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Full text of "Histoire de la Réformation et du refuge dans le pays de Neuchatel"

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PRINCETON,  N.  J.  & 

Presented  byVV\^  0^^^^^ 


BR  1037    .N4  G6  1859 
Godet,  Fr  ed  eric  Louis, 

1812-1900. 
Histoire  de  la  R  eformation 

et  du  refuge  dans  le  pays 


HISTOIRE 


DK  LA 


REFORMATION  ET  DU  REFUGE 


Digitized  by 

the  Internet  Archive 

in  2014 

https://archive.org/details/histoiredelarefoOOgode 


HISTOIRE 

DE  LA 


DANS 


LE  PAYS  DE  NEUCHATEL 


CONFÉRENCES  TENUES  A  NEUCHATEL 

par  F.  GODET,  pasteur. 


NEUCHATEL 

LIBRAIRIE  L.  MEYER  ET  COUP.,  ÉDITEURS. 

MDCCCLIX. 


Neuchatel.  — Imprimerie  Marolf. 


PRÉFACE. 


Si  je  prétendais  au  titre  d'auteur,  je  ne  publierais 
pas  ces  lignes.  Le  cadre  de  ces  conférences  seul  m  ap- 
partient.  Les  matériaux  historiques  sont,  à  peu  près 
entièrement  d'emprunt.  J'ai  même  souvent  extrait 
ou  copié  textuellement  les  ouvrages  consultés.  Des 
pages  entières  sont  tirées ,  par  exemple ,  des  livres 
de  MM.  Merle  d'Aubigné,  de  Félice,  Ch.  Weiss.  Pour- 
quoi vouloir  dire  autrement  ce  que  d'autres  ont  mieux 
exprimé  que  je  ne  puis  le  faire  ?  Mais,  me  dira-t-on, 
dans  ce  cas,  pourquoi  écrire ,  pourquoi  imprimer?  A 
quoi  bon  répéter?  Ce  que  je  présente  au  public  n'est 
point  un  écrit  scientifique  ;  c'est  un  livre  populaire 
dans  lequel  j'ai  cherché  à  réunir,  sur  un  sujet  qui  nous 
intéresse  de  si  près,  des  données  dispersées  dans  un 
grand  nombre  d'ouvrages,  les  uns  trop  volumineux, 
les  autres  trop  scientifiques  pour  être  entre  les  mains 
vie  beaucoup  de  lecteurs  Dans  ce  sens,  j'espère  n'avoir 
pas  fait  un  travail  inutile.  Né  de  Conférences  destinées 
essentiellement  aux  artisans  de  ma  ville  natale,  ce  petit 
volume  n'a  d'autre  ambition  que  celle  d'intéresser  et 
d'instruire,  dans  toutes  les  paroisses  de  ma  patrie,  la 
classe  de  personnes  en  vue  de  laquelle  j'ai  primitive- 
ment travaillé. 

Si,  en  les  instruisant,  mon  livre  les  édifie,  mes  vœux 
seront  comblés  et  ma  prière  exaucée.  Je  le  recom- 
mande dans  ce  but  à  la  bénédiction  du  Chef  de  l'Eglise. 

GODET,  PASTEUR. 


Neuchâtel,  25  novembre  1858. 


Voici  les  ouvrages  principaux  où  j'ai  puisé  ;  j 
marque  d'un  astérisque  (*)  ceux  que  j'ai  le  plus  lai- 
dement et  textuellement  exploités  : 

Histoire  de  la  Réformation  de  la  Suisse,  par  Ruchat 
Les  Annales,  de  Boyve. 
Histoire  de  l'Eglise,  par  Leipoldt. 
Id.  Id.      par  Barth  (édit.  allemande). 

*  Histoire  de  la  Réformation,  par  Merle  d'Aubigné. 

*  Le  Chroniqueur,  par  L.  Vuillemin. 
Ecrivains  de  la  Ré  formation,  par  Sayous. 
Vie  de  Farel,  par  Goguel. 

*  Histoire  de  Neuchâtel  et  Valangin,  par  F.  de  Cham 

BRIER 

Le  troisième  Jubilé  de  la  Réformation ,  par  Andrié 
pasteur. 

L'Eglise  et  la  Réformation,  par  A.  de  Perrot,  pasteur 
Histoire  chronologique  de  l'Eglise  protest,  de  France 
par  Drion. 

+  Histoire  des  Protestants  de  France,  par  de  Félice 

*  Histoire  des  Réfugiés  protestants  de  France,  par  Ch 

Weiss. 

Histoire  de  la  Colonie  française  en  Prusse,  par  Reiher. 


I 

PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


AVANT  LA  RÉFORMATIOX. 


Paul,  se  tenant  donc  an  milieu  de  l'Aréopage,  leur  dit  :  Hommes  athéniens,  je 
vous  vois  comme  trop  dévots  en  toutes  choses.  Car  en  passant  et  en  contem- 
plant vos  divinités,  j'ai  trouvé  même  un  autel  sur  lequel  était  écrit  :  Au  Dieu 
intonnu.  Celui  donc  que  vous  honorez  sans  le  connaître,  c'est  celui  que  je  vous 
annonce.  Le  Dieu  qui  a  fait  le  monde  et  toutes  les  choses  qui  y  sont,  étant  le. 
Seiçrneur  du  ciel  et  de  la  terre,  n'hahite  point  dans  les  temples  faits  de  main  ;  et 
il  n'est  point  servi  par  les  mains  des  hommes,  comme  s'il  avait  besoin  de  quel- 
que chose,  lui  qui  donne  à  tous  la  vie,  la  respiration  et  toutes  choses;  et  il  a  fait 
d'un  seul  sang  tout  le  genre  humain  pour  hahiter  sur  toute  l'étendue  de  la  terre, 
ayant  déterminé  les  temps  précis  et  les  bornes  de  leur  habitation  ;  afin  qu'ils 
cherchent  le  Seigneur  pour  voir  s'ils  parviendront  à  le  toucher  et  à  le  trouver, 
quoiqu'il  ne  soit  pas  loin  de  chacun  de  nous.  Car  en  lui  nous  avons  la  vie,  le 
mouvement  et  l'être;  selon  ce  que  quelques-uns  de  vos  poètes  ont  dit,  que 
nous  sommes  aussi  sa  race.  Etant  donc  la  race  de  Dieu,  nous  ne  devons  point 
estimer  que  la  Divinité  soit  semblable  à  l'or,  ou  à  l'argent,  ou  à  la  pierre  taillée 
par  l'art  et  l'industrie  des  hommes.  Mais  Dieu,  passant  par  dessus  ces  temps 
de  l'ignorance,  annonce  maintenant  ;i  tous  les  hommes,  en  tons  lieux,  qu'ils 
«e  repentent.  Acte?,  XVII,  2-2-30. 


Coup  d'oeil  général.  —  Plan.  —  L'Église  avant  la  Réformation.  — 
Parole  de  Dieu  oubliée.  —  Culte  défiguré.  —  Prédication  négligée. 

—  Histoire  sainte  jouée.  —  Pèlerinages.  —  Chapelle  de  Saint- 
Nicolas.  —  Saint  Guillaume.  —  Reliques.  — Doctrine  faussée.  — 
Purgatoire.  —  Indulgences.  —  Corrupticn  du  clergé.  —  Temple 
du  château  et  couvents.  —  Chanoines,  prêtres,  évèques .  papes. 

—  Dégradation  du  peuple  chrétien.  —  Cause  première  de  tout 
le  mal. 


Le  livre  des  Actes  des  Apôtres  nous  fait  assister 
à  l'une  des  plus  grandes  œuvres  de  Dieu.  Nous  y 


6 


PREMIÈRE  CO>FÉRE^CE. 


contemplons  l'humanité  passant,  a  la  voix  des 
Apôtres  et  des  premiers  Évangélistes,  des  ténèbres 
du  paganisme  et  du  crépuscule  du  judaïsme  a  la 
pleine  iumière  du  royaume  des  cieux. 

Cette  œuvre,  accomplie  il  y  a  plus  de  dix-huit 
siècles,  s'est  répétée,  en  quelque  mesure,  dans  un 
temps  plus  rapproché  du  nôtre.  Il  y  a  trois  siècles, 
une  nouvelle  génération  d'apôtres  et  d'évangélistes, 
suscitée  de  Dieu,  dissipa,  au  milieu  de  la  chré- 
tienté elle-même,  d'épaisses  ténèbres,  et  rouvrit  les 
cœurs  aux  rayons  du  Soleil  de  justice.  Ce  fut  la  Ré- 
formation. Sans  doute  notre  réformateur  Farel  était 
loin  d'être  un  saint  Paul,  et  son  jeune  ami  Antoine 
Boyve,  un  Timothée.  Néanmoins  celui  d'entre  nous 
qui,  en  décembre  1529,  eût  vu  ces  deux  hommes 
arriver  dans  notre  pays,  et  les  eût  rencontrés  prê- 
chant avec  véhémence  dans  les  rues  de  la  capitale 
contre  le  culte  des  saints  et  des  images,  n'eût-il  pas 
pu  leur  appliquer  les  expressions  de  l'écrivain  sa- 
cré touchant  saint  Paul  parcourant  l'idolâtre  Athè- 
nes :  Son  esprit  s  aigrissait  au  dedans  de  lui  en 
contemplant  cette  ville  toute  plongée  dans  V ido- 
lâtrie. (Actes  XYÏL  16.)?  Celui  qui  les  eût  suivis 
ensuite  dans  leurs  pérégrinations  àCorcelles,  Yalan- 
gin,  Boudevilliers,  Saint-Biaise,  qui  eût  assisté  à 
leurs  emprisonnements,  a  leurs  blessures,  à  leurs 
exils,  a  leurs  retours,  a  leurs  succès,  a  leur  victoire 
finale,  n'eût-il  pas  pu  a  bon  droit  leur  mettre  dans  la 
bouche  ces  paroles  de  l'Apôtre  des  Gentils  :  Nous 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


7 


portons  partout   avec  nous  dans  notre  corps  la 

mort  du  Seigneur  Jésus  ;  mais  grâces  soient 

rendues  à  Dieu ,  qui  nous  fait  partout  triompher 
en  Christ  et  qui  répand  par  nous  V odeur  de  sa  con- 
naissance en  tous  lieux.  (2  Cor.  IV,  10.  Il,  14.)? 

Mais,  dira  quelqu'un,  notre  pays,  il  va  trois  siè- 
cles, n'était-il  pas  chrétien,  chrétien  depuis  long- 
temps? Qu'était-il  besoin  d'apôtres  etd'évangélistes 
dans  nos  contrées?  —  Sans  doute  l'Evangile  fut, 
dès  le  second  siècle  après  la  venue  de  Christ,  ap- 
porté d'Orient  par  Marseille  a  Lyon,  de  la  à  Ge- 
nève, bientôt  après  dans  le  Pays-de-Vaud  et  chez 
nos  ancêtres.  Dans  les  siècles  qui  suivirent,  les  Bour- 
guignons a  demi-chrétiens  vinrent  s'établir  dans  nos 
contrées.  Plus  tard  encore  la  Bonne-Nouvelle  arriva 
dans  notre  pays  d'un  côté  tout  opposé,  de  Saint- 
Gall,  où  s'étaient  établis  des  missionnaires  venus 
de  la  Grande-Bretagne.  Leurs  disciples,  arrivant 
par  le  Val-de-Saint-Imier,  fondèrent  l'église  de 
Dombresson.  Dès  lors,  tout  le  peuple  neuchâtelois 
adora  Jésus-Christ ,  et  les  temples  de  nos  contrées 
ne  retentirent  plus  que  du  nom  du  Dieu  vivant. 

Mais  vous  savez,  mes  chers  auditeurs,  ce  qui  ar- 
rive souvent  dans  la  nature.  Après  un  lever  radieux, 
le  soleil  se  voile-,  d'épais  brouillards  nous  cachent 
sa  face  ;  ou  bien  il  arrive  même  qu'un  autre  astre 
vient  s'interposer  entre  le  soleil  et  notre  terre,  et 
nous  ravit  un  moment  sa  lumière.  Quelque  chose 
de  semblable  à  un  second  lever  ne  devient-il  pas 


8 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


alors  nécessaire?  C'est  là  une  image  de  ce  qui  s'est 
passé  dans  l'Eglise.  L'Evangile  s'était  voilé  dans 
les  siècles  qui  avaient  suivi  son  établissement.  La 
connaissance  de  la  Parole  de  Dieu  s'était  graduelle- 
ment perdue-,  de  sombres  superstitions  l'avaient 
remplacée.  Bien  plus,  des  astres  nouveaux  s'étaient 
levés  au  ciel  de  l'Eglise  et  interposés  entre  elle  et 
son  Soleil.  Les  saints,  la  vierge,  avaient  éclipsé  le 
Seigneur  dans  le  cœur  de  son  peuple.  Il  fallut  un 
souffle  puissant  de  l'Esprit  divin  pour  balayer  ces 
impures  vapeurs-,  une  violente  commotion  dans  les 
hauts  lieux  devint  nécessaire  pour  en  précipiter  ces 
astres  intrus.  Le  Soleil  de  vie  dut  se  lever  de  nou- 
veau, et  l'Eglise  avoir  comme  un  second  matin. 

Ce  retour  de  la  lumière  évangélique  fut  une  ré- 
pétition glorieuse,  quoique  affaiblie,  de  sa  première 
apparition.  Il  fut  opéré  tout  a  la  fois  par  Celui  qui 
a  promis  à  son  Eglise  que  les  portes  de  Venfer  ne 
prévaudront  jamais  définitivement  eontre  elle,  et  par 
les  hommes  éminents  qu'il  appela,  comme  autre- 
fois les  Apôtres,  a  être  ouvriers  avec  Lui.  Les  Lu- 
ther, les  Zwingle,  les  Calvin,  les  Farel,  reprodui- 
sent ici,  j'ose  le  dire,  quoique  avec  un  éclat  moins 
vif  et  une  pureté  moins  irréprochable,  les  saintes  fi- 
gures des  Paul,  des  Pierre,  des  Etienne  et  des  Phi- 
lippe du  livre  des  Actes. 

Ces  Conférences  sont  destinées  a  vous  retracer 
dans  un  tableau  rapide  la  Réformation  de  l'Eglise 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


9 


dans  notre  pays.  Nous  consacrerons  aussi  quelques 
instants  au  récit  de  la  Réformation  en  France.  Deux 
motifs  nous  engagent  a  agrandir  ainsi  notre  cadre. 
Avant  tout,  la  reconnaissance.  Comme  c'est  du  midi 
de  la  France  que  nous  vint,  aux  premiers  temps  de 
l'Eglise,  la  connaissance  du  christianisme,  c'est  à 
la  même  contrée  que  nous  avons  dû ,  il  y  a  trois 
siècles,  nos  premiers  et  principaux  évangélistes. 
Notre  Réformation  est  fille  de  la  Réforme  française. 
Comment  séparer  sans  ingratitude  l'histoire  de  l'une 
de  celle  de  l'autre?  Mon  second  motif,  c'est  l'inté- 
rêt qui  s'attache  a  un  événement  que  je  ne  saurais 
omettre  dans  ce  tableau  de  la  Réformation  neuchà- 
teloise,  et  qui  la  met  en  relation  plus  étroite  encore 
avec  l'histoire  de  l'Eglise  réformée  de  France  :  je 
veux  parler  de  l'arrivée  dans  notre  pays  des  protes- 
tants français  exilés  de  leur  patrie  pour  cause  de 
religion.  Le  Refuge  a  commencé  avec  les  premières 
commotions  qui  ont  suivi  la  Réformation ,  et  s'est 
prolongé  jusqu'à  une  époque  assez  rapprochée  de 
nos  jours.  Comment  ne  pas  vous  dépeindre  cette 
arrivée  des  réfugiés  français  dans  notre  pays,  ainsi 
que  leur  établissement  et  leur  influence  parmi 
nous?  Il  me  semble  que  l'histoire  de  notre  Ré- 
formation resterait  inachevée,  sans  ce  couronne- 
ment. Ainsi,  après  nous  être  occupés  de  la  Réfor- 
mation dans  notre  patrie,  nous  nous  transporte- 
rons un  moment  en  France ,  pour  revenir  de  la 
dans  notre  patrie  en  compagnie  de  ces  pieux  émigrés 


10  PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 

qu'amenèrent  chez  nous  les  plus  odieuses  per- 
sécutions. 


Consacrons  cette  première  Conférence  au  tableau 
de  l'état  de  l'Eglise  dans  les  siècles  qui  précédèrent 
la  Réformation. 

Il  y  a  trois  siècles,  le  pays  que  nous  habitons 
était  bien  celui  que  nous  voyons  aujourd'hui.  C'é- 
tait cette  belle  et  large  vallée  étalée  entre  les  cimes 
argentées  des  Alpes  et  les  flancs  verts  et  noirâtres 
de  notre  Jura-,  c'étaient  ces  lacs  bleus  et  purs,  cet 
air  vivifiant.  Mais  c'étaient  d'autres  institutions, 
d'autres  mœurs  -,  c'était,  sous  le  nom  de  christia- 
nisme, une  autre  Eglise,  un  autre  culte,  presque 
une  autre  religion 1 . 

Comment  en  un  plomb  vil  V or  pur  s  est-il  changé  ? 
Cette  plainte,  poussée  par  Jérémie  au  temps  de 
la  décadence  d'Israël,  s'appliquait  alors  dans  toute 
sa  force  a  l'état  de  l'Eglise  chrétienne,  comparé 
a  celui  du  christianisme  à  son  berceau.  On  a 
tracé  mille  fois  le  tableau  de  la  corruption  de 
l'Eglise  avant  la  Réformation.  Les  écrivains  ca- 
tholiques eux-mêmes,  jusqu'au  moment  où  la  lutte 


1  Chroniqueur,  p  l. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


11 


contre  le  protestantisme  les  engagea  à  changer  de 
langage,  n'eurent  pas  de  couleurs  assez  sombres 
pour  dépeindre  ces  temps  de  funeste  mémoire.  Nous 
relèverons  ici  quelques  traits  saillants,  cherchant  à 
faire  ressortir  surtout  ce  qui  se  rattache  à  l'histoire 
de  notre  pays. 

Avant  tout,  l'absence  de  la  Parole  de  Dieu.  Au- 
jourd'hui, dans  toutes  nos  chaires  il  y  a  une  Bible. 
Ce  livre  est  le  président  visible  de  l'assemblée-,  c'est 
lui  seul  qui  prêche,  qui  reprend,  qui  exhorte,  qui 
console  :  le  prédicateur  ne  doit  être  que  son  organe. 
Il  y  a  plus  :  par  les  soins  des  Sociétés  bibliques,  ce 
divin  livre  est  aujourd'hui  a  si  bas  prix,  qu'il  n'est 
pas  de  famille,  pas  d'individu  qui  ne  puisse  se  le 
procurer.  Chaque  enfant  parmi  nous,  pour  ainsi 
dire,  a  sa  Bible. 

Combien  il  en  était  autrement ,  il  y  a  quatre  ou 
cinq  siècles,  dans  ces  mêmes  contrées  que  nous  ha- 
bitons !  En  parcourant  toutes  les  maisons  de  notre 
pays,  vous  n'y  auriez  probablement  pas  trouvé  une 
seule  Bible  :  peut-être  ne  l'auriez-vous  pas  même 
rencontrée  dans  les  chaires  de  nos  temples.  La  ra- 
reté de  ce  livre  était  telle  alors,  qu'un  seul  exem- 
plaire devait  quelquefois  servir  pour  plusieurs  cou- 
vents 1 .  A  la  fin  du  treizième  siècle,  un  ecclésiastique 
anglais,  l'évêque  de  Winchester,  ayant  besoin  d'une 
Bible  pour  je  ne  sais  quel  travail,  dut  en  faire 

1  Barth,  Histoire  ecclésiastique,  p.  122. 


12 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


emprunter  une  dans  un  monastère  voisin.  Elle  était 
en  deux  volumes  folio.  Un  acte  notarié  constata  le 
prêt  et  l'époque  a  laquelle  le  trésor  devait  être 
rendu1.  Le  Réformateur  de  l'Allemagne,  Luther, 
passa  bien  des  années  dans  son  couvent  avant  que 
d'avoir  le  bonheur  de  tenir  une  Bible  entre  ses 
mains.  Enfin  il  en  découvrit  une,  suspendue  a  une 
chaîne,  dans  la  bibliothèque  du  couvent,  et  rien  ne 
peut  rendre  la  joie  que  lui  causa  cette  trouvaille 
inattendue2. 

L'historien  Ruchat  rapporte  que  l'on  rencontrait 
dans  notre  Suisse,  aussi  bien  que  dans  toutes  les 
autres  contrées  de  la  chrétienté ,  une  foule  de  prê- 
tres et  de  curés  qui  de  leur  vie  n'avaient  vu  une 
Bible,  et  des  docteurs  en  théologie  qui  ne  l'avaient 
jamais  hiez '. 

D'où  venait  cette  rareté  du  Livre  de  vie?  Avant 
tout,  de  sa  cherté.  L'art  admirable  de  l'imprimerie, 
par  lequel  on  multiplie  aujourd'hui  si  facilement  et 
a  si  peu  de  frais  les  exemplaires  d'un  livre,  n'était 
pas  encore  inventé.  Il  ne  fut  découvert  qu'un  demi- 
siècle  avant  la  Réformation.  Il  fallait  donc  copier  les 
ouvrages  entiers  à  la  main.  Quel  travail  !  Dès  lors, 
quelle  cherté  !  —  Dans  le  treizième  siècle,  une  Bible 
entière  contait  en  Allemagne  700  francs  au  moins; 

^arth,  Èist.  ecclés.,  p.  122,  —  2 Merle.  I.  I.  p.  204  — 
3  Ruchat,  Histoire  de  la  Ré  formation  de  la  Suisse, 
t.  I,  p.  xn. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


13 


un  psautier  avec  quelques  réflexions,  180  francs. 
La  journée  d'un  artisan  valant  alors  environ  20  cen- 
times, le  prix  d'une  Bible  représentait  ainsi  le  tra- 
vail d'une  douzaine  d'années1. 

Ce  qui  explique  encore  la  rareté  de  la  Bible, 
c'est  qu'elle  n'était  point  traduite  dans  les  langues 
vulgairement  parlées.  On  ne  la  possédait  guère  alors 
que  dans  une  langue  comprise  par  peu  d'hommes, 
en  latin.  Supposez  donc  qu'après  une  douzaine  d'an- 
nées d'économie  et  de  travail,  vous  fussiez  parvenu 
a  vous  procurer  ce  précieux  volume.  Bavi  de  joie, 
vous  l'ouvrez  :  ce  livre  est  écrit  dans  une  langue 
inintelligible  a  vous  et  a  vos  enfants  !  A  quoi  bon  vos 
longs  et  pénibles  labeurs?  Lequel  d'entre  vous, 
dans  de  telles  conditions,  eût  cherché  a  se  procurer 
la  Bible  ? 

Enfin,  une  troisième  cause  contribuait  sans  doute 
à  la  rareté  du  volume  sacré  :  la  répugnance  ins- 
tinctive qu'il  semblait  inspirer  aux  ecclésiastiques. 
Ils  étudiaient  plutôt  les  gros  ouvrages  des  anciens 
docteurs,  que  les  courtes  épitres  des  Apôtres.  Ils 
aimaient  mieux  raconter  a  leurs  ouailles  les  légen- 
des merveilleuses  de  la  vie  des  saints,  que  les  sim- 
ples et  sanctifiants  récits  des  Evangiles.  Ils  avaient 
peur  du  vin  pur  de  la  Parole  de  Dieu,  de  l'énergie 
divine  de  l'Esprit  saint.  Ils  préféraient  l'eau  fade  et 
inefficace  de  la  parole  humaine. 

1  Barth,  Hist.  ecclés.,  p.  123. 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


La  Bible  bannie,  que  pouvait  être  le  culte?  Que 
devait  devenir  la  doctrine  ? 

Aujourd'hui,  le  sermon,  avec  le  texte  biblique 
d'où  il  est  tiré,  est  tellement  le  centre  du  culte, 
qu'aux  yeux  de  plusieurs,  c'en  est  même  le  tout. 
Bien  a  tort,  assurément-,  car  qui  dit  culte,  dit  hom- 
mage ;  et  l'hommage,  c'est  la  prière  bien  plus  que 
le  sermon.  Mais  avant  la  Réformation,  qu'était-ce 
donc  que  le  culte,  sans  Bible  ni  sermon?  — C'était 
la  messe.  Le  prêtre,  a  l'autel,  allait  et  venait  devant 
le  crucifix,  faisait  des  mouvements  de  la  tête  et  des 
doigts,  tantôt  marmottant  entre  ses  dents,  tantôt 
chantant  comme  un  forcené1.  Bientôt  son  œuvre 
était  achevée ,  et  l'on  croyait  que  dès  ce  moment 
l'hostie  était  devenue  le  corps  du  Seigneur,  le  corps 
de  Dieu  :  il  rélevait  alors  aux  yeux  de  tout  le  peu- 
ple. Celui-ci  tombait  a  genoux,  adorait,  puis  rece- 
vait la  bénédiction  et  s'en  retournait  à  la  maison  ; 
c'était  là  à  peu  près  tout  le  culte.  S'il  y  avait  quel- 
que lecture ,  c'était  en  latin ,  langue  a  laquelle  le 
peuple  et  quelquefois  le  prêtre  lui-même  ne  com- 
prenaient mot.  Quant  aux  prédications,  elles  étaient 
rares,  même  en  temps  de  fête.  Ainsi,  l'on  trouve 
dans  les  archives  du  Conseil  de  Moudon ,  ville  qui 
était  alors  la  capitale  du  Pays-de-Vaud,  l'article 
suivant,  en  l'an  1531  :  «Payé  7  florins  2  sols  a  un 
«  prêtre  étranger  qui  a  prêché  le  carême.  »  Dans  la 


1  Ruchat,  t.  F,  p.  xv. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


15 


première  ville  de  l'Etat  il  ne  s'était  donc  pas  trouvé 
un  prêtre  qui  eût  pu  ou  voulu  remplir  cette  fonc- 
tion. On  peut  juger  de  ce  qui  se  passait  dans  les 
campagnes 1 . 

Lorsque  les  Cantons  suisses  firent  administrer  no- 
tre pays,  dans  les  années  qui  précédèrent  la  Réfor- 
mation, ayant  appris  que  les  chanoines  établis  pour 
faire  le  service  dans  le  temple  du  château  se  refu- 
saient à  prêcher,  et  ne  voulaient  pas  consentir  a 
une  autre  fonction  que  celle  de  dire  la  messe ,  ils 
chargèrent,  en  l'an  1522,  le  bailli  envoyé  par  eux 
de  faire  venir  un  prédicateur  du  dehors  et  de  le  faire 
prêcher  aux  frais  des  chanoines2.  Ceux  qui  faisaient 
l'office  des  prédicateurs,  on  rougit  de  le  dire,  c'étaient 
alors  les  comédiens,  les  joueurs  de  foire.  Les  saints 
mystères  de  la  mort  et  de  la  résurrection  de  Jésus, 
bannis  des  chaires,  étaient  représentés  en  spectacle 
public  sur  les  tréteaux.  Chaque  année,  dans  les 
semaines  de  Noël  et  de  Pâques,  des  comédiens 
jouaient  devant  tout  le  peuple  les  scènes  de  la  nais- 
sance, de  la  mort  et  de  la  résurrection  du  Seigneur, 
comme  cela  se  fait  encore  aujourd'hui  en  Espagne. 
C'était  dans  ces  représentations  théâtrales  que  le 
peuple  allait  chercher  son  édification  a  l'époque  des 
grandes  solennités  chrétiennes.  Ainsi,  dans  les  mê- 
mes archives  de  Moudon,  nous  trouvons  un  compte 

1  Ruchat,  t.  IV,  p.  24  et  85.  —  *  F.  de  Chambrier. 
Histoire  de  Neuchâtel,  p.  282. 


16 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


de  dix  florins  de  Savoie  pour  les  comédiens  qui  le 
jour  des  Rameaux  ont  joué  la  Passion,  et  le  lundi 
suivant  la  Résurrection.  Au  mois  de  septembre  sui- 
vant figure  une  note  de  soixante  sols  pour  les  douze 
comédiens  qui,  le  jour  de  la  Saint-Barthélémy,  ont 
joué  une  histoire  pieuse. 

Du  reste,  on  faisait  des  pèlerinages  ^  on  allait 
adorer  quelque  image,  baiser  quelque  relique,  quel- 
ques vieux  os,  quelque  mouchoir  ayant  appartenu 
a  un  saint  ou  a  une  sainte,  invoquer  le  ciel  dans 
un  lieu  réputé  plus  saint  qu'un  autre  :  on  en  rap- 
portait des  billets  magiques,  bénis  par  le  prêtre  et 
achetés  a  prix  d'argent.  C'est  ainsi  qu'il  y  avait  à 
Wavre  un  lieu  de  pèlerinage  où  les  femmes  encein- 
tes allaient  chercher  l'assurance  d'une  heureuse  dé- 
livrance 1 .  Plusieurs  noms  de  localités ,  encore  ac- 
tuellement en  usage,  proviennent  de  ces  anciens 
lieux  de  cultes.  Ainsi  le  quartier  que  nous  appelons 
Saint-Jean,  situé  entre  le  Tertre  et  le  Sablon  ,  tire 
son  nom  d'une  chapelle  consacrée  a  l'apôtre  Jean, 
et  où  se  trouvait  l'image  de  ce  saint.  Nous  aurons 
l'occasion  d'en  parler  plus  tard.  Le  quartier  de 
Saint-Nicolas,  à  quelque  distance  de  la  ville  sur 
la  route  de  Peseux,  se  nommait  ainsi  a  cause  d'une 
chapelle  dédiée  a  saint  Nicolas,  patron  des  naviga- 
teurs. Ce  lieu  de  culte  avait  été  établi  en  cet  endroit 
élevé,  afin  qu'on  pût  le  voir  de  tous  côtés  depuis 

1  Amiales  de  Boy  te. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


17 


le  lac,  et  que  les  nautonniers  en  danger  pussent 
ainsi  adresser  leurs  prières  au  saint.  Cette  fonda- 
tion de  la  chapelle  de  Saint-Nicolas  avait  été  faite, 
selon  les  uns,  par  un  seigneur  de  Colombier  qui  ve- 
nait souvent  en  bateau  a  Neuchâtel  -,  selon  les  au- 
tres, par  la  corporation  des  bateliers  de  la  ville. 
Cette  même  corporation  s'était  aussi  cotisée  pour  en 
tretenir  a  ses  frais  un  cierge  constamment  allumé 
dans  la  chapelle  du  temple  du  château  consacrée  a 
leur  saint,  qui  porte  encore  son  nom  et  où  se  trou- 
vait son  image.  Us  espéraient  ainsi  s'assurer  sa  fa- 
veur et  son  intercession  dans  les  dangers  auxquels 
les  exposait  leur  profession.  Dans  la  lettre  de  fon- 
dation qui  nous  a  été  conservée  par  Boyve,  sont 
nommés  trente-quatre  pêcheurs,  parmi  lesquels 
nous  trouvons  un  Henzelv.  un  Bourquina.  un  Jean 
Tribolet,  un  Girard  Jacottet,  un  Printz  de  Haute- 
rive,  etc*. 

On  ne  comptait  pas  moins  de  trente  chapelles 
dans  le  temple  du  château  et  a  l'entour.  La  plus 
richement  ornée  était  celle  de  Saint-Guillaume, 
le  patron  de  Neuchàtel.  Le  bon  Guillaume,  An- 
glais de  naissance,  vivait  â  Paris  vers  l'an  1200. 
La  il  avait  été  le  précepteur  de  deux  jeunes  comtes 
de  Neuchâtel.  qui.  à  leur  retour,  l'avaient  ramené 
dans  leur  patrie.  Us  se  l'étaient  attaché  comme 
confesseur,  et  l  avaient  fait  nommer  chanoine.  A 

:  Annales,  année  1482. 

9 


18 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE . 


sa  mort,  le  peuple  neuchâtelois  le  béatifia  de  son 
chef  et  sans  aller  chercher  a  Rome  d'autre  cano- 
nisation. On  lui  érigea  des  chapelles-,  on  lui  con- 
sacra des  fontaines  et  l'hospice.  La  ville  fut  pla- 
cée sous  son  invocation.  Le  magistrat  recourait  à 
lui  dans  les  mauvais  jours.  Il  avait,  disait-on,  fait 
des  miracles  pendant  sa  vie.  Pourquoi  n'en  ferait-il 
pas  après  sa  mort?1 

C'était  vers  ces  chapelles  et  ces  images  de  saints 
et  de  saintes  (et  Ton  en  rencontrait  partout)  que  se 
portait  l'adoration  des  fidèles.  Sans  doute  l'Eglise 
catholique  prétend  que  ce  n'est  pas  Ta  une  adoration, 
mais  une  simple  invocation,  une  demande  d'inter- 
cession. Mais  dans  la  pratique  et  dans  le  sentiment 
populaire,  cette  distinction  subtile  disparaît ,  et  le 
peuple  adore  réellement  le  saint  et  même  son  image 
matérielle.  Aussi  un  écrivain  italien,  bon  catholi- 
que, disait-il  lui-même  en  parlant  des  gens  de  sa 
religion  aux  temps  dont  nous  parlons  :  «Ils  ont 
«  plus  foi  aux  images  qu'à  Jésus-Christ  lui-même. 
«  dont  les  images  tiennent  la  place2.  »  —  N'en  est- 
il  pas  encore  ainsi  a  cette  heure  ? 

Impossible  d'énumérer  tous  les  abus  auxquels 
donnait  lieu  cette  matérialisation  du  culte.  En  voici 
deux  exemples  racontés  par  Ruchat5  :  On  mon- 
trait depuis  plusieurs  siècles  a  Genève,  dans  le 

1  Chroniqueur,  p.  78  et  79.  — 2  Ruchat,  t.  I,  p.  xvi  — 
3Ibid.,  t.  V,  p.  302-304. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


19 


temple  de  Saint -Pierre,  deux  reliques  fameuses; 
Tune  était  le  cerveau  de  saint  Pierre  lui-même, 
l'autre  le  bras  de  saint  Antoine.  Ces  deux  objets  sa- 
crés étaient  l'occasion  de  mille  pratiques  supersti- 
tieuses, et  la  source  d'un  gain  journalier  pour  les 
prêtres  attachés  a  cette  église.  Lorsque  en  décem- 
bre 153o,  après  la  réformation  de  Genève,  on  net- 
toya le  temple  et  qu'on  ouvrit  les  châsses  où  étaient 
conservées  les  reliques,  que  trouva-t-on?  Au  lieu 
-  du  cerveau  de  l'Apôtre,  un  morceau  de  pierre- 
ponce!....  Au  lieu  du  bras  du  saint,  un  muscle  de 
cerf  !. . . .  —  Dans  le  temple  de  Saint-Gervais  étaient 
ensevelis  sous  le  grand  autel  plusieurs  corps  de 
saints,  et  l'on  prétendait  qu'a  toutes  les  veilles  de 
Noël  on  entendait  ces  saints,  morts  il  y  a  tant  de 
siècles,  discourir  et  chanter  entre  eux.  Lorsque,  a 
la  même  occasion,  on  remua  les  pierres  sous  le 
grand  autel,  on  trouva  la  des  vases  creux,  commu- 
niquant ensemble  par  des  tuyaux  semblables  a  des 
flûtes  d'orgue.  Au  moyen  de  cet  arrangement,  lors- 
qu'on faisait  du  bruit  près  du  trou  extérieur,  il 
s'opérait  un  retentissement  dans  ces  vases  vides  et 
sonores ,  qui  ressemblait  réellement  a  des  voix  obs- 
cures sortant  des  entrailles  de  la  terre. 

Toutes  sortes  d'autres  superstitions,  se  rattachant 
au  culte,  existaient  au  milieu  du  peuple  chrétien. 
C'est  ainsi  que,  pour  se  débarrasser  des  chenilles  et 
des  hannetons,  on  ne  se  contentait  pas  d'invoquer 
les  saints  contre  ces  animaux ,  on  les  excommuniait  ! 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


Boyve  nous  a  conservé  le  détail  d'une  pareille  céré- 
monie, qui  eut  lieu  a  Lausanne  en  l'an  1479.  L'é- 
vèque  fit  citer  ces  insectes  a  paraître  devant  son 
tribunal.  Un  certain  Jean  Perrodet,  avocat,  mort 
récemment  dans  un  état  peu  agréable  a  l'Eglise 
(paraît-il),  fut  constitué  leur  représentant  légal.  Ils 
furent  maudits  et  excommuniés  en  sa  personne,  et 
puis  bannis  et  condamnés  à  aller  en  diminuant,  en 
quelque  lieu  qu'ils  se  retirassent.  Cependant,  ajoute 
Boyve,  quoique  la  sentence  fût  prononcée  dans 
toutes  les  formes,  les  insectes  n'obéirent  pas  et 
continuèrent  leurs  dégâts.  La  même  cérémonie  eut 
lieu  à  Berne  en  l'an  1478  V 

Le  peuple  s'était  laissé  persuader  (et  il  le  croit 
encore  aujourd'hui  en  France,)  que  pendant  la  se- 
maine sainte  les  cloches  de  tous  les  temples  chré- 
tiens s'en  allaient  a  Borne  demander  les  pardons  du 
pape,  tellement  que  quand  on  les  sonnait  elles  ne 
rendaient  pas  de  son.  Cette  superstition  était  forte- 
ment enracinée  dans  nos  contrées,  et  Buchat  ra- 
conte qu'encore  dans  le  siècle  passé  il  y  eut  à  Echal- 
lens,  où  les  deux  cultes,  catholique  et  protestant,  se 
célébraient  conjointement  dans  la  même  église^une 
violente  dispute  entre  le  curé  et  le  pasteur,  le  pre- 
mier ne  voulant  pas  permettre  au  second  de  faire 
sonner  les  cloches  pendant  la  semaine  sainte,  afin 
de  ne  pas  détruire  la  foi  populaire2. 

1  Liv.  ïl.  p.  133  — 2  Ruchât;  t.  I,  p.  \vn. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


Le  culte  en  esprit  et  en  vérité,  qui  fait  le  carac- 
tère des  vrais  adorateurs,  avait  ainsi  fait  place  aux 
superstitions  les  plus  grossières,  et  au  matérialisme 
religieux  le  plus  dégradant.  Cette  altération  du  culte 
chrétien  marchait  de  pair  avec  celle  de  la  doctrine. 

Peu  a  peu  l'enseignement  populaire  s'était  con- 
centré tout  entier  dans  la  doctrine  du  purgatoire  , 
et  la  morale,  dans  l'usage  des  moyens  les  plus  effi- 
caces pour  en  abréger  les  tourments.  Il  en  est 
encore  ainsi  de  nos  jours  en  Italie.  L'Eglise  catho- 
lique en  effet  a  établi ,  comme  dogme ,  l'existence 
d'un  lieu  mitoyen  entre  le  paradis  et  l'enfer. 
Elle  l'appelle  le  purgatoire,  parce  que  toutes  les 
âmes  qui  n'ont  positivement  mérité  ni  la  damnation 
ni  le  ciel,  y  sont  purgées  ou  purifiées  par  des  souf- 
frances expiatoires,  jusqu'à  ce  qu'elles  soient  jugées 
dignes  d'être  admises  dans  le  paradis.  Les  moyens 
d'abréger  ces  souffrances  sont  d'abord  de  faire  da- 
bondantes  aumônes  et  de  pieuses  donations,  puis 
surtout  de  faire  dire  force  messes  par  les  prêtres. 
Mais  l'Eglise  offrait  alors  a  la  dévotion  des  fidèles 
un  troisième  moyen,  aussi  commode  pour  eux  que 
lucratif  pour  elle,  les  indulgences. 

Le  pape  Léon  X,  qui  régnait  sur  la  chrétienté, 
avait  épuisé  ses  finances.  Par  ses  profusions  in- 
sensées envers  ses  parents  et  ses  courtisans,  par 
son  luxe  effréné  et  ses  constructions  magnifiques, 
il  était  parvenu  a  mettre  a  sec  le  coffre  papal,  gouffre 
immense  où  se  déversaient  pourtant,  comme  les 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


lleuves  dans  le  bassin  de  l'Océan,  une  bonne  partie 
des  richesses  du  monde.  Pour  remplir  son  trésor,  il 
résolut  d'organiser  une  vente  colossale  d'indulgen- 
ces. L'indulgence,  c'est  la  remise  des  peines  du 
purgatoire  pour  une  somme  d'argent  payée  a  l'E- 
glise par  l'acheteur.  Les  péchés  particuliers  étaient 
taxés.  Sorcellerie,  2  ducats-,  libertinage,  6  ducats: 
meurtre,  8  ducats-,  pillage  des  temples  ou  parjure, 
9  ducats.  C'était  la  du  moins  le  tarif  du  moine 
Tetzel ,  qui  avait  été  chargé  de  cette  vente  pour 
une  partie  du  nord  de  l'Allemagne1.  Il  recueillit 
ainsi  4,o00  thalers  dans  la  seule  ville  de  Gœrlitz, 
en  Saxe,  pendant  un  séjour  de  trois  semaines.  Il 
prélevait  son  tant  pour  cent,  et  remettait  le  sur- 
plus à  l'archevêque  de  Mayence,  qui  lui  avait  confié 
cette  commission.  Celui-ci,  après  avoir  fait  aussi 
son  prélèvement,  expédiait  le  reste  à  Rome.  Tetzel 
avait  l'effronterie  de  dire  «  que  par  ses  lettres  d'in- 
«  dulgence  il  avait  sauvé  plus  d'âmes  que  saint 
«  Pierre  lui-même  par  ses  discours,  »  et  «  que  la 
«  croix  rouge  qu'il  plantait  dans  les  églises,  et  au- 
«  tour  de  laquelle  il  trafiquait,  avait  tout  autant  d  ef- 
«  ficace  que  celle  de  Jésus-Christ2.  »  Un  autre  moine 
qui  prêchait  l'indulgence  dans  les  pays  du  Rhin, 
s'exprimait  ainsi  :  «0  âmes  des  croyants,  je  vais 
u  vous  apprendre  une  merveille  nouvelle.  Si  l'un  de 

1  Leipoldt,  Histoire  de  l'Eglise,  p.  137  —  -  Ruchat,  liv 
I,  p.  39. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


23 


«  vous  possède  un  demi-florin ,  il  peut  en  ce  mo- 
«  nient  gagner  le  royaume  des  cieux  en  achetant 
«  cette  indulgence;  s'il  n'a  qu'un  quart  de  florin, 
«  il  peut  du  moins  avoir  part  au  royaume  des 
«  cieux;  quant  à  celui  qui  n'a  rien,  il  est  et  reste 
«  du  diable1.» 

Ce  fut  un  moine  milanais,  nommé  Bernardin 
Samson,  qui  fut  chargé  de  cet  infâme  commerce 
au  midi  de  l'Allemagne  et  en  Suisse.  Ruchat  rap- 
porte que  dans  l'espace  de  dix-huit  ans  il  recueillit 
dans  ces  contrées  800,000  écus  et  emporta  des 
coffres  pleins  de  vaisselle  d'or  et  d'argent2.  En 
1518,  douze  ans  avant  notre  Réformation,  il  vint 
à  Berne.  Il  dressa  sa  bannière  avec  les  armes  pa- 
pales dans  la  grande  église.  Après  avoir  célébré  la 
messe,  il  déploya  ses  bulles  d'indulgence,  les  unes 
en  parchemin,  les  autres  en  papier  -,  celles-là  pour 
les  riches,  celles-ci  pour  les  pauvres.  Il  en  existe 
encore  qui  ont  été  conservées  dans  des  archives 
publiques  et  privées.  Un  gentilhomme  d'Orbe,  sei- 
gneur d'Arnay,  en  acheta  une  que  l'historien  Ru- 
chat avait  encore  vue  lui-même.  Elle  était  signée 
de  la  main  de  Samson  et  coûtait  500  ducats.  Le 
capitaine  bernois  Jacques  de  Stein  acheta  une  lettre 
d'indulgence  plénière  pour  ses  propres  péchés  , 
pour  ceux  de  sa  famille,  ses  ancêtres  y  compris, 
ainsi  que  pour  ceux  de  la  compagnie  de  500  hom- 

1  Barth.  Histoire  de  l'Eglise,  p.  173.  —  *  Liv.  ï,  p.  40. . 


21 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


mes  qu'il  commandait.  En  brave  militaire,  il  n'a- 
vait pas  beaucoup  d'argent-,  Samson  la  lui  vendit 
pour  un  beau  cheval  gris,  et  lui  donna  en  outre 
l'absolution  pour  tous  ses  sujets  de  la  seigneurie 
de  Belp.  La  veille  de  son  départ  de  Berne,  Samson 
monta  sur  le  grand  autel  devant  le  chœur,  fit 
mettre  tout  le  peuple  à  genoux,  lui  fit  réciter 
cinq  Pater  noster  et  cinq  Ave  Maria  pour  le  soula- 
gement des  trépassés,  puis  s'écria  d'une  voix  solen- 
nelle :  «Désormais  les  âmes  de  tous  les  Bernois, 
«  en  quelque  lieu  et  de  quelque  manière  qu'ils  soient 
«  morts,  sont,  toutes  a  la  fois  et  en  un  moment,  dé- 
«  livrées  non-seulement  des  tourments  du  purga- 
«  toire,  mais  même  de  ceux  de  l'enfer;  elles  sont 
«  entrées  dans  la  gloire  céleste.  »  11  fut  défrayé  de 
toutes  ses  dépenses  par  le  Conseil  de  Berne,  et  par- 
tit chargé  d'argent1. 

De  Berne,  Samson  vint  aussi  dans  notre  pays, 
selon  la  chronique  de  Boyve.  Mais  il  n'y  avait  encore 
ni  familles  opulentes  a  Neuchâtel,  ni  industrie  flo- 
rissante a  la  Chaux-de-Fonds.  Quelques  métiers 
commençaient  à  peine  à  fleurir  chez  nous.  On  tra- 
vaillait la  laine ,  on  faisait  du  bon  sinon  du  beau 
drap  ;  la  plupart  des  habitants  étaient  agriculteurs 
et  vignerons2.  Sur  un  pareil  sol,  il  n'y  avait  pas 
grande  moisson  de  ducats  a  recueillir.  Aussi  ne 
paraît- il  pas  que  beaucoup  d'écus  neuchàtelois 

1  Ruchat,Liv.  I,  p. 49;  Boyve.  p. 243.—  !  Chroniqueur . 
p.  71. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


2B 


aient  passé  dans  les  coffres  de  Samson.  On  a  même 
des  raisons  de  croire  que  la  pauvreté  du  pays  ne  fut 
pas  la  seule  cause  de  ce  manque  de  succès ,  et  que 
dès  l'abord  le  commerce  des  indulgences  excita 
chez  nous  répugnance  et  antipathie 1 . 

Ainsi  Rome  .  après  avoir  substitué  à  l'unique 
moyen  de  salut  présenté  par  l'Ecriture,  aux  souf- 
frances seules  pures,  seuies  expiatoires,  du  Fils  de 
Dieu,  nos  propres  souffrances  dans  le  purgatoire, 
osait  encore  substituer  à  celles-ci  une  rançon  a  prix 
d  argent  1  Voila  comment  s'écroulaient  a  la  fois  la 
doctrine  et  la  loi  chrétiennes.  Elles  tombaient  sous 
les  coups  de  ceux -la  même  qui  auraient  dù  en 
être  les  soutiens. 

Ceci  nous  conduit  a  l'état  du  clergé  a  l'époque 
dont  nous  parlons. 

Dire  la  messe,  trafiquer  de  la  superstition  popu- 
laire, jouir  de  la  vie,  ces  trois  mots  résument  en 
général  l'histoire  du  clergé  dans  les  temps  qui  pré- 
cédèrent la  Réformation. 

Vers  le  milieu  du  dixième  siècle,  probablement 
de  932  a  93o2,  Berthe.  reine  de  Bourgogne,  sous 
le  sceptre  de  laquelle  nous  vivions  alors,  avait 
fait  bâtir  ou  reconstruire  le  temple  du  château  ;  la 
tradition  porte  qu'elle  fit  en  outre  construire  deux 
couvents  en  bise  et  en  vent  du  temple,  l'un  pour 

!  Voy.  Boyve  :  puis  aussi  Chroniqueur,  p.  243  — 
'  Dubois.  MoïiumfiUs  de  Neuchâtel,  p.  10. 


26 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


des  moines  blancs  (appelés  ainsi  de  la  couleur  de 
leurs  vêtements)-,  il  était  situé  probablement  dans 
la  partie  nord  de  la  colline  du  cbâteau  -,  l'autre  pour 
des  religieuses  ursuîines,  au  lieu  appelé  aujourd'hui 
le  donjon1.  Cet  ancien  château  des  souverains  (d'a- 
bord les  rois  de  Bourgogne,  puis  les  empereurs 
d'Allemagne,)  n'occupait  que  la  partie  méridionale 
de  l'emplacement  du  château  actuel2.  Les  comtes 
de  Neuchâtel,  leurs  vassaux,  habitèrent,  jusqu'au 
quatorzième  siècle,  un  autre  château,  situé  â  l'en- 
droit où  se  trouve  actuellement  le  bâtiment  des 
prisons. 

En  1205  arriva,  aussi  d'après  la  tradition  de 
Boyve,  un  scandale  qui  engagea  le  souverain  d'a- 
lors, le  comte  Ulrich,  â  supprimer  ces  deux  cou- 
vents trop  rapprochés.  Les  moines  blancs  doivent 
avoir  été  envoyés  â  Fontaines  au  Val-de-Ruz,  où 
se  serait  trouvé  un  couvent  de  leur  ordre,  et  les 
Ursuîines  â  Cressier.  A  la  place  de  ces  ordres  reli- 
gieux, le  comte  établit  une  corporation  de  chanoines 
(canonici,  hommes  soumis  â  une  règle).  Ils  étaient 
chargés  des  fonctions  du  culte  dans  le  temple  du 
château.  On  leur  donna  les  rentes  des  couvents-,  et 
comme,  en  1347,  le  comte  Louis  fit  construire  une 
nouvelle  résidence,  le  château  actuel,  on  bâtit  aux 
chanoines  des  demeures  au-dessous  de  la  terrasse, 
dans  ces  maisons  qui  servaient  naguère  encore  de 

1  Boyve,  à  l'an  980.  —  2  Dubois,  p.  22  à  24. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


bâtiments  de  cure  et  decole.  Les  chanoines  étaient 
au  nombre  de  douze  \  ils  étaient  assistés  dans  leur 
office  par  un  nombreux  personnel  de  chantres,  de 
servants  et  d'enfants  de  chœur.  Il  semble  donc  que 
rien  ne  manquait  pour  que  le  culte  fût  convenable- 
ment desservi,  et  la  paroisse  de  Neuchâtel  abon- 
damment pourvue  de  secours  religieux.  Assurément 
il  eût  été  pourvu  a  tout,  pour  peu  que  ces  ecclésias- 
tiques eussent  été  dévoués  a  leur  ministère.  Mais  a 
quoi  se  bornait  leur  travail  en  faveur  de  la  paroisse 
à  eux  confiée?  Nous  l'avons  déjà  vu  :  aucun  d'eux 
ne  voulait  prendre  la  peine  de  faire  une  prédication. 
La  messe  dite,  l'office  terminé,  leur  œuvre  était  finie. 
Sans  doute  quelques-uns  vaquaient  aux  affaires  pu- 
bliques. Quatre  d'entre  eux  étaient  membres  des  Au- 
diences-Générales. Ils  paraissent  aussi  avoir  été  su- 
périeurs en  intelligence  et  en  culture  aux  autres  ec- 
clésiastiques du  diocèse.  M.  Samuel  de  Pury  a  re- 
trouvé dans  le  siècle  passé  une  chronique  rédigée 
par  quelques-uns  d'entre  eux,  racontant  notre  his- 
toire nationale  pendant  tout  le  quinzième  siècle 
avec  une  intelligence  des  faits  et  une  facilité  de 
style  très-remarquables.  Nos  chanoines  n'étaient 
donc  rien  moins  que  des  hommes  sans  culture  et 
sans  instruction.  Mais  ils  ne  mettaient  pas  ces 
dons  au  service  de  leurs  ouailles.  Ils  détournaient, 
dit  un  écrivain  compétent,  les  revenus  des  cures 
dont  ils  avaient  la  nomination  ,  y  plaçant  des 
vicaires  qu'ils  réduisaient  à  la  portion  congrue , 


c28 


PREMIÈRE  CONFRÉENCE. 


e'est-a-dire  au  strict  nécessaire  pour  ne  pas  mourir 
de  faim.  Leur  conduite  dissolue  était  un  scandale 
perpétuel  que  les  prêtres  des  ordres  inférieurs  pre- 
naient pour  exemple.  Ils  faisaient  payer  chèrement 
au  peuple  les  sacrements  de  Pâques,  le  sonnage  des 
cloches  pour  les  morts,  une  place  au  cimetière.  Ils 
avaient  même  osé,  ces  hommes  gorgés  de  biens,  dis- 
puter à  quelques  lépreux  entretenus  dans  une  mai- 
son de  charité  non  loin  de  la  ville  (au  quartier  de 
hMaladièreJ,  le  produit  des  offrandes  déposées  pour 
ces  malheureux  au  tronc  de  la  chapelle,  «  comme 
«  si,  dit  éloquemment  l'historien  auquel  nous  em- 
«  pruntons  tous  ces  traits,  comme  si  la  lèpre  de  leur 
«  cœur  leur  eût  donné  des  droits  a  ces  dons 1 .  » 

Ce  récit  concorde  avec  ce  que  nous  apprennent  les 
chroniques  du  temps  sur  la  conduite  des  collèges  de 
chanoines  a  Saint-Imier,  Lausanne  et  Genève.  En 
1533,  les  paroissiens  de  Lausanne  portèrent  contre 
leur  clergé  une  plainte  dont  voici  quelques  articles  . 

I.  Quelques-uns  de  ces  ecclésiastiques  ont  tué 
des  bourgeois. 

II.  Quelques-uns  ont  battu  des  bourgeois  dans 
l'église,  a  coups  de  poing,  au  milieu  de  l'office... 

IV.  Ils  se  sont  injuriés  et  battus  entre  eux  dans 
l'église. 

Y.  Plusieurs  d'entre  eux,  qui  sont  excommuniés, 
chantent  néanmoins  la  messe. 

1  F.  de  Chambrier,  p.  270-280. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


29 


M.  Ils  courent  les  rues  de  nuit,  masqués  et  dé- 
guisés en  soldats. 

VII.  Ils  sont  allés  en  plein  jour  battre  des  bour- 
geois en  leurs  maisons.... 

X.  Ils  ont  enterré  secrètement  une  jeune  fille 
habillée  en  homme.... 

XII.  Ils  sont  joueurs  publics  et  blasphémateurs  -, 
ils  révèlent  les  confessions... 

J'omets  les  articles  trop  scandaleux  pour  être 
cités.  On  peut  lire  la  plainte  tout  entière  en  23  ar- 
ticles dans  Ruchat1. 

Tel  était  en  Suisse  l'état  du  clergé,  des  hommes 
que  Jésus  a  établis  pour  être  les  modèles  du  trou- 
peau'. Ailleurs  ce  n'était  pas  mieux.  Le  célibat, 
imposé  aux  prêtres  par  Grégoire  VII,  avait  amené 
partout  les  plus  honteux  désordres.  Le  peuple  en 
était  venu  au  point  de  se  réjouir  quand  il  voyait  son 
curé  entretenir  chez  lui  une  femme.  C'était  un  pré- 
servatif contre  de  plus  grands  maux.  Un  catholique 
du  temps .  Nicolas  de  Clémangis,  nous  le  dit  ex- 
pressément2. Les  curés  qui  voulaient  obtenir  cette 
permission  payaient  a  l'évêque  une  taxe.  Un  évêque 
allemand  se  vanta  un  jour  publiquement  d'avoir 
donné .  dans  une  seule  année ,  dispense  a  onze 
mille  prêtres  a  cet  effet"'. 

1T.  I.  p.  xxxvi  et  suiv.— 'Merle,  t  I.  p.  71. — 'IWd., 
t.  I.  p  71. 


30 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


Qui  avait  mission  de  réprimer  de  tels  désordres  ? 
Les  évêques.  Mais  le  trait  que  nous  venons  de  citer 
montre  qu'ils  n'y  songeaient  guères.  Eux-mêmes 
ne  menaient  point  en  général  un  genre  de  vie  plus 
édifiant  que  le  clergé  qui  leur  était  soumis.  Rucliat 
nous  a  conservé  une  plainte  des  Lausannois  contre 
leur  évêque,  aussi  de  1533,  qui  nous  montre  que 
les  chanoines  ne  faisaient  que  suivre  en  tout  point  les 
traces  de  leur  chef  spirituel.  Tantôt  les  évêques,  la 
lance  au  poing,  allaient  à  la  tête  de  leurs  vassaux 
courir  les  champs  de  bataille.  C'est  ce  que  faisaient 
les  évêques  de  Baie,  dans  notre  propre  pays  où  ils 
venaient  soutenir,  à  main  armée,  les  comtes  de  Va- 
langin  dans  leurs  révoltes  contre  leurs  suzerains,  les 
comtes  de  Neuchâlel.  Tantôt  les  palaisépiscopaux  se 
transformaient  en  théâtres  d'orgies  et  de  débauches, 
comme  celui  de  l'évêque  de  Lausanne,  où  l'on  dé- 
couvrit, après  la  Réformation,  des  passages  secrets 
conduisant  jusque  hors  des  remparts  et  pratiqués 
dans  de  mauvais  buts-,  ou  celui  de  l'évêque  de  Ge- 
nève, Pierre  de  la  Baume,  qui,  en  1527,  fit  trans- 
porter chez  lui,  en  plein  carême,  une  jeune  fille 
enlevée  d'une  maison  honorable 1 . 

Mais  n'existait -il  donc,  au-dessus  des  évê- 
ques, aucune  autorité  capable  de  les  contenir  et  de 
les  châtier?  De  Rome,  du  trône  papal,  ne  sortait-il 
pas  des  foudres  d'excommunication  contre  de  si 

1  Ruchat.  t.  I,  p.  \x\v. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


3f 


épouvantables  désordres?  Rome  !  La  était  précisé- 
ment le  foyer  du  mal  5  Rome  était  le  cœur  malade, 
d'où  le  sang  vicié  se  répandait  dans  tous  les  mem- 
bres, et  jusqu'aux  extrémités  du  corps  de  la  chré- 
tienté. 

On  connaît  les  papes  qui  précédèrent  immé- 
diatement la  Réformation  5  un  Innocent  VIII,  qui 
avait,  de  différentes  femmes,  huit  fils  et  autant  de 
filles,  et  dont  on  disait,  en  ricanant,  qu'il  méritait 
ajuste  titre  le  nom  de  Père1;  ce  monstre  qui  ne 
craignit  pas,  sur  son  lit  de  mort,  de /faire  égorger 
trois  jeunes  garçons  de  dix  ans  pour  essayer  de  ré- 
parer {  épuisement  de  son  sang  par  la  transfusion 
du  leur2-,  un  Alexandre  VI,  qui  donnait  à  son  fils 
César  et  a  sa  fille  Lucrèce  des  fêtes  dissolues  jus- 
que dans  le  palais  papal  5  duquel  on  disait  publi- 
quement que  l'infâme  Lucrèce  était  à  la  fois  sa 
fille,  son  épouse  et  sa  bru;  qui  vit  son  favori  assas- 
siné dans  ses  bras  par  son  propre  fils  César,  et  qui 
mourut  pour  avoir  mangé  d'une  boîte  de  confitures 
empoisonnées,  qu'il  avait  préparée  lui-même  pour 
1  un  de  ses  cardinaux,  et  que  celui-ci,  ayant  réussi 
a  gagner  à  force  d'argent,  le  maître  d'hôtel,  lui  fil 
servir  et  manger!  un  Jules  II,  que  l'on  voyait  plus 
souvent  a  l'armée  qu'a  l'office,  et  qui  disait  en 
plaisantant  «  qu'il  avait  jeté  la  clef  de  saint  Pierre 

1  Voyez  le  distique  latin  d'un  poète  italien  ,  RuchaL 
1. 1,  p.  xxxviii  — 2  Paul,  Vie  de  Savonarola,  p.  16. 


32 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


«  pour  prendre  l'épéede  saint  Paul»  (la  légende  ca- 
tholique représente  saint  Paul  armé  d'une  épée) 
un  Léon  X,  enfin,  qui  commença  son  ministère 
de  successeur  de  saint  Pierre  -et  de  vicaire  de 
Jésus-Christ  par  une  dépense  de  10,000  ducats 
d'or  le  jour  de  son  couronnement,  qui  discutait 
en  plaisantant  dans  ses  petits  soupers  le  pour  et  le 
contre  de  l'immortalité  de  l'àme,  et  qui  mourut 
sans  avoir  reçu  les  sacrements  ! 

Tout  cela  et  tant  d'autres  traits  que  je  pourrais 
accumuler,  est  connu  par  l'histoire.  Et  c'étaient  là 
les  chefs  qui  gouvernaient  l'Eglise  au  nom  de  Jé- 
sus-Christ, et  qui  osaient  dire,  comme  Paul  II  :  «Je 
«  suis  pape;  j'ai  le  pouvoir  de  déclarer  a  mon  gré 
«  bonnes  ou  mauvaises  les  actions  des  hommes.  » 

Faut-il  s'étonner,  après  cela,  d'entendre  l'un  des 
plus  illustres  poètes  du  temps  s'écrier  dans  une 
sainte  horreur  :  «  Rome,  forge  d'artifices  !  Cruelle 
«  prison  où  le  bien  expire,  où  tout  mal  s'engendre  ! 
«  Enfer  des  vivants  !  '» 

Rome  elle-même  a  écrit  son  épigraphe  quand . 
dans  un  excès  inconcevable  de  profanation ,  elle  a 
prononcé,  par  la  bouche  du  représentant  de  la 
chancellerie  papale,  cette  parodie  de  l'une  des  plus 
magnifiques  promesses  de  Dieu  :  «  Dieu  ne  veut 
«  pas  la  mort  du  pécheur,  mais  qu'il  paie  et  qu'il 
«  vive  2 .  » 

1  Paul.  Vie  de  Sar.  p.  11  —  *IbiltU,  p.  7 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


33 


Non-seulement  donc  les  papes  ne  tirent  rien 
pour  réprimer  des  abus  qui  marchaient  tête  levée, 
mais  ils  en  donnèrent  eux-mêmes  les  exemples  les 
plus  criants-,  bien  plus,  ce  furent  eux  qui  entra- 
vèrent et  tirent  échouer  toutes  les  tentatives  de  ré- 
formes, partant  soit  des  évêques  consciencieux,  tels 
qu'il  s'en  trouvait  encore,  soit  du  pouvoir  civil,  moins 
corrompu  a  cette  époque  que  l'autorité  ecclésiasti- 
que elle-même.  Ainsi  a  Constance,  en  1415,  tous 
les  dignitaires  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  s'étaient  réu- 
nis avec  l'intention  arrêtée  d'armer  a  une  réforme 
du  clergé  et  du  peuple  chrétien.  Comme  on  redou- 
tait les  artifices  du  pouvoir  papal,  il  fut  décidé  que 
les  cardinaux  n'éliraient  entre  eux  le  nouveau 
pape  qu'après  qu'ils  auraient  tous  juré  que  celui 
qui  serait  élu  ne  quitterait  pas  Constance  et  ne 
dissoudrait  pas  le  concile  sans  avoir  mis  la  main  a 
la  réforme  désirée.  Martin  V  est  élu.  Se  moquant 
sans  pudeur  du  serment  prêté,  il  quitte  aussitôt 
Constance,  laissant  tout  sur  l'ancien  pied.  Aussi 
1  empereur  Maximilien  disait-il  avec  amertume  : 
«  Qu'il  n'avait  pas  encore  connu  un  pape  qui  lui 
«  eût  tenu  sa  parole.  »  et  ajoutait-il  :  «  J'espère , 
«  si  Dieu  le  veut,  que  celui  qui  est  maintenant  sera 
«  le  dernier 1 .  » 

Que  pouvait  être  le  peuple  chrétien  ainsi  ensei- 
gné, ainsi  conduit0  L'ignorance,  ou,  ce  qui  revient 


1  Merle,  t.  I.  p.  90. 


3 


34 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 


au  même,  la  superstition  d'une  part,  la  corruption 
morale  de  l'autre,  régnaient  a  l'envi  et  s'affermis- 
saient mutuellement.  L'ignorance  était  telle  qu'en 
Pologne,  par  exemple,  on  fut  obligé  d'afficher,  à  la 
porte  des  églises,  que  les  mariages  ne  pourraient 
être  bénis  que  si  l'un  des  époux  au  moins  savait 
réciter  Notre  Père1 .  Dire  machinalement  une  prière 
apprise,  adorer  les  saints ,  baiser  les  reliques,  ra- 
cheter ses  péchés  par  les  pénitences  prescrites  ou 
à  prix  d'argent,  comme  si  le  pardon  était  une  mar- 
chandise dont  Dieu  eût  confié  le  débit  aux  prêtres, 
faire  maigre  enfin  le  vendredi  et  en  temps  de  ca- 
rême, voila  à  quoi  se  réduisait  alors  le  christia- 
nisme populaire.  On  était  d'autant  plus  scrupuleux 
pour  les  observances  extérieures  qu'on  l'était  moins 
pour  les  devoirs  de  la  morale.  L'histoire  raconte  de 
nos  ancêtres  qu'ils  se  crurent  obligés  de  demander 
au  pape  la  permission  de  manger  du  laitage  dans 
les  jours  maigres  et  en  temps  de  carême,  et  qu'ils 
l'obtinrent,  naturellement  a  prix  d'argent2. 

C'était  la  la  piété  !  c'était  la  le  salut  ! 

Les  vendeurs  et  les  changeurs  chassés  autrefois 
du  Temple  par  Jésus -Christ  semblaient  y  être 
rentrés  et  l'avoir  même  complètement  envahi.  Et 
puisque,  comme  jadis  a  Jérusalem,  les  chefs  se 
refusaient  a  faire  cesser  le  désordre  et  s'en  fai- 
saient au  contraire  les  fauteurs,  ne  fallait-il  pas  que 


'  Barth,  Hist.  ecclés  ,  p.  125.  — 2  Ruchat,  t.  1,  p.  xxv. 


AVANT  LA  RÉFORMATION. 


36 


le  Seigneur  lui-même  parût  et  que,  brandissant 
de  nouveau  le  fouet  de  corde,  il  nettoyât  son  sanc- 
tuaire? Oui,  et  il  l'a  fait!  Cette  apparition  du  Sei- 
gneur, c'est  la  Reformation ,  dont  j'ai  a  vous  re- 
tracer le  tableau  dans  notre  pays.  Puisse- je  le 
faire  de  manière  a  vous  laisser  une  vive  impres- 
sion de  la  sainteté  de  son  divin  auteur  et  de  celle 
de  celte  œuvre  elle-même  ! 

Mais  avant  de  passer  outre,  cherchons  a  tirer  in- 
struction du  passé.  Quelle  était  la  cause  profonde 
de  cet  état  de  péché,  d'ignorance  et  de  corruption, 
où  la  chrétienté  était  tombée  et  que  nous  venons 
de  dépeindre,  en  nous  bornant  a  mentionner  quel- 
ques traits  fournis  par  les  chroniques  du  temps:' 
Nous  écarterons-nous  de  la  vérité  en  affirmant  que 
c'était  la  négligence  d'abord,  puis  l'oubli,  a  peu  près 
total,  de  la  Parole  de  Dieu  ?  Altération  de  la  doc- 
trine, matérialisation  du  culte,  renversement  de  la 
morale,  corruption  du  clergé,  dégradation  du  peu- 
ple, tout  ce  torrent  d'ordures  qui  avait  couverl 
le  champ  de  Jésus-Christ ,  avait  sa  source  pre- 
mière dans  le  cœur  corrompu  de  l'homme  sans 
doute,  mais  la  vraie  cause  de  son  irruption  dans 
l'Eglise,  c'était  l'enlèvement  de  la  digue  qui  seule 
peut  le  contenir  efficacément,  la  Parole  de  Dieu. 

L'Ecriture-Sainte  est,  pour  l'Eglise  aussi  bien  que 
pour  chaque  individu,  le  principe  d'une  réformation 
spontanée,  permanente  et  journalière.  Tant  qu'elle 
est  régulièrement  lue  et  sérieusement  appliquée. 


M  Pli KM  1ÈRE  CONFÉRENCE. 

aucun  péché  ne  peut  prendre  racine,  aucun  abus  se 
transformer  en  habitude.  Le  mal  est  immédiatement 
signalé  par  un  si  vigilant  gardien,  et  la  conscience, 
réveillée  par  ses  avertissements,  se  lève,  proteste, 
condamne  et  réforme.  Dieu  alors  n'a  pas  besoin 
de  nous  juger,  parce  que  nous  nous  jugeons  nous- 
mêmes.  Mais  dès  que  la  Parole  est  mise  sous 
le  boisseau ,  les  ténèbres  envahissent  la  maison, 
que  ce  soit  l'Eglise,  la  famille  ou  le  cœur.  Le 
mal  éclate  5  il  n'est  point  discerné.  Il  grandit  ^  on 
n'y  prend  pas  garde.  Il  règne  \  on  s'en  aperçoit 
alors,  car  chacun  en  souffre  -,  la  conscience  natu- 
relle du  bien  et  du  mal  finit  par  protester.  Mais  il 
est  trop  tard  !  Le  mal ,  une  fois  établi ,  est  devenu 
un  maître  •  il  déjoue  les  efforts  humains  destinés  à 
le  réprimer.  II  n'est  plus  temps  de  diguer  le  tor- 
rent quand  il  est  déjà  sorti  de  son  lit  et  qu'il  sub- 
merge les  campagnes. 

Une  intervention  supérieure,  une  œuvre  extra- 
ordinaire devient  alors  nécessaire.  Il  faut  un  ju- 
gement divin  pour  réparer  tardivement  et  doulou- 
reusement l'omission  criminelle  de  ce  jugement 
volontaire  et  quotidien  que  l'Eglise  et  chacun  de 
ses  membres  auraient  dû  exercer  sur  eux-mêmes 
au  moyen  de  la  Parole  de  Dieu. 

Mes  chers  auditeurs ,  ne  laissons  donc  jamais  se 
rouiller  dans  nos  Eglises  et  dans  nos  demeures 
Vèpée  de  V Esprit,  la  Parole  de  Dieu,  de  peur  que 
l'ennemi  ne  profite  aussitôt  de  cette  négligence,  et 


AVANT  LA  RÉFORMATION.  37 

que  le  Seigneur  ne  soit  forcé  d'intervenir  lui-même 
par  de  douloureux  jugements!  Si  no'us  nous  jugions 
nous-mêmes,  chaque  jour  volontairement  selon  la 
Parole,  nous  ne  serions  pas  jugés  par  le  Seigneur. 
(1  Cor.  XI.  31.) 


II 

DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


LE  RÉFORMATEUR. 


Or,  en  ce  môme  jour,  lorsque  le  soir  fut  venu,  il  leur  dit  :  Passons  de  l'autre 
côté  de  l'eau.  Et,  laissant  les  troupes,  ils  l'emmenèrent  avec  eux,  lui  étant  déjà 
dans  la  nacelle  ;  et  il  y  avait  aussi  d'autres  petites  nacelles  avec  lui.  Et  il  se  leva 
un  si  grand  tourbillon  de  vent,  que  les  vagues  se  jetaient  dans  la  nacelle,  de  sorte 
qu'elle  s'emplissait  déjà.  Or  il  était  à  la  poupe,  dormant  sur  un  oreiller;  et  ils 
le  réveillèrent  et  lui  dirent  :  Maître  !  ne  te  soucies-tu  point  que  nous  périssions? 
Mais  lui,  étant  réveillé,  tança  le  vent,  et  dit  à  la  mer  :  Tais-toi,  sois  tranquille. 
Et  le  vent  cessa,  et  il  se  fit  un  grand  calme.  Puis  il  leur  dit  :  Pourquoi  ètes-vous 
ainsi  craintifs?  Comment  n'avez-vous  point  de  foi?  Et  ils  furent  saisis  d'une 
grande  crainte  et  ils  se  disaient  l'un  à  l'autre  :  Mais  qui  est  celui-ci,  que  le  vent 
même  et  la  mer  lui  obéissent  ?  Marc,  IV,  37-41 . 


Catholicisme  et  protestantisme.  —  Farel  dans  la  maison  paternelle  ; 
à  l'université  de  Paris  (Lefèvre  d'Etaples)  ;  à  Meaux  (Briçonnet)  ; 
à  Bàle  (Œcolampade) .  —  Réformation  du  Montbéliard.  —  Strasbourg. 
—  Le  Réformateur  à  Aigle.  —  Dispute  de  Berne.  —  La  Réforme  à  Mo- 
rat.  — Apparition  de  Farel  à  Bienne  et  à  la  Neuveville.  — Jugement 
sur  la  personne  et  l'œuvre  de  Farel. 

