^ ^ > 'jï' ^ > ' " ^^^^^^^^^^
s ^' "V. -V '> V) \A \J' ,v/ Wl
PRINCETON, N. J. &
Presented byVV\^ 0^^^^^
BR 1037 .N4 G6 1859
Godet, Fr ed eric Louis,
1812-1900.
Histoire de la R eformation
et du refuge dans le pays
HISTOIRE
DK LA
REFORMATION ET DU REFUGE
Digitized by
the Internet Archive
in 2014
https://archive.org/details/histoiredelarefoOOgode
HISTOIRE
DE LA
DANS
LE PAYS DE NEUCHATEL
CONFÉRENCES TENUES A NEUCHATEL
par F. GODET, pasteur.
NEUCHATEL
LIBRAIRIE L. MEYER ET COUP., ÉDITEURS.
MDCCCLIX.
Neuchatel. — Imprimerie Marolf.
PRÉFACE.
Si je prétendais au titre d'auteur, je ne publierais
pas ces lignes. Le cadre de ces conférences seul m ap-
partient. Les matériaux historiques sont, à peu près
entièrement d'emprunt. J'ai même souvent extrait
ou copié textuellement les ouvrages consultés. Des
pages entières sont tirées , par exemple , des livres
de MM. Merle d'Aubigné, de Félice, Ch. Weiss. Pour-
quoi vouloir dire autrement ce que d'autres ont mieux
exprimé que je ne puis le faire ? Mais, me dira-t-on,
dans ce cas, pourquoi écrire , pourquoi imprimer? A
quoi bon répéter? Ce que je présente au public n'est
point un écrit scientifique ; c'est un livre populaire
dans lequel j'ai cherché à réunir, sur un sujet qui nous
intéresse de si près, des données dispersées dans un
grand nombre d'ouvrages, les uns trop volumineux,
les autres trop scientifiques pour être entre les mains
vie beaucoup de lecteurs Dans ce sens, j'espère n'avoir
pas fait un travail inutile. Né de Conférences destinées
essentiellement aux artisans de ma ville natale, ce petit
volume n'a d'autre ambition que celle d'intéresser et
d'instruire, dans toutes les paroisses de ma patrie, la
classe de personnes en vue de laquelle j'ai primitive-
ment travaillé.
Si, en les instruisant, mon livre les édifie, mes vœux
seront comblés et ma prière exaucée. Je le recom-
mande dans ce but à la bénédiction du Chef de l'Eglise.
GODET, PASTEUR.
Neuchâtel, 25 novembre 1858.
Voici les ouvrages principaux où j'ai puisé ; j
marque d'un astérisque (*) ceux que j'ai le plus lai-
dement et textuellement exploités :
Histoire de la Réformation de la Suisse, par Ruchat
Les Annales, de Boyve.
Histoire de l'Eglise, par Leipoldt.
Id. Id. par Barth (édit. allemande).
* Histoire de la Réformation, par Merle d'Aubigné.
* Le Chroniqueur, par L. Vuillemin.
Ecrivains de la Ré formation, par Sayous.
Vie de Farel, par Goguel.
* Histoire de Neuchâtel et Valangin, par F. de Cham
BRIER
Le troisième Jubilé de la Réformation , par Andrié
pasteur.
L'Eglise et la Réformation, par A. de Perrot, pasteur
Histoire chronologique de l'Eglise protest, de France
par Drion.
+ Histoire des Protestants de France, par de Félice
* Histoire des Réfugiés protestants de France, par Ch
Weiss.
Histoire de la Colonie française en Prusse, par Reiher.
I
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
AVANT LA RÉFORMATIOX.
Paul, se tenant donc an milieu de l'Aréopage, leur dit : Hommes athéniens, je
vous vois comme trop dévots en toutes choses. Car en passant et en contem-
plant vos divinités, j'ai trouvé même un autel sur lequel était écrit : Au Dieu
intonnu. Celui donc que vous honorez sans le connaître, c'est celui que je vous
annonce. Le Dieu qui a fait le monde et toutes les choses qui y sont, étant le.
Seiçrneur du ciel et de la terre, n'hahite point dans les temples faits de main ; et
il n'est point servi par les mains des hommes, comme s'il avait besoin de quel-
que chose, lui qui donne à tous la vie, la respiration et toutes choses; et il a fait
d'un seul sang tout le genre humain pour hahiter sur toute l'étendue de la terre,
ayant déterminé les temps précis et les bornes de leur habitation ; afin qu'ils
cherchent le Seigneur pour voir s'ils parviendront à le toucher et à le trouver,
quoiqu'il ne soit pas loin de chacun de nous. Car en lui nous avons la vie, le
mouvement et l'être; selon ce que quelques-uns de vos poètes ont dit, que
nous sommes aussi sa race. Etant donc la race de Dieu, nous ne devons point
estimer que la Divinité soit semblable à l'or, ou à l'argent, ou à la pierre taillée
par l'art et l'industrie des hommes. Mais Dieu, passant par dessus ces temps
de l'ignorance, annonce maintenant ;i tous les hommes, en tons lieux, qu'ils
«e repentent. Acte?, XVII, 2-2-30.
Coup d'oeil général. — Plan. — L'Église avant la Réformation. —
Parole de Dieu oubliée. — Culte défiguré. — Prédication négligée.
— Histoire sainte jouée. — Pèlerinages. — Chapelle de Saint-
Nicolas. — Saint Guillaume. — Reliques. — Doctrine faussée. —
Purgatoire. — Indulgences. — Corrupticn du clergé. — Temple
du château et couvents. — Chanoines, prêtres, évèques . papes.
— Dégradation du peuple chrétien. — Cause première de tout
le mal.
Le livre des Actes des Apôtres nous fait assister
à l'une des plus grandes œuvres de Dieu. Nous y
6
PREMIÈRE CO>FÉRE^CE.
contemplons l'humanité passant, a la voix des
Apôtres et des premiers Évangélistes, des ténèbres
du paganisme et du crépuscule du judaïsme a la
pleine iumière du royaume des cieux.
Cette œuvre, accomplie il y a plus de dix-huit
siècles, s'est répétée, en quelque mesure, dans un
temps plus rapproché du nôtre. Il y a trois siècles,
une nouvelle génération d'apôtres et d'évangélistes,
suscitée de Dieu, dissipa, au milieu de la chré-
tienté elle-même, d'épaisses ténèbres, et rouvrit les
cœurs aux rayons du Soleil de justice. Ce fut la Ré-
formation. Sans doute notre réformateur Farel était
loin d'être un saint Paul, et son jeune ami Antoine
Boyve, un Timothée. Néanmoins celui d'entre nous
qui, en décembre 1529, eût vu ces deux hommes
arriver dans notre pays, et les eût rencontrés prê-
chant avec véhémence dans les rues de la capitale
contre le culte des saints et des images, n'eût-il pas
pu leur appliquer les expressions de l'écrivain sa-
cré touchant saint Paul parcourant l'idolâtre Athè-
nes : Son esprit s aigrissait au dedans de lui en
contemplant cette ville toute plongée dans V ido-
lâtrie. (Actes XYÏL 16.)? Celui qui les eût suivis
ensuite dans leurs pérégrinations àCorcelles, Yalan-
gin, Boudevilliers, Saint-Biaise, qui eût assisté à
leurs emprisonnements, a leurs blessures, à leurs
exils, a leurs retours, a leurs succès, a leur victoire
finale, n'eût-il pas pu a bon droit leur mettre dans la
bouche ces paroles de l'Apôtre des Gentils : Nous
AVANT LA RÉFORMATION.
7
portons partout avec nous dans notre corps la
mort du Seigneur Jésus ; mais grâces soient
rendues à Dieu , qui nous fait partout triompher
en Christ et qui répand par nous V odeur de sa con-
naissance en tous lieux. (2 Cor. IV, 10. Il, 14.)?
Mais, dira quelqu'un, notre pays, il va trois siè-
cles, n'était-il pas chrétien, chrétien depuis long-
temps? Qu'était-il besoin d'apôtres etd'évangélistes
dans nos contrées? — Sans doute l'Evangile fut,
dès le second siècle après la venue de Christ, ap-
porté d'Orient par Marseille a Lyon, de la à Ge-
nève, bientôt après dans le Pays-de-Vaud et chez
nos ancêtres. Dans les siècles qui suivirent, les Bour-
guignons a demi-chrétiens vinrent s'établir dans nos
contrées. Plus tard encore la Bonne-Nouvelle arriva
dans notre pays d'un côté tout opposé, de Saint-
Gall, où s'étaient établis des missionnaires venus
de la Grande-Bretagne. Leurs disciples, arrivant
par le Val-de-Saint-Imier, fondèrent l'église de
Dombresson. Dès lors, tout le peuple neuchâtelois
adora Jésus-Christ , et les temples de nos contrées
ne retentirent plus que du nom du Dieu vivant.
Mais vous savez, mes chers auditeurs, ce qui ar-
rive souvent dans la nature. Après un lever radieux,
le soleil se voile-, d'épais brouillards nous cachent
sa face ; ou bien il arrive même qu'un autre astre
vient s'interposer entre le soleil et notre terre, et
nous ravit un moment sa lumière. Quelque chose
de semblable à un second lever ne devient-il pas
8
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
alors nécessaire? C'est là une image de ce qui s'est
passé dans l'Eglise. L'Evangile s'était voilé dans
les siècles qui avaient suivi son établissement. La
connaissance de la Parole de Dieu s'était graduelle-
ment perdue-, de sombres superstitions l'avaient
remplacée. Bien plus, des astres nouveaux s'étaient
levés au ciel de l'Eglise et interposés entre elle et
son Soleil. Les saints, la vierge, avaient éclipsé le
Seigneur dans le cœur de son peuple. Il fallut un
souffle puissant de l'Esprit divin pour balayer ces
impures vapeurs-, une violente commotion dans les
hauts lieux devint nécessaire pour en précipiter ces
astres intrus. Le Soleil de vie dut se lever de nou-
veau, et l'Eglise avoir comme un second matin.
Ce retour de la lumière évangélique fut une ré-
pétition glorieuse, quoique affaiblie, de sa première
apparition. Il fut opéré tout a la fois par Celui qui
a promis à son Eglise que les portes de Venfer ne
prévaudront jamais définitivement eontre elle, et par
les hommes éminents qu'il appela, comme autre-
fois les Apôtres, a être ouvriers avec Lui. Les Lu-
ther, les Zwingle, les Calvin, les Farel, reprodui-
sent ici, j'ose le dire, quoique avec un éclat moins
vif et une pureté moins irréprochable, les saintes fi-
gures des Paul, des Pierre, des Etienne et des Phi-
lippe du livre des Actes.
Ces Conférences sont destinées a vous retracer
dans un tableau rapide la Réformation de l'Eglise
AVANT LA RÉFORMATION.
9
dans notre pays. Nous consacrerons aussi quelques
instants au récit de la Réformation en France. Deux
motifs nous engagent a agrandir ainsi notre cadre.
Avant tout, la reconnaissance. Comme c'est du midi
de la France que nous vint, aux premiers temps de
l'Eglise, la connaissance du christianisme, c'est à
la même contrée que nous avons dû , il y a trois
siècles, nos premiers et principaux évangélistes.
Notre Réformation est fille de la Réforme française.
Comment séparer sans ingratitude l'histoire de l'une
de celle de l'autre? Mon second motif, c'est l'inté-
rêt qui s'attache a un événement que je ne saurais
omettre dans ce tableau de la Réformation neuchà-
teloise, et qui la met en relation plus étroite encore
avec l'histoire de l'Eglise réformée de France : je
veux parler de l'arrivée dans notre pays des protes-
tants français exilés de leur patrie pour cause de
religion. Le Refuge a commencé avec les premières
commotions qui ont suivi la Réformation , et s'est
prolongé jusqu'à une époque assez rapprochée de
nos jours. Comment ne pas vous dépeindre cette
arrivée des réfugiés français dans notre pays, ainsi
que leur établissement et leur influence parmi
nous? Il me semble que l'histoire de notre Ré-
formation resterait inachevée, sans ce couronne-
ment. Ainsi, après nous être occupés de la Réfor-
mation dans notre patrie, nous nous transporte-
rons un moment en France , pour revenir de la
dans notre patrie en compagnie de ces pieux émigrés
10 PREMIÈRE CONFÉRENCE.
qu'amenèrent chez nous les plus odieuses per-
sécutions.
Consacrons cette première Conférence au tableau
de l'état de l'Eglise dans les siècles qui précédèrent
la Réformation.
Il y a trois siècles, le pays que nous habitons
était bien celui que nous voyons aujourd'hui. C'é-
tait cette belle et large vallée étalée entre les cimes
argentées des Alpes et les flancs verts et noirâtres
de notre Jura-, c'étaient ces lacs bleus et purs, cet
air vivifiant. Mais c'étaient d'autres institutions,
d'autres mœurs -, c'était, sous le nom de christia-
nisme, une autre Eglise, un autre culte, presque
une autre religion 1 .
Comment en un plomb vil V or pur s est-il changé ?
Cette plainte, poussée par Jérémie au temps de
la décadence d'Israël, s'appliquait alors dans toute
sa force a l'état de l'Eglise chrétienne, comparé
a celui du christianisme à son berceau. On a
tracé mille fois le tableau de la corruption de
l'Eglise avant la Réformation. Les écrivains ca-
tholiques eux-mêmes, jusqu'au moment où la lutte
1 Chroniqueur, p l.
AVANT LA RÉFORMATION.
11
contre le protestantisme les engagea à changer de
langage, n'eurent pas de couleurs assez sombres
pour dépeindre ces temps de funeste mémoire. Nous
relèverons ici quelques traits saillants, cherchant à
faire ressortir surtout ce qui se rattache à l'histoire
de notre pays.
Avant tout, l'absence de la Parole de Dieu. Au-
jourd'hui, dans toutes nos chaires il y a une Bible.
Ce livre est le président visible de l'assemblée-, c'est
lui seul qui prêche, qui reprend, qui exhorte, qui
console : le prédicateur ne doit être que son organe.
Il y a plus : par les soins des Sociétés bibliques, ce
divin livre est aujourd'hui a si bas prix, qu'il n'est
pas de famille, pas d'individu qui ne puisse se le
procurer. Chaque enfant parmi nous, pour ainsi
dire, a sa Bible.
Combien il en était autrement , il y a quatre ou
cinq siècles, dans ces mêmes contrées que nous ha-
bitons ! En parcourant toutes les maisons de notre
pays, vous n'y auriez probablement pas trouvé une
seule Bible : peut-être ne l'auriez-vous pas même
rencontrée dans les chaires de nos temples. La ra-
reté de ce livre était telle alors, qu'un seul exem-
plaire devait quelquefois servir pour plusieurs cou-
vents 1 . A la fin du treizième siècle, un ecclésiastique
anglais, l'évêque de Winchester, ayant besoin d'une
Bible pour je ne sais quel travail, dut en faire
1 Barth, Histoire ecclésiastique, p. 122.
12
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
emprunter une dans un monastère voisin. Elle était
en deux volumes folio. Un acte notarié constata le
prêt et l'époque a laquelle le trésor devait être
rendu1. Le Réformateur de l'Allemagne, Luther,
passa bien des années dans son couvent avant que
d'avoir le bonheur de tenir une Bible entre ses
mains. Enfin il en découvrit une, suspendue a une
chaîne, dans la bibliothèque du couvent, et rien ne
peut rendre la joie que lui causa cette trouvaille
inattendue2.
L'historien Ruchat rapporte que l'on rencontrait
dans notre Suisse, aussi bien que dans toutes les
autres contrées de la chrétienté , une foule de prê-
tres et de curés qui de leur vie n'avaient vu une
Bible, et des docteurs en théologie qui ne l'avaient
jamais hiez '.
D'où venait cette rareté du Livre de vie? Avant
tout, de sa cherté. L'art admirable de l'imprimerie,
par lequel on multiplie aujourd'hui si facilement et
a si peu de frais les exemplaires d'un livre, n'était
pas encore inventé. Il ne fut découvert qu'un demi-
siècle avant la Réformation. Il fallait donc copier les
ouvrages entiers à la main. Quel travail ! Dès lors,
quelle cherté ! — Dans le treizième siècle, une Bible
entière contait en Allemagne 700 francs au moins;
^arth, Èist. ecclés., p. 122, — 2 Merle. I. I. p. 204 —
3 Ruchat, Histoire de la Ré formation de la Suisse,
t. I, p. xn.
AVANT LA RÉFORMATION.
13
un psautier avec quelques réflexions, 180 francs.
La journée d'un artisan valant alors environ 20 cen-
times, le prix d'une Bible représentait ainsi le tra-
vail d'une douzaine d'années1.
Ce qui explique encore la rareté de la Bible,
c'est qu'elle n'était point traduite dans les langues
vulgairement parlées. On ne la possédait guère alors
que dans une langue comprise par peu d'hommes,
en latin. Supposez donc qu'après une douzaine d'an-
nées d'économie et de travail, vous fussiez parvenu
a vous procurer ce précieux volume. Bavi de joie,
vous l'ouvrez : ce livre est écrit dans une langue
inintelligible a vous et a vos enfants ! A quoi bon vos
longs et pénibles labeurs? Lequel d'entre vous,
dans de telles conditions, eût cherché a se procurer
la Bible ?
Enfin, une troisième cause contribuait sans doute
à la rareté du volume sacré : la répugnance ins-
tinctive qu'il semblait inspirer aux ecclésiastiques.
Ils étudiaient plutôt les gros ouvrages des anciens
docteurs, que les courtes épitres des Apôtres. Ils
aimaient mieux raconter a leurs ouailles les légen-
des merveilleuses de la vie des saints, que les sim-
ples et sanctifiants récits des Evangiles. Ils avaient
peur du vin pur de la Parole de Dieu, de l'énergie
divine de l'Esprit saint. Ils préféraient l'eau fade et
inefficace de la parole humaine.
1 Barth, Hist. ecclés., p. 123.
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
La Bible bannie, que pouvait être le culte? Que
devait devenir la doctrine ?
Aujourd'hui, le sermon, avec le texte biblique
d'où il est tiré, est tellement le centre du culte,
qu'aux yeux de plusieurs, c'en est même le tout.
Bien a tort, assurément-, car qui dit culte, dit hom-
mage ; et l'hommage, c'est la prière bien plus que
le sermon. Mais avant la Réformation, qu'était-ce
donc que le culte, sans Bible ni sermon? — C'était
la messe. Le prêtre, a l'autel, allait et venait devant
le crucifix, faisait des mouvements de la tête et des
doigts, tantôt marmottant entre ses dents, tantôt
chantant comme un forcené1. Bientôt son œuvre
était achevée , et l'on croyait que dès ce moment
l'hostie était devenue le corps du Seigneur, le corps
de Dieu : il rélevait alors aux yeux de tout le peu-
ple. Celui-ci tombait a genoux, adorait, puis rece-
vait la bénédiction et s'en retournait à la maison ;
c'était là à peu près tout le culte. S'il y avait quel-
que lecture , c'était en latin , langue a laquelle le
peuple et quelquefois le prêtre lui-même ne com-
prenaient mot. Quant aux prédications, elles étaient
rares, même en temps de fête. Ainsi, l'on trouve
dans les archives du Conseil de Moudon , ville qui
était alors la capitale du Pays-de-Vaud, l'article
suivant, en l'an 1531 : «Payé 7 florins 2 sols a un
« prêtre étranger qui a prêché le carême. » Dans la
1 Ruchat, t. F, p. xv.
AVANT LA RÉFORMATION.
15
première ville de l'Etat il ne s'était donc pas trouvé
un prêtre qui eût pu ou voulu remplir cette fonc-
tion. On peut juger de ce qui se passait dans les
campagnes 1 .
Lorsque les Cantons suisses firent administrer no-
tre pays, dans les années qui précédèrent la Réfor-
mation, ayant appris que les chanoines établis pour
faire le service dans le temple du château se refu-
saient à prêcher, et ne voulaient pas consentir a
une autre fonction que celle de dire la messe , ils
chargèrent, en l'an 1522, le bailli envoyé par eux
de faire venir un prédicateur du dehors et de le faire
prêcher aux frais des chanoines2. Ceux qui faisaient
l'office des prédicateurs, on rougit de le dire, c'étaient
alors les comédiens, les joueurs de foire. Les saints
mystères de la mort et de la résurrection de Jésus,
bannis des chaires, étaient représentés en spectacle
public sur les tréteaux. Chaque année, dans les
semaines de Noël et de Pâques, des comédiens
jouaient devant tout le peuple les scènes de la nais-
sance, de la mort et de la résurrection du Seigneur,
comme cela se fait encore aujourd'hui en Espagne.
C'était dans ces représentations théâtrales que le
peuple allait chercher son édification a l'époque des
grandes solennités chrétiennes. Ainsi, dans les mê-
mes archives de Moudon, nous trouvons un compte
1 Ruchat, t. IV, p. 24 et 85. — * F. de Chambrier.
Histoire de Neuchâtel, p. 282.
16
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
de dix florins de Savoie pour les comédiens qui le
jour des Rameaux ont joué la Passion, et le lundi
suivant la Résurrection. Au mois de septembre sui-
vant figure une note de soixante sols pour les douze
comédiens qui, le jour de la Saint-Barthélémy, ont
joué une histoire pieuse.
Du reste, on faisait des pèlerinages ^ on allait
adorer quelque image, baiser quelque relique, quel-
ques vieux os, quelque mouchoir ayant appartenu
a un saint ou a une sainte, invoquer le ciel dans
un lieu réputé plus saint qu'un autre : on en rap-
portait des billets magiques, bénis par le prêtre et
achetés a prix d'argent. C'est ainsi qu'il y avait à
Wavre un lieu de pèlerinage où les femmes encein-
tes allaient chercher l'assurance d'une heureuse dé-
livrance 1 . Plusieurs noms de localités , encore ac-
tuellement en usage, proviennent de ces anciens
lieux de cultes. Ainsi le quartier que nous appelons
Saint-Jean, situé entre le Tertre et le Sablon , tire
son nom d'une chapelle consacrée a l'apôtre Jean,
et où se trouvait l'image de ce saint. Nous aurons
l'occasion d'en parler plus tard. Le quartier de
Saint-Nicolas, à quelque distance de la ville sur
la route de Peseux, se nommait ainsi a cause d'une
chapelle dédiée a saint Nicolas, patron des naviga-
teurs. Ce lieu de culte avait été établi en cet endroit
élevé, afin qu'on pût le voir de tous côtés depuis
1 Amiales de Boy te.
AVANT LA RÉFORMATION.
17
le lac, et que les nautonniers en danger pussent
ainsi adresser leurs prières au saint. Cette fonda-
tion de la chapelle de Saint-Nicolas avait été faite,
selon les uns, par un seigneur de Colombier qui ve-
nait souvent en bateau a Neuchâtel -, selon les au-
tres, par la corporation des bateliers de la ville.
Cette même corporation s'était aussi cotisée pour en
tretenir a ses frais un cierge constamment allumé
dans la chapelle du temple du château consacrée a
leur saint, qui porte encore son nom et où se trou-
vait son image. Us espéraient ainsi s'assurer sa fa-
veur et son intercession dans les dangers auxquels
les exposait leur profession. Dans la lettre de fon-
dation qui nous a été conservée par Boyve, sont
nommés trente-quatre pêcheurs, parmi lesquels
nous trouvons un Henzelv. un Bourquina. un Jean
Tribolet, un Girard Jacottet, un Printz de Haute-
rive, etc*.
On ne comptait pas moins de trente chapelles
dans le temple du château et a l'entour. La plus
richement ornée était celle de Saint-Guillaume,
le patron de Neuchàtel. Le bon Guillaume, An-
glais de naissance, vivait â Paris vers l'an 1200.
La il avait été le précepteur de deux jeunes comtes
de Neuchâtel. qui. à leur retour, l'avaient ramené
dans leur patrie. Us se l'étaient attaché comme
confesseur, et l avaient fait nommer chanoine. A
: Annales, année 1482.
9
18
PREMIÈRE CONFÉRENCE .
sa mort, le peuple neuchâtelois le béatifia de son
chef et sans aller chercher a Rome d'autre cano-
nisation. On lui érigea des chapelles-, on lui con-
sacra des fontaines et l'hospice. La ville fut pla-
cée sous son invocation. Le magistrat recourait à
lui dans les mauvais jours. Il avait, disait-on, fait
des miracles pendant sa vie. Pourquoi n'en ferait-il
pas après sa mort?1
C'était vers ces chapelles et ces images de saints
et de saintes (et Ton en rencontrait partout) que se
portait l'adoration des fidèles. Sans doute l'Eglise
catholique prétend que ce n'est pas Ta une adoration,
mais une simple invocation, une demande d'inter-
cession. Mais dans la pratique et dans le sentiment
populaire, cette distinction subtile disparaît , et le
peuple adore réellement le saint et même son image
matérielle. Aussi un écrivain italien, bon catholi-
que, disait-il lui-même en parlant des gens de sa
religion aux temps dont nous parlons : «Ils ont
« plus foi aux images qu'à Jésus-Christ lui-même.
« dont les images tiennent la place2. » — N'en est-
il pas encore ainsi a cette heure ?
Impossible d'énumérer tous les abus auxquels
donnait lieu cette matérialisation du culte. En voici
deux exemples racontés par Ruchat5 : On mon-
trait depuis plusieurs siècles a Genève, dans le
1 Chroniqueur, p. 78 et 79. — 2 Ruchat, t. I, p. xvi —
3Ibid., t. V, p. 302-304.
AVANT LA RÉFORMATION.
19
temple de Saint -Pierre, deux reliques fameuses;
Tune était le cerveau de saint Pierre lui-même,
l'autre le bras de saint Antoine. Ces deux objets sa-
crés étaient l'occasion de mille pratiques supersti-
tieuses, et la source d'un gain journalier pour les
prêtres attachés a cette église. Lorsque en décem-
bre 153o, après la réformation de Genève, on net-
toya le temple et qu'on ouvrit les châsses où étaient
conservées les reliques, que trouva-t-on? Au lieu
- du cerveau de l'Apôtre, un morceau de pierre-
ponce!.... Au lieu du bras du saint, un muscle de
cerf !. . . . — Dans le temple de Saint-Gervais étaient
ensevelis sous le grand autel plusieurs corps de
saints, et l'on prétendait qu'a toutes les veilles de
Noël on entendait ces saints, morts il y a tant de
siècles, discourir et chanter entre eux. Lorsque, a
la même occasion, on remua les pierres sous le
grand autel, on trouva la des vases creux, commu-
niquant ensemble par des tuyaux semblables a des
flûtes d'orgue. Au moyen de cet arrangement, lors-
qu'on faisait du bruit près du trou extérieur, il
s'opérait un retentissement dans ces vases vides et
sonores , qui ressemblait réellement a des voix obs-
cures sortant des entrailles de la terre.
Toutes sortes d'autres superstitions, se rattachant
au culte, existaient au milieu du peuple chrétien.
C'est ainsi que, pour se débarrasser des chenilles et
des hannetons, on ne se contentait pas d'invoquer
les saints contre ces animaux , on les excommuniait !
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
Boyve nous a conservé le détail d'une pareille céré-
monie, qui eut lieu a Lausanne en l'an 1479. L'é-
vèque fit citer ces insectes a paraître devant son
tribunal. Un certain Jean Perrodet, avocat, mort
récemment dans un état peu agréable a l'Eglise
(paraît-il), fut constitué leur représentant légal. Ils
furent maudits et excommuniés en sa personne, et
puis bannis et condamnés à aller en diminuant, en
quelque lieu qu'ils se retirassent. Cependant, ajoute
Boyve, quoique la sentence fût prononcée dans
toutes les formes, les insectes n'obéirent pas et
continuèrent leurs dégâts. La même cérémonie eut
lieu à Berne en l'an 1478 V
Le peuple s'était laissé persuader (et il le croit
encore aujourd'hui en France,) que pendant la se-
maine sainte les cloches de tous les temples chré-
tiens s'en allaient a Borne demander les pardons du
pape, tellement que quand on les sonnait elles ne
rendaient pas de son. Cette superstition était forte-
ment enracinée dans nos contrées, et Buchat ra-
conte qu'encore dans le siècle passé il y eut à Echal-
lens, où les deux cultes, catholique et protestant, se
célébraient conjointement dans la même église^une
violente dispute entre le curé et le pasteur, le pre-
mier ne voulant pas permettre au second de faire
sonner les cloches pendant la semaine sainte, afin
de ne pas détruire la foi populaire2.
1 Liv. ïl. p. 133 — 2 Ruchât; t. I, p. \vn.
AVANT LA RÉFORMATION.
Le culte en esprit et en vérité, qui fait le carac-
tère des vrais adorateurs, avait ainsi fait place aux
superstitions les plus grossières, et au matérialisme
religieux le plus dégradant. Cette altération du culte
chrétien marchait de pair avec celle de la doctrine.
Peu a peu l'enseignement populaire s'était con-
centré tout entier dans la doctrine du purgatoire ,
et la morale, dans l'usage des moyens les plus effi-
caces pour en abréger les tourments. Il en est
encore ainsi de nos jours en Italie. L'Eglise catho-
lique en effet a établi , comme dogme , l'existence
d'un lieu mitoyen entre le paradis et l'enfer.
Elle l'appelle le purgatoire, parce que toutes les
âmes qui n'ont positivement mérité ni la damnation
ni le ciel, y sont purgées ou purifiées par des souf-
frances expiatoires, jusqu'à ce qu'elles soient jugées
dignes d'être admises dans le paradis. Les moyens
d'abréger ces souffrances sont d'abord de faire da-
bondantes aumônes et de pieuses donations, puis
surtout de faire dire force messes par les prêtres.
Mais l'Eglise offrait alors a la dévotion des fidèles
un troisième moyen, aussi commode pour eux que
lucratif pour elle, les indulgences.
Le pape Léon X, qui régnait sur la chrétienté,
avait épuisé ses finances. Par ses profusions in-
sensées envers ses parents et ses courtisans, par
son luxe effréné et ses constructions magnifiques,
il était parvenu a mettre a sec le coffre papal, gouffre
immense où se déversaient pourtant, comme les
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
lleuves dans le bassin de l'Océan, une bonne partie
des richesses du monde. Pour remplir son trésor, il
résolut d'organiser une vente colossale d'indulgen-
ces. L'indulgence, c'est la remise des peines du
purgatoire pour une somme d'argent payée a l'E-
glise par l'acheteur. Les péchés particuliers étaient
taxés. Sorcellerie, 2 ducats-, libertinage, 6 ducats:
meurtre, 8 ducats-, pillage des temples ou parjure,
9 ducats. C'était la du moins le tarif du moine
Tetzel , qui avait été chargé de cette vente pour
une partie du nord de l'Allemagne1. Il recueillit
ainsi 4,o00 thalers dans la seule ville de Gœrlitz,
en Saxe, pendant un séjour de trois semaines. Il
prélevait son tant pour cent, et remettait le sur-
plus à l'archevêque de Mayence, qui lui avait confié
cette commission. Celui-ci, après avoir fait aussi
son prélèvement, expédiait le reste à Rome. Tetzel
avait l'effronterie de dire « que par ses lettres d'in-
« dulgence il avait sauvé plus d'âmes que saint
« Pierre lui-même par ses discours, » et « que la
« croix rouge qu'il plantait dans les églises, et au-
« tour de laquelle il trafiquait, avait tout autant d ef-
« ficace que celle de Jésus-Christ2. » Un autre moine
qui prêchait l'indulgence dans les pays du Rhin,
s'exprimait ainsi : «0 âmes des croyants, je vais
u vous apprendre une merveille nouvelle. Si l'un de
1 Leipoldt, Histoire de l'Eglise, p. 137 — - Ruchat, liv
I, p. 39.
AVANT LA RÉFORMATION.
23
« vous possède un demi-florin , il peut en ce mo-
« nient gagner le royaume des cieux en achetant
« cette indulgence; s'il n'a qu'un quart de florin,
« il peut du moins avoir part au royaume des
« cieux; quant à celui qui n'a rien, il est et reste
« du diable1.»
Ce fut un moine milanais, nommé Bernardin
Samson, qui fut chargé de cet infâme commerce
au midi de l'Allemagne et en Suisse. Ruchat rap-
porte que dans l'espace de dix-huit ans il recueillit
dans ces contrées 800,000 écus et emporta des
coffres pleins de vaisselle d'or et d'argent2. En
1518, douze ans avant notre Réformation, il vint
à Berne. Il dressa sa bannière avec les armes pa-
pales dans la grande église. Après avoir célébré la
messe, il déploya ses bulles d'indulgence, les unes
en parchemin, les autres en papier -, celles-là pour
les riches, celles-ci pour les pauvres. Il en existe
encore qui ont été conservées dans des archives
publiques et privées. Un gentilhomme d'Orbe, sei-
gneur d'Arnay, en acheta une que l'historien Ru-
chat avait encore vue lui-même. Elle était signée
de la main de Samson et coûtait 500 ducats. Le
capitaine bernois Jacques de Stein acheta une lettre
d'indulgence plénière pour ses propres péchés ,
pour ceux de sa famille, ses ancêtres y compris,
ainsi que pour ceux de la compagnie de 500 hom-
1 Barth. Histoire de l'Eglise, p. 173. — * Liv. ï, p. 40. .
21
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
mes qu'il commandait. En brave militaire, il n'a-
vait pas beaucoup d'argent-, Samson la lui vendit
pour un beau cheval gris, et lui donna en outre
l'absolution pour tous ses sujets de la seigneurie
de Belp. La veille de son départ de Berne, Samson
monta sur le grand autel devant le chœur, fit
mettre tout le peuple à genoux, lui fit réciter
cinq Pater noster et cinq Ave Maria pour le soula-
gement des trépassés, puis s'écria d'une voix solen-
nelle : «Désormais les âmes de tous les Bernois,
« en quelque lieu et de quelque manière qu'ils soient
« morts, sont, toutes a la fois et en un moment, dé-
« livrées non-seulement des tourments du purga-
« toire, mais même de ceux de l'enfer; elles sont
« entrées dans la gloire céleste. » 11 fut défrayé de
toutes ses dépenses par le Conseil de Berne, et par-
tit chargé d'argent1.
De Berne, Samson vint aussi dans notre pays,
selon la chronique de Boyve. Mais il n'y avait encore
ni familles opulentes a Neuchâtel, ni industrie flo-
rissante a la Chaux-de-Fonds. Quelques métiers
commençaient à peine à fleurir chez nous. On tra-
vaillait la laine , on faisait du bon sinon du beau
drap ; la plupart des habitants étaient agriculteurs
et vignerons2. Sur un pareil sol, il n'y avait pas
grande moisson de ducats a recueillir. Aussi ne
paraît- il pas que beaucoup d'écus neuchàtelois
1 Ruchat,Liv. I, p. 49; Boyve. p. 243.— ! Chroniqueur .
p. 71.
AVANT LA RÉFORMATION.
2B
aient passé dans les coffres de Samson. On a même
des raisons de croire que la pauvreté du pays ne fut
pas la seule cause de ce manque de succès , et que
dès l'abord le commerce des indulgences excita
chez nous répugnance et antipathie 1 .
Ainsi Rome . après avoir substitué à l'unique
moyen de salut présenté par l'Ecriture, aux souf-
frances seules pures, seuies expiatoires, du Fils de
Dieu, nos propres souffrances dans le purgatoire,
osait encore substituer à celles-ci une rançon a prix
d argent 1 Voila comment s'écroulaient a la fois la
doctrine et la loi chrétiennes. Elles tombaient sous
les coups de ceux -la même qui auraient dù en
être les soutiens.
Ceci nous conduit a l'état du clergé a l'époque
dont nous parlons.
Dire la messe, trafiquer de la superstition popu-
laire, jouir de la vie, ces trois mots résument en
général l'histoire du clergé dans les temps qui pré-
cédèrent la Réformation.
Vers le milieu du dixième siècle, probablement
de 932 a 93o2, Berthe. reine de Bourgogne, sous
le sceptre de laquelle nous vivions alors, avait
fait bâtir ou reconstruire le temple du château ; la
tradition porte qu'elle fit en outre construire deux
couvents en bise et en vent du temple, l'un pour
! Voy. Boyve : puis aussi Chroniqueur, p. 243 —
' Dubois. MoïiumfiUs de Neuchâtel, p. 10.
26
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
des moines blancs (appelés ainsi de la couleur de
leurs vêtements)-, il était situé probablement dans
la partie nord de la colline du cbâteau -, l'autre pour
des religieuses ursuîines, au lieu appelé aujourd'hui
le donjon1. Cet ancien château des souverains (d'a-
bord les rois de Bourgogne, puis les empereurs
d'Allemagne,) n'occupait que la partie méridionale
de l'emplacement du château actuel2. Les comtes
de Neuchâtel, leurs vassaux, habitèrent, jusqu'au
quatorzième siècle, un autre château, situé â l'en-
droit où se trouve actuellement le bâtiment des
prisons.
En 1205 arriva, aussi d'après la tradition de
Boyve, un scandale qui engagea le souverain d'a-
lors, le comte Ulrich, â supprimer ces deux cou-
vents trop rapprochés. Les moines blancs doivent
avoir été envoyés â Fontaines au Val-de-Ruz, où
se serait trouvé un couvent de leur ordre, et les
Ursuîines â Cressier. A la place de ces ordres reli-
gieux, le comte établit une corporation de chanoines
(canonici, hommes soumis â une règle). Ils étaient
chargés des fonctions du culte dans le temple du
château. On leur donna les rentes des couvents-, et
comme, en 1347, le comte Louis fit construire une
nouvelle résidence, le château actuel, on bâtit aux
chanoines des demeures au-dessous de la terrasse,
dans ces maisons qui servaient naguère encore de
1 Boyve, à l'an 980. — 2 Dubois, p. 22 à 24.
AVANT LA RÉFORMATION.
bâtiments de cure et decole. Les chanoines étaient
au nombre de douze \ ils étaient assistés dans leur
office par un nombreux personnel de chantres, de
servants et d'enfants de chœur. Il semble donc que
rien ne manquait pour que le culte fût convenable-
ment desservi, et la paroisse de Neuchâtel abon-
damment pourvue de secours religieux. Assurément
il eût été pourvu a tout, pour peu que ces ecclésias-
tiques eussent été dévoués a leur ministère. Mais a
quoi se bornait leur travail en faveur de la paroisse
à eux confiée? Nous l'avons déjà vu : aucun d'eux
ne voulait prendre la peine de faire une prédication.
La messe dite, l'office terminé, leur œuvre était finie.
Sans doute quelques-uns vaquaient aux affaires pu-
bliques. Quatre d'entre eux étaient membres des Au-
diences-Générales. Ils paraissent aussi avoir été su-
périeurs en intelligence et en culture aux autres ec-
clésiastiques du diocèse. M. Samuel de Pury a re-
trouvé dans le siècle passé une chronique rédigée
par quelques-uns d'entre eux, racontant notre his-
toire nationale pendant tout le quinzième siècle
avec une intelligence des faits et une facilité de
style très-remarquables. Nos chanoines n'étaient
donc rien moins que des hommes sans culture et
sans instruction. Mais ils ne mettaient pas ces
dons au service de leurs ouailles. Ils détournaient,
dit un écrivain compétent, les revenus des cures
dont ils avaient la nomination , y plaçant des
vicaires qu'ils réduisaient à la portion congrue ,
c28
PREMIÈRE CONFRÉENCE.
e'est-a-dire au strict nécessaire pour ne pas mourir
de faim. Leur conduite dissolue était un scandale
perpétuel que les prêtres des ordres inférieurs pre-
naient pour exemple. Ils faisaient payer chèrement
au peuple les sacrements de Pâques, le sonnage des
cloches pour les morts, une place au cimetière. Ils
avaient même osé, ces hommes gorgés de biens, dis-
puter à quelques lépreux entretenus dans une mai-
son de charité non loin de la ville (au quartier de
hMaladièreJ, le produit des offrandes déposées pour
ces malheureux au tronc de la chapelle, « comme
« si, dit éloquemment l'historien auquel nous em-
« pruntons tous ces traits, comme si la lèpre de leur
« cœur leur eût donné des droits a ces dons 1 . »
Ce récit concorde avec ce que nous apprennent les
chroniques du temps sur la conduite des collèges de
chanoines a Saint-Imier, Lausanne et Genève. En
1533, les paroissiens de Lausanne portèrent contre
leur clergé une plainte dont voici quelques articles .
I. Quelques-uns de ces ecclésiastiques ont tué
des bourgeois.
II. Quelques-uns ont battu des bourgeois dans
l'église, a coups de poing, au milieu de l'office...
IV. Ils se sont injuriés et battus entre eux dans
l'église.
Y. Plusieurs d'entre eux, qui sont excommuniés,
chantent néanmoins la messe.
1 F. de Chambrier, p. 270-280.
AVANT LA RÉFORMATION.
29
M. Ils courent les rues de nuit, masqués et dé-
guisés en soldats.
VII. Ils sont allés en plein jour battre des bour-
geois en leurs maisons....
X. Ils ont enterré secrètement une jeune fille
habillée en homme....
XII. Ils sont joueurs publics et blasphémateurs -,
ils révèlent les confessions...
J'omets les articles trop scandaleux pour être
cités. On peut lire la plainte tout entière en 23 ar-
ticles dans Ruchat1.
Tel était en Suisse l'état du clergé, des hommes
que Jésus a établis pour être les modèles du trou-
peau'. Ailleurs ce n'était pas mieux. Le célibat,
imposé aux prêtres par Grégoire VII, avait amené
partout les plus honteux désordres. Le peuple en
était venu au point de se réjouir quand il voyait son
curé entretenir chez lui une femme. C'était un pré-
servatif contre de plus grands maux. Un catholique
du temps . Nicolas de Clémangis, nous le dit ex-
pressément2. Les curés qui voulaient obtenir cette
permission payaient a l'évêque une taxe. Un évêque
allemand se vanta un jour publiquement d'avoir
donné . dans une seule année , dispense a onze
mille prêtres a cet effet"'.
1T. I. p. xxxvi et suiv.— 'Merle, t I. p. 71. — 'IWd.,
t. I. p 71.
30
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
Qui avait mission de réprimer de tels désordres ?
Les évêques. Mais le trait que nous venons de citer
montre qu'ils n'y songeaient guères. Eux-mêmes
ne menaient point en général un genre de vie plus
édifiant que le clergé qui leur était soumis. Rucliat
nous a conservé une plainte des Lausannois contre
leur évêque, aussi de 1533, qui nous montre que
les chanoines ne faisaient que suivre en tout point les
traces de leur chef spirituel. Tantôt les évêques, la
lance au poing, allaient à la tête de leurs vassaux
courir les champs de bataille. C'est ce que faisaient
les évêques de Baie, dans notre propre pays où ils
venaient soutenir, à main armée, les comtes de Va-
langin dans leurs révoltes contre leurs suzerains, les
comtes de Neuchâlel. Tantôt les palaisépiscopaux se
transformaient en théâtres d'orgies et de débauches,
comme celui de l'évêque de Lausanne, où l'on dé-
couvrit, après la Réformation, des passages secrets
conduisant jusque hors des remparts et pratiqués
dans de mauvais buts-, ou celui de l'évêque de Ge-
nève, Pierre de la Baume, qui, en 1527, fit trans-
porter chez lui, en plein carême, une jeune fille
enlevée d'une maison honorable 1 .
Mais n'existait -il donc, au-dessus des évê-
ques, aucune autorité capable de les contenir et de
les châtier? De Rome, du trône papal, ne sortait-il
pas des foudres d'excommunication contre de si
1 Ruchat. t. I, p. \x\v.
AVANT LA RÉFORMATION.
3f
épouvantables désordres? Rome ! La était précisé-
ment le foyer du mal 5 Rome était le cœur malade,
d'où le sang vicié se répandait dans tous les mem-
bres, et jusqu'aux extrémités du corps de la chré-
tienté.
On connaît les papes qui précédèrent immé-
diatement la Réformation 5 un Innocent VIII, qui
avait, de différentes femmes, huit fils et autant de
filles, et dont on disait, en ricanant, qu'il méritait
ajuste titre le nom de Père1; ce monstre qui ne
craignit pas, sur son lit de mort, de /faire égorger
trois jeunes garçons de dix ans pour essayer de ré-
parer { épuisement de son sang par la transfusion
du leur2-, un Alexandre VI, qui donnait à son fils
César et a sa fille Lucrèce des fêtes dissolues jus-
que dans le palais papal 5 duquel on disait publi-
quement que l'infâme Lucrèce était à la fois sa
fille, son épouse et sa bru; qui vit son favori assas-
siné dans ses bras par son propre fils César, et qui
mourut pour avoir mangé d'une boîte de confitures
empoisonnées, qu'il avait préparée lui-même pour
1 un de ses cardinaux, et que celui-ci, ayant réussi
a gagner à force d'argent, le maître d'hôtel, lui fil
servir et manger! un Jules II, que l'on voyait plus
souvent a l'armée qu'a l'office, et qui disait en
plaisantant « qu'il avait jeté la clef de saint Pierre
1 Voyez le distique latin d'un poète italien , RuchaL
1. 1, p. xxxviii — 2 Paul, Vie de Savonarola, p. 16.
32
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
« pour prendre l'épéede saint Paul» (la légende ca-
tholique représente saint Paul armé d'une épée)
un Léon X, enfin, qui commença son ministère
de successeur de saint Pierre -et de vicaire de
Jésus-Christ par une dépense de 10,000 ducats
d'or le jour de son couronnement, qui discutait
en plaisantant dans ses petits soupers le pour et le
contre de l'immortalité de l'àme, et qui mourut
sans avoir reçu les sacrements !
Tout cela et tant d'autres traits que je pourrais
accumuler, est connu par l'histoire. Et c'étaient là
les chefs qui gouvernaient l'Eglise au nom de Jé-
sus-Christ, et qui osaient dire, comme Paul II : «Je
« suis pape; j'ai le pouvoir de déclarer a mon gré
« bonnes ou mauvaises les actions des hommes. »
Faut-il s'étonner, après cela, d'entendre l'un des
plus illustres poètes du temps s'écrier dans une
sainte horreur : « Rome, forge d'artifices ! Cruelle
« prison où le bien expire, où tout mal s'engendre !
« Enfer des vivants ! '»
Rome elle-même a écrit son épigraphe quand .
dans un excès inconcevable de profanation , elle a
prononcé, par la bouche du représentant de la
chancellerie papale, cette parodie de l'une des plus
magnifiques promesses de Dieu : « Dieu ne veut
« pas la mort du pécheur, mais qu'il paie et qu'il
« vive 2 . »
1 Paul. Vie de Sar. p. 11 — *IbiltU, p. 7
AVANT LA RÉFORMATION.
33
Non-seulement donc les papes ne tirent rien
pour réprimer des abus qui marchaient tête levée,
mais ils en donnèrent eux-mêmes les exemples les
plus criants-, bien plus, ce furent eux qui entra-
vèrent et tirent échouer toutes les tentatives de ré-
formes, partant soit des évêques consciencieux, tels
qu'il s'en trouvait encore, soit du pouvoir civil, moins
corrompu a cette époque que l'autorité ecclésiasti-
que elle-même. Ainsi a Constance, en 1415, tous
les dignitaires de l'Eglise et de l'Etat s'étaient réu-
nis avec l'intention arrêtée d'armer a une réforme
du clergé et du peuple chrétien. Comme on redou-
tait les artifices du pouvoir papal, il fut décidé que
les cardinaux n'éliraient entre eux le nouveau
pape qu'après qu'ils auraient tous juré que celui
qui serait élu ne quitterait pas Constance et ne
dissoudrait pas le concile sans avoir mis la main a
la réforme désirée. Martin V est élu. Se moquant
sans pudeur du serment prêté, il quitte aussitôt
Constance, laissant tout sur l'ancien pied. Aussi
1 empereur Maximilien disait-il avec amertume :
« Qu'il n'avait pas encore connu un pape qui lui
« eût tenu sa parole. » et ajoutait-il : « J'espère ,
« si Dieu le veut, que celui qui est maintenant sera
« le dernier 1 . »
Que pouvait être le peuple chrétien ainsi ensei-
gné, ainsi conduit0 L'ignorance, ou, ce qui revient
1 Merle, t. I. p. 90.
3
34
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
au même, la superstition d'une part, la corruption
morale de l'autre, régnaient a l'envi et s'affermis-
saient mutuellement. L'ignorance était telle qu'en
Pologne, par exemple, on fut obligé d'afficher, à la
porte des églises, que les mariages ne pourraient
être bénis que si l'un des époux au moins savait
réciter Notre Père1 . Dire machinalement une prière
apprise, adorer les saints , baiser les reliques, ra-
cheter ses péchés par les pénitences prescrites ou
à prix d'argent, comme si le pardon était une mar-
chandise dont Dieu eût confié le débit aux prêtres,
faire maigre enfin le vendredi et en temps de ca-
rême, voila à quoi se réduisait alors le christia-
nisme populaire. On était d'autant plus scrupuleux
pour les observances extérieures qu'on l'était moins
pour les devoirs de la morale. L'histoire raconte de
nos ancêtres qu'ils se crurent obligés de demander
au pape la permission de manger du laitage dans
les jours maigres et en temps de carême, et qu'ils
l'obtinrent, naturellement a prix d'argent2.
C'était la la piété ! c'était la le salut !
Les vendeurs et les changeurs chassés autrefois
du Temple par Jésus -Christ semblaient y être
rentrés et l'avoir même complètement envahi. Et
puisque, comme jadis a Jérusalem, les chefs se
refusaient a faire cesser le désordre et s'en fai-
saient au contraire les fauteurs, ne fallait-il pas que
' Barth, Hist. ecclés , p. 125. — 2 Ruchat, t. 1, p. xxv.
AVANT LA RÉFORMATION.
36
le Seigneur lui-même parût et que, brandissant
de nouveau le fouet de corde, il nettoyât son sanc-
tuaire? Oui, et il l'a fait! Cette apparition du Sei-
gneur, c'est la Reformation , dont j'ai a vous re-
tracer le tableau dans notre pays. Puisse- je le
faire de manière a vous laisser une vive impres-
sion de la sainteté de son divin auteur et de celle
de celte œuvre elle-même !
Mais avant de passer outre, cherchons a tirer in-
struction du passé. Quelle était la cause profonde
de cet état de péché, d'ignorance et de corruption,
où la chrétienté était tombée et que nous venons
de dépeindre, en nous bornant a mentionner quel-
ques traits fournis par les chroniques du temps:'
Nous écarterons-nous de la vérité en affirmant que
c'était la négligence d'abord, puis l'oubli, a peu près
total, de la Parole de Dieu ? Altération de la doc-
trine, matérialisation du culte, renversement de la
morale, corruption du clergé, dégradation du peu-
ple, tout ce torrent d'ordures qui avait couverl
le champ de Jésus-Christ , avait sa source pre-
mière dans le cœur corrompu de l'homme sans
doute, mais la vraie cause de son irruption dans
l'Eglise, c'était l'enlèvement de la digue qui seule
peut le contenir efficacément, la Parole de Dieu.
L'Ecriture-Sainte est, pour l'Eglise aussi bien que
pour chaque individu, le principe d'une réformation
spontanée, permanente et journalière. Tant qu'elle
est régulièrement lue et sérieusement appliquée.
M Pli KM 1ÈRE CONFÉRENCE.
aucun péché ne peut prendre racine, aucun abus se
transformer en habitude. Le mal est immédiatement
signalé par un si vigilant gardien, et la conscience,
réveillée par ses avertissements, se lève, proteste,
condamne et réforme. Dieu alors n'a pas besoin
de nous juger, parce que nous nous jugeons nous-
mêmes. Mais dès que la Parole est mise sous
le boisseau , les ténèbres envahissent la maison,
que ce soit l'Eglise, la famille ou le cœur. Le
mal éclate 5 il n'est point discerné. Il grandit ^ on
n'y prend pas garde. Il règne \ on s'en aperçoit
alors, car chacun en souffre -, la conscience natu-
relle du bien et du mal finit par protester. Mais il
est trop tard ! Le mal , une fois établi , est devenu
un maître • il déjoue les efforts humains destinés à
le réprimer. II n'est plus temps de diguer le tor-
rent quand il est déjà sorti de son lit et qu'il sub-
merge les campagnes.
Une intervention supérieure, une œuvre extra-
ordinaire devient alors nécessaire. Il faut un ju-
gement divin pour réparer tardivement et doulou-
reusement l'omission criminelle de ce jugement
volontaire et quotidien que l'Eglise et chacun de
ses membres auraient dû exercer sur eux-mêmes
au moyen de la Parole de Dieu.
Mes chers auditeurs , ne laissons donc jamais se
rouiller dans nos Eglises et dans nos demeures
Vèpée de V Esprit, la Parole de Dieu, de peur que
l'ennemi ne profite aussitôt de cette négligence, et
AVANT LA RÉFORMATION. 37
que le Seigneur ne soit forcé d'intervenir lui-même
par de douloureux jugements! Si no'us nous jugions
nous-mêmes, chaque jour volontairement selon la
Parole, nous ne serions pas jugés par le Seigneur.
(1 Cor. XI. 31.)
II
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
LE RÉFORMATEUR.
Or, en ce môme jour, lorsque le soir fut venu, il leur dit : Passons de l'autre
côté de l'eau. Et, laissant les troupes, ils l'emmenèrent avec eux, lui étant déjà
dans la nacelle ; et il y avait aussi d'autres petites nacelles avec lui. Et il se leva
un si grand tourbillon de vent, que les vagues se jetaient dans la nacelle, de sorte
qu'elle s'emplissait déjà. Or il était à la poupe, dormant sur un oreiller; et ils
le réveillèrent et lui dirent : Maître ! ne te soucies-tu point que nous périssions?
Mais lui, étant réveillé, tança le vent, et dit à la mer : Tais-toi, sois tranquille.
