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2)5
h
HISTOIRE DE L*ASIE
Nous avons déjà parlé de ce peuple remarquable, un mo-
ment converti au Manichéisme, partagé plus tard entre le
Bouddhisme et le Nestorianisme et qui aivait emprunté aux
mifisionnaires nestoriens son alphabet, dérivé de l'alphabet
syriaque. Les Oïgour jouaient toujours un rôle considérable
à la tète de la civilisation turco-mongole, mais leur action
politique, au xii* siècle, était depuis longtemps terminée.
Après avoir, au ix" siècle, dominé toute la Mongolie, ils
étaient désormais réduits à leur propre territoire, c'est-à-
dire aux oasis de Hami, Barkoul, Bichbalik (Goutchen),
Tourfan, Karachar et Koutcha. Au Sud des Oïgour, sur le
cours inférieur du Tarim entre Almalik (Kouldja) et le Lob-
nor, habitaient les Karluk, également bien déchus de leur
ancienne puissance politique. Les Oïgour et les Karluk, deve-
nus les vassaux des Kara-Khitaï, gravitaient dadis l'orbite de
cette puissante nation.
L'Empire des Kara-Khitaï avait été fondé en 1124 par le
prince khitaî Yélou Taché, chassé de Chine par l'invasion
niutchi (i). Yélou Taché, reconnu comme Gourkhan ou
Empereur par toutes les tribus du Turkestan Oriental et Occi-
dental, établit le siège de sa puissance à Belghassoun ou Ba-
lagassoun, sur la rivière Tchou, dans la région de Tlssik
Koul et du lac Balkach (Sémiretchîé actuel). Sa domination
directe s'étendit sur les vallées de l'Ili et du Tarim, avec,
pour villes principales, lli, Tokmak, Talas, Euzkend, Kach-
gar, Yarkand et Khotan. Il eut pour vassaux, à l'Est, les
Oïgour et les Karluk, à l'Ouest les émirs de Samarkande et
de Boukhara et les chahs du Kharezm. Ses successeurs main-
tinrent l'Empire Kara-Khitaï a un haut degré de puissance
jusqu'au dernier d'entre eux, le gourkhan Yélou Tchélou-
kou (11 69-1 21 3), qui laissa le chah du Kharezm se révolter
et lui enlever la Transoxiane (1207). Le Syr Daria marqua
alors la frontière entre l'Empire Kara-Khitaï et l'Empire
Kharezmien.
Ainsi malgré l'émiettement des tribus turco-mongoles, deux
(1) Cf. Howorlh, The Kara-Khital, Journ. of Roy. As. Soc. i>ew. ser.
l. VIII, 262-290.
HISTOIRE DB l'aSIE l5
(prise de Tsi-nan et de Taï-yuan). 11 entreprit ensuite la con-
quête du Chen-si et, après de savantes passes d'armes, s'em-
para du chef-lieu de cette province, l'antique cité de Si-ngan,
la vieille métropole chinoise. La situation des Kin devenait
tragique. Ecrasés au Nord sous l'avalanche mongole, pres-
sés au Sud par les Soung, il ne leur restait de leur ancien
royaume que la province de Ho-nan, où ils se virent bien-
tôt étroitement bloqués. Le Roi d'Or, Outoubou, mourut
désespéré dans le pressentiment de la catastrophe prochaine
(l223).
Tchinkkiz Khan n'avait assisté personnellement qu'aux
premières actions de cette guerre. L'œuvre une fois en
bonnes mains, il setait consacré ailleurs à des tâches plus
urgentes. Remarquons à ce propos qu'il ne poussa person-
nellement à fond, ni la conquête de l'Extrême-Orient, ni
celle de la Perse, ni celle de Tlnde. ou de la Russie : il
savait qu'une fois la race turco-mongole unifiée par son
Yassaky tous ces vieux Empires historiques, si souvent con-
quis au cours des siècles par les aïeux de sa race, le seraient
encore par ses lieutenants ou ses petits-fils. La besogne prin-
cipale pour lui, besogne ingrate, mais qui était à la base de
tout le reste, c'était le rassemblement des nations turco-mon-
goles dans la même caserne, sous la même consigne, avec
menace de destruction totale pour leis dissidents. Le reste
viendrait par surcroît. A cette œuvre utile mais sans éclat,
Tchinkkiz Khan, le moins « glorieux » dos conquérants qui
ait existé, sacrifia sans hésitation les brillants et retentis-
sants coups d'épée à férir au pays des Rois d'Or. Il laissait
à ses jeunes capitaines l'enivrement des triomphes inouïs
aux portes des capitales du monde, sous Caï-fong ou sous
Ispahan. Lui, il prenait laborieusement quelque campe-
ment de nomades dans la steppe glacée, et détruisait quel-
ques hordes de maraudeurs. « Mes descendants, disait-il un
jour, se vêtiront d*étoffes brodées d'or, ^ nourriront de
mets exquis, monteront de superbes coursiers, presseront
dans leurs bras les plus belles femmes, et ils ne songeront
pas à qui ils devront tous ces plaisirs. » C'est ainsi qu'en
1216, il abandonna la conquête de la Chine opulente et
!&0 LES EMPIRES MONG<Sl8
jeune fils, Toulouï, le commandement de la troisième. Con-
formément au plan arrêté, Djoudji s'empara de la forteresse
de Djejid qui défendait le cours inférieur du fleuve, Ogodaî
et Djagataï prirent Otrar, sur le cours moyen, et Tchinkkiz
Khan marcha directement sur la capitale de la Transoxiane,
la grande ville de Boukhara, qui, terrifiée par la soudaineté
de l'attaque, lui ouvrit ses porter (1220).
L'entrée de Tchinkkiz Khan dans Boukhara, le boulevard
de l'Islamisme ejn Transoxiane, marque une date mémorable
dans l'histoire de l'Asie.