Le  catholicisme,  c'est  l'homme  substitué  a  Dieu. 
Le  protestantisme,  c'est  Dieu  remis  a  la  place  usur- 
pée par  l'homme. 


42  DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 

Et  d'abord,  le  catholicisme  substitue  la  parole 
de  l'homme  a  la  Parole  divine.  Ses  autorités,  ce 
sont  les  traditions  des  Pères  de  l'Eglise,  les  décrets 
des  conciles  et  les  décisions  papales.  C'est  sous  ce 
joug  humain  et  faillible  que  le  catholique  fait  plier 
sa  conscience.  Le  protestantisme  écoute  avec  res- 
pect ce  que  les  chrétiens  vénérables  de  tous  les 
temps  ont  dit  et  pensé.  Mais  il  n'attribue  une  au- 
torité infaillible  qu'a  l'Ecriture-Sainte. 

Le  catholicisme  substitue,  en  second  lieu,  Yœuvrc 
de  l'homme  a  l'œuvre  de  Dieu.  Ce  qui  nous  sauve, 
selon  lui,  ce  sont  nos  propres  mérites  acquis  par 
les  actes  religieux  de  la  confession  et  de  la  com- 
munion, par  les  pénitences  imposées  de  la  part  de 
l'Eglise,  par  les  Pater  noster  et  les  Ave  Maria  un 
certain  nombre  de  fois  récités ,  par  l'achat  des  let- 
tres d'indulgence,  par  la  soumission  aux  ordon- 
nances de  l'Eglise,  et  enfin,  si,  malgré  tout  cela, 
il  reste  encore  quelque  chose  a  faire  après  cette  vie, 
par  les  souffrances  du  purgatoire.  Le  prolestant, 
au  contraire,  ne  reconnaît  de  mérite  que  celui  de 
Jésus-Christ  seul,  qu'il  a  acquis  par  son  obéissance 
sans  tache  et  sa  mort  volontaire,  et  qu'il  fait  re- 
jaillir, dans  son  immense  amour,  sur  quiconque 
accepte  avec  foi  et  humilité  son  œuvre  de  Sauveur 

Le  catholicisme  va  plus  loin  encore.  Il  ose  en 
plus  d'un  point  substituer  la  personne  de  l'homme 
a  celle  de  Dieu.  Il  pose  le  prêtre  comme  intermé- 
diaire nécessaire  entre  le  Seigneur  et  le  fidèle,  tel- 


LE  RÉFORMATEUR. 


13 


iement  que  dans  la  grande  affaire  du  salut,  l'âme 
a  beaucoup  plutôt  a  s'adresser  cette  question  :  A 
quoi  en  suis-je  avec  mon  prêtre,  avec  l'Eglise P  que 
celle-ci  :  A  quoi  en  suis-je  avec  mon  Seigneur,  avec 
le  Ciel0  Le  saint  béatifié,  le  patron  du  lieu,  la  vierge 
Marie,  puis  bientôt  l'image  matérielle,  le  tableau,  la 
statue,  la  relique,  l'os,  le  vêtement,  sont  également 
substitués  au  Dieu  vivant  et  seul  adorable,  dans  l'in- 
vocation populaire.  Le  protestantisme  a  horreur  de 
tout  ce  qui  tend  a  mettre  une  créature  quelconque 
entre  l'âme  et  son  Sauveur,  entre  le  sarment  et  son 
cep,  et  a  reporter  sur  la  créature  l'honneur  qui  n'ap- 
partient qu'à  Dieu.  La  subtile  distinction  catholique 
entre  culte  d'adoration  et  culte  d'invocation  ne  tran- 
quillise nullement  sa  conscience.  Son  mot  d'ordre 
est  franchement  et  sur  tous  les  points  s  Gloire  â 
Dieu  seul  ! 

Cette  chute  profonde  qu'a  faite  le  catholicisme, 
ne  trouve  son  pendant  que  dans  celle  du  paganisme 
au  sein  de  la  première  création.  Au  temps  de  la 
Réformation,  elle  n'échappait  qu'aux  regards  de 
ceux  qui  fermaient  les  yeux  pour  ne  point  voir. 

Aussi  de  toutes  parts  sentait-on  le  besoin  d'une 
restauration  religieuse  et  morale.  Les  peuples,  les 
magistrats,  les  empereurs ,  trouvant  tous  dans  la 
religion,  telle  qu'elle  se  pratiquait  sous  leurs  yeux, 
moins  de  moralité  que  dans  leur  propre  conscience1 , 

1  De  Félice,  Histoire  des  protestants  de  France,  p.  5. 


u 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


criaient  d'une  commune  voix  :  Réforme!  De  grands 
théologiens  et  ceux  d'entre  les  évêques  qui  avaient 
encore  le  sentiment  de  la  sainteté  de  leur  charge,  ne 
cessaient  aussi  de  crier  :  Réforme  !  Trois  conciles, 
solennellement  assemblés,  s'étaient  eux-mêmes 
associés  a  ce  cri,  dans  le  siècle  qui  précéda  la  Ré- 
formation, et  avaient  reconnu  la  nécessité  d'une 
réforme  dans  l'Eglise,  dans  les  chefs  et  dans  les 
membres ,  dans  la  foi  et  dans  les  mœurs  !  Le  pape 
lui-même,  enfin,  avait  bien  été  obligé  de  se  mettre 
à  la  remorque  du  sentiment  universel  et  de  ré- 
péter après  tous  les  autres  :  Réforme  ! 1  Mais  à 
chaque  fois  des  obstacles,  suscités  par  le  mauvais 
vouloir  et  la  perfidie  de  ceux  qui  ne  se  souciaient 
pas  de  réforme,  précisément  parce  que  c'était  eux 
qui  en  avaient  besoin  ,  entravèrent  la  réalisation 
d'un  vœu  si  juste  et  si  général.  Nous  avons  rappelé 
déjà ,  comme  exemple ,  la  conduite  de  Martin  V,  à 
Constance  !  Et  au  milieu  de  cette  tempête,  dans  la- 
quelle menaçait  de  sombrer  l'Eglise,  Jésus  semblait 
dormir!  Les  vagues  de  l'ignorance,  de  la  supersti- 
tion, de  la  corruption  morale  envahissaient  la  na- 
celle, la  couvraient  de  leur  écume.  Quelques  nau- 
tonniers  obscurs,  connaissant  seuls  le  vrai  Rédemp- 
teur, rappelaient  avec  angoisse,  lui  criant  :  Sei- 
gneur! nous  périssons!  sauve-nous  !  Il  paraissait 
sourd  à  ces  appels.  Dormait -Il  réellement?  Non, 


1  De  Félice,  Histoire  des  protestants  de  France,  p.  8 


LE  RÉFORMATEUR. 


45 


certes!  Dans  la  gloire  où  11  est  entré,  le  Gardien 
d'Israël,  le  divin  Chef  de  l'Eglise,  ne  sommeille  ni 
ne  s'endort.  Il  attendait  seulement  que  la  détresse 
fût  au  comble,  afin  qu'il  fût  bien  constaté  que  nul 
que  Lui  ne  pouvait  aider.  Et  alors  II  se  leva  !  Et 
quelle  ne  fut  pas  la  majesté  de  ce  lever  ! 

On  a  discuté  pour  savoir  si  la  Réformation  prit 
proprement  naissance  en  Allemagne,  en  Suisse  ou 
en  France.  La  vérité  est  que,  lorsque  Jésus  se  leva 
pour  sauver  son  Eglise,  ce  ne  fut,  à  proprement 
parler,  ni  a  Erfurt  dans  la  cellule  où  priait  Luther, 
ni  à  Einsiedeln  dans  l'église  où  prêchait  Zwingle, 
ni  a  Paris  dans  la  salle  académique  où  enseignait 
Lefèvre  et  où  l'entendait  Farel  $  ce  fut  dans  tous  ces 
lieux  a  la  fois.  Ce  que  le  Seigneur  a  dit  de  sa  der- 
nière venue  :  Comme  l'éclair  brille  et  se  fait  voir 
en  même  temps  depuis  un  bout  du  ciel  jusqu'à  Vau- 
tre ,  il  en  sera  de  même  à  V avènement  du  Fils  de 
l'homme,  cette  parole  s'applique  déjà  en  quelque 
manière  au  grand  jour  de  la  Réformation ,  prélude 
de  l'avènement  final  du  Seigneur. 

En  1512,  Lefèvre,  professeur  à  l'Université  de 
Paris,  opposait  a  la  justice  des  œuvres  la  vraie  jus- 
tice dont  parle  saint  Paul  quand  il  dit  :  Vous  êtes 
sauvés  par  la  grâce,  par  la  foi  ;  et  il  annonçait  en 
termes  non  couverts  le  prochain  renouvellement  de 
l'Eglise1. 

:  De  Félice,  p.  -2-2. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


En  1516,  Zwingle,  sans  jamais  avoir  entendu 
prononcer  le  nom  de  Lefèvre,  prêchait  dans  les 
églises  d'Einsiedeln  et  de  Glaris,  au  cœur  de  la 
Suisse,  le  pur  évangile  de  la  grâce  de  Dieu  :  «  J'ai 
«  commencé,  dit-il  lui-même,  a  prêcher  l'Evangile 
«  l'an  de  grâce  1516'.)) 

En  1517,  Luther,  au  nord  de  L'Allemagne,  aux 
oreilles  de  qui  n'avaient  probablement  jamais  re- 
tenti les  noms  de  Lefèvre  et  de  Zwingle,  affichait 
à  la  porte  de  l'église  de  Wittemberg  ces  95  thèses 
qui  parcoururent  l'Allemagne  et  l'Europe  avec  une 
rapidité  qui  semble  une  anticipation  de  nos  temps, 
et  furent,  pour  le  nouveau  paganisme  qui  menaçait 
de  submerger  l'Eglise,  le  solennel  :  Tais-toi  !  du 
Seigneur. 

Cette  simultanéité  remarquable  du  mouvement 
réformateur  sur  des  points  aussi  distants,  montre- 
rait a  elle  seule  que  cette  œuvre  ne  fut  pas  l'œuvre 
d'un  homme,  mais  celle  de  Dieu  seul. 

C'est  ce  que  confirmera,  j'espère,  le  tableau  de 
cette  œuvre  elle-même. 

La  réformation  de  Neuchâtel  a  eu  lieu  en  1530, 
treize  ans  après  le  commencement  du  mouvement 
religieux  en  Allemagne  (31  octobre  1517).  Cinq 
ans  auparavant,  Zurich,  le  premier  d'entre  tous  les 
cantons,  avait  aboli  la  messe  et  rétabli  l'Evangile 
(12  avril  1525).  Il  ne  s'était  écoulé  que  deux  ans 


1  De  Félice,  p.  15. 


LE  RÉFORMATEUR. 


47 


depuis  que  Berne  (février  1528),  un  an  depuis  que 
Râle  avaient  accompli  la  même  œuvre.  En  vous  fai- 
sant faire  connaissance  aujourd'hui  avec  l'homme 
qui  fut  le  principal  instrument  de  la  réformation  de 
l'Eglise  dans  notre  pays,  Farel,  en  poursuivant  dès 
l'enfance  le  récit  de  cette  vie  si  active  et  si  agitée, 
nous  nous  trouverons  en  contact  avec  l'œuvre  de  la 
Réformation  dans  la  plupart  des  endroits  que  nous 
venons  de  nommer,  et  nous  aurons  ainsi  l'occasion 
de  jeter  un  coup  d'œil  rapide  sur  cette  œuvre  hors 
de  chez  nous,  aux  différentes  phases  de  son  déve- 
loppement. 

Au  midi  de  la  France,  en  Dauphiné,  dans  une 
contrée  alpestre  dont  les  vallons  sont  arrosés  par 
les  petites  rivières  qui,  de  leurs  eaux  écumeuses, 
grossissent  la  Durance,  affluent  du  Rhône,  dans  le 
district  dont  les  collines  sont  dominées  par  le  Mont 
de  l'Aiguille  et  le  Col  de  Glaize,  se  trouvait,  il  y  a 
plus  de  trois  siècles  et  demi,  et  se  trouve  encore,  un 
hameau  entouré  de  gazons  fleuris  et  caché  a  demi 
par  les  arbres  qui  l'entourent.  11  s'appelle  encore 
à  cette  heure  :  les  Farelles 1 .  La  se  distinguait  au- 
dessus  des  chaumières  du  hameau  une  maison  de 

1  Je  tiens  ce  nom  de  M.  Eward,  ecclésiastique  neu- 
châtelois  ,  ancien  pasteur  à  Saint-Laurent-du-Cros  ,  à 
une  lieue  de  ce  hameau.  Il  ajoute  qu'à  vingt  minutes 
plus  au  nord  se  trouve  un  second  hameau  appelé  : 
les  Fareaux. 


48 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


plus  grande  apparence,  le  château  d'un  noble  de 
campagne,  une  gentilhommière,  comme  l'on  disait, 
où  vivait  une  famille  qui  faisait  partie  des  serviteurs 
les  plus  dévoués  de  la  papauté.  Ce  fut  dans  cette 
maison,  dont  l'emplacement  et  les  ruines  sont  en- 
core reconnaissants  aujourd'hui ,  que  naquit ,  en 
1489,  Guillaume  Farel ,  le  Réformateur  de  notre 
pays 

Il  fut  élevé  dans  les  pratiques  de  la  dévotion  ro- 
maine la  plus  scrupuleuse.  A  l'âge  de  sept  ou  huit 
ans,  son  père  et  sa  mère  le  conduisirent  en  pèle- 
rinage sur  une  montagne  qui  dominait  la  Durance, 
et  où  se  trouvait  un  endroit  nomme  la  Sainte-Croix . 
«  La  croix  qui  est  en  ce  lieu,  disait-on,  est  du  pro- 
«  pre  bois  en  lequel  Jésus-Christ  a  été  crucifié,  et 
«  le  cuivre  de  la  croix  est  du  bassin  dans  lequel  il 
«  lava  les  pieds  de  ses  Apôtres.»  Les  crédules  parents 
et  l'enfant  contemplèrent  avec  dévotion  ces  objets 
sacrés  -,  ils  ouvrirent  de  plus  grands  yeux  encore 
quand  le  prêtre,  leur  faisant  remarquer  un  petit  cru- 
cifix suspendu  â  la  croix,  leur  dit  :  «Voyez  ce  petit 
a  crucifix  :  Quand  les  diables  font  les  grêles  et  les 
«  foudres,  il  se  meut  tellement  qu'il  semble  se  dé- 
«  tacher  de  la  croix  comme  voulant  courir  contre  le 
«  diable,  et  il  jette  des  étincelles  de  feu  contre  le 

1  Merle,  t.  111,  p.  464  et  465.  M.  Eward  me  dit  qu'une 
branche  collatérale  de  la  famille  de  notre  Guillaume 
Farel  existe  encore  dans  le  hameau  des  Farelles. 


LE  RÉFORMATEUR. 


49 


i  mauvais  temps.  Si  cela  ne  se  faisait,  il  ne  reste- 
«  rait  rien  sur  la  terre 1 .  » 

D'un  naturel  ardent,  d'une  imagination  vive,  d'un 
cœur  naïf  et  plein  de  droiture ,  le  jeune  enfant  se 
jeta  de  toute  son  âme  dans  cette  dévotion  supers- 
titieuse. Plus  tard,  quand  la  lumière  de  la  Parole 
de  Dieu  l'eut  tiré  de  ces  ténèbres,  il  ne  se  rappe- 
lait pas  sans  amertume  le  temps  ainsi  employé. 
«  L'horreur  me  prend,  »  écrit-il  dans  son  livre  in- 
titulé :  Du  vrai  usage  de  la  Croix,  «vu  les  heures, 
«  les  prières  et  les  services  divins  que  j'ai  faits  et 
«  fait  faire  à  de  semblables  objets.  » 

Mais  lors  même  qu'une  si  malsaine  nourriture 
était  offerte  a  cette  âme  avide,  une  vraie  piété  ne 
s'en  développait  pas  moins  chez  le  jeune  Farel.  Les 
grandeurs  de  la  création  qui  l'entouraient,  les  cimes 
couvertes  de  neiges  éternelles  qui  dominaient  son 
hameau,  les  rochers  qu'il  escaladait  avec  un  in- 
domptable courage  élevaient  son  âme  au-dessus  de 
ses  étroites  superstitions  vers  ce  Dieu  qui  n'ha- 
bite pas  dans  des  maisons  faites  de  mains  et  qui  n'a 
pas  besoin  d'être  servi  par  les  hommes,  lui  qui  donne 
la  vie  et  la  respiration  à  toutes  choses,  et  en  qui  nous 
avons  la  vie,  le  mouvement  et  Vêtre. 

Une  ardente  soif  de  vie  et  de  lumière  se  dévelop- 
pait ainsi  dans  ce  jeune  cœur.  Farel,  pressé  par  ces 
besoins  d'une  nature  plus  relevée ,  demanda  a  son 

1  Merle,  t.  III,  p  466  et  467. 

4 


50 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


père  la  permission  d'étudier.  Celui-ci  aurait  pré- 
féré pour  Guillaume  la  carrière  des  armes,  qui, 
dans  ce  temps,  était  ordinairement  celle  des  jeunes 
nobles-,  mais  il  ne  s'opposa  pas  au  désir  de  son 
fils.  Farel ,  après  avoir  travaillé  pendant  plusieurs 
années  en  Dauphiné  et  étudié  la  langue  latine  sous 
des  maîtres  fort  ineptes,  comme  il  le  dit  lui-même, 
partit  pour  la  capitale,  Paris,  dont  l'université  rem- 
plissait alors  le  monde  chrétien  de  son  éclat1. 

C'était  l'an  1510,  ou  peu  après.  Farel  avait  21  a 
22  ans.  Ni  les  plaisirs  de  la  capitale,  ni  même  l'en- 
traînement de  l'étude,  ne  le  détournèrent  un  ins- 
tant de  la  voie  d'ardente  dévotion  dans  laquelle  il 
s'était  jeté.  Dans  ses  pieux  pèlerinages,  Farel  se 
trouvait  souvent  auprès  d'un  homme  âgé  d'une 
soixantaine  d'années,  et  remarquable  par  sa  dévo- 
tion. C'était  ce  Le.èvre  dont  je  vous  parlais  tout  à 
l'heure ^  il  était  né  en  1455,  à  Etaples  en  Picardie, 
dans  une  condition  fort  pauvre  5  mais  par  son  génie 
et  sa  science  il  s'était  élevé  au  premier  rang  parmi 
les  professeurs  de  l'université  de  Paris.  Sa  dévo- 
tion surpassait  encore,  si  possible,  sa  science.  Il 
demeurait  longuement  prosterné  devant  les  images, 
disant  dévotement  ses  heures,  «  tellement,  »  dit  Fa- 
rel, «que  jamais  je  n'avais  vu  chanteur  de  messe 
«  qui  avec  plus  grande  révérence  la  chantât.  » 


1  Merle,  t.  III,  p.  469-471. 


LE  RÉFORMATEUR . 


Un  tel  professeur  était  fait  pour  un  tel  disciple. 
Ils  se  connurent,  s'aimèrent,  et  rien  ne  sépara  dès 
lors  ces  deux  cœurs.  On  les  voyait  ensemble  orner 
de  fleurs  une  statue  de  la  Vierge  et  s'en  aller  tous 
deux:  loin  du  bruit  de  Paris  pour  murmurer  de  fer- 
ventes prières  dans  quelque  chapelle. 

Néanmoins.  Pâme  du  jeune  homme  n'était  pas 
en  paix.  11  avait  beau  s'abreuver  auprès  de  Lefèvre 
aux  sources  de  la  science,  se  nourrir  journellement 
avec  lui  des  œuvres  de  la  dévotion  la  plus  fervente. 
Son  àme  n'était  ni  désaltérée  ni  rassasiée.  Lefèvre. 
de  son  côté,  travaillait  à  un  grand  ouvrage.  Il  vou- 
lait écrire  la  Vie  des  Saints  selon  Tordre  où  il  les 
trouvait  rangés  dans  le  calendrier.  Déjà  une  soixan- 
taine de  vies,  deux  mois  entiers  de  ce  calendrier 
dévot,  étaient  imprimés1.  Mais  comment  faire  ce 
travail  sans  être  conduit  a  lire  la  Bible?  Plusieurs 
des  saints  du  calendrier  romain  n'appartiennent-ils 
pas  a  l'histoire  biblique0  La  Bible  était  déjà  alors 
beaucoup  plus  répandue  que  dans  les  siècles  pré- 
cédents. L'imprimerie  était  découverte;  le  psautier 
avait  été  imprimé  en  1457.  C'est  le  premier  livre 
qui  ait  été  propagé  par  cet  art.  Puis  on  avait  im- 
primé la  bible  latine-,  la  première  édition  date  de 
1  Quand  l'imprimeur  Faust  (ou  Fust)  vint  la 
répandre  a  Paris,  qu'il  vendit  l'exemplaire  a  60  écus 
seulement,  et  que  l'on  remarqua  que  les  exem- 


Merle.  t  III.  p.  480. 


è 


m 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


plaires  ne  s'épuisaient  pas  et  qu'ils  étaient  tous 
semblables  les  uns  aux  autres,  comme  des  frères 
jumeaux,  tout  Paris  s'émut  ^  on  crut  a  la  sorcelle- 
rie ;  on  prétendit  que  le  titre  en  couleur  rouge  était 
du  propre  sang  du  vendeur,  et  que  celui-ci  avait  fait 
un  accord  avec  le  diable.  Faust  n'échappa  au  bû- 
cher qu'en  dévoilant  son  secret  devant  le  parlement 
de  Paris 1 . 

A  l'époque  de  la  vie  de  Lefèvre  où  nous  nous 
trouvons,  la  Bible  était  donc  assez  facilement  acces- 
sible à  tout  homme  qui  savait  le  latin.  Lefèvre 
étudia  ce  livre.  A  cette  heure  commença  pour  la 
France  la  Réformation. 

Toutes  les  fables  dont  il  s'était  nourri  jusqu'alors 
et  dont  il  avait  rempli  l'esprit  de  ses  jeunes  disci- 
ples ne  lui  parurent  (ce  sont  les  expressions  de 
Farel)que  «  comme  du  soufre  propre  à  allumer  le 
feu  de  l'idolâtrie.  »  Revenu  des  fables  du  bréviaire, 
il  étudia  avec  ardeur  les  épîtres  de  saint  Paul, 
sur  lesquelles  il  publia  un  commentaire  dès  l'an 
1512.  «  Ce  n'est  pas  l'homme  qui  se  justifie  par 
«  ses  œuvres  ^  c'est  Dieu  qui  le  justifie  par  sa 
«  grâce  -,  il  ne  faut  pour  cela  que  la  foi  de  la  part  de 
«  l'homme.  La  justice  qui  vient  de  l'homme  est 
u  terrestre  et  passagère,  mais  celle  qui  vient  de 
«  Dieu  est  célesle  et  éternelle.))  Ainsi  parlait  Lefè- 
vre à  ses  auditeurs  étonnés.  Avec  la  parole  divine, 

J  Barth,  Histoire  ecclésiastique,  p.  176. 


LE  RÉFORMATEUR. 


53 


l'œuvre  divine  reprenait  sa  place  dans  la  conscience 
de  l'Eglise,  D'autre  part,  la  parole  et  l'œuvre  hu- 
maines s'éclipsaient  aussi  a  la  fois.  Jamais  les  salles 
de  l'université  n'avaient  retenti  de  pareilles  paroles. 
Ce  qui  est  aujourd'hui  pain  quotidien  pour  nos 
plus  jeunes  enfants ,  était  alors  une  découverte 
inouïe.  C'était  un  trésor  longtemps  enfoui,  qu'une 
main  heureuse  venait  de  retrouver.  La  rumeur  était 
immense  sur  les  bancs  et  dans  les  chaires  de  l'uni  - 
versité de  Paris1. 

Farel  écoutait  cet  enseignement  avec  étonne- 
ment.  La  parole  de  Lefèvre,  appuyée  sur  l'Ecri- 
ture qu'il  lisait  maintenant  lui-même,  le  convain- 
quait. Il  était  forcé  de  reconnaître  avec  lui  «  que 
«  sur  terre  tout  était  autrement  en  vie  et  doctrine 
«  que  ne  porte  la  sainte  Ecriture ,  et  il  en  était 
«  fort  esbahi2.  » 

Mais,  d'autre  part,  les  préjugés  dont  l'avait  imbu 
son  éducation  ,  tenaient  bon.  «  Pour  vrai ,  »  a-t-il 
écrit  plus  tard,  «la  papauté  n'était  et  n'est  pas  tant 
«  papale  que  mon  cœur  l'a  été.  Il  a  fallu  que  petit 
«  a  petit  la  papauté  soit  tombée  de  mon  cœur;  car 
«  par  le  premier  ébranlement  elle  n'est  venue  bas5.  » 

Enfin  les  écailles  tombèrent.  La  Bible  vainquit. 
Jésus,  Jésus  lui-même ,  apparut  à  son  âme  dans 
toute  sa  beauté  et  comme  le  seul  être  adorable. 

1  Merle,  t.  HI,  p.  481.  —  2  Savous,  Ecriv.  de  la  Réf., 
p.  6.  — 3Merle,  t.  Iil,  p. 488.  Gogue),  Vie  de  Farel,  p.  2. 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


«  Alors,  dit-il,  la  papauté  fut  entièrement  renver- 
«  sée;  je  commençai  a  la  détester  comme  diaboli- 
«  que,  et  la  Parole  eut  le  premier  lieu  en  mon  cœur.)? 

La  parole,  l'œuvre  et  la  personne  du  Seigneur 
furent  glorifiées  du  même  coup  dans  ce  cœur  si 
longtemps  retenu  au  service  de  la  parole,  de  l'œu- 
vre et  de  la  personne  humaines.  Toute  sa  vie  fut 
transformée  par  cette  glorieuse  illumination  :  «Tout 
«  se  présente  a  moi  sous  une  face  nouvelle  -,  l'Ecri- 
«  ture  est  éclairée  -,  les  prophètes  sont  ouverts  -,  les 
«  Apôtres  jettent  une  grande  lumière  dans  mon 
«âme.  Une  voix  jusqu'ici  inconnue,  la  voix  de 
«  Christ,  mon  berger,  mon  maître ,  mon  docteur, 
«  me  parle  avec  puissance.  Au  lieu  du  cœur  meur- 
«  trier  d'un  loup  enragé,  je  m'en  vais  tranquille, 
«  comme  un  agneau,  ayant  le  cœur  entièrement 
«  retiré  du  pape,  et  adonné  à  Jésus-Christ * .  » 

Oh!  comme  il  soupire  alors  sur  les  erreurs  de  sa 
vie  passée!  «  Que  j'ai  horreur  de  moi  et  de  mes 
«  fautes  quand  j'y  pense  !  0  Seigneur  !  si  je  t'eusse 
«  prié  et  honoré  comme  j'ai  mis  tant  plus  mon  cœur 
«  a  la  messe  et  à  servir  ce  morceau  enchanté ,  lui 
«  donnant  tout  honneur  !  » 

Ainsi  saint  Augustin,  arrivé  a  la  connaissance  de 
Jésus,  s'écriait  autrefois  avec  larmes  :  «  Je  t'ai 
«  connue  trop  tard ,  je  t'ai  aimée  trop  tard,  Beauté 
«  suprême  ! 2  » 


Merle,  t.  III,  p.  189.  —  ■  Ibid.,  p.  489, 


LE  RÉFORMATEUR. 


55 


Trop  tard  !  Oui,  en  un  sens;  car  il  est  toujours 
trop  tard  pour  aimer  et  servir  Jésus-Christ;  mais 
non  dans  un  autre  sens  :  car  Farel ,  comme  saint 
Augustin,  put  encore  consacrer  de  longues  années 
au  seul  Maître  digne  d'être  aimé  et  servi. 

La  lumière  allumée  par  Lefèvre  se  répandait  dans 
Paris.  Le  clergé,  l'université  s'émurent.  Lefèvre  fut 
accusé  d'hérésie  pour  un  écart  insignifiant  de  la  tra- 
dition reçue.  Il  avait  prétendu  que  trois  femmes  bi- 
bliques, identifiées  par  la  tradition,  Marie,  sœur  de 
Lazare,  Marie-Madeleine,  et  la  pécheresse  qui  oignit 
les  pieds  de  Jésus,  n'étaient  pas  la  même  personne  ! 
Fatigué  des  tracasseries  de  ses  collègues  de  la  Sor- 
honne,  il  quitta  Paris  et  accepta  l'asile  que  lui  of- 
frait un  ami  puissant,  Briçonnet,  évêque  de  Meaux, 
qui  ne  visait  à  rien  moins  qu'a  réformer  son  dio- 
cèse, sans  rompre  toutefois  avec  l'Eglise,  et  qui 
voulait  pour  cela  profiter  des  lumières  de  Lefèvre. 
Bientôt  Lefèvre  fut  suivi  de  Farel  et  de  quelques 
autres  de  ses  disciples  qui  ne  pouvaient  plus  lutter 
a  Paris  contre  les  persécutions  dont  l'Evangile 
commençait  a  être  l'objet.  C'était  en  1521.  Farel 
avait  une  trentaine  d'années.  Sous  Tinfluence  de 
ces  hommes  réunis  autour  de  Briçonnet ,  et  dont 
la  devise  était  :  «  La  Parole  de  Dieu  suffit)) ,  un 
mouvement  puissant  se  déclara  dans  le  diocèse  de 
Meaux.  L'Evangile  retentissait  dans  les  chaires  et 
dans  les  assemblées  particulières-,  il  était  reçu  avi- 
dement par  les  artisans,  les  cardeurs  de  laine,  les 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


peigneurs  et  les  foulons  dont  cette  ville  était  peu- 
plée. Cet  évêché  semblait  destiné  à  devenir  le  foyer 
d'un  incendie  qui  allait  se  propager  dans  la  France 
entière. 

Le  clergé  et  l'université  de  Paris  le  comprirent. 
Deux  ans  n'étaient  pas  écoulés,  que  Briçonnet, 
accusé  par  les  moines  et  les  curés  de  son  propre 
diocèse,  dont  il  avait  travaillé  a  réprimer  les  vices, 
fut  cité  à  comparaître  comme  hérétique,  et  ne  se 
sauva  qu'en  sacrifiant  ses  amis.  Lefèvre  fut  le  seul 
qui,  en  raison  de  la  considération  générale  dont 
il  jouissait,  et  par  la  protection  du  roi  François  Ier, 
put  rester  a  Meaux.  Quant  aux  autres,  Farel,  Rous- 
sel, etc.,  Briçonnet  leur  retira  lui-même  la  permis- 
sion de  prêcher,  et  ils  furent  obligés  de  chercher 
du  travail  ailleurs.  C'était  en  1523.  Cette  pre- 
mière faiblesse  entraîna  bientôt  Briçonnet  a  une 
seconde,  plus  grave  encore.  Le  mouvement  réfor- 
mateur continuait  a  Meaux  sans  lui,  malgré  lui. 
Briçonnet  fut  accusé  a  Paris,  plus  violemment  en- 
core que  la  première  fois.  Ne  trouvant  plus  a  la 
cour  l'appui  dont  il  avait  joui  précédemment,  il  vit 
les  flammes  du  bûcher  prêtes  à  s'allumer  pour  lui. 
Son  cœur  faiblit.  Il  renia  de  nouveau  sa  foi.  Dans 
une  formule  qui  n'a  pas  été  connue,  il  rétracta 
comme  hérésie  la  vérité  qui  lui  avait  donné  la  paix. 
Lefèvre,  le  dernier  de  ses  amis  qui  fût  encore  avec 
lui,  fut  aussi  obligé  de  s'enfuir  -,  il  se  réfugia  a  Stras- 
bourg, où  nous  le  retrouverons.  C'était  a  la  fin  de 


LE  RÉFORMATEUR . 


57 


1525.  «  Quand  même  moi,  votre  évêque,  »  avait  dit 
Briçoiinet  a  ses  ouailles  dans  son  beau  temps ,  et 
comme  dans  le  pressentiment  de  sa  future  apostasie, 
«  je  changerais  de  discours  et  de  doctrine,  vous. 
«  gardez-vous  alors  de  changer  comme  moi .  »  — 
Ce  fut  le  moment  pour  les  chrétiens  de  Meaux  de 
se  rappeler  cet  avis  anticipé.  Nous  verrons  plus  tard 
avec  quelle  fidélité  ils  le  mirent  en  pratique. 

Chassé  de  Meaux,  Farel,  semblable  au  chasseur 
qui  s'enhardit  à  attaquer  le  lion  dans  son  antre,  re- 
tourna d'abord  à  Paris  el  s'y  éleva  énergiquement 
contre  les  erreurs  de  Rome.  Bientôt,  se  voyant  tra- 
qué de  toutes  parts,  il  s'enfuit  et  s'en  alla  porter  l'E- 
vangile à  sa  famille,  en  Dauphiné.  Là,  ses  trois  frè- 
res sont  les  premiers  trophées  de  son  zèle.  La  ville 
de  Gap  et  ses  environs  retentissent  de  l'Evangile. 
Farel  est  cité  devant  les  tribunaux,  maltraité,  chassé 
de  la  ville.  Le  voila  parcourant  les  campagnes  et  les 
hameaux  sur  les  bords  de  l'Isère  et  de  la  Durance, 
prêchant  dans  les  maisons  dispersées,  dans  les  pâtu- 
rages, n'ayant  d'abri  que  celui  qu'il  trouve  dans  les 
bois  et  sur  le  bord  des  torrents.  Mais  «Dieu  est  mon 
«père,))  dit-il.  Le  bruitdes  bûchers  qui  déjà  s'allu- 
ment à  Meaux  et  à  Paris  pour  les  partisans  de  l'E- 
vangile ne  l'effraie  pas  -,  il  convertit  plusieurs  hom- 
mes distingués  qui  plus  tard  rendirent  de  grands 
services  à  la  Réforme.  Puis,  devenu  l'objet  de  la 
haine  et  des  investigations  du  pouvoir,  et  soupirant 
après  une  activité  plus  libre  d'entraves,  il  prend  le 


o8  DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


parti  de  quitter  une  patrie  qui  n'a  plus  que  des 
échafauds  a  offrir  aux  prédicateurs  de  l'Evangile. 
Suivant  des  routes  détournées  et  se  cachant  dans 
les  bois,  il  échappe,  quoique  avec  peine,  a  la  pour- 
suite de  ses  ennemis,  et  arrive,  au- commencement 
de  1524-,  dans  cette  Suisse  où  il  devait  dépenser  sa 
vie  au  service  de  Christ* . 

C'est  a  Baie  qu'il  paraît  d'abord.  La  Réformation 
s'y  préparait  par  les  travaux  d'QEcolompade,  docteur 
aussi  attrayant  par  sa  douceur  que  Farel  était  en- 
traînant par  son  impétuosité.  OEcolompade  reçoit 
Farel  en  vieil  ami,  lui  donne  chez  lui  une  modeste 
chambre,  une  table  frugale,  et  l'introduit  auprès 
des  amis  du  Seigneur  et  de  l'Evangile2.  C'était  le 
temps  où  se  renouvelait  l'application  de  ces  belles 
paroles  :  Ils  ri  étaient  qu'un  cœur  et  qu'une  urne  ; 
toutes  choses  étaient  communes  entre  eux.  Spiri- 
tuellement aussi  tout  était  commun  entre  ces  hom- 
mes de  Dieu.  Farel  fortifiait  le  doux  OEcolampade -, 
celui-ci  modérait  le  zèle  souvent  trop  impétueux  de 
son  ami.  Ils  s'engageaient  mutuellement  a  s'étudier 
a  l'humilité  et  a  la  douceur  dans  leurs  conversa- 
tions particulières.  Ils  firent  même  un  pacte  dans  ce 
noble  but.  Puis  tous  deux  soutinrent  ensemble  pu- 
bliquement des  thèses  rédigées  par  Farel,  dont  la 
première  était  un  hommage  a  la  Parole  de  Dieu, 
comme  règle  unique  et  infaillible  de  la  foi  et  de  la 

1  Merle,  t.  III.  p  567  et  suiv.  —  \  Ibid.  p.  579. 


LE  RÉFORMATEUR. 


vie  chrétiennes-,  la  dernière,  un  hommage  à  la  per- 
sonne de  Jésus  lui-même  :  «  Jésus-Christ  est  notre 
«  étoile  polaire  et  le  seul  astre  que  nous  devions 
a  suivre.  »  On  disait  a  Bâle,  après  avoir  entendu 
cette  discussion  (ou  plutôt  cette  prédication  ;  car  il 
n'y  eut  pas  de  discussion ,  aucun  des  adversaires 
n'ayant  osé  prendre  la  parole ,  malgré  les  somma- 
tions réitérées  de  Farel)  -.«Le  docteur  français  estas- 
«  sez  fort  pour  perdre  a  lui  seul  toute  la  Sorbonne' .» 

A  cette  époque,  la  Réformation  se  répandait  déjà 
avec  puissance  dans  toute  l'Allemagne.  Le  Mont- 
béliard,  soumis  au  duc  de  Wurtemberg,  qui  était 
partisan  déclaré  de  la  rénovation  religieuse ,  récla- 
mait un  homme  pour  travailler  a  cette  œuvre.  Ac- 
cablé par  des  malheurs  terribles,  le  jeune  duc  s'é- 
tait réfugié  dans  ce  comté,  la  seule  de  ses  posses- 
sions qui  lui  restât2. 

Œcolampade  engage  Farel  a  s'y  rendre.  Il  le  con- 
sacre à  ce  ministère  nouveau  par  l'invocation  du 
nom  de  Dieu,  et  lui  donne  au  départ  ce  conseil  de 
père  :  «  Autant  tu  es  enclin  a  la  violence ,  autant 
«  tu  dois  t'exercer  a  la  douceur  et  briser,  par  la 
«  modestie  de  la  colombe,  le  cœur  élevé  du  lion. 
«  Les  hommes  veulent  être  conduits,  non  traînés3.)) 

Farel  sut  pendant  quelque  temps  se  conformer 
a  cet  avertissement  affectueux. Voici  le  grand  moyen 

1  Merle,  t.  III,  p.  584  et  suiv.  —  2  Ibid.  p.  589  — 
3  Sayous,  Ecriv,  de  la  Réf.,  p.  16, 


60  DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


d'évangélisation  qu'il  employa.  Le  Nouveau-Testa- 
ment avait  été  traduit  a  Meaux ,  en  français ,  par 
Lefèvre,  pendant  qu'il  était  chez  Briçonnet,  et  avait 
été  publié,  les  évangiles,  le  15  octobre  1522,  et 
les  autres  livres ,  quelques  semaines  plus  tard  5  le 
tout  avait  paru  en  un  volume  en  1524,  a  Meaux,  chez 
Collin.  Farel  se  mit  a  répandre  le  Nouveau-Testa- 
ment dans  le  Montbéliard,  avec  d'autres  livres  reli- 
gieux, tels  que  la  traduction  de  l'explication  de  l'O- 
raison dominicale  par  Luther  :  «  4  deniers  de  Bâle 
«  l'exemplaire,»  écrivait  l'imprimeur  Yaugris ,  de 
Bâle,  a  Farel,  en  lui  envoyant  les  caisses  qui  ren- 
fermaient ces  livres  si  nouveaux  pour  ce  temps,  «  ou 
«en  gros,  les  200  exemplaires,  a  2  florins.»  On  le 
voit,  c'était  déjà  une  société  biblique  et  de  livres  re- 
ligieux. Les  presses  de  Vaugris,  a  Bâle,  étaient  con- 
stamment occupées  â  l'impression  de  ces  livres  fran- 
çais. On  les  faisait  parvenir  a  Farel,  qui,  du  Mont- 
béliard, les  introduisait  en  France  avec  une  inces- 
sante activité1. 

La  mission  de  Farel  dans  le  Montbéliard  pros- 
pérait donc,  pour  la  France  du  moins.  Mais  les 
moines  s'irritaient-,  le  peuple  hésitait,  quand,  par 
un  excès  de  zèle,  Farel  lui-même  compromit  tout. 
Vers  la  fin  de  février,  jour  de  la  fête  de  Saint- 
Antoine,  Farel  marchait  le  long  de  la  petite  rivière 
qui  traverse  la  ville ,  au  pied  du  rocher  élevé  sur 

1  Merle,  t.  III,  p.  606  et  suiv. 


LE  RÉFORMATEUR. 


lequel  est  bâtie  la  citadelle ,  quand  sur  le  pont  il 
rencontre  une  procession  qui  chantait  ^  deux  prêtres 
en  tête  portaient  l'image  du  saint.  Son  cœur  bouil- 
lonne. Il  ne  se  possède  plus.  Le  cœur  élevé  du  lion 
l'emporte  en  ce  moment  sur  la  modestie  de  la  co- 
lombe. Il  saisit  des  mains  des  prêtres  la  châsse  qui 
renfermait  le  saint  et  la  jette  du  pont  dans  la  ri- 
vière, en  criant  au  peuple  :  «  Pauvres  idolâtres,  ne 
«  laisserez-vous  jamais  votre  idolâtrie  ?»  Il  allait 
périr  victime  de  sa  hardiesse  et  suivre  dans  le  tor- 
rent le  saint  qu'il  avait  osé  y  précipiter,  quand  le 
bruit  se  répand  dans  la  foule  qu'un  gouffre  vient  de 
s'ouvrir  dans  la  rivière  et  d'engloutir  l'image  sa- 
crée. Une  terreur  panique  dispersa  la  procession, 
et  Farel  put  mettre  ses  jours  en  sûreté1. 

Peu  après,  en  août  lo2o,  Farel  dut  quitter  le 
Montbéliard,  où,  malgré  la  protection  du  duc,  il  ne 
pouvait  plus  prêcher  qu'en  secret,  tant  était  grande 
lanimosité  des  populations  attachées  au  catholi- 
cisme. Mais  la  semence  qu'il  y  avait  répandue  ne 
quitta  point  avec  lui  ce  pays. 

Farel  se  rendit  â  Strasbourg ,  où  la  Réformation 
était  déjà  fondée  par  les  travaux  de  plusieurs  hom- 
mes célèbres.  Bucer.  Capiton  et  d'autres,  et  où  elle 
se  répandait  avec  une  grande  force.  Cette  ville 
était  libre  et  n'appartenait  pas  encore  à  la  France. 
A  peine  y  était-il  arrivé,  qu'il  y  goûta  l'une  des  plus 


;  (ioguel.  Vie  de  FareL  p.  12. 


02  DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 

grandes  douceurs  qui  pût  lui  être  réservée,  celle  de 
voir  arriver  son  vieil  ami  Lefèvre,  dont  la  persécu- 
tion l'avait  séparé  depuis  trois  ans,  et  qui  venait  de 
quitter  Meaux  après  la  chute  de  Briçonnet.  Avec 
quelle  joie  le  jeune  missionnaire,  serra  la  main  de 
son  vieil  ami  I  Ils  demeuraient  tous  deux ,  avec 
d'autres  exilés  français,  dans  la  maison  de  Capiton, 
pasteur  de  l'église  de  Strasbourg.  Car  a  cette  épo- 
que les  maisons  de  Capiton ,  d'QEcolampade.  de 
Zwingle,  de  Luther,  étaient  comme  des  hôtel- 
leries, ouvertes  a  tous  les  défenseurs  de  la  vé- 
rité. Ils  communiaient  avec  tous  les  frères  a  la 
Cène  du  Seigneur  administrée  conformément  à 
l'institution  de  Jésus -Christ.  Ils  recevaient  les 
marques  les  plus  touchantes  de  respect  et  d'a- 
mour au  sein  de  cette  église  nouvellement  formée. 
Toute  la  ville,  jusqu'aux  enfants,  saluaient  avec 
vénération  le  vieux  docteur  français,  le  vétéran  de 
la  Réforme,  lorsque,  appuyé  sur  le  bras  de  son  jeune 
ami,  il  se  rendait  aux  enseignements  des  illustres 
docteurs  strasbourgeois.  Farel  rappelait  alors  a  son 
maître  ce  que  celui-ci  lui  avait  dit  autrefois  a  Paris  : 
«  Guillaume,  Dieu  renouvellera  le  monde  et  tu  le 
«  verras.))  Et  le  pieux  vieillard,  les  yeux  mouillés 
de  larmes  de  joie ,  répondait  :  «  Oui ,  Dieu  renou- 
«  velle  le  monde!  0  mon  fils,  continue  à  prêcher 
«  avec  courage  le  saint  Evangile  de  Jésus-Christ1 .  )> 

1  Merle,  t.  III,  p.  638  et  suiv. 


LE  RÉFORMATEUR. 


63 


Cependant  Farel  ne  pouvait  rester  oisif.  On  pré- 
tend que  pendant  son  séjour  a  Strasbourg,  il  jeta 
dans  cette  ville  les  fondements  de  l'Église  française 
réformée  qui  y  subsiste  encore  a  cette  heure'. 

Mais  ce  travail  sans  difficulté,  sans  danger,  n'é- 
tait pas  ce  qui  convenait  a  un  ouvrier  de  la  trempe 
de  Farel.  Son  œil  d'aigle  cherchait  quelque  proie 
plus  difficile  a  ravir. 

La  France  lui  était  fermée.  L'Allemagne  n'avait 
pas  besoin  de  lui  La  Réformation  dirigée  par  Luther, 
Mélanchton  et  tantd'autres,  y  faisait  glorieusement 
son  chemin.  D'ailleurs  la  connaissance  de  la  langue 
lui  manquait.  La  Suisse  devait  se  présenter  d'elle- 
même  à  sa  pensée.  Zurich  venait  d'abolir  la  messe. 
Berne  était  sur  le  point  de  suivre  cet  exemple.  Baie 
se  débattait  encore  entre  ses  bourgeois  qui  deman- 
daient a  grands  cris  la  Réforme,  et  le  clergé,  appuyé 
par  ,1'université,  qui  résistait  à  tout.  Mais  la  diffé- 
rence de  la  langue  était  pottr  Farel  un  obstacle  à 
une  mission  dans  ces  contrées.  Lucerne  et  les  pe- 
tits cantons  s'étaient  déjà  déclarés  ennemis  irré- 
conciliables de  la  Réforme.  Une  tentative  sur  ce 
point  était  donc  plus- impossible  encore.  Restait  la 
Suisse  française  ou  romande,  comprenant  les  pays 
de  Neuehâtel,  Vaud  et  Genève,  et  de  plus,  le  Jura 
bernois,  une  partie  de  Fribourg  et  le  Bas-Valais. 
Dans  cette  partie  de  la  Suisse  on  parle  la  même 

1  Cartulaire  neuchâtelois  manuscrit. 


64 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


langue  qu'en  France.  Cette  contrée,  en  effet,  ne 
fut  pas  envahie  autrefois,  comme  la  Suisse  orien- 
tale, par  le  peuple  grossier  et  cruel  des  Allemans  \ 
elle  tomba  sous  le  joug  des  tribus  plus  douces  et 
civilisées  des  Bourguignons  qui,  loin  d'imposer  leur 
langue  germaine  aux  peuples  conquis  adoptèrent 
plutôt  celle  des  vaincus.  Au  temps  de  la  Réforma- 
tion ,  la  Suisse  française  était  l'une  des  plus  so- 
lides forteresses  du  papisme  en  Europe.  Quatre 
évêques,  celui  de  Baie,  celui  de  Lausanne,  au  dio- 
cèse duquel  appartenait  notre  pays,  celui  de  Ge- 
nève et  celui  de  Sion,  maintenaient  a  main-forte 
cette  petite  contrée  sous  le  joug  papal.  Au  Yal-de- 
Ta vannes,  à  Neuchâtel,  à  Lausanne,  à  Genève,  des 
chapitres  de  chanoines,  formés  des  hommes  les  plus 
instruits  et  occupant,  chez  nous  du  moins,  de 
hautes  places  dans  l'Etat,  appuyaient  l'évêque.  Le 
bon  Guillaume  remplissait  le  cœur  du  peuple  neu- 
châtelois  de  ses  miracles  passés  et  présents  et  était 
plus  Dieu  à  Neuchâtel  que  Dieu  lui-même. 

Tel  était  chez  nous  l'état  des  choses,  quand  un  au- 
tre Guillaume,  inconnu  jusqu'alors  à  Neuchâtel,  vint 
faire  oublier  l'ancien  et  renverser  dans  notre  pays  l'é- 
difice papal1.  Guillaume  Farel  quitta  Strasbourg  en 
1526.  Il  était  a  pied,  accompagné  d'un  seul  ami 
dont  le  nom  nous  est  inconnu.  Le  premier  soir  de 
leur  voyage,  ils  s'égarent.  Des  torrents  d'eau  tombent 

J  Chroniqueur,  p.  78  et  79. 


LE  RÉFORMATEUR. 


65 


du  ciel.  La  nuit  survient.  Désespérant  de  trouver 
leur  chemin,  ils  s'assirent  au  milieu  de  la  route. 
«  Ah  !  dit  Farel  dans  une  lettre  a  ses  amis  de  Stras - 
«  bourg,  Dieu  en  me  montrant  ainsi  mon  impuis- 
«  sauce  dans  les  petites  choses,  a  voulu  m'apprendre 
«  mon  incapacité  dans  les  plus  grandes  sans  Jésus- 
«  Christ.  »  —  Mais  bientôt,  fortifiés  par  la  prière, 
les  deux  amis  se  relèvent,  s'engagent  dans  un  ma- 
rais, nagent  a  travers  les  eaux,  traversent  des  vignes, 
des  champs,  des  forêts,  et  n'arrivent  a  leur  but  que 
mouillés  jusqu'aux  os  et  couverts  de  boue.  Cette 
nuit,  qu'il  n'oublia  jamais,  servit  a  briser  sa  forée 
propre,  mais  en  même  temps  à  lui  communiquer  une 
nouvelle  vertu  d'en  haut1. 

Ce  fut,  à  ce  qu'il  paraît,  a  cette  époque  qu'il  fit 
sa  première  apparition  a  Neuchâtel.  Habillé  en 
prêtre,  il  essaya  d'y  prêcher.  Mais  reconnu  au  mo- 
ment où  il  allait  monter  en  chaire,  il  fut  expulsé  de 
la  ville.  Ainsi  raconte  Ruchat2. 

Farel  se  rend  a  Berne  pour  s'entendre  avec  le 
pasteur  Haller,  qui  était  dans  cette  ville  le  principal 
promoteur  de  la  Réformation.  Celui-ci  lui  conseille 
d'aller  s'établira  Aigle-,  ce  bailliage,  ainsi  que  tout 
le  canton  de  Yaud,  était  alors  soumis  aux  Bernois. 
L'usage  de  la  langue  française  et  la  domination  de 
Berne  semblaient  en  effet  désigner  cette  contrée, 
plutôt  que  toute  autre  dans  la  Suisse  romande. 

1  Merle,  t.  IV.  p.  397.  —  2  L.  III.  p.  391. 

5 


66  DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 

à  l'activité  de  Fard.  C'était  comme  le  côté  faible 
de  la  forteresse.  Ce  fut  par  là  que  Farel  com- 
mença l'attaque.  Sous  le  nom  de  Maître  Ursin. 
(nom  qui  rappelait  sans  doute  a  mot  couvert  le 
patronage  de  messeigneurs  de  Berne)  et  sous  l'ap- 
parence d'un  maître  d'école,  il  s'établit  à  Aigle 
dans  l'hiver  de  1526-27.  Le  jour  il  enseigne  à  lire 
aux  enfants  pauvres  ;  le  soir,  quittant  ses  abécé- 
daires, il  se  plonge  dans  les  Ecritures  grecques  et 
hébraïques,  et  médite  les  écrits  de  Luther  et  de 
Zwingle.  Mais  bientôt  ce  ne  sont  plus  seulement 
les  enfants,  ce  sont  les  pères  de  famille  qui  se  réu- 
nissent pour  entendre  les  leçons  de  maître  Ursin. 
Il  leur  explique  l'Ecriture;  à  cette  lumière  c'en  est 
bientôt  fait  dans  ces  cœurs  du  purgatoire  et  de  l'in- 
vocation des  saints.  Un  troupeau  évangélique  se 
forme  autour  du  maître  d'école.  Le  Conseil  de  Berne, 
apprenant  ces  succès,  lui  fait  parvenir  en  mars  1527 
des  lettres-patentes  par  lesquelles  il  le  nomme  pas- 
teur à  Aigle,  chargé  d'expliquer  les  Ecritures  au 
peuple  de  la  contrée. 

Et  voici  qu'un  jour  le  maître  d'école,  quittant  sa 
classe  :  «Je  suis  Guillaume  Farel,»  dit-il.  Puis  il 
monte  en  chaire  et  prêche  ouvertement  Jésus-Christ 
au  peuple  stupéfait.  Au  premier  moment,  les  prê- 
tres et  les  magistrats  du  lieu  restent  interdits.  Puis 
ils  se  ravisent,  et,  entraînant  dans  leur  parti  le 
bailli,  Jacques  de  Rovéréa,  ils  défendent  à  Farel  de 
continuer  ses  prédications.  Les  Conseils  de  Berne. 


LE  RÉFORMATEUR. 


67 


apprenant  cette  résistance,  font  afficher  aux  portes 
de  toutes  les  églises  du  bailliage  une  ordonnance  en 
faveur  de  Farel.  C'est  le  signal  d'une  révolte.  «  A 
bas  Farel  1  A  bas  messieurs  de  Berne  !  »  s'écrie-t-on 
dans  toute  la  contrée.  Un  moment  Farel  et  ses  ad- 
hérents sont  en  péril.  Enfin  le  Réformateur  doit 
quitter  la  place  et  abandonner  pour  un  temps  cette 
contrée,  non  sans  avoir  reconnu  que  l'appui  du 
pouvoir  civil, en  affaire  religieuse,  est  souvent,  pour 
celui  qui  s'y  confie,  une  faiblesse  plutôt  qu'une 
force 1 . 

Peut-être  était-ce  sous  le  poids  de  cette  expé- 
rience douloureuse  que,  le  10  mai  lo27,  Farel  écri- 
vait dans  une  lettre  encore  aujourd'hui  conservée 
au  milieu  de  nous  :  «  Une  charité  fervente,  voila  le 
«  bélier  puissant  avec  lequel  nous  pouvons  abattre 
«  les  orgueilleuses  murailles  de  la  papauté2.» 

Après  une  tentative  infructueuse  à  Lausanne. 
Farel  ne  tarda  pas  a  revenir  a  Aigle.  Une  lutte  pu- 
blique qu'il  soutint  la  avec  un  moine  mendiant  qui 
l'avait  injurié,  lutte  qui  est  racontée  en  détail  dans 
les  chroniques  du  temps  et  qui  tourna  a  la  honte 
du  défenseur  de  la  papauté,  fit  faire  un  grand  pas  à 
la  cause  de  la  Réforme3. 

Enfin,  selon  l'usage  du  temps,  on  procéda  à  une 

1  Ruchat.  L.  III,  p.  489.  Merle,  t.  IV,  p.  399  — 2  Merle, 
t.  IV,  p.  411.  — 3  Ibid.,%.  IV,  p.  404.  —  Chroniqueur, 
p.  75-77. 


68 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


votation  générale  dans  tout  le  bailliage  sur  la  ques- 
tion religieuse.  Des  quatre  districts,  trois,  ceux 
d'Aigle,  de  Bex  et  d'Ollon,  se  déclarèrent  pour  l'abo- 
lition  de  la  messe.  Aux  Ormonts,  la  majorité  fut 
pour  le  maintien  du  catholicisme1. 

Malgré  la  votation  qui  assignait  le  district  d'Ol- 
lon a  la  Réforme ,  Farel  courut  un  grand  danger 
dans  les  montagnes  de  cette  contrée.  Les  paysans 
ne  voulaient  pas  permettre  qu'il  vînt  consommer 
chez  eux  l'œuvre  commencée.  D'un  autre  côté,  ils 
craignaient  de  s'attirer  l'animadversion  des  Bernois, 
s'ils  maltraitaient  le  Réformateur.  Ils  lâchèrent 
donc  sur  lui  leurs  femmes  armées  de  battoirs  de 
blanchisseuses.  Farel  n'échappa  qu'avec  peine  a 
leur  furie  et  a  leurs  coups.  Son  compagnon,  Claude 
de  Gloutinis,  ayant  essayé  de  prêcher  dans  le  tem- 
ple des  Ormonts  ,  on  sonna  tout  a  coup  les  cloches 
a  pleine  volée.  C'était  là  un  genre  d'éloquence 
contre  lequel  les  réformateurs  se  trouvaient  sans 
armes2.  La  réformation  totale  de  la  contrée  ne  fut 
accomplie  qu'un  peu  plus  tard. 

Farel  n'attendit  pas  ce  résultat  pour  tenter  l'as- 
saut sur  un  nouveau  point.  L'étendard  de  l'Evan- 
gile flottait  à  Aigle.  Il  vint  le  planter  à  Morat. 
Les  districts  d'Orbe,  Grandson  et  Morat  étaient 
alors  propriété  commune  de  Berne  et  de  Fribourg. 
Lorsque  le  bailli  était  Fribourgeois,  Berne  envoyait 

1  Chroniqueur,  p.  65.  — 2  Merle,  t.  IV.  p.  409. 


LE  RÉFORMATEUR. 


69 


les  ordres;  lorsque  le  bailli  était  Bernois, les  ordres 
partaient  de  Fribourg.  Sous  la  protection  bernoise 
Farel  prêche  a  Morat,  et  les  partisans  de  la  Réforme 
ne  tardent  pas  à  y  paraître  assez  nombreux* pour 
que  l'on  puisse  procéder  à  une  votation  C'était 
trop  tôt.  La  majorité  fut  pour  le  maintien  de  la 
messe.  Farel  abandonna  pour  un  temps  ce  champ 
de  travail  et  retourna  à  Lausanne.  Nouvel  essai  de 
prédication .  mais  aussi  infructueux  que  les  précé- 
dents. Les  bons  Lausannois  aiment  le  plaisir.  Sans 
doute  ils  s'indignent  des  orgies  de  leurs  prêtres  : 
mais  quand  ils  rencontrent  la  figure  austère  du  Ré- 
formateur, ils  s'effrayent  bien  davantage-,  et,  tout 
compté,  ils  préfèrent  encore  la  face  réjouie  de 
leurs  chanoines 1 . 

De  Lausanne,  Farel  se  rendit  à  Berne  pour  y  as- 
sister a  la  discussion  solennelle  qui  décida  de  l'in- 
troduction de  la  Réformation  dans  ce  canton.  Elle 
dura  du  7  au  2o  janvier  1528.  350  ecclésiastiques 
suisses  et  étrangers  y  assistaient  5  une  foule  de  laï- 
ques de  tous  rangs  y  étaient  accourus  :  A  présidents 
maintenaient  l'ordre  dans  la  discussion  •«  4  secré- 
taires tenaient  le  protocole2.  Toutes  les  questions 
en  litige  entre  le  papisme  et  la  Réforme  furent  dis- 
cutées à  fond  et  avec  une  entière  liberté  pendant 
ces  dix-huit  jours.  La  science  biblique  et  l'élo- 

1  Merle,  t.  IV,  p.  475.—  i  Andrié.  Jubilé  de  la  Réf., 
p.  290. 


70 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


quence  puissante  de  Zwingle ,  venu  de  Zurich , 
de  Haller  de  Berne,  et  des  autres  théologiens  pro- 
testants, au  nombre  desquels  se  trouvait  Farel . 
firent  pencher  la  balance  du  côté  de  la  Réforme. 
L'Evangile  l'emporta  dans  le  canton  de  Berne  sur 
les  traditions  humaines. 

Après  ce  grand  et  solennel  triomphe  de  la  cause 
évangélique,  Farel  revint  a  Morat.  Cette  fois  la  vé- 
rité y  fit  de  rapides  progrès.  De  Payerne ,  d'Aven- 
ches  et  des  contrées  circonvoisines  on  accourait 
pour  l'entendre.  Aux  jours  de  fête  on  disait  gaie- 
ment dans  les  campagnes  :  «  Allons  à  Morat  en- 
tendre les  prêcheurs.  »  Chemin  faisant,  la  bande 
folâtre  s'exhortait  à  ne  pas  se  laisser  prendre  au 
moins  dans  les  filets  de  l'hérésie.  Le  soir,  en  re- 
tournant dans  ses  demeures,  elle  ne  plaisantait 
plus  :  on  revenait  sérieux.  Une  grande  question, 
celle  du  salut,  préoccupait  les  esprits.  On  discutait 
avec  vivacité  sur  ce  que  l'on  avait  entendu,  et  par- 
mi ces  troupes,  le  matin  si  rieuses,  se  comptaient 
maintenant  en  grand  nombre  les  candidats  de  la 
foi.  Farel  vit  que  le  feu  était  allumé  et  qu'il  pétil- 
lait déjà  dans  les  gerbes.  Cela  lui  suffit  pour  le 
moment.  Il  partit.  Une  nouvelle  conquête  occupait 
déjà  les  pensées  de  cet  homme  infatigable.  Par  delà 
la  sommité  du  Vully,  son  œil  avait  contemplé  les 
cimes  bleuâtres  de  notre  Jura,  et  son  cœur  brû- 
lait de  tenter  cette  nouvelle  conquête.  Encore  une 
fois  il  court  à  Aigle  pour  y  travailler  à  la  consom- 


LE  RÉFORMATEUR. 


71 


mation  de  la  Réformation.  Il  revient  a  Morat,  s'en 
va  prêcher  a  Bienne  et  dans  les  environs;  visite 
pour  la  première  fois  la  Neuveville,  alors  dépen- 
dante de  1  evèque  de  Bàle.  prince  de  Porrentruy1 . 
Celui-ci  porte  plainte  a  Berne  contre  Farel,  qui  ose 
venir  prêcher  dans  son  diocèse.  Farel  est  obligé  de 
quitter  la  >'euveville ,  et  c'est  en  décembre  1529 
qu'il  met  enfin  le  pied  sur  le  sol  neuchâtelois.  Il 
n'ignore  pas  quelle  lutte  l'attend  sur  ce  nouveau 
champ  de  bataille.  Mais  que  lui  importe?  «Dieu  est 
mon  Père  1  »  Dès  longtemps  voila  sa  devise. 

On  a  appelé  Farel  «  le  premier  et  le  plus  grand 
u  missionnaire  de  la  réformation  française2.»  L'es- 
quisse rapide  que  nous  venons  de  tracer  des  tra- 
vaux de  cet  homme  de  Dieu  jusqu'au  jour  de  son 
arrivée  au  milieu  de  nous,  ne  suffit-elle  pas  déjà  pour 
justifier  ce  titre?  Sans  doute,  à  voir  ses  allures 
impétueuses,  on  serait  parfois  tenté  de  se  deman- 
der s'il  ne  confond  pas  la  fougue  avec  le  zèle,  et  de 
craindre  que  l'impatience  de  la  chair  ne  domine 
chez  lui  l'impulsion  de  l'Esprit. 

Un  pareil  soupçon  sur  le  caractère  de  Farel  et  de 
son  activité  n'est  possible  qu'à  la  condition  d'i- 
gnorer le  zèle  catholique  de  son  enfance  et  de  sa 
jeunesse,  et  les  luttes  violentes  à  travers  lesquelles 
il  était  parvenu  à  la  possession  de  la  vérité  évan- 
gélique,  et  l'illumination  bienheureuse  qui  avait  dé- 

'RuchaU.III.p.  18  —  *  Savons,  Ecrit,  de  la  fl#;p.3. 


72 


DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 


cidé  de  sa  conversion,  et  le  changement  radical  qui 
s'était  opéré  chez  lui  à  cette  époque  de  sa  vie.  Lors- 
qu'on a,  comme  nous  venons  de  le  faire,  suivi  Farel 
du  hameau  des  Farelles  a  l'université  de  Paris ,  et 
de  ses  études  a  Paris  a  son  arrivée  .a  Neuchâtel,  on 
sent  bien  que  le  feu  qui  l'anime  est  tout  autre  chose 
qu'un  esprit  d'opposition  charnelle.  L'on  com- 
prend que  le  mobile  de  cette  puissante  et  inces- 
sante activité  est  celui-là  même  qu'exprimaient  les 
apôtres  quand  ils  se  justifiaient  devant  le  sanhédrin 
en  disant  :  Nous  ne  pouvons  pas  ne  pas  témoi- 
gner des  choses  que  nous  avons  entendues  et  vues. 
On  a  dit  de  Farel  «  qu'un  mot  impie  l'émou- 
«  vait  plus  qu'un  coup  d'épée1.  »  Le  coup  d'épée 
ne  s'adressait  qu'à  sa  personne  ;  le  mot  impie  atten- 
tait à  l'honneur  de  Dieu  .  Il  s'inquiétait  à  peine  du 
premier-  mais  il  foudroyait  le  second.  Entendre  le 
nom  de  Jésus  blasphémé,  ou  voir  seulement  sa 
glorieuse  figure  éclipsée  par  les  images  de  Marie  et 
des  saints,  lui  faisait  le  même  effet  qu'à  un  fils 
respectueux  l'ouïe  d'une  insulte  à  la  personne  de 
son  père  et  de  sa  mère.  Gloire  à  Dieu,  à  Dieu  seul  ! 
Ce  fut  bien  là  l'âme  de  sa  dévorante  activité. 

A  ce  premier  sentiment  s'en  joignait  un  second  : 
Farel ,  tout  en  étant  avant  tout  l'homme  de  Dieu, 
était  aussi  l'homme  du  pauvre  peuple.  C'est  un  trait 
qui  lui  est  commun  avec  le  grand  Réformateur  de 


1  Sayous,  p.  22. 


LE  RÉFORMATEUR. 


73 


l'Allemagne.  Luther.  Voir  le  peuple  retenu  dans  la 
superstition  et  dégradé  par  la  religion  qui  devait 
l'éclairer  et  l'ennoblir,  était  pour  lui  un  spectacle 
non  moins  intolérable  que  celui  du  nom  de  Dieu 
déshonoré. 

Sans  doute  il  a  pu  arriver  que.  comme  a  Mont- 
béliard  par  exemple,  la  fougue  de  la  chair  ait  fait 
irruption  parfois  dans  son  activité  d'évangéliste. 
Farel  n'était  pas  plus  saint  que  l'Apôtre  qui  s'attira 
de  la  part  de  Jésus  cette  réprimande  :  Pierre,  re- 
met* ton  épée  dans  le  fourreau.  Le  Maître  seul  a 
été  sans  tache.  En  lui  seul  une  douceur  accomplie 
se  trouve  unie  a  la  plus  indomptable  fermeté  et  au 
zèle  le  plus  ardent.  Mais  heureux  le  serviteur  de 
Christ  dont  on  peut  dire  qu'au  milieu  de  tous  ses 
défauts,  la  devise  de  sa  vie  fut  néanmoins  :  Le 
zèle  de  ta.  maison  m'a  décoré.  Tel  fut  Farel  !  Dieu 
veuille  faire  reposer  toujours  le  manteau  de  cet  Elie 
sur  les  épaules  de  quelqu'un  de  ses  successeurs  au 
milieu  de  nous  ! 

La  prudence  de  Lefèvre  ne  fera  jamais  défaut  a 
l'Eglise  neuchâteloise-.  mais  le  zèle  de  Farel.... 0 


III 

TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE, 


La  folie  de  Dieu  e<t  plus  sage  que  les  hommes  ;  et  la  faiblesse  de  Dieu  est 
plus  forte  que  les  hommes.  Considérez,  frères,  votre  vocation.  Il  n'y  a  pas 
parmi  vous  beaucoup  de  sages  selon  la  chair,  ni  beaucoup  de  puissants,  ni  beau- 
coup de  nobles  ;  mais  Dieu  a  choisi  les  choses  folles  du  monde  pour  confondre 
les  sages,  et  les  choses  faibles  du  monde  pour  confondre  les  fortes ,  et  les  cho- 
ses basses  du  monde,  et  même  les  méprisées,  et  celles  qui  ne  sont  point  pour 
anéantir  celles  qui  sont,  afin  qu'aucun  homme  ne  se  glorifie  devant  Lui.  Car 
c'est  par  Lui  que  vous  êtes  en  Jésus-Chri<t,  lequel  nous  a  été  fait  de  la  part  de 
Dieu  Sagesse,  Justice,  Sanctification  et  Rédemption.         1  Cor.  I,  25-30. 


Adversaires  naturels  de  Farel  a  Neuchàtel. — Alliés  préparés  par  la 
Providence.— Débarquement  à  Serrieres  en  1529. —  Prédication 
au  cimetière. — Entrée  a  Neuchàtel. — Prédication  a  la  Groix-du- 
Marohé. — Effet  de  ce  premier  séjour  à  Neuchàtel. — -Course  a  Aigle 
et  Morat.  —  Réfornuition  duVully  et  du  Val-de-Tavannes. — Neu- 
vevilie.  — Second  séjour  de  Farel  à  Neuchàtel  en  1530. —  Procès 
avec  les  chanoines. —  Première  prédication  à  l'hôpital. — Discus- 
sion refusée  par  les  chanoines. — Les  jeurnées  des  22  et  23  octo- 
bre.—  Jugement  sur  ces  événements. 

On  a  dit  que  la  grandeur  des  hommes  illustres 
consistait  surtout  «  a  avoir  beaucoup  éprouvé  et 
«  beaucoup  compris,  et  a  résumer  ainsi  plusieurs 


78 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


<(  vies  en  une  seule.»  L'on  a  ajouté  avec  non  moins 
de  sens  que  «  lorsque  l'heure  sonne  dans  la  vie 
«  d'un  peuple  où  le  cœur  de  toute  la  nation  vient  a 
«  battre  comme  celui  d'un  seul  homme  et  où  le 
<(  sang ,  plus  abondant  et  circulant  avec  plus  de 
«  force,  s'en  va  ranimer  jusqu'aux  parties  les  plus 
«  engourdies  du  corps  social ,  un  grand  jour  a  lui 
«  dans  l'histoire  de  ce  peuple1.  »  A  ce  compte  là 
Farel  fut  un  grand  homme,  car  peu  de  serviteurs 
de  Dieu  ont  concentré  dans  l'espace  de  leur  courte 
vie  tant  d'expériences  et  d'expériences  aussi  va- 
riées. Et  le  jour  de  l'arrivée  de  Farel  sur  le  sol 
neuchâtelois  fut  un  grand  jour,  car  jamais  dans 
notre  histoire  on  ne  vit  un  homme  réussir,  comme 
celui-ci,  à  évoquer  toutes  les  forces  vives  du  peuple 
neuchâtelois,  à  les  attirer  a  lui  et  a  les  mettre  au 
service  d'un  grand  et  commun  but.  Et  ce  but,  ce 
n'était  pas  seulement  un  intérêt  terrestre  et  passa- 
ger-, c'était  l'objet  suprême  de  l'existence  humaine, 
le  service  de  Dieu  ! 

L'œuvre  de  Farel  a  Neuchâtel  devait  rencontrer 
de  puissants  ennemis.  Tous  les  pouvoirs  de  l'Etat 
et  de  l'Eglise  a  cette  époque  en  étaient  les  adver- 
saires naturels.  Nous  avions  alors  pour  souverain 
une  princesse ,  Française  par  alliance ,  Jeanne  de 
Hochberg,  héritière  de  l'antique  maison  des  comtes 
de  Neuchâtel,  qui  avait  épousé  le  duc  d'Orléans- 

1  Chroniqueur,  p.  1. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE . 


79 


Longueville .  C'était  Fépoque  de  ces  furieuses  guerres 
d'Italie,  dans  lesquelles  coula  tant  de  sang  helvé- 
tique. Les  Suisses  avaient  pris  parti  contre  le  roi  de 
France.  Louis  XII.  Le  mari  de  la  comtesse,  au 
contraire,  se  trouvait  partout  en  Italie  a  la  tête  des 
Français1.  Les  Suisses,  pour  l'en  punir  lui  et  sa 
femme,  avaient  mis  la  main  sur  notre  pays,  et  les 
douze  cantons  avaient  fait  administrer  Xeuchàtel 
pendant  17  ans  (de  1512  a  1529)  par  des  baillis, 
qu'ils  envoyaient  a  tour  de  rôle.  Peut-être  cette 
administration  des  cantons  ne  se  fut-elle  pas  mon- 
trée hostile  à  la  Réforme.  Mais  elle  venait  précisé- 
ment de  cesser  au  moment  où  Farel  mit  le  pied  sur 
notre  sol.  En  août  1529  le  pays  fut  rendu  a  sa  sou- 
veraine. La  comtesse  Jeanne,  femme  de  cour,  vaine, 
prodigue,  toujours  endettée,  qui  semblait  ne  se 
soucier  de  son  pays  que  comme  d'une  ferme  dont 
elle  dépensait  les  revenus  au  sein  des  grandeurs 
de  Paris ,  ne  vint  point  s'établir  au  milieu  de  son 
peuple2 .  Elle  nomma  pour  administrer  le  pays  un  sei- 
gneur bernois,  Georges  de  Rive,  sieur  de  Prangins. 
Elle  lui  adjoignit  un  conseil  privé  de  neuf  personnes . 
Les  trois  premiers  sièges  dans  ce  corps,  représen- 
tant du  souverain,  étaient  occupés  par  trois  cha- 
noines, parmi  lesquels  se  trouvait  le  propre  frère 
de  la  comtesse.  Olivier  de  Hochberg.  Il  était  aisé 
de  prévoir  qu'un  pouvoir  ainsi  composé  employeraii 

;  Chroniqueur,  p.  73. —  *  Ibid,  p.  72. 


