 
censenda  sit  quam  vesana.  Il  n'y  a  qu'un  Dieu  dans  le 
système  de  David  et  d'Amaury  ;  la  Action  de  Satan  en  est 
exclue  ;  et  de  bonne  foi,  sans  aucune  dérision, on  dit, on 
publie,  sous  le  sceau  d'un  pape,  que  Satan  est  l'auteur 
du  système  qui  le  nie.  Mais  les  plus  évidentes  contra- 
dictions ne  sauraient  empêcher  l'orthodoxie  de  croire 
ce  qu'elle  veut  croire.  Quoiqu'il  en  soit,  tant  que  du- 
rera la  superstition  démoniaque,  l'esprit  de  nouveauté 
sera  flétri  comme  un  souffle  impur  de  l'enfer  et  les 
consciences  ne  sauront  prétendre  à  l'indépendance 
sans  devenir  aussitôt  suspectes  d'un  crime  mons- 
trueux. 

Mais  reprenons  l'histoire  du  concile  de  Paris.  Non- 
seulement  ce  concile  a  condamné  la  doctrine  d'Amau- 
ry ;  il  a  compris  encore  dans  la  même  sentence  les 
livres  de  David  et  quelques  autres  dont  les  auteurs  ne 
sont  pas  nommés  par  Césaire.  De  ces  auteurs,  les  uns 
sont  restés  tout  à  fait  inconnus  ;  on  ignore  même  quels 
étaient  ces  livres  de  théologie  écrits  en  français,  libri 
gallici  de  theologia,  dont  la  nouveauté  révolta  le  con- 
cile. Quant  aux  livres  de  philosophie  naturelle,  c'é- 
taient, disent  des  historiens  plus  précis,  des  livres 
récemment  trouvés  et  traduits  à  Tolède,  sous  le  nom 
d'Aristote.  Ainsi  s'exprime  Gérald  de  Barri  (1),  et  son 
témoignage  est  confirmé  par  le  continuateur  de  Robert 
d'Auxerre  (2).  C'est  bien,  en  effet,  la  Physique  d'Aris- 

(i)  «  Libri  quidam,  lanquam  Aristotelis  intitulât!,  Toletanis  Hispania? 
finibus  nuper  inyenti  et  translati,  logices  rjuotlam  modo  doctrinam  profi- 
lenles  ot  lanquam  prima  Ironie  prœferenles,  sed  philosophicas  longe  magis 
de  rerum  sciliect  naturis  inquisiliones  et  subtiles  quoque  discussioncs 
(lacune  dans  l'édition)  ne  legerentur  amplius  in  sebolis  sunt  probibiti.  » 
Giraldi  Cambrensis  Opéra,  T.  IV,  pp.  9,  10. 

(2)  Voici  la  narration  du  chroniqueur  :  «  Erant  per  id  tempus  quidam 
scioli  litterarum  in  Francia,  bud  pestilentis  doctrine,  clanculo  discurrentes,, 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  104 

tote,  les  Ausculta  physica,  que  désigne  l'arrêt  du 
concile,  sans  oublier  les  commentaires  qui  raccom- 
pagnent :  Nec  libri  Âristûtelis  de  natûraîipkilosopMa 
nec  commenta  legantur  Parislis,  publiée  vel  secrète. 
Mais  on  s'est  demandé  s'il  n'y  a  pas,  dans  l'arrêt  lui- 
même,  quelque  erreur;  en  d'autres  termes,  si  les 
membres  du  concile  n'ont  pas  condamné  sous  le  nom 
d'Aristote  tels  ou  tels  écrits  dont  il  n'est  pas  l'auteur 
véritable.  La  Physique  d'Aristote  contient,  il  est  vrai, 
plus  d'une  proposition  qu'il  serait  difficile  de  concilier 
avec  les  premiers  versets  de  la  Genèse  ;  mais  y  lit-on 
celle-ci,  qui  causa  tant  d'horreur  à  maître  Raoul  :  Om- 
nia  unum,  quia  quidquid  est  est  Deus  ?  Elle  ne  se 
rencontre  ni  dans  la  Physique  d'Aristote,  ni  dans 
aucun  autre  de  ses  ouvrages.  Aristote  n'a  jamais 
admis  la  thèse  de  l'unité  substantielle  ;  il  l'a  même 
plus  d'une  fois  et  très  vivement  combattue.  Voilà 
ce  qu'on  a  d'abord  allégué,  pour  montrer  que  les  juges 
ont  dû  se  tromper  et  condamner  sous  le  nom  d'Aristote 
quelque  ouvrage  apocryphe.  On  a  fait  remarquer  en- 

et  vana  quœdam  et  impia  dogmata  fideique  omnino  contraria  latenler  plu- 
rimis  susurrantes,  et,  nisi  pravenisset  eos  virorum  prudentium  cauta  sagaci- 
tas,plures  in  barathrum  perfkliœ  demersissent.  Nam,  de  communi  episco- 
porum  consilio,  missi  suntqui  actus  eorum  sagaciter  explorarent  ;  pcr  quos 
comperti  et  detecti  captique  et  adducti  Parisius,  custodiae  mancipantur. 
Erant  aulem  numéro  qualuordecim,  quorum  erant  aliqui  sacejdotes  curam 
animarum  babentes,  quibus  fecerat  favorem  ad  populum  fucata  spocies 
honeslatis  et  vitœ  gravitas  superducta.  Congregato  igitur  episcoporum  con- 
cilio,  assidentibus  magistris  Parisiensibus,  propalantur  eorum  ineptia?  om- 
niumque  judicio  reprobantur  et  judicati  ha?retici  exponuntur  publicœ  po- 
testati.  Ex  quibus  decem  traduntur  incendio,  reliqui  quatuor  murali  reclu- 
sione  damnantur....  Habuit  autem  initium  haec  adinventio  profana  verbo- 
rum  a  quodam  nomine  Almarieo,  quem  non  longe  ante  defunctum  judica- 
verunt  anathemate  percellendum  feceruntque  corpus  ipsius  a  tumulo  crui 
et  velut  hostem  fidei  extra  locum  fidelium  procul  poni.  Librorum  quoque 
Aristotelis,  qui  de  naturali  philosopbia  inscripti  sQnt,  et  ante  paucos  annos 
Parisius  cœperunt  lectitari,  interdicta  est  leclio  tribus  annis,  quia  ex  ipsis 
errorum  semina  viderentur  exorta.  » 


102  HISTOIRE 

suite  que  si  l'analhème  prononcé  par  le  concile  avait 
frappé  la  Physique  d'Aristote,  ce  livre  si  rigoureuse- 
ment interdit  en  l'année  1210,  publiée  vel  secreto, 
n'aurait  pas  été,  peu  d'années  après,  avidement  lu 
dans  toutes  les  écoles  et  commenté  publiquement  par 
les  mieux  famés  des  docteurs,  Robert  de  Lincoln,  Al- 
bert le  Grand  et  saint  Thomas.  Quelle  vraisemblance  y 
a-t-il,  en  effet,  que  de  tels  hommes  se  soient  mis  en 
révolte  ouverte  contre  un  décret  canonique,  qu'ils  ne 
pouvaient  ignorer,  qui  avait  fait  tant  de  bruit  ? 

Ces  observations,  ces  critiques  ne  sont  pas  nou- 
velles, et  depuis  longtemps  elles  ont  provoqué  diver- 
ses conjectures.  Nous  ferons  d'abord  connaître  celle 
qui  nous  est  proposée  par  Seraflno  Piccinardi,  de 
Brescia,  dans  son  livre  qui  a  pour  titre  :  De  imputato 
scolasticis  studio  effreni  in  Aristotelem  (1).  Il  existe 
un  traité  De  secretiori  JEgyptiorum  philoso'phia,  pu- 
blié en  1519  par  Nicolas  Castellani,  médecin  de  Faenza, 
et  plus  tard,  en  1591,  à  Ferrare,  par  Francesco  Patriz- 
zi.  Connu  dès  le  XIIIe  siècle,  ainsi  que  l'atteste  saint 
Thomas  (2),  cet  ouvrage  fut  longtemps  considéré  com- 
me étant  d'Aristote,  et  telle  était  encore,  à  la  fin  du 
XVIe  siècle,  l'opinion  de  Patrizzi.  Or,  c'est  un  livre 
platonicien  :  c'est  assez  dire,  suivant  Seraflno  Picci- 
nardi, qu'il  contient,  sinon  la  lettre,  du  moins  l'es- 
prit des  propositions  condamnées  par  le  concile  de 
Paris.  Si  donc  Amaury  de  Bennes  l'avait  entre  les 
mains,  et  y  avait  puisé  ce  qu'on  appelle  le  venin  de  sa 
doctrine,  il  est  tout  simple  que,  partageant  l'erreur 
commune,  les  membres  du  concile  aient  condamné  ce 

(1)  Padoue,  1676,  in-8. 

(2)  Opusculut»  XVI,  cap.  i. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  103 

livre  sous  le  nom  d'Aristote  (1).  Une  autre  supposition 
nous  est  recommandée.  Le  Livre  des  causes  fut  dès 
l'abord  introduit  dans  les  écoles  sous  le  même  nom. 
Or,  il  n'y  a  rien  de  moins  péripatéticien  que  l'ensemble 
des  théorèmes  méthodiquement  classés  dans  cette 
compilation  peut-être  alexandrine.  Le  Livre  des  causes 
n'est-il  donc  pas  l'écrit  plein  de  blasphèmes  que  l'arrêt 
du  concile  désigne  avec  une  fausse  attribution  (2)  ? 

Ces  deux  conjectures  ont  sans  contredit  le  même  de- 
gré de  vraisemblance,  et  pourtant,  comme  nous  allons 
le  prouver,  elles  sont  également  fausses.  Voici  quel- 
ques articles  des  statuts  donnés  en  1215  à  l'université 
de  Paris  par  le  légat  Robert  de  Courceon  (3)  :  Quod 
legant  libros  Aristotelis  de  dialectica,  tam  veteri 
quam  yova,  in  scholis  or  dinar  Us  et  non  ad  cursum; 
legant  etiam  in  scholis  ordinariis  duos  Priscianos, 
vel  alterum  ad  minus;  non  legant  in  festivis  diebus 
nisi  philosophos  et  rhetoricos  et  Quadrivialia  et  Bar- 
barismum  et  Ethicam,  si  placet,  et  IV  Topicorum. 
Non  leganiur  libri  Aristotells  de  Metaphysica  et 
Naturali  philosophia,  nec  summa  de  iisdem,  aut  de 

(i)  Seraf.  Piccinardi  De  imputato  scholasticis,  etc.,  etc.,  cap.  ix. 

(2)  Am.  Jourdain,  Recherches,  p.  183,  197.  —  Rousselot,  Etudes,,  t  H, 
p.  114. 

(3]  Nous  devons  dire  ici  quelques  mots  sur  ce  légat.  Né,  suivant  quelques 
historiens,  en  Angleterre,  et,  suivant  quelques  autres,  en  France,  il  mourut 
en  1218,  sous  les  murs  de  Damiette  (Jac.  de  Vitriaco,  Hisl.  Orient.,  lib.  III). 
On  lui  attribue  divers  ouvrages.  Le  plus  considérable  et  le  plus  intéressant 
a  pour  titre  Summa,  etc.,  et  commence  par  ces  mots  :  Tota  ccelestis  phi- 
losophia in  duobus  consista,  in  fide  et  moribus.  Il  est  inédit,  mais  nous  en 
connaissons  trois  manuscrits  à  la  Bibliothèque  nationale  :  deux  dans 
Tancien  fonds  du  Roi,  numéros  3238  et  3259  ;  le  troisième  dans  le  num. 
14324,  provenant  de  Saint-Victor,  Les  deux  premiers  portent  à  tort  le  nom 
de  Pierre  le  Chantre.  Le  troisième  exemplaire  est  anonyme,  comme  le  sont 
encore  ceux  que  renferment  les  num.  117S  de  Troyes  et  62  d'Arras.  Mais 
celui    que  nous    offre  le   num.   247   de   la  bibliothèque   de  Bruges   ost 


104  HISTOIRE 

doctrhia  magistri  David  de  Dînant,  aut  Almarici  he- 
retioi,  autMauricii  hispuni  (1).  Ce  texte,  bien  plus  clair 
que  l'arrêt  du  concile,  le  confirme  en  l'expliquant. 
Le  légat  désigne,  comme  devant  être  en  usage  dans 
les  écoles,  la  Logique  d'Aristote  tout  entière,  tara  vêtus 
quam  nova,  c'est  à  dire  les  parties  de  YOrganon  de- 
puis longtemps  connues  et  celles  que  venaient  de  faire 
connaître  les  versions  arabes-latines.  Il  permet,  en 
outre,  la  lecture  de  Y  Ethique  et  des  Topiques;  mais 
il  interdit  expressément  la  Physique  et  la  Métaphy- 
sique d'Aristote  et  les  abrégés  de  ces  deux  livres.  De 
plus,  il  ne  s'agit  pas  seulement  ici  d'une  interdiction 
synodale,  qui  pouvait  être  considérée  comme  tempo- 
raire ;  ce  sont  des  statuts  donnés  inperpetuum,  des 
prescriptions  qui  doivent  être  à  jamais  observées  dans 
l'université  de  Paris. 

Il  n'y  a  donc  pas  lieu  de  supposer  ici  quelque  attribu- 
tion erronée.  Ce  sont  bien,  à  n'en  point  douter,  deux 
traités  reconnus  aujourd'bui  comme  authentiques,  la 
Physique  et  la  Métaphysique,  que  Robert  de  Courceon 
a  signalés  comme  dangereux  et  prohibés.  Cinq  des 
principaux  ouvrages  d'Aristote,  YOrganon,  YEthique, 
sans  doute  YEthique  à  Nicomaque,  les  Topiques,  la 
Physique  et  la  Métaphysique,  traduits  en  latin  sur  des 

intitulé  Summa  magistri  Roberii  de  Corschon  (Voir  Oudin,  Comm.  de 
script,  eccles.,  t.  II,  col.  1663.  —  Hist.  ïittir.  de  la  Fr.,  t.  XV,  p.  296.  — 
Laude,  Calai,  des  man.  de  Bruges,  p.  226,.  Comme  on  pourrait  s'étonner 
de  ne  pas  nous  voir  faire  plus  ample  mention  de  cette  Somme,  nous  devons 
déclarer  qu'elle  ne  nous  est  pas  inconnue,  mais  que  nous  y  avons  cherché 
vainement  quelques  sentences  philosophiques.  Elle  a  pour  objet  les  sacre- 
ments, et,  d'une  manière  toute  spéciale,  le  sacrement  de  la  pénitence.  On  y 
trouvera  de  très  curieux  renseignements  sur  la  discipline  ecclésiastique  au 
douzième  siècle. 

(1)  Du  Boulay,  Hist.  univ.  Par.,  t.  III,  p.  82.  —  Launoius,  De  varia 
Arist.  fort.  —  A.  Jourdain,  Recherches,  p.  191, 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  1»>.") 

versions  arabes,  sont  venus  aux  mains  de  nos  docteurs, 
et,  comme  ils  forment  à  peu  près  tout  le  trésor  de  l'é- 
rudition philosophique, les  régents  de  l'école  les  lisent, 
les  commentent  devant  leurs  jeunes  auditeurs.  Mais 
certaines  propositions  extraites  de  la  Physique  et  de 
la  Métaphysique  étant  jugées  suspectes  d'hérésie,  le 
légat,  pour  prévenir  de  nouveaux  scandales,  interdit  la 
lecture  publique  de  ces  deux  traités.  Voilà  ce  qu'ex- 
prime, dans  les  termes  les  moins  équivoques,  le  texte 
des  statuts  de  1215. 

Il  est  vrai  que  l'on  a  vainement  recherché,  dans  les 
deux  ouvrages  d'Aristote  ainsi  frappés  d'anathème, 
le  germe  des  doctrines  particulières  à  l'école  d'A- 
maury  ;  il  est  vrai  que  des  critiques  érudits  ont  à 
meilleur  droit  imputé  la  responsabilité  de  ces  doctrines 
au  philosophe  Alexandre,  à  Jean  Scot,  et  au  compila- 
teur du  Livre  des  causes.  Si  donc  l'auteur  des  statuts 
de  1215  a  proscrit  ensemble  certains  livres  d'Amau- 
ry,  de  David,  d'Aristote  comme  contenant  le  même 
venin,  la  même  doctrine,  il  s'est  trompé  ;  ayant  mal 
reconnu  l'origine  des  erreurs  propagées  par  David, 
par  Amaury,  il  a  rendu  contre  la  mémoire  d'Aristote 
une  injuste  sentence.  Mais  c'est  là  supposer  une  in- 
justice que  le  légat  n'a  peut-être  pas  commise.  Il  est 
constant  que  cette  Physique  et  cette  Métaphysique, 
où  le  beau  génie  d'Aristote  se  montre  dans  toute  sa 
force  et  brillant  du  plus  vif  éclat,  offrent  une  doctrine 
très  peu  conforme  à  la  croyance  chrétienne.  Pourquoi 
donc  le  légat  n'aurait-il  pas  interdit  le  même  jour,  par 
le  même  décret,  des  livres  où  la  prudence  de  quelques 
maîtres  avait  signalé  des  doctrines  différentes,  mais 
pareillement  impies  ? 

La  même  observation  peut  être  faite  sur  les  articles 


106  HISTOIRE 

promulgués  en  1210  par  les  évêques  assemblés  dans  la 
ville  de  Paris.  Voici  les  termes  du  décret  synodal  :  Nec 
libri  Aristotelis  de  naluraJl  philos.ophia,  nec  com- 
menta legantur.  L'arrêt  frappe  tout  à  la  fois  et  les 
livres  de  philosophie  naturelle  et  les  commentaires  de 
ces  livres.  Si  donc  ces  écrits  touchant  la  nature  des 
choses,  qui  furent  condamnés  en  1210,  ne  sont  pas  les 
huit  livres  de  la  Physique,  incontestablement  prohi- 
bés en  1215,  il  faut  qu'au  texte  des  écrits  mal  placés 
parmi  les  œuvres  d'Aristote  soient  joints  les  commen- 
taires dont  il  est  ici  question.  Or  le  traité  De  secre- 
tiori  JEgyptiorwm  philosophie/,,  traduit,  dit-on,  du  grec 
par  l'Arabe  Aben-Àma,  est  dépourvu  de  toute  glose, 
ainsi  que  le  De  divisione  naturœ  de  Jean  Scot  Eri- 
gène.  Quant  à  ce  qui  regarde  le  Livre  des  causes, 
il  se  présente  toujours,  il  est  vrai,  suivi  de  la  glose 
de  David-le-Juif  ;  mais  ce  bref  commentaire  est  sim- 
plement l'explication  des  théorèmes  énoncés  dans 
le  texte  et  les  juges  n'auraient  pu  donner  le  nom  pom- 
peux de  Libri  de  natwrali philosophia  aux  trente-deux 
théorèmes  du  Livre  des  causes,  qui,  séparés  de  toute 
glose,  occuperaient  à  peine  les  deux  côtés  d'un  feuillet. 
Sommes-nous  donc  embarrassés  de  trouver  un  com- 
mentaire joint  à  la  Physique  d'Aristote  ?  Il  suffit  de 
nommer  celui  d'Alexandre  d'Aphrodisias  et  celui  d'A- 
verroès,  qui  ne  sont  guère  plus  orthodoxes  l'un  que 
l'autre. 

Il  ne  faut  donc  pas  hésiter  à  reconnaître  que  la  Phy- 
sique et  la  Métaphysique  d'Aristote  sont  bien  les  deux 
ouvrages  prohibés  d'abord  en  1210,  puis  en  1215 
dans  l'université  de  Paris.  Mais  cette  prohibition 
perpétuelle  sera  levée  quelque  temps  après.  Eu 
disant  comment  et  par  qui,  nous  ferons  voir  qu'Albert 


DE  LA  PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUB  107 

le  Grand  et  saint  Thomas  ont  interprété  sans  aucun 
esprit  de  révolte  des  livres  dont  l'usage  leur  avait  été 
rendu  selon  toutes  les  formes  d'une  autorisation  cano- 
nique. 


CHAPITRE  VI. 


Grégoire  IX  et  la   philosophie  d'Aristote. 


Présentement,  du  moins,  l'interdiction  est  rigoureu- 
se; aucun  des  livres  d'Aristote,  hormis  ceux  qui  traitent 
de  la  logique,  ne  sera  lu  par  les  écoliers,  par  les  maî- 
tres de  Paris,  en  public  ou  en  secret.  On  ne  parlera  plus 
de  philosophie  naturelle  ou  surnaturelle.  Toute  cette 
philosophie  qui  prétend  raisonner  sur  l'essence  des 
choses  créées,  incréées,  ne  saurait  qu'ébranler  l'auto- 
rité de  la  foi.  Gela  peut,  en  effet,  se  dire  sans  contra- 
diction. Oui,  c'est  à  bon  droit  que  Jacques  de  Vitri, 
dans  un  sermon  «  populaire  (1),  »  accuse  la  Physique 
d'Aristote  d'avoir  fait  douter  des  mystères  et  particu- 
lièrement de  celui  qui  domine  et  protège  tous  les  au- 
tres, le  mystère  de  l'incarnation  (2).  Et  quand  cette 
accusation,  portée  de  chaire  en  chaire,    aurait  été 

(i)  Le  titre  du  recueil  est  Sermones  vulgares. 

(2)  «  In  libris  quos  naturales  appellant  valde  cavendum  est  ne  ex  nimia 
inquisitione  in  fide  erremus.  Fides  enim  ehristiana  multa  habet  quœ 
supra  naturam  sunt  et  contra  naturarn.  Unde  de  quibusdam  audivimus 
quod  ex  libris  naturalium  ita  infecti  erant  et  a  simplicitate  fidei  christianse 
adeo  aversi,  quod  nihil  credere  polerant  nisi  quatenus  naturalibus  rationi- 
bus  constaret.  Unde  et  animum  applicare  non  poterant  ut  crederent  quod 
primum  et  simplex  principium,  sive  Filius  Dci,  caro  fieri  potuisset.  *> 
Biblioth.  nation.,  man.  la  t.,  num.  17,509,  folio  32, 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUB  109 

moins  juste,  personne  n'aurait  certainement  osé  s'éle- 
ver contre  elle  ;  on  avait  trop  à  craindre  de  voir 
dresser  d'autres  bûchers. 

Il  y  a  même  des  prédicateurs  qui  s'expriment  à  huis 
clos,  dans  les  synodes,  en  des  termes  plus  véhéments. 
En  supprimant  la  Physique  d'Aristote,  le  légat  Robert 
de  Courceon  a  toléré  sa  Logique  ;  il  l'a  môme  expres- 
sément recommandée.  Gela  trouble,  inquiète,  révolte 
quelques  gens.  Il  faut,  dit  à  Saint-Victor  Eustache, 
évêque  d'Ely,  se  défier  aussi  de  la  logique  ;  il  n'y  a  pas 
à  raisonner  sur  les  dogmes  de  la  religion,  car  tous  les 
raisonnements  conduisent  à  l'hérésie  (3).  Les  téméri- 
tés de  David,  d'Amaury,  de  leurs  disciples  ont  tout 
compromis  ;  les  plus  savants  docteurs  affectent,  pour 
la  plupart,  d'ignorer  ce  qu'ils  ont  été  si  curieux  d'ap- 
prendre ;  ces  questions  si  graves,  d'un  attrait  si  puis- 
sant, mais  qui  viennent  de  fournir  la  matière  de  tant  de 
blasphèmes,  ils  ne  les  agitent  plus.  Soit  qu'ils  pré- 
tendent aux  emplois  de  l'Église,  soit  qu'ils  veuillent 
simplement  vivre  en  paix  avec  elle,  ils  se  résignent  à 
compiler  de  gros  livres  de  théologie  et  prennent  grand 

{o)  «  Tabernaculum  fœderis  impugnare  nituntur  hostes  spirituales,  ab 
omni  parte  quœrentes  qua  possent  irrumpere  et  statum  ejus  labefactarc  ; 
et  ab  oriente  quidem  aggrecUuntur  vante  persuasiones  et  profante  novitates, 
quales  seminavit  bis  diebus  quidam  pseuilo-propheta,  qui  subinlroieruiit 
explorare  libertatem  et  sécréta  fidei  nostrte....  Ex  bis  quidam  sunl  perni- 
cioste  sublililatis  viri,  qui,  ponentes  os  in  cœlunv,  lingua  eorum  transeunte 
super  terram,  de  ineffabili  mysterio  Uïnilatis  personarum  et  unitatis  indi- 
vidu» essentitc,  de  sacramento  al  taris  et  quibusdam  aliis  qute  superant 
omnem  sensum  nostrum....  secundum  quasdam  naturales  et  philosophicas 
ac  logions  raliones  dissorere  et  assertiones  suas  formare  pnrsumunl.,  ni- 
tenles  ineludere  suit  regulis  naturœ  qute  sunl  super  omnem  naturam.... 
Sunt  et  alii  hseresim  Saduceorum  rénovantes  et  damnantes  cedesiastica 
sacramenta.  Dogmatisant  non  esse  futuram  «.orporum  resurrectionem,  sed 
totum  bominem  in  morte  pciire.  Hujus  secîœ  sunt  aliqui  ex  bis  haereticis 
quos  diebus  istis  pro  magna  parte  per  manum  militarem  Dominus  extirpa- 
vil.  »  Bibliolb.  nation,  man.  lat.j  num.  ii.,023,  folio  ioo,  verso. 


110  HISTOIRE 

soin  d'en  écarter  tout  ce  qui  pourrait  susciter  de  nou- 
veaux débats.  Nous  avons  parlé  delà  Somme  composée 
par  Robert  de  Courceon,  et  nous  avons  fait  remarquer 
laprudence,la  discrétion  de  ce  théologien  d'ailleurs  pro- 
lixe. Vers  le  même  temps  paraît  une  autre  Somrne1  de 
maître  Etienne  Langton,  qui,  après  avoir  été  l'une  des 
gloires  de  l'université  de  Paris,  doit  aller  occuper  le 
premier  siège  de  l'Église  d'Angleterre  (1).  Ni  clans  l'un 
ni  dans  l'autre  de  ces  deux  ouvrages,  si  considérables 
qu'ils  soient,  on  ne  signale  aucune  digression  philoso- 
phique-^ quand  les  philosophes  y  sont  nommés, c'est  inci- 
demment et  rarement.  Comme  il  est  toujours  permis  de 
les  citer,  d'après  saint  Augustin,  pour  corriger  leurs 
plus  graves  erreurs,  on  use  de  cette  permission  ;  mais 
on  ne  vante  jamais  ces  impies.  N'est-il  pas,  d'ailleurs, 
prouvé  que  toute  leur  science  est  vaine  ?  N'en  ont-ils 
pas  eux-mêmes  fait  l'aveu  ?  Aristote  étant  apparu, 
quelque  temps  après  sa  mort,  à  l'un  de  ses  nombreux 
disciples,  «  Maître,  lui  dit  le  disciple,  qu'est-ce  que 
l'espèce,  qu'est-ce  que  le  genre  ?  — Frère,  lui  répondit 
Aristote,  cela  n'importe  guère  ;  demande-moi  plutôt 
ce  que  c'est  que  souffrir  et  ne  pas  souffrir.  »  Quelle 
édifiante  anecdote  !  Nous  la  tenons  d'un  contemporain 

([)  Nous  avons  à  donner  quelques  explications  sur  la  Somme  d'Etienne 
Langton.  Nous  en  connaissons  deux  manuscrits  à  la  Bibliothèque  nationale  : 
Fun  provenant  de  St-Victor,  sous  le  n"  14,5o6;  l'autre,  sous  le  n°  1G,385,  du 
fonds  de  la  Sorbonne.  Bien  qu'ils  portent  le  même  titre,  on  pourrait  les  prendre 
pour  deux  ouvrages  différents,  le  manuscrit  de  Sl-Viclor  commençant  par  ces 
mots  :  Lalria  est  cultus  so'i  Deo,  sive  creatori,  et  celui  de  la  Sorbonne 
par  ceux-ci  :  Quod  Iwmo  possit  resurgere.  Un  examen  plus  attentif  nous  a 
fait  reconnaître  que  ces  deux  manuscrits  contiennent  le  même  ouvrage, 
mais  avec  un  ordre  de  cliapi très  différent.  Ainsi  le  manuscrit  de  St-Victor 
commence  par  le  vingt-quatrième  chapitre  du  manuscrit  de  la  Sorbonne. 
Fabricius  attribue  deux  Sommes  à  Etienne  Langton,  Fune  intitulée  Summa 
ilieolofjiœ  el  Fautre  Summla  de  diversis.  11  est  vraisemblable  que,  trompé 
par  la  diversité  des  incipit,  il  aura  fait  deux  ouvrages  d'un  seul. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUB  111 

d'Amaury,  de  David,  Eudes  de  Shirton  (1),  qui  la  ra- 
contait en  chaire  pour  intimider  ses  propres  écoliers. 
C'était  leur  dire  :  de  toutes  les  questions,  jeunes  chré- 
tiens, celle  du  salut  est  la  première.  Apprenez  cela,  si 
vous  l'ignorez,  du  plus  illustre  des  damnés. 

Plus  d'une  fois  déjà  nous  avons  eu  le  spectacle  de 
ces  terreurs  et  de  ces  défaillances.  Mais  nous  savons 
qu'elles  sont  les  indices  d'un  grand  malaise  ;  on  ne 
violente  pas  les  âmes  sans  les  faire  souffrir.  Or  il  n'est 
pas  suivant  la  nature  des  choses  qu'elles  se  résignent 
longtemps  à  supporter  cette  gêne.  Puisqu'il  est,  au 
contraire,  naturel  qu'elles  tendent  à  s'en  affranchir, 
on  peut  être  certain  qu'elles  le  feront  tôt  ou  tard, 
par  un  coup  de  beau  désespoir  ou  par  adresse.  Il  est 
constant,  d'ailleurs,  que  les  mesures  violentes  perdent 
avec  le  temps  leur  efficacité  première.  La  responsabi- 
lité morale  de  l'oppression  finit  par  peser  à  ceux  qui 
l'exercent  et  par  les  rendre  plus  tolérants. 

Au  surplus,  ni  la  sentence  du  concile  ni  le  décret  du 
légat  n'ont  pu  fermer  les  lieux  depuis  si  longtemps 
consacrés  à  l'étude.  Comme  l'ont  voulu  cette  sen- 
tence, ce  décret,  ni  la  Physique  ni  la  Métaphysique 
d'Aristote  ne  seront  plus  citées  dans  les  chaires  que 
surveille  le  rigide  chancelier  de  Notre-Dame.  Mais  ces 
chaires  peu  nombreuses  sont  toutes  entre  les  deux 
ponts,  dans  la  cité.  Sur  la  rive  gauche  du  fleuve,  où  le 
règlement  de  toute  chose  appartient  à  l'autorité 
moins  redoutée  du  chancelier  de  Sainte-Geneviève, 
résident  beaucoup  d'autres  maîtres  dont  la  soumission 
ne  peut  être  ni  si  complète  ni  si  durable.  L'université 
de  Paris  étant  du  domaine  de  l'Église,   ils  sont  clercs, 

(1)  Mémoires  del'Acad.  des  Inscripl.,  I.  XXY1I1,  deuxième  partie.,  p. 241. 


112  HISTOIRE 

ils  sont  sujets  du  pape  et  lui  doivent  obéir  ;  mais,  com- 
me ils  professent,  pour  la  plupart,  les  arts  ou  les 
sciences,  et  comme  ils  ne  seraient  pas  plus  capables 
de  faire  un  cours  de  logique  ou  de  physique  sans  Aris- 
tote  qu'un  cours  de  grammaire  sans  Donat  ou  Pris- 
cien,  ils  estiment  que  les  prélats  trop  effrayés  ont  man- 
qué de  mesure  et  s'efforcent  d'éluder  les  termes  de  la 
sentence  et  du  décret.  Ainsi  peu  à  peu  les  livres  pro- 
scrits reviennent  entre  les  mains  de  la  plupart  des 
maîtres.  Est-il  certain  qu'ils  ne  soient  pas  demeurés 
toujours  entre  les  mains  de  leurs  écoliers? 

Le  premier  indice  de  ce  retour  vers  les  philosophes 
nous  est  fourni  par  un  livre  assurément  très  orthodoxe, 
le  commentaire  de  Guillaume  d'Auxerre  sur  les  qua- 
tre livres  des  Sentences  (1).  L'auteur  se  demande 
s'il  convient  de  démontrer  par  des  raisons  humaines 
les  vérités  de  la  foi.  Oui,  cela,  dit-il,  est  convenable  et 
même  nécessaire.  D'abord  le  bon  emploi  de  ces  raisons 
affermit  la  foi.  Elles  sont  ensuite  très  utiles  pour  com- 
battre les  hérétiques.  Enfin  elles  sont  plus  propres 
que  d'autres  à  convaincre  les  pauvres  d'esprit  (2).  Quoi 
qu'il  en  soit,  ce  n'est  pas  au  profit  de  ces  pauvres 
d'esprit  que  Guillaume  en  veut  faire  usage.  Son  édi- 
teur l'appelle  à  bon  droit  un  théologien  très  subtil  ;  il 
est,  en  effet,  d'une  subtilité  remarquable,  et  sa  préten- 
tion doit  être  de  persuader  ou  de  confondre  des  raffinés 
comme  lui.  Mais  s'il  n'a  pas  moins  étudié  la  Métaphy- 
sique d'Aristote  que  sa  Logique,  il  ne  s'en  vante  pas, 
et,  comme  il  n'a  jamais  eu  le  dessein  d'y  chercher 

(1)  Aurea  docloris  acutissimi  domini  Guillelmi  AUissiodorensis  in 
quatuor  Sententiarum  libros  perlucida  explanaîio  ;  Paris.  Fr.  Regnault, 
sans  date,  in-fol. 

(2)  Praefat.   loi.  j  de  rëdilion  eilée. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  1 13 

des  arguments  contre  la  foi,  il  se  croit  innocent 
quoique  savant.  Pour  notre  part,  nous  reconnais- 
sons très  volontiers  que  ses  démonstrations  les  plus 
philosophiques  ne  favorisent  aucune  des  thèses  récem- 
ment condamnées.  Il  n'appartient  pas  à  l'école  du 
prétendu  philosophe  Alexandre  ;  il  distingue  avec 
grand  soin  Dieu  de  l'univers  ;  il  ne  veut  pas  même  ad- 
mettre que  cet  univers  soit  un  tout  uniforme  ;  enfin  il 
condamne  Platon  et  certains  interprètes  de  la  Genèse, 
pour  avoir  annoncé  qu'il  existait,  avant  la  génération 
des  choses,  un  tout  sans  forme,  la  matière  en  soi  (1). 
Sa  doctrine  nous  paraît  donc,  à  divers  points  de  vue, 
également  irréprochable.  Mais  sa  méthode  et  son  lan- 
gage trahissent  un  homme  qui  n'a,  pas  observé  le 
décret. 

On  lit  dans  un  sermon  de  Philippe  de  Grève  :  «  Les 
«  torrents  ont  détruit  presque  toute  notre  cité  ;  se 
«  déversant  dans  le  grand  fleuve  de  la  doctrine,  ils  en 
«  ont  troublé  les  ondes  jusqu'alors  pures  et  lim- 
«  pides.  Or,  de  même  qu'il  est  sage  de  faire  retraite, 
«  la  vie  sauve,  devant  l'armée  de  la  mort,  ainsi 
«  devons-nous  aujourd'hui,  et  c'est  notre  seule  tac- 
«  tique,  céder  au  torrent  et  attendre  qu'il  soit  passé. 
«  Quoique  les  eaux  du  torrent  soient  rapides  et  vio- 
«  lentes,  elles  sont,  en  effet,  transitoires  (2).  »  Phi- 
lippe de  Grève  s'exprimait  ainsi  vers  l'année  1225, 
étant  chancelier  de  l'Église  et  de  l'université.  De  tous 
les  chanceliers  qu'ait  eus  l'université  de  Paris,  aucun 
ne  se  montra  plus  dur  à  l'égard  des  écoliers  et  des 
maîtres,  aucun  ne  forma  plus  d'entreprises  contre  leur 
liberté.  Cependant  ce  dignitaire  si  redoutable  et  si 

(1)  Edition  citée,  fol.  37. 

(2j  Notices  et  exir.  des  man.,  t.  XXI,  deuxième  partie,  p.  189. 

T.   1.  8 


114  HISTOIRE 

redouté  conseillait  de  céder  au  torrent  de  la  philoso- 
phie, attendu  qu'il  ne  lui  semblait  pas  possible  d'y 
résister.  Il  y  a  plus  ;  il  a  composé  lui-même,  prêchant 
d'exemple,  une  Somme  (1)  où  toutes  les  questions  théo- 
logiques sont  philosophiquement  résolues,  non  pas 
sans  doute  contre  la  doctrine  des  Pères,  mais  suivant 
une  méthode  qu'ils  n'ont  pas  habituellement  pratiquée. 
C'est  un  théologien  péripatétisant. 

La  sécurité  des  consciences  n'est  donc  plus  complè- 
tement garantie.  On  signale  à  bon  droit,  même  par- 
mi les  théologiens,  des  sectateurs  d'Aristote  ;  et  si 
les  uns  se  contentent  d'alléguer  en  public  ses  dé- 
cisions irrépréhensibles,  on  a  lieu  de  soupçonner  que 
d'autres  continuent  à  propager  secrètement  ses  doc- 
trines pernicieuses.  En  cet  état  des  choses,  il  se  forme 
parmi  les  régents  de  l'université  de  Paris  un  de  ces 
partis  mitoyens  qui,  se  proposant  toujours  de  contenir 
les  partis  extrêmes,  y  parviennent  quelquefois.  Ces 
grammairiens,  ces  philosophes  et  même  ces  théolo- 
giens modérés  réprouvent  d'une  seule  voix,  comme 
les  prélats,  les  écarts  des  hérétiques,  et  cependant  ils 
disent  ne  pas  approuver  la  dure  sentence  rendue 
contre  les  livres  d'Aristote.  Considérant,  d'une  part, 
les  intérêts  de  la  religion,  et,  d'autre  part,  ceux  de  la 
science,  ils  croient  qu'il  n'est  pas  impossible  de  les 
concilier.  Ils  demandent  donc  qu'une  nouvelle  enquête 
soit  faite  sur  les  périls  des  derniers  temps,  et  que  les 
erreurs  signalées  en  divers  écrits  d'Aristote  soient 
justement  condamnées,  si  vraiment  elles  s'y  trouvent, 
mais  sans  préjudice  pour  l'étude  qui  réclame  instam- 
ment le  surplus  des  livres  interdits. 

(I)  Summa  Philippi  cancellarii,  dans  les  r.um.  15,749  et  16,387,  prove- 
nant de  la  Sorbonne,  à  la  Bibliothèque  nationale.  —  Voir  Notices  et 
extr.   des  man.,  t.  XXI,  deux,  part.,  p.  188-192. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  115 

Mais  à  qui  cet  appel  sera-t-il  adressé  ?  Il  n'y  a  pas, 
en  matière  d'hérésie,  d'autre  cour  d'appel  que  la  cour 
de  Rome.  On  écrit  donc  au  pape  ;  on  le  prie, on  le  sup- 
plie d'intervenir.  Le  pape  régnant  était  alors  Grégoire 
IX,  de  la  famille  des  comtes  de  Segni,  un  digne  neveu 
d'Innocent  III.  Plein  d'ardeur  pour  les  grands  intérêts 
de  l'Église,  et  capable  de  beaucoup  oser  pour  les  ser- 
vir, Grégoire  IX  n'entrait  aucunement  dans  les  vues 
de  ces  inquisiteurs  méticuleux  à  qui  l'étude  nouvelle 
d'une  science  réputée  profane  semblait  le  plus  con- 
damnable des  excès  et  le  présage  des  catastrophes  les 
plus  redoutables.  Le  13  avril  1231,  ayant  sans  doute  re- 
çu la  nouvelle  de  quelque  infraction  récente  à  l'arrêt  du 
concile,  il  défend  encore  de  lire  en  public  les  livres 
prohibés,  mais  il  renouvelle  cette  interdiction  en  pro- 
mettant de  ne  pas  tarder  à  en  modifier  les  termes. 
Quelques  jours  après,  le  20  avril,  il  écrit  à  l'abbé  de 
Saint- Victor    et  au  prieur  des    frères  Prêcheurs  de 
Paris,  leur  donnant  la  commission  d'absoudre  selon  les 
formes  canoniques  les  maîtres  et  les  écoliers  qui,  de- 
puis l'année  1215,  ont  encouru  quelque  peine  pour  avoir 
témoigné  trop  de  respect  au  grand  nom  d'Aristote  (1). 
lEnfln,  le  23  avril,  sans  plus  de  délais,  il  adresse  la 
ettre  suivante  à  Me  Guillaume  d'Auxerre,  archidiacre 
de  Beauvais,  à  M0  Simon  d'Authie,  chanoine  d'Amiens, 
ainsi  qu'à  Me  Etienne  de  Provins,  chanoine  de  Paris, 
théologiens  renommés,  dont  on  louait  également  le 
savoir  et  la  prudence  :  «La  condition  des  autres  scien- 
ce ces  étant  de  prêter  leur  ministère  à  la  science  des 
«  Saintes  Écritures,  les  fidèles  du  Christ  ne  doivent 
«  s'y  consacrer  que  dans  la  mesure  où  il  est  prouvé 

(1)  Notices  et  extr.  des  manuscrits,  t.  XXL  deuxième  partie,  p.  228. 


i  16  HISTOIRE 

«  qu'ils  condescendent  à  la  volonté  du  souverain 
«  maître.  Si  donc  il  s'y  trouve  quelque  vicieux  mé- 
«  lange,  dont  le  venin  pourrait  altérer  la  pureté  de  la 
«  foi,  que  cela  soit  au  loin  rejeté.  Ainsi  lafemme  d'une 
«  éclatante  beauté,  trouvée  dons  le  nombre  des  cap- 
«  tifs,  ne  sera  pas  introduite  dans  le  palais  avant  qu'on 
«  n'ait  fait  tomber  sous  le  ciseau  la  superfluité  de  sa 
«  chevelure,  et  qu'on  n'ait  rogné  ses  ongles  aigus. 
«  Ainsi,  pour  s'enrichir  de  la  dépouille  des  Égyptiens, 
«  les  Hébreux  doivent,  par  les  ordres  du  Seigneur, 
«  s'emparer  de  leurs  splendides  vases  d'or  et  d'argent, 
«  et  laisser  de  côté  les  misérables  vases  d'airain  ou  de 
«  bois.  Ayant  donc  appris  que  les  livres  de  philosophie 
«  naturelle,  interdits  à  Paris  par  le  concile  provincial, 
«  passent  pour  contenir  à  la  fois  certaines  choses 
«  utiles  et  certaines  choses  nuisibles,  afin  que  le 
«  nuisible  ne  porte  pas  dommage  à  l'utile,  nous 
«  enjoignons  formellement  à  votre  prudence ,  en 
«  laquelle  nous  avons  placé  notre  confiance  en- 
«  tière,  par  cette  lettre  munie  du  sceau  de  l'apôtre, 
«  sous  l'invocation  du  jugement  éternel,  d'examiner 
«  ces  livres  avec  l'attention,  la  rigueur  convenables, 
«  et  d'en  retrancher  scrupuleusement  toute  erreur 
«  capable  de  scandaliser  et  d'offenser  les  lecteurs,  afin 
«  qu'après  le  retranchement  des  passages  suspects, 
«  ces  livres  puissent,  sans  retard  et  sans  danger,  être 
«  pour  tout  le  reste  rendus  à  l'étude.  Donné  au  palais 
«  de  Latran,  le  IX  des  calendes  de  mai,  l'an  cinquième 
«  de  notre  pontificat  (1).  » 

Cette  lettre   habile  est  restée  longtemps  ignorée. 
Nous  l'avons  récemment  découverte  parmi  les  pièces 

(i)  Nolices  et  extr.  des  manuscrits,  t.  XXI,  deuxième  pai lie,  p.  222. 


DE  LA   PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  117 

que  notre  confrère  M.  La  Porte  du  Theil  a  tirées  des 
archives  historiques  du  Vatican.  Dans  les  annales  ou 
les  savants  mémoires  d'Égasse  Du  Boulay,  de  Crévier, 
de  Jean  de  Launoy,  on  voyait  la  Physique  et  la  Méta- 
physique, interdites  en  1210,  en  1215,  partout  lues  et 
commentées  vers  l'année  1230,  et  l'on  ne  s'expliquait 
pas  comment  une  prohibition  promulguée  avec  tant 
d'éclat,  en  des  circonstances  si  tragiques,  si  solennel- 
les, avait  été  sitôt  oubliée  par  tout  le  monde,  par 
l'évêque  et  l'official  de  Paris  comme  par  les  maîtres 
et  leurs  écoliers.  On  apprend  aujourd'hui  qu'après 
avoir  été  seize  ans  en  pleine  vigueur,  après  avoir  inter- 
rompu seize  ans  le  cours  des  études,  les  décrets  de 
1210  et  de  1215  ont  été  régulièrement  abrogés  par 
l'autorité  souveraine. 

C'est  donc  un  pape  lettré,  zélé  pour  la  cause  des 
lettres,  qui,  malgré  les  scrupules,  malgré  les  alarmes 
des  prélats  français,  a  remis  entre  les  mains  des  éco- 
liers de  Paris  ces  deux  livres  où  commence  où  finit 
toute  science,  la  Physique  et  la  Métaphysique  d'Aris- 
tote.  Voilà  un  grand  fait  qu'il  convient  de  signaler.  Au 
commencement  du  XIIP  siècle,  l'Église  est,  même  en 
France,  presque  toute  la  société  intellectuelle  ;  dans 
le  sein  de  l'Église  s'agitent  toutesles  questions  qui  con- 
cernent l'enseignement,  la  conduite  des  esprits  ;  ce  sont 
des  clercs,  des  religieux  et  des  moines  qui  combattent 
pour  ou  contre  le  progrès  des  études.  Parmi  ces  com- 
battants distinguons  les  nôtres,  afin  de  leur  témoigner 
notre  pieuse  gratitude  ;  et,  puisqu'à  leur  tête,  en  cette 
année  1231,  se  trouve  un  pape  pour  qui  les  monuments 
de  la  science  sont  les  vases  du  métal  le  plus  précieux, 
un  pape  qui  cite  avec  à  propos  les  livres  saints  en  vue 
de  recommander  les  livres  des  philosophes,    notre 


118  HISTOIRE 

reconnaissance  doit  être  pour  lui  d'autant  plus  vive 
qu'il  nous  est  venu  de  Rome  beaucoup  d'autres  lettres 
où  la  philosophie  n'est  pas  traitée  avec  tant  d'égards, 
avec  tant  d'honneur. 

La  France  a  des  obligations  particulières  envers  ce 
pape  tolérant,  éclairé,  car  aucune  autre  nation  n'a  mis 
autant  à  profit  les  leçons  d'Aristote.  Ainsi,  les  préfé- 
rences de  l'Italie  ont  toujours  été  pour  Platon.  Platon 
a  formé  les  philosophes  brillants  et  téméraires  de  la 
renaissance  italienne,  qui  furent  d'abord  accueillis 
avec  tant  de  faveur  pour  être  si  vite  et  si  dédaigneu- 
sement délaissés,  et  qui,  n'ayant  pas  fait  leurs  études 
chez  un  professeur  de  logique,  ne  purent  laisser  au- 
cune méthode  pour  la  conduite  des  esprits  qu'ils 
avaient  si  violemment  agités.  La  France,  sous  la 
maîtrise  d'Aristote,  devait  être  préservée  de  ces 
dérèglements.  Comme  elle  s'était  dès  Pabond  décla- 
rée pour  la  plus  prudente  et  la  mieux  ordonnée 
de  toutes  les  doctrines  de  philosophie,  elle  s'est  enga- 
gée dès  le  premier  pas  dans  la  voie  qu'il  faut  sui- 
vre. Aussitôt  que  l'autorité  d'Aristote  fut,  avec  la 
permission  du  pape  Grégoire,  de  nouveau  reconnue 
dans  l'université  de  Paris,  par  lui  les  études  furent 
promptement  restaurées,  aussi  bien  dans  les  écoles 
épiscopales  et  conventuelles  que  dans  les  écoles  plus 
libres  de  la  rue  du  Fouarre.  A  toutes  les  sciences  il 
donna  ce  qui  fut  appelé  leurs  principes,  principia 
discendi  et  docendi.  Les  théologiens  eux-mêmes,  qui 
l'avaient  tant  redouté,  qui  l'avaient  si  souvent  outra- 
gé, durent  finalement  prendre  le  parti  de  concilier, 
autant  que  faire  se  pouvait,  sa  doctrine  et  leur  doc- 
trine. Bien  que  cela  déplaise  autant  à  Campanella 
qu'à  plusieurs  de  nos  théologiens  modernes,  Albert 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  119 

le  Grand,  saint  Thomas  protestent  à  bon  droit  que 
toute  leur  philosophie  vient  d'Aristote,  et  le  rival  de 
saint  Thomas,  Jean  Duns-Scot,  même  lorsqu'il  s'é- 
loigne le  plus  d'Aristote  prétend  le  suivre.  C'est  un  dis- 
ciple souvent  égaré,  mais  toujours  respectueux.  En- 
core un  peu  de  temps,  et,  par  un  mandement  exprès  du 
siège  apostolique,  Aristote  sera  mis  en  pleine  posses- 
sion de  l'université  de  Paris.  En  1366,  deux  cardinaux, 
deux  légats  d'Urbain  V,  décrètent  qu'avant  de  postuler 
le  plus  humble  des  grades  en  cette  université  fameuse, 
modèle  de  toutes  les  autres,  on  prouvera  qu'on  a 
pour  le  moins  entendu  lire  et  commenter  toutes 
les  parties  de  la  Logique;  une  autre  décision  des 
mêmes  légats,  de  plus  grave  conséquence  ,  porte 
qu'on  ne  sera  pas  admis  aux  examens  de  la  licence 
sans  avoir  étudié  la  Physique  et  la  Métaphysi- 
que (1).  Dès  lors  on  n'enseignera  plus  rien  que  d'après 
Aristote,  ou,  pour  mieux  dire,  il  sera  le  pédagogue 
universel. 


(1)  T)e  Launoy,  De  var.  Aristot.  fortuna,  p.  90. 


CHAPITRE  VII 


Michel  Scot  et  Alexandre  de  Halès. 


Les  études  affranchies  ayant  pris  un  essor  nouveau, 
la  philosophie  remise  en  honneur  devint  la  matière  d'un 
enseignement  plus  étendu,  qu'il  fallut  rendre  plus  mé- 
thodique, plus  régulier;  Au  XIe,  au  XIIe  siècle,  il  ne 
s'agissait, en  philosophie, que  d'interpréter  Ylsagogeàe 
Porphyre,  les  Catégories,  l'Interprétation  d'Aristote 
et  les  opuscules  de  Boëce  sur  les  formes  du  syllogisme. 
Ce  n'est  pas  que  la  logique  fût  alors  toute  la  philoso- 
phie ;  mais  tout  le  reste  de  la  philosophie  n'était  qu'un 
appendice  de  la  logique.  On  devait  nécessairement, 
dans  l'ardeur  de  la  controverse,  pousser  au-delà  des 
problèmes  logiques,  au  risque  d'aller  courir  toutes 
sortes  d'aventures  dans  la  région  moins  explorée  des 
problèmes  ontologiques  et  métaphysiques.  L'esprit 
humain,  une  fois  engagé  dans  la  voie  de  la  recherche, 
peut-il  s'arrêter  avant  de  toucher  le  but,  ou,  du  moins, 
avant  de  croire  qu'il  l'a  touché?  N'est-il  pas  vrai, 
d'ailleurs,  que  toutes  les  questions  de  l'ordre  philoso- 
phique ont  un  enchaînement  naturel  ?  Au  début  de  la 
logique,  on  déclare  qu'on  va  négliger  les  choses  pour 
considérer  ce  qui  se  dit  des  choses,  pour  établir  les 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUK  121 

règles  de  la  démonstration.  Mais  peut-on  s'en  tenir  là  ? 
Non  sans  doute  ;  c'est  pourquoi  nous  avons  vu  les  dia- 
lecticiens des  premiers  siècles,  ou,  du  moins,  la  plu- 
part d'entre  eux,  étendre  le  domaine  de  la  logique  jus- 
qu'aux frontières  même  de  la  philosophie.  Au  XIIP 
siècle,  quand  l'école  eut  reçu  des  Arabes  la  Physique 
et  la  Métaphysique  d'Aristote,  l'enseignement  prit  une 
forme  plus  didactique,  les  docteurs  de  l'âge  précédent 
ne  furent  plus  regardés  comme  des  maîtres,  mais  com- 
me des  apprentis,  et  une  ère  tout-à-fait  nouvelle  com- 
mença pour  la  scolastique. 

Nous  n'insistons  pas  sur  ces  observations.  Elles  ont 
été  faites  plus  d'une  fois  ;  mais  nous  ne  pouvions  ne 
pas  les  reproduire.  En  effet,  puisque  l'enseignement  va 
changer  de  méthode,  notre  examen,  notre  critique 
doivent  s'accommoder  à  ce  changement.  Aux  docteurs 
qui  vont  tour  à  tour  occuper  la  scène  il  ne  suffira  plus 
d'adresser  les  trois  questions  de  Porphyre.  D'autres 
questions  seront  mises  à  Tordre  du  jour  :  celle  des 
éléments  de  la  substance,  celle  du  principe  d'indivi- 
duation,  celle  de  l'origine  des  idées,  de  leur  manière 
d'être  dans  l'entendement  humain,  dans  la  pensée  di- 
vine, et  diverses  autres  d'un  égal  intérêt.  Les  trois  sys- 
tèmes que  nous  connaissons  déjà  vont  être  représentés, 
mais  ils  le  seront  en  des  termes  jusqu'alors  inusités. 
Notre  affaire  sera  d'exposer  ces  termes,  d'en  étudier 
le  sens,  souvent  obscur,  presque  toujours  dissimulé, 
et  de  montrer,  sous  les  différences  apparentes ,  la 
conformité  réelle  des  doctrines  anciennes  et  des 
nouvelles. 

L'esprit  humain  est  capricieux  dans  ses  allures. 
Tantôt  il  marche  vers  la  lumière  d'un  pas  ferme  et 
précipité  :  tantôt  il  s'avance  lentement,  observe  en 


122  HISTOIRE 

passant  chaque  chose,  et  quelquefois  même  il  va 
chercher  un  repos  temporaire  à  l'abri  des  grands 
monuments  de  la  science.  Mais,  qu'il  se  presse  ou  qu'il 
s'attarde,  il  faut  qu'il  suive  les  mêmes  voies,  car  il  n'y 
en  a  pas  d'autres  qui  conduisent  où  l'appelle  le  désir 
de  connaître.  Les  systèmes  se  succèdent,  mais,  si 
l'on  peut  ainsi  parler,  ils  se  succèdent  en  se  donnant 
la  main.  Ainsi,  au  XIIIe  siècle  comme  au  XIIe,  il  n'y 
aura,  parmi  les  philosophes,  que  des  nominalistes,  des 
conceptualistes  et  des  réalistes.  Mais  les  derniers 
venus  auront  un  autre  maintien,  un  autre  langage 
que  les  premiers.  Afin  d'échapper  aux  conséquences 
d'une  solidarité  périlleuse,  les  disciples  ne  nomme- 
ront jamais  leurs  maîtres  sans  les  désavouer.  Notre 
analyse  aura,  nous  l'espérons,  pour  résultat  de  sup- 
pléer à  leur  défaut  de  franchise,  et  de  prouver  une 
filiation  dont  ils  ont  été  si  curieux  d'effacer  les  mar- 
ques. 

Pour  ce  qui  regarde  les  dissemblances,  non  pas 
affectées,  mais  sincères,  qui  caractérisent  les  systèmes 
du  XIIIe  siècle,  elles  viennent,  pour  la  plupart,  de  la 
méthode  nouvelle.  Nous  allons  dire,  en  peu  de  mots, 
quelle  fut  cette  méthode.  Suivant  Avicenne,  la  science 
humaine  a  trois  objets  bien  distincts  :  la  considération 
des  choses  telles  qu'elles  sont  en  elles-mêmes,  ou, 
pour  mieux  dire,  en  leurs  raisons  d'être  ;  la  considé- 
ration des  choses  telles  qu'elles  sont  dans  la  nature  ; 
enfin,  la  considération  des  choses  telles  qu'elles  sont 
dans  l'intellect  agent.  De  là,  division  de  la  science 
des  choses  en  trois  études  :  la  première,  celle  qui 
traite  des  principes,  la  logique  ;  la  deuxième,  celle 
qui  a  pour  matière  les  choses  naturelles,  la  physique  ; 
la  troisième,  celle  qui  va  chercher  l'exemplaire  des 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  123 

choses  dans  la  pensée  divine,  la  métaphysique.  La 
philosophie  qui  comprend  ces  trois  études  est  la 
science  universelle.  Quel  en  est  le  but  ?  La  recherche 
de  la  vérité.  Quel  en  est  le  fondement  ?  C'est,  dit 
Avicenne,  la  somme  des  notions,  soit  acquises,  soit 
innées,  qui  font  de  l'homme  un  animal  raisonnable. 
Procédant  ainsi  du  connu  à  l'inconnu,  la  philosophie 
va  par  la  logique  au  terme  de  la  connaissance  con- 
jecturale, par  la  physique  au  terme  de  la  connais- 
sance expérimentale  ;  par  la  métaphysique,  que  l'on 
appelle  aussi  transphysique  (1),  elle  réunit,  elle  conci- 
lie les  données  de  la  raison  pure  et  celles  de  l'expé- 
rience, et  de  cette  conciliation  dérive  la  vraie  notion 
de  l'être.  C'est  pourquoi  la  métaphysique  est  appelée 
la  science  finale,  la  science  suprême  et  vraiment  di- 
vine. On  ne  soupçonnait  pas,  au  XIP  siècle,  cette 
classification  des  études  philosophiques.  Nous  ne  la 
jugeons  pas  ;  nous  nous  contentons  de  la  reproduire 
telle  que  nos  docteurs  la  rencontrèrent  dans  Avicenne. 
Mais  ne  voit-on  pas,  dès  l'abord,  quelle  facilité  elle  doit 
offrir  à  l'enseignement,  quel  changement  elle  y  doit 
apporter  ? 

Pour  notre  part,  nous  n'aurons  plus  besoin  de  re- 
chercher curieusement  soit  dans  un  commentaire 
théologique,  soit  dans  l'amplification  dîme  thèse  lo- 
gique, les  opinions  que  nous  avons  entrepris  de  faire 
connaître  ;  elle  se  présenteront  à  nous  dans  l'ordre 
qui  leur  a  été  assigné  par  le  péripatéticien  de  Botchara. 
Cependant,  cet  ordre  ne  sera  pas  généralement  obser- 
vé tant  qu'Albert-le-Grand  n'aura  pas  mis  aux  mains 


(1)  Ista  scientia  transphysica  vocatur.  »  Albert.  Magnus,  lib.  I.  Métaph. 
tract.  I,  c.  i. 


124  HISTOIRE 

de  nos  régents  ses  gloses  savantes  qui  ont  la  philoso- 
phie même  pour  unique  lin.  Avant  Albert-le-Grand, 
l'école  doit  nous  offrir  encore  bien  plus  de  théologiens 
s'exerçant  à  philosopher  que  de  philosophes  seulement 
curieux  de  bien  penser.  Mais  la  théologie  va  devenir 
plus  intéressante  en  devenant  plus  circonspecte,  c'est- 
à-dire  moins  mystique,  moins  romanesque.  Aristote  la 
surveille  elle-même  et  la  préserve  des  plus  grands 
écarts. 

Quelque  temps  après  l'année  1230,  nous  dit  Roger 
Bacon,  apparut  Michel  Scot,  apportant  divers  écrits 
d' Aristote  accompagnés  de  savants  commentaires  (1). 
Cette  date  est  précieuse.  Grégoire  IX  vient  de  rendre  à 
l'étude  la  Physique  d'Aristote,  et  Michel  Scot  arrive 
avec  une  traduction  nouvelle  de  cette  Physique  ;  les 
deux  faits  s'enchaînent.  Né  vers  l'année  1190,  à  Bel- 
wearie,  au  comté  de  Fife,  en  Ecosse,  et  non  pas  à 
Salerne,  comme  le  supposent  les  Italiens,  ou  à  Tolède, 
comme  le  prétendent  les  Espagnols,  Michel  Scot  avait 
d'abord  fréquenté  l'école  d'Oxford,  puis  celle  de  Paris, 
et  enfin  celle  de  Tolède,  où  il  avait  appris  l'arabe,  et, 
suivant  Pits,  le  grec,  le  chaldéen  et  l'hébreu.  Ces  con- 
naissances plus  ou  moins  étendues,  plus  ou  moins 
variées,  lui  avaient  permis  de  traduire,  avecle  secours 
d'un  Juif  qu'on  nomme  André,  plusieurs  livres  d'Aris- 
tote,  d'Alpetrondji,  d'Avicenne,  d'Averroès.Une  de  ses 
traductions,  celle  de  la  Sphère  de  Nour-Eddin  Alpe- 
trondji,  adressée  à  maître  Etienne  de  Provins,  un  des 
hommes  de  confiance  de  Grégoire  IX,  est  datée  de 


(1)  c  Tempore  Michaelis  Scoti,  qui  annis  1230  transactis  apparuit  defe- 
rens  librorum  Aristotelis  partes  aliquas  de  naturalibus  et  mathematîcis, 
cum  expositoribus  sapientibus,  magnificata  est  Aristotelis  pbilosophia  apud 
Latinos.  »  Opns  majus,  p.  36, 37. 


DK  LA   PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  125 

Tannée  1217  (1).  MM.  Jourdain  et  Daunou  n'accordent 
pas  à  Michel  Scot  toutes  les  versions  qui  lui  sont 
attribuées  par  Baie,  Pits  et  d'autres  anciens  biblio- 
graphes ;  M.  Daunou  va  même  jusqu'à  lui  contester 
celles  qui  lui  appartiennent  indubitablement.  Nous 
ne  voulons  pas  aborder  ici  l'examen  de  toutes  les 
difficultés  qui  s'élèvent  au  sujet  des  traductions  attri- 
buées à  Michel  Scot  ;  il  nous  est  cependant  impossible 
de  laisser  dire  sans  contradiction,  par  M.  Daunou,  que, 
«  selon  toute  apparence,  »  Michel  Scot  n'a  traduit 
qu'un  seul  des  ouvrages  d'Aristote,  Y  Histoire  des  ani- 
maux. Parmi  les  erreurs  très  nombreuses  que  contient 
la  notice  de  M.  Daunou,  nous  corrigeons  d'abord  celle- 
ci.  Outre  Y  Histoire  des  animaux,  Michel  Scot  a  mis  en 
latin,  d'après  l'arabe,  le  traité  De  l'âme,  puis  le  traité 
Du  ciel  et  du  monde,  et  les  commentaires  d'Averroès 
sur  ces  deux  traités  (2). On  a  ces  traductions,  et  elles  ont 
été  conservées  sous  son  nom  ;  celle  du  traité  De  l'âme 
est  à  la  Bibliothèque  nationale,  dans  les  num.  6,504 
14,385,  15,453  et  16,151  ;  celle  Du  ciel  et  du  monde 
est  dans  les  num.  14,385, 16,156  et  17,155.  Enfin,  elles 
se  lisent  dans  la  plupart  des  manuscrits  latins  où  sont 
réunis  les  commentaires  d'Averroès,  et,  si  nous  n'a- 
vons pas  pris  le  soin  de  rechercher  et  de  comparer 
toutes  les  éditions  de  ces  commentaires,  nous  pou- 
vons cependant  affirmer  qu'une  des  plus  récentes, 
celle  qui  fut  publiée  par  les  Juntes  en  1550,  contient 
les  versions  de  Michel  Scot. 
Il  est  assez  difficile  de  dresser  un  catalogue  exact 


(1)  A.  Jourdain,  Recherches,  p.  133.  —  M.  Daunou  fait  naître  Michel  Scot 
en  1214  [IHst.  litlêr.  de  la  Fr.  t.  XX,  p.  43).  On  voit  combien  il  s'est 
trompé. 

(2)  Renan,  Averroès,  p.  162. 


126  HISTOIRE 

de  ses  ouvrages  originaux.  Baie  et  Pits  déclarent  qu'ils 
n'ont  pu  le  donner  complet,  et  cependant  ils  lui  attri- 
buent dix-neuf  traités  sur  divers  sujets.  Mais  il  a  été 
prouvé  par  M.  Jourdain  que  la  plupart  de  ces  traités 
sont  des  versions  latines  d'Averroès,  d'Avicenne  ou 
d'Aristote  ;  ajoutons  que  les  bibliographes  anglais  ont 
encore  grossi  le  nombre  de  ces  versions  en  désignant 
le  même  ouvrage  sous  deux  titres  différents  (1).  Ainsi 
leur  liste  doit  être  bien  réduite,  et,  après  ces  retran- 
chements exigés  par  une  critique  scrupuleuse,  elle  ne 
contient  plus  guère  que  des  traités  d'astronomie  ou 
d'alchimie.  Voici  les  titres  de  ces  traités:  Super  aucto- 
rem  spherœ,  ouvrage  imprimé  à  Bologne  en  1495,  in- 
4°,  et  à  Venise,  chez  les  Juntes,  en  1631,  in-folio  ;  De 
sole  et  luna,  imprimé  à  Strasbourg  en  1622,  dans  le 
tome  V  du  Theatrum  chimicum  ;  De  chiromantia, 
opuscule  souvent  publié  dans  le  XVe  siècle  ;  De 
physiognomia  et  de  homards  procreatione,  publié 
plus  souvent  encore  (2)  :  De  slgnis  planetarum , 
Contra  Averrhoem  in  Meteora,  manuscrits  indi- 
qués par  Baie  et  Pits  ;  Notifia  convinctionis  mundi 
terrestris  cum  cœlesti  et  de  definitione  utriusque 
mundi;  De  prœsagiis  stellarum  et  elementaribus, 
manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale,  sous  le  num. 
14,070,  provenant  de  Saint-Germain-des-Prés  (3). 

Nous  n'aurions  pas  à  nous  occuper  davantage  de 
de  Michel  Scot,  s'il  n'avait  fait  que  des  traductions  et 
des  livres  de  philosophie  occulte  ;  mais  d'autres  ren- 

(i)  Jourdain,  Recherches  critiques,  p.  126  et  suiv. 

(2;  Hist.  littér.  de  la  France,  t.  XX,  p.  48  et  suiv. 

(3)  Il  est  vraisemblable  que  la  plupart  de  ces  traités  astrologiques  se 
retrouvent  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  Bodleienne,  indiqué  sous 
le  titre  de  :  Mich.  Scoti  Opéra  astrologica. 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SGOLASTIQUE  127 

geignements  nous  sont  fournis  sur    ce  docteur  par 
Vincent  de  Beauvais  et  par  Albert-le-Grand.  Le  Spécu- 
lum doctrinale  de  Vincent  de  Beauvais  (1)  contient 
plusieurs  fragments  de  Michel  Scot,  qui  ne  peuvent 
avoir  été  pris  en  des  livres    d'astrologie    ou    d'al- 
chimie ;  ce  sont  de  bonnes  définitions  des  diverses 
parties    de    l'étude  philosophique  ,     qui    paraissent 
tirées    de  quelque    ouvrage  semblable  à  ceux  d'A- 
vicenne  ou  de    Robert  Kilwardeby   sur  l'origine  et 
la   classification    des    sciences.    Ce  qu'on    lit    dans 
Albert-le-Grand  offre  encore  plus  d'intérêt.  Après  avoir 
reproduit  l'opinion  exprimée  sur  la  nature  et  les  causes 
de  l'iris  dans  un  opuscule  intitulé    Quœstiones  Nico- 
laiperipatetici,  Albert  ajoute  :  Prœterhoc  etiamfœda 
dicta  inveniuntur  in  libre-  Mo  qui  dicitur  Quœstiones 
Nicolai  peripatetici.  Consuevi  dicere  quod  Nicolaus 
non  fecit  librum  illum,  sed  Michael  Scotus,  qui  in  rei 
veritate  nescivit  naturas  nec  bene   intellexit  libros 
Aristotelis.  A  la  lecture  de  ces  lignes,  notre  curiosité 
devait  être  vivement  excitée.  Un  livre  de  Michel  Scot, 
signalé  comme    renfermant    d'abominables    choses, 
fœda  dicta,  et  demeuré  jusqu'à  ce  jour  ignoré  de  tous 
les  bibliographes,  inconnu  même  aux  auteurs  de  Y  His- 
toire littéraire  de  la  France,  quel  objet  plus  digne  de 
notre  examen  !  Malheureusement,   nous  n'avons  pu 
rencontrer   ce  livre  dans  aucun  catalogue,   et  nous 
allions  désespérer  d'en  rien  connaître,  si  ce  n'est  la 
description  de  l'iris,  quand  nous  en  avons  découvert 
quelques  phrases  dans  un  manuscrit  de    l'ancienne 
Sorbonne,  aujourd'hui  conservé  dans  la  Bibliothèque 
nationale  sous  le  num.  16089  du  fonds  latin.  Vers  le 
milieu  de  ce  volume,  qui  est  un  recueil  composé  de 

(2)  Lib.  I,  c.  xvi  ;  lib.  XVI,  c.  i  ;  lib.  XVII,  c.  ni,  lvii,  us. 


128  HISTOIRE 

pièces  écrites,  les  unes  sur  vélin,  les  autres  sur  papier, 
au  XIIIe  siècle  et  au  XIVe,  on  lit,  à  la  suite  d'un  frag- 
ment de  saint  Thomas  sur  la  manière  d'étudier,  un 
autre  fragment  qui  a  pour  titre  marginal  :  Hœc 
sunt  extrada  de  libido  Nicholai  peripatetici.  Voici 
maintenant  le  texte  de  ce  fragment  :  Dico  ergo  tempus 
esse  mensuram  seu  quantitatem  motus  secundumprius 
et  posterius  ;  nam  cum  motus  sit  contrariorum,  quem- 
admodum  et  corpus,  necesse  est  quantitatem  inesse 
motui,  sicut  et  corpori  quod  tempus,  seu  mora  appel- 
latur.  —  Item,  differunt  doctrina  Aristotelis  et 
Platonis.  Aristoteles  enini  a  debilioribus  inchoat  ad 
modum  naturœ,  tanquam  physicus,  Plato  a  fortio- 
ribus  inchoat  ad  modum  Bel.  Theologus  enim 
fuit  ;  imitatur  namque  Deum  qui  posuit  principium 
a  fortiori  et  nobiliori  creatione,  ut  angelorum  crea- 
tionem  seu  intelligentiarum.  —  Item,  omne  cœlum 
est  circulare  et  omne  circulare  est  perfectum; 
ergo  omne  cœlum  est  perfectum  ;  sed  ullum  perfec- 
tum indiget  motu,  ergo  ullum  cœlum  indiget  motu; 
pai*tes  autem  sui  cum  videant  bona  quœ  non  ha- 
bent,  perpendentes  se  indigere  Mis  bonis,  in  motum 
prorumpunt  ut  acquirant  illa  bona  quœ  non  habent, 
et  quœ  est  comparatio  totius  ad  totum  et  partis  ad 
partem.  Ergo  salus  nostra  estper  quietem;  cœli  finis 
autem  per  motum  partium  ejus  :  et  hoc  est  quod  dicit 
Averozt.  —  Item,  quœrendum  est  quare  duo  œque 
gravia  appensa  in  duobus  brachiis  librœ,  si  moveantur 
ab  œquilibritate,  iterum  redeant  ad  œquilibritatem  ; 
nam  cum  ipsa  œque  gravia  sint,  non  immerito  quœri- 
tur  quare  id  quod  superius  est  trahat  sursum  alterum 
ei  œque  grave,  quod  inferius  est.  Dico  autem  quod 
pondéra  quœ  descendant  per  libram  non  possunt  recte 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  129 

descendere,  sed  tantum  circulariter  :  quando  ergo 
pondéra  appeiis®  sunt  ex  œquïlïbritale,  id  quidem 
quod  superius  est  rectius  habet  descendere  quant  quod 
inferius  est,  nattera  arcus  per  quem  habet  descendere 
quod  inferius  est.  Voco  autem  directam  lineam  duc- 
tam  a  polo  horizontis  usque  ad  centrum  terrœ.  Dici- 
iur  autem  capere  eam  partem  directi  quœ  est  inter 
duas  lineas  a  terminis  arcus  perpendiculariter  educ- 
tas  in  lineam  quœ  directum  appellatur.  Manifestum 
autem  quod  appendlcula  cum  brachus  llbrœ  faciunt 
angulos  acutos  adeo  quod,  si  protrahantur ',  concur- 
rent quidem  in  centro  terrœ.  Si  ergo  acuti  illi  anguli 
non  fuerint,  notus  et{erit)  angulus  qui  fit  in  centro 
ter^rœ,  cum  sit  residuum  duorum  angulorum  recto- 
rum  :  non  igitur  erit  arcus  circwmferentiœ  circum- 
scriptœ  illi  item  angulo  ;  notœ  quoque  erunt  cordœ 
illorum  arcuurn.  Dico  autem  quod  acuti  illi  anguli 
nullatenus  possunt  deprehendi,  pro  eo  quod  imper- 
ceptibïliter  minores  sunt  duobus  redis. 

C'est  là,  disons-nous,  tout  ce  qui  reste  de  l'ouvrage 
si  mal  famé  dont  Albert-le-Grand  nous  a  dénoncé  l'au- 
teur. On  ne  rencontre,  il  est  vrai,  dans  ces  phrases, 
rien  de  bien  affreux  et  de  bien  criminel  ;  elles  ne  sont 
pas  cependant  dépourvues  d'intérêt.  Laissant  à  d'au- 
tres le  soin  d'interpréter  le  théorème  physique  qu'elles 
contiennent,  nous  nous  arrêterons  à  cette  proposition 
métaphysique  :  Le  temps  est  une  substance  que  l'on 
définit  la  mesure  du  mouvement.  C'est  le  contraire  qui 
est  la  vérité.  En  effet,  nous  ne  concevons  le  temps 
qu'avec  une  limite  ;  la  notion  vague  du  temps  nous 
échappe,  ou,  du  moins,  elle  n'est  susceptible  d'aucune 
définition  ;  et,  pour  en  avoir  une  notion  claire,  nous 
devons  d'abord  rechercher  la  mesure  qui  le  détermine. 
T.  I.  9 


130  HISTOIRE 

Or,  quelle  est  cette  mesure  ?  C'est  le  mouvement,  le 
mouvement  des  astres  (1).  Mais  Michel  Scot  ne  se 
contente  pas  ici  d'attribuer  l'effet  à  la  cause,  et  réci- 
proquement ;  après  Aristote,  plus  d'un  péripatéticien 
a  commis  cette  erreur,  et,  en  conséquence,  elle  n'est 
que  vénielle.  Notre  docteur  pèche  d'une  façon  bien 
plus  grave,  quand  il  assimile  le  temps  et  le  mouvement 
à  des  corps,  à  des  étants  du  genre  de  la  substance. 
Cette  assimilation  est  un  des  plus  grands  excès  dont  le 
réalisme  se  soit  jamais  rendu  coupable.  Aussi  avec 
quel  dédain  notre  docteur  parle-t-il  d'Aristote  ?  Ce 
n'est  qu'un  physicien.  Platon  marche  bien  avant  lui  ; 
c'est  un  homme  divin,  presqu'un  Dieu.  Michel  Scot  a 
traduit  Aristote,  mais,  comme  le  remarquent  justement 
Albert-le-Grand  et  Roger  Bacon  (2),  il  ne  l'a  pas  bien 
compris  ;  à  vrai  dire,  il  ne  s'est  pas  même  inquiété  de 
le  bien  comprendre.  Il  fut  doué  sans  doute  d'un  esprit 
curieux;  mais  son  attention  se  porta  de  préférence 
sur  le  mystère  des  substances  que  la  chimie  compose 
et  décompose.  C'est  un  disciple  des  naturalistes  arabes 
et  son  maître  se  nomme  Al-Kendi. 

Alexandre  de  Halès  paraît  avoir  été  le  premier  des 
latins  qui,  de  propos  délibéré,  par  calcul  et  presque 
sans  défiance,  ait  fait  emploi,  dans  l'enseignement  de 
la  théologie,  des  méthodes  et  des  sciences  nouvelles. 
François  Patrizzi  dit  de  lui  :  Quis  primus  Aristotelicam 
philosophiam  Un  tractaverit,  in  incerto  est  ;  attamen 
satis,  ni  f allô r,  constat  Alexandrum  de  Halls  et  Al- 

(1)  Que  cette  objection  ne  semble  pas  venir  de  la  science  moderne, 
parce  qu'elle  se  trouve  dans  YEssai  siir  l'entendement  humain.  Elle  est 
peut-être  contemporaine  de  la  définition  d'Aristote.  Nous  pensons,  du  moins, 
qu'elle  n'était  pas  ignorée  de  Michel  Scot,  puisqu'elle  embarrassait  beau- 
coup Albert-le-Grand.  Summa  de  creaturis,  tract.  II,  qiuest.  v. 

(2j  Opéra  inedila,  p.  471,  472. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  131 

bertum  Magnum  primos  omnium  latini  nominis  phi- 
losophorum  AristoteUcamphilosopkiamcoînmentariis 
exposuisse.  Quand  Patrizzi  s'exprimait  en  ces  termes, 
il  commettait  plusieurs  erreurs.  Dès  le  XIIe  siècle,  on 
avait  interprété,  clans  l'université  de  Paris,  les  princi- 
paux livres  de  YOrganon,  comme  le  prouvent  les  gloses 
si  remarquables  de  celui  qui  fut  appelé,  même  de  son 
temps,  le  péripatéticien  du  Pallet.  En  outre,  il  n'existe 
aucun  commentaire  d'Aristote  qui  nous  ait  été  laissé 
par  Alexandre  de  Halès.  Les  gloses  sur  la  Métaphysi- 
que, publiées  à  Venise,  en  1572,  sous  les  yeux  de  Pa- 
trizzi, et  auxquelles  il  fait  évidemment  allusion,  ont  été 
portées,  il  est  vrai,  par  d'anciens  bibliographes  au  ca- 
talogue des  oeuvres  d'Alexandre  de  Halès,  mais  on  les 
a  depuis  justement  restituées  à  un  autre  religieux  de 
son  ordre,  Alexandre  d'Alexandrie.  Ce  qui,  toutefois, 
paraît  constant,  c'est  qu'Alexandre  de  Halès  avait  entre 
les  mains  les  travaux  des  Arabes  sur  la  philosophie 
d'Aristote  (1),  lorsqu'il  composa  son  encyclopédie  théo- 
logique qui,  remaniée  dans  la  suite  par  Guillaume  de 
Meliton  et  par  d'autres,  fut  imprimée,  pour  la  première 
fois,  à  Venise,  en  1475,  in-folio,  sous  le  titre  de  :  Sum- 
ma  universœ  theologiœ  (2). 

Halès  est  une  bourgade  du  comté  de  Glocester,  dans 
laquelle  existait,  dit-on,  un  vieux  monastère  où  le 
jeune  Alexandre  fit  ses  premières  études.  Il  en  sortit 
pour  aller  occuper,  on  ne  sait  en  quelle  église,  divers 
emplois  et  finalement  celui  d'archidiacre.  Les  archi- 
diacres ne  jouissaient  pas  alors  d'une  bonne  renom- 
mée. Remplissant  l'office  de  doyens  ruraux,  ils  avaient 

(1)  Tennemann,  Lehrburh  der  Gesch.  der  Phil.,  t.  V,  p.  251  et  suiv. 

(2)  Il  y  en  a  eu  depuis  de  nombreuses  éditions.  Voir  Hist.  litt.  de  la  Fr.t 
t.  XVIII  ;  art.  de  M.  Daunou. 


132  HISTOIRE 

aisément  pris  l'habitude  de  s'enrichir  aux  dépens  des 
curés  et  de  leurs  paroissiens  (1).  Nous  apprenons  tou- 
tefois de  Roger  Bacon  que  l'archidiacre  Alexandre 
était  devenu  riche  sans  cesser  d'être  homme  de  bien  (2). 
Il  fit,  d'ailleurs,  un  très  bon  usage  de  sa  fortune,  puis- 
qu'il s'en  servit  pour  venir  à  Paris  achever  ses  études 
et  gagner  le  titre  de  maître.  Ses  leçons,  quand  il  eût 
une  chaire,  furent  très  suivies  ;  on  accourut  de  très 
loin  pour  l'entendre.  Ayant  donc  acquis  une  grande 
renommée,  il  quitta  le  siècle  et  se  fit  admettre,  en  l'an- 
née 1222  (3),  parmi  les  rustiques  compagnons  de  saint 
François.  Cette  résolution,  qui  étonna  beaucoup  de 
gens,  eut  des  suites  qu'on  n'avait  peut-être  pas  pré- 
vues. L'ordre  nouveau  des  frères  Mineurs,  composé  de 
clercs  pauvres,  mendiants  et  nullement  savants,  affec- 
tait le  mépris  de  la  science  ;  aucun  d'entre  eux  n'étant 
capable  d'enseigner,  ils  s'étaient  fait  une  loi  de  n'en- 
seigner jamais.  Mais  dès  qu'ils  eurent  au  milieu  d'eux 
cet  illustre  régent,  maître  Alexandre,  ils  le  prièrent 
de  continuer  ses  leçons  et  même,  bientôt  après, 
d'instituer  une  école  (4).  Alexandre  demeura  dans  sa 

(1)  C'est  ce  que  nous  atteste,  avec  beaucoup  d'autres,  Jacques  de  Vitri. 
On  lit  dans  un  de  ses  sermons  :  «  Qui  malos  archidiaconos  vel  rurales  de- 
canos  constituant  similes  sunt  cuidam  fatuo,  qui,  cum  caseum,  quem  in 
arca  reconderat,  a  muribus  corrosum  inspiceret,  posuit  in  arca  murilegum 
ut  a  muribus  defenderet  caseum.  Murilegus  autem  non  solum  mures  devo- 
ravit,  sed  totum  caseum  comedit.  Sic  raptores  et  mali  officiales,  quiamalis 
sacerdotibus  simplicem  populum  defendere  debuerunt,  tam  sacerdotes  quam 
laieos  pecuniis  spoliant  et  devorare  non  cessant.  »  Biblioth.  nat.  ;  Man. 
la  t.,  num.  17,  rJ09,  fol.  13,  verso. 

(2)  Em.  Charles,  Roger  Bacon,  p.  106,  354. 

(3)  Wadding.,  Annal.  Minor.  ann.  1222,  cap.  xxvi.  —  M.  Em.  Charles  se 
trompe  en  disant  que  le  fait  eut  lieu  en  Tannée  1232  ;  Roger  Bacon,  p.  354. 

(4)  «  Quum  intravit  (Alexander)  ordinem  fratrum  Minorum,  fuit  de  eo 
maximus  rumor,  non  solum  proptor  conditiones  suas  laudabiles,  sed  propter 
quud  ndvus  luit  ordo  Minorum  et  neglec't&s  a  mundo  illis  temporibus  ;  et 
ille  œdificavit  mundum  et  ordinem  exsltavjt.  Ex  suo  ingres&u  fratres  et  alii 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  \'3'.> 

chaire  jusqu'en  l'année  1238  ;  il  ne  la  quitta  que  chargé 
d'années,  pour  aller  mourir  en  paix,  et  Jean  de  La 
Rochelle,  un  de  ses  disciples,  y  parut  aussitôt  après 
lui.  L'ordre  de  Saint-François  fut  dès  lors  compris  au 
nombre  des  ordres  lettrés. 

Les  contemporains  d'Alexandre  l'ont  appelé  Boctor 
doctorum,  Boctor  irrefragabilis.  C'est,  du  moins,  un 
théologien  très  sagace,  très  subtil.  Sa  méthode  est 
celle  de  Pierre  le  Lombard  ;  il  procède  par  distinctions 
et  soumet  toutes  les  formules  du  dogme  à  la  même  cri- 
tique. Du  Boulay,  Morhoff,  Brucker  et  M.  Daunou 
commettent  une  erreur  lorsqu'ils  disent  que  la  Somme 
d'Alexandre,  à  qui  l'on  a  souvent  donné  le  titre  de  Sen- 
tentiœ,  est  le  plus  ancien  commentaire  des  Sentences  ; 
nous  savons,  en  effet,  que  Guillaume  d'Auxerre  les 
avait  déjà  commentées  (1).  Mais  le  travail  de  Guillaume 
diffère  beaucoup  de  celui  d'Alexandre.  Guillaume  con- 
naît assurément  toutes  les  œuvres  d'Aristote  ;  mais,  par 
déférence  pour  l'arrêt  du  concile,  il  ne  cite  guère  que 
les  traités  de  logique  et  de  morale  (2).  Avec  la  permis- 
sion de  Grégoire  IX,  Alexandre  en  cite  d'autres,  et 
assez  fréquemment.  Ce  n'est  pas  à  dire  qu'il  soit,  à  pro- 
prement parler,  un  philosophe.  Roger  Bacon  fait  très 
justement  remarquer  qu'Alexandre  avait  depuis  long- 
temps achevé  ses  études  quand  il  fut  enfin  permis 
d'étudier  la  Physique  et  la  Métaphysique,  et  que,  par 
conséquent,  son  éducation  philosophique  avait  été 
bien  imparfaite.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  l'inter- 

exultaverunt  in  cœlum  et  ei  dederunt  auctoritatem  totius  studii.  »  Rooer 
Bacon,  loc.  cit. 

(1)  C'est  une  autre  erreur  de  prétendre  que  la  Somme  d'Alexandre  est  le 
premier  ouvrage  qui  porte  ce  titre.  Nous  avons,  dès  le  XIIe  siècle,  les 
Sommes  de  Robert  de  Melun  et  d'Etienne  Langton. 

(2)  Am,  Jourdain,  Recherch.  crit.,  nouv.  ëdit.,  p.  3(T,  31,  211, 


134  HISTOIRE 

diction  levée,  il  s'empressa  de  lire  tous  les  livres  au- 
trefois défendus.  Il  en  fit,  ajoute  Roger  Bacon,  un 
très  mauvais  usage  ;  sa  lourde  Somme,  dont  un  cheval 
aurait  plus  que  sa  charge,  quœ  est  plus  quam  pondus 
unius  equi,  est  un  fatras  d'erreurs  et  de  chimères. 
Telle  ne  fut  pas,  sur  cette  Somme,  l'opinion  la  plus 
générale.  Luc  "Wadding  raconte  que  le  pape  Alexan- 
dre IV  l'ayant  soumise  au  jugement  de  soixante-douze 
théologiens,  ceux-ci  la  recommandèrent  comme  un 
livre  parfait  à  tous  les  maîtres  du  monde  chrétien  (1). 
Si  donc  Roger  Bacon  l'a,  de  son  point  de  vue,  condam- 
née très  durement,  si  d'autres  docteurs  l'ont,  pour 
d'autres  motifs,  presque  aussi  mal  traitée,  cela  prouve 
simplement  qu'il  y  a  des  sectes,  même  parmi  les  théo- 
logiens orthodoxes,  et  que  jamais  on  ne  contente  les 
gens  de  la  secte  dont  on  n'est  pas. 

Pour  ce  qui  nous  importe,  dégageons  de  l'ouvrage 
quelques  propositions  philosophiques.  Sur  la  question 
des  universaux  considérés  au-delà  des  choses,  avant 
les  choses,  Alexandre  déclare  d'abord  qu'ils  existent 
en  Dieu  ;  il  va  même  jusqu'à  professer  qu'ils  parti- 
cipent de  la  substance  divine  (2).  Mais,  s'il  s'exprime 
ainsi,  c'est  pour  ne  pas  être  contraint  de  localiser  la 
cause  exemplaire  hors  du  sein  de  Dieu  ;  aussi  refuse- 
t-il  de  mettre  à  la  charge  de  Platon  l'hypothèse  du 
monde  intermédiaire  :  Mundum  intelligibilem  nuncu- 
pavit  Plato  ipsam  rationem  sempiternam  qua  fecit 
Deus  mundum  (3).  Il  croit  donc  conformer  son  langage 
à  celui  de  Platon  et  des  Pères  orthodoxes  en  disant  : 
La  cause  exemplaire,  qui  est  l'art  divin,  ne  se  distingue 

(1)  Wadding.  Annal.  Minor.  ad  ann.  1245,  cap.  six. 
(2/  Summa,  part.  II,  qiuest.  n,  m.  2  et  3. 
(3)  lbid.  quœst.  m. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  135 

pas  en  essence  de  la  cause  efficiente  ;  toute  cause 
première  est  de  Dieu,  est  en  Dieu,  comme  tout  phéno- 
mène vient  de  Dieu  et  se  produit  hors  de  Dieu  (1).  Nous 
pourrions  nous  en  tenir  à  cette  réponse  ;  mais  puisque 
nous  avons  affaire  au  «  Docteur  des  docteurs,  »  à 
l'un  des  plus  habiles  dialecticiens  de  l'école  théolo- 
gique, demandons-lui  quelles  conclusions  renferment 
ces  prémisses.  Si  les  idées,  à  l'image  desquelles  ont 
été  façonnées  les  substances  terrestres,  résident  dans 
l'entendement  divin  de  toute  éternité,  la  cause  qu'on 
appelle  efficiente  doit  avoir  été  déterminée,  dans  Facte 
de  la  création,  par  celle  qu'on  appelle  exemplaire. 
Telles  étaient  les  idées  de  Dieu,  telles  ont  été  ses 
œuvres.  Par  conséquent  Dieu,  subissant  la  loi  de  sa 
propre  nature,  a  nécessairement  revêtu  les  choses  des 
formes  sous  lesquelles  elles  nous  apparaissent.  Est-ce 
donc  là  ce  que  pense  notre  docteur?  Il  n'ose  pas  le 
penser,  il  lui  répugne  de  croire  que  Dieu  n'est  pas 
libre.  Cependant  il  est  forcé  de  reconnaître  que,  dans 
son  système,  il  ne  l'est  pas.  Voici  comment  il  tâche 
de  dissimuler  une  conclusion  que  sa  logique  lui  pres- 
crit, que  sa  foi  lui  défend.  «  On  peut  dire,  écrit-il,  que 
«  Dieu  a  créé  les  choses  par  une  nécessité  de  bonté, 
«  mais  il  n'est  pas  convenable  de  dire  qu'il  les  a  créées 
«  par  une  nécessité  de  nature.  Assurément  la  bonté  et 
«  la  nature  de  Dieu  sont  une  même  chose.  Si  cepen- 
«  dant  on  disait  qu'il  agit  par  nécessité  de  nature,  on 
«  semblerait  dire  qu'il  est  soumis  à  la  même  nécessité 
«  que  les  choses  naturelles  (2).  »  Les  mots  ne  sont 
rien  ;  nous  n'imposons  à  notre  théologien  ni  telle 
locution,  ni  telle  autre  ;  mais  il  nous  avait  donné  le 

(1)  Ibid.  qusest.  m,  m.  2. 

(2)  Summa,  part.  I,  quaest.  v,  m.  2. 


136  HISTOIRE 

droit  de  le  forcer  à  dire  que  Dieu  fait  ce  qu'il  fait  par 
une  nécessité  quelconque  de  nature  ou  de  bonté. 

Les  mots,  disons-nous,  ne  sont  rien  ;  ils  ont  néan- 
moins, en  scolastique,  une  grande  importance.  C'est 
pourquoi,  voulant  préparer  l'esprit  de  nos  lecteurs 
à  l'intelligence  des  distinctions  thomistes  et  scotistes, 
nous  jugeons  utile  d'insister  et  de  commenter  sommai- 
rement, à  la  manière  des  glossateurs,  les  phrases  que 
nous  venons  de  traduire.  Avicenne  est  l'auteur  de  la 
proposition  dont  Alexandre  n'accepte  pas  les  termes. 
Au  livre  IX  de  sa.  Métaphysique,  ch.  1,  Avicenne  pré- 
tend que  la  nature  divine  est  absolument  simple,  qu'on 
ne  distingue  pas  réellement  en  Dieu  l'essence,  la  puis- 
sance, la  connaissance,  la  volonté,  comme  autant  de 
principes  différents  et  susceptibles  d'entrer  en  contra- 
diction ;  ce  sont  là,  dit-il,  les  modes  divers  de  l'unité 
par  excellence.  Ces  deux  mots  «  il  est  »  signifient  :  Il 
est  connaissant,  voulant,  agissant  (1).  Il  n'y  a  donc  pas 
en  Dieu  de  liberté,  parce  qu'il  est  la  perfection  même  ; 
la  liberté,  remise  à  sa  place,  est  le  plus  noble  privilège 
d'une  nature  imparfaite.  Il  semble  qu'il  n'y  ait  rien  à 
reprendre  dans  ce  raisonnement  ;  il  est,  du  moins,  évi- 
dent qu'il  ne  contient  aucun  paralogisme.  Alexandre 
essayera  donc  non  de  le  combattre,  mais  de  le  tour- 

(1)  La  plupart  des  péripatéticiens  arabes  ou  juifs  ont  fait  la  même  décla- 
ration touchant  l'unité  divine.  Ainsi  s'exprime  Moïse  bcn  Maimoun  :  «  Voici 
ce  que  nous  disons,  nous  autres  qui  professons  réellement  l'unité.  De 
même  que  nous  n'admettons  pas  qu'il  y  ait  dans  l'essence  de  Dieu  quelque 
chose  d'accessoire  par  quoi  il  ait  créé  les  cieux,  quelque  autre  chose  par 
quoi  il  ait  créé  les  éléments,  et,  en  troisième  lieu,  quelque  chose  par  quoi 
il  ait  créé  les  intelligences  séparées,  de  même  nous  n'admettons  pas  qu'il 
y  ait  en  lui  quelque  chose  d'accessoire  par  quoi  il  puisse,  quelque  ehose 
par  quoi  il  veuille,  et,  en  troisième  lieu,  quelque  chose  par  quoi  il  ait  la 
science  des  choses  créées  par  lui  ;  mais  son  essence  est  une  et  simple,  et  il 
n'y  a  rien  en  elle  d'accessoire  en  aucune  manière.  »  Guide  des  égarés, 
prem.  part.,  ch.  53, 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  137 

ner.  Il  ne  dira  pas  :  Ex  necessitate  naturœ  ;  il  dira 
plutôt  :  Ex  necessitate  bonitatis  ;  mais  il  ne  pourra  se 
défendre  d'ajouter  :  Idem  bonitas  quod  natura  ejus.  ' 
Etait-ce  la  peine  de  proposer  un  amendement  ?  Voyons 
maintenant  l'avis  de  saint  Thomas  sur  ce  point  de  doc- 
trine. Il  ne  plaît  pas  non  plus  à  saint  Thomas  que  l'on 
conteste  la  liberté  divine,  et,  pour  la  sauver,  il  com- 
mence par  établir  que,  sa  volonté  n'ayant  pas  d'au- 
tre fin  que  sa  bonté,  Dieu  veut  nécessairement  être 
bon,  mais  qu'il  ne  veut  pas  suivant  la  même  nécessité 
tout  ce  qui  se  produit  hors  de  son  essence.  Ainsi,  par 
exemple,  il  ne  peut  ne  pas  vouloir  être  bon,  et  néan- 
moins il  reste  libre  de  ne  pas  accomplir  tous  les  actes 
qui  seraient  les  effets  de  sa  bonté.  Saint  Thomas  se 
demande  ensuite  selon  quel  mode  Dieu  cause  les 
choses  externes,  et  il  se  répond  qu'il  les  cause  selon 
son  intelligence  et  sa  volonté.  Ayant  enfin  recherché 
la  raison  déterminante  de  cette  intelligence,  de  cette 
volonté,  saint  Thomas  déclare  qu'il  n'en  trouve  au- 
cune ;  elles  sont  donc  absolument  libres  (1).  Quoi? 
libres  même  à  l'égard  de  la  bonté  nécessairement 
voulue  ;  même  à  l'égard  de  cette  volonté  qui  n'a  pu 
vouloir  que  la  bonté  ?  Il  faut  nous  l'accorder,  ces  dires 
sont  peu  clairs  ;  il  nous  semble  même  que  voilà  bien 
des  mots  pour  n'expliquer  rien.  Après  les  éclaircisse- 
ments tels  quels  de  saint  Thomas  viendront  ceux  de 
Jean  Duns-Scot.  Oui,  Duns-Scot  le  reconnaît,  Dieu 
veut  nécessairement  sa  bonté  ;  mais  il  ne  la  veut  pas, 
dit-il,  par  nécessité  de  coaction  ;  il  la  veut  par  nécessi- 
té d'immutabilité.  Distinction  entée  sur  une  distinction! 
Mais  ce  n'est  pas  tout.  Dieu,  voulant  sa  bonté  par  né- 
cessité d'immutabilité,  semble  la  vouloir  par  nécessité 

(1)  Thopias,  Summa  theol.,  part.  I,  quaest.  xix,  art.  3,  4,  §. 


138  HISTOIRE 

de  nature.  Soit  !  Mais  il  ne  s'en  suit  pas  que  la  nature 
immuable  de  Dieu  soit  sa  bonté.  Sur  ce  point  Alexan- 
dre s'est  trompé.  En  voulant  sa  bonté,  Dieu  veut  autre 
chose  que  lui-même.  Quant  aux  objets  par  lui  créés  et 
par  lui  distribués  dans  l'espace  inférieur,  sans  aucun 
doute  Dieu  les  veut,  mais  il  ne  les  veut  pas  nécessaire- 
ment ;  ce  qui  semble  dire  que,  même  en  Dieu,  la  facul- 
té de  vouloir  est  une  cause,  l'acte  de  vouloir  un  effet. 
La  supposition  est  admise  par  les  scholiastes  (1).  Mais 
alors  que  devient  le  principe  de  l'immutabilité  divine  ? 
Il  est  certainement  bien  compromis.  Nous  n'avons  pas 
à  reproduire  ici  toutes  les  distinctions,  toutes  les  argu- 
ties, tous  les  sophismes  au  moyen  desquels  d'autres 
réalistes  se  sont  efforcés  de  mettre  d'accord  leur  psy- 
cologie  et  leur  ontologie  divines.  Il  nous  suffit  de  rap- 
peler ce  que  saint  Thomas  et  Duns-Scot  ont  trouvé  de 
plus  ingénieux  pour  résoudre  un  problème  qui  n'a  pas 
encore  été,  qui  ne  sera  jamais  résolu. 

Alexandre  nous  avait  fait  espérer,  dans  la  première 
partie  de  son  gros  livre, qu'il  n'iraitpas  donner  àtravers 
ces  écueils.  Ayant  remarqué  sagement,  après  Boëce,  que 
l'étendue  de  la  connaissance  est  moins  en  rapport  avec 
la  nature  de  l'objet  qu'avec  les  facultés  du  sujet,  il  disait 
alors  que  la  pensée  de  l'homme  peut  s'élever  jusqu'à  Dieu 
etle  concevoir  comme  Fauteur  nécessaire  de  toutes  les 
choses,  mais  qu'une  définition  plus  exacte,  plus  com- 
plète de  l'essence  divine  ne  saurait  être  fournie  par  la 
raison  (2).  C'était  parler  en  philosophe,  et  il  aurait  dû 
s'en  tenir  là,  comme  l'avait  fait  autrefois,  même  en 
théologie,  Guillaume,  abbé  de  Saint-Thierry.  Quelle 
maxime  plus  profonde  et  plus  vraie  que  celle-ci  :  Hu- 

(1)  J.  Duns  Scotus,  De  rerum  principio,  qusest.  îv,  art.  I,  2. 

(2)  Snmma,  part.  I,  qusest.  n,  art.  1.  —  Ibid.,  quœst,  m,  m.  2. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  139 

manœ  inftrmitatis  religiosa  confessio  est  de  Deo  hoc 
solum  nosse  quod  Deus  est  (1)  /  Elle  n'est  pourtant  pas 
d'un  sceptique  ;  elle  est  d'un  dévot  dont  la  ferveur 
va  quelquefois  jusqu'au  fanatisme  ;  mais  ce  dévot 
n'a  lu  ni  le  Livre  des  causes,  ni  les  commentaires  des 
Arabes  sur  Aristote.  On  ne  saurait  trop  se  défier  des 
abstractions.  Elles  semblent  d'abord  aider  à  compren- 
dre ;  mais  bientôt  après  elles  inquiètent  l'esprit,  l'em- 
barrassent et  le  troublent.  Etant  données  la  cause 
exemplaire  et  la  cause  efficiente,  la  foi  ne  permet 
guères  de  réaliser  ces  abstractions  hors  de  l'es- 
sence divine  ;  il  faut  donc  les  placer  au  dedans.  Mais 
comme  le  dedans  est  occupé  déjà  par  d'autres  fictions 
du  même  ordre,  celles-ci,  maîtresses  du  lieu,  s'oppo- 
sent à  l'entrée  des  autres.  Voilà  donc  nos  réalistes 
très  laborieusement  employés  à  les  mettre  d'accord. 
Constatons  qu'ils  déclarent  eux-mêmes  n'y  pas  réussir. 
Ainsi  le  Dieu  de  leur  fabrique  peut  être  exactement 
défini  un  tout  artificiel,  composé  d'éléments  qui  s'ex- 
cluent. 

Pour  ce  qui  regarde  les  universaux  m  re,  qu'on  peut 
appeler  physiques  par  opposition  aux  universaux  ante 
rem,  qui  sont  les  universaux  métaphysiques,  l'opinion 
d'Alexandre  est  tout  à  fait  celle  de  Gilbert  de  La  Porrée. 
L'universel  considéré  dans  les  choses  est,  dit-il,  la 
forme  des  choses,  et  cette  forme  est  l'être  même,  tout 
l'être  de  la  matière  :  Solum  est  esse  materiœ.  Les  indi- 
vidus sont  improprement  appelés  des  substances.  Ce 
sont,  en  tout  cas,  des  substances  subalternes,  et  c'est 
par  le  nom  de  l'espèce,  du  genre,  qu'on  les  désigne, 
tant  il  est  vrai  que  par  eux-mêmes  ils  ne  sont  rien  : 

(1)  En  tête  du  traité  de  Guillaume  qui  a  pour  titre  Mnigma  fidei  ;  dans 
Tissier,  Biblioth.  Cisterc,  t.  IV,  p.  93. 


140  HISTOIRE 

(Fûnfta)  in  perficienâo  totum  perflcit  omnes  partes 
materiœ,  cônsimili  ralione  ut  est  clicere  quœlibet 
pars  ignis  est  ignis  (1).  Voilà  les  prémisses  du  réalisme 
ontologique.  Mais  Alexandre  les  énonce  sans  en  dé- 
duire les  conséquences.  La  nature  des  choses  lui 
semble  indifférente.  Ce  qui  l'intéresse,  c'est  la  nature 
de  Dieu.  Il  ne  faut  donc  pas  insister  sur  une  déclaration 
que  notre  docteur  n'a  peut-être  pas,  en  la  faisant,  bien 
comprise.  C'est  Duns-Scot  qui,  le  premier,  exposera  la 
thèse  de  la  forme  actualisant  la  matière  avec  tous  les 
développements  que  comporte  cette  thèse  si  grosse 
d'erreurs. 

La  psycologie  d'Alexandre  est  encore  plus  élémen- 
taire. Nous  ne  pouvons,  toutefois,  n'en  pas  parler.  Le 
fonds  de  la  science  ayant  été  renouvelé,  nous  entrons 
en  matière,  sur  plusieurs  questions,  avec  ce  théologien 
philosophe.  Suivant  lui,  comme  suivant  Avicenne, 
l'âme  est  une  substance  incorporelle  (2)  ;  elle  est 
une  (3),  mais  elle  possède  plusieurs  énergies  (4).  Ces 
énergies  seraient  donc  mal  définies  des  parties  de 
l'âme  ;  quelle  que  soit  la  diversité  des  modes  suivant 
lesquels  l'âme  procède,  elle  est  une  dans  toutes  ses 
opérations.  C'est,  on  le  sait,  une  maxime  d'Aristote 
qui  semble  contredire  certains  passages  du  Timêe.  La 
sensibilité,  la  mémoire  et  l'imagination  sont,  au  dire 
d'Alexandre,  les  trois  principales  énergies  de  l'âme, 
celles,  du  moins,  qu'elle  exerce  le  plus  fréquem- 
ment (5).  Mais  tandis  quelle  sent,  se  rappelle  ou  forme 

{l)  Summa,  part.  II,  qiuest.  lix,  m.  2. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid. 

(4)  Part.  I,  qusest.  lxiv,  m.  2,  art.  i. 

(5)  Part.  I,  qufpst  .lxvh,  m.  4,  art.  u. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE,  141 

des  images,  elle  n'est  pas  seulement  passive  ;  elle  est 
encore  active  ;  en  d'autres  termes,  elle  opère  toujours 
avec  une  sorte  de  contention.  Quelquefois  même  l'ac- 
tivité qui  lui  est  propre  n'attend,  pour  se  mettre  en 
œuvre,  aucune  impulsion  étrangère  ;  c'est  ainsi  qu'elle 
s'élève  par  elle-même  à  la  conception  des  choses  sur- 
naturelles et  perçoit  la  notion  des  purs  intelligibles.  Il 
s'agit  des  intelligibles  ante  rem,  ces  hôtes  permanents 
de  l'intellect  divin.  Quand  aux  intelligibles  post  rem, 
Alexandre  argue  de  ce  principe,  que  le  récipient 
impose  à  la  chose  reçue  la  loi  de  sa  propre  nature,  pour 
démontrer  que,  dans  l'intelligence  humaine,  rien  n'a 
le  caractère  de  l'individualité. 

Pour  conclure,  toute  la  philosophie  d'Alexandre  de 
Halès  est  incontestablement  réaliste  ;  mais  elle  ne  l'est 
pas  à  outrance.  Ajoutons  que,  malgré  la  modération 
de  son  langage,  ce  premier  docteur  de  l'école  francis- 
caine eut,  durant  plus  d'un  siècle,  quoi  qu'en  dise 
Roger  Bacon  (1),  une  influence  considérable  sur  tous 
les  héritiers  de  sa  chaire.  Par  lui  son  ordre  fut  acquis 
à  la  secte  réaliste,  comme  l'ordre  de  Saint-Dominique 
le  fut  par  Albert-le-Grand  à  la  secte  opposée.  On  a  dit 
que  Duns-Scot  avait  été  l'un  de  ses  auditeurs.  C'est 
une  erreur  de  fait  ;  Duns-Scot  a  vécu  longtemps  après 
lui.  Mais  il  est  vrai  de  dire  que  Duns-Scot  continua  son 
enseignement  et  soutint  sa  doctrine,  comme  c'était  le 
devoir  d'un  bon  franciscain. 


(1)  M.  Em.  Charles,  Roger  Bacon,  p.  107. 


CHAPITRE  VIII. 


Edmond  Rich  et  Guillaume  d'Auvergne. 


Parmi  les  condisciples  d'Alexandre  de  Halès,  nous 
avons  d'abord  à  nommer  son  compatriote  Edmond 
Rich,  né  sur  le  territoire  d'Abrington,  dans  le  comté 
de  Barks.  Alexandre,  ayant  quitté  son  pays,  ne  le  revit 
plus.  En  cela  son  exemple  ne  fut  guère  suivi.  La  plu- 
part des  Anglais  qui  vinrent  en  France,  dans  les  pre- 
mières années  du  XIII0  siècle,  retournèrent  ensuite  au 
lieu  de  leur  naissance  avec  le  dessein  d'y  tenir  école. 
C'est  ce  que  fit  Edmond  Rich.  Après  avoir  achevé  ses 
études  à  Paris,  il  revint  à  Oxford,  où,  le  premier,  il  ex- 
pliqua le  livre  àes  Arguments  sophistiques.  Ce  précieux 
renseignement  nous  est  fourni  par  Roger  Bacon  (1). 
Edmond  Rich  fut-il  simplement  un  logicien  ?  Eut-il  et 
professa-t-il  une  doctrine  sur  le  fond  des  choses,  c'est- 
à-dire  sur  les  problèmes  de  la  Physique  et  de  la  Méta- 
physique ?  C'est  ce  que  nous  ignorons.  S'il  a  laissé  des 
déclarations  écrites  sur  quelques-uns  de  ces  problèmes, 
on  ne  les  retrouve  plus,  et  ses  contemporains  ne  nous 
ont  rien  transmis  touchant  l'esprit  de  ses  leçons  orales. 
Quoi  qu'il  en  soit,  sa  philosophie  ne  lui  causa  pas  le 

(i)  M.  Em.  Charles,  Roger  Bacmt,  p.  412. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  143 

moindre  préjudice.  En  effet,  ce  docteur  sans  aïeux,  et 
même,  on  le  remarque,  de  très  basse  condition,  devint, 
ayant  acquis  une  grande  renommée  de  savoir  et  d'élo- 
quence, archevêque  de  Cantorbéry,  primat  de  l'Église 
d'Angleterre,  et  fut  mis,  après  sa  mort,  au  nombre  des 
saints. 

Le  commerce  des  philosophes  ne  compromit  pas 
davantage  l'illustre  Guillaume  d'Auvergne.  Né  dans  la 
ville  d'Aurillac,  comme  Gerbert,  Guillaume  vint  étudier 
à  Paris,  s'y  fit  bientôt  connaître  comme  un  des  profes- 
seurs les  plus  habiles,  obtint  en  1228  l'évêché  de 
Paris  et  mourut  en  1249  (1).  Nous  passons  rapidement 
sur  les  actes  de  sa  vie,  bien  qu'ils  ne  soient  pas  in- 
dignes d'intérêt  ;  nous  négligeons  même  de  mentionner 
ici  les  nombreux  traités  (2)  dans  lesquels  il  a  discuté 
tour  à  tour,  avec  une  intelligence  vraiment  supérieure, 
les  questions  les  plus  délicates,  les  plus  ardues  de  la 
théologie  dogmatique,  et  nous  abordons  immédiate- 
ment l'examen  de  son  immense  ouvrage  qui  a  pour 
titre  :  Du  tout,  De  universo.  Ce  livre  et  un  traité  De 
l'âme  contiennent  toute  la  philosophie  de  Guillaume 
d'Auvergne  (3). 

Avant  d'analyser  le  traité  Du  tout,  M.  Daunou  fait 
l'observation  suivante  :  «  Il  est  divisé  en  deux  parties 
«  principales,  dont  chacune  a  trois  sections.  Pour 
»  distinguer  ces  deux  parties,  on  pourrait  dire  que  la 

(1)  Hist.  Utt.,  t.  XVIII,  p.  357  et  suiv. 

(2)  Quelques-uns  de  ces  traités  sont  encore  inédits.  Ils  ont  été  signalés 
dans  une  thèse  savante,  soutenue  à  l'École  des  Chartes  par  M.  Noël  Valois. 

(3)  La  meilleure  édition  de  ses  Œuvres,  la  plus  complète,  est  celle  qu'a 
donnée  Biaise  Leferon  :  Guillelmi  Arverni  Opéra  ex  manuscriptis  codici- 
bus  emend.  et  aucta  ;  Aurélia?,  Hotot,  1674,  2  vol.  in-fol.  Le  traité  Du 
tout  se  trouve  dans  le  premier  de  ces  volumes  et  le  traité  De  l'âme  dans 
le  second. 


144  HISTOIRE 

«  première  traite  de  l'univers  matériel  et  la  deuxième 
«  de  l'univers  spirituel;  mais,  en  étudiant  la  première, 
«  on  reconnaît  que  la  totalité  des  êtres  y  est  envisagée 
«  sous  les  aspects  les  plus  généraux  ou  les  plus  abso- 
«  lus,  tandis  que,  dans  la  seconde,  il  s'agit  spéciale- 
«  ment  des  créatures  intelligentes  (1).  »  La  recherche 
de  l'absolu,  est,  en  effet,  tout  ce  qui  intéresse  Guil- 
laume d'Auvergne.  Étant  de  cette  école  qui  n'avait  pas 
de  nom  au  XIIIe  siècle  et  qui  reconnaît  aujourd'hui 
pour  son  maître  J.  Gottlieb  Fichte,  il  ne  fait  qu'interro- 
ger le  moi  sur  le  non-moi,  et  sa  cosmologie  n'est,  en 
définitive,  qu'une  idéologie  téméraire.  Il  ne  va  donc 
pas  des  effets  aux  causes  ;  des  causes  il  descend  aux 
effets.  D'abord  il  envisage  le  Dieu  créateur,  puis  l'uni- 
vers, son  œuvre  ;  il  se  demande  ensuite  si  les  choses 
ont  été  créées  simultanément  ou  successivement,  et  il 
répond  à  cette  question,  avec  une  merveilleuse  assu- 
rance, «  que  chaque  chose  a  dû  être  créée  à  son  tour 
«  et  à  son  lieu,  comme  il  compose  lui-même  son  propre 
«  livre,  en  écrivant  les  chapitres  l'un  après  l'autre  ; 
«  que  chaque  créature,  prise  à  part,  pouvait  être  plus 
«  grande  et  plus  parfaite,  mais  que,  dans  le  système 
«  universel  où  les  choses  devaient  entrer  et  se  tenir  en 
«  rapport  entre  elles,  aucune  n'était  susceptible  de 
«  plus  de  bonté,  de  grandeur  ou  de  perfection  (2).  » 
C'est  la  conclusion  des  optimistes.  On  la  trouve,  dès 
le  XIIe  siècle,  dans  un  écrit  d'Abélard.  L'optimisme  est, 
à  vrai  dire,  au  fond  de  tout  ce  qu'enseignent  les  théolo- 
giens et  les  théosophes  sur  l'origine  et  sur  la  fin  des 
choses  ;  mais  ils  ne  le  professent  pas  les  uns  et  les 
autres  avec  la  même  confiance  ou  la  même  sincérité. 

(1)  Hist.  tUt.,  t.  XVIII,  p.  369. 
(3)  Ibid.,  p.  370. 


DE   LA    PHILOSOPHIE    S500LASTIQUE.  1  io 

Après  avoir  rendu  compte  de  la  création,  Guillaume 
aborde  les  plus  obscures  des  thèses  astronomiques  ; 
puis  il  parle  de  la  vie  future,  et,  comme  ici  le  témoi- 
gnage des  sens  ne  peut  ni  le  contredire  ni  l'embarras- 
ser, il  se  sent  encore  plus  à  l'aise,  et  voilà  qu'il  décrit, 
avec  les  détails  les  plus  circonstanciés,  le  lieu  du  juge- 
ment dernier,  l'asile  des  élus,  le  sombre  empire  des 
réprouvés,  les  supplices  variés  de  ceux-ci,  les  joies  de 
ceux-là  et  leurs  doux  passe-temps  ;  il  croit  même  les 
entendre  exprimer,  en  des  langues  inconnues  sur  la 
terre,  les  sensations  diverses  qu'ils  éprouvent  durant 
l'éternité.  Une  analyse  assez  étendue  de  cet  ouvrage 
vraiment  singulier  peut  se  lire  dans  Y  Histoire  litté- 
raire. Il  nous  suffira,  pour  en  donner  une  exacte 
idée,  de  dire  qu'il  s'y  trouve  une  dissertation  sur  les 
anges  qui  n'occupe  pas  moins  de  trois  cents  quarante- 
trois  colonnes  in-folio  (1). 

M.  A.  Jourdain  a  recueilli  les  citations  d'anciens  au- 
teurs qui  se  trouvent  dans  les  Œuvres  de  Guillaume 
d'Auvergne.  De  Platon  il  n'avait  encore  que  le  Phêdon 
et  le  Timèe,  et  regrettait  vivement  ses  autres  dialogues. 
On  voit  qu'il  possédait  des  traductions  arabes-latines 
de  la  Métaphysique  d'Aristote,  du  Traité  de  l'âme,  de 
la  Physique,  des  livres  Du  ciel  et  du  monde,  des  Mé- 
téores, de  V Histoire  des  animaux,  Du  sommeil  et  de 
la  veille  et  de  Y  Ethique  à  Nicomaque,  mais  qu'il  avait 
une  confiance  fort  limitée  dans  les  dires  de  ce  philo- 
sophe mal  noté  (2).  Il  connaissait  quatre  des  ouvrages 

(1)  Guillaume  d'Auvergne  reconnaît  que  sa  doctrine  sur  les  substances 
séparées  diffère  peu  de  celle  d'Avtcembron.  Plein  d'admiration  pour  ce 
docteur,  il  va  même  jusqu'à  supposer  qu'il  cHait  chrétien.  Voir  A.  Jourdain. 
Recherches  critiques,  p.  328. 

(2)  a.  Quanquam  in  multis  contradicendum  sit  Aristoteli,  sicut  rêvera 
dignum  et  justum  est,  et  hoc  in  omnibus  sermonibus  quibus  dicit  contra- 
ria veritati —  etc.  »  De  anima,  part.  XII,  c.  u. 

T.   i.  10 


146  HISTOIRE 

attribués  à  Mercure  Trismégiste,  et,  dans  la  légion 
des  interprètes  arabes,  il  a  désigné  comme  ses  maîtres, 
à  divers  titres,  Albatgenius,  Albumazar,  Al-Farabi, 
Alfragon,  Gazali,  Alpetradgi,  Artesius,  Aven-Nathan, 
Averroès,  Avicenne  et  Avicembron  (1).  Comme  en  peu 
de  temps  le  domaine  de  l'érudition  s'est  agrandi  !  Il 
est  à  remarquer  que  Guillaume  d'Auvergne  manifeste 
plus  de  goût  pour  les  Arabes  que  pour  les  Grecs.  Les 
Arabes  lui  semblent  plus  théologiens,  les  Grecs  plus 
philosophes,  et  tel  est  encore  le  discrédit  de  la  philo- 
sophie, qu'il  use  de  fraude  et  va  même  jusqu'à  s'asso- 
cier aux  détracteurs  de  la  science  (2),  pour  avoir  en- 
suite le  droit  d'exposer  plus  librement  ses  opinions 
souvent  aventureuses  ou,  du  moins,  paradoxales.  Mais 
nous  ne  tiendrons  pas  compte  de  cette  précaution 
oratoire. 