Le conquérant mongol pénétra dans la Grande Mosquée
à cheval, sabre au poing et casque en tête. Il monta en chaire
et annonça aux Croyants qu'il était le fléau d'Allah envoyé
pour châtier leurs crimes. Sur son ordre, les docteurs de
la loi durent apporter à manger à ses chevaux dans les
caisses à Corans. Les Boukhariens furent vendus comme du
bétail et leur ville incendiée. Puis ce fut le tour de Samar-
kande dont la garnison se rendit sans combattre, ce qui
n'empêcha pas Iqs vainqueurs de la massacrer tout entière,
au nombre de So.ooo hommes. Le Kharezm propre (pays
de Khiva) donna plus de mal aux Mongols. La capitale
khatezmienne, Oudgendj, fut prise après un siège pénible
par le fils aîné de Tchinkkiz Khan, Djoudji, qui fit égorger
toute la population.
Tandis que son empire s'écroulait, le chah Mohammed
de Kharezm, perdant la tête, avait fui de Samarkande à
Balkh, puis à Nichapour, puis à Kazvin, cherchant toujours
plus loin un asile contre ses ennemis. Tchinkkiz Khan, qui
avait installé son quartier général près de Samarkande, char-
gea ses deux meilleurs généraux, Djébé et Souboutaï (i),
avec 25.000 cavaliers, de i^ejoindre le fugitif et de le rame-
ner, mort ou vif. Ce fut une course épique. Les deux capi-
taines mongols passèrent l'Oxus, entrèrent au Khorassan,
prirent au galop Balkh et Thoûs, battirent l'Irak Adjémi à la
recherche de Mohammed et retrouvèrent enfin sa trace à
(1) Cf. Abel Rémusat, Notice biographique sur Souboutaï, in : Nou-
veaux Mélanges Asiatiques II, 05.
HISTOIRE DB l'a^E Iq
forces mongoles : aussi bien Batou était-il le plus direc-
tement intéressé dans cette affaire, puisqu'il s'agissait en
Tespèce d'accroître jusqu'à la Vistule et à la Theiss son patri-
moine de la Volga. Avec Batou prirent part à cette campagne
les représentants de toutes les branches de la famillei gengis-
khanide : Gouyouk, fils et Kaïdou, petit-fils d'Ogodaï,
Meungkéy fils de Toulouï, Bouri et Baïdar, fils de Djagataï.
Le chef réel dos opérations était le vieux stratège mongol
Souboutaï» qu'Ogodaï avait donné comme mentor à Batou,
et qui, après avoir dans sa jeunesse conquis la Chine du
Nord et la Perse, venait sur se? vieux jours soumettre l'Eu-
rope.
Batou disposait d'environ 120.000 à iSo.ooo cavaliers,
venus de tous les points de l'Asie Septentrionale, depuis la
Corée jusqu'à la Volga, depuis le Baïkal jusqu'à l'Amou-
Daria, — masse énorme poui l'époque et que Souboiitaï
allait faire manœuvrer avec une impeccable science. La
concentration de cette armée, s'opéra sur la Volga inférieure,
a la fin de l'année i236. La campagne s'ouvrit par la sou-
mission de ce qui restait de Bachkirs, de Bulgares et de Cu-
mans (i) entre les Monts Oural et la Criniée (1237). Ce fut
ensuite le tour des principautés russes. Avec leur légèreté de
Slaves et leurs incurables divisions, les princes russes firent
le jeu des envahisseurs. Leur défaite de la Kalka, ea 122/1,
ne leur avait été d'aucun enseignement. Ils affrontèrent sépa-
rément Souboutaï qui les détruisit les uns après les autres.
Le prince de Riazan fut vaincu et tué à la bataille, de
Kolomna sur la rivière Oka et le prince de Souzdalie à la
bataille de la Sita (4 mars i238). I^s Mongols incendièrent
Biazan, Vladimir, Souzdal, Tver et Moscou. L'éloignement
sauva Novgorod, mais il s'en fallut de bien peu que les esca-
drons partis de Chine n'atteignissent les bords de la Bal-
tique. Les Mongols se rabattirent sur l'Ukraine où ils détrui-
sirent Kiev (i24o). Pour plus de deux siècles (i238-i/i8i) la
Bussie était ployéesous le joug mongol.
(1) Sur la soumission des Cumans, voir Pelliot, A propos des Comana,
J. A. avril-juin 1920, p. 165. Pour Ja bibliographie des expéditions mon-
goles en Europe, cf. inira p. 159.
Qi LBS EMPIRES MONGOLS
ncment de la dynastie des Ming amena la proscription Au
catholicisme. Le cinquième évêque de Tsiouen-tchéou, Jac-
ques do Florence, tut martyrisé en i362, et le légat pontifical
Francesco do Podio en 1372. Ainsi, le sort du catholicisme
en Chine fut associé au sort de la dynastie mongole : Il
apparut, prospéra et dkparut avec elle.
L'cBavre de Eonbllal.
Si le succès des missiofis catholiques montre combien la
conquête mongole avait été favorable ù la pénétration des
idées et des hommes d'Occident dans l'Exlrèmo-Asie, la pro-
digieuse aventure de Marco Polo atteste d'une façon particu-
lière le génie de Koubilaï. Le monarque qui n'hésitait pas
à nommer un voyageur vénitien préfet d'une grande ville
chinoise, puis inspecteur de plusieui^s provinces, avait un
Persan comme ministre des finances, un mandarin chinois
comme conseiller intime, un lama tibétain comme directeiu'
de conscience, des ingénieurs oïgour et syriens, des géné-
raux turcs et langoules. Le-s commerçants italiens et arabes
circulaient d'un bout à l'autre de son inuncnse Empire. La
terreur tartare, mLse au service de la civilisation dans son
acception la plus haute et la plus générale — de la civili-
sation chrétienne commo de la civilisation chinoise, — fai-
sait régner partout une sécurité profonde, inconnue jus-
qu'alors. Les plus nobles croyances humaines, christianisme,
bouddhisme, sagesse confucéenne, pouvaient se répandre
librement et concurrcment dans les âmes. Le Chinois enten-
dait le Sermon sur la Montagne, le Vénitien écoutait les Sou-
tras de Çakyamounî et les préceptes do Confuciua. Et tout
cela était réglé, voulu par la ferme raison du monarque. La
force mongole au service du commci-ce mondial et de la
phis hautt' sagesse humaine, Tchinkkîz Khan et sa terrible
s gardiens de la paix asiatique ; voilà l'œuvre
<( Grand Sire », comme l'appelle Marco Polo,
it l'idéal de sa race : il fut par le caractère
' son génie et de son œuvre, comme par l'ini-
HISTOIBE DE l'aSIB 12.5
il y envoya régner son propre fils, Oloug-Bcg. Enfin, il
enleva à un autre de ses neveux Tlrak Adjémi et le Fars,
avec les villes d'Ispahan et de Chiraz.U réunit ainsi sous
sa domination tout l'Iran Oriental. 11 attaqua alors la Horde
du Mouton Noir qui avait ravi aux Timourides de la bran-
che aînée la Perse Occidentale (i). Au cours de cette expédi-
tion, il entra à Tauris, réoccupa TAzerbaidjan, et poursui-
vit les guerriers du Mouton Noir jusque dans les montagnes
de r Arménie. Mais en dépit des victoires répétées qu'il rem-
porta sur eux, il ne put les détruire et dut finalement leur
laisser à titre de fief l'Arménie, l'Azerbaidjan et Bagdad.
