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HIST0II5I'
PHILOSOPHIE
MODERNE
SIMON HAÇON ET lOMP.. I;IE Ii'Kf.FrdDI )
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% PARTIR DE t.\ RElI.\l<«Éi.%liCE UKH I.IOTTREM
JUSQU'A LA FIN 1)1 DIX-HLITIÈME SIÈCLE
J. M. DE gjRANDO
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PARIS
ADOUili: DliKAHAYS, LlUnAII'.i
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HISTOIRE COMPAREE
DES
SYSTÈMES DE PHILOSOPHIE.
PHILOSOPHIE MODERNE.
CHAPITRE X.
Réforme dans les méthodes essentielles de la philosophie.
Jacques Concio. — Galilée. — Bacon.
Depuis le moment où la restauration des lettres
avait commencé à répandre ses bienfaits sur l'Eu-
rope , les bons esprits reconnaissaient générale-
ment la nécessité de réformer l'étude de la phi-
losophie. Ils ne pouvaient plus être satisfaits de
l'enseignement existant ; de justes critiques s'é-
levaient chaque jour contre la forme et contre le
fond de cet enseignement ; on demandait des
doctrines et un langage qui se trouvassent en
rapport avec les progrès des lumières et du goût ;
on éprouvait le besoin d'une légitime indépen-
dance ; la raison humaine , en goûtant le senti-
ment plus vif de sa propre dignité, aspirait aussi
à recouvrer tous ses droits. Mais cette inquiétude,
2 mST. GOMP. DES SYST. DE PHIL.
ce mécontentement et ces vœux avaient quelque
chose de vague et d'indéterminé. On voulait une
réforme ; on ne savait pas s'expliquer d'une ma-
nière précise en quoi elle devait consister , ni en
marquer le but, en concevoir les moyens. Enfin,
quelques hommes survinrent qui se demandè-
rent et comprirent quels étaient les véritables
besoins de la science. Ils reconnurent qu'il fallait,
avant tout, donner à l'esprit humain de meilleurs
instruments, des instruments mieux appropriés
d'un côté aux forces qui lui sont propres , de
l'autre à la nature des choses sur lesquelles il
opère ; ils reconnurent que la vraie manière de
préparer la rénovation de la philosophie était de
corriger et de perfectionner les méthodes qui gui-
dent dans l'investigation de la vérité.
Bacon a marqué de son nom cette importante
régénération , et sans doute il est juste de lui
accorder un rang éminent parmi ceux qui l'ont
exécutée ; mais il ne faut point oublier que d'au-
tres, avant lui_, venaient déjà de signaler la né-
cessité de réformer les méthodes fondamentales ,
avaient indiqué sur quels procédés devait porter
cette réforme , en avaient donné l'exemple , en
avaient prouvé la possibilité par leurs efforts , la
haute utilité par leurs succès. Il convient de
remarquer aussi quel concours de circonstances
éveilla le génie de Bacon et l'appela en quelque
sorte dans la carrièrequ'il suivit avec tant de gloire.
Un ingénieur italien , aujourd'hui oublié , fut
rnrr.osopiîTE \ionFR\F.. eux?, x. 3
le premier qui eut le mérite de sentir et de pro-
clamer les vérités que plus tard développèrent Ba-
con et Descartes. Nous voulons parler de Jacques
Concio ou Aconcio, né à Trente, qui joua un
rôle dans les controverses religieuses par son
livre des Stratagèmes de Satan. Après avoir em-
brassé la réforme, il se réfugia, en 1567, en An-
gleterre, et y obtint une pension de la reine Eli-
sabeth. Il est l'auteur d'un petit traité latin sur
la Méthode, qui, jusqu'à ce jour, ne paraît avoir
été connu d'aucun historien de la philosophie,
ou qui, du moins, n'a été cité par aucun, à notre
connaissance. On ne saurait certainement ren-
contrer un ouvrage de philosophie qui occupe
moins de volume dans une bibliothèque ; mais
on en trouverait peu qui, sons une forme aussi
simple, annoncent autant de droiture et de sens
dans leur auteur. Concio avait été conduit par
sa propre expérience à reconnaître l'immense
utilité que l'esprit humain peut recueillir des
méthodes, et c'est à l'expérience de chacun qu'il
en appelle aussi pour apprécier les services qu'on
peut attendre de ce genre d'instrument. C'est
aussi cette même expérience qui Fa éclairé et
qu'il donne pour guide aux autres dans le choix
des meilleurs procédés. «Sur trente années, dit-il,
» consacrées à l'étude, ce ne serait point trop faire
» que d'en accorder vingt à l'acquisition des vraies
»et bonnes méthodes. —La méthode, ajoute-t-il,
«est une droite manière de procéder, soit dans
U IITST. COMP. DES SYST. DE PIIIL,
» l'exaiiien de la vérité et pour parvenir à la con-
» naissance des choses, soit pour transmettre fa-
«cilement cette connaissance quand elle est
» acquise. »
Mais comment découvrir quels sont les instru-
ments les mieux appropriés aux besoins de l'esprit
humain? «Il faut déterminer avant tout, répond
»Concio, en quoi consiste l'entière connaissance
» des choses, comment on peut l'acquérir, quelles
«sont les choses qu'elle peut embrasser, quels
» sont ceux qui en sont capables, de quelles causes
«enfin elle dérive (1). Nous avons une connais-
«sance entière* d'une chose si nous savons ce
«qu'elle est, quelles sont ses causes, quels sont
«ses effets; si nous saisissons non-seulement le
» tout, mais aussi toutes ses parties et les moindres
» parties ; si nous embrassons non-seulement le
» genre, mais toutes les espèces qui y sont conte-
» nues , non-seulement les causes et les effets ,
» mais les causes de ces causes , et les effets de
«ces effets ('2). »
Notre auteur se trouve conduit de la sorte ,
en présence des grands problèmes qui concer-
nent la nature et les principes des connaissances
humaines, à les aborder franchement, à les trai-
ter avec clarté; il y porte des vues d'une saga-
cité remarquable.
« L'esprit humain, dit-il, peut connaître les
(1) De melhodo, § 1,3, [.13, IL
(2) Ibld., § G, p. ifi.
PHILOSOPHIE modeum:. (hap. x. 5
• choses finies, les choses perpétuelles et iminua-
))bles, et, par conséquent les choses universelles;
»il ne peut connaître l'infini. Il n'y a point de
)' vraie science des choses passagères et corrup-
j tibles.
» Les rapports du connu à l'inconnu , sur les-
» quels seuls peuvent s'exercer nos investigalions,
» consistent ou dans la relation du général au par-
)) ticulier, ou du tout à ses parties, ou du composé
»au simple, ou de la cause à l'eilet, ou récijiro-
» quement.
» Toute connaissance déduite parla voie du rai-
» sonnement suppose une vérité pi'imitivc, inuné-
» diate, naturelle, indépendante du raisonnement.
» L'office de la méthode est d'éveiller ces notions
» primitives, comme les étincelles cachées sous la
«cendre. Il faut donc déterminer, avant tout, ce
«qui est connu par soi-même; mais il faut dislin-
» guer ce qui est en soi le plus évident, de ce qui
»est connu le premier dans l'ordre successif des
«acquisitions de l'esprit (I). »
Cette distinction entre les principes qui sont
des foyers d'évidence dans l'ordre des démon-
strations , et ceux qui sont des points de départ
dans l'ordre d'acquisition , est certainement
aussi neuve qu'ingénieuse. La suivante n'olTre
pas moins de mérite. « En tant, dit Goncio,
«qu'une notion est isolée et ne fait point encore
(1) De wclhodo, §9, p. 29.
6 IIIST. COMP. DES SYST. DE PIUL.
» partie d'une proposition, la connaissance de l'ob-
»jet particulier précède nécessairement celle du
» genre; l'esprit s'élève du singulier à l'universel.
» Mais la connaissance du genre précède à son tour
))la connaissance distincte de tous les individus
«compris dans ce genre. L'esprit, après avoir
«formé la notion universelle, revient donc sur ses
» pas, pour déterminer chacune des idées particu-
lières qui en dépendent. C'est ainsi que l'enfant
«conçoit l'idée de l'homme d'après son père, et
«applique ensuite l'idée de l'homme à ceux qu'il
» rencontre. Ainsi , quoique les notions particu-
» lières soient antérieures aux notions générales,
» celles-ci, une fois obtenues, sont mieux connues
«que celles-là (1). »
Une distinction plus remarquable encore, une
distinction fondamentale en philosophie , sur la-
quelle repose tout le système des bonnes métho-
des, et que Concio a tracée avec une singulière
précision , est celle qui existe entre les vérités
abstraites et les vérités d'expérience. « Les pre-
«mières sont générales; elles sont fondées sur la
» nature même de l'homme, et unanimement ad-
» mises à l'instant où elles sont exprimées ; les se-
» condes sont particulières, obtenues par les sens,
» et devenues, par une expérience répétée, l'objet
» d'une connaissance positive et certaine (2). >> Yoilà
(1) Demetlwdo, §9, p. 31.
(2) /M/., §0,1). 32, 33.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP, X. 7
les deux ordres de connaissance clairement dé-
finis et séparés , parallèlement établis , admis
comme indépendants l'un de l'autre. L'un est
hors du domaine de l'expérience , l'autre est
un résumé de l'expérience ; l'un est fondé sur
les seuls rapports que les idées ont entre elles ,
l'autre sur la succession régulière des faits.
Par cette distinction Aristote est réconcilié avec
lui-même, et Concio en fait la remarque ex-
presse. On regrette seulement qu'il n'ait point
achevé cette belle exposition , en séparant aussi
les deux domaines de l'expérience extérieure et
de la conscience intime.
Concio jette rapidement quelques vues sur la
manière dont l'esprit humain apprécie les rap-
ports des effets aux causes , et ces vues pleines de
justesse ont quelquefois de la profondeur. Ine
autre distinction non moins judicieuse est in-
troduite par lui dans les déductions qui con-
cernent les rapports des causes aux effets. « Dans
«les choses qui dépendent de notre propre vo-
«lonté, comme les productions des arts, la fin
«que nous nous proposons est connue de nous
«avant les moyens, et ces moyens sont d'autant
» mieux connus qu'ils sont plus rapprochés de la
«fin. Dans les choses, au contraire, qui sont in-
» dépendantes de notre volonté, dans les œuvres
« de la nature , nous apercevons d'abord le tout ,
«puis ses parties, puis les relations qui les unis-
» sent entre elles , et la connaissance de la fin à
8 IIIST. COMP, DES SVST. Dl:: VUIL.
» laquelle tend le système est la dernière que nous
» obtenons.
» Dans les mathématiques, on procède du gé-
» néral au particulier.
» Dans les recherches qui concernent la Divi-
»nité et les substances spirituelles, toute connais-
» sance acquise par le raisonnement procède par
«l'investigation des effets (1).»
Nous éprouvons une nouvelle surprise en
voyant avec quelle sagacité Concio démêle et ca-
ractérise trois espèces d'analyse confondues jus-
qu'alors par les philosophes, et que nous verrons
plus tard confondues de nouveau par Condillac.
«Elles se distinguent, dit- il, suivant qu'elles
» procèdent ou du général au particulier , ou du
«tout aux parties, ou de la fin aux moyens.»
« Mais, ajoute-t-il judicieusement, ces trois sortes
» d'analyse se réunissent ordinairement dans une
» même investigation, de manière cependant à ce
«que quelqu'une d'entre elles y prédomine (2).»
Ici Concio découvre le principe de l'alliance des
déductions rationnelles avec les vérités expéri-
mentales; mais, renfermant toujours l'expression
de ses préceptes dans la forme la plus concise , il
néglige de développer une observation qui pou-
vait être si féconde.
(1) Dl' ;»e//(rtf/o, § 0, p. 3-i, 35.
(2) i^i(/.,§i:}, p.(j2.
PHILOSOPHIE MODEIl.M.. (JiAP. X. 9
Parmi les trois sortes d'analyse, Concio donDe
une préférence marquée à celle qui procède de
la fin aux moyens ou de l'effet à la cause; il
la proclame la méthode prééminente. C'était un
axiome anciennement établi , c'est encore au-
jourd'hui une maxime souvent répétée, que si l'a-
nalyse est le procédé propre aux inventeurs , la
synthèse est celui qui convient à l'enseignement.
Concio n'hésite point à combattre celte opinion:
la vraie manière d'enseigner consiste, suivant lui,
à reconduire ceux qui apprennent par la même
voie qu'ont suivie les inventeurs (1).
Concio trace avec rapidité, mais avec préci-
sion, exactitude, et souvent d'une manière neuve,
les règles des définitions, des classifications, de
la division. «11 est deux sortes de choses qui ne
» peuvent être définies : celles qui occupent le
» premier et le dernier terme dans l'échelle qui
«monte du singulier à l'universel. » Concio, trop
souvent peut-être, suit les traces des nomencla-
tures et des formules aristotéliques; mais il les ré-
sume, les traduit, les simplifie, les applique avec
un art si lumineux qu'on est contraint de le lui
pardonner. Voici sa théorie des causes eflTicientes :
« 11 est des causes constamment liées à leurs ef-
»fets, les causes internes; d'autres peuvent s'en
» séparer et agissent du dehors. Il en est qui agis-
(1, De mcthodo, § 1', p. 8i, ÎO.
10 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» sent par la nécessité de la nature ; d'autres, par
»la volonté libre d'un agent. Il est des causes
» principales , des causes subordonnées , des cau-
» ses instrumentales ; il y a des causes isolées et
»des causes coordonnées; il en est qui ne sont
» qu'auxiliaires ou simples conditions. Dans cha-
» que cause il faut considérer la quantité, la qua-
»lité, le mode et l'ordre d'action. La fin ne prend
«rang de cause (cause finale) que lorsque l'effet
» et en tant que l'effet est le produit de la volonté
«réfléchie d'un agent libre (1). »
11 est digne de remarque que cet écrit, qui ren-
ferme des vues si judicieuses, exposées avec tant de
précision et de clarté, était l'ouvrage d'un homme
qui, par sa carrière, se trouvait appelé à faire une
application constante des sciences et à leur em-
prunter les besoins de l'art. C'était, en effet, aux
sciences positives, c'était même aux arts de l'in-
dustrie, qu'était réservé le privilège d'éclairer en-
fin la philosophie sur la direction qu'elle devait
donner à ses travaux, et sur les réformes dont elle
pouvait attendre de véritables succès. Chez les an-
ciens, la philosophie avait souvent demandé aux
beaux-arts, à la poésie, à l'éloquence, ou des in-
spirations , ou des modèles, ou des formes. Chez
les modernes , elle s'était soumise à la théologie,
à l'érudition. Les sciences, tributaires de la philo-
sophie à leur origine , et qui dans la suite de-
(1) De methodo, § 15, p. 22 à 26.
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP. X. 11
valent encore recevoir d'elle de nouveaux se-
cours, vinrent, à l'époque que nous atteignons,
lui prêter à leur tour une assistance aussi puis-
sante qu'inattendue ; les arts utiles, entrant eux-
mêmes au service des sciences, concoururent à
celte grande révolution. Les sciences, en s'ar-
mant d'instruments et d'appareils, ont averti la
philosophie qu'elle devait, avant tout, s'armer de
méthodes. Les sciences physiques, en s'appuyant
sur l'art d'expérimenter, en acceptant l'alliance
des sciences exactes, ont rappelé à la philosophie
les lumières de l'observation, et lui ont enseigné
à combiner les faits et les théories. Disons mieux :
il y avait, dans la manière dont procédèrent les
sciences au milieu des progrès subits qu'elles
firent vers la fin du xvr siècle, une sorte de phi-
losophie cachée, appartenant à l'instinct de la
raison, qui ne demandait qu'à se produire, à se
déployer, pour étendre son influence sur le sys-
tème entier des connaissances humaines.
Galilée, on doit le reconnaître, est le pre-
mier et le véritable auteur de cette révolu-
tion; car Galilée, comme Hume l'a déjà judi-
cieusement remarqué, a exécuté immédiatement,
avant Bacon, ce que Bacon a défini et conseillé;
Galilée venait de donner l'exemple, quand Bacon
a tracé le précepte. Galilée avait établi l'autorité
de ses démonstrations sur de nombreuses et im-
portantes découvertes. Il bannit la métaphysique
des régions de la physique; il fonda la science
12 IIIST. COMP. DES SYST. î)i: PIIIL.
sur l'observation. Que faisait-il le jour où, im-
mobile dans l'église métropolitaine de Pise , il
considérait avec tant d'attention le mouvement
de la lampe suspendue à la voûte, et découvrait,
dans la régularité des oscillations, le moyen d'ob-
tenir la mesure exacte du temps? 11 faisait jaillir
d'un fait, par la puissance de l'induction, la loi
générale qui gouverne un ordre de faits. En pro-
clamant la légitime autorité de l'expérience, Ga-
lilée ne prenait point pour guide cette expérience
passive et morte qui se borne à recueillir les phé-
nomènes tels qu'ils se présentent à nos regards,
mais bien cette expérience vivante et active qui
interroge la nature. Il enseigna, en l'exerçant
avec une rare habileté, l'art d'expérimenter, et
ajouta de puissants instruments aux témoignages
de nos sens; il compara les observations pour les
rendre fécondes, et il les soumit aux savantes
transformations du calcul. Le premier il comprit
et montra les vastes applications que la géométrie
peut recevoir dans les sciences naturelles, appli-
cations qui nous offrent le plus admirable modèle
de l'alliance entre les théories et les faits ; ce fut
avec leur secours qu'il créa la mécanique. « La
» philosophie, disait-il, est écrite dans la natm'e:
» ce grand livie est tracé en caractères mathéma-
» tiques (1). » 11 sut apprécier le légitime emploi
(1) // Sagg'tatore, t. II delà collection de ?es œuvres en 4 vol.
iii-4°, Padouo, I7ii, p. 2i7.
fjiil \>iu\ Mil: («Ht. iU'.n liy|)Ol,||C,H4!», <:!., (l^iii;, llîÇi
p^rnir, il eu ih\nt\\\.j'.u\\'(' nitUc-., tm \\un'iiH'.u\ cl
iii'''in(»j(il)lf: >xtiu\i\t: ; il .i>fi\>i initm lu ;<ruvil.<j|io/i
univftrH<!ll<! (1).
f,<i |)Iiilo ,()|)liir <V\r\HUtU'. ti'h\ni\ |M,iiii. fficorfî
/îpnxjvr- cl. ir<i (»cijf.-^!in! Jhiridi.H «'prouve (J'atUi-
fpirwjiii l(ii <iit /rlc /KJHHJ fiMiCftlc que |(! Hitnplc dfV
menti (pi'cllc n rcrti «le (i/ilil/'(r. C'cf.l rr'^licjrjfrnl,
(laliU'îC <pji il j)orlé lrf()i||. in<,i\i\ <iii p< i i|i-i|/;tj-
clwno, (>;tl(! pliiloHopliic ne l<iiH<iii qu Uti corpH;
1/1 pfiyfiirpie rrAri.Hlole ('tl./iil éhojlein«;iil li/re /i t./i
inél,<i()liy.Hi(pjc; renverser r(Wie,(/é|/ill,vJolr;fnrneiil
('îlinuiler rjKjtrfî, Celle pliynlffiie, rJepuhi «ti lonj/
tcin» rc»pccl/;<î, croiihi lï'^Wt- tufui<- en |,H-,</ire
doH Iniv/Hix (le (i/ililée. Toule l/i Ihéorie (J'ArJH-
iole Kur le- riioiiveiiienl «e tro«Jv<i rlélriiile <i;i/i,ti re-
tour pur le» deux aulor ilén le^ plue, irréhîiK'ihleH :
celle (IcH fuIlH, fi^ïUe ()(!h cnlcAilH ("1). I,e pr'îrip/il/î-
ticl»tn(î, corHnii/ii 'l'-ilidirpjer le titre f/if'.|(i<(]x fie
neieiiee luiiver -.rllc, vit f.on erédil, r-Hneutiflleiuenl
(ViuipKiiiiif.. Iwi |)Urtioti de f-.eti drictrinet^ rpd iiv<ul
pu AireHourui'te/i une /:preuve prmitive »r»iy»i/it pu
Ift soutenir, toulen le?* outrew th/;erleH <'ît/ilent /lu
inoifmlj'êK .(m|ieeteft,etne,pouv/deritplufipr('leudie
h ifi'.pirer (uie /HiHftl erili<ie < onliiU)' e. (i,i|j|<'e, r-u
(I; (liinihinlilr , (, II, |), 'K'JO, k\'ii\>\mt(iktit
('i) V, \f«i lu/ilufjlii ihllr Ht! nni' nit'it'f,
14 IIIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
réfutant Aristote , ne s'annonça point comme le
détracteur de ce philosophe, et il n'en réussit
que mieux à faire triompher sa réfutation. 11 con-
damna cette obstination aveugle qui persistait à
vouloir considérer la nature, non telle qu'elle se
découvre par elle-même dans l'évidence des faits,
mais telle qu'elle a été travestie dans les écrits
du Stagyrite (1). Du reste, il n'hésite point à
penser que le Stagyrite lui-même eût changé de
sentiment, s'il eût été témoin des découvertes
faites par les modernes. « Aristote, en effet, dit-il,
» suivit dans l'investigation de la vérité une mé-
» thode différente de celle qu'il employa pour la
» démontrer. Aristote voulut aussi prendre l'expé-
» rience pour guide ; mais il ne put rassembler
» que des observations trop incomplètes et il se
» hàla trop de généraliser (2). »
Galilée n'excella pas moins dans l'art d'exposer
la science que dans celui de la fonder. Le premier
parmi les modernes, il donna une forme élégante
et populaire au génie des sciences physiques ; il
les introduisit dans le monde et les entoura des
ornements littéraires. Les dialogues de ce spiri-
tuel Florentin sont un modèle de clarté, en même
temps que de goût ; la forme qui y est adoptée
donne à l'auteur, dans la recherche de la vérité ,
(i) Délie macchie solar'i, l. II <lo ses œuvres, p. 151.
(2) Dialo-uc I'''-, Ole, 2'' j.)unu''e, 1. IV, p. 12, 8!> et suiv.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 15
toute l'apparence d'une impartialité scrupuleu-
se, écarte de lui toute prétention dogmatique. Le
péripatéticisme régnant s'y exprime par la bouche
de Simplicius , cherche à profiter de tous ses
avantages , mais découvre aussi en réalité toutes
ses faiblesses , et laisse môme entrevoir tous ses
ridicules.
La carrière aussi neuve que brillante qui venait
d'être ouverte par Galilée fut bientôt parcourue
avec une noble émulation, et il ne pouvait en être
autrement. Quel contraste, en effet, entre ces
nouvelles recherches , où la science devenait
active , où la nature se dévoilait elle-même aux
regards de l'observateur , où l'invention s'empa-
rait de mines inépuisables, où les vérités se jus-
tifiaient par elles-mêmes , et ces froides spécula-
tions qui jusqu'alors, dans un langage presque
inintelligible, avaient prétendu expliquer la na-
ture, sans jamais pouvoir la soumettre à la puis-
sance de l'art ! Quel contraste encore entre ce
nouvel ordre de vérités , fort de son évidence ,
lumineux par lui-même, qui empruntait aux cal-
culs toute leur rigueur, aux observations toute
leur simplicité , et ces mystérieuses conceptions
auxquelles les Agrippa , les Paracelse et les pre-
miers investigateurs de la nature avaient recou-
ru pour interpréter les phénomènes naturels !
La reine des sciences , l'astronomie , l'optique
qui lui sert d'auxiliaire , la mécanique qui sou-
met à ses lois le plus vaste des phénomènes , le
16 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
jeu des forces iimtérielles , renaissaient, appuyées
désormais sur les bases les plus solides ; chaque
Jour elles s'enrichissaient de nouvelles conquêtes.
Copei'oic , Ticho-Brahé avaient visité le ciel ;
Mondini , Yasale , Fabrizio d'Acquapendente ,
Severino en Italie, Gilbert en Angleterre, avaient
ramené les sciences médicales à cette grande
école des recherches anatomiques , négligées ou
plutôt rejetées par les anciens. Harwey venait de
découvrir la circulation du sang. Le goût des
connaissances positives naissait , se développait.
Bacon survint.
Bacon jugea et la disposition des esprits et la
tendance de son siècle avec ce coup d'œil qui est
propre au génie. 11 éprouva lui-même au plus
haut degré le besoin qui couimençait à se pro-
duire ; il s'en rendit l'organe ; il prévit la révo-
lution qui se préparait ; il voulut l'accélérer, en
déterminer le but , lui marquer son cours , en
devenir le régulateur.
Naturellement doué d'un esprit curieux et in-
vestigateur, d'une imagination forle , d'un juge-
ment sain , d'une élévation singulière dans les
idées , Bacon semblait destiné , par ses facultés
comme par ses penchants , à se placer à la tête
des hommes nouveaux dans la carrière philoso-
phique. Il reçut des circonstances mêmes dans
lesquelles il se trouva placé une sorte d'éducation
intellectuelle qui , sous plusieurs rapports , favo-
risa encore cette destination. Longtemps mêlé aux
PHILOSOPHIE MODEREE. CHAP. X. 17
affaires , placé sur un grand théâtre , revêtu de la
première magistrature de son pays , appelé à faire
une étude approfondie des lois sociales et de leur
application , homme d'État , homme du monde ,
le chancelier Bacon avait uni à des connaissan-
ces variées et à l'habitude des hautes médita-
tions une longue expérience des choses humai-
nes ; tout avait concouru à agrandir ses vues , à
exercer sa sagacité et sa prévoyance, 11 avait été
accoutumé à apprécier la valeur réelle des
connaissances par le mérite de leur utilité, et
à juger leur solidité d'après l'épreuve des faits.
La philosophie devint i)our lui une espèce de
magistrature intellectuelle; il s'érigea à lui-même
un tribunal au milieu de l'empire de la raison ,
et de là , comme un juge suprême , il se crut
permis d'interroger l'esprit humain sur ses opé-
rations , sur ses acquisitions ; il prononça des
arrêts plus qu'il ne discuta des systèmes, l ne
sorte d'élan poétique se mêla même à ses plus
sévères investigations. H chercha constamment
une sorte d'idéal scientifique. 11 osa se mettre
en présence de l'avenir , s'adresser à la posté-
rité, concevoir pour l'esprit humain de nobles
ambitions , les soutenir par de hautes espéran-
ces , les servir par ses propres créations et leur
garantir même le succès par ses oracles. Bacon
semble avoir l'inspiration des prophètes ; il en
prend le langage; il aîTecte leur autorité; sou-
II. 2
18 IlIST. COMP. DES SYST. DE PIÎIL,
vent , comme eux , il se complaît à s'environner
de nuages.
Le titre seul de ses écrits, comme l'a juste-
ment observé d'Alembert, porte déjà le sceau
du génie. Il entreprend la grande instauralion ; il
traite de la dignité des sciences et des accroisse-
ments qu'elles attendent ; il leur crée un nouvel
instrument. Accepter une telle mission , c'était
avoir une grande conscience de ses propres for-
ces. On le voit pressé de la soif des découver-
tes ; chacune de ses paroles est un appel , une
invocation. Il n'a point été inventeur dans
quelque ordre spécial de connaissances , en ce
sens qu'il n'y a rien ajouté ; mais il a étudié et
mis au jour l'art de l'invention elle-même dans
les sciences, en lui assignant ses vrais principes,
ses instruments : il a été le héraut des décou-
vertes (1) et le guide des inventeurs.
Jamais , depuis Aristote , un plan plus vaste ,
mieux coordonné , n'avait été conçu. Aristote et
Bacon ont tous deux entrepris , à deux grandes
(1) C'est le titre qu'il se donne lui-même : Ego enim buccinalor
tanliim... neque verô nostra bucclna homincs advocat' et excitât ut se
mulud contradiclionïbus proscïndant ^ sed potlùs ut pace inter ipsos
fnclà, conjunctis viriliiis, se adversns rerum nalurain comparent,
ejuxque édita et inonita captant et expugnerit, atque fines imperii hu-
inani, quanlitm Deus opt. max, pro benignilate ma iiuiulscrit, profé-
rant.— Dé ALIGMENTIS SCIENTIARIM , 1. IV, C. I.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 19
époques , de dresser l'inventaire des ricliesses de
l'esprit lîumain et de fournir des instruments à la
raison. Mais Aristote a recueilli le passé, s'est
arrêté au présent , a voulu clore la carrière après
lui ; Bacon , au contraire , a ouvert une carrière
nouvelle , s'est placé à l'entrée , a anticipé sur
l'avenir. Aristote a constitué chaque science
tour à tour, l'a réduite sous la forme didactique ,
en a enseigné la doctrine ; Bacon n'a fait qu'étu-
dier l'enceinte , les limites , les rapports des di-
verses sciences entre elles , et marquer leur but.
Tout est explicite chez le premier ; le second
n'offre que des germes. Le premier a fait les
recherches , le second les provoque. Le premier
institue les méthodes de démonstration ; le se-
cond, celles qui conduisent aux découvertes. Le
premier impose à l'entendement humain un
corps de théories, et pendant des siècles l'enten-
dement humain consent, en ellèt, à s'y asservir;
le second commande au génie les libres explora-
tions de l'inconnu , et le génie répond à sa voix ,
et les sciences voient commencer une ère nou-
velle. Tous deux ont embrassé le système entier
des connaissances humaines ; mais l'un avec le
dessein de déterminer ce qui le compose , et ce
que ses disciples doivent savoir; l'autre, dans la
vue d'indiquer ce qui lui manque, et ce que ses
successeurs doivent tenter.
Quelle idée imposante Bacon a conçue du mé-
rile et de la dignité de la science ! 11 en aperçoit
20 IlIST. COUP. DES SYST. IW. Plllf..
rarciicLype et l'exemplaire dans la Divinité elle-
même , dans ses attributs et dans ses actes , tels
qu'ils peuvent se révéler à la raison. 11 voit dans
la science un auxiliaire utile, un riche ornement
pour la religion ; la cause principale des progrès
de la civilisation , de la prospérité des États ;
une source inépuisable d'améliorations pour les
mœurs , de jouissances pour l'âme , de bienfaits
de tout genre pour l'humanité (1). Ne nous éton-
nons plus si le langage de Bacon , en traitant un
tel sujet, est empreint d'une si grande majesté ;
ne nous étonnons plus s'il s'est dévoué avec tant
de z'Me à servir une telle cause.
« L'âme , dit-il, jouit dès ici-bas de la félicité
» céleste, quand elle se meut dans la charité , se
» repose sur la Providence, et tourne sur les pôles
)> de la vérité. / L'amour le plus sincère de la vérité
a inspiré les méditations de Bacon; il s'est défendu
de l'esprit de secte, des illusions de l'orgueil. En
rappelant cette belle parole d'un poète : « Il n'y a
» pas sur la terre de volupté égale à celle du spec-
» lacle que l'esprit embrasse lorsque, des sommets
» de la vérité , la raison considère les erreurs
«humaines; » il veut cependant que ce specta-
cle excite, non l'orgueil, mais l'indulgence ('2).
(1) De angmentis, etc., I. I,. p. oielsuiv., cdiiion d'Anislerdam,
1()G2.
(•1) Kssays civil and moral : Of Irnth, — Nûv:tm organuin, p.irs I,
g ilfi l't r,uiv.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 21
C'est en se pénétrant de ce même amour pour
le vrai qu'on peut dire avec lui : « L'admiration
» est le germe de la science. »
La restauration des sciences , tel est le but de
Bacon. Pour y atteindre , il devra commencer,
avant tout, par se rendre un compte fidèle de l'état
où elles se trouvaient à l'époque où il est placé.
Et c'est, en effet, le premier des mérites de Bacon
d'avoir parfaitement jugé cette situation , d'avoir
bien apprécié les besoins réels qui en résultaient.
« Nos sciences nous sont venues des (irecs, car les
» Romains et les Arabes ont peu ajouté à ce pre-
» mier fonds, et les modernes moins encore ; mais
» la sagesse des Grecs se répandait en discours et
» en disputes, ce qui est le plus grand obstacle à la
«recherche de la vérité. Aussi, les signes les plus
«indubitables accusent -ils l'imperfection et les
» vices du dépôt qui nous a été légué. Les fruits et
» les œuvres sont les garants de la vérité philoso-
9 phique , et quoi de plus stérile que nos doctri-
» nés ! Tout ce qui est fondé sur In nature croit et
» s'augmente sans cesse, et quoi do pi us immobile,
» de plus stationnaire que notre savoir ! Nous ne
» voyons que des maîtres et des disciples , nous
» cherchons en vain des inventeurs. La science est
» une belle statue que l'on admire , mais qui ne se
» meut pas. Nous faut-il , au reste , d'autres témoi-
» gnages que les aveux de nos savants eux-mêmes,
» que la diversité des sectes , le contraste des
«opinions et l'impossibilité où l'on est de s'enten»'
22 HIST. COMP. DES SYST. DK Pllir..
»dre (I) ? Trois vices essentiels, trois iiialadies
» profondes affectent généralement les sciences.
j) On les fait consister plus dans les mots que dans
»les choses. Aux vaines et arides argumentations
» de l'école a succédé de nos jours un autre abus ,
))la diffusion des rhéteurs qui ont envahi le do-
» maine de l'érudition. D'un côté, on affirme avec
» une autorité absolue ; de l'autre, on adopte avec
»une aveugle crédulité (2). Ainsi, notre préten-
»due science, prompte à discourir, impuissante à
» engendrer , féconde en controverses , stérile en
» œuvres , cette raison humaine , telle qu'elle se
» montre en nous , n'est qu'un amas confus de
» notions recueillies en partie par une foi aveugle,
» en partie au hasard. Il n'y a point de sénat en
» philosophie , il n'y a qu'un dictateur ; on ne dé-
» libère pas, on obéit (3). Quelles sont les causes
»de cette condition déplorable à laquelle les con-
» naissances humaines sont encore condamnées
«parmi nous? D'abord, on a méconnu le vérita-
»ble but, le but le plus élevé des doctrines 5 on a
» recherché l'instruction pour satisfaire la curio-
» site , pour goûter une frivole récréation , pour
(1) Doclrina phantaslica , vel vanœ imaginationes ; doctrina liti-
giosn , vel vaiiœ allercationes ; doclrina fucala et mollis, vel vanœ af-
fectaliunes. — Novum organum, § 7!2 à 77.
{i) De augment'ia, I. !, p. ;54.
(3) Noium organinn, !)!;i'r:il;o; |);irs1, § !11.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 23
» atteindre à la renommée , pour servii son am-
«bition , souvent par des vues mercenaires, rare-
«ment pour employer la raison, don de Dieu, an
7> service de niumanité. Comment marcher avec
» succès dans la carrière , lorsque le terme n'est
» pas convenablement marqué? Le vrai et légitime
«but des sciences est de doter la vie humaine
» de nouvelles ressources par de nouvelles décou-
» vertes. Combien est limité le nombre de ceux
«qui recherchent l'instruction pour elle-même!
))Dans ce nombre même, la plupart cherchent
» plutôt à se satisfaire par la variété des exer-
» cices de l'esprit et des doctrines qu'à recher-
»cher le vrai par une inquisition sévère et
» rigide ; 'enfin, ceux-là mêmes qui s'attachent à la
» vérité lui demandent plutôt la raison des choses
«connues que le gage d'œuvres neuves et la
» source de lumières inconnues (1). Dans le choix
« des fins spéciales et prochaines, on s'est arrêté à
» des vues secondaires , on s'est borné au rôle
« d'annotateurs , de commentateurs , d'abrévia-
» teurs , satisfaits d'avoir exploité le revenu des
» sciences, au lieu d'accroître leur patrimoine ("2).
» On a également méconnu le rang et le mérite
«respectifs des diverses études; on s'est égaré dans
(1) N'Vum orçinnum, pnrs 1, S f^i.
(2) De augmenlh,\ 1, p. 52.
2fl IHSr. COMP. DES SYST. DE Pllir..
T) le choix. On a négligé la philosophie naturelle ;
»elle a été sacrifiée tour à tour à la philosophie
)) morale et à la théologie. La philosophie natu-
» relie , cette mère des sciences , a été réduite à
r> une condition servile ; toutes les autres bran-
» ches des connaissances humaines , privées des
)) secours essentiels qu'elles en attendaient , ont
» dû souffrir ; la philosophie morale et civile , la
» logique elle-même, se sont trouvées privées d'une
5) portion de leurs aliments (1). Si on a méconnu
» le but , on n'a pas moins méconnu la véritable
» voie ; on a abandonné l'expérience , ou bien on
» s'y est embarrassé comme dans un labyrinthe ,
» on y a erré au hasard. Un funeste préjugé a per-
»suadé que la dignité de l'entendement humain
» serait profanée et avilie si on lui permettait de
» descendre au détail des observations (2). On s'est
»hâté de généraliser, avant de posséder une masse
«suffisante, un choix convenable de faits, avant
«de les avoir mis en ordre et soumis à une suite
"de comparai -ons (3). On a voulu atteindre aux
)> plus hautes abstractions, avant d'avoir construit
«l'échelle graduée qui devait y conduire. L'esprit
«humain, s'accordant à lui-même une sorte d'ado-
» ration aveugle, a cru pouvoir tirer de ses propres
(1) Novum orgamim, § 79 et 80.
V:5) /*jf/.,§08,, O't, !00, 101.
PHILOSOPIIIK MODERNE. CHAP. X. 25
• méditations ce qu'il ne pouvait attendre que de
» la contemplation de la nature. Une autre erreur
» non moins grave est celle qui , après avoir distri-
» bué les sciences et les arts en diverses classes , a
«fait renoncer à l'étude de l'universalité des cho-
» ses et à la philosophie première. C'est du haut
» des tours seulement, ou du sommet des lieux éle-
» vés, que le regard embrasse une scène étendue ;
»on ne peut explorer les points les plus éloignés
»de la région scieniilique si l'on demeure dans la
«plaine au lieu de gravir sur l'observatoire (i).
» Ainsi , ou l'on a négligé la réalité des choses , ou
» l'on s'est traîné dans les sentiers de l'empirisme,
»ne cherchant dans les exj)ériences que des œu-
nvres mercenaires, et non des flambeaux lumi-
» neux (2) : c'est la pomme d'Atalante. Les mé-
»thodes adoptées, applicables aux choses civiles
»et aux arts qui résident uniquement dans le lan-
» gage et dans l'opinion , sont impuissantes à saisir
» et à pénétrer la nature. La dialectique n'enseigne
.-> qu'à discourir , non à agir ; la logique en usage
»est plus propre à perpétuer les erreurs qu'à ou-
» vrir la voie à la vérité ; le syllogisme, qui lui sert
"d'instrument, enchaîne l'esprit, mais n'atteint
» point aux choses ; d'ailleurs, le syllogisme se
«compose de propositions, les propositions de
0) De augmeutis, 1. 1. p. 40.
{2)' Novniii orijanitm^ prii'l'aliu, clc, § Gi, elo.
20 IlIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» termes , et les termes sont les signes des idées.
» Mais la valeur des termes a été mal déterminée ;
» les notions sont confuses et témérairement dé-
«duites. Ainsi, le vice est à l'origine môme: on a
» craint de laisser prendre à l'entendement son
» essor libre , naturel et spontané ; on Fa retenu
«captif dans les traditions (1). Combien d'autres
» causes encore contribuent à l'imperfection de
» nos connaissances et arrêtent leurs progrès ! Les
» plus sûres, il faut le dire , sont nos propres torts,
»et dépendent de la disposition de nos esprits.
» Nous avons une idée exagérée de nos richesses
»et nous méconnaissons toute l'étendue de nos
» propres forces. Le découragement est érigé en
«prudence. On accuse de témérité l'espoir d'un
» avancement ; on ne conçoit qu'avec pusillani-
» mité , on ne tente que des recherches puériles ,
» on s'imagine qu'il ne reste plus rien à décou-
» vrir (2). Le respect qu'on professe pour les
» anciens et pour les créateurs de la philosophie
« détourne des recherches qui resteraient à ten-
»ter ; on oublie que les anciens furent privés
«d'une foule d'avantages accordés aux modernes ;
» on oublie que la vérité est la fille du temps et
» non de l'autorité. Toutefois , pendant que les
«uns sont prévenus d'une admiration aveugle
(1) N(wum organum, |>r;p(;ilin. p. 21; pars 1, § H à J7.
(2) IMd., § 88, 92. — De rnifjwriUis, 1. I, p. 47.
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP. X. 27
» pour l'antiquité , d'autres se laissent entraîner
» à une passion non moins aveugle pour la nou-
» veauté. De même que le temps dévore sa propre
» famille , les filles du temps se dévorent les unes
» les autres ; l'antiquité repousse les acquisitions
» récentes ; la nouveauté ne se contente pas d'ac-
» croître, si elle ne détruit ce qui l'a précédé (I).
» La plupart des philosophes conçoivent certaines
«prédilections pour quelques vues ou opinions
» qui leur sont propres , dont ils se laissent préoc-
» cuper, et qui dominent alors toutes leurs médi-
» tations ; on est impatient de se soustraire au
» doute, même suspensif, et on se précipite dans
»les affirmations (2). Ce sont autant de maladies
» de l'esprit humain qui invoquent des remèdes ,
» mais auxquelles on n'a apporté que des remèdes
«trop faibles et trop tardifs, lorsque l'esprit était
«déjà préoccupé par les préjugés de l'habitude,
» de l'imitation , par les fausses doctrines et les
«vaines illusions (3). En même temps les écarts
» commis par ceux qui ont aspiré au rôle d'inven-
» leurs n'ont que trop confirmé les préventions
» conçues contre la possibilité des découvertes. Le
«régime académique et la marche adoptée dans
» l'enseignement sont directement contraires au
(1) Novnm orqmmm, § Si. — De auqitieiitis. I. I, p. 46,
(2) De augiiieutis, p. al .
(3) Novuin orqaniim,\)\\\ïd{\\ p. .'I
28 HTST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» progrès des connaissances , en sorte que les in-
» stitutions mêmes qui devraient être un moyen
»ne sont qu'un obstacle. On n'enseigne pas, on
» commande ; les maîtres semblent exiger la foi
» implicite de leurs élèves, au lieu de provoquer
» leur examen. On ne s'associe point pour s'éclai-
»rer réciproquement, mais pour s'imposer des
» gênes mutuelles (1). On a créé d'autres obstacles
» encore, en se hâtant de donner une forme didac-
» tique aux sciences d'une manière prématurée,
»en sorte qu'elles sont supposées complètes et
» achevées , et qu'on ne songe plus qu'à les po-
» lir (2). La philosophie naturelle, en particulier,
«a eu beaucoup à souffrir de la superstition.
» Déjà, chez les Grecs, un zèle malentendu pour
«les intérêts de la religion fit accuser d'impiété
«les premiers observateurs qui osèrent explo-
»rer les lois des phénomènes de l'univers. La
» théologie scolastique n'a pas été moins funeste
»aux modernes; elle a consacré les doctrines
«d'Aristote ; elle s'est imprudemment mêlée à la
» philosophie, et, par-là, la philosophie s'est trou-
»vée enchaînée et fixée à une doctrine néces-
»sairement immobile. D'autres théologiens ont
«engagé légèrement les intérêts de la religion,
«proscrivant en son nom les découvertes de la
(1) Xovmn orf/anmn, § 90.— De nvfjmcnt'i^, !. J, p. 51,
(2) Deaufjmevlis, I, i, p. il).
PHH.OSOPIIIb: MODERNE. CHAP. X. 29
«physique, ou rejetant même toute philosophie,
» quelque prudente qu'elle fût dans ses investiga-
wtions, et quoique la philosophie naturelle, bien
«dirigée , soit au.ssi utile aux vrais intérêts de la
«religion qu'elle est fatale aux préjugés supersti-
»tieux(i).
» Dans un tel état de choses , on ne saurait se
))ledisslnmler, il ne reste qu'un moyen de salut,
«c'est de reprendre rédiiice par ses premiers
» fondements ; la science entière est à refaire : il
» faut recommencer tout le travail. Mais il ne s'est
«trouvé personne encore doué d'une assez grande
«constance et d'un courage suflisant pour pren-
» dre la résolution d'effacer entièrement les théo-
«ries et les notions qu'il croit avoir acquises,
« pour appliquer son esprit entièrement libre et
» impartial aux premiers éléments. Voilà la res-
«tauration qu'il s'agit d'entreprendre (:2). »
Les efforts de Bacon pour l'exécution de ce
grand ouvrage peuvent être rapportés à trois
chefs principaux : il a tenté de dresser une clas-
sification générale des sciences, de manière à (ixer
leur rang et leurs rapports mutuels ; il a cher-
ché à constituer les sciences, en déterminant
leurs principes, leur objet, leur sphère; euhn, il a
créé pour les sciences une méthode nouvelle des-
(1) Novum organum, pars \, § 89.
(2) IbUL, pra^fatio, p. "21; [)ar^^,§ 31 e 97, plc.
30 insT. coMP. r>F,s syst. de peil.
tinée à leur servir d'instrument pour l'investiga-
tion de la vérité.
La classification générale des sciences dressée
par Bacon, quelque brillante qu'elle soit, et quoi-
qu'elle ait obtenu les suffrages d'esprits supé-
rieurs, acependant été justement critiquée et dans
son plan et dans ses détails. Les limites qu'elle
prétend établir entre les principales régions des
sciences et des arts manquent d'exactitude et de
précision. De même qu'il n'est pas un seul ouvrage
de l'intelligence dans lequel ne concourent à la fois
ses trois facultés principales, la mémoire , l'ima-
gination et la raison, il n'en est pas un seul qui
n'admette tout ensemble et la connaissance de
quelques faits, et quelques combinaisons de l'es-
prit, et quelques déductions. Les sciences ont
leur histoire, leurs arts opératoires; les arts ont
leurs théories; la philosophie elle-même se nourrit
d'expériences et de souvenirs. Les sous-divisions
du plan tracé par Bacon sont quelquefois poussées
jusqu'à des distinctions trop subtiles, et laissent
quelquefois aussi des lacunes. Les sciences phy-
siques s'étonnent de la séparation qu'il a voulu
établir entre elles , lorsque , dérogeant en cela à
ses propres principes, il a établi une si grande
distance entre l'histoire naturelle conçue sous le
point de vue le plus général , et ce qu'il appelle
la philosophie naturelle spéculative. L'étude de
l'homme , ou , suivant l'expression de Bacon ,
la plùlosophte de Vlmmaniié^ s'étonne également de
PHILOSOPHIE MODERINE. flIAP. X. 31
n'être classée que parmi les sciences spéculatives
et rationnelles. Les sciences exactes réclament
contre le rang secondaire dans lequel Bacon les
a reléguées en les renvoyant aux simples appen-
dices. La législation et la jurisprudence se plai-
gnent de n'être indiquées que par des vues som-
maires, mais admirables, il est vrai, sur les formes
du droit. La logique, la rhétorique, la gram-
maire, demanderaient à former une classe à part,
comme appartenant plus aux arts proprement
dits qu'aux sciences rationnelles; l'art de l'éduca-
tion, restreint au simple enseignement, proleste
contre la place accessoire que Bacon lui a laissée
à côté de l'art de la critique. Les progrès qu'ont
obtenus depuis Bacon les connaissances humaines
ont naturellement conduit à mieux déterminer et
cisconscrire le domaine propre à cliacune d'elles.
Mais, au milieu de ces progrés eux-mêmes, on a
reconnu toujours davantage qu'elles se refusent à
un système de classification parfaitement exact ,
régulier, et rigoureusement conforme à la nature
des choses; car, à mesure que le domaine de l'es-
prit humain s'étend, que de nouvelles divisions s'y
introduisent, les rapports qui unissent ses diver-
ses possessions entre elles se montrent aussi plus
nombreux et plus intimes. On est contraint de
recourir à des distinctions conventionnelles, à
en puiser les motifs dans les besoins de l'utilité
pratique. Bacon n'en mérite pas moins nos éloges
et notre reconnaissance pour avoir proposé une
;i'2 nrsT. co.mp. diïs svst. de i'hil.
distribution nouvelle destinée à remplacer celle
que, depuis tant de siècles, on avait adoptée d'après
Aristote. Cette proposition seule donnait un point
de vue nouveau pour contempler le système de
nos connaissances; les choses s'offraient sous un
aspect inattendu; un nouveau mouvement se
trouvait imprimé aux idées. L'énumération que
Bacon a entreprise, et qu'il a poussée quelquefois
jusqu'aux derniers compartiments, avait l'avan-
tage de faire faire une revue très étendue des
éléments constitutifs de la science humaine , de
marquer les conditions propres à chacune de ses
branches. Elle servait ainsi fort utilement à
obtenir un inventaire des richesses qui compo-
saient réellement alors l'héritage de l'esprit hu-
main, à en faire évaluer le prix, à faire découvrir
ou soupçonner ce qui y manquait. Car la clas-
silication de Bacon a ce caractère propre, qu'elle
n'est point établie d'après l'état présent des scien-
ces, mais d'après une sorte d'idéal de ce qu'elles
peuvent être; elle est tirée du possible, et non cal-
culée sur le réel. C'est une sorte d'immense carte
géographique, où les déserts, les pays inconnus,
occupent une place , comme les régions habitées
et explorées. Cette énumération offre spuvent de
précieux modèles d'analyse. L'ensemble du ta-
bleau, l'harmonie qui y préside, ont quelque chose
de majestueux qui élève la pensée , provoque la
méditation, donne lieu à de nombreux et féconds
rapprochements. 11 y a d'ailleurs, on doit le re-
PHILOSOPIlIl- MODERNE. CHAC, X. 33
connaître et il importe de le remarquer , il y a
dans le principe même de la classiflcation pro-
posée par Bacon, quoique imparfaite en soi, quel-
que chose d'éminemment philosophique. C'est
une pensée profonde que d'avoir cherché ce prin-
cipe dans la nature même des opérations de l'in-
telligence humaine. Par cela même que cette dis-
tribution n'est pas tirée de la nature des objets
sur lesquels agit l'esprit humain, elle ne peut
bien s'appliquer aux caractères variés qui les
distinguent entre eux. Mais elle jette un jour
précieux sur le mode d'action par lequel l'esprit
humain les saisit, se les approprie, et siu* la
forme nouvelle qu'il leur imprime. Elle dirige
nos regards sur les rapports qui existent en Ire
l'intelligence et les objets. C'est ce que voulait
Bacon; c'est aussi ce que demande la pliilosophie.
Or, en modifiant un peu, au besoin, le plan
de Bacon, on est cependant toujours amené à
distinguer trois genres principaux d'opérations
qui exercent l'activité de l'esprit : le premier,
par lequel il reçoit et saisit les matériaux que
lui offre la nature; le second, par lequel il coor-
donne ses propres idées, en tire des déductions
rationnelles; le troisième, par lequel il combine
et crée les i)rototypes ou les instruments de lor-
uies nouvelles; ce qui correspond aux trois bran-
ches principales, les sciences de fait, les sciences
rationnelles , et les arts. Mais il ne faut jamais
oublier en même temps que ces trois ordres
Jl. 3
34 IlIST. COMr. DES SYST. DE Pim..
d'opérations ne restent presque jamais isolés
les uns des autres ; que seulement chacun
d'eux prédomine plus ou moins dans une sphère
quelconque, et reçoit ainsi un caractère dis-
tinclif parce qu'il y joue le rôle principal, et
non comme y jouant un rôle exclusif. La tenta-
tive faite par Bacon pour dresser une classifi-
cation générale des connaissances humaines n'a
pas eu seulement l'avantage de fournir l'occasion
d'examiner et de déterminer avec plus de soin la
nature propre et les conditions essentielles de
chaque science, l'ordre de leur prééminence, les
limites qui les séparent ; Bacon s'est proposé
aussi, il s'est proposé essentiellement, de faire
ressortir les corrélations qui les unissent; ce sont
surtout des alliances , de grandes et fécondes al-
liances, qu'il s'eilorce d'établir. « 11 veut distin-
')guer les sciences, dil-il, non les séparer; carac-
» tériser, et non isoler (1).» Il a cherché à établir
Tordre, pour en tirer l'harmonie.
Après s'être arrêté, pour dresser sa nomencla-
ture, au point de vue qui met l'esprit humain en
présence de la nature , Bacon se trouve convena-
blement placé pour examiner quelle est la légi-
timité des droits que l'esprit humain exerce en
effet sur la nature, quels moyens l'un peut avoir
pour saisir l'autre ou la subjuguer. C'est là, en
0) De (lugmenl'is, 1. IV, c. i, p. 212.
PHILOSOPHIE MODERM. CHAP. X. 35
effet, qu'il va chercher le principe constitiitif des
sciences et des arts ; c'est là son idée dominante,
son idée mère. «L'homme, ministre et interprète
» de la nature, sait et agit en tant qu'il a pu obser-
» ver l'ordre de la nature, ou directement dans la
«réalité, ou par la réflexion de son esprit (1). »
Ce bel axiome, qui sert de début au Aovum orga-
mm, est souvent répété dans les autres écrits du
chancelier, et pourrait servir d'épigraphe à tous ,
car ils n'en sont que le commentaire. «La vérité et
«l'utilité sont dans la réalité seule. L'entende-
r> ment humain est un miroir destiné à réfléchir
«la nature. Il s'agit d'éviter qu'il n'en offre une
» image arbitraire, infidèle, et de faire en sorte qu'il
»en répète le fidèle exemplaire (2). Mais c'est en
» vain, aussi, qu'on polirait ce miroir, si les objets
»lui manquent. Il faut que l'entendement unisse
» et confonde sa propre existence avec celle des
«choses : c'est une sorte d'hyménée entre l'âme
«humaine et l'univers. Il faut donc voir ce que
«comportent les conditions propres à l'une et à
» l'autre (3). Malheureusement, les perceptions des
» sens et de l'entendement sont tirées de l'ana-
«logie de l'homme lui-même, non de celle de
«l'univers; l'entendement humain môle et subs-
(1) Novum organum, pars 1, § 1.
(2) îbid., pars l,§ 124.
(3) ïlHd., pra'falio, p. i), 10, 12.
36 m&T. COÂIP. DLS SYST. DE PIHl..
» litue sa propre substance à celle des choses, et,
» par-là, dénature celle-ci (1). »
Bacon semblait ici se trouver conduit à discu-
ter et à résoudre les questions posées par le scep-
ticisme et l'idéalisme sur la légitimité et la réa-
lité de la connaissance humaine; il n'a traité les
premières que d'une manière générale; il a dé-
daigné les secondes, ou ne les a pas prévues, du
moins, dans toute leur extension. Il n'a point
sondé dans toute sa profondeur le grand problème
qui a tant exercé les philosophes de tous les âges,
et qui de nos jours a excité encore tant de con-
troverses. Peut-être a-t-il jugé, comme la géné-
ralité de ceux qui se sont consacrés à l'étude des
connaissances naturelles, que ce problème avait
moins d'importance réelle que ne lui en attri-
buent certains philosophes; que ces questions
subtiles, bonnes pour exercer la sagacité des élè-
ves au scindes écoles, avaient peu d'intérêt pour
les sciences positives, et ne pouvaient influer sur
leur destinée; qu'elles ne pouvaient ni faire mul-
tiplier les découvertes, ni en faire contester le mé-
rite. Quoi qu'il en soit, il a supposé les droits de
la raison établis, et n'a point cherché à les établir;
il a supposé que l'esprit de l'homme peut se met-
tre directement en rapport avec la nature, et n'a
point examiné quelle est h\ nature du rapport ({ui
s'établit entre l'un et l'autre.
(I) Novum organum, § -41,
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 37
«Le doute a deux sortes d'avantages : il protège
» la philosophie contre les erreurs ; il signale les
«lacunes de la science, et provoque ainsi les re-
» cherches. Mais le doute a en mêuie temps un ex-
»trême danger, lorsque, cessant d'être suspensif,
«d'être une simple préparation, il tend à se per-
«pétuer et à devenir définitif. Ainsi se transmet
«cet esprit de controverse qui s'applique plutôt à
«nourrir l'incertitude qu'à la résoudre, qui s'exerce
Ȉ trouver des raisons pour et contre, esprit qui
«domine surtout chez les jurisconsultes, chez les
» gens de lettres, qui séduit les orateurs, lorsque
» cependant le légitime usage de la raison est de
» convertir le doute en certitude, et non les choses
«certaines en doute (1). Il y a deux excès égale-
«raent à craindre : l'un qui consiste à affirmer
» légèrement et à in troduire le dogmatisme dans les
» sciences; l'autre qui consiste à ne point conclu-
»re et à ouvrir une recherche qui n'a point d'is-
«sue; l'un rabaisse l'entendement, et l'autre Té-
«nerve. On ne doit pas s'étonner que plusieurs
«philosophes, et même très distingués, en voyant
«combien étaient arbilraires et confuses les no-
» lions fondamentales sur lesquelles repose la
(1) Dubitationes , in codicUlos relatcc, tolidem spongiœ siint, qim
incremeula scienliœ perpétua ad se sugunl et allichint, undè /H ut illa,
qiiœ, nisi prœcessissenl dubitationes, leviter et sicco pede transmissa
fuissent, dubitalionum admonitu attenté et studiosè observentur. — Dr.
\UGMENTIS , 1. m, C. 4, p. t8y.
38 IIIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» science humaine, lui aient refusé toute certitude,
» et n'aient espéré lui voir obtenir que la vraisem-
» blance ou la probabilité. C'est ce qui dut arri-
» ver et arriva surtout dans l'école de Platon. Le
» tort des académiciens et des sceptiques fut de
«calomnier les perceptions des sens; ils renver-
»saient ainsi, par leurs racines, les connaissances
«humaines (1).
» C'est en effet par les perceptions des sens que
» l'esprit humain appréhende et pénètre les cho-
» ses. La science humaine dérive des sens ; les
«images des sens transmises à l'esprit devien-
» nent la matière des jugements de la raison ; la
» raison, à son tour, les rend épurées, rectifiées (2).
» C'est donc des sens que la vraie philosophie doit
«prendre son point de départ, pour ouvrir à l'en-
«tendement une voie directe, constante et sûre.
» Ce n'est pas que les sens soient la vraie mesure
«des choses; souvent ils nous trompent, souvent
» ils nous refusent leurs secours; mais ils se recti-
» fient les uns les autres ; ils sont rectifiés par la
» raison (3).» Le travail qui opère cette rectification
•par des comparaisons judicieuses est ce que
(1) De augmentis, 1. V, c. 2, p. 271. — Novum organum, pars \,
§67.
(2) De augmentis, 1. lU, c. 1, p. 1S8 ; 1. V, c. 1, p. 262.— Omnis
interpretatio natiirœ incipit à sensu; atqiie è sensuum perceptionibus,
rectâ, constanti et munitâ via ducit ad perceptiones intellectus, quœ
sttnl noliones verœ et axiomnta (Novum ouganiim, pars 2, § 38).
(3) Novum organum, pncfalio, p. 8; pars 1, § 41; pars 2, § 38.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 39
Bacon appelle proprement l'expérience. L'expé-
rience, telle qu'il la définit, n'est donc pas le sim-
ple recueil des perceptions immédiatement trans-
mises par les sens et reçues d'une manière toute
passive par l'entendement. « Les sens prêtant leur
«ministère à l'expérience, c'est l'expérience qui
• juge de la qualité des choses. On ne peut vaincre
• la nature qu'en lui obéissant d'abord; maisl'ex-
«périence ensuite l'interroge, l'interprète, et pé-
«nètre ses secrets les plus intimes (1). »
Ici encore se présentait à Bacon une question
difficile et grave, liée à celle que nous indi-
quions tout-à-l'heure ; on pouvait s'attendre qu'il
eût cherché à expliquer précisément comment
les perceptions des sens acquièrent, parles rectifi-
cations qu'elles subissent, une garantie qu'elles
n'ont point par elles-mêmes; en quoi leurs illu-
sions différent de leur fidélité; comment, de l'in-
certitude dont il les accuse à leur naissance, elles
passent à cette certitude qu'il leur attribue en-
suite. Mais Bacon n'a point abordé cet examen ,
n'a pas même paru en sentir la nécessité. Il s'est
contenté de décrire les procédés et les précau-
tions à l'aide desquels les rectifications doivent
s'exécuter.
Bacon semble aussi constamment supposer
qu'il n'y a de vérités abstraites et spéculatives, ou,
suivant son langage, qu'il n'y a d'axiomes, que les
(1) Novum orgaitum, pryc(alio, p. 8 ; puib 1, § 3, 97, etc.
/lO IlIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
propositions générales déduites des expériences
particulières; que les deux seules voies qui s'ou-
vrent à l'esprit humain commencent toutes deux
aux sens. Le seul reproche qu'il fasse aux philo-
sophes qui se sont égarés dans la région des théo-
ries, c'est de s'être trop hâtés de conclure des
faits particuliers aux généralisations les plus
étendues (1). Nulle part il n'accorde une place à
l'ordre des vérités abstraites qui brillent de leur
propre évidence, dont le caractère propre est d'ê-
tre conditionnelles et hypothétiques, qui sont
ainsi indépendantes de toute observation positive,
et qui servent de premier fondement aux démon-
strations à priori. Cette omission laisse dans le
plan de Bacon un vide fâcheux; elle jette une
grande obscurité sur une partie essentielle de son
système ; elle nous explique comment il a mé-
connu les immenses résultats que promettait
l'application de la géométrie et du calcul aux
sciences physiques, et pourquoi, en particulier, il
jugea mal la marche de l'astronomie (2). Au sur-
plus. Bacon n'était pas géomètre, et cette circon-
stance a exercé aussi une influence sensible sur
le cours de ses idées.
En général, il règne un vague extrême dans les
doctrines de Bacon sur tout ce qui tient aux no-
(.1) Novum organum, pars 1, § 19, 20, 22, pic.
(2) On sait (|ue Hacon se rofusail à adincllre le syslème de Coper-
nic , qu'il rt'jfîtail le viilt*, elc.
^PHILOSOPHIE 310DERM-. CllAP. X. hi
tiens primitives et aux plus intimes prérogatives
delà raison.
Ce serait cependant commettre envers Bacon
une extrême injustice que de le ranger au nom-
bre des apologistes de l'empirisme. Quelques es-
prits superficiels ou prévenus ont pu se laisser
tromper à cet égard par l'omission que nous ve-
nons de signaler. Plusieurs admirateurs de Ba-
con, croyant être ses interprètes, n'ont pas hésité
à lui prêter l'opinion qui rejette toute recherche
des causes. Plusieurs partisans exclusifs des spé-
culations abstraites, toujours disposés à voir l'em-
pirisme là où l'on invoque ces lumières de l'ex-
périence qui leur sont si importunes, ont supposé
que Bacon avait refusé à la science le secours des
vérités rationnelles. On ne peut méconnaître da-
vantage la pensée de Bacon. Le but qu'il s'est pro-
posé, au contraire, est de rendre plus étroite et
plus sacrée l'alliance des deux puissances de l'es-
prit humain, l'expérience et la raison ([). lise
plaint de ce que la plupart de ceux qui ontcultivé
les sciences se sont jetés dans l'empirisme ou le
dogmatisme. 11 compare les premiers aux four-
mis qui ne font qu'entasser, les seconds aux
araignées qui ne font que tisser une toile avec des
fds tirés d'elles-mêmes; il compare le vrai philo-
(I) Ifaque ex Itarum facnllaliiin experi ment ails scllicet et raliono'
Us) arctiorc cl snnctiorc firdere, de. — Novum organlm, pars 1,
/|2 IIIST. COMP. DES Sl'ST. DE PII IL.
sophe à l'abeille qui emprunte la matière, mais la
transforme et la digère. « Le philosophe , dit-il ,
» ne se renferme pas dans sa seule pensée ; il ne
» se borne pas non plus à conserver dans sa mé-
» moire les faits tels qu'ils ont été recueillis; mais
»il change et élabore ces matériaux et les res-
» titue sous une forme nouvelle. » Les opinions
des empiriques paraissent même à Bacon plus
monstrueuses et plus difformes que celles des ra-
tionalistes. Les vérités générales ou les axiomes
conservent, à ses yeux, une haute dignité et une
fécondité précieuse. « Ces vérités occupent toutes
» les sommités de la science, et s'il faut partir des
«vérités particulières pour s'élever jusqu'à elles,
» c'est en redescendant des hauteurs où elles rési-
»dent qu'on parvient à interpréter la nature et
» qu'on donne la vie aux sciences (1). En concluant
«d'un fait à un autre, d'une manière immédiate,
» on n'a encore qu'une sorte d'expérience mécani-
)) que, attachée à la lettre, si l'on peut dire ainsi; la
» vraie expérience, celle qui constitue l'interpréta-
» tioii de la nature, s'élève des faits aux principes,
» lesquels signalent à leur tour des faits nouveaux.
» Les sciences rationnelles sont la clef de toutes les
«autres, elles sont les arts des arts {artes ar-
j>tium (2)).»
(4) Novum orgamm, parsl, § 19 à 22, 24, 26, 28, 64, etc., etc.
(2) De aufjmentis, 1. Y, c. 1 , p. 264 ; c. 2, p. 272.
PHILOSOPHIE MODERM'. CHAP. X. UZ
Bacon adopte et s'approprie le célèbre axiome :
Savoir, c'est connaître les causes. « La science et la
» puissance de l'homme reposent également sur
» cette connaissance. Les causes sont la lumière
» de l'étude et le moyen de l'action. C'est delà dé-
» couverte des lois (Bacon les désigne par le nom
» de formes) que découlent tout ensemble et la vraie
«science, et la libre opération dans les arts; mais
» il ne suffît pas de connaître les causes prochai-
»nes et spéciales; il faut atteindre aux causes les
»plus générales et les plus élevées (1). »
Quelles sont les fonctions précises que les véri-
tés rationnelles remplissent dans leur combinai-
son avec les vérités expérimentales? Quel est le
caractère propre de la cause, et comment l'esprit
humain arrive-t-il à la connaissance des causes?
Si Bacon n'a pas toujours résolu ces questions
avec bonheur, si, en cherchant à les examiner, il
a manqué souvent d'exactitude et de clarté, du
moins il les a envisagées sous un point de vue
qui lui appartient en propre. Pour le bien saisir,
il faut se rappeler l'idée qu'il s'est formée de la
philosophie première et de la métaphysique, ainsi
que de leurs rapports avec la physique propre-
ment dite.
« La philosophie a trois objets : Dieu, la natu-
»re, l'homme; et il y a aussi trois sortes de
(1) AV('((/H organum, [>ars 1, § 3; pars 2, § 2, 3.
llU HIST. COMP. DES SYbT. DE PHIL.
» rayons par lesquels les choses nous affectent :
»la nature frappe par un rayon direct; Dieu, par
))un rayon réfracté au travers de ses œuvres;
» l'homme, par un rayon réfléchi. Toutes les scien-
» ces ne sont que des branches sorties d'un même
» tronc commun. La philosophie abandonne les
M individus ; elle embrasse les notions qui en sont
» abstraites ; elle les compose, les analyse, d'après
»la loi de la nature et l'évidence des choses (1).
»11 y a donc une science universelle, mère de
» toutes les autres, qui doit être constituée avant
» elles : c'est la pliilosopliie première, c'est la science
» de la sagesse. Elle occupe la sommité des choses;
«elle est le réceptacle des axiomes qui gouvernent
T» à la fois toutes les sciences spéciales Cette pliilo-
» Sophie première est neuve encore. Le mélange con-
))fus de théologie naturelle, de logique, de phy-
» sique, qu'on nous a donné jusqu'à ce jour sous le
» même nom , qu'on a placé au faîte du système
»des connaissances, qui a ébloui par son faste,
» qui a séduit la vanité humaine, n'a rien de com-
» mun avec celle que je propose (2). »
Bacon essaie de donner un certain nombre
d'axiomes qui appartiennent, suivant lui, à cette
philosophie universelle. Mais ses exemples ne sont
pas heureux ; ils n'olfrent guère que des assimila-
(1) De aufimenl'is, 1. Il, c. 1, p, 92.
(2) lbid.,\. Hl,c. 1.
rfIII.')SOPIllE MODERNE. CHAP, X. /|5
lions forcées, plus tnétaphpriqiies que réelles (A).
« La philosophie première a encore une autre par-
» lie, celle qui traite des conditions adventices ou trans-
«cendantes des choses, comme l'être et le non-cire, le
» possible et V impossible, le semblable et le divers, peu
»et beaucoup^ etc.; genre de considérations qui ne
«contribue pas peu à la dignité et à l'utilité des
» sciences, quoiqu'il soit plus propre à fournir des
» moyens de raisonnement qu'à éclairer sur l'exis-
» tence des choses. » Bacon ne considère au reste
ces conditions transcendantes que dans leur sens
physique, et non dans ce sens logique qui sert d'objet
aux théories de l'école. Les exemples de cette se-
conde espèce que nous trouvons dans Bacon ont
peu de mérite, justifient mal le titre de science
universelle, et ne présentent guère que quelques
problèmes de physique ou d'histoire naturelle (1).
La métaphysique, telle que Bacon l'entend , dif-
fère essentiellement de la science à laquelle on a
donné ce nom dans les écoles d'après Aristote,
ou du moins d'après ce qu'on a supposé d'Aris-
lote. La métaphysique de Bacon diffère même de
sa philosophie première ; elle lui est subordon-
née ; elle n'occupe que le second rang dans l'ordre
de la dignité, de l'universalité, de l'importance.
Cette métaphysique nouvelle ne s'occupe donc
point des conditions générales des êtres ; elle ne
(i) De augmenlis, 1. lli» c. 1,
^6 IIIST. COMP. DES SYST. DE PIUL.
s'occupe pus davantage delà théologie naturelle.
« Elle ne comprend rien, dit Bacon, hors de la na-
» ture; mais elle comprend dans la nature tout ce
» qu'il y a de plus éminent. Elle fait partie de
«l'histoire naturelle. Elle a cela de commun avec
))la physique théorique et spéciale, que l'une
» et l'autre s'occupent de la recherche des causes.
» Mais la métaphysique s'occupe des causes con-
)) stantes, et la physique spéciale des causes mo-
» biles. La première s'élève aux abstractions; la
» seconde se plonge dans la matière. La première
» embrasse l'idée et l'intelligence ; la seconde ne
«suppose que l'existence et le mouvement (1). »
Bacon admet, avec Aristote et l'école, les quatre
genres de causes: efficientes, matérielles^ formelles
el finales, et c'en est assez pour nous faire voir
qu'il n'avait point porté dans la théorie des causes
la profondeur de vues qu'on eût dû attendre de
son génie. Les deux premiers genres, suivant
lui, sont l'objet de la physique; les deux derniers,
celui de la métaphysique.
« La métaphysique embrasse donc d'abord les
V formes ou les lois; ce sont les /ormes simples, qui
» sont en petit nombre sans doute, mais qui em-
» brassent dans leurs mesures et leurs coordina-
» tions toute la variété des choses. La forme est la
» vraie différence des choses, la source de l' émanation ^ la
(1) De atiijmrulis, 1. 111, c. -4, p. iGOotsuiv.
PIITI.OSOPHIE MODERNE. GHAP. X. 47
» première essence, la nature naturante , la loi qui ré-
» git sa constitulion. Ce ne sont point de simples
» notions abstraites , ce sont les déterminations de
» l'acte pur qui caractérisent les qualités fondanien-
» taies. La nature de chaque chose dépend néces-
» sairement de sa forme, paraît et disparaît infailli-
» blement avec cette forme. Découvrir ces formes
» est le but et l'ouvrage de la science humaine. L'o-
» pinion s'est accréditée que les formes essentielles
» ne pouvaient être découvertes; c'est une erreur.
» Le génie de Platon jugea sainement que les /ormes
» étaient le véritable objet de la science ; Platon eut
» seulement le tort de prendre ses formes hors de
» la matière, lorsqu'il eût dû les déterminer dans la
» matière même, et de s'égarer ainsi dans les spé-
»culations théologiques (l). Quoiqu'il n'y aitréel-
«lement dans la nature que des corps individuels,
«exerçant des actes individuels, suivant une cer-
«taine loi, cette loi cependant, sa recherche, sa
«découverte, son explication, sont le vrai fonde-
«ment de la science humaine. C'est à cette loi que
«nous donnons le nom deforjnc.
» La métaphysique , considérée sous ce point
(1) De augmenlis, I. III, c. 4, p. 192 à 197. — Novum organum,
pars 2, § 1, 4, 16. — Le mot forme employée par Bacon prèle à
tant d'équivoques, el les notions qu'il s'en est faites sont tellement
obscures, que nous avons cru devoir rassembler ici toutes les expres-
sions dont il s'est servi sur ce sujet.
us IITST, COMP. nP.S SYST. DE PHIL.
» de vue, ollre deux précieux avantages : elle abré-
» gérait les longs circuits de la science ; elle éman-
«ciperait la puissance de l'homme, et ouvrirait
» un plus vaste champ aux opérations de cette
» puissance.
» La métaphysique s'occupe ensuite des fins.
» Les causes finales ne doivent point être bannies
» de la science ; elles doivent seulement y repren-
» dre leur vraie place. C'est à tort qu'elles ont été
» portées dans la physique, où elles ont mis ob-
« stacle à la recherche des causes naturelles : tel
» fui l'égarement de Platon et surtout celui d'A-
» ristote , bien moins excusable. Mais, dans l'or-
» dre de la métaphysique, les causes finales sont
» vraies et dignes d'investigation. Elles s'appli-
» quent aussi aux sciences civiles et populaires.
» Le système des connaissances humaines forme
«donc comme une immense pyramide. L'histoire
» naturelle occupe la base , la physique forme la
«seconde assise, la métaphysique se rapproche
» du sommet ; le faîte va se perdre dans la Divinité
» elle-même comme la source première de toute
«loi (1). )'
En méditant les vues de Bacon sur les pre-
miers principes des sciences , on y trouve, il faut
le dire, quelque confusion et de l'incohérence.
(1) De augmentis, 1. lll, c. 4, p. 197 à 200. — Novum ortjanum,
pars 2, § 2, 3, 4.
PHILOSOPHIE MODERNE, Cil VF. X. A 9
On s'étonne qu'il ait voulu considérer les lois
de la nature comme un genre de causes à part,
lorsque ces lois gouvernent l'action de toutes
les causes. D'après les idées propres à Bacon , il
n'est pas une vérité générale dans la science
qui ne doive être l'expression d'une loi natu-
relle. Il se contredit quelquefois sur les causes
finales, ou du moins il ne paraît pas se bien enten-
dre lui-même. Il a méconnu entièrement la dignité
de la cause efficiente. « La cause efficiente, répète-
»t-il souvent, n'est que le véhicule de la forme (1). »
nLes limites qu'il a voulu établir entre la philo-
sophie première et la métaphysique, entre celle-
ci et la physique spéculative spéciale, sont va-
gues et incertaines. Vainement Bacon a espéré
constituer les deux ordres les plus relevés de sa
pyramide; on n'y peut voir réellement qu'une
môme science traitée sous un point de vue plus
ou moins général. Aussi, a-t-il vainement provo-
qué par ses vœux la création de cette philosophie
première, de cette métaphysique, qu'il considé-
rait comme des sciences distinctes de la physique
générale spéculative.
La division que Bacon aintroduite dans la phy-
sique elle-même donnerait lieu aussi à de graves
critiques. « La physique, à son tour, se partage
(t) Novitm organiini, pars 2, § 21, etc.
If.
50 niST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» en trois branches : la première concerne l'ori-
))gine des choses; la seconde, l'ensemble de l'u-
» nivers ; la troisième, la nature divisée ou éparse.
»La troisième se divise en deux autres : l'une,
» celle des choses concrètes ou des substances ; l'au-
»tre, celle des natures ou des accidents; et cette
» dernière enfin se répartit entre la doctrine des
» scliemaiismes de la matière et celle des mouve-
«ments. »
Mais , au milieu de ces imperfections , de ces
obscurités , les vues de Bacon se présentent avec
une singulière grandeur ; elles renferment le
pressentiment de hautes vérités. 11 a jugé saine-
ment les écarts des métaphysiciens, les préjudices
immenses que ces écarts ont portés aux scien-
ces, provoqué d'avance l'accomplissement du
vœu de Newton en bannissant des régions de la
physique la métaphysique ancienne , et rendu la
science de la nature à sa propre et légitime indé-
pendance. 11 a banni également des régions de la
physique ces fausses applications des idées théo-
logiques qui y avaient été si malheureusement
introduites , en rendant à la science le caractère
profane qu'elle n'eût jamais dû perdre, et la li-
berté dont elle a droit de jouir. Mais il a fait voir
en même temps que cette séparation ne servait
pas moins les intérêts de la religion que ceux de
la science ; il a fait voir que la physique , rame-
née à l'exploration des causes naturelles, n'en
conduisait que mieux à reconnaître le suprême
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 51
auteur et législateur de la nature (1). En cher-
chant à marquer les limites entre le domaine de
la raison et celui de la foi, il a montré aussi quels
utiles secours la foi attend de la raison (i2). Sa
philosophie est éminemment religieuse, et cette
circonstance lui donne un nouveau degré d'élé-
vation.
Bacon, n'a cessé de répéter, sous toutes les for-
mes , que l'expérience et la spéculation ne pou-
vaient se séparer l'une de l'autre ; que leur union
seule peut rendre la science féconde. Le premier
il a compris que cette fécondité consiste en ce
que l'observation se transforme au sein des véri-
tés générales, et dès lors va au devant des phé-
nomènes nouveaux. « Il faut, dit-ii, ({ue les ex-
• périences puissent se convertir eu axiomes, et
» que les axiomes ouvrent la voie à des expériences
«nouvelles (3). » Trop souvent, sans doute, les
aperçus de Bacon ne sont que des éclairs sillon-
nant les nuages, mais ce sont les éclairs du génie.
Quelquefois on serait tenté de croire que Ba-
con ne comprend dans la nature que les phéno-
mènes matériels et extérieurs, qu'il laisse en de-
hors de ce grand théâtre l'être qui y occupe
le premier rang : l'homme. Il est difficile même
de concevoir quelle place il assignait à l'étude de
(1) De augmentis, 1. III , c. i, p. 200,
(2) Ilnd., 1. m, ci, 2; 1. IX, cl.
(3) lOid., 1. VI, c. 2. —Nnviiiii onjnniim, pars 1, § 18 el siiiv.
52 IllST. COWP. DES SVST. DE PIITL.
l'homme dans sa pyramide. Il a certainement
trop isolé cette étude; il ne lui a point assigné le
rang qu'elle a droit de réclamer ; il a aussi trop
méconnu le grand foyer de lumière qui réside
dans le témoignage de la conscience intime. Nulle
part il ne signale d'une manière expresse cette
seconde source , cette source si essentielle des
connaissances humaines. Il y a du moins quelque
chose de louche et d'incertain dans le langage de
Bacon, lorsqu'il parle de l'observation et de l'ex-
périence ; on ne voit point assez qu'il y com-
prenne l'ordre de faits que nous révèle la réflexion
surnous-mèmes. Aussi, chancelle-t-il lorsqu'il s'a-
git de poser les principes fondamentaux des scien-
ces morales. Une grande partie de la loi morale
lui paraît trop sublime pour que les lumières de la
nature puissent y atteindre. Il reconnaît bien
dans l'àme humaine « un instinct intérieur qui
» lui révèle la loi de la conscience. » Mais cet in-
stinct, loin d'être un flambeau, n'est qu'une cer-
taine étincelle et comme un reste de notre pureté
primitive. «Dans ce sens, dit-il, l'àme obtient
» sans doute quelque lumière qui la rend capa-
» ble de juger de la perfection et de discerner la
»loi morale; mais cette lumière n'est point entiè-
» rement claire ; elle est plus propre a censurer
» les vices qu'à faire pleinement comprendre les
«devoirs (1). » Comme si ce n'était pas de la no-
(1) De migmcnlls, 1. IX, c. 1.
piuLOSOPiiit; MODElî^L. ciiAP. \. 53
lion du devoir que dérive la désapprobation du
vice. Ailleurs cependant Bacon reconnaît et pro-
clame une véritable science de V exemplaire des de-
voirs; il espère même ouvrir et purifier la source
des vérités morales. Mais la théorie qu'il nous
annonce comme devant régénérer la science se
borne à établir la subordination de l'intérêt indi-
viduel à celui de la communauté (1). Nous atten-
dons en vain l'accomplissement de cette pro-
messe; nous lui demandons en vain quelques lu-
mières sur le principe de l'obligation morale ;
nous en espérons même en vain cette portion de
la philosophie morale qui, reposant sur l'obser-
vation, devant olTrir l'histoire des passions et celle
des opérations de la volonté, semblait entrer si
naturellement dans le plan de ses recherches.
Nous cherchons vainement cette portion de la
morale qui doit dériver des révélations intimes
de la conscience (B).
Les regrets qu'il nous laisse s'accroissent en-
core, lorsqu'en lisant ces admirables axiomes que
l'illustre chancelier a tracés sur les sources du
droit , nous le voyons éclairer les sommités de
la jurisprudence par les vérités éternelles de la
morale. 11 ne lui restait qu'à poursuivre sa route,
(1) De aiigmentis, 1. VII, c. I. — On est surpris de voir Bacon com-
prendre l'ouvrage de noire propre perleclionnenienl dans ce qu'il
appelle le bien individtirl pasvf. — lOid., 1. Vil, c. 2.
5h !!IST. CO.Mf. 1)1' s SYST. DE PIIIL.
et, en remontant plus haut encore, à reporter sur
la loi non écrite des considérations semblables à
celles qu'il a si dignement appliquées aux lois
positives.
Ce n'est pas sans une juste surprise que nous
retrouvons dans Bacon la distinction de deux
âmes, telle qu'elle avait été introduite par les pé-
ripatéliciens, « l'une raisonnable, qui est divine,
» dit-il , et qui émane de la suprême intelligence;
» l'autre animale , qui nous est commune avec les
«brutes et qui provient des éléments de la ma-
wtière. » Et il essaie de justifier cette distinc-
tion par des passages de l'Écriture sainte ; il as-
signe même à l'étude de chacune de ces deux
âmes une science spéciale. Il distingue encore
une doctrine relative à la substance de l'âme, et
une autre relative à ses facultés. Il renvoie à la
théologie la doctrine qui traite de la substance de
l'âme raisonnable. Il ne comprend dans les facul-
tés de l'âme supérieure ou raisonnable que la di-
vination et ce qu'il appelle \^ fascination , c'est-à-
dire l'ordre de phénomènes merveilleux qui sup-
pose une action de l'âme sur les corps étrangers,
et il renvoie à l'âme inférieure ou sensible toutes
les autres facultés intellectuelles (1). Il est diffi-
cile , on ne saurait se le dissimuler, de fonder la
psychologie sur des notions plus imparfaites. Celles
(1) De augmeiilis, I. IV, c. 3.
. rniLOSOPIIIE MODERNE. CITAP. X. 55
que Bacon présente sur la perception et la sensa-
tion ne le sont pas moins (1). Nous applaudissons
sans doute à Bacon, quand il se plaint de ce qu'on
a trop exclusivement insisté sur les misères de la
nature humaine et trop négligé d'étudier les pré-
rogatives dont elle jouit, quand il provoque une
recherche plus étendue de ces prérogatives ; mais
nous ne pouvons consentir avec lui à séparer l'é-
tude de l'homme entre deux doctrines distinctes :
l'une des misères, l'autre des prérogatives de no-
tre nature. C'est se placer dans un faux point de
vue, c'est rompre l'unité; nos infirmités et nos
avantages sont attachés à la fois aux mêmes qua-
lités, naissent de leur puissance et de leurs limi-
tes, demandent ainsi à rester en regard. Il ne
nous est pas possible de séparer davantage la
théorie de l'union de l'âme et du corps en deux
parties distinctes, suivant que la première agit
sur le second ou le second sur la première ,
l'action et la réaction se combinant sans cesse
dans les phénomènes intellectuels et moraux (2).
Mais combien Bacon se relève lorsque , embras-
sant d'un coup d'œil le système entier de nos fa-
cultés , il voit « l'homme , cet être intelligent et
» actif, puiser à la même source et son instruction
» et ses arts! La pureté de ses lumières et la liberté
»de ses déterminations sont dans un naturel ac-
(1) De cmjmcnih, 1. IV, p. 2G0.
(2) nul., 1. IV, cl.
56 mST. GOMP. DKS SYST. DE TUIL.
» cord, et il n'y a pas de plus intime union dans l'uni-
» vers que celle du vrai et du bon (1). » Combien
d'observations délicates et justes sur les diverses
fonctions de nos facultés intellectuelles se trouvent
éparses dans ses écrits ! C'est ainsi qu'en voulant
donner un exemple de l'utilité des faits comparés
par espèces subordonnées, il tombe comme par ha-
sard sur les phénomènes de la mémoire et décrit
rapidement six lois principales sur l'association
des idées (2). C'est ainsi que, dans ses Essais civils et
moraux, il caractérise d'une manière rapide, mais
profonde, les effets du naturel et ceux del'habitude,
les causes de l'athéisme et celles de la superstition,
les impressions diverses que les innovations pro-
duisent sur les esprits, la création des nouvelles
sectes, etc. (o). Avec quelle sagacité il explore
les diverses infirmités de l'esprit humain ! C'est
lorsqu'il s'agit d'arriver aux directions pratiques
qu'on retrouve en lui l'observateur éminemment
judicieux. Sa psychologie est tout active, si l'on
peut dire ainsi ; il étudie les opérations de la rai-
son, pour les rectifier; sa logique se compose de
deux parties également neuves : le tableau des
erreurs qui égarent l'entendement humain, l'indi-
cation des procédés qui peuvent le conduire aux
{\) De mtrjmenliSy 1. I, c. \. — Novum organum, pars 1, § 3, etc.