Guillaume  d'Auvergne  n'est  pas  seulement  un  philo- 
sophe, dans  l'acception  que  ce  terme  avait  au  XIIe 
siècle  ;  c'est  encore  un  véritable  métaphysicien,  à  la 
manière  de  saint  Clément  et  de  saint  Anselme.  Le 
vaste  monde  dans  lequel  il  va  nous  introduire  est  le 
monde  tel  que  le  voient  les  yeux  de  l'intelligence,  mais 
de  l'intelligence  éclairée  plutôt  par  la  foi  que  par  la 
raison.  Ce  qui  est  est  ce  qui  devait  être  ;  et,  comme  la 
sagesse  humaine  est  un  rayon  de  la  sagesse  divine,  il 
s'agit  moins,  pour  étudier  les  mystères  de  la  nature, 
d'observer  des  faits  passagers,  périssables,  que  de  s'é- 
lever par  l'abstraction  aux  idées  les  plus  générales.  Aux 
termes  de  la  science,  de  la  vraie  science,  verce  phUo- 
sophationiSi  doit  se  trouver  l'harmonie,  l'enchaînement 

(1)  A.  Jourdain,  Recherches  critiques,  p.  33,  45,416  et  suiv. 

(2)  De'universo,  p.  1.  —  Dictionnaire  des  sciences  philoso2)hiques,    art. 
de  M.  Rousselot,  au  mot  Guillaume  d'Auvergne, 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  147 

parfait  de  ces  idées  ;  c'est  vers  ce  but  qu'il  faut  se  diri- 
ger, et  toute  la  puissance  logique  de  l'entendement  ne 
peut  s'employer  utilement  qu'à  l'atteindre.  Voilà  ce  que 
déclare  Guillaume  d'Auvergne  dans  un  de  ses  préam- 
bules. Or,  quand  on  s'exprime  en  ces  termes  résolus, 
on  n'est  plus  un  simple  interprète  du  dogme  tradition- 
nel ;  on  n'est  plus  même,  parmi  les  philosophes,  un 
glossateur  plus  ou  moins  éclairé  de  YOrganon  et  des 
livres  de  Boëce  ;  on  est,  disons-nous,  un  métaphy- 
sicien. 

Après  avoir  écarté  le  masque  transparent  derrière 
lequel  Guillaume  d'Auvergne  prétendait  nous  dissimu- 
ler sa  philosophie,  allons  promptement  au  fait,  et, 
quelle  que  soit  sa  méthode  démonstrative,  demandons- 
lui  quelle  est,  à  son  avis,  l'origine  de  ces  idées  géné- 
rales sur  lesquelles  il  construit  tout  l'édifice  de  la 
science  humaine. 

Il  y  a,  répond  Guillaume,  deux  modes  de  perception, 
comme  il  y  a  deux  sortes  d'objets  perceptibles.  Les 
sens  reçoivent  les  impressions  que  leur  communiquent 
les  phénomènes  ;  mais,  outre  les  phénomènes,  il  y  a 
les  substances  intelligibles  avec  lesquelles  la  raison 
seule  peut  entrer  en  commerce.  Les  idées  qui  par- 
viennent à  l'entendement  par  la  voie  des  sens  nous 
représentent  des  objets  sensibles  et  corporels.  De 
même  les  substances  intelligibles  reproduisent  leurs 
images  dans  le  miroir  de  l'intelligence.  Ce  théorème  ne 
supporte  guère  une  interprétation  nominaliste  ;  cepen- 
dant, nous  le  reconnaissons,  il  y  a  là  matière  à  dis- 
pute, car  de  quelles  images,  de  quelles  substances 
intelligibles  est-il  question  ?  Si  Guillaume  veut  dési- 
gner par  ces  substances  Dieu,  les  démons,  les  anges, 
l'âme  humaine,  on  lui  concède  volontiers  qu'elles  sont 


148  HISTOIRE 

ou  peuvent  être,  par  elles-mêmes,  hors  de  l'intellect 
qui  les  conçoit  ;  mais,  s'il  prétend  abuser  de  cette  con- 
cession jusqu'à  dire  que  tout  intelligible  conceptuel 
suppose,  dans  la  nature,  une  chose,  une  substance 
matériellement  et  formellement  identique  à  ce  concept, 
on  l'arrête  comme  allant  au-delà  des  prémisses,  et  l'on 
attend  qu'il  prouve  la  réalité  de  ces  choses,  qui  sont 
peut-être  de  pures  fictions.  Il  s'agit  donc,  pour  Guil- 
laume d'Auvergne,  d'établir  qu'une  chose  doit  être  née 
si  elle  est  pensée,  et  qu'elle  est,  comme  née,  telle 
qu'elle  est  comme  pensée.  Nous  n'avons  pas  sans 
doute  besoin  de  faire  remarquer  que  la  recherche  de 
cette  preuve  doit  nécessairement  conduire  Guillaume 
d'Auvergne  à  nous  exposer  toute  sa  doctrine  sur  la 
nature  des  universaux.  Qu'on  lui  prête  donc  une 
oreille  attentive. 

Aristote  admet,  dit-il,  que  toutes  les  formes  intelli- 
gibles sont  en  puissance  dans  l'intellect  possible,  et 
qu'elles  y  passent  de  la  puissance  à  l'acte,  a  potentiel 
la  effectum,  in  actum,  in  effectum  essendi,  par  l'opé- 
ration de  l'intellect  agent.  Ainsi  l'intellect  agent  est 
le  soleil  intelligible  de  nos  âmes,  qui  produit  en  acte 
les  formes  intellectuelles,  les  idées  générales,  de 
même  que,  dans  la  nature,  le  soleil  visible  produit  en 
acte  les  couleurs  qui  se  trouvaient  auparavant  en  puis- 
sance dans  les  corps  colorés  (i)  ;  ainsi,  dit  encore  le 
docte  Maître,  les  intelligibles  émanés  de  l'intelligence 
résident  auprès  d'elle  dans  son  domaine,  qui  est  l'en- 
tendement. Cependant  on  ne  voit  pas  qu' Aristote  ait 

(\)  De  universo,  part.  II,  cap.  xiv.  —  On  lit  encore  dans  le  Irai t«:  De 
l'âme,  pari.  III,  cap.  vu  :  «  Imposucrunt  (sequaces  Aristolelis)  hujusmodi 
passiones,  sou  receplicmes,  inrellectui  agenti,  cujus  operatio  est  edueere 
signa  anlcdicta,  qu;o  potcntialiler  surit  in  intellcclu  materiali,in  actum  seu 
effectuai  eSsendîj  et  proptër  hoc  voeaverunt  ipsum   intellectuin  agentcin.  •» 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  1  W 

jamais  considéré  l'intelligible  comme  étant  ou  pouvant 
être  quelque  chose  hors  de  l'intellect.  Dans  son  systè- 
me, l'objet  sensible  est,  en  acte,  distinct,  séparé  dos 
sens  ;  oui,  sans  doute,  mais  l'intelligible  en  acte  est 
simplement  une  des  formes  de  la  pensée.  Voilà  com- 
ment Guillaume  d'Auvergne  interprète  la  doctrine 
d'Aristote  sur  ce  point  important.  Est-ce  pour  l'accep- 
ter? Nullement  ;  c'est  pour  la  réprouver.  Nous  ferons 
bientôt  connaître  non-seulement  les  motifs,  mais  en- 
core les  termes  vraiment  nouveaux  de  sa  critique. 

Aristote  a  fait,  on  le  sait,  un  traité  particulier,  le 
traité  De  l'âme,  pour  exposer  complètement,  d'une 
façon  didactique,  toute  sa  doctrine  sur  les  facultés  et 
les  opérations  de  l'entendement.  C'est  là  qu'il  décrit 
en  détail  les  fonctions  diverses  de  l'intelligence  et  de 
la  sensibilité.  Son  langage  est,  dans  ce  traité,  d'une 
précision  qu'on  a  souvent  remarquée  ;  cependant,  il 
faut  le  reconnaître,  il  n'est  pas  toujours  d'une  clarté 
suffisante.  C'est  là  sans  doute  ce  qui  l'a  fait  commenter 
avec  tant  de  liberté.  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  suivons  et 
nous  comprenons  assez  bien  la  série  des  propositions 
que  nous  offre  le  traité  De  Vqme  pour  n'hésiter  jamais 
à  distinguer  le  texte  de  la  glose.  Oui,  le  texte  a  pu 
fournir  plus  d'un  prétexte  à  la  psycologie  fantastique 
de  glossateurs  arabes  ;  mais  il  nous  semble  prouvé 
qu' Aristote  n'a  pas  même  eu  le  soupçon  de  toutes  les 
chimères  dont  on  l'a  cru  longtemps  l'inventeur. 

Il  y  a  deux  questions  à  débattre,  au  sujet  de  l'intelli- 
gence, entre  les  nominalistes  et  les  réalistes.  La  pre- 
mière a  pour  objet  la  définition  du  sujet  pensant  ;  la 
seconde,  la  nature  de  ses  œuvres,  de  ses  pensées. 
Nous  nous  occuperons  d'abord,  avec  Guillaume,  de  la 
première.  Les  explications  qu'il  a  déjà  données  sur  les 


150  HISTOIRE 

manières  d'être  de  l'intellect  montrent  assez  que  la 
détermination  de  ces  manières  d'être  peut  être  faite  au 
profit  de  deux  systèmes  opposés  :  au  profit  duréalisme, 
si  les  facultés  diverses  de  l'intelligence  sont  prises 
pour  autant  de  formes  ou  d'entités  permanentes  et 
réellement  distinctes  les  unes  des  autres  ;  au  profit  du 
nominalisme,  si  elles  sont  considérées  comme  de 
simples  modalités  d'un  sujet  unique.  Sur  ce  point 
Aristote  s'exprime  en  des  termes  obscurs  ;  mais,  avec 
un  peu  d'attention,  on  arrive  assez  facilement  à 
comprendre  que,  s'il  distingue  l'intellect  agent  de 
l'intellect  patient,  jamais  il  ne  suppose  que  l'âme 
soit  en  elle-même  un  étant  séparé  de  l'intellect, 
et  qu'il  y  ait,  en  outre,  partage  de  l'intellect  en  deux 
étants  de  nature  diverse.  Aristote  reconnaît  que  le 
même  intellect,  diversement  considéré,  est  actif  ou 
passif.  Gela  signifie  que  les  idées  sont  en  puissance  de 
devenir  avant  d'être  produites  en  acte,  et  qu'elles  sont 
produites  en  acte  là  où  elles  étaient  en  puissance  de 
devenir,  c'est-à-dire  dans  l'intellect.  Voilà  toute  l'opi- 
nion d'Aristote.  C'est  une  proposition  nominaliste, 
surchargée  d'ornements  inutiles  et  qui  lui  portent 
dommage. 

Mais  cette  opinion  d'Aristote  a  été  singulièrement 
interprétée  par  quelques  anciens,  notamment  par 
Alexandre  d'Aphrodisias,  puis  par  les  glossateurs  ara- 
bes. Les  uns  et  les  autres  ont  tellement  isolé  l'intellect 
agent  de  l'intellect  patient  qu'ils  ont  fini  par  leur  assi- 
gner des  lieux  divers,  disant  que  l'agent  est  Dieu  lui- 
même  où  l'âme  du  monde,  et  le  patient  l'âme  de  la 
substance  animée,  l'âme  de  Socrate.  Quand  nos  doc- 
teurs oseront  adhérera  cette  distinction  beaucoup  plus 
précise  que  le  dogme  chrétien,  ils  s'efforceront  de  la 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  151 

présenter  en  des  termes  équivoques.  Les  conser- 
vateurs de  la  foi  musulmane  blâmaient  eux-mêmes  ia 
thèse  d'Averroès,  comme  ayant  trop  empiété  sur  le 
domaine  du  mystère.  Elle  devait  choquer  plus  encore 
l'orthodoxie  romaine.  Cette  thèse  aura  néanmoins  de 
nombreux  partisans  dans  l'école  de  Paris,  de  plus 
nombreux  encore  dans  l'école  d'Oxford,  et  l'on  pourra 
la  désavouer  sans  en  désavouer  d'autres  non  moins 
réalistes.  Que  toutes  les  manières  d'être  de  l'intellect 
soient  localisées,  pour  employer  le  mot  propre,  dans 
la  personnalité  de  Socrate  ;  s'en  suit-il,  comme  les 
nominalistes  le  prétendent,  que  ces  manières  d'être 
soient  les  modalités  successives  d'un  même  sujet  ? 
Voilà  ce  qu'on  ne  pourra  pas  admettre  si  l'on  est  vrai- 
ment réaliste.  On  dira  plutôt,  la  substance  de  l'âme 
étant  d'abord  admise,  que  l'intelligence  est  en  elle- 
même  quelque  entité  séparée  de  cette  substance,  ali- 
quod  ens  séparation  (1)  ;  on  supposera  pareillement 
que,  l'intelligence  ayant  deux  fonctions,  elle  se  sert, 
pour  les  remplir,  de  deux  agents  ;  enfin  l'on  ira  jusqu'à 
diviser  l'entendement  en  deux  régions  :  la  région 
inférieure,  lieu  des  idées  venues  de  l'observation  des 
choses  périssables,  la  région  supérieure,  lieu  des  idées 
qui  ont  pour  matière  les  choses  éternelles,  et  l'on 
placera  l'un  et  l'autre  intellect,  l'agent  et  le  patient, 
dans  la  région  inférieure,  à  cause  de  leurs  rapports 
avec  la  sensibilité  (2).  Nous  a-t-on  compris?  A-t-on,  du 
moins,  compris  les  mots  dont  nous  venons  de  faire 
usage?  Cela  suffit.  Nous  prouverons,  en  effet,  qu'il  n'y 
a  pas  de  choses  derrière  ces  mots. 
Voici  maintenant  les    explications    de  Guillaume. 

(i)  Godefroy  des  Fontaines,  Quodlibeta,  quodlib,  VI,  qusest.  xv. 
(2)  Ibidem. 


152  HISTOIRE 

L'opinion  des  Arabes  est  pour  lui  celle  d'Aristote. 
Gomme  il  ignore  le  grec,  il  est  incapable  de  discerner 
le  texte  de  la  glose.  Quand  donc  il  va  prendre  à  partie 
la  thèse  de  l'intellect  agent,  défini  le  moteur  externe  ou 
le  moteur  interne  de  l'autre  intellect,  naturellement 
inerte  et  passif,  il  croira  guerroyer  contre  Aristote,  qu'il 
accusera  d'avoir  perverti  le  jugement  d'Avicenne  ou 
d'Al-Farabi(l).  Mais  n'insistons  pas  davantage  sur  cette 
erreur  historique.  Pour  ce  qui  touche  la  doctrine, 
Guillaume  déclare  d'abord  que  la  sensation,  compa- 
rable sous  divers  rapports  à  Tintellection,  résulte  d'un 
simple  rapport  entre  ces  deux  termes,  le  sens  et  l'objet. 
Il  ne  faut  pas  supposer,  entre  les  organes  des  sens  et 
les  objets  sensibles,  quelque  intermédiaire  par  qui  ces 
organes,  sensibles  en  puissance,  le  deviendraient  en 
acte.  Pour  produire  l'émotion  de  nos  organes  sen- 
sibles, la  présence  des  objets  suffît  ;  l'intermédiaire 
qu'on  suppose  est  superflu  (2).  De  même  une  intellec- 
tion  est  simplement  la  perception  d'un  intelligible  (3).  Il 
n'y  a  donc  pas  lieu  d'admettre  tout  ce  qu'on  a  conjec- 
turé sur  la  manière  d'être  de  l'intellect  agent,  considé- 
ré comme  le  moteur  externe  de  la  pensée.  Ce  sont  là 
des  fictions  ingénieuses,  mais  inutiles  et  téméraires. 
Non,  l'intellect  agent  n'est  pas  une  chose  affranchie 
des  conditions  de  la  particularité,  et,  suivant  l'hypo- 
thèse d'Averroès,  subsistant  par    elle-même   comme 

(1)  M.  Renan,  Averroès  et  l'averroïsme,y>.  182. 

(2)  a.  Inter  sensus  et  sensibilia  non  est  neeessaria  virtus  média,  agens  in 
sensus,  qme  faciat  sensata  sensibilia,  quœ  potentia  sunt  in  organis  sen- 
suum,  exire  in  effectum  et  ea  esse  in  effectu  ;  sed  ad  hoc  sufficiunt  sensi- 
bilia quse  extra  sunt.  »  De  anima,  part.  IV,  cap.  vu. 

(3)  «  Cum  virtus  sensitiva  non  indigeat  nisi  rébus  sensibilibus  propter 
illas  apprehendendas,  quomodo  virtus  intellectiva  non  erit  contenta  rébus 
intelligibilibus  ad  apprelionsioneni  earum  ?  »  Tbid. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  153 

une  âme  universelle,  ou  comme  la  lumière  des  âmes 
individuelles.  Cette  thèse,  s'écrie  Guillaume,  est,  au 
fond,  celle  de  l'antique  fatalisme.  Dire  que  la  connais- 
sance des  choses  est  le  produit  d'une  irradiation  dont 
l'agent  externe  est  la  cause  et  l'agent  interne  le 
moyen,  c'est  vraiment  nier,  dans  l'individu,  la  per- 
sonne morale,  et  condamner  le  souverain  juge  à 
remplir  le  rôle  d'un  cruel  bourreau  qui  dispense  des 
peines  entre  d'irresponsables  victimes  (1).  Guillaume 
se  prononce  vivement  contre  cette  thèse  païenne. 
Qu'on  l'interroge  ensuite  sur  l'intellect  agent  considéré 
comme  étant,  au  sein  de  l'âme  humaine,  soit  une 
faculté,  soit  une  partie,  soit  l'essence  même  de  cette 
âme  :  Aymd  animam  humanam  vel  vira,  vel  partem 
ipsius,  vel  ipsemi  essentiam  ejus,  vel  habitam  natura- 
lem  (2)  ;  ce  sont  là  des  questions  qui  ne  l'embarrassent 
pas  davantage.  Il  est  même  empressé  de  les  résoudre. 
L'âme,  dit-il,  n'a  pas  de  parties  ;  elle  a  bien  des  puis- 
sances ou  des  facultés,  mais  elles  lui  sont  inhérentes. 
Elles  suffisent,  d'ailleurs,  à  toutes  ses  opérations.  Il 
n'est  pas  besoin,  pour  expliquer  comment  se  fait  une 
idée,  de  recourir  à  quelque  moteur  externe  ou  interne. 
Si  donc  on  place  l'intellect  agent  dans  la  catégorie  de 
l'être,  c'est  un  être  qu'on  suppose  sans  aucune  néces- 
sité (3). 

Gela  est  parfaitement  clair.  Cependant  il  faut  insister 
car,  sur  la  foi  de  Roger  Bacon,  qui  n'est  pas  un  témoin 
toujours  Adèle,  de  récents  critiques  ont  cru  devoir 

(1)  Ibid.,  part.  VIII,  cap.  v. 

(2)  Ibid.  part.  V,  cap.  vu. 

(3)  a.  Formœ  intelligibiles  non  fiunt  in  intellectumateriali,  sive  possibili, 
per  receptionem  earum  ab  aliqua  intelligentia  agente  et  movente,  seu  illu- 
minante. »  De  anima,  part.  VII,  cap.  v. 


154  HISTOIRE 

imputer  à  Guillaume  d'Auvergne  une  des  opinions 
qu'il  vient  de  combattre.  Roger  Bacon  dénonce  les 
chimères  des  autres  avec  beaucoup  de  hauteur  ;  mais 
cela  n'empêche  pas  qu'il  n'ait  les  siennes  et  qu'il  n'en 
soit  très  infatué.  Il  croit  si  bien,  par  exemple,  à  la  per- 
manence objective  de  l'intellect  agent,  qu'il  le  confond, 
en  propres  termes,  avec  Dieu  lui-même  :  Intellectus 
agens  est  Deus  principaliter  et  secundaHo  angeli  qui 
illuminant  nos  (1)  ;  voilà  comment  il  explique  chrétien- 
nement la  thèse  d'Averroès.  Ayant  donc,  nous  dit-il, 
deux  fois  entendu  Guillaume  d'Auvergne  discourir  sur 
l'intellect  agent  et  nier  qu'il  fût  une  partie  de  l'âme,  il 
en  conclut,  sans  écouter  le  reste,  qu'un  si  grand  doc- 
teur était  de  son  avis  (2).  C'est  pourquoi  M.  Cousin  voit 
dans  Guillaume  d'Auvergne  un  des  premiers  sectateurs 
de  la  doctrine  averroïste  ;  et  cette  opinion  est  presque 
partagée  par  M.  Renan,  qui,  toutefois,  accuse  Guillau- 
me d'inconséquence  pour  avoir  tour  à  tour  admis  et 
rejeté  la  même  doctrine  (3).  Mais  cette  accusation  ne 
semble  pas  fondée  ;  Bacon  n'a  pas  compris  ou  n'a  pas 
voulu  comprendre  le  maître  qu'il  a  deux  fois  entendu. 
Non,  suivant  Guillaume,  l'intellect  agent  n'est  pas  une 
partie  de  l'âme.  Cependant  ce  n'est  pas  non  plus,  ajou- 
te-t-il,  une  chose  hors  de  l'âme  ;  c'est  tout  simplement 
un  état  de  l'âme,  ou,  pour  mieux  dke  encore,  c'est  la 
première,  la  plus  noble  de  ses  vertus  (4). 

Cette  conclusion  purement  nominaliste    est,   sans 
contredit,  très  raisonnable.   Mais  notre   docteur  s'y 

(1)  Opus  tertium,  cap.  xxm. 

(2)  Ibid. 

(3)  Averroès  et  l'averroïsme,  p.  181-183. 

(4)  M.  Em.  Charles,  Roger  Bacon,  p.  327. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  155 

tiendra-t-il  ?  L'intellect  agent,  celui  des  Arabes, 
étant  supprimé,  reste  l'intellect  passif  ou  patient.  Il 
faut  maintenant  demander  à  Guillaume  ce  qu'il  pense 
de  celui-ci  ;  s'il  estime,  pour  dire  les  choses  plus  clai- 
rement, que  les  organes  des  sens,  passifs  ou  patients, 
sont  toutes  les  facultés  de  l'âme.  Non,  cet  avis  n'est 
pas  le  sien.  Il  accorde,  il  est  vrai,  que  l'âme  ne  peut 
acquérir,  sans  les  organes  du  corps,  la  connaissance 
des  choses  corporelles  ;  mais  il  ajoute  aussitôt  que  la 
substance  de  l'âme  est  ce  qu'elle  est  en  elle-même, 
indépendamment  du  corps,  comme  Orphée  serait 
toujours  Orphée,  c'est-à-dire  un  excellent  musicien, 
même  lorsqu'il  serait  privé  de  sa  lyre  (1)  ;  ce  qui  signi- 
fie que  Guillaume  est  bien  loin  de  limiter  la  puissance 
de  l'intellect  aux  simples  opérations  de  la  sensibilité. 
Nous  n'avons  pourtant  pas  encore  le  dernier  mot  de 
son  système.  Si  le  réalisme  arabe,  interprétant  avec 
trop  de  liberté  les  distinctions  aristotéliques,  a  pu  se 
figurer  les  deux  modes  de  l'intellect  comme  deux  for- 
mes substantiellement  indépendantes,  il  doit  se  ren- 
contrer plus  d'un  nominaliste  qui,  après  avoir  reconnu, 
comme  Guillaume  vient  de  le  faire,  l'unité  substan- 
tielle de  l'âme,  distinguera  les  deux  manières  d'être 
du  même  sujet  en  vue  d'établir  que  la  forme  passive 
est  en  rapport  constant  avec  la  forme  active,  que  les 
idées  générales  viennent  ainsi  des  idées  particulières, 
et  qu'il  n'y  apas  lieu,  conséquemment,  de  supposer  dans 


(i)  «  Quod  si  quis  dixerit  quia,  quantum  ad  vires  inferiores,  ex  quibus 
sunt  operationes  hujusmodi,  necesse  est  animam  bumanam  indigere  corpore 
et  membris  corporalibus,  verum  utique  dixit,  si  ista  indigentia  est  solum- 
modo  quantum  ad  operationes  hujusmodi  peragendas,  quemadmodum 
cytharedus  indiget  cythara  quantum  ad  operationem  cytharizandi  exercen- 
dam,  non  autem  quantum  ad  esse  vel  existere  suum.  »  De  anima,  part. 
XXIIL  cap.  v. 


156  HISTOIRE 

la  nature  des  objets  intelligibles  tout  à  fait  semblables 
aux  intelligibles  conceptuels.  Eh  bien  !  cette  consé- 
quence n'est  aucunement  admise  par  Guillaume  d'Au- 
vergne, et  quand  il  définit  l'àme  un  tout  substantiel 
doué  de  deux  énergies,  l'énergie  sensible  et  l'énergie 
intellective,  il  entend  que  ces  deux  énergies  d'un 
même  sujet  sont  isolément  mises  en  action  par  des 
objets  de  nature  diverse.  Ainsi  la  sensation  prouvant 
l'existence  de  l'objet  sensible,  l'intellection  prouvera 
de  même  l'existence  de  l'objet  intelligible.  Cette 
démonstration,  sommairement  exposée  dans  le  traité 
De  Vâme,  l'est  plus  complètement  dans  un  des  chapi- 
tres du  De  universo.  Il  convient  de  la  reproduire. 

On  ne  peut  accepter,  suivant  Guillaume,  que  la  per- 
ception d'une  forme  intelligible  ait  été  nécessairement 
précédée  par  la  perception  d'une  forme  sensible.  En 
effet,  dans  le  repos  absolu  des  sens,  et  sans  le  con- 
cours de  l'imagination,  l'esprit  peut  concevoir  Fobjet 
intelligible  ;  ainsi,  tant  que  dure  le  ravissement  de 
l'extase,  les  sens  ne  sont  émus  par  la  présence  d'au- 
cun objet  externe,  l'imagination  est  oisive,  et  cepen- 
dant la  lumière  divine  illumine  de  ses  rayons  l'intelli- 
gence vers  laquelle  elle  a  été  envoyée,  et  les  choses 
surnaturelles,  c'est-à-dire  les  plus  purs  des  intelligibles, 
apparaissent  à  cette  intelligence  telles  qu'elles  seront 
durant  l'éternité.  On  connaît  cette  objection  ;  elle  vient 
d'Alexandrie.  Mais  il  ne  s'agit  pas  ici  de  rechercher 
ce  qu'elle  vaut.  D'ailleurs  Guillaume  ne  s'en  contente 
pas  ;  en  voici  une  autre.  Si,  dit-il,  les  intelligibles 
étaient  en  puissance  dans  l'intellect  patient  avant 
d'être  produits  en  acte  par  l'intellect  agent,  l'intelli- 
gence est  le  seul  lieu  des  intelligibles  considérés  en 
puissance  et  en  acte.  C'est  en  effet  ce  qu'Aristote  dé- 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SGOLASTIQUE  157 

clare  formellement  dans  plusieurs  chapitres  de  sa 
Métaphysique,  et  dans  le  chapitre  IV  du  traité  De 
l'âme.  Mais  Guillaume  argumente  ainsi  contre  cette 
proposition.  Qu'est-ce  qu'une  idée  ?  C'est  une  image, 
une  similitude.  Une  image  de  quoi?  De  ce  qui  est  réel- 
lement vrai.  Donc  le  lieu  des  intelligibles  objectifs, 
c'est-à-dire  des  formes  réellement  et  absolument  vraies, 
n'est  pas  cet  intellect  qui  possède  de  simples  images, 
des  similitudes  purement  subjectives.  Les  idées  reçues 
par  l'intellect  sont-elles  fausses  ou  vraies  ?  Elles  sont 
vraies,  mais  elles  le  sont  parce  qu'elles  représentent  la 
vérité  :  Similitude»  dicitur  ipsum  quod  oritur  a  veri- 
tate(i).  Dans  l'esprit  de  Dieu  seul  les  idées  sont  non 
pas  des  exemples,  mais  des  exemplaires  ;  non  pas  des 
copies,  mais  des  originaux.  Pour  conclure,  une  simi- 
litude est  vraie  parce  qu'elle  est  une  image  de  la  véri- 
té. Or,  quand  l'intellect,  par  un  procédé  qui  lui  est 
propre,  considère  en  lui-même  les  idées  qu'il  a  reçues, 
de  cette  considération  naissent  les  idées  secondes, 
lesquelles  sont  elles-mêmes  des  images  à  l'égard  des 
idées  premières,  et  à  l'égard  de  ces  idées  secondes  les 
idées  premières  sont  des  vérités  (2).  Telle  est  l'origine, 
telle  est  la  nature  des  idées.  Quant  aux  objets  intelli- 
gibles, ils  ne  sont  pas  plus  dans  l'esprit  après  avoir  été 
intellectualisés  qu'avant  de  l'être.  Intellectualiser, 
c'est  recevoir  l'impression  de  ce  qui  est  intelligible. 
Cette  impression  est  causée  par  un  agent.  Or,  qui  dit 

(1)  De  unir.,  lib.  II,  p.  /,  cap.  xvi. 

(2)  «  Ma  oliam  similiUulo,  qure  impressa  est  in  animo  intuentis  ipsam, 
potest  esse  veritas  et  exemplar  art  aliam  imaginem  quam  potest  in  se  fabri- 
care  ipse  qui  intuilus  est  priorem,  cl  tune  similitude-,  quam  hujusmodi 
fabricator  habet  in  animo  suo,  erit  exemplar  iilius  secundœ  imaginis,  Ma 
vero  excmplum  ipsius,  et  niliil  prohibet  ut  dicatur  veritas  ad  illam.  »  De 
unie,  lib.  11,  part.  I,  e.  xv  et  xvi. 


158  HISTOIRE 

un  agent,  dit  une  nature  ;  qui  dit  une  nature,  dit  une 
entité  du  genre  de  la  substance.  Donc  les  objets  intel- 
ligibles possèdent  en  eux-mêmes  les  conditions  de 
l'existence  réelle  (1). 

Voilà  toute  la  doctrine  à  la  fois  ontologique  et  psy- 
cologique  de  Guillaume  d'Auvergne.  Si  elle  est  fausse, 
le  traité  Du  tout  n'est  que  le  récit  d'un  long  rêve.  Mais 
ne  nous  inquiétons  pas,  en  ce  moment,  de  rechercher 
la  part  de  la  vérité  que  peut  contenir  cette  doctrine  ;  il 
nous  importe  davantage  d'en  apprécier  les  motifs  et 
les  conclusions.  Les  motifs  de  Guillaume  sont  au  moins 
singuliers.  Ainsi,  parce  qu'Avicenne  s'est  prononcé 
contre  les  essences  universelles,  après  avoir  admis  la 
distinction  des  intellects,  Guillaume  rejette  cette  dis- 
tinction afin  d'être  plus  à  l'aise  pour  prouver  la  réalité 
des  essences  universelles.  Or,  c'est  une  distinction 
qu'Avicenne  n'aurait  peut-être  pas  inventée,  n'en 
n'ayant  pas  besoin  ;  mais,  l'ayant  reçue  d'Aristote,  il 
s'est  efforcé  de  l'interpréter  de  manière  à  ne  pas  laisser 
subsister  de  contradiction  entre  le  Traité  de  Vâme  et 
le  livre  septième  delà  Métaphysique ,  où  sont  discutées 
et  condamnées  toutes  les  fictions  d'origine  platoni- 
cienne, toutes  les  abstractions  réalisées  dans  l'espa- 
ce intermédiaire.  Guillaume  ne  comprend  pas  qu'il 
peut  facilement  mettre  de  côté  l'interprétation  d'Avi- 
cenne  et  concilier  la  thèse  des  deux  étants  intel- 
lectuels avec  celle  des  natures  universellement  actua- 

(1)  «  Intcllectus  nostri,  hoc  est  intellectiones,  quibus  sumus  intelligen- 
tes, non  sunt  in  effeetu  nisi  passioncs,  seu  similitudines  intelligibilium 
impressœ  ab  eùdem  inlellectui  noslro.  Agere  autem  vel  imprimere  non 
potest  quod  non  est  ;  necesse  igitur  est  intelJigibilia  esse...  Hœc  autem 
sunt  quae  sola  hic,  idest  in  vita  ista,  intolligimus.  Necesse  est  ergo  hujus- 
modi  intelligibilia  esse.  Quare  necesse  est  formas  communes,  scilicet  gê- 
nera et  species  et  alia  hujusmodi  convenientia,  esse,  et  non  solummodo 
esse,  sed  etiam  esse  sicut  intelliguntur.  »  [Ibid). 


DE   LA  PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  159 

Usées,  et,  pour  prouver  la  réalité  de  ces  natures,  il 
prend  le  chemin  le  plus  long,  le  moins  sûr.  Il  com- 
mence donc  par  faire  d'importantes  concessions  aux 
nominalistes,  dans  le  dessein  de  conclure  avec  les  réa- 
listes. Lui  demande-t-on  ensuite  pourquoi  ce  dernier 
parti  lui  semble  préférable?  Il  ne  répond  pas  à  cette 
question,  avec  Guillaume  de  Champeaux,  par  des  ar- 
guments de  l'ordre  logique,  ou,  avec  d'autres  maîtres, 
par  des  preuves  empiriques.  Il  est  réaliste  parce  que 
l'analyse  de  l'entendement  lui  donne  les  idées  géné- 
rales ;  l'idée  générale,  dont  la  présence  dans  l'enten- 
dement n'est  pas  contestée,  telle  est  la  base  de  son 
système.  C'est  donc,  au  vrai  sens  du  mot.  un  idéo- 
logue. Mais,  parmi  les  métaphysiciens  qui  ont  consi- 
déré les  idées  comme  le  premier  objet  de  la  science, 
il  y  en  a  qui  se  sont  occupés  d'une  manière  spéciale 
de  la  statistique  intellectuelle,  et  qui  ont  fait  de  grands 
efforts  pour  dresser  un  exact  inventaire  de  toutes  les 
idées  reçues  a  posteriori,  ou  possédées  a  priori  par 
l'intelligence  humaine.  C'est  là  ce  qui  touche  le  moins 
Guillaume  d'Auvergne.  Reçus  a  posteriori  ou  conçus 
a  priori,  tous  les  intelligibles  attestent  la  réalité  de 
leur  objet.  Voilà  le  point  fixe,  le  pivot  sur  lequel  il  s'é- 
tablit. Or,  il  lui  semble  évident  que,  dans  le  système 
péripatéticien,  la  raison  d'être  des  idées  générales, 
subjective  en  puissance,  objective  et  subjective  en 
acte,  a  toujours  le  subjectif  comme  vrai  fondement. 
Aristote  ne  conteste  pas  le  non-moi  ;  mais,  s'il  recon- 
naît que  l'intelligence,  ayant  acquis  la  notion  du  non- 
moi,  recueille  légitimement,  nécessairement,  les  idées 
universelles,  il  rejette  toute  hypothèse  de  natures  con- 
formes à  ces  idées.  Or,  suivant  Guillaume,  les  idées 
générales  doivent  être  rangées  dans  la  catégorie  des 


■16U  HISTOIRE 

idées  problématiques  s'il  n'est  pas  admis  qu'elles 
viennent  de  choses  qui  leur  ressemblent  ;  et,  si  l'expé- 
rience ne  démontre  pas  la  réalité  de  ces  choses,  c'est 
que  l'expérience  n'est  pas  capable  d'atteindre  toute  la 
vérité.  Gela  dit,  Guillaume  s'élance  dans  la  région  des 
brouillards  et  des  fantômes.  Gomme  il  n'a  plus  affaire  à 
des  êtres  visibles,  il  ne  voit  plus.  L'intellect  étant  un 
miroir  où  se  reproduisent  toutes  les  formes  des  choses 
existantes,  il  ne  s'agit,  pour  connaître  la  vérité,  que 
d'assister  attentivement  à  la  représentation  du  grand 
monde  dans  le  petit  monde  ;  toute  science  s'acquiert 
au  moyen  de  l'intuition. 

Nous  nous  abstenons,  pour  le  présent,  de  juger 
cette  doctrine.  L'occasion  ne  nous  manquera  pas  de 
dire  combien  elle  nous  semble  fausse.  Plus  d'une  fois 
en  effet,  elle  sera  de  nouveau  proposée,  et  d'une  façon 
plus  méthodique  ;  ce  qui  nous  donnera  des  facilités 
pour  la  combattre.  Nous  croyons,  toutefois,  utile  d'in- 
sister ici  sur  une  distinction  que  Guillaume  a  complète- 
ment négligée  et  qui  n'est  pas  sans  importance.  Quel 
doit  être,  au  XIIIe  siècle,  le  plus  intraitable  adversaire 
des  universaux  réels  ?  C'est,  comme  on  le  verra,  saint 
Thomas.  Cependant  saint  Thomas  a  quelquefois  ac- 
cepté, sans  se  contredire,  la  preuve  de  l'être  par  l'idée 
de  l'être.  S'il  ne  s'est  pas  contredit,  c'est  qu'il  a  pris 
soin  de  distinguer,  entre  les  intelligibles  conceptuels, 
ceux  qui  correspondent  à  des  substances  spirituelles, 
comme  Dieu,  les  anges,  les  âmes  séparées,  et  les  uni- 
versaux proprement  dits,  notions  recueillies  des  choses 
particulières.  Cette  distinction  est-elle  ou  n'est-elle 
pas  fondée  ?  Quoi  qu'il  en  soit,  saint  Thomas  pourra, 
l'ayant  faite,  suivre  sans  aucun  péril  la  trace  d'Aris- 
tote  jusqu'aux  frontières  extrêmes  de  la  philosophie, 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  161 

tandis  que  Guillaume  d'Auvergne,  pour  avoir  omis  de 
la  faire,  ne  pourra  se  défendre  de  souscrire  à  toutes 
les  conclusions  du  réalisme. 

Voici  quelques  déclarations  de  Guillaume  sur  les 
trois  modes  de  l'universel. 

Recherchant  par  quelle  voie  le  maître  de  l'école  pé- 
ripatéticienne s'est  trouvé  conduit  à  la  thèse  de  l'in- 
tellect agent,  Guillaume  s'exprime  en  ces  termes  : 
Aristote  a  défini  l'intellect  agent  le  soleil  intelligible 
de  nos  âmes,  le  flambeau  de  notre  intelligence  ;  il 
le  représente  éclairant  de  ses  rayons  les  formes 
intelligibles,  qui  sont,  dit-il,  en  puissance  dans  l'in- 
telligence, et  la  contraignant  à  les  faire  passer  de 
la  puissance  à  l'acte,  de  même  que  le  soleil  produit 
en  acte,  par  son  irradiation,  c'est-à-dire  par  la  per- 
fection de  sa  lumière,  les  couleurs  sensibles  qui  se 
trouvent  en  puissance  dans  les  corps  colorés.  Aris- 
tote fut  conduit  à  cette  thèse  de  l'intellect  agent 
par  ce  que  Platon  avait  avancé  touchant  le  monde 
des  espèces,  que  l'on  appelle  indifféremment  le 
monde  archétype,  le  monde  des  formes  premières, 
le  monde  des  espèces,  le  monde  intelligible  ou  des 
intelligibles.  En  effet,  Aristote  ne  pouvait  s'empêcher 
d'admettre  la  thèse  de  Platon.  Il  n'est  pas,  il  est  vrai, 
parvenu  jusqu'à  nous  comment  Platon  raisonnait  et 
démontrait  cette  thèse  ;  mais  voici  les  raisons  qu'il 
semble,  ou,  du  moins,  qu'il  peut  avoir  eues  de  la 
proposer.  Il  ne  faut  pas  avoir  moins  de  confiance 
dans  le  rapport  de  l'intellect  sur  les  intelligibles 
que  dans  le  rapport  des  sens  sur  les  choses  sensi- 
bles. Ainsi  donc  que  le  témoignage  des  sens  nous 
oblige  à  reconnaître  l'existence  du  monde  sensible, 
patrie  des  objets  sensibles,  particuliers,  singuliers, 
T.  1  11 


162  HISTOIRE 

«  de  même,  et  à  plus  forte  raison,  le  témoignage  de 
«  l'intellect  doit  nous  contraindre  à  admettre  le  monde 
«  des  intelligibles,  c'est-à-dire  le  monde  des  univer- 
«  saux,  des  espèces  (1).  »  Et  Guillaume,  cela  dit, 
ajoute  bientôt  après  :  «  Quant  à  ce  monde  arché- 
«  type,  qui  est  la  raison  et  l'exemplaire  de  l'univers, 
«  apprends  que,  suivant  la  doctrine  des  chrétiens, 
«  c'est  le  Fils  de  Dieu,  vrai  Dieu  lui  même  (2).  » 
Sans  faire  ici  d'autres  observations  sur  cette  thèse 
de  l'universel  ante  rem,  remarquons  incidemment 
qu'en  localisant,  pour  ainsi  parler,  au  sein  du  Verbe 
les  idées  primordiales,  les  exemplaires  platoniciens, 
Guillaume  entendait  protester  contre  cette  Action  im- 
pie du  Livre  des  Causes  et  de  Y Anti-Claudien,  suivant 


(1)  «  Dixit  Aristoteles  de  ea  (intelligcntia  agente^quod  ipsa  estvelutsol 
intelligibilis  animarum  nostrarum  et  lux  intellectus  nostri,  faciens  relucere 
in  effectu  formas  intelligibiles  in  eodem,  quas  Aristoteles  posuit  potentia 
esse  apud  ipsam,  eamque  reducere  eas  de  potentia  in  aclum,  quemadmo- 
dum  sol  \  isibiles  colores  potentia,  hoc  est  qui  potentia  sunt  in  corporibus 
coloratis,  educit  in  actum  sua  irraditione,  hoc  est  suœ  lucis  perfectione. 
Causa  autem  quœ  coëgit  ipsum  hanc  intelligentiam  ponere  fuit  positio 
Platonis  de  formis,  sive  de  mundo  specierum,  qui  et  mundus  archetypus 
et  mundus  principalium  formarum  et  mundus  specierum  et  mundus  intelli- 
gibilis, sive  intelligibilium,  dieitur.  Non  enim  poterat  defendere  se  Aristo- 
teles quin  cogeretur  concedere  positionem  hanc  Platonis.  In  quo  quœ  fue- 
runt  rationes,  vel  probationes  Platonis,  non  pervenit  ad  me-  Ponam  igitur 
rationes  quas  habuisse  videtur,  vel  habere  jotuisset.  Ad  hoc  dico  igitur 
quod  non  minus  credendum  est  intellectui  de  intelligibilibus  quam  sensui 
de  sensibilibus.  Quia  igitur  testirnonium,  seu  testificatio  sensus  cogit  nos 
ponere  mundum  sensibilium  et  ipsum  sensibilem,  mundumque  parlieula- 
rium,  sive  singularium,  cogère  nos  débet  intellectus  multo  forlius  ponere 
mundum  intelligibilium  ;  hic  autem  est  mundus  universalium,  sive  spe- 
cierum. t>  De  universo,  part.  II,  c.  xiv. 

(2)  a  De  mundo  vero  archefypo,  qui  est  ratio  et  exemplar  universi,  scito 
quod  doctiina  christianorum  liune  intelligit  esse  Dei  Filium.etDeumverum, 
et  ipsum  gens  illa  ex  fide  et  lege  sua  vocal  imaginem  Dei  Patris  in  ulti- 
mitate  similitudinis  et  express»  reprcesenlationis  ejusdem...  Et  ipse  ut 
exemplar  rerum  omnium  quœ  vere  ac  naturaliter  bonse  sunt.  »  Ibid, 
cap.  xvn. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  163 

laquelle  le  monde  des  idées  serait  coéternel  à  Dieu, 
mais  cependant  séparé  de  l'essence  divine.  Étant  évê- 
que  de  Paris,  en  l'année  1240,  Guillaume  fit  juger  et 
condamner  quelques  livres  dans  lesquels  on  avait  re- 
produit ce  blasphème.  Voici  le  texte  d'un  des  articles 
tirés  de  ces  livres  :  Quod  multœ  veritates  fuerunt 
ab  œterno  quœ  non  sunt  ipse  Deus.  Voici  maintenant 
la  proposition  orthodoxe  mise  par  Guillaume  en  regard 
de  cet  article:  Quod  una  sola  veritas  fuit  ab  œterno, 
quœ  est  Deus  ;  et  quod  nulla  veritas  fuit  ab  œterno 
quœ  non  sit  illa  veritas  (1). 

En  lisant  les  traités  de  De  Vâme  et  du  tout,  nous 
avions  recueilli  tous  les  passages, et  ils  sont  nombreux, 
dans  lesquels  Guillaume  expose  incidemment  son  opi- 
nion sur  le  second  mode  de  l'universel,  l'universel  in 
re\  et  nous  avions  formé  le  dessein  de  reproduire  ces 
passages,  accompagnés  d'un  bref  commentaire.  Mais 
cette  reproduction  ne  serait-elle  pas  jugée  superflue  ? 
Après  ce  que  nous  avons  dit,  reste-t-il  quelque  incer- 
titude sur  le  parti  pris  par  Guillaume?  Cependant  com- 
me il  y  a,  même  parmi  les  réalistes,  plus  d'un  dialec- 
ticien dont  la  franchise  n'égale  pas  celle  de  Guillaume, 
nous  rappellerons  du  moins  ses  conclusions  les  plus 
décisives.  On  n'a  pas  encore  oublié  les  thèses  du  XII* 
siècle.  Qu'on  les  compare  à  celle  de  notre  docteur. 
L'espèce  n'est,  dit-il,  ni  quelque  individualité  consti- 
tuant un  tout  intégral,  ni  une  chose  réellement  distinc- 
te des  individus  ;  mais  en  puissance  elle  est  chacun  de 
ces  individus,  la  raison,  la  définition  de  l'espèce  se 
trouvant  tout  entière  en  chacun  d'eux.  Il  s'est  déjà  ren- 
contré plus  d'un  maître  qui  l'a  définie  l'universalité  de 

(I)  Errores  Parisiis  condemnatce,  ad  calccm  Senleniiarum  Lombardi, 
edit.  Lugduni,  1593,  in-8\  —  D'Argentré,  Collect.  juàicior.,  1. 1,  p.  186. 


164  HISTOIRE 

ses  individus,  universitatem  individuorum  suorum. 
Ces  termes,  suivant  Guillaume,  sont  convenables  ;  mais 
il  est  besoin  de  les  expliquer.  La  chose  qu'est  l'espèce 
ne  se  trouve  pas,  dit-il,  intégralement,  totaliter,  avec 
toutes  ses  parties,  secundum  ornnem  sui  partem,  chez 
quelque  individu,  et  cependant,  quand  on  n'a  pas  égard 
à  cette  chose,  quand  on  ne  considère  que  les  parties 
de  raison  et  de  définition  de  l'espèce,  elle  se  dit  inté- 
gralement de  chacun  des  individus  ;  homme  se  dit  de 
Socrate  et  se  dit  de  Platon,  bien  qu'en  nombre  Socrate 
et  Platon  soient  différents  l'un  de  l'autre,  car  si  toutes 
les  parties  de  l'homme  ne  sont  possédées  ni  l'un  par  ni 
par  l'autre,  en  chacun  d'eux  néanmoins  se  retrouve 
tout  ce  que  la  définition  de  l'homme  comprend  et  peut 
comprendre  (1).  Voilà  une  distinction  qu'aucun  docteur 
n'avait  encore  aussi  nettement  faite  :  tout  ce  qui  se  dit 
de  l'homme  appartient  simultanément,  intégralement, 
à  Platon,  à  Socrate  et  à  tous  les  individus  de  l'espèce  ; 


(1)  œ  Jam  responsum  est  tibi  per  me  quia  species,  ut  species,  nec  est  ac- 
tu  aliquod  individuorum,  nec  aliud  ab  aliquo  eorum,  immo  potentia  est 
unumquodque,  et  ratio  ejus,  seu  diffinitio,  totaliter  est  in  unoquoque  illo- 
rum.  —  Et  jam  fuerunt  aliqui  dicentes  speciem  unamquamque  esse  uni- 
versitatem individuorum  suorum.  Tibi  vero  manifestum  est  quia  species 
non  dicilur  totaliter,  id  est  non  secundum  omnem  sui  partem,  de  aliquo 
individuorum,  licet  dicatur  totaliter  de  unoquoque  secundum  rationem 
suam.  Et  intelligo  totalitatem  istam  quae  est  ex  partibus  rationis,  seu  diffi- 
nitionis.  Et  hae  partes  sunt  genus  et  differentia.  Alio  modo  partes  speciei 
individua  surit,  quoniam  ipsam  speciem,  cum  de  eis  prœdicatur,  sibi  invi- 
«em  quodam  modo  parliuntur.  Cum  enim  dicitur  Socrates  est  homo  et 
Plato  est  homo,  pro  alio  dicitur  homo  de  Socrate  et  praedicatur  de  Plalone; 
pro  alio,  inquam,  numéro.  Quare  aliud  est  in  numéro  quod  Socrates  habet 
in  prœdicatO)  cum  dicilur  Socrates  homo,  et  aliud  est  quod  habet  Plato 
in  eodem.  Propter  quod  dixi  quod  individua  quselibet  speciem  suam  sibi 
invicem  partiuntur.  Et  manifestum  est  similiter  de  ratiione  speciei  quod 
illam  sibi  invicem  partiuntur.  Non  autem  secundum  totalitatem  antedictam, 
aut  prsenominatas  partes  ejusdem,  quae  sunt  genus  et  differentia  ,  quin 
polius  totaliter  secundum  partes  illas  de  unoquoque  illorum  dicitur.  »  De 
univ.,  lib.  II,  p.  II,  c.  xn. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  165 

mais  ni  Socrate,  ni  Platon,  ni  aucun  des  individus  de 
l'espèce  n'est  l'homme  tout  entier.  Si  pourtant  cette 
distinction  a  pour  objet  de  protéger  la  thèse  réaliste 
contre  le  formidable  argument  de  l'homme  socratique, 
n'hésitons  pas  à  dire  que  le  rempart  est  faible  et  ne 
peut  longtemps  tenir.  Dans  les  termes  dont  Guillaume 
fait  usage,  il  y  en  a  qui  s'excluent  ;  ce  qu'il  est  facile  de 
démontrer.  Mais  laissons  l'humanité  considérée  com- 
me prédicat  de  l'un  et  de  l'autre,  et  dirigeons  notre  exa- 
men sur  la  chose  même  qu'est  l'humanité.  Elle  est  en 
puissance,  nous  dit  Guillaume,  chacun  de  ses  indivi- 
dus possibles  ;  elle  est  en  acte  le  tout  que  forment  ses 
individus  actualisés.  On  le  voit,  Guillaume  est  le  plus 
résolu  des  réalistes  ;  les  définitions  rigoureuses,  pré- 
cises et  claires  sont  celles  qu'il  préfère.  Le  voilà  qui 
se  prononce  sans  équivoque  pour  l'unité  substantielle 
de  l'espèce,  ne  réservant  aux  individus  qui  naissent 
et  meurent,  qui  naissent  pour  mourir,  que  des  parts 
d'une  substance  indivise.  Ainsi,  dit-il,  chacun  d'eux 
possède  tout  ce  qu'embrasse  la  notion  de  l'espèce,  et 
cependant  l'espèce  n'est  ni  celui-ci,  ni  celui-là  ;  elle  est 
le  tout  commun  à  tous.  Il  faut  citer:  Quidquid  habet  So- 
crates  prœter  hominem,  hoc  est  prœter  ea  ex  quibus 
est  homo,  accidit  eidem.  Id  vero  quod  habet  residuum 
ab  accidentibusest  totumesse  ipsius.  Quare  totum  esse 
ipsius  est  ipsa  species,  videlicet  hœc  species  homo,  si- 
cut  dicitur  vel  prœdicatur  de  ipso  cum  dicitur  :  So- 
crates  est  homo  (1).  En  résumé,  dans  l'individu  l'espè- 
ce est  tout  l'être  ;  tout  ce  qui  ne  vient  pas  de  l'espèce 
est  pur  accident.  Qu'est-ce  donc  que  Socrate  ?  C'est 
une  portion  d'une  essence  commune  qui  s'offre  à  nos 

(i)  De  universo,  lib.  II,.  part.  1,  c.  xxxy.     . 


166  HISTOIRE 

regards  avec  une  étiquette  particulière.  Entre  Socrate 
et  Platon  aucune  différence  substantielle  ;  ils  ne  diffè- 
rent que  par  ce  qui  s'ajoute  et  pourrait  ne  pas  s'ajouter 
à  la  substance.  Cette  thèse  est  déjà  très-téméraire.  Eh 
bien  !  Guillaume  en  va  déduire  des  conséquences  plus 
téméraires  encore.  Non  seulement  il  existe  un  sujet, 
appelé  Yhomme,qui  soutient  des  accidents  tels  que  So- 
crate, Platon,  Callias  ;  mais  il  existe  encore  un  sujet, 
appelé  blancheur,  en  qui  subsistent  tous  les  objets 
blancs  :  Similiter  et  universitas  alborum  colligitur  ad 
albedinem  et  sub  albedine  quam  omnia  alba  partici- 
pant (1).  Et  ce  n'est  pas  le  dernier  mot  de  Guillaume. 
En  effet,  il  ajoute  :  Si  ver  a  terreitas  aut  igneitas  ver  a 
non  esset  in  rnundo  isto  sensibili,  nec  vera  terra,  nec 
verus  ignis  esset  in  eodem  (2).  C'en  est  trop.  On  sait 
maintenant  quelle  place  doit  être  assignée  à  Guillaume 
d'Auvergne  parmi  nos  docteurs  scolastiques  ;  c'est  un 
réaliste  des  plus  convaincus.  M.  Cousin  lui-même  n'hé- 
site pas  à  nier  la  substance  de  ces  universaux,  blan- 
cheur, terréité,  ignéité,  simples  concepts,  «entités  ima- 
«  ginaires,  »  ce  sont  les  termes  de  M.  Cousin,  «  qui 
«  ont  fait  si  beau  jeu  à  l'école  nominaliste  et  ont  tant 
«  nui  à  la  réputation  des  universaux  et  aux  véritables 
«  réalités  (3).  »  Guillaume  est  donc  un  des  inventeurs 
de  ces  entités  appelées  chimériques  par  les  réalistes 
plus  réservés. 

Signalons  une  curieuse  coïncidence.  M.  Cousin  ac- 
cepte la  défense  du  réalisme  ;  mais,  pour  plaider  avan- 
tageusement la  cause  de  cette  doctrine,  il  se  voit  obli- 
gé de  sacrifier,  dès  l'abord,  le  plus  grand  nombre  de 

(1)  Ibid.  lib.  I,  part.  I,  cap.  h. 

(1)  De  univ.,  lib.  H,  part.  I,  c.  xxxiv. 

(i)  Introd,  aux  ouvr.  inéd,  d'Abélatd,  p.  108, 


DE  LA   PHILOSOPHIE   SCÛLASTIQUE  167 

ses  fictions  et  d'en  réserver  seulement  quelques-unes, 
sur  lesquelles  il  porte  ensuite  tout  le  débat.  Or,  l'argu- 
ment derrière  lequel  M.  Cousin  retranche  sa  défense 
prudente,  est  précisément  celui  dont  Guillaume  d'Au- 
vergne a  fait  usage  pour  justifier  tous  les  écarts  de 
son  réalisme  déréglé.  Voici  les  termes  de  M.  Cousin  : 
«  Ce  moi  identique  et  un  que  nous  sommes  est  essen- 
«  tiellement  tout  entier  dans  chacune  de  ses  manifes- 
«  tations.  C'est  essentiellemement  et  intégralement  le 
«  même  moi  qui  raisonne,  qui  se  ressouvient,  qui  sent, 
«  qui  pense,  etc.  Le  sens  commun  le  dit  et  la  con- 
«  science  l'atteste  ;  le  moi  ne  change  ni  ne  s'altère,  ne 
«  diminue  ni  ne  s'agrandit  dans  la  diversité  et  la  mo- 
«  bilité  de  ses  manifestations  ;  nulle  d'elle  ne  l'épuisé 
«  et  n'est  absolument  adéquate  à  son  essence  ;  il  ne 
<(  prend  aucune  forme  pour  la  garder  à  toujours  et 
«  dans  tout  son  développement,  car  il  est  essentielle- 
«  ment  distinct  de  chacun  de  ses  actes,  même  de  cha- 
«  cune  de  ses  facultés,  quoiqu'il  n'en  soit  pas  séparé. 
«  Le  genre  humain  soutient  le  même  rapport  avec  les 
«  individus  qui  le  composent  :  ils  ne  le  constituent 
«  pas  ;  c'est  lui,  au  contraire  qui  les  constitue  (1).  » 
Voici  maintenant  le  passage  où  Guillaume  d'Auvergne 
développe,  sous  une  autre  forme,  le  même  argument  : 
«  Les  différences  accidentelles  ne  constituent  pas  une 
«  chose  autre  ;  elles  modifient  simplement  une  chose 
<(  existante  ;  elles  ne  sont  causes  ni  de  génération 
«  ni  de  corruption  ;  elles  sont  uniquement  causes 
«  de  changement.  C'est  pourquoi  si  l'on  enlevait  à 
«  Socrate  toute  la  variété  de  ses  accidents,  Socrate 
«  n'en  serait  pas  moins  ce  qu'il  est,  ce  qu'il  a  été  ;  il 

(Z)  lntr.  aux  ouvr.  inéd.  d'Abél.,  p.  136. 


168  HISTOIRE 

ne  serait  pas  autre  chose  ;  il  serait  la  même  chose 
modifiée,  et  l'on  pourrait  dire  qu'il  est  devenu  tout 
autre  qu'il  était...  Socrate  devenu  vieux,  ayant  ac- 
quis un  si  grand  renom  de  sagesse,  de  vertu,  n'est 
<  pas  un  autre  homme  que  Socrate  enfant  (1).  »  Il  est 
incontesté  que  le  «  moi  »  de  M.  Cousin  et  le  «  Socrate  » 
de  Guillaume  sont  des  substances  qui  changent  d'état 
sans  changer  de  nature.  Mais,  d'autre  part,  comme  le 
fait  remarquer  à  bon  droit  M.  de  Rémusat,  on  n'a 
jamais  considéré  comme  des  formes  substantielles  les 
changements  d'état  du  moi,  de  Socrate,  et  l'argumen- 
tation de  M.  Cousin  suppose  une  similitude  qu'on  n'ac- 
cepte pas  et  qui  n'existe  pas,  entre  ce  moi  qui  persiste 
jusqu'au  terme  de  la  vie  et  les  accidents  passagers 
dont  il  est  le  théâtre  permanent.  La  raison  et  l'expé- 
rience montrent  le  point  où  doit  s'arrêter  la  recherche 
delà  substance.  Si,  pour  la  trouver,  on  descend  au- 
dessous  de  Socrate,  on  perd  ce  qui  répond  à  la  notion 
de  la  personne  humaine.  Lorsque  M.  Cousin  condamne 
cette  témérité  de  l'analyse  ontologique,  il  n'est  con- 
tredit ni  par  le  sens  commun  ni  par  l'auteur  des  Caté- 
gories. Mais  l'assimilation  dont  il  argumente  nous  sem- 
ble conduire  au  même  résultat.  En  effet,  si  ces  diffé- 
rences accidentelles,  qui  n'altèrent  pas  la  nature  pro- 
pre de  l'individu,  peuvent  être  assimilées  à  ces  autres 
différences  que  l'individu  représente  au  sein  de  l'es- 
pèce, il  faut  aller  jusqu'à  dire  que  les  individus  sont 
des  accidents  à  l'égard  de  l'espèce,  et  que  Socrate,  par 
exemple,  est  simplement  une  des  mille  formes  que  re- 
vêt, dans  l'espace  et  le  temps,  la  substance  de  l'homme 
universel.  Or,  est-ce  bien  là  Socrate  ?  Ou  plutôt,  mal- 

(i)  De  tmiverso,  lib.  II,  part.  I,  cap.  n. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUB.  169 

gré  toutes  les  réserves,  toutes  les  distinctions  qu'on 
pourra  faire  ensuite,  la  personne  humaine  n'est-elle 
pas  anéantie,  et  la  fiction  n'a-t-elle  pas  pris  la  place 
de  la  réalité  ?  Répétons  donc  qu'à  notre  jugement  la 
substance  n'est  ni  le  corpuscule  de  Leucippe,  ni  l'un 
de  Parménide,  et  qu'Aristote,  prenant  entre  ces  deux 
extrêmes  une  voie  moyenne,  l'a  bien  définie  «  cet  hom- 
«  me,  ce  cheval.  » 

Quelle  est  enfin  la  doctrine  de  Guillaume  d'Au- 
vergne sur  l'universel  post  rem  ?  Nous  savons  com- 
ment il  explique  l'origine  de  cet  universel  ;  mais  tient- 
il  qu'il  est  une  simple  modalité  du  sujet  pensant  ?  Ou 
donne-t-il  dans  l'autre  hypothèse,  celle  des  idées  per- 
manentes, entités  distinctes  du  sujet  pensant  comme 
de  l'objet  pensé  ?  Ce  qu'il  a  dit  touchant  l'identité  de 
l'intellect  patient  et  de  l'intellect  agent  ne  permet  guère 
de  le  considérer  comme  ayant  admis  le  système  des 
espèces  représentatives.  On  rencontre  néanmoins,  dans 
les  traités  De  rame  et  Du  tout,  plus  d'un  passage  favo- 
rable à  ce  système.  Mais  ces  contradictions  ne  doivent 
pas  étonner;  au  temps  de  Guillaume  d'Auvergne,  on 
n'était  pas  tenu  de  s'expliquer  très  clairement  sur  la 
manière  d'être  des  universaux  psycologiques,  toutes 
les  difficultés  qui  devaient  sortir  de  là  n'étant  pas 
encore  soupçonnées. 

Voilà  tout  ce  que  nous  avions  à  dire  sur  ce  docteur. 
Il  fut  très  justement  considéré  ;  cependant  il  n'eut  pas 
l'autorité  d'un  chef  de  secte.  Nous  avions  à  montrer  au 
profit  de  quelle  doctrine  avait  été  recommencée  l'étude 
de  la  Physique  et  de  la  Métaphysique,  après  le  con- 
cile de  l'année  1210.  Une  réaction  nominaliste  était  à 
prévoir  ;  elle  n'a  pas  eu  lieu.  Alexandre  de  Halès  et 
Guillaume  d'Auvergne  sont,  comme  David  de  Dinan, 


1 70  HISTOIRE 

des  réalistes.  Ils  le  sont  même  quelquefois  avec  beau- 
coup d'imprudence.  Mais  on  doit  remarquer  qu'ils 
prennent  déjà  soin  l'un  et  l'autre  de  distinguer  ce  qui 
semble  vrai  selon  la  raison  de  ce  qui  l'est  plus  sûre- 
ment selon  la  foi.  C'est  ainsi  qu'ils  évitent  de  se  com- 
promettre. On  ne  manquera  pas  de  suivre  en  cela  leur 
exemple.  Puisqu'en  effet  c'est  le  pape  qui  donne  le 
droit  d'enseigner,  renseignement  est  sous  son  con- 
trôle ;  on  ne  peut  donc,  en  aucune  chaire,  philosopher 
avec  quelque  indépendance,  si  l'on  n'a  d'abord  mis  à 
l'écart  les  articles  de  la  foi. 


CHAPITRE  IX. 


Robert  de  Lincoln,  Guillaume  Scliirvood,  Vincent  de 
Beauvais,  Lambert  d'Auxerre. 


On  vient  de  le  dire,  les  conclusions  de  Guillaume 
d'Auvergne  sont  résolument  réalistes,  et  l'on  ne  peut 
douter  que  la  lecture  habituelle  des  gloses  arabes  ne 
l'ait  engagé  dans  la  voie  qu'il  a  cru  librement  choisir. 
Il  se  défend  néanmoins  de  jurer  sur  la  parole  de  ses 
maîtres.  Ils  sont  payens,  il  est  chrétien,  et  sur  tous  les 
points  où  leur  langage  semble  contredire  la  foi  chré- 
tienne, il  n'hésite  pas  à  les  condamner.  Roger  Bacon 
nous  le  montre  aux  prises,  en  pleine  école,  avec  de 
plus  fidèles  disciples  d'Avicenne  et  d'Al-Farabi(l).  De 
même  nous  le  voyons,  dans  ses  livres,  constamment 
reprocher  à  d'autres  maîtres,  qu'il  ne  nomme  pas,  leur 
confiance  aveugle  dans  toutes  les  thèses  des  inter- 
prètes arabes  :  «  Beaucoup  de  gens,  dit-il,  dévorent 
«  ces  thèses  comme  elles  s'offrent  ;  les  ayant  reçues 
«  sans  aucune  discussion,  sans  aucun  examen,  sur  le 
«  champ  ils  les  admettent  et  les  tiennent  pour  très 
«  vraies  (2).»  En  fait,  Guillaume  peut  se  permettre  de 

(1)  Opus  tertium,  cap.  xxm. 

(2)  De  anima,  part.  111,  cap.  vn. 


172  HISTOIRE 

blâmer  les  autres.  Nous  le  jugeons  téméraire  ;  il  l'est 
moins  que  le  plus  grand  nombre  de  ses  contemporains. 
Il  l'est  beaucoup  moins,  par  exemple,  que  Robert 
Greathead,  ou  Grosse-Tête,  évêque  de  Lincoln. 

Nous  avons  déjà  recueilli  quelques  témoignages  de 
Roger  Bacon  sur  ses  contemporains.  Des  citations  que 
nous  avons  faites  on  a  pu  conclure  que  ce  docteur, 
d'un  esprit  très  original  et  très  indépendant,  ne  cède 
pas  volontiers  aux  entraînements  de  la  foule  et  ne  porte 
pas  ses  hommages  à  toutes  les  renommées.  Mais  il 
exprime  son  admiration  pour  Robert  de  Lincoln  en 
des  termes  qui  n'ont  vraiment  aucune  mesure.  Qui,  dit- 
il,  a  le  mieux  connu  les  langues  ?  C'est  Boëce.  Qui  a  le 
mieux  connu  les  sciences  ?  C'est  Robert,  évêque  de 
Lincoln  (I).  Il  dit  encore  (il  faut  reproduire  le  texte 
même  de  cet  éloge  hyperbolique)  :  Vulgus  philoso- 
phantium  sémpër  est  imperfectum,  et  pauci  sapien- 
tissimi  fuerunt  in  perfectione  philosophiez  ut  Salomon 
et  deinde  Aristoteles,  pro  tempore  suo,  et...  in  diebus 
nostris  Robertus,  episcopus  nuper  Lincolniensis  (2). 
Ainsi  Roger  Bacon  a  volontiers  la  même  estime  pour 
Salomon  et  pour  Aristote  ;  mais,  connaissant  la  théorie 
du  progrès  et  ne  craignant  pas  plus  d'en  abuser  que 
certains  de  nos  modernes,  il  place  Robert  de  Lincoln 
au  dessus  de  Salomon  et  d'Aristote,  comme  ayant  eu 
l'avantage  de  venir  après  eux.  L'hyperbole  mise  de 
côté,  l'on  n'hésitera  pas  à  reconnaître  que  Robert  de 
Lincoln  fut  un  des  hommes  les  plus  savants,  les  plus 
distingués  de  son  temps.  Né  à  Strodbrook,  village  du 
comté  de  Suffolk,  de  très  humbles  parents,  il  avait  fait 

(i)  Opus  tertium,  c.  xxv, 
(î)  Ibid.,  cap.  xxn. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  173 

ses  premières  études  dans  la  ville  d'Oxford,  quand  il 
vint  à  Paris  entendre  les  maîtres  de  philosophie  et  de 
théologie.  A  son  tour  devenu  maître,  il  quitta  Paris  et 
devint  archidiacre  de  Leicester,  puis,  en  1235,  évêque 
de  Lincoln.  Il  mourut  en  1253,  excommunié  par  Inno- 
cent IV,  qu'il  avait  publiquement  et  très  vivement  cen- 
suré. Ayant  lu  son  libelle,  Innocent  dit  :  «  Quel  est  ce 
«  vieillard  en  délire,  sourd  et  absurde,  qui  juge  ce  que 
«  je  fais  avec  tant  d'audace  et  même  de  témérité  ?  Par 
«  Saint  Pierre  et  Saint  Paul,  si  ma  douceur  naturelle 
«  ne  me  retenait,  je  le  précipiterais  dans  une  telle  con- 
«  fusion  qu'il  serait  l'effroi,  l'exemple  et  la  fable  de 
«  tout  l'univers.  »  Les  historiens  croient  que  Robert 
fut  moins  protégé,  dans  cette  circonstance,  par  la  dou- 
ceur naturelle  du  pape  que  par  les  prudents  conseils 
des  cardinaux.  D'une  part,  il  avait  des  amis  puissants  et 
nombreux  ;  d'autre  part,  la  cause  d'Innocent  n'était 
pas  bonne.  Il  valait  donc  mieux,  dans  l'intérêt  de  l'É- 
glise, ne  pas  pousser  les  choses  plus  loin  (1).  Les 
mêmes  historiens  racontent  que  Robert  étant  sur  le 
point  de  mourir,  manda  son  ami  Jean  de  Saint-Gilles, 
avec  quelques-uns  de  ses  clercs  et  leur  parla  du  pape  en 
ces  termes  :  «  Le  Christ  est  venu  dans  le  monde  pour 
«  gagner  les  âmes.  Si  quelqu'un  ne  craint  pas  de  per- 
«  dre  les  âmes, ne  peut-on  pas  à  bon  droit  l'appeler  FAn- 
«  téchrist.  »  Rien  n'empêche  de  croire  que  Robert  ait 
tenu  ce  discours  assurément  irrévérencieux.  Mais  on  y 
joint  le  récit  de  prodiges  moins  dignes  de  foi.  Ainsi 
l'on  dit  qu'à  l'heure  même  où  il  expira,  l'évêque  de 
Londres  entendit  une  voix  mélodieuse,  comme  celle 
d'une  âme  ravie  de  monter  tout  droit  vers  le  ciel.  On 

(ij  Hist.  littér.  de  la  Fr.,  t.  XV1I1,  p.  438. 


174  HISTOIRE 

ajoute  enfin  qu'un  an  après,  Robert  apparut  au  pape 
Innocent,  lui  disant  :  «  Lève  toi,  misérable  ;  viens  au 
jugement  ;  »  et  que,  Fayant  frappé  de  son  bâton  pas- 
toral, il  le  tua.  Quoi  qu'il  en  soit,  il  faut  avoir  été, 
durant  sa  vie,  un  personnage  de  grande  importance, 
pour  devenir  après  sa  mort  le  héros  de  ces  fictions 
légendaires  (1). 

Robert  de  Lincoln  est  un  de  ces  écrivains  que  nous 
appelons  aujourd'hui polygraphes.  Les  ouvrages  qu'ils 
nous  a  laissés  appartiennent  à  tous  les  genres  littérai- 
res. Ce  sont  des  poëmes  latins  (2),  des  poëmes  français 
(3),  des  traductions  du  grec  en  latin  (4),  des  traités 
d'astronomie,  de  théologie,  de  philosophie,  de  morale, 
des  sermons,  des  lettres  et  des  commentaires  variés. 
On  en  trouvera  la  liste  dansYAnglia  sacra  de  Wharton 
et  dans  YHistoria  litteraria  de  Guillaume  Cave.  Parmi 
ceux  qui  se  rapportent  à  la  philosophie,  celui  que  nous 
regrettons  le  plus  de  ne  pas  posséder  est  une  Somme 
de  philosophie ,  qui  se  trouvait,  dit-on,  à  labibliothèque 
de  Cambridge.  M.  Amable  Jourdain  ajoute  un  titre  fort 
important  au  catalogue  de  Wharton.  La  bibliothèque 
des  Jacobins  de  la  rue  Saint-Honoré  conservait  autre- 
fois une  traduction  et  un  commentaire  de  YÈthîque 
d'Aristote,  qui  doivent  être  attribués,  suivant  M.  Jour- 


(i)  Mathieu  Paris,  Hist.  Angl.,  p.  o83.  —  H.  de  Knygthon,  De  eventilnis 
Angliœ,  lib.  II. 

(2)  Dispulatio  animœ  et  corporis,  dans  le  num.  1276  du  supplém.  lat.  à 
la  Bibliothèque  nation.  M.  Edelesland  Du  Méril  a  publié  ce  poème  très 
imparfaitement  et  sans  le  nom  de  l'auteur.  Ce  nom  nous  est  fourni  par  le 
manuscrit  cité. 

(3)  Archives  des  Missions,  deuxième  série,  t.  V,  p.  244. 

(4)  Outre  la  traduction  du  Testament  des  douze  patriarches,  voir  celle 
des  Lettres  de  saint  Ignace  qui  se  trouve  dans  le  num.  247  des  manuscrits 
de  Tours. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  175 

dain,  à  Robert  de  Lincoln  (1).  Mais  nous  avons  vaine- 
ment recherché  ce  volume  sur  les  rayons  de  la  Biblio- 
thèque nationale  ;  il  paraît  perdu.  Cependant  cette 
recherche  n'a  pas  été  pour  nous  sans  aucun  profit, 
puisqu'elle  nous  a  fait  découvrir  une  glose  de  Robert 
sur  le  livre  De  la  consolation,  de  Boëce.  Elle  existe 
dans  le  numéro  14,380,  provenant  de  Saint- Victor,  et 
renferme  divers  passages  que  nous  aurions  à  citer, 
si  les  ouvrages  imprimés  de  notre  docteur  nous  lais- 
saient ignorer  quelles  furent  ses  décisions  sur  les  pro- 
blèmes scolastiques.  Ces  ouvrages,  au  nombre  de  qua- 
tre, sont  d'abord  divers  commentaires  sur  la  Théologie 
mystique  du  faux  Denys  l'Aréopagite,  sur  les  deux 
livres  des  Seconds  analytiques,  un  abrégé  des  huit 
livres  de  la  Physique  et  un  traité  sur  Dieu,  les  anges, 
l'âme  humaine,  adressé  par  Fauteur  à  certain  maî- 
tre Adam  Ru  fus  qui  ne  nous  est  pas  d'autre  part 
connu  (2). 

Nous  parlerons  d'abord,  en  peu  de  mots,  de  ce  der- 
nier écrit.  Dieu,  dit  Robert,  est  la  forme  de  toutes  les 
choses,  étant  dans  toutes  les  choses  essentiellement. 
C'est  une  proposition  qui  sent  l'hérésie  ;  mais  Robert 
s'efforce  de  la  justifier  en  l'attribuant  à  saint  Augustin. 
Il  évite  d'ailleurs  d'en  tirer  les  conséquences.  Vient 
ensuite  la  dissertation  sur  l'âme  humaine,  où  Robert 
s'est  évidemment  proposé  de  combattre,  sans  toutefois 
les  nommer,  Alexandre  Neckam  et  Alfred  de  Sereshel. 
L'âme,  dit-il,  n'est  essentiellement  ni  dans  le  cerveau 
ni  dans  le  cœur  ;  n'étant  pas  corporelle,  elle  ne  siège 
dans  aucun  organe  :  Anima  in  corjjore  sine  siluprœ- 

(1)  Recherches  critiques,  nouv.  édit.,  p.  59  et  suiv. 

(2)  Rob.  Grosse  tes  te  Epistolœ,  éd.  II.  Rich.  Luard,  p.  1. 


176  HISTOIRE 

sens,  sine  loco  ubique  tota  (l).Et  c'est  ici  que  se  trouve 
la  conclusion  de  tout  le  traité  :  Sicut  Deus  slmul  lotus 
est  ubique  in  universo,  ita  anima  simul  tota  est  ubi- 
que in  corpore  animato.  Toutes  les  fois  que  l'on  ren- 
contre de  telles  déclarations,  il  faut  les  noter.  Cepen- 
dant, il  n'en  faut  rien  déduire.  En  fait  il  y  eut,  au 
moyen  âge,  beaucoup  moins  d'audacieux  que  d'im- 
prudents. 

L'abrégé  de  la  Physique  est  très  sommaire  ;  c'est 
un  opuscule  de  vingt  pages  in-8°.  M.  Daunou  le 
range  au  nombre  «  des  productions  qui  ont  perdu 
«  depuis  longtemps  tout  intérêt  et  toute  utilité.  » 
Il  ne  peut  plus,  en  effet,  nous  servir  à  connaître  la 
Physique  d'Aristote,  puisque  nous  en  avons  le 
texte  à  notre  portée,  un  texte  pur  et  complet,  sans 
additions  et  sans  lacunes  ;  mais,  au  point  de  vue  de 
l'histoire,  il  a  pour  nous  beaucoup  d'intérêt  (2).  Les 
propositions  d'Aristote  qui  sont  les  plus  contraires  au 
dogme  chrétien  y  sont  généralement  présentées  dans 
les  termes  les  moins  choquants.  Il  y  a  plus  ;  quelques- 
unes  de  ces  propositions  sont  devenues,  sous  la  plume 
de  l'abréviateur,  tout  à  fait  chrétiennes.  Les  prescrip- 
tions de  Grégoire  IX  sont  donc  fidèlement  observées. 
Il  faut  remarquer,  en  outre,  que  l'abrégé  de  Robert, 
fait  avec  le  secours  des  gloses  arabes,  contient  un 
certain  nombre  de  sentences,  tirées  de  ces  gloses  et 

(i)  Rob.  Grossetesle  Mpisiolœ,  p.  11. 

(2)  Hain  en  désigne  plusieurs  éditions  gothiques,  sous  le  titre  suivant  : 
Summa  super  VIII  libros  Physicorum  ;  Venise,  Simon  de  Pavie,  1498, 
in-fol.,et,  même  ville,  Pierre  de  Bergame,  1500,  in-fol.  Une  édition  de  Paris, 
1538,  in-8%  de  onze  feuillets  non  chiffrés,  est  intitulée  :  D.  Roberti  Lincol- 
niensis  in  VIII  libros  Physicorum  brève  Compendium.  Ce  bref  Compen- 
dium  a  été  souvent  réimprimé,  dans  le  XVIe  siècle,  à  la  suite  du  commen- 
taire de  saint  Thomas  sur  la  Physique. 


DE   LA   PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  177 

non  du  texte,  qui  seront  bientôt  l'objet  des  plus  vives 
controverses.  Ainsi  nous  y  voyons  que  la  matière, 
prise  en  elle-même  et  ne  possédant  aucune  forme,  doit 
être  le  sujet  commun  de  toutes  les  transformations. 
Qu'est-ce  que  cette  matière  ?  S'agit-il  d'un  abstrait  ?  Il 
parait  bien  qu'il  s'agit  d'un  concret  déterminé,  hoc 
unum,  non  par  quelque  forme,  mais  par  la  privation  de 
toute  forme.  Cependant  comme  cette  matière  était,  dit 
Robert,  avant  la  genèse  des  choses,  ingenita,  et  sem- 
ble même. devoir  leur  survivre,  incorruptibilis,  il  est 
possible  qu'elle  ne  soit  un  sujet,  hoc  unum,  que  dans 
l'intelligence  divine.  En  tout  cas,  le  langage  de  notre 
docteur  manque  de  clarté.  Parlant  ensuite  de  la  forme, 
Robert  la  définit  ce  qui  donne  l'être  aux  choses,  quod 
dat  esse  rei.  Il  ajoute  :  «  Il  y  a  trois  sortes  de  formes. 
«  Premièrement  la  forme  s'offre  à  nos  regards  réelle- 
«  ment  unie  à  la  matière;  elle  est  ainsi  l'objet  de  la  phi- 
«  losophie  naturelle.  Secondement  elle  est  considérée 
«  par  le  mathématicien  comme  séparée  du  mouvement 
«  et  de  la  matière,  abstractivement  séparée,  non  réelle- 
«  ment...  Enfin  on  s'occupe  en  métaphysique  d'une 
«  troisième  espèce  de  forme,  qui  est  bien  réellement, 
«  telle  qu'elle  est  pour  l'observation,  séparée  de  la 
«t  matière  et  du  mouvement  ;  à  cette  espèce  appartien- 
«  nent  les  intelligences  et  les  autres  substances  spi- 
«  rituelles,  Dieu,  l'âme,  etc.,  etc.  »  Nous  entendrons 
bientôt  Albert  le  Grand,  saint  Thomas  et  Duns-Scot 
discourir  sur  ces  distinctions  et  y  rattacher  une  grande 
diversité  de  problèmes.  Mais  Robert  de  Lincoln  n'en 
traite  aucun  dans  son  abrégé  de  la  Physique  ;  on  n'y 
trouve  pas  même  les  explications  qu'il  aurait  pu 
donner  là,  tout  à  fait  à  propos,  sur  l'union  delà  ma- 
tière et  de  la  forme  au  sein  de  la  substance  aristoté- 
T.  1.  12 


178  HISTOIRE 

lique.  Si  l'on  veut  connaître  son  opinion  sur  ce  point 
de  doctrine,  il  faut  la  chercher  dans  le  commentaire 
sur  les  Seconds  analytiques. 

Ce  commentaire  est  désigné  par  M.  Daimou  comme 
ayant  été  publié  vers  la  fin  du  XVe  siècle  et  au  com- 
mencement du  XVIe.  Nous  en  connaissons,  en  effet, 
plusieurs  éditions  anciennes,  quatre  du  XVe    siècle 
et  trois  du  XVIe.  Elles  sont  toutes  de  Venise,    si  ce 
n5est  la  seconde,  celle  de  1497,  qui  est  de  Padoue  (1). 
Ces  volumes  contiennent  le  texte  de  Seconds  analy- 
tiques, avec  les  commentaires  de  Robert  de  Lincoln  et 
de  Walter  Burleig.  Citons  quelques  passages  de  celui 
de  Robert.  Voici  comment  il  s'exprime  sur  l'universel 
anterem:  «Les  universaux,  dit-il,  sont  les  principes 
de  notre  connaissance.   Comme  il  est  possible  de 
contempler  la  lumière  première,  qui  est  la  première 
(  des  causes,  au  sein  de  l'intelligence  pure,  séparée 
de  tous  les  phénomènes,  les  universaux  nous  font 
connaître  les  raisons  des  choses, raisons  qui  existent 
éternelles,  incréées,  dans  la  cause  première.  En  effet, 
les  notions  des  choses  devant  être  causées,  notions 
qui  furent  éternellement  dans  la  cause  première, 
sont  les  raisons  de  ces  choses,  leurs  causes  formelles 
exemplaires,  causes   créatrices    à  leur  tour,  que 
Platon    nomma    les    idées,   le    monde    archétype, 
c'est-à-dire,  suivant  lui,  les  genres,  les  espèces,  qui 
sont  à  la  fois  principes  d'être  et  de  connaître...  Or,  il 
évident     que     ces    universaux     sont    entièrement 
<  incorruptibles.   Eh  outre,    dans   la  lumière  créée, 
c'est-à-dire  dans  l'intelligence,  est  la  connaissance, 
le  dessin  (descripiio)  des  choses  créées  qui  vien- 

(1)  Hain..  Repertor,  bibliogr. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  179 

nent   d'elle,  et  l'intellect  humain,  qui  n'a  pas  été 
formé  assez  pur  pour  recevoir  immédiatement  la 
lumière  première,  reçoit  fréquemment,  multolies, 
un  rayonnement  de  la  lumière  créée,  c'est-à-dire  de 
l'intelligence,  et  dans  ces  dessins,  qui  sont  l'intelli- 
gence même,  il  connaît  les  choses  subalternes  dont 
ils  sont  les  exemplaires,  étant  les  raisons  causales 
créées  (nous  ne  pouvons   traduire    autrement   les 
mots   rationes    causales   creatce)    des   choses   qui 
doivent  être  faites  ensuite,  et  les  espèces  corporelles 
étant  venues  à  l'être  par  la  vertu  de  la  cause  pre- 
mière, avec  le  concours  des  intelligences.  Ces  idées 
sont  donc    principes  de  connaître  pour  l'intellect 
qu'elles  éclairent  de  leurs  rayons  ;  et  il  est  manifeste 
que  ces  universaux-là  sont  encore  incorruptibles. 
Enfin,  dans  les  vertus,  dans  les  lumières  des  corps 
célestes,  existent  les  vertus  causales  des  espèces 
terrestres  dont  les  individus  sont  corruptibles,  et  si 
l'intellect  (humain)  ne  peut  contempler  en  elle-même 
la  lumière  incorruptible,  soit  créée,  soit  incréée, il  peut 
toutefois  s'élever  parla  spéculation  jusqu'à  ces  rai- 
sons causales  qui  résident  dans  les  corps  célestes. 
Or,   ces  raisons  sont  principes  de  connaître  et  sont 
incorruptibles  (1)  ».   Ce  langage  est  très  obscur.  Il 
ne  nous  serait  pas,  toutefois,  difficile  de  l'éclaircir  et 
de  faire  mieux  comprendre  comment  les  notions,  les 
causes, les  principes  d'être  et  de  connaître  s'échelon- 
nent dans  le  système  pour  lequel  Robert  vient  de  se 
déclarer  ;  s'il  nous  semblait  nécessaire  d'assigner  leur 
vraie  place  à  chacune  de  ces  fictions  métaphysiques, 
il  nous   suffirait    d'avoir   recours  soit  au  Livre  des 
causes,  soii  h  Y  Elévation  théologique  de  Proclus.  Le 

(1)  Lib.  I,  cap,  xxxvin. 


180  HISTOIRE 

système  de  Robert  est,  en  effet,  comme  beaucoup  d'au- 
tres, un  système  d'emprunt.  Mais  cela  même  nous 
dispense  de  le  mieux  ordonner.  Des  déclarations  bien 
ou  mal  présentées  par  Robert  de  Lincoln,  retenons 
seulement  qu'il  admet  au  moins  deux  ou  trois  séries 
d'entités  au  dessus  de  la  substance  corruptible,  au 
dessus  des  choses,  avant  les  choses  dont  traite  le 
physicien. 

Un  autre  fragment  du  même  commentaire  nous  sem- 
ble devoir  être  encore  textuellement  reproduit.  On 
suppose  déjà  que  Robert  doit  faire  un  très-médiocre 
état  des  facultés  sensibles  et  des  connaissances  qu'el- 
les procurent  ;  il  admet  néanmoins  que  dans  ce  monde, 
dans  cette  région  ténébreuse,  l'âme  est  incapable  de 
percevoir  sans  intermédiaire  les  rayons  de  la  lumière 
supérieure  et  que  les  sens  du  corps  contribuent,  pour 
une  part  assez  notable,  à  la  formation  des  idées, 
même  des  idées  générales.  Voici  ce  qu'il  dit  à  ce 
sujet  :  «  A  mon  avis,  toute  science  peut  être  acquise 
«  sans  le  concours  des  sens.  En  effet,  toutes  les  scien- 
«  ces  sont  éternellement  dansla  pensée  divine,  et  non- 
ce seulement  se  trouve  en  elle  la  connaissance  certaine 
«  des  universaux,  mais  encore  celle  des  particuliers, 
«  bien  que  la  pensée  divine,  connaissant  toutes  les  es- 
«  sences  particulières  d'une  manière  abstraite,  ne  con- 
«  naisse  les  particuliers  que  par  le  moyen  des  univer- 
«  saux.  Pour  notre  part,  nous  ne  connaissons  la  sui- 
te gularité  de  cette  humidité  (1),  que  si  nous  l'unissons 

(1)  Singularitatem  hujus  humiditatis.  C'est  ce  que  porte  l'édition  de 
1537.  Il  nous  conviendrait  mieux  de  lire,  avec  Capreolus  (In  primum  Sen- 
tent, dist.  il,  qua:st.  \),  hujus  humanitatis.  Ainsi,  les  accidents  de 
rhumanilé  seraient  Platon,  Socrate,  Callias,  et  le  langage  do  Robert  de 
Lincoln  serait  celui  de  Guillaume  de  Champeaux.  M.  Prandtl  admet  sans 
hésiter  la  le.;o:i  Iiumanitatis.  Geschichte  dar  Logik,  t.  III,  p-  88. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  181 

à  des  accidents  ;  mais  Dieu  connaît  dans  sa  pureté, 
hors  de  tout  accident,  la  singularité  de  cette  essence. 
Ainsi,  les  intelligences,  recevant  l'irradiation  de  la 
lumière  première,  voient  au  sein  de  cette  lumière 
toutes  les  choses,  soit  universelles,  soit  singulières, 
et,  en  outre,  dans  ses  propres  reflets,  l'intelligence 
suprême  voit  au-dessus  d'elle  les  choses  qui  sont 
après  elle,  puisqu'elle  est  la  cause  des  choses  (1). 
Il  y  a  donc  une  science  synthétique,  compleociva, 
qui  est  acquise  sans  le  secours  des  sens,  et  pareil- 
lement, si  la  partie  supérieure  de  l'âme  humaine 
que  l'on  appelle  intelligence,  qui  n'est  l'acte  d'aucun 
corps,  qui  ne  réclame  pour  ses  opérations  particu- 
lières aucun  instrument  corporel,  n'était  pas  offus- 
quée, embarrassée  par  la  pesante  masse  du  corps, 
elle  recevrait  la  science  complète  du  rayonnement 
de  la  lumière  supérieure,  sans  rien  devoir  aux  sens. 
Un  jour,  dépouillée  du  corps,  elle  jouira  de  ce  privi- 
lège, que  déjà,  dit-on,  possèdent  quelques  élus, 
affranchis  en  ce  monde,  par  l'amour,  de  tout  contact 
avec  les  fantômes  des  choses  corporelles.  Mais  la 
pureté  du  regard  de  l'âme  étant  troublée,  gênée, 
obnubilata  et  aggravata,  par  ce  corps  corrompu.., 
la  raison  ne  connaît  l'essence  de  l'universel  en  acte, 
hoc  esse  universelle  in  actu,  qu'en  la  dégageant,  par 
le  moyen  de  l'abstraction,  de  la  multitude  des  indi- 
vidus, et  elle  se  trouve  alors  en  présence  de  l'un  et 
du  même,  recueilli,  suivant  son  jugement,  d'un 
grand  nombre  de  singuliers.  C'est  ainsi  que  par  le 

[{)  Ce  passage  est  obscur.  Voici  le  latin  :  «  Similiter  intelligentiae,  reci- 
pientes  irradiationem  a  lumine  primo,  in  ipso  lumine  primo  vident  omnes 
res  scibiles  universales  et  singulares,  et  etiam  in  reflexione  ipsius  intelli- 
gentia  supra  se  cognoscit  ipsas  res  quœ  sunt  post  ipsam  per  hoc  quod  ipsa 
est  causa  earum.  » 


182  HISTOIRE 

«  moyen  des  sens  on  recherche,  on  dépiste,  venatur, 
«  l'universel  dégagé  de  ses  particuliers  (1).  » 

Ces  fragments  sont  très-significatifs,  et  il  n'est  pas 
besoin  de  les  commenter  pour  faire  comprendre  que 
Robert  de  Lincoln  appartient  à  la  phalange  la  plus 
téméraire  du  parti  réaliste.  On  discute,  en  philosophie, 
les  prémisses  de  leur  système,  maisonnelessuitpas  au- 
delà;  au-delà  ce  ne  sont  que  visions.  L'imagination  peut 
se  représenter  tout  ce  qu'elle  veut  dans  les  sphères  où 
la  raison  ne  pénètre  jamais  ;  elle  est  assurée  d'y  échap- 
per à  tout  contrôle.  Nous  ferons  une  simple  remarque 
sur  les  passages  que  nous  venons  de  citer.  Robert  de 
Lincoln  prétend  avoir  trouvé  la  matière  de  sa  doctrine 
dans  les  Seconds  analytiques,  et  c'est  précisément 
dans  les  Seconds  analytiques  qu'Aristote  s'est  pronon- 
cé contre  ce  système  dans  les  termes  les  plus  éner- 
giques et  les  plus  clairs.  Voilà  comment  on  interprète 
Aristote  au  XIIIe  siècle.  À  propos  de  tout  et  même  à 
propos  de  rien,  on  développe  des  systèmes  préconçus, 
qu'ensuite  on  place,  pour  le  besoin  de  la  cause,  sous 
la  responsabilité  du  Maître,  et,  suivant  le  tempé- 
rament du  lecteur  qui  occupe  la  chaire,  le  même  Aris- 
tote est  prôné  tour  à  tour,  d'après  les  mêmes  livres, 
comme  le  plus  intraitable  des  nominalistes,  le  plus 
résolu  des  réalistes,  ou  quelquefois  encore  le  plus 
extravagant  des  mystiques.  Il  faut  en  prendre  son 
parti. 

L'église  de  Lincoln  paraît  avoir  été,  du  temps  de 
Robert,  un  vrai  centre  d'études.  Le  chancelier  de  cette 
église,  Guillaume  Schirwood,  était,  comme  son  évêque, 
un  grand  savant.  Né  dans  la  ville  de  Durham,  Guil- 

(i)  Ibid,  c.  lxxxi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  ÊfiOLASTIQUE  188 

)aume  Schirwood  avait  achevé  ses  études  à  Paris. 
Baie  etPits  désignent  parmi  ses  écrits  un  commentaire 
sur  les  Sentences,  des  Distinctions  théologiques  et 
des  Sermons.  Cette  liste  serait  bien  augmentée  si, 
comme  le  prétend  Casimir  Oudin,  on  devait  attribuer 
au  môme  docteur  tous  les  ouvrages  qui,  dans  les  ma- 
nuscrit d'Angleterre,  portent  le  nom  latin  de  Guillel- 
mus  de  Montions  (1).  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  possé- 
dons, sous  le  propre  nom  de  Guillaume  Schirwood, 
deux  traités,  également  inconnus  à  Casimir  Oudin,  qui 
sont  l'un  et  l'autre  d'un  logicien  très  exercé.  De  ces 
deux  traités  l'un  et  l'autre  contenus  dans  le  numéro 
16,617  de  la  Bibliothèque  nationale,  le  premier  a  pour 
titre  Introductiones  in  logicam  et  commence  par  ces 
mots  :  Cum  duo  sunt  tantum  rerum  principia,  scilicet 
natura  et  anima,  duo  erunt  rerum  gênera  ;  le  deuxiè- 
me, intitulé  Syncategoreumata,  commence  par  :  Quo- 
niam  ad  cognitionem  alicujus  oportet  cognoscere  suas 
partes.  M.  Cari  Prandtl  en  a  publié  de  longs  extraits 
dans  son  Histoire  de  la  logique  (2). 

Roger  Bacon  faisait  le  plus  grand  cas  de  Guillaume 
Schirwood  ;  il  le  plaçait  bien  au-dessus  d'Albert  le 
Grand  :  Longe  sapientior  Alberto,  nam  in  philo sophia 
communi  nullus  major  est  eo  (3).  La  question  est  ici  de 
savoir  ce  que  Roger  Bacon  entendait  par  cette  «  phi- 
losophie commune  »  ou  banale.  Si  c'est  la  logique, 
de  l'école,  il  n'y  a  pas  lieu  de  le  contredire.  Guillaume 
Schirwood  a  commenté  d'une  manière  tout-à-fait  re- 
marquable les  diverses  parties  de  YOrganon  qui  traitent 
du  langage  et  du  raisonnement.   Mais  quelle  fut   sa 

(1)  Oudin,  Comment,  de  script.  eccL,  t.  III,  col.  116. 

(2)  Geschlchte  der  Logilc,  t.  III,  p.  11-24. 

(3)  Ibid.,  p.  11. 


184  HISTOIRE 

doctrine  sur  les  problèmes  remis  à  l'ordre  du  jour  par 
l'étude  de  la  Physique  et  de  la  Métaphysique  ?  S'il 
avait  suivi  la  méthode  ordinaire,  il  aurait  dû  nous 
l'apprendre,  même  en  logique.  C'est  pourtant  ce  qu'il 
n'a  pas  fait,  ayant  réduit  sa  logique  à  l'étude  des  règles 
et  des  artifices  oratoires.  A  proprement  parler,  Guil- 
laume Schirwood  est  moins  un  philosophe  qu'un  gram- 
mairien continuant  les  leçons  de  Pierre  Hélie.  Comme 
il  les  a  continuées  avec  beaucoup  de  succès,  et  nous  a 
laissé  des  écrits  où  nous  avons  la  preuve  qu'il  était 
doué  d'un  esprit  très  judicieux,  nous  avons  à  regretter 
qu'il  ne  se  soit  pas  expliqué  sur  les  questions  de 
Porphyre.  Il  semble,  en  effet,  qu'un  bon  logicien, 
dont  toutes  les  conclusions  sont  si  nettes  et  si 
claires,  devait  avoir  peu  de  confiance  dans  les  fictions 
réalistes.  Mais,  étant  chancelier  de  l'église  de  Lincoln, 
il  a  peut-être  craint  de  se  prononcer  contre  le  parti 
de  son  évêque  (1). 

On  connaît  encore  cet  autre  ami  de  Robert,  que  nous 
avons  déjà  nommé,  l'Anglais  Jean  de  Saint-Gilles. 
Confondu,  tant  par  Du  Boulay  que  par  M.  Daunou  (2), 
avec  le  français  Jean  de  Barastre,  doyen  de  Saint- 
Quentin  (3),  Jean  de  Saint-Gilles  fut  un  savant  médecin, 
un  théologien  estimé,  et,  dit-on,  un  philosophe  de  quel- 
que valeur.  Baie  et  Pits  désignent  parmi  ses  ouvrages 
inédits  divers  commentaires  sur  Pierre  le  Lombard, 


(1)  Les  auteurs  de  VHist.  litt.  de  la  France  font  mourir  Guillaume 
Schirwood  en  Tannée  1249.  C'est  une  erreur  déjà  corrigée  par  M.  Em.  Charles 
(Roger  Bacon,  p.  326).  Dans  son  Opus  tertium,  rédigé  au  cours  de  Tannée 
1267,  Roger  Bacon  cite  Guillaume  Schirwood  comme  vivant  encore;  Roger. 
Bacon.  Opéra  liact.  médita,  p.  14. 

(2)  Hist.  littér.  de  la  France,  t.  XVIII,  p.  444. 

(3)  Voir  Quelques  Lettres  d'Honorius  III,  dans  les  Not.  etextr.  des  Man., 
t.  XXI,  deuxième  partie. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  185 

sur  Aristote  et  un  traité  qu'ils  intitulent  De  Vêtre  et  de 
l'essence.  Ce  titre  est  de  grande  promesse.  Malheureu- 
sement tous  les  ouvrages  ici  mentionnés  semblent 
perdus.  Échard  lui-même  n'en  a  pu  découvrir  un  seul 
exemplaire  (1). 

Michel  Scot,  Alexandre  de  Halès,  Edmond  Rich, 
Robert  de  Lincoln,  Guillaume  Schirwood,  Jean  de 
Saint-Gilles,  voilà  toute  une  série  d'Anglais  instruits  à 
Paris.  Ils  avaient  eu  pour  condisciples,  dans  la  même 
école,  beaucoup  de  leurs  compatriotes  dont  l'histoire 
n'a  pas  recueilli  les  noms.  Ce  pèlerinage  scientifique 
avait  commencé  vers  le  milieu  du  XIIe  siècle.  Très 
mal  notés  sous  le  rapport  des  moeurs,  souvent  dénon- 
cés comme  les  écoliers  les  plus  turbulents  et  les  plus 
déréglés,  les  Anglais  se  faisaient  encore  remarquer 
comme  les  plus  avides  de  tout  apprendre  et  les  plus 
prompts  à  tirer  des  principes  admis  des  conséquences 
nouvelles.  C'est  pourquoi  les  maîtres  de  cette  nation 
furent,  en  général,  de  très  subtils  logiciens  ou  desphy- 
siciens  très  ardents  à  poursuivre  les  secrets  de  la  na- 
ture. Cela  semble  contradictoire  et  ne  l'est  pas.  Ce  qui 
les  a  menés  si  loin  en  physique,  en  logique,  c'est  la 
confiance  et  l'audace  propres  aux  gens  de  leur  nation. 
Nous  nous  félicitons  d'avoir  plus  de  mesure.  Il  est  cer- 
tain que  nous  avons  rarement  donné  dans  les  grands 
écarts.  On  raconte  que  le  plus  illustre  de  nos  philo- 
sophes, pressé  d'avouer  une  des  conséquences  hété- 
rodoxes de  sa  doctrine,  répondit  :  «  Je  veux  rester  tou- 
«  jours  fidèle  au  Dieu  de  ma  nourrice  et  de  mon  roi.» 
Cette  réponse  vraiment  française  est  assurément  très 
prudente;  mais  n'est-elle  pas  sceptique  au  même  degré? 

(i)  Script,  ord.  Prœdicat.,  t.  I,  P-  101. 


186  HISTOIRE 

Si  donc  nous  tirons  quelque  vanité  de  notre  prudence, 
sachons  reconnaître  qu'elle  ne  va  pas  toute  seule. 
Quoi  qu'il  en  soit,  durant  cette  période  du  moyen  âge 
dont  nous  écrivons- présentement  l'histoire,  en  ce  temps 
de  jeunesse  où  toutes  les  passions  avaient  tant  de  vio- 
lence, les  maîtres  les  plus  écoutés,  les  plus  applaudis, 
ne  devaient  pas  être  les  plus  prudents,  les  plus  scep- 
tiques. Ce  n'étaient  donc  pas  les  français  ;  c'étaient 
les  anglais. 

Parmi  les  maîtres  français  qui  ont  marqué  dans 
l'école  de  Paris  depuis  la  reprise  des  études  philoso- 
phiques, nous  n'avons  pu  citer  encore  que  Guillaume 
d'Auvergne.  On  a  coutume  de  nommer  après  lui  Vin- 
cent de  Beauvais.  Le  principal  mérite  de  Vincent  de 
Beauvais  est  d'avoir  composé  cette  immense  compila- 
tion que  nous  connaissons  sous  le  titre  de  Spéculum 
majus.  Saint  Louis  avait  fait  réunir  à  la  Sainte-Cha- 
pelle environ  1200  volumes.  Attaché  au  service  du 
roi,  Vincent  de  Beauvais  eut  le  droit  d'entrer  libre- 
dans  cette  riche  bibliothèque,  et,  pour  associer  les 
autres  au  profit  de  ses  lectures  assidues,  il  trans- 
crivit et  rangea,  dans  un  ordre  à  peu-près  métho- 
dique, les  fragments  des  ouvrages  anciens  et  mo- 
dernes qu'il  estima  les  plus  instructifs  ou  les  plus 
intéressants.  L'ouvrage  entier  forme  quatre  parties  ; 
mais  on  a  prouvé  que  Vincent  de  Beauvais  n'est 
pas  l'auteur  de  la  quatrième,  qui  a  pour  titre  par- 
ticulier Spéculum  morale.  C'est  une  addition  du 
XIVe  siècle.  ïennemann  tire  de  la  troisième  un  pas- 
sage de  quelque  étendue  sur  la  question  des  univer- 
saux,  où,  croit-il,  Vincent  ne  répète  pas,  comme  à  son 
ordinaire,  les  dires  d'autrui.  L'auteur  quelconque  de 
cette  digression  commence  par  reproduire  la  thèse  de 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  187 

Porphyre  et  l'interprète  assez  mal  ;  il  démontre  ensuite 
que  les  universaux  existent  non  seulement  dans  l'intel- 
lect, mais  encore  dans  les  choses,  les  individus  de  l'es- 
pèce humaine  se  partageant,  dit-il,  cette  nature  com- 
mune, l'humanité  (1)  ;  enfin  il  les  place, avant  les  choses, 
en  Dieu,  la  pensée  de  Dieu  contenant  l'image  de  l'uni- 
versel réel,  de  môme  que  la  pensée  de  l'architecte  con- 
tient celle  du  mur  qu'il  doit  construire  (2).  Gela  dit, Vin- 
cent rappelle  comment  ces  problèmes  ont  été  résolus 
par  Platon,  Aristote,  Boëce  et  Fauteur  du  livre  sur 
les  Six  principes,  et,  s'efforcant  de  mettre  d'accord  ces 
illustres  maîtres,  il  distingue  ce  qui  doit  être  confondu, 
confond  ce  qui  doit  être  distingué,  et  ne  se  fait  plus 
comprendre, ne  se  comprenant  plus  lui  même.  Ce  qu'il 
déclare  très  nettement,  c'est  qu'il  n'est  pas  nominaliste, 
c'est  qu'il  admet,  outre  l'universel  conceptuel,  iinum 
extramulta,  l'universel  réel,  unum  in  niuïtis  ;  mais  si 
l'on  veut  ensuite  apprendre  de  lui  quelle  est  la  manière 
d'être  de  cette  réalité,  la  question  le  trouble  et  les  ré- 
ponses qu'il  fait  sont  équivoques  ;  il  se  tire  enfin  d'em- 
barras, en  citant  une  phrase  de  Guillaume  d'Auvergne 
qu'il  obscurcit  en  l'abrégeant.  La  conjecture  de  Tenne- 
mann  est-elle  fondée  ?  Cette  digression  peu  satisfai- 
sante est-elle  du  moins  originale  ?  Quoi  qu'il  en  soit, 
nous  ne  saurions  compter  Vincent  de  Beauvais  au 
nombre  des  philosophes.  Cependant  nous  n'aurions  pu 

(1)  «  Quamdam  inter  se  naturam  commnnem  participant,  quœ  est  hu- 
manitas,  per  quam  unumquodque  dicilur  bomo,  et  illa  a  quolibet  eorum 
participata  dicitur  universale,  et  est  similitudo  specialis  ipsorum.  »  Spe- 
cul.  doctrin.  lib.  III,  c.  ix.  —  Tennemann,  Geschichie  der  Phil.,  t  VIII, 
p.  480. 

(2)  «  Plato  vero  non  loquebatuv  de  universali  secundum  id  quod  est, 
sed  de  similitudine  universalis  quœ  erat  in  mente  divina  ab  feterno,  sicut 
nec  paries  est  in  mente  artiilcis  antequam  fiât,  sed  similitudo  parietis.  » 
Spec.  doctr.  ibid.  —  Tennemann,  ibid. 


188  HISTOIRE 

l'oublier  sans  injustice.  Peu  de  philosophes  ont,  au 
moyen-âge,  rendu  de  plus  grands  services  à  la  philo- 
sophie. Son  gros  livre  est  le  trésor  de  toutes  les  con- 
naissances acquises  au  XIIIe  siècle,  le  recueil  de  toutes 
les  opinions  recommandées  par  l'autorité  de  quelque 
grand  nom.  S'il  ne  nous  enseigne  plus  rien,  gardons- 
nous  bien,  toutefois,  de  le  mépriser,  puisqu'il  a  tant 
contribué  à  l'instruction  de  nos  maîtres  ! 

Au  même  temps  appartient,  comme  il  semble, 
Lambert  d'Auxerre,  désigné,  dans  les  registres  des 
Prêcheurs  d'Auxerre,  comme  un  des  plus  anciens 
religieux  de  leur  maison  (1).  Échard  cite  sous  son 
nom  une  Somme  de  logique  dont  il  ne  connaissait, 
dit-il,  aucun  manuscrit  (2).  M.  Daunou  a  reproduit 
dans  YHistoire  littéraire  (3)  cette  simple  mention  d'un 
nom  propre,  sans  faire  d'autres  recherches.  Cepen- 
dant il  pouvait  trouver,  à  la  Bibliothèque  nationale, 
deux  exemplaires  de  la  Somme  de  Lambert  :  l'un 
dans  le  numéro  1,797  de  la  Sorbonne,  aujourd'hui 
16,617,  l'autre  dans  le  numéro  7,392  de  l'ancien  fonds 
du  roi.  En  voici  Yincipit  :  Ut  novl  auditores  artium 
plemm  intelligaat  ea  quœ  in  summulis  edocentur. 
valde  utilis  est  cognitio  dicendorum  :  et  elle  finit  par 
ces  mots  :  et  hœc  sufficiant.  Explicit  Summa  Lam- 
berti.  Deo  grattas  !  L'auteur  commence  par  une 
division  des  sciences  qu'il  appelle  méthodique  et  qui 
l'est  en  effet  (4).  Il  donne  ensuite  une  analyse  raison- 
Ci)  Lébçeuf,  Mémoires  d'Auxerre,  t.  II,  p.  493,  494. 

(2)  Quétif  et  Échard,  Script,  ord.  Prcedic.  t.  I,  p.  906. 

(3)  Hist.  littèr.  de  la  Fr.,  t.  XIX,  p.  416. 

(4)  Voici  cette  division  des  sciences  :  «  Ut  novi  artium  auditores  plenius 
intelligant  ea  quœ  in  summulis  edocentur,  valde  utilis  est  cognitio  dicen- 
dorum. In  primis  quppritur  quare  artista  dicitur  audire   de  artibus   et  non 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  189 

née  de  Y  Introduction  ;  puis  il  passe  à  Y  Interpré- 
tation, aux  Analytiques,  aux  Arguments,  aux  Topi- 
ques et  finit  par  les  Catégories.  Ce  qui  recommande 
surtout  ce  travail  fait  évidemment  pour  l'usage  des 
écoles,  c'est  la  grande  clarté  des  distinctions.  M.  le 
docteur  Prandtlen  a  reproduit  un  certain  nombre  (1)  où 
l'on  remarque  beaucoup  de  prudence  et  beaucoup  de 

do  arle.  Ad  hoc  dicendum  est  quod  septem  surit  artes  libérales,  quarum 
très  vocantur  trivium,  quœ  sunt  grammatica,  logica,  rhetorica.  El  dicuntur 
trivium  quasi  très  via?  in  unum,  scilieet  in  sermonem.  Omnes  enim  trivia- 
les sunt  de  sermone,  sed  differenter,  quia  grammatica  cirea  sermonem  consi- 
dérât congruum  et  incongruum,  ut  congruum  eligat  et  incongrum  fugiat  ; 
logica  vero  circa  sermonem  considérât  verum  et  falsum,  ut  verum  eligat 
et  falsum  fugiat  :  sed  rlietorica  circa  sermonem  considérât  ornatum  et  inor- 
natum,  ut  ornatum  eligat  et  inornalum  fugiat.  Ali»  quatuor  vocantur  qua- 
druvium, et  hœ  sunt  mathematica',  qua3  sunt  geometria,  arismetica  (arith- 
meticaj,  astrologia  et  musica.  Dicuntur  aulein  quadruvium  quod  quatuor 
viae  sunt  in  unum,  scilieet  in  quantitatc  fquantitatemj.  Omnes  quadruvia- 
les  sunt  de  quantitatc,  sed  differunt.  Est  enim  duplex  quantitas,  scilieet 
continua  et  discrela.  Quantitas  autem  continua  duplex  est,  mobilis  et  im- 
mobilis.  De  quantitatc  continua  immobili  est  geometria,  quia  est  de 
commensuralione  terras  ;  de  quantitatc  continua  mobili  est  astrologia,  quia 
est  de  motu  corporum  supcrcielestium,  scilieet  de  molu  stcllarum  qua?  sunt 
corpora  mobilia  ad  situm,  non  ad  formam  ;  moventur  enim  de  loco  ad 
locum,  cl  ideo  mobilia  sunt  ad  situm  ;  perpétua  autem  sunt,  nec  corrum- 
puntur,  et  ideo  non  sunt  mobilia  ad  formam.  Quantitas  autem  discreta  est 
numerus.  Numerus  autem  potest  accipi  dupliciter,  in  se  et  absolute,  vel  in 
relatione  ad  sonum.  De  numéro  in  se  absolute  sumpto  est  arismeticr*  ;  de 
numéro  relato  ad  sonum  est  musica.  Alio  modo  possunt  dici  triviales  tri- 
vium, quasi  1res  vite  in  unum  scilieet  in  eloquenliam.quia  reddunt  homi- 
nem  eloquentem  ;  quadruviales  dicuntur  quadruvium.  quia  quatuor  viae  in 
unum,  scilieet  in  sapientiam,  quia  reddunt  hominem  sapientem.  »  Man.  de 
Sorbonne,  aujourd'hui  sous  le  numéro  16,617. 

(1)  Comme,  par  exemple,  dans  ce  passage  sur  la  définition  du  genre  : 
«  Quœriturde  diflinitione  generis  qualis  sit.  Genus  est  quod  pnedicatur  de 
pluribus  differentibus  et  cet.  Sed  quod  ista  diffinitio  nulla  sit  videtur,  quia 
pars  integralis  non  potest  prœdicari  de  suo  toto.  Quod  patet.  Nibil  esset 
die  lu  :  Domus  est  paries.  Gum  ergo  animal  sit  pars  integralis  hominis, 
quod  patet,  Animal  est  ralionale,  mortale,  et  perficitur  ex  islis  partibus, 
ergo  est  dicendum  quod  Animal  prœdicatur  de  fiufliine  hoc  idem  videtur... 
Cum  animal  sit  materia  hominis,  non  poterit  de  ipso  pnedicari.  Quod  sit 
materia  hominis  videtur,  quia  homo  sic  diflinitur  :  Homo  est  animal  ratio- 
nale,  mortale.  Animal  ibi  ponilur  lanquam  materia  ;  mortale,  rationale 


190  HISTOIRE 

sagacité.  Mais  ce  sont  là  des  distinctions  purement 
logiques,  dont  l'objet  est  de  déterminer  la  propriété 
des  termes.  Rien,  suivant  Lambert  d'Auxerre,  n'im- 
porte plus  ;  sans  une  langue  bien  faite,  dont  tous  les 
mots  aient  un  sens  précis,  le  même  sens  pour  le  maître 
et  les  écoliers,  l'enseignement  d'aucune  science  n'est 
possible.  On  ne  s'étonne  pas  de  voir  Lambert  insister 
sur  cette  proposition  d'ailleurs  incontestable.  Le  XIIe 
siècle  avait  cru  comprendre  Aristote  dans  les  traduc- 
tions de  Boëce  ;  on  ne  retrouvait  plus  maintenant  le 
même  sens  aux  mêmes  textes  dans  les  versions  ara- 
bes-latines. Que  de  mots  nouveaux  et  barbares  !  Com- 
bien il  était  urgent  de  décider  comment  il  fallait  les 
entendre  !  Lambert  d'Auxerre  doit  être  compté  parmi 
les  maîtres  qui  s'employèrent  avec  le  plus  de  zèle  à 
cet  éclaircissement  du  langage  scolastiqne.  Mais  il  ne 
faut  pas  l'interroger  sur  autre  chose  que  suries  règles 


tanquam  forma.  Ergo  dicimus  quod  dupliciter  est  pars.  Quœdam  est  quid- 
quid  vere  est  pars,  quœdam  autem  per  modum  partis.  Primo  modo  non 
pars  pnedicalur  de  suo  toto  cujus  est  p?rs,  et  propter  hoc  cum  paries  sit 
vere  pars  domus,  non  potest  prsedicarî  de  illa.  Sed  animal  non  est  vere 
pars  hominis,  sed  pars  per  modum  partis,  et  talis  pars  potest  preedicari  de 
eo  cujus  est  pars...  PraMerea  qusefitur  de  specie,  quae  sic  diffinitur  :  Spe- 
cies  est  quae  pradicatur  et  cet....Videtur  quod  genus  et  specics  idem  sint  et 
quod  nulla  différencia  sit  inter  ipsa,  quia  genus  prsedicatur  de  pluribus  et 
cet.  Quod  patet.  Gonvenit  enim  dicere  :  Socrates  est  animal  ;  Plalo  est 
animal.  Cum  hoc  genus  animal  prandicclur  de  Socrate  et  Platone,  qiue  sunt 
differentia  numéro,  nulla  erit  differentia  inter  genus  et  speciem.  Secundo 
dicimus  quod  genus  et  species  priedicanlur  de  pluribus  differentibus  numé- 
ro ;  sed  hoc  patet  esse  dicendum  scilicel  médiate  vel  immédiate.  Spe- 
cies prsedicatur  immédiate,  quia  nullum  médium  est  inter  Socralem  et 
nominem.  Genus  prœdicalur  médiate,  cum  species  sit  médium  inter  in- 
dividua  et  genus.  Pra?terea  quseritur  de  differenlia,  quœ  sic  diffinitur: 
Differentia  est  qua  a  se  différant  s  ingala.  Sed  ista  difïerentia  est  ab  acci- 
dente, quare  difûnitio  nulla,  cum  differenlia  non  sit  inter  accidens  secun- 
dum  diffinitionem.  Secundo  dicimus  quod  differentia  et  accidens  conveniunt 
in  hoc  quod  accidens  déterminât  differentiam  prout  est  in  subjecto...  » 
Num.  7392,  fol.  2,  verso. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  191 

de  la  diction  et  les  formes  du  raisonnement.  Quand  le 
Maître  donne  à  résoudre  une  question  d'un  autre 
ordre,  Lambert  l'écarté.  Il  ne  la  traitera  pas,  ne 
voulant  pas  la  traiter  ;  il  est  logicien,  il  n'est  pas 
philosophe. 

Le  vrai  philosophe,  en  ce  temps  là,  c'est  Jean  de  La 
Rochelle. 


CHAPITRE  X 


Jean  de  La  Rochelle. 


Né  dans  la  ville  dont  il  porte  le  nom,  vers  la  fin  du 
XIIe  siècle  ou  le  commencement  du  XIIIe,  Jean  de  La 
Rochelle  fît  profession,  dès  sa  jeunesse,  d'observer 
la  règle  de  Saint-François.  Nous  le  trouverons  plus 
tard  au  couvent  de  Paris,  d'abord  écolier,  ensuite  ba- 
chelier, enfin  nommé  docteur  en  l'année  1236  (1).  Les 
franciscains  ont  composé  beaucoup  de  légendes,  qui 
toutes  contiennent  plus  ou  moins  de  miracles.  Ce  fut 
donc  une  lumière  surnaturelle  qui  désigna  Jean  de  La 
Rochelle  comme  devant  remplacer  Alexandre  de  Halès, 
quand  celui-ci  fut  contraint  d'interrompre  ses  leçons. 
Quoi  qu'il  en  soit,  le  disciple  occupait  avec  honneur, 
dès  l'année  1238,1a  chaire  laissée  vacante  par  l'illustre 
maître. 

Beaucoup  de  livres  sont  attribués  à  Jean  de  La  Ro- 
chelle, mais  ils  sont  tous  inédits.  Au  XVe  siècle,  ses 
confrères  eux-mêmes  avaient  oublié  son  nom.  C'était, 
comme  nous  allons  le  faire  voir,  un  injuste  oubli.  Nous 
ne  voulons  pas  dire  que  tous  les  livres  de  ce  docteur 

(1)  M.  Luguet,  Vie  de  Jean  de  La  Bûchette,  p.  8  ,  en  tote  de  son  Essai 
sur  le  traité  de  l'Ame. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  193 

nous  intéressent  également  ;  il  est  probable  que  nous 
lirions  sans  aucun  profit  ses  nombreuses  postilles  sur 
l'Écriture  sainte  ;  ses  sermons,  plus  dignes  d'estime, 
manquent  néanmoins  d'originalité  ;  mais  ses  écrits  phi- 
losophiques sont  très  remarquables. 