Comme son père Timour, Chah Rokh fut en relations
d'ambassades avec la Cour de Chine. Ces relations avaient
un but commercial. 11 s'agissait pour lui comme pour les
Chinois d'assurer la sécurité des caravanes qui transpor-
taient en Perse les marchandises chinoises, — principale-
ment les soieries et la céramique. « Je veux, écrivait à Chah
Rokh l'Empereur de Chine Yong Lo, que les marchands ail-
lent et viennent entre nos deux Empires et que ces voyages
ne cessent plus (2). » Ce fut sans doute dans ce but que Chah
Rokh envoya une expédition à Kachgar, tandis que les Chi-
nois s'avançaient jusqu'à Hami.
Sous le gouvernement intelligent et libéral de Chah Rokh
et d'Oloug Reg, le Khorassan et la Transoxiane parvinrent à
un degré de prospérité inouï. Les conquêtes de Timour
avaient créé en faveur de ces pays des conditions particu-
lièrement propices. Les antiques métropoles iraniennes, —
Tauris, Ragdad, Ispahan, Chiraz — , se trouvant ruinées
par deux siècles d'invasions tartares, le centre de la culture
persane devait forcément se déplacer vers les cités tran-
soxianaises qu'avait protégées au milieu du bouleversement
général l'épée des héros timourides. Seules les guerres inces-
santes du règne de Timour avaient empêché la Transoxiane
de tirer tout le profit possible d'une telle situation. Mais
après la mort du Conquérant, dans la longue paix intérieure
(1) Cf. F. Nève, Exposé des guerres de Tamerlan et de Schah Ftokh
dans VAsie Occidentale^ Mémoires de l'Acad. Roy. de Belgique, 18C1.
(*J/ Cf. Blochet, Introduction^ p. 244.
128 LES EMPIRES MONGOLS
Les Timourides ne conservaient plus que le Khorassan et
la Transoxîane. Ils s'y perpétuèrent pendant près d'un demi-
siècle encore. L'un d'entre eux, Husseïn-i-Baïkhara qui
régna sur le Khorassan, avec Hérat pour capitale, de ii68 à
i5o5, fut un des Mécènes les plus éclairés de l'Orient. Sous
son gouvernement humain et libéral, le Khorassan redevint,
" comme sous Chah Rokh, le centre le plus brillant de la civi-
lisation musulmane (i).
HuiSseïn-i-Baïkhara eut pour ministre le grand Ali Chîr
qui fut en même temps son confident et son ami (2). Ali
Chîr (i4/|0-i5oo) est le type du gentilhomme transoxianais
de l'époque timouridc, affiné par trois siècles de culture ira-
nienne et devenu lettré comme un compatriote de Sâdi, sans
cesser d'être magnifique comme un grand seigneur turc.
Historien, moraliste et poète, il fut par ses poésies turques,
un des créateurs de cette belle littérature turque-djagataï que
devait illustrer après lui son admirateur, le Grand-Mogol
Baber. Et en même temps par ses poésies persanes, il ne
fut pas indigne de rivaliser avec Djami. Méconnu par Abou-
Saïd, il s'était retiré à Samarkande, lorsque Husseïn-i-Bai-
khara, dont il avait été le condisciple, devint roi du Khoras-
san. Le nouveau monarque pria aussitôt son cousin
Ahmed Mirza, roi de Transoxîane, de lui envoyer Ali Chîr.
Ali Chîr profita de sa faveur pour attirer k Hérat le^ plus
grands hommes de son siècle. Il protégea les {Montres Béh-
zadé et Chah Mouzzaffer et les* écrivains persans Mirkhond
(i/|33-i/i98) et Khondémir (-i-iOv^o). 11 donna à Mirkhond
un logement près de son palais, dans un des collèges qu'il
avait fait construire. C'est là que le célèbœ chroniqueur
composa son histoire universelle, si précieuse pour l'étude
des diverses dynasties de la Perse musulmane. Ali Chîr
avait réuni à Hérat une importante bibliothèque. H en confia
la direction au fils de Mirkhond, Khondémir, auteur lui aussi
(1) Cf. Khondémir, Vie du Sultan ÏIusseîn-i-Baîkhara, traduct. Ferlé,
P: 1898.
(2) Cf. Belin, Notice sur Mir Ali Chtr Xevaii, Journal Asiatique, 1861,
I, p. 173 — et : Caractères^ maximes et pensées de Mir Ali Chtr Nevaii^
Journal Asiatique, 1866, I, 523, et II, 126. — L. Bouvat, L& débat des
deux langues de Mir Ali Chir Névaii, Journal Asiatique, 1902, I, 367.
l3o LES EMPIRES MONGOLS
Kn i&o3, le deiiiier de ces princes, Babcr, fut chassé de la
TranaoKiane par un aeîgoeur mongol nommé Mohammed
Sheibani qui était, lui aussi, de noble lignée, car il descen-
dait directement d'un des fils de Djoudi, liU de Tchinkkîz
vi-o" Baber emportant avec lui ses rôves d'épopée, ses
\ l'Empire du monde et son génie militaire, se réfugia
loul, d'où il partit à la conquête de l'Inde, tandis que
ni fondait en Traneoxianc une nouvelle maison
0).
