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Full text of "Histoire de la philosophie moderne : a partir de la renaissance des lettres jusqu'à la fin du dix-huitième siècle"

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HIST0II5I' 


PHILOSOPHIE 

MODERNE 


SIMON    HAÇON    ET    lOMP..    I;IE    Ii'Kf.FrdDI      ) 


H I S  r  0 1  u  i: 


IMIILOSOPUII 


VIOhERM: 


%    PARTIR    DE    t.\    RElI.\l<«Éi.%liCE    UKH    I.IOTTREM 


JUSQU'A  LA  FIN  1)1  DIX-HLITIÈME  SIÈCLE 


J.    M.  DE  gjRANDO 

l'jir  lie  l'r.inrc   Momhrc  ili'  llnsliliil 


YinWi  DEUXILiMK 


PARIS 

ADOUili:    DliKAHAYS,    LlUnAII'.i 

4-li,     RUli     VOLTAIP.E,      4-fi 

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HISTOIRE   COMPAREE 


DES 


SYSTÈMES  DE  PHILOSOPHIE. 


PHILOSOPHIE   MODERNE. 

CHAPITRE  X. 

Réforme  dans  les  méthodes  essentielles  de  la  philosophie. 
Jacques  Concio.  —  Galilée.  —  Bacon. 

Depuis  le  moment  où  la  restauration  des  lettres 
avait  commencé  à  répandre  ses  bienfaits  sur  l'Eu- 
rope ,  les  bons  esprits  reconnaissaient  générale- 
ment la  nécessité  de  réformer  l'étude  de  la  phi- 
losophie. Ils  ne  pouvaient  plus  être  satisfaits  de 
l'enseignement  existant  ;  de  justes  critiques  s'é- 
levaient chaque  jour  contre  la  forme  et  contre  le 
fond  de  cet  enseignement  ;  on  demandait  des 
doctrines  et  un  langage  qui  se  trouvassent  en 
rapport  avec  les  progrès  des  lumières  et  du  goût  ; 
on  éprouvait  le  besoin  d'une  légitime  indépen- 
dance ;  la  raison  humaine ,  en  goûtant  le  senti- 
ment plus  vif  de  sa  propre  dignité,  aspirait  aussi 
à  recouvrer  tous  ses  droits.  Mais  cette  inquiétude, 


2  mST.    GOMP.    DES  SYST.    DE  PHIL. 

ce  mécontentement  et  ces  vœux  avaient  quelque 
chose  de  vague  et  d'indéterminé.  On  voulait  une 
réforme  ;  on  ne  savait  pas  s'expliquer  d'une  ma- 
nière précise  en  quoi  elle  devait  consister ,  ni  en 
marquer  le  but,  en  concevoir  les  moyens.  Enfin, 
quelques  hommes  survinrent  qui  se  demandè- 
rent et  comprirent  quels  étaient  les  véritables 
besoins  de  la  science.  Ils  reconnurent  qu'il  fallait, 
avant  tout,  donner  à  l'esprit  humain  de  meilleurs 
instruments,  des  instruments  mieux  appropriés 
d'un  côté  aux  forces  qui  lui  sont  propres  ,  de 
l'autre  à  la  nature  des  choses  sur  lesquelles  il 
opère  ;  ils  reconnurent  que  la  vraie  manière  de 
préparer  la  rénovation  de  la  philosophie  était  de 
corriger  et  de  perfectionner  les  méthodes  qui  gui- 
dent dans  l'investigation  de  la  vérité. 

Bacon  a  marqué  de  son  nom  cette  importante 
régénération  ,  et  sans  doute  il  est  juste  de  lui 
accorder  un  rang  éminent  parmi  ceux  qui  l'ont 
exécutée  ;  mais  il  ne  faut  point  oublier  que  d'au- 
tres, avant  lui_,  venaient  déjà  de  signaler  la  né- 
cessité de  réformer  les  méthodes  fondamentales  , 
avaient  indiqué  sur  quels  procédés  devait  porter 
cette  réforme  ,  en  avaient  donné  l'exemple  ,  en 
avaient  prouvé  la  possibilité  par  leurs  efforts ,  la 
haute  utilité  par  leurs  succès.  Il  convient  de 
remarquer  aussi  quel  concours  de  circonstances 
éveilla  le  génie  de  Bacon  et  l'appela  en  quelque 
sorte  dans  la  carrièrequ'il  suivit  avec  tant  de  gloire. 

Un  ingénieur  italien  ,  aujourd'hui  oublié  ,  fut 


rnrr.osopiîTE  \ionFR\F..  eux?,  x.  3 

le  premier  qui  eut  le  mérite  de  sentir  et  de  pro- 
clamer les  vérités  que  plus  tard  développèrent  Ba- 
con et  Descartes.  Nous  voulons  parler  de  Jacques 
Concio  ou  Aconcio,  né  à  Trente,  qui  joua  un 
rôle  dans  les  controverses  religieuses  par  son 
livre  des  Stratagèmes  de  Satan.  Après  avoir  em- 
brassé la  réforme,  il  se  réfugia,  en  1567,  en  An- 
gleterre, et  y  obtint  une  pension  de  la  reine  Eli- 
sabeth. Il  est  l'auteur  d'un  petit  traité  latin  sur 
la  Méthode,  qui,  jusqu'à  ce  jour,  ne  paraît  avoir 
été  connu  d'aucun  historien  de  la  philosophie, 
ou  qui,  du  moins,  n'a  été  cité  par  aucun,  à  notre 
connaissance.  On  ne  saurait  certainement  ren- 
contrer un  ouvrage  de  philosophie  qui  occupe 
moins  de  volume  dans  une  bibliothèque  ;  mais 
on  en  trouverait  peu  qui,  sons  une  forme  aussi 
simple,  annoncent  autant  de  droiture  et  de  sens 
dans  leur  auteur.  Concio  avait  été  conduit  par 
sa  propre  expérience  à  reconnaître  l'immense 
utilité  que  l'esprit  humain  peut  recueillir  des 
méthodes,  et  c'est  à  l'expérience  de  chacun  qu'il 
en  appelle  aussi  pour  apprécier  les  services  qu'on 
peut  attendre  de  ce  genre  d'instrument.  C'est 
aussi  cette  même  expérience  qui  Fa  éclairé  et 
qu'il  donne  pour  guide  aux  autres  dans  le  choix 
des  meilleurs  procédés.  «Sur  trente  années,  dit-il, 
»  consacrées  à  l'étude,  ce  ne  serait  point  trop  faire 
»  que  d'en  accorder  vingt  à  l'acquisition  des  vraies 
»et  bonnes  méthodes.  —La  méthode,  ajoute-t-il, 
«est  une  droite  manière  de  procéder,  soit  dans 


U  IITST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PIIIL, 

»  l'exaiiien  de  la  vérité  et  pour  parvenir  à  la  con- 
»  naissance  des  choses,  soit  pour  transmettre  fa- 
«cilement  cette  connaissance  quand  elle  est 
»  acquise.  » 

Mais  comment  découvrir  quels  sont  les  instru- 
ments les  mieux  appropriés  aux  besoins  de  l'esprit 
humain?  «Il  faut  déterminer  avant  tout,  répond 
»Concio,  en  quoi  consiste  l'entière  connaissance 
»  des  choses,  comment  on  peut  l'acquérir,  quelles 
«sont  les  choses  qu'elle  peut  embrasser,  quels 
»  sont  ceux  qui  en  sont  capables,  de  quelles  causes 
«enfin  elle  dérive  (1).  Nous  avons  une  connais- 
«sance  entière*  d'une  chose  si  nous  savons  ce 
«qu'elle  est,  quelles  sont  ses  causes,  quels  sont 
«ses  effets;  si  nous  saisissons  non-seulement  le 
»  tout,  mais  aussi  toutes  ses  parties  et  les  moindres 
»  parties  ;  si  nous  embrassons  non-seulement  le 
»  genre,  mais  toutes  les  espèces  qui  y  sont  conte- 
»  nues ,  non-seulement  les  causes  et  les  effets , 
»  mais  les  causes  de  ces  causes ,  et  les  effets  de 
«ces  effets  ('2).  » 

Notre  auteur  se  trouve  conduit  de  la  sorte , 
en  présence  des  grands  problèmes  qui  concer- 
nent la  nature  et  les  principes  des  connaissances 
humaines,  à  les  aborder  franchement,  à  les  trai- 
ter avec  clarté;  il  y  porte  des  vues  d'une  saga- 
cité remarquable. 

«  L'esprit  humain,  dit-il,  peut  connaître  les 


(1)  De  melhodo,  §  1,3,  [.13,  IL 

(2)  Ibld.,  §  G,  p.  ifi. 


PHILOSOPHIE  modeum:.  (hap.  x.  5 

•  choses  finies,  les  choses  perpétuelles  et  iminua- 
))bles,  et,  par  conséquent  les  choses  universelles; 
»il  ne  peut  connaître  l'infini.  Il  n'y  a  point  de 
)' vraie  science  des  choses  passagères  et  corrup- 
j  tibles. 

»  Les  rapports  du  connu  à  l'inconnu ,  sur  les- 
»  quels  seuls  peuvent  s'exercer  nos  investigalions, 
»  consistent  ou  dans  la  relation  du  général  au  par- 
))  ticulier,  ou  du  tout  à  ses  parties,  ou  du  composé 
»au  simple,  ou  de  la  cause  à  l'eilet,  ou  récijiro- 
»  quement. 

»  Toute  connaissance  déduite  parla  voie  du  rai- 
»  sonnement  suppose  une  vérité  pi'imitivc,  inuné- 
»  diate,  naturelle,  indépendante  du  raisonnement. 
»  L'office  de  la  méthode  est  d'éveiller  ces  notions 
»  primitives,  comme  les  étincelles  cachées  sous  la 
«cendre.  Il  faut  donc  déterminer,  avant  tout,  ce 
«qui  est  connu  par  soi-même;  mais  il  faut  dislin- 
»  guer  ce  qui  est  en  soi  le  plus  évident,  de  ce  qui 
»est  connu  le  premier  dans  l'ordre  successif  des 
«acquisitions  de  l'esprit  (I).  » 

Cette  distinction  entre  les  principes  qui  sont 
des  foyers  d'évidence  dans  l'ordre  des  démon- 
strations ,  et  ceux  qui  sont  des  points  de  départ 
dans  l'ordre  d'acquisition  ,  est  certainement 
aussi  neuve  qu'ingénieuse.  La  suivante  n'olTre 
pas  moins  de  mérite.  «  En  tant,  dit  Goncio, 
«qu'une  notion  est  isolée  et  ne  fait  point  encore 


(1)  De  wclhodo,  §9,  p.  29. 


6  IIIST.    COMP.    DES   SYST.    DE    PIUL. 

»  partie  d'une  proposition,  la  connaissance  de  l'ob- 
»jet  particulier  précède  nécessairement  celle  du 
»  genre;  l'esprit  s'élève  du  singulier  à  l'universel. 
»  Mais  la  connaissance  du  genre  précède  à  son  tour 
))la  connaissance  distincte  de  tous  les  individus 
«compris  dans  ce  genre.  L'esprit,  après  avoir 
«formé  la  notion  universelle,  revient  donc  sur  ses 
»  pas,  pour  déterminer  chacune  des  idées  particu- 
lières qui  en  dépendent.  C'est  ainsi  que  l'enfant 
«conçoit  l'idée  de  l'homme  d'après  son  père,  et 
«applique  ensuite  l'idée  de  l'homme  à  ceux  qu'il 
»  rencontre.  Ainsi ,  quoique  les  notions  particu- 
»  lières  soient  antérieures  aux  notions  générales, 
»  celles-ci,  une  fois  obtenues,  sont  mieux  connues 
«que  celles-là  (1).  » 

Une  distinction  plus  remarquable  encore,  une 
distinction  fondamentale  en  philosophie ,  sur  la- 
quelle repose  tout  le  système  des  bonnes  métho- 
des, et  que  Concio  a  tracée  avec  une  singulière 
précision ,  est  celle  qui  existe  entre  les  vérités 
abstraites  et  les  vérités  d'expérience.  «  Les  pre- 
«mières  sont  générales;  elles  sont  fondées  sur  la 
»  nature  même  de  l'homme,  et  unanimement  ad- 
»  mises  à  l'instant  où  elles  sont  exprimées  ;  les  se- 
»  condes  sont  particulières,  obtenues  par  les  sens, 
»  et  devenues,  par  une  expérience  répétée,  l'objet 
»  d'une  connaissance  positive  et  certaine  (2).  >>  Yoilà 


(1)  Demetlwdo,  §9,  p.  31. 

(2)  /M/.,  §0,1).  32,  33. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP,    X.  7 

les  deux  ordres  de  connaissance  clairement  dé- 
finis et  séparés ,  parallèlement  établis ,  admis 
comme  indépendants  l'un  de  l'autre.  L'un  est 
hors  du  domaine  de  l'expérience ,  l'autre  est 
un  résumé  de  l'expérience  ;  l'un  est  fondé  sur 
les  seuls  rapports  que  les  idées  ont  entre  elles , 
l'autre  sur  la  succession  régulière  des  faits. 
Par  cette  distinction  Aristote  est  réconcilié  avec 
lui-même,  et  Concio  en  fait  la  remarque  ex- 
presse. On  regrette  seulement  qu'il  n'ait  point 
achevé  cette  belle  exposition ,  en  séparant  aussi 
les  deux  domaines  de  l'expérience  extérieure  et 
de  la  conscience  intime. 

Concio  jette  rapidement  quelques  vues  sur  la 
manière  dont  l'esprit  humain  apprécie  les  rap- 
ports des  effets  aux  causes ,  et  ces  vues  pleines  de 
justesse  ont  quelquefois  de  la  profondeur.  Ine 
autre  distinction  non  moins  judicieuse  est  in- 
troduite par  lui  dans  les  déductions  qui  con- 
cernent les  rapports  des  causes  aux  effets.  «  Dans 
«les  choses  qui  dépendent  de  notre  propre  vo- 
«lonté,  comme  les  productions  des  arts,  la  fin 
«que  nous  nous  proposons  est  connue  de  nous 
«avant les  moyens,  et  ces  moyens  sont  d'autant 
»  mieux  connus  qu'ils  sont  plus  rapprochés  de  la 
«fin.  Dans  les  choses,  au  contraire,  qui  sont  in- 
»  dépendantes  de  notre  volonté,  dans  les  œuvres 
«  de  la  nature  ,  nous  apercevons  d'abord  le  tout , 
«puis  ses  parties,  puis  les  relations  qui  les  unis- 
»  sent  entre  elles ,  et  la  connaissance  de  la  fin  à 


8  IIIST.    COMP,    DES   SVST.    Dl::   VUIL. 

»  laquelle  tend  le  système  est  la  dernière  que  nous 
»  obtenons. 

»  Dans  les  mathématiques,  on  procède  du  gé- 
»  néral  au  particulier. 

»  Dans  les  recherches  qui  concernent  la  Divi- 
»nité  et  les  substances  spirituelles,  toute  connais- 
»  sance  acquise  par  le  raisonnement  procède  par 
«l'investigation  des  effets  (1).» 

Nous  éprouvons  une  nouvelle  surprise  en 
voyant  avec  quelle  sagacité  Concio  démêle  et  ca- 
ractérise trois  espèces  d'analyse  confondues  jus- 
qu'alors par  les  philosophes,  et  que  nous  verrons 
plus  tard  confondues  de  nouveau  par  Condillac. 
«Elles  se  distinguent,  dit- il,  suivant  qu'elles 
»  procèdent  ou  du  général  au  particulier ,  ou  du 
«tout  aux  parties,  ou  de  la  fin  aux  moyens.» 
«  Mais,  ajoute-t-il  judicieusement,  ces  trois  sortes 
»  d'analyse  se  réunissent  ordinairement  dans  une 
»  même  investigation,  de  manière  cependant  à  ce 
«que  quelqu'une  d'entre  elles  y  prédomine  (2).» 
Ici  Concio  découvre  le  principe  de  l'alliance  des 
déductions  rationnelles  avec  les  vérités  expéri- 
mentales; mais,  renfermant  toujours  l'expression 
de  ses  préceptes  dans  la  forme  la  plus  concise ,  il 
néglige  de  développer  une  observation  qui  pou- 
vait être  si  féconde. 


(1)  Dl'  ;»e//(rtf/o,  §  0,  p.  3-i,  35. 

(2)  i^i(/.,§i:},  p.(j2. 


PHILOSOPHIE   MODEIl.M..    (JiAP.    X.  9 

Parmi  les  trois  sortes  d'analyse,  Concio  donDe 
une  préférence  marquée  à  celle  qui  procède  de 
la  fin  aux  moyens  ou  de  l'effet  à  la  cause;  il 
la  proclame  la  méthode  prééminente.  C'était  un 
axiome  anciennement  établi ,  c'est  encore  au- 
jourd'hui une  maxime  souvent  répétée,  que  si  l'a- 
nalyse est  le  procédé  propre  aux  inventeurs ,  la 
synthèse  est  celui  qui  convient  à  l'enseignement. 
Concio  n'hésite  point  à  combattre  celte  opinion: 
la  vraie  manière  d'enseigner  consiste,  suivant  lui, 
à  reconduire  ceux  qui  apprennent  par  la  même 
voie  qu'ont  suivie  les  inventeurs  (1). 

Concio  trace  avec  rapidité,  mais  avec  préci- 
sion, exactitude,  et  souvent  d'une  manière  neuve, 
les  règles  des  définitions,  des  classifications,  de 
la  division.  «11  est  deux  sortes  de  choses  qui  ne 
»  peuvent  être  définies  :  celles  qui  occupent  le 
»  premier  et  le  dernier  terme  dans  l'échelle  qui 
«monte  du  singulier  à  l'universel.  »  Concio,  trop 
souvent  peut-être,  suit  les  traces  des  nomencla- 
tures et  des  formules  aristotéliques;  mais  il  les  ré- 
sume, les  traduit,  les  simplifie,  les  applique  avec 
un  art  si  lumineux  qu'on  est  contraint  de  le  lui 
pardonner.  Voici  sa  théorie  des  causes  eflTicientes  : 
«  11  est  des  causes  constamment  liées  à  leurs  ef- 
»fets,  les  causes  internes;  d'autres  peuvent  s'en 
»  séparer  et  agissent  du  dehors.  Il  en  est  qui  agis- 


(1,  De  mcthodo,  §  1',  p.  8i,  ÎO. 


10  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE  PHIL. 

»  sent  par  la  nécessité  de  la  nature  ;  d'autres,  par 
»la  volonté  libre  d'un  agent.  Il  est  des  causes 
»  principales ,  des  causes  subordonnées ,  des  cau- 
»  ses  instrumentales  ;  il  y  a  des  causes  isolées  et 
»des  causes  coordonnées;  il  en  est  qui  ne  sont 
»  qu'auxiliaires  ou  simples  conditions.  Dans  cha- 
»  que  cause  il  faut  considérer  la  quantité,  la  qua- 
»lité,  le  mode  et  l'ordre  d'action.  La  fin  ne  prend 
«rang  de  cause  (cause  finale)  que  lorsque  l'effet 
»  et  en  tant  que  l'effet  est  le  produit  de  la  volonté 
«réfléchie  d'un  agent  libre  (1).  » 

11  est  digne  de  remarque  que  cet  écrit,  qui  ren- 
ferme des  vues  si  judicieuses,  exposées  avec  tant  de 
précision  et  de  clarté,  était  l'ouvrage  d'un  homme 
qui,  par  sa  carrière,  se  trouvait  appelé  à  faire  une 
application  constante  des  sciences  et  à  leur  em- 
prunter les  besoins  de  l'art.  C'était,  en  effet,  aux 
sciences  positives,  c'était  même  aux  arts  de  l'in- 
dustrie, qu'était  réservé  le  privilège  d'éclairer  en- 
fin la  philosophie  sur  la  direction  qu'elle  devait 
donner  à  ses  travaux,  et  sur  les  réformes  dont  elle 
pouvait  attendre  de  véritables  succès.  Chez  les  an- 
ciens, la  philosophie  avait  souvent  demandé  aux 
beaux-arts,  à  la  poésie,  à  l'éloquence,  ou  des  in- 
spirations ,  ou  des  modèles,  ou  des  formes.  Chez 
les  modernes ,  elle  s'était  soumise  à  la  théologie, 
à  l'érudition.  Les  sciences,  tributaires  de  la  philo- 
sophie à  leur  origine ,  et  qui  dans  la  suite  de- 

(1)  De  methodo,  §  15,  p.  22  à  26. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CIIAP.    X.  11 

valent  encore  recevoir  d'elle  de  nouveaux  se- 
cours, vinrent,  à  l'époque  que  nous  atteignons, 
lui  prêter  à  leur  tour  une  assistance  aussi  puis- 
sante qu'inattendue  ;  les  arts  utiles,  entrant  eux- 
mêmes  au  service  des  sciences,  concoururent  à 
celte  grande  révolution.  Les  sciences,  en  s'ar- 
mant  d'instruments  et  d'appareils,  ont  averti  la 
philosophie  qu'elle  devait,  avant  tout,  s'armer  de 
méthodes.  Les  sciences  physiques,  en  s'appuyant 
sur  l'art  d'expérimenter,  en  acceptant  l'alliance 
des  sciences  exactes,  ont  rappelé  à  la  philosophie 
les  lumières  de  l'observation,  et  lui  ont  enseigné 
à  combiner  les  faits  et  les  théories.  Disons  mieux  : 
il  y  avait,  dans  la  manière  dont  procédèrent  les 
sciences  au  milieu  des  progrès  subits  qu'elles 
firent  vers  la  fin  du  xvr  siècle,  une  sorte  de  phi- 
losophie cachée,  appartenant  à  l'instinct  de  la 
raison,  qui  ne  demandait  qu'à  se  produire,  à  se 
déployer,  pour  étendre  son  influence  sur  le  sys- 
tème entier  des  connaissances  humaines. 

Galilée,  on  doit  le  reconnaître,  est  le  pre- 
mier et  le  véritable  auteur  de  cette  révolu- 
tion; car  Galilée,  comme  Hume  l'a  déjà  judi- 
cieusement remarqué,  a  exécuté  immédiatement, 
avant  Bacon,  ce  que  Bacon  a  défini  et  conseillé; 
Galilée  venait  de  donner  l'exemple,  quand  Bacon 
a  tracé  le  précepte.  Galilée  avait  établi  l'autorité 
de  ses  démonstrations  sur  de  nombreuses  et  im- 
portantes découvertes.  Il  bannit  la  métaphysique 
des  régions  de  la  physique;  il  fonda  la  science 


12  IIIST.    COMP.    DES  SYST.    î)i:   PIIIL. 

sur  l'observation.  Que  faisait-il  le  jour  où,  im- 
mobile dans  l'église  métropolitaine  de  Pise ,  il 
considérait  avec  tant  d'attention  le  mouvement 
de  la  lampe  suspendue  à  la  voûte,  et  découvrait, 
dans  la  régularité  des  oscillations,  le  moyen  d'ob- 
tenir la  mesure  exacte  du  temps?  11  faisait  jaillir 
d'un  fait,  par  la  puissance  de  l'induction,  la  loi 
générale  qui  gouverne  un  ordre  de  faits.  En  pro- 
clamant la  légitime  autorité  de  l'expérience,  Ga- 
lilée ne  prenait  point  pour  guide  cette  expérience 
passive  et  morte  qui  se  borne  à  recueillir  les  phé- 
nomènes tels  qu'ils  se  présentent  à  nos  regards, 
mais  bien  cette  expérience  vivante  et  active  qui 
interroge  la  nature.  Il  enseigna,  en  l'exerçant 
avec  une  rare  habileté,  l'art  d'expérimenter,  et 
ajouta  de  puissants  instruments  aux  témoignages 
de  nos  sens;  il  compara  les  observations  pour  les 
rendre  fécondes,  et  il  les  soumit  aux  savantes 
transformations  du  calcul.  Le  premier  il  comprit 
et  montra  les  vastes  applications  que  la  géométrie 
peut  recevoir  dans  les  sciences  naturelles,  appli- 
cations qui  nous  offrent  le  plus  admirable  modèle 
de  l'alliance  entre  les  théories  et  les  faits  ;  ce  fut 
avec  leur  secours  qu'il  créa  la  mécanique.  «  La 
»  philosophie,  disait-il,  est  écrite  dans  la  natm'e: 
»  ce  grand  livie  est  tracé  en  caractères  mathéma- 
»  tiques  (1).  »  11  sut  apprécier  le  légitime  emploi 


(1)  //  Sagg'tatore,  t.  II  delà  collection  de  ?es  œuvres  en  4  vol. 
iii-4°,  Padouo,  I7ii,  p.  2i7. 


fjiil    \>iu\    Mil:    («Ht.    iU'.n    liy|)Ol,||C,H4!»,    <:!.,   (l^iii;,    llîÇi 

p^rnir,  il  eu  ih\nt\\\.j'.u\\'('  nitUc-.,  tm  \\un'iiH'.u\  cl 
iii'''in(»j(il)lf:  >xtiu\i\t:  ;  il  .i>fi\>i  initm  lu  ;<ruvil.<j|io/i 
univftrH<!ll<!  (1). 

f,<i  |)Iiilo  ,()|)liir  <V\r\HUtU'.  ti'h\ni\  |M,iiii.  fficorfî 
/îpnxjvr-  cl.  ir<i  (»cijf.-^!in!  Jhiridi.H  «'prouve  (J'atUi- 
fpirwjiii  l(ii  <iit  /rlc /KJHHJ  fiMiCftlc  que  |(!  Hitnplc  dfV 
menti  (pi'cllc  n  rcrti  «le  (i/ilil/'(r.  C'cf.l  rr'^licjrjfrnl, 
(laliU'îC  <pji  il  j)orlé  lrf()i||.  in<,i\i\  <iii  p<  i  i|i-i|/;tj- 
clwno,  (>;tl(!  pliiloHopliic  ne  l<iiH<iii  qu Uti  corpH; 
1/1  pfiyfiirpie  rrAri.Hlole  ('tl./iil  éhojlein«;iil  li/re  /i  t./i 
inél,<i()liy.Hi(pjc;  renverser  r(Wie,(/é|/ill,vJolr;fnrneiil 
('îlinuiler  rjKjtrfî,  Celle  pliynlffiie,  rJepuhi  «ti  lonj/ 
tcin»  rc»pccl/;<î,  croiihi  lï'^Wt-  tufui<-  en  |,H-,</ire 
doH  Iniv/Hix  (le  (i/ililée.  Toule  l/i  Ihéorie  (J'ArJH- 
iole  Kur  le-  riioiiveiiienl  «e  tro«Jv<i  rlélriiile  <i;i/i,ti  re- 
tour pur  le»  deux  aulor  ilén  le^  plue,  irréhîiK'ihleH  : 
celle  (IcH  fuIlH,  fi^ïUe  ()(!h  cnlcAilH  ("1).  I,e  pr'îrip/il/î- 
ticl»tn(î,  corHnii/ii  'l'-ilidirpjer  le  titre  f/if'.|(i<(]x  fie 
neieiiee  luiiver -.rllc,  vit  f.on  erédil,  r-Hneutiflleiuenl 
(ViuipKiiiiif..  Iwi  |)Urtioti  de  f-.eti  drictrinet^  rpd  iiv<ul 
pu  AireHourui'te/i  une  /:preuve  prmitive  »r»iy»i/it  pu 
Ift  soutenir,  toulen  le?*  outrew  th/;erleH  <'ît/ilent  /lu 
inoifmlj'êK  .(m|ieeteft,etne,pouv/deritplufipr('leudie 
h  ifi'.pirer  (uie /HiHftl  erili<ie  <  onliiU)' e.  (i,i|j|<'e,  r-u 


(I;   (liinihinlilr ,  (,  II,  |),  'K'JO,  k\'ii\>\mt(iktit 
('i)  V,  \f«i  lu/ilufjlii  ihllr  Ht!  nni'  nit'it'f, 


14  IIIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

réfutant  Aristote ,  ne  s'annonça  point  comme  le 
détracteur  de  ce  philosophe,  et  il  n'en  réussit 
que  mieux  à  faire  triompher  sa  réfutation.  11  con- 
damna cette  obstination  aveugle  qui  persistait  à 
vouloir  considérer  la  nature,  non  telle  qu'elle  se 
découvre  par  elle-même  dans  l'évidence  des  faits, 
mais  telle  qu'elle  a  été  travestie  dans  les  écrits 
du  Stagyrite  (1).  Du  reste,  il  n'hésite  point  à 
penser  que  le  Stagyrite  lui-même  eût  changé  de 
sentiment,  s'il  eût  été  témoin  des  découvertes 
faites  par  les  modernes.  «  Aristote,  en  effet,  dit-il, 
»  suivit  dans  l'investigation  de  la  vérité  une  mé- 
»  thode  différente  de  celle  qu'il  employa  pour  la 
»  démontrer.  Aristote  voulut  aussi  prendre  l'expé- 
»  rience  pour  guide  ;  mais  il  ne  put  rassembler 
»  que  des  observations  trop  incomplètes  et  il  se 
»  hàla  trop  de  généraliser  (2).  » 

Galilée  n'excella  pas  moins  dans  l'art  d'exposer 
la  science  que  dans  celui  de  la  fonder.  Le  premier 
parmi  les  modernes,  il  donna  une  forme  élégante 
et  populaire  au  génie  des  sciences  physiques  ;  il 
les  introduisit  dans  le  monde  et  les  entoura  des 
ornements  littéraires.  Les  dialogues  de  ce  spiri- 
tuel Florentin  sont  un  modèle  de  clarté,  en  même 
temps  que  de  goût  ;  la  forme  qui  y  est  adoptée 
donne  à  l'auteur,  dans  la  recherche  de  la  vérité , 


(i)   Délie  macchie  solar'i,  l.  II  <lo  ses  œuvres,  p.  151. 

(2)  Dialo-uc  I'''-,  Ole,  2''  j.)unu''e,  1.  IV,  p.  12,  8!>  et  suiv. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    X.  15 

toute  l'apparence  d'une  impartialité  scrupuleu- 
se, écarte  de  lui  toute  prétention  dogmatique.  Le 
péripatéticisme  régnant  s'y  exprime  par  la  bouche 
de  Simplicius  ,  cherche  à  profiter  de  tous  ses 
avantages  ,  mais  découvre  aussi  en  réalité  toutes 
ses  faiblesses ,  et  laisse  môme  entrevoir  tous  ses 
ridicules. 

La  carrière  aussi  neuve  que  brillante  qui  venait 
d'être  ouverte  par  Galilée  fut  bientôt  parcourue 
avec  une  noble  émulation,  et  il  ne  pouvait  en  être 
autrement.  Quel  contraste,  en  effet,  entre  ces 
nouvelles  recherches  ,  où  la  science  devenait 
active ,  où  la  nature  se  dévoilait  elle-même  aux 
regards  de  l'observateur ,  où  l'invention  s'empa- 
rait de  mines  inépuisables,  où  les  vérités  se  jus- 
tifiaient par  elles-mêmes ,  et  ces  froides  spécula- 
tions qui  jusqu'alors,  dans  un  langage  presque 
inintelligible,  avaient  prétendu  expliquer  la  na- 
ture, sans  jamais  pouvoir  la  soumettre  à  la  puis- 
sance de  l'art  !  Quel  contraste  encore  entre  ce 
nouvel  ordre  de  vérités ,  fort  de  son  évidence  , 
lumineux  par  lui-même,  qui  empruntait  aux  cal- 
culs toute  leur  rigueur,  aux  observations  toute 
leur  simplicité ,  et  ces  mystérieuses  conceptions 
auxquelles  les  Agrippa ,  les  Paracelse  et  les  pre- 
miers investigateurs  de  la  nature  avaient  recou- 
ru pour  interpréter  les  phénomènes  naturels  ! 
La  reine  des  sciences ,  l'astronomie ,  l'optique 
qui  lui  sert  d'auxiliaire ,  la  mécanique  qui  sou- 
met à  ses  lois  le  plus  vaste  des  phénomènes ,  le 


16  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

jeu  des  forces  iimtérielles ,  renaissaient,  appuyées 
désormais  sur  les  bases  les  plus  solides  ;  chaque 
Jour  elles  s'enrichissaient  de  nouvelles  conquêtes. 
Copei'oic  ,  Ticho-Brahé  avaient  visité  le  ciel  ; 
Mondini  ,  Yasale  ,  Fabrizio  d'Acquapendente  , 
Severino  en  Italie,  Gilbert  en  Angleterre,  avaient 
ramené  les  sciences  médicales  à  cette  grande 
école  des  recherches  anatomiques ,  négligées  ou 
plutôt  rejetées  par  les  anciens.  Harwey  venait  de 
découvrir  la  circulation  du  sang.  Le  goût  des 
connaissances  positives  naissait ,  se  développait. 
Bacon  survint. 

Bacon  jugea  et  la  disposition  des  esprits  et  la 
tendance  de  son  siècle  avec  ce  coup  d'œil  qui  est 
propre  au  génie.  11  éprouva  lui-même  au  plus 
haut  degré  le  besoin  qui  couimençait  à  se  pro- 
duire ;  il  s'en  rendit  l'organe  ;  il  prévit  la  révo- 
lution qui  se  préparait  ;  il  voulut  l'accélérer,  en 
déterminer  le  but ,  lui  marquer  son  cours ,  en 
devenir  le  régulateur. 

Naturellement  doué  d'un  esprit  curieux  et  in- 
vestigateur, d'une  imagination  forle  ,  d'un  juge- 
ment sain ,  d'une  élévation  singulière  dans  les 
idées ,  Bacon  semblait  destiné  ,  par  ses  facultés 
comme  par  ses  penchants ,  à  se  placer  à  la  tête 
des  hommes  nouveaux  dans  la  carrière  philoso- 
phique. Il  reçut  des  circonstances  mêmes  dans 
lesquelles  il  se  trouva  placé  une  sorte  d'éducation 
intellectuelle  qui ,  sous  plusieurs  rapports ,  favo- 
risa encore  cette  destination.  Longtemps  mêlé  aux 


PHILOSOPHIE   MODEREE.    CHAP.    X.  17 

affaires ,  placé  sur  un  grand  théâtre  ,  revêtu  de  la 
première  magistrature  de  son  pays ,  appelé  à  faire 
une  étude  approfondie  des  lois  sociales  et  de  leur 
application  ,  homme  d'État ,  homme  du  monde  , 
le  chancelier  Bacon  avait  uni  à  des  connaissan- 
ces variées  et  à  l'habitude  des  hautes  médita- 
tions une  longue  expérience  des  choses  humai- 
nes ;  tout  avait  concouru  à  agrandir  ses  vues  ,  à 
exercer  sa  sagacité  et  sa  prévoyance,  11  avait  été 
accoutumé    à    apprécier    la    valeur   réelle   des 
connaissances  par  le  mérite  de  leur  utilité,  et 
à  juger  leur  solidité  d'après  l'épreuve  des  faits. 
La  philosophie  devint  i)our  lui  une  espèce  de 
magistrature  intellectuelle;  il  s'érigea  à  lui-même 
un  tribunal  au  milieu  de  l'empire  de  la  raison  , 
et  de  là ,  comme  un  juge  suprême ,  il  se  crut 
permis  d'interroger  l'esprit  humain  sur  ses  opé- 
rations ,  sur  ses  acquisitions  ;   il  prononça  des 
arrêts  plus  qu'il  ne  discuta  des  systèmes,   l  ne 
sorte  d'élan  poétique  se  mêla  même  à  ses  plus 
sévères  investigations.   H  chercha  constamment 
une  sorte  d'idéal  scientifique.   11  osa  se  mettre 
en  présence  de  l'avenir ,   s'adresser  à  la  posté- 
rité, concevoir  pour  l'esprit  humain  de  nobles 
ambitions ,  les  soutenir  par  de  hautes  espéran- 
ces ,  les  servir  par  ses  propres  créations  et  leur 
garantir  même  le  succès  par  ses  oracles.  Bacon 
semble  avoir  l'inspiration  des  prophètes  ;  il  en 
prend  le  langage;  il  aîTecte  leur  autorité;  sou- 

II.  2 


18  IlIST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PIÎIL, 

vent ,  comme  eux ,  il  se  complaît  à  s'environner 
de  nuages. 

Le  titre  seul  de  ses  écrits,  comme  l'a  juste- 
ment observé  d'Alembert,  porte  déjà  le  sceau 
du  génie.  Il  entreprend  la  grande  instauralion  ;  il 
traite  de  la  dignité  des  sciences  et  des  accroisse- 
ments qu'elles  attendent  ;  il  leur  crée  un  nouvel 
instrument.  Accepter  une  telle  mission ,  c'était 
avoir  une  grande  conscience  de  ses  propres  for- 
ces. On  le  voit  pressé  de  la  soif  des  découver- 
tes ;  chacune  de  ses  paroles  est  un  appel ,  une 
invocation.  Il  n'a  point  été  inventeur  dans 
quelque  ordre  spécial  de  connaissances ,  en  ce 
sens  qu'il  n'y  a  rien  ajouté  ;  mais  il  a  étudié  et 
mis  au  jour  l'art  de  l'invention  elle-même  dans 
les  sciences,  en  lui  assignant  ses  vrais  principes, 
ses  instruments  :  il  a  été  le  héraut  des  décou- 
vertes (1)  et  le  guide  des  inventeurs. 

Jamais ,  depuis  Aristote ,  un  plan  plus  vaste , 
mieux  coordonné ,  n'avait  été  conçu.  Aristote  et 
Bacon  ont  tous  deux  entrepris ,  à  deux  grandes 


(1)  C'est  le  titre  qu'il  se  donne  lui-même  :  Ego  enim  buccinalor 
tanliim...  neque  verô  nostra  bucclna  homincs  advocat'  et  excitât  ut  se 
mulud  contradiclionïbus  proscïndant  ^  sed  potlùs  ut  pace  inter  ipsos 
fnclà,  conjunctis  viriliiis,  se  adversns  rerum  nalurain  comparent, 
ejuxque  édita  et  inonita  captant  et  expugnerit,  atque  fines  imperii  hu- 
inani,  quanlitm  Deus  opt.  max,  pro  benignilate  ma  iiuiulscrit,  profé- 
rant.—  Dé  ALIGMENTIS  SCIENTIARIM  ,  1.  IV,   C.   I. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    X.  19 

époques ,  de  dresser  l'inventaire  des  ricliesses  de 
l'esprit  lîumain  et  de  fournir  des  instruments  à  la 
raison.  Mais  Aristote  a  recueilli  le  passé,  s'est 
arrêté  au  présent ,  a  voulu  clore  la  carrière  après 
lui  ;  Bacon  ,  au  contraire ,  a  ouvert  une  carrière 
nouvelle ,  s'est  placé  à  l'entrée ,  a  anticipé  sur 
l'avenir.  Aristote  a  constitué  chaque  science 
tour  à  tour,  l'a  réduite  sous  la  forme  didactique  , 
en  a  enseigné  la  doctrine  ;  Bacon  n'a  fait  qu'étu- 
dier l'enceinte  ,  les  limites ,  les  rapports  des  di- 
verses sciences  entre  elles  ,  et  marquer  leur  but. 
Tout  est  explicite  chez  le  premier  ;  le  second 
n'offre  que  des  germes.  Le  premier  a  fait  les 
recherches  ,  le  second  les  provoque.  Le  premier 
institue  les  méthodes  de  démonstration  ;  le  se- 
cond, celles  qui  conduisent  aux  découvertes.  Le 
premier  impose  à  l'entendement  humain  un 
corps  de  théories,  et  pendant  des  siècles  l'enten- 
dement humain  consent,  en  ellèt,  à  s'y  asservir; 
le  second  commande  au  génie  les  libres  explora- 
tions de  l'inconnu ,  et  le  génie  répond  à  sa  voix , 
et  les  sciences  voient  commencer  une  ère  nou- 
velle. Tous  deux  ont  embrassé  le  système  entier 
des  connaissances  humaines  ;  mais  l'un  avec  le 
dessein  de  déterminer  ce  qui  le  compose ,  et  ce 
que  ses  disciples  doivent  savoir;  l'autre,  dans  la 
vue  d'indiquer  ce  qui  lui  manque,  et  ce  que  ses 
successeurs  doivent  tenter. 

Quelle  idée  imposante  Bacon  a  conçue  du  mé- 
rile  et  de  la  dignité  de  la  science  !  11  en  aperçoit 


20  IlIST.    COUP.     DES    SYST.    IW.    Plllf.. 

rarciicLype  et  l'exemplaire  dans  la  Divinité  elle- 
même  ,  dans  ses  attributs  et  dans  ses  actes  ,  tels 
qu'ils  peuvent  se  révéler  à  la  raison.  11  voit  dans 
la  science  un  auxiliaire  utile,  un  riche  ornement 
pour  la  religion  ;  la  cause  principale  des  progrès 
de  la  civilisation ,  de  la  prospérité  des  États  ; 
une  source  inépuisable  d'améliorations  pour  les 
mœurs ,  de  jouissances  pour  l'âme ,  de  bienfaits 
de  tout  genre  pour  l'humanité  (1).  Ne  nous  éton- 
nons plus  si  le  langage  de  Bacon  ,  en  traitant  un 
tel  sujet,  est  empreint  d'une  si  grande  majesté  ; 
ne  nous  étonnons  plus  s'il  s'est  dévoué  avec  tant 
de  z'Me  à  servir  une  telle  cause. 

«  L'âme ,  dit-il,  jouit  dès  ici-bas  de  la  félicité 
»  céleste,  quand  elle  se  meut  dans  la  charité ,  se 
»  repose  sur  la  Providence,  et  tourne  sur  les  pôles 
)>  de  la  vérité.  /  L'amour  le  plus  sincère  de  la  vérité 
a  inspiré  les  méditations  de  Bacon;  il  s'est  défendu 
de  l'esprit  de  secte,  des  illusions  de  l'orgueil.  En 
rappelant  cette  belle  parole  d'un  poète  :  «  Il  n'y  a 
»  pas  sur  la  terre  de  volupté  égale  à  celle  du  spec- 
»  lacle  que  l'esprit  embrasse  lorsque,  des  sommets 
»  de  la  vérité ,  la  raison  considère  les  erreurs 
«humaines;  »  il  veut  cependant  que  ce  specta- 
cle excite,  non  l'orgueil,  mais  l'indulgence  ('2). 


(1)  De  angmentis,  etc.,  I.  I,.  p.  oielsuiv.,  cdiiion  d'Anislerdam, 
1()G2. 

(•1)  Kssays  civil  and  moral  :  Of  Irnth,  — Nûv:tm  organuin,  p.irs  I, 
g  ilfi  l't  r,uiv. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  21 

C'est  en  se  pénétrant  de  ce  même  amour  pour 
le  vrai  qu'on  peut  dire  avec  lui  :  «  L'admiration 
»  est  le  germe  de  la  science.  » 

La  restauration  des  sciences ,  tel  est  le  but  de 
Bacon.  Pour  y  atteindre  ,  il  devra  commencer, 
avant  tout,  par  se  rendre  un  compte  fidèle  de  l'état 
où  elles  se  trouvaient  à  l'époque  où  il  est  placé. 
Et  c'est,  en  effet,  le  premier  des  mérites  de  Bacon 
d'avoir  parfaitement  jugé  cette  situation ,  d'avoir 
bien  apprécié  les  besoins  réels  qui  en  résultaient. 
«  Nos  sciences  nous  sont  venues  des  (irecs,  car  les 
»  Romains  et  les  Arabes  ont  peu  ajouté  à  ce  pre- 
»  mier  fonds,  et  les  modernes  moins  encore  ;  mais 
»  la  sagesse  des  Grecs  se  répandait  en  discours  et 
»  en  disputes,  ce  qui  est  le  plus  grand  obstacle  à  la 
«recherche  de  la  vérité.  Aussi,  les  signes  les  plus 
«indubitables  accusent -ils  l'imperfection  et  les 
»  vices  du  dépôt  qui  nous  a  été  légué.  Les  fruits  et 
»  les  œuvres  sont  les  garants  de  la  vérité  philoso- 
9  phique ,  et  quoi  de  plus  stérile  que  nos  doctri- 
»  nés  !  Tout  ce  qui  est  fondé  sur  In  nature  croit  et 
»  s'augmente  sans  cesse,  et  quoi  do  pi  us  immobile, 
»  de  plus  stationnaire  que  notre  savoir  !  Nous  ne 
»  voyons  que  des  maîtres  et  des  disciples ,  nous 
»  cherchons  en  vain  des  inventeurs.  La  science  est 
»  une  belle  statue  que  l'on  admire ,  mais  qui  ne  se 
»  meut  pas.  Nous  faut-il ,  au  reste ,  d'autres  témoi- 
»  gnages  que  les  aveux  de  nos  savants  eux-mêmes, 
»  que  la  diversité  des  sectes  ,  le  contraste  des 
«opinions  et  l'impossibilité  où  l'on  est  de  s'enten»' 


22  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DK    Pllir.. 

»dre  (I)  ?  Trois  vices  essentiels,  trois  iiialadies 
»  profondes  affectent  généralement  les  sciences. 
j)  On  les  fait  consister  plus  dans  les  mots  que  dans 
»les  choses.  Aux  vaines  et  arides  argumentations 
»  de  l'école  a  succédé  de  nos  jours  un  autre  abus , 
))la  diffusion  des  rhéteurs  qui  ont  envahi  le  do- 
»  maine  de  l'érudition.  D'un  côté,  on  affirme  avec 
»  une  autorité  absolue  ;  de  l'autre,  on  adopte  avec 
»une  aveugle  crédulité  (2).  Ainsi,  notre  préten- 
»due  science,  prompte  à  discourir,  impuissante  à 
»  engendrer ,  féconde  en  controverses ,  stérile  en 
»  œuvres ,  cette  raison  humaine ,  telle  qu'elle  se 
»  montre  en  nous  ,  n'est  qu'un  amas  confus  de 
»  notions  recueillies  en  partie  par  une  foi  aveugle, 
»  en  partie  au  hasard.   Il  n'y  a  point  de  sénat  en 
»  philosophie  ,  il  n'y  a  qu'un  dictateur  ;  on  ne  dé- 
»  libère  pas,  on  obéit  (3).  Quelles  sont  les  causes 
»de  cette  condition  déplorable  à  laquelle  les  con- 
»  naissances  humaines  sont  encore  condamnées 
«parmi  nous?  D'abord,  on  a  méconnu  le  vérita- 
»ble  but,  le  but  le  plus  élevé  des  doctrines  5  on  a 
»  recherché  l'instruction  pour  satisfaire  la  curio- 
»  site ,  pour  goûter  une  frivole  récréation ,  pour 


(1)  Doclrina  phantaslica ,  vel  vanœ  imaginationes  ;  doctrina  liti- 
giosn ,  vel  vaiiœ  allercationes  ;  doclrina  fucala  et  mollis,  vel  vanœ  af- 
fectaliunes.  —  Novum  organum,  §  7!2  à  77. 

{i)  De  augment'ia,  I.  !,  p.  ;54. 

(3)  Noium  organinn,  !)!;i'r:il;o;  |);irs1,  §  !11. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.   X.  23 

»  atteindre  à  la  renommée ,  pour  servii  son  am- 
«bition ,  souvent  par  des  vues  mercenaires,  rare- 
«ment  pour  employer  la  raison,   don  de  Dieu,  an 
7>  service   de   niumanité.    Comment  marcher  avec 
»  succès  dans  la  carrière  ,  lorsque  le  terme  n'est 
»  pas  convenablement  marqué?  Le  vrai  et  légitime 
«but  des  sciences  est  de  doter  la  vie  humaine 
»  de  nouvelles  ressources  par  de  nouvelles  décou- 
»  vertes.  Combien  est  limité  le  nombre  de  ceux 
«qui  recherchent  l'instruction  pour  elle-même! 
))Dans  ce  nombre  même,  la  plupart  cherchent 
»  plutôt  à  se  satisfaire   par  la  variété  des  exer- 
»  cices  de  l'esprit  et  des  doctrines  qu'à  recher- 
»cher  le   vrai    par  une    inquisition    sévère  et 
»  rigide  ;  'enfin,  ceux-là  mêmes  qui  s'attachent  à  la 
»  vérité  lui  demandent  plutôt  la  raison  des  choses 
«connues  que   le   gage  d'œuvres   neuves  et  la 
»  source  de  lumières  inconnues  (1).  Dans  le  choix 
«  des  fins  spéciales  et  prochaines,  on  s'est  arrêté  à 
»  des  vues  secondaires ,  on  s'est  borné  au  rôle 
«  d'annotateurs ,  de  commentateurs  ,  d'abrévia- 
»  teurs ,  satisfaits  d'avoir  exploité  le  revenu  des 
»  sciences,  au  lieu  d'accroître  leur  patrimoine  ("2). 
»  On  a  également  méconnu  le  rang  et  le  mérite 
«respectifs  des  diverses  études;  on  s'est  égaré  dans 


(1)  N'Vum  orçinnum,  pnrs  1,  S  f^i. 

(2)  De  augmenlh,\    1,  p.  52. 


2fl  IHSr.    COMP.    DES  SYST.    DE    Pllir.. 

T)  le  choix.  On  a  négligé  la  philosophie  naturelle  ; 
»elle  a  été  sacrifiée  tour  à  tour  à  la  philosophie 
))  morale  et  à  la  théologie.  La  philosophie  natu- 
»  relie ,  cette  mère  des  sciences ,  a  été  réduite  à 
r>  une  condition  servile  ;  toutes  les  autres  bran- 
»  ches  des  connaissances  humaines ,  privées  des 
))  secours  essentiels  qu'elles  en  attendaient ,  ont 
»  dû  souffrir  ;  la  philosophie  morale  et  civile  ,  la 
»  logique  elle-même,  se  sont  trouvées  privées  d'une 
5)  portion  de  leurs  aliments  (1).  Si  on  a  méconnu 
»  le  but ,  on  n'a  pas  moins  méconnu  la  véritable 
»  voie  ;  on  a  abandonné  l'expérience ,  ou  bien  on 
»  s'y  est  embarrassé  comme  dans  un  labyrinthe , 
»  on  y  a  erré  au  hasard.  Un  funeste  préjugé  a  per- 
»suadé  que  la  dignité  de  l'entendement  humain 
»  serait  profanée  et  avilie  si  on  lui  permettait  de 
»  descendre  au  détail  des  observations  (2).  On  s'est 
»hâté  de  généraliser,  avant  de  posséder  une  masse 
«suffisante,  un  choix  convenable  de  faits,  avant 
«de  les  avoir  mis  en  ordre  et  soumis  à  une  suite 
"de  comparai -ons  (3).  On  a  voulu  atteindre  aux 
)>  plus  hautes  abstractions,  avant  d'avoir  construit 
«l'échelle  graduée  qui  devait  y  conduire.  L'esprit 
«humain,  s'accordant à  lui-même  une  sorte  d'ado- 
»  ration  aveugle,  a  cru  pouvoir  tirer  de  ses  propres 


(1)  Novum  orgamim,  §  79  et  80. 
V:5)  /*jf/.,§08,,  O't,  !00,  101. 


PHILOSOPIIIK   MODERNE.    CHAP.    X.  25 

•  méditations  ce  qu'il  ne  pouvait  attendre  que  de 
»  la  contemplation  de  la  nature.  Une  autre  erreur 
»  non  moins  grave  est  celle  qui ,  après  avoir  distri- 
»  bué  les  sciences  et  les  arts  en  diverses  classes ,  a 
«fait  renoncer  à  l'étude  de  l'universalité  des  cho- 
»  ses  et  à  la  philosophie  première.  C'est  du  haut 
»  des  tours  seulement,  ou  du  sommet  des  lieux  éle- 
»  vés,  que  le  regard  embrasse  une  scène  étendue  ; 
»on  ne  peut  explorer  les  points  les  plus  éloignés 
»de  la  région  scieniilique  si  l'on  demeure  dans  la 
«plaine  au  lieu  de  gravir  sur  l'observatoire  (i). 
»  Ainsi ,  ou  l'on  a  négligé  la  réalité  des  choses ,  ou 
»  l'on  s'est  traîné  dans  les  sentiers  de  l'empirisme, 
»ne  cherchant  dans  les  exj)ériences  que  des  œu- 
nvres  mercenaires,  et  non  des  flambeaux  lumi- 
»  neux  (2)  :  c'est  la  pomme  d'Atalante.  Les  mé- 
»thodes  adoptées,  applicables  aux  choses  civiles 
»et  aux  arts  qui  résident  uniquement  dans  le  lan- 
»  gage  et  dans  l'opinion ,  sont  impuissantes  à  saisir 
»  et  à  pénétrer  la  nature.  La  dialectique  n'enseigne 
.->  qu'à  discourir ,  non  à  agir  ;  la  logique  en  usage 
»est  plus  propre  à  perpétuer  les  erreurs  qu'à  ou- 
»  vrir  la  voie  à  la  vérité  ;  le  syllogisme,  qui  lui  sert 
"d'instrument,  enchaîne  l'esprit,  mais  n'atteint 
»  point  aux  choses  ;  d'ailleurs,  le  syllogisme  se 
«compose  de  propositions,  les  propositions  de 


0)  De  augmeutis,  1.  1.  p.  40. 

{2)' Novniii  orijanitm^  prii'l'aliu,  clc,  §  Gi,  elo. 


20  IlIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

»  termes ,  et  les  termes  sont  les  signes  des  idées. 
»  Mais  la  valeur  des  termes  a  été  mal  déterminée  ; 
»  les  notions  sont  confuses  et  témérairement  dé- 
«duites.  Ainsi,  le  vice  est  à  l'origine  môme:  on  a 
»  craint  de  laisser  prendre  à  l'entendement  son 
»  essor  libre ,  naturel  et  spontané  ;  on  Fa  retenu 
«captif  dans  les  traditions  (1).  Combien  d'autres 
»  causes  encore  contribuent  à  l'imperfection  de 
»  nos  connaissances  et  arrêtent  leurs  progrès  !  Les 
»  plus  sûres,  il  faut  le  dire ,  sont  nos  propres  torts, 
»et  dépendent  de  la  disposition  de  nos  esprits. 
»  Nous  avons  une  idée  exagérée  de  nos  richesses 
»et  nous  méconnaissons  toute  l'étendue  de  nos 
»  propres  forces.  Le  découragement  est  érigé  en 
«prudence.  On  accuse  de  témérité  l'espoir  d'un 
»  avancement  ;  on  ne  conçoit  qu'avec  pusillani- 
»  mité ,  on  ne  tente  que  des  recherches  puériles , 
»  on  s'imagine  qu'il  ne  reste  plus  rien  à  décou- 
»  vrir  (2).  Le  respect  qu'on  professe  pour  les 
»  anciens  et  pour  les  créateurs  de  la  philosophie 
«  détourne  des  recherches  qui  resteraient  à  ten- 
»ter  ;  on  oublie  que  les  anciens  furent  privés 
«d'une  foule  d'avantages  accordés  aux  modernes  ; 
»  on  oublie  que  la  vérité  est  la  fille  du  temps  et 
»  non  de  l'autorité.  Toutefois ,  pendant  que  les 
«uns  sont   prévenus  d'une  admiration  aveugle 


(1)  N(wum  organum,  |>r;p(;ilin.  p.  21;  pars  1,  §  H  à  J7. 

(2)  IMd.,  §  88,  92.  —  De  rnifjwriUis,  1.  I,  p.  47. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CIIAP.   X.  27 

»  pour  l'antiquité  ,  d'autres  se  laissent  entraîner 
»  à  une  passion  non  moins  aveugle  pour  la  nou- 
»  veauté.  De  même  que  le  temps  dévore  sa  propre 
»  famille ,  les  filles  du  temps  se  dévorent  les  unes 
»  les  autres  ;  l'antiquité  repousse  les  acquisitions 
»  récentes  ;  la  nouveauté  ne  se  contente  pas  d'ac- 
»  croître,  si  elle  ne  détruit  ce  qui  l'a  précédé  (I). 
»  La  plupart  des  philosophes  conçoivent  certaines 
«prédilections  pour  quelques  vues  ou  opinions 
»  qui  leur  sont  propres ,  dont  ils  se  laissent  préoc- 
»  cuper,  et  qui  dominent  alors  toutes  leurs  médi- 
»  tations  ;  on  est  impatient  de  se  soustraire  au 
»  doute,  même  suspensif,  et  on  se  précipite  dans 
»les  affirmations  (2).  Ce  sont  autant  de  maladies 
»  de  l'esprit  humain  qui  invoquent  des  remèdes , 
»  mais  auxquelles  on  n'a  apporté  que  des  remèdes 
«trop  faibles  et  trop  tardifs,  lorsque  l'esprit  était 
«déjà  préoccupé  par  les  préjugés  de  l'habitude, 
»  de  l'imitation ,  par  les  fausses  doctrines  et  les 
«vaines  illusions  (3).  En  même  temps  les  écarts 
»  commis  par  ceux  qui  ont  aspiré  au  rôle  d'inven- 
»  leurs  n'ont  que  trop  confirmé  les  préventions 
»  conçues  contre  la  possibilité  des  découvertes.  Le 
«régime  académique  et  la  marche  adoptée  dans 
»  l'enseignement  sont  directement  contraires  au 


(1)  Novnm  orqmmm,  §  Si. —  De  auqitieiitis.  I.  I,  p.  46, 

(2)  De  augiiieutis,  p.  al . 

(3)  Novuin  orqaniim,\)\\\ïd{\\  p.  .'I 


28         HTST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

»  progrès  des  connaissances ,  en  sorte  que  les  in- 
»  stitutions  mêmes  qui  devraient  être  un  moyen 
»ne  sont  qu'un  obstacle.  On  n'enseigne  pas,  on 
»  commande  ;  les  maîtres  semblent  exiger  la  foi 
»  implicite  de  leurs  élèves,  au  lieu  de  provoquer 
»  leur  examen.  On  ne  s'associe  point  pour  s'éclai- 
»rer  réciproquement,  mais  pour  s'imposer  des 
»  gênes  mutuelles  (1).  On  a  créé  d'autres  obstacles 
»  encore,  en  se  hâtant  de  donner  une  forme  didac- 
»  tique  aux  sciences  d'une  manière  prématurée, 
»en  sorte  qu'elles  sont  supposées  complètes  et 
»  achevées ,  et  qu'on  ne  songe  plus  qu'à  les  po- 
»  lir  (2).  La  philosophie  naturelle,  en  particulier, 
«a  eu  beaucoup  à  souffrir  de  la  superstition. 
»  Déjà,  chez  les  Grecs,  un  zèle  malentendu  pour 
«les  intérêts  de  la  religion  fit  accuser  d'impiété 
«les  premiers  observateurs  qui  osèrent  explo- 
»rer  les  lois  des  phénomènes  de  l'univers.  La 
»  théologie  scolastique  n'a  pas  été  moins  funeste 
»aux  modernes;  elle  a  consacré  les  doctrines 
«d'Aristote  ;  elle  s'est  imprudemment  mêlée  à  la 
»  philosophie,  et,  par-là,  la  philosophie  s'est  trou- 
»vée  enchaînée  et  fixée  à  une  doctrine  néces- 
»sairement  immobile.  D'autres  théologiens  ont 
«engagé  légèrement  les  intérêts  de  la  religion, 
«proscrivant  en  son  nom  les  découvertes  de  la 


(1)  Xovmn  orf/anmn,  §  90.— De  nvfjmcnt'i^,  !.  J,  p.  51, 

(2)  Deaufjmevlis,  I,  i,  p.  il). 


PHH.OSOPIIIb:    MODERNE.    CHAP.    X.  29 

«physique,  ou  rejetant  même  toute  philosophie, 
»  quelque  prudente  qu'elle  fût  dans  ses  investiga- 
wtions,  et  quoique  la  philosophie  naturelle,  bien 
«dirigée ,  soit  au.ssi  utile  aux  vrais  intérêts  de  la 
«religion  qu'elle  est  fatale  aux  préjugés  supersti- 
»tieux(i). 

»  Dans  un  tel  état  de  choses ,  on  ne  saurait  se 
))ledisslnmler,  il  ne  reste  qu'un  moyen  de  salut, 
«c'est  de  reprendre  rédiiice  par  ses  premiers 
»  fondements  ;  la  science  entière  est  à  refaire  :  il 
»  faut  recommencer  tout  le  travail.  Mais  il  ne  s'est 
«trouvé  personne  encore  doué  d'une  assez  grande 
«constance  et  d'un  courage  suflisant  pour  pren- 
»  dre  la  résolution  d'effacer  entièrement  les  théo- 
«ries  et  les  notions  qu'il  croit  avoir  acquises, 
«  pour  appliquer  son  esprit  entièrement  libre  et 
»  impartial  aux  premiers  éléments.  Voilà  la  res- 
«tauration  qu'il  s'agit  d'entreprendre  (:2).  » 

Les  efforts  de  Bacon  pour  l'exécution  de  ce 
grand  ouvrage  peuvent  être  rapportés  à  trois 
chefs  principaux  :  il  a  tenté  de  dresser  une  clas- 
sification générale  des  sciences,  de  manière  à  (ixer 
leur  rang  et  leurs  rapports  mutuels  ;  il  a  cher- 
ché à  constituer  les  sciences,  en  déterminant 
leurs  principes,  leur  objet,  leur  sphère;  euhn,  il  a 
créé  pour  les  sciences  une  méthode  nouvelle  des- 


(1)  Novum  organum,  pars  \,  §  89. 

(2)  IbUL,  pra^fatio,  p.  "21;  [)ar^^,§  31  e  97,  plc. 


30  insT.  coMP.  r>F,s  syst.  de  peil. 

tinée  à  leur  servir  d'instrument  pour  l'investiga- 
tion de  la  vérité. 

La  classification  générale  des  sciences  dressée 
par  Bacon,  quelque  brillante  qu'elle  soit,  et  quoi- 
qu'elle ait  obtenu  les  suffrages  d'esprits  supé- 
rieurs, acependant  été  justement  critiquée  et  dans 
son  plan  et  dans  ses  détails.  Les  limites  qu'elle 
prétend  établir  entre  les  principales  régions  des 
sciences  et  des  arts  manquent  d'exactitude  et  de 
précision.  De  même  qu'il  n'est  pas  un  seul  ouvrage 
de  l'intelligence  dans  lequel  ne  concourent  à  la  fois 
ses  trois  facultés  principales,  la  mémoire ,  l'ima- 
gination et  la  raison,  il  n'en  est  pas  un  seul  qui 
n'admette  tout  ensemble  et  la  connaissance  de 
quelques  faits,  et  quelques  combinaisons  de  l'es- 
prit, et  quelques  déductions.  Les  sciences  ont 
leur  histoire,  leurs  arts  opératoires;  les  arts  ont 
leurs  théories;  la  philosophie  elle-même  se  nourrit 
d'expériences  et  de  souvenirs.  Les  sous-divisions 
du  plan  tracé  par  Bacon  sont  quelquefois  poussées 
jusqu'à  des  distinctions  trop  subtiles,  et  laissent 
quelquefois  aussi  des  lacunes.  Les  sciences  phy- 
siques s'étonnent  de  la  séparation  qu'il  a  voulu 
établir  entre  elles ,  lorsque ,  dérogeant  en  cela  à 
ses  propres  principes,  il  a  établi  une  si  grande 
distance  entre  l'histoire  naturelle  conçue  sous  le 
point  de  vue  le  plus  général ,  et  ce  qu'il  appelle 
la  philosophie  naturelle  spéculative.  L'étude  de 
l'homme ,  ou ,  suivant  l'expression  de  Bacon , 
la  plùlosophte  de  Vlmmaniié^  s'étonne  également  de 


PHILOSOPHIE   MODERINE.    flIAP.    X.  31 

n'être  classée  que  parmi  les  sciences  spéculatives 
et  rationnelles.  Les  sciences  exactes  réclament 
contre  le  rang  secondaire  dans  lequel  Bacon  les 
a  reléguées  en  les  renvoyant  aux  simples  appen- 
dices. La  législation  et  la  jurisprudence  se  plai- 
gnent de  n'être  indiquées  que  par  des  vues  som- 
maires, mais  admirables,  il  est  vrai,  sur  les  formes 
du  droit.  La  logique,  la  rhétorique,  la  gram- 
maire, demanderaient  à  former  une  classe  à  part, 
comme  appartenant  plus  aux  arts  proprement 
dits  qu'aux  sciences  rationnelles;  l'art  de  l'éduca- 
tion, restreint  au  simple  enseignement,  proleste 
contre  la  place  accessoire  que  Bacon  lui  a  laissée 
à  côté  de  l'art  de  la  critique.  Les  progrès  qu'ont 
obtenus  depuis  Bacon  les  connaissances  humaines 
ont  naturellement  conduit  à  mieux  déterminer  et 
cisconscrire  le  domaine  propre  à  cliacune  d'elles. 
Mais,  au  milieu  de  ces  progrés  eux-mêmes,  on  a 
reconnu  toujours  davantage  qu'elles  se  refusent  à 
un  système  de  classification  parfaitement  exact , 
régulier,  et  rigoureusement  conforme  à  la  nature 
des  choses;  car,  à  mesure  que  le  domaine  de  l'es- 
prit humain  s'étend,  que  de  nouvelles  divisions  s'y 
introduisent,  les  rapports  qui  unissent  ses  diver- 
ses possessions  entre  elles  se  montrent  aussi  plus 
nombreux  et  plus  intimes.  On  est  contraint  de 
recourir  à  des  distinctions  conventionnelles,  à 
en  puiser  les  motifs  dans  les  besoins  de  l'utilité 
pratique.  Bacon  n'en  mérite  pas  moins  nos  éloges 
et  notre  reconnaissance  pour  avoir  proposé  une 


;i'2  nrsT.  co.mp.  diïs  svst.  de  i'hil. 

distribution  nouvelle  destinée  à  remplacer  celle 
que,  depuis  tant  de  siècles,  on  avait  adoptée  d'après 
Aristote.  Cette  proposition  seule  donnait  un  point 
de  vue  nouveau  pour  contempler  le  système  de 
nos  connaissances;  les  choses  s'offraient  sous  un 
aspect  inattendu;  un  nouveau  mouvement  se 
trouvait  imprimé  aux  idées.  L'énumération  que 
Bacon  a  entreprise,  et  qu'il  a  poussée  quelquefois 
jusqu'aux  derniers  compartiments,  avait  l'avan- 
tage de  faire  faire  une  revue  très  étendue  des 
éléments  constitutifs  de  la  science  humaine  ,  de 
marquer  les  conditions  propres  à  chacune  de  ses 
branches.  Elle  servait  ainsi  fort  utilement  à 
obtenir  un  inventaire  des  richesses  qui  compo- 
saient réellement  alors  l'héritage  de  l'esprit  hu- 
main, à  en  faire  évaluer  le  prix,  à  faire  découvrir 
ou  soupçonner  ce  qui  y  manquait.  Car  la  clas- 
silication  de  Bacon  a  ce  caractère  propre,  qu'elle 
n'est  point  établie  d'après  l'état  présent  des  scien- 
ces, mais  d'après  une  sorte  d'idéal  de  ce  qu'elles 
peuvent  être;  elle  est  tirée  du  possible,  et  non  cal- 
culée sur  le  réel.  C'est  une  sorte  d'immense  carte 
géographique,  où  les  déserts,  les  pays  inconnus, 
occupent  une  place ,  comme  les  régions  habitées 
et  explorées.  Cette  énumération  offre  spuvent  de 
précieux  modèles  d'analyse.  L'ensemble  du  ta- 
bleau, l'harmonie  qui  y  préside,  ont  quelque  chose 
de  majestueux  qui  élève  la  pensée ,  provoque  la 
méditation,  donne  lieu  à  de  nombreux  et  féconds 
rapprochements.  11  y  a  d'ailleurs,  on  doit  le  re- 


PHILOSOPIlIl-   MODERNE.    CHAC,    X.  33 

connaître  et  il  importe  de  le  remarquer ,  il  y  a 
dans  le  principe  même  de  la  classiflcation  pro- 
posée par  Bacon,  quoique  imparfaite  en  soi,  quel- 
que chose  d'éminemment  philosophique.    C'est 
une  pensée  profonde  que  d'avoir  cherché  ce  prin- 
cipe dans  la  nature  même  des  opérations  de  l'in- 
telligence humaine.  Par  cela  même  que  cette  dis- 
tribution n'est  pas  tirée  de  la  nature  des  objets 
sur  lesquels  agit  l'esprit  humain,  elle  ne  peut 
bien  s'appliquer   aux    caractères  variés  qui  les 
distinguent   entre  eux.   Mais  elle  jette  un  jour 
précieux  sur  le  mode  d'action  par  lequel  l'esprit 
humain  les  saisit,  se  les  approprie,  et  siu*  la 
forme  nouvelle  qu'il  leur  imprime.  Elle  dirige 
nos  regards  sur  les  rapports  qui  existent  en  Ire 
l'intelligence  et  les  objets.  C'est  ce  que  voulait 
Bacon;  c'est  aussi  ce  que  demande  la  pliilosophie. 
Or,  en  modifiant  un  peu,  au  besoin,  le  plan 
de  Bacon,  on  est  cependant  toujours  amené  à 
distinguer  trois  genres  principaux  d'opérations 
qui  exercent  l'activité  de  l'esprit  :  le  premier, 
par  lequel  il  reçoit  et  saisit  les  matériaux  que 
lui  offre  la  nature;  le  second,  par  lequel  il  coor- 
donne ses  propres  idées,  en  tire  des  déductions 
rationnelles;  le  troisième,  par  lequel  il  combine 
et  crée  les  i)rototypes  ou  les  instruments  de  lor- 
uies  nouvelles;  ce  qui  correspond  aux  trois  bran- 
ches principales,  les  sciences  de  fait,  les  sciences 
rationnelles ,  et  les  arts.  Mais  il  ne  faut  jamais 
oublier  en  même   temps  que  ces   trois  ordres 
Jl.  3 


34  IlIST.    COMr.    DES   SYST.    DE   Pim.. 

d'opérations  ne  restent  presque  jamais  isolés 
les  uns  des  autres  ;  que  seulement  chacun 
d'eux  prédomine  plus  ou  moins  dans  une  sphère 
quelconque,  et  reçoit  ainsi  un  caractère  dis- 
tinclif  parce  qu'il  y  joue  le  rôle  principal,  et 
non  comme  y  jouant  un  rôle  exclusif.  La  tenta- 
tive faite  par  Bacon  pour  dresser  une  classifi- 
cation générale  des  connaissances  humaines  n'a 
pas  eu  seulement  l'avantage  de  fournir  l'occasion 
d'examiner  et  de  déterminer  avec  plus  de  soin  la 
nature  propre  et  les  conditions  essentielles  de 
chaque  science,  l'ordre  de  leur  prééminence,  les 
limites  qui  les  séparent  ;  Bacon  s'est  proposé 
aussi,  il  s'est  proposé  essentiellement,  de  faire 
ressortir  les  corrélations  qui  les  unissent;  ce  sont 
surtout  des  alliances ,  de  grandes  et  fécondes  al- 
liances, qu'il  s'eilorce  d'établir.  «  11  veut  distin- 
')guer  les  sciences,  dil-il,  non  les  séparer;  carac- 
»  tériser,  et  non  isoler  (1).»  Il  a  cherché  à  établir 
Tordre,  pour  en  tirer  l'harmonie. 

Après  s'être  arrêté,  pour  dresser  sa  nomencla- 
ture, au  point  de  vue  qui  met  l'esprit  humain  en 
présence  de  la  nature ,  Bacon  se  trouve  convena- 
blement placé  pour  examiner  quelle  est  la  légi- 
timité des  droits  que  l'esprit  humain  exerce  en 
effet  sur  la  nature,  quels  moyens  l'un  peut  avoir 
pour  saisir  l'autre  ou  la  subjuguer.  C'est  là,  en 


0)  De  (lugmenl'is,  1.  IV,  c.  i,  p.  212. 


PHILOSOPHIE   MODERM.    CHAP.    X.  35 

effet,  qu'il  va  chercher  le  principe  constitiitif  des 
sciences  et  des  arts  ;  c'est  là  son  idée  dominante, 
son  idée  mère.  «L'homme,  ministre  et  interprète 
»  de  la  nature,  sait  et  agit  en  tant  qu'il  a  pu  obser- 
»  ver  l'ordre  de  la  nature,  ou  directement  dans  la 
«réalité,  ou  par  la  réflexion  de  son  esprit  (1).  » 
Ce  bel  axiome,  qui  sert  de  début  au  Aovum  orga- 
mm,  est  souvent  répété  dans  les  autres  écrits  du 
chancelier,  et  pourrait  servir  d'épigraphe  à  tous , 
car  ils  n'en  sont  que  le  commentaire.  «La  vérité  et 
«l'utilité  sont  dans  la  réalité  seule.  L'entende- 
r>  ment  humain  est  un  miroir  destiné  à  réfléchir 
«la  nature.  Il  s'agit  d'éviter  qu'il  n'en  offre  une 
»  image  arbitraire,  infidèle,  et  de  faire  en  sorte  qu'il 
»en  répète  le  fidèle  exemplaire  (2).  Mais  c'est  en 
»  vain,  aussi,  qu'on  polirait  ce  miroir,  si  les  objets 
»lui  manquent.  Il  faut  que  l'entendement  unisse 
»  et  confonde  sa  propre  existence  avec  celle  des 
«choses  :  c'est  une  sorte  d'hyménée  entre  l'âme 
«humaine  et  l'univers.  Il  faut  donc  voir  ce  que 
«comportent  les  conditions  propres  à  l'une  et  à 
»  l'autre  (3).  Malheureusement,  les  perceptions  des 
»  sens  et  de  l'entendement  sont  tirées  de  l'ana- 
«logie  de  l'homme  lui-même,  non  de  celle  de 
«l'univers;  l'entendement  humain  môle  et  subs- 


(1)  Novum  organum,  pars  1,  §  1. 

(2)  îbid.,  pars  l,§  124. 

(3)  ïlHd.,  pra'falio,  p.  i),  10,  12. 


36  m&T.    COÂIP.    DLS   SYST.    DE    PIHl.. 

»  litue  sa  propre  substance  à  celle  des  choses,  et, 
»  par-là,  dénature  celle-ci  (1).  » 

Bacon  semblait  ici  se  trouver  conduit  à  discu- 
ter et  à  résoudre  les  questions  posées  par  le  scep- 
ticisme et  l'idéalisme  sur  la  légitimité  et  la  réa- 
lité de  la  connaissance  humaine;  il  n'a  traité  les 
premières  que  d'une  manière  générale;  il  a  dé- 
daigné les  secondes,  ou  ne  les  a  pas  prévues,  du 
moins,  dans  toute  leur  extension.  Il  n'a  point 
sondé  dans  toute  sa  profondeur  le  grand  problème 
qui  a  tant  exercé  les  philosophes  de  tous  les  âges, 
et  qui  de  nos  jours  a  excité  encore  tant  de  con- 
troverses. Peut-être  a-t-il  jugé,  comme  la  géné- 
ralité de  ceux  qui  se  sont  consacrés  à  l'étude  des 
connaissances  naturelles,  que  ce  problème  avait 
moins  d'importance  réelle  que  ne  lui  en  attri- 
buent certains  philosophes;  que  ces  questions 
subtiles,  bonnes  pour  exercer  la  sagacité  des  élè- 
ves au  scindes  écoles,  avaient  peu  d'intérêt  pour 
les  sciences  positives,  et  ne  pouvaient  influer  sur 
leur  destinée;  qu'elles  ne  pouvaient  ni  faire  mul- 
tiplier les  découvertes,  ni  en  faire  contester  le  mé- 
rite. Quoi  qu'il  en  soit,  il  a  supposé  les  droits  de 
la  raison  établis,  et  n'a  point  cherché  à  les  établir; 
il  a  supposé  que  l'esprit  de  l'homme  peut  se  met- 
tre directement  en  rapport  avec  la  nature,  et  n'a 
point  examiné  quelle  est  h\  nature  du  rapport  ({ui 
s'établit  entre  l'un  et  l'autre. 


(I)  Novum  organum,  §  -41, 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  37 

«Le  doute  a  deux  sortes  d'avantages  :  il  protège 
»  la  philosophie  contre  les  erreurs  ;  il  signale  les 
«lacunes  de  la  science,  et  provoque  ainsi  les  re- 
»  cherches.  Mais  le  doute  a  en  mêuie  temps  un  ex- 
»trême  danger,  lorsque,  cessant  d'être  suspensif, 
«d'être  une  simple  préparation,  il  tend  à  se  per- 
«pétuer  et  à  devenir  définitif.  Ainsi  se  transmet 
«cet  esprit  de  controverse  qui  s'applique  plutôt  à 
«nourrir  l'incertitude  qu'à  la  résoudre,  qui  s'exerce 
Ȉ  trouver  des  raisons  pour  et  contre,  esprit  qui 
«domine  surtout  chez  les  jurisconsultes,  chez  les 
»  gens  de  lettres,  qui  séduit  les  orateurs,  lorsque 
»  cependant  le  légitime  usage  de  la  raison  est  de 
»  convertir  le  doute  en  certitude,  et  non  les  choses 
«certaines en  doute  (1).  Il  y  a  deux  excès  égale- 
«raent  à  craindre  :  l'un  qui  consiste  à  affirmer 
»  légèrement  et  à  in  troduire  le  dogmatisme  dans  les 
»  sciences;  l'autre  qui  consiste  à  ne  point  conclu- 
»re  et  à  ouvrir  une  recherche  qui  n'a  point  d'is- 
«sue;  l'un  rabaisse  l'entendement,  et  l'autre  Té- 
«nerve.  On  ne  doit  pas  s'étonner  que  plusieurs 
«philosophes,  et  même  très  distingués,  en  voyant 
«combien  étaient  arbilraires  et  confuses  les  no- 
»  lions   fondamentales   sur  lesquelles   repose  la 


(1)  Dubitationes ,  in  codicUlos  relatcc,  tolidem  spongiœ  siint,  qim 
incremeula  scienliœ  perpétua  ad  se  sugunl  et  allichint,  undè  /H  ut  illa, 
qiiœ,  nisi  prœcessissenl  dubitationes,  leviter  et  sicco  pede  transmissa 
fuissent,  dubitalionum  admonitu  attenté  et  studiosè  observentur.  —  Dr. 

\UGMENTIS ,  1.  m,  C.  4,  p.  t8y. 


38  IIIST.   COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

»  science  humaine,  lui  aient  refusé  toute  certitude, 
»  et  n'aient  espéré  lui  voir  obtenir  que  la  vraisem- 
»  blance  ou  la  probabilité.  C'est  ce  qui  dut  arri- 
»  ver  et  arriva  surtout  dans  l'école  de  Platon.  Le 
»  tort  des  académiciens  et  des  sceptiques  fut  de 
«calomnier  les  perceptions  des  sens;  ils  renver- 
»saient  ainsi,  par  leurs  racines,  les  connaissances 
«humaines  (1). 

»  C'est  en  effet  par  les  perceptions  des  sens  que 
»  l'esprit  humain  appréhende  et  pénètre  les  cho- 
»  ses.  La  science  humaine  dérive  des  sens  ;  les 
«images  des  sens  transmises  à  l'esprit  devien- 
»  nent  la  matière  des  jugements  de  la  raison  ;  la 
»  raison,  à  son  tour,  les  rend  épurées,  rectifiées  (2). 
»  C'est  donc  des  sens  que  la  vraie  philosophie  doit 
«prendre  son  point  de  départ,  pour  ouvrir  à  l'en- 
«tendement  une  voie  directe,  constante  et  sûre. 
»  Ce  n'est  pas  que  les  sens  soient  la  vraie  mesure 
«des  choses;  souvent  ils  nous  trompent,  souvent 
»  ils  nous  refusent  leurs  secours;  mais  ils  se  recti- 
»  fient  les  uns  les  autres  ;  ils  sont  rectifiés  par  la 
»  raison  (3).»  Le  travail  qui  opère  cette  rectification 
•par  des  comparaisons  judicieuses    est    ce  que 


(1)  De  augmentis,  1.  V,  c.  2,  p.  271.  — Novum  organum,  pars  \, 
§67. 

(2)  De  augmentis,  1.  lU,  c.  1,  p.  1S8  ;  1.  V,  c.  1,  p.  262.—  Omnis 
interpretatio  natiirœ  incipit  à  sensu;  atqiie  è  sensuum  perceptionibus, 
rectâ,  constanti  et  munitâ  via  ducit  ad  perceptiones  intellectus,  quœ 
sttnl  noliones  verœ  et  axiomnta  (Novum  ouganiim,  pars  2,  §  38). 

(3)  Novum  organum,  pncfalio,  p.  8;  pars  1,  §  41;  pars  2,  §  38. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  39 

Bacon  appelle  proprement  l'expérience.  L'expé- 
rience, telle  qu'il  la  définit,  n'est  donc  pas  le  sim- 
ple recueil  des  perceptions  immédiatement  trans- 
mises par  les  sens  et  reçues  d'une  manière  toute 
passive  par  l'entendement.  «  Les  sens  prêtant  leur 
«ministère  à  l'expérience,  c'est  l'expérience  qui 

•  juge  de  la  qualité  des  choses.  On  ne  peut  vaincre 

•  la  nature  qu'en  lui  obéissant  d'abord;  maisl'ex- 
«périence  ensuite  l'interroge,  l'interprète,  et  pé- 
«nètre  ses  secrets  les  plus  intimes  (1).  » 

Ici  encore  se  présentait  à  Bacon  une  question 
difficile  et  grave,  liée  à  celle  que  nous  indi- 
quions tout-à-l'heure  ;  on  pouvait  s'attendre  qu'il 
eût  cherché  à  expliquer  précisément  comment 
les  perceptions  des  sens  acquièrent,  parles  rectifi- 
cations qu'elles  subissent,  une  garantie  qu'elles 
n'ont  point  par  elles-mêmes;  en  quoi  leurs  illu- 
sions différent  de  leur  fidélité;  comment,  de  l'in- 
certitude dont  il  les  accuse  à  leur  naissance,  elles 
passent  à  cette  certitude  qu'il  leur  attribue  en- 
suite. Mais  Bacon  n'a  point  abordé  cet  examen , 
n'a  pas  même  paru  en  sentir  la  nécessité.  Il  s'est 
contenté  de  décrire  les  procédés  et  les  précau- 
tions à  l'aide  desquels  les  rectifications  doivent 
s'exécuter. 

Bacon  semble  aussi  constamment  supposer 
qu'il  n'y  a  de  vérités  abstraites  et  spéculatives,  ou, 
suivant  son  langage,  qu'il  n'y  a  d'axiomes,  que  les 


(1)  Novum  orgaitum,  pryc(alio,  p.  8  ;  puib  1,  §  3,  97,  etc. 


/lO  IlIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

propositions  générales  déduites  des  expériences 
particulières;  que  les  deux  seules  voies  qui  s'ou- 
vrent à  l'esprit  humain  commencent  toutes  deux 
aux  sens.  Le  seul  reproche  qu'il  fasse  aux  philo- 
sophes qui  se  sont  égarés  dans  la  région  des  théo- 
ries, c'est  de  s'être  trop  hâtés  de  conclure  des 
faits  particuliers  aux  généralisations  les  plus 
étendues  (1).  Nulle  part  il  n'accorde  une  place  à 
l'ordre  des  vérités  abstraites  qui  brillent  de  leur 
propre  évidence,  dont  le  caractère  propre  est  d'ê- 
tre conditionnelles  et  hypothétiques,  qui  sont 
ainsi  indépendantes  de  toute  observation  positive, 
et  qui  servent  de  premier  fondement  aux  démon- 
strations à  priori.  Cette  omission  laisse  dans  le 
plan  de  Bacon  un  vide  fâcheux;  elle  jette  une 
grande  obscurité  sur  une  partie  essentielle  de  son 
système  ;  elle  nous  explique  comment  il  a  mé- 
connu les  immenses  résultats  que  promettait 
l'application  de  la  géométrie  et  du  calcul  aux 
sciences  physiques,  et  pourquoi,  en  particulier,  il 
jugea  mal  la  marche  de  l'astronomie  (2).  Au  sur- 
plus. Bacon  n'était  pas  géomètre,  et  cette  circon- 
stance a  exercé  aussi  une  influence  sensible  sur 
le  cours  de  ses  idées. 

En  général,  il  règne  un  vague  extrême  dans  les 
doctrines  de  Bacon  sur  tout  ce  qui  tient  aux  no- 


(.1)  Novum  organum,  pars  1,  §  19,  20,  22,  pic. 
(2)  On  sait  (|ue  Hacon  se  rofusail  à  adincllre  le  syslème  de  Coper- 
nic ,  qu'il  rt'jfîtail  le  viilt*,  elc. 


^PHILOSOPHIE   310DERM-.    CllAP.    X.  hi 

tiens  primitives  et  aux  plus  intimes  prérogatives 
delà  raison. 

Ce  serait  cependant  commettre  envers  Bacon 
une  extrême  injustice  que  de  le  ranger  au  nom- 
bre des  apologistes  de  l'empirisme.  Quelques  es- 
prits superficiels  ou  prévenus  ont  pu  se  laisser 
tromper  à  cet  égard  par  l'omission  que  nous  ve- 
nons de  signaler.  Plusieurs  admirateurs  de  Ba- 
con, croyant  être  ses  interprètes,  n'ont  pas  hésité 
à  lui  prêter  l'opinion  qui  rejette  toute  recherche 
des  causes.  Plusieurs  partisans  exclusifs  des  spé- 
culations abstraites,  toujours  disposés  à  voir  l'em- 
pirisme là  où  l'on  invoque  ces  lumières  de  l'ex- 
périence qui  leur  sont  si  importunes,  ont  supposé 
que  Bacon  avait  refusé  à  la  science  le  secours  des 
vérités  rationnelles.  On  ne  peut  méconnaître  da- 
vantage la  pensée  de  Bacon.  Le  but  qu'il  s'est  pro- 
posé, au  contraire,  est  de  rendre  plus  étroite  et 
plus  sacrée  l'alliance  des  deux  puissances  de  l'es- 
prit humain,  l'expérience  et  la  raison  ([).  lise 
plaint  de  ce  que  la  plupart  de  ceux  qui  ontcultivé 
les  sciences  se  sont  jetés  dans  l'empirisme  ou  le 
dogmatisme.  11  compare  les  premiers  aux  four- 
mis qui  ne  font  qu'entasser,  les  seconds  aux 
araignées  qui  ne  font  que  tisser  une  toile  avec  des 
fds  tirés  d'elles-mêmes;  il  compare  le  vrai  philo- 


(I)  Ifaque  ex  Itarum  facnllaliiin  experi  ment  ails  scllicet  et  raliono' 
Us)  arctiorc  cl  snnctiorc  firdere,  de.  —  Novum  organlm,  pars  1, 


/|2  IIIST.    COMP.    DES  Sl'ST.    DE    PII  IL. 

sophe  à  l'abeille  qui  emprunte  la  matière,  mais  la 
transforme  et  la  digère.  «  Le  philosophe ,  dit-il , 
»  ne  se  renferme  pas  dans  sa  seule  pensée  ;  il  ne 
»  se  borne  pas  non  plus  à  conserver  dans  sa  mé- 
»  moire  les  faits  tels  qu'ils  ont  été  recueillis;  mais 
»il  change  et  élabore  ces  matériaux  et  les  res- 
»  titue  sous  une  forme  nouvelle.  »  Les  opinions 
des  empiriques  paraissent  même  à  Bacon  plus 
monstrueuses  et  plus  difformes  que  celles  des  ra- 
tionalistes. Les  vérités  générales  ou  les  axiomes 
conservent,  à  ses  yeux,  une  haute  dignité  et  une 
fécondité  précieuse.  «  Ces  vérités  occupent  toutes 
»  les  sommités  de  la  science,  et  s'il  faut  partir  des 
«vérités  particulières  pour  s'élever  jusqu'à  elles, 
»  c'est  en  redescendant  des  hauteurs  où  elles  rési- 
»dent  qu'on  parvient  à  interpréter  la  nature  et 
»  qu'on  donne  la  vie  aux  sciences  (1).  En  concluant 
«d'un  fait  à  un  autre,  d'une  manière  immédiate, 
»  on  n'a  encore  qu'une  sorte  d'expérience  mécani- 
))  que,  attachée  à  la  lettre,  si  l'on  peut  dire  ainsi;  la 
»  vraie  expérience,  celle  qui  constitue  l'interpréta- 
»  tioii  de  la  nature,  s'élève  des  faits  aux  principes, 
»  lesquels  signalent  à  leur  tour  des  faits  nouveaux. 
»  Les  sciences  rationnelles  sont  la  clef  de  toutes  les 
«autres,  elles  sont  les  arts  des  arts  {artes  ar- 
j>tium  (2)).» 


(4)  Novum  orgamm,  parsl,  §  19  à  22,  24,  26,  28,  64,  etc.,  etc. 
(2)  De  aufjmentis,  1.  Y,  c.  1 ,  p.  264  ;  c.  2,  p.  272. 


PHILOSOPHIE    MODERM'.    CHAP.    X.  UZ 

Bacon  adopte  et  s'approprie  le  célèbre  axiome  : 
Savoir,  c'est  connaître  les  causes.  «  La  science  et  la 
»  puissance  de  l'homme  reposent  également  sur 
»  cette  connaissance.  Les  causes  sont  la  lumière 
»  de  l'étude  et  le  moyen  de  l'action.  C'est  delà  dé- 
»  couverte  des  lois  (Bacon  les  désigne  par  le  nom 
»  de  formes)  que  découlent  tout  ensemble  et  la  vraie 
«science,  et  la  libre  opération  dans  les  arts;  mais 
»  il  ne  suffît  pas  de  connaître  les  causes  prochai- 
»nes  et  spéciales;  il  faut  atteindre  aux  causes  les 
»plus  générales  et  les  plus  élevées  (1).  » 

Quelles  sont  les  fonctions  précises  que  les  véri- 
tés rationnelles  remplissent  dans  leur  combinai- 
son avec  les  vérités  expérimentales?  Quel  est  le 
caractère  propre  de  la  cause,  et  comment  l'esprit 
humain  arrive-t-il  à  la  connaissance  des  causes? 
Si  Bacon  n'a  pas  toujours  résolu  ces  questions 
avec  bonheur,  si,  en  cherchant  à  les  examiner,  il 
a  manqué  souvent  d'exactitude  et  de  clarté,  du 
moins  il  les  a  envisagées  sous  un  point  de  vue 
qui  lui  appartient  en  propre.  Pour  le  bien  saisir, 
il  faut  se  rappeler  l'idée  qu'il  s'est  formée  de  la 
philosophie  première  et  de  la  métaphysique,  ainsi 
que  de  leurs  rapports  avec  la  physique  propre- 
ment dite. 

«  La  philosophie  a  trois  objets  :  Dieu,  la  natu- 
»re,  l'homme;  et  il  y  a  aussi  trois  sortes  de 


(1)  AV('((/H  organum,  [>ars  1,  §  3;  pars  2,  §  2,  3. 


llU  HIST.    COMP.    DES   SYbT.    DE   PHIL. 

»  rayons  par  lesquels  les  choses  nous  affectent  : 
»la  nature  frappe  par  un  rayon  direct;  Dieu,  par 
))un  rayon  réfracté  au  travers  de  ses  œuvres; 
»  l'homme,  par  un  rayon  réfléchi.  Toutes  les  scien- 
»  ces  ne  sont  que  des  branches  sorties  d'un  même 
»  tronc  commun.  La  philosophie  abandonne  les 
M  individus  ;  elle  embrasse  les  notions  qui  en  sont 
»  abstraites  ;  elle  les  compose,  les  analyse,  d'après 
»la  loi  de  la  nature  et  l'évidence  des  choses  (1). 
»11  y  a  donc  une  science  universelle,  mère  de 
»  toutes  les  autres,  qui  doit  être  constituée  avant 
»  elles  :  c'est  la  pliilosopliie  première,  c'est  la  science 
»  de  la  sagesse.  Elle  occupe  la  sommité  des  choses; 
«elle  est  le  réceptacle  des  axiomes  qui  gouvernent 
T»  à  la  fois  toutes  les  sciences  spéciales  Cette  pliilo- 
»  Sophie  première  est  neuve  encore.  Le  mélange  con- 
))fus  de  théologie  naturelle,  de  logique,  de  phy- 
»  sique,  qu'on  nous  a  donné  jusqu'à  ce  jour  sous  le 
»  même  nom ,  qu'on  a  placé  au  faîte  du  système 
»des  connaissances,  qui  a  ébloui  par  son  faste, 
»  qui  a  séduit  la  vanité  humaine,  n'a  rien  de  com- 
»  mun  avec  celle  que  je  propose  (2).  » 

Bacon  essaie  de  donner  un  certain  nombre 
d'axiomes  qui  appartiennent,  suivant  lui,  à  cette 
philosophie  universelle.  Mais  ses  exemples  ne  sont 
pas  heureux  ;  ils  n'olfrent  guère  que  des  assimila- 


(1)  De  aufimenl'is,  1.  Il,  c.  1,  p,  92. 

(2)  lbid.,\.  Hl,c.  1. 


rfIII.')SOPIllE   MODERNE.    CHAP,    X.  /|5 

lions  forcées,  plus  tnétaphpriqiies  que  réelles  (A). 
«  La  philosophie  première  a  encore  une  autre  par- 
»  lie,  celle  qui  traite  des  conditions  adventices  ou  trans- 
«cendantes  des  choses,  comme  l'être  et  le  non-cire,  le 
»  possible  et  V impossible,  le  semblable  et  le  divers,  peu 
»et  beaucoup^  etc.;  genre  de  considérations  qui  ne 
«contribue  pas  peu  à  la  dignité  et  à  l'utilité  des 
»  sciences,  quoiqu'il  soit  plus  propre  à  fournir  des 
»  moyens  de  raisonnement  qu'à  éclairer  sur  l'exis- 
»  tence  des  choses.  »  Bacon  ne  considère  au  reste 
ces  conditions  transcendantes  que  dans  leur  sens 
physique,  et  non  dans  ce  sens  logique  qui  sert  d'objet 
aux  théories  de  l'école.  Les  exemples  de  cette  se- 
conde espèce  que  nous  trouvons  dans  Bacon  ont 
peu  de  mérite,  justifient  mal  le  titre  de  science 
universelle,  et  ne  présentent  guère  que  quelques 
problèmes  de  physique  ou  d'histoire  naturelle  (1). 
La  métaphysique,  telle  que  Bacon  l'entend ,  dif- 
fère essentiellement  de  la  science  à  laquelle  on  a 
donné  ce  nom  dans  les  écoles  d'après  Aristote, 
ou  du  moins  d'après  ce  qu'on  a  supposé  d'Aris- 
lote.  La  métaphysique  de  Bacon  diffère  même  de 
sa  philosophie  première  ;  elle  lui  est  subordon- 
née ;  elle  n'occupe  que  le  second  rang  dans  l'ordre 
de  la  dignité,  de  l'universalité,  de  l'importance. 
Cette  métaphysique  nouvelle  ne  s'occupe  donc 
point  des  conditions  générales  des  êtres  ;  elle  ne 


(i)  De  augmenlis,  1.  lli»  c.  1, 


^6  IIIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PIUL. 

s'occupe  pus  davantage  delà  théologie  naturelle. 
«  Elle  ne  comprend  rien,  dit  Bacon,  hors  de  la  na- 
»  ture;  mais  elle  comprend  dans  la  nature  tout  ce 
»  qu'il  y  a  de  plus  éminent.  Elle  fait  partie  de 
«l'histoire  naturelle.  Elle  a  cela  de  commun  avec 
))la  physique  théorique  et  spéciale,  que  l'une 
»  et  l'autre  s'occupent  de  la  recherche  des  causes. 
»  Mais  la  métaphysique  s'occupe  des  causes  con- 
))  stantes,  et  la  physique  spéciale  des  causes  mo- 
»  biles.  La  première  s'élève  aux  abstractions;  la 
»  seconde  se  plonge  dans  la  matière.  La  première 
»  embrasse  l'idée  et  l'intelligence  ;  la  seconde  ne 
«suppose  que  l'existence  et  le  mouvement  (1).  » 

Bacon  admet,  avec  Aristote  et  l'école,  les  quatre 
genres  de  causes:  efficientes,  matérielles^  formelles 
el  finales,  et  c'en  est  assez  pour  nous  faire  voir 
qu'il  n'avait  point  porté  dans  la  théorie  des  causes 
la  profondeur  de  vues  qu'on  eût  dû  attendre  de 
son  génie.  Les  deux  premiers  genres,  suivant 
lui,  sont  l'objet  de  la  physique;  les  deux  derniers, 
celui  de  la  métaphysique. 

«  La  métaphysique  embrasse  donc  d'abord  les 
V formes  ou  les  lois;  ce  sont  les /ormes  simples,  qui 
»  sont  en  petit  nombre  sans  doute,  mais  qui  em- 
»  brassent  dans  leurs  mesures  et  leurs  coordina- 
»  tions  toute  la  variété  des  choses.  La  forme  est  la 
»  vraie  différence  des  choses,  la  source  de  l' émanation ^  la 


(1)  De  atiijmrulis,  1.  111,  c.  -4,  p.  iGOotsuiv. 


PIITI.OSOPHIE  MODERNE.    GHAP.    X.  47 

»  première  essence,  la  nature  naturante ,  la  loi  qui  ré- 
»  git  sa  constitulion.  Ce  ne  sont  point  de  simples 
»  notions  abstraites  ,  ce  sont  les  déterminations  de 
»  l'acte  pur  qui  caractérisent  les  qualités  fondanien- 
»  taies.  La  nature  de  chaque  chose  dépend  néces- 
»  sairement  de  sa  forme,  paraît  et  disparaît  infailli- 
»  blement  avec  cette  forme.  Découvrir  ces  formes 
»  est  le  but  et  l'ouvrage  de  la  science  humaine.  L'o- 
»  pinion  s'est  accréditée  que  les  formes  essentielles 
»  ne  pouvaient  être  découvertes;  c'est  une  erreur. 
»  Le  génie  de  Platon  jugea  sainement  que  les /ormes 
»  étaient  le  véritable  objet  de  la  science  ;  Platon  eut 
»  seulement  le  tort  de  prendre  ses  formes  hors  de 
»  la  matière,  lorsqu'il  eût  dû  les  déterminer  dans  la 
»  matière  même,  et  de  s'égarer  ainsi  dans  les  spé- 
»culations  théologiques  (l).  Quoiqu'il  n'y  aitréel- 
«lement  dans  la  nature  que  des  corps  individuels, 
«exerçant  des  actes  individuels,  suivant  une  cer- 
«taine  loi,  cette  loi  cependant,  sa  recherche,  sa 
«découverte,  son  explication,  sont  le  vrai  fonde- 
«ment  de  la  science  humaine.  C'est  à  cette  loi  que 
«nous  donnons  le  nom  deforjnc. 

»  La  métaphysique ,  considérée  sous  ce  point 


(1)  De  augmenlis,  I.  III,  c.  4,  p.  192  à  197.  — Novum  organum, 
pars  2,  §  1,  4,  16.  —  Le  mot  forme  employée  par  Bacon  prèle  à 
tant  d'équivoques,  el  les  notions  qu'il  s'en  est  faites  sont  tellement 
obscures,  que  nous  avons  cru  devoir  rassembler  ici  toutes  les  expres- 
sions dont  il  s'est  servi  sur  ce  sujet. 


us  IITST,    COMP.    nP.S  SYST.    DE    PHIL. 

»  de  vue,  ollre  deux  précieux  avantages  :  elle  abré- 
»  gérait  les  longs  circuits  de  la  science  ;  elle  éman- 
«ciperait  la  puissance  de  l'homme,  et  ouvrirait 
»  un  plus  vaste  champ  aux  opérations  de  cette 
»  puissance. 

»  La  métaphysique  s'occupe  ensuite  des  fins. 
»  Les  causes  finales  ne  doivent  point  être  bannies 
»  de  la  science  ;  elles  doivent  seulement  y  repren- 
»  dre  leur  vraie  place.  C'est  à  tort  qu'elles  ont  été 
»  portées  dans  la  physique,  où  elles  ont  mis  ob- 
«  stacle  à  la  recherche  des  causes  naturelles  :  tel 
»  fui  l'égarement  de  Platon  et  surtout  celui  d'A- 
»  ristote ,  bien  moins  excusable.  Mais,  dans  l'or- 
»  dre  de  la  métaphysique,  les  causes  finales  sont 
»  vraies  et  dignes  d'investigation.  Elles  s'appli- 
»  quent  aussi  aux  sciences  civiles  et  populaires. 

»  Le  système  des  connaissances  humaines  forme 
«donc  comme  une  immense  pyramide.  L'histoire 
»  naturelle  occupe  la  base ,  la  physique  forme  la 
«seconde  assise,  la  métaphysique  se  rapproche 
»  du  sommet  ;  le  faîte  va  se  perdre  dans  la  Divinité 
»  elle-même  comme  la  source  première  de  toute 
«loi  (1).  )' 

En  méditant  les  vues  de  Bacon  sur  les  pre- 
miers principes  des  sciences ,  on  y  trouve,  il  faut 
le  dire,  quelque  confusion  et  de  l'incohérence. 


(1)  De  augmentis,  1.  lll,  c.  4,  p.  197  à  200.  —  Novum  ortjanum, 
pars  2,  §  2,  3,  4. 


PHILOSOPHIE   MODERNE,    Cil  VF.    X.  A 9 

On  s'étonne  qu'il  ait  voulu  considérer  les  lois 
de  la  nature  comme  un  genre  de  causes  à  part, 
lorsque  ces  lois   gouvernent  l'action  de  toutes 
les  causes.  D'après  les  idées  propres  à  Bacon ,  il 
n'est  pas  une   vérité  générale  dans  la  science 
qui  ne  doive  être  l'expression  d'une  loi    natu- 
relle.  Il  se  contredit  quelquefois  sur  les  causes 
finales,  ou  du  moins  il  ne  paraît  pas  se  bien  enten- 
dre lui-même.  Il  a  méconnu  entièrement  la  dignité 
de  la  cause  efficiente.  «  La  cause  efficiente,  répète- 
»t-il  souvent,  n'est  que  le  véhicule  de  la  forme  (1).  » 
nLes  limites  qu'il  a  voulu  établir  entre  la  philo- 
sophie première  et  la  métaphysique,  entre  celle- 
ci  et  la  physique  spéculative  spéciale,  sont  va- 
gues et  incertaines.  Vainement  Bacon  a  espéré 
constituer  les  deux  ordres  les  plus  relevés  de  sa 
pyramide;  on  n'y  peut  voir  réellement  qu'une 
môme  science  traitée  sous  un  point  de  vue  plus 
ou  moins  général.  Aussi,  a-t-il  vainement  provo- 
qué par  ses  vœux  la  création  de  cette  philosophie 
première,  de  cette  métaphysique,  qu'il  considé- 
rait comme  des  sciences  distinctes  de  la  physique 
générale  spéculative. 

La  division  que  Bacon  aintroduite  dans  la  phy- 
sique elle-même  donnerait  lieu  aussi  à  de  graves 
critiques.  «  La  physique,  à  son  tour,  se  partage 


(t)  Novitm  organiini,  pars  2,  §  21,  etc. 
If. 


50  niST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

»  en  trois  branches  :  la  première  concerne  l'ori- 
))gine  des  choses;  la  seconde,  l'ensemble  de  l'u- 
»  nivers  ;  la  troisième,  la  nature  divisée  ou  éparse. 
»La  troisième  se  divise  en  deux  autres  :  l'une, 
»  celle  des  choses  concrètes  ou  des  substances  ;  l'au- 
»tre,  celle  des  natures  ou  des  accidents;  et  cette 
»  dernière  enfin  se  répartit  entre  la  doctrine  des 
»  scliemaiismes  de  la  matière  et  celle  des  mouve- 
«ments.  » 

Mais ,  au  milieu  de  ces  imperfections ,  de  ces 
obscurités ,  les  vues  de  Bacon  se  présentent  avec 
une  singulière  grandeur  ;  elles  renferment  le 
pressentiment  de  hautes  vérités.  11  a  jugé  saine- 
ment les  écarts  des  métaphysiciens,  les  préjudices 
immenses  que  ces  écarts  ont  portés  aux  scien- 
ces, provoqué  d'avance  l'accomplissement  du 
vœu  de  Newton  en  bannissant  des  régions  de  la 
physique  la  métaphysique  ancienne ,  et  rendu  la 
science  de  la  nature  à  sa  propre  et  légitime  indé- 
pendance. 11  a  banni  également  des  régions  de  la 
physique  ces  fausses  applications  des  idées  théo- 
logiques qui  y  avaient  été  si  malheureusement 
introduites ,  en  rendant  à  la  science  le  caractère 
profane  qu'elle  n'eût  jamais  dû  perdre,  et  la  li- 
berté dont  elle  a  droit  de  jouir.  Mais  il  a  fait  voir 
en  même  temps  que  cette  séparation  ne  servait 
pas  moins  les  intérêts  de  la  religion  que  ceux  de 
la  science  ;  il  a  fait  voir  que  la  physique ,  rame- 
née à  l'exploration  des  causes  naturelles,  n'en 
conduisait  que  mieux  à  reconnaître  le  suprême 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  51 

auteur  et  législateur  de  la  nature  (1).  En  cher- 
chant à  marquer  les  limites  entre  le  domaine  de 
la  raison  et  celui  de  la  foi,  il  a  montré  aussi  quels 
utiles  secours  la  foi  attend  de  la  raison  (i2).  Sa 
philosophie  est  éminemment  religieuse,  et  cette 
circonstance  lui  donne  un  nouveau  degré  d'élé- 
vation. 

Bacon,  n'a  cessé  de  répéter,  sous  toutes  les  for- 
mes ,  que  l'expérience  et  la  spéculation  ne  pou- 
vaient se  séparer  l'une  de  l'autre  ;  que  leur  union 
seule  peut  rendre  la  science  féconde.  Le  premier 
il  a  compris  que  cette  fécondité  consiste  en  ce 
que  l'observation  se  transforme  au  sein  des  véri- 
tés générales,  et  dès  lors  va  au  devant  des  phé- 
nomènes nouveaux.  «  Il  faut,  dit-ii,  ({ue  les  ex- 
•  périences  puissent  se  convertir  eu  axiomes,  et 
»  que  les  axiomes  ouvrent  la  voie  à  des  expériences 
«nouvelles  (3).  »  Trop  souvent,  sans  doute,  les 
aperçus  de  Bacon  ne  sont  que  des  éclairs  sillon- 
nant les  nuages,  mais  ce  sont  les  éclairs  du  génie. 

Quelquefois  on  serait  tenté  de  croire  que  Ba- 
con ne  comprend  dans  la  nature  que  les  phéno- 
mènes matériels  et  extérieurs,  qu'il  laisse  en  de- 
hors de  ce  grand  théâtre  l'être  qui  y  occupe 
le  premier  rang  :  l'homme.  Il  est  difficile  même 
de  concevoir  quelle  place  il  assignait  à  l'étude  de 


(1)  De  augmentis,  1.  III ,  c.  i,  p.  200, 

(2)  Ilnd.,  1.  m,  ci,  2;  1.  IX,  cl. 

(3)  lOid.,  1.  VI,  c.  2.  —Nnviiiii  onjnniim,  pars  1,  §  18  el  siiiv. 


52  IllST.    COWP.    DES   SVST.    DE   PIITL. 

l'homme  dans  sa  pyramide.  Il  a  certainement 
trop  isolé  cette  étude;  il  ne  lui  a  point  assigné  le 
rang  qu'elle  a  droit  de  réclamer  ;  il  a  aussi  trop 
méconnu  le  grand  foyer  de  lumière  qui  réside 
dans  le  témoignage  de  la  conscience  intime.  Nulle 
part  il  ne  signale  d'une  manière  expresse  cette 
seconde  source ,  cette  source  si  essentielle  des 
connaissances  humaines.  Il  y  a  du  moins  quelque 
chose  de  louche  et  d'incertain  dans  le  langage  de 
Bacon,  lorsqu'il  parle  de  l'observation  et  de  l'ex- 
périence ;  on  ne  voit  point  assez  qu'il  y  com- 
prenne l'ordre  de  faits  que  nous  révèle  la  réflexion 
surnous-mèmes.  Aussi,  chancelle-t-il  lorsqu'il  s'a- 
git de  poser  les  principes  fondamentaux  des  scien- 
ces morales.  Une  grande  partie  de  la  loi  morale 
lui  paraît  trop  sublime  pour  que  les  lumières  de  la 
nature  puissent  y  atteindre.  Il  reconnaît  bien 
dans  l'àme  humaine  «  un  instinct  intérieur  qui 
»  lui  révèle  la  loi  de  la  conscience.  »  Mais  cet  in- 
stinct, loin  d'être  un  flambeau,  n'est  qu'une  cer- 
taine étincelle  et  comme  un  reste  de  notre  pureté 
primitive.  «Dans  ce  sens,  dit-il,  l'àme  obtient 
»  sans  doute  quelque  lumière  qui  la  rend  capa- 
»  ble  de  juger  de  la  perfection  et  de  discerner  la 
»loi  morale;  mais  cette  lumière  n'est  point  entiè- 
»  rement  claire  ;  elle  est  plus  propre  a  censurer 
»  les  vices  qu'à  faire  pleinement  comprendre  les 
«devoirs  (1).  »  Comme  si  ce  n'était  pas  de  la  no- 

(1)  De  migmcnlls,  1.  IX,  c.  1. 


piuLOSOPiiit;  MODElî^L.  ciiAP.  \.  53 

lion  du  devoir  que  dérive  la  désapprobation  du 
vice.  Ailleurs  cependant  Bacon  reconnaît  et  pro- 
clame une  véritable  science  de  V exemplaire  des  de- 
voirs; il  espère  même  ouvrir  et  purifier  la  source 
des  vérités  morales.  Mais  la  théorie  qu'il  nous 
annonce  comme  devant  régénérer  la  science  se 
borne  à  établir  la  subordination  de  l'intérêt  indi- 
viduel à  celui  de  la  communauté  (1).  Nous  atten- 
dons en  vain  l'accomplissement  de  cette  pro- 
messe; nous  lui  demandons  en  vain  quelques  lu- 
mières sur  le  principe  de  l'obligation  morale  ; 
nous  en  espérons  même  en  vain  cette  portion  de 
la  philosophie  morale  qui,  reposant  sur  l'obser- 
vation, devant  olTrir  l'histoire  des  passions  et  celle 
des  opérations  de  la  volonté,  semblait  entrer  si 
naturellement  dans  le  plan  de  ses  recherches. 
Nous  cherchons  vainement  cette  portion  de  la 
morale  qui  doit  dériver  des  révélations  intimes 
de  la  conscience  (B). 

Les  regrets  qu'il  nous  laisse  s'accroissent  en- 
core, lorsqu'en  lisant  ces  admirables  axiomes  que 
l'illustre  chancelier  a  tracés  sur  les  sources  du 
droit ,  nous  le  voyons  éclairer  les  sommités  de 
la  jurisprudence  par  les  vérités  éternelles  de  la 
morale.  11  ne  lui  restait  qu'à  poursuivre  sa  route, 


(1)  De  aiigmentis,  1.  VII,  c.  I.  —  On  est  surpris  de  voir  Bacon  com- 
prendre l'ouvrage  de  noire  propre  perleclionnenienl  dans  ce  qu'il 
appelle  le  bien  individtirl  pasvf.  —  lOid.,  1.  Vil,  c.  2. 


5h  !!IST.    CO.Mf.    1)1' s   SYST.    DE   PIIIL. 

et,  en  remontant  plus  haut  encore,  à  reporter  sur 
la  loi  non  écrite  des  considérations  semblables  à 
celles  qu'il  a  si  dignement  appliquées  aux  lois 
positives. 

Ce  n'est  pas  sans  une  juste  surprise  que  nous 
retrouvons  dans  Bacon  la  distinction  de  deux 
âmes,  telle  qu'elle  avait  été  introduite  par  les  pé- 
ripatéliciens,  «  l'une  raisonnable,  qui  est  divine, 
»  dit-il ,  et  qui  émane  de  la  suprême  intelligence; 
»  l'autre  animale ,  qui  nous  est  commune  avec  les 
«brutes  et  qui  provient  des  éléments  de  la  ma- 
wtière.  »  Et  il  essaie  de  justifier  cette  distinc- 
tion par  des  passages  de  l'Écriture  sainte  ;  il  as- 
signe même  à  l'étude  de  chacune  de  ces  deux 
âmes  une  science  spéciale.  Il  distingue  encore 
une  doctrine  relative  à  la  substance  de  l'âme,  et 
une  autre  relative  à  ses  facultés.  Il  renvoie  à  la 
théologie  la  doctrine  qui  traite  de  la  substance  de 
l'âme  raisonnable.  Il  ne  comprend  dans  les  facul- 
tés de  l'âme  supérieure  ou  raisonnable  que  la  di- 
vination et  ce  qu'il  appelle  \^  fascination ,  c'est-à- 
dire  l'ordre  de  phénomènes  merveilleux  qui  sup- 
pose une  action  de  l'âme  sur  les  corps  étrangers, 
et  il  renvoie  à  l'âme  inférieure  ou  sensible  toutes 
les  autres  facultés  intellectuelles  (1).  Il  est  diffi- 
cile ,  on  ne  saurait  se  le  dissimuler,  de  fonder  la 
psychologie  sur  des  notions  plus  imparfaites.  Celles 


(1)  De  augmeiilis,  I.  IV,  c.  3. 


.  rniLOSOPIIIE  MODERNE.    CITAP.    X.  55 

que  Bacon  présente  sur  la  perception  et  la  sensa- 
tion ne  le  sont  pas  moins  (1).  Nous  applaudissons 
sans  doute  à  Bacon,  quand  il  se  plaint  de  ce  qu'on 
a  trop  exclusivement  insisté  sur  les  misères  de  la 
nature  humaine  et  trop  négligé  d'étudier  les  pré- 
rogatives dont  elle  jouit,  quand  il  provoque  une 
recherche  plus  étendue  de  ces  prérogatives  ;  mais 
nous  ne  pouvons  consentir  avec  lui  à  séparer  l'é- 
tude de  l'homme  entre  deux  doctrines  distinctes  : 
l'une  des  misères,  l'autre  des  prérogatives  de  no- 
tre nature.  C'est  se  placer  dans  un  faux  point  de 
vue,  c'est  rompre  l'unité;  nos  infirmités  et  nos 
avantages  sont  attachés  à  la  fois  aux  mêmes  qua- 
lités, naissent  de  leur  puissance  et  de  leurs  limi- 
tes, demandent  ainsi  à  rester  en  regard.  Il  ne 
nous  est  pas  possible  de  séparer  davantage  la 
théorie  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps  en  deux 
parties  distinctes,  suivant  que  la  première  agit 
sur  le  second  ou  le  second  sur   la  première , 
l'action  et  la  réaction  se  combinant  sans  cesse 
dans  les  phénomènes  intellectuels  et  moraux  (2). 
Mais  combien  Bacon  se  relève  lorsque ,  embras- 
sant d'un  coup  d'œil  le  système  entier  de  nos  fa- 
cultés ,  il  voit  «  l'homme ,  cet  être  intelligent  et 
»  actif,  puiser  à  la  même  source  et  son  instruction 
»  et  ses  arts!  La  pureté  de  ses  lumières  et  la  liberté 
»de  ses  déterminations  sont  dans  un  naturel  ac- 


(1)  De  cmjmcnih,  1.  IV,  p.  2G0. 

(2)  nul.,  1.  IV,  cl. 


56  mST.    GOMP.    DKS  SYST.    DE   TUIL. 