Et le vent cessa, et il se fit un grand calme. Puis il leur dit : Pourquoi ètes-vous
ainsi craintifs? Comment n'avez-vous point de foi? Et ils furent saisis d'une
grande crainte et ils se disaient l'un à l'autre : Mais qui est celui-ci, que le vent
même et la mer lui obéissent ? Marc, IV, 37-41 .
Catholicisme et protestantisme. — Farel dans la maison paternelle ;
à l'université de Paris (Lefèvre d'Etaples) ; à Meaux (Briçonnet) ;
à Bàle (Œcolampade) . — Réformation du Montbéliard. — Strasbourg.
— Le Réformateur à Aigle. — Dispute de Berne. — La Réforme à Mo-
rat. — Apparition de Farel à Bienne et à la Neuveville. — Jugement
sur la personne et l'œuvre de Farel.
Le catholicisme, c'est l'homme substitué a Dieu.
Le protestantisme, c'est Dieu remis a la place usur-
pée par l'homme.
42 DEUXIÈME CONFÉRENCE.
Et d'abord, le catholicisme substitue la parole
de l'homme a la Parole divine. Ses autorités, ce
sont les traditions des Pères de l'Eglise, les décrets
des conciles et les décisions papales. C'est sous ce
joug humain et faillible que le catholique fait plier
sa conscience. Le protestantisme écoute avec res-
pect ce que les chrétiens vénérables de tous les
temps ont dit et pensé. Mais il n'attribue une au-
torité infaillible qu'a l'Ecriture-Sainte.
Le catholicisme substitue, en second lieu, Yœuvrc
de l'homme a l'œuvre de Dieu. Ce qui nous sauve,
selon lui, ce sont nos propres mérites acquis par
les actes religieux de la confession et de la com-
munion, par les pénitences imposées de la part de
l'Eglise, par les Pater noster et les Ave Maria un
certain nombre de fois récités , par l'achat des let-
tres d'indulgence, par la soumission aux ordon-
nances de l'Eglise, et enfin, si, malgré tout cela,
il reste encore quelque chose a faire après cette vie,
par les souffrances du purgatoire. Le prolestant,
au contraire, ne reconnaît de mérite que celui de
Jésus-Christ seul, qu'il a acquis par son obéissance
sans tache et sa mort volontaire, et qu'il fait re-
jaillir, dans son immense amour, sur quiconque
accepte avec foi et humilité son œuvre de Sauveur
Le catholicisme va plus loin encore. Il ose en
plus d'un point substituer la personne de l'homme
a celle de Dieu. Il pose le prêtre comme intermé-
diaire nécessaire entre le Seigneur et le fidèle, tel-
LE RÉFORMATEUR.
13
iement que dans la grande affaire du salut, l'âme
a beaucoup plutôt a s'adresser cette question : A
quoi en suis-je avec mon prêtre, avec l'Eglise P que
celle-ci : A quoi en suis-je avec mon Seigneur, avec
le Ciel0 Le saint béatifié, le patron du lieu, la vierge
Marie, puis bientôt l'image matérielle, le tableau, la
statue, la relique, l'os, le vêtement, sont également
substitués au Dieu vivant et seul adorable, dans l'in-
vocation populaire. Le protestantisme a horreur de
tout ce qui tend a mettre une créature quelconque
entre l'âme et son Sauveur, entre le sarment et son
cep, et a reporter sur la créature l'honneur qui n'ap-
partient qu'à Dieu. La subtile distinction catholique
entre culte d'adoration et culte d'invocation ne tran-
quillise nullement sa conscience. Son mot d'ordre
est franchement et sur tous les points s Gloire â
Dieu seul !
Cette chute profonde qu'a faite le catholicisme,
ne trouve son pendant que dans celle du paganisme
au sein de la première création. Au temps de la
Réformation, elle n'échappait qu'aux regards de
ceux qui fermaient les yeux pour ne point voir.
Aussi de toutes parts sentait-on le besoin d'une
restauration religieuse et morale. Les peuples, les
magistrats, les empereurs , trouvant tous dans la
religion, telle qu'elle se pratiquait sous leurs yeux,
moins de moralité que dans leur propre conscience1 ,
1 De Félice, Histoire des protestants de France, p. 5.
u
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
criaient d'une commune voix : Réforme! De grands
théologiens et ceux d'entre les évêques qui avaient
encore le sentiment de la sainteté de leur charge, ne
cessaient aussi de crier : Réforme ! Trois conciles,
solennellement assemblés, s'étaient eux-mêmes
associés a ce cri, dans le siècle qui précéda la Ré-
formation, et avaient reconnu la nécessité d'une
réforme dans l'Eglise, dans les chefs et dans les
membres , dans la foi et dans les mœurs ! Le pape
lui-même, enfin, avait bien été obligé de se mettre
à la remorque du sentiment universel et de ré-
péter après tous les autres : Réforme ! 1 Mais à
chaque fois des obstacles, suscités par le mauvais
vouloir et la perfidie de ceux qui ne se souciaient
pas de réforme, précisément parce que c'était eux
qui en avaient besoin , entravèrent la réalisation
d'un vœu si juste et si général. Nous avons rappelé
déjà , comme exemple , la conduite de Martin V, à
Constance ! Et au milieu de cette tempête, dans la-
quelle menaçait de sombrer l'Eglise, Jésus semblait
dormir! Les vagues de l'ignorance, de la supersti-
tion, de la corruption morale envahissaient la na-
celle, la couvraient de leur écume. Quelques nau-
tonniers obscurs, connaissant seuls le vrai Rédemp-
teur, rappelaient avec angoisse, lui criant : Sei-
gneur! nous périssons! sauve-nous ! Il paraissait
sourd à ces appels. Dormait -Il réellement? Non,
1 De Félice, Histoire des protestants de France, p. 8
LE RÉFORMATEUR.
45
certes! Dans la gloire où 11 est entré, le Gardien
d'Israël, le divin Chef de l'Eglise, ne sommeille ni
ne s'endort. Il attendait seulement que la détresse
fût au comble, afin qu'il fût bien constaté que nul
que Lui ne pouvait aider. Et alors II se leva ! Et
quelle ne fut pas la majesté de ce lever !
On a discuté pour savoir si la Réformation prit
proprement naissance en Allemagne, en Suisse ou
en France. La vérité est que, lorsque Jésus se leva
pour sauver son Eglise, ce ne fut, à proprement
parler, ni a Erfurt dans la cellule où priait Luther,
ni à Einsiedeln dans l'église où prêchait Zwingle,
ni a Paris dans la salle académique où enseignait
Lefèvre et où l'entendait Farel $ ce fut dans tous ces
lieux a la fois. Ce que le Seigneur a dit de sa der-
nière venue : Comme l'éclair brille et se fait voir
en même temps depuis un bout du ciel jusqu'à Vau-
tre , il en sera de même à V avènement du Fils de
l'homme, cette parole s'applique déjà en quelque
manière au grand jour de la Réformation , prélude
de l'avènement final du Seigneur.
En 1512, Lefèvre, professeur à l'Université de
Paris, opposait a la justice des œuvres la vraie jus-
tice dont parle saint Paul quand il dit : Vous êtes
sauvés par la grâce, par la foi ; et il annonçait en
termes non couverts le prochain renouvellement de
l'Eglise1.
: De Félice, p. -2-2.
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
En 1516, Zwingle, sans jamais avoir entendu
prononcer le nom de Lefèvre, prêchait dans les
églises d'Einsiedeln et de Glaris, au cœur de la
Suisse, le pur évangile de la grâce de Dieu : « J'ai
« commencé, dit-il lui-même, a prêcher l'Evangile
« l'an de grâce 1516'.))
En 1517, Luther, au nord de L'Allemagne, aux
oreilles de qui n'avaient probablement jamais re-
tenti les noms de Lefèvre et de Zwingle, affichait
à la porte de l'église de Wittemberg ces 95 thèses
qui parcoururent l'Allemagne et l'Europe avec une
rapidité qui semble une anticipation de nos temps,
et furent, pour le nouveau paganisme qui menaçait
de submerger l'Eglise, le solennel : Tais-toi ! du
Seigneur.
Cette simultanéité remarquable du mouvement
réformateur sur des points aussi distants, montre-
rait a elle seule que cette œuvre ne fut pas l'œuvre
d'un homme, mais celle de Dieu seul.
C'est ce que confirmera, j'espère, le tableau de
cette œuvre elle-même.
La réformation de Neuchâtel a eu lieu en 1530,
treize ans après le commencement du mouvement
religieux en Allemagne (31 octobre 1517). Cinq
ans auparavant, Zurich, le premier d'entre tous les
cantons, avait aboli la messe et rétabli l'Evangile
(12 avril 1525). Il ne s'était écoulé que deux ans
1 De Félice, p. 15.
LE RÉFORMATEUR.
47
depuis que Berne (février 1528), un an depuis que
Râle avaient accompli la même œuvre. En vous fai-
sant faire connaissance aujourd'hui avec l'homme
qui fut le principal instrument de la réformation de
l'Eglise dans notre pays, Farel, en poursuivant dès
l'enfance le récit de cette vie si active et si agitée,
nous nous trouverons en contact avec l'œuvre de la
Réformation dans la plupart des endroits que nous
venons de nommer, et nous aurons ainsi l'occasion
de jeter un coup d'œil rapide sur cette œuvre hors
de chez nous, aux différentes phases de son déve-
loppement.
Au midi de la France, en Dauphiné, dans une
contrée alpestre dont les vallons sont arrosés par
les petites rivières qui, de leurs eaux écumeuses,
grossissent la Durance, affluent du Rhône, dans le
district dont les collines sont dominées par le Mont
de l'Aiguille et le Col de Glaize, se trouvait, il y a
plus de trois siècles et demi, et se trouve encore, un
hameau entouré de gazons fleuris et caché a demi
par les arbres qui l'entourent. 11 s'appelle encore
à cette heure : les Farelles 1 . La se distinguait au-
dessus des chaumières du hameau une maison de
1 Je tiens ce nom de M. Eward, ecclésiastique neu-
châtelois , ancien pasteur à Saint-Laurent-du-Cros , à
une lieue de ce hameau. Il ajoute qu'à vingt minutes
plus au nord se trouve un second hameau appelé :
les Fareaux.
48
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
plus grande apparence, le château d'un noble de
campagne, une gentilhommière, comme l'on disait,
où vivait une famille qui faisait partie des serviteurs
les plus dévoués de la papauté. Ce fut dans cette
maison, dont l'emplacement et les ruines sont en-
core reconnaissants aujourd'hui , que naquit , en
1489, Guillaume Farel , le Réformateur de notre
pays
Il fut élevé dans les pratiques de la dévotion ro-
maine la plus scrupuleuse. A l'âge de sept ou huit
ans, son père et sa mère le conduisirent en pèle-
rinage sur une montagne qui dominait la Durance,
et où se trouvait un endroit nomme la Sainte-Croix .
« La croix qui est en ce lieu, disait-on, est du pro-
« pre bois en lequel Jésus-Christ a été crucifié, et
« le cuivre de la croix est du bassin dans lequel il
« lava les pieds de ses Apôtres.» Les crédules parents
et l'enfant contemplèrent avec dévotion ces objets
sacrés -, ils ouvrirent de plus grands yeux encore
quand le prêtre, leur faisant remarquer un petit cru-
cifix suspendu â la croix, leur dit : «Voyez ce petit
a crucifix : Quand les diables font les grêles et les
« foudres, il se meut tellement qu'il semble se dé-
« tacher de la croix comme voulant courir contre le
« diable, et il jette des étincelles de feu contre le
1 Merle, t. 111, p. 464 et 465. M. Eward me dit qu'une
branche collatérale de la famille de notre Guillaume
Farel existe encore dans le hameau des Farelles.
LE RÉFORMATEUR.
49
i mauvais temps. Si cela ne se faisait, il ne reste-
« rait rien sur la terre 1 . »
D'un naturel ardent, d'une imagination vive, d'un
cœur naïf et plein de droiture , le jeune enfant se
jeta de toute son âme dans cette dévotion supers-
titieuse. Plus tard, quand la lumière de la Parole
de Dieu l'eut tiré de ces ténèbres, il ne se rappe-
lait pas sans amertume le temps ainsi employé.
« L'horreur me prend, » écrit-il dans son livre in-
titulé : Du vrai usage de la Croix, «vu les heures,
« les prières et les services divins que j'ai faits et
« fait faire à de semblables objets. »
Mais lors même qu'une si malsaine nourriture
était offerte a cette âme avide, une vraie piété ne
s'en développait pas moins chez le jeune Farel. Les
grandeurs de la création qui l'entouraient, les cimes
couvertes de neiges éternelles qui dominaient son
hameau, les rochers qu'il escaladait avec un in-
domptable courage élevaient son âme au-dessus de
ses étroites superstitions vers ce Dieu qui n'ha-
bite pas dans des maisons faites de mains et qui n'a
pas besoin d'être servi par les hommes, lui qui donne
la vie et la respiration à toutes choses, et en qui nous
avons la vie, le mouvement et Vêtre.
Une ardente soif de vie et de lumière se dévelop-
pait ainsi dans ce jeune cœur. Farel, pressé par ces
besoins d'une nature plus relevée , demanda a son
1 Merle, t. III, p 466 et 467.
4
50
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
père la permission d'étudier. Celui-ci aurait pré-
féré pour Guillaume la carrière des armes, qui,
dans ce temps, était ordinairement celle des jeunes
nobles-, mais il ne s'opposa pas au désir de son
fils. Farel , après avoir travaillé pendant plusieurs
années en Dauphiné et étudié la langue latine sous
des maîtres fort ineptes, comme il le dit lui-même,
partit pour la capitale, Paris, dont l'université rem-
plissait alors le monde chrétien de son éclat1.
C'était l'an 1510, ou peu après. Farel avait 21 a
22 ans. Ni les plaisirs de la capitale, ni même l'en-
traînement de l'étude, ne le détournèrent un ins-
tant de la voie d'ardente dévotion dans laquelle il
s'était jeté. Dans ses pieux pèlerinages, Farel se
trouvait souvent auprès d'un homme âgé d'une
soixantaine d'années, et remarquable par sa dévo-
tion. C'était ce Le.èvre dont je vous parlais tout à
l'heure ^ il était né en 1455, à Etaples en Picardie,
dans une condition fort pauvre 5 mais par son génie
et sa science il s'était élevé au premier rang parmi
les professeurs de l'université de Paris. Sa dévo-
tion surpassait encore, si possible, sa science. Il
demeurait longuement prosterné devant les images,
disant dévotement ses heures, « tellement, » dit Fa-
rel, «que jamais je n'avais vu chanteur de messe
« qui avec plus grande révérence la chantât. »
1 Merle, t. III, p. 469-471.
LE RÉFORMATEUR .
Un tel professeur était fait pour un tel disciple.
Ils se connurent, s'aimèrent, et rien ne sépara dès
lors ces deux cœurs. On les voyait ensemble orner
de fleurs une statue de la Vierge et s'en aller tous
deux: loin du bruit de Paris pour murmurer de fer-
ventes prières dans quelque chapelle.
Néanmoins. Pâme du jeune homme n'était pas
en paix. 11 avait beau s'abreuver auprès de Lefèvre
aux sources de la science, se nourrir journellement
avec lui des œuvres de la dévotion la plus fervente.
Son àme n'était ni désaltérée ni rassasiée. Lefèvre.
de son côté, travaillait à un grand ouvrage. Il vou-
lait écrire la Vie des Saints selon Tordre où il les
trouvait rangés dans le calendrier. Déjà une soixan-
taine de vies, deux mois entiers de ce calendrier
dévot, étaient imprimés1. Mais comment faire ce
travail sans être conduit a lire la Bible? Plusieurs
des saints du calendrier romain n'appartiennent-ils
pas a l'histoire biblique0 La Bible était déjà alors
beaucoup plus répandue que dans les siècles pré-
cédents. L'imprimerie était découverte; le psautier
avait été imprimé en 1457. C'est le premier livre
qui ait été propagé par cet art. Puis on avait im-
primé la bible latine-, la première édition date de
1 Quand l'imprimeur Faust (ou Fust) vint la
répandre a Paris, qu'il vendit l'exemplaire a 60 écus
seulement, et que l'on remarqua que les exem-
Merle. t III. p. 480.
è
m
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
plaires ne s'épuisaient pas et qu'ils étaient tous
semblables les uns aux autres, comme des frères
jumeaux, tout Paris s'émut ^ on crut a la sorcelle-
rie ; on prétendit que le titre en couleur rouge était
du propre sang du vendeur, et que celui-ci avait fait
un accord avec le diable. Faust n'échappa au bû-
cher qu'en dévoilant son secret devant le parlement
de Paris 1 .
A l'époque de la vie de Lefèvre où nous nous
trouvons, la Bible était donc assez facilement acces-
sible à tout homme qui savait le latin. Lefèvre
étudia ce livre. A cette heure commença pour la
France la Réformation.
Toutes les fables dont il s'était nourri jusqu'alors
et dont il avait rempli l'esprit de ses jeunes disci-
ples ne lui parurent (ce sont les expressions de
Farel)que « comme du soufre propre à allumer le
feu de l'idolâtrie. » Revenu des fables du bréviaire,
il étudia avec ardeur les épîtres de saint Paul,
sur lesquelles il publia un commentaire dès l'an
1512. « Ce n'est pas l'homme qui se justifie par
« ses œuvres ^ c'est Dieu qui le justifie par sa
« grâce -, il ne faut pour cela que la foi de la part de
« l'homme. La justice qui vient de l'homme est
u terrestre et passagère, mais celle qui vient de
« Dieu est célesle et éternelle.)) Ainsi parlait Lefè-
vre à ses auditeurs étonnés. Avec la parole divine,
J Barth, Histoire ecclésiastique, p. 176.
LE RÉFORMATEUR.
53
l'œuvre divine reprenait sa place dans la conscience
de l'Eglise, D'autre part, la parole et l'œuvre hu-
maines s'éclipsaient aussi a la fois. Jamais les salles
de l'université n'avaient retenti de pareilles paroles.
Ce qui est aujourd'hui pain quotidien pour nos
plus jeunes enfants , était alors une découverte
inouïe. C'était un trésor longtemps enfoui, qu'une
main heureuse venait de retrouver. La rumeur était
immense sur les bancs et dans les chaires de l'uni -
versité de Paris1.
Farel écoutait cet enseignement avec étonne-
ment. La parole de Lefèvre, appuyée sur l'Ecri-
ture qu'il lisait maintenant lui-même, le convain-
quait. Il était forcé de reconnaître avec lui « que
« sur terre tout était autrement en vie et doctrine
« que ne porte la sainte Ecriture , et il en était
« fort esbahi2. »
Mais, d'autre part, les préjugés dont l'avait imbu
son éducation , tenaient bon. « Pour vrai , » a-t-il
écrit plus tard, «la papauté n'était et n'est pas tant
« papale que mon cœur l'a été. Il a fallu que petit
« a petit la papauté soit tombée de mon cœur; car
« par le premier ébranlement elle n'est venue bas5. »
Enfin les écailles tombèrent. La Bible vainquit.
Jésus, Jésus lui-même , apparut à son âme dans
toute sa beauté et comme le seul être adorable.
1 Merle, t. HI, p. 481. — 2 Savous, Ecriv. de la Réf.,
p. 6. — 3Merle, t. Iil, p. 488. Gogue), Vie de Farel, p. 2.
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
« Alors, dit-il, la papauté fut entièrement renver-
« sée; je commençai a la détester comme diaboli-
« que, et la Parole eut le premier lieu en mon cœur.)?
La parole, l'œuvre et la personne du Seigneur
furent glorifiées du même coup dans ce cœur si
longtemps retenu au service de la parole, de l'œu-
vre et de la personne humaines. Toute sa vie fut
transformée par cette glorieuse illumination : «Tout
« se présente a moi sous une face nouvelle -, l'Ecri-
« ture est éclairée -, les prophètes sont ouverts -, les
« Apôtres jettent une grande lumière dans mon
«âme. Une voix jusqu'ici inconnue, la voix de
« Christ, mon berger, mon maître , mon docteur,
« me parle avec puissance. Au lieu du cœur meur-
« trier d'un loup enragé, je m'en vais tranquille,
« comme un agneau, ayant le cœur entièrement
« retiré du pape, et adonné à Jésus-Christ * . »
Oh! comme il soupire alors sur les erreurs de sa
vie passée! « Que j'ai horreur de moi et de mes
« fautes quand j'y pense ! 0 Seigneur ! si je t'eusse
« prié et honoré comme j'ai mis tant plus mon cœur
« a la messe et à servir ce morceau enchanté , lui
« donnant tout honneur ! »
Ainsi saint Augustin, arrivé a la connaissance de
Jésus, s'écriait autrefois avec larmes : « Je t'ai
« connue trop tard , je t'ai aimée trop tard, Beauté
« suprême ! 2 »
Merle, t. III, p. 189. — ■ Ibid., p. 489,
LE RÉFORMATEUR.
55
Trop tard ! Oui, en un sens; car il est toujours
trop tard pour aimer et servir Jésus-Christ; mais
non dans un autre sens : car Farel , comme saint
Augustin, put encore consacrer de longues années
au seul Maître digne d'être aimé et servi.
La lumière allumée par Lefèvre se répandait dans
Paris. Le clergé, l'université s'émurent. Lefèvre fut
accusé d'hérésie pour un écart insignifiant de la tra-
dition reçue. Il avait prétendu que trois femmes bi-
bliques, identifiées par la tradition, Marie, sœur de
Lazare, Marie-Madeleine, et la pécheresse qui oignit
les pieds de Jésus, n'étaient pas la même personne !
Fatigué des tracasseries de ses collègues de la Sor-
honne, il quitta Paris et accepta l'asile que lui of-
frait un ami puissant, Briçonnet, évêque de Meaux,
qui ne visait à rien moins qu'a réformer son dio-
cèse, sans rompre toutefois avec l'Eglise, et qui
voulait pour cela profiter des lumières de Lefèvre.
Bientôt Lefèvre fut suivi de Farel et de quelques
autres de ses disciples qui ne pouvaient plus lutter
a Paris contre les persécutions dont l'Evangile
commençait a être l'objet. C'était en 1521. Farel
avait une trentaine d'années. Sous Tinfluence de
ces hommes réunis autour de Briçonnet , et dont
la devise était : « La Parole de Dieu suffit)) , un
mouvement puissant se déclara dans le diocèse de
Meaux. L'Evangile retentissait dans les chaires et
dans les assemblées particulières-, il était reçu avi-
dement par les artisans, les cardeurs de laine, les
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
peigneurs et les foulons dont cette ville était peu-
plée. Cet évêché semblait destiné à devenir le foyer
d'un incendie qui allait se propager dans la France
entière.
Le clergé et l'université de Paris le comprirent.
Deux ans n'étaient pas écoulés, que Briçonnet,
accusé par les moines et les curés de son propre
diocèse, dont il avait travaillé a réprimer les vices,
fut cité à comparaître comme hérétique, et ne se
sauva qu'en sacrifiant ses amis. Lefèvre fut le seul
qui, en raison de la considération générale dont
il jouissait, et par la protection du roi François Ier,
put rester a Meaux. Quant aux autres, Farel, Rous-
sel, etc., Briçonnet leur retira lui-même la permis-
sion de prêcher, et ils furent obligés de chercher
du travail ailleurs. C'était en 1523. Cette pre-
mière faiblesse entraîna bientôt Briçonnet a une
seconde, plus grave encore. Le mouvement réfor-
mateur continuait a Meaux sans lui, malgré lui.
Briçonnet fut accusé a Paris, plus violemment en-
core que la première fois. Ne trouvant plus a la
cour l'appui dont il avait joui précédemment, il vit
les flammes du bûcher prêtes à s'allumer pour lui.
Son cœur faiblit. Il renia de nouveau sa foi. Dans
une formule qui n'a pas été connue, il rétracta
comme hérésie la vérité qui lui avait donné la paix.
Lefèvre, le dernier de ses amis qui fût encore avec
lui, fut aussi obligé de s'enfuir -, il se réfugia a Stras-
bourg, où nous le retrouverons. C'était a la fin de
LE RÉFORMATEUR .
57
1525. « Quand même moi, votre évêque, » avait dit
Briçoiinet a ses ouailles dans son beau temps , et
comme dans le pressentiment de sa future apostasie,
« je changerais de discours et de doctrine, vous.
« gardez-vous alors de changer comme moi . » —
Ce fut le moment pour les chrétiens de Meaux de
se rappeler cet avis anticipé. Nous verrons plus tard
avec quelle fidélité ils le mirent en pratique.
Chassé de Meaux, Farel, semblable au chasseur
qui s'enhardit à attaquer le lion dans son antre, re-
tourna d'abord à Paris el s'y éleva énergiquement
contre les erreurs de Rome. Bientôt, se voyant tra-
qué de toutes parts, il s'enfuit et s'en alla porter l'E-
vangile à sa famille, en Dauphiné. Là, ses trois frè-
res sont les premiers trophées de son zèle. La ville
de Gap et ses environs retentissent de l'Evangile.
Farel est cité devant les tribunaux, maltraité, chassé
de la ville. Le voila parcourant les campagnes et les
hameaux sur les bords de l'Isère et de la Durance,
prêchant dans les maisons dispersées, dans les pâtu-
rages, n'ayant d'abri que celui qu'il trouve dans les
bois et sur le bord des torrents. Mais «Dieu est mon
«père,)) dit-il. Le bruitdes bûchers qui déjà s'allu-
ment à Meaux et à Paris pour les partisans de l'E-
vangile ne l'effraie pas -, il convertit plusieurs hom-
mes distingués qui plus tard rendirent de grands
services à la Réforme. Puis, devenu l'objet de la
haine et des investigations du pouvoir, et soupirant
après une activité plus libre d'entraves, il prend le
o8 DEUXIÈME CONFÉRENCE.
parti de quitter une patrie qui n'a plus que des
échafauds a offrir aux prédicateurs de l'Evangile.
Suivant des routes détournées et se cachant dans
les bois, il échappe, quoique avec peine, a la pour-
suite de ses ennemis, et arrive, au- commencement
de 1524-, dans cette Suisse où il devait dépenser sa
vie au service de Christ* .
C'est a Baie qu'il paraît d'abord. La Réformation
s'y préparait par les travaux d'QEcolompade, docteur
aussi attrayant par sa douceur que Farel était en-
traînant par son impétuosité. OEcolompade reçoit
Farel en vieil ami, lui donne chez lui une modeste
chambre, une table frugale, et l'introduit auprès
des amis du Seigneur et de l'Evangile2. C'était le
temps où se renouvelait l'application de ces belles
paroles : Ils ri étaient qu'un cœur et qu'une urne ;
toutes choses étaient communes entre eux. Spiri-
tuellement aussi tout était commun entre ces hom-
mes de Dieu. Farel fortifiait le doux OEcolampade -,
celui-ci modérait le zèle souvent trop impétueux de
son ami. Ils s'engageaient mutuellement a s'étudier
a l'humilité et a la douceur dans leurs conversa-
tions particulières. Ils firent même un pacte dans ce
noble but. Puis tous deux soutinrent ensemble pu-
bliquement des thèses rédigées par Farel, dont la
première était un hommage a la Parole de Dieu,
comme règle unique et infaillible de la foi et de la
1 Merle, t. III. p 567 et suiv. — \ Ibid. p. 579.
LE RÉFORMATEUR.
vie chrétiennes-, la dernière, un hommage à la per-
sonne de Jésus lui-même : « Jésus-Christ est notre
« étoile polaire et le seul astre que nous devions
a suivre. » On disait a Bâle, après avoir entendu
cette discussion (ou plutôt cette prédication ; car il
n'y eut pas de discussion , aucun des adversaires
n'ayant osé prendre la parole , malgré les somma-
tions réitérées de Farel) -.«Le docteur français estas-
« sez fort pour perdre a lui seul toute la Sorbonne' .»
A cette époque, la Réformation se répandait déjà
avec puissance dans toute l'Allemagne. Le Mont-
béliard, soumis au duc de Wurtemberg, qui était
partisan déclaré de la rénovation religieuse , récla-
mait un homme pour travailler a cette œuvre. Ac-
cablé par des malheurs terribles, le jeune duc s'é-
tait réfugié dans ce comté, la seule de ses posses-
sions qui lui restât2.
Œcolampade engage Farel a s'y rendre. Il le con-
sacre à ce ministère nouveau par l'invocation du
nom de Dieu, et lui donne au départ ce conseil de
père : « Autant tu es enclin a la violence , autant
« tu dois t'exercer a la douceur et briser, par la
« modestie de la colombe, le cœur élevé du lion.
« Les hommes veulent être conduits, non traînés3.))
Farel sut pendant quelque temps se conformer
a cet avertissement affectueux. Voici le grand moyen
1 Merle, t. III, p. 584 et suiv. — 2 Ibid. p. 589 —
3 Sayous, Ecriv, de la Réf., p. 16,
60 DEUXIÈME CONFÉRENCE.
d'évangélisation qu'il employa. Le Nouveau-Testa-
ment avait été traduit a Meaux , en français , par
Lefèvre, pendant qu'il était chez Briçonnet, et avait
été publié, les évangiles, le 15 octobre 1522, et
les autres livres , quelques semaines plus tard 5 le
tout avait paru en un volume en 1524, a Meaux, chez
Collin. Farel se mit a répandre le Nouveau-Testa-
ment dans le Montbéliard, avec d'autres livres reli-
gieux, tels que la traduction de l'explication de l'O-
raison dominicale par Luther : « 4 deniers de Bâle
« l'exemplaire,» écrivait l'imprimeur Yaugris , de
Bâle, a Farel, en lui envoyant les caisses qui ren-
fermaient ces livres si nouveaux pour ce temps, « ou
«en gros, les 200 exemplaires, a 2 florins.» On le
voit, c'était déjà une société biblique et de livres re-
ligieux. Les presses de Vaugris, a Bâle, étaient con-
stamment occupées â l'impression de ces livres fran-
çais. On les faisait parvenir a Farel, qui, du Mont-
béliard, les introduisait en France avec une inces-
sante activité1.
La mission de Farel dans le Montbéliard pros-
pérait donc, pour la France du moins. Mais les
moines s'irritaient-, le peuple hésitait, quand, par
un excès de zèle, Farel lui-même compromit tout.
Vers la fin de février, jour de la fête de Saint-
Antoine, Farel marchait le long de la petite rivière
qui traverse la ville , au pied du rocher élevé sur
1 Merle, t. III, p. 606 et suiv.
LE RÉFORMATEUR.
lequel est bâtie la citadelle , quand sur le pont il
rencontre une procession qui chantait ^ deux prêtres
en tête portaient l'image du saint. Son cœur bouil-
lonne. Il ne se possède plus. Le cœur élevé du lion
l'emporte en ce moment sur la modestie de la co-
lombe. Il saisit des mains des prêtres la châsse qui
renfermait le saint et la jette du pont dans la ri-
vière, en criant au peuple : « Pauvres idolâtres, ne
« laisserez-vous jamais votre idolâtrie ?» Il allait
périr victime de sa hardiesse et suivre dans le tor-
rent le saint qu'il avait osé y précipiter, quand le
bruit se répand dans la foule qu'un gouffre vient de
s'ouvrir dans la rivière et d'engloutir l'image sa-
crée. Une terreur panique dispersa la procession,
et Farel put mettre ses jours en sûreté1.
Peu après, en août lo2o, Farel dut quitter le
Montbéliard, où, malgré la protection du duc, il ne
pouvait plus prêcher qu'en secret, tant était grande
lanimosité des populations attachées au catholi-
cisme. Mais la semence qu'il y avait répandue ne
quitta point avec lui ce pays.
Farel se rendit â Strasbourg , où la Réformation
était déjà fondée par les travaux de plusieurs hom-
mes célèbres. Bucer. Capiton et d'autres, et où elle
se répandait avec une grande force. Cette ville
était libre et n'appartenait pas encore à la France.
A peine y était-il arrivé, qu'il y goûta l'une des plus
; (ioguel. Vie de FareL p. 12.
02 DEUXIÈME CONFÉRENCE.
grandes douceurs qui pût lui être réservée, celle de
voir arriver son vieil ami Lefèvre, dont la persécu-
tion l'avait séparé depuis trois ans, et qui venait de
quitter Meaux après la chute de Briçonnet. Avec
quelle joie le jeune missionnaire, serra la main de
son vieil ami I Ils demeuraient tous deux , avec
d'autres exilés français, dans la maison de Capiton,
pasteur de l'église de Strasbourg. Car a cette épo-
que les maisons de Capiton , d'QEcolampade. de
Zwingle, de Luther, étaient comme des hôtel-
leries, ouvertes a tous les défenseurs de la vé-
rité. Ils communiaient avec tous les frères a la
Cène du Seigneur administrée conformément à
l'institution de Jésus -Christ. Ils recevaient les
marques les plus touchantes de respect et d'a-
mour au sein de cette église nouvellement formée.
Toute la ville, jusqu'aux enfants, saluaient avec
vénération le vieux docteur français, le vétéran de
la Réforme, lorsque, appuyé sur le bras de son jeune
ami, il se rendait aux enseignements des illustres
docteurs strasbourgeois. Farel rappelait alors a son
maître ce que celui-ci lui avait dit autrefois a Paris :
« Guillaume, Dieu renouvellera le monde et tu le
« verras.)) Et le pieux vieillard, les yeux mouillés
de larmes de joie , répondait : « Oui , Dieu renou-
« velle le monde! 0 mon fils, continue à prêcher
« avec courage le saint Evangile de Jésus-Christ1 . )>
1 Merle, t. III, p. 638 et suiv.
LE RÉFORMATEUR.
63
Cependant Farel ne pouvait rester oisif. On pré-
tend que pendant son séjour a Strasbourg, il jeta
dans cette ville les fondements de l'Église française
réformée qui y subsiste encore a cette heure'.
Mais ce travail sans difficulté, sans danger, n'é-
tait pas ce qui convenait a un ouvrier de la trempe
de Farel. Son œil d'aigle cherchait quelque proie
plus difficile a ravir.
La France lui était fermée. L'Allemagne n'avait
pas besoin de lui La Réformation dirigée par Luther,
Mélanchton et tantd'autres, y faisait glorieusement
son chemin. D'ailleurs la connaissance de la langue
lui manquait. La Suisse devait se présenter d'elle-
même à sa pensée. Zurich venait d'abolir la messe.
Berne était sur le point de suivre cet exemple. Baie
se débattait encore entre ses bourgeois qui deman-
daient a grands cris la Réforme, et le clergé, appuyé
par ,1'université, qui résistait à tout. Mais la diffé-
rence de la langue était pottr Farel un obstacle à
une mission dans ces contrées. Lucerne et les pe-
tits cantons s'étaient déjà déclarés ennemis irré-
conciliables de la Réforme. Une tentative sur ce
point était donc plus- impossible encore. Restait la
Suisse française ou romande, comprenant les pays
de Neuehâtel, Vaud et Genève, et de plus, le Jura
bernois, une partie de Fribourg et le Bas-Valais.
Dans cette partie de la Suisse on parle la même
1 Cartulaire neuchâtelois manuscrit.
64
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
langue qu'en France. Cette contrée, en effet, ne
fut pas envahie autrefois, comme la Suisse orien-
tale, par le peuple grossier et cruel des Allemans \
elle tomba sous le joug des tribus plus douces et
civilisées des Bourguignons qui, loin d'imposer leur
langue germaine aux peuples conquis adoptèrent
plutôt celle des vaincus. Au temps de la Réforma-
tion , la Suisse française était l'une des plus so-
lides forteresses du papisme en Europe. Quatre
évêques, celui de Baie, celui de Lausanne, au dio-
cèse duquel appartenait notre pays, celui de Ge-
nève et celui de Sion, maintenaient a main-forte
cette petite contrée sous le joug papal. Au Yal-de-
Ta vannes, à Neuchâtel, à Lausanne, à Genève, des
chapitres de chanoines, formés des hommes les plus
instruits et occupant, chez nous du moins, de
hautes places dans l'Etat, appuyaient l'évêque. Le
bon Guillaume remplissait le cœur du peuple neu-
châtelois de ses miracles passés et présents et était
plus Dieu à Neuchâtel que Dieu lui-même.
Tel était chez nous l'état des choses, quand un au-
tre Guillaume, inconnu jusqu'alors à Neuchâtel, vint
faire oublier l'ancien et renverser dans notre pays l'é-
difice papal1. Guillaume Farel quitta Strasbourg en
1526. Il était a pied, accompagné d'un seul ami
dont le nom nous est inconnu. Le premier soir de
leur voyage, ils s'égarent. Des torrents d'eau tombent
J Chroniqueur, p. 78 et 79.
LE RÉFORMATEUR.
65
du ciel. La nuit survient. Désespérant de trouver
leur chemin, ils s'assirent au milieu de la route.
« Ah ! dit Farel dans une lettre a ses amis de Stras -
« bourg, Dieu en me montrant ainsi mon impuis-
« sauce dans les petites choses, a voulu m'apprendre
« mon incapacité dans les plus grandes sans Jésus-
« Christ. » — Mais bientôt, fortifiés par la prière,
les deux amis se relèvent, s'engagent dans un ma-
rais, nagent a travers les eaux, traversent des vignes,
des champs, des forêts, et n'arrivent a leur but que
mouillés jusqu'aux os et couverts de boue. Cette
nuit, qu'il n'oublia jamais, servit a briser sa forée
propre, mais en même temps à lui communiquer une
nouvelle vertu d'en haut1.
Ce fut, à ce qu'il paraît, a cette époque qu'il fit
sa première apparition a Neuchâtel. Habillé en
prêtre, il essaya d'y prêcher. Mais reconnu au mo-
ment où il allait monter en chaire, il fut expulsé de
la ville. Ainsi raconte Ruchat2.
Farel se rend a Berne pour s'entendre avec le
pasteur Haller, qui était dans cette ville le principal
promoteur de la Réformation. Celui-ci lui conseille
d'aller s'établira Aigle-, ce bailliage, ainsi que tout
le canton de Yaud, était alors soumis aux Bernois.
L'usage de la langue française et la domination de
Berne semblaient en effet désigner cette contrée,
plutôt que toute autre dans la Suisse romande.
1 Merle, t. IV. p. 397. — 2 L. III. p. 391.
5
66 DEUXIÈME CONFÉRENCE.
à l'activité de Fard. C'était comme le côté faible
de la forteresse. Ce fut par là que Farel com-
mença l'attaque. Sous le nom de Maître Ursin.
(nom qui rappelait sans doute a mot couvert le
patronage de messeigneurs de Berne) et sous l'ap-
parence d'un maître d'école, il s'établit à Aigle
dans l'hiver de 1526-27. Le jour il enseigne à lire
aux enfants pauvres ; le soir, quittant ses abécé-
daires, il se plonge dans les Ecritures grecques et
hébraïques, et médite les écrits de Luther et de
Zwingle. Mais bientôt ce ne sont plus seulement
les enfants, ce sont les pères de famille qui se réu-
nissent pour entendre les leçons de maître Ursin.
Il leur explique l'Ecriture; à cette lumière c'en est
bientôt fait dans ces cœurs du purgatoire et de l'in-
vocation des saints. Un troupeau évangélique se
forme autour du maître d'école. Le Conseil de Berne,
apprenant ces succès, lui fait parvenir en mars 1527
des lettres-patentes par lesquelles il le nomme pas-
teur à Aigle, chargé d'expliquer les Ecritures au
peuple de la contrée.
Et voici qu'un jour le maître d'école, quittant sa
classe : «Je suis Guillaume Farel,» dit-il. Puis il
monte en chaire et prêche ouvertement Jésus-Christ
au peuple stupéfait. Au premier moment, les prê-
tres et les magistrats du lieu restent interdits. Puis
ils se ravisent, et, entraînant dans leur parti le
bailli, Jacques de Rovéréa, ils défendent à Farel de
continuer ses prédications. Les Conseils de Berne.
LE RÉFORMATEUR.
67
apprenant cette résistance, font afficher aux portes
de toutes les églises du bailliage une ordonnance en
faveur de Farel. C'est le signal d'une révolte. « A
bas Farel 1 A bas messieurs de Berne ! » s'écrie-t-on
dans toute la contrée. Un moment Farel et ses ad-
hérents sont en péril. Enfin le Réformateur doit
quitter la place et abandonner pour un temps cette
contrée, non sans avoir reconnu que l'appui du
pouvoir civil, en affaire religieuse, est souvent, pour
celui qui s'y confie, une faiblesse plutôt qu'une
force 1 .
Peut-être était-ce sous le poids de cette expé-
rience douloureuse que, le 10 mai lo27, Farel écri-
vait dans une lettre encore aujourd'hui conservée
au milieu de nous : « Une charité fervente, voila le
« bélier puissant avec lequel nous pouvons abattre
« les orgueilleuses murailles de la papauté2.»
Après une tentative infructueuse à Lausanne.
Farel ne tarda pas a revenir a Aigle. Une lutte pu-
blique qu'il soutint la avec un moine mendiant qui
l'avait injurié, lutte qui est racontée en détail dans
les chroniques du temps et qui tourna a la honte
du défenseur de la papauté, fit faire un grand pas à
la cause de la Réforme3.
Enfin, selon l'usage du temps, on procéda à une
1 Ruchat. L. III, p. 489. Merle, t. IV, p. 399 — 2 Merle,
t. IV, p. 411. — 3 Ibid.,%. IV, p. 404. — Chroniqueur,
p. 75-77.
68
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
votation générale dans tout le bailliage sur la ques-
tion religieuse. Des quatre districts, trois, ceux
d'Aigle, de Bex et d'Ollon, se déclarèrent pour l'abo-
lition de la messe. Aux Ormonts, la majorité fut
pour le maintien du catholicisme1.
Malgré la votation qui assignait le district d'Ol-
lon a la Réforme , Farel courut un grand danger
dans les montagnes de cette contrée. Les paysans
ne voulaient pas permettre qu'il vînt consommer
chez eux l'œuvre commencée. D'un autre côté, ils
craignaient de s'attirer l'animadversion des Bernois,
s'ils maltraitaient le Réformateur. Ils lâchèrent
donc sur lui leurs femmes armées de battoirs de
blanchisseuses. Farel n'échappa qu'avec peine a
leur furie et a leurs coups. Son compagnon, Claude
de Gloutinis, ayant essayé de prêcher dans le tem-
ple des Ormonts , on sonna tout a coup les cloches
a pleine volée. C'était là un genre d'éloquence
contre lequel les réformateurs se trouvaient sans
armes2. La réformation totale de la contrée ne fut
accomplie qu'un peu plus tard.
Farel n'attendit pas ce résultat pour tenter l'as-
saut sur un nouveau point. L'étendard de l'Evan-
gile flottait à Aigle. Il vint le planter à Morat.
Les districts d'Orbe, Grandson et Morat étaient
alors propriété commune de Berne et de Fribourg.
Lorsque le bailli était Fribourgeois, Berne envoyait
1 Chroniqueur, p. 65. — 2 Merle, t. IV. p. 409.
LE RÉFORMATEUR.
69
les ordres; lorsque le bailli était Bernois, les ordres
partaient de Fribourg. Sous la protection bernoise
Farel prêche a Morat, et les partisans de la Réforme
ne tardent pas à y paraître assez nombreux* pour
que l'on puisse procéder à une votation C'était
trop tôt. La majorité fut pour le maintien de la
messe. Farel abandonna pour un temps ce champ
de travail et retourna à Lausanne. Nouvel essai de
prédication . mais aussi infructueux que les précé-
dents. Les bons Lausannois aiment le plaisir. Sans
doute ils s'indignent des orgies de leurs prêtres :
mais quand ils rencontrent la figure austère du Ré-
formateur, ils s'effrayent bien davantage-, et, tout
compté, ils préfèrent encore la face réjouie de
leurs chanoines 1 .
De Lausanne, Farel se rendit à Berne pour y as-
sister a la discussion solennelle qui décida de l'in-
troduction de la Réformation dans ce canton. Elle
dura du 7 au 2o janvier 1528. 350 ecclésiastiques
suisses et étrangers y assistaient 5 une foule de laï-
ques de tous rangs y étaient accourus : A présidents
maintenaient l'ordre dans la discussion •« 4 secré-
taires tenaient le protocole2. Toutes les questions
en litige entre le papisme et la Réforme furent dis-
cutées à fond et avec une entière liberté pendant
ces dix-huit jours. La science biblique et l'élo-
1 Merle, t. IV, p. 475.— i Andrié. Jubilé de la Réf.,
p. 290.
70
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
quence puissante de Zwingle , venu de Zurich ,
de Haller de Berne, et des autres théologiens pro-
testants, au nombre desquels se trouvait Farel .
firent pencher la balance du côté de la Réforme.
L'Evangile l'emporta dans le canton de Berne sur
les traditions humaines.
Après ce grand et solennel triomphe de la cause
évangélique, Farel revint a Morat. Cette fois la vé-
rité y fit de rapides progrès. De Payerne , d'Aven-
ches et des contrées circonvoisines on accourait
pour l'entendre. Aux jours de fête on disait gaie-
ment dans les campagnes : « Allons à Morat en-
tendre les prêcheurs. » Chemin faisant, la bande
folâtre s'exhortait à ne pas se laisser prendre au
moins dans les filets de l'hérésie. Le soir, en re-
tournant dans ses demeures, elle ne plaisantait
plus : on revenait sérieux. Une grande question,
celle du salut, préoccupait les esprits. On discutait
avec vivacité sur ce que l'on avait entendu, et par-
mi ces troupes, le matin si rieuses, se comptaient
maintenant en grand nombre les candidats de la
foi. Farel vit que le feu était allumé et qu'il pétil-
lait déjà dans les gerbes. Cela lui suffit pour le
moment. Il partit. Une nouvelle conquête occupait
déjà les pensées de cet homme infatigable. Par delà
la sommité du Vully, son œil avait contemplé les
cimes bleuâtres de notre Jura, et son cœur brû-
lait de tenter cette nouvelle conquête. Encore une
fois il court à Aigle pour y travailler à la consom-
LE RÉFORMATEUR.
71
mation de la Réformation. Il revient a Morat, s'en
va prêcher a Bienne et dans les environs; visite
pour la première fois la Neuveville, alors dépen-
dante de 1 evèque de Bàle. prince de Porrentruy1 .
Celui-ci porte plainte a Berne contre Farel, qui ose
venir prêcher dans son diocèse. Farel est obligé de
quitter la >'euveville , et c'est en décembre 1529
qu'il met enfin le pied sur le sol neuchâtelois. Il
n'ignore pas quelle lutte l'attend sur ce nouveau
champ de bataille. Mais que lui importe? «Dieu est
mon Père 1 » Dès longtemps voila sa devise.
On a appelé Farel « le premier et le plus grand
u missionnaire de la réformation française2.» L'es-
quisse rapide que nous venons de tracer des tra-
vaux de cet homme de Dieu jusqu'au jour de son
arrivée au milieu de nous, ne suffit-elle pas déjà pour
justifier ce titre? Sans doute, à voir ses allures
impétueuses, on serait parfois tenté de se deman-
der s'il ne confond pas la fougue avec le zèle, et de
craindre que l'impatience de la chair ne domine
chez lui l'impulsion de l'Esprit.
Un pareil soupçon sur le caractère de Farel et de
son activité n'est possible qu'à la condition d'i-
gnorer le zèle catholique de son enfance et de sa
jeunesse, et les luttes violentes à travers lesquelles
il était parvenu à la possession de la vérité évan-
gélique, et l'illumination bienheureuse qui avait dé-
'RuchaU.III.p. 18 — * Savons, Ecrit, de la fl#;p.3.
72
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
cidé de sa conversion, et le changement radical qui
s'était opéré chez lui à cette époque de sa vie. Lors-
qu'on a, comme nous venons de le faire, suivi Farel
du hameau des Farelles a l'université de Paris , et
de ses études a Paris a son arrivée .a Neuchâtel, on
sent bien que le feu qui l'anime est tout autre chose
qu'un esprit d'opposition charnelle. L'on com-
prend que le mobile de cette puissante et inces-
sante activité est celui-là même qu'exprimaient les
apôtres quand ils se justifiaient devant le sanhédrin
en disant : Nous ne pouvons pas ne pas témoi-
gner des choses que nous avons entendues et vues.
On a dit de Farel « qu'un mot impie l'émou-
« vait plus qu'un coup d'épée1. » Le coup d'épée
ne s'adressait qu'à sa personne ; le mot impie atten-
tait à l'honneur de Dieu . Il s'inquiétait à peine du
premier- mais il foudroyait le second. Entendre le
nom de Jésus blasphémé, ou voir seulement sa
glorieuse figure éclipsée par les images de Marie et
des saints, lui faisait le même effet qu'à un fils
respectueux l'ouïe d'une insulte à la personne de
son père et de sa mère. Gloire à Dieu, à Dieu seul !
Ce fut bien là l'âme de sa dévorante activité.
A ce premier sentiment s'en joignait un second :
Farel , tout en étant avant tout l'homme de Dieu,
était aussi l'homme du pauvre peuple. C'est un trait
qui lui est commun avec le grand Réformateur de
1 Sayous, p. 22.
LE RÉFORMATEUR.
73
l'Allemagne. Luther. Voir le peuple retenu dans la
superstition et dégradé par la religion qui devait
l'éclairer et l'ennoblir, était pour lui un spectacle
non moins intolérable que celui du nom de Dieu
déshonoré.
Sans doute il a pu arriver que. comme a Mont-
béliard par exemple, la fougue de la chair ait fait
irruption parfois dans son activité d'évangéliste.
Farel n'était pas plus saint que l'Apôtre qui s'attira
de la part de Jésus cette réprimande : Pierre, re-
met* ton épée dans le fourreau. Le Maître seul a
été sans tache. En lui seul une douceur accomplie
se trouve unie a la plus indomptable fermeté et au
zèle le plus ardent. Mais heureux le serviteur de
Christ dont on peut dire qu'au milieu de tous ses
défauts, la devise de sa vie fut néanmoins : Le
zèle de ta. maison m'a décoré. Tel fut Farel ! Dieu
veuille faire reposer toujours le manteau de cet Elie
sur les épaules de quelqu'un de ses successeurs au
milieu de nous !
La prudence de Lefèvre ne fera jamais défaut a
l'Eglise neuchâteloise-. mais le zèle de Farel.... 0
III
TROISIÈME CONFÉRENCE.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE,
La folie de Dieu e<t plus sage que les hommes ; et la faiblesse de Dieu est
plus forte que les hommes. Considérez, frères, votre vocation. Il n'y a pas
parmi vous beaucoup de sages selon la chair, ni beaucoup de puissants, ni beau-
coup de nobles ; mais Dieu a choisi les choses folles du monde pour confondre
les sages, et les choses faibles du monde pour confondre les fortes , et les cho-
ses basses du monde, et même les méprisées, et celles qui ne sont point pour
anéantir celles qui sont, afin qu'aucun homme ne se glorifie devant Lui. Car
c'est par Lui que vous êtes en Jésus-Chri<t, lequel nous a été fait de la part de
Dieu Sagesse, Justice, Sanctification et Rédemption. 1 Cor. I, 25-30.
Adversaires naturels de Farel a Neuchàtel. — Alliés préparés par la
Providence.— Débarquement à Serrieres en 1529. — Prédication
au cimetière. — Entrée a Neuchàtel. — Prédication a la Groix-du-
Marohé. — Effet de ce premier séjour à Neuchàtel. — -Course a Aigle
et Morat. — Réfornuition duVully et du Val-de-Tavannes. — Neu-
vevilie. — Second séjour de Farel à Neuchàtel en 1530. — Procès
avec les chanoines. — Première prédication à l'hôpital. — Discus-
sion refusée par les chanoines. — Les jeurnées des 22 et 23 octo-
bre.— Jugement sur ces événements.
On a dit que la grandeur des hommes illustres
consistait surtout « a avoir beaucoup éprouvé et
« beaucoup compris, et a résumer ainsi plusieurs
78
TROISIÈME CONFÉRENCE.
<( vies en une seule.» L'on a ajouté avec non moins
de sens que « lorsque l'heure sonne dans la vie
« d'un peuple où le cœur de toute la nation vient a
« battre comme celui d'un seul homme et où le
<( sang , plus abondant et circulant avec plus de
« force, s'en va ranimer jusqu'aux parties les plus
« engourdies du corps social , un grand jour a lui
« dans l'histoire de ce peuple1. » A ce compte là
Farel fut un grand homme, car peu de serviteurs
de Dieu ont concentré dans l'espace de leur courte
vie tant d'expériences et d'expériences aussi va-
riées. Et le jour de l'arrivée de Farel sur le sol
neuchâtelois fut un grand jour, car jamais dans
notre histoire on ne vit un homme réussir, comme
celui-ci, à évoquer toutes les forces vives du peuple
neuchâtelois, à les attirer a lui et a les mettre au
service d'un grand et commun but. Et ce but, ce
n'était pas seulement un intérêt terrestre et passa-
ger-, c'était l'objet suprême de l'existence humaine,
le service de Dieu !