- UEMPIRE MONGOL ET LE RAPPROCHEUENT
DES ANCIENNES CIVILISATIONS
séquences mondiales
la conqndte mongole.
liiication de l'Asie par les Mongols bouleversa les
^ du commerce mondial (5). L'Asie entière devenue
mensc Empire, régie par un Yassak sévère, soumise à
lnc€s attentifs qui veillaient jalousement à la sécnrité
andes routes transcontinentales, — ce fut !à pour le
:rce du Moyen Age un fait aussi important que la dé-
te de l'Amérique pour les hommes de la Renaissance.
3ur de Plan Carpîn et de Rubruquis à Karakoroum, le
de Marco Polo et d'Odoric de Pordenone à Pékin,
[lurent pour les contemporains de Saint Louis, à la
ierle de l'Asie. Les grandes maisons de commerce de
et de Gines entrèrent en relations directes avec la
l'Asie Centrale et la Chine, pays où, jusque-là, aucun
. Vato^CTy, (icichichtf. Uokkarax oder Tranioxifuiens, SMigard,
Skrinc and Denison-Ross, The lieart of Asia, hiîiary o{ liuatian
an and Central Asian Khanais, Londres 1899. — Cïiiplicka, The
>! Centra! Asia, ils hislory and présent day, Oxford 1918. — Kalïv-
ad. Dozon, Itisioire du lihanal de Khokand, P. 1889.
, Heyd, Ilifloirc du Commerce du Leoont au Wot/cn Age, Irai
taynaud, n, M-253.
l32. LES BMPIRB8 MONGOLS
conquêtes se furent stabilisées, organisèrent eévèrement la
police de ces routes. Ils y établirent un système de postes
dont la régularité excitait l'admiration des voyageurs occi-
dentaux. Le kban Argoun se signala par les sages mesures
qu'il prit en ce sens. Après lui, le khan Gazan renforça les
lois pour la protection des caravanes. « Gazan rendit les
postes de garde et les habitants des villages situés sur la
route responsables des vols commis. A côté de chaque poste,
il nt dresser une colonne indiquant l'effectif du poste et le
tarif de la taxe réglementaire. »
Grâce à cet excellent système routier qui faisait de Tau-
ris le point terminus d'un immense réseau de caravanes (
rayonnant sur l'Extrême-Orient, l'Inde et l'Asie Centrale, la
grande cité persane reccvail tous les produits précieux
dont les voyageurs italiens ou arabes nous ont laissé Ténu-
méralion émerveillée : épiées de l'Insulinde, perles, saphirs
et rubis de Ccylan et du Malabar, diamants de Vijayanagar
et de Golconde, émeraudes et cornalines de Cambayc, châles
du Cachemire, tapis du Turkcstan, lapis-Iazuli du Badak-
chan, turquoises de Nichapour, satins, moussclihcs, brocarts
et cotonnades de Mcrv, de Thoûs, de Chouster et de Mossoul,
essences de Chiraz et d'Ispahan, armures damasquinées de
Géorgie et de Syrie, etc. Ajoutez à toutes ces marchandises
importées, les produits de l'industrie locale : soieries, bro-
carts d'or, tapis de luxe, — et vous comprendrez l'admi-
ration qu'excitait la vue de cet énorme bazar chez les voya-
geurs occidentaux : « Thoris, dit Odoric de Pordenonc, est
la meilleure cité qui soit au monde pour les marchandises.
Elle vaut plus à son Empereur qu'au roi de France ne vaut
tout son royaume (i). »
Tauris communiquait avec le monde chrétien par deux
routes. La première, qui traversait les montagnes de la
Grande Arménie, passait par Khoï, Manazgherd, Erzéroum
et aboutissait à Trébizonde sur la Mer Noire, ville qui était à
cette époque le siège d'un Etat grec indépendant et un des
(IJ Odoric de Pordenonc, édition Cordier, p. 20. Cf. Marco Polo, édi-
lion Paulhier, p. 22
i
HISTOIRE DE l'aSIE i43
moult grand planté de 6ucre, si qu'en tout le reste du monde
on n*en fait tant qu'en cette contrée ; et de soie dont il y a
abondance, que c'est merveille... De cette cité, part un fleuve
grand qui va jusqu'au port de Ganfu (le Kan-fou des géogra-
phes arabes), et y a moult grand navire qui vient et va en
Inde et autres pays étrangers, portant et rapportant mar-
chandises en mainte manière. »
Enfin, le Fo-kien possédait les deux grands ports de Fou-
tchéou, que Marco Polo appelle Fuguy, et de Tsiouen-tchéou
qu'il appelle Zayton ou Çayton. Par leur richesse et
leur luxe, les marchands de Fuguy inspirèrent au voyageur
vénitien une admiration voisine de la jalousie : « Et ont
gingembre et ont gaingal que c'est outre mesure. Et on
fait à cette cité grand quantité de sucre. Et si on fait grand
marchandises de perles et pierres précieuses. Car plusieurs
nefs de l'Inde y viennent qui y amènent moult de chères
marchandises. » Mais le plus grand cmporium de l'Etrême-
Oiient était encore Zayion, c'est-à-dire Tsiouen-tchéou, « le
port de Zayton, dit Marco Polo, où les nefs d'Inde viennent
qui amènent les épiceries et autres chères marchandises.
C'est le port oîi tous les marchants du Manzy, arrivent. Si
que pour ce, y vient grand quantité de marchandises et dp
pierres précieuses et de perles, que c'est une merveilleuse
chose, et de ce port se portent en la contrée de Manzy. Et
vous dis que pour une nef (navire) de poivre qui va en
Alexandrie ou autre port pour porter en terre de Chrétiens,
en vient en ce port de Zayton cent et plus. Et sachez que
près de cette cité de Zayton, est une autre cité qui a nom
Tiunguy (Tekhoua) où on fait moult de porcelaines qui sont
moult belles (i). » Ces renseignements sont confirmés par
les voyageurs arabes comme Ibn Batouta (2) qui vante en
outre les industries de Zayton : « Le port de Zeïtaûn, dit-il,
est un des plus vastes du monde ; je me trompe, c'est le
(1) D'ai^rès le fexlc do Marco Polo, édition Pauihler, p. 529. — Cf.