La  bibliothèque  des  chanoines  réguliers  de  Saint- 
Victor  possédait  deux  traités  attribués  à  Jean  de  La 
Rochelle,  ayant  l'un  et  Fautre  le  même  titre  De  anima. 
Le  premier,  qui  commence  par  ces  mots  :  Sicut  diœit 
Joannes  Damascenus,  semble  à  Casimir  Oudin  d'un  doc- 
teur plus  moderne  (1);  mais  on  s'accorde  à  regarder 
Jean  de  La  Rochelle  comme  auteur  du  second,  dont 
voici  les  premiers  mots  :  Si  ignoras  te,  o  pulcherrima 
mulierum,  vade  et  abi  profiter  grèges  caprarum.  Il 
est  encore  sous  son  nom  dans  les  numéros  828  de 
Vienne,  39  et  541  de  Bruges,  et  41  du  collège  Corpus 
Christi,  à  Oxford.  L'exemplaire  autrefois  conservé  dans 
la  bibliothèque  de  Saint- Victor  est  inscrit  aujourd'hui 
sous  le  numéro  14,891  de  la  Bibliothèque  nationale  ;  il 
s'étend  du  fol.  1  au  fol.  57  du  volume,  sur  deux  colon- 
nes, et,  comme  l'écriture  en  est  assez  fine,  c'est,  on 
le  voit,  un  ouvrage  considérable,  une  véritable  somme 
psychologique.  Nous  n'en  avons  pas  commencé  la  lec- 
ture sans  éprouver  un  vif  sentiment  de  curiosité.  Elle 
devait  être  pleinement  satisfaite.  Jean  de  La  Rochelle 
est  à  la  vérité  théologien  avant  d'être  philosophe  ; 
mais  c'est  un  théologien  moins  inquiet,  conséquem- 
ment  plus  libre  ;  ce  qui  le  rend  plus  intéressant. 

Saint  Antonin  (2)  fait  remarquer,  dans  sa  Chronique, 
que  Jean  de  La  Rochelle  a  renchéri  sur  la  subtilité  des 
anciens  maîtres.  C'est  une  juste  remarque.  Mais  qui 

(1)  Oudin,  Comment,  de  script,  eccles.,  t.  III,  p-  160. 

(2)  Cité  par  M.  Luguet  ;  Joann.  a  Rup.  Summa  de  anima,  p.  S. 

T.  I.  13 


194  HISTOIRE 

l'eut  faite  à  ses  oreilles  les  eût-il  offensées  ?  Nous  ne 
le  supposons  pas  ;  il  devait  lui  plaire  d'être  subtil  et  de 
le  paraître  ;  on  lit  en  effet,  dans  un  de  ses  sermons  : 
«  Il  n'y  avait  pas  de  forgerons  dans  tout  Israël  ;  les 
«  Philistins  avaient  interdit  ce  métier,  craignantqueles 
«  Hébreux  fissent  des  glaives  et  des  lances.  Les  forge- 
«  rons,  ce  sont  nos  maîtres  de  philosophie.  Voyez  les 
«  détirer  cesraisons  de  doute  inflexibles,  indomptables, 
«  qui  façonnent  les  esprits  en  manière  de  glaives,  et 
«  frappent  de  loin  avec  leurs  arguments  comme  avec 
«  des  lances  resplendissantes.  C'est  pourquoi  Satan 
«  s'efforce  d'anéantir  l'étude  de  la  philosophie,  ne 
«  voulant  pas  que  les  fidèles  du  Christ  aient  l'esprit 
«  aiguisé  (1).  »  C'est  donc  sous  l'inspiration  de  Satan 
qu'ont  été  dictés  les  décrets  de  1210,  de  1215  ;  et  voilà 
ce  qu'ose  dire  en  chaire,  vers  l'année  1240,  un  religieux 
plein  de  zèle  pour  les  intérêts  de  la  foi.  Que  les  temps 
sont  changés  !  Entendons  maintenant  ce  religieux  dis- 
serter en  philosophe  sur  la  nature  de  l'âme. 

L'âme  est  le  principe  du  mouvement,  de  Faction. 
C'est  la  vie  ;  par  elle  vivent  toutes  les  choses  substan- 
tiellement déterminées,  tous  les  atomes  doués  d'une 
matière  et  d'une  forme. On  l'appelle,  dans  les  plantes, 
l'âme  végétative  ;  dans  les  animaux,  l'âme  sensible  ; 
dans  l'homme,  l'âme  raisonnable.  L'âme  raisonnable 
est  une  substance  simple,  incorporelle,  qui,  contrac- 
tant avec  le  corps  une  mystérieuse  union,  l'anime,  le 
fait  agir  et  règle  la  mise  en  train  de  son  activité.  C'est 
la  définition  de  l'âme  raisonnable  que  reproduisent,  les 
uns  après  les  autres,  tous  les  docteurs  du  XIIIe  siècle. 
Ils  l'ont  reçue  d'Avicenne,  elle  leur  paraît  strictement 

(1"""M.  II.  Lùgttest;  Joannis  a  Bupella  Summa  de  anima,  p.  21. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  195 

aristotélique,  et  pas  un  d'eux  ne  s'en  écarte.  Mais 
viennent  ensuite  les  développements  de  cette  thèse, 
et  ces  développements  sont  loin  d'être  tous  conformes, 
concordants. 

Sans  entreprendre  une  analyse  complète  du  traité 
de  Jean  de  La  Rochelle,  nous  allons  en  faire  connaître 
certaines  parties,  qui  montreront  avec  quelle  attention 
il  avait  étudié  les  problèmes  complexes  qui  ont  pour 
objet  les  opérations  de  l'âme.  Après  avoir  très-ample- 
ment exposé  quelle  est  la  nature  de  l'âme,  quelle  est  sa 
part  contributive  dans  la  génération  du  composé,  il 
arrive  aux  énergies  particulières  de  la  substance  incor- 
porelle, et  se  demande  d'abord  s'il  y  a  lieu  de  distin- 
guer au  sein  de  Fâme  plusieurs  puissances.  Cette  plu- 
ralité reconnue,  l'auteur  s'adresse  cette  question  vrai- 
ment scolastique  :  comment  distinguer  les  puissances 
de  l'âme  ?  Est-ce  une  distinction  qui  se  fonde  sur  la 
différence  des  actions,  sur  celle  des  objets  ou  sur  celle 
des  organes  ?  Suivant  Guillaume  d'Auvergne,  l'âme 
est  substantiellement  une,  et,  quand  on  parle  de  ses 
puissances,  on  s'exprime  dans  un  langage  figuré.  On 
veut  simplement  dire  que  les  opérations  de  l'âme 
n'ont  pas  toutes  lieu  suivant  le  même  mode  (1).  C'est 
donc  la  différence  des  actions  qui,  de  l'avis  de  Guillaume 
d'Auvergne,  sert  de  prétexte  à  la  distinction  des  puis- 
sances. Cela  n'est  pas  admis  par  Jean  de  La  Rochelle. 
Les  actions  de  l'âme  n'ont  pas  toujours  le  même  degré 
d'énergie  ;  ainsi  l'opinion  diffère  de  la  certitude.  Or,  si 
la  distinction  des  puissances  dépendait  uniquement  de 
la  différence  des  actions,  il  faudrait  dire  que  la  certi- 
tude et  l'opinion  ne  viennent  pas  de  la  même  puissance  ; 

(1)  Guill.  Alv.j  De  anima,  l.  II  Oper.,  p.  suppléai.,  p.  92. 


196  HISTOIRE 

ce  qui  conduirait  à  multiplier  les  puissances  de  l'âme  à 
l'infini.  On  remarque,  en  effet,  que  les  actions  de  l'âme 
diffèrent  quant  à  l'énergie,  quant  à  la  promptitude, 
quanta  la  perfection,  quant  aux  objets  dont  la  présence 
les  détermine  {vider e  album,  videre  nigrum),  quant  au 
genre  [sic ut  differunt  sentire  etintelligere et vegetare), 
etc.,  etc.  Dira-t-on  que  la  diversité  des  puissances  vient 
de  la  différence  des  objets?  Mais  alors  il  faudra  suppo- 
ser, dans  l'âme,  autant  de  puissances  qu'il  y  a  d'espè- 
ces perceptibles.  De  la  différence  des  organes?  Pas  da- 
vantage, puisque  la  plus  noble  énergie  de  l'âme,  l'éner- 
gie intellective,  ne  fait  usage  d'aucun  organe  {quœnon 
utitur  organo).  Si  donc  la  diversité  des  puissances  ve- 
nait de  la  diversité  des  organes,  l'énergie  intellective, 
qui  n'a  pas  d'organe,  cura  non  habeat  organum,  ne  se 
distinguerait  pas  des  autres  énergies.  Il  y  a,  d'ailleurs, 
des  organes  qui  servent  àl'exercice  d'énergies  diverses, 
comme,  par  exemple,  la  langue,  organe  de  la  parole 
et  du  goût.  Ces  systèmes  écartés,  l'auteur  établit  que 
les  énergies  de  l'âme  se  distinguent  par  elles-mêmes, 
sans  dépendre  d'aucune  autre  cause  que  de  la  nature 
même  de  l'âme,  mais  que  la  notion  de  ces  différences 
se  recueille  de  la  considération  des  actions,  ou  de  celle 
des  objets,  ou  de  celle  des  organes  (1).  Voilà  la  réponse 
de  Jean  de  La  Rochelle  à  la  difficulté  proposée.  Nous 
supprimons  beaucoup  de  détails,  pour  arriver  prompte- 
ment  à  la  conclusion.  Cette  conclusion  est  incertaine  ; 
mais  elle  nous  intéresse  par  cette  indécision  même.  Si 
le  langage  de  notre  docteur  était  plus  ferme,  plus  ré- 
solu, il  serait  certainement  moins  original  ou  moins 
sage.    Quand   une  science  en  est  à  ses  commence- 

(1)  FoJ.  32,  verso,  col.  2. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  197 

Hients,  l'assurance  ne  se  rencontre  que  chez  les  igno- 
rants ou  les  plagiaires. 

Il  y  a,  dans  le  chapitre  que  nous  venons  d'analyser 
très-brièvement,  une  foule  d'observations  délicates  qui 
attestent  une  véritable  étude  du  problème  énoncé  (1). 

(1)  Nous  ne  devons  pas  craindre  de  prodiguer  les  citations,  puisqu'il 
s'agit  d'un  ouvrage  presque  entièrement  inédit.  Jean  de  la  Rochelle 
traite  ainsi  la  question  de  lst  distinction  des  puissances  :  «  Respondeo. 
Distinguuntur  vires  seipsis,  non  per  actiones  sicut  causa,  et  per  objecta  et 
organa  ;  cognitio  tamen  distinctionis  virium  est  secundum  differentiam 
aclionum,  objectorum  et  organorum.  Et  hoc  dicit  Philosophus  quod  actus 
sunt  prœvii  potentiis  et  objecta  actibus  secundum  rationem  cognoscendi. 
Dicendum  ergo  quod  aliquœ  vires  differunt  et  organo  et  objecto  et  actu, 
omnes  vero  differunt  actu  et  objecto,  verum  accidit  virtutibus  scu  potentiis 
quod  différant  organo.  Dicendum  tamen  quod  actionum  differentium  in 
fortitudine  et  debilitate,  velocitate  et  traditate,  principium  est  una  vis  ;  sed 
accidit  vi  ut  faciat  suam  actionem  fortiorem,  vel  debiliorem,  aliquando  vero 
secundum  quod  fuerit  actio,  aliquando  secundum  ideoneitatem  vel  defectum 
instrumenti,  aliquando  per  prohibentia  extrinsecus  quœ  addunt  vel  mi- 
nuunt  ad  operationem  virtutis.  Aclionum  enim  differentium  secundum  pri- 
vationem  et  habitum  principium  est  una  vis,  quod  privatio  et  habitus  nata 
sint  fieri  circa  idem.  Actionum  etiam  differentium  per  comparationem  sui 
ad  contraria  principium  est  una  vis  simili  ratione,  quum  contraria  nata  sint 
fieri  circa  idem.  Sed  actionum  differentium  in  génère  duplex  est  differentia. 
Qusedam  enim  differunt  in  génère  ultimo  seu  proximo  ;  et  dico  genus 
proximum  quod  dividitur  in  species  specialissimas,  ut  color  in  génère  colo- 
rum  et  sapor  in  génère  saporum  ;  et  secundum  hune  modum  differunt  actio- 
nes in  génère,  ut  videre  et  gustare.  Quœdam  differunt  in  génère  remoto,  et 
dico  genus  remotum  quod  dividitur  in  species  specialissimas,  sed  subalter- 
nas, quœ  etiam  sunt  gênera;  cujus  modi  stat  passibilis  qualitas,  quiE  divi- 
ditur in  qualitates  quœ  inferunt  passiones  sensui,  ut  colores,  sapores,  soni, 
odores  et  hujusmodi,  et  sicut  est  dispositio  et  habitus  qui  dividitur  in  scien- 
tias  et  virtutes.  Secundum  hune  modum  differunt  actiones  in  génère  senlire 
et  intelligere.  Dicendum  ergo  quod  differentia  aclionum  in  génère  propin- 
quo  ostendit  differentiam  virium  in  specie  ;  scilicet  videre  et  audire,  circa 
vires  sensibiles  auditivam  et  visivam,  et  sic  de  aliis  ;  intelligere  et  velle, 
circa  vires  intelligibiles  cognitivam  et  affectivam.  Differentia  vero  actio- 
num in  génère  remoto  ostendit  differentiam  virium  in  génère,  quemadmo- 
dum  comprehendere  et  movere  ostendunt  differentiam  virium  apprehensivœ 
et  motivœ,  quœ  sunt  gênera  ad  alias;  et  sentire  et  ratiocinari  differentiam 
virtutis  sentitivœ  et  rationabilis,  quœ  sunt  gênera  ad  alias.  Sic  ergo  mani- 
festum  est  secundum  quam  differentiam  actionum  sit  differentia  virium  ;  et 
simililcr  intelligendum  est  de  differentia  objectorum  :  differentia  enim 
virium  cognoscitur  per  differentiam  actionum   in  objecta  vel    ex  objectis, 


198  HISTOIRE 

Nous  en  signalerons  plus  d'une  semblable  dans  les 
chapitres  que  nous  voulons  encore  analyser.  Ainsi,  dis- 
tinguant les  deux  moyens  de  connaître,  la  vision  cor- 
porelle et  la  vision  intellectuelle,  il  remarque  qu'il  faut 
se  méfier  des  sens  et  de  tout  ce  qui  vient  d'eux,  c'est-à- 
dire  des  formes  recueillies  ou  créées  par  l'imagination, 
tandis  qu'il  faut  avoir  une  entière  confiance  dans  la 
vision  intellectuelle  (1).  Prise  à  la  lettre,  cette  pro- 
position /pourrait  sans  doute  être  contestée  ;  mais 
si  ce  n'est,  comme  nous  le  verrons,    qu'une  critique 


secundum  dislinctionem  quœ  posita  est.  Sic  ergo  patet  responsioad  quœsita. 
Nota  ergo  quod  est  potentia  operans  sine  organo  et  sine  objecto,  ut  poten- 
tia  intellecliva,  et  hsec  est  potentia  puva  Dei  ;  unde  potentia  cognoscendi  in 
eo  est  sine  organo  et  sine  objecte  Non  enim  cognoscit  res  per  ipsas  res, 
vel  per  similitudines  a  rébus,  sed  cognoscendo  seipsum.  Eodem  modo  po- 
tentia operandi  ipsius  est  sine  organo,  nec  requirit  materiam  subjectam  et 
subslratam.  Et  est  potentia  quœ  est  operans,  habens  organum  et  objectum, 
sicut  potentiae  anima?  opérantes  per  corpus,  ut  potentia  visiva  pupillam  et 
objectorum  colorem,  ut  videat  ;  et  est  potentia  operans  sine  organo,  non 
tamen  sine  objecto,  ut  potentia  intellectiva,  sicut  postea  manifestabitur. 
Differentia  ergo  objectorum  secundum  illum  modum  qui  dictus  est  semper 
concomitatur  differentiam  virium.  Sic  ergo  monstratum  est  unde  sit  distinc- 
tio  virium  in  anima  ;  est  enim  in  seipsis  ;  sed  cognitio  ipsius  distinctionis 
est  ex  actionibus  et  objectis.  »  Nous  avons  corrigé  quelques  leçons  de 
notre  manuscrit  sur  le  texte  publié  par  M.  Luguet  ;  ouvr.  cité,  p.  312. 

(1)  «  Fol.  34,  verso,  col.  1.  De  différentiel  triplici  secundum  virtutem 
et  fallaciam.  Intellectuali  visione  nunquam  fallitur  anima.  Aut  enim  intel- 
ligit  anima  quod  verum  est,  aut,  si  verum  non  est,  non  intelligit.  In  visione 
autem  corporali  saepe  fallitur  anima,  cum  in  ipsis  corporibus  fieri  putat 
quod  fit  in  corporeis  sensibus,  sicut  navigantibus  videtur  moveri  terra  quœ 
stat,  et  intuentibus  cœlum  sidéra  stare  qua3  moventur,  et  divariatis  oculo- 
rum  radiis  res  una  habere  duas  formas,  ut  unus  homo  duo  capita,  et  in 
aqua  ramorum  fractus,  et  multa  hujusmodi.  In  visione  autem  spirituali,  seu 
imaginaria,  aliquando  fallitur  et  illuditur  anima,  aliquando  non  ;  nam  ali- 
quando  videt  vera,  aliquando  falsa,  aliquando  perturbata,  aliquando  tran- 
quilla.  Certum  namque  est  hanc  esse  in  nobis  spiritualem  naturam  qua 
corporum  similitudines  aut  formantur  aut  formata}  ingerantur  ;  sive  cum 
prœsentia  aliquo  corporis  sensu  tangimus,  et  continuo  eorum  similitudo  in 
spiritu  formatur,  sive  cum  absentia  jam  nota  et  qua?  non  novimus  cogita- 
mus.  Innumerabilia  enim  pro  arbitrio  nostro  et  opinione  nostra  fingimus 
quœ  non  sunt,  aut  esse  nesciuntur...  » 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUB  199 

préalable  des  sens,  il  y  a  lieu  de  dire  que  cette 
critique  est  fondée,  et,  en  effet,  les  exemples  choi- 
sis par  l'auteur  la  justifient  pleinement.  Nous  de- 
vons littéralement  traduire  le  passage  qui  vient  à  la 
suite  ;  il  s'agit  des  facultés  au  moyen  desquelles  l'âme 
connaît,  et  Jean  de  La  Rochelle  recherche  quelles  sont 
les  attributions  spéciales  de  chacune  de  ces  facultés  : 
Suivant  Saint  Augustin,  les  énergies  cognitives  sont 
au  nombre  de  cinq:  le  sens,  l'imagination,  la  raison, 
l'intellect  et  l'intelligence Le  sens  est  cette  facul- 
té de  l'âme  qui  perçoit  les  formes  présentes  des 
choses  corporelles.  L'imagination  les  perçoit,  au 
contraire,  comme  absentes.  Ainsi  les  objets  du  sens 
sont  dans  le  mouvement,  tandis  que  l'imagination 
s'exerce  au-delà  de  la  matière,  extra  materiam  ; 
mais,  au  fait,  c'est  la  même  énergie  qui,  recevant 
les  formes  extérieures,  s'appelle  le  sens,  et  qui, 
les  ayant  transmises  au  dedans,  ad  intimum  trans- 
ducta,  prend  le  nom  d'imagination.  Notons  bien 
que  le  sens  et  l'imagination  appartiennent,  quant 
au  genre,  à  la  connaissance  sensible.  Pour  ce  qui 
regarde  la  raison,  c'est  cette  énergie  de  l'âme  qui 
perçoit  la  nature  des  choses  corporelles,  les  formes, 
les  différences  et  les  qualités  propres,  les  principes, 
les  accidents,  c'est-à-dire  tous  les  universaux  incor- 
porels, mais,  toutefois,  ne  les  perçoit  pas  comme 
subsistant  hors  des  corps...  Le  propre  de  l'intellect 
est  de  percevoir  les  choses  insensibles  créées,  com- 
me les  anges,  les  démons,  les  âmes  et  toute  créature 
spirituelle.  Enfin,  l'intelligence  contemple  Dieu  dans 
son  immuable  vérité.  Ainsi,  l'àme  perçoit,  parle  sens, 
les  corps  ;  par  l'imagination,  les  images  représen- 
tatives des  corps  ;  par  l'intellect,  les  esprits  créés  ; 


200  HISTOIRE 

«  par  l'intelligence,  l'esprit  incréé...  Observons,  pour 
«  conclure,  que  les  trois  dernières  facultés,  la  raison, 
«  Fintellect  et  l'intelligence,  appartiennent,  quant  au 
«  genre,  àlapuissanceintellectuelle  ourationnelle  (1).» 
Ce  passage  est  important,  car  il  contient  les  prémisses 
de  la  psychologie  scolastique.  On  y  voit  reproduite  la 
distinction  d'Aristote  entre  sentir  et  penser,  distinction 
claire,  commode,  qui  ne  sera  désormais  contestée  dans 
l'intérêt  d'aucune  thèse  ;  mais  on  y  voit,  en  outre, 
l'imagination,  c'est-à-dire  la  faculté  qui  forme  les 
images,  considérée  comme  un  intermédiaire  entre  les 
sens  et  la  raison,  de  là  que  de  malentendus  et  que  d'er- 
reurs !  Ce  sont  ces  erreurs  que  l'école  écossaise  a  si 
vivement  combattues,  et  quand  nous  exposerons  la 

(1)  Eodem  folio,  col.  2.  «  De  viribus  cognitivis  per  quinque  differentias. 
Per  quinque  vero  differentias  aliter  dividit  Augustinus  vires  cognitivas  : 
videlicet  in  sensum,  imaginalionem,  rationem,  intellectum  et  intelligen- 
tiam...  Est  autem  sensus,  sicut  dicit  Augustinus,  illa  vis  animœ  quœ  rerum 
corporearum  percipit  formas  praesentes.  Imaginatio  vero  est  vis  animœ  quœ 
rerum  corporearum  percipit  formas  sicut  absentes.  Sensus  namque  formas 
in  motu  percipit,  imaginatio  extra  materiam,  et  eadem  vis  quœ  exterius 
formata  sensus  dicitur,  usqne  ad  intimum  transducta  imaginatio  vocatur  ; 
et  intellige  eadem  in  génère  cognitionis  sensitivœ.  Ratio  vero  est  ea  vis  ani- 
mae  quœ  rerum  corporearum  naturas,  formas,  differentias  et  propria,  prin- 
cipia,  accidentia  percipit,  scilicet  universalia  omnia  incorporea,  sed  non 
extra  corpus  in  ratione  subsistentiœ.  Abstrahit  enim  a  corporibus  illa 
scilicet  quœ  fundantur  in  corporibus,  non  actione,  sed  consideratione  ; 
natura  enim  corporis  secundum  quod  corpus  est  corpus  ;  nullum  ulique 
est  corpus  nisi  singulare.  Intellectus  vero  est  vis  animaî  quœ  invisibilia 
percipit  creata,  sicut  angelos,  dsemones,  animas  et  omnem  spiritualem 
creaturam.  lntelligentia  vero  est  vis  animas  quœ  cernit  ipsum  verum  et  in- 
commutabile  bonum,  Deum  scilicet.  Sic  ergo  anima  sensu  percipit  corpora, 
imaginatione  corporum  similitudines,  ralione  corporum  naturas,  intellectu 
spiritum  crealum,  intelligentia  vero  spiritum  increatum.  Hujus  distinc- 
tionis  ratio  in  se  manifesta  est.  Nota  quod  très  ultimœ  differentiœ,  scilicet 
ratio,  intellectus  et  intelligentia,  comprehenduntur  sub  virtute  intellectiva, 
sive  rationali.  Cujus  virtutis  nota  triplicem  actum,  secundum  Augus- 
tinum,  investigare,  discernere  et  retinere  :  secundum  investigationem 
est  ingenium,  secundum  discretionem,  ratio  ;  secundum  retentionem,  me- 
moria...  » 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  201 

théorie  des  espèces  mentales  avec  l'étendue  qu'elle 
réclame,  nous  nous  appuierons  de  très-grand  cœur  sur 
l'excellente  critique  du  docteur  Reid  ;  mais  nous  regret- 
terons que  cet  implacable  exterminateur  des  fantômes 
intellectuels  ait  mis  au  compte  d'Aristote  une  opinion 
qu'Aristote  n'a  pas  eue.  Voici  un  témoin  précieux,  le 
premier  d'entre  nos  docteurs  qui  ait  composé,  sur  la 
nature  et  sur  les  facultés  de  l'âme,  un  traité  vraiment 
didactique.  Or  de  qui  dit-il  tenir  ces  déflnitionsinexactes 
de  l'imagination,  de  l'image,  de  l'idée,  d'où  l'on  doit 


(i)  Nous  pourrions  citer  un  grand  nombre  de  passages  des  écrits  de  saint 
Augustin,  dans  lesquels  la  thèse  des  idées-images  est  très-clairement  exposée. 
On  lit  au  livre  IX  du  traité  de  la  Trinité  :  «  Gum  per  sensum  corporis  dis- 
cimus  corpora,  fit  eorum  aliqua  similitude  in  animo  nostro,  quœ  fantasia 
mémorise  est  :  non  enim  omnino  ipsa  corpora  in  anima  sunt  cum  ea  cogi- 
tamus,  sed  eorum  similitudines...  »  T.  III,  p.  140,  c.  2  de  l'éd.  de  Louvain. 
Voici  le  passage  auquel  Jean  de  La  Rochelle  vient  de  faire  allusion  :  «  Quœ- 
dam  vis  ignea  aère  temperata  a  corde  ad  cerebrum  ascendit,  tanquam  in 
cœlum  corporis  noslri,  ibique  purificata  et  collata  per  oculos,  aures,  nares 
cœteraque  instrumenta  sensuum,  foras  progredilur,  et  contactu  exteriorum 
formata  quinq ne  sensus  corporis  facit...  Porro  vis  ignea,  quse  exterius,  for- 
mata sensus  dicitur,  eadem  formata  per  ipsa  sensuum  instrumenta,  per  quœ 
egreditur  et  in  quibus  formatur,  natura  opérante  introrsum  ad  cellam 
fantasticam  usque  retrahitur  et  reducilur,  atque  imaginatio  efficitur.  Post- 
ea  eadem  imaginatio,  ab  anteriori  parte  capitis  ad  médium  transiens, 
ipsam  animse  rationalis  substantiam  contigit  et  excitât  discretionem,  in 
tantum  jain  purificata  et  subtilis  effecta  ut  ipsi  spiritui  immédiate  conjun- 
gatur,  veraciter  tamen  naturam  corporis  retinens  et  proprietatem.  Quaî 
quidem  imaginatio  in  brutis  animalibus  fantasticam  cellam  non  transcendit  ; 
in  ralionalibus  autem  purior  fit,  et  usque  ad  rationalem  et  incorpoream 
animi  substantiam  contingendam  defertur  et  progreditur.  Est  itaque  imagi- 
natio similitudo  corporis.  »  Ce  passage  est  extrait  du  traité  De  Spiritu  et 
anima,  cap.  XXXIII.  Il  est  vrai  que  ce  traité,  souvent  copié  et  même  sou- 
vent publié  sous  le  nom  de  saint  Augustin,  n'est  pas  de  lui.  C'est  l'ouvrage 
d'un  compilateur  beaucoup  plus  moderne.  (Voir  Hugues  de  Saint-Victor  ; 
Nouvel  examen  de  l'èdit.  de  ses  œuvres,  p.  68).  Mais  si  Jean  de  La  Rochelle 
a  commis  ici,  comme  tant  d'autres,  une  erreur  d'attribution,  il  ne  s'est  pas 
trompé  en  alléguant  l'autorité  de  saint  Augustin  en  faveur  des  idées-images. 
Malebranche,  dans  ses  réponses  à  Arnault,  a  produit  d'autres  passages, 
très  authentiques  de  ce  Père,  qui  contiennent  la  même  doctrine  que  le 
fragment  cité  du  traité  De  spiritu. 


202  HISTOIRE 

tirer  clans  la  suite  une  si  grande  variété  de  conséquen- 
ces également  chimériques  ?  Non  pas  d'Aristote,  mais 
de  saint  Augustin  (l).Ce  n'est  pas  que  saint  Augustin  en 
soit  l'auteur.  Il  les  avait  lui-même  empruntées,  comme 
tout  le  reste  de  sa  philosophie  ;  mais  Aristote  est  bien 
le  philosophe  à  qui  saint  Augustin  emprunte  le  moins. 
Quoi  qu'il  en  soit,  après  avoir  partagé  les  facultés  de 
l'âme  en  deux  sections  distinctes,  celle  des  facultés 
sensibles  et  celle  des  facultés  intellectives,  Jean 
de  La  Rochelle  décrit  à  part  la  manière  d'être  et 
d'opérer  de  chacune  des  facultés  comprises  dans  ces 
deux  catégories.  Nous  prévoyons  où  doit  le  conduire 
sa  théorie  de  l'imagination  ;  mais  nous  n'en  sommes 
pas  moins  curieux  de  le  voir  ouvrir  le  chemin  où 
doivent  s'engager  et  s'égarer  après  lui  la  plupart  des 
logiciens  de  l'école.  Il  s'occupe  d'abord  des  facultés 
sensibles,  dont  la  première  est  la  sensation,  la  seconde 
l'imagination,  et  il  définit  l'imagination  une  autre  éner- 
gie appréhensive  dont  l'àme  néglige  ordinairement 
d'observer  l'action  continue,  toute  son  attention  étant 
concentrée  sur  les  objets  sensibles  (1).  Il  traite  ensuite 

(1)  Fol.  42,  col.  I.  «  De  apprehensiva.  Fantasia  igilur.,  cum  sit  appre- 
hensiva,  est  apprehensiva  per  modum  naturalem,  cum  ejus  operatio  potis- 
sima  non  est  subjecta  rationi,  sicut  palet  in  somnis,  ubi  maxime  patet 
ejus  operatio.  Opérât  enim  semper,  sed  intenta  anima  circa  sensibilia  in 
vigilia  non  attendit  continuam  operationem  fantasiae.  Relinquitur  ergo 
quod  cum  in  somno,  ubi  maxime  et  potissime  sua  operatio  claret,  nec 
regatur  ratione,  nec  subjiciatur  ei,  quod  nunquam  regalur  ratione.  Ideoque 
apprehensio  fantasiœin  modum  naturalem  est  in  quantum  hujusmodi.  Sed 
notandum  est  quod  hœc  vis,  in  quantum  consideratur  ut  nalura  quœdam, 
fantasia  dicilur,  nec  obediens  est  ralioni.  In  quantum  vero  consideratur  ut 
sensus,  sic  dicitur  sensus  interior  et  communis,  et  subjicitur  ralioni.  Co- 
gnitiva  vero,  seu  apprehensiva  modo  animali,  ha3C  est  in  obedientia  rationis: 
subdividitur...  :  qusedam  est  apprehensiva  exterior,  quaedam  apprehen- 
siva interior  ;  apprehensiva  vero  exterior  multipliées  per  virtutes,  per  virtu- 
tem  visivam,  auditivam,  olfactivam,  gustalivam,  tactivam,  secundum  quas 
sunt  quinque  sensus. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  203 

des  intermédiaires  corporels  des  sens,  De  mediis  sen- 
suum.  Il  ne  s'agit  plus  ici  de  simples  définitions  ;  ce 
sont  des  explications  que  l'auteur  va  nous  donner, 
et,  en  nous  les  donnant,  il  va  nous  exposer  tout  son 
système.  Il  faut  donc  s'efforcer  de  le  bien  comprendre. 
Quels  sont  les  intermédiaires  des  sens?  Jean  de  La 
Rochelle  ne  l'apprendra  pas  de  Saint  Augustin,  qui 
n'admet  pas  ces  intermédiaires  et  qui,  dans  une  de  ses 
épitres  à  Dioscorus,  accuse  vivement  Démocrite  de  les 
avoir  mal  à  propos  inventés  (i).  Mais  laissons  de  côté 
l'histoire  ancienne  de  cette  doctrine  ;  ce  qui  nous  im- 
porte c'est  de  faire  connaître  comment  s'est  introduite 
dans  la  psychologie  scolastique  une  si  vieille  chimère  et 
depuis  longtemps  si  mal  famée.  Voici  dans  quels  termes 
s'exprime  Jean  de  La  Rochelle  :  «  Il  faut  s'expliquer 

<  maintenant  sur   la  différence   des    intermédiaires, 

<  différence  clairement  prouvée  par  ce  que  nous  avons 

<  dit.  L'intermédiaire  de  la  vision  est  à  la  fois  clair  et 

<  transparent.  Il  y  a,  par  exemple,  des  corps  solides 

<  dont  la  surface  est  opaque,  comme  la  terre...  Il  y  en 

<  a  de  transparents,  comme  l'air,  l'eau,  le  cristal.  Il  y 
(  en  a  de  clairs  à  la  surface  seulement..,  comme  l'or 

<  et  l'argent...  Mais  l'intermédiaire   delà  vision  doit 

<  être  à  la  fois  clair  et  transparent.  L'air  est  l'intermé- 
(  diaire  de  l'ouie.  Celui  de  l'odorat  est  une  vapeur  qui 
c  se  dégage  de  l'objet  odorant  à  l'instar  d'une  fumée 

<  très  subtile  ;  celui  du  goût  est  la  salive  ;  celui  du 

<  tact,  la  chair  qui  couvre  les  nerfs.  Si  l'on  se  demande 
(  quelle  est  la  raison  d'être  de  ces  intermédiaires,  et 

[i)  C'est  Tépitre  56  de  redit,  de  Louvain,  celle  qui  a  pour  titre  :  Quo- 
nodo  Deue  est  ubique.  Qu'on  ne  s'étonne  pas  de  voir  saint  Augustin  reje- 
er  les  espèces  intermédiaires  externes,  et  néanmoins  admettre  les  espèces 
nlermédiaires  internes.  Cette  apparente  contradiction  s'expliquera  plus 
ard. 


HISTOIRE  204 

«  pourquoi  les  sens  n'arrivent  pas  sans  eux  à  la 
«  connaissance  des  objets,  il  faut  répondre  qu'ils 
«  sont  nécessaires  par  ce  que  l'objet  sensible  mis 
«  contre  le  sens  n'est  pas  senti.  En  effet  la  sensation  a 
<c  lieu  parla  réception  de  l'image  d'un  objet  quelconque, 
«  non  par  la  réception  de  l'objet  selon  son  essence. 
«  En  effet,  si  le  sens  recevait  l'essence  même  de  l'ob- 
«  jet,  il  ne  pourrait  avoir  la  sensation  des  contraires  ; 
«  il  ne  pourrait  voir  le  blanc  et  le  noir,  toucher  le 
«  chaud  et  le  froid  ;  cela  est  évident.  L'œil  ayant  reçu 
«  l'essence  de  la  blancheur,  cet  organe  modifié  par 
«  l'impression  première  ne  pourrait  recevoir  l'essence 
»  de  la  noirceur...  Concluons  que  l'oeil  reçoit  unique- 
«  ment  Tan  des  contraires,  ou  que  l'oeil  reçoit  non  pas 
«  l'essence,  mais  l'espèce,  l'image  de  la  couleur  (1)...» 


(1)  Fol.  24,  verso,  col.  2  :  «  Sequilur  de  differentia  mediorum,  quœ  sa  lis 
manifesta  est  ex  prœdiolis,  nam  perspicuum  pervium  est  médium  in  visu. 
Surit  eniro  qusedarn  corpora  solida  et  superficialiler  opaca,  ut  terra,  quam 
impossibile  est  visum  pertransire.  Sunt  etiafn  pcrvia,  ut  aer,  aqua,  cris- 
lïllus.  Sunt  superliciali ter  perspicua,  sed  seeundum  solidilatem  opaca,  ut 
aurum  et  argentum,  quœ  similiter  impertransibilia  visui  sunt  ;  médium 
vero  in  visu  est  pervium,  hoc  est  perspicuum  seeundum  superficiem.  In  ou- 
dilu  vero  médium  est  aer...  In  olfactu  vero  médium  est  vapor,  qui  émanât 
ab  odorabili  in  modum  sublilissimi  fumi.  In  gustu  vero,  médium  est  humor 
salivalis.  In  tactu  vero,  médium  est  caio  cooperiens  nervos.  Si  autem  qu»ra- 
tur  quare  adhibita  sint  média  in  sensibus  et  non  perveniat  sensus  in  cognitio- 
nem  objecti  sine  medio,  dicendum  quod  hoc  est  quiasensibileappositum  su- 
per sensum  non  sentitur.  Sensus  enim  fit  per  receptionem  speciei  vel  similitu- 
dinis  alicujus  objecti,  non  per  receptionem  ipsius  objecti  seeundum  essen- 
tiam.  Si  enim  sensus  essentiam  sui  objecti  reciperet,  nunquam  esset  sensus 
contrariorum  ;  ergo  non  esset  videre  album  et  nigrum,  et  tangere  calidum 
et  frigidum.  Quod  palet  ;  nam  si  in  oculo  re^iperetur  essentia  albedinis, 
jam  nisi  alteratus  esset,  nec  esset  susceptivus  nigredinis  ;  sed  constat  quod 
non  alteratus  oculus  recipit  videndo  albedinem  et  nigredinem.  Si  ergo  reci- 
pit  ea  seeundum  essentiam,  sunt  contraria  seeundum  essentiam  in  eodem. 
Rclinquitur  ergo  aut  quod  non  eril  suscipiens  nisi  tantum  alterius  contra- 
riorum, aut  quod  non  recipielur  color  ab  oculo  secundumes  sentiam,  sed 
seeundum  speciem  et  similitudinem.  Superest  hoc  ergo  quod  non  recipitur 
a  sensu  nisi  species  objecti  :  apposita  enim  sensilis  essentia  supra  sensum, 


DE   LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUB  205 

Ces  déclarafioiis  semblent  timides  ;  on  n'y  trouve  pas 
les  assertions  précises,  énergiques,  de  Démocrite,  de 
Gassendi,  de  Locke,  sur  la  réalité  concrète  de  ces  cor- 
puscules intermédiaires  qui  sont  dits  émaner  des  objets 
et  voler  vers  les  sens  ;  il  n'y  a  même  ici,  nous  le  recon- 
naissons très  volontiers,  aucune  thèse  de  réalités  chi- 
mériques, et  Jean  de  La  Rochelle  n'est  pas  un  de  ces 
prétendus  péripatéticiens,  qui,  voulant  expliquer  le  plus 
mystérieux,  mais  le  plus  évident,  le  plus  certain  de 
tous  les  faits,  la  sensation,  ont  compromis  par  de  vaines 
fictions  le  principe  même  de  toute  connaissance  empi- 
rique. Cependant  il  se  trouve  dans  le  passage  cité  cette 
maxime  féconde  en  conséquences  :  «  Les  sens  n'arrivent 
«  pas  sans  intermédiaires  à  la  connaissance  des  objets.» 
Or  une  de  ces  conséquences,  la  plus  prochaine,  est  que 
toute  perception  est  une  réception,  et  que  les  sens,  ne 
recevant  pas  les  objets  eux-mêmes,  en  reçoivent  les 
espèces,  les  images.  Cette  déclaration  est  donc  le  pre- 
mier mot  d'un  faux  système,  si  ce  n'est  pas  le  dernier. 
Parmi  les  facultés  appréhensives  ou  réceptives  fi- 
gure d'abord,  selon  Jean  de  La  Rochelle,  le  sens  ex- 
terne. Ensuite  il  place  dans  la  même  catégorie  le  sens 
interne,  qu'il  appelle  encore  le  sens  commun  et  le  sens 
formel.  C'est  Aristote  qui,  ayant  fait  remarquer  le  carac- 
tère individuel  des  sens  externes,  a  démontré  la  con- 
vergence de  toutes  les  perceptions  vers  une  sorte  d'or- 
gane central  auquel  il  a  donné  le  nom  de  sens  commun. 
Mais  Avicenne,  interprétant  Aristote,  a  voulu  consi- 
dérer le  sens  interne  comme  n'étant  pas  en  rapport  di- 
rect avecle  sens  externe, et  comme  recevantpar  l'entre- 


nt  coloratum  supra  oculum,  non  sentitur:    necessarium  ergo  fuit  médium 
in  quolibet  sensu.  » 


206  HISTOIRE 

mise  de  l'imagination  les  notions  imparfaites  sur  les- 
quelles il  s'exerce  ;  de  là  de  graves  embarras  dans  la 
distribution  des  rôles  entre  les  facultés  premièrement 
ou  secondement  appréhensives.  C'est  ce  qu'on  peut  ap- 
précier enlisant  les  explications  que  donne  Jean  de  La 
Rochelle  sur  ces  termes  :  «sens  commun, sens  formel.» 
Les  voici  :  «  Le  sens  formel  est  ainsi  nommé  à  cause 
de  son  union  avec  l'imagination,  que  l'on  appelle 
(  vertu  formelle,  soit  parce  qu'elle  forme  les  notions 
des  choses,  soit  parce  quelle  conserve,  en  l'absence 
des  choses,  les  formes  à  elle  transmises  par  le  sens 
extérieur.  Voici  comment  Avicenne  démontre  cela. 
Si  vous  voulez  constater  en  quoi  diffèrent  les  opéra- 
tions du  sens  externe  et  celles  du  sens  formel  ou 

<  commun,  observez  la  chute  d'une  goutte  de  pluie  et 

<  vous  verrez  qu'elle  suit  une  ligne  droite  ;  observez 
de  même  un  corps  droit  dont  le  sommet  se  meut  en 
rond,  et  vous  verrez  qu'il  forme  un  cercle.  Cependant 
il  ne  vous  sera  pas  possible  d'avoir  une  juste  notion 
de  la  ligne  droite  ou  du  cercle,  si  vous  n'avez  pas 
fréquemment  considéré  la  même  chose.  Or  il  n'est 
pas  possible  que  le  sens  externe  voie  cette  chose 
deux  fois  ;  il  la  voit  simplement  quand  elle  est.  Mais 
lorsque  cette  chose  est  empreinte  sur  le  sens  com- 

<  mun  et  disparait,  le  sens  intérieur  saisit  là  où  elle 
est,  avant  qu'elle  soit  effacée,  la  forme  dont  le  sens 
commun  a  reçu  l'empreinte...;  c'est  ainsi  qu'il  voit 

<  l'étendue  circulaire  ou  en  ligne  droite.  Ce  qui  n'est 

(1)  Folio  43,  col.  2  :  «  Sensus  formalis  dicitur  ratione  imaginationis  sibi 
conjunctœ,  quœ  dicitur  virtus  formalis  in  quantum  format,  sive  formam 
receptam  per  exteriorem  sensum,  absente  re,  continet.  lînum  ponit  Avi- 
cenna  experimentum.  Cum  volumus  scire  differentiam  operis  sensus  exte- 
rioris  et  operis  sensus  formalis,  hoc  est  communis,  attende  dispositionem 
unius  gutUe  cadentis  de  pluvia  et  videbis  rectam  lineam,  et  attende  dispo- 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQTJE.  207 

«  pas  possible  au  sens  extérieur...  (1)  »  En  résumé,  le 
sens  commun  reçoit  les  formes  qui  lui  sont  transmises 
parle  sens  externe  ;  les  ayant  reçues,  il  les  conserve  ; 
postérieurement  il  apprécie  la  ressemblance,  la  dis- 
semblance de  toutes  les  empreintes  par  lui  conservées; 
finalement  il  recueille  de  cette  comparaison  les  notions 
générales  de  retendue  circulaire,  de  la  grandeur,  du 
mouvement,  du  repos,  du  nombre,  etc.,  etc.  Voilà  bien 
des  opérations  attribuées  au  sens  interne.  Évidemment 
il  y  a  confusion. Les  analyses  psychologiques  d'Aristote 
sont parvenues  à  Jean  de  La  Rochelle  avec  des  surchar- 
ges d'observations  physiologiques.  Sans  ces  éclaircis- 
sements il  les  eût  peut-être  facilement  comprises  ;  ils 
n'ont  servi  qu'à  les  lui  rendre  obscures.  L'influence  des 
médecins  arabes  se  fait  sentir  dans  tout  le  passage  cité. 
Elle  est  bien  plus  manifeste  encore  dans  la  phrase  sui- 
vante :  Sensus  communis  est  vis  ordinaia,  nata  in 
pura  concavitate  cerebriii).  Aristote  n'est  en  rien  res- 
ponsable de  telles  inventions  ;  elles  sont  d'Avicenne  ou 
plutôt  de  Galien.  Mais  c'en  est  assez  sur  le  sens  in- 
terne ;  sortons  de  la  concavité  cérébrale  où,  dit-on,  il 
réside,  et  suivons  Jean  de  La  Rochelle  dans  les  autres 
régions  de  l'entendement. 

sitionem  alicujus  recti  cujus  summitas  moveatur  in  circuitum  el  videbitur 
circulus.  Impossibile  aulem  est  ut  appréhendas  lineas  aut  circulum,  nisi 
illam  rem  sœpius  inspexeris.  Impossibile  autem  est  ut  sensus  exterior  videat 
eam  bis,  sed  videt  eam  ubi  est.  Cum  autem  rlescribitur  in  sensu  communi 
et  removetur,  antequam  deleatur  forma  quœ  descripta  est  in  sensu  communi 
apprehendit  eam  sensus  interior  illuc  ubi  est;  apprebendit  eam  etiam  sen- 
sus communis  quia  esset  illuc  ubi  fuit,  et  quia  esset  ubi.  est,  et  ita  videt 
exlensioncm  circularem  aut  rectam.  Hoc  aulem  impossibile  est  fieri  sensu 
exteriori  ;  sed  sensus  communis  formalis  apprehendit  illa  duo,  quamvis 
destructa  sit  illa  res.  Hac  ratione  ergo  dieitur  sensus  formalis,  secundum 
Avicennam,  Aliis  vero  placct  ut  sensus  communis  formalis  dicatur  ralione 
su£D  propriae  apprehensioni*.  quae  est  scnsiliuea  communium,  quse  sunt 
magnitudo,  motus,  quies,  numerus  et  caetera. 
(1)  Ibid. 


208  HISTOIRE 

Le  sens  interne  est  reconnu  capable  de  produire 
quelques  notions  simples,  comme  celles  de  la  ligne 
droite,  de  l'étendue  circulaire  ;  mais  il  n'a  pas  encore 
été  question  de  la  notion  pure,  dégagée  de  toutes  les 
conditions  de  la  matière,  à  laquelle  appartient  propre- 
ment le  nom  de  notion  abstraite.  Cette  notion,  qui  nous 
la  donne  ?  Ce  n'est  pas  le  sens  interne  ou  formel,  en 
qui  se  résument  et  s'achèvent  toutes  les  opérations  de 
la  sensibilité.  Nous  la  devons  à  une  autre  énergie  de 
plus  noble  nature,  qu'on  appelle  l'intelligence.  Avant 
de  décrire  les  fonctions  particulières  de  cette  énergie, 
notre  docteur  se  demande  où  elle  siège,  et,  ayant  dit 
qu'on  ne  saurait  la  placer  dans  le  cerveau,  domaine  du 
sens  interne,  ni  dans  aucune  partie  du  corps,  il  déclare 
qu'elle  est  tout  entière  dans  le  corps  tout  entier,  in  toto 
corpore  tota,  hoc  estperfecta  (1).  C'est  une  conclu- 
sion dont  les  termes  sont  au  moins  bizarres.  Il  s'agit 
ensuite  de  définir  l'objet  de  l'énergie  intellective.   Cet 

(1)  Folio  52,  recto,  col.  2.  «  De  organo  virtutis  intellecilvœ.  Quœreret 
ergo  aliquis  in  principio  de  organo  virtutis  intellectivae,  seu  in  qua  parte 
operetur  et  sit.  Si  enim  in  nulla  parte  corporis  operetur,  non  verum  esset  es- 
se incorpore.  Si  vero  operetur  in  aliqua  parte  corporis,  erit  habens  aliquam 
parlem  ut  organum  in  corpore.  Contra.  Omnis  virtus  operans  per  organum 
operatur  secundum  proprietatem  organi  et  possibilitatem  tantum,  ut  visiva 
virtus  quœ  operatur  per  occultum  organum  et  operatur  secundum  proprie- 
tatem et  possibilitatem  tantum,  verum  non  judicat  de  sapore  et  sono,  sed 
de  colore,  quod  color  pertinet  ad  naturam  organi  visus  tantum  ..  Nulla  ergo 
virtus  operans  et  cognoscens  per  organum  corporale  est  cognosciva,hisi  tan- 
tum corporalium.  Si  ego  virtus  intellectiva  intelligeret  per  organum  corpo- 
rale,  intelligeret  tantum  corporalia  et  non  spirilualia.  Prœterea  opéra  vir- 
tutis intellectiva;  est  semper  per  abstractionem  a  molu  et  mobilibus  condi- 
tionibus  ;  sed  omnis  operalio  est  secundum  naturam  virtutis  a  qua  cgredi 
tur  ;  ergo  virtus  intellectiva  est  abstracta  a  motu  ;  non  ergo  habet  organum 
corporale,  vel  mobile,  in  corpore  assignatum...  »  Suivent  d'autres  preuves, 
toutes  concordantes.  Voici  enfin  la  conclusion  de  ce  cliapitre  :  «  Dicendum 
ergo  quod  virtus  intellectiva  non  est  in  corpore,  eo  quod  determinaret  sibi 
partem  corporis,  quum  nullius  partis  corporis  est  actus  seu  perl'ectio,  quem- 
admodum  visiva  virtus  oculi  et  auditiva  auris  et  caetera,  sed  est  in  toto 
corpore  tota,  hoc  est  perfecta,  quemadmodum  patel  ex  preedictis.  » 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  209 

objet  est,  dit-on,  purement  intelligible.  Oui,  sans  doute, 
mais  entre  les  objets  intelligibles  il  est  nécessaire  d'éta- 
blir une  distinction.  D'une  part,  en  effet,  il  y  a  ceux  qui 
sont  tels  par  leur  propre  nature,  comme  Dieu,  les 
anges,  l'âme  humaine ,  ainsi  que  les  facultés,  les 
énergies,  les  sciences  dont  cette  âme  est  le  sujet  (1), 
et,  d'autre  part,  il  y  a  les  intelligibles  nullement  natu- 
rels, purement  conceptuels,  qui  sont  créés  par  le  mo- 
yen de  l'abstraction.  Sur  ceux-ci  voici  comment  notre 
docteur  s'explique  :  «  Les  formes  qui  sont  abstraites 
«  par  la  réflexion  sont  les  formes  au  moyen  desquelles 
«  on  connaît  les  choses  corporelles  et  ce  qui  a  ces 
«  choses  pour  fondement.  En  effet  l'intelligence  étant 
«  supérieure  par  sa  nature  aux  choses  corporelles, elle 
«  a  cette  merveilleuse  faculté  de  dégager  les  formes  de 
«  ces  choses  et  de  s'en  saisir.  Elle  les  dégage  d'abord 
«  des  sens,  ensuite  de  l'imagination,  enfin  de  toutes 
«  les  conditions  du  mouvement;  ce  qui  donne  la  figure, 
«  la  situation,  etc.,  etc.  Ainsi,  étant  mises  de  côté 
«  toutes  les  conditions  de  la  matière  et  de  l'existence 
«  individuelle,  elle  les  reçoit  abstraites,  universelle- 
ce  ment  communes,  immuables,  comme  le  sont  le  genre, 
«  l'espèce,  la  différence,  le  propre,  l'accident.  Cepen- 
«  dant  cette  abstraction  ne  s'opère  pas  réellement  ; 
«  elle  est  simplement  conceptuelle.  Voici  quelle  est, 
«  suivant  Avicenne,  l'échelle  de  l'abstraction.  Le  sens 
«  extérieur,  la  vue,  par  exemple,  ne  reçoit  pas  la  for- 
ce me  vraie  du  corps  mobile  ;  il  reçoit  l'image  de  cette 

(1)  Il  faut  remarquer  ici  cette  assimilation  des  facultés  et  des  sciences  à 
des  choses.  Des  logiciens  plus  déliés,  les  scotistes,  définiront  la  chose,  res, 
ce  qui  existe  en  soi-même,  dans  la  nature,  hors  de  ses  causes,  tandis  qu'ils 
donneront  simplement  le  nom  de  réalités,  realitates,  à  leurs  êtres  réels 
n'existant  pas  en  eux-mêmes,  mais  existant  au  sein  de  leurs  sujets,  comme 
rinlellect  et  la  volonté.  Voir  Philippe  Faber,  Tract,  de  formalitatibus ,  e.  i. 

T.  1  14 


210  HISTOIRE 

«  forme,  ou  une  autre  forme  qui  lui  ressemble  ;  et 
<(  pourtant  il  ne  la  saisit  qu'en  présence  du  corps  mo- 
«  bile  ou  de  la  forme  qui  subsiste  en  ce  corps  ;  mais  le 
«  sens  interne,  qu'on  appelle  aussi  l'imagination,  a  une 
«  puissance  d'abstraction  bien  plus  grande,  puisqu'il 
«  considère  la  forme  même  en  l'absence  delà  matière... 
«  Le  jugement  franchit  encore  un  peu  ce  degré  de 
«  l'abstraction...  Enfin  l'énergie  intellective  saisit  la 
«  forme  corporelle,  la  dégage  de  la  matière,  de  toutes 
<(  les  circonstances  matérielles,  de  la  particularité 
«  même,  et  la  contemple  pure,  simple,  universelle... 
«  Voici  donc  en  quoi  diffèrent  les  degrés  de  l'abstrac- 
<(  tion  quant  à  la  forme  des  corps.  Au  premier  degré 
«  l'opérateur  est  le  sens,  au  second  l'imagination, 
«  au  troisième  le  jugement,  au  quatrième  l'intelli- 
gence... (1).  »  Il  manque  dans  ce  fragment  une  bonne 

(1)  Folio  32,  verso,  col.  1  :  «  Formœ  quœ  surit  per  considerationem  abs- 
tractœ,  sunt  formœ  quibus  cognoscuntur  corporalia  et  ea  quœ  in  corporibus 
fundantur.  Cum  enim  natura  intellectus  superior  sit  rébus  corporalibus,  et 
potestatem  babet  super  corporeas  formas  miro  modo,  et  abstrabendi  eas  vel 
apprebendendi  ;  abstrabit  enim  eas  primo  a  sensibus,  prœterea  ab  imagina- 
tione  et  condilionibus  mobilibus  omnibus,  ut  figura,  situs  et  bujusmodi,  et, 
sic  expoliatis  omnibus  conditionibus  matériau  et  singularis  subsistcntiœ;  acci- 
pit  eas  abslractas  etuniversales  communes,  immutabiles,  ut  gênera,  species, 
differentias,  propria,  accidcntia.  Abstractio  autem  ista  fit  non  actione,  sed 
consideraiione.  Ordinem  autem  abstractionis  formœ  corporalis,  secundum 
Avicennam,  est  dividere  boc  modo  :  sensus  enim  exterior,  ut  visus,  non 
suscipit  formam  quœ  est  in  motu,  sed  similitudinem,  vel  ei  similem;  tamen 
non  comprcbendit  eam  nisi  prœsente  motu,  vel  forma  existente  in  motu  ; 
sensus  vero  interior,  vel  imaginatio,  abstrahit  formam  majore  abstractione, 
quia  comprehendit  formam  etiam  absente  materia;  videlicet  cum  imaginatio 
non  dénudât  ipsam  formam  ab  accidentibus  materiœ,  ut  figura,  situs  et 
bujusmodi,  sub  quibus  comprehendit  eam.  vEslimatio  autem  parum  trans- 
cendit  illum  ordinem  abstractionis  ;  apprcbendit  enim  formas  quœ  sunt  in- 
tenliones  sensilium.  non  secundum  se  similitudinem  habentes  cum  formis 
mobilibus,  ut  bonilas,  malilin,  conveniens  et  inconveniens  ;  sed  tamen  non 
apprehendil  œstimatio  hanc  formam  expoliatam  ab  omnibus  accidentibus 
materiœ,  co  quod  particulariler  apprcbendit  eam  et  secundum  naluram 
propriam,   et  per  comparationem  ad  formam  sen.silein  iinaginativain,  sicut 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  211 

définition  de  la  puissance  intellective  ;  mais  on  y  trouve 
du  moins,  très  clairemnt  résumée,  la  doctrine  de  Jean 
de  La  Rochelle  sur  les  opérations  de  l'âme.  Toute 
opération  de  Pâme  a  pour  fin  la  génération  d'une 
forme.  Comme  elle  opère  par  voie  d'abstraction,  on  dit 
qu'elle  reçoit  et  non  pas  qu'elle  perçoit  une  forme. 
Mais  il  n'importe  ;  quand  l'âme  reçoit,  elle  perçoit, 
puisqu'aucune  réception  ne  peut  avoir  lieu  sans  un 
acte  de  l'âme.  Ce  qui  doit  avoir  des  conséquences 
beaucoup  plus  graves,  c'est  la  thèse  des  formes.  Re- 
marquons l'ordre  suivant  lequel  se  succèdent  les 
opérations  de  l'âme  mise  en  rapport  avec  l'objet  ex- 
terne, et  suivant  lequel  les  formes  viennent  des  for- 
mes. Au  premier  degré  de  la  sensation  est  la  forme 
sentie  ;  au  deuxième,  la  forme  imaginée  ;  au  troisième 
la  forme  jugée  ;  au  quatrième,  la  forme  intellectualisée. 
On  ne  faisait  que  soupçonner,  au  XIIe  siècle,  cette  doc- 
trine psychologique  ;  enseignée,  durant  tout  le  XIIIe, 
au  nom  d'Aristote,  et  d'ailleurs  placée  sous  la  pro- 
tection du  docteur  le  plus  considérable  de  l'Église 
latine,  saint  Augustin,  elle  ne  peut  manquer  de  faire 
fortune,  c'est-à-dire  de  troubler  beaucoup  d'esprits. 

Jean  de  La  Rochelle  ne  s'est  prononcé,  dans  son 
traité  De  l'âme,  ni  sur  l'universel  avant  les  choses,  ni 
sur  l'universel  au  sein  des  choses.  Il  a  simplement  ex- 
posé son  opinion  touchant  l'universel  après  les  choses; 

palet  ex  prfedictis.  Virlus  vero  inlellectivaapprebendit  formam  corporalem 
et  dénudât  a  motu  et  ab  omnibus  circumstantiis  materise,  et  ab  ipsa 
singularilate,  et  sic  apprehendit  ipsam  nudam  et  simplicem  et  universa- 
lem,  sicut  cum  apprehenditur  homo  qui  prœdicatur  de  pluribus  ut  una 
commnnis  notura,  et  séquestrai  cam  intclleetus  ab  omni  qualitatc  et  quan- 
titate,  situ,  ubi  et  singularilate.  Nisi  enim  sic  consideratione  denudarelur, 
non  posset  intelligi  ut  communis  quaa  diceretur  de  omnibus.  Ha?c  ergo  est 
differentia  in  ordinc  abstractionis  formse  corporis  :  primo  in  sensu,  secundo 
in  imaginatione,  lertio  in  œstimatione,  quarto  in  intellcclu.  » 


212  HISTOIRE 

ce  qui  ne  permet  de  faire  aucune  conjecture  sur  ses 
opinions  en  ce  qui  regarde  les  autres  modes  de  l'uni- 
versel. Il  est  bien  vrai  que  les  réalistes  et  les  nomina- 
listes  rigides  ne  sont  même  pas  d'accord  sur  la  natu- 
re de  l'univers  conceptuel.  Ceux-ci  le  définissent  une 
simple  notion  du  sujet  pensant  ;  ceux-là  prétendent  que 
c'est  une  forme  objective,  une  entité  créée  par  l'abs- 
traction pour  être  conservée  dans  le  trésor  de  la  mé- 
moire,une  image  permanente  qui  doit  tenir  lieu  de  l'ob- 
jet absent  pour  toutes  les  opérations  ultérieures  des 
facultés  intellectuelles.  C'est  bien  là  ce  que  pense  Jean 
de  La  Rochelle.  Cependant  on  ne  saurait  en  conclure 
qu'il  eût  admis  toute  la  série  des  Actions  réalistes. 
Albert-le-Grand,  saint  Thomas  et  les  autres  philoso- 
phes de  leur  parti  s'exprimeront  sur  les  universaux 
mite  rem  et  %>ost  rem  en  des  termes  qui  seront  à  peu 
près  ceux  de  Duns-Scot,  et  pourtant  ils  ne  voudront 
pas  être  comptés  parmi  les  réalistes,  ou,  du  moins,  ils 
seront  si  persistants  à  répudier  les  erreurs  les  plus 
chères  à  Pécole  réaliste  qu'on  ne  pourra  les  ranger 
dans  cette  école  sans  tenir  compte  de  leurs  grandes 
réserves.  Jean  de  La  Rochelle  nous  apprend  donc, 
dans  son  traité  De  Verne  qu'il  est  avec  saint  Thomas 
contre  Guillaume  d'Ockam,  mais  il  nous  laisse  ignorer 
s'il  est  avec  Duns-Scot  contre  saint  Thomas. 

Ce  qu'il  s'abstient  de  nous  dire  n'est  pas,  il  est  vrai, 
ce  qu'il  nous  importait  le  plus  de  savoir.  Nous  aurions 
entrepris  avec  moins  d'ardeur  la  lecture  difficile  du 
manuscrit  de  Saint- Victor,  si  nous  n'avions  pas  eu 
l'espoir  d'y  trouver  autre  chose  qu'une  profession  de 
foi  plus  ou  moins  réaliste.  Un  franciscain,  auditeur 
d'Alexandre  de  Halès,  n'aurait  pas  été  nominaliste 
impunément  ;    son  hétérodoxie  aurait   marqué  dans 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  213 

l'histoire  de  son  ordre.  Mais  ce  manuscrit  de  Jean  de 
La  Rochelle,  mentionné  par  quelques  bibliographes, 
laissé  décote  par  tous  les  historiens  do  la  philosophie, 
avait  pour  titre  De  anima.  Voilà  ce  qui  nous  le  recom- 
mandait particulièrement.  Or,  après  en  avoir  déchiffré 
quelques  feuillets,  nous  y  avons  dès  l'abord  rencontré 
un  très  grand  nombre  de  propositions  vraiment  philoso- 
phiques, librement  péripatéticiennes,  qui  nous  entraî- 
naient bien  au-delà  de  la  voie  fréquentée  par  Guillaume 
d'Auvergne.  Aussitôt  après  s'être  offerte  à  nous  une 
description  des  facultés  de  l'âme,  qui  nous  initiait  à 
cette  théorie  des  espèces  dont  l'importance  nous  avait 
été  signalée  par  les  véhémentes  censures  d'Antoine 
Arnauldet  du  docteur  Reid.  Cela  ne  pouvait  qu'ajouter 
à  notre  curiosité  déjà  fort  excitée.  Nous  avons  alors 
curieusement  interrogé  tous  les  chapitres  de  l'ouvrage, 
et,  s'ils  ne  nous  ont  pas  présenté  beaucoup  d'opinions 
originales,  du  moins  y  avons-nous  trouvé  les  princi- 
paux articles  de  la  doctrine  que  vont  exposer  avec 
plus  d'abondance  Albert-le-Grand  et  saint  Thomas.  A 
ce  titre,  le  manuscrit  de  Saint- Victor  méritait  bien  d'être 
exhumé  de  la  tombe  poudreuse  où  M.  Daunou  l'avait 
si  dédaigneusement  laissé  dormir. 


CHAPITRE  XL 


Albert  le  Grand.  Sa  logique. 


Les  mystiques  continuent  à  signaler  les  périls  de  la 
foi.  Dans  l'Église  officielle,  les  esprits  sont  partagés 
entre  les  savants  et  leurs  détracteurs.  L'intervention  du 
pape  Grégoire  IX  en  faveur  des  études  profanes  n'a 
pas  satisfait  tout  le  monde.  Il  y  a  des  évêques  qui  n'hé- 
sitent pas  à  dire  :  Quand  ces  études  n'auraient  pas 
d'autre  inconvénient  que  de  rendre  notre  gouverne- 
ment plus  difficile,  il  ne  fallait  pas  les  encourager.  Les 
alarmes  des  chanceliers  sont  plus  grandes  et  leurs 
plaintes  plus  vives.  Particulièrement  chargés  de  sur- 
veiller les  écoles  et  de  réprimer  les  écarts  de  la  philo- 
sophie, les  chanceliers  ne  cessent  d'avertir,  de  mena- 
cer. Écoutons  le  célèbre  chancelier  de  Paris,  Eudes  de 
Chateauroux.  Ayant  cité  le  verset  de  Job  :  Numquid 
adprœceptum  meum  elevabitur  aquila?  il  le  com- 
mente en  ces  [termes  dans  un  sermon  :  «  Hélas  !  oui, 
«  les  aigles  de  notre  temps  se  sont  élevés  contre  le  pré- 
«  cepte  du  Seigneur.  Que  faut-il  entendre  par  ces 
«  aigles,  sinon  ces  hommes  lettrés  qui,  doués  d'une  in- 
«  telligence  vive  et  subtile,  pénètrent  jusqu'aux  pro- 
«  fondeurs  du  tabernacle,  je  veux  dire  aux  plus  hautes 
«  régions  du  ciel.  Ne  sachant  pas  s'imposer  la  mesure 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  215 

«  de  la  prudence,  ils  en  savent  plus  qu'il  n'en  faut  sa- 
«  voir,  et  puis,  élevant  leurs  yeux  vers  les  trésors  de 
«  la  sagesse,  qu'il  ne  leur  est  pas  donné  de  posséder, 
«  ils  s'évanouissent  dans  leurs  vaines  pensées.  Révol- 
«  tés  contre  le  précepte  du  Seigneur,  ils  franchissent 
«  les  limites  fixées  ;  s'élevant  contre  la  science  du  Sei- 
«  gneur,  ils  s'efforcent  d'apprécier  selon  des  raisons 
«  humaines,  naturelles,  ce  qui  dépasse  l'intelligence  de 
«  l'homme,  et,  tandis  qu'ils  croient,  montés  vers  le 
«  ciel,  avoir  appris  les  choses  d'en  haut,  ils  sont 
«  descendus  jusqu'aux  abimes  de  l'erreur  pour  s'être 
«  écartés  de  la  foi  des  humbles  (1)».  Mais  ces  décla- 
mations tant  de  fois  entendues  produisent  maintenant 
peu  d'effet  ;  si  vives  que  soient  les  alarmes  de  quelques 
évêques  et  de  quelques  chanceliers,  le  goût  de  la 
science  se  propage  un  peu  partout,  particulièrement 
dans  les  ordres  nouveaux.  Une  des  causes  principales 
du  progrès  de  la  science  sera  même  la  rivalité  de  ces 
ordres.  Les  franciscains  ayant  pris  les  devants  avec 
Alexandre  de  Halès  et  Jean  de  La  Rochelle,  les  domi- 
nicains, jaloux  de  leurs  succès,  vont  s'efforcer  de  les 
atteindre.  Ils  les  atteindront  et  les  dépasseront  aussi- 
tôt qu'ils  auront  eu  la  bonne  fortune  de  recruter  un 
confrère  tel  qu'Albert-le-Grand. 

Albert,  né  en  1193,  à  Lavingen,  en  Souabe,  de  l'an- 
tique famille  des  comtes  de  Bollstœdt,  fit  ses  premières 
études  dans  le  château  de  ses  pères,  où  il  apprit  les 
éléments  de  la  grammaire,  de  la  rhétorique  et  des 
sciences.  Mais  cet  enseignement  superficiel  ne  pouvait 
contenter  un  esprit  si  curieux  d'aller  au  fond  de  tous  les 
mystères.  Suivant  quelques  biographes,  Albert  vint 

(1)  Sermo  Odonis,  episc.  Tuscul..,  dans  le  numéro  16/471  de  la  Biblioth, 
nation.,  fol.  91,  verso. 


216  HISTOIRE 

terminer  à  Paris  le  cours  de  ses  études  bien  ou  mal 
commencées  ;  cela  n'est  pas  néanmoins  assez  prouvé. 
S'il  fut  alors  conduit  à  Paris,  il  n'y  séjourna  guère. 
L'honneur  d'avoir  formé  ce  glorieux  maître  est  attribué 
communément  à  l'école  de  Padoue.  Il  était,  dit-on,  à 
Padoue,  lorsquil  fut  rencontré  par  Jordan  le  Saxon, 
général  de  l'ordre  des  Prêcheurs.  A  une  grande  élo- 
quence Jordan  joignait  une  rare  énergie  ;  il  enlevait 
la  multitude  par  ses  discours  ;  il  dominait  bientôt  par 
l'autorité  de  ses  conseils  les  jeunes  gens  qu'il  for- 
mait le  dessein  d'associer  à  son  entreprise.  Albert, 
alors  âgé  de  vingt-huit  ans,  se  faisait  déjà  remar- 
quer par  la  variété,  par  l'étendue  de  ses  connaissan- 
ces. Jordan  ne  négligea  rien  pour  l'attirer  et  le  capti- 
ver. Il  y  réussit  et  l'héritier  des  comtes  de  Bollstœdt 
quitta  l'épée  pour  prendre  l'habit  des  religieux  de  Saint- 
Dominique. 

C'est  là,  du  moins,  ce  que  rapportent  les  historiens. 
Suivant  Roger  Bacon,  Albert  serait  entré  dans  l'ordre 
beaucoup  plus  jeune,  puerulus,  ses  supérieurs  l'au- 
raient appliqué  dès  son  enfance  à  l'étude  de  la  théolo- 
gie, et  il  aurait  ensuite  appris  la  philosophie  sans  aucun 
maître,  dans  les  livres(l).  Roger  Bacon  n'est  pas  ordi- 
nairement un  narrateur  Adèle  ;  ses  témoignages  doi- 
vent toujours  être  contrôlés.  On  peut  néanmoins  le 
croire  quand  il  dit  que,  parmi  les  religieux  de  son 
ordre,  Albert  étudia  le  premier  et  le  premier  enseigna 
la  philosophie.  Dès  qu'il  fut  jugé  capable  d'instruire  les 
autres,  c'est  à  Cologne  qu'il  fut  d'abord  envoyé.  Il  y 
eut  un  grand  succès.  Quel  profit  il  avait,  disait-on,  re- 
tiré de  ses  lectures  et  de  ses  voyages  !  Combien  le 

(i)  Em.  Charles,  Roger  Bacon,  p.  354. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  217 

cercle  étroit  des  études  conventuelles  allait,  avec  lui, 
s'agrandir  !  Le  couvent  de  Paris  ayant  manifesté  le  dé- 
sir de  posséder  un  tel  maître,  Albert  lui  fut  envoyé,  les 
uns  disent  en  1245,  les  autres  en  1248.  Il  y  fut  chargé 
d'exposer  les  Sentences  aux  jeunes  religieux  de  son 
ordre.  Mais  les  plus  vieux  eux-mêmes  étaient  avides 
de  l'entendre,  tant  sa  méthode  était  originale,  tant  il 
savait  de  choses  jusqu'alors  ignorées.  Il  s'en  rencon- 
trait plus  d'un  à  qui  ce  prodigieux  savoir  inspirait  un 
étrange  soupçon  :  puisque  Dieu  n'avait  encore  révélé 
tant  de  secrets  à  aucune  de  ses  créatures,  était-il  bien 
certain  que  le  frère  Albert  n'eût  pas  reçu  les  confi- 
dences du  malin  esprit  ?  Ce  soupçon  donna  cours  à 
diverses  fables,  qui  sont  devenues  des  légendes  popu- 
laires. Pour  nous  en  tenir  aux  témoignages  de  l'his- 
toire, ils  nous  apprennent  que  de  tous  côtés  on  ac- 
courait à  ses  leçons,  que  tous  les  nouveaux  docteurs 
voulaient  enseigner  suivant  sa  méthode  et  propager 
sa  doctrine  ;  enfin,  que  personne  n'avait  encore,  de- 
puis l'ouverture  des  écoles,  obtenu  tant  d'applaudis- 
sements. On  avait  dit  de  Jordan  le  Saxon  :  «  N'allez 
«  pas  aux  sermons  de  frère  Jordan  ;  c'est  une  cour- 
ce  tisane  qui  prend  les  hommes.  »  La  parole  d'Albert 
avait  le  même  charme,  la  même  séduction  ;  mais, 
ainsi  que  les  premiers  missionnaires  de  son  ordre,  il 
ne  travaillait  pas  à  relever  les  consciences  courbées 
par  le  doute,  à  gagner  des  hérétiques  ou  des  barbares 
à  la  cause  de  l'Évangile;  son  génie  à  la  fois  inquiet 
et  enthousiaste  le  portait  à  faire  une  autre  propa- 
gande. Il  ne  prêchait  pas,  il  enseignait  ;  il  appelait 
les  intelligences  à  l'étude  de  la  philosophie,  et, 
croyant  sans  doute  servir  efficacement  les  intérêts  de 
la  foi,  il  exerçait,  il  fortifiait  contre  elle  son  éternelle 
ennemie,  la  raison. 


218  HISTOIRE 

Après  avoir,  pendant  trois  années,  occupé  la  chaire 
principale  du  couvent  de  Saint-Jacques,  Albert  fut  rap- 
pelé chez  ses  frères  de  Cologne.  Parmi  les  maîtres  de 
son  ordre,  aucun  ne  lui  disputait  plus  le  premier 
rang.  Guillaume  de  Hollande,  qui  venait  d'être  couron- 
né roi  des  Romains,  voulut,  en  passant  par  Cologne, 
être  conduit  devant  un  homme  dont  toutes  les  voix  pro- 
clamaient le  mérite  extraordinaire.  La  réception  qui  lui 
fut  faite  par  notre  docteur  lui  prouva,  dit-on,  qu'il  n'a- 
vait pas  été  trompé  parlesrécits  de  la  renommée. Elevé 
parla  diète  Worms  aux  fonctions  de  provincial  d'Alle- 
magne, Albert  alla  visiter  les  couvents  de  sa  juridiction. 
Dans  ces  couvents  étaient  enfouis  des  manuscrits  an- 
ciens, négligés  par  l'ignorance,  proscrits  comme  pro- 
fanes par  le  faux  zèle.  Albert  se  faisait  conduire  par- 
tout où  quelque  religieux  lui  signalait  un  de  ces  monu- 
ments de  l'antique  sagesse,  gourmandait  l'ignorance 
et  le  fanatisme,  et,  dégageant  avec  respect  les  précieux 
volumes  de  la  poussière  qui  les  couvrait,  les  copiait  ou 
les  faisait  copier  par  les  compagnons  de  son  voyage. 
Il  fît  ensuite  une  excursion  en  Pologne,  allant  y  prê- 
cher de  nouveau  l'Évangile  tombé  dans  l'oubli.  Cette 
mission  achevée,  le  pape  Alexandre  IV  lui  donna  l'or- 
dre de  venir  en  Italie,  réclamant  son  avis  sur  une 
question  qui  passionnait  alors  beaucoup  d'esprits. 

De  graves  dissentiments  s'étaient  élevés  entre  les 
régents  de  l'université  de  Paris.  Les  séculiers,  trop 
jaloux  des  succès  obtenus  par  les  réguliers,  portaient 
d'ailleurs  contre  eux  de  justes  plaintes.  En  instituant 
l'université,  les  papes  l'avaient  soumise  à  des  lois  que 
les  réguliers  affectaient  de  violer,  alléguant  leurs  pro- 
pres privilèges.  Ils  se  faisaient  surtout  un  point  d'hon- 
neur de  ne  pas  reconnaître  l'autorité  des  chefs  élus,  de 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  219 

ne  jamais  entendre  leurs  remontrances,  de  n'obéir 
jamais  à  leurs  mandements.  C'est  pourquoi  ceux-ci, 
résolus  à  châtier  cette  révolte,  avait  mis  en  interdit  les 
chaires  des  réguliers.  De  là  procès  en  cour  de  Rome. 
Albert  plaida  la  cause  de  ses  confrères,  la  gagna,  et 
fut  nommé,  ce  procès  terminé,  maître  du  palais.  Le 
pape  espérait,  en  lui  donnant  un  si  noble  emploi,  l'atta- 
cher pour  toujours  à  sa  personne  ;  mais  cet  espoir  fut 
trompé.  Au  milieu  des  splendeurs  de  la  cour  romaine, 
le  maître  du  palais  eut  trop  souvent  l'occasion  de  regret- 
ter son  humble  cellule.  Il  n'était  pas  de  ceux  qui  ont  le 
goût  des  affaires  ;  il  était,  au  contraire,  de  ceux  qu'elles 
importunent,  et,  l'accablant  chaque  jour  .de  nouveaux 
soucis,  elles  le  rendaient  chaque  jour  plus  impatient 
d'aller  retrouver  ses  livres,  reprendre  le  cours  de  ses 
études  et  de  son  enseignement.  Ayant  rencontré  dans 
un  de  ses  anciens  auditeurs,  le  jeune  Thomas  d'Aquin, 
un  homme  capable  de  représenter  dignement  à  Rome 
la  cause  de  son  ordre,  il  prit  congé  du  pape,  déposa  les 
insignes  de  la  maîtrise  et  revint  occuper  sa  chaire  à  la 
maison  de  Cologne. 

Il  ne  lui  fut  pas  permis  d'y  demeurer  longtemps. 
L'année  suivante,  Alexandre  IV  l'envoya  gouverner 
l'église  de  Ratisbonne.  Il  résista  d'abord  et  fut  vive- 
ment encouragé  clans  cette  résistance  par  son  général, 
Humbert  de  Romans.  Celui-ci  lui  écrivait  :  «  On  dit  que 
«  vous  allez  accepter  le  gouvernement  d'un  évêché. 
«  Quand  on  pourrait  le  croire  du  côté  de  la  cour,  quel 
«  serait  celui  qui,  vous  connaissant,  se  laisserait  per- 
«  suader  qu'à  la  fin  de  votre  vie  vous  voulussiez  met- 
«  tre  cette  tache  à  votre  gloire  et  à  celle  de  l'ordre, 
«  que  vous  avez  tellement  augmentée  ?  Songez-y,  mon 
«  cher  frère,  qui,  non-seulement  des  nôtres,  mais  de 


220  HISTOIRE 

«  toutes  les  religions  pauvres»,  résistera  désormais  à 
«  la  tentation  de  passer  aux  dignités,  si  vous  y  succom- 
«  bez?  Votre  exemple  ne  servira-t-il  pas  d'excuse?» 
Venant  du  successeur  de  Jordan  le  Saxon,  ces  conseils 
étaient  un  ordre .  Albert  n'avait  pas  d'autre  dessein 
que  d'obéir  à  son  général.  Il  connaissait,  d'une  part, 
toutes  les  obligations  de  la  vie  religieuse  ;  il  avait  ap- 
pris, d'autre  part,  que  la  grandeur  marche  toujours 
accompagnée  par  des  ennuis  sans  nombre  ;  jamais  il 
n'avait  recherché,  jamais  il  n'avait  aimé  que  la  soli- 
tude et  la  liberté.  Cependant,  de  son  côté,  le  pape  com- 
mandait aussi,  et  il  fallait  se  soumettre  au  pape  ou 
causer  un  grand  scandale  dans  l'Église.  Albert  ne 
refusa  pas  l'évêché  de  Ratisbonne  ;  mais  après 
l'avoir  occupé  trois  ans,  il  crut  avoir  assez  témoigné  sa 
déférence  pour  le  saint-siège,  et  résigna  ses  pouvoirs 
entre  les  mains  d'Urbain  IV.  On  le  vit  alors  revenir  à 
Cologne,  rentrer  dans  sa  cellule,  courber  de  nouveau 
sur  les  livres  d'Aristote  sa  tête  blanchie  par  les  années, 
et  de  nouveau  convier  la  jeunesse  à  venir  l'entendre. 
Il  mourut  le  25  novembre  de  l'année  1280,  à  l'âge  de 
quatre-vingt-sept  ans. 

Nous  aurions  voulu  raconter  en  des  termes  moins 
brefs  la  vie  si  bien  employée  du  célèbre  fondateur  de 
Técole  dominicaine.  Dégagée  de  toutes  les  Actions  de 
la  légende,  cette  biographie  eût  encore  été  pleine  d'in- 
térêt. Mais  nous  avons  tant  à  dire  sur  les  livres  d'Albert, 
sur  son  enseignement,  sur  sa  doctrine,  que  nous  avons 
dû  nous  résigner  à  rapporter  sommairement  ce  qu'on 
peut  lire  ailleurs.  L'énumération  des  ouvrages  laissés 
par  Albert-le-Grand  ou  publiés  sous  son  nom,  en  vingt- 
et-un  volumes  in-folio,  n'occupe  pas  moins  de  douze 
pages  dans  l'histoire  des  écrivains   de  son  ordre  (1). 

(1)  Quétif  ot  Echard,  Script,  ord.  Prrrdic.  t.  I,  p.  171  et  seq. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  221 

Nous  ne  saurions  ici  la  reproduire.  Les  contemporains 
d'Albert  l'ont  nommé  le  Docteur  universel,  et  à  bon 
droit  ;  de  tous  les  problèmes  qui,  de  son  temps,  appar- 
tenaient au  domaine  de  la  science,  il  n'en  est  pas  un 
qu'il  n'ait  abordé.  Il  a  mérité  qu'un  de  ses  auditeurs, 
Ulric  de  Strasbourg,  dit  de  lui  :   Vir  in  Omni  scientia 
adeo  divinus,  utnostri  temporis  stupor  et  miraculurn 
congrue  vocari  2J0Ssit  (1).  Entre  ces  travaux  si  divers, 
entre  ces  traités   si  nombreux  sur  toutes  les  ques- 
tions   scolastiques,  il  existe  un  lien,   une    direction 
commune;  ce  qu'on  appelle,  de  nos  jours,  une  syn- 
thèse (2).  Nous   la  rechercherons  ;  mais   auparavant 
nous  consacrerons  tous  nos  soins  à  présenter  une 
analyse  fidèle  des  livres  d'Albert  qui  contiennent  sa 
philosophie.  Voici    la  liste  de  ces  livres,  qui  sont, 
pour  la  plupart,   des    commentaires  publiés  séparé- 
ment,  ou  insérés    dans  le  recueil    de  ses  Œuvres  : 
De  Prœdicabilibus  et  Prœdicamentis  ;  In  Logicam; 
Super  sex  Principia  Gilberti  Porretani  ;  In  librum 
Perihermenias  ;  Elencliorumlibri  II ;  De  arie  intelli- 
gendi  ;  De  modo  opponendi  et  respondendi  ;  De  prin- 
cipiis  motus;  De  Physico  auditu  ;  De  Generatione  et 
corruptione;  De  luventute  et  Senectute  ;  De  Spiritu  et 
respiratione ;  De  Morte  et  Vita  ;  De  nutrimento  et  nu- 
tribili  ;  De  Gœlo  et  Mundo  ;  De  natura  locorum  ;  De 
caasis  proprietatum  elementorum  ;    De  passionibus 
aeris;  De  principiis  motus  progressai  ;  Libri Meteoro- 
runi  ;  De  mineraUbus  ;  De  animalïbus;  De  Anima;  De 
natura  et  immortatitate  animœ ;  De  conditione  creatu- 
rœ  rationalis  ;De  Somno  et  Vigilia  ;  De  Sensu  et  Se?i- 
sato;  De  Memoriaet  lïeminiscentia  ;  De  unitate  Intel- 

(1)  A.  Jourdain,  Becherches ,  p.  333. 

{2}  M.  Roussulol,  Etudes  sur  la  Pliil.  dans  le  moyen-âge,  t.  H,  p.  183. 


222  HISTOIRE 

lectus  contra  Averrhoem;  De  Tntellectu  et  intelligibi  ; 
Metaphysicœ  libri  X  ;  De  causis  etprocessu  universita- 
tis  ;  Libri  Ethicorum  ;  Politicorum  libri  ;  Summa 
de  creaturis.  Ce  sont  là  les  œuvres  philosophiques 
d'Albert-  le-Grand, 

On  soupçonne  déjà  ce  que  contiennent  les  volumes 
auxquels  se  rapportent  ces  titres.  C'est  Aristote  tout 
entier  qu'Albert  possède  et  qu'il  vient  lire,  interpréter 
devant  ses  auditeurs.  Tel  est  même  son  goût,  telle  est 
sa  passion  pour  le  philosophe  de  Stagire,  qu'on  l'ap- 
pellera le  «  Singe  ci' Aristote,  »  qu'on  l'accusera  d'avoir 
introduit  ce  payen  jusque  dans  le  sanctuaire  du  Christ, 
et  de  lui  avoir  attribué  le  siège  principal  au  milieu  du 
temple.  Voici  ce  que  Jacques  Thomasius  dit  à  ce  sujet: 
Neque  contemnendum  quod  Danœus  observavit,  Al- 
bertum  Magnum  fuisse  qui  philo sophiam  profanam, 
Aristoleticam puta,  jam  pridem  in  limen  sanctœ  théo- 
logies a  superioribus  introductam,  in  adyta  ipsa  sa- 
crarii  Christi  intromiserit,illique  in  ipso  templo  prin- 
cipalem  sedem  collocaverit  (1).  C'est  un  réquisitoire 
passionné  ;  il  ne  faut  pas  en  accepter  tous  les  termes. 
Les  droits  de  la  raison  étaient  méconnus  ;  au  nom  de 
la  raison,  Albert  a  protesté  contre  l'aveuglement  de 
l'ignorance.  Est-ce  là  son  crime?  A  notre  avis,  c'est  là 


(1)  Jac.  Thomasius,  De  doclor.  scolast.  disert,  hist.;  Lipsiœ  s.  d.  (1676), 
in-4°.  Tennemann  cite  le  passage  suivant  de  la  Chronique  de  Langius,  ad 
ann.  12S8  :  «  Ob  ampliludincm  omnifaviœ  doctrinœ  Magnus  dictus  fuil,  in 
omni  philosophia  peripaletica  peritissimus.  Hinc  et  a  plerisque  Simia  Aris- 
lotelis  appellatus  est,  qui,  nimium  vino  ssecularis  scienlia?  ebriatus,sapien- 
tiarn  humanam,  ne  dicam  philosophiam  profanam,  divinis  litteris  copulare 
ausus  est,  quique  dialcclicam  contenliosam,  spinosam  et  garrulam  sacratis- 
simœ  et  purissinue  non  limuit  penniseere  theologia1,  novum  et  philosopln- 
cum  modum  sacras  docendi  et  explanendi  litteras  suis  tradens  sequacibus, 
Iheologislarum  sectse,  quse  ab  eo  Albertistarum  dicitur,  dux  cl  moiiaiclia 
excellons.  »  Tennemann,  Geschiclile  der  Phil.,  t-  VIII,  p.  488. 


DE  LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE.  223 

sa  gloire.  On  nous  signale  quelques  pages  véhémentes 
dans  lesquelles  M.  Bûchez  déplore  les  effets  de  cette 
propagande  rationaliste,  qui,  dit-il,  vint,  au  XIIP  siècle, 
altérer  le  dogme  en  prétendant  l'expliquer  (2).  Mais, 
puisqu'au  sentiment  de  M.  Bûchez  ce  fut  une  si  mons- 
trueuse alliance  que  celle  de  la  philosophie  grecque  et 
de  la  théologie  chrétienne,  il  aurait  dû,  ce  nous  sem- 
ble, remonter  le  cours  des  âges,  et,  avec  Georges 
Rosenmùller,  dénoncer  la  plupart  des  Pères  comme 
ayant  déjà  perverti  le  dogme  chrétien  par  des  mélan- 
ges profanes.  Où  cette  critique  a-t-elle  conduit 
Georges  Rosenmiiller  ?  Où  pouvait-elle  conduire  M. 
Bûchez  ?  A  professer  que  la  théologie  et  la  philosophie 
sont  incompatibles.  Or,  n'est-ce  pas,  en  d'autres  ter- 
mes, mettre  la  religion  hors  du  sens  commun  ? 

Il  y  a,  dans  toute  théologie,  comme  nous  l'avons 
déjà  dit,  deux  choses  qu'il  faut  distinguer.  Pour  parler 
ici  la  langue  d'Aristote  et  de  nos  scolastiques,  ces 
deux  choses  sont  le  sujet  et  l'accident.  Le  sujet  delà 
théologie  est,  il  faut  bien  le  reconnaître,  le  sujet  de 
la  philosophie  ;  c'est  un  domaine  commun.  Quand  donc 
il  arrive  que,  sur  ce  domaine,  les  raisonnements  des 
philosophes  ébranlent,  déconsidèrent  les  conclusions 
des  théologiens,  cela,  sans  doute,  est  fâcheux  pour  les 
gens  dont  l'intérêt  est  de  perpétuer  l'ignorance  ou 
l'erreur  ;  mais  la  cause  de  ces  gens  n'est  pas,  à 
notre  avis,  très-respectable.  L'accident,  en  théologie, 
c'est  le  détail  des  symboles  consacrés.  Les  religions, 
les  moindres  sectes  ont,  à  cet  égard,  des  préférences 
opiniâtres,  et  c'est  par  cela  surtout  qu'elles  diffèrent. 
Notre  opinion  est  que  la  philosophie  n'a  pas  à  s'in- 

(2)  M.  Rousselol,  Etudes  sur  la  Phil-,  t.  H,  p.  119.  —  M.  Bûchez,  Euro- 
péen, n°  9. 


224  HISTOIRE 

quiéter  de  ces  divers  symboles  ;  en  travaillant  à  jus- 
tifier les  uns  ou  les  autres,  elle  ne  peut  que  se  créer 
de  grands  embarras.  Mais  que  reproche-t-on  si  dure- 
ment à  notre  docteur  ?  A-t-il,  suivant  l'exemple  pé- 
rilleux de  Bérenger  ou  de  Gilbert  de  La  Porrée,  dis- 
serté sur  les  mystères  en  des  termes  nouveaux  pour 
des  oreilles  catholiques  ?  Il  a  beaucoup  écrit,  et  avec 
assez  de  liberté  ;  qu'on  signale  donc,  clans  l'immense 
recueil  de  ses  œuvres,  un  seul  passage  suspect  d'hé- 
térodoxie !  On  n'en  signale  aucun.  Peut-être  a-t-il  osé 
prétendre  que,  sur  les  questions  communes,  c'est  à  la 
philosophie  qu'il  faut  s'en  rapporter,  quand  la  théo- 
logie refuse  de  souscrire  à  ses  décisions  ?  On  sait 
déjà  que  nous  ne  voudrions  pas  blâmer  cette  audace. 
Mais  Albert  a  toujours  été  de  son  siècle  et  de  sa 
robe,  et  jamais  sa  raison  n'a  troublé  sa  foi  :  «  Quand 
«  il  s'agit  des  choses  divines,  la  foi,  dit-il,  vient  avant 
«  l'intelligence,  les  autorités  avant  les  raisonne- 
«  ments  (i).  »  Et,  dans  toutes  les  affaires  litigieuses, 
il  proteste  hautement  que  les  livres  sacrés  priment 
tous  les  autres,  que  la  tradition  est  son  unique  règle. 
A-t-il  même  confondu,  comme  nous  venons  de  le 
faire,  les  deux  sciences  que  M.  Bûchez  se  montre  si 
curieux  de  distinguer  ?  Loin  de  là.  Cette  distinction, 
dont  on  se  fait  un  argument  pour  le  censurer,  Al- 
bert y  a  cent  fois  adhéré  dans  les  termes  les  plus 
favorables  aux  prétentions  de  l'école  théologique. 
Si  la  philosophie,  dit-il,  est  la  voie  de  la  science,  la 
théologie  est  la  voix  de  l'amour.  Connaître  Dieu 
comme  l'ont  connu  les  philosophes,  c'est,  il  est  vrai, 
s'élever  au  moyen  de  l'abstraction  à  la  thèse  d'une 

(1)  In  lib.  I  Sentent.,  dist.  h,  art.  10  ;  dist.  in.,  ait.  3. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  225 

cause  première  ;  mais  on  n'apprend  qu'en  théologie 
quelles  sont  les  perfections  de  Dieu,  quelles  sont  ses 
ordonnances,  comment  il  aime  et  comment  il  veut 
être  aimé,  comment  sa  miséricorde  égale  sa  justice, 
comment  il  faut  vivre  pour  lui  rendre  hommage  et 
mériter  le  salut  promis  aux  justes  (1).  Est-ce  là  le 
langage  d'un  homme  qui  s'est  laissé  mettre  en  servi- 
tude par  la  logique,  et  qu'elle  a  conduit  aux  lieux 
les  plus  vénérables  du  sanctuaire  en  lui  commandant 
de  les  profaner?  Non  assurément.  Tout  ce  qu'on  doit 
dire  à  ce  sujet,  c'est  qu'Albert,  soupçonnant  l'affinité 
du  mysticisme  et  du  scepticisme,  s'est  efforcé  de 
prouver  que  la  raison  peut  elle-même  comprendre 
certaines  vérités  auxquelles  la  religion  ordonne  de 
croire.  L'accusation  est,  on  le  voit,  bien  plus  grosse 
que  le  délit. 

Mais  que  cela  suffise.  Nous  devons  laisser  de  côté 
les  gloses  d'Albert  sur  l'Écriture  et  porter  toute 
notre  attention  sur  celles  qui  ont  pour  objet  les 
monuments  de  la  philosophie  profane.  Ici,  nous  le 
reconnaissons,  il  suit  pas  à  pas  Aristote,  en  observant 
sa  méthode  avec  la  plus  respectueuse  fidélité.  Parmi 
tous  les  philosophes  qu'il  a  pu  connaître,  c'est,  dit-il, 
le  premier.  Il  ajoute  que  la  Providence  elle-même  a 
formé  cet  astre  pour  éclairer  le  monde  (2).  Mais  la 
doctrine  d'Albert  est  moins  fidèlement  péripatéticienne 
que  l'est  sa  méthode.  Quelle  est  donc  sa  doctrine? 
Déclarons-le  par  avance,  c'est,  pour  la  logique  et  pour 
la  physique,  la  doctrine  d' Aristote  tempérée  par  celle 
de  Platon  ;  pour  la  métaphysique  ou,  en  d'autres 
termes,  pour  la  théologie  naturelle,  c'est  la  doctrine  de 

fi)  In  primum  Sentent.,  dist.  i,  art.  4. 

(2)  Alb.  Magn.  In  librum  prim.  Posteriorum,  tract.  \»  cap.  i. 

T.   1.  15 


226  HISTOIRE 

Platon  tempérée  par  celle  d'Aristote.  On  peut  dire  des 
philosophes  du  XIIIe  siècle  qu'ils  ont  été,  pour  la 
plupart,  éclectiques,  et  l'ont  été  sans  le  savoir.  Re- 
chercher la  vérité  sans  préoccupation  de  parti, 
reconnaître  Terreur  où  elle  se  trouve,  constater  la 
différence  des  doctrines,  et  faire  ensuite,  avec  plus 
ou  moins  de  succès,  un  grand  effort  pour  associer  les 
vérités  éparses,  en  les  dégageant  des  erreurs  qui  les 
accompagnent,  Voilà  l'éclectisme  éclairé.  Or,  ce  n'est 
pas  ainsi  que  procèdent  Albert-le-Grand  et  ses  con- 
temporains. Ignorant  l'histoire  et  la  fortune  des 
anciens  systèmes,  ils  se  persuadent  volontiers  qu'A- 
ristote  et  Platon  se  sont  pris  de  querelle  sur  des 
détails  plus  ou  moins  frivoles,  mais  que,  sur  les 
grands  problèmes,  ils  étaient  d'accord.  L'anarchie 
des  écoles  grecques,  l'antagonisme  constant  des  doc- 
trines étant  des  faits  qui  leur  sont  mal  connus,  ils 
supposent  qn'an-dessus  -de  toutes  les  sectes,  au- 
dessus  de  tous  les  paradoxes  individuels,  il  existait, 
chez  les  Grecs,  une  philosophie  constitutionnelle,  si 
l'on  peut  ainsi  parler,  une  doctrine  invariable  dans  ses 
données  fondamentales,  établie  sur  des  prémisses 
consacrées  par  une  longue  tradition,  et  tout  leur 
labeur  tend  à  rechercher  cette  doctrine,  cette  philo- 
sophie. Voilà  comment  ils  partent  d'une  hypothèse 
éclectique.  Mais  où  les  mène-t-elle  ?  A  dire  beaucoup 
de  faussetés,  qu'on  appellerait  des  tromperies  si  l'on 
n'était  convaincu  de  leur  ignorance.  Ainsi,  quand  ils 
allèguent  l'autorité  d'Aristote,  l'autorité  de  Platon, 
que  font-ils?  Ils  attribuent. à  l'un  ou  à  l'autre  de  ces 
philosophes  l'opinion  pour  laquelle  ils  ont  le  plus 
de  penchant,  et  ils  n'obtiennent  ensuite  l'union  des 
contraires  -qua  par  la  négation  de  toute  contrariété. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  227 

Qu'on  n'oublie  pas  cette  définition  de  l'éclectisme  sco- 
lastique.  Elle  importe  beaucoup,  car  il  ne  faudrait  pas 
le  confondre  avec  cette  méthode  de  savante  concilia- 
tion qui  ne  manque  jamais  d'être  recommandée  quand 
une  révolution  vient  de  s'accomplir  au  sein  de  l'école, 
quand,  une  autorité  longtemps  souveraine  ayant  perdu 
son  crédit,  son  empire,  on  peut  craindre  l'invasion  du 
scepticisme  ou  du  mysticisme,  et  Ton  s'efforce  de 
rallier,  pour  y  mettre  obstacle,  les  esprits  qui  veu- 
lent encore  avoir  confiance  clans  l'usage  de  la 
raison. 

Ainsi  l'on  peut  dire  d'Albert  qu'il  est  éclectique, 
mais  sous  toutes  réserves,  en  distinguant  ce  qui  veut 
être  soigneusement  distingué.  Quand  bientôt  on  verra 
notre  docteur  faire  parler  Platon  comme  Aristote, 
Aristote  comme  Platon,  on  n'en  sera  plus  surpris. 
On  se  rappellera  d'abord  qu'il  n'avait  pas  reçu  les 
cahiers  de  l'Académie,  ensuite  qu'il  avait  entendu 
professer  dans  la  chaire  du  Lycée  non-seulement 
Avicenne,  mais  encore  Averroès.  Cette  observation 
générale  nous  épargnera  le  soin  de  corriger  une  à 
une  les  erreurs  historiques,  nous  voulons  dire  les 
erreurs  d'imputation,  qui  sont  très  nombreuses  dans 
les  écrits  d'Albert,  et,  si  quelquefois  notre  analyse  les 
reproduit  pour  être  fidèle,  on  voudra  bien  croire 
qu'elles  ne  nous  ont  pas  échappé. 

C'est,  en  effet,  une  analyse  que  nous  allons  faire, 
car  il  ne  suffit  pas  de  dire  qu'elles  furent  les  opinions 
de  notre  docteur  ;  il  faut  encore  montrer  comment  il 
les  a  présentées.  Albert  étant,d'ailleurs,  le  premier  des 
maîtres  latins  qui  se  soit  proposé  de  discourir  sur 
toutes  les  parties  de  la  philosophie,  nous  devons 
apprendre,    en    étudiant  séparément  chacun  de  ses 


228  HISTOIRE 

livres,  quelles  étaient,  de  son  temps,  les  notions 
acquises  sur  ces  diverses  parties  de  la  science,  et 
quels  progrès  il  fit  faire  à  Fétude,  à  l'enseignement. 
Ce  ne  serait  donc  pas  assez  que  de  l'interroger  sur 
les  trois  questions  de  Porphyre.  Cependant  nous  les 
aurons  constamment  présentes  à  l'esprit,  même  en 
poussant  plus  loin  notre  interrogatoire.  Elles  sont 
en  scolastique  le  fil  d'Ariane  ;  elles  ramènent  au 
droit  chemin  toutes  les  fois  qu'on  est  sur  le  point 
de  s'en  écarter.  Ainsi  nous  ne  voulons  franchir  par 
aucun  côté  ce  qu'on  appelle  les  frontières  naturelles 
de  la  philosophie  ;  mais  ayant  la  plus  grande  curiosité 
de  connaître  tout  ce  qu'Albert  enseignait  comme 
philosophe,  nous  nous  arrêterons  volontiers  aux  dé- 
tails, et  certainement  on  nous  en  saura  gré,  car  cette 
curiosité  doit  être  partagée. 

Parmi  les  écrits  philosophiques  d'Albert,  lequel 
lirons-nous  le  premier  ?  Dans  cette  incertitude,  nous 
lui  demanderons  d'abord  quelle  est  son  opinion 
sur  l'objet  de  la  science,  quelles  en  sont  les  diver- 
ses parties,  et  quelle  place  doit  être  assignée  à  cha- 
cune d'elles. 

A  cette  question  :  Qu'est-ce  que  la  philosophie  ? 
Albert  répond  :  C'est  la  science  des  sciences,  l'art  des 
arts  ;  elle  a  pour  objet  tout  ce  qu'il  est  permis  de  savoir, 
quidquidest  sciblle.  On  la  divise  en  deux  sections  prin- 
cipales :  la  philosophie  réelle,  philosophia  realis,  qui 
traite  de  toutes  les  entités  physiques  ou  métaphysiques, 
de  Dieu,  de  l'univers,  de  l'homme,  et  la  philosophie 
morale  ou  pratique,  pMlo^oylikipractica^  dont  la  fin 
est  d'instruire  l'homme  de  ses  devoirs  et  de  ses  droits. 
Il  n'y  a  rien  de  nouveau  dans  cette  division.  Après  les 
Arabes,  Michel  Scot  l'avait  remise  en  honneur,  comme 


DE  LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  229 

appartenant  à  la  tradition  de  l'école  péripatéticienne  (  1  ). 
Vient  ensuite  la  distinction  des  études  qui  se  rap- 
portent à  chacune  des  sections  principales  de  la 
philosophie.  A  la  philosophie  réelle  (nous  laissons  de 
côté  la  philosophie  pratique)  appartient  d'abord  la  mé- 
taphysique, ou  transphysique,  encore  nommée  philo- 
sophie première.  Gomme  elle  a  pour  objet  l'être  en  soi, 
l'être  connu  comme  une  pure  essence,  abstraction  faite 
du  mouvement  et  de  la  matière,  il  n'y  a  pas  de  ques- 
tions supérieures  à  celles  de  son  domaine.  Après  la 
métaphysique,  il  convient  de  placer  la  science  mathé- 
matique, qui  considère  l'être,  et  non  pas  un  être  déter- 
miné, dans  les  rapports  qu'il  peut  avoir  avec  le  mouve- 
ment et  la  matière  sensible.  La  dernière  des  parties  de 
la  science  est  la  physique,  qui  traite  des  êtres  selon 
leur  manière  d'être  actuelle  au  sein  de  la  matière  sen- 
sible. Telle  est  la  succession  normale  des  parties  de  la 
philosophie  réelle.  Cependant,  comme  l'intellect  hu- 
main recueille  les  premiers  éléments  de  toute  science 
par  les  organes  du  corps,  Albert  déclare  qu'il  com- 
mencera renseignement  de  la  philosophie  par  la 
physique,  pour  traiter  ensuite  des  mathémathiques, 
et  enfin  de  la  métaphysique,  la  science  de  Dieu, 
metaphysicam,  sive  divinam  (2).  Ces  définitions  très- 
claires  peuvent  être  acceptées  au  nom  d'Aristote. 

Dans  la  classification  d'Albert,  on  l'a  sans  doute 
remarqué,  ne  figurent  ni  la  logique  ni  la  psycho- 
logie. C'est  qu'elles  ne  sont  pas,  suivant  Albert,  des 
parties  principales  de  la  philosophie.  Ainsi,  dit-il, 
la   psychologie   n'est  qu'une  subdivision  de  la  phy- 

(1)  Vincent.  Bellov.  Specul.  doctrin.,  lib.  I,  c.  xvi. 

(2)  In  Physicam  Aristot.  libr.  II,  tract,  r,  cap.  i. 


230  HISTOIRE 

sique  (1).  Aristote  l'avait,  on  le  sait,  dit  avant  lui  ;  ce 
qui  révolte  les  disciples  de  Descartes,  Mais  Descartes 
ne  révolte  pas  moins  les  disciples  d' Aristote,  lorsqu'il 
place  la  psychologie  dans  la  métaphysique  (2).  Cepen- 
dant ni  l'un  ni  l'autre  de  ces  grands  maîtres  n'a- mérité 
le  reproche  d'inconséquence  ;  il  suffit  pour  le  recon- 
naître de  se  mettre  successivement  à  leurs  points  de 
vue  très  divers.  Il  est  évident,  en  effet,  que  la  matière 
de  la  science,  l'âme,  n'est  pas  la  même  au  jugement  de 
l'un  et  de  l'autre.  Elle  est  métaphysique  selon  Des- 
cartes ;  selon  Aristote,  elle  ne  l'est  pas.  Quant  à 
ce  qui  regarde  la  logique,  comme  elle  a  pour  objet 
non  pas  la  recherche  du  réel,  mais  l'étude  des 
procédés  suivant  lesquels  l'inconnu  va  du  connu  vers 
Finconnu,  qualiter  ignotum  ftatnotum,  c'est,  de  toutes 
les  disciplines,  celle  qu'il  faut  aborder  la  première,  car, 
dépourvu  du  flambeau  de  la  logique,  l'esprit  ne  peut 
que  s'avancer  dans  les  ténèbres.  Cependant,  puis- 
qu'elle enseigne  non  pas  ce  qui  est  réellement,  mais 
ce  qui  est  problématiquement,  elle  n'est  pas,  à  bien 
parler,  une  des  sections  de  la  philosophie  ;  c'est  un 
art,  c'est  une  science  spéciale,  scientia  est  specialis, 
dont  les-  axiomes  sont  de  simples  conjectures.  La 
logique  argumente  sur  le  vraisemblable,  pour  rendre 
l'esprit  capable  d'argumenter  sur  le  vrai  quand  on  lui 
soumettra  les  questions  physiques,  mathématiques  ou 
métaphysiques  :  Logica  una  est  specialium  scientia- 
rum  ;  sicut  in  fabrili,  in  qua  specialis  est  ars  f abri- 
candi  malleum  (3).  Cette  opinion  d'Albert  sur  la  lo- 
gique ne  pouvait  ne  pas  être  ultérieurement  confirmée 

(1)  Albert  Magnus,  De  anima,  tract,  i,  cap.  i. 

(2)  Abert.  Magn.  De  prwdicabilibus ,  lib.  I,  cap.  n,  m.    . 

(3)  Descartes.,  Princip.  de  philosophie,  t.  III  des  Œuvres;  préf.  p.  24. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  231 

par  tous  les  censeurs  de  la  méthode  seolastique.  La 
logique,  dit  aussi  Jacques  Martini,  n'est  pas  une  des 
branches  de  la  philosophie  :  Neque  logica,  sive  disse- 
rendi  subtilitas,  philosophiœ  pars  est  ;  elle  est  étran- 
gère à  la  philosophie  comme  la  rhétorique,  la  gram- 
maire et  la  mécanique  (1).  Pensaient-ils  autrement  ces 
théologiens  et  ces  naturalistes  conjurés  qui,  de  nos 
jours,  ont  décrété  de  réduire  toute  la  philosophie 
à  l'enseignement  de  la  logique  ?  Non  sans  doute, 
puisque  leur  intention  avouée  était  non  pas  d'honorer 
la  logique,  mais  de  supprimer  la  philosophie. 

Nous  observerons,  en  exposantles  opinions  d'Albert, 
l'ordre  qu'il  a  préféré,  sans  toutefois  l'approuver. 
Nous  sommes,  en  effet,  de  ceux  qui  pensent  que  le 
premier  objet  de  la  science  n'est  pas  l'étude  des  modes 

suivant  lesquels  procède  la  faculté  de  connaître  allant 

■ 
à  la  recherche  de  la  vérité,  soit  parmi  les  choses,  soit  au 

delà  des  choses.  Il  nous  semble  qu'il  vaut  mieux  d'a- 
bord étudier  l'instrument  de  cette  double  enquête, 
c'est-à-dire  la  faculté  de  connaître  prise  en  elle  même. 
Mais  pour  mieux  faire  comprendre  la  doctrine  d'Albert, 
nous  devons  suivre  ses  traces.  On  attribue  présen- 
tement, non  sans  raison,  beaucoup  d'importance  à  ce 
qui  regarde  le  choix  d'une  méthode  ;  cependant,  com- 
me les  voies  les  plus  diverses,  disons  même  les  plus 
plus  opposées,  ont  été  pratiquées  par  des  philosophes 
justement  vénérés,  nous  ne  saurions,  en  prenant  celle- 
ci  plutôt  que  celle-là,  craindre  d'étonner  l'esprit  du 
lecteur  par  quelque  nouveauté.  Allons  donc,  sans  plus 
tarder,  en  logique,  et  voyons  d'abord  l'exposition  éten- 
due qu'Albert  a  faite  àeïlsagoge  de  Porphyre.  Nous  y 

(1)   Jac.    Martini,  Exercitaiiones    meiaphysicœ  lib.  I.    exercit.  I,    thco- 
rema  o, 


232  HISTOIRE 

trouverons  sans  doute,  dès  le  début,  sa  doctrine  con- 
jecturale sur  les  trois  modes  de  l'universel. 

Albert  énonce  les  trois  questions  de  Porphyre, 
et  fait  voir  qu'elles  ont  été  différemment  comprises. 
Traitant  ensuite  la  première  question,  il  expose  tour  à 
tour  le  sentiment  des  nominalistes  et  celui  des 
réalistes.  Voici  maintenant  le  sien.  Il  y  a  trois  ma- 
nières de  considérer  l'universel  :  premièrement  il 
est  pris  en  lui-même,  c'est-à-dire  comme  étant  cette 
nature  simple  et  invariable  qui  donne  la  raison  et 
le  nom  de  l'être  [universale  ante  rem)  ;  secondement, 
comme  étant  dans  l'intellect  (universale  post  rem)  ; 
troisièmement,  comme  ayant  pour  sujet  ceci  ou  cela 
{universale  in  ré).  Comme  nature  simple,  l'universel 
est  véritablement  en  soi,  et  il  est  ce  qu'il  est  dégagé 
de  tout  ce  qui  lui  est  contraire,  de  tout  ce  qui  lui  est 
étranger.  Autre  'est  la  manière  d'être  de  l'universel 
considéré  comme  ayant  pour  sujet  ceci  ou  cela  ;  il  est 
alors  en  acte  au  sein  des  choses  particulières,  et,  tan- 
dis qu'il  leur  attribue  la  forme  essentielle,  il  reçoit 
d'elles  la  substance.il  n'est  plus  simple,mai  s  incorporé; 
il  n'est  plus  un,  mais  particularisé,  c'est-à-dire  multi- 
plié. Enfin,  l'universel  est  dans  l'intellect  soit  un  rayon 
de  l'intelligence  première  et  souverainement  active, qui 
le  produit  et  l'envoie  directement  à  l'âme  humaine, 
soit  une  abstraction  formée  par  l'intelligence  passive 
qui  le  recueille  (1).  Ce  sont  là  deux  thèses  idéologiques 

(1)  Universale  triplicem  habet  considerationem,  scilicet  secundum  quod  in 
seipso  est  natura  simplex  et  invariabilis,  et  secundum  quod  refertur  ad 
intelligentiam  et  secundum  quod  est  in  isto  vel  in  illo.  Primo  quidem  sim- 
plex est  natura,  quse  dat  esse  et  rationem  et  nomen...  Per  hoc  autem  quod 
est  in  isto  vel  illo  multa  accidunt  ei..,  quod  est  particulatum  et  individua- 
tum...,multiplicabile  vel  multiplicatum...,  incorporatum.  Per  hoc  autem 
quod  est  in  intellectu  dupliciter  consideratur,  scilicet  aut  secundum  rela- 
tionem  ad  intellectum  intelligentia?  primœ  cognoscentis  et  causantis  ipsum. 


DE  LA   PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  233 

sur  lesquelles  Albert  s'expliquera  plus  tard  ;  il  ne  s'a- 
git ici  que  de  définitions.  Or,  considéré  comme  un 
rayon  de  l'intelligence  active,  l'universel  est  immaté- 
riel, incorporel,  et,  pour  nous  servir  des  termes  d'Al- 
bert «  il  meut  à  l'acte  l'intellect  passif,  de  même  que 
«  la  couleur  meut  à  l'acte  l'organe  de  la  vue  par  la 
«  manifestation  actuelle  d'un  corps  coloré.  »  Consi- 
déré, d'autre  part, comme  étant  un  effet  des  opérations 
propres  de  l'intelligence  passive,  l'universel  est  pareil- 
ment  incorporel,  immatériel,  puisque  cette  intelligence 
le  produit  en  le  séparant  de  la  matière  et  de  toutes  les 
circonstances  individuantes.  Voilà  comment  il  faut  en- 
tendre ce  passage  d'Aristote,  au  premier  livre  de  sa 
Physique  :  «  Il  est  universel  pour  l'intelligence  ;  pour 
«  les  sens,  il  est  particulier.  »  C'est  ce  qu'Avicenne 
exprime  aussi  par  ces  mots  :  «  De  l'intellect  vient  l'uni- 
<(  versalité  des  formes.  »  En  conséquence,  les  anciens 
ont  reconnu  trois  espèces  de  formes  :  les  formes  qui 
sont  avant  les  choses  et  sont  les  exemplaires  de  tous  les 
objets  existants  ;  les  formes  qui  sont  dans  les  choses 
et  communiquent  à  ces  choses  ce  qui  est  leur  manière 
d'être,  universelles  en  ce  sens  qu'elles  s'attribuent  à 
plusieurs,  individuelles  en  ce  sens  qu'elles  se  particu- 
larisent au  sein  des  choses  numérables  ;  en  troisième 
lieu,  les  formes  qui  sont  après  les  choses,  c'est-à-dire 
les  formes  qui,  transmises  à  l'intelligence  humaine  par 
l'intelligence  divine,  ou  recueillies,  sans  le  concours 
de  l'intelligence  divine,  par  l'intelligence  humaine, 
tiennent  leur  universalité  de  l'une  ou  de  l'autre.  Les 
premières  de  ces  formes  sont  les  principes  des  choses, 

cujus  radius  quidam  est,  aut  secundum  relationem  ad  intelleclum  per 
abstractionem  cognoscentem  ipsum...,  quod  talis  intellectus,  secundum 
quod  abstrahit  ipsum,  agit  in  ipso  universalitatem.  »  De  prœdicabilibus 
tract,  il,  c.  m. 


234  HISTOIRE 

les  secondes  les  essences  des  choses,  les  troisièmes  les 
signes  des  choses.  D'où  il  faut  conclure  que  les  uni- 
versaux  sont  en  eux-mêmes  de  simples  natures,  hors 
de  l'intellect,  hors  des  choses  ,  et  que,  de  plus,  ils 
sont  en  quelque  manière  dans  les  choses,  en  quelque 
manière  dans  l'intellect. 

Quelle  est  donc  la  véritable  patrie  de  l'universel, 
le  lieu  suprême  où,  séparé  de  la  matière,  affranchi 
des  lois  du  mouvement,  sans  contact  avec  l'homme, 
avec  les  choses,  il  subsiste  en  l'état  de  pure  essence? 
Ce  lieu  paraît  être  l'entendement  divin.  Mais  on  dit  : 
Prouvez-nous  d'abord  par  un  témoignage  certain  que 
cet  universel  primordial  subsiste  en  quelque  lieu. 
C'est  un  principe  admis  que  toute  substance  est  une 
en  nombre.  Or  être  un  en  nombre  est  l'opposé  d'être 
universellement  ;  donc  rien  ne  subsiste  à  titre  univer- 
sel. Et  l'on  allègue  en  faveur  de  cette  objection 
quelques  passages  d'Aristote  et  de  Boëce.  Il  y  faut 
répondre,  suivant  Albert,  que  la  condition  d'être  en 
nombre  existe  seulement  pour  tout  ce  qui  est  en  acte 
final,  ultimo  actu.  Or,  l'intellect  en  soi  n'est  pas  en 
acte  final  ;  il  n'est  pas  une  chose,  et  ne  peut  être,  par 
conséquent,  soumis  au  même  principe  de  définition 
qu'un  phénomène,  un  phénomène  étant  la  détermina- 
tion dernière,  complète,  de  l'être  en  acte.  Qu'est-ce, 
d'ailleurs,  qu'être  un  en  nombre  ?  C'est  posséder  une 
essence  distincte  de  toute  autre  essence  prochaine. 
Ainsi  l'on  pourrait  dire  que  tel  universel  est  un 
en  nombre,  puisqu'il  se  distingue  de  tel  ou  de  tel  autre 
universel.  Mais,  en  vérité,  le  nombre  se  dit  seule- 
ment de  la  matière  et  de  l'accident.  Avicenne  pré- 
tend que  tout  ce  qui  se  rencontre  chez  l'individuel  est 
singulier.  Sans  doute  ;  mais  ce  qui  est  singulier  dans 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  235 

Pindividuel  peut  être  et  est  universel  hors  de  l'in- 
dividuel, c'est-à-dire  en  soi,  secundum  se.  Enfin,  on 
dit,  avec  Avicenne,  avec  Algazel,  que  Funiversel  en 
soi,  séparé  des  choses  et  de  l'intellect,  est  non  pas 
incréé,  mais  créé,  et  qui  tient  ce  qu'il  y  a  d'être  d'une 
détermination  actuelle  de  la  volonté  divine.  Or,  tout 
ce  qui  est  déterminé  est  individuel  ;  donc  l'universel 
est  l'individuel.  La  conséquence  est  absurde;  mais  il 
semble  qu'on  ne  peut  l'éviter,  si  l'on  ne  s'en  tient  à  la 
définition  nominaliste  :  tout  universel  est  une  simple 
abstraction  de  l'intellect,  une  notion  qu'il  recueille,  qu'il 
forme,  et  rien  de  plus.  A  cela  que  répond  Albert?  Il 
répond  qu'en  effet  toute  détermination  actuelle  de  la 
volonté  divine  est  une  essence  individuelle.  Mais  qu'im- 
porte ?  Ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit.  L'universel  pris 
absolument  est  un  rayon  permanent,  qui  nec  incipit, 
nec  desinit,  de  l'intelligence  universellement  agis- 
sante, c'est-à-dire  de  Dieu  {surit  radil  luminis  inielli- 
geatiœ  universaliter  agentis,  quœ  Deus  est),  et  non 
pas  un  phénomène,  un  fait,  une  chose  qui  commence 
et  finit.  Voilà  une  réponse  préalable  à  la  première 
question  de  Porphyre. 