L'œuvre de Farel a Neuchâtel devait rencontrer
de puissants ennemis. Tous les pouvoirs de l'Etat
et de l'Eglise a cette époque en étaient les adver-
saires naturels. Nous avions alors pour souverain
une princesse , Française par alliance , Jeanne de
Hochberg, héritière de l'antique maison des comtes
de Neuchâtel, qui avait épousé le duc d'Orléans-
1 Chroniqueur, p. 1.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE .
79
Longueville . C'était Fépoque de ces furieuses guerres
d'Italie, dans lesquelles coula tant de sang helvé-
tique. Les Suisses avaient pris parti contre le roi de
France. Louis XII. Le mari de la comtesse, au
contraire, se trouvait partout en Italie a la tête des
Français1. Les Suisses, pour l'en punir lui et sa
femme, avaient mis la main sur notre pays, et les
douze cantons avaient fait administrer Xeuchàtel
pendant 17 ans (de 1512 a 1529) par des baillis,
qu'ils envoyaient a tour de rôle. Peut-être cette
administration des cantons ne se fut-elle pas mon-
trée hostile à la Réforme. Mais elle venait précisé-
ment de cesser au moment où Farel mit le pied sur
notre sol. En août 1529 le pays fut rendu a sa sou-
veraine. La comtesse Jeanne, femme de cour, vaine,
prodigue, toujours endettée, qui semblait ne se
soucier de son pays que comme d'une ferme dont
elle dépensait les revenus au sein des grandeurs
de Paris , ne vint point s'établir au milieu de son
peuple2 . Elle nomma pour administrer le pays un sei-
gneur bernois, Georges de Rive, sieur de Prangins.
Elle lui adjoignit un conseil privé de neuf personnes .
Les trois premiers sièges dans ce corps, représen-
tant du souverain, étaient occupés par trois cha-
noines, parmi lesquels se trouvait le propre frère
de la comtesse. Olivier de Hochberg. Il était aisé
de prévoir qu'un pouvoir ainsi composé employeraii
; Chroniqueur, p. 73. — * Ibid, p. 72.
80
TROISIÈME CONFÉRENCE.
tout ce que l'autorité suprême d'un pays possède
de force et de ressources pour empêcher la Réforme
que projetait Farel.
Ces mêmes ordres religieux qui, par le moyen des
chanoines, jouaient alors un rôle si prépondérant
dans l'administration politique du pays, semblaient
également maîtres absolus du terrain dans le do-
maine ecclésiastique. Outre le riche et tout puissant
collège des chanoines deNeuchâtel. dont nous avons
déjà parlé, il y avait dans le pays beaucoup d'autres
communautés religieuses influentes et richement do-
tées. A l'orient et au nord de la ville, c'étaient les
moines de l'abbaye de Fontaine-André et ceux de
Fontaine, au Yal-de-Ruz, qui ne formaient qu'une
même corporation. A l'occident, les prieurés de
Corcelles et du Yautravers, et l'abbaye de Bevaix.
Ces institutions, dont la fondation était due assuré-
ment a une intention pieuse, s'étaient changées en
autant de forteresses par le moyen desquelles le
papisme, et a sa suite la superstition et la corruption
des mœurs, dominaient tout le pays.
A tout cela qu'avait a opposer Farel? Une seule
arme : le glaive de la vérité, manié par la main de
la prière. C'est ainsi que saint Paul entrait autrefois
dans les villes de l'empire romain, simple ouvrier,
sans apparence, sans appui. Et bientôt les forte-
resses et les hauteurs tombaient devant sa parole .
et les pensées rendues captives se soumettaient a
la Croix.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 81
Cependant, de même qu'au temps de saint Paul.
Dieu avait préparé les cœurs à accueillir la Bonne-
Nouvelle qu'il voulait leur faire annoncer par son
Apôtre , de même, au temps fixé pour notre Ré-
formation, Dieu avait eu soin de préparer à Farel
des alliés dans notre ville et dans notre pays. Quand
Dieu veut travailler en grand, il ne manque pas
de préparer l'œuvre qu'il va faire; et voila pour-
quoi, au moment donné, les plus faibles moyens
lui suffisent pour opérer.
Un premier allié naturel que Farel devait ren-
contrer dès qu'il mettrait le pied chez nous, c'était
le caractère neuchàtelois lui-même. Le Neuchàtelois
n'a pas l'imagination poétique et le sentiment déli-
cat du Vaudois, sans doute ; mais il a peut-être mieux
que cela. Il a dans le caractère quelque chose de
foncièrement moral, de religieux même. Il n'est pas
méditatif, calculateur a longue portée, et pratique-
ment habile, comme le Bernois-, mais il a l'intel-
ligence plus facile, l'esprit plus prompt a saisir
une idée nouvelle. Ni le bon sens, ni le sens
du bon. ces deux frères jumeaux, ne nous font
défaut. Un homme qui a aimé sa patrie comme
peu d'autres, que la Suisse elle-même s'honore
de compter au nombre des magistrats les plus
illustres quelle ait possédés dans ses Conseils,
dont la noble figure, la pose antique et la tête
blanchie sont encore devant les yeux de nous
tous, a écrit sur le caractère neuchàtelois les li-
6
TROISIÈME CONFÉRENCE.
gnes suivantes, que je ne crois pas superflu de rap-
peler ici :
« Au pied du Jura, il faut que le vigneron en-
« durci au travail et a la chaleur, remue et reporte
« sans cesse la terre qui nourrit les ceps. Dans les
« vallées moyennes, l'active économie du laboureur
«est la condition du bien-être de sa famille ^ et
« dans les hautes vallées où végète , comme dans
« sa terre natale, le bouleau nain de la Laponie, et
« dont la plus élevée semble, par sa température
<( extraordinaire, touchera la zone glaciale, le mon-
te tagnard ne recueille guère sur son héritage que
« la nourriture d'hiver des troupeaux qui broutent
« l'herbe pendant Tété sur les cimes du Jura. Es-
« saie-t-il d'ouvrir et d'ensemencer un vieux pré,
« la gelée d'une nuit froide, au mois d'août, vient
« souvent détruire sa récolte, et ôter à une pauvre
« famille l'espérance de se nourrir d'un grossier
« pain d'orge, fruit de son labeur.
« Cependant le vigneron de race , que le temps
« présent n'a pas amolli, se plaît sur ces collines
a où il a vu, dès son enfance, se lever et se coucher
« le soleil. Suspendant parfois son travail, les mains
« croisées sur sa bêche, et relevant la tête, il porte
« ses regards sur un immense horizon : il se repose
« et ranime son courage en admirant la nature.
« Cette vigne qui l'a courbé, raidi et usé avant le
utemps, il l'aime, et ne peut s'en séparer. Six
« jours de la semaine, il y a fatigué ses bras vigou-
LA RÉFORMATIOjN DANS LA VILLE.
83
« reux, et le dimanche , c'est là qu'il promène ses
u pas-, il s'y réjouit en voyant dans ses fruits crois -
<( sants la bénédiction de Dieu. Vieux et cassé, il
(c s'y rend néanmoins chaque matin. Les soins va-
« riés et intelligents qu'exige incessamment la cul-
« ture de cet arbuste noble entre tous et que le
« poëte romain appelait sacré, sont encore la ré-
« création du vigneron dans son dernier âge. Appuyé
« sur son bâton, le corps presque parallèle au sol,
« il se traîne auprès de ses vieux ceps qu'il a élevés
« et façonnés, et qu'il connaît comme ses enfants ;
« il les couche encore dans la fosse pour leur faire
« commencer une nouvelle vie, et en parlant de
« celle où il va lui-même descendre : «La vigne.
« dit-il, c'est comme le train du monde. Ici c'est
« fini pour moi, mais il y a autre chose lâ-haut. »
« Vivant pendant six mois de l'année au milieu
« des neiges, le montagnard neuchâtelois est devenu
« industrieux par nécessité. Toujours assis et tou-
« jours travaillant, il ne songe qu'a accélérer, divi-
« ser et multiplier le travail. Vif et ingénieux, il
« poursuit toute espèce de perfectionnements et
«d'inventions. Actif et entreprenant, il cherche
« sans cesse des marchés nouveaux et plus loin-
« tains pour les produits délicats et précieux de son
« industrie, ouvrages d'un art admirable, et où sou-
« vent, à son insu, une haute science a dirigé sa
«main. Dans le monde entier ses montres indi-
« quent les heures du jour et de la nuit, et donnent
84
TROISIÈME CONFÉRENCE.
« la mesure du temps. Lui-même aussi va visiter
« les deux Indes, et former des établissements à la
« Cochinchine et a Mexico. Mais quand la fortune
« a couronné ses efforts, il revient vivre et mourir
« dans la vallée du Jura qui l'a vu naître. Dans
« nos froides régions , disent ces hommes gais et
« amis des plaisirs, il ne croît que de l'herbe et
« des sapins. Nous ne les abandonnerons pas tou-
« tefois, parce que la est notre patrie. Mais nous
« y élèverons de superbes demeures , nous y fe-
« rons arriver tout ce que la terre produit de
'(meilleur sous un ciel plus favorisé, toutes les
« recherches et les divertissements des grandes
« villes.
« Malgré cette diversité de physionomies locales,
« plusieurs traits saillants et qui sont communs aux
« Neuchâtelois de toutes les régions du pays, les
« caractérisent comme un même peuple. Us ont
« tous respiré l'air pur et vif du Jura, et leur esprit
« est ouvert a l'intelligence de toutes choses. Fa-
« ciles a persuader par la raison revêtue de formes
« bienveillantes, ils ne supportent pas la moindre
« injustice-, ils s'irritent d'une simple parole déce-
« lant le mépris. Quoiqu'ils sachent discerner et
« goûter ce qui est bon dans les choses nouvelles,
« ils tiennent fortement à leurs coutumes et à leurs
« traditions anciennes. On voit qu'ils vivent depuis
« vingt générations au sein d'une liberté vraie, dont
« ils possèdent en repos et avec plénitude la réalité,
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE.
85
« tandis que tant de peuples se fatiguent à en pour-
ce suivre le fantôme 1 »
Ce caractère neuchâtelois, apte, par sa droiture
naturelle et son intelligence ouverte , a saisir la vé-
rité, prêt, par son indépendance un peu tumul-
tueuse, a secouer les erreurs et les abus une fois
reconnus, tel fut le premier allié préparé a Farel au
milieu de nous-, et vous le verrez, cet allié ne lui
lit pas défaut.
Le second, ce fut le secours de l'Etat de Berne,
ce puissant voisin dont l'influence n'a jamais cessé
de se faire sentir dans notre histoire.
Dès l'an 1406, la ville de Neuchâtel avait conclu
avec celle de Berne un traité de combourgeoisie.
La ville suivait en cela l'exemple qui lui avait été
donné un siècle auparavant, en 1307, par le sou-
verain lui-môme, le comte Bollin, qui, dès cette
époque, avait jugé bon de se faire recevoir bour-
geois de Berne, pour s'assurer l'amitié de cette
puissante république.
Berne se trouvait ainsi tout a la fois combour-
geoise et du comte de NeucMtel et de ses sujets, et
appelée dès lors tout naturellement a jouer le rôle
d'arbitre, si quelque différend éclatait entre eux.
Or rappelons-nous que dès le printemps de l'année
1528, à la suite de la grande dispute du 7-25 jan-
vier, Berne avait embrassé la Réformation. C'était
1 F. de Chambrier, Hist. de Neuch., p. 2-5.
8t>
TROISIÈME CONFÉRENCE.
donc dans un sens favorable a la prédication de
Farel qu'on pouvait s'attendre a voir Berne dé-
ployer son influence dans la grande lutte religieuse
qui se préparait. En outre, la messe étant désor-
mais abolie et le culte évangélique célébré dans
tout le canton de Berne jusqu'aux frontières mômes
de notre pays , l'influence de ce changement pro-
fond devait naturellement se faire sentir de ce côté
de la ïhielle. Enfin les rapports politiques qui unis-
saient les deux pays amenaient assez fréquemment,
dans l'état de trouble où l'on vivait alors, des ex-
péditions militaires communes. Lorsque Berne le-
vait des troupes, Neuchâtel, en vertu de ses traités
d'alliance, lui fournissait un contingent. C'était
une fête pour nos jeunes gens-, chacun garnissait
son havresac si bien qu'il pouvait ^ on chargeait un
char de quelques tonneaux de vin, et l'on courait
se joindre a l'armée bernoise pour aller chercher ce
qui manquait, chez l'ennemi. C'est ainsi que nos
soldats venaient de faire récemment deux expédi-
tions avec leurs alliés, les Bernois, l'une contre les
montagnards de l'Oberland, qui, avec l'aide des
petits cantons, avaient fait une tentative armée
pour restaurer le caiholicisme^ l'autre, pour la dé-
fense de Genève contre le duc de Savoie. Cent-cin-
quante jeunes militaires, d'après Boyve, avaient été
envoyés de Neuchâtel à cette dernière guerre. Ils
s'étaient trouvés dans les camps en contact inces-
sant avec les soldats bernois, tout dévoués a la Ré-
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 87
forme. Ils avaient vu comment ceux-ci, pressés par
le froid , avaient pris les images du couvent des
Dominicains de Genève, en avaient allumé un bon
feu, et avaient dit en se chauffant : « Ces idoles
« sont pourtant bonnes a faire du feu en hiver.» Ils
étaient revenus dans leurs foyers tout disposés à
accueillir la Réforme et remplis de dégoût pour les
superstitions romaines , et leurs récits, au sein de
leurs familles, n'avaient pas peu contribué à y for-
tifier ces mêmes sentiments, déjà excités à Neu-
châtel parla récente apparition du moine Samson.
Telle était la disposition des esprits dans la capi-
tale au moment où Farel débarqua dans notre pays.
On voit que s'il y rencontrait de puissants adver-
saires, il pouvait compter d'y trouver aussi de
hardis alliés.
C'était au mois de décembre 1329. Un bateau,
parti de la rive opposée du lac, cinglait vers celle
que nous habitons. Sur ce bateau se trouvait un
Français de chétive apparence, de figure commune,
petit de taille, au teint pâle et brûlé du soleil, por-
tant quelques touffes de barbe rousse et mal pei-
gnée. Mais cet homme sans apparence avait un œil
de feu et une bouche puissante. Il venait au nom
de Jésus, son Seigneur, prendre possession de la
terre de Neuchâtel. C'était Farel1. Le bateau passa
1 Merle, t. IV, p. 477. Chroniqueur, p. 79.
88
TROISIÈME CONFÉRENCE.
devant la ville et se dirigea vers Serrières. C'était
la en effet le lieu de débarquement, et, comme qui
dirait, le point d'attaque choisi par le Réformateur.
Il avait appris qu'Emer Beynon, curé de Serrières.
« avait quelque goût pour l'Evangile 1 .» Puis la cure
de Serrières dépendait alors, pour le spirituel, non
de Neuchâtel, mais deBienne, ville qui venait d'em-
brasser la religion réformée. Serrières faisait donc
a tous égards l'effet d'une brèche ouverte a l'Evan-
gile par la Providence.
Maître Emer reçut son visiteur avec joie. Néan-
moins son embarras était grand , car il y avait dé-
fense que Farel prêchât en église quelconque du
comté. Beynon ne se sentit pas le courage de don-
ner sa chaire à Farel. Mais s'il était interdit que
Farel prêchât dans l'église, il ne l'était pas qu'il
prêchât devant l'église.
Farel monta donc sur une pierre dans le cime-
tière qui entourait le temple , et la , prêcha au
peuple qui s'était rassemblé en foule. La pierre qui
servit de chaire au Réformateur en celle occasion
mémorable existe encore a cette heure. Elle était
peut-être alors adossée â la cure. Elle a été intro-
duite en 1829 dans la muraille du temple avec une
inscription en vers qui la rend â jamais reconnais-
sable. Puisse l'église à la muraille de laquelle elle
est maintenant indissolublement liée, ne retentir
1 Merle, t. IV, p. 477
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE.
89
jamais que d'enseignements conformes à ceux de
Farel !
A l'ouïe de la prédication de Farel a Serrières.
immense rumeur a Neuchâtel. Les bourgeois ac-
courent en foule de la ville pour l'entendre. D'au-
tre part le gouverneur, les chanoines, le clergé
s'émeuvent et cherchent les moyens de réprimer
l'incendie qui commence. Ils mettraient volontiers
la main sur Farel, mais la crainte des seigneurs de
Berne les fait hésiter. Pendant qu'ils délibèrent, les
bourgeois agissent. Un jour ils entraînent Farel a
Neuchâtel : «Venez, lui disent-ils. et prêchez-nous
« en ville. »
Entouré de ses nouveaux amis, Farel entre en
ville par cette porte du château qui existait encore
il y a peu d'années. Il descend la rue, passe au pied
de la demeure des chanoines, arrive a la Croix-du-
Marché, prend place sur quelque pierre etprêche au
peuple qui accourt des rues avoisinantes. Ce fut le
premier sermon de Farel a Neuchâtel. C'était aussi
le premier enseignement vraiment chrétien dans
notre ville. Jusqu'alors les habitants de Neuchâtel
n'avaient jamais entendu que marmotter la messe en
latin -, tout ce qu'ils savaient des saints mystères de
la religion de Jésus-Christ, ils l'avaient appris en
courant dans les rues après les comédiens, a Pâques
et a Noël. Mais a cette heure c'était une parole
simple, vivante, en bon français, qui frappait à la
fois leur oreille, leur esprit et leur conscience.
90
TROISIÈME CONFÉRENCE.
Farel ramena avec énergie les cœurs de ses audi-
teurs des vaines traditions humaines a la Parole du
Dieu vivant, à la Bible. Au lieu de toutes les obser-
vances matérielles sur lesquelles Rome tente de
fonder le salut de l'âme, il présenta la croix san-
glante de Jésus-Christ comme la seule œuvre méri-
toire que l'homme puisse présenter a Dieu pour l'ex-
piation de ses fautes -, la foi d'un cœur humilié et
repentant, comme la seule condition pour avoir part
a l'efficace salutaire de ce divin sacrifice-, le salut,
non comme une chose qui s'achète a prix d'argent
des mains du prêtre, mais comme le don gratuit
d'un Dieu de charité au cœur du croyant.
L'apparence du Réformateur était grave ; sa pa-
role, claire et énergique-, sa voix sonore, pleine
d'accent et d'autorité. Ses yeux , sa figure , ses
gestes, tout annonçait a la fois l'impétuosité et la
candeur de son caractère ; mais sa puissance ré-
sidait surtout dans la force de sa conviction. «Ce
« sermon , dit une ancienne chronique, fut d'une si
u grande efficace qu'il gagna beaucoup de monde1.»
Mais parmi ces tisseurs de laine, ces agricul-
teurs et ces vignerons qui entouraient le prédica-
teur, s'étaient glissés , est-il dit dans une lettre de
Farel lui-même, « quelques gens a tête rase, » des
moines, qui se mirent à crier avec violence : «C'est
« un prédicateur hérétique ! Assommons-le !» D'au-
1 Merle, t. IV, p. 479. Sayous, Ecriv. de la Réf., p. 33.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 9!
très : «A l'eau ! a l'eau! » et déjà une troupe fu-
rieuse s'avançait vers le prédicateur pour le plonger
dans la fontaine, qui se trouve encore en ce lieu.
Mais ce ne fut qu'une bourrasque. Dès la première
heure, Farel comptait déjà trop d'amis dans le
peuple neuchâtelois, pour qu'il pût lui arriver mal-
heur dans nos rues.
Pendant les jours suivants, il continua à prêcher
sur les places, aux portes de la ville et dans les
maisons. Les vents froids et les neiges de décembre
ne pouvaient retenir les Neuchâtelois dans leurs
foyers. A peine voyait-on le petit homme a la barbe
rousse et à l'œil étincelant arrêté quelque part, que
le peuple s'attroupait et lui demandait de parler.
Et ces hommes, attentifs et étonnés, dévoraient
avec avidité ce que leur dévoilait Farel de ces mys-
tères d'amour renfermés dans l'Evangile, qu'ils
n'avaient jamais vus que profanés sur les tréteaux ' .
Farel était émerveillé de ce succès. Il y recon-
naissait l'œuvre d'un plus grand que lui. Le 15 dé-
cembre, il écrivait les lignes suivantes à son ami
Guillaume Dumoulin, pasteur à Noville, dans le
bailliage d'Aigle, ainsi qu'aux autres pasteurs de ce
district, réformé par lui peu d'années auparavant :
« Salut, grâce et paix vous soit ! Je ne veux pas
k vous laisser ignorer, mes frères bien chers, ce que
« Christ a opéré dans les siens. Car, contre toute
1 Merle, t. IV, p. 479.
92 TROISIÈME CONFÉRENCE.
<( espérance, il a touché ici les cœurs de plusieurs .
« et malgré des ordres tyranniques et l'opposition
« des gens a tête rase, beaucoup sont accourus a la
« parole que nous leur avons annoncée aux portes
« de la ville, dans les rues, dans les granges et dans
« les maisons. Ils l'ont écoutée avec avidité et pres-
« que tous ont cru ce qu'ils ont entendu, quand
« même cela était contraire aux erreurs les plus
«enracinées chez eux. Rendez donc grâces avec
u moi au Père des miséricordes, de ce qu'il a dai-
« gné se montrer propice a ceux sur lesquels pesait
« le joug de la tyrannie. »
Puis Farel s'excuse de ne pas aller partager leurs
travaux et leurs croix dans le pays d'Aigle. Ce n'est
pas pour vivre lui-même commodément qu'il reste
si longtemps éloigné d'eux :
« La gloire de Jésus -Christ et la soif qu'ont
« ses brebis de sa Parole me contraignent, dit-il,
« d'aller au devant de souffrances que la langue se
« refuse a exprimer. Mais Christ me rend toutes
« choses légères. Que sa cause, ô mes amis, vous
« soit chère, chère par-dessus toutes choses!' »
Et nous aussi, rendons encore a cette heure grâces
pour l'intrépidité de cet homme qui n'a redouté au-
cune souffrance pour ouvrir à nos pères les riches
pâturages de la Parole de Dieu, et accueillons avec
la même faim spirituelle que nos pères cette nour-
1 Chroniqueur, p. 80.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 93
rittire évangélique qui nous est présentée aussi bien
qu'a eux !
Dans ce premier séjour, Farel paraît avoir prêché
aussi à Corcelles. C'était près du prieuré. Tout a
coup les moines font une sortie, ayant à leur tête
le prieur Rodolphe de Benoît, qui « brandissait un
« poignard, » dit un auteur. Farel n'échappa qu'à
grand'peine a cette attaque furieuse \
Peu de jours après avoir écrit les lignes que je
viens de citer, Farel quitta Neuchâtel. C'était sa
manière. Après qu'il avait jeté la semence, il s'en
allait travailler ailleurs. Pendant ce temps, le grain
germait, et puis il venait recueillir la moisson.
« Partout où Farel a prêché la Piéforme, » dit
M. Sayous, p. 22, « il n'a triomphé qu'après deux
« combats successifs livrés a la résistance des prê-
« très, appuyés d'ordinaire sur la populace. Vaincu
« dans le premier, il trouvait, en revenant à la
« charge, son parti doublé en nombre et en cou-
« rage. »
A Neuchâtel , il ne fut pas même vaincu dans le
premier combat, et le peuple ne put pas être un
seul instant ameuté contre lui par les prêtres.
Néanmoins il suivit sa méthode et partit, courant
où son Dieu l'appelait.
ÏI se rendit a Morat, où il était le 22 décembre*:
1 Merle; t. IV, p. 482. — * Ibid.
9-4
TROISIÈME CONFÉRENCE.
puis a Aigle. Pendant qu'il était dans ce dernier
endroit, la Réformation fut définitivement votée à
Morat a la pluralité des voix, le 7 janvier 1530.
Des messagers de Berne vinrent en hâte inviter Farel
à se rendre dans ce district pour y organiser l'Eglise
ainsi fondée. Pour revenir d'Aigle a Morat par le
plus court chemin, il fallait traverser la Gruyère.
Sans le respect qu'inspirèrent les messagers ber-
nois, Farel n'aurait pas traversé sain et sauf les
terres du comte Jean de Gruyère, dont le mot
d'ordre était qu'il fallait « brûler le Luther français »
(c'est ainsi qu'il désignait Farel). Mais craignant
LL. EE. de Berne, ce seigneur vit passer Farel du
haut de ses tourelles sans oser l'attaquer. A Saint-
Martin-de-Vaud, il fut salué a son passage par des
injures telles que celles-ci : Hérétique! Diable!.. —
C'était le vicaire et deux autres prêtres du lieu qui
l'avaient reconnu H
A Morat et dans les districts environnants, le
succès le plus complet couronna cette fois les tra-
vaux du Réformateur. La rigueur de la saison ne
l'arrêtait point, et déjà le 15 février les députés des
villages du Vully vinrent annoncer a Morat qu'ils
étaient décidés a embrasser la Réformation.
Mais un autre champ de travail réclamait Farel.
Au-dessus et au delà de la ville de Bienne s'é-
tendent, dans les gorges du Jura, les vallées de lu
1 Merle, (. IV. p. 483.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 95
Prévôté, comme on les appelait alors -, nous dirions
aujourd'hui les vallées de Tavannes et de Moutiers-
Grandval. Les habitants, sujets de l'évêque de
Bâle , étaient , comme ceux de Neuchâtel , com-
bourgeois de Berne. Ils avaient des différends avec
leurs prêtres. Voici leur plainte dans leur propre
langage : « Tant pour la cire, tant pour la sépul-
« ture, tant pour le convoi -, il n'est pas de fin à ce
« qu'on exige de nous.» Chaque année on les as-
semblait. Le prévôt des chanoines leur ordonnait
de confesser leurs désordres. Et celui qui avait
confessé quelque faute ou qui, accusé, avait été
reconnu coupable, devait racheter son péché pour
le prix de « 3 livres de la monnoie de Bâle 1 . »
Ce peuple, lassé et indigné, venait de s'adresser
a Berne. « Nous vous enverrons Farel . » avaient
répondu les Bernois 2.
C'était ensuite de cette mission , reçue a Morat.
qu'arrivait Farel.
On était a la fin d'avril. Farel, après avoir fran-
chi Pierre-Pertuis, descendit dans le paisible vallon
de Tavannes. Il arrive dans le village. Le prêtre
disait justement la messe. Farel entre dans le tem-
ple, et, sans s'inquiéter de ce qui se fait à l'auteL
monte en chaire et prêche avec une telle puissance,
1 Chroniqueur, p. 80. — 2 Andrié, p. 296.
96
TROISIÈME CONFÉRENCE.
que tout le peuple se tourne vers lui, laissant le
prêtre faire seul ses cérémonies.
Au moment où Farel a achevé de prêcher, les
autels et les images des saints disparaissent du
temple -, la Réforme est votée ; c'en est fait de la
papauté a Tavannes. «Le prêtre,» dit la chronique,
« tout ébahi et resté seul, s'enfuit en sa maison,
« et cuidait (croyait) être perdu. Caronques n'avait
a vu faire un tel ménage1. » Tous les autres villa-
ges, Sornetan, Moutiers, etc., reçurent avec le
même empressement l'Evangile.
De la Farel descendit a la Bonne — ou Neuve ville.
Il y entra en dispute avec le curé, mais sans pou-
voir obtenir de résultat décisif. Le Conseil en appela
à l'évêque de Lausanne, de qui relevait alors la
Neuveville. Farel courut a Lausanne, heureux de
trouver l'occasion d'annoncer l'Evangile sous les
yeux mêmes de l'évêque. Mais il ne lui fut point
permis de prêcher.
C'était au mois de juin. Voyant cette porte fer-
mée, il pensa qu'il était temps de venir de nouveau
visiter Neuchâtel.
On était divisé dans la ville ■ d'un côté , le gou-
verneur, les prêtres, et tout ce qui tenait a eux • de
l'autre , les bourgeois , tant les principaux que le
peuple. Farel recommença à prêcher de maison en
1 Chron iqueur, p. 80.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 97
maison, et souvent dans la rue. Des jeunes gens,
ses partisans, affichèrent même un jour un placard
portant ces mots : « Tous ceux qui disent la messe
« sont des larrons , des voleurs et des séducteurs
« du peuple. » Les chanoines arment leurs gens
d epées et de bâtons, descendent en ville, arrachent
les placards et traduisent Farel devant la justice
comme un diffamateur, en lui demandant dix mille
écus de dédommagement. La justice n'avait jamais
eu pareille cause a juger. Farel soutint hardiment
la vérité des imputations renfermées dans le pla-
card, k Où y a-t-il3 dit-il, des meurtriers et des
« voleurs plus redoutables que ceux qui vendent
« le paradis et qui anéantissent les mérites de Jésus-
« Christ 1 ?»
Les chanoines prétendaient que ce n'était pas la
la question. Le tribunal renvoya l'affaire au Concile
général ou a l'empereur! Farel en appela aux Au-
diences-Générales-, le Conseil privé consentit à ce
renvoi, tout en exhortant les parties a la paix2.
Mais avant que ce singulier procès pût suivre son
cours, des faits bien autrement graves vinrent chan-
ger l'état des choses et faire oublier ces mesquins
débats.
Un jour que Farel prêchait en plein air, la foule
demanda pourquoi la Parole de Dieu ne serait pas
1 Merle , t. IV. p 485 — 2 Ibid. — F. de Chambrier
p. ->93--294.
7
98
TROISIÈME CONFÉRENCE.
annoncée dans un temple -, et, emmenant Farel, elle
le conduisit à l'hôpital.
L'hôpital faisait alors partie d'un vaste édi-
fice qui occupait tout l'emplacement en vent du
lieu où s'élève actuellement l'hôtel de ville. L'édi-
fice public appelé vulgairement Placard est un
reste de cet ancien bâtiment , qui servait à la fois
d'abattoir, d'hôpital et de prison bourgeoise, et en
indique la position. Voila pourquoi cette rue porte
encore le nom de Rue de V Hôpital. Dans cet hôpital
se trouvait un grand vestibule transformé en cha-
pelle. Farel y entra avec la foule qui l'accom-
pagnait, et, montant en chaire : « Il paraît, dit-il ,
« que , comme jadis Christ est né dans une étable
« pauvrement, a Neuchâtel aussi l'Evangile doit
« naître parmi les infirmes et les pauvres1. » Les
murs de la chapelle étaient ornés d'images et de
tableaux. A la suite de sa prédication, tout dis-
parut.
La fermentation augmentait en ville. Le gouver-
neur écrivit aux Bernois pour les prier de le déli-
vrer de Farel-, mais les bourgeois députèrent aussi
des leurs a Berne pour demander qu'on ne les aban-
donnât point. Les Bernois répondirent que le con-
cordat conclu l'année précédente (en juin 1529, â
Bremgarten,) entre les cantons suisses, pour eux et
leurs alliés , remettait dans chaque paroisse la dé-
1 Chroniqueur, p. 81.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE.
99
cision de la question de religion a la pluralité des
suffrages ^ que ce concordat s'appliquait aussi a
Neuchâtel, allié des Suisses, et que Berne ne ferait
rien dès lors pour empêcher la libre prédication de
l'Evangile.
En même temps les bourgeois, qui déjà en grand
nombre avaient abandonné la messe, agissaient au-
près des chanoines. Ils les suppliaient, de vive voix
et par écrit, de les imiter et de passer à la réforma-
tion, ou sinon, de consentir du moins a discuter
publiquement avec Farel, afin que chacun fût éclairé
et pût juger avec connaissance de cause de quel côté
il voulait se ranger. «De grâce, » leur disait-on,
« parlez pour ou contre. » Toutes ces supplications
des Neuchâtelois a leurs ecclésiastiques furent inu-
tiles. Les bourgeois adressèrent alors eux-mêmes
aux chanoines un écrit dans lequel ils présentaient
leurs raisons en faveur de l'abolition de la messe1.
On ne les réfuta point , on ne leur répondit même
pas. Le papisme s'est toujours mieux entendu a
brûler ses adversaires qu'a leur répondre.
Comment, après cela, s'étonner que le sang com-
mence à bouillonner dans les veines d'un peuple
dont on prétend dominer la conscience sans se
croire en même temps obligé de l'éclairer? Si quel-
que catastrophe vient a frapper de pareils pasteurs,
devront-ils s'en prendre à d'autres qu'a eux-mêmes?
1 Boyve. p. 306.
100 TROISIÈME CONFÉRENCE.
Le 22 octobre, les partisans de la Réforme com-
mencent à renverser et a mutiler les images dans
le bas de la ville, et bientôt, soutenus par cette
troupe de gens armés revenus naguères de l'expé-
dition de Savoie, ils montent la .rue du Château,
décidés à faire parler ces chanoines muets, ou a les
expulser de leurs demeures.
Le gouverneur, voyant les bourgeois prêts a for-
cer les maisons des chanoines, accourt et parvient à
conjurer l'orage. Mais ce répit n'est pas long1.
Le lendemain (23 octobre) était un dimanche.
Farel prêchait à l'hôpital. Chacun savait que dans
le courant de la semaine précédente le Conseil de la
Bourgeoisie avait délibéré sur la convenance de
consacrer le temple du Château a la célébration du
culte évangélique2. Il était en effet évident que le
temple du Château, la seule église que Neuchâtel
possédât alors, n'avait pas été bâti parles souverains
comme une chapelle privée et pour leur usage do-
mestique , mais que c'était bien un édifice public,
destiné dès l'abord au culte de la paroisse tout
entière. Or, la petite chapelle de l'hôpital était
maintenant tout à fait insuffisante pour contenir la
foule qui se pressait autour de Farel. Quoi de plus
naturel que la pensée qui avait occupé pendant la
semaine les autorités de la Bourgeoisie et qui fer-
mentait maintenant dans tous les esprits?
1 F. de Chamhrier, p. 295 — 2 Merle, t. IV. p. 495.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 101
En ce moment critique il échappa a Farel de de-
mander à ses auditeurs « s'il convenait qu'ils fissent
« moins d'honneur a l'Evangile que les papistes n'en
«faisaient a la messe, et si, puisqu'on chantait
« celle-ci dans la grande église, l'Evangile ne de-
« vait pas aussi y être prêché1. »
Cette parole, jetée en pareil moment, venait-elle
de Dieu ou de l'homme? de l'impulsion de l'Esprit
ou de l'impatience de la chair? Qui oserait décider
cette question? La situation était exceptionnelle.
Un jugement devient presque téméraire.
Quoi qu'il en soit, ce mot fut une étincelle jetée
dans un tas de poudre. «A l'église! a l'église! »
s'écrie la foule tout d'une voix. On entraîne Farel;
on monte la rue du Château. Les chanoines et leurs
adhérents, encore nombreux, cherchent a barrer le
passage-, rien n'arrête la troupe des réformés. L'é-
glise de Notre-Dame est forcée ; la foule y pénètre.
Farel se dirige vers la chaire, mais les chanoines et
leurs amis l'entourent, décidés a la défendre. Les
bourgeois, de leur côté, forment un bataillon serré
autour du Réformateur. Va-t-on se battre, verser
le sang peut-être, dans l'asile de la paix? Non!
Dieu ne le permet pas. Les adversaires de Farel
perdent contenance , et le ministre de Dieu monte
en chaire, sans qu'une goutte de sang ait été versée.
Alors il parle. A sa voix le tumulte s'apaise. Ses
1 Chroniqueur, p. 81.
102 TROISIÈME CONFÉRENCE.
adversaires eux-mêmes se taisent. Il y avait six
siècles que ce temple existait. Jamais ses voûtes
n'avaient retenti de la prédication du pur Evangile !
Mais maintenant, dans la personne de Farel, c'est
la Parole de Dieu qui vient d'y faire son entrée !
C'est elle qui parle pour la première fois du haut
de cette chaire! Farel prononce, comme dit la
chronique, «l'un des plus forts sermons qu'il
« ait jamais faits. » Dans le cœur de chacun de ses
auditeurs semble s'opérer en ce moment une illu-
mination semblable a celle dont Farel lui-même
avait été l'objet, lorsque Christ et son œuvre lui
était apparu pour la première fois dans toute
sa grandeur, et qu'aux pieds de Jésus glorifié s'é-
tait écroulé dans son cœur tout l'échafaudage de
la fausse dévotion sur lequel il s'était appuyé jus-
qu'alors. Ainsi s'écroule en ce jour, dans la con-
science de tous ceux qui l'entendent, l'échafaudage
des pratiques papistes , et lorsqu'il achève de par-
ler, son auditoire saisi lui répond de toutes les
parties du temple : « Nous voulons suivre la reli-
« GION ÉV ANGÉLIQUE, ET NOUS ET NOS ENFANTS NOUS
« VOULONS VIVRE ET MOURIR EN ICELLE 1 . »
Voilaile souffle de l'Esprit! Mais tout a coup un
tourbillon d'une autre nature semble passer sur
cette multitude si profondément remuée : « Il faut
« ôter les idoles,» s'écrie- t-on, «les ôter sur- le-
1 Merle, t. IV. p. 496.— Chroniqueur, p. 81.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 103
« champ ! Une fois les idoles brisées , ceux qui
« hésitent encore se décideront.» Et voila que l'on
marche contre les images des saints, comme l'on
marcherait a l'ennemi. Les trente chapelles qui se
trouvaient dans et autour du temple sont fouillées ;
pas un autel qui reste debout-, les images sont mises
en pièces et leurs débris précipités du haut du ro-
cher dans le vallon de l'Ecluse pour être emportés
par le Seyon. Les hosties sacrées elles-mêmes sont
distribuées et mangées comme du simple pain. A
cette vue, les chanoines et les chapelains, qui
étaient restés jusqu'ici comme pétrifiés , pressent
enfin George de Rive de rétablir l'ordre. Celui-ci
ordonne aux partisans du parti évangélique de pa-
raître devant lui. «Dites au gouverneur,» répon-
dent fièrement les bourgeois, « que pour le fait de
« Dieu et concernant les âmes, il n'a point a nous
« commander. » George de Rive dut reconnaître
qu'il y a un domaine sur le seuil duquel expire
l'autorité du pouvoir humain, celui des relations
de l'âme avec Dieu. Tout ce qu'il put faire, fut d'en-
lever quelques images qui restaient entières et de
les transporter au château. «Sauvez vos dieux,»
dirent les bourgeois a ceux qui les emportaient,
« et gardez-les bien sous de fortes cloisons, de peur
«qu'un larron ne vous les enlève. »
Au milieu du trouble, un vieillard se glissa sans
bruit jusqu'auprès de deux têtes noircies qui
sortaient de la muraille fichées à des piques. Elles
104
TROISIÈME CONFÉRENCE.
semblaient être de bois. 11 les mit sous son man-
teau et les emporta «pour les brûler1,)) dit-il a
ses voisins. Mais ces deux têtes, — notre vieillard
ne l'ignorait pas, — étaient d'argent massif , elles
avaient été placées la trois siècles auparavant par le
comte Rollin, après la défaite de son vassal, le
comte de Valangin , qui , soutenu par l'évêque de
Baie, s'était révolté contre lui. Rollin était monté
au Yal-de-Ruz avec ses troupes en 1295. 11 avait
battu ses ennemis dans la plaine de Cofîrane , et ,
pour punir le sire de Valangin, il lui avait imposé,
entre autres conditions , celle de livrer deux têtes
d'argent massif qui seraient déposées dans le tem-
ple de Neuchâtel , pour montrer a la postérité que
le seigneur de Valangin et sa famille auraient mé-
rité d'avoir la tête tranchée pour crime de félonie,
et n'avaient dû la vie qu'a la générosité de leur
vainqueur, qui avait accepté ces deux têtes pour
leur rançon2.
Notre vieillard , qui savait l'histoire de son pays
et connaissait la valeur de ces deux têtes, oubliées
de tous , réussit habilement en celte occasion , il
faut l'avouer, a concilier le service de Dieu et celui
de Mammon.
Ainsi se passa cette journée a jamais mémorable
pour notre ville. Le souvenir en a été conservé dans
cette inscription en lettres d'or, qu'on lit encore
1 Boyve, p. 306. — 9 Ibid, p. 306 et 254.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 105
aujourd'hui sur le pilier situé à gauche des tables
de la communion, lorsqu'on regarde du choeur dans
le temple :
L'an 1530, le 23 d'octorre,
fut ostée et arolie l'idolatrie de céans
par les Bourgeois.
Autour du chapiteau de la chaire, et en souvenir
de cette prédication, dans laquelle avait retenti pour
la première fois dans l'enceinte de ce temple le pur
Evangile, furent inscrits deux vers latins1 que l'on
peut y lire encore aujourd'hui, et dont le sens est :
Lorsque brilla le vingt-troisième soleil d'octobre, luit
aussi le Soleil de la vie pour la ville de Neuchâtel.
Il s'en fallait encore de beaucoup, sans doute,
que la réformation de Neuchâtel fût consommée.
Les adversaires étaient frappés de stupeur, mais
non vaincus. Les réformés avaient emporté la place
dans un élan d'enthousiasme, mais la question dé-
cisive, celle de la majorité numérique, n'était point
encore résolue.
Ce qui fut décidé dès ce jour-la, ce fut la ques-
tion morale , et en définitive c'est toujours celle-la
qui prime et emporte toutes les autres. La con-
1 Octobris quum soli vit ter quintus in octo
Lux vitae castri luxit in urbe novi
106 TROISIÈME CONFÉRENCE.
science populaire, dans un accès d'indignation,
avait brisé les jouets dont on s'était servi pour l'a -
muser et l'abuser pendant des siècles. Et quel que
pût être, dans les jours qui allaient suivre, le résul-
tat numérique d'une votation régulière, la con-
science religieuse du peuple neuchâtelois était dé-
sormais affranchie-, elle avait fait acte de majorité,
et le règne de la papauté dans notre pays avait atteint
son terme.
Sous ce rapport, le jour dont je viens de vous
donner le récit est, bien plus encore que celui de
la votation définitive dont je vous parlerai dans une
prochaine conférence , le vrai jour de naissance de
la Réformation dans notre ville et dans notre pays,
comme l'expriment a très-bon escient les deux ins-
criptions que je vous ai citées.
Essayerons-nous après cela de justifier tous les
actes dont ce jour a été le témoin? La conscience
du peuple neuchâtelois s'est certainement montrée
grande et forte dans ce jour. Prétendrons - nous
que sa conduite a été exempte de tout écart? Assu-
rément non !
Notre jugement, le voici ; nous ne saurions l'ex-
primer mieux que par cette parole de M. de Perrot,
dans son Catéchisme de la Réformation :
« La Réformation fut l'œuvre de Dieu, mais exé-
« cutée par des instruments imparfaits. »
L'imperfection des instruments, vous la voyez, a ce
qu'il me paraît, dans cet envahissement du saint lieu
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE. 107
avant qu'une votation régulière ou une autorisation
positive du pouvoir ait donné le droit d'y pénétrer,
dans ces portes enfoncées, dans ces images impi-
toyablement brisées sous les yeux de ceux pour qui
elles avaient encore une valeur religieuse, dans ces
hosties distribuées et mangées au scandale de ceux
qu'il aurait plutôt fallu édifier et gagner à force de
charité ! Comment justifier cette manière d'agir en
face de saint Paul qui dit : Si ce que je mange scan-
dalise mon frère, je ne ynangerai plus jamais de
viande pour ne pas donner du scandale à mon frère!
Prenez garde que votre liberté ne soit en quelque
manière un scandale à ceux qui sont faibles. Ton
frère, qui est faible et pour qui Jésus-Christ est
mort, le feras-tu mourir par ta connaissance? —
(1 Cor. VIII, 9-13.)
Mais, d'autre part, au milieu de ce soulèvement
humain , l'œuvre de Dieu est la aussi et bien
visible. C'est elle que vous contemplez dans cette
victoire, remportée par un homme seul, armé uni-
quement du glaive de l'Esprit, et contre lequel
se conjurent les pouvoirs réunis de l'Etat et de l'E-
glise ! Vous la sentez vibrer dans ce souffle de la con-
science populaire qui porte cet homme, comme en
triomphe, du cimetière de Serrières a la Croix-du-
Marché, de la Croix-du-Marché a la chapelle de
l'hôpital, de celle-ci enfin a la grande église '.Vous
l'entendez éclater dans ce cri unanime par lequel
l'assemblée des bourgeois, dans le temple du Châ-
108
TROISIÈME CONFÉRENCE.
teau, répond au discours de son Réformateur :
« Nous voulons suivre la religion évangélique ; nous
« et nos enfants nous voulons vivre et mourir en
« elle. »
Quand un peuple entier, tout d'une voix et
comme un seul homme , reconnaît et adore ainsi
Jésus comme son Seigneur et se consacre a Lui
dans un saint élan avec la postérité la plus reculée
— oui -, d'après cette déclaration de saint Paul : Per-
sonne ne peut dire : Jésus, Seigneur! si ce nest par
le Saint-Esprit (1 Cor. XII , 5) , c'est l'œuvre de
Dieu ! c'est le souffle du Saint-Esprit I
A nous, les enfants de ces pères énergiques, de
ne point laisser périr entre nos mains cette œuvre
de Dieu qu'ils nous ont léguée ! A nous de la
transmettre a nos enfants, enrichie des lumières
nouvelles et des forces croissantes que de siècle
en siècle Dieu daigne et daignera incessamment y
ajouter, s'il nous trouve administrateurs fidèles des
grâces anciennes !
Au 23 octobre fut posé par nos pères , comme
fondement de notre vie nationale, l'Evangile de
Jésus-Christ. A nous, leurs fils, de bâtir sur cet
impérissable fondement l'édifice de notre salut
personnel , du bonheur de nos familles et de la
prospérité de notre patrie !
IV
QUATRIÈME CONFÉRENCE.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS.
Si quelqu'un est en Christ, c'est une nouvelle créature. Les choses vieilles
sont passées; voici, toutes choses sont devenues nouvelles. Et tout cela vient
de Dieu, qui nous a réconciliés avec lui-même par Jésus-Christ et qui a mis en
nous le message de la réconciliation. Car Dieu était en Christ, réconciliant le
monde avec lui et ne leur imputant point leurs péchés ; et il a mis on nous la pa-
role de la réconciliation. 2 Cor. V. 17-19.
La votation da 4 novembre à Neuchàtel. — La propagation de la re-
formation dans le pays. — Le complot réactionnaire. — Serrieres.
Dombresson et Savagnier. — La grande lutte a Boudevilliers et à Va-
langin. — Réformation de Valangin. — Fontaine (Jean de Bély). —
Saint-Biaise. — Boudevilliers (Christophe Fabry). — Boudry. —
C olombier . — Cortaillod (Hugues Gravier) . — BevaLx . — Corcelles. —
Peseux. — Gorgier et Saint-Aubin. — Les Montagnes. — Le Locle
(Etienne Beiancenet). — Brenets. — La Chaux-de-Fonds. — La Sa-
gne. — Val-de-Travers. — La fin des chanoines. — Métiers. — Buttes,
— Verrières. — Landeron et Cressier. — Lignières. — Coup d'œil
gênerai.
La bonne nouvelle de la réconciliation que Dieu
a accomplie lui-même pour nous en Jésus-Christ
H 2 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
opéra, partout où la proclamèrent les réformateurs,
le même renouvellement des cœurs et de la vie.
Mais nulle part peut-être la puissance inhérente
a cette prédication de la grâce ne ressort d'une ma-
nière aussi saillante qu'a Neuchatel. Partout où la
Réformation s'est établie, elle l'a fait avec le con-
cours du gouvernement du pays. En Allemagne,
Frédéric de Saxe et Philippe deHesse-, en Suisse,
les Grands-Conseils de Zurich, de Berne et de
Genève travaillèrent a la répandre et à l'affermir
chez les peuples qui leur étaient soumis. A Neu-
chatel, au contraire, non-seulement le gouverne-
ment ne fit rien pour favoriser la réformation de
l'Eglise , il fit tout jusqu'à la fin pour s'y op-
poser. C'est le peuple qui l'a voulue, qui a persé-
véré dans sa résolution, et qui a fini par triompher.
Nulle part donc la Réformation n'a eu un carac-
tère aussi complètement populaire et national qu'à
Neuchatel. Le pouvoir est resté catholique pendant
près de deux siècles encore. La ville et le pays sont
malgré lui devenus et restés protestants. «Dans
« tout le pays la nouvelle croyance s'établissait ainsi
« sans le souverain , sans les seigneurs , sous leurs
« yeux et malgré eux 1 . » Rare et bel exemple d'un
peuple qui, même dans ces affaires de la nature la
plus relevée , sait nettement ce qu'il veut et veut
fermement ce qu'il sait !
1 F. de Chambrier. p. 299.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 113
Nous avons vu cette ferme volonté des habitants
de la ville se manifester avec une noble mais tumul-
tueuse énergie, le 23 octobre. Malgré le triomphe
moral obtenu ce jour- là par les principes de la
Réforme , la victoire légale n'était point encore
remportée. D'après le traité de Bremgarten entre
les cantons catholiques et les cantons protestants,
traité auquel les Neuchâtelois , comme alliés des
Suisses, étaient aussi soumis, la question de reli-
gion devait se décider en chaque endroit a la ma-
jorité des voix. L'idée de la tolérance complète en
matière de foi n'existait pas encore. Il paraissait
que tous les habitants d'un même endroit devaient
avoir le même culte. Et l'on croyait rendre un hom-
mage suffisant a la liberté de conscience en per-
mettant a ceux qui faisaient minorité d'émigrer
dans une autre paroisse où leur conviction avait eu
le dessus.
Une votalion régulière devait donc tôt ou tard
avoir lieu a Neuchàtel. Jusqu'alors tout, même la
prise de possession du temple du Château , le 23
octobre, n'avait qu'un caractère momentané et pro-
visoire. Et la question de la réforme de la ville
n'était nullement décidée.
Le gouverneur et les chanoines n'étaient pas sans
espoir de voir encore les choses tourner dans leur
sens. « Ce n'est qu'une minorité de jeunes gens de
« guerre ayant le feu à la tête , » écrivait George de
Rive. « qui sont entrés au temple le 23 octobre. La
8
QUATRIÈME CONFÉRENCE.
« plupart de cette ville , hommes et femmes , tien-
ne lient fermement à l'ancienne foi et n'ont jamais
« voulu consentir aux outrages qui ont été faits } et
« comme bons sujets ont obéi à mes commande-
«ments1.» •
Pour prévenir une collision sanglante que ré-
chauffement des deux partis semblait rendre im-
minente, George de Rive se décida a réclamer l'in-
ervention bernoise.
Un trait, qui nous a été conservé par Boyve.
peint les préoccupations des esprits a Neuchâtel du-
rant ces jours d'attente. Deuxbourgeois, l'un nommé
Fauche, l'autre Sauge, allaient ensemble a la vigne.
Ils montaient le chemin de Saint- Jean, entre le
Tertre et le Sablon. Là se trouvait une chapelle dé-
diée à l'Apôtre dont ce quartier porte le nom, et
dans cette chapelle une image de bois représentant
le saint. Fauche la regarde en passant et dit : «Voila
« une image dont je chaufferai demain mon four-
« neau.» Le soir, en redescendant à la ville, il ne
manque pas de la prendre et la porte jusque de-
vant sa maison. Sauge, son voisin, voulant lui jouer
un tour, fait, pendant la nuit, un trou dans la sta-
tue, l'emplit de poudre, referme le trou avec une
cheville et laisse l'image dans la position où Fauche
l'avait mise. Le lendemain matin, celui-ci la vient
prendre et la met dans son fourneau. Aussitôt le
1 Chroniqueur, p. 82.
LA RÉFORMAI ION DANS LE PAYS.
113
feu fait sauter la poudre et l'image, et Fauche,
renversé par l'éclat, ne doute pas que ce ne soit la
colère du saint qui se manifeste de la sorte. Il cou-
rut a la messe expier son crime. En vain Sauge lui
déclara avec serment ce qu'il avait fait -, l'effet avait
été trop violent. Fauche ne put être détrompé. Soit
pour fuir la colère du saint, soit par dépit, il alla
s'établir a Morteau, où sa famille existait encore au
temps de Boy ve 1 .
Cette chapelle de Saint-Jean, qui était a deux ou
trois cents pas au-dessus de la porte des Cha-
vannes, fut démolie après que la Réformation eut
été décidée.
Le 4 novembre les trois commissaires bernois
firent leur entrée a Neuchâtel. Ils se rendirent au
château. « Nosseigneurs de Berne, » dirent-ils au
gouverneur, « sont bien surpris de ce que vous
« vous opposiez a la pure et vraie parole de Dieu,
u Désistez-vous promptement; autrement l'Etat et
« la Seigneurie en pourraient pis valoir2.» Ce lan-
gage des députés bernois serait inexcusable si ceux
qui le tenaient n'avaient eu la conviction fondée sur
les événements du 23 octobre et les rapports des
bourgeois, et confirmée plus tard par le fait, que la
majorité des habitants de la ville était pour la Ré-
forme, et que l'essai de maintenir le catholicisme
à Neuchâtel n'était, au point de vue du traité de
'Boyve, Liv. II, p. 311-312. — Merle, t. IV, p. 512 —
Ibid., p. 502.
116 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
Bremgarten, qu'une tentative oppressive de la part
du gouverneur et des chanoines.
George vit qu'au lieu d'aides il s'était donné des
maîtres. Afin de sortir de l'impasse où il s'était en-
gagé, il essaya de demander la cointervention des
cantons catholiques : Lucerne, Fribourg etSoleure.
A cette proposition, les commissaires bernois se
levèrent fièrement et répondirent que, s'il en agissait
ainsi, il courait risque de faire perdre Neuchâtel à
sa souveraine. Les chanoines se mirent alors a en-
tourer les Bernois et s'efforcèrent de leur démontrer
que si l'on ne soutenait l'autorité religieuse, le pou-
voir civil en souffrirait immanquablement ^ que les
défenseurs de la Réforme n'étaient qu'une poignée
de brouillons, et que si l'on voulait maintenir l'or-
dre dans l'Etat, il fallait relever l'autel. Un des
commissaires bernois, impatienté de ces bons avis
trop évidemment intéressés, doit avoir en ce mo-
ment jeté ce mot : « Tournez-vous de quel côté
«vous voudrez, quand bien même le plus (c'est
« ainsi que l'on désignait la majorité) serait du vôtre,
« si passerez-vous parla. Jamais nosseigneurs n'a-
« bandonneront les défenseurs de la foi évangé-
« lique1. »
C'était assurément proclamer un parti pris d'a-
vance et tout à fait incompatible avec l'impartialité
1 F. de Ghambrier, p. 295-296
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 417
qui devait être le caractère de l'intervention. Si cette
parole a été prononcée, elle est sans excuse.