80 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


tout  ce  que  l'autorité  suprême  d'un  pays  possède 
de  force  et  de  ressources  pour  empêcher  la  Réforme 
que  projetait  Farel. 

Ces  mêmes  ordres  religieux  qui,  par  le  moyen  des 
chanoines,  jouaient  alors  un  rôle  si  prépondérant 
dans  l'administration  politique  du  pays,  semblaient 
également  maîtres  absolus  du  terrain  dans  le  do- 
maine ecclésiastique.  Outre  le  riche  et  tout  puissant 
collège  des  chanoines  deNeuchâtel.  dont  nous  avons 
déjà  parlé,  il  y  avait  dans  le  pays  beaucoup  d'autres 
communautés  religieuses  influentes  et  richement  do- 
tées. A  l'orient  et  au  nord  de  la  ville,  c'étaient  les 
moines  de  l'abbaye  de  Fontaine-André  et  ceux  de 
Fontaine,  au  Yal-de-Ruz,  qui  ne  formaient  qu'une 
même  corporation.  A  l'occident,  les  prieurés  de 
Corcelles  et  du  Yautravers,  et  l'abbaye  de  Bevaix. 
Ces  institutions,  dont  la  fondation  était  due  assuré- 
ment a  une  intention  pieuse,  s'étaient  changées  en 
autant  de  forteresses  par  le  moyen  desquelles  le 
papisme,  et  a  sa  suite  la  superstition  et  la  corruption 
des  mœurs,  dominaient  tout  le  pays. 

A  tout  cela  qu'avait  a  opposer  Farel?  Une  seule 
arme  :  le  glaive  de  la  vérité,  manié  par  la  main  de 
la  prière.  C'est  ainsi  que  saint  Paul  entrait  autrefois 
dans  les  villes  de  l'empire  romain,  simple  ouvrier, 
sans  apparence,  sans  appui.  Et  bientôt  les  forte- 
resses et  les  hauteurs  tombaient  devant  sa  parole . 
et  les  pensées  rendues  captives  se  soumettaient  a 
la  Croix. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  81 

Cependant,  de  même  qu'au  temps  de  saint  Paul. 
Dieu  avait  préparé  les  cœurs  à  accueillir  la  Bonne- 
Nouvelle  qu'il  voulait  leur  faire  annoncer  par  son 
Apôtre ,  de  même,  au  temps  fixé  pour  notre  Ré- 
formation, Dieu  avait  eu  soin  de  préparer  à  Farel 
des  alliés  dans  notre  ville  et  dans  notre  pays.  Quand 
Dieu  veut  travailler  en  grand,  il  ne  manque  pas 
de  préparer  l'œuvre  qu'il  va  faire;  et  voila  pour- 
quoi, au  moment  donné,  les  plus  faibles  moyens 
lui  suffisent  pour  opérer. 

Un  premier  allié  naturel  que  Farel  devait  ren- 
contrer dès  qu'il  mettrait  le  pied  chez  nous,  c'était 
le  caractère  neuchàtelois  lui-même.  Le  Neuchàtelois 
n'a  pas  l'imagination  poétique  et  le  sentiment  déli- 
cat du  Vaudois,  sans  doute  ;  mais  il  a  peut-être  mieux 
que  cela.  Il  a  dans  le  caractère  quelque  chose  de 
foncièrement  moral,  de  religieux  même.  Il  n'est  pas 
méditatif,  calculateur  a  longue  portée,  et  pratique- 
ment habile,  comme  le  Bernois-,  mais  il  a  l'intel- 
ligence plus  facile,  l'esprit  plus  prompt  a  saisir 
une  idée  nouvelle.  Ni  le  bon  sens,  ni  le  sens 
du  bon.  ces  deux  frères  jumeaux,  ne  nous  font 
défaut.  Un  homme  qui  a  aimé  sa  patrie  comme 
peu  d'autres,  que  la  Suisse  elle-même  s'honore 
de  compter  au  nombre  des  magistrats  les  plus 
illustres  quelle  ait  possédés  dans  ses  Conseils, 
dont  la  noble  figure,  la  pose  antique  et  la  tête 
blanchie  sont  encore  devant  les  yeux  de  nous 
tous,  a  écrit  sur  le  caractère  neuchàtelois  les  li- 

6 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


gnes  suivantes,  que  je  ne  crois  pas  superflu  de  rap- 
peler ici  : 

«  Au  pied  du  Jura,  il  faut  que  le  vigneron  en- 
«  durci  au  travail  et  a  la  chaleur,  remue  et  reporte 
«  sans  cesse  la  terre  qui  nourrit  les  ceps.  Dans  les 
«  vallées  moyennes,  l'active  économie  du  laboureur 
«est  la  condition  du  bien-être  de  sa  famille  ^  et 
«  dans  les  hautes  vallées  où  végète ,  comme  dans 
«  sa  terre  natale,  le  bouleau  nain  de  la  Laponie,  et 
«  dont  la  plus  élevée  semble,  par  sa  température 
<(  extraordinaire,  touchera  la  zone  glaciale,  le  mon- 
te tagnard  ne  recueille  guère  sur  son  héritage  que 
«  la  nourriture  d'hiver  des  troupeaux  qui  broutent 
«  l'herbe  pendant  Tété  sur  les  cimes  du  Jura.  Es- 
«  saie-t-il  d'ouvrir  et  d'ensemencer  un  vieux  pré, 
«  la  gelée  d'une  nuit  froide,  au  mois  d'août,  vient 
«  souvent  détruire  sa  récolte,  et  ôter  à  une  pauvre 
«  famille  l'espérance  de  se  nourrir  d'un  grossier 
«  pain  d'orge,  fruit  de  son  labeur. 

«  Cependant  le  vigneron  de  race ,  que  le  temps 
«  présent  n'a  pas  amolli,  se  plaît  sur  ces  collines 
a  où  il  a  vu,  dès  son  enfance,  se  lever  et  se  coucher 
«  le  soleil.  Suspendant  parfois  son  travail,  les  mains 
«  croisées  sur  sa  bêche,  et  relevant  la  tête,  il  porte 
«  ses  regards  sur  un  immense  horizon  :  il  se  repose 
«  et  ranime  son  courage  en  admirant  la  nature. 
«  Cette  vigne  qui  l'a  courbé,  raidi  et  usé  avant  le 
utemps,  il  l'aime,  et  ne  peut  s'en  séparer.  Six 
«  jours  de  la  semaine,  il  y  a  fatigué  ses  bras  vigou- 


LA  RÉFORMATIOjN  DANS  LA  VILLE. 


83 


«  reux,  et  le  dimanche ,  c'est  là  qu'il  promène  ses 
u  pas-,  il  s'y  réjouit  en  voyant  dans  ses  fruits  crois - 
<(  sants  la  bénédiction  de  Dieu.  Vieux  et  cassé,  il 
(c  s'y  rend  néanmoins  chaque  matin.  Les  soins  va- 
«  riés  et  intelligents  qu'exige  incessamment  la  cul- 
«  ture  de  cet  arbuste  noble  entre  tous  et  que  le 
«  poëte  romain  appelait  sacré,  sont  encore  la  ré- 
«  création  du  vigneron  dans  son  dernier  âge.  Appuyé 
«  sur  son  bâton,  le  corps  presque  parallèle  au  sol, 
«  il  se  traîne  auprès  de  ses  vieux  ceps  qu'il  a  élevés 
«  et  façonnés,  et  qu'il  connaît  comme  ses  enfants  ; 
«  il  les  couche  encore  dans  la  fosse  pour  leur  faire 
«  commencer  une  nouvelle  vie,  et  en  parlant  de 
«  celle  où  il  va  lui-même  descendre  :  «La  vigne. 
«  dit-il,  c'est  comme  le  train  du  monde.  Ici  c'est 
«  fini  pour  moi,  mais  il  y  a  autre  chose  lâ-haut.  » 

«  Vivant  pendant  six  mois  de  l'année  au  milieu 
«  des  neiges,  le  montagnard  neuchâtelois  est  devenu 
«  industrieux  par  nécessité.  Toujours  assis  et  tou- 
«  jours  travaillant,  il  ne  songe  qu'a  accélérer,  divi- 
«  ser  et  multiplier  le  travail.  Vif  et  ingénieux,  il 
«  poursuit  toute  espèce  de  perfectionnements  et 
«d'inventions.  Actif  et  entreprenant,  il  cherche 
«  sans  cesse  des  marchés  nouveaux  et  plus  loin- 
«  tains  pour  les  produits  délicats  et  précieux  de  son 
«  industrie,  ouvrages  d'un  art  admirable,  et  où  sou- 
«  vent,  à  son  insu,  une  haute  science  a  dirigé  sa 
«main.  Dans  le  monde  entier  ses  montres  indi- 
«  quent  les  heures  du  jour  et  de  la  nuit,  et  donnent 


84 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


«  la  mesure  du  temps.  Lui-même  aussi  va  visiter 
«  les  deux  Indes,  et  former  des  établissements  à  la 
«  Cochinchine  et  a  Mexico.  Mais  quand  la  fortune 
«  a  couronné  ses  efforts,  il  revient  vivre  et  mourir 
«  dans  la  vallée  du  Jura  qui  l'a  vu  naître.  Dans 
«  nos  froides  régions ,  disent  ces  hommes  gais  et 
«  amis  des  plaisirs,  il  ne  croît  que  de  l'herbe  et 
«  des  sapins.  Nous  ne  les  abandonnerons  pas  tou- 
«  tefois,  parce  que  la  est  notre  patrie.  Mais  nous 
«  y  élèverons  de  superbes  demeures ,  nous  y  fe- 
«  rons  arriver  tout  ce  que  la  terre  produit  de 
'(meilleur  sous  un  ciel  plus  favorisé,  toutes  les 
«  recherches  et  les  divertissements  des  grandes 
«  villes. 

«  Malgré  cette  diversité  de  physionomies  locales, 
«  plusieurs  traits  saillants  et  qui  sont  communs  aux 
«  Neuchâtelois  de  toutes  les  régions  du  pays,  les 
«  caractérisent  comme  un  même  peuple.  Us  ont 
«  tous  respiré  l'air  pur  et  vif  du  Jura,  et  leur  esprit 
«  est  ouvert  a  l'intelligence  de  toutes  choses.  Fa- 
«  ciles  a  persuader  par  la  raison  revêtue  de  formes 
«  bienveillantes,  ils  ne  supportent  pas  la  moindre 
«  injustice-,  ils  s'irritent  d'une  simple  parole  déce- 
«  lant  le  mépris.  Quoiqu'ils  sachent  discerner  et 
«  goûter  ce  qui  est  bon  dans  les  choses  nouvelles, 
«  ils  tiennent  fortement  à  leurs  coutumes  et  à  leurs 
«  traditions  anciennes.  On  voit  qu'ils  vivent  depuis 
«  vingt  générations  au  sein  d'une  liberté  vraie,  dont 
«  ils  possèdent  en  repos  et  avec  plénitude  la  réalité, 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE. 


85 


«  tandis  que  tant  de  peuples  se  fatiguent  à  en  pour- 
ce  suivre  le  fantôme  1  » 

Ce  caractère  neuchâtelois,  apte,  par  sa  droiture 
naturelle  et  son  intelligence  ouverte ,  a  saisir  la  vé- 
rité, prêt,  par  son  indépendance  un  peu  tumul- 
tueuse, a  secouer  les  erreurs  et  les  abus  une  fois 
reconnus,  tel  fut  le  premier  allié  préparé  a  Farel  au 
milieu  de  nous-,  et  vous  le  verrez,  cet  allié  ne  lui 
lit  pas  défaut. 

Le  second,  ce  fut  le  secours  de  l'Etat  de  Berne, 
ce  puissant  voisin  dont  l'influence  n'a  jamais  cessé 
de  se  faire  sentir  dans  notre  histoire. 

Dès  l'an  1406,  la  ville  de  Neuchâtel  avait  conclu 
avec  celle  de  Berne  un  traité  de  combourgeoisie. 
La  ville  suivait  en  cela  l'exemple  qui  lui  avait  été 
donné  un  siècle  auparavant,  en  1307,  par  le  sou- 
verain lui-môme,  le  comte  Bollin,  qui,  dès  cette 
époque,  avait  jugé  bon  de  se  faire  recevoir  bour- 
geois de  Berne,  pour  s'assurer  l'amitié  de  cette 
puissante  république. 

Berne  se  trouvait  ainsi  tout  a  la  fois  combour- 
geoise  et  du  comte  de  NeucMtel  et  de  ses  sujets,  et 
appelée  dès  lors  tout  naturellement  a  jouer  le  rôle 
d'arbitre,  si  quelque  différend  éclatait  entre  eux. 
Or  rappelons-nous  que  dès  le  printemps  de  l'année 
1528,  à  la  suite  de  la  grande  dispute  du  7-25  jan- 
vier, Berne  avait  embrassé  la  Réformation.  C'était 

1  F.  de  Chambrier,  Hist.  de  Neuch.,  p.  2-5. 


8t> 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


donc  dans  un  sens  favorable  a  la  prédication  de 
Farel  qu'on  pouvait  s'attendre  a  voir  Berne  dé- 
ployer son  influence  dans  la  grande  lutte  religieuse 
qui  se  préparait.  En  outre,  la  messe  étant  désor- 
mais abolie  et  le  culte  évangélique  célébré  dans 
tout  le  canton  de  Berne  jusqu'aux  frontières  mômes 
de  notre  pays ,  l'influence  de  ce  changement  pro- 
fond devait  naturellement  se  faire  sentir  de  ce  côté 
de  la  ïhielle.  Enfin  les  rapports  politiques  qui  unis- 
saient les  deux  pays  amenaient  assez  fréquemment, 
dans  l'état  de  trouble  où  l'on  vivait  alors,  des  ex- 
péditions militaires  communes.  Lorsque  Berne  le- 
vait des  troupes,  Neuchâtel,  en  vertu  de  ses  traités 
d'alliance,  lui  fournissait  un  contingent.  C'était 
une  fête  pour  nos  jeunes  gens-,  chacun  garnissait 
son  havresac  si  bien  qu'il  pouvait  ^  on  chargeait  un 
char  de  quelques  tonneaux  de  vin,  et  l'on  courait 
se  joindre  a  l'armée  bernoise  pour  aller  chercher  ce 
qui  manquait,  chez  l'ennemi.  C'est  ainsi  que  nos 
soldats  venaient  de  faire  récemment  deux  expédi- 
tions avec  leurs  alliés,  les  Bernois,  l'une  contre  les 
montagnards  de  l'Oberland,  qui,  avec  l'aide  des 
petits  cantons,  avaient  fait  une  tentative  armée 
pour  restaurer  le  caiholicisme^  l'autre,  pour  la  dé- 
fense de  Genève  contre  le  duc  de  Savoie.  Cent-cin- 
quante jeunes  militaires,  d'après  Boyve,  avaient  été 
envoyés  de  Neuchâtel  à  cette  dernière  guerre.  Ils 
s'étaient  trouvés  dans  les  camps  en  contact  inces- 
sant avec  les  soldats  bernois,  tout  dévoués  a  la  Ré- 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  87 


forme.  Ils  avaient  vu  comment  ceux-ci,  pressés  par 
le  froid ,  avaient  pris  les  images  du  couvent  des 
Dominicains  de  Genève,  en  avaient  allumé  un  bon 
feu,  et  avaient  dit  en  se  chauffant  :  «  Ces  idoles 
«  sont  pourtant  bonnes  a  faire  du  feu  en  hiver.»  Ils 
étaient  revenus  dans  leurs  foyers  tout  disposés  à 
accueillir  la  Réforme  et  remplis  de  dégoût  pour  les 
superstitions  romaines ,  et  leurs  récits,  au  sein  de 
leurs  familles,  n'avaient  pas  peu  contribué  à  y  for- 
tifier ces  mêmes  sentiments,  déjà  excités  à  Neu- 
châtel  parla  récente  apparition  du  moine  Samson. 

Telle  était  la  disposition  des  esprits  dans  la  capi- 
tale au  moment  où  Farel  débarqua  dans  notre  pays. 
On  voit  que  s'il  y  rencontrait  de  puissants  adver- 
saires, il  pouvait  compter  d'y  trouver  aussi  de 
hardis  alliés. 

C'était  au  mois  de  décembre  1329.  Un  bateau, 
parti  de  la  rive  opposée  du  lac,  cinglait  vers  celle 
que  nous  habitons.  Sur  ce  bateau  se  trouvait  un 
Français  de  chétive  apparence,  de  figure  commune, 
petit  de  taille,  au  teint  pâle  et  brûlé  du  soleil,  por- 
tant quelques  touffes  de  barbe  rousse  et  mal  pei- 
gnée. Mais  cet  homme  sans  apparence  avait  un  œil 
de  feu  et  une  bouche  puissante.  Il  venait  au  nom 
de  Jésus,  son  Seigneur,  prendre  possession  de  la 
terre  de  Neuchâtel.  C'était  Farel1.  Le  bateau  passa 

1  Merle,  t.  IV,  p.  477.  Chroniqueur,  p.  79. 


88 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


devant  la  ville  et  se  dirigea  vers  Serrières.  C'était 
la  en  effet  le  lieu  de  débarquement,  et,  comme  qui 
dirait,  le  point  d'attaque  choisi  par  le  Réformateur. 
Il  avait  appris  qu'Emer  Beynon,  curé  de  Serrières. 
«  avait  quelque  goût  pour  l'Evangile 1 .»  Puis  la  cure 
de  Serrières  dépendait  alors,  pour  le  spirituel,  non 
de  Neuchâtel,  mais  deBienne,  ville  qui  venait  d'em- 
brasser la  religion  réformée.  Serrières  faisait  donc 
a  tous  égards  l'effet  d'une  brèche  ouverte  a  l'Evan- 
gile par  la  Providence. 

Maître  Emer  reçut  son  visiteur  avec  joie.  Néan- 
moins son  embarras  était  grand ,  car  il  y  avait  dé- 
fense que  Farel  prêchât  en  église  quelconque  du 
comté.  Beynon  ne  se  sentit  pas  le  courage  de  don- 
ner sa  chaire  à  Farel.  Mais  s'il  était  interdit  que 
Farel  prêchât  dans  l'église,  il  ne  l'était  pas  qu'il 
prêchât  devant  l'église. 

Farel  monta  donc  sur  une  pierre  dans  le  cime- 
tière qui  entourait  le  temple ,  et  la ,  prêcha  au 
peuple  qui  s'était  rassemblé  en  foule.  La  pierre  qui 
servit  de  chaire  au  Réformateur  en  celle  occasion 
mémorable  existe  encore  a  cette  heure.  Elle  était 
peut-être  alors  adossée  â  la  cure.  Elle  a  été  intro- 
duite en  1829  dans  la  muraille  du  temple  avec  une 
inscription  en  vers  qui  la  rend  â  jamais  reconnais- 
sable.  Puisse  l'église  à  la  muraille  de  laquelle  elle 
est  maintenant  indissolublement  liée,  ne  retentir 

1  Merle,  t.  IV,  p.  477 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE. 


89 


jamais  que  d'enseignements  conformes  à  ceux  de 
Farel  ! 

A  l'ouïe  de  la  prédication  de  Farel  a  Serrières. 
immense  rumeur  a  Neuchâtel.  Les  bourgeois  ac- 
courent en  foule  de  la  ville  pour  l'entendre.  D'au- 
tre part  le  gouverneur,  les  chanoines,  le  clergé 
s'émeuvent  et  cherchent  les  moyens  de  réprimer 
l'incendie  qui  commence.  Ils  mettraient  volontiers 
la  main  sur  Farel,  mais  la  crainte  des  seigneurs  de 
Berne  les  fait  hésiter.  Pendant  qu'ils  délibèrent,  les 
bourgeois  agissent.  Un  jour  ils  entraînent  Farel  a 
Neuchâtel  :  «Venez,  lui  disent-ils.  et  prêchez-nous 
«  en  ville.  » 

Entouré  de  ses  nouveaux  amis,  Farel  entre  en 
ville  par  cette  porte  du  château  qui  existait  encore 
il  y  a  peu  d'années.  Il  descend  la  rue,  passe  au  pied 
de  la  demeure  des  chanoines,  arrive  a  la  Croix-du- 
Marché,  prend  place  sur  quelque  pierre  etprêche  au 
peuple  qui  accourt  des  rues  avoisinantes.  Ce  fut  le 
premier  sermon  de  Farel  a  Neuchâtel.  C'était  aussi 
le  premier  enseignement  vraiment  chrétien  dans 
notre  ville.  Jusqu'alors  les  habitants  de  Neuchâtel 
n'avaient  jamais  entendu  que  marmotter  la  messe  en 
latin  -,  tout  ce  qu'ils  savaient  des  saints  mystères  de 
la  religion  de  Jésus-Christ,  ils  l'avaient  appris  en 
courant  dans  les  rues  après  les  comédiens,  a  Pâques 
et  a  Noël.  Mais  a  cette  heure  c'était  une  parole 
simple,  vivante,  en  bon  français,  qui  frappait  à  la 
fois  leur  oreille,  leur  esprit  et  leur  conscience. 


90 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


Farel  ramena  avec  énergie  les  cœurs  de  ses  audi- 
teurs des  vaines  traditions  humaines  a  la  Parole  du 
Dieu  vivant,  à  la  Bible.  Au  lieu  de  toutes  les  obser- 
vances matérielles  sur  lesquelles  Rome  tente  de 
fonder  le  salut  de  l'âme,  il  présenta  la  croix  san- 
glante de  Jésus-Christ  comme  la  seule  œuvre  méri- 
toire que  l'homme  puisse  présenter  a  Dieu  pour  l'ex- 
piation de  ses  fautes -,  la  foi  d'un  cœur  humilié  et 
repentant,  comme  la  seule  condition  pour  avoir  part 
a  l'efficace  salutaire  de  ce  divin  sacrifice-,  le  salut, 
non  comme  une  chose  qui  s'achète  a  prix  d'argent 
des  mains  du  prêtre,  mais  comme  le  don  gratuit 
d'un  Dieu  de  charité  au  cœur  du  croyant. 

L'apparence  du  Réformateur  était  grave  ;  sa  pa- 
role, claire  et  énergique-,  sa  voix  sonore,  pleine 
d'accent  et  d'autorité.  Ses  yeux  ,  sa  figure  ,  ses 
gestes,  tout  annonçait  a  la  fois  l'impétuosité  et  la 
candeur  de  son  caractère  ;  mais  sa  puissance  ré- 
sidait surtout  dans  la  force  de  sa  conviction.  «Ce 
«  sermon ,  dit  une  ancienne  chronique,  fut  d'une  si 
u  grande  efficace  qu'il  gagna  beaucoup  de  monde1.» 

Mais  parmi  ces  tisseurs  de  laine,  ces  agricul- 
teurs et  ces  vignerons  qui  entouraient  le  prédica- 
teur, s'étaient  glissés ,  est-il  dit  dans  une  lettre  de 
Farel  lui-même,  «  quelques  gens  a  tête  rase,  »  des 
moines,  qui  se  mirent  à  crier  avec  violence  :  «C'est 
«  un  prédicateur  hérétique  !  Assommons-le  !»  D'au- 


1  Merle,  t.  IV,  p.  479.  Sayous, Ecriv.  de  la  Réf.,  p.  33. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  9! 

très  :  «A  l'eau  !  a  l'eau!  »  et  déjà  une  troupe  fu- 
rieuse s'avançait  vers  le  prédicateur  pour  le  plonger 
dans  la  fontaine,  qui  se  trouve  encore  en  ce  lieu. 
Mais  ce  ne  fut  qu'une  bourrasque.  Dès  la  première 
heure,  Farel  comptait  déjà  trop  d'amis  dans  le 
peuple  neuchâtelois,  pour  qu'il  pût  lui  arriver  mal- 
heur dans  nos  rues. 

Pendant  les  jours  suivants,  il  continua  à  prêcher 
sur  les  places,  aux  portes  de  la  ville  et  dans  les 
maisons.  Les  vents  froids  et  les  neiges  de  décembre 
ne  pouvaient  retenir  les  Neuchâtelois  dans  leurs 
foyers.  A  peine  voyait-on  le  petit  homme  a  la  barbe 
rousse  et  à  l'œil  étincelant  arrêté  quelque  part,  que 
le  peuple  s'attroupait  et  lui  demandait  de  parler. 
Et  ces  hommes,  attentifs  et  étonnés,  dévoraient 
avec  avidité  ce  que  leur  dévoilait  Farel  de  ces  mys- 
tères d'amour  renfermés  dans  l'Evangile,  qu'ils 
n'avaient  jamais  vus  que  profanés  sur  les  tréteaux  ' . 

Farel  était  émerveillé  de  ce  succès.  Il  y  recon- 
naissait l'œuvre  d'un  plus  grand  que  lui.  Le  15  dé- 
cembre, il  écrivait  les  lignes  suivantes  à  son  ami 
Guillaume  Dumoulin,  pasteur  à  Noville,  dans  le 
bailliage  d'Aigle,  ainsi  qu'aux  autres  pasteurs  de  ce 
district,  réformé  par  lui  peu  d'années  auparavant  : 

«  Salut,  grâce  et  paix  vous  soit  !  Je  ne  veux  pas 
k  vous  laisser  ignorer,  mes  frères  bien  chers,  ce  que 
«  Christ  a  opéré  dans  les  siens.  Car,  contre  toute 

1  Merle,  t.  IV,  p.  479. 


92  TROISIÈME  CONFÉRENCE. 

<(  espérance,  il  a  touché  ici  les  cœurs  de  plusieurs  . 
«  et  malgré  des  ordres  tyranniques  et  l'opposition 
«  des  gens  a  tête  rase,  beaucoup  sont  accourus  a  la 
«  parole  que  nous  leur  avons  annoncée  aux  portes 
«  de  la  ville,  dans  les  rues,  dans  les  granges  et  dans 
«  les  maisons.  Ils  l'ont  écoutée  avec  avidité  et  pres- 
«  que  tous  ont  cru  ce  qu'ils  ont  entendu,  quand 
«  même  cela  était  contraire  aux  erreurs  les  plus 
«enracinées  chez  eux.  Rendez  donc  grâces  avec 
u  moi  au  Père  des  miséricordes,  de  ce  qu'il  a  dai- 
«  gné  se  montrer  propice  a  ceux  sur  lesquels  pesait 
«  le  joug  de  la  tyrannie.  » 

Puis  Farel  s'excuse  de  ne  pas  aller  partager  leurs 
travaux  et  leurs  croix  dans  le  pays  d'Aigle.  Ce  n'est 
pas  pour  vivre  lui-même  commodément  qu'il  reste 
si  longtemps  éloigné  d'eux  : 

«  La  gloire  de  Jésus -Christ  et  la  soif  qu'ont 
«  ses  brebis  de  sa  Parole  me  contraignent,  dit-il, 
«  d'aller  au  devant  de  souffrances  que  la  langue  se 
«  refuse  a  exprimer.  Mais  Christ  me  rend  toutes 
«  choses  légères.  Que  sa  cause,  ô  mes  amis,  vous 
«  soit  chère,  chère  par-dessus  toutes  choses!'  » 

Et  nous  aussi,  rendons  encore  a  cette  heure  grâces 
pour  l'intrépidité  de  cet  homme  qui  n'a  redouté  au- 
cune souffrance  pour  ouvrir  à  nos  pères  les  riches 
pâturages  de  la  Parole  de  Dieu,  et  accueillons  avec 
la  même  faim  spirituelle  que  nos  pères  cette  nour- 


1  Chroniqueur,  p.  80. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  93 

rittire  évangélique  qui  nous  est  présentée  aussi  bien 
qu'a  eux  ! 

Dans  ce  premier  séjour,  Farel  paraît  avoir  prêché 
aussi  à  Corcelles.  C'était  près  du  prieuré.  Tout  a 
coup  les  moines  font  une  sortie,  ayant  à  leur  tête 
le  prieur  Rodolphe  de  Benoît,  qui  «  brandissait  un 
«  poignard,  »  dit  un  auteur.  Farel  n'échappa  qu'à 
grand'peine  a  cette  attaque  furieuse  \ 

Peu  de  jours  après  avoir  écrit  les  lignes  que  je 
viens  de  citer,  Farel  quitta  Neuchâtel.  C'était  sa 
manière.  Après  qu'il  avait  jeté  la  semence,  il  s'en 
allait  travailler  ailleurs.  Pendant  ce  temps,  le  grain 
germait,  et  puis  il  venait  recueillir  la  moisson. 

«  Partout  où  Farel  a  prêché  la  Piéforme,  »  dit 
M.  Sayous,  p.  22,  «  il  n'a  triomphé  qu'après  deux 
«  combats  successifs  livrés  a  la  résistance  des  prê- 
«  très,  appuyés  d'ordinaire  sur  la  populace. Vaincu 
«  dans  le  premier,  il  trouvait,  en  revenant  à  la 
«  charge,  son  parti  doublé  en  nombre  et  en  cou- 
«  rage.  » 

A  Neuchâtel ,  il  ne  fut  pas  même  vaincu  dans  le 
premier  combat,  et  le  peuple  ne  put  pas  être  un 
seul  instant  ameuté  contre  lui  par  les  prêtres. 
Néanmoins  il  suivit  sa  méthode  et  partit,  courant 
où  son  Dieu  l'appelait. 

ÏI  se  rendit  a  Morat,  où  il  était  le 22  décembre*: 

1  Merle;  t.  IV,  p.  482.  —  *  Ibid. 


9-4 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


puis  a  Aigle.  Pendant  qu'il  était  dans  ce  dernier 
endroit,  la  Réformation  fut  définitivement  votée  à 
Morat  a  la  pluralité  des  voix,  le  7  janvier  1530. 
Des  messagers  de  Berne  vinrent  en  hâte  inviter  Farel 
à  se  rendre  dans  ce  district  pour  y  organiser  l'Eglise 
ainsi  fondée.  Pour  revenir  d'Aigle  a  Morat  par  le 
plus  court  chemin,  il  fallait  traverser  la  Gruyère. 
Sans  le  respect  qu'inspirèrent  les  messagers  ber- 
nois, Farel  n'aurait  pas  traversé  sain  et  sauf  les 
terres  du  comte  Jean  de  Gruyère,  dont  le  mot 
d'ordre  était  qu'il  fallait  «  brûler  le  Luther  français  » 
(c'est  ainsi  qu'il  désignait  Farel).  Mais  craignant 
LL.  EE.  de  Berne,  ce  seigneur  vit  passer  Farel  du 
haut  de  ses  tourelles  sans  oser  l'attaquer.  A  Saint- 
Martin-de-Vaud,  il  fut  salué  a  son  passage  par  des 
injures  telles  que  celles-ci  :  Hérétique!  Diable!.. — 
C'était  le  vicaire  et  deux  autres  prêtres  du  lieu  qui 
l'avaient  reconnu  H 

A  Morat  et  dans  les  districts  environnants,  le 
succès  le  plus  complet  couronna  cette  fois  les  tra- 
vaux du  Réformateur.  La  rigueur  de  la  saison  ne 
l'arrêtait  point,  et  déjà  le  15  février  les  députés  des 
villages  du  Vully  vinrent  annoncer  a  Morat  qu'ils 
étaient  décidés  a  embrasser  la  Réformation. 

Mais  un  autre  champ  de  travail  réclamait  Farel. 

Au-dessus  et  au  delà  de  la  ville  de  Bienne  s'é- 
tendent, dans  les  gorges  du  Jura,  les  vallées  de  lu 


1  Merle,  (.  IV.  p.  483. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  95 


Prévôté,  comme  on  les  appelait  alors  -,  nous  dirions 
aujourd'hui  les  vallées  de  Tavannes  et  de  Moutiers- 
Grandval.  Les  habitants,  sujets  de  l'évêque  de 
Bâle ,  étaient ,  comme  ceux  de  Neuchâtel ,  com- 
bourgeois  de  Berne.  Ils  avaient  des  différends  avec 
leurs  prêtres.  Voici  leur  plainte  dans  leur  propre 
langage  :  «  Tant  pour  la  cire,  tant  pour  la  sépul- 
«  ture,  tant  pour  le  convoi  -,  il  n'est  pas  de  fin  à  ce 
«  qu'on  exige  de  nous.»  Chaque  année  on  les  as- 
semblait. Le  prévôt  des  chanoines  leur  ordonnait 
de  confesser  leurs  désordres.  Et  celui  qui  avait 
confessé  quelque  faute  ou  qui,  accusé,  avait  été 
reconnu  coupable,  devait  racheter  son  péché  pour 
le  prix  de  «  3  livres  de  la  monnoie  de  Bâle 1 .  » 

Ce  peuple,  lassé  et  indigné,  venait  de  s'adresser 
a  Berne.  «  Nous  vous  enverrons  Farel .  »  avaient 
répondu  les  Bernois 2. 

C'était  ensuite  de  cette  mission  ,  reçue  a  Morat. 
qu'arrivait  Farel. 

On  était  a  la  fin  d'avril.  Farel,  après  avoir  fran- 
chi Pierre-Pertuis,  descendit  dans  le  paisible  vallon 
de  Tavannes.  Il  arrive  dans  le  village.  Le  prêtre 
disait  justement  la  messe.  Farel  entre  dans  le  tem- 
ple, et,  sans  s'inquiéter  de  ce  qui  se  fait  à  l'auteL 
monte  en  chaire  et  prêche  avec  une  telle  puissance, 

1  Chroniqueur,  p.  80.  —  2  Andrié,  p.  296. 


96 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


que  tout  le  peuple  se  tourne  vers  lui,  laissant  le 
prêtre  faire  seul  ses  cérémonies. 

Au  moment  où  Farel  a  achevé  de  prêcher,  les 
autels  et  les  images  des  saints  disparaissent  du 
temple  -,  la  Réforme  est  votée  ;  c'en  est  fait  de  la 
papauté  a  Tavannes.  «Le  prêtre,»  dit  la  chronique, 
«  tout  ébahi  et  resté  seul,  s'enfuit  en  sa  maison, 
«  et  cuidait  (croyait)  être  perdu.  Caronques  n'avait 
a  vu  faire  un  tel  ménage1.  »  Tous  les  autres  villa- 
ges, Sornetan,  Moutiers,  etc.,  reçurent  avec  le 
même  empressement  l'Evangile. 

De  la  Farel  descendit  a  la  Bonne — ou  Neuve  ville. 
Il  y  entra  en  dispute  avec  le  curé,  mais  sans  pou- 
voir obtenir  de  résultat  décisif.  Le  Conseil  en  appela 
à  l'évêque  de  Lausanne,  de  qui  relevait  alors  la 
Neuveville.  Farel  courut  a  Lausanne,  heureux  de 
trouver  l'occasion  d'annoncer  l'Evangile  sous  les 
yeux  mêmes  de  l'évêque.  Mais  il  ne  lui  fut  point 
permis  de  prêcher. 

C'était  au  mois  de  juin.  Voyant  cette  porte  fer- 
mée, il  pensa  qu'il  était  temps  de  venir  de  nouveau 
visiter  Neuchâtel. 

On  était  divisé  dans  la  ville  ■  d'un  côté ,  le  gou- 
verneur, les  prêtres,  et  tout  ce  qui  tenait  a  eux  •  de 
l'autre ,  les  bourgeois ,  tant  les  principaux  que  le 
peuple.  Farel  recommença  à  prêcher  de  maison  en 

1  Chron  iqueur,  p.  80. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  97 

maison,  et  souvent  dans  la  rue.  Des  jeunes  gens, 
ses  partisans,  affichèrent  même  un  jour  un  placard 
portant  ces  mots  :  «  Tous  ceux  qui  disent  la  messe 
«  sont  des  larrons ,  des  voleurs  et  des  séducteurs 
«  du  peuple.  »  Les  chanoines  arment  leurs  gens 
d  epées  et  de  bâtons,  descendent  en  ville,  arrachent 
les  placards  et  traduisent  Farel  devant  la  justice 
comme  un  diffamateur,  en  lui  demandant  dix  mille 
écus  de  dédommagement.  La  justice  n'avait  jamais 
eu  pareille  cause  a  juger.  Farel  soutint  hardiment 
la  vérité  des  imputations  renfermées  dans  le  pla- 
card, k  Où  y  a-t-il3  dit-il,  des  meurtriers  et  des 
«  voleurs  plus  redoutables  que  ceux  qui  vendent 
«  le  paradis  et  qui  anéantissent  les  mérites  de  Jésus- 
«  Christ 1  ?» 

Les  chanoines  prétendaient  que  ce  n'était  pas  la 
la  question.  Le  tribunal  renvoya  l'affaire  au  Concile 
général  ou  a  l'empereur!  Farel  en  appela  aux  Au- 
diences-Générales-, le  Conseil  privé  consentit  à  ce 
renvoi,  tout  en  exhortant  les  parties  a  la  paix2. 

Mais  avant  que  ce  singulier  procès  pût  suivre  son 
cours,  des  faits  bien  autrement  graves  vinrent  chan- 
ger l'état  des  choses  et  faire  oublier  ces  mesquins 
débats. 

Un  jour  que  Farel  prêchait  en  plein  air,  la  foule 
demanda  pourquoi  la  Parole  de  Dieu  ne  serait  pas 


1  Merle  ,  t.  IV.  p  485  —  2  Ibid.  —  F.  de  Chambrier 
p.  ->93--294. 

7 


98 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


annoncée  dans  un  temple  -,  et,  emmenant  Farel,  elle 
le  conduisit  à  l'hôpital. 

L'hôpital  faisait  alors  partie  d'un  vaste  édi- 
fice qui  occupait  tout  l'emplacement  en  vent  du 
lieu  où  s'élève  actuellement  l'hôtel  de  ville.  L'édi- 
fice public  appelé  vulgairement  Placard  est  un 
reste  de  cet  ancien  bâtiment ,  qui  servait  à  la  fois 
d'abattoir,  d'hôpital  et  de  prison  bourgeoise,  et  en 
indique  la  position.  Voila  pourquoi  cette  rue  porte 
encore  le  nom  de  Rue  de  V Hôpital.  Dans  cet  hôpital 
se  trouvait  un  grand  vestibule  transformé  en  cha- 
pelle. Farel  y  entra  avec  la  foule  qui  l'accom- 
pagnait, et,  montant  en  chaire  :  «  Il  paraît,  dit-il , 
«  que ,  comme  jadis  Christ  est  né  dans  une  étable 
«  pauvrement,  a  Neuchâtel  aussi  l'Evangile  doit 
«  naître  parmi  les  infirmes  et  les  pauvres1.  »  Les 
murs  de  la  chapelle  étaient  ornés  d'images  et  de 
tableaux.  A  la  suite  de  sa  prédication,  tout  dis- 
parut. 

La  fermentation  augmentait  en  ville.  Le  gouver- 
neur écrivit  aux  Bernois  pour  les  prier  de  le  déli- 
vrer de  Farel-,  mais  les  bourgeois  députèrent  aussi 
des  leurs  a  Berne  pour  demander  qu'on  ne  les  aban- 
donnât point.  Les  Bernois  répondirent  que  le  con- 
cordat conclu  l'année  précédente  (en  juin  1529,  â 
Bremgarten,)  entre  les  cantons  suisses,  pour  eux  et 
leurs  alliés ,  remettait  dans  chaque  paroisse  la  dé- 


1  Chroniqueur,  p.  81. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE. 


99 


cision  de  la  question  de  religion  a  la  pluralité  des 
suffrages  ^  que  ce  concordat  s'appliquait  aussi  a 
Neuchâtel,  allié  des  Suisses,  et  que  Berne  ne  ferait 
rien  dès  lors  pour  empêcher  la  libre  prédication  de 
l'Evangile. 

En  même  temps  les  bourgeois,  qui  déjà  en  grand 
nombre  avaient  abandonné  la  messe,  agissaient  au- 
près des  chanoines.  Ils  les  suppliaient,  de  vive  voix 
et  par  écrit,  de  les  imiter  et  de  passer  à  la  réforma- 
tion, ou  sinon,  de  consentir  du  moins  a  discuter 
publiquement  avec  Farel,  afin  que  chacun  fût  éclairé 
et  pût  juger  avec  connaissance  de  cause  de  quel  côté 
il  voulait  se  ranger.  «De  grâce,  »  leur  disait-on, 
«  parlez  pour  ou  contre.  »  Toutes  ces  supplications 
des  Neuchâtelois  a  leurs  ecclésiastiques  furent  inu- 
tiles. Les  bourgeois  adressèrent  alors  eux-mêmes 
aux  chanoines  un  écrit  dans  lequel  ils  présentaient 
leurs  raisons  en  faveur  de  l'abolition  de  la  messe1. 
On  ne  les  réfuta  point ,  on  ne  leur  répondit  même 
pas.  Le  papisme  s'est  toujours  mieux  entendu  a 
brûler  ses  adversaires  qu'a  leur  répondre. 

Comment,  après  cela,  s'étonner  que  le  sang  com- 
mence à  bouillonner  dans  les  veines  d'un  peuple 
dont  on  prétend  dominer  la  conscience  sans  se 
croire  en  même  temps  obligé  de  l'éclairer?  Si  quel- 
que catastrophe  vient  a  frapper  de  pareils  pasteurs, 
devront-ils  s'en  prendre  à  d'autres  qu'a  eux-mêmes? 


1  Boyve.  p.  306. 


100  TROISIÈME  CONFÉRENCE. 

Le  22  octobre,  les  partisans  de  la  Réforme  com- 
mencent à  renverser  et  a  mutiler  les  images  dans 
le  bas  de  la  ville,  et  bientôt,  soutenus  par  cette 
troupe  de  gens  armés  revenus  naguères  de  l'expé- 
dition de  Savoie,  ils  montent  la  .rue  du  Château, 
décidés  à  faire  parler  ces  chanoines  muets,  ou  a  les 
expulser  de  leurs  demeures. 

Le  gouverneur,  voyant  les  bourgeois  prêts  a  for- 
cer les  maisons  des  chanoines,  accourt  et  parvient  à 
conjurer  l'orage.  Mais  ce  répit  n'est  pas  long1. 

Le  lendemain  (23  octobre)  était  un  dimanche. 
Farel  prêchait  à  l'hôpital.  Chacun  savait  que  dans 
le  courant  de  la  semaine  précédente  le  Conseil  de  la 
Bourgeoisie  avait  délibéré  sur  la  convenance  de 
consacrer  le  temple  du  Château  a  la  célébration  du 
culte  évangélique2.  Il  était  en  effet  évident  que  le 
temple  du  Château,  la  seule  église  que  Neuchâtel 
possédât  alors,  n'avait  pas  été  bâti  parles  souverains 
comme  une  chapelle  privée  et  pour  leur  usage  do- 
mestique ,  mais  que  c'était  bien  un  édifice  public, 
destiné  dès  l'abord  au  culte  de  la  paroisse  tout 
entière.  Or,  la  petite  chapelle  de  l'hôpital  était 
maintenant  tout  à  fait  insuffisante  pour  contenir  la 
foule  qui  se  pressait  autour  de  Farel.  Quoi  de  plus 
naturel  que  la  pensée  qui  avait  occupé  pendant  la 
semaine  les  autorités  de  la  Bourgeoisie  et  qui  fer- 
mentait maintenant  dans  tous  les  esprits? 


1  F.  de  Chamhrier,  p.  295  —  2  Merle,  t.  IV.  p.  495. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  101 

En  ce  moment  critique  il  échappa  a  Farel  de  de- 
mander à  ses  auditeurs  «  s'il  convenait  qu'ils  fissent 
«  moins  d'honneur  a  l'Evangile  que  les  papistes  n'en 
«faisaient  a  la  messe,  et  si,  puisqu'on  chantait 
«  celle-ci  dans  la  grande  église,  l'Evangile  ne  de- 
«  vait  pas  aussi  y  être  prêché1.  » 

Cette  parole,  jetée  en  pareil  moment,  venait-elle 
de  Dieu  ou  de  l'homme?  de  l'impulsion  de  l'Esprit 
ou  de  l'impatience  de  la  chair?  Qui  oserait  décider 
cette  question?  La  situation  était  exceptionnelle. 
Un  jugement  devient  presque  téméraire. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  mot  fut  une  étincelle  jetée 
dans  un  tas  de  poudre.  «A  l'église!  a  l'église!  » 
s'écrie  la  foule  tout  d'une  voix.  On  entraîne  Farel; 
on  monte  la  rue  du  Château.  Les  chanoines  et  leurs 
adhérents,  encore  nombreux,  cherchent  a  barrer  le 
passage-,  rien  n'arrête  la  troupe  des  réformés.  L'é- 
glise de  Notre-Dame  est  forcée  ;  la  foule  y  pénètre. 
Farel  se  dirige  vers  la  chaire,  mais  les  chanoines  et 
leurs  amis  l'entourent,  décidés  a  la  défendre.  Les 
bourgeois,  de  leur  côté,  forment  un  bataillon  serré 
autour  du  Réformateur.  Va-t-on  se  battre,  verser 
le  sang  peut-être,  dans  l'asile  de  la  paix?  Non! 
Dieu  ne  le  permet  pas.  Les  adversaires  de  Farel 
perdent  contenance ,  et  le  ministre  de  Dieu  monte 
en  chaire,  sans  qu'une  goutte  de  sang  ait  été  versée. 
Alors  il  parle.  A  sa  voix  le  tumulte  s'apaise.  Ses 

1  Chroniqueur,  p.  81. 


102  TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


adversaires  eux-mêmes  se  taisent.  Il  y  avait  six 
siècles  que  ce  temple  existait.  Jamais  ses  voûtes 
n'avaient  retenti  de  la  prédication  du  pur  Evangile  ! 
Mais  maintenant,  dans  la  personne  de  Farel,  c'est 
la  Parole  de  Dieu  qui  vient  d'y  faire  son  entrée  ! 
C'est  elle  qui  parle  pour  la  première  fois  du  haut 
de  cette  chaire!  Farel  prononce,  comme  dit  la 
chronique,  «l'un  des  plus  forts  sermons  qu'il 
«  ait  jamais  faits.  »  Dans  le  cœur  de  chacun  de  ses 
auditeurs  semble  s'opérer  en  ce  moment  une  illu- 
mination semblable  a  celle  dont  Farel  lui-même 
avait  été  l'objet,  lorsque  Christ  et  son  œuvre  lui 
était  apparu  pour  la  première  fois  dans  toute 
sa  grandeur,  et  qu'aux  pieds  de  Jésus  glorifié  s'é- 
tait écroulé  dans  son  cœur  tout  l'échafaudage  de 
la  fausse  dévotion  sur  lequel  il  s'était  appuyé  jus- 
qu'alors. Ainsi  s'écroule  en  ce  jour,  dans  la  con- 
science de  tous  ceux  qui  l'entendent,  l'échafaudage 
des  pratiques  papistes  ,  et  lorsqu'il  achève  de  par- 
ler, son  auditoire  saisi  lui  répond  de  toutes  les 
parties  du  temple  :  «  Nous  voulons  suivre  la  reli- 

«  GION  ÉV ANGÉLIQUE,  ET  NOUS  ET  NOS  ENFANTS  NOUS 
«  VOULONS  VIVRE  ET  MOURIR  EN  ICELLE  1 .  » 

Voilaile  souffle  de  l'Esprit!  Mais  tout  a  coup  un 
tourbillon  d'une  autre  nature  semble  passer  sur 
cette  multitude  si  profondément  remuée  :  «  Il  faut 
«  ôter  les  idoles,»  s'écrie- t-on,  «les  ôter  sur- le- 

1  Merle,  t.  IV.  p.  496.—  Chroniqueur,  p.  81. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  103 

«  champ  !  Une  fois  les  idoles  brisées  ,  ceux  qui 
«  hésitent  encore  se  décideront.»  Et  voila  que  l'on 
marche  contre  les  images  des  saints,  comme  l'on 
marcherait  a  l'ennemi.  Les  trente  chapelles  qui  se 
trouvaient  dans  et  autour  du  temple  sont  fouillées  ; 
pas  un  autel  qui  reste  debout-,  les  images  sont  mises 
en  pièces  et  leurs  débris  précipités  du  haut  du  ro- 
cher dans  le  vallon  de  l'Ecluse  pour  être  emportés 
par  le  Seyon.  Les  hosties  sacrées  elles-mêmes  sont 
distribuées  et  mangées  comme  du  simple  pain.  A 
cette  vue,  les  chanoines  et  les  chapelains,  qui 
étaient  restés  jusqu'ici  comme  pétrifiés ,  pressent 
enfin  George  de  Rive  de  rétablir  l'ordre.  Celui-ci 
ordonne  aux  partisans  du  parti  évangélique  de  pa- 
raître devant  lui.  «Dites  au  gouverneur,»  répon- 
dent fièrement  les  bourgeois,  «  que  pour  le  fait  de 
«  Dieu  et  concernant  les  âmes,  il  n'a  point  a  nous 
«  commander.  »  George  de  Rive  dut  reconnaître 
qu'il  y  a  un  domaine  sur  le  seuil  duquel  expire 
l'autorité  du  pouvoir  humain,  celui  des  relations 
de  l'âme  avec  Dieu.  Tout  ce  qu'il  put  faire,  fut  d'en- 
lever quelques  images  qui  restaient  entières  et  de 
les  transporter  au  château.  «Sauvez  vos  dieux,» 
dirent  les  bourgeois  a  ceux  qui  les  emportaient, 
«  et  gardez-les  bien  sous  de  fortes  cloisons,  de  peur 
«qu'un  larron  ne  vous  les  enlève.  » 

Au  milieu  du  trouble,  un  vieillard  se  glissa  sans 
bruit  jusqu'auprès  de  deux  têtes  noircies  qui 
sortaient  de  la  muraille  fichées  à  des  piques.  Elles 


104 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


semblaient  être  de  bois.  11  les  mit  sous  son  man- 
teau et  les  emporta  «pour  les  brûler1,))  dit-il  a 
ses  voisins.  Mais  ces  deux  têtes,  —  notre  vieillard 
ne  l'ignorait  pas, —  étaient  d'argent  massif ,  elles 
avaient  été  placées  la  trois  siècles  auparavant  par  le 
comte  Rollin,  après  la  défaite  de  son  vassal,  le 
comte  de  Valangin ,  qui ,  soutenu  par  l'évêque  de 
Baie,  s'était  révolté  contre  lui.  Rollin  était  monté 
au  Yal-de-Ruz  avec  ses  troupes  en  1295.  11  avait 
battu  ses  ennemis  dans  la  plaine  de  Cofîrane ,  et , 
pour  punir  le  sire  de  Valangin,  il  lui  avait  imposé, 
entre  autres  conditions ,  celle  de  livrer  deux  têtes 
d'argent  massif  qui  seraient  déposées  dans  le  tem- 
ple de  Neuchâtel ,  pour  montrer  a  la  postérité  que 
le  seigneur  de  Valangin  et  sa  famille  auraient  mé- 
rité d'avoir  la  tête  tranchée  pour  crime  de  félonie, 
et  n'avaient  dû  la  vie  qu'a  la  générosité  de  leur 
vainqueur,  qui  avait  accepté  ces  deux  têtes  pour 
leur  rançon2. 

Notre  vieillard ,  qui  savait  l'histoire  de  son  pays 
et  connaissait  la  valeur  de  ces  deux  têtes,  oubliées 
de  tous ,  réussit  habilement  en  celte  occasion ,  il 
faut  l'avouer,  a  concilier  le  service  de  Dieu  et  celui 
de  Mammon. 

Ainsi  se  passa  cette  journée  a  jamais  mémorable 
pour  notre  ville.  Le  souvenir  en  a  été  conservé  dans 
cette  inscription  en  lettres  d'or,  qu'on  lit  encore 

1  Boyve,  p.  306.  —  9  Ibid,  p.  306  et  254. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  105 


aujourd'hui  sur  le  pilier  situé  à  gauche  des  tables 
de  la  communion,  lorsqu'on  regarde  du  choeur  dans 
le  temple  : 

L'an  1530,  le  23  d'octorre, 
fut  ostée  et  arolie  l'idolatrie  de  céans 
par  les  Bourgeois. 

Autour  du  chapiteau  de  la  chaire,  et  en  souvenir 
de  cette  prédication,  dans  laquelle  avait  retenti  pour 
la  première  fois  dans  l'enceinte  de  ce  temple  le  pur 
Evangile,  furent  inscrits  deux  vers  latins1  que  l'on 
peut  y  lire  encore  aujourd'hui,  et  dont  le  sens  est  : 

Lorsque  brilla  le  vingt-troisième  soleil  d'octobre,  luit 
aussi  le  Soleil  de  la  vie  pour  la  ville  de  Neuchâtel. 

Il  s'en  fallait  encore  de  beaucoup,  sans  doute, 
que  la  réformation  de  Neuchâtel  fût  consommée. 
Les  adversaires  étaient  frappés  de  stupeur,  mais 
non  vaincus.  Les  réformés  avaient  emporté  la  place 
dans  un  élan  d'enthousiasme,  mais  la  question  dé- 
cisive, celle  de  la  majorité  numérique,  n'était  point 
encore  résolue. 

Ce  qui  fut  décidé  dès  ce  jour-la,  ce  fut  la  ques- 
tion morale ,  et  en  définitive  c'est  toujours  celle-la 
qui  prime  et  emporte  toutes  les  autres.  La  con- 

1  Octobris  quum  soli  vit  ter  quintus  in  octo 
Lux  vitae  castri  luxit  in  urbe  novi 


106  TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


science  populaire,  dans  un  accès  d'indignation, 
avait  brisé  les  jouets  dont  on  s'était  servi  pour  l'a  - 
muser et  l'abuser  pendant  des  siècles.  Et  quel  que 
pût  être,  dans  les  jours  qui  allaient  suivre,  le  résul- 
tat numérique  d'une  votation  régulière,  la  con- 
science religieuse  du  peuple  neuchâtelois  était  dé- 
sormais affranchie-,  elle  avait  fait  acte  de  majorité, 
et  le  règne  de  la  papauté  dans  notre  pays  avait  atteint 
son  terme. 

Sous  ce  rapport,  le  jour  dont  je  viens  de  vous 
donner  le  récit  est,  bien  plus  encore  que  celui  de 
la  votation  définitive  dont  je  vous  parlerai  dans  une 
prochaine  conférence ,  le  vrai  jour  de  naissance  de 
la  Réformation  dans  notre  ville  et  dans  notre  pays, 
comme  l'expriment  a  très-bon  escient  les  deux  ins- 
criptions que  je  vous  ai  citées. 

Essayerons-nous  après  cela  de  justifier  tous  les 
actes  dont  ce  jour  a  été  le  témoin?  La  conscience 
du  peuple  neuchâtelois  s'est  certainement  montrée 
grande  et  forte  dans  ce  jour.  Prétendrons  -  nous 
que  sa  conduite  a  été  exempte  de  tout  écart?  Assu- 
rément non  ! 

Notre  jugement,  le  voici  ;  nous  ne  saurions  l'ex- 
primer mieux  que  par  cette  parole  de  M.  de  Perrot, 
dans  son  Catéchisme  de  la  Réformation  : 

«  La  Réformation  fut  l'œuvre  de  Dieu,  mais  exé- 
«  cutée  par  des  instruments  imparfaits.  » 

L'imperfection  des  instruments,  vous  la  voyez,  a  ce 
qu'il  me  paraît,  dans  cet  envahissement  du  saint  lieu 


LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE.  107 

avant  qu'une  votation  régulière  ou  une  autorisation 
positive  du  pouvoir  ait  donné  le  droit  d'y  pénétrer, 
dans  ces  portes  enfoncées,  dans  ces  images  impi- 
toyablement brisées  sous  les  yeux  de  ceux  pour  qui 
elles  avaient  encore  une  valeur  religieuse,  dans  ces 
hosties  distribuées  et  mangées  au  scandale  de  ceux 
qu'il  aurait  plutôt  fallu  édifier  et  gagner  à  force  de 
charité  !  Comment  justifier  cette  manière  d'agir  en 
face  de  saint  Paul  qui  dit  :  Si  ce  que  je  mange  scan- 
dalise mon  frère,  je  ne  ynangerai  plus  jamais  de 
viande  pour  ne  pas  donner  du  scandale  à  mon  frère! 
Prenez  garde  que  votre  liberté  ne  soit  en  quelque 
manière  un  scandale  à  ceux  qui  sont  faibles.  Ton 
frère,  qui  est  faible  et  pour  qui  Jésus-Christ  est 
mort,  le  feras-tu  mourir  par  ta  connaissance? — 
(1  Cor.  VIII,  9-13.) 

Mais,  d'autre  part,  au  milieu  de  ce  soulèvement 
humain  ,  l'œuvre  de  Dieu  est  la  aussi  et  bien 
visible.  C'est  elle  que  vous  contemplez  dans  cette 
victoire,  remportée  par  un  homme  seul,  armé  uni- 
quement du  glaive  de  l'Esprit,  et  contre  lequel 
se  conjurent  les  pouvoirs  réunis  de  l'Etat  et  de  l'E- 
glise !  Vous  la  sentez  vibrer  dans  ce  souffle  de  la  con- 
science populaire  qui  porte  cet  homme,  comme  en 
triomphe,  du  cimetière  de  Serrières  a  la  Croix-du- 
Marché,  de  la  Croix-du-Marché  a  la  chapelle  de 
l'hôpital,  de  celle-ci  enfin  a  la  grande  église '.Vous 
l'entendez  éclater  dans  ce  cri  unanime  par  lequel 
l'assemblée  des  bourgeois,  dans  le  temple  du  Châ- 


108 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 


teau,  répond  au  discours  de  son  Réformateur  : 
«  Nous  voulons  suivre  la  religion  évangélique  ;  nous 
«  et  nos  enfants  nous  voulons  vivre  et  mourir  en 
«  elle.  » 

Quand  un  peuple  entier,  tout  d'une  voix  et 
comme  un  seul  homme ,  reconnaît  et  adore  ainsi 
Jésus  comme  son  Seigneur  et  se  consacre  a  Lui 
dans  un  saint  élan  avec  la  postérité  la  plus  reculée 
— oui -,  d'après  cette  déclaration  de  saint  Paul  :  Per- 
sonne ne  peut  dire  :  Jésus,  Seigneur!  si  ce  nest  par 
le  Saint-Esprit  (1  Cor.  XII ,  5) ,  c'est  l'œuvre  de 
Dieu  !  c'est  le  souffle  du  Saint-Esprit  I 

A  nous,  les  enfants  de  ces  pères  énergiques,  de 
ne  point  laisser  périr  entre  nos  mains  cette  œuvre 
de  Dieu  qu'ils  nous  ont  léguée  !  A  nous  de  la 
transmettre  a  nos  enfants,  enrichie  des  lumières 
nouvelles  et  des  forces  croissantes  que  de  siècle 
en  siècle  Dieu  daigne  et  daignera  incessamment  y 
ajouter,  s'il  nous  trouve  administrateurs  fidèles  des 
grâces  anciennes  ! 

Au  23  octobre  fut  posé  par  nos  pères ,  comme 
fondement  de  notre  vie  nationale,  l'Evangile  de 
Jésus-Christ.  A  nous,  leurs  fils,  de  bâtir  sur  cet 
impérissable  fondement  l'édifice  de  notre  salut 
personnel ,  du  bonheur  de  nos  familles  et  de  la 
prospérité  de  notre  patrie  ! 


IV 

QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS. 


Si  quelqu'un  est  en  Christ,  c'est  une  nouvelle  créature.  Les  choses  vieilles 
sont  passées;  voici,  toutes  choses  sont  devenues  nouvelles.  Et  tout  cela  vient 
de  Dieu,  qui  nous  a  réconciliés  avec  lui-même  par  Jésus-Christ  et  qui  a  mis  en 
nous  le  message  de  la  réconciliation.  Car  Dieu  était  en  Christ,  réconciliant  le 
monde  avec  lui  et  ne  leur  imputant  point  leurs  péchés  ;  et  il  a  mis  on  nous  la  pa- 
role de  la  réconciliation.  2  Cor.  V.  17-19. 


La  votation  da  4  novembre  à  Neuchàtel.  — La  propagation  de  la  re- 
formation dans  le  pays. — Le  complot  réactionnaire.  —  Serrieres. 
Dombresson  et  Savagnier. — La  grande  lutte  a  Boudevilliers  et  à  Va- 
langin. —  Réformation  de  Valangin.  —  Fontaine  (Jean  de  Bély). — 
Saint-Biaise.  —  Boudevilliers  (Christophe  Fabry).  —  Boudry. — 
C olombier .  —  Cortaillod  (Hugues  Gravier) .  — BevaLx .  — Corcelles.  — 
Peseux.  — Gorgier  et  Saint-Aubin.  —  Les  Montagnes.  — Le  Locle 
(Etienne  Beiancenet).  —  Brenets. —  La  Chaux-de-Fonds. — La  Sa- 
gne. — Val-de-Travers. — La  fin  des  chanoines. — Métiers. — Buttes, 
— Verrières.  — Landeron  et  Cressier. —  Lignières. —  Coup  d'œil 
gênerai. 


La  bonne  nouvelle  de  la  réconciliation  que  Dieu 
a  accomplie  lui-même  pour  nous  en  Jésus-Christ 


H 2  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

opéra,  partout  où  la  proclamèrent  les  réformateurs, 
le  même  renouvellement  des  cœurs  et  de  la  vie. 

Mais  nulle  part  peut-être  la  puissance  inhérente 
a  cette  prédication  de  la  grâce  ne  ressort  d'une  ma- 
nière aussi  saillante  qu'a  Neuchatel.  Partout  où  la 
Réformation  s'est  établie,  elle  l'a  fait  avec  le  con- 
cours du  gouvernement  du  pays.  En  Allemagne, 
Frédéric  de  Saxe  et  Philippe  deHesse-,  en  Suisse, 
les  Grands-Conseils  de  Zurich,  de  Berne  et  de 
Genève  travaillèrent  a  la  répandre  et  à  l'affermir 
chez  les  peuples  qui  leur  étaient  soumis.  A  Neu- 
chatel, au  contraire,  non-seulement  le  gouverne- 
ment ne  fit  rien  pour  favoriser  la  réformation  de 
l'Eglise ,  il  fit  tout  jusqu'à  la  fin  pour  s'y  op- 
poser. C'est  le  peuple  qui  l'a  voulue,  qui  a  persé- 
véré dans  sa  résolution,  et  qui  a  fini  par  triompher. 
Nulle  part  donc  la  Réformation  n'a  eu  un  carac- 
tère aussi  complètement  populaire  et  national  qu'à 
Neuchatel.  Le  pouvoir  est  resté  catholique  pendant 
près  de  deux  siècles  encore.  La  ville  et  le  pays  sont 
malgré  lui  devenus  et  restés  protestants.  «Dans 
«  tout  le  pays  la  nouvelle  croyance  s'établissait  ainsi 
«  sans  le  souverain ,  sans  les  seigneurs ,  sous  leurs 
«  yeux  et  malgré  eux 1 .  »  Rare  et  bel  exemple  d'un 
peuple  qui,  même  dans  ces  affaires  de  la  nature  la 
plus  relevée ,  sait  nettement  ce  qu'il  veut  et  veut 
fermement  ce  qu'il  sait  ! 

1  F.  de  Chambrier.  p.  299. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  113 

Nous  avons  vu  cette  ferme  volonté  des  habitants 
de  la  ville  se  manifester  avec  une  noble  mais  tumul- 
tueuse énergie,  le  23  octobre.  Malgré  le  triomphe 
moral  obtenu  ce  jour- là  par  les  principes  de  la 
Réforme ,  la  victoire  légale  n'était  point  encore 
remportée.  D'après  le  traité  de  Bremgarten  entre 
les  cantons  catholiques  et  les  cantons  protestants, 
traité  auquel  les  Neuchâtelois ,  comme  alliés  des 
Suisses,  étaient  aussi  soumis,  la  question  de  reli- 
gion devait  se  décider  en  chaque  endroit  a  la  ma- 
jorité des  voix.  L'idée  de  la  tolérance  complète  en 
matière  de  foi  n'existait  pas  encore.  Il  paraissait 
que  tous  les  habitants  d'un  même  endroit  devaient 
avoir  le  même  culte.  Et  l'on  croyait  rendre  un  hom- 
mage suffisant  a  la  liberté  de  conscience  en  per- 
mettant a  ceux  qui  faisaient  minorité  d'émigrer 
dans  une  autre  paroisse  où  leur  conviction  avait  eu 
le  dessus. 

Une  votalion  régulière  devait  donc  tôt  ou  tard 
avoir  lieu  a  Neuchàtel.  Jusqu'alors  tout,  même  la 
prise  de  possession  du  temple  du  Château ,  le  23 
octobre,  n'avait  qu'un  caractère  momentané  et  pro- 
visoire. Et  la  question  de  la  réforme  de  la  ville 
n'était  nullement  décidée. 

Le  gouverneur  et  les  chanoines  n'étaient  pas  sans 
espoir  de  voir  encore  les  choses  tourner  dans  leur 
sens.  «  Ce  n'est  qu'une  minorité  de  jeunes  gens  de 
«  guerre  ayant  le  feu  à  la  tête ,  »  écrivait  George  de 
Rive.  «  qui  sont  entrés  au  temple  le  23  octobre.  La 

8 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 


«  plupart  de  cette  ville ,  hommes  et  femmes ,  tien- 
ne lient  fermement  à  l'ancienne  foi  et  n'ont  jamais 
«  voulu  consentir  aux  outrages  qui  ont  été  faits }  et 
«  comme  bons  sujets  ont  obéi  à  mes  commande- 
«ments1.»  • 

Pour  prévenir  une  collision  sanglante  que  ré- 
chauffement des  deux  partis  semblait  rendre  im- 
minente, George  de  Rive  se  décida  a  réclamer  l'in- 
ervention  bernoise. 

Un  trait,  qui  nous  a  été  conservé  par  Boyve. 
peint  les  préoccupations  des  esprits  a  Neuchâtel  du- 
rant ces  jours  d'attente. Deuxbourgeois,  l'un  nommé 
Fauche,  l'autre  Sauge,  allaient  ensemble  a  la  vigne. 
Ils  montaient  le  chemin  de  Saint- Jean,  entre  le 
Tertre  et  le  Sablon.  Là  se  trouvait  une  chapelle  dé- 
diée à  l'Apôtre  dont  ce  quartier  porte  le  nom,  et 
dans  cette  chapelle  une  image  de  bois  représentant 
le  saint.  Fauche  la  regarde  en  passant  et  dit  :  «Voila 
«  une  image  dont  je  chaufferai  demain  mon  four- 
«  neau.»  Le  soir,  en  redescendant  à  la  ville,  il  ne 
manque  pas  de  la  prendre  et  la  porte  jusque  de- 
vant sa  maison.  Sauge,  son  voisin,  voulant  lui  jouer 
un  tour,  fait,  pendant  la  nuit,  un  trou  dans  la  sta- 
tue, l'emplit  de  poudre,  referme  le  trou  avec  une 
cheville  et  laisse  l'image  dans  la  position  où  Fauche 
l'avait  mise.  Le  lendemain  matin,  celui-ci  la  vient 
prendre  et  la  met  dans  son  fourneau.  Aussitôt  le 


1  Chroniqueur,  p.  82. 


LA  RÉFORMAI  ION  DANS  LE  PAYS. 


113 


feu  fait  sauter  la  poudre  et  l'image,  et  Fauche, 
renversé  par  l'éclat,  ne  doute  pas  que  ce  ne  soit  la 
colère  du  saint  qui  se  manifeste  de  la  sorte.  Il  cou- 
rut a  la  messe  expier  son  crime.  En  vain  Sauge  lui 
déclara  avec  serment  ce  qu'il  avait  fait  -,  l'effet  avait 
été  trop  violent.  Fauche  ne  put  être  détrompé.  Soit 
pour  fuir  la  colère  du  saint,  soit  par  dépit,  il  alla 
s'établir  a  Morteau,  où  sa  famille  existait  encore  au 
temps  de  Boy ve 1 . 

Cette  chapelle  de  Saint-Jean,  qui  était  a  deux  ou 
trois  cents  pas  au-dessus  de  la  porte  des  Cha- 
vannes,  fut  démolie  après  que  la  Réformation  eut 
été  décidée. 

Le  4  novembre  les  trois  commissaires  bernois 
firent  leur  entrée  a  Neuchâtel.  Ils  se  rendirent  au 
château.  «  Nosseigneurs  de  Berne,  »  dirent-ils  au 
gouverneur,  «  sont  bien  surpris  de  ce  que  vous 
«  vous  opposiez  a  la  pure  et  vraie  parole  de  Dieu, 
u  Désistez-vous  promptement;  autrement  l'Etat  et 
«  la  Seigneurie  en  pourraient  pis  valoir2.»  Ce  lan- 
gage des  députés  bernois  serait  inexcusable  si  ceux 
qui  le  tenaient  n'avaient  eu  la  conviction  fondée  sur 
les  événements  du  23  octobre  et  les  rapports  des 
bourgeois,  et  confirmée  plus  tard  par  le  fait,  que  la 
majorité  des  habitants  de  la  ville  était  pour  la  Ré- 
forme, et  que  l'essai  de  maintenir  le  catholicisme 
à  Neuchâtel  n'était,  au  point  de  vue  du  traité  de 


'Boyve,  Liv.  II,  p.  311-312.  —  Merle,  t.  IV,  p.  512  — 
Ibid.,  p.  502. 


116  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

Bremgarten,  qu'une  tentative  oppressive  de  la  part 
du  gouverneur  et  des  chanoines. 

George  vit  qu'au  lieu  d'aides  il  s'était  donné  des 
maîtres.  Afin  de  sortir  de  l'impasse  où  il  s'était  en- 
gagé, il  essaya  de  demander  la  cointervention  des 
cantons  catholiques  :  Lucerne,  Fribourg  etSoleure. 
A  cette  proposition,  les  commissaires  bernois  se 
levèrent  fièrement  et  répondirent  que,  s'il  en  agissait 
ainsi,  il  courait  risque  de  faire  perdre  Neuchâtel  à 
sa  souveraine.  Les  chanoines  se  mirent  alors  a  en- 
tourer les  Bernois  et  s'efforcèrent  de  leur  démontrer 
que  si  l'on  ne  soutenait  l'autorité  religieuse,  le  pou- 
voir civil  en  souffrirait  immanquablement  ^  que  les 
défenseurs  de  la  Réforme  n'étaient  qu'une  poignée 
de  brouillons,  et  que  si  l'on  voulait  maintenir  l'or- 
dre dans  l'Etat,  il  fallait  relever  l'autel.  Un  des 
commissaires  bernois,  impatienté  de  ces  bons  avis 
trop  évidemment  intéressés,  doit  avoir  en  ce  mo- 
ment jeté  ce  mot  :  «  Tournez-vous  de  quel  côté 
«vous  voudrez,  quand  bien  même  le  plus  (c'est 
«  ainsi  que  l'on  désignait  la  majorité)  serait  du  vôtre, 
«  si  passerez-vous  parla.  Jamais  nosseigneurs  n'a- 
«  bandonneront  les  défenseurs  de  la  foi  évangé- 
«  lique1.  » 

C'était  assurément  proclamer  un  parti  pris  d'a- 
vance et  tout  à  fait  incompatible  avec  l'impartialité 

1  F.  de  Ghambrier,  p.  295-296 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  417 

qui  devait  être  le  caractère  de  l'intervention.  Si  cette 
parole  a  été  prononcée,  elle  est  sans  excuse. 

Dès  que  l'arrivée  des  commissaires  bernois  fut 
connue  en  ville,  les  bourgeois,  sentant  que  l'impar- 
tialité du  vote  était  désormais  garantie ,  deman- 
dèrent avec  empressement  le  plus.  «  Impossible  de 
1  refuser.»  dit  le  gouverneur  dans  son  rapport  à  la 
comtesse.  «Il  fût  demeuré  des  gens  morts.  Nous 
«  ne  pûmes  seulement  avoir  jour  ni  heure  de  re- 
«  lâche .  nous  fûmes  contraints  de  laisser  tenter  le 
«  plus1.» 