(2) Novum organum, pars 11, § 20.
(3) Essays civil and moral. — Of nature in men ; of cusîom and cdu-
ciiion; ofatlieism, etc.
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP. X. 57
découvertes. Ces deux parties se correspondent
entre elles ; car ce que Bacon appelle la doctrine
àes idoles est à sa méthode pour V iulcrprélaiion de la
nature ce que la théorie des sophismes était à la
dialectique ordinaire (1).
Sans contester à Aristote le mérite d'avoir in-
génieusement démêlé les vices des sophismes qui
appartiennent au mécanisme du raisonnement,
et d'avoir donné sur ce sujet d'utiles préceptes,
Bacon reconnaît que Platon a eu celui de donner
encore de meilleurs exemples. Mais les sophismes
des sopliismes sont, à ses yeux, les équivoques (2).
En quelques lignes il a renfermé la substance du
beau travail de Locke sur l'abus des mots (3).
Bacon s'est surtout attaché à découvrir com-
ment les images elles-mêmes que l'esprit hu-
main se forme des objets deviennent des repré-
sentations infidèles et trompeuses. Voilà l'ordre
de recherches qui lui appartient en propre et
qu'il a suivi avec une rare sagacité; c'est ici
que les observations psychologiques se présen-
tent en foule à lui. « 11 y a des infirmités qui
j> sont inhérentes à la nature humaine , et le con-
» sentement universel , que d'autres considèrent
(1) Novum orgamnn, pars I, § 40.
(2) De (lugmenlis, 1. V, c. 4, p. 293, 299, 302. — Xovii m or ga-
ntim, pars!, § 59, GO.
(3) C'est ce qu'a déjà remarqué M. DugaldStewart, Hist. abrégée
de la philosophie, irad. de Buchon, 1'' partie.
58 IIIST. COMl». DES SYST. DE l'JUL.
» comme une preuve du vrai, n'est souvent qu'une
» infiruiité native et commune h tous les hommes :
«nous voyons en lui un signe plus fâcheux que
«favorable (1). Au nombre de ces dispositions
«communes est celle qui rend l'esprit humain
«naturellement docile aux affirmations les plus
» positives; celle qui le porte à supposer en tout
«plus d'ordre et d'égalité qu'il n'y en a réelle-
«ment; celle qui lui fait préférer tout ce qui
» survient , aux premières opinions dont il est
» déjà imbu par goût ou par crédulité ; celle qui
«l'entraîne à céder facilement aux impressions
«les plus soudaines et les plus vives; celle qui
» l'empêche de se fixer et qui le pousse à péné-
«trer, par une inquiétude insatiable, au delà
» des limites qui lui sont fixées ; celle qui l'asservit
«aux passions de la volonté; celle qui accorde
» une foi aveugle aux sens, ou, du moins, à leurs
» perceptions immédiates ; celle qui, par un excès
» contraire , lui inspire un penchant téméraire
«pour les principes abstraits, et qui lui fait at-
» tribuer l'immutabilité à ce qui est mobile de sa
« nature ; celle , enfin , qui le conduit à se consi-
« dérer lui-môme comme le type normal de la na-
« ture , et à chercher partout des assimilations à
» ses manières d'être , à ses propres actes : c'est
» une sorte à' anikropomorphisme familier et géné-
(1) Novuin orr/auiim, i>ars 1 , S il) 77.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. "jQ
» rai (1). 11 y a ensuite des dispositions personnelles
» et relatives ; c'est ainsi, par exemple, que, par des
» excès contraires, les uns s'attachent trop exclusi-
«vement aux différences, d'autres aux analogies;
» que les uns se perdent tellement dans les détails,
» qu'ils ne peuvent saisir l'ensemble, et d'autres
» sont tellement absorbés et stupéfaits par la con-
» templation des masses, qu'ils négligent les détails;
«que les uns se prosternent devant l'antiquité,
» tandis que d'autres se précipitent au devant de
» la nouveauté. Chacun a certaines idées favorites;
«chacun est dominé par une foule de préjugés
«particuliers, nés de l'éducation, de l'habitude,
« des circonstances (2). il est des dispositions con-
» tagieuses et qui se transmettent par le commerce
» des esprits ; il est enfin des égarements de la rai-
«son, dont la source est dans le vice de l'cnsei-
» gnement et dans la fausse direction donnée à
«l'entendement humain. 11 y a trois directions
» fausses : l'une , qu'on peut appeler sophistique ,
» est celle du dogmatisme rationnel ; la seconde
«est celle de l'empirisme; la troisième, qu'on
«peut 3i\^\^G\er supcrstiiieuse , emprunte à la théo-
«logie des vues mystiques qu'elle introduit mal
» à propos dans les sciences naturelles. C'est une
«direction non moins fausse que celle qui prête
(1) Novum organum, pars 1, § iS à 51.— De aiigmcntis, I. I, c. i,
p. 300 et suiv.
(2) Novum organum, pars 1, § 53 à o9.
60 IlIST. CO.MP. DES SÏST. DE PUIL,
»à la naliire une manière de procéder semblable
» à celle de nos arts ; telle est également celle qui
«s'attache aux principes élémentaires et fixes des
«choses, plutôt qu'à leurs principes actifs (1). Il
«y a une intempérance philosophique qui abuse
» ou de l'affirmation, ou du doute. 11 y a une ambi-
» tion des esprits distingués eux-mêmes , qui les
«enfle et leur inspire des espérances présomp-
» tueuses. On peut, du reste, rapporter à quatre
» chefs principaux les causes de nos erreurs : la
« première est dans la faiblesse ou les méprises des
«sens; la seconde, dans le vague et la confusion
» des notions tirées des impressions sensibles ; la
» troisième , dans les inductions trop légèrement
» établies ; la quatrième , dans l'empressement
» excessif à établir les principes les plus géné-
«raux, pour en déduire les vérités intermédiai-
» res (2). »
Après avoir indiqué les infirmités de l'esprit
humain , Bacon cherche un instrument qui puisse
en assister la faiblesse. «Le boiteux, dit-il, qui
« suit la bonne route, dépasse le coureur agile en-
» gagé dans une fausse voie. — La méthode est l'ar-
» chitecture des sciences ; la méthode doit servir
» tout ensemble de secours pour les sens, pour la
» mémoire et pour la raison. — La logique a quatre
(1) Novum organnm, pars 1, § 6:2 à 67.
{"2) ma., parsl, § 69.
PTTII.OSOPIHE MODERNr. CHAP. X. 61
«branches : elle comprend Fart d'inventer, celui
«déjuger, celui de retenir, celui de transmet-
tre (1). »
Bacon , comme nous l'avons vu , ne conteste
point à l'art du syllogisme , tel qu'Aristote l'a
constitué, le mérite de servir aux sciences qu'il
appelle populaires , comme l'éthique , la politi-
que, la jurisprudence; mais il considère cet art
comme absolument stérile dans l'étude de la na -
ture ; il est sans emploi pour les découvertes (2).
Bacon est loin de refuser un mérite réel à cet art
qui, d'après Aristote, a reçu le nom de tophjtir,
et qui présente d'avance comme un cadre des
questions qui peuvent être élevées sur un sujet
donné; mais il désire que la topique générale four-
nisse ses secours moins à Targumentation qu'à la
méditation ; qu'elle nous suggère moins ce qu'il
y a lieu d'affirmer que ce qu'il y a lieu de cher-
cher. « Une interrogation bien posée, dit-il, est la
«moitié de la science. /> 11 désire que la topique
particulière soit traitée avec plus de profondeur
et de soin ; qu'au lieu d'embarrasser de subtilités
les sujets déjà connus, elle pénètre dans les cho-
ses plus lointaines; il en donne lui-môme quel-
ques exemples (o).
La logique insti tuée par Bacon diffère de celle
(1 ) Novum organum, pars 1 , § 2, 9, 61. — De angiiwnlis, 1. V, c. i ;
1. Yl, c. 2, p. 352, etc.
(2) De augmentis, 1. V, c. 1, p. 272, clc.
(3) lOid., l.Y, c. 3, p. 288, 289.
62 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
qui a été jusqu'alors en usage, sous trois rapports
principaux : dans la manière de commencer les
recherches , elle prend les choses beaucoup plus
haut , soumet à l'examen ce que la logique ordi-
naire adopte sur la foi d'autrui ; dans l'ordre des
démonstrations, au lieu de s'élancer du premier
saut aux principes les plus généraux , pour en
déduire ensuite les vérités moyennes, elle s'élève
graduellement des faits particuliers à des propo-
sitions toujours plus générales, suivant une pro-
gression régulière; dans son but, enfin, elle tend
à inventer et à apprécier, noa pas simplement
les arguments et les probabilités, mais les choses
réelles et les moyens d'action. Une seule méthode
la constitue : c'est l'induction , l'induction qui
jusqu'alors n'avait été conçue et essayée que
d'une manière imparfaite , étroite , à laquelle
Bacon confie le grand ouvrage de la restaura-
tion de la science et de l'interprétation de la na-
ture (1).
L'induction est donc tout ensemble l'instru-
ment du jugement et celui de l'invention; « car,
» en l'employant , l'esprit découvre et juge
«par le même acte; c'est une méthode intui-
» tive (2). »
Bacon n'est pas toujours clair lorsqu'il prétend
(1) Noviim orfianinn, pncCalio, etc.
(2) Ih' (itiijmeulh, I. V, c. G.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 63
expliquer son induction , et le caractère propre de
cette méthode se montre mieux dans l'exemple
de ceux qui l'ont appliquée que dans les maximes
de celui qui l'a proposée. On peut lui faire aussi
le même reproche qu'a justement essuyé la Dia-
lectique d'Aristote ; l'immense appareil de ses
règles, l'extrême subtilité des distinctions, le dé-
tail minutieux des cas qu'elle a voulu prévoir, en
rendent l'étude et l'emploi si difficiles , qu'il est
bien plus opportun pour la raison , en se péné-
trant du principe de la méthode, de l'appliquer
directement elle-même, que de recourir à ses
préceptes dans les applications particulières.
L'exécution du plan de Bacon est restée , d'ail-
leurs, très incomplète, et il en est plusieurs parties
qu'il n'a pas même ébauchées.
Bacon n'a jamais donné de son induciion une
définition exacte et précise. S'il nous était per-
mis de hasarder ce qu'il n'a pas voulu faire, nous
dirions que cette méthode consiste à conclure des
faits donnés, par une expérience déjà obtenue,, à
d'autres faits qui ne peuvent être encore directe-
ment observés ; que cette méthode repose sur la
généralité des lois qui résultent d'une comparai-
son méthodique des phénomènes déjà connus,
et qu'elle procède à l'aide des transformations
opérées par l'entendement, avec lesquelles on re-
trouve, dans les faits qu'il s'agit de prévoir ou
de découvrir, les conditions propres aux lois re-
connues, d'après l'observation des faits constatés.
e/t niST. COMP. DES SYST. DE pnir.
Mais elle fait plus encore : elle ne se contente point
de recueillir et de constater avec soin les phéno-
mènes, tels que la nature les offre à nos regards ;
elle interroge , elle tourmente la nature elle-
même; par de savantes opérations, elle provoque
et obtient de nouveaux phénomènes ; elle dégage
successivement les faits des circonstances acci-
dentelles qui les compliquent ; elle multiplie
ainsi à volonté les expériences. On pourrait dire
que cette méthode se compose essentiellement
des quatre arts suivants : l'art d'observer, celui
d'expérimenter, celui d'assembler, de comparer et
de coordonner les résultats des deux précédents,
celui de transformer ces résultats en applications
de nouvelles connaissances.
L'induction , en fondant les lois, a trois objets
à remplir.
Pour déterminer avec précision une loi , il est
nécessaire de réunir sans exception toutes les
conditions qui lui sont propres, et d'éliminer
exactement toutes celles qui lui sont étrangères.
Une loi est d'autant plus simple, que, par une
j)lus grande généralité, elle embrasse une plus
grande masse de phénomènes. On peut ainsi me-
surer la subordination des lois par l'échelle des
genres ; on limite la loi plus générale par celle
qui l'est moins immédiatement; on remonte à la
première par l'exclusion de la seconde. La loi
physique est la détermination exacte du mode
d'un phénomène, (jui permet d'en prédire tous
PHILOSOPHIE -MOlîERM', CJIAP. X. G5
les détails pour ini quelconque de ses cas, et d'en
développer toutes les analogies. Bacon la définit
comme Galilée l'a mise en lumière, lorsqu'il a
découvert celle qui gouverne la chute des graves
et l'oscillation du pendule.
Il y a des lois qui gouvernent l'état permanent
ou la constitution des êtres ; il y en a qui gouver-
nent les changements qu'ils subissent , l'action
qu'ils exercent ou reçoivent.
Nous pensons qu'on peut rapporter aux sept
points de vue principaux que nous venons d'in-
diquer toutes les branches de la méthode de Ba-
con, les huit parties même qu'il n'a point exé-
cutées et qu'il s'est borné à faire entrevoir; nous
y trouvons aussi tout ensemble et le moyen de
résumer les détails si étendus des deux parties
qu'il a traitées, et de leur donner une simplicité
et une clarté qu'on ne trouve malheureusement
point dans les ouvrages de ce grand homme.
En rectifiant ainsi son plan, c'est à l'art d'obser-
ver que nous rattachons les secours qu'il veut ap-
porter aux sens, dans ce qu'il appelle les préroga-
tives des faits, comprises sous le titre d'instances de
lu lampe, soit que ces secours étendent le regard de
l'homme, le rendent plus distinct, ramènent à la
portée des sens les objets qui leur échappaient,
suppléent, au besoin, à leur perception directe,
ou excitent leur attention (1).
(I) C'est ce que Fîacon app.^lle hidanliœ jmuœ, cilanies, vhr
66 11TST. coAiP. nr.s syst. de piitl.
Nous rapportons à l'art d'expérimenter, soit les
préceptes de Bacon sur la variation des expérien-
ces, leur translation, leur conversion, leur applica-
tion, leur combinaison, soit les moyens tracés pour
mesurer les espaces, les temps, les quantités et
la balance des forces, pour employer les puissan-
ces naturelles elles-mêmes et les circonstances,
comme autant d'instruments, soit les précau-
tions recommandées , dans les expériences nou-
velles, sur le soin de constater l'exactitude des
faits, de noter ceux qui sont douteux; nous y
comprendrons aussi les instruments et les appa-
reils à l'égard desquels Bacon avait promis un
travail qu'il ne nous a point laissé (1). Les exem-
ples que fournissent à l'induction les œuvres de
la puissance humaine, les productions de l'in-
dustrie, les découvertes de tout genre, furent en
eux-mêmes une sorte d'expériences tentées dans
un but spécial, quelquefois le don du hasard.
L'histoire des arts devient, par l'emploi qu'en fait
l'induction, un théâtre d'observation (2).
Nous rapportons à la classification des pliéno-
siipplementi, persecantcs. — Novi's: organum, pars 2, § 39, 40, 42,
43. — Parasceve ad iîistoriam naturalem , § 9.
(1) Instanliœ virgœ, curriculi, quanti, luctœ, innuentes, poUjchres-
tœ, magicœ. — Novum organum , pars 2, § 45 à bl. — Parasceve ad
HISTORIAM NATURALEM, § 7.
(2) Inslantice potestntis seu /«sdM/».— Novum orgaxum, pars 2, § 31.
Parasceve ad histor. natur., § 5,
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 67
mènes la confection de ces trois grandes tables
ou coordinations recommandées par Bacon, el
qui doivent ofTrir la comparaison des exemples
positifs , des exemples négatifs , des exemples
gradués (1).
Nous rapportons à la transformation des expé-
riences ses aperçus trop peu développés sur le
procédé par lequel l'esprit humain redescend des
axiomes aux faits, ses vues sur les essais, les ébau-
ches qu'il appelle les premicrcs déductions , la théo-
rie qu'il avait promise sur les prérogatives des
natures , sur l'art d'appliquer la théorie à la pra-
tique, et sur l'échelle ascendante et descendante
des axiomes (!>).
Nous rapportons au choix des phénomènes
nécessaire pour déterminer exactement le ca-
ractère de la loi , en y faisant entrer toutes les
conditions qai lui appartiennent , les exemples
qu'il donne de la propriété s'annonçant com-
mune à la fois ou à la fois étrangère à toute une
espèce , toujours annexée à une autre propriété
ou toujours séparée d'elle , apparaissant ou dis-
paraissant, se déployant û(ins sou jmiximum ou
réduite à sa plus faible expression , ressortant
(1) Novum organum, pars I, § 102; pars 2, § II à lo. C'est ce que
Bacon appelle comparentia instantiarum ad hitellectum. — V. aussi
Parasceve ad iiistor. natlu., § 10.
(2) Novum organum, pars 1, § 103 et suiv.; pars 2, § 10, 20.
C'est ce que lîacou appelle vindemiatio prima de forma ca'idi.
C8 IlIST. COMP. DES SYST. DE PIÎIL.
dans des analogies lointaines et inattendues, si-
gnalée dans certaines exceptions qui sont comme
des secrets de la nature, ou même dans ce qu'on
appelle les monstres (1), comme aussi en général
tous les exemples qui peuvent servir d'indicateurs
à l'esprit humain (2). Ainsi on parviendra à con-
cevoir la loi dans toute l'étendue de ses appli-
cations. «L'univers ne doit point être restreint
«aux bornes étroites de l'esprit humain; c'est
«l'esprit humain qui doit être étendu à toute la
» grandeur de l'univers (o). » Et, pour circonscrire
ces applications , pour exclure de la loi les con-
ditions qui lui sont étrangères, nous consulterons
les préceptes que donne Bacon sur V exclusion ou
la réjeciion des faits {k) ; les exemples qu'il pré-
sente sur les limites auxquelles s'arrête une pro-
priété, soit dans son maximum, soit dans son mini-
mum, sur la séparation que peuvent éprouver des
propriétés ordinairement unies , sur la nécessité
où se trouve quelquefois l'esprit humain d'opter,
pour l'explication d'un phénomène, entre deux
suppositions incompatibles (5).
(1) Instantiœ solilar'uc, migrantes, oslensivœ , clandestines, con-
formes, monodicœ, déviantes , comitatùs et. hostiles. — Novum orga-
NfM , pars 1, § 22, 23, 2i, 25, 26, 27, 28, 20, 33.
(2) Instantiœ innuentes. — Novum organu.m, pars 2, § Ad.
(3) Parasceveadhist. nalur., § 4.
(•i) Novum or ganum, parsl,§ !01; pars 2, îj IG, 18.
(5) Instantiœ suhjunctivœ, seu terinini, enicir., dlvorlii. — Nomm
OUGANUM, i)ars 2, § 34, 30, 37.
PIllLOSOnilE MODEIINE. CAIXV. X. 69
La subordination des lois respectives ressortira
dans les exemples que donne Bacon du genre ca-
ractérisé par les groupes des espèces inférieures ,
propriétés communes à la fois à deux espèces ;
d'une propriété se retrouvant dans des espèces
différentes et leur servant de lien commun ; dans
ce que Bacon appelle les vertus cardinales et les for-
mes simples. Elle marquera les degrés de réchcllo
que Bacon veut construire pour l'entendement,
et qui doit s'élever de généralités en généralités,
suivant les comparaisons progressives (1).
Enfin, à l'étude des lois qui gouvernent la consti-
tution fixe des êtres, ou qui régissent leurs chan-
gements et leur-action, se réfèreutles vues de Ba-
con sur ce qu'il appelle les schematismes cachés, ou
les textures, et les progrès continus; ainsi que les
conseils qu'il donne sur l'art de remarquer et de
suivre la marche, le développement insensible et
graduel des opérations de la nature (2).
«La nature, dit-il, tantôt libre et abandon-
» née à elle-même, suit son cours régulier; tantôt,
» contrariée parles obstacles que lui oppose la ma-
xtière, est violemment détournée de sa marche
» accoutumée; tantôt, soumise au joug deThounne,
(1) Noriim organitni, prnefiilio, p. l!î; purs I, § lOiî, lOi. — In-
slant'iœ constitiitivœ seu manipitlares, liniitalœ, pi-dcris, — AOvlm ou-
GANiM, pars 2, § 2, 3, 17, 26, 31, 3;i. — IVMiAsciîvii ad iustok.
NATCR., § 10, etc.
(2) Novitm orf/aniini, pars 2, § 1 , 3, 10.
70 niST. COMP. DES SYST. DE PIIIL,
«produit un nouveau théâtre et comme un nou-
»vel univers (1). »
Nous' regrettons qu'il n'ait point exécuté les
traités qu'il nous avait promis sur les moyens
de rectifier l'induction , sur les secours qu'elle
peut recevoir, sur l'art de limiter les recher-
ches humaines , sur les préliminaires de toutes
recherches, sur cette philosophie nouvelle qui
devait servir d'échelle à l'entendement. C'est là
qu'il devait déployer ces exemples lumineux,
qui auraient été comme « des types et des mo-
» dèles exprimant la marche générale de l'esprit
«humain, les procédés et l'ordre qu'il suit dans
»ses découvertes (2^ » Du reste, les nombreux
exemples spéciaux et secondaires dont il appuie
ses conseils dans le Novum organum, ordinaire-
ment empruntés à la pliysique, n'accusent que
trop l'état d'enfance où était alors la science, et,
il faut le dire aussi, ce qui manquait aux études
de Bacon lui-même.
Le but essentiel de sa méthode est de rendre
la science active, de résoudre L'expérience, de l'a-
nalyser, pour nous servir de ses expressions,
et de la rendre féconde , en la rendant appli-
cable (3). Celte méthode ne s'adapte unique-
(!) Parasceve ad hist. natiir., nplior. 1 . — Le second de ces trois
l>oiiils de vue est exprimé d'une manière inexacte.
(2; Noimmorijannm,\n-\.vh\.'w, p. IG,
(3) IbkL, pra'fatio, p. G et JS.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 71
ment qu'aux sciences expérimentales; elle ne
peut avoir d'emploi dans les sciences purement
abstraites , quoique Bacon croie la retrouver en
partie dans Platon, lorsque celui-ci développe les
définitions et les idées (1). Elle n'a, par la môme
raison, aucun rapport avec les méthodes des géo-
mètres. Mais , dans la sphère qu'elle embrasse ,
elle a reçu la plus authentique et la plus brillante
confirmation. I/histoire des découvertes des deux
derniers siècles lui sert de témoignage et de
commentaire. Bacon est devenu le législateur des
sciences physiques, et il a consacré, comme il le
désirait (2), l'hyménée indissoluble de l'expé-
rience et de la raison.
Indépendamment de cet instrument nouveau
dont il a voulu munir l'entendement humain ,
Bacon nous donne souvent, sur la manière de
cultiver et de diriger notre esprit, des conseils
pratiques dont l'utilité n'est pas moins réelle;
tels sont ses vues sur ce qu'il appelle tour à
tour ou les gcun/iques de rame, ou la plianiuico-
'pce des maladies de i esprit, ses conseils sur la for-
mation des habitudes , sur la manière d'user
des livres, sur le choix d'un but, sur les étu-
des (o). Quoiqu'il n'ait accordé aux méthodes
d'enseignement qu'une importance secondaire,
(i) Novum organum, pars 1, § lOo.
(2) Ibid., prx^falio, p. 3.
(3) De augmcntis, I. VU , c. 1 , 3. — Essmjs ch'il and moral ; of
stiidies.
72 msT. CO.MP. DES SYST. DE PIllL.
il les a cependant éclairées par de judicieux pré-
ceptes. En quelques mots il a prononcé l'arrêt de
Raymond Lulle, caractérisé La Ramée ; en quel-
ques maximes il a d'avance tracé la route à J.-J.
Rousseau : « Gardons-nous des commentaires,
«des méthodes qui abrègent, d'une certaine pré-
«cocité de doctrine, qui inspire la présomption
» aux élèves ; favorisons la liberté des esprits, ap-
» proprions les études à leurs dispositions parti-
» culières (1). »
Bacon, d'ailleurs, ainsi que nous l'avons re-
marqué, enseigne moins qu'il ne prédit ; il ne
fonde pas de doctrines; il indique ce qu'il y a à
faire, ou plutôt il le commande avec une autorité
singulière. Debout sur une éminence qui domine
au loin et les siècles passés et les siècles à venir,
il promène ses regards sur les uns et sur les au-
tres, il les interroge tour à tour ; aux uns il de-
mande ce qu'ils ont produit, aux autres ce
qu'ils peuvent produire. Bacon a mille fois mieux
servi les intérêts de la science par les lacunes qu'il
y a signalées que par les principes dont il l'a
dotée. Ses nombreux et magnifiques desiderata
expriment les plus nobles besoins de l'esprit hu-
main , et offrent une ample matière de médita-
tions au génie; deux siècles se sont écoulés, et
tant et de si beaux problèmes n'ont j^oint encore
(I) Dr ni(f!))icnlis, 1, VI, r. 1, i.
PHILOSOPHIE MODERiNE. CHAP. X. 73
été résolus dans toute leur étendue. Parmi tant de
recherches nouvelles qu'a provoquées Bacon , la
philosophie lui rend grâce d'avoir demandé une
histoire générale de l'esprit humain , un tableau des
doutes restant à résoudre, un recueil de directions
pratiques sur le premier de tous les arts, celui
qui a pour objet de cultiver les facultés de l'âme;
d'avoir sollicité une métaphysique nouvelle, qui
renferme les plus vastes résumés de l'expérience,
une grammaire intimement liée à la logique, qui
révèle les rapports du langage avec les choses ;
d'avoir engagé les philosophes à ne point tant né-
gliger les choses vulgaires, familières, mais à les
exploiter aussi comme une source féconde d'in-
struction; d'avoir invité les hommes versés dans
les affaires de la vie à revêtir aussi des formes de
la science les faits qu'ils ont recueillis; d'avoir ap-
pelé la création d'une science de l'administration
publique, et d'avoir même indiqué l'économie
privée comme digne de recevoir un semblable pré-
sent (1). Beaucoup de gens ont loué Bacon, qui
ne l'ont point compris, ou qui l'ont mal compris;
mais il n'est personne qui l'ait compris et mé-
dité, sans avoir vu s'étendre l'horizon de sa pen-
sée, sans avoir aperçu des régions nouvelles à
explorer, et sans avoir senti ranimer dans son
âme la noble ambition de les découvrir.
(I) De augmentis, I. 111, c. 4; 1. VI, c. 1: I. VU, c. 1; i. Vlll ,
74 HIST. COMP. J)i:S SVST. DE TlllL,
Cette étude n'est pas facile. Bacon, doué d'une
imagination vive, désirant produire des impres-
sions profondes, a poussé jusqu'à l'excès l'emploi
du langage pittoresque, ou plutôt l'abus des méta-
phores. Souvent ses images sont augustes, magni-
fiques , ont quelque chose d'idéal ; elles semblent
devoir être à jamais empreintes sur le frontis-
pice du temple de la science, comme d'impéris-
sables emblèmes ; mais trop souvent elles dégé-
nèrent en une sorte d'hiéroglyphes, et la vérité
s'éclipse sous les allégories , bien loin d'en être
éclairée. Le style de Bacon a quelque chose de
sacerdotal; il est solennel, austère^ plein de gra-
vité, de majesté môme; mais il est souvent mys-
térieux et presque inintelligible; Bacon affecte
les dénominations insolites ; il se complaît à créer
des termes nouveaux ; il donne souvent aux no-
tions les plus simples une forme qui les rend
obscures, en voulant les rehausser. Ses écrits n'a-
vaient donc rien de populaire; ils n'avaient éga-
lement rien de didactique dans leur forme ; ils
ne pouvaient s'adresser qu'à un petit nombre de
penseurs (G).
Héritière de ses pensées , inspirée par son es-
prit, fondée elle-même d'après le plan qu'il avait
conçu, la Société royale de Londres, Boyle à
sa tête, devint comme un commentaire actif et
vivant de ses maximes. Du moins trouva-t-il des
penseurs empressés à le lire , capables de le mé-
diter, et de faire fructifier ses vues^ soit dans
PHILOSOPHIE MODliRINE. CHAP. X, 75
sa propre patrie , soit dans les diverses contrées
de l'Europe. Il paraîtrait même que ses écrits ob-
tinrent d'abord un assentiment plus marqué sur
le continent qu'en Angleterre, si nous en croyons
le témoignage du docteur RaAvley, qui avait été son
chapelain particulier (1); et ce fut, dit Osborn,
cette renommée éclatant au dehors qui imposa
silence aux accusations que les théologiens an-
glais dirigeaient contre l'auteur du Novum orga-
num (2).
Nous apprenons, en effet, par Osborn, que les
théologiens scolastiques s'alarmèrent des écrits
de Bacon , et allèrent jusqu'à y voir une faveur
accordée à l'athéisme. Les coups portés à la phi-
losophie d'Aristote par le père de la philosophie
nouvelle furent le prétexte ou le motif de ces induc-
tions. Aussi, les partisans d'Aristote furent-ils gé-
néralement soulevés contre une entreprise qui
menaçait d'une ruine entière l'autorité de leur
maître. Mais, s'ils s'armèrent pour sa défense,
leurs armes eurent peu de force ; à peine cite-t-on
aujourd'hui Alexandre Ross (3) et Stubbe (/i); par
leurs attaques on peut juger des autres ; elles
(1) V. la vie de Bacon, en lèle do la Ressuscilatio de Rawley,
1G57.
(2) Miscellctnij of cssaijs, paradoxes, and discoiirsi's; préface.
(3) Arcatia microcosmi. — With a réfutation of lord Bacon's natti-
ral historij.
(4) Legends no hinlorics, iii-i", Londres, 1070.
76 HIST. COMT. DES SYST. Dli PIIIL.
n'étaient pas de nature à fixer un instant l'atten-
tion des juges impartiaux et éclairés.
On ne peut dire que Bacon ait formé une
école, même en Angleterre, dans le sens ordinai-
rement atlaclîé à ce terme ; mais son influence a
été d'un ordre encore plus élevé; elle a surtout agi
sur les hommes les plus distingués de son siècle ,
en leur faisant sentir la nécessité de changer la
• marche de leurs études, en leur indiquant l'ordre
qu'ils y devaient suivre , le bîit qu'ils devaient
s'y proposer. C'est le témoignage que lui rendent,
entre autres, Robert Ilooke, l'un des premiers
mathématiciens et physiciens de l'Angleterre (1) ,
le docteur Collins (2) , Ben Johnson (3) , Henry
Wotton (4) , le docteur Beale (5) , Glanvill (6) , le doc-
teur John Wallis (7), Sprat(8), Havers (9). Le doc-
teur Henry Power proclame Bacon le patriarche de
la philosophie expérimentale (10). Evelyn déclare
(1) Posthunius Works, p. 6.
(2) Y. la vie de Bacon, par Rawley, où ce témoignage du docteur
Collins est rapporté.
(3) Ben Johnson^s d'iscoveries works, t. YIl, p. 100.
(4) V. les œuvres de Boyle, t. VI, p. 33S.
(5) im., t. VI, p. 403.
(6) Alhenœ oxon., l. Il, p. G65. — Plus ullrà, p. 4, 5, 52.
(7) Account of his oivn life, dans une lettre publiée avec l'appen-
dice à la préface de Hearne à la chronique de Langtoft, n" IX.
(8) ïlist, de la Société royale de Londres, p. 33,
(9) Dans la préface qn'ita mise en tête de sa traduction dos Con-
férences philosophi(pies.
(10) ExperimcnîfiJ phUosophy, p. 82.
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP. X. 77
qu'il a émancipé la philosophie retenue jusqu'a-
lors dans une misérable captivité (1). Le docteur
Josué Childrey , qui , par son exemple , donna
l'essor à une nouvelle classe de travaux sur l'his-
toire naturelle , crut devoir consacrer son propre
ouvrage par le nom même de Bacon (2). Le poète
Cowleylui décerne, dans son ode sur l'établisse-
ment de la Société royale, le litre de législateur.
On s'accorda à désigner sous le nom de pliHosophie
nouvelle l'ensemble des maximes et des conseils
légués par ce grand homme. Les préventions des
théologiens scolas tiques ne purent cependant fer-
mer l'accès des universités à cette philosophie. Dans
une lettre au roi Jacques , le chancelier de Veru-
lam annonce que son traité De aiujmenlis scîcnùarum
y a reçu un favorable accueil; l'université d'Oxford
elle-même, si fermement attachée aux anciennes
traditions, va jusqu'à comparer Bacon, dans une
adresse présentée en 1623, à un Hercule dont la
main puissante a reculé les bornes de la science
humaine (3).
L'Allemagne , quoique appelée par la restaura-
tion philosophique dont elle fut redevable à
Leibniz dans des voies différentes de celles qu'a-
vait ouvertes le chancelier d'Angleterre , sut
toutefois rendre un digne hommage au génie de
(I) Evehjn'a nu mis ma la.
(i2} lirilaniiia Baronir.'i, or Ihc nriliiral rarilics of Eiiyhtittl , IGGJ.
(o) Baconiana, par Teuison.
78 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
celui-ci. Leibniz fut, le premier à lui payer ce
tribut dans toutes les occasions , et l'appela
du nom de grand (1). Amos Gommenius, du
sein de ses spéculations mystiques, vénère les
créations de Bacon (2) ; Buchner en signale les
fécondes influences (3). MorhofT lui rapporte le
mérite d'un grand nombre de découvertes dont
il a donné le germe, et qui souvent lui ont été
dérobées par d'autres (4) ; il nous apprend qu'en
Hongrie même , en 1663 , Bayer avait publié un
extrait de la philosophie de Bacon (5). PulTendorif
le place encore plus haut : «C'est ce grand chan-
«celier Bacon, dit-il, qui a levé la bannière, pro-
» voqué la marche générale des découvertes (6). »
Le savant Buddée, quoique si peu favorable à
l'esprit d'innovation , représente Bacon comme
ayant renversé le trône d'Aristote, comme ayant
non-seulement tracé la vraie méthode , mais
puissamment accéléré le progrès des découvertes
scientifiques (7).
Bayle , qui s'étend peu en général sur les grands
(1) OEuvres deLeibniz, t. I, p. 341; t. II, l'^ part., p. 121, 123,
367; 2-^ pan., p. 198; t. V, p. 30, 368; t. VI, p. 245.
(2) Plujs'icœ ad lumen divinum reformata: synopsis, préface.
(3) Academiœ natiirœ curiosorum hisloria, c. I, § 7.
(4) Polyhistor., t. II, 1. II, c. 1.
(3) Sous le litre de Filiim lalnjrinthi , emprunté à l'un des frng-
nients de Bacon.
(6) Y. Pope Blount, Censura celeb. auctor., p. 635.
(7) Compoulium hist. phil., p. 40!>, 410.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X, 79
hommes de son siècle , n'a écrit que quelques mots
sur Bacon ; mais ce peu de mots dit beaucoup. Il
nous apprend que les écrits de Bacon ont reçu dans
le monde savant un accueil favorable; il leur assi-
gne le rang le plus élevé parmi les productions de
l'esprit humain (1). Quelques années plus tard, en
présence de l'université de Leyde, dont il deve-
nait le recteur, l'illustre Boërhaave, juge si com-
pétent des progrès des sciences positives , en féli-
citant son siècle de ce qu'il a pu s'affranchir de
l'esclavage des sectes , n'aspirer qu'à la vérité ,
s'instruire par les seules révélations de la nature ,
n'hésite pas à proclamer Bacon l'auteur de ces
destinées nouvelles des sciences , en recomman-
dant sa mémoire à la reconnaissance de tous les
âges futurs (2).
Mais c'est en France surtout que Bacon obtint
l'approbation la plus prompte, la plus marquée,
et de tous les témoignages d'estime le plus certain
et le plus digne de lui , c'est-à-dire l'adoption et
l'application de ses principes, comme nous aurons
occasion de le montrer avec quelques détails dans
le chapitre suivant.
L'Italie elle-même, quoique possédant Galilée
et ses illustres émules , ne resta point étrangère à
l'admiration qu'excitaient les écrits de Bacon. Le
P. Fulgenzio nous apprend que les philosophes
(1) Réponse aux questions d'un provincial , c. IX, .> part.
(2) Discours r>e comparando cevto in plujsicis, prononcé en 171
80 IIIST. COXIP. DES SYST. Dli PIllL.
véniliens en étaient fort curieux (1). Le barnabile
Baranzano, professeur de philosophie et de mathé-
matiques en Piémont , en lisant le Novum organum ,
abandonna la philosophie d'Aristote qu'il avait
suivie jusqu'alors, adopta la nouvelle. 11 s'établit
entre Bacon et lui une correspondance dont
Nicéron nous a conservé une lettre fort intéres-
sante (2). «Lord Bacon, écrivait de Florence Tobie
» Mathew, peu de temps après la mort de ce grand
«homme, Bacon est ici de plus en plus connu, et
» ses écrits sont de plus en plus goûtés (3). » C'est
ce que Buchner atteste également (ù). La renom-
mée des travaux de Galilée avait aussi passé les
mers et pénétré dans les Iles-Britanniques (5) ,
et Bacon lui avait soumis lui-même , en manu-
scrit ; son traité sur les marées (D).
C'est ainsi qu'au sein de l'Italie et de l'Angle-
terre s'allumait en môme temps le flambeau qui
devait guider l'esprit humain dans des voies nou-
velles et plus heureuses; qu'en Italie et en An-
gleterre à la fois commençait la grande révolu Lion
qui devait restaurer les sciences physiques et leur
(1) Baconiana de ïenison, p. 196, 197.
(2) Mémoires de NicéroTi, pour servir à l'IiisLoire des hommes il-
lustres, t. 111, p. 43.
(8) V.la vie de Bacon, par le docteur Rawlev.
(i) Acnd. uaturœ cur. hist., loc. cit.
(ri) C'est ce que nous allesle le docleur Jolm Wallis, en associant
les noms de Galilée et de Cacon {Acccunt of his own lift-, loc. cit.).
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 81
associer étroitement la philosophie , dans ces ra-
pides progrès, par la communauté des méthodes ;
que, de ces deux extrémités de l'Europe, deux il-
lustres génies, se répondant l'un à l'autre, ten-
dant au même but par des voies diverses, provo-
quaient de concert une seconde renaissance, non
moins importante que celle qui avait eu lieu
au siècle précédent. L'un, génie serein et i)er-
sévérant, révélait , en découvrant, l'art des dé-
couvertes , l'enseignait par ses exemples ; c'était
en dotant la science de théories entières qu'il
provoquait ses destinées nouvelles ; il faisait con-
naître les vraies méthodes par leurs applications et
dans leurs modèles. L'autre, génie vaste et hardi,
commandait, inspirait les découvertes par l'abon-
dance de ses vues sommaires et générales, indi-
quant le but des méthodes, expliquant leur esprit,
déterminant leurs conditions et leur caractère.
L'(m, géomètre et- physicien , arrêtant sur la na-
ture uu regard pénétrant et calme, l'interrogeait
avec habileté , joignait le grand instrument
intellectuel du calcul aux instruments mécani-
ques, et montrait comment le premier peut ser-
vir à transformer l'expérience , pendant que les
seconds servent à l'étendre. L'autre, homme d'é-
tat, homme du monde, mais exercé à embrasser
la marche de l'esprit humain et l'ensemble de
ses connaissances, mesurait les forces de l'un,
déterminait l'orbite des autres , et montrait les
sources du vrai dans l'interprétation de la nature
II. 0
82 mST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
L'un agissait, mais en ouvrier qui est un grand
maître ; l'autre parlait avec éloquence , mais en
orateur qui est un grand instituteur. Les témoi-
gnages de l'un confirment, expliquent les oracles
de l'autre ; les maximes de celui-ci fécondent les
exemples de celui-là; ensemble, ils ont renversé
par sa base le vieil édifice de la philosophie aristo-
télique, consacré par les traditions de l'école;
ensemble , ils y ont substitué cette induction ,
c'est-à-dire cette expérience active et comparée
qu'Aristole avait négligé d'exposer et de prescrire,
quoiqu'il l'eût certainement pratiquée lui-même.
A leur voix , une singulière ardeur se manifeste
pour l'étude de la nature; l'art d'expérimenter
se développe et se met en œuvre. Torricelli an-
nonce la pesanteur de l'air ; Harvey découvre la
circulation du sang ; Huygens perfectionne le té-
lescope et applique le pendule aux horloges; Leu-
wenhoeck s'arme du microscope; Malpighi sou-
met les plantes à l'anatomie; Halley , la marche des
planètes à la théorie ; Bradley, l'aberration des
fixes à des lois régulières ; le grand Newton pèse
les mondes dans la balance des sciences, fonde
l'optique et se rencontre avec Keppler aux foyers
des révolutions célestes.
On remarque dans la nature de l'influence
exercée par ces deux illustres génies le même ca-
ractère et la même différence que dans la nature
des travaux de chacun d'eux. Galilée a sans doute
contribué d'une manière plus directe et plus posi-
PHILOSOI'UIlî MODERNE. CHAP. X. S3
tive à l'avancement de certaines sciences spécia-
les, telles que la mécanique, l'astronomie, etc.;
Bacon a contribué d'une manière bien plus puis-
sante à l'avancement de cette philosophie gé-
nérale qui prête son secours à toutes les sciences.
Le premier est le père de cette nombreuse fa-
mille d'observateurs , de géomètres , appliquant
le calcul aux sciences physiques , qui s'est glo-
rieusement perpétuée en Italie ; le second est
le chef des guides de l'esprit humain dans les
routes diverses qui se sont offertes à lui depuis
deux siècles pour l'investigation des vérités posi-
tives. Pourquoi ne sommes-nous pas initiés au
secret de la correspondance qui eut lieu certaine-
ment entre ces deux grands hommes, si dignes de
l'estime mutuelle qu'atteste le fait de cette cor-
respondance? Pourquoi, dans leurs écrits, n'ont-
ils jamais parlé l'un de l'autre et exprimé l'opi-
nion qu'ils avaient dû concevoir de leurs travaux
réciproques ?
On peut s'expliquer, d'après ce qui précède,
comment il s'est fait que l'influence immédiate-
ment exercée par Bacon sur son siècle n'a pas été
toujours exactement remarquée par les historiens
de la science; comment on a pu aller jusqu'à
croire que cette influence avait été à peu près
nulle, que Bacon n'avait presque été, de son temps,
ni apprécié, ni connu. C'est que cette influence
avait en effet quelque chose de vague dans son
extrême généralité ; elle ne se montrait point aux
six HTST. C.OMP. DES SYST. DE PHIL.
regards d'une manière immédiate et sous une
forme sensible. Bacon n'avait légué ni un recueil
de faits, ni un système de doctrines, et bien
moins encore une de ces hypothèses brillantes
qui captivent momentanément les esprits. En sui-
vant ses conseils, on obéissait à ceux de la raison
elle-même et aux indications de la nature (E).
11 est cependant deux circonstances mémora-
bles qui donnent à l'influence de l'auteur du No-
vum organmn un caractère positif, et qui lui as-
signent deux résultats déterminés d'une haute
importance : l'une, que la Société royale de Lon-
dres ait reconnu en lui son premier promoteur ;
l'autre, que Nevt^ton se soit déclaré son disci-
ple. Bacon , dans sa Nouvelle Atlantide , avait
tracé d'avance le plan de la Société royale, em-
pruntant, suivant sa manière, la fiction du tetnple
de Salomon; il avait appelé de ses vœux la forma-
tion de cette Société, ou plutôt il en avait prophé-
tisé la création. Glanvill (1), Sprat (2), Olden-
bourg (o), attestent à la fois que l'idée de cette
création fut en effet inspirée par les écrits de
ce grand homme. Ce fut dans le sein de celte
(1) V. la fliHlioace à la Société royale, en têle de sa Scepsis scim-
t'ifica.
(2) Y, son histoire de la même Société, publiée en 1667.
(3) V. les Transactions philosophiques, n" 22, ]>. IrlDl. — OidLMi-
lioiirij; fnl le |irornicr secréialio de la Société royale.
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP. X. 85
Société que l'esprit de Bacon se personnifia , si
l'on peut dire ainsi , et qu'il se perpétua. Héri-
tière de ses vues , cette Société les réalisa et
fournit une sorte de commentaire à ses maximes
par les travaux qu'elle n'a cessé d'accomplir.
Aussi Boyle, l'âme de cette Société, fut-il appelé
un second Bacon (1), et mit-il sa gloire à suivre
les traces de son maître (2).
« La sublime géométrie des principes de Newton,
• dit Maclaurin , fut généralement admirée , mais
» elle ne put être reçue par les esprits qu'avaient
^préparés les préceptes de Bacon (3). » Newton
avait donné à la plus grande partie des maximes
de Bacon une approbation expresse, suivant le
témoignage du docteur Pemberton (/i); il les ap-
prouva au reste et les confirma tout ensemble,
par ses propres découvertes, de la manière la plus
éclatante. Quel témoignage rendu par le génie de
l'invention au génie des méthodes ! 11 suffît en
effet de comparer avec soin la manière de procé-
der de l'un avec les préceptes de l'autre, pour
reconnaître cette harmonie. Que fait Newton? il
rejette toutes les hypothèses qui ne sont point
déduites des phénomènes, comme il rejette les
formes des péripatéticiens; c'est à l'induction ti-
(1) Glanvill , Plus ullrà, p. S7.
(2) V. les œuvres de Boyle, et sa vie placée eu lèle de ce recueil.
(3) Account of Newloii's discoveries, p. 59, 60.
(4) Ibid. V, rialroducliuu par le ducleur Pemberlou,
86 niST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
rée des phénomènes comparés qu'il demande les
propositions constitutives de la science. « Nous
«ignorons, dit-il, ce que c'est que la substance
» d'une chose quelconque ; nous voyons les figures
«des corps, leurs couleurs; nous entendons les
» sons ; nous touchons les surfaces externes ; mais
» nous ne connaissons les substances intimes par
» aucun sens, pa-r aucune action réfléchie (1). »
Newton , dont le génie a révélé le système du
monde , voit dans ce même système un témoi-
gnage authentique de la cause suprême. A qui
mieux qu'à lui appartenait-il de venger la preuve
tirée de l'ordre du monde, des injustes dédains
de Descartes, et de faire jaillir l'auguste vérité
du sein de l'étude de la nature?
L'influence dont nous venons de signaler les
résultats s'exerça essentiellement, il est vrai, dans
la sphère des sciences physiques , et quelques
historiens de la philosophie ont cru pouvoir en
conclure qu'elle restait en dehors de cette der-
nière science. Mais l'une des principales missions
de la philosophie n'est-elle pas précisément d'in-
stituer des méthodes pour toutes les branches des
connaissances humaines? Ne lui appartient-il pas
de servir de guide et de législatrice à celles qui
(1) Principia mathem., vers la fin, t. III des œuvres de Newton,
p. 173, 174. — Lecliones opt'wœ, pars H, secl. 1, § 1, p. 350. — V.
aussi ses quatre règles de pliilosophei', en trie du livre 111 des Prin-
cipes mathématiques.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 87
ont pour objet l'étude de la nature? N'est-ce pas
un éminent mérite de Bacon de lui avoir rendu
cette attribution, et de lui avoir enseigné à
l'exercer si dignement? Tel est précisément l'un
des principaux caractères de la révolution à la-
quelle il a concouru ; pendant une longue suite
de siècles, la philosophie avait prétendu s'em-
parer de la matière même des sciences, se les
incorporer en quelque sorte. Au xvn« siècle,
s'opéra entre les sciences une heureuse division
qui assigna à chacune son territoire, lui procura
une légitime indépendance. Mais les rapports delà
philosophie avec les sciences ne furent point dé-
truits pour cela ; ils furent seulement changés ;
ils devinrent plus justes, plus heureux, plus uti-
les. La philosophie ne prétendit plus un droit de
propriété; elle exerça seulement une juridiction;
au lieu d'un envahissement, ce fut une magistra-
ture.
D'ailleurs , s'il est des procédés de détail qui
ne portent que sur quelque branche spéciale
d'études, les méthodes proprement dites ont,
dans leur application, un caractère de généralité
qui soumet à leur influence les opérations de l'es-
prit humain, quelles que soient l'étendue et la
variété des objets qu'elles embrassent. C'est ainsi
que les méthodes indiquées par Bacon sont ap-
pelées à prêter leurs services à tous les genres
d'investigations dans lesquels les faits entrent
comme éléments constitutifs. Elles reçoivent
88 lliST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
donc leur emploi dans cette vaste et importante
sphère d'études qui a la nature humaine pour ob-
jet. Là, aussi, elles rencoirtrent des phénomènes
à observer, à analyser, à comparer, à mettre en
ordre, pour tirer de leur observation la connais-
sance des lois qui les régissent. Ce n'est pas même
à l'art d'observer ces phénomènes que se li-
mite, comme on l'a quelquefois allégué, l'appli-
cation des préceptes de Bacon ; il y a aussi dans
l'étude de la nature humaine, quoiqu'on ait pré-
tendu le contraire, un véritable art d'expérimen-
ter ; il se compose des essais que nous faisons sur
nous-mêmes et sur nos semblables.
Cette application des méthodes baconiennes à
l'étude des facultés intellectuelles et morales de
la nature humaine fut plus lente , moins mar-
quée, et plus difficile sans doute. Nous la verrons
cependant se développer par la suite, surtout dans
les travaux de Locke et dans ceux de l'Ecole d'E-
cosse. Cependant elle commença déjà à produire
quelques fruils dès le siècle même de Bacon. Tel
fut le but que se proposa Barclay dans son Tcon
animorum (1); il tenta une esquisse de cette his-
toire naturelle de l'esprit humain que Bacon
avait provoquée, ou du moins il traça une sorte
de préliminaire à la psychologie expérimentale ;
il essaya d'indiquer rapidement comment l'es-
(1) Londres, 1614, in-8°. Gel ouvra-e csl dédié à Louis XllI.
philosophil: modeilne. ciiap, x. 89
prit et le caractère des hommes se modifient sui-
vant l'âge et les circonstances locales ; comment
chaque siècle a eu son génie propre ; comment
chaque nation a aussi le sien ; comment se diffé-
rencient entre eux les individus par les variétés
de leurs dispositions morales ou intellectuelles;
comment, enfin, ces dispositions se modifient
d'après les conditions et les habitudes.
^i»<MMi rr T
NOTE A.
Prenons un exemple, celui de l'axiome emprunté aux ma-
thématiques : Si à deux quantités inécjales on ajoute deux
quantités égales ^ les deux sommes seront inégales. « Cette
» règle , dit Bacon , s'applique aussi à la morale ; car , dans
» la justice distributive, ne pas donner des choses inégales à
» des hommes inégaux serait commettre une très grande in-
» justice. » Ce rapprochement est loin d'avoir le mérite que
Bacon lui suppose. Souvent, en distribuant des bienfaits à des
hommes placés dans une situation inégale, on cherche à ren-
dre l'inégalité de leurs conditions moins sensible , au lieu de
l'aggraver ; tel est spécialement le but de la charité : on donne
plus à celui qui a moins. Mais , dans le cas même où l'on ré-
partit des récompenses , l'inégalité de cette répartition est fon-
dée sur la proportion des mérites réciproques ; il n'y a pas ici
de quantités égales employées; quel rapport, d'ailleurs, entre
un axiome purement conditionnel , comme la première propo-
sition, et une loi morale, comme celle qui est exprimée dans la
seconde ?
90 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
Prenons maintenant le dernier exemple ; c'est une règle de
musique : Une dissonance qui se termine tout-à-coup par un
accord rend r harmonie plus agréable. «Cette règle, dit Ba-
» eon , s'applique à la morale et aux passions ; elle ressemble
» à cette figure de rhétorique qui consiste à éluder l'attente. »
Est-ce bien là le recueil de hautes vérités qui pourrait consti-
tuer une philosophie première {De augmentis, 1. ITI, c. 1)?
NOTE B.
On est profondément affligé de trouver dans la vie de Bacon
une tache qui porte une fâcheuse atteinte à son caractère.
Toutefois, le grave oubli de ses devoirs qui attira sur lui la
sévérité du Parlement ne fut point l'effet de la cupidité ,
mais plutôt celui du désordre , de la négligence , de son aveu-
gle facilité à se laisser gouverner par ceux qui l'environnaient.
Nous serions disposé à considérer comme des taches non moins
graves cette ambition qui trop souvent adopta, pour parvenir,
les voies de l'intrigue, cette adulation qui respire trop sou-
vent dans les écrits de Bacon, et surtout cette lâche ingratitude
qui le rendit capable de plaider contre son bienfaiteur, son
ami, le comte d'Essex, et de justifier même la cruelle sentence
qui frappa la victime. Cependant Bacon a éloquemment in-
voqué lui-même l'accord de la vertu et du génie :« Quelle
» honte, a-t-il dit, en parlant des savants, si ces êtres éminents
))qui, dans leur partie supérieure, sont soutenus par des ailes,
» comme les anges, n'offraient, dans leur partie inférieure, que
«les formes hideuses des monstres ! » Mais l'amour de la vé-
rité parait du moins avoir été en lui aussi constant que sin-
cère. Dans &tsSerniones fidèles et ^^qs Essais politiques et mo-
raux , on trouve non-seulement l'expression des sentiments
les plus honorables, mais un grand nombre d'observations
qui supposent et des méditations profondes sur les notions
de la vertu , et des observations répétées sur les efforts et les
soins que demande la pratique.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. X. 91
NOTE C.
Nous avons de nombreux , de magnifiques et justes éloges
de Bacon ; mais nous n'avons pas un seul résumé simple ,
complet et méthodique, de sa philosophie. Gassendi en a tracé
une esquisse exacte , mais trop rapide. D'Alembert , dans le
prospectus de l'Encyclopédie, n'en a donné qu'une idée géné-
rale; il en a indiqué les beautés, et non les imperfections. L'a-
nalyse qu'en a donnée Deleyre ( 3 vol. in-12, 1755 ) manque
de fidélité. Deluc s'est à peu près borné à revendiquer pour
elle le caractère religieux qui lui appartient , et le mérite
d'avoir recommandé l'investigation des causes. Il a cité Bacon
et ne la pas résumé. L'article de l'Encyclopédie n'est presque
que la répétition de l'ouvrage de Deleyre, avec l'intercalation
d'un grand nombre de passages de Bacon. Les préfaces, les
commentaires et les notes dont Lasalle a accompagné sa tra-
duction , expriment plutôt les idées particulières du traduc-
teur que la pensée de son modèle, pensée que souvent il a mal
saisie, que souvent il a même supprimée, altérée à dessein.
Deluc a dénoncé avec vigueur ces altérations dans un écrit
publié en 1 800 sous le titre de Bacon tel quil est , etc. Des
fragments extraits des œuvres de Bacon ont été publiés, en
anglais , par Shavv , et traduits en français par Mary Du
Moulin (1765, in-12). Un précis publié à Paris (en 2 vol.in-8",
1797) , sous le titre d' OEuvres philosophiques et morales du
chancelier Bacon , est vague, manque d'ordre et de profon-
deur. Le résumé de Temiemann dans son histoire de la philo-
sophie (t. X, p. 7 et suiv.] est le tableau le plus fidèle et le
plus impartial que nous ayons rencontré jusqu'à ce jour.
i^L l'abbé Émery a réuni les pensées de Bacon en faveur du
christianisme. Ulrich ( Jean-Henri-Francois) a publié à Berlin,
en 17 60, sur la philosophie de Bacon , un ouvrage qui ne nous
est point connu.
92 HIST. COMP. DES SYST. Dli PHIL.
NOTE D.
Dans une lettre à Bacon (rapportée dans les œuvres de celui-
ci et déjà citée) , Thomas Mathew raconte qu'un M. Richard
\V hite lui avait dit que Galilée avait répondu au discours de
Bacon sur les marées; or, cet écrit ne fut publié qu'après
la mort de Bacon. M. Macvey Napier est donc fondé à suppo-
ser que le discours avait été communiqué en manuscrit à Gali-
lée par Bacon , probablement pour avoir son avis.
NOTE E.
Un article publié il y a quelques années dans le Quarterly
Review (n" XXXIII , p. 5o) , et dans lequel on avait contesté
les succès obtenus par l'influence qu'avaient exercée les écrits
de Bacon dans le siècle où ils parurent , a donné lieu à une dis-
sertation aussi savante que judicieuse, publiée dans lesTransac-
tions de la Société royale d'Edimbourg, par M. Macvey Napier,
sous le titre de Remarks illuslrative 0/ the scope and influence
of the ph'Uosophical wrilings of lord Bacon, 1818. Nous
aimons à exprimer ici notre reconnaissance pour l'auteur de
cette dissertation. Nous lui sommes redevable d'avoir été
éclairé sur l'erreur où nous étions nous-méme, ayant cru,
trop légèrement aussi, que les écrits de Bacon n'avaient pas re-
cueilli, de son temps, toute l'estime qui leur était due. Nous
avons emprunté à cette dissertation beaucoup de faits et de
citations qui nous ont paru du plus grand intérêt.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XT. 93
CHAPITRE XI.
La philosophie associée, en France, aux méthodes et aux progrès
des sciences physiques.
Gassendi et son école. — Derodon. — Duhamel. — Mariotle.
Placée entre l'Italie et l'Angleterre , la France
recueillit à la fois les enseignements qu'offraient
et les exemples de Galilée et les préceptes de
Bacon. En France aussi , en France surtout , le
rapide essor que prirent les sciences positives
éveilla la philosophie , l'éclaira sur ses vraies des-
tinées , la ramena dans de plus utiles directions.
L'illustre Peiresc , que Bayle a si justement nom-
mé le procureur général de la liilératuref avait, dès sa
jeunesse, parcouru trois ans l'Italie, s'y était mis
en relation avec les savants les plus distingués.
Admirateur, ami, correspondant de Galilée, il
le soigna dans sa captivité , il plaida sa cause , il
employa tout son crédit à Rome pour sa défense ;
il s'associa aux découvertes astronomiques de
Galilée par ses propres travaux , et mérita d'être
appelé le premier astronome français. « Il admi-
»rait, nous dit Gassendi , le génie, il approuvait
»le plan du grand chancelier d'Angleterre, et,
«dans les nioiuos vues , tendait à procurer, par la
QU inST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» voie des observations , de plus saines et plus
«justes notions des objets naturels que celles qui
» sont communément reçues (1). » Son infatigable
activité, ses recherches aussi étendues que variées,
embrassaient à la fois l'histoire naturelle , la
physique , la numismatique , l'archéologie ; son
inépuisable libéralité , inouïe chez un simple
particuF-jr, et qu'aucun souverain peut-être n'a
même égalée , encourageait et secondait de toutes
parts les investigations scientifiques. C'est à ses
efforts que l'on doit essentiellement rapporter la
nouvelle direction que ces investigations prirent
en France , et qui se manifesta pour recueillir ,
multiplier, comparer les observations dans tous
les genres.
Ami et collaborateur de Peiresc , Gassendi con-
tribua plus qu'aucun savant de cette époque à
seconder ses vues , à réaliser ses désirs , et devint
véritablement en France le père de la philosophie
expérimentale. En Gassendi se réunissent à la fois
les émanations du génie de Galilée et de celui de Ba-
con. Lié avec le premier par un commerce assidu,
il répète et continue ses observations ; méditant
les écrits du second , il en signale à la France, à
l'Europe, l'éminent mérite (2). S'il n'est pas i'é-
(1) V. la vie de Peiresc par Gassendi.
(2) Gassendi, Logica, I. I, c. X; 1. Il, c. YI, t. l*"" de ses œuvres,
p. 62 à 86.
THILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XI. 95
mule de tous deux , il est du moins leur commun
disciple.
C'est donc par erreur que Montucla (1) et d'A-
lembert (2) ont supposé que les écrits de Bacon
avaient été à peu près ignorés en France, n'y
avaient produit dans le temps aucun effet salu-
taire, et que, sur l'autorité de ces deux écrivains,
on a établi ensuite, comme un fait incontestable,
que les écrits de Bacon n'ont été connus et leur
mérite apprécié, en France, qu'après la publication
de l'Encyclopédie. Bayle nous apprend que le traité
De aiujmeniis scieniïurum fut réimprimé en France
dès 1624, un an après sa première publication en
Angleterre, et que cet ouvrage obtint alors les
éloges les plus marqués de la part des écrivains
fiançais. Il ajoute qu'en peu de temps plusieurs
éditions des écrits moraux et politiques de l'il-
lustre auteur devinrent aussi nécessaires en
France. Pour satisfaire à l'empressement du
public, Pierre d'Amboise traduisit lui-même en
français, en IGol , V Histoire naturelle de Bacon et
la iSouvelle Atlantide , et signala les droits de Bacon
à l'attention de son siècle. Nous verrons bientôt
quelle estime Descartes a professée pour lui, même
en s'écartant de la direction qu'il avait ouverte, et
la reconnaissance que lui a témoignée Duhamel en
(1) Préface de V Histoire des tiiullie'maliques.
(2) Discours préliminaire de TEncyclopédie.
90 mST. COMP. DES SYST. DE PIÎfL,
suivant cette direction. L'abbé Gallois , dans le
Journal des savants de l'année 1666 , considérait
« le grand chancelier comme l'un de ceux qui ont
» le plus contribué à l'avancement des sciences. »
Le disciple de Gassendi , Sorbière , dans son
Voyage en Angleterre, va plus loin encore; il dé-
clare que « ce grand homme est sans doute celui
«qui a le plus puissamment favorisé les intérêts
»de la physique et excité le monde à faire des
» expériences. » L'illustre mathématicien Fermât
citait souvent le nom de Bacon avec un juste
respect.
A l'époque où Gassendi fut appelé à Paris pour
enseigner les mathématiques, commençaient à se
former ces réunions de savants, qui devinrent
phis tard le berceau de l'Académie des sciences.
Là, on apportait en commun les observations et
les expériences qu'on avait faites par soi-même, et
celles dont on avait recueilli les résultats par la
correspondance. Là, siégeaient précisément les
hommes dont les témoignages en l'honneur de Ba-
con nous ont été conservés , tels que Gassendi, le
P. Mersenne , Sorbière qui en était le secrétaire.
Duhamel, le premier secrétaire de l'Académie des
sciences à son origine , fut aussi un admirateur
de Bacon. 11 est donc permis de présumer que les
vues proposées par l'auteur du iYoyîfm organum sur
les avantages que peuvent oifrir ces associations
scientifiques pour l'agglomération des faits et la
fructueuse np|)1ication des méthodes expérimen-
pnirosornir. modernt. ctiap. \i. 97
taies ne fureuL point sans quelque influence, au
moins indirecte, sur la naissance de cette illustre
réunion destinée à produire des fruits si abon-
dants.
Le P. Mersenne, il est vrai, apporte plusieurs
restrictions à l'éloge qu'il fait du chancelier d'An-
gletî^ri'e. 11 ajoute même que « plusieurs n'out pas
» fait état de son livre du Pnxjrùs des sciences, d'au-
» tant qu'il se trompe en plusieurs choses. » Mais,
loin que le P. Mersenne lui fasse un reproche
d'avoir proposé la nouvelle manière de procéder
dans l'interprétation de la nature, c'est précisé-
ment ce qu'il approuve , ce qu'il adopte ; il se
plaint de ce que Bacon n'a pas lui-même porté
assez de soin et d'étendue dans ses propres expé-
riences, de ce qu'il a négligé de consulter les
hommes savants des divers pays(l]. Du reste, on
voit que le P. Mersenne , qui servait lui-même de
centre aux communications des principaux sa-
vants de l'Europe , avait lu avec attention les
écrits de Bacon et les supposait conims du public
français.
Le P. Mersenne rapporte les critiques d'un
théologien catholique sur quelques passages de
Bacon ; elles ont principalement pour objet des
expressions qui pouvaient j^u'aître n'être jxis
assez respectueuses pour l'Église romaine, ou
(I) De la cerliliulc (1rs sciences, i. 1, c. 10, p, ^00, 20f).
II. 7
98 HTST. COMP. r>F.S s Y ST. DE PHIL.
conduire à quelques doutes sur ses dogmes (1).
Le P. Rapin met Bacon à côté de Galilée. Gali-
lée est, à ses yeux, le père de la philosophie mo-
derne ; il trouve beaucoup de rapports entre la
méthode de Galilée et celle des platoniciens.
« Bacon , dit-il , est un esprit vague qui n'appro-
» fondit rien ; sa trop grande capacité l'empêche
» d'être exact. » Il ajoute : « La plupart de ses sen-
«liments sont plutôt des ouvertures à méditer que
» des maximes à suivre. » Et plus loin il appelle
Bacon « le plus subtil des modernes (â). » Juge-
ments que sans doute nous ne saurions ratifier ,
mais qui nous attestent du moins à quel rang
élevé était placé en France l'auteur du Novum
onjamim , même par les sectateurs les plus fidèles
qui restaient encore attachés à la philosophie des
anciens et à l'enseignement de l'école.
Au milieu de ce mouvement des esprits ,
qui commençait en France la régénération des
sciences positives, Gassendi occupe le premier
rang, non par l'importance des découvertes, mais
par l'antériorité et l'universalité de ses travaux ,
comme aussi par l'influence que lui assuraient
ses fonctions dans l'enseignement public. Géo-
mètre comme Descartes, mais de plus astro-
(1) De la cerl'iliide des sciences, 1. 1, c. 16, p. 217.
(2) Réflexions sur la philosophie ancienne et moderne, § 18, p. ai
et 56 —1776.
PIUIOSOPMIE MODERNE. (.HAP. XI. 99
nome, cultivant toutes les branches des sciences
physiques , il ne se borna point à préconiser les
méthodes expérimentales ; il les employa , il les
recommanda par les avantages qu'il en sut reti-
rer. Gassendi possédait en même temps une
vaste érudition ; il puisait avec abondance , avec
choix, dans les trésors de l'antiquité. Enfin, il
cultiva avec ardeur, avec suite, la philosophie, et
spécialement sous les points de vue qui se rap-
portent de plus près à l'origine, à la nature, à la
certitude des connaissances humaines , et à l'art
des méthodes. La réunion de ces trois titres di-
vers, réunion dont on rencontre si peu d'exem-
ples , et dont nous n'en pourrions citer aucun
parmi ses contemporains, donne à sa philosophie
un caractère particulier.
L'excellent esi)rit de Gassendi, en s'emparant
de l'érudition, l'a ramenée à sa destination véri-
table. Ce n'est plus, entre ses mains, cette érudi-
tion servile et presque mécanique qui se bornait
à recueillir les textes, qui se prosternait devant
les paroles des anciens comme devant des décrets
suprêmes , et ne laissait aux modernes que le
travail des commentaires; c'est une érudition
vraiment active, libre, industrieuse, qui compare
les textes, les coordonne, les juge. Les travaux de
l'érudition semblent recevoir de lui une direc-
tion analogue à celle que viennent d'adopter les
sciences physiques par les conseils de Galilée
et de Bacon. Ils sont considérés comme servant
100 HIST. C.OAIP. DES SYST. DE PriTL.
à préparer cette liistoire de l'esprit humain,
dont les pensées des sages, dans les différents
pays et les diirérents siècles, sont les faits princi-
paux.
C'est ici un service éminent rendu par Gas-
sendi, d'avoir enseigné à éclairer l'érudition et la
pliilosophie l'une par l'autre; par-là, il offre en
quelque sorte le passage de la période de l'érudi-
tion à celle de l'indépendance de la pensée ; il
a lié l'une à l'autre; il tient lui-môme à toutes les
deux.
C'est aussi par cette circonstance que Gassendi
se distingue essentiellement de Descartes, deHob-
bes, de Locke, qui, vers le même temps, ou peu
après, concoururent avec lui à la restauration des
sciences philosophiques; ou plutôt, il en résulte
un contraste marquant entre ses travaux et ceux
de ces trois derniers écrivains. La part qu'il a ap-
portée dans cette restauration n'est pas moins es-
sentielle , mais elle est différente. C'est à l'auto-
rité des anciens, au moins autant qu'à l'autorité
de la raison, qu'il a recouru pour combattre la
tyrannie établie dans les écoles.
Nous apprenons de Gassendi lui-même que ,
dès ses jeunes années, la philosophie de l'école ne
put le satisfaire; que la lecture de Louis Vives,
de La Ramée, de Pic de la Mirandole, et surtout
celle de Charron, qu'il appelle mon Charron, le
disposèrent à se former des opinions indépen-
dantes ; il reconnut la légèreté et l'arrogance de
PHILOSOl'lllI. MODEliNE. CHAP. XL 101
ces philosophes dogmatiques qui se glorifient
d'avoir pénétré dans la nature intime des choses.
Chargé d'enseigner la philosophie d'Aristote à
l'Lniversité d'Aix, il eut soin de joindre à l'ex-
plication du texte , sous forme d'appendice , des
critiques qui renversaient entièrement les dog-
mes aristotéliques ; bientôt il publia le premier
livre d'un grand ouvrage qui devait renfermer la
censure complète de cette doctrine (1). Il eut le
courage d'altaquerde front, non-seulement Aris-
tote , mais aussi et surtout le pédantisme qui ,
sous son nom, exerçait encore un pouvoir despo-
tique, et l'on peut apprécier le mérite de ce cou-
rage, lorsqu'on se rappelle que l'année pendant
laquelle parut le second livre de son ouvrage fut
celle-là même qui vit rendre, sur la demande de
la Sorbonne , le célèbre arrêt du parlement de
Paris qui bannit Bérauld, Billon, Clavas, et me-
naça des peines les plus sévères quiconque oserait
s'élever contre les vieux auteurs accrédités p).
Gassendi réclama avec énergie la liberté de pen-
ser comme la première condition des études phi-
losophiques; il s'éleva avec force contre cet abus
de la dispute qui dégradait la science, qui égarait
(1) Exercitatione.<, paradojcicœ advcrsits Aristoleh'os. Le premier li-
vre parut en 162i. I^'auleiir avait alors Irenle-deux ans. L'ouvrage
devait être compos '> de six livres ; mais les deux premiers seulement
ont vu le jour.
(2) De Laiiiiui , Vc varia Arist. finlmui, [>. 310.
102 HIST. COMP. DKS SYST. DE PHIL.
les esprits dans un dédale de subtilités, et con-
sumait le temps à agiter des questions frivoles et
vides de sens (1). Il signala de nombreuses lacu-
nes dans la philosophie péripatéticienne, des su-
perfluités non moins abondantes; il releva ses
erreurs et ses contradictions. 11 reprocha à la
Dialectique d'Aristote d'être entièrement inutile
au progrès des sciences, comme à la connaissance
de la vérité ; il rejeta les prédicaments , et les
catégories , et les règles de la définition , et les
formes du syllogisme , comme autant de concep-
tions oiseuses, arbitraires, défectueuses; il refusa
d'admettre les propositions de vérité éierneUe; il
ne vit qu'une analyse dans la formation de la pro-
position conçue par Aristote comme une combi-
naison dont le verbe être est le lien (2). Il déclara
inaccessible à l'esprit humain cette science, mise
au premier rang par Aristote , qui pénètre dans
la nature même des choses, qui se déduit, par la
démonstration , d'une cause nécessaire. Prélu-
dant déjà aux opinions qu'il développa plus
tard, il ne consentit à admettre dans la science
humaine que des connaissances expérimentales.
Empruntant même, pour combattre les péripaté-
ticieiis, le langage des idéalistes et des scepti-
ques, il essaya d'établir que nous ne connaissons
(1) Exercitallones paradoxlcœ, elc.,\. I, cxcrnl 2.
(2) IIM., 1. II , exercit l.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XL 103
point ce que les choses sont réellement en elles-
mêmes , mais seulement les apparences qu'elles
présentent à chacun de nous (1). Il n'épargna
point le caractère personnel d'Aristote; il éleva
des doutes sur l'authenticité des écrits qui lui sont
attribués. Il se proposait d'étendre ses censures
sur toutes les parties de la physique d'Aristote,
de sa métaphysique, de sa morale ; il avait même
préparé tout l'ensemble de ce travail, mais il n'en
publia que les deux premiers livres. Les Recherches
péripatéticiennes de F. Patricius tombèrent dans
ses mains ; il pensa qu'il ne pourrait que repro-
duire les mêmes observations que ce savant avait
déjà mises au jour d'une manière à peu près com-
plète ; il eut aussi le bon esprit et la bonne foi de
reconnaître qu'il s'était laissé aller à d'extrêmes
exagérations et à une partialité trop marquée
dans ces premiers essais de sa jeunesse. Plus tard,
il se rapprocha d'Aristote en beaucoup de cho-
ses, comme nous allons bientôt le voir. A peine,
au reste , eut-il élevé la voix contre le suprême
dominateur des écoles, qu'il fut, comme on le
pense bien , assailli par des adversaires plus ar-
dents que capables (A).
Maintenant , Gassendi va-t-il s'asseoir lui-même
sur le trône d'où il a précipité le fondateur du Ly-
cée ? Va-t-il proposer ses propres doctrines au lieu
(1) Exercitationes paradoxicœ, clc, 1.11, c.rercit. 0.
IQU UIST. COMI'. JJES SVST. DE Pllir,.
de celles d'Aristote ? Le modeste Gassendi n'a
t,Mrde d'aspirer à un tel triomphe. C'est dans l'an-
tiquité môme qu'il va chercher des rivaux au do-
minateur des écoles. Pourquoi n'est-ce donc pas
Platon qu'il suscite contre lui, Platon, ce rival
qui lui fut opposé dans tous les siècles? Pourquoi
Gassendi va-t-il chercher cet Épicure presque ou-
blié , ou plutôt flétri , cet Épicure sur lequel les
philosophes romains, les pères de l'Église , à leur
suite tant d'autres imitateurs aveugles, avaient
accumulé les accusations les plus graves? Gom-
ment se fait-il que, revêtu des fonctions ecclé-
siastiques, théologien orthodoxe, chrétien d'une
piété exemplaire, le chanoine de Digne ose le
premier, avec un tranquille courage, s'ériger
en apologiste de celui qu'on signala comme un
athée , comme le destructeur de la morale , et en-
tre|)rendre de le réhabiliter contre des arrêts qui
semblaient sans appel? C'est ici que se découvre
l'influence que l'étude des sciences physiques avait
exercée sur l'esprit de Gassendi. En recherchant
quels avaient pu être, dans l'antiquité, l'état et
la marche de ces mêmes sciences, il lui fut aisé de
reconnaître combien peu les platoniciens avaient
contribué à leurs progrès, combien , au contraire,
elles avaient été redevables d'abord aux éléatiques
physiciens, ensuite à Épicure et à son école, qui
seuls avaient essayé de réduire les phénomènes à
des lois tirées de la nature môme, et à y porter le
flambeau de l'observation. Conduit^, d'ailleurs, à
niILOSOlMIlE MODElîMi. CHAP. \I. 105
reco;uiaître l'existence du vide et à admettre l'hy-
pothèse des atomes , Gassendi retrouve précisé-
ment dans Épicure ces deux conceptions fonda-
mentales. Opposer Épicure à Aristote, c'est, pour
Gassendi, opposer, dans l'interprétation de la na-
ture, l'expérience à la spéculation , rétablir la vraie
physique dans le rang que la métaphysique avait
usurpé. Mais Épicure a étendu aussi ses considé-
rations sur la nature de l'homme ; il a traité l'é-
tude de l'homme dans le môme esprit que celle
de l'univers extérieur. Il s'est créé une logique
fondée sur cette psychologie expérimentale ;
Gassendi le suivra dans ce nouvel ordre de re-
cherches. Deux soins occupent alors Gassendi :
d'abord, il veut reproduire dans un tableau ri-
goureusement fidèle cet Éoicure tant méconnu
et condamné sur la foi d'autrui; ensuite, après
avoir par cela seul justifié Épicure d'une partie
des reproches qui lui étaient faits , il le désa-
voue , le combat , le réforme dans les erreurs
qu'il reconnaît avoir donné lieu à des reproches
légitimes. Les écrits d'Épicure ne sont point par-
venus jusqu'à nous; mais Gassendi recherche,
met en ordre tous les passages épars cités par
Diogène Laërce , Cicéron , Sénèque , et ce qui a
pu se conserver aussi dans les traditions des secta-
teurs de ce philosophe , qui , comme Métrodore ,
llermachus, Colotès, ont été signalés comme ayant
conservé ses doctrines dans leur intégrité. 11
complète par Lucrèce ce vaste tableau , et pour
106 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
la première fois Épicure apparaît aux regards des
modernes avec un corps de philosophie complet ,
régulier , lié dans ses parties. Aucun philosophe
de l'antiquité n'a été, jusqu'à ce jour, l'objet d'une
restauration aussi complète, opérée avec tant d'art
et de soins. Mais il importe à Gassendi de ne pas
accréditer et favoriser celles des opinions d'Épi-
cure qui peuvent être contraires à la saine philo-
sophie et surtout aux vérités religieuses ; il mon-
tre qu'elles ne sont point inhérentes au corps
mêmfe de la doctrine ; il les en sépare. Il réfute
les doutes élevés par les épicuriens sur l'immor-
talité de l'âme , rectifie les fausses notions qu'ils
avaient conçues de la Divinité , justifie la Provi-
dence (1). Épicure, en renaissant, renaît épuré.
Gassendi, cependant, n'a point donné aux vues
d' Épicure une préférence exclusive ; il est loin
surtout de vouloir l'imposer aux autres. Il n'a-
borde aucun sujet sans avoir rassemblé , résumé ,
mis en regard les opinions des principaux philo-
sophes de l'antiquité, avec une impartialité scru-
puleuse ; genre de parallèle dont Aristote avait
jadis donné souvent l'exemple , qui excite la cu-
riosité, étend les idées, exerce le jugement, et fait
envisager la question sous toutes ses faces. Trop
souvent-Gassendi paraît supposer qu'il ne s'agit
(1) Philosophiœ- Epicuri syntacjma. — Phijs'ca. — Animadvcrs. in
Diog, Laer., c. 1 , 2, 3, 5, elc.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XI. 107
que de prononcer entre ces opinions diverses ;
quelquefois on lui reprocherait de laisser étouffer
ses propres idées sous le poids des citations em-
pruntées aux anciens ; souvent aussi on serait
porté à croire qu'il a voulu se borner au simple
rôle d'historien , exposer plutôt que choisir. Mais
ces rapprochements n'en sont pas moine comme
autant de matériaux précieux pour l'histoire de
l'esprit humain. Celui qu'il a mis en tète de son
Sijniagma philosoplncum peut leur servir de lien
commun ; c'est un tableau sommaire et rapide de
l'histoire de la philosophie et de la classification
des sectes. Celui qui compose le premier volume
de la logique offre une histoire abrégée et fort
exacte des principaux systèmes anciens et mo-
dernes sur les opérations de l'esprit humain et les
méthodes propres à les diriger, depuis Platon jus-
qu'à Bacon et Descartes.
Cette manière de considérer les doctrines
produites aux divers âges comme une sorte d'ex-
périence comparative, et de montrer quelle a
été la marche de l'esprit humain dans la recher-
che de la vérité , peut enlever sans doute à beau-
coup de systèmes modernes leur titre à la nou-
veauté; mais, en circonscrivant le territoire laissé
à l'esprit d'invention , elle tend à lui donner une
direction plus sûre vers le but réel de ses efforts.
Gassendi, en cela, a réalisé en partie un vœu
plusieurs fois exprimé par Bacon. Ce n'est pas la
seule sympathie qui l'unisse à l'illustre chancelier
108 lUST. COMP. DES SYST. DE PlllL.
d'Angleterre. Si notre modeste Gassendi ne riva-
lise point avec Bacon dans ces vues fécondes ,
vastes , remplies d'avenir , qui à chaque instant
se produisent chez celui-ci, au travers des nuages,
en expressions si rapides ; s'il ne s'environne
point , comme celui-ci , de la pompe du langage ,
s'il ne paraît point investi de l'autorité des ora-
cles, du moins professe-t-il en beaucoup de choses
les maximes de Bacon ; il les expose avec plus de
clarté , les développe avec plus de soin , les recti-
fie quelquefois , et surtout en fait lui-même une
application fort étendue. Ce qui, chez Bacon, se
fait entendre comme un appel , comme un com-
mandement même, si l'on veut, et presque comme
une prophétie , est souvent chez Gassendi une
exécution déjà réalisée. Géomètre , astronome ,
physicien , érudit, il réunissait quatre conditions
qui avaient manqué au chancelier de Verulam ;
enseignant les mêmes principes , il les a surtout
enseignés par son exemple (B).
Gassendi, en classant les diverses branches des
connaissances humaines , les a réunies en un
seul corps , en a formé un système général sous
le titre de philosophie. Adoptant la division fon-
damentale proposée dans l'origine par Platon ,
Aristote et les stoïciens , qui partagent la philo-
sophie en contemplative et active, mais y joi-
gnant une nouvelle distinction introduite plus
tard par les platoniciens , les péripatéticicns , et
employée par Épicure, il place en tête de ces deux
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XI. 109
grandes classes la logique, comme renfermant les
directions qui doivent présider à l'une et à l'autre.
« La philosophie , dit-il , est la recherche du vrai
«et de l'honnête (1); de là son partage naturel
» en science et en art , en théorie et en pratique. »
Gassendi donne le nom de physique au premier
ordre de recherches, excluant ainsi la métaphy-
sique, du moins nominalement; car, dans la
première section de sa physique, il comprend
un grand nombre de considérations sur le sys-
tème général de l'univers, sur les principes des
choses, sur la théorie des causes, qui sont envi-
sagées par d'autres philosophes comme formant
une partie de la métaphysique. La psychologie
aussi est comprise par lui dans les sous-divisions
de la troisième section de sa physique , laquelle
traite des êtres vivants qui habitent le globe ter-
restre. Il a restreint la seconde partie à la mo-
rale, en tant qu'elle prescrit les règles des mœurs
et montre la route qui conduit à la félicité (2).
Parmi les imperfections qu'on peut reprocher à
ce plan , on est frappé de celle qui n'assigne à la
connaissance de nous-mêmes qu'un rang subor-
donné, que le dernier rang, à la suite des connais-
sances qui embrassent la nature entière et son
auteur. On s'étonne de voir Gassendi séparer
la logique et la morale, en les portant aux deux
*
(1) Syntagmaphilosophiciim, Hl>er proœmiaVts, c. 1.
,;«) lOiiL, ibhl., c IX.
110 insr. coMP. DES svsi. ni: phti,.
extrémités opposées du système , et placer la lo-
gique longtemps avant la psychologie , dont elle
ne doit être qu'une application.
En comprenant la psychologie dans la physi-
que, Gassendi a suffisament annoncé qu'il enten-
dait traiter la première comme une science expé-
rimentale; c'est en effet sous ce point de vue
qu'il l'a envisagée. Après avoir étudié les corps
dans l'échelle progressive qui se déploie depuis la
matière encore brute et inerte jusqu'au plus haut
degré de l'organisation, il arrive aux phénomènes
de la vie , à ceux de la sensibilité, à ceux de l'in-
telligence ; ri essaie de les caractériser ; mais
ici ses observations sont, à beaucoup d'égards,
inexactes, incomplètes, incertaines. Trop souvent
il cède à- ce malheureux penchant, commun à tant
de philosophes, d'expliquer les mystérieuses opé-
rations de l'intelligence par des comparaisons
tirées des agents matériels , et de transformer
ces suppositions en réalités ; trop souvent il se
montre préoccupé de ces mêmes traditions de
l'école qu'il avait autrefois combattues avec
tant de vivacité. C'est ainsi qu'il admet, même
sans la discuter, l'hypothèse qui explique le
phénomène de la sensation par la transmission
de certaines espèces impresses, émanées des ob-
jets (i); c'est ainsi qu'il paraît admettre en-
(1) Phifiica, }ca. 3, memhr. pnxt.. !. V!, c. 1, -2.
PHILOSOPHIE MODERNE. CTTVP. XL 111
core l'hypothèse qui compose l'àme de deux par-
ties, l'une irraisonnable et matérielle, l'autre rai-
sonnable et spirituelle. C'est à la première qu'il
attribue la sensation (1); il semble placer dans
l'organe même la sensibilité, non-seulement celle
qui consiste à recevoir l'impression de l'objet,
mais celle qui consiste à percevoir. Il n'a pas
réussi à se former une idée plus nette de l'ima-
gination ou fantaisie: cette faculté, commune,
suivant lui, à l'homme et aux animaux, est, dit-il,
une faculté connaissante intime (2) ; elle ne se dis-
tingue point, à ses yeux, de ce que les péripatéti-
ciens appelaient Vappréheînfion simple, c'est-à-ilire
la perception : c'est l'action de l'entendement qui
se termine à l'image de la chose pensée (3). Gas-
sendi, en essayant de la séparer de la sensation
proprement dite, n'introduit entre elles que des
distinctions assez vagues: il ne réussit pas mieux
à la séparer de la mérnoire, qu'il considère connue
le trésor des espèces ('i), et dans laquelle il n'a pas su
démêler les conditions qui, relativement à la re-
connaissance du passé, en tant que passé, ont un
caractère si essentiellement intellectuel. Du moins.
(1) Physiea, sect. 3. membr. post.. 1. 111, e. 4.
(2) Il>id., 1. Ylll.o. i, % i.
(3) IitsiUtttèo hiiiea, pars 1, pnefaiio.