»  cord,  et  il  n'y  a  pas  de  plus  intime  union  dans  l'uni- 
»  vers  que  celle  du  vrai  et  du  bon  (1).  »  Combien 
d'observations  délicates  et  justes  sur  les  diverses 
fonctions  de  nos  facultés  intellectuelles  se  trouvent 
éparses  dans  ses  écrits  !  C'est  ainsi  qu'en  voulant 
donner  un  exemple  de  l'utilité  des  faits  comparés 
par  espèces  subordonnées,  il  tombe  comme  par  ha- 
sard sur  les  phénomènes  de  la  mémoire  et  décrit 
rapidement  six  lois  principales  sur  l'association 
des  idées  (2).  C'est  ainsi  que,  dans  ses  Essais  civils  et 
moraux,  il  caractérise  d'une  manière  rapide,  mais 
profonde,  les  effets  du  naturel  et  ceux  del'habitude, 
les  causes  de  l'athéisme  et  celles  de  la  superstition, 
les  impressions  diverses  que  les  innovations  pro- 
duisent sur  les  esprits,  la  création  des  nouvelles 
sectes,  etc.  (o).  Avec  quelle  sagacité  il  explore 
les  diverses  infirmités  de  l'esprit  humain  !  C'est 
lorsqu'il  s'agit  d'arriver  aux  directions  pratiques 
qu'on  retrouve  en  lui  l'observateur  éminemment 
judicieux.  Sa  psychologie  est  tout  active,  si  l'on 
peut  dire  ainsi  ;  il  étudie  les  opérations  de  la  rai- 
son, pour  les  rectifier;  sa  logique  se  compose  de 
deux  parties  également  neuves  :  le  tableau  des 
erreurs  qui  égarent  l'entendement  humain,  l'indi- 
cation des  procédés  qui  peuvent  le  conduire  aux 


{\)  De  mtrjmenliSy  1.  I,  c.  \. —  Novum  organum,  pars  1,  §  3,  etc. 

(2)  Novum  organum,  pars  11,  §  20. 

(3)  Essays  civil  and  moral. —  Of  nature  in  men  ;  of  cusîom  and  cdu- 
ciiion;  ofatlieism,  etc. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CIIAP.    X.  57 

découvertes.  Ces  deux  parties  se  correspondent 
entre  elles  ;  car  ce  que  Bacon  appelle  la  doctrine 
àes  idoles  est  à  sa  méthode  pour  V iulcrprélaiion  de  la 
nature  ce  que  la  théorie  des  sophismes  était  à  la 
dialectique  ordinaire  (1). 

Sans  contester  à  Aristote  le  mérite  d'avoir  in- 
génieusement démêlé  les  vices  des  sophismes  qui 
appartiennent  au  mécanisme  du  raisonnement, 
et  d'avoir  donné  sur  ce  sujet  d'utiles  préceptes, 
Bacon  reconnaît  que  Platon  a  eu  celui  de  donner 
encore  de  meilleurs  exemples.  Mais  les  sophismes 
des  sopliismes  sont,  à  ses  yeux,  les  équivoques  (2). 
En  quelques  lignes  il  a  renfermé  la  substance  du 
beau  travail  de  Locke  sur  l'abus  des  mots  (3). 
Bacon  s'est  surtout  attaché  à  découvrir  com- 
ment les  images  elles-mêmes  que  l'esprit  hu- 
main se  forme  des  objets  deviennent  des  repré- 
sentations infidèles  et  trompeuses.  Voilà  l'ordre 
de  recherches  qui  lui  appartient  en  propre  et 
qu'il  a  suivi  avec  une  rare  sagacité;  c'est  ici 
que  les  observations  psychologiques  se  présen- 
tent en  foule  à  lui.  «  11  y  a  des  infirmités  qui 
j>  sont  inhérentes  à  la  nature  humaine ,  et  le  con- 
»  sentement  universel ,  que  d'autres  considèrent 


(1)  Novum  orgamnn,  pars  I,  §  40. 

(2)  De  (lugmenlis,  1.  V,  c.  4,  p.  293,  299,  302.  —  Xovii m  or ga- 
ntim,  pars!,  §  59,  GO. 

(3)  C'est  ce  qu'a  déjà  remarqué  M.  DugaldStewart,  Hist.  abrégée 
de  la  philosophie,  irad.  de  Buchon,  1''  partie. 


58  IIIST.    COMl».    DES    SYST.    DE    l'JUL. 

»  comme  une  preuve  du  vrai,  n'est  souvent  qu'une 
»  infiruiité  native  et  commune  h  tous  les  hommes  : 
«nous  voyons  en  lui  un  signe  plus  fâcheux  que 
«favorable  (1).  Au  nombre  de  ces  dispositions 
«communes  est  celle  qui  rend  l'esprit  humain 
«naturellement  docile  aux  affirmations  les  plus 
»  positives;  celle  qui  le  porte  à  supposer  en  tout 
«plus  d'ordre  et  d'égalité  qu'il  n'y  en  a  réelle- 
«ment;  celle  qui  lui  fait  préférer  tout  ce  qui 
»  survient ,  aux  premières  opinions  dont  il  est 
»  déjà  imbu  par  goût  ou  par  crédulité  ;  celle  qui 
«l'entraîne  à  céder  facilement  aux  impressions 
«les  plus  soudaines  et  les  plus  vives;  celle  qui 
»  l'empêche  de  se  fixer  et  qui  le  pousse  à  péné- 
«trer,  par  une  inquiétude  insatiable,  au  delà 
»  des  limites  qui  lui  sont  fixées  ;  celle  qui  l'asservit 
«aux  passions  de  la  volonté;  celle  qui  accorde 
»  une  foi  aveugle  aux  sens,  ou,  du  moins,  à  leurs 
»  perceptions  immédiates  ;  celle  qui,  par  un  excès 
»  contraire ,  lui  inspire  un  penchant  téméraire 
«pour  les  principes  abstraits,  et  qui  lui  fait  at- 
»  tribuer  l'immutabilité  à  ce  qui  est  mobile  de  sa 
«  nature  ;  celle ,  enfin ,  qui  le  conduit  à  se  consi- 
«  dérer  lui-môme  comme  le  type  normal  de  la  na- 
«  ture ,  et  à  chercher  partout  des  assimilations  à 
»  ses  manières  d'être ,  à  ses  propres  actes  :  c'est 
»  une  sorte  à' anikropomorphisme  familier  et  géné- 


(1)  Novuin  orr/auiim,  i>ars  1 ,  S  il)  77. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  "jQ 

»  rai  (1).  11  y  a  ensuite  des  dispositions  personnelles 
»  et  relatives  ;  c'est  ainsi,  par  exemple,  que,  par  des 
»  excès  contraires,  les  uns  s'attachent  trop  exclusi- 
«vement  aux  différences,  d'autres  aux  analogies; 
»  que  les  uns  se  perdent  tellement  dans  les  détails, 
»  qu'ils  ne  peuvent  saisir  l'ensemble,  et  d'autres 
»  sont  tellement  absorbés  et  stupéfaits  par  la  con- 
»  templation  des  masses,  qu'ils  négligent  les  détails; 
«que  les  uns  se  prosternent  devant  l'antiquité, 
»  tandis  que  d'autres  se  précipitent  au  devant  de 
»  la  nouveauté.  Chacun  a  certaines  idées  favorites; 
«chacun  est  dominé  par  une  foule  de  préjugés 
«particuliers,  nés  de  l'éducation,  de  l'habitude, 
«  des  circonstances  (2).  il  est  des  dispositions  con- 
»  tagieuses  et  qui  se  transmettent  par  le  commerce 
»  des  esprits  ;  il  est  enfin  des  égarements  de  la  rai- 
«son,  dont  la  source  est  dans  le  vice  de  l'cnsei- 
»  gnement  et  dans  la  fausse  direction  donnée  à 
«l'entendement  humain.  11  y  a  trois  directions 
»  fausses  :  l'une ,  qu'on  peut  appeler  sophistique , 
»  est  celle  du  dogmatisme  rationnel  ;  la  seconde 
«est  celle  de  l'empirisme;  la  troisième,  qu'on 
«peut  3i\^\^G\er  supcrstiiieuse ,  emprunte  à  la  théo- 
«logie  des  vues  mystiques  qu'elle  introduit  mal 
»  à  propos  dans  les  sciences  naturelles.  C'est  une 
«direction  non  moins  fausse  que  celle  qui  prête 


(1)  Novum  organum,  pars  1,  §  iS  à  51.—  De  aiigmcntis,  I.  I,  c.  i, 
p.  300  et  suiv. 

(2)  Novum  organum,  pars  1,  §  53  à  o9. 


60  IlIST.    CO.MP.    DES   SÏST.    DE    PUIL, 

»à  la  naliire  une  manière  de  procéder  semblable 
»  à  celle  de  nos  arts  ;  telle  est  également  celle  qui 
«s'attache  aux  principes  élémentaires  et  fixes  des 
«choses,  plutôt  qu'à  leurs  principes  actifs  (1).  Il 
«y  a  une  intempérance  philosophique  qui  abuse 
»  ou  de  l'affirmation,  ou  du  doute.  11  y  a  une  ambi- 
»  tion  des  esprits  distingués  eux-mêmes ,  qui  les 
«enfle  et  leur  inspire  des  espérances  présomp- 
»  tueuses.  On  peut,  du  reste,  rapporter  à  quatre 
»  chefs  principaux  les  causes  de  nos  erreurs  :  la 
«  première  est  dans  la  faiblesse  ou  les  méprises  des 
«sens;  la  seconde,  dans  le  vague  et  la  confusion 
»  des  notions  tirées  des  impressions  sensibles  ;  la 
»  troisième ,  dans  les  inductions  trop  légèrement 
»  établies  ;  la  quatrième ,  dans  l'empressement 
»  excessif  à  établir  les  principes  les  plus  géné- 
«raux,  pour  en  déduire  les  vérités  intermédiai- 
»  res  (2).  » 

Après  avoir  indiqué  les  infirmités  de  l'esprit 
humain ,  Bacon  cherche  un  instrument  qui  puisse 
en  assister  la  faiblesse.  «Le  boiteux,  dit-il,  qui 
«  suit  la  bonne  route,  dépasse  le  coureur  agile  en- 
»  gagé  dans  une  fausse  voie.  — La  méthode  est  l'ar- 
»  chitecture  des  sciences  ;  la  méthode  doit  servir 
»  tout  ensemble  de  secours  pour  les  sens,  pour  la 
»  mémoire  et  pour  la  raison.  — La  logique  a  quatre 


(1)  Novum  organnm,  pars  1,  §  6:2  à  67. 
{"2)  ma.,  parsl,  §  69. 


PTTII.OSOPIHE   MODERNr.    CHAP.    X.  61 

«branches  :  elle  comprend  Fart  d'inventer,  celui 
«déjuger,  celui  de  retenir,  celui  de  transmet- 
tre (1).  » 

Bacon  ,  comme  nous  l'avons  vu ,  ne  conteste 
point  à  l'art  du  syllogisme ,  tel  qu'Aristote  l'a 
constitué,  le  mérite  de  servir  aux  sciences  qu'il 
appelle  populaires ,  comme  l'éthique ,  la  politi- 
que, la  jurisprudence;  mais  il  considère  cet  art 
comme  absolument  stérile  dans  l'étude  de  la  na  - 
ture  ;  il  est  sans  emploi  pour  les  découvertes  (2). 
Bacon  est  loin  de  refuser  un  mérite  réel  à  cet  art 
qui,  d'après  Aristote,  a  reçu  le  nom  de  tophjtir, 
et  qui  présente  d'avance  comme  un  cadre  des 
questions  qui  peuvent  être  élevées  sur  un  sujet 
donné;  mais  il  désire  que  la  topique  générale  four- 
nisse ses  secours  moins  à  Targumentation  qu'à  la 
méditation  ;  qu'elle  nous  suggère  moins  ce  qu'il 
y  a  lieu  d'affirmer  que  ce  qu'il  y  a  lieu  de  cher- 
cher. «  Une  interrogation  bien  posée,  dit-il,  est  la 
«moitié  de  la  science.  />  11  désire  que  la  topique 
particulière  soit  traitée  avec  plus  de  profondeur 
et  de  soin  ;  qu'au  lieu  d'embarrasser  de  subtilités 
les  sujets  déjà  connus,  elle  pénètre  dans  les  cho- 
ses plus  lointaines;  il  en  donne  lui-môme  quel- 
ques exemples  (o). 

La  logique  insti  tuée  par  Bacon  diffère  de  celle 

(1  )  Novum  organum,  pars  1 ,  §  2,  9,  61.  —  De  angiiwnlis,  1.  V,  c.  i  ; 
1.  Yl,  c.  2,  p.  352,  etc. 

(2)  De  augmentis,  1.  V,  c.  1,  p.  272,  clc. 

(3)  lOid.,  l.Y,  c.  3,  p.  288,  289. 


62  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

qui  a  été  jusqu'alors  en  usage,  sous  trois  rapports 
principaux  :  dans  la  manière  de  commencer  les 
recherches ,  elle  prend  les  choses  beaucoup  plus 
haut ,  soumet  à  l'examen  ce  que  la  logique  ordi- 
naire adopte  sur  la  foi  d'autrui  ;  dans  l'ordre  des 
démonstrations,  au  lieu  de  s'élancer  du  premier 
saut  aux  principes  les  plus  généraux ,  pour  en 
déduire  ensuite  les  vérités  moyennes,  elle  s'élève 
graduellement  des  faits  particuliers  à  des  propo- 
sitions toujours  plus  générales,  suivant  une  pro- 
gression régulière;  dans  son  but,  enfin,  elle  tend 
à  inventer  et  à  apprécier,  noa  pas  simplement 
les  arguments  et  les  probabilités,  mais  les  choses 
réelles  et  les  moyens  d'action.  Une  seule  méthode 
la  constitue  :  c'est  l'induction ,  l'induction  qui 
jusqu'alors  n'avait  été  conçue  et  essayée  que 
d'une  manière  imparfaite ,  étroite ,  à  laquelle 
Bacon  confie  le  grand  ouvrage  de  la  restaura- 
tion de  la  science  et  de  l'interprétation  de  la  na- 
ture (1). 

L'induction  est  donc  tout  ensemble  l'instru- 
ment du  jugement  et  celui  de  l'invention;  «  car, 
»  en  l'employant  ,  l'esprit  découvre  et  juge 
«par  le  même  acte;  c'est  une  méthode  intui- 
»  tive  (2).  » 

Bacon  n'est  pas  toujours  clair  lorsqu'il  prétend 


(1)  Noviim  orfianinn,  pncCalio,  etc. 

(2)  Ih'  (itiijmeulh,  I.  V,  c.  G. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  63 

expliquer  son  induction ,  et  le  caractère  propre  de 
cette  méthode  se  montre  mieux  dans  l'exemple 
de  ceux  qui  l'ont  appliquée  que  dans  les  maximes 
de  celui  qui  l'a  proposée.  On  peut  lui  faire  aussi 
le  même  reproche  qu'a  justement  essuyé  la  Dia- 
lectique d'Aristote  ;  l'immense  appareil  de  ses 
règles,  l'extrême  subtilité  des  distinctions,  le  dé- 
tail minutieux  des  cas  qu'elle  a  voulu  prévoir,  en 
rendent  l'étude  et  l'emploi  si  difficiles  ,  qu'il  est 
bien  plus  opportun  pour  la  raison ,  en  se  péné- 
trant du  principe  de  la  méthode,  de  l'appliquer 
directement  elle-même,  que  de  recourir  à  ses 
préceptes  dans  les  applications  particulières. 

L'exécution  du  plan  de  Bacon  est  restée ,  d'ail- 
leurs, très  incomplète,  et  il  en  est  plusieurs  parties 
qu'il  n'a  pas  même  ébauchées. 

Bacon  n'a  jamais  donné  de  son  induciion  une 
définition  exacte  et  précise.  S'il  nous  était  per- 
mis de  hasarder  ce  qu'il  n'a  pas  voulu  faire,  nous 
dirions  que  cette  méthode  consiste  à  conclure  des 
faits  donnés,  par  une  expérience  déjà  obtenue,,  à 
d'autres  faits  qui  ne  peuvent  être  encore  directe- 
ment observés  ;  que  cette  méthode  repose  sur  la 
généralité  des  lois  qui  résultent  d'une  comparai- 
son méthodique  des  phénomènes  déjà  connus, 
et  qu'elle  procède  à  l'aide  des  transformations 
opérées  par  l'entendement,  avec  lesquelles  on  re- 
trouve, dans  les  faits  qu'il  s'agit  de  prévoir  ou 
de  découvrir,  les  conditions  propres  aux  lois  re- 
connues, d'après  l'observation  des  faits  constatés. 


e/t  niST.    COMP.    DES  SYST.    DE  pnir. 

Mais  elle  fait  plus  encore  :  elle  ne  se  contente  point 
de  recueillir  et  de  constater  avec  soin  les  phéno- 
mènes, tels  que  la  nature  les  offre  à  nos  regards  ; 
elle  interroge ,  elle  tourmente  la  nature  elle- 
même;  par  de  savantes  opérations,  elle  provoque 
et  obtient  de  nouveaux  phénomènes  ;  elle  dégage 
successivement  les  faits  des  circonstances  acci- 
dentelles qui  les  compliquent  ;  elle  multiplie 
ainsi  à  volonté  les  expériences.  On  pourrait  dire 
que  cette  méthode  se  compose  essentiellement 
des  quatre  arts  suivants  :  l'art  d'observer,  celui 
d'expérimenter,  celui  d'assembler,  de  comparer  et 
de  coordonner  les  résultats  des  deux  précédents, 
celui  de  transformer  ces  résultats  en  applications 
de  nouvelles  connaissances. 

L'induction ,  en  fondant  les  lois,  a  trois  objets 
à  remplir. 

Pour  déterminer  avec  précision  une  loi ,  il  est 
nécessaire  de  réunir  sans  exception  toutes  les 
conditions  qui  lui  sont  propres,  et  d'éliminer 
exactement  toutes  celles  qui  lui  sont  étrangères. 

Une  loi  est  d'autant  plus  simple,  que,  par  une 
j)lus  grande  généralité,  elle  embrasse  une  plus 
grande  masse  de  phénomènes.  On  peut  ainsi  me- 
surer la  subordination  des  lois  par  l'échelle  des 
genres  ;  on  limite  la  loi  plus  générale  par  celle 
qui  l'est  moins  immédiatement;  on  remonte  à  la 
première  par  l'exclusion  de  la  seconde.  La  loi 
physique  est  la  détermination  exacte  du  mode 
d'un  phénomène,  (jui  permet  d'en  prédire  tous 


PHILOSOPHIE    -MOlîERM',    CJIAP.    X.  G5 

les  détails  pour  ini  quelconque  de  ses  cas,  et  d'en 
développer  toutes  les  analogies.  Bacon  la  définit 
comme  Galilée  l'a  mise  en  lumière,  lorsqu'il  a 
découvert  celle  qui  gouverne  la  chute  des  graves 
et  l'oscillation  du  pendule. 

Il  y  a  des  lois  qui  gouvernent  l'état  permanent 
ou  la  constitution  des  êtres  ;  il  y  en  a  qui  gouver- 
nent les  changements  qu'ils  subissent ,  l'action 
qu'ils  exercent  ou  reçoivent. 

Nous  pensons  qu'on  peut  rapporter  aux  sept 
points  de  vue  principaux  que  nous  venons  d'in- 
diquer toutes  les  branches  de  la  méthode  de  Ba- 
con, les  huit  parties  même  qu'il  n'a  point  exé- 
cutées et  qu'il  s'est  borné  à  faire  entrevoir;  nous 
y  trouvons  aussi  tout  ensemble  et  le  moyen  de 
résumer  les  détails  si  étendus  des  deux  parties 
qu'il  a  traitées,  et  de  leur  donner  une  simplicité 
et  une  clarté  qu'on  ne  trouve  malheureusement 
point  dans  les  ouvrages  de  ce  grand  homme. 

En  rectifiant  ainsi  son  plan,  c'est  à  l'art  d'obser- 
ver que  nous  rattachons  les  secours  qu'il  veut  ap- 
porter aux  sens,  dans  ce  qu'il  appelle  les  préroga- 
tives des  faits,  comprises  sous  le  titre  d'instances  de 
lu  lampe,  soit  que  ces  secours  étendent  le  regard  de 
l'homme,  le  rendent  plus  distinct,  ramènent  à  la 
portée  des  sens  les  objets  qui  leur  échappaient, 
suppléent,  au  besoin,  à  leur  perception  directe, 
ou  excitent  leur  attention  (1). 


(I)  C'est  ce  que   Fîacon  app.^lle  hidanliœ  jmuœ,  cilanies,  vhr 


66  11TST.  coAiP.  nr.s  syst.  de  piitl. 

Nous  rapportons  à  l'art  d'expérimenter,  soit  les 
préceptes  de  Bacon  sur  la  variation  des  expérien- 
ces, leur  translation,  leur  conversion,  leur  applica- 
tion, leur  combinaison,  soit  les  moyens  tracés  pour 
mesurer  les  espaces,  les  temps,  les  quantités  et 
la  balance  des  forces,  pour  employer  les  puissan- 
ces naturelles  elles-mêmes  et  les  circonstances, 
comme  autant  d'instruments,  soit  les  précau- 
tions recommandées  ,  dans  les  expériences  nou- 
velles, sur  le  soin  de  constater  l'exactitude  des 
faits,  de  noter  ceux  qui  sont  douteux;  nous  y 
comprendrons  aussi  les  instruments  et  les  appa- 
reils à  l'égard  desquels  Bacon  avait  promis  un 
travail  qu'il  ne  nous  a  point  laissé  (1).  Les  exem- 
ples que  fournissent  à  l'induction  les  œuvres  de 
la  puissance  humaine,  les  productions  de  l'in- 
dustrie, les  découvertes  de  tout  genre,  furent  en 
eux-mêmes  une  sorte  d'expériences  tentées  dans 
un  but  spécial,  quelquefois  le  don  du  hasard. 
L'histoire  des  arts  devient,  par  l'emploi  qu'en  fait 
l'induction,  un  théâtre  d'observation  (2). 

Nous  rapportons  à  la  classification  des  pliéno- 


siipplementi,  persecantcs.  —  Novi's:  organum,  pars  2,  §  39,  40,  42, 
43.  —  Parasceve  ad  iîistoriam  naturalem  ,  §  9. 

(1)  Instanliœ  virgœ,  curriculi,  quanti,  luctœ,  innuentes,  poUjchres- 
tœ,  magicœ.  —  Novum  organum  ,  pars  2,  §  45  à  bl.  —  Parasceve  ad 

HISTORIAM  NATURALEM,   §  7. 

(2)  Inslantice  potestntis  seu  /«sdM/».— Novum  orgaxum,  pars  2,  §  31. 
Parasceve  ad  histor.  natur.,  §  5, 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    X.  67 

mènes  la  confection  de  ces  trois  grandes  tables 
ou  coordinations  recommandées  par  Bacon,  el 
qui  doivent  ofTrir  la  comparaison  des  exemples 
positifs ,  des  exemples  négatifs ,  des  exemples 
gradués  (1). 

Nous  rapportons  à  la  transformation  des  expé- 
riences ses  aperçus  trop  peu  développés  sur  le 
procédé  par  lequel  l'esprit  humain  redescend  des 
axiomes  aux  faits,  ses  vues  sur  les  essais,  les  ébau- 
ches qu'il  appelle  les  premicrcs  déductions ,  la  théo- 
rie qu'il  avait  promise  sur  les  prérogatives  des 
natures ,  sur  l'art  d'appliquer  la  théorie  à  la  pra- 
tique, et  sur  l'échelle  ascendante  et  descendante 
des  axiomes  (!>). 

Nous  rapportons  au  choix  des  phénomènes 
nécessaire  pour  déterminer  exactement  le  ca- 
ractère de  la  loi ,  en  y  faisant  entrer  toutes  les 
conditions  qai  lui  appartiennent ,  les  exemples 
qu'il  donne  de  la  propriété  s'annonçant  com- 
mune à  la  fois  ou  à  la  fois  étrangère  à  toute  une 
espèce ,  toujours  annexée  à  une  autre  propriété 
ou  toujours  séparée  d'elle ,  apparaissant  ou  dis- 
paraissant, se  déployant  û(ins  sou  jmiximum  ou 
réduite  à  sa  plus  faible  expression ,  ressortant 


(1)  Novum  organum,  pars  I,  §  102;  pars  2,  §  II  à  lo.  C'est  ce  que 
Bacon  appelle  comparentia  instantiarum  ad  hitellectum.  — V.  aussi 
Parasceve  ad  iiistor.  natlu.,  §  10. 

(2)  Novum  organum,  pars  1,  §  103  et  suiv.;  pars  2,  §  10,  20. 
C'est  ce  que  lîacou  appelle  vindemiatio  prima  de  forma  ca'idi. 


C8  IlIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PIÎIL. 

dans  des  analogies  lointaines  et  inattendues,  si- 
gnalée dans  certaines  exceptions  qui  sont  comme 
des  secrets  de  la  nature,  ou  même  dans  ce  qu'on 
appelle  les  monstres  (1),  comme  aussi  en  général 
tous  les  exemples  qui  peuvent  servir  d'indicateurs 
à  l'esprit  humain  (2).  Ainsi  on  parviendra  à  con- 
cevoir la  loi  dans  toute  l'étendue  de  ses  appli- 
cations. «L'univers  ne  doit  point  être  restreint 
«aux  bornes  étroites  de  l'esprit  humain;  c'est 
«l'esprit  humain  qui  doit  être  étendu  à  toute  la 
»  grandeur  de  l'univers  (o).  »  Et,  pour  circonscrire 
ces  applications ,  pour  exclure  de  la  loi  les  con- 
ditions qui  lui  sont  étrangères,  nous  consulterons 
les  préceptes  que  donne  Bacon  sur  V exclusion  ou 
la  réjeciion  des  faits  {k)  ;  les  exemples  qu'il  pré- 
sente sur  les  limites  auxquelles  s'arrête  une  pro- 
priété, soit  dans  son  maximum,  soit  dans  son  mini- 
mum, sur  la  séparation  que  peuvent  éprouver  des 
propriétés  ordinairement  unies ,  sur  la  nécessité 
où  se  trouve  quelquefois  l'esprit  humain  d'opter, 
pour  l'explication  d'un  phénomène,  entre  deux 
suppositions  incompatibles  (5). 


(1)  Instantiœ  solilar'uc,  migrantes,  oslensivœ ,  clandestines,  con- 
formes, monodicœ,  déviantes ,  comitatùs  et.  hostiles.  —  Novum  orga- 
NfM  ,  pars  1,  §  22,  23,  2i,  25,  26,  27,  28,  20,  33. 

(2)  Instantiœ  innuentes.  —  Novum  organu.m,  pars  2,  §  Ad. 

(3)  Parasceveadhist.  nalur.,  §  4. 

(•i)  Novum  or ganum,  parsl,§  !01;  pars  2,  îj  IG,  18. 
(5)  Instantiœ  suhjunctivœ,  seu  terinini,  enicir.,  dlvorlii. —  Nomm 
OUGANUM,  i)ars  2,  §  34,  30,  37. 


PIllLOSOnilE   MODEIINE.    CAIXV.    X.  69 

La  subordination  des  lois  respectives  ressortira 
dans  les  exemples  que  donne  Bacon  du  genre  ca- 
ractérisé par  les  groupes  des  espèces  inférieures , 
propriétés  communes  à  la  fois  à  deux  espèces  ; 
d'une  propriété  se  retrouvant  dans  des  espèces 
différentes  et  leur  servant  de  lien  commun  ;  dans 
ce  que  Bacon  appelle  les  vertus  cardinales  et  les  for- 
mes simples.  Elle  marquera  les  degrés  de  réchcllo 
que  Bacon  veut  construire  pour  l'entendement, 
et  qui  doit  s'élever  de  généralités  en  généralités, 
suivant  les  comparaisons  progressives  (1). 

Enfin,  à  l'étude  des  lois  qui  gouvernent  la  consti- 
tution fixe  des  êtres,  ou  qui  régissent  leurs  chan- 
gements et  leur-action,  se  réfèreutles  vues  de  Ba- 
con sur  ce  qu'il  appelle  les  schematismes cachés,  ou 
les  textures,  et  les  progrès  continus;  ainsi  que  les 
conseils  qu'il  donne  sur  l'art  de  remarquer  et  de 
suivre  la  marche,  le  développement  insensible  et 
graduel  des  opérations  de  la  nature  (2). 

«La  nature,  dit-il,  tantôt  libre  et  abandon- 
»  née  à  elle-même,  suit  son  cours  régulier;  tantôt, 
»  contrariée  parles  obstacles  que  lui  oppose  la  ma- 
xtière,  est  violemment  détournée  de  sa  marche 
»  accoutumée;  tantôt,  soumise  au  joug  deThounne, 


(1)  Noriim  organitni,  prnefiilio,  p.  l!î;  purs  I,  §  lOiî,  lOi.  — In- 
slant'iœ  constitiitivœ  seu  manipitlares,  liniitalœ,  pi-dcris,  —  AOvlm  ou- 
GANiM,  pars  2,  §  2,  3,  17,  26,  31,  3;i.  —  IVMiAsciîvii  ad  iustok. 
NATCR.,  §  10,  etc. 

(2)  Novitm  orf/aniini,  pars  2,  §  1 ,  3,  10. 


70  niST.    COMP.    DES   SYST.    DE    PIIIL, 

«produit  un  nouveau  théâtre  et  comme  un  nou- 
»vel  univers  (1).  » 

Nous' regrettons  qu'il  n'ait  point  exécuté  les 
traités  qu'il  nous  avait  promis  sur  les  moyens 
de  rectifier  l'induction ,  sur  les  secours  qu'elle 
peut  recevoir,  sur  l'art  de  limiter  les  recher- 
ches humaines ,  sur  les  préliminaires  de  toutes 
recherches,  sur  cette  philosophie  nouvelle  qui 
devait  servir  d'échelle  à  l'entendement.  C'est  là 
qu'il  devait  déployer  ces  exemples  lumineux, 
qui  auraient  été  comme  «  des  types  et  des  mo- 
»  dèles  exprimant  la  marche  générale  de  l'esprit 
«humain,  les  procédés  et  l'ordre  qu'il  suit  dans 
»ses  découvertes  (2^  »  Du  reste,  les  nombreux 
exemples  spéciaux  et  secondaires  dont  il  appuie 
ses  conseils  dans  le  Novum  organum,  ordinaire- 
ment empruntés  à  la  pliysique,  n'accusent  que 
trop  l'état  d'enfance  où  était  alors  la  science,  et, 
il  faut  le  dire  aussi,  ce  qui  manquait  aux  études 
de  Bacon  lui-même. 

Le  but  essentiel  de  sa  méthode  est  de  rendre 
la  science  active,  de  résoudre  L'expérience,  de  l'a- 
nalyser, pour  nous  servir  de  ses  expressions, 
et  de  la  rendre  féconde ,  en  la  rendant  appli- 
cable (3).   Celte  méthode  ne  s'adapte  unique- 


(!)  Parasceve  ad  hist.  natiir.,  nplior.  1 .  —  Le  second  de  ces  trois 
l>oiiils  de  vue  est  exprimé  d'une  manière  inexacte. 
(2;  Noimmorijannm,\n-\.vh\.'w,  p.  IG, 
(3)  IbkL,  pra'fatio,  p.  G  et  JS. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    X.  71 

ment  qu'aux  sciences  expérimentales;  elle  ne 
peut  avoir  d'emploi  dans  les  sciences  purement 
abstraites ,  quoique  Bacon  croie  la  retrouver  en 
partie  dans  Platon,  lorsque  celui-ci  développe  les 
définitions  et  les  idées  (1).  Elle  n'a,  par  la  môme 
raison,  aucun  rapport  avec  les  méthodes  des  géo- 
mètres. Mais ,  dans  la  sphère  qu'elle  embrasse , 
elle  a  reçu  la  plus  authentique  et  la  plus  brillante 
confirmation.  I/histoire  des  découvertes  des  deux 
derniers  siècles  lui  sert  de  témoignage  et  de 
commentaire.  Bacon  est  devenu  le  législateur  des 
sciences  physiques,  et  il  a  consacré,  comme  il  le 
désirait  (2),  l'hyménée  indissoluble  de  l'expé- 
rience et  de  la  raison. 

Indépendamment  de  cet  instrument  nouveau 
dont  il  a  voulu  munir  l'entendement  humain , 
Bacon  nous  donne  souvent,  sur  la  manière  de 
cultiver  et  de  diriger  notre  esprit,  des  conseils 
pratiques  dont  l'utilité  n'est  pas  moins  réelle; 
tels  sont  ses  vues  sur  ce  qu'il  appelle  tour  à 
tour  ou  les  gcun/iques  de  rame,  ou  la  plianiuico- 
'pce  des  maladies  de  i esprit,  ses  conseils  sur  la  for- 
mation des  habitudes  ,  sur  la  manière  d'user 
des  livres,  sur  le  choix  d'un  but,  sur  les  étu- 
des (o).  Quoiqu'il  n'ait  accordé  aux  méthodes 
d'enseignement  qu'une  importance  secondaire, 


(i)  Novum  organum,  pars  1,  §  lOo. 

(2)  Ibid.,  prx^falio,  p.  3. 

(3)  De  augmcntis,  I.  VU  ,  c.  1  ,  3.  —  Essmjs  ch'il  and  moral  ;  of 
stiidies. 


72  msT.    CO.MP.    DES   SYST.    DE   PIllL. 

il  les  a  cependant  éclairées  par  de  judicieux  pré- 
ceptes. En  quelques  mots  il  a  prononcé  l'arrêt  de 
Raymond  Lulle,  caractérisé  La  Ramée  ;  en  quel- 
ques maximes  il  a  d'avance  tracé  la  route  à  J.-J. 
Rousseau  :  «  Gardons-nous  des  commentaires, 
«des  méthodes  qui  abrègent,  d'une  certaine  pré- 
«cocité  de  doctrine,  qui  inspire  la  présomption 
»  aux  élèves  ;  favorisons  la  liberté  des  esprits,  ap- 
»  proprions  les  études  à  leurs  dispositions  parti- 
»  culières  (1).  » 

Bacon,  d'ailleurs,  ainsi  que  nous  l'avons  re- 
marqué, enseigne  moins  qu'il  ne  prédit  ;  il  ne 
fonde  pas  de  doctrines;  il  indique  ce  qu'il  y  a  à 
faire,  ou  plutôt  il  le  commande  avec  une  autorité 
singulière.  Debout  sur  une  éminence  qui  domine 
au  loin  et  les  siècles  passés  et  les  siècles  à  venir, 
il  promène  ses  regards  sur  les  uns  et  sur  les  au- 
tres, il  les  interroge  tour  à  tour  ;  aux  uns  il  de- 
mande ce  qu'ils  ont  produit,  aux  autres  ce 
qu'ils  peuvent  produire.  Bacon  a  mille  fois  mieux 
servi  les  intérêts  de  la  science  par  les  lacunes  qu'il 
y  a  signalées  que  par  les  principes  dont  il  l'a 
dotée.  Ses  nombreux  et  magnifiques  desiderata 
expriment  les  plus  nobles  besoins  de  l'esprit  hu- 
main ,  et  offrent  une  ample  matière  de  médita- 
tions au  génie;  deux  siècles  se  sont  écoulés,  et 
tant  et  de  si  beaux  problèmes  n'ont  j^oint  encore 


(I)  Dr  ni(f!))icnlis,  1,  VI,  r.  1,  i. 


PHILOSOPHIE    MODERiNE.    CHAP.    X.  73 

été  résolus  dans  toute  leur  étendue.  Parmi  tant  de 
recherches  nouvelles  qu'a  provoquées  Bacon  ,  la 
philosophie  lui  rend  grâce  d'avoir  demandé  une 
histoire  générale  de  l'esprit  humain ,  un  tableau  des 
doutes  restant  à  résoudre,  un  recueil  de  directions 
pratiques  sur  le  premier  de  tous  les  arts,  celui 
qui  a  pour  objet  de  cultiver  les  facultés  de  l'âme; 
d'avoir  sollicité  une  métaphysique  nouvelle,  qui 
renferme  les  plus  vastes  résumés  de  l'expérience, 
une  grammaire  intimement  liée  à  la  logique,  qui 
révèle  les  rapports  du  langage  avec  les  choses  ; 
d'avoir  engagé  les  philosophes  à  ne  point  tant  né- 
gliger les  choses  vulgaires,  familières,  mais  à  les 
exploiter  aussi  comme  une  source  féconde  d'in- 
struction; d'avoir  invité  les  hommes  versés  dans 
les  affaires  de  la  vie  à  revêtir  aussi  des  formes  de 
la  science  les  faits  qu'ils  ont  recueillis;  d'avoir  ap- 
pelé la  création  d'une  science  de  l'administration 
publique,  et  d'avoir  même  indiqué  l'économie 
privée  comme  digne  de  recevoir  un  semblable  pré- 
sent (1).  Beaucoup  de  gens  ont  loué  Bacon,  qui 
ne  l'ont  point  compris,  ou  qui  l'ont  mal  compris; 
mais  il  n'est  personne  qui  l'ait  compris  et  mé- 
dité, sans  avoir  vu  s'étendre  l'horizon  de  sa  pen- 
sée, sans  avoir  aperçu  des  régions  nouvelles  à 
explorer,  et  sans  avoir  senti  ranimer  dans  son 
âme  la  noble  ambition  de  les  découvrir. 

(I)  De  augmentis,  I.  111,  c.  4;  1.  VI,  c.  1:  I.  VU,  c.  1;  i.  Vlll , 


74  HIST.    COMP.    J)i:S   SVST.    DE    TlllL, 

Cette  étude  n'est  pas  facile.  Bacon,  doué  d'une 
imagination  vive,  désirant  produire  des  impres- 
sions profondes,  a  poussé  jusqu'à  l'excès  l'emploi 
du  langage  pittoresque,  ou  plutôt  l'abus  des  méta- 
phores. Souvent  ses  images  sont  augustes,  magni- 
fiques ,  ont  quelque  chose  d'idéal  ;  elles  semblent 
devoir  être  à  jamais  empreintes  sur  le  frontis- 
pice du  temple  de  la  science,  comme  d'impéris- 
sables emblèmes  ;  mais  trop  souvent  elles  dégé- 
nèrent en  une  sorte  d'hiéroglyphes,  et  la  vérité 
s'éclipse  sous  les  allégories ,  bien  loin  d'en  être 
éclairée.  Le  style  de  Bacon  a  quelque  chose  de 
sacerdotal;  il  est  solennel,  austère^  plein  de  gra- 
vité, de  majesté  môme;  mais  il  est  souvent  mys- 
térieux et  presque  inintelligible;  Bacon  affecte 
les  dénominations  insolites  ;  il  se  complaît  à  créer 
des  termes  nouveaux  ;  il  donne  souvent  aux  no- 
tions les  plus  simples  une  forme  qui  les  rend 
obscures,  en  voulant  les  rehausser.  Ses  écrits  n'a- 
vaient donc  rien  de  populaire;  ils  n'avaient  éga- 
lement rien  de  didactique  dans  leur  forme  ;  ils 
ne  pouvaient  s'adresser  qu'à  un  petit  nombre  de 
penseurs  (G). 

Héritière  de  ses  pensées ,  inspirée  par  son  es- 
prit, fondée  elle-même  d'après  le  plan  qu'il  avait 
conçu,  la  Société  royale  de  Londres,  Boyle  à 
sa  tête,  devint  comme  un  commentaire  actif  et 
vivant  de  ses  maximes.  Du  moins  trouva-t-il  des 
penseurs  empressés  à  le  lire ,  capables  de  le  mé- 
diter, et  de  faire  fructifier  ses  vues^  soit  dans 


PHILOSOPHIE   MODliRINE.    CHAP.    X,  75 

sa  propre  patrie ,  soit  dans  les  diverses  contrées 
de  l'Europe.  Il  paraîtrait  même  que  ses  écrits  ob- 
tinrent d'abord  un  assentiment  plus  marqué  sur 
le  continent  qu'en  Angleterre,  si  nous  en  croyons 
le  témoignage  du  docteur  RaAvley,  qui  avait  été  son 
chapelain  particulier  (1);  et  ce  fut,  dit  Osborn, 
cette  renommée  éclatant  au  dehors  qui  imposa 
silence  aux  accusations  que  les  théologiens  an- 
glais dirigeaient  contre  l'auteur  du  Novum  orga- 
num  (2). 

Nous  apprenons,  en  effet,  par  Osborn,  que  les 
théologiens  scolastiques  s'alarmèrent  des  écrits 
de  Bacon ,  et  allèrent  jusqu'à  y  voir  une  faveur 
accordée  à  l'athéisme.  Les  coups  portés  à  la  phi- 
losophie d'Aristote  par  le  père  de  la  philosophie 
nouvelle  furent  le  prétexte  ou  le  motif  de  ces  induc- 
tions. Aussi,  les  partisans  d'Aristote  furent-ils  gé- 
néralement soulevés  contre  une  entreprise  qui 
menaçait  d'une  ruine  entière  l'autorité  de  leur 
maître.  Mais,  s'ils  s'armèrent  pour  sa  défense, 
leurs  armes  eurent  peu  de  force  ;  à  peine  cite-t-on 
aujourd'hui  Alexandre  Ross  (3)  et  Stubbe  (/i);  par 
leurs  attaques  on  peut  juger  des  autres  ;  elles 


(1)  V.  la  vie  de  Bacon,  en  lèle  do  la  Ressuscilatio  de  Rawley, 
1G57. 

(2)  Miscellctnij  of  cssaijs,  paradoxes,  and  discoiirsi's;  préface. 

(3)  Arcatia  microcosmi.  —  With  a  réfutation  of  lord  Bacon's  natti- 
ral  historij. 

(4)  Legends  no  hinlorics,  iii-i",  Londres,  1070. 


76  HIST.    COMT.    DES    SYST.    Dli    PIIIL. 

n'étaient  pas  de  nature  à  fixer  un  instant  l'atten- 
tion des  juges  impartiaux  et  éclairés. 

On  ne  peut  dire  que  Bacon  ait  formé  une 
école,  même  en  Angleterre,  dans  le  sens  ordinai- 
rement atlaclîé  à  ce  terme  ;  mais  son  influence  a 
été  d'un  ordre  encore  plus  élevé;  elle  a  surtout  agi 
sur  les  hommes  les  plus  distingués  de  son  siècle , 
en  leur  faisant  sentir  la  nécessité  de  changer  la 
•  marche  de  leurs  études,  en  leur  indiquant  l'ordre 
qu'ils  y  devaient  suivre ,  le  bîit  qu'ils  devaient 
s'y  proposer.  C'est  le  témoignage  que  lui  rendent, 
entre  autres,  Robert  Ilooke,  l'un  des  premiers 
mathématiciens  et  physiciens  de  l'Angleterre  (1) , 
le  docteur  Collins  (2) ,  Ben  Johnson  (3) ,  Henry 
Wotton  (4) ,  le  docteur  Beale  (5) ,  Glanvill  (6) ,  le  doc- 
teur John  Wallis  (7),  Sprat(8),  Havers  (9).  Le  doc- 
teur Henry  Power  proclame  Bacon  le  patriarche  de 
la  philosophie  expérimentale  (10).  Evelyn  déclare 


(1)  Posthunius  Works,  p.  6. 

(2)  Y.  la  vie  de  Bacon,  par  Rawley,  où  ce  témoignage  du  docteur 
Collins  est  rapporté. 

(3)  Ben  Johnson^s  d'iscoveries  works,  t.  YIl,  p.  100. 

(4)  V.  les  œuvres  de  Boyle,  t.  VI,  p.  33S. 

(5)  im.,  t.  VI,  p.  403. 

(6)  Alhenœ  oxon.,  l.  Il,  p.  G65.  —  Plus  ullrà,  p.  4,  5,  52. 

(7)  Account  of  his  oivn  life,  dans  une  lettre  publiée  avec  l'appen- 
dice à  la  préface  de  Hearne  à  la  chronique  de  Langtoft,  n"  IX. 

(8)  ïlist,  de  la  Société  royale  de  Londres,  p.  33, 

(9)  Dans  la  préface  qn'ita  mise  en  tête  de  sa  traduction  dos  Con- 
férences philosophi(pies. 

(10)  ExperimcnîfiJ  phUosophy,  p.  82. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CIIAP.    X.  77 

qu'il  a  émancipé  la  philosophie  retenue  jusqu'a- 
lors dans  une  misérable  captivité  (1).  Le  docteur 
Josué  Childrey ,  qui ,  par  son  exemple  ,  donna 
l'essor  à  une  nouvelle  classe  de  travaux  sur  l'his- 
toire naturelle  ,  crut  devoir  consacrer  son  propre 
ouvrage  par  le  nom  même  de  Bacon  (2).  Le  poète 
Cowleylui  décerne,  dans  son  ode  sur  l'établisse- 
ment de  la  Société  royale,  le  litre  de  législateur. 
On  s'accorda  à  désigner  sous  le  nom  de  pliHosophie 
nouvelle  l'ensemble  des  maximes  et  des  conseils 
légués  par  ce  grand  homme.  Les  préventions  des 
théologiens  scolas tiques  ne  purent  cependant  fer- 
mer l'accès  des  universités  à  cette  philosophie.  Dans 
une  lettre  au  roi  Jacques ,  le  chancelier  de  Veru- 
lam  annonce  que  son  traité  De  aiujmenlis  scîcnùarum 
y  a  reçu  un  favorable  accueil;  l'université  d'Oxford 
elle-même,  si  fermement  attachée  aux  anciennes 
traditions,  va  jusqu'à  comparer  Bacon,  dans  une 
adresse  présentée  en  1623,  à  un  Hercule  dont  la 
main  puissante  a  reculé  les  bornes  de  la  science 
humaine  (3). 

L'Allemagne ,  quoique  appelée  par  la  restaura- 
tion philosophique  dont  elle  fut  redevable  à 
Leibniz  dans  des  voies  différentes  de  celles  qu'a- 
vait ouvertes  le  chancelier  d'Angleterre  ,  sut 
toutefois  rendre  un  digne  hommage  au  génie  de 


(I)  Evehjn'a  nu  mis  ma  la. 

(i2}  lirilaniiia  Baronir.'i,  or  Ihc  nriliiral  rarilics  of  Eiiyhtittl ,  IGGJ. 

(o)  Baconiana,  par  Teuison. 


78  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

celui-ci.  Leibniz  fut,  le  premier  à  lui  payer  ce 
tribut  dans  toutes  les  occasions ,  et  l'appela 
du  nom  de  grand  (1).  Amos  Gommenius,  du 
sein  de  ses  spéculations  mystiques,  vénère  les 
créations  de  Bacon  (2)  ;  Buchner  en  signale  les 
fécondes  influences  (3).  MorhofT  lui  rapporte  le 
mérite  d'un  grand  nombre  de  découvertes  dont 
il  a  donné  le  germe,  et  qui  souvent  lui  ont  été 
dérobées  par  d'autres  (4)  ;  il  nous  apprend  qu'en 
Hongrie  même ,  en  1663  ,  Bayer  avait  publié  un 
extrait  de  la  philosophie  de  Bacon  (5).  PulTendorif 
le  place  encore  plus  haut  :  «C'est  ce  grand  chan- 
«celier  Bacon,  dit-il,  qui  a  levé  la  bannière,  pro- 
»  voqué  la  marche  générale  des  découvertes  (6).  » 
Le  savant  Buddée,  quoique  si  peu  favorable  à 
l'esprit  d'innovation  ,  représente  Bacon  comme 
ayant  renversé  le  trône  d'Aristote,  comme  ayant 
non-seulement  tracé  la  vraie  méthode  ,  mais 
puissamment  accéléré  le  progrès  des  découvertes 
scientifiques  (7). 

Bayle ,  qui  s'étend  peu  en  général  sur  les  grands 


(1)  OEuvres  deLeibniz,  t.  I,  p.  341;  t.  II,  l'^  part.,  p.  121,  123, 
367;  2-^  pan.,  p.  198;  t.  V,  p.  30,  368;  t.  VI,  p.  245. 

(2)  Plujs'icœ  ad  lumen  divinum  reformata:  synopsis,  préface. 

(3)  Academiœ  natiirœ  curiosorum  hisloria,  c.  I,  §  7. 

(4)  Polyhistor.,  t.  II,  1.  II,  c.  1. 

(3)  Sous  le  litre  de  Filiim  lalnjrinthi ,  emprunté  à  l'un  des  frng- 
nients  de  Bacon. 

(6)  Y.  Pope  Blount,  Censura  celeb.  auctor.,  p.  635. 

(7)  Compoulium  hist.  phil.,  p.  40!>,  410. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X,  79 

hommes  de  son  siècle ,  n'a  écrit  que  quelques  mots 
sur  Bacon  ;  mais  ce  peu  de  mots  dit  beaucoup.  Il 
nous  apprend  que  les  écrits  de  Bacon  ont  reçu  dans 
le  monde  savant  un  accueil  favorable;  il  leur  assi- 
gne le  rang  le  plus  élevé  parmi  les  productions  de 
l'esprit  humain  (1).  Quelques  années  plus  tard,  en 
présence  de  l'université  de  Leyde,  dont  il  deve- 
nait le  recteur,  l'illustre  Boërhaave,  juge  si  com- 
pétent des  progrès  des  sciences  positives ,  en  féli- 
citant son  siècle  de  ce  qu'il  a  pu  s'affranchir  de 
l'esclavage  des  sectes ,  n'aspirer  qu'à  la  vérité , 
s'instruire  par  les  seules  révélations  de  la  nature , 
n'hésite  pas  à  proclamer  Bacon  l'auteur  de  ces 
destinées  nouvelles  des  sciences ,  en  recomman- 
dant sa  mémoire  à  la  reconnaissance  de  tous  les 
âges  futurs  (2). 

Mais  c'est  en  France  surtout  que  Bacon  obtint 
l'approbation  la  plus  prompte,  la  plus  marquée, 
et  de  tous  les  témoignages  d'estime  le  plus  certain 
et  le  plus  digne  de  lui ,  c'est-à-dire  l'adoption  et 
l'application  de  ses  principes,  comme  nous  aurons 
occasion  de  le  montrer  avec  quelques  détails  dans 
le  chapitre  suivant. 

L'Italie  elle-même,  quoique  possédant  Galilée 
et  ses  illustres  émules  ,  ne  resta  point  étrangère  à 
l'admiration  qu'excitaient  les  écrits  de  Bacon.  Le 
P.  Fulgenzio  nous  apprend  que  les  philosophes 


(1)  Réponse  aux  questions  d'un  provincial ,  c.  IX,  .>  part. 

(2)  Discours  r>e  comparando  cevto  in  plujsicis,  prononcé  en  171 


80  IIIST.    COXIP.    DES   SYST.    Dli    PIllL. 

véniliens  en  étaient  fort  curieux  (1).  Le  barnabile 
Baranzano,  professeur  de  philosophie  et  de  mathé- 
matiques en  Piémont ,  en  lisant  le  Novum  organum , 
abandonna  la  philosophie  d'Aristote  qu'il  avait 
suivie  jusqu'alors,  adopta  la  nouvelle.  11  s'établit 
entre  Bacon  et  lui  une  correspondance  dont 
Nicéron  nous  a  conservé  une  lettre  fort  intéres- 
sante (2).  «Lord  Bacon,  écrivait  de  Florence  Tobie 
»  Mathew,  peu  de  temps  après  la  mort  de  ce  grand 
«homme,  Bacon  est  ici  de  plus  en  plus  connu,  et 
»  ses  écrits  sont  de  plus  en  plus  goûtés  (3).  »  C'est 
ce  que  Buchner  atteste  également  (ù).  La  renom- 
mée des  travaux  de  Galilée  avait  aussi  passé  les 
mers  et  pénétré  dans  les  Iles-Britanniques  (5) , 
et  Bacon  lui  avait  soumis  lui-même ,  en  manu- 
scrit ;  son  traité  sur  les  marées  (D). 

C'est  ainsi  qu'au  sein  de  l'Italie  et  de  l'Angle- 
terre s'allumait  en  môme  temps  le  flambeau  qui 
devait  guider  l'esprit  humain  dans  des  voies  nou- 
velles et  plus  heureuses;  qu'en  Italie  et  en  An- 
gleterre à  la  fois  commençait  la  grande  révolu  Lion 
qui  devait  restaurer  les  sciences  physiques  et  leur 


(1)  Baconiana  de  ïenison,  p.  196,  197. 

(2)  Mémoires  de  NicéroTi,  pour  servir  à  l'IiisLoire  des  hommes  il- 
lustres, t.  111,  p.  43. 

(8)  V.la  vie  de  Bacon,  par  le  docteur  Rawlev. 
(i)  Acnd.  uaturœ  cur.  hist.,  loc.  cit. 

(ri)  C'est  ce  que  nous  allesle  le  docleur  Jolm  Wallis,  en  associant 
les  noms  de  Galilée  et  de  Cacon  {Acccunt  of  his  own  lift-,  loc.  cit.). 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  81 

associer  étroitement  la  philosophie ,  dans  ces  ra- 
pides progrès,  par  la  communauté  des  méthodes  ; 
que,  de  ces  deux  extrémités  de  l'Europe,  deux  il- 
lustres génies,  se  répondant  l'un  à  l'autre,  ten- 
dant au  même  but  par  des  voies  diverses,  provo- 
quaient de  concert  une  seconde  renaissance,  non 
moins  importante  que   celle  qui  avait  eu  lieu 
au  siècle  précédent.  L'un,  génie  serein  et  i)er- 
sévérant,  révélait ,  en  découvrant,  l'art  des  dé- 
couvertes ,  l'enseignait  par  ses  exemples  ;  c'était 
en  dotant  la  science  de  théories  entières  qu'il 
provoquait  ses  destinées  nouvelles  ;  il  faisait  con- 
naître les  vraies  méthodes  par  leurs  applications  et 
dans  leurs  modèles.  L'autre,  génie  vaste  et  hardi, 
commandait,  inspirait  les  découvertes  par  l'abon- 
dance de  ses  vues  sommaires  et  générales,  indi- 
quant le  but  des  méthodes,  expliquant  leur  esprit, 
déterminant  leurs  conditions  et  leur  caractère. 
L'(m,  géomètre  et- physicien  ,  arrêtant  sur  la  na- 
ture uu  regard  pénétrant  et  calme,  l'interrogeait 
avec   habileté ,    joignait    le    grand   instrument 
intellectuel  du  calcul  aux  instruments  mécani- 
ques, et  montrait  comment  le  premier  peut  ser- 
vir à  transformer  l'expérience ,  pendant  que  les 
seconds  servent  à  l'étendre.  L'autre,  homme  d'é- 
tat, homme  du  monde,  mais  exercé  à  embrasser 
la  marche  de  l'esprit  humain  et  l'ensemble  de 
ses  connaissances,  mesurait  les  forces  de  l'un, 
déterminait  l'orbite  des  autres ,  et  montrait  les 
sources  du  vrai  dans  l'interprétation  de  la  nature 
II.  0 


82  mST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

L'un  agissait,  mais  en  ouvrier  qui  est  un  grand 
maître  ;  l'autre  parlait  avec  éloquence ,  mais  en 
orateur  qui  est  un  grand  instituteur.  Les  témoi- 
gnages de  l'un  confirment,  expliquent  les  oracles 
de  l'autre  ;  les  maximes  de  celui-ci  fécondent  les 
exemples  de  celui-là;  ensemble,  ils  ont  renversé 
par  sa  base  le  vieil  édifice  de  la  philosophie  aristo- 
télique, consacré  par  les  traditions  de  l'école; 
ensemble  ,  ils  y  ont  substitué  cette  induction , 
c'est-à-dire  cette  expérience  active  et  comparée 
qu'Aristole  avait  négligé  d'exposer  et  de  prescrire, 
quoiqu'il  l'eût  certainement  pratiquée  lui-même. 
A  leur  voix ,  une  singulière  ardeur  se  manifeste 
pour  l'étude  de  la  nature;  l'art  d'expérimenter 
se  développe  et  se  met  en  œuvre.  Torricelli  an- 
nonce la  pesanteur  de  l'air  ;  Harvey  découvre  la 
circulation  du  sang  ;  Huygens  perfectionne  le  té- 
lescope et  applique  le  pendule  aux  horloges;  Leu- 
wenhoeck  s'arme  du  microscope;  Malpighi  sou- 
met les  plantes  à  l'anatomie;  Halley ,  la  marche  des 
planètes  à  la  théorie  ;  Bradley,  l'aberration  des 
fixes  à  des  lois  régulières  ;  le  grand  Newton  pèse 
les  mondes  dans  la  balance  des  sciences,  fonde 
l'optique  et  se  rencontre  avec  Keppler  aux  foyers 
des  révolutions  célestes. 

On  remarque  dans  la  nature  de  l'influence 
exercée  par  ces  deux  illustres  génies  le  même  ca- 
ractère et  la  même  différence  que  dans  la  nature 
des  travaux  de  chacun  d'eux.  Galilée  a  sans  doute 
contribué  d'une  manière  plus  directe  et  plus  posi- 


PHILOSOI'UIlî    MODERNE.    CHAP.    X.  S3 

tive  à  l'avancement  de  certaines  sciences  spécia- 
les, telles  que  la  mécanique,  l'astronomie,  etc.; 
Bacon  a  contribué  d'une  manière  bien  plus  puis- 
sante à  l'avancement  de  cette  philosophie  gé- 
nérale qui  prête  son  secours  à  toutes  les  sciences. 
Le  premier  est  le  père  de  cette  nombreuse  fa- 
mille d'observateurs ,  de  géomètres ,  appliquant 
le  calcul  aux  sciences  physiques ,  qui  s'est  glo- 
rieusement perpétuée  en  Italie  ;  le  second  est 
le  chef  des  guides  de  l'esprit  humain  dans  les 
routes  diverses  qui  se  sont  offertes  à  lui  depuis 
deux  siècles  pour  l'investigation  des  vérités  posi- 
tives. Pourquoi  ne  sommes-nous  pas  initiés  au 
secret  de  la  correspondance  qui  eut  lieu  certaine- 
ment entre  ces  deux  grands  hommes,  si  dignes  de 
l'estime  mutuelle  qu'atteste  le  fait  de  cette  cor- 
respondance? Pourquoi,  dans  leurs  écrits,  n'ont- 
ils  jamais  parlé  l'un  de  l'autre  et  exprimé  l'opi- 
nion qu'ils  avaient  dû  concevoir  de  leurs  travaux 
réciproques  ? 

On  peut  s'expliquer,  d'après  ce  qui  précède, 
comment  il  s'est  fait  que  l'influence  immédiate- 
ment exercée  par  Bacon  sur  son  siècle  n'a  pas  été 
toujours  exactement  remarquée  par  les  historiens 
de  la  science;  comment  on  a  pu  aller  jusqu'à 
croire  que  cette  influence  avait  été  à  peu  près 
nulle,  que  Bacon  n'avait  presque  été,  de  son  temps, 
ni  apprécié,  ni  connu.  C'est  que  cette  influence 
avait  en  effet  quelque  chose  de  vague  dans  son 
extrême  généralité  ;  elle  ne  se  montrait  point  aux 


six  HTST.    C.OMP.    DES   SYST.    DE    PHIL. 

regards  d'une  manière  immédiate  et  sous  une 
forme  sensible.  Bacon  n'avait  légué  ni  un  recueil 
de  faits,  ni  un  système  de  doctrines,  et  bien 
moins  encore  une  de  ces  hypothèses  brillantes 
qui  captivent  momentanément  les  esprits.  En  sui- 
vant ses  conseils,  on  obéissait  à  ceux  de  la  raison 
elle-même  et  aux  indications  de  la  nature  (E). 

11  est  cependant  deux  circonstances  mémora- 
bles qui  donnent  à  l'influence  de  l'auteur  du  No- 
vum  organmn  un  caractère  positif,  et  qui  lui  as- 
signent deux  résultats  déterminés  d'une  haute 
importance  :  l'une,  que  la  Société  royale  de  Lon- 
dres ait  reconnu  en  lui  son  premier  promoteur  ; 
l'autre,  que  Nevt^ton  se  soit  déclaré  son  disci- 
ple. Bacon ,  dans  sa  Nouvelle  Atlantide ,  avait 
tracé  d'avance  le  plan  de  la  Société  royale,  em- 
pruntant, suivant  sa  manière,  la  fiction  du  tetnple 
de  Salomon;  il  avait  appelé  de  ses  vœux  la  forma- 
tion de  cette  Société,  ou  plutôt  il  en  avait  prophé- 
tisé la  création.  Glanvill  (1),  Sprat  (2),  Olden- 
bourg (o),  attestent  à  la  fois  que  l'idée  de  cette 
création  fut  en  effet  inspirée  par  les  écrits  de 
ce  grand  homme.  Ce  fut  dans  le  sein  de  celte 


(1)  V.  la  fliHlioace  à  la  Société  royale,  en  têle  de  sa  Scepsis  scim- 
t'ifica. 

(2)  Y,  son  histoire  de  la  même  Société,  publiée  en  1667. 

(3)  V.  les  Transactions  philosophiques,  n"  22,  ]>.  IrlDl.  —  OidLMi- 
lioiirij;  fnl  le  |irornicr  secréialio  de  la  Société  royale. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CIIAP.    X.  85 

Société  que  l'esprit  de  Bacon  se  personnifia ,  si 
l'on  peut  dire  ainsi ,  et  qu'il  se  perpétua.  Héri- 
tière de  ses  vues ,  cette  Société  les  réalisa  et 
fournit  une  sorte  de  commentaire  à  ses  maximes 
par  les  travaux  qu'elle  n'a  cessé  d'accomplir. 
Aussi  Boyle,  l'âme  de  cette  Société,  fut-il  appelé 
un  second  Bacon  (1),  et  mit-il  sa  gloire  à  suivre 
les  traces  de  son  maître  (2). 

«  La  sublime  géométrie  des  principes  de  Newton, 
•  dit  Maclaurin ,  fut  généralement  admirée ,  mais 
»  elle  ne  put  être  reçue  par  les  esprits  qu'avaient 
^préparés  les  préceptes  de  Bacon  (3).  »  Newton 
avait  donné  à  la  plus  grande  partie  des  maximes 
de  Bacon  une  approbation  expresse,  suivant  le 
témoignage  du  docteur  Pemberton  (/i);  il  les  ap- 
prouva au  reste  et  les  confirma  tout  ensemble, 
par  ses  propres  découvertes,  de  la  manière  la  plus 
éclatante.  Quel  témoignage  rendu  par  le  génie  de 
l'invention  au  génie  des  méthodes  !  11  suffît  en 
effet  de  comparer  avec  soin  la  manière  de  procé- 
der de  l'un  avec  les  préceptes  de  l'autre,  pour 
reconnaître  cette  harmonie.  Que  fait  Newton?  il 
rejette  toutes  les  hypothèses  qui  ne  sont  point 
déduites  des  phénomènes,  comme  il  rejette  les 
formes  des  péripatéticiens;  c'est  à  l'induction  ti- 


(1)  Glanvill ,  Plus  ullrà,  p.  S7. 

(2)  V.  les  œuvres  de  Boyle,  et  sa  vie  placée  eu  lèle  de  ce  recueil. 

(3)  Account  of  Newloii's  discoveries,  p.  59,  60. 

(4)  Ibid.  V,  rialroducliuu  par  le  ducleur  Pemberlou, 


86  niST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

rée  des  phénomènes  comparés  qu'il  demande  les 
propositions  constitutives  de  la  science.  «  Nous 
«ignorons,  dit-il,  ce  que  c'est  que  la  substance 
»  d'une  chose  quelconque  ;  nous  voyons  les  figures 
«des  corps,  leurs  couleurs;  nous  entendons  les 
»  sons  ;  nous  touchons  les  surfaces  externes  ;  mais 
»  nous  ne  connaissons  les  substances  intimes  par 
»  aucun  sens,  pa-r  aucune  action  réfléchie  (1).  » 
Newton ,  dont  le  génie  a  révélé  le  système  du 
monde ,  voit  dans  ce  même  système  un  témoi- 
gnage authentique  de  la  cause  suprême.  A  qui 
mieux  qu'à  lui  appartenait-il  de  venger  la  preuve 
tirée  de  l'ordre  du  monde,  des  injustes  dédains 
de  Descartes,  et  de  faire  jaillir  l'auguste  vérité 
du  sein  de  l'étude  de  la  nature? 

L'influence  dont  nous  venons  de  signaler  les 
résultats  s'exerça  essentiellement,  il  est  vrai,  dans 
la  sphère  des  sciences  physiques ,  et  quelques 
historiens  de  la  philosophie  ont  cru  pouvoir  en 
conclure  qu'elle  restait  en  dehors  de  cette  der- 
nière science.  Mais  l'une  des  principales  missions 
de  la  philosophie  n'est-elle  pas  précisément  d'in- 
stituer des  méthodes  pour  toutes  les  branches  des 
connaissances  humaines?  Ne  lui  appartient-il  pas 
de  servir  de  guide  et  de  législatrice  à  celles  qui 


(1)  Principia  mathem.,  vers  la  fin,  t.  III  des  œuvres  de  Newton, 
p.  173,  174.  —  Lecliones  opt'wœ,  pars  H,  secl.  1,  §  1,  p.  350.  — V. 
aussi  ses  quatre  règles  de  pliilosophei',  en  trie  du  livre  111  des  Prin- 
cipes  mathématiques. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.   CHAP.    X.  87 

ont  pour  objet  l'étude  de  la  nature?  N'est-ce  pas 
un  éminent  mérite  de  Bacon  de  lui  avoir  rendu 
cette  attribution,  et  de  lui  avoir  enseigné  à 
l'exercer  si  dignement?  Tel  est  précisément  l'un 
des  principaux  caractères  de  la  révolution  à  la- 
quelle il  a  concouru  ;  pendant  une  longue  suite 
de  siècles,  la  philosophie  avait  prétendu  s'em- 
parer de  la  matière  même  des  sciences,  se  les 
incorporer  en  quelque  sorte.  Au  xvn«  siècle, 
s'opéra  entre  les  sciences  une  heureuse  division 
qui  assigna  à  chacune  son  territoire,  lui  procura 
une  légitime  indépendance.  Mais  les  rapports  delà 
philosophie  avec  les  sciences  ne  furent  point  dé- 
truits pour  cela  ;  ils  furent  seulement  changés  ; 
ils  devinrent  plus  justes,  plus  heureux,  plus  uti- 
les. La  philosophie  ne  prétendit  plus  un  droit  de 
propriété;  elle  exerça  seulement  une  juridiction; 
au  lieu  d'un  envahissement,  ce  fut  une  magistra- 
ture. 

D'ailleurs ,  s'il  est  des  procédés  de  détail  qui 
ne  portent  que  sur  quelque  branche  spéciale 
d'études,  les  méthodes  proprement  dites  ont, 
dans  leur  application,  un  caractère  de  généralité 
qui  soumet  à  leur  influence  les  opérations  de  l'es- 
prit humain,  quelles  que  soient  l'étendue  et  la 
variété  des  objets  qu'elles  embrassent.  C'est  ainsi 
que  les  méthodes  indiquées  par  Bacon  sont  ap- 
pelées à  prêter  leurs  services  à  tous  les  genres 
d'investigations  dans  lesquels  les  faits  entrent 
comme  éléments  constitutifs.     Elles   reçoivent 


88  lliST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PHIL. 

donc  leur  emploi  dans  cette  vaste  et  importante 
sphère  d'études  qui  a  la  nature  humaine  pour  ob- 
jet. Là,  aussi,  elles  rencoirtrent  des  phénomènes 
à  observer,  à  analyser,  à  comparer,  à  mettre  en 
ordre,  pour  tirer  de  leur  observation  la  connais- 
sance des  lois  qui  les  régissent.  Ce  n'est  pas  même 
à  l'art  d'observer  ces  phénomènes  que  se  li- 
mite,  comme  on  l'a  quelquefois  allégué,  l'appli- 
cation des  préceptes  de  Bacon  ;  il  y  a  aussi  dans 
l'étude  de  la  nature  humaine,  quoiqu'on  ait  pré- 
tendu le  contraire,  un  véritable  art  d'expérimen- 
ter ;  il  se  compose  des  essais  que  nous  faisons  sur 
nous-mêmes  et  sur  nos  semblables. 

Cette  application  des  méthodes  baconiennes  à 
l'étude  des  facultés  intellectuelles  et  morales  de 
la  nature  humaine  fut  plus  lente ,  moins  mar- 
quée, et  plus  difficile  sans  doute.  Nous  la  verrons 
cependant  se  développer  par  la  suite,  surtout  dans 
les  travaux  de  Locke  et  dans  ceux  de  l'Ecole  d'E- 
cosse. Cependant  elle  commença  déjà  à  produire 
quelques  fruils  dès  le  siècle  même  de  Bacon.  Tel 
fut  le  but  que  se  proposa  Barclay  dans  son  Tcon 
animorum  (1);  il  tenta  une  esquisse  de  cette  his- 
toire naturelle  de  l'esprit  humain  que  Bacon 
avait  provoquée,  ou  du  moins  il  traça  une  sorte 
de  préliminaire  à  la  psychologie  expérimentale  ; 
il  essaya  d'indiquer  rapidement  comment  l'es- 


(1)  Londres,  1614,  in-8°.  Gel  ouvra-e  csl  dédié  à  Louis  XllI. 


philosophil:  modeilne.  ciiap,  x.  89 

prit  et  le  caractère  des  hommes  se  modifient  sui- 
vant l'âge  et  les  circonstances  locales  ;  comment 
chaque  siècle  a  eu  son  génie  propre  ;  comment 
chaque  nation  a  aussi  le  sien  ;  comment  se  diffé- 
rencient entre  eux  les  individus  par  les  variétés 
de  leurs  dispositions  morales  ou  intellectuelles; 
comment,  enfin,  ces  dispositions  se  modifient 
d'après  les  conditions  et  les  habitudes. 


^i»<MMi  rr  T 


NOTE  A. 

Prenons  un  exemple,  celui  de  l'axiome  emprunté  aux  ma- 
thématiques :  Si  à  deux  quantités  inécjales  on  ajoute  deux 
quantités  égales  ^  les  deux  sommes  seront  inégales.  «  Cette 
»  règle  ,  dit  Bacon  ,  s'applique  aussi  à  la  morale  ;  car ,  dans 
»  la  justice  distributive,  ne  pas  donner  des  choses  inégales  à 
»  des  hommes  inégaux  serait  commettre  une  très  grande  in- 
»  justice.  »  Ce  rapprochement  est  loin  d'avoir  le  mérite  que 
Bacon  lui  suppose.  Souvent,  en  distribuant  des  bienfaits  à  des 
hommes  placés  dans  une  situation  inégale,  on  cherche  à  ren- 
dre l'inégalité  de  leurs  conditions  moins  sensible  ,  au  lieu  de 
l'aggraver  ;  tel  est  spécialement  le  but  de  la  charité  :  on  donne 
plus  à  celui  qui  a  moins.  Mais  ,  dans  le  cas  même  où  l'on  ré- 
partit des  récompenses ,  l'inégalité  de  cette  répartition  est  fon- 
dée sur  la  proportion  des  mérites  réciproques  ;  il  n'y  a  pas  ici 
de  quantités  égales  employées;  quel  rapport,  d'ailleurs,  entre 
un  axiome  purement  conditionnel ,  comme  la  première  propo- 
sition, et  une  loi  morale,  comme  celle  qui  est  exprimée  dans  la 
seconde  ? 


90         HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

Prenons  maintenant  le  dernier  exemple  ;  c'est  une  règle  de 
musique  :  Une  dissonance  qui  se  termine  tout-à-coup  par  un 
accord  rend  r harmonie  plus  agréable.  «Cette  règle,  dit  Ba- 
»  eon  ,  s'applique  à  la  morale  et  aux  passions  ;  elle  ressemble 
»  à  cette  figure  de  rhétorique  qui  consiste  à  éluder  l'attente.  » 
Est-ce  bien  là  le  recueil  de  hautes  vérités  qui  pourrait  consti- 
tuer une  philosophie  première  {De  augmentis,  1.  ITI,  c.  1)? 

NOTE  B. 

On  est  profondément  affligé  de  trouver  dans  la  vie  de  Bacon 
une  tache  qui  porte  une  fâcheuse  atteinte  à  son  caractère. 
Toutefois,  le  grave  oubli  de  ses  devoirs  qui  attira  sur  lui  la 
sévérité  du  Parlement  ne  fut  point  l'effet  de  la  cupidité , 
mais  plutôt  celui  du  désordre ,  de  la  négligence ,  de  son  aveu- 
gle facilité  à  se  laisser  gouverner  par  ceux  qui  l'environnaient. 
Nous  serions  disposé  à  considérer  comme  des  taches  non  moins 
graves  cette  ambition  qui  trop  souvent  adopta,  pour  parvenir, 
les  voies  de  l'intrigue,  cette  adulation  qui  respire  trop  sou- 
vent dans  les  écrits  de  Bacon,  et  surtout  cette  lâche  ingratitude 
qui  le  rendit  capable  de  plaider  contre  son  bienfaiteur,  son 
ami,  le  comte  d'Essex,  et  de  justifier  même  la  cruelle  sentence 
qui  frappa  la  victime.  Cependant  Bacon  a  éloquemment  in- 
voqué lui-même  l'accord  de  la  vertu  et  du  génie  :«  Quelle 
»  honte,  a-t-il  dit,  en  parlant  des  savants,  si  ces  êtres  éminents 
))qui,  dans  leur  partie  supérieure,  sont  soutenus  par  des  ailes, 
»  comme  les  anges,  n'offraient,  dans  leur  partie  inférieure,  que 
«les  formes  hideuses  des  monstres  !  »  Mais  l'amour  de  la  vé- 
rité parait  du  moins  avoir  été  en  lui  aussi  constant  que  sin- 
cère. Dans  &tsSerniones  fidèles  et  ^^qs  Essais  politiques  et  mo- 
raux ,  on  trouve  non-seulement  l'expression  des  sentiments 
les  plus  honorables,  mais  un  grand  nombre  d'observations 
qui  supposent  et  des  méditations  profondes  sur  les  notions 
de  la  vertu ,  et  des  observations  répétées  sur  les  efforts  et  les 
soins  que  demande  la  pratique. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    X.  91 


NOTE  C. 

Nous  avons  de  nombreux ,  de  magnifiques  et  justes  éloges 
de  Bacon  ;  mais  nous  n'avons  pas  un  seul  résumé  simple , 
complet  et  méthodique,  de  sa  philosophie.  Gassendi  en  a  tracé 
une  esquisse  exacte ,  mais  trop  rapide.  D'Alembert  ,  dans  le 
prospectus  de  l'Encyclopédie,  n'en  a  donné  qu'une  idée  géné- 
rale; il  en  a  indiqué  les  beautés,  et  non  les  imperfections.  L'a- 
nalyse qu'en  a  donnée  Deleyre  (  3  vol.  in-12,  1755  )  manque 
de  fidélité.  Deluc  s'est  à  peu  près  borné  à  revendiquer  pour 
elle  le  caractère  religieux  qui  lui  appartient ,  et  le  mérite 
d'avoir  recommandé  l'investigation  des  causes.  Il  a  cité  Bacon 
et  ne  la  pas  résumé.  L'article  de  l'Encyclopédie  n'est  presque 
que  la  répétition  de  l'ouvrage  de  Deleyre,  avec  l'intercalation 
d'un  grand  nombre  de  passages  de  Bacon.  Les  préfaces,  les 
commentaires  et  les  notes  dont  Lasalle  a  accompagné  sa  tra- 
duction ,  expriment  plutôt  les  idées  particulières  du  traduc- 
teur que  la  pensée  de  son  modèle,  pensée  que  souvent  il  a  mal 
saisie,  que  souvent  il  a  même  supprimée,  altérée  à  dessein. 
Deluc  a  dénoncé  avec  vigueur  ces  altérations  dans  un  écrit 
publié  en  1 800  sous  le  titre  de  Bacon  tel  quil  est ,  etc.  Des 
fragments  extraits  des  œuvres  de  Bacon  ont  été  publiés,  en 
anglais  ,  par  Shavv  ,  et  traduits  en  français  par  Mary  Du 
Moulin  (1765,  in-12).  Un  précis  publié  à  Paris  (en  2  vol.in-8", 
1797) ,  sous  le  titre  d' OEuvres  philosophiques  et  morales  du 
chancelier  Bacon  ,  est  vague,  manque  d'ordre  et  de  profon- 
deur. Le  résumé  de  Temiemann  dans  son  histoire  de  la  philo- 
sophie (t.  X,  p.  7  et  suiv.]  est  le  tableau  le  plus  fidèle  et  le 
plus  impartial  que  nous  ayons  rencontré  jusqu'à  ce  jour. 
i^L  l'abbé  Émery  a  réuni  les  pensées  de  Bacon  en  faveur  du 
christianisme.  Ulrich  (  Jean-Henri-Francois)  a  publié  à  Berlin, 
en  17  60,  sur  la  philosophie  de  Bacon ,  un  ouvrage  qui  ne  nous 
est  point  connu. 


92  HIST.    COMP.    DES  SYST.    Dli   PHIL. 

NOTE  D. 

Dans  une  lettre  à  Bacon  (rapportée  dans  les  œuvres  de  celui- 
ci  et  déjà  citée) ,  Thomas  Mathew  raconte  qu'un  M.  Richard 
\V  hite  lui  avait  dit  que  Galilée  avait  répondu  au  discours  de 
Bacon  sur  les  marées;  or,  cet  écrit  ne  fut  publié  qu'après 
la  mort  de  Bacon.  M.  Macvey  Napier  est  donc  fondé  à  suppo- 
ser que  le  discours  avait  été  communiqué  en  manuscrit  à  Gali- 
lée par  Bacon ,  probablement  pour  avoir  son  avis. 

NOTE  E. 

Un  article  publié  il  y  a  quelques  années  dans  le  Quarterly 
Review  (n"  XXXIII ,  p.  5o) ,  et  dans  lequel  on  avait  contesté 
les  succès  obtenus  par  l'influence  qu'avaient  exercée  les  écrits 
de  Bacon  dans  le  siècle  où  ils  parurent ,  a  donné  lieu  à  une  dis- 
sertation aussi  savante  que  judicieuse,  publiée  dans  lesTransac- 
tions  de  la  Société  royale  d'Edimbourg,  par  M.  Macvey  Napier, 
sous  le  titre  de  Remarks  illuslrative  0/  the  scope  and  influence 
of  the  ph'Uosophical  wrilings  of  lord  Bacon,  1818.  Nous 
aimons  à  exprimer  ici  notre  reconnaissance  pour  l'auteur  de 
cette  dissertation.  Nous  lui  sommes  redevable  d'avoir  été 
éclairé  sur  l'erreur  où  nous  étions  nous-méme,  ayant  cru, 
trop  légèrement  aussi,  que  les  écrits  de  Bacon  n'avaient  pas  re- 
cueilli, de  son  temps,  toute  l'estime  qui  leur  était  due.  Nous 
avons  emprunté  à  cette  dissertation  beaucoup  de  faits  et  de 
citations  qui  nous  ont  paru  du  plus  grand  intérêt. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XT.  93 


CHAPITRE  XI. 

La  philosophie  associée,  en  France,  aux  méthodes  et  aux  progrès 
des  sciences  physiques. 

Gassendi  et  son  école.  —  Derodon.  —  Duhamel.  — Mariotle. 

Placée  entre  l'Italie  et  l'Angleterre ,  la  France 
recueillit  à  la  fois  les  enseignements  qu'offraient 
et  les  exemples  de  Galilée  et  les  préceptes  de 
Bacon.  En  France  aussi ,  en  France  surtout ,  le 
rapide  essor  que  prirent  les  sciences  positives 
éveilla  la  philosophie ,  l'éclaira  sur  ses  vraies  des- 
tinées ,  la  ramena  dans  de  plus  utiles  directions. 
L'illustre  Peiresc ,  que  Bayle  a  si  justement  nom- 
mé le  procureur  général  de  la  liilératuref  avait,  dès  sa 
jeunesse,  parcouru  trois  ans  l'Italie,  s'y  était  mis 
en  relation  avec  les  savants  les  plus  distingués. 
Admirateur,  ami,  correspondant  de  Galilée,  il 
le  soigna  dans  sa  captivité  ,  il  plaida  sa  cause ,  il 
employa  tout  son  crédit  à  Rome  pour  sa  défense  ; 
il  s'associa  aux  découvertes  astronomiques  de 
Galilée  par  ses  propres  travaux ,  et  mérita  d'être 
appelé  le  premier  astronome  français.  «  Il  admi- 
»rait,  nous  dit  Gassendi ,  le  génie,  il  approuvait 
»le  plan  du  grand  chancelier  d'Angleterre,  et, 
«dans  les  nioiuos  vues ,  tendait  à  procurer,  par  la 


QU  inST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

»  voie  des  observations  ,  de  plus  saines  et  plus 
«justes  notions  des  objets  naturels  que  celles  qui 
»  sont  communément  reçues  (1).  »  Son  infatigable 
activité,  ses  recherches  aussi  étendues  que  variées, 
embrassaient  à  la  fois  l'histoire  naturelle  ,  la 
physique ,  la  numismatique ,  l'archéologie  ;  son 
inépuisable  libéralité ,  inouïe  chez  un  simple 
particuF-jr,  et  qu'aucun  souverain  peut-être  n'a 
même  égalée ,  encourageait  et  secondait  de  toutes 
parts  les  investigations  scientifiques.  C'est  à  ses 
efforts  que  l'on  doit  essentiellement  rapporter  la 
nouvelle  direction  que  ces  investigations  prirent 
en  France ,  et  qui  se  manifesta  pour  recueillir , 
multiplier,  comparer  les  observations  dans  tous 
les  genres. 

Ami  et  collaborateur  de  Peiresc ,  Gassendi  con- 
tribua plus  qu'aucun  savant  de  cette  époque  à 
seconder  ses  vues ,  à  réaliser  ses  désirs ,  et  devint 
véritablement  en  France  le  père  de  la  philosophie 
expérimentale.  En  Gassendi  se  réunissent  à  la  fois 
les  émanations  du  génie  de  Galilée  et  de  celui  de  Ba- 
con. Lié  avec  le  premier  par  un  commerce  assidu, 
il  répète  et  continue  ses  observations  ;  méditant 
les  écrits  du  second ,  il  en  signale  à  la  France,  à 
l'Europe,  l'éminent  mérite  (2).  S'il  n'est  pas  i'é- 


(1)  V.  la  vie  de  Peiresc  par  Gassendi. 

(2)  Gassendi,  Logica,  I.  I,  c.  X;  1.  Il,  c.  YI,  t.  l*""  de  ses  œuvres, 
p.  62  à  86. 


THILOSOPHIE  MODERNE.   CHAP.    XI.  95 

mule  de  tous  deux ,  il  est  du  moins  leur  commun 
disciple. 

C'est  donc  par  erreur  que  Montucla  (1)  et  d'A- 
lembert  (2)  ont  supposé  que  les  écrits  de  Bacon 
avaient  été  à  peu  près  ignorés  en  France,  n'y 
avaient  produit  dans  le  temps  aucun  effet  salu- 
taire, et  que,  sur  l'autorité  de  ces  deux  écrivains, 
on  a  établi  ensuite,  comme  un  fait  incontestable, 
que  les  écrits  de  Bacon  n'ont  été  connus  et  leur 
mérite  apprécié,  en  France,  qu'après  la  publication 
de  l'Encyclopédie.  Bayle  nous  apprend  que  le  traité 
De  aiujmeniis  scieniïurum  fut  réimprimé  en  France 
dès  1624,  un  an  après  sa  première  publication  en 
Angleterre,  et  que  cet  ouvrage  obtint  alors  les 
éloges  les  plus  marqués  de  la  part  des  écrivains 
fiançais.  Il  ajoute  qu'en  peu  de  temps  plusieurs 
éditions  des  écrits  moraux  et  politiques  de  l'il- 
lustre auteur  devinrent  aussi  nécessaires  en 
France.  Pour  satisfaire  à  l'empressement  du 
public,  Pierre  d'Amboise  traduisit  lui-même  en 
français,  en  IGol ,  V Histoire  naturelle  de  Bacon  et 
la  iSouvelle  Atlantide ,  et  signala  les  droits  de  Bacon 
à  l'attention  de  son  siècle.  Nous  verrons  bientôt 
quelle  estime  Descartes  a  professée  pour  lui,  même 
en  s'écartant  de  la  direction  qu'il  avait  ouverte,  et 
la  reconnaissance  que  lui  a  témoignée  Duhamel  en 


(1)  Préface  de  V Histoire  des  tiiullie'maliques. 

(2)  Discours  préliminaire  de  TEncyclopédie. 


90  mST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PIÎfL, 

suivant  cette  direction.  L'abbé  Gallois ,  dans  le 
Journal  des  savants  de  l'année  1666  ,  considérait 
«  le  grand  chancelier  comme  l'un  de  ceux  qui  ont 
»  le  plus  contribué  à  l'avancement  des  sciences.  » 
Le  disciple  de  Gassendi ,  Sorbière  ,  dans  son 
Voyage  en  Angleterre,  va  plus  loin  encore;  il  dé- 
clare que  «  ce  grand  homme  est  sans  doute  celui 
«qui  a  le  plus  puissamment  favorisé  les  intérêts 
»de  la  physique  et  excité  le  monde  à  faire  des 
»  expériences.  »  L'illustre  mathématicien  Fermât 
citait  souvent  le  nom  de  Bacon  avec  un  juste 
respect. 

A  l'époque  où  Gassendi  fut  appelé  à  Paris  pour 
enseigner  les  mathématiques,  commençaient  à  se 
former  ces  réunions  de  savants,  qui  devinrent 
phis  tard  le  berceau  de  l'Académie  des  sciences. 
Là,  on  apportait  en  commun  les  observations  et 
les  expériences  qu'on  avait  faites  par  soi-même,  et 
celles  dont  on  avait  recueilli  les  résultats  par  la 
correspondance.  Là,  siégeaient  précisément  les 
hommes  dont  les  témoignages  en  l'honneur  de  Ba- 
con nous  ont  été  conservés ,  tels  que  Gassendi,  le 
P.  Mersenne ,  Sorbière  qui  en  était  le  secrétaire. 
Duhamel,  le  premier  secrétaire  de  l'Académie  des 
sciences  à  son  origine ,  fut  aussi  un  admirateur 
de  Bacon.  11  est  donc  permis  de  présumer  que  les 
vues  proposées  par  l'auteur  du  iYoyîfm  organum  sur 
les  avantages  que  peuvent  oifrir  ces  associations 
scientifiques  pour  l'agglomération  des  faits  et  la 
fructueuse  np|)1ication  des  méthodes  expérimen- 


pnirosornir.  modernt.  ctiap.  \i.  97 

taies  ne  fureuL  point  sans  quelque  influence,  au 
moins  indirecte,  sur  la  naissance  de  cette  illustre 
réunion  destinée  à  produire  des  fruits  si  abon- 
dants. 

Le  P.  Mersenne,  il  est  vrai,  apporte  plusieurs 
restrictions  à  l'éloge  qu'il  fait  du  chancelier  d'An- 
gletî^ri'e.  11  ajoute  même  que  «  plusieurs  n'out  pas 
»  fait  état  de  son  livre  du  Pnxjrùs  des  sciences,  d'au- 
»  tant  qu'il  se  trompe  en  plusieurs  choses.  »  Mais, 
loin  que  le  P.  Mersenne  lui  fasse  un  reproche 
d'avoir  proposé  la  nouvelle  manière  de  procéder 
dans  l'interprétation  de  la  nature,  c'est  précisé- 
ment ce  qu'il  approuve ,  ce  qu'il  adopte  ;  il  se 
plaint  de  ce  que  Bacon  n'a  pas  lui-même  porté 
assez  de  soin  et  d'étendue  dans  ses  propres  expé- 
riences, de  ce  qu'il  a  négligé  de  consulter  les 
hommes  savants  des  divers  pays(l].  Du  reste,  on 
voit  que  le  P.  Mersenne ,  qui  servait  lui-même  de 
centre  aux  communications  des  principaux  sa- 
vants de  l'Europe ,  avait  lu  avec  attention  les 
écrits  de  Bacon  et  les  supposait  conims  du  public 
français. 

Le  P.  Mersenne  rapporte  les  critiques  d'un 
théologien  catholique  sur  quelques  passages  de 
Bacon  ;  elles  ont  principalement  pour  objet  des 
expressions  qui  pouvaient  j^u'aître  n'être  jxis 
assez  respectueuses  pour  l'Église  romaine,  ou 


(I)  De  la  cerliliulc  (1rs  sciences,  i.  1,  c.  10,  p,  ^00,  20f). 
II.  7 


98  HTST.    COMP.    r>F.S  s  Y  ST.    DE   PHIL. 

conduire  à  quelques  doutes  sur  ses  dogmes  (1). 

Le  P.  Rapin  met  Bacon  à  côté  de  Galilée.  Gali- 
lée est,  à  ses  yeux,  le  père  de  la  philosophie  mo- 
derne ;  il  trouve  beaucoup  de  rapports  entre  la 
méthode  de  Galilée  et  celle  des  platoniciens. 
«  Bacon ,  dit-il ,  est  un  esprit  vague  qui  n'appro- 
»  fondit  rien  ;  sa  trop  grande  capacité  l'empêche 
»  d'être  exact.  »  Il  ajoute  :  «  La  plupart  de  ses  sen- 
«liments  sont  plutôt  des  ouvertures  à  méditer  que 
»  des  maximes  à  suivre.  »  Et  plus  loin  il  appelle 
Bacon  «  le  plus  subtil  des  modernes  (â).  »  Juge- 
ments que  sans  doute  nous  ne  saurions  ratifier , 
mais  qui  nous  attestent  du  moins  à  quel  rang 
élevé  était  placé  en  France  l'auteur  du  Novum 
onjamim ,  même  par  les  sectateurs  les  plus  fidèles 
qui  restaient  encore  attachés  à  la  philosophie  des 
anciens  et  à  l'enseignement  de  l'école. 

Au  milieu  de  ce  mouvement  des  esprits , 
qui  commençait  en  France  la  régénération  des 
sciences  positives,  Gassendi  occupe  le  premier 
rang,  non  par  l'importance  des  découvertes,  mais 
par  l'antériorité  et  l'universalité  de  ses  travaux  , 
comme  aussi  par  l'influence  que  lui  assuraient 
ses  fonctions  dans  l'enseignement  public.  Géo- 
mètre comme   Descartes,  mais  de  plus  astro- 


(1)  De  la  cerl'iliide  des  sciences,  1. 1,  c.  16,  p.  217. 

(2)  Réflexions  sur  la  philosophie  ancienne  et  moderne,  §  18,  p.  ai 
et  56  —1776. 


PIUIOSOPMIE    MODERNE.    (.HAP.    XI.  99 

nome,  cultivant  toutes  les  branches  des  sciences 
physiques ,  il  ne  se  borna  point  à  préconiser  les 
méthodes  expérimentales  ;  il  les  employa ,  il  les 
recommanda  par  les  avantages  qu'il  en  sut  reti- 
rer. Gassendi  possédait  en  même  temps  une 
vaste  érudition  ;  il  puisait  avec  abondance ,  avec 
choix,  dans  les  trésors  de  l'antiquité.  Enfin,  il 
cultiva  avec  ardeur,  avec  suite,  la  philosophie,  et 
spécialement  sous  les  points  de  vue  qui  se  rap- 
portent de  plus  près  à  l'origine,  à  la  nature,  à  la 
certitude  des  connaissances  humaines ,  et  à  l'art 
des  méthodes.  La  réunion  de  ces  trois  titres  di- 
vers, réunion  dont  on  rencontre  si  peu  d'exem- 
ples ,  et  dont  nous  n'en  pourrions  citer  aucun 
parmi  ses  contemporains,  donne  à  sa  philosophie 
un  caractère  particulier. 

L'excellent  esi)rit  de  Gassendi,  en  s'emparant 
de  l'érudition,  l'a  ramenée  à  sa  destination  véri- 
table. Ce  n'est  plus,  entre  ses  mains,  cette  érudi- 
tion servile  et  presque  mécanique  qui  se  bornait 
à  recueillir  les  textes,  qui  se  prosternait  devant 
les  paroles  des  anciens  comme  devant  des  décrets 
suprêmes ,  et  ne  laissait  aux  modernes  que  le 
travail  des  commentaires;  c'est  une  érudition 
vraiment  active,  libre,  industrieuse,  qui  compare 
les  textes,  les  coordonne,  les  juge.  Les  travaux  de 
l'érudition  semblent  recevoir  de  lui  une  direc- 
tion analogue  à  celle  que  viennent  d'adopter  les 
sciences  physiques  par  les  conseils  de  Galilée 
et  de  Bacon.  Ils  sont  considérés  comme  servant 


100  HIST.    C.OAIP.    DES    SYST.    DE    PriTL. 

à  préparer  cette  liistoire  de  l'esprit  humain, 
dont  les  pensées  des  sages,  dans  les  différents 
pays  et  les  diirérents  siècles,  sont  les  faits  princi- 
paux. 

C'est  ici  un  service  éminent  rendu  par  Gas- 
sendi, d'avoir  enseigné  à  éclairer  l'érudition  et  la 
pliilosophie  l'une  par  l'autre;  par-là,  il  offre  en 
quelque  sorte  le  passage  de  la  période  de  l'érudi- 
tion à  celle  de  l'indépendance  de  la  pensée  ;  il 
a  lié  l'une  à  l'autre;  il  tient  lui-môme  à  toutes  les 
deux. 

C'est  aussi  par  cette  circonstance  que  Gassendi 
se  distingue  essentiellement  de  Descartes,  deHob- 
bes,  de  Locke,  qui,  vers  le  même  temps,  ou  peu 
après,  concoururent  avec  lui  à  la  restauration  des 
sciences  philosophiques;  ou  plutôt,  il  en  résulte 
un  contraste  marquant  entre  ses  travaux  et  ceux 
de  ces  trois  derniers  écrivains.  La  part  qu'il  a  ap- 
portée dans  cette  restauration  n'est  pas  moins  es- 
sentielle ,  mais  elle  est  différente.  C'est  à  l'auto- 
rité des  anciens,  au  moins  autant  qu'à  l'autorité 
de  la  raison,  qu'il  a  recouru  pour  combattre  la 
tyrannie  établie  dans  les  écoles. 

Nous  apprenons  de  Gassendi  lui-même  que , 
dès  ses  jeunes  années,  la  philosophie  de  l'école  ne 
put  le  satisfaire;  que  la  lecture  de  Louis  Vives, 
de  La  Ramée,  de  Pic  de  la  Mirandole,  et  surtout 
celle  de  Charron,  qu'il  appelle  mon  Charron,  le 
disposèrent  à  se  former  des  opinions  indépen- 
dantes ;  il  reconnut  la  légèreté  et  l'arrogance  de 


PHILOSOl'lllI.    MODEliNE.    CHAP.    XL  101 

ces  philosophes  dogmatiques  qui  se  glorifient 
d'avoir  pénétré  dans  la  nature  intime  des  choses. 
Chargé  d'enseigner  la  philosophie  d'Aristote  à 
l'Lniversité  d'Aix,  il  eut  soin  de  joindre  à  l'ex- 
plication du  texte ,  sous  forme  d'appendice ,  des 
critiques  qui  renversaient  entièrement  les  dog- 
mes aristotéliques  ;  bientôt  il  publia  le  premier 
livre  d'un  grand  ouvrage  qui  devait  renfermer  la 
censure  complète  de  cette  doctrine  (1).  Il  eut  le 
courage  d'altaquerde  front,  non-seulement  Aris- 
tote ,  mais  aussi  et  surtout  le  pédantisme  qui , 
sous  son  nom,  exerçait  encore  un  pouvoir  despo- 
tique, et  l'on  peut  apprécier  le  mérite  de  ce  cou- 
rage, lorsqu'on  se  rappelle  que  l'année  pendant 
laquelle  parut  le  second  livre  de  son  ouvrage  fut 
celle-là  même  qui  vit  rendre,  sur  la  demande  de 
la  Sorbonne ,  le  célèbre  arrêt  du  parlement  de 
Paris  qui  bannit  Bérauld,  Billon,  Clavas,  et  me- 
naça des  peines  les  plus  sévères  quiconque  oserait 
s'élever  contre  les  vieux  auteurs  accrédités  p). 
Gassendi  réclama  avec  énergie  la  liberté  de  pen- 
ser comme  la  première  condition  des  études  phi- 
losophiques; il  s'éleva  avec  force  contre  cet  abus 
de  la  dispute  qui  dégradait  la  science,  qui  égarait 


(1)  Exercitatione.<,  paradojcicœ  advcrsits  Aristoleh'os.  Le  premier  li- 
vre parut  en  162i.  I^'auleiir  avait  alors  Irenle-deux  ans.  L'ouvrage 
devait  être  compos '>  de  six  livres  ;  mais  les  deux  premiers  seulement 
ont  vu  le  jour. 

(2)  De  Laiiiiui ,  Vc  varia  Arist.  finlmui,  [>.  310. 


102  HIST.    COMP.    DKS  SYST.    DE   PHIL. 

les  esprits  dans  un  dédale  de  subtilités,  et  con- 
sumait le  temps  à  agiter  des  questions  frivoles  et 
vides  de  sens  (1).  Il  signala  de  nombreuses  lacu- 
nes dans  la  philosophie  péripatéticienne,  des  su- 
perfluités  non  moins  abondantes;  il  releva  ses 
erreurs  et  ses  contradictions.  11  reprocha  à  la 
Dialectique  d'Aristote  d'être  entièrement  inutile 
au  progrès  des  sciences,  comme  à  la  connaissance 
de  la  vérité  ;  il  rejeta  les  prédicaments ,  et  les 
catégories ,  et  les  règles  de  la  définition ,  et  les 
formes  du  syllogisme ,  comme  autant  de  concep- 
tions oiseuses,  arbitraires,  défectueuses;  il  refusa 
d'admettre  les  propositions  de  vérité  éierneUe;  il 
ne  vit  qu'une  analyse  dans  la  formation  de  la  pro- 
position conçue  par  Aristote  comme  une  combi- 
naison dont  le  verbe  être  est  le  lien  (2).  Il  déclara 
inaccessible  à  l'esprit  humain  cette  science,  mise 
au  premier  rang  par  Aristote ,  qui  pénètre  dans 
la  nature  même  des  choses,  qui  se  déduit,  par  la 
démonstration  ,  d'une  cause  nécessaire.  Prélu- 
dant déjà  aux  opinions  qu'il  développa  plus 
tard,  il  ne  consentit  à  admettre  dans  la  science 
humaine  que  des  connaissances  expérimentales. 
Empruntant  même,  pour  combattre  les  péripaté- 
ticieiis,  le  langage  des  idéalistes  et  des  scepti- 
ques, il  essaya  d'établir  que  nous  ne  connaissons 


(1)  Exercitallones paradoxlcœ,  elc.,\.  I,  cxcrnl  2. 

(2)  IIM.,  1.  II ,  exercit  l. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XL  103 

point  ce  que  les  choses  sont  réellement  en  elles- 
mêmes  ,  mais  seulement  les  apparences  qu'elles 
présentent  à  chacun  de  nous  (1).  Il  n'épargna 
point  le  caractère  personnel  d'Aristote;  il  éleva 
des  doutes  sur  l'authenticité  des  écrits  qui  lui  sont 
attribués.  Il  se  proposait  d'étendre  ses  censures 
sur  toutes  les  parties  de  la  physique  d'Aristote, 
de  sa  métaphysique,  de  sa  morale  ;  il  avait  même 
préparé  tout  l'ensemble  de  ce  travail,  mais  il  n'en 
publia  que  les  deux  premiers  livres.  Les  Recherches 
péripatéticiennes  de  F.  Patricius  tombèrent  dans 
ses  mains  ;  il  pensa  qu'il  ne  pourrait  que  repro- 
duire les  mêmes  observations  que  ce  savant  avait 
déjà  mises  au  jour  d'une  manière  à  peu  près  com- 
plète ;  il  eut  aussi  le  bon  esprit  et  la  bonne  foi  de 
reconnaître  qu'il  s'était  laissé  aller  à  d'extrêmes 
exagérations  et  à  une  partialité  trop  marquée 
dans  ces  premiers  essais  de  sa  jeunesse.  Plus  tard, 
il  se  rapprocha  d'Aristote  en  beaucoup  de  cho- 
ses, comme  nous  allons  bientôt  le  voir.  A  peine, 
au  reste ,  eut-il  élevé  la  voix  contre  le  suprême 
dominateur  des  écoles,  qu'il  fut,  comme  on  le 
pense  bien ,  assailli  par  des  adversaires  plus  ar- 
dents que  capables  (A). 

Maintenant ,  Gassendi  va-t-il  s'asseoir  lui-même 
sur  le  trône  d'où  il  a  précipité  le  fondateur  du  Ly- 
cée ?  Va-t-il  proposer  ses  propres  doctrines  au  lieu 


(1)  Exercitationes  paradoxicœ,  clc,  1.11,  c.rercit.  0. 


IQU  UIST.    COMI'.    JJES    SVST.    DE    Pllir,. 

de  celles  d'Aristote  ?  Le  modeste  Gassendi  n'a 
t,Mrde  d'aspirer  à  un  tel  triomphe.  C'est  dans  l'an- 
tiquité môme  qu'il  va  chercher  des  rivaux  au  do- 
minateur des  écoles.  Pourquoi  n'est-ce  donc  pas 
Platon  qu'il  suscite  contre  lui,  Platon,  ce  rival 
qui  lui  fut  opposé  dans  tous  les  siècles?  Pourquoi 
Gassendi  va-t-il  chercher  cet  Épicure  presque  ou- 
blié ,  ou  plutôt  flétri ,  cet  Épicure  sur  lequel  les 
philosophes  romains,  les  pères  de  l'Église ,  à  leur 
suite  tant  d'autres  imitateurs  aveugles,  avaient 
accumulé  les  accusations  les  plus  graves?  Gom- 
ment se  fait-il  que,  revêtu  des  fonctions  ecclé- 
siastiques, théologien  orthodoxe,  chrétien  d'une 
piété  exemplaire,  le  chanoine  de  Digne  ose  le 
premier,  avec  un  tranquille  courage,  s'ériger 
en  apologiste  de  celui  qu'on  signala  comme  un 
athée ,  comme  le  destructeur  de  la  morale ,  et  en- 
tre|)rendre  de  le  réhabiliter  contre  des  arrêts  qui 
semblaient  sans  appel?  C'est  ici  que  se  découvre 
l'influence  que  l'étude  des  sciences  physiques  avait 
exercée  sur  l'esprit  de  Gassendi.  En  recherchant 
quels  avaient  pu  être,  dans  l'antiquité,  l'état  et 
la  marche  de  ces  mêmes  sciences,  il  lui  fut  aisé  de 
reconnaître  combien  peu  les  platoniciens  avaient 
contribué  à  leurs  progrès,  combien ,  au  contraire, 
elles  avaient  été  redevables  d'abord  aux  éléatiques 
physiciens,  ensuite  à  Épicure  et  à  son  école,  qui 
seuls  avaient  essayé  de  réduire  les  phénomènes  à 
des  lois  tirées  de  la  nature  môme,  et  à  y  porter  le 
flambeau  de  l'observation.  Conduit^,  d'ailleurs,  à 


niILOSOlMIlE    MODElîMi.    CHAP.    \I.  105 

reco;uiaître  l'existence  du  vide  et  à  admettre  l'hy- 
pothèse des  atomes  ,  Gassendi  retrouve  précisé- 
ment dans  Épicure  ces  deux  conceptions  fonda- 
mentales. Opposer  Épicure  à  Aristote,  c'est,  pour 
Gassendi,  opposer,  dans  l'interprétation  de  la  na- 
ture, l'expérience  à  la  spéculation ,  rétablir  la  vraie 
physique  dans  le  rang  que  la  métaphysique  avait 
usurpé.  Mais  Épicure  a  étendu  aussi  ses  considé- 
rations sur  la  nature  de  l'homme  ;  il  a  traité  l'é- 
tude de  l'homme  dans  le  môme  esprit  que  celle 
de  l'univers  extérieur.  Il  s'est  créé  une  logique 
fondée  sur  cette  psychologie  expérimentale  ; 
Gassendi  le  suivra  dans  ce  nouvel  ordre  de  re- 
cherches. Deux  soins  occupent  alors  Gassendi  : 
d'abord,  il  veut  reproduire  dans  un  tableau  ri- 
goureusement fidèle  cet  Éoicure  tant  méconnu 
et  condamné  sur  la  foi  d'autrui;  ensuite,  après 
avoir  par  cela  seul  justifié  Épicure  d'une  partie 
des  reproches  qui  lui  étaient  faits  ,  il  le  désa- 
voue ,  le  combat ,  le  réforme  dans  les  erreurs 
qu'il  reconnaît  avoir  donné  lieu  à  des  reproches 
légitimes.  Les  écrits  d'Épicure  ne  sont  point  par- 
venus jusqu'à  nous;  mais  Gassendi  recherche, 
met  en  ordre  tous  les  passages  épars  cités  par 
Diogène  Laërce ,  Cicéron  ,  Sénèque ,  et  ce  qui  a 
pu  se  conserver  aussi  dans  les  traditions  des  secta- 
teurs de  ce  philosophe ,  qui ,  comme  Métrodore , 
llermachus,  Colotès,  ont  été  signalés  comme  ayant 
conservé  ses  doctrines  dans  leur  intégrité.  11 
complète  par  Lucrèce  ce  vaste  tableau ,  et  pour 


106        HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

la  première  fois  Épicure  apparaît  aux  regards  des 
modernes  avec  un  corps  de  philosophie  complet , 
régulier ,  lié  dans  ses  parties.  Aucun  philosophe 
de  l'antiquité  n'a  été,  jusqu'à  ce  jour,  l'objet  d'une 
restauration  aussi  complète,  opérée  avec  tant  d'art 
et  de  soins.  Mais  il  importe  à  Gassendi  de  ne  pas 
accréditer  et  favoriser  celles  des  opinions  d'Épi- 
cure  qui  peuvent  être  contraires  à  la  saine  philo- 
sophie et  surtout  aux  vérités  religieuses  ;  il  mon- 
tre qu'elles  ne  sont  point  inhérentes  au  corps 
mêmfe  de  la  doctrine  ;  il  les  en  sépare.  Il  réfute 
les  doutes  élevés  par  les  épicuriens  sur  l'immor- 
talité de  l'âme  ,  rectifie  les  fausses  notions  qu'ils 
avaient  conçues  de  la  Divinité  ,  justifie  la  Provi- 
dence (1).  Épicure,  en  renaissant,  renaît  épuré. 

Gassendi,  cependant,  n'a  point  donné  aux  vues 
d' Épicure  une  préférence  exclusive  ;  il  est  loin 
surtout  de  vouloir  l'imposer  aux  autres.  Il  n'a- 
borde aucun  sujet  sans  avoir  rassemblé ,  résumé , 
mis  en  regard  les  opinions  des  principaux  philo- 
sophes de  l'antiquité,  avec  une  impartialité  scru- 
puleuse ;  genre  de  parallèle  dont  Aristote  avait 
jadis  donné  souvent  l'exemple ,  qui  excite  la  cu- 
riosité, étend  les  idées,  exerce  le  jugement,  et  fait 
envisager  la  question  sous  toutes  ses  faces.  Trop 
souvent-Gassendi  paraît  supposer  qu'il  ne  s'agit 


(1)  Philosophiœ-  Epicuri  syntacjma.  —  Phijs'ca.  —  Animadvcrs.  in 
Diog,  Laer.,  c.  1 ,  2,  3,  5,  elc. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XI.  107 

que  de  prononcer  entre  ces  opinions  diverses  ; 
quelquefois  on  lui  reprocherait  de  laisser  étouffer 
ses  propres  idées  sous  le  poids  des  citations  em- 
pruntées aux  anciens  ;  souvent  aussi  on  serait 
porté  à  croire  qu'il  a  voulu  se  borner  au  simple 
rôle  d'historien  ,  exposer  plutôt  que  choisir.  Mais 
ces  rapprochements  n'en  sont  pas  moine  comme 
autant  de  matériaux  précieux  pour  l'histoire  de 
l'esprit  humain.  Celui  qu'il  a  mis  en  tète  de  son 
Sijniagma  philosoplncum  peut  leur  servir  de  lien 
commun  ;  c'est  un  tableau  sommaire  et  rapide  de 
l'histoire  de  la  philosophie  et  de  la  classification 
des  sectes.  Celui  qui  compose  le  premier  volume 
de  la  logique  offre  une  histoire  abrégée  et  fort 
exacte  des  principaux  systèmes  anciens  et  mo- 
dernes sur  les  opérations  de  l'esprit  humain  et  les 
méthodes  propres  à  les  diriger,  depuis  Platon  jus- 
qu'à Bacon  et  Descartes. 

Cette  manière  de  considérer  les  doctrines 
produites  aux  divers  âges  comme  une  sorte  d'ex- 
périence comparative,  et  de  montrer  quelle  a 
été  la  marche  de  l'esprit  humain  dans  la  recher- 
che de  la  vérité ,  peut  enlever  sans  doute  à  beau- 
coup de  systèmes  modernes  leur  titre  à  la  nou- 
veauté; mais,  en  circonscrivant  le  territoire  laissé 
à  l'esprit  d'invention  ,  elle  tend  à  lui  donner  une 
direction  plus  sûre  vers  le  but  réel  de  ses  efforts. 
Gassendi,  en  cela,  a  réalisé  en  partie  un  vœu 
plusieurs  fois  exprimé  par  Bacon.  Ce  n'est  pas  la 
seule  sympathie  qui  l'unisse  à  l'illustre  chancelier 


108  lUST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PlllL. 

d'Angleterre.  Si  notre  modeste  Gassendi  ne  riva- 
lise point  avec  Bacon  dans  ces  vues  fécondes  , 
vastes ,  remplies  d'avenir ,  qui  à  chaque  instant 
se  produisent  chez  celui-ci,  au  travers  des  nuages, 
en  expressions  si  rapides  ;  s'il  ne  s'environne 
point ,  comme  celui-ci ,  de  la  pompe  du  langage , 
s'il  ne  paraît  point  investi  de  l'autorité  des  ora- 
cles, du  moins  professe-t-il  en  beaucoup  de  choses 
les  maximes  de  Bacon  ;  il  les  expose  avec  plus  de 
clarté ,  les  développe  avec  plus  de  soin ,  les  recti- 
fie quelquefois  ,  et  surtout  en  fait  lui-même  une 
application  fort  étendue.  Ce  qui,  chez  Bacon,  se 
fait  entendre  comme  un  appel ,  comme  un  com- 
mandement même,  si  l'on  veut,  et  presque  comme 
une  prophétie  ,  est  souvent  chez  Gassendi  une 
exécution  déjà  réalisée.  Géomètre  ,  astronome  , 
physicien ,  érudit,  il  réunissait  quatre  conditions 
qui  avaient  manqué  au  chancelier  de  Verulam  ; 
enseignant  les  mêmes  principes ,  il  les  a  surtout 
enseignés  par  son  exemple  (B). 

Gassendi,  en  classant  les  diverses  branches  des 
connaissances  humaines ,  les  a  réunies  en  un 
seul  corps ,  en  a  formé  un  système  général  sous 
le  titre  de  philosophie.  Adoptant  la  division  fon- 
damentale proposée  dans  l'origine  par  Platon  , 
Aristote  et  les  stoïciens ,  qui  partagent  la  philo- 
sophie en  contemplative  et  active,  mais  y  joi- 
gnant une  nouvelle  distinction  introduite  plus 
tard  par  les  platoniciens ,  les  péripatéticicns ,  et 
employée  par  Épicure,  il  place  en  tête  de  ces  deux 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XI.  109 

grandes  classes  la  logique,  comme  renfermant  les 
directions  qui  doivent  présider  à  l'une  et  à  l'autre. 
«  La  philosophie ,  dit-il ,  est  la  recherche  du  vrai 
«et  de  l'honnête  (1);  de  là  son  partage  naturel 
»  en  science  et  en  art ,  en  théorie  et  en  pratique.  » 
Gassendi  donne  le  nom  de  physique  au  premier 
ordre  de  recherches,  excluant  ainsi  la  métaphy- 
sique, du  moins  nominalement;  car,  dans  la 
première  section  de  sa  physique,  il  comprend 
un  grand  nombre  de  considérations  sur  le  sys- 
tème général  de  l'univers,  sur  les  principes  des 
choses,  sur  la  théorie  des  causes,  qui  sont  envi- 
sagées par  d'autres  philosophes  comme  formant 
une  partie  de  la  métaphysique.  La  psychologie 
aussi  est  comprise  par  lui  dans  les  sous-divisions 
de  la  troisième  section  de  sa  physique  ,  laquelle 
traite  des  êtres  vivants  qui  habitent  le  globe  ter- 
restre. Il  a  restreint  la  seconde  partie  à  la  mo- 
rale, en  tant  qu'elle  prescrit  les  règles  des  mœurs 
et  montre  la  route  qui  conduit  à  la  félicité  (2). 
Parmi  les  imperfections  qu'on  peut  reprocher  à 
ce  plan ,  on  est  frappé  de  celle  qui  n'assigne  à  la 
connaissance  de  nous-mêmes  qu'un  rang  subor- 
donné, que  le  dernier  rang,  à  la  suite  des  connais- 
sances qui  embrassent  la  nature  entière  et  son 
auteur.  On  s'étonne  de  voir  Gassendi  séparer 
la  logique  et  la  morale,  en  les  portant  aux  deux 
* 

(1)  Syntagmaphilosophiciim,  Hl>er  proœmiaVts,  c.  1. 
,;«)  lOiiL,  ibhl.,  c   IX. 


110  insr.  coMP.   DES  svsi.  ni:  phti,. 

extrémités  opposées  du  système ,  et  placer  la  lo- 
gique longtemps  avant  la  psychologie ,  dont  elle 
ne  doit  être  qu'une  application. 

En  comprenant  la  psychologie  dans  la  physi- 
que, Gassendi  a  suffisament  annoncé  qu'il  enten- 
dait traiter  la  première  comme  une  science  expé- 
rimentale; c'est  en  effet  sous  ce  point  de  vue 
qu'il  l'a  envisagée.  Après  avoir  étudié  les  corps 
dans  l'échelle  progressive  qui  se  déploie  depuis  la 
matière  encore  brute  et  inerte  jusqu'au  plus  haut 
degré  de  l'organisation,  il  arrive  aux  phénomènes 
de  la  vie ,  à  ceux  de  la  sensibilité,  à  ceux  de  l'in- 
telligence ;  ri  essaie  de  les  caractériser  ;  mais 
ici  ses  observations  sont,  à  beaucoup  d'égards, 
inexactes,  incomplètes,  incertaines.  Trop  souvent 
il  cède  à- ce  malheureux  penchant,  commun  à  tant 
de  philosophes,  d'expliquer  les  mystérieuses  opé- 
rations de  l'intelligence  par  des  comparaisons 
tirées  des  agents  matériels ,  et  de  transformer 
ces  suppositions  en  réalités  ;  trop  souvent  il  se 
montre  préoccupé  de  ces  mêmes  traditions  de 
l'école  qu'il  avait  autrefois  combattues  avec 
tant  de  vivacité.  C'est  ainsi  qu'il  admet,  même 
sans  la  discuter,  l'hypothèse  qui  explique  le 
phénomène  de  la  sensation  par  la  transmission 
de  certaines  espèces  impresses,  émanées  des  ob- 
jets (i);   c'est  ainsi  qu'il  paraît  admettre  en- 


(1)  Phifiica,  }ca.  3,  memhr.  pnxt..  !.  V!,  c.  1,  -2. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CTTVP.    XL  111 

core  l'hypothèse  qui  compose  l'àme  de  deux  par- 
ties, l'une  irraisonnable  et  matérielle,  l'autre  rai- 
sonnable et  spirituelle.  C'est  à  la  première  qu'il 
attribue  la  sensation  (1);  il  semble  placer  dans 
l'organe  même  la  sensibilité,  non-seulement  celle 
qui  consiste  à  recevoir  l'impression  de  l'objet, 
mais  celle  qui  consiste  à  percevoir.  Il  n'a  pas 
réussi  à  se  former  une  idée  plus  nette  de  l'ima- 
gination ou  fantaisie:  cette  faculté,  commune, 
suivant  lui,  à  l'homme  et  aux  animaux,  est,  dit-il, 
une  faculté  connaissante  intime  (2)  ;  elle  ne  se  dis- 
tingue point,  à  ses  yeux,  de  ce  que  les  péripatéti- 
ciens  appelaient  Vappréheînfion  simple,  c'est-à-ilire 
la  perception  :  c'est  l'action  de  l'entendement  qui 
se  termine  à  l'image  de  la  chose  pensée  (3).  Gas- 
sendi, en  essayant  de  la  séparer  de  la  sensation 
proprement  dite,  n'introduit  entre  elles  que  des 
distinctions  assez  vagues:  il  ne  réussit  pas  mieux 
à  la  séparer  de  la  mérnoire,  qu'il  considère  connue 
le  trésor  des  espèces  ('i),  et  dans  laquelle  il  n'a  pas  su 
démêler  les  conditions  qui,  relativement  à  la  re- 
connaissance du  passé,  en  tant  que  passé,  ont  un 
caractère  si  essentiellement  intellectuel.  Du  moins. 