Ileyd, Histoire du Commerce du Levant, Irad. Furcy Raynaud, II, 247.
(2) Ibn Batouta visita Zayton en 1345. Il y vit une nombreuse colonie
do négociants venus de tous les points de la Perse, notamment de
Tauris, d'Ardébil, d'Ispahan et de Kazvin.
I&6 LBS EMPIRES MONGOI^S
Résultats commerciaux
de la conquête mongole.
En résumé, l'établissement de la domination mongole en
Chine, au Turkeslan, en P^'se et en Russie, eut pour con-
séquence de roavrir les routes du cojnmerce transconii'
nental entre VOccidenf eija Chine, les voies du commerce
fnûrilime entre rOccidenf^ei ilnde\ A cct^éga^d, la oçnquêlc
mongole eut, au Moyen Age, les mêmes résultais que là con-
quête macédonienne à Tépoque alcxandrinoc. ^Tcjiinkkiz
Khan, le chef vêtu de peaux de beies, né «ous une ycHJrte
de rOnon, eut la môme influence sur le progrès de la civili-
sation universelle que Télève d*Aristotc. Certes, les Mongôk
étaient loin d'avoir la même culture que les Macédoniens du
iV siècle. Mais parce qu'ils courbèrent toute TAsio sous un
ct)mmandemcnt unique, parce qu'ils se préoccupèrent avant
tout de favoriser les relations commerciales d un bout h
Tautre du continent, leur domination amena la même révo-
lution économique que jadis l'établissement des Gix>cs en
Iran et au Pendjab, Et quand ils tombèrent devant la réac-
tion des éléments indigènes, — élément chinois et élément
musulman — , les grandes routes commerciales qu'ils avaient
rouvertes, se refermèix*nt, les barrières qui séparaient 1<^$
anciennes civilisations furent redressées.
L'Art Persan à l'époque mongole.
L'Architecture.
Les relations commerciales créées par les Mongols, cessè-
rent sans laisser d'autres souvenirs que les récils, devenus
presque fabuleux, d'Odoric de Pordenone et de Marco Polo.
Mais les rapports artistiques que les Mongols avaient oontri-
bué à établir, demeurèrent acquis. Dans le domaine de l'art,
— et ce fut là le résultat durable de la conquête mongole, —
lo monde iranien ne s'affranchit jamais plus des influences
chinoises, ni le monde chinois des influences persanes.
La domination mongole provoqua le rapprochement des
doux plus anciennes civilisations de l'Asie. KHe qui, finale-
l5o LES EMPIRES MONGOLS
nîatures de la Chronique de Réchid eddin qui datent du
ligne d'Oldjaïtou, et celles de la splcndide Apocalypse de
Mahomet (i) qui fut exécutée à Hérat «ous le règne de Chah
Kokh. Dans ce dernier ouvrage, surtout, le mélange des
influences s'accuse nettement : Dans un irréel décor d'Ex-
trême-Orient, aux nuages en forme de tchi ou de dragon,
la vierge Al-borak et des anges aux visages poupins, aux
yeux en amande forment le cortège du Prophète, délicate
(igurc aristocratique, à la barbe soignée, à l'attitude réser-
vée — , et c'est en quelque jardin de l'Asie Centrale, la ren-
contre d'un jeune seigneur persan avec un groupe d'enfants
chinois (2).
La fusion des influences persanes et chinoises aboutit, à
l'époque Timouride, dans les écoles de peinture de la Tran-
soxiane et du Khorassan, à un art véritablement exquis (3^
Le milieu était favorable à un tel épanouissement. « L'épo-
que timouride, dit Migeon, fut une époqufe de libre expan-
sion artistique, où, dans les villes comme Hérat et Samar-
kande, tout devait concourir à l'éclat d'un moment unique
dans les fastes de l'Orient. » Lo farouche Timour lui-même
lisait à ses heures les vers de Hâfiz et de Nizami et faisait, en
dépit du Coran, exécuter son portrait et le portrait des siens :
dès qu'il s'agissait d'art, ce n'était plus un guerrier turc,
c'était im grand seigneur persan et si l'on veut comprendre
son rôle dans l'histoire de la civilisation, c'est comme roi de
Perse qu'il faut l'envisager. Après lui, tous ses descendants,
les plus insignifiants comme les plus belliqueux, eurent à
cœur de protéger les peintres et les poètes. L'Ecole de minia-
ture qui fleurit à leur Cour, à Hérat et à Samarkande et qui
continua, après leur chute, à prospérer en Transoxiane sous
le sceptre de leurs successeurs Sheïbanides, fut une des plus
remarquables du monde musulman. Le développement de
cette école va de l'avènement de Timour en i365 à la mort
•
(1) Supplément iurc, n' 190.
(2) Cf. Cl. Huart, Les calligraphes et les miniaturisles de VOrient mu-
sulman, p. 330 (Paris, IDOS) et Blochet, Les écoles de mimatore e» Perse
(Revue Archéologique, II, 1905, p. 134.)
(3) Cf. Blochel, Les écoles de miniature en Perse^ Revue Archéologi-
que, t. II, année 1905, p. 130 et sq.
HISTOIRE DE l'aSIE i5S
L'Art chinois à l'époque mongole.
Tchao Mong-fou.