(4) Physica, sect. 3, memàr. fosl.. I VI, o, 3; I. IX, (•. i.
112 HTST. COMP. DES SYST. DK PIIIL.
loin de confondre l'entendement avec la sensation
et rimaginalion, Gassendi a eu soin d'introduire
ici la distinction la plus expresse et la plus positive;
lia proclamé, comme les platoniciens, le grand con-
traste de l'entendement et des sens. Nous devons
d'autant plus signaler ce trait caractéristique de
sa philosophie, qu'il semble avoir été presque mé-
connu. Il a aussi rapporté les opérations de l'en-
tendement à un principe entièrement incorporel,
avec un soin qu'aucun spiritualiste certainement
n\i surpassé. C'est des fonctions mêmes de l'en-
tendement qu'il a tiré les preuves de la spiritua-
lité de son principe. « L'entendement conçoit des
«notions alDstraites que l'imagination ne saurait
»se représenter; l'entendement se connaît hii-
» même; il connaît ses propres fonctions; il géné-
«ralise et s'élève jusqu'aux notions universelles;
»il s'élève jusqu'aux êtres d'une nature incorpo-
» relie; il reconnaît ce qui est honnête, en le dis-
» tinguantde la volupté sensuelle; enfin, il rassem-
»ble, dans le point de vue de l'unité, ce qui dans
»la nature matérielle ne s'offre que divisé.» Tels
sont les six motifs principaux sur lesquels Gas-
sendi fonde tout ensemble la distinction de ren-
dement et des sens, et la démonstration du prin-
cipe incorporel qui constitue le premier. Il réduit
ensuite à trois opérations principales les fonctions
de l'entendement : celle qui consiste à abstraire;
la réflexion, par laquelle l'esprit s'étudie lui-
même; le raisonnement, par lequel il parvient à
PHILOSOPHIE MODEREE. CHAP. XI. 113
la connaissance des choses qui ne se manifestent
point aux sens (1).
Nous apercevons ici une première différence es-
• sentielle et fondamentale qui distingue la philoso-
phie de Gassendi de celle de Hobbes, avec laquelle
on l'a si souvent et si mal à propos confondue (G),
avec laquelle, de nos jours encore, on continue de
la confondre, faute d'avoir donné aux vraies doc-
trines du chanoine de Digne une attention suffi-
sante. Il y a entre eux toute la distance qui sé-
pare le spiritualisme du système qui réduit les
opérations de la pensée à un mécanisme orga-
nique. En signalant dans l'entendement la faculté
de réflexion et l'ordre de connaissance qui lui
est propre , Gassendi a ouvert la voie à Locke ,
et c'est ici que se découvre entre eux un trait
de sympathie qui n'a pas été remarqué. Malheu-
reusement Gassendi a négligé de développer un
point de vue aussi important , et il en est résulté
dans sa psychologie une lacune considérable, qui
affecte d'un vice radical sa philosophie tout en-
tière.
Gassendi , comme on voit , a expressément re-
connu la faculté de réflexion , celle qui consiste
dans le témoignage intime que l'àme se rend à
elle-même; il l'a reconnue comme une source
réelle de connaissance ; il l'a reconnue sous le
(I) P//i/s...s.vt.H!, I. IX, r. I, -2, 'à, o.
11.
114 niST. COMP. DES SYST. DE PIIIL.
1101)1 môme de réflexion; il y revient plus d'une
fois.
Gassendi a adopté dans toute sa rigueur la
maxime d'Aristote et d'Épicure , qui a assimilé
l'àme à une table rase, et qui fait dériver exclusi-
vement des sens toutes les idées. L'idée, pour lui,
c'est l'image. « Toute idée , dit-il , passe par les
» sens ou est formée de celles qui passent par les
» sens. » Il semblerait ici ne plus tenir aucun
compte de cette réflexion qui , d'après les prin-
cipes de Gassendi lui-même, doit cependant être
la source de toutes les idées qui se réfèrent aux
phénomènes moraux ou intellectuels ; on dirait
qu'infidèle à ses propres maximes, il ne sait plus
concevoir d'autres notions que celles qui sont
obtenues par l'élaboration des images sensibles.
Pour le mettre d'accord avec lui-même , il faut
supposer qu'il considère les images sensibles
comme l'occasion des idées que l'esprit se forme
de ses propres opérations , parce qu'elles sont en
effet la première matière sur laquelle s'exercent ces
opérations elles-mêmes. « Toute idée qui passe par
«les sens est particulière; c'est l'esprit ensuite
» qui les généralise à l'aide des comparaisons ;
» tantôt il les groupe en espèces, en genres, en
» les réunissant d'après les analogies ; tantôt il les
» décompose par l'abstraction , d'après les diffé-
» renées qui les séparent (1). « De là cette vue re-
(4) Insiiiiit, logica, pursl; prœfaiio, can. 2, 3, i, 5.
PHILOSOPIITE MODERNE. CITAP. XI. 115
marquable par laquelle Gassendi conseille de dis-
tribuer nos idées en arbres généalogiques propres
à marquer tous les degrés de transformation
par lesquels les comparaisons successives les
ont fait passer, depuis les éléments les plus spé-
ciaux jusqu'au sommet des plus hautes généra-
lités ; vue dont l'exécution serait sans doute l'un
des plus beaux présents qu'on pût faire à la phi-
losophie. Il a voulu lui-même eu donner quelques
exemples ; mais il n'a pas été aussi heureux dans
cet essai que dans la conception qu'il en avait
eue (1). Il a eu le tort de consulter Porphyre plu-
tôt que ses propres principes. D'autres idées en-
core sont formées de ces premiers éléments, ou
par voie de composition, comme celle dliomîcide,
ou par voie d'augmentation ou de diminution,
comme celle d'un géant, d'un nain, ou par voie de
translation, comme celle d'une ville que nous n'a-
vons pas visitée, d'après celles que nous avons
vues. Considérant toujours l'idée comme Fimage
ou la représentation de l'objet réel, Gassendi fait
consister la perfection de l'idée particulière à re-
présenter le plus fidèlement possible toutes les
parties et toutes les circonstances de cet objet ,
et la perfection de l'idée générale à représen-
ter d'une manière plus complète et plus pure
ce qui est commun aux individus. 11 recom-
1) histilu!. lûfj'tca, pars 1; pncfalio, eau. G.
116 HIST. COMP. DES SVST. DE PHTE.
mande donc de prendre garde que la précipita-
tion, l'inattention, les passions, les habitudes, les
préjugés , le respect aveugle pour l'autorité , les
équivoques du langage, n'altèrent l'exactitude
de ces représentations (1).
Gassendi a rejeté et réfuté le vieil axiome
d'après lequel il n'y aurait de vraie science que
celle des choses universelles, nécessaires; il éta-
blit qu'il y a aussi pour les objets singuliers et
contingents une science réelle , positive , cer-
taine (2) ; il a reconnu et caractérisé les jugements
de fait qui se rapportent à l'existence des cho-
ses ; il les a distingués des propositions simple-
ment logiques (3) , et toutefois, lorsqu'il vient à
définir la proposition, il ne sait y découvrir, avec
les péripatéticiens, que l'accord de l'attribut avec
son sujet (4). Aussi, la réalité de nos connaissan-
ces est-elle par lui constamment supposée , sans
jamais être sérieusement examinée, ni résolue.
11 fait reposer la certitude sur l'évidence ; mais,
quoique géomètre, il n'a pas su déterminer le
vrai caractère de la probabilité ; il n'y a vu qu'un
mélange de lumière et d'obscurité (5). lia manqué
ainsi l'occasion d'établir une théorie importante
qui s'offrait naturellement à lui.
(1) Instit. logica, pars!, can. 7 à 17.
, (2) Physic, seci. 3, memhr. post., i. IX, c. 3, 5.
(3) Logica, l. 11, c. 1. — hisl'U. logica, purs 2, can. 1.
(4) Inslit. logica, pars'î, can. 2 à 12.
^O' IbuL, pars 2, can, 13 et 14,
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XL 117
Quoique Gassendi fasse découler des sens la
source des connaissances humaines, il est loin de
refuser ni un caractère légitime, ni une précieuse
fécondité aux axiomes généraux, nécessaires, évi-
dents par eux-mêmes , et c'est un troisième trait
qui le distingue essentiellement de Hobbes. Mais
comment concilier la valeur de ces axiomes avec
l'hypothèse qui fait dériver des sens toutes nos
idées? Gassendi reconnaît que ces axiomes géné-
raux, du moment où ils sont entendus, sont reçus,
approuvés, comme étant clairement et évidem-
ment vrais, certains, incontestables et indémon-
trables. Mais il ne consent pas à admettre qu'ils
soient innés, ou que nous les connaissions natu-
rellement. Au lieu de les expliquer par la seule
lumière de l'intuition, il suppose que nous ne
retrouvons en eux que le résultat généralisé d'une
expérience antérieure, tellement que nous ne re-
cevions une proposition universelle qu'après l'a-
voir trouvée vraie dans tous les cas particuliers.
Si nous raisonnons quelquefois des vérités gé-
nérales aux vérités singulières, il faut, suivant
lui, avoir commencé d'abord par celles-ci, pour
en inférer celles-là (1). Il ne s'aperçoit pas de la
contradiction oii le jette cette explication préten-
due. Du reste, suivant en cela l'exemple de Ba-
con , il juge même utile de posséder comme une
(Il PUifi'ic., sect. !>; mcinbr. po^l , 1. !X, c. o.
118 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
sorte de provision de ces axiomes généraux, « pour
»en déduire, dit-il, des démonstrations particu-
» liùres. » Comme Bacon aussi , mais sans être
plus heureux dans le choix de ses exemples, il
essaie de dresser un tableau de quelques-uns de
ces axiomes, et d'indiquer l'emploi qu'on en peut
faire (1).
Gassendi s'est proposé d'observer un juste
milieu entre les dogmatiques et les sceptiques.
« Il y a , dit-il , des vérités inaccessibles à l'esprit
» humain ; il en est qui se présentent d'elles-
» mêmes à lui avec une entière évidence. Le phi-
» losophe doit renoncer à toute poursuite des pre-
» mières; il ne doit point tenter de démontrer les
» secondes ; il doit au contraire les prendre pour
» point de départ ; car il est des vérités de fait et
«des vérités énonciatives que les sceptiques les
» plus obstinés eux-mêmes sont forcés de recon-
» naître , et qu'ils avouent même en exprimant
» leurs doutes. Au nombre des premières est notre
«propre existence, par exemple; au rang des
«secondes, brillent les vérités mathématiques.
» Quant aux vérités inconnues, mais qui peuvent
«être découvertes, l'obstacle qui nous les dérobe
» provient ou de ce qu'elles nous sont cachées par
» leur nature même , ou de ce qu'elles nous sont
» voilées seulement pour le moment. Deux ordres
(1) Instit. logica, pars 2, c;in. ITi ol 10.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XL 119
»de signes servent à lever ces obstacles: l'un
»nous autorise à conclure d'un effet connu à la
» cause qui ne Test pas , parce que ce signe ne
» peut avoir lieu sans que la chose n'existe en effet ;
» l'autre nous autorise à conclure d'après la ren-
» contre même de la cause et de l'effet observés
«déjà dans leur connexion naturelle. Il y a deux
» critériums du vrai , les sens et la raison : le pre-
» mier perçoit le signe; le second saisit le lien qui
» unit le signe à la chose ( 1 ). »
On peut s'étonner de voir le même philosophe,
qui avait critiqué avec tant de sévérité la Dialec-
tique d'Aristote , revenir cependant lui-même au
syllogisme , tel qu'Aristote l'avait conçu , comme
constituant la forme essentielle du raisonnement;
du moins Gassendi a-t-il cherché à en simpHfier
les règles. On est encore plus étonné de voir le
disciple de Bacon faire consister l'art de l'inven-
tion dans la recherche du terme moyen qui doit
unir les deux extrêmes (2) , confondant ainsi l'in-
vestigation de la vérité avec les artifices de l'ar-
gumentation. Par la distinction qu'il établit entre
l'analyse et la synthèse, il se trouve conduit à
placer leur différence en ce que la première pro-
cède en partant du sujet, et la seconde en partant
de l'attribut (o).
(1) Logica, 1. II, c. 1 à 5.
(2) Instil. logica, pars 4, can.
(3) Ibid., pars 4, eau. 2.
120 IlIST. COMP. DliS Sl'ST, DE PHIL.
En faisant connaître Bacon à la France , en si-
gnalant comme une cnlrcprlse héroïque les travaux
de l'auteur du Novum organum , Gassendi a ex-
primé en peu de mots l'esprit de la méthode tra-
cée dans cet ouvrage. Il a vu dans l'induction
le moyen d'atteindre aux vérités naturelles et
d'obtenir une connaissance exacte des choses;
mais il a jugé que cette méthode n'a pas d'em-
ploi hors du domaine des sciences expérimen-
tales ; il fait d'ailleurs remarquer avec raison que
si l'induction de Bacon a le mérite de donner des
idées justes, de former des propositions exactes ,
de conduire avec sécurité l'esprit des faits parti-
culiers aux conséquences générales, c'est ensuite
par un procédé purement logique que, des princi-
pes généraux, l'esprit redescend aux applications
particulières. Il croit même découvrir dans l'in-
duction un syllogisme caché ou abrégé. Inter-
prétant la pensée du chancelier de Yerulam, il
suppose que celui-ci a bien moins réprouvé le
syllogisme en lui-même, que l'abus qui avait été
fait de cet instrument en le composant de propo-
sitions mal déterminées (1). Nous aurions at-
tendu de Gassendi que, développant les vues de
Bacon après les avoir adoptées, il eût tracé les rè-
gles de l'art qui enseigne à observer, à expéri-
menter, à classer les phénomènes, à faire un lé-
(1) Instit.logica, 1. I, c. 10.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XI. 121
gltime emploi des hypothèses ; mais il s'est borné
à nous offrir des préceptes sages, lumineux et
simples , il est vrai , sur les méthodes qui régis-
sent ou l'exposition des vérités, ou l'étude des
connaissances purement spéculatives (1).
Gassendi a été frappé du caractère particulier
qui distingue de toutes les autres les deux gran-
des notions de l'espace et du temps ; il a fait re-
marquer qu'elles ne tombent point dans la dis-
tinction, généralement reçue, de ce qui constitue
l'être entier, la substance et V accident (2) ; il a cher-
ché à déterminer exactement l'une et l'autre (S) ;
il a démontré l'existence du vide [h) et a rassem-
blé avec soin les raisonnements qui peuvent ser-
vir à justifier la philosophie corpusculaire dans
sa supposition fondamentale. 11 présente cette
philosophie si ancienne sous un aspect presque
nouveau ; il la remet en accord avec la théologie
naturelle à laquelle longtemps elle avait paru hos-
tile (5). Comparant entre eux les divers systèmes
proposés par les philosophes sur la grande théo-
rie de la causalité , et s'élevant à de plus hautes
et plus justes vues que celles de Bacon, il rejette
du nombre des causes véritables la matière , la
(1) liistil. lof/ica, pnrs-4, caii. 5 à 14.
(2) Pin/sic, sect. 1, 1. II, c. 1.
(3) Ilnd., 1. II, c. 6, 7.
(4) IlAd., 1. II, c. 3à5.
(5; Jl>id., 1. III.
122 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
forme, la fin. Il reconnaît dans la cause efficiente la
seule qui soit réellement digne d'un semblable
titre ; il voit cette notion de la cause, ainsi rame-
née à son caractère essentiel, se manifester pleine
et entière dans l'auteur de toutes choses (1). La
matière cependant ne lui paraît point absolument
inerte; il croit apercevoir en elle un principe
vivant , une sorte d'agent intérieur auquel il ré-
serve les propriétés des causes secondes (2).
Faute d'avoir assigné aux témoignages de la
conscience intime le rang et l'importance qui
leur appartiennent dans l'origine de nos con-
naissances, Gassendi éprouve un extrême em-
barras lorsqu'il se trouve appelé à déterminer
comment l'esprit humain conçoit l'idée de
Dieu (3), et à fixer les caractères essentiels des
notions morales (Zi). 11 ne peut réussir à trouver
dans l'esprit humain d'autres moyens, pour se
représenter la Divinité, que des analogies tirées
des images sensibles, et à expliquer les notions
morales par un autre principe que celui de l'intérêt
bien entendu. C'est là, sans doute, ce qui doit
nous expliquer en partie l'espèce d'admiration
que Gassendi prodigue trop facilement à Hobbes.
(1) Plvjska, 1. IV,c.'],2, a, 6, 7.
(2) i/)jrf., I.IV, c, 8.
(3) ma, 1. IV, c. 2 et 3.
(-4) Syntagma philos,, \m'< 3; Elhica , 1. I, c. -iel 5; I. 1,
c. 1 , p;.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XI. 123
Gassendi, doué d'une érudition prodigieuse,
manquait de cette originalité qui signale les es-
prits créateurs; habile dans l'exposition comme
dans la critique des idées d'autrui, il était singu-
lièrement modeste et réservé dans la production
de ses propres vues. Il écrivait en latin ; ses ou-
vrages, par leur forme, leur étendue, l'appareil
qui les environnait , ne pouvaient s'adresser
qu'aux savants. A une époque où la philosopliie,
animée par Descartes d'une vie toute nouvelle,
rendue populaire dans ses écrits, excitait l'inté-
rêt et la curiosité dans une classe de lecteurs
étrangère aux savants de profession, les in-folio
de Gassendi occupaient une place honorable dans
les bibliothèques; mais les McdHaiions de Descar-
tes, sa Médiodc, étaient entre les mains de tout
le monde. Bientôt Malebranche et les écrivains de
Port-Royal propagèrent les idées cartésiennes
en leur donnant un nouveau degré d'intérêt, ou
en les ornant d'un nouveau mérite littéraire. Il
y eut cependant des gassendistes, quoique moins
nombreux que les cartésiens; il y eut des gassen-
distes, non-seulement cli^z les savants occupés
de l'étude de la physique, mais chez les gens d'es-
prit, chez les hommes du monde. Molière et Cha- •
pelle vivaient dans un commerce intime avec
Gassendi ; le premier traduisait Lucrèce ; le se-
cond oubliait les plaisirs pour entendre et propa-
ger une philosophie où il pouvait trouver quel-
ques apparences d'indulgence pour sa joyeuse vie.
12^4 IIIST. COAIP. DES SVST. DE PIIIL,
Disciple zélé de Gassendi, le voyageur Bernier
voulut essayer de populariser sous une forme plus
familière la philosophie de son respectable maî-
tre. 11 résuma la philosophie du chanoine de Digne^
i! la traduisit en français, il la dégagea de l'im-
mense appareil d'érudition dont elle s'était entou-
rée ; il y apporta quelques modifications, il y fit
entrer quelques-unes des découvertes postérieu-
res obtenues dans les sciences physiques; il essaya
de la concilier sur quelques points avec le carté-
sianisme (1). Mais cet abrégé formait encore
sept volumes ; la forme doctrinale qui y était ob-
servée donnait peu d'attrait à leur lecture. La
doctrine de Gassendi, dans son ensemble, n'avait
rien d'assez neuf pour faire une vive impression
sur les esprits, etpeut-être, en la dépouillant de ces
parallèles sans cesse répétés entre les opinions des
anciens qui en faisaient une sorte de tableau his-
torique de la philosophie , Bernier lui enleva-t-il
ce qui en faisait le principal prix, ou du moins ce
qui offrait le plus d'intérêt à la curiosité publique.
Walter Charleton transporta en Angleterre la
théorie de Gassendi sur la physique atomisti-
que (2). Henri Majus fit aussi connaître Gas-
(1) Abrogé de la philosophie de Gassendi, Lyon, 1684, 7 vol. in-12.
— Doutes sur quelques-uns des principaux chapitres de ïabrétjé,
Paris, 1G92.
(2) Vhysiolngia Epicuro-Gasscnda charletoniana , etc., Londres,
1684.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XL 125
sendi en Allemagne, en réunissant, dans l'expo-
sition de la physique de Démocrite, les vues du
philosophe français avec celles de Bacon , de
Boyle, etc. (i).
On a rangé aussi parmi les gassendistes David
Derodon, qui, après avoir enseigné à Die, à Oran-
ge, à Nîmes, se réfugia ensuite à Genève, et y con-
tinua de professer la philosophie (D). Il a, en ef-
fet, adopté quelques principes de Gassendi en
physique ; il a établi un appareil de démonstra-
tions pour prouver le vide, mais il déploie un
appareil semblable contre le système de Copernic.
On voit qu'il connaissait Galilée et Descartes,
sans qu'il paraisse toutefois avoir été frappé de
leurs découvertes, ou éclairé par leurs exemples.
A cette époque où la philosophie cherchait à se
produire aux yeux du public, à entrer dans la so-
ciété humaine, Derodon reste enfermé dans l'en-
ceinte des écoles. 11 n'écrit point pour le monde
savant, pour le monde littéraire; c'est pour les
écoles qu'il travaille et qu'il vit; c'est d'elles
seules qu'il aspire à se faire entendre. Les ques-
tions qu'il agite sont celles que les scolastiques
traitaient depuis plusieurs siècles ; il conserve
leur langage, il emploie leur dialectique; en le li-
sant on se retrouve encore avec Avicenne , avec
Averrhoës, avec Scot, avec S. Thomas, avec Hur-
(1) Ucnrkl Maji plujsicn relus, clc, Franorort, 'IG89.
126 IIIST. COMP. DES SYST, DÉ PHILi
tado de Mendoza, avec Suarez, dont il compare et
discute les opinions , avec lesquels il semble
entretenir encore un commerce habituel.
Derodon obtint une grande célébrité sur le
théâtre où il s'était placé. Il acquit la répu-
tation du plus grand dialecticien de son temps.
Ses ouvrages ne sont en quelque sorte qu'une
argumentation continuée. Il est curieux cepen-
dant d'observer comment déjà, au sein de l'é-
cole , un mouvement s'opérait dans les idées ;
comment, captif encore et dans les chaînes des
vieilles traditions, un professeur osait déjà essayer
une sorte d'éclectisme, concevoir, même émettre
quelques vues qui lui fussent propres.
Les principes généraux d'Aristote sont admis
par Derodon comme une autorité incontesta-
ble; les grandes classifications d'Aristote servent
de cadre au professeur. La matière et la forme ,
les quatre causes, la distinction des âmes végé-
tative, sensitive, raisonnable, président à sa phi-
losophie. Cependant il se permet d'élever des
objections contre la théorie d'Aristote sur les
])rédicaments (1), de réfuter ses définitions de
l'universel (2). Il combat , par une suite de
preuves, l'hypothèse des espèces intentionnelles \
il met quelquefois en parallèle avec les doctrines
(1) Davidis Derodon Lûcftca, pars!, ci).
(2) IbaL, pars 2, tract. 'l,c. 2.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XI. 127
d'Ai'islole celles de Platon, celles de Démocrite,
d'Épicure et des autres philosophes de l'antiquité.
Derodon a réussi à composer la logique la plus
étendue, si nous ne nous trompons, qui ait
jamais vu le jour (1 ). Mais, pour la lire et l'enten-
dre, elle exige un esprit très exercé et déjà pré-
paré par une première logique, qui suffirait cer-
tainement et serait même probablement beaucoup
plus utile. Un exemple pourra faire voir com-
ment, en suivant la direction adoptée jusqu'à lui,
Derodon se flattait d'avoir de beaucoup dépassé
le terme auquel s'étaient arrêtés ses devanciers.
La théorie du genre et de resjièce, telle que les
péripatéticiens l'ont professée, a donné lieu à
quelques objections qu'on a appelées la croix des lo-
giciens, parce que la plupart d'entre eux ont fait de
vains efforts pour les résoudre. Dans leur nombre
sont les objections suivautes : « Le genre ne peut
«être défini, puisque la définition doit se former
» par le genre et la différence. — Le genre est un in-
» dividu, car il est un numériquement. - Le genre
» est une espèce, et l'espèce ne peut être un genre;
«l'espèce est donc plus étendue que le genre. —
«L'universel est plus étendu que le genre, puis-
»que le genre n'est qu'un des cinq universaux,
«et cependant le genre a plus d'extension
(1) Eilo compose le pre.iiler volume \\\-i" du ses œuvies impri-
mées à Geuèvc en 1668.
d*28 IHST. GOMP. DES SYST. DE PHIE.
» que l'universel, lequel n'est qu'un genre lui-
» menie, etc., etc. (1). » Le professeur eût pu
s'éviter les longs développements , les subtiles di-
stinctions qu'il a accumulés pour arriver à la so-
lution de ces problèmes, en rappelant les notions
du genre et de l'espèce à leur vrai caractère ; mais
on aperçoit, du moins, qu'il avait entrevu ce ca-
ractère, s'il n'a pas su le décrire avec simplicité.
Derodon a consacré à l'universel (2) , à l'être
réel (3), à l'être de raison (/i), des traités d'une
extrême étendue; il a exposé sur ces trois sujets
des vues particulières, dans lesquelles on aperçoit
un instinct de vérité, mais qui deviennent presque
inintelligibles au milieu des commentaires dont il
les enveloppe, des distinctions, des discussions par
lesquelles il complique encore des questions déjà
si abstruses, et surtout de la langue qu'il emploie
pour les exprimer. Sa définition de l'universel re-
vient à dire que l'universel est ce qu'il y a de sembla-
ble dans des choses diverses (5). « Les choses réel-
» les sont toutes particulières, dit-il; » aussi réfute-
t-il (6) l'hypothèse de Platon sur l'existence des
(1) Loyica, pars 1, tract. II, c. \, art. G, p. 306 ; art. 1, p. 307 et
suiv.
(2) Ibid., tract. 1.
(3) Metaphysica,\n-i'',\Ql\, c. I, art. 2. — Dispiilalio de eule
rcali, in-4°. — 1662.
(i) Melaphys., c. 1, art. 2.
(o) Logica, pars 2, tract. 1, c. 2, § 27.
(6) ll>id.,il>id.,c. VI. §27.
PHILOSOPHIE MODEPiNE. CHAP. M. 129
natures universelles (1); il rejette également l'o-
pinion de ceux qui accordent une existence réelle
aux universaux (E), soit dans les choses, à parie rei,
soit même dans les opérations de l'entendement.
En considérant l'universel comme une idée formée
par l'esprit, qu'il possède en propre comme une
sorte de type, et qu'il contemple en allirmant des
objets une nature semblable (2) , il croit pouvoir
en conclure que l'universel est impossible (3). Il
déclare également qu'on ne peut admettre d'être
déraison, que l'être déraison ne peut être produit
par l'entendement humain, et bien moins encore,
ajoute-t-il_, par Tentendement ou angélique , ou
divin ; qu'il est donc oiseux de rechercher sa défi-
nition , sa division , ses causes et ses propriétés ;
qu'il ne peut même être conçu, parce qu'il est pur
néant, parce que l'esprit ne peut concevoir ce qui
est impossible dans la réalité (li). D'un autre côté,
il accorde le titre de réel, non-seulement, par op-
position , au néant de C existence actuelle, mais à ce
qu'il appelle le pur néant, ou le néant d'absolue
impossibilité (5).
On pourrait reconnaître dans ces propositions
un corollaire de la fidélité avec laquelle Derodon
s'est attaché à la maxime de l'école, qu'il n'y a rien
(1) Logica, pars 2, c. 3, § 1 et suiv.
(2) lliid., ibid., § 7.
(3) Ilnd., ibid., o. 6, in fine.
(4) Metaplvjs., c. I, arl. 2, § 7lJ, Si),
(a) Ibid., ibid., arl. 1, ^'IS, 59.
11. î>
130 IlIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
dans l'enlcndemenl qui nah d'abord été dans les sens,
maxime qu'il reconnaît comme fondamentale
dans le système de nos connaissances (1). Toute-
fois^ elle le gouverne plutôt d'une manière gé-
nérale qu'elle ne se reproduit d'une manière
expresse dans le cours de ses longues et nombreu-
ses argumentations. Au fond, sa doctrine philo-
sophique se rapprocherait aussi, par quelques
résultats, de celle de Gassendi, si l'on en déga-
geait l'appareil inutile dont il l'a entourée.
En cultivant à la fois, comme Gassendi, et les
sciences physiques et les recherches de l'érudi-
tion, quoique dans un degré moins éminent sans
doute, Duhamel (F) appliqua, comme lui, aux
sciences physiques, les méthodes ou les résultats
de ce double ordre d'études; mais il adopta en
philosophie des vues moins absolues et moins
exclusives. On aime à rapprocher les noms de
deux hommes dont la vie a été si laborieuse,
la piété si sincère, la candeur si parfaite, qui
nous retracent l'image des sages de l'antiquité,
supérieurs même peut-être à ces illustres mo-
dèles, dans la modestie et la simplicité de leur
existence; on se félicite de pouvoir préserver leurs
noms de l'oubli où ils seraient exposés à tomber,
aujourd'hui que les gigantesques progrès des
sciences positives ne laissent plus apercevoir les
(1) Loyicu, parsSj tract. 1, c. 4, :irt. 1, p. 730.
PHILOSOPHIE MODERINE. CHAP. XI. 131
vestiges des travaux qui les ont préparés, à moins
qu'ils ne soient marqués par quelque grande
découverte. Duhamel fut le premier secrétaire
de l'Académie des sciences, et Fontenelle a di-
gnement acquitté envers lui la dette de recon-
naissance de cette illustre compagnie. Il se trouva
placé ainsi au centre des travaux qui enrichis-
saient si rapidement alors les sciences physiques,
et lui-même y coopéra avec une infatigable per-
sévérance. Bacon était, à ses yeux, le créateur de
la méthode inductive, le législateur de la philof o-
phie expérimentale (1). 11 adopta la division, que
la philosophie avait reçue de Bacon (2), en trois
branches dont la première a pour objet la nature
des clioses, ou la physique; la seconde, l'homme;
la troisième, la Divinité. 11 traita tour à tour cha-
cune d'elles, quoique plus spécialement et plus
continuellement occupé de la première.
Toutefois , Duhamel n'approuva point la sépa-
ration que Bacon avait voulu introduire entre
cette partie de la philosophie qui touche de plus
près à l'histoire naturelle , qui consiste essen-
tiellement dans la spéculation sur la cause effi-
ciente et matérielle, et celle qui considère les
lois générales et consLantes de l'univers. Ces deux
branches de la science lui semblent étroitement
unies; il juge qu'elles doivent être traitées en-
(1) De meule humnnd ,1 1!1, c. 7. § 3 et 4; c. 8, § i, 4, elc.
(2) Ibid., Ratio operis.
132 iiTST. (;o\ip. nr.s syst. de phil.
semble ; il accorde une préférence sensible à la
seconde, qui lui paraît plus facile, plus sûre, plus
utile. Il veut même réunir la philosophie prati-
que à la philosophie théorique. « Car ces deux par-
» tiesde la philosophie naturelle se prêtent une mu-
» luelle lumière. L'investigation des causes estcon-
» firmée par les expériences; les expériences à leur
» tour sont le plus souvent aveugles et purement
» fortuites, lorsqu'elles ne sont pas dirigées par le
» flambeau des causes; nous devons, en opérant,
» prendre pour règle, ou pour modèle, ce que dans
»nos méditations nous trouvons jouir de la vertu
«de cause (1). »
Cette philosophie expérimentale qui, depuis
Galilée et Bacon , était cultivée avec tant d'ar-
deur, qui avait embrassé tous les règnes de la
nature , tous les éléments , toute l'étendue des
cieux , avait à peine été appliquée à l'étude de
l'âme humaine. Duhamel a entrepris cette appli -
cation. Il s'est proposé de recueillir l'expérience
intérieure que nous obtenons par les observations
faites sur nous-mêmes, sur les fonctions de l'es-
prit, leur nature, leur origine, leurs progrès,
leurs défauts; de rechercher les moyens de guérir
ceux-ci, en prenant pour guides l'expérience et la
raison (2).
Duhamel cependant n'a point répandu sur les
(1 ) De mente humanû, ibid.
(-21 Ibid., 1. I, p. 1 el 2.
PHILOSOPHIE MUDEIINE. CHAP. XI. 133
phénomènes psychologiques les lumières qu'un
tel dessein pouvait faire espérer. Ses vues sont
en général plus sages que neuves. Ce qu'il y a de
particulièrement digne de remarque dans ce phi-
losophe, partisan éclairé des méthodes expéri-
mentales , spécialement adonné aux sciences
physiques, c'est que, loin de concentrer, comme
Gassendi, l'origine de nos idées et de nos con-
naissances dans les sens, il se rapproche beau-
coup, sur cet important sujet, des vues des plato-
niciens, et quelquefois de celles de Descartes (1).
H entend par idée, non le simulacre imprimé
sur les sens , mais l'image des choses que l'àme
conçoit en pensant ('2). D'où il suit, dit-il, qu'il
y a deux choses à considérer dans l'idée, le mode
suivant lequel elle appartient à l'àme et en découle,
et la propriété en vertu de laquelle elle repré-
sente ou montre quelque chose. Duhamel n'hésite
pas à penser que les idées sont en elTet des iniagçs
faites à l'imitation des objets perçus , et que leur
mérite respectif consiste en ce qu'elles repré-
sentent un objet plus noble, ou l'expriment plus
fidèlement. 11 distingue donc l'idée arclicujpe, telle
qu'elle est dans l'esprit de l'artiste pour déter-
miner son ouvrage, et l'idée ecitipe , moulée en
quelque sorte sur l'objet dont elle est comme la
(I) De meult' humanii, 1. I, c. 2, ^ l à l ; 1. H, c. G.
C^; ibid., 1. 1, C 1, ge.
134 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
fipfure ou le signe (1). « Celle-ci n'est pas l'ombre
»de l'objet, elle en est l'effigie même et l'om-
' preinte; elle n'a qu'une même nature avec son
» modèle ; elle en pénètre l'essence intime ; elle
» semble lui être identique : admirable énergie
»de l'esprit humain qui ne se borne pas à re-
» tracer les contours des choses , mais qui les
» saisit ainsi en elles-mêmes (2) ! »
Comment l'idée exprime-t-elle fidèlement l'i-
mage de la chose ? Duhamel convient que la
réponse à cette question est fort ardue. Il re-
jette au loin l'hypothèse si commode des espèces,
adoptée par l'école. Mais il ne réussit pas à lui
substituer lui-même une théorie solide (3). Il se
réfugie, avec Platon, dans les règles immuables
du vrai, dans les exemplaires éternels dont l'en-
tendement divin est le siège et qui gouvernent
notre raison , sans admettre cependant que cette
lumière céleste soit pour nous l'objet d'une vi-
sion intuitive (4).
En donnant la préférence à la doctrine des
platoniciens sur l'origine de nos connaissances,
Duhamel espère néanmoins pouvoir la concilier
avec celle d'Aristote. Deux observations lui en
paraissent fournir le moyen : l'une, c'est que les
(1) De mente Immanà, 1. I, c. 1, § A.
(2) ma., 1. 1, c. 'i,§5.
{'?,) Il)i(l., l.I, c. 5, § 3.
(i) IOi(l.,\. Il, c. '6,i, 5.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XL 135
notions générales ne sont pas recueillies des idées
sensibles; l'autre, c'est que les notions qui sont
déjà imprimées dans notre âme ne s'y produisent
cependant qu'accompagnées d'un cortège d'ima-
ges qui, sans se confondre avec elles, lui servent
d'excitation et d'appui (1).
Le mérite du traité de Duhamel sur la nature
humaine consiste principalement dans ses consi-
dérations sur les vices qui atteignent nos percep-
tions, sur les moyens de les prévenir ou d'y por-
ter remède, sur les obstacles qui s'opposent aux
progrès de nos connaissances , considérations qui
sont pleines de sens et d'utilité, et dans les dé-
veloppements qu'il a donnés à la méthode induc-
tive proposée par Bacon, développements qu'il a
éclaircis par des exemples qui font bien mieux
comprendre cette méthode, enseignent bien
mieux à l'employer, que n'avaient fait les apho-
rismes souvent obscurs de Bacon lui-même.
Parmi les vices dont nos perceptions peu-
vent être atteintes, Duhamel en signale un qui
eût dû le rendre plus sévère envers sa propre
doctrine des idées représentatives. « Une grande
). confusion , dit-il , s'introduit dans les idées par
«le penchant qu'a l'esprit humain à se consi-
.. dérer lui-même comme la règle et le miroir de
«l'univers, en supposant que ce qui est dans sa
(l^ De uwnlc liumaiia, 1. Il, c -, § î^ '> 1 '<■•
13t> lUST. COMP. DES SYST. DK PHIF,.
» pensée doit aussi se trouver dans les choses ; de
» la sorte il ramène tout à la forme des choses
» qui lui sont propres et familières (1). » Duhamel
récuse avec raison les abstractions mal déduites,
les notions mal circonscrites; en général, l'abs-
traction lui paraît souvent plus dangereuse qu'u-
tile (2).
Quel que soit, aux yeux de Duhamel, le mérite
de la méthode d'induction , il reconnaît qu'elle a
aussi ses dangers. « Il n'est rien, dit-il, où nous
» soyons plus exposés à errer que dans les induc-
» lions fausses ou imparfaites. Au lieu de faire une
)) énumération complète et de résumer exactement
» les éléments en un seul faisceau , nous nous
» hâtons de généraliser, nous craignons la fatigue
» nécessaire pour pénétrer ce qui est le plus ca-
» ché , nous négligeons les faits contraires qui
» modifieraient nos conclusions. La vraie induc-
» tion embrasse l'ensemble de toutes les expérien-
» ces comparées ; c'est pourquoi la voie qu'elle
» ouvre dans les sciences n'a point été frayée pen-
» dant tant de siècles , parce qu'elle est laborieuse
» et rebutante (3). »
« Cette méthode de Bacon , trop négligée, a pour
» objet de déterminer quelles sont les expériences
))à faire, dans quelle fin, de quelle manière elles
(1) De mente hu7nanâ, 1. II, c. 7, § 3.
(2) iMd.J. Il,c. 7, §10, 11,12, 12, 13, li,
(3) ll'id., 1. 111, c. 7, §1.
PIllLOSOrHlE MODERNE. CHAP. XI. lo7
» doivent être employées pour en tirer dos axiomes,
» c'est-à-dire des notions générales , et comment
« ensuite ces axiomes , à leur tour, peuvent être
» ramenés à l'application et à la pratique. Elle dé-
» couvre , par une suite de comparaisons , la loi
» constante et simple qui régit un ordre de phéno-
» mènes ; elle y parvient en décomposant ces phé-
» nomènes complexes pour en dégager la condi-
» tion simple qui leur est commune. » Parmi les
moyens de découvrir la cause efliciente , le plus
j)uissant , au jugement de Duhamel , est celui
auquel Bacon a donné le titre d'instanlia cruc'is, et
qui a été fort célébré, dit- il, par les écrivains
anglais (1). Il l'explique par des exemples tirés de
découvertes récentes ; il éclaire de même, par des
exemples empruntés aux sciences physiques, les
autres règles de Bacon, en les dépouillant de cette
forme mystérieuse dont leur auteur les avait trop
souvent enveloppées.
Comme Bacon , et avec Bacon * Duhamel re-
pousse l'empirisme des abords de la science ; loin
de confondre ce procédé mécanique et routinier
avec la méthode expérimentale , il oppose con-
stamment l'un à l'autre. «La substance de la vraie
)) logique, cette marche presque inconnue aux éco-
»les, consiste à s'élever de l'effet à la cause pour
«redescendre ensuite de la cause à l'effet; il faut
(I) De meule h.umunâ, 1. UI, c 8.
138 HIST. COUP. DES SYST. DE PHU,.
» s'attacher surtout à ne gravir cette échelle que
» par degrés , et à ne pas s'élever trop rapidement
» aux principes les plus généraux. D'ailleurs , les
)) notions les plus universelles et les plus abstraites
.) sont le plus souvent stériles pour l'invention (1).
>. La raison, privée de l'expérience, est un navire
» sans pilote; l'expérience , séparée de la raison ,
» demeure aveugle et stérile. Ce qu'il y a donc de
» mieux est de les associer étroitement , de telle
» manière que la raison prédomine (2). La méthode
«expérimentale de Bacon n'est pas une simple
«observation passive; elle est un art actif, une
a industrie ; elle enseigne dans quel ordre et quel
» pian les expériences doivent être faites, comment
» elles doivent être variées , répétées , étendues ,
«transformées, appliquées, afin d'être plus utile-
» ment employées et de conférer plus de certitude
«aux résultats que l'induction en peut faire sor-
«tir (â). »
J^' analyse et la synthèse sont caractérisées avec
précision par Duhamel ; il indique l'emploi pro-
pre à chacune dans les sciences, et l'utilité qu'on
peut s'en promettre (/i).
En applaudissant aux découvertes des moder-
nes, en adoptant et suivant lui-même la carrière
(1) De mente humanà , 1. 111, c. 7, § 7.
("2) Ibid., 1. 111, c. 7, %-,'^.
(3) Ibul.,\. 111, §4 et sub'.
(4) luui., 1. m, c. G.
PHILOSOPHIE MODERME. CHAP. XI. 139
que Bacon leur avait ouverte, Duhamel a su con-
server pour le génie des anciens le respect qui lui
est dû. Platon et Aristote retrouvent en lui un
disciple , mais un disciple indépendant ; il a
exposé et résumé leur doctrine avec une grande
clarté (1). Dans son judicieux éclectisme, le se-
crétaire de l'Académie des sciences emprunte à la
fois des vues à ces deux princes de la philosophie
antique ; il en emprunte même à Démocrite et à
Épicure; il professe l'intention de consulter toutes
les sectes philosophiques, de les concilier entre
elles autant qu'il est possihle , et de s'approprier
tout ce que chacune a de vrai (2). « Les opinions ,
» dit-il , de presque tous les philosophes , tant an-
» ciens que récents , sur les principes des choses
» naturelles , peuvent être rapportées à trois
«chefs principaux. Il y a en nous trois facultés
)) principales destinées à la connaissance des cho-
))Ses: l'intelUgence, qui perçoit ce qui est divin
). ou le plus éloigné des sens ; l'imagination , qui
«non-seulement reproduit, mais modifie à son
>. gré les simulacres des corps ; les sens exté-
» rieurs, qui en reçoivent les impressions. Or, la
» plupart des anciens , sur les pas de Pythagore
» et de Platon , ont demandé à la raison seule
y> cette origine des choses , à laquelle les sens et
» l'imagination ne peuvent atteindre ; ils ont donc
(I) De consensu vcieiis et novœ iihilosophia-; llci'-iisT IGÎo, iii-8».
[-1] lbid.,\. II, c. ], § 1-
liO HIST. COiMP. DES SYSÏ. DE PHIL.
» cherché des principes métaphysiques en dehors
» des choses elles-mêmes. Aristote et ceux qui ont
» suivi ses traces , conduits par un mode de philo-
» sopher qui tient le milieu, ont donné pour fon-
)) dément aux choses cette maiièrc, cette forme qui
» appartiennent aux choses elles-mêmes , qui ne
» sont point saisies immédiatement par les sens
» ou l'imagination , mais déduites par la raison de
» ce que l'imagination ou les sens ont perçu. Leur
» exemple a été imité par les philosophes qui ,
«comme Démocrite et Épicure , ont recouru à
«l'hypothèse des atomes et conçu certains élé-
» ments des corps qui échappent à nos sens par
» leur subtilité , qui ont admis le vide , et ceux
«qui, comme Descartes et d'autres, ont supposé
» une matière imperceptible, certains corpuscules
» doués de figures et de mouvements propres à
» rendre raison des phénomènes. D'autres , enfin ,
» et qui ne sont point à dédaignej', tels qu'Hippo-
» crate, ïhalès, Diogène, jugeant d'après les sens
«les choses sensibles, n'ont admis d'autres prin-
» cipes que ceux dont l'observation atteste l'exi-
» stence : ils ont donné le titre d'éléments aux
» corps les plus simples aperçus dans l'état ordi-
» naire de la nature , ou obtenus par l'analyse chi~
«mique (1). »
De ce pointde vue où il s'est placé pour examiner
(1) De coxseusuveli'ris , elc ,1. ! , c. 1,
PHILOSOPHIE MODEBNE. CHAP, XI. Ul
les (lifférenls systèmes philosophiques , Duha-
mel a cru apercevoir aussi les moyens d'emprun-
ter à chacun d'eux des vérités utiles, en leur assi-
gnant, en quelque sorte, des domaines séparés. Il
a réservé à Platon le premier rang et l'empire le
plus relevé, celui qui embrasse la cause première,
le monde intellectuel, les décrets de la Providence,
les types éternels du beau , en un mot, tout le
système des sublimes rapports de la nature avec
son auteur (1). C'est avec une prédilection parti-
culière, avec un enthousiasme calme et profond
tout ensemble, qu'il a rendu ainsi la vie à cette
belle portion de la philosophie platonicienne. Le
moment lui en paraissait opportun. « Car nous
» sommes assiégés , dit-il , par une foule de philo-
» sophes qui , se confiant trop aux sens , soutien-
)) nent qu'on ne peut percevoir que des corps ,
«opinion qui me paraît avoir les conséquences
» les plus funestes pour la religion et pour la vie
«humaine (2). » Mais si Platon règne dans la ré-
gion intellectuelle, les péripatéticiens président à
un second empire qui occupe une région moyen-
ne ; leur investigation est diligente , leur dialec-
tique subtile , leur logique habile à conclure.
Duliamel accorde à Aristote la théorie qui con-
cerne , sinon les principes élémentaires et réels
(1) De consensu veteris, etc., 1. 1, c. 2 et siiiv.
[-2) llld., Rntio operis, p. 3,
142 niST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
des choses, du moins ceux de la connaissance
que nous en prenons , et qui sont obtenus , non
par la synthèse , mais par l'analyse de notre con-
naissance elle-même, tels que la matière, la. forme
et la privation ; il lui accorde toute cette portion
de la métaphysique inférieure qui repose sur les
notions de la nature sensible (1). Il admet Démo-
crite et Épicure à chercher dans les atomes et
dans le vide les conditions élémentaires des phé-
nomènes matériels (2).
Fontenelle nous apprend qu'on fit un grand re-
proche à Duhamel de ne point s'être rangé sous
la bannière des cartésiens , et lui-même se plaint
de ce qu'on l'a accusé à tort de nourrir des pré-
ventions contre leur philosophie (3). Il n'en don-
ne pas moins à Descartes des éloges sincères ; il
adopte quelques-unes de ses vues, en rejette d'au-
tres ; il soutient contre lui l'existence du vide ; il
ne consent point à faire consister la nature des
corps dans les trois dimensions, à supposer le
monde indéfini dans son étendue, à considérer
le repos comme aussi positif que le mouve-
ment, la figure et la situation comme des qua-
lités actives.
Duhamel fut appelé à rédiger pour les écoles de
la Bourgogne un cours complet de philosophie , et
(1) De consensu veteris, elc, 1. Il, c. 1 et 2.
(2) Jbid.,]. !l,c. 3.
(3) ll)i(L, 1. II, c. 4, §1.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XL H3
contraint de donner à ce cours les formes impo-
sées par l'usage (1). La logique, la morale, la
métaphysique, y sont donc enseignées comme une
suite de commentaires sur Aristote ; ce sont des
questions posées , des thèses énoncées , des argu-
ments à l'appui , les objections , les réponses ,
toutes les conditions de l'enseignement scoias-
tique : et cependant Duhamel a eu le mérite
d'introduire dans le fond même des idées des
améliorations essentielles, écartant des choses
oiseuses , expliquant des choses obscures , recti-
fiant des choses inexactes. L'Académie respire
secrèlcment sous cet apparent aristotéiisme ; les
vues des philosophes récents s'unissent déguisées
aux doctrines anciennes. Duhamel a eu le talent
de donner même à son style , condamné à subir
une loi aussi dure , toute l'élégance compatible
avec elle. Dans la physique du moins, qui fait la
seconde moitié de ce cours, il retrouve sa liberté
sous le premier des deux rapports ; là , il fait en-
tendre à l'école les maximes de cette philosophie
expérimentale que l'école n'avait point encore
connue ; il en expose les fruits tels qu'ils étaient
obtenus de son temps ; là , il décrit les lois de
l'organisation , celles qui président aux êtres ani-
més , les fonctions des différents sens. Nous re-
marquons, dans son chapitre de la vision, que déjà
(1) Piiilosophia velus et nova ad usum schohr uccommodrita; 2 vol.
iii-4, i'aiis, l(iS4.
\fl'\ mST. C.OMP. Dl.S SYST. 1)1. riiif.,
il (lislingue les perceptions dues iniinédiatenient
à la vue, des jugements qui en sont déduits par
un raisonnement de l'esprit, et range parmi ces
derniers ceux que nous portons sur les distances
çt les grandeurs (1).
La latinité de Duhamel est pure, exquise même ;
mais il écrivait en latin, pendant que Descartes et
Malebranche écrivaient en français. 11 voulait con-
cilier toutes les opinions, pendant que Descartes,
IVlalebranche, énonçaient des systèmes entière-
incnl neufs. 11 eut donc , il dut avoir peu de suc-
cès, exercer peu d'influence dans cette portion de
la société qui déjà se familiarisait avec les sciences
pliilosophiqucs. Mais il rendit du moins un service
considérable à l'enseignement public en France
pai- la publication de son cours de philosophie, et
nous nous plaisons d'autant plus à le faire valoir,
qu'on semble en avoir trop peu tenu compte. 11
ramena cet enseignement d'une manière paisible,
insensible et graduelle, à s'occuper d'objets plus
positifs et plus utiles , à s'exprimer dans un lan-
gage plus clair. Ce bienfait ne se borna pas à la
France. Les ouvrages de Duhamel furent transpor-
tés par les jésuites dans leurs missions d'Orient ;
ils y furent traduits , ils furent présentés à l'em-
pereur de la Chine; ils alimentèrent ce commerce
intellectuel qui communiquait à ces régions loin-
(I) l*lulosoj)hiu velits et nom ad ksiiw schohv accoiiimodiUa , t. li.
— l'iiiisira' |i:irs 15. inu'I. I, dissori '<\, r. (i.
PHILOSOPIIIF. MODERNE. CHAP. Xî. l/|5
laines, avec les lumières de l'Évangile, les sciences
de l'Europe (1).
- Une direction d'idées semblable à celle que nous
offrent Gassendi et Duhamel se retrouve encore
dans l'abbé Mariette : les sciences positives le
conduisent à la philosophie. Sa logique (2) est le
fruit des réflexions que l'étude de ces sciences lui
avait suggérées et de l'expérience qu'il y avait
acquise sur les procédés de l'esprit humain. Sa
philosophie se rapporte essentiellement à ces di-
rections pratiques dans l'investigation de la vérité ;
c'est encore l'induction qu'il conseille , mais
sans lui donner ce titre. 11 emprunte aussi quel-
ques préceptes aux géomètres, et se rapproche
en partie de leur mode d'exposition. Il com-
mence par présenter quelques demandes, comme
autant de conventions avec son lecteur ; il éta-
blit ensuite quatre ordres de principes fonda-
mentaux ; enfin , dans quatre discours , il déve-
loppe successivement sa méthode.
Le premier ordre de principes de l'abbé Mariotte
ne renferme que des propositions fondamentales
du raisonnement , relatives aux caractères des
vérités premières et déduites , intellectuelles et
sensibles. Le deuxième ordre comprend les pro-
positions ïoudsLUienitiles des sciences des clioses natu-
relles, et présente, sur les causes, les substances et
(i) V. l'éloge do Duhamel par l'oiUenelle.
(2) Essai de loijlque contenant les principes des sciences, elc; Pa-
ris, 1678, in-8°.
11. 10
l/r6 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
les qualités, une théorie sommaire, solide en elle-
même , simple et claire dans son expression. Les
principes du troisième ordre, non moins judi-
cieux , sont plus neufs ; ce sont ceux des vérités
vraisemblables. L'abbé Mariotte est l'un des pre-
miers qui aient reconnu et la nécessité et la possi-
bilité d'une logique des vraisemblances; il est le
premier, peut-être, qui ait essayé de l'établir.
Il a indiqué comment la vraisemblance peut
s'élever jusqu'à la certitude (i), comment la cer-
titude peut commencer à se transformer en vrai-
semblance (2) , comment les hypothèses peuvent
atteindre un degré plus ou moins haut de pro-
babilité (â) ; il a appliqué ces considérations à la
recherche des lois de la nature , aux résultats des
expériences , au témoignage des hommes. Il a été
moins heureux et se montre moins remarquable
dans le quatrième ordre des principes, celui
des principes moraux. Il y caractérise , mais
d'une manière trop- vague, les actions vertueuses
comme offrant une certaine convenance, nous
rendant plus parfaits et étant un bien par elles-
mêmes {(i). Il y proclame, avant Thomasius,
cette grande et belle loi : Il faut faire ce qui est le
mieux; mais il l'altère en ajoutant: ou ce qui nous
(1) Essai de logique, part. 1 , § 42.
(2) Ibid., ibld., § 46.
(3) Ibid., ibid., §47,48,49,53.
(4) ibid,, ibid., ^ 76 et suiv.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. tl. 147
est le meilleur (1 ), et né sait ni en déterminer avec
précision la valeur, ni en développer l'emploi.
Toutefois, il y présente aussi quelques vues justes
sur les rapports de la volonté avec la croyance (2).
L'abbé Mariotte trouve difficile de raisonner
sur les propositions intellectuelles de l'ordre sur-
naturel ou métaphysique ; car nous connaissons,
suivant lui , peu de principes qui puissent y ser-
vir, et nous ne pouvons déterminer d'une manière
exacte les idées sur lesquelles elles roulent (3).
Il est également presque toujours impossible , à
son avis, de savoir ce que les choses sont en elles-
mêmes. « Nous ne connaissons , dit-il , les choses
» naturelles que par les effets qu'elles produisent
»ou reçoivent dans leurs rapports avec les autres
«choses ou avec nous-mêmes [Jx). Nos sens ne
» nous représentent point ce que les choses sont en
» elles , mais seulement ce qu'elles sont à notre
«égard (5). » Du reste, il a eu le mérite de
saisir et d'exposer l'utilité, la nécessité môme de
l'alliance des propositions intellectuelles aux pro-
positions sensibles pour féconder ces dernières ,
et même souvent pour les prouver ; il a expliqué
par-là les avantages que la science retire de l'ap-
{\) Essai de logique, part, 1, § 83.
(2) Ibid., p. 06 et suiv.; part. 2, 2' discours, arl. 3„ p. 151.
(3) Ibid., part. % 1" discours, art. 1, p. HU.
(4) Und., ibid., art. 2, p. 1-2G.
(j) Ibid., ibid., p. 130.
1Zj8 HTST. COMP. DES SYST. DE PHir..
plicalion de la géométrie à la physique , et il a
éclairé ces maximes par des exemples (1). On
reconnaît ici un disciple de Galilée. On est tenté
de croire que Bacon a suggéré à l'abbé Mariette
les maximes ou règles naturelles , qu'il appelle prin-
cipes d'expérience : c'est l'ombre trop incomplète
d'un tableau des lois générales de la nature (2).
C'est encore sur les traces de Bacon qu'il indique
quelques-uns des obstacles qui s'opposent aux
progrès des sciences naturelles, mais en trouvant
encore à présenter sur ce sujet des vues nouvel-
les (o). C'est par des exemples, plus encore que
par des préceptes, qu'il indique la marche à suivre
dans la recherche des causes naturelles (k) , et la
méthode à observer dans la démonstration des
vérités expérimentales (5).
L'abbé Mariette hésite sur la question de savoir
si toutes nos idées viennent des sens , et la trouve
difficile à résoudre ; il affirme seulement que la
plupart de nos connaissances viennent des im-
pressions reçues par les sens. Il admet, au reste,
ainsi que Locke, avec les sens externes, im senti-
ment intérieur qui nous rend témoignage de l'exi-
(1) Ensai de logique, purl. 2, 2« discours, p. 72; art. 2, p. 120,
124; 3^-(iis((.ms, p. 195.
(2) lOid., ilnd., 2*^ discours, art. 2, p. 122.
(à) Ibid., ibid., p. 130.
(4) Ibid., ibid., p. 134.
{[j) Ilid., ibid., 3^ discours, p. 181 et suiv.
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP, XL 1^9
stence de notre pensée , et sur lequel se fonde la
réminiscence (1). Mais il n'admet pas que nous
connaissions l'essence même de la pensée, les
idées que nous avons de notre esprit et de ses
facultés (2). 11 n'en décrit pas moins avec exacti-
tude et clarté les opérations principales par les-
quelles l'esprit humain exerce son activité (3). 11
ne cite jamais Descartes, ne lui emprunte aucune
vue , aucune opinion , quoique sans doute il ait
cédé à la noble émulation que devait lui inspirer
un tel exemple.
ÎNOTE A.
.Tonsiiis, dans iin mouvement d'indip^nation contre Gas-
sendi , l'appela le plus violent calomniateur d'Aiistote
[Descript. hist. phil., Mb. 3, e. 31). Morhoff ne vit que des
jeux frivoles dans les Exercices paradoxiques (Polijhistor.,
tom. 2, lib. 1, cap. 12, parag. 3). Engelke, de Rostock, ne
lança pas moins de quatre dissertations successives contre Gas-
sendi, pour venger l'honneur du philosophe par excellence et
justifier, soit sa doctrine, soit sa logique.
NOTE B.
L'estimable Tennemann, en rendant témoignage à l'amour
de la justice qui , dans la première édition de cet ouvrage ,
(1) Essai de lofjique, ¥ discours, p. 210, 229, 230.
(2) Ibid., ïbid., p. 225.
(:{) Ibid,, iOid.. p. 227.
150 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
nous avait porté à réclamer, pour la mémoire trop négligée de
Gassendi, les hommages qui lui étaient dus, pense cependant
que la nationalité du Français se montre trop fortement
dans ce que nous avons attribué de mérite au chanoine de
Digne. Nous pouvons cependant invoquer, en faveur de notre
illustre compatriote, le suffrage, de Tennemann lui-même et
celui du savant Buhle, qui tous les deux ont jugé Gassendi
digne d'une si grande attention, qu'ils lui ont consacré, clans
leurs histoires respectives de la philosophie, une exposition
beaucoup plus étendue que celle que nous avons cru pouvoir
lui accorder ici (Tennemann, Histoire de la philosophie^
tome 8, pages 140 à 175; Buhle, Histoire de la philosophie
moderne, 3' part.,sect. 2, pages 87 à 223). Les Français n'ont
point, en général, le tort d'avoir porté trop haut le mérite
des philosophes qui appartiennent à leur nation; souvent ils
ont porté à l'excès la sévérité de leurs critiques contre leurs
propres compatriotes. Pour nous , en témoignant , comme
nous croyons l'avoir toujours fait, la plus sincère estime pour
les services rendus par les philosophes étrangers, après avoir
fait connaître à la France plus d'un philosophe étranger qui
en était ignoré, nous avons cru que, sans manquer à l'impar-
tialité, nous pouvions rappeler à l'estime et à la reconnaissance
de la France un philosophe que l'éclat des succès de Descartes
avait certainement trop éclipsé.
ÎSOTE C.
Mou respectable ami Dugald Stewart ne s'est point assez
dciéntiu de l'erreur que nous signalons ici ; il a paru assimiler
constamment les gassendistes aux hobbistes. 11 a accusé Gas-
sendi d'avoir entièrement méconnu cette faculté de réflexion
si bien explorée par Locke. Nous croyons qu'il se fût défendu
de cette méprise s'il eût découvert, dans la volumineuse
physique de Gassendi, les passages où la nature spirituelle de
l'entendement est si hautement reconnue, où la faculté de ré-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. M, 151
flexion est si expresséonent avouée comme l'une des p!opii(''-
tés caractéristiques de l'entendemetit. (F. la traduction de
V Histoire abrégée des sciences métaphysiques ^ morales et
politiques^ etc., de Dugald Stewart, par M. Buchon ; Paris,
1823, part. 2, chap. l, pages 32, 56, etc.)
NOTE D.
Derodou était aussi et surtout théologien. Il était né dans le
Dauphiné, et mourut à Genève en 1661. Senebier donne la liste
de ses ouvrages dans l'Histoire littéraire de Genève. Nous avons
sous les yeux sa Logique, sa Métaphysique , le résumé qu'il
a donné de l'une et de l'autre, sa Physique , sa Morale , ses
Discussions sur la liberté et sur l'être réel, tous en latin, recueil-
lis en 2 vol. in-4<' , dont le premier porte pour titre Opéra
phihsophica. Dans ce titre il est appelé philosophas nuUi
secundus^ celeberrimus Derodo.
NOTE E.
Le système professé par ceux que Derodon appelle les pros-
cindentes consistait à considérer les uuivcrsaux comme
détachés , par une abstraction de Vesprit, des objets sembla-
bles. Mais, si l'on veut savoir comment cette opinion est ex-
pliquée par le professeur , on nous permettia de citer ici
quelques-unes des quatorze explications données par lui , qui
fourniront en même temps un exemple du lanpage alors encore
usité dans les écoles , et de la manière dont on y travestissait
les observations les plus simples.
« 1» Humanitas adœquata, seu in communi, nihil aliud est
«realiter praeter humanitates omnes singulares, scilicet petrei-
«tatem, pauleitatem, etc., etc. *
«S" Humanitas, ut abstracta, est una species numéro ,
»quia non sunt plures species humanitatis; et ideo species hu-
«manitatis seu specietas humanitatis est iiidividuum ; etcùm
»eodem modo philosophandum sit de specie leonitatis, de spe-
152 IIIST. COMP. DES SYST. DE PHIL. .
)i cie equinitatis et de cœteris speciebus infimis, clarum est om-
» nem speciem formaliter , id est omnem specietatem esse indi-
«viduam, etc. , etc.
» 3" Genus formaliter, seu genereitas, est species quatenùs
» genereitas est abstracta ab hàc et illà genereitate, etc., etc.
»(pars 2 Logicœ^ tract. 2, c, l, art. 7). »
NOTE F.
Duhamel était un ecclésiastique de la plus haute piété et de la
vertu la plus accomplie. Rien n'égalait son désintéressement;
sa simplicité était parfaite. Il cultivait les sciences avec une
infatigable ardeur, mais sans aucun autre mobile que l'amour
de la vérité. Il avait été curé de Neuilly-sur-Marne , et chaque
année il retournait visiter les bons villageois auxquels il avait
inspiré autant de vénération que de reconnaissance. On aime
à retrouver d'aussi beaux caractères chez les hommes qui ont
cultivé la philosophie , et ce motif n'a pas été étranger à l'in-
térêt que nous ont inspiré les travaux du premier secrétaire
de l'Académie des sciences.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 153
CHAPITRE XII.
Descaries.
La révolution qui était appelée par tous les
bons esprits, que des penseurs hardis avaient ten-
tée sans succès, que Bacon même n'avait pu exé-
cuter, il était réservé enfin à Descartes de l'ac-
complir.
Comme Bacon , Descartes a reconnu la néces-
sité de reconstruire dans ses premiers fondements
l'édifice de la science , et de rejeter sans dis-
tinction tout l'enseignement établi; comme Ba-
con, il oppose à l'autorité des traditions les droits
et l'indépendance de la raison ; comme Bacon, il
a senti que ce grand ouvrage devait commencer
par la réformation des méthodes ; comme Bacon,
il a voulu donner à l'esprit humain une méthode
nouvelle et sûre pour l'investigation de la vérité;
comme Bacon, c'est aux sciences déjà constituées
qu'il a emprunté les procédés dont il a voulu doter
la philosophie. Les reproches que fait Descartes à
la dialectique de l'école sont les mêmes que ceux
qui lui étaient adressés par le chancelier d'Angle-
terre (1). Tous deux font la même critique du
(1) V. spécialement les Principes de philosophie de Descarles,
i5k HIST. COMP. DES SYST. DE PIIIL.
syllogisme. Du reste , il n'y eut rien de commun
entre ces deux esprits supérieurs, que le point de
départ et le but qu'ils se proposèrent, si ce n'est
la franchise , la droiture , l'austérité qui présidè-
rent à leurs recherches. Les exemples que Bacon
avait demandés aux sciences naturelles. Descartes
les demande aux sciences mathématiques. Le pre-
mier saisit le flambeau de l'expérience ; le second
s'attache à la chaîne des déductions rationnelles.
Le premier invoque l'autorité des faits, assem-
ble, compare, coordonne les observations; le se-
cond invoque l'évidence intuitive des principes
abstraits, et d'une seule proposition fait sortir la
suite entière des démonstrations dont il compose
la science. Ce que le génie de Bacon avait en éten-
due, celui de Descartes l'a en persévérance. Le
premier, avide de connaissances positives, se pla-
çait toujours en présence des réalités; le second,
avide de combinaisons, s'isole de l'univers entier
et se replie en lui-même, se confiant aux seules
forces de la méditation. Le premier suppose con-
venu, précisément, ce même témoignage des sens
auquel la philosophie du second se termine comme
à un corollaire. Le premier ne s'adresse guère
qu'aux savants, sans être assez constamment leur
égal en instruction ; le second descend des hau-
teurs de la science qu'il a enrichie de ses propres
préface, et la Recherche de la vérité par les lumières naturelles, l. XI
de l'édition des œuvres de Descartes, publiée, en 182G, par M. Cou-
sin, p. oolj, etc.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 155
découvertes, et se met à la portée de l'ignorant lui-
même. Le premier se borne à dresser des cadres,
à semer des germes ; le second crée un corps
complet de philosophie qui embrasse les domai-
nes de l'intelligence, ceux de la matière, et le sys-
tème entier de l'univers.
Descartes avait connu les belles expériences de
Galilée , de Torricelli , et les ouvrages de Bacon.
On a commis une erreur lorsqu'on lui a repro-
ché de n'avoir jamais parlé ni du premier, ni du
dernier de ces grands hommes (1). Il a cité
souvent Galilée; il a partagé l'opinion de l'illustre
victime de l'inquisition sur le mouvement de la
terre autour du soleil, etc. (2), mais en rejetant
plus d'une fois les théories de ce créateur de la
mécanique moderne. Il a parlé à diverses re-
prises de Bacon , et annoncé qu'il avait travaillé
lui-même d'après quelques vues du chance-
lier d'Angleterre sur les sciences physiques (3).
Mais ni Galilée, ni Bacon , ne paraissent avoir
(1) La première de ces erreurs a été commise par Voltaire , dans
Tarticle Cartésianisme de son Dictionnaire philosophique ; la se-
conde par M. Dugald Stewart, dans son Histoire abrégée de la phi-
losophie.
(2) V. sa correspondance, t. VI de la même édition, p. 239, 252,
245, 246, 252; i. IX, p. 186, etc., etc. — Descaries fut très effrayé
du procès suscité à Galilée par l'inquisition, et de la condamnation
qui en fut l'issue ; il hésita quelque temps, pour ce iriotif, à publier
ses Principes de philosopliic.
(3) H)id.,\.\\, p. 93, 210, etc.
156 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.'
exercé la moindre influence sur la direction
qu'ont suivie les idées de Descartes; ils ont pu
seulement entiîetenir son émulation dans quel-
ques recherches relatives à des applications spé-
ciales. Descartes a été également accusé de man-
quer d'érudition (1), parce qu'il négligeait, avec
une sorte de dédain , ce luxe et cet appareil de
citations qui était la manie de son siècle. Il met-
tait peu d'importance , en effet , à s'enquérir des
opinions de ceux qui l'avaient précédé ; il n'a pas
cru avoir besoin de s'appuyer sur l'autorité des
anciens; il n'a pas jugé nécessaire de faire précé-
der l'établissement de sa doctrine par la réfuta-
tion de celles auxquelles il voulait la substituer.
Une fois, cependant, il projeta de rédiger et de
publier une réfutation méthodique de la philoso-
phie scolastique telle qu'elle était alors ensei-
gnée par les jésuites ; il rassembla même quelques
matériaux pour cette entreprise, mais il y re-
nonça bientôt , justement persuadé que le système
contre lequel elle était dirigée croulerait bien-
tôt de lui-même (2) . On a pris beaucoup de peine
(1) Voltaire a aussi adopté légèrement cette accusation ; mais
Leibniz avait été plus juste, il déclare, dans une lettre à Pélisson,
« faire un très grand cas de Descartes , particulièrement parce quil
se montre très docte , et qu'il a beaucoup plus lu que ne le croient ses
propres sectateurs. »
(2) V. sa correspondance, spécialement tome VIII de ses œu-
vres , p. 348, 388, 561, etc., etc. — 11 redoutait aussi beaucoup de
s'attirer la défaveur des jésuites, comme on le voit dans toute la
suite de sa correspondance.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 157
pour découvrir divers rapprochements entre cer-
taines vues de Descartes et des idées déjà émises
par des penseurs anciens ou modernes. Pour
disputer ainsi au réformateur français le mérite
de la nouveauté dans une partie du moins de ses
théories, Huet aété jusqu'à Faccuser d'un plagiat
universel; mais Descartes est bien éloigné de
prétendre au titre de novateur ; il reconnaît ex-
pressément lui-même « qu'il ne se sert d'aucun
«principe qui n'ait été reçu par Aristote et par
» tous ceux qui se sont jamais mêlés de philoso-
»pher (1). » Il se félicite même de se trouver en
accord avec les pères de la science parmi les Grecs ;
il réclame seulement pour lui-même l'honneur
d'avoir mis en œuvre les éléments déjà connus.
Descartes s'est persuadé d'ailleurs que sa philo-
sophie se légitimerait suflisamment par elle seule ,
subsisterait par ses propres forces.
Au milieu de ces reproches contraires adres-
sés à Descartes, voici ce que nous devons re-
connaître pour être juste : ce que Descartes a
en commun avec ceux qui l'ont précédé, il ne l'a
point pris chez eux; il l'a tiré de son propre fonds.
Il n'a pas emprunté; il s'est rencontré, sans l'a-
(1) V. en particulier la lettre à un jésuite, t. IX, p. 176. — Ail-
leurs il reconnaît que sou fameux principe : Je pense, donc je suis,
est dans saint Augustin [ibid., t. Vlll, p. 469); ailleurs encore, que la
preuve de l'idée de Dieu est aussi daus Aristote [tbid., p. o20).
V. encore tome VI, p. 334, lettre à'un autre jésuite, et le Discours
sur la niélhode.
158 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
voir prévu, comme il arrive souvent aux pen-
seurs modernes par une conséquence presque
inévitable de leur position.
Pendant que Descartes, par une prudence pra-
tique qui respire dans toute sa correspondan-
ce (1), se défend contre l'accusation d'innover,
en invoquant le nom d'Aristote dont certaine-
ment il renversait la philosophie par ses bases ,
ses docliioes ont une analogie frappante avec
celles de Platon dont il n'a pas prononcé le nom ;
il va même jusqu'à supposer qu'aucun philoso-
phe , avant lui , n'a révoqué en doute le témoi-
gnage des sens (2). Le refus d'adhérer au témoi-
gnage des sens, l'autorité exclusive attribuée aux
vérités rationnelles , les sciences mathématiques
appelées à servir d'introduction à la philosophie,
la théologie naturelle lui servant de guide et lui
prêtant sa sanction; les idées innées, placées par
Dieu même dans l'entendement humain ; la mar-
che qui conduit des causes aux effets, des no-
lions générales aux faits particuliers, considérée
comme seule légitime ; les principaux caractères,
(1) Indépendamment des soins assidus de Descanes pour se mé-
nager la bienveillance des jésuites , malgré l'idée défavorable qu'il
avait de leur pliilosophie, il met aussi un prix extrême à obtenir
le suflrage de la Sorbonne et l'appui des théologiens pour la cause de
sa philosophie, qu'il ne craint pas d'appeler la cause de Dieu même
(V., notamment, tome Vlll, p. 394).
(2) V. la préface des Principes cle philosophie.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 159
en un mot, de la philosophie de Descartes, ap-
partenaient déjà à celle de Platon ; toutefois, Des-
cartes n'a point suivi les mêmes voies, il n'a con-
sulté que lui-même.
Descartes avait lu Montaigne et Charron ; mais,
quoiqu'il ne parle nulle part de l'impression
qu'il avait reçue de cette lecture, on serait tenté
de croire qu'elle n'avait pas été sans quelque in-
fluence sur lui. On dirait qu'il a voulu prendre les
choses au point où les deux philosophes français
les avaient laissées. Ce doute, dans lequel Montai-
gne s'est mollement reposé, a éveillé au con-
traire le génie de Descartes, a excité toute son ar-
deur. Rien de plus opposé, certainement, que leur
marche et le résultat auquel ils sont conduits.
Montaigne laisse errer ses idées dans le désordre,
en jouit sans les approfondir; Descartes s'atta-
che à une suite de déductions qu'il poursuit avec
une infatigable persévérance. Le premier flotte
sans doctrines; le second tendait secrètement
aux doctrines les plus positives, et établit le
dogmatisme le plus affirmatif. Et cependant, au
milieu même de ce contraste, on rencontre en-
tre Montaigne et Descartes une certaine consan-
guinité. Ils ont déjà cela de commun entre eux
que chacun n'a consulté que lui-même , et a fait
consister dans ce retour sur ses propres pensées la
vraie manière de philosopher. Ainsi, même dé-
sir de rendre la philosophie accessible, même
talent à se faire entendre du lecteur, parce qu'ils
160 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
ont bien su s'entendre eux-mêmes. Pour nous
instruire, ils se révèlent à nous sans réserve
et sans détour. Descartes , comme Montai-
gne, enseigne en racontant sa propre histoire,
obtient notre confiance en nous donnant la
sienne. Tous deux ont les premiers, et tour à
tour, revêtu cette forme qui est devenue la phy-
sionomie caractéristique de l'école française , et
qui la distingue de toutes les autres.
Ce qui rend Descartes éminemment original ,
c'est que sa philosophie est comme l'image vi-
vante de lui-même; il s'y peint, il y respire tout
entier; il redit fidèlement au public les entre-
tiens qu'il a eus avec lui-même. On le voit, on l'en-
tend, on converse avec lui dans un tête-à-tête que
ne trouble la présence d'aucun étranger. Expose-
t-il sa méthode? c'est en racontant sa propre vie
et en nous conduisant sur la trace du chemin qu'il
a parcouru dans le cours entier de ses travaux.
Établit-il sa doctrine? c'est en nous rendant les
confidents de ses méditations. Sa doctrine n'est
elle-même que le fruit naturel de sa manière de
procéder. Il n'est, par ce motif, aucun système
de philosophie qui se montre d'une manière plus
sensible comme le développement de l'opinion de
son auteur sur le principe des connaissances hu-
maines. Car c'est dans le titre primitif, duquel
l'esprit humain tire son droit à connaître^ que
Descartes découvre les éléments de la science.
En faisant un retom^ sur l'instruction qu'il a re-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 161
cueillie Jans les écoles, Descartes s'avoue qu'il n'en
peut être aucunement satisfait; il sent le besoin de
se créer à lui-même une instruction nouvelle et
plus solide. Il veut d'abord connaître le monde ,
étudier les hommes ; il cultive, en attendant, les
sciences exactes, noble délassement d'un esprit
actif et distingué. Il y fait des progrès rapides ; il y
résout, comme en se jouant, les plus difficiles
problèmes. Il est frappé de voir comment, dans
ces sciences , les vérités naissent les unes des au-
tres , comment elles sont toutes environnées
d'une éclatante lumière. Il se demande si les mô-
mes privilèges ne pourraient aussi être obtenus
))our la science-mère, et s'il ne pourrait pas ap-
pliquer à la philosophie les mêmes procédés qui
l'ont dirigé avec tant de sécurité et de succès
jusqu'aux plus hautes régions des mathéma-
tiques.
Alors il se recueille en lui-même; il rejette
sans exception toutes les opinions dont il était
imbu; il rejetle même, sans hésiter aussi, tou-
tes les autorités sur lesquelles ces opinions
étaient assises ; il rejette le témoignage des sens
qui l'a souvent trompé; il rejette l'évidence ra-
tionnelle, l'évidence mathématique elle-même,
parce qu'il suppose qu'un génie malfaisant aurait
pu être assez puissant et assez perfide pour nous
imposer une nature telle que cette évidence ap-
parente ne fût qu'une illusion. Il reste seul en
présence do son doute; mais son doute, du moins,
II. 1 1
162 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
lui est resté. Il a touché le fond de l'abîme. S'il
doute, il pense; s'il pense, il existe; il est une
substance pensante. Voici un premier rayon de
lumière : c'est du sein du doute lui-même qu'il
est sorti. Yoici une première vérité dont la con-
viction est pour lui aussi complète que légitime.
Dès lors, les caractères du vrai, les conditions de
la certitude , se révèlent à lui. Le vrai consis-
tera dans l'idée claire et distincte; on pourra af-
firmer d'une chose tout ce qui est contenu dans
l'idée d'une chose , car tels sont les caractères de
la première vérité, de la première certitude.
Mais il a l'idée d'un Dieu, c'est-à-dire de F infinie
perfection ; cette idée , il' n'a pu se la donner à
lui-même; elle doit avoir une cause qui possède
éminemment tout ce dont elle est l'image. Cette
idée renferme nécessairement en elle la notion
de l'existence; Dieu existe donc. Infiniment par-
fait, il ne peut tromper; créateur tout-puis-
sant, cause première, il imprime son auguste
sanction au témoignage de notre raison et à
celui de nos sens, lorsque ces témoignages com-
mandent notre assentiment d'après les lois éta-
blies par lui-même. La notion de la substance
pensante exclut toute notion d'étendue ; le té-
moignage de nos sens , en nous avertissant de
l'existence de la matière, nous la révèle sous la
condition de l'étendue , comme la plus générale ;
l'âme et le corps sont donc distincts l'un de l'au-
tre, quoique cependant unis l'un à l'autre. Telles
PHlLOSOPmn MODERNE. CÎTAP. XIJ. 163
sont les vérités primitives avec lesquelles dé-
soniiais Descartes recomposera la science entière.
Car il estime que dans le domaine entier de l'es-
prit humain , comme en géométrie , les connais-
sances doivent naître, par une déduction progres-
sive et non interrompue, d'un petit nombre de
vérités primitives , nécessaires , évidentes par
elles-mêmes. De là encore il conclut que l'investi-
i>,ation de la vérité doit se faire en allant de la cause
aux eilets, de l'absolu au contingent, du simple au
composé; que la physique doit dériver de la méla-
pliysique. Sa confiance en la métaphysique devient
toile qu'il va jusqu'à lui accoj'dei" une certitude
et une évidence plus grandes que celles des ma-
thématiques elles-mêmes (1). «La pensée, l'élen-
»due, expliquent tout l'univers; l'une préside
» au monde des intelligences, l'autre à celui de la
» matière. »
("est ainsi que, du fond même de l'abîme, il
s'est, d'un vol rapide et hardi, élancé jusqu'au
sommet des cieux, pour redescendre ensuite sur
la terre, et que du doute seul, le plus complet,
pris pour supposition fondamentale, il a fait sor-
tir le dogmatisme le plus affirma tif. Aussi, sa con-
fiance est désormais entière; aucune objection ne
l'ébranlé, ne l'alarme, ne lui cause même la plus
légère inquiétude ; il ne suppose même pas qu'on
(1; CMivt'spoiKUiiicf, l. VI lie l;i c.illecùon de ses œuvres, p. 109.
16!l HIST. COMP. DES SYST. DE PIIIT..
puisse ne pas le suivre, si on l'a compris, et pour
ce motif il tolère à peine la contradiction; il se
croit plus assuré de son système philosophique
que des théorèmes mathématiques eux - mê-
mes (1).
Son Discours sui' la méthode , ses Méditations , ses
Principes de philosophie , ses Règles pour la direction
de l'esprit, sa Recherche de la vérité par les lumières
naturelles (A) , ne sont autre chose que ce même
récit que nous venons de retracer rapidement, re-
produit sous des formes diverses, plus ou moins
développé, et présenté tour à tour d'une manière
didactique ou théorique.
C'est un mérite éminent de Descartes, mérite
qui suffirait pour rendre à jamais son nom im-
mortel , que d'avoir appelé le doute à l'entrée
même de la philosophie, comme un moyen de
préparation et d'épreuve pour les adeptes, d'a-
voir assigné ainsi au doute sa vraie place, sa
vraie fonction , sa vraie utilité , d'avoir admis en-
lin, non le doute déterminé, mais le doute sus-
pensif. Toutefois, il est permis de croire que ce
doute suspensif lui-même ne fut jamais très sé-
rieux chez Descartes ; que déjà les doctrines du
dogmatisme étaient secrètement arrêtées dans
son esprit, lorsqu'il appela à son secours cette es-
pèce de fiction dans l'intérêt de sa démonstra-
(1) Eiiîlro (lédicnloiio dos Mé'Ulatiims.
PMU.OSOI'IIIE -MODERNE. CllAP. XII. 165
tion. 11 l'employa presque comme une sorte d'ar-
tifice pour captiver d'autant plus sûrement ses
lecteurs, et le conçut comme l'un de ces moyens,
familiers aux géomètres, de faire servir une sup-
position de base à une suite de théorèmes , et de
faire une concession à ses adversaires, pour s'en
emparer ensuite avec avantage. Mais, ici, il com-
mit une erreur grave, en trahissant son dessein
secret; le doute cessa d'être pour lui une simple
abdication des préjugés, une précaution de la
prudence; il devint un principe actif, universel,
et le pivot sur lequel dut rouler une philosophie
toute positive.
C'est encore l'un des mérites éminentsde Des-
cartes d'avoir compris et fait comprendre toute
l'importance de la méthode; il a reconnu (pie la
diversité des doctrines provient essentiellemeiiL
de la diversité des voies qui sont suivies. 11 n'a
vu dans la logique et la dialectique des écoles
que des méthodes extérieures ; il en a cherché
qui pénétrassent dans les plus in linges opérations
de la pensée (1).
En voulant transporter dans la philosophie les
méthodes mathématiques, Descai tes a supposé que
la philosophie elle-même n'admettait que des véri-
tés rationnelles d'un caractère semblable à celui
(1) Discours sur lu melhode, pari. 1. — Rêijlcs pmir la dirccHon
de l'esprit , pail. 1, -iMéi;!e,
i6() HisT. coMP. ni;s s^sr. de phil.
des vérités mathématiques (1). «Toutes les con-
» naissances, dit-il, sont de même nature, et ne
» consistent que daîis la composition des choses
)) connues (2).» Aussi, tous les procédés qui compo-
sent sa méthode se rapportent-ils exclusivement
à cet ordre spécial de vérités. Il n'en est aucun qui
puisse diriger l'esprit dans l'investigation des faits,
ou dans les inductions qui servent à les féconder
en les généralisant. Ces préceptes, d'ailleurs, ne
sont pas complets, même pour la classe de vérités
auxquelles ils s'appliquent. On y désirerait plus
d'ordre; ils manquent souvent de précision. Mais
Descartes a donné des lois précieuses au premier
de tous les arts, à l'art de la méditation. La logi-
que des écoles prescrivait ies formes de l'argu-
mentation ; Descartes enseigne à bien penser.
Soit que, s'interdisant de chercher ce qu'ont
pensé les autres, ou de s'arrêter à ce qu'il soup-
çonne lui-même , il prenne pour règle de n'ac-
cepter que ce qui se découvrira à lui comme
indubitable, ou par l'intuition immédiate, ou par
une déduction légitime (3) ; soit qu'il se prescrive
de ne rien admettre dans ses jugements que ce qui
se présenterait si clairement el si distinctement à
son esprit qu'il n'eût aucune occasion de le mettre
('J) Méditations, préface. — Discours sur la méthode, pari. 2. —
Règles pour la direction de l'esprit, part. 2, règle 13, elc, etc. —
Principes de philosophk', pvéfaco.
(2) Ixègles pour la direction de Vesprit, \ ;Mi. 1, règle 12, p. 280,
(3) Ibid,, part. IjtOi^Io..- Uel ;'•.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 167
en doute; soit qu'il s'attache à diviser les difficultés,
à conduire par ordre ses pensées des objets les plus
simples aux plus composés , à faire les dénom-
brements les plus entiers et les revues les plus gé-
nérales (1); soit qu'il recommande de commencer
par les choses les plus faciles, de s'arrêter là où
l'on ne peut comprendre, de savoir limiter et
restreindre l'objet de l'étude; soit qu'il conseille
d'exercer son esprit à retrouver ce que d'autres
ont découvert, et de le fortifier en l'accoutumant
à parcourir des séries étendues (2); toujours, il
ne nous impose comme précepte que ce qu'un
bon esprit pratique , alors même qu'il ne sonc^e
point à se le définir. Tontes ces directions peu-
vent être rapportées à quatre chefs qui embras-
sent en effet toutes les opérations de l'esprit hu-
main dans le domaine des connaissances abstrai-
tes : l'évidence, l'induction loiçique ou l'analyse,
l'intuition, la déduction.
L'évidence, donnée constamment pour condi-
tion fondamentale aux travaux de la raison, s'ob-
tient par la perception à la fois claire et dist'mrte :
claire, parce qu'elle est présente et ouverte à
l'entendement; distincte, parce qu'elle se détache
de toute autre (3).
(1) V. les quati-e règles (\e sa mélhode, Discours sur la méthode,
part. 2.
(2) Rt'i/lca pour ladlreclion de respril, part. 1 , rèi^les S, 6, 8, 10,
11. — Discours sur la méliiode, pjisl. (i.
(3) Priucipcf: de plttlosoi'hie, [n\i[- \, '^ii^- l, o,eW.