(1)  Physiea,  sect.  3.  membr.  post..  1. 111,  e.  4. 

(2)  Il>id.,  1.  Ylll.o.  i,  %  i. 

(3)  IitsiUtttèo  hiiiea,  pars  1,  pnefaiio. 

(4)  Physica,  sect.  3,  memàr.  fosl..  I   VI,  o,  3;  I.  IX,  (•.  i. 


112  HTST.    COMP.    DES   SYST.    DK   PIIIL. 

loin  de  confondre  l'entendement  avec  la  sensation 
et  rimaginalion,  Gassendi  a  eu  soin  d'introduire 
ici  la  distinction  la  plus  expresse  et  la  plus  positive; 
lia  proclamé, comme  les  platoniciens,  le  grand  con- 
traste de  l'entendement  et  des  sens.  Nous  devons 
d'autant  plus  signaler  ce  trait  caractéristique  de 
sa  philosophie,  qu'il  semble  avoir  été  presque  mé- 
connu. Il  a  aussi  rapporté  les  opérations  de  l'en- 
tendement à  un  principe  entièrement  incorporel, 
avec  un  soin  qu'aucun  spiritualiste  certainement 
n\i  surpassé.  C'est  des  fonctions  mêmes  de  l'en- 
tendement qu'il  a  tiré  les  preuves  de  la  spiritua- 
lité de  son  principe.  «  L'entendement  conçoit  des 
«notions  alDstraites  que  l'imagination  ne  saurait 
»se  représenter;  l'entendement  se  connaît  hii- 
»  même;  il  connaît  ses  propres  fonctions;  il  géné- 
«ralise  et  s'élève  jusqu'aux  notions  universelles; 
»il  s'élève  jusqu'aux  êtres  d'une  nature  incorpo- 
»  relie;  il  reconnaît  ce  qui  est  honnête,  en  le  dis- 
»  tinguantde  la  volupté  sensuelle;  enfin,  il  rassem- 
»ble,  dans  le  point  de  vue  de  l'unité,  ce  qui  dans 
»la  nature  matérielle  ne  s'offre  que  divisé.»  Tels 
sont  les  six  motifs  principaux  sur  lesquels  Gas- 
sendi fonde  tout  ensemble  la  distinction  de  ren- 
dement et  des  sens,  et  la  démonstration  du  prin- 
cipe incorporel  qui  constitue  le  premier.  Il  réduit 
ensuite  à  trois  opérations  principales  les  fonctions 
de  l'entendement  :  celle  qui  consiste  à  abstraire; 
la  réflexion,  par  laquelle  l'esprit  s'étudie  lui- 
même;  le  raisonnement,  par  lequel  il  parvient  à 


PHILOSOPHIE  MODEREE.    CHAP.    XI.  113 

la  connaissance  des  choses  qui  ne  se  manifestent 
point  aux  sens  (1). 

Nous  apercevons  ici  une  première  différence  es- 
•  sentielle  et  fondamentale  qui  distingue  la  philoso- 
phie de  Gassendi  de  celle  de  Hobbes,  avec  laquelle 
on  l'a  si  souvent  et  si  mal  à  propos  confondue  (G), 
avec  laquelle,  de  nos  jours  encore,  on  continue  de 
la  confondre,  faute  d'avoir  donné  aux  vraies  doc- 
trines du  chanoine  de  Digne  une  attention  suffi- 
sante. Il  y  a  entre  eux  toute  la  distance  qui  sé- 
pare le  spiritualisme  du  système  qui  réduit  les 
opérations  de  la  pensée  à  un  mécanisme  orga- 
nique. En  signalant  dans  l'entendement  la  faculté 
de  réflexion  et  l'ordre  de  connaissance  qui  lui 
est  propre ,  Gassendi  a  ouvert  la  voie  à  Locke , 
et  c'est  ici  que  se  découvre  entre  eux  un  trait 
de  sympathie  qui  n'a  pas  été  remarqué.  Malheu- 
reusement Gassendi  a  négligé  de  développer  un 
point  de  vue  aussi  important ,  et  il  en  est  résulté 
dans  sa  psychologie  une  lacune  considérable,  qui 
affecte  d'un  vice  radical  sa  philosophie  tout  en- 
tière. 

Gassendi ,  comme  on  voit ,  a  expressément  re- 
connu la  faculté  de  réflexion ,  celle  qui  consiste 
dans  le  témoignage  intime  que  l'àme  se  rend  à 
elle-même;  il  l'a  reconnue  comme  une  source 
réelle  de  connaissance  ;  il  l'a  reconnue  sous  le 


(I)  P//i/s...s.vt.H!,  I.  IX,  r.  I,  -2,  'à,  o. 
11. 


114  niST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PIIIL. 

1101)1  môme  de  réflexion;  il  y  revient  plus  d'une 
fois. 

Gassendi  a  adopté  dans  toute  sa  rigueur  la 
maxime  d'Aristote  et  d'Épicure  ,  qui  a  assimilé 
l'àme  à  une  table  rase,  et  qui  fait  dériver  exclusi- 
vement des  sens  toutes  les  idées.  L'idée,  pour  lui, 
c'est  l'image.  «  Toute  idée ,  dit-il ,  passe  par  les 
»  sens  ou  est  formée  de  celles  qui  passent  par  les 
»  sens.  »   Il  semblerait  ici  ne  plus  tenir  aucun 
compte  de  cette  réflexion  qui ,  d'après  les  prin- 
cipes de  Gassendi  lui-même,  doit  cependant  être 
la  source  de  toutes  les  idées  qui  se  réfèrent  aux 
phénomènes  moraux  ou  intellectuels  ;  on  dirait 
qu'infidèle  à  ses  propres  maximes,  il  ne  sait  plus 
concevoir  d'autres  notions  que  celles  qui  sont 
obtenues  par  l'élaboration  des  images  sensibles. 
Pour  le  mettre  d'accord  avec  lui-même ,  il  faut 
supposer   qu'il   considère   les  images   sensibles 
comme  l'occasion  des  idées  que  l'esprit  se  forme 
de  ses  propres  opérations  ,  parce  qu'elles  sont  en 
effet  la  première  matière  sur  laquelle  s'exercent  ces 
opérations  elles-mêmes.  «  Toute  idée  qui  passe  par 
«les  sens  est  particulière;  c'est  l'esprit  ensuite 
»  qui  les  généralise  à  l'aide  des  comparaisons  ; 
»  tantôt  il  les  groupe  en  espèces,  en  genres,  en 
»  les  réunissant  d'après  les  analogies  ;  tantôt  il  les 
»  décompose  par  l'abstraction  ,  d'après  les  diffé- 
»  renées  qui  les  séparent  (1).  «  De  là  cette  vue  re- 


(4)  Insiiiiit,  logica,  pursl;  prœfaiio,  can.  2,  3,  i,  5. 


PHILOSOPIITE   MODERNE.    CITAP.    XI.  115 

marquable  par  laquelle  Gassendi  conseille  de  dis- 
tribuer nos  idées  en  arbres  généalogiques  propres 
à  marquer  tous  les  degrés  de  transformation 
par  lesquels  les  comparaisons  successives  les 
ont  fait  passer,  depuis  les  éléments  les  plus  spé- 
ciaux jusqu'au  sommet  des  plus  hautes  généra- 
lités ;  vue  dont  l'exécution  serait  sans  doute  l'un 
des  plus  beaux  présents  qu'on  pût  faire  à  la  phi- 
losophie. Il  a  voulu  lui-même  eu  donner  quelques 
exemples  ;  mais  il  n'a  pas  été  aussi  heureux  dans 
cet  essai  que  dans  la  conception  qu'il  en  avait 
eue  (1).  Il  a  eu  le  tort  de  consulter  Porphyre  plu- 
tôt que  ses  propres  principes.  D'autres  idées  en- 
core sont  formées  de  ces  premiers  éléments,  ou 
par  voie  de  composition,  comme  celle  dliomîcide, 
ou  par  voie  d'augmentation  ou  de  diminution, 
comme  celle  d'un  géant,  d'un  nain,  ou  par  voie  de 
translation,  comme  celle  d'une  ville  que  nous  n'a- 
vons pas  visitée,  d'après  celles  que  nous  avons 
vues.  Considérant  toujours  l'idée  comme  Fimage 
ou  la  représentation  de  l'objet  réel,  Gassendi  fait 
consister  la  perfection  de  l'idée  particulière  à  re- 
présenter le  plus  fidèlement  possible  toutes  les 
parties  et  toutes  les  circonstances  de  cet  objet , 
et  la  perfection  de  l'idée  générale  à  représen- 
ter d'une  manière  plus  complète  et  plus  pure 
ce  qui  est  commun  aux  individus.   11   recom- 


1)   histilu!.  lûfj'tca,  pars  1;  pncfalio,  eau.  G. 


116  HIST.    COMP.    DES   SVST.    DE    PHTE. 

mande  donc  de  prendre  garde  que  la  précipita- 
tion, l'inattention,  les  passions,  les  habitudes,  les 
préjugés ,  le  respect  aveugle  pour  l'autorité ,  les 
équivoques  du  langage,  n'altèrent  l'exactitude 
de  ces  représentations  (1). 

Gassendi  a  rejeté  et  réfuté  le  vieil  axiome 
d'après  lequel  il  n'y  aurait  de  vraie  science  que 
celle  des  choses  universelles,  nécessaires;  il  éta- 
blit qu'il  y  a  aussi  pour  les  objets  singuliers  et 
contingents  une  science  réelle ,  positive ,  cer- 
taine (2)  ;  il  a  reconnu  et  caractérisé  les  jugements 
de  fait  qui  se  rapportent  à  l'existence  des  cho- 
ses ;  il  les  a  distingués  des  propositions  simple- 
ment logiques  (3) ,  et  toutefois,  lorsqu'il  vient  à 
définir  la  proposition,  il  ne  sait  y  découvrir,  avec 
les  péripatéticiens,  que  l'accord  de  l'attribut  avec 
son  sujet (4).  Aussi,  la  réalité  de  nos  connaissan- 
ces est-elle  par  lui  constamment  supposée ,  sans 
jamais  être  sérieusement  examinée,  ni  résolue. 
11  fait  reposer  la  certitude  sur  l'évidence  ;  mais, 
quoique  géomètre,  il  n'a  pas  su  déterminer  le 
vrai  caractère  de  la  probabilité  ;  il  n'y  a  vu  qu'un 
mélange  de  lumière  et  d'obscurité  (5).  lia  manqué 
ainsi  l'occasion  d'établir  une  théorie  importante 
qui  s'offrait  naturellement  à  lui. 

(1)  Instit.  logica,  pars!,  can.  7  à  17. 
,    (2)  Physic,  seci.  3,  memhr.  post.,  i.  IX,  c.  3,  5. 

(3)  Logica,  l.  11,  c.  1.  —  hisl'U.  logica,  purs  2,  can.  1. 

(4)  Inslit.  logica,  pars'î,  can.  2  à  12. 
^O'  IbuL,  pars  2,  can,  13  et  14, 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XL  117 

Quoique  Gassendi  fasse  découler  des  sens  la 
source  des  connaissances  humaines,  il  est  loin  de 
refuser  ni  un  caractère  légitime,  ni  une  précieuse 
fécondité  aux  axiomes  généraux,  nécessaires,  évi- 
dents par  eux-mêmes ,  et  c'est  un  troisième  trait 
qui  le  distingue  essentiellement  de  Hobbes.  Mais 
comment  concilier  la  valeur  de  ces  axiomes  avec 
l'hypothèse  qui  fait  dériver  des  sens  toutes  nos 
idées?  Gassendi  reconnaît  que  ces  axiomes  géné- 
raux, du  moment  où  ils  sont  entendus,  sont  reçus, 
approuvés,  comme  étant  clairement  et  évidem- 
ment vrais,  certains,  incontestables  et  indémon- 
trables. Mais  il  ne  consent  pas  à  admettre  qu'ils 
soient  innés,  ou  que  nous  les  connaissions  natu- 
rellement. Au  lieu  de  les  expliquer  par  la  seule 
lumière  de  l'intuition,  il  suppose  que  nous  ne 
retrouvons  en  eux  que  le  résultat  généralisé  d'une 
expérience  antérieure,  tellement  que  nous  ne  re- 
cevions une  proposition  universelle  qu'après  l'a- 
voir trouvée  vraie  dans  tous  les  cas  particuliers. 
Si  nous  raisonnons  quelquefois  des  vérités  gé- 
nérales aux  vérités  singulières,  il  faut,  suivant 
lui,  avoir  commencé  d'abord  par  celles-ci,  pour 
en  inférer  celles-là  (1).  Il  ne  s'aperçoit  pas  de  la 
contradiction  oii  le  jette  cette  explication  préten- 
due. Du  reste,  suivant  en  cela  l'exemple  de  Ba- 
con ,  il  juge  même  utile  de  posséder  comme  une 


(Il  PUifi'ic.,  sect.  !>;  mcinbr.  po^l  ,  1.  !X,  c.  o. 


118  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

sorte  de  provision  de  ces  axiomes  généraux,  «  pour 
»en  déduire,  dit-il,  des  démonstrations  particu- 
»  liùres.  »  Comme  Bacon  aussi ,  mais  sans  être 
plus  heureux  dans  le  choix  de  ses  exemples,  il 
essaie  de  dresser  un  tableau  de  quelques-uns  de 
ces  axiomes,  et  d'indiquer  l'emploi  qu'on  en  peut 
faire  (1). 

Gassendi  s'est  proposé  d'observer  un  juste 
milieu  entre  les  dogmatiques  et  les  sceptiques. 
«  Il  y  a ,  dit-il ,  des  vérités  inaccessibles  à  l'esprit 
»  humain  ;  il  en  est  qui  se  présentent  d'elles- 
»  mêmes  à  lui  avec  une  entière  évidence.  Le  phi- 
»  losophe  doit  renoncer  à  toute  poursuite  des  pre- 
»  mières;  il  ne  doit  point  tenter  de  démontrer  les 
»  secondes  ;  il  doit  au  contraire  les  prendre  pour 
»  point  de  départ  ;  car  il  est  des  vérités  de  fait  et 
«des  vérités  énonciatives  que  les  sceptiques  les 
»  plus  obstinés  eux-mêmes  sont  forcés  de  recon- 
»  naître ,  et  qu'ils  avouent  même  en  exprimant 
»  leurs  doutes.  Au  nombre  des  premières  est  notre 
«propre  existence,  par  exemple;  au  rang  des 
«secondes,  brillent  les  vérités  mathématiques. 
»  Quant  aux  vérités  inconnues,  mais  qui  peuvent 
«être  découvertes,  l'obstacle  qui  nous  les  dérobe 
»  provient  ou  de  ce  qu'elles  nous  sont  cachées  par 
»  leur  nature  même ,  ou  de  ce  qu'elles  nous  sont 
»  voilées  seulement  pour  le  moment.  Deux  ordres 


(1)  Instit.  logica,  pars  2,  c;in.  ITi  ol  10. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XL  119 

»de  signes  servent  à  lever  ces  obstacles:  l'un 
»nous  autorise  à  conclure  d'un  effet  connu  à  la 
»  cause  qui  ne  Test  pas ,  parce  que  ce  signe  ne 
»  peut  avoir  lieu  sans  que  la  chose  n'existe  en  effet  ; 
»  l'autre  nous  autorise  à  conclure  d'après  la  ren- 
»  contre  même  de  la  cause  et  de  l'effet  observés 
«déjà  dans  leur  connexion  naturelle.  Il  y  a  deux 
»  critériums  du  vrai ,  les  sens  et  la  raison  :  le  pre- 
»  mier  perçoit  le  signe;  le  second  saisit  le  lien  qui 
»  unit  le  signe  à  la  chose  (  1  ).  » 

On  peut  s'étonner  de  voir  le  même  philosophe, 
qui  avait  critiqué  avec  tant  de  sévérité  la  Dialec- 
tique d'Aristote ,  revenir  cependant  lui-même  au 
syllogisme ,  tel  qu'Aristote  l'avait  conçu  ,  comme 
constituant  la  forme  essentielle  du  raisonnement; 
du  moins  Gassendi  a-t-il  cherché  à  en  simpHfier 
les  règles.  On  est  encore  plus  étonné  de  voir  le 
disciple  de  Bacon  faire  consister  l'art  de  l'inven- 
tion dans  la  recherche  du  terme  moyen  qui  doit 
unir  les  deux  extrêmes  (2) ,  confondant  ainsi  l'in- 
vestigation de  la  vérité  avec  les  artifices  de  l'ar- 
gumentation. Par  la  distinction  qu'il  établit  entre 
l'analyse  et  la  synthèse,  il  se  trouve  conduit  à 
placer  leur  différence  en  ce  que  la  première  pro- 
cède en  partant  du  sujet,  et  la  seconde  en  partant 
de  l'attribut  (o). 


(1)  Logica,  1.  II,  c.  1  à  5. 

(2)  Instil.  logica,  pars  4,  can. 

(3)  Ibid.,  pars  4,  eau.  2. 


120  IlIST.    COMP.    DliS  Sl'ST,    DE   PHIL. 

En  faisant  connaître  Bacon  à  la  France ,  en  si- 
gnalant comme  une  cnlrcprlse  héroïque  les  travaux 
de  l'auteur  du  Novum  organum ,  Gassendi  a  ex- 
primé en  peu  de  mots  l'esprit  de  la  méthode  tra- 
cée dans  cet  ouvrage.  Il  a  vu  dans  l'induction 
le  moyen  d'atteindre  aux  vérités  naturelles  et 
d'obtenir  une  connaissance  exacte  des  choses; 
mais  il  a  jugé  que  cette  méthode  n'a  pas  d'em- 
ploi hors  du  domaine  des  sciences  expérimen- 
tales ;  il  fait  d'ailleurs  remarquer  avec  raison  que 
si  l'induction  de  Bacon  a  le  mérite  de  donner  des 
idées  justes,  de  former  des  propositions  exactes , 
de  conduire  avec  sécurité  l'esprit  des  faits  parti- 
culiers aux  conséquences  générales,  c'est  ensuite 
par  un  procédé  purement  logique  que,  des  princi- 
pes généraux,  l'esprit  redescend  aux  applications 
particulières.  Il  croit  même  découvrir  dans  l'in- 
duction un  syllogisme  caché  ou  abrégé.  Inter- 
prétant la  pensée  du  chancelier  de  Yerulam,  il 
suppose  que  celui-ci  a  bien  moins  réprouvé  le 
syllogisme  en  lui-même,  que  l'abus  qui  avait  été 
fait  de  cet  instrument  en  le  composant  de  propo- 
sitions mal  déterminées  (1).  Nous  aurions  at- 
tendu de  Gassendi  que,  développant  les  vues  de 
Bacon  après  les  avoir  adoptées,  il  eût  tracé  les  rè- 
gles de  l'art  qui  enseigne  à  observer,  à  expéri- 
menter, à  classer  les  phénomènes,  à  faire  un  lé- 


(1)  Instit.logica,  1.  I,  c.  10. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.   XI.  121 

gltime  emploi  des  hypothèses  ;  mais  il  s'est  borné 
à  nous  offrir  des  préceptes  sages,  lumineux  et 
simples ,  il  est  vrai ,  sur  les  méthodes  qui  régis- 
sent ou  l'exposition  des  vérités,  ou  l'étude  des 
connaissances  purement  spéculatives  (1). 

Gassendi  a  été  frappé  du  caractère  particulier 
qui  distingue  de  toutes  les  autres  les  deux  gran- 
des notions  de  l'espace  et  du  temps  ;  il  a  fait  re- 
marquer qu'elles  ne  tombent  point  dans  la  dis- 
tinction, généralement  reçue,  de  ce  qui  constitue 
l'être  entier,  la  substance  et  V accident  (2)  ;  il  a  cher- 
ché à  déterminer  exactement  l'une  et  l'autre  (S)  ; 
il  a  démontré  l'existence  du  vide  [h)  et  a  rassem- 
blé avec  soin  les  raisonnements  qui  peuvent  ser- 
vir à  justifier  la  philosophie  corpusculaire  dans 
sa  supposition  fondamentale.  11  présente  cette 
philosophie  si  ancienne  sous  un  aspect  presque 
nouveau  ;  il  la  remet  en  accord  avec  la  théologie 
naturelle  à  laquelle  longtemps  elle  avait  paru  hos- 
tile (5).  Comparant  entre  eux  les  divers  systèmes 
proposés  par  les  philosophes  sur  la  grande  théo- 
rie de  la  causalité ,  et  s'élevant  à  de  plus  hautes 
et  plus  justes  vues  que  celles  de  Bacon,  il  rejette 
du  nombre  des  causes  véritables  la  matière ,  la 


(1)  liistil.  lof/ica,  pnrs-4,  caii.  5  à  14. 

(2)  Pin/sic,  sect.  1,  1.  II,  c.  1. 

(3)  Ilnd.,  1.  II,  c.  6,  7. 

(4)  IlAd.,  1.  II,  c.  3à5. 
(5;  Jl>id.,  1.  III. 


122  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

forme,  la  fin.  Il  reconnaît  dans  la  cause  efficiente  la 
seule  qui  soit  réellement  digne  d'un  semblable 
titre  ;  il  voit  cette  notion  de  la  cause,  ainsi  rame- 
née à  son  caractère  essentiel,  se  manifester  pleine 
et  entière  dans  l'auteur  de  toutes  choses  (1).  La 
matière  cependant  ne  lui  paraît  point  absolument 
inerte;  il  croit  apercevoir  en  elle  un  principe 
vivant ,  une  sorte  d'agent  intérieur  auquel  il  ré- 
serve les  propriétés  des  causes  secondes  (2). 

Faute  d'avoir  assigné  aux  témoignages  de  la 
conscience  intime  le  rang  et  l'importance  qui 
leur  appartiennent  dans  l'origine  de  nos  con- 
naissances, Gassendi  éprouve  un  extrême  em- 
barras lorsqu'il  se  trouve  appelé  à  déterminer 
comment  l'esprit  humain  conçoit  l'idée  de 
Dieu  (3),  et  à  fixer  les  caractères  essentiels  des 
notions  morales  (Zi).  11  ne  peut  réussir  à  trouver 
dans  l'esprit  humain  d'autres  moyens,  pour  se 
représenter  la  Divinité,  que  des  analogies  tirées 
des  images  sensibles,  et  à  expliquer  les  notions 
morales  par  un  autre  principe  que  celui  de  l'intérêt 
bien  entendu.  C'est  là,  sans  doute,  ce  qui  doit 
nous  expliquer  en  partie  l'espèce  d'admiration 
que  Gassendi  prodigue  trop  facilement  à  Hobbes. 


(1)  Plvjska,  1.  IV,c.'],2,  a,  6,  7. 

(2)  i/)jrf.,  I.IV,  c,  8. 

(3)  ma,  1.  IV,  c.  2  et  3. 

(-4)  Syntagma  philos,,  \m'<  3;  Elhica ,  1.  I,  c.  -iel  5;  I.     1, 
c.  1 ,  p;. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XI.  123 

Gassendi,  doué  d'une  érudition  prodigieuse, 
manquait  de  cette  originalité  qui  signale  les  es- 
prits créateurs;  habile  dans  l'exposition  comme 
dans  la  critique  des  idées  d'autrui,  il  était  singu- 
lièrement modeste  et  réservé  dans  la  production 
de  ses  propres  vues.  Il  écrivait  en  latin  ;  ses  ou- 
vrages, par  leur  forme,  leur  étendue,  l'appareil 
qui  les  environnait ,  ne  pouvaient  s'adresser 
qu'aux  savants.  A  une  époque  où  la  philosopliie, 
animée  par  Descartes  d'une  vie  toute  nouvelle, 
rendue  populaire  dans  ses  écrits,  excitait  l'inté- 
rêt et  la  curiosité  dans  une  classe  de  lecteurs 
étrangère  aux  savants  de  profession,  les  in-folio 
de  Gassendi  occupaient  une  place  honorable  dans 
les  bibliothèques;  mais  les  McdHaiions  de  Descar- 
tes, sa  Médiodc,  étaient  entre  les  mains  de  tout 
le  monde.  Bientôt  Malebranche  et  les  écrivains  de 
Port-Royal  propagèrent  les  idées  cartésiennes 
en  leur  donnant  un  nouveau  degré  d'intérêt,  ou 
en  les  ornant  d'un  nouveau  mérite  littéraire.  Il 
y  eut  cependant  des  gassendistes,  quoique  moins 
nombreux  que  les  cartésiens;  il  y  eut  des  gassen- 
distes, non-seulement  cli^z  les  savants  occupés 
de  l'étude  de  la  physique,  mais  chez  les  gens  d'es- 
prit, chez  les  hommes  du  monde.  Molière  et  Cha-  • 
pelle  vivaient  dans  un  commerce  intime  avec 
Gassendi  ;  le  premier  traduisait  Lucrèce  ;  le  se- 
cond oubliait  les  plaisirs  pour  entendre  et  propa- 
ger une  philosophie  où  il  pouvait  trouver  quel- 
ques apparences  d'indulgence  pour  sa  joyeuse  vie. 


12^4  IIIST.    COAIP.    DES  SVST.    DE   PIIIL, 

Disciple  zélé  de  Gassendi,  le  voyageur  Bernier 
voulut  essayer  de  populariser  sous  une  forme  plus 
familière  la  philosophie  de  son  respectable  maî- 
tre. 11  résuma  la  philosophie  du  chanoine  de  Digne^ 
i!  la  traduisit  en  français,  il  la  dégagea  de  l'im- 
mense appareil  d'érudition  dont  elle  s'était  entou- 
rée ;  il  y  apporta  quelques  modifications,  il  y  fit 
entrer  quelques-unes  des  découvertes  postérieu- 
res obtenues  dans  les  sciences  physiques;  il  essaya 
de  la  concilier  sur  quelques  points  avec  le  carté- 
sianisme (1).  Mais  cet  abrégé  formait  encore 
sept  volumes  ;  la  forme  doctrinale  qui  y  était  ob- 
servée donnait  peu  d'attrait  à  leur  lecture.  La 
doctrine  de  Gassendi,  dans  son  ensemble,  n'avait 
rien  d'assez  neuf  pour  faire  une  vive  impression 
sur  les  esprits,  etpeut-être,  en  la  dépouillant  de  ces 
parallèles  sans  cesse  répétés  entre  les  opinions  des 
anciens  qui  en  faisaient  une  sorte  de  tableau  his- 
torique de  la  philosophie ,  Bernier  lui  enleva-t-il 
ce  qui  en  faisait  le  principal  prix,  ou  du  moins  ce 
qui  offrait  le  plus  d'intérêt  à  la  curiosité  publique. 

Walter  Charleton  transporta  en  Angleterre  la 
théorie  de  Gassendi  sur  la  physique  atomisti- 
que  (2).   Henri  Majus  fit  aussi  connaître  Gas- 


(1)  Abrogé  de  la  philosophie  de  Gassendi,  Lyon,  1684,  7  vol.  in-12. 
—  Doutes  sur  quelques-uns  des  principaux  chapitres  de  ïabrétjé, 
Paris,  1G92. 

(2)  Vhysiolngia  Epicuro-Gasscnda  charletoniana ,  etc.,  Londres, 
1684. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XL  125 

sendi  en  Allemagne,  en  réunissant,  dans  l'expo- 
sition de  la  physique  de  Démocrite,  les  vues  du 
philosophe  français  avec  celles  de  Bacon ,  de 
Boyle,  etc.  (i). 

On  a  rangé  aussi  parmi  les  gassendistes  David 
Derodon,  qui,  après  avoir  enseigné  à  Die,  à  Oran- 
ge, à  Nîmes,  se  réfugia  ensuite  à  Genève,  et  y  con- 
tinua de  professer  la  philosophie  (D).  Il  a,  en  ef- 
fet, adopté  quelques  principes  de  Gassendi  en 
physique  ;  il  a  établi  un  appareil  de  démonstra- 
tions pour  prouver  le  vide,  mais  il  déploie  un 
appareil  semblable  contre  le  système  de  Copernic. 
On  voit  qu'il  connaissait  Galilée  et  Descartes, 
sans  qu'il  paraisse  toutefois  avoir  été  frappé  de 
leurs  découvertes,  ou  éclairé  par  leurs  exemples. 
A  cette  époque  où  la  philosophie  cherchait  à  se 
produire  aux  yeux  du  public,  à  entrer  dans  la  so- 
ciété humaine,  Derodon  reste  enfermé  dans  l'en- 
ceinte des  écoles.  11  n'écrit  point  pour  le  monde 
savant,  pour  le  monde  littéraire;  c'est  pour  les 
écoles  qu'il  travaille  et  qu'il  vit;  c'est  d'elles 
seules  qu'il  aspire  à  se  faire  entendre.  Les  ques- 
tions qu'il  agite  sont  celles  que  les  scolastiques 
traitaient  depuis  plusieurs  siècles  ;  il  conserve 
leur  langage,  il  emploie  leur  dialectique;  en  le  li- 
sant on  se  retrouve  encore  avec  Avicenne ,  avec 
Averrhoës,  avec  Scot,  avec  S.  Thomas,  avec  Hur- 


(1)  Ucnrkl  Maji  plujsicn  relus,  clc,  Franorort, 'IG89. 


126  IIIST.    COMP.    DES   SYST,    DÉ   PHILi 

tado  de  Mendoza,  avec  Suarez,  dont  il  compare  et 
discute  les  opinions ,  avec  lesquels  il  semble 
entretenir  encore  un  commerce  habituel. 

Derodon  obtint  une  grande  célébrité  sur  le 
théâtre  où  il  s'était  placé.  Il  acquit  la  répu- 
tation du  plus  grand  dialecticien  de  son  temps. 
Ses  ouvrages  ne  sont  en  quelque  sorte  qu'une 
argumentation  continuée.  Il  est  curieux  cepen- 
dant d'observer  comment  déjà,  au  sein  de  l'é- 
cole ,  un  mouvement  s'opérait  dans  les  idées  ; 
comment,  captif  encore  et  dans  les  chaînes  des 
vieilles  traditions,  un  professeur  osait  déjà  essayer 
une  sorte  d'éclectisme,  concevoir,  même  émettre 
quelques  vues  qui  lui  fussent  propres. 

Les  principes  généraux  d'Aristote  sont  admis 
par  Derodon  comme  une  autorité  incontesta- 
ble; les  grandes  classifications  d'Aristote  servent 
de  cadre  au  professeur.  La  matière  et  la  forme , 
les  quatre  causes,  la  distinction  des  âmes  végé- 
tative, sensitive,  raisonnable,  président  à  sa  phi- 
losophie. Cependant  il  se  permet  d'élever  des 
objections  contre  la  théorie  d'Aristote  sur  les 
])rédicaments  (1),  de  réfuter  ses  définitions  de 
l'universel  (2).  Il  combat ,  par  une  suite  de 
preuves,  l'hypothèse  des  espèces  intentionnelles  \ 
il  met  quelquefois  en  parallèle  avec  les  doctrines 


(1)  Davidis  Derodon  Lûcftca,  pars!,  ci). 

(2)  IbaL,  pars 2,  tract.  'l,c.  2. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XI.  127 

d'Ai'islole  celles  de  Platon,  celles  de  Démocrite, 
d'Épicure  et  des  autres  philosophes  de  l'antiquité. 
Derodon  a  réussi  à  composer  la  logique  la  plus 
étendue,  si  nous  ne  nous  trompons,  qui  ait 
jamais  vu  le  jour  (1  ).  Mais,  pour  la  lire  et  l'enten- 
dre, elle  exige  un  esprit  très  exercé  et  déjà  pré- 
paré par  une  première  logique,  qui  suffirait  cer- 
tainement et  serait  même  probablement  beaucoup 
plus  utile.  Un  exemple  pourra  faire  voir  com- 
ment, en  suivant  la  direction  adoptée  jusqu'à  lui, 
Derodon  se  flattait  d'avoir  de  beaucoup  dépassé 
le  terme  auquel  s'étaient  arrêtés  ses  devanciers. 
La  théorie  du  genre  et  de  resjièce,  telle  que  les 
péripatéticiens  l'ont  professée,  a  donné  lieu  à 
quelques  objections  qu'on  a  appelées  la  croix  des  lo- 
giciens, parce  que  la  plupart  d'entre  eux  ont  fait  de 
vains  efforts  pour  les  résoudre.  Dans  leur  nombre 
sont  les  objections  suivautes  :  «  Le  genre  ne  peut 
«être  défini,  puisque  la  définition  doit  se  former 
»  par  le  genre  et  la  différence.  —  Le  genre  est  un  in- 
»  dividu,  car  il  est  un  numériquement.  -  Le  genre 
»  est  une  espèce,  et  l'espèce  ne  peut  être  un  genre; 
«l'espèce  est  donc  plus  étendue  que  le  genre.  — 
«L'universel  est  plus  étendu  que  le  genre,  puis- 
»que  le  genre  n'est  qu'un  des  cinq  universaux, 
«et    cependant    le    genre    a    plus    d'extension 


(1)  Eilo  compose  le  pre.iiler  volume  \\\-i"  du  ses  œuvies  impri- 
mées à  Geuèvc  en  1668. 


d*28  IHST.    GOMP.    DES   SYST.    DE   PHIE. 

»  que  l'universel,  lequel  n'est  qu'un  genre  lui- 
»  menie,  etc.,  etc.  (1).  »  Le  professeur  eût  pu 
s'éviter  les  longs  développements ,  les  subtiles  di- 
stinctions qu'il  a  accumulés  pour  arriver  à  la  so- 
lution de  ces  problèmes,  en  rappelant  les  notions 
du  genre  et  de  l'espèce  à  leur  vrai  caractère  ;  mais 
on  aperçoit,  du  moins,  qu'il  avait  entrevu  ce  ca- 
ractère, s'il  n'a  pas  su  le  décrire  avec  simplicité. 
Derodon  a  consacré  à  l'universel  (2) ,  à  l'être 
réel  (3),  à  l'être  de  raison  (/i),  des  traités  d'une 
extrême  étendue;  il  a  exposé  sur  ces  trois  sujets 
des  vues  particulières,  dans  lesquelles  on  aperçoit 
un  instinct  de  vérité,  mais  qui  deviennent  presque 
inintelligibles  au  milieu  des  commentaires  dont  il 
les  enveloppe,  des  distinctions,  des  discussions  par 
lesquelles  il  complique  encore  des  questions  déjà 
si  abstruses,  et  surtout  de  la  langue  qu'il  emploie 
pour  les  exprimer.  Sa  définition  de  l'universel  re- 
vient à  dire  que  l'universel  est  ce  qu'il  y  a  de  sembla- 
ble dans  des  choses  diverses  (5).  «  Les  choses  réel- 
»  les  sont  toutes  particulières,  dit-il;  »  aussi  réfute- 
t-il  (6)  l'hypothèse  de  Platon  sur  l'existence  des 


(1)  Loyica,  pars  1,  tract.  II,  c.  \,  art.  G,  p.  306  ;  art.  1,  p.  307  et 
suiv. 

(2)  Ibid.,  tract.  1. 

(3)  Metaphysica,\n-i'',\Ql\,  c.  I,  art.  2.  —  Dispiilalio  de  eule 
rcali,  in-4°.  —  1662. 

(i)  Melaphys.,  c.  1,  art.  2. 

(o)  Logica,  pars  2,  tract.  1,  c.  2,  §  27. 

(6)  ll>id.,il>id.,c.  VI.  §27. 


PHILOSOPHIE   MODEPiNE.    CHAP.    M.  129 

natures  universelles  (1);  il  rejette  également  l'o- 
pinion de  ceux  qui  accordent  une  existence  réelle 
aux  universaux  (E),  soit  dans  les  choses,  à  parie  rei, 
soit  même  dans  les  opérations  de  l'entendement. 
En  considérant  l'universel  comme  une  idée  formée 
par  l'esprit,  qu'il  possède  en  propre  comme  une 
sorte  de  type,  et  qu'il  contemple  en  allirmant  des 
objets  une  nature  semblable  (2) ,  il  croit  pouvoir 
en  conclure  que  l'universel  est  impossible  (3).  Il 
déclare  également  qu'on  ne  peut  admettre  d'être 
déraison,  que  l'être  déraison  ne  peut  être  produit 
par  l'entendement  humain,  et  bien  moins  encore, 
ajoute-t-il_,  par  Tentendement  ou  angélique ,  ou 
divin  ;  qu'il  est  donc  oiseux  de  rechercher  sa  défi- 
nition ,  sa  division ,  ses  causes  et  ses  propriétés  ; 
qu'il  ne  peut  même  être  conçu,  parce  qu'il  est  pur 
néant,  parce  que  l'esprit  ne  peut  concevoir  ce  qui 
est  impossible  dans  la  réalité  (li).  D'un  autre  côté, 
il  accorde  le  titre  de  réel,  non-seulement,  par  op- 
position ,  au  néant  de  C existence  actuelle,  mais  à  ce 
qu'il  appelle  le  pur  néant,  ou  le  néant  d'absolue 
impossibilité  (5). 

On  pourrait  reconnaître  dans  ces  propositions 
un  corollaire  de  la  fidélité  avec  laquelle  Derodon 
s'est  attaché  à  la  maxime  de  l'école,  qu'il  n'y  a  rien 

(1)  Logica,  pars  2,  c.  3,  §  1  et  suiv. 

(2)  lliid.,  ibid.,  §  7. 

(3)  Ilnd.,  ibid.,  o.  6,  in  fine. 

(4)  Metaplvjs.,  c.  I,  arl.  2,  §  7lJ,  Si), 
(a)  Ibid.,  ibid.,  arl.  1,  ^'IS,  59. 

11.  î> 


130  IlIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

dans  l'enlcndemenl  qui  nah  d'abord  été  dans  les  sens, 
maxime  qu'il  reconnaît  comme  fondamentale 
dans  le  système  de  nos  connaissances  (1).  Toute- 
fois^ elle  le  gouverne  plutôt  d'une  manière  gé- 
nérale qu'elle  ne  se  reproduit  d'une  manière 
expresse  dans  le  cours  de  ses  longues  et  nombreu- 
ses argumentations.  Au  fond,  sa  doctrine  philo- 
sophique se  rapprocherait  aussi,  par  quelques 
résultats,  de  celle  de  Gassendi,  si  l'on  en  déga- 
geait l'appareil  inutile  dont  il  l'a  entourée. 

En  cultivant  à  la  fois,  comme  Gassendi,  et  les 
sciences  physiques  et  les  recherches  de  l'érudi- 
tion, quoique  dans  un  degré  moins  éminent  sans 
doute,  Duhamel  (F)  appliqua,  comme  lui,  aux 
sciences  physiques,  les  méthodes  ou  les  résultats 
de  ce  double  ordre  d'études;  mais  il  adopta  en 
philosophie  des  vues  moins  absolues  et  moins 
exclusives.  On  aime  à  rapprocher  les  noms  de 
deux  hommes  dont  la  vie  a  été  si  laborieuse, 
la  piété  si  sincère,  la  candeur  si  parfaite,  qui 
nous  retracent  l'image  des  sages  de  l'antiquité, 
supérieurs  même  peut-être  à  ces  illustres  mo- 
dèles, dans  la  modestie  et  la  simplicité  de  leur 
existence;  on  se  félicite  de  pouvoir  préserver  leurs 
noms  de  l'oubli  où  ils  seraient  exposés  à  tomber, 
aujourd'hui  que  les  gigantesques  progrès  des 
sciences  positives  ne  laissent  plus  apercevoir  les 


(1)  Loyicu,  parsSj  tract.  1,  c.  4,  :irt.  1,  p.  730. 


PHILOSOPHIE  MODERINE.    CHAP.    XI.  131 

vestiges  des  travaux  qui  les  ont  préparés,  à  moins 
qu'ils  ne  soient  marqués  par  quelque  grande 
découverte.  Duhamel  fut  le  premier  secrétaire 
de  l'Académie  des  sciences,  et  Fontenelle  a  di- 
gnement acquitté  envers  lui  la  dette  de  recon- 
naissance de  cette  illustre  compagnie.  Il  se  trouva 
placé  ainsi  au  centre  des  travaux  qui  enrichis- 
saient si  rapidement  alors  les  sciences  physiques, 
et  lui-même  y  coopéra  avec  une  infatigable  per- 
sévérance. Bacon  était,  à  ses  yeux,  le  créateur  de 
la  méthode  inductive,  le  législateur  de  la  philof  o- 
phie  expérimentale  (1).  11  adopta  la  division,  que 
la  philosophie  avait  reçue  de  Bacon  (2),  en  trois 
branches  dont  la  première  a  pour  objet  la  nature 
des  clioses,  ou  la  physique;  la  seconde,  l'homme; 
la  troisième,  la  Divinité.  11  traita  tour  à  tour  cha- 
cune d'elles,  quoique  plus  spécialement  et  plus 
continuellement  occupé  de  la  première. 

Toutefois ,  Duhamel  n'approuva  point  la  sépa- 
ration que  Bacon  avait  voulu  introduire  entre 
cette  partie  de  la  philosophie  qui  touche  de  plus 
près  à  l'histoire  naturelle ,  qui  consiste  essen- 
tiellement dans  la  spéculation  sur  la  cause  effi- 
ciente et  matérielle,  et  celle  qui  considère  les 
lois  générales  et  consLantes  de  l'univers.  Ces  deux 
branches  de  la  science  lui  semblent  étroitement 
unies;  il  juge  qu'elles  doivent  être  traitées  en- 


(1)  De  meule  humnnd  ,1    1!1,  c.  7.  §  3  et  4;  c.  8,  §  i,  4,  elc. 

(2)  Ibid.,  Ratio  operis. 


132  iiTST.  (;o\ip.  nr.s  syst.  de  phil. 

semble  ;  il  accorde  une  préférence  sensible  à  la 
seconde,  qui  lui  paraît  plus  facile,  plus  sûre,  plus 
utile.  Il  veut  même  réunir  la  philosophie  prati- 
que à  la  philosophie  théorique.  «  Car  ces  deux  par- 
»  tiesde  la  philosophie  naturelle  se  prêtent  une  mu- 
»  luelle  lumière.  L'investigation  des  causes  estcon- 
»  firmée  par  les  expériences;  les  expériences  à  leur 
»  tour  sont  le  plus  souvent  aveugles  et  purement 
»  fortuites,  lorsqu'elles  ne  sont  pas  dirigées  par  le 
»  flambeau  des  causes;  nous  devons,  en  opérant, 
»  prendre  pour  règle,  ou  pour  modèle,  ce  que  dans 
»nos  méditations  nous  trouvons  jouir  de  la  vertu 
«de  cause  (1).  » 

Cette  philosophie  expérimentale  qui,  depuis 
Galilée  et  Bacon ,  était  cultivée  avec  tant  d'ar- 
deur, qui  avait  embrassé  tous  les  règnes  de  la 
nature ,  tous  les  éléments ,  toute  l'étendue  des 
cieux ,  avait  à  peine  été  appliquée  à  l'étude  de 
l'âme  humaine.  Duhamel  a  entrepris  cette  appli  - 
cation.  Il  s'est  proposé  de  recueillir  l'expérience 
intérieure  que  nous  obtenons  par  les  observations 
faites  sur  nous-mêmes,  sur  les  fonctions  de  l'es- 
prit, leur  nature,  leur  origine,  leurs  progrès, 
leurs  défauts;  de  rechercher  les  moyens  de  guérir 
ceux-ci,  en  prenant  pour  guides  l'expérience  et  la 
raison  (2). 

Duhamel  cependant  n'a  point  répandu  sur  les 


(1  )  De  mente  humanû,  ibid. 
(-21  Ibid.,  1.  I,  p.  1  el  2. 


PHILOSOPHIE   MUDEIINE.    CHAP.    XI.  133 

phénomènes  psychologiques  les  lumières  qu'un 
tel  dessein  pouvait  faire  espérer.  Ses  vues  sont 
en  général  plus  sages  que  neuves.  Ce  qu'il  y  a  de 
particulièrement  digne  de  remarque  dans  ce  phi- 
losophe, partisan  éclairé  des  méthodes  expéri- 
mentales ,  spécialement  adonné  aux  sciences 
physiques,  c'est  que,  loin  de  concentrer,  comme 
Gassendi,  l'origine  de  nos  idées  et  de  nos  con- 
naissances dans  les  sens,  il  se  rapproche  beau- 
coup, sur  cet  important  sujet,  des  vues  des  plato- 
niciens, et  quelquefois  de  celles  de  Descartes  (1). 
H  entend  par  idée,  non  le  simulacre  imprimé 
sur  les  sens ,  mais  l'image  des  choses  que  l'àme 
conçoit  en  pensant  ('2).  D'où  il  suit,  dit-il,  qu'il 
y  a  deux  choses  à  considérer  dans  l'idée,  le  mode 
suivant  lequel  elle  appartient  à  l'àme  et  en  découle, 
et  la  propriété  en  vertu  de  laquelle  elle  repré- 
sente ou  montre  quelque  chose.  Duhamel  n'hésite 
pas  à  penser  que  les  idées  sont  en  elTet  des  iniagçs 
faites  à  l'imitation  des  objets  perçus  ,  et  que  leur 
mérite  respectif  consiste  en  ce  qu'elles  repré- 
sentent un  objet  plus  noble,  ou  l'expriment  plus 
fidèlement.  11  distingue  donc  l'idée  arclicujpe,  telle 
qu'elle  est  dans  l'esprit  de  l'artiste  pour  déter- 
miner son  ouvrage,  et  l'idée  ecitipe ,  moulée  en 
quelque  sorte  sur  l'objet  dont  elle  est  comme  la 


(I)  De  meult'  humanii,  1.  I,  c.  2,  ^  l  à  l  ;  1.  H,  c.  G. 

C^;  ibid.,  1. 1,  C  1,  ge. 


134  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

fipfure  ou  le  signe  (1).  «  Celle-ci  n'est  pas  l'ombre 
»de  l'objet,  elle  en  est  l'effigie  même  et  l'om- 
'  preinte;  elle  n'a  qu'une  même  nature  avec  son 
»  modèle  ;  elle  en  pénètre  l'essence  intime  ;  elle 
»  semble  lui  être  identique  :  admirable  énergie 
»de  l'esprit  humain  qui  ne  se  borne  pas  à  re- 
»  tracer  les  contours  des  choses ,  mais  qui  les 
»  saisit  ainsi  en  elles-mêmes  (2)  !  » 

Comment  l'idée  exprime-t-elle  fidèlement  l'i- 
mage de  la  chose  ?  Duhamel  convient  que  la 
réponse  à  cette  question  est  fort  ardue.  Il  re- 
jette au  loin  l'hypothèse  si  commode  des  espèces, 
adoptée  par  l'école.  Mais  il  ne  réussit  pas  à  lui 
substituer  lui-même  une  théorie  solide  (3).  Il  se 
réfugie,  avec  Platon,  dans  les  règles  immuables 
du  vrai,  dans  les  exemplaires  éternels  dont  l'en- 
tendement divin  est  le  siège  et  qui  gouvernent 
notre  raison ,  sans  admettre  cependant  que  cette 
lumière  céleste  soit  pour  nous  l'objet  d'une  vi- 
sion intuitive  (4). 

En  donnant  la  préférence  à  la  doctrine  des 
platoniciens  sur  l'origine  de  nos  connaissances, 
Duhamel  espère  néanmoins  pouvoir  la  concilier 
avec  celle  d'Aristote.  Deux  observations  lui  en 
paraissent  fournir  le  moyen  :  l'une,  c'est  que  les 


(1)  De  mente  Immanà,  1.  I,  c.  1,  §  A. 

(2)  ma.,  1. 1,  c.  'i,§5. 

{'?,)  Il)i(l.,  l.I,  c.  5,  §  3. 
(i)  IOi(l.,\.  Il,  c.  '6,i,  5. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XL  135 

notions  générales  ne  sont  pas  recueillies  des  idées 
sensibles;  l'autre,  c'est  que  les  notions  qui  sont 
déjà  imprimées  dans  notre  âme  ne  s'y  produisent 
cependant  qu'accompagnées  d'un  cortège  d'ima- 
ges qui,  sans  se  confondre  avec  elles,  lui  servent 
d'excitation  et  d'appui  (1). 

Le  mérite  du  traité  de  Duhamel  sur  la  nature 
humaine  consiste  principalement  dans  ses  consi- 
dérations sur  les  vices  qui  atteignent  nos  percep- 
tions, sur  les  moyens  de  les  prévenir  ou  d'y  por- 
ter remède,  sur  les  obstacles  qui  s'opposent  aux 
progrès  de  nos  connaissances  ,  considérations  qui 
sont  pleines  de  sens  et  d'utilité,  et  dans  les  dé- 
veloppements qu'il  a  donnés  à  la  méthode  induc- 
tive  proposée  par  Bacon,  développements  qu'il  a 
éclaircis  par  des  exemples  qui  font  bien  mieux 
comprendre  cette  méthode,  enseignent  bien 
mieux  à  l'employer,  que  n'avaient  fait  les  apho- 
rismes  souvent  obscurs  de  Bacon  lui-même. 

Parmi  les  vices  dont  nos  perceptions  peu- 
vent être  atteintes,  Duhamel  en  signale  un  qui 
eût  dû  le  rendre  plus  sévère  envers  sa  propre 
doctrine  des  idées  représentatives.  «  Une  grande 
).  confusion ,  dit-il ,  s'introduit  dans  les  idées  par 
«le  penchant  qu'a  l'esprit  humain  à  se  consi- 
..  dérer  lui-même  comme  la  règle  et  le  miroir  de 
«l'univers,  en  supposant  que  ce  qui  est  dans  sa 


(l^  De  uwnlc  liumaiia,  1.  Il,  c  -,  §  î^  '>  1  '<■• 


13t>  lUST.    COMP.    DES  SYST.    DK   PHIF,. 

»  pensée  doit  aussi  se  trouver  dans  les  choses  ;  de 
»  la  sorte  il  ramène  tout  à  la  forme  des  choses 
»  qui  lui  sont  propres  et  familières  (1).  »  Duhamel 
récuse  avec  raison  les  abstractions  mal  déduites, 
les  notions  mal  circonscrites;  en  général,  l'abs- 
traction lui  paraît  souvent  plus  dangereuse  qu'u- 
tile  (2). 

Quel  que  soit,  aux  yeux  de  Duhamel,  le  mérite 
de  la  méthode  d'induction ,  il  reconnaît  qu'elle  a 
aussi  ses  dangers.  «  Il  n'est  rien,  dit-il,  où  nous 
»  soyons  plus  exposés  à  errer  que  dans  les  induc- 
»  lions  fausses  ou  imparfaites.  Au  lieu  de  faire  une 
))  énumération  complète  et  de  résumer  exactement 
»  les  éléments  en  un  seul  faisceau  ,  nous  nous 
»  hâtons  de  généraliser,  nous  craignons  la  fatigue 
»  nécessaire  pour  pénétrer  ce  qui  est  le  plus  ca- 
»  ché  ,  nous  négligeons  les  faits  contraires  qui 
»  modifieraient  nos  conclusions.  La  vraie  induc- 
»  tion  embrasse  l'ensemble  de  toutes  les  expérien- 
»  ces  comparées  ;  c'est  pourquoi  la  voie  qu'elle 
»  ouvre  dans  les  sciences  n'a  point  été  frayée  pen- 
»  dant  tant  de  siècles ,  parce  qu'elle  est  laborieuse 
»  et  rebutante  (3).  » 

«  Cette  méthode  de  Bacon ,  trop  négligée,  a  pour 
»  objet  de  déterminer  quelles  sont  les  expériences 
))à  faire,  dans  quelle  fin,  de  quelle  manière  elles 


(1)  De  mente  hu7nanâ,  1.  II,  c.  7,  §  3. 

(2)  iMd.J.  Il,c.  7,  §10,  11,12,  12, 13,  li, 

(3)  ll'id.,  1.  111,  c.  7,  §1. 


PIllLOSOrHlE   MODERNE.    CHAP.    XI.  lo7 

»  doivent  être  employées  pour  en  tirer  dos  axiomes, 
»  c'est-à-dire  des  notions  générales ,  et  comment 
«  ensuite  ces  axiomes ,  à  leur  tour,  peuvent  être 
»  ramenés  à  l'application  et  à  la  pratique.  Elle  dé- 
»  couvre ,  par  une  suite  de  comparaisons ,  la  loi 
»  constante  et  simple  qui  régit  un  ordre  de  phéno- 
»  mènes  ;  elle  y  parvient  en  décomposant  ces  phé- 
»  nomènes  complexes  pour  en  dégager  la  condi- 
»  tion  simple  qui  leur  est  commune.  »  Parmi  les 
moyens  de  découvrir  la  cause  efliciente  ,  le  plus 
j)uissant ,  au  jugement  de  Duhamel  ,  est  celui 
auquel  Bacon  a  donné  le  titre  d'instanlia  cruc'is,  et 
qui  a  été  fort  célébré,  dit- il,  par  les  écrivains 
anglais  (1).  Il  l'explique  par  des  exemples  tirés  de 
découvertes  récentes  ;  il  éclaire  de  même,  par  des 
exemples  empruntés  aux  sciences  physiques,  les 
autres  règles  de  Bacon,  en  les  dépouillant  de  cette 
forme  mystérieuse  dont  leur  auteur  les  avait  trop 
souvent  enveloppées. 

Comme  Bacon ,  et  avec  Bacon  *  Duhamel  re- 
pousse l'empirisme  des  abords  de  la  science  ;  loin 
de  confondre  ce  procédé  mécanique  et  routinier 
avec  la  méthode  expérimentale ,  il  oppose  con- 
stamment l'un  à  l'autre.  «La  substance  de  la  vraie 
))  logique,  cette  marche  presque  inconnue  aux  éco- 
»les,  consiste  à  s'élever  de  l'effet  à  la  cause  pour 
«redescendre  ensuite  de  la  cause  à  l'effet;  il  faut 


(I)  De  meule  h.umunâ,  1.  UI,  c  8. 


138  HIST.    COUP.    DES  SYST.    DE   PHU,. 

»  s'attacher  surtout  à  ne  gravir  cette  échelle  que 
»  par  degrés ,  et  à  ne  pas  s'élever  trop  rapidement 
»  aux  principes  les  plus  généraux.  D'ailleurs ,  les 
))  notions  les  plus  universelles  et  les  plus  abstraites 
.)  sont  le  plus  souvent  stériles  pour  l'invention  (1). 
>.  La  raison,  privée  de  l'expérience,  est  un  navire 
»  sans  pilote;  l'expérience  ,  séparée  de  la  raison , 
»  demeure  aveugle  et  stérile.  Ce  qu'il  y  a  donc  de 
»  mieux  est  de  les  associer  étroitement ,  de  telle 
»  manière  que  la  raison  prédomine  (2).  La  méthode 
«expérimentale  de  Bacon  n'est  pas  une  simple 
«observation  passive;  elle  est  un  art  actif,  une 
a  industrie  ;  elle  enseigne  dans  quel  ordre  et  quel 
»  pian  les  expériences  doivent  être  faites,  comment 
»  elles  doivent  être  variées  ,  répétées  ,  étendues , 
«transformées,  appliquées,  afin  d'être  plus  utile- 
»  ment  employées  et  de  conférer  plus  de  certitude 
«aux  résultats  que  l'induction  en  peut  faire  sor- 
«tir  (â).  » 

J^' analyse  et  la  synthèse  sont  caractérisées  avec 
précision  par  Duhamel  ;  il  indique  l'emploi  pro- 
pre à  chacune  dans  les  sciences,  et  l'utilité  qu'on 
peut  s'en  promettre  (/i). 

En  applaudissant  aux  découvertes  des  moder- 
nes, en  adoptant  et  suivant  lui-même  la  carrière 


(1)  De  mente  humanà ,  1.  111,  c.  7,  §  7. 
("2)  Ibid.,  1.  111,  c.  7,  %-,'^. 

(3)  Ibul.,\.  111,  §4  et  sub'. 

(4)  luui.,  1.  m,  c.  G. 


PHILOSOPHIE   MODERME.    CHAP.    XI.  139 

que  Bacon  leur  avait  ouverte,  Duhamel  a  su  con- 
server pour  le  génie  des  anciens  le  respect  qui  lui 
est  dû.  Platon  et  Aristote  retrouvent  en  lui  un 
disciple  ,   mais  un  disciple  indépendant  ;   il   a 
exposé  et  résumé  leur  doctrine  avec  une  grande 
clarté  (1).  Dans  son  judicieux  éclectisme,  le  se- 
crétaire de  l'Académie  des  sciences  emprunte  à  la 
fois  des  vues  à  ces  deux  princes  de  la  philosophie 
antique  ;  il  en  emprunte  même  à  Démocrite  et  à 
Épicure;  il  professe  l'intention  de  consulter  toutes 
les  sectes  philosophiques,  de  les  concilier  entre 
elles  autant  qu'il  est  possihle ,  et  de  s'approprier 
tout  ce  que  chacune  a  de  vrai  (2).  «  Les  opinions  , 
»  dit-il ,  de  presque  tous  les  philosophes ,  tant  an- 
»  ciens  que  récents  ,  sur  les  principes  des  choses 
»  naturelles  ,    peuvent   être  rapportées    à  trois 
«chefs  principaux.  Il  y  a  en  nous  trois  facultés 
))  principales  destinées  à  la  connaissance  des  cho- 
))Ses:  l'intelUgence,  qui  perçoit  ce  qui  est  divin 
).  ou  le  plus  éloigné  des  sens  ;  l'imagination  ,  qui 
«non-seulement  reproduit,  mais  modifie  à  son 
>.  gré  les  simulacres  des  corps  ;    les  sens  exté- 
»  rieurs,  qui  en  reçoivent  les  impressions.  Or,  la 
»  plupart  des  anciens ,  sur  les  pas  de  Pythagore 
»  et  de  Platon  ,  ont  demandé  à  la  raison  seule 
y>  cette  origine  des  choses ,  à  laquelle  les  sens  et 
»  l'imagination  ne  peuvent  atteindre  ;  ils  ont  donc 


(I)   De  consensu  vcieiis  et  novœ  iihilosophia-;  llci'-iisT  IGÎo,  iii-8». 
[-1]  lbid.,\.  II,  c.  ],  §  1- 


liO  HIST.    COiMP.    DES   SYSÏ.    DE   PHIL. 

»  cherché  des  principes  métaphysiques  en  dehors 
»  des  choses  elles-mêmes.  Aristote  et  ceux  qui  ont 
»  suivi  ses  traces ,  conduits  par  un  mode  de  philo- 
»  sopher  qui  tient  le  milieu,  ont  donné  pour  fon- 
))  dément  aux  choses  cette  maiièrc,  cette  forme  qui 
»  appartiennent  aux  choses  elles-mêmes ,  qui  ne 
»  sont  point  saisies  immédiatement  par  les  sens 
»  ou  l'imagination ,  mais  déduites  par  la  raison  de 
»  ce  que  l'imagination  ou  les  sens  ont  perçu.  Leur 
»  exemple  a  été  imité  par  les  philosophes  qui , 
«comme  Démocrite  et  Épicure  ,  ont  recouru  à 
«l'hypothèse  des  atomes  et  conçu  certains  élé- 
»  ments  des  corps  qui  échappent  à  nos  sens  par 
»  leur  subtilité ,  qui  ont  admis  le  vide ,  et  ceux 
«qui,  comme  Descartes  et  d'autres,  ont  supposé 
»  une  matière  imperceptible,  certains  corpuscules 
»  doués  de  figures  et  de  mouvements  propres  à 
»  rendre  raison  des  phénomènes.  D'autres ,  enfin  , 
»  et  qui  ne  sont  point  à  dédaignej',  tels  qu'Hippo- 
»  crate,  ïhalès,  Diogène,  jugeant  d'après  les  sens 
«les  choses  sensibles,  n'ont  admis  d'autres  prin- 
»  cipes  que  ceux  dont  l'observation  atteste  l'exi- 
»  stence  :  ils  ont  donné  le  titre  d'éléments  aux 
»  corps  les  plus  simples  aperçus  dans  l'état  ordi- 
»  naire  de  la  nature ,  ou  obtenus  par  l'analyse  chi~ 
«mique  (1).  » 

De  ce  pointde  vue  où  il  s'est  placé  pour  examiner 


(1)  De  coxseusuveli'ris ,  elc  ,1.  ! ,  c.  1, 


PHILOSOPHIE   MODEBNE.    CHAP,    XI.  Ul 

les  (lifférenls  systèmes  philosophiques  ,  Duha- 
mel a  cru  apercevoir  aussi  les  moyens  d'emprun- 
ter à  chacun  d'eux  des  vérités  utiles,  en  leur  assi- 
gnant, en  quelque  sorte,  des  domaines  séparés.  Il 
a  réservé  à  Platon  le  premier  rang  et  l'empire  le 
plus  relevé,  celui  qui  embrasse  la  cause  première, 
le  monde  intellectuel,  les  décrets  de  la  Providence, 
les  types  éternels  du  beau ,  en  un  mot,  tout  le 
système  des  sublimes  rapports  de  la  nature  avec 
son  auteur  (1).  C'est  avec  une  prédilection  parti- 
culière, avec  un  enthousiasme  calme  et  profond 
tout  ensemble,  qu'il  a  rendu  ainsi  la  vie  à  cette 
belle  portion  de  la  philosophie  platonicienne.  Le 
moment  lui  en  paraissait  opportun.  «  Car  nous 
»  sommes  assiégés ,  dit-il ,  par  une  foule  de  philo- 
»  sophes  qui ,  se  confiant  trop  aux  sens ,  soutien- 
))  nent  qu'on  ne  peut  percevoir  que  des  corps , 
«opinion  qui  me  paraît  avoir  les  conséquences 
»  les  plus  funestes  pour  la  religion  et  pour  la  vie 
«humaine  (2).  »  Mais  si  Platon  règne  dans  la  ré- 
gion intellectuelle,  les  péripatéticiens  président  à 
un  second  empire  qui  occupe  une  région  moyen- 
ne ;  leur  investigation  est  diligente ,  leur  dialec- 
tique subtile  ,  leur  logique  habile  à  conclure. 
Duliamel  accorde  à  Aristote  la  théorie  qui  con- 
cerne ,  sinon  les  principes  élémentaires  et  réels 


(1)  De  consensu  veteris,  etc.,  1.  1,  c.  2  et  siiiv. 
[-2)  llld.,  Rntio  operis,  p.  3, 


142  niST.    COMP.    DES  SYST.   DE  PHIL. 

des  choses,  du  moins  ceux  de  la  connaissance 
que  nous  en  prenons ,  et  qui  sont  obtenus ,  non 
par  la  synthèse  ,  mais  par  l'analyse  de  notre  con- 
naissance elle-même,  tels  que  la  matière,  la.  forme 
et  la  privation  ;  il  lui  accorde  toute  cette  portion 
de  la  métaphysique  inférieure  qui  repose  sur  les 
notions  de  la  nature  sensible  (1).  Il  admet  Démo- 
crite  et  Épicure  à  chercher  dans  les  atomes  et 
dans  le  vide  les  conditions  élémentaires  des  phé- 
nomènes matériels  (2). 

Fontenelle  nous  apprend  qu'on  fit  un  grand  re- 
proche à  Duhamel  de  ne  point  s'être  rangé  sous 
la  bannière  des  cartésiens ,  et  lui-même  se  plaint 
de  ce  qu'on  l'a  accusé  à  tort  de  nourrir  des  pré- 
ventions contre  leur  philosophie  (3).  Il  n'en  don- 
ne pas  moins  à  Descartes  des  éloges  sincères  ;  il 
adopte  quelques-unes  de  ses  vues,  en  rejette  d'au- 
tres ;  il  soutient  contre  lui  l'existence  du  vide  ;  il 
ne  consent  point  à  faire  consister  la  nature  des 
corps  dans  les  trois  dimensions,  à  supposer  le 
monde  indéfini  dans  son  étendue,  à  considérer 
le  repos  comme  aussi  positif  que  le  mouve- 
ment, la  figure  et  la  situation  comme  des  qua- 
lités actives. 

Duhamel  fut  appelé  à  rédiger  pour  les  écoles  de 
la  Bourgogne  un  cours  complet  de  philosophie ,  et 


(1)  De  consensu  veteris,  elc,  1.  Il,  c.  1  et  2. 

(2)  Jbid.,].  !l,c.  3. 

(3)  ll)i(L,  1.  II,  c.  4,  §1. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XL  H3 

contraint  de  donner  à  ce  cours  les  formes  impo- 
sées par  l'usage  (1).  La  logique,  la  morale,  la 
métaphysique,  y  sont  donc  enseignées  comme  une 
suite  de  commentaires  sur  Aristote  ;  ce  sont  des 
questions  posées ,  des  thèses  énoncées ,  des  argu- 
ments à  l'appui ,  les  objections ,  les  réponses , 
toutes  les  conditions  de  l'enseignement  scoias- 
tique  :  et  cependant  Duhamel  a  eu  le  mérite 
d'introduire  dans  le  fond  même  des  idées  des 
améliorations  essentielles,  écartant  des  choses 
oiseuses ,  expliquant  des  choses  obscures ,  recti- 
fiant des  choses  inexactes.  L'Académie  respire 
secrèlcment  sous  cet  apparent  aristotéiisme  ;  les 
vues  des  philosophes  récents  s'unissent  déguisées 
aux  doctrines  anciennes.  Duhamel  a  eu  le  talent 
de  donner  même  à  son  style ,  condamné  à  subir 
une  loi  aussi  dure ,  toute  l'élégance  compatible 
avec  elle.  Dans  la  physique  du  moins,  qui  fait  la 
seconde  moitié  de  ce  cours,  il  retrouve  sa  liberté 
sous  le  premier  des  deux  rapports  ;  là ,  il  fait  en- 
tendre à  l'école  les  maximes  de  cette  philosophie 
expérimentale  que  l'école  n'avait  point  encore 
connue  ;  il  en  expose  les  fruits  tels  qu'ils  étaient 
obtenus  de  son  temps  ;  là ,  il  décrit  les  lois  de 
l'organisation ,  celles  qui  président  aux  êtres  ani- 
més ,  les  fonctions  des  différents  sens.  Nous  re- 
marquons, dans  son  chapitre  de  la  vision,  que  déjà 


(1)  Piiilosophia  velus  et  nova  ad  usum  schohr  uccommodrita;  2  vol. 
iii-4,  i'aiis,  l(iS4. 


\fl'\  mST.   C.OMP.    Dl.S   SYST.    1)1.   riiif., 

il  (lislingue  les  perceptions  dues  iniinédiatenient 
à  la  vue,  des  jugements  qui  en  sont  déduits  par 
un  raisonnement  de  l'esprit,  et  range  parmi  ces 
derniers  ceux  que  nous  portons  sur  les  distances 
çt  les  grandeurs  (1). 

La  latinité  de  Duhamel  est  pure,  exquise  même  ; 
mais  il  écrivait  en  latin,  pendant  que  Descartes  et 
Malebranche  écrivaient  en  français.  11  voulait  con- 
cilier toutes  les  opinions,  pendant  que  Descartes, 
IVlalebranche,  énonçaient  des  systèmes  entière- 
incnl  neufs.  11  eut  donc ,  il  dut  avoir  peu  de  suc- 
cès, exercer  peu  d'influence  dans  cette  portion  de 
la  société  qui  déjà  se  familiarisait  avec  les  sciences 
pliilosophiqucs.  Mais  il  rendit  du  moins  un  service 
considérable  à  l'enseignement  public  en  France 
pai-  la  publication  de  son  cours  de  philosophie,  et 
nous  nous  plaisons  d'autant  plus  à  le  faire  valoir, 
qu'on  semble  en  avoir  trop  peu  tenu  compte.  11 
ramena  cet  enseignement  d'une  manière  paisible, 
insensible  et  graduelle,  à  s'occuper  d'objets  plus 
positifs  et  plus  utiles ,  à  s'exprimer  dans  un  lan- 
gage plus  clair.  Ce  bienfait  ne  se  borna  pas  à  la 
France.  Les  ouvrages  de  Duhamel  furent  transpor- 
tés par  les  jésuites  dans  leurs  missions  d'Orient  ; 
ils  y  furent  traduits ,  ils  furent  présentés  à  l'em- 
pereur de  la  Chine;  ils  alimentèrent  ce  commerce 
intellectuel  qui  communiquait  à  ces  régions  loin- 


(I)  l*lulosoj)hiu  velits  et  nom  ad  ksiiw  schohv  accoiiimodiUa ,  t.  li. 
—  l'iiiisira'  |i:irs  15.  inu'I.  I,  dissori    '<\,  r.  (i. 


PHILOSOPIIIF.   MODERNE.    CHAP.    Xî.  l/|5 

laines,  avec  les  lumières  de  l'Évangile,  les  sciences 
de  l'Europe  (1). 

-  Une  direction  d'idées  semblable  à  celle  que  nous 
offrent  Gassendi  et  Duhamel  se  retrouve  encore 
dans  l'abbé  Mariette  :  les  sciences  positives  le 
conduisent  à  la  philosophie.  Sa  logique  (2)  est  le 
fruit  des  réflexions  que  l'étude  de  ces  sciences  lui 
avait  suggérées  et  de  l'expérience  qu'il  y  avait 
acquise  sur  les  procédés  de  l'esprit  humain.  Sa 
philosophie  se  rapporte  essentiellement  à  ces  di- 
rections pratiques  dans  l'investigation  de  la  vérité  ; 
c'est  encore  l'induction  qu'il  conseille ,  mais 
sans  lui  donner  ce  titre.  11  emprunte  aussi  quel- 
ques préceptes  aux  géomètres,  et  se  rapproche 
en  partie  de  leur  mode  d'exposition.  Il  com- 
mence par  présenter  quelques  demandes,  comme 
autant  de  conventions  avec  son  lecteur  ;  il  éta- 
blit ensuite  quatre  ordres  de  principes  fonda- 
mentaux ;  enfin ,  dans  quatre  discours ,  il  déve- 
loppe successivement  sa  méthode. 

Le  premier  ordre  de  principes  de  l'abbé  Mariotte 
ne  renferme  que  des  propositions  fondamentales 
du  raisonnement ,  relatives  aux  caractères  des 
vérités  premières  et  déduites ,  intellectuelles  et 
sensibles.  Le  deuxième  ordre  comprend  les  pro- 
positions ïoudsLUienitiles  des  sciences  des  clioses  natu- 
relles, et  présente,  sur  les  causes,  les  substances  et 

(i)  V.  l'éloge  do  Duhamel  par  l'oiUenelle. 

(2)  Essai  de  loijlque  contenant  les  principes  des  sciences,  elc;  Pa- 
ris, 1678,  in-8°. 

11.  10 


l/r6  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE  PHIL. 

les  qualités,  une  théorie  sommaire,  solide  en  elle- 
même  ,  simple  et  claire  dans  son  expression.  Les 
principes  du  troisième  ordre,  non  moins  judi- 
cieux ,  sont  plus  neufs  ;  ce  sont  ceux  des  vérités 
vraisemblables.  L'abbé  Mariotte  est  l'un  des  pre- 
miers qui  aient  reconnu  et  la  nécessité  et  la  possi- 
bilité d'une  logique  des  vraisemblances;  il  est  le 
premier,  peut-être,  qui  ait  essayé  de  l'établir. 
Il  a  indiqué  comment  la  vraisemblance  peut 
s'élever  jusqu'à  la  certitude  (i),  comment  la  cer- 
titude peut  commencer  à  se  transformer  en  vrai- 
semblance (2) ,  comment  les  hypothèses  peuvent 
atteindre  un  degré  plus  ou  moins  haut  de  pro- 
babilité (â)  ;  il  a  appliqué  ces  considérations  à  la 
recherche  des  lois  de  la  nature  ,  aux  résultats  des 
expériences ,  au  témoignage  des  hommes.  Il  a  été 
moins  heureux  et  se  montre  moins  remarquable 
dans  le  quatrième  ordre  des  principes,  celui 
des  principes  moraux.  Il  y  caractérise ,  mais 
d'une  manière  trop- vague,  les  actions  vertueuses 
comme  offrant  une  certaine  convenance,  nous 
rendant  plus  parfaits  et  étant  un  bien  par  elles- 
mêmes  {(i).  Il  y  proclame,  avant  Thomasius, 
cette  grande  et  belle  loi  :  Il  faut  faire  ce  qui  est  le 
mieux;  mais  il  l'altère  en  ajoutant:  ou  ce  qui  nous 


(1)  Essai  de  logique,  part.  1  ,  §  42. 

(2)  Ibid.,  ibld.,  §  46. 

(3)  Ibid.,  ibid.,  §47,48,49,53. 

(4)  ibid,,  ibid.,  ^  76  et  suiv. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.   tl.  147 

est  le  meilleur  (1  ),  et  né  sait  ni  en  déterminer  avec 
précision  la  valeur,  ni  en  développer  l'emploi. 
Toutefois,  il  y  présente  aussi  quelques  vues  justes 
sur  les  rapports  de  la  volonté  avec  la  croyance  (2). 
L'abbé  Mariotte  trouve  difficile  de  raisonner 
sur  les  propositions  intellectuelles  de  l'ordre  sur- 
naturel ou  métaphysique  ;  car  nous  connaissons, 
suivant  lui ,  peu  de  principes  qui  puissent  y  ser- 
vir, et  nous  ne  pouvons  déterminer  d'une  manière 
exacte  les  idées  sur  lesquelles  elles  roulent  (3). 
Il  est  également  presque  toujours  impossible ,  à 
son  avis,  de  savoir  ce  que  les  choses  sont  en  elles- 
mêmes.  «  Nous  ne  connaissons ,  dit-il ,  les  choses 
»  naturelles  que  par  les  effets  qu'elles  produisent 
»ou  reçoivent  dans  leurs  rapports  avec  les  autres 
«choses  ou  avec  nous-mêmes  [Jx).  Nos  sens  ne 
»  nous  représentent  point  ce  que  les  choses  sont  en 
»  elles ,  mais  seulement  ce  qu'elles  sont  à  notre 
«égard  (5).  »  Du  reste,  il  a  eu  le  mérite  de 
saisir  et  d'exposer  l'utilité,  la  nécessité  môme  de 
l'alliance  des  propositions  intellectuelles  aux  pro- 
positions sensibles  pour  féconder  ces  dernières , 
et  même  souvent  pour  les  prouver  ;  il  a  expliqué 
par-là  les  avantages  que  la  science  retire  de  l'ap- 


{\)  Essai  de  logique,  part,  1,  §  83. 

(2)  Ibid.,  p.  06  et  suiv.;  part.  2,  2'  discours,  arl.  3„  p.  151. 

(3)  Ibid.,  part.  %  1"  discours,  art.  1,  p.  HU. 

(4)  Und.,  ibid.,  art.  2,  p.  1-2G. 
(j)  Ibid.,  ibid.,  p.  130. 


1Zj8  HTST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHir.. 

plicalion  de  la  géométrie  à  la  physique ,  et  il  a 
éclairé  ces  maximes  par  des  exemples  (1).  On 
reconnaît  ici  un  disciple  de  Galilée.  On  est  tenté 
de  croire  que  Bacon  a  suggéré  à  l'abbé  Mariette 
les  maximes  ou  règles  naturelles ,  qu'il  appelle  prin- 
cipes d'expérience  :  c'est  l'ombre  trop  incomplète 
d'un  tableau  des  lois  générales  de  la  nature  (2). 
C'est  encore  sur  les  traces  de  Bacon  qu'il  indique 
quelques-uns  des  obstacles  qui  s'opposent  aux 
progrès  des  sciences  naturelles,  mais  en  trouvant 
encore  à  présenter  sur  ce  sujet  des  vues  nouvel- 
les (o).  C'est  par  des  exemples,  plus  encore  que 
par  des  préceptes,  qu'il  indique  la  marche  à  suivre 
dans  la  recherche  des  causes  naturelles  (k) ,  et  la 
méthode  à  observer  dans  la  démonstration  des 
vérités  expérimentales  (5). 

L'abbé  Mariette  hésite  sur  la  question  de  savoir 
si  toutes  nos  idées  viennent  des  sens ,  et  la  trouve 
difficile  à  résoudre  ;  il  affirme  seulement  que  la 
plupart  de  nos  connaissances  viennent  des  im- 
pressions reçues  par  les  sens.  Il  admet,  au  reste, 
ainsi  que  Locke,  avec  les  sens  externes,  im  senti- 
ment intérieur  qui  nous  rend  témoignage  de  l'exi- 


(1)  Ensai  de  logique,  purl.  2,  2«  discours,  p.  72;  art.  2,  p.  120, 
124;  3^-(iis((.ms,  p.  195. 

(2)  lOid.,  ilnd.,  2*^  discours,  art.  2,  p.  122. 
(à)  Ibid.,  ibid.,  p.  130. 

(4)  Ibid.,  ibid.,  p.  134. 

{[j)  Ilid.,  ibid.,  3^  discours,  p.  181  et  suiv. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CIIAP,    XL  1^9 

stence  de  notre  pensée ,  et  sur  lequel  se  fonde  la 
réminiscence  (1).  Mais  il  n'admet  pas  que  nous 
connaissions  l'essence  même  de  la  pensée,  les 
idées  que  nous  avons  de  notre  esprit  et  de  ses 
facultés  (2).  11  n'en  décrit  pas  moins  avec  exacti- 
tude et  clarté  les  opérations  principales  par  les- 
quelles l'esprit  humain  exerce  son  activité  (3).  11 
ne  cite  jamais  Descartes,  ne  lui  emprunte  aucune 
vue ,  aucune  opinion ,  quoique  sans  doute  il  ait 
cédé  à  la  noble  émulation  que  devait  lui  inspirer 
un  tel  exemple. 


ÎNOTE  A. 

.Tonsiiis,  dans  iin  mouvement  d'indip^nation  contre  Gas- 
sendi ,  l'appela  le  plus  violent  calomniateur  d'Aiistote 
[Descript.  hist.  phil.,  Mb.  3,  e.  31).  Morhoff  ne  vit  que  des 
jeux  frivoles  dans  les  Exercices  paradoxiques  (Polijhistor., 
tom.  2,  lib.  1,  cap.  12,  parag.  3).  Engelke,  de  Rostock,  ne 
lança  pas  moins  de  quatre  dissertations  successives  contre  Gas- 
sendi, pour  venger  l'honneur  du  philosophe  par  excellence  et 
justifier,  soit  sa  doctrine,  soit  sa  logique. 

NOTE  B. 

L'estimable  Tennemann,  en  rendant  témoignage  à  l'amour 
de  la  justice  qui ,  dans  la  première  édition  de  cet  ouvrage , 


(1)  Essai  de  lofjique,  ¥  discours,  p.  210,  229,  230. 

(2)  Ibid.,  ïbid.,  p.  225. 
(:{)  Ibid,,  iOid..  p.  227. 


150  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

nous  avait  porté  à  réclamer,  pour  la  mémoire  trop  négligée  de 
Gassendi,  les  hommages  qui  lui  étaient  dus,  pense  cependant 
que  la  nationalité  du  Français  se  montre  trop  fortement 
dans  ce  que  nous  avons  attribué  de  mérite  au  chanoine  de 
Digne.  Nous  pouvons  cependant  invoquer,  en  faveur  de  notre 
illustre  compatriote,  le  suffrage,  de  Tennemann  lui-même  et 
celui  du  savant  Buhle,  qui  tous  les  deux  ont  jugé  Gassendi 
digne  d'une  si  grande  attention,  qu'ils  lui  ont  consacré,  clans 
leurs  histoires  respectives  de  la  philosophie,  une  exposition 
beaucoup  plus  étendue  que  celle  que  nous  avons  cru  pouvoir 
lui  accorder  ici  (Tennemann,  Histoire  de  la  philosophie^ 
tome  8,  pages  140  à  175;  Buhle,  Histoire  de  la  philosophie 
moderne,  3'  part.,sect.  2,  pages  87  à  223).  Les  Français  n'ont 
point,  en  général,  le  tort  d'avoir  porté  trop  haut  le  mérite 
des  philosophes  qui  appartiennent  à  leur  nation;  souvent  ils 
ont  porté  à  l'excès  la  sévérité  de  leurs  critiques  contre  leurs 
propres  compatriotes.  Pour  nous ,  en  témoignant ,  comme 
nous  croyons  l'avoir  toujours  fait,  la  plus  sincère  estime  pour 
les  services  rendus  par  les  philosophes  étrangers,  après  avoir 
fait  connaître  à  la  France  plus  d'un  philosophe  étranger  qui 
en  était  ignoré,  nous  avons  cru  que,  sans  manquer  à  l'impar- 
tialité, nous  pouvions  rappeler  à  l'estime  et  à  la  reconnaissance 
de  la  France  un  philosophe  que  l'éclat  des  succès  de  Descartes 
avait  certainement  trop  éclipsé. 

ÎSOTE  C. 

Mou  respectable  ami  Dugald  Stewart  ne  s'est  point  assez 
dciéntiu  de  l'erreur  que  nous  signalons  ici  ;  il  a  paru  assimiler 
constamment  les  gassendistes  aux  hobbistes.  11  a  accusé  Gas- 
sendi d'avoir  entièrement  méconnu  cette  faculté  de  réflexion 
si  bien  explorée  par  Locke.  Nous  croyons  qu'il  se  fût  défendu 
de  cette  méprise  s'il  eût  découvert,  dans  la  volumineuse 
physique  de  Gassendi,  les  passages  où  la  nature  spirituelle  de 
l'entendement  est  si  hautement  reconnue,  où  la  faculté  de  ré- 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    M,  151 

flexion  est  si  expresséonent  avouée  comme  l'une  des  p!opii(''- 
tés  caractéristiques  de  l'entendemetit.  (F.  la  traduction  de 
V Histoire  abrégée  des  sciences  métaphysiques  ^  morales  et 
politiques^  etc.,  de  Dugald  Stewart,  par  M.  Buchon  ;  Paris, 
1823,  part.  2,  chap.  l,  pages  32,  56,  etc.) 

NOTE  D. 

Derodou  était  aussi  et  surtout  théologien.  Il  était  né  dans  le 
Dauphiné,  et  mourut  à  Genève  en  1661.  Senebier  donne  la  liste 
de  ses  ouvrages  dans  l'Histoire  littéraire  de  Genève.  Nous  avons 
sous  les  yeux  sa  Logique,  sa  Métaphysique  ,  le  résumé  qu'il 
a  donné  de  l'une  et  de  l'autre,  sa  Physique  ,  sa  Morale  ,  ses 
Discussions  sur  la  liberté  et  sur  l'être  réel,  tous  en  latin, recueil- 
lis en  2  vol.  in-4<' ,  dont  le  premier  porte  pour  titre  Opéra 
phihsophica.  Dans  ce  titre  il  est  appelé  philosophas  nuUi 
secundus^  celeberrimus  Derodo. 

NOTE  E. 

Le  système  professé  par  ceux  que  Derodon  appelle  les  pros- 
cindentes  consistait  à  considérer  les  uuivcrsaux  comme 
détachés ,  par  une  abstraction  de  Vesprit,  des  objets  sembla- 
bles. Mais,  si  l'on  veut  savoir  comment  cette  opinion  est  ex- 
pliquée par  le  professeur ,  on  nous  permettia  de  citer  ici 
quelques-unes  des  quatorze  explications  données  par  lui ,  qui 
fourniront  en  même  temps  un  exemple  du  lanpage  alors  encore 
usité  dans  les  écoles ,  et  de  la  manière  dont  on  y  travestissait 
les  observations  les  plus  simples. 

«  1»  Humanitas  adœquata,  seu  in  communi,  nihil  aliud  est 
«realiter  praeter  humanitates  omnes  singulares,  scilicet  petrei- 
«tatem,  pauleitatem,  etc.,  etc.   * 

«S"  Humanitas,  ut  abstracta,  est  una  species  numéro , 
»quia  non  sunt  plures  species  humanitatis;  et  ideo  species  hu- 
«manitatis  seu  specietas  humanitatis  est  iiidividuum  ;  etcùm 
»eodem  modo  philosophandum  sit  de  specie  leonitatis,  de  spe- 


152  IIIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL.      . 

)i  cie  equinitatis  et  de  cœteris  speciebus  infimis,  clarum  est  om- 
»  nem  speciem  formaliter ,  id  est  omnem  specietatem  esse  indi- 
«viduam,  etc. ,  etc. 

»  3"  Genus  formaliter,  seu  genereitas,  est  species  quatenùs 
»  genereitas  est  abstracta  ab  hàc  et  illà  genereitate,  etc.,  etc. 
»(pars  2  Logicœ^  tract.  2,  c,  l,  art.  7).  » 

NOTE  F. 

Duhamel  était  un  ecclésiastique  de  la  plus  haute  piété  et  de  la 
vertu  la  plus  accomplie.  Rien  n'égalait  son  désintéressement; 
sa  simplicité  était  parfaite.  Il  cultivait  les  sciences  avec  une 
infatigable  ardeur,  mais  sans  aucun  autre  mobile  que  l'amour 
de  la  vérité.  Il  avait  été  curé  de  Neuilly-sur-Marne ,  et  chaque 
année  il  retournait  visiter  les  bons  villageois  auxquels  il  avait 
inspiré  autant  de  vénération  que  de  reconnaissance.  On  aime 
à  retrouver  d'aussi  beaux  caractères  chez  les  hommes  qui  ont 
cultivé  la  philosophie ,  et  ce  motif  n'a  pas  été  étranger  à  l'in- 
térêt que  nous  ont  inspiré  les  travaux  du  premier  secrétaire 
de  l'Académie  des  sciences. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XII.  153 


CHAPITRE  XII. 

Descaries. 

La  révolution  qui  était  appelée  par  tous  les 
bons  esprits,  que  des  penseurs  hardis  avaient  ten- 
tée sans  succès,  que  Bacon  même  n'avait  pu  exé- 
cuter, il  était  réservé  enfin  à  Descartes  de  l'ac- 
complir. 

Comme  Bacon ,  Descartes  a  reconnu  la  néces- 
sité de  reconstruire  dans  ses  premiers  fondements 
l'édifice  de  la  science  ,  et  de  rejeter  sans  dis- 
tinction tout  l'enseignement  établi;  comme  Ba- 
con, il  oppose  à  l'autorité  des  traditions  les  droits 
et  l'indépendance  de  la  raison  ;  comme  Bacon,  il 
a  senti  que  ce  grand  ouvrage  devait  commencer 
par  la  réformation  des  méthodes  ;  comme  Bacon, 
il  a  voulu  donner  à  l'esprit  humain  une  méthode 
nouvelle  et  sûre  pour  l'investigation  de  la  vérité; 
comme  Bacon,  c'est  aux  sciences  déjà  constituées 
qu'il  a  emprunté  les  procédés  dont  il  a  voulu  doter 
la  philosophie.  Les  reproches  que  fait  Descartes  à 
la  dialectique  de  l'école  sont  les  mêmes  que  ceux 
qui  lui  étaient  adressés  par  le  chancelier  d'Angle- 
terre (1).  Tous  deux  font  la  même  critique  du 

(1)  V.  spécialement  les  Principes  de  philosophie  de  Descarles, 


i5k  HIST.    COMP.    DES  SYST.   DE   PIIIL. 

syllogisme.  Du  reste ,  il  n'y  eut  rien  de  commun 
entre  ces  deux  esprits  supérieurs,  que  le  point  de 
départ  et  le  but  qu'ils  se  proposèrent,  si  ce  n'est 
la  franchise ,  la  droiture ,  l'austérité  qui  présidè- 
rent à  leurs  recherches.  Les  exemples  que  Bacon 
avait  demandés  aux  sciences  naturelles.  Descartes 
les  demande  aux  sciences  mathématiques.  Le  pre- 
mier saisit  le  flambeau  de  l'expérience  ;  le  second 
s'attache  à  la  chaîne  des  déductions  rationnelles. 
Le  premier  invoque  l'autorité  des  faits,  assem- 
ble, compare,  coordonne  les  observations;  le  se- 
cond invoque  l'évidence  intuitive  des  principes 
abstraits,  et  d'une  seule  proposition  fait  sortir  la 
suite  entière  des  démonstrations  dont  il  compose 
la  science.  Ce  que  le  génie  de  Bacon  avait  en  éten- 
due, celui  de  Descartes  l'a  en  persévérance.  Le 
premier,  avide  de  connaissances  positives,  se  pla- 
çait toujours  en  présence  des  réalités;  le  second, 
avide  de  combinaisons,  s'isole  de  l'univers  entier 
et  se  replie  en  lui-même,  se  confiant  aux  seules 
forces  de  la  méditation.  Le  premier  suppose  con- 
venu, précisément,  ce  même  témoignage  des  sens 
auquel  la  philosophie  du  second  se  termine  comme 
à  un  corollaire.  Le  premier  ne  s'adresse  guère 
qu'aux  savants,  sans  être  assez  constamment  leur 
égal  en  instruction  ;  le  second  descend  des  hau- 
teurs de  la  science  qu'il  a  enrichie  de  ses  propres 

préface,  et  la  Recherche  de  la  vérité  par  les  lumières  naturelles,  l.  XI 
de  l'édition  des  œuvres  de  Descartes,  publiée,  en  182G,  par  M.  Cou- 
sin, p.  oolj,  etc. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XII.  155 

découvertes,  et  se  met  à  la  portée  de  l'ignorant  lui- 
même.  Le  premier  se  borne  à  dresser  des  cadres, 
à  semer  des  germes  ;  le  second  crée  un  corps 
complet  de  philosophie  qui  embrasse  les  domai- 
nes de  l'intelligence,  ceux  de  la  matière,  et  le  sys- 
tème entier  de  l'univers. 

Descartes  avait  connu  les  belles  expériences  de 
Galilée ,  de  Torricelli ,  et  les  ouvrages  de  Bacon. 
On  a  commis  une  erreur  lorsqu'on  lui  a  repro- 
ché de  n'avoir  jamais  parlé  ni  du  premier,  ni  du 
dernier  de  ces  grands  hommes  (1).  Il  a  cité 
souvent  Galilée;  il  a  partagé  l'opinion  de  l'illustre 
victime  de  l'inquisition  sur  le  mouvement  de  la 
terre  autour  du  soleil,  etc.  (2),  mais  en  rejetant 
plus  d'une  fois  les  théories  de  ce  créateur  de  la 
mécanique  moderne.  Il  a  parlé  à  diverses  re- 
prises de  Bacon ,  et  annoncé  qu'il  avait  travaillé 
lui-même  d'après  quelques  vues  du  chance- 
lier d'Angleterre  sur  les  sciences  physiques  (3). 
Mais  ni  Galilée,  ni  Bacon  ,  ne  paraissent  avoir 


(1)  La  première  de  ces  erreurs  a  été  commise  par  Voltaire  ,  dans 
Tarticle  Cartésianisme  de  son  Dictionnaire  philosophique  ;  la  se- 
conde par  M.  Dugald  Stewart,  dans  son  Histoire  abrégée  de  la  phi- 
losophie. 

(2)  V.  sa  correspondance,  t.  VI  de  la  même  édition,  p.  239,  252, 
245,  246,  252;  i.  IX,  p.  186,  etc.,  etc.  —  Descaries  fut  très  effrayé 
du  procès  suscité  à  Galilée  par  l'inquisition,  et  de  la  condamnation 
qui  en  fut  l'issue  ;  il  hésita  quelque  temps,  pour  ce  iriotif,  à  publier 
ses  Principes  de  philosopliic. 

(3)  H)id.,\.\\,  p.  93,  210,  etc. 


156  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL.' 

exercé  la  moindre  influence  sur  la  direction 
qu'ont  suivie  les  idées  de  Descartes;  ils  ont  pu 
seulement  entiîetenir  son  émulation  dans  quel- 
ques recherches  relatives  à  des  applications  spé- 
ciales. Descartes  a  été  également  accusé  de  man- 
quer d'érudition  (1),  parce  qu'il  négligeait,  avec 
une  sorte  de  dédain ,  ce  luxe  et  cet  appareil  de 
citations  qui  était  la  manie  de  son  siècle.  Il  met- 
tait peu  d'importance ,  en  effet ,  à  s'enquérir  des 
opinions  de  ceux  qui  l'avaient  précédé  ;  il  n'a  pas 
cru  avoir  besoin  de  s'appuyer  sur  l'autorité  des 
anciens;  il  n'a  pas  jugé  nécessaire  de  faire  précé- 
der l'établissement  de  sa  doctrine  par  la  réfuta- 
tion de  celles  auxquelles  il  voulait  la  substituer. 
Une  fois,  cependant,  il  projeta  de  rédiger  et  de 
publier  une  réfutation  méthodique  de  la  philoso- 
phie scolastique  telle  qu'elle  était  alors  ensei- 
gnée par  les  jésuites  ;  il  rassembla  même  quelques 
matériaux  pour  cette  entreprise,  mais  il  y  re- 
nonça bientôt ,  justement  persuadé  que  le  système 
contre  lequel  elle  était  dirigée  croulerait  bien- 
tôt de  lui-même  (2) .  On  a  pris  beaucoup  de  peine 


(1)  Voltaire  a  aussi  adopté  légèrement  cette  accusation  ;  mais 
Leibniz  avait  été  plus  juste,  il  déclare,  dans  une  lettre  à  Pélisson, 
«  faire  un  très  grand  cas  de  Descartes ,  particulièrement  parce  quil 
se  montre  très  docte ,  et  qu'il  a  beaucoup  plus  lu  que  ne  le  croient  ses 
propres  sectateurs.  » 

(2)  V.  sa  correspondance,  spécialement  tome  VIII  de  ses  œu- 
vres ,  p.  348,  388,  561,  etc.,  etc.  —  11  redoutait  aussi  beaucoup  de 
s'attirer  la  défaveur  des  jésuites,  comme  on  le  voit  dans  toute  la 
suite  de  sa  correspondance. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  157 

pour  découvrir  divers  rapprochements  entre  cer- 
taines vues  de  Descartes  et  des  idées  déjà  émises 
par  des  penseurs  anciens  ou  modernes.  Pour 
disputer  ainsi  au  réformateur  français  le  mérite 
de  la  nouveauté  dans  une  partie  du  moins  de  ses 
théories,  Huet  aété  jusqu'à  Faccuser  d'un  plagiat 
universel;  mais  Descartes  est  bien  éloigné  de 
prétendre  au  titre  de  novateur  ;  il  reconnaît  ex- 
pressément lui-même  «  qu'il  ne  se  sert  d'aucun 
«principe  qui  n'ait  été  reçu  par  Aristote  et  par 
»  tous  ceux  qui  se  sont  jamais  mêlés  de  philoso- 
»pher  (1).  »  Il  se  félicite  même  de  se  trouver  en 
accord  avec  les  pères  de  la  science  parmi  les  Grecs  ; 
il  réclame  seulement  pour  lui-même  l'honneur 
d'avoir  mis  en  œuvre  les  éléments  déjà  connus. 
Descartes  s'est  persuadé  d'ailleurs  que  sa  philo- 
sophie se  légitimerait  suflisamment  par  elle  seule , 
subsisterait  par  ses  propres  forces. 

Au  milieu  de  ces  reproches  contraires  adres- 
sés à  Descartes,  voici  ce  que  nous  devons  re- 
connaître pour  être  juste  :  ce  que  Descartes  a 
en  commun  avec  ceux  qui  l'ont  précédé,  il  ne  l'a 
point  pris  chez  eux;  il  l'a  tiré  de  son  propre  fonds. 
Il  n'a  pas  emprunté;  il  s'est  rencontré,  sans  l'a- 


(1)  V.  en  particulier  la  lettre  à  un  jésuite,  t.  IX,  p.  176.  —  Ail- 
leurs il  reconnaît  que  sou  fameux  principe  :  Je  pense,  donc  je  suis, 
est  dans  saint  Augustin  [ibid.,  t.  Vlll,  p.  469);  ailleurs  encore,  que  la 
preuve  de  l'idée  de  Dieu  est  aussi  daus  Aristote  [tbid.,  p.  o20). 
V.  encore  tome  VI,  p.  334,  lettre  à'un  autre  jésuite,  et  le  Discours 
sur  la  niélhode. 


158  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE  PHIL. 

voir  prévu,  comme  il  arrive  souvent  aux  pen- 
seurs modernes  par  une  conséquence  presque 
inévitable  de  leur  position. 

Pendant  que  Descartes,  par  une  prudence  pra- 
tique qui  respire  dans  toute  sa  correspondan- 
ce (1),  se  défend  contre  l'accusation  d'innover, 
en  invoquant  le  nom  d'Aristote  dont  certaine- 
ment il  renversait  la  philosophie  par  ses  bases , 
ses  docliioes  ont  une  analogie  frappante  avec 
celles  de  Platon  dont  il  n'a  pas  prononcé  le  nom  ; 
il  va  même  jusqu'à  supposer  qu'aucun  philoso- 
phe ,  avant  lui ,  n'a  révoqué  en  doute  le  témoi- 
gnage des  sens  (2).  Le  refus  d'adhérer  au  témoi- 
gnage des  sens,  l'autorité  exclusive  attribuée  aux 
vérités  rationnelles ,  les  sciences  mathématiques 
appelées  à  servir  d'introduction  à  la  philosophie, 
la  théologie  naturelle  lui  servant  de  guide  et  lui 
prêtant  sa  sanction;  les  idées  innées,  placées  par 
Dieu  même  dans  l'entendement  humain  ;  la  mar- 
che qui  conduit  des  causes  aux  effets,  des  no- 
lions  générales  aux  faits  particuliers,  considérée 
comme  seule  légitime  ;  les  principaux  caractères, 


(1)  Indépendamment  des  soins  assidus  de  Descanes  pour  se  mé- 
nager la  bienveillance  des  jésuites ,  malgré  l'idée  défavorable  qu'il 
avait  de  leur  pliilosophie,  il  met  aussi  un  prix  extrême  à  obtenir 
le  suflrage  de  la  Sorbonne  et  l'appui  des  théologiens  pour  la  cause  de 
sa  philosophie,  qu'il  ne  craint  pas  d'appeler  la  cause  de  Dieu  même 
(V.,  notamment,  tome  Vlll,  p.  394). 

(2)  V.  la  préface  des  Principes  cle  philosophie. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  159 

en  un  mot,  de  la  philosophie  de  Descartes,  ap- 
partenaient déjà  à  celle  de  Platon  ;  toutefois,  Des- 
cartes n'a  point  suivi  les  mêmes  voies,  il  n'a  con- 
sulté que  lui-même. 

Descartes  avait  lu  Montaigne  et  Charron  ;  mais, 
quoiqu'il  ne  parle  nulle  part  de  l'impression 
qu'il  avait  reçue  de  cette  lecture,  on  serait  tenté 
de  croire  qu'elle  n'avait  pas  été  sans  quelque  in- 
fluence sur  lui.  On  dirait  qu'il  a  voulu  prendre  les 
choses  au  point  où  les  deux  philosophes  français 
les  avaient  laissées.  Ce  doute,  dans  lequel  Montai- 
gne s'est  mollement  reposé,  a  éveillé  au  con- 
traire le  génie  de  Descartes,  a  excité  toute  son  ar- 
deur. Rien  de  plus  opposé,  certainement,  que  leur 
marche  et  le  résultat  auquel  ils  sont  conduits. 
Montaigne  laisse  errer  ses  idées  dans  le  désordre, 
en  jouit  sans  les  approfondir;  Descartes  s'atta- 
che à  une  suite  de  déductions  qu'il  poursuit  avec 
une  infatigable  persévérance.  Le  premier  flotte 
sans  doctrines;  le  second  tendait  secrètement 
aux  doctrines  les  plus  positives,  et  établit  le 
dogmatisme  le  plus  affirmatif.  Et  cependant,  au 
milieu  même  de  ce  contraste,  on  rencontre  en- 
tre Montaigne  et  Descartes  une  certaine  consan- 
guinité. Ils  ont  déjà  cela  de  commun  entre  eux 
que  chacun  n'a  consulté  que  lui-même ,  et  a  fait 
consister  dans  ce  retour  sur  ses  propres  pensées  la 
vraie  manière  de  philosopher.  Ainsi,  même  dé- 
sir de  rendre  la  philosophie  accessible,  même 
talent  à  se  faire  entendre  du  lecteur,  parce  qu'ils 


160  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE  PHIL. 

ont  bien  su  s'entendre  eux-mêmes.  Pour  nous 
instruire,  ils  se  révèlent  à  nous  sans  réserve 
et  sans  détour.  Descartes  ,  comme  Montai- 
gne, enseigne  en  racontant  sa  propre  histoire, 
obtient  notre  confiance  en  nous  donnant  la 
sienne.  Tous  deux  ont  les  premiers,  et  tour  à 
tour,  revêtu  cette  forme  qui  est  devenue  la  phy- 
sionomie caractéristique  de  l'école  française ,  et 
qui  la  distingue  de  toutes  les  autres. 

Ce  qui  rend  Descartes  éminemment  original , 
c'est  que  sa  philosophie  est  comme  l'image  vi- 
vante de  lui-même;  il  s'y  peint,  il  y  respire  tout 
entier;  il  redit  fidèlement  au  public  les  entre- 
tiens qu'il  a  eus  avec  lui-même.  On  le  voit,  on  l'en- 
tend, on  converse  avec  lui  dans  un  tête-à-tête  que 
ne  trouble  la  présence  d'aucun  étranger.  Expose- 
t-il  sa  méthode?  c'est  en  racontant  sa  propre  vie 
et  en  nous  conduisant  sur  la  trace  du  chemin  qu'il 
a  parcouru  dans  le  cours  entier  de  ses  travaux. 
Établit-il  sa  doctrine?  c'est  en  nous  rendant  les 
confidents  de  ses  méditations.  Sa  doctrine  n'est 
elle-même  que  le  fruit  naturel  de  sa  manière  de 
procéder.  Il  n'est,  par  ce  motif,  aucun  système 
de  philosophie  qui  se  montre  d'une  manière  plus 
sensible  comme  le  développement  de  l'opinion  de 
son  auteur  sur  le  principe  des  connaissances  hu- 
maines. Car  c'est  dans  le  titre  primitif,  duquel 
l'esprit  humain  tire  son  droit  à  connaître^  que 
Descartes  découvre  les  éléments  de  la  science. 

En  faisant  un  retom^  sur  l'instruction  qu'il  a  re- 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  161 

cueillie  Jans  les  écoles,  Descartes  s'avoue  qu'il  n'en 
peut  être  aucunement  satisfait;  il  sent  le  besoin  de 
se  créer  à  lui-même  une  instruction  nouvelle  et 
plus  solide.  Il  veut  d'abord  connaître  le  monde , 
étudier  les  hommes  ;  il  cultive,  en  attendant,  les 
sciences  exactes,  noble  délassement  d'un  esprit 
actif  et  distingué.  Il  y  fait  des  progrès  rapides  ;  il  y 
résout,  comme  en  se  jouant,  les  plus  difficiles 
problèmes.  Il  est  frappé  de  voir  comment,  dans 
ces  sciences ,  les  vérités  naissent  les  unes  des  au- 
tres ,  comment  elles  sont  toutes  environnées 
d'une  éclatante  lumière.  Il  se  demande  si  les  mô- 
mes privilèges  ne  pourraient  aussi  être  obtenus 
))our  la  science-mère,  et  s'il  ne  pourrait  pas  ap- 
pliquer à  la  philosophie  les  mêmes  procédés  qui 
l'ont  dirigé  avec  tant  de  sécurité  et  de  succès 
jusqu'aux  plus  hautes  régions  des  mathéma- 
tiques. 

Alors  il  se  recueille  en  lui-même;  il  rejette 
sans  exception  toutes  les  opinions  dont  il  était 
imbu;  il  rejetle  même,  sans  hésiter  aussi,  tou- 
tes les  autorités  sur  lesquelles  ces  opinions 
étaient  assises  ;  il  rejette  le  témoignage  des  sens 
qui  l'a  souvent  trompé;  il  rejette  l'évidence  ra- 
tionnelle, l'évidence  mathématique  elle-même, 
parce  qu'il  suppose  qu'un  génie  malfaisant  aurait 
pu  être  assez  puissant  et  assez  perfide  pour  nous 
imposer  une  nature  telle  que  cette  évidence  ap- 
parente ne  fût  qu'une  illusion.  Il  reste  seul  en 
présence  do  son  doute;  mais  son  doute,  du  moins, 
II.  1 1 


162         HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

lui  est  resté.  Il  a  touché  le  fond  de  l'abîme.  S'il 
doute,  il  pense;  s'il  pense,  il  existe;  il  est  une 
substance  pensante.  Voici  un  premier  rayon  de 
lumière  :  c'est  du  sein  du  doute  lui-même  qu'il 
est  sorti.  Yoici  une  première  vérité  dont  la  con- 
viction est  pour  lui  aussi  complète  que  légitime. 
Dès  lors,  les  caractères  du  vrai,  les  conditions  de 
la  certitude ,  se  révèlent  à  lui.  Le  vrai  consis- 
tera dans  l'idée  claire  et  distincte;  on  pourra  af- 
firmer d'une  chose  tout  ce  qui  est  contenu  dans 
l'idée  d'une  chose ,  car  tels  sont  les  caractères  de 
la  première  vérité,  de  la  première  certitude. 
Mais  il  a  l'idée  d'un  Dieu,  c'est-à-dire  de  F  infinie 
perfection  ;  cette  idée ,  il'  n'a  pu  se  la  donner  à 
lui-même;  elle  doit  avoir  une  cause  qui  possède 
éminemment  tout  ce  dont  elle  est  l'image.  Cette 
idée  renferme  nécessairement  en  elle  la  notion 
de  l'existence;  Dieu  existe  donc.  Infiniment  par- 
fait, il  ne  peut  tromper;  créateur  tout-puis- 
sant, cause  première,  il  imprime  son  auguste 
sanction  au  témoignage  de  notre  raison  et  à 
celui  de  nos  sens,  lorsque  ces  témoignages  com- 
mandent notre  assentiment  d'après  les  lois  éta- 
blies par  lui-même.  La  notion  de  la  substance 
pensante  exclut  toute  notion  d'étendue  ;  le  té- 
moignage de  nos  sens ,  en  nous  avertissant  de 
l'existence  de  la  matière,  nous  la  révèle  sous  la 
condition  de  l'étendue ,  comme  la  plus  générale  ; 
l'âme  et  le  corps  sont  donc  distincts  l'un  de  l'au- 
tre, quoique  cependant  unis  l'un  à  l'autre.  Telles 


PHlLOSOPmn   MODERNE.    CÎTAP.    XIJ.  163 

sont  les  vérités  primitives  avec  lesquelles  dé- 
soniiais  Descartes  recomposera  la  science  entière. 
Car  il  estime  que  dans  le  domaine  entier  de  l'es- 
prit humain  ,  comme  en  géométrie  ,  les  connais- 
sances doivent  naître,  par  une  déduction  progres- 
sive et  non  interrompue,  d'un  petit  nombre  de 
vérités  primitives ,  nécessaires  ,  évidentes  par 
elles-mêmes.  De  là  encore  il  conclut  que  l'investi- 
i>,ation  de  la  vérité  doit  se  faire  en  allant  de  la  cause 
aux  eilets,  de  l'absolu  au  contingent,  du  simple  au 
composé;  que  la  physique  doit  dériver  de  la  méla- 
pliysique.  Sa  confiance  en  la  métaphysique  devient 
toile  qu'il  va  jusqu'à  lui  accoj'dei"  une  certitude 
et  une  évidence  plus  grandes  que  celles  des  ma- 
thématiques elles-mêmes  (1).  «La  pensée,  l'élen- 
»due,  expliquent  tout  l'univers;  l'une  préside 
»  au  monde  des  intelligences,  l'autre  à  celui  de  la 
»  matière.  » 

("est  ainsi  que,  du  fond  même  de  l'abîme,  il 
s'est,  d'un  vol  rapide  et  hardi,  élancé  jusqu'au 
sommet  des  cieux,  pour  redescendre  ensuite  sur 
la  terre,  et  que  du  doute  seul,  le  plus  complet, 
pris  pour  supposition  fondamentale,  il  a  fait  sor- 
tir le  dogmatisme  le  plus  affirma tif.  Aussi,  sa  con- 
fiance est  désormais  entière;  aucune  objection  ne 
l'ébranlé,  ne  l'alarme,  ne  lui  cause  même  la  plus 
légère  inquiétude  ;  il  ne  suppose  même  pas  qu'on 


(1;  CMivt'spoiKUiiicf,  l.  VI  lie  l;i  c.illecùon  de  ses  œuvres,  p.  109. 


16!l  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE  PIIIT.. 

puisse  ne  pas  le  suivre,  si  on  l'a  compris,  et  pour 
ce  motif  il  tolère  à  peine  la  contradiction;  il  se 
croit  plus  assuré  de  son  système  philosophique 
que  des  théorèmes  mathématiques  eux  -  mê- 
mes (1). 

Son  Discours  sui'  la  méthode ,  ses  Méditations ,  ses 
Principes  de  philosophie ,  ses  Règles  pour  la  direction 
de  l'esprit,  sa  Recherche  de  la  vérité  par  les  lumières 
naturelles  (A) ,  ne  sont  autre  chose  que  ce  même 
récit  que  nous  venons  de  retracer  rapidement,  re- 
produit sous  des  formes  diverses,  plus  ou  moins 
développé,  et  présenté  tour  à  tour  d'une  manière 
didactique  ou  théorique. 

C'est  un  mérite  éminent  de  Descartes,  mérite 
qui  suffirait  pour  rendre  à  jamais  son  nom  im- 
mortel ,  que  d'avoir  appelé  le  doute  à  l'entrée 
même  de  la  philosophie,  comme  un  moyen  de 
préparation  et  d'épreuve  pour  les  adeptes,  d'a- 
voir assigné  ainsi  au  doute  sa  vraie  place,  sa 
vraie  fonction ,  sa  vraie  utilité ,  d'avoir  admis  en- 
lin,  non  le  doute  déterminé,  mais  le  doute  sus- 
pensif. Toutefois,  il  est  permis  de  croire  que  ce 
doute  suspensif  lui-même  ne  fut  jamais  très  sé- 
rieux chez  Descartes  ;  que  déjà  les  doctrines  du 
dogmatisme  étaient  secrètement  arrêtées  dans 
son  esprit,  lorsqu'il  appela  à  son  secours  cette  es- 
pèce de  fiction  dans  l'intérêt  de  sa  démonstra- 


(1)  Eiiîlro  (lédicnloiio  dos  Mé'Ulatiims. 


PMU.OSOI'IIIE    -MODERNE.    CllAP.    XII.  165 

tion.  11  l'employa  presque  comme  une  sorte  d'ar- 
tifice pour  captiver  d'autant  plus  sûrement  ses 
lecteurs,  et  le  conçut  comme  l'un  de  ces  moyens, 
familiers  aux  géomètres,  de  faire  servir  une  sup- 
position de  base  à  une  suite  de  théorèmes ,  et  de 
faire  une  concession  à  ses  adversaires,  pour  s'en 
emparer  ensuite  avec  avantage.  Mais,  ici,  il  com- 
mit une  erreur  grave,  en  trahissant  son  dessein 
secret;  le  doute  cessa  d'être  pour  lui  une  simple 
abdication  des  préjugés,  une  précaution  de  la 
prudence;  il  devint  un  principe  actif,  universel, 
et  le  pivot  sur  lequel  dut  rouler  une  philosophie 
toute  positive. 

C'est  encore  l'un  des  mérites  éminentsde  Des- 
cartes d'avoir  compris  et  fait  comprendre  toute 
l'importance  de  la  méthode;  il  a  reconnu  (pie  la 
diversité  des  doctrines  provient  essentiellemeiiL 
de  la  diversité  des  voies  qui  sont  suivies.  11  n'a 
vu  dans  la  logique  et  la  dialectique  des  écoles 
que  des  méthodes  extérieures  ;  il  en  a  cherché 
qui  pénétrassent  dans  les  plus  in  linges  opérations 
de  la  pensée  (1). 

En  voulant  transporter  dans  la  philosophie  les 
méthodes  mathématiques,  Descai  tes  a  supposé  que 
la  philosophie  elle-même  n'admettait  que  des  véri- 
tés rationnelles  d'un  caractère  semblable  à  celui 


(1)  Discours  sur  lu  melhode,  pari.  1.  —  Rêijlcs  pmir  la  dirccHon 
de  l'esprit ,  pail.  1,  -iMéi;!e, 


i6()  HisT.  coMP.  ni;s  s^sr.  de  phil. 

des  vérités  mathématiques  (1).  «Toutes  les  con- 
»  naissances,  dit-il,  sont  de  même  nature,  et  ne 
»  consistent  que  daîis  la  composition  des  choses 
))  connues  (2).»  Aussi,  tous  les  procédés  qui  compo- 
sent sa  méthode  se  rapportent-ils  exclusivement 
à  cet  ordre  spécial  de  vérités.  Il  n'en  est  aucun  qui 
puisse  diriger  l'esprit  dans  l'investigation  des  faits, 
ou  dans  les  inductions  qui  servent  à  les  féconder 
en  les  généralisant.  Ces  préceptes,  d'ailleurs,  ne 
sont  pas  complets,  même  pour  la  classe  de  vérités 
auxquelles  ils  s'appliquent.  On  y  désirerait  plus 
d'ordre;  ils  manquent  souvent  de  précision.  Mais 
Descartes  a  donné  des  lois  précieuses  au  premier 
de  tous  les  arts,  à  l'art  de  la  méditation.  La  logi- 
que des  écoles  prescrivait  ies  formes  de  l'argu- 
mentation ;  Descartes  enseigne  à  bien  penser. 
Soit  que,  s'interdisant  de  chercher  ce  qu'ont 
pensé  les  autres,  ou  de  s'arrêter  à  ce  qu'il  soup- 
çonne lui-même ,  il  prenne  pour  règle  de  n'ac- 
cepter que  ce  qui  se  découvrira  à  lui  comme 
indubitable,  ou  par  l'intuition  immédiate,  ou  par 
une  déduction  légitime  (3)  ;  soit  qu'il  se  prescrive 
de  ne  rien  admettre  dans  ses  jugements  que  ce  qui 
se  présenterait  si  clairement  el  si  distinctement  à 
son  esprit  qu'il  n'eût  aucune  occasion  de  le  mettre 


('J)  Méditations,  préface.  —  Discours  sur  la  méthode,  pari.  2. — 
Règles  pour  la  direction  de  l'esprit,  part.  2,  règle  13,  elc,  etc. — 
Principes  de  philosophk',  pvéfaco. 

(2)  Ixègles  pour  la  direction  de  Vesprit,  \  ;Mi.  1,  règle  12,  p.  280, 

(3)  Ibid,,  part.  IjtOi^Io..- Uel  ;'•. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XII.  167 

en  doute;  soit  qu'il  s'attache  à  diviser  les  difficultés, 
à  conduire  par  ordre  ses  pensées  des  objets  les  plus 
simples  aux  plus  composés ,  à  faire  les  dénom- 
brements les  plus  entiers  et  les  revues  les  plus  gé- 
nérales (1);  soit  qu'il  recommande  de  commencer 
par  les  choses  les  plus  faciles,  de  s'arrêter  là  où 
l'on  ne  peut  comprendre,  de  savoir  limiter  et 
restreindre  l'objet  de  l'étude;  soit  qu'il  conseille 
d'exercer  son  esprit  à  retrouver  ce  que  d'autres 
ont  découvert,  et  de  le  fortifier  en  l'accoutumant 
à  parcourir  des  séries  étendues  (2);  toujours,  il 
ne  nous  impose  comme  précepte  que  ce  qu'un 
bon  esprit  pratique ,  alors  même  qu'il  ne  sonc^e 
point  à  se  le  définir.  Tontes  ces  directions  peu- 
vent être  rapportées  à  quatre  chefs  qui  embras- 
sent en  effet  toutes  les  opérations  de  l'esprit  hu- 
main dans  le  domaine  des  connaissances  abstrai- 
tes :  l'évidence,  l'induction  loiçique  ou  l'analyse, 
l'intuition,  la  déduction. 