Le  peuple  alors  monte  au  château  pour  cette  vo- 
tation  qui  doit  décider  de  son  avenir  religieux.  Et 
l'avenir  temporel  du  pays  n'était-il  pas  implicite- 
ment renfermé  dans  son  avenir  spirituel?  On  voit  les 
Quatre-Ministraux,  suivis  du  conseil  de  ville  et  de 
tous  les  bourgeois  qui  sont  pour  la  Réforme,  monter 
en  cortège  la  rue  escarpée  qui  conduit  au  château. 
Ce  n'étaient  pas  seulement  quelques  tètes  jeunes  et 
folles,  comme  l'avaient  prétendu  les  adhérents  du 
papisme;  c'était  une  troupe  d'hommes  graves  et 
sensés  qui  avaient  fort  bien  pesé  ce  que  dans  cette 
circonstance  décisive  ils  avaient  a  dire  et  a  faire.  — 
Ils  se  rangèrent  en  face  de  leurs  adversaires.  Ceux- 
ci  se  serraient  autour  du  gouverneur.  C'étaient  le 
conseil  privé  de  la  comtesse,  les  chanoines,  et  tout 


1  Chroniqueur,  p.  82. 


1 \ 8  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

ce  qu'il  y  avait  en  ville  de  zélés  catholiques  ro- 
mains. 

George  de  Rive  prit  la  parole.  Il  se  plaignit  de 
la  violence  avec  laquelle  les  bourgeois  avaient,  dans 
la  journée  du  23  octobre,  détruit- les  autels  et  brisé 
les  images  dans  une  église  que  les  prédécesseurs 
de  la  comtesse  avaient  fait  bâtir.  Il  demanda  avant 
tout  que  le  temple  fût  remis  dans  l'état  où  il  était 
avant,  et  que  la  messe  y  fût  de  nouveau  célébrée. 

Assurément  cette  demande  était  fondée.  Les 
bourgeois  s'étaient  arrogé,  au  23  octobre,  la  dis- 
position d'un  édifice  qui  ne  leur  appartenait  point 
encore  légalement,  et  dont  la  propriété  ne  pouvait 
leur  écheoir  définitivement  qu'a  la  suite  du  vote  qui 
allait  avoir  lieu.  Aussi  les  bourgeois  ne  plaidèrent- 
ils  point  cette  question  de  forme;  ils  allèrent  droit 
au  fond  des  choses. 

«  L'illumination  du  Saint-Esprit,  »  répondirent- 
ils,  «  et  la  sainte  doctrine  de  l'Evangile,  enseignée 
«  dans  la  Parole  de  Dieu  ,  nous  ont  appris  que  la 
«  messe  est  un  abus  sans  aucune  utilité,  et  qui  est 
«  beaucoup  plus  a  la  damnation  qu'au  salut  des 
«  âmes.  Nous  sommes  prêts  à  le  prouver  et  à  dé- 
«  montrer  qu'en  enlevant  les  autels  nous  n'avons 
«  rien  fait  qui  ne  fût  droit  et  agréable  à  Dieu.  » 

«  Eh  bien!  »  dirent  les  Bernois,V(  pour  empêcher 
«  tout  dommage  ,  que  le  différend  soit  décidé  à  la 
«  majorité  des  voix!  » 

«  Le  plus!  le  plus!»  s'écrièrent  les  réformés. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS. 


119 


«  Monseigneur!  »  dirent  alors  a  M.  de  Rive  les 
partisans  de  l'ancienne  foi,  en  portant  la  main  à  la 
garde  de  leur  épée  :  «  Nous  tous,  qui  tenons  pour 
«  le  parti  du  Saint-Sacrement,  nous  voulons  mou- 
«  rir  martyrs  pour  notre  sainte  foi.  » 

Ils  allaient  tirer  l'épée. . .  la  cour  du  château  allait 
se  transformer  en  un  champ  de  bataille.  M.  de  Rive 
les  arrête  : 

«  Je  ne  puis  le  souffrir,  »  leur  dit-il ,  «  ce  serait 
«  une  entreprise  pour  faire  perdre  a  Madame  son 
«  Etat  et  sa  Seigneurie.  Je  consens,  »  dit-il  aux 
Rernois,  «  à  faire  le  plus ,  sous  réserve  de  la  sou- 
«  veraineté  et  seigneurie  de  Madame.  » 

«  Et  nous,  »  dirent  les  bourgeois,  «  sous  réserve 
«  de  nos  libertés  et  franchises.  » 

Avant  l'acte  décisif  de  la  votation,  les  catholi- 
ques s'avancent  encore  une  fois  avec  des  larmes 
dans  les  yeux,  et  demandent  que  les  noms  et  pré- 
noms «  des  bons  et  des  pervers  »  (c'est  ainsi  qu'ils 
appellent  les  papistes  et  les  réformés,)  «soient  tous 
«  inscrits  dans  un  registre  en  perpétuelle  mémoire, 
«  et  protestent  être  bons  et  fidèles  bourgeois  de 
«  Madame  et  lui  faire  service  jusqu'à  la  mort.  » 
Les  réformés ,  se  voyant  accusés  de  félonie  envers 
leur  souveraine  par  ces  derniers  mots ,  s'écrient  : 
«  Nous  disons  le  semblable  en  toute  chose  où  il 
«  plaira  à  Madame  de  nous  commander,  sauf  et  ré- 
«  servé  la  foi  évangélique,  dans  laquelle  nous  vou- 
«  Ions  vivre  et  mourir.  » 


120  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

Alors  on  ouvre  l'église.  Les  deux  partis  s'avan- 
cent. Les  trois  commissaires  bernois,  Antoine  Noll, 
Sulpice  Archer  et  Jacques  Tribolet,  prennent  place 
a  côté  du  gouverneur,  comme  présidents  de  l'as- 
semblée et  arbitres  de  la  votation^  et  le  plus  com- 
mence. Chaque  bourgeois  dépose  silencieusement 
son  vote  sur  la  question  de  réforme.  La  majorité 
était  incertaine-,  on  se  comptait  du  regard.  L'anxiété 
était  égale  des  deux  parts  pendant  qu'on  dépouillait 
les  votes.  Enfin  on  proclame  le  résultat.  Dix-huit 
voix  de  majorité  viennent  de  décider  la  victoire  de  la 
Réforme  et  la  chute  de  la  Papauté  dans  notre  ville 

Messieurs  de  Berne  se  lèvent  :  «Vivez  désormais 
«  en  bonne  paix,  »  disent-ils  aux  deux  partis  dont 
se  compose  l'assemblée.  «  Que  la  messe  ne  soit 
«  plus  célébrée  ^  mais  que  l'on  ne  fasse  aucun  tort 
«  aux  moines  et  aux  prêtres.  » 

Acte  fut  dressé  de  cette  votation  décisive.  Les 
députés  de  Berne,  le  gouverneur  du  pays  et  le  ma- 
gistrat de  la  ville  y  apposèrent  leurs  sceaux*. 

«  Je  fais  la  promesse,  »  déclara  alors  hautement 
le  gouverneur,  «de  ne  rien  entreprendre  contre  la 
«  votation  de  ce  jour,  car  je  suis  moi-même  témoin 
«  qu'elle  a  été  lionnête,  droite,  sans  danger  et  sans 
«  contrainte.)) 

Cependant  il  ne  consentit  point  a  renoncer  a  la 
célébration  de  la  messe  dans  le  château,  prétendant 

1  Merle,  t.  IV,  p.  502-509.  —  1  Ibid.,  p.  509. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS .  121 


que  la  demeure  de  Madame  n'était  point  soumise  à 
la  votation  des  bourgeois.  Il  y  fît  transporter  l'or- 
gue, et  la  messe  y  fut  célébrée  cbaque  jour. 

Telle  fut  la  journée  du  4  novembre  J530.  Elle 
contraste  par  son  calme  et  sa  gravité  avec  l'entraî- 
nement impétueux  qui  fait  le  caractère  de  celle  du 
23  octobre.  Mais  toutes  deux  révèlent  un  peuple 
cbez  lequel  une  profonde  conviction  religieuse  et 
morale  a  réveillé  une  irrésistible  énergie.  Les  sour- 
ces de  la  vie  pour  les  nations  comme  pour  les  in- 
dividus jaillissent  des  grandes  convictions.  L'ab- 
sence de  foi  frappe  de  paralysie  les  peuples  aussi 
bien  que  les  individus  les  mieux  doués. 

Les  députés  bernois  quittèrent  la  ville  après  avoir 
fait  entendre  au  gouverneur  que  la  Réforme  ayant 
été  librement  acceptée  .  leursseigneurs  réprime- 
raient sévèrement  toute  tentative  qui  serait  faite 
pour  la  renverser 1 . 

Mais  l'accord  fait  sous  la  médiation  des  députés 
bernois  stipulait  expressément  que  le  changement 
voté  ne  s'appliquait  qu'a  la  ville  et  paroisse  de 
Neuchâtel.  Qu'allait  -  il  maintenant  advenir  du 
reste  du  pays  ?  Pendant  que  l'Evangile  éclairait 
la  capitale,  le  pays  resterait-il  dans  les  ténèbres? 
Les  bourgeois  ne  l'entendaient  pas  ainsi.  Il  est 
dans  la  nature  de  toute  vraie  foi  d'être  conqué- 


1  Chroniqueur,  p.  87. 


122  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

rante.  Quiconque  attaque  en  principe  le  prosély- 
tisme, montre  par  la  que  toute  conviction  sérieuse 
lui  est  étrangère. 

Nos  réformés  de  la  ville  s'en  allaient  donc  dans 
les  villages  voisins,  comme  autant  de  missionnaires. 
Ceux  qui  travaillaient  de  leurs  mains  pendant  le 
jour  s'y  rendaient  le  soir.  «  Je  suis  averti,  »  écri- 
vait le  gouverneur  a  la  comtesse,  «  qu'ils  sont 
«  nuit  et  jour  sur  pied  pour  faire  une  réformation .  » 
George  de  Rive,  pour  arrêter  la  contagion,  con- 
voqua les  membres  des  diverses  cours  de  justice 
du  comté.  A  ses  plaintes  et  a  ses  avertissements 
ces  bonnes  gens  répondirent  tous  d'un  commun 
accord  «  qu'ils  vivraient  et  mourraient  sous  la  pro- 
«  tection  de  Madame,  sans  changer  l'ancienne  foi, 
«  jusqu'à  ce  que  par  elle  en  fût  ordonné.  » 

«  Ces  villageois  pensaient  sans  doute,  »  dit  un 
historien ,  «  que  leur  conscience  relevait  de  Ma- 
«  dame  de  Longueville  aussi  bien  que  leur  place1.» 

Il  ne  faut  pas  chercher  des  convictions  religieu- 
ses fortes,  personnelles,  indépendantes,  là  où 
manque  la  Parole  de  Dieu.  C'était  le  cas  de  ces 
campagnards.  Ils  n'avaient  jamais  tenu  une  Bible. 

Cet  accord  des  représentants  de  toutes  les  com- 
munautés du  pays  rendit  un  moment  l'espoir  au 
parti  catholique  a  Neuchâtel.  La  noblesse  et  le  bas 
peuple  restaient  au  fond  attachés  à  la  cause  vain- 

1  Merle,  t.  IV,  p.  513. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  123 

eue  ' .  On  se  rassemblait  mystérieusement  dans  cer- 
taines maisons  -,  un  prêtre  arrivait  et  disait  la  messe 
autourd'un  autel  improvisé.  Naissait-il  un  enfant,  le 
prêtre  accourait  a  la  sourdine,  faisait  sur  son  front 
le  signe  de  la  croix,  soufflait  sur  lui  et  le  baptisait 
selon  le  rite  catholique.  Enfin  les  choses  allèrent 
si  loin  qu'a  peine  deux  mois  après  la  votation  so- 
lennelle du  4  novembre,  le  parti  catholique  crut  le 
moment  arrivé  de  tenter  un  coup  de  force.  Le  jour 
de  Noël  fut  fixé  pour  le  rétablissement  de  la  messe. 
Au  moment  où  les  réformés  seraient  rassemblés 
sans  crainte  dans  le  temple,  les  catholiques  de- 
vaient y  pénétrer,  frapper  et  disperser  a  main  armée 
les  évangéliques,  renverser  la  table  de  communion, 
relever  l'autel,  rétablir  les  images,  et  célébrer  la 
messe. 

Mais  ce  complot  fut  éventé.  Des  députés  bernois 
arrivèrent  en  hâte  a  Neuchâtel  la  veille  de  Noël. 
«  Mettez  ordre  à  cela,  dirent-ils  au  gouverneur.  Si 
«  l'on  attaque  les  réformés ,  ce  sont  nos  combour- 
«geois,  nous  les  défendrons.  »  Les  armes  tom- 
bèrent des  mains  des  conjurés ,  et  la  fête  et  les 
cantiques  de  Noël  ne  furent  point  troublés.  Dès  lors 
la  Réforme  ne  fut  plus  remise  en  question  dans  la 
ville  de  Neuchâtel a. 

Serrières  suivit  immédiatement  l'exemple  de  la 
ville.  Emer  Beynon,  curé  de  ce  lieu,  qui  avait  si 


1  Chroniqueur,  p.  87.  —  2  lbid. — Merle,  t.  IV,  p.  515. 


124  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

bien  accueilli  Farel  l'année  précédente,  lors  de  son 
premier  débarquement  sur  le  sol  de  notre  pays, 
montant  en  chaire,  fit  cette  promesse  a  ses  parois- 
siens :  «  Si  j'ai  été  bon  curé,  je  veux,  par  la  grâce 
«  de  Dieu,  être  encore  meilleur  pasteur1.  » 

Dans  l'année  1530  également,  la  paroisse  de 
Dombresson  et  de  Savagnier,  qui,  comme  Serrières, 
dépendait  de  Bienne  pour  le  spirituel,  embrassa  la 
Réformation.  Pierre  Marmoud,  son  curé,  se  prononça 
en  faveur  de  la  Parole  de  Dieu,  la  prêcha,  et  la  Ré- 
forme fut  votée  a  la  majorité  des  voix,  à  peu  près 
comme  a  NeuchâteP.  Chose  digne  de  remarque. 
C'est  du  Val-de-Saint-ïmier  et  par  Dombresson  que 
le  christianisme  s'est  introduit  dans  le  Val-de-Ruz 
quand  cette  contrée  était  encore  plongée  dans  le  pa- 
ganisme. Et  c'est  en  suivant  la  même  route  que  la 
Réformation  y  est  arrivée  8  a  9  siècles  plus  tard. 
Seulement  le  Val-de-Ruz  fut  réformé  de  deux  côtés 
a  la  fois,  par  Dombresson  et  par  Neuchâtel. 

Le  papisme  possédait  dans  ce  vallon  une  forte- 
resse qui  paraissait  imprenable  :  c'était  Valangin, 
la  seconde  capitale  du  pays.  Là,  dans  le  château 
du  lieu,  habitait  la  vieille  comtesse  Guillemette 
de  Vergy,  bonne  et  pieuse  dame ,  pleine  de  res- 
pect pour  la  religion  de  ses  pères.  Elle  avait  fait 
venir  cent  prêtres  lors  de  la  mort  de  son  mari. 

5  Merle,  t.  IV,  p.  515.  — 'Andrié,  p.  301.  —  Chroni- 
queur, p  88. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  125 

pour  chanter  une  grand'messe  pour  le  repos  de 
son  âme.  En  réparation  de  tout  le  tort  que  le 
défunt  pouvait  avoir  fait  aux  blés  de  ses  sujets 
en  chassant,  elle  avait,  pendant  toute  une  année, 
donné  le  diner  le  vendredi  a  cinq  lépreux,  en  y 
ajoutant  cinq  deniers  d'argent.  Elle  avait  fait, 
en  outre,  de  larges  aumônes  aux  pauvres  de  tous 
les  villages  de  son  comté  de  Valangin.  «Elle  tenait 
«à  Valangin  un  état  fort  honorable,  »  dit  M.  de 
Chambrier1,  «  et  quand  la  comtesse  de  Gruyères  et 
«  d'autres  nobles  dames  venaient  la  visiter,  sa  dé- 
«  votion  ne  l'empêchait  point  de  les  faire  danser  au 
«  son  du  fifre  et  du  tambourin.»  La  haine  de  cette 
dame  contre  la  Réformation  n'était  surpassée  que 
par  celle  de  son  intendant  et  conseiller  intime, 
Claude  de  Bellegarde. 

Il  n'était  pas  aisé  de  faire  pénétrer  l'Evangile 
dans  les  états  d'une  telle  souveraine.  Farel  avait 
fait  une  tentative  dans  l'été  1530,  pendant  son 
second  séjour  a  Neuchâtel.  Le  15  août,  jour  de 
la  fête  de  l'Assomption  de  Notre-Dame,  accompa- 
gné comme  d'ordinaire  d'un  jeune  Dauphinois,  son 
parent  et  ami,  Antoine  Boyve,  il  était  monté  au 
Val-de-Ruz,  dans  l'intention  d'y  prêcher.  Boude- 
villiers  était,  pour  cette  fois,  le  point  de  mire  des 
deux  missionnaires  \  car,  depuis  la  bataille  de  Cof- 
frane,  ce  village,  quoique  situé  dans  le  Val-de-Ruz, 


1  P.  276-277. 


126  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

n'appartenait  plus  a  la  seigneurie  de  Valangin,  mais 
à  celle  de  Neuchâtel.  Il  y  avait  donc  plus  de  chance 
de  pouvoir  y  prêcher  librement  l'Evangile  que  dans 
tout  autre  village  du  Val-de-Ruz,  dépendant  de 
dame  Guillemetle. 

De  tous  côtés  l'on  se  rendait  à  l'église.  Farel  et 
son  jeune  compagnon  y  entrent,  suivis  de  quelques 
habitants  du  lieu  qui  déjà  l'avaient  entendu  prêcher 
à  Neuchâtel,  et  tandis  que  le  curé  célèbre  la  messe, 
Farel  monte  en  chaire.  Une  étrange  lutte  com- 
mence. Le  prêtre  et  ses  enfants  de  chœur  chan- 
tent le  missel-,  Farel  proclame  Jésus-Christ  et  ses 
promesses.  Enfin  le  moment  arrive  où,  selon  la 
croyance  catholique,  le  prêtre,  en  prononçant  les 
paroles  de  consécration,  consomme  le  mystère  de  la 
transsubstantiation  et  où  il  fait  l'élévation  de  l'hostie. 
A  cet  instant  le  peuple,  vaincu  par  la  puissance  de 
l'habitude,  tombe  a  genoux  et  adore  son  Dieu  dans 
l'hostie  consacrée....  Tout  a  coup  un  jeune  homme 
s'élance  de  la  foule,  traverse  le  temple ,  arrive  à 
l'autel ,  saisit  l'hostie  des  mains  du  prêtre ,  et,  la 
présentant  au  peuple  :  «  Ce  n'est  point  ce  Dieu  de 
«  pâte  qu'il  faut  adorer,  s'écrie-t-il.  Le  vrai  Dieu 
«  est  la-haut,  au  ciel,  en  la  majesté  du  Père,  et  non 
«  dans  les  mains  du  prêtre1.  »  — C'était  Antoine 
Boyveî  La  foule  demeure  immobile,  muette.  Farel 

1  Andrié,  p.  302.  —  Merle,  t.  IV.  p.  491.  —  Chroni- 
queur, p.  87-88. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  127 

profite  de  ce  moment  de  calme.  Il  recommence  à 
annoncer  ce  Christ  que  le  ciel  doit  contenir  jus- 
qu'au rétablissement  de  toutes  choses.  Mais  le  prê- 
tre et  ses  adhérents  s'élancent  au  clocher  et  sonnent 
le  tocsin  à  toute  volée.  Une  foule  émue,  menaçante, 
accourt  de  toutes  parts.  Les  amis  des  deux  pré- 
dicateurs étaient  désormais  impuissants  a  les  dé- 
fendre. uDieu  les  délivra,  »  dit  la  chronique.  Com- 
ment? Nous  l'ignorons.  Ils  s'évadèrent,  franchirent 
rapidement  l'intervalle  qui  sépare  Boudevilliers  de 
Valangin.  Mais  comment  traverser  ce  bourg,  où  le 
tocsin  avait  aussi  porté  l'alarme,  et  où  toute  la  po- 
pulation était  sur  pied?  Un  chemin  étroit  passait  au 
pied  des  murs  du  château  -,  ils  s'y  glissent.  Tout  à 
coup  ils  sont  aperçus.  Une  grêle  de  pierres  les  as- 
saillit-, une  vingtaine  de  personnes,  prêtres,  hom- 
mes et  femmes,  fondent  sur  eux  armés  de  bâtons. 

«  Ces  prêtres ,  dit  le  Chroniqueur,  n'avaient  pas 
«  la  goutte  aux  pieds  et  aux  bras.  Ils  battirent  telle- 
h  ment  les  deux  fugitifs  que  peu  s'en  fallut  qu'ils 
«  n'y  périssent.  » 

Dame  Guillemette  criait  du  haut  de  ses  terrasses  : 
«  A  l'eau  I  a  l'eau  !  ces  chiens  de  luthériens  !  qui 
u  ont  méprisé  le  bon  Dieu.  »  Déjà  les  prêtres  traî- 
naient Farel  et  Boyve  vers  le  pont  du  Seyon.  Jamais 
la  vie  du  Réformateur  n'avait  couru  un  plus  grand 
danger.  En  ce  moment  parurent  tout  â  coup  «  cer- 
«  tains  bons  personnages  »  du  Val-de-Ruz  qui  arri- 
vaient de  Neuchâtel  retournant  chez  eux.  Ils  dirent 


128  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

aux  prêtres  :  «  Que  faites-vous?  Mettez  ces  gens 
«  en  sûreté  pour  qu'ils  aient  à  répondre  de  leur 
u  action.  Vous  pourrez  ainsi  découvrir  bien  plus  fa- 
«  cilement  tous  ceux  qui  sont  infectés  d'hérésie.  » 
Ce  conseil  adroit  sauva  Farel  et  son  compagnon. 

Les  prêtres  conduisent  leurs  prisonniers  au  châ- 
teau. «  A  genoux,  leur  disent-ils  en  passant  devant 
«  une  chapelle  de  la  Vierge.  Prosternez-vous  devant 
«  Notre-Dame.  »  Farel,  indomptable,  les  admoneste 
en  ces  termes  :  k  Adorez  un  seul  Dieu ,  en  esprit 
«  et  en  vérité,  et  non  des  images  muettes ,  sans 
«  âme  ni  pouvoir.»  Us  lui  répondent  par  des  coups, 
tellement  que  son  sang  jaillit  sur  les  murailles  de 
la  chapelle,  et  que  longtemps  après  on  en  voyait 
encore  les  marques. 

Arrivés  au  château,  les  deux  prisonniers  furent 
dévalés  dans  le  cachot  appelé  le  croton.  Us  étaient 
presque  morts.  Chantèrent-ils  durant  la  nuit  sui- 
vante les  louanges  de  Dieu,  comme  Paul  et  Silas 
dans  la  prison  de  Philippes?  Je  le  pense.  Car,  quelle 
qu'eût  été  la  témérité  de  leur  conduite,  ils  souf- 
fraient pour  l'amour  de  Christ,  et  ils  étaient  joyeux. 
Mais  les  bourgeois  de  Neuchâtel,  ayant  appris  ce  qui 
était  arrivé,  ne  les  laissèrent  pas  languir  longtemps 
dans  ce  lieu.  Ils  montèrent  en  force  a  Yalangin  pour 
les  réclamer.  Madame  de  Yalangin  n'osa  les  refu- 
ser, sans  doute  par  crainte  des  Bernois1. 


Merle,  t.  IV,  p.  493. 


LÀ  réformation  dans  le  pays.  129 

Tout  cela  s'était  passé  dans  le  courant  de  ce 
même  été  1530,  pendant  lequel  se  préparait  la 
réformation  de  Neuchâtel.  Dès  que  la  ville  fut  dé- 
cidément gagnée,  Farel,  dans  les  derniers  jours  de 
décembre,  au  cœur  de  l'hiver,  monta  à  Yalangin. 
Il  était  muni  de  lettres  de  Berne  et  accompagné  de 
quelques  amis  déterminés.  Il  entra  dans  le  temple 
de  Yalangin  au  moment  où  Guillemette  s'y  rendait 
pour  assister  a  la  messe,  et  se  mit  a  prêcher.  La 
vieille  dame  veut  imposer  silence  au  Réformateur, 
mais  sans  succès.  Les  Yalanginois  se  déclarent  en 
masse  pour  l'Evangile-,  la  vieille  douairière  s'éloi- 
gne précipitamment  en  disant  :  «Je  ne  crois  pas 
«  que  ce  soit  selon  les  vieux  évangiles;  mais  s'il  y 
«  en  a  de  nouveaux  qui  fassent  cela  faire,  j'en  suis 
«  esbahie 1 .  » 

Ce  ne  fut  cependant  que  l'année  suivante  que  se 
décida  la  réformation  de  Yalangin.  C'était  le  14 
décembre  lo31 .  Un  prédicateur  de  l'Evangile  (selon 
plusieurs,  Farel  ■  selon  M.  Merle,  Antoine  Marcourt, 
premier  pasteur  de  Neuchâtel  après  la  Réformation) 
monte  a  Yalangin.  Ne  pouvant  pénétrer  dans  le 
temple,  tenu  cette  fois  soigneusement  fermé,  il 
prêche  sur  la  place  publique.  Les  Yalanginois,  ras- 
semblés en  foule,  accueillent  avec  joie  la  Parole  de 
vie.  Bellegarde,  qui  voyait  tout  des  tourelles  du 
château,  veut  distraire  la  foule.  Il  a  recours  a  un 
expédient  infâme.  Un  chanoine,  aidé  du  cocher  de 


1  Merle  .  I.  IV.  p  516. 


9 


130  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

la  comtesse,  s'en  fait  le  vil  instrument.  On  est 
obligé  de  tirer  le  voile  sur  cette  scène,  l'une  des  plus 
honteuses  dont  l'histoire  fasse  mention.  Mais  jamais 
aussi  la  punition  ne  suivit  de  plus  près  le  crime.  La 
conscience  du  peuple  entier  se  soulève.  C'est  le 
23  octobre  de  Yalangin.  Le  peuple  pénètre  dans  le 
temple  comme  un  flot  vengeur  -,  les  antiques  vitraux 
sont  brisés,  les  armoiries  seigneuriales  mises  en 
pièces,  les  reliques  dispersées,  les  autels  renversés, 
les  images  détruites.  Après  avoir  balayé  l'église,  le 
flot  populaire  se  porte  vers  les  maisons  des  cha- 
noines qui  l'avoisinent.  Ceux-ci  n'ont  que  le  temps 
de  prendre  le  chemin  de  la  forêt  \  leurs  demeures 
sont  saccagées.  Guillemelte  et  Bellegarde  contem- 
plent cette  scène  avec  désespoir.  Tout  à  coup  ils 
voient  le  peuple  se  diriger  vers  le  château.  0 
terreur!  ils  montent!...  Vont -ils  faire  subir  le 
même  sort  a  la  demeure  de  leurs  seigneurs?  Non  ! 
Mais  ils  viennent  demander  justice  de  l'outrage  fait 
a  la  religion  et  à  son  ministre.  La  comtesse  est 
obligée  de  faire  punir  les  deux  malheureux  qui 
n'ont  agi  que  par  les  ordres  de  son  intendant,  et  la 
réformation  de  Valangin  est  le  prix  de  cette  jour- 
née. Jacques  Veluzat,  Champenois,  fut  le  pre- 
mier pasteur  de  cette  paroisse.  Et  le  catholicisme 
n'eut  plus  pour  refuge  a  Valangin  que  la  chapelle 
du  château,  où  la  vieille  dame  fit  célébrer  la  messe 
jusqu'à  sa  fin1. 

1  Merle,  t.  IV.  p.  520.— Chroniqueur,  p.  89. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  13 J 

La  même  année,  Fontaine,  au  centre  du  Val-de- 
Ruz,  fut  aussi  gagné  à  l'Evangile.  Ce  fut  un  com- 
patriote de  Farel ,  Jean  de  Bély,  gentilhomme  de 
Crest,  en  Dauphiné,  qui,  pendant  que  Farel  évan- 
gélisait  les  districts  du  bas,  vint,  en  1531,  prêcher 
dans  cette  localité.  Pendant  qu'il  parlait  dans  le 
temple  où  l'avaient  conduit  les  adhérents  de  la  Ré- 
forme, arrivent  tout  à  coup  le  curé  et  son  vicaire, 
qui  excitent  les  femmes  et  la  jeunesse  du  lieu  «  à 
«  battre  et  a  déchasser  l'évangéliste.  »  De  Bély  re- 
descendit à  Neuchâtel  hué  et  accablé  de  coups. 
Mais  quelques  jours  après,  il  revint  accompagné  de 
quelques  jeunes  Neuchàtelois  bien  armés  pour  sa 
défense.  Bientôt  il  eut  le  bonheur  de  voir  ses  audi- 
teurs ouvrir  les  yeux  a  la  lumière  évangélique.  La 
messe  ne  tarda  pas  à  être  abolie  a  Fontaine.  Maître 
Jean,  comme  on  l'appelait,  fut  pasteur  de  cette  église 
pendant  vingt-sept  ans.  On  montre  encore,  entre 
Fontaine  et  Cernier,  la  pierre  où  se  reposait  le  pieux- 
vieillard  quand  il  se  rendait  à  l'annexe.  Tout  le 
monde  connaît  au  Yal-de-Ruz  la  pierre  de  maître 
Jean  * . 

Peu  de  temps  après  arrivait  au  Yal-de-Ruz. 
comme  évangéliste  et  pasteur  de  Boudevilliers,  un 
autre  ami  et  compatriote  de  Farel ,  Christophe  Fa- 
bry.  dit  Libertet.  Il  avait  étudié  la  médecine  a  Mont- 
pellier. En  se  rendant  a  Paris,  il  entendit  a  Lyon 

1  Chroniqueur,  p.  88. 


132  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

raconter  l'œuvre  extraordinaire  que  Dieu  accom- 
plissait par  le  ministère  de  Farel  dans  la  Suisse 
française.  Profondément  ému  par  ce  récit,  au  lieu 
de  continuer  son  chemin  pour  Paris,  il  traverse  la 
Savoie  et  se  rend  a  Morat,  où  il  espérait  trouver 
Farel.  ïl  l'y  rencontra  en  effet  -,  mais  dans  quel 
état?  C'était  en  mai  1531.  A  la  suite  d'une  course 
d'évangélisation  a  Avenches  et  dans  le  bailliage 
d'Orbe,  Farel  était  revenu  a  Neuchâtel  et  avait  pour 
la  première  fois  visité  Saint-Biaise.  Mais  le  lieu- 
tenant et  le  curé,  l'appelant  hérétique  et  criant  qu'il 
fallait  le  pendre ,  avaient  ameuté  le  peuple  contre 
lui.  Farel  avait  presque  été  massacré.  Il  était  revenu 
à  Neuchâtel  défait,  crachant  le  sang,  méconnais- 
sable. De  là  il  s'était  fait  transportera  Morat-,  le 
jour  où  il  y  rentrait,  arrivait  Fabry.  La  vue  du  Ré- 
formateur meurtri,  bien  loin  d'éteindre  l'ardeur  du 
jeune  homme,  ne  fit  que  l'enflammer.  Il  s'attacha 
a  Farel  d'une  affection  filiale.  Il  partit  pour  Neu- 
châtel. Il  y  fut  nommé  pasteur.  Marcourt  et  Fabry 
ont  été  les  deux  premiers  pasteurs  de  notre  ville. 
Farel  n'a  consenti  a  le  devenir  que  beaucoup  plus 
lard.  Puis  Fabry  trouvant  sans  doute  la  vie  de 
pasteur  trop  facile,  s'en  alla  a  Boudevilliers,  où  les 
réformés  se  débattaient  contre  les  persécutions  du 
curé  d'Engollon.  Il  y  resta  huit  mois.  Il  réunissait 
à  un  haut  degré  la  douceur,  la  fermeté  et  la  science. 
Son  ministère  fut  béni  et  contribua  puissamment  à 
la  victoire  définitive  de  la  Réformation  dans  le  Yal- 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS .  133 

de-Ruz,  victoire  qui  ne  fut  cependant  tout  a  fait 
consommée  qu'en  1536. 

Quant  a  Saint-Biaise,  les  mauvais  traitements 
qu'y  avait  subis  Farci  furent  le  signal  de  la  Ré- 
forme. Les  Neuchàtelois  indignés  vinrent  y  abat- 
tre les  autels  et  y  détruire  les  images.  Ils  en  tirent 
autant  a  l'abbaye  de  Fontaine-André.  C'était  la 
réponse  aux  violences  du  curé  et  du  lieutenant,  de 
Saint-Biaise. 

En  octobre  1532,  Fabry,  après  avoir  achevé  son 
œuvre  a  Boudevilliers  et  l'avoir  remise  aux  mains 
de  son  successeur.  Jean  Bretoncourt,  revenait  à 
Neuehâtel,  quand  il  fut  abordé  par  des  députés  de 
Bôle  et  des  Grattes  qui  venaient  à  la  ville  de- 
mander un  pasteur  évangélique.  Les  villages  de 
Boudry.  Bôlej  les  Grattes  etBochefort  ne  formaient 
alors  qu'une  seule  paroisse  et  n'avaient  qu'une  seule 
église,  celle  de  Pontareuse.  Ce  temple  était  situé 
tout  près  de  la  fabrique  actuelle  de  Boudry,  a  l'en- 
droit où  l'antique  voie  romaine,  la  Via-d' E(ra\ 
traversait  l'Areuse,  sur  un  pont  qui  n'est  plus  au- 
jourd'hui. Beaucoup  de  gens,  surtout  de  Bôle  et 
des  Grattes,  avaient  embrassé  l'Evangile.  Mais  ils 
étaient  persécutés  par  le  curé  et  par  le  châtelain  de 
Boudry.  C'étaient  eux  qui  venaient  chercher  un 
pasteur  pour  les  défendre.  Fabry  leur  fut  accordé. 
Il  résida  trois  ans  dans  cette  paroisse.  Le  curé  et 

1  Proprement  sans  doute  Via  strata,  voie  pavée. 


134  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

le  châtelain ,  nommé  Vouga ,  étaient  ses  ennemis 
jurés.  Quand  Fabry  passait  devant  le  presbytère,  le 
curé  l'accablait  d'injures.  Fabry  l'invitait  alors  a 
apporter  sa  bible,  a  discuter  devant  les  paroissiens, 
et  a  laisser  décider  ceux-ci.  Le  curé  lui  répondait 
en  le  maudissant.  Plus  d'une  fois  les  deux  partis 
furent  sur  le  point  d'en  venir  aux  mains.  Le  gou- 
vernement envoya  l'ordre  de  partager  l'usage  du 
temple  entre  les  deux  cultes.  Le  curé  et  les  bourgeois 
de  Boudry  n'y  voulaient  point  consentir,  et  dès  le 
dimanche  suivant,  pendant  que  les  réformés  célé- 
braient leur  culte  dans  le  temple,  conformément  a 
l'autorisation  du  pouvoir,  les  catholiques  arrivèrent 
L'épée  a  la  main,  enfoncèrent  la  porte  que  les  ré- 
formés avaient  fermée  sur  eux,  et  chassèrent  hors 
de  l'église  la  foule  désarmée.  Alors  le  Conseil  d'Etat 
assigna  le  temple  de  Pontareuse  aux  protestants,  et 
la  chapelle  située  dans  la  ville  de  Boudry,  sur  l'em- 
placement du  temple  actuel,  aux  catholiques;  car 
on  sentait  bien  que  la  majorité  dans  la  campagne 
était  favorable  à  la  Réforme.  Mais,  encore  cette  fois, 
Tes  catholiques  ne  voulurent  pas  céder  le  temple. 
Le  jour  de  Noël,  le  curé  y  vint  dire  la  messe,  et  la 
prolongea  tellement  que  les  évangéliques  crurent 
qu'elle  n'aurait  point  de  fin.  Enfin,  quand  le  mi- 
nistre voulut  s'avancer  pour  célébrer  le  culte  re- 
formé, les  papistes  s'élancèrent  jouant  des  poings, 
quelques-uns  même  du  couteau.  Le  curé,  dans  son 
pourpoint,  la  tête  nue,  un  grand  pieu  dans  la  main. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  135 

excitait  les  siens.  Il  y  eut  une  grande  batterie.  Les 
vignes  fournirent  les  armes  a  la  plupart  des  com- 
battants, et  c'est  merveille  que  dans  un  si  grand 
tumulte  il  n'y  eut  pas  effusion  de  sang.  Enlîn  les 
bourgeois  de  Neuchàtel  intervinrent  en  faveur  de 
leurs  coreligionnaires  de  Pontareuse.  Fabry  gagna 
de  plus  en  plus  les  cœurs  par  sa  douceur.  Le  curé 
se  vit  abandonné  a  cause  de  sa  violence  même  5  et 
de  Bole .  où  il  demeurait.  Fabry  put  paitre  en  paix 
la  paroisse  de  Boudry.  Le  temple  de  Pontareuse  ne 
fut  démoli  qu'en  1647.  époque  a  laquelle  il  fut 
remplacé  par  celui  qui  a  été  bâti  dans  la  ville, 
sur  l'emplacement  de  l'ancienne  chapelle'. 

En  1532.  la  paroisse  de  Colombier  se  réforma 
Elle  eut  pour  premier  pasteur  Louis  Fatton,  ami  de 
Farel2. 

Dès  le  même  temps  Cortaillod  eut  pour  premier 
pasteur,  et  en  même  temps  pour  maitre  d'école, 
un  jeune  Français,  nommé  Hugues  Gravier.  En 
15ol  il  voulut  aller  visiter  sa  famille,  dans  la  pro- 
vince du  Maine .  Arrivé  a  Màeon ,  il  fut.  ainsi  que 
plusieurs  autres  personnes,  accusé  d'hérésie.  Il  en- 
gagea ses  compagnons  de  captivité  a  tout  jeter  sur 
lui ,  confessa  hautement  ses  convictions  évangéli- 
ques.  et  fut  brûlé  vif  a  Bourg-en-Bresse,  en  janvier 
loo^.  au  milieu  de  jets  d  ordures  et  de  pierres 

1  Chroniqueur,  p.  88-89.  —  A Im.  de  Neuchâtel,  1857 
— 1  Andrié.  p  304. 


136 


QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 


lancées  par  les  moines  et  par  une  populace  fana- 
tisée 1 . 

A  Bevaix ,  Farel  fut  attaqué  en  chaire  pendant 
qu'il  prêchait,  par  le  prieur  Jean  de  Livron  et  ses 
moines,  qui  avaient  été  chercher  du  secours  a  Bou- 
dry,  contre  les  gens  du  lieu  bien  disposés,  à  ce 
qu'il  paraît,  en  faveur  du  Béformateur.  Celui-ci, 
accablé  de  coups  et  de  mauvais  traitements,  fut 
chassé  du  village.  Messeigneurs  de  Berne  firent 
leurs  observations  sur  ces  violences.  Bevaix  ne 
tarda  pas  a  adopter  définitivement  la  Béformation. 
L'abbaye  fut  sécularisée2. 

Le  prieuré  de  Corcelles  fut  pareillement  aboli,  et 
Jean  Droz,  le  dernier  curé  de  ce  village,  en  devint 
le  premier  pasteur5. 

Peseux  s'était  bâti  un  fort  beau  temple  en  1535. 
Ce  village  était  encore  catholique.  Le  service  y  était 
célébré  par  un  chapelain  envoyé  par  les  chanoines 
de Neuchâtel. L'année  1536  Peseux  se  réforma,  et, 
n'ayant  pas  de  pasteur,  il  s'associa  a  l'église  de 
Serrières  pour  ne  composer  à  l'avenir  avec  elle 
qu'une  même  paroisse4. 

A  Gorgier  et  a  Saint-Aubin,  la  Béforme  fut  ac- 
cueillie avec  faveur,  et  le  seigneur  Lancelot  de 
Neuchâtel  procura  à  cette  paroisse  Claude  Clerc 
pour  premier  pasteur8. 

^rion,  Hist.  chron.  de  l'Eglise  protest,  de  France, 
1. 1, p.  46.  —  -Chroniqueur,  p. 87. — 8  Ibid. — 4 De  Perrot, 
t.  M,  p.  247.  — 5  Chroniqueur,  p.  90. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  137 

Pendant  que  les  villages  du  bas  se  réformaient 
ainsi  successivement,  que  faisaient  les  Montagnes? 

Pas  plus  de  deux  cents  ans  avant  l'époque  dont 
nous  nous  occupons,  on  n'aurait  peut-être  pas  ren- 
contré une  seule  habitation  dans  nos  montagnes. 
Au  commencement  du  quatorzième  siècle,  Jacques 
Droz,  de  Corcelles,  construisit  le  Verger,  première 
maison  du  Locle ,  et  six  ans  après ,  une  famille  du 
Pays-de-Yaud  jeta  sur  un  sol  marécageux  les  pre- 
miers fondements  du  village  de  la  Sagne.  Dès  lors 
la  Sagne  s'accrut  et  donna  naissance  aux  Ponts,  et 
la  population  toujours  plus  nombreuse  du  Locle 
commença  a  se  verser  dans  les  vallées  conliguës  de 
la  Chaux-de-Fonds  et  de  la  Brévine1.  Le  Locle  fut 
érigé  en  paroisse  et  la  première  chapelle  construite 
vers  1351 .  Les  gens  de  la  Sagne  étaient  paroissiens, 
mais  non  communiers  du  Locle. 

A  l'époque  de  ta  Réformation,  vivait  aux  Mon- 
tagnes un  homme  qui  jouissait  de  la  plus  haute 
considération  et  dont  l'influence  était  un  obstacle 
plus  grand  à  l'Evangile  que  toutes  les  colères  de 
dame  Guillemelte.  C'était  Etienne  Bezancenet,  curé 
du  Locle.  Il  avait  fait,  en  1519.  le  pèlerinage  de 
Jérusalem.  Après  avoir  vendu,  pour  se  défrayer, 
50  émines  d'orge  pour  6  écus,  il  était  parti  le  3  mai 
en  société  de  quatre  seigneurs  fribourgeois  et  de 
Nicolas  Cachet ,  curé  de  Payerne.  Pendant  son 

1  Chroniqueur,  p.  75. 


138  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

absence,  les  gens  du  Locle  avaient  été  fort  en  peine 
de  leur  pasteur.  Mais  enfin,  le  4  décembre,  (selon 
d'autres  déjà  le  30  octobre,)  «  par  l'aide  de  Dieu  et 
«  de  la  bénite  Vierge  »  ils  avaient  revu  son  visage  et 
lui  avaient  fait  la  grand' venue.  Dès  lors  Etienne 
Bezancenet  avait  été  créé  chanoine  de  Saint-lmier 
et  chevalier  du  Saint-Sépulcre,  et  il  était  en  grande 
vénération  dans  tout  le  pays.  «C'est  la  lumière  des 
«  Montagnes,»  disait-on. 

Bezancenet  usait  de  l'autorité  dont  il  jouissait 
dans  sa  paroisse  et  dans  les  localités  environnantes 
pour  en  éloigner,  autant  que  possible,  la  Réfor- 
mation . 

En  1532,  le  22  juillet,  Madame  Guillemette  de 
Vergy  monta  au  Locle  pour  la  foire  de  la  Madelaine. 
L'un  des  réformateurs  s'y  rencontra  avec  elle.  Etait- 
ce  Farel,  comme  le  dit  M.  Andrié,  ou  de  Bély, 
comme  le  raconte  M.  de  Perrol?  Accompagnait-il 
Guillemette  ou  était-il  venu  a  son  insu?  Ces  points 
restent  obscurs  dans  les  récits  du  temps.  Quoi  qu'il 
en  soit,  Guillemette  défendit  au  réformateur  de 
prêcher.  Mais  elle  le  mit  en  présence  de  Bezance- 
net pour  que  celui-ci  confondît  enfin  l'hérétique. 
La  dispute  dura  deux  heures  en  présence  de  la 
comtesse.  Bezancenet  ne  convainquit  pas  son  ad- 
versaire-, mais  il  faut  lui  rendre  cette  justice,  qu'il 
se  conduisit  très-galamment  envers  lui.  Il  lui  fit 
servir  une  collation,  et,  s'il  est  vrai  qu'il  eût  été 
arrêté,  procura  son  élargissement.  Malgré  son  sa- 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS. 


139 


voir,  son  crédit,  ses  titres,  Bezancenet  ne  put  s'op- 
poser longtemps  a  la  puissance  de  la  Parole  de  Dieu. 
Après  avoir  refusé  tous  les  avantages  que  lui  of- 
fraient ses  paroissiens  s'il  voulait  embrasser  laRé- 
formalion  et  leur  prêcher  l'Evangile,  il  célébra  au 
Locle,  le  25  mars  1536,  jour  de  l'Annonciation,  la 
dernière  messe,  et,  six  semaines  après,  lorsqu'il 
vit  la  Réforme  consommée  dans  sa  paroisse,  se 
retira  a  Morteau,  où  il  mourut  en  1539.  Son  testa- 
ment, daté  de  cette  même  année  ,  est  encore  au 
château,  dans  les  archives.  Le  dimanche  qui  suivit 
le  25  mars  1536,  Etienne  Jacot-Descombes  com- 
mença ses  fonctions  comme  premier  pasteur  du 
Locle1. 

Ce  fut  Bezancenet  qui  eut  l'honneur  de  défendre 
le  dernier  son  poste  dans  nos  montagnes.  Deux  ans 
avant  sa  retraite,  les  habitants  des  Brenets  s'étaient 
décidés  à  embrasser  la  Réforme.  Mais  plutôt  que 
de  brûler  leurs  images  ou  de  les  jeter  dans  le 
Doubs,  ils  les  échangèrent  contre  deux  bœufs  que 
leur  offrirent  de  pieux  villageois  de  la  Franche- 
Comté.  L'acte  qui  constate  le  marché  subsiste  en- 
core2. «  Et  chacune  des  deux  parts,  dit  le  Chroni- 
«  queur,  crut  avoir  fait  une  bonne  affaire.  » 

1  Chroniqueur,  p.  79  —  Andrié,  p.  304.  —  De  Perrot. 
I.  II,  p.  238.  (Je  dois  en  outre  une  partie  de  ces  rensei- 
gnements à  l'obligeance  de  M.  Ulysse  Matthey,  du 
Locle,  qui  a  puisé  aux  archives  communales.) —  2  An- 
drié, p.  304 


140  QUATRIÈME  CONFÉRENCE, 

è 

Dans  le  même  temps,  Jacques  Droz,  curé  de  la 
Chaux-de-Fonds ,  en  devint  le  pasteur,  et  Pierre 
Besson  accepta  la  houlette  du  troupeau  de  la  Sagne 
réformée. 

Le  Val-de-Travers  offrit  une  assez  longue  résis- 
tance à  la  Réforme. 

A  Môtiers-Travers  se  trouvait  le  prieuré  de  Saint- 
Pierre  avec  un  couvent  de  moines  Bénédictins. 
C'est  la  que  se  retirèrent  les  chanoines  de  Neuchà- 
tel  après  que  le  séjour  de  la  ville  leur  fut  devenu 
insupportable.  Le  6  avril  1531 ,  la  princesse  leur  avait 
ôté  leurs  sièges  aux  Audiences-Générales.  Elleleur 
offrit  un  asile  dans  la  ville  de  Seurre,  en  Bourgogne, 
pour  y  résider  et  y  faire  le  service  divin.  La  plu- 
part préférèrent  se  rendre  au  prieuré  de  Métiers, 
dont  leur  prévôt,  Olivier  de  Hochberg,  frère  de  la 
princesse,  avait  été  mis  en  possession.  La,  de  con- 
cert avec  les  moines  Bénédictins ,  leurs  hôtes ,  ils 
allaient  célébrer  le  service  divin  dans  les  églises  du 
pays  qui  n'avaient  pas  encore  secoué  le  joug  de 
Rome.  Mais  ils  vivaient  en  dissension  continuelle 
avec  leur  prévôt,  qu'ils  accusaient  auprès  de  la  prin- 
cesse de  percevoir  pour  lui  seul  les  revenus  du  mo- 
nastère et  de  laisser  tomber  en  ruines  l'église,  la 
grange,  le  four  et  les  autres  édifices.  Les  choses 
allèrent  ainsi  jusqu'en  lo36,  où  la  Réforme  étant 
généralement  reçue  dans  tout  le  Val-de-Travers,  le 
prieuré  fut  sécularisé.  Les  moines  se  retirèrent  pour 
la  plupart  au  couvent  de  Montbenoît,  en  Franche- 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  iM 

Comté,  ou  dans  d'autres  monastères  de  leur  ordre. 
Quant  aux  chanoines,  ils  reçurent  chacun  de  la 
princesse  une  pension  viagère  de  100  livres,  à  con- 
dition de  dire  des  messes  en  faveur  de  son  âme  et 
de  celle  de  ses  prédécesseurs,  et  se  dispersèrent. 
Déjà  Guillaume  de  Pury.  le  dernier  entré  au  cha- 
pitre, avait  embrassé  la  Réforme.  Il  se  maria  et  de- 
vint la  tige  d'une  branche  de  la  famille  de  ce  nom 
qui  s'établit  a  Moral  et  qui  s'y  est  éteinte  au  dix- 
septième  siècle.  André  de  la  Ruette  s'était  retiré  à 
Rome^  Sébastien  Naegeli,  auprès  de  levêque  de 
Râle.  Jacques  de  Pontareuse  avait  été  frappé  par  la 
mort.  Quant  â  ceux  qui  s'étaient  retirés  à  Môtiers  : 
Ponthus  de  Soleillant ,  comte  de  Saint- Jean  de 
Lyon,  retourna  dans  cette  ville-,  Guy  de  Rruel  entra 
au  chapitre  de  Resançon  -,  Jean  de  Cuève,  dit  Cothe- 
nay,  se  lit  chartreux  ;  Aimé  Favier,  Jean  de  Lugney. 
Jean  de  Goumoëns,  dit  de  Riolley,  Renoit  Cham- 
brier  et  Jacques  Raillods  finirent  par  embrasser  la 
Réformation.  Raillods  employa  ses  loisirs  à  écrire 
l'histoire  de  notre  pays,  histoire  souvent  citée  par 
le  chancelier  de  Montmollin  dans  ses  Mémoires , 
mais  aujourd'hui  perdue,  sauf  un  fragment  sur  les 
guerres  de  Rourgogne.  Ainsi  finit  cette  corporation 
jadis  si  puissante  des  chanoines  deNeuchâtel.  Elle 
se  fondit  devant  la  Réformation  comme  une  vieille 
neige  d'hiver  aux  rayons  du  soleil  de  printemps 1 . 

1  Voy.  Montmollin,  d'après  Baillods  ;  Boyve  et  Mâtile 

(Musée  historique  . 


142  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

Pendant  que  le  chapitre  des  chanoines  s'affais- 
sait de  la  sorte,  la  Réformation  s'établissait  dans 
tout  le  Yal-de-Travers.  A  Métiers  le  curé  Pierre 
Barrelet  se  déclarait  pour  l'Evangile,  et  devenait  le 
premier  pasteur  de  celte  paroisse.  Il  se  maria,  et 
sa  fille  Guillauma  épousa,  une  trentaine  d'années 
plus  tard,  Claude  Dyvernois,  émigré  de  France 
pour  cause  de  religion. 

A  Buttes  nous  trouvons  pour  premier  pasteur 
Thomas  Petitpierre.  Né  en  1478,  et  admis  dans 
les  ordres  en  1502,  à  l'âge  de  24  ans,  il  vécut 
assez  longtemps  pour  être  trente-deux  ans  pasteur 
à  Buttes ,  après  avoir  exercé  la  prêtrise  pendant 
quarante-trois  ans.  Il  mourut  en  1577,  à  l'âge  de 
99  ans,  après  avoir  eu  pour  suffragants  Vital  To- 
rillon,  qui  fut  envoyé  aux  églises  d'Auvergne,  et 
Bernard  Géiieu,  qui  venait  de  France.  Une  inscrip- 
tion a  son  sujet  existe  encore  dans  le  temple  de 
Buttes.  Les  hommes  du  troupeau  étaient  gagnés  à 
la  Réforme-,  mais  les  femmes  ne  voulaient  pas 
entendre  parler  du  culte  évangélique  et  persistaient 
à  se  rendre  par  bandes  aux  Yerrières-de-Joux  pour 
y  vaquer  à  leurs  dévotions  selon  le  rite  catholique. 
Thomas  Petitpierre  les  exhortait  à  ne  pas  préférer 
les  eaux  bourbeuses  de  la  superstition  aux  sources 
limpides  de  l'Evangile  qui  jaillissaient  tout  près 
d'elles.  Longtemps  elles  restèrent  sourdes  a  ses 
exhortations  et  a  celles  de  leurs  maris.  Ce  ne  fut 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  143 

que  depuis  1544  que  maris  et  femmes  vécurent 
réunis  sous  la  même  houlette1. 

La  messe  fut  abolie  aux  Verrières  dès  l'an  1534. 
Une  tradition  porte  que  la  dernière  messe  fut  célé- 
brée pour  cette  paroisse,  qui  comprenait  les  Bavards 
et  laCôte-aux-Fées.  le 30  octobre  1534.  juste  quatre 
ans  après  la  réformation  de  la  ville.  La  même  tradi- 
tion porte  qu'une  famille  Abet.  qui  existe  encore  aux 
Verrières,  ayant  refusé  d'accepter  la  Réformation, 
on  lui  concéda  une  chapelle  dans  le  temple,  où  elle 
célébra  son  culte  selon  le  rite  catholique  pendant 
un  grand  nombre  d'années.  Exemple  unique  peut- 
être  de  tolérance  religieuse  dans  ce  temps!  Cette 
tradition,  vraisemblable  par  son  étrangeté  même, 
est  pleinement  confirmée  par  un  arrêt  du  gouver- 
neur de  Neuchâlel,  du  1er  août  1534,  qui  montre 
avec  évidence  que  déjà  dans  l'été  qui  précéda  la 
réformation  de  celte  paroisse,  les  deux  cultes  y 
furent  célébrés  simultanément .  avec  liberté  pour 
chacun  de  choisir  entre  le  prêche  ou  la  messe. 
(Voyez  en  note  cette  pièce  intéressante2.) 

1  Perrot,  t.  II,  p.  229. —  Andrié,  p.  305.  (Les  données 
ordinaires  sur  Thomas  Petitpierre  ne  me  paraissent 
pas  exemptes  d'erreur.  J'ai  cherché  à  ne  rien  avancer 
sans  en  avoir  la  preuve.) 

5  Arrêt.  «  Le  Lieutenant  et  Gouverneur  général  au 
comté  de  Neuchàtel.  au  Maire  des  Verrières,  salut! 

Nous  vous  ordonnons  et  expressément  comman- 
dons que  ayez  à  faire  payer  et  contenter  Messire  An- 


144 


QUATRIÈME  CONFRÉENCE. 


Le  chanoine  André  de  la  Ruette,  qui  était  à 
cette  époque  curé  des  Verrières,  causa  un  grand 
tort  à  la  communauté  et  à  l'église  de  ce  lieu  en 
emportant  avec  lui  les  archives  ecclésiastiques.  Ces 
papiers  ont  probablement  été  déposés  au  couvent 
de  Mont-Roland,  près  de  Dôle,  et  ont  péri  lors  de 
la  révolution.  Il  fit  aussi  transporter  dans  l'église 
de  Notre-Dame,  a  Pontarlier,  les  statues  des  douze 
Apôtres  qui  ornaient  le  temple  des  Verrières.  Le 


drey  de  la  Ruette ,  votre  curé ,  de  tout  ce  que  lui 
peut  être  dû  à  cause  de  la  cure  des  dites  Verrières; 
soit  tant  du  reste  de  tout  le  passé,  comme  de  ce  qui  lui 

sera  dû  à  l'avenir          En  outre  vous  ordonnons,  que 

tandis  qu'on  fera  le  demi  office  à  l'église ,  vous  faites 
commandement  de  par  Ma  Dame,  à  ceux  ou  celles  qui 
seront  sur  le  semetière ,  si  ne  veulent  tenir  et  être  à 
la  dite  église,  afin  qu'ils  ne  donnent  scandale  à  ceux 
qui  seront  oyant  la  messe.  Semblablement  vous  or- 
donnons et  commandons  que  faites  défense  pour  et  au 
nom  de  MaDite  Dame  ,  que  nul  n'ait  à  faire,  ne  à 
donner  aucun  empêchement  à  ceux  qui  seront  oyant 
la  messe  et  autres  services  en  l'église,  ne  semblable- 
ment à  ceux  qu'il  plaira  d'ouir  la  prédication.  Et  si 
aucun  était  à  ce  désobéissant,  les  ayez  à  enquêter  en 
l'esmende  de  soixante  sols,  et  si  pour  les  esmendes  ne 
voulions  être  obéissans,  les  ayez  à  rendre  en  la  mai- 
son de  Madame  au  Yau  Travers,  et  qu'à  ce  ne  soit  fait 
faute,  sur  peine  de  désobéissance.  —  Fait  et  donné  à 
Neuchâtel  le  premier  jour  du  mois  d'Août  l'an  mil 
cinq  cent  trente  quatre1.  » 


1  Nous  devons  U  communication  de  cette  pièce  intéressante  à  l'obligeance  de 
MM.  Perjpoud  et  Jattet,  des  Verrières. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  145 

premier  pasteur  des  Verrières  paraît  avoir  été  maître 
Eme. 

Mais  un  phénomène,  unique  dans  l'histoire  de  la 
réformation  de  notre  pays ,  c'est  la  résistance  in- 
vincible qu'ont  opposée  a  la  doctrine  évangélique 
les  églises  du  Landeron  et  de  Cressier. 

L'influence  de  Soleure ,  demeuré  catholique ,  et 
avec  lequel  le  Landeron  était  uni  par  les  liens  d  une 
antique  combourgeoisie ,  contrebalança,  surmonta 
même  ici  celle  de  Berne.  Par  les  soins  de  Jean 
Hardy,  alors  châtelain  du  Landeron  et  zélé  réfor- 
mé, Farel  vint  prêcher  là  en  1538.  Les  gens  du 
Landeron,  bien  loin  d'être  gagnés  par  sa  prédica- 
tion, en  conçurent  une  grande  colère  et  se  plai- 
gnirent a  Messieurs  de  Soleure.  Le  14  mai  1542, 
nouvelle  tentative  de  réformer  ce  district.  Le  gou- 
verneur lui-même,  George  de  Rive,  qui,  dans  l'in- 
tervalle avait  embrassé  la  Réforme,  fit  tenir  une 
conférence  publique  au  Landeron  sur  la  question  de 
religion.  Farel  et  les  quatre  ministres  de  Neuchàtel 
s'y  étaient  rendus.  Il  y  eut  une  longue  controverse. 
Enfin  on  passa  au  plus.  La  tradition  porte  que  les 
voix  se  trouvèrent  égales  et  qu'on  alla  chercher  aux 
champs  le  berger  qui  départagea  pour  la  messe  \  Il 
n'avait  pas  assisté  a  la  conférence.  Le  sort  du  Lan- 
deron fut  ainsi  décidé  pour  des  siècles  ;  il  est  en- 
core aujourd'hui  catholique  romain. 

1  F.  deChambrier.  p.  309 

10 


146  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

A  Cressier,  la  majorité  fut  pour  la  Réforme. 
Mais  les  catholiques ,  soutenus  par  900  soldats  de 
Soleure,  ne  voulurent  jamais  permettre  que  le  culte 
réformé  y  fût  introduit.  Deux  ministres,  envoyés  à 
Cressier  pour  soutenir  les  réformés,  y  furent  assas- 
sinés. C'est,  si  nous  oublions  les  mauvais  traite- 
ments dont  Farel  et  ses  compagnons  furent  si  sou- 
vent accablés,  le  seul  sang  qu'ait  fait  couler  la 
grande  lutte  de  religion  dans  notre  pays.  Et  ce  sang, 
ce  sont  les  catholiques  qui  l'onl>  versé.  Peu  s'en 
fallut  que  Farel  lui-même  n'eût  le  même  sort  au 
Landeron.  Il  n'échappa  qu'avec  peine  à  une  lapi- 
dation complète  de  la  part  des  femmes  de  l'endroit. 
C'est  en  commémoration  de  cet  acte  de  courage, 
dit-on ,  que  les  femmes  de  ce  lieu  occupent  encore 
aujourd'hui  les  places  a  droite  dans  le  temple 1 . 

Lignières  était  en  grande  partie  resté  attaché  à 
la  foi  catholique2.  En  1553,  la  peste  ravagea  ce 
village  ^  le  desservant  catholique  ,  frappé  de  ter- 
reur, déserta  son  poste,  et  nul  ne  vint  le  remplacer. 
Les  habitants  de  Lignières  s'adressèrent  alors  a  la 
compagnie  des  pasteurs  de  Neuchâtel  pour  obtenir 
les  soins  et  les  consolations  de  la  religion.  Leur 
demande  fut  accordée  et  on  leur  envoya  un  minis- 
tre. On  dit  que  lorsque  le  fléau  eut  cessé,  les  prê- 
tres voulurent  de  nouveau  venir  s'établir  au  milieu 
de  leurs  ouailles,  et  que  Lignières  refusa  leurs  ser- 

1  Andrié,  p.  305.  — 2  F.  de  Chambricr,  p.  309. 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS. 


147 


vices4.  C'était  22  ans  après  la  réformation  de  la 
ville .  Il  ne  faut  que  quelques  minutes  à  la  lumière 
du  soleil  pour  franchir  les  trente-quatre  millions  de 
lieues  qui  séparent  cet  astre  de  notre  terre.  Il  avait 
fallu  près  d'un  quart  de  siècle  à  la  lumière  de  l'E- 
vangile pour  franchir  les  quatre  lieues  qui  séparent 
Neuchâtel  de  Lignières.  C'est  que  le  rayon  de  lu- 
mière n'a  que  de  transparentes  couches  d'air  à  tra- 
verser ,  tandis  que  la  lumière  de  l'Evangile  doit 
vaincre  les  résistances  de  nos  cœurs,  milieu  sou- 
vent impénétrable  aux  efforts  les  plus  soutenus'. 
Mais  aussi  combien  ce  résultat,  lorsqu'une  fois  il 
est  obtenu,  n'est-il  pas  plus  magnifique!  Le  rayon 
dont  sont  éclairés  nos  yeux  finit  toujours  par  s'é- 
teindre dans  l'obscurité  de  la  tombe.  L'éclat  que 
Jésus-Christ  répand  dans  nos  cœurs  est  l'aurore 
d'une  splendeur  éternelle. 

Le  trait  saillant  dans  l'histoire  que  nous  venons 
de  raconter,  c'est,  à  ce  qu'il  me  semble,  l'énergie 
morale  et  la  persévérance  intrépide  dont  le  peu- 
ple neuchâtelois  a  fait  preuve  a  cette  époque  de 
son  histoire.  On  a  cherché  a  expliquer  ce  trait  de 
différentes  manières.  On  a  voulu  en  faire  honneur  à 
notre  caractère  national.  Je  crois  qu'on  se  trompe. 
Le  Neuchâtelois  ne  manque  pas  entièrement  d'élan, 
je  l'accorde  ;  mais  la  crainte  de  se  compromettre 
en  faisant  mal  l'emporte  cependant  chez  lui  sur 

1  Andrié.  p  306. 


148  QUATRIÈME  CONFÉRENCE. 

l'énergie  qui  hasarde  tout  pour  bien  faire.  LeNeu- 
châtelois  est  plus  méticuleux  qu'entreprenant,  plus 
circonspect  que  hardi. 

On  a  attribué  l'énergie  de  nos  pères  a  certaines 
velléités  révolutionnaires  et  démagogiques.  La  meil- 
leure histoire  de  notre  pays  que  nous  possédions 
paraît  dominée  parfois  par  ce  point  de  vue.  Au 
fond  ,  c'était  là  l'explication  que  les  chanoines 
cherchaient  déjà  a  faire  prévaloir  dans  l'esprit  des 
commissaires  bernois.  Mais  n'entendez-vous  donc 
pas  ce  mot  solennel  des  bourgeois  :  «  Nous  obéi- 
«  rons  à  Madame  en  tout  ce  qu'il  lui  plaira  com- 
«  mander,  sauf  et  réservé  la  foi  évangélique,  dans 
«  laquelle  nous  voulons  vivre  et  mourir.»  Est-ce  là 
le  langage  de  l'insurrection?  Parler  ainsi ,  n'est-ce 
pas  bien  plutôt  :  Rendre  à  César  ce  qui  est  à  César, 
et  à  Dieu  ce  qui  est  à  Dieu,  selon  l'ordre  de  notre 
Maître? 

On  a  enfin  expliqué  ce  trait  remarquable  de  notre 
réformation  par  le  caractère  de  son  principal  au- 
teur, Farel.  Mais  Farel  ne  paraît  point  en  la  jour- 
née du  i  novembre,  où  l'énergie  de  notre  peuple  se 
montre  plus  grande  encore  sous  la  forme  du  calme 
que  le  23  octobre  sous  celle  de  la  violence.  Et  en  gé- 
néral, comme  on  l'a  dit,  ce  n'est  pas  l'homme  qui 
crée  le  temps  où  il  vit;  c'est  bien  plutôt  l'époque 
qui  crée  ses  grands  hommes.  «  Plus  une  époque 
«  est  grande ,  moins  les  individualités  la  domi- 


LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS.  149 

«  nent1.  »  Farel  a  reçu  l'impulsion  du  milieu  dans 
lequel  il  vivait  et  agissait,  tout  autant  que  ce  milieu 
a  subi  la  sienne. 

Reconnaissons  plutôt  (et  les  conséquences  mo- 
rales de  la  réformation  de  notre  pays  que  je  vous 
développerai  dans  une  conférence  suivante,  achève- 
ront, j'espère,  de  vous  le  prouver)  qu'à  ce  moment 
de  son  histoire  le  peuple  neuchâtelois  a  été  comme 
soulevé  au-dessus  du  niveau  de  son  caractère  or- 
dinaire ,  et  que  le  levier  qui  a  produit  ce  miracle, 
rare  sans  doute  mais  non  sans  exemple  dans  la  vie 
des  peuples,  c'est  sa  conscience  morale  puissam- 
ment remuée  par  la  sainte  prédication  de  Farel. 
Voilà  la  seule  explication  possible  de  la  réformation 
neuchâteloise.  Dieu  veuille  opérer  aujourd'hui  une 
semblable  secousse  dans  notre  conscience  natio- 
nale, avant  que  nous  soyons  tout  à  fait  enfoncés 
dans  la  fange  du  matérialisme  ! 


1  Merle,  t.  IV,  p.  521. 


V 

CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


Fl  leur  proposa  une  autre  similitude,  et  il  dit  :  Le  Royaume  des  cieux  est  sem- 
blable à  un  grain  de  moutarde,  que  quelqu'un  prend  et  sème  dans  son  champ. 
Ce  grain  est  la  plus  petite  de  toutes  les  semences  ;  mais  quand  il  est  crû,  il  est 
plus  grand  que  les  autres  légumes,  et  il  devient  un  arbre,  tellement  que  les 
oiseaux  du  ciel  y  viennent,  et  font  leurs  nids  dans  ses  branches.  Il  leur  dit  une 
autre  similitude  :  Le  Royaume  des  cieux  est  semblable  à  du  levain,  qu'une  femme 
prend,  et  qu'elle  met  parmi  trois  mesures  de  farine,  jusqu'à  ce  que  la  pâte  soit 
toute  levée.  Matth.  XIV,  31-33. 


L'état  nouveau  après  la  Réformation. — Culte  et  doctrine. — Enseigne- 
ment religieux  de  la  jeunesse  (Catéchuménat) . —  Instruction  litté- 
raire (collège  de  Neuchàtel). — 'Première  traduction  de  la  Bible  en 
langue  française  (Bible  de  Serrières). — Décrets  de  l'Etat  contre 
les  désordres  et  contre  la  profanation  du  dimanche. — Règlements 
ecclésiastiques. —  Consistoires. —  Lutte  de  Farelà  Neuchàtel.— 
Assemblées  pastorales  régulières. — La  classe. — Visites  d'église. — 
Union  intime  entre  les  églises  protestantes. — Amitié  de  leurs  chefs. 
— Désintéressement  des  réformateurs. — Mort  de  Farel. — Conclu- 
sion. 


L'Evangile  est  doué  d'une  double  puissance.  Il  a 
une  force  d'expansion-,  du  lieu  où  il  a  une  fois  pris 


\M  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

pied,  il  se  propage  de  proche  en  proche-,  il  envahit 
sans  cesse  de  nouveaux  domaines.  Il  ressemble  sous 
ce  premier  rapport  au  grain  de  semence,  qui,  une 
fois  qu'il  a  jeté  racine,  grandit ,  s'étale,  devient  un 
arbre  et  ombrage  le  sol  environnant.  C'est  la  l'es- 
pèce de  puissance  que  nous  avons  vu  la  Parole  de 
Dieu  déployer  chez  nous  pendant  les  quelques 
années  dont  nous  avons  retracé  l'histoire.  Dans  ce 
court  espace  de  temps,  la  semence  de  la  Vérité 
divine,  déposée  d'abord  par  la  main  du  Réformateur 
a  Serrières ,  s'accrut ,  envahit  paroisse  après  pa- 
roisse, et  finit  par  couvrir  le  sol  de  notre  pays 
presque  tout  entier. 

Mais  l'Evangile  possède  une  autre  vertu ,  plus 
merveilleuse  encore,  celle  de  transformer  intérieu- 
rement tout  ce  qui  lui  donne  accès.  Sous  ce  second 
rapport,  c'est  au  levain  qu'il  doit  être  comparé. 
Vous  connaissez  la  puissance  mystérieuse  que  le 
levain  déploie  dans  la  pâte.  A  son  contact  silen- 
cieux, cette  masse  lourde,  inerte,  sans  saveur,  en- 
tre en  fermentation  ,  s'agite ,  s'anime  en  quelque 
sorte,  devient  plus  légère  et  acquiert  la  saveur  qui 
lui  manquait  :  c'est  une  transformation.  La  vie  hu- 
maine, dans  son  état  naturel,  ressemble  a  la  pâte 
avant  qu'elle  soit  levée.  Malgré  les  belles  facultés, 
les  douces  affections  et  les  nobles  aspirations  dont 
elle  est  douée,  elle  n'en  est  pas  moins  dénuée  de 
toute  énergie  vraiment  sainte,  de  tout  amour  entiè- 
rement désintéressé,  de  toute  joie  complètement 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


15o 


pure,  en  un  mot,  de  toute  saveur  spirituelle.  Ce 
qui  est  né  de  la  chair,  est  chair,  a  dit  Jésus.  Il  faut 
le  contact  d'un  élément  supérieur  pour  lui  commu- 
niquer ces  qualités  qui  lui  manquent,  mais  qu'elle 
est  apte  a  recevoir.  Ce  levain,  c'est  Christ,  sa  per- 
sonne, son  œuvre,  sa  parole ,  son  Esprit.  Au  con- 
tact de  ce  levain  céleste ,  tout  dans  l'homme  entre 
en  une  sainte  fermentation  -,  la  conscience  s'éveille, 
le  cœur  s'épure;  une  direction  plus  élevée  s'em- 
pare de  la  volonté  et  de  l'intelligence  -,  les  affections 
naturelles  reçoivent  une  consécration  nouvelle; 
tout  reçoit  une  valeur  inconnue  jusqu'alors-,  tout 
concourt  a  un  divin  but.  Individu,  famille,  nation, 
tout  est  régénéré,  transformé.  Ce  qui  est  né  de 
l'Esprit,  est  Esprit,  a  dit  Jésus.  Eh  bien  1  mes 
chers  auditeurs,  l'Evangile  apporté  a  nos  pères 
par  Farel  a-t-il  aussi  déployé  chez  nous  cette  vertu 
transformatrice  du  levain?  Oui,  certes,  et  c'est  là 
ce  dont  nous  nous  convaincrons  aujourd'hui  en 
contemplant  le  tableau  de  l'état  sorti  chez  nous  de 
la  Réformation.  Sans  ce  tableau,  l'histoire  de  notre 
réformation  ressemblerait  a  un  drame  sans  dénoue- 
ment. D'ailleurs,  Jésus  a  dit  :  Vous  reconnaîtrez 
V arbre  à  ses  fruits.  Or  encore  aujourd'hui  la  Infor- 
mation a  ses  détracteurs.  Montrons-leur  donc  par  la 
bonté  des  fruits  celle  de  l'arbre  qui  les  a  portés. 
C'est  le  meilleur,  c'est  l'unique  moyen  de  leur  fer- 
mer la  bouche  ! 