Dès que l'arrivée des commissaires bernois fut
connue en ville, les bourgeois, sentant que l'impar-
tialité du vote était désormais garantie , deman-
dèrent avec empressement le plus. « Impossible de
1 refuser.» dit le gouverneur dans son rapport à la
comtesse. «Il fût demeuré des gens morts. Nous
« ne pûmes seulement avoir jour ni heure de re-
« lâche . nous fûmes contraints de laisser tenter le
« plus1.»
Le peuple alors monte au château pour cette vo-
tation qui doit décider de son avenir religieux. Et
l'avenir temporel du pays n'était-il pas implicite-
ment renfermé dans son avenir spirituel? On voit les
Quatre-Ministraux, suivis du conseil de ville et de
tous les bourgeois qui sont pour la Réforme, monter
en cortège la rue escarpée qui conduit au château.
Ce n'étaient pas seulement quelques tètes jeunes et
folles, comme l'avaient prétendu les adhérents du
papisme; c'était une troupe d'hommes graves et
sensés qui avaient fort bien pesé ce que dans cette
circonstance décisive ils avaient a dire et a faire. —
Ils se rangèrent en face de leurs adversaires. Ceux-
ci se serraient autour du gouverneur. C'étaient le
conseil privé de la comtesse, les chanoines, et tout
1 Chroniqueur, p. 82.
1 \ 8 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
ce qu'il y avait en ville de zélés catholiques ro-
mains.
George de Rive prit la parole. Il se plaignit de
la violence avec laquelle les bourgeois avaient, dans
la journée du 23 octobre, détruit- les autels et brisé
les images dans une église que les prédécesseurs
de la comtesse avaient fait bâtir. Il demanda avant
tout que le temple fût remis dans l'état où il était
avant, et que la messe y fût de nouveau célébrée.
Assurément cette demande était fondée. Les
bourgeois s'étaient arrogé, au 23 octobre, la dis-
position d'un édifice qui ne leur appartenait point
encore légalement, et dont la propriété ne pouvait
leur écheoir définitivement qu'a la suite du vote qui
allait avoir lieu. Aussi les bourgeois ne plaidèrent-
ils point cette question de forme; ils allèrent droit
au fond des choses.
« L'illumination du Saint-Esprit, » répondirent-
ils, « et la sainte doctrine de l'Evangile, enseignée
« dans la Parole de Dieu , nous ont appris que la
« messe est un abus sans aucune utilité, et qui est
« beaucoup plus a la damnation qu'au salut des
« âmes. Nous sommes prêts à le prouver et à dé-
« montrer qu'en enlevant les autels nous n'avons
« rien fait qui ne fût droit et agréable à Dieu. »
« Eh bien! » dirent les Bernois,V( pour empêcher
« tout dommage , que le différend soit décidé à la
« majorité des voix! »
« Le plus! le plus!» s'écrièrent les réformés.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS.
119
« Monseigneur! » dirent alors a M. de Rive les
partisans de l'ancienne foi, en portant la main à la
garde de leur épée : « Nous tous, qui tenons pour
« le parti du Saint-Sacrement, nous voulons mou-
« rir martyrs pour notre sainte foi. »
Ils allaient tirer l'épée. . . la cour du château allait
se transformer en un champ de bataille. M. de Rive
les arrête :
« Je ne puis le souffrir, » leur dit-il , « ce serait
« une entreprise pour faire perdre a Madame son
« Etat et sa Seigneurie. Je consens, » dit-il aux
Rernois, « à faire le plus , sous réserve de la sou-
« veraineté et seigneurie de Madame. »
« Et nous, » dirent les bourgeois, « sous réserve
« de nos libertés et franchises. »
Avant l'acte décisif de la votation, les catholi-
ques s'avancent encore une fois avec des larmes
dans les yeux, et demandent que les noms et pré-
noms « des bons et des pervers » (c'est ainsi qu'ils
appellent les papistes et les réformés,) «soient tous
« inscrits dans un registre en perpétuelle mémoire,
« et protestent être bons et fidèles bourgeois de
« Madame et lui faire service jusqu'à la mort. »
Les réformés , se voyant accusés de félonie envers
leur souveraine par ces derniers mots , s'écrient :
« Nous disons le semblable en toute chose où il
« plaira à Madame de nous commander, sauf et ré-
« servé la foi évangélique, dans laquelle nous vou-
« Ions vivre et mourir. »
120 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
Alors on ouvre l'église. Les deux partis s'avan-
cent. Les trois commissaires bernois, Antoine Noll,
Sulpice Archer et Jacques Tribolet, prennent place
a côté du gouverneur, comme présidents de l'as-
semblée et arbitres de la votation^ et le plus com-
mence. Chaque bourgeois dépose silencieusement
son vote sur la question de réforme. La majorité
était incertaine-, on se comptait du regard. L'anxiété
était égale des deux parts pendant qu'on dépouillait
les votes. Enfin on proclame le résultat. Dix-huit
voix de majorité viennent de décider la victoire de la
Réforme et la chute de la Papauté dans notre ville
Messieurs de Berne se lèvent : «Vivez désormais
« en bonne paix, » disent-ils aux deux partis dont
se compose l'assemblée. « Que la messe ne soit
« plus célébrée ^ mais que l'on ne fasse aucun tort
« aux moines et aux prêtres. »
Acte fut dressé de cette votation décisive. Les
députés de Berne, le gouverneur du pays et le ma-
gistrat de la ville y apposèrent leurs sceaux*.
« Je fais la promesse, » déclara alors hautement
le gouverneur, «de ne rien entreprendre contre la
« votation de ce jour, car je suis moi-même témoin
« qu'elle a été lionnête, droite, sans danger et sans
« contrainte.))
Cependant il ne consentit point a renoncer a la
célébration de la messe dans le château, prétendant
1 Merle, t. IV, p. 502-509. — 1 Ibid., p. 509.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS . 121
que la demeure de Madame n'était point soumise à
la votation des bourgeois. Il y fît transporter l'or-
gue, et la messe y fut célébrée cbaque jour.
Telle fut la journée du 4 novembre J530. Elle
contraste par son calme et sa gravité avec l'entraî-
nement impétueux qui fait le caractère de celle du
23 octobre. Mais toutes deux révèlent un peuple
cbez lequel une profonde conviction religieuse et
morale a réveillé une irrésistible énergie. Les sour-
ces de la vie pour les nations comme pour les in-
dividus jaillissent des grandes convictions. L'ab-
sence de foi frappe de paralysie les peuples aussi
bien que les individus les mieux doués.
Les députés bernois quittèrent la ville après avoir
fait entendre au gouverneur que la Réforme ayant
été librement acceptée . leursseigneurs réprime-
raient sévèrement toute tentative qui serait faite
pour la renverser 1 .
Mais l'accord fait sous la médiation des députés
bernois stipulait expressément que le changement
voté ne s'appliquait qu'a la ville et paroisse de
Neuchâtel. Qu'allait - il maintenant advenir du
reste du pays ? Pendant que l'Evangile éclairait
la capitale, le pays resterait-il dans les ténèbres?
Les bourgeois ne l'entendaient pas ainsi. Il est
dans la nature de toute vraie foi d'être conqué-
1 Chroniqueur, p. 87.
122 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
rante. Quiconque attaque en principe le prosély-
tisme, montre par la que toute conviction sérieuse
lui est étrangère.
Nos réformés de la ville s'en allaient donc dans
les villages voisins, comme autant de missionnaires.
Ceux qui travaillaient de leurs mains pendant le
jour s'y rendaient le soir. « Je suis averti, » écri-
vait le gouverneur a la comtesse, « qu'ils sont
« nuit et jour sur pied pour faire une réformation . »
George de Rive, pour arrêter la contagion, con-
voqua les membres des diverses cours de justice
du comté. A ses plaintes et a ses avertissements
ces bonnes gens répondirent tous d'un commun
accord « qu'ils vivraient et mourraient sous la pro-
« tection de Madame, sans changer l'ancienne foi,
« jusqu'à ce que par elle en fût ordonné. »
« Ces villageois pensaient sans doute, » dit un
historien , « que leur conscience relevait de Ma-
« dame de Longueville aussi bien que leur place1.»
Il ne faut pas chercher des convictions religieu-
ses fortes, personnelles, indépendantes, là où
manque la Parole de Dieu. C'était le cas de ces
campagnards. Ils n'avaient jamais tenu une Bible.
Cet accord des représentants de toutes les com-
munautés du pays rendit un moment l'espoir au
parti catholique a Neuchâtel. La noblesse et le bas
peuple restaient au fond attachés à la cause vain-
1 Merle, t. IV, p. 513.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 123
eue ' . On se rassemblait mystérieusement dans cer-
taines maisons -, un prêtre arrivait et disait la messe
autourd'un autel improvisé. Naissait-il un enfant, le
prêtre accourait a la sourdine, faisait sur son front
le signe de la croix, soufflait sur lui et le baptisait
selon le rite catholique. Enfin les choses allèrent
si loin qu'a peine deux mois après la votation so-
lennelle du 4 novembre, le parti catholique crut le
moment arrivé de tenter un coup de force. Le jour
de Noël fut fixé pour le rétablissement de la messe.
Au moment où les réformés seraient rassemblés
sans crainte dans le temple, les catholiques de-
vaient y pénétrer, frapper et disperser a main armée
les évangéliques, renverser la table de communion,
relever l'autel, rétablir les images, et célébrer la
messe.
Mais ce complot fut éventé. Des députés bernois
arrivèrent en hâte a Neuchâtel la veille de Noël.
« Mettez ordre à cela, dirent-ils au gouverneur. Si
« l'on attaque les réformés , ce sont nos combour-
«geois, nous les défendrons. » Les armes tom-
bèrent des mains des conjurés , et la fête et les
cantiques de Noël ne furent point troublés. Dès lors
la Réforme ne fut plus remise en question dans la
ville de Neuchâtel a.
Serrières suivit immédiatement l'exemple de la
ville. Emer Beynon, curé de ce lieu, qui avait si
1 Chroniqueur, p. 87. — 2 lbid. — Merle, t. IV, p. 515.
124 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
bien accueilli Farel l'année précédente, lors de son
premier débarquement sur le sol de notre pays,
montant en chaire, fit cette promesse a ses parois-
siens : « Si j'ai été bon curé, je veux, par la grâce
« de Dieu, être encore meilleur pasteur1. »
Dans l'année 1530 également, la paroisse de
Dombresson et de Savagnier, qui, comme Serrières,
dépendait de Bienne pour le spirituel, embrassa la
Réformation. Pierre Marmoud, son curé, se prononça
en faveur de la Parole de Dieu, la prêcha, et la Ré-
forme fut votée a la majorité des voix, à peu près
comme a NeuchâteP. Chose digne de remarque.
C'est du Val-de-Saint-ïmier et par Dombresson que
le christianisme s'est introduit dans le Val-de-Ruz
quand cette contrée était encore plongée dans le pa-
ganisme. Et c'est en suivant la même route que la
Réformation y est arrivée 8 a 9 siècles plus tard.
Seulement le Val-de-Ruz fut réformé de deux côtés
a la fois, par Dombresson et par Neuchâtel.
Le papisme possédait dans ce vallon une forte-
resse qui paraissait imprenable : c'était Valangin,
la seconde capitale du pays. Là, dans le château
du lieu, habitait la vieille comtesse Guillemette
de Vergy, bonne et pieuse dame , pleine de res-
pect pour la religion de ses pères. Elle avait fait
venir cent prêtres lors de la mort de son mari.
5 Merle, t. IV, p. 515. — 'Andrié, p. 301. — Chroni-
queur, p 88.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 125
pour chanter une grand'messe pour le repos de
son âme. En réparation de tout le tort que le
défunt pouvait avoir fait aux blés de ses sujets
en chassant, elle avait, pendant toute une année,
donné le diner le vendredi a cinq lépreux, en y
ajoutant cinq deniers d'argent. Elle avait fait,
en outre, de larges aumônes aux pauvres de tous
les villages de son comté de Valangin. «Elle tenait
«à Valangin un état fort honorable, » dit M. de
Chambrier1, « et quand la comtesse de Gruyères et
« d'autres nobles dames venaient la visiter, sa dé-
« votion ne l'empêchait point de les faire danser au
« son du fifre et du tambourin.» La haine de cette
dame contre la Réformation n'était surpassée que
par celle de son intendant et conseiller intime,
Claude de Bellegarde.
Il n'était pas aisé de faire pénétrer l'Evangile
dans les états d'une telle souveraine. Farel avait
fait une tentative dans l'été 1530, pendant son
second séjour a Neuchâtel. Le 15 août, jour de
la fête de l'Assomption de Notre-Dame, accompa-
gné comme d'ordinaire d'un jeune Dauphinois, son
parent et ami, Antoine Boyve, il était monté au
Val-de-Ruz, dans l'intention d'y prêcher. Boude-
villiers était, pour cette fois, le point de mire des
deux missionnaires \ car, depuis la bataille de Cof-
frane, ce village, quoique situé dans le Val-de-Ruz,
1 P. 276-277.
126 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
n'appartenait plus a la seigneurie de Valangin, mais
à celle de Neuchâtel. Il y avait donc plus de chance
de pouvoir y prêcher librement l'Evangile que dans
tout autre village du Val-de-Ruz, dépendant de
dame Guillemetle.
De tous côtés l'on se rendait à l'église. Farel et
son jeune compagnon y entrent, suivis de quelques
habitants du lieu qui déjà l'avaient entendu prêcher
à Neuchâtel, et tandis que le curé célèbre la messe,
Farel monte en chaire. Une étrange lutte com-
mence. Le prêtre et ses enfants de chœur chan-
tent le missel-, Farel proclame Jésus-Christ et ses
promesses. Enfin le moment arrive où, selon la
croyance catholique, le prêtre, en prononçant les
paroles de consécration, consomme le mystère de la
transsubstantiation et où il fait l'élévation de l'hostie.
A cet instant le peuple, vaincu par la puissance de
l'habitude, tombe a genoux et adore son Dieu dans
l'hostie consacrée.... Tout a coup un jeune homme
s'élance de la foule, traverse le temple , arrive à
l'autel , saisit l'hostie des mains du prêtre , et, la
présentant au peuple : « Ce n'est point ce Dieu de
« pâte qu'il faut adorer, s'écrie-t-il. Le vrai Dieu
« est la-haut, au ciel, en la majesté du Père, et non
« dans les mains du prêtre1. » — C'était Antoine
Boyveî La foule demeure immobile, muette. Farel
1 Andrié, p. 302. — Merle, t. IV. p. 491. — Chroni-
queur, p. 87-88.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 127
profite de ce moment de calme. Il recommence à
annoncer ce Christ que le ciel doit contenir jus-
qu'au rétablissement de toutes choses. Mais le prê-
tre et ses adhérents s'élancent au clocher et sonnent
le tocsin à toute volée. Une foule émue, menaçante,
accourt de toutes parts. Les amis des deux pré-
dicateurs étaient désormais impuissants a les dé-
fendre. uDieu les délivra, » dit la chronique. Com-
ment? Nous l'ignorons. Ils s'évadèrent, franchirent
rapidement l'intervalle qui sépare Boudevilliers de
Valangin. Mais comment traverser ce bourg, où le
tocsin avait aussi porté l'alarme, et où toute la po-
pulation était sur pied? Un chemin étroit passait au
pied des murs du château -, ils s'y glissent. Tout à
coup ils sont aperçus. Une grêle de pierres les as-
saillit-, une vingtaine de personnes, prêtres, hom-
mes et femmes, fondent sur eux armés de bâtons.
« Ces prêtres , dit le Chroniqueur, n'avaient pas
« la goutte aux pieds et aux bras. Ils battirent telle-
h ment les deux fugitifs que peu s'en fallut qu'ils
« n'y périssent. »
Dame Guillemette criait du haut de ses terrasses :
« A l'eau I a l'eau ! ces chiens de luthériens ! qui
u ont méprisé le bon Dieu. » Déjà les prêtres traî-
naient Farel et Boyve vers le pont du Seyon. Jamais
la vie du Réformateur n'avait couru un plus grand
danger. En ce moment parurent tout â coup « cer-
« tains bons personnages » du Val-de-Ruz qui arri-
vaient de Neuchâtel retournant chez eux. Ils dirent
128 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
aux prêtres : « Que faites-vous? Mettez ces gens
« en sûreté pour qu'ils aient à répondre de leur
u action. Vous pourrez ainsi découvrir bien plus fa-
« cilement tous ceux qui sont infectés d'hérésie. »
Ce conseil adroit sauva Farel et son compagnon.
Les prêtres conduisent leurs prisonniers au châ-
teau. « A genoux, leur disent-ils en passant devant
« une chapelle de la Vierge. Prosternez-vous devant
« Notre-Dame. » Farel, indomptable, les admoneste
en ces termes : k Adorez un seul Dieu , en esprit
« et en vérité, et non des images muettes , sans
« âme ni pouvoir.» Us lui répondent par des coups,
tellement que son sang jaillit sur les murailles de
la chapelle, et que longtemps après on en voyait
encore les marques.
Arrivés au château, les deux prisonniers furent
dévalés dans le cachot appelé le croton. Us étaient
presque morts. Chantèrent-ils durant la nuit sui-
vante les louanges de Dieu, comme Paul et Silas
dans la prison de Philippes? Je le pense. Car, quelle
qu'eût été la témérité de leur conduite, ils souf-
fraient pour l'amour de Christ, et ils étaient joyeux.
Mais les bourgeois de Neuchâtel, ayant appris ce qui
était arrivé, ne les laissèrent pas languir longtemps
dans ce lieu. Ils montèrent en force a Yalangin pour
les réclamer. Madame de Yalangin n'osa les refu-
ser, sans doute par crainte des Bernois1.
Merle, t. IV, p. 493.
LÀ réformation dans le pays. 129
Tout cela s'était passé dans le courant de ce
même été 1530, pendant lequel se préparait la
réformation de Neuchâtel. Dès que la ville fut dé-
cidément gagnée, Farel, dans les derniers jours de
décembre, au cœur de l'hiver, monta à Yalangin.
Il était muni de lettres de Berne et accompagné de
quelques amis déterminés. Il entra dans le temple
de Yalangin au moment où Guillemette s'y rendait
pour assister a la messe, et se mit a prêcher. La
vieille dame veut imposer silence au Réformateur,
mais sans succès. Les Yalanginois se déclarent en
masse pour l'Evangile-, la vieille douairière s'éloi-
gne précipitamment en disant : «Je ne crois pas
« que ce soit selon les vieux évangiles; mais s'il y
« en a de nouveaux qui fassent cela faire, j'en suis
« esbahie 1 . »
Ce ne fut cependant que l'année suivante que se
décida la réformation de Yalangin. C'était le 14
décembre lo31 . Un prédicateur de l'Evangile (selon
plusieurs, Farel ■ selon M. Merle, Antoine Marcourt,
premier pasteur de Neuchâtel après la Réformation)
monte a Yalangin. Ne pouvant pénétrer dans le
temple, tenu cette fois soigneusement fermé, il
prêche sur la place publique. Les Yalanginois, ras-
semblés en foule, accueillent avec joie la Parole de
vie. Bellegarde, qui voyait tout des tourelles du
château, veut distraire la foule. Il a recours a un
expédient infâme. Un chanoine, aidé du cocher de
1 Merle . I. IV. p 516.
9
130 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
la comtesse, s'en fait le vil instrument. On est
obligé de tirer le voile sur cette scène, l'une des plus
honteuses dont l'histoire fasse mention. Mais jamais
aussi la punition ne suivit de plus près le crime. La
conscience du peuple entier se soulève. C'est le
23 octobre de Yalangin. Le peuple pénètre dans le
temple comme un flot vengeur -, les antiques vitraux
sont brisés, les armoiries seigneuriales mises en
pièces, les reliques dispersées, les autels renversés,
les images détruites. Après avoir balayé l'église, le
flot populaire se porte vers les maisons des cha-
noines qui l'avoisinent. Ceux-ci n'ont que le temps
de prendre le chemin de la forêt \ leurs demeures
sont saccagées. Guillemelte et Bellegarde contem-
plent cette scène avec désespoir. Tout à coup ils
voient le peuple se diriger vers le château. 0
terreur! ils montent!... Vont -ils faire subir le
même sort a la demeure de leurs seigneurs? Non !
Mais ils viennent demander justice de l'outrage fait
a la religion et à son ministre. La comtesse est
obligée de faire punir les deux malheureux qui
n'ont agi que par les ordres de son intendant, et la
réformation de Valangin est le prix de cette jour-
née. Jacques Veluzat, Champenois, fut le pre-
mier pasteur de cette paroisse. Et le catholicisme
n'eut plus pour refuge a Valangin que la chapelle
du château, où la vieille dame fit célébrer la messe
jusqu'à sa fin1.
1 Merle, t. IV. p. 520.— Chroniqueur, p. 89.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 13 J
La même année, Fontaine, au centre du Val-de-
Ruz, fut aussi gagné à l'Evangile. Ce fut un com-
patriote de Farel , Jean de Bély, gentilhomme de
Crest, en Dauphiné, qui, pendant que Farel évan-
gélisait les districts du bas, vint, en 1531, prêcher
dans cette localité. Pendant qu'il parlait dans le
temple où l'avaient conduit les adhérents de la Ré-
forme, arrivent tout à coup le curé et son vicaire,
qui excitent les femmes et la jeunesse du lieu « à
« battre et a déchasser l'évangéliste. » De Bély re-
descendit à Neuchâtel hué et accablé de coups.
Mais quelques jours après, il revint accompagné de
quelques jeunes Neuchàtelois bien armés pour sa
défense. Bientôt il eut le bonheur de voir ses audi-
teurs ouvrir les yeux a la lumière évangélique. La
messe ne tarda pas à être abolie a Fontaine. Maître
Jean, comme on l'appelait, fut pasteur de cette église
pendant vingt-sept ans. On montre encore, entre
Fontaine et Cernier, la pierre où se reposait le pieux-
vieillard quand il se rendait à l'annexe. Tout le
monde connaît au Yal-de-Ruz la pierre de maître
Jean * .
Peu de temps après arrivait au Yal-de-Ruz.
comme évangéliste et pasteur de Boudevilliers, un
autre ami et compatriote de Farel , Christophe Fa-
bry. dit Libertet. Il avait étudié la médecine a Mont-
pellier. En se rendant a Paris, il entendit a Lyon
1 Chroniqueur, p. 88.
132 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
raconter l'œuvre extraordinaire que Dieu accom-
plissait par le ministère de Farel dans la Suisse
française. Profondément ému par ce récit, au lieu
de continuer son chemin pour Paris, il traverse la
Savoie et se rend a Morat, où il espérait trouver
Farel. ïl l'y rencontra en effet -, mais dans quel
état? C'était en mai 1531. A la suite d'une course
d'évangélisation a Avenches et dans le bailliage
d'Orbe, Farel était revenu a Neuchâtel et avait pour
la première fois visité Saint-Biaise. Mais le lieu-
tenant et le curé, l'appelant hérétique et criant qu'il
fallait le pendre , avaient ameuté le peuple contre
lui. Farel avait presque été massacré. Il était revenu
à Neuchâtel défait, crachant le sang, méconnais-
sable. De là il s'était fait transportera Morat-, le
jour où il y rentrait, arrivait Fabry. La vue du Ré-
formateur meurtri, bien loin d'éteindre l'ardeur du
jeune homme, ne fit que l'enflammer. Il s'attacha
a Farel d'une affection filiale. Il partit pour Neu-
châtel. Il y fut nommé pasteur. Marcourt et Fabry
ont été les deux premiers pasteurs de notre ville.
Farel n'a consenti a le devenir que beaucoup plus
lard. Puis Fabry trouvant sans doute la vie de
pasteur trop facile, s'en alla a Boudevilliers, où les
réformés se débattaient contre les persécutions du
curé d'Engollon. Il y resta huit mois. Il réunissait
à un haut degré la douceur, la fermeté et la science.
Son ministère fut béni et contribua puissamment à
la victoire définitive de la Réformation dans le Yal-
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS . 133
de-Ruz, victoire qui ne fut cependant tout a fait
consommée qu'en 1536.
Quant a Saint-Biaise, les mauvais traitements
qu'y avait subis Farci furent le signal de la Ré-
forme. Les Neuchàtelois indignés vinrent y abat-
tre les autels et y détruire les images. Ils en tirent
autant a l'abbaye de Fontaine-André. C'était la
réponse aux violences du curé et du lieutenant, de
Saint-Biaise.
En octobre 1532, Fabry, après avoir achevé son
œuvre a Boudevilliers et l'avoir remise aux mains
de son successeur. Jean Bretoncourt, revenait à
Neuehâtel, quand il fut abordé par des députés de
Bôle et des Grattes qui venaient à la ville de-
mander un pasteur évangélique. Les villages de
Boudry. Bôlej les Grattes etBochefort ne formaient
alors qu'une seule paroisse et n'avaient qu'une seule
église, celle de Pontareuse. Ce temple était situé
tout près de la fabrique actuelle de Boudry, a l'en-
droit où l'antique voie romaine, la Via-d' E(ra\
traversait l'Areuse, sur un pont qui n'est plus au-
jourd'hui. Beaucoup de gens, surtout de Bôle et
des Grattes, avaient embrassé l'Evangile. Mais ils
étaient persécutés par le curé et par le châtelain de
Boudry. C'étaient eux qui venaient chercher un
pasteur pour les défendre. Fabry leur fut accordé.
Il résida trois ans dans cette paroisse. Le curé et
1 Proprement sans doute Via strata, voie pavée.
134 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
le châtelain , nommé Vouga , étaient ses ennemis
jurés. Quand Fabry passait devant le presbytère, le
curé l'accablait d'injures. Fabry l'invitait alors a
apporter sa bible, a discuter devant les paroissiens,
et a laisser décider ceux-ci. Le curé lui répondait
en le maudissant. Plus d'une fois les deux partis
furent sur le point d'en venir aux mains. Le gou-
vernement envoya l'ordre de partager l'usage du
temple entre les deux cultes. Le curé et les bourgeois
de Boudry n'y voulaient point consentir, et dès le
dimanche suivant, pendant que les réformés célé-
braient leur culte dans le temple, conformément a
l'autorisation du pouvoir, les catholiques arrivèrent
L'épée a la main, enfoncèrent la porte que les ré-
formés avaient fermée sur eux, et chassèrent hors
de l'église la foule désarmée. Alors le Conseil d'Etat
assigna le temple de Pontareuse aux protestants, et
la chapelle située dans la ville de Boudry, sur l'em-
placement du temple actuel, aux catholiques; car
on sentait bien que la majorité dans la campagne
était favorable à la Réforme. Mais, encore cette fois,
Tes catholiques ne voulurent pas céder le temple.
Le jour de Noël, le curé y vint dire la messe, et la
prolongea tellement que les évangéliques crurent
qu'elle n'aurait point de fin. Enfin, quand le mi-
nistre voulut s'avancer pour célébrer le culte re-
formé, les papistes s'élancèrent jouant des poings,
quelques-uns même du couteau. Le curé, dans son
pourpoint, la tête nue, un grand pieu dans la main.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 135
excitait les siens. Il y eut une grande batterie. Les
vignes fournirent les armes a la plupart des com-
battants, et c'est merveille que dans un si grand
tumulte il n'y eut pas effusion de sang. Enlîn les
bourgeois de Neuchàtel intervinrent en faveur de
leurs coreligionnaires de Pontareuse. Fabry gagna
de plus en plus les cœurs par sa douceur. Le curé
se vit abandonné a cause de sa violence même 5 et
de Bole . où il demeurait. Fabry put paitre en paix
la paroisse de Boudry. Le temple de Pontareuse ne
fut démoli qu'en 1647. époque a laquelle il fut
remplacé par celui qui a été bâti dans la ville,
sur l'emplacement de l'ancienne chapelle'.
En 1532. la paroisse de Colombier se réforma
Elle eut pour premier pasteur Louis Fatton, ami de
Farel2.
Dès le même temps Cortaillod eut pour premier
pasteur, et en même temps pour maitre d'école,
un jeune Français, nommé Hugues Gravier. En
15ol il voulut aller visiter sa famille, dans la pro-
vince du Maine . Arrivé a Màeon , il fut. ainsi que
plusieurs autres personnes, accusé d'hérésie. Il en-
gagea ses compagnons de captivité a tout jeter sur
lui , confessa hautement ses convictions évangéli-
ques. et fut brûlé vif a Bourg-en-Bresse, en janvier
loo^. au milieu de jets d ordures et de pierres
1 Chroniqueur, p. 88-89. — A Im. de Neuchâtel, 1857
— 1 Andrié. p 304.
136
QUATRIÈME CONFÉRENCE.
lancées par les moines et par une populace fana-
tisée 1 .
A Bevaix , Farel fut attaqué en chaire pendant
qu'il prêchait, par le prieur Jean de Livron et ses
moines, qui avaient été chercher du secours a Bou-
dry, contre les gens du lieu bien disposés, à ce
qu'il paraît, en faveur du Béformateur. Celui-ci,
accablé de coups et de mauvais traitements, fut
chassé du village. Messeigneurs de Berne firent
leurs observations sur ces violences. Bevaix ne
tarda pas a adopter définitivement la Béformation.
L'abbaye fut sécularisée2.
Le prieuré de Corcelles fut pareillement aboli, et
Jean Droz, le dernier curé de ce village, en devint
le premier pasteur5.
Peseux s'était bâti un fort beau temple en 1535.
Ce village était encore catholique. Le service y était
célébré par un chapelain envoyé par les chanoines
de Neuchâtel. L'année 1536 Peseux se réforma, et,
n'ayant pas de pasteur, il s'associa a l'église de
Serrières pour ne composer à l'avenir avec elle
qu'une même paroisse4.
A Gorgier et a Saint-Aubin, la Béforme fut ac-
cueillie avec faveur, et le seigneur Lancelot de
Neuchâtel procura à cette paroisse Claude Clerc
pour premier pasteur8.
^rion, Hist. chron. de l'Eglise protest, de France,
1. 1, p. 46. — -Chroniqueur, p. 87. — 8 Ibid. — 4 De Perrot,
t. M, p. 247. — 5 Chroniqueur, p. 90.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 137
Pendant que les villages du bas se réformaient
ainsi successivement, que faisaient les Montagnes?
Pas plus de deux cents ans avant l'époque dont
nous nous occupons, on n'aurait peut-être pas ren-
contré une seule habitation dans nos montagnes.
Au commencement du quatorzième siècle, Jacques
Droz, de Corcelles, construisit le Verger, première
maison du Locle , et six ans après , une famille du
Pays-de-Yaud jeta sur un sol marécageux les pre-
miers fondements du village de la Sagne. Dès lors
la Sagne s'accrut et donna naissance aux Ponts, et
la population toujours plus nombreuse du Locle
commença a se verser dans les vallées conliguës de
la Chaux-de-Fonds et de la Brévine1. Le Locle fut
érigé en paroisse et la première chapelle construite
vers 1351 . Les gens de la Sagne étaient paroissiens,
mais non communiers du Locle.
A l'époque de ta Réformation, vivait aux Mon-
tagnes un homme qui jouissait de la plus haute
considération et dont l'influence était un obstacle
plus grand à l'Evangile que toutes les colères de
dame Guillemelte. C'était Etienne Bezancenet, curé
du Locle. Il avait fait, en 1519. le pèlerinage de
Jérusalem. Après avoir vendu, pour se défrayer,
50 émines d'orge pour 6 écus, il était parti le 3 mai
en société de quatre seigneurs fribourgeois et de
Nicolas Cachet , curé de Payerne. Pendant son
1 Chroniqueur, p. 75.
138 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
absence, les gens du Locle avaient été fort en peine
de leur pasteur. Mais enfin, le 4 décembre, (selon
d'autres déjà le 30 octobre,) « par l'aide de Dieu et
« de la bénite Vierge » ils avaient revu son visage et
lui avaient fait la grand' venue. Dès lors Etienne
Bezancenet avait été créé chanoine de Saint-lmier
et chevalier du Saint-Sépulcre, et il était en grande
vénération dans tout le pays. «C'est la lumière des
« Montagnes,» disait-on.
Bezancenet usait de l'autorité dont il jouissait
dans sa paroisse et dans les localités environnantes
pour en éloigner, autant que possible, la Réfor-
mation .
En 1532, le 22 juillet, Madame Guillemette de
Vergy monta au Locle pour la foire de la Madelaine.
L'un des réformateurs s'y rencontra avec elle. Etait-
ce Farel, comme le dit M. Andrié, ou de Bély,
comme le raconte M. de Perrol? Accompagnait-il
Guillemette ou était-il venu a son insu? Ces points
restent obscurs dans les récits du temps. Quoi qu'il
en soit, Guillemette défendit au réformateur de
prêcher. Mais elle le mit en présence de Bezance-
net pour que celui-ci confondît enfin l'hérétique.
La dispute dura deux heures en présence de la
comtesse. Bezancenet ne convainquit pas son ad-
versaire-, mais il faut lui rendre cette justice, qu'il
se conduisit très-galamment envers lui. Il lui fit
servir une collation, et, s'il est vrai qu'il eût été
arrêté, procura son élargissement. Malgré son sa-
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS.
139
voir, son crédit, ses titres, Bezancenet ne put s'op-
poser longtemps a la puissance de la Parole de Dieu.
Après avoir refusé tous les avantages que lui of-
fraient ses paroissiens s'il voulait embrasser laRé-
formalion et leur prêcher l'Evangile, il célébra au
Locle, le 25 mars 1536, jour de l'Annonciation, la
dernière messe, et, six semaines après, lorsqu'il
vit la Réforme consommée dans sa paroisse, se
retira a Morteau, où il mourut en 1539. Son testa-
ment, daté de cette même année , est encore au
château, dans les archives. Le dimanche qui suivit
le 25 mars 1536, Etienne Jacot-Descombes com-
mença ses fonctions comme premier pasteur du
Locle1.
Ce fut Bezancenet qui eut l'honneur de défendre
le dernier son poste dans nos montagnes. Deux ans
avant sa retraite, les habitants des Brenets s'étaient
décidés à embrasser la Réforme. Mais plutôt que
de brûler leurs images ou de les jeter dans le
Doubs, ils les échangèrent contre deux bœufs que
leur offrirent de pieux villageois de la Franche-
Comté. L'acte qui constate le marché subsiste en-
core2. « Et chacune des deux parts, dit le Chroni-
« queur, crut avoir fait une bonne affaire. »
1 Chroniqueur, p. 79 — Andrié, p. 304. — De Perrot.
I. II, p. 238. (Je dois en outre une partie de ces rensei-
gnements à l'obligeance de M. Ulysse Matthey, du
Locle, qui a puisé aux archives communales.) — 2 An-
drié, p. 304
140 QUATRIÈME CONFÉRENCE,
è
Dans le même temps, Jacques Droz, curé de la
Chaux-de-Fonds , en devint le pasteur, et Pierre
Besson accepta la houlette du troupeau de la Sagne
réformée.
Le Val-de-Travers offrit une assez longue résis-
tance à la Réforme.
A Môtiers-Travers se trouvait le prieuré de Saint-
Pierre avec un couvent de moines Bénédictins.
C'est la que se retirèrent les chanoines de Neuchà-
tel après que le séjour de la ville leur fut devenu
insupportable. Le 6 avril 1531 , la princesse leur avait
ôté leurs sièges aux Audiences-Générales. Elleleur
offrit un asile dans la ville de Seurre, en Bourgogne,
pour y résider et y faire le service divin. La plu-
part préférèrent se rendre au prieuré de Métiers,
dont leur prévôt, Olivier de Hochberg, frère de la
princesse, avait été mis en possession. La, de con-
cert avec les moines Bénédictins , leurs hôtes , ils
allaient célébrer le service divin dans les églises du
pays qui n'avaient pas encore secoué le joug de
Rome. Mais ils vivaient en dissension continuelle
avec leur prévôt, qu'ils accusaient auprès de la prin-
cesse de percevoir pour lui seul les revenus du mo-
nastère et de laisser tomber en ruines l'église, la
grange, le four et les autres édifices. Les choses
allèrent ainsi jusqu'en lo36, où la Réforme étant
généralement reçue dans tout le Val-de-Travers, le
prieuré fut sécularisé. Les moines se retirèrent pour
la plupart au couvent de Montbenoît, en Franche-
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. iM
Comté, ou dans d'autres monastères de leur ordre.
Quant aux chanoines, ils reçurent chacun de la
princesse une pension viagère de 100 livres, à con-
dition de dire des messes en faveur de son âme et
de celle de ses prédécesseurs, et se dispersèrent.
Déjà Guillaume de Pury. le dernier entré au cha-
pitre, avait embrassé la Réforme. Il se maria et de-
vint la tige d'une branche de la famille de ce nom
qui s'établit a Moral et qui s'y est éteinte au dix-
septième siècle. André de la Ruette s'était retiré à
Rome^ Sébastien Naegeli, auprès de levêque de
Râle. Jacques de Pontareuse avait été frappé par la
mort. Quant â ceux qui s'étaient retirés à Môtiers :
Ponthus de Soleillant , comte de Saint- Jean de
Lyon, retourna dans cette ville-, Guy de Rruel entra
au chapitre de Resançon -, Jean de Cuève, dit Cothe-
nay, se lit chartreux ; Aimé Favier, Jean de Lugney.
Jean de Goumoëns, dit de Riolley, Renoit Cham-
brier et Jacques Raillods finirent par embrasser la
Réformation. Raillods employa ses loisirs à écrire
l'histoire de notre pays, histoire souvent citée par
le chancelier de Montmollin dans ses Mémoires ,
mais aujourd'hui perdue, sauf un fragment sur les
guerres de Rourgogne. Ainsi finit cette corporation
jadis si puissante des chanoines deNeuchâtel. Elle
se fondit devant la Réformation comme une vieille
neige d'hiver aux rayons du soleil de printemps 1 .
1 Voy. Montmollin, d'après Baillods ; Boyve et Mâtile
(Musée historique .
142 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
Pendant que le chapitre des chanoines s'affais-
sait de la sorte, la Réformation s'établissait dans
tout le Yal-de-Travers. A Métiers le curé Pierre
Barrelet se déclarait pour l'Evangile, et devenait le
premier pasteur de celte paroisse. Il se maria, et
sa fille Guillauma épousa, une trentaine d'années
plus tard, Claude Dyvernois, émigré de France
pour cause de religion.
A Buttes nous trouvons pour premier pasteur
Thomas Petitpierre. Né en 1478, et admis dans
les ordres en 1502, à l'âge de 24 ans, il vécut
assez longtemps pour être trente-deux ans pasteur
à Buttes , après avoir exercé la prêtrise pendant
quarante-trois ans. Il mourut en 1577, à l'âge de
99 ans, après avoir eu pour suffragants Vital To-
rillon, qui fut envoyé aux églises d'Auvergne, et
Bernard Géiieu, qui venait de France. Une inscrip-
tion a son sujet existe encore dans le temple de
Buttes. Les hommes du troupeau étaient gagnés à
la Réforme-, mais les femmes ne voulaient pas
entendre parler du culte évangélique et persistaient
à se rendre par bandes aux Yerrières-de-Joux pour
y vaquer à leurs dévotions selon le rite catholique.
Thomas Petitpierre les exhortait à ne pas préférer
les eaux bourbeuses de la superstition aux sources
limpides de l'Evangile qui jaillissaient tout près
d'elles. Longtemps elles restèrent sourdes a ses
exhortations et a celles de leurs maris. Ce ne fut
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 143
que depuis 1544 que maris et femmes vécurent
réunis sous la même houlette1.
La messe fut abolie aux Verrières dès l'an 1534.
Une tradition porte que la dernière messe fut célé-
brée pour cette paroisse, qui comprenait les Bavards
et laCôte-aux-Fées. le 30 octobre 1534. juste quatre
ans après la réformation de la ville. La même tradi-
tion porte qu'une famille Abet. qui existe encore aux
Verrières, ayant refusé d'accepter la Réformation,
on lui concéda une chapelle dans le temple, où elle
célébra son culte selon le rite catholique pendant
un grand nombre d'années. Exemple unique peut-
être de tolérance religieuse dans ce temps! Cette
tradition, vraisemblable par son étrangeté même,
est pleinement confirmée par un arrêt du gouver-
neur de Neuchâlel, du 1er août 1534, qui montre
avec évidence que déjà dans l'été qui précéda la
réformation de celte paroisse, les deux cultes y
furent célébrés simultanément . avec liberté pour
chacun de choisir entre le prêche ou la messe.
(Voyez en note cette pièce intéressante2.)
1 Perrot, t. II, p. 229. — Andrié, p. 305. (Les données
ordinaires sur Thomas Petitpierre ne me paraissent
pas exemptes d'erreur. J'ai cherché à ne rien avancer
sans en avoir la preuve.)
5 Arrêt. « Le Lieutenant et Gouverneur général au
comté de Neuchàtel. au Maire des Verrières, salut!
Nous vous ordonnons et expressément comman-
dons que ayez à faire payer et contenter Messire An-
144
QUATRIÈME CONFRÉENCE.
Le chanoine André de la Ruette, qui était à
cette époque curé des Verrières, causa un grand
tort à la communauté et à l'église de ce lieu en
emportant avec lui les archives ecclésiastiques. Ces
papiers ont probablement été déposés au couvent
de Mont-Roland, près de Dôle, et ont péri lors de
la révolution. Il fit aussi transporter dans l'église
de Notre-Dame, a Pontarlier, les statues des douze
Apôtres qui ornaient le temple des Verrières. Le
drey de la Ruette , votre curé , de tout ce que lui
peut être dû à cause de la cure des dites Verrières;
soit tant du reste de tout le passé, comme de ce qui lui
sera dû à l'avenir En outre vous ordonnons, que
tandis qu'on fera le demi office à l'église , vous faites
commandement de par Ma Dame, à ceux ou celles qui
seront sur le semetière , si ne veulent tenir et être à
la dite église, afin qu'ils ne donnent scandale à ceux
qui seront oyant la messe. Semblablement vous or-
donnons et commandons que faites défense pour et au
nom de MaDite Dame , que nul n'ait à faire, ne à
donner aucun empêchement à ceux qui seront oyant
la messe et autres services en l'église, ne semblable-
ment à ceux qu'il plaira d'ouir la prédication. Et si
aucun était à ce désobéissant, les ayez à enquêter en
l'esmende de soixante sols, et si pour les esmendes ne
voulions être obéissans, les ayez à rendre en la mai-
son de Madame au Yau Travers, et qu'à ce ne soit fait
faute, sur peine de désobéissance. — Fait et donné à
Neuchâtel le premier jour du mois d'Août l'an mil
cinq cent trente quatre1. »
1 Nous devons U communication de cette pièce intéressante à l'obligeance de
MM. Perjpoud et Jattet, des Verrières.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 145
premier pasteur des Verrières paraît avoir été maître
Eme.
Mais un phénomène, unique dans l'histoire de la
réformation de notre pays , c'est la résistance in-
vincible qu'ont opposée a la doctrine évangélique
les églises du Landeron et de Cressier.
L'influence de Soleure , demeuré catholique , et
avec lequel le Landeron était uni par les liens d une
antique combourgeoisie , contrebalança, surmonta
même ici celle de Berne. Par les soins de Jean
Hardy, alors châtelain du Landeron et zélé réfor-
mé, Farel vint prêcher là en 1538. Les gens du
Landeron, bien loin d'être gagnés par sa prédica-
tion, en conçurent une grande colère et se plai-
gnirent a Messieurs de Soleure. Le 14 mai 1542,
nouvelle tentative de réformer ce district. Le gou-
verneur lui-même, George de Rive, qui, dans l'in-
tervalle avait embrassé la Réforme, fit tenir une
conférence publique au Landeron sur la question de
religion. Farel et les quatre ministres de Neuchàtel
s'y étaient rendus. Il y eut une longue controverse.
Enfin on passa au plus. La tradition porte que les
voix se trouvèrent égales et qu'on alla chercher aux
champs le berger qui départagea pour la messe \ Il
n'avait pas assisté a la conférence. Le sort du Lan-
deron fut ainsi décidé pour des siècles ; il est en-
core aujourd'hui catholique romain.
1 F. deChambrier. p. 309
10
146 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
A Cressier, la majorité fut pour la Réforme.
Mais les catholiques , soutenus par 900 soldats de
Soleure, ne voulurent jamais permettre que le culte
réformé y fût introduit. Deux ministres, envoyés à
Cressier pour soutenir les réformés, y furent assas-
sinés. C'est, si nous oublions les mauvais traite-
ments dont Farel et ses compagnons furent si sou-
vent accablés, le seul sang qu'ait fait couler la
grande lutte de religion dans notre pays. Et ce sang,
ce sont les catholiques qui l'onl> versé. Peu s'en
fallut que Farel lui-même n'eût le même sort au
Landeron. Il n'échappa qu'avec peine à une lapi-
dation complète de la part des femmes de l'endroit.
C'est en commémoration de cet acte de courage,
dit-on , que les femmes de ce lieu occupent encore
aujourd'hui les places a droite dans le temple 1 .
Lignières était en grande partie resté attaché à
la foi catholique2. En 1553, la peste ravagea ce
village ^ le desservant catholique , frappé de ter-
reur, déserta son poste, et nul ne vint le remplacer.
Les habitants de Lignières s'adressèrent alors a la
compagnie des pasteurs de Neuchâtel pour obtenir
les soins et les consolations de la religion. Leur
demande fut accordée et on leur envoya un minis-
tre. On dit que lorsque le fléau eut cessé, les prê-
tres voulurent de nouveau venir s'établir au milieu
de leurs ouailles, et que Lignières refusa leurs ser-
1 Andrié, p. 305. — 2 F. de Chambricr, p. 309.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS.
147
vices4. C'était 22 ans après la réformation de la
ville . Il ne faut que quelques minutes à la lumière
du soleil pour franchir les trente-quatre millions de
lieues qui séparent cet astre de notre terre. Il avait
fallu près d'un quart de siècle à la lumière de l'E-
vangile pour franchir les quatre lieues qui séparent
Neuchâtel de Lignières. C'est que le rayon de lu-
mière n'a que de transparentes couches d'air à tra-
verser , tandis que la lumière de l'Evangile doit
vaincre les résistances de nos cœurs, milieu sou-
vent impénétrable aux efforts les plus soutenus'.
Mais aussi combien ce résultat, lorsqu'une fois il
est obtenu, n'est-il pas plus magnifique! Le rayon
dont sont éclairés nos yeux finit toujours par s'é-
teindre dans l'obscurité de la tombe. L'éclat que
Jésus-Christ répand dans nos cœurs est l'aurore
d'une splendeur éternelle.
Le trait saillant dans l'histoire que nous venons
de raconter, c'est, à ce qu'il me semble, l'énergie
morale et la persévérance intrépide dont le peu-
ple neuchâtelois a fait preuve a cette époque de
son histoire. On a cherché a expliquer ce trait de
différentes manières. On a voulu en faire honneur à
notre caractère national. Je crois qu'on se trompe.
Le Neuchâtelois ne manque pas entièrement d'élan,
je l'accorde ; mais la crainte de se compromettre
en faisant mal l'emporte cependant chez lui sur
1 Andrié. p 306.
148 QUATRIÈME CONFÉRENCE.
l'énergie qui hasarde tout pour bien faire. LeNeu-
châtelois est plus méticuleux qu'entreprenant, plus
circonspect que hardi.
On a attribué l'énergie de nos pères a certaines
velléités révolutionnaires et démagogiques. La meil-
leure histoire de notre pays que nous possédions
paraît dominée parfois par ce point de vue. Au
fond , c'était là l'explication que les chanoines
cherchaient déjà a faire prévaloir dans l'esprit des
commissaires bernois. Mais n'entendez-vous donc
pas ce mot solennel des bourgeois : « Nous obéi-
« rons à Madame en tout ce qu'il lui plaira com-
« mander, sauf et réservé la foi évangélique, dans
« laquelle nous voulons vivre et mourir.» Est-ce là
le langage de l'insurrection? Parler ainsi , n'est-ce
pas bien plutôt : Rendre à César ce qui est à César,
et à Dieu ce qui est à Dieu, selon l'ordre de notre
Maître?
On a enfin expliqué ce trait remarquable de notre
réformation par le caractère de son principal au-
teur, Farel. Mais Farel ne paraît point en la jour-
née du i novembre, où l'énergie de notre peuple se
montre plus grande encore sous la forme du calme
que le 23 octobre sous celle de la violence. Et en gé-
néral, comme on l'a dit, ce n'est pas l'homme qui
crée le temps où il vit; c'est bien plutôt l'époque
qui crée ses grands hommes. « Plus une époque
« est grande , moins les individualités la domi-
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS. 149
« nent1. » Farel a reçu l'impulsion du milieu dans
lequel il vivait et agissait, tout autant que ce milieu
a subi la sienne.
Reconnaissons plutôt (et les conséquences mo-
rales de la réformation de notre pays que je vous
développerai dans une conférence suivante, achève-
ront, j'espère, de vous le prouver) qu'à ce moment
de son histoire le peuple neuchâtelois a été comme
soulevé au-dessus du niveau de son caractère or-
dinaire , et que le levier qui a produit ce miracle,
rare sans doute mais non sans exemple dans la vie
des peuples, c'est sa conscience morale puissam-
ment remuée par la sainte prédication de Farel.
Voilà la seule explication possible de la réformation
neuchâteloise. Dieu veuille opérer aujourd'hui une
semblable secousse dans notre conscience natio-
nale, avant que nous soyons tout à fait enfoncés
dans la fange du matérialisme !
1 Merle, t. IV, p. 521.
V
CINQUIÈME CONFÉRENCE.
APRÈS LA RÉFORMATION.
Fl leur proposa une autre similitude, et il dit : Le Royaume des cieux est sem-
blable à un grain de moutarde, que quelqu'un prend et sème dans son champ.
Ce grain est la plus petite de toutes les semences ; mais quand il est crû, il est
plus grand que les autres légumes, et il devient un arbre, tellement que les
oiseaux du ciel y viennent, et font leurs nids dans ses branches. Il leur dit une
autre similitude : Le Royaume des cieux est semblable à du levain, qu'une femme
prend, et qu'elle met parmi trois mesures de farine, jusqu'à ce que la pâte soit
toute levée. Matth. XIV, 31-33.
L'état nouveau après la Réformation. — Culte et doctrine. — Enseigne-
ment religieux de la jeunesse (Catéchuménat) . — Instruction litté-
raire (collège de Neuchàtel). — 'Première traduction de la Bible en
langue française (Bible de Serrières). — Décrets de l'Etat contre
les désordres et contre la profanation du dimanche. — Règlements
ecclésiastiques. — Consistoires. — Lutte de Farelà Neuchàtel.—
Assemblées pastorales régulières. — La classe. — Visites d'église. —
Union intime entre les églises protestantes. — Amitié de leurs chefs.
— Désintéressement des réformateurs. — Mort de Farel. — Conclu-
sion.
L'Evangile est doué d'une double puissance. Il a
une force d'expansion-, du lieu où il a une fois pris
\M CINQUIÈME CONFÉRENCE.
pied, il se propage de proche en proche-, il envahit
sans cesse de nouveaux domaines. Il ressemble sous
ce premier rapport au grain de semence, qui, une
fois qu'il a jeté racine, grandit , s'étale, devient un
arbre et ombrage le sol environnant. C'est la l'es-
pèce de puissance que nous avons vu la Parole de
Dieu déployer chez nous pendant les quelques
années dont nous avons retracé l'histoire. Dans ce
court espace de temps, la semence de la Vérité
divine, déposée d'abord par la main du Réformateur
a Serrières , s'accrut , envahit paroisse après pa-
roisse, et finit par couvrir le sol de notre pays
presque tout entier.
Mais l'Evangile possède une autre vertu , plus
merveilleuse encore, celle de transformer intérieu-
rement tout ce qui lui donne accès. Sous ce second
rapport, c'est au levain qu'il doit être comparé.
Vous connaissez la puissance mystérieuse que le
levain déploie dans la pâte. A son contact silen-
cieux, cette masse lourde, inerte, sans saveur, en-
tre en fermentation , s'agite , s'anime en quelque
sorte, devient plus légère et acquiert la saveur qui
lui manquait : c'est une transformation. La vie hu-
maine, dans son état naturel, ressemble a la pâte
avant qu'elle soit levée. Malgré les belles facultés,
les douces affections et les nobles aspirations dont
elle est douée, elle n'en est pas moins dénuée de
toute énergie vraiment sainte, de tout amour entiè-
rement désintéressé, de toute joie complètement
APRÈS LA RÉFORMATION.
15o
pure, en un mot, de toute saveur spirituelle. Ce
qui est né de la chair, est chair, a dit Jésus. Il faut
le contact d'un élément supérieur pour lui commu-
niquer ces qualités qui lui manquent, mais qu'elle
est apte a recevoir. Ce levain, c'est Christ, sa per-
sonne, son œuvre, sa parole , son Esprit. Au con-
tact de ce levain céleste , tout dans l'homme entre
en une sainte fermentation -, la conscience s'éveille,
le cœur s'épure; une direction plus élevée s'em-
pare de la volonté et de l'intelligence -, les affections
naturelles reçoivent une consécration nouvelle;
tout reçoit une valeur inconnue jusqu'alors-, tout
concourt a un divin but. Individu, famille, nation,
tout est régénéré, transformé. Ce qui est né de
l'Esprit, est Esprit, a dit Jésus. Eh bien 1 mes
chers auditeurs, l'Evangile apporté a nos pères
par Farel a-t-il aussi déployé chez nous cette vertu
transformatrice du levain? Oui, certes, et c'est là
ce dont nous nous convaincrons aujourd'hui en
contemplant le tableau de l'état sorti chez nous de
la Réformation. Sans ce tableau, l'histoire de notre
réformation ressemblerait a un drame sans dénoue-
ment. D'ailleurs, Jésus a dit : Vous reconnaîtrez
V arbre à ses fruits. Or encore aujourd'hui la Infor-
mation a ses détracteurs. Montrons-leur donc par la
bonté des fruits celle de l'arbre qui les a portés.