L'évidence,  donnée  constamment  pour  condi- 
tion fondamentale  aux  travaux  de  la  raison,  s'ob- 
tient par  la  perception  à  la  fois  claire  et  dist'mrte  : 
claire,  parce  qu'elle  est  présente  et  ouverte  à 
l'entendement;  distincte,  parce  qu'elle  se  détache 
de  toute  autre  (3). 

(1)  V.  les  quati-e  règles  (\e  sa  mélhode,  Discours  sur  la  méthode, 
part.  2. 

(2)  Rt'i/lca  pour  ladlreclion  de  respril,  part.  1 ,  rèi^les  S,  6,  8,  10, 
11.  —  Discours  sur  la  méliiode,  pjisl.  (i. 

(3)  Priucipcf:  de plttlosoi'hie,  [n\i[-  \,  '^ii^-  l,  o,eW. 


168  iJJST,   coMP.   DES  svsr.   DE  PlIIt. 

L'induction  logique,  bien  différente  de  l'induc- 
tion de  Bacon,  qui  est  proprement  l'analyse  telle 
que  Condillac  l'a  plus  tard  préconisée  et  définie, 
l'induction,  employée  comme  instrument  logique, 
établit  et  détermine  l'état  de  la  question,  la  dé- 
gage, la  réduit ,  la  subdivise ,  et  procède  par  des 
énuméraitions  complètes  et  successives  (1). 

L'intuition,  source  de  toute  lumière,  est  la  con- 
templation inniiédiate  et  directe  des  vérités  primi- 
tives; elle  doit  être  claire,  elle  doit  être  complète, 
l'erreur  des  savants  est  de  vouloir  expliquer  les 
choses  qui  sont  connues  par  elles-mêmes.  Toutes 
les  notions  sont  simples  ou  composées;  les  notions 
simples  sont  celles  de  l'absolu;  elles  sont,  selon 
Descartes,  l'objet  de  l'intuition  (2). 

La  déduction  conduit  l'esprit  aux  notions  com- 
postées; mais  il  y  a  encore  un  acte  de  l'intuition  qui 
saisit  le  nœud  par  lequel  les  vérités  déduites  s'en- 
chaînent les  unes  aux  autres.  Descartes  n'établit 
point  ses  séries  par  classes ,  mais  par  chaînes  de 
conséquences  (3);  et  cela  s'explique,  puisque  sa 
méthode  ne  s'applique  point  aux  faits,  et  ici  nous 
rencontrons  de  la  manière  la  plus  sensil3le  la  di- 
vergence des  deux  routes  suivies  par  Bacon  et  par 


(1)  Règles  pour  la  direction  de  l'esprit,  etc.,   pari.  1,  règle  7; 
pari-  2,  rèi^lclo,  etc. 

(2)  Ibid.,   part.   1,   règle  6,  etc.  —  Principes  de  philosophie, 
part.  1,  art.  10. 

(3)  Règles  pour  la  direction  de  V esprit ,  part.  1 . 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    Xll.  169 

Descaites.  Or,  on  peut  déduire  les  choses  des 
paroles ,  le  même  du  même ,  le  tout  des  parties, 
ou,  réciproquement,  l'effet  de  la  cause,  ou  réci- 
proquement encore  (1). 

L'évidence  est  la  condition  fondamentale  de 
toutes  les  opérations  de  la  raison  dans  l'acquisi- 
tion des  connaissances,  pour  leur  imprimer  le 
caractère  de  la  légitimité;  l'induction  logique 
ou  l'analyse  les  prépare  et  les  résume;  l'intui- 
tion les  commence;  la  déduction  les  achève. 
Mais,  dans  toutes  ces  opérations,  ce  que  Des- 
cartes nous  recommande  surtout ,  et  par  ses 
conseils  et  par  ses  exemples,  c'est  cette  recher- 
che consciencieuse  du  vrai ,  qui  s'attache  à  ne 
former  que  des  jugements  solides,  qui  nous  ap- 
pelle à  nous  rendre  un  compte  sévère  de 
nos  propres  pensées,  qui  écarte  les  simples  pré- 
somptions, les  opinions  douteuses,  les  notions 
obscures,  qui  s'impose  le  devoir  de  ne  rien  lais- 
ser d'incomplet  (2),  et  qui,  dans  sa  sincérité  et  sa 
persévérance  ,  nous  assiste  certainement  bien 
mieux,  pour  la  découverte  du  vrai,  que  tous  les 
préceptes  artificiels  de  la  logique.  Toutes  les 
règles  pour  la  direction  de  l'esprit  peuvent,  se- 
lon Descartes,  se  réduire  à  ces  trois  points  :  voir 


(1)  Règles  pour  la  direction  de  Vesprit,  pari.  1,  règle  12. 

(2)  Vremière  et  quatrième  méditations. —  Discours  sur  la  mélhode, 
pan.  1,  etc.  —  Principfs  dephil.,  [^an.  i,dvt.  66.  —  Recherche  de 
la  vérité,  l.  XI. 


470         HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

comment  une  chose  s'offre  à  nous  spontanément, 
ou  comment  elle  est  connue  par  une  autre  et, 
dans  ce  cas,  de  quelles  choses  elle  peut  être  dé- 
duite. Une  comparaison  simple  et  claire  nous 
dispense  de  tout  secours  de  l'art. 

Du  reste,  toute  question  scientifique  peut  être 
réduite  à  la  solution  d'un  problème  mathémati- 
que, car  elle  renferme  une  inconnue  qu'il  s'agit 
de  dégager  et  d'expliquer;  cette  inconnue  doit  y 
être  désignée  par  quelque  chose  de  connu;  il  suf- 
fit donc  de  démêler  le  signe  qui  lui  appartient  ;  il 
faut  déterminer  les  conditions  de  cette  inconnue, 
en  évitant  également  d'y  faire  entrer  trop  ou  trop 
peu  (1).  Descartes  va  jusqu'à  supposer  que  sa 
méthode  peut  s'appliquer  à  la  médecine  (2). 

Quant  à  l'expérience ,  Descartes  ne  lui  accorde 
qu'un  office  entièrement  subalterne;  il  a,  en  gé- 
néral, peu  de  confiance  en  elle.  S'il  faut  la  consul- 
ter soi-même,  elle  exige  beaucoup  de  temps  et  de 
frais;  si  l'on  s'en  remet  au  témoignage  d'autrui, 
on  s'expose  à  être  abusé.  L'expérience  ne  peut 
que  remonter  des  effets  aux  causes ,  marche  que 
Descartes  condamne  constamment;  elle  ne  donne 
que  des  résultats  probables  et  trompe  souvent  ; 
elle  ne  peut  servir  qu'a  faire  discerner,  dans  les 
effets,   ceux  qui  doivent  particulièrement  fixer 


(1)  Règles  pour  ht  flireclion  de  f esprit,  part.  1,  roglc  12;  ]).Trl.  2, 
règles  13,  17.  i 8,  19,  elc. 

(2)  Corii'.-.jiondanct',  i,  VI,  [i.  M07. 


PHlLOSOnUE   MODERNE.    CHAP.    \11.  171 

noire  attention.  Cependant  elle  acquiert  plus 
d'utilité  à  mesure  que  nos  connaissances  s'éten- 
dent :  il  n'y  a  point  d'expérience  qui  ne  pût  de- 
venir utile,  si  l'on  connaissait  toute  la  nature  (1). 

Uescartes  n'a  pas  su  définir  avec  netteté  l'ana- 
lyse et  la  synthèse,  ni  distinguer  avec  précision 
ces  deux  méthodes;  il  a  supposé  qu'elles  pou- 
vaient être  transportées  en  philosophie  telles 
qu'elles  sont  employées  par  les  géomètres.  11  a 
cru  avoir  exchisivement  employé  l'analyse  dans 
ses  méditations  (2),  sans  doute  parce  qu'il  est 
parti  d'une  supposition  consentie,  je  douter  et  parce 
qu'il  est  remonté,  de  sa  propre  existence  comme 
ellét,  à  la  connaissance  de  Dieu  comme  cause  : 
cependant  la  preuve  de  l'idée  de  Dieu  est  émi- 
nemment synthétique.  Descartes,  une  autre  fois, 
a  essayé  d'établir  son  système  métaphysi(iue  d'a- 
près une  construction  synthétique  (3);  mais,  en 
comparant  les  deux  manièiesde  i)rocéder,  on  n'y 
trouve  réellement  qu'une  différence  de  rédaction, 
et  non  un  ordre  différent  dans  le  développement 
des  idées. 

Descartes,  au  reste,  a  soin  de  nous  prévenir 
qu'il  est  deux  sortes  d'esprits  auxquels  sa  méthode 


(1)  Discours  sur  la  méthode,  part.  6.  —  Principes  de  phih, 
part,  i,  art.  A.  —  Hcyles  p<'itr  la  direcdon  de  l'esprit,  [larl.  1,  rèi^le 
2.  —  Correspondance  ,  i.  V!ll,  p.  7o. 

(2)  RJi)<nsc  aux  iirt'^:fci  ts  o.'jccliuns,  l.  1.  p.  i  i''. 

(3)  Ibid.y  iàid.,  p.  itl. 


172  IIIST.    COMl'.    DES  SYST.    l)V.   PlIIL. 

ne  peuL  convenir:  elle  serait  dangereuse  pour  les 
esprits  impatients  et  présomptueux;  elle  est  inu- 
tile aux  esprits  modestes  qui  ont  assez  de  raison 
pour  se  contenter  de  suivre  les  opinions  des  au- 
tres (1).  S'il  en  était  ainsi,  on  serait  forcé  de 
convenir  que  Futilité  de  cette  méthode  se  trouve- 
rait assez  réduite. 

Descartes  a  traité  le  système  entier  des  con- 
naissances humaines  comme  chaque  ordre  de 
connaissances  en  particulier;  au  lieu  de  le  distri- 
buer, comme  Bacon,  en  une  vaste  classification, 
semblable  à  celles  des  naturalistes ,  il  a  voulu  en 
former  une  chaîne  dont  chaque  anneau  dépendît 
des  précédents,  à  la  manière  des  géomètres.  Voici 
l'ordre  de  subordination  qu'il  a  établi  entre  elles  : 
de  la  connaissance  de  l'âme,  l'esprit  s'élèvera  à 
celle  de  Dieu;  de  là,  il  cherchera  à  étudier  com- 
ment Dieu  a  créé  les  choses;  puis,  comment  nos 
sens  les  perçoivent  ;  puis,  comment  nos  connais- 
sances deviennent  fausses  ou  vraies.  Il  observera 
ensuite  les  travaux  de  l'industrie,  et  après  eux 
les  ouvrages  de  la  nature,  la  cause  des  change- 
ments qu'elle  subit,  l'architecture  des  choses 
sensibles;  de  là,  il  portera  sa  vue  aux  phé- 
nomènes du  ciel;  il  explorera  les  conclusions 
(in'on  en  peut  tirer;  il  examinera  les  relations  des 
choses  sensibles  aux  choses  intellectuelles ,  celles 


(1)  Discours  sur  la  mc'iliodc,  pari.  1. 


PHILOSOMlfE   MODERNE.    CHAP.    Xlt.  ilZ 

des  unes  et  des  autres  au  Créateur;  alors  il  fixera 
ses  regards  sur  l'immortalité  et  sur  l'état  futur  : 
c'est  seulement  lorsqu'il  aura  parcouru  toute  cette 
progression  qu'il  pourra  s'occuper  spécialement 
des  sciences  d'application.  Enfin,  après  avoir 
ainsi  achevé  l'éducation  de  l'esprit ,  Descartes 
appellera  la  volonté  à  recevoir  aussi  ses  direc- 
tions, et  il  lui  tracera  les  lois  du  juste,  il  lui 
apprendra  à  distinguer  le  bien  du  mal,  et  le  vice 
de  la  vertu.  Telle  est  la  route  qu'il  trace  à  son 
disciple  (1),  route  non-seulement  hardie,  témé- 
raire même,  mais  bizarre,  il  faut  l'avouer,  route 
qu'il  a  pratiquée  lui-même.  «Persuadé  que  la 
«science  doit  descendre  de  la  cause  à  l'effet,  de 
»  l'absolu  au  relatif,  il  veut  obtenir  avant  tout  les 
»  conditions  universelles  des  choses,  et  aller  au  de- 
»  vant  de  ce  qui  est,  parla  prévision  de  ce  qui  doit 
»  être  ('2).  La  philosophie  est,  à  ses  yeux,  non-seu- 
»  lement  cette  sagesse  pratique  qui  doit  diriger 
«l'homme  dans' la  conduite  de  la  vie,  mais  aussi 
«la  connaissance  parfaite  de  tout  ce  que  l'homme 
»  peut  savoir.  Elle  s'élève  comme  un  arbre  magni- 
»  fique  dont  la  métaphysique  compose  les  racines, 
«dont  la  physique  forme  le  tronc,  dont  les  bran- 
»  ches  sont   les  sciences  spéciales.  Ces  sciences 


{])  Principes  de  phil.,  prôfiice,  elc.  — Recherche  de  la  rerih',  l-u-,, 
t.  XI,  p.  3i3  el  suiv. 

(■2)  Discours  sur  la  méthode,  part.  G.  —  Pu'ijles  p.iur  la  dircclioii 
de  resprit ,  pari.  1 ,  loi^le  G, 


iTU  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PÎIIL. 

«peuvent  se  rapporter  à  trois  titres  principaux: 
))la  médecine,  la  mécanique  et  l'éthique;  si  elles 
«sont  seules  susceptibles  d'applications  immédia- 
»  tes,  c'est  que  les  fruits  de  l'arbre  pendent  à  ses 
«rameaux  (1).  » 

«  La  science  que  nous  possédons  jusqu'à  ce 
«jour  ne  se  compose  que  de  quatre  degrés. 
)'  Le  premier  comprend  les  notions  tellement  clai- 
'  res  qu*elles  peuvent  être  comprises  sans  le  se- 
»  cours  de  la  méditation  ;  le  second ,  ce  que  nous 
»  dicte  l'expérience  des  sens;  le  troisième,  ce  que 
«nous enseigne  le  commerce  des  autres  hommes; 
»  le  quatrième,  enfm,  ce  que  nous  pouvons  puiser 
»  dans  le  choix  des  meilleurs  livres.  Un  petit 
»  nombre  d'esprits  supérieurs  a  entrepris ,  il  est 
»  vrai ,  de  gravir  un  cinquième  degré  plus  sûr  et 
«plus  élevé,  en  se  livrant  à  l'investigation  des 
«causes  et  des  premiers  principes,  pour  en  dé- 
»  duire  les  raisons  de  tout  ce  qui  peut  être  su  ;  mais 
«aucun  n'y  a  réussi  jusqu'à  ce  jour  (2).  »  Avec 
une  semblable  opinion,  Descartes  a  dû  sans  doute 
chercher  à  renouveler  la  science  tout  entière. 
11  n'y  a  pas  eu  pour  lui  d'éclectisme  possible. 
Mais  quelle  injustice,  dans  un  tel  arrêt,  contre 
les  génies  de  tous  les  siècles!  Quelle  présomption 
dans  cette  assurance  d'avoir  réussi  à  exéculer 
l'ouvrage  dans  lequel  tous  ont  échoué!  C'est  là, 


(1)  Pr'incii)es  de  phiL,  \niiiuve. 
{'2)  ihïd.,  ïb:d. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.   XII.  175 

du  reste ,  ce  qu'on  avance  toutes  les  fois  qu'on 
veut  tenter  une  révolution  en  philosophie;  on 
veut  tout  détruire  pour  reconstruire  à  neuf.  Il 
nous  reste  à  voir  ce  qu'en  effet  Descartes  a  pu  lui- 
même  édifier. 

Sa  philosophie  repose  sur  deux  principes  : 
l'un  métaphysique ,  et  que  nous  appellerions 
cj  en  craie  ur  ;  l'autre  lo^'ique,  et  que  nous  appel- 
lerions régulateur.  Le  premier  s'exprime  par  la 
célèbre  proposition:  Je  penne,  donc  je  suis;  le  se- 
cond par  la  maxime  :  Toui  ce  qui  est  renfermé  dans 
l'idée  d'une  chose  peut  éire  ajjirmé  de  celte  chose.  Du 
premier  naissent,  par  une  suite  de  déductions, 
toutes  les  autres  connaissances;  le  second  sert 
de  critérium  à  la  vérité  et  garantit  la  légitimité 
des  connaissances.  L'un  est  comme  la  pierre  an- 
gulaire de  l'édifice,  et  l'autre  comme  l'équerre 
qui  détermine  l'aplomb  de  ses  assises. 

C'est  une  chose  hardie,  ingénieuse  et  piquante, 
que  d'avoir  fait  jaillir  du  sein  même  du  doute 
ce  premier  principe  positif  qui  deviendra  le  fon- 
dement de  toute  science.  Tous  les  adversaires 
du  septicisme  avaient  relevé  cette  contradiction 
inévitable  que  renferme  l'aflirmation  même  du 
doute.  Mais  il  était  réservé  à  Descartes  de  chercher 
dans  cet  aveu,  arraché  au  scepticisme,  une  fécon- 
dité inépuisable.  Toutefois,  dans  les  inductions 
qu'il  essaie  d'en  tirer  on  ne  saurait  voir  qu'un 
toi!)'  de  force,  un  vain  jeu  d'esprit;  Descartes 
s'est,  mépris  en  croyant  trouver  un  principe  là  où 


170  nlST.    COMP.    DES  SYSÏ.    DE  PIIIL. 

il  ne  devait  voir  qu'une  épreuve.  Le  scepticisme, 
échappant  facilement  à  la  surprise,  à  l'espèce  de 
piège  que  Descartes  lui  a  tendu,  ne  manquera  pas 
de  prendre  acte  des  concessions  exorbitantes  que 
celui-ci  vient  de  lui  faire,  et  pourra  se  refuser  aux 
corollaires  qu'on  veut  lui  imposer.   Est-ce  sé- 
rieusement qu'il  faudra  accorder  au  sceptique  de 
refuser  son  assentiment  même  aux  vérités  ma- 
thématiques ,  et  à  toute  autre  proposition  que 
celle  qui  est  contenue  dans  le  doute  lui-même  (1)  ? 
Est-ce  sérieusement  qu'on  nous  impose  d'atten- 
dre  un  âge  avancé  pour  sortir  d'une  situation 
aussi  cruelle?  Et  si  Descartes  y  est  demeuré  neuf 
ans  (2),  combien  les  hommes  ordinaires  y  de- 
vi'ont-ils  rester  arrêtés?  Croit-on  qu'il  sera  pos- 
sible en  effet,  suivant  son  bon  plaisir,  d'excepter 
de  ce  doute  absolu  et  suspensif,  et  la  croyance 
religieuse,  et  la  morale  pratique,  et  en  général 
tout  ce  qui  appartient,  non  à  la  contemplation, 
mais  à  l'action  (3),  comme  s'il  ne  fallait  pas 
quelques  convictions  de  la  raison  pour   servir 
d'appui  à  ces  croyances  et  à  cette  conduite?  Que 
si  on  peut  cependant  sauver  du  naufrage  cette 
vérité  :  Je  pense^  donc  je  suis,  conmient  ne  pas  ac- 


(1)   Deuxième  méditation.  —  Discours  sur  la  méthode,  pari.  1  el  5 

—  l'r.ucipesde  phi!.,  \r.in.  1,  art.  3  el  5. 

[i)  Vrcinière  tnéd't talion. —  Discours  sur  la  méthode,  pari.  3, 
Ç\,  Discours  sur  /,/  méthode,  pirl.  !!  ri  i.  —  principes  de  phil., 

part.  1.  art.  1. 


PIIFLOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIT.  177 

corder  la  môme  sauvegarde   à   d'autres  vérités 
manifestées  par  le  même  témoignage  immédiat 
de  la  conscience  intime  que  le  fait  du  doute  et  de 
la  pensée?  Et  c'est  en  effet  ce  que    Descartes 
ne  tarde  pas  à  reconnaître  pour  tous  les  faits 
que  révèle  ce  témoignage ,  puisqu'ils  nous  sont 
connus  au  môme  titre,  puisque  ce  mot  :  je  pense, 
n'est,  dans  le  langage  de  Descartes  lui-même, 
que  l'expression  générale  et  commune  de  tous  les 
phénomènes  variés  qui  appartiennent  à  l'enten- 
dement et  à  la  pensée  (1).  On  pourra  dire  non- 
seulement  je  pense,  mais  je  pense  telle  ou  telle  chose. 
Ce  n'est  pas  tout;  si  Descartes  rejette  les  vérités 
mathématiques,  il  est  contraint  cependant  d'ad- 
mettre implicitement  une  foule  d'axiomes  mé- 
taphysiques, pour  conclure  de  ce  fait  primilif 
aux  propositions  qu'il  va   établir,  alors  même 
qu'il   n'avouera  pas  expressément  cette  néces- 
sité. Nous  le  verrons  établir  ce  premier  point  : 
qu'i/  est  une  substance  pensante;  puis  il  devra  sup- 
poser et  la  loi  de  la  causalité ,  et  l'axiome  qui 
fait  conclure  de  l'attribut  à  la  substance,  et  celui 
qui,  à  tort  ou  à  raison,  lui  fait  considérer  l'exis- 
tence comme  une  perfection,  et  celui  qui   lui 
fait  admettre  que  l'être  parfait  ne  peut  tromper, 
et  d'autres  axiomes  encore  sur  la  réalité  objec- 
tive, sur  l'infini,  sur  les  conditions  qui  doivent 
se  trouver  formellement  et  éminemment  dans  la 


fi)  !'rincipes  de  phil.,  part.  I,  aii.  !),  '-'â,  etc. 
1!. 


178  TITST.    COMP.    DES  SYST.    DE   riTlT,. 

cause  (1),  conditions  qu'on  lui  contestera  peut- 
être  (B).  Sur  quel  fondement  même  conclut-il 
de  la  pensée  à  son  existence  (C)  ? 

Quelle  que  soit  l'extrême  rapidité  avec  laquelle 
Descartes  se  hâte  de  parvenir  à  l'existence  de  Dieu 
en  partant  du  doute  absolu,  il  suppose  donc,  dans 
l'intervalle  qui  les  sépare  l'un  de  l'autre,  un  cer- 
tain nombre  de  vérités  nécessairement  reconnues, 
et  on  est  fondé  à  se  demander  pourquoi  une  foule 
d'autres  vérités  parallèles  ne  seraient  pas  admises 
au  môme  titre,  pourquoi  il  est  nécessaire  de  re- 
courir à  la  véracité  de  Dieu  pour  obtenir  en 
faveur  des  unes  la  certitude  qu'on  accorde  si 
gratuitement  aux  autres.  Mais  voici  qu'arrivé  en 
effet  à  l'existence  de  Dieu  et  à  sa  véracité ,  Des- 
cartes ,  dans  la  joie  aveugle  que  lui  cause  la 
possession  d'une  garantie  aussi  élevée  et  aussi 
puissante,  oublie  tout-à-coup  le  passé.  Il  oublie 
même  que,  peu  auparavant,  il  avait  admis  la  sup- 
position d'un  être  assez  puissant  et  assez  méchant 
tout  ensemble  pour  avoir  imposé  à  l'homme  une 
nature  telle  que  l'esprit  humain  fût  nécessaire- 
ment trompé  par  l'évidence;  et,  par  le  cercle  vi- 
cieux le  plus  mémorable  dont  les  fastes  de  la  phi- 
losophie offrent  l'exemple,  il  rapporte  à  l'existence 
de  Dieu  et  à  sa  véracité  la  certitude  des  princi- 
pes sur  lesquels  il  venait  d'établir  cette  auguste 


(1)  3^,  -4^,  5"  et  6*=  Médilal'wns.  —  Principes  de  pltil. ,  part,  i  , 
un.  18,  49,  80.  —  Discours  sur  la  melhode,  part.  4. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.   CITAP.    XIT.  179 

vérité  :  en  sorte  que  Dieu  seul  lui  offre  désor- 
mais une  garantie  réelle  contre  le  doute  ;  en  sorte 
que  toute  connaissance,  sans  exception,  dépend,  à 
ses  yeux ,  de  celle  de  l'auteur  de  toutes  choses. 
Cette  confiance  en  Dieu  peut  même  seule  au- 
toriser Descartes  à  voir  le  sceau  de  la  vérité 
dans  la  perception  claire  et  distincte,  et  la  consé- 
quence, en  un  mot,  vient  servir  de  justification  à 
la  preuve  (1). 

Au  reste,  les  raisonnements  que  Descartes 
établit  pour  rendre  au  témoignage  des  sens 
l'autorité  qu'il  leur  avait  refusée,  auraient  eu  ab- 
solument la  môme  force  pour  maintenir  cette 
autorité  dés  l'origine.  Le  long  détour  qu'il  a 
suivi ,  l'existence  et  la  véracité  de  Dieu  qu'il 
a  interposées,  ne  changent  rien  k  la  nature  de 
ces  raisonnements,  et  il  eût  été  plus  simple  de 
les  employer  pour  prévenir  le  doute  que  de  les 
réserver  si  tard  pour  le  détruire  :  car  ces  rai- 
sonnements sont  directement  appuyés  sur  la 
perception  claire  et  distincte  {'2). 

Le  principe  générateur  ou  métaphysique,  et  le 
principe  logique  ou  régulateur,  étant  d'un  ordre 
différent,  devraient  être  indépendants  l'un  de  l'au- 


(1)  1",  3«,  o<=  et  6'  Méditations.  —Discours  sur  la  viélhodc,  p.irl. 
4.  —  Principes  de  phil.,  part.  1,  art.  13,  19,  30.  —  Correspon- 
dance, t.  VI  de  ses  œuvres,  p.  I'^2;  t.  IX,  p.  171,  etc.,  etc. 

(2)  Y.  la  fin  de  la  6"  Méilitalion.  —  Principes  de  phil.,  pari.  2, 
art.  1 . 


180  msT.  roMP.  nr.s  sy.st.  or.  pnir. 

tre,  ou  du  moins  le  premier  devrait  se  trouver  su- 
bordonné au  second  pour  en  recevoir  une  sancLion: 
Ainsi,  lorsque  Descartes  émet  sa  célèbre  maxime  : 
Tout  ce  qui  est  renfermé  dans  l  idée  d'une  chose  peut 
être  affirmé  de  cette  chose,  cette  règle  devrait  servir 
à  légitimer  la  proposition  :  Je  pense,  donc  je  suis, 
comme  tous  ses  corollaires.  11  en  est  tout  autre- 
ment, et  c'est  au  contraire  de  cette  proposition, 
déjà  admise  et  reconnue,  cpie  Descartes  tire  la 
1  ègle  qui  doit  lui  imprimer  le  sceau  de  l'évi- 
dence (1). 

Ce  n'est  pas  tout;  la  maxime  :  Tout  ce  qui  est  ren- 
fermé dans  Cidéc  d'une  chose  peut  cire  affirmé  de  cette 
chose,  n'ayant  qu'une  valeur  purement  logique,  ne 
pouvait  s'adresser  qu'à  l'ordre  des  vérités  ab- 
straites et  conditionnelles;  ici,  son  emploi  fût  de- 
meuré aussi  utile  que  légitime.  Mais,  toujours 
préoccupé  de  l'exemple  des  sciences  mathéma- 
tiques et  de  la  fausse  assimilation  par  laquelle  il 
a  attribué  aux  autres  sciences ,  la  même  nature 
qu'à  celles-là ,  Descartes  veut  imposer  à  toutes 
le  même  critérium,  comme  il  a  donné  à  toutes  la 
même  méthode,  et  il  fait  de  son  principe  un  ré- 
gulateur universel.  Dès  lors,  il  prête  à  une  maxime 
qui  peut  régir  seulement  les  combinaisons  inté- 
rieures de  nos  idées  une  puissance  qui  s'élend 
sur  le  monde  réel.  Aussi  n'hésite-t-il  pas  à  penser 


fl)  Discours  sur  la  méthode;  ('dition  de  Re:)o;i;ii\l,  18-?i',  p   Cfî. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  181 

que   l'esprit  humain  peut,  à  priori,  déterminer 
toutes  les  propriétés  de  la  matière  (1). 

Ainsi,  c'est  d'une  vérité  de  fait,  jV?  pemc,  que 
Descartes  tire  la  règle  des  vérités  de  l'ordre  ra- 
tionnel ,  et  c'est  de  cette  règle  simplement  lo- 
gique qu'il  fera  sortir,  par  la  suite,  de  nouveaux 
corollaires  dans  l'ordre  des  connaissances  réelles 
et  positives.  Comment  franchira-t-il  cette  bar- 
rière immuable  qui  sépare  deux  ordres  de  con- 
naissance essentiellement  distincts?  Il  ne  le  pourra 
qu'en  confondant,  en  elfet,  ces  deux  ordres  de 
connaissance,  en  les  identifiant:  «  Le  vrai  est  le 
«réel;  la  vérité,  c'est  l'être  (2).  » 

Une  fois,  cependant,  il  a  aperçu  et  signalé  cette 
distinction  fondamentale  entre  les  principes  ab- 
straits et  ceux  qui  expriment  un  fait  (3);  et,  ce 
qui  nous  étonne  bien  davantage ,  il  n'accorde 
aucune  importance  aux  premiers,  et  ne  reconnaît 
de  vraie  fécondité  que  dans  les  seconds.  Mais  cette 
réflexion  judicieuse  lui  échappe  comme  par  ha- 
sard dans  sa  correspondance;  elle  est  demeurée 
en  dehors  de  son  système  de  piiilosophie;  elle 
eût  suffi  pour  le  renverser  de  fond  en  comble. 

C'est  à  l'aide  de  cette  conclusion,  à   l'aide  de 
l'extension  qu'il  a  donnée  à  une  règle  simplement 


(1)  Y.  la  Lettre  au  père  Mersenne,  dans  la  Correspondance  de 
Descartes,  t.  VI,  p.  209. 

(2)  'M  McditalioH.  —  Curresiioiidauce,  l.  X,  p.  342. 
(3;  V.  la  Lettre  à  Cler relier,  l.  !M,  p.  44-*. 


182  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE    miL. 

logique,  pour  en  faire  comme  une  source  de  réa- 
lités, que  Descartes  a  conçu  le  célèbre  paralo- 
gisme (D),  auquel  on  a  donné  le  nom  de  preuve  de 
Vexislence  de  Dieu,  tirée  de  Vidée  de  Dieu;  jouant 
tour  à  tour  sur  le  mot  perfection,  lorsqu'il  sup- 
pose qu'il  est  plus  parfait  pour  un  être  d'exister 
que  de  n'exister  pas,  et  jouant  ensuite  sur  le  mot 
existence,  lorsqu'il  suppose  qu'il  suffit  d'avoir 
fait  entrer  la  notion  d'existence  réelle  dans  l'idée 
complexe  d'un  être,  en  la  lui  attribuant  comme 
une  perfection,  pour  être  fondé  à  conclure  que 
cet  être  possède,  hors  du  cercle  de  nos  idées,  une 
existence  positive  :  ce  qui  revient  à  dire,  en  l'exa- 
minant avec  une  attention  scrupuleuse,  que  Dieu 
existe  en  effet  si  l'on  suppose  qu'il  existe,  et  que 
l'une  de  ces  deux  propositions  est  la  conséquence 
nécessaire  de  l'autre. 

Ce  n'est  pas  que  Descartes  n'ait  saisi  et  exposé 
avec  une  sagacité  remarquable  le  grand  problème 
de  la  réalité  de  la  connaissance  humaine,  en  ce 
qui  concerne  les  objets  extérieurs.  Ayant  refusé 
aux  sens  le  droit  de  nous  rendre  un  témoignage 
direct  sur  ce  qui  existe  hors  de  nous,  il  a  dû  in- 
terroger les  images  des  objets  qui  résident  en 
nous-mêmes,  pour  savoir  à  quel  titre  elles  pré- 
tendent être,  en  effet,  des  représentations  exactes 
et  fidèles.  Il  a  donc  distingué  avec  soin  le  sujet 
qui  connaît  de  l'objet  connu;  il  a  signalé  l'er- 
reur par  laquelle,  dès  l'enfance,  nous  transportons 
dans  les  objets  les  modifications  qu'ils  nous  font 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP,    XII.  183 

éprouver  par  leur  présence  ;  il  s'est  attaché  à 
considérer  les  choses  sous  deux  points  de  vue 
différents ,  suivant  ce  qu'elles  sont  dans  notre 
esprit,  ou  ce  qu'elles  sont  en  elles-mêmes  (1). 
11  s'est  donc  demandé  en  quoi  nos  idées  sont 
effectivement  semblables  aux  objets  dont  elles 
sont  supposées  être  les  images,  et  c'est  par  cette 
recherche  qu'il  a  été  conduit  à  établir,  entre 
les  qualités  premières  et  secondaires  de  la  ma- 
tière, cette  distinction  qui  est  devenue  l'un  de  ses 
principaux  mérites  en  philosophie  (2).  Cepen- 
dant, après  avoir  démêlé,  quelquefois  avec  une 
perspicacité  jusqu'alors  sans  exemple,  certaines 
modifications  qui  ne  sont  en  nous  que  'des  façons 
de  penser,  et  les  avoir  distinguées  avec  précision 
des  objets  auxquels  on  les  rapporte  et  avec  lesquels 
on  les  confond,  Descartes  trop  souvent  réalise 
dans  les  o])jets  mêmes  les  notions  propres  à 
l'entendement,  comme  dans  ses  raisonnements 
SUT  les  essences,  les  substances,  et  surtout  dans  les 
caractères  d'après  lesquels,  suivant  lui,  nous  re- 
connaissons que  des  êtres  ont  effectivement  une 
existence  séparée  et  distincte. 

En  refusant  au  témoignage  des  sens  le  caractère 
d'une  perception  directe  qui  nous  révèle  imraé- 


(1)  3*  Méditation.— Principes  de  phil.,  part.  1 ,  art.  66, 67;  part.  2, 
art.  l.— Règles  pour  la  direction  de  l'esprit,  pan.  1,  n-glos  S  et  12. 
—  Correspondance,  t.  Vlll,  p.  oTO,  etc. 

(2)  Principes  de  pliil.,  iKirl.  i,  an.  liS,  Gî),  etc.,  etc. 


18^1  IU6T.    COIMP.     DI'S   SYST.    DK    PHlf,. 

diatement  la  réalité  extérieure,  Descartes  a  dû 
recourir  à  un  raisonnement  déduit  pour  suppléer 
à  cette  perception  et  pour  légitimer  ce  témoi- 
gnage :  «  Nos  sensations  doivent  nous  venir  d'une 
»  cause  qui  nous  est  étrangère  ;  nous  concevons 
»  clairement  et  distinctement  l'étendue  comme 
»  une  chose  diflerente  de  l'intelligence  divine  et  de 
»  la  nôtre  ;  de  là  l'existence  de  la  matière.  Nos 
»  idées,  en  général,  doivent  avoir  quelque  fonde- 
»  ment  de  vérité  ;  elles  doivent  avoir  au  dehors  un 
«archétype;  elles  doivent  avoir  une  cause,  une 
)>  cause  qui  contienne  formellement  et  éminem- 
»  ment  tout  ce  que  nous  apercevons  en  elles  ;  car 
»  rien  ne  Se  fait  de  rien  (1).  » 

11  était  donc  d'une  haute  importance  pour  Des- 
cartes de  déterminer  exactement  et  la  nature  et  l'o- 
rigine de  nos  idées,  afin  de  reconnaître  les  causes 
auxquelles  elles  pouvaient  être  attribuées.  Malheu- 
reusement, il  n'a  traité  ce  sujet  que  d'une  manière 
incomplète  et  comme  par  occasion.  Descartes  s'est 
acquis  un  titre  éminent  à  la  reconnaissance  de  la 
philosophie,  en  faisant  disparaître  cette  hypothèse, 
longtemps  accréditée  dans  l'école,  qui  faisait  ar- 
river jusqu'à  l'esprit  certaines  espèces  émanées  des 
objets  et  destinées  à  les  représenter;  en  rejetant 
même  ces  comparaisons  tirées  de   l'empreinte 


(!)  3<=  et  6«  Méditations.  —  Discours  sur  la  mclhode ,  part.  -4.  — 
Principes  de  phil.,  pail.  1,  ail.  18;  pari.  i2,  arl.  1. 


Pnil.OSOPIUE    MODEUiNE.    CHAP.    XII.  185 

qu'un  sceau  laisse  sur  la  cire,  et  qu'avaient  accré- 
ditées saint  Bonaventure  et  saint  Thomas.  11  a  don- 
né cfénéralement  le  nom  d'idée  à  tout  ce  qui  est 
dans  notre  esprit  quand  nous  concevons  une  cho- 
se (1),  définition  ,  il  faut  le  dire,  un  peu  vague. 
«  La  pensée,  suivant  lui,  comprend  tout  ce  qui 
»  arrive  en  nous  et  dont  nous  avons  conscience,  en 
»  tant  que  nous  en  avons  conscience  (2):  »  expli- 
cation qui  attribue  à  la  pensée  tous  les  phéno- 
mènes intérieurs.  On  sait  qu'il  a  partagé  toutes 
les  idées  en  trois  classes  :  les  unes  nées  avec  nous; 
les  secondes  éti'angères  et  venues  du  dehors  ;  les  der- 
nières faites  et  inventées  par  nous-mêmes  (3). 

L'opinion  de  Descartes  sur  ces  i'dées  innées 
n'a  peut-être  pas  été  bien  comprise ,  et  cela  n'est 
pas  étonnant;  car  il  ne  s'est  pas  bien  compris  lui- 
même.  D'une  part,  il  répète  souvent  que  ces 
idées  sont  nées  avec  nous;  il  dit  en  particulier  de 
Vidée  de  Dieu  :  ^Œlle  est  née  et  produite  avec  moi  dès 
»  lors  que  fai  été  créé ,  ainsi  que  l'est  l'idée  de  moi- 
»  même  [II).  V esprit  de  l'enfant  dans  le  sein  de  sa  mère, 
»  nous  assure-t-il,  ?i'ap</s  nuAns  en  soi  les  idées  de  Dieu, 
»  de  lui-même,  et  de  toutes  ces  vérités  qui  de  soi  sont 
11  connues,  que  les  personnes  adultes  les  ont  lorsqu'elles 


(Ij  3*  Médïlalion,  p.  85.  —  LeUre  au  père  Mersenne,  16  juillet 
1641. 

(2,   t'riiic'un's  de  pMl.,  part.  1,  aii.  0. 

(■.ij  3^  Méditation,  édilioii  Renonarl,  1<S25,  p.  86. 

(4)  Il>id.,i0td.,  p.  120. 


186  IIIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   P1II1>. 

>'»'//  pensent  point;  car  H  ne  les  acquiert  point  par 
auprès  avec  l'âge  (i).  Ces  idées  ne  peuvent  avoir  été 
»  placées  en  nous  que  par  Dieu  même  qui  en  esL  la 
»  cause  immédiate.  Il  n'y  a  aucune  vérité  méla- 
')  physique,  en  particulier,  que  nous  ne  puissions 
»  comprendre,  si  notre  esprit  se  porte  à  la  considé- 
»  rer,  et  elles  sont  toutes  mentibus  tiostris  congeni- 
»  tœ  (2).  »  D'un  autre  côté,  cependant,  pressé  par 
les  objections ,  Descartes  reconnaît  que  ces  idées 
innées  n'existent  dans  notre  esprit  qu'en  puissance, 
d'une  manière  implicite;  illesconsidère  seulement 
comme  naturelles,  en  tant  que  nous  possédons  la 
faculté  de  les  produire -^  il  ne  les  trouve  point  dis- 
tinctes en  nous  de  la  faculté  de  penser  (3).  Il  reste- 
rait alors  à  expliquer  comment  nous  exerçons 
cette  faculté,  comment  nous  l'exerçons  d'une 
manière  différente  dans  la  production  de  ces  idées 
innées  que  dans  la  production  de  celles  qui  sont 
notre  propre  ouvrage,  ou  que  nous  recevons  du 
dehors.  Car  ailleurs  Descartes  nous  assure  aussi 
«  qu'i/  n'y  a  rien  dans  nos  idées,  quelles  qu'elles 
»  soient ,  même  celles  dont  les  sens  et  l'observa- 
»  tion  sont  l'occasion ,  qui  ne  soit  naturel  à  l'esprit 
»  ou  à  la  faculté  qu'il  a  de  penser.  Les  idées  du  mou- 
«vement  et  des  figures,  en  particulier,  sont  na- 


(\)  Correspondance  ;  Réponse  de  Descartes  du  2S  juillet  1641, 
t.  Vlll,  p.  268  et  suiv.  (édition  de  M.  Cnnsin). 
(2)  îl>ul.,  l.  VI,  p.  40. 
rS)  Ibid.,  l.  Vlll,  p.  95. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XII.  187 

»  turellement  en  nous  (1).  »  Dire  que  les  idées  innées 
sont  en  nous  une  faculté^  c'est  ne  rien  dire,  si  ou 
ne  montre  comment  cette  faculté  est  mise  en  jeu. 
Descartes  déclare  expressément,  du  reste,  et  c'est 
là  ce  qui  importe ,  que  les  idées  qu'il  appelle  in- 
nées (E)  n'ont  pu  être  formées  par  nous-mêmes; 
que  les  notions  universelles  sont  en  nous  à  priori. 
L'infini,  ajoute-t-il,  n'est  point  conçu  par  la  sup- 
pression des  limites  qui  circonscrivent  le  fini  ;  la 
perfection  n'est  point  conçue  par  l'extension  de  ce 
qui  est  imparfait;  on  n'arrive  point  à  l'absolu  par 
le  relatif;  c'est  précisément  tout  le  contraire  :  les 
idées  du  fini,  de  l'imparfait,  dérivent  en  nous  de 
celles  de  l'infini  et  de  la  perfection  (2). 

C'est  avec  une  grande  surprise,  quoique  sans 
doute  avec  une  véritable  satisfaction,  qu'on  voit 
cependant  Descartes  déclarer,  par  hasard  (3),  que 
les  vérités  générales  ne  sont  quQ  le  résumé  des 
vérités  particulières  :  maxime  qui  semble  en  con- 
tradiction avec  tout  l'ensemble  de  sa  philosophie, 
avec  l'opinion  qu'il  témoigne  ailleurs  que  le  genre 
peut  être  connu  sans  ses  espèces.  Descartes  ex- 
phque  la  formation  des  idées  qu'il  appelle  ad- 
vcniices,  OU  qui  nous  viennent  du  dehors,  par  des 


i!)   V.    la   Réponse   de    Descartes  à  Hobbes  ,   Correspondance, 
i.VîlI,  p.  378;  t.  X,  p.  99,  etc. 

(2)  Principes  de  ;■/(•/.,  [lart.  !,  art.  o9,  etc.  —  3''  Mt'dilalicn,  p. 
\0~ .  —  Correupondrnci- ,  t.  Vilî,  |i.  219,  27 i,  elc,  etc. 

(3)  lléponi,cs  aux  premières  objections  A.  I,  p.  -i27. 


ISS  HIST.    COMP.    DES   SYST.    D\L   PHIL. 

hypothèses  sur  le  mécanisme  delà  sensation,  que 
la  physiologieadétruites.L' expérience,  suivantlui, 
fait  que  nous  jugeons  que  telles  ou  telles  idées , 
que  nous  avons  maintenant  présentes  à  l'esprit, 
se  rapportent  à  quelques  choses  qui  sont  hors 
de  nous  ;  non  qu'elles  nous  aient  été  transmises 
telles  que  nous  les  sentons,  mais  parce  qu'elles 
nous  ont  transmis  quelque  chose  qui  a  donné 
occasion  à  notre  esprit  de  les  former,  en  vertu 
de  la  faculté  naturelle  qu'il  en  a  ;  nous  sommes 
autorisés  à  les  attribuer  à  une  cause  extérieure , 
puisqu'il  ne  dépend  de  nous  ni  de  les  avoir  ou  de 
ne  les  avoir  pas,  ni  de  les  avoir  telles  ou  telles.  La 
faculté  de  sentir  est  essentiellement  passive  (1). 

Quant  aux  idées  qui  sont  l'ouvrage  de  l'esprit, 
Descartes  n'a  point  tracé  les  lois  de  leur  produc- 
tion; il  ne  nous  a  pas  même  donné  de  signes 
déterminés  pour  les  reconnaître;  il  paraît  n'y 
comprendre  que  les  combinaisons  artificielles 
arbitrairement  formées  par  l'esprit,  sans  modèle 
extérieur,  telles  que  celles  d'une  Chimère,  par 
exemple. 

Descartes  n'a  point  considéré  la  psychologie 
comme  une  introduction  à  la  philosophie.  Son 
traité  de  l'Homme  n'est  au  vrai  qu'un  traité  de 
physiologie  très  imparfait  et  dans  lequel  nous 
pouvons  puiser  seulement  aujourd'hui  de  nom- 


(1)  principes  de phil.,  part.  4.,  art.  189  à  199.  —  G*  MéiUtalion. — 
Discours  sur  la  méthode,  pail.  5. 


PHILOSOPHIE   MODERNE,    CHAP.    XII.  189 

breuses  et  précieuses  observations  sur  les  phéno- 
mènes de  la  vision ,  sur  quelques  fonctions  des 
organes,  et  dans   lequel    nous   devons  signaler 
aussi  la  juste  extension  que  Descartes  a  donnée  à 
la   nomenclature    des   cinq   sens  généralement 
admise.  Ses  vues  sur  les  facultés  de  l'entende- 
ment sont  éparses  dans  ses  ouvrages ,  s'y  trou- 
vent semées  au  hasard ,  sans  y  recevoir  un  déve- 
loppement suffisant,  ni  une  coordination  métho- 
dique. Nous  y  recueillons  une  foule  d'observations 
pleines  de  sens  sur  les  causes  de  nos  erreurs, 
sur  l'influence  des  passions ,  sur  l'abus  des  mots, 
sur  l'association  des  idées,    sur  les  jugements 
produits  par  une   impulsion,  aveugle ,    appuyés 
sur  de  simples   conjectures  ou    fondés  sur  les 
déductions.   Nous  y  remarquons  l'emploi   fait, 
pour  la  première  fois,   du  mot  réflexion,  pour 
désigner,  comme  Locke  l'a  fait  depuis ,  la  faculté 
qui  s'exerce  sur  les  témoignages  de  la  conscience 
intime  (1).  Mais  trop  souvent  Descaries  cherche 
dans  les  besoins  de  son  système  ,  dans  quelque 
principe  abstrait,  ou  dans  quelque  hypothèse  ha- 
sardée ,  ce  qu'il  devrait  demander  à  l'expérience; 
comme  lorsqu'il  affirme  que  l'àme  pense  toujours, 
parce  qu'il  a  fait  consister  l'essence  de  l'àme  dans 
la  pensée  ;  comme  dans  les  hypothèses  par  les- 
quelles il  cherche  à  expliquer  les  phénomènes  de 


(I)  Corrt'spfliul/iiur,  t.  X,  p.  IjO. 


190  HtST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PîIIL. 

la  sensation,  de  l'imagination,  de  la  mémoire, 
(ia  mouvement  imprimé  par  la  volonté  à  nos 
membres;  comme  lorsqu'il  veut  expliquer  l'u- 
nion de  l'âme  et  du  corps,  ce  mystère  inexplica- 
ble, par  un  concours  immédiat  de  l'assistance 
divine,  et  la  diversité  des  inclinations  naturelles 
par  celle  des  esprits  animaux  (1).  «  L'erreur,  aux 
»  yeux  de  Descartes,  n'est  qu'une  simple  priva- 
»  tion  ;  elle  ne  peut  tomber  que  sur  les  notions 
«composées,  et  jamais  sur  les  idées  simples.  La 
»  cause  générale  des  erreurs  réside  dans  le  mou- 
»  vement  de  notre  volonté  qui  est  sans  limite,  et 
»  qui  excède  les  limites  dans  lesquelles  notre  en- 
«tendement  est  renfermé  (2).  » 

Descartes  n'a  pas  su  poser  avec  netteté  la 
limite  entre  le  domaine  de  l'entendement  et  ce- 
lui de  la  volonté.  11  suppose  à  la  volonté  le  pou- 
voir d'accueillir  le  doute  ou  de  le  rejeter;  il  con- 
sidère la  foi  comme  un  exercice  de  la  volonté;  il 
voit  un  acte  de  la  volonté  dans  l'aflirmation  ou 
la  négation  qui  constituent  le  jugement  (3). 

Le  spiritualisme  compte  Descartes  parmi  ses 
(lus  sincères  promoteurs.  Peu  de  phiiosoj^hes 
cnt  tracé  d'une  manière  plus  nette  et  plus  décidée 


(1)  Trail<:f  de  l'homme,  part.  3,  art.  36. 

(2)  A"  Méditation,  p.  424.  —  Discours  sur  la  méthode,  part.  4, — 
Règles  pour  la  direction  de  Vesprit,  règle  12. 

(3)  Principes  de  phil.,  part.  1,  art.  6,  34,  35. — 4-  Méditation, 
p.  131.  —  Correspondance,  t.  IX,  p.  136. 


PIITLOSOPHIE   MODERNE.    OTAP.    >;îT.  191 

la  Si' para  lion  qui  existe  entre  l'àme  et  le  corps  , 
entre  ia  matière  et  rintelligence,  et  l'ont  exprimée 
sous  une  formule  plus  précise  et  plus  simple.  Ce- 
pendant, loin  d'avoir  rien  ajouté  aux  nombreu- 
ses considérations  que  les  platoniciens  ont  accu- 
mulées sur  cet  important  sujet,  il  s'est  borné  à 
une   seule    preuve  ,    celle   de  l'incompatibilité 
qui  existe  entre  la  notion  de  l'étendue  et  celle 
de  la  pensée.  Toutefois,  dans  un  zèle  mal  entendu 
pour  la  dignité  de  l'intelligence,  il  a  trop  maté- 
rialisé les  phénomènes  de  la  sensation,  de  l'ima- 
gination et  de  la  mémoire.  Il  a  conçu  on  ne  sait 
quelles  images  des  objets  qui  viennent  s'imprimer 
dans  le  cerveau,  quelle  espèce  d'automate  animé, 
qui  sent,  imagine,  se  rappelle,  agit  et  se  meut  (l), 
qui  éprouve  même  les  sentiments  de  la  joie  et  de 
la  tristesse;  et  c'est  ainsi  qu'il  a  cru  justifier  son 
hypothèse   qui  n'attribue  aux    animaux   qu'un 
principe  entièrement  matériel.  Nous  l'entendons 
avec  peine  déclarer  que  si ,  par  la  raison  natu- 
relle ,  nous  pouvons  faire  beaucoup  de  conjec- 
tures favorables  à  l'immortalité  de  notre  âme  et 
avoir  de  belles  espérances,  nous  ne  pouvons  ce- 
pendant en  avoir  aucune  assurance  (2).  Du  reste, 
il  n'a  considéré  les  preuves  de  l'immortalité  de 


(1)  Règles  pour  la  direction  de  V esprit ,  règle  12,  p.  278.  —Dis- 
cours sur  la  méthode,  h  la  fin  de  la  cinquième  partie.  —  De  Vhomme, 
art.  51,  5G. 

(2)  Lettre  à  la  Princesse  Pulutine.— Correspondance,  t.  IX,  p.  3G9. 


192  msT.  coMP.  r»F,s  svsr.  nr.  piirr.. 

l'àme  que  sous  le  rapport  le  moins  pliilosophique; 
il  les  a  empruntées  uniquement  aux  garanties 
qu'un  principe  indivisible  et  simple  trouve,  de  sa 
propre  durée,  dans  l'impossibilité  d'être  soumis 
à  une  dissolution  physique;  il  ne  les  a  point  de- 
mandées à  ces  considérations  morales  qui  pui- 
sent, dans  le  principe  intelligent  et  libre,  des  ga- 
ranties d'un  ordre  bien  plus  relevé. 

En  accordant  à  la  volonté  trop  d'empire  sur  le 
jugement,  Descartes  n'a  pas  accordé  à  l'enten- 
dement assez  d'influence  sur  la  volonté.  11  semble 
supposer  qu'on  peut  agir  dans  le  doute  absolu, que 
la  morale  peut  conserver  ses  droits ,  alors  même 
f|ue  la  raison  a  perdu  toutes  ses  convictions  (I). 
1 1  va  jusqu'à  dire  que ,  pour  les  mœurs ,  il  est  be- 
soin  de   suivre   des    opinions   qu'on    sait   êlre 
fort  incertaines ,  de  même  que  si  elles  étaient 
indubitables,  tandis  que,  dans  la  recherche  de  la 
vérité,  il  faut   faire  tout  le  contraire  (2).  Ainsi, 
l'édifice  de  la  philosophie  morale,  tel  qu'il  a  voulu 
l'élever,  manque  par  sa  base.  Du  moins,  heureu- 
sement infidèle  à  sa  propre  méthode,  il  a  traité 
cette  branche  de  la  philosophie  d'après  des  re- 
cherches expérimentales,  elles  passions  humaines 
ont  été  pour  lui  l'objet  d'une  étude  approfondie. 


(1)  Abrcfji' lie  la  2''  Mcditalion. 

(2)  Viscoiirs  sur  lu  mclUodc.  \v.\y{,  ?,  el  1o  coinmoncemeiit  Je  hi  4"^. 


PHILOSOPHIE   MODEKNE.    CIIAP,    XII.  19." 

Par  une  contradiction  non  moins  lieureuse,  il 
a  fondé  la  morale  sur  des  principes  certains,  el,  on 
aime  à  le  reconnaître ,  sur  les  plus  nobles  prin- 
cipes. 11  donne  pour  fondement  à  la  morale  cette 
liberté  des  déterminations,  la  plus  belle  préroga- 
tive de  l'homme,  qui  nous  est  attestée  comme  un 
fait  évident  par  notre  conscience  intime  (1).  11 
considère  le  souverain  bien  comme  n'étant  que 
l'exercice  de  la  vertu  ;  il  les  fait  consister  tous 
deux  dans  la  possession  de  toutes  les  perfections 
dont  l'acquisition  dépend  de  notre  libre  arbitre, 
et  dans  la  satisfaction  d'esprit  qui  en  résulte.  La 
ferme  et  constante  résolution  de  faire  exactement 
toutes  les  choses  que  l'on  juge  être  les  meilleures, 
et  d'employer  toutes  les  forces  de  son  esprit  à  les 
connaître,  est,  à  ses  yeux,  cela  seul  qui  mérite  la 
louange  et  la  gloire  (:2).  Enfin,  par  un  sage  et 
heureux  éclectisme,  il  a  concilié  entre  elles  les 
doctrines  d'Aristote ,  d'Épicure  et  de  Zenon , 
saisissant  en  chacune,  sur  le  but  de  la  destinée 
humaine,  ce  qui  peut  être  interprété  de  la  ma- 
nière la  plus  favorable  aux  intérêts  de  la  vertu  (3) . 
On  éprouve  un  vif  regret  que  le  philosophe  qui 
portait  dans  la  morale  des  vues  si  élevées  ait  été 
détourné  de  les  communiquer  et  de  les  dévelop- 
per, par  des  motifs  trop  peu  dignes  de  lui  (!'). 


(1)  l'rincipes  de  phil.,  pari.  I,  a;i.  3(i,  3'S,  olc. 

(2)  Letlre  à  la  Princesse  Paliiliiw.  — Correspondance,  t.  X,  y.  Vs\. 
(3:  li/d^  ]Kd.,  t.  IX,  p.   2-0. 

11.  13 


194  IITST.    COMP.    HES  SYST.    I)F.   PITTL. 

Du  rpsie,  en  réduisant  à  la  pensée  seule  Fes- 
stîuce  de  l'âme,  Descarles  semble  l'avoir  considé- 
rée trop  exclusivement  comme  une  intelligence ,  et 
avoir  enlevé  à  sa  nature  l'un  de  ses  deux  attri- 
buts éminents,  un  attribut  égal  et  parallèle  à 
celui  de  la  pensée,  celui  qui  la  constitue  comme 
un  agent  moral  et  libre. 

Combien  d'autres  vues  profondes,  d'aperçus 
heureux,  quelquefois  même  de  vastes  perspec- 
tives, se  sont  offerts  à  ce  génie  aventureux  et  émi- 
nemment investigateur,  et  qu'on  eût  désiré  de  lui 
voir  exposer  avec  l'étendue  convenable!  Tels  sont, 
par  exemple,  ses  plans  d'une  philosophie  pra- 
tique, d'une  langue  universelle  (1),  d'une  arith- 
métique rationnelle  ;  telle  est  l'idée  qu'il  avait 
conçue  de  l'établissement  d'un  dépôt  commun, 
dans  lequel  tous  les  savants  s'accorderaient  à 
léunir  les  résultats  de  leurs  expériences,  pour 
les  éclairer ,  les  conlirmer  ou  les  compléter  les 
unes  par  les  autres  ;  tel  est  le  désir  qu'il  exprime 
de  voir  employer  la  médecine  à  perfectionner 
l'homme,  à  le  rendre  meilleur  et  plus  heu- 
reux (2);  telles  sont  les  espérances  qu'il  concevait 
pour  l'avenir  de  l'humanité.  On  est  frappé  aussi 
de  voir  ce  philosophe,  qui  préconisait  exclusive- 
ment les  méthodes  à  priori,  et  qui  s'abandonnait 


(1)  Correspondance,  t.  VI,  p.  H6. 

(2)  Discours  sur  la  méthode,  part.  6. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CliAP.    XIL  195 

avec  tant  d'eiitraîiiementà  la  séduction  des  hypo- 
thèses, ramené  cependant  par  l'instinct  d'un  bon 
esprit,  et  peut-être  aussi  par  la  direction  que 
la  science  commençait  alors  à  recevoir  de  toutes 
parts,  à  éprouver  lui-même  un  goût  assez  vif 
pour  les  recherches  expérimentales,  cultiver  ces 
recherches  dans  plusieurs  branches  de  la  physi- 
que, dans  la  physiologie,  comme  dans  l'étude  des 
passions  humaines,  s'attaclier  surtout  avec  un 
soin  particulier  à  l'étude  des  orççanes  des  sens  et 
des  fonctions  qu'ils  remplissent,  et  aller  une  fois 
jusqu'à  déclarer  qu'il  met  la  philosophie  j)ra- 
tique  qui  s'ai)pliquerait  à  la  connaissance  et  à 
l'emploi  des  forces  naturelles  au-dessus  de  la 
philosophie  spéculative  qu'on  enseigne  dans  les 
écoles  (1).  C'est  précisément  à  ce  genre  de  re- 
cherches qu'il  a  été  redevable  de  ses  deux  princi- 
pales découvertes  dans  les  sciences  physiques,  la 
loi  de  la  réfraction  et  l'explication  du  phéno- 
mène de  l'arc-en-ciel. 

Il  est  digne  de  remarque  que  les  véritables  ser- 
vices rendus  par  Descartes  à  la  philosophie  sont 
précisément  du  même  ordre  que  ceux  dont  les 
sciences  physiques  et  mathématiques  lui  sont  re- 
devables; comme,  aussi,  les  nombreux  et  brillants 
écarts  auxquels  il  s'est  laissé  entraîner  dans  l'in- 
terprétation de  la  nature  ont  eu  précisément  les 


(1)  Dhcmirx  sur  la  méthode,  p:irt.  H,  p.  124. 


196  HIST.    r.OMP.    DES   SYST.    DE    PIITL. 

mômes  causes  que  les  erreurs  qui  ont  vicié  ses  doc- 
trines philosophiques.  S'il  a  porté  le  langage  algé- 
brique au  plus  grand  degré  de  simplicité  et  de  gé- 
néralité, la  langue  philosophique,  délivrée  de  la 
terminologie  embarrassante  de  l'école ,  lui  doit 
également  d'avoir  acquisuneclarté^unesimplicité, 
une  précision  jusqu'alors  inconnues.  S'il  a  fait  un 
usage  aussi  heureux  de  l'application  de  l'algèbre 
à  la  géométrie,  en  réduisant  la  définition  de  la 
nature  de  chaque  courbe  aux  propriétés  essen- 
tielles et  caractéristiques  de  chaque  courbe,  c'est 
aussi  par  une  opération  d'un  genre  entièrement 
analogue  que,  soit  dans  sa  méthode,  soit  dans  ses 
règles  pour  la  direction  de  l'esprit,  il  a  dégagé  et 
enseigné  à  dégager,  dans  la  position  des  problèmes 
philosophiques ,  toutes  les  circonstances  hétéro- 
gènes et  accessoires,  et  qu'il  a  éliminé  des  ques- 
tions de  l'ordre  intellectuel  les  mélanges  que  l'i- 
magination tend  à  y  introduire.  Enfin,  si,  dans  sa 
Dioptrique  et  dans  un  petit  nombre  de  cas  particu- 
liers, il  a  transporté  avec  succès  les  instruments  du 
calcul  dans  le  domaine  des  sciences  physiques  , 
ce  que  ses  méthodes  philosophiques  ont  d'avan- 
tageux provient  aussi  des  emprunts  qu'il  a  faits 
aux  méthodes  mathématiques.  Mais,  de  môme 
qu'en  voulant  déterminer  à  priori ,  d'après  quel- 
ques axiomes  d'une  valeur  purement  logique, 
les  lois  fondamentales  de  l'univers  ,  il  a  re- 
jeté le  vide,  donné  à  l'univers  réel  une  éten- 
due sans  limites^  supposé  la  miitièrc  de   tous 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  197 

les  mondes  absolument  semblable,  croyant  pou- 
voir contraindre  la  nature  à  obéir  aux  notions 
qu'il  lui  avait  plu  de  se  former  sur  l'étendue,  sur 
l'espace,  sur  les  attributs  essentiels  delà  matière; 
de  même  que,  décidé  à  aller  toujours  au  devant 
des  effets  par  la  connaissance  des  causes,  il  a  eu 
la  confiance  de  construire  par  des  hypothèses  ce 
système  du  monde  avec  la  matière  et  le  mouve- 
ment; nous  l'avons  vu  créer,  à  l'aide  d'un  sim- 
ple axiome  logique,  toute  la  théologie  naturelle, 
fonder  sur  le  doute  et  la  pensée  le  système  en- 
tier des  connaissances  humaines ,  expliquer  par 
des  hypothèses  le  mécanisme  delà  sensation,  de 
l'imagination,  de  la  mémoire,  la  nature  du  prin- 
cij)e  pensant  et  agissant  chez  les  êtres  animés, 
et  les  rapports  qui  unissent  ce  principe  aux  or- 
ganes corporels.  Descartes,  dans  l'une  et  dans 
l'autre  sphère,  n'a  donc  point  servi  la  science  en 
reculant  ses  limites,  mais  en  lui  prêtant  des  for- 
mules. 

Ce  qu'il  faut  surtout  considérer  daiis  Descartes, 
c'est  l'auteur  d'une  grande  révolulion  philoso- 
pliique.  Comme  il  arrive  presque  toujours  aux 
auteurs  des  révolutions  politiques,  il  n'a  point 
survécu  à  son  ouvrage;  il  n'a  point  détrôné  pour 
régner  lui-même.  11  a  été  le  libérateur  de  la  rai- 
son humaine;  il  ne  pouvait  en  rester  le  guide.  Il 
est  pour  nous  un  grand  personnage  historique, 
et  non  un  fondateur  de  doctriups;  car  ses  tliéo- 
ries  métaphysiques  n'ont  pas  plus  de  solidilc  et 


198  HIST.    COMP.    DKS  SYST.    DE   l'IilL. 

ne  pouvaient  avoir  plus  de  durée  que  ses  théories 
physiques  ,  et  si  elles  peuvent  exercer  encore 
quelque  prestige  sur  un  petit  nombre  d'esprits 
faciles  à  éblouir,  elles  sont  irrévocablement  ju- 
gées au  tribunal  d'une  saine  raison.  Ce  ne  sont 
plus  ses  livres  qu'il  s'agit  aujourd'hui  d'étudier, 
c'est  son  influence.  Ses  opinions  ont  passé;  mais 
son  esprit  vit  encore,  cause  active  et  puissante 
qui,  après  avoir  changé  la  face  de  la  philosophie, 
il  y  a  près  de  deux  siècles,  a  ranimé  cette  science, 
continue  à  y  respirer ,  et  peut  la  perfectionner 
encore. 

Descartes  n'a  pas  seulement  achevé  le  renver- 
sement de  la  philosophie  scolastique ,  mais  il  a 
renversé  la  philosophie  d'érudition  qui  l'avait  en 
partie  remplacée.  A  l'une  et  à  l'autre  il  a  substi- 
tué le  règne  d'une  réflexion  indépendante.  On 
croyait  savoir;  il  apprit  à  concevoir  (1).  La  phi- 
losophie résidait  dans  les  formules  de  l'argumen- 
tation, dans  les  traditions,  dans  les  livres;  Des- 
cartes en  a  transporté  le  siège  dans  le  sanctuaire 
intime  de  la  pensée ,  c'est-à-dire  qu'il  l'a  rappelée 
au  foyer  que  lui  avait  assigné  la  nature  même  des 
choses.  De  classique  qu'elle  était,  il  l'a  rendue 
individuelle;  ce  n'est  pas  à  son  profit  personnel, 
c'est  au  profit  de  tous  et  d'un  chacun,  qu'il  a  fait  la 
grande  conquête.  Il  a  séparé  nettement  la  pensée 


(1)  ('orrespondance,  l.  VJ  de  ses  œuvri-s,  j>.  307. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  109 

humaine  de  ce  monde  extérieur  avec  lequel  elle 
tend  à  se  confondre  sans  cesse,  l'a  mise  en  regard 
d'elle-même  avant  de  la  replacer  en  face  des  ob- 
jets. La  philosophie  est  redevenue  par  lui  la 
conscience  de  la  raison. 

Les  circonstances  sans  doute  étaient  favora- 
bles aune  semblable  réforme;  elles  la  sollicitaient 
du  moins;  on  en  sentait  vivement  le  besoin.  Ce- 
pendant il  fallait,  pour  l'opérer,  un  génie  plus 
qu'ordinaire  ;  il  fallait  un  observateur  qui  com- 
prît bien  en  effet  ces  besoins  de  son  siècle  ;  il  fallait 
un  homme  qui  eût  acquis  déjà  une  grande  auto- 
rité personnelle  dans  des  sciences  hors  de  con- 
testation, et  les  sciences  mathématiques  étaient 
alors  les  seules  qui  fussent  en  possession  d'un 
semblable  avantage:  mais  il  fallait  surtout  un 
homme  qui  sût  se  faire  entendre  de  tous,  péné- 
trer dans  les  convictions  particulières ,  et  même 
les  éveiller;  car  elles  étaient  encore  assoupies. 
Descartes  ne  perdit  point  son  temps  dans  des  con- 
troverses polémiques  avec  les  doctrines  existan- 
tes; il  fut  plus  habile  en  les  écartant  d'un  seul 
mot,  en  les  supposant  tombées  d'elles-mêmes, 
et  l'excès  de  ses  exagérations  le  servit  même  lors- 
(pi'il  admit  hardiment,  comme  convenu,  que  rien 
ne  pouvait  subsister,  que  tout  était  à  recommen- 
cer; car,  en  fait  de  doctrines,  il  est  plus  aisé  de 
renverser  de  fond  en  comble  que  de  modifier  en 
réformant.  11  soulagea  ainsi  la  lassitude  des  es- 
prits, il  déplaça,  il  remua  tout,  et,  là  même  où  il  ne 


20U  HIST.    COMP.    DES   SYST.     !>!:    PIllL. 

fut  point  neuf,  il  s'environna  de  tous  les  charmes 
et  de  tous  les  prestiges  de  la  nouveauté. 

C'était  alors  un  spectacle  nouveau  à  tous  les  re- 
gards que  ce  beau  sanctuaire  de  la  méditation,  dont 
il  ouvrit  les  portes  ;  c'était  une  lumière  toute  nou- 
velle que  ces  clartés  de  l'évidence  dont  il  alluma 
le  flambeau  ;  c'était  une  autorité  nouvelle  que  celle 
.  de  la  conscience  intime  dont  il  invoquait  les  témoi- 
gnages. D'autres,  avant  lui,  avaient  prétendu  in- 
nover et  s'étaient  portés  pour  créateurs  ;  mais 
Descartes  le  premier  remonta  à  la  source  originelle 
et  primitive  de  toute  création ,  à  la  source  de  la 
vie  intellectuelle  elle-même.  Seul  il  sut  se  faire 
entendre,  parce  qu'en  effet  il  s'adressa  à  chacun 
de  nous,  nous  prit  pour  témoins,  nous  choisit 
même  pour  juges;  il  s'entretint  avec  nous,  en 
s'entretenant  avec  lui-même.  11  cherchait  et  trou- 
vait (ians  nos  âmes  un  écho  qui  répondît  à  la 
sienne.  On  ne  pouvait  refuser  sa  confiance  à  un 
homme  qui  débutait  avec  tant  de  circonspection, 
qui  avait  eu  le  courage  de  se  défaire  de  toutes 
ses  opinions,  d'abdiquer  toutes  ses  études,  et  qui 
ne  vous  demandait  que  de  douter  avec  lui.  La 
science  sortait  enfin  des  ténèbres  de  l'école  ;  elle 
se  produisait  au  sein  de  la  société,  dégagée  de  tout 
appareil  pédantesque  ,  précédée  de  la  bonne  foi 
comme  son  héraut,  revêtue  des  formes  les  plus 
siuq3les,  parlant  un  langage  intelligible,  et  se  ré- 
duisant désormais  à  l'art  de  se  rendre  un  compte 
exact  de  ce  qu'on  pense. 


PHILOSOPHIE   MODEHNE.    CHAP.    XII.  -01 

On  ne  peut  se  dissimuler  que  Descartes  n'ait  dû 
une  partiede  ses  succès  aux  prestigesqu'ontexercés 
sur  les  esprits  la  simplicité  des  principes  qu'il  a  mis 
en  œuvre ,  et  la  hardiesse  même  comme  l'éclat  de 
ses  hypothèses.  Il  n'est  pas  jusqu'à  cette  vigueur 
d'affirmation  qui  succède  ordinairement  chez  lui 
à  un  scepticisme  provisoire ,  jusqu'à  cette  fierté 
secrète  et,  il  faut  le  dire,  cet  orgueil  irritable  qui 
se  cachaient  d'abord  sous  une  réserve  et  une  pru- 
dence apparentes,  pour  se  manifester  ensuite  par 
une  inflexible  opiniâtreté  et  un  profond  mépris 
pour  toutes  les  opinions  différentes  des  siennes, 
qui  n'aient  été  aussi  utiles  à  sa  cause,  en  annonçant 
une  confiance  entière  en  ses  propres  forces,  qui 
entraînait  les  esprits  irrésolus  et  imposait  aux  es- 
prits faibles.   A   l'exemple  de  Montaigne ,  Des- 
cartes emprunta    l'idiome  vulgaire,   du   moins 
pour  une  partie  de  ses  écrits;  il  fit  bien  plus,  il 
offrit  le  modèle  du  style  philosophique ,  dans  une 
admirable  alliance  de  l'élégance  et  de  la  clarté; 
il  sut  se  faire  lire  avec  intérêt ,  comprendre  sans 
ell'ort ,  même  en  traitant  les  matières  les  plus 
abstraites,  et  cependant  il  évita  avec  soin  ces  as- 
similations qui  séduisent  ordinairement  les  écri- 
vains avides  de  la  popularité.  Il  se  défendit  de 
cette  tendance  naturelle  à  emprunter  ce  qui  ap- 
partient  aux    sens   et   à  l'imagination    en   dé- 
crivant les  phénomènes  intellectuels,  qui  olfre 
de  si  grandes  facilités  pour  donner  à  ces  descrip- 
tions de  la  vie  et  des  couleurs.  En  même  temps 


202  HIST.    COMP.    DES   SYST.    Dli   PHIL. 

qu'il  fut  un  penseur  original,  il  fut  un  grand 
écrivain  ;  il  fut  l'un  des  créateurs  de  la  langue 
française;  il  contribua  à  lui  donner  cette  aisance, 
cette  franchise ,  cette  précision ,  cette  transpa- 
rence qui  la  caractérisent  entre  toutes  les  autres: 
cela  seul  devait,  dans  sa  patrie  du  moins,  assurer 
le  succès  de  la  révolution  qu'il  avait  tentée , 
comme  c'est  aussi  l'un  des  plus  éminents  services 
qu'il  ait  rendus  à  la  science. 

Un  jour  nouveau  s'est  répandu  dans  la  so- 
ciété humaine  à  l'apparition  de  Descartes  :  c'est 
le  flambeau  de  l'évidence  qu'il  a  fait  luire.  Une 
nouvelle  vie  a  animé  toutes  les  intelligences; 
elle  a  été  éveillée  par  l'appel  qu'il  a  fait  à  la  con- 
science intime.  Il  a  ouvert  une  vraie  école,  celle 
de  la  méditation;  il  a  fait  dériver  la  science  de 
l'intuition  ;  il  a  donné  à  l'esprit  humain  l'arme 
puissante  de  l'ordre. 

Descartes  devait  donc  avoir  plus  que  des  disci- 
ples, il  devait  avoir  des  enthousiastes;  il  devait 
former  non-seulement  une  école,  mais  une  secte, 
entreprise  bien  difficile  parmi  les  modernes. 
L'action  qu'il  a  exercée  a  été  vive ,  pénétrante , 
générale;  a-t-elle  toujours  été  bienfaisante  ?  N'a- 
t-il  pas  prêté  au  scepticisme  plus  de  faveur  réelle 
qu'il  ne  lui  a  opposé  de  barrières,  en  refusant 
toute  autorité  propre  aux  vérités  intuitives  qui 
appartiennent  aux  trois  sources  de  nos  connais- 
sances? N'a-t-il  pas  trop  méconnu  les  droits  que 
conservent,  aux  yeux  de  la  vraie  philosophie,  les 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  203 

lumières  du  scds  commun  et  les  sentiments  uni- 
versels imprimés  par  la  nature  dans  tous  les 
hommes?  N'a-t-il  pas  préparé  la' voie  à  l'idéa- 
lisme moderne ,  en  détruisant  tout  rapport  direct 
entre  l'intelligence  et  les  objets  du  dehors?  N'a-t- 
il  pas,  du  moins,  favori'sé  cette  philosophie  su- 
perficielle qui,  plus  tard,  s'est  accréditée  dans  sa 
patrie ,  en  persuadant  trop  facilement  que  la  vé- 
rité réelle  accompagne  toujours  la  clarté  de 
l'expression ,  et  qu'il  suffit ,  pour  avoir  droit  à 
instruire,  de  réussir  à  se  faire  comprendre?  N'a- 
t-il  pas  surtout  trop  détourné  la  philosophie  de 
ces  voies  sages  et  prudentes,  quoique  lentes,  que 
l'expérience  venait  de  lui  ouvrir,  jeté  un  injuste 
discrédit  sur  les  méthodes  d'observation,  suggéré  à 
ses  successeurs  les  systèmes  qui  ont  précipité  la 
philosophie  dans  les  régions  de  l'absolu  ou  dans 
les  hypothèses  mystiques?  N'a-t-il  pas  quelque- 
fois, enfin,  excité  et  encouragé  un  esprit  d'in- 
novation qui  n'a  plus  connu  de  limites?  N'a- 
t-il  pas  contribué  à  faire  rejeter,  par  un  injuste 
dogmatisme ,  toutes  les  traditions  philosophi- 
ques ,  à  faire  abandonner  l'étude  des  philoso- 
phes des  âges  antérieurs?  N'a-t-il  pas  ainsi  mis 
obstacle  à  la  formation  de  cet  éclectisme  judicieux 
qui  doit  être  la  principale  vocation  des  modernes? 
C'est  ce  que  va  bientôt  nous  enseigner  l'histoire 
de  l'esprit  humain,  en  étudiant  les  suites  do 
cette  révolution  mémorable. 


20k  HIST.    COMP.    DES  SÏST.    DE   PHIL. 

NOTE  A. 

Dans  Tavant-propos  du  tome  II  de  la  collection  des  œuvres 
de  Descartes,  publiée  à  Paris  en  1826,  le  savant  éditeur  dit , 
en  parlant  des  règles  pour  la  direction  de  l'esprit^  et  de  la 
recherche  de  la  vérité  par  les  lumières  naturelles,  de  Des  • 
cartes  :  «  Cependant  ces  deux  monuments  admirables  n'ont 
»  pas  même  été  aperçus  d'un  seul  historien  de  la  philosophie.» 
Si  l'éditeur  avait  lu  le  chapitre  sur  le  cartésianisme ,  dans  la 
première  édition  de  V Histoire  comparée  des  systèmes  de  phi- 
losophie, publiée  à  Paris  en  1804,  tome  2,  il  y  aurait  vu  cités 
ces  écrits  de  Descaries. 

NOTE  B. 

«  Je  suis  une  chose  qui  pense,  c'est-à-dire  qui  doute  ,  qui 
»  affirme,  qui  nie,  qui  connaît  peu  de  choses,  qui  en  ignore 
«beaucoup,  qui  aime,  qui  hait,  qui  veut,  qui  ne  veut  pas,  qui 
»  imagine  aussi,  et  qui  sent;  cai-,  ainsi  que  je  l'ai  remarqué  ci- 
»  devant,  quoique  les  choses  que  je  sens  et  que  j'imagine  ne 
«soient  peut-être  rien  du  tout  hors  de  moi  et  en  elles-mêmes, 
«/e  yuis  néanmoins  asmré  que  ces  façons  de  penser  que  j'ap- 
»  pelle  sentiments  et  imaginations,  eu  tant  seulement  qu'elles 
«sont  des  façons  de  penser,  résident  et  se  rencontrent  certai- 
»  nement  en  moi.  Et,  dans  ce  que  je  viens  de  dire,  je  crois  avoir 
))  rapporté  tout  ce  que  je  suis  véritablement  (3'-  méditation).» 
On  voit  que  ces  mots,  /e  pense,  n'expriment  point,  dans  le 
langage  de  Descartes,  comme  ils  ne  peuvent  exprimer  en  effet, 
un  fait  unique  et  simple  ;  mais  qu'ils  sont  le  résumé  d'un  re- 
cueil immense  de  faits,  de  tous  ceux  qui  appartiennent  au 
témoignage  de  la  conscience,  et  qui  sont  réunis  par  Descartes 
sous  l'expression  commune  dépensée.  Maintenant,  comment 
la  même  lumière  de  la  conscience,  qui  lui  suffit  pour  attester 
ces  faits,  ne  lui  suffit-elle  plus  pour  lui  attester  aussi  sa  pro- 
pre existence?  Comment  saisit-il  mieux  sa  pensée  que  son 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XII.  205 

existence?  Comment  ne  s'aperçoit-il  pas  que  ia  conscience  lui 
révèle  le  fait  sous  cette  forme  complexe  ,  telle  qu'il  l'exprime 
lui-même  :  Je  suis  vue  rliose  pensante,  ou  plutôt  :  je  suis  pen- 
sant ;  que  le  fait  de  l'existence  est  intimement  lie  à  tous  ceux 
de  nos  modifications  intérieures,  se  révèle  en  eux,  avec  eux? 
«  C'est  une  chose  manifeste  par  la  lumière  naturelle ,  dit 
«encore  Descartes  {même  méditation)^  qu'il  doit  y  avoir  pour 
»  le  moins  autant  de  réalité  dans  la  cause  efficiente  et  totale  que 
«dans  son  effet...  et  de  là  il  suit  non-seulement  que  le  néant 
«ne  saurait  produire  aucune  chose,  mais  aussi  que  ce  qui  est 
«plus  parfait,  c'est-à-dire  qui  contient  en  soi  plus  de  réalité, 
«  ne  j.eut  être  une  suite  et  une  dépen{!ance  du  moins  parfait.  Et 
«cette  vérité  n'est  pas  moins  claire  et  évidente  dans  les  effets 
«qui  ont  cette  réalité  que  les  philosophes  appellent  actuelle  ou 
«formelle,  mais  aussi  dans  les  idées  ou  Ion  considère  siule- 
»  ment  la  realité  qu'ils  nomment  objectiNC.  jNon-seulement  une 
»  pierre  ne  peut  commencer  d'être,  la  chaleur  ne  peut  être  pro- 
wduite,  si  ce  n'est  par  une  chose  qui  soit  d'un  ordre  au  moins 
«  aussi  parfait  ;  mais  l'idée  de  la  chaleur  ou  de  la  pierre  ne  peut 
«pas  être  en  moi,  si  elle  n'y  a  été  mise  par  quelque  cause  qui 
«contienne  en  soi  pour  le  moins  autant  de  réalité  que  j'en 
«conçois  dans  la  chaleur  ou  dans  la  pierre.  »  Ce  seul  exemple 
des  théories  métaphysiques  que  Descartes  est  obligé  de  fonder, 
alors  même  qu'il  doute  encore  des  vérités  mathématiques  , 
avant  même  qu'il  ait  établi  cette  existence  de  Dieu  qui  va  de- 
venir bientôt  la  garantie  indispensable  de  toute  conviction  , 
nous  montre  qu'il  pouvait  se  dispenser  de  recourir  à  la  véra- 
cité de  llieu  pour  légitimer  les  premiers  principes.  Certes,  si 
les  sceptiques  lui  accordent  toute  cette  théorie  de  la  causalité, 
comme  d'une  pleine  et  primitive  évidence,  ils  n'auront  plus 
rien  à  lui  contester,  et  toutes  les  concessions  qu'il  leur  avait 
faites  si  laigement  sont  déjà  pleinement  rétractées. 

JNOÏE  C. 

On  a  imagine  dernièrement  de  prêter   à  la  propgsiliun  : 


2()()  iiisT.  coMP.  nr.s  syst.  de  thil. 

Je  pense,  donc  /existe,  un  sens  plus  profond,  et  de  supposer 
qu'elle  exprimait,  dans  l'esprit  de  Deseartes,  l'une  de  ces  lois 
imposées  à  notre  intelligence  par  la  nature,  qu'a  conçues  et 
introduites  au  siècle  dernier  l'école  écossaise.  «  C'est  pour  ce 
»  motif,  a-t-on  dit,  que  Descartes  emploie  dans  cette  propo- 
«sition,  uon  la  forme  du  syllogisme,  mais  celle  de  l'en- 
»  thymème.»  Non-seulement  c'est  ici  une  supposition  gratuite; 
mais  c'est  une  erreur  manifeste.  Loin  d'être  disposé  à  admet- 
tre ces  lois  par  lesquelles  la  nature  commande  à  notre  intelli- 
gence ,  comme  présidant  au\  prin^-ipes  des  connaissances ,  i! 
les  rejette  expressément  pour  ne  se  confier  qu'à  l'intuition ,  à 
l'évidence  même;  il  distingue  avec  soin  l'impulsion  delà  na- 
ture qui  nous  porte  à  croire,  de  la  lumière  naturelle  qui  nous 
fait  voir  (l)  ;  il  a  si  ])ien  établi  ici  une  proposition  identique  , 
que  c'est  de  cette  proposition  qu'il  déduit  la  maxime:  «  que 
»  toutes  les  choses  que  nous  concevons  fort  clairement  et  fort 
»  distinctement  sont  toutes  vraies  (2).  » 

Descartes  et  ses  disciples  ,  il  est  vrai ,  ont  soutenu  que  la 
connexion  étiiblie  entre  les  deux  propositions  :  je  pense,  et  je 
suis  y  ne  renfermait  point  un  syllogisme  implicite;  mais,  en 
môme  temps,  ils  l'ont  fait  résulter  de  ce  qu'ils  appellent  la 
simple  vision,  c'est-à-dire  d'ilne  intuition  véritable,  ce  qui 
exclut  la  loi  imposée  à  l'esprit,  dans  le  sens  de  l'école  écos- 
saise. Au  reste,  Descartes  a  plusieurs  fois  lui-même  exprimé, 
sous  la  foi  me  d'un  axiome  ,  le  principe  qui  servirait  de  lien 
aux  deux  propositions,  et  qui  formerait  la  majeure  du  syllo- 
gisme: Ce  qui  pense  ne  saurait  ne  pas  exister  (3).  Enlin, 
il  va  plus  loin,  et,  dans  la  quatrième  partie  du  Discours 
sur  la  méthode  ,  il  semble  rétablir  lui-même  ce  syllogisme  : 


(1)  3"  Médilalion.  —  Régies  pour  la  dtreclion  de  fespril,  piirl.  1, 
règle  42. 

(2)  3«  Méditation. 

(3)  Principes  de  phi].,  part.  4,  nrt.  49.  —  Recherche  de  la  vérité', 
t.  XI ,  p.  3")4,  3-i. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    Xlî.  207 

c(  Et  ayant  remarqué,  dit-il,  qu'il  n'y  a  rien  du  tout  en  ceci  : 
ïi  Je  pense ^  donc  je  suis,  qui  m'assure  que  je  dis  la  vérité, 
»  sinon  que_;e  vois  très  clairement  que  pour  penser  il  faut 
»être,  je  jugeai,  etc.  (l).«  On  le  voit  chercher  ainsi  le 
lien  des  deux  propositions  dans  une  troisième  générale  et  sous- 
entendue.  Aussi  Huet  a-t-il  soutenu  contre  les  cartésiens  que 
Descartes  n'avait  nullement  établi  ici  un  syllogisme  implicite. 

NOTE  D. 

On  est  surpris  de  voir  que  ce  paralogisme  ait  pu  séduire  ou 
du  moins  embarrasser  quelques  bons  esprits.  L'existence  réelle, 
la  réalité  positive,  peuvent  être,  comme  tous  les  faits  en  géné- 
ral, conçues  d'une  manière  purement  hypothétique  et  simple- 
ment comme  notions  ;  admises  à  ce  titre  dans  une  sphère 
d'idées  et  de  raisonnements,  elles  y  subiront  toutes  les  combi- 
naisons qu'il  plaira  à  l'esprit  d'imaginer  ;  mais  elles  y  con- 
serveront toujours  leur  caractère  ;  elles  en  sortiront  comme 
elles  y;' sont  entrées,  hypothétiques  et  simples  notions.  Que 
je  comprenne  l'existence  sous  le  terme  générique  et  collectif 
de  perfection  ;  que  j'imagine  ensuite  un  être  auquel  j'aurai 
attribué,  dans  ma  pensée,  toute  espèce  de  pertVclion  ;  je  n'au- 
rai rien  avancé  de  plus  que  si ,  par  une  combinaison  et  une 
hypothèse  plus  simples  encore,  j'avais  attribué  directement 
l'existence  à  ce  même  être.  C'est  absolument  la  même  opéra- 
tion de  l'esprit,  avec  la  seule  différence  que,  dans  le  premier 
cas,  j'ai  employé  une  expression  intermédiaire,  celle  de  per- 
fection, pour  attribuer  l'existence  à  l'être.  En  concevant  l'idée 
de  l'être  parfait,  autant  du  moins  qu'il  nous  est  permis  de  la 
concevoir,  et  aussi  longtemps  que  nous  nous  bornons  à  la  con- 
cevoir, cette  idée  et  celle  de  ses  perfections  ne  sont  encore 


(1)  Discours  tur  la  mélhude ,  ('illiioi;  de  Renoiiard,  J82-i,  p.  (jii. 


208  IlIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHTL. 

qu'hypotliéMques;  celle  de  son  existence,  si,  par  une  acception 
de  langage  toute  particulière,  on  veut  comprendre  l'existence 
parmi  les  perfections,  n'aura  donc  encore  qu'un  caractère  hj^- 
pothétique,  et  il  n'y  aura  rien  à  conclure  dans  le  domaine  des 
réalités  positives. 

Toujours  enivré  de  ses  propres  conceptions,  et  prévenu 
contre  tout  ce  qui  ne  lui  appartient  pas,  Deseartes  a  donné  le 
fâcheux  exemple  d'un  superbe  dédain  pour  la  preuve  de  l'exis- 
tence de  Dieu  tirée  de  la  contemplation  de  la  création;  en 
cela  il  a  causé  un  préjudice  considérable  à  la  conviction  la 
plus  nécessaire  au  genre  humain.  Ce  dédain,  aussi  injuste  que 
funeste,  n'a  que  trop  été  imité  après  lui  par  quelques  écri- 
vains qui  ont  rejeté  comme  incompatible  avec  la  dignité  de  la 
science  une  preuve  populaire  qui  a  obtenu  l'assentiment  de 
tous  les  pays  et  de  tous  les  âges.  Ils  ont  ainsi  refusé  à  l'im- 
mense majorité  des  hommes  le  droit  d'avoir  une  conviction 
raisonnable  et  légitime  sur  la  plus  importante  des  vérités;  ils 
ont  compromis  celte  vérité  auprès  des  autres,  en  la  condam- 
nant à  ne  s'appuyer  que  sur  des  raisonnements  métaphysiques 
sujets  à  contestation.  Nous  espérons  un  jour  réhabiliter,  au  nom 
de  la  philosopliie,  cette  preuve  populaire  si  injustement  dis- 
créditée. 

Par  l'une  de  ces  contradictions  si  fréquentes  dans  Descartes, 

pendant  qu'il  repousse  tout  emploi  des  causes  finales  comme 

pouvant  servir  à  établir  l'existence  de  Dieu ,  il  les  emploie 

lui-même,  de  la  manière  la  plus  téméraire,  pour  expliquer  à 

priori  les  lois  de  l'univers  d'après  les  desseins  qu'il  prête  au 

Créateur.  Pendant  qu'il  se  refuse  à  reconnaître  dans  les  œuvres 

de  la  création  l'empreinte  de  la  suprême  intelligence,  il  ose 

bien  lire  dans  la  pensée  divine  :   «  Il  a  fait  voir,  nous  dit-il, 

;)  quelles  sont  les  lois  de  la  nature,  et,  sans  s'appuyers»/-  au- 

ï)  cun  autre  principe  que  mr  les  prrfecHons    infinies  de 

»  Dieu,  il  a  tâché  de  démontrer  toutes  celles  dont  on  eût  pu 

»  avoir  quelque  doute,  et  de  laire  voir  qu'elles  sont  telles 

»  qu'encore  qiie  Dieu  eût  n'ié  ]i!usit'iirs  mondes,  il  ne  saurait 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CIIAP.    XII.  509 

»  y  en  avoir  aucun  où  elles  manquassent  d'être  observées  (  l  )  I  » 
c'est-à-dire  qu'il  repousse  précisément  ce  raisonnement  dans 
ce  qu'il  a  de  légitime,  et  l'admet  dans  ce  qu'il  a  d'arbitraire, 
comme  nous  aurons  quelque  jour  l'occasion  de  le  mieux  faire 
voir. 

Il  est  curieux  de  voir  Descartes  imposer  ses  propres  hypo- 
thèses, comme  des  lois,  à  la  Divinité,  d'une  manière  si  impé- 
l'ieuse  qu'elle  n'a  pu  se  dispenser  de  s'y  conformer  dans  l'ai - 
rangement  de  l'univers,  lorsque,  d'un  autre  côté,  les  vérités 
nécessaires  ne  lui  paraissent  telles  que  parce  que  Dieu  a  voulu 
qu'elles  fussent  telles  (2) . 

NOTE  E. 

La  Romiguière,  dans  un  ouvrage  plein  de  mérite,  a  cru 
pouvoir  avancer,  contre  l'opinion  universelle,  que  Descartes 
n'admet  pas  d'idées  innées;  il  se  fonde  sur  les  passages  que 
nous  venons  d'indiquer  et  dans  lesquels  ce  philosophe,  expli- 
quant ses  propres  expressions,  réduit  les  idées  innées  à  n'étie 
en  nous  que  la  faculté  même  de  penser  (3).  Nous  avions  déjà 
signalé,  dans  la  première  édition  du  présent  ouvrage,  cette 
explication  donnée  par  Deseartes  ;  mais  nous  ne  saurions  en 
tirer  la  même  conséquence. 

Il  est  bien  certain  que  Descartes  n'a  pas  entendu  ses  idées 
innées  dans  ce  sens  que  de  semblables  idées  soient  constam- 
ment et  expliciiement présentes  à  l'esprit  ;  il  n'eût  pu  l'avan- 
cer sans  contredire  la  plus  manifeste  expérience.  Mais  il  est 
certain  aussi  que  Descartes  a  considéré  les  idées  dont  il  s'agit 
connne  n'étant  ni  venues  du  dehors  et  transmises  par  les  ob- 
jets extérieurs,  ni  formées  par  lesprit  lui-même;  car  il  enftiit 

(1)  -4*  Méditalion.  —  Principes  de  pliil.,  piirt.  1 ,  art.  2.S.  —  Dis- 
cours sur  la  mélhode.  —  i'  et  5'-'  Méditations,  p.  80  et  90;  t'-diiiuii  de 
Ronouard. 

(2)  Correspondance,  t.  IX,  p.  171. 

'  (u)  Leçons  de  })liilosoi)lii(' ,  îi''  ôdiiion,  p.  2S3, 

II.  14 


210  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PHIL. 

à  diverses  reprises,  et  d'une  manière  expresse,  une  Iroisième 
classe  distincte  des  deux  premières,  et  c'est  sur  cette  distinc- 
tion qu'il  a  fondé  précisément  toute  sa  philosophie.  Il  lui 
a  fallu  supposer  que  de  telles  idées  dérivaient  immédiate- 
ment de  l'intelligence  divine  elle-même,  qu'elles  avaient  été 
créées  en  nous  :  ce  sont  ses  paroles.  Les  idées  en  question 
sont  donc  données  à  Vespril  humain  toutes  formées. 
C'est  là  précisément  le  caractère  essentiel  sur  lequel  rou- 
lent toutes  les  controverses  ,  et  d"où  dépendent  toutes  les 
questions  qui  se  sont  élevées  au  sujet  des  idées  innées. 
Qu'importe  que  Descartes  vienne  nous  dire  ensuite  que  ces 
idées  n'existent  en  nous  qu'en  puissance,  ne  consistent  que 
dt\ns. /a  faculté  de  penser'^  il  ne  fait  que  reculer  la  diffi- 
culté, sans  la  changer.  En  effet,  nous  avons  sans  doute  aussi 
la  faculté  de  penser  relativement  aux  idées  adventices  (\  enant 
du  dehors),  et  relativement  à  celles  qui  sont  notre  ouvrage; 
les  unes  et  les  autres  sont  aussi  en  nous  virtuellement  et  en 
puissance.  Si  donc  il  n'y  a  pas  autre  chose  dans  les  idées 
innées,  elles  ne  diffèrent  plus  de  toutes  les  autres.  Cependant 
il  faut  bien  que  cette  puissance  se  réalise  ;  que  cette  faculté 
s'exerce;  que  Yldée^  en  un  mot,  Hl  implicite  devienne  expli- 
cite ^  présente;  qu'elle  soit  aperçue.  La  présence  des  objets 
extérieurs,  voilà  ce  qui  fait  éclore  les  idées  adventices  ;  les 
opérations  de  notre  esprit  donnent  naissance  à  la  seconde  classe 
d'idées. Comment  naîtra  la  troisième?  comment,  à  l'égard  des 
idées  innées,  s'exercera  la  faculté  de  penser,  pour  les  tirei'  du 
sommeil  et  les  mettre  en  lumière?  car  notre  esprit  ne  peut  les 
produire;  elles  viennent  encore  moins  du  dehors  :  il  resterait 
à  demander  à  Descartes  une  nouvelle  explication  qu'il  ne  nous 
a  point  donnée.  On  ne  saurait  comparer  ces  idées  à  celles  que 
nous  avons  de  notre  moi  et  de  nos  propres  modifications;  car 
celles-ci  trouvent  leur  objet  en  nous-mêmes,  et  naissent  natu- 
rellement du  témoignage  de  la  conscience  intime.  Il  n'en  est 
pas  de  même  de  celle  de  Dieu  et  des  notions  que  Descartes 
suppose  primitives. 


PHILOSOPHIE    MOHERXE.    CHAP.    XII.  511 

NOTE  F. 

Bans  une  lettre  a  M.  Clianut  (l),  Descartes  avoue  qu'il  a 
coutume  de  lefuser  d'écrire  ses  pensées  touchant  la  morale,  et 
cela  pour  deux  raisons,  dit-il  :  «  l'une,  qu'il  n'y  a  point  de 
>'  matière  dont  les  malins  puissent  tirer  plus  de  matière  pour 
»  calomnier;  l'autre,  qu'il  croit  qu'il  n'appartient  qu'aux  sou- 
"  veraiiîs,  ou  à  ceux  qui  sont  autorisés  par  eux,  de  se  mêler  de 
»  régler  les  mœurs  des  autres.»  Ailleurs  encore  il  attribue  non 
moins  expressément  aux  souverains  ce  droit  prétendu  sur  la 
morale.  «  Pour  ce  qui  touche  les  mœurs,  dit-il,  chacun  abonde 
»  si  fort  en  son  sens,  qu'il  se  pourrait  trouver  autant  de  ré- 
»  formateurs  que  de  tètes,  s'il  était  permis  à  d'autres  qu'à  ceu\ 
»  que  Dieu  a  établis  pour  souverains  sur  ses  peuples,  ou  bieu 
"  auxquels  il  a  donné  assez  de  grâce  et  de  zèle  pour  être  pro- 
•>  plîètes,  d'entreprendre  d'y  rien  changer;  et,  bien  que  mes 
B  spéculations  me  plussent  fort,  j'ai  cru  que  les  autres  en 
»  avaient  aussi ,  qui  leur  plaisaient  peut-être  da\antage  (2).  » 


(I)  Corrtsponiiaiici',  l.  X,  p.  (i.j. 

(4)  Discours  sur  la  lui'tltode,  pari,  fi,  p.  153. 


215  HIST.    t.OMP.    DIS   S\ST.    DE    PHIT.. 


CHAPITRE  XIII. 

Le  cartésianisme. 
De  la  Forge. —  Arnaiild. —  Régis,  etc. 

L'un  des  critiques  les  plus  sévères  de  la  philo- 
sophie de  Descartes,  Huet,  évêque  d'Avranches, 
a  signalé  avec  sagacité  les  causes  qui  firent  accueil- 
lir cette  philosophie  avec  tant  d'empressement  et 
de  faveur  par  le  siècle  auquel  elle  était  offerte. 
«  On  était  fatigué  des  vieilles  doctrines,  des  ari- 
»  dites  du  péripatéticisme,  des  interminables  dis- 
»  putes  de  l'école.  La  nouvelle  philosophie  sem- 
)'  biait  satisfaire  à  tous  les  besoins  des  esprits.  Elle 
«s'annonçait  par  de  brillantes  espérances;  elle 
»  ouvrait  de  belles  voies  pour  conduire  à  la  vérité; 
«elle  arrachait,  avec  les  aveugles  préjugés,  la  ra- 
«ciiie  des  erreurs;  après  avoir  nettoyé  le  sol,  elle 
»  ne  s'appuyait  que  sur  des  principes  reconnus  par 
»  l'assentiment  de  tous.  Ces  principes  étaient  en 
^)  petit  nombre,  clairs,  simples  ;  la  doctrine  qui 
«en  était  déduite  présentait  un  ordre  spécieux, 
»  une  étroite  connexion  ;  l'auteur  en  appelait  aux 
«lois  de  la  nature,  au  témoignage  de  l'expérience; 
«partout  régnait  l'apparence  du  vrai;  on  n'y 
«trouvait  rien  d'embrouillé,  d'obscur,  de  super- 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XIll.  213 

»flu;  la  clarté  s'y  unissait  à  la  précision  (1).» 
C'était  en  France  surtout  qu'une  semblable 
influence  devait  se  faire  sentir.  Quoique  Descar- 
ies se  fût  retiré  en  Hollande  pour  préparer  ses 
ouvrages,  ses  regards,  en  les  publiant,  se  diri- 
geaient vers  la  France;  c'était  à  la  France  qu'il 
les  adressait.  Ils  y  furent  accueillis  avec  une  vive 
curiosité,  ils  y  obtinrent  d'imposants  suffrages, 
comme  lui-même  y  possédait  des  amis  d'un  mé- 
rite supérieur.  Toutefois,  des  idées  si  nouvelles, 
si  hardies,  ne  purent  se  présenter  dans  la  patrie 
de  Descartes  sans  rencontrer,  au  premier  mo- 
ment, une  vive  résistance.  Les  deux  grandes  puis- 
sances dont  Descartes  avait  tant  redouté  la  défa- 
veur et  ambitionné  l'appui ,  la  Sorbonne  et  la 
société  des  jésuites,  ne  se  laissèrent  point  entraî- 
ner à  ses  instances.  L'Université  de  Paris  suivit, 
en  1G77,  l'exemple  que  celle  d'Angers  avait  déjà 
donné  en  1675^  et  ferma  l'accès  des  écoles  pu- 
bliques à  la  doctrine  cartésienne;  les  jésuites 
s'en  déclarèrent  les  adversaires;  un  ordre  royal 
obtenu  par  l'archevêque  de  Paris  rendit  l'inter- 
diction générale.  La  savante  congrégation  de  l'O- 
ratoire elle-même,  mieux  disposée  à  accueillir  les 
vues  nouvelles,  qui  renfermait  des  esprits  in- 
dépendants, qui  comptait  parmi  ses  membres 
plus  d'un  cartésien  ,  menacée  dans  son  existence 
à  raison  même  de  la  liberté  de  penser  qu'elle  avait 

(J)  Petii  DanieUs  Hiielii  censura  pitilus.  cartes.,  c.  VIII,  î^  I  et  2. 


21 /i  HIST.    COMP.    DES   S\M'.    UE    PHIL. 

le  bon  esprit  d'autoriser,  autant  que  par  la  suite 
des  controverses  religieuses  qui  s'agitaient  alors, 
eut  la  faiblesse  de  prendre,  en  1678,  une  délibé- 
ration qui  ne  permettait  point  de  s'éloigner  de  la 
physique  d'Aristote  pour  s'attacher  à  la  doctrine 
de  Descartes  (1).  Toutefois,  ces  résistances  elles- 
mêmes  furent  peut-être  plus  utiles  encore  que 
funestes  à  la  cause  du  cartésianisme,  à  une  épo- 
que où  déjà  la  raison  humaine  commençait  à  sen- 
tir sa  propre  dignité  et  à  connaître  ses  droits. 
Elles  recommandèrent  plus  vivement  le  philoso- 
phe qui  entreprenait  de  faire  valoir  ces  droits  et 
de  maintenir  cette  dignité.  On  s'attacha  davan- 
tage à  une  doctrine  aussi  injustement  proscrite; 
on  se  l'appropria  mieux,  lorsqu'en  l'étudiant  on 
ne  la  reçut  point  des  mains  de  l'autorité;  elle 
rencontra  ainsi,  elle  obtint  ces  convictions  indi- 
viduelles qu'elle  avait  voulu  exciter,  auxquelles 
elle  avait  rendu  hommage. 

En  Hollande,  Descartes  rencontra  plus.que  des 
contradicteurs  ;  l'envie  lui  suscita  des  ennemis. 
Le  théologien  Voët  dirigea  contre  lui  les  accusa- 
tions les  plus  graves,  ourdit  contre  lui  les  plus 
odieuses  intrigues;  soutenu  d'un  parti  puissant, 
Voët  réussit  à  faire  momentanément  interdire 
l'enseignement  du  cartésianisme,  à  surprendre 
même  aux  magistrats  d'Utrecht  une   sentence 


(1)  Y.  celle  (.lélibéralion  diiiis  le  Recueil  de  pièces  curieuses  con- 
cernant la  philosophie  de  Descaries,  publié  par  B'iyle,  en  1684,  p.  1. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XllI.  215 

contre  Descartes.  Le  synode  de  Dordrecht,  en 
1()5G,  interdit  de  traiter  de  la  philosophie  de  Des- 
cartes, soit  par  écrit,  soit  dans  les  exercices  pu- 
blics ;  cette  défense  fut  répétée  à  Delft,  l'année  sui- 
vante; on  alla  jusqu'à  interdire  l'accès  du  minis- 
tère ecclésiastique  aux  partisans  de  la  nouvelle 
philosophie:  c'était  au  nom  des  iiîtérèts  religieux 
qu'on  proscrivait  cette  doctrine;  on  allait  jusqu'à 
y  voir  une  tendance  à  l'athéisme.  En  1G76,  la  phi- 
losophie de  Descartes  fut  associée  à  la  théologie  de 
Coccejus  dans  les  condamnations  prononcées  à 
Leyde  et  à  l/trecht.  Au  milieu  de  ces  persécutions, 
Descartes  trouva  en  Hollande  des  adeptes  zélés 
et  de  courageux  apologistes.  Les  jésuites,  maîtres 
de  l'enseignement  dans  les  Pays-Bas  espagnols, 
ne  permirent  point  au  cartésianisme  de  s'y  intro- 
duire; Antoine  Legrand,  médecin  à  Douai,  osa 
seul  en  prendre  la  défense.  En  Allemagne ,  il 
fut  repoussé  généralement  par  le  péripatéti- 
cisme  qui  dominait  encore  avec  un  pouvoir  ab- 
solu. Cependant  il  n'y  rencontra  î)oint  ces  dispo- 
sitions hostiles  qui  s'étaient  prononcées  contre 
lui  en  Hollande  et  en  France.  Petermann  essaya 
à  Leipzig  de  l'introduire  dans  l'enseignement, 
quoique  avec  peu  de  succès  ;  Jean  Clauberg  fut 
plus  heureux  à  Duisbourg  ;  il  y  professa  le  carté- 
sianisme avec  talent  et  avec  éclat. 

Les  jésuites  obtinrent,  en  1663,  un  ordre  de  la 
cour  de  Rome,  qui  frappait  de  pi'ohibition  la  phi- 
losophie de  DescarlGS  en    Italie,  et  ce  ne  fut 


216  HIST.    COMP.    DES    SYSr.    DE    PHIL. 

guère  que  vers  le  siècle  suivant  qu'elle  put  y  ob- 
tenir quelques  suffrages. 

Mais  les  interdictions  qui  fermaient  l'entrée 
des  écoles  ne  pouvaient  être  des  arrêts  de  mort 
pour  une  philosophie  qui  tendait  elle-même  à 
transporter  le  goût  et  l'étude  de  la  science  hors  de 
l'enceinte  des  écoles,  qui  s'adressait  au  public 
éclairé,  qui,  ornée  de  clarté,  amie  du  goût  autant 
que  de  la  raison ,  appelait  à  elle  même  les  gens 
du  monde.  Ce  tribunal  de  l'opinion  publique , 
qu'elle  cherchait  à  ériger,  en  même  temps  qu'elle 
en  sollicitait  la  protection,  se  formait  en  effet  par 
un  concours  de  circonstances  favorables.  Des  réu- 
nions scientifiques  et  littéraires  s'organisaient  et 
se  livraient  à  des  travaux  collectifs,  ou  à  des  dis- 
cussions paisibles  et  méthodiques.  Un  commerce 
actif  s'était  établi  entre  les  savants  les  plus  dis- 
tingués des  divers  pays;  on  se  communiquait 
les  découvertes,  les  expériences,  les  réflexions  ; 
on  se  proposait  des  problèmes;  on  s'envoyait  les 
solutions.  Descartes  lui-même ,  avant  de  publier 
ses  Méditations,  en  avait  fait  circuler  des  copies 
manuscrites,  en  provoquant  les  observalions^des 
hommes  les  plus  éclairés  de  Hollande  et  de  Fran- 
ce ;  il  avait  fait  ensuite  imprimer  ces  observations 
avec  ses  propres  réponses.  Ainsi  s'ouvrit  dans  le 
monde  savant  un  débat  général,  paisible,  régu- 
lier, dont  l'amourde  la  vérité  fut  le  principe,  dont 
les  intérêts  de  la  vérité  furent  le  but  5  spectacle 
nouveau,  digne  d'exciter  encore  aujourd'hui  la 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CH\P.    MU.  "217 

curiosité  et  l'attention,  et  qui  mérite  d'occuper 
une  place  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain. 
Cette  controverse  a  peut-être  contribué  aux  pro- 
grès de  la  philosophie  d'une  manière  plus  efficace 
que  la  doctrine  môme  de  celui  qui  en  devint 
l'occasion.  Elle  embrassa  les  questions  les  plus  es- 
sentielles comme  les  plus  ardues  de  la  science; 
les  esprits  les  plus  distingués  du  temps  y  prirent 
part;  Arnauld,  Ilobbes,  Gassendi,  le  P.  Mersenne, 
Huet,  le  P.  Daniel,  Duhamel,  y  jouèrent  le  pre- 
mier rôle  ;  un  nombreux  concours  d'amateurs 
s'y  engagea  à  leur  suite;  Cud\vorth ,  Parker, 
Henri  More,  intervinrent  plus  lard.  J.a  discus- 
sion se  prolongea,  après  Descartes,  entre  ses  sec- 
tateurs et  les  partisans  des  autres  systèmes,  il 
est  juste  de  dire  que  Descartes,  le  premier,  avait 
engagé  cette  discussion;  que,  par  l'appel  lait  à  rin- 
dépendance  de  la  raison  et  à  l'originalité  de  la 
conviction,  il  avait  d'avance  provoqué  les  contra- 
dictions qui  s'élevèrent  ;  qu'il  avait  fouini,  pnr 
sa  méthode  même,  les  armes  avec  lesquelles  il 
fut  combattu.  On  peut  se  féliciter  qu'il  ait  en 
eflét,  par  des  systèmes  hasardés,  fourni  de  jus- 
tes motifs  à  ces  critiques;  qu'on  ait  pu  accepter 
l'affranchissement  des  traditions  scolastiques , 
sans  se  soumettre  à  une  autorité  nouvelle,  admi- 
rer le  courage  de  Descartes  en  combattant  ses 
doctrines.  On  peut  dire  qu'en  philosophie,  comme 
en  physique,  et  plus  qu'en  physique  peut-être,  ses 
erreurs  ont  été  utiles,  par  les  recherches  qu'elles 


218  HIST,    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

ont  dék'rminées  et  les  controverses  qu'elles  ont 
fait  naître. 

Quelques-unes  des  critiques  auxquelles  la  phi- 
losophie de  Descartes  a  donné  lieu  ont  été  présen- 
tées par  les  admirateurs  les  plus  sincères  de  son 
talent;  en  général,  les  objections  qui  lui  furent 
faites  étaient  accompagnées  d'un  juste  hommage 
rendu  à  son  courage,  à  son  habileté.  Mais  on  n'é- 
pargna aucune  partie  de  sa  méthode  ou  de  sa  doc- 
trine. 

On  attaqua  l'ensemble  même  de  la  philosophie 
cartésienne  ;  on  lui  reprocha  d'être  en  contradic- 
tion avec  elle-même,  de  manquer  à  ses  promes- 
ses 5  on  l'accusa  de  présomption  ;  on  l'accusa  de 
déployer  un  appareil  superflu  pour  démontrer 
des  choses  qu'établit  suffisamment  l'autoritç  du 
sens  commun  ;  en  lui  faisant  un  tort  de  l'esprit 
d'innovation ,  on  lui  disputa  le  mérite  de  la  nou- 
veauté. Le  savant  Huet  prit  soin  d'établir,  par 
une  suite  de  rapprochements,  les  points  de  cette 
philosophie  qui  se  retrouvaient  déjà  dans  les  an- 
ciens philosophes,  dans  Aristote  lui-même,  dans 
Plotin,  dansGalien,  dans  saint  Augustin,  dans  les 
Arabes,  dans  les  scolastiques,  dans  saint  Tho- 
mas (i).  «  Ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  cette  philo- 
))  Sophie,  dit  un  jésuite,  n'a  rien  de  neuf  ;  ce  qu'il 
»  y  a  de  neuf,  n'a  rien  de  vrai  (2).  » 


(1)  p.  U.  HuetJi  censura  phil.  car!.,  c.  Vlll,  §  7  et 8. 

(2)  T*""  (ihioclions. — V.  rédilion  des  oeuvres  de  Descaries  de  1824, 
l.  Il,  p.  lUO  Ll  suiv. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIII.  219 

On  s'aperçut  facilement  que  le  doute  de  Des- 
cartes n'avait  rien  de  sérieux  et  cachait  déjà  de 
grands  projets  d'affirmation.  «A  quoi  bon,  disait- 
on  ,  accumuler  tant  d'arguments  pour  justifier 
un  doute  dont  on  ne  fait  qu'un  jeu  ?  Si  l'on  veut 
seulement  armer  l'esprit  humain  d'une  salutaire 
défiance  contre  lui-même,  pourquoi  ne  pas  se 
borner  à  lui  rappeler  sa  faiblesse  naturelle  qui  ne 
conseille  que  trop  une  telle  défiance?  Si,  au  con- 
traire, son  doute  est  réel,  Descartes  ne  fait  que 
substituer  un  préjugé  nouveau  à  tous  ceux  qu'il 
a  voulu  renverser;  au  nombre  des  préjugés,  il 
range  des  vérités  évidentes  par  elles-mêmes 
et  qui  se  protègent  par  leur  propre  autorité , 
comme  il  est  forcé  plus  tard  de  le  reconnaî- 
tre ;  ce  ne  sont  pas  les  erreurs  seules  qu'il  re- 
pousse, c'est  le  sens  commun  qu'il  oflense  ;  il 
est  singulier  qu'un  philosophe  veuille  appuyer 
la  certitude  sur  le  doute,  et  de  l'incertain  faire 
sortir  le  certain  (1).  »  Descartes  ne  disconvenait 
point  que  le  doute  méthodique  n'était  au  fond 
qu'une  sorte  de  fiction,  qu'une  supposition;  il 
ne  lui  accordait  qu'un  accès  momentané  ;  mais, 
tout  en  supposant  qu'il  est  entièrement  libre  à 
l'esprit  de  douter  ou  de  croire ,  il  alléguait  le 

(1)  S""^  objections,  pur  Cisseuili.  —  OEuvies  de  Descaries,  l.  11 , 
p.  90.  —  Gassendi,  Disquisilio  melaphysica,  elc,  in  Med.  pr'nnam  du- 
bîL,  t.  m  des  œuvres  de  Gassendi,  p.  278. —  1'^  ol;>jeclions,  OEuvres 
de  Descartes,  t.  Il,  p.  489.  —  Réponse  de  Régis  à  lluet,  1  vol.  in-S", 
1691,  sur  le  cliap.  1,  urt.  ï  olsuiv. 


'2'20  HIST.    GOMP,    DES  S\ST.    i)E    PIllL. 

besoin  de  fortes  objections  pour  combaltre  le 
pencliant  qui  entraîne  l'esprit  à  croire  (1).  Ses 
disciples  ajoutaient  que  Descartes  n'avait  en  effet 
jamais  douté  réellement,  qu'il  avait  feint  de  dou- 
ter, pour  suspendre  son  jugement  jusqu'après 
l'examen,  et  que  ce  doute  suspensif  avait  dû  céder 
à  l'examen  dont  il  avait  été  la  préparation. 

Les  uns  reprochèrent  à  la  célèbre  proposition  : 
Je  pense ^  donc  je  suis,  qu'il  n'y  avait  pas  besoin  de 
recourir  à  un  argument  pour  démontrer  notre 
propre  existence,  laquelle  nous  est  aussi  mani- 
feste que  notre  pensée  elle-même,  laquelle,  d'ail- 
leurs, s'annonce  également  dans  tous  nos  autres 
actes.  D'autres,  au  contraire,  jugèrent  que  l'argu- 
ment lui-même  était  sans  force;  que,  d'après  les 
principes  établis  par  Descartes,  il  pouvait  fort 
bien  se  faire  qu'au  lieu  de  penser  réellemeiiL, 
nous  rêvons  que  nous  pensons;  que,  pour  con- 
clure d'une  proposition  à  l'autre,  il  faudrait  ad- 
mettre la  légitimité  de  quelque  manière  de  con- 
clure, ce  à  quoi  se  refuse  le  doute  universel  ;  que 
la  proposition  alléguée  n'est  point  une  vérité  pri- 
mitive, et  en  suppose  d'autres  antérieures,  telles, 
par  exemple,  que  ce  principe:  Ce  qui  agit  existe; 
que  les  expressions  :  je  pense,  produites  dans  l'état 
du  doute  absolu  où  Descartes  s'est  placé,  n'ont 
point  la  valeur  que  Descaries  leur  attribue; 
qu'elles  saisissent  la  pensée  elle-même  dans  un 

(1)  OEiivres  de  Descarfrs,  t.  Il,  p.  2 il,  302,  383,  etc. 