168 iJJST, coMP. DES svsr. DE PlIIt.
L'induction logique, bien différente de l'induc-
tion de Bacon, qui est proprement l'analyse telle
que Condillac l'a plus tard préconisée et définie,
l'induction, employée comme instrument logique,
établit et détermine l'état de la question, la dé-
gage, la réduit , la subdivise , et procède par des
énuméraitions complètes et successives (1).
L'intuition, source de toute lumière, est la con-
templation inniiédiate et directe des vérités primi-
tives; elle doit être claire, elle doit être complète,
l'erreur des savants est de vouloir expliquer les
choses qui sont connues par elles-mêmes. Toutes
les notions sont simples ou composées; les notions
simples sont celles de l'absolu; elles sont, selon
Descartes, l'objet de l'intuition (2).
La déduction conduit l'esprit aux notions com-
postées; mais il y a encore un acte de l'intuition qui
saisit le nœud par lequel les vérités déduites s'en-
chaînent les unes aux autres. Descartes n'établit
point ses séries par classes , mais par chaînes de
conséquences (3); et cela s'explique, puisque sa
méthode ne s'applique point aux faits, et ici nous
rencontrons de la manière la plus sensil3le la di-
vergence des deux routes suivies par Bacon et par
(1) Règles pour la direction de l'esprit, etc., pari. 1, règle 7;
pari- 2, rèi^lclo, etc.
(2) Ibid., part. 1, règle 6, etc. — Principes de philosophie,
part. 1, art. 10.
(3) Règles pour la direction de V esprit , part. 1 .
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. Xll. 169
Descaites. Or, on peut déduire les choses des
paroles , le même du même , le tout des parties,
ou, réciproquement, l'effet de la cause, ou réci-
proquement encore (1).
L'évidence est la condition fondamentale de
toutes les opérations de la raison dans l'acquisi-
tion des connaissances, pour leur imprimer le
caractère de la légitimité; l'induction logique
ou l'analyse les prépare et les résume; l'intui-
tion les commence; la déduction les achève.
Mais, dans toutes ces opérations, ce que Des-
cartes nous recommande surtout , et par ses
conseils et par ses exemples, c'est cette recher-
che consciencieuse du vrai , qui s'attache à ne
former que des jugements solides, qui nous ap-
pelle à nous rendre un compte sévère de
nos propres pensées, qui écarte les simples pré-
somptions, les opinions douteuses, les notions
obscures, qui s'impose le devoir de ne rien lais-
ser d'incomplet (2), et qui, dans sa sincérité et sa
persévérance , nous assiste certainement bien
mieux, pour la découverte du vrai, que tous les
préceptes artificiels de la logique. Toutes les
règles pour la direction de l'esprit peuvent, se-
lon Descartes, se réduire à ces trois points : voir
(1) Règles pour la direction de Vesprit, pari. 1, règle 12.
(2) Vremière et quatrième méditations. — Discours sur la mélhode,
pan. 1, etc. — Principfs dephil., [^an. i,dvt. 66. — Recherche de
la vérité, l. XI.
470 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
comment une chose s'offre à nous spontanément,
ou comment elle est connue par une autre et,
dans ce cas, de quelles choses elle peut être dé-
duite. Une comparaison simple et claire nous
dispense de tout secours de l'art.
Du reste, toute question scientifique peut être
réduite à la solution d'un problème mathémati-
que, car elle renferme une inconnue qu'il s'agit
de dégager et d'expliquer; cette inconnue doit y
être désignée par quelque chose de connu; il suf-
fit donc de démêler le signe qui lui appartient ; il
faut déterminer les conditions de cette inconnue,
en évitant également d'y faire entrer trop ou trop
peu (1). Descartes va jusqu'à supposer que sa
méthode peut s'appliquer à la médecine (2).
Quant à l'expérience , Descartes ne lui accorde
qu'un office entièrement subalterne; il a, en gé-
néral, peu de confiance en elle. S'il faut la consul-
ter soi-même, elle exige beaucoup de temps et de
frais; si l'on s'en remet au témoignage d'autrui,
on s'expose à être abusé. L'expérience ne peut
que remonter des effets aux causes , marche que
Descartes condamne constamment; elle ne donne
que des résultats probables et trompe souvent ;
elle ne peut servir qu'a faire discerner, dans les
effets, ceux qui doivent particulièrement fixer
(1) Règles pour ht flireclion de f esprit, part. 1, roglc 12; ]).Trl. 2,
règles 13, 17. i 8, 19, elc.
(2) Corii'.-.jiondanct', i, VI, [i. M07.
PHlLOSOnUE MODERNE. CHAP. \11. 171
noire attention. Cependant elle acquiert plus
d'utilité à mesure que nos connaissances s'éten-
dent : il n'y a point d'expérience qui ne pût de-
venir utile, si l'on connaissait toute la nature (1).
Uescartes n'a pas su définir avec netteté l'ana-
lyse et la synthèse, ni distinguer avec précision
ces deux méthodes; il a supposé qu'elles pou-
vaient être transportées en philosophie telles
qu'elles sont employées par les géomètres. 11 a
cru avoir exchisivement employé l'analyse dans
ses méditations (2), sans doute parce qu'il est
parti d'une supposition consentie, je douter et parce
qu'il est remonté, de sa propre existence comme
ellét, à la connaissance de Dieu comme cause :
cependant la preuve de l'idée de Dieu est émi-
nemment synthétique. Descartes, une autre fois,
a essayé d'établir son système métaphysi(iue d'a-
près une construction synthétique (3); mais, en
comparant les deux manièiesde i)rocéder, on n'y
trouve réellement qu'une différence de rédaction,
et non un ordre différent dans le développement
des idées.
Descartes, au reste, a soin de nous prévenir
qu'il est deux sortes d'esprits auxquels sa méthode
(1) Discours sur la méthode, part. 6. — Principes de phih,
part, i, art. A. — Hcyles p<'itr la direcdon de l'esprit, [larl. 1, rèi^le
2. — Correspondance , i. V!ll, p. 7o.
(2) RJi)<nsc aux iirt'^:fci ts o.'jccliuns, l. 1. p. i i''.
(3) Ibid.y iàid., p. itl.
172 IIIST. COMl'. DES SYST. l)V. PlIIL.
ne peuL convenir: elle serait dangereuse pour les
esprits impatients et présomptueux; elle est inu-
tile aux esprits modestes qui ont assez de raison
pour se contenter de suivre les opinions des au-
tres (1). S'il en était ainsi, on serait forcé de
convenir que Futilité de cette méthode se trouve-
rait assez réduite.
Descartes a traité le système entier des con-
naissances humaines comme chaque ordre de
connaissances en particulier; au lieu de le distri-
buer, comme Bacon, en une vaste classification,
semblable à celles des naturalistes , il a voulu en
former une chaîne dont chaque anneau dépendît
des précédents, à la manière des géomètres. Voici
l'ordre de subordination qu'il a établi entre elles :
de la connaissance de l'âme, l'esprit s'élèvera à
celle de Dieu; de là, il cherchera à étudier com-
ment Dieu a créé les choses; puis, comment nos
sens les perçoivent ; puis, comment nos connais-
sances deviennent fausses ou vraies. Il observera
ensuite les travaux de l'industrie, et après eux
les ouvrages de la nature, la cause des change-
ments qu'elle subit, l'architecture des choses
sensibles; de là, il portera sa vue aux phé-
nomènes du ciel; il explorera les conclusions
(in'on en peut tirer; il examinera les relations des
choses sensibles aux choses intellectuelles , celles
(1) Discours sur la mc'iliodc, pari. 1.
PHILOSOMlfE MODERNE. CHAP. Xlt. ilZ
des unes et des autres au Créateur; alors il fixera
ses regards sur l'immortalité et sur l'état futur :
c'est seulement lorsqu'il aura parcouru toute cette
progression qu'il pourra s'occuper spécialement
des sciences d'application. Enfin, après avoir
ainsi achevé l'éducation de l'esprit , Descartes
appellera la volonté à recevoir aussi ses direc-
tions, et il lui tracera les lois du juste, il lui
apprendra à distinguer le bien du mal, et le vice
de la vertu. Telle est la route qu'il trace à son
disciple (1), route non-seulement hardie, témé-
raire même, mais bizarre, il faut l'avouer, route
qu'il a pratiquée lui-même. «Persuadé que la
«science doit descendre de la cause à l'effet, de
» l'absolu au relatif, il veut obtenir avant tout les
» conditions universelles des choses, et aller au de-
» vant de ce qui est, parla prévision de ce qui doit
» être ('2). La philosophie est, à ses yeux, non-seu-
» lement cette sagesse pratique qui doit diriger
«l'homme dans' la conduite de la vie, mais aussi
«la connaissance parfaite de tout ce que l'homme
» peut savoir. Elle s'élève comme un arbre magni-
» fique dont la métaphysique compose les racines,
«dont la physique forme le tronc, dont les bran-
» ches sont les sciences spéciales. Ces sciences
{]) Principes de phil., prôfiice, elc. — Recherche de la rerih', l-u-,,
t. XI, p. 3i3 el suiv.
(■2) Discours sur la méthode, part. G. — Pu'ijles p.iur la dircclioii
de resprit , pari. 1 , loi^le G,
iTU HIST. COMP. DES SYST. DE PÎIIL.
«peuvent se rapporter à trois titres principaux:
))la médecine, la mécanique et l'éthique; si elles
«sont seules susceptibles d'applications immédia-
» tes, c'est que les fruits de l'arbre pendent à ses
«rameaux (1). »
« La science que nous possédons jusqu'à ce
«jour ne se compose que de quatre degrés.
)' Le premier comprend les notions tellement clai-
' res qu*elles peuvent être comprises sans le se-
» cours de la méditation ; le second , ce que nous
» dicte l'expérience des sens; le troisième, ce que
«nous enseigne le commerce des autres hommes;
» le quatrième, enfm, ce que nous pouvons puiser
» dans le choix des meilleurs livres. Un petit
» nombre d'esprits supérieurs a entrepris , il est
» vrai , de gravir un cinquième degré plus sûr et
«plus élevé, en se livrant à l'investigation des
«causes et des premiers principes, pour en dé-
» duire les raisons de tout ce qui peut être su ; mais
«aucun n'y a réussi jusqu'à ce jour (2). » Avec
une semblable opinion, Descartes a dû sans doute
chercher à renouveler la science tout entière.
11 n'y a pas eu pour lui d'éclectisme possible.
Mais quelle injustice, dans un tel arrêt, contre
les génies de tous les siècles! Quelle présomption
dans cette assurance d'avoir réussi à exéculer
l'ouvrage dans lequel tous ont échoué! C'est là,
(1) Pr'incii)es de phiL, \niiiuve.
{'2) ihïd., ïb:d.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 175
du reste , ce qu'on avance toutes les fois qu'on
veut tenter une révolution en philosophie; on
veut tout détruire pour reconstruire à neuf. Il
nous reste à voir ce qu'en effet Descartes a pu lui-
même édifier.
Sa philosophie repose sur deux principes :
l'un métaphysique , et que nous appellerions
cj en craie ur ; l'autre lo^'ique, et que nous appel-
lerions régulateur. Le premier s'exprime par la
célèbre proposition: Je penne, donc je suis; le se-
cond par la maxime : Toui ce qui est renfermé dans
l'idée d'une chose peut éire ajjirmé de celte chose. Du
premier naissent, par une suite de déductions,
toutes les autres connaissances; le second sert
de critérium à la vérité et garantit la légitimité
des connaissances. L'un est comme la pierre an-
gulaire de l'édifice, et l'autre comme l'équerre
qui détermine l'aplomb de ses assises.
C'est une chose hardie, ingénieuse et piquante,
que d'avoir fait jaillir du sein même du doute
ce premier principe positif qui deviendra le fon-
dement de toute science. Tous les adversaires
du septicisme avaient relevé cette contradiction
inévitable que renferme l'aflirmation même du
doute. Mais il était réservé à Descartes de chercher
dans cet aveu, arraché au scepticisme, une fécon-
dité inépuisable. Toutefois, dans les inductions
qu'il essaie d'en tirer on ne saurait voir qu'un
toi!)' de force, un vain jeu d'esprit; Descartes
s'est, mépris en croyant trouver un principe là où
170 nlST. COMP. DES SYSÏ. DE PIIIL.
il ne devait voir qu'une épreuve. Le scepticisme,
échappant facilement à la surprise, à l'espèce de
piège que Descartes lui a tendu, ne manquera pas
de prendre acte des concessions exorbitantes que
celui-ci vient de lui faire, et pourra se refuser aux
corollaires qu'on veut lui imposer. Est-ce sé-
rieusement qu'il faudra accorder au sceptique de
refuser son assentiment même aux vérités ma-
thématiques , et à toute autre proposition que
celle qui est contenue dans le doute lui-même (1) ?
Est-ce sérieusement qu'on nous impose d'atten-
dre un âge avancé pour sortir d'une situation
aussi cruelle? Et si Descartes y est demeuré neuf
ans (2), combien les hommes ordinaires y de-
vi'ont-ils rester arrêtés? Croit-on qu'il sera pos-
sible en effet, suivant son bon plaisir, d'excepter
de ce doute absolu et suspensif, et la croyance
religieuse, et la morale pratique, et en général
tout ce qui appartient, non à la contemplation,
mais à l'action (3), comme s'il ne fallait pas
quelques convictions de la raison pour servir
d'appui à ces croyances et à cette conduite? Que
si on peut cependant sauver du naufrage cette
vérité : Je pense^ donc je suis, conmient ne pas ac-
(1) Deuxième méditation. — Discours sur la méthode, pari. 1 el 5
— l'r.ucipesde phi!., \r.in. 1, art. 3 el 5.
[i) Vrcinière tnéd't talion. — Discours sur la méthode, pari. 3,
Ç\, Discours sur /,/ méthode, pirl. !! ri i. — principes de phil.,
part. 1. art. 1.
PIIFLOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIT. 177
corder la môme sauvegarde à d'autres vérités
manifestées par le même témoignage immédiat
de la conscience intime que le fait du doute et de
la pensée? Et c'est en effet ce que Descartes
ne tarde pas à reconnaître pour tous les faits
que révèle ce témoignage , puisqu'ils nous sont
connus au môme titre, puisque ce mot : je pense,
n'est, dans le langage de Descartes lui-même,
que l'expression générale et commune de tous les
phénomènes variés qui appartiennent à l'enten-
dement et à la pensée (1). On pourra dire non-
seulement je pense, mais je pense telle ou telle chose.
Ce n'est pas tout; si Descartes rejette les vérités
mathématiques, il est contraint cependant d'ad-
mettre implicitement une foule d'axiomes mé-
taphysiques, pour conclure de ce fait primilif
aux propositions qu'il va établir, alors même
qu'il n'avouera pas expressément cette néces-
sité. Nous le verrons établir ce premier point :
qu'i/ est une substance pensante; puis il devra sup-
poser et la loi de la causalité , et l'axiome qui
fait conclure de l'attribut à la substance, et celui
qui, à tort ou à raison, lui fait considérer l'exis-
tence comme une perfection, et celui qui lui
fait admettre que l'être parfait ne peut tromper,
et d'autres axiomes encore sur la réalité objec-
tive, sur l'infini, sur les conditions qui doivent
se trouver formellement et éminemment dans la
fi) !'rincipes de phil., part. I, aii. !), '-'â, etc.
1!.
178 TITST. COMP. DES SYST. DE riTlT,.
cause (1), conditions qu'on lui contestera peut-
être (B). Sur quel fondement même conclut-il
de la pensée à son existence (C) ?
Quelle que soit l'extrême rapidité avec laquelle
Descartes se hâte de parvenir à l'existence de Dieu
en partant du doute absolu, il suppose donc, dans
l'intervalle qui les sépare l'un de l'autre, un cer-
tain nombre de vérités nécessairement reconnues,
et on est fondé à se demander pourquoi une foule
d'autres vérités parallèles ne seraient pas admises
au môme titre, pourquoi il est nécessaire de re-
courir à la véracité de Dieu pour obtenir en
faveur des unes la certitude qu'on accorde si
gratuitement aux autres. Mais voici qu'arrivé en
effet à l'existence de Dieu et à sa véracité , Des-
cartes , dans la joie aveugle que lui cause la
possession d'une garantie aussi élevée et aussi
puissante, oublie tout-à-coup le passé. Il oublie
même que, peu auparavant, il avait admis la sup-
position d'un être assez puissant et assez méchant
tout ensemble pour avoir imposé à l'homme une
nature telle que l'esprit humain fût nécessaire-
ment trompé par l'évidence; et, par le cercle vi-
cieux le plus mémorable dont les fastes de la phi-
losophie offrent l'exemple, il rapporte à l'existence
de Dieu et à sa véracité la certitude des princi-
pes sur lesquels il venait d'établir cette auguste
(1) 3^, -4^, 5" et 6*= Médilal'wns. — Principes de pltil. , part, i ,
un. 18, 49, 80. — Discours sur la melhode, part. 4.
PHILOSOPHIE MODERNE. CITAP. XIT. 179
vérité : en sorte que Dieu seul lui offre désor-
mais une garantie réelle contre le doute ; en sorte
que toute connaissance, sans exception, dépend, à
ses yeux , de celle de l'auteur de toutes choses.
Cette confiance en Dieu peut même seule au-
toriser Descartes à voir le sceau de la vérité
dans la perception claire et distincte, et la consé-
quence, en un mot, vient servir de justification à
la preuve (1).
Au reste, les raisonnements que Descartes
établit pour rendre au témoignage des sens
l'autorité qu'il leur avait refusée, auraient eu ab-
solument la môme force pour maintenir cette
autorité dés l'origine. Le long détour qu'il a
suivi , l'existence et la véracité de Dieu qu'il
a interposées, ne changent rien k la nature de
ces raisonnements, et il eût été plus simple de
les employer pour prévenir le doute que de les
réserver si tard pour le détruire : car ces rai-
sonnements sont directement appuyés sur la
perception claire et distincte {'2).
Le principe générateur ou métaphysique, et le
principe logique ou régulateur, étant d'un ordre
différent, devraient être indépendants l'un de l'au-
(1) 1", 3«, o<= et 6' Méditations. —Discours sur la viélhodc, p.irl.
4. — Principes de phil., part. 1, art. 13, 19, 30. — Correspon-
dance, t. VI de ses œuvres, p. I'^2; t. IX, p. 171, etc., etc.
(2) Y. la fin de la 6" Méilitalion. — Principes de phil., pari. 2,
art. 1 .
180 msT. roMP. nr.s sy.st. or. pnir.
tre, ou du moins le premier devrait se trouver su-
bordonné au second pour en recevoir une sancLion:
Ainsi, lorsque Descartes émet sa célèbre maxime :
Tout ce qui est renfermé dans l idée d'une chose peut
être affirmé de cette chose, cette règle devrait servir
à légitimer la proposition : Je pense, donc je suis,
comme tous ses corollaires. 11 en est tout autre-
ment, et c'est au contraire de cette proposition,
déjà admise et reconnue, cpie Descartes tire la
1 ègle qui doit lui imprimer le sceau de l'évi-
dence (1).
Ce n'est pas tout; la maxime : Tout ce qui est ren-
fermé dans Cidéc d'une chose peut cire affirmé de cette
chose, n'ayant qu'une valeur purement logique, ne
pouvait s'adresser qu'à l'ordre des vérités ab-
straites et conditionnelles; ici, son emploi fût de-
meuré aussi utile que légitime. Mais, toujours
préoccupé de l'exemple des sciences mathéma-
tiques et de la fausse assimilation par laquelle il
a attribué aux autres sciences , la même nature
qu'à celles-là , Descartes veut imposer à toutes
le même critérium, comme il a donné à toutes la
même méthode, et il fait de son principe un ré-
gulateur universel. Dès lors, il prête à une maxime
qui peut régir seulement les combinaisons inté-
rieures de nos idées une puissance qui s'élend
sur le monde réel. Aussi n'hésite-t-il pas à penser
fl) Discours sur la méthode; ('dition de Re:)o;i;ii\l, 18-?i', p Cfî.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 181
que l'esprit humain peut, à priori, déterminer
toutes les propriétés de la matière (1).
Ainsi, c'est d'une vérité de fait, jV? pemc, que
Descartes tire la règle des vérités de l'ordre ra-
tionnel , et c'est de cette règle simplement lo-
gique qu'il fera sortir, par la suite, de nouveaux
corollaires dans l'ordre des connaissances réelles
et positives. Comment franchira-t-il cette bar-
rière immuable qui sépare deux ordres de con-
naissance essentiellement distincts? Il ne le pourra
qu'en confondant, en elfet, ces deux ordres de
connaissance, en les identifiant: « Le vrai est le
«réel; la vérité, c'est l'être (2). »
Une fois, cependant, il a aperçu et signalé cette
distinction fondamentale entre les principes ab-
straits et ceux qui expriment un fait (3); et, ce
qui nous étonne bien davantage , il n'accorde
aucune importance aux premiers, et ne reconnaît
de vraie fécondité que dans les seconds. Mais cette
réflexion judicieuse lui échappe comme par ha-
sard dans sa correspondance; elle est demeurée
en dehors de son système de piiilosophie; elle
eût suffi pour le renverser de fond en comble.
C'est à l'aide de cette conclusion, à l'aide de
l'extension qu'il a donnée à une règle simplement
(1) Y. la Lettre au père Mersenne, dans la Correspondance de
Descartes, t. VI, p. 209.
(2) 'M McditalioH. — Curresiioiidauce, l. X, p. 342.
(3; V. la Lettre à Cler relier, l. !M, p. 44-*.
182 HIST. COMP. DES SYST. DE miL.
logique, pour en faire comme une source de réa-
lités, que Descartes a conçu le célèbre paralo-
gisme (D), auquel on a donné le nom de preuve de
Vexislence de Dieu, tirée de Vidée de Dieu; jouant
tour à tour sur le mot perfection, lorsqu'il sup-
pose qu'il est plus parfait pour un être d'exister
que de n'exister pas, et jouant ensuite sur le mot
existence, lorsqu'il suppose qu'il suffit d'avoir
fait entrer la notion d'existence réelle dans l'idée
complexe d'un être, en la lui attribuant comme
une perfection, pour être fondé à conclure que
cet être possède, hors du cercle de nos idées, une
existence positive : ce qui revient à dire, en l'exa-
minant avec une attention scrupuleuse, que Dieu
existe en effet si l'on suppose qu'il existe, et que
l'une de ces deux propositions est la conséquence
nécessaire de l'autre.
Ce n'est pas que Descartes n'ait saisi et exposé
avec une sagacité remarquable le grand problème
de la réalité de la connaissance humaine, en ce
qui concerne les objets extérieurs. Ayant refusé
aux sens le droit de nous rendre un témoignage
direct sur ce qui existe hors de nous, il a dû in-
terroger les images des objets qui résident en
nous-mêmes, pour savoir à quel titre elles pré-
tendent être, en effet, des représentations exactes
et fidèles. Il a donc distingué avec soin le sujet
qui connaît de l'objet connu; il a signalé l'er-
reur par laquelle, dès l'enfance, nous transportons
dans les objets les modifications qu'ils nous font
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP, XII. 183
éprouver par leur présence ; il s'est attaché à
considérer les choses sous deux points de vue
différents , suivant ce qu'elles sont dans notre
esprit, ou ce qu'elles sont en elles-mêmes (1).
11 s'est donc demandé en quoi nos idées sont
effectivement semblables aux objets dont elles
sont supposées être les images, et c'est par cette
recherche qu'il a été conduit à établir, entre
les qualités premières et secondaires de la ma-
tière, cette distinction qui est devenue l'un de ses
principaux mérites en philosophie (2). Cepen-
dant, après avoir démêlé, quelquefois avec une
perspicacité jusqu'alors sans exemple, certaines
modifications qui ne sont en nous que 'des façons
de penser, et les avoir distinguées avec précision
des objets auxquels on les rapporte et avec lesquels
on les confond, Descartes trop souvent réalise
dans les o])jets mêmes les notions propres à
l'entendement, comme dans ses raisonnements
SUT les essences, les substances, et surtout dans les
caractères d'après lesquels, suivant lui, nous re-
connaissons que des êtres ont effectivement une
existence séparée et distincte.
En refusant au témoignage des sens le caractère
d'une perception directe qui nous révèle imraé-
(1) 3* Méditation.— Principes de phil., part. 1 , art. 66, 67; part. 2,
art. l.— Règles pour la direction de l'esprit, pan. 1, n-glos S et 12.
— Correspondance, t. Vlll, p. oTO, etc.
(2) Principes de pliil., iKirl. i, an. liS, Gî), etc., etc.
18^1 IU6T. COIMP. DI'S SYST. DK PHlf,.
diatement la réalité extérieure, Descartes a dû
recourir à un raisonnement déduit pour suppléer
à cette perception et pour légitimer ce témoi-
gnage : « Nos sensations doivent nous venir d'une
» cause qui nous est étrangère ; nous concevons
» clairement et distinctement l'étendue comme
» une chose diflerente de l'intelligence divine et de
» la nôtre ; de là l'existence de la matière. Nos
» idées, en général, doivent avoir quelque fonde-
» ment de vérité ; elles doivent avoir au dehors un
«archétype; elles doivent avoir une cause, une
)> cause qui contienne formellement et éminem-
» ment tout ce que nous apercevons en elles ; car
» rien ne Se fait de rien (1). »
11 était donc d'une haute importance pour Des-
cartes de déterminer exactement et la nature et l'o-
rigine de nos idées, afin de reconnaître les causes
auxquelles elles pouvaient être attribuées. Malheu-
reusement, il n'a traité ce sujet que d'une manière
incomplète et comme par occasion. Descartes s'est
acquis un titre éminent à la reconnaissance de la
philosophie, en faisant disparaître cette hypothèse,
longtemps accréditée dans l'école, qui faisait ar-
river jusqu'à l'esprit certaines espèces émanées des
objets et destinées à les représenter; en rejetant
même ces comparaisons tirées de l'empreinte
(!) 3<= et 6« Méditations. — Discours sur la mclhode , part. -4. —
Principes de phil., pail. 1, ail. 18; pari. i2, arl. 1.
Pnil.OSOPIUE MODEUiNE. CHAP. XII. 185
qu'un sceau laisse sur la cire, et qu'avaient accré-
ditées saint Bonaventure et saint Thomas. 11 a don-
né cfénéralement le nom d'idée à tout ce qui est
dans notre esprit quand nous concevons une cho-
se (1), définition , il faut le dire, un peu vague.
« La pensée, suivant lui, comprend tout ce qui
» arrive en nous et dont nous avons conscience, en
» tant que nous en avons conscience (2): » expli-
cation qui attribue à la pensée tous les phéno-
mènes intérieurs. On sait qu'il a partagé toutes
les idées en trois classes : les unes nées avec nous;
les secondes éti'angères et venues du dehors ; les der-
nières faites et inventées par nous-mêmes (3).
L'opinion de Descartes sur ces i'dées innées
n'a peut-être pas été bien comprise , et cela n'est
pas étonnant; car il ne s'est pas bien compris lui-
même. D'une part, il répète souvent que ces
idées sont nées avec nous; il dit en particulier de
Vidée de Dieu : ^Œlle est née et produite avec moi dès
» lors que fai été créé , ainsi que l'est l'idée de moi-
» même [II). V esprit de l'enfant dans le sein de sa mère,
» nous assure-t-il, ?i'ap</s nuAns en soi les idées de Dieu,
» de lui-même, et de toutes ces vérités qui de soi sont
11 connues, que les personnes adultes les ont lorsqu'elles
(Ij 3* Médïlalion, p. 85. — LeUre au père Mersenne, 16 juillet
1641.
(2, t'riiic'un's de pMl., part. 1, aii. 0.
(■.ij 3^ Méditation, édilioii Renonarl, 1<S25, p. 86.
(4) Il>id.,i0td., p. 120.
186 IIIST. COMP. DES SYST. DE P1II1>.
>'»'// pensent point; car H ne les acquiert point par
auprès avec l'âge (i). Ces idées ne peuvent avoir été
» placées en nous que par Dieu même qui en esL la
» cause immédiate. Il n'y a aucune vérité méla-
') physique, en particulier, que nous ne puissions
» comprendre, si notre esprit se porte à la considé-
» rer, et elles sont toutes mentibus tiostris congeni-
» tœ (2). » D'un autre côté, cependant, pressé par
les objections , Descartes reconnaît que ces idées
innées n'existent dans notre esprit qu'en puissance,
d'une manière implicite; illesconsidère seulement
comme naturelles, en tant que nous possédons la
faculté de les produire -^ il ne les trouve point dis-
tinctes en nous de la faculté de penser (3). Il reste-
rait alors à expliquer comment nous exerçons
cette faculté, comment nous l'exerçons d'une
manière différente dans la production de ces idées
innées que dans la production de celles qui sont
notre propre ouvrage, ou que nous recevons du
dehors. Car ailleurs Descartes nous assure aussi
« qu'i/ n'y a rien dans nos idées, quelles qu'elles
» soient , même celles dont les sens et l'observa-
» tion sont l'occasion , qui ne soit naturel à l'esprit
» ou à la faculté qu'il a de penser. Les idées du mou-
«vement et des figures, en particulier, sont na-
(\) Correspondance ; Réponse de Descartes du 2S juillet 1641,
t. Vlll, p. 268 et suiv. (édition de M. Cnnsin).
(2) îl>ul., l. VI, p. 40.
rS) Ibid., l. Vlll, p. 95.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 187
» turellement en nous (1). » Dire que les idées innées
sont en nous une faculté^ c'est ne rien dire, si ou
ne montre comment cette faculté est mise en jeu.
Descartes déclare expressément, du reste, et c'est
là ce qui importe , que les idées qu'il appelle in-
nées (E) n'ont pu être formées par nous-mêmes;
que les notions universelles sont en nous à priori.
L'infini, ajoute-t-il, n'est point conçu par la sup-
pression des limites qui circonscrivent le fini ; la
perfection n'est point conçue par l'extension de ce
qui est imparfait; on n'arrive point à l'absolu par
le relatif; c'est précisément tout le contraire : les
idées du fini, de l'imparfait, dérivent en nous de
celles de l'infini et de la perfection (2).
C'est avec une grande surprise, quoique sans
doute avec une véritable satisfaction, qu'on voit
cependant Descartes déclarer, par hasard (3), que
les vérités générales ne sont quQ le résumé des
vérités particulières : maxime qui semble en con-
tradiction avec tout l'ensemble de sa philosophie,
avec l'opinion qu'il témoigne ailleurs que le genre
peut être connu sans ses espèces. Descartes ex-
phque la formation des idées qu'il appelle ad-
vcniices, OU qui nous viennent du dehors, par des
i!) V. la Réponse de Descartes à Hobbes , Correspondance,
i.VîlI, p. 378; t. X, p. 99, etc.
(2) Principes de ;■/(•/., [lart. !, art. o9, etc. — 3'' Mt'dilalicn, p.
\0~ . — Correupondrnci- , t. Vilî, |i. 219, 27 i, elc, etc.
(3) lléponi,cs aux premières objections A. I, p. -i27.
ISS HIST. COMP. DES SYST. D\L PHIL.
hypothèses sur le mécanisme delà sensation, que
la physiologieadétruites.L' expérience, suivantlui,
fait que nous jugeons que telles ou telles idées ,
que nous avons maintenant présentes à l'esprit,
se rapportent à quelques choses qui sont hors
de nous ; non qu'elles nous aient été transmises
telles que nous les sentons, mais parce qu'elles
nous ont transmis quelque chose qui a donné
occasion à notre esprit de les former, en vertu
de la faculté naturelle qu'il en a ; nous sommes
autorisés à les attribuer à une cause extérieure ,
puisqu'il ne dépend de nous ni de les avoir ou de
ne les avoir pas, ni de les avoir telles ou telles. La
faculté de sentir est essentiellement passive (1).
Quant aux idées qui sont l'ouvrage de l'esprit,
Descartes n'a point tracé les lois de leur produc-
tion; il ne nous a pas même donné de signes
déterminés pour les reconnaître; il paraît n'y
comprendre que les combinaisons artificielles
arbitrairement formées par l'esprit, sans modèle
extérieur, telles que celles d'une Chimère, par
exemple.
Descartes n'a point considéré la psychologie
comme une introduction à la philosophie. Son
traité de l'Homme n'est au vrai qu'un traité de
physiologie très imparfait et dans lequel nous
pouvons puiser seulement aujourd'hui de nom-
(1) principes de phil., part. 4., art. 189 à 199. — G* MéiUtalion. —
Discours sur la méthode, pail. 5.
PHILOSOPHIE MODERNE, CHAP. XII. 189
breuses et précieuses observations sur les phéno-
mènes de la vision , sur quelques fonctions des
organes, et dans lequel nous devons signaler
aussi la juste extension que Descartes a donnée à
la nomenclature des cinq sens généralement
admise. Ses vues sur les facultés de l'entende-
ment sont éparses dans ses ouvrages , s'y trou-
vent semées au hasard , sans y recevoir un déve-
loppement suffisant, ni une coordination métho-
dique. Nous y recueillons une foule d'observations
pleines de sens sur les causes de nos erreurs,
sur l'influence des passions , sur l'abus des mots,
sur l'association des idées, sur les jugements
produits par une impulsion, aveugle , appuyés
sur de simples conjectures ou fondés sur les
déductions. Nous y remarquons l'emploi fait,
pour la première fois, du mot réflexion, pour
désigner, comme Locke l'a fait depuis , la faculté
qui s'exerce sur les témoignages de la conscience
intime (1). Mais trop souvent Descaries cherche
dans les besoins de son système , dans quelque
principe abstrait, ou dans quelque hypothèse ha-
sardée , ce qu'il devrait demander à l'expérience;
comme lorsqu'il affirme que l'àme pense toujours,
parce qu'il a fait consister l'essence de l'àme dans
la pensée ; comme dans les hypothèses par les-
quelles il cherche à expliquer les phénomènes de
(I) Corrt'spfliul/iiur, t. X, p. IjO.
190 HtST. COMP. DES SYST. DE PîIIL.
la sensation, de l'imagination, de la mémoire,
(ia mouvement imprimé par la volonté à nos
membres; comme lorsqu'il veut expliquer l'u-
nion de l'âme et du corps, ce mystère inexplica-
ble, par un concours immédiat de l'assistance
divine, et la diversité des inclinations naturelles
par celle des esprits animaux (1). « L'erreur, aux
» yeux de Descartes, n'est qu'une simple priva-
» tion ; elle ne peut tomber que sur les notions
«composées, et jamais sur les idées simples. La
» cause générale des erreurs réside dans le mou-
» vement de notre volonté qui est sans limite, et
» qui excède les limites dans lesquelles notre en-
«tendement est renfermé (2). »
Descartes n'a pas su poser avec netteté la
limite entre le domaine de l'entendement et ce-
lui de la volonté. 11 suppose à la volonté le pou-
voir d'accueillir le doute ou de le rejeter; il con-
sidère la foi comme un exercice de la volonté; il
voit un acte de la volonté dans l'aflirmation ou
la négation qui constituent le jugement (3).
Le spiritualisme compte Descartes parmi ses
(lus sincères promoteurs. Peu de phiiosoj^hes
cnt tracé d'une manière plus nette et plus décidée
(1) Trail<:f de l'homme, part. 3, art. 36.
(2) A" Méditation, p. 424. — Discours sur la méthode, part. 4, —
Règles pour la direction de Vesprit, règle 12.
(3) Principes de phil., part. 1, art. 6, 34, 35. — 4- Méditation,
p. 131. — Correspondance, t. IX, p. 136.
PIITLOSOPHIE MODERNE. OTAP. >;îT. 191
la Si' para lion qui existe entre l'àme et le corps ,
entre ia matière et rintelligence, et l'ont exprimée
sous une formule plus précise et plus simple. Ce-
pendant, loin d'avoir rien ajouté aux nombreu-
ses considérations que les platoniciens ont accu-
mulées sur cet important sujet, il s'est borné à
une seule preuve , celle de l'incompatibilité
qui existe entre la notion de l'étendue et celle
de la pensée. Toutefois, dans un zèle mal entendu
pour la dignité de l'intelligence, il a trop maté-
rialisé les phénomènes de la sensation, de l'ima-
gination et de la mémoire. Il a conçu on ne sait
quelles images des objets qui viennent s'imprimer
dans le cerveau, quelle espèce d'automate animé,
qui sent, imagine, se rappelle, agit et se meut (l),
qui éprouve même les sentiments de la joie et de
la tristesse; et c'est ainsi qu'il a cru justifier son
hypothèse qui n'attribue aux animaux qu'un
principe entièrement matériel. Nous l'entendons
avec peine déclarer que si , par la raison natu-
relle , nous pouvons faire beaucoup de conjec-
tures favorables à l'immortalité de notre âme et
avoir de belles espérances, nous ne pouvons ce-
pendant en avoir aucune assurance (2). Du reste,
il n'a considéré les preuves de l'immortalité de
(1) Règles pour la direction de V esprit , règle 12, p. 278. —Dis-
cours sur la méthode, h la fin de la cinquième partie. — De Vhomme,
art. 51, 5G.
(2) Lettre à la Princesse Pulutine.— Correspondance, t. IX, p. 3G9.
192 msT. coMP. r»F,s svsr. nr. piirr..
l'àme que sous le rapport le moins pliilosophique;
il les a empruntées uniquement aux garanties
qu'un principe indivisible et simple trouve, de sa
propre durée, dans l'impossibilité d'être soumis
à une dissolution physique; il ne les a point de-
mandées à ces considérations morales qui pui-
sent, dans le principe intelligent et libre, des ga-
ranties d'un ordre bien plus relevé.
En accordant à la volonté trop d'empire sur le
jugement, Descartes n'a pas accordé à l'enten-
dement assez d'influence sur la volonté. 11 semble
supposer qu'on peut agir dans le doute absolu, que
la morale peut conserver ses droits , alors même
f|ue la raison a perdu toutes ses convictions (I).
1 1 va jusqu'à dire que , pour les mœurs , il est be-
soin de suivre des opinions qu'on sait êlre
fort incertaines , de même que si elles étaient
indubitables, tandis que, dans la recherche de la
vérité, il faut faire tout le contraire (2). Ainsi,
l'édifice de la philosophie morale, tel qu'il a voulu
l'élever, manque par sa base. Du moins, heureu-
sement infidèle à sa propre méthode, il a traité
cette branche de la philosophie d'après des re-
cherches expérimentales, elles passions humaines
ont été pour lui l'objet d'une étude approfondie.
(1) Abrcfji' lie la 2'' Mcditalion.
(2) Viscoiirs sur lu mclUodc. \v.\y{, ?, el 1o coinmoncemeiit Je hi 4"^.
PHILOSOPHIE MODEKNE. CIIAP, XII. 19."
Par une contradiction non moins lieureuse, il
a fondé la morale sur des principes certains, el, on
aime à le reconnaître , sur les plus nobles prin-
cipes. 11 donne pour fondement à la morale cette
liberté des déterminations, la plus belle préroga-
tive de l'homme, qui nous est attestée comme un
fait évident par notre conscience intime (1). 11
considère le souverain bien comme n'étant que
l'exercice de la vertu ; il les fait consister tous
deux dans la possession de toutes les perfections
dont l'acquisition dépend de notre libre arbitre,
et dans la satisfaction d'esprit qui en résulte. La
ferme et constante résolution de faire exactement
toutes les choses que l'on juge être les meilleures,
et d'employer toutes les forces de son esprit à les
connaître, est, à ses yeux, cela seul qui mérite la
louange et la gloire (:2). Enfin, par un sage et
heureux éclectisme, il a concilié entre elles les
doctrines d'Aristote , d'Épicure et de Zenon ,
saisissant en chacune, sur le but de la destinée
humaine, ce qui peut être interprété de la ma-
nière la plus favorable aux intérêts de la vertu (3) .
On éprouve un vif regret que le philosophe qui
portait dans la morale des vues si élevées ait été
détourné de les communiquer et de les dévelop-
per, par des motifs trop peu dignes de lui (!').
(1) l'rincipes de phil., pari. I, a;i. 3(i, 3'S, olc.
(2) Letlre à la Princesse Paliiliiw. — Correspondance, t. X, y. Vs\.
(3: li/d^ ]Kd., t. IX, p. 2-0.
11. 13
194 IITST. COMP. HES SYST. I)F. PITTL.
Du rpsie, en réduisant à la pensée seule Fes-
stîuce de l'âme, Descarles semble l'avoir considé-
rée trop exclusivement comme une intelligence , et
avoir enlevé à sa nature l'un de ses deux attri-
buts éminents, un attribut égal et parallèle à
celui de la pensée, celui qui la constitue comme
un agent moral et libre.
Combien d'autres vues profondes, d'aperçus
heureux, quelquefois même de vastes perspec-
tives, se sont offerts à ce génie aventureux et émi-
nemment investigateur, et qu'on eût désiré de lui
voir exposer avec l'étendue convenable! Tels sont,
par exemple, ses plans d'une philosophie pra-
tique, d'une langue universelle (1), d'une arith-
métique rationnelle ; telle est l'idée qu'il avait
conçue de l'établissement d'un dépôt commun,
dans lequel tous les savants s'accorderaient à
léunir les résultats de leurs expériences, pour
les éclairer , les conlirmer ou les compléter les
unes par les autres ; tel est le désir qu'il exprime
de voir employer la médecine à perfectionner
l'homme, à le rendre meilleur et plus heu-
reux (2); telles sont les espérances qu'il concevait
pour l'avenir de l'humanité. On est frappé aussi
de voir ce philosophe, qui préconisait exclusive-
ment les méthodes à priori, et qui s'abandonnait
(1) Correspondance, t. VI, p. H6.
(2) Discours sur la méthode, part. 6.
PHILOSOPHIE MODERNE. CliAP. XIL 195
avec tant d'eiitraîiiementà la séduction des hypo-
thèses, ramené cependant par l'instinct d'un bon
esprit, et peut-être aussi par la direction que
la science commençait alors à recevoir de toutes
parts, à éprouver lui-même un goût assez vif
pour les recherches expérimentales, cultiver ces
recherches dans plusieurs branches de la physi-
que, dans la physiologie, comme dans l'étude des
passions humaines, s'attaclier surtout avec un
soin particulier à l'étude des orççanes des sens et
des fonctions qu'ils remplissent, et aller une fois
jusqu'à déclarer qu'il met la philosophie j)ra-
tique qui s'ai)pliquerait à la connaissance et à
l'emploi des forces naturelles au-dessus de la
philosophie spéculative qu'on enseigne dans les
écoles (1). C'est précisément à ce genre de re-
cherches qu'il a été redevable de ses deux princi-
pales découvertes dans les sciences physiques, la
loi de la réfraction et l'explication du phéno-
mène de l'arc-en-ciel.
Il est digne de remarque que les véritables ser-
vices rendus par Descartes à la philosophie sont
précisément du même ordre que ceux dont les
sciences physiques et mathématiques lui sont re-
devables; comme, aussi, les nombreux et brillants
écarts auxquels il s'est laissé entraîner dans l'in-
terprétation de la nature ont eu précisément les
(1) Dhcmirx sur la méthode, p:irt. H, p. 124.
196 HIST. r.OMP. DES SYST. DE PIITL.
mômes causes que les erreurs qui ont vicié ses doc-
trines philosophiques. S'il a porté le langage algé-
brique au plus grand degré de simplicité et de gé-
néralité, la langue philosophique, délivrée de la
terminologie embarrassante de l'école , lui doit
également d'avoir acquisuneclarté^unesimplicité,
une précision jusqu'alors inconnues. S'il a fait un
usage aussi heureux de l'application de l'algèbre
à la géométrie, en réduisant la définition de la
nature de chaque courbe aux propriétés essen-
tielles et caractéristiques de chaque courbe, c'est
aussi par une opération d'un genre entièrement
analogue que, soit dans sa méthode, soit dans ses
règles pour la direction de l'esprit, il a dégagé et
enseigné à dégager, dans la position des problèmes
philosophiques , toutes les circonstances hétéro-
gènes et accessoires, et qu'il a éliminé des ques-
tions de l'ordre intellectuel les mélanges que l'i-
magination tend à y introduire. Enfin, si, dans sa
Dioptrique et dans un petit nombre de cas particu-
liers, il a transporté avec succès les instruments du
calcul dans le domaine des sciences physiques ,
ce que ses méthodes philosophiques ont d'avan-
tageux provient aussi des emprunts qu'il a faits
aux méthodes mathématiques. Mais, de môme
qu'en voulant déterminer à priori , d'après quel-
ques axiomes d'une valeur purement logique,
les lois fondamentales de l'univers , il a re-
jeté le vide, donné à l'univers réel une éten-
due sans limites^ supposé la miitièrc de tous
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 197
les mondes absolument semblable, croyant pou-
voir contraindre la nature à obéir aux notions
qu'il lui avait plu de se former sur l'étendue, sur
l'espace, sur les attributs essentiels delà matière;
de même que, décidé à aller toujours au devant
des effets par la connaissance des causes, il a eu
la confiance de construire par des hypothèses ce
système du monde avec la matière et le mouve-
ment; nous l'avons vu créer, à l'aide d'un sim-
ple axiome logique, toute la théologie naturelle,
fonder sur le doute et la pensée le système en-
tier des connaissances humaines , expliquer par
des hypothèses le mécanisme delà sensation, de
l'imagination, de la mémoire, la nature du prin-
cij)e pensant et agissant chez les êtres animés,
et les rapports qui unissent ce principe aux or-
ganes corporels. Descartes, dans l'une et dans
l'autre sphère, n'a donc point servi la science en
reculant ses limites, mais en lui prêtant des for-
mules.
Ce qu'il faut surtout considérer daiis Descartes,
c'est l'auteur d'une grande révolulion philoso-
pliique. Comme il arrive presque toujours aux
auteurs des révolutions politiques, il n'a point
survécu à son ouvrage; il n'a point détrôné pour
régner lui-même. 11 a été le libérateur de la rai-
son humaine; il ne pouvait en rester le guide. Il
est pour nous un grand personnage historique,
et non un fondateur de doctriups; car ses tliéo-
ries métaphysiques n'ont pas plus de solidilc et
198 HIST. COMP. DKS SYST. DE l'IilL.
ne pouvaient avoir plus de durée que ses théories
physiques , et si elles peuvent exercer encore
quelque prestige sur un petit nombre d'esprits
faciles à éblouir, elles sont irrévocablement ju-
gées au tribunal d'une saine raison. Ce ne sont
plus ses livres qu'il s'agit aujourd'hui d'étudier,
c'est son influence. Ses opinions ont passé; mais
son esprit vit encore, cause active et puissante
qui, après avoir changé la face de la philosophie,
il y a près de deux siècles, a ranimé cette science,
continue à y respirer , et peut la perfectionner
encore.
Descartes n'a pas seulement achevé le renver-
sement de la philosophie scolastique , mais il a
renversé la philosophie d'érudition qui l'avait en
partie remplacée. A l'une et à l'autre il a substi-
tué le règne d'une réflexion indépendante. On
croyait savoir; il apprit à concevoir (1). La phi-
losophie résidait dans les formules de l'argumen-
tation, dans les traditions, dans les livres; Des-
cartes en a transporté le siège dans le sanctuaire
intime de la pensée , c'est-à-dire qu'il l'a rappelée
au foyer que lui avait assigné la nature même des
choses. De classique qu'elle était, il l'a rendue
individuelle; ce n'est pas à son profit personnel,
c'est au profit de tous et d'un chacun, qu'il a fait la
grande conquête. Il a séparé nettement la pensée
(1) ('orrespondance, l. VJ de ses œuvri-s, j>. 307.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 109
humaine de ce monde extérieur avec lequel elle
tend à se confondre sans cesse, l'a mise en regard
d'elle-même avant de la replacer en face des ob-
jets. La philosophie est redevenue par lui la
conscience de la raison.
Les circonstances sans doute étaient favora-
bles aune semblable réforme; elles la sollicitaient
du moins; on en sentait vivement le besoin. Ce-
pendant il fallait, pour l'opérer, un génie plus
qu'ordinaire ; il fallait un observateur qui com-
prît bien en effet ces besoins de son siècle ; il fallait
un homme qui eût acquis déjà une grande auto-
rité personnelle dans des sciences hors de con-
testation, et les sciences mathématiques étaient
alors les seules qui fussent en possession d'un
semblable avantage: mais il fallait surtout un
homme qui sût se faire entendre de tous, péné-
trer dans les convictions particulières , et même
les éveiller; car elles étaient encore assoupies.
Descartes ne perdit point son temps dans des con-
troverses polémiques avec les doctrines existan-
tes; il fut plus habile en les écartant d'un seul
mot, en les supposant tombées d'elles-mêmes,
et l'excès de ses exagérations le servit même lors-
(pi'il admit hardiment, comme convenu, que rien
ne pouvait subsister, que tout était à recommen-
cer; car, en fait de doctrines, il est plus aisé de
renverser de fond en comble que de modifier en
réformant. 11 soulagea ainsi la lassitude des es-
prits, il déplaça, il remua tout, et, là même où il ne
20U HIST. COMP. DES SYST. !>!: PIllL.
fut point neuf, il s'environna de tous les charmes
et de tous les prestiges de la nouveauté.
C'était alors un spectacle nouveau à tous les re-
gards que ce beau sanctuaire de la méditation, dont
il ouvrit les portes ; c'était une lumière toute nou-
velle que ces clartés de l'évidence dont il alluma
le flambeau ; c'était une autorité nouvelle que celle
. de la conscience intime dont il invoquait les témoi-
gnages. D'autres, avant lui, avaient prétendu in-
nover et s'étaient portés pour créateurs ; mais
Descartes le premier remonta à la source originelle
et primitive de toute création , à la source de la
vie intellectuelle elle-même. Seul il sut se faire
entendre, parce qu'en effet il s'adressa à chacun
de nous, nous prit pour témoins, nous choisit
même pour juges; il s'entretint avec nous, en
s'entretenant avec lui-même. 11 cherchait et trou-
vait (ians nos âmes un écho qui répondît à la
sienne. On ne pouvait refuser sa confiance à un
homme qui débutait avec tant de circonspection,
qui avait eu le courage de se défaire de toutes
ses opinions, d'abdiquer toutes ses études, et qui
ne vous demandait que de douter avec lui. La
science sortait enfin des ténèbres de l'école ; elle
se produisait au sein de la société, dégagée de tout
appareil pédantesque , précédée de la bonne foi
comme son héraut, revêtue des formes les plus
siuq3les, parlant un langage intelligible, et se ré-
duisant désormais à l'art de se rendre un compte
exact de ce qu'on pense.
PHILOSOPHIE MODEHNE. CHAP. XII. -01
On ne peut se dissimuler que Descartes n'ait dû
une partiede ses succès aux prestigesqu'ontexercés
sur les esprits la simplicité des principes qu'il a mis
en œuvre , et la hardiesse même comme l'éclat de
ses hypothèses. Il n'est pas jusqu'à cette vigueur
d'affirmation qui succède ordinairement chez lui
à un scepticisme provisoire , jusqu'à cette fierté
secrète et, il faut le dire, cet orgueil irritable qui
se cachaient d'abord sous une réserve et une pru-
dence apparentes, pour se manifester ensuite par
une inflexible opiniâtreté et un profond mépris
pour toutes les opinions différentes des siennes,
qui n'aient été aussi utiles à sa cause, en annonçant
une confiance entière en ses propres forces, qui
entraînait les esprits irrésolus et imposait aux es-
prits faibles. A l'exemple de Montaigne , Des-
cartes emprunta l'idiome vulgaire, du moins
pour une partie de ses écrits; il fit bien plus, il
offrit le modèle du style philosophique , dans une
admirable alliance de l'élégance et de la clarté;
il sut se faire lire avec intérêt , comprendre sans
ell'ort , même en traitant les matières les plus
abstraites, et cependant il évita avec soin ces as-
similations qui séduisent ordinairement les écri-
vains avides de la popularité. Il se défendit de
cette tendance naturelle à emprunter ce qui ap-
partient aux sens et à l'imagination en dé-
crivant les phénomènes intellectuels, qui olfre
de si grandes facilités pour donner à ces descrip-
tions de la vie et des couleurs. En même temps
202 HIST. COMP. DES SYST. Dli PHIL.
qu'il fut un penseur original, il fut un grand
écrivain ; il fut l'un des créateurs de la langue
française; il contribua à lui donner cette aisance,
cette franchise , cette précision , cette transpa-
rence qui la caractérisent entre toutes les autres:
cela seul devait, dans sa patrie du moins, assurer
le succès de la révolution qu'il avait tentée ,
comme c'est aussi l'un des plus éminents services
qu'il ait rendus à la science.
Un jour nouveau s'est répandu dans la so-
ciété humaine à l'apparition de Descartes : c'est
le flambeau de l'évidence qu'il a fait luire. Une
nouvelle vie a animé toutes les intelligences;
elle a été éveillée par l'appel qu'il a fait à la con-
science intime. Il a ouvert une vraie école, celle
de la méditation; il a fait dériver la science de
l'intuition ; il a donné à l'esprit humain l'arme
puissante de l'ordre.
Descartes devait donc avoir plus que des disci-
ples, il devait avoir des enthousiastes; il devait
former non-seulement une école, mais une secte,
entreprise bien difficile parmi les modernes.
L'action qu'il a exercée a été vive , pénétrante ,
générale; a-t-elle toujours été bienfaisante ? N'a-
t-il pas prêté au scepticisme plus de faveur réelle
qu'il ne lui a opposé de barrières, en refusant
toute autorité propre aux vérités intuitives qui
appartiennent aux trois sources de nos connais-
sances? N'a-t-il pas trop méconnu les droits que
conservent, aux yeux de la vraie philosophie, les
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 203
lumières du scds commun et les sentiments uni-
versels imprimés par la nature dans tous les
hommes? N'a-t-il pas préparé la' voie à l'idéa-
lisme moderne , en détruisant tout rapport direct
entre l'intelligence et les objets du dehors? N'a-t-
il pas, du moins, favori'sé cette philosophie su-
perficielle qui, plus tard, s'est accréditée dans sa
patrie , en persuadant trop facilement que la vé-
rité réelle accompagne toujours la clarté de
l'expression , et qu'il suffit , pour avoir droit à
instruire, de réussir à se faire comprendre? N'a-
t-il pas surtout trop détourné la philosophie de
ces voies sages et prudentes, quoique lentes, que
l'expérience venait de lui ouvrir, jeté un injuste
discrédit sur les méthodes d'observation, suggéré à
ses successeurs les systèmes qui ont précipité la
philosophie dans les régions de l'absolu ou dans
les hypothèses mystiques? N'a-t-il pas quelque-
fois, enfin, excité et encouragé un esprit d'in-
novation qui n'a plus connu de limites? N'a-
t-il pas contribué à faire rejeter, par un injuste
dogmatisme , toutes les traditions philosophi-
ques , à faire abandonner l'étude des philoso-
phes des âges antérieurs? N'a-t-il pas ainsi mis
obstacle à la formation de cet éclectisme judicieux
qui doit être la principale vocation des modernes?
C'est ce que va bientôt nous enseigner l'histoire
de l'esprit humain, en étudiant les suites do
cette révolution mémorable.
20k HIST. COMP. DES SÏST. DE PHIL.
NOTE A.
Dans Tavant-propos du tome II de la collection des œuvres
de Descartes, publiée à Paris en 1826, le savant éditeur dit ,
en parlant des règles pour la direction de l'esprit^ et de la
recherche de la vérité par les lumières naturelles, de Des •
cartes : « Cependant ces deux monuments admirables n'ont
» pas même été aperçus d'un seul historien de la philosophie.»
Si l'éditeur avait lu le chapitre sur le cartésianisme , dans la
première édition de V Histoire comparée des systèmes de phi-
losophie, publiée à Paris en 1804, tome 2, il y aurait vu cités
ces écrits de Descaries.
NOTE B.
« Je suis une chose qui pense, c'est-à-dire qui doute , qui
» affirme, qui nie, qui connaît peu de choses, qui en ignore
«beaucoup, qui aime, qui hait, qui veut, qui ne veut pas, qui
» imagine aussi, et qui sent; cai-, ainsi que je l'ai remarqué ci-
» devant, quoique les choses que je sens et que j'imagine ne
«soient peut-être rien du tout hors de moi et en elles-mêmes,
«/e yuis néanmoins asmré que ces façons de penser que j'ap-
» pelle sentiments et imaginations, eu tant seulement qu'elles
«sont des façons de penser, résident et se rencontrent certai-
» nement en moi. Et, dans ce que je viens de dire, je crois avoir
)) rapporté tout ce que je suis véritablement (3'- méditation).»
On voit que ces mots, /e pense, n'expriment point, dans le
langage de Descartes, comme ils ne peuvent exprimer en effet,
un fait unique et simple ; mais qu'ils sont le résumé d'un re-
cueil immense de faits, de tous ceux qui appartiennent au
témoignage de la conscience, et qui sont réunis par Descartes
sous l'expression commune dépensée. Maintenant, comment
la même lumière de la conscience, qui lui suffit pour attester
ces faits, ne lui suffit-elle plus pour lui attester aussi sa pro-
pre existence? Comment saisit-il mieux sa pensée que son
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XII. 205
existence? Comment ne s'aperçoit-il pas que ia conscience lui
révèle le fait sous cette forme complexe , telle qu'il l'exprime
lui-même : Je suis vue rliose pensante, ou plutôt : je suis pen-
sant ; que le fait de l'existence est intimement lie à tous ceux
de nos modifications intérieures, se révèle en eux, avec eux?
« C'est une chose manifeste par la lumière naturelle , dit
«encore Descartes {même méditation)^ qu'il doit y avoir pour
» le moins autant de réalité dans la cause efficiente et totale que
«dans son effet... et de là il suit non-seulement que le néant
«ne saurait produire aucune chose, mais aussi que ce qui est
«plus parfait, c'est-à-dire qui contient en soi plus de réalité,
« ne j.eut être une suite et une dépen{!ance du moins parfait. Et
«cette vérité n'est pas moins claire et évidente dans les effets
«qui ont cette réalité que les philosophes appellent actuelle ou
«formelle, mais aussi dans les idées ou Ion considère siule-
» ment la realité qu'ils nomment objectiNC. jNon-seulement une
» pierre ne peut commencer d'être, la chaleur ne peut être pro-
wduite, si ce n'est par une chose qui soit d'un ordre au moins
« aussi parfait ; mais l'idée de la chaleur ou de la pierre ne peut
«pas être en moi, si elle n'y a été mise par quelque cause qui
«contienne en soi pour le moins autant de réalité que j'en
«conçois dans la chaleur ou dans la pierre. » Ce seul exemple
des théories métaphysiques que Descartes est obligé de fonder,
alors même qu'il doute encore des vérités mathématiques ,
avant même qu'il ait établi cette existence de Dieu qui va de-
venir bientôt la garantie indispensable de toute conviction ,
nous montre qu'il pouvait se dispenser de recourir à la véra-
cité de llieu pour légitimer les premiers principes. Certes, si
les sceptiques lui accordent toute cette théorie de la causalité,
comme d'une pleine et primitive évidence, ils n'auront plus
rien à lui contester, et toutes les concessions qu'il leur avait
faites si laigement sont déjà pleinement rétractées.
JNOÏE C.
On a imagine dernièrement de prêter à la propgsiliun :
2()() iiisT. coMP. nr.s syst. de thil.
Je pense, donc /existe, un sens plus profond, et de supposer
qu'elle exprimait, dans l'esprit de Deseartes, l'une de ces lois
imposées à notre intelligence par la nature, qu'a conçues et
introduites au siècle dernier l'école écossaise. « C'est pour ce
» motif, a-t-on dit, que Descartes emploie dans cette propo-
«sition, uon la forme du syllogisme, mais celle de l'en-
» thymème.» Non-seulement c'est ici une supposition gratuite;
mais c'est une erreur manifeste. Loin d'être disposé à admet-
tre ces lois par lesquelles la nature commande à notre intelli-
gence , comme présidant au\ prin^-ipes des connaissances , i!
les rejette expressément pour ne se confier qu'à l'intuition , à
l'évidence même; il distingue avec soin l'impulsion delà na-
ture qui nous porte à croire, de la lumière naturelle qui nous
fait voir (l) ; il a si ])ien établi ici une proposition identique ,
que c'est de cette proposition qu'il déduit la maxime: « que
» toutes les choses que nous concevons fort clairement et fort
» distinctement sont toutes vraies (2). »
Descartes et ses disciples , il est vrai , ont soutenu que la
connexion étiiblie entre les deux propositions : je pense, et je
suis y ne renfermait point un syllogisme implicite; mais, en
môme temps, ils l'ont fait résulter de ce qu'ils appellent la
simple vision, c'est-à-dire d'ilne intuition véritable, ce qui
exclut la loi imposée à l'esprit, dans le sens de l'école écos-
saise. Au reste, Descartes a plusieurs fois lui-même exprimé,
sous la foi me d'un axiome , le principe qui servirait de lien
aux deux propositions, et qui formerait la majeure du syllo-
gisme: Ce qui pense ne saurait ne pas exister (3). Enlin,
il va plus loin, et, dans la quatrième partie du Discours
sur la méthode , il semble rétablir lui-même ce syllogisme :
(1) 3" Médilalion. — Régies pour la dtreclion de fespril, piirl. 1,
règle 42.
(2) 3« Méditation.
(3) Principes de phi]., part. 4, nrt. 49. — Recherche de la vérité',
t. XI , p. 3")4, 3-i.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. Xlî. 207
c( Et ayant remarqué, dit-il, qu'il n'y a rien du tout en ceci :
ïi Je pense ^ donc je suis, qui m'assure que je dis la vérité,
» sinon que_;e vois très clairement que pour penser il faut
»être, je jugeai, etc. (l).« On le voit chercher ainsi le
lien des deux propositions dans une troisième générale et sous-
entendue. Aussi Huet a-t-il soutenu contre les cartésiens que
Descartes n'avait nullement établi ici un syllogisme implicite.
NOTE D.
On est surpris de voir que ce paralogisme ait pu séduire ou
du moins embarrasser quelques bons esprits. L'existence réelle,
la réalité positive, peuvent être, comme tous les faits en géné-
ral, conçues d'une manière purement hypothétique et simple-
ment comme notions ; admises à ce titre dans une sphère
d'idées et de raisonnements, elles y subiront toutes les combi-
naisons qu'il plaira à l'esprit d'imaginer ; mais elles y con-
serveront toujours leur caractère ; elles en sortiront comme
elles y;' sont entrées, hypothétiques et simples notions. Que
je comprenne l'existence sous le terme générique et collectif
de perfection ; que j'imagine ensuite un être auquel j'aurai
attribué, dans ma pensée, toute espèce de pertVclion ; je n'au-
rai rien avancé de plus que si , par une combinaison et une
hypothèse plus simples encore, j'avais attribué directement
l'existence à ce même être. C'est absolument la même opéra-
tion de l'esprit, avec la seule différence que, dans le premier
cas, j'ai employé une expression intermédiaire, celle de per-
fection, pour attribuer l'existence à l'être. En concevant l'idée
de l'être parfait, autant du moins qu'il nous est permis de la
concevoir, et aussi longtemps que nous nous bornons à la con-
cevoir, cette idée et celle de ses perfections ne sont encore
(1) Discours tur la mélhude , ('illiioi; de Renoiiard, J82-i, p. (jii.
208 IlIST. COMP. DES SYST. DE PHTL.
qu'hypotliéMques; celle de son existence, si, par une acception
de langage toute particulière, on veut comprendre l'existence
parmi les perfections, n'aura donc encore qu'un caractère hj^-
pothétique, et il n'y aura rien à conclure dans le domaine des
réalités positives.
Toujours enivré de ses propres conceptions, et prévenu
contre tout ce qui ne lui appartient pas, Deseartes a donné le
fâcheux exemple d'un superbe dédain pour la preuve de l'exis-
tence de Dieu tirée de la contemplation de la création; en
cela il a causé un préjudice considérable à la conviction la
plus nécessaire au genre humain. Ce dédain, aussi injuste que
funeste, n'a que trop été imité après lui par quelques écri-
vains qui ont rejeté comme incompatible avec la dignité de la
science une preuve populaire qui a obtenu l'assentiment de
tous les pays et de tous les âges. Ils ont ainsi refusé à l'im-
mense majorité des hommes le droit d'avoir une conviction
raisonnable et légitime sur la plus importante des vérités; ils
ont compromis celte vérité auprès des autres, en la condam-
nant à ne s'appuyer que sur des raisonnements métaphysiques
sujets à contestation. Nous espérons un jour réhabiliter, au nom
de la philosopliie, cette preuve populaire si injustement dis-
créditée.
Par l'une de ces contradictions si fréquentes dans Descartes,
pendant qu'il repousse tout emploi des causes finales comme
pouvant servir à établir l'existence de Dieu , il les emploie
lui-même, de la manière la plus téméraire, pour expliquer à
priori les lois de l'univers d'après les desseins qu'il prête au
Créateur. Pendant qu'il se refuse à reconnaître dans les œuvres
de la création l'empreinte de la suprême intelligence, il ose
bien lire dans la pensée divine : « Il a fait voir, nous dit-il,
;) quelles sont les lois de la nature, et, sans s'appuyers»/- au-
ï) cun autre principe que mr les prrfecHons infinies de
» Dieu, il a tâché de démontrer toutes celles dont on eût pu
» avoir quelque doute, et de laire voir qu'elles sont telles
» qu'encore qiie Dieu eût n'ié ]i!usit'iirs mondes, il ne saurait
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP. XII. 509
» y en avoir aucun où elles manquassent d'être observées ( l ) I »
c'est-à-dire qu'il repousse précisément ce raisonnement dans
ce qu'il a de légitime, et l'admet dans ce qu'il a d'arbitraire,
comme nous aurons quelque jour l'occasion de le mieux faire
voir.
Il est curieux de voir Descartes imposer ses propres hypo-
thèses, comme des lois, à la Divinité, d'une manière si impé-
l'ieuse qu'elle n'a pu se dispenser de s'y conformer dans l'ai -
rangement de l'univers, lorsque, d'un autre côté, les vérités
nécessaires ne lui paraissent telles que parce que Dieu a voulu
qu'elles fussent telles (2) .
NOTE E.
La Romiguière, dans un ouvrage plein de mérite, a cru
pouvoir avancer, contre l'opinion universelle, que Descartes
n'admet pas d'idées innées; il se fonde sur les passages que
nous venons d'indiquer et dans lesquels ce philosophe, expli-
quant ses propres expressions, réduit les idées innées à n'étie
en nous que la faculté même de penser (3). Nous avions déjà
signalé, dans la première édition du présent ouvrage, cette
explication donnée par Deseartes ; mais nous ne saurions en
tirer la même conséquence.
Il est bien certain que Descartes n'a pas entendu ses idées
innées dans ce sens que de semblables idées soient constam-
ment et expliciiement présentes à l'esprit ; il n'eût pu l'avan-
cer sans contredire la plus manifeste expérience. Mais il est
certain aussi que Descartes a considéré les idées dont il s'agit
connne n'étant ni venues du dehors et transmises par les ob-
jets extérieurs, ni formées par lesprit lui-même; car il enftiit
(1) -4* Méditalion. — Principes de pliil., piirt. 1 , art. 2.S. — Dis-
cours sur la mélhode. — i' et 5'-' Méditations, p. 80 et 90; t'-diiiuii de
Ronouard.
(2) Correspondance, t. IX, p. 171.
' (u) Leçons de })liilosoi)lii(' , îi'' ôdiiion, p. 2S3,
II. 14
210 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
à diverses reprises, et d'une manière expresse, une Iroisième
classe distincte des deux premières, et c'est sur cette distinc-
tion qu'il a fondé précisément toute sa philosophie. Il lui
a fallu supposer que de telles idées dérivaient immédiate-
ment de l'intelligence divine elle-même, qu'elles avaient été
créées en nous : ce sont ses paroles. Les idées en question
sont donc données à Vespril humain toutes formées.
C'est là précisément le caractère essentiel sur lequel rou-
lent toutes les controverses , et d"où dépendent toutes les
questions qui se sont élevées au sujet des idées innées.
Qu'importe que Descartes vienne nous dire ensuite que ces
idées n'existent en nous qu'en puissance, ne consistent que
dt\ns. /a faculté de penser'^ il ne fait que reculer la diffi-
culté, sans la changer. En effet, nous avons sans doute aussi
la faculté de penser relativement aux idées adventices (\ enant
du dehors), et relativement à celles qui sont notre ouvrage;
les unes et les autres sont aussi en nous virtuellement et en
puissance. Si donc il n'y a pas autre chose dans les idées
innées, elles ne diffèrent plus de toutes les autres. Cependant
il faut bien que cette puissance se réalise ; que cette faculté
s'exerce; que Yldée^ en un mot, Hl implicite devienne expli-
cite ^ présente; qu'elle soit aperçue. La présence des objets
extérieurs, voilà ce qui fait éclore les idées adventices ; les
opérations de notre esprit donnent naissance à la seconde classe
d'idées. Comment naîtra la troisième? comment, à l'égard des
idées innées, s'exercera la faculté de penser, pour les tirei' du
sommeil et les mettre en lumière? car notre esprit ne peut les
produire; elles viennent encore moins du dehors : il resterait
à demander à Descartes une nouvelle explication qu'il ne nous
a point donnée. On ne saurait comparer ces idées à celles que
nous avons de notre moi et de nos propres modifications; car
celles-ci trouvent leur objet en nous-mêmes, et naissent natu-
rellement du témoignage de la conscience intime. Il n'en est
pas de même de celle de Dieu et des notions que Descartes
suppose primitives.
PHILOSOPHIE MOHERXE. CHAP. XII. 511
NOTE F.
Bans une lettre a M. Clianut (l), Descartes avoue qu'il a
coutume de lefuser d'écrire ses pensées touchant la morale, et
cela pour deux raisons, dit-il : « l'une, qu'il n'y a point de
>' matière dont les malins puissent tirer plus de matière pour
» calomnier; l'autre, qu'il croit qu'il n'appartient qu'aux sou-
" veraiiîs, ou à ceux qui sont autorisés par eux, de se mêler de
» régler les mœurs des autres.» Ailleurs encore il attribue non
moins expressément aux souverains ce droit prétendu sur la
morale. « Pour ce qui touche les mœurs, dit-il, chacun abonde
» si fort en son sens, qu'il se pourrait trouver autant de ré-
» formateurs que de tètes, s'il était permis à d'autres qu'à ceu\
» que Dieu a établis pour souverains sur ses peuples, ou bieu
" auxquels il a donné assez de grâce et de zèle pour être pro-
•> plîètes, d'entreprendre d'y rien changer; et, bien que mes
B spéculations me plussent fort, j'ai cru que les autres en
» avaient aussi , qui leur plaisaient peut-être da\antage (2). »
(I) Corrtsponiiaiici', l. X, p. (i.j.
(4) Discours sur la lui'tltode, pari, fi, p. 153.
215 HIST. t.OMP. DIS S\ST. DE PHIT..
CHAPITRE XIII.
Le cartésianisme.
De la Forge. — Arnaiild. — Régis, etc.
L'un des critiques les plus sévères de la philo-
sophie de Descartes, Huet, évêque d'Avranches,
a signalé avec sagacité les causes qui firent accueil-
lir cette philosophie avec tant d'empressement et
de faveur par le siècle auquel elle était offerte.
« On était fatigué des vieilles doctrines, des ari-
» dites du péripatéticisme, des interminables dis-
» putes de l'école. La nouvelle philosophie sem-
)' biait satisfaire à tous les besoins des esprits. Elle
«s'annonçait par de brillantes espérances; elle
» ouvrait de belles voies pour conduire à la vérité;
«elle arrachait, avec les aveugles préjugés, la ra-
«ciiie des erreurs; après avoir nettoyé le sol, elle
» ne s'appuyait que sur des principes reconnus par
» l'assentiment de tous. Ces principes étaient en
^) petit nombre, clairs, simples ; la doctrine qui
«en était déduite présentait un ordre spécieux,
» une étroite connexion ; l'auteur en appelait aux
«lois de la nature, au témoignage de l'expérience;
«partout régnait l'apparence du vrai; on n'y
«trouvait rien d'embrouillé, d'obscur, de super-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIll. 213
»flu; la clarté s'y unissait à la précision (1).»
C'était en France surtout qu'une semblable
influence devait se faire sentir. Quoique Descar-
ies se fût retiré en Hollande pour préparer ses
ouvrages, ses regards, en les publiant, se diri-
geaient vers la France; c'était à la France qu'il
les adressait. Ils y furent accueillis avec une vive
curiosité, ils y obtinrent d'imposants suffrages,
comme lui-même y possédait des amis d'un mé-
rite supérieur. Toutefois, des idées si nouvelles,
si hardies, ne purent se présenter dans la patrie
de Descartes sans rencontrer, au premier mo-
ment, une vive résistance. Les deux grandes puis-
sances dont Descartes avait tant redouté la défa-
veur et ambitionné l'appui , la Sorbonne et la
société des jésuites, ne se laissèrent point entraî-
ner à ses instances. L'Université de Paris suivit,
en 1G77, l'exemple que celle d'Angers avait déjà
donné en 1675^ et ferma l'accès des écoles pu-
bliques à la doctrine cartésienne; les jésuites
s'en déclarèrent les adversaires; un ordre royal
obtenu par l'archevêque de Paris rendit l'inter-
diction générale. La savante congrégation de l'O-
ratoire elle-même, mieux disposée à accueillir les
vues nouvelles, qui renfermait des esprits in-
dépendants, qui comptait parmi ses membres
plus d'un cartésien , menacée dans son existence
à raison même de la liberté de penser qu'elle avait
(J) Petii DanieUs Hiielii censura pitilus. cartes., c. VIII, î^ I et 2.
21 /i HIST. COMP. DES S\M'. UE PHIL.
le bon esprit d'autoriser, autant que par la suite
des controverses religieuses qui s'agitaient alors,
eut la faiblesse de prendre, en 1678, une délibé-
ration qui ne permettait point de s'éloigner de la
physique d'Aristote pour s'attacher à la doctrine
de Descartes (1). Toutefois, ces résistances elles-
mêmes furent peut-être plus utiles encore que
funestes à la cause du cartésianisme, à une épo-
que où déjà la raison humaine commençait à sen-
tir sa propre dignité et à connaître ses droits.
Elles recommandèrent plus vivement le philoso-
phe qui entreprenait de faire valoir ces droits et
de maintenir cette dignité. On s'attacha davan-
tage à une doctrine aussi injustement proscrite;
on se l'appropria mieux, lorsqu'en l'étudiant on
ne la reçut point des mains de l'autorité; elle
rencontra ainsi, elle obtint ces convictions indi-
viduelles qu'elle avait voulu exciter, auxquelles
elle avait rendu hommage.
En Hollande, Descartes rencontra plus.que des
contradicteurs ; l'envie lui suscita des ennemis.
Le théologien Voët dirigea contre lui les accusa-
tions les plus graves, ourdit contre lui les plus
odieuses intrigues; soutenu d'un parti puissant,
Voët réussit à faire momentanément interdire
l'enseignement du cartésianisme, à surprendre
même aux magistrats d'Utrecht une sentence
(1) Y. celle (.lélibéralion diiiis le Recueil de pièces curieuses con-
cernant la philosophie de Descaries, publié par B'iyle, en 1684, p. 1.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XllI. 215
contre Descartes. Le synode de Dordrecht, en
1()5G, interdit de traiter de la philosophie de Des-
cartes, soit par écrit, soit dans les exercices pu-
blics ; cette défense fut répétée à Delft, l'année sui-
vante; on alla jusqu'à interdire l'accès du minis-
tère ecclésiastique aux partisans de la nouvelle
philosophie: c'était au nom des iiîtérèts religieux
qu'on proscrivait cette doctrine; on allait jusqu'à
y voir une tendance à l'athéisme. En 1G76, la phi-
losophie de Descartes fut associée à la théologie de
Coccejus dans les condamnations prononcées à
Leyde et à l/trecht. Au milieu de ces persécutions,
Descartes trouva en Hollande des adeptes zélés
et de courageux apologistes. Les jésuites, maîtres
de l'enseignement dans les Pays-Bas espagnols,
ne permirent point au cartésianisme de s'y intro-
duire; Antoine Legrand, médecin à Douai, osa
seul en prendre la défense. En Allemagne , il
fut repoussé généralement par le péripatéti-
cisme qui dominait encore avec un pouvoir ab-
solu. Cependant il n'y rencontra î)oint ces dispo-
sitions hostiles qui s'étaient prononcées contre
lui en Hollande et en France. Petermann essaya
à Leipzig de l'introduire dans l'enseignement,
quoique avec peu de succès ; Jean Clauberg fut
plus heureux à Duisbourg ; il y professa le carté-
sianisme avec talent et avec éclat.
Les jésuites obtinrent, en 1663, un ordre de la
cour de Rome, qui frappait de pi'ohibition la phi-
losophie de DescarlGS en Italie, et ce ne fut
216 HIST. COMP. DES SYSr. DE PHIL.
guère que vers le siècle suivant qu'elle put y ob-
tenir quelques suffrages.
Mais les interdictions qui fermaient l'entrée
des écoles ne pouvaient être des arrêts de mort
pour une philosophie qui tendait elle-même à
transporter le goût et l'étude de la science hors de
l'enceinte des écoles, qui s'adressait au public
éclairé, qui, ornée de clarté, amie du goût autant
que de la raison , appelait à elle même les gens
du monde. Ce tribunal de l'opinion publique ,
qu'elle cherchait à ériger, en même temps qu'elle
en sollicitait la protection, se formait en effet par
un concours de circonstances favorables. Des réu-
nions scientifiques et littéraires s'organisaient et
se livraient à des travaux collectifs, ou à des dis-
cussions paisibles et méthodiques. Un commerce
actif s'était établi entre les savants les plus dis-
tingués des divers pays; on se communiquait
les découvertes, les expériences, les réflexions ;
on se proposait des problèmes; on s'envoyait les
solutions. Descartes lui-même , avant de publier
ses Méditations, en avait fait circuler des copies
manuscrites, en provoquant les observalions^des
hommes les plus éclairés de Hollande et de Fran-
ce ; il avait fait ensuite imprimer ces observations
avec ses propres réponses. Ainsi s'ouvrit dans le
monde savant un débat général, paisible, régu-
lier, dont l'amourde la vérité fut le principe, dont
les intérêts de la vérité furent le but 5 spectacle
nouveau, digne d'exciter encore aujourd'hui la
PHILOSOPHIE MODERNE. CH\P. MU. "217
curiosité et l'attention, et qui mérite d'occuper
une place dans l'histoire de l'esprit humain.
Cette controverse a peut-être contribué aux pro-
grès de la philosophie d'une manière plus efficace
que la doctrine môme de celui qui en devint
l'occasion. Elle embrassa les questions les plus es-
sentielles comme les plus ardues de la science;
les esprits les plus distingués du temps y prirent
part; Arnauld, Ilobbes, Gassendi, le P. Mersenne,
Huet, le P. Daniel, Duhamel, y jouèrent le pre-
mier rôle ; un nombreux concours d'amateurs
s'y engagea à leur suite; Cud\vorth , Parker,
Henri More, intervinrent plus lard. J.a discus-
sion se prolongea, après Descartes, entre ses sec-
tateurs et les partisans des autres systèmes, il
est juste de dire que Descartes, le premier, avait
engagé cette discussion; que, par l'appel lait à rin-
dépendance de la raison et à l'originalité de la
conviction, il avait d'avance provoqué les contra-
dictions qui s'élevèrent ; qu'il avait fouini, pnr
sa méthode même, les armes avec lesquelles il
fut combattu. On peut se féliciter qu'il ait en
eflét, par des systèmes hasardés, fourni de jus-
tes motifs à ces critiques; qu'on ait pu accepter
l'affranchissement des traditions scolastiques ,
sans se soumettre à une autorité nouvelle, admi-
rer le courage de Descartes en combattant ses
doctrines. On peut dire qu'en philosophie, comme
en physique, et plus qu'en physique peut-être, ses
erreurs ont été utiles, par les recherches qu'elles
218 HIST, COMP. DES SYST. DE PHIL.
ont dék'rminées et les controverses qu'elles ont
fait naître.
Quelques-unes des critiques auxquelles la phi-
losophie de Descartes a donné lieu ont été présen-
tées par les admirateurs les plus sincères de son
talent; en général, les objections qui lui furent
faites étaient accompagnées d'un juste hommage
rendu à son courage, à son habileté. Mais on n'é-
pargna aucune partie de sa méthode ou de sa doc-
trine.
On attaqua l'ensemble même de la philosophie
cartésienne ; on lui reprocha d'être en contradic-
tion avec elle-même, de manquer à ses promes-
ses 5 on l'accusa de présomption ; on l'accusa de
déployer un appareil superflu pour démontrer
des choses qu'établit suffisamment l'autoritç du
sens commun ; en lui faisant un tort de l'esprit
d'innovation , on lui disputa le mérite de la nou-
veauté. Le savant Huet prit soin d'établir, par
une suite de rapprochements, les points de cette
philosophie qui se retrouvaient déjà dans les an-
ciens philosophes, dans Aristote lui-même, dans
Plotin, dansGalien, dans saint Augustin, dans les
Arabes, dans les scolastiques, dans saint Tho-
mas (i). « Ce qu'il y a de vrai dans cette philo-
)) Sophie, dit un jésuite, n'a rien de neuf ; ce qu'il
» y a de neuf, n'a rien de vrai (2). »
(1) p. U. HuetJi censura phil. car!., c. Vlll, § 7 et 8.
(2) T*"" (ihioclions. — V. rédilion des oeuvres de Descaries de 1824,
l. Il, p. lUO Ll suiv.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIII. 219
On s'aperçut facilement que le doute de Des-
cartes n'avait rien de sérieux et cachait déjà de
grands projets d'affirmation. «A quoi bon, disait-
on , accumuler tant d'arguments pour justifier
un doute dont on ne fait qu'un jeu ? Si l'on veut
seulement armer l'esprit humain d'une salutaire
défiance contre lui-même, pourquoi ne pas se
borner à lui rappeler sa faiblesse naturelle qui ne
conseille que trop une telle défiance? Si, au con-
traire, son doute est réel, Descartes ne fait que
substituer un préjugé nouveau à tous ceux qu'il
a voulu renverser; au nombre des préjugés, il
range des vérités évidentes par elles-mêmes
et qui se protègent par leur propre autorité ,
comme il est forcé plus tard de le reconnaî-
tre ; ce ne sont pas les erreurs seules qu'il re-
pousse, c'est le sens commun qu'il oflense ; il
est singulier qu'un philosophe veuille appuyer
la certitude sur le doute, et de l'incertain faire
sortir le certain (1). » Descartes ne disconvenait
point que le doute méthodique n'était au fond
qu'une sorte de fiction, qu'une supposition; il
ne lui accordait qu'un accès momentané ; mais,
tout en supposant qu'il est entièrement libre à
l'esprit de douter ou de croire , il alléguait le
(1) S""^ objections, pur Cisseuili. — OEuvies de Descaries, l. 11 ,
p. 90. — Gassendi, Disquisilio melaphysica, elc, in Med. pr'nnam du-
bîL, t. m des œuvres de Gassendi, p. 278. — 1'^ ol;>jeclions, OEuvres
de Descartes, t. Il, p. 489. — Réponse de Régis à lluet, 1 vol. in-S",
1691, sur le cliap. 1, urt. ï olsuiv.
'2'20 HIST. GOMP, DES S\ST. i)E PIllL.
besoin de fortes objections pour combaltre le
pencliant qui entraîne l'esprit à croire (1). Ses
disciples ajoutaient que Descartes n'avait en effet
jamais douté réellement, qu'il avait feint de dou-
ter, pour suspendre son jugement jusqu'après
l'examen, et que ce doute suspensif avait dû céder
à l'examen dont il avait été la préparation.
Les uns reprochèrent à la célèbre proposition :
Je pense ^ donc je suis, qu'il n'y avait pas besoin de
recourir à un argument pour démontrer notre
propre existence, laquelle nous est aussi mani-
feste que notre pensée elle-même, laquelle, d'ail-
leurs, s'annonce également dans tous nos autres
actes. D'autres, au contraire, jugèrent que l'argu-
ment lui-même était sans force; que, d'après les
principes établis par Descartes, il pouvait fort
bien se faire qu'au lieu de penser réellemeiiL,
nous rêvons que nous pensons; que, pour con-
clure d'une proposition à l'autre, il faudrait ad-
mettre la légitimité de quelque manière de con-
clure, ce à quoi se refuse le doute universel ; que
la proposition alléguée n'est point une vérité pri-
mitive, et en suppose d'autres antérieures, telles,
par exemple, que ce principe: Ce qui agit existe;
que les expressions : je pense, produites dans l'état
du doute absolu où Descartes s'est placé, n'ont
point la valeur que Descaries leur attribue;
qu'elles saisissent la pensée elle-même dans un
(1) OEiivres de Descarfrs, t. Il, p. 2 il, 302, 383, etc.
PHII.Oï^OPHIE MODERNE. CHAP. XIII. fl'2\
état cVabstraction qui l'isole du sujet pensant,
comme de l'objet pensé; qu'ici on prend la chose
intelligente pour l'acte même de l'intellection , ce
qui est une méprise ; enfin, que la proposition je
suis, ne peut être déduite de la proposition je
pense, que par voie de syllogisme, si elle est une
conséquence; que si au contraire elle n'est pas
une conséquence, il était inutile de la lier à la
précédente ; la simple vision ou l'intuition immé-
diate, alléguée par Descartes, suftisait alors pour
la faire briller de sa lumière propre, sans qu'il fût
besoin de lui donner la forme d'un corollaire (1).