On  voit  déjà  que  la  manière  d'Albert-le-Grand  ne 
ressemble  guère  à  celle  des  docteurs  qui  sont  venus 
avant  lui.  Ceux-ci,  nous  parlons  des  plus  habiles  et 
même  des  plus  audacieux,  recherchaient  toujours  des 
périphrases  quand  ils  étaient  obligés  de  conclure. 
Albert  procède  avec  beaucoup  plus  de  franchise.  Non 
seulement  il  reconnaît,  il  avoue  les  difficultés  que  les 
questions  lui  présentent,  mais,  après  avoir  déclaré 
comment  il  faut  les  résoudre,  il  revient  sur  les  solu- 
tions par  lui-mêmes  proposées,  pour  y  faire  des 
objections    qu'il   discute    séparément.    Cette  discus- 


236  HISTOIRE 

sion  achevée,  il  se  demande  si  d'autres  objections  ne 
se  trouveraient  pas  ailleurs.  Il  s'adresse  donc  alors  aux 
interprètes,  les  interroge  tous,  arabes,  latins  ou  grecs, 
et  n'hésite  pas  à  se  prononcer  contre  eux,  c'est-à-dire 
contre  l'autorité,  lorsqu'elle  lui  paraît  en  défaut.  Cette 
méthode  sera  désormais  celle  de  nos  docteurs  scolas- 
tiques.  Saint  Thomas  l'a  perfectionnée  ;  Albert  l'avait 
inventée.  Elle  était  encore  en  faveur  au  XVIP  siècle, 
quand  Descartes  vint  proposer  la  sienne. 

Voici  maintenant  la  deuxième  question  de  Porphyre  : 
Les  universaux  en  eux-mêmes,  secundum  se,  sont-ils 
corporels  ou  incorporels  ?  Ils  sont  corporels,  suivant 
Platon  interprété  par  Albert.  Mais  aussitôt  après  avoir 
présenté  de  cette  façon  la  thèse  platonicienne,  Albert 
la  combat.  Le  mot  «  corporel  »  se  prend,  observe-t- 
ils,  de  quatre  manières.  Ainsi  l'on  dit  que  les  objets 
sensibles  sont  corporels,  et  cela  s'entend  de  reste.  On 
appelle,  en  second  lieu,  corporelles  certaines  formes 
inséparablement  unies  à  leur  sujet,  comme  la  blan- 
cheur, la  noirceur,  la  chaleur,  etc.  Si  ces  formes  n'ont 
pas,  il  est  vrai,  d'étendue,  de  quantité  propres,  elles 
sont  toutefois  susceptibles  de  plus  ou  de  moins  dans  le 
sujet  qui  les  reçoit,  et,  par  conséquent,  l'étendue,  la 
quantité  peuvent  se  dire  de  ces  formes.  Troisièmement, 
on  nomme  aussi  corporelles  certaines  qualités,  éner- 
gies ou  facultés  dont  le  corps  est  le  suppôt  nécessaire, 
puisqu'elles  n'existeraient  pas  sans  lui  ;  par  exemple, 
i'àme  végétative,  les  sens,  l'imagination.  Enfin,  la  cor- 
poréité  se  dit  encore  du  point  considéré  comme  prin- 
cipe de  la  quantité  corporelle.  Eh  bien,  poursuit  Albert, 
l'universel  n'est  corporel  sous  aucun  de  ces  quatre 
modes.  On  s'est  à  bon  droit  servi  de  ces  mots  «  forme, 
«  essence  formelle  »  pour  désigner  l'universel  in  se. 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUE  237 

et  on  les  ajustement  opposés  à  ceux-ci  :  «  forme  maté- 
«  rielle,  forme  substantielle,  »  qui  désignent  l'universel 
in  re.  Toute  forme  première,  scrupuleusement,  rigou- 
reusement distinguée  des  formes  secondes,  est  une 
essence  pure, 'une  «  raison  d'être,  »  et  non  pas  un 
corps. 

Mais  on  fait  cette  objection.  Toute  matière  étant  par 
elle-même  indivisible  et  immobile,  ne  peut  être  prin- 
cipe de  quantité  ;  pour  la  diviser,  l'intervention  d'un 
principe  supérieur  est  nécessaire.  Or,  il  faut  que  ce 
principe  soit  corporel  ;  autrement  il  ne  pourrait  entrer 
en  commerce  avec  la  matière,  et  Pon  dit  en  effet  que 
le  corps  se  divise  par  quantités  cor  porelles.  Cette 
objection,  suivant  Albert,  n'est  pas  sérieuse.  Il  est  in- 
contestable que  telles  ou  telles  quantités  de  matière,  et 
conséquemment  telles  ou  telles  parties  de  tel  corps 
déterminé,  sont  des  quantités,  des  parties  corporelles  ; 
mais  le  principe  duquel  dérive  soit  l'espèce,  soit  le 
genre  de  telle  quantité,  par  qui  telle  quantité  circons- 
crite diffère  de  telle  autre,  n'est  pas  lui-même  une 
quantité,  un  quantum  ;  il  est  la  nature  simple,  incorpo- 
relle de  la  quantité,  et  ce  principe  n'est-il  pas  l'universel 
secundum  se  de  PorphjTe  ?  Autre  objection:  Ce  qui, 
dans  l'ordre  de  la  nature,  est  l'antécédent,  cause  le 
conséquent.  Or,  suivant  les  Platoniciens,  le  quantum 
sensible  a  pour  antécédent  un  quantum  supersensible 
dont  il  procède,  comme  l'effet  procède  de  sa  cause. 
Mais  toute  cause  est  un  universel  ;  donc,  ce  quantum 
supersensible  est  un  universel,  et,  comme  séparé  de 
sa  cause  propre,  comme  effet  déterminé,  permanent,  de 
cette  cause  et  comme  principe  actuel  d'autres  effets  pos- 
sibles, il  faut  bien  qu'il  soit,  dit  Platon,  corporel.  Non 
pas,  répond  Albert  ;  l'argument  ne  vaut  rien.  Puisque 


238  HISTOIRE 

Platon  tient  tant  à  supposer  un  quantum  supersen- 
sible qui  soit  le  principe  efficient  du  quantum  sensible, 
on  ne  le  chicene  pas  sur  cette  supposition.  On  admet  ce 
quantum  générateur  d'un  autre.  Il  est  sans  nécessité, 
mais  il  est.  Eh  bien  !  la  difficulté  se  trouve  ainsi  recu- 
lée et  non  pas  résolue.  En  effet  le  quantum  supersen- 
sible de  Platon  n'a-t-il  pas  lui-même  pour  principe  for- 
mel la  quantité  simple,  la  quantité  première  ?  N'est-ce 
pas  cette  quantité  première  qui  répond  à  la  définition 
de  l'universel  dont  on  recherche  la  manière  d'être 
secundum  se  ?  Et  n'est-il  pas  évident  qu'elle  est  incor- 
porelle ?  Voilà,  dit  Albert,  ce  que  les  disciples  d'Aris- 
tote  opposent  victorieusement  aux  disciples  de  Platon, 
et,  lorqu'il  s'agit  des  principes,  c'est  la  doctrine  des 
péripatéticiens  qu'il  faut  suivre.  A  cette  profession  de 
foi  le  philosophe  ajoute,  pour  terminer,  qu'il  ne  s'in- 
quiétera pas  davantage  de  certains  sophistes  auxquels 
il  a  semblé  bon  d'écrire  avant  lui  «  quelque  chose»  sur 
le  même  sujet,  qui  ante  nos  quœdam  scripserunt .  Qui 
désigne-t-il  ici  ?  Nous  l'ignorons  ;  mais  on  peut  choi- 
sir entre  les  réalistes  ceux  auxquels  on  préfère  appli- 
quer cette  sentence  dédaigneuse.  Ils  ont  presque  tous 
donné  dans  l'écart  qu'Albert-le-Grand  reproche  à  quel- 
ques-uns. 

Troisième  question  :  Comment  peut-on-dire  que  les 
universaux  sont  ou  ne  sont  pas  séparés  des  objets  par- 
ticuliers ?  Aristote  semble  établir,  ponere  videtur,  que 
l'universel  n'est  jamais  hors  des  particuliers.  On 
répond,  avec  Platon,  que  l'essence  pure  de  l'universel, 
ne  tenant  pas  des  particuliers  la  manière  d'être  qui  lui 
est  propre,  peut  être  sans  ces  particuliers  et,  par 
conséquent,  en  est  séparable.  Mais  Aristote  n'a  pas 
vraiment  dit  ce  qu'il  semble  dire,  et  il  importe  de  bien 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  239 

comprendre  son  opinion.  L'universel,  en  tant  qu'uni- 
versel (c'est-à-dire  l'universel  considéré  selon  sa  ma- 
nière d'être  absolue)  est  assurément  distinct  de  l'indi- 
viduel en  tant  qu'individuel.  On  peut  même  prétendre 
que,  pris  absolument,  ce  sont  deux  contraires.  Si  tou- 
tefois on  considère  l'individuel  comme  étant  le  sujet  qui 
reçoit  et  supporte  cette  nature  commune  qui  est  l'uni- 
versel, alors  on  ne  peut  dire  que  l'universel  est  séparé 
de  l'individuel.  En  effet,  comme  il  est  établi,  l'univer- 
sel en  acte  est  dans  le  particulier,  bien  qu'il  soit  uni- 
versel indépendamment  de  cette  union  au  particulier  ; 
ce  qu'il  ne  faut  pas  oublier,  car  si  l'universel  en  soi  ne 
pouvait  être  séparé  de  l'individuel,  il  ne  serait  pas  su- 
jet de  définition,  et  il  n'y  aurait  aucune  science  de  l'in- 
dividuel. Quelques-uns  estiment  que  l'universel  en  soi 
possède  l'être,  mais  non  pas  l'être  complet,  et  qu'il  se 
complète  en  s'unissant  à  l'individuel.  Cela,  dit  Albert, 
n'est  pas  soutenable.  L'universel  en  soi  n'attend  rien 
qui  le  complète,   car  il  possède  tout  ce  qui  est  l'être 
propre  de  l'universel,  de  même  que  l'individuel  en  soi 
n'a  pas  besoin  d'être  complété,   car  est  ce  qu'il  est, 
c'est-à-dire  l'individuel,  indépendamment  de  ce  que  lui 
peut  attribuer  l'être  universel.  Soit  !  Mais  cela  dit,  Albert 
s'arrête,  et,  sans  paraître  soupçonner  qu'il  importe  de 
conclure  avec  plus  de  rigueur,  il  va  répondre  aux  objec- 
tions de  ses  adversaires.  Continuons    de  parler   en 
son  nom,  et  achevons  d'exprimer  sa  pensée.  L'univer- 
sel ayant  été  défini  sous  ces  trois  modes  :  l'universel 
en  soi,  in  seipso  ;  l'universel  conceptuel,  quod  refertur 
ad  iïilelligentiam  ;  et  l'universel  inhérent  ou  adhérent 
à  ceci,  à  cela,  quod  eslùi  isto  velinillo,  il  est  clair  que, 
sous  les  deux  premiers  de  ces  modes,  l'universel  est 
séparable  et  séparé  de  l'individuel.  La  raison  d'être  de 


240  HISTOIRE 

l'universalité,  l'essence  de  l'universel,  ratio  universa- 
litatis,  esse  universalisa  n'est  pas  ce  qui  subsiste  uni- 
versellement dans  les  êtres  ;  et  si  cette  raison  d'être 
ne  s'actualise  hors  de  sa  cause  qu'au  sein  des  choses 
sensibles,  elle  est  néanmoins  actuelle  dans  sa  cause, 
c'est-à-dire  dans  la  pensée  de  Dieu.  D'autre  part,  les 
notions  universelles  de  l'esprit  humain  sont  pareille- 
ment hors  des  choses  sensibles.  L'esprit  humain 
les  doit  à  l'observation  de  ces  choses,  mais  elles  sont 
en  lui.  Il  est  donc  vrai  que  l'universel  peut  être  consi- 
déré comme  séparé  de  l'individuel.  Platon  ne  peut  être 
sur  ce  point  contredit.  Cependant  on  a  le  droit  d'affir- 
mer, avec  Aristote,  que  tout  universel  actuel,  réel,  in 
aciu,  in  re,  est  soit  inhérent,  soit  adhérent  à  quelque 
sujet  individuel,  et  qu'il  n'existe  dans  la  nature,  au  nom- 
bre des  choses,  ratum  in  natura,  naturatum,  aucun 
universel  composé  d'une  matière  et  d'une  forme  pro- 
pres, c'est-à-dire  substantiellement  déterminé.  Si  l'on 
admet  cette  assertion  péripatéticienne,  la  question 
proposée  se  trouve  résolue.  Mais  les  docteurs  qui  se 
prétendent  du  parti  de  Platon  ne  l'admettent  pas.  Al- 
bert est  donc  obligé  d'argumenter  pour  les  convaincre. 
Quoique,  dit-il,  l'universel  ne  tienne  pas  du  particu- 
lier sa  manière  d'être  en  tant  qu'universel,  il  faut  néan- 
moins reconnaître  que  l'universel  n'existe  pas  au  titre 
de  substance  première  à  part  de  l'individuel.  Il  y  a 
plus  ;  l'être  pris  en  soi,  esse  per  se  acceptum,  de  l'uni- 
versel n'est  pas  même,  à  proprement  parler,  une  subs- 
tance seconde  ;  c'est  tout  simplement  ce  qui  peut  le 
devenir.  L'homme  en  soi  n'est  pas,  en  effet,  l'espèce 
humaine  ;  l'espèce  humaine  est  l'homme  en  soi  devenu 
substance  seconde  par  le  fait  de  son  incorporation  aux 
individus   que  nous    appelons    Socrate,    Hippias,    et 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  241 

Criton.  Ainsi  rien  n'existe  dans  la  nature,  au  titre  de 
substance  première  ou  seconde,  qui  ne  soit  individuel- 
lement, substantiellement  déterminé.  Voilà  ce  qu'Al- 
bert déclare  expressément  dans  plusieurs  passages  de 
son  traité  sur  les  Prêdicables:  Res  dicuntur  singu- 
larla,  quœ  sola  surit  ens  ratum  in  nation  (1).  L'uni- 
versel est  donc  dans  la  nature,  in  natura,  dans  l'or- 
dre des  choses  actuelles,  inséparable  du  particulier,  et 
il  tient  du  particulier  tout  ce  qu'il  possède  de  réalité  ; 
on  ne  trouve  pas  le  genre  réalisé  hors  de  ses  espèces, 
ni  les  espèces  réalisées  hors  de  leurs  individus  :  Sicut 
genus  non  est  nlsi  in  speciebus,  et  specles  non  est  nlsi 
in  indlviduis  suis.  Mais,  d'une  part,  l'universel 
est  immuable,  permanent  ;  d'autre  part,  l'individuel  est 
variable,  éphémère.  Gomment  donc  peuvent-ils  s'allier 
l'un  à  l'autre? Albert  répond:  Assurémentce  qui  donne 
le  nom  et  la  raison  de  l'universel  est  impérissable  ; 
mais  ce  qui  donne  le  nom  et  la  raison  de  l'individuel  ne 
l'est  pas  moins.  L'universalité  et  l'individualité  sont, 
en  effet,  deux  principes,  qui  ne  sont  pas  plus  soumis 
l'un  que  l'autre  aux  vicissitudes  de  la  matière.  Mais,  dans 
la  troisième  question  de  Porphyre,  il  ne  s'agit  aucune- 
ment de  ces  principes-là,  dont  la  résidence  fixe  est  au  sein 
de  la  suprême  cause  ;  il  s'agit  de  l'universel  réel.  Or, 
comme  l'universel  est,  en  cet  état,  dans  un  sujet,  tout  ce 
qui  affecte  ce  sujet  l'affecte  lui-même  ;  il  n'est  donc  pas 
vrai  que  l'universel  en  acte  soit  incorruptible  et  per- 
manent. 

Telle  est  la  réponse  d'Albert  aux  trois  questions  de 
Porphyre.  Que  si  maintenant  nous  laissons  le  livre  des 
Prêdicables  pour  prendre  le  livre  des  Prèdlcaments, 
nous  allons  encore  entendre  Albert  disserter  sur  la 

(1)  Tract   IL  c.  vi. 

T.  I.  16 


242  HISTOIRE 

substance  et  les  accidents  les  plus  généraux  de  la 
substance  en  des  termes  qu'il  donnera  pour  péripa- 
téticiens,  mais  qui  ne  seront  pas  un  commentaire 
moins  libre  du  traité  d'Aristote. 

Qu'est-ce  que  la  substance  première,  la  substance 
proprement  dite  ?  Il  n'y  a  pas  lieu  d'équivoquer  ici  sur 
le  texte  d'Aristote  :  la  substance  première,  ab  actu 
substandl  dicta,  est  le  premier  sujet  en  acte,  fonde- 
ment ou  suppôt  nécessaire  de  tout  attribut  substan- 
tiel, et  il  faut  repéter,  après  le  Maître,  que  toute 
substance  première  est  un  individu,  comme  cet  homme, 
ce  cheval  (1).  Qu'est-ce  qu'une  substance  seconde  ? 
C'est  ce  qui  se  dit  substantiellement  de  cet  homme,  de 
ce  cheval.  C'est  l'espèce,  c'est  le  genre  :  Secundo 
substantes  et  secundo  in  esse  naturœ  et  actu  subsis- 
tentes  (2).  Donc  la  substance  seconde  n'est  pas  hors 
de  la  substance  première,  et,  la  substance  première 
supprimée,  la  seconde,  privée  de  son  fondement 
nécessaire,  l'est  également  :  Destrncta  prima  sub- 
stantia  secundum  esse,  nih'il  remanet  secundarum 
substantianmi  vel  accidentium  (3).  Albert  établit  ces 
principes  et  les  interprète  avec  autant  de  sincérité  que 
de  clarté,  suivant  l'esprit  d'Aristote.  Mais  il  se  souvient 
d'avoir  dit  précédemment,  dans  son  traité  des  Prédi- 
cables,q\ie  la  raison  d'être  delà  substance  seconde,  du 
genre,  de  l'espèce,  est  antérieure,  comme  raison  d'être, 
à  l'être  particulier,  c'est-à-dire  à  la  substance  première, 
que  la  substance  première  tient  sa  forme  de  cette 
raison  d'être,  et  que,  dépourvue  de  cette  forme,  elle 
ne  serait  pas.  Or,  comment  accorder  cette  proposition: 

(i)  Lib.  de  Prœdicam.  tracl.  Il,  c.  n. 

(2)  ma.,  c.  m. 

(3)  Ibid.,  c.  iv. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  243 

Toute  substance  seconde,  ayant  son  fondement  dans  la 
substance  première,  périt  quand  elle  en  est  séparée, 
et  celle-ci:  Toute  substance  première  reçoit  de  l'espèce 
(substance  seconde)  ce  qui  la  détermine,  c'est-à-dire 
la  forme  par  laquelle  elle  est  ce  qu'elle  est  ?  Cela  de- 
mande un  complément  d'explications.  «  En  exposant, 
dit  Albert,  notre  sentiment  sur  les  universaux, 
nous  nous  rappelons  avoir  déclaré  que  les  essences 

<  antérieures  (superiora)  n'ont  pas  une  substance 
propre  dans  la  nature,  qu'elles  ne  possèdent  pas 
l'être  actuel,  et  qu'elles  ne  parviennent  à  ce  degré 
final  de  l'être  qu'au  sein  des  choses  individuelles, 

<  seules  naturellement  douées   de    ce  qui  complète 

<  l'être  ;  nous  avons  dit,  en  outre,  qu'être  en  genre, 
(  en  espèce,  c'est  être  encore  en  puissance,  c'est 
(  être ,    en  d'autres    termes ,    confus,    indéterminé, 

indeterminatum  et  confusum  et  fluidum  ;  ce  qui 
signifie  que,  si  les  individus  cessent  d'être,  l'uni- 
versel ne  possède  plus  dans  la  nature  l'être 
déterminé  (1).  »  Oui  sans  doute,  voilà  bien  ce  qu'il 
a  dit.  C'est  pourquoi  l'on  se  demande  comment  la 
la  substance  seconde,  qui  doit  déterminer  la  sub- 
stance première, n'est  pourtant  pas,  avant  elle,  naturel- 
lement déterminée,  et  comment  l'universel  se  trouve 
à  la  fois  antérieur  et  postérieur  à  l'individuel.  Cela 
semble,  en  effet,  contradictoire  ;  mais  Albert  ex- 
plique que  cela  ne  l'est  pas.  Être  en  acte  final,  ou,  pour 
abréger,  être  en  acte,  c'est  exister  substantiellement  ; 
c'est  occuper  une  place,  un  lieu  propre,  dans  l'ordre 
des  choses  nées  ou  créées.  Être  en  puissance,  c'est 
simplement  pouvoir  être  en  acte,  c'est  n'être  encore 
qu'une  idée  de  Dieu.  Or  si,  d'une  part,  rien  n'existe 

(I)  Lib.  de  Prœdicamentis ,  tract.  IL  c.  iv. 


244  HISTOIRE 

subtantiellenient,sice  n'est  l'objet  déterminé  par  un  acte 
contingent  de  la  cause  libre,  on  peut  dire  avec  Albert 
que  l'être  en  puissance  subjective  précède  l'être  en 
acte  objectif,  et  si,  d'autre  part,  être  en  soi  c'est  être 
quelque  idée  et  n'avoir  de  réel  que  la  possibilité  de 
devenir,  on  peut  dire  encore  avec  Albert  que  l'anéan- 
tissement actuel  de  la  substance  individuelle  entraîne 
de  toute  nécessité  l'anéantissement  de  l'universel, 
considéré  comme  substance  seconde.  Séparé  de  l'in- 
dividuel, cet  universel  «  est  »  encore,  mais  il  ne 
<(  subsiste  »  plus.  Il  n'est  plus  en  substance,  dans  la 
nature  ;  il  est  dans  sa  cause,  en  Dieu. 

Telles  sont,  en  brève  analyse,  les  déclarations  faites 
par  Albert  dans  son  commentaire  de  la  Logique.  Nous 
n'en  tirons  présentement  aucune  conséquence  ;  nous 
nous  abstenons  même  de  les  compléter  en  les  dévelop- 
pant. La  logique,  suivant  Albert,  n'est  pas  une  des 
sciences  qui  donnent  la  vérité  ;  en  logique,  toute  ma- 
jeure est  une  simple  thèse,  toute  conclusion  demeure 
problématique,  conjecturale.  Ainsi  l'on  prendra  ce 
qui  vient  d'être  dit  sur  les  divers  modes  de  l'univer- 
sel et  de  la  substance  pour  un  exorde  dialectique,  pour 
une  déclaration  préliminaire,  après  laquelle  doit  venir 
l'exposition  d'un  système  ontologique.  Cependant, 
comme  il  est  à  croire  que  ce  qui  est,  pour  le  logicien, 
le  probable,  sera  le  vrai  pour  le  physicien  et  le  méta- 
physicien, on  peut  déjà  se  former  quelque  opinion  sur 
la  doctrine  d'Albert. 

Il  n'est  pas  réaliste,  comme  l'ont  été  certains  inter- 
prètes du  Livre  des  causes,  puisqu'il  combat  l'hypo- 
thèse des  universaux  subsistant  par  eux-mêmes, 
actuellement,  effectivement  séparés  de  leur  cause,  et 
rejette  parmi  les  fables  tout   ce  que    les  prétendus 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE.  245 

disciples  de  Platon  racontent  des  merveilles  de  leur 
monde  archétype.  Il  n'est  pas  non  plus  de  la  secte 
dont  Guillaume  de  Ghampeaux  fut,  au  XII0  siècle, 
le  principal  docteur,  puisque,  loin  de  définir  l'uni- 
versel in  re  l'essence  ou  la  substance  qui  reçoit 
les  individus  comme  accidents,  il  déclare  que  les  indi- 
vidus seuls,  dans  l'univers  créé,  in  natura,  possèdent 
la  substance,  la  vraie  substance,  Yens  ratum.  Enfin,  il 
n'est  pas  réaliste  comme  le  sont  les  partisans  de  la 
non-différence  ou  de  la  conformité,  puisqu'il  professe 
expressément  que,  si  la  forme  antérieure  à  l'acte  peut 
être  admise  comme  une  essence  formelle,  c'est-à-dire 
comme  une  raison  d'être  qui  doit  devenir  une  réalité, 
il  déclare,  d'un  autre  côté,  que  la  forme  réalisée,  actua- 
lisée, a  pour  sujet  telle  ou  telle  matière,  et  qu'aucun 
non-différent  n'est  par  lui-même  sujet  substantiel,  ter- 
me de  création  (1). 

Il  n'est  pas  non  plus  nominaliste,  s'il  faut,  pour  l'être, 
souscrire  à  la  thèse  mise  par  Abélard  au  compte  de 
Roscelin.  Ayant,  en  effet,  choisi  pour  maître  le  pru- 
dent Artistote,  il  entend  protester  contre  les  dires  mal 
sonnants  de  ses  disciples  téméraires,  lorsqu'il  prend 
pour  sujet  de  définition,  non  pas  le  nom.  mais  la  pure 
essence  de  l'universel.  Sur  ce  point  son  langage 
est  d'une  parfaite  clarté.  Il  connaît  les  nominalistes, 
il  les  désigne,  Mi  qui  vocabantur  nominales  (1),  et 
déclare  qu'il  ne  veut  pas  être  rangé  dans  leur  parti. 

(1)  C'est  ce  qu'il  explique  plus  clairement  encore  dans  le  passage  suivant 
de  son  commentaire  sur  le  Livre  des  Six  principes  :  Omnis  communitas 
naturalis  est,  quia  ex  singularibus,  hoc  est  singularium  essentiali  similitu- 
dine,  procedit.  Et  sic  singularibus  in  uno  similis  causa  est  communitatis. 
Natura  autem  est  causa  lalis  singularis,  et  ideo  natura  causa  est  talis  com- 
munitatis, quia  quidquid  est  causa  causse  est  causa  causati  a  causa  illa  per 
aliquem  modum.  Singularitas  autem  creationi  sive  generationi  coœquatur, 
quia  terminus  generationis  aut  crealionis  est  singulare.  » 


246  HISTOIRE 

Enfin  il  n'est  pas  conceptualiste,  puisqu'il  admet, 
outre  l'universel  conceptuel,  un  universel  primordial, 
antérieur  à  tout  phénomène,  par  conséquent  à  toute 
notion  recueillie  des  objets  sensibles,  et  puisqu'il  se 
prononce  résolument  contre  cette  opinion  commune, 
ou,  du  moins,  il  le  reconnaît,  très-répandue  (qiiodmulti 
tenent  latinorum)  :  Dictum  est  (universelle)  quod  ab  in- 
tellectu  intelligentis  accipiat  universelle  esse  (1).  Or, 
jamais  un  vrai  conceptualiste  ne  voudra  considérer  l'uni- 
versel dans  sa  cause  comme  possédant  un  degré  quel- 
conque d'essence  ;  jamais  une  idée  ne  sera  pour  le 
conceptualisme  autre  chose  qu'une  modalité  du  sujet 
pensant;  jamais  la  puissance  de  devenir  ne  sera  définie, 
dans  ce  système,  une  entité  de  tel  ou  tel  ordre,  même  le 
moindre  des  étants.  C'est  ce  qu'établiront  sans  réplique 
Pierre  de  Verberie,  Durand  de  Saint  -  Pourçain  et 
Guillaume  d'Ockam. 

Qu'est-il  donc  ?  Il  est  éclectique  ;  sa  doctrine  propre 
est  une  tentative  de  conciliation  entre  Aristote  et 
Platon.  A  Platon  il  emprunte  la  thèse  de  l'universel 
en  soi,  qu'il  appelle  «  principe,  raison  d'être,  essence 
«pure  »,  et  qu'il  localise  en  Dieu, pour  le  bien  distinguer 
delà  notion  subjective,  dégagée,  suivant  les  termes 
de  Boëce,  des  objets  particuliers.  Mais  quand  il  s'agit 
ensuite  de  dire,  non  pas  quel  principe,  quelle  idée, 
mais  quelle  chose  est,  dans  la  nature,  l'universel  joint  à 
la  matière  comme  essence  formelle,  il  déclare,  avec 
les  interprètes  d' Aristote,  que  cet  universel  est  non  pas 
un  sujet,  mais  un  second  substant,  qu'il  se  trouve  dans 
les  choses,  mais  n'est  pas  une  chose  ;  et  voici  la  pro- 
position d'accord  qu'il  fait  aux  deux  écoles  :  les  disci- 
ples   de  Platon  abandonneront   leurs    chimères    de 

(i)  Liber  de  Prwdicab.,  tract.  II,  c.  vi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  247 

l'universel  supersensible  séparé  de  sa  cause  et  de  l'uni- - 
versel  actuel  servant  de  suppôt  au  multiple  ;  mais,  d'au- 
tre part,  les  disciples  d'Aristote  reconnaîtront  qu'avant 
d'être  en  acte  l'universel  devait  être  en  puissance.  Or, 
comme  le  principal  obstacle  à  la  conciliation  des  deux 
écoles  est  qu'on  ne  peut  définir  clairement  ce  qu'est 
l'essence  d'une  raison  d'être,  on  dira  que  ces  principes 
mystérieux  sont  éternellement  au  sein  du  plus  impéné- 
trable et  du  plus  vaste  de  tous  les  arcanes,  qu'ils  sont 
dans  l'intelligence  «  universellement  agissante  »  ;  en 
d'autres  termes,  en  Dieu. 

Voilà  ce  que  nous  apprend  la  logique  d'Albert.  C'est 
beaucoup,  assurément  ;  mais  la  question  de  la  nature 
de  l'être  peut  prendre  tant  de  formes,  que  nous  ne 
pouvons  nous  en  tenir  à  ces  explications  sommaires 
lorsque  nous  sommes  en  présence  d'un  philosophe 
aussi  considérable  qu'Albert-le-Grand.  Nous  avons 
d'ailleurs  contracté  l'engagement  de  faire  connaître 
avec  quelques  détails  toutes  les  parties  de  sa  doctrine. 
Arrivons  à  ces  détails,  et,  suivant  la  méthode  qu'il  a 
pratiquée,  interrogeons  d'abord  sa  philosophie  natu- 
relle sur  la  réalité  positive  des  choses. 


CHAPITRE   XII. 


Physique  d'Albert-le-Grand. 


Albert  commente  la  Physique  d'Aristote  ainsi  qu'il  a 
commenté  sa  Logique.  Il  énonce  d'abord  la  thèse  du 
Maître,  il  reproduit  ensuite  et  discute  la  glose  alexan- 
drine,  les  gloses  arabes,  et  présente  enfin  des  expli- 
cations plus  ou  moins  personnelles,  qui  motivent  une 
conclusion  généralement  nette  et  ferme.  C'est  ainsi 
qu'il  procède  toujours,  n'ignorant  pas  qu'il  doit,  comme 
philosophe,  donner  l'exemple  de  la  prudence.  Nous 
ne  disons  pas  que  cette  prudence  habituelle  l'ait 
préservé  de  tout  égarement  ;  mais,  alors  qu'il  s'écarte 
du  droit  chemin,  il  continue  sa  marche  avec  la  même 
lenteur,  observant  avec  la  même  attention  tout  ce  qu'il 
rencontre.  On  entend  bien  que  nous  parlons  ici  de  ses 
écarts  involontaires.  Ce  chrétien  très  résolu  ne  peut 
ne  pas  ajouter  ou  retrancher  quelque  chose,  en  mainte 
occasion,  aux  dires  d'un  payen  ;  mais,  ces  retranche- 
ments ou  ces  additions,  il  les  fait  voulant  les  faire,  et 
c'est  l'imperfection  de  ses  connaissances,  ce  n'est  pas 
le  défaut  d'attention  qui  le  conduit  aux  erreurs  qu'on 
ne  peut  appeler  volontaires.  Lorsque  le  religieux  ne 
gêne  pas  le  philosophe,  jamais  celui-ci  ne  manque  de 
soumettre     une  proposition    nouvelle    à   toutes    les 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUB  249 

épreuves  qu'elle  doit  subir  avant  d'obtenir  ses  lettres 
d'audience  auprès  de  la  raison. 

Au  début  de  la  Plujsique,  une  grave  question  se  pré- 
sente à  son  esprit  et  rembarrasse  évidemment  plus 
encore  qu'il  ne  l'avoue.  Il  s'agit  de  remonter  au  prin- 
cipe des  choses  et  d'expliquer  cette  distinction  de  la  ma- 
tière et  delà  forme,  obscure  dans  Aristote,  qu'ont  ren- 
due plus  obscure  encore  les  débats  qu'elle  a  sus- 
cités parmi  ses  interprètes.  Entendons-le  bien,  ce  qui 
cause  à  notre  docteur  cette  inquiétude,  ce  n'est  pas  un 
doute  quelconque  sur  la  légitimité  de  la  distinction. 
Aristote  dit  que,  dans  la  nature,  dans  la  région  des 
choses  terrestres,  on  ne  rencontre  pas  une  substance 
qui  ne  soit  composée  d'une  matière  et  d'une  forme,  et, 
durant  toute  la  période  scolastique,  cette  proposition 
ne  sera  pas  une  seule  fois  discutée  ;  on  l'admettra  sans 
autre  examen.  La  philosophie  plus  moderne  l'a,  du 
reste,  maintenue,  et  n'en  a  modifié  que  les  termes.  La 
question  qui  préoccupe  Albert  est  celle-ci  :  La  matière 
et  la  forme  étant  considérées  comme  parties  intégrantes 
de  tout  composé,  d'où  viennent  ces  parties  ?  Ou  plutôt, 
d'où  viennent  ces  principes  de  toute  génération  ?  Dans 
les  explications  qu'Albert  donne  à  ce  sujet,  il  y  a, 
par  exception,  beaucoup  d'équivoque.  Se  servant  tou- 
jours du  langage  péripatéticien,  mais  attribuant  sou- 
vent aux  mots  an  sens  qu'ils  n'ont  pas  dans  la  Phy- 
sique d'Aristote,  il  avance  une  proposition,  la  rétracte, 
fait  alors,  comme  il  dit,  une  «  digression,  »  s'éloigne 
du  sujet,  puis  y  revient  par  des  voies  obliques,  et 
voudrait  bien  n'être  pas  obligé  de  conclure.  Aristote 
prétend  donc  que  les  choses  ont  deux  principes:  la  ma- 
tière etla  forme.  Mais  quelle  est  la  nature,  quelle  est  la 
manière  d'être  d'un  principe  ?  Avant,  d'être  unis,   ces 


250  HISTOIRE 

deux  principes  étaient  non-seulement  distincts,  mais 
séparés.  L'étaient-ils  simplement  par  l'individualité  de 
leur  essence,  comme  deux  âmes,  deux  idées  ?  ou 
bien  l'étaient-ils  encore  par  la  diversité  des  lieux  où 
chacun  d'eux  résidait  particulièrement?  Si  le  prin- 
cipe matériel  était,  avant  de  s'unir  à  la  forme,  en  quel- 
que lieu,  n'était-il  pas  dans  ce  lieu  la  matière  univer- 
selle, toute  division,  toute  différence  venant  de  la  for- 
me ?  Et,  s'il  existait  en  cet  état,  comment  ne  pas  sous- 
crire à  la  thèse  des  anciens  philosophes,  Melissus, 
Parménide,  qui  regardaient  la  matière  indéterminée 
comme  l'unique  source  de  l'être,  comme  l'unique  fon- 
dement de  toute  génération? 

Albert  déclare  qu'il  se  réserve  de  dire  son  dernier 
mot  sur  ce  problème  lorsqu'il  expliquera  le  septième 
livre  de  la  Métaphysique.  Cependant,  il  n'hésite  pas  à 
se  prononcer  déjà  contre  toute  proposition  qui  tendrait 
à  confondre  les  éléments  primitifs  de  la  substance.  De 
même  qu'en  psychologie,  lorsqu'on  remonte  à  l'origine 
des  idées,  on  ne  peut  se  défendre  de  distinguer  le 
sujet  et  l'objet,  de  même,  dit-il,  quelle  que  soit  l'opi- 
nion que  l'on  professe,  en  métaphysique,  sur  l'essence 
de  la  matière  en  soi  et  de  la  forme  en  soi,  il  faut,  en 
physique,  définir  la  substance  un  composé  de  matière 
et  de  forme.  Soit  !  Mais  est-ce  bien  là  tout  ce  que  le  physi- 
cien est  tenu  de  répondre  sur  une  question  si  difficile  et 
si  considérable?  Avicembron,  c'est-à-dire  Ben-Gébirol, 
et  ses  audacieux  partisans  ne  lui  permettent  de  se  main- 
tenir dans  cette  réserve.  Ils  interpellent  le  physicien 
qui  se  dérobe  et  lui  disent  :  Si  l'union  de  la  matière  et 
de  la  forme  peut  seule  donner  la  substance,  la  matière 
séparée  de  la  forme,  in  se  accepta  et  ab  omni  forma 
separata,  est  toutefois  quelque  chose  ;  et  qu'est-elle  ? 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  251 

On  leur  répond  qu'elle  est  une  simple  essence.  Mais  ils 
ajoutent:  Dire  que  cette  simple  essence  est  apte  à  de- 
venir le  sujet  de  la  forme,  c'est  dire  qu'elle  possède 
déjà  la  puissance  de  le  devenir.  Et  qu'est-ce  que  cette 
puissance  ?  Est-ce  une  matière,  est-ce  une  forme  ?  Ce 
n'est  pas  une  matière,  ce  n'est  pas  une  forme  ;  car  dire 
qu'une  matière  est  matière  de  la  matière,  qu'une  forme 
est  une  forme  de  la  matière  séparée  de  la  forme,  ce 
n'est  définir  ni  la  matière,  ni  la  forme  ;  et,  ce  qu'on 
demande,  c'est  une  définition.  Or,  si  cette  puissance 
n'est  ni  la  matière  attendant  la  forme,  ni  la  forme 
recherchant  la  matière,  elle  n'a  pas  son  principe  hors 
de  la  matière  ;  elle  est  donc  en  elle,  et  nous  arrivons 
promptement  à  ce  théorème  :  La  matière  et  sa  puis- 
sance sont  un  même.  La  matière  et  sa  puissance  étant 
ainsi  considérées  comme  un  tout  indivis,  ce  tout  nous 
offre  un  genre  qui  contient,  comme  matière,  le  suppôt 
commun  de  toutes  les  substances,  et,  comme  puis- 
sance, la  cause  potentielle  de  tous  les  causés.  En  quoi 
donc  cette  matière  diffère-t-elle  de  Dieu  !  On  dit  que 
la  substance  de  la  cause  première  était  avant  qu'au- 
cune chose  fût,  et  qu'elle  sera  quand  toute  chose  aura 
cessé  d'être.  N'est-ce  pas  là  ce  qu'on  dit  aussi  de  la 
matière  considérée  comme  cause  seconde  ?  Puisqu'a- 
vant  d'être  jointe  à  la  forme  la  matière  possédait  en 
elle-même  toutes  les  conditions  de  l'existence,  elle 
continuera  de  les  posséder,  cela  va  de  soi,  quand 
aucune  forme  ne  sera  plus.  Donc  l'essence  de  la 
matière  première  et  celle  de  la  cause  première,  qui 
est  Dieu  lui-même,  sont  parfaitement  identiques. 

Détestable  erreur,  pessimus  error  !  s'écrie  le  pieux 
régent.  En  effet  nous  voilà  rendus  au  point  où  David 
de  Dinan  s'était  laissé  conduire  par  son  philosophe 


252  HISTOIRE 

Alexandre,  et  l'abîme  est  au  delà.  Mais  il  s'agit  pour 
Albert  de  prouver  que  cette  erreur  n'est  pas  logique- 
ment déduite  de  sa  thèse,  la  thèse  des  simples  essences 
qui  subsistaient  sous  un  mode  quelconque  avant  la 
génération  de  la  vraie  substance,  et  voici  quelques  dis- 
tinctions par  lesquelles  notre  docteur  entend  dégager 
sa  doctrine  physique  de  tout  rapport  avec  le  panthéis- 
me. Se  réservant,  dit-il,  de  démontrer  ailleurs  com- 
ment doit  être  conçue  la  pure  essence  de  la  cause 
première,  il  ne  veut  présentement  que  définir  le  premier 
état  de  la  matière  encore  séparée  de  la  forme.  En  ce 
premier  état  c'est  bien,  sans  aucun  doute,  une  simple 
essence,  et  pourtant  elle  n'est  pas  pour  demeurer  sim- 
ple, simplex  est,  sed  non  in  fine  simplicitatis .  Cela  ne 
veut  pas  dire  que  ce  qu'elle  est  et  ce  qu'elle  doit  être 
soient  en  elle  deux  choses  distinctes,  comme  le  sont, 
dans  toute  substance,  les  deux  conjoints.  Elle  est  sim- 
ple, mais  elle  est  naturellement  propre  à  l'union  qu'elle 
doit  contracter,  et  cette  propriété  qu'elle  a  de  devenir 
le  substant  de  la  forme  est  en  elle  et  diffère  d'elle,  sans 
être  néanmoins  une  chose  ;  c'est  une  manière  d'être, 
ratio,  une  disposition  potentielle,  habitus,  relatio  po- 
tentmii&i  relativement  à  la  forme.  Eh  bien!  quoi  que 
cela  soit,  il  suffit  de  reconnaître  que  cela  est  pour 
constater  que  l'essence  de  la  matière  n'est  pas  iden- 
tique à  l'essence  de  Dieu.  L'essence  de  la  matière  doit 
entrer  en  composition,  est  comjoonibilis,  et  l'essence 
divine  est  d'une  inaltérable  simplicité.  La  différence 
est  manifeste.  Que  dit-on  encore?  On  dit  encore 
que  l'essence  de  la  matière  était  avant  la  généra- 
tion de  toutes  choses,  ante  fieri,  et  qu'elle  sera  de 
même  après  la  corruption  de  toutes  choses,  post  omne 
corrwnpi.  Pour  Albert,  cela  n'est  pas  contestable  ;  il 


DE  LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  253 

ne  le  conteste  pas,  mais,  dit-il,  de  cette  génération, 
de  cette  corruption,  quel  est  le  sujet?  C'est  la  ma- 
tière, cette  matière  qui  revêt  dans  le  temps  mille 
formes  diverses.  Or,  dans  aucun  moment  de  la  durée, 
l'essence  de  Dieu  ne  subit  ces  fatales  transformations. 
Il  existe  enfin,  entre  les  deux  essences,  une  dernière  et 
plus  notable  différence.  De  toute  éternité,  n'est-ce  pas, 
Dieu  sait  tout  ;  bien  avant  l'acte  de  la  création,  la  scien- 
ce de  toutes  les  choses  futures  était  dans  l'entendement 
de  l'essence  divine.  Quant  à  ce  qui  regarde  la  matière 
séparée  de  la  forme,  elle  ne  connaît  ni  ce  qu'elle  est 
elle-même  ni  ce  qu'est  cette  forme  avec  laquelle  elle 
doit  contracter  alliance.  II  n'y  a  donc  pas  d'assimilation 
possible  entre  l'essence  de  la  matière  et  l'essence  de 
Dieu  (1). 

Est-ce  toutefois  le  dernier  mot  d'Albert  ?  L'essence 
de  la  matière  séparée  de  la  forme  ne  peut  être  confon- 
due avec  l'essence  du  suprême  moteur.  Cela  est 
accordé.  Mais  si  cette  confusion  est  une  des  consé- 
quences du  système  qui  porte  le  nom  de  Parménide, 
celui-ci  ne  l'avoue  pas  ;  il  se  contente  de  présenter  la 
matière  première  comme  un  sujet  commun,  à  la  sur- 
face duquel  se  produisent,  sous  l'influence  de  la  forme, 
tous  les  phénomènes  individuels.  Ainsi,  la  matière  pre- 
mière serait,  non  pas  l'essence  même  du  créateur,  mais 
une  création  primordiale,  un  premier  acte,  antérieur  à 
la  génération  de  la  substance  aristotélique.  Cette  thèse 
est-elle  acceptée  par  Albert  ?  Pour  sauver  celle  de  la 
matière  première,  peut-être  notre  docteur  l'accepte- 
rait-il  volontiers  ;  mais  Aristote  s'y  oppose.  Il  la  rejette 
donc,  et  professe  que  la  matière  séparée  de  la  forme 

(1;  Alberti  Pltysiea,  lib.  I;  tract.  II,  cap.  xiu. 


254  HISTOIRE 

ne  peut  en  aucune  manière  être  prise  pour  un  acte, 
pour  une  nature,  pour  une  réalité  concrète.  (1)  La  sub- 
stance décomposée  donne  la  matière  pour  sujet.  Albert 
le  concède  ;  mais,  poursuit-il,  cette  décomposition 
opérée,  il  n'y  a  plus  de  substance,  plus  de  chose, 
plus  de  réalité  :  Matériel  prima  nunquam  tempore 
est  sine  quantitate  (2);  «  En  aucun  instant  de  la 
«  durée,  la  matière  première  n'a  pu  subsister  sans 
«  quantité  ;  »  et,  pour  qu'on  ne  lui  cherche  pas  que- 
relle sur  un  mot  équivoque,  il  ajoute  :  Materia  nun- 
quam tempore  est  sine  forma  substantiali  (3).  Voilà 
sa  déclaration.  Elle  est  importante,  et  il  faut  en 
tenir  grand  compte.  Cependant  de  quoi  s'agit-il  jus- 
qu'à présent?  Il  s'agit  de  ce  qu'Albert  conteste.  Nous 
connaissons  les  systèmes  contre  lesquels  il  se  pro- 
nonce ;  mais,  en  définitive,  quel  est  le  sien  ?  Il  a 
nommé  la  matière  première,  et  l'a  distinguée,  comme 
principe  de  génération,  de  la  matière  engendrée, 
c'est-à-dire  de  la  matière  unie  à  la  forme  et  deve- 
nue l'un  des  éléments  de  la  substance.  Il  doit  main- 
tenant nous  apprendre  quelle  est,  à  son  avis,  la  ma- 
nière d'être  de  ce  principe. 

Il  n'est  pas  la  pure  substance  de  Dieu,  il  n'est  pas  un 
acte  antérieur  àla  génération  du  composé  ;  est-il  donc, 
sans  plus  d'ambages,  une  simple  idée  de  l'entende- 
ment divin?  «La  matière,  dit-il,  est  par  elle-même 
«  principe  de  désir,  le  désir  n'étant  que  la  privation  de 
«  la  forme  avec  la  puissance  de  la  posséder,  puissance 

(i)  «  Materia  nunquam  separata  est  a  formis  omnibus  propter  sui  imper- 
fectionem  qua?  ad  esse  non  sufficit  sine  forma,  et  hœc  imperfeclio  nunquam 
relinquit  materiam  ;  et  ideo  cum  forma  seraper  crit  secundurri  aclum.  »  In 
I,  tract.  II,  c.  iv. 

(2)  Summa  de  creaturis,  tract.  I,  article  1. 

(3)  Summa  de  creaturis,  tract.  I,  art.  4. 


DM  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUB  255 

<  qui  est  la  matière  elle-même.  La  matière  est,  en 

<  effet,  le  sujet  apte  à  recevoir  la  forme,  et  cette  apti- 

<  tude,  qui  est  la  puissance,  le  désir  ou  l'appétit,  ne 

<  diffère  pas  essentiellement  de  la  matière  elle-même. 

<  Et  si  l'on  demande  si  cette  manière   d'être  est  une 

<  chose,  il  faut  répondre  qu'à   considérer  la  chose 

<  pour  ce  qu'elle  est  en  elle-même,   cette    manière 
t  d'être  n'en  est  que  le  sujet  ;  en  effet,  ce  n'est  pas 

<  une  chose  qu'elle  est,  c'est  la  privation  delà  chose, 

<  et  cette  privation  est  le  sujet  apte,  disposé  à  rece- 
(  voir  la  forme  (1).»  Ce  langage  ohscur,  tourmenté, 
ne  peut  s'entendre  d'une  idée  divine.  Une  idée  divine 
n'est  pas  ce  qu'il  y  a  de  plus  facile  à  définir  ;  nous  le 
verrons.  Cependant  quand  on  a  fait,  en  la  compagnie 
des  réalistes,  quelques  voyages  dans  la  région  du 
mystère,  et  quand  on  a  contracté  l'habitude  de  l'idiome 
qui  leur  est  particulier,  on  arrive  à  comprendre  ce 
qu'ils  entendent  par  leurs  idées  divines.  Ce  sont  des 
actes  intellectuels  et  non  des  privations,  des  puissances 
ou  des  aptitudes,  et,  pour  eux,  la  matière  idéale  est  un 
acte  au  même  titre  que  la  forme  idéale.  Il  est  donc 
évident  que  la  matière  première  d'Albert-le-Grand  n'est 
pas  simplement  une  idée  de  l'entendement  divin.  Qu'est- 
ce  donc? 

Ce  n'est  pas  une  idée  divine  ;  c'est  quelque  chose  de 
plus.  Ce  n'est  pas  toutefois  un  quantum  délimité,  un 
de  ces  étants  qui  se  classent  dans  la  catégorie  de  la 
substance  ;  c'est  quelque  chose  de  moins.  Mais  quand 
on  invite  Albert  à  compléter  sa  définition  imparfaite, 
il  prononce  des  mots  qu'on  ne  sait  plus  comment  in- 
terpréter. La  matière  première  est  déjà,  dit-il,  substan- 

(2)  Ibid. 


256  HISTOIRE 

tiellenient  informée,  et  pourtant  la  forme  substantielle 
de  cette  matière  n'est  qu'une  ébauche  de  forme  ;  d'où 
il  faut  conclure  qu'elle  est  déterminée  et  pourtant  ne 
l'est  pas.  Des  gens  très  subtils,  Zimara  (1),  Zabarella  (2) 
n'ont  pas  su  nous  expliquer  autrement  les  verbeuses 
digressions  d'Albert  sur  la  manière  d'être  de  la  matière 
première.  Avicembron  le  tirait  à  lui;  il  croit  s'être  dé- 
gagé de  ses  mains  et  cela  lui  suffit.  Mais  à  nous  cela  ne 
peut  suffire,  et  nous  ne  saurions  nous  déclarer  satis- 
faits des  mauvaises  raisons  qu'il  oppose  aux  argu- 
ments de  ses  interlocuteurs.  Vous  avez  séparé  la 
matière  de  la  forme  et  vous  demandez  ce  qu'elle  est. 
Aristote  répond  qu'elle  est  possible  et  n'est  pas  en- 
core. C'est  là  tout  ce  qu'il  faut  dire  de  cette  matière 
idéalement  séparée  ;  mais  prétendre  décrire  l'état,  la 
condition  ontologique  d'un  abstrait  défini  ce  qui  peut 
devenir,  c'est  évidemment  réaliser  une  chimère.  Aussi 
les  distinctions  plus  ou  moins  ingénieuses  de  notre 
docteur  ne  sont-elles  que  des  mots  vides.  Disons  mê- 
me que  nous  trouvons  dans  ces  mots  la  condam- 
nation de  la  thèse  qu'il  se  montre  si  jaloux  défaire 
accepter.  Il  résulte,  en  effet,  des  explications  don- 
nées par  Albert,  premièrement,  que  la  matière  en 
soi,  dépourvue  de  toute  forme  et  de  toute  détermination, 
mais  devant  être  le  suppôt  de  toutes  les  formes  déter- 
minâmes, est  un  autre  à  l'égard  de  l'idée  qui  réside 
dans  l'entendement  divin  ;  secondement,  que  la  matière 
en  soi,  pour  être  un  autre  à  l'égard  de  l'idée  divine,  n'est 
cependant  pas  une  chose,  nondicit  rem,  et  qu'elle  se 
distingue  ainsi  de  la  matière  en  acte.  Or,  n'être  ni  une 
idée  ni  une  chose,  c'est,  il  nous  semble,  n'être  rien. 

(1)  M.  A.  Zimara.,  Theoremula,  p.  4,  col.  1,  2. 

(2)  Zarabella,  De  prima  rer.  matériel,  lib.  II,  cap.  vi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  257 

Qu'on  nous  pardonne  de  reproduire  ces  débats  frivo- 
les. Autant  qu'il  nous  estpossible,nous  en  abrégeonsle 
compte-rendu  ;  mais  ne  devons-nous  pas  faire  connaî- 
tre,  outre  les  opinions  d'Albert,  sa  manière  de  les 
exposer,  de  les  défendre  ?  Ce  serait  trop  réduire  l'his- 
toire de  la  philosophie  scol astique  que  d'en  retrancher 
toutes  les  frivolités.  Il  ne  pouvait,  d'ailleurs,  nous  être 
indifférent  de  montrer  que  si  la  matière  en  soi,  la  forme 
en  soi,  considérées  comme  des  essences  plus  qu'idéa- 
les, moins  que  réelles,   doivent  être  distinguées  des 
universaux  vraiment  platoniciens,  elles  n'offrent  pas 
un  fondement  plus  solide  à  l'édifice  des  fictions  réa- 
listes. On  doit  pourtant  bâtir  et  beaucoup  bâtir  sur 
cette  base  fragile.  Les  abstractions   une  fois  produi- 
tes, il  ne  manque  jamais  de  chercheurs  d'esprit  pour  en 
tirer  de  nouvelles.  Elles  ne  sont  que  des  mots  ;  mais  la 
crédulité  du  vulgaire  philosophant  ne  tarde  pas  à  y  voir 
des  choses.  Bientôt  ces  prétendues  choses  paraissent 
elles-mêmes  trop  grossières  et  les  intelligences    dé- 
licates ne  s'en  accommodent  plus.  On  invente  alors 
d'autres  raffinements.  Jusqu'où  peut  aller   cette  ma- 
nie de  subtiliser?  C'est  Duns-Scot  qui  doit  nous  l'ap- 
prendre.   Mais   disons,    bien    que   cela   nous    coûte, 
qu'Albert  n'est  pas,  dans  ce  cas  particulier,  innocent 
de  ce  qu'on  peut  toujours  reprocher  à  Duns-Scot.  C'est, 
d'ailleurs,  ce  que  les  plus  fervents  des  thomistes,  les 
régents  de  Coïmbre,  ont  eux-mêmes  depuis  longtemps 
reconnu  (1). 

Comme  Boëce  l'a  déclaré,  comme  l'ont  ensuite  fait  ob- 
server les  premiers  maîtres  de  nos  écoles,  les  mots  sont 
des  assemblages  de  lettres  qui  représentent  indifférem- 


(1)  Comment,  collrgii  Ctonimbricensis  m  univ.  dialecticam  Arist.,  p. 

T.   1.  17 


258  HISTOIRE 

ment  soit  des  choses,  soit  des  idées.  Mais,  pour  avoir  été 
faite  dèsl'origne  du  débat  scolastique,  cette  observation 
pleine  de  sagesse  n'en  a  pas  moins  été  bien  souvent  ou- 
bliée.Une  substance  étant  donnée, l'analyse  eninterroge 
la  nature,  recherche  les  conditions  et  la  fin  de  son  exis- 
tence, apprécie  les  rapports  qu'elle  a  nécessairement 
ou  quelle  peut  avoir  accidentellement  avec  d'autres 
substances,  etc.,  etc.  A  chacune  de  ces  questions 
l'esprit  fait  une  réponse,  cette  réponse  est  un  juge- 
ment, ce  jugement  s'exprime  avec  des  mots,  et  puis, 
afin  de  recueillir,  de  classer,  et,  au  besoin,  d'énoncer 
plus  facilement  les  diverses  notions  qu'elle  a  formées 
de  cette  manière,  l'intelligence  leur  donne  à  toutes  une 
étiquette  particulière.  C'est  encore  un  mot,  mais  un 
mot  qui  en  représente  beaucoup  d'autres,  puisqu'il 
tient  la  place  de  tous  ceux  qui  peuvent  être  contenus 
dans  une  proposition.  Tels  sont  les  procédés  de  la 
pensée.  L'auteur  des  formes  du  discours,  Horace  l'a 
dit,  c'est  l'usage.  L'usage  vient  donc,;après  la  pensée, 
nommer  et  qualifier  les  choses.  Et  voici  quelle  est  sa 
méthode,  Quand  il  n'a  qu'à  les  désigner  particulière- 
ment, il  emploie  les  noms  substantifs.  Mars  il  fait:plus, 
il  les., qualifie,  et,,  pour  les  qualifier,  il  emploie  d'autres 
noms  qu'on  appelle  adjectifs.  Au  moyen  de  ces  noms 
adjectifs  l'usage  n'attribue  pas  seulement  aux  choses 
des  qualités  propres  à  toute  substance  de  même  espèce; 
il  exprime  encore  la  possibilité  de  tel  rapport  ouïe  ré- 
sultat de  telle  comparaison  entre  telle  chose  et  telle 
autre  chose,  et,  ee  qui  s'éloigne  bien  davantage  de  la 
nature,  il  prête  aux  choses  les  plus  insensibles  des  ver- 
tus, des  vices,  des  sentiments.  Le  langage  ordinaire  est 
plein  de  ces  figures:  une  belle  prairie,  une  habitation 
.agréable,  une  nuit  solitaire,  une  mer  furieuse,  un  chê- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  259 

ne  allier,  un  lac  mélancolique.  Ce  n'est  pas  tout; 
l'usage  a  pris  encore  d'autres  licences.  Après  avoir 
arbitrairement  nommé  les  substances  et  leur  avoir  im- 
puté, comme  autant  de  propriétés  intrinsèques,  toutes 
les  notions  que  l'esprit  a  tirées  de  ces  substances  plus 
ou  moins  bien  observées,  l'usage  en  a  dégagé  des  no- 
tions abstraites,  auxquelles  il  a  donné  des  noms  subs- 
tantifs ;  il  a  dit  ainsi  :  la  beauté  d'une  prairie,  l'agrément 
d'une  habitation,  la  solitude  des  nuits,  la  furie  des 
flots.  Enfin,  après  avoir  placé  dans  les  objets  dès  quali- 
tés qui  représentent  uniquement  les  sensations  du  sujet, 
l'usage  leur  a  de  même  assigné  d'autres  qualités  qui 
représentent  les  jugements  de  la  faculté  supérieure, 
c'est-à-dire  de  l'intelligence  proprement  dite.  Socrate 
est  :  donc,  avant  d'être,  il  pouvait  être,  et,  puisqu'il 
pouvait  être,  l'usage  a  dit  qu'il  était  possible.  Ensuite, 
il  a  fabriqué  ces  autres  mots,  la  possibilité,  l'actualité 
de  Socrate.  C'est  ainsi  qu'à  toutes  les  stations  où  l'in- 
telligence s'arrête  un  instant  dans  la  considération  des 
choses,  nous  trouvons  un  nom  substantif  qui  désigne 
l'idée  formée  par  voie  d'analyse  ou  d'induction.  Tels 
sont  les  procédés  de  l'usage. 

Le  péril  est  de  prendre  pour  autant  de  choses  tous 
ces  noms  créés  par  l'usage,  et  d'argumenter  sur.de 
telles  abstractions  comme  sur  des  réalités.  C'est  là, 
dit  Montesquieu,  ce  qu'a  fait  Platon  :  «  Les  Dialogues  où 
«  Platon  fait  raisonner  Socrate,  ces  Dialogues  si  ad- 
«  mirés  des  anciens,  sont  aujourd'hui  insoutenables, 
«  parce  qu'ils  sont  fondés  sur  une  philosophie  fausse; 
«  car  tous  ces  raisonnements  sur  le  bon,  le  beau,  le 
«  parfait,  le  sage,  le  fou,  le  dur,  le  mou,  le  sec,  l'humi- 
«  de,  traités  comme  des  choses  positives,  ne  signifient 
«  plus  rien.  Les  sources  du  beau,  du  bon,  de  l'agréable 


260  HISTOIRE 

«  sont  dans  nous-mêmes  (1).  Mais  nos  docteurs  scolas- 
tiques  ne  connaissaient  Platon  que  par  ouï-dire  ;  ce 
n'est  donc  pas  à  son  exemple  qu'ils  ont  péché.  Peut- 
on  disculper  Aristote  de  toute   complicité    dans    les 
égarements  de  ses  interprètes  ?  Au  fond,  Aristote  estun 
des  adversaires  les  plus  déclarés  de  toutes  ces  Actions; 
avant  la  génération  de  la  substance,  il  ne  connaît,  il  ne 
suppose  aucune  chose  douée  des  conditions  de  l'être. 
On  le  sait  déjà,  et  nous  donnerons  bientôt,  avec  quel- 
ques développements,  sa  profession  de  foi  sur  ce  pro- 
blème. Cependant,  comme  Gicéron  l'a  justement  remar- 
qué, le  langage  d' Aristote  n'est  pas  toujours  clair,  et  per- 
met quelquefois  de  l'interpréter  à  contre-sens.  Ainsi, 
ces  termes  d'acte,  de  puissance,  de  matière  première, 
de  forme  en  soi,  de  quiddité,  sont  d' Aristote.  Et  où  les 
trouve-t-on  le  plus  fréquemment?  Où  ils  devraient  se 
rencontrer  moins  qu'ailleurs,  dans  sa  Physique.  Male- 
branche  a  lui-même  condamné  cette  décevante  termi- 
nologie :   «  Si,  dit-il,  les  philosophes  ordinaires  se 
«  contentaient  de  donner  leur  physique   simplement 
«  comme    une  logique...,    on    ne   trouverait  rien    à 
«  reprendre  dans  leur  conduite.  Mais  ils  prétendent 
«  expliquer  la  nature  par  leurs  idées  générales  et  abs- 
«  traites,    comme  si  la  nature  était  abstraite,   et  ils 
«  veulent  absolument  que  la  physique  de  leur  maître 
«  Aristote  soit  une  véritable  physique,  qui  explique  le 
«  fond  des  choses,  et  non  pas  simplement  une  logi- 
«  que,  quoiqu'elle  ne  contienne  rien  de  supportable 
«  que  quelques  définitions  si  vagues  et  quelques  ter- 
«  mes  si  généraux  qu'ils  peuvent  servir  dans  toute 
«  sorte  de  philosophie.  Ils  sont  enfin  si  fort  entêtés  de 

(1)  Montesquieu,  Essai  sur  le  goût,  ch.  i. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  201 

«  toutes  ces  entités  imaginaires  et  de  ces  idées  vagues 
«  et  indéterminées  qui  leur  naissent  naturellement 
«  dans  l'esprit,  qu'ils  sont  incapables  de  s'arrêter  assez 
«  longtemps  à  considérer  les  idées  réelles  des  choses, 
«  pour  en  reconnaître  la  solidité  et  l'évidence  (1).  » 
C'est  un  cartésien  qui  parle  ;  c'est  donc  un  détracteur 
passionné  d'Aristote.  Adoucissons  les  termes  de  la 
sentence  ;  qu'en  reste-t-il?  Une  critique  très  fondée.  Il 
est  évident,  en  effet,  que,  dans  la  Physique  d'Aristote, 
la  place  des  choses  est  bien  souvent  occupée  par  des 
mots.  Et  quel  est  le  défaut  commun  des  interprètes? 
D'insister  sur  les  mots,  d'en  exagérer  la  valeur  et  de 
les  transformer  en  choses.  Si  donc  Aristote  ne  peut 
être  convaincu  d'avoir  donné  tous  dans  les  écarts  de 
ses  disciples,  il  faut  reconnaître  qu'il  a  fourni  plus 
d'un  prétexte  à  ces  écarts. 

Nous  venons  de  faire  ce  qu'Albert  fait  souvent,  une 
digression.  Maintenant  retournons  à  son  commentaire 
de  la  Physique.  Ce  que  nous  voulons  principalement  y 
rechercher,  c'est  le  complément  des  explications  qu'il 
nous  a  déjà  données,  en  logique,  sur  la  nature  de  l'u- 
niversel in  re.  Tout  ce  qu'il  dit  sur  les  causes,  le  mou- 
vement, l'infini,  le  lieu,  le  vide,  le  temps  et  l'éternité 
s'accorde  assez  avec  la  doctrine  d'Aristote,  ou,  du 
moins,  il  résulte  de  ces  dires  qu'Albert  n'admet  dans 
la  nature  aucune  substance  universelle  ;  mais,  si  cu- 
rieux qu'il  semble  de  tout  démontrer,  il  néglige  de 
traiter  à  part  cette  question  de  l'universel  in  re  qui  a 
été,  durant  le  xiie  siècle,  la  matière  de  si  vifs  débats. 
Voici  toutefois  ce  qu'il  professe  à  ce  sujet.  Il  y  a  quel- 
que chose  de  commun  à  tous  les  êtres,  c'est  d'être,  et 

(I)  De  la  recherche  de  la  vérité,  liv.  III,  ch.  vin. 


262  HISTOIRE 

Ton  dit  bien  que  tout  ce  qui  est  est  clans  la  nature.  Pris 
en  ce  sens,  le  mot  nature  signifie  l'ensemble  des  êtres 
et  des  lois  qui  les  régissent.  Mais  il  ne  faut  pas  supposer 
qu'il  existe  une  chose,  une  quant  à  l'essence,  aligna 
res,  una  secundum  esse,  que  se  partagent  toutes  les 
substances  individuelles.  Comme  espèce,  comme  genre, 
comme  substance  absolument  universelle,  cette  chose 
n'est  pas  :  Non  intelligimus  quod  unquam  fuerit  ali- 
qua  res  una  secundum  esse,  quœ  divisa  sit  in  omnes 
particulares  naluras,  sive  fuerit  universalis  sicut 
genus  et  species,  sive  fuerit  universalis  absolute  dic- 
ta... (1).  Qu'y  a-t-il  donc  d'universel  dans  les  choses  ? 
Rien,  si  ce  n'est  certaines  manières  d'être  plus  ou 
moins  générales,  qui  donnent  à  l'esprit  les  notions  de 
l'espèce,  du  genre  et  de  l'universel  absolu.  C'est  ce 
que  Bossuet  exprime  si  clairement  dans  sa  belle  lan- 
gue :  «  La  nature  n'a  fait  que  des  êtres  particuliers, 
«  mais  elle  nous  les  donne  semblables.  L'esprit  venant 
«  là-dessus  et  les  trouvant  tellement  semblables  qu'il 
«  ne  les  distingue  plus  dans  la  raison  en  laquelle  ils 
«  sont  semblables,  ne  se  fait  de  tous  qu'un  seul  objet 
«  et  n'en  a  qu'une  seule  idée  (2).  »  Dans  la  langue 
d'Albert  cela  se  dit  ainsi  :  Dicitur  universalis  (natura) 
sicut  intentio  universalis  ad  quam  particulares  natu- 
rœ  resolvuntur  in  génère  uno,  vel  absolute  in  omnibus 
naturalïbus.  Hœc  enim  universalia  secundum  esse 
nunquam  sunt  nisi  in  particularibus.  Cette  déclara- 
tion   manque  de    simplicité  ;   on  reconnaît   pourtant 


[i)  C'est,  on  l'entend  bien,  une  protestation  contre  la  thèse  réaliste  de  la 
matière  première.  Albert  semble  s'apercevoir  qu'il  s'est  mal  expliqué  pré- 
cédemment à  ce  sujet.  Aussi  dit-il,  en  forme  de  correction  oratoire  ;  «  Non 
intelligimus  quod  unquam  fuerit.  » 

(2)  Bossuet,  Logique,  liv.  I,  ch.  xxxix. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  263 

qu'elle  est  énergique.  Albert  comprend  que  toute  autre 
définition  de  l'universel  in  re  détruit  la  base  de  la  phy- 
sique péripatéticienne  ;  il  ne  comprend  pas  moins  bien 
où  doit  conduire  le  système  qu'il  repousse,  et,  s'il  se 
contente  de  l'appeler  «  absurde,  »  quod  absurdum  est, 
il  est  sur  le  point  d'ajouter  qu'il  est  criminel,  car  il 
voit  dans  Pythagore  et  dans  Platon  des  complices 
d'Hermès  Trismégïte,  et  dans  celui-ci  le  premier  édi- 
teur des  impiétés  que  contient  le  Livre  des  causes. 

Mais  ne  négligeons  pas  d'adresser  en  passant  une 
autre  question  au  sincère  interprète.  Il  nous  dira  sans 
doute,  dans  son  commentaire  du  Traité  de  Venue, 
comment  l'esprit  recueille  ces  intentions  ou  notions 
universelles  qu'on  a  trop  souvent  confondues  avec  les 
véritables  réalités  ;  cependant,  puisqu'il  s'agit,  dans  la 
Physique,  des  lois  universelles  des  choses,  il  est  op- 
portun qu'Albert  nous  déclare,  son  sentiment,  quant  à 
l'objet  de  la  Physique,  sur  la  légitimité  de  ces  notions 
universelles  qui,  recueillies  du  particulier,  sont  élevées 
par  l'esprit  jusqu'à  l'idée  de  la  cause  suprême.  Aristote 
répond  à  cette  question  ;  il  dit  que  les  termes  géné- 
raux de  genre  et  d'espèce  représentent  des  idées  né- 
cessaires et  correspondent  à  quelque  chose  de  réel  en 
plusieurs.  Albert  semble  vouloir  exprimer  la  même 
opinion  dans  les  phrases  suivantes  :  Concedimus  bene 
quod  operatio  particularium  naturarum  omnium  est 
ad  unum  in  specie,  et  specierum  naturœ  est  -operatio 
ad  unum  in  génère,  vel  generum  naturœ  operatio  est 
adunam  naturœ  intentionem  quœ  communis  est  abso- 
lute.  Sed  istas  operationes  agit  intellectus  resolvens 
posteriora  in  priora  et  causata  in  causas  ;  et  non  est 
dans  esse  separatum  a  particularïbus  naturis,  sed 
potius  considerans  intentionem  naturœ  abstractam  ab 


264  HISTOIRE 

hac  natura  et  illa...  Concedlmus  universalem  natu- 
ram  absolute  dici  de  eo  quod  continet  et  régit  omnes 
naturas  p'articulares.  Celte  explication  n'est  pas  à 
négliger,  mais  elle  est  loin  d'être  complète.  Elle  nous 
fait  connaître,  il  est  vrai,  qu'il  y  a,  suivant  Albert,  un 
plan,  intentio,  dans  tout  ce  qui  compose  la  nature,  et 
que  l'étude  des  phénomènes  individuels  conduit  l'es- 
prit de  l'homme  à  l'idée  de  la  loi  qui  préside  à  tant  de 
mouvements,  si  divers  et  si  bien  ordonnés.  Mais  qui 
prouve  que  ce  plan  existe  vraiment?  Cet  ordre,  cette 
harmonie  que  l'esprit  suppose  entre  les  phénomènes 
de  la  nature,  cette  unité  de  mouvement  dans  tous  les 
mobiles,  tout  cela  n'est-il  pas  chimère,  pure  Action? 
Et  cette  nature  sur  laquelle  on  raisonne  sans  cesse, 
que  l'on  prend  pour  sujet  de  définition  de  tant  d'objets 
dits  naturels,  est-il  bien  certain  qu'elle  soit  elle-même 
autre  chose  qu'un  mot?  A  ces  questions,  voici  la  ré- 
ponse d'Albert  :  ce  qui  est  évident,  manifestissimum, 
ne  se  démontre  pas  ;  réponse  fort  sage  assurément, 
mais  qui  réclame  une  rigoureuse  critique  des  carac- 
tères de  l'évidence. 

Qu'elle  nous  suffise,  toutefois,  en  ce  moment.  De  ce 
qui  précède  il  résulte  qu'Albert  est,  comme  physicien, 
conceptualiste.  Dans  la  matière  prise  en  général,  il 
voit  le  fonds  commun  des  êtres  ;  dans  la  forme  prise 
de  même,  ce  qui  actualise  les  choses  et  leur  confère 
l'essence.  Mais  ni  cette  matière,  ni  cette  forme,  soit 
unies  l'une  à  l'autre,  soit  séparées  l'une  de  l'autre, 
ne  constituent,  à  son  avis,  une  chose  réellement  uni- 
verselle ;  il  y  a  simplement,  entre  les  diverses  substan- 
ces, des  similitudes  évidentes  que  l'esprit  recueille  né- 
cessairement, et  de  là  les  notions  de  l'espèce,  du  gen- 
re, du  tout.  L'observation  des  phénomènes  de  la  vie 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  205 

nous  enseigne  encore  que  toutes  les  substances, 
occupant  leur  lieu  propre  dans  l'espace,  ont  un 
mouvement  propre,  et  que,  néanmoins,  elles  se  meu- 
vent dans  un  certain  ordre,  vers  une  certaine  fin  ; 
de  là  les  idées  de  cause  et  de  loi.  D'où  il  suit  que 
la  physique  a  pour  objet  l'étude  des  êtres,  des  sub- 
stances, et  non  de  l'être  ;  que  sa  méthode  est  l'ana- 
lyse, et  que  toute  synthèse  est,  en  physique,  une  abs- 
traction, c'est-à-dire  un  concept  fondé  sur  la  connais- 
sance de  ce  qui  est  réellement  semblable,  conforme, 
entre  les  individus.  «  La  philosophie  naturelle  s'élève, 
«  dit-il,  jusqu'au  premier  sujet,  jusqu'à  la  première 
«  forme  des  choses  physiques  (1).  »  Cela  veut  dire  que 
l'observation  des  phénomènes  peut  conduire  l'esprit  de 
l'homme  jusqu'au  point  où  la  nature  finit  ;  en  d'autres 
termes,  qu'en  remontant  des  effets  aux  causes  l'esprit 
de  l'homme  peut  s'élever  jusqu'à  la  thèse  des  éléments 
constitutifs  de  la  substance;  mais,  à  ce  point,  la  phy- 
sique s'arrête,  car  la  science  qui  a  pour  objet  les  pre- 
miers principes  des  choses,  les  êtres  simples  dégagés 
de  tous  les  accidents  naturels, s'appelle  métaphysique. 
Albert  l'a  déjà  déclaré  dans  les  prolégomènes  de  son 
commentaire,  et  c'est  ce  qu'il  répète  toutes  les  fois 
qu'on  lui  pose  des  questions  qui  n'appartiennent  pas  à 
la  science  dont  le  domaine  a  pour  frontières  celles  de 
la  nature  phénoménale. 

Voilà  les  distinctions,  voilà  la  méthode  péripatéti- 
cienne. On  se  croit  en  droit  de  remarquer  qu'Aristote 
lui-même  n'a  pas  toujours  observé  cette  méthode. 
En  effet,  dit-on,  au  début  de  sa  Pliysique,  il  annonce 
qu'avant  d'aborder  les  faits  particuliers  qui  se  mani- 
festent sur  le  théâtre  de  la  nature,  il  exposera    ce 

(1)  Lib.  Il  Physic,  tract.  I,  c.  x. 


266  HISTOIRE 

que  c'est  que  la  nature  elle-même,  et,  pour  rem- 
plir cet  engagement,  il  commence  par  définir  les 
éléments  premiers  des  choses.  Mais  l'art  d'appren- 
dre n'est  pas  l'art  de  démontrer.  On  apprend  au 
moyen  de  l'analyse,  qui  consiste  à  rechercher  le 
général  dans  le  particulier.  Quant  à  la  démonstration, 
elle  part  des  principes,  puis  elle  enseigne  comment 
les  faits  s'accordent  avec  eux,  c'est-à-dire  comment 
le  particulier  est  gouverné  par  les  lois  générales.  Or, 
la  Physique  d'Aristote  étant  démonstrative,  il  ne  s'agit 
que  de  ces  lois  dans  les  huit  livres  qui  la  composent. 
Cependant,  prenons-y  garde,  ces  lois  sont  celles  des 
corps  organisés  ;  il  ne  s'agit  ici  ni  de  la  cause  pre- 
mière, ni  du  moteur  premier  ;  il  s'agit  du  premier 
causé,  du  premier  mobile.  Il  s'en  faut  donc  bien  que 
l'école  péripatéticienne  suive,  même  dans  la  démons- 
tration, la  voie  fréquentée  par  les  platonisants  et  par 
Guillaume  d'Auvergne.  Ceux-ci,  comme  nous  l'avons 
vu,  s'occupent  d'abord  de  l'être  métaphysique,  de 
l'être  absolu,  que  rien  ne  change,  que  rien  n'altère,  et 
ils  ne  laissent  ensuite  tomber  qu'un  regard  dédai- 
gneux sur  l'être  contingent,  mobile  et  périssable  ; 
mais  pour  les  fidèles  de  l'école  péripatéticienne,  le 
principe  de  toute  démonstration  physique  se  trouve  au 
sein  des  choses,  ou,  du  moins,  c'est  du  sein  des  choses 
que  l'esprit  l'abstrait,  le  recueille,  et  ils  définissent  la 
science  de  la  nature  la  science  des  lois  qui  règlent 
le  mouvement  des  corps.  Albert  a  très  bien  compris 
cela. 

Avec  Aristote,  il  se  demande  d'abord  ce  que  c'est 
que  la  nature,  et  répond  que  c'est  l'ensemble  des 
choses  actuelles.  Puis  il  arrive  au  problème  des 
causes,  et,  sans  s'égarer  dans  le  monde  fabuleux  des 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  267 

hypostases  ou  des  émanations  successives  de  l'être 
absolu,  de  l'être  suprême,  il  commente  amplement, 
sans  s'éloigner  du  texte,  les  chapitres  3  et  -i  du  second 
livre  de  la  Physique.  Après  avoir  parlé  des  causes 
générales, Aristote  parle  du  hasard, et,l'ayant  défini,  lui 
reconnaît,  dans  l'ordre  des  causes,  une  si  faible  part 
d'influence,  qu'il  a  bien  l'air  de  l'admettre  par  défé- 
rence pour  d'anciennes  opinions,  mais  de  n'y  pas 
croire  ;  aussi  Tennemann,  en  cela  d'accord  avec  le 
plus  grand  nombre  des  interprètes  modernes,  dit-il 
que,  suivant  Aristote, les  choses  dont  l'origine  s'impute 
au  hasard  viennent  toutes  de  causes,  de  lois  réelles, 
mais  ignorées,  qu'il  faut  nécessairement  supposer. 
Cependant  Albert  pense  qu'Aristote  a  fait  encore 
trop  de  concessions  à  l'aveugle  fortune  et  réduit  la 
somme  de  ses  œuvres  à  quelques  faits  étranges,  à 
quelques  rares  accidents,  in  contingente  ut  inpaucio- 
ribus.  Tel  est,  dit-il,  le  sentiment  de  Thémiste,  d'Ale- 
xandre, de  Porphyre  et  d'Averroès.  Quant  au  destin, 
il  ne  refuse  pas  de  l'admettre,  si  l'on  veut  bien  recon- 
naître que  c'est  la  providence  sous  un  autre  nom. 
Mais  cette  concession  ne  peut-elle  pas  être  mal 
interprétée  ?  Quelques  philosophes  contemporains 
d'Albert  (il  ne  les  nomme  pas  :  quidam  modemi  ex 
sociis  nostris)  prétendent,  sur  la  foi  de  Platon,  juxta 
Platonem,  que  tout  procède  d'une  cause,  que  toute 
cause  est  dominante,  et  qu'il  n'y  a  conséquemment 
aucune  part  de  liberté  même  dans  les  actes  qui  sem- 
blent les  plus  volontaires.  Voilà  le  fatalisme.  Quand 
on  le  croit  moderne,  on  se  trompe  ;  il  y  eut  des  fata- 
listes dès  qu'il  y  eut  des  logiciens.  Mais  la  logique 
d'Albert  ne  fera  pas  dévier  sa  piété.  Il  oppose  donc 
au  fatalisme  cet  axiome,  plus  ingénieux  que  profond, 


268  HISTOIRE 

qu'il  a  trouvé,  dit-il,  dans  le  traité  Du  sommeil  et  de 
la  veille  ainsi  que  dans  le  Livre  des  causes  :  «  Quelle 
«  que  soit  l'énergie  du  moteur,  l'effet  qu'il  opère  est 
«  toujours  relatif  à  la  nature  propre  du  mobile.  » 
Il  réfute  ainsi  la  thèse  du  hasard  en  alléguant  la 
notion  de  cause,  et  à  l'hypothèse  de  la  cause  néces- 
sitante il  objecte  le  sentiment  vague,  indéfini,  du 
libre  arbitre.  Si  la  logique  s'accommode  peu  de  ces 
antinomies,  elles  semblent  du  moins  acceptées  par 
le  sens  commun,  et,  suivant  Albert,  l'orthodoxie  les 
proclame. 

La  définition  du  mouvement  est  une  des  parties  les 
plus  subtiles  de  la  Physique  d'Aristote.  C'est  ce 
qu'Albert  a  compris,  et,  pour  expliquer  l'obscure 
définition  du  Maître,  pour  justifier  ensuite  ses  ex- 
plications personnelles,  il  s'est  donné,  comme  on 
dit,  pleine  carrière.  Après  avoir  longuement  discuté 
contre  les  philosophes  anciens  ou  modernes  qui  ne 
lui  paraissent  pas  être  assez  de  l'avis  d'Aristote,  il 
arrive  enfin  à  cette  conclusion  :  Le  mouvement  est 
l'entéléchie  du  moteur  et  du  mobile.  Nous  ne  refusons 
pas  de  l'admettre  ;  mais  pourquoi  ?  Précisément  parce 
qu'elle  ne  définit  pas  ce  qui  ne  comporte  pas  de 
définition.  On  a  remarqué  plus  d'une  fois  qu'Aristote, 
même  dans  sa  Physique,  néglige  trop  les  phénomènes 
du  mouvement,  pour  disserter  à  l'aventure  sur  le 
principe  mystérieux  de  ces  phénomènes.  Albert 
n'a  pas  moins  mérité  ce  reproche.  Quel  est  l'objet 
véritable  de  la  philosophie  naturelle  ?  Ce  n'est  pas 
le  mouvement,  c'est  l'être  mobile.  Voilà  ce  que 
doit  sagement  déclarer  saint  Thomas,  et  ce  que  doi- 
vent répéter  après  lui  ses  disciples,  Gilles  Colonna 
et  le  cardinal  de  Gaëte.  Mais  Duns-Scot  leur  fera  là- 


DE  LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  "it)9 

dessus  beaucoup  de  chicanes.  Distinguant  l'être  du 
corps,  Duns-Scot  reconnaîtra  qu'en  effet  l'être  est 
mobile  aussi  bien  comme  principe  actif  que  comme 
principe  passif  ;  mais  il  ajoutera  que  la  considération 
de  ces  principes  n'appartient  aucunement  à  la  phy- 
sique, dont  l'objet  particulier  est  le  corps  mobile  en 
puissance.  Quelles  vétilles  et  quel  jargon  !  Et,  non 
content  de  ces  distinctions,  Duns-Scot  en  proposera 
d'autres  encore,  non  moins  frivoles,  pour  défendre 
contre  saint  Thomas  la  définition  d'Albert  ou  celle-ci, 
qui  vient  des  glossateurs  arabes  et  que  Locke  a  très 
agréablement  raillée  :  «  Le  mouvement  est  l'acte  de 
«  l'être  en  puissance,  en  tant  qu'il  est  en  puissan- 
«  ce  (1).  »  Il  est  donc  bien  difficile  aux  philosophes 
d'avouer  que  la  philosophie  consiste  plutôt  à  recon- 
naître la  limite  naturelle  de  l'intelligence  humaine 
qu'à  faire  de  puérils  efforts  pour  la  reculer  !  Les 
mots  sont  des  signes  ;  les  mots  expriment  des  vérités 
ou  des  opinions  ;  mais  qu'avons-nous  affaire  de  ces 
formules  géométriques  qui  n'expriment  pas  même  la 
plus  vague  notion  de  réalité,  de  ces  distinctions  pé- 
dantesques  qui  n'offrent  à  l'esprit  rien  d'intelligible  ? 
Le  mouvement  vient  du  moteur  ;  soit  !  C'est  par  un 
acte  du  moteur  que  sont  mus  tous  les  corps  mobiles  ; 
cela  n'est  pas  plus  contesté.  Mais,  hors  de  sa  cause, 
le  mouvement  est  une  de  nos  plus  simples  idées, 
conséquemment  une  des  moins  définissables.  Voilà 
ce  qu'Aristote  aurait  dû  comprendre.  Il  a  fait  une 
bonne  guerre  aux  entités  chimériques  des  platoni- 
ciens, et  on  lui  doit  pour  cela  beaucoup  de  recon- 
naissance ;   mais  comment  un  esprit  si  sage,  si  bien 

(1)  Locke,  Essai  philos.,  liv.  III,  ch.  îv. 


270  HISTOIRE 

régie,  a-t-il  été  se  complaire  à  combiner  tant  d'abs- 
tractions, après  avoir  démontré  que  les  termes 
abstraits  ne  désignent  aucune  chose  réelle  ?  Encore 
une  fois,  s'il  n'est  pas  responsable  de  toutes  les  extra- 
vagances de  ses  disciples,  il  faut  dire,  toutefois,  que, 
dans  les  huit  livres  de  sa  Physique  et  dans  le  douzième 
de  sa  Métaphysique,  il  fait  un  assez  grand  abus  des 
principes,  des  forces  et  des  causes,  pour  offrir  pré- 
texte et  matière  à  beaucoup  d'autres  fictions. 

Après  la  question  du  mouvement,  vient  celle  de 
l'infini.  Suivant  Aristote,  l'infini  est  ce  qui  donne  tou- 
jours à  concevoir  une  grandeur  au-delà  d'une  gran- 
deur déterminée.  Ainsi  l'on  dit  bien  que  le  temps 
et  le  mouvement  sont  infinis,  parce  qu'on  ne  peut 
concevoir  ni  le  commencement  ni  la  fin  du  temps,  du 
mouvement.  En  conséquence,  le  monde,  sujet  du 
temps  et  du  mouvement,  est  infini,  c'est-à-dire  éternel; 
mais  toute  chose  qui,  dans  ce  monde,  s'offre  à  nos 
regards  substantiellement  déterminée  est  une  chose 
finie,  périssable.  Quant  à  l'espace,  il  est  sans  doute 
susceptible  de  division  à  l'infini  ;  mais,  puisqu'il  est  le 
lieu  des  corps,  il  ne  peut  être  réellement  infini 
sans  que  les  corps  le  soient  eux-mêmes.  Il  y  a  là  pour 
Albert  de  grandes  difficultés.  Suivant  Aristote,  si  la 
somme  des  corps  individuellement  périssables  peut 
être  considérée  comme  infinie  quant  à  la  durée, 
elle  ne  l'est  pas  néanmoins  quant  à  l'étendue, 
puisque  ce  monde,  distinct  du  ciel,  n'est  qu'une  por- 
tion du  tout.  Albert,  évidemment  embarrassé,  com- 
mence par  établir  qu'il  n'y  a  pas  in  re  de  sub- 
stance infinie  ;  premièrement,  parce  qu'une  substan- 

(1)  Phys.,  III,  y. 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUE  271 

ce  infinie  serait  dépourvue  d'accidents  ;  seconde- 
ment, parce  qu'une  substance  infinie  serait  une  éter- 
nelle raison  d'être,  et  qu'une  raison  de  ce  genre 
n'est  pas  un  acte,  une  réalité.  A  ces  preuves  princi- 
pales il  en  ajoute  d'autres  ;  celle-ci,  par  exemple  : 
tout  corps  occupe  son  lieu  propre  ;  or,  un  corps 
infini  réclame  un  lieu  pareillement  infini,  et  ce  lieu 
qu'il  réclame  n'existe  pas  ;  il  n'y  a  que  des  lieux 
finis,  tous  compris  dans  ces  limites  :  sursum,  deorsum, 
dextrorsum,  sinistrorsuni,  anie,  rétro.  Mais  négli- 
geons les  démonstrations  ;  ne  nous  arrêtons  qu'à  la 
doctrine.  '  Albert  admet  l'infini  qu'on  appelle  dans 
l'école  syncatégorématique  ;  il  reconnaît  qu'on  peut 
ajouter  par  la  pensée  à  ce  qui  est,  de  manière  à  con- 
cevoir l'étendue,  la  grandeur,  la  multitude  infinies  ; 
mais  il  combat  l'hypothèse  de  l'infini  catégorématique, 
en  prouvant,  d'une  part,  que  le  nombre  n'est  pas  divi- 
sible au-delà  de  l'unité,  et  que,  d'autre  part,  toute 
multiplication  du  nombre  à  l'infini  donne  un  total 
de  grandeur  en  puissance,  non  pas  de  grandeur  en 
acte.  C'est  marcher  beaucoup  pour  faire  peu  de 
chemin  !  «  Il  y  aurait,  dit  un  philosophe  moderne, 
«  bien  des  remarques  à  faire  sur  l'infini.  Pour  abré- 
«  ger,  je  me  bornerai  à  dire  que  c'est  un  nom  donné 
«  à  une  idée  que  nous  n'avons  pas,  mais  que  nous 
«  jugeons  différente  de  celle  que  nous  avons  (1).  » 
Quel  besoin  de  disserter  plus  longuement  sur  cette 
question  et  de  faire  d'autres  remarques  ?  Celle-ci 
termine  tout  débat  de  la  manière  la  plus  satisfaisante. 
Qu'est-ce  que  l'infini  ?  C'est  une  idée  que  nous  n'avons 
pas.  Cela  suffit.  Il  est  entendu  que  cette  négation  de 

(1)  Condillac,  Traité  des  systèmes,  seconde  partie,  art.  S. 


272  HISTOIRE 

l'infini  substantiel  ne  contredit  en  rien  la  notion  de 
Dieu.  En  physique,  il  s'agit  de  l'infini  secundimi 
quid,  et  non  pas  de  l'infinité  simple,  secundum  se,  de 
l'éternelle  cause.  Mais  pourquoi  cette  cause  s'appelle- 
t-elle  infinie  ?  Précisément  parce  qu'elle  est  incompré- 
hensible. L'infini,  c'est  le  nom  du  mystère  ;  où  la 
raison  s'arrête,  elle  reconnaît  que  là  commence  le 
domaine  de  l'infini. 

Qu'est-ce  que  le  lieu  ?  C'est,  dit  Aristote,  la  première 
limite  immobile  de  ce  qui  environne  les  corps  (1).  Albert 
reproduit  cette  définition.  Mais  les  objections  qu'on 
fait  valoir  contre  elle  ne  sont  pas  d'hier.  Bien  longtemps 
avant  Locke,  on  avait  remarqué  que  cette  limite  immo- 
bile se  conçoit  mal  ;  que  parler  d'une  limite  immobile, 
c'est,  du  moins  en  apparence,  nier  tout  mouvement. 
Comment,  d'ailleurs,  expliquer  dans  quels  rapports 
se  trouvent  les  superficies  et  leurs  limites  ?  Cela  n'est 
pas  facile.  Le  ciel  est  dans  un  lieu,  selon  Thémiste,  en 
raison  de  sa  superficie  concave  ;  en  raison  de  sa  super- 
ficie convexe,  suivant  Gilbert  de  La  Porrée  ;  en  raison 
de  son  centre,  suivant  Averroès  ;  en  raison  de  ses  par- 
ties, dira  bientôt  saint  Thomas.  En  présence  de  ces 
difficultés  et  de  bien  d'autres,  Alexandre  d'Aphrodisias 
et  Avicenne  ont  contesté  l'existence  objective  du  lieu. 
Albert  donne  à  ce  sujet  les  explications  les  plus  éten- 
dues. Il  recherche  d'abord,  avec  l'attention  la  plus 
scrupuleuse,  ce  que  c'est  que  la  notion  du  lieu  de  tous 
les  corps  et  la  notion  du  lieu  rempli  par  un  corps  déter- 
miné ;  ensuite  il  prouve  que  le  lieu  de  lous  les  corps 
et  le  lieu  d'un  corps  déterminé  sont  également  immo- 
biles. Pourquoi  ?  Parce  que  les  corps  changent  de  lieu 

(2)  Physique,  liv.  IV,  ch.  iv. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUB  273 

sans  être  accompagnés  dans  leurs  mouvements  parle 
lieu  qu'il  occupaient.  Cet  argument  fera  fortune  ; 
pendant  longtemps  on  s'y  tiendra.  Annonçons,  tou- 
tefois, qu'on  verra  recommencer  les  controverses 
quand  le  Docteur  Subtil,  toujours  trop  subtil,  sera 
venu  dire  que  la  notion  du  lieu  n'est  pas  simple,  que 
le  lieu  doit  être  considéré  non-seulement  comme  im- 
mobile, mais  encore  comme  incorruptible. 

La  question  du  lieu  conduit  à  celle  du  vide.  Il  n'y  a 
pas  de  vide.  Aristote  l'avait  prouvé  contre  Pythagore 
et  contre  Démocrite,  et  déjà  Guillaume  d'Auvergne 
avait  amplement  développé  cette  preuve  dans  l'école  de 
Paris.  Albert-le-Grand  reproduit  à  son  tour  la  démons- 
tration du  Maître  et  l'appuie  de  quelques  arguments 
qu'il  tire  de  son  propre  fonds.  Il  n'y  a  pas  de  lieu  qui 
ne  soit  occupé  par  un  corps.  Duns-Scot  lui-même  n'o- 
sera pas  s'élever  contre  cet  axiome,  et  la  négation  du 
vide  sera,  pour  tous  les  scolastiques,  un  point  convenu. 

Mais  qu'est-ce  que  le  temps  ?  Ce  ne  sont  pas  seule- 
ment d'intraitables  nominalistes  qui  ont  élevé  des  doutes 
sur  l'existence  objective  du  temps  (1).  Saint  Augustin 
avait  dit,  avant  eux,  que  le  temps  est,  comme  mesure  du 
mouvement,  une  simple  idée.  En  effet,  le  passé,  puis- 
qu'il n'est  plus,  n'est  pas  ;  l'avenir,  puisqu'il  sera,  n'est 
pas  davantage  ;  le  présent,  qui  est  tout  l'acte  du  temps, 
est  donc  nécessairement  un  pur  indivisible.  Or  un  pur 
indivisible  ne  peut  être  ni  le  temps  tout  entier,  ni  quel- 
que partie  du  temps.  Donc,  suivant  saint  Augustin,  le  lieu 
propre  du  temps  est  l'intelligence  humaine,  comme  le 
monde  est  le  lieu  propre  des  corps  temporaires,  c'est- 
à-dire  générables  et  périssables.  Mais  cette  doctrine 

(1)  11  faut  lire  à  ce  sujet  G.  Biel,  Colleclorium  in  Sent.  Ockami,   lib.   Il, 

dist.  1,  qujest.  i. 

18 


274  HISTOIRE 

semble  avoir  été  repoussée  par  Alexandre  d'Aphro- 
disius,  Thémiste,  Théophraste  et  Porphyre.  Albert  la 
combat  avec  eux.  La  mesure  du  mouvement  est,  dit-il, 
hors  de  l'entendement  humain,  au  sein  des  choses,  de 
même  que  le  nombre  formel,  qui  nous  sert  à  juger 
l'étendue,  a  pour  fondement,  au  sein  des  choses, 
les  unités  substantielles.  Ces  unités  seraient  ce 
qu'elles  sont,  et  tels  seraient  pareillement  les  points 
du  temps,  quand  bien  même  l'intelligence  humaine 
serait  incapable  de  distinguer  la  diversité  des 
phénomènes  et  la  succession  des  moments  de 
la  durée.  Albert  reproduit  sous  tant  de  formes  la 
définition  d'Aristote,  il  la  commente  avec  une  telle 
variété  de  digressions,  qu'après  avoir  lu  les  dix-sept 
chapitres  dans  lesquels  il  a  traité  cette  question  du 
temps,  on  se  persuade  que  la  matière  est  épuisée.  Ce 
n'est  pas  qu'il  y  ait,  dans  ces  dix-sept  chapitres,  un 
grand  nombre  d'idées  nouvelles  ;  presque  tout  ce 
qu'Albert  dit  au  sujet  du  temps  se  retrouve  dans  les 
commentaires  arabes.  Mais,  ce  qui  lui  appartient,  c'est 
l'ordre  suivant  lequel  il  a  disposé  les  questions  nom- 
breuses auxquelles  le  physicien  se  croit  tenu  de  ré- 
pondre. Il  y  a  dans  cette  disposition  beaucoup  d'art  et 
d'habileté.  Locke  avait  assurément  le  droit  de  mépriser 
ce  philosophe  d'autrefois  (1).  Nous  croyons  néanmoins 
qu'il  n'aurait  pas  lu  sans  quelque  profit  le  troisième 
traité  de  sa  Physique.  La  notion  du  temps  sera  toujours, 
comme  la  notion  de  l'espace,  la  matière  de  graves 
débats.  C'est  une  des  questions  que  Guillaume  d'Ockam 
a  le  mieux  discutées,  une  de  celles  qui  convenaient  le 
mieux,  il  faut  le  dire,  à  cet  esprit  plein  de  pénétration 

(1)  Essai  Philos.,  livre  IL 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  275 

et  de  sagesse.  Cependant  il  n'a  pas  satisfait  Newton, 
qui  n'a  pas  à  son  tour  satisfait  Leibniz,  ni  Leibniz  M. 
Royer-Collard. 

Au-delà  du  temps,  même  de  l'avis  d'Aristote,  est  l'éter- 
nité. Mais  il  ne  paraît  pas  que  le  Maître  et  ses  anciens 
commentateurs,  on  ne  s'en  étonne  guère,  aient  distin- 
gué l'éternité  du  temps  infini,  et  c'est  une  distinction 
que  doit  faire  tout  philosophe  chrétien.  Saint  Augustin 
a  pu,  sans  offenser  aucun  dogme,  rapporter  le  temps 
à  l'intelligence  ;  mais,  pour  l'éternité,  c'est  autre  chose. 
L'orthodoxie  chrétienne  ne  saurait  s'accommoder  d'une 
opinion  problématique  sur  la  réalité  extrinsèque  de 
l'éternité.  Pour  démontrer  logiquement  la  vérité  du 
dogme,  Albert  commence  par  critiquer  l'assimilation  de 
l'éternité  au  temps  infini.  Le  temps,  même  infini,  reste 
divisible,  tandis  qu'il  est  propre  à  l'éternité  de  ne  sup- 
porter aucune  division,  de  n'être  la  mesure  que  d'elle- 
même  ;  on  dit  donc  que  l'éternité  est  l'espace  sans 
intersection,  spatium  non  iMersecium,  la  permanence 
absolue,  mora,  expression  empruntée  par  Albert  à 
Gilbert  de  La  Porrée,  ou  bien  le  nunc  sians  et  non 
movensde  Boëce.Il  est  incontestable  que,  sil'on  admet 
la  synonymie  de  ces  termes,  «  éternel,  infini,  »  on 
peut  dire  que,  le  temps  et  le  mouvement  étant  infinis, 
le  monde,  qui  ne  saurait  être  sans  le  temps  et  sans  le 
mouvement,  et  sans  lequel  le  temps  et  le  mouvement 
ne  sauraient  être,  est,  comme  le  temps,  comme  le  mou- 
vement, infini,  c'est-à-dire  éternel.  Mais,  suivant  Albert, 
c'est  là  confondre  qui  doit  être  attentivement  distingué. 
Oui,  la  pensée  peut  toujours  ajouter  une  nouvelle 
quantité  de  moments  à  une  quantité  déjà  déterminée,  et 
sil'on  reconnaît  que  cette  addition  est  toujours  possible, 
on  a  l'idée  du  temps  infini  ;  mais  ce  temps  infini  est,  dit 


276  HISTOIRE 

Albert,  un  pur  intelligible,  le  temps  en  acte  ayant  néces- 
sairement commencé  et  devant  nécessairement  finir.  En 
outre,  le  temps  infini,  ou  plutôt  indéfini,  est  précisément 
le  contraire  d'un  tout  déterminé,  tandis  que  rien  n'est 
plus  déterminé,  plus  simple,   plus  incomplexe,  plus 
positif,  que  l'éternité  secundum  se.  Cette  distinction 
logique  est  certainement  admissible,  mais  en  tant  que 
logique  ;  elle  ne  prouve  aucunement  la  réalité  du  fait 
externe.  Contraint  de  pousser  plus  loin,  Albert  commen- 
ce à  réaliser  des  abstractions,  pour  les  localiser  ensuite 
dans  le  vague  domaine  de  ce  qui  est  en  soi.  Ce  qui, 
dit-il,  est  en  soi  est,  sous  le  rapport  du  genre,  le  con- 
traire de  ce  qui  est  en  acte.  Ce  qui  est  en  soi  ne  com- 
mence pas,  ne  finit  pas  ;  ce  qui  est  en  acte  commence  et 
finit.  A  ce  point  faisons  une  courte  halte,  et,  pour  qu'on 
ne  se  méprenne  pas  sur  la  pensée  d'Albert,  montrons 
qu'elle  n'est  pas  réaliste  à  l'excès.  Toutes  les  entités 
plus  ou  moins  chimériques  d'Albert  sont,  avant  l'acte 
réel,  au-delà  des  choses  nées  ;  pour  user  de  la  phraséo- 
logie scolastique,  elles  sont  en  Dieu,  ou  sont  de  Dieu. 
Duns-Scot-  ne  rejette  pas  cet  ordre  d'entités  ;  il  les 
admet,  et  même  il  en  augmente  le  nombre  ;  mais  au- 
dessous  d'elles,  il  en  suppose   d'autres  encore,   qui, 
produites  hors  de  leur  cause  divine,  ne  sont  plus  de 
Dieu,  sans  toutefois  être  les  choses  elles-mêmes.  Elles 
sont,  comme  au  dessus  des  choses,  des  natures  incom- 
plexes ;    elles  sont   des  actes  entitatifs,  comme  au- 
dessous  de  Dieu.  Cette  différence  brièvement  signalée, 
continuons  notre  analyse. 

L'infinité  n'étant  pas  l'éternité,  l'éternité  se  dira  pro- 
prement de  Dieu  seul.  L'infinité  pourra  se  dire  tout  à 
la  fois  du  monde  et  de  Dieu,  mais  en  divers  sens  :  en 
parlant  de  Dieu,  ce  sera  l'infinité  positive,  catégoréma- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  277 

tique  ;  en  parlant  du  monde,  ce  sera  l'infinité  mathé- 
matique, conceptuelle.  Par  cette  distinction  Albert 
proteste  contre  la  thèse  du  monde  éternel.  Est-ce 
tout?  Non  pas  ;  cette  protestation,  il  faut  qu'il  la  motive 
encore.  Aristote  a  défini  le  mouvement  dans  le  troi- 
sième livre  de  sa  Physique  ;  dans  le  cinquième,  le 
sixième,  le  septième  et  le  huitième,  il  a  complété  cette 
définition  par  l'examen  de  toutes  les  opinions  reçues 
dans  les  anciennes  écoles  sur  l'origine  et  les  formes 
du  mouvement.  Ce  qu' Aristote  dit  en  général  du  pre- 
mier moteur  immobile  et  de  l'active  immutabilité  de  ce 
moteur  pouvant  être  concilié  sans  trop  de  peine 
avec  la  créance  catholique,  Albert  croit  devoir  ici 
justifier,  en  les  amplifiant,  les  assertions  aristotéli- 
ques. Cependant  il  ne  saurait  se  dissimuler  que  le 
Maître  regarde  le  monde  comme  n'ayant  pas  com- 
mencé, comme  ne  devant  pas  finir.  Il  faut  donc  qu'il 
se  sépare  de  lui  sur  ce  point.  Mais  quels  argu- 
ments fera-t-il  valoir  pour  justifier  cette  séparation? 
Ce  n'est  pas,  qu'on  le  remarque,  au  nom  de  l'autorité, 
au  nom  delà  foi,  qu'il  se  prononce  contre  la  thèse  du 
monde  éternel  ;  c'est  au  nom  de  la  philosophie.  Au 
nom  de  la  philosophie,  sans  hésiter,  il  expose,  il  ex- 
plique suivant  quel  mode  s'est  accomplie  la  généra- 
tion ex  nihilo,  il  raconte  comment  le  moteur  éter- 
nel a,  par  un  acte  de  sa  volonté,  fait  le  monde  dans 
le  temps,  et  comment,  par  un  nouvel  acte  de  la  même 
volonté,  il  doit  un  jour  le  détruire.  Il  serait  trop  long 
de  reproduire  cette  partie  de  la  glose  d'Albert.  Qu'il 
nous  suffise  de  rappeler  comment  il  introduit,  discute 
et  prétend  résoudre,  en  parlant  de  la  création,  une  des 
plus  considérables  des  questions  scolastiques.  Là  se 
trouve  nettement  établie  la  différence  que  nous  signa- 


278  HISTOIRE 

lions  tout  à  l'heure  entre  l'un  et  l'autre  réalisme,   celui 
d'Albert  et  celui  de  Duns-Scot. 

Kant  s'exprime  en  ces  termes  au  sujet  de  la 
création  :  «  La  création  est  une  unité  ;  il  n'y  a 
«  pas  plusieurs  créations  successives,  mais  toutes 
«  les  substances  sont  créées  d'un  seul  coup.  La 
«  succession  est,  à  la  vérité,  dans  le  monde  même, 
«  une  condition  de  la  détermination  des  choses  ;  mais 
«  elle  ne  peut  être  une  condition  de  l'existence  du 
«  monde  quant  à  la  substance,  ni  par  conséquent  une 
«  conséquence  de  l'action  divine.  Le  temps,  avec  tou- 
«  tes  ses  successions,  ne  fait  pas  partie  des  conditions 
«  de  la  création  comme  action  de  Dieu.  Dieu  ne  peut 
«  avoir  créé  successivement;  la  création  est  donc  une 
«  unité...  Si  nous  reconnaissions  plusieurs  choses 
«  comme  créées  successivement,  nous  n'aurions  au- 
«  cune  raison  déterminée  pour  expliquer  les  phéno- 
«  mènes  (1).  »  Cette  proposition,  parfaitement  sensée, 
n'est  aujourd'hui  contestée  ni  par  les  naturalistes  ni 
par  les  idéologues  ;  il  n'est  personne  qui  ne  consente  à 
dire,  d'une  part,  que  les  phénomènes  s'engendrent,  au 
sein  de  l'univers,  en  ordre  successif,  et  que,  d'autre 
part,  la  génération  première  a  donné  des  substances, 
des  touts  composés,  déterminés,  et  non  des  matières 
dépourvues  de  formes  ou  des  formes  dépourvues  de 
matière.  Mais,  nous  le  savons  déjà,  loin  d'être  com- 
munément admise  au  moyen-âge,  cette  proposition 
était  une  simple  thèse  contre  laquelle  s'élevaient  bien 
des  présomptions.  Voici  donc  ce  qu'Albert  croit  devoir 
déclarer  à  ce  sujet  :  «  Si  je  disais  que  le  ciel  fut  d'a- 
«  bord  en  puissance  dans  la  matière,  et  qu'il  vint  en 
«  suite  à  l'être  comme  sortant  du  sein  de  cette  matière, 

(1)  Leçons  de  Métaph.,  p.  428  de  la  traduction  de  M.  Tissot. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  279 

«  ce  que  disent  ceux  qui  n'admettent  pas  la  création 

«  simultanée  de  toutes  les  choses,  alors  je  devrais 

«  dire  que  le  temps  fut  d'abord  la  mesure  du  mouve- 

«  ment  qui  mut  cette  matière  à  produire  le  ciel,  et  les 

'(  autres  choses  qui  sont   distinguées  les  unes    des 

«  autres  par  quelque  forme  substantielle.    Telle  fut 

«  l'opinion  d'Anaxagore,   d'Empédocle,  et  après  eux 

«  d'Ovide,  qui  s'exprime  ainsi: 

Ante  mare  et  terras  et  quod  tegit  omnia  cœlum, 
Unus  erat  toto  naturœ  vultus  in  orbe, 
Quod  dixere  chaos... 

«  Et  cette  opinion  fut  admise  par  un  grand  nombre 
«  de  théologiens  appartenant  à  des  religions  diver- 
«  ses,  musulmans,  juifs  ou  chrétiens.  Mais,  pour  ma 
«  part,  je  ne  l'admets  pas  ;  j'aime  mieux  croire  que 
«  toutes  les  choses  ont  été  créées  ensemble,  que  le 
«  temps  est  du  même  âge  que  le  ciel  et  son  mouve- 
«  ment,  et  que  le  mouvement  du  ciel  a  déterminé  le 
«  mouvement  de  la  matière  des  choses  actives  ou 
«  passives,  qui  sont  les  substances  générables  et  cor- 
«  ruptibles.  Beaucoup  de  péripatéticiens  et  de  théolo- 
«  giens,  plus  subtils  que  les  autres,  confirment  cette 
«  opinion  (1).  »  On  devine  aisément  les  motifs  pour 
lesquels   Albert  avait    si  fort  à  cœur  de    désavouer 

(1)  «  Si  nos  diceremus  quod  cœlum  primum  fuit  in  potentia  materiœ,et  post 
exivit  in  esse  per  modum  generali  de  ipsa,  sicut  dicunt  illi  qui  dicunt  quod 
non  omnia  creata  sunt  simul,  tune  oporteret  nos  dicere  quod  tempus  pri- 
mum fuit  numerus  motus  materiœ  quo  movebatur  ad  esse  cceli  et  aliorum 
substantiali  forma  dislinctorum.  De  qua  senlentia  fuit  Anaxagoras  et  Empe- 
docles,  et,  post  eos,  Ovidius,  sicut  quod  dixit  quod 

Ante  mare  et  terras  et  quod  tegit  omnia  cœlum, 

Unus  erat  toto  natune  vultus  in  orbe, 

Quod  dixere  chaos... 
Et  in  hanc  sententiam  consenserunt  multi  theologi  diversarum  religionum, 
tam  scilicet  Saracenorum    quam    Judoeorum  quam  Christianorum.   tied  nos 
non  consentimus  in  hoc,  sed  potius  quod  omnia  creata  sunt  simul,  et  quod 


2S0  HISTOIRE 

cette  hypothèse  d'une  ou  de  plusieurs  créations 
antérieures  à  la  substance  aristotélique.  La  plupart 
des  Pères  grecs,  plus  ou  moins  engagés  dans  le 
parti  de  Platon,  avaient  admis  la  cosmogonie  de  ce 
philosophe,  son  chaos,  sa  matière  première  et  même 
son  monde  archétype.  Albert  désigne  ici,  sans  les 
nommer,  Origène,  saint  Basile  de  Césarée,  saint  Gré- 
goire de  Naziance  et  quelques  autres  théologiens  de 
leur  école,  c'est-à-dire  de  l'école  académique.  Il  faut 
lire  les  extraits  de  ces  Pères  que  donne  Sixte  de 
Sienne  dans  sa  Bibliothèque  sacrée  (1).  Bien  que  ces 
chimères  profanes  eussent  été  combattues  par  Aca- 
cius,  par  Diodore  de  Tarse  et  par  saint  Augustin,  elles 
avaient  été  reproduites  dès  l'ouverture  de  nos  écoles, 
et  l'une  d'elles,  celle  du  monde  primordial  des  intel- 
ligibles, soumise,  en  1215,  au  concile  de  Latran,  avait 
été  condamnée  par  un  arrêt  solennel.  Mais  il  est  si 
facile  de  croire,  en  théologie,  qu'on  change  les  cho- 
ses quand  on  change  les  mots  !  Albert  entendait  donc 
reproduire,  sous  des  termes  nouveaux,  les  proposi- 
tions condamnées  ;  on  dissertait  à  ses  oreilles  sur  la 
matière  informe,  sur  l'être  en  soi  des  essences  anté- 
rieures à  la  substance  ;  on  disait  que  le  ciel,  avant 
d'être  ce  ciel,  avait  été  le  ciel  en  puissance  de  devenir, 
et  que  le  temps,  mesure  du  mouvement  de  la  matière, 
en  avait  dégagé  successivement  toutes  les  substances 
informées.  Telles  étaient  les  fictions  de  quelques 
réalistes.  Albert  rejette  ces  Actions,  pour  dire  que  la 

tempus  coaequaevum  sit  cœlo  et  motui  ejus,  et  a  molu  cœli  creatus  sit  motus 
materiae  activorum  et  passivorum,  quae  sunt  generabilia  et  corruplibilia  : 
quam  sentenliam  confirmant  multi  peripatelici  et  mulli  theologi  aliis  sub- 
tiliores.  »  Albertus,  Physic.  lib.  VIII,  cap.  vi. 

(1)  Libr.  V,  annot.  3-8. 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SCOLASTIO.UE.  2X1 

création  de  la  substance,  individuellement  déterminée, 
de  notre  ciel,  de  notre  terre,  est  le  premier  acte  de 
la  volonté  divine.  Qu'on  n'oublie  pas  cette  décla- 
ration. 

Nous  croyons  avoir  tiré  des  gloses  d'Albert  sur  la 
Physique  l'exposition  complète  de  sa  thèse  sur  l'uni- 
versel in  re.  Nous  pouvons  donc  négliger  de  faire  la 
même  enquête  dans  ses  commentaires  sur  les  traités 
Du  ciel  et  du  monde,  De  la  génération  et  de  la  cor- 
ruption, Des  météores,  Des  minéraux,  etc.,  etc.  Notre 
docteur,  bien  nommé  le  Docteur  Universel,  ne  trouve 
pas  moins  à  dire  sur  les  détails  que  sur  les  données 
générales  de  la  science  physique  ;  mais  nous  recom- 
mandons à  d'autres  une  lecture  plus  scrupuleuse  de 
ces  volumineux  écrits.  Pour  notre  part,  tout  ce  qu'il 
nousimportait  de  connaitre  nous  est  maintenant  connu. 
Quelle  est,  en  résumé,  l'opinion  d'Albert  sur  la  nature 
des  choses  ?  Cette  opinion,  qui  ne  se  dément  jamais, 
est  que  toute  chose  est  un  phénomène,  que  tout  phé- 
nomène est  un  numériquement,  que  les  substances 
dites  universelles,  loin  d'exister  dans  la  nature  pré- 
sente, n'ont  pas  même  possédé  l'être  avant  le  temps, 
mais  que,  néanmoins,  suivant  certaines  lois  générales 
ou  spéciales,  il  y  a  des  rapports  universels,  géné- 
raux ou  spéciaux  entre  toutes  les  substances  indivi- 
duellement, numériquement  déterminées.  Sur  quelque 
problème  que  l'on  interroge  Albert,  il  a  toujours 
cette  réponse  prête.  Saint  Thomas  aura  le  mérite 
et  la  gloire  de  la  faire  en  des  termes  plus  précis  ; 
mais  ces  termes  seront  conformes,  pour  le  sens, 
à  ceux  d'Albert.  Ce  que  saint  Thomas  doit  appor- 
ter à  l'école,  ce  n'est  pas  une  doctrine  nouvelle, 
c'est  une    langue   mieux    faite.    D'où    vient,    d'ail- 


282  HISTOIRE 

leurs,  cette  thèse  de  l'universel  in  mulHs,  successi- 
vement proposée  par  Albert  et  par  saint  Thomas  ? 
Elle  vient  d'Aristote.  Quand  il  ne  s'agit  pas  des 
universaux  ante  rem  oupost  milita,  Aristote,  Albert- 
le-Grand,  saint  Thomas  sont  toujours  d'accord.  Il 
est  vrai  que  cette  thèse  de  l'universel  in  multis  n'a 
pas  obtenu  le  suffrage  de  Platon.  Albert  le  sait; 
mais,  très  prompt  à  se  déclarer  contre  toutes  les  éco- 
les anciennes  ou  modernes  où  l'on  a  disserté  sur  le 
monde  comme  sur  un  tout  substantiel,  il  attaque  suc- 
cessivement, et  avec  une  grande  vigueur,  Pythagore, 
Xénophane,  Parménide,  Mélissus,  Zenon  (1)  et  Platon. 
Quant  aux  platoniciens  nouveaux,  ses  contemporains, 
ses  compagnons,  socll,  il  ne  les  nomme  pas,  mais  il  les 
désigne  par  des  traits  auxquels  il  est  facile  de  les  re- 
connaître ;  ce  sont  quelques  disciples  survivant  à 
des  maîtres  respectés,  Alexandre  de  Halès,  Guillaume 
d'Auvergne,  Robert  de  Lincoln,  et  malheureusement 
infatués  de  leurs  chimères.  Albert  les  combat,  mais 
sans  aigreur.  Ils  ont  paru  nier  la  liberté  des  créa- 
tures et,  qui  plus  est,  mettre  en  doute  celle  de  Dieu. 
C'est  là  néanmoins  ce  dont  ils  se  défendent.  Si  leur 
système  est  condamnable,  leur  conscience  ne  l'est 
pas.  Mais  tout  autre  est  le  langage  d'Albert  lorsqu'il 

(i)  C'est  d'Aristote  qu'Albert  tient  tout  ce  qu'il  sait  de  la  doctrine  des 
Elëates,  et  Aristote  n'a  pu  lui  faire  connaître  que  Zenon  d'Elée.  Mais  com- 
me d'autre  part,  Gicéron  et  Sénèque  lui  ont  souvent  désigné,  sous  ce  nom, 
l'illustre  chef  de  l'école  stoïcienne,il  n'a  passudislingueiTun  et  l'autre  Zenon, 
et,  confondant  toutes  les  dates,  toutes  les  sectes,  il  a  imaginé  que  les  stoï- 
ciens avaient  été  les  fondateurs  de  la  philosophie  grecque  et  que  Platon 
avait  été  leur  disciple.  On  lit  cent  fois  dans  les  œuvres  d'Albert  ces  mots 
étranges  :  Plato  princeps  stoïcorum,  Plato  primus  inter  stoïcos,  stoïcus 
Plato.  S'il  n'avait  pas  eu  Sénèque  entre  les  mains,  cette  erreur  historique 
eût  été  sans  importance.  Mais,  possédant  les  thèses  fondamentales  de  la  doc- 
trine des  Eléates  et  de  celle  des  stoïciens,  il  fut  bien  empêché  de  les  rédui- 
re à  l'unité. 