C'est le meilleur, c'est l'unique moyen de leur fer-
mer la bouche !
156 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
Révéler Jésus-Christ, le glorifier dans les cœurs,
c'est là l'œuvre de l'Esprit saint. Il me glorifiera,
a dit Jésus lui-même, en promettant sa venue
(St-Jean XVI, 14). Et saint Paul dit : Tout esprit
qui dit : Jésus, Seigneur ! est de Dieu. D'autre part,
diminuer Jésus-Christ, glorifier quelque autre à sa
place, telle est l'œuvre de l'esprit opposé a l'Esprit
divin. Le point extrême dans cette direction per-
verse , le voici : Tout esprit qui dit : Jésus , ana-
thême! n est point de Dieu. (1 Cor. XII, 3.) Voila
la pierre de touche donnée par Dieu lui-même.
Appliquons-la !
Nous savons déjà ce qu'était le culte avant la Ré-
formation. Il ne glorifiait pas Jésus-Christ, mais le
prêtre. La messe n'est certes point a l'honneur d'un
Seigneur que le prêtre crée, pour ainsi dire, au
moyen des éléments matériels-, elle est bien plutôt
a l'honneur du prêtre qui a reçu un si prodigieux
pouvoir et qui possède la vertu de renouveler ainsi
le miracle de l'incarnation en même temps que
celui de la croix ! Dans la messe, la gloire du Maître
n'est que le piédestal de celle du serviteur.
La Réformation ramena cette cérémonie faussée
à sa vérité biblique. On célébra de nouveau la
Sainte-Cène, comme un repas d'actions de grâces,
tout à la gloire de Celui dont l'Eglise annonce la
mort (1 Cor. XI, 26). En même temps la Réfor-
mation rendit sa place dans le culte à l'acte qui dès
les premiers temps de l'Eglise en avait été la partie
APRÈS LA RÉFORMATION.
157
centrale : la lecture et la prédication de la Parole
de Dieu. A la vague et obscure exaltation du sen-
timent succéda la pleine lumière de la connais-
sance.
Une transformation profonde s'opéra également
dans la doctrine. Rome enseignait aux hommes
à faire des œuvres pour mériter le ciel, comme
si Dieu était un marchand, le ciel un objet vénal,
et nos bonnes œuvres le prix d'achat. La Réforma-
tion ne reconnut d'œuvre méritoire , s'il peut être
ici question de mérite, que celle que Dieu lui-même
dans son amour infini a accomplie pour nous en la
personne de son Fils. Accepter cette œuvre par-
faite, s'en prévaloir avec foi, la présenter a Dieu
comme si c'était la nôtre propre, croire, enfin, rede-
vint, selon l'enseignement de l'Ecriture, l'unique et
suffisant moyen de grâce. Et les bonnes œuvres
furent réclamées non plus comme moyen de mé-
riter le ciel, mais comme fruits de la vie céleste déjà
habitante et agissante dans le cœur du croyant.
A l'esprit mercenaire succéda ainsi l'esprit filial,
ou, selon l'expression de saint Paul , à V esprit de
servitude celui d'adoption.
La, dans ce renouvellement du culte et de la
doctrine, se trouve le principe fécond de toutes les
autres transformations dues à la Réformation.
Passons en revue les principaux et les plus salu-
taires de ces changements.
L'enseignement religieux de la jeunesse, tel que
458
CINQUIÈME CONFÉRENCE.
nous le possédons aujourd'hui dans toutes nos pa-
roisses , n'existait point à l'époque qui précéda la
Réformation. «Depuis plusieurs siècles l'usage de
« catéchiser la jeunesse n'existait plus dans l'église
« romaine '.)> On enseignait aux enfants a réciter le
Pater noster, le Credo et Y Ave Maria, et on les re-
cevait , ainsi machinalement dressés , a la commu-
nion du Saint-Sacrement. Mais la Réformation ne
fut pas plutôt introduite dans notre pays que les
pasteurs sentirent le devoir de donner une instruc-
tion religieuse soignée et approfondie a la jeunesse.
Us y furent encouragés par une lettre adressée le
26 décembre 1541 a la classe des pasteurs deNeu-
châtel par le fameux Mélanchton , l'ami et le com-
pagnon d'œuvre de Luther, et par les frères qui
étaient avec lui a Worms. Dans cette lettre, Mé-
lanchton donne à Farel et a ses collègues, entre
autres recommandations, celle de ne laisser appro-
cher de la Table du Seigneur que des fidèles ins-
truits et bien examinés -, et pour cet effet il les en-
gage à rédiger un formulaire de catéchisme pour
servir à l'instruction de la jeunesse*.
«En octobre 1546, raconte Boyve, on établit une
« prière le mardi, un sermon le mercredi au temple
« du haut, un autre le vendredi au temple de l'hô-
« pital, et le dimanche suivant on commença de
« faire répondre les enfants au catéchisme5. »
1 Andrié, p. 323. — 2 Boyve, Liv. II, p. 421.— 'Annales
à l'an 1546. p 462.
APRÈS LA RÉFORMATION.
159
On voit par la comment l'Eglise réformée, dès
son berceau, aspira au plein jour de l'instruction,
Le catéchuménat est né avec notre réformation.
Ce besoin de lumière, excité par la Réforme, ne se
fit pas sentir seulement dans le domaine religieux-
il s'étendit aussi au domaine des lettres. On ne sait
pas assez , et il importe peut-être de le rappeler à
cette heure, que ce fut l'Eglise, que ce furent spé-
cialement les pasteurs qui furent les fondateurs de
l'instruction publique dans notre patrie. « Dès 1 532,
« la classe de Neuchâtel pourvut a l'instruction de
« la jeunesse par le moyen d'écoles dans le pays et
« y envoya des instituteurs1.» Dès 1532! Et la ré-
formation de la ville ne datait que de la fin de 1530!
Là où l'on manquait de régents, les pasteurs met-
taient la main à l'œuvre et remplissaient les fonc-
tions de maîtres d'école. Ce jeune Français dont je
vous parlais récemment, Hugues Gravier, qui périt
en France comme martyr de la foi évangélique, fut
longtemps le régent de Cortaillod, en même temps
qu'il en fut le premier pasteur. «L'instruction de la
« jeunesse, dit M. de Chambrier*, était alors l'affaire
« des ministres de l'Evangile Avant de devenir
« les pasteurs des hommes faits , les ministres de-
« vaient avoir été les instituteurs des enfants. C'é-
« tait la classe qui présentait les régents d'école a
« la confirmation du conseil d'état. »
Andrié, p. 321 — ? P. 382-383.
160 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
L'Eglise, fille de la lumière divine, a été chez
nous la mère et la nourrice de l'école , ce véhicule
des lumières terrestres. Cela est naturel-, comme
une vertu appelle une autre vertu, une connaissance
fait sentir le besoin de toutes les autres. Il y a soli-
darité entre les lumières. L'intelligence s'éveille ou
s'endort pour tous les objets a la fois. Farel sentait
si bien la relation entre l'ignorance et le papisme
d'une part, entre l'instruction et la Réforme de
l'autre, qu'il disait à Genève : « Si nous ne pour-
« voyons aux écoles, les têtes rondes s'empareront
« de la jeunesse1.» Et M. Sayous2 déclare que « dans
« toutes ses missions il travailla autant a instruire
« le peuple qu'a le convertir.»
La sollicitude des réformateurs pour l'instruction
s'étendit jusqu'aux hautes études, et cela par un
motif encore plus particulier. La Réforme repose
sur l'intelligence de la Bible. Enlevez la Bible, elle
croule comme un édifice auquel on aurait ôté son
fondement. Replacez la Bible, la Réforme reparaît
inébranlable, comme un château fort assis sur le
roc. Or, comment comprendre sûrement la Bible
sans la connaissance des langues dans lesquelles
elle fut écrite? Le peuple Juif, Jésus, les Apôtres
parlaient hébreu et grec. Nos livres saints sont
écrits dans ces langues, dont la connaissance est
ainsi nécessaire a leur interprétation. Ce n'est pas
J Chroniqueur, p. 282. — 2 P. 48.
APRÈS LA RÉFORMATION.
161
tout : d'autres temps, d'autres mœurs. Nos livres
saints font à tout instant allusion a des usages, a
des circonstances, a des faits historiques et géogra-
phiques qu'il faut connaître pour les comprendre.
A l'intelligence des langues anciennes doit donc se
joindre, chez un vrai interprète des Ecritures, la
connaissance scientifique des peuples de l'antiquité,
de leurs institutions, de leur histoire et des pays
qu'ils habitaient.
Voila la raison pour laquelle la Réformation évo-
qua nécessairement l'étude de l'antiquité. Aupara-
vant la connaissance du grec et de l'hébreu était
tellement négligée qu'elle rendait même suspect
d'hérésie '.La Réformation fit, au contraire, de cette
connaissance une condition indispensable de l'ad-
mission au ministère évangélique. Pourvoir l'Eglise
de conducteurs instruits fut l'un de ses premiers
efforts. « Les Réformateurs , dit M. Sayous2, n'a-
it vaient point oublié que la rénovation religieuse
« procédait en ligne directe de la renaissance des
« lettres. Et comme ils étaient arrivés a leur foi par
« le chemin des études, ils conservèrent à celles-ci
« une vive reconnaissance, un sincère respect. »
Voici comment Farel lui-même, dans son livre :
Le Glaive de la Parole véritable , démontre et dé-
veloppe l'utilité des études littéraires et scienti-
fiques :
1 Vov les exemples dans Ruchat . t. 1 . p. vui-x. —
'■ P. 48.
11
162 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
« II faut, dit-il, que selon la puissance des pa-
rt rents ou par l'aide de l'Eglise , par ses membres
« principaux et par les pasteurs et le magistrat, les
« enfants, selon leur esprit ou leur capacité, ap-
« prennent les langues principales , comme grec ,
« latin, hébreu, afin que si Dieu leur donne la grâce
« de pouvoir enseigner et porter sa Parole, ils puis-
« sent boire en la fontaine et lire l'Ecriture en son
« propre langage auquel elle a été écrite, comme
« en hébreu l'Ancien-Testament, et en grec le Nou-
k veau. Et aussi pour voir comment Dieu est mer-
u veilleux en ses œuvres et comment les hommes
« sont muables, ils devront voir et apprendre ce
« qui a été écrit de la nature des bêtes , arbres et
« herbes , et autres choses que Dieu a créées pour
« servir a l'homme -, s'instruire des diversités des
<( gens et des pays, lisant les histoires qui montrent
« les mutations des villes et des royaumes Cer-
'( tainement ces sciences sont dons de Dieu. »
La fondation de l'académie de Lausanne et du
collège de Neuchâtel fut l'œuvre de la Réformation
et spécialement de Farel. Ce sont la les monu-
ments des besoins scientifiques dont étaient péné-
trés ceux qui dirigeaient alors l'Eglise.
Il en fut de même à Genève. « A côté de son
« église, dit M. Sayous, Calvin éleva un collège et
« une académie. » Ces institutions étaient comme
les succursales nécessaires de l'Eglise protestante.
Ce fut Farel personnellement qui, par les soins de
APRÈS LA RÉFORMATION.
163
son ami Wolfhard , de Strasbourg, procura a notre
collège latin son premier maître. Un jeune savant,
nommé Louis, que recommandaient également sa
pureté de mœurs, sa piété et son amour de la
science, fut appelé a Neuchâtel, et toute notre jeu-
nesse studieuse confiée a ses soins1. Au nombre
des premiers maîtres de notre collège figure l'un
des savants distingués de l'époque, Mathurin Cor-
dier, dont plusieurs d'entre nous se rappellent bien
les Colloques, qui fut aussi professeur a Lausanne
et à Genève, et qui eut l'honneur d'enseigner le
latin à l'homme qui, depuis les temps anciens, a
peut-être le mieux manié cette langue, Calvin.
Ceci nous conduit a vous parler d'un fait remar-
quable dans l'histoire de notre réformation. C'est
la publication dans notre pays de la première tra-
duction de la Bible en langue française.
Lefèvre d'Etaples, le maître et l'ami de Farel,
avait publié a Meaux , en \oM, comme nous l'a-
vons vu, la première traduction du Nouveau-Tes-
tament. Mais ce premier essai était défectueux à
plusieurs égards-, et puis restait à traduire l'Ancien-
Testament, la partie de beaucoup la plus considé-
rable et la plus difficile de l 'Ecriture-Sainte. Les
églises de langue française sentaient un besoin
pressant de posséder ce trésor, qui jusqu'ici n'a-
vait été accessible qu'aux érudits capables de lire
1 Chroniqueur, p. 87.
164 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
l'original hébreu ou la traduction latine. Mais com-
ment exécuter cet important et immense travail? Il
fallait avant tout un homme capable, puis des som-
mes considérables , enfin un lieu sûr et indépen-
dant du pouvoir des prêtres. Lïhomme se trouva
dans la personne d'Olivétan \ Picard de naissance,
proche parent du grand Calvin. L'argent fut fourni,
ainsi que nous le verrons, par des mains auxquelles
nul n'eût jamais songé. Et le lieu d'impression se
trouva être Serrières, ce village qui avait été le
berceau de la Réformation dans notre pays.
Olivétan, ou d'Olivet, était précepteur dans la
famille de Jean Chautemps, à Genève. Il savait
assez bien le grec et passablement l'hébreu \ il
connaissait l'italien et l'allemand et pouvait ainsi
profiter des traductions de la Bible qui venaient
de paraître dans ces langues. Tous les frères qui
entouraient Olivétan se tournèrent vers lui et lui
imposèrent la charge de ce grand travail. Il y em-
ploya deux ans et demi, pendant lesquels la per-
sécution et des affaires domestiques le jetèrent
fréquemment d'un lieu dans un autre. Malgré cela
il se mit a l'œuvre-, il entra en correspondance
avec tous les hommes savants de la Réforme, car
dans ce moment si beau, la science de chacun était
celle de tous. Il fut spécialement aidé par Calvin'.
Pendant qu'il travaillait avec ces nombreux secours,
1 Chroniqueur, p. 36 et 103-104.
APRÈS LA RÉFORMATION.
165
les parties déjà traduites s'imprimaient a Senrières.
Là s'était établi un imprimeur, Pierre Devingie.
Picard d'origine, comme Olivétan. L'indépendance
religieuse dont jouissait notre pays favorisait cet
établissement qui. en France, eût certainement
succombé aux persécutions du clergé. L'ouvrage
parut en 1535. On possède encore aujourd'hui des
exemplaires de cette remarquable édition. Le titre
est : La Bible qui est toute la Sainte-Ecriture. A la
dernière page il est écrit : « Achevé d'imprimer en
« la ville et comté de Neuchâtei, par Pierre De-
« vingle, dit Pivot, picard, l'an 1535, le quatrième
«jour de juin.» Le format est in-folio, et l'im-
pression fort belle. Le texte est sur deux colonnes;
la traduction est fidèle, quoique non sans faute.
On peut dire qu'elle a servi de base aux nombreuses
traductions de la Bible en langue française qui
l'ont suivie. Pierre Devingie reçut , en récom-
pense, la bourgeoisie de Neuchâtel, tant l'Eglise
entière s'associait de cœur a cette œuvre et en ap-
préciait l'importance. La préface est remarquable;
elle renferme dans sa naïveté des paroles d'une
beauté subiime. Olivétan dédie son œuvre au
peuple chrétien; voici comment il s'annonce :
« C'est Pierre-Robert Olivetanus, l'humble et
« petit translateur, qui s'adresse a l'Eglise de Jésus-
« Christ. La bonne coutume est de toute ancienneté
« que ceux qui publient quelque livre le viennent
«dédier à quelque prince, roi ou empereur. La-
160 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
« quelle coutume n'est certes pas maintenue sans
« cause. Car outre qu'on est affriandé par l'expec-
« tation d'un royal remerciement, il en estbeaucoup
« qui ne recevraient point un écrit s'il ne portait
« la livrée de quelque très-illustre, très-haut, très-
« victorieux, très-béatissime et sanctissime nom. »
Olivétan continue en disant que pour lui il n'est
« point entré dans cette coutume des gentils , » vu
que son livre n'a que faire « de faveur ni de pater-
<c nité quelconque, autre que la tienne, ô pauvre
« petite église de Jésus-Christ, qui est tant mince
« et tant amaigrie qu'il ne te reste que la peau.
« Vraiment cette offre t'était due comme contenant
« ton patrimoine, par lequel en pauvreté tu es ré-
« putée très-riche-, en solitude, bien accompagnée;
« en péril , assurée -, en adversité , prospère -, saine
« en la maladie, et vivifiée en la mort. Pauvre pe-
« tite Eglise , qui es encore en état de chambrière
k et de servante , va donc 5 décrotte tes haillons
« tout souillés de traditions vaines; lave tes mains
« toutes sales de faire l'iniquité! Veux-tu toujours
« appartenir à Maître? N'est-il pas temps que tu
« écoutes ton époux? Christ t'aurait-il aimée en
« vain? Lui veux-tu point donner ta foi? N'y a-t-il
« pas assez de biens en la maison de son Père? As-
<( tu doute? As-tu peur? Pauvrette, n'est-ce pas lui
« qui donne la vie immortelle? N'aie égard à ta
« petitesse . puisqu'il te considère en sa hautesse
« et qu'il lui plaît d'élire les choses basses pour
APRÈS LA RÉFORMATION.
167
« faire honte aux choses altières. Il est vrai que de
« ta part tu ne pourrais apporter a ton époux chose
« qui vaille, pauvrette! Mais qu'y ferais-tu? Viens
« donc hardiment! Viens avec ta cour, tes injuriés,
« tes emprisonnés, tes bannis. Viens avec tes te-
« naillés, tes flétris, tes démembrés. Il les veut;
« car lui-même il a été ainsi en ce monde, et il les
« appelle amiablement , et n'est-ce pas pour les
« soulager, les enrichir et les faire triompher avec
« lui en sa cour célestielle? 0 noble Eglise , heu-
« reuse épouse du Fils du Roi, accepte donc cette
<( Parole où tu pourras voir la volonté de Christ, le
« tien époux. »
Telles sont les paroles dont Olivétan accompa-
gnait le présent nuptial qu'il offrait à cette Eglise
récemment tirée de la poudre et désormais assise
sur le trône, a côté de son céleste époux.
Mais où Olivétan, pauvre, persécuté , malade,
avait-il trouvé les sommes nécessaires pour une
entreprise si considérable? Chez le peuple le plus
pauvre et le plus persécuté de l'Europe, mais le
plus riche et le plus béni quant aux biens spiri-
tuels. Il est en Europe un peuple relégué dans ses
montagnes, souvent dépouillé et décimé par les
plus affreuses persécutions pour le crime d'avoir
conservé la foi apostolique des premiers temps au
milieu des égarements de tout le reste de l'Eglise.
Ce sont les Vaudois des vallées italiennes des Alpes
et de la Calabre. Ils avaient salué avec un inexpri-
168 CINQUIÈME CONFÉRENCE .
mable bonheur l'apparition des réformateurs. Dans
leur étonnement ils avaient député quelques-uns
de leurs pasteurs pour visiter ces hommes dont le
nom était parvenu jusque dans leurs montagnes, et
étudier de plus près leur œuvre. Les envoyés vau-
dois s'étaient entretenus avec Zwingle, OEcolam-
pade, Bucer. Us avaient entendu le pur Evangile
proclamé, tel qu'ils le prêchaient eux-mêmes, dans
toutes les églises protestantes. Ils avaient vu de lieu
en lieu le souffle de l'Eternel se mouvant sur la
terre et ranimant les os secs , et , de retour dans
leurs vallées, ils avaient raconté les merveilles dont
ils avaient été les témoins, et s'étaient écriés :
« Nous avons vu le règne de Dieu venir avec
« force ! » Leurs églises alors avaient voulu jouir
aussi de ce spectacle glorieux , et des vallées
d'Angrogne, de Freissinières, de Mérindol et de la
Calabre étaient arrivées en Suisse, en France et en
Allemagne des lettres de ces Yaudois demandant
une visite de leurs nouveaux frères. Cette demande
avait été accordée. Et le 12 septembre 1532, les
trois amis, Farel, Olivétan et Saulnier avaient paru
au milieu d'une grande assemblée de toute l'Eglise
vaudoise convoquée a Angrogne , et avaient salué
cette sœur aînée, au front sanglant et vénérable,
de la part de ses plus jeunes sœurs , les Eglises
de la Suisse romande. C'est dans cette assemblée
que la grande œuvre de la traduction de la Bible
en langue française avait été décidée et confiée à
APRÈS LA RÉFORMATION.
169
Olivétan. Une collecte avait été faite, et, chose
inouïe, ce peuple, le plus pauvre du monde, avait
trouvé 500 écus d'or a consacrer à cet emploi!
Voilà le fonds dans lequel avait puisé Olivétan. Il
le faisait lui-même comprendre à l'Eglise dans cette
préface dédicatoire dont je vous ai déjà cité un
fragment :
« Mais ne voudrais-tu point t'enquérir, ô Eglise,
« quel est cet ami inconnu et cet étrange bien-
faiteur qui se mêle ainsi de te donner le tien?
« Ecoute! le pauvre peuple qui te fait ce présent a
« été plus de trois cents ans banni de ta compa-
« gnie; il est épars aux quatre coins de la Gaule;
« toutefois, c'est le vrai peuple de patience. Ne le
« connais-tu point? C'est ton frère, ton Joseph, qui
« ne se peut plus tenir qu'il ne se donne à connaître
« a toi. Il attendait toujours que tu vinsses à recon-
« naître ton droit qui t'est commun avec lui.... et
« maintenant que tu es un petit revenu à toi et que
« tu commences a reconnaître de quelle race tu es,
« ce peuple, ton frère, s'avance et t'offre amiable -
« ment son tout1. «
Ne peut-on pas appliquer a ce don, comparé à
ceux que nous faisons quelquefois pour le règne de
Dieu, la parole de Jésus-Christ touchant la pite de
la veuve et les offrandes des riches en Israël : Tous
1 Voy. cette préface complète Chroniqueur, p. 104-
105.
170 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
ceux-là ont mis dans les offrandes de Dieu de leur
superflu ; mais celle-ci y a mis de sa disette tout ce
qu'elle avait pour vivre ? Et le temps ne serait-il
point venu pour les églises de langue française de
chercher a acquitter de queique manière cette vieille
dette envers l'Eglise vaudoise d'Italie?
Quant au rôle de Neuchâtel dans cette publica-
tion, il a été fort petit sans doute \ néanmoins il
est permis aux Neuchâtelois de s'en réjouir et même
d'y voir quelque chose de providentiel. C'est a
Neuchâtel qu'a paru, il y a trois siècles, la pre-
mière traduction française de la Bible. C'est de
notre Eglise qu'est sortie, deux siècles plus tard,
la traduction de la Bible la plus répandue en
France, celle d'Osterwald. C'est a Neuchâtel enfin
que l'on doit la traduction moderne la plus remar-
quable de l' Ancien-Testament, celle de M. Perret-
Gentil. Ne serait-ce point la l'indice d'une vocation
spéciale dont il aurait plu à Dieu d'honorer notre
petite Eglise neuchâteloise?
Mais que serait la connaissance la plus pure des
Ecritures et de la doctrine qu'elles renferment, et
l'exercice du culte le plus spirituel dans ses formes,
sans la pratique de la vie chrétienne? Ce ne serait
autre chose que cette foi morte dont parle saint
Jacques, et qu'il compare a la foi des démons,
qui croient en Dieu, mais qui en tremblent. La
connaissance répandue chez nos pères par la Ré-
APRÈS LA RÉFORMATION. 471
formation n'aurait-elle point été une croyance de
cette nature? Non -, ce fut une puissance qui régé-
néra la vie nationale et qui purifia chez nous les
mœurs publiques.
Je vous ai tracé le tableau de la dégradation
morale du peuple et de tout le clergé au moment
de la Réformation. Tous les péchés, tous les vices,
tous les crimes, nous l'avons vu, s'abritaient a l'envi
sous les bulles d'indulgence papales. Un peu d'or
lavait de tout-, et chacun usait, avec une licence
effrénée, de ces faciles moyens de justification.
Transportons-nous à vingt ans plus tard. On
reste stupéfait à la vue du changement qui , en si
peu de temps, s'est opéré dans les institutions,
dans les hommes et dans les mœurs.
Déjà en 1540 fut publié par le conseil de la ville
de Neuchâtel un décret interdisant les danses dans
la ville et banlieue1. Un an plus tard, le gouver-
nement confirme ce décret et le fait publier dans
toutes les églises du comté. Des mesures sont
prises pour que les sacrements ne soient plus pro-
fanés, et que le dimanche soit sanctifié comme doit
l'être le Jour du Seigneur. Les jureurs et les blas-
phémateurs sont condamnés a baiser la terre en
présence de celui qui les aura admonestés-, les adul-
tères, punis par la prison-, ceux qui sont surpris en
état d'ivresse, mis a la javiole, au pain et à l'eau,
1 Boyve, an 1540.
172
CINQUIÈME CONFÉRENCE.
pour vingt-quatre heures ^ ceux qui restent oiseux
dans les rues le jour du dimanche, et ceux qui se
livrent a d'autres divertissements que les jeux mi-
litaires, utiles pour la défense de la patrie, sont
frappés d'amendes-, l'action de grâces avant et
après le repas est recommandée, ((afin, dit l'or-
« donnance, que nous ne demeurions ingrats en-
« vers notre Père éternel de ses grâces et bénéfices
« qu'il nous fait journellement1. » Nous trouvons
dans le comté de Yalangin des ordonnances com-
plètement semblables2.
Pendant que le pouvoir civil travaillait par ces
règlements â la réforme des mœurs, l'Eglise ne
s'endormait pas. Elle aussi allait chercher des
armes dans son arsenal, pour combattre la corrup-
tion régnante. Elle y trouvait le glaive spirituel
appelé : Discipline ecclésiastique. C'était d'abord
l'avertissement privé adressé au pécheur par quel-
que frère-, puis l'admonestation officielle par le
pasteur -, après cela, la dénonciation publique , en
pleine assemblée de l'église ^ enfin, l'excommuni-
cation. Mais pour exercer cette discipline, il fallait
dans chaque paroisse un organe spécial, un conseil
représentant l'Eglise. Déjà en 1538, nous trouvons
un pareil corps fonctionnant â Neuchâtel. Ce fut en
1562 que ces conseils d'église furent définitivement
1 Boyve, an 1542. — 2 Voy. l'excellent résumé Andrié.
p. 219.
APRÈS LA RÉFORMATION.
173
et généralement établis dans tout le comté de Neu-
châtel par un synode tenu le 14 janvier 5 ils furent
institués la même année dans le comté de Valan-
gin. Les membres de ces corps se nommaient an-
ciens. C'étaient les hommes de la paroisse qui se
distinguaient par leur piété et la pureté de leurs
mœurs. Les conseils d'anciens se nommaient con-
sistoires monitifs 1 .
Et ne pensez pas que ces règlements et ces in-
stitutions n'existassent que sur le papier. Les
réformateurs mettaient le plus grand zèle à élever
la vie des membres de leurs églises au niveau de
la sainteté des institutions qu'ils leur donnaient.
Nous en trouvons la preuve dans l'un des faits les
plus saillants du ministère de Farel a Neuchâtel.
Cet intrépide serviteur de Dieu avait été plus
d'une fois sollicité d'accepter le pastorat dans la
ville de Neuchâtel. Il avait refusé cette offre pour
pouvoir continuer son ministère ambulant et pé-
rilleux d'évangéliste. Ce fut en 1543 seulement
que, cédant enfin aux sollicitations de la classe, il
accepta , comme poste fixe , le pastorat dans notre
ville. Mais longtemps avant cette époque Neuchâtel
n'en était pas moins le théâtre habituel de son acti-
vité. En 1541, il arriva qu'une dame de haut rang,
qui vivait en désunion avec son mari, le quitta, et,
malgré tous les avertissements, refusa de le re-
1 Boyvc; 1562.
174 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
joindre. Ni les exhortations particulières de Farel,
ni les remontrances solennelles du Consistoire ne
réussirent à vaincre son obstination. Elle était sou-
tenue par sa famille. Farel alors eut recours à un
moyen plus énergique, celui dont il est fait mention
dans les épîtres de saint Paul : Si quelqu'un no-
béit pas à ce que nous vous disons, signalez-le!
(2Thess., III, 14.) Le dimanche matin, 31 juillet
1541, il dénonça publiquement cette dame du haut
de la chaire et parla avec force contre elle et contre
tous ceux qui osaient la soutenir. Cette démarche
vigoureuse souleva contre lui tout le parti de la
dame, et, de plus, cette masse indécise qui veut le
bien, mais jusqu'à la limite de la politesse hu-
maine. Et dès le jour même, a deux heures après
midi, une assemblée tenue sur la terrasse du châ-
teau vota a la majorité des voix le renvoi de Farel
dans l'espace de deux mois. C'était la répétition de
ce qui s'était fait envers lui et son ami Calvin , à
Genève, quelques années auparavant. C'était l'ac-
complissement du mot prophétique de Bonnivard ,
quand il répondait spirituellement aux Genevois
qui venaient le consulter sur une tentative de réfor-
mation : « Vous avez haï les prêtres pour être à
« vous trop semblables-, vous haïrez les prédicants
« pour être a vous trop dissemblables 1 . »
Ce moment était décisif pour Neuchâtel. Il s'a-
1 Sayous; p. 27.
APRÈS LA RÉFORMATION. 175
gissait de savoir si la conscience publique selèverait
au niveau des institutions nouvelles ou se laisserait
dépasser par elles. Grâce a Dieu, la Réforme sortit
victorieuse de cette épreuve. Le conseil de ville se
déclara hautement pour Farel. La classe en fit au-
tant et écrivit aux édisesdeBienne, de Constance et
de Strasbourg pour leur demander leur avis. Enfin,
après six mois de lutte, deux députés de Berne
vinrent a Neocbâtel. L'Eglise fut assemblée pour
voter a la pluralité des suffrages si l'on conserverait
ou si Ton expulserait le Réformateur et sa disci-
pline. Le 29 janvier lo42. la majorité des habi-
tants de la ville se déclara pour Farel et approuva
sa sévérité.
Quand on compare cette sainte fermeté avec la
corruption sans bornes dont nous avons retracé le
hideux tableau . et que l'on se rappelle que douze
ans seulement s'étaient écoulés entre la première
arrivée de Farel à Neuchâtel et cette votation so-
lennelle . n'est-on pas saisi de la grandeur de la
révolution morale qui s'est opérée dans ce court
espace de temps? Ne sent-on pas qu'un courant
d'air pur a pénétré dans notre ville et commencé à
dissiper l'infection qui la remplissait?
Mais , demanderez-vous peut-être , ces réforma-
teurs et ces pasteurs qui appliquaient ainsi la dis-
cipline aux autres, l'exerçaient-ils aussi envers eux-
mêmes? Le nouveau clergé donnait-il à l'Eglise le
176 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
modèle de la pureté des mœurs et de la consécra-
tion de toute la vie au Seigneur?
J'ose répondre : oui.
Jésus, auquel regardaient uniquement ces servi-
teurs de Dieu, les attirait et les élevait a lui, et se
servait d'eux comme de leviers pour attirer et élever
tout le troupeau.
Dans les années qui suivirent immédiatement la
réformation de Neuchâtel , Farel résidait fréquem-
ment encore à Morat. Malgré son zèle dévorant,
cet homme de Dieu connaissait la puissance de l'i-
solement pour abattre l'âme et la replonger dans la
langueur. Il établit donc dès 1532 des assemblées
régulières de pasteurs qui se tenaient tous les
jeudis, soit à Moral, soit à Neuchâtel, soit quelque-
fois aussi a Grandson , spécialement dans le but
« d'ordonner de l'emploi des frères selon l'exercice
« et la nécessité des cas 1 . » Ils commençaient par
s'édifier mutuellement par la méditation des Ecri-
tures et par la prière. Puis on traitait des intérêts
de l'Eglise et du ministère. On cherchait â pourvoir
de conducteurs spirituels les églises vacantes -, c'é-
tait l'une des plus grandes difficultés de l'époque.
L'on examinait les nouveaux ouvriers qui se pré-
sentaient -, on les recommandait a Dieu et on leur
assignait leur champ de travail. On s'entretenait
aussi des usages des différentes communautés pour
1 Sayous, p. 18.
APRÈS LA RÉFORMATION.
177
leur emprunter ce qu'elles avaient d'applicable.
Quelle différence entre ces serviteurs de Dieu qui
se réunissaient ainsi spontanément pour travailler
a l'avancement du règne de Jésus-Christ dans leur
cœur et dans leurs troupeaux, et la vie molle et li-
cencieuse de l'ancien clergé, ces repas somptueux,
ces conversations obscènes , ces rixes scandaleuses
jusques dans le temple I Ici encore, comment mé-
connaître qu'un souffle purifiant a traversé le sanc-
tuaire?
C'est de ces réunions libres que se forma le corps
des Pasteurs de Neuchâtel, appelé la Classe ou
la Compagnie.
Après de telles réunions, les pasteurs se sépa-
raient d'ordinaire l'esprit relevé, le cœur rafraîchi,
et regagnaient leur paroisse comme on retourne au
combat. Tel était alors tout le gouvernement de
l'Eglise-, la vie chrétienne faisait le reste. L'Esprit
de Dieu était la. La piété individuelle suppléait a
tout*.
A tout instant des pasteurs du dehors, tels que
Viret, Saulnier et d'autres, venaient prendre part
aux réunions de ce corps, les vivifier et s'y ré-
chauffer eux-mêmes. La Compagnie correspondait
avec des hommes célèbres dans le monde entier,
tels que Calvin et Mélanchton, dont les lettres sont
encore dans nos archives.
1 Chroniqueur, p. 97.
12
178 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
Bientôt furent établies des prédications a tour de
rôle, après lesquelles le prédicateur entendait les
observations de ses collègues aussi bien sur le fond
que sur la forme de son discours. Ce fut l'origine
des Sermons de Générale qui se tenaient tout ré-
cemment encore chaque premier mercredi du mois
dans le temple du château et qui, comme au temps
de la Réformation, étaient suivis d'une critique
fraternelle. C'est ainsi que pendant trois siècles la
classe a pourvu a la perpétuation régulière et pure
du saint ministère dans les églises de notre pays.
La préoccupation du bien des troupeaux et de leur
propre salut poussa même les membres du clergé
neuchâtelois a une institution qui montre tout le sé-
rieux dont ils étaient animés. La grande prédication
d'un pasteur, ce n'est pas sa parole, c'est sa vie.
Désireux de mettre toute leur conduite en harmonie
avec la sainteté de leur mission, Farel et ses collè-
gues voulurent exercer les uns à l'égard des autres
cette discipline que l'Eglise exerçait sur tous ses
membres par l'intermédiaire des consistoires, et
parer ainsi au relâchement de cette discipline inté-
rieure que chaque pasteur doit exercer sur lui-
même par la méditation, la vigilance et la prière.
Ils en écrivirent à Mélanchton pour lui demander
son avis. Celui-ci, dans la lettre dont j'ai déjà parlé,
répondit en son nom et en celui des frères qui
étaient avec lui, qu'ils recommandaient l'établisse-
ment de la mesure projetée. La compagnie suivit ce
APRÈS LA RÉFORJIATION.
179
conseil. Elle établit la censure fraternelle, appelée
grabeaux. Cette institution a subsisté aussi long-
temps que la classe elle-même, c'est-à-dire jusqu'en
1849. Chaque année a l'assemblée générale de mai,
une journée entière était consacrée à cet acte so-
lennel. Chaque pasteur, sortant a son tour de la
salle où étaient rassemblés ses collègues, était jugé
par eux avec la liberté et la franchise la plus en-
tière quant aux diverses fonctions de son ministère
et quant a ses actes personnels saillants pendant
l'année écoulée. A sa rentrée au sein de l'assem-
blée, le doyen lui faisait entendre le jugement d'ap-
probation ou de blâme porté par ses frères. C'était
comme le jour de jeûne et de pénitence du pas-
îorat dans notre église. La classe, transformée en
grand consistoire admonitif , exerçait la discipline
envers chacun de ses membres. Le doyen seul était
excepté. Le jugement de la compagnie sur son
ministère ne ressortait-il pas suffisamment de sa
nomination au décanat ? Quiconque a assisté à
l'une de ces imposantes journées, et a subi lui-
même ce solennel jugement de ses frères, n'ou-
bliera pas l'impression qu'il en a reçue et ne pourra
que bénir l'austérité des premiers pasteurs de notre
Eglise qui fonda cette institution, la fidélité de leurs
successeurs qui la maintint intacte et vivante jus-
qu'à nos jours. Un seul pasteur, au temps de la
Réforme , Chaponneau , l'adversaire de Calvin ,
essaya de s'opposer à l'exercice de la censure fra-
180 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
ternelle. Son opposition, longue et passionnée,
échoua devant la décision arrêtée et la fermeté in-
flexible de Farel et de ses collègues.
Dîtes maintenant si la Réformation fut une œuvre
de gens sans loi qui ne voulaient que secouer le
frein qui les gênait, ou si ce ne fut pas plutôt
l'œuvre de Jésus-Christ tenant son van a la main et
purifiant son aire?
En mars 1535, il se tint successivement dans
toutes les paroisses de notre pays des assemblées
présidées par une délégation de la classe et aux-
quelles prirent part trois pasteurs du dehors : Son-
ncry, Saulnier et Froment'. Chaque paroisse fut
interrogée sur le compte de son pasteur • chaque
pasteur sur le compte de sa paroisse. Une admoni-
tion solennelle, adressée au berger et au troupeau
par la députation, mit le sceau a chacune de ces
visites d'églises.
Je cite ce fait non pas seulement pour constater
Je sérieux moral et l'esprit de sainteté qui animait
l'Eglise et le clergé, mais aussi pour vous faire
remarquer un nouveau trait de l'œuvre de la Ré-
formation, qui atteste bien aussi sa céleste origine.
C'est l'union intime et fraternelle qui régnait
entre toutes ces églises naissantes , aussi bien
qu'entre leurs conducteurs spirituels. Alors se
réalisait dans l'Eglise, comme aux temps apos-
1 Andrié; p. 321
APRÈS LA RÉFORMATION.
toliques, cette beile parole de saint Paul : Lors-
qu'un des membres souffre, tous les autres souffrent
avec lui. Quand Vun des membres est honoré ^ tous
1rs autres en ont de la joie. Une lutte, un scan-
dale venaient-ils a désoler l'Eglise de notre pays,
aussitôt les mains amies des églises de Berne ,
Zurich, Constance, Strasbourg, celle d'un Mélanch-
ton lui-même et de ses frères du nord de l'Alle-
magne, s'étendaient jusqu'à nous pour bander la
plaie. Notre Eglise n'était pas moins secourable
envers ses sœurs du dehors. Elle accordait géné-
reusement Farel aux troupeaux qui lui deman-
daient ses services. C'est ainsi qu'en 1562 elle le
concéda pour un temps a l'église de Gap, sa patrie,
afin de pourvoir a son organisation1. Elle lui per-
mit deux fois de se rendre a Metz, où la Réfor-
mation était menacée par la persécution ; la seconde
fois, en I060 , lorsque Farel était déjà infirme et
plus que septuagénaire. La classe le fit accompagner
dans ce voyage périlleux et pénible par l'un de ses
membres. Jonas Favargier, chargé de veiller sur le
père de l'église neuchàteloise au nom de tous ses
membres 2 .
Il existait comme une relation de famille et un
sentiment de solidarité entre toutes les églises nées
de la sainte révolution qui venait de s'opérer ^ elles
se sentaient filles du même Esprit, et cet Esprit
1 Boyve, an 156:?.. p. 111. — 2 Ibid., an 1565, p. 146.
182 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
était bien , dans ces heureux commencements ,
celui qui unil, et non celui qui divise. Que n'a-t-il
continué, cet esprit d'union, a dominer jusqu'au
bout ce puissant mouvement, comme il l'avait fait
à l'origine? Mais il en est des grandes journées de
l'Esprit comme si souvent des mouvements divins
dans notre propre cœur. Au commencement l'im-
pulsion divine l'emporte et domine; bientôt l'homme
reparaît et prend le dessus.
Cette relation entre les églises n'était qu'un re-
flet de l'amitié qui existait entre leurs fondateurs.
Je ne pense pas que l'histoire offre l'exemple d'une
affection plus fidèle, plus profonde, plus inaltérable
que celle qui unit les trois réformateurs de la Suisse
française : Calvin, Farel et Viret. Doués de dons
très-différents, mais vivant d'une même foi, ils se
complétaient admirablement. Jamais un refroidisse-
ment, un mouvement d'humeur ou de jalousie ne
troubla cette relation qui dura jusqu'à leur mort.
Farel tombe malade a Neuchâtel : Calvin accourt de
Genève, et prêche pour lui le jour de Pâques dans
notre temple du haut. Calvin, à son tour, peu de
temps après, en 1564, est atteint de la maladie qui
mit fin a sa courte mais riche carrière. Le 2 mai, il
écrit a Farel dans les termes les plus touchants :
« Mon bien-aimé F'arel, puisqu'il plaît a Dieu que
«tu me survives, songe toujours a l'amitié qui
« nous a unis et dont nous retirerons les fruits dans
« le ciel, puisqu'elle n'a pas été inutile à l'Eglise de
APRÈS LA RÉFORMATION.
183
«Dieu-, je ne respire plus qu'avec peine, et je
«m'attends d'heure en heure a cesser de vivre-,
« mais Christ est mon gain à la vie et à la mort.
« Adieu ! Je te recommande toi et tous les frères
« à sa divine protection. » À la voix de son ami
mourant, Farel court a Genève. Us passent quel-
ques heures d'une sainte intimité. Une seule pen-
sée occupe ces deux amis : le soin de l'Eglise
pour laquelle ils ont vécu , souffert , travaillé en-
semble. « Us s'entretinrent longtemps. Ce vieillard
« ridé (Farel avait 75 ans) et le mourant étaient
« encore tout pleins de jeunesse et de verdeur pour
« la pensée qui avait rempli leur vie laborieuse.
« Elle n'avait pas été pour eux un de ces rêves qui
« s'évanouissent devant les inflexibles réalités. S'il
« leur avait fallu livrer de continuelles batailles, ils
« les avaient gagnées, et le désespoir du novateur
« déçu n'entourait pas d'amertume l'heure du dé-
« part. En repassant leurs années de combat, ils
« purent s'exalter dans l'espoir d'une récompense
« céleste et fortifier leurs âmes pour l'instant qui
« s'approchait1.» Après ces heures solennelles, ils
s'embrassèrent et se séparèrent sans qu'il leur fût
possible de prononcer une parole. Farel revint a
son ministère-, Calvin alla l'attendre dans la gloire.
Calvin, dans la préface dédicatoire de son Com-
mentaire de Vépttre à Tite, a élevé un beau mo-
ïSayous, p. 32.
184 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
nument a cette amitié : il se compare, en face de
ses deux amis auxquels il dédie cet ouvrage, a
Tite dans sa relation avec l'apôtre Paul, et il
ajoute : « Je ne pense point qu'il y ait jamais eu
«un couple d'amis qui ait vécu ensemble en si
« grande amitié en la conversation commune de ce
« monde, que nous avons fait en notre ministère.
(( J'ai fait ici office de pasteur avec vous deux ; tant
« s'en faut qu'il y eût aucune apparence d'envie,
« qu'il me semble que vous et moi n'étions qu'un 1 . »
Est-ce là ce Calvin sec et dur, dont les écrivains
catholiques français se sont plu si souvent à nous
tracer le portrait? Ah ! sans doute quand il s'agis-
sait de combattre le mensonge, Calvin se revêtait
d'une cuirasse de fer. Mais quand il se trouvait avec
les amis de la vérité, qui étaient aussi les siens, on
sentait battre chez ce grand homme un cœur d'a-
gneau. Toute sa correspondance en fait foi. On ne
connaît pas Calvin quand on ne le connaît pas de
ce côté-la.
Ces hommes, qu'unissait une amitié si étroite,
étaient rapprochés par plusieurs traits de caractère,
qu'il importe de rappeler ici, et qui montrent bien
de quel esprit procédait leur œuvre.
Le premier de ces traits, qui leur est commun
avec tout ïe clergé du temps de ia Réformation, c'est
le désintéressement. Tandis que les moines et les
1 Goguel, Vie de Farel, p. 78.
APRÈS LA RÉFORMATION.
183
chanoines , semblables au sépulcre . ne disaient
jamais : C'est assez! et gorgés de richesses, dispu-
taient encore à de malheureux lépreux les dons
déposés par la main de la pitié dans le tronc d'un
hôpital, les pasteurs des nouvelles églises avaient
peine a pourvoir a leurs besoins. Il fallut l'inter-
vention de Berne pour faire payer à Farel ses frais
d'entretien pendant un de ses séjours a Xeuchâtel.
et pour obtenir qu'on fixât un émolument pour les
pasteurs qu'il avait établis dans cette ville. On lit
dans les registres du Conseil de Genève en l'an 1543 :
« M. Guillaume Farel étant venu en ville avec de
« méchants habits . on lui en a fait donner de
« neufs. » — « Il fallait.» dit M. Sayous'. a qui nous
empruntons ces détails. « que le troupeau songeât
« aux besoins de ces hommes désintéressés et oc-
« cupés uniquement de leur tâche.»
Aussi quand Farel écrivait en France pour de-
mander des pasteurs, ne manquait-il pas d'annon-
cer qu'il faudrait vivre sur le pied des Apôtres et
non sur celui des prélats. Calvin mourant ne laissa
que I2o écus de fortune a ses héritiers. Le petit
trésor de Farel trouvé après sa mort se montait a
120 livres du pays2.
Mais il est un désintéressement d'une autre na-
ture et plus noble encore, c'est celui qui se rapporte
a notre personne, et qui se nomme l'humilité.
]P. 30. — * Andriér p 341
186 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
Ce trait aussi nous le retrouvons chez tous nos
réformateurs, mais il est particulièrement frappant
chez Farel dans ses rapports avec Calvin. Quand on
voit la soumission de cet homme véhément envers
cet ami, nouveau venu et plus jeune que lui de
vingt années, la naïveté touchante avec laquelle il
réclame en toute occasion ses conseils et accepte,
quand il le faut, ses reproches, le dépouillement
de lui-même et le joyeux élan avec lesquels il s'em-
presse, en face de ce collègue mieux doué que lui,
d'échanger la première place contre la seconde,
comment ne pas reconnaître a de tels signes la pré-
sence de cette sagesse d'en Haut dont parle saint
Jacques , qui est premièrement pure, puis par la
même modérée, imitable? (Jacques IV, 17.)
Le désintéressement et l'humilité de ces hommes
de Dieu ne furent surpassés, je crois, que par leur
étonnante activité. Calvin prêchait tous les jours a
Genève, de midi a une heure. On possède encore,
dit-on, 2,025 sermons de lui dans la bibliothèque
de cette ville. Et c'était la la moindre partie de ses
travaux ordinaires et journaliers. Quant a Farel, il
écrivait moins-, mais la liste de ses voyages est
quelque chose de fabuleux, à une époque où l'on
ne voyageait pas aussi promptement et aussi com-
modément qu'aujourd'hui. Il semble être partout a
la fois. A tout instant, en lisant l'histoire de la Ré-
formation, vous le rencontrez a Aigle, à Morat, a
Genève, a Neuchâtel, à Lausanne, a Berne, au
APRÈS LA RÉFORMATION.
187
Montbéiiard, à Bâle, a Porentruy, a Metz. Le repos,
celui même de iétude, semble inconnu a ce servi-
teur infatigable. A 64 ans, en arrivant d'un voyage,
il est appelé à Genève. A l'instant, ce vieillard a
cheveux blancs part seul a pied, de Neuchâtel, par
une forte pluie et un froid de novembre. Il arrive
ainsi à Genève, et a son entrée dans cette ville il
est menacé d'être jeté dans le Rhône 1 !
Farel quitta ce monde le 13 septembre 1565, un
an environ après son ami , peu de mois après son
second voyage a Metz. Il avait 76 ans. Il était de-
puis vingt-deux ans pasteur en titre de la ville de
Neuchâtel. Il fut malade pendant quelques semai-
nes. Des personnes de toute condition et de tout
âge le visitèrent sur son lit de mort. Il pria ardem-
ment pour l'Eglise universelle, tout spécialement
pour l'église de Neuchâtel, a laquelle il avait con-
sacré la fleur de sa force. Le jour de son ensevelis-
sement fut un jour de deuil public. Il avait dit
dans son testament : « Quant a mon corps, je
« demande et ordonne qu'il soit enterré au cime-
« tière de l'église de Neuchâtel, jusqu'à ce que
« Dieu au dernier jour le tirant de la pourriture
« de la terre, le ressuscite en la gloire du Ciel2.»
La tradition montre encore sur la terrasse du tem-
ple du château, où était alors le cimetière, le lieu
1 Sayous, p. 28-29.— 2 Voy. ce testament tout entier
dans Andrié, p. 336-339.
188 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
où îe père de l'église neuchâteloise doit avoir été
inhumé.
Que conclure des faits que nous venons de rap-
peler? En voyant surgir tout a coup , du milieu de
la société dissolue que nous vous avons dépeinte,
une génération d'hommes et un ensemble d'insti-
tutions d'une pareille trempe, a quelle puissance
attribuer cette apparition? Oserons-nous dire en-
core : Chair née de chair? Ne reconnaîtrons-nous
pas plutôt l'influence du levain céleste jeté par une
invisible main dans la pâte de la chrétienté déchue?
Et ne nous écrierons-nous pas, comme en présence
d'un miracle : Esprit né d'Esprit ?
L'action de l'Esprit ne se constate que par ses
effets. Tu ne sais d'où il vient ni où il va, a dit
Jésus-, mais tu en entends le bruit. Jésus révélé et
adoré , l'homme sanctifié , voila les signes décisifs
de sa présence Ces signes, je le demande, ont-ils
fait défaut au temps de la Réforme? A celui qui
oserait le soutenir, je dirais comme Jésus a ses
adversaires, quand ils attribuaient ses guérisons
au Prince des démons : Craignez de blasphémer
l'Esprit.
Sans doute le résultat de la Réformalion est
resté défectueux -, mais celui de l'œuvre apostolique
a-l-il donc été parfait? Que de fois les Apôtres ne
sont-ils pas contraints d'adresser aux membres des
églises qu'ils ont fondées , des avertissements tels
que celui-ci : Ne vous abusez pas; ni les impurs, ni
APRÈS LA RÉFORMATION.
189
les idolâtres , ni les adultères, ni les efféminés, ni
les larrons, ni les avares, ni les ivrognes, ni les mé-
disants, ni les ravisseurs — fissent-ils même pro-
fession de la foi, — n'hériteront point le royaume de
DieW (I Cor. VI, 10; XV, 34 ; 2 Cor. XII, 20-21 ;
Gal. VI, 8, etc.)
C'est que l'œuvre de Dieu ne prétend point se
produire tout d'un coup ici-bas comme un parfait
chef-d'œuvre. Comme celle d'un simple ouvrier
humain, elle apparaît plutôt sous la forme d'ébau-
ches successives. La création spirituelle a. comme
les a eus la création physique, ses jours et ses nuits.
ses soirs et ses matins, a travers lesquels elle mar-
che de progrès en progrès vers son terme glorieux.
Soyons donc, si Ton veut, mécontents du résultat
de la Réformation ! Seulement que ce soit, non
pour le dénigrer, mais pour le surpasser! Peul-
être l'époque d'un nouveau matin est-elle arrivée?
Peut-être va-t-il surgir une génération d'ouvriers
qui, par leur désintéressement, leur humilité, leur
activité, leur zèle, leur prudence, leur charité,
laisseront bien loin derrière eux ceux que nous
venons de contempler et dont le travail produira
des fruits plus magnifiques et plus saints encore I
Peut-être un levain plus énergique va-l-il faire
rentrer la pâte en fermentation! Dieu le veuille! En
attendant, efforçons -nous seulement de mériter
réellement le nom de réformés , et ne permettons
pas que notre vie donne un démenti a ce titre que
190 CINQUIÈME CONFÉRENCE.
nous devons aux souffrances et aux vertus des
pères de nos Eglises! «Si la racine fut sainte, les
branches doivent l'être aussi. Si les prémices furent
saintes, la masse doit l'être aussi. (Rom. XI, 16.)
VI
SIXIÈME CONFÉRENCE.
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE.
Et le grand Dragon, le Serpent ancien , appelé le Diable et Satan, qui séduit
tout le monde, fut précipité en terre, et ses Anges furent précipités avec lui.
Alors j'entendis dans le ciel une grande voix qui disait : C'est maintenant qu'est
venu le Salut , et la Force , et le règne de notre Dieu , et la Puissance de son
Christ; car l'accusateur de nos frères, qui les accusait jour et nuit devant notre
Dieu, a été précipité. Us l'ont vaincu par le Sang de l'Agneau, et par la Parolo
du témoignage; et ils n'ont point aimé leur vie propre jusqu'à la mort.
Apocal. XII, 9-11.
Coup d'oeil général. — Les chrétiens de Meaux. — Commencement des
persécutions. — Synode de Paris. — Constitution de l'église réformée
de France. — La réforme française entraînée sur le terrain poli-
tique.— Conjuration d'Amboise. — Puissance du mouvement réfor-
mateur.— Colloque de Poissy. — Premier édit de tolérance. — Mas-
sacre de Vassy. — Guerre civile. — La nuit de la Saint-Barthélémy.