156  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

Révéler  Jésus-Christ,  le  glorifier  dans  les  cœurs, 
c'est  là  l'œuvre  de  l'Esprit  saint.  Il  me  glorifiera, 
a  dit  Jésus  lui-même,  en  promettant  sa  venue 
(St-Jean  XVI,  14).  Et  saint  Paul  dit  :  Tout  esprit 
qui  dit  :  Jésus,  Seigneur  !  est  de  Dieu.  D'autre  part, 
diminuer  Jésus-Christ,  glorifier  quelque  autre  à  sa 
place,  telle  est  l'œuvre  de  l'esprit  opposé  a  l'Esprit 
divin.  Le  point  extrême  dans  cette  direction  per- 
verse ,  le  voici  :  Tout  esprit  qui  dit  :  Jésus ,  ana- 
thême!  n  est  point  de  Dieu.  (1  Cor.  XII,  3.)  Voila 
la  pierre  de  touche  donnée  par  Dieu  lui-même. 
Appliquons-la  ! 

Nous  savons  déjà  ce  qu'était  le  culte  avant  la  Ré- 
formation. Il  ne  glorifiait  pas  Jésus-Christ,  mais  le 
prêtre.  La  messe  n'est  certes  point  a  l'honneur  d'un 
Seigneur  que  le  prêtre  crée,  pour  ainsi  dire,  au 
moyen  des  éléments  matériels-,  elle  est  bien  plutôt 
a  l'honneur  du  prêtre  qui  a  reçu  un  si  prodigieux 
pouvoir  et  qui  possède  la  vertu  de  renouveler  ainsi 
le  miracle  de  l'incarnation  en  même  temps  que 
celui  de  la  croix  !  Dans  la  messe,  la  gloire  du  Maître 
n'est  que  le  piédestal  de  celle  du  serviteur. 

La  Réformation  ramena  cette  cérémonie  faussée 
à  sa  vérité  biblique.  On  célébra  de  nouveau  la 
Sainte-Cène,  comme  un  repas  d'actions  de  grâces, 
tout  à  la  gloire  de  Celui  dont  l'Eglise  annonce  la 
mort  (1  Cor.  XI,  26).  En  même  temps  la  Réfor- 
mation rendit  sa  place  dans  le  culte  à  l'acte  qui  dès 
les  premiers  temps  de  l'Eglise  en  avait  été  la  partie 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


157 


centrale  :  la  lecture  et  la  prédication  de  la  Parole 
de  Dieu.  A  la  vague  et  obscure  exaltation  du  sen- 
timent succéda  la  pleine  lumière  de  la  connais- 
sance. 

Une  transformation  profonde  s'opéra  également 
dans  la  doctrine.  Rome  enseignait  aux  hommes 
à  faire  des  œuvres  pour  mériter  le  ciel,  comme 
si  Dieu  était  un  marchand,  le  ciel  un  objet  vénal, 
et  nos  bonnes  œuvres  le  prix  d'achat.  La  Réforma- 
tion ne  reconnut  d'œuvre  méritoire ,  s'il  peut  être 
ici  question  de  mérite,  que  celle  que  Dieu  lui-même 
dans  son  amour  infini  a  accomplie  pour  nous  en  la 
personne  de  son  Fils.  Accepter  cette  œuvre  par- 
faite, s'en  prévaloir  avec  foi,  la  présenter  a  Dieu 
comme  si  c'était  la  nôtre  propre,  croire,  enfin,  rede- 
vint, selon  l'enseignement  de  l'Ecriture,  l'unique  et 
suffisant  moyen  de  grâce.  Et  les  bonnes  œuvres 
furent  réclamées  non  plus  comme  moyen  de  mé- 
riter le  ciel,  mais  comme  fruits  de  la  vie  céleste  déjà 
habitante  et  agissante  dans  le  cœur  du  croyant. 

A  l'esprit  mercenaire  succéda  ainsi  l'esprit  filial, 
ou,  selon  l'expression  de  saint  Paul ,  à  V esprit  de 
servitude  celui  d'adoption. 

La,  dans  ce  renouvellement  du  culte  et  de  la 
doctrine,  se  trouve  le  principe  fécond  de  toutes  les 
autres  transformations  dues  à  la  Réformation. 

Passons  en  revue  les  principaux  et  les  plus  salu- 
taires de  ces  changements. 

L'enseignement  religieux  de  la  jeunesse,  tel  que 


458 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 


nous  le  possédons  aujourd'hui  dans  toutes  nos  pa- 
roisses ,  n'existait  point  à  l'époque  qui  précéda  la 
Réformation.  «Depuis  plusieurs  siècles  l'usage  de 
«  catéchiser  la  jeunesse  n'existait  plus  dans  l'église 
«  romaine '.)>  On  enseignait  aux  enfants  a  réciter  le 
Pater  noster,  le  Credo  et  Y  Ave  Maria,  et  on  les  re- 
cevait ,  ainsi  machinalement  dressés ,  a  la  commu- 
nion du  Saint-Sacrement.  Mais  la  Réformation  ne 
fut  pas  plutôt  introduite  dans  notre  pays  que  les 
pasteurs  sentirent  le  devoir  de  donner  une  instruc- 
tion religieuse  soignée  et  approfondie  a  la  jeunesse. 
Us  y  furent  encouragés  par  une  lettre  adressée  le 
26  décembre  1541  a  la  classe  des  pasteurs  deNeu- 
châtel  par  le  fameux  Mélanchton ,  l'ami  et  le  com- 
pagnon d'œuvre  de  Luther,  et  par  les  frères  qui 
étaient  avec  lui  a  Worms.  Dans  cette  lettre,  Mé- 
lanchton donne  à  Farel  et  a  ses  collègues,  entre 
autres  recommandations,  celle  de  ne  laisser  appro- 
cher de  la  Table  du  Seigneur  que  des  fidèles  ins- 
truits et  bien  examinés  -,  et  pour  cet  effet  il  les  en- 
gage à  rédiger  un  formulaire  de  catéchisme  pour 
servir  à  l'instruction  de  la  jeunesse*. 

«En  octobre  1546,  raconte  Boyve,  on  établit  une 
«  prière  le  mardi,  un  sermon  le  mercredi  au  temple 
«  du  haut,  un  autre  le  vendredi  au  temple  de  l'hô- 
«  pital,  et  le  dimanche  suivant  on  commença  de 
«  faire  répondre  les  enfants  au  catéchisme5.  » 

1  Andrié,  p.  323.  —  2  Boyve,  Liv.  II,  p.  421.— 'Annales 
à  l'an  1546.  p  462. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


159 


On  voit  par  la  comment  l'Eglise  réformée,  dès 
son  berceau,  aspira  au  plein  jour  de  l'instruction, 
Le  catéchuménat  est  né  avec  notre  réformation. 

Ce  besoin  de  lumière,  excité  par  la  Réforme,  ne  se 
fit  pas  sentir  seulement  dans  le  domaine  religieux- 
il  s'étendit  aussi  au  domaine  des  lettres.  On  ne  sait 
pas  assez ,  et  il  importe  peut-être  de  le  rappeler  à 
cette  heure,  que  ce  fut  l'Eglise,  que  ce  furent  spé- 
cialement les  pasteurs  qui  furent  les  fondateurs  de 
l'instruction  publique  dans  notre  patrie.  «  Dès  1  532, 
«  la  classe  de  Neuchâtel  pourvut  a  l'instruction  de 
«  la  jeunesse  par  le  moyen  d'écoles  dans  le  pays  et 
«  y  envoya  des  instituteurs1.»  Dès  1532!  Et  la  ré- 
formation de  la  ville  ne  datait  que  de  la  fin  de  1530! 
Là  où  l'on  manquait  de  régents,  les  pasteurs  met- 
taient la  main  à  l'œuvre  et  remplissaient  les  fonc- 
tions de  maîtres  d'école.  Ce  jeune  Français  dont  je 
vous  parlais  récemment,  Hugues  Gravier,  qui  périt 
en  France  comme  martyr  de  la  foi  évangélique,  fut 
longtemps  le  régent  de  Cortaillod,  en  même  temps 
qu'il  en  fut  le  premier  pasteur.  «L'instruction  de  la 
«  jeunesse,  dit  M.  de  Chambrier*,  était  alors  l'affaire 

«  des  ministres  de  l'Evangile  Avant  de  devenir 

«  les  pasteurs  des  hommes  faits ,  les  ministres  de- 
«  vaient  avoir  été  les  instituteurs  des  enfants.  C'é- 
«  tait  la  classe  qui  présentait  les  régents  d'école  a 
«  la  confirmation  du  conseil  d'état.  » 


Andrié,  p.  321  — ?  P.  382-383. 


160  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

L'Eglise,  fille  de  la  lumière  divine,  a  été  chez 
nous  la  mère  et  la  nourrice  de  l'école ,  ce  véhicule 
des  lumières  terrestres.  Cela  est  naturel-,  comme 
une  vertu  appelle  une  autre  vertu,  une  connaissance 
fait  sentir  le  besoin  de  toutes  les  autres.  Il  y  a  soli- 
darité entre  les  lumières.  L'intelligence  s'éveille  ou 
s'endort  pour  tous  les  objets  a  la  fois.  Farel  sentait 
si  bien  la  relation  entre  l'ignorance  et  le  papisme 
d'une  part,  entre  l'instruction  et  la  Réforme  de 
l'autre,  qu'il  disait  à  Genève  :  «  Si  nous  ne  pour- 
«  voyons  aux  écoles,  les  têtes  rondes  s'empareront 
«  de  la  jeunesse1.»  Et  M.  Sayous2  déclare  que  «  dans 
«  toutes  ses  missions  il  travailla  autant  a  instruire 
«  le  peuple  qu'a  le  convertir.» 

La  sollicitude  des  réformateurs  pour  l'instruction 
s'étendit  jusqu'aux  hautes  études,  et  cela  par  un 
motif  encore  plus  particulier.  La  Réforme  repose 
sur  l'intelligence  de  la  Bible.  Enlevez  la  Bible,  elle 
croule  comme  un  édifice  auquel  on  aurait  ôté  son 
fondement.  Replacez  la  Bible,  la  Réforme  reparaît 
inébranlable,  comme  un  château  fort  assis  sur  le 
roc.  Or,  comment  comprendre  sûrement  la  Bible 
sans  la  connaissance  des  langues  dans  lesquelles 
elle  fut  écrite?  Le  peuple  Juif,  Jésus,  les  Apôtres 
parlaient  hébreu  et  grec.  Nos  livres  saints  sont 
écrits  dans  ces  langues,  dont  la  connaissance  est 
ainsi  nécessaire  a  leur  interprétation.  Ce  n'est  pas 

J  Chroniqueur,  p.  282.  —  2  P.  48. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


161 


tout  :  d'autres  temps,  d'autres  mœurs.  Nos  livres 
saints  font  à  tout  instant  allusion  a  des  usages,  a 
des  circonstances,  a  des  faits  historiques  et  géogra- 
phiques qu'il  faut  connaître  pour  les  comprendre. 
A  l'intelligence  des  langues  anciennes  doit  donc  se 
joindre,  chez  un  vrai  interprète  des  Ecritures,  la 
connaissance  scientifique  des  peuples  de  l'antiquité, 
de  leurs  institutions,  de  leur  histoire  et  des  pays 
qu'ils  habitaient. 

Voila  la  raison  pour  laquelle  la  Réformation  évo- 
qua nécessairement  l'étude  de  l'antiquité.  Aupara- 
vant la  connaissance  du  grec  et  de  l'hébreu  était 
tellement  négligée  qu'elle  rendait  même  suspect 
d'hérésie '.La  Réformation  fit,  au  contraire,  de  cette 
connaissance  une  condition  indispensable  de  l'ad- 
mission au  ministère  évangélique.  Pourvoir  l'Eglise 
de  conducteurs  instruits  fut  l'un  de  ses  premiers 
efforts.  «  Les  Réformateurs  ,  dit  M.  Sayous2,  n'a- 
it vaient  point  oublié  que  la  rénovation  religieuse 
«  procédait  en  ligne  directe  de  la  renaissance  des 
«  lettres.  Et  comme  ils  étaient  arrivés  a  leur  foi  par 
«  le  chemin  des  études,  ils  conservèrent  à  celles-ci 
«  une  vive  reconnaissance,  un  sincère  respect.  » 

Voici  comment  Farel  lui-même,  dans  son  livre  : 
Le  Glaive  de  la  Parole  véritable ,  démontre  et  dé- 
veloppe l'utilité  des  études  littéraires  et  scienti- 
fiques : 

1  Vov  les  exemples  dans  Ruchat .  t.  1  .  p.  vui-x.  — 
'■  P.  48. 

11 


162  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

«  II  faut,  dit-il,  que  selon  la  puissance  des  pa- 
rt rents  ou  par  l'aide  de  l'Eglise ,  par  ses  membres 
«  principaux  et  par  les  pasteurs  et  le  magistrat,  les 
«  enfants,  selon  leur  esprit  ou  leur  capacité,  ap- 
«  prennent  les  langues  principales ,  comme  grec , 
«  latin,  hébreu,  afin  que  si  Dieu  leur  donne  la  grâce 
«  de  pouvoir  enseigner  et  porter  sa  Parole,  ils  puis- 
«  sent  boire  en  la  fontaine  et  lire  l'Ecriture  en  son 
«  propre  langage  auquel  elle  a  été  écrite,  comme 
«  en  hébreu  l'Ancien-Testament,  et  en  grec  le  Nou- 
k  veau.  Et  aussi  pour  voir  comment  Dieu  est  mer- 
u  veilleux  en  ses  œuvres  et  comment  les  hommes 
«  sont  muables,  ils  devront  voir  et  apprendre  ce 
«  qui  a  été  écrit  de  la  nature  des  bêtes ,  arbres  et 
«  herbes ,  et  autres  choses  que  Dieu  a  créées  pour 
«  servir  a  l'homme  -,  s'instruire  des  diversités  des 
<(  gens  et  des  pays,  lisant  les  histoires  qui  montrent 

«  les  mutations  des  villes  et  des  royaumes  Cer- 

'(  tainement  ces  sciences  sont  dons  de  Dieu.  » 

La  fondation  de  l'académie  de  Lausanne  et  du 
collège  de  Neuchâtel  fut  l'œuvre  de  la  Réformation 
et  spécialement  de  Farel.  Ce  sont  la  les  monu- 
ments des  besoins  scientifiques  dont  étaient  péné- 
trés ceux  qui  dirigeaient  alors  l'Eglise. 

Il  en  fut  de  même  à  Genève.  «  A  côté  de  son 
«  église,  dit  M.  Sayous,  Calvin  éleva  un  collège  et 
«  une  académie.  »  Ces  institutions  étaient  comme 
les  succursales  nécessaires  de  l'Eglise  protestante. 
Ce  fut  Farel  personnellement  qui,  par  les  soins  de 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


163 


son  ami  Wolfhard ,  de  Strasbourg,  procura  a  notre 
collège  latin  son  premier  maître.  Un  jeune  savant, 
nommé  Louis,  que  recommandaient  également  sa 
pureté  de  mœurs,  sa  piété  et  son  amour  de  la 
science,  fut  appelé  a  Neuchâtel,  et  toute  notre  jeu- 
nesse studieuse  confiée  a  ses  soins1.  Au  nombre 
des  premiers  maîtres  de  notre  collège  figure  l'un 
des  savants  distingués  de  l'époque,  Mathurin  Cor- 
dier,  dont  plusieurs  d'entre  nous  se  rappellent  bien 
les  Colloques,  qui  fut  aussi  professeur  a  Lausanne 
et  à  Genève,  et  qui  eut  l'honneur  d'enseigner  le 
latin  à  l'homme  qui,  depuis  les  temps  anciens,  a 
peut-être  le  mieux  manié  cette  langue,  Calvin. 

Ceci  nous  conduit  a  vous  parler  d'un  fait  remar- 
quable dans  l'histoire  de  notre  réformation.  C'est 
la  publication  dans  notre  pays  de  la  première  tra- 
duction de  la  Bible  en  langue  française. 

Lefèvre  d'Etaples,  le  maître  et  l'ami  de  Farel, 
avait  publié  a  Meaux ,  en  \oM,  comme  nous  l'a- 
vons vu,  la  première  traduction  du  Nouveau-Tes- 
tament. Mais  ce  premier  essai  était  défectueux  à 
plusieurs  égards-,  et  puis  restait  à  traduire  l'Ancien- 
Testament,  la  partie  de  beaucoup  la  plus  considé- 
rable et  la  plus  difficile  de  l 'Ecriture-Sainte.  Les 
églises  de  langue  française  sentaient  un  besoin 
pressant  de  posséder  ce  trésor,  qui  jusqu'ici  n'a- 
vait été  accessible  qu'aux  érudits  capables  de  lire 


1  Chroniqueur,  p.  87. 


164  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

l'original  hébreu  ou  la  traduction  latine.  Mais  com- 
ment exécuter  cet  important  et  immense  travail?  Il 
fallait  avant  tout  un  homme  capable,  puis  des  som- 
mes considérables ,  enfin  un  lieu  sûr  et  indépen- 
dant du  pouvoir  des  prêtres.  Lïhomme  se  trouva 
dans  la  personne  d'Olivétan  \  Picard  de  naissance, 
proche  parent  du  grand  Calvin.  L'argent  fut  fourni, 
ainsi  que  nous  le  verrons,  par  des  mains  auxquelles 
nul  n'eût  jamais  songé.  Et  le  lieu  d'impression  se 
trouva  être  Serrières,  ce  village  qui  avait  été  le 
berceau  de  la  Réformation  dans  notre  pays. 

Olivétan,  ou  d'Olivet,  était  précepteur  dans  la 
famille  de  Jean  Chautemps,  à  Genève.  Il  savait 
assez  bien  le  grec  et  passablement  l'hébreu  \  il 
connaissait  l'italien  et  l'allemand  et  pouvait  ainsi 
profiter  des  traductions  de  la  Bible  qui  venaient 
de  paraître  dans  ces  langues.  Tous  les  frères  qui 
entouraient  Olivétan  se  tournèrent  vers  lui  et  lui 
imposèrent  la  charge  de  ce  grand  travail.  Il  y  em- 
ploya deux  ans  et  demi,  pendant  lesquels  la  per- 
sécution et  des  affaires  domestiques  le  jetèrent 
fréquemment  d'un  lieu  dans  un  autre.  Malgré  cela 
il  se  mit  a  l'œuvre-,  il  entra  en  correspondance 
avec  tous  les  hommes  savants  de  la  Réforme,  car 
dans  ce  moment  si  beau,  la  science  de  chacun  était 
celle  de  tous.  Il  fut  spécialement  aidé  par  Calvin'. 
Pendant  qu'il  travaillait  avec  ces  nombreux  secours, 

1  Chroniqueur,  p.  36  et  103-104. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


165 


les  parties  déjà  traduites  s'imprimaient  a  Senrières. 
Là  s'était  établi  un  imprimeur,  Pierre  Devingie. 
Picard  d'origine,  comme  Olivétan.  L'indépendance 
religieuse  dont  jouissait  notre  pays  favorisait  cet 
établissement  qui.  en  France,  eût  certainement 
succombé  aux  persécutions  du  clergé.  L'ouvrage 
parut  en  1535.  On  possède  encore  aujourd'hui  des 
exemplaires  de  cette  remarquable  édition.  Le  titre 
est  :  La  Bible  qui  est  toute  la  Sainte-Ecriture.  A  la 
dernière  page  il  est  écrit  :  «  Achevé  d'imprimer  en 
«  la  ville  et  comté  de  Neuchâtei,  par  Pierre  De- 
«  vingle,  dit  Pivot,  picard,  l'an  1535,  le  quatrième 
«jour  de  juin.»  Le  format  est  in-folio,  et  l'im- 
pression fort  belle.  Le  texte  est  sur  deux  colonnes; 
la  traduction  est  fidèle,  quoique  non  sans  faute. 
On  peut  dire  qu'elle  a  servi  de  base  aux  nombreuses 
traductions  de  la  Bible  en  langue  française  qui 
l'ont  suivie.  Pierre  Devingie  reçut ,  en  récom- 
pense, la  bourgeoisie  de  Neuchâtel,  tant  l'Eglise 
entière  s'associait  de  cœur  a  cette  œuvre  et  en  ap- 
préciait l'importance.  La  préface  est  remarquable; 
elle  renferme  dans  sa  naïveté  des  paroles  d'une 
beauté  subiime.  Olivétan  dédie  son  œuvre  au 
peuple  chrétien;  voici  comment  il  s'annonce  : 

«  C'est  Pierre-Robert  Olivetanus,  l'humble  et 
«  petit  translateur,  qui  s'adresse  a  l'Eglise  de  Jésus- 
«  Christ.  La  bonne  coutume  est  de  toute  ancienneté 
«  que  ceux  qui  publient  quelque  livre  le  viennent 
«dédier  à  quelque  prince,  roi  ou  empereur.  La- 


160  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

«  quelle  coutume  n'est  certes  pas  maintenue  sans 
«  cause.  Car  outre  qu'on  est  affriandé  par  l'expec- 
«  tation  d'un  royal  remerciement,  il  en  estbeaucoup 
«  qui  ne  recevraient  point  un  écrit  s'il  ne  portait 
«  la  livrée  de  quelque  très-illustre,  très-haut,  très- 
«  victorieux,  très-béatissime  et  sanctissime  nom.  » 
Olivétan  continue  en  disant  que  pour  lui  il  n'est 
«  point  entré  dans  cette  coutume  des  gentils  ,  »  vu 
que  son  livre  n'a  que  faire  «  de  faveur  ni  de  pater- 
<c  nité  quelconque,  autre  que  la  tienne,  ô  pauvre 
«  petite  église  de  Jésus-Christ,  qui  est  tant  mince 
«  et  tant  amaigrie  qu'il  ne  te  reste  que  la  peau. 
«  Vraiment  cette  offre  t'était  due  comme  contenant 
«  ton  patrimoine,  par  lequel  en  pauvreté  tu  es  ré- 
«  putée  très-riche-,  en  solitude,  bien  accompagnée; 
«  en  péril ,  assurée  -,  en  adversité ,  prospère  -,  saine 
«  en  la  maladie,  et  vivifiée  en  la  mort.  Pauvre  pe- 
«  tite  Eglise ,  qui  es  encore  en  état  de  chambrière 
k  et  de  servante ,  va  donc  5  décrotte  tes  haillons 
«  tout  souillés  de  traditions  vaines;  lave  tes  mains 
«  toutes  sales  de  faire  l'iniquité!  Veux-tu  toujours 
«  appartenir  à  Maître?  N'est-il  pas  temps  que  tu 
«  écoutes  ton  époux?  Christ  t'aurait-il  aimée  en 
«  vain?  Lui  veux-tu  point  donner  ta  foi?  N'y  a-t-il 
«  pas  assez  de  biens  en  la  maison  de  son  Père?  As- 
<(  tu  doute?  As-tu  peur?  Pauvrette,  n'est-ce  pas  lui 
«  qui  donne  la  vie  immortelle?  N'aie  égard  à  ta 
«  petitesse .  puisqu'il  te  considère  en  sa  hautesse 
«  et  qu'il  lui  plaît  d'élire  les  choses  basses  pour 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


167 


«  faire  honte  aux  choses  altières.  Il  est  vrai  que  de 
«  ta  part  tu  ne  pourrais  apporter  a  ton  époux  chose 
«  qui  vaille,  pauvrette!  Mais  qu'y  ferais-tu?  Viens 
«  donc  hardiment!  Viens  avec  ta  cour,  tes  injuriés, 
«  tes  emprisonnés,  tes  bannis.  Viens  avec  tes  te- 
«  naillés,  tes  flétris,  tes  démembrés.  Il  les  veut; 
«  car  lui-même  il  a  été  ainsi  en  ce  monde,  et  il  les 
«  appelle  amiablement ,  et  n'est-ce  pas  pour  les 
«  soulager,  les  enrichir  et  les  faire  triompher  avec 
«  lui  en  sa  cour  célestielle?  0  noble  Eglise ,  heu- 
«  reuse  épouse  du  Fils  du  Roi,  accepte  donc  cette 
<(  Parole  où  tu  pourras  voir  la  volonté  de  Christ,  le 
«  tien  époux.  » 

Telles  sont  les  paroles  dont  Olivétan  accompa- 
gnait le  présent  nuptial  qu'il  offrait  à  cette  Eglise 
récemment  tirée  de  la  poudre  et  désormais  assise 
sur  le  trône,  a  côté  de  son  céleste  époux. 

Mais  où  Olivétan,  pauvre,  persécuté ,  malade, 
avait-il  trouvé  les  sommes  nécessaires  pour  une 
entreprise  si  considérable?  Chez  le  peuple  le  plus 
pauvre  et  le  plus  persécuté  de  l'Europe,  mais  le 
plus  riche  et  le  plus  béni  quant  aux  biens  spiri- 
tuels. Il  est  en  Europe  un  peuple  relégué  dans  ses 
montagnes,  souvent  dépouillé  et  décimé  par  les 
plus  affreuses  persécutions  pour  le  crime  d'avoir 
conservé  la  foi  apostolique  des  premiers  temps  au 
milieu  des  égarements  de  tout  le  reste  de  l'Eglise. 
Ce  sont  les  Vaudois  des  vallées  italiennes  des  Alpes 
et  de  la  Calabre.  Ils  avaient  salué  avec  un  inexpri- 


168  CINQUIÈME  CONFÉRENCE . 

mable  bonheur  l'apparition  des  réformateurs.  Dans 
leur  étonnement  ils  avaient  député  quelques-uns 
de  leurs  pasteurs  pour  visiter  ces  hommes  dont  le 
nom  était  parvenu  jusque  dans  leurs  montagnes,  et 
étudier  de  plus  près  leur  œuvre.  Les  envoyés  vau- 
dois  s'étaient  entretenus  avec  Zwingle,  OEcolam- 
pade,  Bucer.  Us  avaient  entendu  le  pur  Evangile 
proclamé,  tel  qu'ils  le  prêchaient  eux-mêmes,  dans 
toutes  les  églises  protestantes.  Ils  avaient  vu  de  lieu 
en  lieu  le  souffle  de  l'Eternel  se  mouvant  sur  la 
terre  et  ranimant  les  os  secs  ,  et ,  de  retour  dans 
leurs  vallées,  ils  avaient  raconté  les  merveilles  dont 
ils  avaient  été  les  témoins,  et  s'étaient  écriés  : 
«  Nous  avons  vu  le  règne  de  Dieu  venir  avec 
«  force  !  »  Leurs  églises  alors  avaient  voulu  jouir 
aussi  de  ce  spectacle  glorieux  ,  et  des  vallées 
d'Angrogne,  de  Freissinières,  de  Mérindol  et  de  la 
Calabre  étaient  arrivées  en  Suisse,  en  France  et  en 
Allemagne  des  lettres  de  ces  Yaudois  demandant 
une  visite  de  leurs  nouveaux  frères.  Cette  demande 
avait  été  accordée.  Et  le  12  septembre  1532,  les 
trois  amis,  Farel,  Olivétan  et  Saulnier  avaient  paru 
au  milieu  d'une  grande  assemblée  de  toute  l'Eglise 
vaudoise  convoquée  a  Angrogne ,  et  avaient  salué 
cette  sœur  aînée,  au  front  sanglant  et  vénérable, 
de  la  part  de  ses  plus  jeunes  sœurs ,  les  Eglises 
de  la  Suisse  romande.  C'est  dans  cette  assemblée 
que  la  grande  œuvre  de  la  traduction  de  la  Bible 
en  langue  française  avait  été  décidée  et  confiée  à 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


169 


Olivétan.  Une  collecte  avait  été  faite,  et,  chose 
inouïe,  ce  peuple,  le  plus  pauvre  du  monde,  avait 
trouvé  500  écus  d'or  a  consacrer  à  cet  emploi! 
Voilà  le  fonds  dans  lequel  avait  puisé  Olivétan.  Il 
le  faisait  lui-même  comprendre  à  l'Eglise  dans  cette 
préface  dédicatoire  dont  je  vous  ai  déjà  cité  un 
fragment  : 

«  Mais  ne  voudrais-tu  point  t'enquérir,  ô  Eglise, 
«  quel  est  cet  ami  inconnu  et  cet  étrange  bien- 
faiteur qui  se  mêle  ainsi  de  te  donner  le  tien? 
«  Ecoute!  le  pauvre  peuple  qui  te  fait  ce  présent  a 
«  été  plus  de  trois  cents  ans  banni  de  ta  compa- 
«  gnie;  il  est  épars  aux  quatre  coins  de  la  Gaule; 
«  toutefois,  c'est  le  vrai  peuple  de  patience.  Ne  le 
«  connais-tu  point?  C'est  ton  frère,  ton  Joseph,  qui 
«  ne  se  peut  plus  tenir  qu'il  ne  se  donne  à  connaître 
«  a  toi.  Il  attendait  toujours  que  tu  vinsses  à  recon- 
«  naître  ton  droit  qui  t'est  commun  avec  lui....  et 
«  maintenant  que  tu  es  un  petit  revenu  à  toi  et  que 
«  tu  commences  a  reconnaître  de  quelle  race  tu  es, 
«  ce  peuple,  ton  frère,  s'avance  et  t'offre  amiable - 
«  ment  son  tout1.  « 

Ne  peut-on  pas  appliquer  a  ce  don,  comparé  à 
ceux  que  nous  faisons  quelquefois  pour  le  règne  de 
Dieu,  la  parole  de  Jésus-Christ  touchant  la  pite  de 
la  veuve  et  les  offrandes  des  riches  en  Israël  :  Tous 

1  Voy.  cette  préface  complète  Chroniqueur,  p.  104- 
105. 


170  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

ceux-là  ont  mis  dans  les  offrandes  de  Dieu  de  leur 
superflu  ;  mais  celle-ci  y  a  mis  de  sa  disette  tout  ce 
qu'elle  avait  pour  vivre  ?  Et  le  temps  ne  serait-il 
point  venu  pour  les  églises  de  langue  française  de 
chercher  a  acquitter  de  queique  manière  cette  vieille 
dette  envers  l'Eglise  vaudoise  d'Italie? 

Quant  au  rôle  de  Neuchâtel  dans  cette  publica- 
tion, il  a  été  fort  petit  sans  doute  \  néanmoins  il 
est  permis  aux  Neuchâtelois  de  s'en  réjouir  et  même 
d'y  voir  quelque  chose  de  providentiel.  C'est  a 
Neuchâtel  qu'a  paru,  il  y  a  trois  siècles,  la  pre- 
mière traduction  française  de  la  Bible.  C'est  de 
notre  Eglise  qu'est  sortie,  deux  siècles  plus  tard, 
la  traduction  de  la  Bible  la  plus  répandue  en 
France,  celle  d'Osterwald.  C'est  a  Neuchâtel  enfin 
que  l'on  doit  la  traduction  moderne  la  plus  remar- 
quable de  l' Ancien-Testament,  celle  de  M.  Perret- 
Gentil.  Ne  serait-ce  point  la  l'indice  d'une  vocation 
spéciale  dont  il  aurait  plu  à  Dieu  d'honorer  notre 
petite  Eglise  neuchâteloise? 

Mais  que  serait  la  connaissance  la  plus  pure  des 
Ecritures  et  de  la  doctrine  qu'elles  renferment,  et 
l'exercice  du  culte  le  plus  spirituel  dans  ses  formes, 
sans  la  pratique  de  la  vie  chrétienne?  Ce  ne  serait 
autre  chose  que  cette  foi  morte  dont  parle  saint 
Jacques,  et  qu'il  compare  a  la  foi  des  démons, 
qui  croient  en  Dieu,  mais  qui  en  tremblent.  La 
connaissance  répandue  chez  nos  pères  par  la  Ré- 


APRÈS  LA  RÉFORMATION.  471 

formation  n'aurait-elle  point  été  une  croyance  de 
cette  nature?  Non  -,  ce  fut  une  puissance  qui  régé- 
néra la  vie  nationale  et  qui  purifia  chez  nous  les 
mœurs  publiques. 

Je  vous  ai  tracé  le  tableau  de  la  dégradation 
morale  du  peuple  et  de  tout  le  clergé  au  moment 
de  la  Réformation.  Tous  les  péchés,  tous  les  vices, 
tous  les  crimes,  nous  l'avons  vu,  s'abritaient  a  l'envi 
sous  les  bulles  d'indulgence  papales.  Un  peu  d'or 
lavait  de  tout-,  et  chacun  usait,  avec  une  licence 
effrénée,  de  ces  faciles  moyens  de  justification. 

Transportons-nous  à  vingt  ans  plus  tard.  On 
reste  stupéfait  à  la  vue  du  changement  qui ,  en  si 
peu  de  temps,  s'est  opéré  dans  les  institutions, 
dans  les  hommes  et  dans  les  mœurs. 

Déjà  en  1540  fut  publié  par  le  conseil  de  la  ville 
de  Neuchâtel  un  décret  interdisant  les  danses  dans 
la  ville  et  banlieue1.  Un  an  plus  tard,  le  gouver- 
nement confirme  ce  décret  et  le  fait  publier  dans 
toutes  les  églises  du  comté.  Des  mesures  sont 
prises  pour  que  les  sacrements  ne  soient  plus  pro- 
fanés, et  que  le  dimanche  soit  sanctifié  comme  doit 
l'être  le  Jour  du  Seigneur.  Les  jureurs  et  les  blas- 
phémateurs sont  condamnés  a  baiser  la  terre  en 
présence  de  celui  qui  les  aura  admonestés-,  les  adul- 
tères, punis  par  la  prison-,  ceux  qui  sont  surpris  en 
état  d'ivresse,  mis  a  la  javiole,  au  pain  et  à  l'eau, 


1  Boyve,  an  1540. 


172 


CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 


pour  vingt-quatre  heures ^  ceux  qui  restent  oiseux 
dans  les  rues  le  jour  du  dimanche,  et  ceux  qui  se 
livrent  a  d'autres  divertissements  que  les  jeux  mi- 
litaires, utiles  pour  la  défense  de  la  patrie,  sont 
frappés  d'amendes-,  l'action  de  grâces  avant  et 
après  le  repas  est  recommandée,  ((afin,  dit  l'or- 
«  donnance,  que  nous  ne  demeurions  ingrats  en- 
«  vers  notre  Père  éternel  de  ses  grâces  et  bénéfices 
«  qu'il  nous  fait  journellement1.  »  Nous  trouvons 
dans  le  comté  de  Yalangin  des  ordonnances  com- 
plètement semblables2. 

Pendant  que  le  pouvoir  civil  travaillait  par  ces 
règlements  â  la  réforme  des  mœurs,  l'Eglise  ne 
s'endormait  pas.  Elle  aussi  allait  chercher  des 
armes  dans  son  arsenal,  pour  combattre  la  corrup- 
tion régnante.  Elle  y  trouvait  le  glaive  spirituel 
appelé  :  Discipline  ecclésiastique.  C'était  d'abord 
l'avertissement  privé  adressé  au  pécheur  par  quel- 
que frère-,  puis  l'admonestation  officielle  par  le 
pasteur  -,  après  cela,  la  dénonciation  publique ,  en 
pleine  assemblée  de  l'église  ^  enfin,  l'excommuni- 
cation. Mais  pour  exercer  cette  discipline,  il  fallait 
dans  chaque  paroisse  un  organe  spécial,  un  conseil 
représentant  l'Eglise.  Déjà  en  1538,  nous  trouvons 
un  pareil  corps  fonctionnant  â  Neuchâtel.  Ce  fut  en 
1562  que  ces  conseils  d'église  furent  définitivement 

1  Boyve,  an  1542.  — 2  Voy.  l'excellent  résumé  Andrié. 
p.  219. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


173 


et  généralement  établis  dans  tout  le  comté  de  Neu- 
châtel  par  un  synode  tenu  le  14  janvier  5  ils  furent 
institués  la  même  année  dans  le  comté  de  Valan- 
gin.  Les  membres  de  ces  corps  se  nommaient  an- 
ciens. C'étaient  les  hommes  de  la  paroisse  qui  se 
distinguaient  par  leur  piété  et  la  pureté  de  leurs 
mœurs.  Les  conseils  d'anciens  se  nommaient  con- 
sistoires monitifs 1 . 

Et  ne  pensez  pas  que  ces  règlements  et  ces  in- 
stitutions n'existassent  que  sur  le  papier.  Les 
réformateurs  mettaient  le  plus  grand  zèle  à  élever 
la  vie  des  membres  de  leurs  églises  au  niveau  de 
la  sainteté  des  institutions  qu'ils  leur  donnaient. 
Nous  en  trouvons  la  preuve  dans  l'un  des  faits  les 
plus  saillants  du  ministère  de  Farel  a  Neuchâtel. 

Cet  intrépide  serviteur  de  Dieu  avait  été  plus 
d'une  fois  sollicité  d'accepter  le  pastorat  dans  la 
ville  de  Neuchâtel.  Il  avait  refusé  cette  offre  pour 
pouvoir  continuer  son  ministère  ambulant  et  pé- 
rilleux d'évangéliste.  Ce  fut  en  1543  seulement 
que,  cédant  enfin  aux  sollicitations  de  la  classe,  il 
accepta ,  comme  poste  fixe ,  le  pastorat  dans  notre 
ville.  Mais  longtemps  avant  cette  époque  Neuchâtel 
n'en  était  pas  moins  le  théâtre  habituel  de  son  acti- 
vité. En  1541,  il  arriva  qu'une  dame  de  haut  rang, 
qui  vivait  en  désunion  avec  son  mari,  le  quitta,  et, 
malgré  tous  les  avertissements,  refusa  de  le  re- 


1  Boyvc;  1562. 


174  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

joindre.  Ni  les  exhortations  particulières  de  Farel, 
ni  les  remontrances  solennelles  du  Consistoire  ne 
réussirent  à  vaincre  son  obstination.  Elle  était  sou- 
tenue par  sa  famille.  Farel  alors  eut  recours  à  un 
moyen  plus  énergique,  celui  dont  il  est  fait  mention 
dans  les  épîtres  de  saint  Paul  :  Si  quelqu'un  no- 
béit  pas  à  ce  que  nous  vous  disons,  signalez-le! 
(2Thess.,  III,  14.)  Le  dimanche  matin,  31  juillet 
1541,  il  dénonça  publiquement  cette  dame  du  haut 
de  la  chaire  et  parla  avec  force  contre  elle  et  contre 
tous  ceux  qui  osaient  la  soutenir.  Cette  démarche 
vigoureuse  souleva  contre  lui  tout  le  parti  de  la 
dame,  et,  de  plus,  cette  masse  indécise  qui  veut  le 
bien,  mais  jusqu'à  la  limite  de  la  politesse  hu- 
maine. Et  dès  le  jour  même,  a  deux  heures  après 
midi,  une  assemblée  tenue  sur  la  terrasse  du  châ- 
teau vota  a  la  majorité  des  voix  le  renvoi  de  Farel 
dans  l'espace  de  deux  mois.  C'était  la  répétition  de 
ce  qui  s'était  fait  envers  lui  et  son  ami  Calvin ,  à 
Genève,  quelques  années  auparavant.  C'était  l'ac- 
complissement du  mot  prophétique  de  Bonnivard , 
quand  il  répondait  spirituellement  aux  Genevois 
qui  venaient  le  consulter  sur  une  tentative  de  réfor- 
mation :  «  Vous  avez  haï  les  prêtres  pour  être  à 
«  vous  trop  semblables-,  vous  haïrez  les  prédicants 
«  pour  être  a  vous  trop  dissemblables 1 .  » 
Ce  moment  était  décisif  pour  Neuchâtel.  Il  s'a- 


1  Sayous;  p.  27. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION.  175 

gissait  de  savoir  si  la  conscience  publique  selèverait 
au  niveau  des  institutions  nouvelles  ou  se  laisserait 
dépasser  par  elles.  Grâce  a  Dieu,  la  Réforme  sortit 
victorieuse  de  cette  épreuve.  Le  conseil  de  ville  se 
déclara  hautement  pour  Farel.  La  classe  en  fit  au- 
tant et  écrivit  aux  édisesdeBienne,  de  Constance  et 
de  Strasbourg  pour  leur  demander  leur  avis.  Enfin, 
après  six  mois  de  lutte,  deux  députés  de  Berne 
vinrent  a  Neocbâtel.  L'Eglise  fut  assemblée  pour 
voter  a  la  pluralité  des  suffrages  si  l'on  conserverait 
ou  si  Ton  expulserait  le  Réformateur  et  sa  disci- 
pline. Le  29  janvier  lo42.  la  majorité  des  habi- 
tants de  la  ville  se  déclara  pour  Farel  et  approuva 
sa  sévérité. 

Quand  on  compare  cette  sainte  fermeté  avec  la 
corruption  sans  bornes  dont  nous  avons  retracé  le 
hideux  tableau .  et  que  l'on  se  rappelle  que  douze 
ans  seulement  s'étaient  écoulés  entre  la  première 
arrivée  de  Farel  à  Neuchâtel  et  cette  votation  so- 
lennelle .  n'est-on  pas  saisi  de  la  grandeur  de  la 
révolution  morale  qui  s'est  opérée  dans  ce  court 
espace  de  temps?  Ne  sent-on  pas  qu'un  courant 
d'air  pur  a  pénétré  dans  notre  ville  et  commencé  à 
dissiper  l'infection  qui  la  remplissait? 

Mais ,  demanderez-vous  peut-être  ,  ces  réforma- 
teurs et  ces  pasteurs  qui  appliquaient  ainsi  la  dis- 
cipline aux  autres,  l'exerçaient-ils  aussi  envers  eux- 
mêmes?  Le  nouveau  clergé  donnait-il  à  l'Eglise  le 


176  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

modèle  de  la  pureté  des  mœurs  et  de  la  consécra- 
tion de  toute  la  vie  au  Seigneur? 
J'ose  répondre  :  oui. 

Jésus,  auquel  regardaient  uniquement  ces  servi- 
teurs de  Dieu,  les  attirait  et  les  élevait  a  lui,  et  se 
servait  d'eux  comme  de  leviers  pour  attirer  et  élever 
tout  le  troupeau. 

Dans  les  années  qui  suivirent  immédiatement  la 
réformation  de  Neuchâtel ,  Farel  résidait  fréquem- 
ment encore  à  Morat.  Malgré  son  zèle  dévorant, 
cet  homme  de  Dieu  connaissait  la  puissance  de  l'i- 
solement pour  abattre  l'âme  et  la  replonger  dans  la 
langueur.  Il  établit  donc  dès  1532  des  assemblées 
régulières  de  pasteurs  qui  se  tenaient  tous  les 
jeudis,  soit  à  Moral,  soit  à  Neuchâtel,  soit  quelque- 
fois aussi  a  Grandson ,  spécialement  dans  le  but 
«  d'ordonner  de  l'emploi  des  frères  selon  l'exercice 
«  et  la  nécessité  des  cas 1 .  »  Ils  commençaient  par 
s'édifier  mutuellement  par  la  méditation  des  Ecri- 
tures et  par  la  prière.  Puis  on  traitait  des  intérêts 
de  l'Eglise  et  du  ministère.  On  cherchait  â  pourvoir 
de  conducteurs  spirituels  les  églises  vacantes  -,  c'é- 
tait l'une  des  plus  grandes  difficultés  de  l'époque. 
L'on  examinait  les  nouveaux  ouvriers  qui  se  pré- 
sentaient -,  on  les  recommandait  a  Dieu  et  on  leur 
assignait  leur  champ  de  travail.  On  s'entretenait 
aussi  des  usages  des  différentes  communautés  pour 


1  Sayous,  p.  18. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


177 


leur  emprunter  ce  qu'elles  avaient  d'applicable. 
Quelle  différence  entre  ces  serviteurs  de  Dieu  qui 
se  réunissaient  ainsi  spontanément  pour  travailler 
a  l'avancement  du  règne  de  Jésus-Christ  dans  leur 
cœur  et  dans  leurs  troupeaux,  et  la  vie  molle  et  li- 
cencieuse de  l'ancien  clergé,  ces  repas  somptueux, 
ces  conversations  obscènes ,  ces  rixes  scandaleuses 
jusques  dans  le  temple  I  Ici  encore,  comment  mé- 
connaître qu'un  souffle  purifiant  a  traversé  le  sanc- 
tuaire? 

C'est  de  ces  réunions  libres  que  se  forma  le  corps 
des  Pasteurs  de  Neuchâtel,  appelé  la  Classe  ou 
la  Compagnie. 

Après  de  telles  réunions,  les  pasteurs  se  sépa- 
raient d'ordinaire  l'esprit  relevé,  le  cœur  rafraîchi, 
et  regagnaient  leur  paroisse  comme  on  retourne  au 
combat.  Tel  était  alors  tout  le  gouvernement  de 
l'Eglise-,  la  vie  chrétienne  faisait  le  reste.  L'Esprit 
de  Dieu  était  la.  La  piété  individuelle  suppléait  a 
tout*. 

A  tout  instant  des  pasteurs  du  dehors,  tels  que 
Viret,  Saulnier  et  d'autres,  venaient  prendre  part 
aux  réunions  de  ce  corps,  les  vivifier  et  s'y  ré- 
chauffer eux-mêmes.  La  Compagnie  correspondait 
avec  des  hommes  célèbres  dans  le  monde  entier, 
tels  que  Calvin  et  Mélanchton,  dont  les  lettres  sont 
encore  dans  nos  archives. 


1  Chroniqueur,  p.  97. 


12 


178  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

Bientôt  furent  établies  des  prédications  a  tour  de 
rôle,  après  lesquelles  le  prédicateur  entendait  les 
observations  de  ses  collègues  aussi  bien  sur  le  fond 
que  sur  la  forme  de  son  discours.  Ce  fut  l'origine 
des  Sermons  de  Générale  qui  se  tenaient  tout  ré- 
cemment encore  chaque  premier  mercredi  du  mois 
dans  le  temple  du  château  et  qui,  comme  au  temps 
de  la  Réformation,  étaient  suivis  d'une  critique 
fraternelle.  C'est  ainsi  que  pendant  trois  siècles  la 
classe  a  pourvu  a  la  perpétuation  régulière  et  pure 
du  saint  ministère  dans  les  églises  de  notre  pays. 
La  préoccupation  du  bien  des  troupeaux  et  de  leur 
propre  salut  poussa  même  les  membres  du  clergé 
neuchâtelois  a  une  institution  qui  montre  tout  le  sé- 
rieux dont  ils  étaient  animés.  La  grande  prédication 
d'un  pasteur,  ce  n'est  pas  sa  parole,  c'est  sa  vie. 
Désireux  de  mettre  toute  leur  conduite  en  harmonie 
avec  la  sainteté  de  leur  mission,  Farel  et  ses  collè- 
gues voulurent  exercer  les  uns  à  l'égard  des  autres 
cette  discipline  que  l'Eglise  exerçait  sur  tous  ses 
membres  par  l'intermédiaire  des  consistoires,  et 
parer  ainsi  au  relâchement  de  cette  discipline  inté- 
rieure que  chaque  pasteur  doit  exercer  sur  lui- 
même  par  la  méditation,  la  vigilance  et  la  prière. 
Ils  en  écrivirent  à  Mélanchton  pour  lui  demander 
son  avis.  Celui-ci,  dans  la  lettre  dont  j'ai  déjà  parlé, 
répondit  en  son  nom  et  en  celui  des  frères  qui 
étaient  avec  lui,  qu'ils  recommandaient  l'établisse- 
ment de  la  mesure  projetée.  La  compagnie  suivit  ce 


APRÈS  LA  RÉFORJIATION. 


179 


conseil.  Elle  établit  la  censure  fraternelle,  appelée 
grabeaux.  Cette  institution  a  subsisté  aussi  long- 
temps que  la  classe  elle-même,  c'est-à-dire  jusqu'en 
1849.  Chaque  année  a  l'assemblée  générale  de  mai, 
une  journée  entière  était  consacrée  à  cet  acte  so- 
lennel. Chaque  pasteur,  sortant  a  son  tour  de  la 
salle  où  étaient  rassemblés  ses  collègues,  était  jugé 
par  eux  avec  la  liberté  et  la  franchise  la  plus  en- 
tière quant  aux  diverses  fonctions  de  son  ministère 
et  quant  a  ses  actes  personnels  saillants  pendant 
l'année  écoulée.  A  sa  rentrée  au  sein  de  l'assem- 
blée, le  doyen  lui  faisait  entendre  le  jugement  d'ap- 
probation ou  de  blâme  porté  par  ses  frères.  C'était 
comme  le  jour  de  jeûne  et  de  pénitence  du  pas- 
îorat  dans  notre  église.  La  classe,  transformée  en 
grand  consistoire  admonitif ,  exerçait  la  discipline 
envers  chacun  de  ses  membres.  Le  doyen  seul  était 
excepté.  Le  jugement  de  la  compagnie  sur  son 
ministère  ne  ressortait-il  pas  suffisamment  de  sa 
nomination  au  décanat  ?  Quiconque  a  assisté  à 
l'une  de  ces  imposantes  journées,  et  a  subi  lui- 
même  ce  solennel  jugement  de  ses  frères,  n'ou- 
bliera pas  l'impression  qu'il  en  a  reçue  et  ne  pourra 
que  bénir  l'austérité  des  premiers  pasteurs  de  notre 
Eglise  qui  fonda  cette  institution,  la  fidélité  de  leurs 
successeurs  qui  la  maintint  intacte  et  vivante  jus- 
qu'à nos  jours.  Un  seul  pasteur,  au  temps  de  la 
Réforme  ,  Chaponneau  ,  l'adversaire  de  Calvin , 
essaya  de  s'opposer  à  l'exercice  de  la  censure  fra- 


180  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

ternelle.  Son  opposition,  longue  et  passionnée, 
échoua  devant  la  décision  arrêtée  et  la  fermeté  in- 
flexible de  Farel  et  de  ses  collègues. 

Dîtes  maintenant  si  la  Réformation  fut  une  œuvre 
de  gens  sans  loi  qui  ne  voulaient  que  secouer  le 
frein  qui  les  gênait,  ou  si  ce  ne  fut  pas  plutôt 
l'œuvre  de  Jésus-Christ  tenant  son  van  a  la  main  et 
purifiant  son  aire? 

En  mars  1535,  il  se  tint  successivement  dans 
toutes  les  paroisses  de  notre  pays  des  assemblées 
présidées  par  une  délégation  de  la  classe  et  aux- 
quelles prirent  part  trois  pasteurs  du  dehors  :  Son- 
ncry,  Saulnier  et  Froment'.  Chaque  paroisse  fut 
interrogée  sur  le  compte  de  son  pasteur  •  chaque 
pasteur  sur  le  compte  de  sa  paroisse.  Une  admoni- 
tion solennelle,  adressée  au  berger  et  au  troupeau 
par  la  députation,  mit  le  sceau  a  chacune  de  ces 
visites  d'églises. 

Je  cite  ce  fait  non  pas  seulement  pour  constater 
Je  sérieux  moral  et  l'esprit  de  sainteté  qui  animait 
l'Eglise  et  le  clergé,  mais  aussi  pour  vous  faire 
remarquer  un  nouveau  trait  de  l'œuvre  de  la  Ré- 
formation, qui  atteste  bien  aussi  sa  céleste  origine. 
C'est  l'union  intime  et  fraternelle  qui  régnait 
entre  toutes  ces  églises  naissantes  ,  aussi  bien 
qu'entre  leurs  conducteurs  spirituels.  Alors  se 
réalisait  dans  l'Eglise,  comme  aux  temps  apos- 


1  Andrié;  p.  321 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


toliques,  cette  beile  parole  de  saint  Paul  :  Lors- 
qu'un des  membres  souffre,  tous  les  autres  souffrent 
avec  lui.  Quand  Vun  des  membres  est  honoré ^  tous 
1rs  autres  en  ont  de  la  joie.  Une  lutte,  un  scan- 
dale venaient-ils  a  désoler  l'Eglise  de  notre  pays, 
aussitôt  les  mains  amies  des  églises  de  Berne  , 
Zurich,  Constance,  Strasbourg,  celle  d'un  Mélanch- 
ton  lui-même  et  de  ses  frères  du  nord  de  l'Alle- 
magne, s'étendaient  jusqu'à  nous  pour  bander  la 
plaie.  Notre  Eglise  n'était  pas  moins  secourable 
envers  ses  sœurs  du  dehors.  Elle  accordait  géné- 
reusement Farel  aux  troupeaux  qui  lui  deman- 
daient ses  services.  C'est  ainsi  qu'en  1562  elle  le 
concéda  pour  un  temps  a  l'église  de  Gap,  sa  patrie, 
afin  de  pourvoir  a  son  organisation1.  Elle  lui  per- 
mit deux  fois  de  se  rendre  a  Metz,  où  la  Réfor- 
mation était  menacée  par  la  persécution  ;  la  seconde 
fois,  en  I060  ,  lorsque  Farel  était  déjà  infirme  et 
plus  que  septuagénaire.  La  classe  le  fit  accompagner 
dans  ce  voyage  périlleux  et  pénible  par  l'un  de  ses 
membres.  Jonas  Favargier,  chargé  de  veiller  sur  le 
père  de  l'église  neuchàteloise  au  nom  de  tous  ses 
membres 2 . 

Il  existait  comme  une  relation  de  famille  et  un 
sentiment  de  solidarité  entre  toutes  les  églises  nées 
de  la  sainte  révolution  qui  venait  de  s'opérer  ^  elles 
se  sentaient  filles  du  même  Esprit,  et  cet  Esprit 


1  Boyve,  an  156:?..  p.  111.  —  2  Ibid.,  an  1565,  p.  146. 


182  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

était  bien ,  dans  ces  heureux  commencements  , 
celui  qui  unil,  et  non  celui  qui  divise.  Que  n'a-t-il 
continué,  cet  esprit  d'union,  a  dominer  jusqu'au 
bout  ce  puissant  mouvement,  comme  il  l'avait  fait 
à  l'origine?  Mais  il  en  est  des  grandes  journées  de 
l'Esprit  comme  si  souvent  des  mouvements  divins 
dans  notre  propre  cœur.  Au  commencement  l'im- 
pulsion divine  l'emporte  et  domine;  bientôt  l'homme 
reparaît  et  prend  le  dessus. 

Cette  relation  entre  les  églises  n'était  qu'un  re- 
flet de  l'amitié  qui  existait  entre  leurs  fondateurs. 
Je  ne  pense  pas  que  l'histoire  offre  l'exemple  d'une 
affection  plus  fidèle,  plus  profonde,  plus  inaltérable 
que  celle  qui  unit  les  trois  réformateurs  de  la  Suisse 
française  :  Calvin,  Farel  et  Viret.  Doués  de  dons 
très-différents,  mais  vivant  d'une  même  foi,  ils  se 
complétaient  admirablement.  Jamais  un  refroidisse- 
ment, un  mouvement  d'humeur  ou  de  jalousie  ne 
troubla  cette  relation  qui  dura  jusqu'à  leur  mort. 
Farel  tombe  malade  a  Neuchâtel  :  Calvin  accourt  de 
Genève,  et  prêche  pour  lui  le  jour  de  Pâques  dans 
notre  temple  du  haut.  Calvin,  à  son  tour,  peu  de 
temps  après,  en  1564,  est  atteint  de  la  maladie  qui 
mit  fin  a  sa  courte  mais  riche  carrière.  Le  2  mai,  il 
écrit  a  Farel  dans  les  termes  les  plus  touchants  : 

«  Mon  bien-aimé  F'arel,  puisqu'il  plaît  a  Dieu  que 
«tu  me  survives,  songe  toujours  a  l'amitié  qui 
«  nous  a  unis  et  dont  nous  retirerons  les  fruits  dans 
«  le  ciel,  puisqu'elle  n'a  pas  été  inutile  à  l'Eglise  de 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


183 


«Dieu-,  je  ne  respire  plus  qu'avec  peine,  et  je 
«m'attends  d'heure  en  heure  a  cesser  de  vivre-, 
«  mais  Christ  est  mon  gain  à  la  vie  et  à  la  mort. 
«  Adieu  !  Je  te  recommande  toi  et  tous  les  frères 
«  à  sa  divine  protection.  »  À  la  voix  de  son  ami 
mourant,  Farel  court  a  Genève.  Us  passent  quel- 
ques heures  d'une  sainte  intimité.  Une  seule  pen- 
sée occupe  ces  deux  amis  :  le  soin  de  l'Eglise 
pour  laquelle  ils  ont  vécu ,  souffert ,  travaillé  en- 
semble. «  Us  s'entretinrent  longtemps.  Ce  vieillard 
«  ridé  (Farel  avait  75  ans)  et  le  mourant  étaient 
«  encore  tout  pleins  de  jeunesse  et  de  verdeur  pour 
«  la  pensée  qui  avait  rempli  leur  vie  laborieuse. 
«  Elle  n'avait  pas  été  pour  eux  un  de  ces  rêves  qui 
«  s'évanouissent  devant  les  inflexibles  réalités.  S'il 
«  leur  avait  fallu  livrer  de  continuelles  batailles,  ils 
«  les  avaient  gagnées,  et  le  désespoir  du  novateur 
«  déçu  n'entourait  pas  d'amertume  l'heure  du  dé- 
«  part.  En  repassant  leurs  années  de  combat,  ils 
«  purent  s'exalter  dans  l'espoir  d'une  récompense 
«  céleste  et  fortifier  leurs  âmes  pour  l'instant  qui 
«  s'approchait1.»  Après  ces  heures  solennelles,  ils 
s'embrassèrent  et  se  séparèrent  sans  qu'il  leur  fût 
possible  de  prononcer  une  parole.  Farel  revint  a 
son  ministère-,  Calvin  alla  l'attendre  dans  la  gloire. 
Calvin,  dans  la  préface  dédicatoire  de  son  Com- 
mentaire de  Vépttre  à  Tite,  a  élevé  un  beau  mo- 

ïSayous,  p.  32. 


184  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

nument  a  cette  amitié  :  il  se  compare,  en  face  de 
ses  deux  amis  auxquels  il  dédie  cet  ouvrage,  a 
Tite  dans  sa  relation  avec  l'apôtre  Paul,  et  il 
ajoute  :  «  Je  ne  pense  point  qu'il  y  ait  jamais  eu 
«un  couple  d'amis  qui  ait  vécu  ensemble  en  si 
«  grande  amitié  en  la  conversation  commune  de  ce 
«  monde,  que  nous  avons  fait  en  notre  ministère. 
((  J'ai  fait  ici  office  de  pasteur  avec  vous  deux  ;  tant 
«  s'en  faut  qu'il  y  eût  aucune  apparence  d'envie, 
«  qu'il  me  semble  que  vous  et  moi  n'étions  qu'un 1 .  » 

Est-ce  là  ce  Calvin  sec  et  dur,  dont  les  écrivains 
catholiques  français  se  sont  plu  si  souvent  à  nous 
tracer  le  portrait?  Ah  !  sans  doute  quand  il  s'agis- 
sait de  combattre  le  mensonge,  Calvin  se  revêtait 
d'une  cuirasse  de  fer.  Mais  quand  il  se  trouvait  avec 
les  amis  de  la  vérité,  qui  étaient  aussi  les  siens,  on 
sentait  battre  chez  ce  grand  homme  un  cœur  d'a- 
gneau. Toute  sa  correspondance  en  fait  foi.  On  ne 
connaît  pas  Calvin  quand  on  ne  le  connaît  pas  de 
ce  côté-la. 

Ces  hommes,  qu'unissait  une  amitié  si  étroite, 
étaient  rapprochés  par  plusieurs  traits  de  caractère, 
qu'il  importe  de  rappeler  ici,  et  qui  montrent  bien 
de  quel  esprit  procédait  leur  œuvre. 

Le  premier  de  ces  traits,  qui  leur  est  commun 
avec  tout  ïe  clergé  du  temps  de  ia  Réformation,  c'est 
le  désintéressement.  Tandis  que  les  moines  et  les 

1  Goguel,  Vie  de  Farel,  p.  78. 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


183 


chanoines  ,  semblables  au  sépulcre  .  ne  disaient 
jamais  :  C'est  assez!  et  gorgés  de  richesses,  dispu- 
taient encore  à  de  malheureux  lépreux  les  dons 
déposés  par  la  main  de  la  pitié  dans  le  tronc  d'un 
hôpital,  les  pasteurs  des  nouvelles  églises  avaient 
peine  a  pourvoir  a  leurs  besoins.  Il  fallut  l'inter- 
vention de  Berne  pour  faire  payer  à  Farel  ses  frais 
d'entretien  pendant  un  de  ses  séjours  a  Xeuchâtel. 
et  pour  obtenir  qu'on  fixât  un  émolument  pour  les 
pasteurs  qu'il  avait  établis  dans  cette  ville.  On  lit 
dans  les  registres  du  Conseil  de  Genève  en  l'an  1543  : 
«  M.  Guillaume  Farel  étant  venu  en  ville  avec  de 
«  méchants  habits  .  on  lui  en  a  fait  donner  de 
«  neufs.  »  —  «  Il  fallait.»  dit  M.  Sayous'.  a  qui  nous 
empruntons  ces  détails.  «  que  le  troupeau  songeât 
«  aux  besoins  de  ces  hommes  désintéressés  et  oc- 
«  cupés  uniquement  de  leur  tâche.» 

Aussi  quand  Farel  écrivait  en  France  pour  de- 
mander des  pasteurs,  ne  manquait-il  pas  d'annon- 
cer qu'il  faudrait  vivre  sur  le  pied  des  Apôtres  et 
non  sur  celui  des  prélats.  Calvin  mourant  ne  laissa 
que  I2o  écus  de  fortune  a  ses  héritiers.  Le  petit 
trésor  de  Farel  trouvé  après  sa  mort  se  montait  a 
120  livres  du  pays2. 

Mais  il  est  un  désintéressement  d'une  autre  na- 
ture et  plus  noble  encore,  c'est  celui  qui  se  rapporte 
a  notre  personne,  et  qui  se  nomme  l'humilité. 


]P.  30.  —  *  Andriér  p  341 


186  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

Ce  trait  aussi  nous  le  retrouvons  chez  tous  nos 
réformateurs,  mais  il  est  particulièrement  frappant 
chez  Farel  dans  ses  rapports  avec  Calvin.  Quand  on 
voit  la  soumission  de  cet  homme  véhément  envers 
cet  ami,  nouveau  venu  et  plus  jeune  que  lui  de 
vingt  années,  la  naïveté  touchante  avec  laquelle  il 
réclame  en  toute  occasion  ses  conseils  et  accepte, 
quand  il  le  faut,  ses  reproches,  le  dépouillement 
de  lui-même  et  le  joyeux  élan  avec  lesquels  il  s'em- 
presse, en  face  de  ce  collègue  mieux  doué  que  lui, 
d'échanger  la  première  place  contre  la  seconde, 
comment  ne  pas  reconnaître  a  de  tels  signes  la  pré- 
sence de  cette  sagesse  d'en  Haut  dont  parle  saint 
Jacques ,  qui  est  premièrement  pure,  puis  par  la 
même  modérée,  imitable?  (Jacques  IV,  17.) 

Le  désintéressement  et  l'humilité  de  ces  hommes 
de  Dieu  ne  furent  surpassés,  je  crois,  que  par  leur 
étonnante  activité.  Calvin  prêchait  tous  les  jours  a 
Genève,  de  midi  a  une  heure.  On  possède  encore, 
dit-on,  2,025  sermons  de  lui  dans  la  bibliothèque 
de  cette  ville.  Et  c'était  la  la  moindre  partie  de  ses 
travaux  ordinaires  et  journaliers.  Quant  a  Farel,  il 
écrivait  moins-,  mais  la  liste  de  ses  voyages  est 
quelque  chose  de  fabuleux,  à  une  époque  où  l'on 
ne  voyageait  pas  aussi  promptement  et  aussi  com- 
modément qu'aujourd'hui.  Il  semble  être  partout  a 
la  fois.  A  tout  instant,  en  lisant  l'histoire  de  la  Ré- 
formation, vous  le  rencontrez  a  Aigle,  à  Morat,  a 
Genève,  a  Neuchâtel,  à  Lausanne,  a  Berne,  au 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


187 


Montbéiiard,  à  Bâle,  a  Porentruy,  a  Metz.  Le  repos, 
celui  même  de  iétude,  semble  inconnu  a  ce  servi- 
teur infatigable.  A  64  ans,  en  arrivant  d'un  voyage, 
il  est  appelé  à  Genève.  A  l'instant,  ce  vieillard  a 
cheveux  blancs  part  seul  a  pied,  de  Neuchâtel,  par 
une  forte  pluie  et  un  froid  de  novembre.  Il  arrive 
ainsi  à  Genève,  et  a  son  entrée  dans  cette  ville  il 
est  menacé  d'être  jeté  dans  le  Rhône 1  ! 

Farel  quitta  ce  monde  le  13  septembre  1565,  un 
an  environ  après  son  ami ,  peu  de  mois  après  son 
second  voyage  a  Metz.  Il  avait  76  ans.  Il  était  de- 
puis vingt-deux  ans  pasteur  en  titre  de  la  ville  de 
Neuchâtel.  Il  fut  malade  pendant  quelques  semai- 
nes. Des  personnes  de  toute  condition  et  de  tout 
âge  le  visitèrent  sur  son  lit  de  mort.  Il  pria  ardem- 
ment pour  l'Eglise  universelle,  tout  spécialement 
pour  l'église  de  Neuchâtel,  a  laquelle  il  avait  con- 
sacré la  fleur  de  sa  force.  Le  jour  de  son  ensevelis- 
sement fut  un  jour  de  deuil  public.  Il  avait  dit 

dans  son  testament  :  «  Quant  a  mon  corps,  je 

«  demande  et  ordonne  qu'il  soit  enterré  au  cime- 
«  tière  de  l'église  de  Neuchâtel,  jusqu'à  ce  que 
«  Dieu  au  dernier  jour  le  tirant  de  la  pourriture 
«  de  la  terre,  le  ressuscite  en  la  gloire  du  Ciel2.» 
La  tradition  montre  encore  sur  la  terrasse  du  tem- 
ple du  château,  où  était  alors  le  cimetière,  le  lieu 

1  Sayous,  p.  28-29.—  2  Voy.  ce  testament  tout  entier 
dans  Andrié,  p.  336-339. 


188  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

où  îe  père  de  l'église  neuchâteloise  doit  avoir  été 
inhumé. 

Que  conclure  des  faits  que  nous  venons  de  rap- 
peler? En  voyant  surgir  tout  a  coup ,  du  milieu  de 
la  société  dissolue  que  nous  vous  avons  dépeinte, 
une  génération  d'hommes  et  un  ensemble  d'insti- 
tutions d'une  pareille  trempe,  a  quelle  puissance 
attribuer  cette  apparition?  Oserons-nous  dire  en- 
core :  Chair  née  de  chair?  Ne  reconnaîtrons-nous 
pas  plutôt  l'influence  du  levain  céleste  jeté  par  une 
invisible  main  dans  la  pâte  de  la  chrétienté  déchue? 
Et  ne  nous  écrierons-nous  pas,  comme  en  présence 
d'un  miracle  :  Esprit  né  d'Esprit  ? 

L'action  de  l'Esprit  ne  se  constate  que  par  ses 
effets.  Tu  ne  sais  d'où  il  vient  ni  où  il  va,  a  dit 
Jésus-,  mais  tu  en  entends  le  bruit.  Jésus  révélé  et 
adoré ,  l'homme  sanctifié ,  voila  les  signes  décisifs 
de  sa  présence  Ces  signes,  je  le  demande,  ont-ils 
fait  défaut  au  temps  de  la  Réforme?  A  celui  qui 
oserait  le  soutenir,  je  dirais  comme  Jésus  a  ses 
adversaires,  quand  ils  attribuaient  ses  guérisons 
au  Prince  des  démons  :  Craignez  de  blasphémer 
l'Esprit. 

Sans  doute  le  résultat  de  la  Réformalion  est 
resté  défectueux  -,  mais  celui  de  l'œuvre  apostolique 
a-l-il  donc  été  parfait?  Que  de  fois  les  Apôtres  ne 
sont-ils  pas  contraints  d'adresser  aux  membres  des 
églises  qu'ils  ont  fondées  ,  des  avertissements  tels 
que  celui-ci  :  Ne  vous  abusez  pas;  ni  les  impurs,  ni 


APRÈS  LA  RÉFORMATION. 


189 


les  idolâtres  ,  ni  les  adultères,  ni  les  efféminés,  ni 
les  larrons,  ni  les  avares,  ni  les  ivrognes,  ni  les  mé- 
disants, ni  les  ravisseurs —  fissent-ils  même  pro- 
fession de  la  foi, — n'hériteront  point  le  royaume  de 
DieW  (I  Cor. VI,  10;  XV,  34  ;  2  Cor.  XII,  20-21  ; 
Gal.  VI,  8,  etc.) 

C'est  que  l'œuvre  de  Dieu  ne  prétend  point  se 
produire  tout  d'un  coup  ici-bas  comme  un  parfait 
chef-d'œuvre.  Comme  celle  d'un  simple  ouvrier 
humain,  elle  apparaît  plutôt  sous  la  forme  d'ébau- 
ches successives.  La  création  spirituelle  a.  comme 
les  a  eus  la  création  physique,  ses  jours  et  ses  nuits. 
ses  soirs  et  ses  matins,  a  travers  lesquels  elle  mar- 
che de  progrès  en  progrès  vers  son  terme  glorieux. 
Soyons  donc,  si  Ton  veut,  mécontents  du  résultat 
de  la  Réformation  !  Seulement  que  ce  soit,  non 
pour  le  dénigrer,  mais  pour  le  surpasser!  Peul- 
être  l'époque  d'un  nouveau  matin  est-elle  arrivée? 
Peut-être  va-t-il  surgir  une  génération  d'ouvriers 
qui,  par  leur  désintéressement,  leur  humilité,  leur 
activité,  leur  zèle,  leur  prudence,  leur  charité, 
laisseront  bien  loin  derrière  eux  ceux  que  nous 
venons  de  contempler  et  dont  le  travail  produira 
des  fruits  plus  magnifiques  et  plus  saints  encore  I 
Peut-être  un  levain  plus  énergique  va-l-il  faire 
rentrer  la  pâte  en  fermentation!  Dieu  le  veuille!  En 
attendant,  efforçons -nous  seulement  de  mériter 
réellement  le  nom  de  réformés ,  et  ne  permettons 
pas  que  notre  vie  donne  un  démenti  a  ce  titre  que 


190  CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

nous  devons  aux  souffrances  et  aux  vertus  des 
pères  de  nos  Eglises!  «Si  la  racine  fut  sainte,  les 
branches  doivent  l'être  aussi.  Si  les  prémices  furent 
saintes,  la  masse  doit  l'être  aussi.  (Rom.  XI,  16.) 


VI 

SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE. 


Et  le  grand  Dragon,  le  Serpent  ancien ,  appelé  le  Diable  et  Satan,  qui  séduit 
tout  le  monde,  fut  précipité  en  terre,  et  ses  Anges  furent  précipités  avec  lui. 
Alors  j'entendis  dans  le  ciel  une  grande  voix  qui  disait  :  C'est  maintenant  qu'est 
venu  le  Salut ,  et  la  Force ,  et  le  règne  de  notre  Dieu ,  et  la  Puissance  de  son 
Christ;  car  l'accusateur  de  nos  frères,  qui  les  accusait  jour  et  nuit  devant  notre 
Dieu,  a  été  précipité.  Us  l'ont  vaincu  par  le  Sang  de  l'Agneau,  et  par  la  Parolo 
du  témoignage;  et  ils  n'ont  point  aimé  leur  vie  propre  jusqu'à  la  mort. 

Apocal.  XII,  9-11. 


Coup  d'oeil  général.  — Les  chrétiens  de  Meaux.  — Commencement  des 
persécutions. — Synode  de  Paris. — Constitution  de  l'église  réformée 
de  France. — La  réforme  française  entraînée  sur  le  terrain  poli- 
tique.— Conjuration  d'Amboise. — Puissance  du  mouvement  réfor- 
mateur.— Colloque  de  Poissy. — Premier  édit  de  tolérance. — Mas- 
sacre de  Vassy. — Guerre  civile. — La  nuit  de  la  Saint-Barthélémy. 
— Nouvelle  guerre  civile. — Siège  de  Sancerre. — Fin  des  auteurs 
de  la  Saint-Barthélémy. — Avènement  et  abjuration  d'Henri  IV. — 
L'édit  de  Nantes. 


Une  dizaine  d'années  avaient  suffi  pour  amener 
dans  notre  pays  la  solution  de  la  question  re- 
ligieuse. Au  bout  de  ce  court  espace  de  temps, 

13 


494  SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


chaque  paroisse  avait  accepté  ou  repoussé  définiti- 
vement le  nouveau  culte.  Telles  les  positions  se 
dessinèrent  alors,  telles  elles  sont  restées  jusqu'à 
nos  jours. 

Il  n'en  fut  pas  autrement  dans  le  reste  de  la 
Suisse.  Les  réformateurs  vivaient  encore  que  déjà 
tous  les  cantons  avaient  pris  position  pour  ou  contre 
la  Réforme.  Ceux  du  centre  et  des  Alpes  avaient  en 
général  maintenu  l'ancien  état  de  choses;  ceux  de 
la  plaine  et  du  pourtour  avaient  embrassé  le  nou- 
veau. L'union  politique  de  la  Confédération,  un 
moment  menacée ,  s'était  montrée  assez  puissante 
pour  surmonter  cette  grande  scission  religieuse.  Les 
trois  siècles  qui  ont  suivi  n'ont  pas  amené  de  chan- 
gement notable  dans  les  positions  prises  alors. 