DE  LÀ  PHILOSOPHIE  SOOLASTIQUE  283 

s'adresse  aux  sectateurs  réprouvés  du  «  philosophe 
«  Alexandre  »  qui  ont  osé  dire  après  lui  que  Dieu, 
comme  cause  et  comme  être,  est  tout.  Ceux-là  se  sont 
rendus  coupables  d'un  monstrueux  blasphème,  contre 
lequel  se  soulèvent  et  la  science  et  la  foi.  Personne 
n'est  à  leur  égard  moins  indulgent  qu'Albert. 

Avons-nous  achevé  l'analyse  de  sa  physique  ?  Non 
sans  doute,  puisque,  selon  sa  méthode,  la  psychologie 
est  du  domaine  de  la  philosophie  naturelle.  Voyons 
donc  ce  qu'il  nous  enseigne,  dans  son  commentaire 
sur  le  Traité  de  rame,  touchant  la  substance  même 
de  l'âme,  ses  énergies,  et  spécialement  cet  uni- 
versel post  rem  dont  il  a  déjà  dit  que  l'âme  est  le 
siège.  Albert  commente  d'abord  les  prolégomènes 
d'Aristote  ;  mais  comme  il  y  a,  dans  ces  prolégo- 
mènes, de  grandes  hardiesses,  il  consulte  souvent 
Avicenne,  Averroès,  pour  apprendre  d'eux  comment 
il  faut  interpréter  certaines  propositions  trop  mal  son- 
nantes aux  oreilles  d'un  catholique.  Dès  l'abord  se 
présente  cette  question  :  Parmi  les  affections  de 
l'âme,  toutes  sont-elles  communes  à  l'âme  et  au 
corps  ?  N'en  peut-on  pas  désigner  qui  soient  propres 
à  l'âme,  à  l'exclusion  du  corps  ?  Aristote  a  bien  l'air 
d'affirmer  que,  dans  aucune  de  ses  opérations,  l'âme 
n'agit  seule,  et  qu'un  mouvement  du  corps  accom- 
pagne toujours  un  mouvement  de  i'àme.  Cependant 
Albert  n'ose  pas  mettre  cette  doctrine  au  compte 
d'Aristote  ;  il  préfère  l'imputer  à  l'un  des  anciens 
interprètes,  qu'il  est,  dit-il,  obligé  de  contredire  quel- 
quefois, Alexandre  d'Aphrodisias  ;  il  déclare  ensuite 
qu'il  ne  l'accepte  pas,  et  qu'il  se  propose  de  la  réfuter 
à  loisir  dans  un  chapitre  qui  suivra  :  Et  nos  quidem  in 
sequentibus  ostendemus  quod  anima  humana  multas 


284  histoire: 

habet  operationes  separatas  (1).  On  apprécie  l'impor- 
tance de  cette  déclaration.  Viennent  ensuite  les  addi- 
tions d'Albert  aux  derniers  chapitres  du  premier  livre. 
Il  s'agit  ici  de  quelques  opinions  professées  dans  les 
écoles  de  la  Grèce,  avant  Aristote  et  de  son  temps. Sur 
l'histoire  de  ces  écoles  Albert,  comme  on  le  soupçonne, 
n'a  rien  à  dire  de  nouveau  ;  mais  il  développe  avec 
une  rare  sagacité  le  texte  du  Maître,  et  motive  ses 
jugements  dans  quelques  digressions  d'une  juste 
étendue,  qu'on  ne  lit  pas,  aujourd'hui  même,  sans  in- 
térêt. 

Au  début  du  deuxième  livre,  il  s'agit  d'établir  ce  que 
c'est  que  l'âme.  Croyant  exprimer  fidèlement  l'opinion 
d' Aristote,  Albert  dit  que  l'âme  est  une  substance, 
et  que  cette  substance  est  la  forme  actuelle  du  corps, 
non  pas  d'un  corps  quelconque,  mais  de  tel  corps 
déterminé,  c'est  à  dire  doué  des  organes  qui  le  ren- 
dent capable  d'exercer  les  fonctions  de  la  vie.  Albert 
explique  ces  termes  avec  sa  précision  habituelle.  Puis 
revient  cette  grave  question  :  L'âme  est-elle  sépara- 
ble  du  corps  ?  Dans  ses  excellentes  notes  sur  le  Traité 
de. l'âme,  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  a  déjà  fait 
cette  remarque  :  «  Albert-le-Grand  et  saint  Thomas 
«  s'efforcent  de  démontrer  que,  suivant  Aristote, 
«  l'âme  intelligente  est  séparable  du  corps,  tandis 
«  que  l'âme  nutritive,  l'âme  sensible  en  est  insépa- 
«  rable  et  meurt  avec  lui.  »  En  effet,  rien  de  plus 
net  que  la  nouvelle  déclaration  d'Albert  sur  cette 
question  si  longtemps  controversée.  Toute  forme 
qui  n'est  jamais  active  sans  le  corps,  n'en  peut  être 
séparée.  Et  qu'est-ce  qu'une  forme  de  cette  espèce  ? 

(1)  De  Anima,  I,  vi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  285 

C'est,  par  exemple,  l'âme  végétative  dans  les  plantes, 
l'âme  sensible  dans  les  brutes.  On  ne  peut  comprendre 
la  nutrition,  la  génération,  hors  des  corps  ;  de  môme 
on  ne  peut  comprendre  une  sensation  qui  s'accom- 
plisse sans  les  organes  du  corps  :  Propter  quod  nlhil 
isùorum  separatur,  ne  que  ipsa  anima  (1)  sepaJrari 
potest,  quœ  sic  est  in  toto  corpore  sicut  istœ  potesiales 
sunt  in  partibus  corporis  (2).  Mais  pour  ce  qui  est 
de  l'âme  intellectuelle,  il  faut  la  définir  autrement. 
Alors  même  qu'elle  agit  sur  le  corps,  elle  demeure 
essentiellement  séparée  du  corps  ;  ce  qui  fait  qu'elle 
n'est  en  rien  compromise  par  les  altérations  que  le 
corps  peut  et  doit  subir.  Donc  il  y  a  dans  chacun 
plusieurs  âmes  dénature  diverse.  Albert  rejette  cette 
conclusion.  À  bien  parler,  dit-il,  il  n'y  a  qu'une  âme 
pour  chacun  ;  mais  cette  âme,  séparée  du  corps  quant 
à  son  essence,  possède  des  facultés,  des  énergies 
diverses,  et  comme  elle  ne  saurait  exercer  plusieurs 
de  ces  facultés  sans  l'instrument  du  corps,  on  dit 
à  bon  droit  qu'elle  les  perd  quand  le  corps  disparaît. 
Ce  n'est  là  qu'un  préambule.  Albert  commence  par 
déclarer  ce  qu'il  se  propose  de  démontrer  ensuite. 
Il  faut  attendre  la  démonstration  du  système  pour 
l'approuver  ou  le  condamner. 

Nous  négligeons  les  considérations  physiologiques 
qu'Albert  reproduit,  d'après  le  texte  d'Aristote,  sur  la 
nature  de  la  faculté  nutritive.  Ce  qui  vient  après,  c'est- 
à-dire  ce  qui  concerne  la  faculté  sensible,  nous  inté- 
resse bien  davantage.  La  sensation  est-elle  active?  On 

(P  II  est  entendu  qu'Albert  emploie  ici  ce  terme  anima  dans  le  sens 
aristotélique:  anima,  le  sujet  commun  de  toutes  les  énergies  d'une  subs- 
tance déterminée,  renlélécliie  du  corps. 

(2)  De  anima,  11,  îv. 


286  HISTOIRE 

le  prétend;  mais  Albert  n'est  pas  de  cet  avis.  Si  pour- 
tant on  lui  fait  remarquer  qu'une  perception  est  une 
sorte  de  jugement,  et  que  juger  est  un  acte,  il  répond 
qu'en  effet  aucune  faculté  n'est  tellement  passive 
qu'elle  ne  puisse  agir  par  la  forme  de  son  actif,  qu'elle 
possède  en  elle-même  :  Quod  nulle,  virtus  est  adeo 
passive,  qv.in  per  formam sui  activi eacistentem  in  ipsa 
possit  agere  1).  Cette  réponse  est  loin  d'être  suffisam- 
ment claire.  Mais  les  explications  viendront  plus  tard. 
En  les  attendant,  notons  que  toute  sensation  est. 
suivant  Albert,  une  abstraction,  et  que  les  degrés  de  la 
connaissance  correspondent  à  des  abstractions  succes- 
sives, gradus  abstractionis.  Or,  il  nous  importe  de  sa- 
voir quels  sont  ces  degrés.  Au  premier  degré,  primas 
et  infirmés,  est  la  faculté  appréhensive  des  sens,  qui 
sépare  la  forme  de  la  madère,  sans  toutefois  dégager 
cette  forme  de  ce  qui  appartient  à  la  matière,  comme 
puissance  ou  comme  accident.  Au  second  degré, 
l'imagination  reçoit  la  forme  transmise  par  les  sens. 
La  matière  n'est  plus  présente,  et  cependant  la  forme 
conserve  encore,  en  image,  tous  les  accidents,  tous  les 
appendices  qui  l'individualisaient  au  sein  de  la  ma- 
tière (2).  Au  troisième  degré,  plus  d'images,  plus 
d'objets  sensibles  représentés,  mais  certaines  notions, 
intentiones.  que  les  sens  ne  perçoivent  pas.  et  qui 
toutefois  résultent  des  perceptions  des  sens  ;  Quœ  non 
iiivprimv.ntur  sensibus,  sed  tamen  sine  sensîbus  , 


(l;  LLb.II.  tract.  III,  c.  i. 

(-2  ce  Dico  appendicitias  materiœconditiones  etproprietaiesquas  babetsub- 
jectum  forma?  quod  est  in  tali  vel  tali  materia.  Verbi  gratia,  talis  membro- 
rum  situs,  vel  talis  color  faciei,  vel  talis  aetas,  vel  talis  figura  capilis,  vel 
talis  locus  generatioais.  Hase  entai  sunt  individuantia  formam  quse  sic  sunt 
in  uno  individuo  unius  speciei  quod  non  sunt  in  alio.  »  De  anima,  libr.  II. 
tr.  H!,  c.  iv. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  38  3 

quant  nobis  innotescunt.  Telles  sont  les  notions  d'hom- 
me aimable,  sociable,  affable,  et  les  notions  contraires; 
en  général,  toutes  les  idées  qui  proviennent  d'un  ju- 
gement et  d'une  comparaison,  œstimaMone  et  colla- 
tione.  Enfin,  au  quatrième  et  suprême  degré,  sont  les 
idées  simples,  celles  qui  donnent  les  quiddités  des 
choses,  quiddîtates  rerum,  dépouillées  de  tous  les 
appendices  matériels,  dénudâtes  db  omnibus  appen- 
dicite materioBj  c'est-à-dire  les  pues  universaux,  com- 
munia universalia.  Telle  est.  suivant  Albert,  l'échelle 
de  l'abstraction.  La  doctrine  d'Albert  peut  donc  sem- 
bler, dès  l'abord,  être  très-résolùment  sensualiste. 
Cependant,  il  ne  faut  encore  rien  préjuger.  Le  glos- 
sateur  ne  s'occupe  ici  d'une  manière  spéciale  que  de 
la  sensation  première  et  de  la  sensation  transformée  ; 
il  se  réserve  d'analyser  plus  tard  les  opérations  pro- 
pres de  l'intellect.  Or  n'a-t-il  pas  pris  l'engagement 
de  prouver  que,  dans  un  grand  nombre  de  ses  opéra- 
tions, l'âme  agit  sans  le  corps  ? 

Mais  avant  d'aller  vers  d'autres  questions,  nous 
devons  nous  arrêter  à  une  digression,  dans  laquelle 
Albert  va,  dit-il,  s'expliquer  catégoriquement  sur  la 
nature  active  ou  passive  des  sens.  On  se  demande  si 
toutes  les  sensations  ont  un  seul  principe,  un  seul 
moteur,  et  si  cet  unique  moteur  se  trouve  dans  l'objet 
senti  ou  dans  le  sujet  sentant.  Quelques  modernes  de 
grand  poids,  quidam  modernorum  magnœauctoritaUs, 
ont  soutenu,  d'une  part,  que  la  cause  de  toute  sensation 
étant  non  le  sujet,  mais  l'objet,  et,  d'autre  part,  que  telle 
ou  telle  forme  inhérente  à  telle  ou  à  telle  matière  diffé- 
rant en  nature  de  la  forme  immatérielle  abstraite  par 
les  sens,  il  faut  nécessairement  admettre  la  supposition 
d'un  agent  intermédiaire  qui  transporte  aux  sens  la 


288  HISTOIRE 

représentation  du  concret,  et  ils  ont  appelé  cet  agent 
la  lumière.  D'autres  philosophes  plus  anciens,  aaliqui- 
ores,  c'est-à-dire  Platon  et  saint  Augustin  (Albert  les 
nomme)  ont  prétendu  que  l'agent  commun  de  toutes 
les  sensations  est  une  faculté  du  sujet,  et  qu'aucune 
notion  ne  peut  être  recueillie  par  l'organe  sensible  sans 
l'intervention  de  ce  principe  actif.  Albert  rejette  d'abord 
la  première  opinion.  Comme  rien  ne  semble  lui  répugner 
autant  que  de  multiplier  les  êtres  sans  nécessité,  il  se 
prononce  très-énergiquement  contre  cette  entité  fictive, 
imaginaire,  qui,  spiritualisant  toutes  les  formes,  leur 
attribuerait  à  toutes  l'être  intentionnel.  La  seconde 
opinion  lui  parait  plus  probable,  bien  qu'elle  ne  soit  pas 
approuvée  par  le  plus  grand  nombre  des  modernes, 
Ucet  modemorum  'pauci  teneant  eam.  Cependant,  après 
l'avoir  examinée,  Albert  la  condamne  aussi.  Il  ne  peut 
admettre,  dit-il,  que  jamais  les  sens  se  portent  d'eux- 
mêmes  vers  les  phénomènes,  puisque  l'âme  sensible 
n'est  pas  active  :  Animant  sensibitem  esse  activant 
ostendimus  esse  falsum.  Quel  est  donc  son  avis  sur  ce 
problème  ?  Le  voici  :  la  cause  de  toute  sensation  est 
l'objet,  l'objet  lui-même,  et  l'on  suppose  à  tort  un  agent, 
un  moteur  extrinsèque,  qui  le  dirige  vers  le  sens  ;  son 
moteur  à  l'être  intentionnel  c'est-à-dire  à  cette  sorte 
d'être  que  possède  l'objet  dans  l'entendement  qui  l'a 
recueilli,  esse  illud  quod  res  li.abet  inintellectu  cognos- 
cenle  (1),  est  sa  propre  forme,  sa  forme  déterminée  : 
Omnis  forma  in  propria  et  essenliati  ratione  sibi 
sufficit  (2).  C'est  ainsi  qu'Albert  se  prononce  contre 
les  intermédiaires  de  la  sensation.  Nous  supprimons  les 
développements  de  cette  critique  ;  il  nous  suffit  d'en 

(1)  Chauvin,  Lexicvn  philosoph.,  au  mot  Intentionale  e&xe. 

(2)  De  anima,  lih.  II,  tract.  III,  c.  vi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  289 

connaître  les  décisions.  Elles  ne  sont  pas  toutes  résu- 
mées, qu'on  y  prenne  garde,  dans  la  dernière.  La 
dernière  semble  dire  que,  dans  toute  sensation,  le  sujet 
n'est  qu'un  récipient  ;  mais  on  a  vu  précédemment 
Albert  placer  au  premier  degré  de  l'abstraction  l'éner- 
gie appréhensive  des  sens.  Or,  conçoit-on  un  récipient 
abstracteur  de  formes  ?  Évidemment,  ou  cela  est  con- 
tradictoire, ou  nous  n'avons  pas  encore  le  dernier  mot 
d'Albert  sur  les  opérations  de  l'âme  sensible.  Ce  dernier 
mot,  nous  allons  enfin  le  connaître.  Quand  Albert  aura 
successivement  analysé  les  manières  d'être  des  cinq 
sens,  quand  il  aura  reproduit,  sur  les  qualités  des 
objets  sensibles,  les  distinctions  cFAristote,  d'Averroès 
et  d'Avicenne,  il  ajoutera  :  Puisque  le  propre  de  cha- 
cun des  sens  est  de  sentir,  ils  ont  une  source,  fons, 
commune,  et  ils  ont  pareillement  une  fin  commune, 
puisque  toutes  les  impressions  de  l'objet  sensible  pro- 
duisent une  perception  ;  d'où  il  suit  que  les  sens  sont 
les  organes  extérieurs  d'un  sens  interne  qui,  d'une 
part,  leur  communique  la  sensibilité,  et  qui,  d'autre 
part,  recueille  les  impressions  qui  leur  viennent  des 
objets  sensibles.  On  l'appelle  sens  interne  en  raison 
de  son  siège,  mais  on  l'appelle  sens  commun  en  rai- 
son de  son  office.  Dès  que  le  sens  commun  a  senti 
lui-même  la  sensation  reçue  par  les  organes,  une  no- 
tion est  acquise,  la  sensation  est  complète  ;  mais 
auparavant  elle  ne  l'était  pas.  Or,  quelle  est  la  nature 
de  ce'  sens  interne  et  commun  ?  Il  est  aussi  nécessai- 
rement un  et  actif  que  les  sens  externes  sont  passifs 
et  divers  :  Cum  autem  in  nobis  experiamur  esse  cogni- 
tionem  intentionum  elicitarum  ex  sensibilibus  formis, 
oportet  esse  aliquid  quod  ellciat  et  agat  illas  inten- 
tiones,  et  lllius  erit  quasi  potentiel  activa,  agens  inten- 
T.  I.  19 


290  HISTOIRE 

tiones  Mas  ex  sensibus(\).  Nous  possédons  maintenant 
toute  la  doctrine  d'Albert-le-Grand  sur  la  sensibilité. 
Comme  cette  doctrine  est  purement  péripatéticienne, 
elle  est  bien  connue,  et  nous  n'avons  besoin  ni  de  la 
développer  davantage  ni  de  l'apprécier.  Elle  peut  se 
résumer  en  deux  mots  :  toute  sensation  se  compose 
de  deux  actes,  l'acte  de  l'objet  sur  les  sens  et  l'acte  du 
sujet  sentant  qu'il  a  senti.  Si  donc  il  est  faux,  comme 
Albert  l'a  déclaré,  que  l'âme  sensible  soit  active,  c'est 
que  les  facultés  sensibles  de  l'âme  doivent  être  distin- 
guées du  sens  commun.  Mais  pourquoi  cette  distinc- 
tion ?  Parce  qu'elle  se  fonde  sur  ce  principe  :  Dans 
toute  sensation  le  premier  acte,  l'acte  antérieur,  est 
celui  que  l'objectif  exerce  sur  le  subjectif. 

Après  la  sensation  vient  l'imagination,  faculté  inter- 
médiaire entre  la  région  sensible  et  la  région  intellec- 
tuelle de  l'âme  humaine,  dont  l'office  principal  est  de 
conserver  les  jugements  formés,  les  notions  recueil- 
lies. Comme  Avicenne  et  Algazel  l'ont  scrupuleuse- 
ment fait  observer,  l'imagination  se  distingue  du  sens 
commun  en  ce  qu'elle  reçoit  les  formes  en  l'absence 
de  l'objet,  tandis  que  les  opérations  du  sens  commun 
sont  toutes  déterminées  par  l'objetprésent.  Enfin,  après 
la  faculté  imaginative,  et  comme  dans  sa  dépendance, 
est  la  faculté  estimative,  œstimatio,  virtus  non  penitus 
apprehensiva,  sedet  motiva,  qui  juge  les  qualités  di- 
verses des  objets  et  conseille  de  les  rechercher  ou  de 
les  fuir.  En  résumé,  le  sens  commun,  l'imagination  et 
l'estimation,  que  nous  pouvons  appeler  le  jugement, 
sont  trois  facultés  dont  la  sensation  est  l'origine.  Mais 
toute  Tàme  n'est  pas  ce  qui  sent,  ce  qui  recueille  les 

(0  De  anima,  lib.  IL,  tract.  IV,  c.  n. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  291 

sensations  et  ce  qui  les  juge  ;  l'âme  est  encore  la  pen- 
sée qui  conçoit  les  intelligibles,  et  s'élève,  bien  au- 
dessus  des  choses  et  de  leurs  images,  jusque  vers  les 
régions  mystérieuses  de  la  vérité  pure.  Ayant  parlé 
des  facultés  sensibles  de  l'âme,  Albert  va  maintenant 
s'occuper  de  l'intelligence. 

M.  Barthélemy-Saint-Hilaire  nous  fait  remarquer  que 
le  style  d'Aristote,  toujours  si  calme,  si  grave,  si  me- 
suré, devient  encore  plus  austère  lorsque  ce  philoso- 
phe aborde  les  problèmes  de  l'entendement,  problèmes 
si  redoutables  pour  notre  raison  trop  peu  clairvoyan- 
te (1).  Il  n'y  a  pas  assurément  moins  de  solennité  dans 
les  premiers  mots  du  commentateur.  Nous  allons  re- 
produire cet  exorde,  qui  contient,  d'ailleurs,  les  ren- 
seignements les  plus  dignes  d'intérêt.  Le  voici  :  «  Com- 
«  me  les  questions  qui  feront  la  matière  de  ce  traité 
«  sont  très-obscures  et  très-dignes  d'être  approfon- 
«  dies,  je  me  propose  d'abord  d'exposer,  dans  la  me- 
«  sure  de  mes  forces,  toute  la  doctrine  d'Aristote,  de 
«  reproduire  ensuite  les  opinions  des  autres  péripaté- 
«  ticiens,  puis  d'interroger  Platon,  et  de  déclarer  en- 
ce  fin  mon  propre  sentiment,  car  je  proteste  énergi- 
«  quement  contre  ce  que  les  docteurs  latins  ont  avan- 
ce ce  pour  résoudre  ces  questions  :  In  istarum  quœs- 
«  tionum  déterminât ione  omnino  abhorremus  docto- 
«  rum  tatinorum  verba...  Et  maintenant  je  prie,  je 
«  supplie  mes  confrères  de  vouloir  bien  soumettre  à 
«  l'examen  le  plus  attentif  les  problèmes  qui  sont  ici 
«  proposés.  S'ils  en  trouvent  la  vraie  solution,  ils 
«  adresseront  au  Dieu  immortel  d'immortelles  actions 
«  de  grâces  ;  s'ils  ne  la  trouvent  pas,  au  moins  auront- 

(1)  M.  Barthél.  Saint-Hilaire,  préface  de  la  traduction  du  Traité  de  l'âme, 
p.  25. 


292  HISTOIRE 

«  ils  acquis  la  conscience  de  leurs  propres  incertitudes 
«  sur  ces  objets  merveilleux,  sublimes,  dont  l'étude  si 
«  digne  d'intérêt  doit  servir  d'introduction  à  la  science 
»  divine  (1).  »  Ce  préambule  semble  annoncer  une 
théorie  nouvelle;  mais  peut-être  Albert  nous  promet-il 
plus  qu'il  ne  doit  tenir.  Hâtons-nous  de  le  vérifier. 

Dans  les  chapitres  du  Traité  de  Vâme  où  il  s'agit 
de  l'intelligence,  la  première,  la  plus  grave  des  ques- 
tions qu'Albert  rencontre  est  ainsi  posée  par  Aristote  ; 
«  Ce  qu'on  a'ppelle  l'intelligence  de  l'âme,  je  veux  dire 
«  ce  par  quoi  l'âme  raisonne  et  conçoit,  n'est  en  acte 
«  aucune  des  choses  du  dehors  avant  de  penser.  Voilà 
«  pourquoi  il  est  rationnel  de  croire  que  l'intelligence 
«  ne  se  mêle  pas  au  corps,  car  elle  prendrait  alors  une 
«  certaine  qualité  ;  elle  deviendrait  froide  ou  chaude, 
«  ou  bien  elle  aurait  quelque  organe,  comme  en  a  la 
«  sensibilité.  Mais  maintenant  elle  n'a  rien  de  pareil, 
«  et  l'on  a  bien  raison  de  prétendre  que  l'âme  n'est  que 
«  le  lieu  des  formes...  »  Quand  nous  lisons  aujourd'hui 
ce  passage  dans  la  traduction  de  M.  Barthéiemy-Saint- 
Hilaire,  il  nous  semble  d'une  clarté  parfaite,   et  il  ne 
s'élève  dans  notre  esprit  aucun  doute  sur  le  sens  qu'il 
faut  attribuer  aux  différents  termes  dont  Aristote  a  fait 
emploi.  L'intelligence  n'est,  en  acte,  avant  de  penser, 
aucune  des  choses  du  dehors  ;  cela  veut  dire  que  l'in- 
telligence naît  avec  sa  propre  pensée,  et  qu'on  l'a  mal 
définie,  suivant  Aristote,  certain  principe  externe  qui, 
déjà  subsistant  par  lui-même,  vient  à  la  rencontre  de 
l'âme,  et  la  rend,   après  l'avoir  rencontrée,   propre 
aux  opérations  intellectuelles.  Elle  ne  se  mêle  pas  au 
corps  ;  elle  est  un  acte,  mais  non  pas  à  la  manière  du 

(1)  De  anima,  III,  tract.  II,  c.  i. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLA.STIQUE  293 

corps  qui  reçoit  les  qualités  sensibles  ;  l'intelligence  ne 
contracte,  en  aucun  état,  quelque  chose  de  corporel. 
Elle  est  le  lieu  des  formes,  elle  n'est  pas  une  forme  ; 
elle  est  ce  qui  produit,  ce  qui  retient,  ce  qui  possède 
les  formes,  les  idées.  Voilà  ce  que  le  Maître  déclare  en 
des  termes  dégagés  de  toute  ambiguité.  Mais  Albert 
lisait  ces  termes  diversement  commentés  par  les  in- 
terprètes grecs,  arabes,  et,  comme  il  s'agissait  pour  lui 
de  faire  un  choix  entre  ces  commentaires,  il  éprouvait 
de  grands  embarras.  Les  Arabes  avaient,  en  outre, 
allant  au-delà  d'Aristote,  introduit  ces  questions  : 
L'essence  de  ce  qui  ne  se  mêle  pas  au  corps  est-elle 
universelle  ou  individuelle  ?  et  dès  que  cela  s'est  pro- 
duit en  acte,  cela  doit-il  finir  avec  le  corps  ou  lui  sur- 
vivre? Questions  graves,  surtout  pour  un  théologien 
rationaliste  !  Albert  va  s'écarter  un  instant  du  texte, 
afin  d'examiner  les  gloses. 

Il  résulte  des  explications  données  par  Alexandre 
d'Aphrodisias  que,  suivant  le  plus  grand  nombre  des 
péripatéticiens,  l'intelligence  humaine  périt  avec  ce 
corps  qui  lui  servait  d'instrument  pour  recevoir  les 
rayons  de  l'intelligence  divine.  Albert  combat  cette 
thèse  qui  révolte  sa  croyance.  Parmi  les  Grecs, 
Théophraste  et  Thémiste  lui  semblent  s'être  plus 
rapprochés  de  la  vérité  ;  mais  il  les  trouve  trop  loin 
d'Aristote  pour  vouloir  les  suivre.  Parmi  les  Arabes, 
Avempace  et  Abubaker  (Aboubekr)  ont  défini  l'intel- 
ligence une  substance  universelle,  commune,  qui, 
toute  dans  tous,  ne  s'individualise  dans  aucun  ;  mais, 
quand  il  leur  a  fallu  rendre  compte  des  aptitudes  si 
diverses,  si  singulièrement  inégales,  qui  se  rencon- 
trent entre  les  hommes  éclairés  par  ce  même  flam- 
beau, ils  n'ont  su  que  proposer,  d'un  ton  modeste, 
quelques  distinctions  nouvelles  entre  l'intellect  en  ac- 


294  HISTOIRE 

tion,  ou  agent,  et  l'intellect  en  puissance,  ou  pos- 
sible, distinctions  purement  idéologiques  qui  n'ont 
pas  solidement  étayé  leur  thèse  principale.  Pour  voir 
d'un  seul  regard  toute  l'économie  d'un  système  ou 
le  concevoir  dès  l'abord  tout  entier  sous  la  forme 
d'une  seule  idée,  il  faut  une  vigueur  de  génie  qu'ils 
n'avaient  pas  et  qu'eut  Averroès.  C'est  pourquoi  l'on 
nommera  toujours  Averroès  quand  on  croira  devoir 
glorifier  ou  maudire  l'inventeur  de  l'âme  imperson- 
nelle. Quoi  qu'il  en  soit,  Albert  n'a  pas  de  peine  à  prou- 
ver que  cette  âme  impersonnelle  n'a  rien  de  commun 
avec  celle  dont  traite  Aristote.  Enfin,  après  l'auteur  du 
Livre  des  causes,  Avicembron  a  défini  l'intelligence  la 
première  des  formes  que  reçoit  la  matière,  et  s'est  en- 
suite efforcé  d'expliquer  la  singularité  des  âmes,  en  di- 
sant que,  la  matière  prenant  la  forme  de  la  corporéité, 
puis  celle  de  l'individualité,  l'intelligence  passe  avec 
elle  par  ces  transformations  successives.  Ayant  aussi 
rejeté  cette  doctrine,  Albert  expose  avec  plus  de  détails 
et  combat  avec  plus  de  chaleur,  parce  qu'il  la  com- 
prend mieux,  la  théorie  platonicienne  de  la  réminis- 
cence. En  somme,  Albert  n'a  trouvé  dans  les  gloses 
rien  de  satisfaisant. 

Soit  !  Mais  quel  est  son  avis  sur  les  graves  questions 
posées  dans  ces  gloses?  Il  va  le  déclarer  en  ces  ter- 
mes :  «  Il  faut  dire,  comme  il  me  semble,  avec  les  péri- 
«  patéticiens,  que  l'intellect  possible  (quipotest  omnia 
«  fieri,  l'entendement  humain,  le  lieu  des  idées  humai- 
«  nés)  ne  se  mêle  pas  au  corps,  qu'il  en  est  séparé, 
«  qu'il  est  impassible  et  n'est  pas  quelque  substance  : 
«  Videtur  esse  dicendum,  cum  peripateticis,  quod  in- 
«  tellectus  possibllis  est  immixtus  et  separatus  et  im- 
«  passibilis  et  non  hoc  aliquid.  »  Cette  définition  est 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  295 

assurément  d'une  étrange  obscurité.  Mais  si  les  dé- 
finitions d'Albert  ne  sont  pas  généralement  claires, 
cela  ne  veut  pas  dire  qu'il  manque  de  franchise,  car 
son  habitude  est  de  les  expliquer.  Ses  explications 
peuvent,  dans  le  cas  présent,  être  ainsi  résumées. 

L'intellect  en  puissance  n'est  pas  quelque  substance, 
car  le  propre  de  toute  substance,  au  moins  de  toute 
substance  première,  est,  comme  le  dit  Aristote,de  sub- 
sister par  elle-même,  de  n'être  pas  dans  une  autre.  Or 
l'intellect  en  acte  est  lui-même  dans  un  sujet,  puisque 
c'est  la  forme  et  la  vertu  principale  d'une  substance 
vraiment  réelle,  verissime  eœistentis,  c'est-à-dire  de 
l'âme  raisonnable  (1).  Remarquons  cette  définition  et 
ne  l'oublions  pas.  Quand  on  dit  que  l'âme  est  la  forme 
du  composé,  dont  le  corps  est  la  matière,  on  entend 
que  cette  union  de  l'âme  au  corps  n'altère  pas  la  na- 
ture propre  de  l'âme,  qui  demeure  une  substance  sé- 
parable.  Mais  quand  on  dit  que  l'intellect  est  la  forme 
de  l'âme  raisonnable,  ce  mot  forme  ne  désigne  plus  un 
conjoint  substantiel  ;  l'intellect  est  à  l'égard  de  l'âme 
raisonnable  une  forme  qui  n'en  peut  être  jamais  sépa- 
rée. Il  est  sans  doute  séparé  de  quelque  chose,  puis- 
que ce  qualificatif  separatus  indique  un  des  attributs 
de  l'intellect  ;  mais  cela  signifie  qu'il  est  séparé  du 
corps  et  n'a  conséquemment  rien  de  corporel  (2). 
Voici,  d'ailleurs,  un  privilège  particulier  qui  le  dis- 
tingue complètement  de  toutes  les  formes  adhérentes 
aux  choses.  Avant  d'être  actualisées,  ces  formes 
étaient  en  puissance  au  sein  de  la  matière.  Or  telles 

(1)  C'est  ce  qu'Albert  répète  dans  sa  Métaphysique  :  Intellectus  agens 
est  pars  anima?,  et  forma  animas  humanse.  Melaphys.,  libr.  XI,  tractalus  1, 
cap.  ix. 

(2)  Intellectus  nec  virtus  est  corporea,  nec  virtus  in  corpore,  sed  sepa- 
rata.  Alb.  Magn.,  De  anima,  I,  tr.  II,  c.  vm. 


298  HISTOIRE 

ne  sont  pas  les  conditions  natives  de  l'intellect;  nulle 
part  il  n'était  en  puissance  avant  d'être  en  acte.  Ayant 
fait  l'àme  raisonnable  à  l'image  de  sa  propre  intelli- 
gence, Dieu  l'a  pourvue  directement,  sans  intermé- 
diaire, de  toutes  ses  facultés.  Enfin  l'intellect  ne  se 
mêle  pas  au  corps,  car  si,  parmi  les  facultés  de  l'âme, 
il  y- eh  a  qui  s-e  servent  du.  corps  comme  d'un  instru- 
ment d'optique,  ces  facultés  sont  nommées  la  sensa- 
tion, l'imagination  ;  quant  à  l'intellect,  il  est  simple- 
ment en  commerce  avec  ces  facultés,  et  ce  qu'il  sait 
des  opérations  auxquelles  le  corps  participe  lui  est 
transmis  par  elles  (1).  Enfin,  il  est  impassible,  parce 
qu'il  est  en  lui-même  l'intellectualité  vague,  indétermi- 
née, c'est-à-dire  la  puissance  d'intellectualiser,  et  qu'il 
faut  un  changement  d'état,  c'est-à-dire  un  passage  de 
la  puissance  à  l'acte, pour  le  déterminer  et  le  constituer 
en  sa  perfection.  Voilà  ce  qu'Albert  croit  d'abord  de- 
voir dire  au  sujet  de  l'intellect  possible,  sinon  pour 
expliquer  le  texte  d'Aristote,  du  moins  pour  dégager 
l'opinion  de  ce  philosophe,  qui,  dit-il,  est  la  sienne,  de 
toutes  les  contradictions,  de  toutes  les  équivoques  ima- 
ginées par  ses  interprètes. 

Ceux  qui  s'en  sont  ici  le  plus  écartés,  c'est  Avem- 
pace,  c'est  Aboubekr,  c'est  particulièrement  Averroès, 
dont  le  système  aboutit  à  nier  ce  que  l'homme  a  de 
plus  noble,  et,  à  bon  droit,  de  plus  précieux,  sa  per- 
sonne morale.  C'est  une  négation  de  grave  conséquen- 
ce ;  Albert  le  comprend.  Il  faut  donc  restituer  à  l'hom- 

(1)  C'est  ce  qu'il  déclare  encore  dans  son  traité  spécial  contre  Averroès  : 
«  Intellectus  possibilis  designans  substantiam  animse  in  seipsa  est  in  du- 
plici  potentia;  quarum  una  est  ad  intellectum  agentem...  Et  quamvis  nu- 
meretur  intelleclus  possibilis  sic  acceptus,  tamen  est  separatus,  et  materise 
non  mixtus,  et  nulli  niliil  habet  commune...  »  Contra  Averrh.  de  unitat. 
intell.,  c.  vu. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLA.STIQUE  297 

me  responsable  cette  personnalité  qu'on  prétend  lui 
ravir.  Oui,  dit  Albert,  l'intelligence  est,  quant  à  sa 
nature,  vraiment  universelle.  Mais  cette  intelligence 
absolument  considérée  n'est  pas  l'intelligence  actuelle, 
réelle.  L'intelligence  actuelle  s'individualise,  comme 
s'individualise  l'âme  elle-même  dont  elle  fait  partie, 
quand  cette  âme  devient l'entéléchie  d'un  corps  déter- 
miné. Ainsi  l'on  dit  bien  que  mon  intelligence  n'est 
pas  la  tienne,  de  même  que  la  tienne  n'est  pas  la 
mienne.  La  mienne  est  en  commerce  avec  les  organes 
de  mon  corps,  la  tienne  avec  les  organes  du  tien.  Nous 
sommes  deux  personnes  moralement  distinctes,  com- 
me nous  le  sommes  physiquement.  Gela  ne  saurait  être 
contesté.  Cependant,  on  Ta  dit,  l'intelligence  indivi- 
dualisée n'est  pas,  quant  à  sa  nature,  individuelle  ;  et 
la  preuve,  c'est  qu'elle  conçoit  les  intelligibles.  Tout 
intelligible  est  et  demeure  universel,  même  lorsqu'il 
est  conçu.  Est-ce  que  j'individualise  l'intelligible  lors- 
que j'en  abstrais  la  notion  idéale? Cette  notion,  que 
j'appelle  improprement  mienne  ou  tienne,  nous  est, 
en  fait,  commune  ;  elle  est  pour  toutes  les  intelligences 
la  même  vérité.  Si  donc  tout  intelligible  est  invariable- 
ment universel,  il  faut  que  l'intelligence  à  chacun  dé- 
partie conserve  néanmoins  l'universalité  de  sa  nature, 
car  l'universel  est  seul  capable  de  recevoir  l'univer- 
sel :  Licet  enim  intellectus  meus  sit  individuus  et  se- 
paratus  eib  intellectu  tuo,  tamen  secundum  quod  est 
individuus  non  habet  universelle  in  ipso,  et  ideo  non 
individuatur  id  quod  est  in  intellectu...  Sic  igitur 
universelle  ut  universelle  est  ubique  et  semper  idem 
omnino  et  idem  in  animabus  omnium,  non  recipiens 
indimduationem  ab  anima...  C'est  la  thèse  de  la  raison 
impersonnelle,  prudemment  conciliée  avec  la  thèse 


298  HISTOIRE 

différente,  mais,  dit-on  encore,  nullement  contraire, 
de  Tâme  individuelle.  Albert  veut  nous  la  faire  accep- 
ter comme  péripatéticienne.  Simplicius,  Averroès, 
Algazel,  Alexandre  Achillini,  l'attribuent  plus  juste- 
ment, comme  il  semble,  à  Platon.  Dans  son  enthou- 
siasme pour  le  génie  d'Aristote,  Albert  ne  peut  ad- 
mettre que  ce  philosophe  ait  laissé' de  côté  telles  ou 
telles  questions,  à  cause  de  l'embarras  qu'il  éprouvait 
à  les  résoudre.  Si  pourtant  elles  n'étaient  pas  suscep- 
tibles d'une  solution  apodictique  !  Si  l'esprit  humain 
était  condamné  à  les  agiter  sans  cesse,  sans  pouvoir 
jamais  parvenir  à  quelque  certitude  !  Et  si,  par  exem- 
ple, le  sage  et  prudent  Aristote  s'était  abstenu  d'énon- 
cer une  opinion  sur  ce  problème  qu'il  connaissait 
bien  (1),  afin  de  n'être  pas  tenu  d'expliquer  ce  qui  ne 
peut  l'être  clairement,  c'est-à-dire  la  nature  univer- 
selle ou  individuelle  d'une  substance  séparée  de  la 
substance  indubitablement  réelle  ! 

Mais  arrêtons-nous,  et  n'allons  pas  faire  subir  un 
autre  examen  de  conscience  à  cet  illustre  maître  ;  cela 
nous  entraînerait  trop  loin.  Quelle  que  soit  d'ailleurs  la 
doctrine  d'Aristote  sur  la  manière  d'être  du  principe 
intellectuel,  la  doctrine  d'Albert  est  que  ce  principe  est 
non-seulement  séparable,  mais  encore  séparé  de  la 
matière,  de  la  forme  individuelles,  et  demeure  en  soi 
l'intellect  universel,  alors  même  que,  par  son  com- 
merce avec  les  facultés  sensibles  de  l'âme,  il  procure  la 
notion  des  intelligibles  à  la  raison  de  celui-ci,  de  celui- 
là.  Comprend-on  ces  termes  ?  Pour  notre  part,  nous 
les  reproduisons  et  nous  reconnaissons  qu'ils  diffèrent 
de  ceux  dont  Abélard,  Jean  de  La  Rochelle  et  d'autres 

(1)  Aristote,  Traité  de  l'âme,  livr,  III,  ch.  iv. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  299 

latins  ont  précédemment  fait  usage  ;  mais,  à  vrai  dire, 
nous  ne  saurions  nous  les  expliquer  d'une  manière 
satisfaisante.  Ce  que,  toutefois,  nous  croyons  bien 
apprécier,  ce  sont  les  motifs  qui  ont  conduit  Albert  à 
donner  cette  définition  nouvelle  de  l'intelligence. 
Aristote  a  dit,  en  effet,  que  le  semblable  est  seul  apte 
à  recevoir  son  semblable.  Or,  tout  intelligible  étant, 
de  sa  nature,  universel,  et  le  propre  de  l'intelligence 
étant  de  percevoir  les  intelligibles,  Albert  a  pu  croire 
qu'il  devait,  en  fidèle  disciple  d' Aristote,  attribuer  à 
l'intelligence  une  essence  universelle.  Mais  alors  se 
présentait  l'hypothèse  d'Averroès,  avec  sa  conséquen- 
ce la  plus  prochaine,  l'anéantissement  de  toute  person- 
nalité :  redoutable  écueil  qu'il  importait  d'éviter.  C'est 
pour  cela  qu'Albert,  prenant  un  parti  moyen,  suppose 
l'intelligence  à  la  fois  universelle  et  individuelle  :  es- 
sentiellement universelle,  formellement  individuelle, 
mais  individualisée  par  la  substance  dont  elle  devient 
la  forme,  sans  perdre  cette  nature  universelle  par  la 
vertu  de  laquelle,  suivant  le  principe  simile  simili  co- 
gnoscitur,  elle  forme  les  concepts  universels.  Or, 
est-il  bien  vrai  qu'Albert  échappe  à  l'abîme  en  pre- 
nant ce  parti?  Dans  ce  système,  quand  le  corps  dispa- 
raît, quand  la  mort  vient  interrompre  les  rapports  que 
l'universel  entretient,  dit-on,  avec  l'individuel,  par  l'in- 
termédiaire de  certaines  facultés  qui  s'exercent  elles- 
mêmes  au  moyen  de  certains  organes,  rien  d'indivi- 
duel, rien  de  personnel  ne  persiste,  ne  survit  au  corps. 
Ce  n'est  pas  là,  sans  doute,  ce  qu'Albert  doit  déclarer  ; 
on  le  voit  donc,  pour  fuir  cette  conséquence,  imaginer 
d'autres  fictions,  d'autres  chimères,  qu'il  transporte 
ensuite  de  l'ordre  logique  dans  l'ordre  surnaturel  (1). 

1^1)  Dans  les  chapitres  d'Albert  que  nous  venons  d'analyser,  nous  avons 


300  HISTOIRE 

Mais  c'en  est  assez  à  ce  sujet;  saint  Thomas  nous  ap- 
prendra quelle  fut  sur  cette  grave  question  le  dernier 
mot  de  l'école  dominicaine. 

Achevons  d'exposer  ce  que  professe  le  commen- 
tateur d'Aristote  sur  les  autres  questions  résolues 
dans  les  derniers  chapitres  du  Traité  de  l'âme.  L'in- 
telligence, nous  l'avons  dit,  ne  perçoit,  ne  connaît  que 
le  confus,  l'indéterminé,  l'universel  ;  la  perception 
des  choses  déterminées,  particulières,  appartient  pro 
prement  à  la  sensibilité.  Mais  il  y  a  d'autres  explica- 
tions à  donner  sur  l'intelligence.  Ainsi,  de  même  que 
la  sensibilité,  l'intelligence  passe  de  la  puissance  à 
l'acte,  et  si,  quand  elle  est  en  puissance,  on  a  le  droit 
de  la  comparer  à  une  table  rase,  polie,  sur  laquelle 
aucune  image  n'est  encore  représentée,  il  faut,  toute- 
fois, faire  remarquer  qu'une  table  rase  reçoit  les 
images  suivant  le  mode  de  la  pure  passivité,  tandis 
que  l'intelligence  en  puissance  est,  à  l'égard  des  in- 
telligibles qu'elle  ne  possède  pas  encore,  une  énergie 
formelle  douée  de  la  faculté  de  coopérer  elle-même  à 
la    formation   des  universaux  intellectuels.  Voilà  ce 


lu  ce  que  n'y  a  pas  rencontre"  M.  Rousselot.  Suivant  M.  Rousselot  (t.  II.  p. 
210),  Albert-le-Grand  s'éloigne  tellement  d'Averroès,  qu'il  semble  admettre 
autant  d'entendements  substantiels  et  différents  qu'il  y  a  d'êtres  intelli- 
gents. Ce  que  nous  pouvons  accorder  à  M.  Rousselot,  c'est  qu'au  chapitre 
vu,  traité  II,  livre  III,  de  son  commentaire  sur  le  Traité  de  l'âme,  et  dans 
le  traité  spécial  qu'il  a  composé  sur  l'opinion  d'Averroès,  Albert  déclare 
qu'il  n'approuve  pas  les  dires  de  ce  philosophe  et  les  combat:  mais  il  ne 
combat  pas  avec  moins  d'énergie  (livre  III.  tr.  Il,  ch.  11)  ces  philosophes 
latins  auxquels  il  attribue  précisément  l'hypothèse  que  M.  Rousselot  porte 
à  son  propre  compte.  Toute  cette  controverse  est  fort  obscure  ;  il  est  évi- 
dent qu'Albert  est  très  inquiet,  comme  il  l'a  déclaré  dès  le  début,  sur  le 
parti  qu'il  doit  prendre  ;  mais  qu'on  veuille  bien  relire  le  traité  II  du  livre 
III  du  commentaire  sur  le  Traité  de  l'âme,  on  se  persuadera  que,  suivant  la 
dialectique  d'Albert  dans  tous  ses  détours,  nous  avons  atteint  sa  véritable 
doctrine. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLA.STIQUE  301 

qu'Aristote  semble  dire,  et  ce  que  repète  Albert  (1). 
Arrivant  ensuite  à  la  définition  de  l'intelligence  en 
acte,  Albert  se  rappelle  qu'il  a  promis  de  faire  con- 
naître toutes  les  opérations  de  l'âme  séparée,  c'est-à- 
dire  de  tous  .les  actes  qu'elle  accomplit  sans  la  coopé- 
ration du  corps.  Nous  savons  déjà  qu'au  jugement 
d'Albert  l'âme  raisonnable  est  douée  de  facultés 
actives,  distinctes  de  ses  instruments  passifs.  Nous 
avons,  en  outre,  retenu  ce  principe,  que  l'intelli- 
gence est  une  substance  séparée  du  corps.  Il  nous 
reste  à  connaître  comment,  en  cet  état,  l'intelligence 
agit,  c'est-à-dire  produit,  suivant  les  prémisses,  les 
idées  universelles. 

On  lit  dans  le  texte  :  «  En  résumé,  l'intelligence  en 
«  acte  est  les  choses  quand  elle  les  pense.  Nous  ver- 
«  rons  plus  tard  s'il  est  ou  non  possible  que,  sans  être 
«  elle-même  séparée  de  l'étendue,  elle  pense  quelque 
«  chose  qui  en  soit  séparé  (2).  »  Pour  ne  pas  nous 
laisser  entraîner  trop  loin,  nous  négligerons  de  rap- 
peler en  quels  termes  Aristote  a  résolu  ces  doutes 
dans  sa  Mètapliysique,  et  dans  le  dixième  livre  de 
sa  Morale.  Alexandre    d'Aphrodisias   et    les    autres 

(1)  M. Bart.Saint-IIilaire  rappelle  que  Philopon  et  Alexandre  d'Aphrodisias 
ont  entendu  ce  passage  d'Aristote  autrement  qu'Albert-le-Grand.  Suivant 
Philopon,  l'intelligence  en  puissance  serait  comparée  par  Aristote,  non  pas 
à  un  feuillet  blanc,  mais  à  un  feuillet  où  les  caractères  mal  tracés  seraient 
à  peine  lisibles.  Celte  interprétation  est  éclectique.  Elle  a  été  combattue 
par  Th.em.iste,  Théophraste,  Nicolas  de  Damas.  Averroès,  Albert-le-Grand 
et  saint  Thomas;  tous  les  péripatéticiens  modernes  l'ont  rejelée.  Que  Ton 
ne  néglige  pas,  toutefois,  de  tenir  compte  à  Albert  des  réserves  qu'il  fait 
ici  contre  le  sensualisme  :  «  Ilabet  recipere  ea  fintelligibilia)  meliori  modo 
quam  tabula;  quia  supra  diximus  quod  ipse  est  quodam  modo  formalis  ad 
ea,  quod  non  tabula  circa  scripturam  est,  et  est  operativus  circa  intelligi- 
bilia,  quod  iterum  minus  tabula  facit  circa  scripturam.  »  De  anima  ;  lib. 
III,  tractât.  II,  e.  vu. 

(2)  Traité  de  l'âme,  III,  eh.  vu. 


302  HISTOIRE 

interprètes,  Thémiste,  Théophraste,  ayant  tour  à 
tour  abordé  ce  problème,  ont  dit  que  l'intelligence 
humaine,  s'élevant  de  degrés  en  degrés  jusqu'à  l'ex- 
trême limite  de  son  énergie,  parvient  alors  à  la  notion 
de  l'absolu,  à  la  notion  de  l'essence  divine.  Mais  les 
explications  qu'ils  ont  données  sur  cette  progression 
continue  sont  loin  de  paraître  satisfaisantes  au  chré- 
tien philosophe.  Quelques  Arabes,  entre  lesquels  il 
désigne  Averroès,  semblent  s'être  exprimés  à  ce 
sujet  d'une  manière  plus  convenable.  Prêtons  atten- 
tion, car  c'est  la  question  de  la  nature  et  de  l'origine 
des  idées  générales  qui  se  représente  sous  une  forme 
nouvelle.  Albert  n'hésite  pas  à  déclarer  son  senti- 
ment. Le  moteur  extrinsèque  de  l'âme  raisonnable  a 
été  déjà  nommé  par  Albert.  Ce  moteur  est  l'intellect 
agent  dans  sa  manière  d'être  éternelle,  infinie  ;  en 
d'autres  termes,  c'est  Dieu  lui-même.  Mais  comment 
ce  moteur  exerce-t-il  son  action  sur  l'âme  humaine  ? 
Telle  est  la  question  présente.  Il  est  établi  que  les 
notions  recueillies  par  le  moyen  des  sens  ne  forment 
qu'une  classe  d'idées.  Outre  les  intellecta  sensibilia, 
il  y  a,  suivant  le  plus  grand  nombre  des  philosophes, 
suivant  tous  les  péripatéticiens,  dit  Albert,  les  intel- 
lecta speculata,  c'est-à-dire  les  idées  des  formes 
pures,  qui  n'ont  aucun  rapport  d'origine  avec  les 
images  recueillies  par  l'imagination.  Albert  partage 
en  trois  ordres  ces  intellecta  speculata,  qu'il  appelle 
aussi  intellectus  puri.  Au  premier  ordre  appartiennent 
les  idées  naturelles,  qui  ne  viennent  ni  de  la  démons- 
tration ni  de  l'expérience  personnelle  ni  des  leçons 
données  par  les  maîtres  de  l'école  :  Quod  non  accipi- 
mus  ea  per  aliquod  vel  ab  aliquo  doctore,  nec  per  in- 
quisitionem  invenimus  ea  ;  ces  idées  naturelles  sont 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  303 

les  axiomes,  les  principes  de  toutes  les  sciences  :  Pri- 
ma et  vera,  ante  quœ  onuiîno  nulla  sunt.  Dans  le  deu- 
xième ordre  sont  les  idées  volontaires,  c'est-à-dire 
celles  que  forme  l'intellect  humain,  quand  l'intellect 
divin  le  dispose,  le  prépare  à  s'unir  à  lui.  Enfin,  au 
degré  suprême,  une  seule  idée,  celle  de  la  forme  pure 
de  Dieu,  idée  qui  résulte  de  cette  union  lorsqu'elle  est 
accomplie.  En  d'autres  termes,  (car  il  faut  ici  tout 
interpréter),  l'intellect  souverainement  agent,  Dieu, 
séparé  de  l'homme  en  essence,  communique  l'idée 
de  sa  forme  à  l'intelligence  de  l'homme,  et  l'acquisi- 
tion de  cette  idée,  qui  se  trouve  à  la  limite  de  toute 
spéculation,  achève,  complète  l'intellect  possible  ou 
patient.  Albert  explique  ainsi  comment  l'intelligence, 
éclairée  directement  par  l'intellect  agent  extrinsè- 
que, pense  les  choses  universellement  unes,  c'est-à- 
dire  les  principes  éternels,  et,  au  dernier  mot,  Dieu. 
C'est  ce  que  nous  avions  déjà  lu  dans  le  com- 
mentaire sur  les  Catégories  :  Intellectus  puri  intelli- 
guntur  illi  qui  sunt  ex  parte  intelUgibilis,  ad  quod 
nihil  movet  nisi  solius  intelligentiœ  (divinœ)  lumen, 
nonphantasma  receptimi  (1). 

(1)  In  Prœdicam,  c.  v.  Cette  distinction  entre  les  deux  ordres  de  la  con- 
naissance est  développée  en  ces  termes  par  Albert-lc-Grand,  dans  son  com- 
mentaire sur  l'Ethique  à  Nicomaque  :  «  Intellectus  in  hoc  quod  est  imago 
intelligentiœ  (divinœ)  species  est  intelligibilium,  quamvis  non  sit  causa 
constituens  ca.  Est  igitur  applicabilis  per  seipsum  intelligibilibus  primis, 
sed  tamen  non  œquali  nobilitale  ut  intelligentia,  quœ  secunduui  substan- 
tiam  intellectus  est  et  nihil  aliud  quam  intellectus.  Cadens  ergo  ab  ista 
nobilitate  efficilur  discurrens  per  intellecta,  componens  scilicet  et  dividens 
ea  ;  tamen  in  hoc  quod  est  imago  intelligentiœ  per  seipsum  est  applicabi- 
lis primis,  quae  médium  non  habent,  et  illa  statim  apprehcndit,  quando 
tcrminorum,  qui  in  principiis  sunt,  a  sensu  notitiam  accepit.  Sensus 
enim,  per  hoc  quod  species  est  sensibilium,  sensibilia  immédiate  accipit, 
in  quibus  confusum  est  et  immixlum  universale,  quod  intellectus  depu- 
rando  accipit  per  hoc  quod,  ut  species,  applicatur  ei  :  et,  si  médium  non 
habet,  tune  principium  est,  et  propria  acceptio  intellectus.    Si  autem  habet 


304  HISTOIRE 

Il  n'est  pas  facile  d'analyser  avec  toute  la  clarté 
désirable  une  série  souvent  interrompue  de  digres- 
sions qui,  la  plupart,  ont  pour  objet  des  questions 
incidentes.  Que  l'on  nous  permette  donc  de  faire  une 
halte  à  ce  point  de  notre  travail,  et  de  résumer  briè- 
vement les  thèses  psychologiques  que  nous  avons  peut- 
être  obscurément  présentées.  Suivant  Albert,  l'âme 
raisonnable  se  divise  en  deux  parties  bien  distinctes  : 
la  partie  qui  sent  et  la  partie  qui  pense.  Celle  qui  sent 
et  celle  qui  pense  sont  également  impassibles  en  puis- 
sance. En  acte,  elles  sont  déterminées  l'une  et  l'autre 
par  un  moteur  extrinsèque  :  celle  qui  sent,  par  l'objet 
sensible  ;  celle  qui  pense,  par  l'objet  intelligible.  Mais 
soit  qu'elle  sente,  soit  qu'elle  pense,  l'âme  raisonnable 
ne  va  jamais  de  la  puissance  à  l'acte  sans  coopérer 
par  son  énergie  propre  et  volontaire  à  Fopération  qui 
s'accomplit.  Elle  n'a  rien  senti,  tant  que  le  sens 
interne  ou  commun  n'est  pas  intervenu  comme  juge, 
comme  arbitre  de  l'impression  reçue  par  les  organes 
sensibles  :  elle  n'a  rien  pensé,  tant  que  l'énergie  na 
tive  de  l'intellect  formel  ne  s'est  pas  éveillée,  et,  quand 
tous  les  intelligibles  se  présenteraient  au  seuil  de  l'in- 
telligence, si  celle-ci,  qui  peut  le  tenir  ouvert  ou 
fermé,  ne  voulait  pas  les  admettre,  elles  resteraient 
dehors,  aucune  intellectualisation  n'aurait  lieu.  Voilà 
toute  la  théorie  d'Abert  sur  la  nature  et  les  facultés 
de  l'âme. 

Enfin,   ajoutons  qu'Albert  prétend  démontrer  l'im- 
mortalité de  l'âme  sans  trop  s'écarter  des  principes 

médium,  tune  inlellectus  non  accipit  nisi  per  médium  :  et  iiaec  est  percep- 
tio  demonstrationis,  cui  tamen  inlellectus  lumen  induit,  quia  ordo  termi- 
norum  et  conjugatio  per  applicationem  determinatur  ad  conclusionem  quae 
tune  in  lumine  principiorum  accipitur.  »  Alb.  Magn.,  In  Etkicam,  VI, 
lr.  II,  c.  vin. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  305 

péripatéticiens.  Cette  démonstration  est  l'objet  d'une 
digression  complémentaire,  où  notre  docteur  s'efforce 
d'établir  que  la  substance  de  chaque  âme  individuelle 
survit  au  corps,  en  conservant  toute  sa  personnalité. 
Ce  qu'il  affirme  ici  touchant  l'actuelle  personnalité  de 
l'âme  humaine  est,  on  n'hésite  pas  à  le  reconnaître, 
en  parfait  accord  avec  tout  ce  qu'il  dit  contre  l'âme 
actuellement  universelle  d'Averroès  ;  mais  ce  qu'il  ne 
prouve  pas,  ou  prouve  mal,  c'est  qu'une  substance 
essentiellement    universelle,  qui  s'est   individualisée 
en  devenant  l'entéléchie  d'un  corps,  possède,  après  la 
destruction  de  ce  corps,  l'invidualité  qu'elle  a  possédée 
durant  une  alliance  passagère.    Cependant  n'insistons 
pas  davantage  sur  ce  détail.   Si  la  question  de  l'im- 
mortalité de  l'âme  appartient  à  la  psychologie,   c'est 
qu'on  doit  tenir  compte  en  psychologie  de  toutes  les 
idées,  claires  ou  obscures,  qu'a  pu  concevoir  l'entende- 
ment humain.  L'âme  se  déclare  immortelle;  c'est  là  un 
fait  de  conscience.  Mais  il  nous  semble  que  ni  les  dialec- 
ticiens, ni  les  physiciens,  ni  les  psychologues  n'ont  à 
rechercher  hors  de  l'âme  les  preuves  empiriques  de 
l'immortalité  de  l'âme  personnelle  ou  impersonnelle. 
En  terminant  l'analyse  de  la  glose  d'Albert  sur  la 
Physique    d'Aristote,   nous   avons  en  peu    de   mots 
résumé  son  opinion  sur  la  nature  de  l'universel  in  re. 
Dans  sa  glose  sur  le  Traité  de  l'âme,  il  s'agit  particu- 
lièrement de  l'universel  post  rem,  et,  en  faisant  con- 
naître son  opinion  sur  l'origine  des  idées,  nous  venons 
de  montrer  comment  il  entend  que  l'intellect  parvient  à 
à  la  possession  de  cet  universel  qu'il  a  qualifié,  dans 
son   commentaire  sur  la    Logique,  universelle  quod 
refertur  ad  intelligentiam.   Cet  universel  est,  d'une 
part,  le  signe  des  choses,  comme  étant  l'idée  de  ces 
T.  1.  20 


306  HISTOIRE 

choses  dans  la  pensée  ;  d'autre  part,  il  est  la  repré- 
sentation conceptuelle  des  principes  des  choses, 
l'homme  raisonnable  ne  pouvant  hésiter  à  croire  que 
les  lois  générales,  suivant  lesquelles  la  matière  est 
informée,  sont  adéquates  aux  notions  que  sa  raison  a 
de  ces  lois.  Telle  est  la  doctrine  d'Albert  sur  l'univer- 
sel post  rem. 

Cette  doctrine  n'est  pas  tout  à  fait  péripatéticienne  ; 
elle  appartient  toutefois  au  Lycée.  En  physique  comme 
en  logique,  Albert  ne  veut  avoir  pour  maître  qu'Aris- 
tote  ;  mais  il  ne  le  comprend  pas  toujours,  ou  ne 
l'interprète  pas  toujours  avec  une  irréprochable  fidé- 
lité. En  le  suivant  il  se  laisse  distraire  et  perd  quel- 
quefois sa  trace.  Aussi  ne  disons-nous  pas  qu'il  n'y 
ait  rien  dans  la  glose  d'Albert  qui  ne  soit  implicite- 
ment dans  le  texte  d'Aristote.  Nous  avons  signalé 
quelques  notables  différences  entre  les  opinions  du 
maître  et  celles  de  son  disciple,  et  nous  en  avons 
négligé  beaucoup  d'autres  ;  il  nous  semble  néanmoins 
prouvé  que  la  tendance  d'Albert,  considéré  comme 
physicien  et  comme  psychologue,  est  vraiment  péripa- 
téticienne. Cependant,  avant  de  conclure,  n'omettons 
pas  de  faire  une  réserve  dont  on  appréciera  plus  tard 
l'importance.  Quand,  après  avoir  nié  l'essence  univer- 
selle des  substances  secondes,  Albert  affirme  l'unité 
conceptuelle  des  idées  qui  leur  correspondent,  la  pro- 
position qu'il  énonce  est  vraiment  péripatéticienne. 
Quand,  après  avoir  recherché  l'origine  de  ces  idées, 
il  dit  que  les  unes  arrivent  à  l'intellect  par  le  moyen 
des  sens,  et  qu'il  reçoit  les  autres  de  l'agent  extrin- 
sèque, sans  l'entremise,  sans  le  concours  des  sens,  il 
ne  dit  rien  encore  qui  ne  soit  conforme  à  la  vraie 
pensée  d'Aristote.  Mais  quand  il  va  plus  loin,  quand 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  307 

il  dit  que  les  formes  admises  dans  le  réceptacle  de 
l'intelligence  humaine  y  sont  des  entités  représenta- 
tives, des  images  permanentes,  qui  occupent  au 
propre,  à  la  manière  des  choses,  un  lieu  déterminé. 
Albert  change  d'école  et  quitte  le  Lycée  pour  l'Aca 
demie.  Si  nous  n'avons  pas  cru  devoir  signaler,  dans 
sa  glose  sur  le  Traité  de  l'âme,  les  passages  qui  nous 
ont  semblé  trop  favorables  à  la  thèse  des  espèces  ou 
formes  entitatives  de  l'intellect,  c'est  qu'Albert  n'a 
pas  cru  devoir  faire  une  digression  dogmatique  sur 
cette  thèse  évidemment  très  fausse,  très  digne  néan- 
moins d'être  bien  connue.  îsous  nous  réservons  de 
l'exposer  complètement  en  parlant  de  saint  Thomas. 
Que,  toutefois,  on  prenne  acte  de  son  opinion  à  ce 
sujet.  On  ne  s'expliquerait  pas  ce  qu'il  dira  bientôt  des 
idées  divines,  si  l'on  ne  savait  à  l'avance  ce  qu'il  pro- 
fesse à  l'égard  des  idées  humaines. 

Interrogeons  maintenant  le  métaphysicien,  et  de- 
mandons-lui la  solution  des  problèmes  qui  sont  du 
domaine  de  la  philosophie  première. 


CHAPITRE  XIII 


Métaphysique  d'Albert-le-Grand. 


«  Puisque  la  métaphysique  est  la  première  entre 
«  toutes  les  sciences,  il  faut  qu'elle  ait  pour  objet 
«  ce  qui  prime  tout  le  reste.  Je  veux  parler  de  l'être, 
«  l'être  qui  donne  de  la  consistance  aux  principes 
«  tant  complexes  qu'incomplexes  de  toutes  les  choses 
«  particulières.  »  C'est  ainsi  qu'Albert  s'exprime  dans 
un  des  premiers  articles  de  sa  glose  sur  la  Métaphy- 
sique d'Aristote.  La  plus  vive  de  ses  passions  était 
l'étude  de  la  nature.  Mais,  comme  on  a  pu  l'apprécier, 
l'observation  des  phénomènes  l'intéressait  beaucoup 
moins  encore  que  la  recherche  des  lois  qui  les  gou- 
vernent, ou  semblent  les  gouverner.  Nous  avons 
donc  déjà  rencontré,  dans  ses  autres  commentaires, 
plus  d'une  digression  métaphysique.  Il  s'agit  main- 
tenant de  définir  l'être  en  tant  qu'être.  C'est  le  pro- 
blème fondamental  des  Catégories  et  de  la  Physique 
qui  se  représente  sous  une  forme  moins  accessible 
aux  regards  profanes.  Prêtons  attention. 

Le  langage  d'Albert  est  toujours  grave,  son  main- 
tien est  toujours  recueilli.  Dès  qu'il  entre  en  métaphy- 
sique, il  affecte  encore  plus  de  recueillement  et  plus 
de  gravité.  Et,  cependant,  s'il  faut  l'en  croire,  il  n'é- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  309 

prouve  aucun  embarras,  s'étant  uniqnement  proposé 
de  reproduire  l'opinion  d'Aristote  et  de  ses  inter- 
prètes (1).  Mais  il  ne  dit  pas  en  cela  toute  la  vérité. 
Dans  les  amples  digressions  annexées  par  Albert  au 
texte  de  la  Métaphysique,  il  y  a  bon  nombre  de 
thèses  personnelles  ;  on  y  trouve  même  une  analyse 
étendue  de  son  traité  particulier  Sur  l'intellect  et 
V intelligible.  Quand,  d'ailleurs,  il  annonce  que,  redou- 
tant les  périls  de  la  voie,  il  suivra  pas  à  pas  les  traces 
des  interprètes,  desquels  veut-il  parler  ?  Lorsqu'il  a 
commenté  la  Physique  et  le  Traité  de  l'âme,  Albert 
a  toujours  invoqué,  sur  les  points  contestés  ou  contes- 
tables, l'autorité  des  péripatéticiens  grecs,  surtout 
celle  de  Théophraste.  Mais,  dans  ses  digressions  sur 
la  Métaphysique,  il  a  bien  rarement  recours  à  ces 
anciens  glossateurs  ;  il  consulte  plus  volontiers  les 
modernes,  recentiores  peripatetici,  c'est-à-dire  les 
péripatéticiens  arabes,  parmi  lesquels  sont  les  plus 
téméraires  de  tous  les  éclectiques.  Ainsi  qu'on 
ne  l'accuse  pas  de  falsifier  les  témoignages  histori- 
ques. Il  ne  fera  pas  dire  aux  anciens  ce  qu'ils  n'ont 
pas  dit  ;  les  guides  derrière  lesquels  il  va  s'aventurer 
dans  la  région  transphysique,  ce  sont,  il  le  déclare, 
Algazel,  Averroès.  C'est  une  déclaration  qu'il  est  bon 
de  recueillir.  Elle  nous  engage  à  le  presser  de  nous 
faire  encore  un  aveu.  En  bonne  conscience,  se  laisse- 
t-il  abuser  par  les  désignations  qu'il  emploie  pour  se 
conformer  à  l'usage  ?  Ne  sait-il  pas  qu'Algazel,  Aver- 
roès sont  des  péripatéticiens  peu  sincères,  peu  fidèles, 

{{)  On  lit  à  la  fin  du  commentaire  sur  la  Métaphysique  :  «  Hic  sit  finis 
disputationis  istius,  in  qua  non  dixi  aliquid  secundum  opinionem  meam 
propriam,  sed  omnia  dicta  sunt  secundum  positiones  peiïpateticorum,  et 
qui  hoc  voluerit  probare  légat  libros  eorum  et  non  me,  sed  illos  laudet  vel 
reprehendat.  »  »  • 


310  HISTOIRE 

et  qu'il  s'écarte  beaucoup,  en  les  suivant,  du  texte 
qu'il  s'est  chargé  d'interpréter  ?  Cette  question,  Albert 
aimerait  mieux  ne  pas  l'avoir  entendue  ;  il  la  trouve 
gênante,  indiscrète.  Cependant,  après  avoir  fait  plu- 
sieurs circuits  à  droite,  à  gauche,  après  avoir  pris, 
afin  de  ne  pas  offenser  le  maître  qu'il  vénère,  toutes 
les  précautions  recommandées  par  les  rhéteurs,  il 
avouera,  de  sa  voix  la  plus  basse,  que  tout  n'est  pas 
irréprochable  dans  Aristote,  que  tout  n'est  pas  con- 
damnable dans  Platon,  et  que  le  vrai  philosophe,  le 
philosophe  accompli,  doit  connaître  la  doctrine  de  l'un 
et  celle  de  l'autre  :  Scias  quod  non  perficitur  homo 
in  philosophia  nisi  ex  scientia  duarum  philosophia- 
rum  Aristotelis  et  Platonis  (1)  Proclus  ne  s'exprime 
pas  autrement. 

Que  contient  cet  admirable  livre  qu'on  appelle  la 
Métaphysique  d' Aristote?  Une  théorie  des  lois  les  plus 
générales  de  l'être.  Il  ne  s'agit  plus  ici  des  êtres, 
de  ces  objets  mobiles  dont  l'expérience  apprécie  le 
volume,  la  forme  propre,  les  qualités  particulières  ;  il 
s'agit  des  causes  qui  président  aux  mouvements  si 
variés  de  la  matière,  et  desquelles  résultent  le  con- 
cours, l'harmonie  de  toutes  les  manifestations  de  la 
vie.  Aristote  sépare,  abstrait  ces  lois,  ces  causes,  des 
objets  soumis  à  leur  empire.  Mais  abstraites,  séparées 
de  telle  sorte,  où  sont-elles  ?  Cette  question,  Aristote 
l'a  bientôt  résolue  lorsqu'il  a  nié  la  création.  Être, 
suivant  Aristote,  c'est  être  en  acte  ;  être  en  puissance, 
c'est  pouvoir  être,  mais  n'être  pas.  Ainsi  la  puissance 
antérieure  à  l'acte  est,  à  l'égard  du  monde  éter- 
nel, impérissable,  un   pur  concept.   Quand  donc  on 

(1)  Métaphys.t  lib.  I,  iract.  V,  c.  xv. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  311 

interroge  Aristote  sur  ce  problème  :  où  sont  les 
lois  générales  des  êtres,  séparées  du  relatif,  du 
contingent  ?  il  n'hésite  pas  à  répondre  :  elles  sont 
dans  l'intellect  humain,  qui  les  recueille  par  l'observa- 
tion ou  les  conçoit  par  sa  propre  énergie  ;  mais  qu'on 
ne  les  cherche  pas  ailleurs  en  cet  état  de  séparation  ; 
il  n'y  a  pas  d'autre  lieu  réel  que  celui  dont  les 
êtres  occupent  les  immenses  espaces,  et,  dans  ce  lieu, 
les  lois  des  êtres  sont  les  modes  généraux  suivant 
lesquels  les  êtres  se  comportent.  Là,  point  de  sépa- 
ration ;  tout  est  uni  :  toutes  les  matières  ont  leurs 
formes,  toutes  les  formes  leurs  matières.  Mais  c'est 
un  des  privilèges  de  la  raison  humaine  de  diviser  les 
êtres  et  leurs  modes,  et  de  considérer  ces  modes 
comme  séparés.  La  raison  est  le  lieu  des  formes  dis- 
crètes, ainsi  que  l'univers  est  le  lieu  des  formes  con- 
crètes. Il  faut  donc  ainsi  définir  Yuniversale  per  se 
acceptum  :  c'est  l'idée  mise  à  part  des  choses  ;  et, 
comme  cette  mise  à  part  est  faite  par  la  raison,  au 
siège  de  la  raison  Yuniversale  per*  se  acceptum  ne  se 
distingue  en  rien  de  Yuniversale  post  rem]  entre  eux 
la  plus  complète  identité. 

Cette  théorie  des  idées  n'est  pas  celle  de  Platon. 
Gela  tient  à  ce  que  Platon  part  d'une  tout  autre  con- 
jecture sur  l'origine  du  monde.  Aristote,  ainsi  qu'on 
vient  de  le  dire,  suppose  l'éternité  de  la  matière  infor- 
mée, Platon  l'éternité  de  la  matière  informe  (1).  Sui- 


(1)  On  a  depuis  longtemps  reconnu  qu'il  faut  rapporter  à  cette  cause  le 
principal  désaccord  d'Aristote  et  de  Platon  :  «  Hic  cardo  est,  hic  fons,  hic, 
ut  dicunt  rhetores,  omnis  inter  Plalonem  alque  Aristotelem  controversiœ 
status  ;  alter  factum  esse  mundum  docet,  alter  non  faetum  esse  contendit. 
Si  factum  Aristoteles  ulla  modo  fateretur,  nunquam  illas  seternas  rationes 
facienlis  vitare  possct.  »  Bernardinus  Donatus,  De  platonicœ  atque  aristote' 
licœ  philos,  différentiel  ;  1541,  p.  9,  verso. 


312  HISTOIRE 

vant  Platon,  le  chaos  précède  tout,  si  ce  n'est  Dieu  ; 
puis,  à  certain  moment  de  la  durée,  le  démiurge  vient 
attribuer  à  la  masse  inerte,  confuse,  la  forme,  le 
mouvement,  la  vie  ;  et  voilà  les  choses  produites  telles 
qu'elles  s'offrent  à  nos  regards  en  nombre  presque 
infini.  Soit  !  Mais,  étant  donnée  cette  autre  conjecture, 
on  demande  à  Platon  quelques  explications  nécessai- 
res. Il  est,  par  exemple,  difficile  de  comprendre  sui- 
vant quel  mode  l'un  a  pu  produire  le  multiple,  et  d'un 
homme  qui  sait  tout  on  voudrait  bien  savoir  cela. 
C'est  alors  que  Platon  raconte,  à*  la  manière  des 
poètes,  comment,  avant  l'heure  natale  du  temps,  l'in- 
telligence suprême  se  contemplait  elle-même  dans  ses 
propres  idées,  et  comment  plus  tard,  à  la  ressem- 
blance de  ces  idées,  formes  éternelles,  elle  a  créé  les 
formes  actuelles  des  choses.  Ce  n'est  pas  là  sans 
doute  une  explication  démonstrative  ;  c'est  plutôt  le 
récit  d'un  rêve.  Mais  il  n'importe  ;  contentons-nous 
d'apprécier  en  quoi  diffèrent,  relativement  aux  idées, 
les  doctrines,  si  rarement  conformes,  de  l'un  et  de 
l'autre  philosophe.  Il  n'y  a,  dit  Aristote,  que  des  idées 
humaines  ;  les  idées  sont,  au  dire  de  Platon,  primor- 
dialement  divines  :  elles  ne  deviennent  humaines  que 
par  une  sorte  d'irradiation.  De  là,  suivant  Platon,  deux 
manières  d'être  pour  l'universel  séparé  des  choses. 
Ante  rem,  l'idée  pure,  absolue,  réside  dans  les  sphè- 
res invisibles,  exemplaire  permanent  des  formes  péris- 
sables. Postrem,  l'idée  se  trouve  dans  l'entendement 
humain,  comme  notion  imparfaite  des  causes,  des 
lois  générales  qui  président  à  Fensemble  des  êtres. 

Ne  voit-on  pas  déjà  les  motifs  pour  lesquels  Albert- 
le-Grand,  partisan  déclaré  de  la  physique  péripatéti- 
cienne, doit  manifester,  en  dépit  de  lui-même,  plus  de 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  313 

goût  pour  la  métaphysique  de  Platon  que  pour  celle 
d'Aristote  ?  Chrétien,  il  croit  que  la  volonté  divine  a 
créé,  dans  le  temps,  ce  monde  qui  finira  comme  le 
temps  ;  et,  pour  distinguer  sa  croyance  de  celle  des 
anciens  rationalistes, éclairés  par  la  nature  et  non  par 
la  grâce,  il  ajoute  qu'en  créant  le  monde,  Dieu  l'a  fait 
de  rien.  Gela  ne  s'explique  pas,  cela  ne  se 'comprend 
pas.  Soit  !  Mais  ce  dogme  incompréhensible  est  ensei- 
gné par  les  livres  sacrés,  la  foi  commande  de  l'ad- 
mettre, et  tous  les  arguments  de  la  philosophie  ne 
sauraient  prévaloir  contre  la  foi.  Qu'Aristote  tourne 
en  dérision  la  thèse  des  idées  engendrées  avant  les 
choses,  substantielles  et  néanmoins  dépourvues  de 
matière,  ou  cette  autre  thèse  d'une  matière  actualisée, 
sans  aucune  forme,  de  toute  éternité  ;  le  chrétien  rit 
volontiers  de  ces  chimères.  Ce  qu'ignorait  Platon,  il 
le  sait,  ou  du  moins,  il  croit  le  savoir,  même  sans  le 
comprendre.  Quelques  Pères  ont,  il  est  vrai,  tenté  de 
mettre  d'accord  la  genèse  de  Platon  et  celle  de  Moïse  ; 
mais  ils  auraient  bien  dû  s'abstenir  de  faire  cette 
vaine  tentative.  Que  dit,  en  effet,  le  dernier  concile  de 
Latran  (1):  Creator  omnium  invisiMlium,spiritualium 
et  corporalium  ,sua  omnipotent  i  virtute,  simul  ab  ini- 
tio  temporis,  utramque  de  nihilo  condidit  creaturam, 
spiritaalem  el  corporalem.  Ainsi  l'Église  elle-même, 
après  une  délibération  solennelle,  vient  de  confirmer  la 
sentence  d'Aristote  touchant  la  matière  premièrement 
informe  et  les  formes  premièrement  immatérielles. 
Cependant,  si  le  Dieu  de  Moïse  a  créé  le  monde  de 
rien,  il  l'a  créé  par  un  acte  volontaire,  et  il  a  voulu 
que  son  œuvre  fût  ce  qu'elle  est.  Ici  l'on  peut,  sans 

(I)  De  concile  est  de  l'année  1215. 

(1)  Notamment  clans  le  traité  De  fuie  et  symbolo,  cap.  n. 


314  HISTOIRE 

outrager  la  foi,  dire  que  la  conscience  divine  est  un 
sanctuaire  impénétrable,  que  l'esprit  de. l'homme  est 
incapable  de  s'élever  jusqu'à  l'analyse  des  opérations 
de  l'intellect  universellement  actif,  et  que  rechercher 
comment  l'éternel  auteur  des  choses  temporelles  les 
a  conçues  avant  de  les  créer,  c'est  aller  au-delà  de  ce 
qu'il  est  permis  de  savoir,  même  de  supposer.  On 
peut,  en  effet,  s'en  tenir  à  ce  doute  respectueux. 
Néanmoins  saint  Augustin,  qui  n'est  pas  compté  parmi 
les  téméraires,  s'étant  plusieurs  fois  prononcé  contre 
la  matière  présubsistante  de  Platon  (2),  saint  Augustin 
dit  quelque  part  :  Deus  cogitavlt  mundum  antequam 
creavit  ;  et  ne  peut-on  pas  commenter  cette  sen- 
tence en  transportant  de  la  raison  humaine  dans  la 
raison  divine  ces  pensées,  ces  idées,  suivant  les- 
quelles toutes  les  choses  de  ce  monde  semblent  se 
mouvoir  et  concourir  au  même  but?  Il  y  a  donc  lieu, 
même  pour  le  philosophe  chrétien,  d'opter  entre  la 
réserve  de  l'idéalisme  et  l'assurance  du  dogmatisme. 
Or,  au  XIIIe  siècle,  aucune  critique  n'ayant  encore 
signalé  les  périls  du  dogmatisme,  aucun  philosophe 
chrétien  ne  pouvait  hésiter  à  s'y  confier.  Alors  on 
voulait,  on  prétendait  tout  savoir  ;  rien  ne  semblait 
inaccessible  à  la  raison  humaine  II  faut,  d'ailleurs, 
remarquer  que  la  croyance  vulgaire  avait,  au  moyen- 
âge, un  caractère  très  prononcé  d'anthropomorphisme. 
La  multitude  humanisait  volontiers  les  démons  comme 
les  anges,  même  les  trois  personnes  de  la  mystérieuse 
trinité,  sous  la  figure  que  l'art  leur  avait  attribuée  ; 
il  n'y  avait  pour  elle,  dans  les  textes  sacrés,  aucune 
allégorie,  aucune  figure,  et  quand  des  nuées  sombres 
se  dégageait  avec  fracas  l'éclair  homicide,  elle  croyait 
entendre,  elle  entendait  la  voix  de  Dieu  qui  prononçait 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  315 

l'anathème  sur  une  tête  coupable  ;  elle  croyait  voir,  elle 
voyait  la  main  de  Dieu  qui  s'abaissait  vers  la  terre, 
cherchant  le  criminel  pour  le  frapper.  Le  Dieu  des 
philosophes,  c'est-à-dire  des  théologiens  éclairés,  ne 
fut  pas,  il  est  vrai,  celui  des  sculpteurs  et  des  peintres; 
il  eut  néanmoins  avec  lui,  pour  ne  rien  celer,  quelques 
traits  de  ressemblance.  Pour  représenter  à  la  foule 
la  figure  du  Dieu  vivant,  l'artiste  avait  cherché  dans 
la  nature,  avec  les  yeux  du  corps,  les  formes  qui 
pouvaient  le  mieux  répondre  au  concept  idéal  de  la 
beauté  parfaite,  et,  puis  il  s'était  efforcé  de  les  repro- 
duire sur  le  bois  ou  la  pierre.  Ainsi  procéda  le  philo- 
sophe, pour  se  représenter  à  lui-même  l'intelligence 
parfaite  du  Dieu  pensant.  Il  observa  l'intelligence 
humaine,  et,  n'y  trouvant  rien  de  supérieur  aux  idées 
générales,  il  définit  l'entendement  divin  le  premier  lieu 
de  ces  idées.  Dieu,  dit  Moïse,  créa  l'homme  à  son 
image.  C'est  ce  que  maintes  fois  l'homme  a  fait  à 
l'égard  de  Dieu.  Nous  nous  réservons  de  montrer 
que  cette  conception  anthropologique  de  Dieu  fut  le 
retranchement  où  s'établit  Spinosa  pour  battre  en 
brèche  la  thèse  de  la  création.  Mais  Albert-le-Grand 
ne  pouvait  prévoir  les  graves  conséquences  qu'on 
devait  tirer  de  ses  prémisses  ;  et  ce  qui  nous  im- 
porte ici,  c'est  d'apprécier  comment,  pour  rendre 
compte  de  la  création,  un  péripatéticien  aussi  décidé 
s'est  écarté  de  la  voie  qu'il  avait  jusqu'alors  suivie 
avec  tant  de  persévérance.  Demandons-lui  maintenant 
quelles  concessions  il  entend  faire  au  parti  dans 
lequel  il  va  s'engager. 

La  glose  volumineuse  sur  la  Métaphysique  contient 
son  dernier  mot  sur  toutes  les  questions  controversées. 
Avant  d'exposer  ce  qu'il  faut  entendre  par  l'universel 


316  HISTOIRE 

ante  rem.,  il  reproduit  les  systèmes  anciens  ou  récents 
qu'il  a  déjà  combattus,  argumente  de  nouveau  contre 
eux,  et  se  presse  si  peu  de  conclure  qu'il  semble 
redouter  les  tendances  de  sa  propre  logique.  Nous 
négligerons  beaucoup  de  détails.  On  connaît  la  mé- 
thode d'Albert  ;  on  connaît  même  déjà  presque  toute 
sa  doctrine.  C'est  pourquoi  nous  ne  nous  arrêterons 
qu'aux  points  importants. 

La  métaphysique  a  pour  objet  non  pas  tel  ou  tel 
être,  mais  l'être  dans  son  acception  la  plus  générale, 
in  quantum  est  eus,  non  in  quantum  hoc  ens  (1). 
Cette  définition  elle-même  veut  être  expliquée  ;  car 
qu'est-ce  que  l'être?  Les  réalistes  disent  que  l'être 
en  tant  qu'être  est  l'un  substantiel,  qui  supporte  tous 
les  individus,  tous  les  êtres,  comme  autant  d'accidents. 
Cela  n'est  pas,  suivant  le  commentateur  d'Aristote, 
une  thèse  nouvelle  ;  on  la  retrouve  dans  Platon.  En 
effet,  dit-il,  le  Dieu  de  Platon  n'est  pas  seulement  le 
créateur  libre  et  l'ordonnateur  souverain  de  toutes  les 
choses  ;  il  est  encore  entendu  qu'il  réside  au  sommet 
de  ces  choses  et  n'en  est  pas  complètement  séparé, 
puisqu'il  les  a  tirées  de  son  essence.  Dans  le  système 
de  Platon,  les  créatures  et  le  créateur  appartiennent 
au  même  genre  ;  quand  on  dit  qu'il  est  et  qu'elles  sont, 
cela  veut  dire  que  le  créateur  et  les  créatures  jouis- 
sent en  participation  du  même  être.  Blasphème  !  abo- 
minable blasphème  !  Albert  a  déjà  protesté  contre 
l'impiété  manifeste  de  ce  réalisme.  Ayant  ici  renouvelé 
sa  protestation,  il  ajoute  :  Être  se  dit,  en  effet,  de  tout 
être  ;  mais  il  ne  s'en  suit  pas  que  l'être  en  tant  qu'être 
soit  l'unique  substance  de  tous  les  êtres.  Être  n'est  pas 
une  chose  commune,  c'est  un  terme  commun,  qu'on 
emploie    pour    désigner    le    principe    substantiel   de 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SGOLASTIQUB  317 

chacun  des  êtres  :  Cum  resolvuntur  omnia  in  ens  et 
unum,  non  stat  in  ens  resolutio  in  una  natura  quœ 
univoce  sit  una  natura  omnium;  id  auiem  quod 
substantiale  est  principium  entium,  univoce  est  in 
illis  quorum  est  principium  (1).  Ce  n'est  pas,  d'ail- 
leurs, que  l'identité  de  l'un  et  de  l'être  soit  une  thèse 
erronée  ;  mais  les  platoniciens  en  abusent,  parce 
qu'ils  l'entendent  mal.  L'un  est  identique  à  l'être, 
mais  à  l'être  déterminé,  à  cet  être.  En  effet,  il  n'y  a  pas 
de  différence  entre  l'entité  vraie  et  l'unité  vraie  d'une 
chose  ;  l'unité  vraie  n'ajoute  rien  à  l'entité,  si  ce  n'est 
l'indivision,  et  l'indivision  n'est  pas  une  chose  du 
genre  de  la  substance  ;  elle  n'est  qu'une  négation, 
et  cette  négation  n'est  que  l'affirmation  de  l'entité 
vraie.  En  d'autres  termes,  l'essence  d'un  objet  est 
l'acte  premier  qui  le  détermine  ;  tandis  que,  dans  le 
système  des  platonisants,  ce  qui  détermine  l'être  l'a- 
moindrit, leur  être  premier  n'ayant  pas  de  terme, 
de  limite  (2).  Or,  cette  unité  qui  fait  (tels  sont  les 
termes  d'Euclide)  que  chacune  des  choses  est  une, 
n'est  pas  plus  séparable  des  unités  substantielles 
que  l'être  n'est  séparable  de  ce  qui  est  substantiel- 
lement. On  dit  bien  que  l'être  est  un,  mais  on  ne 
saurait  dire  que  l'unité  soit  un  être  (3).  Voici  donc 
la  conclusion  d'Albert.  La  métaphysique  a  été  définie 
la  science  qui  traite  de  l'être  en  tant  qu'être,  in  quan- 
tum est  ens.  Distingue-t-on  l'être  in  quantum  est 
ens  de  l'être  in  quantum  est  hoc  ens  ?  Soit  !  Albert 
souscrit  à  cette  distinction,  pourvu  qu'on  ne  sup- 
pose pas  l'être  in  quantum  est  ens  un  être  in  se,  l'être 

(1)  Albertus,  Metaphys.,  lib.  III,  tract.  III,  c.  xvn. 

(2)  Ibid,,  lib.  IV,  tract.  I,  c.  v. 

(3)  Ibid.,  lib.  V.  tr.  I,  c.  vin.    • 


318  HISTOIRE 

universel  subsistant  à  part  de  l'être  in  quantum 
est  hoc  ens.  Mais  il  ne  suffit  pas  d'énoncer  conjectu- 
ralement  une  proposition  de  cette  importance  ;  il 
s'agit  encore  d'en  prouver  la  vérité.  Cette  preuve, 
c'est  la  détermination  dogmatique  de  la  substance 
qui  doit  la  fournir. 

Ce  mot  être  s'emploie,  dit  Aristote,  en  divers  sens. 
En  effet,  dit-il,  «  être  peut  signifier,  d'une  part,  ce 
«  que  la  chose  est  en  général  et  ce  qu'elle  est  en 
«  particulier;  d'autre  part  il  signifie  qu'elle  a  telle 
«  qualité,  telle  quantité,  ou  tel  autre  des  différents 
«  attributs  de  cette  sorte.  (1)»  Distinctions  fort  claires, 
que  les  interprètes  ont  rendues  fort  obscures.  Nous 
avons  déjà  dit  quelle  est,  au  vrai,  l'opinion  d' Aristote. 
Quelle  est  celle  d'Albert?  Ce  qu'est  la  chose  en 
général  doit  s'entendre,  dit  Albert,  de  la  quiddité, 
qu'il  appelle  aussi  l'essence,  et  même,  quoique  l'em- 
ploi de  ces  termes  soit  plus  dangereux,  l'être  sub- 
stantiel des  choses.  Quant  à  ce  qu'elle  est  en  parti- 
culier c'est  la  substance  même,  la  substance  pre- 
mière et  proprement  dite,  cet  individu,  cet  être  indivi- 
duellement déterminé  dans  la  catégorie  de  la  substance  : 
Substantiel  prima  individuum  designatum  in  génère 
substantiœ  (2).  Dans  un  meilleur  langage  que  celui 
d'Albert  et  des  autres  scolastiques:  «  La  substance 
«  est  universelle  en  ce  sens  qu'elle  est  le  nom  général 
«  de  la  condition  première  et  absolue  de  l'être  ;  mais, 
«  en  tant  que  réelle,  elle  est  essentiellement  déter- 
<(  minée,  puisqu'elle  est  l'être  en  tant  que  déterminé 
«  ou  la  détermination  de  l'être  (3)  .  »   Cette  phrase 

(1)  Aristote,  Métaphys,  lib.  VII,  c.  i. 

(2)  Albertus,  Metaph.  lib.  Vil,  tr.  I.  c.  u; 

(3)  M.  de  Rémusat,  Abèlard,  t.  I,  p.  334.   ,, 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  319 

est  de  M.  de  ;Rémusat,  traduisant  avec  quelque  li- 
berté d'expression  le  même  passage  de  la  Métaphy- 
sique d'Aiïstote.  Mais  il  s'agit  de  savoir  comment  l'être 
se  dit  encore  de  la  quantité,  de  la  qualité  et  du  reste. 
Albert  n'hésite  pas  à  déclarer,  avec  Aristote,  que  si 
l'être  se  dit  des  prédicaments  autres  que  la  substance 
première,  c'est  qu'ils  désignent  des  modes  généraux 
de  l'être  ;  et  il  ajoute,  pour  ne  laisser  aucune  prise 
à  l'équivoque,  que  la  substance  déterminée,  précé- 
dant de  trois  manières,  tempore,  rationé,  notifia, 
tous  les  accidents  catégoriques,  ces  accidents  ne 
peuvent  être  jamais  considérés  comme  possédant  une 
quiddité  propre  hors  du  sujet  de  tous  les  attributs  (1). 
Ces  explications  ne  manquent  ni  de  précision  ni  de 
clarté.  Cependant  il  est  un  point  qui  nous  semble 
avoir  encore  besoin  d'une  glose  complémentaire.  Il 
est  entendu,  il  est,  si  l'on  veut,  reconnu  que  toute 
substance  première  est  composée  de  matière  et  de 
forme  ;  mais,  décomposant  la  substance  première, 
Albert  s'est  servi  de  ces  mots,  quidditas  designata 
per  esse  substantiale,  et  ailleurs  de  ceux-ci,  essentiale 
principium  (2),  pour  désigner  la  forme  qui,  s'unis- 
sant  à  la  matière,  la  détermine  substantiellement.  Ces 
mots  sont  obscurs  et  peuvent  être  diversement  compris. 
Albert  a-t-il  voulu  dire  que  telle  ou  telle  forme  est 

(i)  «  Quidditas  substantif  primse,  quœ  est  individuum  detignatum  in 
génère  substantiœ,  in  hoc  differt  ab  accidente,  quod  accidens  quidem  non 
est  secundum  sui  natnram  essentia  aliqua  secundum  se  accepta  quse  facit 
esse  aliquod,  sed  potins  est  esse  quoddam  substantiœ,  constitulum  a 
substantia,  propter  quod  subslantia  recipitur  in  ejus  diflinitione  ;  et  sic 
bene  dicit  Averrhoes  :  Omne  quod  constituit  aliquid  in  esse  est  diffinitum 
ipsius  ;  propter  quod  accidentis  essentia  nulla  est,  secundum  se  accepta  ; 
et  si  dicatur  aliquando  essentia,  erit  essentia  ab  esse  derivata  dicta, 
et  non  erit  essentia  cujus  actus  sil  esse.  »  Alberli  Metaph.  lib.  VII, 
tr.  I,  c.  îv. 
•   (2)  Ibid.,  lib.  V,  tract.  II,  cap.  v. 


320  HISTOIRE 

en  elle-même,  comme  principe  essentiel,  quelque  chose, 
quelque  être,  avant,  pendant,  après  sa  conjonction  avec 
la  matière  ?  «  Je  suis  très  fortement  persuadé,  dit 
«  Rohault,  que  l'âme  raisonnable,  qui  est  la  forme  de 
«  l'homme,  est  une  véritable  substance,  qui  peut 
«  exister  séparément  du  corps  qu'elle  informe,  et  par 
«  conséquent  je  reconnais  qu'il  y  a  des  formes  sub- 
«  stantielles.  »  Mais,  poursuit  Rohault,  il  y  a  lieu  de 
douter  si  les  formes  «  de  tous  les  êtres  purement 
«  matériels  sont  des  substances  réellement  distinguées 
«  de  la  matière,  ou  si  elles  n'en  sont  pas,  et,  si  un 
«  philosophe  soutenait  la  négative,  je  ne  crois  pas  qui 
«  fût  pour  cela  fort  criminel  (1).  »  Cette  négative,  Aris- 
tote  l'a  très  résolument  soutenue.  Dans  sa  Mèia/phy- 
slque  il  donne  cette  définition  de  la  forme  :  quod  quid 
eratesse  (2)  ;  et  quand  on  lui  demande  si  ce  quod  quid 
erat  esse  n'est  pas  réellement  autre  chose  que  l'in- 
dividualité propre  de  chaque  substance,  il  répond  que 
non.  Qu'expriment  donc  ces  termes  nouveaux,  quod 
quid  erat  esse?  Ils  expriment  une  distinction  con- 
ceptuelle et  rien  de  plus  :  «  Il  ne  semble  pas  qu'une 
«  chose  puisse  jamais  différer  de  sa  substance  propre, 
«  et  l'essence  qui  fait  que  chaque  chose  est  ce  qu'elle 
«  est  s'appelle  sa  substance  (3).  »  Voilà  très  nettement 
l'opinion  d'Aristote.  Les  cartésiens  et  les  gassendistes 
l'ont,  il  est  vrai,  malmené  comme  ayant  soutenu 
l'opinion  contraire  ;  mais  cela  vient  de  ce  que  nos 
commentateurs  du  moyen-âge  ayant  traduit  les  mots 

(1)  Rohault,  Entretiens  sur  la  philosophie,  p.  38. 

(2)  To  tî  -flv  stvat. 

(3)  "Ezacrov  yc/.p  oxtv.  â.'Ù.o  oov.il  sivxi    rii/ç  éxvroQ  o-jtjictq,  v.'A  ri  ~i  r,v 
ehou  léysTKt  stvca  y  iv,à.arou  oùniv..  Aristote,  Métaphys.,  livr.  VU,  ch.  vi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  321 

quod  quld  erat  esse  par  ceux  de  quiddité,  de  'forme  sub- 
stantielle, de  principe  essentiel,  on  a  pu  croire  qu'une 
forme  ainsi  qualifiée  différait  peu  des  entités  chi- 
mériques qui  peuplent  le  monde  dit  platonicien. 

Elle  n'en    diffère  pas  beaucoup,  en  effet,  dans  le 
système  proné  par  les   scotistes,   c'est-à-dire  par  un 
très  grand  nombre  de  ces  commentateurs.  Si,  pourtant, 
Albert  a,  le  premier  peut-être  parmi  les  Latins,   fait 
usage  de  ces  termes  suspects  de  réalisme,  nous  allons 
prouver  qu'il  ne  les  a  pas  lui-même  aussi  mal  enten- 
dus. Cela  nous  sera  facile  ;  car  ses  explications  sont 
très  méthodiques,  et  certainement  il  a  voulu  qu'elles 
fussent  claires.  Albert  commence  par  établir  que  si  les 
disciples  de  Platon  prétendent  assimiler  le  quod  quid 
erat  esse  à  leurs  idées,  à  leurs  formes  exemplaires,  ils 
confondent  ce  qui  veut  être  soigneusement  distingué. 
Quel  est,  en  effet,  le  lieu  de  leurs  idées  ?  C'est  un  lieu 
qui  n'est  pas  l'entendement  divin,  et  qui,  toutefois,  est 
séparé  du  monde  sensible.   Or,  suivant   Aristote  et 
suivant  Albert,  ce  lieu  n'existe  pas.  La  forme  peut 
être  considérée  soit   dans    sa  cause,   soit  dans    les 
choses  ;  elle  n'est  pas  ailleurs.  Albert  dira  plus  loin 
ce  qu'elle  est  dans  sa  cause.  Mais,  dans  les  choses, 
elle  est  un  prédicat  substantiel,  inséparable  du  sujet 
qui  lui  sert  de  fondement.  Quand  on  la  désigne  là  par 
un  terme   substantif,   comme,  par  exemple,  celui  de 
quiddité,  il  y  a  sous  ce  terme  un  concept,  il  n'y  a  pas 
une  entité  substantielle.  En  fait,  le  terme  substantif 
n'est  propre  à  désigner,  dans  les  choses,   qu'un  tout 
produit  par  l'union  du  prédicat  et  du  sujet,  une  vraie 
substance,  un  composé.  Il  ne  faut  donc  pas  dire  que 
les  quiddités  sont  réellement  séparées,  secundum  esse, 
de  leurs   sujets  ;  il  ne  faut  pas  se  les    représenter 
T.  I.  21 


322  HISTOIRE 

comme  des  natures  premières,  nées,  créées  avant  les 
sujets  dont  elles  sont  aptes  à  devenir  les  essences  ; 
ces  fictions  doivent  être  absolument  rejetées.  Pour 
conclure,  rien  n'est  plus  proche  de  la  création  que 
la  substance  déterminée  :  nihil  proximius  generationi 
quam  hoc  aliquîd.  Cette  substance  est  le  premier  être, 
l'être  fondamental,  le  premier  sujet.  Quant  aux  qua- 
lités appelées  substances  communes,  elles  ne  sont  que 
des  accidents  substantiels  de  l'être  premier,  et,  en 
ordre  de  création,  elles  viennent  après  lui:  suhstantiœ 
communes  generantur  par  consequens  (1).  Telles 
sont  les  explications  qu'Albert  s'empresse  de  donner, 
pour  ne  pas  laisser  interpréter  contre  son  chef  d'é- 
cole la  distinction  qu'on  ne  peut  manquer  d'établir 
entre  le  quid  est  et  le  quod  erat  esse  quid.  Elles  se 
résument  en  ceci  :  Le  quod  erat  esse  quid  est  bien 
ce  qui  donne  l'être,  puisqu'en  dernière  analyse  c'est 
la  forme,  la  forme  principe  essentiel  de  tout  ce  qui  est 
substantiellement  réel  ;  mais,  avant  de  s'unir  à  la 
matière,  cette  forme  n'est  pas  en  acte,  et,  comme  n'é- 
tant pas  en  acte,  elle  n'est  pas  née,  elle  n'est  pas  une 
nature,  elle  n'est  pas  un  sujet.  Ainsi  se  trouve  démon- 
trée la  proposition  d'Aristote  qu'il  traduit  ainsi  :  Idem 
est  dicere  quod  quid  erat  esse  singulorum  quod  est 
dicere  substantiam  singulorum  ;  c'est-à-dire  :  En  acte, 
l'essence  et  la  substance  sont  identiques. 

(1)  «  Amplius  autem  si  ponamus  istas  substantias,  quidditatem  videlicet 
et  id  cujus  est  quidditas,  esse  absolutas  ab  invieem,  tune  erunt  deslructaî 
ab  invieem,  quia  ea  quorum  sunt  quidditates  non  erunt  hoc  quod  sunt 
sine  quidditatibus,  et  ipsse  quidditates  non  erunt  fundatœ  in  esse  rato  in 
natura  et  hoc  aliquid  sine  his  quorum  sunt  quidditates;  et  lune  sequitur 
quod  earum  rerum  quarum  sunt  quidditates  nulla  erit  per  substantiam 
suam,  quia  non  sciuntur  ista  scientia  propter  quid  et  quid,  oisi  per  suas 
quidditates.  Aliaî  autem  substantiœ,  quse  sunt  quidditates,  non  erunt  entia 
perfecta  et  fundata  in  esse,  et  sic  sunt  destructa,  cum  non  sint  nisi  in 
iritellectu.  »  Lib.  VII,  tractât.  IV,  eap.  n. 


DE   LA  PHILOSOPHIE   SCOLA8TIQUE  323 

Comme  on  le  voit,  cela  s'éloigne  beaucoup  de  la 
doctrine  imputée  communément  à  Platon,  plus  sûre- 
ment imputable  aux  Alexandrins,  ses  disciples.  Ce- 
pendant nous  n'aurons  pas  exposé  tout  le  système 
d'Albert  sur  la  grave  question  de  Fêtre  tant  que  nous 
n'aurons  fait  connaître  ses  déclarations  métaphysiques 
touchant  les  universaux. 

De  ce  qu'il  vient  d'être  dit  il  résulte  qu'Albert  refuse 
de  compter  au  nombre  des  entités  positives  les  princi- 
pes essentiels  des  choses,  leurs  quiddités.  Ce  sont  là, 
dit-il,  des  formes  qui,  s'unissant  à  la  matière,  réalisent 
la  substance  ;  mais,  séparées  de  la  matière,  elles  ne 
sont  pas  actuelles.  Sans  elles  la  matière  n'est  qu'en 
puissance  de  devenir  ;  mais  elles-mêmes  ne  sont  actua- 
lisées qu'au  sein  de  la  matière  (1).  Voilà  ce  qu'Al- 
bert professe  avec  une  remarquable  persévérance. 
Et  ce  qu'il  a  dit  de  ces  principes  essentiels  des  choses, 
qu'on  a  mal  à  propos  voulu  confondre  avec  les  exem- 
plaires éternels  des  platoniciens,  il  va  le  dire,  en  des 
termes  non  moins  explicites,  de  l'universel  in  re.  Ainsi, 
prenons  pour  sujet  d'argumentation  cet  universel 
«  homme.  »  L'homme  est  la  forme  de  Socrate,  et  l'on 
peut  dire  qu'avant  que  Socrate  fût,  il  devait  être.  Mais 
ces  termes  «  il  devait  être  »  n'expriment  rien  de  réel. 
La  réalité  commence  quand  à  une  matière  dépourvue 
de  toute  forme,  et  qui,  comme  dépourvue  de  toute 
forme,  n'est  pas  encore,  s'ajoute  la  forme  humanité. 

(1)  «  Ex  hoc  colligitur  quod  substantia  corporea,  secundum  quod  est  sub- 
stantia  corporea,  est  aliquid  in  potentia  et  aliquid  in  effectu.  In  potentia 
enim  id  est  quod  est  susceplibile  dimensionis  secundum  actum  ;  in  actu 
autem  est  corpus  conlinuum,  etineo  quod  estcontinuum  est  compositum  ex 
forma  continuitalis  et  materia,  qute  est  hyle,  quas  de  se  aequaliter  se  habet 
ad  continuum  et  incontinuum,  licet  a  continuo  nunquam  separetur.  »  Meta- 
phys.,  Lib.  I,  tract.  III.  —Voir  Tennemann,  Gesc/tic/iJe  der  Philosoph.,lomt 
VIII,  p.  500. 


324  HISTOIRE 

Or  quelle  est,  clans  ce  composé,  dans  cette  matière 
informée,  la  nature  de  la  forme  ?  Elle  est,  elle  est 
même  substantiellement,  et  cependant,  séparée  du  sujet 
de  Socrate,  dont  elle  informe  la  matière,  elle  n'est 
plus.  Elle  n'est  plus,  du  moins,  en  Socrate,  puisqu'elle 
se  trouve  encore  en  Platon  et  dans  les  autres  individus 
de  l'espèce.  Mais  cela  ne  signifie  pas,  ainsi  qu'Albert 
l'explique  après  Aristote,  que  cette  forme  soit  une 
nature  qui  supporte  des  accidents  périssables  ;  cela 
signifie  plus  simplement  que  Socrate,  Platon  et  les 
autres  individus  de  l'espèce  sont  hommes  au  même 
titre,  par  une  certaine  communauté  de  nature,  qui  est 
l'essence  ou  le  principe  substantiel  de  chacun  d'eux. 
Mais  si  l'on  cherche  dans  l'ordre  des  choses  nées  Yens 
per  se  existens  de  quelque  universel,  on  ne  le  trouvera 
pas  ;  on  ne  trouvera  dans  cet  ordre,  comme  l'a  bien 
dit  Boëce,  que  des  ressemblances  de  tel  degré,  de  tel 
autre,  supérieur  ou  subalterne,  d'où  l'esprit  recueille 
le  concept  de  tel  ou  de  tel  universel  (1).  «  L'universel, 
«  dit  Albert,  est  ce  qui  répond  à  ceci  :  l'un  de  tous. 
«  Or  l'un  de  tous  n'est  pas  de  la  catégorie  des  choses 
«  réellement  subsistantes,  car,  s'il  en  était,  une 
«  même  chose  serait  le  sujet  de  diverses  individua- 
«  tions,  disons-mieux   de   toutes  les  individuations  ; 


(1)  «  Et  quorumcumquc  quatuor  ultimo  dictorum  modorum  accipiatur  uni- 
versale, sic  univeisale  esse  dicit,  et  non  ens  per  se  existens,  et  ideo  ut  sic 
acceptum,  ut  dicit  Boelius,  sit  quaxlam  similitudo  essenlialis  eorum 
quorum  ipsum  est,  et  non  dicit  nisi  esse  substantiale  ipsorum,  et  hoc  modo 
est  consequens  id  cujus  est  universale.  Nec  sic  dicit  ens  quod  sit  subslan- 
tia  aliqua  existens  secundum  se,  sicut  diximus  materiam  existere  non  in 
alio...  Sed  universale  sic  dictum  est  esse  substantiale  quod  snmper  est  in 
alio,  nec  esse  potest  quando  in  alio  non  est, et  hoc  modo  non  est  substantia, 
sed  substantiale  quoddam  esse,  quod  accidit  substantia?  per  hoc  quod  uni- 
versale secundo  modo  dictum  est  qualitassubstanlialis  et  substantia  existens- a 
Alberti  Mèlaph.  lib.  VII,  t.  V,  c.  i. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  325 

ce  qui  ne  peut  être.  Il  faut  donc  que  l'un  de  tous 
veuille  dire  l'un  séparé  de  tous.  Mais  il  n'est  ainsi 

<  que  par  l'opération  de  l'intellect,  et  voici  comment 
(  je  le  prouve.  Deux  formes  de  le  même  espèce  ne 

<  peuvent  être  identiques  dans  le   même  sujet.  Con- 
(  sidérons  l'homme  de  Socrate  et  l'homme  de  Platon, 

étant  mis  à  l'écart  tous  les  accidents  individuels  ;  ce 
(  sont  là  ou  ce  ne  sont  pas  là  deux  formes.   Si  elles 

<  sont  deux,  et  si  l'intellect  les  conçoit  identiques,  deux 
c  formes  de  la  même  espèce  sont  alors  dans  un  même 

<  sujet  ;  ce  qui,  nous  l'avons  dit,   est  impossible.  Si 

<  elles  sont,  au  contraire,  un  même,  en  ce  même  pour- 

<  ront  pareillement  se  confondre  les  formes  de  tous 

<  les  individus.  Donc  ce  même  est  un  seul,  un  même 

<  dans  l'intellect,  quoique  tiré  de  plusieurs.  Pour  con- 
(  dure,  l'universel  n'existe  qu'en  l'état  de  concept 

<  intellectuel.  Voilà  la  vérité,  et  ce  qui  la  fait  mécon- 

<  naître  à  quelques  gens,  c'est  uniquementl'ignorance 
(  de  la  philosophie  (1).  »  En  moins  de  mots,  ce  qui 
est  un  ne  peut  être  plusieurs  ;  une  substance  qui  est 
une  ne  comporte  pas  une  simultanéité  d'individuations 
accidentelles  ;  donc  l'unité  de  l'universel,  puisque  tout 

(1)  a  Hoc  modo  enim  est  universale,  prout  accipitur  unum  de  omnibus. 
Unum  autem  de  omnibus  non  est  in  esse  quod  babet  in  rébus,  quia  sic 
uni  et  eidem  rei  acciderent  multœ  individuationes,  vel  omnes,  quod  esse 
non  potest.  Oportet  igitur  quod  sit  unum  de  omnibus,  prout  unum  est 
separatum  ab  omnibus.  Hujusmodi  autem  fit  per  inlellectum,  cujus  pro- 
balio  h;ec  est.  Duœ  enim  formœ  ejusdem  speciei  in  uno  secundum  idem 
inesse  non  possunt.  Accipiatur  ergo  homo  a  Socrate  et  accipiatur  a  Plalone 
sine  omnibus  individuanlibus  :  aut  sunt  duœ  formai,  aut  non.  Si  duœ  et 
secundum  idem  sunt  in  intellectu,  lune  duœ  formœ  ejusdem  speciei  insunt 
eidem,  quod  jam  diximus  impossibile.  Si  autem  sunt  idem,  tune  eadem 
ratione  de  omnibus  individuis  acciperetur  idem.  Igitur  idem  quod  est 
in  intellectu  est  unum  et  idem,  quod  tamen  est  de  multis.  Sic  igitur  non 
est  universale  nisi  dum  intelligitur.  Et  bœc  est  veritas,  licet  quidam  es. 
sola  ignorantia  pbilosopbiœ  boc  negant.  »  Alberti  Metaphys.  lib.  V,  tract. 
VI,  cap.  vu. 


326  HISTOIRE 

universel  est  nécessairement  un,  doit  se  rencontrer 
dans  un  autre  lieu  que  dans  les  choses.  Et  quel  est  ce 
lieu  ?  C'est  l'entendement. 

Quelle  que  soit  l'énergie  d'une -telle  déclaration,  il 
est  vrai  néanmoins  qu'il  y  a  du  réalisme  dans  cette 
hypothèse  de  la  quiddité,  qui  joue,  dans  tout  le  système 
d'Albert,  un  rôle  si  considérable.  M.  Rousselot  l'a 
soupçonné,  mais  ne  l'a  pas,  il  nous  semble,  expliqué 
comme  il  convenait,  lorsqu'il  a  défini  la  quiddité  : 
«  l'être,  abstraction  faite  de  toute  espèce  de  modes.  » 
Il  eût  fallu  dire,  à  notre  avis,  que,  pour  Albert, 
les  quiddités  des  choses  sont  précisément  les  modes 
suivant  lesquels  les  choses  sont,  en  d'autres  termes 
les  formes  substantielles  des  choses,  et  que,  l'être 
se  disant  d'elles  avant  tout,  l'être  est,  à  ce  compte, 
la  première  forme,  le  premier  mode  de  tout  ce  qui 
est.  Mais  Albert  vient  de  prétendre  que  les  quid- 
dités des  choses  n'en  sont  pas  réellement  séparées  ; 
il  vient  même  de  traiter  avec  dédain  les  philosophes 
qui  professent  une  autre  opinion.  Quels  sont-ils,  ces 
philosophes?  On  n'en  peut  douter,  ce  sont  les  réalistes. 
Cependant,  nous  l'avons  dit,  Albert  ne  s'estpas-toujours 
contenu  dans  les  limites  de  la  doctrine  péripatéticienne, 
et,  s'il  les  a  franchies,  comme  nous  venons  de  l'indi- 
quer, en  commentant  la  thèse  averroïste  delà  quiddité, 
il  faut  que  nous  n'ayons  pas  encore  complètement 
exposé  tout  ce  qu'il  a  tiré  de  cette  thèse.  Il  nous  reste, 
en  effet,  à  dire  comment  ce  quid,  indistinct  in  re  de 
la  substance  des  choses,  peut  être  néanmoins  conçu 
comme  existant  hors  de  ces  choses,  ailleurs  même 
que  dans  l'intellect  humain.  C'est  là  ce  qu'il  y  a  de 
plus  subtil  dans  le  système  qui  porta  d'abord  le  nom 
d'Albert-le-Grand,  plus  tard  celui  de  saint  Thomas. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  327 

En  acte,  il  n'y  a  rien  d'universel.  Cela  même  qui 
semble  le  moins  individuel,  ce  qui  porte  manifestement 
l'indélébile  cachet  de  l'universalité,  c'est-à-dire  d'abord 
l'essence  prise  comme  genre,  la  quiddité  première, 
et  ensuite  les  quiddités  secondes,  toutes  ces  formes, 
tous  ces  modes  qui,  s'ajoutant  à  la  substance,  dé- 
terminent la  quantité,  la  qualité,  la  situation,  rien 
de  tout  cela  n'est  universel  en  acte  ;  en  acte,  il  n'y 
a  que  le  particulier,  hoc  aliquid.  Les  formes,  à  tous 
les  degrés,  sont,  dans  le  particulier,  des  manières 
d'être  qui  l'informent  ;  mais  c'est  lui  qui  les  reçoit, 
c'est  lui  qui  en  est  le  sujet.  Voyons  maintenant  ce  qui 
est  avant  l'acte.  Cette  enquête  peut  être  encore  péripa- 
téticienne. Avant  l'acte,  suivant  Aristote,  il  y  a  les 
éléments  organiques,  constitutifs  des  choses,  c'est-à- 
dire  la  matière  et  la  forme  dont  l'union  produit  la 
substance,  premier  sujet  de  toute  génération.  Mais  il 
s'agit  ici  d'une  antériorité  logique.  La  substance  dé- 
composée par  l'analyse  donne  la  matière  et  la  forme  ; 
c'est  là  tout  ce  que  dit  Aristote.  Pouvait-il  attribuer  à 
ces  éléments  une  antériorité  ontologique,  quand  il 
définissait  l'ensemble  des  êtres,  le  monde,  l'acte 
éternel  du  moteur  immobile  ?  Non,  sans  doute,  il  ne  le 
pouvait  pas.  Mais  tout  autre  est  l'opinion  d'Albert  sur 
le  commencement  des  choses  ;  et,  comme  il  pense  que 
la  durée  du  temps  et  du  monde  est  un  fait  que  précède, 
que  doit  suivre  l'éternité,  il  entend  que  les  éléments 
des  choses  étaient  vraiment  per  se,  secundum  se,  avant 
de  se  manifester  en -acte  au  sein  de  la  substance. 

Per  se,  secundum  se  ;  il  faut  qu'Albert  nous  explique 
ces  mots.  Nous  ne  sommes  plus  en  physique  ;  les  mots 
ne  désignent  plus  des  choses,  ou  n'expriment  plus  des 
notions  recueillies  de  l'observation  de  ces  choses.  En 


328  HISTOIRE 

métaphysique,  les  mots    dépourvus  de    gloses  n'ont 
aucun   sens.   Voici  les    explications    qu'Albert  nous 
doit  et  nous  donne  :    Ante  rem  universelle    dicitur 
dupliciter.  Cum  enim  omnia,  sicut  multoties  dixvmus, 
sint  in  intellectu  primœ  causœ,  sicut  in  formait  et 
primo  lumine,  et  ipsa  sit  hoc  modo  forma  omnium, 
quœ  tamen  sunt  in  ipsa  vita  et  lux,  eo  quod  hœc  est 
vita  quœdam  existentibus  omnibus,  et  est  lumen  omnis 
notitiœ  et  rationis  omnium,  dixerunt  tam  stoici  (1) 
quam  peripatetici  (2)  hujus  causas  universalia  esse 
prima,  etrationes  et  formas,  quœ  omnium  sunt  formœ 
universaliter  prœhabentes,  et  immaterialiter  prœha- 
bentes,    et   simpliciter   habentes  omnium    apud    se 
rationes...  Hoc  modo  acceptum  universale habet  quod- 
dam  esse  spéciale,  quod  est  causœ  intelleciualis  ;  hoc 
modo  quo  lumen  intellectus  ejus  est  forma  rerum  a  se 
fluentium  per  intellectum  universaliter  agentem  et 
facientem  existentias  rerum.  Alio  modo  autem  dicunt 
universale  ante  rem,  non  tempore,  sed  substantia   et 
ratione,  et  hœc  est  forma  aut  causa  formalis  accepta, 
constituens...  esse  rei.  Actus  enim  lalis  formœ  et pro- 
prius  effectus  est  esse  in  omni  eo  quod  est.  Hoc  autem 
cumindifferens  sit  in  omnibus  quœ  sunt  ejusdem  speciei 
et  formœ,  et  quantum  est  de  se  sic  indivisum,  habet 
unam  ad  omnia  vel  multa  relationem,  et  sic  universa- 
litatis  accipit  quamdam  naturam  etrationem  (3).  Il  y 
a  donc,    au  dire  d'Albert,  deux  manières   de  définir 
l'universel  ante  rem.  Premièrement,  il  est  défini  com- 
me résidant  au  sein  de  la  cause  supérieure  à  toutes  les 

(1)  Cest-à-dire  les  Platoniciens,  à  la  suite  des  Eléates. 