— Nouvelle guerre civile. — Siège de Sancerre. — Fin des auteurs
de la Saint-Barthélémy. — Avènement et abjuration d'Henri IV. —
L'édit de Nantes.
Une dizaine d'années avaient suffi pour amener
dans notre pays la solution de la question re-
ligieuse. Au bout de ce court espace de temps,
13
494 SIXIÈME CONFÉRENCE.
chaque paroisse avait accepté ou repoussé définiti-
vement le nouveau culte. Telles les positions se
dessinèrent alors, telles elles sont restées jusqu'à
nos jours.
Il n'en fut pas autrement dans le reste de la
Suisse. Les réformateurs vivaient encore que déjà
tous les cantons avaient pris position pour ou contre
la Réforme. Ceux du centre et des Alpes avaient en
général maintenu l'ancien état de choses; ceux de
la plaine et du pourtour avaient embrassé le nou-
veau. L'union politique de la Confédération, un
moment menacée , s'était montrée assez puissante
pour surmonter cette grande scission religieuse. Les
trois siècles qui ont suivi n'ont pas amené de chan-
gement notable dans les positions prises alors.
La crise réformatrice aboutit à un résultat tout
aussi prompt et décisif dans plusieurs autres états
de l'Europe , particulièrement dans ceux du Nord
et dans ceux du Sud.
Dès 1527, dix ans seulement après que Luther
avait affiché ses thèses, la Suède avait consommé
sa réformation. La Norwège et le Danemark sui-
virent de près. La lutte fut un peu plus longue sans
doute et surtout beaucoup plus laborieuse en An-
gleterre. Une violente réaction catholique, sous le
règne de Marie la Sanglante, remit en question le
triomphe du protestantisme dans ce pays. Mais cet
orage fut court. Dès 1558, époque de l'avènement
d'Elisabeth , l'Angleterre devint ce qu'elle est
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 195
restée, le plus ferme soutien de la cause évan-
gélique.
Dans les contrées méridionales la question fut
également promptement tranchée, mais en sens
inverse. La Réformation y fut noyée dans des flots
de sang; et jusqu'à ce jour l'Italie et l'Espagne ne
se sont point relevées du coup porté a la cause de
Vérité dans ces malheureuses contrées par le glaive
de l'inquisition.
Deux pays en Europe se débattirent plus long-
temps que tous les autres dans les convulsions et
les luttes provoquées par la révolution religieuse
du seizième siècle. Ce sont les deux grands états de
l'Europe centrale : l'Allemagne et la France.
En Allemagne, le traité d'Augsbourg, signé en
1555 après une assez courte guerre, semblait avoir
tracé les limites des deux confessions. Un demi-
siècle de paix et de tolérance mutuelle fut le fruit
de ce traité. Mais une tentative hardie , partie de
l'Autriche, de ramener la totalité de l'Allemagne
dans le giron de l'Eglise romaine, alluma la guerre
de Trente ans. L'Allemagne ne sortit de l'épouvan-
table désolation qu'amena sur elle cette longue
lutte, qu'en 1648, par la paix de Westphalie. Un
siècle et demi s'était ainsi écoulé avant que ce vaste
Etat eût pu recouvrer son assiette.
Mais nulle part la lutte n'a été aussi opiniâtre et
aussi violente qu'en France. La Réformation jeta
dès l'abord dans ce pays des racines tellement
196 SIXIÈME CONFÉRENCE.
profondes que le pouvoir ne put parvenir a l'extirper
par le procédé sommaire qui avait si bien réussi
dans les Etats méridionaux. Mais en même temps
l'œuvre de Farel et de Calvin rencontra dans le
caractère national , dans le mauvais vouloir de la
cour, et dans les institutions du pays des obstacles
si insurmontables que jamais elle ne réussit a se
concilier la sympathie de la majorité des Français
et a s'élever, comme en Suède et en Angleterre,
au rang de religion nationale.
Si du moins, dans cette situation critique, un
compromis eût été possible, tel que celui au moyen
duquel la Suisse et l'Allemagne avaient recouvré la
tranquillité! Dans ces deux confédérations, com-
posées d'Etats souverains, chaque peuple, chaque
canton, après avoir choisi pour son compte la reli-
gion qui lui convenait , avait fini par concéder la
même liberté à tous les autres. La constitution fé-
dérative permettait cette solution en quelque sorte
bigarrée. Mais la France ne se composait pas
d'Etats-, elle ne renfermait que des provinces. L'u-
nité monarchique la plus sévère s'établissait pré-
cisément à cette époque. L'esprit de centralisation
politique emportait les derniers obstacles que lui
avait opposés jusqu'alors l'ancienne constitution
féodale. La maxime gouvernementale était : « Un
« roi, une foi, une loi I » Comment, dans un tel
pays, la solution paisible et modérée qui avait rendu
à l'Allemagne et a la Suisse un si grand service ,
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE.
197
eût-elle été possible? L'oppression, et, s'il le fal-
lait, l'écrasement de la minorité, telle était la con-
séquence fatale de l'unitarisme politique qui en-
traînait la monarchie française. Et si cette minorité
se trouvait être pour le nombre une portion notable
de la nation, et pour la valeur intrinsèque la partie
la plus éclairée et la plus morale du peuple, a
quelles catastrophes ne devait pas conduire une
semblable situation !
Tel est le concours de circonstances vraiment
tragiques qui a présidé aux destinées de l'Eglise
réformée en France. De la ce déchirement profond
qui pénétra jusqu'aux entrailles de la nation ! De la
ces persécutions également violentes et impuis-
santes ! De là ces plaies qu'un grand peuple s'est
faites à lui-même et qui, si nous ne nous trompons,
sont loin d'être encore bandées à cette heure! Le
spectacle que nous offre l'Eglise protestante de
France dans de telles conjonctures n'a pas son
pareil, depuis les siècles qui suivirent rétablisse-
ment du christianisme. C'est jusqu'au martyre tri-
séculaire de la primitive Eglise qu'il faut remonter
pour en trouver le pendant. En contemplant ce
sort déchirant, mais glorieux, on ressaisit la plume
sacrée de l'Apôtre, et l'on inscrit au pied du tableau
cette épitaphe que sa main traçait sur la tombe des
premiers martyrs : Ils ont vaincu par le sang de
F Agneau et par la parole du témoignage; et ils
n'ont point aimé leur vie propre jusqu'à la mort.
198
SIXIÈME CONFÉRENCE.
L'histoire de l'Eglise réformée de France, pen-
dant l'espace de temps que nous avons a parcourir,
se divise en trois périodes.
Pendant la première, qui va de 4512 a 1559, la
Réforme française, au milieu du feu de la persécu-
tion, cherche son organisation intérieure et finit
par se la donner au Synode de Paris, en 1559.
Durant la seconde , elle lutte pour conquérir
l'existence légale et pour obtenir le droit de vivre
en plein soleil. Elle atteint, jusqu'à un certain
Doint, ce but par YEdit de Nantes, promulgué en
1598.
Dans la troisième période, le fondement légal sur
lequel elle repose lui est peu à peu retiré. L'Etat
prend vis-à-vis d'elle le rôle de bourreau. 11 passe
doucement la corde autour du cou de sa victime, la
serre par degrés, et enfin, dans un dernier accès de
rage, la tirant violemment, il consomme ce supplice
de près d'un siècle. La Révocation de Védit de
Nantes eut lieu en 1685. C'est le terme auquel nous
devrons arriver pour passer de là au récit du
Refuge
Le berceau de la Réformation française fut.
comme nous l'avons vu dans la vie de Farel . la
1 Une fois pour toutes, et pour éviter de trop fré-
quents renvois, nous prévenons le lecteur que les faits
que nous allons raconter sont en grande partie et sou-
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 499
salle où enseignait Lefèvre d'Etaples, a l'Université
de Paris. Mais, a peine née, la Réformation , fille
du ciel , fut , comme Jésus à Bethléem , obligée de
fuir la persécution. Le diocèse de Meaux lui servit
pendant quelque temps de lieu de refuge. Lorsque
Briçonnet eut renié sa foi pour sauver son évêché
et sa vie, et que, berger mercenaire, il se fut enfui
a la vue du loup, abandonnant les brebis a sa rage,
qu'arriva-t-il ? Les brebis délaissées se transfor-
mèrent en lions, et ce furent elles qui tinrent îête
a l'ennemi. Ces simples gens de métier, ces car-
deurs de laine, ces drapiers, ces foulons et tous ces
artisans de Meaux qui avaient reçu et goûté l'Evan-
gile, continuèrent a se rassembler et a s'édifier mu-
tuellement, lisant ensemble le Nouveau-Testament
récemment traduit en français et publié par Le-
fèvre. et se réjouissant en leur Dieu, pendant que
le monde aiguisait contre eux ses armes. Parmi eux
se distinguait par ses talents , sa piété et ses con-
naissances bibliques, un cardeur de laine, nommé
Leclerc. Un jour ce hardi jeune homme affiche à la
cathédrale de Meaux un placard dans lequel il
affirme que le pape est l antechrist. Il est saisi et
condamné a être marqué au front d'un fer chaud,
après avoir été fouetté pendant trois jours dans les
vent textuellement tirés du beau livre de M. de Félice :
Histoire des Protestants de France. Nous souhaitons à
cet ouvrage une place dans chacune de nos bibliothè-
ques de paroisse et de famille.
200
SIXIÈME CONFÉRENCE.
rues de la ville. La sentence s'exécute. Au moment
où le bourreau lui imprime le signe d'infamie, une
voix retentit dans la foule : i Vive Jésus-Christ et
«ses enseignes! » On s'étonne; on regarde
c'est la mère du condamné qui joint sa profession
a celle de son fils. Leclerc se retira a Metz.
Gomme saint Paul, qui tout en faisant des tentes
persuadait les Juifs et les Grecs', il y déploie,
au milieu de l'exercice de sa profession, le don
qu'il avait reçu du Seigneur. Il y jeta les fondements
de cette Eglise que plus tard vint visiter et édifier
Farel. Un soir, c'était la veille d'une fête solennelle
dans laquelle la ville entière devait se rendre à une
chapelle hors de la ville, pour y adorer les images
des saints, Leclerc, entraîné par un mouvement de
zèle, court a cette chapelle et brise les images. Le
lendemain, la procession arrive, et, pour objets de
son adoration, ne trouve que des débris. Leclerc
est aussitôt soupçonné. Interrogé, il avoue sans
hésiter. Il adjure le peuple d'adorer Jésus-Christ
seul, le fils de Dieu. On le condamne au feu. Il est
conduit au lieu du supplice. On commence par lui
couper le poing droit; avec des tenailles rougies au
brasier qui va le consumer on lui arrache le nez.
on lui rompt les bras, on lui brûle les seins. Quant
à lui, il prononce d'une voix ferme ces paroles du
Ps. CXV sur les idolâtres : Leurs faux Dieux sont
1 Bèze, cité par Merle, t. III, p. 558.
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 20 i
d'or et d'argent; ce sont ouvrages d'homme. Ils ont
des yeux et ne voient point. Ceux qui les adorent
leur seront faits semblables. Puis il est brûlé a petit
feu. Leclerc est le chef d'une longue procession de
martyrs dont le supplice remplit des volumes1.
C'était en 1524 -, Jean Châtelain, docteur en théo-
logie, ami de Leclerc, subit peu après le même
supplice , aussi a Metz. Ils sont suivis par le
jeune Pavannes, disciple de Lefèvre, qui, dans un
moment de faiblesse, avait consenti a rétracter,
mais qui bientôt rongé de remords, retrouva son
courage, proclama sa foi, et périt sur la place de
Grève après avoir adressé au peuple de Paris, pour
la première fois témoin du supplice d'un protes-
tant, des paroles tellement émouvantes qu'un doc-
teur catholique , témoin de cette scène , disait :
« Je voudrais que Pavannes n'eût point parlé, quand
« même il en eût coûté à l'Eglise un million d'or.»
Dès lors on prévint ce danger. On eut soin de cou-
per la langue aux réformés, avant de les brûler.
Les exécutions se succèdeut sans interruption
dans les années qui suivent. C'est le bon ermite de
Livry, qu'un rayon de la vérité évangélique est
venu visiter au fond de ses forêts et qui expie dans
les flammes le bonheur d'avoir trouvé la joie du
salut , et de l'avoir communiquée aux pauvres bû-
1 Voy. les deux volumes de l'ouvrage déjà cité de
M. Drion : Histoire chronologique, etc.
202
SIXIÈME CONFÉRENCE.
cheroîîs qui l'entourent. C'est le pasteur Schuch,
de Saint-Hippolyte , qui , apprenant que son trou-
peau est menacé de persécution , court se livrer a
l'autorité pour détourner le coup qui menace ses
ouailles. A la sentence qui le condamne au feu, il
répond par ces paroles du Psalmiste : Je me suis
réjoui à cause de ceux qui m'ont dit : Nous irons à
la maison de l'Eternel. Et quand sonne l'heure de
son supplice, sa bouche ne cesse de chanter les
paroles du Psaume LI que lorsqu'elle est fermée
par les flammes et la fumée1. C'est Louis de Ber-
guin, gentilhomme de la cour, que l'on a appelé
« le plus savant des nobles. » Il était connu comme
le seul gentilhomme de la cour de France dont la
conduite n'eût jamais donné lieu au moindre soup-
çon. C'était un de ces hommes qui, comme Lefèvre
etFarel, avaient passé de la dévotion catholique la
plus ardente a la lecture de la Bible, et de la a la
Réforme. La protection et l'amitié personnelle du
roi François Ier et de la reine de Navarre ne purent
l'arracher a la rage de la Sorbonne. Une image de
la Vierge se trouve un matin mutilée dans un des
carrefours de Paris. Berguin est accusé de ce crime
et incarcéré. Douze commissaires délégués par le
Parlement le condamnent a être étranglé et brûlé.
Ce supplice fut exécuté le 10 novembre 1529, sur
la place de Grève. Un des spectateurs, papiste lui-
1 Merle, t. IV, p. 649.
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 203
même, a dit : « En îe voyant descendre du tombe-
« reau, vous eussiez dit qu'il était dans une biblio-
« thèque , a poursuivre ses études, ou dans un
« temple , a méditer sur les choses saintes, tant sa
« sérénité était parfaite. »
Et comment poursuivre cette liste d'exécutions
qui va dès lors croissant d'année en année? On
compte dans l'ouvrage de Drion 4 80 martyrs dont
le procès nous a été conservé et dont le supplice
est enregistré. Ce sont des vieillards, des hommes
faits, des femmes, des jeunes gens, des écoliers,
des enfants ! Ce sont des hommes de lettres , des
artisans, des prêtres convertis, des ministres et
des colporteurs de Bible. Nous rencontrons dans
cette longue liste bien des noms connus au milieu
de nous. C'est le médecin Pointet, le laboureur
Etienne Brun , îe joaillier Bîondeau ou Blondel ,
l'étudiant en théologie Claude Monnier, le jeune
Charles Faure, le domestique Jean Morel, le
conseiller au parlement Anne Dubourg. Quiconque
est suspect de sympathie pour la Réforme est
traîné devant les tribunaux, sommé de se dé-
clarer, puis, sur aveu, condamné et exécuté. Les
formes de supplice varient; on y épuise tous les
raffinements de la cruauté. Le plus souvent on
coupe la langue à la victime pour l'empêcher de
parler. Souvent aussi on lui met un bâillon de bois
dans la bouche. Parfois le bâillon est trop grand et
fait éclater la peau jusqu'aux oreilles. D'autres fois
204 SIXIÈME CONFÉRENCE.
il est rempli de poudre de manière a faire explosion
au moment où le condamné est jeté dans le feu.
Les mieux traités sont ceux qu'on livre simplement
aux flammes. Mais le plus souvent on les étend ho-
rizontalement et on les tient suspendus à quelque
distance au-dessus des braises , afin de les rôtir a
petit feu. Le 29 janvier 1535, pour préparer à Fran-
çois Ier, irrité en ce moment-la contre les protes-
tants, un spectacle piquant, on imagine de sus-
pendre six protestants qui devaient être exécutés, a
une potence mobile , qui , s'élevant et s'abaissant
tour a tour, les plongeait dans le feu et les en re-
tirait. Ce jeu dura jusqu'à ce qu'ils fussent entière-
ment brûlés. C'est le supplice qui a reçu le nom
estrapade. Les empereurs Romains étaient païens.
Cependant ils n'avaient rien imaginé de pareil en
persécutant les premiers chrétiens ! En Espagne ,
l'inquisition elle-même accordait aux Mahométans
et aux Juifs la satisfaction d'être brûlés plus vite.
Vous dépeindrai-je ici le massacre des Yaudois
du midi de la France, livrés, en 1545, par une
lettre du roi, à la férocité du baron d'Oppède,
lieutenant -général de la Provence? 22 bourgs
et villages détruits; les femmes qui s'étaient réfu-
giées dans une grange, brûlées vives; 4,000 inno-
cents égorgés pour leurs opinions évangéliques ;
toute la contrée changée en désert ; les restes de
cette malheureuse peuplade dispersés en Piémont
et en Suisse. Voila les moyens par lesquels l'Eglise
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 205
catholique, cette tendre mère, cherchait a ramener
ses enfants égarés 1 !
Cependant, malgré de pareilles souffrances, pen-
dant toute cette première période , les protestants
de France n'essayèrent jamais de se soulever, je ne
dis pas seulement contre l'autorité agissant selon
les formes légales, mais même contre l'autorité
lâchant sur eux une populace fanatisée, comme ii
arriva lors de la dispersion et du massacre de l'as-
semblée protestante qui fut surprise en 1557 dans
une maison de la rue Saint- Jacques. La Réforme
naissante se fiait à la puissance de la Vérité. Et en
effet, les supplices ne l'empêchèrent pas de se
répandre avec rapidité. Bien plus , comme aux
premiers temps de l'Eglise, le sang des martyrs
semblait devenir une semence de croyants. Les col-
porteurs de Bibles et de livres religieux et les pas-
teurs furent ceux qui fournirent naturellement le
plus riche contingent a la troupe de suppliciés.
Dans les premiers temps il n'existait sur la
surface de la France que de petits troupeaux isolés,
qui célébraient leur culte en secret dans la maison
d'un des frères. Mais bientôt ces églises dispersées
qui se sentaient unies par leur foi et par leurs
communes souffrances, éprouvèrent le besoin de
s'allier extérieurement. Au mois de mai 1559, se
rassemblèrent pour la première fois les députés
1 Voy. les détails dans Drion, à Tannée indiquée.
206
SIXIÈME CONFÉRENCE.
des églises de France. C'était a Paris même, au
plus fort de la persécution , en face des bûchers
allumés et des gibets dressés pour les protestants
sur la place publique. Onze églises avaient envoyé
leurs députés à ce premier synode. Nul n'ignorait
les lois de sang qui condamnaient chaque réformé
à la mort. Ces hardis confesseurs, après s'être re-
commandés au Chef de l'Eglise, élirent pour leur
président le pasteur François Morel, sieur de Col-
îonges. Puis ils travaillèrent a la rédaction d'une
confession de foi. Cette œuvre admirable comprend
40 articles : Dieu ; sa Parole , unique autorité en
matière de foi ; la sainte et éternelle Trinité,
source de toute grâce et de tout salut; la chute de
l'homme et sa juste condamnation ; la Rédemption
par le sacrifice de Jésus-Christ vrai Dieu et vrai
homme-, la participation a ce salut gratuit, par la
foi qu'opère en nous le Saint-Esprit-, la sainteté,
caractère de la véritable Eglise -, les sacrements
lu Baptême et de la Sainte-Cène, tels sont les
principaux points de cette confession de foi qui
est encore aujourd'hui celle des églises réformées
de France.
Après cela on régla la Constitution de l'Eglise.
C'est dans l'Ecriture qu'on alla chercher les prin-
cipes fondamentaux de cette organisation. En voici
les points essentiels : Tout part du troupeau des
fidèles, lequel se groupe autour de la Parole de
Dieu. Ce troupeau élit pour îa première fois son
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE- 207
consistoire, qui se renouvelle ensuite lui-même,
mais sous réserve de l'approbation du troupeau.
Les députés d'un certain nombre de consistoires
forment un colloque ; et ceux d'un certain nombre
de colloques le synode provincial. C'est le synode
provincial ou bien aussi le colloque , qui a charge
de nommer les pasteurs. Le pasteur, élu par le
colloque ou par le synode, prêche trois dimanches
consécutifs devant la paroisse, qui a droit, après
cela, de le rejeter a la majorité des voix. Le si-
lence de la paroisse est tenu pour consentement.
Les synodes provinciaux, qui doivent être au nom-
bre de seize pour toute la France, sont composés
d'un pasteur et d'un ancien de chaque église.
Chacun de ces synodes nomme deux pasteurs et
deux laïques pour former le synode général ou na-
tional, qui occupe le sommet de cette hiérarchie et
qui juge en dernier ressort dans toutes les ques-
tions ecclésiastiques d'un intérêt général. Au com-
mencement de chaque session du synode général,
la confession de foi doit être lue et chaque membre
de l'assemblée doit déclarér qu'il y adhère.
Il est aisé de sentir dans cette organisation à la
ibis si simple et si forte, substituée a l'ancienne
hiérarchie catholique, la main d'un puissant génie.
C'était Calvin qui, a la demande de ses frères, avait
tracé le plan de l'édifice. De même qu'une vaste
république où tout reposerait sur la commune, et
où , par l'intermédiaire du conseil communal , on
208 SIXIÈME CONFÉRENCE.
s'élèverait a la représentation provinciale, et par le
moyen de celle-ci a la représentation nationale,
faîte de l'édifice, de même dans cette organisation
de l'Eglise réformée de France, tout partait des
petits troupeaux de fidèles, c'est-a-dire des pa-
roisses. C'était la le fondement de toute la vie ecclé-
siastique. Mais a mesure qu'on s'élevait de degré
en degré, la puissance démocratique recevait les
contrepoids indispensables par l'autorité graduée
accordée aux colloques, aux synodes provinciaux,
et enfin au synode national, modérateur de l'Eglise
entière.
Le 29 mai, quand ces deux œuvres, la confession
de foi et la constitution ecclésiastique, furent ter-
minées et votées, les députés a ce premier synode
national , avant de se séparer, confondirent leurs
âmes et bénirent Dieu pour le travail qu'il leur avait
donné d'accomplir. Dès ce moment, l'Eglise réfor-
mée de France était constituée , mais aux yeux de
ses propres membres seulement. A ceux de l'Etat,
elle n'était encore qu'une rebelle et une proscrite.
On a comparé cette Eglise , qui se constitue en
présence des bûchers et des gibets , a un régiment
qui formerait ses rangs sous le feu de l'ennemi 1 !
Nous pouvons poursuivre cette comparaison et
ajouter que les hommes héroïques qui agissaient de
la sorte, n'étaient point des vétérans, mais bien,
1 Ebrard, Gazette de V Eglise réformée, N° 2. 1853.
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 209
pour la plupart, de simples conscrits, de nouveaux
croyants. Il y a dans une telle assemblée discutant
en face du martyre des questions de foi religieuse
et de discipline ecclésiastique, comme au sein d'une
paix profonde, une grandeur morale que n'égale
pas, ce me semble, celle des plus brillants faits
d'armes.
Ainsi l'Eglise réformée de France était organisée;
mais le droit d'exister lui manquait. Il n'était pas
permis a cette époque d'être Français et sujet du
roi sans être par là même sujet du pape.
Dès le moment où l'Eglise réformée fut consti-
tuée en France, elle dut aspirer a conquérir une
existence légale et a exercer librement son culte
sur le sol de la patrie. Mais dès ce moment aussi
elle commença à dévier peut-être et a s'aventurer
sur un terrain où l'Eglise ne se basarde guère que
pour y faire des faux pas, celui de la politique.
Je ne pourrais entrer ici dans les détails sans
pénétrer, plus avant qu'il ne convient, dans l'histoire
politique de la nation. Une simple esquisse des
événements de cette période suffira. A mesure que
la Réforme se propageait en France, il s'y forma
un parti nombreux décidé a maintenir la foi catho-
lique et à extirper par tous les moyens le protes-
tantisme. Ce parti se nommait la Ligue catholique.
Il se composait surtout de la populace parisienne
et du peuple des campagnes, qui, au moins dans
14
210
SIXIÈME CONFÉRENCE.
certaines provinces , était encore dévoué au pa-
pisme. Il avait a sa tête la famille puissante des
Guises, qui profitait de l'ascendant énorme que
lui donnait ce rôle, pour travailler en même temps
a sa fortune politique. Par le moyen de la populace,
les Guises s'imposaient au roi, et par le roi ils gou-
vernaient la France, plus que le roi lui-même.
Les protestants avaient aussi des chefs haut
placés-, on comptait dans leurs rangs des membres
de la famille royale, par exemple Antoine de Bour-
bon, roi de Navarre, et son frère, Louis deCondé -,
ainsi que des seigneurs des familles les plus illus-
tres, tels que les trois frères Châlillon, distingués
également par leurs capacités, par leurs longs ser-
vices, par leur caractère sans tache et leur vivante
piété. Le plus remarquable des trois était Gaspard
de Coligny, amiral de France, le plus grand et le
plus noble caractère de l'époque. Après une étude
approfondie de la Bible, il s'était décidé à embras-
ser la Réforme. Sa vie tout entière était une sainte
prédication. Humble dans les assemblées de l'é-
glise comme le plus pauvre des fidèles, il brillait au
premier rang dans les conseils de la nation et dans
les armées de terre et de mer. Il était parfois appelé
dans les conseils secrets de son roi , surtout lorsque
celui-ci , las de la tyrannie de la Ligue, faisait un
pas vers les protestants pour se procurer leur
appui et s'affranchir du joug des Guises.
De si hauts et de si puissants alliés furent sans
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 211
doute un appui pour la Réforme. On n'osait traîner
au bûcher un prince du sang ou un grand-amiral
de France aussi lestement qu'on y envoyait un pas-
teur ou un artisan. Néanmoins on ne saurait nier
que la Réforme française ne se soit trouvée entraînée,
par la participation d'aussi hauts personnages, dans
les luttes politiques de l'époque , bien plus avant
qu'il ne lui eût convenu. En voici un exemple.
Un complot se forme dans le but de renverser
le pouvoir des chefs de la Ligue. On l'a appelé la
Conjuration d'Amboise. A la tête de cette tentative
politique se trouve le prince de Condé, protestant.
Aussitôt le protestantisme tout entier est accusé de
révolte. C'est l'homme religieux, et non le per-
sonnage politique , que l'on s'empressa d'accuser
dans le prince de Condé. Les gibets se dressent,
la place d'Amboise en est couverte^ 1200 personnes
périssent. Les bourreaux ne suffisant plus, on jette
les inculpés, pieds et poings liés, dans les flots de
la Loire. C'étaient presque tous des protestants. On
avait profité de l'occasion pour se défaire de tous
ceux d'entre eux sur lesquels on pouvait faire pla-
ner le moindre soupçon. Voilà ce que coûta à la
Réforme le protestantisme du prince de Condé.
Cependant la violence des hommes ne pouvait
lutter bien longtemps contre la puissance des
choses. Des villes et même des provinces entières
embrassaient successivement la Réforme. La no-
blesse des campagnes lui était en général dévouée.
212
SIXIÈME CONFÉRENCE.
La bourgeoisie dans les villes lui devenait de plus
en plus favorable. Le fait était patent. Comment
aurait-on pu en empêcber plus longtemps les con-
séquences publiques?
Jusqu'ici les protestants s'étaient contentés d'un
culte privé ou secret. Dès 1560, en beaucoup de
localités, les réformés commencèrent a célébrer
leur culte en public; el comme en quelques en-
droits les temples catholiques étaient abandonnés,
toute la population ayant embrassé l'Evangile, les
réformés s'y établirent. N'était-ce pas leur temple,
celui dans lequel, hier, ignorants encore, ils avaient
célébré la messe-, dans lequel, mieux éclairés au-
jourd'hui, ils rendaient a Dieu le culte en esprit
et en vérité? Le mouvement réformateur devint
si puissant, surtout dans les classes instruites,
qu'un instant les Guises eux-mêmes perdirent l'es-
poir de le dominer. Cédant alors aux inspirations
du chancelier, Michel de L'Hospital, très-puissant
auprès du roi , ils consentirent a une tentative de
conciliation entre les deux confessions. De là le
fameux Colloque de Poissy, en automne 1561.
Des théologiens catholiques et protestants furent
choisis pour disputer publiquement devant toute la
cour sur les dogmes qui divisaient les deux com-
munions et pour rechercher les moyens de s'en-
tendre, A la tête des théologiens protestants était
le fameux Théodore de Bèze , alors âgé de 40 ans.
l'ami et le disciple de Calvin. Il arriva avec ses col-
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 213
lègues le 24 août a Poissy, où la cour s'était ren-
due, et dès le jour même il lui fut accordé de
prêcher publiquement, en présence de la royale
assemblée.
Le 9 septembre s'ouvrit le colloque. Le roi
Charles IX, enfant de il ans, était assis sur son
trône. A sa droite et a sa gauche étaient les mem-
bres de sa famille, les officiers et les dames de la
cour^ puis venaient les hauts dignitaires, les évê-
ques et les docteurs de la communion catholique.
Les pasteurs protestants ne furent introduits que
plus tard. Le jeune roi ouvrit le colloque en réci-
tant un discours dans lequel il invitait l'assemblée
a travailler à la gloire de Dieu et à la paix du
royaume. Après lui, le chancelier de L'Hospital
exhorta a l'humilité et a la tolérance, et déclara que
dans de pareils sujets il n'est pas besoin de beau-
coup de livres, mais seulement de bien comprendre
la Parole de Dieu. Alors les protestants furent ap-
pelés. La députation se composait de \ \ pasteurs
et de 22 laïques ; Bèze était en tête. Ce fut le duc
de Guise lui-même qui les introduisit. Leur cos-
tume, grave et simple , faisait un étrange contraste
avec les magnificences des gens de cour et des
prélats catholiques. Us entrent la tête nue et s'in-
clinent avec respect. Théodore de Bèze, fléchissant
alors le genou avec les pasteurs , non devant les
hommes, mais devant Dieu, prononce une prière.
C'est une confession humble des péchés de tout le
SIXIÈME CONFÉRENCE.
peuple. Nous la connaissons, cette confession ad-
mirable, prononcée a ce moment solennel par le
représentant de l'Eglise protestante. C'est celle que
nous récitons aujourd'hui encore chaque dimanche
avec toutes les églises protestantes, en commen-
çant notre culte. Après la confession des péchés,
Bèze implore la bénédiction du ciel sur l'assemblée.
On l'a écouté avec émotion et étonnement. Il se
relève avec ses frères. Il remercie le roi de per-
mettre a la foi réformée de se faire entendre. Il
expose les doctrines fondamentales et la discipline
de son Eglise. Il proteste de l'obéissance de la Ré-
forme aux puissances de la terre, sauf et réservé
l'obéissance au Roi du ciel-, et, fléchissant le
genou, il présente a Charles IX la Confession de foi
des églises de France.
Ce moment dans l'histoire de la réformation fran-
çaise rappelle celui où, trente ans auparavant, les
protestants d'Allemagne avaient présenté à l'em-
pereur Charles V, en pleine diète, la confession
d'Augsbourg.
Les conférences qui suivirent durèrent un mois.
On parvint enfin a trouver une formule qui déguisait
assez habilement les différences sous des termes
équivoques. Mais les docteurs de la Sorbonne dé-
clarèrent cette pièce hérétique et refusèrent d'en
autoriser la publication . Ils présentèrent en échange
une confession de foi purement catholique, que tout
ministre devait signer, sous peine d'être expulsé du
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE.
215
royaume. Ce n'était plus concilier; c'était opprimer.
Ainsi fut rompu ce colloque si pompeusement an-
noncé. Il est fort douteux que les Guises eussent
jamais espéré et désiré un résultat sérieux.
Mais si le résultat matériel fut nul, l'effet moral
fut immense. Les réformés avaient exposé leur foi
devant les chefs du royaume. Cela seul semblait leur
assurer déjà une existence légale. Coligny présenta
dans ces jours-là a la reine-mère une liste de 2, lo0
églises réformées, en France I Yiret, le réformateur
Vaudois, dans un séjour au Midi, vit se rassembler
autour de sa chaire, a Nîmes, un auditoire de 8,000
personnes! Dans l'Agenois, 300 paroisses d'un seul
coup mirent bas la messe! Un pasteur du Midi écri-
vait a Farel a cette époque que 4.000 et même 6,000
ministres ne seraient pas de trop pour répondre aux
besoins delà France 1 Et le chancelier de L'Hospital
lui-même déclarait au pape que le quart du royaume
était séparé de la communion catholique. Les temps
qui suivirent le colloque dePoissy sont certainement
le point culminant du développement de la réforme
française. L'Hospital profita de cette position nou-
velle pour proclamer hardiment, dans une assem-
blée des notables du royaume, le principe de la
tolérance religieuse. «On peut, dit-il, se séparer de
« l'Eglise de la majorité sans cesser d'être citoyen,
« et lors même qu'on n'a pas le même culte, on peut
« vivre dans la paix. » Ce principe, qui nous parait
aujourd'hui si simple, était alors proclamé pour la
216
SIXIÈME CONFÉRENCE.
première fois. Plût a Dieu qu'il eût pénétré immé-
diatement dans le droit public français ! Quelles
immenses calamités eussent été évitées !
La Ligue, effrayée de ces principes, se hâta d'ap-
peler à Paris son chef, le duc de Guise, qui était
alors dans ses terres en Lorraine. Dans le voisi-
nage de son château était la ville de Vassy. Le
dimanche 1er mars 1562, Guise part pour Paris
avec une escorte de deux cents cavaliers. II passe
près de cette petite ville. Il entend le son des clo-
ches. «Qu'est-ce que cela? » demande-t-il. « C'est
« le prêche des Huguenots ! » lui répond un des
siens. « Par la mort-Dieu, » s'écrie-t-il furieux,
« on les huguenottera bien tantôt d'une autre ma-
« nière ! » Ses soldats entourent la grange qui
servait de temple aux réformés ; ceux-ci ferment les
portes : on les enfonce. La tuerie commence. Au
bout de quelques instants soixante personnes gisent
sans vie sur le carreau, deux cents autres sont bles-
sées, plusieurs mortellement-, les cadavres sont
dépouillés comme sur un champ de bataille. Ce
massacre était-il prémédité? Nul ne peut le dire.
Quoi qu'il en soit, Guise y avait manifestement
consenti.
Le bruit de cet événement affreux se répandit
promptement dans toute la France. Israël/ à tes
tentes I tel fut le mot d'ordre qui sortit de la bouche
de tous les réformés. On massacrait leurs frères en
pleine paix! Le meurtrier, non-seulement n'était
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 217
pas puni, mais était reçu en triomphe par la popula-
tion de Paris! Les protestants saisirent leurs armes,
comme quand on voit sa maison forcée par une
troupe de brigands, et la guerre civile commença 1
On a dit que , de toutes les guerres , les plus
affreuses sont les guerres civiles. Il est également
vrai de dire qu'entre toutes les guerres civiles les
plus affreuses sont celles de religion. La France
en est témoin ! Mais, dans la souffrance générale,
qui eut de beaucoup la plus large part? Les pro-
testants, sans doute. D'abord ils étaient la mi-
norité, et quand la violence règne, on sait quel
est le sort des minorités. Ensuite les protestants
étaient en général des hommes de foi et de con-
science -, ils répugnaient a user de tous les moyens;
ils respectaient les propriétés, les femmes, les
enfants. Leurs adversaires, au contraire, ne con-
naissaient aucun frein a leur cruauté 'et à leur
violence. C'est ainsi que les guerres de religion se
poursuivirent pendant plus d'une trentaine d'années
avec de courtes interruptions, sur le sol français,
de province a province, de ville à ville, souvent de
château a château , de maison a maison , dans la
même localité, dans le même hameau 1
Après trois guerres civiles, suivies de trois traités
de paix a chaque fois violés perfidement par les
catholiques, aucun changement décisif ne s'était
opéré dans la position respective des partis. Le roi
lui-même flottait indécis entre la Ligue et les ré-
518
SIXIÈME CONFÉRENCE.
formés. Les Guises étaient inquiets de l'ascendant
que prenaient sur lui les chefs protestants et parti-
culièrement Coligny. A ce moment se passa un
événement en comparaison duquel le massacre de
Vassy n'est plus qu'un jeu d'enfant. C'était en 1572.
La cour célébrait les fêtes du mariage d'Henri de
Béarn, plus tard Henri 1Y. l'un des chefs des pro-
testants, avec la propre sœur du roi. Les partisans
les plus illustres de la Réforme avaient tous été
invités a Paris. On préconisait déjà cette union
comme le signal de la réconciliation entre les deux
partis; quatre jours s'étaient passés en jeux,
festins, mascarades, ballets. Le vendredi 22 août,
l'amiral de Coligny revenait du Louvre-, a ce mo-
ment un assassin , payé par le duc de Guise .
tire sur lui un coup d'arquebuse chargé de trois
balles. L'amiral est grièvement blessé. Dès l'après-
midi, le roi le visite. La mère et le frère du
roi, Catherine de Médicis et le duc d'Anjou, le
voient s'entretenir intimement avec l'amiral. Ils
tremblent que celui-ci ne s'empare tout à fait de
l'esprit du roi et que le triomphe du protestan-
tisme ne soit le résultat de ce rapprochement.
Ils reviennent alors a un projet déjà plus d'une
fois agité entre eux, mais toujours différé : celui
de se défaire, en un seul jour, par un massacre
général, de tous les protestants français* ! Mais
1 La question de la préméditation de cet immense
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 219
comment gagner le roi a un pareil plan? On ne
lui demande d'abord que la mort de Coligny. On
exige de lui cette mesure au nom de la sûreté
du trône et de la paix du royaume. «Hé bien!» ré-
pond le malheureux Charles IX comme saisi d'un
accès de frénésie : «Qu'on tue Coligny, je le veux-.
« mais aussi tous les huguenots, afin qu'il n'en
« reste pas un pour me le reprocher. » Cette parole
est avidement saisie comme un assentiment a la
mesure projetée. Aussitôt commencent les prépa-
ratifs. La nuit du samedi au dimanche , 23 au
24 août, ou de la Saint-Barthélemy, est choisie
pour consommer le massacre. Pendant la journée
du samedi, Guise envoie ses émissaires -, il exalte
la populace de Paris ; les membres de la Ligue
s'arment en secret- ils ont l'ordre de ceindre un
brassard blanc afin de se reconnaître dans les té-
nèbres. La nuit fatale était arrivée. L'heure con-
venue venait de sonner. Charles hésitait encore a
donner le signal suprême-, une sueur froide lui
coulait du front. « Avez-vous peur?» lui dit sa
mère. 11 se lève furieux, et répond : « Hé bien !
«commencez! » Il était près de deux heures du
matin. La grande cloche de l'église de Saint-
Germain-l'Auxerrois s'ébranle. Au son du tocsin,
de toutes ies portes selancent les catholiques
forfait a souvent été débattue et résolue en sens con-
traires. Nous nous sommes rattachés à l'exposition toute
récente de Soldais qui nous a paru tout concilier.
220
SIXIÈME CONFÉRENCE.
armés. Guise, avec trois cents soldats, court a
la demeure de Coligny. On poignarde le gentil-
homme qui ouvre la porte. Coligny est averti
que sa maison est forcée. « Il y a longtemps
« que je suis prêt à mourir, » répond l'amiral,
« mais vous, sauvez-vous! » Un Allemand, nommé
Besmes, domestique de Guise, entre dans la cham-
bre du malade : «N'es-tu pas l'amiral? » dit-i! à
Coligny, qui s'était levé , et que la faiblesse obli-
geait a s'appuyer contre la muraille. « Oui, c'est
« moi, » répond celui-ci. Besmes lui enfonce son
épée dans la poitrine, et lui porte un second coup
à la tête. «As-tu achevé?» lui crie Guise impa-
tient, dans la cour. «C'est fait! monseigneur.»
« Jette-le par la fenêtre, pour que nous le voyions
« de nos yeux! » Il soulève le corps de l'amiral,
qui, respirant encore , se cramponne a la croisée,
et le précipite dans la cour. « Je le connais, c'est
« lui-même,» dit Guise, en donnant un coup de
pied au cadavre. «Courage, compagnons-, nous
« avons bien commencé ! Allons aux autres! Le roi
«l'ordonne!» Coligny était âgé de 55 ans. Au
moment où il fut surpris par la mort , il avait
auprès de lui Merlin, son pasteur, qu'il avait fait
appeler pour prier avec lui.
Le reste de la nuit se passa en massacres ;
hommes, femmes, enfants, tout ce qui s'appelait
huguenot fut égorgé. Ivre de fureur, Charles IX
lui-même prit une arquebuse et tira sur ses sujets.
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 221
Cette tuerie dura quatre jours dans Paris. Le jeudi,
dans ces rues inondées de sang, le clergé fit faire
une procession générale. On célébra un jubilé. Une
médaille fut frappée avec cette légende : La piété a
réveillé la justice. Le massacre se propagea dans
les provinces et y dura plus de six semaines. On
connaît et on vénère les noms des gouverneurs qui
refusèrent, au péril de leur vie, de tremper dans
un pareil crime. A Meaux, les protestants furent
d'abord tués par l'épée-, puis, comme cela allait
trop lentement, assommés avec des marteaux de
fer. A Rouen il périt , en quatre jours, six cents
protestants. A Toulouse, a Bordeaux, à Bourges,
mêmes scènes de meurtre et de carnage! A Lyon ,
ce fut encore plus affreux. Le gouverneur fit en-
fermer tous les protestants, les fit égorger par
coupes réglées, et l'on vanta l'ordre qu'il avait su
mettre dans cette affaire. Des centaines de corps
flottants et jetés par le fleuve sur ses bords, épou-
vantèrent les riverains du Rhône, dans le Dauphiné
et la Provence.
Il y eut dans toute la France , selon la moindre
appréciation, trente mille victimes; selon la plus
considérable, faite par l'archevêque Péréfixe, cent
mille. Si l'on ajoute a ceux qui ont péri de mort
violente ceux qui sont morts de misère, de faim, de
douleur, les enfants sans pain, les femmes sans
abri , les êtres abandonnés , on reconnaîtra que le
dernier chiffre n'est pas au-dessus de la réalité.
222
SIXIÈME CONFÉRENCE.
L'Europe entière s'ébranla en sens opposés
au bruit de cette nouvelle ! A Rome, le messager
qui l'apporta fut gratifié de mille pièces d'or. Le
pape célébra un service d'actions de grâces avec
ses cardinaux, fit tirer le canon au cbâteau Saint-
Ange, célébrer un jubilé et frapper une médaille.
Madrid partagea l'ivresse de Rome. Dans notre
Suisse, la nouvelle arriva à la fin d'août. Les
églises se prosternèrent dans la poussière, comme
des filles à l'ouïe du meurtre de leur mère. A Ge-
nève et a Neucbâtel fut ordonné un jeûne public.
Il est probable que ce jeûne s'est perpétué dans
celui que nous célébrons chaque année au mois
de septembre.
Quant aux protestants français , ils n'avaient
jusqu'alors combattu que contre la Ligue-, mais
dès ce moment ils commencèrent a voir dans leur
roi lui-même un ennemi. La où la guerre était
possible, elle se ralluma avec fureur. On parle en-
core du siège de Sancerre, dont le pasteur Jean
Lerry a écrit les détails jour par jour. Les protes-
tants, assiégés pendant plus de dix mois, finirent
par être réduits a manger des limaces, des tau-
pes, des herbes sauvages, du pain fait avec de la
farine de paille hachée et d'ardoises pilées, des
harnais de cheval , et même le parchemin de vieux
livres détrempé dans de l'eau. Presque tous les
enfants au-dessous de douze ans moururent ; un
jeune garçon de dix ans disait a sa mère : <' Pour-
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 223
o quoi pleurez-vous ? Le saint personnage Lazare
« n'a-t-il pas eu faim? Je l'ai lu dans la Bible.»
En disant cela il expira.
Ces scènes se reproduisaient partout en France.
Et qui pourra énumérer jamais toutes les douleurs
que représente cette ligne unique que nous venons
de tracer? Pendant ce temps, que devenaient les
auteurs de tant de larmes?
Moins de deux ans après la nuit de la Saint-
Barthélémy, Charles IX mourut assiégé de sombres
terreurs ^ il se réveillait en sursaut la nuit. Il
croyait entendre des gémissements dans les airs.
Il appelait en sanglotant sa nourrice : « Que de
« sang ! que de meurtres! » lui disait-il. «Ah ! que
« j'ai suivi un méchant conseil ! Mon Dieu, par-
« donne-moi , et me fais miséricorde ! » Et cette
pieuse femme, protestante elle-même, lui présen-
tait la justice de Christ comme son seul recours.
Sa mort fut étrange-, tout son sang sortit par les
pores. C'était au mois de mai. Au mois de décem-
bre suivant , mourut le cardinal de Lorraine , frère
du duc de Guise , autre complice de la Saint-
Barthélemy. La reine-mère, Catherine de Médicis,
femme sans foi mais remplie de superstitions, dont
le cardinal avait été l'associé dans tant de crimes,
le voyait sans cesse devant elle. « Chassez ce car-
« dinal ! » disait-elle a ses femmes. « Ne voyez-vous
« pas comment il me fait signe ! » Un soir a souper,
en prenant son verre, elle commença a trembler,
224
SIXIÈME CONFÉRENCE.
tellement qu'elle faillit le laisser tomber. «Jésus!»
dit-elle-, «voila monsieur le cardinal que je vois!»
Pendant plus d'un mois elle refusa de rester seule
la nuit. Quant au duc de Guise, il s'éleva, selon
son désir, au faîte du pouvoir, porté par l'enthou-
siasme des prêtres et du peuple de Paris. Il n'avait
plus qu'un degré a monter pour s'asseoir sur le
trône. Henri III, ce même duc d'Anjou avec lequel
il avait comploté la Saint-Barthélémy, comprit le
danger et prévint son ancien complice en le faisant
assassiner. «Mes amis! mes amis!)) s'écriait Guise
en se sentant frappé du stylet, « miséricorde !» Ce fut
son dernier mot. C'était à Blois, dans le château
même du roi. Celui-ci sortit de son cabinet et de-
manda a l'un des meurtriers : « Te semble-t-il
« qu'il soit mort, Loignac ! » — « Je crois que oui,
« sire; il en a la couleur. » Henri III prit congé du
compagnon de ses cr;mes en lui donnant un coup
de pied au visage. Si Guise avait encore un souffle
de vie, il put se souvenir de celui par lequel il
avait pris congé du cadavre de Coligny.
Quant a Henri III, le oignard du moine domi-
nicain, Jacques Clément, lui rendit aussi la jus-
tice qui lui était due. Dieu se sert des méchants
pour punir les méchants.
Ainsi périrent les auteurs de la Saint-Barthé-
lemy, cet acte exécrable dont un auteur catholique,
un archevêque de Paris , a dit : « qu'il n'a jamais
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE. 225
« eu et que, s'il plaît à Dieu , il n'aura jamais son
« semblable1.»
Peu de temps avant de tomber sous les coups de
son assassin, Henri III, décidé a s'affranchir du
despotisme de la Ligue, s'était jeté dans les bras
des protestants, commandés par Henri de Navarre,
son héritier présomptif. Celui-ci , a la tête d'une
excellente armée, recueillit le roi, renversa la
Ligue et prit Paris. Après le meurtre d'Henri III,
il monta sur le trône sous le nom d'Henri IV. Ce
furent les protestants qui tirèrent ainsi la couronne
de l'abaissement profond où la Ligue l'avait réduite,
et le royaume, de l'anarchie où il avait été si long-
temps plongé. Comment les rois de France ont-ils
reconnu ce service? Nous le verrons. La conduite
d'Henri I\ va nous le faire pressentir.
Espérant gouverner plus facilement, s'il adoptait
la religion de la majorité de ses sujets, Henri se
décida, peu après son avènement, à abjurer le
protestantisme. Le dimanche 5 juillet 1593, a huit
heures du matin, il se présenta, selon un cérémo-
nial convenu a l'avance, a la porte de l'église de
Saint-Denis. « Qui êtes-vous? » lui demanda l'ar-
chevêque de Bourges qui l'attendait a la porte avec
ses prélats. — « Je suis le roi. » — « Que deman-
« dez-vous? » — « Je demande a être reçu au giron
« de l'Eglise catholique, apostolique et romaine. »
— «Le voulez-vous sincèrement?» — «Oui, je
1 Pcréfixe. Histoire d' Henri-le-Grand.
15
226
SIXIÈME CONFÉRENCE.
« le veux et le désire. » Henri se mit a genoux.
L'archevêque lui donna l'absolution et la béné-
diction. Les prêtres chantèrent la grand'messe.
Ce fut la la conversion d'Henri IV.
Il avait dit peu auparavant à Philippe de Mornay,
son plus fidèle ami : « Si l'on vous dit que je me
« suis détraqué de la religion , ne le croyez pas.
« J'y mourrai. » Trois mois après cette déclaration
intime, il jouait la comédie que nous venons de
raconter. L'abjuration d'Henri IV fut une affaire
purement politique. Il l'a déclaré lui-même dans
ce mot d'une frivolité dégoûtante : « Paris vaut bien
« une messe. » Non, la conquête du monde ne vaut
pas un acte d'hypocrisie.
Quant aux protestants, ses anciens coreligion-
naires qui l'avaient élevé sur le trône et auxquels
il tournait ainsi le dos, Henri IV tranquillisait sa
conscience par l'espoir de leur être plus utile
comme roi catholique , reconnu par la totalité du
peuple, que comme souverain protestant, en conflit
avec la plus grande partie de ses sujets. Dès son
avènement il travailla en effet à émanciper la Ré-
forme et a pacifier la France au double point de
vue religieux et politique. Il entama de longues et
laborieuses négociations avec toutes les parties
intéressées, et réussit enfin à promulguer, en 1598,
le fameux Edit de Nantes, qui accordait aux pro-
testants français le libre exercice de leur religion.
Sans doute ce n'était pas la liberté religieuse
complète ni même la tolérance telle qu'on l'en-
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE.
227
tend de nos jours. Mais cet édit reconnaissait an
moins l'existence légale de la Réforme française.
C'était la fin de soixante-et-dix ans de persé-
cutions, de trente-cinq ans de guerres civiles. Deux
millions d'hommes avaient péri sur les champs
de bataille , sur les bûchers et les potences et sous
le poignard des assassins de Vassy, de Mérindol
et de la Saint- Barthélémy. Quatre fois, pendant
trente-cinq ans, la guerre civile et religieuse s'était
apaisée et rallumée -, trois milliards de francs
avaient été dépensés par le trésor public , et tout
cela pourquoi ? Pour maintenir la domination
d'une Eglise égarée qui , au heu de faire l'éduca-
tion de la conscience chrétienne, semblait avoir
pris a tâche d'arrêter ses progrès !
Faut-il , a un tel spectacle, s'indigner, s'irriter,
s'aigrir? Faut-il, si l'occasion s'en présente, lever
contre l'Eglise romaine un bras vengeur? Non ! Mais
plutôt, quand on pense que c'est au nom de Jésus-
Christ qu'elle a versé le sang de tant de fidèles
serviteurs de Jésus-Christ, que c'est en faisant appel
a l'Evangile que depuis des siècles elle fait une
guerre à mort à l'Evangile, on reconnaît dans le
sort de cette malheureuse Eglise quelque chose
. d'effrayant et de tragique qui rappelle le rôle de
l'ancien peuple de Dieu , et l'on se sent saisi de
plus de pitié encore que d'indignation. Devant
qui trouvera-t-elle grâce , cette Eglise, quand son
heure sonnera? Devant les hommes? Le sel qui
a perdu sa saveur sera foulé aux pieds par les
228
SIXIÈME CONFÉRENCE.
hommes, a dit Jésus-Christ. Devant le Seigneur?
Elle l'a persécuté , crucifié mille fois dans ses
membres les plus fidèles-, elle boira a la coupe de
sa colère l'équivalent de tout ce sang précieux
qu'elle a versé. Un tel salaire n'a pas été épargné
aux Juifs : le serait-il aux persécuteurs qui portent
le nom de chrétiens?
En attendant le jour où Dieu jugera, l'histoire
parle déjà. A qui ont réellement profité le crime
de la Saint-Barthélemy et tous les autres sem-
blables qui l'ont précédé et suivi ? Au catholi-
cisme ? Non ! A l'incrédulité. Ce n'est pas le
clergé , c'est Voltaire qui s'est engraissé du sang
versé par un fanatisme intolérant; et tous ces sup-
plices qui, depuis le bûcher de Leclerc jusqu'à la
roue de Calas, ont ensanglanté la France, sont et
seront pour le papisme des plaies plus mortelles
que celles que lui peuvent faire ses adversaires les
plus acharnés.
Pour nous, protestants, rappelons-nous au prix
de quelles luttes et de quelles douleurs a été con-
quis le principe sacré de la liberté religieuse, et
craignons de nous départir jamais de la pratique
-de ce devoir, même envers une Eglise qui ose
le nier encore partout où elle se sent la maîtresse !
Estimons assez la liberté pour en faire jouir l'ad-
versaire même qui nous la refuserait, s'il le pouvait !
VII
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
Qui nous séparera de l'amour de Christ? Sera-ce l'affliction, ou l'angoisse,
ou la persécution , ou la faim , ou la nudité , ou le péril , ou l'épée ; selon qu'il
est écrit : Nous sommes livrés à la mort tous les jours à cause de toi, et on
nous regarde comme des brebis destinées à la boucherie ? Au contraire, dans
toutes ces choses nous sommes plus que vainqueurs, par celui qui nous a aimés.