Inversement, la Chine des Youen (i) se pénétra d'in-
fluences iraniennes (i26o-i368). Nombreux étaient à la
Cour de Koubilaï les gens de la Perse, du Khorassan et de
Transoxiane. « Ce fut alors, dit M. Paléologue, quejes bron-
ziers chinois et bientôt les céramistes, commencèrent de don-
ner à leurs vases certaines formes ovales, des évidements de
•
goulot, des renflements de col, des évasements de bords, des
courbes d'anses, des panses sphériques ou lenticulaires, des
couvercles pirif ormes, que ni Tart ancien ni Fart boud-
dhique n'avaient connus. En même temps apparurent dans
le décor des motifs plus cursifs, des arabesques plus variées,
des rinceaux d'une élégance plus allongée, — le style des
bordures devint plus gavant, on vit figurer dans l'ornemen-
tation des palmes, des pampres, des tulipes et des iris. » Ce
caractère persan se retrouve en certaines aiguières de l'Epo^
que Youen, dans les surahés, brûle-parfums et gourdes
plates de la même époque. Le verre émaillé fut introduit
en Chine par les Persans. Ce sont encore des Persans qui onl
fait connaître aux Youen le procédé byzantin des émaux cloi-
sonnés (fin du xiif s.). En céramique, le bleu de cobalt avait
été importé en Chine par les Arabes dès le x* siècle. Au xiii*
arriva de Perse le procédé de la peinture de cobalt sur porce-
laine crue, procédé déjà usité pour le décor des faïences per-
sanes.
Réagissant contre le confucianisme des Soung, religion
nationaliste d'une Chine repliée sur elle-même, les Youen
favorisèrent le Bouddhisme, religion universelle, qui conve-
nait au maître de tout l'Extrême-Orient. Koubilaï, on l'a vu,
fit de son ami Pagspa, un pape tibétain. De cette renais-
sance bouddhique la peinture se ressentit heureusement et
le célèbre Yen Hoéï (1280) traduisit dans ses tableaux le
regain de ferveur religieuse.
Au point de vue de la technique, les Mongols pouvaient
(1) Rappelons que Youen est le nom chinois de la Dynastie mongole
issue de Koubilaï.
l54 LES EMPIRES MONGOLS
mal goûter la monochromie savante et rirapressionnismc
délicat de TEcole de peinture chinoise du Sud. Le style chi-
nois du Nord, avec son dessin vigoureux, sa facturo
robuste, son coloris brutal, leur plaisait d'avantage ; ils 1«*
firent triompher. <( I-e tempérament de la Chine du Nord,
positif, puîissant, domine alors sur la rêverie é^rdue du
tempérament du Sud... La peinture des Youen prend des
caractères nouveaux, plus accessibles à la mentalité euro-
péenne* parce qu'ils sont plus simples et plus directs... Les
vieux maîtres des Tang revinrent en faveur. L'enluminure
violente, la couleur séparée du dessin, prêtaient à des œuvres
appuyées et vigoureuses, telles qu'elles pouvaient plaire a
d'incultes baibares. Mais les rechercher de l'âge Soung
n'avaient pas été inutiles. Lorsque, sous ces influences, on
revint à la couleur, on profita de ce que la pratique du mo-
nochrome avait apx^rîs au peintre (i). »
Le plus grand artiste de Tépoque mongole fut Tchao
Mong-fou, paysagiste et animalier (i25/j-i322) (2). Appa-
renté à la famille impériale des Soung, Tchao Mong-fou
s'était, au moment de la conquête mongole, retiré dans la
solitude. Mais en 1286, il se rallia au gouvernement de Kou-
bilaï, et devint membre des Ilan-lin et peintre officiel de la
Cour.
On peut apprécier le talent de Tchao Mong-fou paysa-
giste par les peintures sur soie du British Muséum ou par
celles que Tlmpératrice Tseu Ili a offertes au Musée Gui-
met (3). M. Bushell décrit ainsi un des paysages du British :
a Un lac. Dans un coin, une île avec un pavillon à terrasse
vers lequel se dirige un bateau portant deis visiteurs. On
aperçoit dans un autre bateau des pêcheurs tirant leur fijet.
Los montagnes dans le lointain. Les collines revêtues de
pins au premier plan ; un bouquet de saules en face d elles,
et des roseaux, qui, le long de la rive, ondulent sous le vent,
. (1) R. Pctrucci, Les jieintres chinois, p. 87.
(2) Cf. R. Pctrirêci, Tchao Mong-lou. Revue de TArl Ancien cl Moderne,
10 sep. 1913, p. 171.
(3) Tchang Yi-lchou el Hackin, La peinture chinoise au Miisée Ghi-
mel, pi. II.
x6o TABLE DES MATIERES
T. IV (Ibn Batouta), L. 1916. — Bretschneidcr, Médiéval Re-
searches iront eastem asiaiic sources, Londres 1888. — Voya-
ges de RuJbniquis et de Plan Carpin, dans le Recueil de
Voyages et de Mémoires publiés par la Société de Géographie
de Paris, tome IV, 1839. — Guillaume de Rubrouck, Récit
. des voyages..,, édition Hacker, Paris 1877. — Jean du Plan
de Carpin, Relation des Mongols ou Tartares,.., édition d'Ave-
zac, Paris 1838. — Le Livre de Marco Polo, édition Pauthier,
Paris 1865. — Yule, The book ot ser Marco Polo, édition Henri
Cordier, Lcmdres 1903. — H. Cordier, Ser Marco Polo ; Notes
and addenda, Londres 1920. — H. Cordier, Le Centenaire de
Marco-Polo, Paris 1896. — Les voyages du bienheureux Odo-
rie de Pordenone, publiés et annotés par Henri Cordier, Paris
1891. — Heyd, Histoire du commerce du Levant au Moyen
Age,, traduction Furcy-Reynaud, Leipzig 1885-1886. ■— Hall-
berg, U Extrême-Orient dans la littérature et la cartographie
de VOccident, aux xin% xiv« et xv« siècles, Paris 1906. — Cha-
bot, Histoire de Mar Jaballah 111, patriarche nestorien, Paris
1895. — A. Rémusat, Mémoire sur les relations des Mongols
avec les rois de France^ (Mélanges Asiatiques). — Douillane
de Lacoste, Au pays sacré des anciens Turcs et des Mongols,
P. 1911.
CHAPITRE II
LA PERSE AUX TEMPS MODERNES
§ I . — UEPOQUE SEFEVIDE
Âfiranchissement
de la i^ace iranienne.