Descartes et ses disciples persistaient à croire
que notre existence ne se révèle, avec cette certi-
tude complète qu'ils appellent méiaplujsique, que
dans notre propre pensée ; ils prétendaient que
la proposition : Je pense, donc je suis, bien loin de
dériver d'une proposition universelle : Ce qui
pense existe, servait au contraire de préliminaire
indispensable à celle-ci , puisque les vérités géné-
rales ne peuvent naître que des vérités particu-
lières; que la proposition dont il s'agit ne peut
être mise au rang des préjugés éliminés par le
doute méthodique, puisqu'on ne peut s'empê-
cher de la croire, dès qu'on y pense pour la pre-
(1) 3'* objections, OEuvres de Descartes, t. 1, p. 366. — 5" objec-
tions, ibid., t. H, p. 93. — Gassendi, Disqttisilio metaphys., in Med. 2
dut». \ . — 6«s objections, OEuvres de Descartes, 1. 11, |). 311). — 7""' ob-
jections, ibid., t. 11, p. II-.
2'22 niST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
mière fois; qu'en niant tout, d'ailleurs, par le
doute méthodique , il n'avait rejeté que les ju-
gements et non les notions , et, par conséquent,
qu'il avait laissé subsister la notion de la pensée,
ce qui suffisait à son dessein; que nous connais-
sons la pensée et l'existence par une connais-
sance antérieure qui précède toute connaissance
acquise et qui est naturelle à tous les hommes.
Ils persistaient à soutenir que chacun de nous ,
en apercevant qu'il pense , aperçoit aussi que
de là il suit très évidemment qu'il existe, sans, tou-
tefois, qu'il se formât pour cela un raisonne-
ment; et que la simple vision suffisait pour pro-
curer cette lumière, sans emprunter les se-
cours de la dialectique (1). Régis surtout mit
un soin extrême à justifier et à éclaircir ce
grand principe fondamental du cartésianisme ,
en répondant à l'évêque d'Avranches : «/e pense ,
» donc je suis , n'est pas, dit-il, une vérité iden-
» tique (2). Elle est cependant un axiome, dit-il
«ailleurs, semblable à celui-ci: Le tout est plus
«grand que la partie (3); elle est antérieure à
» toute autre ; car l'être n'est connu que par la pen-
(1) Réponses anx 2" objections, Œuvres de Descartes, 1. 1, p. MO.
— Réponses aux 5«' objections. — Lettre à Clerselier. — Réponses
aux 6" objections, OEuvr es de Descartes, t. 1, p. 247,305, 335,415.
— philosophiœ Cartesiance vindlcatio, par Peterniann, c. 1, quiest. 4
à 13.
(2) Réponse de Régis à Huet, c. l, art. 5, p. 12.
(3) [btd.,iMd., art. 10, p. 45.
PHILOSOPHIE AIODERXE. C.HAP. XIII. 253
sée (1).» Quelquefois Régis semble y reconnaître
un syllogisme (2) ; d'autres fois il déclare expres-
sément que « la liaison entre la pensée et l'exis-
» tence se manifeste par elle-même sans idée
«moyenne [o). Si, dans ce raisonneruent , je suis
» preud la forme d'une conséquence, c'est que Vécre
M est plus général que la pensée, que l'idée de i'es-
« pèce précède celle de l'individu ; il y a donc entre
«ces deux vérités priorité de temps, non de
» nature. Je pense est dans l'entendement, je suis
» dans la volonté (k). » Du reste, Régis, abandon-
nant ici les voies de Descartes pour le mieux dé-
fendre, avoue que les notions générales naissent
des particulières (5).
On contestait, au critérium que Descartes avait
placé dans la clarté des notions, le mérite d'of-
frir à la certitude une garantie absolue et univer-
selle. « Ce n'est ici , disait-on, qu'une expression
» métaphorique, laquelle ne peut, en logique, ollrir
«aucun moyen de sécurité. Quel est celui qui est
» persuadé, même à tort, sans se croire en posses-
» sion de la clarté ? 11 faudrait un second crite-
«rium qui nous aidât à reconnaître si nous possé-
» dons en effet la connaissance claire et distincte,
» ou si nous sommes abusés par ses apparences.
(1) Réponse de R^yis à Htiet, c. I, an. 5.
(2) Ibid., ibid, art. 5.
(3) ]bid.,md.,an. 7, p. 24.
(4) Ibid , ibid., art. 9, p. 39; art. 11, p -W, tii.
(5) Ibid., ibid., art. 7, p, 21.
^21li hist; comp. di:s syst. de phil.
» Tout ce que nous pouvons conclure de la clarté
» de la notion , c'est seulement que la chose est en
«effet clairement connue, mais rien sur ses at-
» tributs réels. » Enfin , on accusait Descartes
de faire un cercle vicieux , lorsqu'il se réfu-
giait dans la véracité de Dieu pour garantir la
confiance due à la connaissance claire et dis-
tincte, tandis que cette confiance lui avait été ce-
pendant nécessaire pour ajouter foi aux preuves
de l'existence de Dieu et pour croire à sa véracité.
A ce sujet, on se demandait s'il était en effet
d'une certitude absolue que Dieu ne pût tromper
quelquefois sa créature , au moins par des inten-
tions de bonté (1). Descartes convenait que tous
ceux-là n'ont pas la clarté de connaissance qui
pensent l'avoir ; il estimait cependant que cette
clarté diffère d'une opinion obstinée qui aurait
été conçue sans une évidente perception; il pen-
sait aussi avoir fourni une règle sufiisante pour
l'emploi de son critérium, en éliminant les pré-
jugés, en expliquant les principales idées , en
distinguant celles qui sont claires et précises
de celles qui sont obscures et confuses. 11 finis-
sait par avouer expressément qu'il n'appartient
qu'aux personnes sages de distinguer ce qui est
(1) 2'" objections, OEtivres de Descaries, 1. 1, p. 398. — 3'' objec-
tions, ibid., p. 496, — ^'^ objections, ibid., t. II, p. 30. — S"" obje(^-
lions, ibid'., t. II, p. 123, 192. — 6'='' objections, ibid., t. Il,
p. 329. — Gassendi, Disquis'itio melaiihi/s., in Med. 3 dubit. 1; in 4
dubit. 4, in G dubil. 4.
PinLoSOPIin. MODERNE. CHAP. XIIÎ. 220
clairement conçu de ce qui paraît seulement être
tel ; donnant ainsi gain de cause à ses adversaires,
puisqu'il reste pour chacun à savoir s'il a le bon-
heur d'être au nombre des personnes sages.
« Lorsque la croyance à la vérité, disait-il, est en
)' nous si ferme que nous ne puissions jamais a\ oii-
))à douter de ce que nous croyons de la sorte, il
» n'y a rien à rechercher davantage : que nous
» importe que cela puisse être Taux aux yeux de
"Dieu ou des anges? Pourquoi nous mettre en
«peine d'une fausseté absolue? Xe nous sul!it-il
«pas que notre certitude ne puisse être ébran-
))lée, pour qu'elle soit parfaite (1)?» Et ainsi,
contre ses propres maximes , il confondait
la confiance inébranlable en fait, avec la cer-
titude légitime. Régis convint que Descartes
ne pouvait donner d'autre sanction à. son pre-
mier principe : Je pense, donc je suis , ({ue l'in-
vincible répugnance qui nous empêche de nous
refuser à cette conclusion ('2). «La règle de la
«vérité, ajouta-t-il, ne peut être, d'ailleurs, que
«la vérité elle-même; car elle brille de sa propre
«lumière. C'est ce que nous appelons V évidence ;
» l'évidence, la perception claire, la lumière na-
« turelle, sont la môme chose. Si Descartes sem-
«ble avoir adopté deux principes primitifs, celui-
(1) OEuvres de Descartes, t. ], p. 432, 497; t. I!, p. 7i, 262,
367, 387.
(2'- liépnnse ;i iluel , //•■;(/ , t 11, art. S, p. \î<, !!». .
M. i;,
226 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
»ci : Je pcnac, donc je suis; et cet autre: Tout ce qui
» est renfermé dans une chose peut être affirmé de cette
» chose ^ il n'a fait que suivre tour à tour les deux
» voies différentes, l'analyse et la synthèse, pour
«arriver au même but; partant, dans le premier
» cas, d'une vérité singulière, et, dans le second,
» d'une vérité universelle (1).» Du reste, Régis
admettait aussi une évidence véritable et une
évidence apparente (2) , sans nous donner un
nouveau critérium pour distinguer l'une de l'au-
tre. Descartes avait eu un avantage marqué en
prenant la défense de la véracité divine ; mais il
s'était trouvé conduit à soqjenir qu'un athée ne
peut rien savoir avec certitude et assurance. Régis
voulut le soustraire au reproche d'être tombé
dans un cercle vicieux, en déclarant que la véra-
cité de Dieu n'était point nécessaire pour garan-
tir la certitude des vérités primitives, mais seule-
ment celle des conclusions (3).
L'origine et la nature des idées, leur mode
d'existence dans l'entendement, leur réalité, leur
rapport avec les objets, donnèrent lieu à des dis-
cussionsd'un grand intérêt, longtempsprolongées,
mais qui cependant ne furent pas conduites avec
assez de méthode pour produire tous les fruits
désirables. On ne put s'entendre d'abord sur la
définition de l'idée elle-même. Quelques iidver-
(1) Réponse à Huet, c. II, art. 1, 2, 3, 4, G.
(2) Ibid., ibid., art. 8, p. 100.
(,;)) Jlnd., c. î, nrl. '!3, p. 68.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XlII, 227
saires de Descartes, tels que Hobbes et Gassendi,
ne consentaient à reconnaître une idée que là où
ils apercevaient une image ; non-seulement ils
ne supposaient pas que l'entendement pût s'exer-
cer sans le secours des sens ou de l'imagination ,
mais ils allaient quelquefois jusqu'à confondre la
faculté de l'entendement avec celle de l'imagina-
tion (1). Descartes, au contraire, mettait tous ses
soins à séparer essentiellement l'entendement de
l'imagination; il supposait que l'entendement peut
s'appliquer à des notions sur lesquelles l'imagi-
nation n'a point de prise , telles que les notions
générales et celles des substances spirituelles. 11
donnait le nom d'idées à tout ce que la raison nous
fait connaître, à toutes les choses que nous con-
cevons, de quelque manière que nous les conce-
vions (2). Cependant Régis convenait que Descar-
tes avait tour à tour employé le mot idée pour
désigner la faculté de penser, la pensée elle-
même, et la forme de la pensée, « trois choses
«distinctes, disait-il, quoique exprimées par le
» môme terme (3). »
Les adversaires de Descartes ne consentaient
point à admettre que nous possédions l'idée
(1) 3e* objections, 1. 1, p. 484 et suiv. — 5" objectioas, p. 123 et
suiv. — Gassendi, Disquisitio metaphysica , etc., in Med. 2 dub. S;
— in Med. 3 dvb. 4, o; — in Med. 6 dub 1.
(2) OEuvres de Descartes, t. 1 , p. 485 et suiv.; t. II, p. 260 et
suiv., 309 et suiv.
(3) Réponse à Huot, c. 11!. arl. 9, p. 182.
228 HJS'J'. COMP, DES SYST. DK PHIL.
de l'essence , ni celle de la substance ; ils ne
voyaient dans l'essence prétendue qu'une va-
leur nominale, dans la substance qu'une sup-
position à laquelle les accidents seuls donnent
une forme et un caractère; ils n'admettaient pas
davantage que l'homme ait de l'infini une idée
positive. Du reste, il suffisait à Gassendi, pour
expliquer la généi^ation des idées, de reconnaître
une matière donnée à l'esprit par les sens, et des
opérations à l'aide desquelles l'esprit assemble,
divise, étend, restreint , transforme, compare,
généralise, élabore, en un mot, cette matière,
comme Praxitèle travaillait le marbre de Paros.
Dans la notion que nous nous formons des attri-
buts divins eux-mêmes, Hob])es et Gassendi ne
découvraient qu'une manière de faire disparaître,
par une hypothèse de l'esprit, les limites qui cir-
conscrivent notre propre nature. Gassendi faisait
voir que si on prétendait attribuer le privilège
d'innées aux notions universelles, il fallait l'ac-
corder, de proche en proche, aux notions généra-
les des divers degrés (1). Descartes se dégageait
facilement des objections opposées à ses idées in-
nées sur le fondement que de telles idées de-
vraient nous être toujours effectivement présen-
tes dès notre naissance, en se restreignant à prê-
ter à ces idées une existence purement facultative
(I) 3"=' et 5'* oltjeciions, loc. cit. — Gassendi, Disquisllio mrliijilnj-
sira, iii Mrd. odiih. 2, 3; — in MeiJ. 't duh. 1;- in Miul. -A dui>. I.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. Mil. 220
dans l'esprit ; mais, sans se donner la peine d'ex-
pliquer comment cette faculté venait réellement
à s'exercer, il se renfermait à peu près dans ses
propres affirmations, lorsqu'il s'agissait de prou-
ver que les notions universelles, que celles de
Dieu, ne sont point l'ouvrage del'espril, que celle
du fini dérive de celle de l'infini, et que nous con-
cevons l'absolu avant ses limites. Après avoir ail-
leurs établi lui-même, et d'une manière trop éten-
due, que les vérités universelles ne peuvent naî-
tre que de la somme des vérités individuelles, par
une singulière contradiction, il ne voulait pas
consentir à laisser sortir les notions générales des
notions particulières; il s'étonnait qu'on fit ger-
mer la notion de la rhose de celles de l'animal , de
la plante, de la pierre, etc. « Pour connaître que.
» je suis une chose qui pense, disait-il, je n'ai nul
» besoin de connaître ces choses diverses ; il me
» suffit de savoir ce que c'est en général qu'une
r> chose (1). » A quoi Gassendi répondait, aussijus-
tement qu'ingénieusement, que pour pouvoir dé-
mêler en soi-même, en se concevant comme une
clîose pensante, la notion de chose comme ayant
un caractère universel, il fallait s'être comparé
soi-même à d'autres choses différentes; qu'à défaut
d'une semblable comparaison, la notion de chose
se narticnlariserait entièrement, se confondrait
(l) Œuvres de Vccarlcs, t. H, p 202, 20", el aux cii'Iroils cités
:!-dessus.
:^30 HIST. COMP. DES S\ST. DE PHIL.
dans le moi. 11 déclarait, au surplus, que l'âme sé-
parée des sens, loin de posséder cette richesse
et cette abondante lumière dont Descartes la
supposait alors environnée , n'aurait d'existence
intellectuelle que par la répétition du seul moi,
moi, indéfiniment prolongée. La question de sa-
voir si l'âme pense toujours s'agitait aussi, mais
sans êtreéclaircie, faute d'observations apportées
de part ou d'autre (1). L'exemple de l'idée que
l'on se forme du soleil, d'abord par le seul témoi-
gnage des sens, ensuite par les instructions que
fournit l'astronomie, celui de l'idée qu'on con-
serve de la cire, au milieu du changement qu'elle
éprouve dans sa consistance et dans ses formes,
donnèrent lieu à des remarques fort curieuses,
dans lesquelles Descartes eut le mérite' de porter
le premier les lumières de l'analyse.
On ne se montra pas satisfait de ce que Des-
cartes avait avancé sur la réalité objective des
idées, en la distinguant de leur réalité matérielle
et formelle; des discussions fort subtiles s'enga-
gèrent sur ce point; on trouvait quelque obscu-
rité dans cette expression : réalité objective des
idées; on y craignait itïie équivoque; on craignait
que Descartes ne s'en servît pour prêter une exi-
stence positive à de pures conceptions de l'es-
prit. On examinait, à cette occasion, quel genre de
(1) Gassendi, Disquisitio metaphysica, in Moi. 3 diib. 2.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIII. 231
rapport existe entre nos idées et les objets ; sur
quels fondements reposent la similitude des unes
avec les autres, et le caractère représentatif attri-
bué pour ce motif aux premières; si, en rejetant
l'hypothèse scolastique des espèces émanées des
objets eux-mêmes, on ne devait pas admettre du
moins celle de saint Bonaventure et de saint Tho-
mas, qui comparait les idées aux impressions fai-
tes par un sceau sur la cire. On contestait l'asser-
tion de Descartes sur la cause des idées, sur la né-
cessité de retrouver dans cette cause autant de
réalité formelle qu'il y a de réalité objective dans
l'idée ; on niait que nos idées représentent les es-
sences des choses; on avertissait Descartes qu'il
se faisait illusion à lui-même en concluant de
la connaissance à l'être, en donnant la connais-
sance pour mesure à l'existence. Comment
supposer, lui disait-on , qu'il ne puisse y avoir
en effet, dans notre âme, que ce que nous y aper-
cevons ? Comment admettre que deux choses
sont substantiellement différentes entre elles,
par cela seul que nous en avons des idées dis-
tinctes dans notre esprit? On accusait Descar-
tes d'être infidèle à sa propre doctrine, lui qui
avait recommandé avec tant de soin de ne pas
confondre avec les propriétés réelles des objets
les simples modes de la pensée. Sur quelle base,
disait -on, a-t-il fondé sa physique tout entière,
si ce n'est sur retendue mathématique , laquelle
n'est qu'une pure abstraction de l'esprit ?
'lo'l JllST. COAir. DES S\Si-. DE PllIL.
On se demandait enfin ce que c'était que ces na-
tures éternelles sur lesquelles reposent les vérités
nécessaires. Les uns faisaient voir que les préten-
dues vérités nécessaires ne sont que des formu-
les conditionnelles qui reposent sur l'identité ; les
autres s'étonnaient que Descartes voulût faire
dépendre ces vérités absolues, telles que les axio-
mes mathématiques, de la volonté de Dieu, de
telle sorte que Dieu eût pu faire, par exemple,
que deux et trois ne fissent pas cinq (1). Descar-
tes expliquait sa pensée en déclarant qu'êire ob-
jectivement dmis icniendement signifiait, dans SQii
langage, être dans C entendement ^ non -pas formelle-
menl, comme les objets sont au dehors, mais en la ma-
nière que les objets ont coulnme d'être dans l'entende-
ment; «façon d'être, ajoutait-il, laquelle est de vrai
y> bien plus imparfaite, mais n'est cependant pas un pur
ynicn. » Il persistait à soutenir qu'une semblable
réalité objective supposait dans la cause de l'idée
elle-même une réalité formelle correspondante ;
il persistait à soutenir aussi qu'il ne peut y avoir
plus de réalité objective dans une idée que dans
une autre. 11 distinguait, d'ailleurs, entre l'idée
conforme à la chose telle que notre nature la com-
(1) l"* objections, Œuvres de Descartes, t. I, p. 356. — 4<'* ob-
jeclioiis, t. Il, p. 9. — 5'" objeclions, ibid., p. 138 etsuiv., 193 el
suiv. — 6«' objeclions, ïMd., p. 326. — 7" objeclions, ibid., p. 4.76.
— Lettre àClerselier, ibid., p. 312. — Gassendi, Disquisilio meta-
physica,, in Med. 2 dub, 7; — in Med. 3 dub. •'■>, 10; — in l^Icd. 0
(ii(b. 4, etc.
PHILOSOPHIE MODO.NE. (1! AP. Mil. 'l'o'?>
porte, et l'idée proprement adécjuair: il distin-
guait entre une connaissance coynplèie et une con-
naissance eyitière et parfaite ; il supposait que, sans
avoir ni des notions adéquates de la plupart des
choses, ni une connaissance entière et parfaite,
nous avons cependant des notions conformes,
une connaissance complète de certaines choses;
qu'il nous suffit de cette dernière espèce de con-
naissance pour conclure que deux substances
sont différentes par cela seul que leurs idées le
sont; il distinguait enfin, avec sagacité, l'unité
dénature et l'unité de composition, et montrait
que telles choses peuvent être identiques sous
l'un de ces rapports , sans l'être sous l'autre. 11
reconnaissait que distinguer et abstraire ne sont
pas les mêmes choses. Non-seulement il se défen-
dait de substantifier les modes de la pensée, mais
il reprochait à ses adversaires de commettre cette
méprise en prêtant une réalité aux accidents. S'il
considérait les essences des choses comme im-
muables et éternelles, Descartes déclarait qu'il
ne les considérait point pour cela comme indé-
pendantes de Dieu ; il pensait que si elles ont un
tel caractère, c'est que Dieu l'a ainsi voulu et dis-
posé (1). Régis définissait la réalité objective des
idées : « la propriété qu'ont les idées de repré-
(ij Réponses aux objectionb., t. 1, p. 3o6. 371 el suiv.; l. II i
p, oU ri suiv,. ::.'')7, îî87, 33L
234 HISÏ. COMP. DES SYST. DE PlUL.
» senter leurs objets (1). Nous ne connaissons rien
» que par les idées, disait-il; les idées simples sont
» des êtres représentalifs (2). Mais ces êtres repré-
«sentatifs supposent un objet réel représenté;
«nos idées doivent avoir une cause; nous n'en
)> sommes point les auteurs; le néant ne peut rien
«produire; tout ce qui est dans un effet doit ré-
» sider formellement ou éminemment dans sa
«cause. On ne peut connaître une chose, sans
» connaître par-là même et sa cause efficiente et
» sa cause matérielle. » C'est sur ces maximes que
se fonde, suivant les cartésiens, la réalité des
connaissances humaines (3). C'était, il faut l'a-
vouer, après l'avoir bien témérairement anéantie,
vouloir la rétablir par des raisonnements assez
hasardés.
Les preuves, données par Descartes, de l'exis-
tence de Dieu, furent vivement critiquées. On
rappelait que Suarez avait déjà établi que «l'être
» qui est par soi est nécessairement infini , puis-
»que toute limitation est l'effet d'une cause.»
Mais on faisait remarquer qu'être par soi peut
être pris en deux sens ; l'un positif, si l'on sup-
pose qu'un être soit sa propre cause à lui-même ;
l'autre négatif, si l'on suppose seulement qu'il
(1) Réponse à Huet, c. IV, art. 7.
(2) md., c. II, art. 18, p. 134. ' ^
(3) Ibid., c. II, art. 5, 7 et 18; c. 111, art. 4, p. 87, 99, 134,
148, etc.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIII. 235
n'a eu aucune cause , et l'on accusait Descartes
d'avoir équivoque sur ces deux sens (1). Des-
cartes répondait qu'il l'entendait dans le premier
sens, le sens positif, et que Dieu était en quelque
sorte à lui-même ce que la cause efficiente est
à son effet (2). On insistait alors , en montrant
qu'un être ne peut se produire lui-même. On
affirmait que la cause et l'effet sont essentielle-
ment distincts l'un de l'autre (3). Descartes re-
nonçait à considérer Dieu comme la cause ejffi-
ciente de lui-même, mais reproduisait au fond
la môme opinion sous d'autres termes, en dé-
clarant qu'il y a en Dieu « une si grande et si
«inépuisable puissance, qu'il n'a eu besoin d'au-
»cun secours pour exister et se conserver (/i). »
A cette occasion les discussions s'étendaient à la
théorie entière de la causalité ; on examinait jus-
qu'à quel point, en quelle manière, ce qui existe
dans un effet doit se retrouver dans la cause effi-
ciente. L'artifice logique par lequel Descartes
transformait en une existence positive cette exis-
tence hypothétique qu'il rencontrait dans l'idée
de Dieu , n'échappa point à ses habiles adver-
saires ; il fut plus d'une fois signalé , sans que
Descartes pût comprendre le vrai point de la
(1) 2" objections, l. I, p. 359.
(2) Réponses aux 2^* objections, ihid., p. 380.
(3) 4'» objections, t. II, p. 21.
(4) Réponses aux 4*^' objections, j^id., p. 61.
536 HIST. COMP. DES SYST, DE PHIL.
difficulté, ou du moins sans qu'il parvînt à la ré-
soudre.
Il n'est rien de plus faible que les objections
qui ont été opposées à Descartes sur la spiritualité
de l'àme, lorsqu'on a voulu lui prouver que la
pensée peut n'être qu'une fonction des organes du
corps; mais Descartes, à son tour, loin d'étendre
ou de fortifier sa démonstration de la distinc-
tion de l'esprit et du corps, se contenta d'insis-
ter sur celle que l'esprit conçoit entre les attri-
buts de ces deux substances , et ses adversaires
furent fondés à lui contester le droit de conclure
(le la simple distinction des idées à la séparation
réelle des choses. Hobbes niait que nous ayons
l'idée de l'àme ; Descartes répondait que nous
n'en avons point l'image , mais bien la notion (1 ).
En soutenant, dans sa discussion contre Arnaukl,
que l'union de l'àme et du corps est substantielle»,
que cependant Fàme et le corps ne peuvent agir
l'un sur l'autre , Descartes repoussait et désa-
vouait cette belle définition donnée par Platon
dans FAlcibiade : L'Iwmme est un esprit usant du
corps (2). Arnauld, Gassendi, se refusaient à ad-
mettre qu'il n'y eût rien dans L'esprit , dont il
n'eût connaissance (3). Descartes s'expliquait en
(1) 3e» ol)j(^i'lions, t. I, p. "485.
(2) i*» ohjeclions, 1. 11, p. l-i. — Réponses aux ■d»" objections, p. îiO.
(',>) 4«s objections, t. 11, p. 30; 5**objcclions. — Réponses aux A''-
et 5** objections, p. \W.
PHILOSOPHIE MODERNE. THAP. XITl. 237
adaptant sa maxime aux opérations de l'esprit,
et non à ses puissances (1). Du reste , en soute-
nant qu'il n'y a rien dans l'esprit qui ne soit une
pensée ou qui ne dépende actuellement de la
pensée , et qu'il n'y a en nous aucune pensée dont
nous n'ayons une connaissance actuelle , Descar-
tes se trouvait entraîné à dire non-seulement que
« l'esprit commence à penser aussitôt qu'il est
«infus dans le corps d'un enfant; » mais encore
que «dès lors l'esprit sait qu'il pense, quoiqu'il
«n'en conserve point le souvenir (2).» L'hyjx)-
tbèse par laquelle Descartes réduisait si gratuite-
ment les animaux à n'être que de simples et
aveugles machines, subit une juste censure.
On ne consentit point à reconnaître la part que
Descartes attribuait à la volonté dans les opéra-
tions de l'entendement. On objecta à Descartes
que la sphère de la volonté ne pouvait avoir plus
d'étendue que celle de l'entendement , puisqu'il
faut concevoir pour vouloir; que l'erreur ne dé-
pend pas tant du mauvais usage du libre arbitre
que du peu de rapport qu'il y a entre le jugement
et la chose jugée (3). Descartes cherchait à s'ex-
pliquer en disant que « nous pouvons vouloir plu-
» sieurs choses d'une même chose, quoique nous
»n'en concevions que fort peu ; que nous ne coft-
(1) Ri'^ponses aux 4" objoctions, t. II. p. .S6.
(2) Ibid., Ui'td., y. lo.
238 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
l'cevons mal aucune chose, mais seulement que
» nous sommes dits mal concevoir , lorsque nous
«jugeons que nous concevons quelque chose de
«plus que nous ne concevons en effet (1). » Ar-
nauld avait désapprouvé Descartes pour avoir
supposé que les idées elles-mêmes puissent être
matériellement fausses (2) ; Descartes justifia son
opinion en disant que , dans son sens , les idées
sont fausses seulement en ce qu'elles donnent au
jugement matière d'errer (3;.
Dans cette grande controverse, les objections de
Hobbes paraissent les moins judicieuses et les
plus confuses ; celles d'Arnauld, les plus profon-
des, mais les plus réservées; celles de Gassendi,
les plus variées , les plus développées ; celles du
P. Bourdin , jésuite, les plus superficielles et les
plus frivoles; celles de Huet, les plus subtiles,
les plus pénétrantes. Descartes se renferma trop
souvent dans une sorte de dédain qui trahissait
une confiance excessive en lui-même, se bornant
presque toujours à répéter avec une affirmation
nouvelle ses assertions premières , répondant par
des explications plus que par des raisonnements.
A peine daigna-t-il condescendre à répliquer, par
quelques pages sententieuses , aux longues in-
(1) Réponses, 1. 11, p. 283 et suiv.
(2) Â'" objections, ibid., p. 18.
i3) Réponses, Wid., p. 35.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XlII. 239
Stances de Gassendi (1). Petermann prit à peu
près la même attitude et le même langage en ré-
pondant à Huet (2). Régis, du moins, dans la réfu-
tation qu'il opposa à l'évêque d'Avranches , ne
craignit point d'entourer de nouveaux éclaircis-
sements les principes du cartésianisme, de les dé-
terminer avec une précision nouvelle , avec cette
netteté qui lui était propre, et l'ouvrage qui con-
tient la discussion entre ces deux illustres adver-
saires est l'un des monuments les plus propres à
faire bien connaître le véritable esprit de la philo-
sophie cartésienne. Cette mémorable controverse
servit de prélude à celle qui s'ouvrit peu après
entre Arnauld et Malebranche ; elle prépara
aussi celle qui s'éleva entre Cudworth et Hobbes ;
elle contribua puissamment à exciter les recher-
ches de Locke et celles- de Leibniz, et à les di-
riger vers l'examen des problèmes fondamentaux
du système de nos connaissances.
Le P. Mersenne, qui, sans avoir contribué
personnellement par aucune découverte aux pro-
grès des sciences , leur rendit cependant un ser-
vice considérable en servant de centre au com-
merce qui s'établit alors entre les savants les plus
distingués, le P. Mersenne rendit un service
(1) Lettre à Gassendi , t. II des OEuvres de Descartes, p. 3052.
(2) Cette réfutation sans nom d'auteur a été imprimée à la suite de
la Censure de la philosophie cartésienne, par IIikU, en latin, à lielnis-
tadl, en U-9Û, in-4".
2'tO mST. COMP. DES SYS1, DE PHIL.
semblable à la nouvelle philosophie ; il la fit
pleinement jouir des avantages de ces relations
habituelles dont il était le négociateur et l'inter-
médiaire. Lié avec llobbes et Gassendi , il put
provoquer les discussions , sans manquer à l'a-
mitié qui l'unissait à Descartes , ni à ses propres
opinions ouvertement prononcées en faveur des
doctrines cartésiennes. Clerselier , que Bayle a
appelé rornement et l'appui du cartésianisme, et
dont on a dit qu'il était plus cartésien que Des-
cartes lui-même, ne fut guère cependant que le
traducteur et l'éditeur de quelques écrits du phi-
losophe ; il joignit une préface au plus faible des
ouvrages de Descartes , au Ti-aité sur l'Iiommc.
Ce même traité fut accompagné de notes fort
étendues par un médecin de Saumur, de la Forge,
admirateur non mohis exalté de Descartes , et
qui allait jusqu'à du^e que Descartes méritait,
mieux que Platon, le titre de divin (1). En parta-
geant les fausses hypothèses de son maître sur la
physiologie et sur la manière dont s'exercent les
fonctions des organes des sens, de la Forge ajouta
cependant aussi quelques éclaircissements aux
observations utiles faites par Descartes sur les
phénomènes de la sensation ; il fit ressortir en
particulier celles qui se rapportent à deux ordres
de sensations intérieures qui ne peuvent entrer
(1) Noies à l;i siiilo (lu Tni'iU' de l'homme, p .407.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP, XIII. 2 'il
dans la classification ordinaire des cinq sens (1).
Dans son traité de l'esprit de l'homme, de la
Forge avait posé avec assez de netteté la ques-
tion qui a pour objet de déterminer en quoi
consiste la connaissance ; après avoir rappelé
les principaux systèmes imaginés pour en ex-
pliquer la nature, il avait justement établi que
la connaissance est l'une de ces choses telle-
ment simples par elles-mêmes que, suivant la
remarque de Descartes , les philosophes n'en
peuvent tenter l'explication sans les obscurcir ou
s'égarer. Il en fournit lui-môme la preuve en
prétendant que «connaître est simplement aper-
» cevoir ce qui est intérieurement représenté à
» notre esprit, c'est-à-dire ce qui se passe en lui,
» ses actions et ses passions (2). » C'était une sorte
de profession d'idéalisme. Toutefois , tel n'était
point le fond de la pensée de de la Forge: il rendit
aux connaissances une réalité extérieure, en con-
sidérant, à la manière des cartésiens, les objets
du dehors comme la cause exemplaire des percep-
tions qui se forment dans notre esprit sans son
aveu , et ici il préluda à F hypothèse des causes
occasionnelles de Malebranche (3) , comme il pré-
para la voie aux autres hypothèses de Male-
(1) Notes à la suite du Traité de V homme, p. 278.
(2j Traité de V esprit de l'homw.c. par Louis de la Kori^c, Pj
1666, in-i"; c. IX, p. 89, 96, 97.
(3) Ibid., c. X, p. 132, Kîr,; .-. XVI, p. 2o:J.
1;. IC.
2/i2 fîTST. r.oMP. nr.s syst. de riîfr.
branche en persistant à voir dans les idées les
images ou tableaux des objets. De la Forge acheva
de ruiner l'hypothèse des espèces corporelles que
l'école avait supposées comme une sorte de mes-
sagères entre les objets extérieurs et l'esprit hu-
main , et qu'elle considérait comme des êtres re-
présentatifs de ces objets. Il eut même le mérite
de rectifier des expressions très inexactes qui , à
diverses reprises , avaient échappé à Descartes
sur ce sujet , et qui semblaient reproduire, sous
quelques rapports , une hypothèse que ce grand
philosophe avait expressément condamnée (1). Il
restreignit et détermina en même temps le sens
précis du mot idée, que Descartes avait eu le tort
de laisser dans quelque incertitude, ou du moins
d'appliquer à diverses significations, et il le limita à
exprimer les seules formes des pensées de l'esprit.
1 1 restreignit aussi l'explication que Descartes avai t
donnée de ses idées innées, en déclarant que l'esprit
n'en apporte aucune en naissant, n'en conserve
aucune, et en se bornant à distinguer les idées c[ui
sont les plus familières et les plus naturelles à l'es-
prit d'avec celles qui ont plus de rapport avec les
sens (2). 11 réduisit du reste ces idées innées à trois :
celle d'une substance qui pense , celle d'une sub-
stance étendue, et celle de l'union de ces deux
('1) Traite de C esprit de Vhomme, c. XVI, p. 1)7, i 15.
(2) ïbUL, ibid., p. 142, 143.
PHILOSOrilFI- MODERNE. f.ïIAP. XIII. 2^3
substaiices (1). En attribuant, avec les cartésiens,
l'origine de nos erreurs à ce que nous jugeons
des choses que nous ne connaissons pas bien ,
de la Forge essaya de donner un conseil pour dis-
tinguer la vraie évidence de l'évidence apparente,
en s'attachant à discerner si ce qu'on croit a-
percevoir évidemment appartient aux vérités pri-
mitives ou aux vérités déduites. Il rectifia les
règles de la méthode cartésienne , les mit dans un
ordre meilleur ; il y joignit un second ordre de
règles, non moins utile, et oublié par Descartes,
pour rechercher la vérité dans les choses prati-
ques de la vie (2). Il enrichit le cartésianisme
d'une preuve de l'immortalité de l'âme, dont
le principe appartenait en propre à cette doc-
trine (3). Désirant restituer au cartésianisme l'ap-
pui de l'autorité , il fit voir que le doute suspen-
sif et méthodique de Descartes avait été déjà re-
commandé par Aristote; il montra, par une suite
de rapprochements fort curieux , la conformité
de la doctrine de Descartes avec celle de saint Au-
gustin (Ji). Cette dernière autorité avait alors une
importance particulière , et exerça en effet sur le
buccès de la philosophie de Descartes une in-
tluence remarquable.
(1) Traité de Cespril de l'homme, c. XX, p. 349,
(2j Ibid., c. XXVll, p. l22, 426, 428, 430.
(3) Ibid., c. Vil.
(4) Ibid., pu-fiice.
2Uh HIST. COMP. Dl'S SYST. Dl' ViUL.
La plupart des grands écrivains du siècle de
Louis XIV goûtèrent la doctrine de Descartes ;
plusieurs en adoptèrent plus ou moins entière-
ment les principes. La nouvelle philosophie ne
pouvait faire une conquête plus utile tout en-
semble et plus glorieuse. Elle avait droit sans
doute à l'obtenir. Une philosophie qui rendait à
la pensée toute sa dignité, qui invoquait les clar-
tés de l'évidence et réunissait la simplicité à la
grandeur, devait complaire à ces esprits distin-
gués qui cherchaient eux-mêmes la source du
beau dans l'alliance du grande du vrai et du
simple.
Les auteurs des chefs-d'œuvre qui ont fixé la
langue française durent eux-mêmes acquérir
ou perfectionner du moins, à l'école de Des-
cartes , ces heureuses habitudes qui préparent à
bien écrire et à bien penser. L'étude de la philo-
sophie de Descartes était un exercice qui ensei-
gnait à penser d'après soi-même, à se rendre
compte de ses propres idées, et par-là même à
leur donner une expression fidèle et juste. Elle dut
en particulier obtenir, à Port-Royal, un accueil
favorable. Là, elle rencontrait des hommes qui
avaient le goût des travaux méthodiques et des
méditations sérieuses , des hommes qu'animaient
des convictions fortes, disposés à l'indépendance
des opinions, mais chez lesquels cette disposition
n'était que l'effet d'une fidélité scrupuleuse à leur
pi'opi-o conscience, et îiabitués à raisonner leurs
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIII. 'lUo
opinions avec la bonne foi la plus sincère. Là, ils
trouvèrent les traditions scolastiques déjà décré-
ditées, Aristote en défaveur. Saint Augustin , qui
avait servi de guide et d'oracle à Port-Royal dans
les célèbres controverses religieuses du temps,
saint Augustin , encore tout pénétré de l'esprit
de la philosophie de Platon, semblait recomman-
der celle de Descartes qui, sous plus d'un rap-
port, avait quelque affinité avec Platon et saint
Augustin fui-mème. Nicole, toutefois, et Antoine
Arnauld furent, au commencement, les seuls qui
se prononcèrent ouvertement pour le cartésia-
nisme. Mais c'étaient les deux autorités principa-
les. On voit, dans les lettres de Nicole, la haute
estime qu'il professait pour la philosophie de
Descartes, quoiqu'il crût devoir s'élever contre
certaines opinions théologiqnesqui, en s'appuyant
sur cette philosophie, lui paraissaient conduire à
des conséquences dangereuses (1). Arnauld n'avait
que vingt-huit ans lorsque ses objections furent
envoyées à Descartes par le Père ^iersenne (A),
et cependant ce furent celles auxquelles Descartes
donna l'attention la plus sérieuse (B). 11 voulut en-
tretenir a\ec le jeune docteur de Sorbonne un
commerce épistolaire; il désira le connaître, lui
offrit son amitié. Arnauld se refu::^a à ces ou-
(1) V., en particulier, la lellre Au 10 novembre 16^0, i. T,
[K 671.
•J^lfi HIST. COMP. DES SYST. DE PIllL.
vertures, mais son jugement devint tonjonrs plus
favorable à la nouvelle philosophie, d'après les
explications qu'en donne son auteur (G). Les ob-
jections d'Arnauld se réduisirent en définitive à
quelques doutes. Il consentit même à admettre
que l'âme pense toujours. Après avoir soutenu
que la durée, par rapport à l'esprit, n'est point
successive , mais permanente , il abandonna
aussi cette opinion (1). Il prit ouvertement la
défense du cartésianisme contre le doyen Le
Moine ; il se prononça fortement contre la cen-
sure que le Père Honoré Fabri , jésuite , avait
obtenue ou plutôt surprise à Rome, en 1663,
contre la philosophie cartésienne. Mais un esprit
aussi supérieur que celui d'Arnauld ne pouvait
adopter la doctrine de Descartes sans se la rendre
propre; il porta beaucoup plus loin l'investiga-
tion des principaux problèmes de la philosophie;
il explora avec plus de soin certains phénomènes
intellectuels; il fixa d'une manière plus précise
certaines notions fondamentales ; il donna surtout
une attention particulière à ces questions qui
constituent véritablementlaphilosophie première,
et qui roulent sur les principes de la connais-
sance. Il explora la nature des idées et leur oi i-
(1) V. les lettres d'Arnauld à Dcscarles, t. XXXVIII des OEuvres
d'Ant. Arnauld, p. 67 et 78. .
PHILOSOPHIE MODERNE. CHA!'. Mil. 2/|7
gine; il s'efforça de déterminer leur rapport avec
les objets.
« Le caractère essentiel de l'être intelligent
» est d'avoir la conscience de lui-même et de ses
«propres opérations (1). Penser, connaître, aper-
«cevoir, sont la même chose : l'idée d'un objet
» est aussi la même chose que la perception de cet
» objet; en tant que perception, elle est plus par-
ticulièrement considérée, dans son rapport à
» l'àme qu'elle modifie; en tant qu'idée, dans
«son rapport avec l'objet aperçu, en tant qu'il
» est dans l'àme (2). La perception est, par sa na-
»ture, une mocldliié de idme rrpn'se.ntalive de i'oh-
^^jet o). » Telles sont les maximes sur lesquelles
repose toute la philosophie d'Arnauld. Mais en
quoi ces perceptions sont -elles en effet repré-
sentatives des objets? Qu'est-ce, en elles, que ce
caractère représentatif ? « Ce n'est i)oint , re-
» prend Arnauld, à la manière des images et des
«tableaux ; car les tableaux et les images ne sont
» dits représenter que par leur rapport à nos per-
«ceptions elles-mêmes, ^os perceptions sont re-
« présentatives en ce sens que, par elles, les ob-
))jets sont formellement présents à l'esprit (4). »
(1) Dca vraies et des fausses idées, par Ant. Arnauld, Rouen,
1724, cil, p. 12.
(2) Ibid., c. V, p. 38, 39.
(3) lù'uL, ïbid., c. M, p. 48, îiG , îiO. — Défense d'ArnauM ,
l. XXXVlll de ses œuvres, p. 381.
(4) Des vraies et des fausses idces, c. \\ p. 7', 40. — Ucfcusc des
iViS ijisT, coaip. DES SYsr. ]){■: puii.
Arnauld appuie cette vue sur l'autorité de saint
Thomas qui, lui-même, en considérant les percep-
tions comme représentatives des objets, avait suivi
l'autorité d'Aristote. « La perception est une intui-
» lion directe, et c'est dans l'esprit même que les
)> objets lui sont présents. C'est un préjugé erroné
» que cette opinion d'après laquelle la présence lo-
«cale des objets extérieurs et matériels, ou leur
» contiguïté avec nos organes, seraient nécessaires
«pour les faire apercevoir : nous pouvons voir
» les êtres éloignés de nous. La seule présence
«nécessaire est celle qui s'appelle objective, la-
)> quelle est tout intérieure (1). Nous ne voyons
)' point immédiatement les choses ou les êtres ;
» leurs idées seules sont l'objet immédiat de notre
» pensée; c'est dans l'idée de chaque chose que nous
» en voyons les propriétés. Cette idée est la réalité
» objective de la chose que l'esprit est dit aperce-
»voir (2). Il n'est donc pas nécessaire de cher-
» cher un type antérieur, ou une cause formelle,
» pour nos perceptions ; il suffit d'en rechercher la
» cause efficiente et productive (3). Mais l'âme est
»en partie active, en partie passive, relativement
» à ses perceptions ; c'est-à-dire , il en est qu'elle
vraies et des [misses idées, par Arnauld, l. XXXVIII de ses œuvres,
p. 584 à m).
(1) Des vraies et des fausses idées, c. Vlll, p. 68 à 80.
(9) 76ù7., 0. Vlll,p./^8otr.0.
(:!) /i'ifZ.,c.II, p. lu.
PIIILOSOPHIU: MODERNE, CHAP, XIII. 2^9
«produit elle-même, il en est qu'elle se borne à
«recevoir (1). » Arnauld range dans la première
classe les idées que l'esprit ne peut se former que
j:ar le raisonnement ; dans la dernière il range
l'idée de noire àme et celle de l'infini ou de
l'être parfait, que Dieu lui paraît avoir donnée
à l'àme elle-même en la créant , celles de la lu-
mière, des sons, des couleurs et autres qualités
sensil)les, qui naissent à l'occasion des change-
ments survenus dans les organes du corps.
Arnauld refuse donc à l'esprit humain, d'après
l'exemple de Descartes, toute connaissance immé-
diate et directe des objets extérieurs. .< Il suffit,
» dit-il, pour que l'esprit aperçoive une chose,
» qu'il en ait l'idée; il n'est aucunement nécessai-
l're que cette chose existe réellement au de-
» hoîs (2). Le corps ne peut agir sur l'àme comme
» cause physique. La volonté et la puissance di-
» nnes ont seules établi le rapport indirect d'après
» lequel nos perceptions correspondent en eff'et à
«certains êtres extérieurs qu'on appelle corps,
«soit qu'ils soient présents ou éloignés de nous.
» La connaissance que nous avons de leur exis-
» tence est légitimée seulement par quelques argu-
» ments tirés de la véracité de Dieu, et des motifs
» qui nous portent à croire que, dans la sagesse de
(I) Des orales et des fausses idées, c. XX Vil, p. 310, 31 G.
ri; lOitf., C. IX, (' 8i.
250 HIST. COMP. DES SYST. DE PIIJL.
«ses desseins, il a en effet établi mie semblable
» correspondance (1 ).
» La conscience intime est pour l'homme le
» seul foyer de lumière ; c'est de son sein qu'é-
» manent les idées claires, ces idées claires qui
» seules constituent la vraie science. Nous con-
» naissons par des idées claires, non-seulement
«les choses que nous apercevons immédiate-
» ment, comme notre âme ; mais aussi celles aux-
» quelles nous ne pouvons atteindre que par le
; raisonnement, comme les âmes des autres hom-
» mes (2). »
Arnauld s'étudie souvent à rectifier la philoso-
phie de saint Augustin par celle de saint Thomas,
c'est-à-dire qu'il s'éloigne de Platon pour se
rapprocher d'Aristote. Aussi se refusa-t-il à ad-
mettre dans les vérités abstraites, comme les pro-
positions géométriques, ce caractère de nécessité,
d'éternité, que les platoniciens réclamaient pour
elles. « Ces vérités n'existent que dans l'entende-
» ment; c'est un rapport qui n'est point distinct
» de ses termes (3). La vérité se trouve d'abord
«dans nos jugements, ensuite dans les signes qui
(1) Des vraies et. des fausses idées, c. XXVIII, p. 333. — Examen
du traité de V essence des corps, OEuvres d' Arnauld , t. XXXVIll , p.
1^6, 149.
(2) Des vraies et des fausses idées, c. XXIII et XXV, p. 239, 294'.
(3) Disscrtatio bipartita, art. 2, coroU. 2, 3, 6; OEuvres d'Ar-
nauld, l. Xf., p. 119 et suiv. — Règles du bon sens, etc., ibid., ibid.,
p. 107.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIII. 251
» réveillent CD nous ces jugements; par analogie
«ensuite on l'étend aux choses naturelles elles-
» mêmes, en tant qu'elles sont conformes aux idées
» divines. Il n'est pas exact de dire qu'il n'y ait
» qu'une vérité unique; la vérité naturelle est à lu
«fois une et multiple : une dans l'entendemenl
• divin; multiple dans les choses auxquelles elle
p s'applique ; la vérité artificielle est toujours mul-
«tiple (1). » On cherche dans Arnauld quelques
vues satisfaisantes sur le caractère et la source
des vérités morales; on regrette de ne les y pas
trouver. Il supposait i)eut-être que la révélation
seule leur servait de fondement.
Arnauld a pris soin de rechercher à quelles con-
ditions on peut obtenir le privilège des idées clai-
res (2). 11 a tracé une suite de règles sur la re-
cherche de la vérité, spécialement dans les ques-
tions relatives à l'étude de l'esprit humain, de ses
opérations et de ses idées (3); il a tracé aussi une
suite de règles sur les discussions, en joignant
l'exemple au précepte (/i). Arnauld se connaissait
en controverses, car sa vie tout entière ne fut
en quelque sorte qu'une polémique continuelle.
(l) Dissertatio b'ipartiia, art. 2, coroll. 1, 5, 6. — Règles du bon
sens, p. 162, 163 et suiv.
(3) Des vraies et des fausses idées, c. XXIV, p. 280.
(3) Ibid., c. 1, p. 4.
(i) Règles du bon sens, etc., au lieu cité.
252 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
On sait que l'une des productions les plus uti-
les et les plus accomplies de la philosophie mo-
derne , la Logique de Port -Royal, est l'œuvre
d'Arnauldet de Nicole. Les auteurs empruntèrent
aussi à Pascal un écrit inédit sur l'esprit géométri-
que, qu'il avait laissé à sa mort, et en composèrent
les chap. 9 et 12 de la première partie et les cinq
règles qui sont expliquées dans la quatrième, mais
en donnant à celles-ci un nouveau développe-
ment. Un bon sens exquis a dicté ce chef-d'œuvre
de clarté, d'ordre, d'exactitude. La logique, en y
prenant, sur le frontispice même de l'ouvrage, le
titre qu'elle eut dû toujours et porter et mériter,
enseigne dans l'ouvrage môme l'art de bien pen-
ser. Elle ne se propose plus de fournir des armes
pour la dispute; elle tend à former des esprits
justes, non-seulement pour l'étude des sciences,
mais aussi pour la pratique de la vie usuelle.
Les auteurs de la Logique de Port-Royal n'ont
point méconnu le mérite des immortels travaux
d'Aristote; s'ils ont contesté l'utilité de l'appareil
mécanique imaginé parce philosophe avec une sa-
gacité si étonnante pour régler l'artifice du rai-
sonnement, ils ont cru cependant devoir faire ,
même sous ce rapport, quelques concessions aux
habitudes de l'école; ils ont cru aussi que la con-
naissance et l'emploi de cet instrument pouvaient,
comme un exercice momentané, délier l'esprit
des jeunes gens. Ils ont en même temps répandu
sur ces formules le jour le plus favorable à leur
PHILOSOPHIE MODERNE. CIIAP. XIII. 2.VÎ
intelligence ; ils les ont rapportées à un principe
unique (1).
La Logique de Port-Royal rejette, d'ailleurs,
l'hypothèse péripatéticienne qui fait dériver toutes
les idées des sens ; elle ne reconnaît dans les si-
gnes du langage d'autre but que de transmettre les
idées, et ne suppose pas qu'ils soient nécessaires
pour l'exercice intérieur de la pensée (2). Mais ces
deux opinions théoriques, empruntées à la doctrine
de Descartes, n'ont pas eu sur les conseils pratiques
toutel'influence qu'on aurait pu en redouter. D'une
part, la Logique de Port-Royal fait naître les idées
générales de la comparaison des idées particuliè-
res; de l'autre, elle assigne à l'abus des mots la
principale cause de la confusion des idées (3). La
logique ordinaire s'était presque uniquement at-
tachée à prévenir les faux raisonnements; celle-
ci s'est efforcée de marquer aussi les vices des
faux jugements, et c'est là ce qui lui est éminem-
ment propre. Le vingtième chapitre de la troi-
sième partie (4) est à lui seul une logique pra-
tique presque entièrement nouvelle, et d'un usage
bien plus étendu et plus réel que la logique des
écoles. Là, en parcourant les sophismes d'amour-
(1) Logique de Port-Royal, pari. 3, c. J7.
(îr) Il/id., préambule, part. I, c. 1.
(3) Ibid., ilnd., o. 5 el 6.
(4) Des mauvais raisonnemaUs que l'on commet dans la vie civile et
dans les discours ordii.aires.
2r>/i niST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
propre, d'intérêt et de passion, nous découvrons
les diverses et secrètes séductions par lesquelles
le cœur devient complice de l'esprit, et nous re-
connaissons la sainte alliance qui existe entre l'é-
tude du vrai et la pratique du bien. Là, en exami-
nant les faux raisonnements qui naissent des ob-
jets mêmes , nous comprenons le danger d'une
attention trop superficielle qui, dans les choses
mélanp;('es, porte des jugements absolus; qui se
laisse éblouir par les apparences, s'attache à
la forme, non au fond , et néglige de remonter
aux causes; qui généralise d'une manière trop pré-
cipitée, d'après des comparaisons incomplètes;
qui décide légèrement de la sagesse des desseins
par l'issue des événements ; qui cède trop facile-
ment à des autorités insuffisantes ou trompeuses:
nous voyons les dangers même d'une confiance
honorable dans son principe, qui s'abandonne trop
aveuglément au sentiment des gens de bien.
Les auteurs de la Logique de Port-Royal ont dé-
terminé avec beaucoup de précision la nature de
l'analyse et de la synthèse, du moins dans l'em-
ploi qu'en font les géomètres. Car, faute d'avoir
distingué et conçu nettement l'ordre de juge-
ments et de déductions qui constitue les sciences
mixtes, ils n'ont point eu occasion d'indi-
quer comment ces deux méthodes se modifient
en s' appliquant aux connaissances dans lesquelles
les vérités d'expérience se combinent avec les vé-
rités abstraites. Les huit règles auxquelles la Lo-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIII. 255
giquede Port-Royal a réduit la méthode des scien-
ces (1) offrent le même mérite et sont affectées
de la même insuffisance. Elles renferment toute
la substance de la méthode de Descartes, mais
elles la présentent sous une forme plus concise ,
dans un meilleur ordre. On n'y trouve, d'ailleurs,
aucune direction relative soit aux classifications
et aux nomenclatures, soit à l'art d'expérimenter
et de mettre l'expérience en valeur. Elles ont ,
comme toute la Logique de Port- Royal, plutôt
pour but de préserver l'esprit humain de l'er-
reur que de le guider dans la découverte de la
vérité. Quoique, dans la définition du jugement,
les auteurs de la Logique de Port-Royal aient par-
tagé l'erreur commune , en ne considérant que
les propositions identiques et ne tenant aucun
compte des jugements de fait, ils ont eu cepen-
dant le bon esprit de comprendre qu'il y avait
aussi des conseils à donner relativement à la
croyance des faits, et cette portion de leur tra-
vail est encore l'une des plus neuves, comme des
plus précieuses, par l'application qu'elle reçoit
dans la pratique (2). Ils ont également posé les
premiers fondements d'une logi ]ue des probal)ili-
tés, relativement à la prévision des événements,
futurs (3).
(1) Logique de Pori-Royal, part. 4, c. 11,
{2} Ibii., c. -12, 13, 1(5.
(3) Il>i(i., c. 17.
"IjO lllST. COMP. i)ES STST. 1)K IMIII..
Ami et gendre de Clerselier, Rohault se pas-
sionna de bonne heure pour la philosophie de
Descartes, et s'attacha spécialement à la partie de
celte doctrine qui embrassait la physique. S'il
eut le malheur d'adopter les hypothèses de ce
philosophe, il euL du moins le mérite d'associer
les recherches de l'expérience aux démonstrations
théoriques, de donner à la science des formes
singulièrement propres à en répandre et à en fa-
ciliter l'étude, parla clarté et l'ordre qu'il sut y
introduire. Les conférences qu'il ouvrit à Paris,
et la liberté de discussion qu'il y lit régner, étaient
un spectacle entièrement nouveau; elles servirent,
à la fois, à propager hors des écoles le goût des no-
tions scientifiques, à rendre ces notions familiè-
res, à acquérir ainsi des sectateurs au cartésia-
nisme. Régis, son disciple, suivit son exemple,
et exerça dans une sphère encore plus étendue
une influence semblable. 11 parcourut le midi de
la France , avec une sorte de mission de Rohault,
ouvrit des conférences tour à tour à Toulouse et
à IMontpellier, y vit accourir une alïluence con-
sidérable, y compta des dames au nombre de ses
auditeurs, quelquefois même parmi les interroga-
teurs ; un concours non moins empressé l'envi-
ronna dans les conférences qu'il tint ensuite à
Paris, jusqu'au moment où l'archevêque de Paris
les fit fermer. Régis embrassa la philosophie de
Descartes dans toutes ses parties et son ensem-
ble ; il se proposa d'en faire un système aussi
PHILOSOPHIE MODEKNL. T.HAP. XIII. 2j7
bien lié que coordonné : la logique lui sert d'in-
troduction ; la métaphysique en est la base ; la
physique et la morale s'élèvent sur ce fonde-
ment. Régis, fidèle à l'esprit de Descartes, a con-
stamment observé cette clarté tant recommandée
par le chef de son école. Du reste, usant de la li-
berté rendue par Descartes aux intelligences, il
a modifié plus d'une fois les vues de ce philoso-
phe. Son mérite essentiel consiste à avoir réduit
le cartésianisme en corps de doctrine, et à lui
avoir donné les formes convenables pour l'ensei-
gnement.
Dans un écrit presque inconnu (D), oîi il a tracé
un tableau rapide et impartial de l'histoire de la
philosophie, et caractérisé par leurs traits essen-
tiels les différentes écoles anciennes et moder-
nes(l), Régis a justement décerné à Galilée l'hon-
neur d'avoir affranchi et restauré la philosophie
dans les derniers temps (2). Il a payé un tribut
de reconnaissance non moins juste et non moins
sincère à Gassendi , pour les services qu'il a
rendus aux sciences (3); et si l'hommage rendu à
l'illustre Florentin par le philosophe français est
d'autant plus digne d'attention, que, dans les
(1) Discttrsus philosoiihictis inquo historia philosophiœ antiquœ et
recenlioris recenseliir, sans lieu ni dale d'impression ; 1 vol. in-18 ,
p. 63.
(2) Ibid., p. l(jj.
(3) Jhid., p. 170.
11. 17
258 HIST. COMP. DES SYST. Dl' PHÎL.
temps qui ont suivi, on a trop souvent oublié de
rapporter à Galilée tout ce qui lui était dû, il
n'est pas moins remarquable de voir un zélé car -
tésien faire un éloge aussi complet du plus per-
sévérant adversaire de Descartes. Régis ne ren-
contra pas toujours dans les autres la même
impartialité à son égard 11 a été en butte à ce
genre d'accusations alors si fréquentes , si ani-
mées, si dangereuses aussi pour ceux qui en
étaient l'objet, si souvent prodiguées aux carté-
siens, d'introduire des opinions dont les consé-
quences pouvaient contrarier les dogmes théolo-
giques.
La définition que Régis donne des idées n'est
point entièrement conforme à celle de Descartes;
il ne distingue point les idées des perceptions; il
donne le nom d'idée à « la simple vue des choses
» qui se présentent à l'ànie sans affirmation ou
«négation (1) ; >■> mais il suppose en même temps
que « l'âme n'a pas besoin d'idées pour connaître
«les choses qui sont au dedans d'elle, parce que
))ces choses sont connues par elles-mêmes (2), »
quoique ailleurs il établisse que l'cime se con-
naît elle-même par ses idées (o). Dans le sys-
tème de Régis, les idées sont une sorte d'in-
termédiaire par lequel l'esprit connaît les cho-
(1) Logique de Régis, pan. 1, c. 1,
(2) Méiap'nis., !. II , part. '1, r. IH.
{?,) Hiid., iblil, p'iiri. 1, c. l.'S.
PHILOSOPHIE JIODERxNL. CHAP. Xlll. :2.>9
ses; il les compare fréquemment à des images,
à des tableaux. « Puisque les idées et les sensa-
» tions de l'àme sont des êtres représentatifs, dit-
ail, elles peuvent être justement comparées à des
«tableaux, non-seulement qu-int à leurs maniè-
wres d'être, mais encore quant à la façon dont
«elles sont produites; et comme les tableaux dé-
» pendent de quatre causes, un peintre, un origi-
» nal, un pinceau et une toile, les idées et les sen-
«sations de l'àme dépendent aussi de quatre
«principes, de Dieu comme de leur cause efll-
» ciente première, des objets comme de leur cause
«exemplaire, de l'action des objets sur nos orga-
» nés comme de Tinstrument ou cause seconde,
» et de l'àme même comme de leur cause maté-
» rielle (1 ) «
Toutefois , comment ces tableaux sont-ils con-
formes à leurs modèles? Uégis est très peu em-
barrassé de répondre à cette question , et ne pa-
raît pas en apercevoir toutes les profondeurs, a Les
« portraits , dit-il , étant de telle nature qu'ils ne
') peuvent représenter plus de perfections qu'il n'y
»en a dans leurs originaux, il est aussi de la na-
» ture des idées de ne pouvoir représenter plus
«de propiiétés qu'il n'y en a dans leurs objets (2;.»
Régis dislingue les idées simples, « lesquelles, dit-
(1) Mélaahys., 1. 11, pari. J,c. 8.
(2^ loUL, H'UI., [y.\v\. i, c. 19.
260 HIST. COMP. DES SYST. DK PIIIL.
»il, sont nées avec l'âme, » et les idées acquises;
il sous-divise ces dernières en idées naturelles et
en idées artificielles. «Or, les idées simples, ajoute-
» t-il , et les idées naturelles sont toujours con-
» formes à leurs objets, parce que toujours elles
') sont claires. Il en est de même des sensations ,
' avec cette difléi-ence que celles-ci ne nousrepré-
» sentent point quelque chose qui soit dans les
)' corps , mais nous conduisent seulement à consi-
«dérer la manière dont les corps extérieurs agis-
» sent sur nos sens (1). »
Régis considère la notion de l'étendue et celle
de Dieu comme essentielles à notre âme; cette
étendue n'est point l'étendue en général ; elle a
une existence réelle; elle n'est cependant point
l'étendue réalisée dans les corps ; elle est la cause
exemplaire de l'idée que nous avons des corps. Nos
sensations nous attestent l'existence des corps,
puisque nous ne nous les donnons point à nous-
mêmes , et qu'elles supposent ainsi une cause
extérieure. L'idée de Dieu nous est si essentielle,
que nous pensons à Dieu sans interruption ,
quoique nous soyons inattentifs à nous en rendre
compte (2).
Régis reconnaît cependant que les notions gé-
nérales se forment des idées particulières (3) . 11 ne
I) Ml' lapilli s., 1. Il, pari. 1, c. 10. — Logique, pnrt. 4, c 9.
{•1 Iblil., I. 1, pnrt. I,c. n.
i.'j Loiiique, p;iii. I, c. T.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIII. Ii6l
consent à voir dans les vérités abstraites que des
vérités immuables ; il leur donne le titre de véri-
tés de droit, et les oppose aux vérités défait ou con-
tingentes. Il n'accorde d'ailleurs aux premières
aucune existence hors de l'esprit , quoiqu'il les
considère comme fondées sur la nature des choses ;
il rapporte les secondes au témoignage des sens
et à celui des hommes ; il y comprend aussi les
révélations de la foi (1) ; il admet ainsi trois
sources de nos connaissances : la conscience, la
raison et l'expérience (2).
Il renvoie à la Logique de Port-Royal comme
au recueil le plus complet de ce qui a été dit de
meilleur sur la logique (3) ; et cependant il y a
ajouté lui-même quelques développements utiles
sur l'analyse et la synthèse, les cas auxquels elles
peuvent être appliquées , les avantages qu'on eu
peut attendre , les règles qu'elles doivent suivre ;
il y a joint aussi des vues judicieuses sur la ma-
nière de déterminer l'état des questions , et sur
les signes auxquels nous pouvons reconnaître la
prévention qui ferme l'accès de l'esprit à la
vérité.
Régis a fait entrer la psychologie dans la phy-
sique, et, à cette occasion , il a exploré avec soin
(1) Mclapliijs., 1. I, l'an. 2, c. !>, S'' nMloxiuii ; I. 11, pnrl. I, c. 'J.
(-2) lOid., 1. II, part. I, c. IG.
(o) Logique, pari, i, c. 1 à 7.
262 ni ST. COMP. DES s Y ST. I)l;; l'IilL.
et perspicacité les phéiioinènes de la sensation ( l ) ,
ordre de phénomènes qui a été si diligemment
étudié par toute l'école de Descaries, comme par
son illustre chef.
La philosophie de Descartes pénétra aussi, par
Gérauld de Corden>oi (E), dans l'Académie fran-
çaise. Il résuma d'une manière concise, et ce-
pendant lumineuse et élégante, les doctrines car-
tésiennes sur la distinction de l'âme et du corps,
et des opérations de l'une et de l'autre (2). il
traita aussi de la parole , et présenta sur l'ori-
gine et la formation des langues , sur la manière
dont les enfants en contractent l'usage, sur l'é-
tude des langues étrangères, sur le mécanisme
physique , les causes morales et les effets de la
parole, des aperçus pleins de sagacité, mais qu'on
regrette de ne pas voir développés comme ils au-
raient pu l'être (3).
Le Grand, de Douai, après avoir d'abord re-
nouvelé les doctrines des stoïciens, s'attacha en-
suite avec vivacité à celles de Descartes, s'efforça
de les rattacher aux traditions de l'antiquité , et
de les revêtir de fo!-mes propres à l'enseignement
alors établi. Heercbord, à Leyde, essaya aussi de
traduire le cartésianisme sous la forme didacti-
(1) Physique, 1. VIII, pari. 2.
(2) Six discours sur la distinction et l'union de ïâme et du corps ^
dans les œuvres de Cortlomoi; Paris, 17!)l, iii-i».
(3) lUscours jihijS'ijue sur la parole; ilikl.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XUI. 2(io
que et de lui donner dans l'exposition cette clarté
qu'il a érigée en principe. Clauberg, à Duisbourg,
passa pour l'un des disciples qui ont le plus ho-
noré et le mieux servi tout ensemble le fondateur
de cette école ; il obtint de Leibniz des éloges
dont celui-ci a été plus avare envers Descartes
même. Clauberg se proposa surtout de définir les
principaux termes de la métaphysique; il voulut
donner une preuve à un principe que la philoso-
phie jusqu'alors avait considéré comme apparte-
nant à l'ordre des vérités intuitives , mais que les
cartésiens avaient dépouillé de cette prérogative,
celui de la contradiction. «Toute chose, dit-il,
» est ou n'est pas ; donc une chose ne peut pas
» être et ne pas être en même temps (l). » N'est-
ce pas la même vérité exprimée seulement en
différents termes?
Heidanus et Wittich s'attachèrent à justifier
l'accord du cartésianisme avec l'Écriture sainte
et les dogmes théologiques, aux yeux de la Hol-
lande et de l'Allemagne. Clauberg et Geulinx
donnèrent aussi à ces deux contrées ce que Régis
avait donné à la France, une sorte d'encyclopédie
des sciences philosophiques réformées d'après le
cartésianisme. Geulinx, en particulier, fonda le
système des causes occasionnelles et un système
spécial de morale sur les principes de son école. Le
(1) Ontosophia, n" 26.
26/j IHST. COMI'. DES S\ST. DE PHIL.
savant Becker osa, en s'appuyant sur les mêmes
doctrines, combattre les préjugés encore existants
de son temps et introduits dans la philosophie elle-
même, sur l'influence directe attribuée aux esprits
relativement aux opérations de la nature et à
celles de l'homme, et s'attira par-là de violentes
persécutions. Plus tard, Michel-Ange Fardella et
Lettore Ventinelli essayèrent de faire pénétrer le
cartésianisme en Italie.
Le nombre des cartésiens purs ou orthodoxes
diminua de jour en jour, et cela devait être ainsi;
car le bienfait même de la philosophie de Des-
cartes consistait à substituer l'autorité de la con-
science intime et individuelle de chacun à celle des
traditions et des hommes. La plupart des carté-
siens usèrent de ce bienfait, et en cela contri-
buèrent encore aie répandre. Un siècle ne s'était
pas écoulé, qu'il ne restait pas même autre chose
de toute la philosophie cartésienne. Les hypo-
thèses s'étaient évanouies, mais l'émancipation
intellectuelle restait (F).
L'histoire doit s'attacher de préférence aux
penseurs qui , en approuvant ou adoptant une
plus ou moins grande partie des doctrines de Des-
cartes, se les sont appropriées, en ont tiré, avec
plus ou moins d'exactitude, des conséquences nou-
velles, les ont modifiées d'une manière considé-
rable et les ont confondues avec leurs propres
systèmes. Ici , deux directions contraires ont été
suivies, l'une par les philosophes qui se sont rap-
PHILOSOPHIE MODEKÎNE. CHAP. XIII. 265
proches des anciennes traditions platoniciennes,
l'autre par Spinoza.
INOTE A.
Le P. Mersenne publia aussi, en 1624, deux volumes con-
tre ce qu'il appelait V impiété des déistes^ athées et libertins
de son temps. Il y associait, dans le titre même, Charron,
Cardan , Jordan Bruno. Tl lui était difficile de bien réfuter
des auteurs qu'il n'avait pas même su bien comprendre, et il
n'était pas de force à se commettre avec eux. Avoir rangé
le respectable Charron dans une telle catégorie, n'était-ce pas
avoir abdiqué tout droit à le juger ?
NOTE B.
Quoique les Méditations de Descartes n'aient paru que cinq
ans après les quatre traités de la Méthode^ de fa Dioplrique,
des Météores, et de la Géométrie, elles étaient le premier
fruit de sa retraite en Hollande. Il les mettait beaucoup au-
dessus de ses autres écrits. Il les avait composées dix ans
avant de les donner au public , et les avait revues avec soin
pendant cet intervalle. Il voulut de plus les donner à examiner
aux plus habiles théologiens de l'Église cath()li({ufi et à quel-
ques savants même des autres communions, qui passaient pour
« les plus subtils, dit Baillet, en philosophie et en métaph\ si-
» que.» « Son dessein, ajoute le même biographe, n'était pas
)) de changer le texte de ses Méditations sur les objections
» qu'on lui ferait, mais seulement de les faire imprimer à la
» suite de l'ouvrage et d'y ajouter ses propres réponses ; »
tellement il se croyait sans doute assuré d'avance de n'avoir
rien à réformer dans ses opinions et d'être en mesure de ré-
pondre.
266 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
>
Il envoya donc une copie manuscrite des Méditations au
P. Mei'senne, à Paris, et y joignit les objections que lui avait
déjà faites Carterus, théologien de Louvain. Il avait particu-
lièrement recommandé au P. Mersenne de ne confier ce ma-
nuscrit qu'aux tliéologiens les plus capables , les moins
préoccupés des erreurs de l'école^ les moins intéressés à les
malîitenir, enfin les plus gens de bien. Le P. Mersenne ne
trouva pas à Paris beaucoup de théologiens de ce caractère ;
il n'eu trouva pas même d'abord un seul qui voulût lui
donner des observations par écrit, ou qui fût en état de le
faire. Il fut réduit à écrire lui-même les objections qu'il,
avait pu recueillir de vive voix. En envoyant plus tard à
Descartes celles dont Hobbes était l'auteur, il rendit compte à
celui-ci de ses nouvelles instances auprès des docteurs de la
Faculté de théologie de Paris ; mais il ne s'en trouva qu'un
seul qui voulût y répondre, et ce fut un jeune licencié de Sor-
bonne, Antoine Arnauld ( Vie de Descaries, par Baillet, 2' part. ,
pages 100 à 119 et 362).
NOTE C. o
Baillet, dans la P^ie de Descartes (2* part., n» 28, p. 544),
suppose qu'Arnauld aurait « enseigné publiquement la même
» philosophie que celle de Descartes, avant que celui-ci eût
» encore publié les premiers essais de la sienne. » C'est une
erreur; Arnauld n'a commencé à enseigner qu'en 1639, et
dès 1637 Descartes avait publié son Traité de la mé-
thode et les trois autres dont nous avons parlé dans la note
précédente. Il est vrai seulement qu'Arnauld avait déjà remar-
qué dans saint Augustin le principe fondamental sur lequel
Descartes a fondé sa doctrine.
La préface historique et critique du tome XXXVIII des
Œuvres complètes d'Antoine Arnauld (art. 2, page 8) ren-
ferme , sur les relations que Descartes et Arnauld ont eues
l'un avec l'autre pendant le séjour que le premier fit à Paris
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XTIT. 267
en 1648, des détails fort curieux et qui ont fté ignorés de
Baillet. Celui-ci, du moins, a ignoré qu'Arnauld étaitV illustre
inconnu dont il est question à l'occasion de cet ouvrage {ihid. ,
pai;es 3-17 et 348).
NOTE D.
Nous sommes redevables à l'auteur de la notice sur Régis,
dans la Biographie universelle de Michaud, d'avoir décou-
vert l'existence de ce petit ouvrage qui avait échappé
jusqu'alors à tous les bibliographes , et qui nous était in-
connu. Régis s'est borné, dans ce tableau sommaire, à faire
figurer les philosophes du premier ordre de l'antiquité et des
temps modernes ; mais il a eu la simplicité ou la prétention de
s'y assigner une place à lui-même.
Fontenelle nous apprend que la ville de Toulouse fit une
pension à Régis à l'occasion de ses conférences cartésiennes ;
qu'après la bataille dû Ter, le duc d'Escalone ne fit redemander
au maréchal de JNoailles, de tous ses équipages perdus, que
les seuls ouvrages de Régis. Voilà deux circonstances égale-
ment honorables pour le philosophe, dont on ne trouverait
peut-être pas un exemple dans aucun autre siècle.
NOTE E.
Gérauld de Cordemoi avait écrit, sur la nature de l'ârj/e,
un traité qui passa sous les yeux de Bossuet, et qui inspira à
ce savant prélat une si grande estime pour l'auteur, que ce
fut à cette occasion que Cordemoi fut appelé, sur la proposi-
tion de Bossuet, à concourir à l'éducation du Dauphin. Nous
n'avons pu nous procurer ce traité, ni découvrir s'il a été im-
primé ; mais le fait nous est attesté par Fontenelle.
NOTE F.
Indépendamment des ouvrages relatifs au cartésianisme,
268 HIST. COMP. DES SYST. DK l'HIL.
cités dans le texte ou les notes du précédent chapitre et de
celui-ci, nous pourrions indiquer encore : Bé flexions d'un
académicien sur la vie de M. Descartes, envoyées à un
ami en Hollande; La Haye, 1692; — Fr. Tepelii historia
philosophiœ cartesianœ; J^nremhero^ 1G72; — De vitâeiphil.
Cartesii; ibid., 1674; — De Vries, Dissertatiuncula historica
philosophica de R. Cartesii medifationibus, etc^ Ultrojec,
1692; — le même, Exercitationes rationales ^ etc.; ibid.,
1 695; — Nouveaux mémoires pour servir à l'histoire du car-
tésianisme, par M. G.; Paris, 1692; — Admiranda methodus
novœphil. R. Descartes; Ultraject. , 1 645;— Ant. Legrand, In-
stitutio philosophica secundu7nprincipia^. Descartes, etc.;
Lond., 1672; — le même, Phïlosophia veterum, etc. ; Londres,
1671; — le même, Apologia pro Cartesio; Londres, 1672; —
Judicium de judiciis crrca argumentum cartesianum^etc..,
par Louis-Fr. Ancillon; Berlin, 1792. — Les trois éloges de
Descartes, par Gaillard, Thomas et Mercier, sont des produc-
tions plutôt littéraires que philosophiques.
Voyez aussi Clauberg, Opéra philosophica; Amst. , 1691; —
le même, Logica vêtus et novn ontosophia de cognitione Dei
et nostri; Duisb. , 1 656; — le même, Initiatio philosophï scu
dîibitatio cartesiana, 1655; Mulh., 1687; — Arnold Geulinx,
Logica fundamentalis, etc.; Lugd. Bat., 1662; — le même,
Annotata percurrentia ad R. Cartesii principiu; Dordrecht,
1690; — le même, /4wwo/a<aw/a/om,e^c.; ibid., 1691; — Balth.
Becker, de Bertoverte Wereld; Leuwaiden, 1690; — Adrien
Heerebord, Meletemata philosophica ., etc.; Lugd. Bat.,
1654; — le même, Parallelismus et dissensus aristotelicœ
et cartesianœ philosophiœ ; ibid., 1643; — le même., Selectœ
ex philosophiâ disputationes ; ibid., 1650; — Alex. Roêll,
Disputationes, etc.:, Franc, 1700; — Ruard Andala, Sijntag-
ma theologico-physico~metaphysicum\ Franc, 1710; —
Exercitationes academicœ, etc.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 269
CHAPITRE XIV.
Platonisme moderne.
Bositui't. — Fénélon. — Malebranche. — Henri More. — Cudworlh.
— Lord Herbert de Cherbury, etc.
La révolution qui, vers la fin du xvii' siècle,
a ramené un grand nombre d'esprits distin-
gués à une partie des doctrines de Platon ou
reproduites en son nom au xvr siècle, n'a pas
été le résultat exclusif de l'influence exercée
par Descartes. Plusieurs de ceux qui ont con-
couru à cette révolution, ou n'étaient point par-
tisans de Descartes, ou même étaient du nombre
des adversaires les plus prononcés de ce philoso-
phe. Plusieurs cartésiens, et Arnauld en particu-
lier, ont ouvertement combattu cette nouvelle
tendance.
Lorsque Descartes parut, le règne d'Aristote
était terminé ; l'école de Galilée et de Bacon, les
critiques de Gassendi, lalassitude générale, avaient
déjà décidé de son sort , lorsque Descartes arriva
pour achever sa ruine, la constater, la déclarer,
et en recueillir les fruits. Mais il suffisait que l'au-
torité d'Aristote fût renversée, pour qu'on se re-
porlât naturellement vers Platon. D'ailleurs, l'ap-
270 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
parition du système de llobbes, le juste effroi qu'il
inspira aux amis de la vertu, durent également
conduire ceux qui voulurenf le combattre à se di-
riger vers les doctrines qui leur paraissaientoiMr
la plus entière garantie à l'immutabilité des véri-
tés morales, et qui assignaient à ces vérités une
source plus élevée et plus pure. L'intérêt que
commençait à exciter Tétude du droit naturel et
du droit public, les circonstances qui, dans
quelques États de l'Europe, rendaient aux scien-
ces politiques toute leur dignité et leur impor-
tance, disposaient à considérer la philosophie dans
ses rapports avec les institutions sociales. On doit
remarquer aussi, quoique cette cause, sans doute,
semble n'être plus aperçue aujourd'hui, que les
controverses théologiques qui mirent en discus-
sion l'autorité de saint Thomas, qui rendirent un
nouvel éclat aux doctrines de saint Augustin, don-
nèrent un nouveau crédit à la portion des doctri-
nes platoniciennes que ce dernier Père de l'Église
avait si habilement identifiée avec les siennes
l)ropres et avec les traditions chrétiennes.
On doit reconnaître cependant, aussi, que le
cartésianisme eut une part considérable au re-
tour vers les doctrines platoniciennes, par une
influence directe sur quelques esprits, indirecte
sur quelques autres. Ses idées innées , qui
avaient tant d'analogie avec celles de Platon,
quoique sans doute elles en différassent, l'oppo-
sition vive et tranchée qu'il avait étal)lic entre
PHILOSOPHIE MODERiNE. CIIAP. XIV. 271
l'esprit et la matière, l'étroite alliance qu'il avait
voulu fonder entre la philosophie et la géométrie,
suffisaient pour ramener les disciples de Des-
cartes sur les traces de Platon.
Il convenait de rassembler ici, dans un même
tableau , les philosophes qui ont suivi cette nou-
velle direction, quels qu'aient été les motifs qui
les y ont portés, ou les circonstances qui ont
donné lieu à leur détermination. De cette ma-
nière, nous verrons se développer à la fois l'in-
fluence modifiée du cartésianisme et les suites de
diverses autres causes ; nous les verrons se com-
biner, ou se déployer parallèlement, mais en ten-
dant à un même but. Le nom de Platon ne fut
point invoqué sans doute; à peine même fut-il
prononcé. Si, pour la première fois peut-être, nous
le faisons reparaître ici, pour opérer un rappro-
chement qui n'avait point encore été fait, et pour
servir de bannière aux doctrines qui ont rendu
au spiritualisme un développement plus étendu,
c'est que le nom de Platon nous paraît le plus
propre à annoncer le caractère essentiel de ces
doctrines, caractère qui leur est commun, quoi-
qu'il ne se prononce pas au même degré dans
chacune d'elles.
Le premier de ces degrés est celui qui accorde
aux vérités rationnelles une existence éternelle,
immuable, nécessaire , les fait résider en Dieu
même, admet l'intelligence humaine à les con-
templer dans l'intelligence divine. C'était là ce
272 HIST. GOMP. DES SYST. DE PU IL.
qui constituait essenliellement le platonisme de
saint Augustin. L'illustre évêque de Meaux fit re-
vivre cette doctrine dans le siècle de Louis XIV.
Si elle se recommandait à lui par l'autorité de
saint Augustin, elle devait, par sa propre nature,
complaire aussi aux penchants de ce grand génie,
et se coordonner avec ses méditations habituelles.
Bossuet a plus d'une fois témoigné son estime
pour la philosophie de Descartes; il a fait l'éloge
des MédUaiwns{i). Cependant il ne s'est point dé-
claré ouvertement le partisan de cette doctrine,
et quoiqu'on reconnaisse qu'il lui a fait quel-
ques emprunts, sans les avouer, il n'en a pas
adopté les principes fondamentaux dans ses pro-
pres écrits. Il professe une haute admiration pour
Aristote (2); il l'a pris en partie pour guide, mais
avec cette liberté qui convenait à un esprit su-
périeur, et dans l'ordre d'idées qui pouvait se
concilier avec le spiritualisme auquel il s'était
attaché lui-même.
Le Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même
fut composé par Bossuet pour l'instruction du
Dauphin (3) , dans le but de donner à ce prince un
enseignement méthodique de la philosophie. L'é-
vêque de Meaux ne s'y est point proposé de créer un
(1) Examen d'une nouvelle exposition de l'eucharistie, part.
11. oO, etc., etc.
(2) Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même , cl, § 1 7.
i'A) V. la letlre dt^ Uossiiel au papo Innocent XI, en 1679.
PHILOSOPfflE MODERNE. CHAP. XIV. 2'3
système nouveau ; mais il y a rassemblé et résumé
tout ensemble les notions élémentaires de la
science avec un choix judicieux. Les phénomènes
des opérations de l'esprit humain y sont exposés
avec un ordre parfait, avec une clarté, une
simplicité, une concision remarquables. Bos-
suet a décrit avec soin les fonctions des or-
ganes des sens, les phénomènes de la sensation ;
mais il s'est attaché surtout à faire ressortir la
supériorité de l'entendement sur les sens et l'i-
magination. Aussi, distingue -t- il trois espèces
d'hommes: les uns, qu'il appelle gens d'esprit
ou d'entendement: les autres, quïl appelle gens
d'imagination; les autres enfin, qu'il nomme
gens de mémoire (1). Ce n'est point qu'il refuse
aux sens le mérite de concourir à l'instruction de
l'esprit; ils la préparent, ils lui en offrent l'oc-
casion, la matière; ils l'avertissent; ils mettent
l'esprit en rapport avec l'univers extérieur (2).
Mais à l'entendement est réservée la prérogative
de distinguer le faux du vrai, de comprendre l'or-
dre et de le réaliser (o). « Cette manière de pen-
xserpar laquelle l'àme retourne sur elle-même
» et sur ses propres perceptions » est ce que
Bossuet appelle la réflexion (4). 11 la considère
(1) Traité de la connaissance de Dieu et de soi-même , c. 1 , § 7, 8,
9,17.
(2) Ibid., c. 3, i; 8 , propos. 4 el 5.
(3) Ibid., c. 1, §8.
(4) Ibid., c. 1, S 12.
II. 1«
27/t HIST. COMP. DES SYST. DE PHIt.
comme la source à laquelle doit puiser l'étude de
la philosophie (1). On ne peut méconnaître les
traces de la philosophie cartésienne, telle surtout
qu'elle s'était développée à Port-Royal , dans la
définition de la réflexion que nous venons de rap-
porter ; dans la règle établie par l'évêque de Meaux
pourbien juger, qui consiste à «nejugerquequand
ïon voit clair;» dans les conseils qu'il donne
pour diriger et appliquer l'attention de l'esprit;
dans les causes qu'il assigne aux erreurs , quoi-
que, en signalant parmi ces causes la précipita-
tion et la paresse (2) , il les ait présentées sous
un jour qui lui est propre.
Il a, d'ailleurs, à peine effleuré la question rela-
tive à la réalité de nos connaissances en ce qui
concerne le monde sensible. «En sentant, nous
» apercevons, dit-il, notre sensation, maisguelque-
» fois terminée à quelque chose que nous appelons
» objet, dont nous connaissons la présence, que
» nous distinguons d'un autre objet , mais dont
» nous ne pouvons pénétrer le fond , ni la consti-
» tution intime (3). »
La définition de la vérité, qui la confond avec
l'existence, ou, pour mieux dire, qui confond la
vérité hypothétique avec la vérité de fait, est aussi
adoptée par Bossuet : Le vrai est ce qui est , le faux
[ \ ) l'reambule du Traita de la connaissance de Dieu.
(2; Traité (le la amuaissaure de Ditu^ c. 3, § 8, propos. 3.
(3) llJtd.fC. \, §i(i.