Car je suis assuré que ni la mort, ni la vie, ni les anges, ni les principautés, ni
les puissances, ni les choses présentes, ni les choses à venir, ni les choses éle-
vées, ni les choses basses, ni aucune autre créature, ne pourra nous séparer de
l'amour de Dieu en Jésus-Christ notre Seigneur.
Rom. VIII, 33-39.
I. On siècle d'angoisses. — La révocation de l'Edit de Nantes. — II. La
grande émigration. — Guerre desCainisards. — Les églises du désert.
— Les derniers martyrs. — III. Le Refuge, dans le pays de Neu-
châtel.
î
Chaque Eglise, comme chaque chrétien , a reçu
du Seigneur son don particulier et sa vocation
232 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
spéciale. Ainsi l'une sera Y œil dans le corps du
Christ-, elle l'inondera de la lumière de la connais-
sance. L'autre ressemblera aux pieds appelés à
transporterie corps d'un lieu a un autre-, par elle
le Seigneur fera la conquête du monde. Une troi-
sième enfin sera cette main hardie qui tient haut
élevé, même au milieu des flammes du bûcher,
l'étendard de la profession.
Cherchez-vous des livres savants et perspicaces,
propres a éclaircir ies questions ardues du dogme
chrétien? Demandez- les a l'Allemagne. La est
l'église de la pensée, la patrie des illustres théolo-
giens.
Vous faut-il des évangélistes pour étendre le
règne de Christ jusqu'au delà des mers et sou-
mettre les îles à sa Parole? Tournez-vous vers l'An-
gleterre. La vous trouverez l'église de Yaction, la
pépinière des éminents missionnaires.
Demandez-vous des confesseurs de la Vérité op-
primée , du sang versé en retour de celui dont fut
arrosé le Calvaire? Regardez a la France. La votre
regard rencontrera l'église de la patience s la terre
des martyrs.
La Réforme avait enfin conquis en France le
droit d'exister et de se montrer. La promulgation
LÀ RÉVOCATION ET LE REFUGE. 233
de l'édit de Nantes auquel elle était redevable de
cette position nouvelle, fut suivie d'une vingtaine
d'années de tranquillité extérieure. Gomment appa-
rut le protestantisme dans ce moment de relâche
qui lui fut enfin accordé après un siècle de persé-
cutions et de luttes sanglantes? Au moment où il
lui fut permis de sortir de son obscurité et de se
reconnaître lui-même (dans les premières années
du dix -septième siècle), il se trouva posséder en
France non moins de 806 églises , réparties en
seize provinces et soixante-deux colloques'. Quatre
académies de théologie, foyers de lumière et de
piété, fournissaient a ces nombreux troupeaux les
pasteurs, forts en science et en parole, que récla-
mait la difficulté des temps. Le synode national,
chef de ce grand corps spirituel , imprimait a tous
ses membres l'unité d'action.
Peut-on citer dans l'histoire de l'humanité, de-
puis l'établissement du christianisme, un phéno-
mène plus remarquable que l'apparition de ce jet
sain el vigoureux sur le tronc vermoulu de la so-
ciété française? Absence de tous principes sérieux,
démoralisation effrénée, voila les traits de la vie
nationale a l'époque dont nous parlons. Montaigne
et son scepticisme, Rabelais et son dévergondage,
tels sont les deux types dans lesquels s'incarnait le
génie de la France au dix-septième siècle. Et c'est
du sein de cette société incrédule autant que su-
perstitieuse, immorale autant que bigotte, que l'on
234 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
voit surgir, semblable a une figure lumineuse se
détachant sur un fond obscur , l'Eglise, pleine de
foi et de sainte énergie, des huguenots (sobriquet
des protestants français a cette époque)1. Chez eux
se trouve professée et pratiquée la plus haute spiri-
tualité dans le culte, la plus sévère moralité dans
la conduite. Le contraste entre leur vie et celle du
reste de la nation est tel qu'ils forment comme une
société à part dans la nation. Les liens naturels
entre cette petite société et la grande cèdent à
l'antipathie religieuse et morale dont elle devient
l'objet. Unhuguenotn'est plus pour un autre Fran-
çais un concitoyen. Chaque protestant sur le sol
de France peut répéter la plainte de David : Je
suis devenu un étranger à mes frères, un homme du
dehors aux enfants de ma mère!
Séparation étrange et profonde qui, mieux que
toute autre preuve, atteste l'énergie rénovatrice de
la foi réformée! Déchirement qui est à la fois en
France la gloire du protestantisme et la cause de sa
faiblesse-, sa gloire, parce que c'est en se donnant
à Christ que le huguenot se fait ainsi rejeter de ses
compatriotes; sa faiblesse, parce que cet abîme
1 D'où provient ce surnom? On a essayé un grand
nombre d'explications. Les historiens modernes (Sol-
dan, par exemple, etc.) le dérivent du mot allemand :
Eidgenossen (Aynossen, Aignos), confédérés, nom qui
a joué un rôle particulier dans les luttes de Genève à
cette époque. C'est l'étymologie la plus probable .
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 23o
moral une fois creusé, aucun pont ne put désormais
en relier les bords ! La France est demeurée fermée
à la Réforme. La morale souple et facile du catho-
licisme s'adaptait trop bien à la légèreté de l'es-
prit national, pour qu'il consentit a l'échanger
contre les austères exigences d'une religion qui
prend le devoir au sérieux et les commandements
divins au pied de la lettre. L'impuissance de la
Réforme a gagner la France ne signifie autre chose
que son impuissance a renier le bien et à trahir
Dieu.
Sainte et noble impuissance qui malheureuse-
ment ne fut pas celle d'Henri IV! Ce roi sacrifia sa
foi a ce qu'il appelait l'intérêt bien entendu, la
nécessité politique. Quelle fut la récompense de
cette concession? Le 10 mai 1610 il tomba sous le
poignard du fanatique Ravaillac. Cet assassin dé-
clara dans son interrogatoire qu'il avait tué le roi
parce qu'il avait fait la guerre au pape et par
conséquent a Dieu , « d'autant que le pape est
<( Dieu » /
Dès ce moment commença à s'écrouler l'é-
chafaudage si péniblement élevé par l'habileté
d'Henri 1Y. «Il sembla, » dit M. de Félice, « que
« l'édit de Nantes eût été déchiré du même coup
« qui avait percé le cœur» de son auteur.
Sans doute il fallut tout un siècle pour préparer
la rétractation officielle d'un acte aussi solennel.
Mais que fut ce siècle? Un parjure journalier de la
236 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
part du gouvernement, un supplice permanent et
toujours croissant et comme une incessante agonie
pour l'église de France. En comparaison des souf-
frances de ce lent martyre, une révocation immé-
diate eût été un bienfait, un vrai coup de grâce.
Henri IV avait a peine fermé les yeux , que les
vexations commencèrent. On gêna les protestants
dans l'exercice d'une partie des libertés et des droits
que leur avait accordés l'édit.Ils s'en plaignirent à
la cour. Le trône était alors occupé par un enfant
de huit ans et demi, Louis XIII, le fils d'Henri IV,
et par sa mère, Marie de Médicis, qui gouvernait
comme régente. Cette reine était entièrement do-
minée par les astrologues et par des aventuriers
italiens. On refusa naturellement de faire droit aux
griefs des protestants. Ceux-ci se rappelant les
temps qui avaient précédé le règne d'Henri IV, et
croyant déjà voir dans le jeune roi un autre
Charles IX, dans la régente une nouvelle Cathe-
rine de Médicis, et dans ces vexations journalières
le prélude d'une seconde Saint-Barthélemy, recou-
rurent a un moyen plus périlleux pour ceux qui
l'employaient que pour leurs adversaires.
L'édit de Nantes assurait aux protestants la
possession de certaines places fortes, et les auto-
risait a se réunir en grandes assemblées politiques.
Fondés sur l'esprit et la lettre de ces concessions,
ils commencèrent a s'organiser plus fortement, de
manière a pouvoir se réunir et se secourir mutuelle-
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 237
ment au premier signal. Ils se répartirent en dé-
partements ou cercles ayant chacun son comman-
dant militaire, nommèrent un général en chef,
enfin se mirent sur un vrai pied de guerre. L'in-
tention de se révolter contre leur souverain n'abor-
dait pas leur pensée. Ils ne voulaient que se pré-
server de ses coups , si , comme jadis , il s'armait
contre eux du glaive du bourreau. Les circonstances
justifiaient ces craintes et ces mesures, peut-être;
nous devons dire cependant que cette attitude était
la plus anormale qui fut jamais. Par là le protes-
tantisme n'était plus seulement une société dans la
société-, il devenait un Etat, un Etat armé, dans
l'Etat. Louis XIII et son gouvernement comprirent
l'impossibilité d'accepter cette situation. Quinze
jours avant que les protestants eussent achevé de
s'organiser, le 24 avril 1621, l'armée royale entrait
en campagne et la guerre civile recommençait.
Voila ce qu'avait duré l'œuvre d'Henri IV !
L'armée royale échoua dans le siège de Mon-
tauban, l'une des villes fortes des protestants. Le
siège dura deux mois et demi. Un soir, les senti-
nelles sur les murailles de la ville , entendirent
le son d'une flûte partant du camp royal, qui jouait
l'air, bien connu de tous les réformés, du Psaume
LXV1II :
Que Dieu se montre seulement ,
Et Von verra dans un moment
Abandonner la place
238
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
Aussitôt la joie se répand chez les assiégés.
N'est-ce pas la un signal de délivrance? Ils ne se
trompaient pas. L'ordre de la levée du siège était
donné pour le lendemain. Et c'était un jeune fifre
huguenot, servant dans l'armée du roi, qui avait
essayé de faire parvenir par ce moyen la bonne
nouvelle de la délivrance prochaine à ses coreli-
gionnaires. Le lendemain l'armée royale quitta les
murs de Montauban, mais pour se répandre dans le
Midi et y signaler son passage chez les populations
protestantes par les plus horribles massacres. C'est
ainsi que Louis cherchait a laver l'affront reçu de-
vant Montauban.
Après le Midi, vint le tour de l'Ouest. Là se
trouvait la plus forte de toutes les villes concédées
aux protestants par l'édit de Nantes. En 1627,
Louis XIII et son ministre Richelieu vinrent
mettre le siège devant La Rochelle. Pendant plus
d'un an les assiégés supportèrent avec constance
les travaux et les souffrances de la plus héroïque
défense. L'Europe entière contemplait cette lutte.
Le plus terrible ennemi des Rochelois n'était pas
Richelieu, mais la famine. Ils avaient acquis une
telle expérience de la mort parla faim, qu'ils com-
mandaient eux-mêmes leur cercueil pour le jour
et l'heure où ils auraient cessé de vivre. Et malgré
l'atrocité, chaque jour croissante, de cette position,
le maire de La Rochelle, Jean Guilon, vieux marin,
sollicité de rendre la ville, répondait : « Quand il
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 239
« ne restera plus qu'un seul habitant, il faudra qu'il
« ferme encore les portes. »
Cependant, lorsqu'au milieu de ces rues, jon-
chées de cadavres que personne n'avait plus la
force d'ensevelir, il ne resta plus que des squelettes
ambulants, incapables de porter leur armure et de
se soutenir sans bâton, La Rochelle se rendit.
Richelieu, triomphant, dicta la paix aux protes-
tants. Le traité leur ôtait toutes les concessions
politiques qui leur avaient été faites par l'édit de
Nantes et ne leur laissait que leur organisation
ecclésiastique et le droit de professer leur culte.
Dès ce jour l'Eglise réformée de France fut, maté-
riellement parlant, livrée à la discrétion de ses
ennemis.
Richelieu désigna le traité du nom d'Edit de
Grâce. Ce nom seul put faire pressentir aux pro-
testants français sous quel régime ils allaient vivre.
Ni Richelieu cependant , ni Mazarin , son succes-
seur au pouvoir, ne firent peser un joug trop lourd
sur les protestants. Et certes ceux-ci ne leur en
donnaient nul motif. Le roi n'avait pas de sujets
plus soumis. Mazarin le déclarait lui-même. « Si le
« petit troupeau broute de mauvaises herbes, «disait-
il en parlant de leur conduite pendant les troubles
de la Fronde, «au moins il ne s'écarte pas. »
Néanmoins on les tenait exclus de tous les
emplois gouvernementaux. Tout accès a la carrière
politique leur étant ainsi fermé, ils s'en dédomma-
240 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
gèrent en se livrant d'autant plus activement à l'in-
dustrie, au commerce, a l'agriculture, aux arts et
aux sciences. M. Weiss, dans son ouvrage désor-
mais classique sur l'émigration française, a tracé
l'admirable tableau de cette activité intelligente et
persévérante qui mit , au bout de peu de temps,
tout le commerce de la France comme en dépôt
entre leurs mains et en fit les plus riches du
peuple1. Ces expressions et les détails nombreux
qui les justifient sont tirés de rapports contempo-
rains et officiels. Les manufactures de laine, de
soie, de fil et coton, de draps et d'étoffes, de peaux,
de papiers, d'armes, etc., etc., ainsi que tout le
grand commerce d'exportation et d'importation,
étaient entre les mains de la population protestante.
En même temps que les protestants formaient
la partie la plus intelligente, la plus laborieuse et
la plus ricbe de la nation, c'était chez eux que l'on
trouvait la loyauté la plus sûre, la moralité la plus
éprouvée. Le dimanche, un culte simple et sanc-
tifiant retrempait leur âme dans le sentiment d'in-
térêts bien supérieurs a ceux d'ici-bas et remettait
devant leurs yeux, comme premier but de la vie.
la recherche du royaume de Dieu et de sa justice.
D'un dimanche a l'autre, le culte domestique, cé-
lébré chaque jour dans toutes les familles, entre-
1 Weiss. Histoire des réfugiés protestants de France,
p. 33.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
241
tenait cette pensée des biens éternels. Les règles
sévères de la discipline ecclésiastique prévenaient
les écarts dans la conduite. Tous les membres de
l'Eglise, quelle que fût leur position sociale, étaient
également soumis aux prescriptions austères de ce
code. Répréhension privée, dénonciation publique,
excommunication enfin, tels étaient les degrés de
cette pénalité toute spirituelle , mais redoutable
néanmoins et puissante par la vertu de Dieu. C'était
la le bouclier que l'Eglise opposait aux séductions
dont la licence effrénée du siècle entourait ses mem-
bres. Aussi les protestants français forçaient-ils Fes-
time publique. De l'aveu de leurs adversaires ils
possédaient toutes les qualités du bon citoyen : le
respect de la loi. l'application au travail, l'antique
frugalité et la plus incorruptible loyauté; et a ces
qualités, que l'on peut nommer terrestres, ils joi-
gnaient les vertus du chrétien: en premier lieu , le
plus vif amour pour leur religion et leur culte: —
«Ils ne demandent que leur saoul de prêches » disait
déjà d'eux Catherine de Médicis •. — puis les disposi-
tions qui en découlent naturellement, en particulier,
un pencbant marqué a conformer leur conduite à
leur conscience, et la crainte habituelle du jugement
de Dieu. Nous empruntons tous ces détails au ta-
bleau tracé par M. Weiss, qui lui-même a puisé
textuellement dans les documents contemporains1
1 P. 31. Nous nous abstiendrons de plus fréquents
renvois à ce livre excellent. Nous devrions en faire à
tous les paragraphes.' 1(3
242
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
Dès 1661, après la mort de Mazarin, Louis XIV,
petit-fils d'Henri IV, avait pris lui-même en mains
les rênes du gouvernement. L'idéal de ce monarque
était : la grandeur de la France, comme but; l'unité
de la monarchie, comme moyen . Dans ce programme
de gouvernement, l'unité religieuse n'était point sé-
parée de l'unité politique. Richelieu avait si bien
réussi à fonder la première, que Louis XIV ne dé-
sespérait pas de parvenir a réaliser la seconde. Son
intention n'était pourtant pas d'employer , pour
atteindre ce but, des moyens sanglants ou même
violents. Son caractère n'était pas précisément
cruel. II comptait qu'une douce, mais ferme et per-
sévérante pression suffirait pour faire rentrer tous
les protestants au giron de l'église romaine. «Renfer-
« mer l'exécution de tout ce que les protestants ont
« obtenu de mes prédécesseurs dans les plus étroites
« bornes que la justice et la bienséance peuvent
« permettre.... ne leur accorder aucune grâce dé-
« pendant de moi seul... attirer par récompenses
« ceux qui se rendront dociles -, animer les évêques
« pour qu'ils travaillent a leur conversion.... » tel
était le plan du monarque tracé de sa propre main
dans ses mémoires 1 .
Quand on se propose si formellement de n'être
que juste, on ne peut manquer de devenir inique.
Le vieil adage le dit : Stricte justice , suprême in-
Weiss, p. 63-64.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
2-43
justice. Et d'ailleurs, si ces moyens de douceur
(c'est ainsi qu'il les envisageait) échouaient contre
la fermeté des protestants, que faire alors? Le sen-
timent de la vanité blessée et de l'autorité bravée
ne pousserait-il pas l'orgueilleux monarque à des
mesures d'un tout autre caractère?... Peut-être,
si le roi eût connu d'avance le dénouement du
drame terrible qui allait se jouer, eût-il reculé au
moment d'entrer en scène.
L'oppression systématique des protestants com-
mença proprement dès 1660. En cette année fut
supprimé leur Synode national. C'était décapiter
l'Eglise réformée de France ! Il y avait justement
un siècle que s'était rassemblé a Paris , sous le
feu de la persécution, le premier synode général,
dans lequel la Réforme s'était constituée.
En 1661, le gouvernement envoya dans toutes
les provinces des commissaires qui avaient pour
tâche de vérifier le droit des protestants a occuper
les temples dont ils avaient fait usage depuis l'édit
de Nantes. On comprend que les protestants furent
condamnés partout où leur droit n'était pas dix fois
prouvé. Des temples dont ils se servaient depuis
plus d'un siècle leur furent enlevés, la même où il
n'y avait plus de population catholique pour les
réclamer.
En 1662, vingt-deux temples furent rasés dans
le pays de Gex, sur les frontières du canton de
Vaud, sous le prétexte que ce bailliage n'avait été
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
réuni au royaume que postérieurement a redit de
Nantes, et que dès lors il n'était pas au bénéfice de
cet édit. — La même année, défense fut faite a tous
les protestants français d'enterrer leurs morts au-
trement qu'au point du jour ou a nuit tombante.
En 1633, un édit affranchit les protestants qui
se faisaient catholiques de l'obligation de paver
les dettes contractées par eux envers leurs anciens
coreligionnaires.
Une autre loi accorda a l'Eglise romaine tous les
enfants nés de pères catholiques et de mères pro-
testantes.
Enfin un édit ordonna que tous ceux qui, après
être rentrés dans le giron du catholicisme, retour-
naient aux protestants et refusaient en mourant les
sacrements de la main du prêtre, au lieu d'être
enterrés décemment, seraient traînés sur la claie.
On revit alors ce hideux spectacle dans plusieurs
villes de France. L'histoire mentionne particulière-
ment une demoiselle de Montalembert , dont le
corps fut traîné nu a travers les rues d'Àngoulême,
sans égard pour son sexe, son âge et sa naissance.
En 1661. annulation de tous les brevets de maî-
trise accordés a des protestants ; une lingère même
ne doit être reçue dans sa corporation qu'à condi-
tion de faire profession de catholicisme ! — La
même année, les protestants sont exclus de tous
les emplois municipaux !
En 1665, l'entrée du domicile des malades pro-
la révocation et le refuge.
245
testants est légalement accordée au prêtre; celui-
ci. accompagné d'un magistrat, a le droit de venir
catéchiser, torturer moralement et damner le pa-
tient sur son lit de mort, au milieu des siens. —
La loi déclare les jeunes garçons, dès l'âge de
quatorze ans, les jeunes filles, dès l'âge de douze,
capables d'embrasser le catholicisme; elle les livre
ainsi a tous les moyens de séduction ou de rapt si
faciles a exercer sur un âge si tendre. Une incli-
nation de tète, un clignement d'yeux devant une
image, de la part d'un enfant, peut désormais être
envisagé comme un acte d'adhésion au catholi-
cisme; et l'enfant pourra être en conséquence traîné
à la messe et juridiquement livré au prêtre. Bien
plus, les parents protestants sont condamnés par le
même édit a payer la pension alimentaire de ces
enfants qu'on leur enlève ! On veut du même coup
leur arracher leurs enfants et les ruiner I Et après
cela le clergé, non encore satisfait, déclarait au roi,
par la bouche de l'évêque d'Uzès, qu'il fallait tra-
vailler avec plus d'ardeur a faire expirer entière-
ment le monstre de l'hérésie !
C'est jusqu'à cette époque, en 1664, qu'il faut
faire remonter le commencement de l'émigration
proprement dite. Un grand nombre de réformés,
ne trouvant plus ni justice, ni repos sur le sol natal,
prirent, alors déjà, le bâton de pèlerins et préfé-
rèrent les douleurs de l'exil aux tourments de cette
persécution morale qui envahissait successivement
246
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
tous les domaines de la vie publique et privée, qui
franchissait le seuil de leur domicile , ne s'ar-
rêtant pas même devant le berceau de leurs enfants,
devant leur propre lit de mort ! — Heureux ceux qui
prirent alors le parti énergique de l'exil volontaire !
Car pour ceux qui restèrent : tout cela n'était encore
qu'un commencement de douleurs. -
A la suite de cette première émigration fut rendu,
en l'an 1666, le premier édit qui interdisait à tous
les sujets français la sortie du royaume sans une
permission royale, sous peine de confiscation de
corps et de biens. Ceux qui s'étaient expatriés
étaient sommés de rentrer sous la menace des
mêmes peines. — Quand on prépare la grande
chasse, on commence par traquer le gibier.
Les vingt années suivantes, de 1666-1685, sont
marquées mois par mois, pour ainsi dire, par des
arrêts et des actes de plus en plus oppressifs et
vexatoires. En voici un bref résumé. : Défense aux
églises de s'imposer pour payer leurs ministres, et
aux églises riches de collecter en faveur des églises
pauvres-, interdiction aux maîtres d'école protes-
tants d'enseigner a leurs élèves autre chose que la
lecture, l'écriture et le calcul élémentaire-, défense
aux protestants d'imprimer aucun livre religieux
sans l'autorisation des magistrats de la communion
romaine-, tout acte de prosélytisme auprès d'un
catholique est interdit sous peine de mille livres
d'amende. — Une foule de temples sont enlevés aux
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 247
protestants, et donnés aux catholiques, la où il y
en a, détruits la où la population tout entière est
réformée. Dans le Béarn,le nombre des temples
protestants fut ainsi réduit de 86 a 20. Peine des
galères à vie pour tout catholique qui se fait pro-
testant, d'exil et de confiscation des biens pour le
pasteur et les anciens d'une église protestante qui
ont laissé entrer un catholique dans leur temple,
comme si un pasteur et des anciens pouvaient con-
naître tous ceux qui entrent dans l'église et avaient
la force en main pour les en empêcher ! —
Ordre de détruire tout temple dans lequel un catho-
lique sera entré. A la suite de cet édit, les plus
grandes villes protestantes sévirent en peu d'années
privées de leur temple, et la population réformée
dut faire parfois des voyages de dix, vingt et jusqu'à
cinquante lieues pour jouir des bienfaits du culte.
Autre arrêt qui interdit aux protestants de tenir
des écoles ailleurs que dans le pourtour des temples.
Pour fréquenter l'école les enfants protestants au-
raient donc dû chaque jour faire de grands voyages!
— En 1681, l'âge légal d'abjuration pour les enfants
protestants est abaissé de douze a sept ans , afin de
faciliter au clergé catholique cet acte odieux qui a
reçu le nom de prosélytisme sur les mineurs! — De
1681 a 1685, une série d'édits suppriment toutes les
les académies réformées-, livrent aux jésuites une
partie des bâtiments construits pour cet usage par
les protestants ; interdisent dans les collèges ré-
218
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
formés l'enseignement du grec, de l'hébreu, de la
philosophie et de la théologie ! Hébêter les pasteurs
semblait un bon moyen pour extirper l'Eglise ; en
tout cas c'en était un, les faire descendre au ni-
veau des prêtres ! Tout avancement dans l'armée
est refusé aux militaires protestants-, les pensions
de retraite sont même retirées aux vieux soldats
et aux veuves de ceux qui sont morts pour la
patrie, si elles ne consentent a abjurer! Sous la
pression réunie du gouvernement et du clergé, les
tribunaux renient dès ce moment tout reste d'im-
partialité ^ et quand la partie protestante injuste-
ment condamnée en appelle au texte de la loi, le
juge lui répond froidement : «Vous avez le remède
« en mains. Convertissez-vous!» On interdit aux
réformés les professions d'avocat, de médecin, de
sage-femme, d'imprimeur et de libraire, de procu-
reur et de notaire. Le grand Colbert avait introduit
dans les bureaux du ministère des finances une
foule d'employés protestants parce qu'il les con-
naissait trop honnêtes pour frauder. C'était le seul
département royal où des protestants eussent encore
accès. On prononce le renvoi de tous ces employés.
— Interdiction aux pasteurs de demeurer plus
de trois ans dans le même lieu , crainte qu'ils n'y
acquièrent trop d'influence. On leur défend même,
par un édit exprès , de parler dans leurs sermons
du malheur des temps! On interdit aux malades
protestants de se faire soigner dans les maisons
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 249
particulières où l'on consentirait a les recevoir par
bienveillance. Ils sont contraints par la loi de se
faire soigner dans les hospices publics , où ils sont
soumis aux obsessions des prêtres et des desser-
vants catholiques.
C'est ainsi que n'osant plus allumer matérielle-
ment les bûchers, Louis XIV essayait de consumer
la Réforme à petit feu et osait revêtir de formes lé-
gales ce long forfait . cette violation systématique
de l'édit de Nantes, de la foi jurée !
Comment se faire une idée des souffrances et des
angoisses de toute espèce, qu'ont dû provoquer
chacun de ces édits monstrueux qui se succédèrent
coup sur coup pendant vingt ans ! Et c'était une po-
pulation d'un million d'hommes , pleine d'intelli-
gence, de sensibilité et de vie morale que l'on tor-
turait de la sorte ! L'Europe s'émut. Les souverains
protestants envoyèrent a Versailles des remon-
trances. Louis, joignant l'hypocrisie a la cruauté,
répondit : qu'il avait été très-satisfait de la con-
duite de ses sujets protestants pendant les troubles^
qu'il leur avait voué sa royale bienveillance, et
qu'il ne voulait rien faire contre les édits de tolé-
rance donnés par ses prédécesseurs !
Cependant, tous ces moyens ne suffisant point
a vaincre la fermeté des réformés, Louis se laissa
persuader d'en employer de plus décisifs. D'abord
on établit un bureau , doté par le gouvernement,
qui payait une somme a tout réformé qui se faisait
250 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
catholique. Un renégat protestant, Pélisson, diri-
geait ce trafic. Il avait ses bureaux dans toute la
France. Le prix courant était six livres par con-
verti. L'on prétendait que A? éloquence dorée de
l'habile administrateur était béa u coup plus efficace
que celle de Bossuet lui-même. Et il n'était bruit
à la cour que des miracles de Pélisson! Il paraît
néanmoins que le bruit de ces succès était très-
exagéré-, car il fallut bientôt chercher un autre
moyen d'une nature plus énergique -, à la mission
dorée succédèrent les missions bottées, autrement
appelées dragonnades. Voici en quoi consistait ce-
moyen. On remplissait une province de soldats-, on
accablait de logements militaires les familles pro-
testantes. Par exemple : le duc de Noailles annon-
çait confidentiellement a Louvois, ministre de la
guerre , qu'a Nîmes il y avait deux logements de
cent hommes chacun, etc., au moyen de quoi il es-
pérait que dès la fin du mois tout serait expédié.
Les chefs autorisaient de la part des soldats tous
les mauvais traitements imaginables , la mort ex-
ceptée. Voila le genre de mission auquel fut sou-
mise toute la population réformée, dans les der-
nières années avant la révocation. Toutes les loca-
lités de la France où se trouvaient des protestants
passèrent successivement par ce régime. L'étude
des soldats était de trouver des traitements qui tor-
turassent sans tuer. Un de ces tourments, inventés
par eux, était, par exemple, de priver de sommeil
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 251
les malheureux que l'on voulait convertir. On ne
cessait de les pincer, de les piquer, de les tirailler.
On leur soufflait dans le nez de la fumée de tabac.
On leur mettait des charbons allumés dans les
mains-, on les forçait a rester debout, quand ils
tombaient accablés de sommeil-, on faisait un bruit
infernal par le moyen des cris, des tambours, des
meubles renversés. Quand les tapageurs étaient
fatigués ils se relevaient, comme on change les
sentinelles. Enfin, au bout de plusieurs jours et de
plusieurs nuits ainsi passés, les malheureux habi-
tants de la maison, a demi fous de fièvre et de
fatigue, venaient-ils a faire machinalement le signe
de la croix qu'on leur demandait, a l'instant on les
déclarait convertis ; et si, revenus a eux, ils rétrac-
taient ce qu'ils avaient fait ou dit dans cet état où
ils n'étaient plus maîtres d'eux-mêmes, ils deve-
naient passibles des peines terribles prononcées
contre les relaps !
« Je crois bien, » disait madame de Maintenon,
dans son dévôt langage, « que toutes ces conver-
« sions ne sont pas sincères -, mais Dieu se sert de
« toutes voies ! »
Les dragonnades étaient de plus la ruine com-
plète des populations protestantes. Ces malheu-
reux étaient obligés de vendre terres, maisons,
mobilier, pour satisfaire les garnisaires, qui ne les
quittaient que quand ils ne trouvaient plus rien à
manger ou quand ils leur avaient arraché une abju-
252
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
ration désespérée. Aussi les terres étaient-elles à
bon compte, là où les dragons avaient passé -, et les
courtisans spéculateurs en profitaient! Madame de
Maintenon écrivait a son frère à l'occasion d'un pot
de vin de 1 18,000 fr. que le roi venait de lui ac-
corder : «Employez utilement cet argent-, les terres
« en Poitou se vendent pour rien -, la désolation des
« huguenots en fera encore vendre; vous pouvez
« aisément vous établir grandement en Poitou.»
Les rapports sur les conversions ainsi opérées
furent si brillants que Louis XIV jugea enfin le
moment venu de frapper le dernier coup. On lui
faisait accroire qu'il n'y avait plus de protestants en
France. A quoi bon dès lors maintenir l'édit de
Nantes? Cet édit de tolérance n'était-il pas désor-
mais sans objet? Le 18 octobre 168o, jour plus
fatal à la France que celui de la Saint-Barthélémy,
Louis signa la révocation de cet édit rendu par son
aïeul. Le vieux chancelier Letellier, après avoir
apposé le grand sceau de l'Etat a l'arrêt de révo-
cation, s'écria : « Laisse maintenant ton servi-
« teur aller en paix , » et quitta le service de
l'Etat, pensant qu'il ne pourrait jamais rien sceller
qui fût à la hauteur d'un tel décret. L'arrêt
prononçait la destruction de tous les temples pro-
testants-, l'interdiction du culte réformé tant en
public que dans les châteaux et les maisons parti-
culières ; la peine des galères pour tout ministre
qui n'abjurerait pas ou n'aurait pas quitté le pays
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 2o3
dans l'espace de quinze jours; la fermeture des
écoles protestantes ; le baptême forcé dans l'église
catholique de tous les enfants nés après la promul-
gation de l'édit -, enfin , on peut a peine le croire ,
la défense (sous peine des galères pour les hommes,
de la confiscation de corps et de biens pour les
femmes) de sortir de France !
Renier sa foi ou périr a la chaîne , voila donc la
seule alternative laissée aux protestants fran-
çais ! L'émigration même interdite ! L inquisition
n'avait pas défendu de chercher a lui échapper!
Louis XIV, en signant ce décret, faisait de la ving-
tième partie de son peuple des apostats ou des
galériens! L'histoire du monde présente-t-elle rien
de pareil? Ce fut la le prix que le clergé romain
mit au pardon des péchés d'un monarque dissolu.
Les protestants durent payer les fautes d'un roi
libertin et le réconcilier, par leur abjuration ou leur
ruine, avec le Dieu qu'il avait offensé1 !
II
En vain le décret de révocation interdisait-il aux
protestants de sortir de France; il n'en fut pas
moins le signal de la grande émigration. Ce mot
1 De Félice. p 378.
254
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
d'ordre que n'avait donné aucune bouche humaine,
retentit d'un bout a l'autre du royaume : tout ris-
quer, tout quitter, plutôt que renier la foi.
Louis XIY put alors juger s'il était vrai que l'édit
de Nantes n'eût plus d'application en France, parce
qu'il ne s'y trouvait plus de protestants ! On avait
pris les mesures les plus rigoureuses pour empê-
cher l'émigration. Toutes les frontières et même
les côtes de la mer étaient gardées. Les biens de3
fugitifs avaient été promis aux délateurs, et les po-
pulations des campagnes, ameutées pour poursuivre
et piller tous ceux que l'on découvrirait. Néanmoins
l'on compte que près de trois cent mille protes-
tants parvinrent a déjouer ces mesures inspirées
par la plus exécrable tyrannie.
Le 21 septembre 1685, les protestants du pays
de Gex commencèrent a arriver en foule a Genève
avec leurs meubles et leurs effets les plus pré-
deux , emportés sur des charriots. Dans les jours
suivants, les émigrants affluèrent de toutes les
parties de la France. Chaque jour il en passait
des centaines. Les uns restaient a Genève-, les
autres allaient plus loin. Les routes dans nos can-
tons voisins de la France étaient encombrées de ces
fugitifs. Il en arriva deux mille a Lausanne en un
seul jour. Ils racontaient comment ils avaient
échappé aux soldats du roi -, l'un s'était déguisé
en pèlerin- l'autre en courrier ^ un troisième en
porte-faix ou en marchand de bétail -, un quatrième
là révocation et le refuge. 2oo
en laquais portant la livrée de quelque seigneur •
d'autres en soldats rejoignant leur garnison -, d'au-
tres s'étaient fait conduire par des passages de
montagnes impraticables aux soldats eux-mêmes.
Il y en avait qui, plus hardis, avaient franchi la
frontière, l'épée a la main. D'autres avaient gagné
les gardes a prix d'argent et avaient donné jusqu'à
six mille , huit mille livres pour prix de leur éva-
sion1. Ils avaient voyagé la nuit, passant les jours
dans les forêts ou sous des monceaux de foin dans
les granges. Les femmes elles - mêmes avaient
dû avoir recours a des expédients de tout genre.
Déguisées en servantes , en paysannes , en nour-
rices, ou même en laquais, portant des hottes,
poussant des brouettes , se brunissant le teint avec
des pommades , se faisant des rides au moyen de
sucs corrosifs, elles avaient ainsi passé la frontière,
souvent après un voyage de quatre-vingts a cent
lieues a travers des marais et des forêts sous la
conduite de guides inconnus. Ainsi durent s'échap-
per de la patrie des personnes élevées dans le bien-
être et dans le luxe; des femmes enceintes, des
vieillards, des malades, des enfants. Qui peut dire
les angoisses et les fatigues d'une semblable fuite !
Qui peut décrire la joie et la reconnaissance de
l'arrivée sur le sol étranger I Ce qui en d'autres
temps aurait été le comble de la douleur, dire un
1 De Félice, p. 114
2o6 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
dernier adieu à sa pairie, en y laissant tous ses
biens, se trouvait changé par le sentiment de la
délivrance d'un malheur plus grand et par les con-
solations de cette foi à laquelle on avait tout sacrifié,
en un sujet d'actions de grâces.
Beaucoup s'échappèrent aussi par mer. On se
cachait, on s'entassait par familles entières dans
une caverne près des côtes. Là un bâtiment venait
vous prendre de nuit-, on se plaçait derrière des
ballots de marchandises ou dans des tas de char-
bon; on s'enfermait pour de longues semaines
dans des tonneaux vides, placés au milieu d'un
chargement de vin ou d'huile. Des enfants pas-
sèrent des semaines dans ces insupportables ca-
chettes sans pousser un cri, de peur de se trahir
eux et leurs parents. Quelquefois on se hasardait
sur de simples barques , comme le comte de
Marancé, qui passa la Manche en hiver avec sa
femme et quarante personnes, sur un léger bateau,
sans provisions de bouche. Jetés ça et là par la tem-
pête, n'ayant pour apaiser la soif et la faim des
enfants, et pour se soutenir eux-mêmes, que de la
neige fondue, ils arrivèrent à demi morts sur les
côtes de l'Angleterre. Et encore heureux ceux qui
arrivaient ! Plusieurs de ces embarcations tom-
bèrent entre les mains des corsaires, et les malheu-
reux fugitifs furent vendus en esclavage à Alger.
D'autres, ayant été jetés sur les côtes d'Espagne et
de Portugal, furent livrés à l'inquisition ! Combien
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 257
d'entre eux enfin ne furent pas engloutis dans les
flots de l'Océan!
Et ce n'étaient pas encore la peut-être les plus
malheureux. Le sort le plus affreux attendait ceux
qui étaient surpris et saisis avant d'avoir pu quitter
le sol de la France. L'édit de révocation, nous l'a-
vons dit , les condamnait aux galères. « On les
« voyait,» dit Benoît, «marcher en longues troupes,
« portant a leur cou de pesantes chaînes , et faire
« ainsi de longues traites ; quand ils tombaient de
« lassitude, on les relevait à coups de bâton.» L'a-
varice de leurs conducteurs ne leur accordait qu'une
partie de ce qui était alloué pour leur entretien.
Enfin ils arrivaient au bagne. La ils étaient accou-
plés avec tous les voleurs et les malfaiteurs de la
France -, puis on les plaçait sur les bancs des ga-
lères-, il fallait faire mouvoir de longues et lourdes
rames , et quand ils ne ramaient pas avec assez de
force, le cornes (c'était le titre du surveillant), armé
de son nerf de bœuf, frappait sur les épaules de
ces malheureux. On ne quittait jamais ces bancs ^
on y passait les jours et les nuits, protégé par une
simple toile, et l'on ne pouvait changer de place sur
la galère qu'autant que le permettait la longueur
de la chaîne.
Au mois de juin 1686, on comptait déjà plus de
six cents réformés au bagne de Marseille -, a peu
près autant a celui de Toulon-, parmi eux des
hommes, tels que David de Caumont, de l'une des
17
2o8 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
plus illustres familles de France, vieillard de 65 ans,
et Louis de Maroîles, ancien conseiller du roi, qui
fit le voyage depuis Paris avec la chaîne des galé-
riens ; il écrivait à sa femme depuis le bagne des
lettres pleines de courage , presque de gaîté. Nous
en donnons en note un exemple1. L'heure de la
liberté ne sonna point pour celui qui écrivait ces
lignes; il mourut en 1692, après six ans de cette
horrible captivité, a l'hôpital des forçats de Mar-
seille, et fut enseveli au cimetière des Turcs!
C'est ainsi que l'on brisait les plus nobles cœurs
qui aient battu sur le sol de France. On a calculé
que dans la seule province du Languedoc périrent,
1 « Je vis à présent tout seul ; on m'apporte à man-
« ger du dehors, viande et pain, moyennant neuf
« sous par jour Je fais faire aujourd'hui un ma-
« telas; j'achèterai des draps et je vais travailler à me
« mettre à mon aise. Tu diras peut-être que je suis un
« mauvais ménager, mais c'est assez coucher sur la
« terre depuis mardi dernier jusqu'à cette heure. Si tu
« me voyais avec mes beaux habits de forçat, tu serais
« ravie. J'ai une belle chemisette rouge , faite tout de
« même que les sarraux des charretiers des Ardennes.
« Elle se met comme une chemise, car elle n'est ouverte
« que par devant. J'ai de plus un beau bonnet rouge,
« deux hauts-de-chausses et deux chemises à toile
« grosse comme le doigt et des bas de drap. Mes ha-
« bits de liberté ne sont pas perdus, et s'il plaisait au
« roi de me faire grâce, je les reprendrais. Le fer que
«je porte au pied, quoiqu'il ne pèse pas trois livres,
« m'a beaucoup plus incommodé dans les commence-
« ments que celui que tu m'as vu au cou à la Tour-
nelle
LA. RÉVOCATION ET LK HEFL'GE. c2<\9
par ces tentatives d'émigration qui échouèrent, cent
mille personnes, sous la seule intendance de La-
moignon-Baville. M. de Sismondi pense qu'il a
péri tout autant de personnes qu'il en a émigré.
Cela en ferait monter le nombre à trois cent mille!
Mais au moins ils avaient été fidèles-, ils avaient
la paix! Il y en avait de plus misérables encore.
C'étaient ceux qui . dans un moment de faiblesse,
s'étaient laissés aller a abjurer! Bientôt leur con-
science se réveillait. Bourrelés de remords, ils ne
cherchaient plus qu'a émigrer a leur tour pour aller
obtenir leur pardon de Dieu et des hommes sur la
terre étrangère. Ainsi a Londres les consistoires des
églises n'étaient occupés qu'a recevoir de tels dé-
saveux. Pendant le seul mois de mai 1687, un de
ces consistoires reçut la contre-abjuration de quatre
cent quatre-vingt-dix-sept de ces malheureux'.
Tous les pays protestants étaient remplis de ces
Français fugitifs qui avaient abandonné pour leur
fôi, a travers de si grands périls, tous les biens
terrestres. Il y en avait trois mille a Zurich, six
mille a Berne, un mois après la révocation. Vingt
mille paraissent s'être définitivement établis en
Suisse. Soixante-quinze mille trouvèrent un refuge
en Hollande, avec deux cent cinquante pasteurs.
On appelait ce pays la grande arche des fugitifs.
Vingt mille au moins allèrent s'établir dans les
Etats prussiens, a l'appel du Grand-Electeur, qui,
• Weiss, p. 273
260
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
dès le 29 octobre (ancien style), dans un édit daté
de Potsdam, avait otferl à tous ces exilés un asile
dans ses Etats. — On dit qu'un jour que son mi-
nistre lui représentait l'épuisement complet de la
caisse de l'Etat, pour l'engager a ne plus recevoir
de nouveaux émigrés, il répondit.: « Eh bien, que
« l'on vende ma vaisselle! Je ne puis laisser la ces
« gens sans secours. » On peut évaluer a 50 mille
le nombre des fugitifs qui s'établirent en Angle-
terre dans les dix années qui suivirent la révoca-
tion. Un tiers de ces réfugiés se fixa à Londres. II
y eut bientôt dans cette ville trente-et-une églises
françaises1. La Russie, la Suède, l'Amérique, l'A-
frique même ouvrirent leur sein à ces réfugiés.
Vingt-sept familles allèrent de Hollande s'établir
dans la colonie du Cap. La vallée où elles se
fixèrent se nomme encore aujourd'hui la Vallée des
Français, et l'un des villages de la vallée, le Coin
des Français; un autre, la Perle; un troisième,
Charron, nom français bien connu. Cette paisible
colonie existe encore maintenant ^ les habitants sont
au nombre de mille. On y retrouve des noms de fa-
milles françaises : les Malherbe, les Dutoît , etc.
Dans chaque maison est posée cette grande Bible
in-folio que les réfugiés français se transmettent de
père en fils, comme un patrimoine sacré et sur la-
quelle sont inscrits la date de naissance et les noms
de tous les membres de la famille. A côté de la Bible
VVeiss, p. 274-275.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 26 I
sont ordinairement placés les Psaumes en vers de
Clément Marot. Chaque matin et soir ils se réunis-
sent en famille pour célébrer le culte en commun.
Ils prient d'abondance et lisent quelques chapitres
de la Bible. Tous les dimanches, au lever du soleil,
les fermiers se mettent en route dans leur voiture
rustique, recouverte de peaux et de toiles grossières t
pour assister au service divin le soir ils retournent
a leur paisible demeure. En 1828, quand ils ap-
prirent par les missionnaires français que la liberté
religieuse existait en France, et que l'on pouvait y
exercer en paix la religion de leurs pères, ils refu-
sèrent longtemps d y croire , et les vieillards ver-
sèrent des larmes de joie. D'après un rapport de
1829, la vallée est dans un état de grande pros-
périté. C'est la partie la plus florissante de la co-
lonie du Cap. L'on n'y connaît ni les vices de la
civilisation, ni les misères qu'ils engendrent. Le jeu
y est inconnu comme la disette. Ils traitent a'vec
bonté leurs anciens esclaves et consacrent une
partie du bien-être dont ils jouissent a la propa-
gation de l'Evangile parmi les populations idolâtres
qui les entourent. C'est ainsi que la bénédiction
divine accompagna jadis les enfants de l'Eglise ré-
formée de France jusque sur le sol africain , et
qu'elle repose encore aujourd'hui sur leurs enfants
et sur les enfants de leurs enfants1.
J Weiss, t. II, p. 154 et suiv., et 448.
202
SEPTIÈME CONFÉRENCE,
Partout les émigrés furent reçus avec amour,
sympathie, dévouement. On fit pour eux dans tous
les pays protestants des collectes auxquelles des
catholiques eux-mêmes prirent part. Plus on don-
nait, plus il semblait qu'on eût encore a donner. On
leur fournissait des habitations, des moyens de tra-
vail, des temples. Us avaient sacrifié, pour l'amour
du Seigneur, père, mère, frères, sœurs, champs,
la vie même. Us retrouvèrent tout cela, selon la
promesse de l'Evangile, par la puissance de l'a-
mour chrétien qui se déployait partout envers eux.
Il parait que pendant les trois années qui sui-
virent la révocation de l'édit de Nantes, cinquante
mille familles environ sortirent de France, qua-
torze mille ames de la Provence seulement (le cin-
quième de la population); a Lyon, la population
tomba de quatre-vingt-dix mille a vingt mille âmes :
le nombre des métiers a hier, de dix-huit mille à
quatre mille. En Normandie, vingt-six mille habi-
tations restèrent bientôt désertes; a Sedan, deux
mille ouvriers étaient sans pain, parce que tous les
chefs de manufacture étant protestants, toutes les
fabriques étaient fermées.
Combien resta-t-il de protestants en France, et
quel fut le sort de ces débris de l'ancienne Eglise
réformée de France0 Selon M. de Sismondi, il resta
en France environ un million de réformés. Les pas-
teurs qui osaient braver l'édit pour paître en secret
leurs ouailles, savaient qu'ils n'avaient a attendre
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 283
que la mort. Parmi ceux qui préférèrent ainsi le
supplice à la liberté et a la vie, il en est deux dont
nous ne pouvons nous résoudre a passer le nom et
le martyre sous silence. Fui cran Bey. âgé de vingt-
quatre ans, périt le 7 juillet 1080 a Beaucaire.
Condamné a être pendu, après avoir été appliqué
à la question, il dit : «On me traite plus douce-
« ment que mon Sauveur . en me condamnant
« a une mort si douce. Je m'étais préparé à être
« rompu ou a être brûlé. » Et levant les yeux au
ciel il se rendit a l'échaîaud en rendant grâces.
Claude Brousson mourut sur Téclialaud le i novem-
bre tJ$98 a Montpellier. Le roulement de dix-huit
tambours étouffait sa voix. «J'ai exécuté plus de
« deux cents condamnés , » disait le bourreau peu
de jours après : « aucun ne m'a tait trembler comme
« M. Brousson... Je me serais enfui, si je l'avais
« pu. Si j'osais parler, j'aurais bien des choses a
u dire: certainement il est mort comme un saint.»
Voila quel fut le sort de plusieurs des pasteurs
qui demeurèrent dans la patrie. Quel fut celui des
troupeaux? Le temps me manque pour vous dé-
crire leurs douleurs. Cette expression devenue
proverbiale : une patience de ItiH/uenot. résume
d'un mot les souffrances de ces héros de la foi.
Mais enfin cette patience elle-même se lassa sous
le poids de l'oppression. Le désespoir s'empara
des opprimés, surtout dans le Midi. Ces pauvres
paysans, accablés de logements militaires, égorgés
26 i SEPTIÈME CONFÉRENCE.
comme des malfaiteurs quand on les surprenait
rassemblés dans quelque endroit solitaire pour
chanter leurs Psaumes et célébrer leur culte,
s'exaltèrent et se soulevèrent. Il s'éleva parmi
eux des prophètes et des prophétesses, qui sou-
tenaient la foi de leurs frères par des paroles
remplies d'un feu divin. De 1702 à 1704 , la
guerre sévit dans les Cévennes. Les Camisard»
(c'était ainsi que l'on nommait ces protestants à
cause de l'espèce de blouse dont ils étaient vêtus),
conduits par deux hommes que les prophètes
avaient désignés pour leurs chefs, Cavalier, sim-
ple garçon boulanger, et Roland , tinrent tête à
toutes les armées du roi. Ils ne furent jamais,
pour combattre, au delà de mille. En face de l'en-
nemi, ils mettaient un genou en terre-, ilsessuyaienl
ainsi le premier feu en chantant le Psaume LXYIII,
puis, se relevant, ils se précipitaient sur l'armée
royale avec l'acharnement du désespoir, préférant
la mort du champ de bataille au supplice du bû-
cher, de la potence ou de la roue, qu'ils savaient
leur être réservé s'ils étaient pris vivants. Pendant
les années 1703 et 1704, les gibets, les échafauds,
les bûchers furent en permanence dans ces mal-
heureuses contrées. Le dimanche des Rameaux de
1 703 , trois cents protestants étaient réunis dans
un moulin près de Nîmes, pour y célébrer leur
culte. Le commandant royal l'apprend, se lève de
table, court au moulin , ordonne d'enfoncer les
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 265
portes et de tout égorger, et, comme cela n'allait
pas assez vite au gré de sa fureur, il livre la maison
aux flammes. Tous périrent!
Ce fut la dernière guerre de religion. Elle se
termina par un traité entre Cavalier et le maréchal
De Villars, traité dont les conditions ne sont pas
parfaitement connues. Ce qui est certain, c'est que
malgré ce suprême effort , la religion réformée
resta interdite en France. Et cependant quelques
cent mille protestants restaient la sur le sol fran-
çais. Ils étaient désormais sans lien, sans culte,
comme les branches d'un arbre dont la foudre a
brisé le tronc I
Mais la faiblesse de Dieu est plus forte que les
hommes, a dit saint Paul. Il suffit, qui le croirait?
d'un jeune homme de dix-sept ans, sans nom, sans
pouvoir, sans fortune, pour relever cette Eglise
abattue et renverser toute l'œuvre de Louis XIV, au
faite de sa puissance. Ce jeune homme se nommait
Antoine Court-, il était né dans le Yivarais dix ans
après la révocation. La guerre des Camisards
venait de finir. Quoiqu'il ne fût point encore pas-
teur, mais simple proposant, il commença, en
171o, à rassembler ses frères, d'abord au nombre
de dix a douze, puis de quinze a trente, soixante,
au plus cent personnes. C'était dans quelque ca-
verne ou grange écartée. Le 21 août, Court et
quelques-uns de ses amis réunis dans un lieu
désert, élurent, à l'exemple des anciens synodes,
SEPTIÈME C(»Fi:;KL.NCE.
un Modérateur, remirent en vigueur les anciens
règlements ecclésiastiques et interdirent la prédi-
cation aux prophètes Cévenoles, tombés dans le
fanatisme. En 1718. Court rassembla un synode
composé de quarante-cinq membres, ministres et
anciens, pour travailler plus énergiquement encore
au rétablissement de l'Eglise réformée de France.
Ce synode régla toutes les questions du ministère
et du culte. Pour apprécier ces actes, il faut se
rappeler que dans ce temps-là ebaque pasteur sur-
pris célébrant un culte était condamné au gibet,
et qu'un diplôme de consécration au saint minis-
tère s'appelait un brevet de potence.
Les assemblées religieuses continuèrent a se
tenir dans quelque recoin sauvage, dans des car-
rières ou dans des ouvertures de roche , de nuit
pour l'ordinaire \ de jour, seulement quand le péril
n'était pas trop grand. C'est la ce qu'on a appelé
les Eglises du désert .
Le culte se composait des prières liturgiques,
du chant des Psaumes, de la prédication, et de
l'administration de la Sainte-Cène dans les jours de
fête surtout. On s'exhortait mutuellement au mar-
tyre. On ne négligeait pourtant pas les mesures de
prudence. Les convocations ne se faisaient que peu
d'heures a l'avance et par des hommes sûrs. Et des
sentinelles, placées sur les hauteurs pendant que
durait le culte, devaient signaler l'approche des sol-
dats. Quelle sérieuse majesté qi e celle de ces
LA RÉVOCATION ET LE REFIGE.
267
assemblées du désert '. De pauvres paysans, dlium-
b!es manœuvres, des enfants, des femmes même,
allaient là, bravant !a mort, pour s'occuper des
objets de la foi et des sublimes intérêts de la vie a
venir! Quant aux pasteurs, ils étaient constamment
errants d'un lieu dans un autre, sous toutes sortes
de déguisements. C'est ainsi qu'Antoine Court vé-
cut pendant vingt ans, se cachant dans les forêts
les plus impénétrables des Cévennes, couchant
dans les antres des rochers, comme ces anciens
prophètes dont le monde n'était pas digne , et n'é-
chappant plus d'une fois que par miracle aux sol-
dats envoyés à sa poursuite.
Le pouvoir et le clergé eurent vent de ce
qui se passait. En 1724, une loi plus oppressive
que toutes les précédentes vint menacer l'œuvre
d'Antoine Court. Les supplices et les massacres
recommencèrent. Alexandre Roussel fut pendu a
Montpellier. Ce pasteur répondit au juge qui lui
demandait où il logeait : « Le ciel est ma couver-
a ture.» Son dernier mot, avant de monter l'échelle
du gibet, fut une prière pour ses juges et son
bourreau. — Pierre Durand, l'ami d'Antoine Court,
fut aussi exécuté a Montpellier. Néanmoins Court
continuait a parcourir les églises. Eu 1728, il tint
jusqu'à trente-deux assemblées religieuses en deux
nu is; il compta parfois jusqu'à trois mille audi-
teurs autour de sa chaire! Et en 17 il il se trouva
eulouré d'une assemblée de dix mille âmes, dans
268
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
ces mêmes lieux où au commencement il ne pou-
vait en rassembler que dix, vingt, soixante, au
plus une centaine !