PHII.Oï^OPHIE    MODERNE.    CHAP.    XIII.  fl'2\ 

état  cVabstraction  qui  l'isole  du  sujet  pensant, 
comme  de  l'objet  pensé;  qu'ici  on  prend  la  chose 
intelligente  pour  l'acte  même  de  l'intellection ,  ce 
qui  est  une  méprise  ;  enfin,  que  la  proposition  je 
suis,  ne  peut  être  déduite  de  la  proposition  je 
pense,  que  par  voie  de  syllogisme,  si  elle  est  une 
conséquence;  que  si  au  contraire  elle  n'est  pas 
une  conséquence,  il  était  inutile  de  la  lier  à  la 
précédente  ;  la  simple  vision  ou  l'intuition  immé- 
diate, alléguée  par  Descartes,  suftisait  alors  pour 
la  faire  briller  de  sa  lumière  propre,  sans  qu'il  fût 
besoin  de  lui  donner  la  forme  d'un  corollaire  (1). 
Descartes  et  ses  disciples  persistaient  à  croire 
que  notre  existence  ne  se  révèle,  avec  cette  certi- 
tude complète  qu'ils  appellent  méiaplujsique,  que 
dans  notre  propre  pensée  ;  ils  prétendaient  que 
la  proposition  :  Je  pense,  donc  je  suis,  bien  loin  de 
dériver  d'une  proposition  universelle  :  Ce  qui 
pense  existe,  servait  au  contraire  de  préliminaire 
indispensable  à  celle-ci ,  puisque  les  vérités  géné- 
rales ne  peuvent  naître  que  des  vérités  particu- 
lières; que  la  proposition  dont  il  s'agit  ne  peut 
être  mise  au  rang  des  préjugés  éliminés  par  le 
doute  méthodique,  puisqu'on  ne  peut  s'empê- 
cher de  la  croire,  dès  qu'on  y  pense  pour  la  pre- 


(1)  3'*  objections,  OEuvres  de  Descartes,  t.  1,  p.  366.  —  5"  objec- 
tions, ibid.,  t.  H,  p.  93. —  Gassendi,  Disqttisilio  metaphys.,  in  Med.  2 
dut».  \  . —  6«s  objections,  OEuvres  de  Descartes,  1. 11,  |).  311). — 7""'  ob- 
jections, ibid.,  t.  11,  p.  II-. 


2'22  niST.   COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

mière  fois;  qu'en  niant  tout,  d'ailleurs,  par  le 
doute  méthodique ,  il  n'avait  rejeté  que  les  ju- 
gements et  non  les  notions ,  et,  par  conséquent, 
qu'il  avait  laissé  subsister  la  notion  de  la  pensée, 
ce  qui  suffisait  à  son  dessein;  que  nous  connais- 
sons la  pensée  et  l'existence  par  une  connais- 
sance antérieure  qui  précède  toute  connaissance 
acquise  et  qui  est  naturelle  à  tous  les  hommes. 
Ils  persistaient  à  soutenir  que  chacun  de  nous , 
en  apercevant  qu'il  pense  ,  aperçoit  aussi  que 
de  là  il  suit  très  évidemment  qu'il  existe,  sans,  tou- 
tefois, qu'il  se  formât  pour  cela  un  raisonne- 
ment; et  que  la  simple  vision  suffisait  pour  pro- 
curer cette  lumière,  sans  emprunter  les  se- 
cours de  la  dialectique  (1).  Régis  surtout  mit 
un  soin  extrême  à  justifier  et  à  éclaircir  ce 
grand  principe  fondamental  du  cartésianisme , 
en  répondant  à  l'évêque  d'Avranches  :  «/e  pense , 
»  donc  je  suis ,  n'est  pas,  dit-il,  une  vérité  iden- 
»  tique  (2).  Elle  est  cependant  un  axiome,  dit-il 
«ailleurs,  semblable  à  celui-ci:  Le  tout  est  plus 
«grand  que  la  partie  (3);  elle  est  antérieure  à 
»  toute  autre  ;  car  l'être  n'est  connu  que  par  la  pen- 


(1)  Réponses  anx  2"  objections,  Œuvres  de  Descartes,  1. 1,  p.  MO. 

—  Réponses  aux  5«'  objections.  —  Lettre  à  Clerselier.  —  Réponses 
aux  6"  objections,  OEuvr es  de  Descartes,  t.  1,  p.  247,305,  335,415. 

—  philosophiœ  Cartesiance  vindlcatio,  par  Peterniann,  c.  1,  quiest.  4 
à  13. 

(2)  Réponse  de  Régis  à  Huet,  c.  l,  art.  5,  p.  12. 

(3)  [btd.,iMd.,  art.  10,  p.  45. 


PHILOSOPHIE    AIODERXE.    C.HAP.    XIII.  253 

sée  (1).»  Quelquefois  Régis  semble  y  reconnaître 
un  syllogisme  (2)  ;  d'autres  fois  il  déclare  expres- 
sément que  «  la  liaison  entre  la  pensée  et  l'exis- 
»  tence  se  manifeste  par  elle-même  sans  idée 
«moyenne  [o).  Si,  dans  ce  raisonneruent ,  je  suis 
»  preud  la  forme  d'une  conséquence,  c'est  que  Vécre 
M  est  plus  général  que  la  pensée,  que  l'idée  de  i'es- 
«  pèce  précède  celle  de  l'individu  ;  il  y  a  donc  entre 
«ces  deux  vérités  priorité  de  temps,  non  de 
»  nature.  Je  pense  est  dans  l'entendement,  je  suis 
»  dans  la  volonté  (k).  »  Du  reste,  Régis,  abandon- 
nant ici  les  voies  de  Descartes  pour  le  mieux  dé- 
fendre, avoue  que  les  notions  générales  naissent 
des  particulières  (5). 

On  contestait,  au  critérium  que  Descartes  avait 
placé  dans  la  clarté  des  notions,  le  mérite  d'of- 
frir à  la  certitude  une  garantie  absolue  et  univer- 
selle. «  Ce  n'est  ici ,  disait-on,  qu'une  expression 
»  métaphorique,  laquelle  ne  peut,  en  logique,  ollrir 
«aucun  moyen  de  sécurité.  Quel  est  celui  qui  est 
»  persuadé,  même  à  tort,  sans  se  croire  en  posses- 
»  sion  de  la  clarté  ?  11  faudrait  un  second  crite- 
«rium  qui  nous  aidât  à  reconnaître  si  nous  possé- 
»  dons  en  effet  la  connaissance  claire  et  distincte, 
»  ou  si  nous  sommes  abusés  par  ses  apparences. 

(1)  Réponse  de  R^yis  à  Htiet,  c.  I,  an.  5. 

(2)  Ibid.,  ibid,  art.  5. 

(3)  ]bid.,md.,an.  7,  p.  24. 

(4)  Ibid  ,  ibid.,  art.  9,  p.  39;  art.  11,  p  -W,  tii. 

(5)  Ibid.,  ibid.,  art.  7,  p,  21. 


^21li  hist;  comp.  di:s  syst.  de  phil. 

»  Tout  ce  que  nous  pouvons  conclure  de  la  clarté 
»  de  la  notion ,  c'est  seulement  que  la  chose  est  en 
«effet  clairement  connue,  mais  rien  sur  ses  at- 
»  tributs  réels.  »  Enfin ,  on  accusait  Descartes 
de  faire  un  cercle  vicieux ,  lorsqu'il  se  réfu- 
giait dans  la  véracité  de  Dieu  pour  garantir  la 
confiance  due  à  la  connaissance  claire  et  dis- 
tincte, tandis  que  cette  confiance  lui  avait  été  ce- 
pendant nécessaire  pour  ajouter  foi  aux  preuves 
de  l'existence  de  Dieu  et  pour  croire  à  sa  véracité. 
A  ce  sujet,  on  se  demandait  s'il  était  en  effet 
d'une  certitude  absolue  que  Dieu  ne  pût  tromper 
quelquefois  sa  créature ,  au  moins  par  des  inten- 
tions de  bonté  (1).  Descartes  convenait  que  tous 
ceux-là  n'ont  pas  la  clarté  de  connaissance  qui 
pensent  l'avoir  ;  il  estimait  cependant  que  cette 
clarté  diffère  d'une  opinion  obstinée  qui  aurait 
été  conçue  sans  une  évidente  perception;  il  pen- 
sait aussi  avoir  fourni  une  règle  sufiisante  pour 
l'emploi  de  son  critérium,  en  éliminant  les  pré- 
jugés,  en  expliquant  les  principales  idées ,  en 
distinguant  celles  qui  sont  claires  et  précises 
de  celles  qui  sont  obscures  et  confuses.  11  finis- 
sait par  avouer  expressément  qu'il  n'appartient 
qu'aux  personnes  sages  de  distinguer  ce  qui  est 


(1)  2'"  objections,  OEtivres  de  Descaries,  1. 1,  p.  398.  —  3''  objec- 
tions, ibid.,  p.  496,  —  ^'^  objections,  ibid.,  t.  II,  p.  30.  —  S""  obje(^- 
lions,  ibid'.,  t.  II,  p.  123,  192.  —  6'=''  objections,  ibid.,  t.  Il, 
p.  329.  — Gassendi,  Disquis'itio  melaiihi/s.,  in  Med.  3  dubit.  1;  in  4 
dubit.  4,  in  G  dubil.  4. 


PinLoSOPIin.    MODERNE.    CHAP.    XIIÎ.  220 

clairement  conçu  de  ce  qui  paraît  seulement  être 
tel  ;  donnant  ainsi  gain  de  cause  à  ses  adversaires, 
puisqu'il  reste  pour  chacun  à  savoir  s'il  a  le  bon- 
heur   d'être  au  nombre    des  personnes  sages. 
«  Lorsque  la  croyance  à  la  vérité,  disait-il,  est  en 
)'  nous  si  ferme  que  nous  ne  puissions  jamais  a\  oii- 
))à  douter  de  ce  que  nous  croyons  de  la  sorte,  il 
»  n'y  a  rien  à  rechercher  davantage  :  que  nous 
»  importe  que  cela  puisse  être  Taux  aux  yeux  de 
"Dieu  ou  des  anges?   Pourquoi  nous  mettre  en 
«peine  d'une  fausseté  absolue?  Xe  nous  sul!it-il 
«pas  que  notre  certitude  ne  puisse  être  ébran- 
))lée,  pour  qu'elle  soit  parfaite  (1)?»  Et  ainsi, 
contre    ses    propres    maximes  ,    il    confondait 
la  confiance  inébranlable  en  fait,   avec  la  cer- 
titude  légitime.    Régis    convint   que    Descartes 
ne  pouvait  donner  d'autre  sanction  à.  son  pre- 
mier principe  :  Je  pense,  donc  je  suis ,  ({ue  l'in- 
vincible répugnance  qui  nous  empêche  de  nous 
refuser  à  cette  conclusion   ('2).  «La  règle  de  la 
«vérité,  ajouta-t-il,  ne  peut  être,  d'ailleurs,  que 
«la  vérité  elle-même;  car  elle  brille  de  sa  propre 
«lumière.  C'est  ce  que  nous  appelons  V  évidence  ; 
»  l'évidence,  la  perception  claire,  la  lumière  na- 
«  turelle,  sont  la  môme  chose.  Si  Descartes  sem- 
«ble  avoir  adopté  deux  principes  primitifs,  celui- 


(1)  OEuvres  de  Descartes,  t.  ],  p.  432,  497;  t.  I!,  p.  7i,  262, 
367,  387. 

(2'-  liépnnse  ;i  iluel  ,  //•■;(/  ,  t    11,  art.  S,  p.  \î<,  !!».  . 

M.  i;, 


226  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

»ci  :  Je  pcnac,  donc  je  suis;  et  cet  autre:  Tout  ce  qui 
»  est  renfermé  dans  une  chose  peut  être  affirmé  de  cette 
»  chose  ^  il  n'a  fait  que  suivre  tour  à  tour  les  deux 
»  voies  différentes,  l'analyse  et  la  synthèse,  pour 
«arriver  au  même  but;  partant,  dans  le  premier 
»  cas,  d'une  vérité  singulière,  et,  dans  le  second, 
»  d'une  vérité  universelle  (1).»  Du  reste,  Régis 
admettait  aussi  une  évidence  véritable  et  une 
évidence  apparente  (2) ,  sans  nous  donner  un 
nouveau  critérium  pour  distinguer  l'une  de  l'au- 
tre. Descartes  avait  eu  un  avantage  marqué  en 
prenant  la  défense  de  la  véracité  divine  ;  mais  il 
s'était  trouvé  conduit  à  soqjenir  qu'un  athée  ne 
peut  rien  savoir  avec  certitude  et  assurance.  Régis 
voulut  le  soustraire  au  reproche  d'être  tombé 
dans  un  cercle  vicieux,  en  déclarant  que  la  véra- 
cité de  Dieu  n'était  point  nécessaire  pour  garan- 
tir la  certitude  des  vérités  primitives,  mais  seule- 
ment celle  des  conclusions  (3). 

L'origine  et  la  nature  des  idées,  leur  mode 
d'existence  dans  l'entendement,  leur  réalité,  leur 
rapport  avec  les  objets,  donnèrent  lieu  à  des  dis- 
cussionsd'un  grand  intérêt,  longtempsprolongées, 
mais  qui  cependant  ne  furent  pas  conduites  avec 
assez  de  méthode  pour  produire  tous  les  fruits 
désirables.  On  ne  put  s'entendre  d'abord  sur  la 
définition  de  l'idée  elle-même.  Quelques  iidver- 


(1)  Réponse  à  Huet,  c.  II,  art.  1,  2,  3,  4,  G. 

(2)  Ibid.,  ibid.,  art.  8,  p.  100. 
(,;))  Jlnd.,  c.  î,  nrl.  '!3,  p.  68. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XlII,  227 

saires  de  Descartes,  tels  que  Hobbes  et  Gassendi, 
ne  consentaient  à  reconnaître  une  idée  que  là  où 
ils  apercevaient  une  image  ;  non-seulement  ils 
ne  supposaient  pas  que  l'entendement  pût  s'exer- 
cer sans  le  secours  des  sens  ou  de  l'imagination , 
mais  ils  allaient  quelquefois  jusqu'à  confondre  la 
faculté  de  l'entendement  avec  celle  de  l'imagina- 
tion (1).  Descartes,  au  contraire,  mettait  tous  ses 
soins  à  séparer  essentiellement  l'entendement  de 
l'imagination;  il  supposait  que  l'entendement  peut 
s'appliquer  à  des  notions  sur  lesquelles  l'imagi- 
nation n'a  point  de  prise  ,  telles  que  les  notions 
générales  et  celles  des  substances  spirituelles.  11 
donnait  le  nom  d'idées  à  tout  ce  que  la  raison  nous 
fait  connaître,  à  toutes  les  choses  que  nous  con- 
cevons, de  quelque  manière  que  nous  les  conce- 
vions (2).  Cependant  Régis  convenait  que  Descar- 
tes avait  tour  à  tour  employé  le  mot  idée  pour 
désigner  la  faculté  de  penser,  la  pensée  elle- 
même,  et  la  forme  de  la  pensée,  «  trois  choses 
«distinctes,  disait-il,  quoique  exprimées  par  le 
»  môme  terme  (3).  » 

Les  adversaires  de  Descartes  ne  consentaient 
point  à   admettre   que   nous   possédions  l'idée 


(1)  3e*  objections,  1. 1,  p.  484  et  suiv.  —  5"  objectioas,  p.  123  et 
suiv.  —  Gassendi,  Disquisitio  metaphysica ,  etc.,  in  Med.  2  dub.  S; 
—  in  Med.  3  dvb.  4,  o;  —  in  Med.  6  dub  1. 

(2)  OEuvres  de  Descartes,  t.  1 ,  p.  485  et  suiv.;  t.  II,  p.  260  et 
suiv.,  309  et  suiv. 

(3)  Réponse  à  Huot,  c.  11!.  arl.  9,  p.  182. 


228  HJS'J'.    COMP,    DES    SYST.    DK    PHIL. 

de  l'essence ,  ni  celle  de  la  substance  ;  ils  ne 
voyaient  dans  l'essence  prétendue  qu'une  va- 
leur nominale,  dans  la  substance  qu'une  sup- 
position à  laquelle  les  accidents  seuls  donnent 
une  forme  et  un  caractère;  ils  n'admettaient  pas 
davantage  que  l'homme  ait  de  l'infini  une  idée 
positive.  Du  reste,  il  suffisait  à  Gassendi,  pour 
expliquer  la  généi^ation  des  idées,  de  reconnaître 
une  matière  donnée  à  l'esprit  par  les  sens,  et  des 
opérations  à  l'aide  desquelles  l'esprit  assemble, 
divise,  étend,  restreint ,  transforme,  compare, 
généralise,  élabore,  en  un  mot,  cette  matière, 
comme  Praxitèle  travaillait  le  marbre  de  Paros. 
Dans  la  notion  que  nous  nous  formons  des  attri- 
buts divins  eux-mêmes,  Hob])es  et  Gassendi  ne 
découvraient  qu'une  manière  de  faire  disparaître, 
par  une  hypothèse  de  l'esprit,  les  limites  qui  cir- 
conscrivent notre  propre  nature.  Gassendi  faisait 
voir  que  si  on  prétendait  attribuer  le  privilège 
d'innées  aux  notions  universelles,  il  fallait  l'ac- 
corder, de  proche  en  proche,  aux  notions  généra- 
les des  divers  degrés  (1).  Descartes  se  dégageait 
facilement  des  objections  opposées  à  ses  idées  in- 
nées sur  le  fondement  que  de  telles  idées  de- 
vraient nous  être  toujours  effectivement  présen- 
tes dès  notre  naissance,  en  se  restreignant  à  prê- 
ter à  ces  idées  une  existence  purement  facultative 


(I)  3"='  et  5'*  oltjeciions,  loc.  cit. — Gassendi,  Disquisllio  mrliijilnj- 
sira,  iii  Mrd.  odiih.  2,  3;  —  in  MeiJ.  't  duh.  1;-  in  Miul.  -A  dui>.  I. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    Mil.  220 

dans  l'esprit  ;  mais,  sans  se  donner  la  peine  d'ex- 
pliquer comment  cette  faculté  venait  réellement 
à  s'exercer,  il  se  renfermait  à  peu  près  dans  ses 
propres  affirmations,  lorsqu'il  s'agissait  de  prou- 
ver que  les  notions  universelles,  que  celles  de 
Dieu,  ne  sont  point  l'ouvrage  del'espril,  que  celle 
du  fini  dérive  de  celle  de  l'infini,  et  que  nous  con- 
cevons l'absolu  avant  ses  limites.  Après  avoir  ail- 
leurs établi  lui-même,  et  d'une  manière  trop  éten- 
due, que  les  vérités  universelles  ne  peuvent  naî- 
tre que  de  la  somme  des  vérités  individuelles,  par 
une  singulière  contradiction,  il  ne  voulait  pas 
consentir  à  laisser  sortir  les  notions  générales  des 
notions  particulières;  il  s'étonnait  qu'on  fit  ger- 
mer la  notion  de  la  rhose  de  celles  de  l'animal ,  de 
la  plante,  de  la  pierre,  etc.  «  Pour  connaître  que. 
»  je  suis  une  chose  qui  pense,  disait-il,  je  n'ai  nul 
»  besoin  de  connaître  ces  choses  diverses  ;  il  me 
»  suffit  de  savoir  ce  que  c'est  en  général  qu'une 
r>  chose  (1).  »  A  quoi  Gassendi  répondait,  aussijus- 
tement  qu'ingénieusement,  que  pour  pouvoir  dé- 
mêler en  soi-même,  en  se  concevant  comme  une 
clîose  pensante,  la  notion  de  chose  comme  ayant 
un  caractère  universel,  il  fallait  s'être  comparé 
soi-même  à  d'autres  choses  différentes;  qu'à  défaut 
d'une  semblable  comparaison,  la  notion  de  chose 
se  narticnlariserait  entièrement,  se  confondrait 


(l)  Œuvres  de  Vccarlcs,  t.  H,  p   202,  20",  el  aux  cii'Iroils  cités 
:!-dessus. 


:^30  HIST.    COMP.    DES   S\ST.    DE   PHIL. 

dans  le  moi.  11  déclarait,  au  surplus,  que  l'âme  sé- 
parée des  sens,  loin  de  posséder  cette  richesse 
et  cette  abondante  lumière  dont  Descartes  la 
supposait  alors  environnée ,  n'aurait  d'existence 
intellectuelle  que  par  la  répétition  du  seul  moi, 
moi,  indéfiniment  prolongée.  La  question  de  sa- 
voir si  l'âme  pense  toujours  s'agitait  aussi,  mais 
sans  êtreéclaircie,  faute  d'observations  apportées 
de  part  ou  d'autre  (1).  L'exemple  de  l'idée  que 
l'on  se  forme  du  soleil,  d'abord  par  le  seul  témoi- 
gnage des  sens,  ensuite  par  les  instructions  que 
fournit  l'astronomie,  celui  de  l'idée  qu'on  con- 
serve de  la  cire,  au  milieu  du  changement  qu'elle 
éprouve  dans  sa  consistance  et  dans  ses  formes, 
donnèrent  lieu  à  des  remarques  fort  curieuses, 
dans  lesquelles  Descartes  eut  le  mérite'  de  porter 
le  premier  les  lumières  de  l'analyse. 

On  ne  se  montra  pas  satisfait  de  ce  que  Des- 
cartes avait  avancé  sur  la  réalité  objective  des 
idées,  en  la  distinguant  de  leur  réalité  matérielle 
et  formelle;  des  discussions  fort  subtiles  s'enga- 
gèrent sur  ce  point;  on  trouvait  quelque  obscu- 
rité dans  cette  expression  :  réalité  objective  des 
idées;  on  y  craignait  itïie  équivoque;  on  craignait 
que  Descartes  ne  s'en  servît  pour  prêter  une  exi- 
stence positive  à  de  pures  conceptions  de  l'es- 
prit. On  examinait,  à  cette  occasion,  quel  genre  de 


(1)  Gassendi,  Disquisitio  metaphysica,  in  Moi.  3  diib.  2. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XIII.  231 

rapport  existe  entre  nos  idées  et  les  objets  ;  sur 
quels  fondements  reposent  la  similitude  des  unes 
avec  les  autres,  et  le  caractère  représentatif  attri- 
bué pour  ce  motif  aux  premières;  si,  en  rejetant 
l'hypothèse  scolastique  des  espèces  émanées  des 
objets  eux-mêmes,  on  ne  devait  pas  admettre  du 
moins  celle  de  saint  Bonaventure  et  de  saint  Tho- 
mas, qui  comparait  les  idées  aux  impressions  fai- 
tes par  un  sceau  sur  la  cire.  On  contestait  l'asser- 
tion de  Descartes  sur  la  cause  des  idées,  sur  la  né- 
cessité de  retrouver  dans  cette  cause  autant  de 
réalité  formelle  qu'il  y  a  de  réalité  objective  dans 
l'idée  ;  on  niait  que  nos  idées  représentent  les  es- 
sences des  choses;  on  avertissait  Descartes  qu'il 
se  faisait  illusion  à  lui-même  en  concluant  de 
la  connaissance  à  l'être,  en  donnant  la  connais- 
sance pour  mesure  à  l'existence.  Comment 
supposer,  lui  disait-on ,  qu'il  ne  puisse  y  avoir 
en  effet,  dans  notre  âme,  que  ce  que  nous  y  aper- 
cevons ?  Comment  admettre  que  deux  choses 
sont  substantiellement  différentes  entre  elles, 
par  cela  seul  que  nous  en  avons  des  idées  dis- 
tinctes dans  notre  esprit?  On  accusait  Descar- 
tes d'être  infidèle  à  sa  propre  doctrine,  lui  qui 
avait  recommandé  avec  tant  de  soin  de  ne  pas 
confondre  avec  les  propriétés  réelles  des  objets 
les  simples  modes  de  la  pensée.  Sur  quelle  base, 
disait -on,  a-t-il  fondé  sa  physique  tout  entière, 
si  ce  n'est  sur  retendue  mathématique ,  laquelle 
n'est  qu'une  pure  abstraction  de  l'esprit  ? 


'lo'l  JllST.    COAir.     DES    S\Si-.     DE    PllIL. 

On  se  demandait  enfin  ce  que  c'était  que  ces  na- 
tures éternelles  sur  lesquelles  reposent  les  vérités 
nécessaires.  Les  uns  faisaient  voir  que  les  préten- 
dues vérités  nécessaires  ne  sont  que  des  formu- 
les conditionnelles  qui  reposent  sur  l'identité  ;  les 
autres    s'étonnaient   que    Descartes  voulût  faire 
dépendre  ces  vérités  absolues,  telles  que  les  axio- 
mes mathématiques,  de   la  volonté   de  Dieu,  de 
telle  sorte  que  Dieu  eût  pu  faire,  par  exemple, 
que  deux  et  trois  ne  fissent  pas  cinq  (1).  Descar- 
tes expliquait  sa  pensée  en  déclarant  qu'êire  ob- 
jectivement dmis  icniendement  signifiait,   dans  SQii 
langage,  être  dans  C entendement  ^  non  -pas  formelle- 
menl,  comme  les  objets  sont  au  dehors,  mais  en  la  ma- 
nière que  les  objets  ont  coulnme  d'être  dans  l'entende- 
ment; «façon  d'être,  ajoutait-il,  laquelle  est  de  vrai 
y>  bien  plus  imparfaite,  mais  n'est  cependant  pas  un  pur 
ynicn.  »  Il  persistait  à  soutenir  qu'une  semblable 
réalité  objective  supposait  dans  la  cause  de  l'idée 
elle-même  une  réalité  formelle  correspondante  ; 
il  persistait  à  soutenir  aussi  qu'il  ne  peut  y  avoir 
plus  de  réalité  objective  dans  une  idée  que  dans 
une  autre.  11  distinguait,  d'ailleurs,  entre  l'idée 
conforme  à  la  chose  telle  que  notre  nature  la  com- 


(1)  l"*  objections,  Œuvres  de  Descartes,  t.  I,  p.  356.  —  4<'*  ob- 
jeclioiis,  t.  Il,  p.  9.  —  5'"  objeclions,  ibid.,  p.  138  etsuiv.,  193  el 
suiv.  —  6«'  objeclions,  ïMd.,  p.  326.  — 7"  objeclions,  ibid.,  p.  4.76. 
—  Lettre  àClerselier,  ibid.,  p.  312.  —  Gassendi,  Disquisilio  meta- 
physica,,  in  Med.  2  dub,  7;  —  in  Med.  3  dub.  •'■>,  10; — in  l^Icd.  0 
(ii(b.  4,  etc. 


PHILOSOPHIE    MODO.NE.    (1! AP.     Mil.  'l'o'?> 

porte,  et  l'idée  proprement  adécjuair:  il  distin- 
guait entre  une  connaissance  coynplèie  et  une  con- 
naissance eyitière  et  parfaite  ;  il  supposait  que,  sans 
avoir  ni  des  notions  adéquates  de  la  plupart  des 
choses,  ni  une  connaissance  entière  et  parfaite, 
nous  avons  cependant  des  notions  conformes, 
une  connaissance  complète  de  certaines  choses; 
qu'il  nous  suffit  de  cette  dernière  espèce  de  con- 
naissance pour  conclure  que  deux  substances 
sont  différentes  par  cela  seul  que  leurs  idées  le 
sont;  il  distinguait  enfin,  avec  sagacité,  l'unité 
dénature  et  l'unité  de  composition,  et  montrait 
que  telles  choses  peuvent  être  identiques  sous 
l'un  de  ces  rapports ,  sans  l'être  sous  l'autre.  11 
reconnaissait  que  distinguer  et  abstraire  ne  sont 
pas  les  mêmes  choses.  Non-seulement  il  se  défen- 
dait de  substantifier  les  modes  de  la  pensée,  mais 
il  reprochait  à  ses  adversaires  de  commettre  cette 
méprise  en  prêtant  une  réalité  aux  accidents.  S'il 
considérait  les  essences  des  choses  comme  im- 
muables et  éternelles,  Descartes  déclarait  qu'il 
ne  les  considérait  point  pour  cela  comme  indé- 
pendantes de  Dieu  ;  il  pensait  que  si  elles  ont  un 
tel  caractère,  c'est  que  Dieu  l'a  ainsi  voulu  et  dis- 
posé (1).  Régis  définissait  la  réalité  objective  des 
idées  :  «  la  propriété  qu'ont  les  idées  de  repré- 


(ij  Réponses  aux  objectionb.,  t.  1,  p.  3o6.  371  el  suiv.;  l.  II  i 
p,  oU  ri  suiv,.  ::.'')7,  îî87,  33L 


234  HISÏ.    COMP.    DES   SYST.    DE   PlUL. 

»  senter  leurs  objets  (1).  Nous  ne  connaissons  rien 
»  que  par  les  idées,  disait-il;  les  idées  simples  sont 
»  des  êtres  représentalifs  (2).  Mais  ces  êtres  repré- 
«sentatifs  supposent  un  objet  réel  représenté; 
«nos  idées  doivent  avoir  une  cause;  nous  n'en 
)>  sommes  point  les  auteurs;  le  néant  ne  peut  rien 
«produire;  tout  ce  qui  est  dans  un  effet  doit  ré- 
»  sider  formellement  ou  éminemment  dans  sa 
«cause.  On  ne  peut  connaître  une  chose,  sans 
»  connaître  par-là  même  et  sa  cause  efficiente  et 
»  sa  cause  matérielle.  »  C'est  sur  ces  maximes  que 
se  fonde,  suivant  les  cartésiens,  la  réalité  des 
connaissances  humaines  (3).  C'était,  il  faut  l'a- 
vouer, après  l'avoir  bien  témérairement  anéantie, 
vouloir  la  rétablir  par  des  raisonnements  assez 
hasardés. 

Les  preuves,  données  par  Descartes,  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  furent  vivement  critiquées.  On 
rappelait  que  Suarez  avait  déjà  établi  que  «l'être 
»  qui  est  par  soi  est  nécessairement  infini ,  puis- 
»que  toute  limitation  est  l'effet  d'une  cause.» 
Mais  on  faisait  remarquer  qu'être  par  soi  peut 
être  pris  en  deux  sens  ;  l'un  positif,  si  l'on  sup- 
pose qu'un  être  soit  sa  propre  cause  à  lui-même  ; 
l'autre  négatif,  si  l'on  suppose  seulement  qu'il 


(1)  Réponse  à  Huet,  c.  IV,  art.  7. 

(2)  md.,  c.  II,  art.  18,  p.  134.  '  ^ 

(3)  Ibid.,  c.  II,  art.  5,  7  et  18;  c.  111,  art.  4,  p.  87,  99,  134, 
148,  etc. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XIII.  235 

n'a  eu  aucune  cause ,  et  l'on  accusait  Descartes 
d'avoir  équivoque  sur  ces  deux  sens  (1).  Des- 
cartes répondait  qu'il  l'entendait  dans  le  premier 
sens,  le  sens  positif,  et  que  Dieu  était  en  quelque 
sorte  à  lui-même  ce  que  la  cause  efficiente  est 
à  son  effet  (2).  On  insistait  alors ,  en  montrant 
qu'un  être  ne  peut  se  produire  lui-même.  On 
affirmait  que  la  cause  et  l'effet  sont  essentielle- 
ment distincts  l'un  de  l'autre  (3).  Descartes  re- 
nonçait à  considérer  Dieu  comme  la  cause  ejffi- 
ciente  de  lui-même,  mais  reproduisait  au  fond 
la  môme  opinion  sous  d'autres  termes,  en  dé- 
clarant qu'il  y  a  en  Dieu  «  une  si  grande  et  si 
«inépuisable  puissance,  qu'il  n'a  eu  besoin  d'au- 
»cun  secours  pour  exister  et  se  conserver  (/i).  » 
A  cette  occasion  les  discussions  s'étendaient  à  la 
théorie  entière  de  la  causalité  ;  on  examinait  jus- 
qu'à quel  point,  en  quelle  manière,  ce  qui  existe 
dans  un  effet  doit  se  retrouver  dans  la  cause  effi- 
ciente. L'artifice  logique  par  lequel  Descartes 
transformait  en  une  existence  positive  cette  exis- 
tence hypothétique  qu'il  rencontrait  dans  l'idée 
de  Dieu ,  n'échappa  point  à  ses  habiles  adver- 
saires ;  il  fut  plus  d'une  fois  signalé ,  sans  que 
Descartes  pût  comprendre  le  vrai  point  de  la 


(1)  2"  objections,  l.  I,  p.  359. 

(2)  Réponses  aux  2^*  objections,  ihid.,  p.  380. 

(3)  4'»  objections,  t.  II,  p.  21. 

(4)  Réponses  aux  4*^' objections,  j^id.,  p.  61. 


536  HIST.    COMP.    DES   SYST,    DE    PHIL. 

difficulté,  ou  du  moins  sans  qu'il  parvînt  à  la  ré- 
soudre. 

Il  n'est  rien  de  plus  faible  que  les  objections 
qui  ont  été  opposées  à  Descartes  sur  la  spiritualité 
de  l'àme,  lorsqu'on  a  voulu  lui  prouver  que  la 
pensée  peut  n'être  qu'une  fonction  des  organes  du 
corps;  mais  Descartes,  à  son  tour,  loin  d'étendre 
ou  de  fortifier  sa  démonstration  de  la  distinc- 
tion de  l'esprit  et  du  corps,  se  contenta  d'insis- 
ter sur  celle  que  l'esprit  conçoit  entre  les  attri- 
buts de  ces  deux  substances ,  et  ses  adversaires 
furent  fondés  à  lui  contester  le  droit  de  conclure 
(le  la  simple  distinction  des  idées  à  la  séparation 
réelle  des  choses.  Hobbes  niait  que  nous  ayons 
l'idée  de  l'àme  ;  Descartes  répondait  que  nous 
n'en  avons  point  l'image ,  mais  bien  la  notion  (1  ). 
En  soutenant,  dans  sa  discussion  contre  Arnaukl, 
que  l'union  de  l'àme  et  du  corps  est  substantielle», 
que  cependant  Fàme  et  le  corps  ne  peuvent  agir 
l'un  sur  l'autre  ,  Descartes  repoussait  et  désa- 
vouait cette  belle  définition  donnée  par  Platon 
dans  FAlcibiade  :  L'Iwmme  est  un  esprit  usant  du 
corps  (2).  Arnauld,  Gassendi,  se  refusaient  à  ad- 
mettre qu'il  n'y  eût  rien  dans  L'esprit ,  dont  il 
n'eût  connaissance  (3).  Descartes  s'expliquait  en 


(1)  3e»  ol)j(^i'lions,  t.  I,  p.  "485. 

(2)  i*»  ohjeclions,  1. 11,  p.  l-i. — Réponses  aux  ■d»"  objections,  p.  îiO. 
(',>)  4«s  objections,  t.  11,  p.  30;  5**objcclions.  — Réponses  aux  A''- 

et  5**  objections,  p.  \W. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    THAP.    XITl.  237 

adaptant  sa  maxime  aux  opérations  de  l'esprit, 
et  non  à  ses  puissances  (1).  Du  reste  ,  en  soute- 
nant qu'il  n'y  a  rien  dans  l'esprit  qui  ne  soit  une 
pensée  ou  qui  ne  dépende  actuellement  de  la 
pensée ,  et  qu'il  n'y  a  en  nous  aucune  pensée  dont 
nous  n'ayons  une  connaissance  actuelle  ,  Descar- 
tes se  trouvait  entraîné  à  dire  non-seulement  que 
«  l'esprit  commence  à  penser  aussitôt  qu'il  est 
«infus  dans  le  corps  d'un  enfant;  »  mais  encore 
que  «dès  lors  l'esprit  sait  qu'il  pense,  quoiqu'il 
«n'en  conserve  point  le  souvenir  (2).»  L'hyjx)- 
tbèse  par  laquelle  Descartes  réduisait  si  gratuite- 
ment les  animaux  à  n'être  que  de  simples  et 
aveugles  machines,  subit  une  juste  censure. 

On  ne  consentit  point  à  reconnaître  la  part  que 
Descartes  attribuait  à  la  volonté  dans  les  opéra- 
tions de  l'entendement.  On  objecta  à  Descartes 
que  la  sphère  de  la  volonté  ne  pouvait  avoir  plus 
d'étendue  que  celle  de  l'entendement ,  puisqu'il 
faut  concevoir  pour  vouloir;  que  l'erreur  ne  dé- 
pend pas  tant  du  mauvais  usage  du  libre  arbitre 
que  du  peu  de  rapport  qu'il  y  a  entre  le  jugement 
et  la  chose  jugée  (3).  Descartes  cherchait  à  s'ex- 
pliquer en  disant  que  «  nous  pouvons  vouloir  plu- 
»  sieurs  choses  d'une  même  chose,  quoique  nous 
»n'en  concevions  que  fort  peu  ;  que  nous  ne  coft- 


(1)  Ri'^ponses  aux  4"  objoctions,  t.  II.  p.  .S6. 

(2)  Ibid.,  Ui'td.,  y.  lo. 


238  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PHIL. 

l'cevons  mal  aucune  chose,  mais  seulement  que 
»  nous  sommes  dits  mal  concevoir ,  lorsque  nous 
«jugeons  que  nous  concevons  quelque  chose  de 
«plus  que  nous  ne  concevons  en  effet  (1).  »  Ar- 
nauld  avait  désapprouvé  Descartes  pour  avoir 
supposé  que  les  idées  elles-mêmes  puissent  être 
matériellement  fausses  (2)  ;  Descartes  justifia  son 
opinion  en  disant  que ,  dans  son  sens ,  les  idées 
sont  fausses  seulement  en  ce  qu'elles  donnent  au 
jugement  matière  d'errer  (3;. 

Dans  cette  grande  controverse,  les  objections  de 
Hobbes  paraissent  les  moins  judicieuses  et  les 
plus  confuses  ;  celles  d'Arnauld,  les  plus  profon- 
des, mais  les  plus  réservées;  celles  de  Gassendi, 
les  plus  variées ,  les  plus  développées  ;  celles  du 
P.  Bourdin ,  jésuite,  les  plus  superficielles  et  les 
plus  frivoles;  celles  de  Huet,  les  plus  subtiles, 
les  plus  pénétrantes.  Descartes  se  renferma  trop 
souvent  dans  une  sorte  de  dédain  qui  trahissait 
une  confiance  excessive  en  lui-même,  se  bornant 
presque  toujours  à  répéter  avec  une  affirmation 
nouvelle  ses  assertions  premières  ,  répondant  par 
des  explications  plus  que  par  des  raisonnements. 
A  peine  daigna-t-il  condescendre  à  répliquer,  par 
quelques  pages  sententieuses  ,  aux  longues  in- 


(1)  Réponses,  1. 11,  p.  283  et  suiv. 

(2)  Â'"  objections,  ibid.,  p.  18. 
i3)  Réponses,  Wid.,  p.  35. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.   CHAP.    XlII.  239 

Stances  de  Gassendi  (1).  Petermann  prit  à  peu 
près  la  même  attitude  et  le  même  langage  en  ré- 
pondant à  Huet  (2).  Régis,  du  moins,  dans  la  réfu- 
tation qu'il  opposa  à  l'évêque  d'Avranches  ,  ne 
craignit  point  d'entourer  de  nouveaux  éclaircis- 
sements les  principes  du  cartésianisme,  de  les  dé- 
terminer avec  une  précision  nouvelle  ,  avec  cette 
netteté  qui  lui  était  propre,  et  l'ouvrage  qui  con- 
tient la  discussion  entre  ces  deux  illustres  adver- 
saires est  l'un  des  monuments  les  plus  propres  à 
faire  bien  connaître  le  véritable  esprit  de  la  philo- 
sophie cartésienne.  Cette  mémorable  controverse 
servit  de  prélude  à  celle  qui  s'ouvrit  peu  après 
entre  Arnauld  et  Malebranche  ;  elle  prépara 
aussi  celle  qui  s'éleva  entre  Cudworth  et  Hobbes  ; 
elle  contribua  puissamment  à  exciter  les  recher- 
ches de  Locke  et  celles- de  Leibniz,  et  à  les  di- 
riger vers  l'examen  des  problèmes  fondamentaux 
du  système  de  nos  connaissances. 

Le  P.  Mersenne,  qui,  sans  avoir  contribué 
personnellement  par  aucune  découverte  aux  pro- 
grès des  sciences  ,  leur  rendit  cependant  un  ser- 
vice considérable  en  servant  de  centre  au  com- 
merce qui  s'établit  alors  entre  les  savants  les  plus 
distingués,  le  P.   Mersenne  rendit   un   service 


(1)  Lettre  à  Gassendi ,  t.  II  des  OEuvres  de  Descartes,  p.  3052. 

(2)  Cette  réfutation  sans  nom  d'auteur  a  été  imprimée  à  la  suite  de 
la  Censure  de  la  philosophie  cartésienne,  par  IIikU,  en  latin,  à  lielnis- 
tadl,  en  U-9Û,  in-4". 


2'tO  mST.    COMP.    DES  SYS1,    DE    PHIL. 

semblable  à  la  nouvelle  philosophie  ;  il  la  fit 
pleinement  jouir  des  avantages  de  ces  relations 
habituelles  dont  il  était  le  négociateur  et  l'inter- 
médiaire. Lié  avec  llobbes  et  Gassendi ,  il  put 
provoquer  les  discussions ,  sans  manquer  à  l'a- 
mitié qui  l'unissait  à  Descartes ,  ni  à  ses  propres 
opinions  ouvertement  prononcées  en  faveur  des 
doctrines  cartésiennes.  Clerselier ,  que  Bayle  a 
appelé  rornement  et  l'appui  du  cartésianisme,  et 
dont  on  a  dit  qu'il  était  plus  cartésien  que  Des- 
cartes lui-même,  ne  fut  guère  cependant  que  le 
traducteur  et  l'éditeur  de  quelques  écrits  du  phi- 
losophe ;  il  joignit  une  préface  au  plus  faible  des 
ouvrages  de  Descartes ,  au  Ti-aité  sur  l'Iiommc. 

Ce  même  traité  fut  accompagné  de  notes  fort 
étendues  par  un  médecin  de  Saumur,  de  la  Forge, 
admirateur  non  mohis  exalté  de  Descartes ,  et 
qui  allait  jusqu'à  du^e  que  Descartes  méritait, 
mieux  que  Platon,  le  titre  de  divin  (1).  En  parta- 
geant les  fausses  hypothèses  de  son  maître  sur  la 
physiologie  et  sur  la  manière  dont  s'exercent  les 
fonctions  des  organes  des  sens,  de  la  Forge  ajouta 
cependant  aussi  quelques  éclaircissements  aux 
observations  utiles  faites  par  Descartes  sur  les 
phénomènes  de  la  sensation  ;  il  fit  ressortir  en 
particulier  celles  qui  se  rapportent  à  deux  ordres 
de  sensations  intérieures  qui  ne  peuvent  entrer 


(1)  Noies  à  l;i  siiilo  (lu  Tni'iU'  de  l'homme,  p  .407. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP,    XIII.  2 'il 

dans  la  classification  ordinaire  des  cinq  sens  (1). 
Dans  son  traité  de  l'esprit  de  l'homme,  de  la 
Forge  avait  posé  avec  assez  de  netteté  la  ques- 
tion qui  a  pour  objet  de  déterminer  en  quoi 
consiste  la  connaissance  ;    après  avoir  rappelé 
les  principaux  systèmes  imaginés  pour  en  ex- 
pliquer la  nature,  il  avait  justement  établi  que 
la  connaissance  est  l'une  de  ces  choses  telle- 
ment simples  par  elles-mêmes  que,  suivant  la 
remarque   de  Descartes ,   les   philosophes    n'en 
peuvent  tenter  l'explication  sans  les  obscurcir  ou 
s'égarer.   Il  en  fournit  lui-môme  la  preuve  en 
prétendant  que  «connaître  est  simplement  aper- 
»  cevoir  ce  qui  est  intérieurement  représenté  à 
»  notre  esprit,  c'est-à-dire  ce  qui  se  passe  en  lui, 
»  ses  actions  et  ses  passions  (2).  »  C'était  une  sorte 
de  profession  d'idéalisme.  Toutefois  ,  tel  n'était 
point  le  fond  de  la  pensée  de  de  la  Forge:  il  rendit 
aux  connaissances  une  réalité  extérieure,  en  con- 
sidérant, à  la  manière  des  cartésiens,  les  objets 
du  dehors  comme  la  cause  exemplaire  des  percep- 
tions qui  se  forment  dans  notre  esprit  sans  son 
aveu  ,   et  ici  il  préluda  à  F  hypothèse  des  causes 
occasionnelles  de  Malebranche  (3) ,  comme  il  pré- 
para la  voie  aux  autres  hypothèses   de   Male- 


(1)  Notes  à  la  suite  du  Traité  de  V homme,  p.  278. 
(2j   Traité  de  V esprit  de  l'homw.c.  par  Louis  de  la  Kori^c,  Pj 
1666,  in-i";  c.  IX,  p.  89,  96,  97. 

(3)  Ibid.,  c.  X,  p.  132,  Kîr,;  .-.  XVI,  p.  2o:J. 

1;.  IC. 


2/i2  fîTST.  r.oMP.  nr.s  syst.  de  riîfr. 

branche  en  persistant  à  voir  dans  les  idées  les 
images  ou  tableaux  des  objets.  De  la  Forge  acheva 
de  ruiner  l'hypothèse  des  espèces  corporelles  que 
l'école  avait  supposées  comme  une  sorte  de  mes- 
sagères entre  les  objets  extérieurs  et  l'esprit  hu- 
main ,  et  qu'elle  considérait  comme  des  êtres  re- 
présentatifs de  ces  objets.  Il  eut  même  le  mérite 
de  rectifier  des  expressions  très  inexactes  qui ,  à 
diverses  reprises  ,  avaient  échappé  à  Descartes 
sur  ce  sujet ,  et  qui  semblaient  reproduire,  sous 
quelques  rapports ,  une  hypothèse  que  ce  grand 
philosophe  avait  expressément  condamnée  (1).  Il 
restreignit  et  détermina  en  même  temps  le  sens 
précis  du  mot  idée,  que  Descartes  avait  eu  le  tort 
de  laisser  dans  quelque  incertitude,  ou  du  moins 
d'appliquer  à  diverses  significations,  et  il  le  limita  à 
exprimer  les  seules  formes  des  pensées  de  l'esprit. 
1 1  restreignit  aussi  l'explication  que  Descartes  avai  t 
donnée  de  ses  idées  innées,  en  déclarant  que  l'esprit 
n'en  apporte  aucune  en  naissant,  n'en  conserve 
aucune,  et  en  se  bornant  à  distinguer  les  idées  c[ui 
sont  les  plus  familières  et  les  plus  naturelles  à  l'es- 
prit d'avec  celles  qui  ont  plus  de  rapport  avec  les 
sens  (2).  11  réduisit  du  reste  ces  idées  innées  à  trois  : 
celle  d'une  substance  qui  pense ,  celle  d'une  sub- 
stance étendue,  et  celle  de  l'union  de  ces  deux 


('1)  Traite  de  C esprit  de  Vhomme,  c.  XVI,  p.  1)7,  i  15. 
(2)  ïbUL,  ibid.,  p.  142,  143. 


PHILOSOrilFI-    MODERNE.    f.ïIAP.    XIII.  2^3 

substaiices  (1).  En  attribuant,  avec  les  cartésiens, 
l'origine  de  nos  erreurs  à  ce  que  nous  jugeons 
des  choses  que  nous  ne  connaissons  pas  bien , 
de  la  Forge  essaya  de  donner  un  conseil  pour  dis- 
tinguer la  vraie  évidence  de  l'évidence  apparente, 
en  s'attachant  à  discerner  si  ce  qu'on  croit  a- 
percevoir  évidemment  appartient  aux  vérités  pri- 
mitives ou  aux  vérités  déduites.  Il  rectifia  les 
règles  de  la  méthode  cartésienne ,  les  mit  dans  un 
ordre  meilleur  ;  il  y  joignit  un  second  ordre  de 
règles,  non  moins  utile,  et  oublié  par  Descartes, 
pour  rechercher  la  vérité  dans  les  choses  prati- 
ques de  la  vie  (2).  Il  enrichit  le  cartésianisme 
d'une  preuve  de  l'immortalité  de  l'âme,  dont 
le  principe  appartenait  en  propre  à  cette  doc- 
trine (3).  Désirant  restituer  au  cartésianisme  l'ap- 
pui de  l'autorité ,  il  fit  voir  que  le  doute  suspen- 
sif et  méthodique  de  Descartes  avait  été  déjà  re- 
commandé par  Aristote;  il  montra,  par  une  suite 
de  rapprochements  fort  curieux ,  la  conformité 
de  la  doctrine  de  Descartes  avec  celle  de  saint  Au- 
gustin (Ji).  Cette  dernière  autorité  avait  alors  une 
importance  particulière ,  et  exerça  en  effet  sur  le 
buccès  de  la  philosophie  de  Descartes  une  in- 
tluence  remarquable. 


(1)  Traité  de  Cespril  de  l'homme,  c.  XX,  p.  349, 
(2j  Ibid.,  c.  XXVll,  p.  l22,  426,  428,  430. 

(3)  Ibid.,  c.  Vil. 

(4)  Ibid.,  pu-fiice. 


2Uh  HIST.    COMP.    Dl'S   SYST.    Dl'    ViUL. 

La  plupart  des  grands  écrivains  du  siècle  de 
Louis  XIV  goûtèrent  la  doctrine  de  Descartes  ; 
plusieurs  en  adoptèrent  plus  ou  moins  entière- 
ment les  principes.  La  nouvelle  philosophie  ne 
pouvait  faire  une  conquête  plus  utile  tout  en- 
semble et  plus  glorieuse.  Elle  avait  droit  sans 
doute  à  l'obtenir.  Une  philosophie  qui  rendait  à 
la  pensée  toute  sa  dignité,  qui  invoquait  les  clar- 
tés de  l'évidence  et  réunissait  la  simplicité  à  la 
grandeur,  devait  complaire  à  ces  esprits  distin- 
gués qui  cherchaient  eux-mêmes  la  source  du 
beau  dans  l'alliance  du  grande  du  vrai  et  du 
simple. 

Les  auteurs  des  chefs-d'œuvre  qui  ont  fixé  la 
langue  française  durent  eux-mêmes  acquérir 
ou  perfectionner  du  moins,  à  l'école  de  Des- 
cartes ,  ces  heureuses  habitudes  qui  préparent  à 
bien  écrire  et  à  bien  penser.  L'étude  de  la  philo- 
sophie de  Descartes  était  un  exercice  qui  ensei- 
gnait à  penser  d'après  soi-même,  à  se  rendre 
compte  de  ses  propres  idées,  et  par-là  même  à 
leur  donner  une  expression  fidèle  et  juste.  Elle  dut 
en  particulier  obtenir,  à  Port-Royal,  un  accueil 
favorable.  Là,  elle  rencontrait  des  hommes  qui 
avaient  le  goût  des  travaux  méthodiques  et  des 
méditations  sérieuses ,  des  hommes  qu'animaient 
des  convictions  fortes,  disposés  à  l'indépendance 
des  opinions,  mais  chez  lesquels  cette  disposition 
n'était  que  l'effet  d'une  fidélité  scrupuleuse  à  leur 
pi'opi-o  conscience,  et  îiabitués  à  raisonner  leurs 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIII.  'lUo 

opinions  avec  la  bonne  foi  la  plus  sincère.  Là,  ils 
trouvèrent  les  traditions  scolastiques  déjà  décré- 
ditées, Aristote  en  défaveur.  Saint  Augustin ,  qui 
avait  servi  de  guide  et  d'oracle  à  Port-Royal  dans 
les  célèbres  controverses  religieuses  du  temps, 
saint  Augustin ,  encore  tout  pénétré  de  l'esprit 
de  la  philosophie  de  Platon,  semblait  recomman- 
der celle  de  Descartes  qui,  sous  plus  d'un  rap- 
port, avait  quelque  affinité  avec  Platon  et  saint 
Augustin  fui-mème.  Nicole,  toutefois,  et  Antoine 
Arnauld  furent,  au  commencement,  les  seuls  qui 
se  prononcèrent  ouvertement  pour  le  cartésia- 
nisme. Mais  c'étaient  les  deux  autorités  principa- 
les. On  voit,  dans  les  lettres  de  Nicole,  la  haute 
estime  qu'il  professait  pour  la  philosophie  de 
Descartes,  quoiqu'il  crût  devoir  s'élever  contre 
certaines  opinions  théologiqnesqui,  en  s'appuyant 
sur  cette  philosophie,  lui  paraissaient  conduire  à 
des  conséquences  dangereuses  (1).  Arnauld  n'avait 
que  vingt-huit  ans  lorsque  ses  objections  furent 
envoyées  à  Descartes  par  le  Père  ^iersenne  (A), 
et  cependant  ce  furent  celles  auxquelles  Descartes 
donna  l'attention  la  plus  sérieuse  (B).  11  voulut  en- 
tretenir a\ec  le  jeune  docteur  de  Sorbonne  un 
commerce  épistolaire;  il  désira  le  connaître,  lui 
offrit  son  amitié.  Arnauld  se  refu::^a  à  ces  ou- 


(1)   V.,  en  particulier,  la  lellre  Au  10  novembre  16^0,   i.  T, 
[K  671. 


•J^lfi  HIST.    COMP.    DES    SYST.    DE    PIllL. 

vertures,  mais  son  jugement  devint  tonjonrs  plus 
favorable  à  la  nouvelle  philosophie,  d'après  les 
explications  qu'en  donne  son  auteur  (G).  Les  ob- 
jections d'Arnauld  se  réduisirent  en  définitive  à 
quelques  doutes.  Il  consentit  même  à  admettre 
que  l'âme  pense  toujours.  Après  avoir  soutenu 
que  la  durée,  par  rapport  à  l'esprit,  n'est  point 
successive  ,    mais   permanente  ,    il    abandonna 
aussi  cette  opinion  (1).  Il  prit  ouvertement  la 
défense   du   cartésianisme  contre  le  doyen  Le 
Moine  ;  il  se  prononça  fortement  contre  la  cen- 
sure que  le  Père  Honoré  Fabri ,  jésuite ,  avait 
obtenue  ou  plutôt  surprise  à  Rome,  en  1663, 
contre  la  philosophie  cartésienne.  Mais  un  esprit 
aussi  supérieur  que  celui  d'Arnauld  ne  pouvait 
adopter  la  doctrine  de  Descartes  sans  se  la  rendre 
propre;  il  porta  beaucoup  plus  loin  l'investiga- 
tion des  principaux  problèmes  de  la  philosophie; 
il  explora  avec  plus  de  soin  certains  phénomènes 
intellectuels;   il  fixa  d'une  manière  plus  précise 
certaines  notions  fondamentales  ;  il  donna  surtout 
une  attention  particulière   à  ces  questions  qui 
constituent  véritablementlaphilosophie  première, 
et  qui  roulent  sur  les  principes  de  la   connais- 
sance. Il  explora  la  nature  des  idées  et  leur  oi  i- 


(1)  V.  les  lettres  d'Arnauld  à  Dcscarles,  t.  XXXVIII  des  OEuvres 
d'Ant.  Arnauld,  p.  67  et  78.    . 


PHILOSOPHIE   MODERNE.   CHA!'.    Mil.  2/|7 

gine;  il  s'efforça  de  déterminer  leur  rapport  avec 

les  objets. 

«  Le  caractère  essentiel  de  l'être  intelligent 
»  est  d'avoir  la  conscience  de  lui-même  et  de  ses 
«propres  opérations  (1).  Penser,  connaître,  aper- 
«cevoir,  sont  la  même  chose  :  l'idée  d'un  objet 
»  est  aussi  la  même  chose  que  la  perception  de  cet 
»  objet;  en  tant  que  perception,  elle  est  plus  par- 
ticulièrement considérée,  dans  son  rapport  à 
»  l'àme  qu'elle  modifie;  en  tant  qu'idée,  dans 
«son  rapport  avec  l'objet  aperçu,  en  tant  qu'il 
»  est  dans  l'àme  (2).  La  perception  est,  par  sa  na- 
»ture,  une  mocldliié  de  idme  rrpn'se.ntalive  de  i'oh- 
^^jet  o).  »  Telles  sont  les  maximes  sur  lesquelles 
repose  toute  la  philosophie  d'Arnauld.  Mais  en 
quoi  ces  perceptions  sont -elles  en  effet  repré- 
sentatives des  objets?  Qu'est-ce,  en  elles,  que  ce 
caractère  représentatif  ?  «  Ce  n'est  i)oint ,  re- 
»  prend  Arnauld,  à  la  manière  des  images  et  des 
«tableaux  ;  car  les  tableaux  et  les  images  ne  sont 
»  dits  représenter  que  par  leur  rapport  à  nos  per- 
«ceptions  elles-mêmes,  ^os  perceptions  sont  re- 
« présentatives  en  ce  sens  que,  par  elles,  les  ob- 
))jets  sont  formellement  présents  à  l'esprit  (4).  » 


(1)  Dca  vraies  et  des  fausses  idées,  par  Ant.  Arnauld,  Rouen, 
1724,  cil,  p.  12. 

(2)  Ibid.,  c.  V,  p.  38,  39. 

(3)  lù'uL,  ïbid.,  c.   M,  p.  48,  îiG ,  îiO.  —  Défense    d'ArnauM  , 
l.  XXXVlll  de  ses  œuvres,  p.  381. 

(4)  Des  vraies  et  des  fausses  idces,  c.  \\  p.  7',  40.  —  Ucfcusc  des 


iViS  ijisT,  coaip.  DES  SYsr.  ]){■:  puii. 

Arnauld  appuie  cette  vue  sur  l'autorité  de  saint 
Thomas  qui,  lui-même,  en  considérant  les  percep- 
tions comme  représentatives  des  objets,  avait  suivi 
l'autorité  d'Aristote.  «  La  perception  est  une  intui- 
»  lion  directe,  et  c'est  dans  l'esprit  même  que  les 
)>  objets  lui  sont  présents.  C'est  un  préjugé  erroné 
»  que  cette  opinion  d'après  laquelle  la  présence  lo- 
«cale  des  objets  extérieurs  et  matériels,  ou  leur 
»  contiguïté  avec  nos  organes,  seraient  nécessaires 
«pour  les  faire  apercevoir  :  nous  pouvons  voir 
»  les  êtres  éloignés  de  nous.  La  seule  présence 
«nécessaire  est  celle  qui  s'appelle  objective,  la- 
)>  quelle  est  tout  intérieure  (1).  Nous  ne  voyons 
)'  point  immédiatement  les  choses  ou  les  êtres  ; 
»  leurs  idées  seules  sont  l'objet  immédiat  de  notre 
»  pensée;  c'est  dans  l'idée  de  chaque  chose  que  nous 
»  en  voyons  les  propriétés.  Cette  idée  est  la  réalité 
»  objective  de  la  chose  que  l'esprit  est  dit  aperce- 
»voir  (2).  Il  n'est  donc  pas  nécessaire  de  cher- 
»  cher  un  type  antérieur,  ou  une  cause  formelle, 
»  pour  nos  perceptions  ;  il  suffit  d'en  rechercher  la 
»  cause  efficiente  et  productive  (3).  Mais  l'âme  est 
»en  partie  active,  en  partie  passive,  relativement 
»  à  ses  perceptions  ;  c'est-à-dire ,  il  en  est  qu'elle 


vraies  et  des  [misses  idées,  par  Arnauld,  l.  XXXVIII  de  ses  œuvres, 
p.  584  à  m). 

(1)  Des  vraies  et  des  fausses  idées,  c.  Vlll,  p.  68  à  80. 

(9)  76ù7.,  0.  Vlll,p./^8otr.0. 

(:!)  /i'ifZ.,c.II,  p.  lu. 


PIIILOSOPHIU:   MODERNE,    CHAP,    XIII.  2^9 

«produit  elle-même,  il  en  est  qu'elle  se  borne  à 
«recevoir  (1).  »  Arnauld  range  dans  la  première 
classe  les  idées  que  l'esprit  ne  peut  se  former  que 
j:ar  le  raisonnement  ;  dans  la  dernière  il  range 
l'idée  de  noire  àme  et  celle  de  l'infini  ou  de 
l'être  parfait,  que  Dieu  lui  paraît  avoir  donnée 
à  l'àme  elle-même  en  la  créant ,  celles  de  la  lu- 
mière, des  sons,  des  couleurs  et  autres  qualités 
sensil)les,  qui  naissent  à  l'occasion  des  change- 
ments survenus  dans  les  organes  du  corps. 

Arnauld  refuse  donc  à  l'esprit  humain,  d'après 
l'exemple  de  Descartes,  toute  connaissance  immé- 
diate et  directe  des  objets  extérieurs.  .<  Il  suffit, 
»  dit-il,  pour  que  l'esprit  aperçoive  une  chose, 
»  qu'il  en  ait  l'idée;  il  n'est  aucunement  nécessai- 
l're  que  cette  chose  existe  réellement  au  de- 
»  hoîs  (2).  Le  corps  ne  peut  agir  sur  l'àme  comme 
»  cause  physique.  La  volonté  et  la  puissance  di- 
»  nnes  ont  seules  établi  le  rapport  indirect  d'après 
»  lequel  nos  perceptions  correspondent  en  eff'et  à 
«certains  êtres  extérieurs  qu'on  appelle  corps, 
«soit  qu'ils  soient  présents  ou  éloignés  de  nous. 
»  La  connaissance  que  nous  avons  de  leur  exis- 
»  tence  est  légitimée  seulement  par  quelques  argu- 
»  ments  tirés  de  la  véracité  de  Dieu,  et  des  motifs 
»  qui  nous  portent  à  croire  que,  dans  la  sagesse  de 


(I)  Des  orales  et  des  fausses  idées,  c.  XX  Vil,  p.  310,  31  G. 

ri;     lOitf.,    C.    IX,     ('       8i. 


250  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE    PIIJL. 

«ses  desseins,  il  a  en  effet  établi  mie  semblable 
»  correspondance  (1  ). 

»  La  conscience  intime  est  pour  l'homme  le 
»  seul  foyer  de  lumière  ;  c'est  de  son  sein  qu'é- 
»  manent  les  idées  claires,  ces  idées  claires  qui 
»  seules  constituent  la  vraie  science.  Nous  con- 
»  naissons  par  des  idées  claires,  non-seulement 
«les  choses  que  nous  apercevons  immédiate- 
»  ment,  comme  notre  âme  ;  mais  aussi  celles  aux- 
»  quelles  nous  ne  pouvons  atteindre  que  par  le 
;  raisonnement,  comme  les  âmes  des  autres  hom- 
»  mes  (2).  » 

Arnauld  s'étudie  souvent  à  rectifier  la  philoso- 
phie de  saint  Augustin  par  celle  de  saint  Thomas, 
c'est-à-dire  qu'il  s'éloigne  de  Platon  pour  se 
rapprocher  d'Aristote.  Aussi  se  refusa-t-il  à  ad- 
mettre dans  les  vérités  abstraites,  comme  les  pro- 
positions géométriques,  ce  caractère  de  nécessité, 
d'éternité,  que  les  platoniciens  réclamaient  pour 
elles.  «  Ces  vérités  n'existent  que  dans  l'entende- 
»  ment;  c'est  un  rapport  qui  n'est  point  distinct 
»  de  ses  termes  (3).  La  vérité  se  trouve  d'abord 
«dans  nos  jugements,  ensuite  dans  les  signes  qui 


(1)  Des  vraies  et.  des  fausses  idées,  c.  XXVIII,  p.  333.  —  Examen 
du  traité  de  V essence  des  corps,  OEuvres  d' Arnauld  ,  t.  XXXVIll ,  p. 
1^6, 149. 

(2)  Des  vraies  et  des  fausses  idées,  c.  XXIII  et  XXV,  p.  239,  294'. 

(3)  Disscrtatio  bipartita,  art.  2,  coroU.  2,  3,  6;  OEuvres  d'Ar- 
nauld,  l.  Xf.,  p.  119  et  suiv.  —  Règles  du  bon  sens,  etc.,  ibid.,  ibid., 
p.  107. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XIII.  251 

»  réveillent  CD  nous  ces  jugements;  par  analogie 
«ensuite  on  l'étend  aux  choses  naturelles  elles- 
»  mêmes,  en  tant  qu'elles  sont  conformes  aux  idées 
»  divines.  Il  n'est  pas  exact  de  dire  qu'il  n'y  ait 
»  qu'une  vérité  unique;  la  vérité  naturelle  est  à  lu 
«fois  une  et  multiple  :  une  dans  l'entendemenl 
•  divin;  multiple  dans  les  choses  auxquelles  elle 
p  s'applique  ;  la  vérité  artificielle  est  toujours  mul- 
«tiple  (1).  »  On  cherche  dans  Arnauld  quelques 
vues  satisfaisantes  sur  le  caractère  et  la  source 
des  vérités  morales;  on  regrette  de  ne  les  y  pas 
trouver.  Il  supposait  i)eut-être  que  la  révélation 
seule  leur  servait  de  fondement. 

Arnauld  a  pris  soin  de  rechercher  à  quelles  con- 
ditions on  peut  obtenir  le  privilège  des  idées  clai- 
res (2).  11  a  tracé  une  suite  de  règles  sur  la  re- 
cherche de  la  vérité,  spécialement  dans  les  ques- 
tions relatives  à  l'étude  de  l'esprit  humain,  de  ses 
opérations  et  de  ses  idées  (3);  il  a  tracé  aussi  une 
suite  de  règles  sur  les  discussions,  en  joignant 
l'exemple  au  précepte  (/i).  Arnauld  se  connaissait 
en  controverses,  car  sa  vie  tout  entière  ne  fut 
en  quelque  sorte  qu'une  polémique  continuelle. 


(l)  Dissertatio  b'ipartiia,  art.  2,  coroll.  1,  5,  6. — Règles  du  bon 
sens,  p.  162,  163  et  suiv. 

(3)  Des  vraies  et  des  fausses  idées,  c.  XXIV,  p.  280. 

(3)  Ibid.,  c.  1,  p.  4. 

(i)  Règles  du  bon  sens,  etc.,  au  lieu  cité. 


252  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

On  sait  que  l'une  des  productions  les  plus  uti- 
les et  les  plus  accomplies  de  la  philosophie  mo- 
derne ,  la  Logique  de  Port -Royal,  est  l'œuvre 
d'Arnauldet  de  Nicole.  Les  auteurs  empruntèrent 
aussi  à  Pascal  un  écrit  inédit  sur  l'esprit  géométri- 
que, qu'il  avait  laissé  à  sa  mort,  et  en  composèrent 
les  chap.  9  et  12  de  la  première  partie  et  les  cinq 
règles  qui  sont  expliquées  dans  la  quatrième,  mais 
en  donnant  à  celles-ci  un  nouveau  développe- 
ment. Un  bon  sens  exquis  a  dicté  ce  chef-d'œuvre 
de  clarté,  d'ordre,  d'exactitude.  La  logique,  en  y 
prenant,  sur  le  frontispice  même  de  l'ouvrage,  le 
titre  qu'elle  eut  dû  toujours  et  porter  et  mériter, 
enseigne  dans  l'ouvrage  môme  l'art  de  bien  pen- 
ser. Elle  ne  se  propose  plus  de  fournir  des  armes 
pour  la  dispute;  elle  tend  à  former  des  esprits 
justes,  non-seulement  pour  l'étude  des  sciences, 
mais  aussi  pour  la  pratique  de  la  vie  usuelle. 

Les  auteurs  de  la  Logique  de  Port-Royal  n'ont 
point  méconnu  le  mérite  des  immortels  travaux 
d'Aristote;  s'ils  ont  contesté  l'utilité  de  l'appareil 
mécanique  imaginé  parce  philosophe  avec  une  sa- 
gacité si  étonnante  pour  régler  l'artifice  du  rai- 
sonnement, ils  ont  cru  cependant  devoir  faire , 
même  sous  ce  rapport,  quelques  concessions  aux 
habitudes  de  l'école;  ils  ont  cru  aussi  que  la  con- 
naissance et  l'emploi  de  cet  instrument  pouvaient, 
comme  un  exercice  momentané,  délier  l'esprit 
des  jeunes  gens.  Ils  ont  en  même  temps  répandu 
sur  ces  formules  le  jour  le  plus  favorable  à  leur 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CIIAP.    XIII.  2.VÎ 

intelligence  ;  ils  les  ont  rapportées  à  un  principe 
unique  (1). 

La  Logique  de  Port-Royal  rejette,  d'ailleurs, 
l'hypothèse  péripatéticienne  qui  fait  dériver  toutes 
les  idées  des  sens  ;  elle  ne  reconnaît  dans  les  si- 
gnes du  langage  d'autre  but  que  de  transmettre  les 
idées,  et  ne  suppose  pas  qu'ils  soient  nécessaires 
pour  l'exercice  intérieur  de  la  pensée  (2).  Mais  ces 
deux  opinions  théoriques,  empruntées  à  la  doctrine 
de  Descartes,  n'ont  pas  eu  sur  les  conseils  pratiques 
toutel'influence  qu'on  aurait  pu  en  redouter.  D'une 
part,  la  Logique  de  Port-Royal  fait  naître  les  idées 
générales  de  la  comparaison  des  idées  particuliè- 
res; de  l'autre,  elle  assigne  à  l'abus  des  mots  la 
principale  cause  de  la  confusion  des  idées  (3).  La 
logique  ordinaire  s'était  presque  uniquement  at- 
tachée à  prévenir  les  faux  raisonnements;  celle- 
ci  s'est  efforcée  de  marquer  aussi  les  vices  des 
faux  jugements,  et  c'est  là  ce  qui  lui  est  éminem- 
ment propre.  Le  vingtième  chapitre  de  la  troi- 
sième partie  (4)  est  à  lui  seul  une  logique  pra- 
tique presque  entièrement  nouvelle,  et  d'un  usage 
bien  plus  étendu  et  plus  réel  que  la  logique  des 
écoles.  Là,  en  parcourant  les  sophismes  d'amour- 


(1)  Logique  de  Port-Royal,  pari.  3,  c.  J7. 
(îr)  Il/id.,  préambule,  part.  I,  c.  1. 

(3)  Ibid.,  ilnd.,  o.  5  el  6. 

(4)  Des  mauvais  raisonnemaUs  que  l'on  commet  dans  la  vie  civile  et 
dans  les  discours  ordii.aires. 


2r>/i  niST.    COMP.    DES  SYST.    DE  PHIL. 

propre,  d'intérêt  et  de  passion,  nous  découvrons 
les  diverses  et  secrètes  séductions  par  lesquelles 
le  cœur  devient  complice  de  l'esprit,  et  nous  re- 
connaissons la  sainte  alliance  qui  existe  entre  l'é- 
tude du  vrai  et  la  pratique  du  bien.  Là,  en  exami- 
nant les  faux  raisonnements  qui  naissent  des  ob- 
jets mêmes ,  nous  comprenons  le  danger  d'une 
attention  trop  superficielle  qui,  dans  les  choses 
mélanp;('es,  porte  des  jugements  absolus;  qui  se 
laisse  éblouir  par  les  apparences,  s'attache  à 
la  forme,  non  au  fond ,  et  néglige  de  remonter 
aux  causes;  qui  généralise  d'une  manière  trop  pré- 
cipitée, d'après  des  comparaisons  incomplètes; 
qui  décide  légèrement  de  la  sagesse  des  desseins 
par  l'issue  des  événements  ;  qui  cède  trop  facile- 
ment à  des  autorités  insuffisantes  ou  trompeuses: 
nous  voyons  les  dangers  même  d'une  confiance 
honorable  dans  son  principe,  qui  s'abandonne  trop 
aveuglément  au  sentiment  des  gens  de  bien. 

Les  auteurs  de  la  Logique  de  Port-Royal  ont  dé- 
terminé avec  beaucoup  de  précision  la  nature  de 
l'analyse  et  de  la  synthèse,  du  moins  dans  l'em- 
ploi qu'en  font  les  géomètres.  Car,  faute  d'avoir 
distingué  et  conçu  nettement  l'ordre  de  juge- 
ments et  de  déductions  qui  constitue  les  sciences 
mixtes,  ils  n'ont  point  eu  occasion  d'indi- 
quer comment  ces  deux  méthodes  se  modifient 
en  s' appliquant  aux  connaissances  dans  lesquelles 
les  vérités  d'expérience  se  combinent  avec  les  vé- 
rités abstraites.  Les  huit  règles  auxquelles  la  Lo- 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIII.  255 

giquede  Port-Royal  a  réduit  la  méthode  des  scien- 
ces (1)  offrent  le  même  mérite  et  sont  affectées 
de  la  même  insuffisance.  Elles  renferment  toute 
la  substance  de  la  méthode  de  Descartes,  mais 
elles  la  présentent  sous  une  forme  plus  concise  , 
dans  un  meilleur  ordre.  On  n'y  trouve,  d'ailleurs, 
aucune  direction  relative  soit  aux  classifications 
et  aux  nomenclatures,  soit  à  l'art  d'expérimenter 
et  de  mettre  l'expérience  en  valeur.  Elles  ont , 
comme  toute  la  Logique  de  Port- Royal,  plutôt 
pour  but  de  préserver  l'esprit  humain  de  l'er- 
reur que  de  le  guider  dans  la  découverte  de  la 
vérité.  Quoique,  dans  la  définition  du  jugement, 
les  auteurs  de  la  Logique  de  Port-Royal  aient  par- 
tagé l'erreur  commune  ,  en  ne  considérant  que 
les  propositions  identiques  et  ne  tenant  aucun 
compte  des  jugements  de  fait,  ils  ont  eu  cepen- 
dant le  bon  esprit  de  comprendre  qu'il  y  avait 
aussi  des  conseils  à  donner  relativement  à  la 
croyance  des  faits,  et  cette  portion  de  leur  tra- 
vail est  encore  l'une  des  plus  neuves,  comme  des 
plus  précieuses,  par  l'application  qu'elle  reçoit 
dans  la  pratique  (2).  Ils  ont  également  posé  les 
premiers  fondements  d'une  logi  ]ue  des  probal)ili- 
tés,  relativement  à  la  prévision  des  événements, 
futurs  (3). 


(1)  Logique  de  Pori-Royal,  part.  4,  c.  11, 
{2}  Ibii.,  c.  -12,   13,  1(5. 
(3)  Il>i(i.,  c.  17. 


"IjO  lllST.    COMP.     i)ES   STST.    1)K    IMIII.. 

Ami  et  gendre  de  Clerselier,  Rohault  se  pas- 
sionna de  bonne  heure  pour  la  philosophie  de 
Descartes,  et  s'attacha  spécialement  à  la  partie  de 
celte  doctrine   qui  embrassait  la  physique.   S'il 
eut  le  malheur  d'adopter  les  hypothèses  de   ce 
philosophe,  il  euL  du  moins  le  mérite  d'associer 
les  recherches  de  l'expérience  aux  démonstrations 
théoriques,  de  donner  à  la  science  des  formes 
singulièrement  propres  à  en  répandre  et  à  en  fa- 
ciliter l'étude,  parla  clarté  et  l'ordre  qu'il  sut  y 
introduire.  Les  conférences  qu'il  ouvrit  à  Paris, 
et  la  liberté  de  discussion  qu'il  y  lit  régner,  étaient 
un  spectacle  entièrement  nouveau;  elles  servirent, 
à  la  fois,  à  propager  hors  des  écoles  le  goût  des  no- 
tions scientifiques,  à  rendre  ces  notions  familiè- 
res, à  acquérir  ainsi  des  sectateurs  au  cartésia- 
nisme.   Régis,  son  disciple,  suivit  son  exemple, 
et  exerça  dans  une  sphère  encore   plus  étendue 
une  influence  semblable.  11  parcourut  le  midi  de 
la  France  ,  avec  une  sorte  de  mission  de  Rohault, 
ouvrit  des  conférences  tour  à  tour  à  Toulouse  et 
à  IMontpellier,  y  vit  accourir  une  alïluence  con- 
sidérable, y  compta  des  dames  au  nombre  de  ses 
auditeurs,  quelquefois  même  parmi  les  interroga- 
teurs ;  un  concours  non  moins  empressé  l'envi- 
ronna dans  les  conférences  qu'il  tint   ensuite  à 
Paris,  jusqu'au  moment  où  l'archevêque  de  Paris 
les  fit  fermer.  Régis  embrassa  la  philosophie  de 
Descartes  dans  toutes  ses  parties  et  son  ensem- 
ble ;  il  se  proposa  d'en  faire  un  système  aussi 


PHILOSOPHIE   MODEKNL.    T.HAP.    XIII.  2j7 

bien  lié  que  coordonné  :  la  logique  lui  sert  d'in- 
troduction ;  la  métaphysique  en  est  la  base  ;  la 
physique  et  la  morale  s'élèvent  sur  ce  fonde- 
ment. Régis,  fidèle  à  l'esprit  de  Descartes,  a  con- 
stamment observé  cette  clarté  tant  recommandée 
par  le  chef  de  son  école.  Du  reste,  usant  de  la  li- 
berté rendue  par  Descartes  aux  intelligences,  il 
a  modifié  plus  d'une  fois  les  vues  de  ce  philoso- 
phe. Son  mérite  essentiel  consiste  à  avoir  réduit 
le  cartésianisme  en  corps  de  doctrine,  et  à  lui 
avoir  donné  les  formes  convenables  pour  l'ensei- 
gnement. 

Dans  un  écrit  presque  inconnu  (D),  oîi  il  a  tracé 
un  tableau  rapide  et  impartial  de  l'histoire  de  la 
philosophie,  et  caractérisé  par  leurs  traits  essen- 
tiels les  différentes  écoles  anciennes  et  moder- 
nes(l),  Régis  a  justement  décerné  à  Galilée  l'hon- 
neur d'avoir  affranchi  et  restauré  la  philosophie 
dans  les  derniers  temps  (2).  Il  a  payé  un  tribut 
de  reconnaissance  non  moins  juste  et  non  moins 
sincère  à  Gassendi ,  pour  les  services  qu'il  a 
rendus  aux  sciences  (3);  et  si  l'hommage  rendu  à 
l'illustre  Florentin  par  le  philosophe  français  est 
d'autant  plus  digne  d'attention,  que,   dans  les 


(1)  Discttrsus  philosoiihictis  inquo  historia  philosophiœ  antiquœ  et 
recenlioris  recenseliir,  sans  lieu  ni  dale  d'impression  ;  1  vol.  in-18  , 
p.  63. 

(2)  Ibid.,  p.  l(jj. 

(3)  Jhid.,  p.  170. 

11.  17 


258  HIST.    COMP.    DES   SYST.    Dl'    PHÎL. 

temps  qui  ont  suivi,  on  a  trop  souvent  oublié  de 
rapporter  à  Galilée  tout  ce  qui  lui  était  dû,  il 
n'est  pas  moins  remarquable  de  voir  un  zélé  car  - 
tésien  faire  un  éloge  aussi  complet  du  plus  per- 
sévérant adversaire  de  Descartes.  Régis  ne  ren- 
contra pas  toujours  dans  les  autres  la  même 
impartialité  à  son  égard  11  a  été  en  butte  à  ce 
genre  d'accusations  alors  si  fréquentes ,  si  ani- 
mées, si  dangereuses  aussi  pour  ceux  qui  en 
étaient  l'objet,  si  souvent  prodiguées  aux  carté- 
siens, d'introduire  des  opinions  dont  les  consé- 
quences pouvaient  contrarier  les  dogmes  théolo- 
giques. 

La  définition  que  Régis  donne  des  idées  n'est 
point  entièrement  conforme  à  celle  de  Descartes; 
il  ne  distingue  point  les  idées  des  perceptions;  il 
donne  le  nom  d'idée  à  «  la  simple  vue  des  choses 
»  qui  se  présentent  à  l'ànie  sans  affirmation  ou 
«négation  (1)  ;  >■>  mais  il  suppose  en  même  temps 
que  «  l'âme  n'a  pas  besoin  d'idées  pour  connaître 
«les  choses  qui  sont  au  dedans  d'elle,  parce  que 
))ces  choses  sont  connues  par  elles-mêmes  (2),  » 
quoique  ailleurs  il  établisse  que  l'cime  se  con- 
naît elle-même  par  ses  idées  (o).  Dans  le  sys- 
tème de  Régis,  les  idées  sont  une  sorte  d'in- 
termédiaire par  lequel  l'esprit  connaît  les  cho- 


(1)  Logique  de  Régis,  pan.  1,  c.  1, 

(2)  Méiap'nis.,  !.  II ,  part.  '1,  r.  IH. 
{?,)  Hiid.,  iblil,  p'iiri.  1,  c.  l.'S. 


PHILOSOPHIE   JIODERxNL.    CHAP.    Xlll.  :2.>9 

ses;  il  les  compare  fréquemment  à  des  images, 
à  des  tableaux.  «  Puisque  les  idées  et  les  sensa- 
»  tions  de  l'àme  sont  des  êtres  représentatifs,  dit- 
ail,  elles  peuvent  être  justement  comparées  à  des 
«tableaux,  non-seulement  qu-int  à  leurs  maniè- 
wres  d'être,  mais  encore  quant  à  la  façon  dont 
«elles  sont  produites;  et  comme  les  tableaux  dé- 
»  pendent  de  quatre  causes,  un  peintre,  un  origi- 
»  nal,  un  pinceau  et  une  toile,  les  idées  et  les  sen- 
«sations  de  l'àme  dépendent  aussi  de  quatre 
«principes,  de  Dieu  comme  de  leur  cause  efll- 
»  ciente  première,  des  objets  comme  de  leur  cause 
«exemplaire,  de  l'action  des  objets  sur  nos  orga- 
»  nés  comme  de  Tinstrument  ou  cause  seconde, 
»  et  de  l'àme  même  comme  de  leur  cause  maté- 
»  rielle  (1 )  « 

Toutefois  ,  comment  ces  tableaux  sont-ils  con- 
formes à  leurs  modèles?  Uégis  est  très  peu  em- 
barrassé de  répondre  à  cette  question ,  et  ne  pa- 
raît pas  en  apercevoir  toutes  les  profondeurs,  a  Les 
«  portraits ,  dit-il ,  étant  de  telle  nature  qu'ils  ne 
')  peuvent  représenter  plus  de  perfections  qu'il  n'y 
»en  a  dans  leurs  originaux,  il  est  aussi  de  la  na- 
»  ture  des  idées  de  ne  pouvoir  représenter  plus 
«de  propiiétés  qu'il  n'y  en  a  dans  leurs  objets  (2;.» 
Régis  dislingue  les  idées  simples,  «  lesquelles,  dit- 


(1)  Mélaahys.,  1.  11,  pari.  J,c.  8. 
(2^   loUL,  H'UI.,  [y.\v\.  i,  c.  19. 


260  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DK   PIIIL. 

»il,  sont  nées  avec  l'âme,  »  et  les  idées  acquises; 
il  sous-divise  ces  dernières  en  idées  naturelles  et 
en  idées  artificielles.  «Or,  les  idées  simples,  ajoute- 
»  t-il ,  et  les  idées  naturelles  sont  toujours  con- 
»  formes  à  leurs  objets,  parce  que  toujours  elles 
')  sont  claires.  Il  en  est  de  même  des  sensations , 
'  avec  cette  difléi-ence  que  celles-ci  ne  nousrepré- 
»  sentent  point  quelque  chose  qui  soit  dans  les 
)'  corps ,  mais  nous  conduisent  seulement  à  consi- 
«dérer  la  manière  dont  les  corps  extérieurs  agis- 
»  sent  sur  nos  sens  (1).  » 

Régis  considère  la  notion  de  l'étendue  et  celle 
de  Dieu  comme  essentielles  à  notre  âme;  cette 
étendue  n'est  point  l'étendue  en  général  ;  elle  a 
une  existence  réelle;  elle  n'est  cependant  point 
l'étendue  réalisée  dans  les  corps  ;  elle  est  la  cause 
exemplaire  de  l'idée  que  nous  avons  des  corps.  Nos 
sensations  nous  attestent  l'existence  des  corps, 
puisque  nous  ne  nous  les  donnons  point  à  nous- 
mêmes  ,  et  qu'elles  supposent  ainsi  une  cause 
extérieure.  L'idée  de  Dieu  nous  est  si  essentielle, 
que  nous  pensons  à  Dieu  sans  interruption  , 
quoique  nous  soyons  inattentifs  à  nous  en  rendre 
compte  (2). 

Régis  reconnaît  cependant  que  les  notions  gé- 
nérales se  forment  des  idées  particulières  (3) .  11  ne 


I)  Ml' lapilli  s.,  1.  Il,  pari.  1,  c.  10.  —  Logique,  pnrt.  4,  c  9. 
{•1    Iblil.,  I.  1,  pnrt.  I,c.  n. 
i.'j    Loiiique,  p;iii.  I,  c.  T. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.   XIII.  Ii6l 

consent  à  voir  dans  les  vérités  abstraites  que  des 
vérités  immuables  ;  il  leur  donne  le  titre  de  véri- 
tés de  droit,  et  les  oppose  aux  vérités  défait  ou  con- 
tingentes. Il  n'accorde  d'ailleurs  aux  premières 
aucune  existence  hors  de  l'esprit ,  quoiqu'il  les 
considère  comme  fondées  sur  la  nature  des  choses  ; 
il  rapporte  les  secondes  au  témoignage  des  sens 
et  à  celui  des  hommes  ;  il  y  comprend  aussi  les 
révélations  de  la  foi  (1)  ;  il  admet  ainsi  trois 
sources  de  nos  connaissances  :  la  conscience,  la 
raison  et  l'expérience  (2). 

Il  renvoie  à  la  Logique  de  Port-Royal  comme 
au  recueil  le  plus  complet  de  ce  qui  a  été  dit  de 
meilleur  sur  la  logique  (3)  ;  et  cependant  il  y  a 
ajouté  lui-même  quelques  développements  utiles 
sur  l'analyse  et  la  synthèse,  les  cas  auxquels  elles 
peuvent  être  appliquées ,  les  avantages  qu'on  eu 
peut  attendre ,  les  règles  qu'elles  doivent  suivre  ; 
il  y  a  joint  aussi  des  vues  judicieuses  sur  la  ma- 
nière de  déterminer  l'état  des  questions  ,  et  sur 
les  signes  auxquels  nous  pouvons  reconnaître  la 
prévention  qui  ferme  l'accès  de  l'esprit  à  la 
vérité. 

Régis  a  fait  entrer  la  psychologie  dans  la  phy- 
sique, et,  à  cette  occasion ,  il  a  exploré  avec  soin 


(1)  Mclapliijs.,  1.  I,  l'an.  2,  c.  !>,  S''  nMloxiuii  ;  I.  11,  pnrl.  I,  c.  'J. 
(-2)  lOid.,  1.  II,  part.  I,  c.  IG. 
(o)  Logique,  pari,  i,  c.  1  à  7. 


262  ni  ST.    COMP.    DES    s  Y  ST.    I)l;;    l'IilL. 

et  perspicacité  les  phéiioinènes  de  la  sensation  (  l  ) , 
ordre  de  phénomènes  qui  a  été  si  diligemment 
étudié  par  toute  l'école  de  Descaries,  comme  par 
son  illustre  chef. 

La  philosophie  de  Descartes  pénétra  aussi,  par 
Gérauld  de  Corden>oi  (E),  dans  l'Académie  fran- 
çaise. Il  résuma  d'une  manière  concise,  et  ce- 
pendant lumineuse  et  élégante,  les  doctrines  car- 
tésiennes sur  la  distinction  de  l'âme  et  du  corps, 
et  des  opérations  de  l'une  et  de  l'autre  (2).  il 
traita  aussi  de  la  parole ,  et  présenta  sur  l'ori- 
gine et  la  formation  des  langues ,  sur  la  manière 
dont  les  enfants  en  contractent  l'usage,  sur  l'é- 
tude des  langues  étrangères,  sur  le  mécanisme 
physique ,  les  causes  morales  et  les  effets  de  la 
parole,  des  aperçus  pleins  de  sagacité,  mais  qu'on 
regrette  de  ne  pas  voir  développés  comme  ils  au- 
raient pu  l'être  (3). 

Le  Grand,  de  Douai,  après  avoir  d'abord  re- 
nouvelé les  doctrines  des  stoïciens,  s'attacha  en- 
suite avec  vivacité  à  celles  de  Descartes,  s'efforça 
de  les  rattacher  aux  traditions  de  l'antiquité  ,  et 
de  les  revêtir  de  fo!-mes  propres  à  l'enseignement 
alors  établi.  Heercbord,  à  Leyde,  essaya  aussi  de 
traduire  le  cartésianisme  sous  la  forme  didacti- 


(1)  Physique,  1.  VIII,  pari.  2. 

(2)  Six  discours  sur  la  distinction  et  l'union  de  ïâme  et  du  corps ^ 
dans  les  œuvres  de  Cortlomoi;  Paris,  17!)l,  iii-i». 

(3)  lUscours  jihijS'ijue  sur  la  parole;  ilikl. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XUI.  2(io 

que  et  de  lui  donner  dans  l'exposition  cette  clarté 
qu'il  a  érigée  en  principe.  Clauberg,  à  Duisbourg, 
passa  pour  l'un  des  disciples  qui  ont  le  plus  ho- 
noré et  le  mieux  servi  tout  ensemble  le  fondateur 
de  cette  école  ;  il  obtint  de  Leibniz  des  éloges 
dont  celui-ci  a  été  plus  avare  envers  Descartes 
même.  Clauberg  se  proposa  surtout  de  définir  les 
principaux  termes  de  la  métaphysique;  il  voulut 
donner  une  preuve  à  un  principe  que  la  philoso- 
phie jusqu'alors  avait  considéré  comme  apparte- 
nant à  l'ordre  des  vérités  intuitives  ,  mais  que  les 
cartésiens  avaient  dépouillé  de  cette  prérogative, 
celui  de  la  contradiction.  «Toute  chose,  dit-il, 
»  est  ou  n'est  pas  ;  donc  une  chose  ne  peut  pas 
»  être  et  ne  pas  être  en  même  temps  (l).  »  N'est- 
ce  pas  la  même  vérité  exprimée  seulement  en 
différents  termes? 

Heidanus  et  Wittich  s'attachèrent  à  justifier 
l'accord  du  cartésianisme  avec  l'Écriture  sainte 
et  les  dogmes  théologiques,  aux  yeux  de  la  Hol- 
lande et  de  l'Allemagne.  Clauberg  et  Geulinx 
donnèrent  aussi  à  ces  deux  contrées  ce  que  Régis 
avait  donné  à  la  France,  une  sorte  d'encyclopédie 
des  sciences  philosophiques  réformées  d'après  le 
cartésianisme.  Geulinx,  en  particulier,  fonda  le 
système  des  causes  occasionnelles  et  un  système 
spécial  de  morale  sur  les  principes  de  son  école.  Le 


(1)  Ontosophia,  n"  26. 


26/j  IHST.    COMI'.    DES  S\ST.    DE   PHIL. 

savant  Becker  osa,  en  s'appuyant  sur  les  mêmes 
doctrines,  combattre  les  préjugés  encore  existants 
de  son  temps  et  introduits  dans  la  philosophie  elle- 
même,  sur  l'influence  directe  attribuée  aux  esprits 
relativement  aux  opérations  de  la  nature  et  à 
celles  de  l'homme,  et  s'attira  par-là  de  violentes 
persécutions.  Plus  tard,  Michel-Ange  Fardella  et 
Lettore  Ventinelli  essayèrent  de  faire  pénétrer  le 
cartésianisme  en  Italie. 

Le  nombre  des  cartésiens  purs  ou  orthodoxes 
diminua  de  jour  en  jour,  et  cela  devait  être  ainsi; 
car  le  bienfait  même  de  la  philosophie  de  Des- 
cartes consistait  à  substituer  l'autorité  de  la  con- 
science intime  et  individuelle  de  chacun  à  celle  des 
traditions  et  des  hommes.  La  plupart  des  carté- 
siens usèrent  de  ce  bienfait,  et  en  cela  contri- 
buèrent encore  aie  répandre.  Un  siècle  ne  s'était 
pas  écoulé,  qu'il  ne  restait  pas  même  autre  chose 
de  toute  la  philosophie  cartésienne.  Les  hypo- 
thèses s'étaient  évanouies,  mais  l'émancipation 
intellectuelle  restait  (F). 

L'histoire  doit  s'attacher  de  préférence  aux 
penseurs  qui ,  en  approuvant  ou  adoptant  une 
plus  ou  moins  grande  partie  des  doctrines  de  Des- 
cartes, se  les  sont  appropriées,  en  ont  tiré,  avec 
plus  ou  moins  d'exactitude,  des  conséquences  nou- 
velles, les  ont  modifiées  d'une  manière  considé- 
rable et  les  ont  confondues  avec  leurs  propres 
systèmes.  Ici ,  deux  directions  contraires  ont  été 
suivies,  l'une  par  les  philosophes  qui  se  sont  rap- 


PHILOSOPHIE   MODEKÎNE.    CHAP.    XIII.  265 

proches  des  anciennes  traditions  platoniciennes, 
l'autre  par  Spinoza. 


INOTE  A. 

Le  P.  Mersenne  publia  aussi,  en  1624,  deux  volumes  con- 
tre ce  qu'il  appelait  V impiété  des  déistes^  athées  et  libertins 
de  son  temps.  Il  y  associait,  dans  le  titre  même,  Charron, 
Cardan ,  Jordan  Bruno.  Tl  lui  était  difficile  de  bien  réfuter 
des  auteurs  qu'il  n'avait  pas  même  su  bien  comprendre,  et  il 
n'était  pas  de  force  à  se  commettre  avec  eux.  Avoir  rangé 
le  respectable  Charron  dans  une  telle  catégorie,  n'était-ce  pas 
avoir  abdiqué  tout  droit  à  le  juger  ? 

NOTE  B. 

Quoique  les  Méditations  de  Descartes  n'aient  paru  que  cinq 
ans  après  les  quatre  traités  de  la  Méthode^  de  fa  Dioplrique, 
des  Météores,  et  de  la  Géométrie,  elles  étaient  le  premier 
fruit  de  sa  retraite  en  Hollande.  Il  les  mettait  beaucoup  au- 
dessus  de  ses  autres  écrits.  Il  les  avait  composées  dix  ans 
avant  de  les  donner  au  public  ,  et  les  avait  revues  avec  soin 
pendant  cet  intervalle.  Il  voulut  de  plus  les  donner  à  examiner 
aux  plus  habiles  théologiens  de  l'Église  cath()li({ufi  et  à  quel- 
ques savants  même  des  autres  communions,  qui  passaient  pour 
«  les  plus  subtils,  dit  Baillet,  en  philosophie  et  en  métaph\  si- 
»  que.»  «  Son  dessein,  ajoute  le  même  biographe,  n'était  pas 
))  de  changer  le  texte  de  ses  Méditations  sur  les  objections 
»  qu'on  lui  ferait,  mais  seulement  de  les  faire  imprimer  à  la 
»  suite  de  l'ouvrage  et  d'y  ajouter  ses  propres  réponses  ;  » 
tellement  il  se  croyait  sans  doute  assuré  d'avance  de  n'avoir 
rien  à  réformer  dans  ses  opinions  et  d'être  en  mesure  de  ré- 
pondre. 


266        HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

> 

Il  envoya  donc  une  copie  manuscrite  des  Méditations  au 
P.  Mei'senne,  à  Paris,  et  y  joignit  les  objections  que  lui  avait 
déjà  faites  Carterus,  théologien  de  Louvain.  Il  avait  particu- 
lièrement recommandé  au  P.  Mersenne  de  ne  confier  ce  ma- 
nuscrit qu'aux  tliéologiens  les  plus  capables ,  les  moins 
préoccupés  des  erreurs  de  l'école^  les  moins  intéressés  à  les 
malîitenir,  enfin  les  plus  gens  de  bien.  Le  P.  Mersenne  ne 
trouva  pas  à  Paris  beaucoup  de  théologiens  de  ce  caractère  ; 
il  n'eu  trouva  pas  même  d'abord  un  seul  qui  voulût  lui 
donner  des  observations  par  écrit,  ou  qui  fût  en  état  de  le 
faire.  Il  fut  réduit  à  écrire  lui-même  les  objections  qu'il, 
avait  pu  recueillir  de  vive  voix.  En  envoyant  plus  tard  à 
Descartes  celles  dont  Hobbes  était  l'auteur,  il  rendit  compte  à 
celui-ci  de  ses  nouvelles  instances  auprès  des  docteurs  de  la 
Faculté  de  théologie  de  Paris  ;  mais  il  ne  s'en  trouva  qu'un 
seul  qui  voulût  y  répondre,  et  ce  fut  un  jeune  licencié  de  Sor- 
bonne,  Antoine  Arnauld  (  Vie  de  Descaries,  par Baillet,  2'  part. , 
pages  100  à  119  et  362). 

NOTE  C.  o 

Baillet,  dans  la  P^ie  de  Descartes  (2*  part.,  n»  28,  p.  544), 
suppose  qu'Arnauld  aurait  «  enseigné  publiquement  la  même 
»  philosophie  que  celle  de  Descartes,  avant  que  celui-ci  eût 
»  encore  publié  les  premiers  essais  de  la  sienne.  »  C'est  une 
erreur;  Arnauld  n'a  commencé  à  enseigner  qu'en  1639,  et 
dès  1637  Descartes  avait  publié  son  Traité  de  la  mé- 
thode et  les  trois  autres  dont  nous  avons  parlé  dans  la  note 
précédente.  Il  est  vrai  seulement  qu'Arnauld  avait  déjà  remar- 
qué dans  saint  Augustin  le  principe  fondamental  sur  lequel 
Descartes  a  fondé  sa  doctrine. 

La  préface  historique  et  critique  du  tome  XXXVIII  des 
Œuvres  complètes  d'Antoine  Arnauld  (art.  2,  page  8)  ren- 
ferme ,  sur  les  relations  que  Descartes  et  Arnauld  ont  eues 
l'un  avec  l'autre  pendant  le  séjour  que  le  premier  fit  à  Paris 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XTIT.  267 

en  1648,  des  détails  fort  curieux  et  qui  ont  fté  ignorés  de 
Baillet.  Celui-ci,  du  moins,  a  ignoré  qu'Arnauld  étaitV  illustre 
inconnu  dont  il  est  question  à  l'occasion  de  cet  ouvrage  {ihid. , 
pai;es  3-17  et  348). 

NOTE  D. 

Nous  sommes  redevables  à  l'auteur  de  la  notice  sur  Régis, 
dans  la  Biographie  universelle  de  Michaud,  d'avoir  décou- 
vert l'existence  de  ce  petit  ouvrage  qui  avait  échappé 
jusqu'alors  à  tous  les  bibliographes ,  et  qui  nous  était  in- 
connu. Régis  s'est  borné,  dans  ce  tableau  sommaire,  à  faire 
figurer  les  philosophes  du  premier  ordre  de  l'antiquité  et  des 
temps  modernes  ;  mais  il  a  eu  la  simplicité  ou  la  prétention  de 
s'y  assigner  une  place  à  lui-même. 

Fontenelle  nous  apprend  que  la  ville  de  Toulouse  fit  une 
pension  à  Régis  à  l'occasion  de  ses  conférences  cartésiennes  ; 
qu'après  la  bataille  dû  Ter,  le  duc  d'Escalone  ne  fit  redemander 
au  maréchal  de  JNoailles,  de  tous  ses  équipages  perdus,  que 
les  seuls  ouvrages  de  Régis.  Voilà  deux  circonstances  égale- 
ment honorables  pour  le  philosophe,  dont  on  ne  trouverait 
peut-être  pas  un  exemple  dans  aucun  autre  siècle. 

NOTE  E. 

Gérauld  de  Cordemoi  avait  écrit,  sur  la  nature  de  l'ârj/e, 
un  traité  qui  passa  sous  les  yeux  de  Bossuet,  et  qui  inspira  à 
ce  savant  prélat  une  si  grande  estime  pour  l'auteur,  que  ce 
fut  à  cette  occasion  que  Cordemoi  fut  appelé,  sur  la  proposi- 
tion de  Bossuet,  à  concourir  à  l'éducation  du  Dauphin.  Nous 
n'avons  pu  nous  procurer  ce  traité,  ni  découvrir  s'il  a  été  im- 
primé ;  mais  le  fait  nous  est  attesté  par  Fontenelle. 

NOTE  F. 

Indépendamment  des  ouvrages  relatifs  au  cartésianisme, 


268  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DK   l'HIL. 

cités  dans  le  texte  ou  les  notes  du  précédent  chapitre  et  de 
celui-ci,  nous  pourrions  indiquer  encore  :  Bé flexions  d'un 
académicien  sur  la  vie  de  M.  Descartes,  envoyées  à  un 
ami  en  Hollande;  La  Haye,  1692;  — Fr.  Tepelii  historia 
philosophiœ  cartesianœ;  J^nremhero^  1G72;  —  De  vitâeiphil. 
Cartesii;  ibid.,  1674; — De  Vries,  Dissertatiuncula  historica 
philosophica  de  R.  Cartesii  medifationibus,  etc^  Ultrojec, 
1692;  —  le  même,  Exercitationes  rationales ^  etc.;  ibid., 
1 695;  — Nouveaux  mémoires  pour  servir  à  l'histoire  du  car- 
tésianisme, par  M.  G.;  Paris,  1692; — Admiranda  methodus 
novœphil.  R.  Descartes; Ultraject. ,  1 645;— Ant.  Legrand, In- 
stitutio  philosophica  secundu7nprincipia^.  Descartes,  etc.; 
Lond.,  1672; — le  même,  Phïlosophia  veterum,  etc.  ;  Londres, 
1671; — le  même,  Apologia  pro  Cartesio;  Londres,  1672; — 
Judicium  de  judiciis  crrca  argumentum  cartesianum^etc.., 
par  Louis-Fr.  Ancillon;  Berlin,  1792. — Les  trois  éloges  de 
Descartes,  par  Gaillard,  Thomas  et  Mercier,  sont  des  produc- 
tions plutôt  littéraires  que  philosophiques. 

Voyez  aussi  Clauberg,  Opéra  philosophica;  Amst. ,  1691; — 
le  même,  Logica  vêtus  et  novn  ontosophia  de  cognitione  Dei 
et  nostri;  Duisb. ,  1 656;  —  le  même,  Initiatio  philosophï  scu 
dîibitatio  cartesiana,  1655;  Mulh.,  1687; — Arnold  Geulinx, 
Logica  fundamentalis,  etc.;  Lugd.  Bat.,  1662;  —  le  même, 
Annotata  percurrentia  ad  R.  Cartesii principiu;  Dordrecht, 
1690; — le  même, /4wwo/a<aw/a/om,e^c.; ibid.,  1691; — Balth. 
Becker,  de  Bertoverte  Wereld;  Leuwaiden,  1690; — Adrien 
Heerebord,  Meletemata  philosophica .,  etc.;  Lugd.  Bat., 
1654;  —  le  même,  Parallelismus  et  dissensus  aristotelicœ 
et  cartesianœ philosophiœ ;  ibid.,  1643;  —  le  même.,  Selectœ 
ex  philosophiâ  disputationes  ;  ibid.,  1650;  —  Alex.  Roêll, 
Disputationes,  etc.:,  Franc,  1700; — Ruard  Andala,  Sijntag- 
ma  theologico-physico~metaphysicum\  Franc,  1710;  — 
Exercitationes  academicœ,  etc. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XIV.  269 


CHAPITRE  XIV. 

Platonisme  moderne. 

Bositui't.  —  Fénélon.  — Malebranche. —  Henri  More.  —  Cudworlh. 
—  Lord  Herbert  de  Cherbury,  etc. 

La  révolution  qui,  vers  la  fin  du  xvii'  siècle, 
a  ramené  un  grand  nombre  d'esprits  distin- 
gués à  une  partie  des  doctrines  de  Platon  ou 
reproduites  en  son  nom  au  xvr  siècle,  n'a  pas 
été  le  résultat  exclusif  de  l'influence  exercée 
par  Descartes.  Plusieurs  de  ceux  qui  ont  con- 
couru à  cette  révolution,  ou  n'étaient  point  par- 
tisans de  Descartes,  ou  même  étaient  du  nombre 
des  adversaires  les  plus  prononcés  de  ce  philoso- 
phe. Plusieurs  cartésiens,  et  Arnauld  en  particu- 
lier, ont  ouvertement  combattu  cette  nouvelle 
tendance. 

Lorsque  Descartes  parut,  le  règne  d'Aristote 
était  terminé  ;  l'école  de  Galilée  et  de  Bacon,  les 
critiques  de  Gassendi,  lalassitude  générale, avaient 
déjà  décidé  de  son  sort ,  lorsque  Descartes  arriva 
pour  achever  sa  ruine,  la  constater,  la  déclarer, 
et  en  recueillir  les  fruits.  Mais  il  suffisait  que  l'au- 
torité d'Aristote  fût  renversée,  pour  qu'on  se  re- 
porlât  naturellement  vers  Platon.  D'ailleurs,  l'ap- 


270  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

parition  du  système  de  llobbes,  le  juste  effroi  qu'il 
inspira  aux  amis  de  la  vertu,  durent  également 
conduire  ceux  qui  voulurenf  le  combattre  à  se  di- 
riger vers  les  doctrines  qui  leur  paraissaientoiMr 
la  plus  entière  garantie  à  l'immutabilité  des  véri- 
tés morales,  et  qui  assignaient  à  ces  vérités  une 
source  plus  élevée  et  plus  pure.  L'intérêt  que 
commençait  à  exciter  Tétude  du  droit  naturel  et 
du  droit  public,  les  circonstances  qui,  dans 
quelques  États  de  l'Europe,  rendaient  aux  scien- 
ces politiques  toute  leur  dignité  et  leur  impor- 
tance, disposaient  à  considérer  la  philosophie  dans 
ses  rapports  avec  les  institutions  sociales.  On  doit 
remarquer  aussi,  quoique  cette  cause,  sans  doute, 
semble  n'être  plus  aperçue  aujourd'hui,  que  les 
controverses  théologiques  qui  mirent  en  discus- 
sion l'autorité  de  saint  Thomas,  qui  rendirent  un 
nouvel  éclat  aux  doctrines  de  saint  Augustin,  don- 
nèrent un  nouveau  crédit  à  la  portion  des  doctri- 
nes platoniciennes  que  ce  dernier  Père  de  l'Église 
avait  si  habilement  identifiée  avec  les  siennes 
l)ropres  et  avec  les  traditions  chrétiennes. 

On  doit  reconnaître  cependant,  aussi,  que  le 
cartésianisme  eut  une  part  considérable  au  re- 
tour vers  les  doctrines  platoniciennes,  par  une 
influence  directe  sur  quelques  esprits,  indirecte 
sur  quelques  autres.  Ses  idées  innées ,  qui 
avaient  tant  d'analogie  avec  celles  de  Platon, 
quoique  sans  doute  elles  en  différassent,  l'oppo- 
sition vive  et  tranchée  qu'il  avait  étal)lic  entre 


PHILOSOPHIE   MODERiNE.    CIIAP.    XIV.  271 

l'esprit  et  la  matière,  l'étroite  alliance  qu'il  avait 
voulu  fonder  entre  la  philosophie  et  la  géométrie, 
suffisaient  pour  ramener  les  disciples  de  Des- 
cartes  sur  les  traces  de  Platon. 

Il  convenait  de  rassembler  ici,  dans  un  même 
tableau ,  les  philosophes  qui  ont  suivi  cette  nou- 
velle direction,  quels  qu'aient  été  les  motifs  qui 
les  y  ont  portés,  ou  les  circonstances  qui  ont 
donné  lieu  à  leur  détermination.  De  cette  ma- 
nière, nous  verrons  se  développer  à  la  fois  l'in- 
fluence modifiée  du  cartésianisme  et  les  suites  de 
diverses  autres  causes  ;  nous  les  verrons  se  com- 
biner, ou  se  déployer  parallèlement,  mais  en  ten- 
dant à  un  même  but.  Le  nom  de  Platon  ne  fut 
point  invoqué  sans  doute;  à  peine  même  fut-il 
prononcé.  Si,  pour  la  première  fois  peut-être,  nous 
le  faisons  reparaître  ici,  pour  opérer  un  rappro- 
chement qui  n'avait  point  encore  été  fait,  et  pour 
servir  de  bannière  aux  doctrines  qui  ont  rendu 
au  spiritualisme  un  développement  plus  étendu, 
c'est  que  le  nom  de  Platon  nous  paraît  le  plus 
propre  à  annoncer  le  caractère  essentiel  de  ces 
doctrines,  caractère  qui  leur  est  commun,  quoi- 
qu'il ne  se  prononce  pas  au  même  degré  dans 
chacune  d'elles. 

Le  premier  de  ces  degrés  est  celui  qui  accorde 
aux  vérités  rationnelles  une  existence  éternelle, 
immuable,  nécessaire ,  les  fait  résider  en  Dieu 
même,  admet  l'intelligence  humaine  à  les  con- 
templer dans  l'intelligence  divine.  C'était  là  ce 


272  HIST.    GOMP.    DES  SYST.    DE   PU  IL. 

qui  constituait  essenliellement  le  platonisme  de 
saint  Augustin.  L'illustre  évêque  de  Meaux  fit  re- 
vivre cette  doctrine  dans  le  siècle  de  Louis  XIV. 
Si  elle  se  recommandait  à  lui  par  l'autorité  de 
saint  Augustin,  elle  devait,  par  sa  propre  nature, 
complaire  aussi  aux  penchants  de  ce  grand  génie, 
et  se  coordonner  avec  ses  méditations  habituelles. 

Bossuet  a  plus  d'une  fois  témoigné  son  estime 
pour  la  philosophie  de  Descartes;  il  a  fait  l'éloge 
des  MédUaiwns{i).  Cependant  il  ne  s'est  point  dé- 
claré ouvertement  le  partisan  de  cette  doctrine, 
et  quoiqu'on  reconnaisse  qu'il  lui  a  fait  quel- 
ques emprunts,  sans  les  avouer,  il  n'en  a  pas 
adopté  les  principes  fondamentaux  dans  ses  pro- 
pres écrits.  Il  professe  une  haute  admiration  pour 
Aristote  (2);  il  l'a  pris  en  partie  pour  guide,  mais 
avec  cette  liberté  qui  convenait  à  un  esprit  su- 
périeur, et  dans  l'ordre  d'idées  qui  pouvait  se 
concilier  avec  le  spiritualisme  auquel  il  s'était 
attaché  lui-même. 

Le  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même 
fut  composé  par  Bossuet  pour  l'instruction  du 
Dauphin  (3) ,  dans  le  but  de  donner  à  ce  prince  un 
enseignement  méthodique  de  la  philosophie.  L'é- 
vêque  de  Meaux  ne  s'y  est  point  proposé  de  créer  un 


(1)  Examen  d'une  nouvelle  exposition  de  l'eucharistie,  part. 
11.  oO,  etc.,  etc. 

(2)  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même ,  cl,  §  1 7. 
i'A)  V.  la  letlre  dt^  Uossiiel  au  papo  Innocent  XI,  en  1679. 


PHILOSOPfflE  MODERNE.    CHAP.    XIV.  2'3 

système  nouveau  ;  mais  il  y  a  rassemblé  et  résumé 
tout  ensemble   les  notions    élémentaires  de  la 
science  avec  un  choix  judicieux.  Les  phénomènes 
des  opérations  de  l'esprit  humain  y  sont  exposés 
avec  un  ordre   parfait,   avec   une   clarté,    une 
simplicité,    une    concision    remarquables.  Bos- 
suet  a   décrit  avec  soin  les  fonctions  des  or- 
ganes des  sens,  les  phénomènes  de  la  sensation  ; 
mais  il  s'est  attaché  surtout  à  faire  ressortir  la 
supériorité  de  l'entendement  sur  les  sens  et  l'i- 
magination. Aussi,   distingue -t- il  trois  espèces 
d'hommes:    les  uns,  qu'il  appelle  gens  d'esprit 
ou  d'entendement:  les  autres,  quïl  appelle  gens 
d'imagination;   les  autres   enfin,   qu'il   nomme 
gens  de  mémoire  (1).  Ce  n'est  point  qu'il  refuse 
aux  sens  le  mérite  de  concourir  à  l'instruction  de 
l'esprit;  ils  la  préparent,    ils  lui  en  offrent  l'oc- 
casion, la  matière;  ils  l'avertissent;    ils  mettent 
l'esprit  en  rapport  avec  l'univers  extérieur  (2). 
Mais  à  l'entendement  est  réservée  la  prérogative 
de  distinguer  le  faux  du  vrai,  de  comprendre  l'or- 
dre et  de  le  réaliser  (o).  «  Cette  manière  de  pen- 
xserpar  laquelle  l'àme  retourne  sur  elle-même 
»  et  sur  ses  propres  perceptions  »   est   ce  que 
Bossuet  appelle  la  réflexion  (4).  11  la  considère 


(1)  Traité  de  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même  ,  c.  1 ,  §  7,  8, 
9,17. 

(2)  Ibid.,  c.  3,  i;  8 ,  propos.  4  el  5. 

(3)  Ibid.,  c.  1,  §8. 

(4)  Ibid.,  c.  1,  S  12. 

II.  1« 


27/t  HIST.    COMP.   DES  SYST.    DE   PHIt. 

comme  la  source  à  laquelle  doit  puiser  l'étude  de 
la  philosophie  (1).  On  ne  peut  méconnaître  les 
traces  de  la  philosophie  cartésienne,  telle  surtout 
qu'elle  s'était  développée  à  Port-Royal ,  dans  la 
définition  de  la  réflexion  que  nous  venons  de  rap- 
porter ;  dans  la  règle  établie  par  l'évêque  de  Meaux 
pourbien  juger,  qui  consiste  à  «nejugerquequand 
ïon  voit  clair;»  dans  les  conseils  qu'il  donne 
pour  diriger  et  appliquer  l'attention  de  l'esprit; 
dans  les  causes  qu'il  assigne  aux  erreurs ,  quoi- 
que, en  signalant  parmi  ces  causes  la  précipita- 
tion et  la  paresse  (2) ,  il  les  ait  présentées  sous 
un  jour  qui  lui  est  propre. 

Il  a,  d'ailleurs,  à  peine  effleuré  la  question  rela- 
tive à  la  réalité  de  nos  connaissances  en  ce  qui 
concerne  le  monde  sensible.  «En  sentant,  nous 
»  apercevons,  dit-il,  notre  sensation,  maisguelque- 
»  fois  terminée  à  quelque  chose  que  nous  appelons 
»  objet,  dont  nous  connaissons  la  présence,  que 
»  nous  distinguons  d'un  autre  objet ,  mais  dont 
»  nous  ne  pouvons  pénétrer  le  fond ,  ni  la  consti- 
»  tution  intime  (3).  » 

La  définition  de  la  vérité,  qui  la  confond  avec 
l'existence,  ou,  pour  mieux  dire,  qui  confond  la 
vérité  hypothétique  avec  la  vérité  de  fait,  est  aussi 
adoptée  par  Bossuet  :  Le  vrai  est  ce  qui  est ,  le  faux 


[  \  )  l'reambule  du  Traita  de  la  connaissance  de  Dieu. 

(2;  Traité  (le  la  amuaissaure  de  Ditu^  c.  3,  §  8,  propos.  3. 