La  crise  réformatrice  aboutit  à  un  résultat  tout 
aussi  prompt  et  décisif  dans  plusieurs  autres  états 
de  l'Europe  ,  particulièrement  dans  ceux  du  Nord 
et  dans  ceux  du  Sud. 

Dès  1527,  dix  ans  seulement  après  que  Luther 
avait  affiché  ses  thèses,  la  Suède  avait  consommé 
sa  réformation.  La  Norwège  et  le  Danemark  sui- 
virent de  près.  La  lutte  fut  un  peu  plus  longue  sans 
doute  et  surtout  beaucoup  plus  laborieuse  en  An- 
gleterre. Une  violente  réaction  catholique,  sous  le 
règne  de  Marie  la  Sanglante,  remit  en  question  le 
triomphe  du  protestantisme  dans  ce  pays.  Mais  cet 
orage  fut  court.  Dès  1558,  époque  de  l'avènement 
d'Elisabeth  ,  l'Angleterre  devint  ce  qu'elle  est 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  195 

restée,  le  plus  ferme  soutien  de  la  cause  évan- 
gélique. 

Dans  les  contrées  méridionales  la  question  fut 
également  promptement  tranchée,  mais  en  sens 
inverse.  La  Réformation  y  fut  noyée  dans  des  flots 
de  sang;  et  jusqu'à  ce  jour  l'Italie  et  l'Espagne  ne 
se  sont  point  relevées  du  coup  porté  a  la  cause  de 
Vérité  dans  ces  malheureuses  contrées  par  le  glaive 
de  l'inquisition. 

Deux  pays  en  Europe  se  débattirent  plus  long- 
temps que  tous  les  autres  dans  les  convulsions  et 
les  luttes  provoquées  par  la  révolution  religieuse 
du  seizième  siècle.  Ce  sont  les  deux  grands  états  de 
l'Europe  centrale  :  l'Allemagne  et  la  France. 

En  Allemagne,  le  traité  d'Augsbourg,  signé  en 
1555  après  une  assez  courte  guerre,  semblait  avoir 
tracé  les  limites  des  deux  confessions.  Un  demi- 
siècle  de  paix  et  de  tolérance  mutuelle  fut  le  fruit 
de  ce  traité.  Mais  une  tentative  hardie ,  partie  de 
l'Autriche,  de  ramener  la  totalité  de  l'Allemagne 
dans  le  giron  de  l'Eglise  romaine,  alluma  la  guerre 
de  Trente  ans.  L'Allemagne  ne  sortit  de  l'épouvan- 
table désolation  qu'amena  sur  elle  cette  longue 
lutte,  qu'en  1648,  par  la  paix  de  Westphalie.  Un 
siècle  et  demi  s'était  ainsi  écoulé  avant  que  ce  vaste 
Etat  eût  pu  recouvrer  son  assiette. 

Mais  nulle  part  la  lutte  n'a  été  aussi  opiniâtre  et 
aussi  violente  qu'en  France.  La  Réformation  jeta 
dès  l'abord  dans  ce  pays  des  racines  tellement 


196  SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


profondes  que  le  pouvoir  ne  put  parvenir  a  l'extirper 
par  le  procédé  sommaire  qui  avait  si  bien  réussi 
dans  les  Etats  méridionaux.  Mais  en  même  temps 
l'œuvre  de  Farel  et  de  Calvin  rencontra  dans  le 
caractère  national ,  dans  le  mauvais  vouloir  de  la 
cour,  et  dans  les  institutions  du  pays  des  obstacles 
si  insurmontables  que  jamais  elle  ne  réussit  a  se 
concilier  la  sympathie  de  la  majorité  des  Français 
et  a  s'élever,  comme  en  Suède  et  en  Angleterre, 
au  rang  de  religion  nationale. 

Si  du  moins,  dans  cette  situation  critique,  un 
compromis  eût  été  possible,  tel  que  celui  au  moyen 
duquel  la  Suisse  et  l'Allemagne  avaient  recouvré  la 
tranquillité!  Dans  ces  deux  confédérations,  com- 
posées d'Etats  souverains,  chaque  peuple,  chaque 
canton,  après  avoir  choisi  pour  son  compte  la  reli- 
gion qui  lui  convenait ,  avait  fini  par  concéder  la 
même  liberté  à  tous  les  autres.  La  constitution  fé- 
dérative  permettait  cette  solution  en  quelque  sorte 
bigarrée.  Mais  la  France  ne  se  composait  pas 
d'Etats-,  elle  ne  renfermait  que  des  provinces.  L'u- 
nité monarchique  la  plus  sévère  s'établissait  pré- 
cisément à  cette  époque.  L'esprit  de  centralisation 
politique  emportait  les  derniers  obstacles  que  lui 
avait  opposés  jusqu'alors  l'ancienne  constitution 
féodale.  La  maxime  gouvernementale  était  :  «  Un 
«  roi,  une  foi,  une  loi I  »  Comment,  dans  un  tel 
pays,  la  solution  paisible  et  modérée  qui  avait  rendu 
à  l'Allemagne  et  a  la  Suisse  un  si  grand  service , 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE. 


197 


eût-elle  été  possible?  L'oppression,  et,  s'il  le  fal- 
lait, l'écrasement  de  la  minorité,  telle  était  la  con- 
séquence fatale  de  l'unitarisme  politique  qui  en- 
traînait la  monarchie  française.  Et  si  cette  minorité 
se  trouvait  être  pour  le  nombre  une  portion  notable 
de  la  nation,  et  pour  la  valeur  intrinsèque  la  partie 
la  plus  éclairée  et  la  plus  morale  du  peuple,  a 
quelles  catastrophes  ne  devait  pas  conduire  une 
semblable  situation  ! 

Tel  est  le  concours  de  circonstances  vraiment 
tragiques  qui  a  présidé  aux  destinées  de  l'Eglise 
réformée  en  France.  De  la  ce  déchirement  profond 
qui  pénétra  jusqu'aux  entrailles  de  la  nation  !  De  la 
ces  persécutions  également  violentes  et  impuis- 
santes !  De  là  ces  plaies  qu'un  grand  peuple  s'est 
faites  à  lui-même  et  qui,  si  nous  ne  nous  trompons, 
sont  loin  d'être  encore  bandées  à  cette  heure!  Le 
spectacle  que  nous  offre  l'Eglise  protestante  de 
France  dans  de  telles  conjonctures  n'a  pas  son 
pareil,  depuis  les  siècles  qui  suivirent  rétablisse- 
ment du  christianisme.  C'est  jusqu'au  martyre  tri- 
séculaire  de  la  primitive  Eglise  qu'il  faut  remonter 
pour  en  trouver  le  pendant.  En  contemplant  ce 
sort  déchirant,  mais  glorieux,  on  ressaisit  la  plume 
sacrée  de  l'Apôtre,  et  l'on  inscrit  au  pied  du  tableau 
cette  épitaphe  que  sa  main  traçait  sur  la  tombe  des 
premiers  martyrs  :  Ils  ont  vaincu  par  le  sang  de 
F  Agneau  et  par  la  parole  du  témoignage;  et  ils 
n'ont  point  aimé  leur  vie  propre  jusqu'à  la  mort. 


198 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


L'histoire  de  l'Eglise  réformée  de  France,  pen- 
dant l'espace  de  temps  que  nous  avons  a  parcourir, 
se  divise  en  trois  périodes. 

Pendant  la  première,  qui  va  de  4512  a  1559,  la 
Réforme  française,  au  milieu  du  feu  de  la  persécu- 
tion, cherche  son  organisation  intérieure  et  finit 
par  se  la  donner  au  Synode  de  Paris,  en  1559. 

Durant  la  seconde ,  elle  lutte  pour  conquérir 
l'existence  légale  et  pour  obtenir  le  droit  de  vivre 
en  plein  soleil.  Elle  atteint,  jusqu'à  un  certain 
Doint,  ce  but  par  YEdit  de  Nantes,  promulgué  en 
1598. 

Dans  la  troisième  période,  le  fondement  légal  sur 
lequel  elle  repose  lui  est  peu  à  peu  retiré.  L'Etat 
prend  vis-à-vis  d'elle  le  rôle  de  bourreau.  11  passe 
doucement  la  corde  autour  du  cou  de  sa  victime,  la 
serre  par  degrés,  et  enfin,  dans  un  dernier  accès  de 
rage,  la  tirant  violemment,  il  consomme  ce  supplice 
de  près  d'un  siècle.  La  Révocation  de  Védit  de 
Nantes  eut  lieu  en  1685.  C'est  le  terme  auquel  nous 
devrons  arriver  pour  passer  de  là  au  récit  du 
Refuge 


Le  berceau  de  la  Réformation  française  fut. 
comme  nous  l'avons  vu  dans  la  vie  de  Farel .  la 

1  Une  fois  pour  toutes,  et  pour  éviter  de  trop  fré- 
quents renvois,  nous  prévenons  le  lecteur  que  les  faits 
que  nous  allons  raconter  sont  en  grande  partie  et  sou- 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  499 

salle  où  enseignait  Lefèvre  d'Etaples,  a  l'Université 
de  Paris.  Mais,  a  peine  née,  la  Réformation  ,  fille 
du  ciel ,  fut ,  comme  Jésus  à  Bethléem ,  obligée  de 
fuir  la  persécution.  Le  diocèse  de  Meaux  lui  servit 
pendant  quelque  temps  de  lieu  de  refuge.  Lorsque 
Briçonnet  eut  renié  sa  foi  pour  sauver  son  évêché 
et  sa  vie,  et  que,  berger  mercenaire,  il  se  fut  enfui 
a  la  vue  du  loup,  abandonnant  les  brebis  a  sa  rage, 
qu'arriva-t-il  ?  Les  brebis  délaissées  se  transfor- 
mèrent en  lions,  et  ce  furent  elles  qui  tinrent  îête 
a  l'ennemi.  Ces  simples  gens  de  métier,  ces  car- 
deurs  de  laine,  ces  drapiers,  ces  foulons  et  tous  ces 
artisans  de  Meaux  qui  avaient  reçu  et  goûté  l'Evan- 
gile, continuèrent  a  se  rassembler  et  a  s'édifier  mu- 
tuellement, lisant  ensemble  le  Nouveau-Testament 
récemment  traduit  en  français  et  publié  par  Le- 
fèvre. et  se  réjouissant  en  leur  Dieu,  pendant  que 
le  monde  aiguisait  contre  eux  ses  armes.  Parmi  eux 
se  distinguait  par  ses  talents ,  sa  piété  et  ses  con- 
naissances bibliques,  un  cardeur  de  laine,  nommé 
Leclerc.  Un  jour  ce  hardi  jeune  homme  affiche  à  la 
cathédrale  de  Meaux  un  placard  dans  lequel  il 
affirme  que  le  pape  est  l  antechrist.  Il  est  saisi  et 
condamné  a  être  marqué  au  front  d'un  fer  chaud, 
après  avoir  été  fouetté  pendant  trois  jours  dans  les 

vent  textuellement  tirés  du  beau  livre  de  M.  de  Félice  : 
Histoire  des  Protestants  de  France.  Nous  souhaitons  à 
cet  ouvrage  une  place  dans  chacune  de  nos  bibliothè- 
ques de  paroisse  et  de  famille. 


200 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


rues  de  la  ville.  La  sentence  s'exécute.  Au  moment 
où  le  bourreau  lui  imprime  le  signe  d'infamie,  une 
voix  retentit  dans  la  foule  :  i  Vive  Jésus-Christ  et 

«ses  enseignes!  »  On  s'étonne;  on  regarde  

c'est  la  mère  du  condamné  qui  joint  sa  profession 
a  celle  de  son  fils.  Leclerc  se  retira  a  Metz. 
Gomme  saint  Paul,  qui  tout  en  faisant  des  tentes 
persuadait  les  Juifs  et  les  Grecs',  il  y  déploie, 
au  milieu  de  l'exercice  de  sa  profession,  le  don 
qu'il  avait  reçu  du  Seigneur.  Il  y  jeta  les  fondements 
de  cette  Eglise  que  plus  tard  vint  visiter  et  édifier 
Farel.  Un  soir,  c'était  la  veille  d'une  fête  solennelle 
dans  laquelle  la  ville  entière  devait  se  rendre  à  une 
chapelle  hors  de  la  ville,  pour  y  adorer  les  images 
des  saints,  Leclerc,  entraîné  par  un  mouvement  de 
zèle,  court  a  cette  chapelle  et  brise  les  images.  Le 
lendemain,  la  procession  arrive,  et,  pour  objets  de 
son  adoration,  ne  trouve  que  des  débris.  Leclerc 
est  aussitôt  soupçonné.  Interrogé,  il  avoue  sans 
hésiter.  Il  adjure  le  peuple  d'adorer  Jésus-Christ 
seul,  le  fils  de  Dieu.  On  le  condamne  au  feu.  Il  est 
conduit  au  lieu  du  supplice.  On  commence  par  lui 
couper  le  poing  droit;  avec  des  tenailles  rougies  au 
brasier  qui  va  le  consumer  on  lui  arrache  le  nez. 
on  lui  rompt  les  bras,  on  lui  brûle  les  seins.  Quant 
à  lui,  il  prononce  d'une  voix  ferme  ces  paroles  du 
Ps.  CXV  sur  les  idolâtres  :  Leurs  faux  Dieux  sont 

1  Bèze,  cité  par  Merle,  t.  III,  p.  558. 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  20 i 

d'or  et  d'argent;  ce  sont  ouvrages  d'homme.  Ils  ont 
des  yeux  et  ne  voient  point.  Ceux  qui  les  adorent 
leur  seront  faits  semblables.  Puis  il  est  brûlé  a  petit 
feu.  Leclerc  est  le  chef  d'une  longue  procession  de 
martyrs  dont  le  supplice  remplit  des  volumes1. 
C'était  en  1524 -,  Jean  Châtelain,  docteur  en  théo- 
logie, ami  de  Leclerc,  subit  peu  après  le  même 
supplice  ,  aussi  a  Metz.  Ils  sont  suivis  par  le 
jeune  Pavannes,  disciple  de  Lefèvre,  qui,  dans  un 
moment  de  faiblesse,  avait  consenti  a  rétracter, 
mais  qui  bientôt  rongé  de  remords,  retrouva  son 
courage,  proclama  sa  foi,  et  périt  sur  la  place  de 
Grève  après  avoir  adressé  au  peuple  de  Paris,  pour 
la  première  fois  témoin  du  supplice  d'un  protes- 
tant, des  paroles  tellement  émouvantes  qu'un  doc- 
teur catholique ,  témoin  de  cette  scène ,  disait  : 
«  Je  voudrais  que  Pavannes  n'eût  point  parlé,  quand 
«  même  il  en  eût  coûté  à  l'Eglise  un  million  d'or.» 
Dès  lors  on  prévint  ce  danger.  On  eut  soin  de  cou- 
per la  langue  aux  réformés,  avant  de  les  brûler. 

Les  exécutions  se  succèdeut  sans  interruption 
dans  les  années  qui  suivent.  C'est  le  bon  ermite  de 
Livry,  qu'un  rayon  de  la  vérité  évangélique  est 
venu  visiter  au  fond  de  ses  forêts  et  qui  expie  dans 
les  flammes  le  bonheur  d'avoir  trouvé  la  joie  du 
salut ,  et  de  l'avoir  communiquée  aux  pauvres  bû- 

1  Voy.  les  deux  volumes  de  l'ouvrage  déjà  cité  de 
M.  Drion  :  Histoire  chronologique,  etc. 


202 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


cheroîîs  qui  l'entourent.  C'est  le  pasteur  Schuch, 

de  Saint-Hippolyte ,  qui ,  apprenant  que  son  trou- 
peau est  menacé  de  persécution ,  court  se  livrer  a 
l'autorité  pour  détourner  le  coup  qui  menace  ses 
ouailles.  A  la  sentence  qui  le  condamne  au  feu,  il 
répond  par  ces  paroles  du  Psalmiste  :  Je  me  suis 
réjoui  à  cause  de  ceux  qui  m'ont  dit  :  Nous  irons  à 
la  maison  de  l'Eternel.  Et  quand  sonne  l'heure  de 
son  supplice,  sa  bouche  ne  cesse  de  chanter  les 
paroles  du  Psaume  LI  que  lorsqu'elle  est  fermée 
par  les  flammes  et  la  fumée1.  C'est  Louis  de  Ber- 
guin,  gentilhomme  de  la  cour,  que  l'on  a  appelé 
«  le  plus  savant  des  nobles.  »  Il  était  connu  comme 
le  seul  gentilhomme  de  la  cour  de  France  dont  la 
conduite  n'eût  jamais  donné  lieu  au  moindre  soup- 
çon. C'était  un  de  ces  hommes  qui,  comme  Lefèvre 
etFarel,  avaient  passé  de  la  dévotion  catholique  la 
plus  ardente  a  la  lecture  de  la  Bible,  et  de  la  a  la 
Réforme.  La  protection  et  l'amitié  personnelle  du 
roi  François  Ier  et  de  la  reine  de  Navarre  ne  purent 
l'arracher  a  la  rage  de  la  Sorbonne.  Une  image  de 
la  Vierge  se  trouve  un  matin  mutilée  dans  un  des 
carrefours  de  Paris.  Berguin  est  accusé  de  ce  crime 
et  incarcéré.  Douze  commissaires  délégués  par  le 
Parlement  le  condamnent  a  être  étranglé  et  brûlé. 
Ce  supplice  fut  exécuté  le  10  novembre  1529,  sur 
la  place  de  Grève.  Un  des  spectateurs,  papiste  lui- 


1  Merle,  t.  IV,  p.  649. 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  203 

même,  a  dit  :  «  En  îe  voyant  descendre  du  tombe- 
«  reau,  vous  eussiez  dit  qu'il  était  dans  une  biblio- 
«  thèque ,  a  poursuivre  ses  études,  ou  dans  un 
«  temple ,  a  méditer  sur  les  choses  saintes,  tant  sa 
«  sérénité  était  parfaite.  » 

Et  comment  poursuivre  cette  liste  d'exécutions 
qui  va  dès  lors  croissant  d'année  en  année?  On 
compte  dans  l'ouvrage  de  Drion  4 80  martyrs  dont 
le  procès  nous  a  été  conservé  et  dont  le  supplice 
est  enregistré.  Ce  sont  des  vieillards,  des  hommes 
faits,  des  femmes,  des  jeunes  gens,  des  écoliers, 
des  enfants  !  Ce  sont  des  hommes  de  lettres ,  des 
artisans,  des  prêtres  convertis,  des  ministres  et 
des  colporteurs  de  Bible.  Nous  rencontrons  dans 
cette  longue  liste  bien  des  noms  connus  au  milieu 
de  nous.  C'est  le  médecin  Pointet,  le  laboureur 
Etienne  Brun ,  îe  joaillier  Bîondeau  ou  Blondel , 
l'étudiant  en  théologie  Claude  Monnier,  le  jeune 
Charles  Faure,  le  domestique  Jean  Morel,  le 
conseiller  au  parlement  Anne  Dubourg.  Quiconque 
est  suspect  de  sympathie  pour  la  Réforme  est 
traîné  devant  les  tribunaux,  sommé  de  se  dé- 
clarer, puis,  sur  aveu,  condamné  et  exécuté.  Les 
formes  de  supplice  varient;  on  y  épuise  tous  les 
raffinements  de  la  cruauté.  Le  plus  souvent  on 
coupe  la  langue  à  la  victime  pour  l'empêcher  de 
parler.  Souvent  aussi  on  lui  met  un  bâillon  de  bois 
dans  la  bouche.  Parfois  le  bâillon  est  trop  grand  et 
fait  éclater  la  peau  jusqu'aux  oreilles.  D'autres  fois 


204  SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


il  est  rempli  de  poudre  de  manière  a  faire  explosion 
au  moment  où  le  condamné  est  jeté  dans  le  feu. 
Les  mieux  traités  sont  ceux  qu'on  livre  simplement 
aux  flammes.  Mais  le  plus  souvent  on  les  étend  ho- 
rizontalement et  on  les  tient  suspendus  à  quelque 
distance  au-dessus  des  braises ,  afin  de  les  rôtir  a 
petit  feu.  Le  29  janvier  1535,  pour  préparer  à  Fran- 
çois Ier,  irrité  en  ce  moment-la  contre  les  protes- 
tants, un  spectacle  piquant,  on  imagine  de  sus- 
pendre six  protestants  qui  devaient  être  exécutés,  a 
une  potence  mobile ,  qui ,  s'élevant  et  s'abaissant 
tour  a  tour,  les  plongeait  dans  le  feu  et  les  en  re- 
tirait. Ce  jeu  dura  jusqu'à  ce  qu'ils  fussent  entière- 
ment brûlés.  C'est  le  supplice  qui  a  reçu  le  nom 
estrapade.  Les  empereurs  Romains  étaient  païens. 
Cependant  ils  n'avaient  rien  imaginé  de  pareil  en 
persécutant  les  premiers  chrétiens  !  En  Espagne , 
l'inquisition  elle-même  accordait  aux  Mahométans 
et  aux  Juifs  la  satisfaction  d'être  brûlés  plus  vite. 

Vous  dépeindrai-je  ici  le  massacre  des  Yaudois 
du  midi  de  la  France,  livrés,  en  1545,  par  une 
lettre  du  roi,  à  la  férocité  du  baron  d'Oppède, 
lieutenant -général  de  la  Provence?  22  bourgs 
et  villages  détruits;  les  femmes  qui  s'étaient  réfu- 
giées dans  une  grange,  brûlées  vives;  4,000  inno- 
cents égorgés  pour  leurs  opinions  évangéliques  ; 
toute  la  contrée  changée  en  désert  ;  les  restes  de 
cette  malheureuse  peuplade  dispersés  en  Piémont 
et  en  Suisse.  Voila  les  moyens  par  lesquels  l'Eglise 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  205 

catholique,  cette  tendre  mère,  cherchait  a  ramener 
ses  enfants  égarés 1  ! 

Cependant,  malgré  de  pareilles  souffrances,  pen- 
dant toute  cette  première  période ,  les  protestants 
de  France  n'essayèrent  jamais  de  se  soulever,  je  ne 
dis  pas  seulement  contre  l'autorité  agissant  selon 
les  formes  légales,  mais  même  contre  l'autorité 
lâchant  sur  eux  une  populace  fanatisée,  comme  ii 
arriva  lors  de  la  dispersion  et  du  massacre  de  l'as- 
semblée protestante  qui  fut  surprise  en  1557  dans 
une  maison  de  la  rue  Saint- Jacques.  La  Réforme 
naissante  se  fiait  à  la  puissance  de  la  Vérité.  Et  en 
effet,  les  supplices  ne  l'empêchèrent  pas  de  se 
répandre  avec  rapidité.  Bien  plus  ,  comme  aux 
premiers  temps  de  l'Eglise,  le  sang  des  martyrs 
semblait  devenir  une  semence  de  croyants.  Les  col- 
porteurs de  Bibles  et  de  livres  religieux  et  les  pas- 
teurs furent  ceux  qui  fournirent  naturellement  le 
plus  riche  contingent  a  la  troupe  de  suppliciés. 

Dans  les  premiers  temps  il  n'existait  sur  la 
surface  de  la  France  que  de  petits  troupeaux  isolés, 
qui  célébraient  leur  culte  en  secret  dans  la  maison 
d'un  des  frères.  Mais  bientôt  ces  églises  dispersées 
qui  se  sentaient  unies  par  leur  foi  et  par  leurs 
communes  souffrances,  éprouvèrent  le  besoin  de 
s'allier  extérieurement.  Au  mois  de  mai  1559,  se 
rassemblèrent  pour  la  première  fois  les  députés 


1  Voy.  les  détails  dans  Drion,  à  Tannée  indiquée. 


206 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


des  églises  de  France.  C'était  a  Paris  même,  au 
plus  fort  de  la  persécution ,  en  face  des  bûchers 
allumés  et  des  gibets  dressés  pour  les  protestants 
sur  la  place  publique.  Onze  églises  avaient  envoyé 
leurs  députés  à  ce  premier  synode.  Nul  n'ignorait 
les  lois  de  sang  qui  condamnaient  chaque  réformé 
à  la  mort.  Ces  hardis  confesseurs,  après  s'être  re- 
commandés au  Chef  de  l'Eglise,  élirent  pour  leur 
président  le  pasteur  François  Morel,  sieur  de  Col- 
îonges.  Puis  ils  travaillèrent  a  la  rédaction  d'une 
confession  de  foi.  Cette  œuvre  admirable  comprend 
40  articles  :  Dieu  ;  sa  Parole ,  unique  autorité  en 
matière  de  foi  ;  la  sainte  et  éternelle  Trinité, 
source  de  toute  grâce  et  de  tout  salut;  la  chute  de 
l'homme  et  sa  juste  condamnation  ;  la  Rédemption 
par  le  sacrifice  de  Jésus-Christ  vrai  Dieu  et  vrai 
homme-,  la  participation  a  ce  salut  gratuit,  par  la 
foi  qu'opère  en  nous  le  Saint-Esprit-,  la  sainteté, 
caractère  de  la  véritable  Eglise  -,  les  sacrements 
lu  Baptême  et  de  la  Sainte-Cène,  tels  sont  les 
principaux  points  de  cette  confession  de  foi  qui 
est  encore  aujourd'hui  celle  des  églises  réformées 
de  France. 

Après  cela  on  régla  la  Constitution  de  l'Eglise. 
C'est  dans  l'Ecriture  qu'on  alla  chercher  les  prin- 
cipes fondamentaux  de  cette  organisation.  En  voici 
les  points  essentiels  :  Tout  part  du  troupeau  des 
fidèles,  lequel  se  groupe  autour  de  la  Parole  de 
Dieu.  Ce  troupeau  élit  pour  îa  première  fois  son 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE-  207 

consistoire,  qui  se  renouvelle  ensuite  lui-même, 
mais  sous  réserve  de  l'approbation  du  troupeau. 
Les  députés  d'un  certain  nombre  de  consistoires 
forment  un  colloque  ;  et  ceux  d'un  certain  nombre 
de  colloques  le  synode  provincial.  C'est  le  synode 
provincial  ou  bien  aussi  le  colloque ,  qui  a  charge 
de  nommer  les  pasteurs.  Le  pasteur,  élu  par  le 
colloque  ou  par  le  synode,  prêche  trois  dimanches 
consécutifs  devant  la  paroisse,  qui  a  droit,  après 
cela,  de  le  rejeter  a  la  majorité  des  voix.  Le  si- 
lence de  la  paroisse  est  tenu  pour  consentement. 
Les  synodes  provinciaux,  qui  doivent  être  au  nom- 
bre de  seize  pour  toute  la  France,  sont  composés 
d'un  pasteur  et  d'un  ancien  de  chaque  église. 
Chacun  de  ces  synodes  nomme  deux  pasteurs  et 
deux  laïques  pour  former  le  synode  général  ou  na- 
tional, qui  occupe  le  sommet  de  cette  hiérarchie  et 
qui  juge  en  dernier  ressort  dans  toutes  les  ques- 
tions ecclésiastiques  d'un  intérêt  général.  Au  com- 
mencement de  chaque  session  du  synode  général, 
la  confession  de  foi  doit  être  lue  et  chaque  membre 
de  l'assemblée  doit  déclarér  qu'il  y  adhère. 

Il  est  aisé  de  sentir  dans  cette  organisation  à  la 
ibis  si  simple  et  si  forte,  substituée  a  l'ancienne 
hiérarchie  catholique,  la  main  d'un  puissant  génie. 
C'était  Calvin  qui,  a  la  demande  de  ses  frères,  avait 
tracé  le  plan  de  l'édifice.  De  même  qu'une  vaste 
république  où  tout  reposerait  sur  la  commune,  et 
où ,  par  l'intermédiaire  du  conseil  communal ,  on 


208  SIXIÈME  CONFÉRENCE. 

s'élèverait  a  la  représentation  provinciale,  et  par  le 
moyen  de  celle-ci  a  la  représentation  nationale, 
faîte  de  l'édifice,  de  même  dans  cette  organisation 
de  l'Eglise  réformée  de  France,  tout  partait  des 
petits  troupeaux  de  fidèles,  c'est-a-dire  des  pa- 
roisses. C'était  la  le  fondement  de  toute  la  vie  ecclé- 
siastique. Mais  a  mesure  qu'on  s'élevait  de  degré 
en  degré,  la  puissance  démocratique  recevait  les 
contrepoids  indispensables  par  l'autorité  graduée 
accordée  aux  colloques,  aux  synodes  provinciaux, 
et  enfin  au  synode  national,  modérateur  de  l'Eglise 
entière. 

Le  29  mai,  quand  ces  deux  œuvres,  la  confession 
de  foi  et  la  constitution  ecclésiastique,  furent  ter- 
minées et  votées,  les  députés  a  ce  premier  synode 
national ,  avant  de  se  séparer,  confondirent  leurs 
âmes  et  bénirent  Dieu  pour  le  travail  qu'il  leur  avait 
donné  d'accomplir.  Dès  ce  moment,  l'Eglise  réfor- 
mée de  France  était  constituée ,  mais  aux  yeux  de 
ses  propres  membres  seulement.  A  ceux  de  l'Etat, 
elle  n'était  encore  qu'une  rebelle  et  une  proscrite. 

On  a  comparé  cette  Eglise ,  qui  se  constitue  en 
présence  des  bûchers  et  des  gibets ,  a  un  régiment 
qui  formerait  ses  rangs  sous  le  feu  de  l'ennemi 1  ! 
Nous  pouvons  poursuivre  cette  comparaison  et 
ajouter  que  les  hommes  héroïques  qui  agissaient  de 
la  sorte,  n'étaient  point  des  vétérans,  mais  bien, 


1  Ebrard,  Gazette  de  V Eglise  réformée,  N°  2. 1853. 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  209 

pour  la  plupart,  de  simples  conscrits,  de  nouveaux 
croyants.  Il  y  a  dans  une  telle  assemblée  discutant 
en  face  du  martyre  des  questions  de  foi  religieuse 
et  de  discipline  ecclésiastique,  comme  au  sein  d'une 
paix  profonde,  une  grandeur  morale  que  n'égale 
pas,  ce  me  semble,  celle  des  plus  brillants  faits 
d'armes. 

Ainsi  l'Eglise  réformée  de  France  était  organisée; 
mais  le  droit  d'exister  lui  manquait.  Il  n'était  pas 
permis  a  cette  époque  d'être  Français  et  sujet  du 
roi  sans  être  par  là  même  sujet  du  pape. 

Dès  le  moment  où  l'Eglise  réformée  fut  consti- 
tuée en  France,  elle  dut  aspirer  a  conquérir  une 
existence  légale  et  a  exercer  librement  son  culte 
sur  le  sol  de  la  patrie.  Mais  dès  ce  moment  aussi 
elle  commença  à  dévier  peut-être  et  a  s'aventurer 
sur  un  terrain  où  l'Eglise  ne  se  basarde  guère  que 
pour  y  faire  des  faux  pas,  celui  de  la  politique. 

Je  ne  pourrais  entrer  ici  dans  les  détails  sans 
pénétrer,  plus  avant  qu'il  ne  convient,  dans  l'histoire 
politique  de  la  nation.  Une  simple  esquisse  des 
événements  de  cette  période  suffira.  A  mesure  que 
la  Réforme  se  propageait  en  France,  il  s'y  forma 
un  parti  nombreux  décidé  a  maintenir  la  foi  catho- 
lique et  à  extirper  par  tous  les  moyens  le  protes- 
tantisme. Ce  parti  se  nommait  la  Ligue  catholique. 
Il  se  composait  surtout  de  la  populace  parisienne 
et  du  peuple  des  campagnes,  qui,  au  moins  dans 

14 


210 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


certaines  provinces ,  était  encore  dévoué  au  pa- 
pisme. Il  avait  a  sa  tête  la  famille  puissante  des 
Guises,  qui  profitait  de  l'ascendant  énorme  que 
lui  donnait  ce  rôle,  pour  travailler  en  même  temps 
a  sa  fortune  politique.  Par  le  moyen  de  la  populace, 
les  Guises  s'imposaient  au  roi,  et  par  le  roi  ils  gou- 
vernaient la  France,  plus  que  le  roi  lui-même. 

Les  protestants  avaient  aussi  des  chefs  haut 
placés-,  on  comptait  dans  leurs  rangs  des  membres 
de  la  famille  royale,  par  exemple  Antoine  de  Bour- 
bon, roi  de  Navarre,  et  son  frère,  Louis  deCondé  -, 
ainsi  que  des  seigneurs  des  familles  les  plus  illus- 
tres, tels  que  les  trois  frères  Châlillon,  distingués 
également  par  leurs  capacités,  par  leurs  longs  ser- 
vices, par  leur  caractère  sans  tache  et  leur  vivante 
piété.  Le  plus  remarquable  des  trois  était  Gaspard 
de  Coligny,  amiral  de  France,  le  plus  grand  et  le 
plus  noble  caractère  de  l'époque.  Après  une  étude 
approfondie  de  la  Bible,  il  s'était  décidé  à  embras- 
ser la  Réforme.  Sa  vie  tout  entière  était  une  sainte 
prédication.  Humble  dans  les  assemblées  de  l'é- 
glise comme  le  plus  pauvre  des  fidèles,  il  brillait  au 
premier  rang  dans  les  conseils  de  la  nation  et  dans 
les  armées  de  terre  et  de  mer.  Il  était  parfois  appelé 
dans  les  conseils  secrets  de  son  roi ,  surtout  lorsque 
celui-ci ,  las  de  la  tyrannie  de  la  Ligue,  faisait  un 
pas  vers  les  protestants  pour  se  procurer  leur 
appui  et  s'affranchir  du  joug  des  Guises. 

De  si  hauts  et  de  si  puissants  alliés  furent  sans 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  211 

doute  un  appui  pour  la  Réforme.  On  n'osait  traîner 
au  bûcher  un  prince  du  sang  ou  un  grand-amiral 
de  France  aussi  lestement  qu'on  y  envoyait  un  pas- 
teur ou  un  artisan.  Néanmoins  on  ne  saurait  nier 
que  la  Réforme  française  ne  se  soit  trouvée  entraînée, 
par  la  participation  d'aussi  hauts  personnages,  dans 
les  luttes  politiques  de  l'époque ,  bien  plus  avant 
qu'il  ne  lui  eût  convenu.  En  voici  un  exemple. 

Un  complot  se  forme  dans  le  but  de  renverser 
le  pouvoir  des  chefs  de  la  Ligue.  On  l'a  appelé  la 
Conjuration  d'Amboise.  A  la  tête  de  cette  tentative 
politique  se  trouve  le  prince  de  Condé,  protestant. 
Aussitôt  le  protestantisme  tout  entier  est  accusé  de 
révolte.  C'est  l'homme  religieux,  et  non  le  per- 
sonnage politique ,  que  l'on  s'empressa  d'accuser 
dans  le  prince  de  Condé.  Les  gibets  se  dressent, 
la  place  d'Amboise  en  est  couverte^  1200  personnes 
périssent.  Les  bourreaux  ne  suffisant  plus,  on  jette 
les  inculpés,  pieds  et  poings  liés,  dans  les  flots  de 
la  Loire.  C'étaient  presque  tous  des  protestants.  On 
avait  profité  de  l'occasion  pour  se  défaire  de  tous 
ceux  d'entre  eux  sur  lesquels  on  pouvait  faire  pla- 
ner le  moindre  soupçon.  Voilà  ce  que  coûta  à  la 
Réforme  le  protestantisme  du  prince  de  Condé. 

Cependant  la  violence  des  hommes  ne  pouvait 
lutter  bien  longtemps  contre  la  puissance  des 
choses.  Des  villes  et  même  des  provinces  entières 
embrassaient  successivement  la  Réforme.  La  no- 
blesse des  campagnes  lui  était  en  général  dévouée. 


212 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


La  bourgeoisie  dans  les  villes  lui  devenait  de  plus 
en  plus  favorable.  Le  fait  était  patent.  Comment 
aurait-on  pu  en  empêcber  plus  longtemps  les  con- 
séquences publiques? 

Jusqu'ici  les  protestants  s'étaient  contentés  d'un 
culte  privé  ou  secret.  Dès  1560,  en  beaucoup  de 
localités,  les  réformés  commencèrent  a  célébrer 
leur  culte  en  public;  el  comme  en  quelques  en- 
droits les  temples  catholiques  étaient  abandonnés, 
toute  la  population  ayant  embrassé  l'Evangile,  les 
réformés  s'y  établirent.  N'était-ce  pas  leur  temple, 
celui  dans  lequel,  hier,  ignorants  encore,  ils  avaient 
célébré  la  messe-,  dans  lequel,  mieux  éclairés  au- 
jourd'hui, ils  rendaient  a  Dieu  le  culte  en  esprit 
et  en  vérité?  Le  mouvement  réformateur  devint 
si  puissant,  surtout  dans  les  classes  instruites, 
qu'un  instant  les  Guises  eux-mêmes  perdirent  l'es- 
poir de  le  dominer.  Cédant  alors  aux  inspirations 
du  chancelier,  Michel  de  L'Hospital,  très-puissant 
auprès  du  roi ,  ils  consentirent  a  une  tentative  de 
conciliation  entre  les  deux  confessions.  De  là  le 
fameux  Colloque  de  Poissy,  en  automne  1561. 

Des  théologiens  catholiques  et  protestants  furent 
choisis  pour  disputer  publiquement  devant  toute  la 
cour  sur  les  dogmes  qui  divisaient  les  deux  com- 
munions et  pour  rechercher  les  moyens  de  s'en- 
tendre, A  la  tête  des  théologiens  protestants  était 
le  fameux  Théodore  de  Bèze ,  alors  âgé  de  40  ans. 
l'ami  et  le  disciple  de  Calvin.  Il  arriva  avec  ses  col- 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  213 

lègues  le  24  août  a  Poissy,  où  la  cour  s'était  ren- 
due, et  dès  le  jour  même  il  lui  fut  accordé  de 
prêcher  publiquement,  en  présence  de  la  royale 
assemblée. 

Le  9  septembre  s'ouvrit  le  colloque.  Le  roi 
Charles  IX,  enfant  de  il  ans,  était  assis  sur  son 
trône.  A  sa  droite  et  a  sa  gauche  étaient  les  mem- 
bres de  sa  famille,  les  officiers  et  les  dames  de  la 
cour^  puis  venaient  les  hauts  dignitaires,  les  évê- 
ques  et  les  docteurs  de  la  communion  catholique. 
Les  pasteurs  protestants  ne  furent  introduits  que 
plus  tard.  Le  jeune  roi  ouvrit  le  colloque  en  réci- 
tant un  discours  dans  lequel  il  invitait  l'assemblée 
a  travailler  à  la  gloire  de  Dieu  et  à  la  paix  du 
royaume.  Après  lui,  le  chancelier  de  L'Hospital 
exhorta  a  l'humilité  et  a  la  tolérance,  et  déclara  que 
dans  de  pareils  sujets  il  n'est  pas  besoin  de  beau- 
coup de  livres,  mais  seulement  de  bien  comprendre 
la  Parole  de  Dieu.  Alors  les  protestants  furent  ap- 
pelés. La  députation  se  composait  de  \  \  pasteurs 
et  de  22  laïques  ;  Bèze  était  en  tête.  Ce  fut  le  duc 
de  Guise  lui-même  qui  les  introduisit.  Leur  cos- 
tume, grave  et  simple ,  faisait  un  étrange  contraste 
avec  les  magnificences  des  gens  de  cour  et  des 
prélats  catholiques.  Us  entrent  la  tête  nue  et  s'in- 
clinent avec  respect.  Théodore  de  Bèze,  fléchissant 
alors  le  genou  avec  les  pasteurs ,  non  devant  les 
hommes,  mais  devant  Dieu,  prononce  une  prière. 
C'est  une  confession  humble  des  péchés  de  tout  le 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


peuple.  Nous  la  connaissons,  cette  confession  ad- 
mirable, prononcée  a  ce  moment  solennel  par  le 
représentant  de  l'Eglise  protestante.  C'est  celle  que 
nous  récitons  aujourd'hui  encore  chaque  dimanche 
avec  toutes  les  églises  protestantes,  en  commen- 
çant notre  culte.  Après  la  confession  des  péchés, 
Bèze  implore  la  bénédiction  du  ciel  sur  l'assemblée. 
On  l'a  écouté  avec  émotion  et  étonnement.  Il  se 
relève  avec  ses  frères.  Il  remercie  le  roi  de  per- 
mettre a  la  foi  réformée  de  se  faire  entendre.  Il 
expose  les  doctrines  fondamentales  et  la  discipline 
de  son  Eglise.  Il  proteste  de  l'obéissance  de  la  Ré- 
forme aux  puissances  de  la  terre,  sauf  et  réservé 
l'obéissance  au  Roi  du  ciel-,  et,  fléchissant  le 
genou,  il  présente  a  Charles  IX  la  Confession  de  foi 
des  églises  de  France. 

Ce  moment  dans  l'histoire  de  la  réformation  fran- 
çaise rappelle  celui  où,  trente  ans  auparavant,  les 
protestants  d'Allemagne  avaient  présenté  à  l'em- 
pereur Charles  V,  en  pleine  diète,  la  confession 
d'Augsbourg. 

Les  conférences  qui  suivirent  durèrent  un  mois. 
On  parvint  enfin  a  trouver  une  formule  qui  déguisait 
assez  habilement  les  différences  sous  des  termes 
équivoques.  Mais  les  docteurs  de  la  Sorbonne  dé- 
clarèrent cette  pièce  hérétique  et  refusèrent  d'en 
autoriser  la  publication .  Ils  présentèrent  en  échange 
une  confession  de  foi  purement  catholique,  que  tout 
ministre  devait  signer,  sous  peine  d'être  expulsé  du 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE. 


215 


royaume.  Ce  n'était  plus  concilier;  c'était  opprimer. 
Ainsi  fut  rompu  ce  colloque  si  pompeusement  an- 
noncé. Il  est  fort  douteux  que  les  Guises  eussent 
jamais  espéré  et  désiré  un  résultat  sérieux. 

Mais  si  le  résultat  matériel  fut  nul,  l'effet  moral 
fut  immense.  Les  réformés  avaient  exposé  leur  foi 
devant  les  chefs  du  royaume.  Cela  seul  semblait  leur 
assurer  déjà  une  existence  légale.  Coligny  présenta 
dans  ces  jours-là  a  la  reine-mère  une  liste  de  2,  lo0 
églises  réformées,  en  France  I  Yiret,  le  réformateur 
Vaudois,  dans  un  séjour  au  Midi,  vit  se  rassembler 
autour  de  sa  chaire,  a  Nîmes,  un  auditoire  de  8,000 
personnes!  Dans  l'Agenois,  300  paroisses  d'un  seul 
coup  mirent  bas  la  messe!  Un  pasteur  du  Midi  écri- 
vait a  Farel  a  cette  époque  que  4.000  et  même  6,000 
ministres  ne  seraient  pas  de  trop  pour  répondre  aux 
besoins  delà  France  1  Et  le  chancelier  de  L'Hospital 
lui-même  déclarait  au  pape  que  le  quart  du  royaume 
était  séparé  de  la  communion  catholique.  Les  temps 
qui  suivirent  le  colloque  dePoissy  sont  certainement 
le  point  culminant  du  développement  de  la  réforme 
française.  L'Hospital  profita  de  cette  position  nou- 
velle pour  proclamer  hardiment,  dans  une  assem- 
blée des  notables  du  royaume,  le  principe  de  la 
tolérance  religieuse.  «On  peut,  dit-il,  se  séparer  de 
«  l'Eglise  de  la  majorité  sans  cesser  d'être  citoyen, 
«  et  lors  même  qu'on  n'a  pas  le  même  culte,  on  peut 
«  vivre  dans  la  paix.  »  Ce  principe,  qui  nous  parait 
aujourd'hui  si  simple,  était  alors  proclamé  pour  la 


216 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


première  fois.  Plût  a  Dieu  qu'il  eût  pénétré  immé- 
diatement dans  le  droit  public  français  !  Quelles 
immenses  calamités  eussent  été  évitées  ! 

La  Ligue,  effrayée  de  ces  principes,  se  hâta  d'ap- 
peler à  Paris  son  chef,  le  duc  de  Guise,  qui  était 
alors  dans  ses  terres  en  Lorraine.  Dans  le  voisi- 
nage de  son  château  était  la  ville  de  Vassy.  Le 
dimanche  1er  mars  1562,  Guise  part  pour  Paris 
avec  une  escorte  de  deux  cents  cavaliers.  II  passe 
près  de  cette  petite  ville.  Il  entend  le  son  des  clo- 
ches. «Qu'est-ce  que  cela?  »  demande-t-il.  «  C'est 
«  le  prêche  des  Huguenots  !  »  lui  répond  un  des 
siens.  «  Par  la  mort-Dieu,  »  s'écrie-t-il  furieux, 
«  on  les  huguenottera  bien  tantôt  d'une  autre  ma- 
«  nière  !  »  Ses  soldats  entourent  la  grange  qui 
servait  de  temple  aux  réformés  ;  ceux-ci  ferment  les 
portes  :  on  les  enfonce.  La  tuerie  commence.  Au 
bout  de  quelques  instants  soixante  personnes  gisent 
sans  vie  sur  le  carreau,  deux  cents  autres  sont  bles- 
sées, plusieurs  mortellement-,  les  cadavres  sont 
dépouillés  comme  sur  un  champ  de  bataille.  Ce 
massacre  était-il  prémédité?  Nul  ne  peut  le  dire. 
Quoi  qu'il  en  soit,  Guise  y  avait  manifestement 
consenti. 

Le  bruit  de  cet  événement  affreux  se  répandit 
promptement  dans  toute  la  France.  Israël/  à  tes 
tentes  I  tel  fut  le  mot  d'ordre  qui  sortit  de  la  bouche 
de  tous  les  réformés.  On  massacrait  leurs  frères  en 
pleine  paix!  Le  meurtrier,  non-seulement  n'était 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  217 

pas  puni,  mais  était  reçu  en  triomphe  par  la  popula- 
tion de  Paris!  Les  protestants  saisirent  leurs  armes, 
comme  quand  on  voit  sa  maison  forcée  par  une 
troupe  de  brigands,  et  la  guerre  civile  commença  1 

On  a  dit  que ,  de  toutes  les  guerres ,  les  plus 
affreuses  sont  les  guerres  civiles.  Il  est  également 
vrai  de  dire  qu'entre  toutes  les  guerres  civiles  les 
plus  affreuses  sont  celles  de  religion.  La  France 
en  est  témoin  !  Mais,  dans  la  souffrance  générale, 
qui  eut  de  beaucoup  la  plus  large  part?  Les  pro- 
testants, sans  doute.  D'abord  ils  étaient  la  mi- 
norité, et  quand  la  violence  règne,  on  sait  quel 
est  le  sort  des  minorités.  Ensuite  les  protestants 
étaient  en  général  des  hommes  de  foi  et  de  con- 
science -,  ils  répugnaient  a  user  de  tous  les  moyens; 
ils  respectaient  les  propriétés,  les  femmes,  les 
enfants.  Leurs  adversaires,  au  contraire,  ne  con- 
naissaient aucun  frein  a  leur  cruauté  'et  à  leur 
violence.  C'est  ainsi  que  les  guerres  de  religion  se 
poursuivirent  pendant  plus  d'une  trentaine  d'années 
avec  de  courtes  interruptions,  sur  le  sol  français, 
de  province  a  province,  de  ville  à  ville,  souvent  de 
château  a  château ,  de  maison  a  maison ,  dans  la 
même  localité,  dans  le  même  hameau  1 

Après  trois  guerres  civiles,  suivies  de  trois  traités 
de  paix  a  chaque  fois  violés  perfidement  par  les 
catholiques,  aucun  changement  décisif  ne  s'était 
opéré  dans  la  position  respective  des  partis.  Le  roi 
lui-même  flottait  indécis  entre  la  Ligue  et  les  ré- 


518 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


formés.  Les  Guises  étaient  inquiets  de  l'ascendant 
que  prenaient  sur  lui  les  chefs  protestants  et  parti- 
culièrement Coligny.  A  ce  moment  se  passa  un 
événement  en  comparaison  duquel  le  massacre  de 
Vassy  n'est  plus  qu'un  jeu  d'enfant.  C'était  en  1572. 
La  cour  célébrait  les  fêtes  du  mariage  d'Henri  de 
Béarn,  plus  tard  Henri  1Y.  l'un  des  chefs  des  pro- 
testants, avec  la  propre  sœur  du  roi.  Les  partisans 
les  plus  illustres  de  la  Réforme  avaient  tous  été 
invités  a  Paris.  On  préconisait  déjà  cette  union 
comme  le  signal  de  la  réconciliation  entre  les  deux 
partis;  quatre  jours  s'étaient  passés  en  jeux, 
festins,  mascarades,  ballets.  Le  vendredi  22  août, 
l'amiral  de  Coligny  revenait  du  Louvre-,  a  ce  mo- 
ment un  assassin ,  payé  par  le  duc  de  Guise . 
tire  sur  lui  un  coup  d'arquebuse  chargé  de  trois 
balles.  L'amiral  est  grièvement  blessé.  Dès  l'après- 
midi,  le  roi  le  visite.  La  mère  et  le  frère  du 
roi,  Catherine  de  Médicis  et  le  duc  d'Anjou,  le 
voient  s'entretenir  intimement  avec  l'amiral.  Ils 
tremblent  que  celui-ci  ne  s'empare  tout  à  fait  de 
l'esprit  du  roi  et  que  le  triomphe  du  protestan- 
tisme ne  soit  le  résultat  de  ce  rapprochement. 
Ils  reviennent  alors  a  un  projet  déjà  plus  d'une 
fois  agité  entre  eux,  mais  toujours  différé  :  celui 
de  se  défaire,  en  un  seul  jour,  par  un  massacre 
général,  de  tous  les  protestants  français*  !  Mais 

1  La  question  de  la  préméditation  de  cet  immense 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  219 

comment  gagner  le  roi  a  un  pareil  plan?  On  ne 
lui  demande  d'abord  que  la  mort  de  Coligny.  On 
exige  de  lui  cette  mesure  au  nom  de  la  sûreté 
du  trône  et  de  la  paix  du  royaume.  «Hé  bien!»  ré- 
pond le  malheureux  Charles  IX  comme  saisi  d'un 
accès  de  frénésie  :  «Qu'on  tue  Coligny,  je  le  veux-. 
«  mais  aussi  tous  les  huguenots,  afin  qu'il  n'en 
«  reste  pas  un  pour  me  le  reprocher.  »  Cette  parole 
est  avidement  saisie  comme  un  assentiment  a  la 
mesure  projetée.  Aussitôt  commencent  les  prépa- 
ratifs. La  nuit  du  samedi  au  dimanche  ,  23  au 
24  août,  ou  de  la  Saint-Barthélemy,  est  choisie 
pour  consommer  le  massacre.  Pendant  la  journée 
du  samedi,  Guise  envoie  ses  émissaires  -,  il  exalte 
la  populace  de  Paris  ;  les  membres  de  la  Ligue 
s'arment  en  secret-  ils  ont  l'ordre  de  ceindre  un 
brassard  blanc  afin  de  se  reconnaître  dans  les  té- 
nèbres. La  nuit  fatale  était  arrivée.  L'heure  con- 
venue venait  de  sonner.  Charles  hésitait  encore  a 
donner  le  signal  suprême-,  une  sueur  froide  lui 
coulait  du  front.  «  Avez-vous  peur?»  lui  dit  sa 
mère.  11  se  lève  furieux,  et  répond  :  «  Hé  bien  ! 
«commencez!  »  Il  était  près  de  deux  heures  du 
matin.  La  grande  cloche  de  l'église  de  Saint- 
Germain-l'Auxerrois  s'ébranle.  Au  son  du  tocsin, 
de  toutes  ies  portes  selancent  les  catholiques 

forfait  a  souvent  été  débattue  et  résolue  en  sens  con- 
traires. Nous  nous  sommes  rattachés  à  l'exposition  toute 
récente  de  Soldais  qui  nous  a  paru  tout  concilier. 


220 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


armés.  Guise,  avec  trois  cents  soldats,  court  a 
la  demeure  de  Coligny.  On  poignarde  le  gentil- 
homme qui  ouvre  la  porte.  Coligny  est  averti 
que  sa  maison  est  forcée.  «  Il  y  a  longtemps 
«  que  je  suis  prêt  à  mourir,  »  répond  l'amiral, 
«  mais  vous,  sauvez-vous!  »  Un  Allemand,  nommé 
Besmes,  domestique  de  Guise,  entre  dans  la  cham- 
bre du  malade  :  «N'es-tu  pas  l'amiral?  »  dit-i!  à 
Coligny,  qui  s'était  levé ,  et  que  la  faiblesse  obli- 
geait a  s'appuyer  contre  la  muraille.  «  Oui,  c'est 
«  moi,  »  répond  celui-ci.  Besmes  lui  enfonce  son 
épée  dans  la  poitrine,  et  lui  porte  un  second  coup 
à  la  tête.  «As-tu  achevé?»  lui  crie  Guise  impa- 
tient, dans  la  cour.  «C'est  fait!  monseigneur.» 
«  Jette-le  par  la  fenêtre,  pour  que  nous  le  voyions 
«  de  nos  yeux!  »  Il  soulève  le  corps  de  l'amiral, 
qui,  respirant  encore ,  se  cramponne  a  la  croisée, 
et  le  précipite  dans  la  cour.  «  Je  le  connais,  c'est 
«  lui-même,»  dit  Guise,  en  donnant  un  coup  de 
pied  au  cadavre.  «Courage,  compagnons-,  nous 
«  avons  bien  commencé  !  Allons  aux  autres!  Le  roi 
«l'ordonne!»  Coligny  était  âgé  de  55  ans.  Au 
moment  où  il  fut  surpris  par  la  mort ,  il  avait 
auprès  de  lui  Merlin,  son  pasteur,  qu'il  avait  fait 
appeler  pour  prier  avec  lui. 

Le  reste  de  la  nuit  se  passa  en  massacres  ; 
hommes,  femmes,  enfants,  tout  ce  qui  s'appelait 
huguenot  fut  égorgé.  Ivre  de  fureur,  Charles  IX 
lui-même  prit  une  arquebuse  et  tira  sur  ses  sujets. 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  221 

Cette  tuerie  dura  quatre  jours  dans  Paris.  Le  jeudi, 
dans  ces  rues  inondées  de  sang,  le  clergé  fit  faire 
une  procession  générale.  On  célébra  un  jubilé.  Une 
médaille  fut  frappée  avec  cette  légende  :  La  piété  a 
réveillé  la  justice.  Le  massacre  se  propagea  dans 
les  provinces  et  y  dura  plus  de  six  semaines.  On 
connaît  et  on  vénère  les  noms  des  gouverneurs  qui 
refusèrent,  au  péril  de  leur  vie,  de  tremper  dans 
un  pareil  crime.  A  Meaux,  les  protestants  furent 
d'abord  tués  par  l'épée-,  puis,  comme  cela  allait 
trop  lentement,  assommés  avec  des  marteaux  de 
fer.  A  Rouen  il  périt ,  en  quatre  jours,  six  cents 
protestants.  A  Toulouse,  a  Bordeaux,  à  Bourges, 
mêmes  scènes  de  meurtre  et  de  carnage!  A  Lyon , 
ce  fut  encore  plus  affreux.  Le  gouverneur  fit  en- 
fermer tous  les  protestants,  les  fit  égorger  par 
coupes  réglées,  et  l'on  vanta  l'ordre  qu'il  avait  su 
mettre  dans  cette  affaire.  Des  centaines  de  corps 
flottants  et  jetés  par  le  fleuve  sur  ses  bords,  épou- 
vantèrent les  riverains  du  Rhône,  dans  le  Dauphiné 
et  la  Provence. 

Il  y  eut  dans  toute  la  France ,  selon  la  moindre 
appréciation,  trente  mille  victimes;  selon  la  plus 
considérable,  faite  par  l'archevêque  Péréfixe,  cent 
mille.  Si  l'on  ajoute  a  ceux  qui  ont  péri  de  mort 
violente  ceux  qui  sont  morts  de  misère,  de  faim,  de 
douleur,  les  enfants  sans  pain,  les  femmes  sans 
abri ,  les  êtres  abandonnés ,  on  reconnaîtra  que  le 
dernier  chiffre  n'est  pas  au-dessus  de  la  réalité. 


222 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


L'Europe  entière  s'ébranla  en  sens  opposés 
au  bruit  de  cette  nouvelle  !  A  Rome,  le  messager 
qui  l'apporta  fut  gratifié  de  mille  pièces  d'or.  Le 
pape  célébra  un  service  d'actions  de  grâces  avec 
ses  cardinaux,  fit  tirer  le  canon  au  cbâteau  Saint- 
Ange,  célébrer  un  jubilé  et  frapper  une  médaille. 
Madrid  partagea  l'ivresse  de  Rome.  Dans  notre 
Suisse,  la  nouvelle  arriva  à  la  fin  d'août.  Les 
églises  se  prosternèrent  dans  la  poussière,  comme 
des  filles  à  l'ouïe  du  meurtre  de  leur  mère.  A  Ge- 
nève et  a  Neucbâtel  fut  ordonné  un  jeûne  public. 
Il  est  probable  que  ce  jeûne  s'est  perpétué  dans 
celui  que  nous  célébrons  chaque  année  au  mois 
de  septembre. 

Quant  aux  protestants  français  ,  ils  n'avaient 
jusqu'alors  combattu  que  contre  la  Ligue-,  mais 
dès  ce  moment  ils  commencèrent  a  voir  dans  leur 
roi  lui-même  un  ennemi.  La  où  la  guerre  était 
possible,  elle  se  ralluma  avec  fureur.  On  parle  en- 
core du  siège  de  Sancerre,  dont  le  pasteur  Jean 
Lerry  a  écrit  les  détails  jour  par  jour.  Les  protes- 
tants, assiégés  pendant  plus  de  dix  mois,  finirent 
par  être  réduits  a  manger  des  limaces,  des  tau- 
pes, des  herbes  sauvages,  du  pain  fait  avec  de  la 
farine  de  paille  hachée  et  d'ardoises  pilées,  des 
harnais  de  cheval ,  et  même  le  parchemin  de  vieux 
livres  détrempé  dans  de  l'eau.  Presque  tous  les 
enfants  au-dessous  de  douze  ans  moururent  ;  un 
jeune  garçon  de  dix  ans  disait  a  sa  mère  :  <'  Pour- 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  223 

o  quoi  pleurez-vous  ?  Le  saint  personnage  Lazare 
«  n'a-t-il  pas  eu  faim?  Je  l'ai  lu  dans  la  Bible.» 
En  disant  cela  il  expira. 

Ces  scènes  se  reproduisaient  partout  en  France. 
Et  qui  pourra  énumérer  jamais  toutes  les  douleurs 
que  représente  cette  ligne  unique  que  nous  venons 
de  tracer?  Pendant  ce  temps,  que  devenaient  les 
auteurs  de  tant  de  larmes? 

Moins  de  deux  ans  après  la  nuit  de  la  Saint- 
Barthélémy,  Charles  IX  mourut  assiégé  de  sombres 
terreurs  ^  il  se  réveillait  en  sursaut  la  nuit.  Il 
croyait  entendre  des  gémissements  dans  les  airs. 
Il  appelait  en  sanglotant  sa  nourrice  :  «  Que  de 
«  sang  !  que  de  meurtres!  »  lui  disait-il.  «Ah  !  que 
«  j'ai  suivi  un  méchant  conseil  !  Mon  Dieu,  par- 
«  donne-moi ,  et  me  fais  miséricorde  !  »  Et  cette 
pieuse  femme,  protestante  elle-même,  lui  présen- 
tait la  justice  de  Christ  comme  son  seul  recours. 
Sa  mort  fut  étrange-,  tout  son  sang  sortit  par  les 
pores.  C'était  au  mois  de  mai.  Au  mois  de  décem- 
bre suivant ,  mourut  le  cardinal  de  Lorraine ,  frère 
du  duc  de  Guise ,  autre  complice  de  la  Saint- 
Barthélemy.  La  reine-mère,  Catherine  de  Médicis, 
femme  sans  foi  mais  remplie  de  superstitions,  dont 
le  cardinal  avait  été  l'associé  dans  tant  de  crimes, 
le  voyait  sans  cesse  devant  elle.  «  Chassez  ce  car- 
«  dinal  !  »  disait-elle  a  ses  femmes.  «  Ne  voyez-vous 
«  pas  comment  il  me  fait  signe  !  »  Un  soir  a  souper, 
en  prenant  son  verre,  elle  commença  a  trembler, 


224 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


tellement  qu'elle  faillit  le  laisser  tomber.  «Jésus!» 
dit-elle-,  «voila  monsieur  le  cardinal  que  je  vois!» 
Pendant  plus  d'un  mois  elle  refusa  de  rester  seule 
la  nuit.  Quant  au  duc  de  Guise,  il  s'éleva,  selon 
son  désir,  au  faîte  du  pouvoir,  porté  par  l'enthou- 
siasme des  prêtres  et  du  peuple  de  Paris.  Il  n'avait 
plus  qu'un  degré  a  monter  pour  s'asseoir  sur  le 
trône.  Henri  III,  ce  même  duc  d'Anjou  avec  lequel 
il  avait  comploté  la  Saint-Barthélémy,  comprit  le 
danger  et  prévint  son  ancien  complice  en  le  faisant 
assassiner.  «Mes  amis!  mes  amis!))  s'écriait  Guise 
en  se  sentant  frappé  du  stylet,  «  miséricorde  !»  Ce  fut 
son  dernier  mot.  C'était  à  Blois,  dans  le  château 
même  du  roi.  Celui-ci  sortit  de  son  cabinet  et  de- 
manda a  l'un  des  meurtriers  :  «  Te  semble-t-il 
«  qu'il  soit  mort,  Loignac  !  »  —  «  Je  crois  que  oui, 
«  sire;  il  en  a  la  couleur.  »  Henri  III  prit  congé  du 
compagnon  de  ses  cr;mes  en  lui  donnant  un  coup 
de  pied  au  visage.  Si  Guise  avait  encore  un  souffle 
de  vie,  il  put  se  souvenir  de  celui  par  lequel  il 
avait  pris  congé  du  cadavre  de  Coligny. 

Quant  a  Henri  III,  le  oignard  du  moine  domi- 
nicain, Jacques  Clément,  lui  rendit  aussi  la  jus- 
tice qui  lui  était  due.  Dieu  se  sert  des  méchants 
pour  punir  les  méchants. 

Ainsi  périrent  les  auteurs  de  la  Saint-Barthé- 
lemy,  cet  acte  exécrable  dont  un  auteur  catholique, 
un  archevêque  de  Paris ,  a  dit  :  «  qu'il  n'a  jamais 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE.  225 

«  eu  et  que,  s'il  plaît  à  Dieu ,  il  n'aura  jamais  son 
«  semblable1.» 

Peu  de  temps  avant  de  tomber  sous  les  coups  de 
son  assassin,  Henri  III,  décidé  a  s'affranchir  du 
despotisme  de  la  Ligue,  s'était  jeté  dans  les  bras 
des  protestants,  commandés  par  Henri  de  Navarre, 
son  héritier  présomptif.  Celui-ci ,  a  la  tête  d'une 
excellente  armée,  recueillit  le  roi,  renversa  la 
Ligue  et  prit  Paris.  Après  le  meurtre  d'Henri  III, 
il  monta  sur  le  trône  sous  le  nom  d'Henri  IV.  Ce 
furent  les  protestants  qui  tirèrent  ainsi  la  couronne 
de  l'abaissement  profond  où  la  Ligue  l'avait  réduite, 
et  le  royaume,  de  l'anarchie  où  il  avait  été  si  long- 
temps plongé.  Comment  les  rois  de  France  ont-ils 
reconnu  ce  service?  Nous  le  verrons.  La  conduite 
d'Henri  I\  va  nous  le  faire  pressentir. 

Espérant  gouverner  plus  facilement,  s'il  adoptait 
la  religion  de  la  majorité  de  ses  sujets,  Henri  se 
décida,  peu  après  son  avènement,  à  abjurer  le 
protestantisme.  Le  dimanche  5  juillet  1593,  a  huit 
heures  du  matin,  il  se  présenta,  selon  un  cérémo- 
nial convenu  a  l'avance,  a  la  porte  de  l'église  de 
Saint-Denis.  «  Qui  êtes-vous?  »  lui  demanda  l'ar- 
chevêque de  Bourges  qui  l'attendait  a  la  porte  avec 
ses  prélats.  —  «  Je  suis  le  roi.  »  —  «  Que  deman- 
«  dez-vous?  »  —  «  Je  demande  a  être  reçu  au  giron 
«  de  l'Eglise  catholique,  apostolique  et  romaine.  » 
—  «Le  voulez-vous  sincèrement?»  —  «Oui,  je 

1  Pcréfixe.  Histoire  d' Henri-le-Grand. 

15 


226 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


«  le  veux  et  le  désire.  »  Henri  se  mit  a  genoux. 
L'archevêque  lui  donna  l'absolution  et  la  béné- 
diction. Les  prêtres  chantèrent  la  grand'messe. 
Ce  fut  la  la  conversion  d'Henri  IV. 

Il  avait  dit  peu  auparavant  à  Philippe  de  Mornay, 
son  plus  fidèle  ami  :  «  Si  l'on  vous  dit  que  je  me 
«  suis  détraqué  de  la  religion ,  ne  le  croyez  pas. 
«  J'y  mourrai.  »  Trois  mois  après  cette  déclaration 
intime,  il  jouait  la  comédie  que  nous  venons  de 
raconter.  L'abjuration  d'Henri  IV  fut  une  affaire 
purement  politique.  Il  l'a  déclaré  lui-même  dans 
ce  mot  d'une  frivolité  dégoûtante  :  «  Paris  vaut  bien 
«  une  messe.  »  Non,  la  conquête  du  monde  ne  vaut 
pas  un  acte  d'hypocrisie. 

Quant  aux  protestants,  ses  anciens  coreligion- 
naires qui  l'avaient  élevé  sur  le  trône  et  auxquels 
il  tournait  ainsi  le  dos,  Henri  IV  tranquillisait  sa 
conscience  par  l'espoir  de  leur  être  plus  utile 
comme  roi  catholique ,  reconnu  par  la  totalité  du 
peuple,  que  comme  souverain  protestant,  en  conflit 
avec  la  plus  grande  partie  de  ses  sujets.  Dès  son 
avènement  il  travailla  en  effet  à  émanciper  la  Ré- 
forme et  a  pacifier  la  France  au  double  point  de 
vue  religieux  et  politique.  Il  entama  de  longues  et 
laborieuses  négociations  avec  toutes  les  parties 
intéressées,  et  réussit  enfin  à  promulguer,  en  1598, 
le  fameux  Edit  de  Nantes,  qui  accordait  aux  pro- 
testants français  le  libre  exercice  de  leur  religion. 
Sans  doute  ce  n'était  pas  la  liberté  religieuse 
complète  ni  même  la  tolérance  telle  qu'on  l'en- 


L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE. 


227 


tend  de  nos  jours.  Mais  cet  édit  reconnaissait  an 
moins  l'existence  légale  de  la  Réforme  française. 

C'était  la  fin  de  soixante-et-dix  ans  de  persé- 
cutions, de  trente-cinq  ans  de  guerres  civiles.  Deux 
millions  d'hommes  avaient  péri  sur  les  champs 
de  bataille ,  sur  les  bûchers  et  les  potences  et  sous 
le  poignard  des  assassins  de  Vassy,  de  Mérindol 
et  de  la  Saint- Barthélémy.  Quatre  fois,  pendant 
trente-cinq  ans,  la  guerre  civile  et  religieuse  s'était 
apaisée  et  rallumée  -,  trois  milliards  de  francs 
avaient  été  dépensés  par  le  trésor  public ,  et  tout 
cela  pourquoi  ?  Pour  maintenir  la  domination 
d'une  Eglise  égarée  qui ,  au  heu  de  faire  l'éduca- 
tion de  la  conscience  chrétienne,  semblait  avoir 
pris  a  tâche  d'arrêter  ses  progrès  ! 

Faut-il ,  a  un  tel  spectacle,  s'indigner,  s'irriter, 
s'aigrir?  Faut-il,  si  l'occasion  s'en  présente,  lever 
contre  l'Eglise  romaine  un  bras  vengeur?  Non  !  Mais 
plutôt,  quand  on  pense  que  c'est  au  nom  de  Jésus- 
Christ  qu'elle  a  versé  le  sang  de  tant  de  fidèles 
serviteurs  de  Jésus-Christ,  que  c'est  en  faisant  appel 
a  l'Evangile  que  depuis  des  siècles  elle  fait  une 
guerre  à  mort  à  l'Evangile,  on  reconnaît  dans  le 
sort  de  cette  malheureuse  Eglise  quelque  chose 
.  d'effrayant  et  de  tragique  qui  rappelle  le  rôle  de 
l'ancien  peuple  de  Dieu  ,  et  l'on  se  sent  saisi  de 
plus  de  pitié  encore  que  d'indignation.  Devant 
qui  trouvera-t-elle  grâce ,  cette  Eglise,  quand  son 
heure  sonnera?  Devant  les  hommes?  Le  sel  qui 
a  perdu  sa  saveur  sera  foulé  aux  pieds  par  les 


228 


SIXIÈME  CONFÉRENCE. 


hommes,  a  dit  Jésus-Christ.  Devant  le  Seigneur? 
Elle  l'a  persécuté  ,  crucifié  mille  fois  dans  ses 
membres  les  plus  fidèles-,  elle  boira  a  la  coupe  de 
sa  colère  l'équivalent  de  tout  ce  sang  précieux 
qu'elle  a  versé.  Un  tel  salaire  n'a  pas  été  épargné 
aux  Juifs  :  le  serait-il  aux  persécuteurs  qui  portent 
le  nom  de  chrétiens? 

En  attendant  le  jour  où  Dieu  jugera,  l'histoire 
parle  déjà.  A  qui  ont  réellement  profité  le  crime 
de  la  Saint-Barthélemy  et  tous  les  autres  sem- 
blables qui  l'ont  précédé  et  suivi  ?  Au  catholi- 
cisme ?  Non  !  A  l'incrédulité.  Ce  n'est  pas  le 
clergé ,  c'est  Voltaire  qui  s'est  engraissé  du  sang 
versé  par  un  fanatisme  intolérant;  et  tous  ces  sup- 
plices qui,  depuis  le  bûcher  de  Leclerc  jusqu'à  la 
roue  de  Calas,  ont  ensanglanté  la  France,  sont  et 
seront  pour  le  papisme  des  plaies  plus  mortelles 
que  celles  que  lui  peuvent  faire  ses  adversaires  les 
plus  acharnés. 

Pour  nous,  protestants,  rappelons-nous  au  prix 
de  quelles  luttes  et  de  quelles  douleurs  a  été  con- 
quis le  principe  sacré  de  la  liberté  religieuse,  et 
craignons  de  nous  départir  jamais  de  la  pratique 
-de  ce  devoir,  même  envers  une  Eglise  qui  ose 
le  nier  encore  partout  où  elle  se  sent  la  maîtresse  ! 
Estimons  assez  la  liberté  pour  en  faire  jouir  l'ad- 
versaire même  qui  nous  la  refuserait,  s'il  le  pouvait  ! 


VII 

SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


Qui  nous  séparera  de  l'amour  de  Christ?  Sera-ce  l'affliction,  ou  l'angoisse, 
ou  la  persécution  ,  ou  la  faim  ,  ou  la  nudité  ,  ou  le  péril ,  ou  l'épée  ;  selon  qu'il 
est  écrit  :  Nous  sommes  livrés  à  la  mort  tous  les  jours  à  cause  de  toi,  et  on 
nous  regarde  comme  des  brebis  destinées  à  la  boucherie  ?  Au  contraire,  dans 
toutes  ces  choses  nous  sommes  plus  que  vainqueurs,  par  celui  qui  nous  a  aimés. 
Car  je  suis  assuré  que  ni  la  mort,  ni  la  vie,  ni  les  anges,  ni  les  principautés,  ni 
les  puissances,  ni  les  choses  présentes,  ni  les  choses  à  venir,  ni  les  choses  éle- 
vées, ni  les  choses  basses,  ni  aucune  autre  créature,  ne  pourra  nous  séparer  de 
l'amour  de  Dieu  en  Jésus-Christ  notre  Seigneur. 

Rom.  VIII,  33-39. 


I.  On  siècle  d'angoisses. — La  révocation  de  l'Edit  de  Nantes. — II.  La 
grande  émigration. — Guerre  desCainisards. — Les  églises  du  désert. 
— Les  derniers  martyrs. — III.  Le  Refuge,  dans  le  pays  de  Neu- 
châtel. 