Après la disparition des Timourides, la Perse tomba dans
Tanarchie. Deux hordes turcomanes, celle du Mouton Noir
et celle du Mouton Blanc, se disputèrent le pays. La seconde
flnit par l'emporter et son chef, Ouzoun Hassan, s'étant
rt^ndu maître de TAzerbaidjan, de l'Irak Adjémi, de l'Irak
Arabî et du Fars, fit un moment figure de roi de Perse
(1467-1478).
Ces hordes constituaient Tarrière-garde de la grande inva-
sion turco-mongole qui, pendant quatre siècles, avait occupé
riran. Durant ces quatre siècles, toutes les tribus de la
steppe, Turcs Ghaznévides, Turcs Seldjoucidcs et Turcs Kha-
rezmiens, Mongols du Gobi et de Tranaoxiane, avaient placé
leurs chefs sur le trône des Rois des Rois. Mais la race per-
sane, forcée de subir le joug de son ennemi héréditaire,
n'avait pas abdiqué. Le maître pouvait être Turc, les nomades
du Touran pouvaient camper à demeure aux portes des villes
persanes, — dans les villes mêmes, le Tadjiky l'Iranien
sédentaire continuait son labeur traditionnel : il tenait le
bazar et les bureaux, il avait le commerce et les métiers ;
c'est lui qui cultivait le champ et le jardin ; les fonctions
publiques lui étaient réservées, même sous des maîtres turcs,
car il était seul capable de les remplir. Il était l'élément utile
d'une société où le Turc n*était qu'un parasite. Sa natio^
LES BlfPIRES MONGOLS 11
l62 LA PERSE AUX TEMPS MODERNES
nalité n*avaH pu être entamée, car il conservait sa langue et
sa religion. La langue persane, ce parler élégant et harmo-
nieux qu'on a appelé le florentin de l'Asie, avait résisté à la
concurrence dç l'arabe. A plus foi-te raison résista-t-elle à
la concurrence du turc, Tidiome le plus pauvre de l'Orient.
Quant à la religion de la Perse, c'était toujours la confession
chiite, sorte de protestantisme musulman qui, s'opposant
aux doctrines orthodoxes proférées par les Arabes et les
Turcs, était' un des plus sûrs remparts de la nationalité ira-
nienne.
C'est du milieu où la ferveur chiite était la plus intense,
de la secte des Soufis, que partit, au milieu du xv"* siècle, le
mouvement d'indépendance nationale. Le promoteur de ce
mouvement, Djouneïd, était un soufi d'Ardébil en Azer-
baidjan, d'où le nom, donné plus tard à sa maison, de dynas-
tie des Soufis ou des Séfévides. Sa réputation de sainteté lui
permit, en pleine domination turcomane, de ee créer une
petite principauté autour de sa ville natale. La horde turco-
mane du Mouton Blanc qui possédait la Perse Occidentale,
ayant essayé d'arrêter le mouvement séfévide, Chah IsmaïK
petit-fils de Djouneïd, coi^imença la guerre de l'indépen-
dance. En seize années de lutte ininterrompue, il enleva aux
guerriers du Mouton Blanc, Tauris et TAzerbaidjan (i5oo).
l'Irak Adjémi (i5o2), Bagdad et le Fars (i5o8), tua leurs
chefs et détruisit leur horde.
La Perse Occidentale était délivrée. Restait à reconquérir
l'Iran Oriental sur les Turcs de Transoxiane. Une puissance
nouvelle s'élevait alors parmi ces derniers. Dans les pre-
mières années du xvi** siècle, un chef turco-mongol, Moham^
med Sheïbanî, qui se rattachait à la famille gengiâkhanide,
s'était rendu maître de Boukhara et de Samarkande, en chas-
sant le roi timouride de Transoxiane, Baber, le futur con*
quérant de l'Inde. En i5o5, Sheïbani enlerva de même le
Khorassan au fila de Huaseïn-i-Baïkhara, dernier roi timou*
ride de oette province. Les Sheïbanidcs avaient donc obtenu
tout l'héritage Timouride, lorsque Chah Ismaïl kur déclara
la guerre. En i5io, il vainquit et tua Mohammed Sheïbani
dans une grande bataille pi-èa de Merv. Celte victoire donna
HISTOIRE DE l'àSIE x63
à la jeune dynastie séfé\ide Hérat, Balkh et tout le Kho-
rassan.
•La réunion de l'Iran Oriental au domaine séfévide mar-
qpie une date capitale dans Thistoire de FÂsicPour la pre-
mière fois depuis des sièclesy l'antique Bactriane et TArie
faisaient retour aux Iraniens. L'Empire des. anciens Rois des
Rois Sassanides se trouvait reconstitué. A Texemple des .
Sapor et des Khoeroès» Chah Ismaïl passa l'Oxâs pour allei
combattre les Turcs chez eux. De i5io à i5i5, il occupa en
plein Turkestan le Khanat de Khiva. Les orgueilleux chefs de
hordes qui étaient assiâ sur le trône de Tchinkkiz Khan et de
Timour, durent se résigner à voir le « Tadjik » méprisé,
recouvrer son ancienne hégémonie. Apirès neui siècles d'in-
terruption, l'histoire de l'Iran rcparcnait son eours (i).
Cependant, depuis la chute des Grands Rois Sassanides,
un fait nouveau s'était produit, conséquence des vastes
remous de peuples du Moyen Age. Une partie de la race
turque, traversant l'Iran de l'Est à l'Ouest, était allée se
fixer en Anatolie d'où elle s'était élancée à la conquête des
Balkans. Par celte migration, une des plus importantes de
l'histoire, l'ancien équilibre des races avait été bouleversé.