(2)  C'est-à-dire  quelques  éclectiques  Alexandrins  et   les  commentateurs 
Arabes. 

(3)  Metapkys.,  lib.  V,  tract.  VI,  c.  v. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  329 

causes, au  sein  dé  l'intelligence  de  laquelle  tout  procède, 
au  sein  de  la  lumière  de  laquelle  rayonneront  les  for- 
mes qui  deviendront  les  formes  des  choses  par  l'opéra- 
tion de  l'intellect  agent,  c'est-à-dire  créateur.  Seconde- 
ment, ces  termes  ante  rem  s'entendent  non  pas  d'une 
priorité  de  temps  (la  cause  étant  avant  le  causé,  l'éter- 
nel avant  le  périssable),  mais  d'une  priorité  de  rang  ; 
de  telle  sorte  que  l'universel  serait  avant  les  choses 
au  titre  de  cause  produite  hors  de  la  cause  première, 
c'est-à-dire  au  titre  de  cause  seconde,  et  serait,  en 
cet  état,  le  sujet  commun  de  toutes  les  formes  indivi- 
duelles, actualisées  en  même  temps  que  lui,  mais 
au-dessous  de  lui.  Ainsi,  la  forme  actuelle  est  définie 
la  raison  d'être  des  choses,  et,  comme  cette  forme  se 
retrouve  sans  différence  chez  tous  les  individus  du 
genre,  de  l'espèce,  elle  est  certainement  universelle. 
Elle  est  universelle,  elle  est  actuelle,  elle  prime  toutes 
les  formes  contingentes  qui  distinguent  Socrate  de 
Platon  ;  il  ne  semble  donc  pas  bien  téméraire  de  pré- 
tendre que  l'acte  de  cette  forme  universelle  est  une 
chose,  une  nature  réelle.  Cependant  Albert  s'empresse 
de  rejeter  cette  seconde  définition  de  l'universel  ante 
rem,  qui,  dit-il,  ne  contient  qu'une  équivoque.  En  effet, 
cet  universel  que  l'on  place,  pour  lui  faire  honneur, 
avant  les  choses,  non  tempore,  sed  substantiel  et  ra- 
tione,  ne  se  distingue  en  rien  de  l'universel  in  re  des 
platonisants,  déjà  défini  forma  commimicabilis  et  pro- 
pagabUls  in  multa  ex  unp  ;  et  l'on  sait  qu'Albert  ne 
reconnaît  pas  d'autre  unité,  d'autre  entité,  dans  l'ordre 
réel,  que  «  cet  homme,  ce  cheval,  »  hoc  aliquld.  C'est 
donc  la  première  définition  qui  lui  semble  préférable. 
Avant  les  choses,  quelle  que  soit  la  priorité  supposée, 
l'universel  est  dans  sa  cause,  la  cause  première  ;    il 


330  HISTOIRE 

n'est  pas  ailleurs.  Et  ce  qui  vient  d'être  dit  touchant 
l'universel  se  dira  pareillement  touchant  la  quiddité. 
«  La  quiddité,  ajoute  Albert,  n'est  pas  seulement  prise 
«  comme  matérielle  ;  elle  ne  tient  d'être  matérielle 
«  que  de  son  union  accidentelle  avec  la  matière  ;  on 
«  la  prend  encore  en  elle-même,  et  elle  est  ainsi  imma- 
»  térielle  et  simple.  Or,  si  l'on  cherche  d'où  vient  cette 
«  essence  que  possède  la  forme  prise  en  elle-même,  il 
«  faut  nécessairement  dire  qu'elle  possède  une  telle 
«  essence  comme  étant  un  rayon  de  la  première 
«  forme,  c'est-à-dire  de  l'intellect  divin.  En  outre,  une 
«  forme  substantielle  n'est  pas  intelligible  par  son 
«  essence  matérielle,  elle  l'est  par  elle-même...  Donc, 
«  puisqu'elle  est  intelligible  par  elle-même,  elle 
«  ne  peut  l'être  que  comme  reflétant  le  rayon  de 
«  l'intellect  divin  dont  elle  a  pris  origine,  et  c'est 
«  ainsi  qu'en  considérant  la  quiddité  d'une  chose 
«  sensible,  on  est  conduit  à  la  notion  de  la  cause 
«  première  formelle  (1).  » 

L'universel  ante  rem  n'est  donc  pas  seulement  une 
notion  recueillie  de  plusieurs  objets  particuliers.  Cette 
manière  d'être  à  part  des  choses,  cet  esse  separatum, 
il  Ysl  bien,  en  effet,  dans  l'entendement  humain  ;  mais 
il  le  possède  ailleurs  encore.  Voilà  ce  qu'Albert  prend 


(1)  «  Non  accipilur  ut  materialis  tantum  (quidditas),  quia  esse  materiale 
accidit  ei  per  hoc  quod  est  materia  ;  sed  accipilur  ctiam  secundum  se,  et  sic 
habet  esse  immateriale  et  simplex.  Et  si  qua?rhur  origo  hujus  esse  quod 
forma  secundum  se  accepta  sic  habet,  non  potest  ad  aliquid  referri  nisi 
quod  habet  hoc  in  quantum  est  radius  quidam  et  lumen  primse  formae,  quae 
est  intellectus  divinus.  Adliuc  autem  forma  substantialis  per  esse  materiale 
non  est  intelligibilis,  sed  per  se  ipsam,  et  non  per  aliud,  sicut  accidens. 
Cum  igitur  sit  intelligibilis  per  se  ipsam,  oportet  quod  hoc  habeat  in  quan- 
tum immixtum  est  ei  lumen  intellectus  primi  a  quo  exiit,  et  sic 
iterum  quidditas  rei  sensibilis  conducit  ad  uotitiam  causse  primas  formalis.» 
Metaph.,  lib.  VII,  tr.  I,  c.  îv, 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUE  331 

soin  de  rappeler  à  toute  occasion  dans  son  commen- 
taire sur  la  Métaphysique  :  Primum  esse  separatum 
quod  habet  est  in  intellectu  agente  ambiente  ma- 
teriam (2).  En  effet,  dit-il,  si  l'universel  est,  dans 
la  nature,  ce  qui  est  commun  à  plusieurs,  il  serait 
absurde,  insensé,  de  prétendre  qu'une  telle  communi- 
cabilité  lui  est  attribuée  par  quelque  opération  de  nos 
facultés  intellectuelles  ;  il  faut  nécessairement  que  la 
cause  de  cette  communicabilité  soit  l'intellect  agent; 
aussrle  définit-on  la  source  de  l'universalité  de  tout  ce 
qui  est  universel  (3).  En  d'autres  termes  :  «  Le  prin- 
ce cipe  de  toute  universalité  est  l'un  par  excellence, 
«  l'intellect  divin,  dont  la  science,  non  différente 
«  de  lui-même,  est  la  cause  de  tous  les  êtres  pre- 
«  miers,  et  est  une  à  l'égard  de  tous  ces  êtres.  »  Il  faut 
alors  que  le  multiple,  le  divers,  ait  pour  principe  ce 
qui  est  l'unité  la  plus  parfaite.  Albert  l'accorde  :  «  Nous 
«  savons,  dit-il,  de  science  très-certaine  que  toute 
«  forme  qui  est  en  puissance  dans  la  matière  première 

(2)  Lib.  V,  tr.  VI,  c.  vi.  11  ne  faut  pas  prendre  à  la  lettre  ces  termes  : 
ambiente  materiam,  qui  paraissent  être  d'Averroès.  L'intellect  agent 
n'est  pas  dans  la  matière,  mais  au-delà  ;  voilà  tout  ce  qu'emporte,  au 
sens  d'Albert,  le  mot  ambiens  :  «  Est  ad  ea  quse  ambit  sicut  ars  ad  mate- 
riam. ■» 

(3)  a  Dicet  autem  fortasse  aliquis,  quod  communicabilitatem  habet  ex 
hoc  quod  comparatur  pluribus  actu  vel  potentia  plura  existentibus  ;  sed 
hoc  omnino  est  absurdum  :  non  enim  comparatio  qua  comparatur  plu- 
ribus causa  est  ejus  quod  per  intellectum  est  ante  hujusmodi  comparatio- 
nem  ;  nihil  autem  comparatur  pluribus,  nisi  quod  est  communicabile. 
Communicabilitas  igitur  causa  est  quod  comparatur  pluribus,  et  non  causata 
a  tali  comparatione  ad  plura.  Cum  igitur  nihil  sit  primum  ambiens  multa 
informanda  ab  ipso  nisi  intellectus  agens,  quod  forma  aliqua  ambiat 
multa  per  communicabilitatem  sui  ad  ipsa  habet  in  intellectu  primo 
agente,  cujus  ipsa  lumen  existit  ;  et  ideo  diximus,  in  scientia  de  intellectu 
agente,  quod  ipsa  est  ad  ea  quœ  ambit  sicut  ars  ad  materiam.  Hsec  igitur 
est  prima  radix  universalitatis  in  omnibus  qua?  universaliasunt.  »  Lib.  V, 
tract.  VI,  c.  vi. 


332  HISTOIRE 

«  est,  comme  raison  d'être,  dans  l'intelligence  de  la 
«  cause  première.  C'est  pour  cela  que  Platon  a  nommé 
«  cette  intelligence  le  monde  archétype.  Nous  savons, 
«  en  outre,  que  l'intellect  divin,  en  causant  la  succes- 
«  sion  des  effets,  est  encore  ce  qui  détermine  le  der- 
«  nier  causé.  Et  comme  nous  ne  doutons  pas  que 
«  tout  ce  qui  est  dans  un  sujet  n'y  soit  conforme 
«  à  sa  propre  nature,  nous  affirmons  que  ce  qui,  dans 
«  l'intellect  suprême,  est  simple,  immatériel,  éternel, 
«  immobile  et  un,  se  retrouve  dans  la  matière  avec 
«  toutes  les  manières  d'être  opposées...,  l'intellect 
«  divin  laissant  subsister,  dans  la  matière  et  clans  les 
«  causes  secondes,  ce  qui  est  leur  nature  propre  (1).  » 
Voilà  le  dernier  mot  d'Albert. 

Ce  mot  est  réaliste.  «  L'essence,  ainsi  s'exprime 
«  M.  de  Rémusat,  est  une  condition  de  l'être.  Mais 
«  cette  condition,  qui  ne  peut  être  ni  éludée,  ni  altérée, 
«  ni  reproduite  à  volonté,  cette  loi  qui  n'est  expliquée 
«  par  aucun  phénomène  naturel,  par  aucune  des  forces 
«  connues  et  appréciables,  ou  même  supposables  de 
«  la  nature,  est  un  des  témoignages  les  plus  certains, 
«  à  mes  yeux,  de  l'intervention  d'une  puissance  et 
«  d'une  intelligence  suprêmes.  Pour  exister,  il  faut 
«  que  l'essence  ait  été  conçue  et  voulue.  C'est  par  là 

(1)  «  Universilatis  principium  est  unum,  et  hoc  est  intellectus  divinus, 
qui  per  suam  scientiam,  qusn  tamen  scientia  est  idem  ipsi,  est  causa  om- 
nium quae  sunt  prima,  et.  uno  modo  se  habens  ad  omnia.  Verissime  scimus 
quod  omnis  forma  qufe  est  in  prima  materia  in  potontia,  est  secundum 
rationem  intellectus  causœ  prima?.  Etideo  a  Platone  dictus  est  esse  mun- 
dus  archetypus.  Scimus  etiam  quod  intellectus  divinus  causando  secundum 
effectum,  stat  in  ultimo  causato.  Nec  dubilamus  quod  omne  quod  est  in 
aliquo  sit  in  ipso  secundum  potestatem  ejus  in  quo  est,  et  ideo  quœ  in 
intellectu  primo  sunt  simpliciter  et  immaterialiter  et  intemporaliter  et 
immobiliter  et  uno  modo,  omnibus  contrariis  dispositionibus  sunt  in  mate- 
ria..., quia  intellectus  divinus  non  tollit  a  materia  nec  a  causis  secundis 
dispositiones  suas  proprias.  »  Lib.  VI,  tr.  II,  c.  vi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  333 

«  que  je  l'élève  au-dessus  même  de  ce  qu'il  y  a  de  plus 
«  élevé  en  ce  monde,  les  idées  nécessaires  de  la  raison 
«  humaine  :  c'est  en  ce  sens  que  je  suis  prêt  à  recon- 
«  naître  le  dogme  platonicien  et  à  nommer  l'essence 
«  une  idée  de  Dieu  (i)  .  Combien,  à  côté  de  ce  langage 
élégant  et  discret,  celui  d'Albert-le-Grand  semble 
inculte  et  téméraire  !  Mais  si,  toutefois,  nous  laissons 
les  mots  pour  ne  considérer  que  les  choses,  en  quoi 
diffèrent  l'opinion  d'Albert  et  celle  que  vient  d'énoncer 
M.  de  Rémusat  ?  A  notre  avis  elles  diffèrent  peu.  Nous 
voyons  bien  qu'il  s'agit  simplement,  pour  M.  de  Rému- 
sat, d'affirmer  l'essence  comme  idée  divine,  tandis 
qu'Albert  place  dans  l'entendement  suprême,  outre 
l'essence,  outre  les  autres  prédicaments  et  les  géné- 
ralités subalternes,  tout  ce  qui  se  dit  des  choses  et 
n'est  pas  une  chose.  Mais  que  l'on  néglige  un  instant 
ces  conséquences  plus  ou  moins  forcées,  pour  n'en 
voir  que  le  principe.  Ce  principe  le  voici,  c'est  qu'il  y  a 
nécessairement  en  Dieu  des  idées  qui  correspondent 
aux  noms  généraux,  aux  manières  d'être  universelles 
des  choses,  et  que  ces  idées,  comme  étant  de  Dieu, 
sont  absolument  permanentes.  Ainsi  M.  de  Rémusat 
est  nominaliste,  (  ce  qu'il  déclare  avec  beaucoup  de 
franchise)  jusqu'au  point  où  l'idée  nécessaire  d'es- 
sence l'amène  à  franchir  l'extrême  limite  de  la  certitude 
subjective,  pour  affirmer  que  cette  essence  est,  avant 
la  détermination  de  toute  substance,  une  idée  qui  réside 
dans  la  pensée  divine.  Or,  il  n'y  a  guère  rien  de  plus 
dans  les  fragments  d'Albert  que  nous  venons  de  repro- 
duire. M.  de  Rémusat  confesse  que  cette  affirmation 
transccndentale  de  l'idée  d'essence  est  platonicienne. 
Albert  repousse  les  idées  de  Platon,  parce  qu'au  rap- 
port d'Aristote  il  estime  que  Platon  a  localisé  ces  idées 


334  HISTOIRE 

hors  de  l'intellect  divin  et  les  a  définies  des  choses 
actuellement  produites  dans  le  temps,  avant  le  jour 
natal  de  la  matière  informée.  Mais  Platon  a-t-il  simple- 
ment dit  que  tout  universel  était  une  idée  de  l'intellect 
divin  avant  d'être,  en  acte  final,  l'essence,  la  forme  pre- 
mière, la  quiddité  des  choses  déterminées  ?  Si  c'est  là, 
comme  l'assurent  plusieurs  interprètes,  si  c'est  bien  là 
ce  qu'à  dit  Platon,  Albert  est  alors  prêt  à  reconnaître 
qu'il  ne  s'est  pas  trop  écarté  de  la  vérité  :  Et  forte  non 
omnino  dixit  falsum.  Or  cette  thèse  platonicienne  est 
à  bon  droit  mise  au  nombre  des  thèses  réalistes.  N'est- 
ce  pas,  en  effet,  réaliser  des  abstractions  que  s'élever 
du  relatif  à  l'absolu  pour  supposer  en  Dieu,  fictivement 
doté  d'un  intellect  semblable  à  l'intellect  humain,  ces 
idées  générales,  soit  positives,  soit  négatives,  qui  nous 
viennent,  à  nous,  de  l'observation  des  choses  ?  Te 
Deum  laudamus,  dit  le  Psaume.  Oui,  louons  Dieu,  si 
cela  nous  plaît  ;  mais  ne  tentons  pas  vainement  de  le 
connaître.  En  Dieu  la  catégorie  de  l'être  est  celle  du 
mystère.  Voilà  ce  dont  nous  sommes,  pour  notre  part, 
pleinement  convaincu. 

Nous  ne  devons  pas  nous  arrêter  plus  long-temps  à  la 
thèse  des  idées  divines,  qui,  reproduite  et  mieux  expli- 
quée par  saint  Thomas,  doit  être  une  des  parties"  les 
plus  remarquables  du  système  qui  porte  le  nom  de  ce 
octeur.  Cependant,  pour  que  l'on  tienne  un  compte 
ufnsant  des  réserves  que  nous  venons  de  faire,  invo- 
quons à  l'appui  de  ces  réserves  l'autorité  considérable 
du  plus  éminent  d'entre  les  nominalistes  modernes  : 
«  On  peut  bien,  dit  Kant,  schématiser  (expliquer  une 
«  idée  par  analogie  avec  quelque  chose  de  sensible) 
«  en  s'élevant  du  sensible  au  supersensible,  mais  l'on 
«  ne  peut  absolument  point  conclure  par  analogie  que, 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASÏIQUE  335 

«  de  ce  qu'une  qualité  appartient  au  sensible,  elle 
«  appartient  aussi  au  surpersensible  ;  et  cela  en  vertu 
«  du  principe  extrêmement  simple  qu'une  conclusion 
«  est  contre  toute  analogie,  quand,  ayant  besoin  d'un 
«  schème  de  notre  idée  pour  le  rendre  compréhensible, 
«  nous  tirons  de  ce  besoin  la  conséquence  que,  la  qua- 
«  lité  se  trouvant  dans  le  schème,  elle  se  trouve  néces- 
«  sairement  aussi,  comme  prédicat,  dans  l'objet  que 
«  le  schème  servait  à  expliquer.  Je  ne  puis  donc  pas 
«  dire  :  —  De  même  que  je  ne  puis  comprendre  la 
«  cause  d'une  plante  (de  tout  être  organique,  et,  en 
<(  général,  des  créatures  ayant  des  fins  )  autrement 
«  que  par  analogie  avec  un  ouvrier  relativement  à 
«  son  œuvre,  à  une  montre,  par  exemple,  c'est-à-dire 
«  qu'autant  que  je  lui  suppose  l'intelligence,  de  même 
«  la  cause  elle-même  (  des  plantes   et  du  monde  en 

«  général)  doit  avoir  de   l'intelligence Entre  le 

«  rapport  du  schème  à  notre  idée  et  le  rapport  de  ce 
«  même  schème  d'idée  à  la  chose  même,  il  n'y  a  pas 
«  la  moindre  analogie,  il  y  a  un  abîme  immense,  qu'on 
«  ne  peut  franchir  sans  tomber  dans  l'anthropomor- 

«  phisme (1).  »  Oui,    sans    doute,    le   sagace    et 

prudent  philosophe  de  Koenigsberg  le  déclare  et  le 
prouve,  oui,  c'est  tomber  dans  l'anthropomorphisme 
que  d'attribuer  à  Dieu  tout  ce  qu'on  sait  de  l'homme. 
De  ce  que  l'homme  «  a  »  de  l'intelligence,  il  n'est  pas 
permis  de  conclure  que  Dieu  en  «  a  »  pareillement. 
Telle  est  la  conclusion  de  Kant,  et  nous  n'hésitons 
pas  à  l'accepter. 

Mais  le  réalisme  d'Albert  ne  se  contente  pas  d'attri- 


(1)  Kant,  La  Religion  dans  la  limite  de  la  Raison,  p.  95  de  la  traduction 
de  M.  Truliard. 


336  HISTOIRE 

buer  à  Dieu  l'intelligence.  Partant  d'une  fausse  psycho- 
logie, d'une  critique  erronée  de  la  raison  humaine, 
il  réalise  encore  dans  la  pensée  de  Dieu  les  chimères 
qu'il  a  déjà  supposées  dans  la  pensée  de  l'homme. 
Ainsi  l'hypothèse  des  idées  formées  et  retenues  par 
l'imagination,  des  êtres  représentatifs,  vicaires  des 
choses,  des  entités  conceptuelles  occupant  dans  l'in- 
tellect un  lieu  déterminé,  conduit  Albert  à  réaliser 
en  Dieu  les  mêmes  fictions,  les  mêmes  monstres. 
Chez  l'homme,  ils  sont  après  les  choses  ;  en  Dieu, 
ils  sont  avant  les  choses  ;  chez  l'homme,  ils  nais- 
sent dans  le  temps,  pour  participer  ensuite  à  l'im- 
mortalité de  l'âme  intellectuelle  ;  en  Dieu,  ils  étaient 
avant  le  temps  et  seront  après  lui.  Voilà  les  différences; 
mais  par  combien  d'autres  côtés  se  ressemblent  ces 
idées  fantastiques!  On  le  voit  déjà,  on  l'appréciera 
mieux  encore  quand  on  connaîtra  les  explications  fort 
étendues  que  saint  Thomas  doit  donner  à  ce  sujet. 
Qu'il  nous  suffise  ici  de  constater  deux  faits.  Le  pre- 
mier est  que  le  conceptualisme  d'Albert-le-Grand  se 
fonde  sur  une  assimilation  arbitraire  de  l'entendement 
humain  et  de  ce  qu'on  appelle,  pour  le  besoin  de  ce 
système,  l'entendement  divin  ;  le  second  est  qu'au 
jugement  plus  éclairé  de  la  science  moderne,  il  n'y  a 
dans  l'entendement  humain  aucune  de  ces  essences 
plus  ou  moins  matérielles,  plus  ou  moins  spirituelles, 
aucune  de  ces  idées  fausses,  c'est  le  terme  d'Arnauld, 
qu'y  croyaient  voir  nos  docteurs  du  XIIP  siècle.  Ainsi 
les  emprunts  qu'Albert  a  faits  à  l'école  réaliste  ne  lui 
ont  pas  porté  bonheur. 

C'est  tout  ce  que  nous  voulons  dire,  en  ce  moment, 
sur  la  doctrine  d'Albert.  Elle  doit  avoir  une  grande 
fortune,  et  nous  avons  hâte  de  l'entendre  reproduire 


DK  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  337 

ou  critiquer  par  saint  Thomas,  Duns-Scot,  Guillaume 
d'Ockam.  Nous  ne  pouvons,  toutefois,  terminer  ce  cha- 
pitre, et  quitter  Albert  pour  aller  prêter  l'oreille  aux 
discours  de  ses  disciples  ou  de  ses  contradicteurs, 
sans  rendre  auparavant  un  hommage  de  reconnais- 
sance à  ce  laborieux  novateur,  toujours  solennel,  jamais 
emporté,  qui,  restituant  au  monde  latin  Aristote  tout 
entier,  rouvrit  enfin  les  avenues  de  la  science  depuis 
si  long-temps  fermées,  et  rappela  les  esprits  égarés 
par  les  spéculations  stériles  du  mysticisme,  pour  les 
accoutumer  à  la  recherche  de  la  vérité  vraie.  Ce  bien- 
fait suffirait  pour  mériter  à  son  nom  une  immortelle 
renommée,  quand  il  ne  l'aurait  pas  conquise  par  l'uni- 
versalité de  son  savoir  et  la  puissance  de  son  génie. 
Nous  n'avons  interrogé  que  le  philosophe  ;  nous 
n'avons  parcouru  que  trois  ou  quatre  de  ses  vingt-un 
volumes  in-folio,  œuvre  prodigieuse,  presque  surhu- 
maine. Que  nous  auraient  appris,  si  nous  avions  eu  le 
devoir  de  les  consulter, le  théologien  formé  à  l'école  des 
Pères,  le  scrupuleux  investigateur  des  mystères  de  la 
nature,  le  chimiste  subtil,  l'audacieux  astronome, 
l'habile  interprète  des  théorèmes  d'Euclide  ?  Le  résul- 
tat des  études,  des  leçons  d'Albert  n'a  pas  été,  dans 
l'école  de  Paris,  moins  qu'une  révolution.  Il  y  a  des 
révolutions  infécondes.  Après  avoir  agité  les  esprits, 
elles  se  montrent  incapables  de  les  régler.  Mais  comme 
tous  les  excès  finissent  par  lasser  la  machine  humaine, 
le  sommeil  vient  naturellement  après  la  fièvre,  et  la 
réaction  n'a  plus  alors  qu'à  se  présenter  pour  recouvrer 
tout  le  terrain  qu'elle  avait  perdu.  La  révolution  dont 
Albert  eut  l'initiative  fut  beaucoup  mieux  conduite 
et  prospéra. 

T.  1.  23 


CHAPITRE  XIII 


îSaiilt  Thomas. 


Après  Albert-le-Grancl,  saint  Thomas  ;  aussitôt  après 
le  maître,  son  plus  illustre  disciple.  Les  jugements  delà 
postérité  ne  sont  pas  toujours  équitables.  Assurément 
elle  devait  un  éclatant  hommage  au  génie  de  saint 
Thomas;  mais  elle  a  manqué  de  justice  lorsqu'elle  a 
donné  son  nom  à  la  doctrine  de  l'école  dominicaine. 
Cette  doctrine  est  l'oeuvre  d'Albert-le-Grand,  et  ces 
véhéments  censeurs  de  la  raison  pure,  ces  persévé- 
rants adversaires  du  mysticisme  qu'on  appelait  en- 
core* thomistes  au  XVIIe  siècle,  étaient  mieux  nommés, 
au  XIIIe,  albertistes.  La  légion  s'était  formée  sous  les 
auspices  du  docte  évêque  de  Ratisbonne.  Ayant  donc 
protesté  contre  l'injure  faite  à  la  mémoire  d'Albert- 
le-Grand,  reconnaissons  que  saint  Thomas  a  considé- 
rablement développé  le  système  de  son  maître  et  l'a 
revêtu  de  cette  forme  doctrinale,  sous  laquelle  il  est 
parvenu  jusqu'à  nous. 

Né  vers  l'année  1227,  en  Sicile,  dans  la  ville  ou  sur 
le  territoire  d'Aquino,  au  pied  du  Mont-Cassin,  saint 
Thomas  appartenait,  comme  Albert,  à  une  grande  fa- 
mille. Landolphe,    son   père,  était  comte  d'Aquino  ; 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  339 

Théodora,  sa  mère,  appartenait  à  lafamille  des  princes 
Normands  qui  avaient  conquis  les  Siciles  ;  ses  frères 
aînés,  Réginald  et  Landolphe,  occupaient  les  plus 
hauts  grades  dans  l'armée  impériale  ;  la  plupart  de  ses 
soeurs  avaient  contracté  d'illustres  alliances.  Il  eut  pour 
premiers  maîtres  les  moines  noirs  du  Mont-Cassin.  Il 
fut  ensuite  conduit  à  Naples,  où  il  acheva  ses  études 
littéraires  à  l'âge  de  treize  ans.  C'est  vers  cette  époque 
qu'il  fréquenta  les  religieux  de  Saint-Dominique  et  que 
ceux-ci  l'engagèrent  à  prendre  leur  habit.  On  raconte 
que,  pour  l'empêcher  de  suivre  leurs  conseils,  ses  pa- 
rents le  firent  enlever  et  conduire  dans  un  château 
dont  toutes  les  avenues  furent  bien  gardées  ;  on  ajoute 
à  ce  récit  qu'une  femme,  introduite  dans  la  chambre  du 
prisonnier,  essaya  de  lui  faire  comprendre  combien  de 
regrets  pouvait  laisser  le  vœu  de  chasteté,  mais  que  le 
jeune  Thomas,  s'étant  armé  d'un  tison  ardent,  la  mit  en 
fuite.  Ce  sont  là  des  légendes.  On  peut  y  croire  quand 
elles  ne  sont  pas  dépourvues  de  toute  vraisemblance, 
mais  il  est  toujours  plus  sage  de  s'en  tenir  à  la  vérité 
dégagée  de  ces  poétiques  ornements.  Les  historiens 
dignes  de  foi  rapportent  simplement  que  la  mère  du 
jeuneThomas  lui  fit  les  plus  sévères  et  les  plus  tendres 
.  remontrances,  mais  qu'elle  ne  put  réussir  à  le  détour- 
ner de  sa  vocation.  Ayant  donc  fait  ses  voeux,  Thomas 
fut  conduit  à  Cologne  par  le  général  de  son  ordre,  Jean- 
le-Teutonique.  Il  y  eut  pour  maître  Albert-le-Grand.  En 
l'année  1245,  Albert  ayant  été  chargé  de  commenter  les 
Sentences  dans  la  maison  professe  de  Paris,  Thomas 
l'accompagna  dans  ce  voyage  et  fît  un  séjour  de  trois  ans 
au  gymnase  de  Saint-Jacques.  Il  avait,  dit-on,  le  regard 
sombre  et  voilé,  refusait  de  prendre  part  aux  divertis- 
sements de  ses  condisciples  et  ne  montrait  de  goût  que 


340  HISTOIRE 

pour  l'étude  et  la  méditation.  On  essaya  d'abord  de 
dissiper  cette  humeur  taciturne,  que  l'on  prenait  volon- 
tiers pour  le  signe  d'une  intelligence  engourdie  ;  on 
n'y  parvint  pas.  «  On  finit  par  croire,  ainsi  s'exprime 
«  M.  Lacordaire,  qu'il  n'avait  d'élevé  que  la  naissance, 
«  et  ses  camarades  l'appelaient  en  riant  le  «  grand 
«  bœuf  muet  de  Sicile.  »  Son  maître,  Albert,  ne  sachant 
«  lui-même  qu'en  penser,  prit  l'occasion  d'une  grande 
«  assemblée  pour  l'interroger  sur  une  suite  de  ques- 
«  tions  très-épineuses.  Le  disciple  y  répondit  avec 
«  une  sagacité  si  surprenante,  qu'Albert  fut  saisi  de 
«  cette  joie  rare  et  divine  qu'éprouvent  les  hommes 
«  supérieurs  lorsqu'ils  rencontrent  un  autre  homme 
«  qui  doit  les  égaler  ou  les  surpasser.  Il  se  tourna  tout 
«  ému  vers  la  jeunesse  qui  était  là,  et  lui  dit  :  «  Nous 
«  appelons  frère  Thomas  un  bœuf  muet  ;mais  un  jour 
«  les  mugissements  de  sa  doctrine  s'entendront  par 
«  tout  le  monde  (1).»  Ayant  achevé  le  cours  de  trois  an- 
nées que  ses  supérieurs  l'avaient  envoyé  faire  à  Paris, 
Albert  revint  à  Cologne,  et  Thomas  le  suivit  encore. 
C'est  vers  ce  temps  qu'il  composa  ses  premiers  ou- 
vrages. Il  reparut  enfin  à  Paris  vers  l'année  1252,  y 
prit  ses  grades  et  y  donna  des  leçons  publiques. 
Quelques  années  après,  devenu  l'un  des  personna- 
ges de  son  ordre,  il  allait  en  Italie  plaider  devant 
Alexandre  IV  la  cause  des  religieux  mendiants,  si 
maltraités  dans  les  éloquents  libelles  de  Guillaume 
de  Saint- Amour.  On  le  voit,  l'histoire  de  saint  Thomas 
est  pleine  d'incidents  ;  mais  elle  diffère  peu  de  l'his- 
toire d'Albert-le-Grand.  Le  maître  et  le  disciple  fu- 
rent presque  toujours  employés  aux  mêmes  affaires, 

(1)  M.  Lacordaire,  Mémoire  pour  le  rétablissement  en  France  des  frères 
Prêcheurs,  p.  124. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  3 il 

et  comme  ils  avaient  l'un  et  l'autre  les  mêmes  goûts, 
ils  ne  se  montraient  pas  moins  empressés  de  quitter 
les  affaires  pour  revenir,  soit  à  Paris,  soit  à  Colo- 
gne, convoquer  de  nouveau  la  jeunesse  et  de  nou- 
veau commenter  devant  elle  Aristote  ou  les  Sentences. 
Quand  saint  Thomas  eut  obtenu  de  ses  supérieurs 
la  permission  de  repasser  les  Alpes,  il  vint  solliciter  à 
Funiversité  de  Paris  les  insignes  du  doctorat.  Il  n'avait 
pas  pour  amis  les  dignitaires  de  ce  corps  illustre.  Il  les 
avait  contredits  énergiquement  devant  le  pape,  et  ils  lui 
en  gardaient  bien  quelque  rancune  ;  cependant  l'émi- 
nence  de  son  mérite  surmonta  tous  les  obstacles,  imposa 
silence  à  tous  les  ressentiments,  et  il  fut  reçu  docteur 
au  mois  d'octobre  de  l'année  1257.  A  dater  de  cette 
époque,  sa  vie  fut  employée  tout  entière  à  l'étude  et  à 
l'enseignement  ;  il  professa  la  philosophie  et  la  théolo- 
gie, avec  un  égal  succès,  à  Paris,  à  Rome,  à  Orvieto,  à 
Viterbe,  à  Pérouse.  Il  se  rendait,  en  1274,  de  Naples  à 
Lyon,  quand  il  fut  contraint  par  la  maladie  d'interrompre 
son  voyage.  Sa  mort  devait  être  prochaine.  Il  expira, 
le  7  mars  1274,  à  l'âge  de  quarante-huit  ans,  à  l'ab- 
baye de  Fossa-Nuova,  près  de  Terracine.  L'université 
de  Paris  réclama  ses  dépouilles  mortelles  ;  mais  cette 
réclamation  ne  devait  pas  être  favorablement  accueillie. 
Saint  Thomas  fut  canonisé  sous  le  pontificat  d'un 
pape  théologien,  Jean  XXII,  le  18  juillet  1323.  Ses 
confrères  l'ont  surnommé  l'Ange  de  l'école. 

Les  ouvrages  philosophiques  de  saint  Thomas  se 
sont  trouvés,  pendant  cinq  siècles,  entre  les  mains 
de  tous  les  régents,  et  ils  ont  été  tant  de  fois 
imprimés  pour  leur  usage  qu'on  nous  épargnera  le 
soin  de  dresser  la  liste  des  éditions  séparées  qui  en  ont 
été  faites  :  il  nous  suffira  d'indiquer  ici  les  quatre  éditions 


342  HISTOIRE 

des  Œuvres  complètes,  publiées,  la  première,  à  Rome, 
en  1570,  en  18  volumes  in-folio  ;  la  seconde  à  Venise,  en 
1594  ;  la  troisième,  à  Anvers,  en  1612;  la  quatrième,  à 
Paris,  en  1660.  Des  nombreux  traités  que  renferment 
ces  immenses  recueils,  ceux  qui  peuvent  être  consi- 
dérés comme  appartenant  à  la  philosophie  sont  un 
Commentaire  sur  les  quatre  livres  des  Sentences,  de 
Pierre-le-Lombard  ;  divers  Commentaires,  beaucoup 
moins  étendus  que  ceux  d'Albert-le-Grand,  mais  plus 
précis  et  mieux  accommodés  à  l'usage  des  écoles,  sur 
YInterprêtation.les  Seconds  analytiques,  la  Métaphy- 
sique, la  Physique,  le  Traité  de  îâme  et  les  Parva 
naturalia,  la  Politique,  l'Ethique  à  Nicomaque,  les 
Météores,  les  traités  Du  ciel  et  du  monde,  De  la  géné- 
ration et  de  la  corruption  ;  une  dissertation  spéciale 
sur  l'être  et  l'essence,  De  ente  et  essentia  ;  un  Com- 
mentaire sur  le  Livre  des  causes;  divers  traités  où 
opuscules,  recueillis,  pour  la  plupart,  dans  le  dernier 
volume  des  Œuvres,  sous  ces  titres  :  De  unitate  intel- 
lectus,  De  fato,  De  propositionibus  modalibus,  De  fal- 
laciis,  De  quatuor  oppositis,  De  instantibus,  De  œ,ter- 
nitate  rnundi,  De  principiis  natures,  De  natura 
materiœ,  De  principio  individuatioi/is,  De  mixtione 
elementorum,  De  dimensionibns  interminajtis,  De  in- 
tellects et  intelligïbili,  etc.,  etc.;  enfin  la  Somme  con- 
tre les  Gentils,  et  cette  Summa  theologiœ  que  les  mem- 
bres du  concile  de  Trente  firent  placer  sur  le  bureau 
de  leur  secrétaire,  à  côté  des  livres  saints,  comme 
contenant  la  solution  finale  de  tous  les  problèmes  ; 
ouvrage  immense  qui  n'a  pas  la  philosophie  pour  objet, 
mais  dont  on  peut  dire  que  la  meilleure  partie  a  été 
dictée  par  un  des  plus  intelligents  disciples  de  l'école 
péripatéticienne. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  343 

Comment  exposerons-nous  ce  que  contiennent  ces 
divers  ouvrages  ?  Nous  avons  successivement  analysé 
les  principales  gloses  d'Albert,  pour  avoir,  sur  les 
questions  disputées,  l'opinion  du  logicien,  celle  du 
naturaliste  et  celle  du  métaphysicien.  Nous  ne  sau- 
rions procéder  de  la  même  manière  à  l'égard  de  saint 
Thomas.  Il  n'y  a  pas,  en  effet,  de  digressions  dans  ses 
commentaires  ;  il  suit  pas  à  pas  le  texte  d'Aristote,  il 
met  en  relief  les  mots  significatifs  de  chaque  phrase  et 
les  explique  avec  le  secours  toujours  avoué  des  inter- 
prètes arabes  ou  grecs,  sans  jamais  traiter  en  son 
nom  aucune  des  questions  qui  agitent  l'école.  Si,  pour 
comprendre  Aristote,  il  peut  être  fort  utile  de  lire  ces 
annotations  continues,  on  n'y  trouvera  pas,  comme 
dans  les  gloses  d'Albert,  toute  la  doctrine  du  glossa- 
teur  amplement  développée,  défendue  contre  les  cri- 
tiques, confirmée  par  des  arguments  et  conduite  à  de 
fermes  et  précises  conclusions  ;  il  faudra  chercher  ail- 
leurs la  philosophie  de  saint  Thomas,  dans  les  traités 
théologiques  et  dans  quelques  opuscules  spéciaux, pour 
faire  ensuite  un  corps  avec  des  membres  épars.  Ainsi 
nous  ne  pourrons  reproduire  la  forme  de  son  enseigne- 
ment. Nous  ne  saurions  néanmoins  imposer  à  saint 
Thomas  notre  manière  de  classer  les  problèmes  et 
l'interroger  comme  un  candidat  en  frac  noir  sur  le 
questionnaire  de  nos  écoles.  Agir  ainsi,  c'est-à-dire 
transformer  l'auditeur  d'Albert  en  un  disciple  plus  ou 
moins  fidèle  de  Locke  ou  de  Descartes,  ce  serait  trom- 
per les  gens  sur  le  vrai  caractère  de  sa  philosophie. 
Si,  pour  exposer  la  doctrine  de  saint  Thomas, 
nous  sommes  dans  la  nécessité  d'en  ordonner  toutes 
les  parties,  efforçons-nous  du  moins,  en  faisant  cette 
exposition,  d'observer  la  méthode  qu'il  aurait  suivie 
s'il  l'avait  faite  lui-même. 


344  HISTOIRE 

Il  ne  s'agit  ici,  l'on  nous  entend  bien,  que  de  sa 
doctrine  philosophique.  Après  avoir  reconnu  que  le 
domaine  de  la  raison  a  des  frontières,  au-delà  des- 
quelles s'étend  le  domaine  illimité  de  la  foi  (1),  notre 
docteur  a  plus  d'une  fois  oublié  cette  sage  distinction. 
S'étant  fait  alors  guider  par  la  raison  sur  le  territoire 
de  la  foi,  ou  par  la  foi  sur  celui  de  la  raison,  il  s'est 
très  vite  égaré.  Comme  il  pourrait  nous  égarer  avec 
lui,  prenons-y  garde  ;  la  théologie  de  saint  Thomas 
est,  sans  aucun  doute,  très-intéressante  ;  mais  nous 
devons  laisser  à  d'autres  le  soin  de  l'interpréter. 

La  théologie  mise  à  l'écart,  l'objet  de  la  science  est 
de  connaître,  et  les  voies  qui  conduisent  à  la  science 
sont  des  sciences  diverses,  dont  la  première  est,  sui- 
vant saint  Thomas  comme  suivant  Aristote,  celle  que 
nous  appelons  la  métaphysique.  Voici  dans  quels  ter- 
mes saint  Thomas  motive  cette  primauté  :  «  La  science 
«  qui  est  la  règle  naturelle  des  autres  sciences  est 
«  celle  qui  est  la  plus  intellectuelle,  c'est-à-dire  celle 
«  qui  traite  spécialement  des  intelligibles  (2).  »  Les 
premiers  principes  sont  par  eux-mêmes  ce  qu'ils  sont  ; 
ils  ne  doivent  pas  àla  science  lanoblessede  leur  rang. 
Ce  sont  eux  qui  font  la  métaphysique  la  première  des 
sciences,  parce  qu'elle  s'occupe  d'eux.  Mais  (notons 
bien  les  termes  de  la  définition  thomiste)  comment  ces 
principes  sont-ils  et  peuvent-ils  être  scientifiquement 
connus  ?  La  réponse  est  :  parce  qu'ils  sont  intelligibles. 
Or  la  métaphysique  «  étant  la  règle  naturelle  des  au- 
«  très  sciences,  »  il  résulte  de  làqueles  autres  sciences 
sont  dans  la  nécessité  de  recevoir  au  titre  d'axiomes 

(1)  M.  Charles   Jourdain,  La   Philosophie  de    S.    Thomas,  t.  I,  p.   ioS 
et  suiv, 

(2)  Comment,  in  Metaphys.  lib.  I,  proœm,  c.  i. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  345 

les  notions  telles  quelles  de  l'intellect.  Mais  si  l'intel- 
lect était  plein  Je  mensonges  !  Question  grave,  qui  ne 
peut  être  résolue  que  par  une  critique  rigoureuse  de  la 
faculté  de  connaître.  Or,  où  se  trouve  cette  faculté  ? 
Elle  n'appartient  pas  à  la  matière  ;  la  matière  prise  en 
elle-même  ne  connaît  pas,  ne  conçoit  pas.  Connaître 
est  donc  le  propre  de  l'âme.  Et  qu'est-ce  que  l'âme? 
Voici  tous  les  problèmes  psychologiques  qui  se  pré- 
sentent, et  qu'il  faut  résoudre  avant  d'aller  en  métaphy- 
sique. Que  cela  nous  suffise  :  nous  savons  que  saint 
Thomas  est  métaphysicien  avant  d'être  naturaliste, 
mais  qu'il  est  psychologue  avant  d'être  métaphysicien. 

La  Somme  de  théologie  de  saint  Thomas  contient, 
dans  la  première  partie,  de  la  question  75  à  la  question 
90,  un  traité  de  psychologie  qui  peut  être  accepté  comme 
complet.  L'auteur  y  discute  successivement  tous  les 
problèmes  qu'on  se  posait  au  XIIIe  siècle  sur  l'essence 
et  les  facultés  de  l'âme,  sur  les  opérations  des  sens 
et  les  procédés  propres  de  l'intelligence,  sur  l'origine 
diverse  et  la  nature  mystérieuse  des  idées.  C'est  ce 
traité  que  nous  allons  d'abord  analyser  et  commenter 
tout  à  la  fois. 

Première  question  :  l'âme  humaine  est-elle  une  sub- 
stance ?  Saint  Thomas  répond  que  l'âme  humaine  est 
une  substance,  et  une  substance  incorporelle.  Elle  est 
incorporelle,  parce  qu'elle  est  la  vie,  l'acte  du  corps  : 

(1)  Dans  sa  thèse  savante  qui  a  pour  titre  La  "psychologie  de  S.  Thomas, 
M.  Combes  s'efforce  d'établir,  p.  8  et  suiv.,  que  la  psychologie  est  pour 
saint  Thomas,  comme  pour  tous  les  autres  docteurs  du  moyen-âge,  une 
science  secondaire,  qui  vient  après  la  métaphysique.  A  la  vérité,  nos 
docteurs  du  moyen-âge  n'attachaient  pas  autant  d'importance  que  nous  à 
la  méthode  didactique  ;  mais  cela  ne  veut  pas  dire  qu'ils  employaient 
indifféremment  tous  les  procédés  de  démonstration.  A  notre  avis,  saint 
Thomas  subordonne  habituellement  sa  métaphysique  à  sa  psychologie, 
tandis  que  Duns-Scot  fait  le  contraire. 


346  HISTOIRE 

l'âme  absente,  le  corps  n'est  qu'en  puissance  de  deve- 
nir. D'où  il  suit  que  l'âme  n'est  pas  un  corps  ;  car  si, 
par  hypothèse,  on  admettait  qu'elle  fût  un  corps,  il  fau- 
drait chercher  au-delà  de  cette  âme  corporelle,  au- 
delà  de  ce  composé,  ce  qui  lui  donne  l'activité,  la  vie. 
Elle  est  une  substance,  parce  qu'elle  agit  par  elle- 
même  ;  ce  qui  est  la  propriété  de  toute  substance  : 
Nihil  potest  per  se  operari,  nisi  quod  perse  subsis- 
ta (1).  En  cela,  l'âme  de  l'homme  se  distingue  de  l'âme 
des  bêtes.  L'âme  des  bêtes  n'est  que  sensible,  et,  com- 
me telle,  jamais  elle  n'agit  sans  le  concours  du  corps  ; 
mais,  outre  qu'elle  est  sensible,  l'âme  humaine  est 
intelligente  ;  au-delà  du  particulier,  elle  conçoit  l'uni- 
verseL  Or,  l'intelligence  est  la  qualité  propre  d'une 
substance  ;  on  ne  peut  pas  dire  que  les  âmes  des  bêtes 
soient  vraiment  substantielles  (2).  Enfin,  la  substance 
de  l'âme  humaine  est  impérissable  ;  le  commun  privi- 
lège de  toute  forme  substantielle  est  l'immortalité.  Sé- 
parée de  la  forme,  la  matière  se  corrompt,  ou,  pour 
mieux  dire,  elle  est  transformée,  c'est-à-dire  vivifiée 
par  une  forme  nouvelle  ;  mais  la  forme,  qui  est  le  prin- 
cipe de  la  vie,  ne  subit  aucune  altération  lorsqu'elle 
est  séparée  de  la  matière.  Vivre,  être  en  acte,  sont 
deux  termes  synonymes,  et  l'acte,  la  vie  viennent  de 
la  forme  ;  ou,  pour  mieux  dire,  l'acte,  la  forme,  c'est 
la  vie  même,  et  la  vie  ne  meurt  pas  (3). 

(i)  Summa  theologiœ,  prima  part,  quœst.  LXXV,  art.  1,  2. 

(2)  Ibid.,  art.  3. 

(3)  «  Manifestum  est  quod  id  quod  secundum  se  convenit  alicui,  est 
inseparabile  ab  ipso  :  esse  autem  per  se  convenit  formœ  qure  est  actus.  Unde 
materia  secundum  hoc  acquirit  esse  in  actu  quod  acquirit  formam  ; 
secundum  hoc  autem  accidit  in  ea  corruptio  quod  separatur  forma  ab  ea. 
lmpossibile  est  autem  quod  forma  separetur  a  seipsa.  Unde  impossibile  est 
quod  forma  subsistens  desinat  esse,  »  Quaest.  lxxv,  art,  6. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  347 

Mais  voilà  bien  des  assimilations,  on,  du  moins,  voi- 
là bien  des  noms  pour  désigner  la  substance  une  de 
l'âme.  Arrêtons-nous  donc  un  instant  avec  saint  Tho- 
mas, pour  nous  demander  s'il  est  bien  vrai  que  l'intel- 
ligence s'unisse  au  corps  à  la  manière  d'une  forme  : 
TJtrum  inteïïectivum  principium  uniatur  corpori  ut 
forma  ?  On  conteste  cette  identité  de  l'intellect  et  de  la 
forme,  et  l'on  y  fait  plusieurs  objections.  Saint  Thomas 
les  reproduit  et  les  discute  tour  à  tour.  Quel  est  le  prin- 
cipe de  toutes  les  opérations  d'une  chose  déterminée? 
C'est  la  forme  de  cette  chose.  C'est  à  cette  forme,  et  à 
bon  droit,  qu'on  a  coutume  d'attribuer  l'acte  de  cette 
chose.  Or,  il  est  évident  que  la  vie  du  corps  vient  de 
l'âme,  l'âme  étant  le  principe  par  lequel  nous  vivons, 
nous  sentons,  nous  changeons  de  lieu,  et  par  lequel 
nous  concevons,  nous  formons,  nous  possédons  des 
idées.  Peut-on  distinguer  en  essence  l'âme  proprement 
dite  de  l'âme  intellective,  de  l'intellect?  Pour  motiver 
cette  distinction,  il  faudrait  dire  que  l'intelligence  ad- 
vient à  l'âme  accidentellement.  Mais  quoi  ?  Ce  qui  fait 
que  Socrate  est  homme,  ce  qui  constitue  sa  différence 
spécifique,  la  raison  de  Socrate  [rationale,  différentiel 
constitutive/,  hommis)  lui  serait  accidentelle  !  Cela  ne 
peut  se  dire.  Si  donc  elle  ne  lui  est  pas  accidentelle, 
elle  lui  est  essentielle,  elle  est  son  essence  même  ;  elle 
est  une  partie  de  Socrate  défini  quelque  tout  composé. 
Mais  suivant  quel  mode  cette  forme  s'unit-elle  à  ce 
corps,  qui  subsiste  par  elle  et  dont  elle  n'a  pas  besoin 
pour  subsister  ?  Ici  se  présente  l'explication  donnée  par 
Averroès.  Cette  union  a  lieu  par  le  moyen  de  l'espèce 
intelligible,  qui  a  deux  sujets  ;  l'un,  l'intellect  possible 
(en  puissance  de  devenir)  :  l'autre,  l'image  impresse 
(qui  s'imprime  sur  les  sens  du  corps).  C'est  ainsi,  dit 


348  HISTOIRE 

Averroès,  que  l'intellect  possible  est  actualisé  par  l'es- 
pèce intelligible.  Mais  cette  explication,  reproduite  par 
Saint  Thomas,  a,  dit-il,  un  grand  vice  ;  elle  n'explique 
rien.  On  demande  comment  une  substance  simple  peut 
passer  à  l'état  de  substance  composée.  Averroès  sem- 
ble feindre  de  ne  pas  entendre  une  question  aussi 
précise,  et  il  répond  en  disant  comment  s'opèrent,  à 
son  avis,  des  phénomènes  qui  supposent  déjà  la  géné- 
ration de  cette  substance.  Ainsi  que  saint  Thomas  le 
fait  observer,  l'intellect  possible  d' Averroès  est,  à 
l'égard  des  images,  ce  qu'un  mur  est  à  l'égard  des 
couleurs  dont  le  pinceau  de  l'artiste  l'a  revêtu.  Dit-on 
que  le  mur  voit  ces  couleurs,  et  qu'il  en  apprécie  l'har- 
monieuse ordonnance?  Or, il  importe  de  faire  connaître 
comment  l'intellect,  principe  d'action,  de  mouvement, 
principe  de  vie,  s'unit  au  sujet  qu'il  actualise  en  lui 
communiquant  sa  propre  activité,  et  non  pas  comment 
le  sujet  actualisé  vit,  agit,  pense,  exerce,  en  un  mot, 
les  facultés  diverses  qu'il  a  reçues  de  la  forme.  Saint 
Thomas  ne  veut  donc  pas  admettre  que  l'intellect 
s'unisse  au  corps  à  la  manière  d'une  espèce.  Il  ne  lui 
convient  pas  davantage  d'assimiler  cette  union  à  celle 
d'un  moteur  qui  viendrait  modifier  l'état  de  quelque 
sujet  déterminé,  car  l'acte  d'un  moteur  agissant  en 
Socrate  ne  serait  pas  l'acte  de  Socrate,  et  l'intellect 
ainsi  considéré  serait  quelque  chose  d'étranger  à  l'in- 
strument qu'il  mettrait  en  action,  c'est-à-dire  à  l'es- 
sence même  de  l'individu  qui  répond  au  nom  de  Socrate. 
La  différence  spécifique,  la  raison,  est,  dit  Averroès, 
en  dehors  de  Socrate  comme  pur  intelligible.  Soit! 
C'est  une  question  que  saint  Thomas  réserve  pour  la 
traiter  plus  tard;  mais,  comme  réelle,  la  raison  est 
une  partie  intégrante  de  Socrate,  elle  est  la  forme  pro- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SC0LAST1QUE  349 

pre  de  cet  atome  ;  il  faut  donc  qu'elle  s'unisse  au  corps 
do  Socrate  comme  l'acte  à  la  puissance,  et  c'est 
pour  cela  qu'on  la  définit  la  forme  du  corps,  car 
la  forme  est  l'acte  de    ce  qui  devient  (1). 

Nous  avons  fait'  connaître  le  parti  qu'Averroès  pré- 
tend tirer  de  l'explication  repoussée  par  saint  Thomas. 
De  ce  que  l'intellect  possible  n'est,  à  l'égard  de  l'es- 
pèce, qu'un  récipient,  il  suit  que  l'agent  est  non  pas 
cet  intellect  possible,  mais  un  principe  externe.  Aussi 
les  traducteurs  latins  d'Averroès  se  servent-ils  de  ces 
mots  iniellectus  materialis,  pour  désigner  l'intelligence 
humaine,  le  lieu  des  intelligibles  conceptuels,  réservant 
le  nom  ft intelle ctus  agens  à  la  substance  mystérieuse 
qu'Averroès  dit  la  cause,  le  moteur  extrinsèque  de  la 
raison  personnelle.  Donc  cette  cause,  entant  qu'imper- 
sonnelle, est  une.  C'est  ce  que  déclare  Averroès  : 
Intelleclus  agentis  substantiel  est  una  (2).  Voilà  par 
quel  chemin  on  arrive  à  la  doctrine  de  l'unité  substan- 
tielle des  âmes.  Mais  saint  Thomas  ne  peut  accepter 
cette  doctrine,  et  il  s'empresse  de  la  combattre.  S'il  n'y  a 
pour  Socrate  et  pour  Platon  qu'une  seule  âme,  Socrate 
et  Platon  sont  un  seul  acte,  et,  en  conséquence,  un 
seul  étant,  un  seul  homme  :  on  ne  les  distingue  plus 
l'un  et  l'autre  suivant  l'essence  ;  ils  ne  diffèrent  plus 
que  par  de  simples  accidents.  Or,  non-seulement  cette 
proposition  est  hérétique,  mais,  de  plus,  elle  est  ab- 
surde, Quocl  omnino  est  absurdum;  et  saint  Thomas 
en  prouve  l'absurdité  par  l'analyse  de  tous  les  faits  de 
conscience  qu'il  lui  plaît  de  rappeler  (3).  C'est  l'argu- 

(1)  lbid.,  quœst.  lxxvi,  art.  1.  — Aroir  M.  Combes,  Psychol.  de  S.  Thomat, 
p.  56. 

(2)  Aveiroès,    De  animœ  beatii.,  c.  v. 

(3)  Rappelons  qu'il  y  a  un  traite  particulier  de  saint  Thomas  contre  la  doc- 
trine d'Averroès. 


350  HISTOIRE 

ment  d'Aristote  contre  l'étant  unique  de  Parménide, 
et  celai  d'Abélard  contre  l'essence  universelle  de  Guil- 
laume de  Champeaux.  Dès  qu'on  suppose,  en  ordre  de 
génération,  l'un  antérieur  au  multiple,  l'un  est  le 
nécessaire,  le  permanent  ;  le  multiple  n'est  plus  que  le 
possible,  le  contingent.  Si  c'est  être  nominaliste  que 
de  nier  ces  unités  chimériques,  tant  spirituelles  que 
matérielles,  saint  Thomas  l'est  ici  contre  Averroès, 
comme  le  sont  tous  les  péripatéticiens  contre  tous 
les  platonisants. 

Cependant  c'est  un  principe  d'Aristote  que  tout  ce 
que  reçoit  un  sujet  s'assimile  à  la  nature  de  ce  sujet. 
C'est  pourquoi  l'on  dit:  si  l'intellect  est  individuel,  tout 
ce  que  reçoit  l'intellect  de  Socrate  est  individuel.  Or 
il  est  incontestable  que  Socrate  a  des  notions  géné- 
rales, universelles.  Voilà  une  objection  considérable 
en  scolastique,  qui  causait,  comme  on  l'a  va,  beau- 
coup d'embarras  à  Albert-le-Grand.  Que  va  dire  saint 
Thomas  pour  mettre  d'accord  deux  choses  si  con- 
tradictoires en  apparence  :  l'individualité  de  l'intel- 
ligence et  l'universalité  de  certaines  idées  intellec- 
tuelles ?  Plus  résolu  qu'Albert,  plus  sûr  de  lui- 
même,  il  ne  fera  pas  de  vains  efforts  pour  concilier, 
sur  ce  point,  Aristote  et  son  commen-tateur  ;  il 
dira  simplement  :  le  principe  d'individuation  est  la 
matière  ;  or,  quand  l'âme  recueille  une  forme  qui 
n'est  pas  'encore  dégagée  de  toutes  les  conditions 
matérielles,  elle  ne  recueille  qu'une  forme  plus  ou 
moins  individuelle,  et  le  récipient  des  formes  indivi- 
duelles est  l'âme  sensible,  ou,  pour  mieux  parler,  un 
des  sens,  instrument  individuel,  matériel  de  l'âme  ; 
mais  quand  elle  conçoit  une  forme  commune,  univer- 
selle, cette  conception  a  lieu  par  le  moyen  de  l'âme 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  351 

intellective,  cet  intellect  immatériel  de  Socrate  dont  le 
propre  est  de  recueillir  l'universalité  des  choses, 
comme  le  propre  de  l'intellect  divin  est  de  l'opérer. 
Soit  !  Cependant  cela  n'est-il  pas  contraire  à  ce  que 
saint  Thomas  prétend  prouver  ?  En  effet,  si  le  principe 
d'individuation  est  la  matière,  ce  qui,  chez  Socrate, 
n'est  pas  matériel,  ou,  si  l'on  nous  permet  cette  expres- 
sion, matérié,  cela  n'est  pas  individuel  ;  donc  Averroès 
est  en  droit  de  prétendre  que  l'âme  est  universelle  (1). 
Notre  docteur  n'ayant  pu  se  contredire  lui-même  avec 
une  telle  légèreté,  il  faut  que  nous  entendions  mal  ce 
qu'il  veut  exprimer  par  cette  materia  individuans, 
qui  joue  l'un  des  rôles  principaux  dans-toutes  les  par- 
ties de  sa  doctrine.  Interrompons  donc  un  instant  notre 
analyse,  pour  aller  chercher  les  explications  que  saint 
Thomas  nous  donne  ailleurs  à  ce  sujet. 

La  recherche  du  principe  d'individuation  fut  pour 
toute  l'école,  au  XIII"  siècle,  une  affaire  capitale. 
Cette  question  s'offrant  à  nous  pour  la  première  fois, 
nous  devons  nous  efforcer  de  la  faire  bien  compren- 
dre. Toute  la  difficulté  vient  de  la  distinction  établie 
par  Aristote  entre  la  matière  et  forme,  distinction 
qui,  comme  le  fait  observer  M.  de  Rémusat,  n'a  pas 
été  conservée  in  terminis.  par  l'école  cartésienne,  et 
n'est  plus  guère  comprise  aujourd'hui  que  par  les 
érudits.  Le  motif  qui  l'a  fait  rejeter  est  facilement 
appréciable.  On  avait  vu  les  scolastiques,  argumentant 
sur  la  matière  et  sur  la  forme  prises  en  elle-mêmes 
comme  sur  des  entités  véritables,  rechercher  les  pro- 


(î)  C'est  l'objection  dos  scotistes  :  «  Apud  D.  Thomam  individuatio  est 
proptcr  materiam  :  anima  autem  in  seipsa  est  sine  materia.  Quomodo  ergo 
potest  multiplicari  ?  »  Philos,  nalur.  J.  D-  Scoli  a  Philippo  Fabro  ;  theor. 
lxix,  p.  41G. 


352  HISTOIRE 

priétés  de  l'une  et  de  l'autre,  et  faire  consister  dans 
cette  recherche  toute  la  haute  physique.  Or,  il  fallait 
affranchir  l'étude  philosophique  de  la  multitude  des 
questions  oiseuses  que  l'esprit  de  controverse  avait 
incidemment  posées,  en  vue  de  justifier  tel  ou  tel  parti 
pris  sur  la  nature  des  deux  principes.  C'est  à  quoi  Ton 
procéda  résolument,  en  mettant  de  côté  les  principes 
eux-mêmes.  Les  vétérans  de  l'école  thomiste  firent 
entendre  de  vives  réclamations.  On  n'y  prit  garde. 
Cependant  qui  se  montra,  parmi  les  cartésiens,  le  plus 
violent  adversaire  des  abstractions  scolastiques  ?  Ce 
fut  incontestablement  Malebranche.  Or,  ne  suffit-il 
pas  de  le  nommer,  pour  prouver  que  certains  partisans 
de  la  nouvelle  philosophie  n'eurent  pas  moins  le  goût 
des  formules  abstraites  que  les  plus  obstinés  secta- 
teurs de  l'ancienne?  Mais  gardons-nous  de  nous  mêler 
à  la  querelle  de  Malebranche  et  des  thomistes.  Pour 
nous  en  tenir  à  ce  qu'il  importe  d'éclaircir,  il  est 
constant  qu'Aristote,  si  mal  traité  dans  tous  les  mani- 
festes cartésiens,  n'a  pas  mérité  tant  d'outrages.  Ayant 
distingué  la  matière  et  la  forme,  il  n'a  jamais  considéré 
ces  deux  éléments  des  choses  sensibles  comme  réel- 
lement séparables  de  ces  choses  mêmes.  La  matière 
et  la  forme,  considérées  à  part  des  choses,  ce  sont 
là,  suivant  Aristote,  de  simples  raisons  d'être  ;  ce  ne 
sont  pas  des  êtres  vrais..  Mais,  d'autre  part,  il  n'est 
pas  moins  constant  que  le  langage  d' Aristote,  souvent 
obscur,  nous  l'avons  dit,  quoique  toujours  précis,  a, 
dans  ce  cas,  fourni  matière  à  beaucoup  d'extra- 
vagances. 

Au  premier  livre  du  Traité  du  ciel,  chapitre  neu- 
vième, art.  3,  nos  docteurs  lisaient  :  «  Si  le  ciel  que 
«  nous  voyons  est  une   substance  individuelle,  autre 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  353 

«  chose  sera  la  manière  d'être  de  ce  ciel  et  celle  du 
«  ciel  pris  absolument;  autre  chose  sera  donc  ce  ciel 
«  et  le  ciel  en  général,  le  ciel  en  général  étant  une 
«  forme,  une  idée,  et  ce  ciel  particulier  étant  une 
«  chose  déterminée  au  sein  de  la  matière.  »  Ce  n'est 
pas  Aristote,  notons  le  bien,  qui  raisonne  ainsi.  Il 
reproduit  une  objection  qu'on  lui  fait,  et  l'interlocu- 
teur est  quelque  disciple  de  Platon,  auquel  il  s'em- 
presse de  répondre  que  si  la  forme  en  soi  peut  être 
conçue  comme  séparée  de  la  matière,  on  ne  saurait 
toutefois  distinguer  en  essence  ce  ciel  du  ciel  en 
général,  ce  ciel  comprenant  dans  sa  propre  substan- 
ce toute  la  matière  céleste.  La  réponse  est  assuré- 
ment concluante.  Mais  l'objection  platonicienne  avait 
provoqué  l'attention  des  commentateurs  arabes,  et, 
l'isolant  de  ce  qui  la  précède  et  la  suit,  ils  en  avaient 
tiré  ce  problème  :  l'être  général  étant  donné,  com- 
ment se  détermine  l'être  particulier?  Est-ce  de  la 
forme,  est-ce  de  la  matière  qu'il  tient  ce  qui  le  parti- 
cularise ?  Un  péripatéticien  naïf  eut  à  cela  simplement 
répliqué  :  toute  substance,  composée  de  matière  et  de 
forme,  est  individuelle.  La  forme  séparée  de  la  matière 
et  la  matière  séparée  de  la  forme,  la  matière  et  la  forme 
universelles  ne  subsistent  que  dans  le  monde  de  Platon, 
c'est-à-dire  dans  le  monde  des  chimères.  L'individuel 
est  ce  qu'il  est  en  lui-même,  premier  sujet,  substance 
première,  et  l'on  recherche  vainement  quelle  part 
d'être  lui  peuvent  attribuer  extrinsèquement  la  forme 
et  la  matière  universelles,  puisqu'il  n'y  a  pas  de  forme, 
pas  de  matière,  au  delà  de  cette  matière  et  de  cette 
forme  dont  la  jonction  donne  le  tout  de  cet  individuel. 
A  notre  sens,  comme  au  sens  de  Buhle  et  d'un  grand 
T.  I.  24 


354  HISTOIRE 

nombre  d'autres  interprètes,  voilà  la  pure  doctrine 
d'Aristote. 

Mais  cette  réplique  vraiment  péripatéticienne  écarte 
le  problème  scolastique  de  l'individu atiou  et  ne  l'expli- 
que pas.  Nous  devons,  pour  l'expliquer,  ou  négliger 
l'autorité  d'Aristote  ou  lui  proposer  les  termes  du 
problème  et  l'inviter  à  le  résoudre.  Prenons  ce  dernier 
parti,  et  continuons  d'interroger  le  maître  avant 
d'accorder  la  parole  à  ses  disciples. 

Dans  le  passage  du  traité  Du  ciel  que  nous  venons  de 
citer,  on  voit  déjà  que  ce  ciel  diffère  du  ciel  pris  abso- 
lument, ce  ciel  possédant  une  matière,  et  le  ciel  idéal 
étant  immatériel,  indéterminé.  On  lit  dans  le  douzième 
livre  de  la  Métaphysique,  au  huitième  chapitre  (§  18)  : 
«  Il  est  évident  qu'il  n'y  a  qu'un  ciel  ;  car  s'il  y  avait 
«  plusieurs  cieux,  comme  il  y  a  plusieurs  hommes,  il 
«  y  aurait  un  seul  principe  pour  chacun  d'eux  quant 
«  à  la  forme,  il  y  en  aurait  plusieurs  quant  au  nom- 
«  bre.  Or  tout  ce  qui  est  multiple  a  nécessairement 
«  une  matière  ;  car  la  définition  est  unique  et  la  même 
«  pour  plusieurs,  comme,  par  exemple,  pour  l'homme 
«  en  général,  et  pourtant  Socrate  est  bien  un  seul 
«  homme  .  Mais  quant  à  l'essence,  c'est-à-dire  au 
«  premier  principe,  elle  n'a  pas  de  matière,  puisque 
«  c'est  Fentéléchie.  »  Il  semble  que,  dans  ce  passage, 
comme  dans  le  précédent,  Aristote  se  déclare  pour  la 
doctrine  de  la  matière  individualité.  Cependant  il  faut 
prendre  garde  de  ne  pas  confondre  ici  la  raison  ex- 
terne et  la  raison  interne  de  l'individualité  des  choses. 
Ayant  nié  la  réalité  du  ciel  en  général,  ayant  réduit 
à  la  notion  vague  d'entéléchie  ce  qui  constitue  formel- 
lement chacun  des  êtres  numérables,  Aristote  ne  peut 
évidemment  pas  considérer  cette  entéléchie  comme  la 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  355 

raison  externe  qui  dégage  l'unité  subalterne,  l'indi- 
vidu, de  l'unité  suprême.  Il  n'y  a  de  véritablement  un 
que  Socrate,  matière  et  forme,  et,  hors  de  Socrate,  il 
n'y  a  que  la  raison  d'être  de  Socrate,  il  n'y  a  pas  l'homme 
en  général.  Voici  l'individuel  composé  de  matière  et  de 
forme,  et  inséparable  de  sa  forme  aussi  bien  que  de  sa 
matière.  Va-t-on  de  l'individuel  au  général?  On  trouve 
la  matière  générale  et  la  forme  générale  ;  mais  cette 
matière  aussi  bien  que  cette  forme  sont  de  pures 
idées,  et,  comme  idées,  dé  pures  notions.  D'où  il  suit 
que  l'unique  sujet  réel  est  la  substance  réalisée,  et 
que  le  principe  externe  d'individuation  est  ce  qui  la 
réalise  matériellement  et  formellemenl.  Aristote  ne 
peut  donc  se  demander  ce  qui,  de  la  matière  ou  de  la 
forme,  vient  du  dehors  constituer  l'individuel,  puisque 
l'individuel  est,  en  ordre  de  génération,  la  nature 
première,  l'acte  que  rien  ne  précède,  si  ce  n'est  la 
puissance.  Mais  si,  toutefois,  on  le  presse  de  dire  ce 
qui  distingue  les  deux  éléments  de  l'individu,  la  matière 
et  la  forme,  il  répondra  que  telle  matière  se  dit  d'un 
seul  pris  à  part  des  individus  numérables,  et  que  telle 
forme  se  dit  de  plusieurs,  comme  appartenant  à 
plusieurs  au  titre  de  prédicat  substantiel.  Ainsi  la 
matière  sera  le  signe  de  l'individualité,  la  forme  le 
signe  de  l'universalité  ;  mais  ni  la  matière  ne  sera  le 
principe  externe  de  l'individualité,  ni  la  forme  le  prin- 
cipe externe  de  l'universalité  :  il  n'y  a  pas  deux  prin- 
cipes externes,  il  n'y  en  a  qu'un  seul,  et  ce  principe 
est  l'acte  par  lequel  Socrate  est,  avant  lequel  il  pou- 
vait être,  mais  n'était  pas.  Maintenant  rien  n'empêche 
que  le  signe  soit  défini  le  principe  interne.  En  ce  sens, 
la  matière  sera  principe  d'individuation  ;  mais,  qu'on 
l'entende  bien,  la  matière  déjà  réalisée,  déjà  détermi- 


356  HISTOIRE 

née  par  l'acte  du  moteur  qui,  clans  Socrate,  a  produit 
ces  os  et  cette  chair.  Quant  à  la  matière  en  général, 
rien  ne  vient  d'elle,  puisqu'elle  n'est  pas. 

Afin  que  ce  que  nous  venons  de  dire  soit  rendu  plus 
clair  encore,  citons  un  autre  fragment  de  la  Métaphy- 
sique :  «  Tout  ce  qui  est  produit  est  produit  par  quelque 
«  chose  (ce  que  j'appelle  le  principe  de  la  production), 
«  de  quelque  chose  (  qui  est  non  la  privation,   mais  la 
«  matière  )  et  devient  quelque  chose  (  une  sphère,  un 
«  cercle,  ou  tout  autre  objet  analogue  ).  Or,  de  même 
«  que  le  sujet  ne  fait  pas  l'airain,  de  même  il  ne  fait 
«  pas  la  sphère,  si-  ce  n'est  accidentellement,  en  tant 
«  que  la  sphère  est  accidentellement  une  sphère  d'ai- 
«  rain  ;  mais  il  ne  fait  pas  la  sphère  elle-même (1),  .car 
«  faire  une  chose  c'est  la  tirer  d'un  sujet  absolument 
«  indéterminé.  Je  dis,  par  exemple,  qu'arrondir  l'airain 
«  ce  n'est  faire  ni  le  rond  ni  la  sphère,  mais  c'est  faire 
«  une  chose  différente,  c'est  réaliser  cette  forme  en  un 
«  autre.  En  effet,  si  l'on  faisait  la  sphère,  sans  doute 
«  on  la  tirerait  d'une  autre  chose,  et  cette  autre  chose 
«  seraitle  sujetde  cette  sphère,  comme  dans  la  produc- 
«  tion  de  la  sphère  d'airain  on  fait  de  ceci,  qui  est  de 
«  l'airain,  cela  qui  est  une  sphère.  Si  donc  telle  autre 
«  chose  en  produisait  une  autre,  il  est  évident  qu'elle 
«  la  produirait  de  la  même  manière,  et  la  chaîne  des 
«  productions   se  prolongerait  ainsi  jusqu'à  l'infini. 
«  En  conséquence,  il  est  évident,  pour  ce  qui  regarde  la 
«  forme   ou  la  figure  que  revêt  l'objet  sensible,   quel 
«  que  soit  le  nom  qu'il  convienne  de  lui  donner,  il  est 
«  évident  qu'elle  n'est  pas  réellement  produite,   qu'il 

fi)  Nous  traduisons  sur  l'édition  de  Tauchnilz,  où  nous  lisons  :  'Exsîvijv 
iïï  ou  koiîï.  En  d'autres  éditions  manque  la  négation  où  ;  ce  qui  a  rendu 
cette  phrase  inintelligible  à  plusieurs  traducteurs. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  357 

n'y  a  pas  production  réelle  de  cette  forme,  de  cette 
figure,  c'est-à-dire  qu'elle  n'est  pas  une  essence. 
Elle  est,  en  effet,  ce  qui  se  réalise  dans  un  autre, 
qu'elle  provienne  de  l'art,  de  la  nature,  ou  d'un 
agent  quelconque.  Gela  fait  être  la  sphère  d'ai- 
rain, car  la  sphère  d'airain  est  le  produit  de  l'ai- 
rain et  de  la  sphère  ;  telle  forme  a  été  donnée  à 
telle  matière,  et  la  chose  produite  est  une  sphère 
d'airain.  Mais  s'il  y  avait  production  de  la  sphère 
en  général,  de  quelle  autre  chose  serait-elle  faite? 
Car  il  faudra  toujours  que  l'objet  produit  soit  divisi- 
ble, et  qu'il  y  ait  ceci,  qu'il  y  ait  cela  ;  je  veux  dire 
cette  matière  et  cette  forme...  Il  résulte  évidemment 
de  ce  qui  vient  d'être  dit  que  ce  qu'on  appelle  soit  la 
forme,  soit  l'essence,  n'est  point  produit  isolément, 
que  ce  qui  est  ainsi  produit  c'est  l'union  des  deux 
éléments,  que,  dans  tout  être  qui  vient  à  se  produire, 
il  y  a  delà  matière,  il  y  a,  d'une  part,  ceci,  et,  d'autre 
part,  cela.  Se  peut-il  donc  qu'il  existe  quelque  sphère 
hors  des  sphères  qui  sont  là  sous  nos  yeux,  qu'il  y 
ait  quelque  maison  autre  que  ces  maisons  de  bri- 
ques? Si  par  hasard  il  en  était  ainsi,  l'être,  dépourvu 
de  quiddité,  serait  simplement  ce  qu'exprime  une 
qualité.  Or  la  qualité  n'est  pas  l'être  déterminé,  mais 
elle  attribue  à  l'être  déterminé  telle  ou  telle  manière 
d'être,  de  telle  sorte  que  l'être  produit  est  cet  être  et 
tel  être.  Le  tout  composé  de  matière  et  de  forme, 
c'est  Socrate,  c'est  Callias,  comme  cette  sphère 
d'airain  que  voici.  Quant  à  l'homme,  quant  à  l'ani- 
mal, il  en  est  d'eux  comme  de  la  sphère  d'airain  en 
général.  Ainsi  donc  il  est  bien  clair  que  les  causes 
«  des  formes  (  c'est  ainsi  que  certains  philosophes 
«  appellent  les  idées),  en  admettant  qu'il  y  ait  quoi  que 


358  HISTOIRE 

«  ce  soit  hors  des  objets  particuliers,  ne  servent  en 
«  rien  à  laproduction  des  natures,  des  substances,  et  il 
«  n'est  pas  moins  clair  que  ce  ne  sont  pas  là  des  sub- 
«  stances  individuellement  déterminées.  Il  est  encore 
«  manifeste  que  ce  qui  produit  est,  dans  certains 
«  cas,  pareil  à  ce  qui  est  produit,  mais  lui  est  identi- 
«  que  quant  à  la  forme  sans  l'être  quant  au  nombre... 
«  Ainsi  un  homme  produit  un  homme...  Pour  conclure, 
«  évidemment  il  n'est  pas  nécessaire  de  faire  de  l'idée 
«  une  sorte  d'exemplaire.  Ces  exemplaires  pourraient 
«  surtout  servir  à  la  production  des  êtres  individuels, 
«  puisque  ce  sont  eux  surtout  qui  sont  des  substances; 
«  mais,  en  ce  qui  les  concerne,  il  suffit  que  l'être  généra- 
«  teur  agisse  et  cause  l'union  de  la  forme  à  la  matière. 
«  Cette  forme  réalisée  dans  ces  chairs,  dans  ces  os, 
«  voilà  tout  Callias,  voilà  tout  Socrate.  Ils  diffèrent 
«  néanmoins  quant  à  la  matière,  puisque  la  matière 
«  est  autre  en  chacun  d'eux  ;  mais  quant  à  la  forme 
«  ils  sont  identiques,  puisque  la  forme  est  indi- 
«  visible  (1).  » 

Aristote,  nous  l'avons  dit,  ne  s'est  jamais  demandé 
si  l'individualité  vient  de  la  matière  ou  de  la  forme. 
Ainsi  donc,  puisque  nous  nous  sommes  proposé  de 
rechercher  ce  qu'il  aurait  pu  répondre  à  cette  question, 
qu'on  ne  s'étonne  pas  de  nous  voir  faire  cette  recherche 
dans  un  fragment  de  sa  Métaphysique  où  il  traite  une 
question  prochaine.  Ce  passage  contient  beaucoup  de 
vérités,  ou,  du  moins,  beaucoup  de  propositions  que 
nous  tenons  pour  vraies.  Mais  que  nous  importe-t-il 
d'en  recueillir  en  ce  moment  ?  Rappelons  d'abord  cette 
phrase  du  texte  :  «  Dans  la  production  de  la  sphère 

(1)  Métaphysique,  livr.  VII,  ch.  vin. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  359 

«  d'airain  on  fait  de  ceci,  qui  est  de  l'airain,  cela  qui  est 
«  une  sphère.  »  Or,  il  semble  bien  que,  dans  cette 
phrase,  Aristote  considère  l'airain,  pris  pour  matière 
externe,  comme  le  principe  individuant  de  la  sphère 
prise  pour  forme.  Lorsqu'il  dit  plus  loin  :  «  Cette  forme 
«  réalisée  dans  ces  chairs,  dans  ces  os,  voilà  tout 
«  Callias,  voilà  tout  Socrate,  »  il  semble  de  même 
exprimer  que  tels  os  et  telles  chairs,  individuant  telle 
forme,  constituent  Socrate  et  Callias.  Mais  quelque 
explication  est  ici  nécessaire.  Si  cet  airain  était  avant  de 
recevoir  la  forme  sphérique,  il  avait  déjà  quelque  for- 
me, puisqu'il  était,  et  que  rien  n'est  en  acte  dépourvu 
de  forme  ;  d'autre  part,  ces  os,  cette  chair,  qui  sont 
l'être  matériel  de  Socrate,  de  Callias,  ne  seraient  pas 
s'ils  n'avaient  une  forme,  et  la  forme  qu'ils  ont,  qui  leur 
est  inhérente,  est  bien  une  forme  spécifique,  puisque 
c'est  la  forme  humaine.  Mais  ces  os,  cette  chair  ne  sont 
pas  s'ils  ne  sont  en  Callias,  en  Socrate  ou  en  quelque 
autre  ;  cet  airain  n'est  pas  s'il  n'est  sphérique,  ou  s'il  n'a 
quelque  autre  forme  :  «  De  même  que  le  sujet  ne  fait 
«  pas  l'airain,  de  même  il  ne  fait  pas  la  sphère  ;  »  ainsi 
l'airain  ne  devient  pas  sans  la  sphère,  la  sphère  ne  de- 
vient pas  sans  l'airain  ;  point  de  matière  séparée  de  sa 
forme,  point  de  forme  séparée  de  sa  matière.  Quand 
Aristote  dit  que  la  matière  est  le  sujet  des  formes,  il 
parle  de  la  matière  non  pas  informe,  mais  informée, 
prise  comme  sujet  de  toutes  les  formes  accidentelles. 
En  effet,  tout  sujet  est,  puisqu'il  est,  nécessairement 
déterminé,  c'est-à-dire  matériel  et  formel  à  la  fois,  et 
quand  ce  sujet  matériel  et  formel  est  dit  simple  matière, 
c'est  par  opposition  à  toutes  les  formes  qu'il  peut  revê- 
tir accidentellement.  Voici  donc  la  réponse  d' Aristote 
à  la  question  sur  le  principe  externe  d'individuation  : 


360  HISTOIRE 

Ce  n'est  pas  la  matière,  ce  n'est  pas  la  forme,  car  le 
premier  acte  de  génération  ne  donne  ni  la  matière  ni 
la  forme  isolées,  mais  il  donne  la  matière  et  la  forme 
réunies,  la  sphère  d'airain.  Quel  est  donc  le  principe 
externe  d'individuation  ?  A  l'égard  des  formes  contin- 
gentes, c'est  la  substance  même,  c'est-à-dire  telle 
forme  et  telle  matière  réalisant  déjà  par  leur  alliance 
un  suppôt  individuel  ;  à  l'égard  de  la  substance,  ce 
n'est  ni  la  matière,  ni  la  forme,  c'est  la  cause  produc- 
trice, ou  plutôt  c'est  l'acte  même  qui  les  produit 
simultanément  :  «  Car  faire  une  chose,  c'est  la  tirer 
«  d'un  sujet  absolument  indéterminé  ;  »  et  toute  déter- 
mination première  du  sujet  est  mélange  de  matière  et 
de  forme  :  «  Ce  qu'on  appelle  soit  la  forme,  soit 
«  l'essence,  n'est  point  produit  isolément  ;  ce  qui  est 
«  ainsi  produit  c'est  l'union  des  deux  éléments  (1).  » 
Pour  conclure,  la  matière  ne  venant  pas  à  l'être  avant 
la  forme  nécessaire,  ni  la  forme  nécessaire  avant 
la  matière,  le  principe  externe  d'individuation  et  le 
principe  générateur  de  la  substance  sont  un  même. 
C'est  ce  qui  se  lit  encore  au  douzième  livre  de  la  Méta- 
physique :  «  Les  universaux  ne  sont  pas  des  princi- 
«  pes  ;  c'est  l'individu  qui  est  le  principe  des  individus. 
«  L'homme  universel  pourrait  venir  de  l'homme  uni- 
«  versel  ;  mais  l'homme  universel  n'existe  pas.  Ce  qui 
«  existe,  c'est  Pelée,  principe  d'Achille,  comme  ton 
«  père  l'est  de  toi,  comme  ce  B  est  le  principe  de  cette 
«  syllabe  BA,  tandis  que  B  pris  absolument  ne  serait 
«  que  le  principe  de  l'indéterminé  BA  (2).  »  Et  l'on 

(1)  Le   texte    est   très-énergique  :    «  $«vspôv  o*ïj  ix  tm-j  eipijpts'vwv  ôtito 

f*£V   WÇ  510*0;  Y)    WÇ     0Ù(7t«    lz"/QU.zVQV     où     yiyVSTKt'     71     0*6     <7VV0O*0Ç   ri    X«T« 

raÛTTjv  Xsyous'yi]  ycyvsTeci.'..  » 

(2)  Métaphys.  livre  XII,  ch.  v. 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUE.  361 

remonte  ainsi  jusqu'au  premier  principe,  qui,  pour 
être  cause,  doit  être  lui-même  en  acte  ;  ce  qui  veut 
dire  être  déterminé. 

Voilà  donc  l'opinion  d'Aristote  sur  le  principe  ex- 
terne. Ce  qu'il  pense  du  principe  interne  se  lit  encore 
ici.  Toute  forme,  dit-il,  est  plus  ou  moins  générale  ;  mais 
toute  matière  est  nécessairement  individuelle.  C'est 
pourquoi  la  matière  de  Socrate  diffère  de  la  matière 
de  Callias,  quand  leur  forme  est  identique.  Ainsi,  par 
opposition  à  la  forme,  la  matière  est  ce  qu'il  y  a,' dans 
Socrate,  de  plus  individuel  ;  par  opposition  à  la  matière, 
la  forme  est  ce  qu'il  y  a,  dans  Socrate,  de  plus  général. 
Et  si  cela  se  dit  de  l'espèce  et  du  genre,  des  substances 
secondes,  c'est-à-dire  des  formes  inhérentes,  à  plus 
forte  raison  cela  se  dira-t-il  des  formes  adhérentes  ou 
adjacentes.  La  matière  ne  donne  pas  tout  l'individu, 
puisqu'elle  n'en  est  qu'une  partie,  mais  cette  partie  a 
plus  que  l'autre  le  caractère  de  l'individualité.  Nous 
n'avons  pas  à  pousser  plus  loin  cet  interrogatoire. 
Tout  ce  que  nous  voulions  savoir,  nous  le  savons.  Ici, 
les  termes  dont  Aristote  fait  usage  sont  clairs  com- 
me sa  pensée. 

Retournons  maintenant  à  nos  docteurs  scolastiques. 
Les  Arabes  ayant  attribué  le  titre  d'essences  à  la  ma- 
tière ainsi  qu'à  la  forme  premières,  il  était  à  leur  charge 
de  définir  Yesse  per  se  acceptum  de  chacun  des  élé- 
ments séparés  de  la  substance,  et  de  faire  connaître 
la  contribution  propre  de  l'un  et  de  l'autre  au  produit 
commun,  le  composé.  Or,  si  l'individualité  vient  de 
la  matière  et  l'universalité  de  la  forme,  cette  forme, 
isolée  de  la  matière,  suivant  la  thèse  arabe,  sera  l'âme 
une  et  commune,  et  tous  les  individus  posséderont  la 
vie  au  sein  de  cette  âme  indivise.  En  outre,  la  matière 


362  HISTOIRE 

isolée  de  la  forme  est  informe,  et  l'informe  est  propre- 
ment l'indéterminé  ;  or,  rechercher  le  principe  consti- 
tuant de  l'individu,  c'est  rechercher  ce  qui  le  détermine. 
Si,  d'autre  part,  ce  principe  est  la  forme,  comme  le 
prétend  Averroès  (1),  distinguant  ici  la  forme  indivi- 
duelle de  l'âme  universelle,  il  n'y  a  plus  manifestement 
qu'une  matière,  laquelle  supporte,  comme  accidents, 
autant  de  formes  qu'il  y  a  d'individus  déterminés.  Quel 
autre  abîme  ! 

Ce  double  abîme,  qui  l'a  creusé  ?  C'est  le  réalisme, 
c'est-à-dire  le  système  dans  lequel  toutes  les  abs- 
tractions deviennent  des  réalités.  Pour  n'être  pas 
contraint  d'opter  entre  l'une  et  l'autre  de  ces  proposi- 
tions monstrueuses,  il  s'agit  simplement  de  reprendre 
la  thèse  aristotélique,  de  nier  l'existence  des  natures 
universelles,  et  d'attribuer  à  la  cause  productrice  l'ori- 
gine et  le  principe  de  tout  ce  qui  se  produit  individuel- 
lement, c'est-à-dire  de  tout  ce  qui  est.  Mais,  au  début 
du  XIIIe  siècle,  il  aurait  fallu  beaucoup  se  fier  à  son 
propre  jugement  pour  s'écarter  ainsi  des  Arabes,  qui 
passaient  pour  les  plus  éclairés  des  interprètes.  Nous 
avons  cité  les  phrases  du  traité  Du  ciel  qui,  comme 
l'atteste  Zabarella  (2),  servirent  d'argument  à  toute  la 
querelle.  Dès  l'abord,  ces  phrases  furent  mal  compri- 
ses. Les  péripatéticiens  enclins  à  platoniser,  ne  dou- 
tant pas  qu'Aristote  eût  supposé  l'être  en  soi  des 
éléments  séparés,  présentèrent  comme  vraiment  aristo- 
télique l'hypothèse  du  ciel  pris  en  général,  et  raison- 
nèrent ainsi  sur  les  phrases  citées  :  la  forme,  comme 

(1)  «  Individuum  fit  hoc  per  formam.  »  Averroès,  De  anima,  IL  text.  n, 
p.  126,  col.  iv.  —  «  Individuum  non  est  individuum,  nisi  per  formam.  » 
Le  même,  De  anima,  II,  text.  ix,  p.  128,  col.  3  ;  édit.  Venet.,  15S0. 

(2)  De  constitut,  individui;y.  339  du  recueil  de  ses  Œuvres. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  363 

forme,  constitue  l'imité  de  l'espèce  réelle,  et  le  mélange 
de  la  forme  et  de  la  matière,  ou  plutôt  le  composé  de 
matière  et  de  forme,  donne  l'unité  numérale.  C'est  bien 
là  certainement  ce  que  le  Maître  a  dit.  Cependant,  il 
faut  le  reconnaître  et  le  regretter,  le  Maître  n'a  pas 
suffisamment  expliqué  d'où  vient  à  ce  composé  de  ma- 
tière et  de  forme  l'individualité  qui  le  distingue  de  tel 
autre  composé  spécifiquement  identique.  Est-ce  de  la 
forme?  Est-ce  de  la  matière  ?  C'est  donc  là  ce  qu'il  faut 
rechercher. 

Albert-le-Grand,  qui  ne  pouvait  laisser  aucune  ques- 
tion indécise, avait  déjà  proposé  d'attribuer  à  la  matière 
le  principe  d'individuation(l).  Or,  comme  Albert  recon- 
naît à  l'individu  le  titre  de  premier-né,  et  comme  il 
a,  d'ailleurs,  énergiquement  protesté  contre  la  thèse 
averroïste  de  la  forme  ou  de  l'âme  universelle,  tout  ce 
ce  qu'il  peut  avoir  dit  en  faveur  de  la  matière  indivi- 
duante  doit  se  rapporter  à  la  raison  interne.  Il  a  donc 
bien  compris  Aristote  et  l'a  fidèlement  suivi;  mais  il  n'a 
pas  soupçonné  les  débats  qui  devaient  s'élever  plus 
tard  sur  cette  question  ;  aussi  ne  l'a-t-il  pas,  lui  non 
plus,  particulièrement  traitée. 

Saint  Thomas  a  reproduit  la  doctrine  d' Aristote  et 
d'Albert  sur  le  principe  d'individuation,  et  l'a  déve- 
loppée ;  mais  il  l'a  fait  en  des  termes  assez  peu  clairs, 
puisque  deux  de  ses  meilleurs  interprètes,  Thomas 
de  Vio,  cardinal  de  Gaëte,  et  Gilles  Colonna,  qu'on  ap- 


(1)  In  Metaph.,  XI,  tr.  I.  «  Individuorum  multitudo  fit  omnis  per  divi- 
sionem  materiae.  »  Alb.  Magn.,  De  cœlo,  1,  tr.  III,  c.  vin.  Nous  devons  dire 
qu'on  rencontre  dans  les  gloses  d\A.lbert-le-Grand  certaines  phrases  qui 
semblent  contredire  ce  principe,  comme  celles-ci  :  «  Materia  non  est  hsec 
materia  nisi  per  hanc  formam,  »  De  anima,  III,  tr.  II,  c  i.  Materiae  om- 
nis diversitas  est  propter  diversilatem  foraise.»  De  intellectu  et  intelligibili, 
1,  tr.  I,  c.  v, 


364  HISTOIRE 

pelle  aussi  Gilles  de  Rome,  ne  se  sont  pas  trouvés 
d'accord  lorsqu'il  s'est  agi  pour  eux  d'expliquer  et  de 
défendre  son  opinion.  Pénétrons  à  notre  tour  dans  ce 
dédale.  Voici  divers  fragments  que  nous  avons  tirés 
de  son  commentaire  sur  le  livre  Du  ciel,  de  ses  opus- 
cules De  natiira  materiœ,  De  ente  et  essentiel,  d'un 
traité  spécial  De  principio  individuationis,  dont  nous 
ne  possédons  pas,  comme  il  paraît,  un  texte  très- 
pur  (1),  et  de  plusieurs  articles  de  la  Somme  de  théolo- 
gie. Efforçons-nous  deles  comprendre  d'abord, ensuite 
de  les  faire  comprendre. 

On  lit  dans  le  traité  De  ente  et  essentiel  :  «  Le  prin- 
cipe d'individuation  étant  la  matière,  il  semble  résul- 
ter de  là  que  l'essence,  qui  embrasse  à  la  fois  en 
elle-même  et  la  matière  et  la  forme,  est  simplement 
particulière  et  non  pas  universelle.  Donc  les  univer- 
saux  manquent  de  définition,  puisque  toute  défini- 
<  tion  signifie  l'essence.  Or,  il  faut  savoir  que  ce  n'est 
pas  la  matière  prise  de  quelque  façon  que  ce  soit, 
quornodolibet,  qui  est  le  principe  d'individuation, 
mais  seulement  la  matière  caractérisée,  déterminée, 
materia  signala;  et  j'appelle  matière  caractérisée 
celle  qui  est  considérée  sous  des  dimensions  posi- 
tives, certis  dimensionïbus .  Or,  il  ne  s'agit  pas  de 
cette  matière  dans  la  définition  de  l'homme  en  tant 
qu'homme,  mais  dans  la  définition  de  Socrate,  si  Ton 
veut  définir  Socrate  ;  dans  la  définition  de  l'homme 
il  faut  poser  la  matière  indéterminée,  non  signala, 
puisque,  dans  la  définition  de  l'homme,  on  ne  parle 
ni  de  ces  os,  ni  de  cette  chair,   mais  des  os  et  de 

(1)  Caietanus,  Comment,  in  libr.,  De  ente  et  essentia,  c.  n.  Le  traité 
de  saint  Thomas  qui  a  pour  titre  De  principio  individuationis  se  trouve 
dans  le  tome  XVII  de  ses  Œuvres,  édit.  de  Rome,  p.  106,  verso. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  365 

la  chair  en  général,  lesquels  sont  la  matière  indé- 
terminée de  l'homme  (1).  » 

Voici  un  autre  passage  du  même  traité  :  «  L'essen- 
ce d'une  substance  composée  et  d'une  substance 
simple  diffèrent  en  ce  que  l'essence  d'une  sub- 
stance composée  est  non  pas  seulement  la  forme 
ou  la  matière,  mais  tout  ensemble  la  matière  et  la 
forme,  tandis  que  l'essence  d'une  substance  simple 
est  la  forme  seulement.  De  là  résultent  deux 
autres  différences.  D'une  part,  l'essence  d'une  sub- 
stance composée  peut  signifier  soit  le  tout,  soit  une 
partie  de  tout,  ce  qui  vient,  comme  nous  l'avons  dit, 
de  la  détermination  de  la  matière  ;  aussi  l'essence 
d'une  chose  composée  ne  se  dit-elle  pas  de  cette 
chose  même  de  quelque  façon  que  ce  soit,  car  on 
ne  peut  dire  qu'un  homme  soit  sa  propre  quiddité, 
tandis  que  l'essence  d'une  substance  simple,  qui  en 
est  la  forme,  ne  peut  signifier  que  le  tout,  puisqu'il  n'y 
a  là  qu'une  forme,  qui  est  en  quelque  sorte  le  récipient 

de  la  forme D'autre  part,  les  essences  des  choses 

composées,  reçues  par  la  matière  déterminée  et 
multipliées  suivant  les  divisions  de  cette  matière, 
ex  eo  quod  recipiuntur  in  matériel  designata,  vel 
multiplicantur  secundum  divisionem,  ejus,  sont  un 
même  quant  à  l'espèce,  bien  qu'elles  soient  diverses 
en  nombre  :  contingit  quod  aliqua  sint  idem  in 
specie  et  diversa  numéro.  Mais  l'essence  des  sub- 
stances simples,  n'étant  pas  en  commerce  avec  la 
matière,  n'est  pas  susceptible  de  multiplication. 
Aussi  ne  trouve-t-on  pas  dans  ces  substances  plu- 
sieurs individus  d'une  seule  espèce  ;  mais,  comme 

(1)  De  ente  et  essentia,  c.  n. 


366  HISTOIRE 

«  Avicenne  l'a  dit  expressément,  autant  il  y  a  d'indi- 
ce vidus  autant  il  y  a  d'espèces  (1).»  Que  l'on  remarque 
bien  cette  conclusion.  Si  étrange  qu'elle  soit,  saint 
Thomas  doit  en  tirer  un  grand  parti. 

A  ces  citations,  qui  peut-être  seraient  suffisantes, 
nous  en  ajouterons  quelques  autres  encore,  afin  de  ne 
rien  négliger  de  ce  qui  peut  contribuer  à  faire  bien 
comprendre  la  thèse  obscure  de  saint  Thomas.  Assi- 
milant la  recherche  du  principe  d'individuation  à  la 
recherche  du  premier  substant,  il  fait  clans  la  Somme 
cette  déclaration,  qui  vient  confirmer  les  précédentes: 
«  Les  formes  qui  doivent  être  reçues  par  la  matière 
«  sont  individualisées  par  cette  matière,  qui  est  la  ma- 
«  tière  de  ceci,  non  de  cela,  puisqu'elle  est  le  premier 
«  sujet  substant  ;  mais  la  forme  prise  en  elle-même  peut 
«  être  reçue  par  plusieurs,  si  quelque  autre  chose  ne 
«  s'y  oppose  pas  (2).»  Enfin  notre  docteur  complète  ces 
explications  dans  la  troisième  partie  de  la  Somme,  et 
nous  reproduirons  encore  ce  fragement,  un  peu  long, 
mais  qu'il  nous  semble  indispensable  de  faire  connaî- 
tre :  «  La  première  détermination  de  la  matière  est  la 
«  quantité  dimensive  (l'étendue)  ;  c'est  pourquoi,  sui- 
«  vant  Platon,  les  premières  différences  de  la  matière 
«  sont  la  grandeur  et  la  petitesse.  Or,  la  matière  étant 
«  le  premier  sujet,  en  conséquence  tous  les  autres  ac- 
«  cidents  n'adviennent  au  sujet  que  par  l'entremise  de 
«  la  quantité  dimensive,  comme,  par  exemple,  le  pre- 
«  mier  sujet  de  la  couleur  est  la  surface.  C'est  pourquoi 

(1)  De  ente  et  essentiel,  cap.  v. 

(2)  «  Formse  quœ  sunt  receptibiles  in  raateria  individuantur  per  mate- 
riam  quee  non  potest  esse  in  alio,  cum  primum  sit  subjectum  substans  ; 
forma  vero,  quantum  est  de  se,  nisi  aliquid  aliud  impediat,  recipi  potest  a 
pluribus.  »  Summa  theologiœ  ;  prim.  part.,  qusest.  III,  art.  2. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  367 

certains  philosophes  ont  prétendu,  ce  que  rapporte 
Aristote  au  premier  livre  de  la  Métaphysique,  que 
les  dimensions  sont  elles-mêmes  les  substances  des 
corps...  (1).  »  Et  plus  loin  :  «  Puisque  le  sujet  est  le 
principe  d'individuation  des  accidents,  il  faut  que  ce 
qui  est  supposé  le  sujet  de  quelques  accidents  soit 
d'une  façon  quelconque  leur  principe  d'individuation; 
il  appartient,  en  effet,  à  la  définition  de  l'individu  de 
ne  pouvoir  être  en  plusieurs.  Or  cela  s'entend  de 
deux  manières.  Premièrement  il  est  naturel  au  sujet 
de  n'être  pas  en  quelque  chose  ;  ainsi  les  formes 
immatérielles  séparées,  qui  subsistent  par  elles-mê- 
mes, sont  aussi  par  elles-mêmes  individuelles.  Secon- 
dement toute  forme  substantielle  ou  accidentelle,,  qui 
naturellement  est  en  quelque  chose,  n'est  cependant 
pas  en  plusieurs  choses  ;  ainsi  cette  blancheur  est  dans 
ce  corps.  Donc,  quant  au  premier  point,  la  matière 
est  le  principe  d'individuation  de  toutes  les  formes 
qui  lui  sont  inhérentes  ;  en  effet,  les  formes  de  cette 
espèce  étant,  suivant  la  loi  leur  nature,  en  une  chose 
qui  remplit  à  leur  égard  l'office  de  sujet,  dès  qu'une 
d'elles  est  reçue  par  une  matière  qui  ne  peut  pas  être 
dans  un  autre,  cette  forme  elle-même  ne  saurait,  en 
cette  condition,  être  dans  un  autre.  Quant  au  second 
point,  il  faut  dire  que  le  principe  d'individuation  est 
la  quantité  dimensive.  D'où  vient,  en  effet,  qu'une 
chose  est  née  pour  être  en  un  seul  ?  Cela  vient  de  ce 

(1)  a  Prima  ditpositio  materise  est  quantitas  dimensiva,  unde  et  Plato 
posuit  primas  differentias  materiœ  magnum  et  parvum.  Et  quia  primum 
subjectum  est  materia,  consequens  est  quod  omnia  alia  accidentia  referantur 
ad  subjectum  mediante  quantitate  dimensiva;  sicut  et  primum  subjectum 
coloris  dicitur  esse  superficies  ;  ratione  cujus  quidam  posuerunt  dimen- 
siones  esse  substantias  corporum,  ut  dicitur  in  primo  Metaphysicœ,.. 
Summa  theologiœ,  part.  III,  queest.  lxxvii,  art.  2. 


368  HISTOIRE 

«  qu'elle  est  indivisible  et  divisée  de  toutes  les  autres 
<(  choses.  Or  la  division  de  la  substance  a  lieu  en  rai- 
«  son  de  la  quantité,  comme  il  est  dit  au  premier  livre 
«  de  la  Physique.  En  conséquence  la  quantité  dimen- 
«  sive  est  en  quelque  façon  principe  d'individuation 
«  pour  les  formes  de  cette  espèce,  en  tant  que  des 
«  formes  diverses  en  nombre  sont  en  diverses  parties 
«  de  matière  (1).  » 

La  première  proposition  de  saint  Thomas  est  celle- 
ci  :  des  deux  éléments  constitutifs  de  la  substance, 
l'un,  la  forme,  est  ce  quipeut  être  en  plusieurs  ;  l'autre, 
la  matière,  est  ce  qui  ne  se  trouve  qu'en  un  seul.  D'où 
il  suit  qu'aucune  forme,  substantielle  ou  accidentelle, 
ne  saurait  prendre  la  définition  de  l'individuel  sans 
recevoir  cette  définition  de  la  matière  ;  que  la  matière 
ne  peut  revêtir  aucune  forme,  si  elle  n'est,  en  tant  que 
matière,  individualisée  par  la  quantité  ;  enfin,  que  la 
quantité  l'accompagne  nécessairement  et  ne  permet 

(1)  «  Cum  subjectum  sit  principium  individuationis  accidentium,  oportet 
ici  quod  ponitur  aliquorum  accidentium  subjectum  esse  aliquo  modo 
individuationis  principium  ;  est  enim  de  ratione  individui  quod  non 
possit  in  pluribus  esse.  Quod  quidem  contingit  dupliciter.  Uno  modo,  quia 
non  est  natum  esse  in  aliquo,  et  hoc  modo  formœ  immateriales  separatœ, 
per  se  subsistentes,  sunt  etiam  per  seipsas  individuœ.  Alio  modo,  ex  eo 
quod  forma  substantialis,  vel  accidentalis,  est  quidem  nata  in  aliquo  esse, 
non  tamen  in  pluribus;  sicut  rucc albedo, quœ  est  in  hoc  corpore.  Quantum 
igitur  ad  primum,  materia  est  individuationis  principium  omnibus  formis 
inhserentibus  ;  quia  cum  hujusmodi  forma?,  quantum  est  de  se,  sint  naUe 
in  aliquo  esse  sicut  in  subjecto,  ex  quo  aliqua  earum  recipitur  in  materia 
quœ  non  est  in  alio,  ideo  nec  forma  ipsa  sic  existens  potest  in  alio  esse. 
Quantum  autem  ad  secundum,  dicendum  quod  individuationis  principium 
est  quantitas  dimensiva.  Ex  hoc  enim  aliquid  est  natum  esse  in  uno  solo, 
quod  illud  est  in  se  indivisum  et  divisum  ab  omnibus  aliis.  Divisio  autem 
accidit  substantiœ  ratione  quantitalis,  ut  dicitur  in  primo  Physicorum.  Et 
ideo  ipsa  quantitas  dimensiva  est  quoddam  individuationis  principium  in 
hujusmodi  formis,  in  quantum  scilicet  diversœ  formse  numéro  sunt 
in  diversis  partibus  materiœ.  »  Summa  theol.  part.  III,  quœst.  lxxvii, 
art.  2. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  369 

pas  qu'une  seule  matière  supporte  simultanément  deux 
formes  substantielles  (1). 

Cependant  la  matière  est-elle  exactement  définie  ce 
qui  n'appartient  qu'à  un  seul  ?  La  matière  se  retrouve, 
comme  élément  fondamental,  dans  tous  les  individus 
numérables  ;  donc  elle  n'est  pas  seulement  dans  celui- 
ci,  et,  comme  étant  dans  tous,  elle  n'individualise 
aucun.  L'individu  est,  sans  contredit,  l'acte  suprême, 
l'acte  final,  parfait  ;  or,  la  matière  indéterminée  est  ce 
qu'il  y  a  de  plus  imparfait.  On  ne  saurait  donc  la  con- 
sidérer, sous  aucun  rapport,  comme  la  raison  immé- 
diate de  l'individualité  de  Socrate  ;  ce  qui  prouve  qu'elle 
doit  être  limitée,  actualisée  par  quelque  autre,  avant 
d'être  rendue  capable  d'individualiser  telle  ou  telle 
forme.  Et  ce  quelque  autre  est  ce  que  recherchent 
les  réalistes. 

Mais  on  peut  les  laisser  eux-mêmes  faire  cette 
recherche.  Ils  sont,  en  effet,  tenus  de  dire  quel  est,  au 
sein  des  choses  nées,  le  principe  individuant  de  la 
matière,  puisqu'ils  supposent,  avant  l'individu,  l'indé- 
terminé réel,  substantiel.  Quant  aux  disciples  d'Albert, 
réduisant  l'indéterminé  à  la  puissance  d'être,  ils  ne  lui 
rapportent  aucun  acte,  et,  comme  l'acte  vient  de  l'acte, 
un  de  leurs  dires  est  que  l'indéterminé,  n'étant  pas  ac- 
tuel, n'actualise  rien.  Si  donc  on  leur  demande  quelle 
est  la  raison  externe  de  l'individualité  de  la  matière,  ils 
doivent  simplement  répondre,  avec  Aristote,  que  c'est 
le  premier  moteur  ou  la  cause  première,  et  ne  pas 

(1)  Thomas,  De  Princip.  individ.  ad  finem. 

(2)  «  Rerum  distinctio  non  est  a  materia,  a  forma,  a  sole,  a  secundis 
agentibus,  sed  ex  institutione  primi  agentis  suam  bonitatem  communi- 
cantis  et  sapientiam  ostendentis.  »  Thomas,  Summa  tlieologiœ,  part.  I, 
quaest.  xlvii. 

T.  1.  25 


370  HISTOIRE 

même  s'attarder  à  rechercher  ce  que  cette  première 
cause  a  pu  faire  par  le  moyen  des  causes  secondes,  puis- 
qu'ils ont  défini  ces  causes  secondes  de  pures  puissan- 
ces (2).  Saint  Thomas  s'expliquera  bientôt  à  ce  sujet, 
quand  il  abordera  le  problème  des  formes  substantiel- 
les. Faisons  simplement  observer  ici  qu'ayant  rejeté 
les  entités  actuellement  universelles  des  réalistes,  il  ne 
prétend  démontrer  que  le  principe  interne  de  l'indivi- 
duation.  Voici  la  substance.  Des  deux  éléments  qui  la 
composent,  lequel  individualise  toutes  les  formes 
qu'elle  revêt  ou  peut  revêtir  ?  Telle  est  la  question  que 
notre  docteur  s'est  proposée  et  qu'il  se  flatte  d'avoir 
résolue. 

Cependant,  il  faut  le  reconnaître,  ce  que  dit  saint 
Thomas  est  moins  clair  que  ce  qu'il  veut  dire.  Au 
XIIIe  siècle,  Guillaume  d'Ockam  n'est  pas  encore  venu 
réformer  le  langage  de  l'école  et  rendre  aux  termes 
généraux,  trop  souvent  confondus  avec  les  noms  des 
choses,  leur  sens  vrai,  le  sens  que  leur  a  définitive- 
ment assigné  la  philosophie  moderne.  Le  réalisme 
n'a  peut-être  pas  eu  pour  lui,  depuis  l'origine  du  débat 
scolastique,  les  plus  éminents  des  docteurs,  mais  il  a 
eu  le  nombre,  et,  dans  l'école  ainsi  qu'ailleurs,  c'est 
le  nombre  qui  fait  la  langue.  On  rencontre  donc  très- 
fréquemment,  chez  saint  Thomas,  des  expressions  qu'il 
aurait  mieux  fait  de  ne  pas  employer,  et  qu'il  ne  nous 
est  pas  permis  d'interpréter  de  manière  à  le  défendre 
contre  toute  accusation  de  paralogisme.  Ainsi,  dans  les 
passages  que  nous  venons  de  citer,  on  a  vu  la  matière 
quomodolibet  accepta,  non  signata,  prise  pour  sujet  de 
l'homme  en  tant  qu'homme,  et  opposée  à  cette  matière, 
materna  signata,  prise  pour  sujet  de  Socrate  en  tant 
que  Socrate.  Pourquoi  ces  distinctions,  si  la  matière 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLÀSTIQUE  371 

indéterminée  ne  répond  à  rien  dans  la  hiérarchie  des 
êtres,  si,  comme  saint  Thomas  le  déclare  ailleurs,  la 
première  disposition  de  la  matière  est  telle  étendue 
déterminée,  si  l'homme  en  tant  qu'homme  est  non 
pas  une  chose,  mais  un  nom  ? 

Or,  ces  distinctions  étant  faites,  les  réalistes  s'en 
emparent  et  ils  disent  :  d'une  part  la  matière  est  dans 
tous  comme  indéterminée  ;  d'autre  part  elle  n'est  pas, 
comme  déterminée,  le  suppôt  commun  des  uns  et  des 
autres  ;  elle  est  la  matière  propre,  l'hypostase  inalié- 
nable de  celui-ci.  Soit  !  Mais  comment  passe-t-elle  de 
l'état  de  matière  commune  à  l'état  de  matière  indivi- 
duelle ?  Là  se  trouve  la  difficulté  qu'il  faut  résoudre  : 
il  faut  montrer  l'origine,  la  cause,  le  principe  de 
cette  détermination,  de  ce  signum  qui  individualise  la 
matière  avant  qu'elle  ait  reçu  la  forme,  et  la  rend  capa- 
ble d'individualiser  la  forme  quand  elle  la  reçoit.  La 
thèse  de  saint  Thomas  est  que  la  matière  déjà  déter- 
minée revêt  ensuite  les  formes  communes,  et  leur 
attribue  ce  caractère  d'individualité  qui  fait  que  Socrate 
est  vraiment  homme,  et  qu'il  n'y  a  pas,  en  acte,  d'autre 
humanité  que  cette  forme  humaine  qui  se  rencontre 
individualisée  chez  Socrate,  chez  Platon  et  chez  les 
autres  individus  de  l'espèce.  Nos  réalistes  se  laisseront 
aller  jusqu'à  reproduire  cette  thèse,  toute  réserve 
faite  en  faveur  du  principe  qu'elle  semble  contredire, 
mais  aussitôt  ils  ajouteront  :  cela  convenu,  il  reste  à 
nous  faire  comprendre  comment  la  matière  quomodo- 
libet  accepta  est  devenue,  par  une  détermination  quel- 
conque, apte  à  marquer  de  son  signe,  de  son  cachet, 
tout  ce  qui  vient  faire  corps  avec  elle.  C'est  le  princi- 
pium  individuans  de  la  matière  que  nous  recherchons 
avant  tout,  et  l'on  ne  nous  parle  que  du  principium  in- 


372  HISTOIRE 

dividuans  de  la  forme  !  Telle  est  l'objection  première  et 
principale  des  sco  listes.  Nous  venons  de  dire  que,  pour 
avoir  fait  un  usage  inconsidéré  de  la  phraséologie  réa- 
liste, saint  Thomas  a  fourni  lui-même  à  ses  adversaires 
l'argument  dont  ils  se  sont  armés  pour  le  combattre. 

Il  répond  à  cet  argument  :  c'est  la  quantité  qui  dé- 
termine la  matière,   avant  que  celle-ci  détermine  la 
forme.  Nous  avons   reproduit  le  passage    du  traité 
De  l'être  où  se  trouve  d'abord  cette  réponse.  Or  il  n'y 
a  rien  de   clair  dans  ce    passage,  à  l'exception  des 
premiers  mots  ;  le  reste  est  équivoque,  embarrassé, 
et  l'est  à  ce  point  que  les  plus  vifs  débats  se  sont 
élevés,  même  au  sein  de    l'école  thomiste,  quand  il 
s'est  agi  de  l'interpréter.  Ainsi  le  cardinal  Thomas  de 
Vio,  dans  ses  commentaires  sur  le  traité  de  Esse  et 
essentiel,  a  proposé  d'entendre   ces  termes  materia 
signata,  de  la  matière  «  douée  de  la  puissance  pro- 
«  chaine  de  recevoir  telle  quantité    déterminée»,  et, 
'comme  si  cette  explication  n'était  pas  déjà  suffisam- 
ment  obscure,  il   l'a  rendue  tout-à-fait  ininteligible 
par  une  explication  complémentaire.  «  L'agent,  a-t- 
«  il  dit,  agissant  sur  la  matière,  la  rend  de  plus  en  plus 
«  propre  à  recevoir  telle  forme  et  telle  quantité  déter- 
«"  minées,  de  telle  sorte  qu'au  moment  où  s'accomplit 
«  l'acte  final  de  la  génération  delà  substance,  cette  ma- 
«  tière  n'est  plus  propre  qu'à  recevoir  telle  forme,  telle 
«  quantité  (1).  »  Aces  puériles  hypothèses  nous  préfé- 
rons les  termes  dont  Gilles  de  Rome  a  fait  usage  dans 
ses  QuocUibeta.  Oui,  dit-il,  c'est  la  quantité  qui  déter- 
mine la  matière.  Une  substance  individuelle  ne  se  dit 

(1)  Celte  opinion  du  cardinal  de  Gaëte  a  été  reproduite  et  défendue 
par  plusieurs  autres  thomistes,  et  notamment  par  Javello.  Metaph.,  Y, 
quaest.  xv. 


DE  LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  373 

d'aucun  sujet  et  n'est  dans  aucun  sujet;  mais  ces 
conditions  ne  lui  peuvent  être  attribuées  que  par  son 
quantum  de  matière  ;  ce  quantum,  cette  materia 
quanta  est  donc  la  raison  déterminante  de  l'indivi- 
dualité (1).  Telle  est  bien,  en  effet,  la  doctrine  de 
saint  Thomas  sur  le  principe  d'individuation.  La  quan- 
tité détermine  la  matière,  la  matière  déterminée 
transmet  son  empreinte  à  toutes  les  formes  qu'elle 
contracte,  et  l'on  a  la  substance  individuelle,  com- 
posée d'une  matière  individuelle  et  de  diverses  formes 
individualisées. 

Mais  on  prévoit  déjà  ce  que  les  réalistes  vont  répli- 
quer au  sujet  de  la  quantité  prise  pour  principe  indivi- 
duant  de  la  matière.  Dire  que  le  principe  d'individuation 
est  la  matière  déterminée,  c'est  dire  que,  pour  indi- 
vidualiser ce  qui  n'est  pas  elle-même,  la  matière  doit 
être  déjà  revêtue  du  caractère,  du  signe  de  l'individua- 
lité. De  part  et  d'autre  c'est  convenu,  sinon  reconnu. 
Mais  poursuivons  :  ce  signe  préalable  et  nécessaire, 
ajoute  saint  Thomas,  la  matière  le  tient  de  la  quantité. 
Aussitôt  les  réalistes  lui  répliquent  :  qu'est-ce  donc 
que  la  quantité  ?  Aristote  a  placé  la  quantité  parmi  les 
catégories  de  l'être.  Mais  qu'est-ce  qu'une  catégorie 
de  Fêtre  ?  Nous  le  savons  :  c'est  tout  ce  qui  se  dit  et 
peut  se  dire  de  l'être  ;  et,  en  effet,  il  n'y  a  pas  de  sub- 
stance qui  ne  soit  douée  de  quelque  quantité,  comme 
de  quelque  qualité,  de  quelque  situation  ;  les  dix  caté- 
gories sont  les  modes  les  plus  généraux  de  l'être,  ses 
premiers  accidents,  inhérents  ou  adhérents.  Disons 


(1)  Egidio  Golonna,  Quodlib.,  quœst.  n.  L'explication  donnée  par  ce 
docteur  a  été  admise  par  le  plus  grand  nombre  des  disciples  de  saint 
Thomas.  On  la  retrouve  notamment  chez  Paolo  Soncini,  Metaphys.,  VII, 
quaest.  xxxui  et  xxxiv. 


374  HISTOIRE 

donc  que  la  quantité  détermine  l'individuation  de  la 
matière  !  Mais  cela  s'entend-il  de  la  quantité  prise  en 
elle-même,  de  la  quantité  pure,  sans  détermination? 
Il  ne  paraît  pas,  car  la  quantité  prise  comme  indétermi- 
née ne  peut  donner  ce  quantum  qui  produit  la  ma- 
teria  quanta.  Il  faut  donc  que  ce  soit  la  quantité 
déterminée.  Et  voilà  la  question  reculée,  mais  non 
résolue.  Car,  disent  les  réalistes,  qui  détermine  la 
quantité,  si  ce  n'est  la  forme  ?  Et  si  l'on  trouve, 
en  définitive,  que  la  forme  détermine  la  quantité, 
laquelle  quantité  détermine  la  matière,  laquelle  ma- 
tière est  le  principe  déterminant  de  la  forme  substan- 
tielle, il  était  beaucoup  plus  simple  de  déclarer,  dès 
l'abord,  que  le  principe  d'individuation  est  non  pas 
la  matière,  mais  la  forme.  Ce  que  les  réalistes  procla- 
ment d'une  seule  voix,  avec  l'assentiment,  disons- 
le  par  avance,  d'un  certain  nombre  de  nominalistes 
plus  ou  moins  inconséquents. 