î 


Chaque  Eglise,  comme  chaque  chrétien ,  a  reçu 
du  Seigneur  son  don  particulier  et  sa  vocation 


232  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

spéciale.  Ainsi  l'une  sera  Y  œil  dans  le  corps  du 
Christ-,  elle  l'inondera  de  la  lumière  de  la  connais- 
sance. L'autre  ressemblera  aux  pieds  appelés  à 
transporterie  corps  d'un  lieu  a  un  autre-,  par  elle 
le  Seigneur  fera  la  conquête  du  monde.  Une  troi- 
sième enfin  sera  cette  main  hardie  qui  tient  haut 
élevé,  même  au  milieu  des  flammes  du  bûcher, 
l'étendard  de  la  profession. 

Cherchez-vous  des  livres  savants  et  perspicaces, 
propres  a  éclaircir  ies  questions  ardues  du  dogme 
chrétien?  Demandez-  les  a  l'Allemagne.  La  est 
l'église  de  la  pensée,  la  patrie  des  illustres  théolo- 
giens. 

Vous  faut-il  des  évangélistes  pour  étendre  le 
règne  de  Christ  jusqu'au  delà  des  mers  et  sou- 
mettre les  îles  à  sa  Parole?  Tournez-vous  vers  l'An- 
gleterre. La  vous  trouverez  l'église  de  Yaction,  la 
pépinière  des  éminents  missionnaires. 

Demandez-vous  des  confesseurs  de  la  Vérité  op- 
primée ,  du  sang  versé  en  retour  de  celui  dont  fut 
arrosé  le  Calvaire?  Regardez  a  la  France.  La  votre 
regard  rencontrera  l'église  de  la  patience  s  la  terre 
des  martyrs. 


La  Réforme  avait  enfin  conquis  en  France  le 
droit  d'exister  et  de  se  montrer.  La  promulgation 


LÀ  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  233 

de  l'édit  de  Nantes  auquel  elle  était  redevable  de 
cette  position  nouvelle,  fut  suivie  d'une  vingtaine 
d'années  de  tranquillité  extérieure.  Gomment  appa- 
rut le  protestantisme  dans  ce  moment  de  relâche 
qui  lui  fut  enfin  accordé  après  un  siècle  de  persé- 
cutions et  de  luttes  sanglantes?  Au  moment  où  il 
lui  fut  permis  de  sortir  de  son  obscurité  et  de  se 
reconnaître  lui-même  (dans  les  premières  années 
du  dix -septième  siècle),  il  se  trouva  posséder  en 
France  non  moins  de  806  églises ,  réparties  en 
seize  provinces  et  soixante-deux  colloques'.  Quatre 
académies  de  théologie,  foyers  de  lumière  et  de 
piété,  fournissaient  a  ces  nombreux  troupeaux  les 
pasteurs,  forts  en  science  et  en  parole,  que  récla- 
mait la  difficulté  des  temps.  Le  synode  national, 
chef  de  ce  grand  corps  spirituel ,  imprimait  a  tous 
ses  membres  l'unité  d'action. 

Peut-on  citer  dans  l'histoire  de  l'humanité,  de- 
puis l'établissement  du  christianisme,  un  phéno- 
mène plus  remarquable  que  l'apparition  de  ce  jet 
sain  el  vigoureux  sur  le  tronc  vermoulu  de  la  so- 
ciété française?  Absence  de  tous  principes  sérieux, 
démoralisation  effrénée,  voila  les  traits  de  la  vie 
nationale  a  l'époque  dont  nous  parlons.  Montaigne 
et  son  scepticisme,  Rabelais  et  son  dévergondage, 
tels  sont  les  deux  types  dans  lesquels  s'incarnait  le 
génie  de  la  France  au  dix-septième  siècle.  Et  c'est 
du  sein  de  cette  société  incrédule  autant  que  su- 
perstitieuse, immorale  autant  que  bigotte,  que  l'on 


234  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

voit  surgir,  semblable  a  une  figure  lumineuse  se 
détachant  sur  un  fond  obscur ,  l'Eglise,  pleine  de 
foi  et  de  sainte  énergie,  des  huguenots  (sobriquet 
des  protestants  français  a  cette  époque)1.  Chez  eux 
se  trouve  professée  et  pratiquée  la  plus  haute  spiri- 
tualité dans  le  culte,  la  plus  sévère  moralité  dans 
la  conduite.  Le  contraste  entre  leur  vie  et  celle  du 
reste  de  la  nation  est  tel  qu'ils  forment  comme  une 
société  à  part  dans  la  nation.  Les  liens  naturels 
entre  cette  petite  société  et  la  grande  cèdent  à 
l'antipathie  religieuse  et  morale  dont  elle  devient 
l'objet.  Unhuguenotn'est  plus  pour  un  autre  Fran- 
çais un  concitoyen.  Chaque  protestant  sur  le  sol 
de  France  peut  répéter  la  plainte  de  David  :  Je 
suis  devenu  un  étranger  à  mes  frères,  un  homme  du 
dehors  aux  enfants  de  ma  mère! 

Séparation  étrange  et  profonde  qui,  mieux  que 
toute  autre  preuve,  atteste  l'énergie  rénovatrice  de 
la  foi  réformée!  Déchirement  qui  est  à  la  fois  en 
France  la  gloire  du  protestantisme  et  la  cause  de  sa 
faiblesse-,  sa  gloire,  parce  que  c'est  en  se  donnant 
à  Christ  que  le  huguenot  se  fait  ainsi  rejeter  de  ses 
compatriotes;  sa  faiblesse,  parce  que  cet  abîme 

1  D'où  provient  ce  surnom?  On  a  essayé  un  grand 
nombre  d'explications.  Les  historiens  modernes  (Sol- 
dan,  par  exemple,  etc.)  le  dérivent  du  mot  allemand  : 
Eidgenossen  (Aynossen,  Aignos),  confédérés,  nom  qui 
a  joué  un  rôle  particulier  dans  les  luttes  de  Genève  à 
cette  époque.  C'est  l'étymologie  la  plus  probable  . 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  23o 

moral  une  fois  creusé,  aucun  pont  ne  put  désormais 
en  relier  les  bords  !  La  France  est  demeurée  fermée 
à  la  Réforme.  La  morale  souple  et  facile  du  catho- 
licisme s'adaptait  trop  bien  à  la  légèreté  de  l'es- 
prit national,  pour  qu'il  consentit  a  l'échanger 
contre  les  austères  exigences  d'une  religion  qui 
prend  le  devoir  au  sérieux  et  les  commandements 
divins  au  pied  de  la  lettre.  L'impuissance  de  la 
Réforme  a  gagner  la  France  ne  signifie  autre  chose 
que  son  impuissance  a  renier  le  bien  et  à  trahir 
Dieu. 

Sainte  et  noble  impuissance  qui  malheureuse- 
ment ne  fut  pas  celle  d'Henri  IV!  Ce  roi  sacrifia  sa 
foi  a  ce  qu'il  appelait  l'intérêt  bien  entendu,  la 
nécessité  politique.  Quelle  fut  la  récompense  de 
cette  concession?  Le  10  mai  1610  il  tomba  sous  le 
poignard  du  fanatique  Ravaillac.  Cet  assassin  dé- 
clara dans  son  interrogatoire  qu'il  avait  tué  le  roi 
parce  qu'il  avait  fait  la  guerre  au  pape  et  par 
conséquent  a  Dieu ,  «  d'autant  que  le  pape  est 
<(  Dieu  »  / 

Dès  ce  moment  commença  à  s'écrouler  l'é- 
chafaudage si  péniblement  élevé  par  l'habileté 
d'Henri  1Y.  «Il  sembla,  »  dit  M.  de  Félice,  «  que 
«  l'édit  de  Nantes  eût  été  déchiré  du  même  coup 
«  qui  avait  percé  le  cœur»  de  son  auteur. 

Sans  doute  il  fallut  tout  un  siècle  pour  préparer 
la  rétractation  officielle  d'un  acte  aussi  solennel. 
Mais  que  fut  ce  siècle?  Un  parjure  journalier  de  la 


236  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

part  du  gouvernement,  un  supplice  permanent  et 
toujours  croissant  et  comme  une  incessante  agonie 
pour  l'église  de  France.  En  comparaison  des  souf- 
frances de  ce  lent  martyre,  une  révocation  immé- 
diate eût  été  un  bienfait,  un  vrai  coup  de  grâce. 

Henri  IV  avait  a  peine  fermé  les  yeux ,  que  les 
vexations  commencèrent.  On  gêna  les  protestants 
dans  l'exercice  d'une  partie  des  libertés  et  des  droits 
que  leur  avait  accordés  l'édit.Ils  s'en  plaignirent  à 
la  cour.  Le  trône  était  alors  occupé  par  un  enfant 
de  huit  ans  et  demi,  Louis  XIII,  le  fils  d'Henri  IV, 
et  par  sa  mère,  Marie  de  Médicis,  qui  gouvernait 
comme  régente.  Cette  reine  était  entièrement  do- 
minée par  les  astrologues  et  par  des  aventuriers 
italiens.  On  refusa  naturellement  de  faire  droit  aux 
griefs  des  protestants.  Ceux-ci  se  rappelant  les 
temps  qui  avaient  précédé  le  règne  d'Henri  IV,  et 
croyant  déjà  voir  dans  le  jeune  roi  un  autre 
Charles  IX,  dans  la  régente  une  nouvelle  Cathe- 
rine de  Médicis,  et  dans  ces  vexations  journalières 
le  prélude  d'une  seconde  Saint-Barthélemy,  recou- 
rurent a  un  moyen  plus  périlleux  pour  ceux  qui 
l'employaient  que  pour  leurs  adversaires. 

L'édit  de  Nantes  assurait  aux  protestants  la 
possession  de  certaines  places  fortes,  et  les  auto- 
risait a  se  réunir  en  grandes  assemblées  politiques. 
Fondés  sur  l'esprit  et  la  lettre  de  ces  concessions, 
ils  commencèrent  a  s'organiser  plus  fortement,  de 
manière  a  pouvoir  se  réunir  et  se  secourir  mutuelle- 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  237 

ment  au  premier  signal.  Ils  se  répartirent  en  dé- 
partements ou  cercles  ayant  chacun  son  comman- 
dant militaire,  nommèrent  un  général  en  chef, 
enfin  se  mirent  sur  un  vrai  pied  de  guerre.  L'in- 
tention de  se  révolter  contre  leur  souverain  n'abor- 
dait pas  leur  pensée.  Ils  ne  voulaient  que  se  pré- 
server de  ses  coups ,  si ,  comme  jadis ,  il  s'armait 
contre  eux  du  glaive  du  bourreau.  Les  circonstances 
justifiaient  ces  craintes  et  ces  mesures,  peut-être; 
nous  devons  dire  cependant  que  cette  attitude  était 
la  plus  anormale  qui  fut  jamais.  Par  là  le  protes- 
tantisme n'était  plus  seulement  une  société  dans  la 
société-,  il  devenait  un  Etat,  un  Etat  armé,  dans 
l'Etat.  Louis  XIII  et  son  gouvernement  comprirent 
l'impossibilité  d'accepter  cette  situation.  Quinze 
jours  avant  que  les  protestants  eussent  achevé  de 
s'organiser,  le  24  avril  1621,  l'armée  royale  entrait 
en  campagne  et  la  guerre  civile  recommençait. 
Voila  ce  qu'avait  duré  l'œuvre  d'Henri  IV  ! 

L'armée  royale  échoua  dans  le  siège  de  Mon- 
tauban,  l'une  des  villes  fortes  des  protestants.  Le 
siège  dura  deux  mois  et  demi.  Un  soir,  les  senti- 
nelles sur  les  murailles  de  la  ville  ,  entendirent 
le  son  d'une  flûte  partant  du  camp  royal,  qui  jouait 
l'air,  bien  connu  de  tous  les  réformés,  du  Psaume 
LXV1II  : 

Que  Dieu  se  montre  seulement , 
Et  Von  verra  dans  un  moment 
Abandonner  la  place  


238 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


Aussitôt  la  joie  se  répand  chez  les  assiégés. 
N'est-ce  pas  la  un  signal  de  délivrance?  Ils  ne  se 
trompaient  pas.  L'ordre  de  la  levée  du  siège  était 
donné  pour  le  lendemain.  Et  c'était  un  jeune  fifre 
huguenot,  servant  dans  l'armée  du  roi,  qui  avait 
essayé  de  faire  parvenir  par  ce  moyen  la  bonne 
nouvelle  de  la  délivrance  prochaine  à  ses  coreli- 
gionnaires. Le  lendemain  l'armée  royale  quitta  les 
murs  de  Montauban,  mais  pour  se  répandre  dans  le 
Midi  et  y  signaler  son  passage  chez  les  populations 
protestantes  par  les  plus  horribles  massacres.  C'est 
ainsi  que  Louis  cherchait  a  laver  l'affront  reçu  de- 
vant Montauban. 

Après  le  Midi,  vint  le  tour  de  l'Ouest.  Là  se 
trouvait  la  plus  forte  de  toutes  les  villes  concédées 
aux  protestants  par  l'édit  de  Nantes.  En  1627, 
Louis  XIII  et  son  ministre  Richelieu  vinrent 
mettre  le  siège  devant  La  Rochelle.  Pendant  plus 
d'un  an  les  assiégés  supportèrent  avec  constance 
les  travaux  et  les  souffrances  de  la  plus  héroïque 
défense.  L'Europe  entière  contemplait  cette  lutte. 
Le  plus  terrible  ennemi  des  Rochelois  n'était  pas 
Richelieu,  mais  la  famine.  Ils  avaient  acquis  une 
telle  expérience  de  la  mort  parla  faim,  qu'ils  com- 
mandaient eux-mêmes  leur  cercueil  pour  le  jour 
et  l'heure  où  ils  auraient  cessé  de  vivre.  Et  malgré 
l'atrocité,  chaque  jour  croissante,  de  cette  position, 
le  maire  de  La  Rochelle,  Jean  Guilon,  vieux  marin, 
sollicité  de  rendre  la  ville,  répondait  :  «  Quand  il 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  239 

«  ne  restera  plus  qu'un  seul  habitant,  il  faudra  qu'il 
«  ferme  encore  les  portes.  » 

Cependant,  lorsqu'au  milieu  de  ces  rues,  jon- 
chées de  cadavres  que  personne  n'avait  plus  la 
force  d'ensevelir,  il  ne  resta  plus  que  des  squelettes 
ambulants,  incapables  de  porter  leur  armure  et  de 
se  soutenir  sans  bâton,  La  Rochelle  se  rendit. 

Richelieu,  triomphant,  dicta  la  paix  aux  protes- 
tants. Le  traité  leur  ôtait  toutes  les  concessions 
politiques  qui  leur  avaient  été  faites  par  l'édit  de 
Nantes  et  ne  leur  laissait  que  leur  organisation 
ecclésiastique  et  le  droit  de  professer  leur  culte. 
Dès  ce  jour  l'Eglise  réformée  de  France  fut,  maté- 
riellement parlant,  livrée  à  la  discrétion  de  ses 
ennemis. 

Richelieu  désigna  le  traité  du  nom  d'Edit  de 
Grâce.  Ce  nom  seul  put  faire  pressentir  aux  pro- 
testants français  sous  quel  régime  ils  allaient  vivre. 
Ni  Richelieu  cependant ,  ni  Mazarin ,  son  succes- 
seur au  pouvoir,  ne  firent  peser  un  joug  trop  lourd 
sur  les  protestants.  Et  certes  ceux-ci  ne  leur  en 
donnaient  nul  motif.  Le  roi  n'avait  pas  de  sujets 
plus  soumis.  Mazarin  le  déclarait  lui-même.  «  Si  le 
«  petit  troupeau  broute  de  mauvaises  herbes,  «disait- 
il  en  parlant  de  leur  conduite  pendant  les  troubles 
de  la  Fronde,  «au  moins  il  ne  s'écarte  pas.  » 

Néanmoins  on  les  tenait  exclus  de  tous  les 
emplois  gouvernementaux.  Tout  accès  a  la  carrière 
politique  leur  étant  ainsi  fermé,  ils  s'en  dédomma- 


240  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

gèrent  en  se  livrant  d'autant  plus  activement  à  l'in- 
dustrie, au  commerce,  a  l'agriculture,  aux  arts  et 
aux  sciences.  M.  Weiss,  dans  son  ouvrage  désor- 
mais classique  sur  l'émigration  française,  a  tracé 
l'admirable  tableau  de  cette  activité  intelligente  et 
persévérante  qui  mit ,  au  bout  de  peu  de  temps, 
tout  le  commerce  de  la  France  comme  en  dépôt 
entre  leurs  mains  et  en  fit  les  plus  riches  du 
peuple1.  Ces  expressions  et  les  détails  nombreux 
qui  les  justifient  sont  tirés  de  rapports  contempo- 
rains et  officiels.  Les  manufactures  de  laine,  de 
soie,  de  fil  et  coton,  de  draps  et  d'étoffes,  de  peaux, 
de  papiers,  d'armes,  etc.,  etc.,  ainsi  que  tout  le 
grand  commerce  d'exportation  et  d'importation, 
étaient  entre  les  mains  de  la  population  protestante. 

En  même  temps  que  les  protestants  formaient 
la  partie  la  plus  intelligente,  la  plus  laborieuse  et 
la  plus  ricbe  de  la  nation,  c'était  chez  eux  que  l'on 
trouvait  la  loyauté  la  plus  sûre,  la  moralité  la  plus 
éprouvée.  Le  dimanche,  un  culte  simple  et  sanc- 
tifiant retrempait  leur  âme  dans  le  sentiment  d'in- 
térêts bien  supérieurs  a  ceux  d'ici-bas  et  remettait 
devant  leurs  yeux,  comme  premier  but  de  la  vie. 
la  recherche  du  royaume  de  Dieu  et  de  sa  justice. 
D'un  dimanche  a  l'autre,  le  culte  domestique,  cé- 
lébré chaque  jour  dans  toutes  les  familles,  entre- 


1  Weiss.  Histoire  des  réfugiés  protestants  de  France, 
p.  33. 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


241 


tenait  cette  pensée  des  biens  éternels.  Les  règles 
sévères  de  la  discipline  ecclésiastique  prévenaient 
les  écarts  dans  la  conduite.  Tous  les  membres  de 
l'Eglise,  quelle  que  fût  leur  position  sociale,  étaient 
également  soumis  aux  prescriptions  austères  de  ce 
code.  Répréhension  privée,  dénonciation  publique, 
excommunication  enfin,  tels  étaient  les  degrés  de 
cette  pénalité  toute  spirituelle  ,  mais  redoutable 
néanmoins  et  puissante  par  la  vertu  de  Dieu.  C'était 
la  le  bouclier  que  l'Eglise  opposait  aux  séductions 
dont  la  licence  effrénée  du  siècle  entourait  ses  mem- 
bres. Aussi  les  protestants  français  forçaient-ils  Fes- 
time  publique.  De  l'aveu  de  leurs  adversaires  ils 
possédaient  toutes  les  qualités  du  bon  citoyen  :  le 
respect  de  la  loi.  l'application  au  travail,  l'antique 
frugalité  et  la  plus  incorruptible  loyauté;  et  a  ces 
qualités,  que  l'on  peut  nommer  terrestres,  ils  joi- 
gnaient les  vertus  du  chrétien:  en  premier  lieu  ,  le 
plus  vif  amour  pour  leur  religion  et  leur  culte:  — 
«Ils  ne  demandent  que  leur  saoul  de  prêches  »  disait 
déjà  d'eux  Catherine  de  Médicis  •. — puis  les  disposi- 
tions qui  en  découlent  naturellement,  en  particulier, 
un  pencbant  marqué  a  conformer  leur  conduite  à 
leur  conscience,  et  la  crainte  habituelle  du  jugement 
de  Dieu.  Nous  empruntons  tous  ces  détails  au  ta- 
bleau tracé  par  M.  Weiss,  qui  lui-même  a  puisé 
textuellement  dans  les  documents  contemporains1 

1  P.  31.  Nous  nous  abstiendrons  de  plus  fréquents 
renvois  à  ce  livre  excellent.  Nous  devrions  en  faire  à 
tous  les  paragraphes.'  1(3 


242 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


Dès  1661,  après  la  mort  de  Mazarin,  Louis  XIV, 
petit-fils  d'Henri  IV,  avait  pris  lui-même  en  mains 
les  rênes  du  gouvernement.  L'idéal  de  ce  monarque 
était  :  la  grandeur  de  la  France,  comme  but;  l'unité 
de  la  monarchie,  comme  moyen .  Dans  ce  programme 
de  gouvernement,  l'unité  religieuse  n'était  point  sé- 
parée de  l'unité  politique.  Richelieu  avait  si  bien 
réussi  à  fonder  la  première,  que  Louis  XIV  ne  dé- 
sespérait pas  de  parvenir  a  réaliser  la  seconde.  Son 
intention  n'était  pourtant  pas  d'employer ,  pour 
atteindre  ce  but,  des  moyens  sanglants  ou  même 
violents.  Son  caractère  n'était  pas  précisément 
cruel.  II  comptait  qu'une  douce,  mais  ferme  et  per- 
sévérante pression  suffirait  pour  faire  rentrer  tous 
les  protestants  au  giron  de  l'église  romaine.  «Renfer- 
«  mer  l'exécution  de  tout  ce  que  les  protestants  ont 
«  obtenu  de  mes  prédécesseurs  dans  les  plus  étroites 
«  bornes  que  la  justice  et  la  bienséance  peuvent 
«  permettre....  ne  leur  accorder  aucune  grâce  dé- 
«  pendant  de  moi  seul...  attirer  par  récompenses 
«  ceux  qui  se  rendront  dociles  -,  animer  les  évêques 
«  pour  qu'ils  travaillent  a  leur  conversion....  »  tel 
était  le  plan  du  monarque  tracé  de  sa  propre  main 
dans  ses  mémoires 1 . 

Quand  on  se  propose  si  formellement  de  n'être 
que  juste,  on  ne  peut  manquer  de  devenir  inique. 
Le  vieil  adage  le  dit  :  Stricte  justice ,  suprême  in- 


Weiss,  p.  63-64. 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


2-43 


justice.  Et  d'ailleurs,  si  ces  moyens  de  douceur 
(c'est  ainsi  qu'il  les  envisageait)  échouaient  contre 
la  fermeté  des  protestants,  que  faire  alors?  Le  sen- 
timent de  la  vanité  blessée  et  de  l'autorité  bravée 
ne  pousserait-il  pas  l'orgueilleux  monarque  à  des 
mesures  d'un  tout  autre  caractère?...  Peut-être, 
si  le  roi  eût  connu  d'avance  le  dénouement  du 
drame  terrible  qui  allait  se  jouer,  eût-il  reculé  au 
moment  d'entrer  en  scène. 

L'oppression  systématique  des  protestants  com- 
mença proprement  dès  1660.  En  cette  année  fut 
supprimé  leur  Synode  national.  C'était  décapiter 
l'Eglise  réformée  de  France  !  Il  y  avait  justement 
un  siècle  que  s'était  rassemblé  a  Paris ,  sous  le 
feu  de  la  persécution,  le  premier  synode  général, 
dans  lequel  la  Réforme  s'était  constituée. 

En  1661,  le  gouvernement  envoya  dans  toutes 
les  provinces  des  commissaires  qui  avaient  pour 
tâche  de  vérifier  le  droit  des  protestants  a  occuper 
les  temples  dont  ils  avaient  fait  usage  depuis  l'édit 
de  Nantes.  On  comprend  que  les  protestants  furent 
condamnés  partout  où  leur  droit  n'était  pas  dix  fois 
prouvé.  Des  temples  dont  ils  se  servaient  depuis 
plus  d'un  siècle  leur  furent  enlevés,  la  même  où  il 
n'y  avait  plus  de  population  catholique  pour  les 
réclamer. 

En  1662,  vingt-deux  temples  furent  rasés  dans 
le  pays  de  Gex,  sur  les  frontières  du  canton  de 
Vaud,  sous  le  prétexte  que  ce  bailliage  n'avait  été 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


réuni  au  royaume  que  postérieurement  a  redit  de 
Nantes,  et  que  dès  lors  il  n'était  pas  au  bénéfice  de 
cet  édit. — La  même  année,  défense  fut  faite  a  tous 
les  protestants  français  d'enterrer  leurs  morts  au- 
trement qu'au  point  du  jour  ou  a  nuit  tombante. 

En  1633,  un  édit  affranchit  les  protestants  qui 
se  faisaient  catholiques  de  l'obligation  de  paver 
les  dettes  contractées  par  eux  envers  leurs  anciens 
coreligionnaires. 

Une  autre  loi  accorda  a  l'Eglise  romaine  tous  les 
enfants  nés  de  pères  catholiques  et  de  mères  pro- 
testantes. 

Enfin  un  édit  ordonna  que  tous  ceux  qui,  après 
être  rentrés  dans  le  giron  du  catholicisme,  retour- 
naient aux  protestants  et  refusaient  en  mourant  les 
sacrements  de  la  main  du  prêtre,  au  lieu  d'être 
enterrés  décemment,  seraient  traînés  sur  la  claie. 
On  revit  alors  ce  hideux  spectacle  dans  plusieurs 
villes  de  France.  L'histoire  mentionne  particulière- 
ment une  demoiselle  de  Montalembert ,  dont  le 
corps  fut  traîné  nu  a  travers  les  rues  d'Àngoulême, 
sans  égard  pour  son  sexe,  son  âge  et  sa  naissance. 

En  1661.  annulation  de  tous  les  brevets  de  maî- 
trise accordés  a  des  protestants  ;  une  lingère  même 
ne  doit  être  reçue  dans  sa  corporation  qu'à  condi- 
tion de  faire  profession  de  catholicisme  !  —  La 
même  année,  les  protestants  sont  exclus  de  tous 
les  emplois  municipaux  ! 

En  1665,  l'entrée  du  domicile  des  malades  pro- 


la  révocation  et  le  refuge. 


245 


testants  est  légalement  accordée  au  prêtre;  celui- 
ci.  accompagné  d'un  magistrat,  a  le  droit  de  venir 
catéchiser,  torturer  moralement  et  damner  le  pa- 
tient sur  son  lit  de  mort,  au  milieu  des  siens.  — 
La  loi  déclare  les  jeunes  garçons,  dès  l'âge  de 
quatorze  ans,  les  jeunes  filles,  dès  l'âge  de  douze, 
capables  d'embrasser  le  catholicisme;  elle  les  livre 
ainsi  a  tous  les  moyens  de  séduction  ou  de  rapt  si 
faciles  a  exercer  sur  un  âge  si  tendre.  Une  incli- 
nation de  tète,  un  clignement  d'yeux  devant  une 
image,  de  la  part  d'un  enfant,  peut  désormais  être 
envisagé  comme  un  acte  d'adhésion  au  catholi- 
cisme; et  l'enfant  pourra  être  en  conséquence  traîné 
à  la  messe  et  juridiquement  livré  au  prêtre.  Bien 
plus,  les  parents  protestants  sont  condamnés  par  le 
même  édit  a  payer  la  pension  alimentaire  de  ces 
enfants  qu'on  leur  enlève  !  On  veut  du  même  coup 
leur  arracher  leurs  enfants  et  les  ruiner  I  Et  après 
cela  le  clergé,  non  encore  satisfait,  déclarait  au  roi, 
par  la  bouche  de  l'évêque  d'Uzès,  qu'il  fallait  tra- 
vailler avec  plus  d'ardeur  a  faire  expirer  entière- 
ment le  monstre  de  l'hérésie  ! 

C'est  jusqu'à  cette  époque,  en  1664,  qu'il  faut 
faire  remonter  le  commencement  de  l'émigration 
proprement  dite.  Un  grand  nombre  de  réformés, 
ne  trouvant  plus  ni  justice,  ni  repos  sur  le  sol  natal, 
prirent,  alors  déjà,  le  bâton  de  pèlerins  et  préfé- 
rèrent les  douleurs  de  l'exil  aux  tourments  de  cette 
persécution  morale  qui  envahissait  successivement 


246 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


tous  les  domaines  de  la  vie  publique  et  privée,  qui 
franchissait  le  seuil  de  leur  domicile  ,  ne  s'ar- 
rêtant  pas  même  devant  le  berceau  de  leurs  enfants, 
devant  leur  propre  lit  de  mort  ! — Heureux  ceux  qui 
prirent  alors  le  parti  énergique  de  l'exil  volontaire  ! 
Car  pour  ceux  qui  restèrent  :  tout  cela  n'était  encore 
qu'un  commencement  de  douleurs.  - 

A  la  suite  de  cette  première  émigration  fut  rendu, 
en  l'an  1666,  le  premier  édit  qui  interdisait  à  tous 
les  sujets  français  la  sortie  du  royaume  sans  une 
permission  royale,  sous  peine  de  confiscation  de 
corps  et  de  biens.  Ceux  qui  s'étaient  expatriés 
étaient  sommés  de  rentrer  sous  la  menace  des 
mêmes  peines.  —  Quand  on  prépare  la  grande 
chasse,  on  commence  par  traquer  le  gibier. 

Les  vingt  années  suivantes,  de  1666-1685,  sont 
marquées  mois  par  mois,  pour  ainsi  dire,  par  des 
arrêts  et  des  actes  de  plus  en  plus  oppressifs  et 
vexatoires.  En  voici  un  bref  résumé.  :  Défense  aux 
églises  de  s'imposer  pour  payer  leurs  ministres,  et 
aux  églises  riches  de  collecter  en  faveur  des  églises 
pauvres-,  interdiction  aux  maîtres  d'école  protes- 
tants d'enseigner  a  leurs  élèves  autre  chose  que  la 
lecture,  l'écriture  et  le  calcul  élémentaire-,  défense 
aux  protestants  d'imprimer  aucun  livre  religieux 
sans  l'autorisation  des  magistrats  de  la  communion 
romaine-,  tout  acte  de  prosélytisme  auprès  d'un 
catholique  est  interdit  sous  peine  de  mille  livres 
d'amende. — Une  foule  de  temples  sont  enlevés  aux 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  247 

protestants,  et  donnés  aux  catholiques,  la  où  il  y 
en  a,  détruits  la  où  la  population  tout  entière  est 
réformée.  Dans  le  Béarn,le  nombre  des  temples 
protestants  fut  ainsi  réduit  de  86  a  20.  Peine  des 
galères  à  vie  pour  tout  catholique  qui  se  fait  pro- 
testant, d'exil  et  de  confiscation  des  biens  pour  le 
pasteur  et  les  anciens  d'une  église  protestante  qui 
ont  laissé  entrer  un  catholique  dans  leur  temple, 
comme  si  un  pasteur  et  des  anciens  pouvaient  con- 
naître tous  ceux  qui  entrent  dans  l'église  et  avaient 
la  force  en  main  pour  les  en  empêcher  !  — 
Ordre  de  détruire  tout  temple  dans  lequel  un  catho- 
lique sera  entré.  A  la  suite  de  cet  édit,  les  plus 
grandes  villes  protestantes  sévirent  en  peu  d'années 
privées  de  leur  temple,  et  la  population  réformée 
dut  faire  parfois  des  voyages  de  dix,  vingt  et  jusqu'à 
cinquante  lieues  pour  jouir  des  bienfaits  du  culte. 

Autre  arrêt  qui  interdit  aux  protestants  de  tenir 
des  écoles  ailleurs  que  dans  le  pourtour  des  temples. 
Pour  fréquenter  l'école  les  enfants  protestants  au- 
raient donc  dû  chaque  jour  faire  de  grands  voyages! 
— En  1681,  l'âge  légal  d'abjuration  pour  les  enfants 
protestants  est  abaissé  de  douze  a  sept  ans ,  afin  de 
faciliter  au  clergé  catholique  cet  acte  odieux  qui  a 
reçu  le  nom  de  prosélytisme  sur  les  mineurs! — De 
1681  a  1685,  une  série  d'édits  suppriment  toutes  les 
les  académies  réformées-,  livrent  aux  jésuites  une 
partie  des  bâtiments  construits  pour  cet  usage  par 
les  protestants  ;  interdisent  dans  les  collèges  ré- 


218 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


formés  l'enseignement  du  grec,  de  l'hébreu,  de  la 
philosophie  et  de  la  théologie  !  Hébêter  les  pasteurs 
semblait  un  bon  moyen  pour  extirper  l'Eglise  ;  en 
tout  cas  c'en  était  un,  les  faire  descendre  au  ni- 
veau des  prêtres  !  Tout  avancement  dans  l'armée 
est  refusé  aux  militaires  protestants-,  les  pensions 
de  retraite  sont  même  retirées  aux  vieux  soldats 
et  aux  veuves  de  ceux  qui  sont  morts  pour  la 
patrie,  si  elles  ne  consentent  a  abjurer!  Sous  la 
pression  réunie  du  gouvernement  et  du  clergé,  les 
tribunaux  renient  dès  ce  moment  tout  reste  d'im- 
partialité ^  et  quand  la  partie  protestante  injuste- 
ment condamnée  en  appelle  au  texte  de  la  loi,  le 
juge  lui  répond  froidement  :  «Vous  avez  le  remède 
«  en  mains.  Convertissez-vous!»  On  interdit  aux 
réformés  les  professions  d'avocat,  de  médecin,  de 
sage-femme,  d'imprimeur  et  de  libraire,  de  procu- 
reur et  de  notaire.  Le  grand  Colbert  avait  introduit 
dans  les  bureaux  du  ministère  des  finances  une 
foule  d'employés  protestants  parce  qu'il  les  con- 
naissait trop  honnêtes  pour  frauder.  C'était  le  seul 
département  royal  où  des  protestants  eussent  encore 
accès.  On  prononce  le  renvoi  de  tous  ces  employés. 
—  Interdiction  aux  pasteurs  de  demeurer  plus 
de  trois  ans  dans  le  même  lieu ,  crainte  qu'ils  n'y 
acquièrent  trop  d'influence.  On  leur  défend  même, 
par  un  édit  exprès ,  de  parler  dans  leurs  sermons 
du  malheur  des  temps!  On  interdit  aux  malades 
protestants  de  se  faire  soigner  dans  les  maisons 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  249 

particulières  où  l'on  consentirait  a  les  recevoir  par 
bienveillance.  Ils  sont  contraints  par  la  loi  de  se 
faire  soigner  dans  les  hospices  publics ,  où  ils  sont 
soumis  aux  obsessions  des  prêtres  et  des  desser- 
vants catholiques. 

C'est  ainsi  que  n'osant  plus  allumer  matérielle- 
ment les  bûchers,  Louis  XIV  essayait  de  consumer 
la  Réforme  à  petit  feu  et  osait  revêtir  de  formes  lé- 
gales ce  long  forfait .  cette  violation  systématique 
de  l'édit  de  Nantes,  de  la  foi  jurée  ! 

Comment  se  faire  une  idée  des  souffrances  et  des 
angoisses  de  toute  espèce,  qu'ont  dû  provoquer 
chacun  de  ces  édits  monstrueux  qui  se  succédèrent 
coup  sur  coup  pendant  vingt  ans  !  Et  c'était  une  po- 
pulation d'un  million  d'hommes ,  pleine  d'intelli- 
gence, de  sensibilité  et  de  vie  morale  que  l'on  tor- 
turait de  la  sorte  !  L'Europe  s'émut.  Les  souverains 
protestants  envoyèrent  a  Versailles  des  remon- 
trances. Louis,  joignant  l'hypocrisie  a  la  cruauté, 
répondit  :  qu'il  avait  été  très-satisfait  de  la  con- 
duite de  ses  sujets  protestants  pendant  les  troubles^ 
qu'il  leur  avait  voué  sa  royale  bienveillance,  et 
qu'il  ne  voulait  rien  faire  contre  les  édits  de  tolé- 
rance donnés  par  ses  prédécesseurs  ! 

Cependant,  tous  ces  moyens  ne  suffisant  point 
a  vaincre  la  fermeté  des  réformés,  Louis  se  laissa 
persuader  d'en  employer  de  plus  décisifs.  D'abord 
on  établit  un  bureau  ,  doté  par  le  gouvernement, 
qui  payait  une  somme  a  tout  réformé  qui  se  faisait 


250  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

catholique.  Un  renégat  protestant,  Pélisson,  diri- 
geait ce  trafic.  Il  avait  ses  bureaux  dans  toute  la 
France.  Le  prix  courant  était  six  livres  par  con- 
verti. L'on  prétendait  que  A? éloquence  dorée  de 
l'habile  administrateur  était  béa u coup  plus  efficace 
que  celle  de  Bossuet  lui-même.  Et  il  n'était  bruit 
à  la  cour  que  des  miracles  de  Pélisson!  Il  paraît 
néanmoins  que  le  bruit  de  ces  succès  était  très- 
exagéré-,  car  il  fallut  bientôt  chercher  un  autre 
moyen  d'une  nature  plus  énergique  -,  à  la  mission 
dorée  succédèrent  les  missions  bottées,  autrement 
appelées  dragonnades.  Voici  en  quoi  consistait  ce- 
moyen.  On  remplissait  une  province  de  soldats-,  on 
accablait  de  logements  militaires  les  familles  pro- 
testantes. Par  exemple  :  le  duc  de  Noailles  annon- 
çait confidentiellement  a  Louvois,  ministre  de  la 
guerre ,  qu'a  Nîmes  il  y  avait  deux  logements  de 
cent  hommes  chacun,  etc.,  au  moyen  de  quoi  il  es- 
pérait que  dès  la  fin  du  mois  tout  serait  expédié. 
Les  chefs  autorisaient  de  la  part  des  soldats  tous 
les  mauvais  traitements  imaginables ,  la  mort  ex- 
ceptée. Voila  le  genre  de  mission  auquel  fut  sou- 
mise toute  la  population  réformée,  dans  les  der- 
nières années  avant  la  révocation.  Toutes  les  loca- 
lités de  la  France  où  se  trouvaient  des  protestants 
passèrent  successivement  par  ce  régime.  L'étude 
des  soldats  était  de  trouver  des  traitements  qui  tor- 
turassent sans  tuer.  Un  de  ces  tourments,  inventés 
par  eux,  était,  par  exemple,  de  priver  de  sommeil 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  251 

les  malheureux  que  l'on  voulait  convertir.  On  ne 
cessait  de  les  pincer,  de  les  piquer,  de  les  tirailler. 
On  leur  soufflait  dans  le  nez  de  la  fumée  de  tabac. 
On  leur  mettait  des  charbons  allumés  dans  les 
mains-,  on  les  forçait  a  rester  debout,  quand  ils 
tombaient  accablés  de  sommeil-,  on  faisait  un  bruit 
infernal  par  le  moyen  des  cris,  des  tambours,  des 
meubles  renversés.  Quand  les  tapageurs  étaient 
fatigués  ils  se  relevaient,  comme  on  change  les 
sentinelles.  Enfin,  au  bout  de  plusieurs  jours  et  de 
plusieurs  nuits  ainsi  passés,  les  malheureux  habi- 
tants de  la  maison,  a  demi  fous  de  fièvre  et  de 
fatigue,  venaient-ils  a  faire  machinalement  le  signe 
de  la  croix  qu'on  leur  demandait,  a  l'instant  on  les 
déclarait  convertis  ;  et  si,  revenus  a  eux,  ils  rétrac- 
taient ce  qu'ils  avaient  fait  ou  dit  dans  cet  état  où 
ils  n'étaient  plus  maîtres  d'eux-mêmes,  ils  deve- 
naient passibles  des  peines  terribles  prononcées 
contre  les  relaps  ! 

«  Je  crois  bien,  »  disait  madame  de  Maintenon, 
dans  son  dévôt  langage,  «  que  toutes  ces  conver- 
«  sions  ne  sont  pas  sincères  -,  mais  Dieu  se  sert  de 
«  toutes  voies  !  » 

Les  dragonnades  étaient  de  plus  la  ruine  com- 
plète des  populations  protestantes.  Ces  malheu- 
reux étaient  obligés  de  vendre  terres,  maisons, 
mobilier,  pour  satisfaire  les  garnisaires,  qui  ne  les 
quittaient  que  quand  ils  ne  trouvaient  plus  rien  à 
manger  ou  quand  ils  leur  avaient  arraché  une  abju- 


252 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


ration  désespérée.  Aussi  les  terres  étaient-elles  à 
bon  compte,  là  où  les  dragons  avaient  passé  -,  et  les 
courtisans  spéculateurs  en  profitaient!  Madame  de 
Maintenon  écrivait  a  son  frère  à  l'occasion  d'un  pot 
de  vin  de  1 18,000  fr.  que  le  roi  venait  de  lui  ac- 
corder :  «Employez  utilement  cet  argent-,  les  terres 
«  en  Poitou  se  vendent  pour  rien  -,  la  désolation  des 
«  huguenots  en  fera  encore  vendre;  vous  pouvez 
«  aisément  vous  établir  grandement  en  Poitou.» 

Les  rapports  sur  les  conversions  ainsi  opérées 
furent  si  brillants  que  Louis  XIV  jugea  enfin  le 
moment  venu  de  frapper  le  dernier  coup.  On  lui 
faisait  accroire  qu'il  n'y  avait  plus  de  protestants  en 
France.  A  quoi  bon  dès  lors  maintenir  l'édit  de 
Nantes?  Cet  édit  de  tolérance  n'était-il  pas  désor- 
mais sans  objet?  Le  18  octobre  168o,  jour  plus 
fatal  à  la  France  que  celui  de  la  Saint-Barthélémy, 
Louis  signa  la  révocation  de  cet  édit  rendu  par  son 
aïeul.  Le  vieux  chancelier  Letellier,  après  avoir 
apposé  le  grand  sceau  de  l'Etat  a  l'arrêt  de  révo- 
cation, s'écria  :  «  Laisse  maintenant  ton  servi- 
«  teur  aller  en  paix  ,  »  et  quitta  le  service  de 
l'Etat,  pensant  qu'il  ne  pourrait  jamais  rien  sceller 
qui  fût  à  la  hauteur  d'un  tel  décret.  L'arrêt 
prononçait  la  destruction  de  tous  les  temples  pro- 
testants-, l'interdiction  du  culte  réformé  tant  en 
public  que  dans  les  châteaux  et  les  maisons  parti- 
culières ;  la  peine  des  galères  pour  tout  ministre 
qui  n'abjurerait  pas  ou  n'aurait  pas  quitté  le  pays 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  2o3 

dans  l'espace  de  quinze  jours;  la  fermeture  des 
écoles  protestantes  ;  le  baptême  forcé  dans  l'église 
catholique  de  tous  les  enfants  nés  après  la  promul- 
gation de  l'édit  -,  enfin ,  on  peut  a  peine  le  croire , 
la  défense  (sous  peine  des  galères  pour  les  hommes, 
de  la  confiscation  de  corps  et  de  biens  pour  les 
femmes)  de  sortir  de  France  ! 

Renier  sa  foi  ou  périr  a  la  chaîne ,  voila  donc  la 
seule  alternative  laissée  aux  protestants  fran- 
çais !  L'émigration  même  interdite  !  L  inquisition 
n'avait  pas  défendu  de  chercher  a  lui  échapper! 
Louis  XIV,  en  signant  ce  décret,  faisait  de  la  ving- 
tième partie  de  son  peuple  des  apostats  ou  des 
galériens!  L'histoire  du  monde  présente-t-elle  rien 
de  pareil?  Ce  fut  la  le  prix  que  le  clergé  romain 
mit  au  pardon  des  péchés  d'un  monarque  dissolu. 
Les  protestants  durent  payer  les  fautes  d'un  roi 
libertin  et  le  réconcilier,  par  leur  abjuration  ou  leur 
ruine,  avec  le  Dieu  qu'il  avait  offensé1  ! 


II 


En  vain  le  décret  de  révocation  interdisait-il  aux 
protestants  de  sortir  de  France;  il  n'en  fut  pas 
moins  le  signal  de  la  grande  émigration.  Ce  mot 


1  De  Félice.  p  378. 


254 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


d'ordre  que  n'avait  donné  aucune  bouche  humaine, 
retentit  d'un  bout  a  l'autre  du  royaume  :  tout  ris- 
quer, tout  quitter,  plutôt  que  renier  la  foi. 

Louis  XIY  put  alors  juger  s'il  était  vrai  que  l'édit 
de  Nantes  n'eût  plus  d'application  en  France,  parce 
qu'il  ne  s'y  trouvait  plus  de  protestants  !  On  avait 
pris  les  mesures  les  plus  rigoureuses  pour  empê- 
cher l'émigration.  Toutes  les  frontières  et  même 
les  côtes  de  la  mer  étaient  gardées.  Les  biens  de3 
fugitifs  avaient  été  promis  aux  délateurs,  et  les  po- 
pulations des  campagnes,  ameutées  pour  poursuivre 
et  piller  tous  ceux  que  l'on  découvrirait.  Néanmoins 
l'on  compte  que  près  de  trois  cent  mille  protes- 
tants parvinrent  a  déjouer  ces  mesures  inspirées 
par  la  plus  exécrable  tyrannie. 

Le  21  septembre  1685,  les  protestants  du  pays 
de  Gex  commencèrent  a  arriver  en  foule  a  Genève 
avec  leurs  meubles  et  leurs  effets  les  plus  pré- 
deux ,  emportés  sur  des  charriots.  Dans  les  jours 
suivants,  les  émigrants  affluèrent  de  toutes  les 
parties  de  la  France.  Chaque  jour  il  en  passait 
des  centaines.  Les  uns  restaient  a  Genève-,  les 
autres  allaient  plus  loin.  Les  routes  dans  nos  can- 
tons voisins  de  la  France  étaient  encombrées  de  ces 
fugitifs.  Il  en  arriva  deux  mille  a  Lausanne  en  un 
seul  jour.  Ils  racontaient  comment  ils  avaient 
échappé  aux  soldats  du  roi  -,  l'un  s'était  déguisé 
en  pèlerin-  l'autre  en  courrier ^  un  troisième  en 
porte-faix  ou  en  marchand  de  bétail  -,  un  quatrième 


là  révocation  et  le  refuge.  2oo 

en  laquais  portant  la  livrée  de  quelque  seigneur  • 
d'autres  en  soldats  rejoignant  leur  garnison  -,  d'au- 
tres s'étaient  fait  conduire  par  des  passages  de 
montagnes  impraticables  aux  soldats  eux-mêmes. 
Il  y  en  avait  qui,  plus  hardis,  avaient  franchi  la 
frontière,  l'épée  a  la  main.  D'autres  avaient  gagné 
les  gardes  a  prix  d'argent  et  avaient  donné  jusqu'à 
six  mille ,  huit  mille  livres  pour  prix  de  leur  éva- 
sion1. Ils  avaient  voyagé  la  nuit,  passant  les  jours 
dans  les  forêts  ou  sous  des  monceaux  de  foin  dans 
les  granges.  Les  femmes  elles  -  mêmes  avaient 
dû  avoir  recours  a  des  expédients  de  tout  genre. 
Déguisées  en  servantes ,  en  paysannes ,  en  nour- 
rices, ou  même  en  laquais,  portant  des  hottes, 
poussant  des  brouettes ,  se  brunissant  le  teint  avec 
des  pommades ,  se  faisant  des  rides  au  moyen  de 
sucs  corrosifs,  elles  avaient  ainsi  passé  la  frontière, 
souvent  après  un  voyage  de  quatre-vingts  a  cent 
lieues  a  travers  des  marais  et  des  forêts  sous  la 
conduite  de  guides  inconnus.  Ainsi  durent  s'échap- 
per de  la  patrie  des  personnes  élevées  dans  le  bien- 
être  et  dans  le  luxe;  des  femmes  enceintes,  des 
vieillards,  des  malades,  des  enfants.  Qui  peut  dire 
les  angoisses  et  les  fatigues  d'une  semblable  fuite  ! 
Qui  peut  décrire  la  joie  et  la  reconnaissance  de 
l'arrivée  sur  le  sol  étranger  I  Ce  qui  en  d'autres 
temps  aurait  été  le  comble  de  la  douleur,  dire  un 


1  De  Félice,  p.  114 


2o6  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

dernier  adieu  à  sa  pairie,  en  y  laissant  tous  ses 
biens,  se  trouvait  changé  par  le  sentiment  de  la 
délivrance  d'un  malheur  plus  grand  et  par  les  con- 
solations de  cette  foi  à  laquelle  on  avait  tout  sacrifié, 
en  un  sujet  d'actions  de  grâces. 

Beaucoup  s'échappèrent  aussi  par  mer.  On  se 
cachait,  on  s'entassait  par  familles  entières  dans 
une  caverne  près  des  côtes.  Là  un  bâtiment  venait 
vous  prendre  de  nuit-,  on  se  plaçait  derrière  des 
ballots  de  marchandises  ou  dans  des  tas  de  char- 
bon; on  s'enfermait  pour  de  longues  semaines 
dans  des  tonneaux  vides,  placés  au  milieu  d'un 
chargement  de  vin  ou  d'huile.  Des  enfants  pas- 
sèrent des  semaines  dans  ces  insupportables  ca- 
chettes sans  pousser  un  cri,  de  peur  de  se  trahir 
eux  et  leurs  parents.  Quelquefois  on  se  hasardait 
sur  de  simples  barques ,  comme  le  comte  de 
Marancé,  qui  passa  la  Manche  en  hiver  avec  sa 
femme  et  quarante  personnes,  sur  un  léger  bateau, 
sans  provisions  de  bouche.  Jetés  ça  et  là  par  la  tem- 
pête, n'ayant  pour  apaiser  la  soif  et  la  faim  des 
enfants,  et  pour  se  soutenir  eux-mêmes,  que  de  la 
neige  fondue,  ils  arrivèrent  à  demi  morts  sur  les 
côtes  de  l'Angleterre.  Et  encore  heureux  ceux  qui 
arrivaient  !  Plusieurs  de  ces  embarcations  tom- 
bèrent entre  les  mains  des  corsaires,  et  les  malheu- 
reux fugitifs  furent  vendus  en  esclavage  à  Alger. 
D'autres,  ayant  été  jetés  sur  les  côtes  d'Espagne  et 
de  Portugal,  furent  livrés  à  l'inquisition  !  Combien 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  257 

d'entre  eux  enfin  ne  furent  pas  engloutis  dans  les 
flots  de  l'Océan! 

Et  ce  n'étaient  pas  encore  la  peut-être  les  plus 
malheureux.  Le  sort  le  plus  affreux  attendait  ceux 
qui  étaient  surpris  et  saisis  avant  d'avoir  pu  quitter 
le  sol  de  la  France.  L'édit  de  révocation,  nous  l'a- 
vons dit ,  les  condamnait  aux  galères.  «  On  les 
«  voyait,»  dit  Benoît,  «marcher  en  longues  troupes, 
«  portant  a  leur  cou  de  pesantes  chaînes ,  et  faire 
«  ainsi  de  longues  traites  ;  quand  ils  tombaient  de 
«  lassitude,  on  les  relevait  à  coups  de  bâton.»  L'a- 
varice de  leurs  conducteurs  ne  leur  accordait  qu'une 
partie  de  ce  qui  était  alloué  pour  leur  entretien. 
Enfin  ils  arrivaient  au  bagne.  La  ils  étaient  accou- 
plés avec  tous  les  voleurs  et  les  malfaiteurs  de  la 
France  -,  puis  on  les  plaçait  sur  les  bancs  des  ga- 
lères-, il  fallait  faire  mouvoir  de  longues  et  lourdes 
rames ,  et  quand  ils  ne  ramaient  pas  avec  assez  de 
force,  le  cornes  (c'était  le  titre  du  surveillant),  armé 
de  son  nerf  de  bœuf,  frappait  sur  les  épaules  de 
ces  malheureux.  On  ne  quittait  jamais  ces  bancs  ^ 
on  y  passait  les  jours  et  les  nuits,  protégé  par  une 
simple  toile,  et  l'on  ne  pouvait  changer  de  place  sur 
la  galère  qu'autant  que  le  permettait  la  longueur 
de  la  chaîne. 

Au  mois  de  juin  1686,  on  comptait  déjà  plus  de 
six  cents  réformés  au  bagne  de  Marseille  -,  a  peu 
près  autant  a  celui  de  Toulon-,  parmi  eux  des 
hommes,  tels  que  David  de  Caumont,  de  l'une  des 

17 


2o8  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

plus  illustres  familles  de  France,  vieillard  de  65  ans, 
et  Louis  de  Maroîles,  ancien  conseiller  du  roi,  qui 
fit  le  voyage  depuis  Paris  avec  la  chaîne  des  galé- 
riens ;  il  écrivait  à  sa  femme  depuis  le  bagne  des 
lettres  pleines  de  courage ,  presque  de  gaîté.  Nous 
en  donnons  en  note  un  exemple1.  L'heure  de  la 
liberté  ne  sonna  point  pour  celui  qui  écrivait  ces 
lignes;  il  mourut  en  1692,  après  six  ans  de  cette 
horrible  captivité,  a  l'hôpital  des  forçats  de  Mar- 
seille, et  fut  enseveli  au  cimetière  des  Turcs! 
C'est  ainsi  que  l'on  brisait  les  plus  nobles  cœurs 
qui  aient  battu  sur  le  sol  de  France.  On  a  calculé 
que  dans  la  seule  province  du  Languedoc  périrent, 

1  «  Je  vis  à  présent  tout  seul  ;  on  m'apporte  à  man- 
«  ger  du  dehors,  viande  et  pain,  moyennant  neuf 

«  sous  par  jour  Je  fais  faire  aujourd'hui  un  ma- 

«  telas;  j'achèterai  des  draps  et  je  vais  travailler  à  me 
«  mettre  à  mon  aise.  Tu  diras  peut-être  que  je  suis  un 
«  mauvais  ménager,  mais  c'est  assez  coucher  sur  la 
«  terre  depuis  mardi  dernier  jusqu'à  cette  heure.  Si  tu 
«  me  voyais  avec  mes  beaux  habits  de  forçat,  tu  serais 
«  ravie.  J'ai  une  belle  chemisette  rouge  ,  faite  tout  de 
«  même  que  les  sarraux  des  charretiers  des  Ardennes. 
«  Elle  se  met  comme  une  chemise,  car  elle  n'est  ouverte 
«  que  par  devant.  J'ai  de  plus  un  beau  bonnet  rouge, 
«  deux  hauts-de-chausses  et  deux  chemises  à  toile 
«  grosse  comme  le  doigt  et  des  bas  de  drap.  Mes  ha- 
«  bits  de  liberté  ne  sont  pas  perdus,  et  s'il  plaisait  au 
«  roi  de  me  faire  grâce,  je  les  reprendrais.  Le  fer  que 
«je  porte  au  pied,  quoiqu'il  ne  pèse  pas  trois  livres, 
«  m'a  beaucoup  plus  incommodé  dans  les  commence- 
«  ments  que  celui  que  tu  m'as  vu  au  cou  à  la  Tour- 

nelle  


LA.  RÉVOCATION  ET  LK  HEFL'GE.  c2<\9 

par  ces  tentatives  d'émigration  qui  échouèrent,  cent 
mille  personnes,  sous  la  seule  intendance  de  La- 
moignon-Baville.  M.  de  Sismondi  pense  qu'il  a 
péri  tout  autant  de  personnes  qu'il  en  a  émigré. 
Cela  en  ferait  monter  le  nombre  à  trois  cent  mille! 
Mais  au  moins  ils  avaient  été  fidèles-,  ils  avaient 
la  paix!  Il  y  en  avait  de  plus  misérables  encore. 
C'étaient  ceux  qui .  dans  un  moment  de  faiblesse, 
s'étaient  laissés  aller  a  abjurer!  Bientôt  leur  con- 
science se  réveillait.  Bourrelés  de  remords,  ils  ne 
cherchaient  plus  qu'a  émigrer  a  leur  tour  pour  aller 
obtenir  leur  pardon  de  Dieu  et  des  hommes  sur  la 
terre  étrangère.  Ainsi  a  Londres  les  consistoires  des 
églises  n'étaient  occupés  qu'a  recevoir  de  tels  dé- 
saveux. Pendant  le  seul  mois  de  mai  1687,  un  de 
ces  consistoires  reçut  la  contre-abjuration  de  quatre 
cent  quatre-vingt-dix-sept  de  ces  malheureux'. 

Tous  les  pays  protestants  étaient  remplis  de  ces 
Français  fugitifs  qui  avaient  abandonné  pour  leur 
fôi,  a  travers  de  si  grands  périls,  tous  les  biens 
terrestres.  Il  y  en  avait  trois  mille  a  Zurich,  six 
mille  a  Berne,  un  mois  après  la  révocation.  Vingt 
mille  paraissent  s'être  définitivement  établis  en 
Suisse.  Soixante-quinze  mille  trouvèrent  un  refuge 
en  Hollande,  avec  deux  cent  cinquante  pasteurs. 
On  appelait  ce  pays  la  grande  arche  des  fugitifs. 
Vingt  mille  au  moins  allèrent  s'établir  dans  les 
Etats  prussiens,  a  l'appel  du  Grand-Electeur,  qui, 

•  Weiss,  p.  273 


260 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


dès  le  29  octobre  (ancien  style),  dans  un  édit  daté 
de  Potsdam,  avait  otferl  à  tous  ces  exilés  un  asile 
dans  ses  Etats. —  On  dit  qu'un  jour  que  son  mi- 
nistre lui  représentait  l'épuisement  complet  de  la 
caisse  de  l'Etat,  pour  l'engager  a  ne  plus  recevoir 
de  nouveaux  émigrés,  il  répondit.:  «  Eh  bien,  que 
«  l'on  vende  ma  vaisselle!  Je  ne  puis  laisser  la  ces 
«  gens  sans  secours.  »  On  peut  évaluer  a  50  mille 
le  nombre  des  fugitifs  qui  s'établirent  en  Angle- 
terre dans  les  dix  années  qui  suivirent  la  révoca- 
tion. Un  tiers  de  ces  réfugiés  se  fixa  à  Londres.  II 
y  eut  bientôt  dans  cette  ville  trente-et-une  églises 
françaises1.  La  Russie,  la  Suède,  l'Amérique,  l'A- 
frique même  ouvrirent  leur  sein  à  ces  réfugiés. 
Vingt-sept  familles  allèrent  de  Hollande  s'établir 
dans  la  colonie  du  Cap.  La  vallée  où  elles  se 
fixèrent  se  nomme  encore  aujourd'hui  la  Vallée  des 
Français,  et  l'un  des  villages  de  la  vallée,  le  Coin 
des  Français;  un  autre,  la  Perle;  un  troisième, 
Charron,  nom  français  bien  connu.  Cette  paisible 
colonie  existe  encore  maintenant  ^  les  habitants  sont 
au  nombre  de  mille.  On  y  retrouve  des  noms  de  fa- 
milles françaises  :  les  Malherbe,  les  Dutoît ,  etc. 
Dans  chaque  maison  est  posée  cette  grande  Bible 
in-folio  que  les  réfugiés  français  se  transmettent  de 
père  en  fils,  comme  un  patrimoine  sacré  et  sur  la- 
quelle sont  inscrits  la  date  de  naissance  et  les  noms 
de  tous  les  membres  de  la  famille.  A  côté  de  la  Bible 

VVeiss,  p.  274-275. 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  26  I 

sont  ordinairement  placés  les  Psaumes  en  vers  de 
Clément  Marot.  Chaque  matin  et  soir  ils  se  réunis- 
sent en  famille  pour  célébrer  le  culte  en  commun. 
Ils  prient  d'abondance  et  lisent  quelques  chapitres 
de  la  Bible.  Tous  les  dimanches,  au  lever  du  soleil, 
les  fermiers  se  mettent  en  route  dans  leur  voiture 
rustique,  recouverte  de  peaux  et  de  toiles  grossières  t 
pour  assister  au  service  divin  le  soir  ils  retournent 
a  leur  paisible  demeure.  En  1828,  quand  ils  ap- 
prirent par  les  missionnaires  français  que  la  liberté 
religieuse  existait  en  France,  et  que  l'on  pouvait  y 
exercer  en  paix  la  religion  de  leurs  pères,  ils  refu- 
sèrent longtemps  d  y  croire ,  et  les  vieillards  ver- 
sèrent des  larmes  de  joie.  D'après  un  rapport  de 
1829,  la  vallée  est  dans  un  état  de  grande  pros- 
périté. C'est  la  partie  la  plus  florissante  de  la  co- 
lonie du  Cap.  L'on  n'y  connaît  ni  les  vices  de  la 
civilisation,  ni  les  misères  qu'ils  engendrent.  Le  jeu 
y  est  inconnu  comme  la  disette.  Ils  traitent  a'vec 
bonté  leurs  anciens  esclaves  et  consacrent  une 
partie  du  bien-être  dont  ils  jouissent  a  la  propa- 
gation de  l'Evangile  parmi  les  populations  idolâtres 
qui  les  entourent.  C'est  ainsi  que  la  bénédiction 
divine  accompagna  jadis  les  enfants  de  l'Eglise  ré- 
formée de  France  jusque  sur  le  sol  africain ,  et 
qu'elle  repose  encore  aujourd'hui  sur  leurs  enfants 
et  sur  les  enfants  de  leurs  enfants1. 

J  Weiss,  t.  II,  p.  154  et  suiv.,  et  448. 


202 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE, 


Partout  les  émigrés  furent  reçus  avec  amour, 
sympathie,  dévouement.  On  fit  pour  eux  dans  tous 
les  pays  protestants  des  collectes  auxquelles  des 
catholiques  eux-mêmes  prirent  part.  Plus  on  don- 
nait, plus  il  semblait  qu'on  eût  encore  a  donner.  On 
leur  fournissait  des  habitations,  des  moyens  de  tra- 
vail, des  temples.  Us  avaient  sacrifié,  pour  l'amour 
du  Seigneur,  père,  mère,  frères,  sœurs,  champs, 
la  vie  même.  Us  retrouvèrent  tout  cela,  selon  la 
promesse  de  l'Evangile,  par  la  puissance  de  l'a- 
mour chrétien  qui  se  déployait  partout  envers  eux. 

Il  parait  que  pendant  les  trois  années  qui  sui- 
virent la  révocation  de  l'édit  de  Nantes,  cinquante 
mille  familles  environ  sortirent  de  France,  qua- 
torze mille  ames  de  la  Provence  seulement  (le  cin- 
quième de  la  population);  a  Lyon,  la  population 
tomba  de  quatre-vingt-dix  mille  a  vingt  mille  âmes  : 
le  nombre  des  métiers  a  hier,  de  dix-huit  mille  à 
quatre  mille.  En  Normandie,  vingt-six  mille  habi- 
tations restèrent  bientôt  désertes;  a  Sedan,  deux 
mille  ouvriers  étaient  sans  pain,  parce  que  tous  les 
chefs  de  manufacture  étant  protestants,  toutes  les 
fabriques  étaient  fermées. 

Combien  resta-t-il  de  protestants  en  France,  et 
quel  fut  le  sort  de  ces  débris  de  l'ancienne  Eglise 
réformée  de  France0  Selon  M.  de  Sismondi,  il  resta 
en  France  environ  un  million  de  réformés.  Les  pas- 
teurs qui  osaient  braver  l'édit  pour  paître  en  secret 
leurs  ouailles,  savaient  qu'ils  n'avaient  a  attendre 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  283 

que  la  mort.  Parmi  ceux  qui  préférèrent  ainsi  le 
supplice  à  la  liberté  et  a  la  vie,  il  en  est  deux  dont 
nous  ne  pouvons  nous  résoudre  a  passer  le  nom  et 
le  martyre  sous  silence.  Fui  cran  Bey.  âgé  de  vingt- 
quatre  ans,  périt  le  7  juillet  1080  a  Beaucaire. 
Condamné  a  être  pendu,  après  avoir  été  appliqué 
à  la  question,  il  dit  :  «On  me  traite  plus  douce- 
«  ment  que  mon  Sauveur  .  en  me  condamnant 
«  a  une  mort  si  douce.  Je  m'étais  préparé  à  être 
«  rompu  ou  a  être  brûlé.  »  Et  levant  les  yeux  au 
ciel  il  se  rendit  a  l'échaîaud  en  rendant  grâces. 
Claude  Brousson  mourut  sur  Téclialaud  le  i  novem- 
bre tJ$98  a  Montpellier.  Le  roulement  de  dix-huit 
tambours  étouffait  sa  voix.  «J'ai  exécuté  plus  de 
«  deux  cents  condamnés ,  »  disait  le  bourreau  peu 
de  jours  après  :  «  aucun  ne  m'a  tait  trembler  comme 
«  M.  Brousson...  Je  me  serais  enfui,  si  je  l'avais 
«  pu.  Si  j'osais  parler,  j'aurais  bien  des  choses  a 
u  dire:  certainement  il  est  mort  comme  un  saint.» 

Voila  quel  fut  le  sort  de  plusieurs  des  pasteurs 
qui  demeurèrent  dans  la  patrie.  Quel  fut  celui  des 
troupeaux?  Le  temps  me  manque  pour  vous  dé- 
crire leurs  douleurs.  Cette  expression  devenue 
proverbiale  :  une  patience  de  ItiH/uenot.  résume 
d'un  mot  les  souffrances  de  ces  héros  de  la  foi. 
Mais  enfin  cette  patience  elle-même  se  lassa  sous 
le  poids  de  l'oppression.  Le  désespoir  s'empara 
des  opprimés,  surtout  dans  le  Midi.  Ces  pauvres 
paysans,  accablés  de  logements  militaires,  égorgés 


26 i  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

comme  des  malfaiteurs  quand  on  les  surprenait 
rassemblés  dans  quelque  endroit  solitaire  pour 
chanter  leurs  Psaumes  et  célébrer  leur  culte, 
s'exaltèrent  et  se  soulevèrent.  Il  s'éleva  parmi 
eux  des  prophètes  et  des  prophétesses,  qui  sou- 
tenaient la  foi  de  leurs  frères  par  des  paroles 
remplies  d'un  feu  divin.  De  1702  à  1704  ,  la 
guerre  sévit  dans  les  Cévennes.  Les  Camisard» 
(c'était  ainsi  que  l'on  nommait  ces  protestants  à 
cause  de  l'espèce  de  blouse  dont  ils  étaient  vêtus), 
conduits  par  deux  hommes  que  les  prophètes 
avaient  désignés  pour  leurs  chefs,  Cavalier,  sim- 
ple garçon  boulanger,  et  Roland ,  tinrent  tête  à 
toutes  les  armées  du  roi.  Ils  ne  furent  jamais, 
pour  combattre,  au  delà  de  mille.  En  face  de  l'en- 
nemi, ils  mettaient  un  genou  en  terre-,  ilsessuyaienl 
ainsi  le  premier  feu  en  chantant  le  Psaume  LXYIII, 
puis,  se  relevant,  ils  se  précipitaient  sur  l'armée 
royale  avec  l'acharnement  du  désespoir,  préférant 
la  mort  du  champ  de  bataille  au  supplice  du  bû- 
cher, de  la  potence  ou  de  la  roue,  qu'ils  savaient 
leur  être  réservé  s'ils  étaient  pris  vivants.  Pendant 
les  années  1703  et  1704,  les  gibets,  les  échafauds, 
les  bûchers  furent  en  permanence  dans  ces  mal- 
heureuses contrées.  Le  dimanche  des  Rameaux  de 
1  703 ,  trois  cents  protestants  étaient  réunis  dans 
un  moulin  près  de  Nîmes,  pour  y  célébrer  leur 
culte.  Le  commandant  royal  l'apprend,  se  lève  de 
table,  court  au  moulin  ,  ordonne  d'enfoncer  les 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  265 

portes  et  de  tout  égorger,  et,  comme  cela  n'allait 
pas  assez  vite  au  gré  de  sa  fureur,  il  livre  la  maison 
aux  flammes.  Tous  périrent! 

Ce  fut  la  dernière  guerre  de  religion.  Elle  se 
termina  par  un  traité  entre  Cavalier  et  le  maréchal 
De  Villars,  traité  dont  les  conditions  ne  sont  pas 
parfaitement  connues.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
malgré  ce  suprême  effort ,  la  religion  réformée 
resta  interdite  en  France.  Et  cependant  quelques 
cent  mille  protestants  restaient  la  sur  le  sol  fran- 
çais. Ils  étaient  désormais  sans  lien,  sans  culte, 
comme  les  branches  d'un  arbre  dont  la  foudre  a 
brisé  le  tronc  I 

Mais  la  faiblesse  de  Dieu  est  plus  forte  que  les 
hommes,  a  dit  saint  Paul.  Il  suffit,  qui  le  croirait? 
d'un  jeune  homme  de  dix-sept  ans,  sans  nom,  sans 
pouvoir,  sans  fortune,  pour  relever  cette  Eglise 
abattue  et  renverser  toute  l'œuvre  de  Louis  XIV,  au 
faite  de  sa  puissance.  Ce  jeune  homme  se  nommait 
Antoine  Court-,  il  était  né  dans  le  Yivarais  dix  ans 
après  la  révocation.  La  guerre  des  Camisards 
venait  de  finir.  Quoiqu'il  ne  fût  point  encore  pas- 
teur, mais  simple  proposant,  il  commença,  en 
171o,  à  rassembler  ses  frères,  d'abord  au  nombre 
de  dix  a  douze,  puis  de  quinze  a  trente,  soixante, 
au  plus  cent  personnes.  C'était  dans  quelque  ca- 
verne ou  grange  écartée.  Le  21  août,  Court  et 
quelques-uns  de  ses  amis  réunis  dans  un  lieu 
désert,  élurent,  à  l'exemple  des  anciens  synodes, 


SEPTIÈME  C(»Fi:;KL.NCE. 

un  Modérateur,  remirent  en  vigueur  les  anciens 
règlements  ecclésiastiques  et  interdirent  la  prédi- 
cation aux  prophètes  Cévenoles,  tombés  dans  le 
fanatisme.  En  1718.  Court  rassembla  un  synode 
composé  de  quarante-cinq  membres,  ministres  et 
anciens,  pour  travailler  plus  énergiquement  encore 
au  rétablissement  de  l'Eglise  réformée  de  France. 
Ce  synode  régla  toutes  les  questions  du  ministère 
et  du  culte.  Pour  apprécier  ces  actes,  il  faut  se 
rappeler  que  dans  ce  temps-là  ebaque  pasteur  sur- 
pris célébrant  un  culte  était  condamné  au  gibet, 
et  qu'un  diplôme  de  consécration  au  saint  minis- 
tère s'appelait  un  brevet  de  potence. 

Les  assemblées  religieuses  continuèrent  a  se 
tenir  dans  quelque  recoin  sauvage,  dans  des  car- 
rières ou  dans  des  ouvertures  de  roche  ,  de  nuit 
pour  l'ordinaire  \  de  jour,  seulement  quand  le  péril 
n'était  pas  trop  grand.  C'est  la  ce  qu'on  a  appelé 
les  Eglises  du  désert . 

Le  culte  se  composait  des  prières  liturgiques, 
du  chant  des  Psaumes,  de  la  prédication,  et  de 
l'administration  de  la  Sainte-Cène  dans  les  jours  de 
fête  surtout.  On  s'exhortait  mutuellement  au  mar- 
tyre. On  ne  négligeait  pourtant  pas  les  mesures  de 
prudence.  Les  convocations  ne  se  faisaient  que  peu 
d'heures  a  l'avance  et  par  des  hommes  sûrs.  Et  des 
sentinelles,  placées  sur  les  hauteurs  pendant  que 
durait  le  culte,  devaient  signaler  l'approche  des  sol- 
dats. Quelle  sérieuse  majesté  qi  e  celle  de  ces 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFIGE. 


267 


assemblées  du  désert  '.  De  pauvres  paysans,  dlium- 
b!es  manœuvres,  des  enfants,  des  femmes  même, 
allaient  là,  bravant  !a  mort,  pour  s'occuper  des 
objets  de  la  foi  et  des  sublimes  intérêts  de  la  vie  a 
venir!  Quant  aux  pasteurs,  ils  étaient  constamment 
errants  d'un  lieu  dans  un  autre,  sous  toutes  sortes 
de  déguisements.  C'est  ainsi  qu'Antoine  Court  vé- 
cut pendant  vingt  ans,  se  cachant  dans  les  forêts 
les  plus  impénétrables  des  Cévennes,  couchant 
dans  les  antres  des  rochers,  comme  ces  anciens 
prophètes  dont  le  monde  n'était  pas  digne  ,  et  n'é- 
chappant plus  d'une  fois  que  par  miracle  aux  sol- 
dats envoyés  à  sa  poursuite. 