(3)  llJtd.fC.  \,  §i(i. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    l'.HÀP.    \IV.  '27."i 

ce  qui  n'est  pas  (i).  Ayant  donc  cru  reconnaître 
que. les  principes  évidents  par  eux-mêmes  et  les 
vérités  qui  en  sont  déduites  possèdent  un  caracière 
d'éternité,  dimuiutabilité,  il  devait  leur  cherclier 
un  mode  d'existence  qui  renfermât  le  même  carac- 
tère :  il  ne  pouvait  le  trouver  qu'en  Dieu  seul, 
t  Puisque  ces  principes  et  les  vérités  que  j'en 
»  déduis  subsistent  devant  tous  les  siècles  et  de- 
«vant  qu'il  y  ait  un  entendement  humain,  puis- 
»  que  l'entendement,  en  les  connaissant,  les  trouve 
»  vérités,  et  ne  les  fait  pas  telles,  il  s'ensuit  qu'il  y  a 
»  un  être  dans  lequel  la  vérité  est  éternellement 
«subsistante,  où  elle  est  toujours  entendue;  et 
»  cet  être  doit  être  la  vérité  môme,  et  doit  être 
»  toute  vérité,  et  c'est  de  lui  que  la  vérité  dérive 
»  dans  tout  ce  qui  est  et  ce  qui  entend  hors  de 
»lui.  C'est  donc  en  lui ,  d'une  certaine  manière 
»  qui  m'est  incompréhensible,  que  je  vois  ces  véri- 
»  tés  éternelles,  et  les  voir,  c'est  me  tourner  à  celui 
»  qui  est  immuablement  toute  vérité,  et  recevoir  sa 
•  lumière.  Cet  objet  éternel,  c'est  Dieu  éternelle- 
»ment  subsistant,  éternellement  véritable,  éter- 
r>  nellement  la  vérité  même.  C'est  en  lui  que  nous 
»  voyons  ces  vérités  éternelles ,  que  tous  les  autres 
»  hommes  les  voient,  et  les  voient  toujours  les  mê- 
»  mes.  Elles  comprennent  les  règles  des  propor- 
»  lions  ;  elles  comprennent  aussi  les  règles  iuvaria- 


(1)  Traita  de  la  connaissance  de  Dieu,  c.  1,  §  Ifi. 


276  IITST.    COMP.    BES  SYST.    W.   IMIIÎ,. 

»  bles  de  nos  mœurs  et  les  principes  de  nos  devoirs. 
fl  Mais  toutes  les  vérités  éternelles  ne  sont  au  fond 
«qu'une  seule  vérité  (1).»  Qui  ne  croit  voir  ici  le 
génie  de  Platon  et  celui  de  Bossuet  contracter 
rotre  eux  une  étroite  alliance,  et  le  premier 
confiant  au  second  le  soin  d'être  son  interprète 
dans  les  nouveaux  temps?  Aussi,  Bossuet  a-t-il  fait 
revivre  la  définition  donnée  par  Platon ,  que  Des- 
cartes s'était  défendu  d'approuver  :  «  L'homme  est 
«une  âme  se  servant  de  son  corps  (2).  » 

Quoique  Bossuet  supposât,  avec  saint  Augustin, 
que  nous  voyons  en  Dieu  même  les  vérités  né- 
cessaires, il  n'en  désapprouva  pas  moins  les  hypo- 
thèses de  Malebranche  ;  ce  fut  même  d'après  ses 
indications  et  ses  conseils  qu'Arnauld  fut  invité 
à  réfuter  ces  dernières,  et  composa  à  cet  effet  son 
traité  des  vraies  et  des  fausses  idées^  traité  auquel  l'é- 
vêque  de  Meaux  donna  les  plus  grands  éloges  (3). 

Huygens ,  professeur  de  l'université  de  Lou- 
vain ,  célèbre  dans  son  temps ,  avait  publié 
et  fait  soutenir ,  vers  4693 ,  une  thèse  sur  la  vé- 
rité éternelle ,  où  il  prétendait  établir  aussi  que 
c'est  dans  la  vérité  incréée,  c'est-à-dire  en  Dieu, 
que  nous  voyons  toutes  les  vérités  éternelles  et 
nécessaires.  «Si  tous  les  hommes,  disait-il, voient 


(1)  Trnilc'  de  la  connaissance  de  Dieu,  c.  i,  $  13;  c.  4,  §  5. 

(2)  IMd.,  c.  3,  §  20. 

(3)  Lettres  de  Bossuet,  fin  -i")  julii  l(JS3,  ii  l'nreliovêqne  d'I'tre.Mit; 
du  51  mai  IG87,  :i  un  ilisci[ilo  de  JVJalebranclio. 


PHILOSOPHIE   MODEREE.    CHAP.    XIV.  277 

»  à  la  fois  la  même  vérité,  ils  ne  peuvent  la  voir 
»  chacun  eux-mêmes.  La  vérité  domine  et  com- 
»  mande  à  l'entendement;  l'entendement  s'y  sou- 
»  met  et  n'en  est  pas  le  juge.  On  ne  peut  donc  la 
)>  voir  qu'en  Dieu,  qui  est  seul  supérieur  à  tous  les 
«hommes,  seul  commande  à  l'intelligence.  D'ail- 
»  leurs,  ce  qui  est  partout  et  toujours  ne  peut 
wêtre  que  Dieu  même.  »  Ce  fut  cette  doctrine 
qu'Antoine  Arnauld ,  comme  nous  l'avons  déjà 
vu,  attaqua  avec  vigueur  (1).  lluygens  avait  in- 
voqué saint  Augustin;  Arnauld  lui  opposa  saint 
Thomas.  Le  j)ère  Lamy,  bénédictin,  entra  alors 
en  lice  et  prit  la  défense  d'Huygens  ;  il  lit  con- 
sister cette  vérité  proprement  dite,  nécesmirc,  éter- 
nelle et  immuable,  dans  les  rapports  ou  de  (jrandeur  ou 
de  perfection ,  qui  se  trouvent  entre  les  idées  éternelles 
que  Dieu  a  des  choses;  il  ajouta  que  nos  jugements 
exprimant  ces  rapports  ne  sont  nécessairement 
vrais  que  parce  qu'ils  participent  à  la  vue  de  cette 
vérité  en  Dieu  ,  où  elle  réside.  Arnauld  lui  op- 
posa l'analyse  philosophique  du  caractère  des  vé- 
rités abstraites,  de  lumineuses  distinctions  sur 
la  manière  dont  on  peut  voir  un  objet  dans  un 
autre,  et  le  témoignage  authentique  de  notre 
conscience  intime  (3). 

Mais  c'était  à  Fénélon  qu'il  était  surtout  ré- 


(1)  Dissertatio  btijculila;  OEuvres  d'Aiit.  Aniauld,  t.  XL,  p.  111 
et  suiv. 

(2j  Ilt'gles  dubonsens,  etc.  Ibid.,  \b\d.,  \\.  153  et  suiv. 


27S  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHJL. 

serve,  en  reproduisant  cette  antique  doctrine,  de 
lui  rendre  une  nouvelle  vie,  de  la  présenter  ra- 
jeunie, ornée  de  grâces,  animée  par  le  sentiment 
moral  le  plus  pur,  secrètement  unie  encore, 
comme  elle  fut  jadis,  aux  élans  de  la  mysticité  re- 
ligieuse. C'est  dans  la  philosophie  de  Fénélon  que 
le  cartésianisme  s'est  transformé  en  platonisme. 
Quoique  bien  plus  éloigné  que  Bossuet  des 
écrivains  de  Port-Royal  et  des  adhérents  de  Des- 
cartes, soit  par  ses  opinions,  soit  par  ses  relations 
personnelles,  Fénélon  se  prononça  cependant  en 
faveur  delà  philosophiede  Descartes  d'unemanière 
bien  plus  ouverte,  plus  franche  et  plus  décidée 
que  Bossuet.  En  cherchant,  avec  Descartes,  la  lu- 
mière de  la  philosophie  au  foyer  de  la  conscience 
intime,  en  recourant  à  la  méditation  comme  à 
la  grande  école  de  la  vérité,  Fénélon  se*trou- 
vait  d'accord  avec  les  penchants  de  son  pro- 
pre esprit,  avec  ses  habitudes  intellectuelles.  Il 
avait  un  goût  naturel  pour  la  métaphysique  ;  il 
se  complaisait  dans  les  vues  ingénieuses ,  et 
même  quelquefois  dans  les  idées  subtiles.  Ce- 
pendant,  non -seulement  il  n'accepta  des  doc- 
trines de  Descartes  que  celles  qui  se  légitiuiè- 
rent,  à  ses  yeux,  d'après  son  propre  examen; 
mais  ce  qu'il  en  adopta  avant  tout,  ce  fut  l'in- 
dépendance réclamée  par  Descartes  en  faveur  de 
la  raison.  «  Les  uns,  dit-il,  me  citent  Aristote 
«comme  le  prince  des  philosophes:  j'en  appelle  à 
»  la  raison,  qui  est  le  juge  commun  entre  Aristote 


PHILOSOPHIE    -MODERNE.    CHAP,    XIV.  270 

»  et  les  autres  hommes.  Les  autres  me  citent  Des- 
»  cartes  ;  mais  je  leur  réponds  que  c'est  Descartes 
•  même  qui  m'a  appris  à  ne  croire  personne  sur 
»  sa  parole  (1).  »  Non  seulement,  au  reste,  il  mettait 
Platon  et  Aristote  fort  au-dessus  de  Descartes,  mais 
il  reconnaissait  dans  saint  Augustin  un  bien  plus 
grand  effort  de  génie  sur  toutes  les  vérités  de  mé- 
taphysique, quoique  ce  Père  de  l'Église  ne  les  ait 
jamais  touchées  que  par  occasion  et  sans  ordre. 
Il  adopta  le  doute  méthodique  et  suspensif,  et 
le  principe  :  Je  pense,  donc  je  suis  (2).  Mais  ce  doute, 
qui  dans  Descartes  n'est  qu'une  fiction  philo- 
sophique,  acquiert  un  moment,  dans  Fénélou, 
quelque  chose  de  bien  plus  réel,  quoiqu'il  ne  soit 
aussi  qu'une  épreuve  passagère,  commandée  par 
le  désir  d'une  révision  sincère  de  ses  propres 
opinions.  Il  produit  par -là  une  sorte  d'effet 
magique;  il  nous  émeut,  nous  trouble,  nous 
remplit  d'une  sorte  de  terreur.  De  môme  ,  la 
pensée  qui  apparaît  à  son  tour,  comme  témoin 
de  l'existence,  est  en  quelque  sorte  toute  vivante; 
on  la  sent  palpiter ,  si  l'on  peut  dire  ainsi.  C'est 
une  sorte  de  drame  philosophique.  On  a  cru  un 
instant  faire  naufrage  dans  l'abîme  ;  on  a  éprouvé 
toutes  les  angoisses  de  la  mort  intellectuelle  :  on 


(1)  Lettre  sur  l'idée  de  Cinfiuï. 

(t)  Lettres  sur  Vexistence  de  Dieu  et  sur  la  <eligioii.—  Traité  de 
Vexistence  de  Dieu,  c.  1 . 


28U  ttlST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

éprouve  tous  les  transports  de  se  voir  sauvé  en 
atteignant  le  rivage. 

Fénélon  emprunte  aussi  à  Descartes  la  maxime 
qu'on  doit  juger  d'après  les  idées  claires,  et  il  en 
donne  pour  motif,  comme  Descartes,  qu'alors  on 
n'est  pas  libre  d'hésiter  (1).  Mais  il  manque  de 
précision  lorsqu'il  s'agit  de  déterminer  en  quoi 
consiste  précisément  l'idée.  D'abord  il  admet  cer- 
taines images  qu'il  suppose  tout  ensemble  tra- 
cées dans  le  cerveau  et  aperçues  par  l'esprit, 
images  qui  représentent  les  objets^  qui  leur  res- 
semblent comme  autant  de  portraits  fidèles  (2). 
Il  semble  ensuite  réserver  le  titre  d'idées  à  une 
certaine  loi  qui  régit  l'entendement,  qui  participe 
tout  ensemble  du  caractère  des  notions  et  de  ce- 
lui des  vérités.  «  Car  c'est  non-seulement  une  lu- 
»mière,  mais  une  règle;  c'est  une  règle  que  je 
»ne  puis  juger,  et  qui  me  contraint  à  juger  (3). 
»En  un  sens,  elles  sont  moi-même,  car  elles  sont 
»  ma  raison;  dans  un  autre  sens,  elles  ne  sont  point 
«moi-même,  car  je  suis  changeant,  et  elles  sont 
«immuables.  —Ces  idées  sont  universelles,  né- 
xcessaires  et  éternelles  (4).  »  Quelquefois  Fé- 
nélon les  considère  comme  la  matière  même  des 
jugements;  c'est  en  ce  sens  qu'il  ne  veut  juger 


(1)  Traité  de  Vexlslence  de  Dieu,  pari.  2,  c.  1. 

(2)  Ibid.,  pan.  1,0.  -4,  §2. 

(3)  Ibid.,  part.  2,  c.  1. 
(.  tj  Und.,  pari.  2,  c.  i. 


PHILOSOPHIE   MODERAJi:.    CHAP.    XIV.  281 

que  d'après  des  idées  claires;  il  ne  voit  donc 
alors  en  elles  que  de  simples  notions.  Tantôt,  au 
contraire,  il  les  considère  comme  des  vérités  qui 
s'expriment  par  les  axiomes.  Toujours,  leurprête- 
t-il  une  sorte  d'existence  positive  et  réelle;  il  les 
transforme  presque  en  une  sorte  d'êtres.  «  Ces 
«vérités,  toujours  présentes  à  tout  œil  ouvert 
»  pour  les  voir,  ne  sont  donc  point  cette  vile  mul- 
»titude  d'êtres  singuliers  et  changeants  qui  n'ont 
»  point  toujours  été,  et  qui  ne  commencent  à  être 
«que  pour  n'être  plus  dans  quelques  moments. 
»  Où  étiez-vous  donc ,  o  mes  idées ,  qui  êtes  si  près 
»  et  si  loin  de  moi ,  qui  n'êtes  ni  moi ,  ni  ce  qui 
«m'environne?  Quoi  donc!  mes  idées  semient- 
»  elles  Dieu?  Elles  sont  supérieures  à  mou  esprit, 
»  puisqu'elles  le  redressent  et  le  corrigent  ;  elles 
«ont  le  caractère  de  la  divinité,  car  elles  sont 
!)  universelles  et  immuables  comme  Dieu  ;  elles 
»  subsistent  très  réellement,  car  rien  n'existe  tant 
«  que  ce  qui  est  universel  et  immuable.  Il  faut 
»  donc  trouver  dans  la  nature  quelque  chose 
»  d'existant  et  de  réel  qui  soit  mes  idées;  quelque 
»  chose  qui  soit  au  dedans  de  moi  et  qui  ne  soit 
«point  moi,  qui  me  soit  supérieur,  qui  soit  en 
»  moi  lors  môme  que  je  n'y  pense  pas ,  avec 
«qui  je  croyais  être  seul,  comme  si  je  n'é- 
«tais  qu'avec  moi-même;  enfin,  qui  me  soit  plus 
»  présent;  plus  intime  que  mou  propre  fonds.  Ce 
)' je  ne  sais  quoi  si  admirable,  si  familier  et  si  in- 
»  connu ,  ne  peut  être  que  Dieu.   Dieu  n'est  pas 


282  HIST.    COMP.    DES   SÏST.    DE    PHIL. 

))  seulement  la  cause  qui  produit  ma  pensée ,  il  en 
»  est  encore  l'objet  immédiat  ;  rien  n'est  intelli- 
»  gent  ni  intelligible  que  par  lui  seul  (1). 

jj  A  la  vérité,  ma  raison  est  en  moi  ;  car  il  faut 
»  que  je  rentre  sans  cesse  en  moi-même  pour  la 
«trouver;  mais  il  y  a  une  raison  supérieure  qui 
»  me  corrige,  que  je  consulte,  qui  a  l'autorité  sur 
«moi.  C'est  un  maître  intérieur,  qui  me  fait  par- 
»  1er,  (jui  me  fait  taire,  qui  me  fait  croire,  qui  me 
«fait  douter.  Enl'écoutant,  je  m'instruis;  en  n'é- 
»  coûtant  que  moi-même,  je  m'égare.  Ce  maître 
»  est  partout,  et  sa  voix  se  fait  entendre  d'un  bout 
»  de  l'univers  à  l'autre,  à  tous  les  hommes  connue 
))  à  moi...  Nous  recevons  sans  cesse  et  à  tous  mo- 
«ments  une  raison  supérieure  à  nous,  comme 
))  sans  cesse  nous  respirons  l'air,  ou  voyons  les 
«  objets  à  la  lueur  du  soleil.  Elle  fait  que  tous  les 
»  hommes  s'accordent  sur  les  vérités  géométri- 
»ques;  elle  pose  une  barrière  éternelle  entre  le 
»  vice  et  la  vertu.  Oii  est-elle  cette  sagesse  ? 
»  Où  est  donc  cet  oracle  qui  ne  se  tait  jamais , 
«et  contre  lequel  ne  peuvent  jamais  rien  tous 
«les  vains  préjugés  des  peuples?  Où  est-elle 
«cette  vive  lumière  qui  illumine  tout  homme 
»  venant  en  ce  monde?  Tout  œil  la  voit,  et  il  ne 
»  verrait  rien  s'il  ne  la  voyait  pas,  puisque  c'est 
«  par  elle  et  à  la  faveur  de  ses  purs  rayons  qu'il 


(1)  Trnitc'de  Ve.vistence  de  Dieu,  part.  2,  c.  4. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.  CHAP.    XIV.  283 

»  voit  toutes  choses.  Il  y  a  un  soleil  des  esprits , 
»  qui  les  éclaire  beaucoup  mieux  que  le  soleil  vi- 
«sible  n'éclaire  les  corps;  il  ne  laisse  aucune 
sombre  et  il  luit  également  dans  les  deux  hé- 
)«  misphères;  il  brille  autant  sur  nous  la  nuit  que 
»le  jour;  ce  n'est  point  au  dehors  qu'il  répand 
«ses  rayons:  il  habite  en  chacun  de  nous  (1).  » 

Tout  à  l'heure  le  génie  de  Platon  nous  appa- 
raissait revêtu,  dansBossuet,  d'une  gravité  sévèie 
et  majestueuse;  maintenant  il  nous  apparaît, 
dans  Fénélon,  paré  d'élégance,  brillant  de  l'éclat 
le  plus  pur,  empruntant  presque  les  formes  poé- 
tiques. Même  au  milieu  de  là  métaphysique  la 
plus  abstraite,  les  raisonnements  de  Fénélon 
seuiblenl  encore  être  des  élans  de  l'ànK?.  Si  l'his- 
toire de  l'esprit  humain  recueille  d'utiles  instruc- 
tions en  étudiant  comment  un  certain  genre  de 
doctrines  s'est  transformé  ou  modilié  chez  di- 
vers penseurs,  elle  en  recueille  aussi  de  précieu- 
ses en  s'attachant  à  reconnaître  quel  genre  d'at- 
trait il  a  pu  inspirer,  par  quels  motifs  il  a  pu 
capiiver,  surtout  quand  ce  sont  des  esprits  émi- 
nents  qu'il  a  su  attirer  et  captiver  en  effet. 

C'est  sous  ce  dernier  rapport  que  Bossuet  et 
Fénélon  doivent  être  essentiellement  considérés 
dans  l'histoire  de  la  philosophie;  ils  n'onl  point 
fait  de  cette  science  l'objet  spécial  de  leurs  étu- 


(1)  Traité  de  l'i'Au^lcnce  de  Dieu,  part.  1,  c.  i,  §  3. 


284        HIS'l".  COMP.  DES  SYbT.  DE  PHI  t. 

des;  ils  ne  l'ont  traitée  qu'occasionnellement;  ils 
ne  l'ont  point  agrandie.  Fénélon,  en  particulier, 
se  proposait  plutôt  de  populariser  les  preuves 
d'une  grande  vérité  nécessaire  au  bonheur  du 
genre  humain,  que  de  tenter  des  recherches  phi- 
losophiques. Mais  tous  deux  peuvent  être  con- 
sidérés comme  d'illustres  et  brillants  phéno- 
mènes ,  propres  à  faire  comprendre  quel  est 
l'empire  que  peuvent  exercer ,  dans  certaines 
dispositions  de  l'esprit,  les  théories  qui  les  ont 
conquis  tous  deux,  et  dont  tous  deux  se  sont  ren- 
dus les  interprètes. 

Fénélon  semble  déjà  commencer  à  se  rappro- 
cher des  vues  qui  ont  préoccupé  Malebranche. . 

On  se  représente  quelquefois  aujourd'hui  le 
Père  Malebranche  comme  une  sorte  d'enthou- 
siaste qui,  en  supposant  que  nous  voyous  tout  en 
Dieu,  s'abandonna  aux  illusions  d'une  imagina- 
lion  exaltée.  Sans  doute  Malebranche ,  à  l'exem- 
ple de  Bossuet,  de  Fénélon,  de  tous  les  platoni- 
ciens, se  complut  dans  une  hypothèse  qui  lui 
paraissait  éminemment  favorable  à  la  piété  ;  sans 
doute  il  eut,  en  commun  avec  tous  les  créateurs 
des  hypothèses  hardies,  cette  imagination  puis- 
sante qui  assemble ,  combine ,  unit  avec  force  de 
grandes  masses  d'idées.  Mais  Malebranche  était 
surtout  un  esprit  méditatif;  il  était  exercé  à  se 
recueillir  profondément  en  lui-même  ;  peu  d'hom- 
mes se  sont  interrogés  avec  plus  de  persévérance 
et  de  sincérité,  se  sont  tenus  plus  en  garde  contre 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    riIAP.    XIY.  285 

les  prestiges  :  il  ne  pouvait  tolérer  la  lecture  des 
poètes.  Ce  qui  doit  moins  nous  surprendre , 
c'est  qu'il  essaya  vainement  de  se  livrer  à  l'étude 
de  l'histoire  ;  il  n'y  put  réussir,  parce  que  les 
faits  ne  se  liaient  point  dans  son  esprit.  Du  reste, 
s'il  habitait  peu  la  région  des  réalités ,  il  se  plai- 
sait beaucoup  dans  celle  du  possible.  Ce  fut  en 
partant  des  principes  de  Descartes,  en  cher- 
chant à  pénétrer  plus  avant  dans  le  grand  pro- 
blème ,  qu'il  se  trouva  conduit  à  la  solution  qu'il 
conçut  ;  dialecticien  habile,  il  la  justifia,  à  ses  pro- 
pres yeux,  par  des  raisonnements  spécieux ,  et  la 
revêtit  des  formes  logiques.  Loin  qu'il  y  ait  rien 
d'arbitraire  dans  son  système,  on  se  trouve  en  quel- 
que sorte  contraint  à  l'adopter,  dès  qu'on  a  ac- 
cepté son  point  de  départ.  En  marchant  à  sa  suite 
dans  la  voie  qu'il  s'est  tracée,  on  est  surpris  de  se 
voir  porté ,  par  les  déductions  en  apparence  les 
plus  naturelles ,  au  résultat  le  plus  inattendu. 
Quelque  extraordinaire  qu'il  puisse  paraître,  la 
rigueur  apparente  des  déductions  dont  il  a  été 
le  produit  n'en  est  que  plus  étonnante.  La  marche 
que  son  auteur  a  suivie  est  certainement  l'un  des 
phénomènes  les  plus  curieux  que  puisse  offrir 
l'histoire  de  l'intelligence  humaine.  Malebranche 
lui-même  mérite ,  à  tous  égards ,  d'être  étudié 
comme  un  des  plus  beaux  et  des  plus  grands  es- 
prits qui  aient  éclairé  l'horizon  de  la  philosophie. 
Ce  fut  la  lecture  d'un  traité  de  Descartes,  le 
plus  faible  de  ses  ouvrages,  du  Traité  de  Thommc, 


28f>  HIST,    COMP.    DES   SYST.    DE   PHtI. 

qui  détermina  la  vocalion  de  Malebranche.  Dès 
lors ,  Malebranche  se  passionne  pour  la  philoso- 
phie cartésienne.  Bientôt  il  contracte,  à  cette 
grande  école,  l'habitude  des  méditations  profon- 
des, le  besoin  impérieux  de  l'évidence  dans  les 
conceptions,  de  la  clarté  dans  le  langage;  il  y  ap- 
prend l'art  de  s'interroger;  il  se  recueille  en  lui- 
même,  s'observe,  s'étudie  sans  relâche.  Il  a  ra- 
pidement traversé  la  doctrine  de  Descartes  ;  il 
va  la  continuer,  la  compléter,  en  suivant  les 
mêmes  voies.  Descartes  a  opposé  la  sensation  à 
l'entendement;  l'une  ne  lui  offrait  que  ténèbres; 
dans  l'autre  seul  il  voyait  briller  la  lumière ,  et 
son  âme  lui  était  mieux  connue  que  tout  le  reste. 
Malebranche  fait  un  pas  de  plus  ;  il  applique  en 
partie  aux  phénomènes  intérieurs  ce  que  Descar- 
tes a  dit  des  phénomènes  externes.  L'âme  elle- 
même  et  tous  les  phénomènes  de  la  conscience 
lui  paraissent,  à  leur  tour,  enveloppés  d'obscurité  ; 
car  la  conscience,  à  ses  yeux,  n'est  qu'un  senti- 
ment, aussi  bien  que  la  sensation,  et  tous  les  sen- 
timents sont  confus.  Les  idées  seules  sont  lumi- 
neuses, et  nous  n'avons  point  l'idée  de  notre  âme, 
car  les  idées  sont  représentatives;  on  n'a  pas 
d'idée  de  ce  qu'on  voit:  l'âme  devra  donc  sortir 
d'elle-même  pour  aller  chercher  le  foyer  de  la  lu- 
mière. Descartes  s'est  isolé  de  l'univers  entier , 
et  s'est  renfermé  dans  le  sanctuaire  de  sa  propre 
pensée  ;  de  là,  il  a  interrogé  l'univers  et  lui  a  de- 
mandé :  Qui  es-tu  ?  Es  tu  mêtne  ?  Cor  il  n'y  a  entre 


PHILOSOPHIE  MODEBNE.    CHAP.    XIV.  287 

toi  et  moi  aucun  rapport  direct,  La  réponse  recueil- 
lie par  Descartes  était  trop  insignifiante  et  trop 
vague  pour  pouvoir  satisfaire.  Malebranche  en 
cherche  une  plus  réelle  et  plus  précise:  entre  l'u- 
nivers et  la  pensée,  au-dessus  de  tous  deux ,  se 
place  un  miroir  éternel,  où  l'univers  se  réfléchit, 
où  la  pensée  le  contemple.  Descartes  a  fait  res- 
sortir de  la  manière  la  plus  marquée  la  distinc- 
tion de  l'âme  et  du  corps  ;  après  avoir  séparé  ces 
deux  principes,  il  a  cependant  proclamé  leur  al- 
liance :  l'union  de  l'âme  et  du  corps,  ce  grand 
fait  reconnu  par  lui ,  Malebranche  veut  l'expli- 
quer. Le  corps  et  l'âme ,  étant  deux  substances 
distinctes,  ne  peuvent  agir  l'un  sur  l'autre;  de 
ce  seul  principe  Malebranche  fera  dériver  la 
nécessité  de  l'interposition  divine  pour  offrir  un 
objet  à  nos  connaissances  et  pour  établir  l'har- 
monie entre  les  deux  ordres  de  phénomènes.  Des- 
cartes a  supposé  que  l'idée  de  l'infini  a  précédé 
en  nous  celle  du  fini,  que  la  seconde  s'est  formée 
en  nous  par  la  limitation  de  la  première.  Ma- 
lebranche ,  en  adoptant  cette  supposition  ,  a 
voulu  savoir  où  nous  découvrons  et  possédons 
celle-là,  pour  en  faire  découler  celle-ci  et  ses 
modes  aussi  variés  qu'innonibrables.  C'est  avec 
la  géométrie  que  Descartes  a  voulu  constituer  la 
physique  ;  c'est  avec  l'étendue  qu'il  a  construit 
le  monde  matériel.  Que  fera  Malebranche?  Il 
s'élèvera  d'un  degré  de  plus  ;  il  convertira  ce 
mode  d'architecture  scientifique  en  une  théorie 


2.SS  HIST.    CO.MP.    DES   SYST.    DE   THIL. 

transcendentale  d'une  généralité  absolue.  Ces  no- 
tions simples,  desquelles  la  géométrie  se  forme  et 
aveclesquelles,  suivant  Descartes,  se  construit  tout 
le  monde  sensible,  Malebrançhe  leur  cherchera  un 
centre  où  l'esprit  puisse  aller  les  considérer;  celte 
étendue  qui  renferme  en  elle  toutes  les  proprié- 
tés de  la  matière,  il  lui  conférera,  en  tant  qu'elle 
est  intelligible,  la  prérogative  d'être,  pour  l'en- 
tendement, l'exemplaire  dans  lequel  il  aperçoit 
ces  propriétés.  Mais  ces  notions ,  ces  exemplai- 
res, où  résident-ils?  Où  l'esprit  humain  peut-il 
les  trouver  et  les  saisir?  Ici,  Pythagore  et  Platon 
chez  les  anciens ,  Bossuet  et  Fénélon  ,  ses  con- 
temporains, répondent  comme  répondra  Maie- 
branche.  Quiconque  attribuera  une  réalité  exté- 
rieure, positive,  universelle,  immuable,  aux 
notions  intellectuelles,  ne  pourra  pas  obtenir 
d'autre  réponse.  Malebrançhe  dira:  «  C'est  en 
»  Dieu  qu'on  voit  toutes  choses  ;  car  c'est  en  lui 
»  que  nous  voyons  le  type  d'après  lequel  elles 
»  existent.  >' 

On  pourrait  dire  que,  de  tous  les  philosophes 
qui  ont  refusé  à  l'esprit  humain  la  faculté  d'at- 
teindre aux  objets  par  un  rapport  immédiat, 
d'apercevoir  directement  leur  présence  et  leur 
réalité,  et  qui  cependant  ont  voulu  admettre 
cette  présence  et  cette  réalité,  Malebrançhe  a  été 
le  plus  conséquent.  Son  hypothèse  l'a  sauvé  de 
l'idéalisme  :  un  abîme  immense  séparait  à  jamais 
les  objets  et  l'intelligence ,  si  Dieu  même  ne  fût 


PHir.OSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XIV.  2fîO 

intervenu.  Si  Dieu  n'eût  été  sa  science,  il  n'y  eût 
eu  pour  lui  aucune  science. 

Nous  venons  de  voir  que,  pour  continuer  Des- 
cartes, Malebranclie  s'était  cru  dans  la  nécessité 
de  l'abandonner  sur  deux  points  fort  essentiels  et 
liés  étroitement  l'un  à  l'autre.  Les  idées,  suivant 
Descartes ,  n'étaient  que  les  perceptions  mêmes  ; 
elles  étaient  aussi  étendues  que  la  conscience, 
parce  qu'elles  reposaient  sur  elle  :  suivant  Male- 
branche ,  les  idées  ne  sont  plus  que  ce  genre  de 
perceptions  qu'il  appelle  pures;  il  en  exclut  les 
modalités  de  notre  âme ,  et  les  sépare  du  témoi- 
gnage de  la  conscience;  il  les  restreint  à  ce  que 
l'esprit  voit,  leur  refuse  tout  ce  que  l'àme  sent. 
Aux  yeux  de  Descartes,  rien  ne  nous  était  plus 
connu  que  notre  âme;  aux  yeux  de  Malebran- 
clie, nous  n'eu  avons  que  la  connaissance  la  plus 
imparfaite  (1  ;.  De  là,  une  troisième  différence  es- 
sentielle entre  les  deux  systèmes.  Le  célèbre 
principe  cartésien  :  Je  puis  affirmer  d'une  chose  tout 
ce  que  je  conçois  clairement  cire  renfermé  dans  l'idée 
qui  la  représente,  perd  toute  solidité  aux  yeux  de 
Malebranclie ,  si  les  idées  ne  sont  que  les  moda- 
lités de  l'âme,  ainsi  que  l'a  voulu  Descartes  (2); 
car  Malebranche  a  découvert  avec  beaucoup  de 


(i)  Recherche  de  la  vérité,  éclaircissements;  t,  IV,  t'clalrcisse- 
ment  11,  p.  213. 

(2)  Conversalir.ns  chrétiennes,  cjilrelien  3.  p.  HO. 

11.  I!) 


"190  niST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL, 

sagacité  que  ce  célèbre  principe  cartésien  sup- 
pose la  question  qu'il  est  destiné  à  résoudre  ; 
qu'il  suppose  déjà  dans  nos  idées  une  réalité 
positive,  un  rapport  certain  avec  les  objets,  et 
qu'au  contraire  il  ne  peut  avoir  aucune  applica- 
tion aux  êtres  extérieurs ,  aucune  valeur  réelle, 
si  nos  idées  ne  sont  que  nos  propres  maniè- 
res d'être.  Ainsi,  tout  l'usage  légitime  qu'on 
peut  faire,  selon  lui,  du  principe  cartésien,  est 
que  les  choses  nous  paraissent  telles ,  mais  non 
qu'elles  sont  effectivement  telles  qu'elles  nous 
paraissent.  Dans  la  pensée  de  Malebranche,  ce 
principe  même  suppose  que  nos  idées  sont  diffé- 
rentes des  perceptions  que  nous  en  avons  ;  il  sup- 
pose que  les  idées  sont  éternelles ,  immuables , 
communes  à  tous  les  esprits  et  à  Dieu  même  (1). 
Avec  les  cartésiens,  Malebranche  a  réduit  l'en- 
tendement à  une  condition  absolument  passive. 
Avec  les  cartésiens,  il  a  attribué  à  la  volonté  tout 
ce  qu'il  y  a  d'actif  dans  les  opérations  intellec- 
tuelles ;  il  a  ainsi  rapporté  la  cause  générale  de 
toutes  les  erreurs  au  mauvais  usage  de  la  liberté. 
11  a  distingué  avec  précision  les  deux  espèces  de 
doute:  le  doute  universel  et  absolu  qu'il  appelle 
un  doute  de  ténèbres  ,  et  le  doute  suspensif, 
doute  de  prudence  et  de  sagesse ,  qui  naît  de  la 
lumière  et  y  conduit  à  son  tour.  Mais,  au  lieu  de 
s'arrêter  à  cette  évidence  que  les  cartésiens  et 


(1)  ConviTsatio)! s  chrétiennes,  eiitrciieii  3. 


PHILOSOPHJt:    MODERNi:.    CHAP.    SW.  291 

lui  avaient  invoquée  comme  la  source  du  vrai,  et 
au  delà  de  laquelle  il  n'y  a  plus  rien  pour  l'intel- 
ligence, puisqu'elle  explique  tout  et  que  rien  ne 
peut  l'expliquer,  il  partage  le  tort  des  cartésiens, 
en  recourant  encore  à  une  sorte  de  coaction  im- 
périeuse qui  soumet  l'esprit  humain  malgré  lui, 
et  qui  convertirait  l'évidence  elle-même  en  une 
sorte  de  loi  imposée  comme  une  aveugle  néces- 
sité (1). 

Tels  sont  les  traits  les  plus  généraux  par  les- 
quels Malebranche  lient  à  la  famille  de  Descartes 
ou  s'en  sépare. 

L'esprit  humain  n'avait  encore  obtenu  ,  parmi 
les  philosophes  modernes,  aucun  peintre  aussi 
habile  que  Malebranche:  Malebranche  en  décrit 
les  principaux  phénomènes  avec  une  rare  fidélité. 
11  a  le  talent  de  donner  en  quelque  sorte  une 
forme  et  une  couleur  à  ces  phénomènes  si  déli- 
cats du  règne  intellectuel,  sans  rien  enlèvera 
l'exactitude;  il  est  admirable  surtout  quand,  dans 
l'exposition  des  causes  de  nos  erreurs,  il  explique 
les  prestiges  qui  séduisent  et  égarent  la  raison. 
Nul  cartésien  n'avait  encore  aussi  bien  dévoilé  le 
secret  de  cette  illusion  générale  qui  nous  fait  rap- 
porter nos  sensations  aux  objets  extérieurs  (2)  ; 
mais  il  a  été  plus  loin,  et  il  a  fait  voir,  avec  une 


(1)  Recherche  de  la  verllti ,  1.  I,  c.   I,   i,  :2U;  l.  II,  pari.  2,  c.  7, 
etc. 

(:)  !lù,L,  1.  1,  iv  '14. 


l^î)2  JIIST.    COMP.    DKS   SYST.    F)l-.   PHIL. 

égale  sagacité,  comment  la  même  illusion  devient 
un  principe  général  d'erreur,  affecte  jusqu'aux 
théories  philosophiques;  comme  elle  a,  en  par- 
ticulier ,  produit  les  faux  systèmes  de  l'école 
sur  les  différences  essentielles  ,  les  formes  substan- 
tielles,  etc.  (1)  ;  comment  les  philosophes  ont  été 
entraînés  à  prêter  une  existence  réelle  aux  sim- 
ples conceptions  de  leur  esprit,  entraînement, 
au  reste,  dont  Malebranche  n'a  pas  su  se  défendre 
lui-même,  s'il  a  eu  l'art  de  se  le  déguiser.  11  a  ré- 
vélé toute  l'étendue  du  danger  attaché  à  l'emploi 
des  termes  vagues,  purement  logiques,  dépourvus 
de  valeur  réelle  (2).  On  ne  cessera  jamais  de  lire  les 
chapitres  où  ce  peintre  si  vrai  a  tracé  le  portrait 
des  imaginations  fortes,  où  il  a  retracé  les  effets 
de  la  contagion  qu'elles  répandent  (3).  Mais  il 
faut  voir  aussi  comment ,  après  avoir  expliqué 
les  erreurs  du  vulgaire,  il  dévoile  les  erreurs  bien 
moins  connues  et  bien  plus  subtiles  qui  abusent 
les  hommes  instruits  ou  ceux  qui  croient  l'être. 
Soit  qu'il  montre  les  mauvais  effets  que  produit 
quelquefois  la  lecture ,  l'abus  de  cette  érudition 
qui  conduit  à  ne  voir  que  par  les  yeux  d'autrui,  la 
tyrannie  exercée  quelquefois  par  ce  qu'il  appelle 
les  personnes  d'autorité;  soit  qu'il  expose,  au 
contraire,  les  égarements  produits  par  la  passion 


(1)  Ueclierche  de  lu  vérilé ,  c.  10,  I.  111,  part.  2,  c.  8. 
(2    JInd.,  t'-claircisseinenl  12. 
i;ii  //'/'(/,  1.  Il,  |inil.  '.',. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XIV.  293 

de  la  nouveauté  et  par  l'esprit  de  système  (1)  ; 
soit  qu'il  traduise  devant  nous  les  faux  savants  et 
nous  raconte  les  causes  de  leurs  succès;  soit  qu'il 
montre  comment  l'esprit  humain  est  trompé  par 
les  bornes  qui  l'enferment  ou  par  l'inconsLcmce 
dont  il  est  atteint,  comment  les  philosophes,  cé- 
dant à  l'ambition  ou  à  l'impatience  ,  embrassent 
trop  de  choses  à  la  fois  et  négligent  de  les  mettre 
en  ordre  (2);  soit  que,  dans  des  vues  qui  semblent 
empruntées  à  Bacon,  mais  développées  avec  une 
clarté  dont  Bacon  donne  trop  peu  l'exemple,  il 
analyse  les  vices  des  expériences  (o)  ;  soit  qu'il 
nous  montre  ces  esprits  efféminés  et  superhciels 
toujours  plus  prompts  à  saisir  les  analogies  ou 
les  différences,  et,  par  conséquent,  enclins  à  as- 
similer et  à  généraliser  {(i)  ;  soit  qu'il  accuse  la 
curiosité ,  l'amour-propre ,  la  vanité ,  de  l'empire 
qu'ils  exercent  sur  les  jugements  des  personnes 
éclairées,  et  qu'il  reproche  aux  personnes  de 
piété  elles-mêmes  de  se  laisser  aveugler  par  leurs 
préventions^  particulièrement  dans  l'arrêt  qu'el- 
les prononcent  contre  les  sciences  profanes  (5)  ; 
soit  qu'il  démêle  les  bons  et  les  mauvais  effets 
de  l'admiration  (6)  ;  soit  qu'il  vienne  nous  ap- 


(1)  Recherche  de  la  vérité,  1.  II,  pari.  2,  c.  3  à  8. 

(2)  ]hid.,  1.  IV,  c.  7  et  8. 

(3)  10id.,L  111,0.2,3,1. 
(i)  Ilml.,  1.  II,  pan.  2,  c.  8, 
(3)  llnd.,  I.  IV,  c.  2à(>. 

(6)  md.,  1.  V,  c.  7et8. 


294  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

prendre  jusqu'à  quel  point  la  pensée  des  biens  et 
des  maux  futurs  peut  altérer  la  justesse  de  notre 
manière  de  voir  sur  les  choses  de  la  vie  pré- 
sente (1)  ;  soit  qu'il  veuille  nous  prémunir  contre 
l'entraînement  de  l'amitié  et  des  plus  nobles  sen- 
timents, jamais  philosophe  ne  prit  tant  de  soin  à 
nous  mettre  en  garde  contre  nous-mêmes  et  à 
nous  armer  d'une  sage  prudence ,  sans  toutefois 
nous  exposer  aux  atteintes  du  découragement.  11 
poursuit  l'erreur  dans  tous  ses  asiles  ;  il  la  dé- 
masque sous  toutes  les  formes  qu'elle  emprunte; 
il  la  contraint  surtout  à  se  dénoncer,  alors  que» 
dans  ses  plus  subtiles  influences,  elle  nous  ren- 
dait secrètement  ses  complices  par  les  attraits 
dont  elle  s'environne,  et  nous  induit  à  nous  mentir 
à  nous-mêmes.  On  peut  regretter  cependant  que 
Malebranche  ait  omis  de  signaler  les  erreurs  sys- 
tématiques qui  naissent  de  l'emploi  téméraire  des 
hypothèses,  et  qu'il  n'ait  pas  aperçu  toute  l'é- 
tendue des  conséquences  qup  peut  entraîner 
l'abus  des  principes  abstraits.  Après  avoir  sévère- 
ment et  justement  critiqué  les  créations  arbi- 
traires, les  êtres  fantastiques,  dont  les  péripaté- 
ticiens  avaient  peuplé  le  domaine  des  sciences 
physiques,  sous  le  nom  Ôl^  entités^  de  formes  sub- 
stantielles,  de  formes  plastiques ,  comme  autant  de 
principes  cachés  dans  la  matière  (2),  il  n'eût  eu 


(1)  Recherche  de  la  vérité,  1.  IV  ,  c.  i\. 

(2)  IhifL,  1.  VI,  pari.  2,  c.  H. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    r.HAP.    MV.  ÎO'i 

qu'un  pas  à  faire  pour  remonter  à  la  première 
source  de  ces  écarts,  et  généraliser  ses  observa- 
tions. Mais  c'eût  été  trop  demander  peut-être  à 
un  cartésien;  c'eig;  été  exiger  de  Malebranche  la 
condamnation  de  ses  propres  théories. 

La  même  lacune  se  fait  sentir,  et  d'une  manière 
bien  plus  sensible ,  lorsque  Malebranche ,  après 
nous  avoir  précautionné  contre  Terreur,  s'olTre 
pour  nous  guider  dans  la  recherche  de  la  vérité. 
Ici  nous  lui  demandons  en  vain  qu'il  nous  ensei- 
gne le  grand  art  d'observer ,  l'art  non  moins  dif- 
ficile de  fonder  sur  l'expérience  des  inductions 
légitimes  ,  l'art  presque  inconnu  de  féconder  les 
faits  et  les  théories  par  leur  alliance  réciproque. 
En  vain  admet-il  un  ordre  de  questions  qui  a  pour 
objet  de  chercher  les  causes  inconnues  de  quel- 
ques effets  connus  ,  ou  réciproquement  :  il  ne 
nous  trace  aucunement  les  préceptes  à  l'aide 
desquels  nous  pouvons  légitimer,  aux  yeux  de  la 
raison,  une  conclusion  semblable  (1).  A  l'exemple 
des  cartésiens,  il  ne  sait  point  sortir  de  la  sphère 
des  vérités  spéculatives  ;  il  semble  limiter  aux  dé- 
monstrations rationnelles  l'horizon  de  la  science. 
Malebranche,  préoccupé,  comme  Descartes,  de  la 
prééminence  des  sciences  mathématiques,  ne  se 
borne  point  à  réclamer  pour  les  notions  des  nom- 


Ci)  Recherche  de  la  vénié,  1.  VI,  pan.  2,  c.  H,  t.  ?>,  p.  iSi  ;  cili- 
tion  de  1762. 


296  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

bres  et  de  l'étendue  le  mérite  d'être  les  plus 
claires,  les  plus  distinctes,  les  plus  exactes;  il 
veut  encore  qu'elles  soient  les  règles  immuables  et 
les  mesures  communes  de  toutes  les  autres  choses  que 
nous  connaissons  et  que  nous  pouvons  c<mnaiire  (1). 
Ailleurs,  cependant,  il  modilie  cette  maxime,  en 
classant  tous  les  rapports  sous  les  deux  caté- 
gories de  la  grandeur  et  de  la  qualité  (2),  énu- 
mération  encore  incomplète.  Du  moins  a-t-il 
complété  et  résumé  les  règles  de  Descartes,  les 
a-t-il  disposées  dans  un  ordre  meilleur.  Il  veut 
qu'en  tendant  à  obtenir  et  à  conserver  l'évidence, 
nous  nous  attachions ,  avant  tout ,  à  concevoir 
très  distinctement  l'état  de  la  question;  qu'en- 
suite nous  nous  appliquions  tour  à  tour  à  aper- 
cevoir très  clairement  le  rapport  inconnu  que 
l'on  cherche,  à  nous  rendre  distinctes  les  idées 
qui  répondent  aux  termes  de  la  question ,  à 
considérer  les  conditions  qui  y  sont  exprimées , 
autant  du  moins  qu'elles  sont  déterminées  (3). 
On  ne  peut  décrire  plus  fidèlement  que  ne  l'a 
fait  Malebranche  les  opérations  exécutées  par 
l'esprit  dans  la  résolution  des  problèmes  géo- 
métriques, en  les  supposant  applicables  à  l'in- 
vestigation des  vérités  de  tout  genre.  Il  a  donné 


(1)  Recherche  de  la  vérité,  1.  VI,  part.  2,  c.  6,  p.  172, 173. 

(2)  Iliid.,  ibid.,  c.  7,  p.  18G. 

(3)  Il>id.,  ibid.,  c.  1  et  7. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XIV.  297 

une  forme  nouvelle  à  la  maxime  de  Descartes 
sur  les  idées  claires;  il  l'a  traduite  dans  le  con- 
seil de  ne  raisonner  que  d'après  des  termes 
bien  définis ,  d'éviter  les  équivoques  et  l'anibi- 
guité  du  langage  (1). 

Mais  cette  vérité  que  nous  cherchons  avec  tant 
d'efforts,  au  travers  de  tant  de  dangers,  où  est- 
elle  cependant?  Quelle  est-elle?  Si  toute  notre 
connaissance  dérive  de  nos  idées  claires ,  il  reste 
cependant  à  savoir  si  elle  se  borne  aux  rapports 
que  nos  idées  ont  entre  elles,  ou  si  elle  s'étend  aux 
rapports  que  nos  idées  ont  avec  les  choses ,  et 
alors  quels  sont  ces  rapports?  Quel  est  le  fonde- 
ment sur  lequel  ils  reposent  (2)?  Les  cartésiens 
ont  renouvelé ,  rajeuni  cette  grave  question  qui 
inquiète  la  philosophie  dès  son  berceau  ;  mais  ils 
sont  loin  d'en  avoir  pénétré  toute  la  profondeur; 
ils  sont  loin  surtout  d'en  avoir  cherché  sérieu- 
sement la  solution.  Habiles  à  explorer  leur  propre 
intérieur,  ils  ne  savent  plus  trouver  une  issue 
pour  atteindre  à  la  réalité  extérieure.  Cette  ques- 
tion, Malebranche  l'a  abordée  avec  un  courage 
peu  commun  ;  il  n'a  voulu  s'en  déguiser  aucune 
difficulté.  Voici  comment  il  a  procédé  : 

«  Il  n'y  a ,  dit-il ,    que  quatre    manières   de 
»  connaître  les   choses  :   on  peut  les  connaître 


(I  )  Recherche  de  la  vérité,  1.  VI,  part.  2,  c.  2. 

(2)  Eny-etiens  sur  la  métaphysique,  entretien  6,  ]).  201. 


298  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DK    l'iUf.. 

«par  elles-mêmes;  mais  nous  ne  pouvons  con- 
»  naître  de  cette  manière  ni  les  corps,  ni  les 
»  autres  objets  étrangers,  à  l'exception  de  Dieu 
»  seul,  qui  seul,  en  effet,  est  par  lui-même  intelli- 
»gible.  On  peut  les  connaître  par  la  conscience  ; 
»  mais  nous  ne  connaissons  ainsi  que  notre  âme  5 
«mais,  comme  nous  l'avons  vu,  la  conscience 
»  intime,  comme  tout  ce  qui  appartient  en  géné- 
«ral  au  sentiment,  ne  peut  nous  fournir  de  con- 
»  naissance  proprement  dite,  parce  que  d'une  telle 
»  source  ne  peut  jaillir  aucune  idée  claire.  Nous 
«pouvons  connaître  par  conjectures;  mais  cette 
)  connaissance  dépend  de  quelque  autre  connais- 
»  sance  réelle  qui  lui  sert  de  fondement.  Enfin,  nous 
»  pouvons;  connaître  par  les  idées;  les  idées  seules 
»  pourront  donc  nous  donner  la  connaissance  des 
«corps  :  mais  comment  auront-elles  ce  pouvoir, 
»  étant  entièrement  séparées  de  toute  révélation 
«directe  des  faits  par  la  conscience  intime  ou  les 
»  avertissements  des  sens  extérieurs?  Il  faut  qu'elles 
«soient  investies  d'un  caraiCtère  représentatif.  L'i- 
»  dée,  objet  immédiat,  intime,  de  la  contemplation 
«de  l'esprit,  est  l'intermédiaire  nécessaire  entre 
«  ces  objets  étrangers  et  nous-mêmes  ;  c'estau  tra- 
»  vers  de  ce  milieu,  ou  plutôt  c'est  dans  ce  miroir, 
«qu'il  nous  est  permis  de  les  apercevoir  (1).  »  Et 
tel  est,  en  effet,  le  pivot  de  tout  le  système  de  Ma- 


(1)  Recherche  de  la  vérité,  1.  III,  pari.  2,  c.  \. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  290 

lebranche.  En  s'appuyant  sur  cette  base,  il  explore 
toute  l'origine  des  idées,  afin  de  trouver  dans  cette 
origine  le  litre  en  vertu  duquel  elles  représentent 
effectivement  les  objets.  «  Il  est  absolument  néces- 
»  saire,  dit-il,  que  les  idées  que  nous  avons  des  corps 
»  et  de  tous  les  autres  objets  aient  l'une  de  ces  six 
»  origines  :  ou  qu'elles  viennent  de  ces  mêmes  corps 
-et  de  ces  objets;  ou  bien  que  notre  âme  ait  la 
»  puissance  de  les  produire  ;  ou  que  Dieu  les  ait  pro- 
«duites  avec  elle,  en  la  créant;  ou  qu'il  les  pro- 
«duise  toutes  les  fois  qu'on  pense  à  quelque 
«objet;  ou  que  l'àme  ait  en  elle-même  toutes  les 
«perfections  qu'elle  voit  dans  ces  corps:  ou,  onfin, 
Mju'elle  soit  unie  avec  un  être  tout  parfait  et  qui 
«renferme  généralement  toutes  les  perfections 
«intelligibles,  ou  toutes  les  idées  des  êtres 
«créés  (1).  » 

En  partant  de  là,  Malebranche  réfute  d'abord, 
avec  l'avantage  le  plus  complet,  la  première  de  ces 
hypothèses,  ce  vieux  système  des  espèces  intel- 
ligibles, quiavait  tant  préoccupé  l'école  (2).  Il  est 
moins  heureux ,  sans  être  moins  ingénieux ,  lors- 
qu'il veut  prouver  que  l'àme  ne  produit  point 
elle-même  ses  propres  idées.  Il  lui  est  facile, 
sans  doute,  de  refuser  cette  puissance  à  l'âme , 


(1)  Recherche  de  la  vérité,  part.  2,  t.  11,  p.  oi,  MalebiMncbe  ne 
distingue  nominalement  qiie  cinq  origines  diirérentes,  mais  la  troi- 
sième se  divise  évidemment  en  deux  autres. 

(2)  ll>i(l.,  ilnd.,  c.  2. 


300  HIST.    COMP.    DES   SÏST.    DE    PHIL. 

lorsqu'il  a  commencé  par  supposer  que  les  idées 
sont  des  êtres  réels  ^  et  que  leur  production  res- 
semblerait, de  la  part  de  l'âme,  à  une  création 
véritable  (1);  maisil  est  plushabileet  mieux  fondé 
à  faire  voir  qu'en  admettant  que  l'àme  produise 
elle-même  ses  idées ,  elle  n'aurait  pas  la  faculté 
de  leur  conférer  le  caractère  rfp;Y?5<??2£f/fj/,  puisque, 
ne  connaissant  point  antérieurement  les  objets 
que  ces  idées  doivent  représenter,  elle  ne  pourrait 
les  rendre  conformes  à  ces  modèles  (2) .  Il  rejette  et 
réfute  assez  faiblement  l'hypothèse  des  idées  in- 
nées; il  se  demande,  d'ailleurs,  commentelles  pour- 
raient aussi  se  convertir  en  une  représentation  cer- 
taine. Il  rejette  et  réfute  plus  faiblement  encore  l'o- 
pinion d'après  laquelle  Dieu  produirait  en  nous,  à 
tous  moments,  autant  d'idées  nouvelles  que  nous 
apercevons  de  choses  différentes  (3).  Il  ne  lui  faut 
pas  de  grands  efforts  pour  établir  que  l'esprit  ne 
voit  ni  l'essence,  ni  l'existence  des  choses,  en 
considérant  ses  propres  perfections  (h).  Dès  lors, 
il  ne  lui  reste  plus  qu'une  solution  possible  : 
Nous  voyons  en  Dieu  toutes  choses.  N'est-il  pas  abso- 
lument nécessaire  que  Dieu  ait  en  lui-même  les 
idées  de  tous  les  êtres  qu'il  a  créés,  puisqu'au- 
trement  il  n'aurait  pu  les  produire?  Dieu  n'est-il 
pas  très  intimement  uni  à  nos  âmes  par  sa  présence, 

(1)  Recherche  de  la  vérité^  c.  3,  p.  58. 

(2)  Ibid.,  ibid.,  p.  60. 

(3)  Ibid.,  ibid.,  c.  4. 

(4)  Ibid.,  ibid.,  c.  5.' 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  .",01 

de  sorte  qu'on  peut  dire  qu'il  est  le  lien  des  esprits , 
comme  l'espace,  en  un  sens,  est  le  lien  des  corps? 
Il  est  donc  certain  que  l'esprit  peut  voir  ce  qui , 
en  Dieu ,  représente  les  êtres  créés ,  puisque 
cela  est  très  spirituel,  très  intelligible  et  très 
présent  à  l'esprit.  Dieu,  d'ailleurs,  ne  fait  jamais, 
par  des  voies  très  difficiles,  ce  qui  peut  se  faire 
par  des  voies  très  simples;  car  il  ne  fait  rien 
inutilement  et  sans  raison.  Il  est  constant  que 
lorsque  nous  voulons  penser  à  quelque  chose  de 
particulier,  nous  commençons  par  songer  à  quel- 
que chose  de  vague  et  de  général  ;  il  semble 
même  que  l'esprit  ne  soit  pas  capable  de  se  re- 
présenter des  idées  universelles  de  genres,  d'es- 
pèces ,  s'il  ne  voyait  tous  les  êtres  renfermés  en 
un  ;  il  est  constant  enfin  que  l'esprit  aperçoit 
l'infini,  quoiqu'il  ne  le  comprenne  pas.  Il  est  cer- 
tain que  les  idées  sont  efficaces,  c'est-à-dire 
agissent  sur  nous  ;  elles  nous  sont  donc  supé- 
rieures, ce  qui  n'appartient  qu'à  Dieu  même. 
Enfin  ,  c'est  une  notion  commune  à  tout  homme 
capable  de  quelque  réflexion ,  que  Dieu  ne  peut 
avoir  d'autre  fin  de  ses  actions  que  lui-même  ;  il 
faut  donc  que  la  connaissance  qu'il  nous  donne 
nous  fasse  connaître  quelque  chose  qui  soit  en  lui. 
Rien  donc  n'est  mieux  prouvé ,  n'est  plus  natu- 
rel ,  que  cette  grande  vérité  qui ,  au  premier 
abord,  a  pu  nous  surprendre  (1).  Du  reste,  ce 

(-1)  Recherche  de  la  ve'rite,  o.  (i.  —  Me'dilat'ions  l''^,  2^'  et  3''. 


302  lilST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

que  nous  voyons  en  Dieu  n'est  point  son  essence 
même,  son  être  absolu  ;  ce  que  nous  voyons  en 
lui  est  très  imparfait;  c'est  la  matière  divisible, 
figurée,  etc.  (1).  Ce  sont  ensuite  nos  sentiments  qi.'i 
viennent  s'associer,  en  quelque  sorte,  aux  iclé(!s, 
pour  former  l'image  sensible  des  objets,  et  la  pré- 
sence des  corps  est  la  cause  occasionnelle  qui 
donne  lieu  à  cette  association.  Les  corps  ne  peu- 
vent agir  eux-mêmes  sur  l'esprit.  C'est  l'idée  ou 
l'archétype  du  corps  qui  nous  affecte  immédiate- 
ment ;  la  substance  intelligible  de  la  raison  agit 
seule  dans  notre  esprit,  et  le  modifie  de  couleur, 
de  saveur,  et  par  ce  qu'il  y  a  en  elle  qui  repré- 
sente les  corps  ('2). 

C'est  donc ,  aux  yeux  de  Malebranche ,  comme 
aux  yeux  de  saint  Augustin  et  de  ses  partisans 
modernes,  c'est  le  verbe  de  Dieu  qui  est  la  rai- 
son universelle  des  esprits  (â).  Mais  il  entend 
cette  maxime  d'une  manière  toute  différente  de 
saint  Augustin,  comme  on  vient  de  le  voir;  car 
c'est  en  Dieu  que  nous  voyons,  suivant  Malebran- 
che, 1rs  èirvs  particitlicrs  (/|).  Ce  n'est  pas  qu'il 
n'aduiette  aussi  des  vérités  immuables,  nécessai- 
res; qu'il  ne  reconnaisse  en  Dieu  le  siège  de  cet 
ordre  de  vérités;  mais  ces  vérités  ne  sont  que 


(1)  Recherche  de  la  vérité,  1.  III,  part.  2,  c.  6, 

(2)  Entreliens  sur  la  métaphi/sique,  entretien  5, 

(3)  Méditation  2*.  —  Conversations  chrétiennes,  entretien  3. 

(4)  neclicrrlic  delà  vérité,  1.  III,  pari.  2,  c  8. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XIY.  303 

les  rapports  des  idées  elles-mêmes,  elles  sont 
aperçues  par  cela  même  que  les  idées  qui  en 
forment  les  termes  sont  présentes;  c'est  parce 
que  nos  esprits  participent  aux  idées  divines 
qu'ils  découvrent  aussi  les  rapports  qui  existent 
entre  elles  (1). 

Une  fois  en  possession  de  cette  théorie ,  Male- 
branche  s'y  complaît,  la  développe,  la  reproduit 
sous  mille  formes  diverses;  il  l'expose  dans  des 
entreliens  où  l'on  croit  quelquefois  retrouver 
les  dialogues  de  Platon  ;  il  la  rend  familière  à 
tous  les  esprits,  accessible  aux  gens  du  monde; 
mais  surtout  il  la  recommande  aux  âmes  pieu- 
ses, la  fortifie,  autant  qu'il  est  en  lui,  de  toutes  les 
autorités  théologiques.  Cette  théorie  philosophi- 
que sur  le  principe  des  connaissances  se  confond 
en  lui  avec  le  sentiment  religieux  ;  les  médita- 
tions métaphysiques  deviennent  pour  lui  un 
exercice  de  piété ,  et  les  exercices  de  piété  le 
ramènent  à  la  métaphysique. 

En  négligeant,  avec  son  école,  l'étude  des  règles 
relatives  à  l'investigation  des  faits  ,  Malebranche 
a  cependant ,  comme  elle ,  abordé  la  haute  théorie 
de  la  causalité;  mais,  comme  elle  encore,  il  n'en 
a  traité  que  la  partie  transcendentale ,  telle 
qu'elle  peut  se  fonder  sur  les  simples  spéculations 


(1)  Recliache  de  la  vérité,  éclaircissement  10,  t.  IV,  p.  ItJG. 
MédUul'wn  4«.  —  Entretiens  sur  lu  métaphysique,  prél'ace. 


30A         HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

mtionnelles.  Pénétrant  plus  avant  que  ses  prédé- 
cesseurs dans  la  notion  de  la  cause ,  distinguant 
avec  soin  le  rapport  qui  existe  entre  deux  phéno- 
mènes qui  se  suivent  et  celui  qui  constitue  la  pro- 
duction véritable ,  réservant  le  titre  de  cause  à 
cette  puissance  dont  l'énergie  s'exerce  en  produi- 
sant réellement,  il  ne  peut  reconnaître  une  sem- 
blable puissance  que  dans  le  suprême  auteur  de 
toutes  choses  ;  il  ne  peut  accorder  à  aucun  être 
créé  le  pouvoir  d'agir  directement  sur  un  autre  ; 
il  n'admet  donc  qu'une  seule  cause  digne  de  ce 
nom:  c'est  Dieu  même;  toutes  les  autres  ne  sont 
que  des  causes  imparfaites  ou  occasionnelles ,  parce 
qu'elles  fournissent  seulement  une  occasion  à 
l'exercice  de  la  première  (1). 

Le  système  des  causes  occasionnelles  se  liait , 
comme  on  voit,  à  l'hypothèse  de  Malebranche 
sur  la  nature  des  idées,  et  lui  prêtait  un  nou- 
vel appui.  Dieu ,  suivant  lui ,  agit  simplement 
comme  une  cause  universelle;  donc,  les  volontés 
générales  doivent  être  déterminées,  relativement 
à  chaque  efiet ,  par  des  causes  occasionnelles  ; 
c'est  ainsi  que  nos  sens  sont  la  cause  occasion- 
nelle de  nos  sensations ,  et  l'attention  que  nous 
donnons  à  nos  idées  la  cause  occasionnelle  de 
l'évidence  (2). 


(1)  Recherche  de  la  vérité,  1.  111,  c.  'S.  —  Méd'italions-i  el  6. 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce,  passiiii. 

(2)  Lettre  à  Àrnanid ,  t.  III,  ji.  238. 


PHILOSOPHIE   MODERiNl'.    CHAP.    XIV.  oOj 

On  est  surpris  d'entendre  Malebranclie  décla- 
rer que  les  notions  les  plus  abstraites  lui  parais- 
sent les  plus  claires ,  les  plus  simples  et  même 
les  plus  faciles  (1);  mais  quand  on  les  voit  expo- 
sées par  lui ,  on  est  presque  disposé  à  lui  accorder 
cette  proposition  ,  tant  il  sait,  en  effet,  les  rendre 
accessibles.  '' 

11  y  a  peu  d'exemples  d'un  succès  aussi  rapide 
et  aussi  général ,  pour  les  ouvrages  métapliysi- 
ques  ,  que  celui  qu'obtinrent  les  écrits  de 
Malebranclie  à  leur  apparition.  Ils  contribuèrent 
puissamment  à  répandre  le  goût  des  connaissan- 
ces philosophiques  hors  des  écoles  et  dans  les 
diverses  classes  de  la  société.  Leur  prodigieux 
débit  attesta  aussi  combien  la  culture  des  con- 
naissances philosophiques  commençait  déjà  à  se 
propager  en  France.  C'était,  sans  doute,  un 
spectacle  bien  remarquable,  que  cette  direction 
vers  des  études  aussi  sérieuses,  dans  le  même 
siècle  qui  voyait  éclore  les  immortels  chefs- 
d'œuvre  de  notre  littérature ,  et  peut-être  une 
semblable  direction  a-t-elle  eu  sur  la  production 
de  ces  chefs-d'œuvre  une  plus  grande  influence 
qu'on  ne  le  suppose. 

La  philosophie  de  Malebranche  pénétra,  dit-on, 
jusqu'à  la  Chine,  et  probablement  elle  offrit  le 
premier  et  le  seul  exemple  d'une  semblable  émi- 


(1)  Recherche  île  la  ve'rile,  I.  YI,  part.  2,  c.  4. 

II.  20 


S06  HIST,    COiMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

gration.  Elle  lui  suggéra  le  sujet  de  ses  Enlretkns 
d'un  philosophe  chrétien  et  d'un  philosophe  chinois  sur 
l'existence  de  Dieu. 

Cependant  la  nouveauté,  la  hardiesse  de  l'hy- 
pothèse  de   Malebranche  ,  étonnèrent ,  choquè- 
rent un  grand  nombre  d'esprits.  A  peine  cette 
hypothèse  fut-elle  née ,  qu'elle  donna  lieu  à  plus 
d'un  doute,  qu'elle  suscita  plus  d'une  objection, 
et  Malebranche  se  hâta,  pour  lever  les  uns  et  ré- 
pondre aux  autres,  de  joindre  à  sa  Recherche  de  la 
vérité  un  volume  d'éclaircissements.  11  ne  trouva 
pas  seulement  des  adversaires  parmi  les  parti- 
sans des  anciennes  traditions  scolastiques  ;  il  en 
trouva  de  nombreux,  de  puissants,  parmi  ceux- 
là  mômes  qui  avaient  accepté  l'émancipation  de 
la  raison  ,  parmi  les  principaux  cartésiens.  11  eut 
surtout  allaire  au  plus  terrible  des  athlètes,  à 
Antoine  Arnauld.   La  lutte  qui  s'engagea  entre 
Arnauld  et  Malebranche  est  certainement  la  plus 
importante,  la  plus  curieuse,  qui  se  soit  jamais 
élevée  dans  l'empire  de  la  philosophie ,  comme 
elle  est  certainement  aussi  celle  qui  a  été  sou- 
tenue, des  deux  côtés,  avec  le  plus  d'habileté 
et  de  persévérance.  Elle  donna  le  jour  à  plu- 
sieurs volumes.  C'étaient,  dit  Bayle ,  lès  deux 
plus  grands  philosophes  du  temps  qui  se  trou- 
vaient aux  prises  l'un  avec  l'autre.  C'était  aussi , 
pour  la  philosophie,   ce  que  sont,  pour  les  in- 
térêts de  famille  ,  les  questions  d'état  ;   car  il 
s'agissait  de  savoir  quelle  est  la  filiation  de  ces 


PHILOSOPlîli;    MODERMi.    CHAP.    \1\.  o07 

idées  qui  seules  constituent  nos  connaissances , 
et  de  chercher  leur  origine  ,  ou  dans  l'àme ,  ou 
dans  les  objets,  ou  dans  la  cause  suprême. 

Arnauld  réduisit  à  trois  points  essentiels  tout 
le  système  deMalebranche  :  le  premier,  que  notre 
esprit  ne  saurait  voir  les  choses  matérielles  par 
elles-mêmes,  mais  seulement  par  des  êtres  repré- 
sentai ifs,  disûn^ués  de  nos  perceptions,  et  auxquels 
Malebranche  a  donné  le  nom  d'idées  ;  le  deuxième, 
que  notre  esfxrit  ne  saurait  trouver  qu'en  Dieu  ces 
idées  ou  êtres  représentatifs  des  choses  matériel- 
les; le  troisième,  que  ce  qui  lui  donne  le  moyen  de 
les  trouver  en  Dieu ,  c'est  que  Dieu  renferme  en 
lui-même  une  éiemlur  intellujible  infinie  (1).  Aussi, 
Arnauld  réunit-il  d'abord  toute  la  puissance  de  son 
arginnentation  contre  cette  chimère  d'ctrrs  repré- 
sciiKitifs,  telle  que  Malebranche  l'a  conçue.  L'exis- 
tence de  tels  êtres  n'est,  à  ses  yeux  ,  qu'une  sup- 
position toute  gratuite;  un  préjugé  de  l'enfance, 
qui  a  souvent  dominé  les  philosophes ,  celui  pré- 
cisément qui  a  fait  éclore  l'hypothèse  des  espèces 
intentionnelles,  a  également  égaré  Malebranche, 
alors  même  qu'il  a  combattu  cette  hypothèse. 
Accoutumés  que  nous  sommes  à  assimiler  les 
opérations  de  l'esprit  à  celles  de  la  vue,  nous 
croyons  que  le  premier  ne  peut,  comme  la  se- 
conde ,  voir  les  objets ,  s'ils  ne  lui  sont  présents. 


(1)  Ufs  vriiicH  el  des  ffiusxt'S  idées,  c.  J9,  p,  20.'!. 


.".08  HIST,    COMP.    Di;S   SYST.    DK    PUrL. 

que  dans  des  images  ou  une  sorte  de  miroir 
qui  en  soient  distincts,  el  qui  en  offrent  ce- 
pendant la  fidèle  peinture  (1).  Mais,  si  connaître 
et  apercevoir  sont  absolument  la  même  chose  ;  si 
nos  idées  ne  sont  que  nos  perceptions,  et,  comme 
elles ,  des  modalités  de  notre  âme ,  et  non  point 
des  êtres  à  part  ;  s'il  n'y  a  pour  l'objet  qu'une 
manière  d'être  présent  à  l'esprit,  à  savoir,  d'en 
être  aperçu;  si  la  présence  ou  l'absence  locale  de 
l'objet  n'est  pas  nécessaire  à  sa  connaissance;  si 
c'est  l'objet  lui-même  ,  et  non  sa  peinture ,  qui 
s'offre  à  nous;  si  c'est  à  tort,  enfin ,  que  l'on  pré- 
tend ou  qu'un  être  doive  agir  sur  un  autre  pour 
en  être  connu,  ou  qu'une  union  intime  entre 
l'objet  connu  et  le  sujet  connaissant  soit  néces- 
saire pour  rendre  raison  du  rapport  qui  s'établit 
entre  eux;  si,  en  un  mot,  les  objets  matériels 
peuvent  être  immédiatement  aperçus ,  quel  besoin 
Y  a-t-il  de  recourir  à  cetle  espèce  d'intermédiaire 
entre  l'objet  et  l'intelligence?  Distinguons  dans 
cette  expression  :  voir  les  ohjcis  par  eux-mêmes , 
deux  sens  fort  différents  ;  l'un  qui  consiste  à 
supposer  que  les  objets  sont  les  causes  de  nos 
perceptions,  l'autre  qui  consiste  seulement  à 
admettre  qu'ils  sont  connus  sans  intermédiai- 
re; et  si,  dans  le  premier  sens,  la  supposition 
doit  être,  en  effet,  rejetée,  au  second  sens 
Arnauldnela  juge  susceptible  d'aucune  difficulté, 

(!)  //'('S  rrnies  cl  r/".';  piuKSf'x  idreit,  c.  4t. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  309 

ce  qui  aurait  sufli  à  son  triomphe  (J).  Mais  il 
relève,  dans  le   système  de  Malebranche,   des 
contradictions  sans  nombre.    La  première ,   et 
c'en  est  une   sans  doute,    est  d'avoir  annoncé 
que  nous  voyons  toutes  choses  en  Dieu ,  lorsque 
cependant,  d'après  le  même  philosophe,  nous 
n'y  voyons  ni  notre  âme,  ni  celles  des  autres 
hommes ,    ni   les   esprits    angéliques ,    lorsque 
nous  n'y  voyons  que  trois  choses  :  les  nombres, 
l'étendue  et  l'essence  des  êtres;  si ,  du  moins,  il  faut 
entendre  ainsi  le  langage  de  Malebranche,  car 
x4.rnauld  lui  rei^roche  d'avoir  varié  relativement 
aux  corps  particuliers  et  aux  vérités  nécessaires, 
de  les  avoir  lour  à  tour  compris  dans  ce  mode 
de  vision  et  exclus  de  ce  privilège  (i2).  Malebran- 
che  ne  se    contredit  pas    moins  lorsqu'il   vcni 
expliquer    de   quelle    manière   nous  voyons  en  • 
Dieu ,  tantùl  admettant  que  nous  voyons  par  les 
idées  de  Dieu,  et  tantôt  se  refusaiU  à  l'admet- 
tre (3);  tantôt,  qu'on  voit  Dieului-mcnie  en  voyant 
les  créatures  en  lui,  et  tantôt,  (ju'on  uv  le  voit 
pas  (II);  quelquefois  ])araissant  croire  que  nous 
avons  l'idée  de  Dieu  ,  d'autres  fois  que  nous  ne 
l'avons  pas  (5).  Arnauld  déclare  qu'il  ne  saurait 


(1)  Des  vraies  et  des  [ausses  iders,  c.  5  à  11. 

(2)  Ib}d.,c.  12. 

(3)  Ibid.,  0.  13. 
(i)  //;((/.,  c.  17. 


310  HIST.    COMl».    DES  SVST.    DE   PIIIL. 

comprendre  cette  éicnduc  Intcliu/ible  infuùe,  imagi- 
née par  Malebranche,  à  laquelle  se  rattaclient  les 
conditions  les  plus  incompatibles;  qu'il  ne  saurait, 
dans  aucun  cas ,  consentir  à  ce  qu'elle  réside  en 
effet   dans  la  Divinité;  il  ajoute   qu'en  faisant 
même  une  telle  concession,  il  se  refuserait  encore 
à    admettre  que  cette  étendue  inieUiyihle  puisse 
rien  nous  faire  connaître.  Il  en  explique  le  mo- 
tif dans    une    sorte    de    fiction    fort  agréable- 
ment racontée  :  il  compare  Vélendue  intelligible 
à  un  bloc  de  marbre  brut,  et  toutes  les  figures 
des  corps  matériels  renfermées  dans  la  première, 
aux  statues  possibles  renfermées  dans  le  second  ; 
il  demande  comment,  à  la  seule  vue  du  bloc,  on 
pourra  connaître  tel  ou  tel  visage  qui  pourrait 
en  être  extrait  par  le  ciseau  du  statuaire,  si  on 
n'a,  d'ailleurs,  aucune  idée  du  modèle  (1).  11 
montre  enfin  que  l'hypothèse  de  Malebranche 
est  démentie  par  l'expérience  (2). 

Arnauld  s'élève  avec  force  contre  la  distinction 
introduite  par  Malebranche  entre  voir  les  choses 
par  les  idées  et  les  voir  par  la  conscience,  et,  par 
conséquent ,  contre  l'assertion  que  nous  n'avons 
pas  d'idées  claires  par  la  conscience,  ni  d'idée 
claire  de  notre  âme  ;  il  soutient  que  Malebranche, 
pour  être  conséquent  à  lui-même,  devrait  admet- 


(1)  Des  vraies  et  des  fausses  idées,  c.  14,  15. 
(-2)  Jbid.,  c.  10. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP,    XIV,  311 

tre  au  moins  que  nous  voyons  notre  âme  en  Dieu, 
comme  nous  y  voyons  les  corps  (1).  Il  rejette, 
comme  trop  exclusives ,  les  conditions  que  Male- 
branche  exige  pour  les  idées  claires,  et  lui  repro- 
che de  confondre  l'idée  claire  avec  l'idée  compré- 
liensiiH'^  il  lui  reproche  de  refuser  de  la  sorte  le 
titre  d'une  connaissance  certaine  à  ce  que  nous 
connaissons  cependant  le  mieux,  à  ce  qui  nous  est 
attesté  par  le  sentiment  intime  (2).  Modifiant  enfin 
ce  que  Malebranche  avait  dit  des  /t/ms  en  le§  ap- 
pelant des  èirc.s,  il  consent  seulement  à  y  voir  des 
mnnières  d'éirc;  il  ne  juge  donc  pas  ({ue,  pour  les 
produire,  l'âme  ait  besoin  d'un  pouvoir  véritable- 
ment créateur;  il  réclame,  quoique  en  hésitant, 
une  puissance  active  pour  l'âme  dans  lafonuation 
de  ses  perceptions  (ô). 

Arnauld  combattit  avec  la  même  vivacité  le  sys- 
tème des  causes  occasionnelles  comme  contraire 
à  l'expérience.  Il  crut  y  voir  aussi  des  consé- 
quences dangereuses  pour  les  dogmes  de  l'Église 
relatifs  à  la  grâce,  tels  du  moins  qu'Arnauld  les 
entendait  lui  même,  et  c'en  était  assez  pour  moti- 
ve r  la  chaleur  extrême  qu'il  porta  dans  celte  dis- 
cussion. Peut-être  sommes-nous  redevables  à 
cette  circonstance  du  soin  avec  lequel  Arnauld  a 
exploré  de  grandes  questions  philosopîiiiiues  qui 


(t)  Des  vraies  et  des  fausses  i(l('es ,  c.  'il,  22,  23. 
(2)  IM(L,  c.  2i  el2o. 
■Ci)  Ibid.,  c.  27. 


3ll>  lllbT.    COAir.    DES  SïbJ'.    DE   WllL. 

ne  lui  eussent  point  olîert  par  elles-mêmes  un 
aussi  haut  degré  d'intérêt. 

Malebranche  combattit  à  son  tour  ,  et  avec 
({uelque  avantage ,  l'opinion  d'Arnauld  qui  con- 
sidérait les  perceptions  comme  des  modalités  de 
l'àme,  représentatives  des  objets  ;  il  persista  à  sou- 
tenir que,  pour  connaître,  il  faut  des  idées  différen- 
tes des  modifications  de  l'esprit,  mais  qu'il  n'en 
faut  point  pour  sentir  ce  qui  se  passe  en  nous-mêmes; 
que, la  connaissance  est  claire  comme  les  idées, 
mais  que  le  sentiment  intérieur  est  obscur  et  con- 
fus; il  insista  sur  rop|)osition  entre  sentir  et  con- 
naître ,  opposition  fondamentale  chez  les  carté- 
siens, mais  à  laquelle  il  donnait  une  extension 
nouvelle  en  comprenant  sous  le  mot  sentir  les 
phénomènes  de  la  conscience  intime,  les  assimi- 
lant aux  sensations,  comme  aux  affections  de  la 
volonté(i). 

Il  crut  donc  pouvoir  soutenir  que  les  modalités 
de  l'âme  ne  sont  que  l'objet  immédiat  de  nos  sen- 
timents, et  non  celui  de  nos  connaissances.  Il  fit 
voir  que,  dans  le  système  d'Arnauld,  l'objet  de  la 
connaissance  ne  pourrait  être  étranger  au  sujet 
qui  connaît  ;  que  l'àme  ne  pourrait  jamais  voir 
qu'elle-même,  car  les  perceptions  ne  sont  que 
des  modalités  représeirlalives  par  sentiment  in- 
térieur ,  dit  Malebranche ,  sentiment  confus  qui 


(Il  Pu''i)onse  au  livre  de  M.  Ariundd ,  c.  '>,  (i  v\.  2'k 


PHILOSOPHIE  MODERjNE.    CHAP.    Xl^/•  313 

ne  fait  point  connaître  ce  qu'il  représente,  et  qui 
ne  peut  rien  faire  apercevoir  de  l'âme,  qui  soit 
distingué  d'elle-même.  Il  argumenta  sur  ce  que 
l'idée  de  l'infini ,  les  idées  générales,  ne  peuvent 
être  des  modalités  de  l'âme,  dans  laqui3lle  il  n'y  a 
rien  de  général  et  d'infini.  Dans  le  système  des 
modalités  représentatives,  l'âme  serait  sa  lumière  à 
elle-même,  supposition  présomptu(iuse  et  pres- 
que impie.  D'ailleurs,  faire  consister  la  présence 
d'un  objet  à  l'esprit  en  ce  qu'il  est  aperçu  de 
l'esprit,  n'est-ce  pas  supposer  la  question  ?  Préten- 
dre que  toutes  nos  modalités  sont  essentiellement 
représentatives,  n'est-ce  pas  encore  supposer  la 
question  (1)  ?  Malebranche  convint  avec  Arnauld 
que  l'esprit  peut  voir  les  objets  éloii^nés,  et  même 
les  objets  absents;  il  expliqua  franchement  qu'en 
déclarant  que  nous  ne  voyons  point  les  objets  en 
eux-mêmes,  il  avait  bien  entendu  dire  que  l'objet 
est  distinct  de  l'idée,  laquelle  seule  est  immédia- 
tement contemplée  par  l'esprit;  mais  cet  inter- 
liiédiaire  n'est,  à  ses  yeux,  ni  une  espèce  expresse, 
comme  celle  qu'a  conçue  l'école,  ni  une  entité  créée 
avec  l'âme  ,  mais  seulement  l'étendue  intelligible, 
rendue  sensible  par  la  couleur  ou  la  lumière.  Cette 
étendue ,  suivant  lui ,  ne  saurait  être  une  moda- 
lité de  l'âme;  elle  est  Varchétijpe  par  lequel  Dieu 
connaît  tous  les  objets  matériels ,  et  sur  lequel 


(1)  Rciionsc  au  Vivre  de  M.  Aruauhl ,  o.  7,  8,  0  el  lU. 


Z\k  TIIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

il  les  a  créés.  «  C'est  dans  cette  éuudue  intelligible 
»  que  je  considère  la  sphère;  mais,  pour  la  voir 
»  comme  existante,  il  faut  que  Dieu  me  l'apprenne, 
»et  il  me  l'apprend  parle  sentiment  de  la  couleur 
»qui,  en  conséquence  des  lois  générales  de  l'union 
»  de  l'âme  et  du  corps,  devient  une  sorte  de  révé- 
lation naturelle  (1).» 

Malebranche  expliqua  sa  proposition  qu'o«  voit 
toutes  choses  en  Dieu  ,  en  déclarant  avec  précision 
qu'on  voit  en  Dieu  l'essence  de  toius  le.s  êtres  corpo- 
rels ou  ce  qu'ils  sont,  mais  non  leur  existence, 
leur  essence  étant  nécessaire  et  leur  existence 
dépendant  de  la  volonté  de  Dieu  (2).  Tl  expliqua 
la  manière  dont  il  entendait  que  nous  voyons 
tout  en  Dieu  ,  en  déclarant  que  nous  voyons  tout 
en  lui  par  l'étendue  intelligible  qui  représente  tous 
les  corps  comme  étant  leur  archétype  (â).  Il 
ajouta  que  cette  étendue  intelligible  est  Dieu  (/t), 
sans  cependant  convenir  que  pour  cela  nous 
voyons  Dieu  lui-même.  «  Nous  ne  voyons  l'Être 
«divin,  dit-il,  C{u'en  tant  qu'il  est  participé  par 
«les  créatures,  en  tant  qu'il  en  est  la  resseui- 
«blance  ou  la  participation.  Celui  qui  regarde 
»  le  soleil  ne  voit  point  le  soleil  immédiatement 
»  et  en  lui-même  ;  il   ne  voit  le  soleil  que  par 


(1)  Réponse  au  livre  de  M.  Arnauld,  c.  11 ,  12  et  13. 

(2)  im.,  c.  14. 

(3)  Ibid.,  c.  15. 

(i)  Ibid.,  c.  16,  p.  168. 


PHIT.OSOPHÎE  MODERNE.    CHAP.    XIV.  315 

«l'idée  du  soleil;  il  ne  le  voit  que  par  l'étendue 
«intelligible, rendue  sensible  parle  sentiment  vif 
»  de  lumière  que  Dieu  cause  dans  l'ànie  en  con- 
»  séquence  de  l'union  de  l'âme  et  du  corps.  Dans 
»  un  autre  sens,  cependant,  on  peut  dire  que  nous 
s  voyons  Dieu  et  même  que  nous  ne  voyons  que 
»lui  seul,  parce  qu'il  n'y  a  que  lui  qui  est  lu- 
»  mière ,  parce  que  la  substance  intelligible  de  la 
»  raison  universelle  peut  seule  pénétrer  les  esprits 
»et  les  éclairer  par  sa  présence  (1).» 

Non -seulement  Malebranche  ne  craignit  pas 
d'aborder  l'ingénieuse  parabole  d'Arnauld  sur 
le  bloc  de  marbre,  en  convenant  que  l'étendue 
intelligible  renferme  les  idées  des  êtres  parti- 
culiers, comme  le  bloc  de  marbre  renferme 
les  diverses  statues  que  le  ciseau  peut  en  tirer; 
mais  il  crut  pouvoir  s'emparer  de  cette  parabole 
elle-même  pour  mieux  faire  comprendre  son 
système.  Il  ajouta  que  les  sens  remplissent  ici  le 
même  office  que  le  ciseau  du  sculpteur,  et  que 
seuls  ils  nous  font  connaître  la  figure  particulière, 
laquelle  ne  peut  être  qu'une  vérité  contingente. 
Loin  de  reconnaître  dans  l'esprit  la  faculté  de 
former  ses  idées  particulières  en  attachant  la 
sensation  à  l'étendue  intelligible  ,  il  admit  uni- 
quement que  l'esprit  s'approche  de  ces  idées  ,  et 
que  l'attention  en  est  la  cause  occasionnelle  (2). 


(r   Réponse  au  l' vie  (II'  M.  Arnauld,  c.  19. 
fJi  IhUL,  c.  17,  IK. 


316  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

Pour  se  justifier  d'avoir  avancé  que  l'âme  n'a 
point  d'idée  d'elle-même ,  Malebranche  expliqua 
que,  dans  son  sens,  on  connaît  une  chose  par  son 
idée  ,  lorsqu'en  contemplant  cette  idée  on  peut 
connaître,  desimpie  vue,  ses  propriétés  générales, 
ce  qu'elle  enferme,  ce  qu'elle  exclut;  il  consentit  à 
accorder  que  nous  connaissons  notre  moi;  mais 
qu'est-ce  à  dire?  «  C'est-à-dire  que  je  sais  que 
"je  suis,  que  je  pense,  que  je  veux;  je  suis 
»  certain  de  mon  existence ,  mais  je  ne  sais 
»  point  ce  que  c'est  que  ma  pensée ,  mon  désir, 
»  ma  douleur;  nous  connaissons  notre  moi,  mais 
*  nous  ne  connaissons  ni  sa  nature ,  ni  sa  gran- 
»deur  ,  ni  sa  vertu;  nous  ne  voyons  ni  ce  que 
»  nous  sommes ,  ni  aucune  des  modalités  dont 
«nous  sommes  capables,  car  nous  ne  connaissons 
»  tout  cela  que  par  sentiment  ;  tout  cela  n'est 
«point  intelligible (1).  >» 

Arnauld  répliqua.  Il  maintint  sa  proposition 
que  les  modalités  de  notre  àme  sont  essentielle- 
ment représentatives;  cette  proposition  lui  parut 
aussi  évidente  que  l'axiome  géométrique  :  La  tout 
est  plus  grand  que  sa  partie.  Que  l'esprit  soit  modi- 
fié par  la  perception  qu'il  a  d'un  nombre,  d'un 
carré,  d'un  corps,  d'un  être  parfait,  c'estd'abord 
ce  qu'on  ne  saurait  nier,  dit  Arnauld  ;  peut-on  nier 
davantage,  ajoute-t-ii,  que  la  perception  d'un 
carré  n'en  soit  aussi  la  représentation,  puisque 


(1)  Hc'poHse  un  Hvrr  ilr  }l.  Aiii'inl'l,  c.  'i'i. 

* 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  .'Î17 

le  carré  en  est  l'objet  (1)?  Dans  le  langage  d'Ar- 
nauld,  le  caractère  représentatif  de  la  perception 
se  bornait,  comme  on  voit,  à  signifier  seulement  la 
fonction  que  remplit  la  perception  en  nous  fai- 
sant voir  immédiatement  l'objet ,  et  l'objet,  loin 
d'être  étranger  à  l'esprit,  n'est  que  la  notion 
conçue  par  l'esprit  même.  Cependant,  lorsqu'il 
s'agit  de  savoir  comment  l'esprit  peut  voir  Y'iû- 
fini,  ce  qu'Arnauld  a  eu  l'imprudence  d'admettre 
avec  l'école  cartésienne  ,  ou  comment  l'étendue 
existerait  dans  l'esprit  pour  y  être  vue,  Arnauld 
éprouve  quelque  embarras  ;  ce  n'est  plus  l'ob- 
jet, c'est  la  perception  seule  qui  paraît  résider 
dans  l'esprit,  c'est  elle  seule,  du  moins,  qui  en 
est  la  modification.  Il  néglige ,  ou  peut-être  il 
craint  de  transporter  franchement  la  question 
dans  le  domaine  de  la  réalité  de  nos  connaissan- 
ces, de  distinguer  l'être  parfait,  l'étendue  comme 
simplement  conçue ,  et ,  sous  ce  rapport ,  objet 
de  la  pensée ,  ou  comme  existant  positivement, 
et,  sous  ce  rapport,  devenant  l'objet  d'une  con- 
naissance réelle  (2).  Loin  d'être  effrayé  par  l'ob- 
jection de  Malebranche  que,  dans  son  système, 
les  notions  générales  seraient  des  modifications 
de  l'esprit,  il  accepte ,  il  réclame  même  cette 
maxime  des  philosophes  que  les  universaux  n'ont 


(1)  Défense  du  livre  des  vraies  et  des  fausses  idées  ,  t.  XXXVIII 

des  œuvres  <rArnaiild  ,  p.  38:2. 

(2)  im.,  ihid.,  p.  3nj. 


318  msT.    COMP.    DES  SYST.    IJE   PllII.. 

d'existence  que  dans  l'esprit ,  mais  en  ajoutant  que 
ces  notions  n'y  deviennent  générales  que  par 
une  abstraction  de  l'esprit  qui  en  détache  les 
conditions  particulières  (1).  Arnauld  demande 
s'il  y  a  donc  en  Dieu  une  étendue  intelligible  , 
infinie,  composée,  divisible;  comment  elle  peut 
être,  sans  que  Dieu  lui-même  soit  étendu  et  par 
conséquent  corporel  ;  s'il  n'en  résulterait  pas  que 
Dieu  peut  être  vu  des  yeux  du  corps,  aussi  bien 
que  les  objets  externes  (2).  11  fait  voir  que,  dans 
le  système  de  Malebranche ,  les  corps  que  nous 
croyons  sentir  ne  sont  point  des  corps  réels,  mais 
seulement  des  corps  intelligibles,  puisque,  d'une 
part,  les  sensations  que  nous  leur  attachons  ne  leur 
appartiennent  pas,  mais  à  nous-mêmes,  et  que,  de 
l'autre  ,  nous  n'attachons  ces  sensations  qu'à 
retendue  intelligible  (3). 

Arnauld  fait  de  nouveaux  efforts  pour  décou- 
vrir comment  une  perception  ou  une  idée  peut 
avoir  un  caractère  représentatif  :  le  tableau  , 
l'image,  ne  représentent  immédiatement  que  no- 
tre perception,  et  ils  la  représentent  parce  qu'ils 
la  réveillent,  il  faut  que  l'esprit  puisse  passer  de 
l'être  représentatif  à  l'objet  représenté;  le  pre- 
mier perd  ce  caractère,  s'il  devient  le  terme  au- 
quel l'esprit  s'arrête,  s'il  devient  absolu,  au  lieu 


(l)  Oéfemedulïm'tdfsvraii'seldi'sfiiussesihit'e^,  :.  XXXVill,  [).39i. 
(-2)  ïlùfl..  ihid.,  p.  398,  4 il,  vSI2. 
(à)  lOid.,  iitid.f  p.  408. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XÏV.  319 

d'être  relatif.  C'est  un  signe,  et  le  signe  cesse 
d'être  tel,  dès  qu'on  le  considère  en  lui-même 
et  qu'on  perd  de  vue  la  chose  signifiée.  Il  en  con- 
clut qu'on  ne  peut  rien  voir  par  les  prétendues 
idées  de  Malebranche  en  tant  que  représentati- 
ves, puisqu'on  ne  voit  rien  au  delà  d'elles  (1). 

Arnauld  relève  enfin  cette  extension  donnée 
par  Malebranche  au  terme  sentir,  lorsque  Male- 
branche, après  avoir  opposé  sentir  à  connaître, 
s'en  prévaut  pour  refuser  toute  lumière  à  la  con- 
science intime ,  en  la  considérant  comme  un  sen- 
timent ,  et  pour  refuser  ainsi  à  l'âme  le  droit  de 
se  connaître  elle-même.  Il  remarque  que  si  on 
peut  accuser  d'obscurité  la  sensation  proprement 
dite  et  les  affections  ou  émotions  de  l'àme,  on  ne 
peut  faire  le  même  reproche  aux  témoignages  de 
la  conscience  qui  sont,  au  contraire,  ce  qu'il  y  a 
de  plus  lumineux  pour  nous  (2). 

Malebranche,  à  son  tour,  repoussa  ces  nou- 
velles attaques  par  trois  lettres  justificatives. 
La  première  renferme  quelques  détails  curieux 
sur  la  manière  dont  Malebranche  fut  conduit 
à  imaginer  son  système  ;  on  y  voit  que  ce  sys- 
tème fut  le  fruit  d'une  alliance  entre  la  doc- 
trine de  saint  Augustin  et  celle  de  Descartes.  Il 
avait  recueilli,  à  l'école  du  premier,  ces  traditions 
platoniques  relatives  aux  nombres  divins ,  éternels, 


(1)  Défenseclulivredesvraiesetdesfausscsidéi's, i.  XXXVill, p.  1)86. 

[■^,  il.iU.,  ibid.,  [).  LUii. 


320  IIlS'T.    COMP.    f)ES  SYST.    DE   PIIIL. 

intelligibles,  à  ces  figures  géométriques  qui  habitent  la 
vérité  même.;  il  avait  reconnu,  à  l'école  du  second, 
que  nos  sensations  ne  résident  point  dans  les  ob- 
jets et  ne  sont  que  des  modalités  de  notre  âme  ; 
il  ne  fit  que  combiner  ces  deux  opinions.  Il  crut 
donc  pouvoir  assurer  qu'on  voit  ou  qu'on  connaît 
en  Dieu  même  les  objets  matériels  et  corruptibles  ,  en 
tant  qu'on  est  capable  de  les  connaître  et  de  les  voir , 
c'est-à-dire  :  «  on  voit  leurs  essences,  qui  sont 
«  imm.uables,  nécessaires  et  éternelles.  On  ne  les 
»  voit  point  en  eux-mêmes;  car  alors  on  ne  pour- 
wrait  jamais  en  voir  qui  n'existent  pas,  ce  qui 
«arrive  néanmoins  très  souvent;  et  le  néant  ne 
»  peut  être  vu  en  lui-même,  comme  un  être  réel  et 
«subsistant  (1).  » 

Malebranclie  ,  sur  les  instances  d'Arnauld  , 
essaya  de  mieux  détermiiKT  quel  est,  dans  l'éten- 
due intelligible,  le  caractère  précisément  exprimé 
par  ce  dernier  terme.  Il  ne  lui  suffisait  point 
d'admettre,  avec  Arnauld,  que  «  l'étendue  intelli- 
»gibl8  n'est  autre  chose  que  l'étendue  en  tant 
«qu'elle  est  idéalement  en  Dieu,  comme  le  plan 
»  d'une  maison  dans  l'esprit  de  l'architecte.  ))  Au 
sens  de  Malebranche,  «c'est  l'idée  que  Dieu  a  des 
»  corps  créés  et  possibles,  c'est  l'objet  immédiat  de 
«l'esprit,  lorsqu'il  pense  à  des  corps  qui  ne  sont 
»  point,  et  qu'il  les  regarde  comme  privés  des  qua- 


(1)  Réponses  du  V.  Malebranche  h  M.   Arnauld,   t,   I,  p.  33G  ; 
1709. 


PHILOSOPHIE   MODliRM:.    (HAP.    M\.  321 

»  lités  sensibles.  Du  reste,  elle  ne  se  compose  point 
»  de  parties  qui  occupent  une  place  quelconque; 
»  elle  n'a  aucun  rapport  avec  le  lieu  (1)  ;  »  ce  qui , 
toutefois,  ne  l'empêcha  point  d'admettre  aussi,  en 
Dieu,  des  espaces  intelligibles  (2).  D'ailleurs,  Ma- 
lebranche  convenait  que  l'étendue  matérielle  est 
en  Dieu  idéalement  (3).  La  discussion  semblait  ici 
bien  près  de  se  réduire  à  une  dispute  de  mots; 
mais  ce  qui  lui  donnait  le  caractère  le  plus  grave, 
c'était  l'accusation  intentée  par  Arnauld  à  Male- 
branche  d'avoir  imaginé  un  Dieu  corporel;  c'était 
assimiler  son  système  à  celui  de  Spinoza.  Male- 
branche  se  défendit  avec  chaleur  contre  une  accu- 
sation semblable;  car  l'étendue  intelligible  était, 
à  ses  yeux,  essentiellement  distincte  de  l'étendue 
matérielle,  comme  la  substance  divine,  représen- 
tative des  créatures,  est  essentiellement  distincte 
de  ces  créatures  (4).  Bien  loin  d'avoir  favorisé 
les  spinozistes,  Malebranche  se  flatta  d'avoir  ma- 
nifesté la  cause  de  leur  erreur  et  d'y  avoir  porté 
remède.  «  Car  l'erreur  des  spinozistes,  dit-il,  vient 
»  précisément  de  ce  qu'ils  confondent  l'idée  des 
»  corps  avec  les  corps  mêmes,  de  ce  qu'ils  confon- 
B  dent  l'étendue  intelligible,  l'idée  des  espaces  ima- 
»  ginaires,  l'idée  d'une  matière  infinie,  avec  la  ma- 

(1)  Réponses  du  P.  Malebranche  à  M.  Arnauld  ,  p.  341,  342,  346, 
351.  3do. 

(2)  Ibid.,  p.  3oS. 

(3)  Ibid.,  p.  371 . 

(4)  Ibid.,  p.  '■'l'ù.'i ,  o'od. 

H.  21 


322  HIST,    COMP.    niiS   SVS1.    W.   PHIL. 

«tièremême  (1).  »  Il  discuta  longuement  et  sub- 
tilement sur  la  question  de  savoir  en  quel  sens 
on  peut  dire  que  l'étendue  intelligible  est  Dieu, 
ou  non. 

Plusieurs  années  s'étaient  écoulées  depuis  l'é- 
poque de  cette  ardente  controverse,  lorsqu'elle  se 
ranima  de  nouveau  à  l'occasion  de  quelques  ob- 
jections de  Régis  contre  le  système  de  Malebran- 
che,  et  de  deux  écrits  d'Arnauld  relatifs  à  l'opi- 
nion qu'avait  émise  Malebranche  sur  le  plaisir 
des  sens  (2) ,  écrits  dans  lesquels  Malebranche  en- 
courait aussi  le  reproche,  bien  inattendu  pour 
lui,  d'avoir  corrompu  la  morale  en  plaçant  le  bon- 
heur dans  le  plaisir  matériel.  Malebranche  publia 
de  volumineuses  réponses.  Arnauld,  malgré  son 
âge  avancé,  n'était  point  las  encore,  et  quatre 
nouvelles  lettres  à  Malebranche  vinrent  l'attes- 
ter (3).  Mais  surtout  il  dirigea  contre  le  Traité  de 
la  nature  et  de  la  grâce  la  grande  critique  si  long- 
temps attendue,  sous  le  titre  de  Réjleœions  (/i). 
Régis  avait  adopté  l'opinion  d'Arnauld  sur  la  na- 
ture des  idées.  Malebranche  engagea  une  nou- 
velle lutte  avec  ce  nouvel  athlète,  en  même  temps 


(1)  Réponses  du  P.  Malebranche  à  iW.  Arnauld,  p.  393. 

(2)  Avis  à  l'auteur  des  Nouvelles  de  la  République  des  lettres.  — 
Dissertation  sur  le  prétendu  bonheur  du  iilaisir  des  sens.  OEiivres 
d'Arnauld,  t.  XL,  p.  J  el  iO. 

(3)  OEuvres  d'Arnauld,  I.  XL,  [>.  60. 

(4;    //W(/.,l    XXXiX. 


PHILOSOPHIE    MODEREE.    CHAP.    XIV.  323 

qu'il  tentait  contre  x4rnauld  l'apologie  de  son  Trai- 
té de  la  nature  et  de  la  grâce,  xlmauld  avait  suc- 
combé à  l'âge,  mais  n'avait  point  été  vaincu. 
Malebranche  le  poursuivit  encore  dans  la  tombe, 
et  contini,ia  cette  fois  la  polémique  sans  contra- 
dicteur. 11  faut  le  dire,  la  discussion,  en  se  pro- 
longeant, fut  loin  de  devenir  plus  fructueuse. 
Chacun  des  deux  riv.:ux  mit  plus  de  zèle  à  dé- 
fendre ses  propres  opinions  qu'à  chercher  la  lu- 
mière. Ils  se  répétaient  sans  cesse  ;  ils  invoquaient 
l'appui  des  autorités  théologiques  ;  les  injures 
prirent  la  place  des  arguments.  On  ne  peut  assez 
déplorer  de  voir  deux  esprits  aussi  éminents,  deux 
hommes  d'un  caractère  aussi  respectable,  non- 
seulement  manquer  aux  égards  qu'ils  se  devaient 
àtant  de  titres,  mais  diriger  contre  leurs  inten- 
tions réciproques  les  accusations  les  plus  odieu- 
ses; on  s'afflige  surtout  en  remarquant  quelle 
part  a  eue,  dans  cette  triste  aaimosiié,  la  liai- 
son que  (  hacun  d'eux  croyait  découvrir  entre 
l'intérêt  des  vérités  religieuses  et  celui  des  opi- 
nions philosophiques  qui  les  divisaient.  Mais  ce 
grand  et  afiligeant  exemple  doit  être  aussi  re- 
cueilli par  l'histoire  de  l'esprit  humain;  nous  y 
voyons  une  controverse,  de  la  plus  haute  impor- 
tance pour  les  progrès  de  la  science,  dégénérer, 
tromper  notre  attente ,  à  mesure  que  les  inimi- 
tiés personnelles  et  les  suscepîibiiités  de  l'a- 
mour-propre  y  prennent  la  place  de  l'amour  du 
vrai. 


324  HIST.   COMP.    DES  SYST.   DE  PIllL. 

Arnauld  avait  sans  doute  tous  les  avantages 
dans  cette  discussion  :  il  avait  ceux  qui  étaient 
attachés  à  sa  cause.  L'hypothèse  hasardée  par 
Malebranche  prête  à  une  foule  de  diflicultés  ;  Ar-" 
nauld  n'en  négligea  aucune.  Esprit  sévère,  opi- 
niâtre, méthodique,  il  porta  dans  son  argumen- 
tation une  extrême  rigueur ,  s'attacha  à  lever  les 
équivoques  ,  parla  le  langage  du  bon  sens ,  assai- 
sonna souvent  ses  preuves  par  une  plaisanterie 
ingénieuse  et  piquante.  Malebranche,  doué  d'une 
imagination  vive,  facile  à  s'exalter,  exercé  aux 
vues  les  plus  subtiles,  concevait  avec  chaleur, 
peignait  de  couleurs  brillantes  ce  qu'il  avait 
conçu,  mais  se  défendait  mal,  s'impatientait  trop 
des  objections  pour  s'appliquer  à  y  répondre.  Si 
quelque  chose  de  l'enthousiasme  de  Platon  res- 
pirait dans  Malebranche  et  animait  sa  pensée, 
l'austérité  d'Aristote  se  reproduisait  dans  Ar- 
nauld. Prudent  et  réservé,  Arnauld,  en  présentant 
les  maximes  qui  assignent  leur  rang  et  leur  va- 
leur aux  vérités  intuitives,  ne  sut  pas  démêler  leur 
caractère  essentiel  ;  il  flotta,  hésita,  lorsqu'il  vou- 
lut déterminer  la  notion  de  l'objet ,  lui  donnant 
tour  à  tour  une  existence  intérieure  et  extérieure; 
et  de  là  vint  que  le  phénomène  primitif  de  l'intelli- 
gence, qui  consiste  à  voir,  à  apercevoir,  conserva  tou- 
jours, pour  lui,  quelque  chose  de  vague  et  d'in- 
défini. 

Les  esprits  étaient  alors  fortement  préoccupés 
de  toutes  les  questions  qui  se  rattachent  ù  ia  ma- 


PHILOSOPHIE    MODERMi.    CHAP.   XIV.  325 

nière  dont  Dieu  agit  sur  les  créatures.  Malebrau- 
che  les  avait  discutées  avec  étendue  dans  son 
Traité  de  la  nature  et  de  la  grâce.  Il  revint  encore 
sur  ce  sujet  à  l'occasion  d'un  écrit  dans  lequel 
Boursier,  docteur  de  Sorbonne,  avait  prétendu 
prouver  par  le  raisonnement  la  pi^émotion  physique, 
et ,  en  réfutant  ce  système ,  il  reproduisit  et  es- 
saya de  fortifier  le  sien  propre  sur  les  causes  oc- 
casionnelles. 

Supposerait-on  jamais  que  Malebranche,  après 
avoir  rapporté  à  Dieu  toute  sa  philosophie,  après 
avoir  fait  remonter  à  Dieu  toute  la  science ,  ré- 
servé à  Dieu  seul  loute  action,  ait  pu  être  exposé 
à  l'accusation  d'athéisme?  Ce  fut  cependant  ce 
qui  lui  arriva.  Pendant  qu'Arnauld  lui  reprochait 
de  s'abandonner  aux  illusions  mystiques ,  les  jé- 
suites ,  dans  le  Dictionnaire  de  Trévoux,  n'hésitè- 
rent point  à  le  qualifier  d'athée.  Quel  est  le  phi- 
losophe qui  pourra  se  llatter  d'échapper  à  une 
semblable  calomnie?  Cet  exemple,  dans  un  tel 
siècle,  nous  enseigne  quelle  est  la  valeur  des  ac- 
cusations semblables  dirigées  contre  les  penseurs 
indépendants,  même  les  plus  sincèrement  reli- 
gieux ,  et  souvent  de  préférence  contre  ceux-ci, 
dans  tous  les  siècles  et  surtout  dans  les  siècles 
d'ignorance. 

Pendant  que  l'esprit  de  la  philosophie  platoni- 
cienne se  réveillait  ainsi  en  France  sous  des  for- 
mes diverses,  d'autres  causes  le  ranimaient  aussi 
en  Angleterre  avec  le  concours  d'autres  circoii- 


32(î  HIST.    COAir.    J)LS   SYSJ.    DE    PHIL. 

Stances.    A   cette  époque ,   les   questions   reli- 
gieuses y  préoccupaient  fortement  les  esprits, 
et  l'intervention  de  la  philosophie  fut  naturelle- 
ment invoquée  dans  les  discussions  qu'elles  fai- 
saient naître.  Les  maximes  professées  dans  cette 
société  irréligieuse  et  innnorale  qui  composait  la 
cour  et  le  parti  des  Stuarts,  les  écrits  composés 
pour  justifier  ces  maximes,  ceux  de  Hobbes  sur- 
tout, excitaient  une  indignation  aussi  juste  que 
générale.  Cette  indignalion  devait  trouver  pour 
organes  deshomraes  vertueux  et  éclairés,  empres- 
sés à  la  servir  avec  les  armes  de  l'érudition,  de 
l'éloquence  el  de  la  raison.  Aux  nouvelles  doctri- 
nes qui ,  soumettant  les  actions  humaines  à  la 
nécessité ,  abandonnaient  les  règles  des  mœurs 
aux  conventions  ou  à  l'arbitraire  de  l'autorité, 
qui  matérialisaient  rinîelligent'e  et  livraient  l'or- 
dre entier  de  l'univers  au  jeu  aveugle  des  causes 
purement  mécaniques  ,  on  sentit  le  besoin  d'op- 
poser tout  ce  qui  peut  relever  la  dignité  humaine, 
affermir    l'immutabilité   des    notions    morales , 
rendre  à  la  philosoplîie  le  flambeau  du  spiritua- 
lisme, et  à  la  nature  l'action  de  la  Providence. 
Mais,  dans  le  zèle  qu'inspira  une  si  belle  cause, 
on  ne  sut  pas  se  défendre  de  l'exagération  à  la- 
quelle toute  réaction  est  naturellement  exposée  ; 
on  assimila  trop  facilement  à  ces  doctrines  cor- 
ruptrices les  systèmes  qui  présentaient  avec  elles 
quelques  analogies  extérieures  ;   on  céda  quel- 
quefois à  l'influence  de  ce  mysticisme  exalté  qui 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  327 

exerçait  alors  en  Angleterre  tant  de  puissance 
sur  les  esprits. 

Cette   influence    se    manifesta    spécialement 
parmi  les  presbytériens,  comme  on  devait  s'y  at- 
tendre. Théophile  Gale,  un  de  leurs  ministres, 
alla  jusqu'à  vouloir  chercher  dans  la  révélation 
la  source  de   toute  la  philosophie,  et  soumet- 
tre toutes  les  doctrines  philosophiques  à  l'au- 
torité de  la  théologie.  Ce  ne  furent  pas  seulement 
les  athées  et  les  matérialistes  de  son  temps,  qui 
révoltèrent  Théophile  Gale.  Descartes  lui-même 
eut  le  malheur  de  le  scandaliser  par  le  doute 
méthodique  et  la  maxime  qui  permet  d'affirmer 
d'une  chose  tout  ce  qui  est  renfermé  dans  l'idée 
de  cette  chose.  Il  voulut  donc ,  comme  il  le  déclare 
lui-même,  rappeler  la  philosophie  à  son   type 
originaire ,  à  son  idée  primitive,  afin  que  la  vraie 
philosophie  fût  désormais  distinguée  de  la  fausse. 
Cette  notion  primitive  n'était  autre,  à  ses  yeux, 
que  la  révélation  elle-même,  par  laquelle  le  Verbe 
divin  avait  instruit  les  hommes  dès  l'origine  des 
temps,  et  depuis  à  différentes  époques,  comme  par 
des  canaux  divers.  En  évoquant  donc,  au  milieu 
de  l'Angleterre,  et  pour  la  première  fois,  l'image 
vénérable   de   Platon  ,    il  ne   le   fit   apparaître 
que  comme  l'héritier  des  doctrines  hébraïques. 
Il  ressuscita  la  vieille  hypothèse  de  Philon  qui 
avait  voulu  faire  dériver  des  dogmes  révélés  aux 
Juifs  toute  la  sagesse  des   Grecs.   Telle  était, 


32H  niST.    COMP.    DES  SYSr.    DE    l'HIL. 

disait-il,  cette  doctrine  que  Tiniée  de  Locres  et 
Platon  avaient  célébrée  sous  le  titre  de  Philoso- 
phie antique.  Il  déploya,  à  l'appui  de  cette  hypo- 
thèse, les  trésors  d'une  vaste  érudition  ,  entraîné 
d'ailleurs,  par  les  exigences  de  son  système,  à 
placer  les  faits  sous  un  faux  jour.  Par  la  même 
disposition  d'esprit,  son  Platon  fut  aussi  celui 
que  Plotin  et  son  successeur  prétendaient  avoir 
fait  revivre,  celui  qu'avait  loué  saint  Clément 
d'Alexandrie,  celui  auquel  les  Pères  de  l'Église 
avaient  fait  des  emprunts.  Tel  fut  le  but  vers 
lequel  Théophile  Gale  dirigea  sa  philosophie  géné- 
rale ,  et  il  y  fut  tellement  fidèle  que  les  historiens 
de  la  philosophie  ont  hésité  s'ils  ne  devaient  pas 
le  ranger  simplement  dans  la  classe  des  théoso- 
phes.  Thomas  Gale,  son  fils,  lui  succéda  dans 
l'entreprise  à  laquelle  il  s'était  dévoué,  le  surpassa 
par  l'étendue  de  son  savoir,  cultiva,  comme  lui , 
les  doctrines  platoniques,  les  considéra  sous  le 
même  aspect.  C'est  à  celui-ci  que  nous  devons  la 
publication  du  célèbre  traité  sur  les  mystères  des 
Egyptiens,  attribué  à  Jamblique. 

L'hypothèse  qui  fait  découler  des  doctrines 
hébraïques  la  philosophie  des  Grecs  avait  été  gé- 
néralement adoptée  par  l'université  de  Cambrid- 
ge. Là  Platon,  dans  cette  renaissance  et  avec  une 
telle  filiation ,  fut  entouré  de  nombreux  hommages. 
Parmi  les  sectateurs  de  ce  culte  nouveau  se  firent 
j^î'iitriprilenient   remarquer  Wilcher,   Wilkins  , 


PHILOSOPHIE   MODEllNE.    CHAP.    XIV.  329 

Whertnigtbron ,  Widdrington ,  et  leur  disciple 
Thomas  Burnet  (1),  mais  surtout  les  deux  illustres 
amis  Henri  More  et  Raoul  Cudworth ,  tous  deux 
professeurs  dans  cette  université,  ^'ous  avons  déjà 
rencontré  H  enri  More  au  n  ombre  de  ceux  qui  élevè- 
rent, contre  la  philosophie  de  Descartes,  des  objec- 
tions ou  des  doutes  auxquels  Descartes  prit  soin  de 
répondre.  Il  craignait  que  l'athéisme  ne  trouvât 
du  secours  dans  plusieurs  des  opinions  carté- 
siennes ,  spécialement  dans  celle  qui  considère 
l'étendue  comme  corporelle,  dans  celle  qui  pré- 
tend expliquer  tous  les  phénomènes  de  la  nature 
par  les  seules  lois  mécaniques  du  mouvement, 
dans  celle  qui  rejette  les  causes  finales.  11  l'ut 
effrayé  des  conséquences  que  Spinoza  tirait  des 
principes  cartésiens.  Cependant  il  assigna  encore 
un  rang  élevé  à  la  philosophie  de  Descartes;  il  en 
approuva  la  direction  (2)  ;  il  adopta  la  démonstra- 
tion cartésienne  de  l'existence  de  Dieu  (3)  ;  il 
s'empara  surtout  de  l'hypothèse  des  idées  innées, 
et  lui  donna  un  développement  considérable. 
11  est  curieux  de  recueillir  de  la  bouche  de 
cet  homme  pieux  et  candide  (/i)  le  récit  de  sa 


(1)  Gilbert  Burnel,  Historij  ofhis  own  time;  1.  II,  p.  18G,  187; 
Adau.,  1661 . 

(2)  Mori  epistola  ad  V.  C,  quœ  apologiamcompleclitiir  pro  Carlesxo; 
t.  I,  p.  d07,  116. 

(3)  Ànlidot.  adv.  atheism.,  1.  1,  c.  8,  p.  22,  etc.,  etc. 

(i)  V.  l'histoire  de  sa  vie  écrite  par  lui-même,  dans  la  prélaco  de 
ses  OEurres  phi]i>!iop)nqt!t'>^  ;  !  (indros  ,   |(i~(!. 


330  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PBIL. 

propre  histoire,  d'apprendre  de  lui  comment  il 
fut  conduit  aux  doctrines  qu'il  embrassa  avec 
tant  d'ardeur.  11  avait  consumé  beaucoup  de 
temps  à  l'étude  d'Aristote ,  à  la  lecture  de  Car- 
dan et  de  Scaliger ,  sans  que  sa  raison  pût  en 
être  satisfaite;  il  n'avait  pas  retiré  plus  de  fruit 
de  l'élude  des  scolastiques  ;  il  s'égara  même 
quelque  temps  dans  le  dédale  de  leurs  subtilités. 
11  se  préoccupa  tellement  de  la  question  ardue 
qui  s'était  élevée  entre  les  thomistes  et  les  scotis- 
tes,  et  qui  avait  pour  objet  le  principe  de  l'indivi- 
duation,  qu'il  en  vint  à  croire  qu'il  n'était  point 
lui-même  un  individu  distinct  et  complet,  mais 
seulement  une  portion  et  comme  un  membre  d'un 
autre  individu  immense  et  intelligent.  Enfin,  après 
avoir  longtemps  cherché  dans  les  ouvrages  des 
scolastiques  à  acquérir  la  conviction  de  la  vérité, 
il  fut  jeté  au  contraire ,  par  le  spectacle  de  leurs 
interminables  disputes,  dans, un  absolu  scepti- 
cisme. 11  se  réfugia  dans  les  bras  des  platoniciens; 
il  recourut  à  Marsile  Ficin,  et  prit  avec  lui,  pour 
guides ,  l'Hermès  Trismégiste  et  Plotin.  Là , 
enfin ,  s'offrirent  à  lui  une  lumière  éminem- 
ment pure,  puisqu'elle  émanait  de  Dieu  même, 
une  science  qui  n'avait  plus  rien  d'incertain ,  puis- 
qu'elle n'avait  plus  rien  de  profane  et  qu'elle 
substituait  l'intuition  directe  au  raisonnement. 
11  eut  à  combattre  en  lui-même  les  instincts  de 
sa  nature  animale,  qui  le  rappelaient  encore  à  la 


PHILOSOl'KIL    MODEREE.    CllAV.    XIV,  331 

discussion  -,  mais  il  en  triompha  et  goûta  le 
repos  de  la  contemplation.  Dés  lors,  aussi,  il  se 
livra  presque  exclusivement  à  la  théologie,  et  il 
obtint  un  rang  distingué  parmi  les  théologiens 
anglais. 