En 1745 , Louis XY signa deux nouvelles
ordonnances plus cruelles encore : Peine de mort
confirmée contre tout pasteur protestant; galères
perpétuelles contre quiconque donnerait asile à
l'un d'eux-, trois mille livres d'amende contre
tous les protestants du lieu où un pasteur aurait
été arrêté-, confiscation des biens contre quiconque
n'aurait pas dénoncé une assemblée religieuse!
A la suite de cette loi horrible, les supplices,
les dragonnades et l'émigration recommencèrent.
Six cents familles quittèrent la Normandie-, d'au-
tres familles , du Midi et du Centre , parvinrent
aussi à s'échapper. Mais ce furent surtout les
pasteurs qui payèrent alors de leur personne.
Paul Rang meurt à Crest a vingt-six ans. Il mar-
che de la prison au supplice en chantant : La voici
l'heureuse journée (Ps. CXVI1I) , s'agenouille au
pied de l'échelle et la monte d'un air serein. —
Jacques Roger , l'ami septuagénaire d'Antoine
Court, le seul pasteur consacré qui restât en France
au moment où Court avait commencé son œuvre,
surpris dans le voisinage de Crest, répond au gen-
darme qui lui demande qui il est : « Celui que
« vous cherchez depuis longtemps, et il était temps
« que vous me trouvassiez ! » Il meurt comme le
précédent. — Puis vient le tour de Matthieu Mazal,
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 269
âgé de vingt-six ans, chéri de toute la contrée. Ses
juges le condamnent en pleurant : « C'est avec
« douleur, Monsieur, que nous vous condamnons.
« Mais ce sont les ordres du roi,» lui dit le prési-
dent. «Je le sais, Monsieur, » lui répond avec calme
le pasteur du désert, et il meurt comme ses frères.
— François Bénézet , âgé de vingt-six ans comme
deux des précédents, père de deux petits enfants,
marche au supplice en chantant le Psaume LI. —
François Rochette meurt a Toulouse avec trois
compagnons , les frères Grenier , qui ont commis
le crime de lui témoigner quelque sympathie.
Quand le bourreau, ému de pitié, lui dit au bas de
l'échelle : «Mourrez catholique!» le pasteur lui
répond avec calme : «Jugez vous-même quelle est
« la meilleure religion : celle qui est persécutée ou
« celle qui persécute?»
Dix-huit jours après, l'échafaud se dressait encore
une fois â Toulouse. C'était pour le supplice atroce
du vieux Calas. Ce fut le dernier avant ces jours
terribles où, par la main des hommes de 93 , fut
redemandée au clergé persécuteur et à la race
royale qui lui avait prêté son bras, une partie
de ce sang innocent qu'ils avaient versé de concert.
270
SEPTIÈME CONFÉRENCE .
III
Si rapide que soit cette esquisse des destinées de
l'Eglise protestante de France, elle suffira pour
encadrer le tableau qui doit terminer ces Confé-
rences, celui du Refuge1 dans notre pays.
L'émigration française pour cause de religion se
rapporte a cinq époques principales : 1° Au temps
de la Rélbrmation (an 1512 et suiv.)^ — 2° A l'é-
poque de persécutions et de guerres qui précéda
l'édit de Nantes (jusqu'en 1598) -, — 3° Aux années
d'oppression qui précédèrent la révocation de cet
édit (surtout de 1660 a 1685)-, — 4° A l'époque de
la révocation et aux années qui suivirent (depuis
1685)-, — 5° A la recrudescence d'oppression qui
signala le milieu du dix-huitième siècle.
4° Le Refuge date du temps de la Réformation.
Que furent Farel, son ami Antoine Boyve, ses col-
lègues Christophe Fabry et Jean De Bély, sinon des
réfugiés pour cause de religion ? Ils arrivèrent
comme évangélistes , il est vrai} mais n'est-ce pas
la persécution qui les empêcha d'évangéliser leur
patrie et qui les conduisit au milieu de nous? —
Les deux premiers reçurent la Bourgeoisie de Neu-
châtel dès 1531. Farel se maria lorsqu'il était déjà
1 Quoique ce mot, pris dans ce sens, ne soit pas fran-
çais, ainsi que le fait ohserver M. Weiss, nous rem-
ployons, comme lui, sans scrupule.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
271
vieillard. II épousa Marie ïorel , fille d'un Français
réfugié. Il en eut un fils qui n'avait qu'un an a la
mort de son père, et qui n'atteignit pas sa troisième
année1. La famille Boyve s'est perpétuée parmi
nous-, elle a fourni a notre Eglise des pasteurs, a
l'Etat des magistrats distingués. Les familles Fa-
bry et De Bély se sont aussi conservées jusqu'à
cette heure. La première a toujours consacré,
de génération en génération, quelqu'un de ses en-
fants au service de l'Eglise qu'avait contribué à
fonder son chef.
Tels sont les monuments de la plus antique émi-
gration.
2° La seconde époque, immédiatement avant et
après la Saint-Barthélémy, est signalée par l'arrivée
de plusieurs chefs de famille dont la postérité à
fleuri ou fleurit encore au milieu de nous.
En 1560, deux jeunes protestants quittèrent
leur famille, encore catholique sans doute, au vil-
lage de Cussy, près d'Autun -, ils n'emportaient que
de l'argent et quelques marchandises, et vinrent
s'établir dans notre pays. C'étaient Jean et Claude
Duvernois2. L'aîné s'établit a Saint-Sulpice -, le
cadet a Môtiers. Il s'y maria avec Guillauma Barre-
let, fille de Pierre Barrelet, dernier curé et premier
pasteur de cette paroisse. Dieu bénit le travail de
1 Andrie, p. 344. — 2 Une terre, Le Vernois , doit
exister encore sous ce nom dans cette localité,
272
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
ces pieux jeunes gens et leurs descendants prirent
place bientôt au nombre des familles les plus opu-
lentes et les plus considérées de notre pays. Le
nom de Duvernois ou Dyvernois a été changé au
dix-huitième siècle par des lettres de noblesse
accordées a cette famille en celai de d'Ivernois.
A peu près dans le même temps paraissent être
arrivés Antoine Lego ut , ' Jean Gaudot, et Claude
Girardbille, ces deux derniers de Besançon • ils de-
vinrent tous trois bourgeois de Neuchâlel en 4574,
4584 et 4589. Ces dates nous ramènent uniformé-
ment aux années qui suivirent la Saint-Barthélemy.
L'admission de ces familles dans la Bourgeoisie de
Neuchâtel fait supposer que, malgré leur exil, elles
furent bientôt dans un état prospère.
Une tradition de famille assigne a la famille Per-
rochet (selon l'ancienne prononciation : Perroehel)
une origine française, et à son arrivée dans ce pays
une cause religieuse. Comme dès 4583 l'on trouve
un membre de cette famille revêtu de la magistra-
ture de maire de la Côte, il est probable que son
émigration est aussi ancienne que ceHe des familles
précédentes.
Nous sommes parfaitement renseignés sur l'arri-
vée de la famille Gélieu. Bernard Gélieu, d'Issigeac,
en Guyenne, quoique ayant un père catholique,
vint étudier la théologie a Genève, en 4560. 41 fut
ensuite pasteur de plusieurs églises de France-, des
certificats délivrés par les Anciens de ces églises
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
273
existent encore. Ils constatent d'une manière tou-
chante le zèle et la fidélité de ce pasteur dans ces
temps difficiles. Chassé de France en 1572 par la
persécution qui suivit la Saint-Barthélémy, il arriva
chez nous en 1576, après un ministère dans les
églises de Savoie. Pendant quarante-deux ans il
exerça dans plusieurs de nos églises les fonctions
pastorales ^ il fut doyen de la compagnie des Pas-
teurs en 1599. Trois de ses fils se vouèrent au
saint ministère. L'esprit sacerdotal a été dès lors
héréditaire dans cette famille, qui a fourni sans
interruption neuf pasteurs a nos églises -, parmi
eux, six doyens.
La famille De Perrot doit aussi être arrivée a la
même époque, vers 1570. Des traditions de famille
la font remonter à la famille Perrot d'Ablancourt,
ou bien a un émigré qui avait été régent dans la
Franche-Comté. Dès 1600 un membre de cette fa-
mille était martre-bourgeois à Neuchâtel. — La fa-
mille Ravcnel arriva à la même époque, comme
l'attestent des registres communaux.
Dès lors nous observons dans le Befuge une in-
terruption correspondante au repos relatif que pro-
cura pendant quelque temps a l'Eglise de France
Tédit de Nantes. Mais avec la fatale résolution de
Louis XIV de supprimer la liberté religieuse , l'é-
migration recommence.
3° Une nombreuse liste de noms atteste la recru-
descence du Befuge pendant ce siècle terrible et
18
271 SEPTIÈME CONFÉRENCE,
surtout ces dernières vingt-cinq années qui précé-
dèrent la Révocation, mais nous n'avons aucun dé-
tail à donner sur les familles arrivées à cette
époque. Voici les noms de quelques-unes , avec
la date de leur admission dans la Bourgeoisie de
Neuchâteî. C'est du registre de cette corporation
que sont extraits ces noms :
Jean Gouhard , de la province de Bourgogne
(1636)-, Didier Gigaud, de celle de Lorraine (1657);
Jean d'Echerny, de Saintonge (1660)-, Pierre Ri-
vière, du Languedoc (1662)-, Tite d'Aubigné, mé-
decin (1678); Pierre Prudent, ministre, de Mont-
béliard (1680)-, Tanneguy Lefèvre, de Saumur,
recteur de notre collège (1686). — Il ne serait pas
impossible que les premières de ces familles fussent
arrivées déjà dans l'époque précédente.
4° Mais l'heure de la révocation sonne, et avec
elle la grande époque du Refuge. Jusqu'alors ce
n'étaient que des avant-coureurs. Maintenant c'est
le gros de l'armée. Auparavant c'étaient des filets
d'eau \ a cette heure c'est un torrent , mais un
torrent qui, loin de dévaster, couvre le sol d'une
couche fertile et renouvelle le terroir. Depuis le
moment surtout où l'établissement de la domination
prussienne dans notre patrie l'eut mise à l'abri des
menaces que la France se permettait de faire contre
les cantons favorables aux réfugiés, l'émigration
dans notre pays prit des dimensions très-considé-
rables. M. Weiss, dans son bel ouvrage sur les
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 27")
réfugiés français, a dit que les émigrés arrivèrent
a Neuchâtel en moins grand nombre que dans les
autres cantons. M. le pasteur Guillebert, dans deux
articles remarquables, publiés en d855 dans le
Bulletin du protestantisme français , a prouvé que
M. Weiss , malgré son érudition, pourrait bien en
ce point s'être trompé -, et nos lecteurs accueilleront
cette rectification avec une patriotique reconnais-
sance. Voici l'explication que donne M. "Guillebert
de l'erreur où est tombé M. Weiss. Elle est toute à
l'avantage de l'hospitalité neuchâtcloise : La fa-
cilité avec laquelle les réfugiés s'acclimatèrent
chez nous et y reçurent les droits de bourgeoisie
ou de commune , fit qu'ils se fondirent beaucoup
plus promptement qu'ailleurs avec la masse de la
population. Voila pourquoi l'on ne trouve pas chez
nous une colonie française, comme en Prusse;
des fonds français officiels comme a Genève-, une
corporation française comme a Lausanne ou à
Berne. Et même le produit des sachets qui, dans
le premier moment, avait été appliqué aux émi-
grés, ne tarda pas à recouvrer sa destination or-
dinaire , précisément parce que la plupart des
émigrés avaient reçu ou acquis la qualité de com-
muniers dans l'endroit qu'ils habitaient. Ainsi
s'effacèrent chez nous, plus promptement qu'ail-
leurs , les traces du Refuge.
Il est aisé de citer des faits positifs a l'appui de
cette manière de voir. On constate par les registres
27(5
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
de la Bourgeoisie de Neuehâtel, que de 1707 à
1740, soixante familles de* réfugiés entrèrent dans
cette corporation-, douze la reçurent en pur don.
Il existe encore dans les archives publiques une
liste de réfugiés français qui ont prêté le serment
comme sujets de l'Etat, du 6 "janvier 1710 au
28 décembre 17 î 1 . Elle contient deux cent quatre-
vingt-huit noms. Nous indiquerons plus bas ceux
qui sont encore connus. — Pendant deux années
seulement, deux cent quatre-vingt-huit familles
naturalisées! Pour un petit pays comme le nôtre,
c'est considérable. Mais hâtons-nous d'ajouter que
pour son bonheur ce ne fut pas trop, mais plutôt
trop peu. Nous avons entendu un vieillard véné-
rable qui tint longtemps dans notre patrie les rênes
de l'Etat, et dont la jeunesse remonte a un temps
peu éloigné de cette grande époque , dépeindre
l'influence qu'exerça sur les mœurs et sur l'esprit
neuchâtelois l'arrivée de cet élément si nouveau.
Comme l'onde d'un fleuve se modifie a l'arrivée d'un
de ses affluents, ainsi notre caractère national se
transforma par le flot de population française que
nous amena le Refuge. C'est de ce moment que date
l'élan tout nouveau que prit notre activité commer-
ciale et industrielle. Jusqu'alors ces branches im-
portantes de la vie sociale n'étaient chez nous qu'a
l'état le plus élémentaire. On savait a peine dans la
Suisse française ce que c'était qu'un magasin. Le
petit commerce ne se faisait que par colportage. Les
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
nouveaux arrivants, actifs, entreprenants, pleins de
savoir-faire, persévérants, surent, tôt après leur
établissement parmi nous, se créer chacun une
occupation. Tout leur réussissait à merveille, au
point même d'exciter parfois, nous devons l'avouer,
un sentiment de jalousie chez la population indi-
gène. La cause de ces succès ne se trouvait pas
seulement dans cette habileté et cet entrain, qua-
lités naturelles de l'esprit français; elle était aussi
dans leurs dispositions morales et dans la béné-
diction de Dieu qui reposait sur leur travail. Parmi
les vertus des réfugiés, celles qui frappaient surtout
nos pères, étaient leur sobriété, que relevait sans
doute le triste contraste de nos habitudes na-
tionales, et leur stricte économie que nos pères
se permirent quelquefois de taxer de lésinerie,
sans penser que chez des gens dont l'établissement
était du en partie a la charité de leurs hôtes, cette
vertu était doublement obligatoire.
Nous devons a la vérité historique de ne pas taire
ces traits de l'histoire morale du Refuge dans notre
pays, tels qu'ils nous ont été racontés par l'un des
derniers représentants de l'époque qui touchait
presque a celle de l'émigration.
Mais nos réfugiés importaient chez nous des tré-
sors plus précieux encore que l'aptitude aux affaires
et même que les vertus domestiques. Une auréole
de sainteté, un reflet de la vie supérieure, la mar-
que des bourgeois des cieux était sur leur front.
278
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
N'avaient-ils pas fait a leur conscience, a leur foi,
a leur Dieu, le sacrifice de tous les biens terrestres ;J
Le fait seul de leur arrivée pour de tels motifs
n'était-il pas pour nos pères une prédication plus
éloquente que toutes celles qu'ils pouvaient enten-
dre du haut de la chaire? Au milieu d'une vie
commode et toute charnelle, se trouver tout à coup
en face de ce spectacle d'abnégation et de fidélité
jusqu'à la mort ! Qui peut dire tout ce que la vue de
cet exemple héroïque dut exciter chez plusieurs, de
zèle, d'émulation, de retour sur eux-mêmes, de
honte, de remords même ? Chaque famille émi-
grée emportait avec elle, comme son plus précieux
trésor, sa Bible-, recherchait en arrivant comme
son plus doux plaisir et sa plus chère consolation,
le temple. Nous en citerons des exemples. N'eût-il
pas fallu qu'un peuple fût bien endurci, plus assu-
rément que ne l'était le nôtre, pour n'être pas, a
cette vue, saisi en sa conscience et réveillé de son
apathie religieuse I
L'arrivée des réfugiés français coïncide certaine-
ment avec un grand réveil social, et même religieux
et moral, au sein de notre population neuehàteloise-,
ce fut le temps du ministère de notre grand Oster-
wald. Nous ne saurions envisager cette coïncidence
comme accidentelle: nous nous plairons plutôt a
avouer que si a cette époque nous donnâmes quel-
que chose, nous reçûmes davantage, et que jamais
hospitalité ne fut plus richement payée.
LÀ RÉVOCATION ET LE REFUGE.
279
Je désire que ces réflexions donnent quelque
intérêt a la nomenclature, un peu sèche sans doute,
qui va suivre. Il me sera aisé de faire ressortir en-
suite quelques traits propres a justifier ce que je
viens d'avancer.
Dans les jours qui suivirent la révocation de Tédit
de Nantes arrivèrent les familles suivantes, dont la
plupart furent naturalisées dans les premières
années du dix-huitième siècle. Leurs noms me
sont connus par la liste officielle dont j'ai parlé, et
par quelques autres documents publics ou privés1.
Du Languedoc :
Charles-Louis Durand, capitaine de grenadiers.
d'Aigues-Yives. — Jacques Claparède, de Ganges. —
Etienne Bertrand , boulanger, de SaiiH-Genier. —
Alix Lcbell, dTzès. — Pierre Richard, ou Bicart,
menuisier, de Pignan. — Louis Bourguet , mar-
chand, de Nîmes. — Marie Latour, veuve de Jean
Peyrol . pasteur a Nimes. — Jean Sagnes , tailleur,
de Faugères (Béziers). — Charles Delor, de Vans.
Du Dauphiné et des deux vallées de Pragelaz
et du Queyraz, dans les Htes-Alpes :
Jean Aubert, teinturier, d'Embrun. — David
Robert, cordonnier, de Pounet. — Jean Blanc et
Jacques Matthieu, de Corbs. — Joseph Matthieu,
1 Nous doutons que les noms de province' indiqués
soient tout à fait exacts. Nous les copions tels quels
dans les documents.
280
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
Augustin Marron, marchand, et Bartholomi Bonnet,
marchand, de Molines. — Henri Bertrand , de
Nyons. — Jean Borel, de la Mûre. — Jacques Perrin,
peigneur de laine, de Vais. — Daniel Monard, car-
deur de laine, de Charrin. — Suzanne Bouvier, de
Valence. — André Delachaux, de Saint- Auban. —
Anne Blanc, de Fénestrelle. — Etienne Guyot,
marchand, des Granges. — Jean Joly, de la Ruaz.
— Pierre Boyer, de Saint- Veran. — David Borel,
marchand, de Serre-Chahrand. — Jean Garcin ,
marchand gantier, de Molines. — Jacques Gros-Jean,
de Gap (?).
D'Auvergne :
Claude Matthieu, de Mariergues. — Jacques Mar-
tin, de Maletaverne.
Du Vivarais :
Isaac Boyer, de Dugua. — Jacques Moula, tail-
leur, de Fillastre.
De Champagne :
Gédéon Gui Hébert, fondeur, de Roussi. — Jean
Jaquet, taillandier et mercier, de Triancourt. —
Daniel Dubois, marchand, et Antoine, son frère,
perruquier, de Vitry-le-Français.
De Sainte-Marie-aux-Mines :
Pierre Grand-Pierre .
De Paris :
Isaac Panser ot, cordonnier.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 281
La plupart de nos réfugiés venaient donc du
Midi. Ceux des contrées plus septentrionales se
sauvèrent en d'autres pays.
Nous trouvons mentionné par M. Weiss1, un
Maillé, à Anduze. Nous croyons savoir que les
Salquin, les Brossin, les Peytieux appartiennent à
l'émigration. Nous ne connaissons rien de leur
origine.
Nous pouvons donner un peu plus de détails sur
cinq autres familles arrivées a la même époque :
Michel Fauve, natif de Valdrôme (Dauphiné),
sortit de France avec sa femme, en 1687. Il était
accompagné de trois enfants ^ l'aîné était âgé de
huit ans. La Bible qu'il emporta dans l'exil existe
encore aujourd'hui2. Etabli d'abord à Neuchâtel,
puis à la Chaux-du-Milieu , il y fut incendié et ré-
duit à rien. Il mourut aux Eplatures en 1700. Son
fils Pierre recueillit la bénédiction préparée à sa
famille par les prières et les souffrances de son
père. Il eut de son épouse, Suzanne Perret-Gentil,
douze enfants qui tous, après avoir travaillé avec
sagesse et vécu avec économie, moururent riches.
Ce Pierre Faure est la souche de la famille actuelle.
Jacques Sauvin était de Mizoy en Dauphiné. Agri-
culteur de profession, il se joignit à ces courageux
camisards qui tinrent tête aux armées de Louis XIV,
1 T. II , p. 229 — 8 Elle est entre les mains de la
famille Courvoisier, au Locle.
282
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
et combattit sous Cavalier. Il quitta la France, sans
doute après la conclusion de la paix. « Il n'em-
« portait pour toute richesse, » dit l'un de ses des-
cendants, « que ce qu'il avait sur le corps et son
« bon courage. » Son carnet de poche, couvert en
parchemin, existe encore. Une note indique qu'il a
été acheté a Paris , où Jacques Sauvin avait peut-
être accompagné a l'issue de la guerre son chef
Cavalier. Une autre note, dans ce même carnet,
nous le montre, au bout de vingt ans de séjour
dans ce pays , épousant Suzanne Besson , d'En-
gollon. Un de ses descendants voulut, il y a quelque
temps, aller visiter le berceau de sa famille. En
entrant dans le village de Mizoy, le premier objet
qu'il y aperçut fut une enseigne portant ces mots :
Sauvin, charpentier et menuisier. La branche qui
s'est établie parmi nous a reçu bien des gages,
même terrestres, de la bénédiction divine. Peut-
être retrouverait-on chez elle quelque chose du
feu camisard.
Pierre Reynier habitait la petite ville de Dieu-
le-Fit, en Dauphiné. Il était fabricant de laine.
Aussitôt après la révocation il se décida a émi-
grer, en abandonnant sa manufacture et sa fortune.
Mais il s'agissait d'emporter quelques effets , un
peu d'argent, et, avant tout, son enfant encore
au berceau. Les femmes portaient alors, comme
aujourd'hui (rien de nouveau sous le soleil, en fait
de mode surtout) des jupons fort amples. Mais dans
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE
283
ce siècle moins civilisé que le nôtre, des paniers
d'osier, en forme de cage à poulet, tenaient lieu de
l'étoffe que nous savons. La femme de Pierre Rey-
nier substitua pour cette fois aux paniers de jonc
<leux cassettes dans lesquelles elle avait renfermé
son argenterie et ses objets les plus précieux. L'en-
fant fut placé dans un panier a bras et recouvert
d'une épaisse couche de citrons. La mère, portant
ainsi sur sa personne tous ses trésors , passa la
frontière avec son mari. Ils se rendirent a Genève,
de la un peu plus tard à Neuchâtel. C'est de cet
enfant, sauvé, comme Moïse , dans une corbeille,
qu'est descendue toute la famille Reynier établie au
milieu de nous. L'une des cassettes, complices
de l'évasion , et l'argenterie ainsi sauvée , sont
conservées dans la famille comme de précieuses
reliques. Pendant que Pierre Reynier sacrifiait
ainsi sa patrie et son avoir a sa foi , le reste de sa
famille demeurait en France. Cette autre branche
habite encore aujourd'hui Dieu-le-Fit. Après le
départ des émigrants , elle s'empara de la fabrique
et de tout le reste du patrimoine. Mais cette ma-
nière d'agir ne lui réussit pas. Une faillite survint;
la manufacture se vendit , et tandis que la branche
qui avait tout abandonné, a tout retrouvé chez nous
et vit dans l'opulence, celle qui a marché par la
vue et non par la foi, a presque tout perdu et se
trouve réduite aujourd'hui à la position de chétifs
cultivateurs. Jésus l'a dit : Celui qui cherche sa
284
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
propre vie la perdra; mais celui qui la donnera
pour l'amour de moi, la retrouvera .
L'histoire du Refuge tout entière est une dé-
monstration de la fidélité de Dieu dans ses pro-
messes envers ceux qui souffrent pour la justice.
En voici de nouveaux exemples :
Jacques De Luzc, a la suite de la révocation, part
de Chalais, en Saintonge, abandonnant ses pro-
priétés. Arrivé dans notre pays, il y devient bour-
geois de Neuchâtel dès 1691 . Il fonde au Bied une
fabrique de toiles peintes, la première qu'ait pos-
sédée Neuchâtel, et dote ainsi sa nouvelle patrie
de l'une des industries qui ont joué le rôle le
plus important dans son histoire commerciale.
Cette fabrique prit immédiatement un développe-
ment considérable, et Jacques DeLuze mourut pos-
sesseur d'une grande fortune. Son fils et son petit-
tïls remplirent les fonctions, l'un, de maître-bour-
geois, l'autre, de banneret, dans la Bourgeoisie
dont leur père était devenu membre.
En 1721 un autre émigré, pharmacien, de Pou-
geol(en Agenois), du nom de Dublédela GaschcrU .
fut aussi reçu bourgeois de Neuchâtel. Son établis-
sement prospéra comme celui de tous ses compa-
gnons d'exil. Un de ses descendants, médecin ii
Neuchâtel , résolut de témoigner a Dieu et aux
hommes sa reconnaissance pour la bénédiction
qui avait reposé sur sa famille et sur sa personne
dans cette terre de refuge. Il mourut le 2V) no-
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 285
vembre 1807, laissant un testament par lequel
il léguait ol.OOO livres de Neuchâlel a la Com-
pagnie des Pasteurs, pour en employer le revenu
en faveur des jeunes ministres sans cure , suffra-
gants ou diacres. C'est là l'origine du fonds Dublé
encore aujourd'hui appliqué au but que s'est pro-
posé le pieux fondateur. C'est ainsi que les réfu-
giés rendaient à l'envi a leur nouvelle patrie et à
son Eglise les bénédictions qu'ils en avaient reçues.
Mais, entre toutes ces familles, il en est une que
nous devons citer comme le monument le plus
éclatant de ce que peut faire la faveur divine pour
ceux qui s'attendent a elle.
A La Salle, en Languedoc, vivait, dans le temps
de la révocation , Jean Pourtalès. Ses ancêtres
étaient protestants dès looG ; ainsi dès le commen-
cement de la Réforme française , antérieurement
même a la Saint-Barthélémy. Il resta en France
malgré la révocation et y mourut en 1714. Après
sa mort, son fils Jérémie se décida à émigrer.
Nous le trouvons a Neuchâtel en 1720. La il entre
dans la maison De Luze , au Bied. Bientôt il
devient le gendre et l'associé de son patron. Il
s'enrichit avec lui. Il se bâtit a Neuchâtel une
demeure fort considérable pour ce temps- là ;
c'est la maison qui fait face à l'hôpital bourgeois,
et où habite aujourd'hui encore l'une des bran-
ches de sa famille. Ses habitudes de piété ne se
démentent point au sein de la prospérité. Nos
280
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
vieillards se souviennent encore d'avoir vu cet
homme laborieux se rendre au lemple matin et soir
à la cloche de la prière, et la consacrer à Dieu
deux fois chaque jour l'œuvre de ses mains. Si
cette habitude , à laquelle il est resté fidèle jusqu'à
la fin de sa vie, a certainement contribué au salut
de son âme, il est évident qu'elle n'a pas nui
non plus a ses intérêts terrestres. — L'opulence a
laquelle s'éleva Jérémie Pourtalès fut surpassée
encore par celle qu'obtint son fils Jacques-Louis .
Chacun connaît le colossal succès des entreprises
de cet homme, auquel on ne peut refuser le nom
de génie commercial. M. Weiss appelle sa fortune
« l'une des plus considérables de l'Europe. » Et
Jacques-Louis Pourtalès ne s'enrichit pas lui seul.
Ses associés et employés partagèrent le fruit de ses
succès. La fabrique de toiles peintes fondée par
lui à Cortaillod, et la puissante maison de com-
merce qu'il établit à Neuchâtel , firent affluer la
richesse dans notre petite capitale. Elle se remplit
de familles aisées ou opulentes qui contribuèrent
a lui donner une culture, un lustre, un renom de
beaucoup disproportionnés à son extension maté-
rielle et a son importance politique. Mais deux
autres traits honorent bien davantage encore cette
famille. La richesse ne parvint point a glacer dans
les veines de ses membres le vieux sang hu-
guenot. D'entre les trois frères de Jacques-Louis,
l'un se consacra au saint ministère -, il l'exerça à
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 287
Serrières. D'entre ses trois fils il y en eut un en-
core qui se sentit pressé d'embrasser cette vocation
sans éclat-, il la remplit avec l'humilité d'un vrai
serviteur de Christ dans le petit village d'Engollon.
Tandis que cette famille de réfugiés, a peine établie
dans sa nouvelle patrie, consacrait ainsi au service
de l'Eglise le tiers de ses forces vives, son chef,
Jacques-Louis, offrait au Seigneur, dans la per-
sonne des pauvres et des malades , la dîme des
biens dont II avait daigné l'enrichir. Chacun com-
prend que nous voulons parler de la fondation
magnifique qui porte le nom de sa famille et que
dès lors ses descendants n'ont cessé de doter et
d'agrandir, Y Hôpital Pourtalès.
X'ai-je pas eu raison de dire que si le Refuge
nous a appelés à faire quelques sacrifices, il nous a
payé a gros intérêts ce que nous lui avions prêté.
5° Nous arrivons à la cinquième et dernière
époque d'émigration. On se souvient de ces lois
iniques qui, dans le cours du dix-huitième siècle ,
essayèrent de temps en temps de ranimer le feu de
la persécution religieuse qui déjà se mourait en
France à l'approche d'une nouvelle ère.
En 1732, Henri Claudon, sa femme Marie Bu-
velot et leurs enfants, quittèrent leur patrie, Condé
en Lorraine, pour se soustraire a la persécution.
Emportant sur des ânes tout ce qu'ils purent sauver,
ils arrivèrent a Baie , d'où le pasteur d'Osterwald
les adressa a Neuchâtel. Ils s'établirent a Colom-
288
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
bier. Le mari étant mort tôt après, sa veuve pros-
péra néanmoins et acquit les Bourgeoisies de Neu-
châtel et de Boudry et la commune de Colombier.
La famille possède encore une lettre datée de Condé,
octobre 1737, écrite par la branche restée en Lor-
raine, et qui est un témoignage touchant des per-
sécutions qu'ils avaient a subir en France et de leur
résolution a persévérer dans la foi.
Dans le même temps vivait à Cornus, près de
Milhau, dans le Rouergue, une famille protestante
du nom de Coulon. Elle avait partagé toutes les
tribulations de l'Eglise après la révocation et par-
ticipé aux périlleuses bénédictions de ce hardi mi-
nistère exercé par Antoine Court et ses collègues.
Les Coulon étaient des protestants des Eglises du
Désert. Dans cette famille se trouvait un enfant
nommé Paul. Les prêtres se plaisaient souvent,
dans ce temps d'une tyrannie sans bornes, a pren-
dre les enfants des familles protestantes pour les
faire servir a la messe. Paul, dans sa vieillesse, se
rappelait qu'il avait été plusieurs fois, comme en-
fant, astreint a cet office qui déjà répugnait a sa foi.
Mais il se rappelait aussi un autre trait de sa jeu-
nesse dont le souvenir lui était cher. C'était le
moment où Paul Rabaut, le successeur de Court,
cet homme qui, pendant un demi-siècle, présenta
« le type le plus élevé, le plus complet du vrai
« serviteur de Christ1, » réparait les brèches de
1 De Félice, p. 514.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 289
l'Eglise réformée de France. Un dimanche, les pro-
testants de Cornus et des environs s'étaient ras-
semblés au désert pour le culte. Paul Rabaut devait
célébrer le culte. En attendant l'arrivée du pasleur,
Paul Coulon , l'un des plus jeunes de l'assistance,
fut invité a monter sur une saillie de rocher qui
servait de chaire, pour lire a l'assemblée quelques
chapitres de la Bible. Tout a coup furent aperçus
dans le lointain les dragons royaux, conduits par
un M. d'Isarn, seigneur de la localité. L'assemblée
se dispersa promptement. L'on n'échappa qu'avec
peine a cette troupe acharnée. De tels cultes ne
s'oublient pas !
Yers 1750, a la suite des affreuses lois de 1745,
Paul Coulon émigra en compagnie de son ami
Carbonnier, qui plus tard devint son beau-frère. Il
vint à Genève a l'âgé de vingt ans et y fit son in-
struction religieuse. Puis il entra dans une maison
de commerce. Jacques-Louis Pourtalès, qui le
rencontrait sur diverses places de commerce, fut
frappé de sa loyauté et de son activité, et chercha a
se l'attacher. Paul Coulon consentit à entrer dans
sa maison-, c'est la ce qui l'amena a Neuchâtel.
D'abord simple commis, il devint bientôt l'associé
de cette puissante maison. 11 participa ainsi à ses
brillants succès-, plus tard il fonda lui-même une
maison à Paris, qui a duré jusqu'en 1812. Sa fa-
mille possède encore de lui des lettres qui sont
une preuve de sa profonde et solide piété. Fils
19
290
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
de l'Eglise réformée de France, il n'oublia point
au temps de son bien-être cette mère spiri-
tuelle dont il avait dans sa jeunesse partagé les
périls et qui avait déposé dans son cœur les se-
mences de la foi. Dès que la liberté religieuse eut
été rendue a la France, il fit doii a sa ville natale
de Cornus d'une somme d'argent pour la construc-
tion d'un temple et d'un fonds pour l'entretien
d'une école protestante. « Et c'est, » a dit récem-
ment le régent de la localité a l'un des membres de
la famille Coulon qui visitait ces lieux, « c'est à
« cette fondation qu'est due le maintien d'une
« population protestante dans cette localité, où la
« propagande catholique déploie les plus grands
« efforts. )> Paul Coulon, enrichi, s'est préoccupé
aussi du sort de ses compagnons de refuge moins
favorisés que lui. C'est a sa générosité qu'est dû le
fonds privé dit des Réfugiés français, dont les re-
venus se partagent encore annuellement entre tous
ceux qui ont qualité pour cela dans notre patrie.
Ce que Paul Coulon a été pour ses compagnons
d'exil, il a su l'être aussi pour ceux qu'il eût pu
regarder comme ses ennemis. En 1793, les trois
fils de M. d'Isarn, ce conducteur des soldats royaux,
arrivèrent à Neuchâtel, proscrits à leur tour par la
révolution française. Qui fut celui qui, dans leur
exil, leur ouvrit ses bras et pourvut a leurs besoins?
Ce fut Paul Coulon. Il fit faire un apprentissage
d'horlogerie a deux d'entre eux et prit le troisième
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
291
dans sa maison, comme instituteur de ses deux
fils, Paul et Louis. Le second de ces noms rappelle
au cœur de tout Neuchâtelois de grands services
rendus à la patrie et à la science par cette famille,
que l'on prendrait, à son dévouement et à son
zèle persévérant pour la cause publique, pour une
vieille famille neuchâteloise. Ce que la discrétion
ne nous permet que d'effleurer ici, ne nous au-
torise-t-il pas a dire que le plus précieux monument
que Paul Coulon ait laissé au milieu de nous de
sa piété et de sa foi, c'est sa famille, et à terminer
ce tableau du Refuge dans notre pays en disant :
Heureux le pays appelé a servir d'asile à de tels
émigrés !
Cette bénédiction signalée qu'ont à la fois trou-
vée et apportée les réfugiés français dans notre
pays, ne serait-elle qu'un fait exceptionnel dû à
des circonstances individuelles ou locales ? Non -,
partout, aussi bien que chez nous, ces nobles exilés
furent bénis-, bien plus, nouvel Israël, ils sem-
blaient porter gravée sur leur front cette promesse
du Seigneur : Je bénirai ceux qui te béniront. Le
tableau que j'ai tracé de leur influence dans notre
pays s'est reproduit, sur une plus vaste échelle,
dans toutes les contrées où des réfugiés français se
sont établis. Partout ils portèrent avec eux cette
heureuse facilité, cette vive intelligence, cette grâce
exquise, cette laborieuse persévérance, et surtout
cette austérité de mœurs et cette fermeté de foi
292
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
qui, avant leur exil , faisaient d'eux l'élite de la
nation française et même de la population euro-
péenne. Si d'une part s'accomplissait richement
en eux cette parole : Tous ceux qui voudront vivre
selon la piété seront persécutés (2 Tim., III, 12), de
l'autre on reconnaît non moins distinctement dans
leur histoire la preuve de cette déclaration , en
apparence opposée : La piété a les promesses de la
vie présente aussi bien que de celle qui est à venir
{\ Tim., IV, 8.) M. Weiss l'a démontré d'une ma-
nière éclatante. Le Refuge s'est même changé en
une espèce de mission, et la bonne odeur de Christ
s'est répandue en tout pays sur les pas des émigrés.
L'Angleterre, la Hollande, l'Allemagne, l'Amé-
rique, l'Afrique, en sont les témoins. M. de Reiher,
dans son histoire de la Colonie française dans les
Etats prussiens, a tracé un tableau qui, sauf la dis-
proportion des dimensions, pourrait de tous points
servir de pendant a celui du Refuge dans notre
pays. Pour l'influence exercée, il montre comment
tout changea de face dans le Brandenbourgà l'arri-
vée des réfugiés. Pour la moralité et la piété :
cette seule déclaration, c'est un réfugié! équivalait,
dit-il, au plus beau certificat. Depuis que la colonie
existe en Prusse , c'est-a-dire depuis un siècle et
demi, ajoute le même écrivain, on ne connaît pas un
seul exemple d'infidélité dans l'administration des
riches et nombreuses caisses dont dispose cette
corporation. Le peuple de Berlin raconte comment,
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 293
dans la rue où s'établirent les nouveaux arrivants
et qui porte le nom de Rue Française, on entendait
quelquefois, dans les après-midi d'été, un de ces
laborieux huguenots entonner, tout en travaillant
à sa fenêtre ouverte, un de ces psaumes de David
qui avaient fait leur joie dans la patrie et qui étaient
encore leur consolation dans l'exil. Aussitôt, le
voisin joignant sa voix à celle de son frère, et le
chant se propageant de maison en maison, comme
la flamme d'un incendie , l'hymne montait au ciel
de la rue entière.
Pour la prospérité temporelle enfin : Soixante-
et-dix pages de l'ouvrage de M. de Reiher sont
consacrées à l'énumération des branches indus-
trielles , commerciales et scientifiques, dans les-
quelles se sont enrichis ou distingués en Prusse les
réfugiés français. Dans le nombre des familles dont
se compose la colonie de Berlin, il en est plusieurs
dont l'histoire semble être la répétition de celle des
familles réfugiées dans notre pays-, les Jordan par
exemple, qui, parvenus à une très-grande fortune,
conservèrent et montrèrent longtemps, comme une
relique, la balle avec laquelle leur ancêtre émigré
avait commencé son commerce. La statistique
prouve même, selon cet écrivain, que la vie moyenne
des réfugiés est plus longue que celle des habitants
du pays!
Comment voir dans une expérience si générale-
ment et si diversement répétée l'effet du hasard?
29 1 SEPTIÈME CONFÉRENCE.
Comment ne pas reconnaître ici une loi, un article
du code d'après lequel la Providence gouverne le
monde? Et la formule de cette loi serait-elle diffi-
cile à trouver ? Cherchez premièrement le royaume
de Dieu et sa justice , et les autres choses vous
seront données par-dessus. Ainsi a dit Jésus ^ ainsi
Dieu gouverne et les individus et les familles et les
peuples.
L'homme n'adhère qu'avec peine à une telle
maxime. Il lui semble toujours que pour posséder
il doit acquérir et non pas donner. Mais l'exemple
des réfugiés enseigne au monde que, selon la Parole
du Seigneur, pour posséder il faut perdre, et pour
voir, commencer par croire. Cette loi, si étrange
en apparence, ne se reproduit-elle pas dans les
différents domaines de la vie? Le cultivateur mois-
sonne-t-il autrement qu'à la condition de semer,
c'est-à-dire de jeter, de sacrifier, de perdre, au
moins pour le résultat immédiat? Le négociant
remplit-il sa caisse, s'il ne consent à la vider, en
plaçant à propos?
Français réfugiés! vos pères ont eu le courage
de semer, de semer en Dieu, donnant tout pour
l'amour de Lui. Le sol s'est -il montré stérile?
Ils jetèrent d'un coup de main leur fortune dans sa
banque : de beaux intérêts n'onl-ils pas couronné
cet acte de foi? On ne regrette pas d'avoir été géné-
reux avec un si riche et si noble Seigneur! Ecoutez
le témoignage d'un de ces pères du Refuge, dont
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 295
le journal rédigé pour sa petite-fille, mariée a Neu-
cliâtel, m'a été confié par l'obligeance de l'un de
ses descendants. Ce réfugié se nommait M. de
Mirmant. Il était sorti de France en 1686, par la
frontière espagnole, en compagnie du fameux prédi-
cateur Saurin. Il termine et résume le récit de sa
vie depuis son émigration, par ces paroles douces
a lire pour tout cœur pieux , mais doublement
agréables a des oreilles neuchâteloises 1 :
Je reste à Neuchâtel; j'ai eu l'occasion de connaître
les avantages dont on peut jouir dans celte ville, tant
par rapport à la société des gens de bien qui y sont en
grand nombre que par ce qui regarde la piété et le
grand zèle qui s'y trouve, par les excellentes prédica-
tions qu'on y entend, par le culte public qu'on y pra-
tique , et par les bons exemples qu'on y a devant les
yeux, surtout de la part des pasteurs, qui s'acquittent
de leur charge avec beaucoup d'exactitude, principa-
lement pour ce qui regarde l'instruction de la jeunesse
dont on ne saurait prendre plus de soin que dans cette
ville-là; toutes ces considérations m'obligent à y de-
meurer avec plaisir et à souhaiter d'y finir mes jours,
préférablement à toute autre. J'y travaille à me pré-
parer pour l'éternité, ce qui est la seule chose qui me
reste à faire, et à vous inspirer, ma chère fille, des sen-
timents qui rendent votre vie heureuse, en vous faisant
bien sentir la nécessité de chercher votre bonheur en
Dieu et dans l'assurance de votre paix avec Lui. Quand
une fois on a pris ce parti, on est heureux dans tous
les états. J'en ai fait l'expérience d'une manière toute
particulière. J'ai renoncé pour sa gloire à ma patrie,
et il m'a fait la grâce de trouver une patrie parmi les
1 M. de Mirmant écrivait ceci au temps où le grand Osterwald exerçait son
ministère à Neuchâtel.
296
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
étrangers, de qui j'ai reçu mille marques d'amitié. J'ai
renoncé à mes biens , et il m'a fait subsister avec ma
famille pendant les premières années de mon exil sans
bien, et pourtant sans être à charge à personne; et
lorsque ensuite j'ai sauvé quelques débris du nau-
frage , le bonheur que j'ai eu de tirer un revenu
considérable du peu que j'avais placé en Angleterre,
m'a mis en état, non-seulement de pouvoir subsister
sans la pension que m'avait allouée l'Electeur de Bran-
denbourg, mais encore de ne rien épargner pour l'é-
ducation de mon enfant, dont j'ai pris le même soin
que si nous avions été en France. J'ai même pu, par
ce moyen, demander avec une plus grande liberté
pour mes prochains les grâces que l'on m'aurait accor-
dées pour moi-même. Je compte aussi pour un grand
avantage la santé qu'il a plu à Dieu de me conserver
presque toujours depuis trente-quatre ans que je suis
hors de France, et principalement pendant les quinze
premières années de notre exil , où j'étais souvent en
voyage sans compagnie, sans valet, sans entendre la
langue du pays et sans qu'il me soit jamais arrivé
aucun malheur ni sur terre ni sur mer. Ce bonheur a
été accompagné de celui de voir la bénédiction de
Dieu sur les soins que j'ai pris pour mes prochains. Si,
en m'acquittant de ce devoir il m'en a coûté parfois
quelque chose, c'est un nouveau sujet de louer Dieu
de ce qu'il m'en a donné le moyen. Que tout cela
vous affermisse dans cette pensée que Dieu fait res-
sentir sa protection à ceux qui se confient en Lui !
Employons donc avec ardeur à sa gloire ce que nous
avons reçu de sa bonté, jusqu'à ce qu'il nous mette
l'un et l'autre en possession du bonheur éternel que
nous attendons de sa grande miséricorde en Notre
Seigneur Jésus-Christ. — (Daté de Neuchâtel, le vingt-
deux mars mil sept cent seize.)
Noble langage ! Fidèle expression des sentiments
qui animaient en général tous les protestants fran-
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 297
çais réfugiés! C'est ainsi qu'ils parlaient du Dieu
qui les avait fait passer par la fournaise 1 C'est ainsi
qu'après une vie d'angoisse , de sacrifices , de pri-
vations, d'exil, en regardant en arrière ils ne sa-
vaient que bénir -, semblables à ce vieux martyr
des premiers siècles, qui répondait à son bourreau :
« Voila quatre-vingts ans que je Le sers ! Il ne m'a
« fait que du bien ! Comment veux-tu que je Le
g maudisse !»
Quel esclave du monde pourrait en dire autant
de son maître? Quel serviteur de la chair et de
Mammon , s'il veut parler vrai , ne rendra aux
dieux qu'il encense le témoignage opposé , et ne
dira : « Même en me comblant de leurs faveurs, ils
ne m'ont fait que du mal ! »? Non ! L'homme ne vit
pas de pain seulement ! Mais tout ce que la bouche
de Dieu ordonne, s'il sait l'accepter, croire et obéir,
lui devient aliment, douceur même.
En comparaison de ces héros de la foi dont les
exemples viennent de passer sous nos yeux, com-
bien ne devons-nous pas nous trouver débiles,
mous, paresseux, charnels! Nous qui nous laissons
abattre par la moindre contrariété, qui succombons
à la plus faible tentation, pour qui les choses saintes
ont si peu d'attrait, qui nous laissons détourner
du culte par le plus léger empêchement, et qui, a
la plus légère égratignure que nous fait le monde
pour la cause de Dieu, poussons les hauts cris !
Que la foi qui fut sur la terre la force et la joie,
298
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
et qui est maintenant dans les cieux la gloire de nos
réformateurs et de leurs enfants spirituels revive en
nos cœurs , et reproduise en nos vies quelques-uns
de ses prodiges ! Qu'elle nous rende , comme eux ,
vainqueurs et iilus que vainqueurs en Celui qui nous
a aimés !
« Et je vis, dit saint Jean, une grande multitude
« que personne ne pouvait compter-, ils se tenaient
« debout devant le trône et devant l'Agneau , vêtus
<( de robes blanches, et ils avaient des palmes dans
« les mains, et ils criaient a haute voix et disaient :
« Le salut vient de notre Dieu qui est assis sur
<( le trône, et de l'Agneau. Alors un des vieillards
« prit la parole et me dit : Ceux-ci, qui sont vêtus
« dérobes blanches, qui sont-ils? et d'où sont-ils
« venus? Et je lui dis : Seigneur, tu le sais ! Et il
« me dit : Ce sont ceux qui sont venus de la grande
« tribulation et qui ont lavé leur robe et les ont
« blanchies dans le sang de l'Agneau. C'est pour-
« quoi ils sont devant le trône de Dieu, et ils le
« servent jour et nuit dans son temple -, et celui
« qui est assis sur le trône habitera avec eux. Ils
« n'auront plus faim , et ils n'auront plus soif -,
« et le soleil ne frappera plus sur eux, ni aucune
a chaleur ^ car l'Agneau qui est au milieu du trône
« les paîtra, et les conduira aux sources d'eaux
« vives , et Dieu essuiera toute larme de leurs
« yeux. »
Fils des réfugiés, vos pères seront dans cette
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE. 299
multitude pardonnée, sanctifiée, glorifiée. Leurs
fils y seront-ils avec eux?
Eglise neuchâteloise , oeuvre des Farel et des
Calvin, tes fondateurs et tes pères brilleront au
premier rang dans cette troupe de triomphateurs.
Beaucoup d'entre tes membres formeront-ils leur
cortège? A cette question comment répondre', si
ce n'est par ce soupir d'humiliation, qui est aussi
un cri d'espérance :
Quand Abraham ne nous reconnaîtrait plus, et
que Jacob ne nous avouerait plus, Eternel, tu es
notre Père et ton nom est :
NOTRE RÉDEMPTEUR DE TOUT TEMPS !
(Esaïe, LXIII, 46.)
Dieu rédempteur, ta grâce toute-puissante est
mon espoir pour nos Eglises! Veuille ne le point
confondre !
La grâce soit avec vous !
TABLE DES MATIÈRES.
PREMIÈRE CONFÉRENCE.
AVANT LA RÉFORMATION.
Coup d'œil général. — Plan. —L'Église avant la Réfor-
mation.— Parole de Dieu oubliée. — Culte défiguré. —
Prédication négligée. — Histoire sainte jouée. — Pèle-
rinages. — Chapelle de Saint-Nicolas. — Saint-Guil-
laume.— Reliques. — Doctrine faussée — Purgatoire.
— Indulgences. — Corruption du clergé.— Temple du
château et couvents. — Chanoines, prêtres, évêques,
papes. — Dégradation du peuple chrétien — Cause
première de tout le mal.
DEUXIÈME CONFÉRENCE.
LE RÉFORMATEUR.
Catholicisme et protestantisme. — Fareldans la maison
paternelle ; à l'université de Paris (Lefèvre d'EtapIes);
à Meaux (Briçonnet); à Bâle (Œcolampade). — Réfor-
mation du Montbéliard. — Strasbourg. — Le Réforma-
teur à Aigle. — Dispute de Berne. — La Réforme à
Morat, — Apparition de Farel à Bienne et à la Neuve-
ville— Jugement sur la personne et l'œuvre de Farel.
301
TABLE DES MATIÈRES.
TROISIÈME CONFÉRENCE.
LA RÉFORMATION DANS LA VILLE.
Adversaires naturels de Farel à Neuchàtel. — Allies
préparés par la Providence. — Débarquement à Ser-
rières en 1529. — Prédication au cimetière. — Entrée
à Neuchàtel. — Prédication à la Croix-du-Marché. —
Effet de ce premier séjour à Neuchàtel. — Course à
Aigle et Morat. — Réformalion duVully et du Val-de-
Tavannes. — Neuveville. — Second séjour de Farel à
Neuchàtel en 1530. — Procès avec les chanoines. —
Première prédication à l'hôpital. — Discussion re-
fusée par les chanoines. — Les journées des 22 et
23 octobre. — Jugement sur ces événements.
QUATRIÈME CONFERENCE.
LA RÉFORMATION DANS LE PAYS.
La votation du 4 novembre à Neuchàtel. — La propa-
gation de la Réformation dans le pays. — Le complot
réactionnaire. — Serrières,Dombresson etSavagnier.
— La grande lutte à Boudevilliers et à Val an gin. —
Réformation de Valangin. — Fontaine (Jean De Bély).
— Saint-Biaise. — Boudevilliers (Christophe Fabry).
— Boudry. — Colombier. — Cortaillod (Hugues Gra-
vier). — Bevaix. — Corcelles. — Peseux. — Gorgier et
Saint-Aubin. — Les Montagnes. — Le Locle (Etienne
Bezancenet). — Brenels. — La Chaux-de-Fonds. — La
Sagne. — Val-de-Travers. — La fin des chanoines. —
Métiers. — Buttes. — Verrières. — Landeron et Cres-
sier.— Lignièrcs. — Coup d'œil général.
CINQUIÈME CONFÉRENCE.
APRÈS LA RÉFORMATION.
L'état nouveau après la Réformation. — Culte et doc-
trine. — Enseignement religieux de la jeunesse
(Catéchuménat).— Instruction littéraire (collège de
TABLE DES MATIÈRES.
302
Neuchàtel). — Première traduction de la Bible en lan-
gue française (Bible de Serrières).— Décrets de l'Etat
contre les désordres et contre la profanation du di-
manche. — Règlements ecclésiastiques. — Consis-
toires. — Lutte de Farel à Neuchàtel. — Assemblées
pastorales régulières. — La Classe. — Visites d'église.
— Union intime entre les églises protestantes. —
Amitié de leurs chefs. — Désintéressement des réfor-
mateurs.— Mort de Farel. — Conclusion.
SIXIÈME CONFÉRENCE.
L'ÉGLISE RÉFORMÉE DE FRANCE.
Coup d'œil général — Les chrétiens de Meaux. — Com-
mencement des persécutions. — Synode de Paris —
Constitution de l'Eglise réformée de France. — La
réforme française entraînée sur le terrain politique.
— Conjuration d'Amboise.— Puissance du mouvement
réformateur. — Colloque de Poissy. — Premier édit de
tolérance. — Massacre de Vassy. — Cuerre civile. — La
nuit de la Saint-Barthélémy. — Nouvelle guerre civile.
— Siège deSancerre. — Fin des auteurs de la Saint-
Barthélemy. — Avènement et abjuration d'Henri IV. —
L'édit de Nantes.
SEPTIÈME CONFÉRENCE.
LA RÉVOCATION ET LE REFUGE.
I. Un siècle d'angoisses. — La révocation de l'édit de
Nantes. — II. La grande émigration. — Guerre des
Camisards. — Les églises du désert. — Les derniers
martyrs. — III. Le Refuge dans le pays de Neuchàtel.
DATE DUE
G AY LORD
PRINTEOINU.S.A.