Le  pouvoir  et  le  clergé  eurent  vent  de  ce 
qui  se  passait.  En  1724,  une  loi  plus  oppressive 
que  toutes  les  précédentes  vint  menacer  l'œuvre 
d'Antoine  Court.  Les  supplices  et  les  massacres 
recommencèrent.  Alexandre  Roussel  fut  pendu  a 
Montpellier.  Ce  pasteur  répondit  au  juge  qui  lui 
demandait  où  il  logeait  :  «  Le  ciel  est  ma  couver- 
a  ture.»  Son  dernier  mot,  avant  de  monter  l'échelle 
du  gibet,  fut  une  prière  pour  ses  juges  et  son 
bourreau. — Pierre  Durand,  l'ami  d'Antoine  Court, 
fut  aussi  exécuté  a  Montpellier.  Néanmoins  Court 
continuait  a  parcourir  les  églises.  Eu  1728,  il  tint 
jusqu'à  trente-deux  assemblées  religieuses  en  deux 
nu  is;  il  compta  parfois  jusqu'à  trois  mille  audi- 
teurs autour  de  sa  chaire!  Et  en  17 il  il  se  trouva 
eulouré  d'une  assemblée  de  dix  mille  âmes,  dans 


268 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


ces  mêmes  lieux  où  au  commencement  il  ne  pou- 
vait en  rassembler  que  dix,  vingt,  soixante,  au 
plus  une  centaine  ! 

En  1745 ,  Louis  XY  signa  deux  nouvelles 
ordonnances  plus  cruelles  encore  :  Peine  de  mort 
confirmée  contre  tout  pasteur  protestant;  galères 
perpétuelles  contre  quiconque  donnerait  asile  à 
l'un  d'eux-,  trois  mille  livres  d'amende  contre 
tous  les  protestants  du  lieu  où  un  pasteur  aurait 
été  arrêté-,  confiscation  des  biens  contre  quiconque 
n'aurait  pas  dénoncé  une  assemblée  religieuse! 
A  la  suite  de  cette  loi  horrible,  les  supplices, 
les  dragonnades  et  l'émigration  recommencèrent. 
Six  cents  familles  quittèrent  la  Normandie-,  d'au- 
tres familles ,  du  Midi  et  du  Centre ,  parvinrent 
aussi  à  s'échapper.  Mais  ce  furent  surtout  les 
pasteurs  qui  payèrent  alors  de  leur  personne. 
Paul  Rang  meurt  à  Crest  a  vingt-six  ans.  Il  mar- 
che de  la  prison  au  supplice  en  chantant  :  La  voici 
l'heureuse  journée  (Ps.  CXVI1I) ,  s'agenouille  au 
pied  de  l'échelle  et  la  monte  d'un  air  serein.  — 
Jacques  Roger  ,  l'ami  septuagénaire  d'Antoine 
Court,  le  seul  pasteur  consacré  qui  restât  en  France 
au  moment  où  Court  avait  commencé  son  œuvre, 
surpris  dans  le  voisinage  de  Crest,  répond  au  gen- 
darme qui  lui  demande  qui  il  est  :  «  Celui  que 
«  vous  cherchez  depuis  longtemps,  et  il  était  temps 
«  que  vous  me  trouvassiez  !  »  Il  meurt  comme  le 
précédent.  — Puis  vient  le  tour  de  Matthieu  Mazal, 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  269 

âgé  de  vingt-six  ans,  chéri  de  toute  la  contrée.  Ses 
juges  le  condamnent  en  pleurant  :  «  C'est  avec 
«  douleur,  Monsieur,  que  nous  vous  condamnons. 
«  Mais  ce  sont  les  ordres  du  roi,»  lui  dit  le  prési- 
dent. «Je  le  sais,  Monsieur,  »  lui  répond  avec  calme 
le  pasteur  du  désert,  et  il  meurt  comme  ses  frères. 
—  François  Bénézet ,  âgé  de  vingt-six  ans  comme 
deux  des  précédents,  père  de  deux  petits  enfants, 
marche  au  supplice  en  chantant  le  Psaume  LI.  — 
François  Rochette  meurt  a  Toulouse  avec  trois 
compagnons ,  les  frères  Grenier ,  qui  ont  commis 
le  crime  de  lui  témoigner  quelque  sympathie. 
Quand  le  bourreau,  ému  de  pitié,  lui  dit  au  bas  de 
l'échelle  :  «Mourrez  catholique!»  le  pasteur  lui 
répond  avec  calme  :  «Jugez  vous-même  quelle  est 
«  la  meilleure  religion  :  celle  qui  est  persécutée  ou 
«  celle  qui  persécute?» 

Dix-huit  jours  après,  l'échafaud  se  dressait  encore 
une  fois  â  Toulouse.  C'était  pour  le  supplice  atroce 
du  vieux  Calas.  Ce  fut  le  dernier  avant  ces  jours 
terribles  où,  par  la  main  des  hommes  de  93 ,  fut 
redemandée  au  clergé  persécuteur  et  à  la  race 
royale  qui  lui  avait  prêté  son  bras,  une  partie 
de  ce  sang  innocent  qu'ils  avaient  versé  de  concert. 


270 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE . 


III 

Si  rapide  que  soit  cette  esquisse  des  destinées  de 
l'Eglise  protestante  de  France,  elle  suffira  pour 
encadrer  le  tableau  qui  doit  terminer  ces  Confé- 
rences, celui  du  Refuge1  dans  notre  pays. 

L'émigration  française  pour  cause  de  religion  se 
rapporte  a  cinq  époques  principales  :  1°  Au  temps 
de  la  Rélbrmation  (an  1512  et  suiv.)^  —  2°  A  l'é- 
poque de  persécutions  et  de  guerres  qui  précéda 
l'édit  de  Nantes  (jusqu'en  1598)  -,  —  3°  Aux  années 
d'oppression  qui  précédèrent  la  révocation  de  cet 
édit  (surtout  de  1660  a  1685)-,  —  4°  A  l'époque  de 
la  révocation  et  aux  années  qui  suivirent  (depuis 
1685)-,  — 5°  A  la  recrudescence  d'oppression  qui 
signala  le  milieu  du  dix-huitième  siècle. 

4°  Le  Refuge  date  du  temps  de  la  Réformation. 
Que  furent  Farel,  son  ami  Antoine  Boyve,  ses  col- 
lègues Christophe  Fabry  et  Jean  De  Bély,  sinon  des 
réfugiés  pour  cause  de  religion  ?  Ils  arrivèrent 
comme  évangélistes  ,  il  est  vrai}  mais  n'est-ce  pas 
la  persécution  qui  les  empêcha  d'évangéliser  leur 
patrie  et  qui  les  conduisit  au  milieu  de  nous?  — 
Les  deux  premiers  reçurent  la  Bourgeoisie  de  Neu- 
châtel  dès  1531.  Farel  se  maria  lorsqu'il  était  déjà 

1  Quoique  ce  mot,  pris  dans  ce  sens,  ne  soit  pas  fran- 
çais, ainsi  que  le  fait  ohserver  M.  Weiss,  nous  rem- 
ployons, comme  lui,  sans  scrupule. 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


271 


vieillard.  II  épousa  Marie  ïorel ,  fille  d'un  Français 
réfugié.  Il  en  eut  un  fils  qui  n'avait  qu'un  an  a  la 
mort  de  son  père,  et  qui  n'atteignit  pas  sa  troisième 
année1.  La  famille  Boyve  s'est  perpétuée  parmi 
nous-,  elle  a  fourni  a  notre  Eglise  des  pasteurs,  a 
l'Etat  des  magistrats  distingués.  Les  familles  Fa- 
bry  et  De  Bély  se  sont  aussi  conservées  jusqu'à 
cette  heure.  La  première  a  toujours  consacré, 
de  génération  en  génération,  quelqu'un  de  ses  en- 
fants au  service  de  l'Eglise  qu'avait  contribué  à 
fonder  son  chef. 

Tels  sont  les  monuments  de  la  plus  antique  émi- 
gration. 

2°  La  seconde  époque,  immédiatement  avant  et 
après  la  Saint-Barthélémy,  est  signalée  par  l'arrivée 
de  plusieurs  chefs  de  famille  dont  la  postérité  à 
fleuri  ou  fleurit  encore  au  milieu  de  nous. 

En  1560,  deux  jeunes  protestants  quittèrent 
leur  famille,  encore  catholique  sans  doute,  au  vil- 
lage de  Cussy,  près  d'Autun  -,  ils  n'emportaient  que 
de  l'argent  et  quelques  marchandises,  et  vinrent 
s'établir  dans  notre  pays.  C'étaient  Jean  et  Claude 
Duvernois2.  L'aîné  s'établit  a  Saint-Sulpice -,  le 
cadet  a  Môtiers.  Il  s'y  maria  avec  Guillauma  Barre- 
let,  fille  de  Pierre  Barrelet,  dernier  curé  et  premier 
pasteur  de  cette  paroisse.  Dieu  bénit  le  travail  de 

1  Andrie,  p.  344. —  2  Une  terre,  Le  Vernois ,  doit 
exister  encore  sous  ce  nom  dans  cette  localité, 


272 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


ces  pieux  jeunes  gens  et  leurs  descendants  prirent 
place  bientôt  au  nombre  des  familles  les  plus  opu- 
lentes et  les  plus  considérées  de  notre  pays.  Le 
nom  de  Duvernois  ou  Dyvernois  a  été  changé  au 
dix-huitième  siècle  par  des  lettres  de  noblesse 
accordées  a  cette  famille  en  celai  de  d'Ivernois. 

A  peu  près  dans  le  même  temps  paraissent  être 
arrivés  Antoine  Lego ut ,  '  Jean  Gaudot,  et  Claude 
Girardbille,  ces  deux  derniers  de  Besançon  •  ils  de- 
vinrent tous  trois  bourgeois  de  Neuchâlel  en  4574, 
4584  et  4589.  Ces  dates  nous  ramènent  uniformé- 
ment aux  années  qui  suivirent  la  Saint-Barthélemy. 
L'admission  de  ces  familles  dans  la  Bourgeoisie  de 
Neuchâtel  fait  supposer  que,  malgré  leur  exil,  elles 
furent  bientôt  dans  un  état  prospère. 

Une  tradition  de  famille  assigne  a  la  famille  Per- 
rochet  (selon  l'ancienne  prononciation  :  Perroehel) 
une  origine  française,  et  à  son  arrivée  dans  ce  pays 
une  cause  religieuse.  Comme  dès  4583  l'on  trouve 
un  membre  de  cette  famille  revêtu  de  la  magistra- 
ture de  maire  de  la  Côte,  il  est  probable  que  son 
émigration  est  aussi  ancienne  que  ceHe  des  familles 
précédentes. 

Nous  sommes  parfaitement  renseignés  sur  l'arri- 
vée de  la  famille  Gélieu.  Bernard  Gélieu,  d'Issigeac, 
en  Guyenne,  quoique  ayant  un  père  catholique, 
vint  étudier  la  théologie  a  Genève,  en  4560.  41  fut 
ensuite  pasteur  de  plusieurs  églises  de  France-,  des 
certificats  délivrés  par  les  Anciens  de  ces  églises 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


273 


existent  encore.  Ils  constatent  d'une  manière  tou- 
chante le  zèle  et  la  fidélité  de  ce  pasteur  dans  ces 
temps  difficiles.  Chassé  de  France  en  1572  par  la 
persécution  qui  suivit  la  Saint-Barthélémy,  il  arriva 
chez  nous  en  1576,  après  un  ministère  dans  les 
églises  de  Savoie.  Pendant  quarante-deux  ans  il 
exerça  dans  plusieurs  de  nos  églises  les  fonctions 
pastorales  ^  il  fut  doyen  de  la  compagnie  des  Pas- 
teurs en  1599.  Trois  de  ses  fils  se  vouèrent  au 
saint  ministère.  L'esprit  sacerdotal  a  été  dès  lors 
héréditaire  dans  cette  famille,  qui  a  fourni  sans 
interruption  neuf  pasteurs  a  nos  églises  -,  parmi 
eux,  six  doyens. 

La  famille  De  Perrot  doit  aussi  être  arrivée  a  la 
même  époque,  vers  1570.  Des  traditions  de  famille 
la  font  remonter  à  la  famille  Perrot  d'Ablancourt, 
ou  bien  a  un  émigré  qui  avait  été  régent  dans  la 
Franche-Comté.  Dès  1600  un  membre  de  cette  fa- 
mille était  martre-bourgeois  à  Neuchâtel.  —  La  fa- 
mille Ravcnel  arriva  à  la  même  époque,  comme 
l'attestent  des  registres  communaux. 

Dès  lors  nous  observons  dans  le  Befuge  une  in- 
terruption correspondante  au  repos  relatif  que  pro- 
cura pendant  quelque  temps  a  l'Eglise  de  France 
Tédit  de  Nantes.  Mais  avec  la  fatale  résolution  de 
Louis  XIV  de  supprimer  la  liberté  religieuse ,  l'é- 
migration recommence. 

3°  Une  nombreuse  liste  de  noms  atteste  la  recru- 
descence du  Befuge  pendant  ce  siècle  terrible  et 

18 


271  SEPTIÈME  CONFÉRENCE, 


surtout  ces  dernières  vingt-cinq  années  qui  précé- 
dèrent la  Révocation,  mais  nous  n'avons  aucun  dé- 
tail à  donner  sur  les  familles  arrivées  à  cette 
époque.  Voici  les  noms  de  quelques-unes ,  avec 
la  date  de  leur  admission  dans  la  Bourgeoisie  de 
Neuchâteî.  C'est  du  registre  de  cette  corporation 
que  sont  extraits  ces  noms  : 

Jean  Gouhard ,  de  la  province  de  Bourgogne 
(1636)-,  Didier  Gigaud,  de  celle  de  Lorraine  (1657); 
Jean  d'Echerny,  de  Saintonge  (1660)-,  Pierre  Ri- 
vière, du  Languedoc  (1662)-,  Tite  d'Aubigné,  mé- 
decin (1678);  Pierre  Prudent,  ministre,  de  Mont- 
béliard  (1680)-,  Tanneguy  Lefèvre,  de  Saumur, 
recteur  de  notre  collège  (1686). —  Il  ne  serait  pas 
impossible  que  les  premières  de  ces  familles  fussent 
arrivées  déjà  dans  l'époque  précédente. 

4°  Mais  l'heure  de  la  révocation  sonne,  et  avec 
elle  la  grande  époque  du  Refuge.  Jusqu'alors  ce 
n'étaient  que  des  avant-coureurs.  Maintenant  c'est 
le  gros  de  l'armée.  Auparavant  c'étaient  des  filets 
d'eau  \  a  cette  heure  c'est  un  torrent ,  mais  un 
torrent  qui,  loin  de  dévaster,  couvre  le  sol  d'une 
couche  fertile  et  renouvelle  le  terroir.  Depuis  le 
moment  surtout  où  l'établissement  de  la  domination 
prussienne  dans  notre  patrie  l'eut  mise  à  l'abri  des 
menaces  que  la  France  se  permettait  de  faire  contre 
les  cantons  favorables  aux  réfugiés,  l'émigration 
dans  notre  pays  prit  des  dimensions  très-considé- 
rables. M.  Weiss,  dans  son  bel  ouvrage  sur  les 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  27") 

réfugiés  français,  a  dit  que  les  émigrés  arrivèrent 
a  Neuchâtel  en  moins  grand  nombre  que  dans  les 
autres  cantons.  M.  le  pasteur  Guillebert,  dans  deux 
articles  remarquables,  publiés  en  d855  dans  le 
Bulletin  du  protestantisme  français ,  a  prouvé  que 
M.  Weiss ,  malgré  son  érudition,  pourrait  bien  en 
ce  point  s'être  trompé  -,  et  nos  lecteurs  accueilleront 
cette  rectification  avec  une  patriotique  reconnais- 
sance. Voici  l'explication  que  donne  M.  "Guillebert 
de  l'erreur  où  est  tombé  M.  Weiss.  Elle  est  toute  à 
l'avantage  de  l'hospitalité  neuchâtcloise  :  La  fa- 
cilité avec  laquelle  les  réfugiés  s'acclimatèrent 
chez  nous  et  y  reçurent  les  droits  de  bourgeoisie 
ou  de  commune ,  fit  qu'ils  se  fondirent  beaucoup 
plus  promptement  qu'ailleurs  avec  la  masse  de  la 
population.  Voila  pourquoi  l'on  ne  trouve  pas  chez 
nous  une  colonie  française,  comme  en  Prusse; 
des  fonds  français  officiels  comme  a  Genève-,  une 
corporation  française  comme  a  Lausanne  ou  à 
Berne.  Et  même  le  produit  des  sachets  qui,  dans 
le  premier  moment,  avait  été  appliqué  aux  émi- 
grés, ne  tarda  pas  à  recouvrer  sa  destination  or- 
dinaire ,  précisément  parce  que  la  plupart  des 
émigrés  avaient  reçu  ou  acquis  la  qualité  de  com- 
muniers  dans  l'endroit  qu'ils  habitaient.  Ainsi 
s'effacèrent  chez  nous,  plus  promptement  qu'ail- 
leurs ,  les  traces  du  Refuge. 

Il  est  aisé  de  citer  des  faits  positifs  a  l'appui  de 
cette  manière  de  voir.  On  constate  par  les  registres 


27(5 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


de  la  Bourgeoisie  de  Neuehâtel,  que  de  1707  à 
1740,  soixante  familles  de*  réfugiés  entrèrent  dans 
cette  corporation-,  douze  la  reçurent  en  pur  don. 
Il  existe  encore  dans  les  archives  publiques  une 
liste  de  réfugiés  français  qui  ont  prêté  le  serment 
comme  sujets  de  l'Etat,  du  6  "janvier  1710  au 
28  décembre  17 î  1 .  Elle  contient  deux  cent  quatre- 
vingt-huit  noms.  Nous  indiquerons  plus  bas  ceux 
qui  sont  encore  connus. — Pendant  deux  années 
seulement,  deux  cent  quatre-vingt-huit  familles 
naturalisées!  Pour  un  petit  pays  comme  le  nôtre, 
c'est  considérable.  Mais  hâtons-nous  d'ajouter  que 
pour  son  bonheur  ce  ne  fut  pas  trop,  mais  plutôt 
trop  peu.  Nous  avons  entendu  un  vieillard  véné- 
rable qui  tint  longtemps  dans  notre  patrie  les  rênes 
de  l'Etat,  et  dont  la  jeunesse  remonte  a  un  temps 
peu  éloigné  de  cette  grande  époque  ,  dépeindre 
l'influence  qu'exerça  sur  les  mœurs  et  sur  l'esprit 
neuchâtelois  l'arrivée  de  cet  élément  si  nouveau. 
Comme  l'onde  d'un  fleuve  se  modifie  a  l'arrivée  d'un 
de  ses  affluents,  ainsi  notre  caractère  national  se 
transforma  par  le  flot  de  population  française  que 
nous  amena  le  Refuge.  C'est  de  ce  moment  que  date 
l'élan  tout  nouveau  que  prit  notre  activité  commer- 
ciale et  industrielle.  Jusqu'alors  ces  branches  im- 
portantes de  la  vie  sociale  n'étaient  chez  nous  qu'a 
l'état  le  plus  élémentaire.  On  savait  a  peine  dans  la 
Suisse  française  ce  que  c'était  qu'un  magasin.  Le 
petit  commerce  ne  se  faisait  que  par  colportage.  Les 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


nouveaux  arrivants,  actifs,  entreprenants,  pleins  de 
savoir-faire,  persévérants,  surent,  tôt  après  leur 
établissement  parmi  nous,  se  créer  chacun  une 
occupation.  Tout  leur  réussissait  à  merveille,  au 
point  même  d'exciter  parfois,  nous  devons  l'avouer, 
un  sentiment  de  jalousie  chez  la  population  indi- 
gène. La  cause  de  ces  succès  ne  se  trouvait  pas 
seulement  dans  cette  habileté  et  cet  entrain,  qua- 
lités naturelles  de  l'esprit  français;  elle  était  aussi 
dans  leurs  dispositions  morales  et  dans  la  béné- 
diction de  Dieu  qui  reposait  sur  leur  travail.  Parmi 
les  vertus  des  réfugiés,  celles  qui  frappaient  surtout 
nos  pères,  étaient  leur  sobriété,  que  relevait  sans 
doute  le  triste  contraste  de  nos  habitudes  na- 
tionales, et  leur  stricte  économie  que  nos  pères 
se  permirent  quelquefois  de  taxer  de  lésinerie, 
sans  penser  que  chez  des  gens  dont  l'établissement 
était  du  en  partie  a  la  charité  de  leurs  hôtes,  cette 
vertu  était  doublement  obligatoire. 

Nous  devons  a  la  vérité  historique  de  ne  pas  taire 
ces  traits  de  l'histoire  morale  du  Refuge  dans  notre 
pays,  tels  qu'ils  nous  ont  été  racontés  par  l'un  des 
derniers  représentants  de  l'époque  qui  touchait 
presque  a  celle  de  l'émigration. 

Mais  nos  réfugiés  importaient  chez  nous  des  tré- 
sors plus  précieux  encore  que  l'aptitude  aux  affaires 
et  même  que  les  vertus  domestiques.  Une  auréole 
de  sainteté,  un  reflet  de  la  vie  supérieure,  la  mar- 
que des  bourgeois  des  cieux  était  sur  leur  front. 


278 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


N'avaient-ils  pas  fait  a  leur  conscience,  a  leur  foi, 
a  leur  Dieu,  le  sacrifice  de  tous  les  biens  terrestres  ;J 
Le  fait  seul  de  leur  arrivée  pour  de  tels  motifs 
n'était-il  pas  pour  nos  pères  une  prédication  plus 
éloquente  que  toutes  celles  qu'ils  pouvaient  enten- 
dre du  haut  de  la  chaire?  Au  milieu  d'une  vie 
commode  et  toute  charnelle,  se  trouver  tout  à  coup 
en  face  de  ce  spectacle  d'abnégation  et  de  fidélité 
jusqu'à  la  mort  !  Qui  peut  dire  tout  ce  que  la  vue  de 
cet  exemple  héroïque  dut  exciter  chez  plusieurs,  de 
zèle,  d'émulation,  de  retour  sur  eux-mêmes,  de 
honte,  de  remords  même  ?  Chaque  famille  émi- 
grée  emportait  avec  elle,  comme  son  plus  précieux 
trésor,  sa  Bible-,  recherchait  en  arrivant  comme 
son  plus  doux  plaisir  et  sa  plus  chère  consolation, 
le  temple.  Nous  en  citerons  des  exemples.  N'eût-il 
pas  fallu  qu'un  peuple  fût  bien  endurci,  plus  assu- 
rément que  ne  l'était  le  nôtre,  pour  n'être  pas,  a 
cette  vue,  saisi  en  sa  conscience  et  réveillé  de  son 
apathie  religieuse  I 

L'arrivée  des  réfugiés  français  coïncide  certaine- 
ment avec  un  grand  réveil  social,  et  même  religieux 
et  moral,  au  sein  de  notre  population  neuehàteloise-, 
ce  fut  le  temps  du  ministère  de  notre  grand  Oster- 
wald.  Nous  ne  saurions  envisager  cette  coïncidence 
comme  accidentelle:  nous  nous  plairons  plutôt  a 
avouer  que  si  a  cette  époque  nous  donnâmes  quel- 
que chose,  nous  reçûmes  davantage,  et  que  jamais 
hospitalité  ne  fut  plus  richement  payée. 


LÀ  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


279 


Je  désire  que  ces  réflexions  donnent  quelque 
intérêt  a  la  nomenclature,  un  peu  sèche  sans  doute, 
qui  va  suivre.  Il  me  sera  aisé  de  faire  ressortir  en- 
suite quelques  traits  propres  a  justifier  ce  que  je 
viens  d'avancer. 

Dans  les  jours  qui  suivirent  la  révocation  de  Tédit 
de  Nantes  arrivèrent  les  familles  suivantes,  dont  la 
plupart  furent  naturalisées  dans  les  premières 
années  du  dix-huitième  siècle.  Leurs  noms  me 
sont  connus  par  la  liste  officielle  dont  j'ai  parlé,  et 
par  quelques  autres  documents  publics  ou  privés1. 

Du  Languedoc  : 

Charles-Louis  Durand,  capitaine  de  grenadiers. 
d'Aigues-Yives. — Jacques  Claparède,  de  Ganges. — 
Etienne  Bertrand ,  boulanger,  de  SaiiH-Genier.  — 
Alix  Lcbell,  dTzès. —  Pierre  Richard,  ou  Bicart, 
menuisier,  de  Pignan.  —  Louis  Bourguet ,  mar- 
chand, de  Nîmes.  —  Marie  Latour,  veuve  de  Jean 
Peyrol .  pasteur  a  Nimes. —  Jean  Sagnes ,  tailleur, 
de  Faugères  (Béziers). —  Charles  Delor,  de  Vans. 

Du  Dauphiné  et  des  deux  vallées  de  Pragelaz 
et  du  Queyraz,  dans  les  Htes-Alpes  : 

Jean  Aubert,  teinturier,  d'Embrun.  —  David 
Robert,  cordonnier,  de  Pounet.  —  Jean  Blanc  et 
Jacques  Matthieu,  de  Corbs.  —  Joseph  Matthieu, 

1  Nous  doutons  que  les  noms  de  province'  indiqués 
soient  tout  à  fait  exacts.  Nous  les  copions  tels  quels 
dans  les  documents. 


280 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


Augustin  Marron,  marchand,  et  Bartholomi  Bonnet, 
marchand,  de  Molines.  —  Henri  Bertrand  ,  de 
Nyons. —  Jean  Borel,  de  la  Mûre. — Jacques  Perrin, 
peigneur  de  laine,  de  Vais. —  Daniel  Monard,  car- 
deur  de  laine,  de  Charrin. —  Suzanne  Bouvier,  de 
Valence. —  André  Delachaux,  de  Saint- Auban.  — 
Anne  Blanc,  de  Fénestrelle.  —  Etienne  Guyot, 
marchand,  des  Granges.  —  Jean  Joly,  de  la  Ruaz. 
—  Pierre  Boyer,  de  Saint- Veran.  —  David  Borel, 
marchand,  de  Serre-Chahrand. — Jean  Garcin , 
marchand  gantier,  de  Molines. — Jacques  Gros-Jean, 
de  Gap  (?). 

D'Auvergne  : 

Claude  Matthieu,  de  Mariergues. —  Jacques  Mar- 
tin, de  Maletaverne. 

Du  Vivarais  : 

Isaac  Boyer,  de  Dugua.  —  Jacques  Moula,  tail- 
leur, de  Fillastre. 

De  Champagne  : 

Gédéon  Gui  Hébert,  fondeur,  de  Roussi.  —  Jean 
Jaquet,  taillandier  et  mercier,  de  Triancourt.  — 
Daniel  Dubois,  marchand,  et  Antoine,  son  frère, 
perruquier,  de  Vitry-le-Français. 

De  Sainte-Marie-aux-Mines  : 

Pierre  Grand-Pierre . 

De  Paris  : 
Isaac  Panser ot,  cordonnier. 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  281 

La  plupart  de  nos  réfugiés  venaient  donc  du 
Midi.  Ceux  des  contrées  plus  septentrionales  se 
sauvèrent  en  d'autres  pays. 

Nous  trouvons  mentionné  par  M.  Weiss1,  un 
Maillé,  à  Anduze.  Nous  croyons  savoir  que  les 
Salquin,  les  Brossin,  les  Peytieux  appartiennent  à 
l'émigration.  Nous  ne  connaissons  rien  de  leur 
origine. 

Nous  pouvons  donner  un  peu  plus  de  détails  sur 
cinq  autres  familles  arrivées  a  la  même  époque  : 

Michel  Fauve,  natif  de  Valdrôme  (Dauphiné), 
sortit  de  France  avec  sa  femme,  en  1687.  Il  était 
accompagné  de  trois  enfants ^  l'aîné  était  âgé  de 
huit  ans.  La  Bible  qu'il  emporta  dans  l'exil  existe 
encore  aujourd'hui2.  Etabli  d'abord  à  Neuchâtel, 
puis  à  la  Chaux-du-Milieu ,  il  y  fut  incendié  et  ré- 
duit à  rien.  Il  mourut  aux  Eplatures  en  1700.  Son 
fils  Pierre  recueillit  la  bénédiction  préparée  à  sa 
famille  par  les  prières  et  les  souffrances  de  son 
père.  Il  eut  de  son  épouse,  Suzanne  Perret-Gentil, 
douze  enfants  qui  tous,  après  avoir  travaillé  avec 
sagesse  et  vécu  avec  économie,  moururent  riches. 
Ce  Pierre  Faure  est  la  souche  de  la  famille  actuelle. 

Jacques  Sauvin  était  de  Mizoy  en  Dauphiné.  Agri- 
culteur de  profession,  il  se  joignit  à  ces  courageux 
camisards  qui  tinrent  tête  aux  armées  de  Louis XIV, 

1  T.  II ,  p.  229  — 8  Elle  est  entre  les  mains  de  la 
famille  Courvoisier,  au  Locle. 


282 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


et  combattit  sous  Cavalier.  Il  quitta  la  France,  sans 
doute  après  la  conclusion  de  la  paix.  «  Il  n'em- 
«  portait  pour  toute  richesse,  »  dit  l'un  de  ses  des- 
cendants, «  que  ce  qu'il  avait  sur  le  corps  et  son 
«  bon  courage.  »  Son  carnet  de  poche,  couvert  en 
parchemin,  existe  encore.  Une  note  indique  qu'il  a 
été  acheté  a  Paris ,  où  Jacques  Sauvin  avait  peut- 
être  accompagné  a  l'issue  de  la  guerre  son  chef 
Cavalier.  Une  autre  note,  dans  ce  même  carnet, 
nous  le  montre,  au  bout  de  vingt  ans  de  séjour 
dans  ce  pays ,  épousant  Suzanne  Besson ,  d'En- 
gollon.  Un  de  ses  descendants  voulut,  il  y  a  quelque 
temps,  aller  visiter  le  berceau  de  sa  famille.  En 
entrant  dans  le  village  de  Mizoy,  le  premier  objet 
qu'il  y  aperçut  fut  une  enseigne  portant  ces  mots  : 
Sauvin,  charpentier  et  menuisier.  La  branche  qui 
s'est  établie  parmi  nous  a  reçu  bien  des  gages, 
même  terrestres,  de  la  bénédiction  divine.  Peut- 
être  retrouverait-on  chez  elle  quelque  chose  du 
feu  camisard. 

Pierre  Reynier  habitait  la  petite  ville  de  Dieu- 
le-Fit,  en  Dauphiné.  Il  était  fabricant  de  laine. 
Aussitôt  après  la  révocation  il  se  décida  a  émi- 
grer,  en  abandonnant  sa  manufacture  et  sa  fortune. 
Mais  il  s'agissait  d'emporter  quelques  effets  ,  un 
peu  d'argent,  et,  avant  tout,  son  enfant  encore 
au  berceau.  Les  femmes  portaient  alors,  comme 
aujourd'hui  (rien  de  nouveau  sous  le  soleil,  en  fait 
de  mode  surtout)  des  jupons  fort  amples.  Mais  dans 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE 


283 


ce  siècle  moins  civilisé  que  le  nôtre,  des  paniers 
d'osier,  en  forme  de  cage  à  poulet,  tenaient  lieu  de 
l'étoffe  que  nous  savons.  La  femme  de  Pierre  Rey- 
nier  substitua  pour  cette  fois  aux  paniers  de  jonc 
<leux  cassettes  dans  lesquelles  elle  avait  renfermé 
son  argenterie  et  ses  objets  les  plus  précieux.  L'en- 
fant fut  placé  dans  un  panier  a  bras  et  recouvert 
d'une  épaisse  couche  de  citrons.  La  mère,  portant 
ainsi  sur  sa  personne  tous  ses  trésors ,  passa  la 
frontière  avec  son  mari.  Ils  se  rendirent  a  Genève, 
de  la  un  peu  plus  tard  à  Neuchâtel.  C'est  de  cet 
enfant,  sauvé,  comme  Moïse ,  dans  une  corbeille, 
qu'est  descendue  toute  la  famille  Reynier  établie  au 
milieu  de  nous.  L'une  des  cassettes,  complices 
de  l'évasion  ,  et  l'argenterie  ainsi  sauvée ,  sont 
conservées  dans  la  famille  comme  de  précieuses 
reliques.  Pendant  que  Pierre  Reynier  sacrifiait 
ainsi  sa  patrie  et  son  avoir  a  sa  foi ,  le  reste  de  sa 
famille  demeurait  en  France.  Cette  autre  branche 
habite  encore  aujourd'hui  Dieu-le-Fit.  Après  le 
départ  des  émigrants ,  elle  s'empara  de  la  fabrique 
et  de  tout  le  reste  du  patrimoine.  Mais  cette  ma- 
nière d'agir  ne  lui  réussit  pas.  Une  faillite  survint; 
la  manufacture  se  vendit ,  et  tandis  que  la  branche 
qui  avait  tout  abandonné,  a  tout  retrouvé  chez  nous 
et  vit  dans  l'opulence,  celle  qui  a  marché  par  la 
vue  et  non  par  la  foi,  a  presque  tout  perdu  et  se 
trouve  réduite  aujourd'hui  à  la  position  de  chétifs 
cultivateurs.  Jésus  l'a  dit  :  Celui  qui  cherche  sa 


284 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


propre  vie  la  perdra;  mais  celui  qui  la  donnera 
pour  l'amour  de  moi,  la  retrouvera . 

L'histoire  du  Refuge  tout  entière  est  une  dé- 
monstration de  la  fidélité  de  Dieu  dans  ses  pro- 
messes envers  ceux  qui  souffrent  pour  la  justice. 
En  voici  de  nouveaux  exemples  : 

Jacques  De  Luzc,  a  la  suite  de  la  révocation,  part 
de  Chalais,  en  Saintonge,  abandonnant  ses  pro- 
priétés. Arrivé  dans  notre  pays,  il  y  devient  bour- 
geois de  Neuchâtel  dès  1691 .  Il  fonde  au  Bied  une 
fabrique  de  toiles  peintes,  la  première  qu'ait  pos- 
sédée Neuchâtel,  et  dote  ainsi  sa  nouvelle  patrie 
de  l'une  des  industries  qui  ont  joué  le  rôle  le 
plus  important  dans  son  histoire  commerciale. 
Cette  fabrique  prit  immédiatement  un  développe- 
ment considérable,  et  Jacques  DeLuze  mourut  pos- 
sesseur d'une  grande  fortune.  Son  fils  et  son  petit- 
tïls  remplirent  les  fonctions,  l'un,  de  maître-bour- 
geois, l'autre,  de  banneret,  dans  la  Bourgeoisie 
dont  leur  père  était  devenu  membre. 

En  1721  un  autre  émigré,  pharmacien,  de  Pou- 
geol(en  Agenois),  du  nom  de  Dublédela  GaschcrU . 
fut  aussi  reçu  bourgeois  de  Neuchâtel.  Son  établis- 
sement prospéra  comme  celui  de  tous  ses  compa- 
gnons d'exil.  Un  de  ses  descendants,  médecin  ii 
Neuchâtel  ,  résolut  de  témoigner  a  Dieu  et  aux 
hommes  sa  reconnaissance  pour  la  bénédiction 
qui  avait  reposé  sur  sa  famille  et  sur  sa  personne 
dans  cette  terre  de  refuge.  Il  mourut  le  2V)  no- 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  285 

vembre  1807,  laissant  un  testament  par  lequel 
il  léguait  ol.OOO  livres  de  Neuchâlel  a  la  Com- 
pagnie des  Pasteurs,  pour  en  employer  le  revenu 
en  faveur  des  jeunes  ministres  sans  cure ,  suffra- 
gants  ou  diacres.  C'est  là  l'origine  du  fonds  Dublé 
encore  aujourd'hui  appliqué  au  but  que  s'est  pro- 
posé le  pieux  fondateur.  C'est  ainsi  que  les  réfu- 
giés rendaient  à  l'envi  a  leur  nouvelle  patrie  et  à 
son  Eglise  les  bénédictions  qu'ils  en  avaient  reçues. 

Mais,  entre  toutes  ces  familles,  il  en  est  une  que 
nous  devons  citer  comme  le  monument  le  plus 
éclatant  de  ce  que  peut  faire  la  faveur  divine  pour 
ceux  qui  s'attendent  a  elle. 

A  La  Salle,  en  Languedoc,  vivait,  dans  le  temps 
de  la  révocation ,  Jean  Pourtalès.  Ses  ancêtres 
étaient  protestants  dès  looG  ;  ainsi  dès  le  commen- 
cement de  la  Réforme  française ,  antérieurement 
même  a  la  Saint-Barthélémy.  Il  resta  en  France 
malgré  la  révocation  et  y  mourut  en  1714.  Après 
sa  mort,  son  fils  Jérémie  se  décida  à  émigrer. 
Nous  le  trouvons  a  Neuchâtel  en  1720.  La  il  entre 
dans  la  maison  De  Luze  ,  au  Bied.  Bientôt  il 
devient  le  gendre  et  l'associé  de  son  patron.  Il 
s'enrichit  avec  lui.  Il  se  bâtit  a  Neuchâtel  une 
demeure  fort  considérable  pour  ce  temps-  là  ; 
c'est  la  maison  qui  fait  face  à  l'hôpital  bourgeois, 
et  où  habite  aujourd'hui  encore  l'une  des  bran- 
ches de  sa  famille.  Ses  habitudes  de  piété  ne  se 
démentent  point  au  sein  de  la  prospérité.  Nos 


280 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


vieillards  se  souviennent  encore  d'avoir  vu  cet 
homme  laborieux  se  rendre  au  lemple  matin  et  soir 
à  la  cloche  de  la  prière,  et  la  consacrer  à  Dieu 
deux  fois  chaque  jour  l'œuvre  de  ses  mains.  Si 
cette  habitude ,  à  laquelle  il  est  resté  fidèle  jusqu'à 
la  fin  de  sa  vie,  a  certainement  contribué  au  salut 
de  son  âme,  il  est  évident  qu'elle  n'a  pas  nui 
non  plus  a  ses  intérêts  terrestres.  —  L'opulence  a 
laquelle  s'éleva  Jérémie  Pourtalès  fut  surpassée 
encore  par  celle  qu'obtint  son  fils  Jacques-Louis . 
Chacun  connaît  le  colossal  succès  des  entreprises 
de  cet  homme,  auquel  on  ne  peut  refuser  le  nom 
de  génie  commercial.  M.  Weiss  appelle  sa  fortune 
«  l'une  des  plus  considérables  de  l'Europe.  »  Et 
Jacques-Louis  Pourtalès  ne  s'enrichit  pas  lui  seul. 
Ses  associés  et  employés  partagèrent  le  fruit  de  ses 
succès.  La  fabrique  de  toiles  peintes  fondée  par 
lui  à  Cortaillod,  et  la  puissante  maison  de  com- 
merce qu'il  établit  à  Neuchâtel ,  firent  affluer  la 
richesse  dans  notre  petite  capitale.  Elle  se  remplit 
de  familles  aisées  ou  opulentes  qui  contribuèrent 
a  lui  donner  une  culture,  un  lustre,  un  renom  de 
beaucoup  disproportionnés  à  son  extension  maté- 
rielle et  a  son  importance  politique.  Mais  deux 
autres  traits  honorent  bien  davantage  encore  cette 
famille.  La  richesse  ne  parvint  point  a  glacer  dans 
les  veines  de  ses  membres  le  vieux  sang  hu- 
guenot. D'entre  les  trois  frères  de  Jacques-Louis, 
l'un  se  consacra  au  saint  ministère -,  il  l'exerça  à 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  287 

Serrières.  D'entre  ses  trois  fils  il  y  en  eut  un  en- 
core qui  se  sentit  pressé  d'embrasser  cette  vocation 
sans  éclat-,  il  la  remplit  avec  l'humilité  d'un  vrai 
serviteur  de  Christ  dans  le  petit  village  d'Engollon. 
Tandis  que  cette  famille  de  réfugiés,  a  peine  établie 
dans  sa  nouvelle  patrie,  consacrait  ainsi  au  service 
de  l'Eglise  le  tiers  de  ses  forces  vives,  son  chef, 
Jacques-Louis,  offrait  au  Seigneur,  dans  la  per- 
sonne des  pauvres  et  des  malades ,  la  dîme  des 
biens  dont  II  avait  daigné  l'enrichir.  Chacun  com- 
prend que  nous  voulons  parler  de  la  fondation 
magnifique  qui  porte  le  nom  de  sa  famille  et  que 
dès  lors  ses  descendants  n'ont  cessé  de  doter  et 
d'agrandir,  Y  Hôpital  Pourtalès. 

X'ai-je  pas  eu  raison  de  dire  que  si  le  Refuge 
nous  a  appelés  à  faire  quelques  sacrifices,  il  nous  a 
payé  a  gros  intérêts  ce  que  nous  lui  avions  prêté. 

5°  Nous  arrivons  à  la  cinquième  et  dernière 
époque  d'émigration.  On  se  souvient  de  ces  lois 
iniques  qui,  dans  le  cours  du  dix-huitième  siècle , 
essayèrent  de  temps  en  temps  de  ranimer  le  feu  de 
la  persécution  religieuse  qui  déjà  se  mourait  en 
France  à  l'approche  d'une  nouvelle  ère. 

En  1732,  Henri  Claudon,  sa  femme  Marie  Bu- 
velot  et  leurs  enfants,  quittèrent  leur  patrie,  Condé 
en  Lorraine,  pour  se  soustraire  a  la  persécution. 
Emportant  sur  des  ânes  tout  ce  qu'ils  purent  sauver, 
ils  arrivèrent  a  Baie ,  d'où  le  pasteur  d'Osterwald 
les  adressa  a  Neuchâtel.  Ils  s'établirent  a  Colom- 


288 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


bier.  Le  mari  étant  mort  tôt  après,  sa  veuve  pros- 
péra néanmoins  et  acquit  les  Bourgeoisies  de  Neu- 
châtel  et  de  Boudry  et  la  commune  de  Colombier. 
La  famille  possède  encore  une  lettre  datée  de  Condé, 
octobre  1737,  écrite  par  la  branche  restée  en  Lor- 
raine, et  qui  est  un  témoignage  touchant  des  per- 
sécutions qu'ils  avaient  a  subir  en  France  et  de  leur 
résolution  a  persévérer  dans  la  foi. 

Dans  le  même  temps  vivait  à  Cornus,  près  de 
Milhau,  dans  le  Rouergue,  une  famille  protestante 
du  nom  de  Coulon.  Elle  avait  partagé  toutes  les 
tribulations  de  l'Eglise  après  la  révocation  et  par- 
ticipé aux  périlleuses  bénédictions  de  ce  hardi  mi- 
nistère exercé  par  Antoine  Court  et  ses  collègues. 
Les  Coulon  étaient  des  protestants  des  Eglises  du 
Désert.  Dans  cette  famille  se  trouvait  un  enfant 
nommé  Paul.  Les  prêtres  se  plaisaient  souvent, 
dans  ce  temps  d'une  tyrannie  sans  bornes,  a  pren- 
dre les  enfants  des  familles  protestantes  pour  les 
faire  servir  a  la  messe.  Paul,  dans  sa  vieillesse,  se 
rappelait  qu'il  avait  été  plusieurs  fois,  comme  en- 
fant, astreint  a  cet  office  qui  déjà  répugnait  a  sa  foi. 
Mais  il  se  rappelait  aussi  un  autre  trait  de  sa  jeu- 
nesse dont  le  souvenir  lui  était  cher.  C'était  le 
moment  où  Paul  Rabaut,  le  successeur  de  Court, 
cet  homme  qui,  pendant  un  demi-siècle,  présenta 
«  le  type  le  plus  élevé,  le  plus  complet  du  vrai 
«  serviteur  de  Christ1,  »  réparait  les  brèches  de 

1  De  Félice,  p.  514. 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  289 

l'Eglise  réformée  de  France.  Un  dimanche,  les  pro- 
testants de  Cornus  et  des  environs  s'étaient  ras- 
semblés au  désert  pour  le  culte.  Paul  Rabaut  devait 
célébrer  le  culte.  En  attendant  l'arrivée  du  pasleur, 
Paul  Coulon ,  l'un  des  plus  jeunes  de  l'assistance, 
fut  invité  a  monter  sur  une  saillie  de  rocher  qui 
servait  de  chaire,  pour  lire  a  l'assemblée  quelques 
chapitres  de  la  Bible.  Tout  a  coup  furent  aperçus 
dans  le  lointain  les  dragons  royaux,  conduits  par 
un  M.  d'Isarn,  seigneur  de  la  localité.  L'assemblée 
se  dispersa  promptement.  L'on  n'échappa  qu'avec 
peine  a  cette  troupe  acharnée.  De  tels  cultes  ne 
s'oublient  pas  ! 

Yers  1750,  a  la  suite  des  affreuses  lois  de  1745, 
Paul  Coulon  émigra  en  compagnie  de  son  ami 
Carbonnier,  qui  plus  tard  devint  son  beau-frère.  Il 
vint  à  Genève  a  l'âgé  de  vingt  ans  et  y  fit  son  in- 
struction religieuse.  Puis  il  entra  dans  une  maison 
de  commerce.  Jacques-Louis  Pourtalès,  qui  le 
rencontrait  sur  diverses  places  de  commerce,  fut 
frappé  de  sa  loyauté  et  de  son  activité,  et  chercha  a 
se  l'attacher.  Paul  Coulon  consentit  à  entrer  dans 
sa  maison-,  c'est  la  ce  qui  l'amena  a  Neuchâtel. 
D'abord  simple  commis,  il  devint  bientôt  l'associé 
de  cette  puissante  maison.  11  participa  ainsi  à  ses 
brillants  succès-,  plus  tard  il  fonda  lui-même  une 
maison  à  Paris,  qui  a  duré  jusqu'en  1812.  Sa  fa- 
mille possède  encore  de  lui  des  lettres  qui  sont 
une  preuve  de  sa  profonde  et  solide  piété.  Fils 

19 


290 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


de  l'Eglise  réformée  de  France,  il  n'oublia  point 
au  temps  de  son  bien-être  cette  mère  spiri- 
tuelle dont  il  avait  dans  sa  jeunesse  partagé  les 
périls  et  qui  avait  déposé  dans  son  cœur  les  se- 
mences de  la  foi.  Dès  que  la  liberté  religieuse  eut 
été  rendue  a  la  France,  il  fit  doii  a  sa  ville  natale 
de  Cornus  d'une  somme  d'argent  pour  la  construc- 
tion d'un  temple  et  d'un  fonds  pour  l'entretien 
d'une  école  protestante.  «  Et  c'est,  »  a  dit  récem- 
ment le  régent  de  la  localité  a  l'un  des  membres  de 
la  famille  Coulon  qui  visitait  ces  lieux,  «  c'est  à 
«  cette  fondation  qu'est  due  le  maintien  d'une 
«  population  protestante  dans  cette  localité,  où  la 
«  propagande  catholique  déploie  les  plus  grands 
«  efforts.  )>  Paul  Coulon,  enrichi,  s'est  préoccupé 
aussi  du  sort  de  ses  compagnons  de  refuge  moins 
favorisés  que  lui.  C'est  a  sa  générosité  qu'est  dû  le 
fonds  privé  dit  des  Réfugiés  français,  dont  les  re- 
venus se  partagent  encore  annuellement  entre  tous 
ceux  qui  ont  qualité  pour  cela  dans  notre  patrie. 

Ce  que  Paul  Coulon  a  été  pour  ses  compagnons 
d'exil,  il  a  su  l'être  aussi  pour  ceux  qu'il  eût  pu 
regarder  comme  ses  ennemis.  En  1793,  les  trois 
fils  de  M.  d'Isarn,  ce  conducteur  des  soldats  royaux, 
arrivèrent  à  Neuchâtel,  proscrits  à  leur  tour  par  la 
révolution  française.  Qui  fut  celui  qui,  dans  leur 
exil,  leur  ouvrit  ses  bras  et  pourvut  a  leurs  besoins? 
Ce  fut  Paul  Coulon.  Il  fit  faire  un  apprentissage 
d'horlogerie  a  deux  d'entre  eux  et  prit  le  troisième 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 


291 


dans  sa  maison,  comme  instituteur  de  ses  deux 
fils,  Paul  et  Louis.  Le  second  de  ces  noms  rappelle 
au  cœur  de  tout  Neuchâtelois  de  grands  services 
rendus  à  la  patrie  et  à  la  science  par  cette  famille, 
que  l'on  prendrait,  à  son  dévouement  et  à  son 
zèle  persévérant  pour  la  cause  publique,  pour  une 
vieille  famille  neuchâteloise.  Ce  que  la  discrétion 
ne  nous  permet  que  d'effleurer  ici,  ne  nous  au- 
torise-t-il  pas  a  dire  que  le  plus  précieux  monument 
que  Paul  Coulon  ait  laissé  au  milieu  de  nous  de 
sa  piété  et  de  sa  foi,  c'est  sa  famille,  et  à  terminer 
ce  tableau  du  Refuge  dans  notre  pays  en  disant  : 
Heureux  le  pays  appelé  a  servir  d'asile  à  de  tels 
émigrés  ! 

Cette  bénédiction  signalée  qu'ont  à  la  fois  trou- 
vée et  apportée  les  réfugiés  français  dans  notre 
pays,  ne  serait-elle  qu'un  fait  exceptionnel  dû  à 
des  circonstances  individuelles  ou  locales  ?  Non  -, 
partout,  aussi  bien  que  chez  nous,  ces  nobles  exilés 
furent  bénis-,  bien  plus,  nouvel  Israël,  ils  sem- 
blaient porter  gravée  sur  leur  front  cette  promesse 
du  Seigneur  :  Je  bénirai  ceux  qui  te  béniront.  Le 
tableau  que  j'ai  tracé  de  leur  influence  dans  notre 
pays  s'est  reproduit,  sur  une  plus  vaste  échelle, 
dans  toutes  les  contrées  où  des  réfugiés  français  se 
sont  établis.  Partout  ils  portèrent  avec  eux  cette 
heureuse  facilité,  cette  vive  intelligence,  cette  grâce 
exquise,  cette  laborieuse  persévérance,  et  surtout 
cette  austérité  de  mœurs  et  cette  fermeté  de  foi 


292 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


qui,  avant  leur  exil  ,  faisaient  d'eux  l'élite  de  la 
nation  française  et  même  de  la  population  euro- 
péenne. Si  d'une  part  s'accomplissait  richement 
en  eux  cette  parole  :  Tous  ceux  qui  voudront  vivre 
selon  la  piété  seront  persécutés  (2  Tim.,  III,  12),  de 
l'autre  on  reconnaît  non  moins  distinctement  dans 
leur  histoire  la  preuve  de  cette  déclaration  ,  en 
apparence  opposée  :  La  piété  a  les  promesses  de  la 
vie  présente  aussi  bien  que  de  celle  qui  est  à  venir 
{\  Tim.,  IV,  8.)  M.  Weiss  l'a  démontré  d'une  ma- 
nière éclatante.  Le  Refuge  s'est  même  changé  en 
une  espèce  de  mission,  et  la  bonne  odeur  de  Christ 
s'est  répandue  en  tout  pays  sur  les  pas  des  émigrés. 
L'Angleterre,  la  Hollande,  l'Allemagne,  l'Amé- 
rique, l'Afrique,  en  sont  les  témoins.  M.  de  Reiher, 
dans  son  histoire  de  la  Colonie  française  dans  les 
Etats  prussiens,  a  tracé  un  tableau  qui,  sauf  la  dis- 
proportion des  dimensions,  pourrait  de  tous  points 
servir  de  pendant  a  celui  du  Refuge  dans  notre 
pays.  Pour  l'influence  exercée,  il  montre  comment 
tout  changea  de  face  dans  le  Brandenbourgà  l'arri- 
vée des  réfugiés.  Pour  la  moralité  et  la  piété  : 
cette  seule  déclaration,  c'est  un  réfugié! équivalait, 
dit-il,  au  plus  beau  certificat.  Depuis  que  la  colonie 
existe  en  Prusse ,  c'est-a-dire  depuis  un  siècle  et 
demi,  ajoute  le  même  écrivain,  on  ne  connaît  pas  un 
seul  exemple  d'infidélité  dans  l'administration  des 
riches  et  nombreuses  caisses  dont  dispose  cette 
corporation.  Le  peuple  de  Berlin  raconte  comment, 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  293 

dans  la  rue  où  s'établirent  les  nouveaux  arrivants 
et  qui  porte  le  nom  de  Rue  Française,  on  entendait 
quelquefois,  dans  les  après-midi  d'été,  un  de  ces 
laborieux  huguenots  entonner,  tout  en  travaillant 
à  sa  fenêtre  ouverte,  un  de  ces  psaumes  de  David 
qui  avaient  fait  leur  joie  dans  la  patrie  et  qui  étaient 
encore  leur  consolation  dans  l'exil.  Aussitôt,  le 
voisin  joignant  sa  voix  à  celle  de  son  frère,  et  le 
chant  se  propageant  de  maison  en  maison,  comme 
la  flamme  d'un  incendie ,  l'hymne  montait  au  ciel 
de  la  rue  entière. 

Pour  la  prospérité  temporelle  enfin  :  Soixante- 
et-dix  pages  de  l'ouvrage  de  M.  de  Reiher  sont 
consacrées  à  l'énumération  des  branches  indus- 
trielles ,  commerciales  et  scientifiques,  dans  les- 
quelles se  sont  enrichis  ou  distingués  en  Prusse  les 
réfugiés  français.  Dans  le  nombre  des  familles  dont 
se  compose  la  colonie  de  Berlin,  il  en  est  plusieurs 
dont  l'histoire  semble  être  la  répétition  de  celle  des 
familles  réfugiées  dans  notre  pays-,  les  Jordan  par 
exemple,  qui,  parvenus  à  une  très-grande  fortune, 
conservèrent  et  montrèrent  longtemps,  comme  une 
relique,  la  balle  avec  laquelle  leur  ancêtre  émigré 
avait  commencé  son  commerce.  La  statistique 
prouve  même,  selon  cet  écrivain,  que  la  vie  moyenne 
des  réfugiés  est  plus  longue  que  celle  des  habitants 
du  pays! 

Comment  voir  dans  une  expérience  si  générale- 
ment et  si  diversement  répétée  l'effet  du  hasard? 


29 1  SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

Comment  ne  pas  reconnaître  ici  une  loi,  un  article 
du  code  d'après  lequel  la  Providence  gouverne  le 
monde?  Et  la  formule  de  cette  loi  serait-elle  diffi- 
cile à  trouver  ?  Cherchez  premièrement  le  royaume 
de  Dieu  et  sa  justice ,  et  les  autres  choses  vous 
seront  données  par-dessus.  Ainsi  a  dit  Jésus ^  ainsi 
Dieu  gouverne  et  les  individus  et  les  familles  et  les 
peuples. 

L'homme  n'adhère  qu'avec  peine  à  une  telle 
maxime.  Il  lui  semble  toujours  que  pour  posséder 
il  doit  acquérir  et  non  pas  donner.  Mais  l'exemple 
des  réfugiés  enseigne  au  monde  que,  selon  la  Parole 
du  Seigneur,  pour  posséder  il  faut  perdre,  et  pour 
voir,  commencer  par  croire.  Cette  loi,  si  étrange 
en  apparence,  ne  se  reproduit-elle  pas  dans  les 
différents  domaines  de  la  vie?  Le  cultivateur  mois- 
sonne-t-il  autrement  qu'à  la  condition  de  semer, 
c'est-à-dire  de  jeter,  de  sacrifier,  de  perdre,  au 
moins  pour  le  résultat  immédiat?  Le  négociant 
remplit-il  sa  caisse,  s'il  ne  consent  à  la  vider,  en 
plaçant  à  propos? 

Français  réfugiés!  vos  pères  ont  eu  le  courage 
de  semer,  de  semer  en  Dieu,  donnant  tout  pour 
l'amour  de  Lui.  Le  sol  s'est -il  montré  stérile? 
Ils  jetèrent  d'un  coup  de  main  leur  fortune  dans  sa 
banque  :  de  beaux  intérêts  n'onl-ils  pas  couronné 
cet  acte  de  foi?  On  ne  regrette  pas  d'avoir  été  géné- 
reux avec  un  si  riche  et  si  noble  Seigneur!  Ecoutez 
le  témoignage  d'un  de  ces  pères  du  Refuge,  dont 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  295 


le  journal  rédigé  pour  sa  petite-fille,  mariée  a  Neu- 
cliâtel,  m'a  été  confié  par  l'obligeance  de  l'un  de 
ses  descendants.  Ce  réfugié  se  nommait  M.  de 
Mirmant.  Il  était  sorti  de  France  en  1686,  par  la 
frontière  espagnole,  en  compagnie  du  fameux  prédi- 
cateur Saurin.  Il  termine  et  résume  le  récit  de  sa 
vie  depuis  son  émigration,  par  ces  paroles  douces 
a  lire  pour  tout  cœur  pieux  ,  mais  doublement 
agréables  a  des  oreilles  neuchâteloises  1  : 

Je  reste  à  Neuchâtel;  j'ai  eu  l'occasion  de  connaître 
les  avantages  dont  on  peut  jouir  dans  celte  ville,  tant 
par  rapport  à  la  société  des  gens  de  bien  qui  y  sont  en 
grand  nombre  que  par  ce  qui  regarde  la  piété  et  le 
grand  zèle  qui  s'y  trouve,  par  les  excellentes  prédica- 
tions qu'on  y  entend,  par  le  culte  public  qu'on  y  pra- 
tique ,  et  par  les  bons  exemples  qu'on  y  a  devant  les 
yeux,  surtout  de  la  part  des  pasteurs,  qui  s'acquittent 
de  leur  charge  avec  beaucoup  d'exactitude,  principa- 
lement pour  ce  qui  regarde  l'instruction  de  la  jeunesse 
dont  on  ne  saurait  prendre  plus  de  soin  que  dans  cette 
ville-là;  toutes  ces  considérations  m'obligent  à  y  de- 
meurer avec  plaisir  et  à  souhaiter  d'y  finir  mes  jours, 
préférablement  à  toute  autre.  J'y  travaille  à  me  pré- 
parer pour  l'éternité,  ce  qui  est  la  seule  chose  qui  me 
reste  à  faire,  et  à  vous  inspirer,  ma  chère  fille,  des  sen- 
timents qui  rendent  votre  vie  heureuse,  en  vous  faisant 
bien  sentir  la  nécessité  de  chercher  votre  bonheur  en 
Dieu  et  dans  l'assurance  de  votre  paix  avec  Lui.  Quand 
une  fois  on  a  pris  ce  parti,  on  est  heureux  dans  tous 
les  états.  J'en  ai  fait  l'expérience  d'une  manière  toute 
particulière.  J'ai  renoncé  pour  sa  gloire  à  ma  patrie, 
et  il  m'a  fait  la  grâce  de  trouver  une  patrie  parmi  les 


1  M.  de  Mirmant  écrivait  ceci  au  temps  où  le  grand  Osterwald  exerçait  son 
ministère  à  Neuchâtel. 


296 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


étrangers,  de  qui  j'ai  reçu  mille  marques  d'amitié.  J'ai 
renoncé  à  mes  biens ,  et  il  m'a  fait  subsister  avec  ma 
famille  pendant  les  premières  années  de  mon  exil  sans 
bien,  et  pourtant  sans  être  à  charge  à  personne;  et 
lorsque  ensuite  j'ai  sauvé  quelques  débris  du  nau- 
frage ,  le  bonheur  que  j'ai  eu  de  tirer  un  revenu 
considérable  du  peu  que  j'avais  placé  en  Angleterre, 
m'a  mis  en  état,  non-seulement  de  pouvoir  subsister 
sans  la  pension  que  m'avait  allouée  l'Electeur  de  Bran- 
denbourg,  mais  encore  de  ne  rien  épargner  pour  l'é- 
ducation de  mon  enfant,  dont  j'ai  pris  le  même  soin 
que  si  nous  avions  été  en  France.  J'ai  même  pu,  par 
ce  moyen,  demander  avec  une  plus  grande  liberté 
pour  mes  prochains  les  grâces  que  l'on  m'aurait  accor- 
dées pour  moi-même.  Je  compte  aussi  pour  un  grand 
avantage  la  santé  qu'il  a  plu  à  Dieu  de  me  conserver 
presque  toujours  depuis  trente-quatre  ans  que  je  suis 
hors  de  France,  et  principalement  pendant  les  quinze 
premières  années  de  notre  exil ,  où  j'étais  souvent  en 
voyage  sans  compagnie,  sans  valet,  sans  entendre  la 
langue  du  pays  et  sans  qu'il  me  soit  jamais  arrivé 
aucun  malheur  ni  sur  terre  ni  sur  mer.  Ce  bonheur  a 
été  accompagné  de  celui  de  voir  la  bénédiction  de 
Dieu  sur  les  soins  que  j'ai  pris  pour  mes  prochains.  Si, 
en  m'acquittant  de  ce  devoir  il  m'en  a  coûté  parfois 
quelque  chose,  c'est  un  nouveau  sujet  de  louer  Dieu 
de  ce  qu'il  m'en  a  donné  le  moyen.  Que  tout  cela 
vous  affermisse  dans  cette  pensée  que  Dieu  fait  res- 
sentir sa  protection  à  ceux  qui  se  confient  en  Lui  ! 
Employons  donc  avec  ardeur  à  sa  gloire  ce  que  nous 
avons  reçu  de  sa  bonté,  jusqu'à  ce  qu'il  nous  mette 
l'un  et  l'autre  en  possession  du  bonheur  éternel  que 
nous  attendons  de  sa  grande  miséricorde  en  Notre 
Seigneur  Jésus-Christ.  —  (Daté  de  Neuchâtel,  le  vingt- 
deux  mars  mil  sept  cent  seize.) 

Noble  langage  !  Fidèle  expression  des  sentiments 
qui  animaient  en  général  tous  les  protestants  fran- 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  297 

çais  réfugiés!  C'est  ainsi  qu'ils  parlaient  du  Dieu 
qui  les  avait  fait  passer  par  la  fournaise  1  C'est  ainsi 
qu'après  une  vie  d'angoisse ,  de  sacrifices ,  de  pri- 
vations, d'exil,  en  regardant  en  arrière  ils  ne  sa- 
vaient que  bénir  -,  semblables  à  ce  vieux  martyr 
des  premiers  siècles,  qui  répondait  à  son  bourreau  : 
«  Voila  quatre-vingts  ans  que  je  Le  sers  !  Il  ne  m'a 
«  fait  que  du  bien  !  Comment  veux-tu  que  je  Le 
g  maudisse  !» 

Quel  esclave  du  monde  pourrait  en  dire  autant 
de  son  maître?  Quel  serviteur  de  la  chair  et  de 
Mammon ,  s'il  veut  parler  vrai ,  ne  rendra  aux 
dieux  qu'il  encense  le  témoignage  opposé ,  et  ne 
dira  :  «  Même  en  me  comblant  de  leurs  faveurs,  ils 
ne  m'ont  fait  que  du  mal  !  »?  Non  !  L'homme  ne  vit 
pas  de  pain  seulement  !  Mais  tout  ce  que  la  bouche 
de  Dieu  ordonne,  s'il  sait  l'accepter,  croire  et  obéir, 
lui  devient  aliment,  douceur  même. 

En  comparaison  de  ces  héros  de  la  foi  dont  les 
exemples  viennent  de  passer  sous  nos  yeux,  com- 
bien ne  devons-nous  pas  nous  trouver  débiles, 
mous,  paresseux,  charnels!  Nous  qui  nous  laissons 
abattre  par  la  moindre  contrariété,  qui  succombons 
à  la  plus  faible  tentation,  pour  qui  les  choses  saintes 
ont  si  peu  d'attrait,  qui  nous  laissons  détourner 
du  culte  par  le  plus  léger  empêchement,  et  qui,  a 
la  plus  légère  égratignure  que  nous  fait  le  monde 
pour  la  cause  de  Dieu,  poussons  les  hauts  cris  ! 

Que  la  foi  qui  fut  sur  la  terre  la  force  et  la  joie, 


298 


SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 


et  qui  est  maintenant  dans  les  cieux  la  gloire  de  nos 
réformateurs  et  de  leurs  enfants  spirituels  revive  en 
nos  cœurs ,  et  reproduise  en  nos  vies  quelques-uns 
de  ses  prodiges  !  Qu'elle  nous  rende ,  comme  eux , 

vainqueurs  et  iilus  que  vainqueurs  en  Celui  qui  nous 
a  aimés  ! 

«  Et  je  vis,  dit  saint  Jean,  une  grande  multitude 
«  que  personne  ne  pouvait  compter-,  ils  se  tenaient 
«  debout  devant  le  trône  et  devant  l'Agneau ,  vêtus 
<(  de  robes  blanches,  et  ils  avaient  des  palmes  dans 
«  les  mains,  et  ils  criaient  a  haute  voix  et  disaient  : 
«  Le  salut  vient  de  notre  Dieu  qui  est  assis  sur 
<(  le  trône,  et  de  l'Agneau.  Alors  un  des  vieillards 
«  prit  la  parole  et  me  dit  :  Ceux-ci,  qui  sont  vêtus 
«  dérobes  blanches,  qui  sont-ils?  et  d'où  sont-ils 
«  venus?  Et  je  lui  dis  :  Seigneur,  tu  le  sais  !  Et  il 
«  me  dit  :  Ce  sont  ceux  qui  sont  venus  de  la  grande 
«  tribulation  et  qui  ont  lavé  leur  robe  et  les  ont 
«  blanchies  dans  le  sang  de  l'Agneau.  C'est  pour- 
«  quoi  ils  sont  devant  le  trône  de  Dieu,  et  ils  le 
«  servent  jour  et  nuit  dans  son  temple  -,  et  celui 
«  qui  est  assis  sur  le  trône  habitera  avec  eux.  Ils 
«  n'auront  plus  faim  ,  et  ils  n'auront  plus  soif  -, 
«  et  le  soleil  ne  frappera  plus  sur  eux,  ni  aucune 
a  chaleur  ^  car  l'Agneau  qui  est  au  milieu  du  trône 
«  les  paîtra,  et  les  conduira  aux  sources  d'eaux 
«  vives ,  et  Dieu  essuiera  toute  larme  de  leurs 
«  yeux.  » 

Fils  des  réfugiés,  vos  pères  seront  dans  cette 


LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE.  299 

multitude  pardonnée,  sanctifiée,  glorifiée.  Leurs 
fils  y  seront-ils  avec  eux? 

Eglise  neuchâteloise ,  oeuvre  des  Farel  et  des 
Calvin,  tes  fondateurs  et  tes  pères  brilleront  au 
premier  rang  dans  cette  troupe  de  triomphateurs. 
Beaucoup  d'entre  tes  membres  formeront-ils  leur 
cortège?  A  cette  question  comment  répondre',  si 
ce  n'est  par  ce  soupir  d'humiliation,  qui  est  aussi 
un  cri  d'espérance  : 

Quand  Abraham  ne  nous  reconnaîtrait  plus,  et 
que  Jacob  ne  nous  avouerait  plus,  Eternel,  tu  es 
notre  Père  et  ton  nom  est  : 

NOTRE  RÉDEMPTEUR  DE  TOUT  TEMPS  ! 

(Esaïe,  LXIII,  46.) 

Dieu  rédempteur,  ta  grâce  toute-puissante  est 
mon  espoir  pour  nos  Eglises!  Veuille  ne  le  point 
confondre  ! 

La  grâce  soit  avec  vous  ! 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


PREMIÈRE  CONFÉRENCE. 

AVANT  LA  RÉFORMATION. 

Coup  d'œil  général. —  Plan. —L'Église  avant  la  Réfor- 
mation.— Parole  de  Dieu  oubliée. — Culte  défiguré. — 
Prédication  négligée. — Histoire  sainte  jouée. —  Pèle- 
rinages. —  Chapelle  de  Saint-Nicolas.  —  Saint-Guil- 
laume.—  Reliques. — Doctrine  faussée  — Purgatoire. 
— Indulgences. — Corruption  du  clergé.— Temple  du 
château  et  couvents.  — Chanoines,  prêtres,  évêques, 
papes. —  Dégradation  du  peuple  chrétien  —  Cause 
première  de  tout  le  mal. 

DEUXIÈME  CONFÉRENCE. 

LE  RÉFORMATEUR. 

Catholicisme  et  protestantisme. — Fareldans  la  maison 
paternelle  ;  à  l'université  de  Paris  (Lefèvre  d'EtapIes); 
à  Meaux  (Briçonnet);  à  Bâle  (Œcolampade).  — Réfor- 
mation du  Montbéliard. —  Strasbourg. — Le  Réforma- 
teur à  Aigle.  —  Dispute  de  Berne. —  La  Réforme  à 
Morat, —  Apparition  de  Farel  à  Bienne  et  à  la  Neuve- 
ville— Jugement  sur  la  personne  et  l'œuvre  de  Farel. 


301 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


TROISIÈME  CONFÉRENCE. 

LA  RÉFORMATION  DANS  LA  VILLE. 

Adversaires  naturels  de  Farel  à  Neuchàtel.  —  Allies 
préparés  par  la  Providence. —  Débarquement  à  Ser- 
rières  en  1529. —  Prédication  au  cimetière. —  Entrée 
à  Neuchàtel.  —  Prédication  à  la  Croix-du-Marché. — 
Effet  de  ce  premier  séjour  à  Neuchàtel.  —  Course  à 
Aigle  et  Morat. —  Réformalion  duVully  et  du  Val-de- 
Tavannes.  —  Neuveville. — Second  séjour  de  Farel  à 
Neuchàtel  en  1530.  —  Procès  avec  les  chanoines. — 
Première  prédication  à  l'hôpital.  —  Discussion  re- 
fusée par  les  chanoines.  —  Les  journées  des  22  et 
23  octobre.  —  Jugement  sur  ces  événements. 

QUATRIÈME  CONFERENCE. 

LA  RÉFORMATION  DANS  LE  PAYS. 

La  votation  du  4  novembre  à  Neuchàtel.  — La  propa- 
gation de  la  Réformation  dans  le  pays. — Le  complot 
réactionnaire. —  Serrières,Dombresson  etSavagnier. 

—  La  grande  lutte  à  Boudevilliers  et  à  Val  an  gin. — 
Réformation  de  Valangin. —  Fontaine  (Jean  De  Bély). 

—  Saint-Biaise.  —  Boudevilliers  (Christophe  Fabry). 

—  Boudry.  —  Colombier.  —  Cortaillod  (Hugues  Gra- 
vier). —  Bevaix.  —  Corcelles.  —  Peseux. —  Gorgier  et 
Saint-Aubin. —  Les  Montagnes.  —  Le  Locle  (Etienne 
Bezancenet). —  Brenels. —  La  Chaux-de-Fonds. —  La 
Sagne. — Val-de-Travers. — La  fin  des  chanoines. — 
Métiers.  —  Buttes.  —  Verrières.  —  Landeron  et  Cres- 
sier.— Lignièrcs.  —  Coup  d'œil  général. 

CINQUIÈME  CONFÉRENCE. 

APRÈS  LA  RÉFORMATION. 

L'état  nouveau  après  la  Réformation.  —  Culte  et  doc- 
trine. —  Enseignement  religieux  de  la  jeunesse 
(Catéchuménat).— Instruction  littéraire  (collège  de 


TABLE  DES  MATIÈRES. 


302 


Neuchàtel). — Première  traduction  de  la  Bible  en  lan- 
gue française  (Bible  de  Serrières).—  Décrets  de  l'Etat 
contre  les  désordres  et  contre  la  profanation  du  di- 
manche. —  Règlements  ecclésiastiques.  —  Consis- 
toires. —  Lutte  de  Farel  à  Neuchàtel.  —  Assemblées 
pastorales  régulières. —  La  Classe. — Visites  d'église. 

—  Union  intime  entre  les  églises  protestantes. — 
Amitié  de  leurs  chefs. —  Désintéressement  des  réfor- 
mateurs.— Mort  de  Farel.  —  Conclusion. 

SIXIÈME  CONFÉRENCE. 

L'ÉGLISE  RÉFORMÉE  DE  FRANCE. 

Coup  d'œil  général — Les  chrétiens  de  Meaux. —  Com- 
mencement des  persécutions.  —  Synode  de  Paris  — 
Constitution  de  l'Eglise  réformée  de  France.  —  La 
réforme  française  entraînée  sur  le  terrain  politique. 
— Conjuration  d'Amboise.— Puissance  du  mouvement 
réformateur. — Colloque  de  Poissy. — Premier  édit  de 
tolérance. —  Massacre  de  Vassy. — Cuerre  civile. — La 
nuit  de  la  Saint-Barthélémy. — Nouvelle  guerre  civile. 

—  Siège  deSancerre. —  Fin  des  auteurs  de  la  Saint- 
Barthélemy. — Avènement  et  abjuration  d'Henri  IV. — 
L'édit  de  Nantes. 

SEPTIÈME  CONFÉRENCE. 

LA  RÉVOCATION  ET  LE  REFUGE. 

I.  Un  siècle  d'angoisses.  —  La  révocation  de  l'édit  de 
Nantes.  —  II.  La  grande  émigration. — Guerre  des 
Camisards.  —  Les  églises  du  désert. —  Les  derniers 
martyrs.  —  III.  Le  Refuge  dans  le  pays  de  Neuchàtel. 


DATE  DUE 

G AY  LORD 

PRINTEOINU.S.A.