Henri  More  voulut  alfermir  par  de  nouvelles 
preuves  fi)  l'opinion  qui  représente  Pythagore 
comme  un  héritier  des  doctrines  hébraïques.  Par- 
tant de  là  pour  s'engager  sur  les  traces  de  Reuch- 
lin ,  il  entreprit  de  ramener  les  traditions  cab- 
balisliques  à  leur  antique  pureté,  de  les  justifier 
en  les  régénérant ,  et  d'en  montrer  la  consangui- 
nité avec  l'enseignement  de  Pythagore.  11  distin- 
gua donc  deux  manières  de  philosopher  :  l'une 
toute  spirituelle,  seule  légitime;  l'autre  illégitime 
et  matérielle.  L'une  a  sa  source  dans  la  révélation 
divine;  elle  compose  cette  cabbale  qu'ont  altérée 
les  écrivains  juifs;  elle  a  éclairé  les  philosophes 
de  l'antiquité  sur  Dieu ,  l'àme  humaine  et  la  vertu  ; 
elle  repose  sur  les  idées  innées,  sur  les  axiomes 
évidents  par  eux-mêmes  et  qui  servent  de  fonde- 
ment aux  sciences.  L'autre  n'est  que  le  produit 
de  l'intelligence  humaine,  tel  qu'elle  l'obtient 
du  sens  interne  ou  des  sens  extérieurs;  elle 
ne  dorme  le  jour  qu'à  des  propositions  contin- 
gentes et  incertaines;  elle  n'atteint  qu'aux  phé- 


1     l'nrhiriilio)}  ftlilriiin 


332  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DL   PHIL, 

nomènes  et  aux  apparences  (1).  Au  milieu  de  ces 
spéculations  mystiques ,  Henri  More  eut  cepen- 
dant le  bon  esprit  de  reconnaître  que  la  méta- 
physique, en  voulant  s'occuper  dû  développe- 
ment des  notions  abstraites  les  plus  générales, 
usurpe  sur  le  domaine  de  la  logique;  il  renferma 
la  métaphysique  dans  la  connaissance  des  êtres 
incorporels.  Attribuant  une  réalité  positive  à 
l'espace  étendu,  immobile,  il  se  vit  conduit  à 
lui  attribuer  quelque  chose  de  divin  :  «  Cet  espace 
»  immense ,  éternel ,  nécessaire ,  indestructible , 
«incommensurable,  est  comme  une  représentation 
«confuse,  générale,  de  l'essence  divine  ou  de  la 
»  présence  essentielle  de  Dieu  (2).  »  Dans  l'exagé- 
ration de  son  zèle  pour  la  cause  du  spiritualisme, 
il  alla  jusqu'à  soutenir  que  «l'incrédulité  quant 
»  aux  apparitions  surnaturelles  des  esprits  était  un 
«prélude  dangereux  qui  ouvrait  la  voie  à  l'a- 
»  théisme.  A  l'axiome  politique:  Point  (Cévéque , 
»  point  (le  7'oi ,  répond,  disait-il,  l'axiome  méta- 
»  physique  :  Point  d'esprit,  point  de  Dieu  (3).  » 

Le  platonisme,  en  se  produisant  en  Angleterre 
vers  la  fin  du  xvn^  siècle,  s'y  montra  donc  d'abord 
confondu  avec  les  doctrines  mystiques  qui  s'en 
étaient  emparées  dans  les  âges  précédents.  Ce- 


{\)  Confiitalio  cabbalœ  œto-pœdo-melisseœ. — OKuvres  d'H.  More, 
p.  S27. 

(2)  Enchiridion  nietnphtjs.,  c.  2  et  8. 

(3)  Antidutiis  advers.  ath.,  inafalio. 


PHlLOSuf'HlK   .MODERNE.    CHAI'.    XJV.  oli.i 

pendant  il  trouva  aussi  à  Cambridge  un  inter- 
prète plus  fidèle  et  plus  pur.  Uni  à  Henri  More 
par  les  liens  de  l'amitié,  parla  communauté  des 
intentions,  par  les  sympathies  de  la  vertu ,  Raoul 
Cudworth,  en  partageant  plusieurs  de  ses  opi- 
nions, possédait,  toutefois,  une  raison  plus  saine 
et  plus  sévère,  des  connaissances  plus  étendues, 
et  savait  en  faire  surtout  un  emploi  bien  plus 
judicieux.  Cudworth  consacra  ses  travaux  et  sa 
vie  à  garantir  à  l'humanité  la  possession  des 
deux  plus  grands  trésors  :  la  conviction  de  l'exis- 
tence de  Dieu,  et  l'immutabilité  des  notions 
morales.  C'est  dans  ce  but  qu'il  dessina  le  plan 
du  vaste  édifice  auquel  il  donna  le  nom  de  système 
intellectuel.  Quoiqu'il  n'ait  pu  accomplir  qu'une 
partie  de  ce  plan ,  ce  qu'il  en  a  exéctité  offre  cer- 
tainement l'un  des  monuments  les  plus  remar- 
quables que  l'érudition ,  dans  les  temps  modernes , 
ait  élevés  en  l'honneur  de  la  philosophie.  On  ne 
sait  si  l'on  doit  s'étonner  davantage  des  immenses 
recherches  qu'il  suppose,  du  choix  et  de  la  saga- 
cité avec  laquelle  leurs  résultats  sont  employés, 
ou  de  l'ordre  et  de  l'unité  qui  régnent  dans  l'en- 
semble. 

Mosheim,  en  traduisant  ce  bel  ouvrage  en  latin, 
lui  a  donné  encore  un  nouveau  prix  par  les  sa- 
vantes notes  qu'il  y  a  jointes.  En  se  proposant 
de  justifier  tout  ensemble  et  l'action  de  la  Provi- 
dence dans  le  gouvernement  de  l'univers,  et  le  li- 
bre arbitre  de  F  homme,  le  professeur  de  Cam- 


334  HiST.    <;OMP.    DES   SYST.    BE    PIIÎL. 

bridge  chercha  l'origine  des  doctrines  qui  ont 
mis  en  danger  ces  deux  grandes  vérités ,  dans  les 
systèmes  relatifs  aux  principes  des  choses,  dans 
les  notions  que  les  philosophes  se  sont  faites  du 
destin,  et  dans  l'abus  de  F  hypothèse  qui  constitue 
la  philosophie  corpusculaire.  Liant  par  consé- 
quent la  physique  elle-même  à  la  théologie  et  à 
la  morale ,  il  considéra  les  théories  relatives  aux 
atomes,  aux  lois  du  mouvement,  à  la  marche  gé- 
nérale de  l'univers,  dans  leur  rapport  avec  l'a- 
théisme et  avec  les  opinions  qui  s'y  rattachent. 
11  embrassa  donc,  dans  ses  vastes  exploratiot)s, 
l'histoire  entière  des  opinions  philosophiques 
sur  ces  points  fondamentaux  dans  la  succession 
des  siècles. 

Cudworth  distingue  trois  systèmes  divers  sur  le 
destin,  qui  tous  trois  soumettent  le  cours  des 
choses  à  l'empire  de  la  nécessité  :  le  pi'emier, 
qui  n'a  guère  été  produit  que  par  les  modernes, 
et  d'après  lequel  la  Divinité  aurait  tout  réglé  d'a- 
vance par  des  décrets  éternels ,  absolus,  inflexi- 
bles; le  second,  qui  fut  celui  de  Zenon  et  de  Ghry- 
sippe  chez  les  Grecs,  des  Esséniens  chez  les  Juifs, 
et  qui  suppose  que  la  Divinité,  agissant  elle-même 
avec  nécessité,  quoique  avec  sagesse,  a  constitué 
l'univers  sur  des  causes  générales  et  primiti- 
ves dont  le  développement  règle  la  marche  de 
toutes  choses  ;  le  troisième  enfin,  celui  de  Dé- 
mocrite  et  d'Epicure,  qui,  faisant  disparaître  la 
Divinité  de  l'ordre  des  causes ,  fait  peser  sur  le 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  33.") 

monde  une  nécessité  aveugle  et  toute  physique  (1). 
Or,  le  dernier  de  ces  trois  systèmes  a  invoqué 
le  secours  de  la  philosophie  corpusculaire,  et  a 
voulu  s'identifier  avec  elle.  Les  propriétés  consti- 
tutives des  atomes  et  leurs  mouvements  divers 
suffisent,  dans  ce  système,  pour  rendre  compte 
des  phénomènes  de  l'univers  par  des  combinai- 
sons toutes  mécaniques  {"2). 

Mais  la  philosophie  atomistique  conduit-elle 
inévitablement  aux  corollaires  que  les  athées 
cherchent  à  en  obtenir?  Ya-t-elle  même  toujours 
conduit?  Voilà  la  question  que  Cudworth  se  pro- 
pose. «  Démocrite  n'a  point,  dit-il,  été  le  créateur 
»  de  cette  philosophie  ;  il  n'a  fait  au  contraire  qu'en 
»  abuser  et  la  corrompre.  L'hypothèse  des  atomes 
»  remonte  au  berceau  même  de  la  philosophie. 
«Moschus  le  Phénicien  en  fut  probablement  le 
«premier  auteur;  Pythagore  en  recueillit  la  tra- 
«dition;  Empéducle  la  reçut  de  Pythagore:  Anaxa- 
j-gorass'en  empara  en  la  modifiant.  Mais,  jusqu'à 
»  Démocrite,  tous  les  philosophes,  en  adoptant 
«cette hypothèse, reconnaissaient  une  Divinitéqui 
»  régitl'univers,  et  des  intelligences  distinctes  de  la 
»  matière,  qui  sont  répandues  dans  cet  univers  (3) . 
»  La  doctrine  qui  admet  une  nature  spirituelle  fut 
«contemporaine  de  celle  qui  admettait  des  élé- 


[i]  Sjjf^lema  intellectuale  ,  c.  1  ,  §  1, 

t,2)  Ib.d.,  luid.,  §  3. 

,:i,  Ibii.,  li-id.,  §  8  à  IS,  i2,  43. 


y.'yC)  fllST.    COMP.    J)ES  .SYST.    DE   PHIL. 

f>  ments  matériels  ;  elleétait  naturellement  associée 
»  à  celle-ci;  les  deux  principes ,  l'un  actif,  l'autre 
»  passif,  se  correspondaient  l'un  à  l'autre  dans  la 
»  philosophie  primitive  ,  comme  ils  se  correspon- 
»dent  aux  yeux  de  la  raison,  La  matière,  aveu- 
»gle,  inerte,  attend  et  reçoit  l'impulsion  qui  la 
«meut;  l'intelligence,  qui  connaît,  imprime  aussi 
»  le  mouvement.  11  n'y  a  dans  les  coi'ps  que  gran- 
»  deur, figure,  situation,  mouvement.Les  corps  sen- 
»  sibles  ne  sont,  d'ailleurs,  que  des  agrégats  ;  leurs 
»  élémenls  se  dérobent  à  nos  sens  ;  mais  la  variété 
»  de  leurs  combinaisons  explique  la  variété  des  pro- 
»  prlétés  inhérentes  aux  corps.  Le  principe  actif  et 
«spirituel  est  également  nécessaire  pour  expliquer 
»  un  second  ordre  de  phénomènes,  celui  qui  se 
»  rapporte  à  la  vie.  Il  rend  compte  aussi  des  appa- 
»  rences  qui  accompagnent  le  premier  ordre  de 
»  phénomènes,  c'est-à-dire  des  sensations  que  Tes- 
»prit  rapporte  aux  corps,  quoiqu'elles  lui  appar- 
»  tiennent  à  lui-même  (1).  » 

Pénétré  d'une  vive  admiration  pour  Platon, 
dont  les  écrits  ont  été  l'objet  de  ses  plus  profon- 
des et  de  ses  fréquentes  méditations ,  Cudworth 
lui  reproche  cependant  de  s'être  laissé  entraî- 
ner trop  loin  dans  Féloignement  qu'il  éprou- 
vait pour  la  théorie  atomistique ,  et  d'avoir 
voulu  en  quelque  sorte  spiritualiser  l'univers.  11 
blâme  Aristote  d'avoir  partagé  les  préventions 


(1)  Siislenid  \n1el\erUi(il(\  c.  i,  §  27  :i  Xi  ,  -il  ,  i2. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  337 

exagérées  de  son  illustre  maître,  et  d'avoir  substi- 
tué aux  atomes,  principes  réels  des  choses,  ces 
formes  et  ces  qualités  qui  ne  sont  que  de  vains 
noms,  comme  Platon  leur  avait  substitué  les 
idées  (1). 

On  comprend  quelle  importance  nouvelle  pré- 
sentait la  question  qui  avait  pour  objet  de  déter- 
miner le  mérite  de  la  philosophie  corpusculaire, 
à  une  époque  où  Descartes  venait  de  remettre 
cette  philosophie  en  honneur.  Le  professeur 
de  Cambridge  en  avait  adopté  les  principes  ; 
il  mettait  donc  le  plus  haut  intéi  et,  non-seule- 
ment à  purger  la  théorie  atomistique  de  toute 
influence  funeste  aux  vérités  morales  et  religieu- 
ses, mais  encore  à  la  rendre  tributaire  de  ces  vé- 
rités qui  lui  étaient  si  justement  chères.  «  La  phi- 
»  losophie  corpusculaire,  dit-il,  loin  de  protéger  le 
«sensualisme,  dément  la  prétendue  maxir.o  qui 
«ferait  naître  les  connaissances  de  la  sensation, 
»  puisqu'elle  place  dans  des  propriétés  qui  échap- 
»  peut  aux  sens  les  fondements  du  vaste  édifice  de 
«l'univers.  Elle  met  en  lumière  l'existence  des 
»  substances  immatérielles,  puisqu'elle  refuse  à  la 
»  matière  toutes  les  qualités  qui  pourraient  expli- 
»  quer  les  phénomènes  de  l'intelligence  ;  elle  ren- 
svoie  à  la  sphère  du  monde  subjectif  les  qualités 
«sensibles  que  nos  illusions  transportaient  dans  le 


iW  Sijstemn  inlrllccl.,  o.  1,  §  i^  cl  io. 
IT. 


3B8  iiisr.  (;oMP.   oi'.s  syst.   de  piîir. 

«monde  objectif-,  n'admettant  qu'un  mouvement 
»  local,  mouvement  nécessairement  communiqué 
j^et  qui  suppose  un  moteur  différent  d'elle-même, 
»  elle  contraint  de  rechercher  la  cause  dans  le  do- 
«maine  de  l'intelligence,  à  laquelle  seule  l'action 
»  peut  appartenir.  Si  elle  repose  sur  un  mécanis- 
»  me ,  elle  admet  des  idées  distinctes  de  ce  méca- 
«nisme,  qui  y  président  et  qui  sont  le  mode 
»  d'une  autre  nature  supérieure;  en  un  mot ,  elle 
«humilie  ces  sens  dans  lesquels  les  matérialistes 
»  cherchaient  leur  seul  guide,  pour  faire  triompher 
«l'éternelle  raison,  cette  sublime  géométrie  de 
»  l'univers  (!).« 

Le  professeur  de  Cambridge  fut  loin ,  toute- 
fois ,  de  donner  son  approbation  à  l'ensemble  de 
la  doctrine  cartésienne ,  ni  même  à  la  combinai- 
son que  Descartes  avait  adoptée  pour  expliquer 
le  système  du  monde.  Quoique  professant  une 
grande  estime  pour  Descartes,  il  plaça  ce  philo- 
sophe fort  au-dessous  d'Aristote;  il  combattit  le 
doute  méthodique  (2)  ;  il  rejeta  la  démonstra- 
tion de  l'existence  de  Dieu  par  l'idée  que  nous  en 
avons  (3)  ;  il  réfuta  surtout  avec  énergie  cette 
opinion  avancée  par  Descartes,  mais  à  laquelle 
peut-être  Descartes  tenait  peu  au  fond,  qui  fait 
dépendre  de  la  volonté  divine  les  vérités  éternel- 
les ei  nécessaires,  qui  prête  à  Dieu  le  pouvoir  de 


(1)  Systema  int'ilectuale,  c.  8,  §  27. 

(2)  Ibid.,i!>id.,ldi. 

(3)  JOUI.,  ilnd.,  g  98  ot  suiv. 


PHILOSOPHIE    MODERNE,    CHAP.    XIV.  339 

faire  les  choses  contradictoires  ,(l).  La  physi- 
que de  Descartes  lui  parut  trop  favorable  à  l'a- 
théisme,  et  en  cela,  il  faut  le  dire,  cet  homme 
de  bien  ne  sut  juger  exactement  ni  la  doctrine 
cartésienne,  ni  les  besoins  réels  des  vérités  reli- 
gieuses. Il  se  persuada  que  ce  n'était  point  assez 
de  réserver  à  l'auteur  de  toutes  choses  cette 
grande  dispensation  par  laquelle  il  a  créé  les  lois 
générales  et  décrété  le  plan  de  l'univers  ;  il  fai- 
sait un  tort  à  Descartes  d'avoir  soumis  le  monde 
matériel  à  la  seule  puissance  immédiate  des  lois 
du  mouvement  (2). 

Indépendamment  de  cette  espèce  d'athéism 
qui  s'est  emparé,  en  la  corrompant,  de  la  philo- 
sophie corpusculaire,  Cudworth  en  distingue  en- 
core trois  autres  qui ,  chez  les  philosophes  de 
l'antiquité,  ont  appelé  à  leur  secours  trois  systè- 
mes différents  sur  les  principes  des  choses:  le 
premier,  celui  auquel  il  donne  le  nom  d'athéisme 
hylozoïque,  et  dont  il  rapporte  l'origine  à  Straton  de 
Lampsaque;  ce  système  dota  la  nature  d'une  éner- 
gie et  d'une  vie  intérieure  qui,  renfermée  dans 
chaque  particule  de  la  matière,  mais  privée  d'in- 
telligence, a  imprimé  aux  corps  les  formes  dont  ils 
sont  revêtus  (â) .  Le  second,  que  Cudworth  attribue 


(1)  Systema  intellectuale ,  §  21. 

(2)  Ibid.,  C.  III,  Dissertatio  de  nature  génitrice ^  §  2,  30;  c.  V. 
§5S,S4,63. 

(3)  Systema  intellectuale,  c.  3,  §  1  à  8. 


340  HIST.    COMP.    DES   SYST,    J)!.    PHIL. 

à  Anaximandre,  en  ne  reconnaissant  qu'une  ma- 
tière insensible  et  aveugle,  cherche  dans  les/ormes 
et  les  qualités  les  principes  élémentaires  que  Dé- 
mocrite  avait  trouvés  dans  les  atomes  (1).  Le  der- 
nier enfin,  qu'il  appelle  cosmoplastique  et  qu'il  croit 
découvrir  chez  les  stoïciens,  considère  l'univers 
comme  une  sorte  de  corps  organisé,  quejDroduit 
suivant  un  certain  ordre,  et  avec  un  certain  art, 
rme  nature  active  et  féconde,  mais  privée  elle- 
même  d'intelligence.  L'athéisme  cosmoplastique 
diffère  de  l'athéisme  tujlozoïque  en  ce  qu'il  n'aban- 
donne rien  aux  jeux  du  hasard  (2).  Ces  quatre 
espèces  peuvent  se  rapporter  à  deux  genres  :  l'un 
qui  fait  remonter  l'origine  des  choses  à  un  prin- 
cipe aveugle  et  fortuit,  au  mouvement  de  la  ma- 
tière se  déployant  sans  lois;  l'autre  qui  la  place 
dans  la  nature  procédant  avec  art  et  régulière- 
ment, quoique  sans  intelligence  (3).  Cudworth  re- 
connaît, au  reste,  que  si  l'athéisme  s'est  appuyé  sur 
ces  quatre  systèmes  principaux  imaginés  par  les 
philosophes  pour  expliquer  la  formation  de  l'uni- 
vers, il  ne  s'ensuit  point  que  tous  les  partisans  de 
ces  mêmes  systèmes  aient  été  pour  cela,  à  beau- 
coup près,  favorables  à  l'athéisme  (/i). 

Cudworth  lui-même,  en  même  temps  qu'il  re- 


(.1)  Systema  intellect.,  c.  3,  §  20  à  24. 

(2)  Ibid.,iMd.,^m,  27,30,  31. 

(3)  Il?i(l.,  ilnd.,  §  33  à  35. 

(4)  lb\d.,  ihid.,  §  37. 


PHILOSOPHIE    AIODEF.XE.    CHAP.    XIV,  341 

produisit  la  philosophie  corpusculaire  avec  le  ca- 
raclère  primitif  qu'il  supposait  lui  avoir  été  im- 
primé par  Moschus  et  Pythagore,  c'est-à-dire 
comme  étroitement  liée  au  spiritualisme ,  Gud- 
M'orth  s'attacha  vivement  à  l'hypothèse  d'une  ««- 
ture  plastique  (1),  active  et  féconde,  qui  est 
entre  les  mains  de  la  Providence  un  instrument 
inférieur  et  subordonné;  qui,  sous  son  autorité, 
et  quelquefois  corrigée  par  elle  ,  quelquefois 
s'arrètant  devant  sou  intervention  immédiate , 
exécute  tout  ce  qui,  dans  la  nature,  suppose  l'or- 
dre et  la  régularité  dans  le  mouvement  et  la  con- 
figuration de  la  matière.  Il  lui  paraissait  presque 
impie,  ou  de  n'accorder  d'action  à  la  Divinité  sur 
ses  ouvrages  que  par  les  lois  générales  du  mou- 
vement, ou  de  supposer  que  la  Divinité  descendit 
elle-mèmejusqu'aux  moindres  détails  de  l'orga- 
nisation des  corps  et  des  phénomènes  matériels(2) . 
Il  crut  retrouver  cette  hypothèse  dans  les  phi- 
losophes les  plus  distingués  de  l'antiquité  , 
Empédocle  ,    Heraclite  ,    Hippocrate ,    Platon  , 


(1)  Dans  la  traduction  latine  de  Mosheim ,  le  développement  de 
celte  hypothèse  fait  le  sujet  d'une  dissertation  spéciale  annexée  au 
chapitre  o  du  Syslcme  intellectuel.  Dans  l'édiliou  anglaise  ,  elle  est 
contenue  dans  le  §  37  du  même  chapitre,  et  ce  §  se  sous-divise  iui- 
jnèuie  eu  3i  articles.  Nous  avoiis  suivi  la  iraducliou  de  Mosheim 
coumie  plus  répandue  et  recevant,  d'ailleurs,  des  notes  de  ce  savant 
une  utilité  particulière. 

(2)  Sijslema  inlellecluale.  —  ])(xsertafio  de  naturâ  (leiiitrke , 
ç  2  il  ;>, 


3/j2  IIIST.    COMP.    DES   SyST.    DE    PHIL. 

Aristote,  Zenon,  comme  il  la  retrouva  dans  Para- 
celse  (1). 

Aussi,  Gudworth  étendit  sinon  l'accusation  pré- 
cise d'athéisme,  du  moins  le  reproche  d'avoir  fa- 
vorisé l'athéisme,  jusqu'à  ces  philosophes  qui 
ont  entièrement  séparé  le  domaine  de  la  physi- 
que de  celui  de  la  théologie.  11  adopte  la  sévère 
réprimande  que  Platon  et  Aristote  avaient  adres- 
sée sur  ce  sujet  à  Anaxagoras,  et  la  reproduit  en 
l'appliquant  à  Descartes  (2). 

On  voit  comment,  dans  l'esprit  de  Gudworth, 
la  théorie  atomistique  s'unissait  aux  doctrines 
du  spiritualisme  et  de  la  Providence  divine,  com- 
ment aussi  cette  théorie  et  ces  doctrines  trou- 
vaient un  lien  commun  dans  l'opposition  entre 
la  matière  et  l'intelligence,  dans  la  distinction 
entre  les  qualités  premières  et  les  qualités  secon- 
des des  corps,  dans  les  observations  psychologi- 
ques qui  nous  font  considérer  les  sensations 
comme  de  simples  modalités  de  notre  âme. 

Ce  fut  dans  le  même  esprit  que  le  professeur  de 
Cambridge  revendiqua,  en  faveur  des  notions  mo- 
rales, cette  immutabilité  que  réclament  les  inté- 
rêts de  la  vertu.  Si  la  philosophie,  à  ses  yeux,  n'a- 
vait pas  de  mission  plus  auguste  et  plus  sacrée 
que  de  repousser  les  nouvelles  opinions  de  Hob- 
bes,   qui  faisait  descendre  des  seules  lois  positi- 


(J)  Systema  intellect.;  Disserl.  de  nat.  genit.,  §  6. 
(2)  Ibid.,  §1  et  6. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XIV.  B/jS 

ves  la  distinction  du  bien  et  du  mal,  il  avait 
été  aussi  alarmé  par  celles  de  Descartes  et  de 
divers  théologiens  qui  font  découler  unique- 
ment de  la  libre  volonté  de  Dieu  les  règles  du 
juste  et  de  l'honnête,  sans  admettre  que  ces  rè- 
gles soient,  comme  celles  du  vrai,  une  consé- 
quence ,  une  expression  de  la  nature  et  de  l'es- 
sence divines  (1).  Il  reçut  des  raisonnements  de 
Hobbes  la  même  impression  que  Platon  avait 
reçue  de  ceux  de  Protagoras  (2),  et,  à  l'exemple  de 
Platon,  il  crut  voir  dans  le  système  philosophique 
qui  fait  dériver  de  la  sensation  toutes  les  con- 
naissances ,  le  principe  de  cette  funeste  opinion 
qui  renverse  les  fondements  des  notions  mora- 
les. Ce  fut  donc  aux  principes  mêmes  des  connais- 
sances humaines  qu'il  remonta  pour  détruire  les 
erreurs  dont  il  voulait  prévenir  la  contagion  ;  il 
se  proposa  de  mettre  en  lumière  la  dilTérence  ou 
plutôt  le  contraste  qui  existe  entre  les  opé- 
rations des  sens  et  l'exercice  de  la  raison,  11 
reproduisit  sous  un  nouveau  jour  les  oppositions 
déjà  établies  entre  ces  deux  modes  d'opérer,  par 
Platon ,  par  Plotin  et  les  platoniciens  de  tous 
les  âges. 


(1)  De  VéternUé  et  de  V immutabilité  des  noUons  dn  juste  et  de 
Vhonnêle ,  c.  3,  §2;  imprimé  à  la  suite  du  Syslcme  intellecliiel , 
dans  la  traduction  de  Mosheim  ,  t.  11. 

(2)  llnd.,  1.  '1,  c.  1  et  2. 


3/l/l  HIST.    COMP.    DES    SYST.    DE    PHIL. 

«Dans  la  sensation,  l'àmeest,  à  quelques  égards, 
»  passive  ;  cependant  elle  y  coopère  aussi  par  sa 
«  propre  activité  ;  elle  y  apporte  une  perception  , 
»  une  pensée.  Mais  ces  pensées ,  qui  s'unissent 
))  ainsi  et  se  confondent  avec  la  sensation ,  sont 
»  essentiellement  distinctes  des  pensées  pures 
»  que  l'esprit  produit  par  sa  seule  et  propre 
»  énergie  (1).  L'intelligence  ne  considère  point 
»  proprement  ce  qui  est  hors  de  Fâme  ;  elle  se 
»  concentre  dans  les  notions  qui  appartiennent  à 
»  l'âme  elle-même.  L'âme  ne  peut  acquérir  au- 
»  eu  ne  notion  des  choses  que  par  ce  qui  lui  est 
«propre,  inné,  familier  et  domestique,  si  l'on 
»  peut  s'exprimer  de  la  sorte  ;  ce  sont  les  raisons 
»  inieUigihles.  Notre  entendement  a  le  pouvoir 
«d'exciter  et  de  produire  en  nous-mêmes  ces 
»  raisons ,  tandis  qu'il  n'est  pas  libre  de  se  donner 
«les  sensations  qui  lui  plaisent. 

«Les  notions  qui  ne  tombent  point  sous  les  sens 
«constituent  les  noamènes  {noémaia) ,  tandis  que 
«les  sens  et  l'imagination  ne  donnent  que  des 
«apparences  [aistêmata^pliantasmaia).  Au  nombre 
»  de  ces  notions  sont ,  par  exemple ,  celles  de  la 
«justice,  du  devoir,  de  l'obligation,  delà  vérité, 
«  de  la  fausseté ,  de  la  cause ,  de  l'effet ,  du  genre , 
))  de  l'espèce,  du  néant,  du  contingent,  du  possi- 
»  ble ,  de  l'impossible.  U  y  a  des  propositions  qui 


(1)  De  l'éleniHé  et  de  rimmitluliUiU'   des  iiolious  (la  juste  el  de 
HioiDiôte ,  1.  m,  c.  t. 


PHILOSOPHIE    MODEREE.    CHAP.    XIY.  345 

»  ne  correspondent  à  aucune  image ,  et  dont  les 
»  termes  sont  unis  par  une  connexion  nécessaire. 
))  Telle  est  celle-ci  :  Rien  ne  peut  être  et  nêtre  pas  tout 
»  ensemble.  11  est  donc  des  choses  qui  ne  peuvent 
»  être  ni  senties  ni  imaginées ,  mais  seulement 
«connues  {noéta),  quoique  l'imagination  tende 
«sans  cesse  à  les  saisir,  et  trouble  ainsi,  par  les 
»  métaphores  dont  elle  tâche  de  les  revêtir ,  les 
«exercices  de  cette  contemplation  abstraite  et 
»  supérieure  qui  devrait  seule  les  atteindre.  On  ne 
»  saurait  admettre  l'hypothèse  de  ceux  qui ,  par 
»  une  fausse  interprétation  des  paroles  d'Arislote , 
»  supposent  que  ces  i-aisons  des  clioses  sont  tirées 
»  des  perceptions  sensibles  à  l'aide  de  je  ne  sais 
«quel  entendement  actif,  comme  par  un  artifice 
»  chimique.  Car,  comment  faire  sortir  la  per- 
»  fection  de  l'imperfection ,  la  vigueur,  la  puis- 
DSance  et  l'action  de  ce  qui  est  lourd,  inanimé 
«et  passif?  D'ailleurs,  à  le  bien  prendre,  cette 
«hypothèse  n'accorde  pas  moins  à  Tactivité  pro- 
«  pre  de  l'àme,  que  nous  ne  lui  accordons  nous- 
»  mêmes. 

«Lorsqu'au  milieu  d'une  foule  immense  nos 
«  regards  errent  sur  tous  les  individus  qui  la  com- 
»  posent  et  qui  nous  sont  inconnus,  si  par  hasard 
«ils  viennent  à  y  apercevoir  le  visage  d'un  ami , 
»  on  dit  avec  raison  que  nous  le  connaissons  ;  car 
-  nous  en  possédions  déjà  la  notion  anticipée. 
«  C'est  ainsi  que  nous  connaissons  aussi  les  objets, 
«et  voilà  pourquoi  les  platoniciens  disent  que 


3/sO  lUST.    COMP.    DES   S\ST.    DE    PII  IL. 

»  la  connaissance  n'est  qu'une  simple  réminiscence  (1). 
«  La  méprise  qui  conduit  les  hommes  à  attri- 
»  buer  aux  sens  l'origine  des  notions  de  l'esprit , 
«provient  de  ce  que  ces  notions  se  produisent 
))  souvent  dans  l'esprit  à  l'occasion  de  la  présence 
»  des  objets  sensibles ,  et  de  ce  qu'alors  on  ne  sait 
»  pas  distinguer  cette  espèce  d'excitation  acces- 
»  soire  de  la  vraie  cause  intérieure  qui  produit 
«réellement  ces  notions.  C'est  ce  qui  arrive  spé- 
»  cialement  à  l'égard  de  celles  qu'on  appelle  rela- 
»  tives ,  telles  que  celles  de  la  cause  et  de  l'effet ,  de  la 
»  sijmétrie ,  etc.  Mais  veut-on  la  preuve  manifeste 
»de  cette  erreur?  Veut-on  apprendre  à  discerner 
«l'occasion  extérieure  et  la  vertu  intime  et  pro- 
»  ductrice  ?  Qu'on  cherche  à  s'expliquer ,  par 
«exemple  ,  comment  le  spectateur  reconnaît  que 
«l'image  d'un  objet,  retracée  dans  un  miroir, 
»  n'est  pas  cet  objet  lui-même  ;  qu'on  examine 
«  comment  la  structure  d'une  horloge  et  sa  desti- 
«  nation  ,  comment  la  beauté  des  formes  ,  hi 
«puissance  des  forces  naturelles,  peuvent  être 
«appréciées.  Les  sens  ne  peuvent  donner  que  les 
«perceptions  des  couleurs  ou  d'autres  qualités 
»  sensibles  ;  l'intelligence  seule  est  capable  d'y 
»  ajouter  l'estimation  de  la  convenance  qui  existe 
))  entre  les  diverses  parties  de  l'ouvrage ,  de  leur 
«rapport  avec  le  but  "auquel  elles  sont  uppn^- 


(1)   De  fclcrnile  et  de  rimmutahilUi'  des  nolioiw,  de,  1.  ill,  c    1. 


PHiLOSOPHiE    MODERNE.    CHAP.    XIV.  3Zi7 

»  priées ,  de  l'action  qu'elles  exercent  les  unes  sur 
))les  autres.  Tout  ceci  est  l'office  du  jugement, 
»  des  notions  qui  préexistaient  en  nous  et  qui  sont 
»  appliquées  à  ces  objets.  L'œil  ne  voit  réellement 
«point  une  machine  ou  une  horloge,  en  tant 
))  qu'elles  sont  une  combinaison  coordonnée  ;  il 
«n'en  voit  que  les  éléments  matériels  ou  les  de- 
))hors.  L'édifice  qui  s'élève  devant  nous  n'est  pas 
»  seulement  un  amas  de  pierres ,  il  renferme  aussi 
r>  l'exécution  d'un  plan  conçu  par  l'intelligence  de 
»  l'architecte,  et  qui  était  déjà  présent  à  la  pensée 
))de  celui-ci  avant  que  les  manœuvres  vinssent 
»  l'exécuter  comme  une  sorte  de  conception  toute 
»  logique.  Il  en  est  de  même  des  animaux ,  des 
»  plantes ,  de  l'univers  entier,  sublime  mécanique 
«construite  d'après  les  dessins  de  l'architecte 
«éternel.  Nous  formons  nous-mêmes  certains 
»  agrégats,  certains  touts,  dont  les  éléments  sont 
»  épars,  quelle  qu'en  soit  la  distance  réciproque , 
»  comme  ceux  de  la  cité  politique ,  par  exemple  ; 
»  les  liens  qui  les  unissent  sont  tirés  de  certaines 
»  actions  que  nous  exécutons  en  qualité  de  natu- 
»  res  intelligentes  (1). 

«  Supposons  qu'un  homme  et  un  animal  consi- 
»  dèrent  en  même  temps  une  statue ,  qu'ils  enten- 
»  dent  à  la  fois  une  symphonie  ;  quoique  leurs 
»  sensations  soient  les  mêmes ,  combien  les  idées 


(1)  De  V éternité  et  de  rimmiitabilitédes  notions  dujiifie  et  de  Vh  '/?- 
nètCy  1.  111,  c.  2. 


3/18  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PHJL. 

»  qu'ils  en  recevront  seront  différentes  !  Quelle 
»  différence  encore,  à  cet  égard,  entre  les  idées  que 
»  concevra  un  artiste  et  celles  d'un  spectateur  ordi- 
»  naire  !  Placez  un  érudit  et  un  ignorant  en  pré- 
«  sence  du  même  livre  !  Que  sera-ce  du  grand  livre 
))de  la  nature  (1)? 

«Ainsi,  l'âme  de  l'homme  est  remplie  de  notions 
»  qui  ne  sont  point  imprimées  en  elle  par  les  objets 
»  externes,  quoique  la  présence  de  ces  objets  puisse 
»  en  exciter  la  pensée.  Mais  les  choses  corporelles 
«elles-mêmes  perçues  par  les  sens  ne  peuvent 
Ȑtre  connues  et  comprises  que  par  une  force 
»  et  une  puissance  propres  de  l'àme  qui  leur  ap- 
»  plique  les  notions  inhérentes  à  elle  -  même. 
»  Car.  lorsque  nous  apercevons  la  lumière  ou  les 
»  couleurs ,  lorsque  nous  sentons  le  froid  ou  le 
»  chaud  ,  lorsque  nous  entendons  des  sons  ou  des 
)'  bruits ,  etc. ,  notre  méditation  s'étend  plus  loin 
»  encore  ;  nous  cherchons ,  en  prenant  la  nature 
»  pour  guide,  ce  que  sont  cette  lumière,  ces  cou- 
)>  leurs,  ce  froid,  ce  chaud,  ces  sons,  etc. ,  preuve 
)'  certaine  que  nous  ne  les  comprenons  point  parla 
»  sensation  seule.  Cette  connaissance  est  plus 
»  claire  que  la  sensation  même  ;  il  en  serait  tout 
»  autrement,  si  elle  dérivait  de  la  sensation  ;  c'est 
»  ainsi  que  le  son  est  plus  faible,  en  se  répétant 
»dans  l'écho,  qu'à  sa  naissance.  La  pensée  seule 

(1  )  De  l'éternité  et  de  rimmvtrtbililédes  votions  du  juste  et  de  Vhon- 
ti'lc,  c.  2,  §  15  el  ]'). 


PIlILOSOPHll::   MODERNE.    CHAP.    \IV.  ?>h9 

»  atleint  la  substance  et  l'essence.  Quoique  la  no- 
»  tion  rationnelle  du  triangle  se  rencontre  dans 
»  l'esprit  avec  Timage  d'un  objet  triangulaire  ,  la 
»  première  a  une  rigueur  et  une  pureté  qui  ne  se 
»  retrouvent  point  dans  la  seconde.  La  sensation 
«n'est  qu'une  sorte  de  langage  que  la  nature 
«adresse  à  l'homme  ;  c'est  à  l'esprit  de  l'homme 
»  qu'il  appartient  de  lui  attacher  sa  valeur  pour 
»  en  saisir  le  sens.  Les  philosophes  vulgaires  com- 
pmelteiiL  donc  une  double  erreur  lorsqu'ils  sup- 
»  posent  que  les  images  des  objets  extérieurs  sont, 
»  par  l'organe  des  sens  ,  imprimées  dans  l'âme 
»  comme  dans  une  sorte  de  matière  brute  ;  ensuite, 
«lorsqu'ils  prétendent  que  les  notions  rationnel- 
»les,  c'est-à-dire  abstraites  ou  universelles,  sont 
»  déduites  des  impressions  sensibles  par  une  cer- 
»  taine  élaboration  de  l'esprit.  Pour  échapper  aux 
«objections  qui  les  pressaient,  ces  philosophes 
«ont  imaginé  de  nier  qu'il  y  ait  de  véritables 
»  notions  universelles  ;  ils  ont  prétendu  que  ces 
»  notions  ne  sont  que  des  noms  communs  à  plu- 
»  sieurs  objets  :  telle  a  été  l'opinion  de  la  secte 
»  des  nominaux.  Mais  ce  système  n'est  fondé  qu'en 
«ce  qui  concerne  les  choses  existant  hors  de 
«l'âme  (1). 

«  Les  choses  corporelles  et  particulières  ne 
«  sauraient  donc  être  le  premier  objet  de  l'intel- 


(l)  De  l'élernilé  et  de  l'immutabilité  des  notions  du  juste  et  de 
l'honiuHc,  c.  3. 


350  ilIST.    CQMP.    DES   SIST.    DE    PHIL. 

)'  ligence  el  de  la  connaissance  ;  il  est  nécessaire 
»  qu'il  y  ait  un  autre  ordre  de  choses  qui  en  soit 
«l'objet  direct,  qui  n'éprouve  aucune  mobilité, 
»  qui  subsiste  perpétuellement  le  même  :  ce  sont 
»/e.v  natures,  les  essences  intelligibles,  origine  et  fon- 
^  dément  de  toute  connaissance  certaine  et  sta- 
»ble.  Elles  sont  unes  el  indivisibles  ;  elles  subsis- 
»  te  nt  même  en  l'absence  de  nos  âmes,  comme 
«les  vérités  mathématiques;  il  y  a  dans  l'univers 
»  une  certaine  sagesse  qui  existe  nécessairement, 
n  qui  n'a  point  été  produite,  qui  ne  saurait  périr; 
»il  y  a  par  conséquent  une  intelligence  infinie  et 
»  éternelle,  qui  comprend  dans  son  sein  ces  natu-  ■ 
»  res  et  ces  essences.  C'est  à  l'aide  de  ces  notions 
»  communes  à  tous  les  esprits  que  les  hommes  s'en- 
»  tendent  entre  eux,  parce  qu'ils  attachent  ainsi 
«les  mêmes  acceptions  aux  mêmes  termes  (1). 

«  La  possibilité  même  d'errer  est  un  témoignage 
»  de  l'existence  de  cet  ordre  de  vérités.  Car,  au-  j 
«trement,  comment  la  raison  pourrait-elle  re-  " 
»  connaître  son  erreur  et  discerner  le  vrai  du  faux? 
«L'erreur  n'appartient  point  au  sens  externe; 
»  l'image,  en  tant  qu'image,  ne  peut  être  fausse; 
»  elle  ne  le  devient  qu'autant  qu'elle  est  rapportée 
))à  une  réalité  (2). 

«  Mais  comment  savons-nous  que  ces  notions 


(1)  De  V éternité  et  de  V immutabilité  des  notions  du  juste  et  de 
Vhonnête,  c.  4. 

(2)  lbid.,c.  5,  §  3. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XIV.  T.  31 

«sont  conformes  aux  natures  et  essences  inimua- 
»bles  et  aux  rapports  qui  régnent  entre  elles? 
.)Car,  les  notions  dont  se  compose  la  science 
»ne  dérivant  point  des  objets,  nous  ne  saurions 
»  trouver  hors  de  nous-mêmes  le  type  et  le  nio- 
»  dèle  d'après  lesquels  nous  devons  les  vérifier.  11 
»  ne  nous  est  point  permis  non  plus  de  chercher 
))Ce  type  au-dessus  de  nous,  puisque  nous  ne 
«pouvons  pénétrer  dans  les  secrets  de  l'intelli- 
«gence  infinie,  quoiqu'elle  renferme  sans  doute 
»  la  règle  première  de  la  vérité.  Ces  notions  ra- 
»  tionnelles  ,  n'existant  que  dans  notre  âme ,  ne 
«sont-elles  point  de  simples  produits  de  notre 
«entendement,  de  simples  êtres  de  raison? 
«Quelle  en  peut  être  la  réalité  objective? «  Ciid- 
worth  se  pose  souvent  cette  question  (1).  11 
répond  :  «  Le  signe  du  vrai  réside  dans  notre  con- 
»  naissance  elle-même  ;  il  est  enseveli  dans  les  no- 
»  tions  de  l'esprit.  Car  l'essence  de  la  vérité  consiste 
«  dans  l'évidence  et  dans  la  clarté,  et  la  puissance 
«divine  elle-même  ne  pourrait  pas  faire  que  ce 
>.qui  est  faux  soit  clairement  et  distinctement 
n ])erçu.  Ce  qui  est  faux  n'est  rien-,  ce  qui  est  clai- 
«  rement  conçu  existe  tel  qu'il  est  conçu.  »  On 
dira  peut-être:  «  Ce  ne  sont  cependant  que  nos 
»  propres  facultés  qui  nous  enseignent  ces  choses; 
»  nous  n'avons  pas  d'autres  garants  et  d'autres 


(1)  De  VéternUé  et  de  fimmulabiiUè  des  ujlious  du  juste  cl  de 
r honnête,  c.  2,  §  1 1  ;  c.  4,  §  4. 


3j2  HIST.    COIViP.    DES  SYST,    DE   PHIL. 

»  guides;  mais  ces  facultés  ne  peuvent-elles  donc 
»  être  trompeuses?  »  Cudworth  répond  encore  :  «  Je 
»  place  la  raison  dernière  et  la  vérification  de  toute 
■>  connaissance ,  non  dans  la  constitution  fortuite 
»de  nos  facultés,  ou  dans  leurs  habitudes,  mais 
«dans  l'évidence  même  des  notions;  ainsi,  nous 
»ne  jugeons  point  que  ces  notions  sont  exactes, 
»  parce  que  nos  facultés  sont  bien  réglées  ;  mais 
»  au  contraire,  nous  jugeons  que  nos  facultés  sont 
»  saines  et  en  bon  état,  par  cette  évidence  des  no- 
»tions  elles-mêmes.  Raisonner  autrement,  ce 
»  serait  vouloir  révoquer  en  doute  les  découvertes 
»  astronomiques ,  sous  le  prétexte  que  les  astro- 
»  nomes  emploient  des  télescopes;  rejeter  ce  signe 
»  caractéristique  de  la  vérité ,  vouloir  le  transpor- 
»  ter  dans  nos  facultés ,  ce  serait  renverser  de 
«fond  en  comble  toute  connaissance  humaine: 
»  car  la  connaissance  ne  se  termine  pas  à  ce  qui 
»  paraît  être ,  mais  à  ce  qui  est.  Elle  est  la  com- 
»  préhension  de  ce  qui  existe  véritablement,  et 
«nous  n'aurions,  sans  le  secours  de  l'intuition , 
»  aucun  gage  certain  de  la  capacité  réelle  de  nos 
»  facultés  intellectuelles  (1).  Du  reste ,  les  notions 
)^  rationnelles  n'ont  rien  d'arbitraire  ou  de  factice; 
»  elles  sont  nécessaires  par  elles-mêmes.  Les  no- 
»  tions  morales  ne  sont  pas  moins  nécessaires  que 
»les  notions  mathématiques;  quant  à  leur  réa- 
»lité,  elles  résident  dans  l'intelligence  suprême 

(Il  De  l'éleniilt' cl  (h  fiinmnifihUilc  des  rioHoim,  etc.,c.  't,  §  0  à  10. 


PHlLOMjriilE    MODERNE.    CIIAP.    XIV.  35o 

»  qui  les  conçoit  et  les  embrasse  ;  elles  résident 
«dans  notre  entendement;  il  ne  faut  pas  leur 
«chercher  d'autre  mode  d'existence  (1).  » 

L'àme,  conclut  le  professeur  de  Gambridp^e, 
n'est  pas  une  simple  table  rase ,  destinée  seule- 
ment à  recevoir  l'instruction  qui  lui  viendrait  du 
dehors ,  elle  est  surtout  une  force  active  et  pro- 
ductrice ;  les  connaissances  ne  commencent  point 
à  la  sensation ,  mais  s'y  terminent  au  contraire. 
Cette  vérité  une  fois  reconnue  ,  les  notions  mo- 
rales sont  en  sûreté;  elles  sont  éternelles,  im- 
muables; elles  ne  dépendent  ni  du  caprice,  ni  de 
l'opinion  des  hommes  ;  elles  sont  nécessaires , 
constantes,  pour  toutes  les  intelligences.  «Non 
)>que  nous  adoptions,  dil-il ,  cette  hypothèse  ab- 
»  surde  qui  attribue  aux  essences  une  existence 
»  propre,  comme  à  autant  de  natures  indépendantes 
«du  Créateur  et  qu'il  s'est  borné  à  revêtir:  mais 
»en  ce  sens  que  ces  essences  rationnelles  sont 
»  comprises  de  tout  temps  dans  l'intelligence  in- 
«  finie  (2).  » 

Comment  Cudworth ,  en  développant  la  doc- 
trine de  Platon,  telle  surtout  qu'elle  se  montre 
dans  les  commentaires  de  Plotin ,  échappera-t-il 
à  l'idéalisme?  Comment  fondera-t-il  la  réalité  des 
connaissances  en  ce  qui  touche  les  objets  exté- 
rieurs, lorsqu'il  refuse  à  la  présence  de  ces  objets 


(1)  De  Véternitéel  de  CimmutabHUé des  notions,  elc.,\.  111,  c. 

(2)  UM.,  ma.,  c.  (>. 

fl.  :?:î 


354  liisi-  r.oiViP.  DHS  svsr.  dI'  piiii,, 

toute  coo{)ération  dans  les  notions  qui  en  pro- 
viennent? Lui-même  il  a  dit,  avec  Boèce,  que 
«  l'àme  ne  peut  connaître  qu'elle-même  et  ce 
»  qui  est  en  elle  ;  que  la  connaissance  n'est  pas 
»  la  perception  des  objets  placés  hors  de  nous; 
»  que  les  notions  ne  sont  pas  les  images  des  cho- 
»ses,  mais  les  choses  elles-mêmes  {/[).  »  Il  a  dit 
que  «  la  perception  qui  nous  est  transmise  par  les 
«sens  extérieurs,  considérée  en  elle-même,  ne 
»  fournit  aucune  vérité  stable,  si  ce  n'est  celle-ci: 
«que  l'esprit  est  affecté  par  elle  d'une  certaine 
»  manière  et  qu'il  lui  semble  apercevoir  tel  ou  tel 
«objet;  que  nul  homme  ne  peut  affirmer  qu'un 
«autre  homme  perçoit  de  la  même  manière; 
»  que  ces  perceptions  étant  subordonnées  à  l'état 
«  de  notre  corps  ,  de  nos  organes  ,  le  témoignage 
»  des  sens  ne  peut  nous  rendre  raison  de  la  nature 
«des  choses  corporelles;  que  nous  ne  pouvons 
»  môme  savoir,  lorsque  nous  croyons  apercevoir 
»  quelque  chose  à  l'aide  de  ce  témoignage,  si  cette 
•  chose  existe  réellement,  ou  non.  Si  nous  n'avions 
«aucune  autre  faculté,  toutes  nos  perceptions 
«ne  seraient  qu'imaginaires;  elles  ne  seraient 
:»  vraies  que  relativement  à  nous-mêmes  (2).  » 
C'est  en  vain  que  Cudworth  se  réfugie  dans  les 
notions  rationnelles  et  dans  les  vérités  nécessai- 


(1)  De  l'éternité  et  de  VmmutabUilé  des  notions  du  juste  el  de 
Chonnêle,  1.  I V,  <•.  1,  §  1,  2;  c.  5,  §2. 

(2)  Ibid.,  f.  f),  §  1. 


PHILOSOPHIE    MODERM-.    CHAP.    XIV.  355 

res,  pour  se  soustraire  à  l'idéalisme;  il  s'agit  de 
donner  une  sanction  aux  vérités  de  fait,  vérités 
contingentes,  mais  cependant  positives.  Cette 
sanction,  le  Platon  de  Cambridge  n'essaye  pas 
même  de  la  donner.  11  se  borne  à  dire  une  fois  en 
passant  :  «  Le  témoignage  et  l'autorité  des  sens 
»  doivent  être  considérés  davantage  lorsqu'on  de- 
»  mande  ce  qui  est  arrivé ,  ou  n'est  pas  arrivé , 
»  hors  de  notre  esprit  ;  car  il  ne  peut  se  faire 
B  que  quelque  chose  des  objets  soumis  à  nos  sens 
»  parvienne  à  l'âme,  s'il  ne  traverse  les  sens  comme 
»  un  passage.  Mais  comment  le  sens  peut-il  trans- 
»  mettre  quelque  chose  à  l'esprit ,  et  ignorer 
»  entièrement  ce  qu'il  lui  communique  de  la  sor- 
»  te  (1)?  »  C'est  moins  ici ,  à  le  bien  prendre ,  une 
solution ,  qu'une  contradiction  réelle  avec  l'en- 
semble de  la  doctrine. 

Nous  chercherions  en  vain,  parmi  les  moder- 
nes, un  philosophe  qui  se  soit  mieux  approprié 
la  pensée  de  Platon  ,  qui  se  soit  davantage  péné- 
tré de  son  esprit,  qui  ait  mieux  conçu  le  vrai 
butdesaphilosopliie,  qui  l'ait  mieux  accommodée 
aux  besoins  et  aux  idées  de  notre  âge.  Cudworth 
a  aussi  profondément  médité  Plotin  ;  mais  il  ne 
lui  a  guère  emprunté  que  ce  qui  respire  le  plato- 
nisme pur;  il  a  écarté  tout  ce  qui ,  dans  les  En- 
néades,  se  rapportait  aux  exercices  contemplatifs, 


(1)  De  V éternité  et  de  fmmulabiïïtédes  volions  du  juste  et  de  fhon- 
îule,  1.  lY,  c.  2,  §  G. 


350  HIST.    LOMP.    DES   S\ST.    DE    PlflL. 

à  l'échelle  ascendante  et  descendante ,  et  à  la 
puissance  de  l'extase.  Il  n'a  rien  négligé  pour  ré- 
concilier Aristote  avec  la  doctrine  fondamentale 
de  l'ancienne  Académie  ,  et  pour  expliquer  même 
les  passages  du  Stagyrite  qui  semblent  la  combat- 
tre ,  de  manière  à  faire  disparaître  l'opposition 
des  deux  grands  maîtres  des  écoles  grecques.  Du 
reste,  Cudvvorih  a  dégagé  la  philosophie  de  Pla- 
ton de  tous  les  mélanges  des  traditions  orienta- 
les et  des  systèmes  de  Pythagore  ;  il  l'a  dégagée 
de  toute  alliance  avec  les  dogmes  théologiques  : 
c'est  là  ce  qui  distingue  éminemment  le  pro- 
fesseur de  Cambridge  de  tous  les  platoniciens 
qui ,  à  commencer  par  Marsile  Ficin ,  avaient 
paru  sur  la  scène  depuis  la  restauration  des 
lettres. 

L'Université  d'Oxford,  fidèle  à  Aristote,  ne 
s'associa  point  au  mouvement  qui  ramenait  celle 
de  Cambridge  vers  Platon,  et  protesta  même 
contre  ce  retour.  Samuel  Parker,  professeur  à 
Oxford ,  essaya ,  quoique  avec  peu  de  profondeur, 
la  critique  du  fondateur  de  l'Académie;  mais, 
penseur  indépendant,  recherchant  sincèrement 
la  vérité,  il  étendit  cette  critique  à  Épicure ,  à 
Aristote  même  parmi  les  anciens,  à  Hobbes 
et  à  Descartes  parmi  les  modernes.  Il  entre- 
prit de  soumettre  la  philosophie  spéculative  à 
l'autorité  du  sens  commun.  Il  se  proposa  es- 
sentiellement de  justifier  les  preuves  sur  les- 
quelles reposent  l'existence  de  l'auteur  de  ton- 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XIV.  357 

tes  choses  et  la  Providence  divine  (1)  ;  mais  il 
jugea  qu'un  des  meilleurs  moyens  d'en  fortifier 
l'autorité,  c'était  d'en  écarter  les  arguments  peu 
dignes  d'une  si  grande  cause.  La  démonstration 
tirée  de  l'ordre  du  monde  et  des  caractères  qui, 
dans  la  création,  attestent  la  sagesse  du  Créa- 
teur, lui  parut  la  seule  qui  satisfasse  pleinement 
la  raison  (2).  Parker  dirigea  contre  Descartes  les 
mêmes  reproches  que  CudAvorth  ;  il  l'accusa 
de  favoriser  l'athéisme  par  ses  hypothèses  sur 
le  système  du  monde.  Le  raisonnement  par  le- 
quel Descartes  a  voulu  déduire  l'existence  de 
Dieu  de  la  seule  idée  de  Dieu  même,  n'a  pas 
rencontré  de  réfutation  plus  détaillée  et  plus 
complète  que  celle  de  Parker  (o). 

Pendant  que,  dans  l'université  de  Cambridge 
et  du  milieu  des  théologiens  anglais,  s'élevaient 
contre  Hobbés  des  adversaires  énergiques,  un 
autre  adversaire  parut  sur  la  scène ,  avec  d'au- 
tres armes.  C'était  un  homme  du  monde ,  un 
militaire  distingué  par  sa  bravoure ,  un  homme 
d'État;  c'était  aussi  un  déiste,  et  le  premier 
écrivain  moderne  qui  ait  donné  au  déisme  une 
forme    systématique.    Lord    Herbert   de  Cher- 


(■1)  Tentamina  philosophico-thcohfjica  de  Dec;  Londres,  1673. — 
Dïsputallones  de  Deo  et  proildenllà  divin  à  ;  Londres,  1678. — A  free 
and  impartial  accoimt  of'the  platonic philosopliy;  Oxford,  1666. 

('2)  Disputa tiones  de  Deo,  p.  114. 

(.3)  Il>'d.,  p.  540,  550. 


358  HIST.    COMI*.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

bury ,  en  renonçant  à  l'appui  que  la  révéla- 
tion prête  aux  vérités  de  la  religion  naturelle  et 
aux  maximes  de  la  morale,  voulut  du  moins  leur 
conserver  celui  qu'elles  peuvent  recevoir  de  la 
raison.  C'est  dans  le  spiritualisme  philosophique 
qu'il  trouva  la  garantie  de  ces  vérités  premières, 
de  ces  maximes  universelles  ;  il  se  proposa  d'ap- 
profondir le  premier,  le  plus  grand ,  le  plus  im- 
portant de  tous  les  problèmes ,  puisqu'il  prélude 
à  la  solution  de  tous  les  autres;  il  se  demanda  ce 
que  c'est  que  la  vérité. 

«  Il  est  des  sceptiques  aux  yeux  desquels  toute 
«vérité  disparaît;  il  est  des  dogmatiques  qui  ppr- 
»  tenta  la  vérité  un  préjudice  considérable,  en  im- 
»  posant  témérairement  à  la  nature  des  choses  les 
«principes  de  notre  propre  connaissance;  il  est 
»  des  théologiens  dont  le  zèle  veut  établir  l'empire 
»de  la  foi  sur  les  ruines  delà  raison,  et  qui  ébran- 
»  lent  également  ainsi  les  fondements  de  toute  cer- 
«titude  humaine.  »  Ce  sont  ces  trois  écarts  que 
lord  Herbert  veut  réprimer  et  prévenir  en  dé- 
terminant les  caractères  essentiels  de  la  vérité , 
de  manière  à  assurer  ses  droits  et  à  la  renfermer 
dans  ses  justes  limites  (1).  «  La  vérité  ,  dit-il ,  est 
«un  rapport  de  conformité  entre  les  objets  et  nos 
»  facultés,  suivant  certaines  conditions  (2).  Il  y  a 


(i)   Dr  rrritrile,  p.  i,  8. 


PHILOSOIMIIE    MODERNE.    CHAP.    XIV.  351) 

«donc  trois  choses  en  elle  :  l'olijet,  la  faculté,  le 
»  nioyen  ou  la  loi  qui  constitue  la  condition.  » 
Herbert  distingue  quatre  espèces  de  vérités  :  la 
vérité  de  la  chose  ,  celle  de  l'apparence,  celle  de  la 
conception,  celle  de  l'entendement (i).  Il  distini^ue 
également  quatre  facultés  diverses  par  lesquelles 
l'esprit  humain  se  met  en  relation  avec  les  ob- 
jets ,  soit  qu'il  agisse  sur  eux,  soit  qu'il  en  reçoive 
l'action  (2)  ;  ce  sont  :  l'instinct  naturel,  le  sens  in- 
terne ,  le  sens  externe  et  le  raisonnement.  Par 
instinct  naturel ,  il  entend  un  sens  accordé  à  tous 
les  hommes  par  la  divine  Providence ,  imprimé 
par  elle  dans  l'àme  elle-même,  une  sorte  d'in- 
strument de  la  Providence,  qui  embrasse  les 
notions  générales  et  unanimement  reçues  ; 
c'est  par  lui  que  se  forment  d'elles-mêmes  , 
et  sans  raisonnement ,  les  notions  tirées  de 
l'analogie  propre  des  choses,  qui  constituent 
l'individu, l'espèce,  le  genre,  l'universalité,  telles 
que  celles  de  la  cause  ,  de  la  fin  ,  du  moyen ,  du 
mal ,  du  beau  ,  etc.  ;  notions  qui  sont  excitées, 
mais  non  produites,  par  les  objets,  et  qui  nais- 
sent, non  pas  d'eux,  mais  à  leur  présence  (3).  Ces 
notions  ne  peuvent  dériver  du  sens  externe,  ni  être 
le  produit  de  la  raison.  On  peut  les  reconnaître 
à  six  caractères  principaux  :  la  priorité ,  l'indé- 


(1)  De  veritate,  p.  9  et  16. 

(2)  Ibid.,  p.  m,  49. 

(3)  Md.,  p.  50,  82,  m,  hl,  o8,  61 


3(50  H18T.    COMP.    DEH   SYST.    DE    FHIL. 

pendance,  la  généralité,  la  certitude,  la  nécessité, 
enfin  l'assentiment  spontané  qu'elles  obtien- 
nent (1). 

C'est  ainsi  qu'Herbert  obtient ,  pour  les  règles 
de  la  morale,  l'immutabilité  et  l'universalité  qu'il 
désire  leur  donner.  «  La  conscience ,  qui  est 
»  comme  le  foyer  de  tous  les  sens  intérieurs,  porte 
»ses  lois,  rend  ses  jugements,  nous  éclaire  de  ses 
»  révélations;  c'est  à  elle  que  nous  sommes  rede- 
»  vables  de  connaître  un  Être  suprême ,  de  pou- 
»  voir  nous  confier  à  sa  providence,  d'attendre  les 
»  récompenses  qu'il  nous  promet  ou  les  peines 
»  dont  il  nous  menace  :  dans  nos  rapports  avec 
«Dieu,  les  notions  générales  sont  les  types  et  les 
«règles  du  bien (2). 

«  La  condition  de  l'homme  serait  trop  mi- 
»  sérable ,  s'il  avait  à  sa  disposition  les  moyens 
»  nécessaires  pour  percevoir  les  couleurs ,  les 
»  sons  et  les  autres  qualités  passagères ,  pendant 
»  qu'il  ne  s'ouvrirait  à  lui  aucune  voie  pour  at- 
»  teindre  sans  erreur  aux  vérités  internes,  éter- 
»  nelles  et  nécessaires  (3).  »  Herbert  convient  ce- 
pendant que  nos  facultés  s'arrêtent  aux  rapports 
qu'elles  ont  avec  les  choses,  mais  ne  peuvent 
en  pénétrer  l'intime  nature  {h).  Le  but  de  ses 


(1)  De  veritate^  p.  71  à  78. 

(2)  7^/d.,p.  132hl3n,  113,  Hi. 

(3)  Ibid.,  p.  150. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XIV.  36l 

efforts  est  d'établir  les  lois  suivant  lesquelles 
l'entendemeiit  se  met  en  accord  avec  les  cho- 
ses (1).  De  là  sont  nées  ce  qu'il  appelle  les  zété- 
tiques,  méthode  suivant  laquelle  les  qualités  des 
choses  peuvent  être  connues  par  leurs  différen- 
ces ;  il  espère  pouvoir  offrir  des  signes  à  l'aide 
desquels  on  pourra  pénétrer  dans  la  nature  in- 
time des  choses  (2).  Ces  zététiques ,  qu'il  re- 
garde comme  la  clef  de  toute  doctrine,  comme  le 
seul  fondement  du  véritable  art  apodiciiquc,  jus- 
qu'alors inconnu,  ne  sont  au  surplus  qu'une  sorte 
de  catégories  disposées  sous  la  forme  de  ques- 
tions :  si  une  chose  est,  ce  qu'elle  est,  quelle  elle  est, 
combien,  à  quoi,  comment,  quand,  où,  etc.,  qui  peu- 
vent servir  à  poser  les  problèmes ,  mais  non  à  les 
résoudre  (3). 

Vinstinct  intellectuel  de  lord  Herbert  est  peut- 
être  le  premier  germe  de  la  doctrine  plus  tard 
produite  et  développée  dans  l'école  d'Ecosse.  On 
pourrait  dire  de  lord  Herbert  lui-même  qu'il 
avait  une  sorte  d'instinct  philosophique  qui  lui 
faisait  entrevoir  les  desiderata  de  la  science  ;  mais 
l'obscurité  de  son  livre  fait  douter  qu'il  se  com- 
prît bien  lui-même;  il  ne  réussit  point  à  remplir 
ce  qu'il  avait  annoncé  ,  ce  qu'il  avait  cru  néces- 
saire. 


(1)  De  verilate,  p.  5. 

(2)  md.,  p.  16G  à  1(11». 

(3)  Ibid.,  p.  170  ;.  ]'M). 


362  HIST.    COMP.    DES   S\ST.    DK    PHIl,. 

Lord  Herbert  adressa  son  livre  à  Gassendi  par 
l'intermédiaire  de  Diodati,  et  désira  recueillir 
l'avis  du  chanoine  de  Digne.  Gassendi  répondit  à 
cette  invitation  avec  une  entière  franchise,  dans 
une  lettre  dont  nous  ne  possédons  qu'une  par- 
tie (1).  il  contesta  la  définition  de  la  vérité,  telle 
que  l'avait  proposée  l'écrivain  anglais.  Dans  les 
quatre  genres  de  vérités  que  l'écrivain  anglais 
avait  essayé  de  distinguer,  il  ne  vit  que  les  quatre 
éléments  qui  se  réunissent  pour  constituer  la  vé- 
rité 5  il  reprocha  à  Herbert  de  n'avoir  point  su 
déterminer  les  conditions,  fixer  les  lois  qu'il  avait 
promises ,  et  qui  devaient  être  le  nœud  de  la  vé- 
rité, le  guide  de  la  raison.  Les  dix  questions  qui 
composent  les  zététiques  lui  parurent  incomplè- 
tes, mal  ordonnées,  impropres  et  insuflisantes 
pour  le  but  que  se  proposait  leur  auteur  (2). 
Locke ,  comme  on  sait,  réfuta  la  théorie  d'Her- 
bert, et ,  en  la  réfutant ,  la  jugea  digne  d'une  at- 
tention sérieuse. 

Lord  Herbert  trouva  dans  Charles  Blount  un 
successeur  qui  continua  sa  philosophie.  Blount 
reconnut  aussi  un  principe  inné,  en  vertu  duquel 
l'esprit  adhère,  sans  hésiter,  aux  vérités  évidentes 
par  elles-mêmes  ;  qui ,  en  particulier ,  porte  à 
respecter  la  vertu,  comme  à  mépriser  le  vice,  dès 


(1)  Ad  llbrnm  D.-E.  Herberti  de  veritate  epistola  ;  t.  lU  des  œu- 
vres de  (Gassendi,   p.  411. 

(2)  Ibid.,  %  2  à  H. 


PHILOSOPHIE    MODERNE     CHAP.    XIV.  363 

qu'on  les  aperçoit.  Il  insista  également  sur  la 
distinction  essentielle  du  bien  et  du  mal,  distinc- 
tion inhérente  à  la  nature  des  choses ,  indépen- 
dante de  toute  loi  positive ,  de  toute  institution 
humaine. 

C'était  encore  le  fond  des  traditions  platoni- 
ciennes, mais  dépouillées  delà  célèbre  hypothèse 
des  idées  et  des  spéculations  mystiques  qui  s'y 
étaient  associées  dans  les  divers  âges. 

Plus  tard  les  mêmes  maximes  reçurent  un  plus 
grand  développement  et  furent  mieux  détermi- 
nées par  Shaftesbury  et  par  les  illustres  fonda- 
teurs de  l'école  d'Ecosse,  comme  nous  aurons 
bientôt  occasion  de  le  voir. 


NOTE  A. 

Le  savant  Meiners  a  contesté  l'identité  des  principes  sur 
lesquels  se  fonde  la  philosophie  morale  de  Cudworth,  avec 
ceux  de  la  pliilosophie  de  Platon  ;  en  même  temps  il  a  cru  re- 
connaître dans  ceux-là  le  germe  de  la  doctrine  développée 
plus  tard  par  Kant  {Histoire  générale  de  l' éthique ,  en  alle- 
mand, tome  P%  page  326).  M.  le  professeur  Buhie  a  réfuté  ces 
deux  opinions  avec  avantage  dans  son  Manuel  de  l'histoire  de 
la  philosophie^  6*  partie,  2*^  section,  page  819. 


364  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PHIL. 


CHAPITRE  XV. 

Ilobbes. — Collins. — Toland. — Spinoza. — Boulainvilliers. — Christophe 
Wittich ,  etc. 

Il  est  dans  la  condition  de  l'esprit  humain  de  ne 
pouvoir  étendre  sa  sphère,  s'ouvrir  des  voies  nou- 
velles, sans  s'exposer  à  de  nouveaux  dangers.  A  la 
suite  des  conquêtes  obtenues  par  le  génie,  sur- 
viennent des  esprits  faux  qui  s'égarent  ;  dans  leur 
émulation  téméraire,  ils  croient  continuer  l'œu- 
vre du  génie,  et  ne  font  que  la  corrompre  ;  on 
abuse  des  vérités  même  qui  ont  été  acquises,  en 
les  altérant  ou  leur  donnant  un  caractère  trop 
absolu.  C'est  ce  qui  arriva  dans  le  mouvement  im- 
primé par  «Bacon  et  Descartes,  et  l'on  devait 
d'autant  plus  s'y  attendre,  que  cette  grande  révo- 
lution, précisément  parce  qu'elle  avait  pour  but 
l'émancipation  de  la  raison  humaine,  devait  faire 
naître  pour  elle  des  chances  d'erreur  dans  l'usage 
même  de  son  indépendance. 

Hobbes  et  Spinoza  nous  en  offrent  deux  exem- 
ples éclatants,  qui  ont  entre  eux  quelques  rap- 
ports d'analogie.  L'un  et  l'autre  ont  trouvé , 
dans  des  temps  récents,  quelques  apologistes 
guidés  par  des  vues  fort  différentes;  ni  l'un  ni 
l'autre ,  d'ailleurs ,  n'ont  peut-être  encore  élé 


PHÎLOSOPiilL   MODERNE.    CiiAP.    X\  .  ;3t35 

bien  jugés.  Du  moins  il  paraît  nécessaire  de  mieux 
étudier  qu'on  ne  l'a  fait  encore  la  marche  de  leur 
esprit,  l'enchaînement  de  leurs  idées,  et,  pour  y 
parvenir,  il  convient  aussi  de  se  tenir  en  garde 
contre  l'effet  des  impressions  que  font  ressentir 
les  conséquences  morales  de  leurs  systèmes. 

Hobbes  avait  été  admis  à  l'intimité  de  Bacon; 
il  avait  vu  Galilée;  il  s'était  lié  avec  Gassendi, 
avec  le  P.  Mersenne,  et  avait  été  témoin  de  la  res- 
tauration que  les  méthodes  expérimentales  com- 
mençaient à  opérer  dans  l'étude  des  phénomènes 
de  l'univers.  Lui-même  avait  placé  dans  les  sens 
l'origine  des  connaissances  humaines  (1);  non- 
seulement  il  avait  reconnu  dans  l'expérience  l'un 
des  fondements  de  la  science,  mais  il  avait  été  jus- 
qu'à affirmer  que  l'expérience  est  la  base  de  toute 
connaissance  (2).  Il  avait  protesté  contre  la  té- 
mérité des  dogmatiques  avec  l'énergie  la  plus  pro- 
noncée (3).  On  semblait  donc  fondé  à  attendre  de 
lui  une  doctrine  guidée  par  l'esprit  d'observation, 
à  espérer  qu'il  aurait  introduit  dans  la  philoso- 
phie les  méthodes  expérimentales.  Il  n'en  est  rien. 
Peu  d'hommes,  même  dans  la  description  des  faits, 
se  sont  montrés  observateurs  plus  inexacts.  Hobbes 
est  prodigue  de  mépris  pour  ce  qu'il  appelle  les 
philosophes  expérimentaires.  La  Société  royale  de 


(1)  De  (homme,  c.  I. — De  la  nature  humaine,  c.  I,  §  7;  c.  \'I,  §  4. 

(2)  De  la  nature  humaine,  c.  111,  §  S,  8,  9;  c.  IX,  §  18, 

(3)  Ibid.,  c.  XIII,  §  4. 


36(3  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

Londres  est  l'objet  de  sa  dérision  (A).  Dogmati- 
que lui-même  à  son  tour ,  il  se  passionne  pour 
les  affirmations  absolues;  il  procède  synihéti- 
quement  ;  il  construit  ses  systèmes  sur  des 
hypothèses  jelées  au  hasard  ,  et  sa  manière 
d'agir  est  en  tout  contraire  à  ses  maximes.  Du 
reste,  ses  maximes  elles-mêmes  sont  loin  d'être 
en  accord  sur  ces  points  fondamentaux.  C'est 
ainsi,  par  exemple  ,  que  nous  voyons  Hobbes 
partager  tous  les  savants  en  deux  seules  espèces, 
les  mathématiciens  elles  dogmatiques;  réserver 
aux  premiers  le  privilège  de  la  certitude,  et  ran- 
ger les  autres  parmi  les  esclaves  des  préjugés. 
La  philosophie  morale,  vers  laquelle  cependant 
il  a  dirigé  tous  ses  travaux,  et  dans  laquelle  il 
a  porté  des  opinions  si  décidées ,  ne  lui  paraît 
qu'un  sujet  de  difficultés  et  de  doutes  (1).  Ce 
prétendu  disciple  de  l'expérience  ne  reconnaît 
précisément  que  les  sciences  abstraites;  aussi,  la 
seule  méthode  qu'il  indique  et  recommande,  pour 
l'investigation  de  la  science,  consiste-t-elle  à  bien 
concevoir  le  sens  des  mots  en  formant  les  propo- 
sitions et  les  raisonnements  (2),  si,  du  moins,  on 
peut,  comme  lui,  donner  le  titre  de  méthode  à  ce 
précepte  si  banal  et  si  simple. 

Ce  n'est  point  d'après  quelques  maximes  se- 


(1)  De  la  nature  humaine  ,  c.  XUl  ,  §  3  et  4. 

(£)  Uni.,  c.  VI,  §4. 


PillLOSOPIIIE    MODERNE.    CHAP.    XV.  3G7 

mées  çà  et  là,  comme  à  l'aventure,  qu'on  peut 
caractériser  la  philosophie  de  Hobbes.  Il  en  faut 
pénétrer  l'esprit  ;  il  en  faut  découvrir  le  but  con- 
stant, si,  toutefois,  elle  en  a  eu  un. 

Témoin  des  tentatives  par  lesquelles  la  raison 
humaine  essayait  d'obtenir  son  affranchissement, 
Hobbes  s'associa  avec  ardeur  aux  dispositions 
qui  animaient  les  esprits  distingués  de  son  siècle. 
Lui,  aussi,  voulut  briser  les  chaînes  de  l'école, 
renverser  l'empire  du  pédantisme ,  ouvrir  des 
voies  nouvelles.  Mais  il  porta  dans  cette  entre- 
prise l'exagération  et  l'orgueil  qui  étaient  pro- 
pres à  son  caractère.  Son  esprit  pénétrant ,  mais 
incomplet,  hardi,  impérieux,  traversa  la  vérité,  se 
complut  dans  le  paradoxe.  Il  professa  un  dédain 
sans  bornes  pour  tous  les  penseurs  des  âges  divers; 
il  n'y  avait,  à  ses  yeux,  rien  d'utile  à  puiser  dans  les 
écrivains  anciens  et  modernes;  la  lecture  de  leurs 
ouvrages,  à  l'entendre,  eût  été  moins  une  source 
d'instruction  qu'une  cause  d'ignorance  (1);  lui- 
même  avait  mal  lu.  Il  éleva  la  prétention  d'avoir 
été  le  créateur  de  la  philosophie  civile  (2).  Inca- 
pable de  s'éclairer  parla  discussion,  il  ne  pouvait 
supporter  la  moindre  objection  (3j.  Son  humeur 
chagrine  et  sombre  le  portait  à  voir  les  choses  en 


(1)  V.  la  vie  de  Hobbes  écrite  en  latin  par  Albhic  Aubry ,  son 
ami ,  p.  85,  86. 

(2)  Hobbes,  De  corpore ,  épilre  (lédic;iloire. 
[';\    (".haiilcpi»'' ,  art.  FIobbks  ,  p.  Ii7. 


308  liisT.  coMP,  bts  sïsr.  ije  phil. 

général  sous  un  aspect  défavorable.  Témoin  des 
discordes  qui  agitaient  sa  patrie,  soname  ne  s'ou- 
vrit point  aux  sentiments  du  patriotisme  ;  il  ne 
connut  que  le  mécontentement  de  voir  son  repos 
troublé.  Loin  de  sonder  les  véritables  causes  des 
agitations  de  l'Angleterre,  il  ne  sut  y  voir  que  les 
inconvénients  des  soulèvements  populaires,  il  ne 
sut  y  concevoir  de  remède  que  dans  le  pouvoir 
absolu.  Il  s'attacha  à  la  fortune  du  prétendant , 
du  moins  jusqu'à  ce  qu'il  crut  pouvoir  respirer 
en  sûreté  sous  la  protection  de  Cromwell  ;  il  versa 
le  sarcasme  sur  toutes  les  institutions  comme  sur 
toutes  les  traditions ,  ne  considéra  qu'avec  un 
œil  prévenu  la  société  elle-même,  repoussa  tout 
ce  qui  tend  à  relever  la  dignité  de  l'homme;  il 
sembla  ambitionner  de  devenir,  comme  il  l'a  été 
en  elFet,  le  chef  des  contempteurs  systématiques 
de  notre  nature. 

La  philosophie  morale  de  Hobbes  est  tout  em- 
preinte de  la  servilité  politique  dans  laquelle  il 
s'était  si  malheureusement  plongé;  elle  a  l'air  de 
n'avoir  été  conçue  que  pour  justifier  cette  déplo- 
rable cause.  Si  d'illustres  exemples  ont  montré 
combien  les  sentiments  généreux  peuvent  inspi- 
rer le  génie  dans  la  découverte  de  la  vérité,  Hob- 
bes, par  un  exemple  contraire,  a  montré  com- 
bien l'absence  des  sentiments  généreux  peut  fa- 
voriser l'erreur. 

Une  circonstance  sufTirait  pour  faire  reconnaî- 
tre combien  l'esprit  de  Hobbes  manquait  de  jus- 


PHILOSOPHIE   MODEREE.    CHAP.    XV.  r»69 

tesse  :  il  voulut  introduire  aussi  une  réforme 
dans  les  sciences  mathématiques,  et ,  dans  ces 
sciences  mêmes  où  la  raison  semble  ne  pouvoir 
s'égarer,  ses  vues  furent  unanimement  rejetées. 
Hobbes  nous  rend  compte  lui-même  de  la  mar- 
che que  suivit  sa  pensée.  En  méditant  avec  per- 
sévérance sur  la  nature  des  choses,  il  crut  voir 
que,  dans  le  système  entier  de  l'univers,  il  n'existe 
de  réel  et  de  vrai  que  le  mouvement  ;  c'est  dans 
cette  vue  qu'il  étudia  la  physique  et  interrogea 
les  secrets  de  la  nature.  Il  communiqua,  dit  il,  ses 
premiers  essais  au  P.  Mersenne,  obtint  son  ap- 
probation, et  fut  compté  au  rang  des  philosophes. 
11  s'attacha  dès  lors  à  mettre  en  ordre ,  à  déve- 
lopper et  à  appliquer  ces  idées  ;  il  crut  pouvoir 
les  transporter  encore  dans  l'étude  de  l'homme, 
de  ses  passions,  de  la  morale,  des  institutions  po- 
litiques. La  philosophie  entière  se  réduisit  pour 
lui  à  une  sorte  de  mécanique. 

Ayant  lu  avec  un  extrême  intérêt  les  Élé- 
ments d'Euclide,  et  admiré  l'étroit  enchaînement 
des  propositions  qui  en  forment  le  tissu ,  il  se 
persuada,  comme  Descartes,  que  les  méthodes 
mathématiques  peuvent  être  transportées  en  phi- 
losophie, et  il  s'essaya,  en  effet,  à  les  imiter  dans 
ses  ouvrages. 

Tout  concourut  ainsi  à  faire  considérer  par 
Hobbes,  sous  un  faux  point  de  vue,  et  la  consti- 
tution de  l'homme  et  les  institutions  humaines, 
'  à  lui  faire  transporter  dans  le  domaine  de  l'intelli- 

II.  '24 


â70        HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

gence  les  lois  de  la  matière.  Aussi,  ne  voit-il  par- 
tout qu'effort,  choc  ou  équilibre;  aussi,  toute  au- 
torité ,  toute  puissance  se  résout-elle ,  pour  lui , 
en  force  ;  partout  il  cherche  des  conditions  uni- 
formes; partout  il  introduit  des  principes  ab- 
solus et  des  conséquences  inflexibles. 

On  dirait  que  la  psychologie  de  Hobbes  n'a  été 
conçue  que  pour  le  besoin  de  sa  philosophie 
civile,  tellement,  dans  la  première^  il  a  fait  vio- 
lence à  l'évidence  des  faits,  afin  de  trouver  dans 
l'homme  l'élément  convenable  pour  les  combi- 
naisons sur  lesquelles  il  voulait  fonder  la  société. 
Nul  philosophe  encore  n'avait  autant  mutilé,  en 
voulant  les  simplifier,  les  phénomènes  intellec- 
tuels et  moraux.  11  réduit  toutes  les  facultés  de 
l'esprit  à  deux  espèces  :  connaître  et  imaginer.  La 
présence,  dans  l'esprit,  des  images  ou  concepts 
des  choses  extérieures ,  et  qui  en  sont  la  repré- 
sentation, constitue  à  ses  yeux  la  connaissance  (1). 
Dès  le  début  donc,  il  exclut  du  domaine  de  la 
connaissance  tous  les  phénomènes  que  révèle  la 
conscience  et  qui  sont  intimes  à  nous-mêmes. 
Cependant ,  entraîné  immédiatement  après  par 
une  préoccupation  également  absolue ,  mais  en 
sens  contraire ,  il  se  hâte  de  déclarer  que  «  le 
«sujet  auquel  nos  conceptions  sont  inhérentes 
»  n'est  point  l'objet  ou  la  chose  que  nous  croyons 


(1)  Dr  1(1  nnlurc  humaine,  c,  I. 


PHILOSOPHIE  MODERMi.    CHAP.    XV.  371 

»  apercevoir  ;  que  ce  sujet  n'est  point  l'objet,  mais 
»  l'être  qui  sent  ;  que  tous  les  accidents ,  toutes  les 
»  qualités  que  nos  sens  nous  montrent  comme 
«existant  dans  le  monde,  n'y  sont  point  réelle- 
»  ment,  ne  doivent  être  regardés  que  comme  des 
»  apparences,  et  qu'il  n'y  a  réellement  hors  de 
»  nous,  dans  le  monde,  que  les  mouvements  par  les- 
»  quels  ces  apparences  sont  produites  (l).  »  Ainsi, 
la  conception,  qui  était,  suivant  lui,  l'image,  la 
représentation  même  de  la  chose ,  n'a  plus  rien 
de  commun  avec  elle.  Comment  donc  la  première 
nous  fait-elle  connaître  la  seconde?  Comment, 
du  moins,  découvrons-nous  la  réalité  de  ces  mou- 
vements qui  seuls  existent  hors  de  nous?  Com- 
ment peut-il  y  avoir  des  mouvements  réels,  s'il 
n'y  a  une  matière  réelle  elle-même  qui  soit  mue? 
C'est  là  ce  que  Hobbes  ne  se  demande  même  pas. 
11  ne  voit  dans  la  sensation  que  l'opération,  l'ac- 
tion de  l'objet  extérieur  sur  nos  organes;  il  va 
même  jusqu'à  considérer  cet  objet  comme  la 
cause  de  la  sensation,  et  cet  objet  lui-même,  il 
ne  nous  laisse  point  supposer  comment  nous 
avons  pu  le  connaître.  Après  avoir  distingué  la 
faculté  de  connaître  et  celle  d'imaginer,  il  ne 
tarde  pas  à  les  confondre.  Le  concept,  l'imagi- 
nation, l'idée,  la  notion,  la  connaissance,  devien- 
nent pour  lui  des  termes  synonymes  (-2).  L'ima- 


(1)  De  la  naltire  humaine ,  c.  il,  §  -4  à  10. 


372  IITST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PIIIE. 

gination  qui  s'exerce  à  l'égard  des  objets  absents  ne 
diffère  du  sentiment  que  par  un  moindre  degré 
d'intensité;  d'où  il  résulterait  qu'il  n'y  a  entre 
limage  et  la  sensation  aucune  différence  caracté- 
ristique qui  nous  autorise  à  supposer  les  objets 
présents  dans  le  second  phénomène  et  absents 
dans  le  premier,  mais  que  nous  avons  seulement 
le  droit  de  supposer  une  action  moins  vive  dans 
le  second  que  dans  le  premier,  ce  qui  n'empêche 
pas  Hobbes  d'affirmer  que  nous  sommes  avertis 
par  nos  sens  des  objets  hors  de  nous  (1).  Le  sou- 
venir lui-même  n'est  pour  Hobbes  qu'une  sensa- 
tion déchue,  obscure  et  confuse.  A  cette  fausse 
supposition  il  en  joint  une  non  moins  destituée 
de  fondement  :  c'est  qu'il  nous  suffit  de  com- 
])arer  cette  sensation  déchue  à  la  clarté  de  la 
sensation  présente,  pour  en  conclure  que  l'objet 
de  celle-là  appartient  au  passé.  Ainsi,  quoiqu'il 
fasse  du  souvenir  un  sens,  le  souvenir,  tel 
qu'il  le  décrit,  ne  diffère  point  effectivement  de 
l'imagination,  et,  comme  celle-ci,  se  confond 
avec  la  sensation  même  (2).  Nulle  part  la  con- 
science du  moi^  de  son  identité,  de  sa  perma- 
nence ,  n'est  même  aperçue  par  le  philoso- 
phe de  Malmesbury;  nulle  part  il  n'accorde  à 
l'intelligence    un   foyer   propre  d'activité,  une 


(i)   l)i'  lit  naliirr  humahie  .  o.  Ili,  §  1  [\  G. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XV.  373 

coopération  quelconque  dans  les  phénomènes 
dont  elle  est  le  théâtre.  L'imagination  elle- 
même  ,  ainsi  que  le  souvenir,  ne  sont  conçus 
par  Hobbes  que  comme  des  états  purement  pas- 
sifs. «L'avenir,  dit-il,  n'est  que  le  reflet  du 
passé  (1).»  Mais  que  peut  être  le  reflet,  si  le 
passé  ne  peut  se  faire  reconnaître  pour  tel,  si 
comme  nous  venons  de  le  voir,  il  n'y  a  pas  même 
de  présent,  de  vrai  présent  d'aucune  sorte?  C'est 
cependant  encore  avec  ce  prétendu  passé  que 
Hobbes  va  fonder  l'expérience  (2).  Il  a  aperçu  le 
phénomène  de  l'association  des  idées;  mais  il 
n'en  a  entrevu  qu'une  seule  loi,  celle  qui  se 
rapporte  à  la  succession  (3).  Comment  donc  ad- 
met-il l'existence  de  causes  (4)  ?  Quelle  peut  être 
pour  lui  la  notion  de  la  cause?  Quel  droit  a 
l'avenir  d'invoquer  le  passé?  Hobbes  se  borne  à 
nous  raconter  que  les  hommes  s'attendent  à  voir 
se  reproduire  avec  fidélité  les  mêmes  séries  de 
faits;  qu'ils  donnent  le  nom  de  sig)ies  aux  faits 
antécédents.  Cependant  ces  signes,  ajoute  le  phi- 
losophe de  Malmesbury,  ne  nous  donnent  aucune 
sécurité  légitime;  ils  sont  incertains  ;  ce  ne  sont 
que  de  simples  conjectures  ;  ils  deviennent  seule- 
ment d'autant  plus  probables,  qu'ils  se  sont  plus 


(1)  De  la  nature  humaine  ,  c.  IV  ,  !;  (». 

(2)  Ibid. ,  ibid. ,  §  3. 

(3)  ma.,  ibid.,  §  2. 
(i)  Ibid.,  ibid.,  §5,  8. 


37Zl  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

souvent  répétés,  accompagnés  des  mêmes  événe- 
ments subséquents  (1).  Pourquoi  la  probabilité 
croît-elle  alors  ?  Hobbes  garde  encore  le  silence. 
Ainsi ,  la  grande  loi  de  la  causalité  lui  échappe  ; 
ainsi,  ce  prétendu  disciple  de  l'expérience  ne  peut 
même  légitimer  l'enchaînement  que  la  raison 
établit  entre  les  faits. 

Chose  étonnante,  et  qui  peut-être  cependant 
n'avait  point  été  remarquée,  cet  homme,  qui  a 
tout  réduit  à  la  matière ,  a  cependant  fait  dispa- 
raître l'existence  de  toute  matière  ;  cet  homme, 
qui  ne  nous  permet  de  connaître  que  les  choses 
extérieures,  établit  en  même  temps  l'idéalisme 
le  plus  absolu  ,  et,  rejetant  ensuite  tous  les  phé- 
nomènes de  la  conscience  ,  fait  ainsi  évanouir 
toute  connaissance  humaine  ,  et  ne  nous  laisse  , 
avec  tant  d'affirmations ,  qu'un  nihilisme  complet , 
si  l'on  nous  permet  ce  langage. 

Reste  le  domaine  des  sciences  abstraites ,  à  la 
tête  desquelles  siègent  les  mathématiques,  ob- 
jet de  la  prédilection  de  Hobbes.  De  la  célèbre 
maxime  tant  répétée  par  les  nominaux ,  et  dont 
noire  philosophe  paraît  s'être  cru  l'auteur:  «  Il 
»  n'y  a  point  d'universaux  réels  dans  la  nature  des 
«choses,  »  Hobbes  se  croit  autorisé  à  conclure, 
Scuis  hésiter,  qu'il  n'y  a  rien  d'universel  que  les 


(I)  De  In.uftlurc  hnmaine ,  c.  IV,  §  8  et  9.  — De  l'homme ,  c.  V, 
Ji  1m  fin. 


PHILOSOPHIE  MODER^E.    CHAI».    XV.  375 

noms  (1) ,  et  qu'ainsi  il  n'y  a  que  des  conceptions 
individuelles.  La  définition  qu'il  donne  du  vrai  et 
du  faux  ,  exclusivement  relative  à  la  valeur  des 
termes ,  semble  empruntée  à  l'école  :  «  La  vérité 
»  a  lieu  lorsque  dans  une  proposition  la  dernière 
«appellation  comprend  la  première  ;  la  fausseté, 
«lorsque  celle-là  ne  comprend  pas  celle-ci  (2).  » 
11  voit  dans  les  mots  la  cause  de  la  science,  comme 
celle  de  l'erreur.  «  L'entendement,  suivant  lui, 
«consiste  dans  la  compréhension  du  discours;  la 
»  raison  n'est  que  l'addition  ou  la  soustraction  des 
«termes  généraux  qui  expriment  nos  pensées. 
»Gar,  dit-il,  les  logiciens,  dans  leurs  raison- 
»  nements ,  ne  font  qu'imiter  les  opérations  de 
j  l'arithmétique  ;  ceux  -  là  mêmes  qui  traitent 
»  des  sciences  politiques  ne  font  que  joindre  des 
»  pactes  pour  établir  les  devoirs,  ou  combiner  des 
«lois  et  des  faits  pour  déterminer  le  juste  etl'in- 
«  juste  (3).  »  Du  moins  Hobbes  a-t-il  eu  ici  l'occasion 
de  rappeler  avec  justesse  l'abus  des  métaphores, 
l'eiTet  des  équivoques ,  de  signaler  d'une  manière 
fort  ingénieuse  ce  qu'il  appelle  «  la  translation  du 
»  discours  de  l'esprit  dans  le  discours  de  la  langue, 
«et  l'erreur  qui  en  résulte  ('j) ,  »  quoique  ,  à  le 
bien  prendre,  dans  le  système  du  nominalisme 


(1)  Delà  nature  humaine,  c.  V,  §  S  et  6. 

(2)  Ibid.,  ibid.,  §  10. 

(3)  De  f homme,  c.  V. 

(i)  De  lu  uuiure  huniulne  ,  c.  V,  .'^i  7,  S,  14. 


376  ITIST.    COMP,    DES   SYST.    DE   PHIL. 

absolu,  ces  deux  discours  ne  diffèrent  guère  l'un 
de  l'autre. 

Il  y  a  donc  deux  sortes  de  sciences ,  aux  yeux 
de  Hobbes  :  «  L'une  n'est  que  l'effet  du  sens  ou  du 
»  souvenir  ;  l'autre  est  la  connaissance  de  la  vérité 
»  des  propositions  et  des  noms  que  l'on  donne  aux 
»  choses ,  et  celle-ci ,  dit-il ,  vient  de  l'esprit  (1  ).  » 
Ailleurs  il  dit  :  «  Le  sens  et  la  mémoire  ne  sont 
»  que  la  connaissance  du  fait  ;  la  science  est  la 
»  connaissance  de  la  connexion  qui  unit  un  fait  à 
»  l'autre  :  »  connexion  qu'il  suppose  sans  la  légi- 
timer, sans  en  examiner  la  nature  (2).  Il  exige 
pour  la  science  non-seulement  la  vérité ,  mais 
encore  l'évidence,  qu'il  fait  consister  à  concevoir 
le  sens  des  termes  :  «  Le  premier  principe  de 
«connaissance  est  donc  d'avoir  telles  et  telles 
»  conceptions  ;  le  second  ,  d'avoir  nommé  de  telle 
»  ou  telle  manière  les  choses  dont  elles  sont  les 
»  conceptions  ;  le  troisième ,  de  joindre  ces  noms 
»de  manière  à  former  des  propositions  vraies; 
»  le  quatrième  et  dernier ,  d'avoir  rassemblé  ces 
»  propositions  de  manière  à  être  concluantes  (3).  » 
Ici ,  de  nouveau ,  il  n'admet  qu'une  science  pu- 
rement subjective  et  logique  ,  et  cependant  il 
ajoute  :  «  La  première  de  ces  deux  sortes  de  con- 
»  naissances,  qui  est  fondée  sur  l'expérience  des 


(1)  De  la  nature  humaine  ,  c.  VI. 

(2)  De  l'homme,  c.  V. 

(3)  De  la  nature  hinuainc  ,  c.  VI,  g 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XV.  377 

»  faits,  s'appelle  prudence;  la  seconde,  fondée  sur 
»  l'évidence  de  la  vérité ,  est  appelée  sagesse  (1).  » 
Il  est  vrai  qu'il  n'investit  pas  la  première  d'une 
grande  dignité,  car  il  l'accorde  aux  bêtes,  et  la 
seconde  seule  lui  paraît  constituer  la  prérogative 
de  i'homme.  D'ailleurs ,  comme  Hobbes  l'a  dit  : 
tous  les  signes  de  la  science  sont  incertains;  car  per- 
sonne ne  peut  avoir  vu  ou  ne  peut  se  rappeler  les 
circonstances  essentielles  des  choses  (2). 

11  appelle  probable  la  proposition  dont  la  vérité 
n'est  pas  connue  par  elle-même,  mais  dont  les 
conclusions,  en  les  essayant,  ne  se  montrent  pas 
absurdes  ;  il  appelle  opinion  l'admission  des  pro- 
positions de  ce  genre,  rroijance  ou  foi  l'opinion 
admise  par  confiance  en  d'autres  hommes ,  et 
conscience  la  science  ou  l'opinion  (3).  Les  motifs 
sur  lesquels  il  s'appuie  pour  montrer  que  la 
croyance  est,  en  plusieurs  cas,  aussi  exempte  de 
doutes  que  la  connaissance  parfaite  et  claire  (/|), 
sont  presque  aussi  vagues  que  ces  imparfaites  dé- 
finitions. 

En  partant  de  ces  principes ,  Hobbes ,  suivant 
les  traces  de  Bacon ,  partage  le  système  des  con- 
naissances humaines  en  deux  grandes  branches  : 
la  première  comprend  Vliistoire  ou  le  tableau  des 


(1)  De  la  ualtire  humaine ,  c.  VI ,  §  4. 

(2)  Ibld.,  ihld.  —  De  Vlumme ,  c.  V. 

(o)  De  la  nuliire  humaine ,  c.  VI,  §  5,  6,  7  et  8. 
(r.  Ibid.,  iOid.,  5i  !J. 


378  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL, 

faits  ;  la  seconde,  la  philosophie  ou  la  suite  des  con- 
séquences tirées  de  ces  faits.  «  La  science  des 
»  universaux  peut  seule  éclairer  celle  des  espèces, 
«et  doit,  par  conséquent,  précéder  celle-ci.  Les 
»  corps  sont  le  sujet  le  plus  général  de  la  science  , 
»  et  leurs  deux  accidents  sont  la  grandeur  et  le  mou- 
»  vcment;  de  ces  deux  seuls  accidents  se  déduisent 
»  toutes  les  propriétés  des  corps  (1).  »  Hobbes 
n'hésite  point  à  considérer  l'esprit  comme  un 
corps  naturel  d'une  telle  subtilité  qu'il  n'agit 
point  sur  les  sens  ,  mais  qui  remplit  une  place  : 
c'est  une  figure  sans  couleur.  Il  ne  lui  paraît  pas 
possible  de  connaître  l'existence  des  esprits  incor- 
porels; il  croit  même  cette  opinion  en  accord 
avec  l'Écriture  sainte  (2)  :  aussi,  l'a-t-il  soutenue 
contre  Descartes. 

"  Le  propre  de  la  nature  de  l'homme  est  de 
«tenter  l'investigation  des  causes,  de  supposer 
«des  causes,  là  même  où  il  les  ignore.  De  ce 
«penchant,  joint  à  son  ignorance  de  l'avenir, 
»  naissent  l'anxiété ,  la  crainte.  Il  accuse  de  sa 
«  destinée  une  puissance  invisible.  De  là,  chez  les 
«païens  ,  la  croyance  des  dieux.  Celle  d'un  Dieu 
«unique,  éternel,  infini,  tout-puissant,  est  le 
«résultat  de  l'investigation  des  causes  qui,  chez 


(1)  De  lliomme  ,  c.  IX. 

(2)  De  la  natxire  humaine  ,  c.  XI, [§  -i,  5,  6. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CUAP,    W.  379 

»  les  philosophes ,  conduit  à  la  nécessité  de  recon- 
»  naître  un  premier  moteur  (l).  » 

Hobbes  a  mieux  étudié  les  passions  humaines 
que  les  opérations  de  l'esprit.  Toutefois,  ici  en- 
core, les  yeux  de  Hobbes  sont  couverts  d'un  ban- 
deau qui  ne  lui  permet  pas  de  contempler  les 
phénomènes  de  la  conscience  intime ,  et  par-là 
il  se  trouve  impuissant  à  apprécier  le  principe 
moral  de  nos  affections.  De  m.ême  que  «  les  con- 
»  ceplionsde  l'esprit  ne  sont  réellement  rien,  sui- 
»  vaut  lui,  quedu  mouvement  excité  dans  la  tête, 
))de  même  encore,  le  plaisir  n'est  qu'un  mouve- 
B  ment  dans  le  cœur.  La  douleur  a  lieu  lorsque  ce 
»  mouvement  vital  est  affaibli  ou  arrêté.  L'amour 
»  et  la  haine  ne  sont,  à  leur  tour,  que  le  plaisir  et  la 
»  douleur,  recevant  un  nouveau  nom,  relative- 
»  ment  à  l'objet  qui  les  produit.  Le  bien  et  le 
»  mal  sont,  pour  chacun,  ce  qui  lui  est  agréable  ou 
»  désagréable  ;  la  bonté  et  la  méchanceté  sont  les 
«facultés  qui  produisent  ces  deux  effets;  le  beau 
»  et  le  honteux  sont  les  signes  de  ces  facul- 
))tés(2).  L'honneur  est  l'aveu  du  pouvoir,  et  les 
«signes  de  l'honneur  déterminent  le  mérite  (3).» 
La  différence  des  esprits  n'est  d'ailleurs,  suivant 
Hobbes,  que  la  différence  des  passions  (4) ,  comme 


("1)  De  Thomme  ,  c.  XII. 

(2)  De  la  nature  humaine  ,  c.  VII ,  §  1,  2,  3. 

(3    Ibid.,c.  VIII,  §  o. 

(i>  Ibid.,  tX,  §  2. 


380  HJST.    COMP.    ms  SVST.    DE   PIIIL. 

celle-ci  ne  peut  naître  que  de  la  diversité  des 
tempéraments  (1). 

La  cité  politique  n'étant  qu'une  association 
d'individus  humains,  considérés  dans  les  rapports 
qui  les  unissent,  quelles  théories  politiques  pou- 
vait-on attendre  de  celui  qui  avait  porté  de  sem- 
blables jugements  sur  la  nature  humaine?  Tou- 
tefois ,  lorsqu'il  entre  dans  le  domaine  de  la 
philosopîiie  civile,  Ilobbes  prend  un  autre  es- 
sor. S'il  continue,  ici  encore,  à  être  dominé 
par  le  penchant  aux  principes  absolus,  et  à  dé- 
daigner les  faits,  s'il  hasarde  gratuitement  des 
hypothèses,  du  moins  on  aperçoit  dans  ses  écrits 
la  trace  de  méditations  profondes ,  du  moins  ses 
idées  sont  enchaînées  avec  force.  S'il  opère  sur 
des  éléments  inexacts,  incomplets,  du  moins  il 
déploie  dans  un  haut  degré  l'art  des  combinai- 
sons. 

11  n'est,  certes,  pas  une  hypothèse  plus  gratuite 
que  ce  jnétendu  état  de  nature ,  démenti  par  la 
nature  elle-même  ,  antérieur  à  toute  société, 
dans  laquelle  Hobbes  et  ses  successeurs  ont  puisé 
à  leur  gré  toutes  les  conditions  qui  leur  agréaient. 
Pour  pouvoir  librement  s'en  emparer,  Hobbes 
commence  par  se  soustraire  à  l'évidence  des  faits, 
en  se  refusant  à  considérer  la  vie  sociale  comme 
la  destination  naturelle  de  l'homme,  et  rejetant 


(1)  De  la  nature  humaine,  c.  Vil,  §  3. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CM  \P.    XV.  381 

de  sa  propre  autorité  rassentiment  unanime  des 
philosoplies  sur  ce  caractère  essentiel  de  l'Iiuma- 
nité  (1).  Il  suppose  ensuite  tous  les  hommes 
égaux  en  puissance ,  en  facultés  (^2) ,  également 
enclins  à  se  nuire  (3),  placés  dans  un  état  de 
guerre  réciproque;  pour  faire  naître  la  société  du 
besoin  d'établir  la  paix,  en  comprimant  par  la 
force  les  luttes  primitives  (4).  Cette  paix  s'éta- 
blit ou  par  le  droit  du  plus  fort,  droit  prétendu 
que  Hobbes  proclame  sans  réserve  et  dans  toute 
sa  dureté  (5),  ou  par  des  pactes  réciproques,  pac- 
tes qui  seuls,  aux  yeux  de  Hobbes,  lient  les  hom- 
mes les  uns  envers  les  autres ,  tellement  qu'a- 
vant ces  contrats  on  peut  bien  faire  éprouver  un 
dommage  à  autrui,  mais  non  manquer  à  ce  qu'on 
lui  doit  (6).  Ces  pactes,  que  Hobbes  n'a  trouvés 
écrits  nulle  part,  il  les  définit  suivant  son  bon  plai- 
sir. H  impose  à  chaque  citoyen  un  abandon  si  ab- 
solu de  ses  droits  privés,  comme  conséquence  de 
l'abandon  fait  au  souverain  par  l'institution  de 
la  société  (7),  que  le  premier  se  dépouille  et  de 


(1)  Du  fitoi/i'ii,  trad.  de  Sorbière,  sect.  1,  c.  J,  §  2. 

(2)  Ibid.,  ilnd.,  §  3.  Levialhan ,  c.  XIII.  Du  corps  politique ,  c.  [, 
§2. 

(3)  Du  cilotjen  ,  c.  I,  §  2,  etc.,  etc. 

(4)  Ibid.,  ibid.,  §  IG,  etc.,  etc. 

(y)  Ibid. ,  c.  U ,  §  15;  c.  VIII ,  §  7 ,  9.  i)M  corps  politique,  c.  1  , 
§13,  etc. 

(C)  Levialhan,  c.  XV.  Du  cilmjen ,  c.  III,  §  7  ,  etc.,  etc. 
(7)  Du  citoyen,  sect.  2,  c.  V,  §  7,  8,  41,  etc. 


382  lUST.    COiVlP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

ses  opinions  et  de  sa  conscience ,  qu'il  n'a  plus 
même  le  droit  de  juger  de  ce  qui  est  bien  ou 
mal  (l);  que  le  second  est  le  législateur  du  cul- 
te (2),  le  juge  de  toutes  les  doctrines;  qu'il  lui  ap- 
partient exclusivement  de  fixer  ce  qui  est  bien  ou 
mal,  licite  ou  illicite  (3);  qu'il  ne  peut  lui-même 
être  injuste  envers  qui  que  ce  soit  (/]).  En  sorte 
que  c'est  de  la  souveraineté  populaire,  admise  en 
principe,  que  Hobbes  réussit  à  faire  sortir,  comme 
conséquence,  la  légitimité  du  pouvoir  absolu  (5). 
Quoique,  dans  le  système  de  Hobbes,  toutes 
les  notions  du  juste  et  de  l'injuste  naissent  des 
lois  positives,  des  institutions  civiles,  leur  soient 
subordonnées,  quoique,  suivant  lui,  on  ne  pèche 
qu'en  violant  les  lois  de  l'État  i6),  il  admet  ce- 
pendant un  droit  de  nature,  qu'il  amis  un  grand 
soin  à  développer  dans  ses  applications,  qu'il  a 
tenté,  mais  avec  bien  peu  de  succès,  de  définir  et  de 
caraclériser  dans  son  principe.  Ce  droit  de  na- 
ture a  une  prodigieuse  étendue,  car  il  va  jusqu'à 
consacrer  l'esclavage  (7)^  jusqu'à  fonder  le  droit 

{\)  Du  ciloyeu ,  c.    Xll ,  §  1.   Du  corps  politique,  c.  VI ,  §  3  ; 
c.  Vin,  §5,  etc. 

(:2)  Du  citoyen,  c.  XV ,  §  17,  etc.,  etc. 

(3)  Leviathan,  c.  XVIII,  etc. 

(4)  Dm  citoyen,  c.  VI ,  §  IG. 

(5)  i/;id.,c.  VI,  §13,   14,15;   c.  VII,  §  4,  11;   c.   X,  §  18, 
etc.,  etc. 

(6)  Ibid.,  préface,  p.  xxvi;  c.  II,  §  10;  c.  VI,  §1G;  c.  XIV, 
§  18 ,  etc. 

(7;  Und.,  c.  Vtll,  §  7,  9,  (Mc. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    GHAP.    XV.  08.'» 

d'aînesse  (1),  quoiqu'il  ne  puisse  cependant  légi- 
timer celui  de  la  propriété.  Ce  droit  de  nature 
est  immuable  ;  il  n'est  que  la  morale  elle-même. 
«  La  loi  naturelle  est  celle  que  Dieu  a  déclarée  à 
»  tous  les  hommes  par  sa  parole  éternelle,  créée 
»dans  eux-mêmes,  c'est-à-dire  par  leur  raison 
»  naturelle  {'2).  »  Hobbes  semblerait  ici  se  rappro- 
cherun  instant  du  langage  de  Bacon.  Mais  si  nous 
l'interrogeons  sur  l'origine  ,  sur  l'essence  de  ce 
droit,  toute  notion  véritable  de  droit  s'évanouit; 
nous  n'y  découvrons  plus  rien  qui  se  réfère  à  une 
obligation,  qui  soit  corrélatif  à  un  devoir;  par 
une  analyse  rigoureuse,  nous  n'y  découvrons 
plus  que  le  désir  individuel  qui  porte  chaque  in- 
dividu à  sa  propre  conservation.  En  vain  le  phi- 
losophe de  Malmesbury  fait-il  intervenir  ici  ce 
qu'il  appelle  la  droite  raison;  car  cette  droite  rai- 
son n'est  autre,  dans  sa  propre  doctrine,  que  la 
faculté  de  raisonner,  une  opération  de  l'intelli- 
gence qui  éclaire  chacun  de  nous  sur  les  moyens 
de  se  protéger  lui-même  ;;|,c'est  la  prudence  d'un 
égoïsme  dont  la  vie  animale  est  le  seul  but  (3). 
Témoin  des  troubles  de  son  pays,  Hobbes  conver- 
tit un  lait  en  principe,  un  accident  en  loi;  il  vou- 
lut faire  une  théorie  générale  de  ce  qui  n'était 
qu'un  besoin  des  circonstances,  ou  plutôt  que 


(1)  Du  citoyen,  c.  III,  §  18. 

(2)  Il)l(l.,  ibid.,  §  29,  31  ;  c.  XIV,  §  4,  ele. 

(3)  Hiid.,  e.  il,  §  1  ;  c/«  cûvps  poliiiqiie ,  c.  l,  §  (i. 


38/»  niST,    COMP.    DES   SYST.    DK    PIÎIL, 

l'intérêt  momentané  d'un  parti  mallieureuse- 
ment  trop  peu  favorable  à  ces  idées  généreuses 
qui,  dans  les  sciences  morales,  sont  toujours  le 
germe  des  vérités  grandes  et  fécondes.  Hobbes 
partit  de  la  conception  idéale  du  désordre,  comme 
Platon  du  modèle  imaginaire  de  l'harmonie  ;  il 
ne  vit  qu'un  remède  à  de  grands  maux,  dans  cet 
état  de  société  que  Platon  avait  regardé  comme 
le  moyen  d'une  perfection  sublime;  il  accusa 
l'homme  pour  justifier  les  lois;  il  voulut  fonder 
l'associtition  politique  sur  la  puissance,  qui  n'en 
doit  être  que  le  moyen.  Semblable  à  un  conqué- 
rant qui  ravage  pour  dominer,  il  supposa  la  con- 
fusion du  monde  moral,  pour  justifier  la  con- 
cession qu'il  fit  au  pouvoir  d'une  autorité  sans 
limites  (B).  De  tels  paradoxes,  aujourd'hui  à 
jamais  jugés  par  la  saine  philosophie ,  doivent 
être  signalés  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain, 
comme  d'utiles  et  mémorables  exemples  des 
écarts  dans  lesquels  la  philosophie  morale  peut 
être  entraînée  par  le  vice  des  méthodes,  par  l'a- 
bus des  principes  abstraits  et  des  hypothèses 
téméraires. 

Hobbes  avait,  comme  nous  l'avons  vu ,  opposé 
à  Descartes  des  objections  nombreuses,  quoi- 
que assez  faibles;  il  était  séparé  de  Descartes 
par  l'immense  distance  qui  existe  entre  le  ma- 
térialisme et  le  spiritualisme,  entre  l'hypothèse 
qui  réduit  toute  la  science  aux  sensations  et  aux 
mots,  et  celle  qui  admet  les  idées  innées.  Gepen- 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XV  385 

dant  Hobbes  se  rencontra  sur  plusioErs  points 
avec  Descartes,  notamment  sur  la  subj  ctivité  de 
toutes  les  perceptions.  Aussi  peu  prodigues  î'un 
que  l'autre  envers  la  nature  extérieure,  si  le  se- 
cond ne  lui  accorda  que  l'étendue,  le  premier  ne 
lui  concéda  que  le  mouvement.  Du  reste,  on  est 
frappé  de  l'extrême  analogie  qui  règne  dans  leurs 
manières  de  procéder,  quoique  parcourant  des 
sphères  assez  diverses,  soit  que  l'on  considère  le 
point  de  départ  qu'ils  ont  pris,  ou  les  méthodes 
qu'ils  ont  suivies.  C'est  là  ce  qui  nous  explique 
sans  doute  l'admiration  que  Descartes  professa 
pour  Hobbes,  malgré  les  contradictions  qu'il  avait 
éprouvées  de  sa  part.  Comment  Hobbes  obtint-il 
celle  de  Gassendi  (C),  celle  de  plusieurs  esprits 
distingués  parmi  ses  contemporains,  surtout  en 
France?  Quelques  circonstances  peuvent  nous  le 
faire  concevoir.  H  présentait  ses  idées  sous  une 
forme  neuve,  dogmatique,  concise,  hardie  ;  le  mé- 
rite littéraire  de  ses  écrits  faisait  illusion,  pour 
quelques  lecteurs,  sur  le  mérite  intrinsèque  de  ses 
vues.  H  flattait  les  intérêts  du  pouvoir  ;  quelques- 
unes  de  ses  hypothèses,  telles  que  celles  d'un  pacte 
social  primitif  et  d'une  délégation  populaire , 
étaient  déjà  accréditées  par  les  scolastiques  et  par 
des  écrivains  ecclésiastiques.  Les  deux  causes  prin- 
cipales de  ses  erreurs,  ce  qu'il  y  avait  de  trop  ab- 
solu dans  ses  maximes,  de  trop  arbitraire  dans 
ses  suppositions,  durent  même  exercer  quelque 
prestige  sur  les  esprits.  Enfin,  il  flatta  secrète- 

IL  2Ô 


380  HJST.    COMP.    DES    SVST,    DK    PHIL. 

ment  le  relâchement  moral  dans  l'âme  de  certains 
hommes;  il  prêta  un  appui  indirect  à  l'indif- 
férence et  au  scepticisme  sur  les  notions  sacrées 
du  devoir;  et,  d'après  le  témoignage  de  Burnet, 
ce  dernier  motif  suffît  pour  concilier  à  Hobbes  la 
faveur  d'un  grand  nombre  d'adhérents.  Mais,  s'il 
obtint  quelques  suffrages,  il  excita  aussi,  chez  un 
plus  grand  nombre  de  lecteurs,  une  indignation 
dont  la  source  ne  fut  pas  toujours  la  même.  Le 
clergé  s'alarma  sur  ses  prérogatives;  l'esprit  de 
parti  exagéra  les  torts  du  philosophe  de  Malmes- 
bury,  lui  en  prêta  d'imaginaires;  l'accusation  d'a- 
théisme, si  facilement  et  si  légèrement  prodi- 
guée contre  les  novateurs,  ne  fut  pas  épargnée  à 
Hobbes.  Des  juges  plus  impartiaux,  des  philoso- 
phes sincères,  des  amis  éclairés  de  la  vertu,  con- 
çurent une  généreuse  indignation  contre  des 
théories  qui  outrageaient  la  dignité  de  notre  na- 
ture et  compromettaient  les  notions  fondamenta- 
les de  la  moralité.  On  recueillit  du  moins  cet 
avantage  des  écrits  de  Hobbes,  qu'ils  provoquè- 
rent des  recherches  aussi  profondes  qu'impor- 
tantes, et  rendirent,  par  les  débats  mêmes  qu'ils 
excitèrent ,  une  vie  nouvelle  à  la  philosophie 
morale. 

Burnet  nous  apprend  que  Hobbes  obtint  plus 
de  partisans  à  la  cour  que  dans  les  écoles  ;  des 
élèves  furent  en  effet  bannis  des  universités  de 
l'Angleterre ,  pour  avoir  soutenu  les  maximes  du 
philosophe  de  Malmesbury.  Toutefois ,  ses  doctri- 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XT.  387 

nés  trouvèrent  des  apologistes  et  des  continuateurs. 
Son  opinion  sur  la  matérialité  du  principe  pen- 
sant et  des  opérations  de  l'esprit  fut  développée 
et  soutenue  par  un  médecin  de  Londres,  Guil- 
laume Coward(l).    Hocheisen  soutint  la  même 
opinion  en  Allemagne  (2).  Le  premier  fut  vive- 
ment combattu  par  Brougthon,  Asheton,  Lesley, 
Menard et  d'autres;  le  second  eut  pour  contradic- 
teur paisible  son  propre  ami  Bûcher.  Les  principes 
de  Hobbes  sur  le  droit  naturel  trouvèrent  dans 
Lambert  Velthuysen  un  défenseur  qui  ne  se  borna 
pas  à  en  essayer  lajustiiication,  mais  qui  fit  mieux, 
qui  entreprit  de  les  rectifier  et  qui  substitua  à 
l'hypothèse  fondamentale  de  la  méchanceté  na- 
turelle  de  l'homme    des   considérations   tirées 
de  sa  destination  et  de  la  sagesse  divine   (3). 
L'hypothèse  qui  constitue  l'état  de  nature  dans 
l'état  de  guerre  eut,  dit-on,  pour  approbateurs 
Becmann ,   Houtuyn,  Régis,   Homberg.  (lund- 
ling repoussa  les  nombreuses  et  injustes  accusa- 
tions qui  avaient  été  dirigées  contre  le  caractère 
de  Hobbes,  sans  dissimuler  cependant  une  partie 
de  ses  torts,  et  surtout  le  vice  de  ses  méthodes. 
Gundling ,   d'ailleurs ,    quoique    professant   i'é- 


(1)  Pensées  sur  fâme;  Londres,  1703. 