Nous  avons  cru  devoir,  dès  à  présent,  entrer  dans 
ces  détails,  pour  ne  pas  dissimuler  le  côté  faible  de  la 
démonstration  thomiste,  et  pour  faire  bien  comprendre 
à  l'avance  que  la  critique  scotiste  porte,  en  résumé, 
plutôt  sur  des  mots  que  sur  des  choses.  A  notre  sens, 
saint  Thomas  a  raison,  mais  il  s'explique  mal.  Quelle 
est,  en  effet,  sa  doctrine  ?  Dégagée  de  tous  ces  mots 
abstraits  qui  n'offrent  aucune  signification  précise, 
inquiètent  la  pensée  et  gênent  le  raisonnement,  la  doc- 
trine de  saint  Thomas  est  celle  d'Aristote,  et,  disons-le 
sans  plus  tarder,  celle  de  Descartes.  Voici  les  termes 
de  Descartes  :  «  L'étendue  en  longueur,  largeur  et 
«  profondeur  constitue  la  nature  de  la  substance...; 
«  car  tout  ce  que,  d'ailleurs,  on  peut  attribuer  au 
«  corps  présuppose  l'étendue,  et  n'est  qu'une  dépen- 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE.  375 

«  dance  de  ce  qui  est  étendu  (1).  »  Il  n'y  a  qu'à  sub- 
stituer un  mot  à  un  mot,  et  la  formule  cartésienne  de- 
vient la  formule  thomiste.  Nous  reconnaissons  que, 
dans  la  controverse,  saint  Thomas  laisse  l'avantage  à 
ses  adversaires,  quand,  faisant  emploi  du  vocabulaire 
réaliste,  il  semble  définir  la  quantité  ce  qui,  s'ajoutant 
du  dehors  à  la  matière  quomodolibet  accepta,  lui  attri- 
bue la  limite,  la  dimension,  l'étendue,  l'unité  numé- 
rique ;  mais,  en  fait,  toute  sa  doctrine  est  fondée  sur 
cette  proposition,  incontestablement  péripatéticienne 
et  cartésienne  :  avant  cette  matière,  c'est-à-dire  avant 
telle  matière  déterminée  par  telle  étendue,  il  n'y  a  rien 
qu'un  ou  plusieurs  êtres  de  raison,  un  ou  plusieurs 
êtres  philosophiques  (c'est  le  nom  qu'il  leur  donne). 
Il  le  déclare  même  avec  assez  d'énergie  :  In  formis 
ubi  est  multitudo  formœ  per  receptionem  in  alio  quod 
habet  rationem primi  subjecti..,  manet  eadem  species 
in  diversis  suppositis.  Hoc  autemrecipiensestmateria 
non  quomodolibet  accepta,  ut  dictum  est,  cum  ipsa 
sit  de  intellectu  philosophicœ  speciei,  sed  secundum 
quod  habet  rationeme  primi  subjecti  ;  et  signatio  ejus 
est  esse  sub  certis  dimensionïbus,  quœ  faciunt  esse  hic 
et  nunc  (2).  »  Cela  est  parfaitement  clair.  Prima  dispo- 
sitio  materiœ  est  quantitas  dimensiva  :  la  première  et 
fondamentale  condition  de  la  matière  est  sa  quantité 
dimensive,  en  d'autres  termes  son  étendue  ;  voilà  ce 
que  saint  Thomas  a  parfaitement  compris.  Mais,  au 
lieu  de  s'en  tenir  à  cette  déclaration,  ou  de  la  complé- 
ter en  disant  que  la  création  d'une  matière  est  un  fait 
irréductible  à  tout  autre,  un  mystère  devant  lequel 
l'analyse  s'arrête  confondue,  il  a  voulu  faire  preuve 

(1)  Principes  de  philosophie,  p.  32  de  redit,  de  1681,  in-4°. 

(2)  De  natura  materiœ,  cap.  il,  in  lomo  XVII  Operuia. 


376  HISTOIRE 

d'une  audace  égale  à  celle  des  réalistes,  et  il  s'est 
laissé  par  eux  entraîner  beaucoup  plus  loin  qu'il  n'au- 
rait dû  dans  le  domaine  des  Actions  idéales.  Il  nous 
reste  à  montrer  qu'il  en  est  revenu  sain  d'esprit, 
et  qu'interrogé  sur  l'existence  des  natures  antérieures 
à  la  substance  aristotélique,  il  les  a  niées  avec  énergie, 
ne  soupçonnant  pas  même  qu'il  eût  fait  un  écart  en 
prenant  au  sérieux  la  recherche  du  principe  d'indivi- 
duation. 

Maintenant  retournons  à  l'endroit  de  la  Somme  où 
saint  Thomas  se  prononce  contre  la  thèse  averroïste 
de  l'âme  universelle.  Nous  comprenions  mal  les  objec- 
tions qu'il  faisait  à  cette  thèse  fameuse  ;  les  compre- 
nons-nous mieux  maintenant?  Oui,  sans  doute.  Une 
quantité  de  matière  considérée  comme  premier  sujet, 
voilà  Socrate  en  matière,  voilà  ce  qui  constitue  l'indi- 
vid  îalité,  l'indivisible  étendue  de  Socrate.  L'autre  élé- 
ment de  la  substance  est  l'esprit  qui  fait  pénétrer  sous 
cette  chair,  sous  ces  os,  le  souffle  divin  de  la  vie.  Or, 
cet  esprit,  c'est  l'âme  de  Socrate,  et  cette  âme  n'a  pu 
s'unir  au  premier  sujet,  sans  se  personnifier,  s'indivi- 
dualiser en  cette  ébauche  charnelle.  Donc,  si  l'âme  en 
soi,  séparée  des  êtres  animés,  peut  être  conçue  com- 
me quelque  essence  universelle,  elle  n'est  dans  ces 
êtres  et  ne  les  anime  qu'à  la  condition  d'être  individua- 
lisée en  chacun  d'eux.  Cette  conclusion  est  d'une 
grande  importance,  et  personne  ne  l'a  mieux  apprécié 
que  saint  Thomas.  Il  a  montré  l'origine  et  les  consé- 
quences de  l'opinion  contraire,  et  l'a  combattue  tour  à 
tour  au  nom  de  Platon,  d'Aristote,  de  Thémiste,  de 
Théophraste  ,  de  tous  les  anciens  ,  contre  Algazel, 
Averroès  et  leurs  disciples,  ayant  grandement  à  cœur 
de  prouver  que  le$  Arabes  avaient,  les  premiers,  ima- 


DE   LA   PHILOSOPHIE    SCOLASTIQUE  377 

giné  cette  erreur  qui  renverse  tous  les  fondements 
de  la  science  et  de  la  morale  (1). 

Saint  Thomas  ayant  traité  les  mêmes  questions  en 
plusieurs  écrits,  nous  allons  des  uns  aux  autres,  cher- 
chant où  se  trouvent  ses  explications  les  plus  claires. 
Mais  il  ne  faut  pas  que  ces  excursions  nous  fassent  per- 
dre le  fil  que  nous  avons  à  suivre  pour  exposer  la  doc- 
trine de  ce  logicien  très  conséquent.  Nous  voici  présen- 
tement au  point  où  la  nature  de  l'âme  doit  être  particuliè- 
rement définie. De  ce  principe, que  l'âme  est  uneforme, 
on  est  conduit  à  celui-ci  :  l'âme  est  simple,  une,  et  Ton 
ne  trouve  pas  dans  un  même  corps  plusieurs  essences 
distinctes  auxquelles  le  nom  d'âme  puisse  être  attribué 
par  analogie.  C'est  là,  comme  on  le  sait,  un  des  articles 
les  plus  importants  de  la  doctrine  thomiste. Les  Arabes 
et  les  arabisants  avaient  fort  embrouillé  cette  question 
en  discourant  sur  les  facultés  du  conjoint  spirituel. 
Saint  Thomas  ne  peut  ignorer  que,  dans  Aristote,  ces 
facultés  sont  quelquefois  opposées  les  unes  aux  au- 
tres sous  le  nom  d'âmes,  et  il  leur  conserve  ce  nom  ; 
mais  il  prend  bien  soin  de  démontrer  qu'il  ne  leur  con- 
vient pas,  car  l'âme,  définie  l'acte  ou  l'entéléchie  du 
corps,  est  une  et  non  multiple.  La  preuve  qu'il  fournit 
de  l'unité  de  l'âme  mérite  d'être  rapportée.  Si  l'on  dit 
qu'il  y  a  dans  Socrate  plusieurs  âmes,  l'âme  végéta- 
tive, l'âme  sensible,  l'âme  rationnelle,  il  faut  dire, 
suivant  Aristote  très  subtilement  interprété,  qu'il  y  a, 
dans  la  même  substance,  plusieurs  essences  réelles, 
c'est-à-dire  plusieurs  êtres,  comme  Socrate,  l'homme, 


(1)  Cette  polémique  se  trouve  dans  diverses  parties  de  la  Somme  de 
théologie,  et  en  outre  dans  le  traité  spécial  qui  a  pour  titre  De  unitate 
intellectus  contra  Averrhoym,  p.  97,  verso,  du  tome  XVII  des  Œuvres  de 
saint  Thomas,  édit.  de  Rome. 


378  HISTOIRE 

l'animal.  Or,  ne  vaut-il  pas  mieux  définir  l'âme  intel- 
lectuelle une  forme  dont  la  virtualité  joint  à  la  raison 
toutes  les  énergies  que  possède  l'âme  végétative  des 
plantes,  l'âme  sensible  des  brutes  ?  Telle  est  la  défini- 
tion de  l'âme  que  saint  Thomas  préfère,  et  il  déclare, 
en  conséquence,  que  Socrate  est,  par  la  vertu  de  la 
même  âme,  homme  et  animal  (1).  Gela  semble  fort  bien 
dit  ;  mais  cela  ne  vient-il  pas  compromettre  la  thèse  de 
la  matière  individuante  ? 

La  compromettre  ?  Non  pas,  mais  expliquer  ce  qu'elle 
peut  encore  avoir  d'obscur.  Puisque  cette  âme  est 
une,  et  puisque  cette  âme  est,  suivant  les  prémisses, 
l'acte  du  corps,  il  suit  que,  l'âme  absente,  le  corps 
n'est  en  acte  d'aucune  manière  :  intelligence,  sensibi- 
lité, végétabilité  même ,  tout  disparaît,  s'évanouit 
avec  l'acte  unique  qui  donne  ces  trois  facultés.  On 
nous  disait  tout  à  l'heure  que  la  matière  de  Socrate  est 
cette  chair,  ces  os  ;  or,  cette  chair,  ces  os,  isolés  de 
l'âme  intellectuelle,  pourraient  être  considérés  encore, 
s'il  y  avait  trois  âmes,  comme  animés  par  l'âme  végé- 
tative et  par  l'âme  sensible,  et  l'on  aurait,  avant  la  gé- 
nération de  Socrate,  l'animal  vivant,  sentant,  auquel  il 
ne  manquerait  plus  que  l'acte  final  pour  devenir  le  tout 
substantiel  qui  répond  au  nom  de  Socrate.  Mais  saint 
Thomas  est  bien  loin  d'admettre  de  telles  fictions. 
Avant  Socrate,  il  n'y  a  rien,  et,  dans  Socrate,  cette 
chair,  ces  os,  ne  tiennent  du  principe  matériel  que  l'é- 
tendue ;  toute  forme  essentielle,  générique  ou  spéci- 
fique leur  vient  de  l'âme,  de  l'âme  définie  la  source  de 

(i)  Prima  Summœ,  quaes t.  lxxv:,  art.  3.  —  Quodlibeta,  quodl.  XI,  art.  5. 
—  M.  Ch.  Jourdain  fait  remarquer  justement  (Philos,  de  S.  Thomas,  t.  I, 
p.  296)  que  saint  Thomas,  souvent  accusé  d'avoir  divisé  les  principes  de  la 
vie,  s'est  prononcé  contre  cette  division  mfane  avec  plus  de  fermeté  que 
Descartes. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE.  379 

la  vie.  On  aurait  donc  très  mal  compris  la  thèse  tho- 
miste sur  le  principe  d'inclividuation,  si  l'on  avait  con- 
fondu la  détermination  que  la  matière  reçoit  de  la 
quantité  avec  celle  qu'elle  reçoit  de  l'âme  ou  de  la 
forme  proprement  dite.  L'âme  ne  donne  pas  l'étendue  ; 
mais,  réciproquement,  l'étendue  ne  donne  ni  l'intelli- 
gence, ni  la  sensibilité,  ni  la  végétabilité.  Ce  qui  re- 
vient à  dire  que  la  matière  n'est  pas  avant  la  forme, 
que  la  génération  de  la  matière  et  de  la  forme  est,  en 
en  Socrate  ,  un  même  acte ,  et  que  l'individuation, 
quant  au  principe  externe,  vient  non  de  la  matière  en 
soi,  non  de  la  forme  en  soi,  mais  de  la  cause  mys- 
térieuse, mystérieuse  parce  qu'elle  est  divine,  de  qui 
procède  la  génération  de  toute  substance  individuelle. 
Saint  Thomas  distingue  ensuite  les  formes  néces- 
saires, c'est-à-dire  les  formes  substantielles,  des 
formes  accidentelles.  Que  l'on  retranche  de  Socrate 
son  âme,  c'est-à-dire  sa  forme  substantielle,  il  cesse 
d'être,  puisqu'il  est  par  elle,  per  adventum  animœ. 
Pour  ce  qui  regarde  les  formes  accidentelles,  elles 
s'ajoutent  à  la  substance,  et  s'en  séparent  sans  l'alté- 
rer. (1)  Mais  on  demande  pourquoi  l'âme,  substance 
spirituelle,  incorruptible,  vient  contracter  avec  le  corps 
matériel,  corruptible,  une  alliance  qui,  dit-on,  ne  lui 
fait  pas  honneur.  Saint  Thomas  pouvait  assurément 
s'épargner  de  répondre  à  une  telle  question.  Cependant 
il  ne  l'écarté  pas  en  alléguant  une  fin  de  non-recevoir 
qu'on  serait  pourtant  bien  forcé  d'accepter.  Des  expli- 
cations lui  sont  demandées  ;  il  les  recherche  et  les 
donne.  Il  a  déjà  dit  qu'il  existe,  entre  les  substan- 
ces intellectuelles,   une   certaine  hiérarchie,   et  que 

(I)  Summœ  part.  I,  quœst.  lxxvi,  art,  4, 


380  HISTOIRE 

l'âme  de  Socrate  occupe  le  dernier  rang  parmi  ces  sub- 
stances (1);  il  ajoute  maintenant  que,  reléguée  bien  loin 
de  la  lumière  divine,  cette  substance  subalterne  a 
besoin  d'acquérir  par  le  moyen  de  l'expérience 
certaines  notions  qui  sont  pour  elle  l'origine  et  le  fon- 
dement de  toute  connaissance.  Or,  l'expérience  a  les 
sens  du  corps  pour  instruments  nécessaires  (2).  C'est 
pourquoi  la  Providence  a  marié  l'âme  au  corps,  son 
indispensable  auxiliaire:  Sic  ergo  patet  quod  propter 
melius  est  ut  corporl  uniatur  (3).  A  tout  disciple  de 
Descartes  cette  déclaration  semblera,  nous  n'en  doutons 
pas,  énergiquement  sensualiste.  «  Je  suis,  dit  Descar- 
«  tes,  une  chose  qui  pense.  »  Nous  sommes  assuré- 
ment, répond  saint  Thomas,  une  chose  qui  pense,  mais 
qui  pense  après  avoir  senti,  et  qui,  si  jamais  elle  n'avait 
senti,  n'aurait  jamais  pensé.  Voilà  ce  qui  a  été  réglé  par 
un  sage  décret  de  la  Providence.  Mais  poursuivons  notre 
analyse.  On  demande  encore  si,  dans  le  moment  oùl'âme 
vient  se  joindre  à  la  matière,  la  matière  n'est  pas  déjà 
douée  de  quelque  attribut,  de  quelque  qualité,  qui  la 
dispose  à  rechercher  l'âme,  ou,  du  moins,  à  la  recevoir. 
La  réponse  est  précise  et  négative.  Le  premier  de  tous 
les  actes,  dit  saint  Thomas,  est  l'être  :  Primum  inter 
omnes  actus  est  esse  ;  or,  l'être  est  donné  par  la  forme 
substantielle  ;  donc,  avant  de  posséder  cette  forme, 
la  matière  n'est  en  aucune  façon  :  Impossibile  igitur 
est  intelligere  materiam  priusesse  calidam,  vel  quan- 


(1)  Ibid.  quœst.  lv,  art.  2. 

(2)  «  Unde  oportuit  quod  anima  intelJectiva  non  solum  habeat  virtutem  in- 
telligendi,  sed  etiam  virtutem  séntiendi.  Actio  autem  sensus  non  fit  sine 
corporeo  instrumenta.  Oportuit  igitur  animam  inlellectivam  tali  corpori 
uniri  quod  possit  esse  conveniens  organum  sensus.  »  Summœ  theol.  p.  1, 
quœst.  lxxvi,  art.  5. 

{3)  Siimm.  theol.,  part.  I,  quœst,  lxxxix, 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  381 

tarn,  quam  esse  in  actu  (1).  On  comprend  bien  sans 
doute  ce  que  cela  veut  dire.  Avant  d'être  jointe  à  la 
forme,  la  matière  ne  possède  pas  même  l'étendue;  elle 
n'est  rien  qu'une  pure  puissance,  sans  qualité,  sans 
quantité.  Mais  aussitôt  qu'elle  passe  de  la  puissance  à 
l'acte,  elle  contribue  pour  sa  part  à  la  constitution  du 
composé  :  pour  sa  part,  c'est-à-dire  suivant  sa  propre 
nature,  bien  que  cette  nature  ne  se  manifeste,  ne 
s'actualise  qu'à  la  venue  de  la  forme.  Du  mélange  de 
la  matière  et  de  la  forme  nait  Socrate  ;  c'est  la  loi. 
Toute  substance  composée  est  nécessairement  indivi- 
duelle. Mais  l'individualité  ne  vient  pas  à  Socrate  de 
la  forme,  puisque  la  forme,  c'est-à-dire  l'âme,  la  vie, 
ne  s'individualise  qu'au  sein  de  cette  matière,  et  qu'elle 
ne  peut  être,  universellement  considérée,  principe 
d'individuation.  Elle  lui  vient  donc  de  la  matière,  quoi- 
qu'on rejette  bien  loin  l'hypothèse  de  la  matière  infor- 
me, parce  que  la  matière  est,  dès  qu'elle  est,  indivi- 
duelle, et  individualise  la  vie  qu'elle  reçoit. 

Mais  voici  d'autres  questions.  L'essence  de  l'âme 
est-elle  réellement  identique  à  sa  puissance  ?  Saint 
Augustin  semble  être  de  cette  opinion,  lorsqu'il  dit 
que  la  pensée,  la  connaissance  et  l'amour  sont  la 
substance  même  de  l'âme  ;  que  la  mémoire,  l'intelli- 
gence et  la  volonté  sont  une  seule  vie,  une  seule  âme, 
une  seule  essence.  Cependant  ce  langage  peu  philoso- 
phique ne  convient  pas  à  saint  Thomas.  Il  aime  mieux 
dire  que  l'essence  de  l'âme  humaine  est  une,  mais  que 
cette  essence  est  douée  d'énergies  diverses  (2),  qui 
naturellement  concourent  à  la  même  fin  (3).  Ici  l'on 

(1)  Ibid.  art  6. 

(2)  Ibid.,  quaest.  lxxvii,  art.  i,  2,3. 

(3)  lbid.,  ibid.,  art  6. 


382  HISTOIRE 

pose  ce  problème  :  Ces  énergies  sont-elles  dans  l'âme 
comme  dans  un  sujet  ?  A  cela  saint  Thomas  répond 
que  l'âme  pouvant  exercer  son  intelligence  et  sa  vo- 
lonté sans  avoir  affaire  d'aucune  organe  corporel,  ces 
deux  énergies,  l'intelligence,  la  volonté,  doivent  être 
considérées  comme  ayant  l'âme  pour  sujet  ;  que, 
d'autre  part,  puisque  l'âme  ne  voit  pas,  n'entend  pas 
sans  le  secours  des  sens,  les  facultés  de  l'âme  qui  sont 
en  commerce  avec  le  corps  ont  pour  sujet  le  tout  com- 
posé d'âme  et  de  corps(l).La  doctrine  psychologique  de 
saint  Thomas  n'est  donc  pas  aussi  résolument  sensua- 
liste  qu'elle  semblait  l'être.  Assurément,  il  tient  grand 
compte  des  sens  comme  moyen  de  connaître  ;  mais 
au-dessus  des  sens,  et  même  dans  un  autre  sujet,  il 
établit  ces  deux  facultés,  l'intelligence  et  la  volonté, 
aux  opérations  desquelles  ne  participe  rien  de  corpo- 
rel. Antérieurement  il  a  dit  que  ces  opérations  dis- 
tinguent l'âme  humaine  de  l'âme  des  bêtes. 

Les  énergies  de  l'âme  viennent-elles  de  son  essence? 
Cette  question  parait  frivole  ;  elle  l'est,  en  effet,  et 
ce  qui  nous  intéresse  beaucoup  plus  que  la  conclusion 
de  saint  Thomas  sur  cet  article,  c'est  l'argumentation 
qui  la  suit  :  «  A  cette  question,  dit-il,  je  réponds  que  la 
«  forme  substantielle  et  la  forme  accidentelle  se  res- 
«  semblent  d'une  part,  et  d'autre  part  diffèrent.  Elles 
«  se  ressemblent  en  ce  que  chacune  d'elles  est  un  acte, 
«  et  que,  dans  les  deux  cas,  quelque  chose  est  produit 
«  en  acte,  d'une  manière  quelconque.  Elles  diffèrent 
«  sous  deux  rapports.  Le  premier  est  que  la  forme 
«  substantielle  donne  l'être  simple  et  qu'elle  a  pour 
«  sujet  l'être  en  puissance,  tandis  que  la  forme  acci- 

(i)  a  ldeo  potentiœ  quae  sunt  talium  operationum  principia  surit  in   con- 
juncto  sicut  in  subjecto,  non  in  anima  sola.  »  Ibid.  art.  5. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  383 

«  dentelle  donne  non  pas  l'être  simple,  mais  l'être 
«  déterminé  par  la  qualité,  par  la  quantité  ou  de  quel- 
«  que  autre  manière,  et  a  pour  sujet  l'être  en  acte. 
«  D'où  il  résulte  que  l'antériorité  de  l'acte,  actualitas 
«  per  prius,  appartient  à  la  forme  et  non  pas  à  son 
«  sujet.  Or  comme,  en  tout  genre,  ce  qui  est  antérieur 
«  fait  l'office  de  cause,  la  forme  substantielle  cause 
«  l'être  en  acte  dans  son  propre  sujet.  Tout  au  con- 
«  traire,  l'antériorité  de  l'acte  appartient  au  sujet  de  la 
«  forme  accidentelle  par  comparaison  avec  cette  for- 
«  me  ;  donc  l'actualité  de  la  forme  accidentelle  a  pour 
«  cause  l'actualité  de  son  sujet,  de  telle  sorte  que,  si 
«  le  sujet  en  puissance  est  apte  à  produire  la  forme 
«  accidentelle,  elle  n'est,  toutefois,  produite  que  par 
«  le  sujet  en  acte.  Et  je  parle  ici  de  l'accident  propre 
«  au  sujet  et  qui  vient  de  lui.  Quant  à  l'accident  qui 
«  vient  du  dehors,  le  sujet  le  reçoit,  mais  il  est  produit 
»  par  un  agent  extrinsèque.  »  Saint  Thomas  fait 
ensuite  connaître  en  quoi  consiste  la  seconde  différence 
des  deux  formes  :  «  Secondement,  dit-il,  la  forme  sub- 
«  stantielle  et  la  forme  accidentelle  diffèrent  en  ce  que 
«  le  postérieur  étant  à  cause  de  l'antérieur,  la  matière 
«.  est  à  cause  de  la  forme  substantielle,  tandis  que  la 
«  forme  accidentelle  a  pour  raison  d'être  l'achèvement 
«  du  sujet  (1).  »  Ce  passage,  qui  nous  semble  très- 
ce  curieux,  veut  être  suivi  d'un  commentaire. 

N'y  trouve-t-on  pas  cette  doctrine,  que  la  forme 
substantielle,  cette  forme  que  Malebranche  lui-même 
appelle  avec  tant  de  bonheur  «  une  invention  de  gens 
«  oisifs  (2),  »  est  déjà  par  elle-même  avant  de  contri- 

(1)  Ibid.  quaest.  lxxvii,  art.  6. 

(2)  A.  Arnauld,  Vraies  et  fausses  idées,  ch,  vu. 


384  HISTOIRE 

buer  pour  sa  part  à  la  constitution  delà  substance  com- 
posée ?  La  forme  accidentelle,  dit  saint  Thomas,  a  pour 
sujet  l'être  en  acte  ;  il  est  évident,  en  effet,  que  tout 
ce  qui  advient  accidentellement  à  Socrate  a  Socrate 
pour  sujet,  et  que,  toutes  les  substances  anéanties, 
aucune  forme  accidentelle  ne  pourrait  être;  mais,  d'au- 
tre part,  semble-t-il  dire,  l'actualité,  l'existence  même 
de  Socrate  lui  vient  d'une  forme  substantielle  qui  aurait 
eu  déjà  le  titre  de  forme  actuelle  avant  la  génération 
de  la  substance  première,  principale,  proprement  dite. 
Cette  assertion  est  grave,  et,  suivant  l'interprétation 
qui  lui  sera  donnée,  elle  pourra  servir  de  fondement 
à  plus  d'un  système.  Arrêtons-nous  donc  un  instant 
ici  pour  adresser  à  saint  Thomas  la  question  suivante  : 
qu'est-ce  que  l'actualité  d'une  forme  antérieure  au 
sujet  substantiel? 

Mais  avant  d'interroger  saint  Thomas,  il  faut  tou- 
jours entendre  Aristote.  Que  répond  Aristote  à  cette 
question  ? 

Nous  avons  eu  plus  d'une  fois  l'occasion  de  rappeler 
qu'Aristote,  distinguant  la  puissance  de  l'acte,  fait 
succéder  l'acte  à  la  puissance,  parce  qu'agir  suppose  le 
pouvoir  d'agir.  Mais,  quand  il  s'exprimait  en  ces  termes, 
il  était  physicien.  En  métaphysique,  il  n'est  question 
des  phénomènes  que  par  rapport  aux  causes.  Or,  toute 
cause  est  un  acte,  car  toute  cause  est  avant  de  causer  ; 
on  est  constructeur  avant  de  construire,  on  est  doué 
de  la  vue  avant  de  voir  ;  ajoutons  que  l'homme  vient 
de  l'homme,  que  le  musicien  se  forme  sous  le  musi- 
cien (1).  D'où  ce  théorème  :  tout  acte  a  son  principe 
dans  un  acte  antérieur,  et  cet  acte  antérieur  produit  en 

(i)  Métaphys.  d'Arist.,  livre  JX,  ch.  vm. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASÏIQUE  385 

acte  postérieur  ce  qui  n'était  auparavant  qu'en  puis- 
sance de  devenir.  Donc  l'acte  vient  de  l'acte. 

Ces  explications  données,  lisons  les  phrases  sui- 
vantes, empruntées  au  neuvième  livre  de  la  Métaphy- 
sique, chapitre  VIII  :  «  Il  est  évident,  dit  Aristote,  que 
«  l'essence  et  la  forme  sont,  en  quelque  manière,  des 
«  actes.  De  ce  que  nous  venons  de  dire  il  résulte  avec 
«  la  même  évidence  que  l'acte  est,  sous  le  rapport  de 
«  l'essence,  antérieur  à  la  puissance,  et  qu'il  y  a  tou- 
«  jours  un  acte  antérieur  à  un  autre,  ainsi  que  nous 
«  l'avons  démontré,  sous  le  rapport  du  temps,  jusqu'à 
«  ce  qu'on  arrive  à  l'acte  du  moteur  premier  et  éter- 
«  nel.  Ce  qui  rend  plus  manifeste  encore  la  vérité  de 
«  cette  proposition,  c'est  que  les  êtres  éternels  sont 
«  antérieurs  essentiellement  aux    êtres  périssables, 
«  et  que  rien  de  ce  qui  est  en  puissance  n'est  éternel... 
«  Tout  ce  qui  est  impérissable  est  en  acte  ;  il  en  est 
«  de  même  des  principes  nécessaires.  »  Qu'est-ce  à 
dire?  Aristote  vient-il  ici  renverser  de  ses  propres 
mains  le  système  qu'il  a  précédemment  édifié  ?  Après 
avoir,  dans  le  septième  livre  de  la  Métaphysique,  livré 
de  si  vifs  assauts  à  la  thèse  des  idées  platoniciennes, 
se  laisse-t-il  conduire,  par  la  nécessité  d'expliquer  la 
nature  des  causes,   à  réaliser,   sous  le  nom  d'actes, 
hors  de  la  substance  proprement  dite,  ces  formes,  ces 
essences  universelles,  impérissables,   qu'il  a  traitées 
avec  si  peu  de  ménagements  ?  Aux  phrases  que  nous 
venons  de  citer  nous  devons  ajouter  celles-ci,  qui  se 
lisent  encore  dans  la  Métaphysique,  au  chapitre  V  du 
douzième  livre  :   «  Les   causes  et  les  éléments   sont 
«  différents  pour  les  choses  qui  ne  sont  pas  dans  le 
«  même  genre,  comme  les  couleurs,  les  sons,  les  es- 
«  sences,  la  qualité.  Ils  ne  se  confondent  que  par  ana- 
T.  I.  26 


386  HISTOIRE 

«  logie.  Ils  diffèrent  encore  pour  les  choses  de  la 
«  même  espèce  ;  non  pas,  il  est  vrai,  sous  le  rapport 
«  de  l'espèce,  mais  parce  que  chacune  de  ces  choses  a 
«  son  principe  particulier  ;  ta  matière,  ta  forme,  ta 
«  force  motrice  ne  sont  pas  les  mêmes  que  les  mien- 
ce  nés  ;  elles  ne  sont  les  mêmes  qu'au  point  de  vue 
«  général  (1).  »  En  d'autres  termes,  la  substance  qu'on 
appelle  Socrate  est,  en  acte,  douée  d'une  matière  d'une 
forme,  d'une  force  motrice,  qui  ne  sont  pas  la  matière, 
la  forme,  la  cause  motrice  de  la  substance  qu'on  ap- 
pelle Platon.  Mais  Socrate  est  périssable  ;  avant  qu'il 
fût  en  acte,  il  y  avait  d'autres  hommes,  et  il  y  en  aura 
d'autres  quand  il  ne  sera  plus.  Si  donc  les  causes  et  les 
éléments  diffèrent  pour  les  différents  êtres,  soit  de 
genre  différent,  soit  de  même  espèce,  il  n'est  pas  moins 
vrai  de  dire  que  les  principes,  les  éléments  nécessai- 
res, c'est-à-dire  la  matière,  la  forme,  la  force  motrice, 
étaient  avant  la  détermination  substantielle  de  Socrate. 
Ils  étaient;  mais  où  et  comment? Ils  n'étaient  pas  hors 
de  toute  substance  ;  hors  de  toute  substance  il  n'y  a 
rien.  Mais  ils  étaient  en  d'autres  substances  périssa- 
bles comme  l'est  Socrate  ;  et  c'est  ainsi  qu'en  remon- 
tant d'acte  en  acte  jusqu'au  premier  moteur  immo- 
bile, on  va  d'être  en  être  jusqu'à  l'être  premier, 
cause  de  tout  ce  qui  est.  Ainsi  s'accordent  ces  deux 
propositions  ;  celle-ci  :  il  y  a  des  actes  éternels,  des 
substances  éternelles,  et  celle-là  :  l'acte  de  chacun 
commence  et  finit  avec  la  substance  de  chacun.  L'acte 
ne  se  dit  pas  du  premier  moteur  en  un  sens  plus  géné- 
ral que  de  Socrate,  car  le  premier  moteur  est  actuelle- 
ment individuel  comme  l'est  Socrate  ;  aussi  n'est-ce 
pas  l'acte  du  premier  moteur  qui  se  reproduit  dans 

(1;  Métaphys.,  livre  IX,  ch.  v. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  38? 

Socrate  et  dans  les  autres  individus  périssables  ;  tous 
les  individus,  périssables  ou  éternels,  ont  chacun  leur 
acte,  leur  forme,  leur  matière,  leur  mouvement  pro- 
pres ;  mais  ce  qui  est  propre  à  chacun  est  dit,  par  ana- 
logie, le  même  en  tous.  Voilà  comment  l'acte  est  anté- 
rieur à  la  puissance  (à  ce  qui  peut  être,  à  ce  qui  doit 
être  Socrate),  sans  toutefois  que  l'acte   de  Socrate 
ait  précédé  la  génération  de  Socrate,  et  sans   qu'un 
acte  puisse  être  autre  chose  que  tel  acte  déterminés 
Ces  explications  données,  citons  quelques    autres 
passages,    dans  lesquels  Aristote  se  prononce  plus 
clairement  encore  contre  la  doctrine  si  mal  à  propos 
mise  à  son  compte  par  Duns-Scot  et  par  Henri  de  Gand. 
Il  s'agit  de  ce  qu'on  appelle  en  scolastique  la  forme 
substantielle,  et  la  question  est  celle-ci  :  Cette  forme 
que  doit  revêtir  la  matière  est-elle  avant  le  composé  ? 
En  ordre  de  génération,  la  forme  de  Socrate  vient-elle 
avant  Socrate,  ou  plutôt  la  détermination  substantielle 
n'est-elle  pas  la  condition  première  de  toute  réalité  ?  A 
cette  question  Aristote  répond  :  «  Il  y  a  identité  entre 
«  l'âme  et  l'essence  de  Pâme  (1)  ;  »  —  «  Le  camus  im- 
«  plique  nécessairement  la  matière...  Or,  si  tous  les 
«  objets  physiques  sont  dans  le  même  cas  que  le  ca- 
«  mus,  le  nez,  par  exemple,  l'oeil,  la  face,  la  chair, 
«  l'os,  et  d'une  manière  générale  l'animal,  la  feuille, 
«  laracine,  l'écorce,  la  plante...,  on  voit  alors  com- 
«  ment,  en  physique,  il  faut  chercher  et  définir  la  for- 
ce me  essentielle  des  choses,  et  comment  le  physicien 
«  doit  s'occuper  de  cette  âme  qui  n'existe  pas  indé- 
«  pendamment  de  la  matière  ;  (2)  »  —  «  Y  a-t-il,  oui  ou 
«  non,  une  forme  substantielle  ?  Oui,  la  forme  subs 

(i)  Métaphys.  livr.  VIII,  ch.  m. 
(2)  Ibid.,  VI,  ch.  i. 


388  HISTOIRE 

«  tantielle,  c'est  ce  qu'est  proprement  un  être  (1).  »  — 
«  La  forme  substantielle  est-elle  la  même  chose  que 
«  chaque  être,  ou  bien  en  diff  ère-t-elle  ?  C'est  ce  qu'il 
«  nous  faut  examiner....  Quant  aux  choses  considé- 
«  rêes  en  elles-mêmes,  y  a-t-il  nécessairement  identi- 
«  té  entre  la  substance  et  l'essence  ?...  Si  l'on  admet 
«  l'existence  des  idées,  alors  le  bien  réel  diffère  de 
«  l'essence  du  bien,  l'animal  réel  de  l'essence  de  l'ani- 
«  mal,  l'être  réel  de  l'essence  de  l'être  ;  alors  il  y  a 
«  des  substances,  des  idées,  autres  que  celles  dont  on 
«  parle,  et  ces  autres  substances  sont  les  premières, 
«  si  l'essence  est  rapportée  à  la  substance.  Que  si  les 
«  substances  sont  ainsi  distinctes  des  essences,  il  n'y 
«  a  plus  de  science  possible  pour  les  unes,  et  les  autres 
«  ne  seront  plus  des  êtres....  Il  résulte  de  ce  qui  précède 
«  que  chaque  être  ne  fait  qu'un  avec  sa  forme  substan- 
«  tielle  ;  qu'il  lui  est  essentiellement  identique.  Il  en 
«  résulte  également  que  connaître  ce  qu'est  un  être, 
«  c'est  en  connaître  la  forme  substantielle.  Ainsi,  il 
«  sort  de  la  démonstration  que  ces  deux  choses  ne 
«  sont  réellement  qu'une  seule  chose  (2).  » 

On  comprend  ce  langage,  qui  s'éloigne  beaucoup  de 
celui  de  Platon.  Ici,  point  de  matière  actuellement  sé- 
parée de  la  forme,  point  de  forme  actuellement  séparée 
de  la  matière,  point  de  force  motrice  actuellement 
séparée  de  la  matière  et  de  la  forme  ;  en  un  mot,  point 
d'entités  intermédiaires.  La  forme,  l'essence,  les  prin- 
cipes sont  des  actes  et  des  actes  antérieurs  à  la  géné- 
ration de  telle  substance  naturellement  déterminée, 
parce  que,  dans  ce  monde  éternel,  toute  nature,  toute 
chose  qui  a  fait  nombre  parmi  les  êtres  a  nécessaire- 
Ci)  Mètaphys  ,  VII,  îv. 
(2)  Ibid.,  VII,  vi. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUB.  389 

ment  possédé  quelque  essence,  quelque  forme,  quel- 
que force  motrice,  et  qu'il  y  a  relation  d'antériorité  et 
de  postériorité  dans  la  production  des  choses  ;  mais 
jamais  la  forme,  l'essence  et  le  reste  n'ont  été  des 
actes  en  soi,  des  actes  isolés,  séparés  de  toute  sub- 
stance. Nous  voulons  bien  qu'il  y  ait  quelque  apparence 
de  contradiction  dans  les  termes  dont  Aristote  fait 
usage,  lorsqu'il  parle,  à  divers  points  de  vue,  de  l'acte, 
de  la  forme,  de  la  quiddité  des  choses  ;  mais,  en  fait,  rien 
n'est  plus  contraire  à  la  doctrine  péripatéticienne  que 
la  thèse  des  formes  substantielles  considérées  com- 
me jouissant,  hors  de  la  substance,  d'une  objectivité 
permanente.  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  a  prouvé, 
d'accord  avec  les  plus  sincères  interprètes,  que,  dans 
aucun  passage  du  Traité  de  Vâme,  l'âme  n'est  définie 
quelque  substance  séparée  ou  séparable  du  corps. 
Aristote  insiste  même  sur  la  définition  opposée  ;  cha- 
que fois  que  la  question  se  présente,  il  dit  de  l'âme  : 
c'est  l'acte,  l'entéléchie  du  corps.  Ainsi,  dans  le  voca- 
bulaire d' Aristote,  ces  mots  acte  et  entéléchie  sont 
proprement  synonymes.  En  conséquence  aucun  acte 
n'est  substantiel  hors  de  la  substance,  mais  tout  acte 
est  ce  qui  finit  tout  être,  éternel  ou  périssable. 

Qu'est-ce  maintenant,  pour  saint  Thomas,  qu'une 
forme  substantielle?  Si  l'on  conçoit  une  forme  séparée 
de  la  matière,  il  faut  qu'en  ordre  de  génération  la  ma- 
tière soit  avant  cette  forme,  ou  cette  forme  avant  la  ma- 
tière. Ce  sont  là  deux  hypothèses.  Quant  à  la  première, 
est-il  vrai  que  la  matière  ait  précédé  la  forme  ?  Saint 
Thomas  connaît  assez  Platon  pour  savoir  qu'il  était  de 
ce  sentiment.  Telle  a  été  aussi  la  doctrine  d'Avicem- 
bron.  En  outre,  saint  Thomas  a  lu  dans  les  écrits  des 
Pères  platonisants,  saint  Basile,  saint  Ambroise,  saint 


390  HISTOIRE 

Jean  Chrysostôme,  que  la  matière  était,  au  commence- 
ment, informe  et  confuse,  et  que  plus  tard,  dans  nn 
moment  précis  de  la  durée,  Dieu  lui  a  communiqué  la 
forme  en  la  tirant  de  lui.  Mais  quand  il  s'agit  de  ré- 
soudre une  question  qui  ne  touche  ni  les  mœurs  ni  la 
foi  saint  Thomas  n'a  pas  pour  habitude  de  placer  l'auto- 
rité des  philosophes,  et  même  celle  des  Pères,  avant 
celle  de  la  raison  (1).  Aussi  va-t-il  argumenter  contre 
l'hypothèse  de  la  matière  définie  le  sujet  primordial 
de  toutes  les  formes.  Si  la  matière  sans  forme  a  précé- 
dé, dans  le  temps,  la  matière  informée,  la  matière  sans 
forme  était  en  acte  avant  cette  matière  informée. 
Or,  le  terme  de  toute  création  est  l'être  en  acte, 
et  l'acte  c'est  la  forme.  Donc  la  matière  sans  forme 
possédait,  à  l'origine,  l'acte,  la  forme.  Ce  qui  est  mani- 
festement contradictoire.  Il  n'est  pas  plus  sensé  de  dire 
que  la  matière  a  passé  par  diverses  informations  ;  que 
la  première  information  de  la  matière  était  la  forme 
commune,  et  que  postérieurement  elle  a  reçu  de  Dieu 
les  formes  diverses  qui  distinguent  les  objets.  Telle 
était,  suivant  Aristote,  l'opinion  de  quelques  anciens 
naturalistes,  'pour  qui  la  matière  première  était  en  acte 
quelque  corps  universel,  comme  l'air,  le  feu,  la  terre 
ou  l'eau  ;  ce  qui  leur  faisait  dire  que  devenir,  fieri, 
n'était  pas  autre  chose  qu'être  distingué  d'un  autre, 
alterari.  Mais  cette  distinction  ne  pouvait  provenir 
que  d'une  forme  accidentelle,  puisque  la  forme  pre- 


(1)  «  Dicendum  quod  diversœ  opiniones  doctorum  Sacra  Scripturae,  si 
quidem  non  pertinent  ad  fîdem  et  bonos  mores,  absque  periculo  auditores 
utramque  opinionem  sequi  possunt.  In  his  vero  quse  pertinent  ad  fidem  et 
bonos  mores  nullus  excusatur  si  sequatur  erroneam  opinionem  alicujus  ma- 
gistri.  »  Quodllbeta,  quodl.  III,  art.  10.  On  remarquera  les  réserves  que 
saint  Thomas  fait,  dans  ce  passage,  contre  le  probabilisme  des  Jésuites,  ses 
disciples  prétendus. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  391 

mière  donnait  déjà  l'être  en  acte  à  la  matière  première. 
Une  forme  accidentelle  !  Quel  fondement  pour  la  per- 
sonnalité de  Socrate  !  Il  faut,  selon  saint  Thomas, 
rejeter  cette  hypothèse,  comme  vaine  et  fabuleu- 
se. C'est  là  ce  qu'il  déclare  expressément  dans  la 
question  6Q  de  la  première  partie  de  la  Somme  de 
théologie  (1).  Ailleurs,  dans  son  traité  spécial  sur  les 
Substances  séparées,  il  est  plus  abondant  et  plus  net 
encore.  Prenant  à  partie  l'opinion  d'Avicembron,  il 
démontre  qu'en  attribuant  à  la  matière  le  genre,  à  la 
forme  la  différence,  pour  dire  ensuite  que  le  genre 
existait  avant  la  différence  ou  l'espèce,  le  maître  des 
nouveaux  naturalistes  a  détruit  l'objet  même  de  la 
philosophie  naturelle.  Quel  est,  en  effet,  l'objet  de  cette 
philosophie  ?  C'est  l'être  simple,  soumis  à  la  double 
loi  delà  génération  et  de  la  corruption.  Or,  cet  être  ne 
se  rencontre  pas  même  dans  le  monde  chimérique 
d'Avicembron  ;  il  n'y  a  que  des  formes  succédant  à 
d'autres  formes  à  la  surface  d'un  sujet  commun  (2). 
Saint  Thomas  soutient  avec  le  plus  grand  succès,  et 
sur  le  ton  le  plus  élevé,  toute  cette  polémique  contre 
la  thèse  de  la  matière  actuellement  première.  Quand 
ses  diciples  la  reprendront  contre  Duns-Scot,  ils  n'y 
pourront  ajouter  rien  de  nouveau.  Cependant  il  va 
peut-être  plus  loin  encore  dans  ses  Quodlibeta.  S'étant 
demandé  si  Dieu  peut  faire  une  matière  sans  forme, 
il  examine  selon  sa  méthode  toutes  les  faces  de  cette 
question  et  finit  par  conclure  qu'il  est  impossible  à  Dieu 
lui-même  de  créer  une  matière  informe.  L'argumen- 
tation est  assez  originale  pour  mériter  d'être  textuel- 
lement reproduite  :  «  Dieu  peut-il  faire  qu'une  matière 

(1)  Art.  i. 

(2)  De  substantiis  separatis,  c.  v  et  vi. 


392  HISTOIRE 

soit  sans  forme  ?  Je  réponds  que  la  vertu  active  de 
chaque  chose  doit  être  jugée  suivant  le  mode  de 
son  essence,  chaque  chose  agissant  conformément 
à  ce  qu'elle  est.  Si  donc  on  trouve  en  quelque  chose 
une  forme,  une  nature,  non  circonscrite,  non  limitée, 
la  vertu  de  cette  forme  s'étendra  à  tous  les  actes,  à 
tous  les  effets  qu'elle  sera  capable  de  produire.  Sup- 
posez, par  exemple,  la  chaleur  subsistant  par  elle- 
même,  ou  subsistant  en  quelque  sujet  qui  en 
contiendrait  toute  la  puissance  ;  ce  sujet  sera 
conséquemment  capable  de  produire  tous  les  actes, 
tous  les  effets  de  la  chaleur.  Si  le  sujet,  au  contraire, 
contient  non  pas  toute  la  puissance  de  la  chaleur, 
mais  simplement  une  chaleur  moindre,  limitée,  la 
vertu  active  de  ce  sujet  n'ira  pas  jusqu'à  produire  . 
tous  les  actes,  tous  les  effets  de  la  chaleur.  Or,  Dieu 
étant  l'être  même,  il  est  évident  que  la  nature  de  Dieu 
est  l'être  infini,  sans  aucune  restriction,  aucune 
limite  ;  sa  vertu  active  s'étend  donc  à  l'infini  jusqu'à 
l'être  tout  entier,  jusqu'à  tout  ce  qui  peut  être  com- 
pris dans  la  définition  de  l'être,  et  ce  qui  répugne  à 
la  notion  de  l'être  reste  seul  en  dehors  de  la  puis- 
sance divine...  Or  le  non-être  répugne  à  la  notion 
de  l'être...  Donc  il  ne  se  peut  qu'une  chose  soit  par 
Dieu  et  ne  soit  pas  ;  ce  qu'on  peut  dire  de  tout  ce 
qui  implique  contradiction,  et  par  conséquent  de  la 
matière  existant  en  acte  sans  aucune  forme,  car  tout 
ce  qui  est  en  acte  est  soit  l'acts  lui-même,  soit 
une  puissance  qui  participe  de  l'acte.  Or  être  en  acte 
répugne  à  la  notion  de  la  matière,  qui  est  propre- 
ment l'être  en  puissance  ;  elle  ne  peut  donc  être  en 
acte  que  comme  participant  à  l'acte.  Mais  cette 
participation    ne  peut  lui  advenir  que  par  la  forme 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  393 

«  c'est  pourquoi,  lorsqu'on  dit  que  la  matière  est  en 
«  acte,  c'est  comme  si  l'on  disait  qu'elle  est  informée. 
«  Pour  conclure,  dire  que  la  matière  est  en  acte  sans 
«  forme,  c'est  dire  que  deux  choses  contraires  sont 
«  à  la  fois.  Ainsi  Dieu  ne  peut  faire  cela  (1).  » 

Il  n'y  a  donc  pas,  suivant  saint  Thomas,  de  matière 
avant  la  forme,  et  ce  qu'il  désigne  lui-même  par  ces 
noms  divers  de  matière  première,  de  matière  indéter- 
minée, quomodolibet  accepta,  se  réduit  à  la  puissance 
pure.  Aristote  avait  dit  :  «  C'est  l'être  qui  doit  néces- 
«  sairement  changer  ;  c'est  lui  qui,  de  telle  chose,  de- 
«  vient  telle  autre  chose  par  le  changement  (2).  » 
Dans  cette  phrase,  l'être  peut  s'entendre  de  la  matière, 

(1)  An  Deus  possit  facere  quod  materia  sit  sine  forma  ?  «  Respondeo 
dicendum  quod  uniuscujusque  rei  virlus  activa  est  sestimanda  secundum 
modum  essentiae,  eo  quod  unumquodque  agit  in  quantum  est  ens  actu. 
Unde  si  in  aliquo  inveniatur  forma  aliqua  vel  natura  non  limitata,  seu  con- 
tracta, erit  virtus  ejus  se  extendens  ad  omnes  actus  vel  effectus  convenien- 
tes  illi  natura.  Puta  si  intelligeretur  esse  calor  per  se  subsistens,  vel  in 
aliquo  subjecto  quod  reciperet  ipsum  secundum  totum  ejus  posse,  seque- 
retur  quod  virtutem  haberet  ad  producsndum  omnes  actus  et  effectus 
caloris.  Si  vero  aliquod  subjectum  non  reciperet  calorem  secundum  ejus 
totum  posse,  sed  cum  aliqua  contractione  et  limitatione,  non  haberet 
virtutem  activam  respectu  omnium  actuum  et  effectuum  caloris.  Cum  autem 
Deus  sit  ipsum  esse  subsistens,  manifestum  est  quod  natura  essendi  con- 
venu Deo  infinité  sine  omni  limitatione  et  contractione  ;  unde  ejus  virtus 
activa  se  extendit  infinité  ad  totum  ens  et  ad  omne  id  quod  potest  habere 
rationem  entis.  Illud  ergo  solum  poterit  excludi  a  divina  potenlia  quod 
répugnât  rationi  entis...  Répugnât  autem  rationi  entis  non  ens  simul  et 
secundum  idem  existens,  unde  quod  aliquis  simul  sit  et  non  sit  a  Deo  fieri 
non  potest,  nec  aliquid  contradictionem  includens,  et  de  hujusmodi  est 
materiam  esse  actu  sine  forma  ;  omne  enim  quod  est  actu  vel  est  ipse 
actus,  vel  estpotentia  participans  actum  ;  esse  autem  actu  répugnât  rationi 
materiae,  quae  secundum  propriam  rationem  est  ens  in  potentia;  relinquitur 
ergo  quod  non  possit  esse  in  actu,  nisi  in  quantum  participât  actum  ;  actus 
autem  participatus  a  materia  nihil  est  aliud  quam  forma  ;  unde  idem  est 
dictum  materiam  esse  in  actu  et  materiam  habere  formam.  Dicere  ergo  quod 
materia  sit  in  actu  sine  forma  est  dicere  contradictoria  esse  simul.  Unde  a 
Deo  fieri  non  potest.  »  Quodlibeta,  quodlib.  ni,  art.  1. 

(2)  Métaph.,  IV,  vin. 


394  HISTOIRE 

et  Kant  a  voulu  sans  doute  exprimer  ainsi  la  même 
vérité  :  «  Dans  tous  les  changements  du  monde,  la 
«  matière  persiste  et  la  forme  change  ;  la  substance 
«  (matière)  ne  passe  pas.  Cette  loi  de  la  perdurabilité 
«  de  la  substance  est  comparable  à  celle  de  la  causa- 
«  lité,  que  rien  n'arrive  sans  cause,  et  va  de  pair  avec 
«  elle.  Tous  les  changements  sont  naissance  ou  mort 
«  des  accidents  (1)  »  Saint  Thomas  a  mieux  compris  la 
proposition  d'Aristote,  ou,  du  moins,  l'a  mieux  expli- 
quée, car  l'assimilation  de  la  matière  à  la  substance 
et  de  l'accident  à  la  détermination  individuelle  peut 
entraîner  fort  loin  hors  des  voies  péripatéticiennes. 
Saint  Thomas  accepte  donc  le  principe  de  la  perma- 
nence objective  de  la  matière,  mais  avec  cette  expli- 
cation :  «  L'acte  du  principe  générateur,  dans  la  pro- 
«  duction  d'une  forme  substantielle,  est  la  création 
«  d'un  autre  sujet,  cet  acte  consistant  à  dépouiller  une 
«  matière  de  sa  forme,  de  sorte  que  la  corruption  de 
«  tel  être  engendre  tel  autre  (2).  »  Ainsi  l'homme  vient 
de  l'homme,  et  l'on  peut  dire  que  la  matière  persiste 
dans  tous  les  changements  en  ce  sens  que  toute  forme 
nouvelle  s'ajoute  à  une  matière  antérieure  ;  mais,  com- 
me antérieure,  cette  matière  était  le  sujet  d'une  autre 
forme,  et,  en  remontant  ainsi  d'acte  en  acte,  on  retrou- 
ve toujours  un  nombre  de  matières  informées,  tandis 
qu'avant  le  nombre,  avant  la  détermination  de  toute 
substance,  il  n'y  a  plus  de  natures,  il  n'y  a  plus  que 
l'éternelle  pensée  et  l'éternelle  substance  de  Dieu. 

Oui,  nous  le  reconnaissons,  saint  Thomas  a 
lui-même  trop  parlé  de  la  matière  première,  appli- 
quant à  ce  vain  concept  les  procédés  de  décomposition 

(1)  Leçons  de  Métaph.,  p.  119  de  la  trad.  de  M.  Tissot. 

(2)  De  nat.  mat.,  t.  XVII  Operum,  p.  209. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  395 

logique  que  supportent  les  seules  réalités.  La  manie 
de  son  temps  était  de  tout  subtiliser  ;  il  ne  s'est 
pas  assez  gardé  de  cette  manie.  On  peut,  on  doit 
l'en  blâmer,  mais,  en  le  justifiant  d'avoir  commis 
un  péché  plus  grave.  Or,  ce  qu'il  déclare  à  tout  pro- 
pos, et  dans  les  termes  les  moins  équivoques,  c'est 
qu'il  ne  croit  pas  à  la  matière  première  de  Parménide, 
de  Platon  et  d'Avicembron,  à  la  matière  réellement, 
actuellement  informe  (1). 

Mais  c'en  est  assez  sur  la  première  des  deux  hypo- 
thèses. Venons  maintenant  à.  la  seconde  :  Y  a-t-il 
quelque  forme  antérieure,  en  ordre  de  génération,  à 
la  matière  informée?  On  comprend  dès  l'abord  com- 
bien cette  question  importe.  Ce  quinousla  rend  encore 
plus  intéressante,  c'est  la  distinction  établie  par  saint 
Thomas  entre  l'actualité  de  la  forme  et  l'actualité  du 
sujet  ;  et,  comme  c'est  un  grand  point  de  savoir  ce 
qu'il  entend  par  cette  distinction,  nous  ne  saurions 
trop  curieusement  l'interroger  à  cet  égard. 

Saint  Thomas  suppose  trois  ordres  de  formes,  con- 
sidérées comme  substances  séparées  (2). 

Le  premier  de  ces  ordres  ne  contient  qu'une  forme, 
celle  qui  ne  procède  d'aucune  forme  supérieure,  qui 
ne  communique  rien  de  son  essence  aux  formes  infé- 
rieures, qui  est  en  elle-même,  par  elle-même,  tout  ce 
qu'elle  est,  la  forme  parfaite,  l'être  parfait,  infini,  ab- 
solu, c'est-à-dire  Dieu.  Or,  il  est  incontestable  que  cette 
forme  est,  pour  tout  philosophe  chrétien,  antérieure  à 

(1)  Averroès  avait  favorisé  plus  d'une  erreur  au  sujet  de  la  matière  pre- 
mière ;  cependant  il  avait  été  lai-même  contraint  de  lui  refuser  l'être 
objectif:  «  Materia,  ut  est  communis  omnibus  generabilibus  et  corruplibi- 
libus,  non  habel  esse  extra  animam,  cum  sic  non  intelligitur  nisi  secundum 
privaUonem.  »  Averr.,in  Melaphys.  XII,  text.  xiv,  141.  Edit.  anni  1550, 

("2)  De  nat.  mat.,  c.  m. 


396  HISTOIRE 

la  matière,  et  qu'elle  en  demeure  éternellement  sé- 
parée (1). 

Au  second  ordre  saint  Thomas  place  les  anges,  les 
démons,  toutes  les  entités  mystiques  dont  le  faux 
Denysa  si  poétiquement  décrit  la  manière  d'être.  Ces 
formes  n'ont  pas,  il  est  vrai,  la  matière  pour  sujet  ; 
elles  sont  immatérielles.  Cependant  elles  ne  sont  pas 
elles-mêmes,  par  elles-mêmes,  car  en  elles  il  y  a 
composition  d'essence  et  d'être  (2).  Aussi,  d'un  côté, 
sont-elles  finies,  et  infinies  de  l'autre  côté.  Elles 
sont,  pour  ainsi  parler,  finies  par  en  haut,  sursum, 
puisqu'elles  reçoivent  leur  limite  de  ce  qui  les  dis- 
tingue de  la  forme  divine  ;  mais  elles  sont  infi- 
nies par  en  bas,  deorsum,  puisqu'elles  ne  recherchent 
aucun  sujet  subalterne.  Donc  elles  sont  elles-mêmes 
leur  propre  sujet,  et,  comme  telles,  elles  n'ont  pas 
d'autre  principe  d'individuation  qu'elles-mêmes.  Il  faut, 
en  outre,  remarquer  que  ces  substances  immatérielles 
étant  tout  ce  qu'elles  sont  par  la  forme  seule,  elles  ne 
constitueraient  qu'une  seule  substance  s'il  y  avait  entre 
elles  communauté  d'espèce  et  de  genre.  En  effet,  ce 
qui  diversifie,  multiplie,  individualise  les  individus  de 
la  même  espèce,  c'est  la  matière,  c'est  l'étendue.  Mais 
il  n'y  a  pas  ici  de  matière,  il  n'y  a  pas  d'étendue,  il  n'y 
a  qu'un  esprit;  il  faut  donc  ou  que  tous  les  anges  ne 
soient  qu'un  seul  ange,  ou  qu'il  y  ait  autant  d'espèces 
qu'il  y  a  d'individus  angéliques.  Voilà  une  proposition 
alternative  dont  les  deux  parties  semblent  également 
inadmissibles.  Forcé  néanmoins  de  choisir,  saint  Tho- 

(1)  Ibid. 

(2)  Ibid.  En  d'autres  termes,  parce  qu'elles  ne  sont  pas  nécessairement, 
mais  tiennent  leur  être  d'un  acte  libre  de  la  volonté  divine.  Ce  qui  revient 
à  dire,  dans  l'idiome  thomiste  :  «  Esse  angeli  non  est  ejus  essentia,  sed  acci- 
dens.  »  Summa,  part  .  I,  quœst.  xu,  art.  4  et  quaest.  xlvji,  art.  1. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  397 

mas  s'est  prononcé  pour  la  conclusion  dernière,  et 
comme  il  n'a  pu  se  dissimuler  ce  qu'elle  a  de  bizarre, 
il  a  fréquemment  essayé  de  l'expliquer,  peut  être  avec 
l'espoir  de  la  justifier.  Nous  lisons  dans  le  traité  sur 
la  Nature  de  la  matière  :  Cum  in  ipsis  (les  anges) 
non  sit  nisi  forma,  est  in  eis  forma  secundum  rationem 
formœ,  et  ideo  cum  in  eis  sit  idem  suppositum  et  for- 
ma, ex  quo  seipsis  individuantur,  in  quantum  habent 
rationem  primi  subjecti  ad  multiplicationem  supposi- 
torum,  multiplicatur  in  eis  forma  secundum  rationem 
formœ  secundum  se,  et  non  per  aliud,  quia  non  reci- 
piunturin  alio.Omnis  enim  talis  midtiplicatio  multipli- 
cat  speciem,  et  ideo  in  eis  tôt  sunt  species  quoi  sunt  indi- 
vidua  (1).  Ici  nous  devons  citer  le  latin  ;  il  nous  serait 
vraiment  impossible  de  le  traduire.  Que  de  vaines  dis- 
tinctions !  Le  marquis  d'Argens  reproche  à  saint 
Thomas  d'avoir  inventé  «  l'être  de  raison  (2).  »  Il  ne 
l'a  pas  inventé  ;  mais  franchement,  après  avoir  lu  cette 
définition  de  la  manière  d'être  des  anges,  on  ne  peut 
le  défendre  d'en  avoir  quelquefois  abusé.  Pour  notre 
part,  nous  ne  pouvions  négliger  ces  explications  très 
laborieuses  d'un  logicien  très-embarrassé  par  un  théo- 
logien. Evidemment  elles  n'expliquent  rien.  Elles  ne 
pouvaient,  en  effet,  rien  expliquer.  Gela  ne  va-t-il  pas 
sans  dire?  Mais,  quelle  qu'en  soit  la  valeur  par  rap- 
porta la  réalité  des  choses,  elles  nous  font  du  moins 
connaître  l'opinion  de  saint  Thomas  sur  ce  qu'il  appelle 
l'essence  des  formes  du  second  ordre.  Or,  il  est  clair 
que  ces  formes  doivent  être  comptées  au  nombre   des 


(1)  De  nat.  mat.,  c.  ni.  —  Voir  encore  De  ente,  c.  m,  Opusculum  XXX; 
Summa  theologiœ.  part.  I,  quaest.  lxvii,  art.  2  ;  qusest.  l,  art.  4  ;  quœst. 
lxi i,  art.  6  ;  De  natura  generis,  c.  v,  vi,  Opusculum  XLII. 

(2)  Philosophie  du  bon  sens,  reflex.  IL 


398  HISTOIRE 

substances  séparées  dont  l'acte  est  antérieur  à  l'acte 
générateur  du  composé. 

Nous  voici  maintenant  aux  formes  du  troisième 
ordre.  Quelles  sont-elles?  Ce  sont  les  formes  dites 
substantielles,  les  âmes  humaines.  N'avons-nous  pas 
franchi,  sans  nous  y  arrêter,  quelques  degrés  in- 
termédiaires? Entre  l'acte  du  moteur  suprême  et  l'acte 
des  natures  composées,  Platon  a  placé  les  entités  ma- 
thématiques et  les  entités  universelles,  qu'il  a  nom- 
mées, comme  on  le  sait,  espèces  ou  idées.  Mais 
nous  n'avons  rien  oublié,  car  saint  Thomas  se  pro- 
nonce très-résolument,  après  Aristote,  contre  les 
idées  de  Platon.  Voici  d'abord  une  déclaration  nette 
et  précise  sur  tout  ce  dont  se  compose  la  thèse 
dite  platonicienne  :  «  L'argument  fondamental  de 
«  cette  thèse  ne  vaut  rien.  Il  n'est  aucunement  néces- 
«  saire  qu'il  existe  dans  la  nature  des  choses  sépa- 
«  rées,  qui  répondent  à  tous  les  concepts  abstraits  de 
«  l'intelligence  humaine  ;  il  ne  faut  donc  pas  supposer 
«  des  universaux  subsistant  en  dehors  des  particuliers, 
«  des  entités  mathématiques  distinctes  des  étants  sen- 
«  sibles  ;  les  universaux  sont  les  essences  des  parti- 
«  culiers  eux-mêmes,  et  les  nombres  certaines  déter- 
«  minations  des  corps  sensibles  (1).  »  Cela  est  très- 
bien  dit,  mais, comme  l'a  fait  judicieusement  remarquer 
M.  Charles  Jourdain,  cela  ne  suffit  pas  (2).  Non,  cela 
ne  peut  suffire.  Sur  une  question  aussi  considérable 


(1)  oc  Hujus  positLonis  radix  invenitur  efficaciam  non  habere.  Non  etiam 
necesse  est  ut  ea  quœ  intellectus  separatim  intelligit  separatim  esse  habeant 
in  rerum  natura  ;  unde  nec  universalia  oportet  separata  ponere  et  subsisten- 
tia  prœter  singularia,  neque  etiam  mathematica  praeter  sensibilia,  quia 
universalia  sunl  essentise  ipsorum  particularium,  et  mathematica  sunt 
terminationes  quaedam  sensibilium  corporum.  De  subst.  separ.,  cap.  H. 

(2J  La  Philosophie  de  saint  Thomas,  t.  I,  p.  266. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  399 

que  celle-ci  nous  demandons  un  plus  long  discours. 
Or,  rien  n'embarrasse  moins  saint  Thomas  que  de 
nous  satisfaire  ;  il  est  si  décidé  contre  la  thèse  des 
exemplaires  platoniciens,  qu'à  toute  occasion,  et  mê- 
me sans  occasion,  il  la  rappelle  pour  la  combattre. 
Tout  son  commentaire  sur  le  Livre  des  causes  en  est 
le  désaveu,  et,  dans  sa  glose  sur  la  Métaphysique,  il 
renouvelle  à  chaque  page  la  même  protestation.  Mais 
comme  il  ne  faut  pas  trop  multiplier  les  citations, 
rappelons  simplement  ici  comment,  dans  le  premier 
livre  de  la  Somme  de  théologie,  il  répond  à  cette  ques- 
tion :  Utrum  ideœ  sint  ?  Voici  la  traduction  de  sa 
réponse  : 

«  Premièrement.  On  argue  de  cette  manière  contre 
les  idées  :  il  semble  qu'elles  ne  sont  pas.  En  effet, 
au  chapitre  VII  de  son  livre  sur  les  Noms   divins, 

<  Denys  dit  que  Dieu  ne  connaît  pas  les  choses  selon 
les  idées.  Or,  on  ne  pose  les  idées  que  pour  expli- 
quer par  elles  la  connaissance  des  choses.  Donc  les 

<  idées  ne  sont  pas.  —  Secondement.  Dieu  connaît 
toutes  les  choses  en  lui-même,  comme  cela  a  été 
déclaré  ci-dessus,  question  IV,  article  5  ;  mais  il  ne 
se  connaît  pas  lui-même  au  moyen  de  quelque  idée. 
Donc  il  n'y  en  a  pas  d'autres.  —  Troisièmement. 
On  pose  l'idée  comme  principe  de  connaissance  et  de 
production.  Or,  l'essence  divine  se  suffit  à  elle-même 
pour  connaître  et  pour  produire  toutes  choses  ;  il 
n'est  donc  pas  nécessaire  de  poser  les  idées.  —  Mais 
contre  ces  arguments  est  l'autorité  de  saint  Augus- 
tin, au  livre  LXXXIII  de  ses  Questions.  Telle  est, 
dit-il,  la  puissance  des  idées,  que  celui  qui  ne  les 
conçoit  pas  ne  saurait  parvenir  à  la  sagesse.  —  Je 

<  réponds  :  Il  est  nécessaire  de  poser  les  idées  dans 


400  HISTOIRE 

«  l'intelligence  divine.  Les  Grecs  appellent  idea  ce 
«  que  les  Latins  appellent  forma.  D'où  il  suit  que  l'on 
«  entend  par  idées  les  formes  de  certaines  choses  (1) 
«  existant  en  dehors  des  choses  mêmes.  Or,  l'exis- 
«  tence  de  la  forme  d'une  chose  existant  en  dehors  de 
«  cette  chose  même  peut  être  envisagée  de  deux  ma- 
«  nières,  soit  comme  exemplaire  delà  chose  dont  elle 
«  est  dite  être  la  forme,  soit  comme  principe  de  la 
«  connaissance  qu'on  a  de  cette  chose,  en  ce  sens  que 
«  les  formes  des  objets  qui  doivent  être  connus  sont 
«  dits  être  dans  le  sujet  connaissant.  Et,  sous  ces  deux 
«  rapports,  il  faut  admettre  les  idées.  Ce  que  l'on 
«  prouve  ainsi.  Dans  toutes  les  choses  qui  ne  viennent 
«  pas  du  hasard,  la  forme  est  la  fin  de  la  génération 
«  de  l'être.  Or,  l'agent  n'agirait  pas  en  vue  de  la  forme 
«  si  quelque  image  de  la  forme  n'était  pas  en  lui-mê- 
«  me.  Elle  s'y  trouve  de  deux  manières.  Elle  se  trouve 
«  chez  quelques  agents  en  l'état  d'essence  réalisée. 
«  On  parle  ici  des  agents  qui  agissent  en  suivant  l'im- 
«  pulsion  de  leur  propre  nature,  comme  l'homme  qui 
«  engendre  l'homme  et  le  feu  qui  produit  le  feu.  Elle 
«  se  trouve  chez  d'autres  en  l'état  d'essence  intelligi- 
«  ble.  On  parle  ici  des  agents  qui  agissent  par  le 
«  moyen  de  leur  intellect.  Ainsi  l'image  de  la  maison 
«  préexiste  dans  l'esprit  de  l'architecte.  Et  cette  image 
«  peut  être  nommée  l'idée  de  la  maison,  parce  que 
«  l'architecte  doit  s'appliquer  à  faire  la  maison  sem- 
«  blable  à  la  forme  que  sa  pensée  a  conçue.  Or,  le 
«  monde  n'étant  pas  l'œuvre  du  hasard,  mais  ayant 

(1)  Notre  texte  porte  :  Forme  aliquarum  rerum.  Si  Ton  adoptait  le  texta 
publié  par  M.  Rousselot,  (Etud.  sur  la  philosophie  au  moyen  âge,  t.  H,  p. 
260)  formœ  aliarum  rerum,  ce  serait  un  tout  autre  sens.  Mais  cette  leçon 
nous  semble  devoir  être  rejetée,  comme  n'étant  pas  conforme  à  la  doctrine 
de  saint  Thomas. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  401 

((  été  fait  par  Dieu,  et  Dieu  agissant  par  le  moyen  de 
«  son  intellect,  il  est  nécessaire  qu'il  y  ait,  dans  la 
«  pensée  divine,  une  forme  à  la  ressemblance  de  la- 
«  quelle  le  monde  ait  été  créé.  Telle  est  la  définition 
«  et  la  preuve  de  l'idée.  —  Il  faut  donc  répondre  au 
«  premier  argument  que  Dieu  ne  conçoit  pas  les  cho- 
<(  ses  au  moyen  d'une  idée  existant  hors  de  lui.  Ainsi 
«  la  doctrine  de  Platon  sur  les  idées,  doctrine  combat- 
ce  tue  par  Aristote,  était  que  les  idées  existent  par 
«  elles-mêmes  et  non  dans  l'intellect  divin.  —  Au  se- 
«  cond  il  faut  répondre  que  si  Dieu  se  connaît  lui- 
«  même  et  connaît  les  autres  choses  par  son  essence, 
«  son  essence  est  principe  de  production  à  l'égard  des 
«  autres  choses,  et  ne  l'est  pas  à  l'égard  de  Dieu  lui- 
«  même.  Aussi  possède-t-il  l'idée  qui  se  compare  aux 
«  autres  choses,  et  non  l'idée  qui  se  compare  à  la 
((  divinité.  —  Au  troisième  il  faut  répondre  que  Dieu, 
«  quant  à  son  essence,  est  l'image  de  toutes  les  cho- 
«  ses.  Aussi  l'idée  n'est-elle,  en  Dieu,  que  l'essence 
«  de  Dieu  (1).  » 

Nous  avons  plus  d'une  observation  à  présenter  sur 
ce  fragment  ;  mais,  comme  chaque  chose  doit  venir  en 
son  lieu,  faisons  simplement  remarquer  ici  que  cette 
thèse  des  idées  divines  n'est  aucunement  celle  qu'Aris- 
tote  prête  à  son  maître  Platon.  Saint  Thomas  prend 
soin  de  le  déclarer  expressément  et  cette  déclara- 
tion ne  peut  être  contredite.  Les  idées  de  Dieu  sont, 
telles  qu'il  les  définit,  l'essence  même  de  Dieu  ;  on  ne 
saurait  donc  les  comprendre  dans  le  nombre  des  for- 
mes séparées  qui  sont  dites  les  sujets  d'elles-mêmes. 
Les  idées  divines  ont  un  sujet,  qui  est  Dieu,  Dieu  chez 
qui  l'intelligence  et  l'essence  sont  un  même,  et,  l'on  a 

(1)  Summa  theol.,  part.  I,  quaeal.  xv,  art.  1. 

T.  I.  27 


402  HISTOIRE 

déjà  tenu  compte  de  cette  essence,  puisqu'on  Ta  défi- 
nie la  première  en  ordre  des  formes  qui  ne  contractent 
aucune  alliance  avec  la  matière. 

Venons-en  donc  à  la  définition  des  formes  de  troi- 
sième ordre,  aux  âmes  humaines.  Saint  Thomas  a  dit 
qu'elles  ont  l'actualité  perprius,  exprimant  ainsi  que 
chacune  de  ces  formes  était  actuelle  avant  sa  conjonc- 
tion avec  un  sujet  en  puissance  de  devenir.  Mais  saint 
Thomas  a-t-il  entendu  qu'elles  étaient  actuelles  à  la 
manière  des  substances  séparées,  ou  bien  a-t-il  voulu 
simplement  dire,  en  leur  attribuant  l'actualité  per 
prius,  que  ces  formes  étaient  actuelles  en  d'autres  su- 
jets avant  la  génération  des  individus  présentement 
nommés  Socrate  et  Callias.  Cette  question  doit  embar- 
rasser le  philosophe  chrétien.  S'il  déclare  que  les 
formes  substantielles  sont  en  acte  avant  les  corps,  on 
ne  manquera  pas  de  lui  rappeler  que,  suivant  sa  doc- 
trine, l'espèce  accompagne  la  forme,  et  que  par  con- 
séquent l'espèce  va  se  trouver  en  acte  avant  les  indi- 
vidus numérables.  Pourquoi  donc,  lui  dira-t-on,  a-t-il 
si  vivement  censuré,  dans  ses  divers  commentaires, 
Platon,  Proclus  et  les  gnostiques?  Professe-t-il,  d'au- 
tre part,  avec  Aristote,  que  les  formes  substantielles 
ne  se  distinguent  pas  de  la  forme  jointe  à  la  matière, 
que  tout  être  commence  au  sein  de  l'individu,  que  la 
forme  substantielle  d'Achille  ne  le  précède  qu'à  la  con- 
dition d'être  en  son  principe,  c'est-à-dire  en  Pelée,  et 
qu'il  n'y  a  rien  de  vraiment  actuel  qui  ne  soit  joint 
à  telle  matière  déterminée  ?  Mais  alors,  sur  quel 
fondement  a-t-il  avancé  que  rame  humoine  est  par 
elle-même  une  substance,  qui,  durant  son  alliance 
avec  le  corps,  ne  contracte  rien  de  corporel  et  lui  sur- 
vit alors  qu'il  a  cessé  d'être  ?  D'autres  explications  sont 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  403 

ici  nécessaires.  En  lisant  les  passages  divers  dans 
lesquels  saint  Thomas  analyse  et  discute  toutes  les 
solutions  de  ce  problème,  on  comprend  quelles  du- 
rent être  ses  perplexités.  Il  se  serait  peut-être  accom- 
modé du  réalisme  qu'on  a  le  droit  d'appeler  ultra- 
platonicien, s'il  n'avait  pas  connu  l'abîme  qui  s'était 
ouvert  devant  les  pas  audacieux  de  David  et  d'Amau- 
ry!  Son  opinion,  pour  conclure,  la  voici. 

La  dernière  en  ordre  des  formes  séparées  est  l'âme 
humaine.  On  la  compte  parmi  les  substances  séparées 
parce  qu'en  effet  elle  a  la  propriété  de  subsister  par 
elle-même.  Cependant  il  faut  remarquer  que  les 
formes  de  l'ordre  supérieur  n'ont  pas  besoin,  pour 
manifester  l'activité  qu'elles  tiennent  de  leur  manière 
d'être,  de  se  mettre  en  contact  avec  les  choses 
corporelles  ;  l'âme  humaine,  au  contraire,  recherche 
le  corps  comme  un  sujet  prêt  à  la  recevoir  et  comme 
un  instrument  dont  elle  doit  faire  usage.  On  sait 
qu'Aristote  la  définit  l'acte  final,  l'entéléchie  du  corps, 
et  qu'il  n'a  pas  admis  comme  nécessaire  la  per- 
manence de  cet  acte  hors  du  sujet  matériel  qui 
reçoit  de  lui  l'être,  la  vie.  Saint  Thomas  dira-t-il  que 
l'âme  de  Callias  et  celle  de  Socrate  étaient  quelques 
essences  actuelles,  incorporellement  déterminées, 
avant  de  s'unir  à  ces  os,  à  cette  chair,  qui  distinguent 
matériellement  Socrate  de  Callias  ?  Telle  à  été  la  doc- 
trine d'Origène  ;  mais  comme  elle  n'a  pas  été  consa- 
crée par  les  conciles,  saint  Jérôme  et  la  plupart  des 
Pères  latins  étant  d'un  avis  opposé,  comme,  d'ailleurs, 
Origène  ne  jouit  pas  dans  l'Église  de  la  meilleure  re- 
nommée, saint  Thomas  se  séparera  de  lui,  pour  décla- 
rer que  les  âmes,  éléments  partiels  de  la  nature 
humaine,  sont  créées  par  Dieu  en  même  temps  que  les 


404  HISTOIRE 

corps  (1).  Ses  conclusions  sur  ce  point  sont  très- 
précises,  et  il  les  reproduit  plusieurs  fois  :  Cum  anima 
sine  corpore  existens  non  habeat  suœ  naturœ  perfec- 
tionem,  nec  Deus  ab  imperfectis  suum  opus  inchoavit, 
simpliciter  fatendum  est  animas  simulcum  corporibus 
creari  et  infundi  (2).  Ainsi,  et  cela  importe  beaucoup, 
la  forme  substantielle  de  Socrate  n'existait  pas  avant 
le  corps  de  Socrate  ;  la  génération  des  âmes  et  des 
corps  est  non  pas  successive  mais  simultanée,  et  créer 
n'est  pas  produire  l'un  ou  l'autre,  mais  et  l'un  et  l'autre 
à  la  fois  :  Creatio  est  productio  alicujus  rei  secundum 
suam  totam  substantiam,  nullo  prœsupposito  quod  sit 
vel  increahtm  vel  ab  aliquo  creatum  (3).  Quand  donc 
saint  Thomas  se  sert  de  ces  mots  actiialltas  per  prius, 
pour  signifier  la  manière  d'être  de  l'âme  opposée  à 
celle  du  sujet  encore  en  puissance,  il  faut  que  les 
termes  per  prius  s'entendent  simplement  d'une  anté- 
riorité métaphysique.  Cela  revient  à  dire  que  l'âme  est 
l'acte  proprement  dit,  et  non,  ce  qui  est  bien  différent, 
qu'elle  est  en  acte  avant  le  corps.  Antérieurement  à  la 
venue  de  l'âme,  la  matière  n'est  que  puissance  ;  par 

(1)  Summa  theol.  part.  I,  quaîsl.  xci,  art.  4. 

(2)  Ibid,  quœst.  cxviii,  art.  3.  Voir  encore  quœst.  lxxix,  art.  5. 

(3)  lbid.,  qiiîsst.  lxv,  art.  3.  Il  y  a  quelques  explications  à  donner  ici 
sur  les  diverses  hypothèses  qui  ont  pour  objet  la  génération  de  Tàrne. 
L'hypothèse  d'Origène  a  été  acceptée  par  une  secte  dont  les  adhérents  ont 
reçu  le  nom  de  Préexistenciens.  Les  théologiens  qui,  fidèles  aux  principes 
d'Aristote,  ont  affirmé  que  l'âme  d'Achille  vient  de  Pelée,  ont  été  nommés 
Traduciens,  c'est-à-dire  partisans  du  système  de  la  transmission.  Saint 
Thomas  est  du  parti  des  Créatiens.  Mais,  entre  les  Créaliens  cu\-nièiiius, 
il  y  a  de  grandes  disputes;  les  uns,  les  Infusiens,  prétendant  que  l'âme 
s'unit  au  corps  déjà  engendré  ;  les  autres,  les  Coexistenciens,  soutenant, 
avec  non  moins  d'énergie,  que  l'union  des  deux  parties  du  composé  s'opère 
dans  le  même  temps  que  la  génération  de  l'une  et  de  l'autre.  On  trouvera 
des  détails  sur  ces  spéculations,  moins  psychologiques  que  fantastiques, 
dans  la  plupart  des  livres  élémentaires  que  nous  a  laissés  Fécole  de  Wolff. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  405 

elle  la  matière  s'actualise  et  le  composé  devient.  Si 
donc,  à  l'égard  de  la  matière,  la  forme  substantielle  est 
actuelle  par  prius,  c'est  uniquement  parce  qu'elle  doit 
actualiser  la  puissance,  ce  qui  veut  dire  informer  ce 
composé,  qui  sera  lui-même  in  actuper  prius  à  l'égard 
de  la  forme  accidentelle.  Ainsi,  quelle  que  soit  l'obscu- 
rité des  termes  dont  il  fait  usage,  saint  Thomas  de- 
meure assez  Adèle  à  la  doctrine  péripatéticienne.  Ni  la 
matière  ni  la  forme  de  Socrate  n'étaient  objectivement 
avant  la  génération  de  Socrate.  Voilà  ce  que  dit 
Aristote  et  ce  que  répète  saint  Thomas. 

Mais  ils  ne  seront  longtemps  d'accord.  Si,  dans  la 
nature,  l'âme  n'est  pas  séparée  du  corps,  elle  en  est 
toutefois  séparable,  puisqu'elle  persiste  lorsque  le 
corps  n'est  plus.  C'est  la  croyance  catholique,  et  saint 
Thomas  est  trop  zélé  défenseur  des  dogmes  tradition- 
nels, pour  laisser  ébranler  par  quelque  argument  phi- 
losophique ce  que  l'Église  enseigne  au  sujet  de  la 
permanence  substantielle  de  l'âme  après  la  dissolution 
du  corps.  Or,  comme  l'espèce  accompagne  la  forme, 
l'espèce  survit  elle-même  au  composé.  Nous  sommes 
ici  dans  la  région  des  mystères  ;  il  ne  faut  donc  négli- 
ger aucune  distinction.  L'espèce  survit  au  composé, 
cela  est  vrai  ;  mais  on  ne  peut  dire  qu'elle  survit  à  l'in- 
dividu ;  l'individu  persiste  avec  elle,  car  la  forme  sépa- 
rée retient  l'individualité  qu'elle  a  reçue  de  la  matière. 
C'est  une  opinion  que  saint  Thomas  se  montre  fort 
jaloux  d'introduire  dans  la  Métaphysique  d' Aristote, 
quoiqu'il  en  soit  bien  empêché.  Or,  nous  avons  dit 
qu'au-dessus  des  âmes  humaines  se  placent,  dans 
le  système  thomiste,  les  anges,  qui  n'ont  pas,  on 
l'accorde,  été  créés  avant  le  monde  (i),  mais  qui  sont, 

(1)   Surnma  theol.,  p.  1,  quppst.  lx(,  art.  2, 


406  HISTOIRE 

toutefois,  hors  du  monde,  des  formes  subsistantes,  formœ 
subsistentes  (1),  c'est-à-dire  des  substances  réellement 
séparées,  separatœ  a  materia  secundum  rem,  aux- 
quelles la  volonté  divine  a  donné  pour  séjour  les  espa- 
ces del'empyrée  (2).  En  outre,  au  degré  suprême  des 
substances  séparées,  nous  avons  vu  saint  Thomas 
établir  la  substance  éternelle  de  Dieu,  cause  et  pre- 
mière détermination  de  l'être,  dont  la  nature  a  été  si 
subtilement  analysée  par  notre  docteur.  Rien  de  cela 
ne  se  rencontre  dans  les  cahiers  des  anciens  maîtres 
de  l'école  péripatéticienne.  Dirons-nous  que  le  nomina- 
lisme  est  contraint  de  rejeter  ces  trois  ordres  de 
substances  ?  Qu'il  nous  suffise  de  dire  ici  que  le 
nominalisme  ne  démontre  pas  l'immortalité  de  l'âme, 
ne  décrit  pas  les  natures  angéliques  ou  démoniaques, 
et  ne  définit  pas  la  substance  propre  de  Dieu.  Ajoutons 
que  si  la  doctrine  théologique  du  Timèe  et  du  Phédon, 
librement  interprétée  par  Souverain,  a  pu  paraître 
conforme  à  tout  ce  qu'enseignent  saint  Thomas  et 
les  Pères  réputés  orthodoxes  au  sujet  de  l'âme,  des 
démons,  des  anges  et  de  Dieu,  il  est,  d'autre  part,  plus 
évident  encore  que  les  livres  d'Aristote  ne  favorisent 
aucune  de  ces  thèses.  Le  Dieu  péripatéticien  est  le 
moteur  immuable,  éternel,  qui  répond  à  la  notion  de 
de  cause,  mais  à  cette  notion  dégagée  de  toute 
autre. 

Puisqu'il  s'agissait  des  formes  substantielles,  nous 
devions  rechercher  quel  avait  été  le  sentiment  de  saint 
Thomas  sur  la  manière  d'être  de  ces  formes,  et  les  dis- 
tinguer de  celles  qui  ne  sont  pas  seulement  séparables 
du  composé,  mais  en  sont  éternellement  séparées. 

(i)  Summa  theol.,  qusest.  l,  article  5. 

(2)  Ibid.,  qusest.  lxi,  art.  5,  et  quaest.  cn,  art.  2. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  407 

Comme  cette  recherche  pouvait,  d'ailleurs,  nous  éclai- 
rer sur  les  raisons  premières  du  différend  que  nous 
verrons  bientôt  éclater  entre  les  disciples  de  saint 
Thomas  et  ceux  de  Duns-Scot,  nous  l'avons  faite  avec 
quelque  soin.  Mais  nous  devons  nous  arrêter  ici,  en 
nous  réservant  d'apprécier  plus  tard  ce  qu'il  y  a  de 
réaliste  dans  la  doctrine  thomiste  des  idées  divines. 
En  allant  plus  loin  nous  franchirions  les  limites  de  la 
philosophie  scolastique.  Au  moyen-âge,  les  philosophes 
de  tous  les  partis,  nominalistes,  conceptualistes,  réa- 
listes, mystiques,  ont  professé  la  même  doctrine 
touchant  la  nature  des  choses  éternelles  ;  l'objet  de 
leur  controverse  a  été  la  définition  des  universaux, 
considérés  avant  les  choses,  dans  les  choses,  après 
les  choses.  Or,  il  nous  importait,  au  point  de  vue  tout 
spécial  de  cette  définition,  de  savoir  quelle  avait  été 
la  doctrine  de  saint  Thomas  sur  l'être  en  soi  et  la  ma- 
nière d'être  en  composition  des  deux  éléments  de  la 
substance  première,  car,  on  le  comprend,  si  ce 
docteur  avait  admis  l'antériorité  réelle,  effective,  de  la 
matière  informe  ou  de  la  forme  immatériellement  sub- 
stantielle, il  eut  été  non  du  parti  d'Aristote,  mais  du 
parti  de  Platon  ou  de  ses  disciples  indiscrets.  Nous 
avions  d'autant  plus  à.  coeur  de  connaître  son  opinion 
véritable  sur  ce  point  de  doctrine  qu'on  n'a  pas  été 
sans  l'accuser  d'inconséquence,  et  que  cette  accusation 
a  pu  sembler  justifiée  par  un  langage  dont  tous  les 
artifices  aboutissent  à  rendre  plus  obscure  la  pensée 
de  l'écrivain. 


CHAPITRE  XV. 
Suite  du  Chapitre  précédent. 


Abordons  maintenant  la  question  des  genres  et  des 
espèces.  On  la  traitait  au  XIIe  siècle,  à  propos  de  la 
logique,  en  commentant  Y  Introduction  de  Porphyre. 
Au  XIIIe,  le  débat  recommence,  se  ranime,  s'agrandit  à 
l'occasion  de  quelques  textes  fournis  par  la  Métaphy- 
sique d'Aristote.  Quoi  que  saint  Thomas  discute  en 
philosophe,  il  l'a  toujours  présente  à  l'esprit.  Il  l'a 
donc  plus  d'une  fois  résolue,  et  nous  n'avons  que  l'em- 
barras du  choix  entre  les  divers  passages  de  ses  écrits 
où  les  mêmes  déclarations  se  trouvent  renouvelées. 
Mais  c'est  un  choix  qu'il  nous  a  dispensé  de  faire  en 
prenant  soin  de  composer  un  traité  spécial  sur  cette 
matière  si  controversée, et  nous  n'aurons  qu'à  présenter 
une  brève  analyse  de  ce  traité.  Ce  qu'il  contient,  on  le 
prévoit  :  c'est,  d'une  part,  le  dernier  mot,  la  conclu- 
sion vraiment  finale  de  la  doctrine  thomiste  sur  la 
nature  de  la  substance  ;  c'est,  d'autre  part,  une  intro- 
duction à  la  science  de  l'âme,  de  l'âme  prise  pour  sujet 
des  idées.  Nous  connaissons,  ou  à  peu  près,  toute 
l'ontologie  de  saint  Thomas  ;  nous  allons  bientôt 
l'entendre  discourir  sur  les  problèmes  idéologiques. 


DK   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  409 

C'est  donc  maintenant  qu'il  convient  de  dire  quelle 
est  son  opinion  sur  la  manière  d'être  des  genres  et  des 
espèces. 

Le  désir  de  connaître  est,  chez  tous  les  hommes,  un 
désir  naturel.  C'est  là  ce  qu'Aristote  déclare  au  début 
de  sa  Métaphysique,  et,  selon  saint  Thomas,  cette 
vérité  doit  être  sur-le-champ  reconnue  par  quiconque 
n'est  pas  du  honteux  troupeau  d'Épicure.  Mais  quel 
est  l'objet  principal  de  la  connaissance  ?  C'est  l'univer- 
sel :  «  Une  chose,  dit  encore  Aristote,  une  chose  est 
«  prouvée  par  les  faits  :  c'est  que,  sans  l'universel,  il 
«  n'est  pas  possible  d'arriver  jusqu'à  la  science  (1).  » 
Autre  proposition  non  moins  évidente  que  la  première, 
bien  qu'elle  n'ait  pas  obtenu  l'approbation  de  Condil- 
lac  (2).  Mais,  comme  le  fait  observer  saint  Thomas, 
quand  il  s'agit  de  définir  cet  universel,  les  maîtres  ne 
s'entendent  plus.  Les  uns  supposent  que  l'universel 
possède  par  lui-même,  en  lui-même,  une  existence 
permanente,  hors  des  objets  particuliers,  supposition 
qui,  déjà  combattue  par  Aristote  et  par  Avicenne, 
l'est  de  nouveau  par  saint  Thomas.  A  cette  thèse,  qui 
passe  pour  celle  de  Platon,  d'autres  opposent  celle- 
ci  :  le  lieu  propre  de  l'universel  est,  en  effet,  hors  des 
choses  ;  mais  ce  n'est  pas  le  monde  chimérique  des 
exemplaires,  c'est  l'intellect  humain.  Cependant  les 
partisans  de  cette  opinion  se  divisent  entre  eux.  Les 
uns  prétendent  que  les  idées  universelles  sont  innées  : 
UniversaUa  nobisinnataetconcreta;  d'autres,  qu'elles 
pénètrent  accidentellement  dans  nos  âmes  comme  un 
rayon  de  lumière  émané  de  l'intellect  agent,  et  par  cet 

(1)  Métnphys.,  XIII,  îx. 

(2)  Traité  des  Syslèmpu. 


410  HISTOIRE 

intellect  agent  ils  entendent  Dieu  lui-même,  ou  quel- 
que intelligence  supérieure  ;  d'autres  enfin  disent 
qu'elles  sont  naturellement  formées  par  l'intelligence 
humaine,  douée  du  pouvoir  d'abstraire  l'unité  de  la 
diversité.  Mais, selon  saint  Thomas,  aucune  de  ces  trois 
manières  de  considérer  l'universel  n'est  isolément 
celle  d'Aristote.  L'opinion  d'Aristote  est,  dit-il,  que 
l'universel  existe  vraiment  au  sein  des  choses  par- 
ticulières, in  multis,  mais  qu'il  existe  encore  au- 
delà  de  ces  choses,  prœter  multa,  dans  l'intellect  qui 
l'en  sépare.  Or  cette  thèse  est  celle  que  saint  Thomas 
préfère  :  Sententia  Aristotelis  vera  est.  Après  l'avoir 
brièvement  énoncée,  il  lui  reste  à  la  développer  et  puis 
à  la  défendre. 

En  voici  les  développements.  Comme  étant  dans 
l'intellect,  dans  la  raison,  l'universel  se  définit  l'un 
prédicable  de  plusieurs.  Comme  étant  dans  les  choses, 
c'est  une  sorte  de  nature,  qui  n'est  pas  universelle  en 
acte  mais  l'est  en  puissance  ;  en  puissance,  car  elle 
ne  peut  devenir  vraiment  une  que  par  l'acte  de  l'intel- 
lect. Aussi  Boëce  dit-il  :  Universale  dum  intelligitur, 
singulare  dum  sentitur.  Quelle  est  la  manière  d'être 
de  toute  réalité  concrète?  C'est  d'être  mélange  de  ma- 
tière et  de  forme  :  de  forme  universelle,  de  matière 
individuelle.  Eh  bien  !  ce  qui,  dans  les  choses,  est 
individualisé  par  la  matière  devient  universel,  hors 
des  choses,  par  cet  acte  intellectuel  qui  le  dégage  des 
conditions  de  la  matière  (1).  C'est  pourquoi  l'on  dit 
qu'au    sein  des  choses  l'universel  est  seulement  en 


(1)  «  Una  et  eadem  natura  quae  singularis  erat  et  individuatur  per  nute- 
riam  in  singularibus  hominibus,  efficitur  postea  universalis  per  aclionem 
intellectus  depurantis  illam  a  conditionibus  quae  sunt  hic  et  nnnc.  »  Tract, 
primns  de  universalibus. 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  411 

puissance,  mais  qu'il  est  en  acte,  hors  de  ces   choses, 
comme  produit  de  la  raison  (1). 

Est-ce  là  vraiment  l'objet  principal  de  la  connais- 
naissance  humaine:  une  sorte  de  chose  qui  n'est  pas 
actuelle  ailleurs  que  dans  l'entendement?  Si  le  réa- 
lisme n'admet  pas  cette  thèse,  on  peut  du  moins  être 
assuré  qu'elle  sera  très-bien  accueillie  par  le  scepti- 
cisme. Saint  Thomas  le  prévoit,  et  il  s'empresse  d'a- 
jouter :  si  l'universel  tient  de  la  raison,  de  la  raison 
seule,  tout  ce  qui  appartient  à  la  définition  de  l'univer- 
sel, ce  n'est  pas  toutefois  l'essence  même  de  l'univer- 
sel qui  réside  dans  l'entendement  ;  c'est  la  similitude, 
l'image,  l'espèce  de  cette  essence,  qui  n'est  pas  elle- 
même  une  création  arbitraire  de  la  raison,  ou,  com- 
me nous  disons  aujourd'hui,  une  notion  purement 
subjective.  Le  fondement  nécessaire  de  tout  concept 
universel  est,  selon  saint  Thomas, l'assemblage  de  plu- 
sieurs concepts  particuliers.  Il  y  a  plus  ;  aucun  con- 
cept n'est  véritablement  universel  s'il  ne  remplit  la 
condition  de  représenter  plusieurs  objets,  qui  sont 
hors  de  l'âme  tels  que  l'âme  les  conçoit.  Il  y  a  plus 
encore  ;  c'est  si  peu  l'entendement  qui  crée  l'universel , 
que  tout  concept  universel  est  dans  l'entendement 
distinct  d'un  autre  et  conséquemment  individuel  (2). Or, 

(1)  «...  Unde  rationem  universalis  (illa  natura)  et  prwdicabilis  accipit  ab 
ipso  intellectu.  »  Ibid. 

(2)  Hfec  autem  similitudes  sive  species  existens  in  anima,  est  una  nu- 
méro et  est  singularis.  Ejus  autem  universalitas  non  est  ex  hoc  quod  est  in 
anima,  sed  ex  hoc  quod  comparatur  ad  multa  singularia  se  habentia  opi- 
nata.  Eoruni  igilur  judicium  quantum  ad  ipsam  est  idem.  Nec  hoc  est  in- 
conveniens,  quia  sicut  aliquid  diversis  respectibus  potest  esse  genus  et  spe- 
cies, ita  aliquid  diversis  speciebus  potest  esse  universale  et  particulare, 
sive  singulare.  Est  enim  illa  in  toto  intellectu  singularis,  et  est  universalis 
in  quantum  habet  rationem  uniformem  ad  omnia  individua  quae  sunt  extra 
animam,  prout  œqualiter  est  simili tudo  omnium  dueens  in  omnium  cogita- 
tionem.  »  Ibid. 


412  HISTOIRE 

puisqu'il  no  tient  pas  de  l'entendement  ce  caractère 
d'universalité  qui  lui  est  propre,  évidemment  il  le  tient 
des  choses,  bien  qu'il  n'ait  pas  dans  les  choses  cette 
sorte  de  réalité  qui  seule  frappe  les  sens  du  corps.  Si 
ce  ne  sont  pas  là  des  arguments  de  très  grand  poids, 
il  faut  néanmoins  en  tenir  compte,  sous  peine  de  mal 
interpréter  la  doctrine  de  saint  Thomas. 

L'essence  de  l'universel  est  donc  dans  les  choses  ; 
mais  elle  n'y  est  pas  en  tant  qu'essence  universelle, 
elle  y  est  en  tant  que  matière  de  l'universel  concep- 
tuel. Il  s'est  rencontré  plus  d'un  philosophe  qui,  pour 
n'avoir  pas  fait  cette  importante  distinction,  a  été  con- 
duit à  identifier  l'essence  et  le  genre  ;  grave  erreur 
contre  laquelle  un  péripatéticien  ne  saurait  trop  vive- 
ment protester.  De  cette  erreur,  de  cette  confusion 
est  venue  la  thèse  de  la  non-différence,  que  saint 
Thomas  expose  et  combat.  Il  y  a  bien,  il  le  reconnaît, 
quelques  phrases  de  Boëce  qui  semblent  la  recom- 
mander, mais  elle  n'en  doit  pas  moins  être  rejetée: 
non,  il  n'y  a  pas  in  re  d'essence  universelle,  recevant 
de  la  forme,  à  titre  d'accident,  une  détermination  sub- 
séquente, qui  donne  d'abord  l'espèce,  ensuite  les  indi- 
vidus numérables.  Ce  que  saint  Thomas  a  dit  précé- 
demment de  la  matière  prise  pour  sujet  commun  de 
toutes  les  choses  nées  et  à  naître,  il  le  dit  ici  du  genre 
identifié  à  l'essence  ;  le  fondement  des  universaux  est 
dans  les  choses  individuelles, mais  ils  ne  sont  hoc  unum 
que  par  l'intellect  et  dans  l'intellect.  Qu'il  n'y  ait  donc 
pas  de  méprise  sur  le  sens  des  mots  «  matière  com- 
«  mime,  nature  universelle,  »  souvent  employés,  par 
saint  Thomas  lui-même,  pour  désigner  cette  manière 
d'être  des  choses  individuelles  de  laquelle  l'esprit  re- 
cueille le  concept  universel.    Comme  essence  elle  est, 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  ilo 

en  effet,  dans  les  choses,  mais  elle  est  après  les  cho- 
ses comme  l'un  qui  se  dit  de  plusieurs,  c'est-à-dire 
comme  universel  (1). 

Ces  principes  établis,  il  ne  s'agit  plus  que  d'en  pro- 
duire une  ou  deux  conséquences.  La  première,  c'est 
que  les  universaux  sont  par  eux-mêmes,  en  leur  propre 
quiddité,  non  pas  de  véritables  substances,  mais  des 
noms  conceptuels.  Ainsi  l'animal  commun,  animal 
commune,  l'homme  commun,  ne  sont  pas  certaines 
substances  déterminées  ;  cette  communauté  n'app'ar- 
tient  qu'a  la  forme  d'animal  ou  d'homme,  dégagée  par 
Fintellect  de  toutes  les  circonstances  individuantes  : 
Animal  commune  et  homo  communis  non  sunt  aliquœ 
substantiœ  in  rerum  natura  ;  sed  liane  communitatem 
habet  forma  animalis,  vel  hominis,  secundum  quod 
est  in  intellectu,  qui  imam  formam  accipit  in  multis 
communem,  in  quantum  eam  abstrahit  ab  omnibus 
îndividuantibus  (2).  Ce  que  saint  Thomas  déclare  ail- 
leurs en  des  termes  encore  plus  énergiquement  nomi- 

(i)  «  Conséquente!'  dico  quod  universalia,  ex  hoc  quod  sunt  universalia, 
non  habent  esse  per  se  in  sensibilibus,  quia  universalitas  ipsa  est  in  ani- 
ma. Cum  autem  dicimus  quod  natura  universalis  habet  esse  in  ipsis  sensi- 
bilibus, sive  singularibus,  non  intelligimuE  ex  hoc  quod  natura  oui  accidit 
universalitas  habet  esse  in  istis  signatis.  »  Ibid. 

(2)  De  univers.,  ibid.  Nous  ne  pouvons  indiquer  ici  tous  les  passages  des 
OEuvres  de  saint  Thomas  dan>  lesquels  il  se  déclare  contre  les  substances 
universelles.  Nous  citerons  cependant  encore  ces  phrases  très-significatives  : 
«  Ipsa  natura  cui  accidit  vel  intelligi  vel  abs trahi,  vel  intentio  universali- 
tatis,  non  est  nisi  in  singularibus.  Sed  hoc  ipsum  quod  est  intelligi  vel 
abslrahi,  vel  intentio  universalitalis,  est  in  intellectu.  Et  hoc  possumus 
videre  per  simile  in  sensu.  Visus  enim  videl  colorem  pomi,  sine  ejus  odore. 
Si  ergo  qiueratur  ubi  sit  color  qui  videtur  sine  odore,  manifestum  est  quod 
color  qui  videtur  non  est  nisi  in  pomo  ;  sed  quod  sit  sine  odore  perceptus, 
hoc  accidit  ei  ex  parte  visus,  in  quantum  in  visu  est  similitudo  coloris  et 
non  odoris.  Similiter  humanitas  quœ  intelligitur  non  est  nisi  in  hoc  vel 
in  illo  homine  ;  sed  quod  humanitas  appreliendatur  sine  individualibus 
condilionibu^,  ad  quod  sequilui  intentio  universalitatis,  accidit  humanitali 


414  HISTOIRE 

nalistes  :  «  La  signification  des  noms  ne  se  rapporte, 
dit-il,  aux  natures  des  choses  qu'avec  l'intervention 
de  la  conception  intellectuelle,  les  mots  étant  les 
signes  des  impressions  que  l'âme  reçoit,  comme  il 
est  dit  au  livre  Le  V interprétation.  Or,  l'intellect 
peut  concevoir  comme  une  seule  chose  des  choses 
naturellement  unies,  et,  cette  seule  chose  parais- 
sant exister  par  elle-même,  on  la  désigne  par  un 
nom  abstrait  qui  la  distingue  d'une  autre.  Cepen- 
dant les  noms  abstraits  n'impliquent  pas  l'existence 
de  choses  appartenant  à  la  catégorie  de  la  substance  ; 
l'humanité,  par  exemple,  est  un  nom  abstrait  et 
l'humanité  n'existe  pas  en  elle-même.  Pareillement 
les  noms  abstraits  des  accidents  désignent  des  ma- 
nières d'être  inhérentes  aux  substances,  quoiqu'ils 

(  semblent  désigner  des  êtres  indépendants.  C'est 
ainsi  que  l'intellect  crée  des  noms  qui  ont  l'ap- 
parence de  choses,  et  leur  attribue  plus  tard  le  sens 
intentionnel  de  genres  et  d'espèces  (1).»  Cependant, 

quoique  les  genres,  les  espèces  ne  soient  à  ce  compte 

que  des  noms,   des  noms  de  «  seconde  intention,  » 


secundum   quod  percipitur  ab  intellectu.  »  Summa  theol.,  pari.  I,    quœst. 
lxxxv,  art.  2. 

(1)  a  Significatio  quso  importatur  in  nominibus  non  pertinet  ad  naturas 
rerum,  nisi  médian  te  conceptione  intellectus,  cum  voces  sint  notœ  passio- 
nuni  qurc  sunt  in  anima,  ut  dicitur  in  libro  Perihernieneias.  Intellectus 
autem  potest  seorsum  intelligere  ea  quœ  sunt  conjuncta;  illud  autem  quod 
seorsum  accipitur  videtur  ut  per  se  existens,  et  ideo  designatur  nomine 
abstracto,  quod  significat  remotionem  ejus  ab  alio.  Sed  nomina  abstracta 
non  important  res  per  se  existantes  in  génère  substantise  ;  ut  humanitas 
nomen  abstractum  est,  non  tamen  per  se  existit.  Sic  ergo  per  actionem 
intellectus  nomina  abstracta  accidentium  significaut  entia,  quœ  quidem 
inhœrent,  licet  non  significenl  ea  per  modum  inhœrentium.  Unde  per 
actionem  intellectus  efficiuntur  nomina  quasi  res  qusedam,  quibus  idem 
intellectus  postea  attribuit  intentiones  generuni  et  specierum.  »  De  natura 
generis,  eap.  xix. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  415 

comme  saint  Thomas  les  appelle  plus  d'une  fois,  on 
peut  dire  néanmoins,  avec  Aristote,  que  les  genres,  les 
espèces  sont  des  substances  secondaires.  Quand  une 
espèce  est  prise  en  elle-même,  elle  est  bien  une  sorte 
de  chose,  quasi  res  quœdam,  que  Ton  considère  sans 
aucune  relation  avec  le  composé.  Or  il  a  été  reconnu 
que  les  concepts  universels  ont  leur  fondement  dans 
la  nature  ;  que  le  concept  humanité,  par  exemple, 
n'est  pas  une  pure  création  de  la  fantaisie,  ainsi  que  la 
chimère  ou  le  mont  d'or  (1).  C'est  donc  à  bon  droit  que 
les  genres  inhérents  aux  substances  proprement  dites 
sont  appelées  par  le  Maître  substances  secondaires. 
Cette  qualification  leur  convient,  car, dans  la  nature,  la 
forme  générique  des  individus  leur  est  essentielle,  et, 
dans  l'intellect,  le  concept  de  cette  forme  représente 
l'essence  même  des  individus  (2).  Mais  il  faudra  bien 
se  garder  de  confondre  les  universaux  qui  désignent 
les  accidents  subalternes,  les  accidents  proprement 
dits,  avec  les  universaux  qui  représentent  les  substan- 
ces secondaires.  Ceux-ci  peuvent  être,  en  effet,  répu- 
tés substantiels,  comme  informant  le  premier  sujet  qui 
devient  la  substance  ;  ainsi  «  l'homme  »  se  dit  de  tous 
les  hommes.  Mais  il  est  manifeste  que  le  «  camus  »  ne 
signifie  rien  substantiellement,  puisqu'il  se  dit  seule- 
ment du  mari  de  Xantippe  et  de  quelques  autres  (1). 
Cette  distinction  n'est  pas  à  négliger. 

(1)  Exemples  fréquemment  employés  par  les  scolastiques  et  not miment 
par  saint  Thomas. 

(2)  «  Alio  modo  polest  considerari  universelle,  scilicet  ipsa  natura  cui 
intellectus  rationem  universalitatis  attribuit,  et  sic  universalia,  ut  genus 
et  species,  substantias  rerum  significant  et  prœdicantur  in  quid.  Animal 
enim  signiiîcat  substantiam  cjus  de  quo  prœdicatur  et  similiter  bomo.  Et 
hoc  est  quod  dicit  Philosophas  in  Prtedicamentis,  quod  genus  et  spe- 
cies primarum  substantiarum  surit  substantiel,'  secundœ.  »  De  universel. 
tract.  1. 


416  HISTOIRE 

Vient  ensuite  cette  autre  conséquence,  qui  ruine 
la  base  de  toutes  les  fictions  réalistes.  Considéré 
comme  hoc  ummi,  l'universel  est,  en  ordre  de  géné- 
ration, postérieur  au  particulier.  En  effet,  puisque  cet 
universel  est  un  concept  qui  naît  de  l'étude  des  choses 
individuelles,  il  est  naturellement  postérieur  à  ces 
choses.  Si  maintenant  on  considère  l'universel  comme 
une  forme  réellement  subsistante  au  sein  des  choses, 
il  y  a  lieu  de  faire  une  distinction  entre  l'œuvre  de  la 
Providence,  operatio,  et  le  plan,  intentio,  qu'elle  a 
suivi.  Quant  à  l'œuvre,  il  est  manifeste  qu'elle  a  créé 
cet  homme,  Socrate,  avant  l'homme  universel,  car  elle 
n'a  pas  encore  achevé  l'homme  universel,  qui  doit 
comprendre,  outre  les  hommes  nés,  les  hommes  qui 
sont  à  naître.  Quant  au  plan,  c'est  différent  :  il  faut 
reconnaître  que  la  Providence  a  conçu  l'homme  avant 
de  créer  Socrate.  Mais  cette  dernière  considération  est 
théologique  ou  transcendante,  puisqu'elle  a  pour 
objet  la  raison  première  des  choses  et  non  les  choses 
elles-mêmes  (2). 

Ces  déclarations  sont  parfaitement  claires.  Bien  que 
saint  Thomas  ait  cru  devoir  négliger  de  traiter  l'affaire 
des  universaux  avec  tous  les  détails  qu'elle  comporte, 
il  vient  de  répondre  d'une  manière  suffisante  aux  trois 
questions  de  Porphyre,  et  l'on  voit  que,  toutes  réser- 
ves faites  en  faveur  de  l'universel  antérieur  aux  choses 
nées,  il  est  résolument  péripatéticien.  D'ailleurs,  ainsi 
que  nous  en  avons  déjà  fait  la  remarque,  la  nature  des 
espèces  et  des  genres  n'est  plus,  au  xinc  siècle,  la 
matière  principale  du  débat  scolastique.  Voici  la  thèse 
nouvelle  :  Les  deux  éléments  du  composé,  la  matière 

(1)  De  univers. 

(2)  Ibid. 


DU  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  417 

et  la  forme,  sont-ils,  en  eux-mêmes,  des  natures,  des 
choses  nées  ou  de  purs  concepts  ?  Comme  concepts, 
sont-ils  concepts  de  Dieu  ou  concepts  de  l'homme  ;  ou 
bien  encore,  sont-ils  à  la  fois  concepts  de  l'homme  et 
de  Dieu?  La  matière,  la  forme,  voilà  les  universaux 
qui  maintenant  sont  en  cause,  et  non  plus  les  espèces 
et  les  genres  ;  mais,  en  fait,  ce  sont  toujours  les  mêmes 
difficultés  qu'il  s'agit  de  résoudre,  et  ce  sont  les  mêmes 
systèmes  qui  reparaissent  sous  des  aspects  différents. 
Or,  en  exposant  l'opinion  de  saint  Thomas  sur  la 
nature  de  la  matière  et  de  la  forme,  nous  avons  fait 
clairement  voir  à  laquelle  des  sectes  belligérantes  ap- 
partient cet  éminent  docteur. 

Il  ne  nous  reste  plus  qu'à  présenter  brièvement  les 
données  principales  de  sa  doctrine  des  idées. 

Après  avoir  traité  des  facultés  de  l'âme  en  général, 
saint  Thomas  s'arrête  à  l'examen  particulier  de  cha- 
cune d'elles.  Gomme  il  fait  cet  examen  sous  la  con- 
duite cVAristote,  il  ne  peut  négliger  les  énergies  végé- 
tatives de  la  cause  formelle  et  finale  du  corps.  Loin  de 
les  négliger,  il  les  décrit  minutieusement,  comme  les 
ayant  observées  avec  la  loupe  d'un  naturaliste.  Si  l'on 
ignorait  que  le  spiritualisme  n'a  pas  rencontré  d'athlète 
plus  vaillant  que  saint  Thomas,  on  pourrait  mal  inter- 
préter sa  physiologie.  Mais  cette  physiologie  n'est,  en 
fait,  aucunement  originale,  et  c'est  aux  médecins  ara- 
bes qu'il  faut  rapporter  ce  qu'elle  a  de  plus  suspect. 
N'en  tenons,  pour  notre  part,  aucun  compte,  et  passons 
rapidement  à  l'analyse  des  fragments  dispersés  qui 
concernent  la  nature,  les  opérations  des  sens. 

Une  question  préalable  est  à  résoudre.  Les  sens 
sont-ils  immédiatement  en  contact  avec  les  objets 
sensibles,  ou  ne  perçoivent-ils  les  qualités  réelles  de 
T.  1.  28 


418  HISTOIRE  ' 

ces  objets  qu'au  moyen  de  certains  intermédiaires, 
spirituels  ou  matériels,  qui,  allant  des  objets  aux  sens, 
comme  des  messagers,  des  représentants,  des  substi- 
tuts, vicarïi,  transmettent  au  sujet  sentant  et  pen- 
sant des  images  plus  ou  moins  fidèles  de  la  vérité? 
Comme  on  a  souvent  parlé  de  ces  corpuscules  inter- 
médiaires, comme,  d'ailleurs,  ils  jouent  un  rôle  impor- 
tant dans  quelques  systèmes  anciens  ou  modernes, 
nous  ne  pouvons  passer  outre  sans  demander  à  saint 
Thomas  ce  qu'il  en  pense.  Mais,  pour  que  cette  ques- 
tiou  soit  bien  comprise,  disons  d'abord,  en  peu  de  mots, 
ce  qu'on  a  coutume  d'entendre  par  les  agents  intermé- 
diaires de  la  perception. 

On  les  appelle  espèces  sensibles,  et  l'on  suppose  que 
toute  espèce  sensible  vient,  comme  agent  extérieur, 
mouvoir  les  organes  du  corps,  déterminer  la  sensation 
et  concourir  ainsi  pour  une  part  notable  à  la  généra- 
tion des  idées  intellectuelles.  Mais  d'où  cette  forme 
prend-elle  son  origine?  Ici  l'on  fait  intervenir  Dieu, 
les  anges,  les  vertus  célestes,  qui,  suivant  quelques 
docteurs,  dégagent  les  espèces  des  choses  mêmes, 
leur  attribuent  une  sorte  d'être  et  les  envoient  vers  les 
sens  comme  de  sincères  interprètes  de  la  vérité  mys- 
térieuse. Suivant  d'autres,  c'est  la  lumière  qui  les 
produit.  Mais  cette  opinion  a  tenu  peu,  car,  pour  dé- 
montrer combien  elle  est  absurde,  il  a  suffi  de  faire 
remarquer  qu'au  sein  des  ténèbres  les  plus  profondes, 
le  toucher,  l'ouïe,  l'odorat  et  le  goût  sentent,  c'est-à- 
dire  reçoivent  des  espèces.  La  conjecture  la  plus  gé- 
néralement acceptée  est  que  les  espèces  sensibles  sont 
des  émanations  des  corps,  qui,  parties  de  ces  corps, 
leur  cause  efficiente,  franchissent  l'espace  avec  une 
telle  rapidité  qu'on  ne  peut  les  arrêter  au  passage, 


DE  LA  PHIL0S0PPIIE  SGOLASTIQUE  419 

s'introduisent  par  les  organes  sensibles  jusqu'au  sanc- 
tuaire de  l'âme,  et  là  coopèrent  à  l'acte  de  la  percep- 
tion (i). 

On  a  prouvé  surabondamment  que  cette  thèse  des 
espèces  sensibles  ne  peut  être  mise  au  compte  d'Aris- 
tote  (2).  Albert-le-Grand  ne  l'a  pas  non  plus  inventée. 
On  croit  même  avoir  montré  qu'il  ne  l'a  pas  acceptée. 
Le    renouvellement   de  cette   vieille  erreur   serait-il 
imputable  à  saint  Thomas  ?  Voici  comment  il  s'exprime 
au  sujet  des  sens  externes  :  «  Le  sens   est  certaine 
«  puissance  passive,  dont  le  propre  est  d'être  modifiée 
«  par  l'objet  sensible  externe.  Ce  qui  vient  le  modifier 
«  du  dehors  est  ce  que  le  sens  perçoit  en  lui-même, 
«  et  les  puissances  sensitives  sont  distinguées  entre 
((  elles  selon  la   diversité    des  objets  qui  les  modi- 
«  fient  (3).  »  Ce  passage  ne  semble  rien  contenir  qui 
permette  de  ranger  saint  Thomas  entre  les  partisans 
des  entités  représentatives.  Le  docteur  Reid  et  son 
disciple,  M.  Dugald  Stewart,  qui  ont  fait  une  guerre 
sans  trêve  aux  fantômes  scolastiques,  ne  s'exprime- 
raient pas,  sur  la  même  question,  en  d'autres  termes. 
Cependant  quel  est  l'objet  extérieur  qui  vient  exercer 
sur  les  sens  cette  action  déterminante?  Est-ce  tout  le 
composé  ?  Est-ce  seulement  une  partie  de  composé, 
c'est-à-dire  la  forme,  sans  la  matière  de  l'objet?  Ques- 
tions graves,  on  le   prévoit,  et  qui  peuvent  être  diver- 
sement résolues.  Mais,  pour  procéder  avec  méthode, 

(i)  Chauvin,  Lexicon,  verbo  species.    • 

(2)  M.  Rousselot,  Etudes  sur  la  Phil.  dans  le  moyen-âge,  t.  II,  p.  242 
et  suiv. 

(3^  «  Est  sensus  qusedam  potentia  passiva,  quae  nata  est  immutari  ab  ex- 
leriori  sensibili.  Exterius  ergo  immutativum  est  quod  per  se  a  sensu  per- 
cipitur  et  secundum  cujus  diversitatem  sensitivse  potentife  distinguuntur.  » 
Summa  theol.  part.  I,  quae3t.  lxxvui,  art.  3. 


420  HISTOIRE 

observons  les  problèmes  dans  l'ordre  suivant  lequel 
ils  se  succèdent. 