PHILOSOPHIE MODERNE. l'.HÀP. \IV. '27."i
ce qui n'est pas (i). Ayant donc cru reconnaître
que. les principes évidents par eux-mêmes et les
vérités qui en sont déduites possèdent un caracière
d'éternité, dimuiutabilité, il devait leur cherclier
un mode d'existence qui renfermât le même carac-
tère : il ne pouvait le trouver qu'en Dieu seul,
t Puisque ces principes et les vérités que j'en
» déduis subsistent devant tous les siècles et de-
«vant qu'il y ait un entendement humain, puis-
» que l'entendement, en les connaissant, les trouve
» vérités, et ne les fait pas telles, il s'ensuit qu'il y a
» un être dans lequel la vérité est éternellement
«subsistante, où elle est toujours entendue; et
» cet être doit être la vérité môme, et doit être
» toute vérité, et c'est de lui que la vérité dérive
» dans tout ce qui est et ce qui entend hors de
»lui. C'est donc en lui , d'une certaine manière
» qui m'est incompréhensible, que je vois ces véri-
» tés éternelles, et les voir, c'est me tourner à celui
» qui est immuablement toute vérité, et recevoir sa
• lumière. Cet objet éternel, c'est Dieu éternelle-
»ment subsistant, éternellement véritable, éter-
r> nellement la vérité même. C'est en lui que nous
» voyons ces vérités éternelles , que tous les autres
» hommes les voient, et les voient toujours les mê-
» mes. Elles comprennent les règles des propor-
» lions ; elles comprennent aussi les règles iuvaria-
(1) Traita de la connaissance de Dieu, c. 1, § Ifi.
276 IITST. COMP. BES SYST. W. IMIIÎ,.
» bles de nos mœurs et les principes de nos devoirs.
fl Mais toutes les vérités éternelles ne sont au fond
«qu'une seule vérité (1).» Qui ne croit voir ici le
génie de Platon et celui de Bossuet contracter
rotre eux une étroite alliance, et le premier
confiant au second le soin d'être son interprète
dans les nouveaux temps? Aussi, Bossuet a-t-il fait
revivre la définition donnée par Platon , que Des-
cartes s'était défendu d'approuver : « L'homme est
«une âme se servant de son corps (2). »
Quoique Bossuet supposât, avec saint Augustin,
que nous voyons en Dieu même les vérités né-
cessaires, il n'en désapprouva pas moins les hypo-
thèses de Malebranche ; ce fut même d'après ses
indications et ses conseils qu'Arnauld fut invité
à réfuter ces dernières, et composa à cet effet son
traité des vraies et des fausses idées^ traité auquel l'é-
vêque de Meaux donna les plus grands éloges (3).
Huygens , professeur de l'université de Lou-
vain , célèbre dans son temps , avait publié
et fait soutenir , vers 4693 , une thèse sur la vé-
rité éternelle , où il prétendait établir aussi que
c'est dans la vérité incréée, c'est-à-dire en Dieu,
que nous voyons toutes les vérités éternelles et
nécessaires. «Si tous les hommes, disait-il, voient
(1) Trnilc' de la connaissance de Dieu, c. i, $ 13; c. 4, § 5.
(2) IMd., c. 3, § 20.
(3) Lettres de Bossuet, fin -i") julii l(JS3, ii l'nreliovêqne d'I'tre.Mit;
du 51 mai IG87, :i un ilisci[ilo de JVJalebranclio.
PHILOSOPHIE MODEREE. CHAP. XIV. 277
» à la fois la même vérité, ils ne peuvent la voir
» chacun eux-mêmes. La vérité domine et com-
» mande à l'entendement; l'entendement s'y sou-
» met et n'en est pas le juge. On ne peut donc la
)> voir qu'en Dieu, qui est seul supérieur à tous les
«hommes, seul commande à l'intelligence. D'ail-
» leurs, ce qui est partout et toujours ne peut
wêtre que Dieu même. » Ce fut cette doctrine
qu'Antoine Arnauld , comme nous l'avons déjà
vu, attaqua avec vigueur (1). lluygens avait in-
voqué saint Augustin; Arnauld lui opposa saint
Thomas. Le j)ère Lamy, bénédictin, entra alors
en lice et prit la défense d'Huygens ; il lit con-
sister cette vérité proprement dite, nécesmirc, éter-
nelle et immuable, dans les rapports ou de (jrandeur ou
de perfection , qui se trouvent entre les idées éternelles
que Dieu a des choses; il ajouta que nos jugements
exprimant ces rapports ne sont nécessairement
vrais que parce qu'ils participent à la vue de cette
vérité en Dieu , où elle réside. Arnauld lui op-
posa l'analyse philosophique du caractère des vé-
rités abstraites, de lumineuses distinctions sur
la manière dont on peut voir un objet dans un
autre, et le témoignage authentique de notre
conscience intime (3).
Mais c'était à Fénélon qu'il était surtout ré-
(1) Dissertatio btijculila; OEuvres d'Aiit. Aniauld, t. XL, p. 111
et suiv.
(2j Ilt'gles dubonsens, etc. Ibid., \b\d., \\. 153 et suiv.
27S HIST. COMP. DES SYST. DE PHJL.
serve, en reproduisant cette antique doctrine, de
lui rendre une nouvelle vie, de la présenter ra-
jeunie, ornée de grâces, animée par le sentiment
moral le plus pur, secrètement unie encore,
comme elle fut jadis, aux élans de la mysticité re-
ligieuse. C'est dans la philosophie de Fénélon que
le cartésianisme s'est transformé en platonisme.
Quoique bien plus éloigné que Bossuet des
écrivains de Port-Royal et des adhérents de Des-
cartes, soit par ses opinions, soit par ses relations
personnelles, Fénélon se prononça cependant en
faveur delà philosophiede Descartes d'unemanière
bien plus ouverte, plus franche et plus décidée
que Bossuet. En cherchant, avec Descartes, la lu-
mière de la philosophie au foyer de la conscience
intime, en recourant à la méditation comme à
la grande école de la vérité, Fénélon se*trou-
vait d'accord avec les penchants de son pro-
pre esprit, avec ses habitudes intellectuelles. Il
avait un goût naturel pour la métaphysique ; il
se complaisait dans les vues ingénieuses , et
même quelquefois dans les idées subtiles. Ce-
pendant, non -seulement il n'accepta des doc-
trines de Descartes que celles qui se légitiuiè-
rent, à ses yeux, d'après son propre examen;
mais ce qu'il en adopta avant tout, ce fut l'in-
dépendance réclamée par Descartes en faveur de
la raison. « Les uns, dit-il, me citent Aristote
«comme le prince des philosophes: j'en appelle à
» la raison, qui est le juge commun entre Aristote
PHILOSOPHIE -MODERNE. CHAP, XIV. 270
» et les autres hommes. Les autres me citent Des-
» cartes ; mais je leur réponds que c'est Descartes
• même qui m'a appris à ne croire personne sur
» sa parole (1). » Non seulement, au reste, il mettait
Platon et Aristote fort au-dessus de Descartes, mais
il reconnaissait dans saint Augustin un bien plus
grand effort de génie sur toutes les vérités de mé-
taphysique, quoique ce Père de l'Église ne les ait
jamais touchées que par occasion et sans ordre.
Il adopta le doute méthodique et suspensif, et
le principe : Je pense, donc je suis (2). Mais ce doute,
qui dans Descartes n'est qu'une fiction philo-
sophique, acquiert un moment, dans Fénélou,
quelque chose de bien plus réel, quoiqu'il ne soit
aussi qu'une épreuve passagère, commandée par
le désir d'une révision sincère de ses propres
opinions. Il produit par -là une sorte d'effet
magique; il nous émeut, nous trouble, nous
remplit d'une sorte de terreur. De môme , la
pensée qui apparaît à son tour, comme témoin
de l'existence, est en quelque sorte toute vivante;
on la sent palpiter , si l'on peut dire ainsi. C'est
une sorte de drame philosophique. On a cru un
instant faire naufrage dans l'abîme ; on a éprouvé
toutes les angoisses de la mort intellectuelle : on
(1) Lettre sur l'idée de Cinfiuï.
(t) Lettres sur Vexistence de Dieu et sur la <eligioii.— Traité de
Vexistence de Dieu, c. 1 .
28U ttlST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
éprouve tous les transports de se voir sauvé en
atteignant le rivage.
Fénélon emprunte aussi à Descartes la maxime
qu'on doit juger d'après les idées claires, et il en
donne pour motif, comme Descartes, qu'alors on
n'est pas libre d'hésiter (1). Mais il manque de
précision lorsqu'il s'agit de déterminer en quoi
consiste précisément l'idée. D'abord il admet cer-
taines images qu'il suppose tout ensemble tra-
cées dans le cerveau et aperçues par l'esprit,
images qui représentent les objets^ qui leur res-
semblent comme autant de portraits fidèles (2).
Il semble ensuite réserver le titre d'idées à une
certaine loi qui régit l'entendement, qui participe
tout ensemble du caractère des notions et de ce-
lui des vérités. « Car c'est non-seulement une lu-
»mière, mais une règle; c'est une règle que je
»ne puis juger, et qui me contraint à juger (3).
»En un sens, elles sont moi-même, car elles sont
» ma raison; dans un autre sens, elles ne sont point
«moi-même, car je suis changeant, et elles sont
«immuables. —Ces idées sont universelles, né-
xcessaires et éternelles (4). » Quelquefois Fé-
nélon les considère comme la matière même des
jugements; c'est en ce sens qu'il ne veut juger
(1) Traité de Vexlslence de Dieu, pari. 2, c. 1.
(2) Ibid., pan. 1,0. -4, §2.
(3) Ibid., part. 2, c. 1.
(. tj Und., pari. 2, c. i.
PHILOSOPHIE MODERAJi:. CHAP. XIV. 281
que d'après des idées claires; il ne voit donc
alors en elles que de simples notions. Tantôt, au
contraire, il les considère comme des vérités qui
s'expriment par les axiomes. Toujours, leurprête-
t-il une sorte d'existence positive et réelle; il les
transforme presque en une sorte d'êtres. « Ces
«vérités, toujours présentes à tout œil ouvert
» pour les voir, ne sont donc point cette vile mul-
»titude d'êtres singuliers et changeants qui n'ont
» point toujours été, et qui ne commencent à être
«que pour n'être plus dans quelques moments.
» Où étiez-vous donc , o mes idées , qui êtes si près
» et si loin de moi , qui n'êtes ni moi , ni ce qui
«m'environne? Quoi donc! mes idées semient-
» elles Dieu? Elles sont supérieures à mou esprit,
» puisqu'elles le redressent et le corrigent ; elles
«ont le caractère de la divinité, car elles sont
!) universelles et immuables comme Dieu ; elles
» subsistent très réellement, car rien n'existe tant
« que ce qui est universel et immuable. Il faut
» donc trouver dans la nature quelque chose
» d'existant et de réel qui soit mes idées; quelque
» chose qui soit au dedans de moi et qui ne soit
«point moi, qui me soit supérieur, qui soit en
» moi lors môme que je n'y pense pas , avec
«qui je croyais être seul, comme si je n'é-
«tais qu'avec moi-même; enfin, qui me soit plus
» présent; plus intime que mou propre fonds. Ce
)' je ne sais quoi si admirable, si familier et si in-
» connu , ne peut être que Dieu. Dieu n'est pas
282 HIST. COMP. DES SÏST. DE PHIL.
)) seulement la cause qui produit ma pensée , il en
» est encore l'objet immédiat ; rien n'est intelli-
» gent ni intelligible que par lui seul (1).
jj A la vérité, ma raison est en moi ; car il faut
» que je rentre sans cesse en moi-même pour la
«trouver; mais il y a une raison supérieure qui
» me corrige, que je consulte, qui a l'autorité sur
«moi. C'est un maître intérieur, qui me fait par-
» 1er, (jui me fait taire, qui me fait croire, qui me
«fait douter. Enl'écoutant, je m'instruis; en n'é-
» coûtant que moi-même, je m'égare. Ce maître
» est partout, et sa voix se fait entendre d'un bout
» de l'univers à l'autre, à tous les hommes connue
)) à moi... Nous recevons sans cesse et à tous mo-
«ments une raison supérieure à nous, comme
)) sans cesse nous respirons l'air, ou voyons les
« objets à la lueur du soleil. Elle fait que tous les
» hommes s'accordent sur les vérités géométri-
»ques; elle pose une barrière éternelle entre le
» vice et la vertu. Oii est-elle cette sagesse ?
» Où est donc cet oracle qui ne se tait jamais ,
«et contre lequel ne peuvent jamais rien tous
«les vains préjugés des peuples? Où est-elle
«cette vive lumière qui illumine tout homme
» venant en ce monde? Tout œil la voit, et il ne
» verrait rien s'il ne la voyait pas, puisque c'est
« par elle et à la faveur de ses purs rayons qu'il
(1) Trnitc'de Ve.vistence de Dieu, part. 2, c. 4.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 283
» voit toutes choses. Il y a un soleil des esprits ,
» qui les éclaire beaucoup mieux que le soleil vi-
«sible n'éclaire les corps; il ne laisse aucune
sombre et il luit également dans les deux hé-
)« misphères; il brille autant sur nous la nuit que
»le jour; ce n'est point au dehors qu'il répand
«ses rayons: il habite en chacun de nous (1). »
Tout à l'heure le génie de Platon nous appa-
raissait revêtu, dansBossuet, d'une gravité sévèie
et majestueuse; maintenant il nous apparaît,
dans Fénélon, paré d'élégance, brillant de l'éclat
le plus pur, empruntant presque les formes poé-
tiques. Même au milieu de là métaphysique la
plus abstraite, les raisonnements de Fénélon
seuiblenl encore être des élans de l'ànK?. Si l'his-
toire de l'esprit humain recueille d'utiles instruc-
tions en étudiant comment un certain genre de
doctrines s'est transformé ou modilié chez di-
vers penseurs, elle en recueille aussi de précieu-
ses en s'attachant à reconnaître quel genre d'at-
trait il a pu inspirer, par quels motifs il a pu
capiiver, surtout quand ce sont des esprits émi-
nents qu'il a su attirer et captiver en effet.
C'est sous ce dernier rapport que Bossuet et
Fénélon doivent être essentiellement considérés
dans l'histoire de la philosophie; ils n'onl point
fait de cette science l'objet spécial de leurs étu-
(1) Traité de l'i'Au^lcnce de Dieu, part. 1, c. i, § 3.
284 HIS'l". COMP. DES SYbT. DE PHI t.
des; ils ne l'ont traitée qu'occasionnellement; ils
ne l'ont point agrandie. Fénélon, en particulier,
se proposait plutôt de populariser les preuves
d'une grande vérité nécessaire au bonheur du
genre humain, que de tenter des recherches phi-
losophiques. Mais tous deux peuvent être con-
sidérés comme d'illustres et brillants phéno-
mènes , propres à faire comprendre quel est
l'empire que peuvent exercer , dans certaines
dispositions de l'esprit, les théories qui les ont
conquis tous deux, et dont tous deux se sont ren-
dus les interprètes.
Fénélon semble déjà commencer à se rappro-
cher des vues qui ont préoccupé Malebranche. .
On se représente quelquefois aujourd'hui le
Père Malebranche comme une sorte d'enthou-
siaste qui, en supposant que nous voyous tout en
Dieu, s'abandonna aux illusions d'une imagina-
lion exaltée. Sans doute Malebranche , à l'exem-
ple de Bossuet, de Fénélon, de tous les platoni-
ciens, se complut dans une hypothèse qui lui
paraissait éminemment favorable à la piété ; sans
doute il eut, en commun avec tous les créateurs
des hypothèses hardies, cette imagination puis-
sante qui assemble , combine , unit avec force de
grandes masses d'idées. Mais Malebranche était
surtout un esprit méditatif; il était exercé à se
recueillir profondément en lui-même ; peu d'hom-
mes se sont interrogés avec plus de persévérance
et de sincérité, se sont tenus plus en garde contre
PHILOSOPHIE MODERNE. riIAP. XIY. 285
les prestiges : il ne pouvait tolérer la lecture des
poètes. Ce qui doit moins nous surprendre ,
c'est qu'il essaya vainement de se livrer à l'étude
de l'histoire ; il n'y put réussir, parce que les
faits ne se liaient point dans son esprit. Du reste,
s'il habitait peu la région des réalités , il se plai-
sait beaucoup dans celle du possible. Ce fut en
partant des principes de Descartes, en cher-
chant à pénétrer plus avant dans le grand pro-
blème , qu'il se trouva conduit à la solution qu'il
conçut ; dialecticien habile, il la justifia, à ses pro-
pres yeux, par des raisonnements spécieux , et la
revêtit des formes logiques. Loin qu'il y ait rien
d'arbitraire dans son système, on se trouve en quel-
que sorte contraint à l'adopter, dès qu'on a ac-
cepté son point de départ. En marchant à sa suite
dans la voie qu'il s'est tracée, on est surpris de se
voir porté , par les déductions en apparence les
plus naturelles , au résultat le plus inattendu.
Quelque extraordinaire qu'il puisse paraître, la
rigueur apparente des déductions dont il a été
le produit n'en est que plus étonnante. La marche
que son auteur a suivie est certainement l'un des
phénomènes les plus curieux que puisse offrir
l'histoire de l'intelligence humaine. Malebranche
lui-même mérite , à tous égards , d'être étudié
comme un des plus beaux et des plus grands es-
prits qui aient éclairé l'horizon de la philosophie.
Ce fut la lecture d'un traité de Descartes, le
plus faible de ses ouvrages, du Traité de Thommc,
28f> HIST, COMP. DES SYST. DE PHtI.
qui détermina la vocalion de Malebranche. Dès
lors , Malebranche se passionne pour la philoso-
phie cartésienne. Bientôt il contracte, à cette
grande école, l'habitude des méditations profon-
des, le besoin impérieux de l'évidence dans les
conceptions, de la clarté dans le langage; il y ap-
prend l'art de s'interroger; il se recueille en lui-
même, s'observe, s'étudie sans relâche. Il a ra-
pidement traversé la doctrine de Descartes ; il
va la continuer, la compléter, en suivant les
mêmes voies. Descartes a opposé la sensation à
l'entendement; l'une ne lui offrait que ténèbres;
dans l'autre seul il voyait briller la lumière , et
son âme lui était mieux connue que tout le reste.
Malebranche fait un pas de plus ; il applique en
partie aux phénomènes intérieurs ce que Descar-
tes a dit des phénomènes externes. L'âme elle-
même et tous les phénomènes de la conscience
lui paraissent, à leur tour, enveloppés d'obscurité ;
car la conscience, à ses yeux, n'est qu'un senti-
ment, aussi bien que la sensation, et tous les sen-
timents sont confus. Les idées seules sont lumi-
neuses, et nous n'avons point l'idée de notre âme,
car les idées sont représentatives; on n'a pas
d'idée de ce qu'on voit: l'âme devra donc sortir
d'elle-même pour aller chercher le foyer de la lu-
mière. Descartes s'est isolé de l'univers entier ,
et s'est renfermé dans le sanctuaire de sa propre
pensée ; de là, il a interrogé l'univers et lui a de-
mandé : Qui es-tu ? Es tu mêtne ? Cor il n'y a entre
PHILOSOPHIE MODEBNE. CHAP. XIV. 287
toi et moi aucun rapport direct, La réponse recueil-
lie par Descartes était trop insignifiante et trop
vague pour pouvoir satisfaire. Malebranche en
cherche une plus réelle et plus précise: entre l'u-
nivers et la pensée, au-dessus de tous deux , se
place un miroir éternel, où l'univers se réfléchit,
où la pensée le contemple. Descartes a fait res-
sortir de la manière la plus marquée la distinc-
tion de l'âme et du corps ; après avoir séparé ces
deux principes, il a cependant proclamé leur al-
liance : l'union de l'âme et du corps, ce grand
fait reconnu par lui , Malebranche veut l'expli-
quer. Le corps et l'âme , étant deux substances
distinctes, ne peuvent agir l'un sur l'autre; de
ce seul principe Malebranche fera dériver la
nécessité de l'interposition divine pour offrir un
objet à nos connaissances et pour établir l'har-
monie entre les deux ordres de phénomènes. Des-
cartes a supposé que l'idée de l'infini a précédé
en nous celle du fini, que la seconde s'est formée
en nous par la limitation de la première. Ma-
lebranche , en adoptant cette supposition , a
voulu savoir où nous découvrons et possédons
celle-là, pour en faire découler celle-ci et ses
modes aussi variés qu'innonibrables. C'est avec
la géométrie que Descartes a voulu constituer la
physique ; c'est avec l'étendue qu'il a construit
le monde matériel. Que fera Malebranche? Il
s'élèvera d'un degré de plus ; il convertira ce
mode d'architecture scientifique en une théorie
2.SS HIST. CO.MP. DES SYST. DE THIL.
transcendentale d'une généralité absolue. Ces no-
tions simples, desquelles la géométrie se forme et
aveclesquelles, suivant Descartes, se construit tout
le monde sensible, Malebrançhe leur cherchera un
centre où l'esprit puisse aller les considérer; celte
étendue qui renferme en elle toutes les proprié-
tés de la matière, il lui conférera, en tant qu'elle
est intelligible, la prérogative d'être, pour l'en-
tendement, l'exemplaire dans lequel il aperçoit
ces propriétés. Mais ces notions , ces exemplai-
res, où résident-ils? Où l'esprit humain peut-il
les trouver et les saisir? Ici, Pythagore et Platon
chez les anciens , Bossuet et Fénélon , ses con-
temporains, répondent comme répondra Maie-
branche. Quiconque attribuera une réalité exté-
rieure, positive, universelle, immuable, aux
notions intellectuelles, ne pourra pas obtenir
d'autre réponse. Malebrançhe dira: « C'est en
» Dieu qu'on voit toutes choses ; car c'est en lui
» que nous voyons le type d'après lequel elles
» existent. >'
On pourrait dire que, de tous les philosophes
qui ont refusé à l'esprit humain la faculté d'at-
teindre aux objets par un rapport immédiat,
d'apercevoir directement leur présence et leur
réalité, et qui cependant ont voulu admettre
cette présence et cette réalité, Malebrançhe a été
le plus conséquent. Son hypothèse l'a sauvé de
l'idéalisme : un abîme immense séparait à jamais
les objets et l'intelligence , si Dieu même ne fût
PHir.OSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 2fîO
intervenu. Si Dieu n'eût été sa science, il n'y eût
eu pour lui aucune science.
Nous venons de voir que, pour continuer Des-
cartes, Malebranclie s'était cru dans la nécessité
de l'abandonner sur deux points fort essentiels et
liés étroitement l'un à l'autre. Les idées, suivant
Descartes , n'étaient que les perceptions mêmes ;
elles étaient aussi étendues que la conscience,
parce qu'elles reposaient sur elle : suivant Male-
branche , les idées ne sont plus que ce genre de
perceptions qu'il appelle pures; il en exclut les
modalités de notre âme , et les sépare du témoi-
gnage de la conscience; il les restreint à ce que
l'esprit voit, leur refuse tout ce que l'àme sent.
Aux yeux de Descartes, rien ne nous était plus
connu que notre âme; aux yeux de Malebran-
clie, nous n'eu avons que la connaissance la plus
imparfaite (1 ;. De là, une troisième différence es-
sentielle entre les deux systèmes. Le célèbre
principe cartésien : Je puis affirmer d'une chose tout
ce que je conçois clairement cire renfermé dans l'idée
qui la représente, perd toute solidité aux yeux de
Malebranclie , si les idées ne sont que les moda-
lités de l'âme, ainsi que l'a voulu Descartes (2);
car Malebranche a découvert avec beaucoup de
(i) Recherche de la vérité, éclaircissements; t, IV, t'clalrcisse-
ment 11, p. 213.
(2) Conversalir.ns chrétiennes, cjilrelien 3. p. HO.
11. I!)
"190 niST. COMP. DES SYST. DE PHIL,
sagacité que ce célèbre principe cartésien sup-
pose la question qu'il est destiné à résoudre ;
qu'il suppose déjà dans nos idées une réalité
positive, un rapport certain avec les objets, et
qu'au contraire il ne peut avoir aucune applica-
tion aux êtres extérieurs , aucune valeur réelle,
si nos idées ne sont que nos propres maniè-
res d'être. Ainsi, tout l'usage légitime qu'on
peut faire, selon lui, du principe cartésien, est
que les choses nous paraissent telles , mais non
qu'elles sont effectivement telles qu'elles nous
paraissent. Dans la pensée de Malebranche, ce
principe même suppose que nos idées sont diffé-
rentes des perceptions que nous en avons ; il sup-
pose que les idées sont éternelles , immuables ,
communes à tous les esprits et à Dieu même (1).
Avec les cartésiens, Malebranche a réduit l'en-
tendement à une condition absolument passive.
Avec les cartésiens, il a attribué à la volonté tout
ce qu'il y a d'actif dans les opérations intellec-
tuelles ; il a ainsi rapporté la cause générale de
toutes les erreurs au mauvais usage de la liberté.
11 a distingué avec précision les deux espèces de
doute: le doute universel et absolu qu'il appelle
un doute de ténèbres , et le doute suspensif,
doute de prudence et de sagesse , qui naît de la
lumière et y conduit à son tour. Mais, au lieu de
s'arrêter à cette évidence que les cartésiens et
(1) ConviTsatio)! s chrétiennes, eiitrciieii 3.
PHILOSOPHJt: MODERNi:. CHAP. SW. 291
lui avaient invoquée comme la source du vrai, et
au delà de laquelle il n'y a plus rien pour l'intel-
ligence, puisqu'elle explique tout et que rien ne
peut l'expliquer, il partage le tort des cartésiens,
en recourant encore à une sorte de coaction im-
périeuse qui soumet l'esprit humain malgré lui,
et qui convertirait l'évidence elle-même en une
sorte de loi imposée comme une aveugle néces-
sité (1).
Tels sont les traits les plus généraux par les-
quels Malebranche lient à la famille de Descartes
ou s'en sépare.
L'esprit humain n'avait encore obtenu , parmi
les philosophes modernes, aucun peintre aussi
habile que Malebranche: Malebranche en décrit
les principaux phénomènes avec une rare fidélité.
11 a le talent de donner en quelque sorte une
forme et une couleur à ces phénomènes si déli-
cats du règne intellectuel, sans rien enlèvera
l'exactitude; il est admirable surtout quand, dans
l'exposition des causes de nos erreurs, il explique
les prestiges qui séduisent et égarent la raison.
Nul cartésien n'avait encore aussi bien dévoilé le
secret de cette illusion générale qui nous fait rap-
porter nos sensations aux objets extérieurs (2) ;
mais il a été plus loin, et il a fait voir, avec une
(1) Recherche de la verllti , 1. I, c. I, i, :2U; l. II, pari. 2, c. 7,
etc.
(:) !lù,L, 1. 1, iv '14.
l^î)2 JIIST. COMP. DKS SYST. F)l-. PHIL.
égale sagacité, comment la même illusion devient
un principe général d'erreur, affecte jusqu'aux
théories philosophiques; comme elle a, en par-
ticulier , produit les faux systèmes de l'école
sur les différences essentielles , les formes substan-
tielles, etc. (1) ; comment les philosophes ont été
entraînés à prêter une existence réelle aux sim-
ples conceptions de leur esprit, entraînement,
au reste, dont Malebranche n'a pas su se défendre
lui-même, s'il a eu l'art de se le déguiser. 11 a ré-
vélé toute l'étendue du danger attaché à l'emploi
des termes vagues, purement logiques, dépourvus
de valeur réelle (2). On ne cessera jamais de lire les
chapitres où ce peintre si vrai a tracé le portrait
des imaginations fortes, où il a retracé les effets
de la contagion qu'elles répandent (3). Mais il
faut voir aussi comment , après avoir expliqué
les erreurs du vulgaire, il dévoile les erreurs bien
moins connues et bien plus subtiles qui abusent
les hommes instruits ou ceux qui croient l'être.
Soit qu'il montre les mauvais effets que produit
quelquefois la lecture , l'abus de cette érudition
qui conduit à ne voir que par les yeux d'autrui, la
tyrannie exercée quelquefois par ce qu'il appelle
les personnes d'autorité; soit qu'il expose, au
contraire, les égarements produits par la passion
(1) Ueclierche de lu vérilé , c. 10, I. 111, part. 2, c. 8.
(2 JInd., t'-claircisseinenl 12.
i;ii //'/'(/, 1. Il, |inil. '.',.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 293
de la nouveauté et par l'esprit de système (1) ;
soit qu'il traduise devant nous les faux savants et
nous raconte les causes de leurs succès; soit qu'il
montre comment l'esprit humain est trompé par
les bornes qui l'enferment ou par l'inconsLcmce
dont il est atteint, comment les philosophes, cé-
dant à l'ambition ou à l'impatience , embrassent
trop de choses à la fois et négligent de les mettre
en ordre (2); soit que, dans des vues qui semblent
empruntées à Bacon, mais développées avec une
clarté dont Bacon donne trop peu l'exemple, il
analyse les vices des expériences (o) ; soit qu'il
nous montre ces esprits efféminés et superhciels
toujours plus prompts à saisir les analogies ou
les différences, et, par conséquent, enclins à as-
similer et à généraliser {(i) ; soit qu'il accuse la
curiosité , l'amour-propre , la vanité , de l'empire
qu'ils exercent sur les jugements des personnes
éclairées, et qu'il reproche aux personnes de
piété elles-mêmes de se laisser aveugler par leurs
préventions^ particulièrement dans l'arrêt qu'el-
les prononcent contre les sciences profanes (5) ;
soit qu'il démêle les bons et les mauvais effets
de l'admiration (6) ; soit qu'il vienne nous ap-
(1) Recherche de la vérité, 1. II, pari. 2, c. 3 à 8.
(2) ]hid., 1. IV, c. 7 et 8.
(3) 10id.,L 111,0.2,3,1.
(i) Ilml., 1. II, pan. 2, c. 8,
(3) llnd., I. IV, c. 2à(>.
(6) md., 1. V, c. 7et8.
294 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
prendre jusqu'à quel point la pensée des biens et
des maux futurs peut altérer la justesse de notre
manière de voir sur les choses de la vie pré-
sente (1) ; soit qu'il veuille nous prémunir contre
l'entraînement de l'amitié et des plus nobles sen-
timents, jamais philosophe ne prit tant de soin à
nous mettre en garde contre nous-mêmes et à
nous armer d'une sage prudence , sans toutefois
nous exposer aux atteintes du découragement. 11
poursuit l'erreur dans tous ses asiles ; il la dé-
masque sous toutes les formes qu'elle emprunte;
il la contraint surtout à se dénoncer, alors que»
dans ses plus subtiles influences, elle nous ren-
dait secrètement ses complices par les attraits
dont elle s'environne, et nous induit à nous mentir
à nous-mêmes. On peut regretter cependant que
Malebranche ait omis de signaler les erreurs sys-
tématiques qui naissent de l'emploi téméraire des
hypothèses, et qu'il n'ait pas aperçu toute l'é-
tendue des conséquences qup peut entraîner
l'abus des principes abstraits. Après avoir sévère-
ment et justement critiqué les créations arbi-
traires, les êtres fantastiques, dont les péripaté-
ticiens avaient peuplé le domaine des sciences
physiques, sous le nom Ôl^ entités^ de formes sub-
stantielles, de formes plastiques , comme autant de
principes cachés dans la matière (2), il n'eût eu
(1) Recherche de la vérité, 1. IV , c. i\.
(2) IhifL, 1. VI, pari. 2, c. H.
PHILOSOPHIE MODERNE. r.HAP. MV. ÎO'i
qu'un pas à faire pour remonter à la première
source de ces écarts, et généraliser ses observa-
tions. Mais c'eût été trop demander peut-être à
un cartésien; c'eig; été exiger de Malebranche la
condamnation de ses propres théories.
La même lacune se fait sentir, et d'une manière
bien plus sensible , lorsque Malebranche , après
nous avoir précautionné contre Terreur, s'olTre
pour nous guider dans la recherche de la vérité.
Ici nous lui demandons en vain qu'il nous ensei-
gne le grand art d'observer , l'art non moins dif-
ficile de fonder sur l'expérience des inductions
légitimes , l'art presque inconnu de féconder les
faits et les théories par leur alliance réciproque.
En vain admet-il un ordre de questions qui a pour
objet de chercher les causes inconnues de quel-
ques effets connus , ou réciproquement : il ne
nous trace aucunement les préceptes à l'aide
desquels nous pouvons légitimer, aux yeux de la
raison, une conclusion semblable (1). A l'exemple
des cartésiens, il ne sait point sortir de la sphère
des vérités spéculatives ; il semble limiter aux dé-
monstrations rationnelles l'horizon de la science.
Malebranche, préoccupé, comme Descartes, de la
prééminence des sciences mathématiques, ne se
borne point à réclamer pour les notions des nom-
Ci) Recherche de la vénié, 1. VI, pan. 2, c. H, t. ?>, p. iSi ; cili-
tion de 1762.
296 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
bres et de l'étendue le mérite d'être les plus
claires, les plus distinctes, les plus exactes; il
veut encore qu'elles soient les règles immuables et
les mesures communes de toutes les autres choses que
nous connaissons et que nous pouvons c<mnaiire (1).
Ailleurs, cependant, il modilie cette maxime, en
classant tous les rapports sous les deux caté-
gories de la grandeur et de la qualité (2), énu-
mération encore incomplète. Du moins a-t-il
complété et résumé les règles de Descartes, les
a-t-il disposées dans un ordre meilleur. Il veut
qu'en tendant à obtenir et à conserver l'évidence,
nous nous attachions , avant tout , à concevoir
très distinctement l'état de la question; qu'en-
suite nous nous appliquions tour à tour à aper-
cevoir très clairement le rapport inconnu que
l'on cherche, à nous rendre distinctes les idées
qui répondent aux termes de la question , à
considérer les conditions qui y sont exprimées ,
autant du moins qu'elles sont déterminées (3).
On ne peut décrire plus fidèlement que ne l'a
fait Malebranche les opérations exécutées par
l'esprit dans la résolution des problèmes géo-
métriques, en les supposant applicables à l'in-
vestigation des vérités de tout genre. Il a donné
(1) Recherche de la vérité, 1. VI, part. 2, c. 6, p. 172, 173.
(2) Iliid., ibid., c. 7, p. 18G.
(3) Il>id., ibid., c. 1 et 7.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 297
une forme nouvelle à la maxime de Descartes
sur les idées claires; il l'a traduite dans le con-
seil de ne raisonner que d'après des termes
bien définis , d'éviter les équivoques et l'anibi-
guité du langage (1).
Mais cette vérité que nous cherchons avec tant
d'efforts, au travers de tant de dangers, où est-
elle cependant? Quelle est-elle? Si toute notre
connaissance dérive de nos idées claires , il reste
cependant à savoir si elle se borne aux rapports
que nos idées ont entre elles, ou si elle s'étend aux
rapports que nos idées ont avec les choses , et
alors quels sont ces rapports? Quel est le fonde-
ment sur lequel ils reposent (2)? Les cartésiens
ont renouvelé , rajeuni cette grave question qui
inquiète la philosophie dès son berceau ; mais ils
sont loin d'en avoir pénétré toute la profondeur;
ils sont loin surtout d'en avoir cherché sérieu-
sement la solution. Habiles à explorer leur propre
intérieur, ils ne savent plus trouver une issue
pour atteindre à la réalité extérieure. Cette ques-
tion, Malebranche l'a abordée avec un courage
peu commun ; il n'a voulu s'en déguiser aucune
difficulté. Voici comment il a procédé :
« Il n'y a , dit-il , que quatre manières de
» connaître les choses : on peut les connaître
(I ) Recherche de la vérité, 1. VI, part. 2, c. 2.
(2) Eny-etiens sur la métaphysique, entretien 6, ]). 201.
298 HIST. COMP. DES SYST. DK l'iUf..
«par elles-mêmes; mais nous ne pouvons con-
» naître de cette manière ni les corps, ni les
» autres objets étrangers, à l'exception de Dieu
» seul, qui seul, en effet, est par lui-même intelli-
»gible. On peut les connaître par la conscience ;
» mais nous ne connaissons ainsi que notre âme 5
«mais, comme nous l'avons vu, la conscience
» intime, comme tout ce qui appartient en géné-
«ral au sentiment, ne peut nous fournir de con-
» naissance proprement dite, parce que d'une telle
» source ne peut jaillir aucune idée claire. Nous
«pouvons connaître par conjectures; mais cette
) connaissance dépend de quelque autre connais-
» sance réelle qui lui sert de fondement. Enfin, nous
» pouvons; connaître par les idées; les idées seules
» pourront donc nous donner la connaissance des
«corps : mais comment auront-elles ce pouvoir,
» étant entièrement séparées de toute révélation
«directe des faits par la conscience intime ou les
» avertissements des sens extérieurs? Il faut qu'elles
«soient investies d'un caraiCtère représentatif. L'i-
» dée, objet immédiat, intime, de la contemplation
«de l'esprit, est l'intermédiaire nécessaire entre
« ces objets étrangers et nous-mêmes ; c'estau tra-
» vers de ce milieu, ou plutôt c'est dans ce miroir,
«qu'il nous est permis de les apercevoir (1). » Et
tel est, en effet, le pivot de tout le système de Ma-
(1) Recherche de la vérité, 1. III, pari. 2, c. \.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 290
lebranche. En s'appuyant sur cette base, il explore
toute l'origine des idées, afin de trouver dans cette
origine le litre en vertu duquel elles représentent
effectivement les objets. « Il est absolument néces-
» saire, dit-il, que les idées que nous avons des corps
» et de tous les autres objets aient l'une de ces six
» origines : ou qu'elles viennent de ces mêmes corps
-et de ces objets; ou bien que notre âme ait la
» puissance de les produire ; ou que Dieu les ait pro-
«duites avec elle, en la créant; ou qu'il les pro-
«duise toutes les fois qu'on pense à quelque
«objet; ou que l'àme ait en elle-même toutes les
«perfections qu'elle voit dans ces corps: ou, onfin,
Mju'elle soit unie avec un être tout parfait et qui
«renferme généralement toutes les perfections
«intelligibles, ou toutes les idées des êtres
«créés (1). »
En partant de là, Malebranche réfute d'abord,
avec l'avantage le plus complet, la première de ces
hypothèses, ce vieux système des espèces intel-
ligibles, quiavait tant préoccupé l'école (2). Il est
moins heureux , sans être moins ingénieux , lors-
qu'il veut prouver que l'àme ne produit point
elle-même ses propres idées. Il lui est facile,
sans doute, de refuser cette puissance à l'âme ,
(1) Recherche de la vérité, part. 2, t. 11, p. oi, MalebiMncbe ne
distingue nominalement qiie cinq origines diirérentes, mais la troi-
sième se divise évidemment en deux autres.
(2) ll>i(l., ilnd., c. 2.
300 HIST. COMP. DES SÏST. DE PHIL.
lorsqu'il a commencé par supposer que les idées
sont des êtres réels ^ et que leur production res-
semblerait, de la part de l'âme, à une création
véritable (1); maisil est plushabileet mieux fondé
à faire voir qu'en admettant que l'àme produise
elle-même ses idées , elle n'aurait pas la faculté
de leur conférer le caractère rfp;Y?5<??2£f/fj/, puisque,
ne connaissant point antérieurement les objets
que ces idées doivent représenter, elle ne pourrait
les rendre conformes à ces modèles (2) . Il rejette et
réfute assez faiblement l'hypothèse des idées in-
nées; il se demande, d'ailleurs, commentelles pour-
raient aussi se convertir en une représentation cer-
taine. Il rejette et réfute plus faiblement encore l'o-
pinion d'après laquelle Dieu produirait en nous, à
tous moments, autant d'idées nouvelles que nous
apercevons de choses différentes (3). Il ne lui faut
pas de grands efforts pour établir que l'esprit ne
voit ni l'essence, ni l'existence des choses, en
considérant ses propres perfections (h). Dès lors,
il ne lui reste plus qu'une solution possible :
Nous voyons en Dieu toutes choses. N'est-il pas abso-
lument nécessaire que Dieu ait en lui-même les
idées de tous les êtres qu'il a créés, puisqu'au-
trement il n'aurait pu les produire? Dieu n'est-il
pas très intimement uni à nos âmes par sa présence,
(1) Recherche de la vérité^ c. 3, p. 58.
(2) Ibid., ibid., p. 60.
(3) Ibid., ibid., c. 4.
(4) Ibid., ibid., c. 5.'
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. .",01
de sorte qu'on peut dire qu'il est le lien des esprits ,
comme l'espace, en un sens, est le lien des corps?
Il est donc certain que l'esprit peut voir ce qui ,
en Dieu , représente les êtres créés , puisque
cela est très spirituel, très intelligible et très
présent à l'esprit. Dieu, d'ailleurs, ne fait jamais,
par des voies très difficiles, ce qui peut se faire
par des voies très simples; car il ne fait rien
inutilement et sans raison. Il est constant que
lorsque nous voulons penser à quelque chose de
particulier, nous commençons par songer à quel-
que chose de vague et de général ; il semble
même que l'esprit ne soit pas capable de se re-
présenter des idées universelles de genres, d'es-
pèces , s'il ne voyait tous les êtres renfermés en
un ; il est constant enfin que l'esprit aperçoit
l'infini, quoiqu'il ne le comprenne pas. Il est cer-
tain que les idées sont efficaces, c'est-à-dire
agissent sur nous ; elles nous sont donc supé-
rieures, ce qui n'appartient qu'à Dieu même.
Enfin , c'est une notion commune à tout homme
capable de quelque réflexion , que Dieu ne peut
avoir d'autre fin de ses actions que lui-même ; il
faut donc que la connaissance qu'il nous donne
nous fasse connaître quelque chose qui soit en lui.
Rien donc n'est mieux prouvé , n'est plus natu-
rel , que cette grande vérité qui , au premier
abord, a pu nous surprendre (1). Du reste, ce
(-1) Recherche de la ve'rite, o. (i. — Me'dilat'ions l''^, 2^' et 3''.
302 lilST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
que nous voyons en Dieu n'est point son essence
même, son être absolu ; ce que nous voyons en
lui est très imparfait; c'est la matière divisible,
figurée, etc. (1). Ce sont ensuite nos sentiments qi.'i
viennent s'associer, en quelque sorte, aux iclé(!s,
pour former l'image sensible des objets, et la pré-
sence des corps est la cause occasionnelle qui
donne lieu à cette association. Les corps ne peu-
vent agir eux-mêmes sur l'esprit. C'est l'idée ou
l'archétype du corps qui nous affecte immédiate-
ment ; la substance intelligible de la raison agit
seule dans notre esprit, et le modifie de couleur,
de saveur, et par ce qu'il y a en elle qui repré-
sente les corps ('2).
C'est donc , aux yeux de Malebranche , comme
aux yeux de saint Augustin et de ses partisans
modernes, c'est le verbe de Dieu qui est la rai-
son universelle des esprits (â). Mais il entend
cette maxime d'une manière toute différente de
saint Augustin, comme on vient de le voir; car
c'est en Dieu que nous voyons, suivant Malebran-
che, 1rs èirvs particitlicrs (/|). Ce n'est pas qu'il
n'aduiette aussi des vérités immuables, nécessai-
res; qu'il ne reconnaisse en Dieu le siège de cet
ordre de vérités; mais ces vérités ne sont que
(1) Recherche de la vérité, 1. III, part. 2, c. 6,
(2) Entreliens sur la métaphi/sique, entretien 5,
(3) Méditation 2*. — Conversations chrétiennes, entretien 3.
(4) neclicrrlic delà vérité, 1. III, pari. 2, c 8.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIY. 303
les rapports des idées elles-mêmes, elles sont
aperçues par cela même que les idées qui en
forment les termes sont présentes; c'est parce
que nos esprits participent aux idées divines
qu'ils découvrent aussi les rapports qui existent
entre elles (1).
Une fois en possession de cette théorie , Male-
branche s'y complaît, la développe, la reproduit
sous mille formes diverses; il l'expose dans des
entreliens où l'on croit quelquefois retrouver
les dialogues de Platon ; il la rend familière à
tous les esprits, accessible aux gens du monde;
mais surtout il la recommande aux âmes pieu-
ses, la fortifie, autant qu'il est en lui, de toutes les
autorités théologiques. Cette théorie philosophi-
que sur le principe des connaissances se confond
en lui avec le sentiment religieux ; les médita-
tions métaphysiques deviennent pour lui un
exercice de piété , et les exercices de piété le
ramènent à la métaphysique.
En négligeant, avec son école, l'étude des règles
relatives à l'investigation des faits , Malebranche
a cependant , comme elle , abordé la haute théorie
de la causalité; mais, comme elle encore, il n'en
a traité que la partie transcendentale , telle
qu'elle peut se fonder sur les simples spéculations
(1) Recliache de la vérité, éclaircissement 10, t. IV, p. ItJG.
MédUul'wn 4«. — Entretiens sur lu métaphysique, prél'ace.
30A HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
mtionnelles. Pénétrant plus avant que ses prédé-
cesseurs dans la notion de la cause , distinguant
avec soin le rapport qui existe entre deux phéno-
mènes qui se suivent et celui qui constitue la pro-
duction véritable , réservant le titre de cause à
cette puissance dont l'énergie s'exerce en produi-
sant réellement, il ne peut reconnaître une sem-
blable puissance que dans le suprême auteur de
toutes choses ; il ne peut accorder à aucun être
créé le pouvoir d'agir directement sur un autre ;
il n'admet donc qu'une seule cause digne de ce
nom: c'est Dieu même; toutes les autres ne sont
que des causes imparfaites ou occasionnelles , parce
qu'elles fournissent seulement une occasion à
l'exercice de la première (1).
Le système des causes occasionnelles se liait ,
comme on voit, à l'hypothèse de Malebranche
sur la nature des idées, et lui prêtait un nou-
vel appui. Dieu , suivant lui , agit simplement
comme une cause universelle; donc, les volontés
générales doivent être déterminées, relativement
à chaque efiet , par des causes occasionnelles ;
c'est ainsi que nos sens sont la cause occasion-
nelle de nos sensations , et l'attention que nous
donnons à nos idées la cause occasionnelle de
l'évidence (2).
(1) Recherche de la vérité, 1. 111, c. 'S. — Méd'italions-i el 6.
Traité de la nature et de la grâce, passiiii.
(2) Lettre à Àrnanid , t. III, ji. 238.
PHILOSOPHIE MODERiNl'. CHAP. XIV. oOj
On est surpris d'entendre Malebranclie décla-
rer que les notions les plus abstraites lui parais-
sent les plus claires , les plus simples et même
les plus faciles (1); mais quand on les voit expo-
sées par lui , on est presque disposé à lui accorder
cette proposition , tant il sait, en effet, les rendre
accessibles. ''
11 y a peu d'exemples d'un succès aussi rapide
et aussi général , pour les ouvrages métapliysi-
ques , que celui qu'obtinrent les écrits de
Malebranclie à leur apparition. Ils contribuèrent
puissamment à répandre le goût des connaissan-
ces philosophiques hors des écoles et dans les
diverses classes de la société. Leur prodigieux
débit attesta aussi combien la culture des con-
naissances philosophiques commençait déjà à se
propager en France. C'était, sans doute, un
spectacle bien remarquable, que cette direction
vers des études aussi sérieuses, dans le même
siècle qui voyait éclore les immortels chefs-
d'œuvre de notre littérature , et peut-être une
semblable direction a-t-elle eu sur la production
de ces chefs-d'œuvre une plus grande influence
qu'on ne le suppose.
La philosophie de Malebranche pénétra, dit-on,
jusqu'à la Chine, et probablement elle offrit le
premier et le seul exemple d'une semblable émi-
(1) Recherche île la ve'rile, I. YI, part. 2, c. 4.
II. 20
S06 HIST, COiMP. DES SYST. DE PHIL.
gration. Elle lui suggéra le sujet de ses Enlretkns
d'un philosophe chrétien et d'un philosophe chinois sur
l'existence de Dieu.
Cependant la nouveauté, la hardiesse de l'hy-
pothèse de Malebranche , étonnèrent , choquè-
rent un grand nombre d'esprits. A peine cette
hypothèse fut-elle née , qu'elle donna lieu à plus
d'un doute, qu'elle suscita plus d'une objection,
et Malebranche se hâta, pour lever les uns et ré-
pondre aux autres, de joindre à sa Recherche de la
vérité un volume d'éclaircissements. 11 ne trouva
pas seulement des adversaires parmi les parti-
sans des anciennes traditions scolastiques ; il en
trouva de nombreux, de puissants, parmi ceux-
là mômes qui avaient accepté l'émancipation de
la raison , parmi les principaux cartésiens. 11 eut
surtout allaire au plus terrible des athlètes, à
Antoine Arnauld. La lutte qui s'engagea entre
Arnauld et Malebranche est certainement la plus
importante, la plus curieuse, qui se soit jamais
élevée dans l'empire de la philosophie , comme
elle est certainement aussi celle qui a été sou-
tenue, des deux côtés, avec le plus d'habileté
et de persévérance. Elle donna le jour à plu-
sieurs volumes. C'étaient, dit Bayle , lès deux
plus grands philosophes du temps qui se trou-
vaient aux prises l'un avec l'autre. C'était aussi ,
pour la philosophie, ce que sont, pour les in-
térêts de famille , les questions d'état ; car il
s'agissait de savoir quelle est la filiation de ces
PHILOSOPlîli; MODERMi. CHAP. \1\. o07
idées qui seules constituent nos connaissances ,
et de chercher leur origine , ou dans l'àme , ou
dans les objets, ou dans la cause suprême.
Arnauld réduisit à trois points essentiels tout
le système deMalebranche : le premier, que notre
esprit ne saurait voir les choses matérielles par
elles-mêmes, mais seulement par des êtres repré-
sentai ifs, disûn^ués de nos perceptions, et auxquels
Malebranche a donné le nom d'idées ; le deuxième,
que notre esfxrit ne saurait trouver qu'en Dieu ces
idées ou êtres représentatifs des choses matériel-
les; le troisième, que ce qui lui donne le moyen de
les trouver en Dieu , c'est que Dieu renferme en
lui-même une éiemlur intellujible infinie (1). Aussi,
Arnauld réunit-il d'abord toute la puissance de son
arginnentation contre cette chimère d'ctrrs repré-
sciiKitifs, telle que Malebranche l'a conçue. L'exis-
tence de tels êtres n'est, à ses yeux , qu'une sup-
position toute gratuite; un préjugé de l'enfance,
qui a souvent dominé les philosophes , celui pré-
cisément qui a fait éclore l'hypothèse des espèces
intentionnelles, a également égaré Malebranche,
alors même qu'il a combattu cette hypothèse.
Accoutumés que nous sommes à assimiler les
opérations de l'esprit à celles de la vue, nous
croyons que le premier ne peut, comme la se-
conde , voir les objets , s'ils ne lui sont présents.
(1) Ufs vriiicH el des ffiusxt'S idées, c. J9, p, 20.'!.
.".08 HIST, COMP. Di;S SYST. DK PUrL.
que dans des images ou une sorte de miroir
qui en soient distincts, el qui en offrent ce-
pendant la fidèle peinture (1). Mais, si connaître
et apercevoir sont absolument la même chose ; si
nos idées ne sont que nos perceptions, et, comme
elles , des modalités de notre âme , et non point
des êtres à part ; s'il n'y a pour l'objet qu'une
manière d'être présent à l'esprit, à savoir, d'en
être aperçu; si la présence ou l'absence locale de
l'objet n'est pas nécessaire à sa connaissance; si
c'est l'objet lui-même , et non sa peinture , qui
s'offre à nous; si c'est à tort, enfin , que l'on pré-
tend ou qu'un être doive agir sur un autre pour
en être connu, ou qu'une union intime entre
l'objet connu et le sujet connaissant soit néces-
saire pour rendre raison du rapport qui s'établit
entre eux; si, en un mot, les objets matériels
peuvent être immédiatement aperçus , quel besoin
Y a-t-il de recourir à cetle espèce d'intermédiaire
entre l'objet et l'intelligence? Distinguons dans
cette expression : voir les ohjcis par eux-mêmes ,
deux sens fort différents ; l'un qui consiste à
supposer que les objets sont les causes de nos
perceptions, l'autre qui consiste seulement à
admettre qu'ils sont connus sans intermédiai-
re; et si, dans le premier sens, la supposition
doit être, en effet, rejetée, au second sens
Arnauldnela juge susceptible d'aucune difficulté,
(!) //'('S rrnies cl r/".'; piuKSf'x idreit, c. 4t.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 309
ce qui aurait sufli à son triomphe (J). Mais il
relève, dans le système de Malebranche, des
contradictions sans nombre. La première , et
c'en est une sans doute, est d'avoir annoncé
que nous voyons toutes choses en Dieu , lorsque
cependant, d'après le même philosophe, nous
n'y voyons ni notre âme, ni celles des autres
hommes , ni les esprits angéliques , lorsque
nous n'y voyons que trois choses : les nombres,
l'étendue et l'essence des êtres; si , du moins, il faut
entendre ainsi le langage de Malebranche, car
x4.rnauld lui rei^roche d'avoir varié relativement
aux corps particuliers et aux vérités nécessaires,
de les avoir lour à tour compris dans ce mode
de vision et exclus de ce privilège (i2). Malebran-
che ne se contredit pas moins lorsqu'il vcni
expliquer de quelle manière nous voyons en •
Dieu , tantùl admettant que nous voyons par les
idées de Dieu, et tantôt se refusaiU à l'admet-
tre (3); tantôt, qu'on voit Dieului-mcnie en voyant
les créatures en lui, et tantôt, (ju'on uv le voit
pas (II); quelquefois ])araissant croire que nous
avons l'idée de Dieu , d'autres fois que nous ne
l'avons pas (5). Arnauld déclare qu'il ne saurait
(1) Des vraies et des [ausses iders, c. 5 à 11.
(2) Ib}d.,c. 12.
(3) Ibid., 0. 13.
(i) //;((/., c. 17.
310 HIST. COMl». DES SVST. DE PIIIL.
comprendre cette éicnduc Intcliu/ible infuùe, imagi-
née par Malebranche, à laquelle se rattaclient les
conditions les plus incompatibles; qu'il ne saurait,
dans aucun cas , consentir à ce qu'elle réside en
effet dans la Divinité; il ajoute qu'en faisant
même une telle concession, il se refuserait encore
à admettre que cette étendue inieUiyihle puisse
rien nous faire connaître. Il en explique le mo-
tif dans une sorte de fiction fort agréable-
ment racontée : il compare Vélendue intelligible
à un bloc de marbre brut, et toutes les figures
des corps matériels renfermées dans la première,
aux statues possibles renfermées dans le second ;
il demande comment, à la seule vue du bloc, on
pourra connaître tel ou tel visage qui pourrait
en être extrait par le ciseau du statuaire, si on
n'a, d'ailleurs, aucune idée du modèle (1). 11
montre enfin que l'hypothèse de Malebranche
est démentie par l'expérience (2).
Arnauld s'élève avec force contre la distinction
introduite par Malebranche entre voir les choses
par les idées et les voir par la conscience, et, par
conséquent , contre l'assertion que nous n'avons
pas d'idées claires par la conscience, ni d'idée
claire de notre âme ; il soutient que Malebranche,
pour être conséquent à lui-même, devrait admet-
(1) Des vraies et des fausses idées, c. 14, 15.
(-2) Jbid., c. 10.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP, XIV, 311
tre au moins que nous voyons notre âme en Dieu,
comme nous y voyons les corps (1). Il rejette,
comme trop exclusives , les conditions que Male-
branche exige pour les idées claires, et lui repro-
che de confondre l'idée claire avec l'idée compré-
liensiiH'^ il lui reproche de refuser de la sorte le
titre d'une connaissance certaine à ce que nous
connaissons cependant le mieux, à ce qui nous est
attesté par le sentiment intime (2). Modifiant enfin
ce que Malebranche avait dit des /t/ms en le§ ap-
pelant des èirc.s, il consent seulement à y voir des
mnnières d'éirc; il ne juge donc pas ({ue, pour les
produire, l'âme ait besoin d'un pouvoir véritable-
ment créateur; il réclame, quoique en hésitant,
une puissance active pour l'âme dans lafonuation
de ses perceptions (ô).
Arnauld combattit avec la même vivacité le sys-
tème des causes occasionnelles comme contraire
à l'expérience. Il crut y voir aussi des consé-
quences dangereuses pour les dogmes de l'Église
relatifs à la grâce, tels du moins qu'Arnauld les
entendait lui même, et c'en était assez pour moti-
ve r la chaleur extrême qu'il porta dans celte dis-
cussion. Peut-être sommes-nous redevables à
cette circonstance du soin avec lequel Arnauld a
exploré de grandes questions philosopîiiiiues qui
(t) Des vraies et des fausses i(l('es , c. 'il, 22, 23.
(2) IM(L, c. 2i el2o.
■Ci) Ibid., c. 27.
3ll> lllbT. COAir. DES SïbJ'. DE WllL.
ne lui eussent point olîert par elles-mêmes un
aussi haut degré d'intérêt.
Malebranche combattit à son tour , et avec
({uelque avantage , l'opinion d'Arnauld qui con-
sidérait les perceptions comme des modalités de
l'àme, représentatives des objets ; il persista à sou-
tenir que, pour connaître, il faut des idées différen-
tes des modifications de l'esprit, mais qu'il n'en
faut point pour sentir ce qui se passe en nous-mêmes;
que, la connaissance est claire comme les idées,
mais que le sentiment intérieur est obscur et con-
fus; il insista sur rop|)osition entre sentir et con-
naître , opposition fondamentale chez les carté-
siens, mais à laquelle il donnait une extension
nouvelle en comprenant sous le mot sentir les
phénomènes de la conscience intime, les assimi-
lant aux sensations, comme aux affections de la
volonté(i).
Il crut donc pouvoir soutenir que les modalités
de l'âme ne sont que l'objet immédiat de nos sen-
timents, et non celui de nos connaissances. Il fit
voir que, dans le système d'Arnauld, l'objet de la
connaissance ne pourrait être étranger au sujet
qui connaît ; que l'àme ne pourrait jamais voir
qu'elle-même, car les perceptions ne sont que
des modalités représeirlalives par sentiment in-
térieur , dit Malebranche , sentiment confus qui
(Il Pu''i)onse au livre de M. Ariundd , c. '>, (i v\. 2'k
PHILOSOPHIE MODERjNE. CHAP. Xl^/• 313
ne fait point connaître ce qu'il représente, et qui
ne peut rien faire apercevoir de l'âme, qui soit
distingué d'elle-même. Il argumenta sur ce que
l'idée de l'infini , les idées générales, ne peuvent
être des modalités de l'âme, dans laqui3lle il n'y a
rien de général et d'infini. Dans le système des
modalités représentatives, l'âme serait sa lumière à
elle-même, supposition présomptu(iuse et pres-
que impie. D'ailleurs, faire consister la présence
d'un objet à l'esprit en ce qu'il est aperçu de
l'esprit, n'est-ce pas supposer la question ? Préten-
dre que toutes nos modalités sont essentiellement
représentatives, n'est-ce pas encore supposer la
question (1) ? Malebranche convint avec Arnauld
que l'esprit peut voir les objets éloii^nés, et même
les objets absents; il expliqua franchement qu'en
déclarant que nous ne voyons point les objets en
eux-mêmes, il avait bien entendu dire que l'objet
est distinct de l'idée, laquelle seule est immédia-
tement contemplée par l'esprit; mais cet inter-
liiédiaire n'est, à ses yeux, ni une espèce expresse,
comme celle qu'a conçue l'école, ni une entité créée
avec l'âme , mais seulement l'étendue intelligible,
rendue sensible par la couleur ou la lumière. Cette
étendue , suivant lui , ne saurait être une moda-
lité de l'âme; elle est Varchétijpe par lequel Dieu
connaît tous les objets matériels , et sur lequel
(1) Rciionsc au Vivre de M. Aruauhl , o. 7, 8, 0 el lU.
Z\k TIIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
il les a créés. « C'est dans cette éuudue intelligible
» que je considère la sphère; mais, pour la voir
» comme existante, il faut que Dieu me l'apprenne,
»et il me l'apprend parle sentiment de la couleur
»qui, en conséquence des lois générales de l'union
» de l'âme et du corps, devient une sorte de révé-
lation naturelle (1).»
Malebranche expliqua sa proposition qu'o« voit
toutes choses en Dieu , en déclarant avec précision
qu'on voit en Dieu l'essence de toius le.s êtres corpo-
rels ou ce qu'ils sont, mais non leur existence,
leur essence étant nécessaire et leur existence
dépendant de la volonté de Dieu (2). Tl expliqua
la manière dont il entendait que nous voyons
tout en Dieu , en déclarant que nous voyons tout
en lui par l'étendue intelligible qui représente tous
les corps comme étant leur archétype (â). Il
ajouta que cette étendue intelligible est Dieu (/t),
sans cependant convenir que pour cela nous
voyons Dieu lui-même. « Nous ne voyons l'Être
«divin, dit-il, C{u'en tant qu'il est participé par
«les créatures, en tant qu'il en est la resseui-
«blance ou la participation. Celui qui regarde
» le soleil ne voit point le soleil immédiatement
» et en lui-même ; il ne voit le soleil que par
(1) Réponse au livre de M. Arnauld, c. 11 , 12 et 13.
(2) im., c. 14.
(3) Ibid., c. 15.
(i) Ibid., c. 16, p. 168.
PHIT.OSOPHÎE MODERNE. CHAP. XIV. 315
«l'idée du soleil; il ne le voit que par l'étendue
«intelligible, rendue sensible parle sentiment vif
» de lumière que Dieu cause dans l'ànie en con-
» séquence de l'union de l'âme et du corps. Dans
» un autre sens, cependant, on peut dire que nous
s voyons Dieu et même que nous ne voyons que
»lui seul, parce qu'il n'y a que lui qui est lu-
» mière , parce que la substance intelligible de la
» raison universelle peut seule pénétrer les esprits
»et les éclairer par sa présence (1).»
Non -seulement Malebranche ne craignit pas
d'aborder l'ingénieuse parabole d'Arnauld sur
le bloc de marbre, en convenant que l'étendue
intelligible renferme les idées des êtres parti-
culiers, comme le bloc de marbre renferme
les diverses statues que le ciseau peut en tirer;
mais il crut pouvoir s'emparer de cette parabole
elle-même pour mieux faire comprendre son
système. Il ajouta que les sens remplissent ici le
même office que le ciseau du sculpteur, et que
seuls ils nous font connaître la figure particulière,
laquelle ne peut être qu'une vérité contingente.
Loin de reconnaître dans l'esprit la faculté de
former ses idées particulières en attachant la
sensation à l'étendue intelligible , il admit uni-
quement que l'esprit s'approche de ces idées , et
que l'attention en est la cause occasionnelle (2).
(r Réponse au l' vie (II' M. Arnauld, c. 19.
fJi IhUL, c. 17, IK.
316 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
Pour se justifier d'avoir avancé que l'âme n'a
point d'idée d'elle-même , Malebranche expliqua
que, dans son sens, on connaît une chose par son
idée , lorsqu'en contemplant cette idée on peut
connaître, desimpie vue, ses propriétés générales,
ce qu'elle enferme, ce qu'elle exclut; il consentit à
accorder que nous connaissons notre moi; mais
qu'est-ce à dire? « C'est-à-dire que je sais que
"je suis, que je pense, que je veux; je suis
» certain de mon existence , mais je ne sais
» point ce que c'est que ma pensée , mon désir,
» ma douleur; nous connaissons notre moi, mais
* nous ne connaissons ni sa nature , ni sa gran-
»deur , ni sa vertu; nous ne voyons ni ce que
» nous sommes , ni aucune des modalités dont
«nous sommes capables, car nous ne connaissons
» tout cela que par sentiment ; tout cela n'est
«point intelligible (1). >»
Arnauld répliqua. Il maintint sa proposition
que les modalités de notre àme sont essentielle-
ment représentatives; cette proposition lui parut
aussi évidente que l'axiome géométrique : La tout
est plus grand que sa partie. Que l'esprit soit modi-
fié par la perception qu'il a d'un nombre, d'un
carré, d'un corps, d'un être parfait, c'estd'abord
ce qu'on ne saurait nier, dit Arnauld ; peut-on nier
davantage, ajoute-t-ii, que la perception d'un
carré n'en soit aussi la représentation, puisque
(1) Hc'poHse un Hvrr ilr }l. Aiii'inl'l, c. 'i'i.
*
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. .'Î17
le carré en est l'objet (1)? Dans le langage d'Ar-
nauld, le caractère représentatif de la perception
se bornait, comme on voit, à signifier seulement la
fonction que remplit la perception en nous fai-
sant voir immédiatement l'objet , et l'objet, loin
d'être étranger à l'esprit, n'est que la notion
conçue par l'esprit même. Cependant, lorsqu'il
s'agit de savoir comment l'esprit peut voir Y'iû-
fini, ce qu'Arnauld a eu l'imprudence d'admettre
avec l'école cartésienne , ou comment l'étendue
existerait dans l'esprit pour y être vue, Arnauld
éprouve quelque embarras ; ce n'est plus l'ob-
jet, c'est la perception seule qui paraît résider
dans l'esprit, c'est elle seule, du moins, qui en
est la modification. Il néglige , ou peut-être il
craint de transporter franchement la question
dans le domaine de la réalité de nos connaissan-
ces, de distinguer l'être parfait, l'étendue comme
simplement conçue , et , sous ce rapport , objet
de la pensée , ou comme existant positivement,
et, sous ce rapport, devenant l'objet d'une con-
naissance réelle (2). Loin d'être effrayé par l'ob-
jection de Malebranche que, dans son système,
les notions générales seraient des modifications
de l'esprit, il accepte , il réclame même cette
maxime des philosophes que les universaux n'ont
(1) Défense du livre des vraies et des fausses idées , t. XXXVIII
des œuvres <rArnaiild , p. 38:2.
(2) im., ihid., p. 3nj.
318 msT. COMP. DES SYST. IJE PllII..
d'existence que dans l'esprit , mais en ajoutant que
ces notions n'y deviennent générales que par
une abstraction de l'esprit qui en détache les
conditions particulières (1). Arnauld demande
s'il y a donc en Dieu une étendue intelligible ,
infinie, composée, divisible; comment elle peut
être, sans que Dieu lui-même soit étendu et par
conséquent corporel ; s'il n'en résulterait pas que
Dieu peut être vu des yeux du corps, aussi bien
que les objets externes (2). 11 fait voir que, dans
le système de Malebranche , les corps que nous
croyons sentir ne sont point des corps réels, mais
seulement des corps intelligibles, puisque, d'une
part, les sensations que nous leur attachons ne leur
appartiennent pas, mais à nous-mêmes, et que, de
l'autre , nous n'attachons ces sensations qu'à
retendue intelligible (3).
Arnauld fait de nouveaux efforts pour décou-
vrir comment une perception ou une idée peut
avoir un caractère représentatif : le tableau ,
l'image, ne représentent immédiatement que no-
tre perception, et ils la représentent parce qu'ils
la réveillent, il faut que l'esprit puisse passer de
l'être représentatif à l'objet représenté; le pre-
mier perd ce caractère, s'il devient le terme au-
quel l'esprit s'arrête, s'il devient absolu, au lieu
(l) Oéfemedulïm'tdfsvraii'seldi'sfiiussesihit'e^, :. XXXVill, [).39i.
(-2) ïlùfl.. ihid., p. 398, 4 il, vSI2.
(à) lOid., iitid.f p. 408.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XÏV. 319
d'être relatif. C'est un signe, et le signe cesse
d'être tel, dès qu'on le considère en lui-même
et qu'on perd de vue la chose signifiée. Il en con-
clut qu'on ne peut rien voir par les prétendues
idées de Malebranche en tant que représentati-
ves, puisqu'on ne voit rien au delà d'elles (1).
Arnauld relève enfin cette extension donnée
par Malebranche au terme sentir, lorsque Male-
branche, après avoir opposé sentir à connaître,
s'en prévaut pour refuser toute lumière à la con-
science intime , en la considérant comme un sen-
timent , et pour refuser ainsi à l'âme le droit de
se connaître elle-même. Il remarque que si on
peut accuser d'obscurité la sensation proprement
dite et les affections ou émotions de l'àme, on ne
peut faire le même reproche aux témoignages de
la conscience qui sont, au contraire, ce qu'il y a
de plus lumineux pour nous (2).
Malebranche, à son tour, repoussa ces nou-
velles attaques par trois lettres justificatives.
La première renferme quelques détails curieux
sur la manière dont Malebranche fut conduit
à imaginer son système ; on y voit que ce sys-
tème fut le fruit d'une alliance entre la doc-
trine de saint Augustin et celle de Descartes. Il
avait recueilli, à l'école du premier, ces traditions
platoniques relatives aux nombres divins , éternels,
(1) Défenseclulivredesvraiesetdesfausscsidéi's, i. XXXVill, p. 1)86.
[■^, il.iU., ibid., [). LUii.
320 IIlS'T. COMP. f)ES SYST. DE PIIIL.
intelligibles, à ces figures géométriques qui habitent la
vérité même.; il avait reconnu, à l'école du second,
que nos sensations ne résident point dans les ob-
jets et ne sont que des modalités de notre âme ;
il ne fit que combiner ces deux opinions. Il crut
donc pouvoir assurer qu'on voit ou qu'on connaît
en Dieu même les objets matériels et corruptibles , en
tant qu'on est capable de les connaître et de les voir ,
c'est-à-dire : « on voit leurs essences, qui sont
« imm.uables, nécessaires et éternelles. On ne les
» voit point en eux-mêmes; car alors on ne pour-
wrait jamais en voir qui n'existent pas, ce qui
«arrive néanmoins très souvent; et le néant ne
» peut être vu en lui-même, comme un être réel et
«subsistant (1). »
Malebranclie , sur les instances d'Arnauld ,
essaya de mieux détermiiKT quel est, dans l'éten-
due intelligible, le caractère précisément exprimé
par ce dernier terme. Il ne lui suffisait point
d'admettre, avec Arnauld, que « l'étendue intelli-
»gibl8 n'est autre chose que l'étendue en tant
«qu'elle est idéalement en Dieu, comme le plan
» d'une maison dans l'esprit de l'architecte. )) Au
sens de Malebranche, «c'est l'idée que Dieu a des
» corps créés et possibles, c'est l'objet immédiat de
«l'esprit, lorsqu'il pense à des corps qui ne sont
» point, et qu'il les regarde comme privés des qua-
(1) Réponses du V. Malebranche h M. Arnauld, t, I, p. 33G ;
1709.
PHILOSOPHIE MODliRM:. (HAP. M\. 321
» lités sensibles. Du reste, elle ne se compose point
» de parties qui occupent une place quelconque;
» elle n'a aucun rapport avec le lieu (1) ; » ce qui ,
toutefois, ne l'empêcha point d'admettre aussi, en
Dieu, des espaces intelligibles (2). D'ailleurs, Ma-
lebranche convenait que l'étendue matérielle est
en Dieu idéalement (3). La discussion semblait ici
bien près de se réduire à une dispute de mots;
mais ce qui lui donnait le caractère le plus grave,
c'était l'accusation intentée par Arnauld à Male-
branche d'avoir imaginé un Dieu corporel; c'était
assimiler son système à celui de Spinoza. Male-
branche se défendit avec chaleur contre une accu-
sation semblable; car l'étendue intelligible était,
à ses yeux, essentiellement distincte de l'étendue
matérielle, comme la substance divine, représen-
tative des créatures, est essentiellement distincte
de ces créatures (4). Bien loin d'avoir favorisé
les spinozistes, Malebranche se flatta d'avoir ma-
nifesté la cause de leur erreur et d'y avoir porté
remède. « Car l'erreur des spinozistes, dit-il, vient
» précisément de ce qu'ils confondent l'idée des
» corps avec les corps mêmes, de ce qu'ils confon-
B dent l'étendue intelligible, l'idée des espaces ima-
» ginaires, l'idée d'une matière infinie, avec la ma-
(1) Réponses du P. Malebranche à M. Arnauld , p. 341, 342, 346,
351. 3do.
(2) Ibid., p. 3oS.
(3) Ibid., p. 371 .
(4) Ibid., p. '■'l'ù.'i , o'od.
H. 21
322 HIST, COMP. niiS SVS1. W. PHIL.
«tièremême (1). » Il discuta longuement et sub-
tilement sur la question de savoir en quel sens
on peut dire que l'étendue intelligible est Dieu,
ou non.
Plusieurs années s'étaient écoulées depuis l'é-
poque de cette ardente controverse, lorsqu'elle se
ranima de nouveau à l'occasion de quelques ob-
jections de Régis contre le système de Malebran-
che, et de deux écrits d'Arnauld relatifs à l'opi-
nion qu'avait émise Malebranche sur le plaisir
des sens (2) , écrits dans lesquels Malebranche en-
courait aussi le reproche, bien inattendu pour
lui, d'avoir corrompu la morale en plaçant le bon-
heur dans le plaisir matériel. Malebranche publia
de volumineuses réponses. Arnauld, malgré son
âge avancé, n'était point las encore, et quatre
nouvelles lettres à Malebranche vinrent l'attes-
ter (3). Mais surtout il dirigea contre le Traité de
la nature et de la grâce la grande critique si long-
temps attendue, sous le titre de Réjleœions (/i).
Régis avait adopté l'opinion d'Arnauld sur la na-
ture des idées. Malebranche engagea une nou-
velle lutte avec ce nouvel athlète, en même temps
(1) Réponses du P. Malebranche à iW. Arnauld, p. 393.
(2) Avis à l'auteur des Nouvelles de la République des lettres. —
Dissertation sur le prétendu bonheur du iilaisir des sens. OEiivres
d'Arnauld, t. XL, p. J el iO.
(3) OEuvres d'Arnauld, I. XL, [>. 60.
(4; //W(/.,l XXXiX.
PHILOSOPHIE MODEREE. CHAP. XIV. 323
qu'il tentait contre x4rnauld l'apologie de son Trai-
té de la nature et de la grâce, xlmauld avait suc-
combé à l'âge, mais n'avait point été vaincu.
Malebranche le poursuivit encore dans la tombe,
et contini,ia cette fois la polémique sans contra-
dicteur. 11 faut le dire, la discussion, en se pro-
longeant, fut loin de devenir plus fructueuse.
Chacun des deux riv.:ux mit plus de zèle à dé-
fendre ses propres opinions qu'à chercher la lu-
mière. Ils se répétaient sans cesse ; ils invoquaient
l'appui des autorités théologiques ; les injures
prirent la place des arguments. On ne peut assez
déplorer de voir deux esprits aussi éminents, deux
hommes d'un caractère aussi respectable, non-
seulement manquer aux égards qu'ils se devaient
àtant de titres, mais diriger contre leurs inten-
tions réciproques les accusations les plus odieu-
ses; on s'afflige surtout en remarquant quelle
part a eue, dans cette triste aaimosiié, la liai-
son que ( hacun d'eux croyait découvrir entre
l'intérêt des vérités religieuses et celui des opi-
nions philosophiques qui les divisaient. Mais ce
grand et afiligeant exemple doit être aussi re-
cueilli par l'histoire de l'esprit humain; nous y
voyons une controverse, de la plus haute impor-
tance pour les progrès de la science, dégénérer,
tromper notre attente , à mesure que les inimi-
tiés personnelles et les suscepîibiiités de l'a-
mour-propre y prennent la place de l'amour du
vrai.
324 HIST. COMP. DES SYST. DE PIllL.
Arnauld avait sans doute tous les avantages
dans cette discussion : il avait ceux qui étaient
attachés à sa cause. L'hypothèse hasardée par
Malebranche prête à une foule de diflicultés ; Ar-"
nauld n'en négligea aucune. Esprit sévère, opi-
niâtre, méthodique, il porta dans son argumen-
tation une extrême rigueur , s'attacha à lever les
équivoques , parla le langage du bon sens , assai-
sonna souvent ses preuves par une plaisanterie
ingénieuse et piquante. Malebranche, doué d'une
imagination vive, facile à s'exalter, exercé aux
vues les plus subtiles, concevait avec chaleur,
peignait de couleurs brillantes ce qu'il avait
conçu, mais se défendait mal, s'impatientait trop
des objections pour s'appliquer à y répondre. Si
quelque chose de l'enthousiasme de Platon res-
pirait dans Malebranche et animait sa pensée,
l'austérité d'Aristote se reproduisait dans Ar-
nauld. Prudent et réservé, Arnauld, en présentant
les maximes qui assignent leur rang et leur va-
leur aux vérités intuitives, ne sut pas démêler leur
caractère essentiel ; il flotta, hésita, lorsqu'il vou-
lut déterminer la notion de l'objet , lui donnant
tour à tour une existence intérieure et extérieure;
et de là vint que le phénomène primitif de l'intelli-
gence, qui consiste à voir, à apercevoir, conserva tou-
jours, pour lui, quelque chose de vague et d'in-
défini.
Les esprits étaient alors fortement préoccupés
de toutes les questions qui se rattachent ù ia ma-
PHILOSOPHIE MODERMi. CHAP. XIV. 325
nière dont Dieu agit sur les créatures. Malebrau-
che les avait discutées avec étendue dans son
Traité de la nature et de la grâce. Il revint encore
sur ce sujet à l'occasion d'un écrit dans lequel
Boursier, docteur de Sorbonne, avait prétendu
prouver par le raisonnement la pi^émotion physique,
et , en réfutant ce système , il reproduisit et es-
saya de fortifier le sien propre sur les causes oc-
casionnelles.
Supposerait-on jamais que Malebranche, après
avoir rapporté à Dieu toute sa philosophie, après
avoir fait remonter à Dieu toute la science , ré-
servé à Dieu seul loute action, ait pu être exposé
à l'accusation d'athéisme? Ce fut cependant ce
qui lui arriva. Pendant qu'Arnauld lui reprochait
de s'abandonner aux illusions mystiques , les jé-
suites , dans le Dictionnaire de Trévoux, n'hésitè-
rent point à le qualifier d'athée. Quel est le phi-
losophe qui pourra se llatter d'échapper à une
semblable calomnie? Cet exemple, dans un tel
siècle, nous enseigne quelle est la valeur des ac-
cusations semblables dirigées contre les penseurs
indépendants, même les plus sincèrement reli-
gieux , et souvent de préférence contre ceux-ci,
dans tous les siècles et surtout dans les siècles
d'ignorance.
Pendant que l'esprit de la philosophie platoni-
cienne se réveillait ainsi en France sous des for-
mes diverses, d'autres causes le ranimaient aussi
en Angleterre avec le concours d'autres circoii-
32(î HIST. COAir. J)LS SYSJ. DE PHIL.
Stances. A cette époque , les questions reli-
gieuses y préoccupaient fortement les esprits,
et l'intervention de la philosophie fut naturelle-
ment invoquée dans les discussions qu'elles fai-
saient naître. Les maximes professées dans cette
société irréligieuse et innnorale qui composait la
cour et le parti des Stuarts, les écrits composés
pour justifier ces maximes, ceux de Hobbes sur-
tout, excitaient une indignation aussi juste que
générale. Cette indignalion devait trouver pour
organes deshomraes vertueux et éclairés, empres-
sés à la servir avec les armes de l'érudition, de
l'éloquence el de la raison. Aux nouvelles doctri-
nes qui , soumettant les actions humaines à la
nécessité , abandonnaient les règles des mœurs
aux conventions ou à l'arbitraire de l'autorité,
qui matérialisaient rinîelligent'e et livraient l'or-
dre entier de l'univers au jeu aveugle des causes
purement mécaniques , on sentit le besoin d'op-
poser tout ce qui peut relever la dignité humaine,
affermir l'immutabilité des notions morales ,
rendre à la philosoplîie le flambeau du spiritua-
lisme, et à la nature l'action de la Providence.
Mais, dans le zèle qu'inspira une si belle cause,
on ne sut pas se défendre de l'exagération à la-
quelle toute réaction est naturellement exposée ;
on assimila trop facilement à ces doctrines cor-
ruptrices les systèmes qui présentaient avec elles
quelques analogies extérieures ; on céda quel-
quefois à l'influence de ce mysticisme exalté qui
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 327
exerçait alors en Angleterre tant de puissance
sur les esprits.
Cette influence se manifesta spécialement
parmi les presbytériens, comme on devait s'y at-
tendre. Théophile Gale, un de leurs ministres,
alla jusqu'à vouloir chercher dans la révélation
la source de toute la philosophie, et soumet-
tre toutes les doctrines philosophiques à l'au-
torité de la théologie. Ce ne furent pas seulement
les athées et les matérialistes de son temps, qui
révoltèrent Théophile Gale. Descartes lui-même
eut le malheur de le scandaliser par le doute
méthodique et la maxime qui permet d'affirmer
d'une chose tout ce qui est renfermé dans l'idée
de cette chose. Il voulut donc , comme il le déclare
lui-même, rappeler la philosophie à son type
originaire , à son idée primitive, afin que la vraie
philosophie fût désormais distinguée de la fausse.
Cette notion primitive n'était autre, à ses yeux,
que la révélation elle-même, par laquelle le Verbe
divin avait instruit les hommes dès l'origine des
temps, et depuis à différentes époques, comme par
des canaux divers. En évoquant donc, au milieu
de l'Angleterre, et pour la première fois, l'image
vénérable de Platon , il ne le fit apparaître
que comme l'héritier des doctrines hébraïques.
Il ressuscita la vieille hypothèse de Philon qui
avait voulu faire dériver des dogmes révélés aux
Juifs toute la sagesse des Grecs. Telle était,
32H niST. COMP. DES SYSr. DE l'HIL.
disait-il, cette doctrine que Tiniée de Locres et
Platon avaient célébrée sous le titre de Philoso-
phie antique. Il déploya, à l'appui de cette hypo-
thèse, les trésors d'une vaste érudition , entraîné
d'ailleurs, par les exigences de son système, à
placer les faits sous un faux jour. Par la même
disposition d'esprit, son Platon fut aussi celui
que Plotin et son successeur prétendaient avoir
fait revivre, celui qu'avait loué saint Clément
d'Alexandrie, celui auquel les Pères de l'Église
avaient fait des emprunts. Tel fut le but vers
lequel Théophile Gale dirigea sa philosophie géné-
rale , et il y fut tellement fidèle que les historiens
de la philosophie ont hésité s'ils ne devaient pas
le ranger simplement dans la classe des théoso-
phes. Thomas Gale, son fils, lui succéda dans
l'entreprise à laquelle il s'était dévoué, le surpassa
par l'étendue de son savoir, cultiva, comme lui ,
les doctrines platoniques, les considéra sous le
même aspect. C'est à celui-ci que nous devons la
publication du célèbre traité sur les mystères des
Egyptiens, attribué à Jamblique.
L'hypothèse qui fait découler des doctrines
hébraïques la philosophie des Grecs avait été gé-
néralement adoptée par l'université de Cambrid-
ge. Là Platon, dans cette renaissance et avec une
telle filiation , fut entouré de nombreux hommages.
Parmi les sectateurs de ce culte nouveau se firent
j^î'iitriprilenient remarquer Wilcher, Wilkins ,
PHILOSOPHIE MODEllNE. CHAP. XIV. 329
Whertnigtbron , Widdrington , et leur disciple
Thomas Burnet (1), mais surtout les deux illustres
amis Henri More et Raoul Cudworth , tous deux
professeurs dans cette université, ^'ous avons déjà
rencontré H enri More au n ombre de ceux qui élevè-
rent, contre la philosophie de Descartes, des objec-
tions ou des doutes auxquels Descartes prit soin de
répondre. Il craignait que l'athéisme ne trouvât
du secours dans plusieurs des opinions carté-
siennes , spécialement dans celle qui considère
l'étendue comme corporelle, dans celle qui pré-
tend expliquer tous les phénomènes de la nature
par les seules lois mécaniques du mouvement,
dans celle qui rejette les causes finales. 11 l'ut
effrayé des conséquences que Spinoza tirait des
principes cartésiens. Cependant il assigna encore
un rang élevé à la philosophie de Descartes; il en
approuva la direction (2) ; il adopta la démonstra-
tion cartésienne de l'existence de Dieu (3) ; il
s'empara surtout de l'hypothèse des idées innées,
et lui donna un développement considérable.
11 est curieux de recueillir de la bouche de
cet homme pieux et candide (/i) le récit de sa
(1) Gilbert Burnel, Historij ofhis own time; 1. II, p. 18G, 187;
Adau., 1661 .
(2) Mori epistola ad V. C, quœ apologiamcompleclitiir pro Carlesxo;
t. I, p. d07, 116.
(3) Ànlidot. adv. atheism., 1. 1, c. 8, p. 22, etc., etc.
(i) V. l'histoire de sa vie écrite par lui-même, dans la prélaco de
ses OEurres phi]i>!iop)nqt!t'>^ ; ! (indros , |(i~(!.
330 HIST. COMP. DES SYST. DE PBIL.
propre histoire, d'apprendre de lui comment il
fut conduit aux doctrines qu'il embrassa avec
tant d'ardeur. 11 avait consumé beaucoup de
temps à l'étude d'Aristote , à la lecture de Car-
dan et de Scaliger , sans que sa raison pût en
être satisfaite; il n'avait pas retiré plus de fruit
de l'élude des scolastiques ; il s'égara même
quelque temps dans le dédale de leurs subtilités.
11 se préoccupa tellement de la question ardue
qui s'était élevée entre les thomistes et les scotis-
tes, et qui avait pour objet le principe de l'indivi-
duation, qu'il en vint à croire qu'il n'était point
lui-même un individu distinct et complet, mais
seulement une portion et comme un membre d'un
autre individu immense et intelligent. Enfin, après
avoir longtemps cherché dans les ouvrages des
scolastiques à acquérir la conviction de la vérité,
il fut jeté au contraire , par le spectacle de leurs
interminables disputes, dans, un absolu scepti-
cisme. 11 se réfugia dans les bras des platoniciens;
il recourut à Marsile Ficin, et prit avec lui, pour
guides , l'Hermès Trismégiste et Plotin. Là ,
enfin , s'offrirent à lui une lumière éminem-
ment pure, puisqu'elle émanait de Dieu même,
une science qui n'avait plus rien d'incertain , puis-
qu'elle n'avait plus rien de profane et qu'elle
substituait l'intuition directe au raisonnement.