(2)  Correspondance  confidentïeUe  de  deux  amis  sur  l'essence  de 
Vâme  ,  en  aHeniand  ;  1713  ,  1721. 

(3)  Dissertatio  de  principiis  justi  et  decori,  continent  apoloijlam  pro 
tfactalu  rlurissimi  Ilobbesii  de  cive. 


388  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE    PFIIL, 

clectisme,  se  rapprocha,  en  plusieurs  points,  des 
théories  du  philosophe  de  Malniesbury,  spéciale- 
ment sur  la  psychologie  et  la  logique.  Sans  afTir- 
mer  que  le  principe  de  l'intelligence  soit  matériel, 
il  prétendit  que  la  question  de  la  matérialité  ou 
de  la  spiritualité  de  ce  principe  est  tout  à  fait 
problématique ,  et  que  la  nature  de  l'âme  nous 
est  entièrement  inconnue.  Il  parut,  comme  Hob- 
bes,  reconnaître  l'expérience  comme  l'unique 
fondement  de  nos  connaissances  ;  mais ,  comme 
Hobbes  aussi,  il  tomba,  peut-être  à  son  insu,  dans 
une  sorte  d'idéalisme,  n'estimant  pas  que  nous  sa- 
chions ce  que  sont  les  corps ,  ni  guère  mieux  ce 
que  sont  les  esprits.  Gomme  Hobbes  ,  il  porta  le 
nominalisme  à  l'extrême,  n'admit  que  des  faits 
particuliers,  sembla  exclure  les  vérités  générales, 
et  cependant  voulut  rappeler  à  l'unité  la  vérité 
première.  Comme  Hobbes,  il  ne  vit  dans  les  idées 
que  le  produit  des  sens  ou  du  langage.  Avec  Hob- 
bes encore ,  il  fit  reposer  le  droit  naturel  sur  le 
principe  qu'il  faut,  avant  tout,  chercher  la  paix, 
et,  si  elle  ne  peut  être  obtenue,  recourir  à  la 
guerre.  Du  reste,  il  ne  suivit  point  Hobbes,  à 
beaucoup  près,  dans  le  développement  des  consé- 
quences; il  adopta,  sur  la  philosophie  morale, 
plusii^urs  des  vues  de  Leibniz,  et  sut  s'en  créer 
aussi  qui  lui  furent  propres  à  lui-même  (!). 


(1'   Vil  ad  vetitutcm  lofiic/ini ,  ethlcnm  el  jur.s  naliirœ. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XV.  389 

Quoique  Hobbes  ait  hautement  et  constamment 
professé  son  attachement  aux  principes  du  chris- 
tianisme ,  on  a  quelquefois  rattaché  à  son  école 
la  plupart  des  écrivains  anglais  qui ,  vers  la  fin 
du  xvip  siècle ,  attaquèrent  d'une  manière  plus 
ou  moins  ouverte  la  révélation  et  le  culte  établi: 
Collins,  qui,  dans  sa  controverse  avec  Clarke,  re- 
garda comme  indémontrable  la  distinction  des 
deux  substances,  Tune  matérielle,  l'autre  spiri- 
tuelle, réduisit  l'intelligence  humaine  à  une  con- 
dition toute  passive,  et  refusa  un  principe  spon- 
tané aux  déterminations  de  la  volonté;  Tindall, 
qui,  en  adoptant  l'hypothèse  fondamentale  d'un 
prétendu  état  de  nature,  supposant,  comme 
Hobbes,  une  égalité  primitive  et  absolue  entre  les 
hommes ,  fondant  aussi  la  société  sur  des  pactes, 
attribuant  aussi  au  magistrat  civil  une  autorité 
absolue  sur  les  matières  religieuses,  plus  logicien 
cependant  que  Hobbes,  s'esttrouvé  conduit,  dans 
la  philosophie  politique ,  à  des  corollaires  diamé- 
tralement opposés;  Mandeville  ,  qui  calomnia  si 
ouvertement  la  nature  humaine ,  qui ,  dans  ses 
fabuleuses  hypothèses  sur  l'origine  de  la  société, 
mit  aux  prises  la  ruse  des  premiers  politiques 
avec  la  corruption  et  l'ignorance  des  peuples , 
qui  fit  naître  la  société  du  sein  des  vices,  qui 
tâcha  d'anéantir  toute  différence  essentielle,  gé- 
nérale, permanente,  entre  le  bien  et  le  mal  mo- 
ral, si,  toutefois,  il  a  bien  pu  avancer  de  bonne  foi 
de  telles  maximes  qu'il  a  démenties  en  plusieurs 


390  lUST.    COMP,    DES   S\ST.    DE   PHIL. 

rencontres,  et  dans  lesquelles  ses  éditeurs  et  ses 
apologistes  n'ont  vu  qu'un  jeu  de  l'esprit  et  une 
ironie.  On  pourrait  rattacher  encore  à  la  même 
école  ce  célèbre  Bolingbroke  qui,  après  avoir 
joué  un  rôle  si  agité ,  si  varié,  sur  la  scène  du 
monde  et  sur  le  théâtre  des  affaires  publiques, 
donna  quelques  heures  de  sa  retraite  à  la  philo- 
sophie, et  lui  demanda  une  noble  distraction 
dans  la  disgrâce  ;  car  Bolingbroke  a  partagé  quel- 
ques-unes des  idées  de  Hobbes  sur  les  principes 
de  nos  connaissances;  il  n'a  reconnu  de  réalité, 
dans  les  connaissances  expérimentales,  qu'autant 
qu'elles  sont  une  somme  de  faits  particuliers  ;  il 
n'a  pas  admis  qu'on  puisse,  en  généralisant,  at- 
teindre à  aucune  vérité  absolue,  ni  obtenir  au- 
cune fécondité  des  principes  abstraits.  Ses  pré- 
ventions contre  la  métaphysique,  bien  que  fondées 
en  partie,  sont  portées  au  delà  des  bornes  ;  on  y 
reconnaît  plutôt  l'homme  du  monde  que  le 
penseur. 

Mais  les  analogies  qui  peuvent  se  rencontrer 
entre  ces  divers  écrivains  ne  sont  pas  assez 
étroites  pour  constituer  une  véritable  école. 
D'autres  ont  pu  chercher,  dans  la  théorie  de 
Hobbes  sur  la  matérialité  du  principe  pensant, 
des  inductions  contre  l'immortalité  de  l'âme, 
qu'il  n'avait  point  songé  à  établir.  D'autres  ont^ 
pu  encore  tirer  de  ses  vues  si  imparfaites  sur 
l'origine  des  idées  et  des  passions  une  justifica- 
tion pour  les  doctrines  de  sensualisme ,  d'égoïsme, 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XV.  391 

quoiqu'il  eût  été  fort  éloigné  de  ses  intentions 
de  prêter  une  faveur  semblable  aux  opinions  li- 
cencieuses et  à  la  corruption  des  mœurs. 

Hobbes  retrouva  plus  tard,  en  France,  dans  la 
seconde  moitié  du  dernier  siècle,  des  partisans  et 
des  admirateurs,  précisément  dans  les  induc- 
tions que  sa  doctrine  pouvait  fournir  en  faveur 
du  matérialisme  de  la  pensée  ,  et  contre  l'immu- 
tabilité des  notions  morales  ;  quelques-unes  de  ses 
idées  furent  appliquées  avec  plus  de  rigueur 
logique  qu'il  n'en  n'avait  employé  lui-même ,  et 
mirent  ainsi  encore  plus  à  nu  le  vice  dont  elles 
étaient  infectées.  Sa  psychologie  trouva  spéciale- 
ment dans  Helvétius  un  commentateur  qui  la  mit 
en  ordre,  la  développa  dans  toute  son  étendue, 
en  tira  toutes  les  conséquences.  Mais  noHS  de- 
vons attendre,  pour  suivre  cette  nouvelle  série  de 
faits,  d'avoir  tracé  le  tableau  des  nouvelles  doc- 
trines philosophiques  qui  se  déployèrent  presque 
à  la  fois  dans  la  restauration  du  xvr  siècle,  pour 
voir  comment  elles  se  combinèrent  et  se  modi- 
fièrent dans  le  siècle  suivant. 

Locke  a  encouru ,  et  non  sans  quelque  fonde- 
ment, le  reproche  d'avoir  répandu  de  fausses 
idées  sur  le  principe  des  déterminations  humai- 
nes. Nous  aurons  bientôt  occasion  de  voir  qu'en 
effet  il  a  méconnu  la  vraie  nature  de  la  liberté 
morale  ;  mais,  loin  de  se  ranger  parmi  les  disci- 
ples de  Hobbes,  il  attacha  aux  vérités  fondamen- 
tales sur  lesquelles  repose  la  distinction  du  juste 


392  HIST.    COMP.    DES   S\ST.    DE    PHIL. 

et  de  l'iDJuste,    une  certitude  égale  à  celle  des 
vérités  mathématiques.  Le  doute  si  célèbre  émis 
par  Locke  sur  la    question  de  savoir    si  Dieu 
pourrait  conférer  à  la  uiatière  la  faculté  de  pen- 
ser, ne  saurait  davantage  le  faire  ranger  sous 
les  bannières   de   Ilobbes;    ce  doute  ,    auquel 
l'école    cartésienne  a  attaché   une   importance 
exagérée  ,  n'avait  point ,   pour  les  convictions 
qui  constituent  la  dignité  morale  de  l'homme 
et  qui  fondent  ses  justes  espérances  au  delà  du 
tombeau ,  des  conséquences  aussi  directes  qu'on 
l'a  supposé  pendant  quelque  temps.  On  peut  seu- 
lement reconnaître  une  influence  plus  marquée 
de  Hobbes  sur  un  disciple  de  Locke ,  sur  Collins. 
Collins  ,  en  témoignant  comme  Hobbes  ,  pour 
la   révélation ,  un   respect  extérieur    dont  ce- 
pendant, plus  d'une  fois,  il  fut  accusé  avec  as- 
sez  de  justice    d'affaiblir  les   appuis ,   Collins 
donna  au  fatalisme  moral ,  à  la  doctrine  de  la 
nécessité  des  actions  humaines,  un  développe- 
ment  systématique  ;    car  sa   liberté   n'est   que 
l'absence   de   toute  coaction  extérieure  et  phy- 
sique, le  pouvoir  qu'a  l'homme  de  faire  ce  qu'il 
veut  ou  ce  qui  lui  plaît.  Ami  de  Locke ,  Col- 
lins avait  déjà  puisé  dans  l'Essai  sur  l'entende- 
ment humain    le    germe  de  cette  doctrine;   il 
avait  retrouvé  celte  même  doctrine  dogmatique^ 
ment  établie  par  Leibniz;  mais  il  mit  un  grand 
soin  et  une  rare  habileté  à  lu  présenter  sous  un 
nouveau  jour.  11  est  curieux  de  voir  par  quels 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XV.  393 

arguments  spécieux  Collins  cherche  à  absoudre 
la  doctrine  de  la  nécessité  morale,  à  montrer 
que,  bien  loin  d'être  incompatible  avec  les  prin- 
cipes de  la  morale  et  des  lois ,  elle  en  est  la  base 
et  le  fondement ,  et  que  l'opinion  contraire  ne 
tend  qu'à  les  détruire  (1).  Collins  a  pu  se  faire 
sans  doute  illusion  à  lui=même  ;  mais  il  n'a  pu 
justifier  un  semblable  paradoxe  qu'en  dénatu- 
rant les  notions  premières  du  bien  et  du  mal  re- 
lativement   aux   actions   humaines,    en   faisant 
disparaître  toute  condition  de  mérite ,   eu   ra- 
vissant à  la  vertu  ce  caractère  essentiel  qu'elle 
lire  du  noble  triomphe  que  l'homme  remporte 
sur  lui-même.  Du  moins  la  discussion  dans  la- 
quelle Collins  s'est  engagé  a  servi  à  fixer  une 
attention  plus  sérieuse  sur  le  principe  d'activité 
dont  l'àme  humaine  est  douée,  à  en  étudier  avec 
plus  de  soin  la  nature  et  les  propriétés,  à  appro- 
fondir ainsi  l'un  des  phénomènes  les  plus  impor- 
tants de    notre  constitution  intime.   Collins  a 
distingué  dans  l'homme  quatie  actions  principa- 
les: 1"  la  perception  des  idées  ;  '2"  le  jugement  des 
propositions;  3"  vouloir;   li"  faire  ce   que  nous 
voulons,  a  Les  idées  de  sensation  et  de  réflexion , 
»  dit-il,  sont  également  nécessaires;  car  elles  se 
»  présentent  en  nous ,  soit  que  nous  le  voulions 
»ou  ne  le  voulions  pas,  et  nous  ne  pouvons  les 


(I)  Recherches  phUosophiqties  sur  la  lïberlé  de  Vhomme,  préface, 
§  I  ,  2,  3,  o. 


304  HIST.   COMP.   DES   SYST.    DE  PHIL. 

«rejeter  (1).  »  De  cette  première  assertion ,  clai- 
rement démentie  par  le  témoignage  de  la  con- 
science, Collins  conclut  que  toutes  les  autres 
actions  intelligentes  de  l'homme  sont  aussi  néces- 
saires que  la  perception  dont  elles  dépendent. 
«  La  proposition  doit  paraître  ou  évidente  par 
«elle-même,  ou  prouvée,  ou  probable,  ou  dou- 
»  teuse^  ou  fausse  (2).  La  volonté  suit  le  jugement, 
»et  nous  ne  sommes  pas  libres  de  vouloir  ou  de 
))ne  vouloir  pas,  continue  Collins;  faire  ce  que 
»  nous  avons  voulu  est  la  suite  nécessaire  de  cette 
»  volonté.  »  Il  appelle  ici  à  son  secours  une  appli- 
cation ingénieuse  et  subtile  de  la  loi  de  causa- 
lité (3);  mais  c'est  en  dénaturant  la  notion  de 
cause,  en  méconnaissant  la  source  d'où  C6?tte  no- 
tion est  dérivée.  Car,  où  puisons-nous  la  vraie 
notion  de  la  cause ,  si  ce  n'est  dans  le  pouvoir  que 
nous  exerçons  sur  nos  propres  déterminations  ? 
La  controverse  qui  s'engagea  entre  Collins  et 
Clarke ,  sur  cette  grave  question ,  mérite  d'occu- 
per une  place  considérable  dans  l'histoire  de  la 
philosophie  morale  ;  mais  elle  a  jeté  aussi  de 
précieuses  lumières  sur  les  faits  primitifs  de  la 
psychologie  relatifs  aux  opérations  de  l'intelli- 
gence.   Clarke  eut  le  tort,   en  voulant  réfuter 


(1)  Ih'chercheuphilosaiih'qiKs,  olc,  §  i 

(2)  I0,d.,$± 

(3)  ]!>i(L,  §  3  et  4. 


PHILOSOPHIE    MODERNE.    CHAP.    XV.  395 

CoUins,  de  refuser  le  caractère  d'action  à  la  per- 
ception et  au  jugement;  mais  il  sut  du  moins 
faire  remarquer  le  pouvoir  que  l'âme  exerce  sur 
le  mouvement  et  la  direction  de  l'attention  (1). 
L'immatérialité  et  l'immortalité  de  Fàme  devin- 
rent aussi ,  entre  Collins  et  Clarke ,  la  matière  de 
vives  et  profondes  discussions ,  dans  lesquelles 
les  doutes  du  premier  provoquèrent ,  de  la  part 
du  second ,  de  nouveaux  efforts  pour  affermir  des 
vérités  d'un  si  grand  prix  pour  l'humanité. 

Nous  pouvons  encore  rattacher  aux  idées  de 
Hobbes  celles  qui  furent  émises  par  Toland, 
du  moins  vers  la  fm  de  sa  vie.  Le  Clirisiianisme 
excmpi  de  mystères,  de  Toland,  obtint  les  éloges 
et  les  critiques  de  Leibniz  (2).  Toland  ne  se 
borna  pas  à  établir  que  la  révélation  ne  peut  rien 
enseigner  qui  soit  contraire  à  la  raison  ;  il  alla 
jusqu'à  vouloir  prétendre  qu'elle  ne  doit  rien  en- 
seigner qui  soit  au-dessus  de  la  raison.  11  allégua, 
à  l'appui  de  cette  assertion  ,  que  «  nous  ne  pou- 
»  vous  concevoir  que  ce  que  notre  esprit  con- 
»çoit  (3).  »  Sur  quoi  Lebniz  fit  remarquer  avec 
raison  que  nous  avons  souvent  une  croyance  lé- 
gitime de  choses  que  nous  ne  concevons  cepen- 
dant pas  d'une  manière  distincte  ;  que  Toland 


(I  )  V.  le  Recueil  de  diverses  pièces,  etc.,  par  Leibniz,  Clarke,  New- 
ton ,  etc.,  publié  par  Desmaiseaux,  t.  1,  p.  369. 

(2)  OEuvres  de  Leibniz,  t.  V,  p.  14:2. 

(3)  Ibid.,  iOid.,  p    Lia. 


396  HIST.    COJVIP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

lui-même  raisonne  sur  les  notions  de  subsiance  et 
de  cause  dont  il  n'a  pu  avoir  qu'une  conception 
imparfaite.  Plus  tard,  Toland  éleva  des  objections 
multipliées  sur  l'authenticité  des  livres  sacrés  , 
sur  la  possibilité  des  miracles,  et  souleva  ces 
questions  qui  ont  donné  lieu  à  approfondir 
d'une  manière  toute  nouvelle  la  nature  des  ju- 
gements que  nous  portons  sur  l'authenticité  des 
livres  et  sur  le  témoignage  humain  relativement 
aux  faits.  Plus  tard  encore,  Toland,  recherchant 
dans  la  plus  haute  antiquité  l'origine  des  cultes 
et  des  croyances  religieuses,  s' arrêtant  à  la  su- 
perficie des  faits,  ou  donnant  du  moins  à  cer- 
tains faits  une  valeur  trop  absolue ,  accorda  une 
influence  exclusive  aux  supertitions  populaires, 
à  la  politique  des  législateurs,  méconnut  ainsi 
la  profonde  racine  que  ces  croyances  et  la  mani- 
festation extérieure  des  sentiments  religieux 
ont  dans  la  nature  môme  de  l'homme  ;  il  rédui- 
sit à  de  simples  traditions ,  à  des  institutions  ci- 
viles, ce  qui,  dans  l'humanité,  est  un  besoin,  tout 
ensemble  général  et  individuel,  du  cœur  et  de  la 
raison.  Dans  son  Adeisidemon,  il  voulut  établir 
que  la  substance  purement  spirituelle  ne  peut 
agir  sur  la  matière  ,  et  que  la  matière  ,  par  con- 
séquent, possède  le  mouvement  en  propre.  Enfin, 
après  avoir  ouvertenient  combattu  le  spinozisme, 
il  parut,  dans  son  Panilieisticon,  s'en  rapprocher 
à  quelques  égards  ;  il  prétendit  expliquer  les 
phénomènes  de  la  pensée  par  une  cause  mécani- 


PHILOSOPHIE   AIODERNE.    C.IIAP.    XV.  397 

que,  et  faire  résulter  les  opéra  Lions  de  l'esprit 
d'un  certain  feu  éthéré ,  subtil ,  répandu  de  tou- 
tes parts,  principe  vivifiant  et  universel. 

Nul  écrivain  n'attaqua ,  d'une  manière  plus 
directe  et  plus  persévérante ,  la  doctrine  de  la 
spiritualité  et  de  l'immortalité  de  l'àme ,  que  le 
médecin  Goward.  Obéissant  peut-être  à  une  dis- 
position qu'engendre  trop  souvent  l'étude  exclu- 
sive de  l'organisation  physique  de  l'homme, 
Goward  ne  se  borna  pas  à  vouloir  chercher,  dans 
la  matière  et  le  mouvement,  la  base  ou  l'instru- 
ment de  la  pensée;  il  alla  jusqu'à  se  persuader 
et  à  vouloir  persuader  aux  autres  que  la  spiri- 
tualité et  l'immortalité  de  l'àme  sont  une  in- 
vention du  paganisme  et  une  imposture  des 
philosophes ,  contraires  ,  tout  à  la  fois  ,  et  aux 
principes  de  la  saine  philosophie  et  à  ceux  de  la 
vraie  religion  (1).  C'est  la  première  fois,  sans 
doute ,  qu'une  telle  doctrine  a  été  avancée  au 
nom  de  la  religion  elle-même. 

Les  fondements  sur  lesquels  reposent  les  no- 
tions essentielles  du  juste  et  de  l'injuste  furent 
attaqués  d'une  manière  aussi  ouverte  et  aussi 
absolue  par  un  autre  médecin  anglais ,  par 
Mandeville.  Il  a  essayé  de  justifier  son  entre- 
prise, ou  du  moins  de  l'expliquer;  il  a  même 


(I)  Pensées  sur  fàme  humntue  ,  etc.  ,    Loiulies,    1T(I2.  Le  grand 
essai,  ou  Défense  de  la  raiSi'U  et  de  la  reîigion,  el'-.,  ilûd.,  ITÛi. 


398  IIÎST.    COMP.    DES  SYST.    J)E    PIIiL. 

voulu  la  désavouer  dans  un  écrit  postérieur  (1). 
Mais,  quelles  qu'aient  pu  être  les  intentions  se- 
crètes et  personnelles  de  l'auteur,  La  fable  des 
abeilles  et  les  Reclierdies  sur  la  nature  de  la  société 
ne  subsistent  pas  moins  comme  le  monument  le 
plus  monstrueux  du  scepticisme  appliqué  aux 
vérités  morales.  L'histoire  de  la  philosophie  doit 
signaler  de  tels  écarts  ;  mais  elle  ne  peut  admet- 
tre ceux  qui  les  ont  commis  au  rang  des  philo- 
sophes. 

On  a  beaucoup  discuté  la  question  de  savoir  si 
Spinoza  appartenait,  ou  non,  à  l'école  de  Descar- 
tes. D'un  côté,  lui-même  se  rangea  sous  la  ban- 
nière de  Descartes ,  quoique  avec  l'indépendance 
qui  convenait  à  un  penseur  profond  (D)  ;  il  dé- 
buta en  publiant  une  exposition  de  la  philosophie 
de  Descartes  (2);  il  y  substitua  la  méthode  syn- 
thétique des  géomètres  à  la  méthode  analytique 
dont  Descartes  avait  presque  toujours  préféré  de 
faire  usage;  il  joignit  à  cette  exposition  des 
explications  sur  quelques  points  obscurs  de  la 
doctrine  cartésienne.  D'un  autre  côté,  les  carté- 
siens ont  mis  un  grand  intérêt  à  repousser  une 
filiation  qui  pouvait  faire  rejaillir  sur  eux  une 
extrême  défaveur,  et  il  leur  a  été  facile  de  mon- 


(1)  Recherches  sur  l'origine  de  V homme;  Londres,  1732. 

(2j  Retiali  Descartes  princip'wrum  ja/iî'oso;j/;ifl,  parles  I  el  H,  more 
(jeometrico  demonstrata  perB.  Spinozam  Amstelodamensem,  etc.;kïû%- 
leidain  ,  1063  ,  in-S". 


PIIILOSOPIIIE   MODERNE.    CHAP,    XV.  399 

trer  que  Descartes  n'avait  point  prévu,  n'eût 
point  avoué  le  système  dont  Spinoza  a  été  l'au- 
teur. Mais  cette  question  se  résout  de  la  ma- 
nière la  plus  décisive  par  le  parallèle  des  doctrines. 
Tennemann  a  fortjudicieusement  montré  que  Spi- 
noza s'est  placé  précisément  dans  le  même  point 
de  vue  que  Descartes ,  relativement  aux  principes 
des  connaissances  humaines  (1).  La  philosophie 
de  Descartes  respire  tout  entière  dans  les  écrits 
de  Spinoza;  c'est  sur  les  maximes  de  Descartes 
que  Spinoza  fonde  ses  argumentations  ;  c'est 
le  langage  de  Descartes  que  parle  Spinoza  ;  il 
est  cartésien  autant  que  pouvait  l'être  un  pen- 
seur aussi  indépendant ,  aussi  profond ,  aussi  ori- 
ginal ;  s'engageant,  d'ailleurs,  dans  une  région 
métaphysique  que  Descartes  n'avait  point  abor- 
dée, il  s'y  crée  un  système  qui  lui  appartient  en 
propre. 

On  reconnaît  aussi  dans  les  doctrines  de  Spi- 
tioza  ])lusieurs  affinités  marquées  avec  celles  de 
Hobbes.  Quelles  qu'aient  été  l'extrême  diversité 
des  points  de  départ  et  la  marche  diamétralement 
opposée  des  méthodes,  on  est  surpris  de  voir 
qu'en  suivant  des  voies  aussi  dilïérentes,  deux 
hommes  aient  pu  être  conduits  à  des  résultats 
aussi  analogues.  La  comparaison  entre  ces  deux 
ordres  de  doctrines  semble  donc  promettre  une 


(i)  Histoire  de  la  philosophie ,  en  allemand,  t.  X,  p.  381,  421, 


/lOO  HlST.    COMP.    BES  SYST.    DE   PHIL. 

égale  instruction ,  par  les  contrastes  et  par  les 
similitudes  qui  existent  entre  eux;  mais  celles-ci 
sont  moins  nombreuses  et  moins  frappantes. 

L'histoire  de  l'esprit  humain  offre  peu  de  phé- 
nomènes aussi  importants  à  étudier  que  l'appa- 
rition du  système  métaphysique  de  Spinoza.  L'i- 
dée fondamentale  de  ce  système  s'était  produite 
déjà,  sous  diverses  formes,  dans  l'antiquité,  spé- 
cialement chez  les  éléatiques  métaphysiciens  ;  elle 
avait  été  aussi  ressuscitée  dans  les  temps  moder- 
nes, et  Jordan  Bruno  lui  avait  donné  un  singu- 
lier développement  ;  mais  jamais  elle  n'avait  reçu 
un  caractère  aussi  absolu,  aussi  décidé,  aussi  pré- 
cis que  dans  l'ouvrage  du  juif  d'Amsterdam  ;  ja- 
mais elle  ne  s'était  annoncée  comme  naissant  de 
méditations  aussi  profondes;  jamais  elle  ne  s'était 
environnée  d'un  appareil  logique  aussi  rigoureux. 
Cette  même  idée  a  reparu  de  nos  jours,  revêtue 
d'un  costume  nouveau,  dans  le  monde  philoso- 
phique, et  y  a  causé  une  grande  sensation.  Ce 
phénomène  serait  déjà  digne  d'attention,  alors 
même  que  nous  n'y  apercevrions  que  l'une  des 
plus  étonnantes  productions  de  l'énergie  intel- 
lectuelle dans  le  champ  de  la  spéculation  ;  mais 
il  présente  une  haute  utilité ,  en  ce  qu'il  est 
destiné  à  nous  faire  découvrir  le  dernier  terme 
dans  lequel  devront  toujours  se  perdre  les  théo- 
ries transcendantales ,  quand  ,  refusant  d'ad- 
mettre les  faits  comme  éléments  primitifs  de 
nos  connaissances,  cédant  sans  réserve  au  besoin 


PHILOSOPHIE  MODERNE.   CHAP.    XV.  ^01 

de  l'absolu  et  de  l'unité  systématique,  elles  vou- 
dront constituer  la  nature  des  choses  sur  des  fon- 
dements empruntés  aux  seules  spéculations  abs- 
traites. De  tous  les  philosophes  qui ,  au  lieu  de 
permettre  à  la  ï-éali té  de  s'offrir  directement  à  l'in- 
tuition de  l'esprit  humain,  ont  voulu  la  composer 
de  toutes  pièces,  si  l'on  peut  dire  ainsi,  avec  les 
seules  idées  de  l'esprit,  Spinoza  a  été  le  plus  con- 
séquent; c'est  en  lui  qu'il  faut  apprécier  et  juger 
les  effets  du  pur  rationalisme. 

Par  cette  raison  même ,  Spinoza  n'est  pas  très 
facile  à  comprendre  ;  aussi,  a-t-il  été  assez  mal 
compris  et,  par  conséquent,  mal  jugé  de  ses  con- 
temporains. Le  plus  souvent  on  ne  l'a  considéré 
qu'au  travers  du  prisme  des  préventions  qu'avait 
fait  naître  la  tendance  irréligieuse  qui  se  mani- 
festait,  sous  un  rapport,  dans  son  système.  C'est 
de  nos  jours  seulement  qu'il  a  été  examiné  avec 
des  dispositions  plus  impartiales,  interprété  dans 
son  véritable  sens,  et  présenté  sous  le  point  de 
vue  propre  à  le  faire  bien  connaître. 

11  n'y  a  eu  peut-être  aucun  exemple  d'une  vie 
aussi  exclusivement  consacrée  à  la  méditation  , 
que  celle  de  Spinoza.  Cet  homme  extraordinaire 
ne  connut  qu'une  seule  passion,  celle  de  la  vé- 
rité ;  il  renonça  au  monde  ,  à  toute  vue  person- 
nelle, refusa  une  chaire  qui  lui  fut  offerte,  ne  dé- 
sira pas  même  attirer,  de  son  vivant,  l'attention 
du  public.  Les  investigations  métaphysiques  fu- 
rent la  seule  occupation  de  sa  vie;  le  petit  nom- 
II. 


402  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHIL. 

bre  de  ceux  qui  eurent  occasion  de  le  connaître 
lui  rendent  d'ailleurs  le  témoignage  ,  que  cette 
vie  fut  en  tout  honorable  et  pure. 

Cet  homme,  que  ses  contemporains  ont  re- 
gardé comme  un  athée ,  comme  un  impie  ,  dont 
le  nom  est  arrivé  jusqu'à  nous  accompagné  de 
ces  odieuses  qualifications ,  se  rapprochait  bien 
plutôt,  au  contraire,  des  mystiques  exaltés  qui 
sont  nés  des  cabbalistes  et  des  théosophes.  Loin 
de  nier  Dieu,  il  s'applaudissait,  au  contraire,  d'a- 
voir pu  démontrer  philosophiquement  la  vérité 
contenue  dans  les  belles  paroles  de  saint  Paul  : 
C'est  en  lui  que  nous  vivons,  que  nous  mourons  et  que 
nous  sommes (i).  Le  but  de  la  philosophie,  à  ses 
yeux,  n'est  que  dans  la  vertu,  comme  la  vertu  ne 
consiste  que  dans  l'amour  de  Dieu ,  comme  l'a- 
mour de  Dieu  ne  peut  naître  que  de  la  connais- 
sance de  Dieu  même  (2).  Aussi,  quelques  auteurs 
ont-ils  pensé  que  Spinoza  avait  puisé  son  sys- 
tème dans  la  cabbale,  et  telle  a  été,  en  particulier, 
l'opinion  de  Basnage  (3). 

De  tous  les  écrits  de  Spinoza ,  celui  dont  on  a 
le  moins  parlé  est  cependant  celui  qui  fait  le 
mieux  saisir  la  véritable  clé  de  son  système  ;  il 


(J)  OEuvres  posthumes  de  Spinoza,  epist.  21. 

(2)  Tractât.  îheolog.,  c.  4. 

(3)  Histoire  des  Juifs,  éd.  de  Rotlerdani ,  1707,  t.  III,  p.  87. 
V.  aussi  Wachlei-  :  der  Spinuzïsmus  in  Judenlhum  ;  AmsUiidam  , 
1699,  etc. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XV.  403 

est  vrai  que  ce  n'est  qu'un  fragment.  Cet  écrit, 
publié  seulement  après  sa  mort,  n'était  pas  achevé; 
mais,  tel  qu'il  est,  il  nous  fait  voir  quelle  idée 
Spinoza  s'était  formée  des  prérogatives  de  la  rai- 
son et  des  méthodes  relatives  à  l'investigation  de 
la  vérité  :  c'est  le  Traité  de  la  réformation  de  l'en- 
tendement (1). 

En  effet ,  la  connaissance  de  notre  propre  en- 
tendement est,  aux  yeux  de  Spinoza,  le  fondement 
sur  lequel  doit  reposer  toute  la  suite  de  nos  pen- 
sées; c'est  elle  qui,  en  nous  apprenant  à  mesurer 
les  forces  de  l'entendement,  nous  ouvrira  la  voie 
de  la  connaissance  des  choses  éternelles  (2). 

L'esprit  de  la  psychologie  de  Spinoza  est  essen- 
tiellement renfermé  dans  les  vues  suivantes,  qui 
se  rapprochent,  à  quelques  égards,  de  celles  des 
mystiques,  et  qui  ont  aussi  quelque. analogie  avec 
celles  de  Malebranche.  L'idée  conçue  par  notre 
esprit  doit  èlre  en  accord  avec  son  essence  for- 
melle; car,  ahn  que  notre  âme  représente  entiè- 
rement l'exemplaire  de  b  nature  ,  elle  doit  déduire 
toutes  ses  idées  de  celle  qui  représente  l'origine 
et  la  source  de  la  nature  entière,  et  qui  est  en 
mèmetemps  la  source  de  toutes  les  autres  idées(3j. 
Toutes  les  idées  doivent  donc  être  réduites  à  une 


(1)  De  intellectùs  emendatione  tractalus  ;  OEuvres  posthumes  de 
Spinoza,  édition  de  1677,  p.  333. 
{%  lbid.,ibid.,j).  390. 
3)  Ibid.,  ibid.,  p.  369. 


ZjOii  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE    PHlf,. 

seule,  cordoniiées  et  enchaînées  de  telle  sorte 
que  notre  âme  reproduise ,  autant  qu'il  est  pos- 
sible, objectivement,  la  nature  elle-même  dans  son 
ensemble  et  dans  ses  parties  (1).  Le  rapport  qui 
est  entre  deux  idées  étant  le  même  que  celui  qui 
existe  entre  les  essences  formelles  de  ces  idées ,  il 
s'ensuit  que  la  connaissance  réflexive  de  l'idée  de 
l'Être  souverainement  parfait,  sera  supérieure  à 
la  connaissance  réflexive  des  autres  idées ,  et 
qu'ainsi  la  méthode  la  plus  parfaite  sera  celle 
qui  montrera  comment  l'âme  doit  se  diriger  vers 
le  type  de  l'idée  de  l'Être  très  parfait  (2).  Ainsi, 
identité  entre  le  système  de  nos  idées  et  le  sys- 
tème de  la  nature;  nécessité  de  rappeler  le 
premier  à  l'unité;  l'Être  souverainement  par- 
fait, conçu  comme  le  sommet  commun  des  deux 
systèmes,  comme  le  point  de  leur  réunion  :  telles 
sont  les  trois  notions  essentielles  sur  lesquelles 
Spinoza  fait  reposer  la  théorie  de  la  connaissance 
humaine.  «  Dieu  seul  étant  la  vraie  cause  de 
»  tout  ce  qui  existe,  il  est  évident  que  nous  sui- 
»  vrons  la  meilleure  voie  de  philosophie  si,  de  la 
"Connaissance  de  Dieu  môme,  nous  nous  elfor- 
»  çons  de  déduire  l'explication  des  choses  par  lui 
«créées,  acquérant  de  la  sorte  la  science  la  plus 
»  parfaite,  celle  qui  descend   aux  effets  par  les 


(I)  De  inteltc'ctûn  emriKuiiioiie  iiaclatux,  p.  3SG. 
(2j  ll/id,,  iliiU.,  )).  30;;. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.   CHAP.    XV.  &05 

»  causes  (1).  »  Spinoza  est  tout  entier  dans  ces  pa- 
roles, et,  quand  on  les  a  bien  comprises,  on  a 
compris  d'avance  toute  sa  philosophie. 

Ailleurs,  il  est  vrai ,  Spinoza  établit  avec  préci- 
sion la  distinction  qui  existe  entre  l'idée  vraie  et 
son  objet,  entre  le  cercle  et  l'idée  d'un  cercle  2) . 
Ailleurs  ,  il  distingue  deux  ordres  de  connais- 
sances :  les  unes  qui  se  réfèrent  à  la  perception  de 
la  chose  comme  réellement  existante,  les  autres 
qui  concernent  les  seules  essences  (3).  Il  distingue 
les  choses  qui  ont  une  existence  extérieure,  et 
celles  qui  ne  sont  que  dans  l'entendement  (7i).  11 
recommande  même,  à  diverses  reprises,  de  ne  pas 
confondre  la  nature  avec  les  abstractions,  de  ne 
pas  conclure  de  celles-ci  à  celle-là  ;  il  déclare  que 
l'entendement  ne  peut  descendre  des  axiomes 
universaux  aux  vérités  particulières ,  parce  que 
les  premiers  sont  indéterminés  de  leur  nature  (5). 
11  va  même  jusqu'à  conseiller  de  rechercher,  de 
préférence,  la  connaissance  des  choses  particuliè- 
res; car,  dit-il,  plus  une  idée  est  spéciale,  el  plus 
elle  est  distincte,  et  claire,  par  conséquent  (G). 


(i)  Epist.  H9. 

(2)  Idea  vera  est  diversiim  quid  a  suo  idealo  (Dehitclleclus  cincnda- 
tionc,  OEuvres  poslh.  de  Spinoza  ,  p.  366.) 

(3)  Ibid.,  ibid  ,  p.  372. 

(4)  Ibid.,  ibid.,  p.  386. 

(5)  Ibid.,  ibid.,  p.  380,  381,  38(>. 

(6)  Ibid.,  ibid.,  p.  388. 


401)  HIST.    COMr.    DES   SYST.    Ut   l'UlL. 

Mais  bientôt  ces  distinctioDS  apparentes  s'éva- 
nouissent; car  le  seul  mode  que  Spinoza  con- 
çoive pour  atteindre  aux  choses  réelles,  est  de 
saisir  leurs  causes,  leurs  causes  nécessaires,  de 
telle  sorte  que  leur  existence  se  montre  néces- 
saire elle-même ,  et  leur  non-existence  impossi- 
ble. iMais  si  la  chose  est  en  elle-même,  ou,  comme 
on  dit,  cause  de  soi,  elle  ne  sera  connue  que  par 
sa  seule  essence  {i).  Ici,  comme  on  voit,  les  deux 
ordres  de  connaissances  se  réunissent  et  se  con- 
fondent ;  or ,  les  autres  existences  réelles  ne  pou- 
vant être  connues  qu'en  remontant  de  cause  en 
cause  à  celle  de  l'être  qui  est  en  soi,  qui  est  cause 
de  soi,  la  connaissance  de  celles-là  dérivent  de  la 
connaissance  de  celle-ci  ;  c'est  là  ce  qui  rassure 
Spinoza  contre  le  danger  de  la  déception  qu'en 
traînerait  la  confusion  de  l'ordre  abstrait  avec 
celui  de  la  nature.  Il  a  cru  se  défendre  des  abs- 
tractions en  remontant  à  la  source  première  et 
à  l'origine  de  la  nature;  car  cette  origine  n'a  rien 
de  commun  avec  les  choses  changeantes;  elle  ne 
peut  avoir,  dans  l'entendement,  plus  d'étendue 
qu'elle  n'en  possède  dans  la  réalité.  C'est  l'Être 
unique,  infini,  qui  est  tout  l'être,  hors  duquel  il 
il  n'y  a  aucun  être (2),  «Toute  réalité  est  donc  en 
»  lui ,  et  l'esprit  qui  en  possède  la  connaissance 


(1)   ])r  inidl-dif'i  rinm-'aHonr ,    p. '^SG. 
(2    IMil.,  ibiil.,  ]..  ;i«l. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XV.  hOl 

«possède  par  là  toute  réalité.  Aussi,  la  raison  de- 
»  mande  avant  tout,  pour  coordonner  nos  con- 
»  naissances,  que  nous  recherchions  s'il  y  a  quel- 
»que  être  qui  soit  la  cause  de  toutes  choses,  de 
«telle  sorte  que  son  essence  objective  soit  en 
»  même  temps  la  cause  de  toutes  nos  idées ,  et 
»  quel  est  cet  être.  Alors  notre  âme  sera  l'exacte 
«représentation  de  la  nature;  car  elle  possédera 
»  objectivement  et  l'essence  de  la  nature,  et  son  ordre, 
y>et  son  union.  »  Au  reste ,  et  ceci  est  essentiel  à  re- 
marquer, dans  la  série  des  causes,  dans  la  sphère 
des  êtres  réels,  Spinoza  ne  comprend,  et  il  le  dé- 
clare expressément ,  que  les  choses  immuables  et 
éternelles;  il  en  exclut  les  choses  particulières, 
contingentes  et  mobiles,  chez  lesquelles  l'existence 
n'est  pas  liée  à  leur  essence  ,  dont  l'existence  ou 
la  non-existence  peuvent  être  lellet  de  causes  di- 
verses inconnues  pour  nous ,  et  auxquelles  il  ne 
pense  pas  que  notre  entendement  puisse  attein- 
dre (1).  C'est  donc  dans  les  choses  nécessaires  que 
se  renferme  pour  lui  la  réalité  de  la  connaissance 
humaine. 

Spinoza  n'admet  donc  qu'un  seul  mode  de  con- 
naissance vraiment  adéquate  et  à  l'abri  de  l'erreur, 
celle  qui  consiste  en  ce  que  la  chose  est  aperçue 
par  sa  seule  essence  OU  par  sa  cause  prochaine;  il  ne 
voit  qu'imperfection  et  incertitude  dans  celle  qui 


(1)  De  inlellectùs  emendaCione  ,  p.  386. 


Zt08  IlIST.    COMP.    DES   SYST.    DE    PHIL. 

repose  sur  les  communications  du  langage ,  sur 
l'expérience  ou  la  déduction  qui  remonte  de  l'ef- 
fet à  la  cause  (1).  «  La  certitude,  dit-il,  en  em- 
»pruntant  le  langage  de  Descartes,  n'est  autre 
»  chose  que  Vcssence  ohjeciive ,  c'est-à-dire  le  mode 
»  suivant  lequel  nous  sentons  V essence  formelle,  La 
»  vérité  n'a  donc  pas  besoin  de  signes;  elle  se  sert 
»  de  signe  à  elle-même  (2).  »  Il  se  flatte  d'avoir  ainsi 
imposé  silence  aux  sceptiques  (>S).  Persuadé, 
avec  Descartes,  que  l'idée  simple  ne  peut  ja- 
mais être  fausse ,  parce  qu'elle  est  toujours 
claire.  Spinoza  n'admet  point  que  l'erreur  con- 
siste dans  une  privation  absolue  ;  il  la  fait  con- 
sister dans  une  connaissance  imparfaite  :  nous 
errons ,  parce  que  nous  ne  nous  formons  des 
choses  que  des  notions  mutilées  et  tronquées,  ce 
qui  ne  peut  naître  en  nous  que  de  ce  que  nous 
sommes  nous-mêmes  les  parties  et  comme  les 
fragments  de  quelque  être  pensant  [h). 

Spinoza  n'hésite  point  à  placer  en  tête  des 
prérogatives  de  l'entendement  humain,  le  prin- 
cipe :  «  qu'il  embrasse  la  certitude,  sachant  que  la 
«chose  e^t  formellcmciu  eu  elle-même  telle  qu'elle 
»  est  objectivemeni  contenue  dans  l'entendement.  » 
Il  ajoute  «  que  l'entendement  perçoit  les  choses, 


(1)  De  intelleclùs  emendatione ,  p.  362. 

(2)  Ilnd.,  ibid.,  p.  367. 

(3)  Ibid.,  ibid.,  p.  370. 

(1)  Ibid.,  ibid.,  [\.  oTC,  '\i<[).—Elhici's,  piav- ^,  jiKop.  35. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XV.  409 

»  non  pas  tant  dans  la  durée  que  dans  une  espèce 
«d'éternité,  sous  un  nombre  infini.  L'imagina- 
»  lion ,  cette  faculté  qui  corrompt  et  égare  l'en- 
«tendement  en  s'unissant  à  lui,  détermine  seule 
»la  durée,  la  quantité  et  le  nombre  (1).  « 

Conséquent  à  lui-même ,  Spinoza  donne  une 
préférence  exclusive  à  la  méthode  synthétique,  et 
fait  commencer  aux  définitions  toute  investigation 

de  la  vérité ,  toute  méthode  de  découvertes.  Mais 

• 

il  veut  que  la  définition  explique  l'essence  intime 
des  choses  ;  il  veut  que  la  définition  d'une  chose 
créée  contienne  non  seulement  toutes  les  proprié- 
tés de  cette  chose,  mais  encore  sa  cause  prochaine  ; 
il  veut  que  la  définition  de  la  chose  incréée  exclue 
toute  cause,  lève  toute  espèce  de  doute  sur  l'exis- 
tence de  cette  chose  ;  qu'elle  ne  renferme  aucune 
idée  substantive  qui  puisse  être  conçue  comme  un 
attribut,  c'est-à-dire  qu'elle  s'explique  par  une 
abstraction  (2).  Cette  dernière  condition  achève 
de  nous  faire  comprendre  comment  Spinoza  a  cru 
qu'en  s'attachant,  comme  point  de  départ,  à  la  dé- 
finition de  l'être  parfait,  il  évitait  de  confondre 
l'ordre  des  abstractions  avec  celui  des  réalités. 

Les  mêmes  vues  se  reproduisent  encore  dans 
V Éthique  de  Spinoza;  mais  ici  elles  n'occupent 
plus  qu'une  place  subordonnée  ;  elles  prennent  la 


(1)  De  iutelleclt(S  emendalione ,  p.  382,  385,  391. 

(2)  Ibid.,  ilHcl  ,  p.  3S{i. 


^40        HIST.  COMP.  DES  SYST.  DE  PHIL. 

forme  de  corollaire;  elles  naissent  au  sein  d'un  ap-^ 
pareil  de  démonstrations  géométriques,  comme  si 
le  tableau  des  facultés  et  des  opérations  de  l'esprit 
humain  se  démontrait  ainsiqu'une  proposition  ma- 
thématique, singularité  dont,  au  reste.  Descartes 
avait  donné  l'exemple.  «  Laraison,  dit  Spinoza,  ne 
»  considère  que  les  choses  nécessaires,  non  les  cho- 
»  ses  contingentes  (  1  ).  La  réalité  et  la  perfection  sont 
«identiques (2).  L'ordre  et  la  connexion  des  idées 
»  sont  les  mêmes  que  l'ordre  etla  connexion  des  cho- 
»  ses  réelles  (3).  Nos  idées  n'ont  point  pour  cause 
»  efficiente  les  choses  perçues ,  mais  Dieu  même , 
»  en  tant  qu'être  pensant  (â).  Les  idées  des  choses 
»  particulières  sont  comprises  dans  l'idée  infinie 
»  de  Dieu  ,  comme  les  essences  formelles  de  ces 
»  mêmes  choses  sont  contenues  dans  les  attributs 
«divins  (5)  ;  ainsi,  plus  nous  connaissons  les  cho- 
«ses  particulières,  plus  nous  connaissons  Dieu 
«même  (6).  Toutes  nos  idées  sont  vraies,  en  tant 
«qu'elles  se  réfèrent  à  Dieu  (7).  L'âme  humaine 
«possède  une  connaissance  ar%Mrtfe  (E)  de  l'es- 
»  sence  éternelle  et  infinie  de  Dieu  (8).  L'itiée  de 


(!)  Elhices,  pars  II,  prop.  4-4. 

(2)  Ibid.,  ibid.,  définit,  i. 

(3)  Ibid.,  ibid.,  prop.  7. 

(4)  Ibid.,  ibid.,  prop.  5. 

(5)  Ibid.,  ibid.,  prop.  8. 

(6)  Ibid.,  pars  V,  prop.  34. 

(7)  Ibid.,  pars  II,  prop.  32. 

(8)  Ibid.,  ibid.,  prop.  46,  47. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.  XV.  411 

»  Dieu  ne  peut  être  qu'unique  (1).  Sans  Dieu,  en- 
»  fin ,  rien  ne  peut  ni  exister,  ni  être  conçu  (-2).  » 

Maintenant  le  système  métaphysique  de  Spi- 
noza va  se  construire  en  quelque  sorte  de  lui- 
même.  Après  avoir,  en  efTet,  concentré  le  système 
entier  de  nos  idées  dans  l'unité  absolue  de  Dieu , 
et  après  avoir  identifié  le  système  de  nos  idées 
avec  celui  de  la  réalité ,  il  devient  naturel  que 
l'ensemble  des  êtres  réels  vienne  s'abîmer  dans 
la  substance  divine.  Spinoza  eût  donc  pu  simpli- 
fier l'appareil  de  sa  démonstration.  En  voici  les 
ressorts  vraiment  essentiels  ;  il  posera  d'abord  des 
définitions  : 

«  Par  cause  de  soi ,  j'entends  ce  dont  l'essence 
«comprend  l'existence  ;  par  substance,  ce  qui  est 
»  en  soi,  ce  qui  est  conçu  par  soi-même  ;  par  aitri- 
»  but ,  ce  que  l'entendement  perçoit  comme  con- 
»  stituant  l'essence  de  la  substance  ;  par  mode,  ces 
«afiections  de  la  substance  qui  résident  dans  une 
»  autre  chose ,  qui  sont  connues  par  une  autre 
»  chose.  V éternité  n'est  que  l'existence  ,  en  tant 
»  qu'elle  est  conçue  comme  résultant  nécessaire- 
»  ment  de  la  seule  définition  de  la  chose  éternelle. 
»  Cette  chose  est  libre,  qui  existe  par  la  seule  néces- 
Dsité  de  sa  nature,  qui  n'est  déterminée  que  par 
))  elle-même  à  agir  ;  cette  chose  est  finie  dans  son 


(1)  Ethices,  fars  H  ,  prop.  i. 

(2)  Ibid.,  purs  1  ,  i>ro}>.  I.'). 


412  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

»  genre^  qui  ne  peut  être  terminée  par  une  autre  de 
»  même  nature.  Je  donne  le  nom  de  Dieu  à  une 
«substance  absolument  infinie  (1).  » 

Ensuite  il  établira  ses  axiomes,  en  y  confondant 
la  vérité  réelle  avec  la  vérité  purement  intellec- 
tuelle : 

«  Tout  ce  qui  est,  est  en  soi  ou  dans  un  autre  ; 
»  ce  qui  ne  peut  être  conçu  par  un  autre  doit  être 
»  conçu  par  soi.  L'efîet  résulte  nécessairement  de 
»  la  cause  déterminée,  et  la  suppose  ;  la  connais- 
»  sance  de  l'effet  dépend  de  celle  de  la  cause  et  la 
»  comprend.  Les  choses  qui  n'ont  rien  de  com- 
»  mun  ne  peuvent  être  comprises  les  unes  par  les 
»  autres.  L'idée  vraie  doit  convenir  avec  son  objet 
»  dans  tout  ce  qui  peut  être  conçu  comme  n'exis- 
^)tant  pas.  L'essence  ne  comprend  pas  l'exis- 
«tence  (2).  » 

Déjà  vous  concevez  qu'en  admettant  ces  pré- 
liminaires ,  il  ne  pourra  y  avoir  dans  la  nature 
plusieurs  substances  ayant  les  mêmes  attri- 
buts (3)  ;  que  cependant  de  deux  substances  qui 
n'ont  pas  les  mêmes  attributs ,  l'une  ne  peut  être 
la  cause  de  l'autre,  puisqu'elles  n'ont  rien  de 
commun  entre  elles  {h)  ;  qu'une  substance  ne 


(1)  Ethices,  pars  I ,  prop.  15. 

(2)  Ibid.,  ibid.,  axiomes  1  à  7,   p.  2  et  3. 

(3)  Ibid.,  ibid.,  prop.  S. 

(4)  Ibid.,  ibid.,  prop.  2  el  3. 


PIIILOSOPIIIE   .MODERNE.    CÎÎAP.    XV.  M 3 

peut  donc  être  produite  par  une  autre  substan- 
ce (1). 

Ici ,  vous  pourriez  un  moment  vous  arrêter  à 
la  pensée  que  l'univers  serait  composé  d'une 
foule  de  substances  indépendantes  l'une  de  l'au- 
tre, essentiellement  diverses,  également  éter- 
nelles et  nécessaires.  Mais,  en  vous  rappelant  une 
définition  ,  vous  êtes  forcé  d'admettre  que  toute 
substance  est  nécessairement  infinie,  puisqu'elle 
ne  peut  être  terminée  par  une  substance  de  même 
nature  (2).  Cependant  Dieu  existe  nécessaire- 
ment ;  il  est  nécessairement  doué  d'attributs  in- 
finis ;  aucune  substance  ne  peut  donc  exister , 
être  conçue  hors  de  lui ,  puisqu'en  lui  résident 
tous  les  attributs  possibles  (3).  Quel  sera  donc  le 
sort  des  autres  êtres ,  ou  du  moins  de  ce  que  nous 
réputions  pour  tel  ? 

«  Dans  la  nature  des  choses  il  n'y  a  rien  de  con- 
»  tingent  ;  tout  est  déterminé  à  exister ,  à  opérer 
»  d'une  certaine  manière,  par  la  nécessité  de  la  na- 
»  ture  divine.  L'essence  des  choses  produites  par 
))  Dieu  ne  comprend  point  leur  existence  :  Dieu  seul 
»  est  la  cause  de  l'une  et  de  l'autre.  Le  corps  même 
»  exprime  l'essence  de  Dieu ,  en  tant  qu'elle  est 
«considérée  comme  une  chose  étendue.  L'homme 
»  n'est  pas  une  substance  :  l'essence  de  l'homme 


(I)  Elh'ices  ,  prop.  6. 
{ij  iùiU.,  prop.  7  ol  8. 
(i)  lOid.,  prop.  11  el  \A. 


414  MIST.    COMP.    DliS   SYST.    DE   PHIL. 

»  est  constituée  par  les  modes  de  certains  attributs 
»  divins  ;  elle  est  une  portion  de  l'intelligence  in- 
»  finie  de  Dieu  (1).  » 

Dans  ce  système,  tout  est  nécessaire;  Dieu 
n'agit  point  librement;  il  ne  pouvait  produire 
les  choses  d'une  autre  manière,  ni  dans  un  autre 
ordre  qu'il  ne  l'a  fait.  Tout  ce  qui  est  dans  la 
puissance  de  Dieu  est  nécessaire;  car  les  objets 
réels  {res  ideatœ)  découlent  aussi  nécessairement 
de  l'Être  divin,  que  les  idées  de  ces  choses  décou- 
lent de  l'attribut  de  la  pensée  divine.  La  puis- 
sance de  Dieu  n'est  que  son  essence  (2).  L'âme 
humaine  ne  jouit  d'aucune  volonté  libre;  elle  est 
déterminée  dans  ses  volitions  par  l'enchaînement 
des  causes  (3). 

Il  faut  donc  distinguer ,  dans  les  vues  de  Spi- 
noza ,  la  nature  nalurante  et  la  nature  naturée  :  la 
première  comprend  ce  qui  est  en  soi  et  ce  qui 
est  conçu  par  soi-même ,  ou  les  attributs  de  la 
substance  qui  expriment  une  essence  éternelle  et 
infinie,  c'est-à-dire  Dieu,  considéré  comme  une 
cause  libre  ;  la  seconde  comprend  tout  ce  qui  ré- 
su  Ite  de  la  nécessité  de  la  nature  de  Dieu  ou 
de  ses  divers  attributs,  c'est-à-dire  tous  les  mo- 
des des  attributs  de  Dieu,  en  tant  que  ces  modes 


(1)  Elhices,  pars  I,  prop.  24,  25,  29  ;  pars  II,  defin.  \,prop.  10, 
11. 

(2)  Ibid. ,  pars  1,  prop.  32,  corol.  1 ,  prop.  33,  34;  pars II,  prop.  3, 6. 
(ô)  ibUI.,  pars  11,  prop.  48. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XV.  /il 5 

sont  coDsidérés  comme  des  choses  qui  sont  en 
Dieu,  et  qui  ne  peuvent  ni  exister,  ni  être  con- 
çues, sans  Dieu  (1). 

Unité,  nécessité,  immutabilité  conçues  avec  la 
rigueur  la  plus  absolue  :  telles  sont  les  trois  idées 
qui  forment  tout  le  système.  C'est  ce  que  doit 
produire  la  métaphysique,  quand  on  la  contrain- 
dra de  rendre  compte,  par  ses  seules  forces,  de 
l'existence  réelle. 

Spinoza  s'est  fait  illusion  à  lui-même  sur  les 
conséquences  morales  de  ce  système,  à  la  faveur 
de  ce  mysticisme  apparent  qui  semblait  immoler 
la  nature  entière  à  la  Divinité ,  concentrer  toute 
la  science  dans  sa  contemplation.  «  Tout  doit 
•  être  rapporté  à  Dieu,  s'est-il  dit;  en  cela  con- 
»  sistent  et  la  perfection  et  la  félicité  suprêmes. 
»  L'amour  de  Dieu  est  le  but  suprême  qui  doit 
«occuper  notre  àme.  Notre  suprême  bonheur 
»  consiste  dans  la  connaissance  vive  et  vivifiante 
»de  Dieu;  plus  nous  le  connaissons,  plus  nous 
«nous  rapprochons  de  lui  et  soumettons  notre 
»  vie  à  sa  volonté.  Cet  amour  est  une  part  de  l'a- 
»  mour  infini  que  Dieu  se  porte  à  lui-même.  La 
»  béatitude  qu'il  fait  éprouver  à  notre  âme  n'est 
»  pas  la  récompense  de  la  vertu ,  mais  la  vertu 
«même;  car  elle  se  sert  à  elle-même  de  ré- 
»  compense  et  n'en  accepte  pas  d'a*Utres  (2).»  Le, 

(1  )  Etkiccs,  pars  1,  schol.  ad  prop.  29,  epist.  27. 
(2)  Uni.,  pars  11,  prop.  AS,  schol.  ;  pars  IV  ,  prop.  28  ,  33 ,  36  , 
37,  srhol.;  pars  V,  prop.  ir>,  If!,  42. 


h\(}  ttlST.    COMP.    DES   SYS'J.    DE   PHIL. 

môme  prestige  peut  avoir  entraîné  et  abusé  quel- 
ques partisans  de  Spinoza  ;  et,  il  faut  le  dire,  cette 
circonstance  même  ajoute  aux  dangers  d'un  sys- 
tème qui  peut  exercer  en  effet  une  grande  séduc- 
tion sur  certains  esprits. 

On  doit  le  reconnaître ,  Spinoza  n'identifie  et 
ne  confond  pas  absolument,  comme  on  l'a  si  long- 
temps supposé  ,  l'univers  avec  son  auteur  (F).  Il 
distingue  même,  ainsi  que  nous  l'avons  vu,  d'une 
manière  expresse,  la  nature  naluranle  et  la  nature 
naiurée;  mais  la  différence  qu'il  établit   entre 
l'une  et  l'autre  n'est  giière  qu'une  distinction  pu- 
rement logique,  celle  qui  existe  entre  la  substance  et 
^  ses  modes.  Elle  ne  pourrait  acquérir  quelque  réa- 
lité qu'autant  qu'on  accorderait  aux  modes  une 
existence  séparée  de  leur  substance.  Si  donc  le 
panthéisme  n'est  point  professé  par  Spinoza  en 
termes  formels,  il  est  du  moins  la  conséquence 
inévitable  et  la  tendance  naturelle  de  son  sys- 
tème. Du  reste ,  le  panthéisme  auquel  Spinoza 
conduit  ses  disciples  n'est  pas  un  véritable  athéis- 
me. S'il  n'a  point  pour  objet,  comme  on  l'a  cru, 
de  diviniser  la  nature  telle  qu'elle  se  découvre  à 
nos  regards ,  de  réduire  et  dégrader  la  notion  de 
l'être  infini ,  en  donnant  simplement  le  nom  de 
Dieu  à  l'ensemble  des  êtres  qui  nous  apparaissent 
comme  existatits  ;  s'il  a,  au  contraire,  pour  objet 
d'absorber  en  quelque  sorte  tous  les  êtres  dans 
le  sein  de  Dieu ,  à  la  manière  de  certaines  tradi- 
tions orientales;  il  n'en  altère  pas  moins  les  rap- 


PHILOSOPHIE  MODERNE.   CHAP.    XV.  M  7 

ports  les  plus  essentiels  de  la  créature  avec  le 
Créateur  ;  il  dénature  ainsi  le  vrai  caractère  du 
sentiment  religieux  et  toute  l'économie  de  la  des- 
tination de  l'homme  ;   il  détruit  aussi  dans   sa 
source  le  principe  de  toute  moralité  humaine,  en 
introduisant  le  règne  de  la  fatalité.  Aussi,  ne  peut- 
il  se  soustraire  à  cette  triste  influence.  La  force  et 
l'utilité  deviennent  pour  lui  la  règle  des  devoirs; 
la  vertu  n'est  plus  que  le  soin  de  sa  propre  conser- 
vation. Sur  les  traces  de  Ilobbes,  il  préconise  le  pou- 
voir absolu,  il  donne  à  l'autorité  civile  l'empire  sur 
les  croyances  religieuses.  Machiavel  pourrait  s'é- 
tonner quelquefois  du  langage  de  Spinoza. 

Spinoza  eut  plus  de  disciples  secrets  que  de 
partisans  déclarés;  dans  le  nombre  de  ceux-ci, 
quelques-uns  feignaient  même  de  le  combattre 
pour  le  soutenir  plus  librement  (G).  Parmi  ses 
sectateurs,  il  y  en  a  eu  qui,  en  adoptant  le  fond 
de  sa  doctrine,  cherchèrent  à  en  restreindre  en 
partie  les  conséquences;  d'autres,  au  contraire, 
la  portèrent  à  la  dernière  rigueur. 

Louis  Meyer,  Cartésien,  ami  de  Spinoza  et  son 
éditeur,  contribua  plus  à  répandre  les  ouvj-ages 
de  celui-ci,  qu'il  ne  travailla  à  les  accréditer. 
Lucas,  médecin  comme  Meyer,  fut  simplement 
aussi  un  disciple  de  la  doctrine  nouvelle.  Jekles, 
livré  par  profession  au  négoce  ,  mais  par  goût  à 
l'étude  des  sciences,  résuma  cette  doctrine  dans 
la  préface  qui  précède  le  recueil  des  œuvres  pos- 
tliumes  de  Spinoza.  Cufaeler  essaya  de  répandre 
Il  -'7 


418  HIST.    COMP.    OES   SYST.    DE   PHIt. 

un  nouveau  jour  sur  les  idées  principales  de  Spi- 
noza, de  les  mettre  à  l'abri  de  toute  équivoque.  Il 
y  mêla  des  vues  particulières,  il  y  associa  l'hypo- 
thèse des  idées  innées  et  la  théorie  de  Hobbes, 
qui  réduit  les  opérations  de  la  pensée  aune  sorte 
d'arithmétique.  Il  interpréta  la  proposition  de 
Spinoza  qui  fait  de  l'étendue  un  attribut  de  l'être 
infini,  en  déclarant  que  c'est  à  la  seule  étendue 
intelligible  que  cette  proposition  s'applique  (1). 
Cette  interprétation  rendait  l'opinion  de  Spinoza 
à  peu  près  conforme  à  celie  de  IVIalebranche;  elle 
affaiblissait  dans  son  principe,  si  elle  ne  détrui- 
sait pas  entièrement,  la  grande  et  principale  ob- 
jection opposée  à  Spinoza  par  la  généralité  de  ses 
adversaires,  objection  qui  se  fondait  sur  l'incom- 
patibilité de  l'étendue  matérielle  avec  la  sub- 
stance pensante. 

On  a  trop  facilement  agrégé  au  nombre  des  spi- 
nozistes  Fréd.  de  Leenhof  (  2) ,  Henri  Wyemars  (3) , 
Pontianus  de  Hattem ,  Wachter,  Fr. -Guillaume 
Stosch  (II) ,  Theod.  Lud.  Law  (5) ,  et  d'autres  encore 
qui ,  comme  ceux-ci ,  sans  avoir  réellement  em- 
brassé les  principes  du  spinozisiue,  ont  été  en  butte 


[i)  spécimen  artis  ratlocinandi  (Hambourg  1684) ,  p.  222. 
(2)  Hemel  op  Aarden ,  1703.  — V.  aussi,  Historia  Spinozismi 
Leenhflftani ,  etc.,  collecta  à  G.  Frid.  Jenichen;  Lipsiae,  1707. 
(3;  Chaos  imaginarlum  de  or  lu  niitndi,  etc.,  4710. 

(4)  Concordia  rationis  et  fidel   (  Aiiislerdaiii  ) ,  1691. 

(5)  Meditalîones  philosophicœ  de  Deo,  mundo  et  homine;  Francf. , 
1717.  —  Meditationes,  eic,  Freystadt,  17  i  9. 


PHILOSOPHIE   MODERiNE.    CHAP.    XV.  'il 9 

à  cette  accusation ,  soit  sur  l'apparence  de  quel- 
ques analogies,  soit  par  une  tactique  assez  ordi- 
naire alors,  et  qui  consistait  à  exciter  contre  ceux 
dont  les  opinionsannonçaient  trop  d'indépendance 
un  genre  de  prévention  plus  facile  et  plus  puissant 
que  les  réfutations  régulières.  Parmi  les  spino- 
zistes  figurerait  aussi  Fr.  Bredenburg,  si  l'on  s'en 
rapportait  à  Cuper  et  à  Orobio  (l).  Cependant,  si 
Bredenburg  a  cru  pouvoir  tirer  de  l'idée  de  l'Être 
nécessaire  la  conclusion  que  tout  est  nécessaire 
dans  cet  Être,  jusquà  son  action;  s'il  a  commis 
l'erreur  d'employer  la  forme  des  démonstrations 
mathématiques  dans  les  questions  morales,  il  a 
été  jusqu'à  prétendre  établir  que  tous  les  êtres 
capables  de  raison  agissent  nécessairement.  11  se 
rangea  cependant  avec  franchise  parmi  les  con- 
tradicteurs de  Spinoza,  relativement  à  la  source 
de  l'unité  absolue  de  la  substance  (2).  La  vérité 
est  que  l'honnête  Bredenburg,  à  ce  que  Bayle 
nous  apprend  (3),  trouva  pour  et  contre  cette 
théorie  deux  démonstrations  géométr-iques  éga- 
lement fortes,  à  ses  yeux,  et  dans  lesquelles  il  ne 
put  découvrir  aucune  inexactitude  ,  et  qu'en  dé- 
finitive il  se  décida  par  des  motifs  d'un  autre  or- 
dre, ceux  que  lui  fournit  un  sentiment  moral  di- 

(1)  Cerlatnen philosophicum  advers.  Joh.  Bredenburg,  elc^medita- 
batur  Ishak  Orobio;  Amsterdam,  1073. 

(2)  Enervatio  tractalâs  theol.  politici;  Rollerdani,  1673.  —  Bre- 
denburg était  aussi  un  négociant  lioUandais. 

(3)  Art.  Spinoza ,  nota  M. 


Ù20  IIÎST.    r,OMP.    DES  SYST.    DE  MUL 

gne  fie  son  caractère.  Mais  Cuper,  qui  accusa 
Bredenburg  de  spinozisme,  et  qui  entra  en  lice 
contre  lui  (1),  fut  à  son  tour  dénoncé  et  même 
reconnu  comme  spinoziste  véritable.  Henri  More, 
et  d'autres  après  lui ,  signalèrent  cet  artifice  et 
combattirent  son  auteur. 

De  tous  les  disciples  de  Spinoza ,  il  n'en  est 
aucun,  à  beaucoup  près,  qui  ait  rendu  à  la  cause 
du  spinozisme  des  services  égaux  à  notre  célèbre 
comte  de  Boulainvilliers.  Cet  écrivain  spirituel , 
fécond  et  paradoxal ,  qui  abandonna  la  profession 
des  armes  pour  se  livrer  à  l'étude ,  qui  fouilla 
avec  tant  de  persévérance  et  de  hardiesse  dans 
lesmonuments  presque  inconnusde  notre  histoire, 
pour  en  tirer  un  système  politique,  s'élança  avec 
un  courage  presque  égal  dans  les  régions  de  la 
métaphysique  ;  mais^  également  malheureux  dans 
ces  deux  ordres  de  recherches,  également  en- 
traîné par  l'esprit  de  système,  s'il  évoqua  les  sou- 
venirs du  régime  féodal  comme  le  type  idéal 
de  la  perfection  dans  les  institutions  sociales,  il 
crut  découvrir  aussi  dans  les  vieilles  hypothèses 
du  panthéisme  et  de  la  fatalité  les  plus  vrais  tré- 
sors de  la  philosophie  ;  c'est-à-dire  qu'après  avoir 
déshérité  de  leurs  droits  politiques  les  classes  les 
plus  nombreuses  de  la  société  ,  il  déshérita  aussi 
l'humanité  entière  de  ses  plus  nobles  prérogati- 


(1)  Arcana  alheismi  ret'clata  ;   Amsterriani ,    ir.TG. 


PHir.OSOPHIt;  iMODERiNE.    CIIAP.    XV.  Z»21 

ves  dans  l'ordre  moral.  Son  exposition  du  spino- 
zisme  parut  successivement  sous  trois  titres 
différents,  dont  l'un  annonçait,  au  contraire,  une 
réjuiaiion  de  Spinoza ,  et  trompa  quelques  person- 
nes (H).  Lui-même,  au  reste,  dans  sa  préface, 
s'annonça  comme  voulant  en  effet  venger  les  in- 
térêts de  la  religion  contre  un  système  aussi  dan- 
gereux qu'absurde. 

Spinoza  avait  écrit  en  latin  ;  son  style  était  obscur , 
sentencieux ,  laconique  ;  il  s'était  enveloppé  de 
l'appareil  des  démonstrations  scientifiques  ;  il  pou- 
vait tromper  ,  surtout  embarrasser  un  lecteur 
assez  patient  pour  l'étudier  ;  mais  il  ne  pouvait 
s'adresser  au  vulgaire  ,  il  ne  pouvait  séduire  per- 
sonne. Boulainvilliers ,  avec  un  art  infini ,  a  su 
rendre  en  quelque  sorte  populaire  la  théorie  la 
plus  abstraite  qui  fût  jamais.  11  a  pris  le  langage, 
la  manière  ,  la  méthode  de  Descartes;  il  n'ensei- 
gne point  ;  il  cherche ,  et  s'entretient  avec  lui- 
même.  Il  ne  se  borne  point,  du  reste,  à  décrire 
le  spinozisme ,  il  le  justifie  ^  il  se  propose  les  ob- 
jections et  y  répond  ;  il  aperçoit  les  nuages  et  les 
dissipe  ;  il  commente,  il  presse  les  conséquences  ; 
il  donne  une  vie,  une  figure  à  ce  système;  il  le 
met  en  action;  il  le  conduit  jusqu'à  ses  plus 
fatales  applications  aux  règles  des  actions  humai- 
nes. Le  spinozisme ,  désormais ,  n'est  pas  seule- 
ment à  la  portée  de  chacun  ;  il  est  environné  de 
tous  les  prestiges  que  peut  lui  prêter  le  talent , 
comme  de  toutes  les  séductions  que  les  passions 


UTl  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE   PHiL. 

peuvent  trouver  dans  un  système  qui  les  protège 
et-les  flatte  sans  réserve. 

En  s'interrogeant  lui-même,  comme  Descartes, 
en  prenant  le  même  point  de  départ,  le  Spinoza 
français  est  arrivé ,  comme  lui ,  aux  deux  notions 
les  plus  générales,  celle  de  la  pensée,  celle  de 
l'étendue,  et  de  celle-ci  s'est  élevé  à  une  troisième 
plus  générale  encore,  à  la  notion  universelle,  à 
celle  qui  occupe  le  sommet  de  l'échelle,  à  celle 
de  l'être;  il  s'y  attache  comme  à  la  source  de 
toute  science ,  car  on  ne  peut  conclure  que  du 
général  au  particulier  (1).  Or,  que  découvre-t-il 
dans  cet  être  ainsi  considéré  sous  le  point  de  vue 
le  plus  abstrait,  le  plus  universel?  Il  y  découvre 
que  cet  être  est  nécessaire ,  absolu  (2)  ;  qu'il  est 
en  soi  et  par  soi  (3)  ;  qu'il  est  non-seulement  un, 
mais  unique  {(i);  qu'il estnon-seulement  indépen- 
dant, mais  infini  (5);  qu'il  est  simple,  indivisible, 
sans  parties  (6);  que  cependant  l'étendue,  comme 
la  pensée,  lui  est  identique  (7);  qu'il  n'est  pas  une 
personne  (8),  qu'il  n'est  pas  même  un  sujet  (!'), 


(1)  Hr  fil  talion  de  Spinoza,  p.  2  à  7. 

(-2)  ihifl.,  p.  7,  14. 

(;})  ma.,  p.  9. 

(4)  lùici.,  p.  a,  2(j. 

(3)  ma.,  p.  16. 

(6)  IlncL,  p.  18,  25.. 

(7)  Ibid.,  p.  21  ,  38. 

(8)  Ilnd.,  p.  27. 

(9)  Ibid.,  p.  29. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    (HAP.    XV.  UTS 

mais  qu'il  est  la  substance ,  la  cause  absolue  de 
tout  (1);  que  les  êtres  particuliers  ne  sont, 
d'ailleurs,  que  des  modes  et  des  accidents,  ne 
sont  point  de  vrais  êtres  et  n'existent  qu'en  au- 
trui (2). 

Une  fausse  idée  de  Descartes  a  beaucoup  servi 
au  Spinoza  français  :  c'est  celle  par  laquelle  Des- 
cartes avait  considéré  l'existence  réelle  comme 
une  perfection,  et  avait  supposé  dans  sa  réalité, 
comme  dans  sa  perfection ,  plusieurs  degrés.  Bou- 
lainvilliers  en  a  conclu  que  l'Être  souverainement 
parfait  possède  en  lui  toute  existence  réelle , 
comme  il  renferme  toute  perfection;  qu'aucune 
réalité ,  comme  aucune  perfection ,  ne  peut  lui 
demeurer  étrangère  (3).  Boulainvilliers  n'a  pas 
tiré  moins  de  parti  de  cette  autre  proposition  de 
Descartes  :  que  l'existence  réelle  est  enfermée 
dans  la  seule  idée  de  Dieu  comme  lui  étant  né- 
cessaire ;  car  l'idée  d'existence  est  comprise  dans 
celle  de  Dieu,  avecle  caractère  le  plus  absolu,  le 
plus  universel  ;  il  ne  peut  y  avoir  d'être  qui  ne 
soit  nécessaire., Comment  serait-il  possible  d'ex- 
primer quelque  réalité  qui  ne  lui  convînt  pas? 
Ne  serait-il  pas  contradictoire  de  concevoir  une 
négation,  un  défaut,  dans  une  existence  réelle. 


(i)  Réfutation  de  Spinoza,  p.  33. 
(2)  Ibid.,  p.   10  et  11.' 
(;{)  Ibid.,  p.  44. 


/i2i  HIST.    COM!<.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

infinie  et  nécessaire,   telle  que  celle  de  l'Être 
divin  (1)? 

»  La  substance  unique,  nécessaire,  absolue, 
«est  Dieu.  Dieu  est  l'universalité  des  êtres  (2), 
»  sans  cependant  être  composé  des  parties  de  l'u- 
«nivers;  il  est  tout,  sans  être  aucune  partie  du 
»  tout  (3);  il  est  indivisible,  quoiqu'il  ait  l'étendue 
»  pour  attribut  {k).  Sa  détermination  est  libre,  en 
»  ce  sens  qu'elle  a  sa  cause  en  elle-même  ;  mais 
«elle  est  nécessaire,  parce  qu'elle  est  déterminée 
»  par  la  nature  propre  de  cette  substance.  L'Être 
«absolu  est  infini ,  non-seulement  dans  sa  puis- 
«sance,  mais  dans  son  action  (5).  »   La  Divi- 
nité conçue  par  le  Spinoza  français   n'a,  d'ail- 
leurs, aucune  analogie  avec  celle  que  se  repré- 
sentent les  religions  établies  et  le  sentiment  gé- 
néral des  philosophes ,  dont  l'infinité  est   prise 
comme  une  excellence  de  nature  à  qui  appar- 
tient tout    ce   qui  peut  être  estimé  bon ,   qui 
exerce  une  puissance  souveraine  et  arbitraire, 
qui  l'a  exercée  par  la  création  des  êtres  et  l'ar- 
rangement de  l'univers,  qui  gouverne  ses  ouvra- 
ges par  sa  sagesse ,  leur  dispense  ses  dons,  exerce 
envers  eux  ,  suivant  leurs  mérites,  sa  justice  et 
sa  bonté.  «La  création,  dit  Boulainvilliers ,  est 

(1)  Réfutation  de  Spinoza,  p.  7,  14,  36,  G7. 

(2)  Ibid.,  p.  49. 

(3)  Und.,  p.  53  ,  54. 

(4)  Ibid.,  p.  38. 

(5)  Ibïd.,  p.  33  à  35,  44. 


PHILOSOPHIE   iMODERKE.    CHAP.    XV.  Z|25 

»  impossible  ,  et  aucun  des  attributs  moraux  ne 
»  peut  convenir  à  l'Être  infini  (1). »  Il  a  prévu  tou- 
tes les  alarmes  qui  pourraient  naître  d'une  doc- 
trine aussi  nouvelle  relativement  au  culte  qui  est 
dû  à  l'Etre  des  êtres;  mais  il  s'est  efforcé  de  mon- 
trer que  cette  doctrine  commandait  également, 
quoique  par  d'autres  motifs,  le  culte  de  l'obéis- 
sance et  de  l'amour  (2). 

A  la  métaphysique  de  Spinoza  Boulainvilliers 
associe  la  psychologie  de  Hobbes ,  ou  plutôt,  avec 
Spinoza ,  il  emprunte ,  mais  bien  plus  abondam- 
ment, à  cette  psychologie  de  Hobbes,  qui  n'a 
guère  de  commun  avec  une  métaphysique  sem- 
blable qu'une  malheureuse  concordance  pour 
détruire  toutes  les  garanties  de  la  morale. 

Ce  n'est  pas  que  Boulainvilliers  ne  semble 
quelquefois,  à  l'exemple  de  son  modèle,  fier  de 
rapporter  la  science  à  une  sorte  de  spéculation 
mystique,  et  qu'on  ne  croie  quelquefois  entendre 
dans  sa  bouche  le  langage  de  Malebranche. 
«Nulle  idée,  nous  dit-il,  n'est  vraie  par  rapport 
»  à  nous,  qu'en  conséquence  de  ce  qu'elle  est  telle 
»  dans  l'Être  infini  ou  absolu.  L'idée  qui  est  en  Dieu 
«est  tellement  égale  à  l'objet  qu'elle  représente, 
»  qu'elle  ne  constitue  qu'un  même  être  avec  lui  ; 
«l'idée  de  Dieu,  représentative  d'une  modalité 
»  quelconque ,  est  la  même  chose  que  l'objet  re- 

(1)  Réfutation  de  Sphioz-a,  p.  48,  Cl,  62,  78. 

(2)  lOld.,  p.  -io  el  suiv. 


&26  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DE  PHIL. 

«présenté.  Toutes  les  idées  particulières  sont 
»donc  en  Dieu,  comme  leurs  objets.  Les  êtres 
«particuliers  ,  s'ils  n'existent  pas,  y  sont  repré- 
»  sentes  comme  possibles  ;  existants,  comme  réels. 
»  Or,  cette  idée  objective,  qui  est  en  Dieu,  est  pour 
»  nous  la  source  de  l'évidence,  de  cette  évidence, 
«caractère  distinctif  de  la  vérité,  et  à  laquelle 
«nous  ne  saurions  résister.  Comme  elle  est  le  fon- 
»  dément  de  la  réalité  de  tous  les  êtres,  on  ne  peut 
«  errer  à  l'égard  de  l'Être  absolu  ;  on  peut  se  trom- 
«per  seulement  en  jugeant  ce  que  les  individus 
«ont  de  particulier  (1).  »  Mais  bientôt  nous  des- 
cendons de  ces  hauteurs;  Boulainvilliers  établit, 
entre  le  mode  de  l'étendue  et  celui  de  la  pensée, 
une  correspondance  si  étroite  dans  l'individu  hu- 
main, que  l'exercice  de  la  pensée  se  trouve  entière- 
ment subordonné  à  l'organisation  matérielle.  C'est 
ladiversitéde  cette  organisation  qui  produit  toutes 
les  différences  individuelles  dans  la  même  espèce, 
et  qui  marque  les  degrés  progressifs  depuis  l'in- 
secte jusqu'à  la  suprême  intelligence.  L'esprit  ne 
connaît  rien  que  par  les  affections  du  corps  ;  la 
sensation  devient  successivement  perception ,  ima- 
gination, mémoire,  idée;  enfin,  la  disposition 
seule  de  l'organe  décide  de  la  fidélité  de  la  sen- 
sation. Aussi,  l'esprit  humain  est-il  condamné  à 
une  condition  entièrement  passive  ;  aucune  de 


(•])  ncTufnlion  de  Spino:a,  p.  01  à  96,  229  à  232. 


PHILOSOPHIE  MODERNE.    CHAP.    XV.  U21 

ses  connaissances  n'est  son  propre  ouvrage  (1). 
Boulainvilliers  ne  reconnaît  toutefois,  dans  l'expé- 
rience née  de  la  sensation,  qu'une  connaissance 
incertaine  et  imparfaite  ;  il  fait  le  même  reproche 
aux  principes  généraux  ;  il  rejette  bien  loin  toute 
vérité  idéelle  ou  archétype;  il  réserve  sa  confiance 
à  la  lumière  intuitive  qui  révèle  la  convenance 
ou  la  disconvenance  des  idées  et  la  valeur  des 
termes  qui  les  expriment ,  comme  si  les  princi- 
cii  es  généraux  n'appartenaient  pas  à  ces  derniè- 
res espèces  de  jugements  (2).  «  Les  idées  que  nous 
»  avons  des  objets,  ajoute-t-il  enfin,  ne  nous  re- 
»  présentent  point  la  nature  de  ces  objets ,  mais 
»  seulement  la  perception  que  nous  avons  à  leur 
«occasion  (3) ,  et  c'est  pourquoi,  n'ayant  aucune 
«connaissance  directe  des  objets,  c'est  dans  l'Être 
»  absolu  que  nous  devons  en  aller  chercher  la  re- 
»  présentation  fidèle.  » 

Telles  sont  les  contradictions  d'un  système 
dans  lequel  l'observation  des  faits  est  rarement 
consultée  (I).  L'homme  moral  n'est  pas  condam- 
né par  le  Spinoza  français  à  une  passivité  moins 
absolue  que  l'homme  intellectuel  ;  toute  sponta- 
néité est  déniée  à  l'homme  moral;  il  n'est  point 
sa  propre  cause  d'action.  La  volonté  est  impuis- 
sante contre  les  passions;  il  n'y  a  ni  mal,  ni  bien 


(1)  Réfutation   de   Spinoza,   p.  106,  107,   iU ,  115,  119  à 

1-23,  138,   1-42,  U3,   160,  18o,  180,  187,  237. 

(2)  lùid.,  p.   141  ,211  il  227. 

(3;  tùid..  p.   1T<S,    !87. 


/l28  HIST.    COMP.    DES  SYST.    DL   PHIL. 

positif  ;  il  n'y  a  qu'un  calcul  relatif  des  intérêts 
individuels  (1).  Aussi,  la  morale  peut  être  démon- 
trée mathématiquement  (2).  Ailleurs,  cependant, 
la  vertu  reprend  un  caractère  tellement  désin- 
téressé, qu'elle  ne  peut  même  admettre  parmi 
ses  motifs  la  perspective  des  peines  et  des  ré- 
compenses éternelles  (o) 

De  nombreuses  réfutations  s'étaient  élevées  con- 
tre Spinoza;  on  continua  de  le  réfuter  pendant  long- 
temps encore.  11  n'en  fut  pas  de  même  deBoulain- 
villiers,ou  du  moins  on  ne  le  combattit  pas  d'une 
manière  expresse  et  directe;  rien  n'eût  été  ce- 
pendant plus  nécessaire  que  de  détruire,  au  moins 
dans  un  langage  aussi  familier  que  le  sien ,  les 
impressions  qu'il  avait  pu  produire  sur  le  vul- 
gaire des  lecteurs.  Personne  ne  semblait  mieux 
appelé  que  Fénélon  à  remplir  cette  tâche;  mais 
nous  n'avons  de  l'archevêque  de  Cambray  (4) 
que  l'extrait  d'une  lettre  qui  renfennait  une  ré- 
futation de  Spinoza  lui-même.  On  retrouve  dans 
cet  extrait  l'élégante  clarté  et  la  simplicité  pleine 
de  grâce  qui  sont  propres  à  cet  illustre  écrivain; 
mais  on  se  demande  si  Fénélon  a  bien  compris 
la  vraie  pensée  de  Spinoza ,  lorsqu'il  s'attache  à 
montrer  que  l'Être  infiniment  parfait  est  un , 


(1)  liéfutalion  de  Spinoza,  p.  206,  237,  2S1 ,  254,  elc,  etc. 

(2)  Ilnd.,  p.  267. 
(oj  lOid.,  p.  -47. 

(4)  Cet  eMruil  est  joint  orcruiaiiemenl  ù  la  rôfulalioi!  du  P,  I.Liiiy. 


PHItOSOPFItE  MODERNE.    rtîAP.    XV.  6  29 

siûiple^  sans  composition,  indivisible,  puisque 
Spinoza  a  établi  précisément  la  même  chose  pour 
sa  substance  unique;  on  se  demande  s'il  suffi- 
sait d'opposer  axiomes  abstraits  à  axiomes  abs- 
traits ,  par  une  méthode  synthétique  semblable  ; 
si,  de  la  sorte,  et  négligeant  d'explorer  et  de  dé- 
voiler les  vices  de  l'argumentation  employée  par 
Spinoza,  Fénélon  n'expose  pas  son  lecteur  à  l'em- 
barras où  s'était  trouvé  Bredenburg  entre  deux 
démonstrations  qui  lui  paraissaient  également 
rigoureuses. 

La  réfutation  du  P.  Laniy,  bénédictin,  est  plus 
développée  (1).  Si  elle  manque  de  profondeur,  si 
le  tissu  logique  en  est  faible,  elle  a  le  mérite  de  la 
simplicité  et  de  la  clarté.  Le  P.  Lamy  emploie 
d'abord  la  méthode  analytique;  c'est  de  la  con- 
naissance de  l'homme  qu'il  tire  les  vérités  mé- 
taphysiques et  morales  qu'il  oppose  à  Spi- 
noza (2).  Recourant  ensuite  à  la  méthode  syn- 
thétique et  imitant  la  marche  de  son  adversaire, 
empruntant  même  une  partie  de  ses  déflni- 
tions  ,  il  oppose  proposition  à  proposition  ,  et 
prouve  au  moins  que  les  principes  abstraits  se 
prêtent  merveilleusement  à  fournir,  au  gré  de 
ceux  qui  les  employent,  les  conséquences  les  plus 
contraires  (3).  Le  P.  Lamy  a  mis  beaucoup  de 


(1)  Le  nouvel  alhfisme  renvrr.'e,  clc.  ;  Pari«,  169G. 

(2)  Ibd.,  p.  93. 
(3,1   !bid.,  |).  235. 


^30  HIST.    GOMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

soin  à  justifier  Descartes  d'avoir  engendré  le  spi- 
nozisme  (1);  mais  son  regard  trop  peu  pénétrant 
n'atteint  que  la  superficie  des  choses,  et  il  a 
réussi  seulement  à  faire  voir,  ce  qui  ne  peut  être 
contesté,  les  nombreuses  différences  qui  existent 
entre  les  résultais  dogmatiques  présentés  par 
ces  deux  philosophes. 

Spinoza  avait  trouvé  en  Hollande  même  un  cen- 
seur plus  compétent,  un  adversaire  plus  redou- 
table dans  Christophe  Wittich  (2).  Wittich,  dans 
cette  critique,  montra  une  modération  et  un 
calme  que  l'on  rencontre  rarement  dans  les  an- 
tagonistes de  Spinoza.  11  fit  plus  et  mieux  que 
d'attaquer  les  erreurs  de  ce  métaphysicien  ;  il  en 
rechercha  l'origine,  il  la  marqua  souvent  d'une 
manière  judicieuse.  Comparant  d'abord  entre 
elles  les  deux  méthodes  analytique  et  synthéti- 
que, il  fit  voir  combien  la  seconde  est  artificieuse, 
couibien  elle  offre  de  périls  et  peut  faire  naître 
d'abus  ,  combien  la  première  est  plus  fidèle  à  la 
nature,  plus  favorable  à  la  clarté  ;  il  fit  observer 
que  Spinoza,  en  voulant  fonder  son  système  en- 
tier sur  les  définitions,  avait  habituellement  con- 
fondu les  définitions  de  mots  avec  les  définitions 
de  choses  (3).  11  reproche  à  Spinoza  d'avoir  consi- 
déré les  termes  abstraits  de  substance,  essence,  sujet. 


(1)  Le  nouvel  athéisme  renversé,  etc.,  p.  4ÎSA. 

(2)  Anti-Spinoza  ,  etc.  ;  AinsicM'dam  ,  1690,  in-^». 
(3^  Ibid.,  de  melhodo  demoiislrandi ,  p.  1  à  6. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XV.  iiil 

atlribiu,  accident^  mode  ^  ^ff*^^  <>  cause,  etc.,  comme 
ayant  par  eux-mêmes  une  valeur  déterminée  et 
immuable,  lorsqu'ils  n'ont  réellement  qu'une  va- 
leur logique,  variable  suivant  le  point  de  vue 
dans  lequel  les  philosophes  se  placent,  et  les  com- 
paraisons qu'ils  établissent.  Il  lui  reproche  aussi 
de  s'être  hâté  inconsidérément  de  présenter  les 
définitions  de  termes  généraux,  avant  d'avoir  fixé 
d'abord  les  notions  qui  les  doivent  précéder  dans 
l'ordre  de  la  nature,  c'est-à-dire  les  notions  par- 
ticulières du  rapprochement  desquelles  les  no- 
tions générales  peuvent  seulement  être  formées; 
il  fait  remarquer  combien  ces  définitions,  d'ail- 
leurs, s'éloignent  des  acceptions  généralement  re- 
çues, combien  elles  sont  arbitraires ,  inexactes  , 
incomplètes  (1).  11  relève  judicieusement  la  con- 
fusion introduite  par  Spinoza  entre  l'acception 
purement  logique  du  mot  êire,  comme  celle  en 
vertu  de  laquelle  il  donne  la  qualité  au  sujet,  et 
celle  par  laquelle  ce  même  mot  exprime  l'exis- 
tence réelle.  11  relève  non  moins  justement  la 
fausseté  du  prétendu  axiome  qui  fait  dépendre 
la  connaissance  de  Teffet  de  celle  de  sa  cause  (2). 
11  signale  les  propositions  ambiguës,  équivoques, 
obscures;  il  rectifie  à  quelques  égards  la  psycho- 
logie de  Spinoza,  notamment  dans  ces  asser- 
tions :  «  que  nous  ne  sentons  et  ne  percevons. 


(1)  Antl-Spinoza,  examen  definilionum ,  p.  7  à  37. 

(2)  Ibid.,  examen  çûoiomalnm  ,  p.  '.58. 


ÙS2  HtST.    COMP.    DES  SYST.    HE  PII  IL. 

»  comme  objets  particuliers,  que  des  corps  et  des 
«modes  de  pensée;  que  l'existence  actuelle  de 
«rame  humaine  n'est  que  l'idée  d'une  chose  par- 
»  ticulière  existant  actuellement  ;  que  le  corps 
»  est  le  seul  objet  de  l'idée  qui  constitue  l'àme 
»  humaine  ;    que    l'âme    ne    se    connaît    elle- 
»  même  qu'en  connaissant  les  affections  du  corps, 
«etc.  (1).  »  Il  réfute  avec  un  soin  scrupuleux  les 
allégations  de  Spinoza  sur  la  liberté  morale,  sur 
les  caractères  du  bien  et  du  mal  ;  il  suit  pas  à  pas, 
avec  une  patience  infatigable,  l'auteur  dont  il 
veut  mettre  les  sophismes  dans  leur  jour.  En- 
traîné cependant  par  les  secrètes  influences  du 
cartésianisme ,  Wittich  fait  à  Spinoza ,  sur  quel- 
ques propositions  relatives  aux  principes  de  nos 
connaissances,  quelques  concessions  trop  fticiles 
et  dont  les  spinozistes  eussent  pu  se  prévaloir  pour 
engager  la  lutte  (2).  Du  reste,  l'appareil  scientifi- 
que dont  Wittich  s'était  environné,  la  diffusion  à 
laquelle  il  s'était  laissé  entraîner,  ont  restreint 
l'influence  qu'il  eût  pu  exercer  sur  l'opinion  ;  son 
ouvrage  a  servi  surtout  comme  une  sorte  d'ar- 
senal auquel  on  a  pu  recourir  pour  y  prendre 
des  armes  en  faveur  de  la  cause. 

Régis  s'est  placé,  comme  Wittich,  dans  le  point 
de  vue  du  cartésianisme,  pour  détruire  l'édifice 


(1)  Anli-Spinoza  ;  examen  prop.,  pari.  II,  p.  98,  107,  109,  1:22. 

(2)  Nolammenl  de^rt.  6,  p.  96;   prop.  1,  p. '102;  prop.  32, 
p.  120,  elc. 


PHILOSOPnii-   MOI)ER\r..    CHAP.    XV.  /i3.'; 

élevé  par  Spinoza.  Bayle,  ordinairement  si  peu 
disposé  à  aftirmer,  n'a  cependant  pas  hésité  à 
qualifier  Spinoza  d'athée;  il  a  même  été  jusqu'à 
avancer  que  Spinoza  a  été  le  premier  métaphysi- 
cien qui  ait  érigé  l'athéisme  en  système.  Après 
avoir  établi  une  suite  de  rapprochements  curieux 
entre  le  panthéisme  récent  de  Spinoza,  et  celui 
qui  est  attribué  aux  Chinois,  aux  Indiens,  aux 
Sadducéens,  aux  Mahométans,  à  divers  sectaires 
du  moyen  cige,  Bayle  a  essayé  d'opposer  lui- 
même  à  la  doctrine  de  Spinoza  une  argumenta- 
tion en  forme.  Il  s'est  fondé  principalement  sur 
ce  que  l'étendue  et  Dieu  ne  peuvent  être  identi- 
ques, sur  ce  que  les  modalités  dislincles  deman- 
dent des  sujets  distincts;  il  a  cru  que,  dans  le  sys- 
tème de  Spinoza,  il  faudrait  attribuer  à  Dieu 
même  les  misères,  les  erreurs  et  la  méchanceté 
de  l'homme.  On  lui  a  reproché,  avec  quelque 
fondement,  de  n'avoir  pas  bien  saisi  la  vraie  pen- 
sée du  philosophe  qu'il  voulait  réfuter.  Du  moins, 
a-t-il  judicieusement  aperçu  que  toute  la  ques- 
tion roule  essentiellement  sur  le  sens  qu'on  vou- 
dra donner  au  terme  modïficniion.  Enfin,  revenant 
à  ses  dispositions  ordinaires,  Bayle  a  fait  aussi 
ressortir  les  difTicultés  des  hypothèses  contraires  à 
celles  de  Spinoza,  et,  en  définitive ,  n'a  guère 
trouvé  à  la  dernière  que  le  tort  d'offrir  des  difïi- 
cultés  plus  nombreuses  et  plus  graves  (  l). 


(l)  Diclionna'u  e ,  arl.  Spiii'za. 
•11 


k^U  HIST.    COMP.    T)W\   SYST.    DE   rnil.. 

Dans  son  ouvrage  intitulé  :  L'impie  convaincu  (1), 
de  Versé  annonça  une  dissertation  contre  Spinoza, 
et  ne  lui  épargna  pas  les  injures;  mais,  en  parais- 
sant animé  d'un  grand  zèle  pour  les  intérêts  reli- 
gieux, de  Versé  ne  crut  pas  pouvoir  opposer  rien 
de  plus  puissant  et  de  plus  solide  au  spinozisme, 
que  l'hypothèse  des  deux  principes,  c'est-à-dire 
de  la  coexistence  éternelle  de  la  matière  (2). Cette 
réfutation  prétendue  de  Spinoza,  fort  superficielle, 
d'ailleurs,  dans  toute  son  étendue,  est  en  partie 
véritablement  dirigée  contre  Descartes  et  Male- 
branche;  de  Versé  s'efforce  de  combattre  la  dis- 
tinction, l'opposition  établies  par  les  cartésiens 
entre  la  pensée  et  l'étendue.  La  pensée,  suivant 
lui,  ne  serait  que  la  perception  de  l'étendue,  et 
nous  ne  concevrions  Dieu  même  que  comme  une 
substance  étendue  (3).  Malebranche,  dans  son  Àn- 
ii-Spinoza,  dit-il,  définit  Dieu  comme  Spinoza,  et 
ne  peut  s'empêcher,  en  suivant  les  conséquences 
rigoureuses  de  cette  définition,  de  tomber  dans 
le  même  précipice.  Le  même  auteur  s'était  ha- 
sardé à  exprimer  une  opinion  sur  la  grande  dis- 
cussion élevée  entre  Malebranche  et  Arnauld  5 
mais  il  ne  lui  appartenait  pas  de  se  porter  pour 
juge  dans  de  tels  procès,  et  il  n'y  a  guère  trouvé 


(1)  Amsterdam,  168S,  in-8». 

(2)  L'impie  convaincu,  etc.,  V.  l'avertissement.  V.  aussi  p.  3  et 
suiv.,  137,  142. 

(3)  Ibid.,  p    -ii8  à  136. 


PHILOSOPHIE   MODERNE.    CHAP.    XV.  635 

que  l'occasion  de  reproduire  ses  assertions  gra- 
tuites contre  l'immatérialité  de  l'âme  (J). 

L'intérêt  des  vérités  religieuses,  si  profondé- 
ment compromis  dans  les  doctrines  de  Spinoza,  a 
suscité  au  spinozisme  un  grand  nombre  d'adver- 
saires qui  ont  essentiellement  considéré  ce  systè- 
me dans  ses  rapports  avec  la  religion  établie. 
Jacquelot  occupe  parmi  eux  le  premier  rang  (1). 
Poiret  ôta  tout  crédit  à  ses  critiques ,  par  l'exal- 
tation sans  mesure  à  laquelle  il  s'abandonna  (2). 
Huet,  Simon^,  le  P.  Levassor,  le  ministre  Van-Thil 
et  une  foule  d'autres  ont  embrassé  la  même  cau- 
se. Christian  Kortholt  a  réuni  Spinoza,  Herbert 
et  Hobbes,  dans  une  sorte  de  diatribe  latine 
intitulée:  Les  trois  imposteurs.  Toland,  imité  en 
cela  par  Voltaire,  a  entrepris  la  même  réfutation, 
dans  l'intérêt  spécial  de  la  religion  naturelle. 
Wolff,  enfin,  traita  cette  même  question  sous  des 
rapports  philosophiques,  et  Condillac,  plus  lard, 
a  choisi  avec  raison  le  système  de  Spinoza,  comme 
l'un  des  exemples  les  plus  capables  de  révéler  l'a- 
bus que  l'esprit  humain  peut  faire  des  principes 
abstraits.  Mais,  de  nos  jours,  le  spinozisme  est 
venu  s'offrir  sous  un  point  de  vue  nouveau,  qui 
réclamera  notre  attention  lorsque  nous  arrive- 
rons à  la  philosophie  contemporaine. 


(t^  A  la  suite  de  ses  Dissertations  sur  Vexistenee  de.  Dieu, 
1%   Fundamentn  nlheismi  eversa;  Anistevdam  ,  KiSo. 


/j36  HIST.    COMP.    des   SiST.    DE   PIllL. 

r^OTE  A. 

Hobbes  blâma  avec  amertume  la  formation  de  la  Société 
royale  de  Londres ,  et  la  direction  qu'elle  donnait  à  ses  tra- 
vaux (V.  Puffendorf,  préface,  p.  47,  et  Burnet,  L.  C. , 
tom.  I,p.  21  l),Gundling  lui-même,  si  porté  à  excuser  Hobbos, 
lui  reproche  la  négligence  qu'il  avait  manifestée  dans  l'étude 
de  l'histoire,  et  l'infidélité  avec  laquelle  il  dénaturait  les  faits, 
pour  les  plier  à  son  système  (tom.  IT ,  p.  336). 

WOTE  B. 

Il  est  digne  d'attention  que  le  premier,  le  seul  philosophe, 
peut-être,  qui  ait  entrepris  en  forme  l'apologie  de  la  puissance 
absolue,  est  aussi  celui  qui  a  enlevé,  avec  le  plus  de  dureté,  aux 
opinions  morales,  tout  ce  qu'elles  ont  de  noble,  de  consolant 
et  de  doux  pour  le  cœur.  C'est  qu'en  dégradant  la  natuie  de 
l'homme,  on  justifie  ceux  qui  l'oppriment;  c'est  que  tous  les 
sentiments  généreux  se  tiennent  par  une  étroite  alliance.  Hob- 
bes étouffe  ,  sous  une  doctrine  de  fer,  tous  les  genres  d'en- 
thousiasme; il  soumet  le  monde  moral  à  la  nécessité,  comme 
la  société  à  la  force.  Le  penseur  semblait,  en  lui ,  être  l'esclave 
du  courtisan  :  Buddée  assure  qu'il  n'imagina  son  hypothèse  de 
l'état  de  la  nature,  que  pour  plaire  à  Charles  II  {Hist.  juris 
natur.,  p.  34).  Hobbes  était  l'ennemi  déclaré  des  opinions  dé- 
mocratiques. Après  avoir  fui  avec  le  prince  de  Galles,  il  se  ré- 
concilia avec  Cromw  ell ,  et  reparut  ensuite  de  nouveau  à  la 
cour  de  Charles  II,  dont  il  avait  été  l'instituteur. 

NOTE  C. 

Quelques  esprits  superiiciels  ont  assimilé  la  doctrine  de  Hob- 
bes à  celle  de  Gassendi.  Brucker  a  relevé  cette  erreur,  et  a 
judicieusement  montré  combien  elles  sont  opposées  entre  elles 
(tom.  VI,  appendice, p.  81). 


PHILOSOPHIE   MODERiNE.    CHAP.    XV.  hZl 

NOTE  D. 

Interrogé  sur  les  reproches  qu'il  faisait  à  la  philosophie  de 
Descartes  et  à  celle  de  Bacon ,  Spinoza  s'explique  ainsi ,  dans 
une  de  ses  lettres,  en  déclarant  toutefois  qu'il  ne  s'occupe 
point  de  découvrir  les  erreurs  d'autrui.  «  Leur  premier  tort, 
dit-il,  est  d'être  restés  éloignés  de  la  connaissance  de  la  cause 
première  et  de  l'origine  de  toutes  choses  ;  le  second ,  de  n'avoir 
pas  connu  la  véritable  nature  de  l'àme  humaiôe;  le  troisième, 
de  n'avoir  point  démêlé  la  véritable  cause  de  l'erreur.  Car  il 
ne  peut  exister,  dans  la  nature  des  choses,  deux  substances , 
si  elles  ne  diffèrent  essentiellement  par  leurs  essences.  La 
substance  ne  peut  être  produite  ;  il  est  de  son  essence  d'exister  ; 
toute  substance  doit  être  infinie ,  ou  souverainement  parfaite 
en  son  genre;  ce  qui  suffit  pour  montrer  les  deux  premiers 
torts  de  Descartes  et  de  Bacon.  Quant  au  troisième ,  je  remar- 
querai d'abord  que  Bacon,  sur  ce  sujet,  s'exprime  fort  con- 
fusément, raconte  et  ne  prouve  rien;  toutes  les  causes  qu'il 
assigne  à  l'erreur  viennent  se  confondre  dans  celle  qui  est 
exprimée  par  Descartes,  à  savoir  que  la  volonté  humaine  est 
libre  et  s'étend  au  delà  de  l'entendement.  Cette  cause  prétendue 
s'évanouira  aux  yeux  de  ceux  qui  remarqueront  que  la  volonté 
n'est  qu'un  être  de  raison,  quelle  diffère  des  volitions  particu- 
lières, qu'elle  ne  peut  pas  plus  en  être  la  cause  que  l'humanité 
n'est  la  cause  de  tel  ou  tel  homme;  qu'ainsi  les  volitions  parti- 
culières doivent  avoir  leurs  causes  propres;  qu'elles  sont 
déterminées;  qu'elles  ne  peuvent  donc  être  libres  »  {Epist.  2. 
OEuvres posthumes  de  Spinoza,  édition  de  1677,  p.  398). 

NOTE  E. 

Spinoza,  dans  sa  Correspondance,  s'explique,  à  cet  égard, 
d'une  manière  qui  a  beaucoup  d'analogie  avec  celle  de  Descar- 
tes et  de  Malebranche  :  «  Me  demaudez-vous ,  dit-il  à  Henri 


Z|3S  HIST.    COMP.    DES   SYST.    DE   PHIL. 

»  Oldenburg,  si  j'ai  de  Dieu  une  idée  aussi  claire  que  du 
»  triangle?  Je  réponds  affirmativement.  Me  demandez-vous 
»  si  j'ai  de  Dieu  une  image  aussi  claire  que  du  triangle?. Te  ré- 
»  ponds  négativement.  Car  nous  pouvons  concevoir  Dieu ,  et 
'>  non  nous  le  représenter  par  l'imagination.  Mais,  prenez 
»  garde  que  je  ne  dis  point  que  nous  puissions  coimaîîre 
»  Dieu  entièrement  ;  je  connais  seulement  quelques-uns  de  ses 
»  attributs ,  mais  pas  même  la  plus  grande  partie  d'entre  eux  ; 
»  l'ignorance  des  uns  ne  peut  empêcher  la  connaissance  des 
»  autres»  [Epht.  9.  OEuvres  posthumes,  p.  422).  Comment 
alors  Spinoza  a-t-il  pu  supposer  que  nous  avons  de  Dieu  une 
notion  adéquate? 

NOTE  F. 

Schirnhausen  le  premier,  et  Wolff  après  lui,  ont  relevé  la 
méprise  qu'avaient  jusqu'alors  commise,  sans  exception  ,  tous 
les  adversaires  de  Spinoza ,  sur  ce  point  (  V.  la  réfutation 
de  Spinoza  par  Wolff,  p.  4).  Mais  les  équivoques  auxquelles 
peuvent  donner  lieu  les  expressions  substance  et  mode^ 
et  même  celles  que  Spinoza  a  employées  pour  les  définir, 
savoir  :  être  par  soi^  être  conçu  par  soi,  laissent  une  sorte 
de  vague  sur  la  manière  d'exister  qui  peut  être  accordée  à  la 
nature  naturée.  Si  vous  réservez  le  titre  de  substance  à  l'être 
nécessaire  et  absolu  ,  si  vous  donnez  le  nom  de  mode  à  l'être 
contingent ,  vous  ne  changez  rien  à  la  distinction  réelle  des 
existences;  seulement,  le  changement  que  vous  ferez  subir 
alors  au  langage  introduira  un  cbangement  considérable 
dans  la  notion  de  causalité,  dans  les  rapports  de  la  nature 
avec  son  auteur.  Dès  lors,  la  nature  n'a  pu  ni  être  produite  par 
une  création ,  ni  être  coordonnée  par  une  sagesse  libre  dans 
ses  œuvres  ;  elle  dérive  de  l'Être  infini  comme  une  dépendance, 
comme  un  résultatnécessaire.  «De  même  que  Descartes  se  perdit 
»  dans  les  plus  subtiles  explications  du  problème  de  la  raison , 
»  dit  FiUlei)orn  ,  Spinoza  se  perdit  dans  ce  que  ce  problème  a 


PHILOSOPIin;  MODERNE.    ClIAP.   XV.  /i.'lQ 

>'  d'inexplicable  ;  il  succomba  sous  la  grande  question  relative 
»  à  la  constitution  et  à  la  connexion  de  l'univers  physique  et 
»  moral.  D'où  est  tout  ce  qui  est?  Quelle  est  la  force  qui  agit 
»  en  tout,  et  d'où  dërive-t-elle?  Opère-t-elle  par  elle-même, 
»  ou  par  une  autre  force ,  et  alors  d'où  dérive  celle-ci?  A-t-elle 
»  commencé  a  être?  Qu'est-ce  que  commencer  à  être?  Com- 
»  ment  ce  qui  n'était  pas  peut-il  devenir  quelque  chose  ?  Voilà 
»  ce  que  demanda  Spinoza ,  et  personne  ne  put  lui  donner  la 
»  réponse.  Alors,  lui-même  répondit  de  la  sorte  :  Tout  ce  qui 
»  est  était  toujours  tel,  est  et  demeurera  toujours  tel;  il  est  un; 
»  il  est  en  lui-même  force  et  action  ;  c'est  un  pur  être,  qui  n'a 
»  ni  commencement  ni  lin.  Le  grand  tout  et  un  a  deux  attri- 
»  buts  essentiels j  l'étendue  et  la  pensée,  qui  se  répandent  par- 
»  tout ,  et  dont  tous  les  êtres  ne  sont  que  des  modifications. 
»  Voulez-vous  nommer  Dieu  ce  tout  ctun'!'  Vous  le  pouvez; 
»  seulement  ne  vous  représentez  pas  l'un  et  Dieu  séparément  : 
»  il  n'y  a  qu'une  substance  ;  il  ne  peut  y  en  avoir  qu'une  ;  car, 
»  la  substance  est  ce  qui  est  détermine  en  soi  et  par  soi ,  ce  à 
»  quoi  rien  ne  manque ,  ce  qui  ne  dépend  de  rien.  Que  dites- 
»  vous  d'une  pensée  semblable?  Ne  vous  laissez  point  éblouir 
»  par  ce  qu'elle  a  d'antique,  de  poétique;  mais  gardez-vous 
»  aussi  de  flétrir  Spinoza  du  nom  d'impie  et  d'athée!  Ou  si 
»  même  vous  voulez  donner  le  nom  d'athée  à  tout  penseur  qui 
»  ne  reconnaît  pas  une  cause  puissante,  sage,  distincte  de 
»  l'univers,  et  qui  le  gouverne  ,  du  moins  alors  n'en  faites  pas 
»  un  crime  à  Spinoza  !  Sa  vie  n'offrit  aucune  trace  d'athéisme; 
»  son  erreur  n'était  point  l'œuvre  de  la  méchanceté;  elle  a  été 
»  instructive  pour  le  monde  ;  elle  est  devenue  un  avertisse- 
»  ment  salutaire»  {lieytrage,  lll  stuck,  Philosopà.  Var- 
ies. ,  p.  104). 

NOTE  G. 

La  correspondance  de  Spinoza  est  utile  à  consulter  pour 
l'étude  du  phénomène  singulier  que  présente  la  production  de 


UUO  HÎST.    COMP.    DKS  SYST.    DE   PHIL. 

son  système  ;  on  y  voit  avec  quelle  liberté  ses  amis  combat- 
taient ses  opinions,  avec  quelle  sévérité  il  discutait  leurs  ob- 
jections ,  sans  en  être  cependant  ébranlé.  On  y  trouve  une 
lettre  qui  lui  fut  adressée  par  Leibniz,  et  la  réponse  qu'il  fit  à 
J.-A.  Fabricius,  lorsque  celui-ci  lui  offrit,  au  nom  de  l'électeur 
palatin ,  une  chaire  de  philosophie  à  l'université  d'Heidelberg, 
sous  la  date  du  30  mars  1 67 ;i(OEuvres  posthumes,  p.'5G2). 

NOTE  H. 

On  a  reproché  à  Lenglet-Dufresnoy  de  s'y  être  mépris,  et 
d'avoir  associé  cette  apologie  du  spinozisme  à  l'abrégé  de  la 
réfutation  du  P.  Lamy  et  à  celle  de  Fénélon.  On  s'étonne 
aussi  que  l'illustre  académicien  auquel  on  doit  l'article  Bou- 
lainvilliers  dans  la  Biographie  universelle ,  n'ait  connu  que 
le  dernier  titre,  celui  de  Réfutation  de  Spinoza ,  et  n'ait  pas 
paru  soupçonner  que  l'écrivain  dont  il  a  retracé  le  portrait 
avec  tant  d'élégance ,  avait  été  au  contraire  ,  de  tous  les  par- 
tisans de  Spinoza,  le  plus  dangereux. 

NOTE  I. 

Boulainvilliers  est  plus  conséquent  à  lui-même  quand  il  fait 
réloge  le  plus  complet  de  la  paresse  (  Réfut.  de  Spinoza  , 
p.  257).  «  L'esprit,  d'après  lui,  ne  possédant  ses  facultés  que 
»  pendant  qu'il  est  uni  au  corps,  si  cet  esprit  survit  à  la  destruc- 
))  tion  du  corps ,  s'il  semble  ne  pouvoir  pas  cesser  absolument 
»  d'exister,  ses  relations  internes  et  externes  ne  subsisteront 
»  plus  ;  il  n'existera  plus,  en  quelque  sorte,  que  comme  une 
»  puissance  de  l'être,  sans  connaissance  de  ce  qu'il  est  ou  aura 
»  été  »  {Ibid. ,  p.  157  à  ino). 

NOTE  J. 

Le  P.  Lamy  raconte  qu'ayant  vu  annoncer  dans  le  journal 
de  Hollande  VImpie  convaincu  comme  une  réfutation  de 


PHlLOSOMlE  MODERNE.   CM  A  P.    XV.  /j/jl 

Spinoza,  il  a  jugé,  d'après  une  seule  proposition  de  cet  ouviage 
sur  l'existence  co-éternelie  de  Dieu  et  de  la  matière ,  que  l'ou- 
vrage ne  valait  pas  même  la  peine  d'être  lu,  et  qu'il  a,  en  effet , 
dédaigné  de  le  lire  [Le  nouvel  athéisme  renversé,  p.  14). 
L'amour  de  la  vérité  nous  a  donné  le  courage  qui  a  manqué 
au  P.  Lamy  ;  c'est  quelquefois  un  service  à  rendre  que  de  se 
dévouer  pour  éviter  à  ceux  qui  nous  suivront  des  fatigues 
inutiles. 


IF.  29 


TABLE   DES    MATIERES. 


CHAPITRE  X. 

Réforme  dans  les  méthodes  essentielles  de  la  philosophie. 

Jacques  Concio.  —  Galilée.  —  Hacon.  l 

CHAPITKK  XI. 

I.a  philosophie  associée,  en  France,  aux  méliiodcs  et  aux  pro- 
grès des  sciences  physiques. 

Gassendi  et  son  école.  —  Derodon.  —  Duhamel.  —  Mariotte.        93 

CHAPITRE  XII. 

Descartes.  1 ,;  j 

CHAPITRE  Xin. 

L«  cartésianisme.  212 

CHAPITRE  XIV. 

Platonisme  moderne. 

Bossuel.  —  Fénélon   —  Malf  branche.  —  Henri  More.  —  Cud- 

wurlh.  —  /.(';(/  Hciix'rl  <li'  Chi'rbnrfi,  etc.  ^(liJ 


/t/t4  TARLE   DES  MATIÈRES. 


CHAPITRE  XV. 

Hobbes.  —  Collins. —  Toland.  —  Spinoza.  — Boulainvilliers,  — 

Christophe  Wittich  ,  etc.  364 


FIN    DV   TOMK  DËUXIEMB. 


Imprimerie  de  CosFon,  rue  thi  Foiir-Spinl-Geijiiaiiî,  h'7. 


7)2  '  '-^J^' 

7c^-    l/ri-/-  ^eyi 

/a-  7