Dans  la  phrase  que  nous  venons  de  reproduire, 
saint  Thomas  paraît  bien  rejeter  l'hypothèse  de  ces 
particules  insensibles  auxquelles  certains  docteurs 
du  moyen-âge  ont  attribué  tant  d'influence  sur  les  or- 
ganes des  sens,  et,  en  effet,  après  avoir  poursuivi  très- 
patiemment  une  curieuse  enquête  en  d'autres  parties 
de  la  même  Somme,  M.  Rousselot  nous  atteste  n'y 
avoir  trouvé  rien  de  favorable  à  cette  hypothèse  ré- 
prouvée. Cependant  cette  justification,  confirmée  par 
M.  Montet  (1)  et  par  M.  Gh.  Jourdain  (2),  ne  semble  pas 
universellement  acceptée.  Efforçons-nous  d'expliquer 
ce  qui  n'a  peut-être  pas  été  bien  compris. 

L'inventeur  véritable  des  corpuscules  intermédiai- 
res, saint  Thomas  l'a  connu,  l'a  nommé  ;  c'est  Déino- 
crite  :  Democritus  posuit  cognitionem  fieri  per  idola 
et  defluxiones  (3).  Notre  docteur  a  trouvé  ce  rensei- 
gnement historique  dans  le  traité  De  divinatione  per 
somnum,  et,  après  avoir  fait  remarquer  qu'Aristote  s'est 
fermement  déclaré  contre  toutes  les  chimères  de  l'é- 
cole atomistique,  il  renouvelle,  pour  son  compte,  la 
même  déclaration  :  «  Démocrite,  dit-il,  et  les  autres 

<  naturalistes  confondaient  les  sens  etl'entendement... 

<  Rien  ne  s'oppose  à  ce  que  les  objets  sensibles,  qui 

<  sont  hors  de  l'âme,  aient  une  action  quelconque  sur 

<  le  composé.  Avec  Démocrite,  Aristote. admet  que  les 

<  opérations  des  organes  sensibles  ont  pour  cause 
(  l'impression  produite  sur  les  sens  par  les  objets; 

(2)  L.  Montet,  Mémoire  sur  S.  Thomas  d'Aquin,  p.  47.  (Extr.  du  t.  II 
des  Mémoires  de  l'Acad.  des  Sciences  morales  et  polit.  Savants  étran- 
gers). 

(3)  Philos,  de  S.  Thomas,  t.  I,  p.  313. 

(1)  Summa  theol.  part.  I,quaest.  lxxxiv,  art.  6. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQTJE  421 

«  mais  il  veut  que  cette  impression  soit  l'effet  de  cer- 
«  taine  opération,  et  non  pas,  comme  l'assure  Démo- 
«  crite,  d'une  émanation  (1).  »  Le  principe  de  la  sen- 
sation est  quelque  chose  du  dehors  :  voilà,  suivant 
saint  Thomas,  ce  que  reconnaissent  à  la  fois  Aristote 
et  Démocrite.  Mais  Démocrite  prétend  que  l'objet  exté- 
rieur envoie  vers  les  sens  quelque  émanation  de  lui- 
même  et  que  la  sensation  est  produite  quand  cette 
émanation  est  reçue.  Aristote  déclare,  au  contraire, 
que  la  sensation  résulte  d'une  action  directe  de  l'objet 
sur  le  sujet.  Ce  sont  bien  deux  systèmes,  et,  sans 
hésiter,  saint  Thomas  adhère  à  celui  d' Aristote.  Voilà 
ce  que  M.  Rousselot  nous  paraît  avoir  très-bien  prou- 
vé (2).  La  thèse  des  entités  corpusculaires  serait,  d'ail- 
leurs, dans  la  doctrine  de  saint  Thomas,  en  désaccord 
avec  le  reste.  Après  avoir  refusé  d'admettre  qu'il 
existe  quelque  part,  dans  les  sphères  subalternes, 
aucune  forme  séparée  de  la  substance  composée,  il 
n'aurait  pu  sans  se  contredire  expliquer  le  mystère  de 
la  perception  par  le  moyen  de  ces  in  visibles,  qui,  n'étant 
ni  des  substances  ni  des  manières  d'être  propres  à  la 
substance,  ne  sont  conséquemment  d'aucune  façon, 
ne  sont  rien  (3).  En  lui  parlant  de  l'espèce  sensible 
quelques  interprètes  d'Aristote  le  jetaient  dans  un  em- 


(1)  Ibid. 

(2)  Etudes  sur  la  philos,  du  moyen-âge,  t.  II,  p.  250  et  suiv. 

(3)  C'est  une  observation  fort  sage  d'Arnauld,  parlant  de  Malebranche  : 
a  Puisque  cette  manière  de  philosopher...  lui  est  une  raison  convaincante 
de  rejeter,  comme  une  invention  de  gens  oisifs  la  supposition  d'une  forme 
substantielle...,  ce  lui  en  devait  être  une  aussi  de  rejeter  comme  une 
pure  imagination,  encore  plus  mal  fondée,  la  supposition  fantastique 
de  ces  êtres  représentatifs  qui  ont  été  inventés  par  la  même  voie  que  les 
formes  substantielles,  et  dont  la  notion  est  encore  plus  obscure  et  plus 
confuse  que  celle  de  ces  formes.  »  Des  vraies  et  des  fausses  idées» 
ch.  vu. 


422  HISTOIRE 

barras  dont  il  s'est  habilement  tiré.  Ne  pouvant  l'accep- 
ter comme  une  représentation  de  l'objet  réalisée  hors 
de  cet  objet,  il  l'a  définie  ce  qu'est  l'objet  lui-même 
considéré  comme  moteur  des  puissances  sensitives. 
Ainsi  la  thèse  de  l'espèce  sensible  est  entrée  dans  le 
système  de  saint  Thomas  sans  en  troubler  l'économie. 
Ayant  à  s'expliquer  sur  cette  espèce,  il  devait  l'admettre 
comme  la  définition  de  l'objet  en  tant  que  moteur  à 
l'acte  de  la  perception,  et  nullement  comme  une  repré- 
sentation de  Pobjet  réalisée  hors  de  l'objet  lui-même. 
Tels  sont,  en  effet,  les  termes  dans  lesquels  il  s'ex- 
prime. 

Mais  connaissons-nous  toute  la  doctrine  de  saint 

Thomas  sur  les  opérations  des  facultés  sensibles  et 

des  facultés  intellectuelles  de  l'âme,  parce  que  nous 

avons  appris  qu'il  ne  souscrit  pas  à  la  thèse  réaliste 

des  intermédiaires  subtils  ?  Non,   sans  doute.  Et  ne 

nous  importe-t-il  pas  d'en  apprendre  davantage  ?  Cela 

nous  importe  assurément.  Ainsi,  par  exemple,   nous 

sommes  très  curieux  d'entendre  la  réponse  que  saint 

Thomas  doit  faire  à  la  question   déjà  posée  :  quel  est 

l'objet  perçu  par   les  sens?  Est-ce  toute  la  chose, 

matière  et  forme,  telle  qu'elle  est  dans  la  nature  ?  Ou 

bien  n'est-ce  que  la  figure  propre  ou  la  forme  de  cette 

chose  ?  Saint  Thomas  a  compris  la  gravité  de  cette 

question  :  «  Quelques-uns,  dit-il,   ont  pensé  que  l'es- 

«  pèce  d'une  chose  naturelle  en  est  seulement  la  for- 

«  me,  et  que  la  matière  n'est  pas   partie  de  l'espèce. 

«  Mais  à  ce  compte,  la  matière  n'entrerait  pas  dans  la 

«  définition  des  choses  naturelles  (1).  »   Voilà  ce  que 

dit  saint  Thomas.  Il  nous  prouve,  en  s'exprimant  de  la 

(l)  Quœst.  Lxxxv,art.  1. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE.  423 

sorte,  qu'il  avait  du  moins  entrevu  les  conséquences 
que  poursuit  l'idéalisme  critique,  et  qu'il  désirait  met- 
tre à  l'abri  de  toute  argumentation  négative  sa  doctrine 
touchant  le  premier  degré  de  la  connaissance.  En  ef- 
fet, si  la  matière  est  exclue  de  la  définition  de  l'espèce 
sensible,  l'objet  senti  n'est  plus  que  la  forme  de  l'ob- 
jet réel,  et,  cette  forme  étant  universelle,  la  percep- 
tion de  l'individuel  est  impossible.  Voilà  un  syllogisme 
devant  lequel  s'ouvre  l'abîme.  Saint  Thomas  s'empres- 
se d'établir  que,  suivant  la  juste  observation  d'Ans- 
tote,  il  n'y  a  de  commerce  possible  qu'entre  les  sem- 
blables ;  donc,  poursuit-il,  la  sensation  étant  une  opé- 
ration à  laquelle  participent  à  la  fois,  quant  au  sujet, 
les  sens  du  corps  et  l'énergie  propre  de  l'âme  (l),de  là 
concluons  que  le  moteur  à  l'acte  est  à  la  fois,  quant  à 
l'objet,  la  matière  et  la  forme,  en  d'autres  termes  toute 
la  substance.  Gela  est  fort  bien  pensé,  fort  bien  dit.  Il 
est  à  peine  besoin  de  le  faire  remarquer. 

Allons  au-delà.  Nous  savons  que  saint  Thomas  con- 
sidère l'espèce  sensible  comme  inséparable,  en  tant 
que  réelle,  des  objets  naturels;  nous  savons,  en  outre, 
que  la  sensation  est  par  lui  définie  la  perception  de 
cette  espèce  par  les  organes  des  sens  ;  mais  nous  ne 
sommes  encore,  pour  ainsi  parler,  qu'au  vestibule  de 
Tâme,  et  nous  ne  pouvons  nous  y  arrêter.  De  ce  qui 
précède  il  résulte  qu'il  y  a  deux  manières  d'être  pour 
l'espèce  sensible  :  dans  les  objets,  dont  elle  est  le  tout 
perceptible  ;  dans  l'âme,  où  elle  est  le  tout  conceptuel 
de  l'objet  perçu  par  les  puissances  sensitives.  Deman- 
dons maintenant  à  saint  Thomas  si  c'est  la  véritable 

(1)  a  Sensum  posuit  (Aristotelesj  propriam  operationem  non  habere  sine 
communications  corporis,  ita  quod  sentire  non  sit  actus  animae  tantum, 
sed  conjuncti.  »  Summa  theol.,  part.  I,  qusest.  lxxxiv,  art.  6. 


424  HISTOIRE 

forme  et  la  véritable  matière  de  l'objet  qui  sont 
reçues  par  l'âme  sensible  ?  Il  est  clair,  pour  em- 
ployer avec  Malebranche  (1)  le  langage  de  l'école, 
que  l'espèce  «  impresse  »  n'est  que  la  similitude  de 
l'espèce  réelle  ;  aussi,  bien  que  cette  espèce  soit 
imprimée  sur  Pappareil  sensible  par  la  matière  et  la 
forme  réunies,  on  doit  dire,  répond  saint  Thomas, 
que  ce  que  reçoivent  les  sens  du  corps  est  une  forme 
dégagée  de  toute  matière  :  Forma  sensibilis  alio  modo 
est  in  r£  quœ  est  extra  animam  et  alio  modo  in  sensu, 
qui  suscipit  formas  sensibilium  absque  ?nateria,  sicut 
colorem  auri  sine  auro  (2).  Les  sens  perçoivent  donc 
non  pas  la  couleur,  mais  la  couleur  de  l'or,  c'est-à-dire 
l'image  du  composé,  et,  au  propre,  ils  ne  reçoivent  que 
l'image  ou  la  forme  de  l'objet,  car  toute  perception 
résulte  d'une  abstraction,  non  d'une  absorption.  Soit! 
mais  dire  de  l'espèce  reçue  par  les  sens  qu'elle 
est  une  similitude,  est-ce  simplement  dire  que  toute 
perception  est  l'idée  vraie  d'une  réalité  ?  Une  explica- 
tion est  ici  nécessaire.  En  effet,  qu'est-ce  qu'une  idée? 
Quand  les  cartésiens  la  nomment  une  modalité  fugitive 
du  sujet,  identique  à  la  perception  même,  ils  n'en  ex- 
pliquent pas  la  nature  concrète.  Mais,  cette  nature  con- 
crète, l'a-t-elle  ?  ne  l'a-t-elle  pas  ?  C'est  une  question 
diversement  résolue.  Tenir  pour  la  nature  concrète  des 
idées,  c'est  supposer  que  toute  perception  accomplie 
laisse  dans  l'âme  une  image  d'elle-même,  une  image 
douée  de  quelque  entité  permanente,  qui  subsiste  ob- 
jectivement à  l'égard  du  sujet  pensant.  Saint  Thomas 
adhère-t-il  à  cette  définition  des  idées  ?  Voilà  le  point 

(1)  Recherche  de  la  vérité,  livre  III,  ch.  n. 

(2)  Prima  Summœ,  qusest.  lxxx.iv,  art.  I. 


DR   LA   PHILOSOPHIE   SGOLASTIQUE  425 

où  notre  docteur  commence  à  parler  un  langage  très- 
différent  de  celui  d'Aristote,  et,  une  fois  sorti  de  la  voie 
péripatéticienne,  hélas  !  il  ne  la  retrouvera  plus. 

Plusieurs  historiens  ont  cru  devoir  chercher  dans  la 
théologie  de  saint  Thomas  les  raisons  dissimulées  de 
toutes  ses  décisions  philosophiques.  Ainsi  la  maîtresse 
du  logis  aurait  dicté  tout  ce  qu'aurait  écrit  sa  servante. 
A  notre  avis,  ces  historiens  ont  mal  jugé  saint  Thomas. 
Quand  sa  raison  et  sa  foi  ne  s'accordent  pas,  il  a  cou- 
tume de  leur  demander  des  concessions  réciproques. 
En  certains  cas,  il  est  vrai,  c'est  la  raison  qu'il  amène 
à  faire  les  plus  grands  sacrifices,  mais  non  dans  tous 
les  cas.  Quand,  d'ailleurs,  il  n'y  a  pas  désaccord  entre 
la  raison  et  la  foi,  quand  elles  font  ensemble  échange 
de  bons  offices,  c'est  toujours  le  philosophe  qui  prête 
le  plus  et  le  théologien  le  moins.  Quelquefois  même 
la  chose  prêtée  cause  du  préjudice  à  qui  l'a  reçue  sans 
défiance.  Ainsi  nous  allons  faire  voir  comment  les 
fausses  opinions  du  philosophe  sur  les  idées  humaines 
ont  conduit  le  théologien  à  de  fausses  conjectures  sur 
la  nature  mystérieuse  des  idées  divines. 

Les  objets  externes,  dit  saint  Thomas,  impriment 
leur  image  sur  les  sens  externes,  et  ces  images,  ces 
empreintes,  étant  déposées  sur  l'appareil  sensible,  y 
sont  recueillies  par  le  sens  commun,  sens  interne  dont 
les  fonctions  sont  amplement  décrites  dans  le  Traité 
de  Vâme  (1).  Recueillies  par  le  sens  commun,  la  fantai- 

(1)  Voici  comment,  pour  sa  part,  saint  Thomas  le  définit  :  «  Sensus  pro- 
prius  judicat  de  sensibili  proprio,  discernendo  ipsum  ab  aliis  quae  cadunt 
sub  eodem  sensu...  Sed  discernere  album  a  dulci  non  potest  neque  visu 
neque  guslu,  quia  oportet  quod  qui  inter  aliqua  discernit  utrumque  cogno- 
scat.  Unde  oportet  ad  sensum  communem  pertinere  discretionis  judicium,?d 
quem  referantur  sicut  ttd  terminum  communem  omnes  apprehensiones  sen- 
suum,  a  quo  etiam  përcipiuntur  intentiones  sensuum.  »  Summa  theol., 
part.  I,  quœst.  lxxviii,  art.  4. 


426  HISTOIRE 

sie,  ou,  pour  mieux  dire,  Pimagination,  phantasia  sive 
imaginatio,  les  retient  et  les  soumet  ensuite  au  juge- 
ment, vis  œstimativa,  dont  la  charge  est  d'apprécier 
les  qualités  des  objets  d'après  ces  empreintes  et  fina- 
lement de  les  transmettre  au  trésor  de  la  mémoire  : 
Vis  memorativa  est  thésaurus  quidam  hujusmodi  in- 
tentionum.  Ainsi  les  facultés  extérieures  de  l'âme  sen- 
sible sont  les  cinq  sens  ;  les  facultés  intérieures,  au 
nombre  de  quatre,  sont  le  sens  commun,  l'imagination, 
le  jugement  et  la  mémoire  (1).  Saint  Thomas  donne 
beaucoup  d'importance  à  ces  distinctions  psj^chologi- 
ques.  Nous  n'avons  pas  le  loisir  d'en  entreprendre  la 
critique.  Ce  qui  nous  intéresse,  dans  cette  distribution 
des  rôles  entre  les  facultés  internes  de  l'âme  sensible, 
c'est  que  la  matière  de  leurs  opérations  est  à  tous  les 
degrés  l'espèce  sentie,  c'est-à-dire  l'empreinte,  l'image 
de  l'objet.  Or,  qu'on  relise  le  Traité  de V âme;  non-seu- 
lement Aristote  y  repousse  cette  théorie  des  êtres 
intermédiaires  que  le  docteur  Reid  et  son  école  ont 
prétendu  mettre  à  son  compte  (2)  ;  mais  si  l'on  y 
recherche  en  outre  l'hypothèse  des  entités  concep- 
tuelles ou  des  idées-images  de  saint  Thomas,  nous 
pouvons  affirmer,  après  M.  Barthélémy  Saint-Hilaire  (3), 
qu'on  ne  l'y  trouvera  pas  :  «  En  observateur  parfaite- 
«  ment  fidèle,  il  a  constaté  des  faits,  il  n'en  a  pas 
«  inventé  ;  devant  le  grand  mystère  de  la  perception,  il 
«  s'est  arrêté  avec  une  prudence  que  n'a  point  dépas- 
«  sée  la  prudence  écossaise  (4).  »  Saint  Thomas  n'a 
pas  même  soupçonné  les  motifs  de  cette  réserve  ; 


(1)  Quœst.  lxxix,  art.  4. 

(2)  Aristote,  Traité  de  l'âme,  l,  ch.  n,  art,  2. 

(3)  Préface  du  Traité  de  l'ame,  p.  22  et  suiv. 

(4)  Ibid.,  p.  23. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  427 

après  avoir  pris  soin  de  placer  le  premier  acte  de  la 
sensation  hors  des  atteintes  du  scepticisme,  il  n'a  pas 
su  se  rendre  compte  de  la  perception  sans  admettre 
ces  portraits,  ces  copies  des  objets,  à  l'occasion  des- 
quels doit  s'élever  plus  tard  une  si  vive  controverse. 

Antoine  Arnauld,  au  chapitre  îv  de  son  traité  des 
vraies  et  des  fausses  idées,  expose  de  la  manière  la 
plus  claire,  la  plus  satisfaisante,  l'origine  et  le  vérita- 
ble caractère  delà  doctrine  des  idées  représentatives. 
Ayant  commencé  par  être  des  enfants,  les  hommes 
n'ont  d'abord  tenu  compte  que  delà  vue  corporelle. 
Plus  tard,  après  avoir  constaté  qu'on  connaît  diverses 
choses  dont  les  sens  extérieurs  ne  rendent  pas  témoi- 
gnage, ils  ont  imaginé  que  l'âme  a  des  perceptions 
qui  lui  sont  propres,  acquises  au  moyen  de  sens  inté- 
rieurs dont  ils  se  sont  employés  à  définir  les  attribu- 
tions et  la  manière  d'agir.  Or,  les  organes  du  corps 
voient  les  objets  présents,  ou  les  images  de  ces  objets 
réfléchies  dans  un  miroir,  et  comme  il  ne  s'agissait 
pas  d'expliquer,  par  l'hypothèse  des  yeux  de  l'âme,  la 
connaissance  des  objets  présents,  connaissance  obte- 
nue par  les  yeux  du  corps,  mais  bien  celle  des  objets 
absents,  on  s'est  laissé  conduire  par  une  fausse  et 
mensongère  comparaison,  à  penser  que  l'âme  voit  ces 
objets,  en  leur  absence,  sur  une  sorte  de  miroir  psy- 
chique, qui  en  a  reçu  et  qui  en  conserve  l'empreinte. 
«  Il  ne  leur  en  a  pas  fallu  davantage,  ajoute  Arnauld, 
«  pour  se  faire  un  principe  certain  de  cette  maxime  : 
«  que  nous  ne  voyons  par  notre  esprit  que  les  objets 
«  qui  sont  présents  cà  notre  âme  ;  ce  qu'ils  n'ont  pas 
«  entendu  d'une  présence  objective,  selon  laquelle 
«  une  chose  n'est  objectivement  dans  notre  esprit 
«  que  parce  que  notre  esprit  la  connaît,  de  sorte  que 


428  HISTOIRE 

«  ce  n'est  qu'exprimer  diversement  la  même  chose 
«  que  de  dire  qu'une  chose  est  objectivement  dans 
«  notre  esprit  (et,  par  conséquent,  lui  est  présenté)  et 
«  qu'elle  est  connue  de  notre  esprit.  Ce  n'est  pas  ainsi 
«  qu'ils  ont  pris  ce  mot  de  présence  ;  mais  ils  l'ont 
«  entendu  d'une  présence  préalable  à  la  perception  de 
«  l'objet,  et  qu'ils  ont  jugée  nécessaire,  afin  qu'il  fût 
«  en  état- de  pouvoir  être  aperçu,  comme  ils  avaient 
«  trouvé,  à  ce  qui  leur  semblait,  que  cela  était  néces- 
«  saire  dans  la  vue.  Et  de  là  ils  ont  passé  bien  vite 
«  dans  l'autre  principe,  que,  tous  les  corps  que  notre 
«  âme  connaît  ne  pouvant  pas  lui  être  présents  par 
«  eux-mêmes,  il  fallait  qu'ils  lui  fussent  présents  par 
«  des  images  qui  les  représentassent  (1).  »  Voilà  donc 
l'origine  de  cette  décevante  théorie.  Nous  ne  voulons 
pas  reproduire  ici  tous  les  arguments  qu'on  a  fait  va- 
loir contre  elle.  Qu'il  nous  suffise  de  dire  que  la  polé- 
mique d'Arnauld  contre  les  fausses  idées,  habilement 
continuée  par  le  docteur  Reid  et  par  son  école,  bat  et 
réduit  à  néant  toute  la  doctrine  de  saint  Thomas  sur 
les  modes  de  la  perception.  A  la  vérité,  c'est  là  ce 
qu'ont  prétendu  contester  M.  Rousselot  et  M.  Montet  ; 
mais,  comme  on  va  le  voir,  ces  estimables  historiens 
se  sont  ici  trompés. 

Ils  ont  bien  prouvé  sans  cloute  que  saint  Thomas 
n'accepte  pas  les  espèces  sensibles  des  épicuriens, 
c'est-à-dire  les  images  des  corps  prises  pour  des 
atomes  localisés  dans  l'espace  intermédiaire  ;  mais  ils 
n'ont  pas  été  plus  loin,  comme  si  le  principal  effort 
de  la  dialectique  écossaise  n'avait  pas  été  dirigé 
contre  l'espèce  sentie,  contre  le  fantasma  d'Avicenne 

(1)  A.  Arnaukl,  Des  vraies  et  des  fausses  idées,  ch.  iv. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  5£9 

et  des  thomistes,  imputé  sans  raison  par  le  docteur 
Reid  au  sagace  et  prudent  Àristote.   «  Si  par  idées, 
«  nous  citons  M.    Cousin,  on  entend  quelque  chose 
«  de  réel,  qui  existe  indépendamment  du  langage,  et 
«  qui  soit  un  intermédiaire  entre  les  êtres  et  l'esprit, 
«  je  dis  qu'il  n'y  a  absolument  pas  d'idées.  Il  n'y  a  de 
«  réel  que  les  choses,  plus  l'esprit  et  ses  opérations, 
«  savoir  ses  jugements.  Viennent  ensuite  les  langues, 
«  qui  créent  en  quelque   sorte  un  nouveau   monde, 
«  spirituel  et  matériel  à  la  fois,   ces  êtres   symboli- 
«  ques  qu'on  appelle  des  signes,  des  mots...  Les  idées 
«  ne  sont  pas  plus  réelles  que  les  propositions    et 
«  elles  sont  aussi  réelles  qu'elles  ;  elles  ont  toute  la 
«  réalité  qu'ont  les  propositions,  la  réalité  d'abstrac- 
«  tions  auxquelles  le  langage  impose  une  existence 
«  nominale    et    conventionnelle.   »    Ainsi    s'exprime 
M.  Cousin,  dans  son  éloquente  censure  de  la  philoso- 
phie de  Locke,  et,  si  nous  ne  saurions  adhérer  sans 
quelques  réserves  à  toutes  les  parties  de  cette  censu- 
re, assurément  on  ne  nous  verra  pas  retourner  à  la 
thèse  des  idées-images  pour  expliquer  l'acte  de  la 
perception.  Nous  est-il  démontré  que  les  autres  ex- 
plications sont  encore   moins   satisfaisantes,  et  que, 
parmi  toutes  les  conjectures  ultérieurement  proposées, 
aucune  ne  peut  être  acceptée  comme  supérieure  à  la 
critique?  Eh  bien  !  il  nous  reste  à  dire  avec  Voltaire, 
cité  fort  à  propos  par  M.  Dugald  Stewart  (1),  qu'il  faut 
renoncer  à  pénétrer  ce  mystère.  Il  y  en  a  bien  d'autres 
que  la  science  elle-même  nous  a  fait  reconnaître  et 
que  nous  nous  sommes  résignés,  suivant  ses  conseils, 
à  ne  pas  aborder  !  Quoi  qu'il  en  soit,  nous  venons  de 
prouver,  en  citant  M.  Cousin,  que,  sur  cette  question 

(1)  Essai  philus.,  p.  114  de  la  trad.  de  M.  Huret, 


430  HISTOIRE 

des  espèces  mentales,  les  déclarations  de  la  philo- 
sophie moderne  sont  très-franchement  nominalistes. 
En  définissant  l'idée  ce  qui  n'existe  pas  indépendam- 
ment du  langage,  elle  écarte  tous  les  équivoques,  elle 
dissipe  toutes  les  illusions.  Oui,  sans  doute,  elle  con- 
fesse qu'elle  ne  saurait  expliquer  ce  qu'elle  n'expliaue 
pas.  Mais  cela  ne  vaut-il  pas  mieux  que  de  persévérer 
en  d'incompréhensibles  erreurs  ? 

Cependant  il  y  a  dans  l'esprit,  ajoute  saint  Thomas, 
autre  chose  que  des  fantômes,  que  des  images  sensi- 
bles. Ces  fantômes,  ces  images  ne  se  rencontrent 
qu'au  degré  subalterne  de  la  connaissance.  Élevons- 
nous  maintenant  à  la  région  supérieure  de  l'âme,  pro- 
prement appelée  le  domaine  de  l'intelligence.  Les 
idées  étant  reçues  parles  sens,  recueillies  par  l'imagi- 
nation et  mises  en  dépôt  par  la  mémoire,  l'intelligence, 
c'est-à-dire  le  principe  actif  par  excellence  (1),  évoque 
ces  idées  en  l'absence  des  choses,  et,  les  ayant  compa- 
rées, combinées,  elle  produit,  comme  résultat  de  ses 
opérations,'  des  idées  nouvelles,  c'est-à-dire  les  idées 
générales,  universelles,  les  universaux  post  rem. 
Nous  n'avons  pas  oublié  cet  axiome  :  «  Le  semblable 
«  est  seul  apte  à  recevoir  le  semblable  ;  Receptum  est 
«  in  recipiente  per  modum  récipient is.  »  Or,  l'intel- 
lect n'a  rien  de  corporel.  C'est  l'énergie  suprême  de 
l'âme  ;  il  ne  concourt  en  rien  à  ce  qui  s'accomplit  dans 
la  région  sensible.  Aussi  ne  pourra-t-il  recevoir  les 
espèces,  les  formes,  les  idées,  si  ce  n'est  dégagées  de 
toute  matière,  de  tout  mouvement,  de  toute  particula- 
rité. Nous  reprenons  ici  l'analyse  de  la  Somme  à  la 
question  84  de  la  première  partie,  pour  reproduire  les 


(I)  Summ*  theol.,  part,  i,  qusest.  lxxix,  art.  2. 


DE   LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE.  431 

conclusions  et  les  démonstrations  de   saint  Thomas 
dans  l'ordre  qu'il  a  cru  devoir  leur  assigner. 

Au  témoignage  d'Aristote,  les  anciens  philosophes, 
ou,  pour  mieux  parler,  les  Eléates,  voyaient  le  monde 
plein  de  corps  périssables,  qui,  par  leur  mobilité  cons- 
tante, échappaient  à  toute  définition.  Platon,  venant 
après  eux,  rechercha  scrupuleusement  et  prétendit 
avoir  trouvé  quelque  point  fixe  sur  lequel  on  pouva.il 
enfin  édifier  avec  confiance  un  système,  une  science 
des  choses.  Cette  base  platonicienne  est,  suivant 
Aristote,  l'idée  séparée.  On  sait  déjà  que  saint  Tho- 
mas ne  croit  pas  au  monde  intermédiaire.  Il  ne 
reconnaît  pas,  d'ailleurs,  que  Platon  ait  dû  nécessai- 
rement recourir  à  cette  hypothèse.  C'est  ce  qu'il  dit 
expressément  :  Hoc  necessarium  non  est.  N'est-il  pas, 
en  effet,  démontré  qu'il  y  a  dans  l'intellect  des  idées 
générales,  immatérielles,  auxquelles  la  raison  croit 
avec  la  plus  parfaite  sécurité,  avec  la  plus  inébranla- 
ble certitude  (1).  Et  ce  qui  suffit  à  la  raison  ne  suffit-il 
pas  à  la  science,  qui  n'est  qu'une  des  formes  de  la 
raison  ? 

Mais  c'est  une  autre  et  grave  question  que  celle-ci  : 
d'où  viennent  ces  idées  générales,  universelles?  Ne 
sont-elles  pas  naturelles,  innées,  naturaliter  inditœ? 
Ou  bien  doit-on  croire  qu'elles  procèdent  de  ces  espè- 
ces, de  ces  fantômes  immatériels,  mais  non  dégagés 
de  toutes  les  conditions  delà  matière,  qui  se  sont  intro- 
duits dans  l'âme  sensible  suivant  le  mode  que  nous 
avons  décrit?  On  négligeait  cette  question  au  XIP 
siècle,  ou  plutôt,  si  l'on  en  soupçonnait  déjà  l'impor- 
tance,  on  ne  la  traitait  néanmoins  qu'incidemment, 

(1)  Summa  theol.,  part.  1,  quœst.  lxxxiv,  art.  1. 


432  HISTOIRE 

comme  venant  après  celle  de  la  nature  des  genres,  et, 
suivant  que  l'on  tenait  pour  ou  contre  la  réalité  des 
substances  universelles,  on  disait  simplement  que 
l'universel  posé  rem  vient  de  l'observation  des  choses 
individuelles  de  même  espèce  ou  de  l'observation  des 
universaux  individuellement  réalisés.  Mais,  au  XIIIe, 
commencent  de  grands  débats  sur  l'origine  de  ces 
idées.  Enfin  l'on  a  clairement  compris  que  l'affaire 
n'intéresse  pas  seulement  la  logique,  qu'elle  intéresse 
encore,  et  peut-être  davantage,  les  autres  parties  de 
la  science.  Efforçons-nous  d'exposer  fidèlement  l'opi- 
nion de  saint  Thomas,  et,  puisqu'elle  a  pu  sembler  à 
Duns-Scot  (1)  et  même  à  Zabarella  (2)  tout  autre  qu'au 
docte  cardinal  de  Gaëte  (3),  avançons-nous  avec  la 
plus  grande  circonspection  dans  ce  sentier  difficile. 

L'âme  connaît-elle  les  choses  corporelles  par  sa 
propre  essence?  Telle  est  la  première  question  que 
saint  Thomas  se  propose,  et  il  y  répond  ainsi.  Dieu, 
comme  étant  la  première  cause,  ce  qui  veut  dire  com- 
me étant  toutes  les  choses  virtuellement,  oui,  Dieu 
connaît  toutes  ces  choses  par  sa  propre  essence.  Mais 
il  jouit  seul  de  ce  privilège,  qui  n'appartient  pas  à 
l'âme  humaine  ;  la  propre  essence  de  l'âme  humaine 
est  nativement  une  table  rase,  où  elle  ne  peut  rien 
voir  puisqu'il  n'y  a  rien.  La  seconde  question  est 
celle-ci  :  la  connaissance  que  l'âme  humaine  a  des 
choses  lui  vient-elle  d'espèces  ou  idées  innées,  que 
l'essence  de  cette  âme  apporte  avec  elle,  comme 
un    sujet  ses  attributs  nécessaires  :     Utrum  anima 


(i)  Scotus  in  primum  Sentent.,  dist.  III,  c    vu. 

(2)  Zabarella,  De  spec.  intell.,  cap.  vu. 

(3)  Thomas  de  Vio  Cajetanus,  Comment,  in  prim.  Snmmœ,  queest.  lxxix, 
art.  2. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  433 

intelligat  omnia  per    speçies  sibi  naturaUter  indi- 
tas  ?  La  réponse  de  saint  Thomas  à  cette  question 
est   absolument  négative   :   Anima,   cum   sit    quan- 
doque    cognoscens   in  potentiel   tant  uni   ad  id  quod 
postea  actu  cognoscit,  impossibile  est  eam  cognos- 
cere    corporalia    per   species   naturaUter  inditas. 
Notre    docteur    est   donc    un   adversaire    des  idées 
innées.  Mais  on  ne  se  contente  probablement  pas  de 
savoir  qu'il  repousse  ce  système  ;  on  est  sans  doute 
curieux  de  connaître  comment  il  motive  la  conclusion 
que  nous  venons  d'énoncer.  Il  a  lu  dans  le  Livre  des 
causes  que  toute  intelligence  est  pleine  de  formes  ;  il 
sait  en  outre,   l'ayant  appris   d'Aristote,  que  Platon 
assimile  la  science  et  le  souvenir.  Voici  donc  de  quelle 
manière  il  argumente  contre  Platon  et  ses   disciples  : 
«  Puisque  la  forme  est  principe  d'action,  il  faut  que 
«  la  chose  soit  à  l'égard  de  la  forme  principe  d'action 
«  ce  qu'elle  est  à  l'égard  de  l'action  même.   Si,  par 
«  exemple,  s'élever  en  haut  vient  de  la  légèreté,  il 
«  faut  que  ce  qui  s'élève  en  haut  seulement  en  puis- 
«  sance  ne  soit  léger  qu'en  puissance,  et,  d'autre  part, 
«  que  ce  qui  s'élève  en  haut  en  acte  soit  léger  en 
«  acte.  Or,  nous    voyons  qu'en  un  certain  moment 
«  l'homme  n'est  connaissant  qu'en  puissance,  soit  en 
«  ce  qui  touche  les  sens,  soit  en  ce  qui  touche  l'intel- 
((  lect.  L'acte  survenant,  l'homme  recueille  les  sensa- 
«  tions  que  lui  procure  la  présence  des  objets  sensi- 
«  blés  ;  alors  il  entre  en  possession  des  notions  intel- 
«  lectuelles  qui  lui  sont  communiquées  ou  qu'il  acquiert 
«  lui-même.  D'où  il  suit  que  Y  âme  dont  le  propre  est 
«  de  connaître  »  [anima  cognoscitiva ;  autre  forme  de 
l'âme,  autre  nom  qui  n'a  pas  été  admis  dans  le  vo- 
cabulaire de  la  philosophie  moderne)  «  est  en  puis- 
T.  1.  29 


434  HISTOIRE 

sance  tant  à  l'égard  des  similitudes  qui  sont  princi- 
pes de  sensation  qu'à  l'égard  des  similitudes  qui  sont 
principes  d'intellectualisation.  Ainsi  l'opinion  d'Aris- 
tote  est-elle  que  l'intellect,  au  moyen  duquel  l'âme 
connaît,  ne  possède  pas  certaines  idées,  species, 
données  par  la  nature,  naturaliter  inditas,  mais 
qu'il  est  en  puissance  capable  de  possédertoutes  les 
idées.  Or,  comme  ce  qui  possède  la  forme  en  acte 
peut  être  quelquefois  empêché  d'agir  suivant  la 
vertu  de  cette  forme,  comme,  par  exemple,  l'objet 
léger  peut  être  empêché  de  s'élever  en  haut,  Platon 
a  supposé  que  l'intellect  est  naturellement  doué  de 
toutes  les  espèces  intelligibles,  mais  que  son  union 
avec  le  corps  est  un  obstacle  aux  manifestations  de 
son  actualité.  Cette  supposition  ne  semble  pas  accep- 
table. Premièrement,  si  l'âme  a  naturellement  la  con- 
naissance parfaite  de  toutes  les  choses,  il  ne  semble 
pas  possible  qu'elle  perde  le  souvenir  de  cette  con- 
naissance naturelle  au  point  d'ignorer  même 
qu'elle  la  possède.  Aucun  homme,  en  effet,  n'oublie 
ce  qu'il  sait  naturellement,  comme  ceci  :  que  le  tout 
est  plus  grand  que  sa  partie,  et  alla  hujusmodi.  Le 
dire  de  Platon  est  encore  plus  invraisemblable,  si 
Ton  admet,  comme  cela  a  été  déclaré  ci-dessus  (1), 
que  l'essence  naturelle  de  l'âme  s'unit  au  corps.  Il 
est,  en  effet,  inadmissible  que  l'opération  naturelle 
d'une  chose  soit  entravée  par  sa  nature  propre. 
Secondement,  ce  qui  démontre  delà  manière  la  plus 
évidente  la  fausseté  de  cette  thèse,  c'est  que,  par  la 
privation  d'un  sens  on  est  privé  de  la  connaissance 
des  choses  qui  sont  perçues  au  moyen  de  ce  sens  ; 

(1)  Quaesu  lxxvi,  art.  i. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  435 

«  ainsi  l'aveugle-né  n'a  pas  la  moindre  notion  des  cou- 
«  leurs.  Or,  cela  ne  serait  pas  si  les  idées  de  tous  les 
«  intelligibles  étaient  fournies  par  la  nature  à  l'intel- 
«  lect  de  l'âme.  Donc  il  faut  dire  que  l'âme  ne  connaît 
«  pas  les  choses  corporelles  par  des  espèces  in- 
«  nées  (1).  » 

Saint  Thomas  pouvait  s'en  tenir  à  cela.  Nous  le  com- 
prenons très  bien  ;   nous   avons,   comme   il  semble, 
toute  sa  doctrine    sur  Forigine  des  idées,   et  nous 
croyons  qu'il  n'a  plus  rien  à  nous  apprendre  à  ce 
sujet.  Mais,  en  scolastique,  il  ne  suffit  pas  de  démon- 
trer par  deux  ou  trois  arguments,  réputés  invincibles, 
ce  que  l'on  suppose  être  la  vérité  ;  il  faut  ensuite  com- 
battre toutes  les   objections  qui  s'avancent  les  unes 
après  les  autres,  en  ordre  de  bataille,  la  première,  la 
seconde,  la  troisième,  etc.,  etc.,  présentées  par  divers 
interlocuteurs,  souvent  imaginaires;  il  faut,  après  les 
avoir  combattues  et  vaincues,  établir  la  parfaite  con- 
cordance de  la  conclusion  principale  avec  les  conclu- 
sions précédentes  ou    subséquentes  ;   enfin,    il  faut, 
dans  un  résumé  triomphal,  prouver  que  toute  opinion 
contraire  à  celle  qu'on  professe  est  nécessairement 
une  opinion  déraisonnable.  Saint  Thomas  se  demande 
donc,  après  avoir  combattu  la  thèse  platonicienne  de 
la  réminiscence,  si  les  espèces  intelligibles  ne  sont  pas 
introduites,  en  quelque  sorte  importées  dans  la  région 
de  l'âme  par  les  formes  séparées.   C'est  une  supposi- 
tion qu'il  rejette  aussitôt  après  l'avoir  faite.  Par  l'inter- 
vention des  formes  séparées  dans  les  opérations  de 

(I)  Summa  IheoL,  lib.  1,  qusest.  lxxxiv,  art.  3.  On  s'explique  mal  com- 
ment on  a  pu,  sans  tenir  aucun  compte  de  cette  déclaration  formelle, 
associer  saint  Thomas  aux  partisans  des  idées  innées.  C'est  pourtant  ce 
qui  a  été  fait,  comme  nous  l'atteste  M,  Combes  :  Psychologie  de  S.  Tho- 
mas, p.  465, 


436  HISTOIRE 

l'entendement  la  raison  personnelle  serait  totalement 
supprimée.  A  quelle  misérable  condition  serait  donc 
soumise  la  créature  de  Dieu  !  Non,  dit  saint  Thomas, 
«  les  espèces  intelligibles  par  lesquelles  l'âme  conçoit 
«  n'émanent  pas  des  formes  séparées  (1).  »  Vient 
ensuite  cette  question  :  Utrum  anima  intellectiva 
cognoscat  res  immatérielles  in  rationibus  œternis  ? 
C'est  une  question  très  intéressante.  Si  la  réponse  de 
saint  Thomas  est  dégagée  de  toute  équivoque,  nous 
allons  apprendre  exactement  jusqu'où  va  son  concep- 
tualisme  .  «  Je  réponds,  dit-il,  avec  saint  Augustin,  au 
chapitre  second  de  son  traité  de  la  Doctrine  chré- 
tienne :  Si  ceux  que  l'on  nomme  les  philosophes  ont, 
par  hasard,  avancé  des  propositions  vraies  et  qui 
s'accommodent  à  notre  foi,  il  faut  leur  arracher  ces 
vérités  comme  à  d'injustes  possesseurs,  et  savoir 
en  faire  usage  ;  car  il  y  a,  dans  les  doctrines  des 
gentils,  certaines  fictions  mensongères  et  supersti- 
tieuses que  doit  abandonner  chacun  de  nous  en 
sortant  de  la  société  des  gentils.  Et  que  fit,  en  con- 
séquence, saint  Augustin  ?  Nourri  de  la  doctrine  des 

<  platoniciens,  il  en  conserva  ce  qui  lui  sembla  s'ac- 

<  corder  avec  les  articles   de   notre   croyance  et  en 
c  modifia  ce  qu'il  trouva  contraire  à  ces  articles.  Or 

<  Platon,  comme  nous  l'avons  dit,  supposait  que  les 

<  formes  des  choses,  qu'il  appelait  les  idées,  subsis- 

<  tent  par  elles-mêmes,  séparées  de  la  matière,  et  il 

<  disait  que  notre  intellect  connaît  toutes  les  choses 

<  par  participation  avec  ces  formes.  Mais  comme  il 
(  semble  opposé  à  la  foi  que  les  formes  des  choses 

<  subsistent  par  elles-mêmes,  sans  matière,  hors  des 
*  choses,  comme  l'ont  avancé  les  platoniciens,  disant 

(lj  Summa  theoL,  lib.  I,  c.  î.Xtcxiv,  aft.  4. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  437 

que  la  vie,  la  sagesse,  sont  par  elles-mêmes  et  sont 
des  substances  créatrices  (ainsi  que  nous  l'appre- 
nons de  saint  Denys,  chapitre  onzième  de  son  livre 
des  Noms  divins),  Saint  Augustin  a  rejeté  les  idées 
platoniciennes,  pour  dire  qu'il  existe  dans  l'intelli- 
gence divine  des  raisons,  rationes,  de  toutes  les 
choses  créées,  que  toutes  les  choses  sont  formées 
suivant  ces  raisons,  et  que,  suivant  ces  raisons, 
l'intelligence  humaine  connaît  toutes  les  choses. 
Lors  donc  que  Ton  demande  si  l'âme  humaine  con- 
naît toutes  les  choses  dans  leurs  raisons  éternelles, 
il  faut  dire  qu'il  y  a  deux  manières  de  connaître  une 
chose  dans  une  autre.  La  première  consiste  à  voir 
dans  un  objet  connu,  comme  à  voir  dans  un  miroir 
les  choses  qui  s'y  reproduisent.  Or,  l'âme  humaine, 
en  cette  vie,  ne  peut  ainsi  voir  toutes  les  choses 
dans  leurs  raisons  éternelles.  Cette  manière  de  con- 
naître n'appartient  qu'aux  bienheureux,  qui  contem- 
plent Dieu  et  toutes  les  choses  en  lui.  La  seconde 
manière  consiste  à  connaître  une  chose  dans  une 
autre  comme  dans  le  principe  de  la  connaissance. 
Ainsi  l'on  dit  que  l'on  voit  dans  le  soleil  ce  que  l'on 
voit  par  le  moyen  du  soleil.  En  ce  sens,  l'âme  con- 
naîtrait toutes  les  choses  dans  leurs  raisons  éter- 
nelles, étant  en  communication  avec  ces  raisons... 
Mais  comme,  pour  acquérir  la  science  des  choses 
matérielles,  il  nous  faut,  outre  la  lumière  intellec- 
tuelle, ces  espèces  intelligibles  que  nous  recevons 
des  choses,  il  suit  de  là  que  la  connaissance  de 
toutes  les  choses  matérielles  ne  nous  est  pas  donnée 
simplement  par  la .  participation,  par  la  communica- 
tion des  raisons  éternelles. ..(1)  »  Telle  est  la  décla- 
ration de  saint  Thomas. 


438  HISTOIRE 

La  question  était  :  à  quel  degré  de  certitude  peut 
s'élever  la  raison,  et  quelle  notion  elle  peut  avoir  de  la 
vérité  absolue  ?  Il  nous  répond  par  cette  conclusion  : 
In  rationïbus    œternis  anima  non    cognoscit  omnia 
objective,  in  prœsenti  statu,  sed  causaliter  ;  c'est-à- 
dire  la  raison  humaine  ignore  ce  que  sont  objective- 
ment, dans  la  pensée  divine,   les  idées  suivant  les- 
quelles la  volonté  toute-puissante  a  façonné  les  choses, 
mais  elle  sait  de  science  certaine  que  ces  idées  y 
résident  comme  causes  nécessaires  des  phénomènes. 
Nous  ne  nous  croyons  pas  en  droit  de  lui  demander 
plus.  Se  trouvant  en  face  d'une  école  dogmatiquement 
sensualiste,  Leibniz  ne  doit  accepter  l'axiome  nihil  est 
in  intellectu  quod  non  prius  fuer'it  in  sensu,  qu'après 
avoir  fait  cette  notable  réserve,  nisi  ipse  intellectus  ; 
de  même  saint  Thomas,  environné  de  réalistes  outrés, 
de  contemplatifs, de  mystiques  qui  voient  tout  en  Dieu, 
c'est-à-dire  dans  les  raisons  éternelles,  leur  accorde 
qu'en    effet    l'intellect,    tirant  son  origine,    comme 
lnmière  naturelle,  de  la  lumière  incréée,  accomplit  les 
opérations  qui  lui  sont  réservées  sans  le  concours  de 
la  sensibilité  ;  mais  il  a  soin  d'ajouter  que,  pour  voir 
et  pour  comprendre  les  choses,  il  faut  que  l'intellect 
interroge  les  sens.  Son  opinion  est  donc  au  fond  celle 
de  Leibniz  (1)  ;  mais  l'argumentation  de  l'un  diffère  de 
celle  de  l'autre,  en  ce  que  Leibniz  a  besoin  de  prouver 


(i)  C'est  une  observation  que  nous  retrouvons  dans  la  thèse  d'un  jeune 
docteur,  ravi  trop  tôt  à  l'étude,  à  la  science,  M.  Georges-Henri  Bach  :  «Plu- 
rimum  et  nimis  fortasse  noster  (Thomas)  favere  videtur,  dum  concedit  omnem 
cognitionem  a  sensu  oriri  :  rem  vero  attentius  si  considerare  velis,  mox 
fatebere  hanc  doctrinam  de  cognitione  fere  ad  Leibnitzianum  illud  redire  : 
Nihil  est  in  intellecUi  quod  non  fuerit  in  sensu,  nisi  ipse  intellectus.  » 
Divus  Thomas,  De  quibusdam  philosophicis  quœstionibus  ;  Rouen,  1836, 
in-8°. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  439 

à  des  sensualistes  l'antériorité  de  l'intellect  en  puis- 
sance, tandis  que  saint  Thomas,  ayant  devant  lui  de 
tout  autres  interlocuteurs,  doit  établir  contre  eux  la 
postériorité  de  l'acte  par  lequel  l'intellect  devient, 
suivant  Aristote,  les  choses  mêmes  qu'il  pense. 

Cela  dit,  il  faut  démontrer  la  vérité  de  la  proposition. 
Qu'avait  à  faire  Leibniz  dans  son  cas  particulier  ?  Il 
avait  à  justifier  sa  réserve,  en  faisant  voir  qu'il  existe 
dans  l'entendement  certaines  idées  dont  l'origine  n'est 
pas  suffisamment  expliquée  lorsqu'on  a  dit  qu'elles 
viennent  des  sens.  Pour  saint  Thomas,  il  doit  convain- 
cre les  platoniciens  et  les  averroïstes  de  son  entourage 
que  si  l'intellect  est  par  lui-même,   indépendamment 
de  son  commerce  avec  l'âme  sensible,  il  ne  commence, 
toutefois,  à  former  les  idées  générales,  dégagées  de 
toutes  les  conditions   de  la  matière,   qu'après  avoir 
reçu  de  cette  âme  des  notions  actualisées  déjà  par 
elle,  comme    représentant   l'individualité  propre    de 
chacun  des  phénomènes.   C'est  là  ce  qui  est  l'objet  de 
l'article  6  :  Utrum  intellectiva  cognitio  accipiatur  a 
rébus  sensibilibus  ?  Or,   dans  cet  article,   après  avoir 
expliqué  de  nouveau  comment,   à  son  avis,  l'esprit 
recueille,  par  le  moyen  des  sens,  les  notions  des  cho- 
ses sensibles,    saint  Thomas    expose   ainsi,   d'après 
Aristote  fidèlement  interprété,  la  théorie  de  l'abstrac- 
tion :  «  C'est  un  principe  établi  par  Aristote  que  l'intel- 
«  lect  agit  sans  la  participation  du  corps.  Rien  de 
<(  corporel  ne  peut  déposer  une  empreinte  sur  une 
«  chose  incorporelle  ;  c'est  pourquoi,  suivant  Aristote, 
«  la  seule  impression  des  choses  sensibles  n'est  pas 
«  suffisante  pour  causer  une  opération  intellectuelle  ; 
«  il  faut  encore  quelque  chose  de  plus  et  de  plus  noble, 
«  l'agent  étant,  dit-il,  plus  noble  que  le  patient.  Ce 


440  HISTOIRE 

«  n'est  pas,  comme  Platon  le  prétend,  que  nos  opéra- 
«  tions  intellectuelles  soient  uniquement  causées  par 
«  l'influence  de  certaines  choses  supérieures.  Cet 
«  agent  supérieur  et  de  plus  noble  nature,  il  l'appelle 
«  l'intellect  agent.  Or,  nous  avons  dit  plus  haut  (1)  que 
«  la  fonction  de  l'intellect  agent  est  de  rendre  intelli- 
«  gibles  en  acte,  au  moyen  de  l'abstraction,  les  fan- 
«  tomes  reçus  par  les  sens.  Donc  l'opération  intellec- 
«  tuelle  est  au  premier  degré,  pour  ce  qui  regarde  les 
«  fantômes,  causée  par  les  sens  ;  mais  comme  les 
«  fantômes  ne  suffisent  pas  pour  mettre  en  mouvement 
«  l'intellect  patient,  comme  il  faut  qu'ils  deviennent 
«  intelligibles  en  acte  par  le  fait  de  l'intellect  agent, 
«  on  ne  peut  dire  que  la  sensation  soit  la  cause  totale 
«  et  parfaite  de  l'intellection  ;  elle  est  plutôt,  en  quel- 
ce  que  sorte,  la  matière  de  la  cause  (2).  »  Gela  est  clair. 
La  sensation,  selon  Aristote  et  selon  saint  Thomas, 
donne  les  idées  des  choses,  des  choses  telles  qu'elles 
sont  dans  la  nature,  des  choses  individuellement 
subsistantes,  mais  accompagnées  en  cet  état  de 
tous  leurs  appendices  formels.   Ces  idées  étant  pro- 

(1)  Summa  theol.,  part.  I,  qusest.  lxxix,  art.  3  et 4. 

(2)  «  Intellectum  posuit  Aristotoles  habere  operationem  absque  commu- 
nicatione  corporis.  Nihil  autem  corporeum  imprimere  potest  in  rera  incorpo- 
ream,  et  ideo,  ad  causandum  iutellectualem  operationem,  secundum  Aristo- 
telem,  non  sufficit  sol.i  impressio  sensibilium  corporum,  sed  requiritur 
aliquid  nobilius,  quia  agens  est  nobilius  patiente,  ut  ipse  dixit.  Non  autem 
ita  quod  intellectualis  operatio  causetur  in  nobis  ex  sola  impressione  aliqua- 
rum  rerum  superiorum,  ut  Plato  posuit.  Scd  illud  superius  et  nobilius 
agens  vocat  intellectum  agentem;  de  quo  supra  diximus,  quod  facit  phan- 
tasmata  a  sensibus  accepta  intelligibilia  in  actu  per  modum  abstractionis 
cujusdam.  Secundum  hoc  ergo,  ex  parte  pbantasmatum  intellectualis  opera- 
tio a  sensu  causatur.  Sed  quia  phantasmata  non  sufficiunt  immutare  intellec- 
tum possibilem,  sed  oportet  quod  fiant  intelligibilia  actu  per  intellectum 
agentem,  non  potest  dici  quod  sensibilis  cognitio  sit  totalis  et  perfecta 
causa  intellectualis  cognitionis,  sed  magis  quodammodo  ut  materia  causae.» 
Summa  theol.,  part.  I,  qucest.  lxxxiv,  art.  6. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  441 

duites,  étant  devenues  des  fantômes,  c'est-à-dire 
certaines  choses  conceptuelles  déjà  douées  d'un  cer- 
tain acte  entitatif,  la  portion  supérieure  de  l'entende- 
ment, l'intellect  les  reçoit,  les  combine,  et,  passant 
alors  de  la  puissance  à  l'acte,  il  devient  les  choses 
mêmes  qu'il  intellectualise  et  leur  attribue  sa  propre 
actualité.  Ainsi  le  fantôme,  ou  l'idée  sensible,  n'est  pas 
la  cause  totale  de  la  formation  des  idées  générales  ;  il 
n'en  est  que  la  cause  partielle,  ou  plutôt  il  n'en  est  que 
la  matière.  C'est  l'intellect  qui,  pris  enlui-même,  en  est 
le  principal  opérateur.  Cependant  n'est-il  pas  possible 
que  l'intellect  forme  de  lui-même  des  idées  générales, 
sans  faire  usage  des  fantômes,  et  soit  alors  la  cause 
totale  de  ces  universaux?  Saint  Thomas  s'adresse 
finalement  cette  question,  et  il  y  répond  en  des  termes 
qui  nous  intéressent  au  plus  haut  point.  «  Je  réponds 
«  que,  dans  ce  bas  monde,  où  notre  intellect  est  uni  à 
«  un  corps  passible,  il  ne  peut  produire  aucun  acte 
«  intellectuel  s'il  ne  s'est  d'abord  tourné  vers  les  fan- 
«  tomes.  De  cela  nous  avons  deux  preuves  évidentes. 
«  Voici  la  première  :  l'intellect  étant  une  énergie  qui 
«  ne  fait  usage  d'aucun  organe  corporel,  jamais  son 
«  action  ne  serait  empêchée  par  la  lésion  de  quelque 
«  organe  corporel,  s'il  lui  était  possible  d'agir  sans  le 
«  concours  actif  de  quelque  puissance  faisant  elle- 
«  même  usage  d'un  organe  corporel.  Or,  qui  fait  usage 
«  des  organes  corporels  ?  Les  sens,  l'imagination  et 
«  les  autres  énergies  qui  dépendent  de  la  partie  sen- 
«  sitive.  Il  est  donc  manifeste  que  l'intellect  ne  saurait 
«  entrer  en  activité,  qu'il  s'agisse  de  recevoir  une 
«  notion  nouvelle  ou  d'employer  une  notion  antérieu- 
((  rement  acquise,  sans  le  concours  actif  de  l'imagi- 
«  nation  et  des  autres  énergies.  Nous  voyons,  en  effet, 


442  HISTOIRE 

«  que,  la  lésion  d'un  organe  empêchant  l'activité 
«  de  l'imagination,  comme  chez  les  frénétiques,  ou 
((  celle  de  la  mémoire  étant  pareillement  empêchée, 
«  comme  chez  les  gens  tombés  en  léthargie,  il  est 
«  impossible  de  comprendre  même  les  choses  dont  on 
«  avait  antérieurement  acquis  la  notion.  Voici  mainte- 
ce  nant  notre  seconde  preuve.  Chacun  peut  expérimen- 
«  ter  en  lui-même  que,  s'il  s'efforce  de  concevoir 
«  quelque  chose,  il  se  forme  certaines  images  en 
«  manière  d'exemples,  dans  lesquelles  il  observe  ce 
«  qu'il  s'applique  à  concevoir.  C'est  pourquoi,  lorsque 
«  nous  voulons  faire  comprendre  quelque  chose  à 
«  quelqu'un,  nous  lui  proposons  des  exemples  dont  il 
«  puisse  se  former  des  images  qui  l'aident  à  compren- 
ne dre.  La  raison  de  cela,  c'est  que  la  puissance  de 
«  connaître  est  en  rapport  proportionnel  avec  l'objet  à 
«  connaître.  Ainsi,  pour  l'ange,  qui  est  absolument 
«  incorporel,  l'objet  propre  de  son  intelligence  est  la 
«  substance  intelligible  séparée  du  corps,  et  c'est  par 
«  cet  intelligible  qu'il  conçoit  les  choses  matériel- 
ce  les.  Mais  l'objet  propre  de  l'intelligence  humaine, 
«  unie  au  corps,  est  la  quiddité,  je  veux  dire  la  nature 
ce  incorporée  à  la  matière  et  c'est  par  cette  nature 
ce  qu'elle  parvient  à  la  connaissance  des  choses  visi- 
cc  blés,  même  à  une  connaissance  quelconque  des 
ce  choses  invisibles.  Or  la  condition  de  cette  nature  est 
ce  de  ne  pas  exister  hors  de  la  matière  corporelle  ;  la 
ce  nature  de  la  pierre  n'est  pas  hors  de  cette  pierre,  la 
ce  nature  du  cheval  n'est  pas  hors  de  ce  cheval,  et 
ce  ainsi  du  reste.  Donc,  la  nature  de  cette  pierre  ou  de 
»  toute  autre  chose  matérielle  ne  peut  être  connue 
ce  vraiment,  complètement,  que  comme  existant  en  une 
ce  chose  particulière.  Cfr  c'est  par  le  sens  et  l'imagina- 


DE  LA  PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  443 

«  nation  que  nous  percevons  le  particulier.  En  consé- 
«  quence,  pour  que  l'intellect  comprenne  en  acte  son 
«  propre  objet,  il  est  nécessaire  qu'il  se  tourne  vers 
«  les  fantômes,  afin  d'observer  la  nature  universelle 
«  existant  au  sein  des  particuliers.  Si,  au  contraire, 
«  l'objet  propre  de  notre  intellect  était  une  forme 
«  séparée,  ou  si  les  formes  des  choses  étaient,  comme 
«  le  prétendent  les  platoniciens,  ailleurs  que  dans  les 
«  particuliers,  notre  intellect  n'aurait  pas  toujours 
«  besoin,  pour  entrer  en  action,  de  se  tourner  vers  les 
«  fantômes  (1).  » 


(1)  «  Respondeo  dicendum  quod  impossibile  est  intellectum  nostrum,  se- 
cundum  pnesenlis  viire  statum,  quo  passibili  corpori  conjungitur,  aliquid 
intelligere  in  actu,  nisi  convertendo  se  ad  phantasmata.  Et  hoc  duobus 
indiciis  apparet.  Primo  quidem,  quia  cum  intellectus  sit  vis  quaedam  non 
utens  eorporali  organo,  nullo  modo  impediretur  in  suo  actu  per  lœsionem 
alicujus  corporalis  organi,  si  non  requireretur  ad  ejus  actum  a^tus  alicujus 
potentia?  utentis  organo  eorporali.  Utuntur  autem  organo  eorporali  sensus  et 
imaginalio,  et  alia?  virss  pertinentes  ad  partem  sensitivam  ;  unde  manifes- 
tum  est  quod  ad  hoc  quod  intellectus  actu  intelligat,  non  solum  accipiendo 
scientiam  de  novo,  sed  etiam  utendo  scientia  jam  acquisita,  reqairitur 
actus  imaginationis  et  cœterarum  virtutum.  Videmus  enim  quod,  impedito 
actu  virtutis  imaginatme  per  lœsionem  organi,  ut  in  phreneticis,  et  similiter 
impedito  actu  memorativae  virtutis  ut  in  lelhargicis,  impeditur  homo  ab  intel- 
ligendo  in  actu  etiam  ea  quorum  scientiam  prseaccepit.  Secundo,  quia  hoc 
quilibet  in  seipso  experiri  potest,  quod  quando  aliquisconatur  aliquid  in tel- 
ligere,  format  sibi  aliqua  phantasmata  per  modum  exemplorum,  in  quibus 
quasi  inspicia  t  quod  intelligere  studet.  Et  inde  est  etiam  quod  quando  aliquem 
volumus  facere  aliquid  intelligere,  proponimus  ei  exsmpla  ex  quibus  sibi 
phantasmata  formare  possit  ad  intelligendum.  Hujus  autem  ratio  est  quia 
potentia  cognoscitiva  proportionatur  cognoscibili.  Unde  intellectus  angeli, 
qui  est  tolaliter  a  corpore  separatus,  objectum  proprium  est  substantia 
intelligibilis  a  corpore  separata  ;  et  per  hujusmodi  intelligibile  materialia 
cognoscit.  Intellectus  autem  humani,  qui  est  conjunctus  corpori,  proprium 
objectum  est  quidditas,  sive  natura  in  materia  eorporali  existens,  et  per 
hujusmodi  naturam  in  visibilium  rerum,  etiam  in  invisibilium  rerum  ali- 
qualem  cognitionem  ascendit.  De  ratione  autem  hujus  natura  est  quod  non 
est  absque  materia  eorporali  ;  sicut  de  ratione  naturae  îapidis  est  quod  sit 
in  hoc  lapide,  et  de  ratione  natura;  equi  est  quod  sit  in  hoc  equo,  et  sic 
de  aliis.  Unde  natura  Iapidis,  vel  cujuscumque  materialis  rei  cognosci  non 
potest  complète  et  vere,  nisi  secundum  quod  cognoscitur  ut  in  particulari 


444  HISTOIRE 

Quand  des  explications  aussi  concluantes  nous  sont 
données  avec  cette  sincérité,  nous  n'avons  qu'à  les 
recueillir.  Voici  donc  la  doctrine  de  saint  Thomas. 
L'intelligence  est  par  elle-même,  en  elle-même  ;  c'est 
une  qualité  de  l'âme  qui,  naturellement,  n'a  rien  de 
commun  avec  la  sensibilité.  Mais,  avant  d'être  actua- 
lisée, cette  qualité  n'est  qu'en  puissance,  à  l'état  vir- 
tuel :  elle  peut  agir,  elle  doit  agir,  elle  doit  exercer  les 
fonctions  dont  on  l'a  chargée,  mais  elle  ne  les  exerce 
pas  encore.  Que  faut-il  pour  qu'elle  passe  de  la  puis- 
sance à  l'acte?  Il  faut  qu'elle  soit  invitée  par  l'imagi- 
nation à  former  les  idées  qu'elle  peut  seule  former, 
c'est-à-dire  lés  idées  générales.  Point  d'idées  géné- 
rales qui  n'aient  été  précédées  dans  l'esprit  par  un 
certain  nombre  d'idées  particulières  ;  point  d'idées 
innées,  point  de  notions  a  priori,  point  de  ces  intui- 
tions premières  que  Malebranche  a  nommées  des  vi- 
sions en  Dieu.  Quand  l'âme  sera  dégagée  de  cette  en- 
veloppe de  chair,  l'objet  de  la  connaissance  sera 
changé  pour  elle  ;  n'étant  plus  une  partie  du  composé, 
n'étant  plus  contrainte  de  faire  usage  pour  voir  d'un 
organe,  d'un  instrument  matériel,  elle  pourra  contem- 

exislens.  Particulare  autem  apprehendimus  per  sensum  et  imaginationem. 
Et  icleo  necesse  est  ad  hoc  quod  inlellectus  actu  intelligat  suum  objectum 
proprium  quod  convertat  se  ad  phantasmata,  utspeculetur  naturam  univer- 
salem  in  pavticulari  existentem.  Si  autem  proprium  objectum  intellectus 
nostri  esset  forma  soparata,  vel  si  forma;  rerum  sensibilium  subsistèrent  non 
in  particularibus,  secundum  Platonicos,  non  oporteret  quod  intellectus  nos- 
ter  semper  intelligendo  converleret  se  ad  phantasmata.  »  Summa  theot. 
part.  1,  quœst.  lxxxiv,  art.  7.  C'est  ce  que  nous  retrouvons  dans  la  Somme 
contre  les  Gentils  :  «  Intellectus  nostri,  secundum  modum  prœsentis  vitse, 
cognitio  a  sensu  incipit.  et  ideo  ea  quœ  in  sensu  non  cadunt  non  possunt 
humano  intellectu  capi,  nisi  quatenus  ex  sensibus  eorum  cognitio  colligi- 
tur,  »  Summa  contra  Gentes,  lib.  I,  c.  m.  M.  Bach  a  recueilli  de  nom- 
breux passages  de  saint  Thomas  dans  lesquels  la  même  doctrine  est  cons- 
tamment développée.  D.  Thomas,  De  quibtisdam  philos,  quœst.,  p.  il,  12, 
13  appendicis. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE.  lin 

pler  immédiatement  les  intelligibles  tels  qu'ils  sont  en 
eux-mêmes,  c'est-à-dire  tels  qu'ils  sont  en  leur  cause, 
en  Dieu  ;  mais,  dans  ce  monde,  dans  cette  vie,  secun- 
dum  pressentis  vitœ  stalum,  il  n'y  a  pas  une  opération 
de  l'intelligence  qui  n'ait  été  précédée  par  une  opéra- 
tion des  sens  :  Impossibile  est  aliquicl  intelligere  in 
actu,  nisi  convertendo  se  ad  jjhantasmata.  Et  il  ne 
s'agit  pas  seulement  ici,  sous  le  nom  d'idées  propres  à 
l'intelligence,  de  ces  concepts  universels,  qui  (presque 
tout  le  monde  l'accorde)  sont  le  produit  commun  d'une 
abstraction  et  d'un  jugement;  saint  Thomas  ajoute  que 
si,  durant  son  séjour  ici-bas,  l'âme  ne  saurait  con- 
naître, sans  le  concours  des  sens,  aucune  des  qualités 
inhérentes  aux  choses  sensibles  c'est  encore  par  les 
sens  que  lui  parvient  certaine  notion,  cognitio  ali- 
qualis,  des  choses  invisibles. 

On  apprécie  l'importance  de  cette  déclaration.  Il 
faut  cependant,  pour  bien  la  comprendre,  admettre 
quelques  réserves,  deux  au  moins.  La  première  est  la 
distinction  de  la  raison  et  de  la  foi,  distinction  souvent 
faite  dans  les  écrits  de  saint  Thomas.  La  science  de  la 
foi,  la  théologie,  considère  Dieu  d'abord,  puis  les 
choses,  images  vivantes  mais  imparfaites  de  la 
divinité  ;  quant  à  la  philosophie,  c'est  après  avoir 
étudié  les  choses  qu'elle  va  vers  Dieu.  De  là  deux 
sciences,  ayant  chacune  leur  méthode  particulière.  Il 
est  évident  que,  selon  saint  Thomas,  la  méthode  des 
théologiens  est  préférable  à-  toute  autre  ;  cependant, 
il  ne  faut  pas,  dit-il,  dédaigner  celle  des  philosophes, 
car  elle  peut  beaucoup  contribuer  à  faire  accepter  les 
dogmes  auxquels  la  foi  commande  de  croire  (1).  Or, 

(1)  Summa    contra    Génies,  lib.    IL  c.  iv.    —  Summa   theologiœ,  p.  I, 
qusest.  i,  art.  4. 


446  HISTOIRE 

quand  saint  Thomas  nous  représente  le  mode  suivant 
lequel  l'intelligence  arrive  à  la  notion  des  choses, 
même  des  choses  invisibles,  il  n'entend  parler  que 
des  opérations  propres  à  l'instrument  philosophique,  à 
la  raison  ;  ainsi  dit-il  que  la  raison  s'élève  dételle  et 
de  telle  manière  jusqu'à  certaine  connaissance  des 
substances  séparées  .Mais  il  ne  supprime  pas,  qu'on 
y  prenne  garde,  le  domaine  delà  foi  ;  il  ne  prétend 
pas  que  l'intelligence,  appuyée  sur  la  sensation, 
parvient  à  l'extrême  limite  de  toute  connaissance. 
Non,  sans  doute  ;  par  la  foi  l'âme  connaît  avec  bien 
plus  de  sûreté,  plus  de  certitude,  que  par  la  raison.  (1) 

(1)  M.  Carie  résume  en  ces  termes  quelques  passages  de  la  Somme  contre 
les  Gentils  :  «  Les  choses  sensibles,  desquelles  la  raison  humaine  tire  le 
principe  de  sa  connaissance,  retiennent  en  elles-mêmes  quelques  vestiges 
de  l'incitation  divine,  en  tant  qu'elles  ont  l'être  et  la  beauté.  Ce  vestige 
imparfait  est  bien  insuffisant  pour  nous  manifester  la  substance  de  Dieu, 
car  les  effets  ont,  à  leur  manière,  la  ressemblance  de  leurs  causes,  puisque 
l'agent  fait  son  semblable,  sans  que,  cependant,  l'effet  arrive  toujours  à  la 
parfaite  ressemblance  de  l'agent  ;  donc,  la  raison  humaine,  pour  connaître 
les  vérités  de  la  foi,  qui  n'est  connue  qu'à  ceux  qui  voient  la  divine  es- 
sence, peut  en  recueillir  quelques  vraisemblances,  qui  ne  suffisent  pas 
cependant  à  former  une  preuve  démonstrative  de  ces  vérités,  ou  à  les  ren- 
dre compréhensibles  par  elles-mêmes.  11  est  cependant  utile  que  la  raison 
de  l'homme  s'exerce  dans  ce  genre  de  preuves,  etc.,  etc.  »  Hist.  de  la  vie 
et  des  ouvr.  de  saint  Thomas,  p.  402.  Quelles  sont,  suivant  saint  Tho- 
mas, les  limites  réciproques  de  la  philosophie  et  de  la  théologie?  C'est  là 
une  question  que  s'est  proposée  M.  Bach,  dans  son  excellente  thèse  qui  a 
pour  titre  :  Divus  Thomas  de  quibusdam  philosoph.  qurest.  On  y  trouve 
un  grand  nombre  de  passages  des  deux  Sommes  qui  se  rapportent  à  cette 
question.  Les  plus  significatifs  sont  ceux-ci  :  «  Theologia  imperat  omnibus 
aliis  scientiis  tanquam  principalis,  et  utitur  in  obsequium  sui  omnibus 
aliis  scientiis,  quasi  usualis,  sicut  patet  in  omnibus  artibus  ordinatis 
quarum  finis  unius  est  sub  fine  alterius,  sicut  finis  pigmentariœ  artis,  quee 
est  confectio  medicirrarimi,  ordinatur  ad  finem  medicinse,  quse  est  sanitas. 
Unde  medicus  imperat  pigmenlario,  et  utitur  pigmentis  ab  ipso  faclis  ad 
suum  finem  :  ita  ut,  cum  finis  totius  philosophiœ  sit  infra  finem  iheolo- 
giœ  et  ordinalus  ad  ipsum,  theologia  débet  omnibus  aliis  scientiis  impe- 
rare,  et  uti  eis  quse  in  eis  traduntur.  »  (In  lib.  I,  Sent.  Pfoslog.)  —  «  In 
doctrina  philosophica,  quse  crealuras  secundum  se  considérât  et  ex  eis  in 
Dei  cognitionem  perducit,  prima  est  consideratio  de  ersaturis  et  ultima  de 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  447 

L'autre  réserve  concerne  la  nature  même  de  l'intelli- 
gence. Si  grande  que  soit  la  part  contributive  des 
sens  dans  la  formation  de  toutes  les  idées,  les  sens 
ne  sont  que  passifs,  l'âme  est  active,  et  c'est  en  vertu 
de  cette  activité  qu'elle  voit  d'abord  les  objets  pré- 
sents, qu'elle  s'en  forme  ensuite  des  images,  et  qu'en- 
fin elle  en  abstrait  les  notions  universelles.  Ainsi  que 
l'on  ne  confonde  pas  l'idéologie  thomiste  avec  le  sen- 
sualisme dogmatique.  Ce  sont  là  deux  doctrines  très- 
différentes.  Pas  plus  pour  saint  Thomas  que  pour 
Leibniz  le  Nisi  ipse  intelleclus  n'est  un  vain  mot. 

Mais  nous  avons  à  faire  encore  une  autre  observa- 
tion sur  le  fragment  cité.  On  a  vu  saint  Thomas  placer 
au  terme  delà  sensation  l'idée  de  la  chose  individuelle, 
individuelle  comme  cette  chose  ;  de  plus  on  l'a  vu  dé- 
finir cette  idée  quelque  entité  représentative  et  perma- 
nente. Le  sens  a  reçu  l'empreinte  de  la  chose  ;  façon- 
née par  l'imagination,  cette  empreinte  est  devenue 
l'idée,  mise  en  dépôt  dans  le  trésor  de  la  mémoire. 
Postérieurement,  quel  que  soit  le  mobile  de  l'acte 
nouveau  qui  va  se  produire,  cette  idée,  vicaire  des 
choses,  cette  entité,  ce  fantôme  se  présente  à  l'intel- 
lect qui  n'est  encore  qu'en  puissance  et  le  provoque  à 
s'actualiser.  Dès  qu'il  s'actualise,  une  forme  nouvelle 
est  produite,  et  cette  forme  est  l'idée  intellectuelle  (1). 

Deo  :  in  doclrina  vero  fidei,  qua?  creaturas  non  nisi  in  ordine  ad  Deum 
considérât,  prima  est  consideralio  Dei  et  poslmodum  crealurarum,  et  sic  est 
perfectior,  utpote  Dei  cognitioni  similior,  qiue,  se  ipsam  cognoscens,  alia 
intuetur.  »  (Summa  contra  Gentes,  lib.  IL  c.  iv.) 

(1)  Voici,  sur  cette  génération  des  idées,  un  complément  d'explications 
qui  nous  semble  avoir  sa  place  ici  :  «  Dicit  August.  (12  sup.  Gen.)  :  Ima- 
ginera corporis  non  corpus  in  spiritu,  sed  ipse  spiritus  in  se  ipso  facit 
celeritate  mirabili.  Non  autem  eam  in  seipso  faceret  si  a  rébus  exterioribus 
eam  acciperet.  Ergo  anima  non  accipit  a  rébus  species  quibus  cognoscit... 
In  contrarium  videtur  esse  tota    philosopborum   doctrina,   quse  sensum  a 


448  HISTOIRE 

Or,  cette  idée,  qui,  sous  plusieurs  rapports,  diffère  du 
fantôme,  a  cela  de  commun  avec  lui  qu'elle  est  privé- 
ment  quelque  essence  distincte  de  la  chose  pensée,  de 
l'espèce  intelligible,  de  l'acte  même  par  lequel  l'intel- 
lect a  cessé  d'être  en  puissance,  et  qu'elle  persiste,  à 
la  manière  d'un  sujet,  dans  tous  les  changements.  Si 

sensibilibus,  imaginationem  a  sensu,  intellectum  a  phanlasmatibus  acci- 
pere  fatetur.  Responsio.  Dicendum  quod  anima  humana  similitudines 
rerum  quibus  cognoscit  accipit  a  rébus,  illo  modo  accipiendi  quo  patiens 
accipit  ab  agente.  Quod  non  est  intelligendum  quasi  agens  influât  in  pa- 
tiens eamdem  numéro  speciem  quam  habet  in  seipso,  sed  générât  sui  simi- 
lem  educendo  de  potentia  in  actiim,  et  per  hune  modum  dicitur  species 
coloris  deferri  a  corpore  colorato  advisum...  Actio  rei  sensibilis  non  sistit 
in  sensu,  sed  ulterius  pertingit  usque  ad  fantasiam,  sive  imaginationem  ; 
tamen  imaginatio  est  patiens  quod  cooperatur  agenti.  Ipsa  enim  imaginatio 
format  sibi  aliquarum  rerum  similitudines  quas  nunquam  sensu  percepit, 
ex  his  tamen  quœ  sensu  percipiuntur  componendo  ea  et  dividendo,  sicut 
imaginamus  montes  aureos,  quos  nunquam  vidimus,  ex  hoc  quod  vidi- 
mus  aurum  et  montes.  Sed  ad  intellectum  possibilem  comparantur  res  sicut 
agentiainsufficientia,  Actio  enim  ipsarum  rerum  sensibilium  nec  etiam  in 
imaginatione  sistit,  sed  phantasmata  ulterius  movent  intellectum  possibi- 
lem, non  autem  ab  hoc  quod  ex  se  ipsis  sufïiciunt,  cum  sint  in  potentia 
intelligibilia,  intellectus  autem  non  movetur  nisi  ab  intelligibili  in  aclu. 
Unde  oportet  quod  superveniat  actio  intellectus  agentis,  cujus  illustratione 
phantasmata  fiunt  intelligibilia  in  actu,  sicut  illustratione  lucis  corporalis 
fiunt  colores  visibiles  actu  :  et  sic  patet  quod  intellectus  agens  est  princi- 
pale agens  quod  agit  rerum  similitudines  in  intellectu  possibili  ;  fanlas- 
mata  autem,  qua?  a  rébus  exterioribus  accipiuntur,  sunt  quasi  agentia 
instrumentalia.  Intellectus  enim  possibilis  comparatur  ad  rcs  quarum  noli- 
tiam  recipit,  sicut  patiens  quod  cooperatur  agenti.  Multo  enim  magis  potest 
intellectus  formare  quidditatem  rei  qua?  non  cecidit  sub  sensu  quam  ima- 
ginatio. »  Quodlibeta,  quodlib.  VIII,  c.  ni. 

Les  intermédiaires  de  Fintellection  s'échelonnent  dans  cet  ordre  :  «...  In 
visione  intellectiva  triplex  médium  contigit  esse.  Unum,  sub  quo  intellec- 
tus videt  quod  disponit  cum  ad  videndum  ;  et  hoc  est  nobis  lumen  intel- 
lectus agentis,  quod  se  habet  ad  intellectum  possibilem  nostrum  sicut 
lumen  solis  ad  oculum.  Aliud  médium  est  quo  videtur,  el  hoc  est  species 
intelligibilis  qiue  intellectum  possibilem  déterminai  ;  et  habet  se  ad  in- 
tellectum possibilem  sicut  species  lapidis  ad  oculum.  Tertium  médium  est 
nisi  quo  aliquid  videtur,  et  hoc  res  est  aliqua  per  quam  in  cognitionem 
alterius  devenimus,  sicut  in  effectu  videmus  causam,  et  in  uno  similium 
vel  contrariorum  videtur  aliud;  et  hoc  médium  se  habet  ad  intellectum 
sicut  spéculum  ad  visum  corporalem  in  quo  oculus  aliquam  rem  videt.  » 
Quodl.  Vil.  art.  1. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQUE  449 

le  texte  même  des  passages  cités  n'établit  pas  cette 
doctrine  avec  une  suffisante  clarté,  sil'onhésite  encore 
à  reconnaître  que  les  quiddités  des  choses,  reproduites 
au  sein  de  l'intellect,  y  possèdent,  suivant  saint  Thomas 
comme  suivant  Malebranche  (1),  des  «  propriétés 
«  réelles,  »  qui  les  distinguent  soit  de  l'intellection,  soit 
de  toutes  les  autres  idées  du  même  genre  qu'elles,  il 
faut  lire  le  fragment  suivant  du  traité  De  intellectu  et 
intelligiblli  :  «  Quatre  choses  peuvent  être  obser- 
vées dans  les  opérations  de  l'intellect  :  première- 
ment l'objet  réel  de  l'intellection,  secondement  l'es- 
pèce intelligible  par  laquelle  l'intellect  passe  de  la 
puissance  à  l'acte,  troisièmement  le  fait  d'intellec- 
tualiser, quatrièmement  le  concept  intellectuel.  Ce 
concept  diffère  des  trois  autres  choses.  Il  diffère  de 
l'objet  intellectualisé,  parce  que  cet  objet  est  hors 
de  l'intellect,  tandis  qu'un  concept  intellectuel  n'est 
pas  ailleurs  que  dans  l'intellect;  remarquons,,  en 
outre,  que  la  chose  intellectualisée  est  la  fin  où 
tend  le  concept  intellectuel,  car  l'intellect  se  forme 
une  idée  de  cette  chose  pour  la  connaître.  Le  con- 
cept diffère  encore  de  l'espèce  intelligible.  En  effet, 
l'espèce  intelligible,  par  laquelle  l'intellect  devient 
actif,  est  considérée  comme  le  principe  d'action  de 
l'intellect,  puisque  tout  agent  n'agit  que  sous  l'im- 
pulsion de  quelque  forme,  principe  nécessaire  de 
son  action.  Enfin,  le  concept  diffère  de  l'action  de 
l'intellect,  qui  est  le  fait  d'intellectualiser,  en  ce  que 
ce  concept,  considéré  comme  le  terme  de  l'action, 
est  quelque  chose  de  réalisé  par  cette  action  même. 
Ne  voit-on  pas  l'action  de  l'intellect  aboutir  soit  à  la 
définition  d'une  chose,  soit  à  une  proposition  affirma- 
tive ou  négative  ?  Or,  ce  concept  de  l'intellect  s'appelle 
T. 1.  30 


450  HISTOIRE 

«  proprement,  en  nous,  un  mot,  puisqu'il  est  ce  qu'ex- 
<(  prime  le  mot  extérieur.  D'où  il  suit  que  le  mot  inté- 
«  rieur  ne  signifie  ni  la  chose  intellectualisée,  ni  Tes- 
«  pèce  intelligible,  ni  l'acte  de  l'intellect,  mais  le 
«  concept  au  moyen  duquel  il  se  rapporte  à  la  chose 
«  intellectualisée  (1).  »  C'est  précisément  contre  cette 
distinction  de  l'intelligible,  de  l'intellection  et  du  verbe 
intellectuel  qu'Arnauld  argumente  avec  tant  de  succès 
lorsqu'il  réfute  Malebranche  ;  c'est  contre  cette  actua- 
lité propre,  permanente,  des  idées  abstraites  que  le  doc- 
teur Reid  et  les  philosophes  de  son  école  ont  si  vive- 
ment et  si  sagement  protesté  ;  c'est  enfin  cette  fausse 
idéologie  qui,  ramenée  sur  la  scène  par  le  fougueux 
Joseph  Priestiey,  a  été  de  nouveau  mise  en  pleine  dé- 
route par  Emmanuel  Kant,  et  semble  aujourd'hui 
désavouée  par  tout  le  monde,  même  par  les  physi- 
ciens. 
Telles  sont  donc  les  prémisses   de  la  psychologie 

(1)  «  Notnndum  quod  intellectus  inlelligendo  ad  quatuor  potest  habere 
ordinem  :  scilicet  ad  rem  qua)  intelligitur,  secundo  ad  speciem  intelligi- 
biîem  qua  lit  intellectus  in  actu,  tertio  ad  suum  intelligere,  quarto  ad 
conceptiones  intellectus.  Quse  quidem  conceplio  a  tribus  prœdictis  differt. 
A  re  quidem  intellecta,  quia  res  intellecta  est  interdum  extra  intellectum, 
conceptio  autem  intellectus  non  nisi  in  intellectu  ;  et  iterum  conceptio 
intellectus  ordinatur  ad  rem  intellectam  sicut  ad  finem,  ipse  enim  intel- 
lectus conceptionem  rei  in  se  format  ut  rem  intellectam  cognoscat.  Differt 
otiam  conceplio  a  specie  intelligibili  ;  nam  species  intelligibilis,  qua  fit 
intellectus  in  actu,  consideratur  ut  principium  aclionis  intellectus,  cum 
omnis  agens  agat  secundum  quod  est  in  actu  per  aliquam  formam,  quam 
oportel  esse  actionis  principium.  Differt  etiam  conceptio  ab  actione  intel- 
lectus qua;  est  intelligere,  quia  prœdicta  conceptio  consideratur  ut  termi- 
nus actionis  et  quasi  quiddam  per  ipsum  constitutum.  Intellectus  enim 
sua  actione  format  rei  diffinitionem,  vel  etiam  propositionem  affirmati- 
vam  seu  negativam  ;  hsec  autem  conceptio  intellectus  in  nobis  proprie  dici- 
tur  verbum,  hoc  est  enim  quod  verbo  exteriori  significatur  ;  vox  enim  in- 
terior  neque  significat  ipsam  rem  intellectam,  neque  speciem  intelligibi- 
lem,  neque  actum  intellectus,  sed  conceptionem  qua  mediante  refertur  ad 
rem.  »  De  intellectu  et  intelligibili  ;  Opusc.  LUI,  in  tom.  XVII  Operum  S. 
Thomœ. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  451 

thomiste.  Nous  poumons  insister  encore  sur  quelques 
détails  ;  mais  cela  serait  jugé  superflu.  Voici  mainte- 
nant quelles  conséquences  saint  Thomas  déduit  lui- 
même  de  ces  prémisses.  L'intellect,  n'étant  l'acte  d'au- 
cun organe  corporel,  ne  peut  intellectualiser  les  cho- 
ses matérielles  que  par  voie  d'abstraction  (1).  Il  reçoit 
des  formes  pour  actualiser  d'autres   formes.  Celles 
qu'il  reçoit  sont  les  espèces  intelligibles.  L'espèce  in- 
telligible est,  à  l'égard  de  l'intellect,  ce  par  quoi  il 
pense  et  non  ce  qu'il  pense.  Qu'on  le  remarque  bien, 
car,  si  cette  espèce  était  ce  que  pense  l'intellect,  il  ré- 
sulterait de  là   que,  cette  espèce  étant  dans  l'âme, 
Tâme  penserait  sa  propre  pensée,   et  que  toute  con- 
naissance serait  purement  subjective.  L'espèce  intel- 
ligible vient  du  fantôme,  lequel  vient  de  la  sensation, 
laquelle  vient  des  choses,  et  le  produit  de  l'acte  intel- 
lectuel, différent  de  son  principe,  est  l'espèce  intellec- 
tualisée, species  intellecta  :  Et  sic,  ajoute  saint  Tho- 
mas, species  intellecta  secundario  est  quod  intelligi- 
tur,  sed  id  quod  intelligitur  primo  est  r es  cujus  species 
intelligïbïlis  est  similitudo  (2)  Maintenant,  suivant  quel 
mode  se  forme  chacune  des  idées  ?  On  a  dit  que  la 
connaissance  de  l'individuel  précède  toujours  et  néces- 
sairement la  connaissance  de  l'universel.  Mais  saint 
Thomas  a  trop  scrupuleusement  étudié  les  méthodes 
de  la  raison  pour  n'avoir  pas  reconnu  que  toute  per- 
ception distincte  d'un  objet  est  précédée  par  une  no- 
tion confuse,  cognitio  indistincta,  de  laquelle  l'esprit 
dégage  ensuite  ce  qu'il  affirme  de  cet  objet.  Or,  une 
notion  confuse  est  universelle  et  non  pas  singulière. 
Saint  Thomas  le  reconnaît,  et  il  définit  cette  notion  ou 

(1)  Summa  theol,  part.  I,  quae*t.  Lxxxv,  art.  I. 

(2)  Ibid.,  art.  %, 


452  HISTOIRE 

plutôt  cette  aperceptior.  quelque  chose  d'intermédiaire 
entre  la  puissance  et  l'acte.  Ainsi  la  sensation  est 
antérieure  à  l'intellection  ;  c'est  convenu  ;  mais  toute 
sensation  est  universellement  confuse  avant  d'être 
achevée,  avant  d'être  l'acte  qui  la  termine,  c'est-à- 
dire  cette  idée  individuelle  de  la  chose  sentie  que  saint 
Thomas  nomme  le  fantôme  ;  de  même,  l'intellection  ne 
deviendra  l'idée  claire,  précise,  absolument  distincte 
de  toute  autre,  qui,  pour  citer  un  exemple,  répond  au 
mot  «  humanité,  »  que  par  un  travail  de  l'intelligence 
dégageant  tout  le  propre  de  l'humanité  de  la  notion 
antérieure  et  confuse  de  l'animalité  (1). 

(i)  Ibid.,  art.  3.  Voir,  sur  la  même  proposition,  divers  autres  passages 
de  la  Somme,  le  Commentaire  de  saint  Thomas  sur  les  livres  delà  Trinité 
de  Boëce,  et  M.  Carie,  Histoire  de  la  vie  et  des  ouvrages  de  saint  Thomas, 
p.  365.  Saint  Thomas  a  été  regardé,  même  par  les  critiques  modernes, 
comme  l'inventeur  de  cette  distinction  entre  la  connaissance  confuse  et  la 
connaissance  déterminée.  Qu'il  nous  suffise  de  l'énoncer  et  de  faire  voir 
qu'elle  ne  contredit  en  rien  la  thèse  de  saint  Thomas  sur  la  manière  d'être 
de  la  substance.  L'objet  de  la  sensation  est  par  lui-même  ce  qu'il  est,  et 
il  est  nécessairement  individuel  ;  mais  les  organes  de  la  sensation  ne  sont 
pas  assez  vifs,  assez  prompts,  pour  atteindre  l'acte  final,  la  dernière  raison 
d'un  objet,  aussitôt  qu'il  se  présente  :  si  cet  objet  est  à  quelque  distance, 
la  première  notion  qu'on  en  recueille  est  plus  confuse  encore.  Voilà  ce  que 
fait  observer  saint  Thomas,  et  à  bon  droit.  Mais  il  ne  faut  pas  chercher, 
dans  cette  critique  sagace  de  la  faculté  de  connaître,  un  argument  en  faveur 
des  essences  universelles .  Il  faut  simplement  s'en  tenir  à  ce  que  Mazzoni 
déclare  à  ce  sujet  :  «  Sensus,  ut  potenlia  quaedam  determinatur  ab  objecto 
tanquama  termino  proprio-,  quod  quidem  objectum  procul  dubio  est  sem- 
per  quid  universale.  Color  enim  terminans  potentiam  visivam  est  univer- 
sale;  quod  dico  de  sono  terminante  potentiam  audilivam,  et  sic  de  aliis. 
Non  est  itaque  dubium  sensum,  ut  est  potentia  quœdam,  per  universale 
objectum  determinari.  Quo  ad  sentir e  dicimus  quod,  si  sumatur  ratione 
termini,  semper  esse  singularis.  Sensus  enim,  in  operatione,  si<re  passione 
sua,  recipil  prius  notionem  quaindam  confusam  et  indelerminatam,  quam 
ope  intellectus  deinde  ita  absolvit  ut  in  singulare  terminet...  Color  itaque, 
qui  a  visu  percipitur  in  visionis  principio  est  natura  illa  indeterminata, 
vel  illud  speciei  rudimentum  quod  deinde    temporis   progressu   absolvitur. 

Ergo  visus  prius  universale  quam  singulare  cognoscit Sentire  ergo  etiam 

si  sit  universalis  in  rudimento,  in  termino  tamen  semper  est  singularis. 
Vel  dicamus  cum  Gaetano  quod  sentire  est  ipsius  singularis,  quia  si  sensus 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  453 

En  outre,  l'âme  se  connaît  elle-même.  Quant  à  la 
connaissance  que  l'âme  a  d'elle-même,  il  faut  obser- 
ver que  l'intellect  n'étant  du  genre  des  substances 
intelligibles  qu'au  titre  d'être  en  puissance,  il  ne  peut 
conséquemment  se  connaître  par  sa  propre  essence. 
Ce  qui  le  révèle  à  lui-même,  c'est  l'acte  dont  il  est  le 
sujet.  Il  se  voit  en  action,  élaborant  des  espèces  et 
formant  des  concepts  ;  donc  il  existe.  Voilà  ce  qui  dis- 
tingue l'intelligence  humaine  de  l'intelligence  divine. 
Celle-ci  contemple,  en  effet,  sa  propre  essence,  et  en 
elle  toutes  les  choses  qui  en  procèdent,  toutes  les 
choses  nées  et  à  naître.  Si  la  thèse  des  platonisants 
était  fondée,  si  l'intellect  humain  était  actuellement 
déterminé  par  certaines  formes  intelligibles  séparées, 
il  aurait  conscience  de  lui-même,  de  sa  nature,  de  ses 
énergies  propres,  sans  qu'il  lui  fût  nécessaire  d'être 
mis  en  rapport  avec  les  objets  externes  par  la  présence 
d'un  fantôme  venu  de  la  sensation.  Mais  cette  thèse 
étant  rejetée,  notre  docteur  est  en  droit  de  dire  que 
l'intellect  serait  dans  l'impossibilité  de  se  connaître 
si  les  objets  externes  n'existaient  pas  (1).  La  raison 
première  de  toute  intellection  est,  en  effet,  l'objet  ex- 
terne, sans  qui  point  de  sensation  et  en  conséquence 
point  d'intellection. 

Enfin,  l'intellect  ne  connaît  pas  seulement  les  objets 

prius  cognoscat  raagis  commune  quam  minus  commune,  ut  etiam  exposuit 
D.  Thomas,  illud  tamen  commune  quod  sensus  prius  percipit  non  est  com- 
mune in  seipso  sed  in  suis  individuis,  id  est  cognoscitur  prius  individuum 
rei  magis  communis  quam  individuum  rei  minus  communis,ut  hoc  corpus 
quam  hoc  vivum,  et  hoc  animal  quam  hic  homo.  Et  proinde  sentire  est 
singularis,  quia  semper  concernit  individuum  et  singulare....  Ohservandum 
tamen  aliud  esse  universale  quod  est  sensitivœ  cognitionis  principium, 
aliud  universale  quod  est  inlellectivae  comprehensionis  finis.  »  J.  Mazonius, 
Deuniver.  Aristot.  et  Platonis  philos.,  p.  108. 
(1)  Quaest.  lxxxvii,  art.  i. 


454  HISTOIRE 

matériels  et  lui-même  ;  ses  vertus  intuitives  l'appellent 
encore  vers  une  région  supérieure,  vers  la  patrie  des 
substances  éternelles.  Que  peut-il  donc  en  apprendre? 
Cette  «  connaissance  quelconque  »,  aliqualis  cognitio, 
des  choses  divines,  que,  selon  saint  Thomas,  la  raison 
est  capable  d'acquérir  sans  la  foi,  où  commence-t-elle, 
où  finit-elle  ?  L'expérience  nous  enseignant  que  l'hom- 
me ne  peut,  en  ce  monde,  rien  apprendre  que  par  les 
sens,  il  est  clair  qu'il  ne  saurait  connaître  en  elles-mê- 
mes des  substances  immatérielles,  que  les  sens  ne 
voient  pas,  ne  touchent  pas  (1).  Telle  est  la  première 
conclusion  de  saint  Thomas,  à  laquelle  est  conforme  la 
seconde  :  «  La  quiddité  de  la  chose  matérielle,  que 
«  l'intellect  abstrait  de  la  matière,  étant  d'un  tout 
«  autre  ordre  que  les  substances  immatérielles,  il  nous 
«  est  défendu  d'arriver  par  la  connaissance  des  sub- 
«  stances  matérielles  à  l'intelligence  parfaite  des  sub- 
«  stances  immatérielles  (2).  »  Cependant  il  a  été  dit 
que  la  perception  des  choses  sensibles  produit  quel- 
que connaissance  de  ces  choses  supersensibles  dont 
Tâme  ne  saurait  avoir  ici-bas  une  notion  complète. 
Cette  connaissance  est  formée  par  analogie.  C'est  donc 
par  analogie  que,  suivant  saint  Thomas,  la  raison 
conçoit  la  matière  séparée  de  la  forme,  la  forme  sépa- 
rée de  la  matière,  et,  bien  au-dessus  de  toutes  les  for- 
mes subalternes,  celle  de  qui  toutes  procèdent,  Dieu. 
On  a  souvent  abusé  de  l'analogie.  Saint  Thomas  ne 
pouvait  guères  se  défendre  de  commettre  cet  abus.  Il 
lui  est,  toutefois,  moins  souvent  reprochable  qu'à  son 
subtil  contradicteur,  le  patron  de  l'école  franciscaine. 
C'est  Duns-Scot  qui,  perdant  tout-à-fait  la  voie  de  la 

(1)  Quaest,  lxxxviii,  art.  1. 

(2)  Ibid. ,  art.  2. 


DE   LA   PHILOSOPHIE   SCOLASTIQTJE  455 

vérité,  n'a  plus  considéré  comme  objet  de  la  science, 
même  de  la  science  naturelle,  que  des  actions  plus  ou 
moins  analogues  aux  objets  réels  de  la  connaissance. 
Saint  Thomas  est  allé  quelquefois  jusqu'au  bord  de 
l'abîme,  et  les  épais  nuages  qui  s'élevaient  des  profon- 
deurs de  cet  abîme  ont  alors  obscurci  sa  vue  ;  Duns- 
Scot,  pris  de  vertige,  s'est  précipité  dans  le  gouffre. 
Voici  donc  comment  saint  Thomas  a  jugé  que  l'intel- 
ligence humaine  peut,  par  analogie,  définir  l'intelli- 
gence de  Dieu  :  «  Il  est  facile,  dit-il,  de  concevoir  en 
«  Dieu  plusieurs  idées,  sans  que  cela  répugne  à  sa 
«  simplicité.  Il  faut  seulement  considérer  que  l'oeuvre 
«  est  dans  Fesprit  de  l'ouvrier  comme  ce  qui  est 
«  conçu  (sicut  quod  intelligitiïr)  et  non  comme  la 
«  forme  par  laquelle  il  le  conçoit,  c'est-à-dire  comme 
«  la  perception  qui  est  la  cause  formelle,  pour  ainsi 
«  parler,  de  ce  que  Fesprit  aperçoit  actuellement  son 
«  objet  ;  car  l'idée  d'une  maison  est  clans  l'esprit  de 
«  l'architecte  comme  une  chose  qu'il  connaît,  et  à  la 
«  ressemblance  de  laquelle  il  doit  faire  la  maison  ma- 
«  térielle  qu'il  a  résolu  de  bâtir.  Or  il  n'est  pas  contre 
«  la  simplicité  de  l'entendement  divin  qu'il  connaisse 
«  plusieurs  choses  ;  mais  il  serait  contre  cette  simpli- 
«  cité  qu'il  les  connût  par  plusieurs  perceptions.  Ainsi 
«  il  y  a  plusieurs  idées  en  Dieu  comme  conçues  par 
«  Dieu.  Et  l'on  jugera  que  cela  doit  être  ainsi,  en  con- 
«  sidérant  que  Dieu  connaît  parfaitement  son  essence, 
«  et  que  par  conséquent  il  la  connaît  de  toutes  les 
«  manières  qu'elle  peut  être  connue.  Or  elle  peut 
«  être  connue  non-seulement  en  elle-même,  mais 
«  aussi  en  tant  qu'elle  communique  aux  créatures  ce 
«  qui  fait  qu'elles  lui  ressemblent  plus  ou  moins,  car 
«  chaque  créature  a  sa  forme  propre  ou  sa  propre 


456  HISTOIRE 

«  nature  selon  qu'elle  participe  en  quelque  chose  à  la 
«  ressemblance  de  l'essence  divine.  En  tant  que  Dieu 
«  connaît  son  essence  comme  imitable  par  une  telle 
«  créature,  il  la  connaît  comme  étant  la  propre  notion 
«  ou  raison,  ou  la  propre  idée  de  cette  créature.  Et 
«  ainsi  des  autres.  On  doit  donc  admettre  en  Dieu 
«  plusieurs  notions  ou  raisons  de  plusieurs  choses. 
«  C'est  ce  qui  fait  qu'on  admet  en  Dieu  plusieurs 
«  idées  (1).  »  Voilà  le  Dieu  créé  par  l'intelligence  hu- 
maine selon  le  principe  d'analogie.  Saint  Thomas 
n'aurait  pas  dû  se  laisser  aller  à  ces  illusions  de  la 
fausse  sagesse.  A  cette  question  :  qu'est-ce  que  l'es- 
sence divine?  il  avait  d'abord  répondu,  comme  un 
véritable  philosophe  :  Quid  sit  divina  essentiel  ignoro; 
sed  scio  quod  sit  supra  omne  ens  (1).  A  cette  autre 
question  :  qu'est-ce  que  1 '«entendement  divin  ?  il  aurait 
dû  répondre  que  l'intelligence  divine  est  pour  l'intelli- 
gence humaine  le  plus  impénétrable  des  arcanes.  Oui, 
la  raison  l'affirme  et  doit  l'affirmer,  l'être  par  excel- 
lence et  Dieu  sont  synonymes.  Mais  si  la  raison  fran- 
chit sa  limite,  l'imagination  l'entraîne  et  l'égaré.  On 
nous  dit  :  «  S'il  n'y  a  aucune  ressemblance,  aucune 
«  analogie  entre  notre  intelligence,  notre  être,  et  l'in- 
%«  telligence  et  l'être  de  Dieu,  de  quel  droit  dirons- 
«  nous  que  Dieu  est  une  intelligence  et  un  être?  De 
«  quel  droit  dirons-nous  même  qu'il  y  a  un  Dieu  ?  » 
Cette  objection  thomiste,  reproduite  par  un  docteur  de 
ce  temps,  a-t-elle  bien  la  gravité  qu'on  lui  suppose? 
Quoi  !  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  croire  en  Dieu 
parce  que  nous  refusons  de  le  faire  à  notre  image  ! 

(1)  Summa  theol.,  part.  I,  quœst.  xv,  art.  2.  Nous  reproduisons,  avec 
quelques  changements,  la  traduction  qui  a  été  faite  de  ce  passage  par 
A.  Arnauld ,  Vraies  et  fausses  idées,  ch.  xm. 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  457 

Voilà  des  philosophes  qui,  devant  l'ineffable  mystère 
de  la  suprême  cause,  s'arrêtent  confondus,  nomment 
Dieu  ce  qu'ils  ignorent,  et  se  prosternent  avec  le  plus 
libre  respect  devant  ce  foyer  de  lumière  et  de  vie  que 
leurs  faibles  yeux  ne  peuvent  contempler  ;  eh  bien  ! 
plus  bas  ils  s'inclinent,  plus  durement  on  les  qualifie  ; 
et  d'un  ton  décisif  on  leur  dit  encore  :  «  Pour  faire  Dieu 
«  trop  grand,  vous  en  compromettez  l'existence.  Si 
«  Dieu  ne  peut  être  connu  positivement  par  la  raison, 
«  c'en  est  fait  de  la  raison  et  de  Dieu  (2)....»  Ainsi, 
la  preuve  en  est  fournie,  ces  pieux  philosophes  sont 
des  athées  sous  le  masque.  Ce  qu'ils  appellent  la  plus 
nécessaire  des  affirmations  n'est  qu'une  négation  dissi- 
mulée. Que  l'on  nous  permette  d'être  sensibles  à  cet 
outrage  vraiment  immérité.  Nous  disons  de  Dieu  qu'il 
est,  que  toutes  ses  oeuvres  le  proclament,  et  nous 
obéissons  humblement  à  sa  loi  sans  la  juger,  sans  la 
comprendre.  Pourquoi  ne  pas  admettre  que  cette  dé- 
claration est  sincère?  En  tout  cas,  on  ne  réussira 
jamais  à  nous  persuader  qu'on  puisse  faire  Dieu  trop 
grand,  que  le  faire  trop  grand  soit  le  compromettre, 
et  que,  moins  familièrement  connu  par  la  raison 
humaine,  Dieu  ne  serait  pas. 

Que  nous  reste-t-il  à  dire  sur  la  doctrine  de  saint 
Thomas  ?  Avons-nous  négligé  quelque  affaire  impor- 
tante ?  Avons-nous  omis  de  rappeler  quel  avait  été  le 
sentiment  de  ce  docteur  sur  quelque  problème  dont 
la  solution  pouvait  nous  intéresser?  Non,  sans  doute, 
nous  n'avons  pas  fait  connaître  saint  Thomas  tout  en- 
tier ;  mais  cela  n'était  pas  à  notre  charge.  Nous  devions 
fermer  l'oreille   aux  éloquentes    homélies    du  frère 

(1)  De  ente  et  essentia,  c.  2. 

(2)  M.  E.  Saisset,  Revue  des  Deux-Mondes,  i"  sept.  1844. 


458  HISTOIRE 

Prêcheur,  aux  savantes,  ingénieuses  et  profondes 
dissertations  de  l'interprète  et  du  théologien,  pour 
n'écouter  que.  le  philosophe.  Le  philosophe  entendu, 
nous  n'avons  plus  qu'à  présenter  un  bref  résumé  de 
ses  conclusions  sur  les  trois  objets  principaux  de  la 
controverse  scolastique,  l'universel  in  re,  l'universel 
post  rem  et  l'universel  ante  rem. 

Sur  l'universel  in  re  saint  Thomas  répète  ce  qu'ont 
dit  Aristote,  Abélard.  Albert-le-Grand.  Rien  n'est  plus 
net  que  ce  qu'il  déclare  à  ce  sujet.  Il  n'existe  pas  de 
nature  commune  ;  ce  qui  se  dit  généralement  des 
choses  leur  appartient  au  titre  de  prédicat  substantiel 
et  possède  la  réalité  que  les  choses  réelles,  les  sub- 
stances, attribuent  à  tout  ce  qui  leur  est  inhérent  ou 
adhérent;  mais  il  n'y  a  pas  d'essences  universelles 
dans  la  nature,  parce  que,  dans  la  nature,  tout  s'in- 
corpore à  la  matière,  et  que  la  matière  nécessairement 
déterminée  par  la  quantité,  par  l'étendue,  communi- 
que sa  détermination  propre  à  tout  ce  qu'elle  supporte, 
à  tout  ce  qu'elle  reçoit.  Avant  Socrate  il  y  a  la  forme, 
la  matière  de  Socrate  en  puissance  de  devenir  ;  mais 
avant  Socrate,  avant  cette  substance,  il  n'y  a  pas  d'au- 
tre acte  que  l'acte  divin  ;  le  hoc  aliquid  est  le  premier 
sujet  de  toute  génération.  Dans  Socrate,  il  y  a  la  ma- 
tière de  Socrate,  ces  os,  cette  chair,  et  la  forme  de 
Socrate,  ce  tout  d'homme  qui  est  son  acte,  qui  est  sa 
vie,  et  qui  n'est  pas  ailleurs  qu'en  lui.  Enfin,  ce  qui  se 
dit  de  plusieurs  est  bien  sans  doute  en  plusieurs, 
mais  cela  n'est  pas  universellement,  cela  n'est  pas  un 
tout  substantiel  ayant  le  nombre  pour  accident.  Voilà 
donc  l'opinion  de  saint  Thomas  sur  l'universel  inre. 
Elle  est  incontestablement  nominaliste  ;  elle  n'admet 
ni  la  thèse  des  essences  universelles,  ni  celle  du  non- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SGOLASTIQUE  459 

différent,  ni  celle  de  la  conformité  ;  elle  leur  est  même 
diamétralement  opposée. 

L'universel  post  rem  est  accepté  par  saint  Thomas 
comme  vraiment  universel,  suivant  l'essence,  le  nom 
et  la  définition.  Ainsi,  des  choses  numériquement  di- 
verses, matériellement  distinctes,  l'intelligence  re- 
cueille des  notions  similaires  et  de  ces  notions  combi- 
nées elle  forme  l'idée  universelle  de  tel  genre,  de  teile 
espèce,  de  telle  unité  prédicamentale.  L'humanité,  la 
couleur,  la  bonté,  la  science,  voilà  des  universaux  ;  ils 
viennent  des  choses,  ils  sont  en  quelque  manière  dans 
les  choses,  mais  ils  n'atteignent  que  par  l'intelligence 
et  dans  l'intelligence  cette  sorte  d'essence,  dégagée 
de  toute  particularité,  à  laquelle  appartient  légitime- 
ment le  nom  universel.  Cette  thèse  est  celle  -du  con- 
ceptualisme.  Qui,  de  nos  jours,  pourrait  se  défendre 
d'y  souscrire?  Mais,  après  l'avoir  proposée,  notre 
docteur  va  bien  au-delà.  Au  premier  comme  au  second 
degré  de  la  connaissance,  il  trouve  des  images,  des 
formes  représentatives,  qui,  dit-il,  existent  vraiment, 
et  remplissent,  comme  actes  produits  au  sein  de  leur 
cause,  comme  sujets  réels,  des  fonctions  propres, 
déterminées.  Cette  fiction  est  réaliste.  Il  ne  faut  pas 
multiplier  les  êtres  sans  nécessité  ;  voilà  l'axiome  no- 
minaliste,  nettement  établi  par  Guillaume  d'Ockam, 
reproduit  et  si  bien  développé  par  A.  Arnauld  dans  sa 
polémique  contre  Malebranche  (1).  Quelle  est,  au  con- 
traire, la  tendance  reconnue  du  système  opposé? 
C'est  d'ajouter  au  nombre  des  êtres  le  plus  grand 
nombre  possible  d'abstractions  réalisées.  Si  donc  les 
conclusions  de  la  science  moderne    sont  bien    fon- 

(i)  Vraits  et  fausses  idées,  cb.  i. 


460  HISTOIRE 

clées,  et  nous  avons  beaucoup  de  raisons  pour  les  ju- 
ger telles,  s'il  n'y  a  pas  en  fait  d'autres  réalités  qui 
contribuent  aux  actes  divers  de  la  sensation  et  de 
l'intellection  que  l'objet  externe,  d'une  part,  et,  d'au- 
tre part,  le  sujet  pensant,  toute  l'idéologie  de  saint 
Thomas,  nous  le  disons  à  regret,  mais  sans  hésiter, 
appartient  au  réalisme. 

Résumons  enfin  et  qualifions  sa  doctrine  sur  l'uni- 
versel ante rem.  Telle  est  pour  saint  Thomas  l'intelli- 
gence humaine,  telle  est,  dit-il  résolument,  l'intelli- 
gence divine.  Il  s'est  rencontré,  même  durant  le 
moyen-âge,  plus  d'un  interprète  du  Tintée,  qui,  sépa- 
rant les  idées  divines  de  leur  cause,  les  a  localisées, 
au  titre  d'essences  universelles,  dans  un  monde  ima- 
giné par  la  fantaisie.  Saint  Thomas  proteste  vivement 
contre  ces  extravagances  de  l'ultra-réalisme.  Mais 
quand  il  se  demande  ce  que  c'est  qu'une  idée  divine, 
il  n'hésite  pas  à  réaliser  en  leur  cause  toutes  les  for- 
mes qui,  par  un  acte  postérieur,  doivent  devenir  réel- 
les au  sein  des  choses.  Il  voit  ainsi  dans  l'entende- 
ment divin,  comme  éternelles,  comme  éternellement 
distinctes  les  unes  des  autres,  comme  universellement 
multiples,  toutes  les  idées  qui  sont  venues  à  l'intelli- 
gence humaine  de  la  considération  des  choses  créées. 
Voilà  ce  qui  ne  peut  être  accepté.  On  s'accorde,  en 
effet,  à  reconnaître,  d'une  part,  que  les  idées  humai- 
nes ne  sont  pas  ce  que  les  suppose  saint  Thomas,  des 
formes  réellement  distinctes  du  sujet  pensant  et  de 
l'objet  pensé,  et,  d'autre  part,  qu'il  n'est  jamais  licite 
d'assimiler  ce  qui  est  de  l'homme  et  ce  qui  est  de  Dieu. 
Le  conceptualisme  divin  de  saint  Thomas  n'est  donc 
qu'une  décevante  chimère,  ses  idées,  raisons,  formes, 
exemplaires  premiers  des  choses  n'étant  que  des  abs- 


DE  LA  PHILOSOPHIE  SCOLASTIQUE  461 

tractions  réalisées  dans  l'absolu  après  l'avoir  été  dans 
le  contingent. 

De  tout  ce  qui  précède  on  doit  conclure  que  la  doc- 
trine de  saint  Thomas  ne  diffère,  sur  aucun  principe, 
de  celle  d'Albert-le-Grand.  Elles  sont,  en  effet,  con- 
formes ;  le  disciple  est  demeuré  fidèle  à  son  maitre  ; 
mais  il  faut  reconnaître  que  saint  Thomas  a  su  bien 
mieux  présenter,  bien  mieux  défendre  ce  système 
mitoyen,  qui,  proposé  par  Albert,  fut  ensuite  accepté 
par  ses  confrères  en  religion  comme  la  créance  de 
leur  école.  Saint  Thomas  est  beaucoup  plus  net,  plus 
résolu  qu'Albert  ;  il  marche  d'un  pas  beaucoup  plus 
sûr  et  plus  libre.  Ce  n'est  pas  lui  que  troublent  les  sub- 
tilités de  la  dialectique  arabe.  Toujours  en  méfiance  à 
l'égard  des  nouveaux  péripatéticiens,  connaissant, 
comme  on  le  voit  par  sa  critique  du  Livre  des  causes, 
leurs  affinités  avec  les  sectaires  les  plus  mal  famés  de 
l'école  d'Athènes,  il  est  prompt  à  se  dégager  de  leurs 
sophismes  dès  qu'il  en  sent  l'étreinte.  Ce  n'est  pas  lui 
qui  recherche  les  mots  obscurs,  les  périphrases  tour- 
mentées, pour  ne  pas  paraître  en  désaccord  avec  le 
Commentateur.  Rien,  au  contraire,  ne  l'embarrasse 
moins  que  de  le  contredire  ;  car,  s'il  ignore  le  grec,  il 
a  près  de  lui  son  confrère,  son  ami,  le  docte  Guillaume 
de  Moerbeke,  qui  lui  signale  les  inexactitudes  des 
versions  arabes-latinas,  et  rétablit  pour  son  usage  les 
textes  mutilés.  Saint  Thomas  est  d'ailleurs,  et  cela  dit 
tout,  un  logicien  plus  expérimenté  que  son  maître,  qui 
va  plus  vite  au  terme  d'une  proposition,  qui  comprend 
mieux  tout  ce  qu'elle  comporte,  et  si  la  gloire  d'Albert 
est  d'avoir  jeté  la  base  de  la  doctrine  dominicaine, 
celle  de  saint  Thomas  est  d'avoir  construit,  d'avoir 
achevé  l'édifice. 


462  HISTOIRE 

Il  y  a  quelques  jours,  une  voix  qui  doit  être  entendue 
par  toute  l'Église  conseillait,  ordonnait  de  remettre  à 
l'étude  la  théologie  de  saint  Thomas.  Il  parait  que  l'en- 
seignement théologique,  compromis  par  de  fausses 
méthodes,  est  partout  en  décadence.  Pour  le  relever, 
pour  rendre  à  l'Église  des  prêtres  instruits  et  capa- 
bles d'instruire  les  autres,  il  n'y  a,  le  nouveau  pape  le 
déclare,  qu'une  chose  à  faire  ;  il  faut  recourir  à  saint 
Thomas.  C'est  là  certes  un  glorieux  hommage.  La  phi- 
losophie n'étant  pas  dans  un  aussi  grand  péril,  il  n'y  a 
pas  lieu  de  Fasservir  aux  décisions  de  ce  docteur.  On 
l'a  tenté  (1),  mais  cette  tentative  n'a  pas  eu  de  succès, 
Que  la  philosophie  reste  libre,  comme  elle  a  le  droit  de 
l'être.  Disons  toutefois  qu'elle  manquerait  de  justice 
envers  le  plus  sagace,  le  plus  fidèle  disciple  d'Aristote, 
en  ne  reconnaissant  pas  que  personne  ne  l'avait,  avant 
lui,  mieux  dirigée  dans  la  voie  qu'elle  aurait  dû  ne 
quitter  jamais. 

(1)  La  philosophie  scolastique  exposée  et  défendue,  par  le  R.  P. 
Kleutgen  ;  4  vol.  in-8. 


FIN   DU   TOME   PREMIER   DE   LA   SECONDE   PARTIE. 


CHA! 

PITRE    Ie 

Ch. 

II. 

Ch. 

III. 

Ch. 

IV. 

Ch. 

V. 

Ch. 

IV. 

Ch. 

Vil. 

Ch. 

VIII. 

Ch. 

IX. 

Ch. 

X. 

Ch. 

XI. 

Ch. 

XII. 

Ch. 

XIII. 

Ch. 

XIV. 

Ch. 

XV. 

TABLE  DES  MATIERES. 


DE    CE    VOLUME. 


Pages . 
Reprise  des  e'tudes.  —  Vues   générale  sur 

le  XIIIe  et  le  XIV  siècles    , 1 

Philosophie  des  Arabes  et  des  Juifs  ...  14 
Simon   de  Tournai,  Al.    Neckam,    Alfr.   de 

Sereshel  ....,, 54 

David  de  Dinan 73 

Amaury  de  Bennes  et  le  concile  de  Paris.     .  83 

Grégoire  IX  et  la  philosophie  d'Aristote  .     .  108 

Michel  Scot  et  Alex,  de  Halès 120 

Edm.  Rich  et  Guill.  d'Auvergne 142 

Rob.  de  Lincoln,  Guill.  Schirvood,  Vincent 

de  Beauvais,  Lambert  d'Auxerre,     .     .     .  171 

Jean  de  La  Rochelle 192 

Albert  le  Grand.  Sa  logique 214 

Physique  d'Albert  le  Grand 248 

Métaphysique  d'Albert  le  Grand    ....  308 

Saint-Thomas 338 

Suite  du  ch.  précédent 408 


Laval.  —  Imp.  E.  Jamin. 


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