11 eut à combattre en lui-même les instincts de
sa nature animale, qui le rappelaient encore à la
PHILOSOl'KIL MODEREE. CllAV. XIV, 331
discussion -, mais il en triompha et goûta le
repos de la contemplation. Dés lors, aussi, il se
livra presque exclusivement à la théologie, et il
obtint un rang distingué parmi les théologiens
anglais.
Henri More voulut alfermir par de nouvelles
preuves fi) l'opinion qui représente Pythagore
comme un héritier des doctrines hébraïques. Par-
tant de là pour s'engager sur les traces de Reuch-
lin , il entreprit de ramener les traditions cab-
balisliques à leur antique pureté, de les justifier
en les régénérant , et d'en montrer la consangui-
nité avec l'enseignement de Pythagore. 11 distin-
gua donc deux manières de philosopher : l'une
toute spirituelle, seule légitime; l'autre illégitime
et matérielle. L'une a sa source dans la révélation
divine; elle compose cette cabbale qu'ont altérée
les écrivains juifs; elle a éclairé les philosophes
de l'antiquité sur Dieu , l'àme humaine et la vertu ;
elle repose sur les idées innées, sur les axiomes
évidents par eux-mêmes et qui servent de fonde-
ment aux sciences. L'autre n'est que le produit
de l'intelligence humaine, tel qu'elle l'obtient
du sens interne ou des sens extérieurs; elle
ne dorme le jour qu'à des propositions contin-
gentes et incertaines; elle n'atteint qu'aux phé-
1 l'nrhiriilio)} ftlilriiin
332 HIST. COMP. DES SYST. DL PHIL,
nomènes et aux apparences (1). Au milieu de ces
spéculations mystiques , Henri More eut cepen-
dant le bon esprit de reconnaître que la méta-
physique, en voulant s'occuper dû développe-
ment des notions abstraites les plus générales,
usurpe sur le domaine de la logique; il renferma
la métaphysique dans la connaissance des êtres
incorporels. Attribuant une réalité positive à
l'espace étendu, immobile, il se vit conduit à
lui attribuer quelque chose de divin : « Cet espace
» immense , éternel , nécessaire , indestructible ,
«incommensurable, est comme une représentation
«confuse, générale, de l'essence divine ou de la
» présence essentielle de Dieu (2). » Dans l'exagé-
ration de son zèle pour la cause du spiritualisme,
il alla jusqu'à soutenir que «l'incrédulité quant
» aux apparitions surnaturelles des esprits était un
«prélude dangereux qui ouvrait la voie à l'a-
» théisme. A l'axiome politique: Point (Cévéque ,
» point (le 7'oi , répond, disait-il, l'axiome méta-
» physique : Point d'esprit, point de Dieu (3). »
Le platonisme, en se produisant en Angleterre
vers la fin du xvn^ siècle, s'y montra donc d'abord
confondu avec les doctrines mystiques qui s'en
étaient emparées dans les âges précédents. Ce-
{\) Confiitalio cabbalœ œto-pœdo-melisseœ. — OKuvres d'H. More,
p. S27.
(2) Enchiridion nietnphtjs., c. 2 et 8.
(3) Antidutiis advers. ath., inafalio.
PHlLOSuf'HlK .MODERNE. CHAI'. XJV. oli.i
pendant il trouva aussi à Cambridge un inter-
prète plus fidèle et plus pur. Uni à Henri More
par les liens de l'amitié, parla communauté des
intentions, par les sympathies de la vertu , Raoul
Cudworth, en partageant plusieurs de ses opi-
nions, possédait, toutefois, une raison plus saine
et plus sévère, des connaissances plus étendues,
et savait en faire surtout un emploi bien plus
judicieux. Cudworth consacra ses travaux et sa
vie à garantir à l'humanité la possession des
deux plus grands trésors : la conviction de l'exis-
tence de Dieu, et l'immutabilité des notions
morales. C'est dans ce but qu'il dessina le plan
du vaste édifice auquel il donna le nom de système
intellectuel. Quoiqu'il n'ait pu accomplir qu'une
partie de ce plan , ce qu'il en a exéctité offre cer-
tainement l'un des monuments les plus remar-
quables que l'érudition , dans les temps modernes ,
ait élevés en l'honneur de la philosophie. On ne
sait si l'on doit s'étonner davantage des immenses
recherches qu'il suppose, du choix et de la saga-
cité avec laquelle leurs résultats sont employés,
ou de l'ordre et de l'unité qui régnent dans l'en-
semble.
Mosheim, en traduisant ce bel ouvrage en latin,
lui a donné encore un nouveau prix par les sa-
vantes notes qu'il y a jointes. En se proposant
de justifier tout ensemble et l'action de la Provi-
dence dans le gouvernement de l'univers, et le li-
bre arbitre de F homme, le professeur de Cam-
334 HiST. <;OMP. DES SYST. BE PIIÎL.
bridge chercha l'origine des doctrines qui ont
mis en danger ces deux grandes vérités , dans les
systèmes relatifs aux principes des choses, dans
les notions que les philosophes se sont faites du
destin, et dans l'abus de F hypothèse qui constitue
la philosophie corpusculaire. Liant par consé-
quent la physique elle-même à la théologie et à
la morale , il considéra les théories relatives aux
atomes, aux lois du mouvement, à la marche gé-
nérale de l'univers, dans leur rapport avec l'a-
théisme et avec les opinions qui s'y rattachent.
11 embrassa donc, dans ses vastes exploratiot)s,
l'histoire entière des opinions philosophiques
sur ces points fondamentaux dans la succession
des siècles.
Cudworth distingue trois systèmes divers sur le
destin, qui tous trois soumettent le cours des
choses à l'empire de la nécessité : le pi'emier,
qui n'a guère été produit que par les modernes,
et d'après lequel la Divinité aurait tout réglé d'a-
vance par des décrets éternels , absolus, inflexi-
bles; le second, qui fut celui de Zenon et de Ghry-
sippe chez les Grecs, des Esséniens chez les Juifs,
et qui suppose que la Divinité, agissant elle-même
avec nécessité, quoique avec sagesse, a constitué
l'univers sur des causes générales et primiti-
ves dont le développement règle la marche de
toutes choses ; le troisième enfin, celui de Dé-
mocrite et d'Epicure, qui, faisant disparaître la
Divinité de l'ordre des causes , fait peser sur le
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 33.")
monde une nécessité aveugle et toute physique (1).
Or, le dernier de ces trois systèmes a invoqué
le secours de la philosophie corpusculaire, et a
voulu s'identifier avec elle. Les propriétés consti-
tutives des atomes et leurs mouvements divers
suffisent, dans ce système, pour rendre compte
des phénomènes de l'univers par des combinai-
sons toutes mécaniques {"2).
Mais la philosophie atomistique conduit-elle
inévitablement aux corollaires que les athées
cherchent à en obtenir? Ya-t-elle même toujours
conduit? Voilà la question que Cudworth se pro-
pose. « Démocrite n'a point, dit-il, été le créateur
» de cette philosophie ; il n'a fait au contraire qu'en
» abuser et la corrompre. L'hypothèse des atomes
» remonte au berceau même de la philosophie.
«Moschus le Phénicien en fut probablement le
«premier auteur; Pythagore en recueillit la tra-
«dition; Empéducle la reçut de Pythagore: Anaxa-
j-gorass'en empara en la modifiant. Mais, jusqu'à
» Démocrite, tous les philosophes, en adoptant
«cette hypothèse, reconnaissaient une Divinitéqui
» régitl'univers, et des intelligences distinctes de la
» matière, qui sont répandues dans cet univers (3) .
» La doctrine qui admet une nature spirituelle fut
«contemporaine de celle qui admettait des élé-
[i] Sjjf^lema intellectuale , c. 1 , § 1,
t,2) Ib.d., luid., § 3.
,:i, Ibii., li-id., § 8 à IS, i2, 43.
y.'yC) fllST. COMP. J)ES .SYST. DE PHIL.
f> ments matériels ; elleétait naturellement associée
» à celle-ci; les deux principes , l'un actif, l'autre
» passif, se correspondaient l'un à l'autre dans la
» philosophie primitive , comme ils se correspon-
»dent aux yeux de la raison, La matière, aveu-
»gle, inerte, attend et reçoit l'impulsion qui la
«meut; l'intelligence, qui connaît, imprime aussi
» le mouvement. 11 n'y a dans les coi'ps que gran-
» deur, figure, situation, mouvement.Les corps sen-
» sibles ne sont, d'ailleurs, que des agrégats ; leurs
» élémenls se dérobent à nos sens ; mais la variété
» de leurs combinaisons explique la variété des pro-
» prlétés inhérentes aux corps. Le principe actif et
«spirituel est également nécessaire pour expliquer
» un second ordre de phénomènes, celui qui se
» rapporte à la vie. Il rend compte aussi des appa-
» rences qui accompagnent le premier ordre de
» phénomènes, c'est-à-dire des sensations que Tes-
»prit rapporte aux corps, quoiqu'elles lui appar-
» tiennent à lui-même (1). »
Pénétré d'une vive admiration pour Platon,
dont les écrits ont été l'objet de ses plus profon-
des et de ses fréquentes méditations , Cudworth
lui reproche cependant de s'être laissé entraî-
ner trop loin dans Féloignement qu'il éprou-
vait pour la théorie atomistique , et d'avoir
voulu en quelque sorte spiritualiser l'univers. 11
blâme Aristote d'avoir partagé les préventions
(1) Siislenid \n1el\erUi(il(\ c. i, § 27 :i Xi , -il , i2.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 337
exagérées de son illustre maître, et d'avoir substi-
tué aux atomes, principes réels des choses, ces
formes et ces qualités qui ne sont que de vains
noms, comme Platon leur avait substitué les
idées (1).
On comprend quelle importance nouvelle pré-
sentait la question qui avait pour objet de déter-
miner le mérite de la philosophie corpusculaire,
à une époque où Descartes venait de remettre
cette philosophie en honneur. Le professeur
de Cambridge en avait adopté les principes ;
il mettait donc le plus haut intéi et, non-seule-
ment à purger la théorie atomistique de toute
influence funeste aux vérités morales et religieu-
ses, mais encore à la rendre tributaire de ces vé-
rités qui lui étaient si justement chères. « La phi-
» losophie corpusculaire, dit-il, loin de protéger le
«sensualisme, dément la prétendue maxir.o qui
«ferait naître les connaissances de la sensation,
» puisqu'elle place dans des propriétés qui échap-
» peut aux sens les fondements du vaste édifice de
«l'univers. Elle met en lumière l'existence des
» substances immatérielles, puisqu'elle refuse à la
» matière toutes les qualités qui pourraient expli-
» quer les phénomènes de l'intelligence ; elle ren-
svoie à la sphère du monde subjectif les qualités
«sensibles que nos illusions transportaient dans le
iW Sijstemn inlrllccl., o. 1, § i^ cl io.
IT.
3B8 iiisr. (;oMP. oi'.s syst. de piîir.
«monde objectif-, n'admettant qu'un mouvement
» local, mouvement nécessairement communiqué
j^et qui suppose un moteur différent d'elle-même,
» elle contraint de rechercher la cause dans le do-
«maine de l'intelligence, à laquelle seule l'action
» peut appartenir. Si elle repose sur un mécanis-
» me , elle admet des idées distinctes de ce méca-
«nisme, qui y président et qui sont le mode
» d'une autre nature supérieure; en un mot , elle
«humilie ces sens dans lesquels les matérialistes
» cherchaient leur seul guide, pour faire triompher
«l'éternelle raison, cette sublime géométrie de
» l'univers (!).«
Le professeur de Cambridge fut loin , toute-
fois , de donner son approbation à l'ensemble de
la doctrine cartésienne , ni même à la combinai-
son que Descartes avait adoptée pour expliquer
le système du monde. Quoique professant une
grande estime pour Descartes, il plaça ce philo-
sophe fort au-dessous d'Aristote; il combattit le
doute méthodique (2) ; il rejeta la démonstra-
tion de l'existence de Dieu par l'idée que nous en
avons (3) ; il réfuta surtout avec énergie cette
opinion avancée par Descartes, mais à laquelle
peut-être Descartes tenait peu au fond, qui fait
dépendre de la volonté divine les vérités éternel-
les ei nécessaires, qui prête à Dieu le pouvoir de
(1) Systema int'ilectuale, c. 8, § 27.
(2) Ibid.,i!>id.,ldi.
(3) JOUI., ilnd., g 98 ot suiv.
PHILOSOPHIE MODERNE, CHAP. XIV. 339
faire les choses contradictoires ,(l). La physi-
que de Descartes lui parut trop favorable à l'a-
théisme, et en cela, il faut le dire, cet homme
de bien ne sut juger exactement ni la doctrine
cartésienne, ni les besoins réels des vérités reli-
gieuses. Il se persuada que ce n'était point assez
de réserver à l'auteur de toutes choses cette
grande dispensation par laquelle il a créé les lois
générales et décrété le plan de l'univers ; il fai-
sait un tort à Descartes d'avoir soumis le monde
matériel à la seule puissance immédiate des lois
du mouvement (2).
Indépendamment de cette espèce d'athéism
qui s'est emparé, en la corrompant, de la philo-
sophie corpusculaire, Cudworth en distingue en-
core trois autres qui , chez les philosophes de
l'antiquité, ont appelé à leur secours trois systè-
mes différents sur les principes des choses: le
premier, celui auquel il donne le nom d'athéisme
hylozoïque, et dont il rapporte l'origine à Straton de
Lampsaque; ce système dota la nature d'une éner-
gie et d'une vie intérieure qui, renfermée dans
chaque particule de la matière, mais privée d'in-
telligence, a imprimé aux corps les formes dont ils
sont revêtus (â) . Le second, que Cudworth attribue
(1) Systema intellectuale , § 21.
(2) Ibid., C. III, Dissertatio de nature génitrice ^ § 2, 30; c. V.
§5S,S4,63.
(3) Systema intellectuale, c. 3, § 1 à 8.
340 HIST. COMP. DES SYST, J)!. PHIL.
à Anaximandre, en ne reconnaissant qu'une ma-
tière insensible et aveugle, cherche dans les/ormes
et les qualités les principes élémentaires que Dé-
mocrite avait trouvés dans les atomes (1). Le der-
nier enfin, qu'il appelle cosmoplastique et qu'il croit
découvrir chez les stoïciens, considère l'univers
comme une sorte de corps organisé, quejDroduit
suivant un certain ordre, et avec un certain art,
rme nature active et féconde, mais privée elle-
même d'intelligence. L'athéisme cosmoplastique
diffère de l'athéisme tujlozoïque en ce qu'il n'aban-
donne rien aux jeux du hasard (2). Ces quatre
espèces peuvent se rapporter à deux genres : l'un
qui fait remonter l'origine des choses à un prin-
cipe aveugle et fortuit, au mouvement de la ma-
tière se déployant sans lois; l'autre qui la place
dans la nature procédant avec art et régulière-
ment, quoique sans intelligence (3). Cudworth re-
connaît, au reste, que si l'athéisme s'est appuyé sur
ces quatre systèmes principaux imaginés par les
philosophes pour expliquer la formation de l'uni-
vers, il ne s'ensuit point que tous les partisans de
ces mêmes systèmes aient été pour cela, à beau-
coup près, favorables à l'athéisme (/i).
Cudworth lui-même, en même temps qu'il re-
(.1) Systema intellect., c. 3, § 20 à 24.
(2) Ibid.,iMd.,^m, 27,30, 31.
(3) Il?i(l., ilnd., § 33 à 35.
(4) lb\d., ihid., § 37.
PHILOSOPHIE AIODEF.XE. CHAP. XIV, 341
produisit la philosophie corpusculaire avec le ca-
raclère primitif qu'il supposait lui avoir été im-
primé par Moschus et Pythagore, c'est-à-dire
comme étroitement liée au spiritualisme , Gud-
M'orth s'attacha vivement à l'hypothèse d'une ««-
ture plastique (1), active et féconde, qui est
entre les mains de la Providence un instrument
inférieur et subordonné; qui, sous son autorité,
et quelquefois corrigée par elle , quelquefois
s'arrètant devant sou intervention immédiate ,
exécute tout ce qui, dans la nature, suppose l'or-
dre et la régularité dans le mouvement et la con-
figuration de la matière. Il lui paraissait presque
impie, ou de n'accorder d'action à la Divinité sur
ses ouvrages que par les lois générales du mou-
vement, ou de supposer que la Divinité descendit
elle-mèmejusqu'aux moindres détails de l'orga-
nisation des corps et des phénomènes matériels(2) .
Il crut retrouver cette hypothèse dans les phi-
losophes les plus distingués de l'antiquité ,
Empédocle , Heraclite , Hippocrate , Platon ,
(1) Dans la traduction latine de Mosheim , le développement de
celte hypothèse fait le sujet d'une dissertation spéciale annexée au
chapitre o du Syslcme intellectuel. Dans l'édiliou anglaise , elle est
contenue dans le § 37 du même chapitre, et ce § se sous-divise iui-
jnèuie eu 3i articles. Nous avoiis suivi la iraducliou de Mosheim
coumie plus répandue et recevant, d'ailleurs, des notes de ce savant
une utilité particulière.
(2) Sijslema inlellecluale. — ])(xsertafio de naturâ (leiiitrke ,
ç 2 il ;>,
3/j2 IIIST. COMP. DES SyST. DE PHIL.
Aristote, Zenon, comme il la retrouva dans Para-
celse (1).
Aussi, Gudworth étendit sinon l'accusation pré-
cise d'athéisme, du moins le reproche d'avoir fa-
vorisé l'athéisme, jusqu'à ces philosophes qui
ont entièrement séparé le domaine de la physi-
que de celui de la théologie. 11 adopte la sévère
réprimande que Platon et Aristote avaient adres-
sée sur ce sujet à Anaxagoras, et la reproduit en
l'appliquant à Descartes (2).
On voit comment, dans l'esprit de Gudworth,
la théorie atomistique s'unissait aux doctrines
du spiritualisme et de la Providence divine, com-
ment aussi cette théorie et ces doctrines trou-
vaient un lien commun dans l'opposition entre
la matière et l'intelligence, dans la distinction
entre les qualités premières et les qualités secon-
des des corps, dans les observations psychologi-
ques qui nous font considérer les sensations
comme de simples modalités de notre âme.
Ce fut dans le même esprit que le professeur de
Cambridge revendiqua, en faveur des notions mo-
rales, cette immutabilité que réclament les inté-
rêts de la vertu. Si la philosophie, à ses yeux, n'a-
vait pas de mission plus auguste et plus sacrée
que de repousser les nouvelles opinions de Hob-
bes, qui faisait descendre des seules lois positi-
(J) Systema intellect.; Disserl. de nat. genit., § 6.
(2) Ibid., §1 et 6.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. B/jS
ves la distinction du bien et du mal, il avait
été aussi alarmé par celles de Descartes et de
divers théologiens qui font découler unique-
ment de la libre volonté de Dieu les règles du
juste et de l'honnête, sans admettre que ces rè-
gles soient, comme celles du vrai, une consé-
quence , une expression de la nature et de l'es-
sence divines (1). Il reçut des raisonnements de
Hobbes la même impression que Platon avait
reçue de ceux de Protagoras (2), et, à l'exemple de
Platon, il crut voir dans le système philosophique
qui fait dériver de la sensation toutes les con-
naissances , le principe de cette funeste opinion
qui renverse les fondements des notions mora-
les. Ce fut donc aux principes mêmes des connais-
sances humaines qu'il remonta pour détruire les
erreurs dont il voulait prévenir la contagion ; il
se proposa de mettre en lumière la dilTérence ou
plutôt le contraste qui existe entre les opé-
rations des sens et l'exercice de la raison, 11
reproduisit sous un nouveau jour les oppositions
déjà établies entre ces deux modes d'opérer, par
Platon , par Plotin et les platoniciens de tous
les âges.
(1) De VéternUé et de V immutabilité des noUons dn juste et de
Vhonnêle , c. 3, §2; imprimé à la suite du Syslcme intellecliiel ,
dans la traduction de Mosheim , t. 11.
(2) llnd., 1. '1, c. 1 et 2.
3/l/l HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
«Dans la sensation, l'àmeest, à quelques égards,
» passive ; cependant elle y coopère aussi par sa
« propre activité ; elle y apporte une perception ,
» une pensée. Mais ces pensées , qui s'unissent
)) ainsi et se confondent avec la sensation , sont
» essentiellement distinctes des pensées pures
» que l'esprit produit par sa seule et propre
» énergie (1). L'intelligence ne considère point
» proprement ce qui est hors de Fâme ; elle se
» concentre dans les notions qui appartiennent à
» l'âme elle-même. L'âme ne peut acquérir au-
» eu ne notion des choses que par ce qui lui est
«propre, inné, familier et domestique, si l'on
» peut s'exprimer de la sorte ; ce sont les raisons
» inieUigihles. Notre entendement a le pouvoir
«d'exciter et de produire en nous-mêmes ces
» raisons , tandis qu'il n'est pas libre de se donner
«les sensations qui lui plaisent.
«Les notions qui ne tombent point sous les sens
«constituent les noamènes {noémaia) , tandis que
«les sens et l'imagination ne donnent que des
«apparences [aistêmata^pliantasmaia). Au nombre
» de ces notions sont , par exemple , celles de la
«justice, du devoir, de l'obligation, delà vérité,
« de la fausseté , de la cause , de l'effet , du genre ,
)) de l'espèce, du néant, du contingent, du possi-
» ble , de l'impossible. U y a des propositions qui
(1) De l'éleniHé et de rimmitluliUiU' des iiolious (la juste el de
HioiDiôte , 1. m, c. t.
PHILOSOPHIE MODEREE. CHAP. XIY. 345
» ne correspondent à aucune image , et dont les
» termes sont unis par une connexion nécessaire.
)) Telle est celle-ci : Rien ne peut être et nêtre pas tout
» ensemble. 11 est donc des choses qui ne peuvent
» être ni senties ni imaginées , mais seulement
«connues {noéta), quoique l'imagination tende
«sans cesse à les saisir, et trouble ainsi, par les
» métaphores dont elle tâche de les revêtir , les
«exercices de cette contemplation abstraite et
» supérieure qui devrait seule les atteindre. On ne
» saurait admettre l'hypothèse de ceux qui , par
» une fausse interprétation des paroles d'Arislote ,
» supposent que ces i-aisons des clioses sont tirées
» des perceptions sensibles à l'aide de je ne sais
«quel entendement actif, comme par un artifice
» chimique. Car, comment faire sortir la per-
» fection de l'imperfection , la vigueur, la puis-
DSance et l'action de ce qui est lourd, inanimé
«et passif? D'ailleurs, à le bien prendre, cette
«hypothèse n'accorde pas moins à Tactivité pro-
« pre de l'àme, que nous ne lui accordons nous-
» mêmes.
«Lorsqu'au milieu d'une foule immense nos
« regards errent sur tous les individus qui la com-
» posent et qui nous sont inconnus, si par hasard
«ils viennent à y apercevoir le visage d'un ami ,
» on dit avec raison que nous le connaissons ; car
- nous en possédions déjà la notion anticipée.
« C'est ainsi que nous connaissons aussi les objets,
«et voilà pourquoi les platoniciens disent que
3/sO lUST. COMP. DES S\ST. DE PII IL.
» la connaissance n'est qu'une simple réminiscence (1).
« La méprise qui conduit les hommes à attri-
» buer aux sens l'origine des notions de l'esprit ,
«provient de ce que ces notions se produisent
)) souvent dans l'esprit à l'occasion de la présence
» des objets sensibles , et de ce qu'alors on ne sait
» pas distinguer cette espèce d'excitation acces-
» soire de la vraie cause intérieure qui produit
«réellement ces notions. C'est ce qui arrive spé-
» cialement à l'égard de celles qu'on appelle rela-
» tives , telles que celles de la cause et de l'effet , de la
» sijmétrie , etc. Mais veut-on la preuve manifeste
»de cette erreur? Veut-on apprendre à discerner
«l'occasion extérieure et la vertu intime et pro-
» ductrice ? Qu'on cherche à s'expliquer , par
«exemple , comment le spectateur reconnaît que
«l'image d'un objet, retracée dans un miroir,
» n'est pas cet objet lui-même ; qu'on examine
« comment la structure d'une horloge et sa desti-
« nation , comment la beauté des formes , hi
«puissance des forces naturelles, peuvent être
«appréciées. Les sens ne peuvent donner que les
«perceptions des couleurs ou d'autres qualités
» sensibles ; l'intelligence seule est capable d'y
» ajouter l'estimation de la convenance qui existe
)) entre les diverses parties de l'ouvrage , de leur
«rapport avec le but "auquel elles sont uppn^-
(1) De fclcrnile et de rimmutahilUi' des nolioiw, de, 1. ill, c 1.
PHiLOSOPHiE MODERNE. CHAP. XIV. 3Zi7
» priées , de l'action qu'elles exercent les unes sur
))les autres. Tout ceci est l'office du jugement,
» des notions qui préexistaient en nous et qui sont
» appliquées à ces objets. L'œil ne voit réellement
«point une machine ou une horloge, en tant
)) qu'elles sont une combinaison coordonnée ; il
«n'en voit que les éléments matériels ou les de-
))hors. L'édifice qui s'élève devant nous n'est pas
» seulement un amas de pierres , il renferme aussi
r> l'exécution d'un plan conçu par l'intelligence de
» l'architecte, et qui était déjà présent à la pensée
))de celui-ci avant que les manœuvres vinssent
» l'exécuter comme une sorte de conception toute
» logique. Il en est de même des animaux , des
» plantes , de l'univers entier, sublime mécanique
«construite d'après les dessins de l'architecte
«éternel. Nous formons nous-mêmes certains
» agrégats, certains touts, dont les éléments sont
» épars, quelle qu'en soit la distance réciproque ,
» comme ceux de la cité politique , par exemple ;
» les liens qui les unissent sont tirés de certaines
» actions que nous exécutons en qualité de natu-
» res intelligentes (1).
« Supposons qu'un homme et un animal consi-
» dèrent en même temps une statue , qu'ils enten-
» dent à la fois une symphonie ; quoique leurs
» sensations soient les mêmes , combien les idées
(1) De V éternité et de rimmiitabilitédes notions dujiifie et de Vh '/?-
nètCy 1. 111, c. 2.
3/18 HIST. COMP. DES SYST. DE PHJL.
» qu'ils en recevront seront différentes ! Quelle
» différence encore, à cet égard, entre les idées que
» concevra un artiste et celles d'un spectateur ordi-
» naire ! Placez un érudit et un ignorant en pré-
« sence du même livre ! Que sera-ce du grand livre
))de la nature (1)?
«Ainsi, l'âme de l'homme est remplie de notions
» qui ne sont point imprimées en elle par les objets
» externes, quoique la présence de ces objets puisse
» en exciter la pensée. Mais les choses corporelles
«elles-mêmes perçues par les sens ne peuvent
Ȑtre connues et comprises que par une force
» et une puissance propres de l'àme qui leur ap-
» plique les notions inhérentes à elle - même.
» Car. lorsque nous apercevons la lumière ou les
» couleurs , lorsque nous sentons le froid ou le
» chaud , lorsque nous entendons des sons ou des
)' bruits , etc. , notre méditation s'étend plus loin
» encore ; nous cherchons , en prenant la nature
» pour guide, ce que sont cette lumière, ces cou-
)> leurs, ce froid, ce chaud, ces sons, etc. , preuve
)' certaine que nous ne les comprenons point parla
» sensation seule. Cette connaissance est plus
» claire que la sensation même ; il en serait tout
» autrement, si elle dérivait de la sensation ; c'est
» ainsi que le son est plus faible, en se répétant
»dans l'écho, qu'à sa naissance. La pensée seule
(1 ) De l'éternité et de rimmvtrtbililédes votions du juste et de Vhon-
ti'lc, c. 2, § 15 el ]').
PIlILOSOPHll:: MODERNE. CHAP. \IV. ?>h9
» atleint la substance et l'essence. Quoique la no-
» tion rationnelle du triangle se rencontre dans
» l'esprit avec Timage d'un objet triangulaire , la
» première a une rigueur et une pureté qui ne se
» retrouvent point dans la seconde. La sensation
«n'est qu'une sorte de langage que la nature
«adresse à l'homme ; c'est à l'esprit de l'homme
» qu'il appartient de lui attacher sa valeur pour
» en saisir le sens. Les philosophes vulgaires com-
pmelteiiL donc une double erreur lorsqu'ils sup-
» posent que les images des objets extérieurs sont,
» par l'organe des sens , imprimées dans l'âme
» comme dans une sorte de matière brute ; ensuite,
«lorsqu'ils prétendent que les notions rationnel-
»les, c'est-à-dire abstraites ou universelles, sont
» déduites des impressions sensibles par une cer-
» taine élaboration de l'esprit. Pour échapper aux
«objections qui les pressaient, ces philosophes
«ont imaginé de nier qu'il y ait de véritables
» notions universelles ; ils ont prétendu que ces
» notions ne sont que des noms communs à plu-
» sieurs objets : telle a été l'opinion de la secte
» des nominaux. Mais ce système n'est fondé qu'en
«ce qui concerne les choses existant hors de
«l'âme (1).
« Les choses corporelles et particulières ne
« sauraient donc être le premier objet de l'intel-
(l) De l'élernilé et de l'immutabilité des notions du juste et de
l'honiuHc, c. 3.
350 ilIST. CQMP. DES SIST. DE PHIL.
)' ligence el de la connaissance ; il est nécessaire
» qu'il y ait un autre ordre de choses qui en soit
«l'objet direct, qui n'éprouve aucune mobilité,
» qui subsiste perpétuellement le même : ce sont
»/e.v natures, les essences intelligibles, origine et fon-
^ dément de toute connaissance certaine et sta-
»ble. Elles sont unes el indivisibles ; elles subsis-
» te nt même en l'absence de nos âmes, comme
«les vérités mathématiques; il y a dans l'univers
» une certaine sagesse qui existe nécessairement,
n qui n'a point été produite, qui ne saurait périr;
»il y a par conséquent une intelligence infinie et
» éternelle, qui comprend dans son sein ces natu- ■
» res et ces essences. C'est à l'aide de ces notions
» communes à tous les esprits que les hommes s'en-
» tendent entre eux, parce qu'ils attachent ainsi
«les mêmes acceptions aux mêmes termes (1).
« La possibilité même d'errer est un témoignage
» de l'existence de cet ordre de vérités. Car, au- j
«trement, comment la raison pourrait-elle re- "
» connaître son erreur et discerner le vrai du faux?
«L'erreur n'appartient point au sens externe;
» l'image, en tant qu'image, ne peut être fausse;
» elle ne le devient qu'autant qu'elle est rapportée
))à une réalité (2).
« Mais comment savons-nous que ces notions
(1) De V éternité et de V immutabilité des notions du juste et de
Vhonnête, c. 4.
(2) lbid.,c. 5, § 3.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. T. 31
«sont conformes aux natures et essences inimua-
»bles et aux rapports qui régnent entre elles?
.)Car, les notions dont se compose la science
»ne dérivant point des objets, nous ne saurions
» trouver hors de nous-mêmes le type et le nio-
» dèle d'après lesquels nous devons les vérifier. 11
» ne nous est point permis non plus de chercher
))Ce type au-dessus de nous, puisque nous ne
«pouvons pénétrer dans les secrets de l'intelli-
«gence infinie, quoiqu'elle renferme sans doute
» la règle première de la vérité. Ces notions ra-
» tionnelles , n'existant que dans notre âme , ne
«sont-elles point de simples produits de notre
«entendement, de simples êtres de raison?
«Quelle en peut être la réalité objective? « Ciid-
worth se pose souvent cette question (1). 11
répond : « Le signe du vrai réside dans notre con-
» naissance elle-même ; il est enseveli dans les no-
» tions de l'esprit. Car l'essence de la vérité consiste
« dans l'évidence et dans la clarté, et la puissance
«divine elle-même ne pourrait pas faire que ce
>.qui est faux soit clairement et distinctement
n ])erçu. Ce qui est faux n'est rien-, ce qui est clai-
« rement conçu existe tel qu'il est conçu. » On
dira peut-être: « Ce ne sont cependant que nos
» propres facultés qui nous enseignent ces choses;
» nous n'avons pas d'autres garants et d'autres
(1) De VéternUé et de fimmulabiiUè des ujlious du juste cl de
r honnête, c. 2, § 1 1 ; c. 4, § 4.
3j2 HIST. COIViP. DES SYST, DE PHIL.
» guides; mais ces facultés ne peuvent-elles donc
» être trompeuses? » Cudworth répond encore : « Je
» place la raison dernière et la vérification de toute
■> connaissance , non dans la constitution fortuite
»de nos facultés, ou dans leurs habitudes, mais
«dans l'évidence même des notions; ainsi, nous
»ne jugeons point que ces notions sont exactes,
» parce que nos facultés sont bien réglées ; mais
» au contraire, nous jugeons que nos facultés sont
» saines et en bon état, par cette évidence des no-
»tions elles-mêmes. Raisonner autrement, ce
» serait vouloir révoquer en doute les découvertes
» astronomiques , sous le prétexte que les astro-
» nomes emploient des télescopes; rejeter ce signe
» caractéristique de la vérité , vouloir le transpor-
» ter dans nos facultés , ce serait renverser de
«fond en comble toute connaissance humaine:
» car la connaissance ne se termine pas à ce qui
» paraît être , mais à ce qui est. Elle est la com-
» préhension de ce qui existe véritablement, et
«nous n'aurions, sans le secours de l'intuition ,
» aucun gage certain de la capacité réelle de nos
» facultés intellectuelles (1). Du reste , les notions
)^ rationnelles n'ont rien d'arbitraire ou de factice;
» elles sont nécessaires par elles-mêmes. Les no-
» tions morales ne sont pas moins nécessaires que
»les notions mathématiques; quant à leur réa-
»lité, elles résident dans l'intelligence suprême
(Il De l'éleniilt' cl (h fiinmnifihUilc des rioHoim, etc.,c. 't, § 0 à 10.
PHlLOMjriilE MODERNE. CIIAP. XIV. 35o
» qui les conçoit et les embrasse ; elles résident
«dans notre entendement; il ne faut pas leur
«chercher d'autre mode d'existence (1). »
L'àme, conclut le professeur de Gambridp^e,
n'est pas une simple table rase , destinée seule-
ment à recevoir l'instruction qui lui viendrait du
dehors , elle est surtout une force active et pro-
ductrice ; les connaissances ne commencent point
à la sensation , mais s'y terminent au contraire.
Cette vérité une fois reconnue , les notions mo-
rales sont en sûreté; elles sont éternelles, im-
muables; elles ne dépendent ni du caprice, ni de
l'opinion des hommes ; elles sont nécessaires ,
constantes, pour toutes les intelligences. «Non
)>que nous adoptions, dil-il , cette hypothèse ab-
» surde qui attribue aux essences une existence
» propre, comme à autant de natures indépendantes
«du Créateur et qu'il s'est borné à revêtir: mais
»en ce sens que ces essences rationnelles sont
» comprises de tout temps dans l'intelligence in-
« finie (2). »
Comment Cudworth , en développant la doc-
trine de Platon, telle surtout qu'elle se montre
dans les commentaires de Plotin , échappera-t-il
à l'idéalisme? Comment fondera-t-il la réalité des
connaissances en ce qui touche les objets exté-
rieurs, lorsqu'il refuse à la présence de ces objets
(1) De Véternitéel de CimmutabHUé des notions, elc.,\. 111, c.
(2) UM., ma., c. (>.
fl. :?:î
354 liisi- r.oiViP. DHS svsr. dI' piiii,,
toute coo{)ération dans les notions qui en pro-
viennent? Lui-même il a dit, avec Boèce, que
« l'àme ne peut connaître qu'elle-même et ce
» qui est en elle ; que la connaissance n'est pas
» la perception des objets placés hors de nous;
» que les notions ne sont pas les images des cho-
»ses, mais les choses elles-mêmes {/[). » Il a dit
que « la perception qui nous est transmise par les
«sens extérieurs, considérée en elle-même, ne
» fournit aucune vérité stable, si ce n'est celle-ci:
«que l'esprit est affecté par elle d'une certaine
» manière et qu'il lui semble apercevoir tel ou tel
«objet; que nul homme ne peut affirmer qu'un
«autre homme perçoit de la même manière;
» que ces perceptions étant subordonnées à l'état
« de notre corps , de nos organes , le témoignage
» des sens ne peut nous rendre raison de la nature
«des choses corporelles; que nous ne pouvons
» môme savoir, lorsque nous croyons apercevoir
» quelque chose à l'aide de ce témoignage, si cette
• chose existe réellement, ou non. Si nous n'avions
«aucune autre faculté, toutes nos perceptions
«ne seraient qu'imaginaires; elles ne seraient
:» vraies que relativement à nous-mêmes (2). »
C'est en vain que Cudworth se réfugie dans les
notions rationnelles et dans les vérités nécessai-
(1) De l'éternité et de VmmutabUilé des notions du juste el de
Chonnêle, 1. I V, <•. 1, § 1, 2; c. 5, §2.
(2) Ibid., f. f), § 1.
PHILOSOPHIE MODERM-. CHAP. XIV. 355
res, pour se soustraire à l'idéalisme; il s'agit de
donner une sanction aux vérités de fait, vérités
contingentes, mais cependant positives. Cette
sanction, le Platon de Cambridge n'essaye pas
même de la donner. 11 se borne à dire une fois en
passant : « Le témoignage et l'autorité des sens
» doivent être considérés davantage lorsqu'on de-
» mande ce qui est arrivé , ou n'est pas arrivé ,
» hors de notre esprit ; car il ne peut se faire
B que quelque chose des objets soumis à nos sens
» parvienne à l'âme, s'il ne traverse les sens comme
» un passage. Mais comment le sens peut-il trans-
» mettre quelque chose à l'esprit , et ignorer
» entièrement ce qu'il lui communique de la sor-
» te (1)? » C'est moins ici , à le bien prendre , une
solution , qu'une contradiction réelle avec l'en-
semble de la doctrine.
Nous chercherions en vain, parmi les moder-
nes, un philosophe qui se soit mieux approprié
la pensée de Platon , qui se soit davantage péné-
tré de son esprit, qui ait mieux conçu le vrai
butdesaphilosopliie, qui l'ait mieux accommodée
aux besoins et aux idées de notre âge. Cudworth
a aussi profondément médité Plotin ; mais il ne
lui a guère emprunté que ce qui respire le plato-
nisme pur; il a écarté tout ce qui , dans les En-
néades, se rapportait aux exercices contemplatifs,
(1) De V éternité et de fmmulabiïïtédes volions du juste et de fhon-
îule, 1. lY, c. 2, § G.
350 HIST. LOMP. DES S\ST. DE PlflL.
à l'échelle ascendante et descendante , et à la
puissance de l'extase. Il n'a rien négligé pour ré-
concilier Aristote avec la doctrine fondamentale
de l'ancienne Académie , et pour expliquer même
les passages du Stagyrite qui semblent la combat-
tre , de manière à faire disparaître l'opposition
des deux grands maîtres des écoles grecques. Du
reste, Cudvvorih a dégagé la philosophie de Pla-
ton de tous les mélanges des traditions orienta-
les et des systèmes de Pythagore ; il l'a dégagée
de toute alliance avec les dogmes théologiques :
c'est là ce qui distingue éminemment le pro-
fesseur de Cambridge de tous les platoniciens
qui , à commencer par Marsile Ficin , avaient
paru sur la scène depuis la restauration des
lettres.
L'Université d'Oxford, fidèle à Aristote, ne
s'associa point au mouvement qui ramenait celle
de Cambridge vers Platon, et protesta même
contre ce retour. Samuel Parker, professeur à
Oxford , essaya , quoique avec peu de profondeur,
la critique du fondateur de l'Académie; mais,
penseur indépendant, recherchant sincèrement
la vérité, il étendit cette critique à Épicure , à
Aristote même parmi les anciens, à Hobbes
et à Descartes parmi les modernes. Il entre-
prit de soumettre la philosophie spéculative à
l'autorité du sens commun. Il se proposa es-
sentiellement de justifier les preuves sur les-
quelles reposent l'existence de l'auteur de ton-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 357
tes choses et la Providence divine (1) ; mais il
jugea qu'un des meilleurs moyens d'en fortifier
l'autorité, c'était d'en écarter les arguments peu
dignes d'une si grande cause. La démonstration
tirée de l'ordre du monde et des caractères qui,
dans la création, attestent la sagesse du Créa-
teur, lui parut la seule qui satisfasse pleinement
la raison (2). Parker dirigea contre Descartes les
mêmes reproches que CudAvorth ; il l'accusa
de favoriser l'athéisme par ses hypothèses sur
le système du monde. Le raisonnement par le-
quel Descartes a voulu déduire l'existence de
Dieu de la seule idée de Dieu même, n'a pas
rencontré de réfutation plus détaillée et plus
complète que celle de Parker (o).
Pendant que, dans l'université de Cambridge
et du milieu des théologiens anglais, s'élevaient
contre Hobbés des adversaires énergiques, un
autre adversaire parut sur la scène , avec d'au-
tres armes. C'était un homme du monde , un
militaire distingué par sa bravoure , un homme
d'État; c'était aussi un déiste, et le premier
écrivain moderne qui ait donné au déisme une
forme systématique. Lord Herbert de Cher-
(■1) Tentamina philosophico-thcohfjica de Dec; Londres, 1673. —
Dïsputallones de Deo et proildenllà divin à ; Londres, 1678. — A free
and impartial accoimt of'the platonic philosopliy; Oxford, 1666.
('2) Disputa tiones de Deo, p. 114.
(.3) Il>'d., p. 540, 550.
358 HIST. COMI*. DES SYST. DE PHIL.
bury , en renonçant à l'appui que la révéla-
tion prête aux vérités de la religion naturelle et
aux maximes de la morale, voulut du moins leur
conserver celui qu'elles peuvent recevoir de la
raison. C'est dans le spiritualisme philosophique
qu'il trouva la garantie de ces vérités premières,
de ces maximes universelles ; il se proposa d'ap-
profondir le premier, le plus grand , le plus im-
portant de tous les problèmes , puisqu'il prélude
à la solution de tous les autres; il se demanda ce
que c'est que la vérité.
« Il est des sceptiques aux yeux desquels toute
«vérité disparaît; il est des dogmatiques qui ppr-
» tenta la vérité un préjudice considérable, en im-
» posant témérairement à la nature des choses les
«principes de notre propre connaissance; il est
» des théologiens dont le zèle veut établir l'empire
»de la foi sur les ruines delà raison, et qui ébran-
» lent également ainsi les fondements de toute cer-
«titude humaine. » Ce sont ces trois écarts que
lord Herbert veut réprimer et prévenir en dé-
terminant les caractères essentiels de la vérité ,
de manière à assurer ses droits et à la renfermer
dans ses justes limites (1). « La vérité , dit-il , est
«un rapport de conformité entre les objets et nos
» facultés, suivant certaines conditions (2). Il y a
(i) Dr rrritrile, p. i, 8.
PHILOSOIMIIE MODERNE. CHAP. XIV. 351)
«donc trois choses en elle : l'olijet, la faculté, le
» nioyen ou la loi qui constitue la condition. »
Herbert distingue quatre espèces de vérités : la
vérité de la chose , celle de l'apparence, celle de la
conception, celle de l'entendement (i). Il distini^ue
également quatre facultés diverses par lesquelles
l'esprit humain se met en relation avec les ob-
jets , soit qu'il agisse sur eux, soit qu'il en reçoive
l'action (2) ; ce sont : l'instinct naturel, le sens in-
terne , le sens externe et le raisonnement. Par
instinct naturel , il entend un sens accordé à tous
les hommes par la divine Providence , imprimé
par elle dans l'àme elle-même, une sorte d'in-
strument de la Providence, qui embrasse les
notions générales et unanimement reçues ;
c'est par lui que se forment d'elles-mêmes ,
et sans raisonnement , les notions tirées de
l'analogie propre des choses, qui constituent
l'individu, l'espèce, le genre, l'universalité, telles
que celles de la cause , de la fin , du moyen , du
mal , du beau , etc. ; notions qui sont excitées,
mais non produites, par les objets, et qui nais-
sent, non pas d'eux, mais à leur présence (3). Ces
notions ne peuvent dériver du sens externe, ni être
le produit de la raison. On peut les reconnaître
à six caractères principaux : la priorité , l'indé-
(1) De veritate, p. 9 et 16.
(2) Ibid., p. m, 49.
(3) Md., p. 50, 82, m, hl, o8, 61
3(50 H18T. COMP. DEH SYST. DE FHIL.
pendance, la généralité, la certitude, la nécessité,
enfin l'assentiment spontané qu'elles obtien-
nent (1).
C'est ainsi qu'Herbert obtient , pour les règles
de la morale, l'immutabilité et l'universalité qu'il
désire leur donner. « La conscience , qui est
» comme le foyer de tous les sens intérieurs, porte
»ses lois, rend ses jugements, nous éclaire de ses
» révélations; c'est à elle que nous sommes rede-
» vables de connaître un Être suprême , de pou-
» voir nous confier à sa providence, d'attendre les
» récompenses qu'il nous promet ou les peines
» dont il nous menace : dans nos rapports avec
«Dieu, les notions générales sont les types et les
«règles du bien (2).
« La condition de l'homme serait trop mi-
» sérable , s'il avait à sa disposition les moyens
» nécessaires pour percevoir les couleurs , les
» sons et les autres qualités passagères , pendant
» qu'il ne s'ouvrirait à lui aucune voie pour at-
» teindre sans erreur aux vérités internes, éter-
» nelles et nécessaires (3). » Herbert convient ce-
pendant que nos facultés s'arrêtent aux rapports
qu'elles ont avec les choses, mais ne peuvent
en pénétrer l'intime nature {h). Le but de ses
(1) De veritate^ p. 71 à 78.
(2) 7^/d.,p. 132hl3n, 113, Hi.
(3) Ibid., p. 150.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XIV. 36l
efforts est d'établir les lois suivant lesquelles
l'entendemeiit se met en accord avec les cho-
ses (1). De là sont nées ce qu'il appelle les zété-
tiques, méthode suivant laquelle les qualités des
choses peuvent être connues par leurs différen-
ces ; il espère pouvoir offrir des signes à l'aide
desquels on pourra pénétrer dans la nature in-
time des choses (2). Ces zététiques , qu'il re-
garde comme la clef de toute doctrine, comme le
seul fondement du véritable art apodiciiquc, jus-
qu'alors inconnu, ne sont au surplus qu'une sorte
de catégories disposées sous la forme de ques-
tions : si une chose est, ce qu'elle est, quelle elle est,
combien, à quoi, comment, quand, où, etc., qui peu-
vent servir à poser les problèmes , mais non à les
résoudre (3).
Vinstinct intellectuel de lord Herbert est peut-
être le premier germe de la doctrine plus tard
produite et développée dans l'école d'Ecosse. On
pourrait dire de lord Herbert lui-même qu'il
avait une sorte d'instinct philosophique qui lui
faisait entrevoir les desiderata de la science ; mais
l'obscurité de son livre fait douter qu'il se com-
prît bien lui-même; il ne réussit point à remplir
ce qu'il avait annoncé , ce qu'il avait cru néces-
saire.
(1) De verilate, p. 5.
(2) md., p. 16G à 1(11».
(3) Ibid., p. 170 ;. ]'M).
362 HIST. COMP. DES S\ST. DK PHIl,.
Lord Herbert adressa son livre à Gassendi par
l'intermédiaire de Diodati, et désira recueillir
l'avis du chanoine de Digne. Gassendi répondit à
cette invitation avec une entière franchise, dans
une lettre dont nous ne possédons qu'une par-
tie (1). il contesta la définition de la vérité, telle
que l'avait proposée l'écrivain anglais. Dans les
quatre genres de vérités que l'écrivain anglais
avait essayé de distinguer, il ne vit que les quatre
éléments qui se réunissent pour constituer la vé-
rité 5 il reprocha à Herbert de n'avoir point su
déterminer les conditions, fixer les lois qu'il avait
promises , et qui devaient être le nœud de la vé-
rité, le guide de la raison. Les dix questions qui
composent les zététiques lui parurent incomplè-
tes, mal ordonnées, impropres et insuflisantes
pour le but que se proposait leur auteur (2).
Locke , comme on sait, réfuta la théorie d'Her-
bert, et , en la réfutant , la jugea digne d'une at-
tention sérieuse.
Lord Herbert trouva dans Charles Blount un
successeur qui continua sa philosophie. Blount
reconnut aussi un principe inné, en vertu duquel
l'esprit adhère, sans hésiter, aux vérités évidentes
par elles-mêmes ; qui , en particulier , porte à
respecter la vertu, comme à mépriser le vice, dès
(1) Ad llbrnm D.-E. Herberti de veritate epistola ; t. lU des œu-
vres de (Gassendi, p. 411.
(2) Ibid., % 2 à H.
PHILOSOPHIE MODERNE CHAP. XIV. 363
qu'on les aperçoit. Il insista également sur la
distinction essentielle du bien et du mal, distinc-
tion inhérente à la nature des choses , indépen-
dante de toute loi positive , de toute institution
humaine.
C'était encore le fond des traditions platoni-
ciennes, mais dépouillées delà célèbre hypothèse
des idées et des spéculations mystiques qui s'y
étaient associées dans les divers âges.
Plus tard les mêmes maximes reçurent un plus
grand développement et furent mieux détermi-
nées par Shaftesbury et par les illustres fonda-
teurs de l'école d'Ecosse, comme nous aurons
bientôt occasion de le voir.
NOTE A.
Le savant Meiners a contesté l'identité des principes sur
lesquels se fonde la philosophie morale de Cudworth, avec
ceux de la pliilosophie de Platon ; en même temps il a cru re-
connaître dans ceux-là le germe de la doctrine développée
plus tard par Kant {Histoire générale de l' éthique , en alle-
mand, tome P% page 326). M. le professeur Buhie a réfuté ces
deux opinions avec avantage dans son Manuel de l'histoire de
la philosophie^ 6* partie, 2*^ section, page 819.
364 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
CHAPITRE XV.
Ilobbes. — Collins. — Toland. — Spinoza. — Boulainvilliers. — Christophe
Wittich , etc.
Il est dans la condition de l'esprit humain de ne
pouvoir étendre sa sphère, s'ouvrir des voies nou-
velles, sans s'exposer à de nouveaux dangers. A la
suite des conquêtes obtenues par le génie, sur-
viennent des esprits faux qui s'égarent ; dans leur
émulation téméraire, ils croient continuer l'œu-
vre du génie, et ne font que la corrompre ; on
abuse des vérités même qui ont été acquises, en
les altérant ou leur donnant un caractère trop
absolu. C'est ce qui arriva dans le mouvement im-
primé par «Bacon et Descartes, et l'on devait
d'autant plus s'y attendre, que cette grande révo-
lution, précisément parce qu'elle avait pour but
l'émancipation de la raison humaine, devait faire
naître pour elle des chances d'erreur dans l'usage
même de son indépendance.
Hobbes et Spinoza nous en offrent deux exem-
ples éclatants, qui ont entre eux quelques rap-
ports d'analogie. L'un et l'autre ont trouvé ,
dans des temps récents, quelques apologistes
guidés par des vues fort différentes; ni l'un ni
l'autre , d'ailleurs , n'ont peut-être encore élé
PHÎLOSOPiilL MODERNE. CiiAP. X\ . ;3t35
bien jugés. Du moins il paraît nécessaire de mieux
étudier qu'on ne l'a fait encore la marche de leur
esprit, l'enchaînement de leurs idées, et, pour y
parvenir, il convient aussi de se tenir en garde
contre l'effet des impressions que font ressentir
les conséquences morales de leurs systèmes.
Hobbes avait été admis à l'intimité de Bacon;
il avait vu Galilée; il s'était lié avec Gassendi,
avec le P. Mersenne, et avait été témoin de la res-
tauration que les méthodes expérimentales com-
mençaient à opérer dans l'étude des phénomènes
de l'univers. Lui-même avait placé dans les sens
l'origine des connaissances humaines (1); non-
seulement il avait reconnu dans l'expérience l'un
des fondements de la science, mais il avait été jus-
qu'à affirmer que l'expérience est la base de toute
connaissance (2). Il avait protesté contre la té-
mérité des dogmatiques avec l'énergie la plus pro-
noncée (3). On semblait donc fondé à attendre de
lui une doctrine guidée par l'esprit d'observation,
à espérer qu'il aurait introduit dans la philoso-
phie les méthodes expérimentales. Il n'en est rien.
Peu d'hommes, même dans la description des faits,
se sont montrés observateurs plus inexacts. Hobbes
est prodigue de mépris pour ce qu'il appelle les
philosophes expérimentaires. La Société royale de
(1) De (homme, c. I. — De la nature humaine, c. I, § 7; c. \'I, § 4.
(2) De la nature humaine, c. 111, § S, 8, 9; c. IX, § 18,
(3) Ibid., c. XIII, § 4.
36(3 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
Londres est l'objet de sa dérision (A). Dogmati-
que lui-même à son tour , il se passionne pour
les affirmations absolues; il procède synihéti-
quement ; il construit ses systèmes sur des
hypothèses jelées au hasard , et sa manière
d'agir est en tout contraire à ses maximes. Du
reste, ses maximes elles-mêmes sont loin d'être
en accord sur ces points fondamentaux. C'est
ainsi, par exemple , que nous voyons Hobbes
partager tous les savants en deux seules espèces,
les mathématiciens elles dogmatiques; réserver
aux premiers le privilège de la certitude, et ran-
ger les autres parmi les esclaves des préjugés.
La philosophie morale, vers laquelle cependant
il a dirigé tous ses travaux, et dans laquelle il
a porté des opinions si décidées , ne lui paraît
qu'un sujet de difficultés et de doutes (1). Ce
prétendu disciple de l'expérience ne reconnaît
précisément que les sciences abstraites; aussi, la
seule méthode qu'il indique et recommande, pour
l'investigation de la science, consiste-t-elle à bien
concevoir le sens des mots en formant les propo-
sitions et les raisonnements (2), si, du moins, on
peut, comme lui, donner le titre de méthode à ce
précepte si banal et si simple.
Ce n'est point d'après quelques maximes se-
(1) De la nature humaine , c. XUl , § 3 et 4.
(£) Uni., c. VI, §4.
PillLOSOPIIIE MODERNE. CHAP. XV. 3G7
mées çà et là, comme à l'aventure, qu'on peut
caractériser la philosophie de Hobbes. Il en faut
pénétrer l'esprit ; il en faut découvrir le but con-
stant, si, toutefois, elle en a eu un.
Témoin des tentatives par lesquelles la raison
humaine essayait d'obtenir son affranchissement,
Hobbes s'associa avec ardeur aux dispositions
qui animaient les esprits distingués de son siècle.
Lui, aussi, voulut briser les chaînes de l'école,
renverser l'empire du pédantisme , ouvrir des
voies nouvelles. Mais il porta dans cette entre-
prise l'exagération et l'orgueil qui étaient pro-
pres à son caractère. Son esprit pénétrant , mais
incomplet, hardi, impérieux, traversa la vérité, se
complut dans le paradoxe. Il professa un dédain
sans bornes pour tous les penseurs des âges divers;
il n'y avait, à ses yeux, rien d'utile à puiser dans les
écrivains anciens et modernes; la lecture de leurs
ouvrages, à l'entendre, eût été moins une source
d'instruction qu'une cause d'ignorance (1); lui-
même avait mal lu. Il éleva la prétention d'avoir
été le créateur de la philosophie civile (2). Inca-
pable de s'éclairer parla discussion, il ne pouvait
supporter la moindre objection (3j. Son humeur
chagrine et sombre le portait à voir les choses en
(1) V. la vie de Hobbes écrite en latin par Albhic Aubry , son
ami , p. 85, 86.
(2) Hobbes, De corpore , épilre (lédic;iloire.
[';\ (".haiilcpi»'' , art. FIobbks , p. Ii7.
308 liisT. coMP, bts sïsr. ije phil.
général sous un aspect défavorable. Témoin des
discordes qui agitaient sa patrie, soname ne s'ou-
vrit point aux sentiments du patriotisme ; il ne
connut que le mécontentement de voir son repos
troublé. Loin de sonder les véritables causes des
agitations de l'Angleterre, il ne sut y voir que les
inconvénients des soulèvements populaires, il ne
sut y concevoir de remède que dans le pouvoir
absolu. Il s'attacha à la fortune du prétendant ,
du moins jusqu'à ce qu'il crut pouvoir respirer
en sûreté sous la protection de Cromwell ; il versa
le sarcasme sur toutes les institutions comme sur
toutes les traditions , ne considéra qu'avec un
œil prévenu la société elle-même, repoussa tout
ce qui tend à relever la dignité de l'homme; il
sembla ambitionner de devenir, comme il l'a été
en elFet, le chef des contempteurs systématiques
de notre nature.
La philosophie morale de Hobbes est tout em-
preinte de la servilité politique dans laquelle il
s'était si malheureusement plongé; elle a l'air de
n'avoir été conçue que pour justifier cette déplo-
rable cause. Si d'illustres exemples ont montré
combien les sentiments généreux peuvent inspi-
rer le génie dans la découverte de la vérité, Hob-
bes, par un exemple contraire, a montré com-
bien l'absence des sentiments généreux peut fa-
voriser l'erreur.
Une circonstance sufTirait pour faire reconnaî-
tre combien l'esprit de Hobbes manquait de jus-
PHILOSOPHIE MODEREE. CHAP. XV. r»69
tesse : il voulut introduire aussi une réforme
dans les sciences mathématiques, et , dans ces
sciences mêmes où la raison semble ne pouvoir
s'égarer, ses vues furent unanimement rejetées.
Hobbes nous rend compte lui-même de la mar-
che que suivit sa pensée. En méditant avec per-
sévérance sur la nature des choses, il crut voir
que, dans le système entier de l'univers, il n'existe
de réel et de vrai que le mouvement ; c'est dans
cette vue qu'il étudia la physique et interrogea
les secrets de la nature. Il communiqua, dit il, ses
premiers essais au P. Mersenne, obtint son ap-
probation, et fut compté au rang des philosophes.
11 s'attacha dès lors à mettre en ordre , à déve-
lopper et à appliquer ces idées ; il crut pouvoir
les transporter encore dans l'étude de l'homme,
de ses passions, de la morale, des institutions po-
litiques. La philosophie entière se réduisit pour
lui à une sorte de mécanique.
Ayant lu avec un extrême intérêt les Élé-
ments d'Euclide, et admiré l'étroit enchaînement
des propositions qui en forment le tissu , il se
persuada, comme Descartes, que les méthodes
mathématiques peuvent être transportées en phi-
losophie, et il s'essaya, en effet, à les imiter dans
ses ouvrages.
Tout concourut ainsi à faire considérer par
Hobbes, sous un faux point de vue, et la consti-
tution de l'homme et les institutions humaines,
' à lui faire transporter dans le domaine de l'intelli-
II. '24
â70 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
gence les lois de la matière. Aussi, ne voit-il par-
tout qu'effort, choc ou équilibre; aussi, toute au-
torité , toute puissance se résout-elle , pour lui ,
en force ; partout il cherche des conditions uni-
formes; partout il introduit des principes ab-
solus et des conséquences inflexibles.
On dirait que la psychologie de Hobbes n'a été
conçue que pour le besoin de sa philosophie
civile, tellement, dans la première^ il a fait vio-
lence à l'évidence des faits, afin de trouver dans
l'homme l'élément convenable pour les combi-
naisons sur lesquelles il voulait fonder la société.
Nul philosophe encore n'avait autant mutilé, en
voulant les simplifier, les phénomènes intellec-
tuels et moraux. 11 réduit toutes les facultés de
l'esprit à deux espèces : connaître et imaginer. La
présence, dans l'esprit, des images ou concepts
des choses extérieures , et qui en sont la repré-
sentation, constitue à ses yeux la connaissance (1).
Dès le début donc, il exclut du domaine de la
connaissance tous les phénomènes que révèle la
conscience et qui sont intimes à nous-mêmes.
Cependant , entraîné immédiatement après par
une préoccupation également absolue , mais en
sens contraire , il se hâte de déclarer que « le
«sujet auquel nos conceptions sont inhérentes
» n'est point l'objet ou la chose que nous croyons
(1) Dr 1(1 nnlurc humaine, c, I.
PHILOSOPHIE MODERMi. CHAP. XV. 371
» apercevoir ; que ce sujet n'est point l'objet, mais
» l'être qui sent ; que tous les accidents , toutes les
» qualités que nos sens nous montrent comme
«existant dans le monde, n'y sont point réelle-
» ment, ne doivent être regardés que comme des
» apparences, et qu'il n'y a réellement hors de
» nous, dans le monde, que les mouvements par les-
» quels ces apparences sont produites (l). » Ainsi,
la conception, qui était, suivant lui, l'image, la
représentation même de la chose , n'a plus rien
de commun avec elle. Comment donc la première
nous fait-elle connaître la seconde? Comment,
du moins, découvrons-nous la réalité de ces mou-
vements qui seuls existent hors de nous? Com-
ment peut-il y avoir des mouvements réels, s'il
n'y a une matière réelle elle-même qui soit mue?
C'est là ce que Hobbes ne se demande même pas.
11 ne voit dans la sensation que l'opération, l'ac-
tion de l'objet extérieur sur nos organes; il va
même jusqu'à considérer cet objet comme la
cause de la sensation, et cet objet lui-même, il
ne nous laisse point supposer comment nous
avons pu le connaître. Après avoir distingué la
faculté de connaître et celle d'imaginer, il ne
tarde pas à les confondre. Le concept, l'imagi-
nation, l'idée, la notion, la connaissance, devien-
nent pour lui des termes synonymes (-2). L'ima-
(1) De la naltire humaine , c. il, § -4 à 10.
372 IITST. COMP. DES SYST. DE PIIIE.
gination qui s'exerce à l'égard des objets absents ne
diffère du sentiment que par un moindre degré
d'intensité; d'où il résulterait qu'il n'y a entre
limage et la sensation aucune différence caracté-
ristique qui nous autorise à supposer les objets
présents dans le second phénomène et absents
dans le premier, mais que nous avons seulement
le droit de supposer une action moins vive dans
le second que dans le premier, ce qui n'empêche
pas Hobbes d'affirmer que nous sommes avertis
par nos sens des objets hors de nous (1). Le sou-
venir lui-même n'est pour Hobbes qu'une sensa-
tion déchue, obscure et confuse. A cette fausse
supposition il en joint une non moins destituée
de fondement : c'est qu'il nous suffit de com-
])arer cette sensation déchue à la clarté de la
sensation présente, pour en conclure que l'objet
de celle-là appartient au passé. Ainsi, quoiqu'il
fasse du souvenir un sens, le souvenir, tel
qu'il le décrit, ne diffère point effectivement de
l'imagination, et, comme celle-ci, se confond
avec la sensation même (2). Nulle part la con-
science du moi^ de son identité, de sa perma-
nence , n'est même aperçue par le philoso-
phe de Malmesbury; nulle part il n'accorde à
l'intelligence un foyer propre d'activité, une
(i) l)i' lit naliirr humahie . o. Ili, § 1 [\ G.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 373
coopération quelconque dans les phénomènes
dont elle est le théâtre. L'imagination elle-
même , ainsi que le souvenir, ne sont conçus
par Hobbes que comme des états purement pas-
sifs. «L'avenir, dit-il, n'est que le reflet du
passé (1).» Mais que peut être le reflet, si le
passé ne peut se faire reconnaître pour tel, si
comme nous venons de le voir, il n'y a pas même
de présent, de vrai présent d'aucune sorte? C'est
cependant encore avec ce prétendu passé que
Hobbes va fonder l'expérience (2). Il a aperçu le
phénomène de l'association des idées; mais il
n'en a entrevu qu'une seule loi, celle qui se
rapporte à la succession (3). Comment donc ad-
met-il l'existence de causes (4) ? Quelle peut être
pour lui la notion de la cause? Quel droit a
l'avenir d'invoquer le passé? Hobbes se borne à
nous raconter que les hommes s'attendent à voir
se reproduire avec fidélité les mêmes séries de
faits; qu'ils donnent le nom de sig)ies aux faits
antécédents. Cependant ces signes, ajoute le phi-
losophe de Malmesbury, ne nous donnent aucune
sécurité légitime; ils sont incertains ; ce ne sont
que de simples conjectures ; ils deviennent seule-
ment d'autant plus probables, qu'ils se sont plus
(1) De la nature humaine , c. IV , !; (».
(2) Ibid. , ibid. , § 3.
(3) ma., ibid., § 2.
(i) Ibid., ibid., §5, 8.
37Zl HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
souvent répétés, accompagnés des mêmes événe-
ments subséquents (1). Pourquoi la probabilité
croît-elle alors ? Hobbes garde encore le silence.
Ainsi , la grande loi de la causalité lui échappe ;
ainsi, ce prétendu disciple de l'expérience ne peut
même légitimer l'enchaînement que la raison
établit entre les faits.
Chose étonnante, et qui peut-être cependant
n'avait point été remarquée, cet homme, qui a
tout réduit à la matière , a cependant fait dispa-
raître l'existence de toute matière ; cet homme,
qui ne nous permet de connaître que les choses
extérieures, établit en même temps l'idéalisme
le plus absolu , et, rejetant ensuite tous les phé-
nomènes de la conscience , fait ainsi évanouir
toute connaissance humaine , et ne nous laisse ,
avec tant d'affirmations , qu'un nihilisme complet ,
si l'on nous permet ce langage.
Reste le domaine des sciences abstraites , à la
tête desquelles siègent les mathématiques, ob-
jet de la prédilection de Hobbes. De la célèbre
maxime tant répétée par les nominaux , et dont
noire philosophe paraît s'être cru l'auteur: « Il
» n'y a point d'universaux réels dans la nature des
«choses, » Hobbes se croit autorisé à conclure,
Scuis hésiter, qu'il n'y a rien d'universel que les
(I) De In.uftlurc hnmaine , c. IV, § 8 et 9. — De l'homme , c. V,
Ji 1m fin.
PHILOSOPHIE MODER^E. CHAI». XV. 375
noms (1) , et qu'ainsi il n'y a que des conceptions
individuelles. La définition qu'il donne du vrai et
du faux , exclusivement relative à la valeur des
termes , semble empruntée à l'école : « La vérité
» a lieu lorsque dans une proposition la dernière
«appellation comprend la première ; la fausseté,
«lorsque celle-là ne comprend pas celle-ci (2). »
11 voit dans les mots la cause de la science, comme
celle de l'erreur. « L'entendement, suivant lui,
«consiste dans la compréhension du discours; la
» raison n'est que l'addition ou la soustraction des
«termes généraux qui expriment nos pensées.
»Gar, dit-il, les logiciens, dans leurs raison-
» nements , ne font qu'imiter les opérations de
j l'arithmétique ; ceux - là mêmes qui traitent
» des sciences politiques ne font que joindre des
» pactes pour établir les devoirs, ou combiner des
«lois et des faits pour déterminer le juste etl'in-
« juste (3). » Du moins Hobbes a-t-il eu ici l'occasion
de rappeler avec justesse l'abus des métaphores,
l'eiTet des équivoques , de signaler d'une manière
fort ingénieuse ce qu'il appelle « la translation du
» discours de l'esprit dans le discours de la langue,
«et l'erreur qui en résulte ('j) , » quoique , à le
bien prendre, dans le système du nominalisme
(1) Delà nature humaine, c. V, § S et 6.
(2) Ibid., ibid., § 10.
(3) De f homme, c. V.
(i) De lu uuiure huniulne , c. V, .'^i 7, S, 14.
376 ITIST. COMP, DES SYST. DE PHIL.
absolu, ces deux discours ne diffèrent guère l'un
de l'autre.
Il y a donc deux sortes de sciences , aux yeux
de Hobbes : « L'une n'est que l'effet du sens ou du
» souvenir ; l'autre est la connaissance de la vérité
» des propositions et des noms que l'on donne aux
» choses , et celle-ci , dit-il , vient de l'esprit (1 ). »
Ailleurs il dit : « Le sens et la mémoire ne sont
» que la connaissance du fait ; la science est la
» connaissance de la connexion qui unit un fait à
» l'autre : » connexion qu'il suppose sans la légi-
timer, sans en examiner la nature (2). Il exige
pour la science non-seulement la vérité , mais
encore l'évidence, qu'il fait consister à concevoir
le sens des termes : « Le premier principe de
«connaissance est donc d'avoir telles et telles
» conceptions ; le second , d'avoir nommé de telle
» ou telle manière les choses dont elles sont les
» conceptions ; le troisième , de joindre ces noms
»de manière à former des propositions vraies;
» le quatrième et dernier , d'avoir rassemblé ces
» propositions de manière à être concluantes (3). »
Ici , de nouveau , il n'admet qu'une science pu-
rement subjective et logique , et cependant il
ajoute : « La première de ces deux sortes de con-
» naissances, qui est fondée sur l'expérience des
(1) De la nature humaine , c. VI.
(2) De l'homme, c. V.
(3) De la nature hinuainc , c. VI, g
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 377
» faits, s'appelle prudence; la seconde, fondée sur
» l'évidence de la vérité , est appelée sagesse (1). »
Il est vrai qu'il n'investit pas la première d'une
grande dignité, car il l'accorde aux bêtes, et la
seconde seule lui paraît constituer la prérogative
de i'homme. D'ailleurs , comme Hobbes l'a dit :
tous les signes de la science sont incertains; car per-
sonne ne peut avoir vu ou ne peut se rappeler les
circonstances essentielles des choses (2).
11 appelle probable la proposition dont la vérité
n'est pas connue par elle-même, mais dont les
conclusions, en les essayant, ne se montrent pas
absurdes ; il appelle opinion l'admission des pro-
positions de ce genre, rroijance ou foi l'opinion
admise par confiance en d'autres hommes , et
conscience la science ou l'opinion (3). Les motifs
sur lesquels il s'appuie pour montrer que la
croyance est, en plusieurs cas, aussi exempte de
doutes que la connaissance parfaite et claire (/|),
sont presque aussi vagues que ces imparfaites dé-
finitions.
En partant de ces principes , Hobbes , suivant
les traces de Bacon , partage le système des con-
naissances humaines en deux grandes branches :
la première comprend Vliistoire ou le tableau des
(1) De la ualtire humaine , c. VI , § 4.
(2) Ibld., ihld. — De Vlumme , c. V.
(o) De la nuliire humaine , c. VI, § 5, 6, 7 et 8.
(r. Ibid., iOid., 5i !J.
378 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL,
faits ; la seconde, la philosophie ou la suite des con-
séquences tirées de ces faits. « La science des
» universaux peut seule éclairer celle des espèces,
«et doit, par conséquent, précéder celle-ci. Les
» corps sont le sujet le plus général de la science ,
» et leurs deux accidents sont la grandeur et le mou-
» vcment; de ces deux seuls accidents se déduisent
» toutes les propriétés des corps (1). » Hobbes
n'hésite point à considérer l'esprit comme un
corps naturel d'une telle subtilité qu'il n'agit
point sur les sens , mais qui remplit une place :
c'est une figure sans couleur. Il ne lui paraît pas
possible de connaître l'existence des esprits incor-
porels; il croit même cette opinion en accord
avec l'Écriture sainte (2) : aussi, l'a-t-il soutenue
contre Descartes.
" Le propre de la nature de l'homme est de
«tenter l'investigation des causes, de supposer
«des causes, là même où il les ignore. De ce
«penchant, joint à son ignorance de l'avenir,
» naissent l'anxiété , la crainte. Il accuse de sa
« destinée une puissance invisible. De là, chez les
«païens , la croyance des dieux. Celle d'un Dieu
«unique, éternel, infini, tout-puissant, est le
«résultat de l'investigation des causes qui, chez
(1) De lliomme , c. IX.
(2) De la natxire humaine , c. XI, [§ -i, 5, 6.
PHILOSOPHIE MODERNE. CUAP, W. 379
» les philosophes , conduit à la nécessité de recon-
» naître un premier moteur (l). »
Hobbes a mieux étudié les passions humaines
que les opérations de l'esprit. Toutefois, ici en-
core, les yeux de Hobbes sont couverts d'un ban-
deau qui ne lui permet pas de contempler les
phénomènes de la conscience intime , et par-là
il se trouve impuissant à apprécier le principe
moral de nos affections. De m.ême que « les con-
» ceplionsde l'esprit ne sont réellement rien, sui-
» vaut lui, quedu mouvement excité dans la tête,
))de même encore, le plaisir n'est qu'un mouve-
B ment dans le cœur. La douleur a lieu lorsque ce
» mouvement vital est affaibli ou arrêté. L'amour
» et la haine ne sont, à leur tour, que le plaisir et la
» douleur, recevant un nouveau nom, relative-
» ment à l'objet qui les produit. Le bien et le
» mal sont, pour chacun, ce qui lui est agréable ou
» désagréable ; la bonté et la méchanceté sont les
«facultés qui produisent ces deux effets; le beau
» et le honteux sont les signes de ces facul-
))tés(2). L'honneur est l'aveu du pouvoir, et les
«signes de l'honneur déterminent le mérite (3).»
La différence des esprits n'est d'ailleurs, suivant
Hobbes, que la différence des passions (4) , comme
("1) De Thomme , c. XII.
(2) De la nature humaine , c. VII , § 1, 2, 3.
(3 Ibid.,c. VIII, § o.
(i> Ibid., tX, § 2.
380 HJST. COMP. ms SVST. DE PIIIL.
celle-ci ne peut naître que de la diversité des
tempéraments (1).
La cité politique n'étant qu'une association
d'individus humains, considérés dans les rapports
qui les unissent, quelles théories politiques pou-
vait-on attendre de celui qui avait porté de sem-
blables jugements sur la nature humaine? Tou-
tefois , lorsqu'il entre dans le domaine de la
philosopîiie civile, Ilobbes prend un autre es-
sor. S'il continue, ici encore, à être dominé
par le penchant aux principes absolus, et à dé-
daigner les faits, s'il hasarde gratuitement des
hypothèses, du moins on aperçoit dans ses écrits
la trace de méditations profondes , du moins ses
idées sont enchaînées avec force. S'il opère sur
des éléments inexacts, incomplets, du moins il
déploie dans un haut degré l'art des combinai-
sons.
11 n'est, certes, pas une hypothèse plus gratuite
que ce jnétendu état de nature , démenti par la
nature elle-même , antérieur à toute société,
dans laquelle Hobbes et ses successeurs ont puisé
à leur gré toutes les conditions qui leur agréaient.
Pour pouvoir librement s'en emparer, Hobbes
commence par se soustraire à l'évidence des faits,
en se refusant à considérer la vie sociale comme
la destination naturelle de l'homme, et rejetant
(1) De la nature humaine, c. Vil, § 3.
PHILOSOPHIE MODERNE. CM \P. XV. 381
de sa propre autorité rassentiment unanime des
philosoplies sur ce caractère essentiel de l'Iiuma-
nité (1). Il suppose ensuite tous les hommes
égaux en puissance , en facultés (^2) , également
enclins à se nuire (3), placés dans un état de
guerre réciproque; pour faire naître la société du
besoin d'établir la paix, en comprimant par la
force les luttes primitives (4). Cette paix s'éta-
blit ou par le droit du plus fort, droit prétendu
que Hobbes proclame sans réserve et dans toute
sa dureté (5), ou par des pactes réciproques, pac-
tes qui seuls, aux yeux de Hobbes, lient les hom-
mes les uns envers les autres , tellement qu'a-
vant ces contrats on peut bien faire éprouver un
dommage à autrui, mais non manquer à ce qu'on
lui doit (6). Ces pactes, que Hobbes n'a trouvés
écrits nulle part, il les définit suivant son bon plai-
sir. H impose à chaque citoyen un abandon si ab-
solu de ses droits privés, comme conséquence de
l'abandon fait au souverain par l'institution de
la société (7), que le premier se dépouille et de
(1) Du fitoi/i'ii, trad. de Sorbière, sect. 1, c. J, § 2.
(2) Ibid., ilnd., § 3. Levialhan , c. XIII. Du corps politique , c. [,
§2.
(3) Du cilotjen , c. I, § 2, etc., etc.
(4) Ibid., ibid., § IG, etc., etc.
(y) Ibid. , c. U , § 15; c. VIII , § 7 , 9. i)M corps politique, c. 1 ,
§13, etc.
(C) Levialhan, c. XV. Du cilmjen , c. III, § 7 , etc., etc.
(7) Du citoyen, sect. 2, c. V, § 7, 8, 41, etc.
382 lUST. COiVlP. DES SYST. DE PHIL.
ses opinions et de sa conscience , qu'il n'a plus
même le droit de juger de ce qui est bien ou
mal (l); que le second est le législateur du cul-
te (2), le juge de toutes les doctrines; qu'il lui ap-
partient exclusivement de fixer ce qui est bien ou
mal, licite ou illicite (3); qu'il ne peut lui-même
être injuste envers qui que ce soit (/]). En sorte
que c'est de la souveraineté populaire, admise en
principe, que Hobbes réussit à faire sortir, comme
conséquence, la légitimité du pouvoir absolu (5).
Quoique, dans le système de Hobbes, toutes
les notions du juste et de l'injuste naissent des
lois positives, des institutions civiles, leur soient
subordonnées, quoique, suivant lui, on ne pèche
qu'en violant les lois de l'État i6), il admet ce-
pendant un droit de nature, qu'il amis un grand
soin à développer dans ses applications, qu'il a
tenté, mais avec bien peu de succès, de définir et de
caraclériser dans son principe. Ce droit de na-
ture a une prodigieuse étendue, car il va jusqu'à
consacrer l'esclavage (7)^ jusqu'à fonder le droit
{\) Du ciloyeu , c. Xll , § 1. Du corps politique, c. VI , § 3 ;
c. Vin, §5, etc.
(:2) Du citoyen, c. XV , § 17, etc., etc.
(3) Leviathan, c. XVIII, etc.
(4) Dm citoyen, c. VI , § IG.
(5) i/;id.,c. VI, §13, 14,15; c. VII, § 4, 11; c. X, § 18,
etc., etc.
(6) Ibid., préface, p. xxvi; c. II, § 10; c. VI, §1G; c. XIV,
§ 18 , etc.
(7; Und., c. Vtll, § 7, 9, (Mc.
PHILOSOPHIE MODERNE. GHAP. XV. 08.'»
d'aînesse (1), quoiqu'il ne puisse cependant légi-
timer celui de la propriété. Ce droit de nature
est immuable ; il n'est que la morale elle-même.
« La loi naturelle est celle que Dieu a déclarée à
» tous les hommes par sa parole éternelle, créée
»dans eux-mêmes, c'est-à-dire par leur raison
» naturelle {'2). » Hobbes semblerait ici se rappro-
cherun instant du langage de Bacon. Mais si nous
l'interrogeons sur l'origine , sur l'essence de ce
droit, toute notion véritable de droit s'évanouit;
nous n'y découvrons plus rien qui se réfère à une
obligation, qui soit corrélatif à un devoir; par
une analyse rigoureuse, nous n'y découvrons
plus que le désir individuel qui porte chaque in-
dividu à sa propre conservation. En vain le phi-
losophe de Malmesbury fait-il intervenir ici ce
qu'il appelle la droite raison; car cette droite rai-
son n'est autre, dans sa propre doctrine, que la
faculté de raisonner, une opération de l'intelli-
gence qui éclaire chacun de nous sur les moyens
de se protéger lui-même ;;|,c'est la prudence d'un
égoïsme dont la vie animale est le seul but (3).
Témoin des troubles de son pays, Hobbes conver-
tit un lait en principe, un accident en loi; il vou-
lut faire une théorie générale de ce qui n'était
qu'un besoin des circonstances, ou plutôt que
(1) Du citoyen, c. III, § 18.
(2) Il)l(l., ibid., § 29, 31 ; c. XIV, § 4, ele.
(3) Hiid., e. il, § 1 ; c/« cûvps poliiiqiie , c. l, § (i.
38/» niST, COMP. DES SYST. DK PIÎIL,
l'intérêt momentané d'un parti mallieureuse-
ment trop peu favorable à ces idées généreuses
qui, dans les sciences morales, sont toujours le
germe des vérités grandes et fécondes. Hobbes
partit de la conception idéale du désordre, comme
Platon du modèle imaginaire de l'harmonie ; il
ne vit qu'un remède à de grands maux, dans cet
état de société que Platon avait regardé comme
le moyen d'une perfection sublime; il accusa
l'homme pour justifier les lois; il voulut fonder
l'associtition politique sur la puissance, qui n'en
doit être que le moyen. Semblable à un conqué-
rant qui ravage pour dominer, il supposa la con-
fusion du monde moral, pour justifier la con-
cession qu'il fit au pouvoir d'une autorité sans
limites (B). De tels paradoxes, aujourd'hui à
jamais jugés par la saine philosophie , doivent
être signalés dans l'histoire de l'esprit humain,
comme d'utiles et mémorables exemples des
écarts dans lesquels la philosophie morale peut
être entraînée par le vice des méthodes, par l'a-
bus des principes abstraits et des hypothèses
téméraires.
Hobbes avait, comme nous l'avons vu , opposé
à Descartes des objections nombreuses, quoi-
que assez faibles; il était séparé de Descartes
par l'immense distance qui existe entre le ma-
térialisme et le spiritualisme, entre l'hypothèse
qui réduit toute la science aux sensations et aux
mots, et celle qui admet les idées innées. Gepen-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV 385
dant Hobbes se rencontra sur plusioErs points
avec Descartes, notamment sur la subj ctivité de
toutes les perceptions. Aussi peu prodigues î'un
que l'autre envers la nature extérieure, si le se-
cond ne lui accorda que l'étendue, le premier ne
lui concéda que le mouvement. Du reste, on est
frappé de l'extrême analogie qui règne dans leurs
manières de procéder, quoique parcourant des
sphères assez diverses, soit que l'on considère le
point de départ qu'ils ont pris, ou les méthodes
qu'ils ont suivies. C'est là ce qui nous explique
sans doute l'admiration que Descartes professa
pour Hobbes, malgré les contradictions qu'il avait
éprouvées de sa part. Comment Hobbes obtint-il
celle de Gassendi (C), celle de plusieurs esprits
distingués parmi ses contemporains, surtout en
France? Quelques circonstances peuvent nous le
faire concevoir. H présentait ses idées sous une
forme neuve, dogmatique, concise, hardie ; le mé-
rite littéraire de ses écrits faisait illusion, pour
quelques lecteurs, sur le mérite intrinsèque de ses
vues. H flattait les intérêts du pouvoir ; quelques-
unes de ses hypothèses, telles que celles d'un pacte
social primitif et d'une délégation populaire ,
étaient déjà accréditées par les scolastiques et par
des écrivains ecclésiastiques. Les deux causes prin-
cipales de ses erreurs, ce qu'il y avait de trop ab-
solu dans ses maximes, de trop arbitraire dans
ses suppositions, durent même exercer quelque
prestige sur les esprits. Enfin, il flatta secrète-
IL 2Ô
380 HJST. COMP. DES SVST, DK PHIL.
ment le relâchement moral dans l'âme de certains
hommes; il prêta un appui indirect à l'indif-
férence et au scepticisme sur les notions sacrées
du devoir; et, d'après le témoignage de Burnet,
ce dernier motif suffît pour concilier à Hobbes la
faveur d'un grand nombre d'adhérents. Mais, s'il
obtint quelques suffrages, il excita aussi, chez un
plus grand nombre de lecteurs, une indignation
dont la source ne fut pas toujours la même. Le
clergé s'alarma sur ses prérogatives; l'esprit de
parti exagéra les torts du philosophe de Malmes-
bury, lui en prêta d'imaginaires; l'accusation d'a-
théisme, si facilement et si légèrement prodi-
guée contre les novateurs, ne fut pas épargnée à
Hobbes. Des juges plus impartiaux, des philoso-
phes sincères, des amis éclairés de la vertu, con-
çurent une généreuse indignation contre des
théories qui outrageaient la dignité de notre na-
ture et compromettaient les notions fondamenta-
les de la moralité. On recueillit du moins cet
avantage des écrits de Hobbes, qu'ils provoquè-
rent des recherches aussi profondes qu'impor-
tantes, et rendirent, par les débats mêmes qu'ils
excitèrent , une vie nouvelle à la philosophie
morale.
Burnet nous apprend que Hobbes obtint plus
de partisans à la cour que dans les écoles ; des
élèves furent en effet bannis des universités de
l'Angleterre , pour avoir soutenu les maximes du
philosophe de Malmesbury. Toutefois , ses doctri-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XT. 387
nés trouvèrent des apologistes et des continuateurs.
Son opinion sur la matérialité du principe pen-
sant et des opérations de l'esprit fut développée
et soutenue par un médecin de Londres, Guil-
laume Coward(l). Hocheisen soutint la même
opinion en Allemagne (2). Le premier fut vive-
ment combattu par Brougthon, Asheton, Lesley,
Menard et d'autres; le second eut pour contradic-
teur paisible son propre ami Bûcher. Les principes
de Hobbes sur le droit naturel trouvèrent dans
Lambert Velthuysen un défenseur qui ne se borna
pas à en essayer lajustiiication, mais qui fit mieux,
qui entreprit de les rectifier et qui substitua à
l'hypothèse fondamentale de la méchanceté na-
turelle de l'homme des considérations tirées
de sa destination et de la sagesse divine (3).
L'hypothèse qui constitue l'état de nature dans
l'état de guerre eut, dit-on, pour approbateurs
Becmann , Houtuyn, Régis, Homberg. (lund-
ling repoussa les nombreuses et injustes accusa-
tions qui avaient été dirigées contre le caractère
de Hobbes, sans dissimuler cependant une partie
de ses torts, et surtout le vice de ses méthodes.
Gundling , d'ailleurs , quoique professant i'é-
(1) Pensées sur fâme; Londres, 1703.
(2) Correspondance confidentïeUe de deux amis sur l'essence de
Vâme , en aHeniand ; 1713 , 1721.
(3) Dissertatio de principiis justi et decori, continent apoloijlam pro
tfactalu rlurissimi Ilobbesii de cive.
388 HIST. COMP. DES SYST. DE PFIIL,
clectisme, se rapprocha, en plusieurs points, des
théories du philosophe de Malniesbury, spéciale-
ment sur la psychologie et la logique. Sans afTir-
mer que le principe de l'intelligence soit matériel,
il prétendit que la question de la matérialité ou
de la spiritualité de ce principe est tout à fait
problématique , et que la nature de l'âme nous
est entièrement inconnue. Il parut, comme Hob-
bes, reconnaître l'expérience comme l'unique
fondement de nos connaissances ; mais , comme
Hobbes aussi, il tomba, peut-être à son insu, dans
une sorte d'idéalisme, n'estimant pas que nous sa-
chions ce que sont les corps , ni guère mieux ce
que sont les esprits. Gomme Hobbes , il porta le
nominalisme à l'extrême, n'admit que des faits
particuliers, sembla exclure les vérités générales,
et cependant voulut rappeler à l'unité la vérité
première. Comme Hobbes, il ne vit dans les idées
que le produit des sens ou du langage. Avec Hob-
bes encore , il fit reposer le droit naturel sur le
principe qu'il faut, avant tout, chercher la paix,
et, si elle ne peut être obtenue, recourir à la
guerre. Du reste, il ne suivit point Hobbes, à
beaucoup près, dans le développement des consé-
quences; il adopta, sur la philosophie morale,
plusii^urs des vues de Leibniz, et sut s'en créer
aussi qui lui furent propres à lui-même (!).
(1' Vil ad vetitutcm lofiic/ini , ethlcnm el jur.s naliirœ.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 389
Quoique Hobbes ait hautement et constamment
professé son attachement aux principes du chris-
tianisme , on a quelquefois rattaché à son école
la plupart des écrivains anglais qui , vers la fin
du xvip siècle , attaquèrent d'une manière plus
ou moins ouverte la révélation et le culte établi:
Collins, qui, dans sa controverse avec Clarke, re-
garda comme indémontrable la distinction des
deux substances, Tune matérielle, l'autre spiri-
tuelle, réduisit l'intelligence humaine à une con-
dition toute passive, et refusa un principe spon-
tané aux déterminations de la volonté; Tindall,
qui, en adoptant l'hypothèse fondamentale d'un
prétendu état de nature, supposant, comme
Hobbes, une égalité primitive et absolue entre les
hommes , fondant aussi la société sur des pactes,
attribuant aussi au magistrat civil une autorité
absolue sur les matières religieuses, plus logicien
cependant que Hobbes, s'esttrouvé conduit, dans
la philosophie politique , à des corollaires diamé-
tralement opposés; Mandeville , qui calomnia si
ouvertement la nature humaine , qui , dans ses
fabuleuses hypothèses sur l'origine de la société,
mit aux prises la ruse des premiers politiques
avec la corruption et l'ignorance des peuples ,
qui fit naître la société du sein des vices, qui
tâcha d'anéantir toute différence essentielle, gé-
nérale, permanente, entre le bien et le mal mo-
ral, si, toutefois, il a bien pu avancer de bonne foi
de telles maximes qu'il a démenties en plusieurs
390 lUST. COMP, DES S\ST. DE PHIL.
rencontres, et dans lesquelles ses éditeurs et ses
apologistes n'ont vu qu'un jeu de l'esprit et une
ironie. On pourrait rattacher encore à la même
école ce célèbre Bolingbroke qui, après avoir
joué un rôle si agité , si varié, sur la scène du
monde et sur le théâtre des affaires publiques,
donna quelques heures de sa retraite à la philo-
sophie, et lui demanda une noble distraction
dans la disgrâce ; car Bolingbroke a partagé quel-
ques-unes des idées de Hobbes sur les principes
de nos connaissances; il n'a reconnu de réalité,
dans les connaissances expérimentales, qu'autant
qu'elles sont une somme de faits particuliers ; il
n'a pas admis qu'on puisse, en généralisant, at-
teindre à aucune vérité absolue, ni obtenir au-
cune fécondité des principes abstraits. Ses pré-
ventions contre la métaphysique, bien que fondées
en partie, sont portées au delà des bornes ; on y
reconnaît plutôt l'homme du monde que le
penseur.
Mais les analogies qui peuvent se rencontrer
entre ces divers écrivains ne sont pas assez
étroites pour constituer une véritable école.
D'autres ont pu chercher, dans la théorie de
Hobbes sur la matérialité du principe pensant,
des inductions contre l'immortalité de l'âme,
qu'il n'avait point songé à établir. D'autres ont^
pu encore tirer de ses vues si imparfaites sur
l'origine des idées et des passions une justifica-
tion pour les doctrines de sensualisme , d'égoïsme,
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 391
quoiqu'il eût été fort éloigné de ses intentions
de prêter une faveur semblable aux opinions li-
cencieuses et à la corruption des mœurs.
Hobbes retrouva plus tard, en France, dans la
seconde moitié du dernier siècle, des partisans et
des admirateurs, précisément dans les induc-
tions que sa doctrine pouvait fournir en faveur
du matérialisme de la pensée , et contre l'immu-
tabilité des notions morales ; quelques-unes de ses
idées furent appliquées avec plus de rigueur
logique qu'il n'en n'avait employé lui-même , et
mirent ainsi encore plus à nu le vice dont elles
étaient infectées. Sa psychologie trouva spéciale-
ment dans Helvétius un commentateur qui la mit
en ordre, la développa dans toute son étendue,
en tira toutes les conséquences. Mais noHS de-
vons attendre, pour suivre cette nouvelle série de
faits, d'avoir tracé le tableau des nouvelles doc-
trines philosophiques qui se déployèrent presque
à la fois dans la restauration du xvr siècle, pour
voir comment elles se combinèrent et se modi-
fièrent dans le siècle suivant.
Locke a encouru , et non sans quelque fonde-
ment, le reproche d'avoir répandu de fausses
idées sur le principe des déterminations humai-
nes. Nous aurons bientôt occasion de voir qu'en
effet il a méconnu la vraie nature de la liberté
morale ; mais, loin de se ranger parmi les disci-
ples de Hobbes, il attacha aux vérités fondamen-
tales sur lesquelles repose la distinction du juste
392 HIST. COMP. DES S\ST. DE PHIL.
et de l'iDJuste, une certitude égale à celle des
vérités mathématiques. Le doute si célèbre émis
par Locke sur la question de savoir si Dieu
pourrait conférer à la uiatière la faculté de pen-
ser, ne saurait davantage le faire ranger sous
les bannières de Ilobbes; ce doute , auquel
l'école cartésienne a attaché une importance
exagérée , n'avait point , pour les convictions
qui constituent la dignité morale de l'homme
et qui fondent ses justes espérances au delà du
tombeau , des conséquences aussi directes qu'on
l'a supposé pendant quelque temps. On peut seu-
lement reconnaître une influence plus marquée
de Hobbes sur un disciple de Locke , sur Collins.
Collins , en témoignant comme Hobbes , pour
la révélation , un respect extérieur dont ce-
pendant, plus d'une fois, il fut accusé avec as-
sez de justice d'affaiblir les appuis , Collins
donna au fatalisme moral , à la doctrine de la
nécessité des actions humaines, un développe-
ment systématique ; car sa liberté n'est que
l'absence de toute coaction extérieure et phy-
sique, le pouvoir qu'a l'homme de faire ce qu'il
veut ou ce qui lui plaît. Ami de Locke , Col-
lins avait déjà puisé dans l'Essai sur l'entende-
ment humain le germe de cette doctrine; il
avait retrouvé celte même doctrine dogmatique^
ment établie par Leibniz; mais il mit un grand
soin et une rare habileté à lu présenter sous un
nouveau jour. 11 est curieux de voir par quels
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 393
arguments spécieux Collins cherche à absoudre
la doctrine de la nécessité morale, à montrer
que, bien loin d'être incompatible avec les prin-
cipes de la morale et des lois , elle en est la base
et le fondement , et que l'opinion contraire ne
tend qu'à les détruire (1). Collins a pu se faire
sans doute illusion à lui=même ; mais il n'a pu
justifier un semblable paradoxe qu'en dénatu-
rant les notions premières du bien et du mal re-
lativement aux actions humaines, en faisant
disparaître toute condition de mérite , eu ra-
vissant à la vertu ce caractère essentiel qu'elle
lire du noble triomphe que l'homme remporte
sur lui-même. Du moins la discussion dans la-
quelle Collins s'est engagé a servi à fixer une
attention plus sérieuse sur le principe d'activité
dont l'àme humaine est douée, à en étudier avec
plus de soin la nature et les propriétés, à appro-
fondir ainsi l'un des phénomènes les plus impor-
tants de notre constitution intime. Collins a
distingué dans l'homme quatie actions principa-
les: 1" la perception des idées ; '2" le jugement des
propositions; 3" vouloir; li" faire ce que nous
voulons, a Les idées de sensation et de réflexion ,
» dit-il, sont également nécessaires; car elles se
» présentent en nous , soit que nous le voulions
»ou ne le voulions pas, et nous ne pouvons les
(I) Recherches phUosophiqties sur la lïberlé de Vhomme, préface,
§ I , 2, 3, o.
304 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
«rejeter (1). » De cette première assertion , clai-
rement démentie par le témoignage de la con-
science, Collins conclut que toutes les autres
actions intelligentes de l'homme sont aussi néces-
saires que la perception dont elles dépendent.
« La proposition doit paraître ou évidente par
«elle-même, ou prouvée, ou probable, ou dou-
» teuse^ ou fausse (2). La volonté suit le jugement,
»et nous ne sommes pas libres de vouloir ou de
))ne vouloir pas, continue Collins; faire ce que
» nous avons voulu est la suite nécessaire de cette
» volonté. » Il appelle ici à son secours une appli-
cation ingénieuse et subtile de la loi de causa-
lité (3); mais c'est en dénaturant la notion de
cause, en méconnaissant la source d'où C6?tte no-
tion est dérivée. Car, où puisons-nous la vraie
notion de la cause , si ce n'est dans le pouvoir que
nous exerçons sur nos propres déterminations ?
La controverse qui s'engagea entre Collins et
Clarke , sur cette grave question , mérite d'occu-
per une place considérable dans l'histoire de la
philosophie morale ; mais elle a jeté aussi de
précieuses lumières sur les faits primitifs de la
psychologie relatifs aux opérations de l'intelli-
gence. Clarke eut le tort, en voulant réfuter
(1) Ih'chercheuphilosaiih'qiKs, olc, § i
(2) I0,d.,$±
(3) ]!>i(L, § 3 et 4.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 395
CoUins, de refuser le caractère d'action à la per-
ception et au jugement; mais il sut du moins
faire remarquer le pouvoir que l'âme exerce sur
le mouvement et la direction de l'attention (1).
L'immatérialité et l'immortalité de Fàme devin-
rent aussi , entre Collins et Clarke , la matière de
vives et profondes discussions , dans lesquelles
les doutes du premier provoquèrent , de la part
du second , de nouveaux efforts pour affermir des
vérités d'un si grand prix pour l'humanité.
Nous pouvons encore rattacher aux idées de
Hobbes celles qui furent émises par Toland,
du moins vers la fm de sa vie. Le Clirisiianisme
excmpi de mystères, de Toland, obtint les éloges
et les critiques de Leibniz (2). Toland ne se
borna pas à établir que la révélation ne peut rien
enseigner qui soit contraire à la raison ; il alla
jusqu'à vouloir prétendre qu'elle ne doit rien en-
seigner qui soit au-dessus de la raison. 11 allégua,
à l'appui de cette assertion , que « nous ne pou-
» vous concevoir que ce que notre esprit con-
»çoit (3). » Sur quoi Lebniz fit remarquer avec
raison que nous avons souvent une croyance lé-
gitime de choses que nous ne concevons cepen-
dant pas d'une manière distincte ; que Toland
(I ) V. le Recueil de diverses pièces, etc., par Leibniz, Clarke, New-
ton , etc., publié par Desmaiseaux, t. 1, p. 369.
(2) OEuvres de Leibniz, t. V, p. 14:2.
(3) Ibid., iOid., p Lia.
396 HIST. COJVIP. DES SYST. DE PHIL.
lui-même raisonne sur les notions de subsiance et
de cause dont il n'a pu avoir qu'une conception
imparfaite. Plus tard, Toland éleva des objections
multipliées sur l'authenticité des livres sacrés ,
sur la possibilité des miracles, et souleva ces
questions qui ont donné lieu à approfondir
d'une manière toute nouvelle la nature des ju-
gements que nous portons sur l'authenticité des
livres et sur le témoignage humain relativement
aux faits. Plus tard encore, Toland, recherchant
dans la plus haute antiquité l'origine des cultes
et des croyances religieuses, s' arrêtant à la su-
perficie des faits, ou donnant du moins à cer-
tains faits une valeur trop absolue , accorda une
influence exclusive aux supertitions populaires,
à la politique des législateurs, méconnut ainsi
la profonde racine que ces croyances et la mani-
festation extérieure des sentiments religieux
ont dans la nature môme de l'homme ; il rédui-
sit à de simples traditions , à des institutions ci-
viles, ce qui, dans l'humanité, est un besoin, tout
ensemble général et individuel, du cœur et de la
raison. Dans son Adeisidemon, il voulut établir
que la substance purement spirituelle ne peut
agir sur la matière , et que la matière , par con-
séquent, possède le mouvement en propre. Enfin,
après avoir ouvertenient combattu le spinozisme,
il parut, dans son Panilieisticon, s'en rapprocher
à quelques égards ; il prétendit expliquer les
phénomènes de la pensée par une cause mécani-
PHILOSOPHIE AIODERNE. C.IIAP. XV. 397
que, et faire résulter les opéra Lions de l'esprit
d'un certain feu éthéré , subtil , répandu de tou-
tes parts, principe vivifiant et universel.
Nul écrivain n'attaqua , d'une manière plus
directe et plus persévérante , la doctrine de la
spiritualité et de l'immortalité de l'àme , que le
médecin Goward. Obéissant peut-être à une dis-
position qu'engendre trop souvent l'étude exclu-
sive de l'organisation physique de l'homme,
Goward ne se borna pas à vouloir chercher, dans
la matière et le mouvement, la base ou l'instru-
ment de la pensée; il alla jusqu'à se persuader
et à vouloir persuader aux autres que la spiri-
tualité et l'immortalité de l'àme sont une in-
vention du paganisme et une imposture des
philosophes , contraires , tout à la fois , et aux
principes de la saine philosophie et à ceux de la
vraie religion (1). C'est la première fois, sans
doute , qu'une telle doctrine a été avancée au
nom de la religion elle-même.
Les fondements sur lesquels reposent les no-
tions essentielles du juste et de l'injuste furent
attaqués d'une manière aussi ouverte et aussi
absolue par un autre médecin anglais , par
Mandeville. Il a essayé de justifier son entre-
prise, ou du moins de l'expliquer; il a même
(I) Pensées sur fàme humntue , etc. , Loiulies, 1T(I2. Le grand
essai, ou Défense de la raiSi'U et de la reîigion, el'-., ilûd., ITÛi.
398 IIÎST. COMP. DES SYST. J)E PIIiL.
voulu la désavouer dans un écrit postérieur (1).
Mais, quelles qu'aient pu être les intentions se-
crètes et personnelles de l'auteur, La fable des
abeilles et les Reclierdies sur la nature de la société
ne subsistent pas moins comme le monument le
plus monstrueux du scepticisme appliqué aux
vérités morales. L'histoire de la philosophie doit
signaler de tels écarts ; mais elle ne peut admet-
tre ceux qui les ont commis au rang des philo-
sophes.
On a beaucoup discuté la question de savoir si
Spinoza appartenait, ou non, à l'école de Descar-
tes. D'un côté, lui-même se rangea sous la ban-
nière de Descartes , quoique avec l'indépendance
qui convenait à un penseur profond (D) ; il dé-
buta en publiant une exposition de la philosophie
de Descartes (2); il y substitua la méthode syn-
thétique des géomètres à la méthode analytique
dont Descartes avait presque toujours préféré de
faire usage; il joignit à cette exposition des
explications sur quelques points obscurs de la
doctrine cartésienne. D'un autre côté, les carté-
siens ont mis un grand intérêt à repousser une
filiation qui pouvait faire rejaillir sur eux une
extrême défaveur, et il leur a été facile de mon-
(1) Recherches sur l'origine de V homme; Londres, 1732.
(2j Retiali Descartes princip'wrum ja/iî'oso;j/;ifl, parles I el H, more
(jeometrico demonstrata perB. Spinozam Amstelodamensem, etc.;kïû%-
leidain , 1063 , in-S".
PIIILOSOPIIIE MODERNE. CHAP, XV. 399
trer que Descartes n'avait point prévu, n'eût
point avoué le système dont Spinoza a été l'au-
teur. Mais cette question se résout de la ma-
nière la plus décisive par le parallèle des doctrines.
Tennemann a fortjudicieusement montré que Spi-
noza s'est placé précisément dans le même point
de vue que Descartes , relativement aux principes
des connaissances humaines (1). La philosophie
de Descartes respire tout entière dans les écrits
de Spinoza; c'est sur les maximes de Descartes
que Spinoza fonde ses argumentations ; c'est
le langage de Descartes que parle Spinoza ; il
est cartésien autant que pouvait l'être un pen-
seur aussi indépendant , aussi profond , aussi ori-
ginal ; s'engageant, d'ailleurs, dans une région
métaphysique que Descartes n'avait point abor-
dée, il s'y crée un système qui lui appartient en
propre.
On reconnaît aussi dans les doctrines de Spi-
tioza ])lusieurs affinités marquées avec celles de
Hobbes. Quelles qu'aient été l'extrême diversité
des points de départ et la marche diamétralement
opposée des méthodes, on est surpris de voir
qu'en suivant des voies aussi dilïérentes, deux
hommes aient pu être conduits à des résultats
aussi analogues. La comparaison entre ces deux
ordres de doctrines semble donc promettre une
(i) Histoire de la philosophie , en allemand, t. X, p. 381, 421,
/lOO HlST. COMP. BES SYST. DE PHIL.
égale instruction , par les contrastes et par les
similitudes qui existent entre eux; mais celles-ci
sont moins nombreuses et moins frappantes.
L'histoire de l'esprit humain offre peu de phé-
nomènes aussi importants à étudier que l'appa-
rition du système métaphysique de Spinoza. L'i-
dée fondamentale de ce système s'était produite
déjà, sous diverses formes, dans l'antiquité, spé-
cialement chez les éléatiques métaphysiciens ; elle
avait été aussi ressuscitée dans les temps moder-
nes, et Jordan Bruno lui avait donné un singu-
lier développement ; mais jamais elle n'avait reçu
un caractère aussi absolu, aussi décidé, aussi pré-
cis que dans l'ouvrage du juif d'Amsterdam ; ja-
mais elle ne s'était annoncée comme naissant de
méditations aussi profondes; jamais elle ne s'était
environnée d'un appareil logique aussi rigoureux.
Cette même idée a reparu de nos jours, revêtue
d'un costume nouveau, dans le monde philoso-
phique, et y a causé une grande sensation. Ce
phénomène serait déjà digne d'attention, alors
même que nous n'y apercevrions que l'une des
plus étonnantes productions de l'énergie intel-
lectuelle dans le champ de la spéculation ; mais
il présente une haute utilité , en ce qu'il est
destiné à nous faire découvrir le dernier terme
dans lequel devront toujours se perdre les théo-
ries transcendantales , quand , refusant d'ad-
mettre les faits comme éléments primitifs de
nos connaissances, cédant sans réserve au besoin
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. ^01
de l'absolu et de l'unité systématique, elles vou-
dront constituer la nature des choses sur des fon-
dements empruntés aux seules spéculations abs-
traites. De tous les philosophes qui , au lieu de
permettre à la ï-éali té de s'offrir directement à l'in-
tuition de l'esprit humain, ont voulu la composer
de toutes pièces, si l'on peut dire ainsi, avec les
seules idées de l'esprit, Spinoza a été le plus con-
séquent; c'est en lui qu'il faut apprécier et juger
les effets du pur rationalisme.
Par cette raison même , Spinoza n'est pas très
facile à comprendre ; aussi, a-t-il été assez mal
compris et, par conséquent, mal jugé de ses con-
temporains. Le plus souvent on ne l'a considéré
qu'au travers du prisme des préventions qu'avait
fait naître la tendance irréligieuse qui se mani-
festait, sous un rapport, dans son système. C'est
de nos jours seulement qu'il a été examiné avec
des dispositions plus impartiales, interprété dans
son véritable sens, et présenté sous le point de
vue propre à le faire bien connaître.
11 n'y a eu peut-être aucun exemple d'une vie
aussi exclusivement consacrée à la méditation ,
que celle de Spinoza. Cet homme extraordinaire
ne connut qu'une seule passion, celle de la vé-
rité ; il renonça au monde , à toute vue person-
nelle, refusa une chaire qui lui fut offerte, ne dé-
sira pas même attirer, de son vivant, l'attention
du public. Les investigations métaphysiques fu-
rent la seule occupation de sa vie; le petit nom-
II.
402 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
bre de ceux qui eurent occasion de le connaître
lui rendent d'ailleurs le témoignage , que cette
vie fut en tout honorable et pure.
Cet homme, que ses contemporains ont re-
gardé comme un athée , comme un impie , dont
le nom est arrivé jusqu'à nous accompagné de
ces odieuses qualifications , se rapprochait bien
plutôt, au contraire, des mystiques exaltés qui
sont nés des cabbalistes et des théosophes. Loin
de nier Dieu, il s'applaudissait, au contraire, d'a-
voir pu démontrer philosophiquement la vérité
contenue dans les belles paroles de saint Paul :
C'est en lui que nous vivons, que nous mourons et que
nous sommes (i). Le but de la philosophie, à ses
yeux, n'est que dans la vertu, comme la vertu ne
consiste que dans l'amour de Dieu , comme l'a-
mour de Dieu ne peut naître que de la connais-
sance de Dieu même (2). Aussi, quelques auteurs
ont-ils pensé que Spinoza avait puisé son sys-
tème dans la cabbale, et telle a été, en particulier,
l'opinion de Basnage (3).
De tous les écrits de Spinoza , celui dont on a
le moins parlé est cependant celui qui fait le
mieux saisir la véritable clé de son système ; il
(J) OEuvres posthumes de Spinoza, epist. 21.
(2) Tractât. îheolog., c. 4.
(3) Histoire des Juifs, éd. de Rotlerdani , 1707, t. III, p. 87.
V. aussi Wachlei- : der Spinuzïsmus in Judenlhum ; AmsUiidam ,
1699, etc.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 403
est vrai que ce n'est qu'un fragment. Cet écrit,
publié seulement après sa mort, n'était pas achevé;
mais, tel qu'il est, il nous fait voir quelle idée
Spinoza s'était formée des prérogatives de la rai-
son et des méthodes relatives à l'investigation de
la vérité : c'est le Traité de la réformation de l'en-
tendement (1).
En effet , la connaissance de notre propre en-
tendement est, aux yeux de Spinoza, le fondement
sur lequel doit reposer toute la suite de nos pen-
sées; c'est elle qui, en nous apprenant à mesurer
les forces de l'entendement, nous ouvrira la voie
de la connaissance des choses éternelles (2).
L'esprit de la psychologie de Spinoza est essen-
tiellement renfermé dans les vues suivantes, qui
se rapprochent, à quelques égards, de celles des
mystiques, et qui ont aussi quelque. analogie avec
celles de Malebranche. L'idée conçue par notre
esprit doit èlre en accord avec son essence for-
melle; car, ahn que notre âme représente entiè-
rement l'exemplaire de b nature , elle doit déduire
toutes ses idées de celle qui représente l'origine
et la source de la nature entière, et qui est en
mèmetemps la source de toutes les autres idées(3j.
Toutes les idées doivent donc être réduites à une
(1) De intellectùs emendatione tractalus ; OEuvres posthumes de
Spinoza, édition de 1677, p. 333.
{% lbid.,ibid.,j). 390.
3) Ibid., ibid., p. 369.
ZjOii HIST. COMP. DES SYST. DE PHlf,.
seule, cordoniiées et enchaînées de telle sorte
que notre âme reproduise , autant qu'il est pos-
sible, objectivement, la nature elle-même dans son
ensemble et dans ses parties (1). Le rapport qui
est entre deux idées étant le même que celui qui
existe entre les essences formelles de ces idées , il
s'ensuit que la connaissance réflexive de l'idée de
l'Être souverainement parfait, sera supérieure à
la connaissance réflexive des autres idées , et
qu'ainsi la méthode la plus parfaite sera celle
qui montrera comment l'âme doit se diriger vers
le type de l'idée de l'Être très parfait (2). Ainsi,
identité entre le système de nos idées et le sys-
tème de la nature; nécessité de rappeler le
premier à l'unité; l'Être souverainement par-
fait, conçu comme le sommet commun des deux
systèmes, comme le point de leur réunion : telles
sont les trois notions essentielles sur lesquelles
Spinoza fait reposer la théorie de la connaissance
humaine. « Dieu seul étant la vraie cause de
» tout ce qui existe, il est évident que nous sui-
» vrons la meilleure voie de philosophie si, de la
"Connaissance de Dieu môme, nous nous elfor-
» çons de déduire l'explication des choses par lui
«créées, acquérant de la sorte la science la plus
» parfaite, celle qui descend aux effets par les
(I) De inteltc'ctûn emriKuiiioiie iiaclatux, p. 3SG.
(2j ll/id,, iliiU., )). 30;;.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. &05
» causes (1). » Spinoza est tout entier dans ces pa-
roles, et, quand on les a bien comprises, on a
compris d'avance toute sa philosophie.
Ailleurs, il est vrai , Spinoza établit avec préci-
sion la distinction qui existe entre l'idée vraie et
son objet, entre le cercle et l'idée d'un cercle 2) .
Ailleurs , il distingue deux ordres de connais-
sances : les unes qui se réfèrent à la perception de
la chose comme réellement existante, les autres
qui concernent les seules essences (3). Il distingue
les choses qui ont une existence extérieure, et
celles qui ne sont que dans l'entendement (7i). 11
recommande même, à diverses reprises, de ne pas
confondre la nature avec les abstractions, de ne
pas conclure de celles-ci à celle-là ; il déclare que
l'entendement ne peut descendre des axiomes
universaux aux vérités particulières , parce que
les premiers sont indéterminés de leur nature (5).
11 va même jusqu'à conseiller de rechercher, de
préférence, la connaissance des choses particuliè-
res; car, dit-il, plus une idée est spéciale, el plus
elle est distincte, et claire, par conséquent (G).
(i) Epist. H9.
(2) Idea vera est diversiim quid a suo idealo (Dehitclleclus cincnda-
tionc, OEuvres poslh. de Spinoza , p. 366.)
(3) Ibid., ibid , p. 372.
(4) Ibid., ibid., p. 386.
(5) Ibid., ibid., p. 380, 381, 38(>.
(6) Ibid., ibid., p. 388.
401) HIST. COMr. DES SYST. Ut l'UlL.
Mais bientôt ces distinctioDS apparentes s'éva-
nouissent; car le seul mode que Spinoza con-
çoive pour atteindre aux choses réelles, est de
saisir leurs causes, leurs causes nécessaires, de
telle sorte que leur existence se montre néces-
saire elle-même , et leur non-existence impossi-
ble. iMais si la chose est en elle-même, ou, comme
on dit, cause de soi, elle ne sera connue que par
sa seule essence {i). Ici, comme on voit, les deux
ordres de connaissances se réunissent et se con-
fondent ; or , les autres existences réelles ne pou-
vant être connues qu'en remontant de cause en
cause à celle de l'être qui est en soi, qui est cause
de soi, la connaissance de celles-là dérivent de la
connaissance de celle-ci ; c'est là ce qui rassure
Spinoza contre le danger de la déception qu'en
traînerait la confusion de l'ordre abstrait avec
celui de la nature. Il a cru se défendre des abs-
tractions en remontant à la source première et
à l'origine de la nature; car cette origine n'a rien
de commun avec les choses changeantes; elle ne
peut avoir, dans l'entendement, plus d'étendue
qu'elle n'en possède dans la réalité. C'est l'Être
unique, infini, qui est tout l'être, hors duquel il
il n'y a aucun être (2), «Toute réalité est donc en
» lui , et l'esprit qui en possède la connaissance
(1) ])r inidl-dif'i rinm-'aHonr , p. '^SG.
(2 IMil., ibiil., ].. ;i«l.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. hOl
«possède par là toute réalité. Aussi, la raison de-
» mande avant tout, pour coordonner nos con-
» naissances, que nous recherchions s'il y a quel-
»que être qui soit la cause de toutes choses, de
«telle sorte que son essence objective soit en
» même temps la cause de toutes nos idées , et
» quel est cet être. Alors notre âme sera l'exacte
«représentation de la nature; car elle possédera
» objectivement et l'essence de la nature, et son ordre,
y>et son union. » Au reste , et ceci est essentiel à re-
marquer, dans la série des causes, dans la sphère
des êtres réels, Spinoza ne comprend, et il le dé-
clare expressément , que les choses immuables et
éternelles; il en exclut les choses particulières,
contingentes et mobiles, chez lesquelles l'existence
n'est pas liée à leur essence , dont l'existence ou
la non-existence peuvent être lellet de causes di-
verses inconnues pour nous , et auxquelles il ne
pense pas que notre entendement puisse attein-
dre (1). C'est donc dans les choses nécessaires que
se renferme pour lui la réalité de la connaissance
humaine.
Spinoza n'admet donc qu'un seul mode de con-
naissance vraiment adéquate et à l'abri de l'erreur,
celle qui consiste en ce que la chose est aperçue
par sa seule essence OU par sa cause prochaine; il ne
voit qu'imperfection et incertitude dans celle qui
(1) De inlellectùs emendaCione , p. 386.
Zt08 IlIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
repose sur les communications du langage , sur
l'expérience ou la déduction qui remonte de l'ef-
fet à la cause (1). « La certitude, dit-il, en em-
»pruntant le langage de Descartes, n'est autre
» chose que Vcssence ohjeciive , c'est-à-dire le mode
» suivant lequel nous sentons V essence formelle, La
» vérité n'a donc pas besoin de signes; elle se sert
» de signe à elle-même (2). » Il se flatte d'avoir ainsi
imposé silence aux sceptiques (>S). Persuadé,
avec Descartes, que l'idée simple ne peut ja-
mais être fausse , parce qu'elle est toujours
claire. Spinoza n'admet point que l'erreur con-
siste dans une privation absolue ; il la fait con-
sister dans une connaissance imparfaite : nous
errons , parce que nous ne nous formons des
choses que des notions mutilées et tronquées, ce
qui ne peut naître en nous que de ce que nous
sommes nous-mêmes les parties et comme les
fragments de quelque être pensant [h).
Spinoza n'hésite point à placer en tête des
prérogatives de l'entendement humain, le prin-
cipe : « qu'il embrasse la certitude, sachant que la
«chose e^t formellcmciu eu elle-même telle qu'elle
» est objectivemeni contenue dans l'entendement. »
Il ajoute « que l'entendement perçoit les choses,
(1) De intelleclùs emendatione , p. 362.
(2) Ilnd., ibid., p. 367.
(3) Ibid., ibid., p. 370.
(1) Ibid., ibid., [\. oTC, '\i<[).—Elhici's, piav- ^, jiKop. 35.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 409
» non pas tant dans la durée que dans une espèce
«d'éternité, sous un nombre infini. L'imagina-
» lion , cette faculté qui corrompt et égare l'en-
«tendement en s'unissant à lui, détermine seule
»la durée, la quantité et le nombre (1). «
Conséquent à lui-même , Spinoza donne une
préférence exclusive à la méthode synthétique, et
fait commencer aux définitions toute investigation
de la vérité , toute méthode de découvertes. Mais
•
il veut que la définition explique l'essence intime
des choses ; il veut que la définition d'une chose
créée contienne non seulement toutes les proprié-
tés de cette chose, mais encore sa cause prochaine ;
il veut que la définition de la chose incréée exclue
toute cause, lève toute espèce de doute sur l'exis-
tence de cette chose ; qu'elle ne renferme aucune
idée substantive qui puisse être conçue comme un
attribut, c'est-à-dire qu'elle s'explique par une
abstraction (2). Cette dernière condition achève
de nous faire comprendre comment Spinoza a cru
qu'en s'attachant, comme point de départ, à la dé-
finition de l'être parfait, il évitait de confondre
l'ordre des abstractions avec celui des réalités.
Les mêmes vues se reproduisent encore dans
V Éthique de Spinoza; mais ici elles n'occupent
plus qu'une place subordonnée ; elles prennent la
(1) De iutelleclt(S emendalione , p. 382, 385, 391.
(2) Ibid., ilHcl , p. 3S{i.
^40 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
forme de corollaire; elles naissent au sein d'un ap-^
pareil de démonstrations géométriques, comme si
le tableau des facultés et des opérations de l'esprit
humain se démontrait ainsiqu'une proposition ma-
thématique, singularité dont, au reste. Descartes
avait donné l'exemple. « Laraison, dit Spinoza, ne
» considère que les choses nécessaires, non les cho-
» ses contingentes ( 1 ). La réalité et la perfection sont
«identiques (2). L'ordre et la connexion des idées
» sont les mêmes que l'ordre etla connexion des cho-
» ses réelles (3). Nos idées n'ont point pour cause
» efficiente les choses perçues , mais Dieu même ,
» en tant qu'être pensant (â). Les idées des choses
» particulières sont comprises dans l'idée infinie
» de Dieu , comme les essences formelles de ces
» mêmes choses sont contenues dans les attributs
«divins (5) ; ainsi, plus nous connaissons les cho-
«ses particulières, plus nous connaissons Dieu
«même (6). Toutes nos idées sont vraies, en tant
«qu'elles se réfèrent à Dieu (7). L'âme humaine
«possède une connaissance ar%Mrtfe (E) de l'es-
» sence éternelle et infinie de Dieu (8). L'itiée de
(!) Elhices, pars II, prop. 4-4.
(2) Ibid., ibid., définit, i.
(3) Ibid., ibid., prop. 7.
(4) Ibid., ibid., prop. 5.
(5) Ibid., ibid., prop. 8.
(6) Ibid., pars V, prop. 34.
(7) Ibid., pars II, prop. 32.
(8) Ibid., ibid., prop. 46, 47.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 411
» Dieu ne peut être qu'unique (1). Sans Dieu, en-
» fin , rien ne peut ni exister, ni être conçu (-2). »
Maintenant le système métaphysique de Spi-
noza va se construire en quelque sorte de lui-
même. Après avoir, en efTet, concentré le système
entier de nos idées dans l'unité absolue de Dieu ,
et après avoir identifié le système de nos idées
avec celui de la réalité , il devient naturel que
l'ensemble des êtres réels vienne s'abîmer dans
la substance divine. Spinoza eût donc pu simpli-
fier l'appareil de sa démonstration. En voici les
ressorts vraiment essentiels ; il posera d'abord des
définitions :
« Par cause de soi , j'entends ce dont l'essence
«comprend l'existence ; par substance, ce qui est
» en soi, ce qui est conçu par soi-même ; par aitri-
» but , ce que l'entendement perçoit comme con-
» stituant l'essence de la substance ; par mode, ces
«afiections de la substance qui résident dans une
» autre chose , qui sont connues par une autre
» chose. V éternité n'est que l'existence , en tant
» qu'elle est conçue comme résultant nécessaire-
» ment de la seule définition de la chose éternelle.
» Cette chose est libre, qui existe par la seule néces-
Dsité de sa nature, qui n'est déterminée que par
)) elle-même à agir ; cette chose est finie dans son
(1) Ethices, fars H , prop. i.
(2) Ibid., purs 1 , i>ro}>. I.').
412 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» genre^ qui ne peut être terminée par une autre de
» même nature. Je donne le nom de Dieu à une
«substance absolument infinie (1). »
Ensuite il établira ses axiomes, en y confondant
la vérité réelle avec la vérité purement intellec-
tuelle :
« Tout ce qui est, est en soi ou dans un autre ;
» ce qui ne peut être conçu par un autre doit être
» conçu par soi. L'efîet résulte nécessairement de
» la cause déterminée, et la suppose ; la connais-
» sance de l'effet dépend de celle de la cause et la
» comprend. Les choses qui n'ont rien de com-
» mun ne peuvent être comprises les unes par les
» autres. L'idée vraie doit convenir avec son objet
» dans tout ce qui peut être conçu comme n'exis-
^)tant pas. L'essence ne comprend pas l'exis-
«tence (2). »
Déjà vous concevez qu'en admettant ces pré-
liminaires , il ne pourra y avoir dans la nature
plusieurs substances ayant les mêmes attri-
buts (3) ; que cependant de deux substances qui
n'ont pas les mêmes attributs , l'une ne peut être
la cause de l'autre, puisqu'elles n'ont rien de
commun entre elles {h) ; qu'une substance ne
(1) Ethices, pars I , prop. 15.
(2) Ibid., ibid., axiomes 1 à 7, p. 2 et 3.
(3) Ibid., ibid., prop. S.
(4) Ibid., ibid., prop. 2 el 3.
PIIILOSOPIIIE .MODERNE. CÎÎAP. XV. M 3
peut donc être produite par une autre substan-
ce (1).
Ici , vous pourriez un moment vous arrêter à
la pensée que l'univers serait composé d'une
foule de substances indépendantes l'une de l'au-
tre, essentiellement diverses, également éter-
nelles et nécessaires. Mais, en vous rappelant une
définition , vous êtes forcé d'admettre que toute
substance est nécessairement infinie, puisqu'elle
ne peut être terminée par une substance de même
nature (2). Cependant Dieu existe nécessaire-
ment ; il est nécessairement doué d'attributs in-
finis ; aucune substance ne peut donc exister ,
être conçue hors de lui , puisqu'en lui résident
tous les attributs possibles (3). Quel sera donc le
sort des autres êtres , ou du moins de ce que nous
réputions pour tel ?
« Dans la nature des choses il n'y a rien de con-
» tingent ; tout est déterminé à exister , à opérer
» d'une certaine manière, par la nécessité de la na-
» ture divine. L'essence des choses produites par
)) Dieu ne comprend point leur existence : Dieu seul
» est la cause de l'une et de l'autre. Le corps même
» exprime l'essence de Dieu , en tant qu'elle est
«considérée comme une chose étendue. L'homme
» n'est pas une substance : l'essence de l'homme
(I) Elh'ices , prop. 6.
{ij iùiU., prop. 7 ol 8.
(i) lOid., prop. 11 el \A.
414 MIST. COMP. DliS SYST. DE PHIL.
» est constituée par les modes de certains attributs
» divins ; elle est une portion de l'intelligence in-
» finie de Dieu (1). »
Dans ce système, tout est nécessaire; Dieu
n'agit point librement; il ne pouvait produire
les choses d'une autre manière, ni dans un autre
ordre qu'il ne l'a fait. Tout ce qui est dans la
puissance de Dieu est nécessaire; car les objets
réels {res ideatœ) découlent aussi nécessairement
de l'Être divin, que les idées de ces choses décou-
lent de l'attribut de la pensée divine. La puis-
sance de Dieu n'est que son essence (2). L'âme
humaine ne jouit d'aucune volonté libre; elle est
déterminée dans ses volitions par l'enchaînement
des causes (3).
Il faut donc distinguer , dans les vues de Spi-
noza , la nature nalurante et la nature naturée : la
première comprend ce qui est en soi et ce qui
est conçu par soi-même , ou les attributs de la
substance qui expriment une essence éternelle et
infinie, c'est-à-dire Dieu, considéré comme une
cause libre ; la seconde comprend tout ce qui ré-
su Ite de la nécessité de la nature de Dieu ou
de ses divers attributs, c'est-à-dire tous les mo-
des des attributs de Dieu, en tant que ces modes
(1) Elhices, pars I, prop. 24, 25, 29 ; pars II, defin. \,prop. 10,
11.
(2) Ibid. , pars 1, prop. 32, corol. 1 , prop. 33, 34; pars II, prop. 3, 6.
(ô) ibUI., pars 11, prop. 48.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. /il 5
sont coDsidérés comme des choses qui sont en
Dieu, et qui ne peuvent ni exister, ni être con-
çues, sans Dieu (1).
Unité, nécessité, immutabilité conçues avec la
rigueur la plus absolue : telles sont les trois idées
qui forment tout le système. C'est ce que doit
produire la métaphysique, quand on la contrain-
dra de rendre compte, par ses seules forces, de
l'existence réelle.
Spinoza s'est fait illusion à lui-même sur les
conséquences morales de ce système, à la faveur
de ce mysticisme apparent qui semblait immoler
la nature entière à la Divinité , concentrer toute
la science dans sa contemplation. « Tout doit
• être rapporté à Dieu, s'est-il dit; en cela con-
» sistent et la perfection et la félicité suprêmes.
» L'amour de Dieu est le but suprême qui doit
«occuper notre àme. Notre suprême bonheur
» consiste dans la connaissance vive et vivifiante
»de Dieu; plus nous le connaissons, plus nous
«nous rapprochons de lui et soumettons notre
» vie à sa volonté. Cet amour est une part de l'a-
» mour infini que Dieu se porte à lui-même. La
» béatitude qu'il fait éprouver à notre âme n'est
» pas la récompense de la vertu , mais la vertu
«même; car elle se sert à elle-même de ré-
» compense et n'en accepte pas d'a*Utres (2).» Le,
(1 ) Etkiccs, pars 1, schol. ad prop. 29, epist. 27.
(2) Uni., pars 11, prop. AS, schol. ; pars IV , prop. 28 , 33 , 36 ,
37, srhol.; pars V, prop. ir>, If!, 42.
h\(} ttlST. COMP. DES SYS'J. DE PHIL.
môme prestige peut avoir entraîné et abusé quel-
ques partisans de Spinoza ; et, il faut le dire, cette
circonstance même ajoute aux dangers d'un sys-
tème qui peut exercer en effet une grande séduc-
tion sur certains esprits.
On doit le reconnaître , Spinoza n'identifie et
ne confond pas absolument, comme on l'a si long-
temps supposé , l'univers avec son auteur (F). Il
distingue même, ainsi que nous l'avons vu, d'une
manière expresse, la nature naluranle et la nature
naiurée; mais la différence qu'il établit entre
l'une et l'autre n'est giière qu'une distinction pu-
rement logique, celle qui existe entre la substance et
^ ses modes. Elle ne pourrait acquérir quelque réa-
lité qu'autant qu'on accorderait aux modes une
existence séparée de leur substance. Si donc le
panthéisme n'est point professé par Spinoza en
termes formels, il est du moins la conséquence
inévitable et la tendance naturelle de son sys-
tème. Du reste , le panthéisme auquel Spinoza
conduit ses disciples n'est pas un véritable athéis-
me. S'il n'a point pour objet, comme on l'a cru,
de diviniser la nature telle qu'elle se découvre à
nos regards , de réduire et dégrader la notion de
l'être infini , en donnant simplement le nom de
Dieu à l'ensemble des êtres qui nous apparaissent
comme existatits ; s'il a, au contraire, pour objet
d'absorber en quelque sorte tous les êtres dans
le sein de Dieu , à la manière de certaines tradi-
tions orientales; il n'en altère pas moins les rap-
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. M 7
ports les plus essentiels de la créature avec le
Créateur ; il dénature ainsi le vrai caractère du
sentiment religieux et toute l'économie de la des-
tination de l'homme ; il détruit aussi dans sa
source le principe de toute moralité humaine, en
introduisant le règne de la fatalité. Aussi, ne peut-
il se soustraire à cette triste influence. La force et
l'utilité deviennent pour lui la règle des devoirs;
la vertu n'est plus que le soin de sa propre conser-
vation. Sur les traces de Ilobbes, il préconise le pou-
voir absolu, il donne à l'autorité civile l'empire sur
les croyances religieuses. Machiavel pourrait s'é-
tonner quelquefois du langage de Spinoza.
Spinoza eut plus de disciples secrets que de
partisans déclarés; dans le nombre de ceux-ci,
quelques-uns feignaient même de le combattre
pour le soutenir plus librement (G). Parmi ses
sectateurs, il y en a eu qui, en adoptant le fond
de sa doctrine, cherchèrent à en restreindre en
partie les conséquences; d'autres, au contraire,
la portèrent à la dernière rigueur.
Louis Meyer, Cartésien, ami de Spinoza et son
éditeur, contribua plus à répandre les ouvj-ages
de celui-ci, qu'il ne travailla à les accréditer.
Lucas, médecin comme Meyer, fut simplement
aussi un disciple de la doctrine nouvelle. Jekles,
livré par profession au négoce , mais par goût à
l'étude des sciences, résuma cette doctrine dans
la préface qui précède le recueil des œuvres pos-
tliumes de Spinoza. Cufaeler essaya de répandre
Il -'7
418 HIST. COMP. OES SYST. DE PHIt.
un nouveau jour sur les idées principales de Spi-
noza, de les mettre à l'abri de toute équivoque. Il
y mêla des vues particulières, il y associa l'hypo-
thèse des idées innées et la théorie de Hobbes,
qui réduit les opérations de la pensée aune sorte
d'arithmétique. Il interpréta la proposition de
Spinoza qui fait de l'étendue un attribut de l'être
infini, en déclarant que c'est à la seule étendue
intelligible que cette proposition s'applique (1).
Cette interprétation rendait l'opinion de Spinoza
à peu près conforme à celie de IVIalebranche; elle
affaiblissait dans son principe, si elle ne détrui-
sait pas entièrement, la grande et principale ob-
jection opposée à Spinoza par la généralité de ses
adversaires, objection qui se fondait sur l'incom-
patibilité de l'étendue matérielle avec la sub-
stance pensante.
On a trop facilement agrégé au nombre des spi-
nozistes Fréd. de Leenhof ( 2) , Henri Wyemars (3) ,
Pontianus de Hattem , Wachter, Fr. -Guillaume
Stosch (II) , Theod. Lud. Law (5) , et d'autres encore
qui , comme ceux-ci , sans avoir réellement em-
brassé les principes du spinozisiue, ont été en butte
[i) spécimen artis ratlocinandi (Hambourg 1684) , p. 222.
(2) Hemel op Aarden , 1703. — V. aussi, Historia Spinozismi
Leenhflftani , etc., collecta à G. Frid. Jenichen; Lipsiae, 1707.
(3; Chaos imaginarlum de or lu niitndi, etc., 4710.
(4) Concordia rationis et fidel ( Aiiislerdaiii ) , 1691.
(5) Meditalîones philosophicœ de Deo, mundo et homine; Francf. ,
1717. — Meditationes, eic, Freystadt, 17 i 9.
PHILOSOPHIE MODERiNE. CHAP. XV. 'il 9
à cette accusation , soit sur l'apparence de quel-
ques analogies, soit par une tactique assez ordi-
naire alors, et qui consistait à exciter contre ceux
dont les opinionsannonçaient trop d'indépendance
un genre de prévention plus facile et plus puissant
que les réfutations régulières. Parmi les spino-
zistes figurerait aussi Fr. Bredenburg, si l'on s'en
rapportait à Cuper et à Orobio (l). Cependant, si
Bredenburg a cru pouvoir tirer de l'idée de l'Être
nécessaire la conclusion que tout est nécessaire
dans cet Être, jusquà son action; s'il a commis
l'erreur d'employer la forme des démonstrations
mathématiques dans les questions morales, il a
été jusqu'à prétendre établir que tous les êtres
capables de raison agissent nécessairement. 11 se
rangea cependant avec franchise parmi les con-
tradicteurs de Spinoza, relativement à la source
de l'unité absolue de la substance (2). La vérité
est que l'honnête Bredenburg, à ce que Bayle
nous apprend (3), trouva pour et contre cette
théorie deux démonstrations géométr-iques éga-
lement fortes, à ses yeux, et dans lesquelles il ne
put découvrir aucune inexactitude , et qu'en dé-
finitive il se décida par des motifs d'un autre or-
dre, ceux que lui fournit un sentiment moral di-
(1) Cerlatnen philosophicum advers. Joh. Bredenburg, elc^medita-
batur Ishak Orobio; Amsterdam, 1073.
(2) Enervatio tractalâs theol. politici; Rollerdani, 1673. — Bre-
denburg était aussi un négociant lioUandais.
(3) Art. Spinoza , nota M.
Ù20 IIÎST. r,OMP. DES SYST. DE MUL
gne fie son caractère. Mais Cuper, qui accusa
Bredenburg de spinozisme, et qui entra en lice
contre lui (1), fut à son tour dénoncé et même
reconnu comme spinoziste véritable. Henri More,
et d'autres après lui , signalèrent cet artifice et
combattirent son auteur.
De tous les disciples de Spinoza , il n'en est
aucun, à beaucoup près, qui ait rendu à la cause
du spinozisme des services égaux à notre célèbre
comte de Boulainvilliers. Cet écrivain spirituel ,
fécond et paradoxal , qui abandonna la profession
des armes pour se livrer à l'étude , qui fouilla
avec tant de persévérance et de hardiesse dans
lesmonuments presque inconnusde notre histoire,
pour en tirer un système politique, s'élança avec
un courage presque égal dans les régions de la
métaphysique ; mais^ également malheureux dans
ces deux ordres de recherches, également en-
traîné par l'esprit de système, s'il évoqua les sou-
venirs du régime féodal comme le type idéal
de la perfection dans les institutions sociales, il
crut découvrir aussi dans les vieilles hypothèses
du panthéisme et de la fatalité les plus vrais tré-
sors de la philosophie ; c'est-à-dire qu'après avoir
déshérité de leurs droits politiques les classes les
plus nombreuses de la société , il déshérita aussi
l'humanité entière de ses plus nobles prérogati-
(1) Arcana alheismi ret'clata ; Amsterriani , ir.TG.
PHir.OSOPHIt; iMODERiNE. CIIAP. XV. Z»21
ves dans l'ordre moral. Son exposition du spino-
zisme parut successivement sous trois titres
différents, dont l'un annonçait, au contraire, une
réjuiaiion de Spinoza , et trompa quelques person-
nes (H). Lui-même, au reste, dans sa préface,
s'annonça comme voulant en effet venger les in-
térêts de la religion contre un système aussi dan-
gereux qu'absurde.
Spinoza avait écrit en latin ; son style était obscur ,
sentencieux , laconique ; il s'était enveloppé de
l'appareil des démonstrations scientifiques ; il pou-
vait tromper , surtout embarrasser un lecteur
assez patient pour l'étudier ; mais il ne pouvait
s'adresser au vulgaire , il ne pouvait séduire per-
sonne. Boulainvilliers , avec un art infini , a su
rendre en quelque sorte populaire la théorie la
plus abstraite qui fût jamais. 11 a pris le langage,
la manière , la méthode de Descartes; il n'ensei-
gne point ; il cherche , et s'entretient avec lui-
même. Il ne se borne point, du reste, à décrire
le spinozisme , il le justifie ^ il se propose les ob-
jections et y répond ; il aperçoit les nuages et les
dissipe ; il commente, il presse les conséquences ;
il donne une vie, une figure à ce système; il le
met en action; il le conduit jusqu'à ses plus
fatales applications aux règles des actions humai-
nes. Le spinozisme , désormais , n'est pas seule-
ment à la portée de chacun ; il est environné de
tous les prestiges que peut lui prêter le talent ,
comme de toutes les séductions que les passions
UTl HIST. COMP. DES SYST. DE PHiL.
peuvent trouver dans un système qui les protège
et-les flatte sans réserve.
En s'interrogeant lui-même, comme Descartes,
en prenant le même point de départ, le Spinoza
français est arrivé , comme lui , aux deux notions
les plus générales, celle de la pensée, celle de
l'étendue, et de celle-ci s'est élevé à une troisième
plus générale encore, à la notion universelle, à
celle qui occupe le sommet de l'échelle, à celle
de l'être; il s'y attache comme à la source de
toute science , car on ne peut conclure que du
général au particulier (1). Or, que découvre-t-il
dans cet être ainsi considéré sous le point de vue
le plus abstrait, le plus universel? Il y découvre
que cet être est nécessaire , absolu (2) ; qu'il est
en soi et par soi (3) ; qu'il est non-seulement un,
mais unique {(i); qu'il estnon-seulement indépen-
dant, mais infini (5); qu'il est simple, indivisible,
sans parties (6); que cependant l'étendue, comme
la pensée, lui est identique (7); qu'il n'est pas une
personne (8), qu'il n'est pas même un sujet (!'),
(1) Hr fil talion de Spinoza, p. 2 à 7.
(-2) ihifl., p. 7, 14.
(;}) ma., p. 9.
(4) lùici., p. a, 2(j.
(3) ma., p. 16.
(6) IlncL, p. 18, 25..
(7) Ibid., p. 21 , 38.
(8) Ilnd., p. 27.
(9) Ibid., p. 29.
PHILOSOPHIE MODERNE. (HAP. XV. UTS
mais qu'il est la substance , la cause absolue de
tout (1); que les êtres particuliers ne sont,
d'ailleurs, que des modes et des accidents, ne
sont point de vrais êtres et n'existent qu'en au-
trui (2).
Une fausse idée de Descartes a beaucoup servi
au Spinoza français : c'est celle par laquelle Des-
cartes avait considéré l'existence réelle comme
une perfection, et avait supposé dans sa réalité,
comme dans sa perfection , plusieurs degrés. Bou-
lainvilliers en a conclu que l'Être souverainement
parfait possède en lui toute existence réelle ,
comme il renferme toute perfection; qu'aucune
réalité , comme aucune perfection , ne peut lui
demeurer étrangère (3). Boulainvilliers n'a pas
tiré moins de parti de cette autre proposition de
Descartes : que l'existence réelle est enfermée
dans la seule idée de Dieu comme lui étant né-
cessaire ; car l'idée d'existence est comprise dans
celle de Dieu, avecle caractère le plus absolu, le
plus universel ; il ne peut y avoir d'être qui ne
soit nécessaire., Comment serait-il possible d'ex-
primer quelque réalité qui ne lui convînt pas?
Ne serait-il pas contradictoire de concevoir une
négation, un défaut, dans une existence réelle.
(i) Réfutation de Spinoza, p. 33.
(2) Ibid., p. 10 et 11.'
(;{) Ibid., p. 44.
/i2i HIST. COM!<. DES SYST. DE PHIL.
infinie et nécessaire, telle que celle de l'Être
divin (1)?
» La substance unique, nécessaire, absolue,
«est Dieu. Dieu est l'universalité des êtres (2),
» sans cependant être composé des parties de l'u-
«nivers; il est tout, sans être aucune partie du
» tout (3); il est indivisible, quoiqu'il ait l'étendue
» pour attribut {k). Sa détermination est libre, en
» ce sens qu'elle a sa cause en elle-même ; mais
«elle est nécessaire, parce qu'elle est déterminée
» par la nature propre de cette substance. L'Être
«absolu est infini , non-seulement dans sa puis-
«sance, mais dans son action (5). » La Divi-
nité conçue par le Spinoza français n'a, d'ail-
leurs, aucune analogie avec celle que se repré-
sentent les religions établies et le sentiment gé-
néral des philosophes , dont l'infinité est prise
comme une excellence de nature à qui appar-
tient tout ce qui peut être estimé bon , qui
exerce une puissance souveraine et arbitraire,
qui l'a exercée par la création des êtres et l'ar-
rangement de l'univers, qui gouverne ses ouvra-
ges par sa sagesse , leur dispense ses dons, exerce
envers eux , suivant leurs mérites, sa justice et
sa bonté. «La création, dit Boulainvilliers , est
(1) Réfutation de Spinoza, p. 7, 14, 36, G7.
(2) Ibid., p. 49.
(3) Und., p. 53 , 54.
(4) Ibid., p. 38.
(5) Ibïd., p. 33 à 35, 44.
PHILOSOPHIE iMODERKE. CHAP. XV. Z|25
» impossible , et aucun des attributs moraux ne
» peut convenir à l'Être infini (1). » Il a prévu tou-
tes les alarmes qui pourraient naître d'une doc-
trine aussi nouvelle relativement au culte qui est
dû à l'Etre des êtres; mais il s'est efforcé de mon-
trer que cette doctrine commandait également,
quoique par d'autres motifs, le culte de l'obéis-
sance et de l'amour (2).
A la métaphysique de Spinoza Boulainvilliers
associe la psychologie de Hobbes , ou plutôt, avec
Spinoza , il emprunte , mais bien plus abondam-
ment, à cette psychologie de Hobbes, qui n'a
guère de commun avec une métaphysique sem-
blable qu'une malheureuse concordance pour
détruire toutes les garanties de la morale.
Ce n'est pas que Boulainvilliers ne semble
quelquefois, à l'exemple de son modèle, fier de
rapporter la science à une sorte de spéculation
mystique, et qu'on ne croie quelquefois entendre
dans sa bouche le langage de Malebranche.
«Nulle idée, nous dit-il, n'est vraie par rapport
» à nous, qu'en conséquence de ce qu'elle est telle
» dans l'Être infini ou absolu. L'idée qui est en Dieu
«est tellement égale à l'objet qu'elle représente,
» qu'elle ne constitue qu'un même être avec lui ;
«l'idée de Dieu, représentative d'une modalité
» quelconque , est la même chose que l'objet re-
(1) Réfutation de Sphioz-a, p. 48, Cl, 62, 78.
(2) lOld., p. -io el suiv.
&26 HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
«présenté. Toutes les idées particulières sont
»donc en Dieu, comme leurs objets. Les êtres
«particuliers , s'ils n'existent pas, y sont repré-
» sentes comme possibles ; existants, comme réels.
» Or, cette idée objective, qui est en Dieu, est pour
» nous la source de l'évidence, de cette évidence,
«caractère distinctif de la vérité, et à laquelle
«nous ne saurions résister. Comme elle est le fon-
» dément de la réalité de tous les êtres, on ne peut
« errer à l'égard de l'Être absolu ; on peut se trom-
«per seulement en jugeant ce que les individus
«ont de particulier (1). » Mais bientôt nous des-
cendons de ces hauteurs; Boulainvilliers établit,
entre le mode de l'étendue et celui de la pensée,
une correspondance si étroite dans l'individu hu-
main, que l'exercice de la pensée se trouve entière-
ment subordonné à l'organisation matérielle. C'est
ladiversitéde cette organisation qui produit toutes
les différences individuelles dans la même espèce,
et qui marque les degrés progressifs depuis l'in-
secte jusqu'à la suprême intelligence. L'esprit ne
connaît rien que par les affections du corps ; la
sensation devient successivement perception , ima-
gination, mémoire, idée; enfin, la disposition
seule de l'organe décide de la fidélité de la sen-
sation. Aussi, l'esprit humain est-il condamné à
une condition entièrement passive ; aucune de
(•]) ncTufnlion de Spino:a, p. 01 à 96, 229 à 232.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. U21
ses connaissances n'est son propre ouvrage (1).
Boulainvilliers ne reconnaît toutefois, dans l'expé-
rience née de la sensation, qu'une connaissance
incertaine et imparfaite ; il fait le même reproche
aux principes généraux ; il rejette bien loin toute
vérité idéelle ou archétype; il réserve sa confiance
à la lumière intuitive qui révèle la convenance
ou la disconvenance des idées et la valeur des
termes qui les expriment , comme si les princi-
cii es généraux n'appartenaient pas à ces derniè-
res espèces de jugements (2). « Les idées que nous
» avons des objets, ajoute-t-il enfin, ne nous re-
» présentent point la nature de ces objets , mais
» seulement la perception que nous avons à leur
«occasion (3) , et c'est pourquoi, n'ayant aucune
«connaissance directe des objets, c'est dans l'Être
» absolu que nous devons en aller chercher la re-
» présentation fidèle. »
Telles sont les contradictions d'un système
dans lequel l'observation des faits est rarement
consultée (I). L'homme moral n'est pas condam-
né par le Spinoza français à une passivité moins
absolue que l'homme intellectuel ; toute sponta-
néité est déniée à l'homme moral; il n'est point
sa propre cause d'action. La volonté est impuis-
sante contre les passions; il n'y a ni mal, ni bien
(1) Réfutation de Spinoza, p. 106, 107, iU , 115, 119 à
1-23, 138, 1-42, U3, 160, 18o, 180, 187, 237.
(2) lùid., p. 141 ,211 il 227.
(3; tùid.. p. 1T<S, !87.
/l28 HIST. COMP. DES SYST. DL PHIL.
positif ; il n'y a qu'un calcul relatif des intérêts
individuels (1). Aussi, la morale peut être démon-
trée mathématiquement (2). Ailleurs, cependant,
la vertu reprend un caractère tellement désin-
téressé, qu'elle ne peut même admettre parmi
ses motifs la perspective des peines et des ré-
compenses éternelles (o)
De nombreuses réfutations s'étaient élevées con-
tre Spinoza; on continua de le réfuter pendant long-
temps encore. 11 n'en fut pas de même deBoulain-
villiers,ou du moins on ne le combattit pas d'une
manière expresse et directe; rien n'eût été ce-
pendant plus nécessaire que de détruire, au moins
dans un langage aussi familier que le sien , les
impressions qu'il avait pu produire sur le vul-
gaire des lecteurs. Personne ne semblait mieux
appelé que Fénélon à remplir cette tâche; mais
nous n'avons de l'archevêque de Cambray (4)
que l'extrait d'une lettre qui renfennait une ré-
futation de Spinoza lui-même. On retrouve dans
cet extrait l'élégante clarté et la simplicité pleine
de grâce qui sont propres à cet illustre écrivain;
mais on se demande si Fénélon a bien compris
la vraie pensée de Spinoza , lorsqu'il s'attache à
montrer que l'Être infiniment parfait est un ,
(1) liéfutalion de Spinoza, p. 206, 237, 2S1 , 254, elc, etc.
(2) Ilnd., p. 267.
(oj lOid., p. -47.
(4) Cet eMruil est joint orcruiaiiemenl ù la rôfulalioi! du P, I.Liiiy.
PHItOSOPFItE MODERNE. rtîAP. XV. 6 29
siûiple^ sans composition, indivisible, puisque
Spinoza a établi précisément la même chose pour
sa substance unique; on se demande s'il suffi-
sait d'opposer axiomes abstraits à axiomes abs-
traits , par une méthode synthétique semblable ;
si, de la sorte, et négligeant d'explorer et de dé-
voiler les vices de l'argumentation employée par
Spinoza, Fénélon n'expose pas son lecteur à l'em-
barras où s'était trouvé Bredenburg entre deux
démonstrations qui lui paraissaient également
rigoureuses.
La réfutation du P. Laniy, bénédictin, est plus
développée (1). Si elle manque de profondeur, si
le tissu logique en est faible, elle a le mérite de la
simplicité et de la clarté. Le P. Lamy emploie
d'abord la méthode analytique; c'est de la con-
naissance de l'homme qu'il tire les vérités mé-
taphysiques et morales qu'il oppose à Spi-
noza (2). Recourant ensuite à la méthode syn-
thétique et imitant la marche de son adversaire,
empruntant même une partie de ses déflni-
tions , il oppose proposition à proposition , et
prouve au moins que les principes abstraits se
prêtent merveilleusement à fournir, au gré de
ceux qui les employent, les conséquences les plus
contraires (3). Le P. Lamy a mis beaucoup de
(1) Le nouvel alhfisme renvrr.'e, clc. ; Pari«, 169G.
(2) Ibd., p. 93.
(3,1 !bid., |). 235.
^30 HIST. GOMP. DES SYST. DE PHIL.
soin à justifier Descartes d'avoir engendré le spi-
nozisme (1); mais son regard trop peu pénétrant
n'atteint que la superficie des choses, et il a
réussi seulement à faire voir, ce qui ne peut être
contesté, les nombreuses différences qui existent
entre les résultais dogmatiques présentés par
ces deux philosophes.
Spinoza avait trouvé en Hollande même un cen-
seur plus compétent, un adversaire plus redou-
table dans Christophe Wittich (2). Wittich, dans
cette critique, montra une modération et un
calme que l'on rencontre rarement dans les an-
tagonistes de Spinoza. 11 fit plus et mieux que
d'attaquer les erreurs de ce métaphysicien ; il en
rechercha l'origine, il la marqua souvent d'une
manière judicieuse. Comparant d'abord entre
elles les deux méthodes analytique et synthéti-
que, il fit voir combien la seconde est artificieuse,
couibien elle offre de périls et peut faire naître
d'abus , combien la première est plus fidèle à la
nature, plus favorable à la clarté ; il fit observer
que Spinoza, en voulant fonder son système en-
tier sur les définitions, avait habituellement con-
fondu les définitions de mots avec les définitions
de choses (3). 11 reproche à Spinoza d'avoir consi-
déré les termes abstraits de substance, essence, sujet.
(1) Le nouvel athéisme renversé, etc., p. 4ÎSA.
(2) Anti-Spinoza , etc. ; AinsicM'dam , 1690, in-^».
(3^ Ibid., de melhodo demoiislrandi , p. 1 à 6.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. iiil
atlribiu, accident^ mode ^ ^ff*^^ <> cause, etc., comme
ayant par eux-mêmes une valeur déterminée et
immuable, lorsqu'ils n'ont réellement qu'une va-
leur logique, variable suivant le point de vue
dans lequel les philosophes se placent, et les com-
paraisons qu'ils établissent. Il lui reproche aussi
de s'être hâté inconsidérément de présenter les
définitions de termes généraux, avant d'avoir fixé
d'abord les notions qui les doivent précéder dans
l'ordre de la nature, c'est-à-dire les notions par-
ticulières du rapprochement desquelles les no-
tions générales peuvent seulement être formées;
il fait remarquer combien ces définitions, d'ail-
leurs, s'éloignent des acceptions généralement re-
çues, combien elles sont arbitraires , inexactes ,
incomplètes (1). 11 relève judicieusement la con-
fusion introduite par Spinoza entre l'acception
purement logique du mot êire, comme celle en
vertu de laquelle il donne la qualité au sujet, et
celle par laquelle ce même mot exprime l'exis-
tence réelle. 11 relève non moins justement la
fausseté du prétendu axiome qui fait dépendre
la connaissance de Teffet de celle de sa cause (2).
11 signale les propositions ambiguës, équivoques,
obscures; il rectifie à quelques égards la psycho-
logie de Spinoza, notamment dans ces asser-
tions : « que nous ne sentons et ne percevons.
(1) Antl-Spinoza, examen definilionum , p. 7 à 37.
(2) Ibid., examen çûoiomalnm , p. '.58.
ÙS2 HtST. COMP. DES SYST. HE PII IL.
» comme objets particuliers, que des corps et des
«modes de pensée; que l'existence actuelle de
«rame humaine n'est que l'idée d'une chose par-
» ticulière existant actuellement ; que le corps
» est le seul objet de l'idée qui constitue l'àme
» humaine ; que l'âme ne se connaît elle-
» même qu'en connaissant les affections du corps,
«etc. (1). » Il réfute avec un soin scrupuleux les
allégations de Spinoza sur la liberté morale, sur
les caractères du bien et du mal ; il suit pas à pas,
avec une patience infatigable, l'auteur dont il
veut mettre les sophismes dans leur jour. En-
traîné cependant par les secrètes influences du
cartésianisme , Wittich fait à Spinoza , sur quel-
ques propositions relatives aux principes de nos
connaissances, quelques concessions trop fticiles
et dont les spinozistes eussent pu se prévaloir pour
engager la lutte (2). Du reste, l'appareil scientifi-
que dont Wittich s'était environné, la diffusion à
laquelle il s'était laissé entraîner, ont restreint
l'influence qu'il eût pu exercer sur l'opinion ; son
ouvrage a servi surtout comme une sorte d'ar-
senal auquel on a pu recourir pour y prendre
des armes en faveur de la cause.
Régis s'est placé, comme Wittich, dans le point
de vue du cartésianisme, pour détruire l'édifice
(1) Anli-Spinoza ; examen prop., pari. II, p. 98, 107, 109, 1:22.
(2) Nolammenl de^rt. 6, p. 96; prop. 1, p. '102; prop. 32,
p. 120, elc.
PHILOSOPnii- MOI)ER\r.. CHAP. XV. /i3.';
élevé par Spinoza. Bayle, ordinairement si peu
disposé à aftirmer, n'a cependant pas hésité à
qualifier Spinoza d'athée; il a même été jusqu'à
avancer que Spinoza a été le premier métaphysi-
cien qui ait érigé l'athéisme en système. Après
avoir établi une suite de rapprochements curieux
entre le panthéisme récent de Spinoza, et celui
qui est attribué aux Chinois, aux Indiens, aux
Sadducéens, aux Mahométans, à divers sectaires
du moyen cige, Bayle a essayé d'opposer lui-
même à la doctrine de Spinoza une argumenta-
tion en forme. Il s'est fondé principalement sur
ce que l'étendue et Dieu ne peuvent être identi-
ques, sur ce que les modalités dislincles deman-
dent des sujets distincts; il a cru que, dans le sys-
tème de Spinoza, il faudrait attribuer à Dieu
même les misères, les erreurs et la méchanceté
de l'homme. On lui a reproché, avec quelque
fondement, de n'avoir pas bien saisi la vraie pen-
sée du philosophe qu'il voulait réfuter. Du moins,
a-t-il judicieusement aperçu que toute la ques-
tion roule essentiellement sur le sens qu'on vou-
dra donner au terme modïficniion. Enfin, revenant
à ses dispositions ordinaires, Bayle a fait aussi
ressortir les difTicultés des hypothèses contraires à
celles de Spinoza, et, en définitive , n'a guère
trouvé à la dernière que le tort d'offrir des difïi-
cultés plus nombreuses et plus graves ( l).
(l) Diclionna'u e , arl. Spiii'za.
•11
k^U HIST. COMP. T)W\ SYST. DE rnil..
Dans son ouvrage intitulé : L'impie convaincu (1),
de Versé annonça une dissertation contre Spinoza,
et ne lui épargna pas les injures; mais, en parais-
sant animé d'un grand zèle pour les intérêts reli-
gieux, de Versé ne crut pas pouvoir opposer rien
de plus puissant et de plus solide au spinozisme,
que l'hypothèse des deux principes, c'est-à-dire
de la coexistence éternelle de la matière (2). Cette
réfutation prétendue de Spinoza, fort superficielle,
d'ailleurs, dans toute son étendue, est en partie
véritablement dirigée contre Descartes et Male-
branche; de Versé s'efforce de combattre la dis-
tinction, l'opposition établies par les cartésiens
entre la pensée et l'étendue. La pensée, suivant
lui, ne serait que la perception de l'étendue, et
nous ne concevrions Dieu même que comme une
substance étendue (3). Malebranche, dans son Àn-
ii-Spinoza, dit-il, définit Dieu comme Spinoza, et
ne peut s'empêcher, en suivant les conséquences
rigoureuses de cette définition, de tomber dans
le même précipice. Le même auteur s'était ha-
sardé à exprimer une opinion sur la grande dis-
cussion élevée entre Malebranche et Arnauld 5
mais il ne lui appartenait pas de se porter pour
juge dans de tels procès, et il n'y a guère trouvé
(1) Amsterdam, 168S, in-8».
(2) L'impie convaincu, etc., V. l'avertissement. V. aussi p. 3 et
suiv., 137, 142.
(3) Ibid., p -ii8 à 136.
PHILOSOPHIE MODERNE. CHAP. XV. 635
que l'occasion de reproduire ses assertions gra-
tuites contre l'immatérialité de l'âme (J).
L'intérêt des vérités religieuses, si profondé-
ment compromis dans les doctrines de Spinoza, a
suscité au spinozisme un grand nombre d'adver-
saires qui ont essentiellement considéré ce systè-
me dans ses rapports avec la religion établie.
Jacquelot occupe parmi eux le premier rang (1).
Poiret ôta tout crédit à ses critiques , par l'exal-
tation sans mesure à laquelle il s'abandonna (2).
Huet, Simon^, le P. Levassor, le ministre Van-Thil
et une foule d'autres ont embrassé la même cau-
se. Christian Kortholt a réuni Spinoza, Herbert
et Hobbes, dans une sorte de diatribe latine
intitulée: Les trois imposteurs. Toland, imité en
cela par Voltaire, a entrepris la même réfutation,
dans l'intérêt spécial de la religion naturelle.
Wolff, enfin, traita cette même question sous des
rapports philosophiques, et Condillac, plus lard,
a choisi avec raison le système de Spinoza, comme
l'un des exemples les plus capables de révéler l'a-
bus que l'esprit humain peut faire des principes
abstraits. Mais, de nos jours, le spinozisme est
venu s'offrir sous un point de vue nouveau, qui
réclamera notre attention lorsque nous arrive-
rons à la philosophie contemporaine.
(t^ A la suite de ses Dissertations sur Vexistenee de. Dieu,
1% Fundamentn nlheismi eversa; Anistevdam , KiSo.
/j36 HIST. COMP. des SiST. DE PIllL.
r^OTE A.
Hobbes blâma avec amertume la formation de la Société
royale de Londres , et la direction qu'elle donnait à ses tra-
vaux (V. Puffendorf, préface, p. 47, et Burnet, L. C. ,
tom. I,p. 21 l),Gundling lui-même, si porté à excuser Hobbos,
lui reproche la négligence qu'il avait manifestée dans l'étude
de l'histoire, et l'infidélité avec laquelle il dénaturait les faits,
pour les plier à son système (tom. IT , p. 336).
WOTE B.
Il est digne d'attention que le premier, le seul philosophe,
peut-être, qui ait entrepris en forme l'apologie de la puissance
absolue, est aussi celui qui a enlevé, avec le plus de dureté, aux
opinions morales, tout ce qu'elles ont de noble, de consolant
et de doux pour le cœur. C'est qu'en dégradant la natuie de
l'homme, on justifie ceux qui l'oppriment; c'est que tous les
sentiments généreux se tiennent par une étroite alliance. Hob-
bes étouffe , sous une doctrine de fer, tous les genres d'en-
thousiasme; il soumet le monde moral à la nécessité, comme
la société à la force. Le penseur semblait, en lui , être l'esclave
du courtisan : Buddée assure qu'il n'imagina son hypothèse de
l'état de la nature, que pour plaire à Charles II {Hist. juris
natur., p. 34). Hobbes était l'ennemi déclaré des opinions dé-
mocratiques. Après avoir fui avec le prince de Galles, il se ré-
concilia avec Cromw ell , et reparut ensuite de nouveau à la
cour de Charles II, dont il avait été l'instituteur.
NOTE C.
Quelques esprits superiiciels ont assimilé la doctrine de Hob-
bes à celle de Gassendi. Brucker a relevé cette erreur, et a
judicieusement montré combien elles sont opposées entre elles
(tom. VI, appendice, p. 81).
PHILOSOPHIE MODERiNE. CHAP. XV. hZl
NOTE D.
Interrogé sur les reproches qu'il faisait à la philosophie de
Descartes et à celle de Bacon , Spinoza s'explique ainsi , dans
une de ses lettres, en déclarant toutefois qu'il ne s'occupe
point de découvrir les erreurs d'autrui. « Leur premier tort,
dit-il, est d'être restés éloignés de la connaissance de la cause
première et de l'origine de toutes choses ; le second , de n'avoir
pas connu la véritable nature de l'àme humaiôe; le troisième,
de n'avoir point démêlé la véritable cause de l'erreur. Car il
ne peut exister, dans la nature des choses, deux substances ,
si elles ne diffèrent essentiellement par leurs essences. La
substance ne peut être produite ; il est de son essence d'exister ;
toute substance doit être infinie , ou souverainement parfaite
en son genre; ce qui suffit pour montrer les deux premiers
torts de Descartes et de Bacon. Quant au troisième , je remar-
querai d'abord que Bacon, sur ce sujet, s'exprime fort con-
fusément, raconte et ne prouve rien; toutes les causes qu'il
assigne à l'erreur viennent se confondre dans celle qui est
exprimée par Descartes, à savoir que la volonté humaine est
libre et s'étend au delà de l'entendement. Cette cause prétendue
s'évanouira aux yeux de ceux qui remarqueront que la volonté
n'est qu'un être de raison, quelle diffère des volitions particu-
lières, qu'elle ne peut pas plus en être la cause que l'humanité
n'est la cause de tel ou tel homme; qu'ainsi les volitions parti-
culières doivent avoir leurs causes propres; qu'elles sont
déterminées; qu'elles ne peuvent donc être libres » {Epist. 2.
OEuvres posthumes de Spinoza, édition de 1677, p. 398).
NOTE E.
Spinoza, dans sa Correspondance, s'explique, à cet égard,
d'une manière qui a beaucoup d'analogie avec celle de Descar-
tes et de Malebranche : « Me demaudez-vous , dit-il à Henri
Z|3S HIST. COMP. DES SYST. DE PHIL.
» Oldenburg, si j'ai de Dieu une idée aussi claire que du
» triangle? Je réponds affirmativement. Me demandez-vous
» si j'ai de Dieu une image aussi claire que du triangle?. Te ré-
» ponds négativement. Car nous pouvons concevoir Dieu , et
'> non nous le représenter par l'imagination. Mais, prenez
» garde que je ne dis point que nous puissions coimaîîre
» Dieu entièrement ; je connais seulement quelques-uns de ses
» attributs , mais pas même la plus grande partie d'entre eux ;
» l'ignorance des uns ne peut empêcher la connaissance des
» autres» [Epht. 9. OEuvres posthumes, p. 422). Comment
alors Spinoza a-t-il pu supposer que nous avons de Dieu une
notion adéquate?
NOTE F.
Schirnhausen le premier, et Wolff après lui, ont relevé la
méprise qu'avaient jusqu'alors commise, sans exception , tous
les adversaires de Spinoza , sur ce point ( V. la réfutation
de Spinoza par Wolff, p. 4). Mais les équivoques auxquelles
peuvent donner lieu les expressions substance et mode^
et même celles que Spinoza a employées pour les définir,
savoir : être par soi^ être conçu par soi, laissent une sorte
de vague sur la manière d'exister qui peut être accordée à la
nature naturée. Si vous réservez le titre de substance à l'être
nécessaire et absolu , si vous donnez le nom de mode à l'être
contingent , vous ne changez rien à la distinction réelle des
existences; seulement, le changement que vous ferez subir
alors au langage introduira un cbangement considérable
dans la notion de causalité, dans les rapports de la nature
avec son auteur. Dès lors, la nature n'a pu ni être produite par
une création , ni être coordonnée par une sagesse libre dans
ses œuvres ; elle dérive de l'Être infini comme une dépendance,
comme un résultatnécessaire. «De même que Descartes se perdit
» dans les plus subtiles explications du problème de la raison ,
» dit FiUlei)orn , Spinoza se perdit dans ce que ce problème a
PHILOSOPIin; MODERNE. ClIAP. XV. /i.'lQ
>' d'inexplicable ; il succomba sous la grande question relative
» à la constitution et à la connexion de l'univers physique et
» moral. D'où est tout ce qui est? Quelle est la force qui agit
» en tout, et d'où dërive-t-elle? Opère-t-elle par elle-même,
» ou par une autre force , et alors d'où dérive celle-ci? A-t-elle
» commencé a être? Qu'est-ce que commencer à être? Com-
» ment ce qui n'était pas peut-il devenir quelque chose ? Voilà
» ce que demanda Spinoza , et personne ne put lui donner la
» réponse. Alors, lui-même répondit de la sorte : Tout ce qui
» est était toujours tel, est et demeurera toujours tel; il est un;
» il est en lui-même force et action ; c'est un pur être, qui n'a
» ni commencement ni lin. Le grand tout et un a deux attri-
» buts essentiels j l'étendue et la pensée, qui se répandent par-
» tout , et dont tous les êtres ne sont que des modifications.
» Voulez-vous nommer Dieu ce tout ctun'!' Vous le pouvez;
» seulement ne vous représentez pas l'un et Dieu séparément :
» il n'y a qu'une substance ; il ne peut y en avoir qu'une ; car,
» la substance est ce qui est détermine en soi et par soi , ce à
» quoi rien ne manque , ce qui ne dépend de rien. Que dites-
» vous d'une pensée semblable? Ne vous laissez point éblouir
» par ce qu'elle a d'antique, de poétique; mais gardez-vous
» aussi de flétrir Spinoza du nom d'impie et d'athée! Ou si
» même vous voulez donner le nom d'athée à tout penseur qui
» ne reconnaît pas une cause puissante, sage, distincte de
» l'univers, et qui le gouverne , du moins alors n'en faites pas
» un crime à Spinoza ! Sa vie n'offrit aucune trace d'athéisme;
» son erreur n'était point l'œuvre de la méchanceté; elle a été
» instructive pour le monde ; elle est devenue un avertisse-
» ment salutaire» {lieytrage, lll stuck, Philosopà. Var-
ies. , p. 104).
NOTE G.
La correspondance de Spinoza est utile à consulter pour
l'étude du phénomène singulier que présente la production de
UUO HÎST. COMP. DKS SYST. DE PHIL.
son système ; on y voit avec quelle liberté ses amis combat-
taient ses opinions, avec quelle sévérité il discutait leurs ob-
jections , sans en être cependant ébranlé. On y trouve une
lettre qui lui fut adressée par Leibniz, et la réponse qu'il fit à
J.-A. Fabricius, lorsque celui-ci lui offrit, au nom de l'électeur
palatin , une chaire de philosophie à l'université d'Heidelberg,
sous la date du 30 mars 1 67 ;i(OEuvres posthumes, p.'5G2).
NOTE H.
On a reproché à Lenglet-Dufresnoy de s'y être mépris, et
d'avoir associé cette apologie du spinozisme à l'abrégé de la
réfutation du P. Lamy et à celle de Fénélon. On s'étonne
aussi que l'illustre académicien auquel on doit l'article Bou-
lainvilliers dans la Biographie universelle , n'ait connu que
le dernier titre, celui de Réfutation de Spinoza , et n'ait pas
paru soupçonner que l'écrivain dont il a retracé le portrait
avec tant d'élégance , avait été au contraire , de tous les par-
tisans de Spinoza, le plus dangereux.
NOTE I.
Boulainvilliers est plus conséquent à lui-même quand il fait
réloge le plus complet de la paresse ( Réfut. de Spinoza ,
p. 257). « L'esprit, d'après lui, ne possédant ses facultés que
» pendant qu'il est uni au corps, si cet esprit survit à la destruc-
)) tion du corps , s'il semble ne pouvoir pas cesser absolument
» d'exister, ses relations internes et externes ne subsisteront
» plus ; il n'existera plus, en quelque sorte, que comme une
» puissance de l'être, sans connaissance de ce qu'il est ou aura
» été » {Ibid. , p. 157 à ino).
NOTE J.
Le P. Lamy raconte qu'ayant vu annoncer dans le journal
de Hollande VImpie convaincu comme une réfutation de
PHlLOSOMlE MODERNE. CM A P. XV. /j/jl
Spinoza, il a jugé, d'après une seule proposition de cet ouviage
sur l'existence co-éternelie de Dieu et de la matière , que l'ou-
vrage ne valait pas même la peine d'être lu, et qu'il a, en effet ,
dédaigné de le lire [Le nouvel athéisme renversé, p. 14).
L'amour de la vérité nous a donné le courage qui a manqué
au P. Lamy ; c'est quelquefois un service à rendre que de se
dévouer pour éviter à ceux qui nous suivront des fatigues
inutiles.
IF. 29
TABLE DES MATIERES.
CHAPITRE X.
Réforme dans les méthodes essentielles de la philosophie.
Jacques Concio. — Galilée. — Hacon. l
CHAPITKK XI.
I.a philosophie associée, en France, aux méliiodcs et aux pro-
grès des sciences physiques.
Gassendi et son école. — Derodon. — Duhamel. — Mariotte. 93
CHAPITRE XII.
Descartes. 1 ,; j
CHAPITRE Xin.
L« cartésianisme. 212
CHAPITRE XIV.
Platonisme moderne.
Bossuel. — Fénélon — Malf branche. — Henri More. — Cud-
wurlh. — /.(';(/ Hciix'rl <li' Chi'rbnrfi, etc. ^(liJ
/t/t4 TARLE DES MATIÈRES.
CHAPITRE XV.
Hobbes. — Collins. — Toland. — Spinoza. — Boulainvilliers, —
Christophe Wittich , etc. 364
FIN DV TOMK DËUXIEMB.
Imprimerie de CosFon, rue thi Foiir-Spinl-Geijiiaiiî, h'7.
7)2 ' '-^J^'
7c^- l/ri-/- ^eyi
/a- 7