Entre les khanats turcomans en Transoxiane et TEmpirc
Ottoman en Asie Mineure, la nouvelle dynastie iranienne
allait se trouver encerclée. L'Aryanisme formait désormais
un îlol au milieu du monde touranien. Devant une telle
situation, les Séfévîdes se retranchèrent dans leur protes-
tantisme chiite comme dans une forteresse. Chiite devenant
synonyme d'iranien, ils dressèrent jalousement contre l'or-
thodoxie turque leur foi nationale. La quei^lle de races
dégénéra tout à fait en une guerre de religion lorsqu'én i5i7
le sultan ottoman Sélim P' se fut déclaré khalife, c'est-à-dire
pape de l'Eglise sunnite. La guerre sainte contre l'hérésie
persane fît dès lors partie des devoirs du sultan au mênK^
titre que la guerre contre les « Roumis ». Le cheik-ul-islant
rendit même un fetwa, déclarant qu'il y avait plus de mérite
à tuer on seul chiite que soixante-dix chrétiens. Sélim V
(1) Cf. Sykes, Uistonj oi Peraia, II, 240 dt sq.
/
iflS LA PER8E AUX TEMP3 MODERNES
tique, dépassant l'horizon de son pays et presque de son
temps, était déjà une politique mondiale.
La foi coranique, — cette barrière formidable qui a arrêté
jusqu'ici l'évolution des sociétés musulmanes, — pouvait
faire obstacle à la rénovation de l'Iran. Mais Chah Abbas sut
imposer silence au fanatisme de ses coreligionnaires. Il
toléra la prédication des missionnaires catholiques, et cher-
cha à utiliser leur influence pour rallier à son gouverne-
ment les deux peuples chrétiens vassaux de son Empire, les
Géorgiens et les Arméniens. II accorda à ces derniers une
situation privilégiée dans ses Etats. Alors que tant de sou-
verains musulmans, à l'exemple des sultans de Turquie,
traitaient les malheureux Arméniens comme une race infé-
rieure, Chah Abas les considéra comme un des éléments
essentiels de la grandeur persane. Les Géorgiens dans l'ar-
mée, les Arméniens dans le commerce furent les plus sûre
auxiliaires de sa dynastie.
Fidèle à cette politique. Chah Abbas établit dans les gran-
des villes de Perse de nombreuses colonies arméniennes qui
avaient cherché auprès de lui un refuge contre la domination
turque. Ce fut une immigration continue qui appauvrit la
Turquie et qui enrichit d'autant la Perse. Dans le Versailles
iranien, à Achraf, en Mazendéran, Chah Abbas établit 3.ooo
de ces Arméniens. Et à Ispahan même, dans la ville qu'il
avait choisie pour capitale, il créa tout un quaii.ier armé-
nien, le faubourg de Djoulfa, ainsi nommé parce qu'on y
avait transporté la population de Djoulfa près de Nakitché-
van (1606). La nouvelle Djoulfa contribua puissamment à
l'essor économique de la Perse. Les Arméniens en firent le
grand bazar du Levant, l'entrepôt du trafic entre l'Inde et la
Méditerranée (1). La création du port de Bender-Abbas» l'éta-
blissement d'une route de caravanes entre Bender-Abbas et
Djoulfa, leur permirent de pou^r leurs entreprises jus-
qu'au Goudjerate et au Malabar, au Bengale, à Java et en
Chine. Ils multiplièrent leurs comptoirs le long de la côte
pcrsique jusqu'à Surate et à Bombay où ils entrèrent au
•
(!) Cf. E. Aubin, La Perse daujourdhui, p. 290.
mSTOIBE DE l'asie i6g
service des compagnies de commerce européennes. D'un
autre côté, ils allaient, par Tauris, Diarbékir, Alep et Mer-
sina, ou par Tauris, Erzeroum et Trébizonde, donner la
main aux commerçants vénitiens et français qui fréquen<
talent les Echelles du Levant. « Ils étaient, dit Victor Bé-
rard (i), les premières piles du pont que la civilisation euro-
péenne doit jeter par-dessus la sauvagerie turque, kurde et
bédouine, vers la Perse des artistes et des poètes, ou, plus
loin, vers les civilisations de la Chine et de l'Inde. Us réta-
blirent les communications entre les emporium de la Petite-
Arménie, Mersina et Alexandrette, et les bazars de la Perse,
Tauris, Téhéran, Ispahan. Au delà de la Perse, leurs cara-
vanes arrivaient aux passes de l'Afghanistan» aux portes du
Turkostan Chinois. Ainsi du Golfe de Chypre au Golfe du
Petchili, ce cheminement de fourmis industrieuses entrepre-
nait de percer toute l'Asie. » Grâce à la politique éclairée de
(ihah Abbas, la Perse devint la tête et l'entrepôt de tout ce
commerce. A Djoulfa s'accumulèrent les diamants, les per-
les, les cotonnades et les épices de l'Inde, les soieries de
l'Extrême-Orient, les tapis et les pelleteries de l'Asie Central'^
et aussi les draps de Hollande et d'Angleterre, la quincail-
lerie de Nuremberg, les glaces et les dentelles de Venise.
L'Iran, jadis sî pauvre, s'enrichit prodigieusement. Les
Arméniens, qui étaient les principaux artisans de cette pros-
périté, reçurent de Chah Abbas un traitement de faveur.
Dans cette société musulmane, si hiérarchisée, ils curent la
permission de s'habiller comme les Persans eux-mêmes, de
porter des vêtements luxueux, de chevaucher des montures
harnachées d'or et d'argent. Plusieurs autres privilèges,
réservés jusqu'alors à la race iranienne, leur furent éten-
dus. A Djoulfa, la communauté arménienne put s'organiser
en petite république autonome sous la direction de son
kélanier national. Elle construisit une riche cathédrale,
Véglise Saint-Sauveur y qui fut décorée de curieuses fresques
où l'influence vénitienne se combinait avec les traditions
de la peinture persane.
(1) Cf. Victor Bérard, Le Sultan, Vlslam ei les Puissances^ p. 348, et :
La politique du Sultan, p. 124.
172 lA PBRSE AUX TBMPS M0DEK.VE8
religieux intense. La Perse, au contraire, n'a pas eu d'art reli-
gieux. Son génie heureux, qui est celui d'Omar Khayam el
de Hâfiz, est en oppoeîtion directe avec le sombre génie de
Mahomet. Le tempérament iranien, resté européen en pleine
Asie, préfère au vertige asiatique une sagesse modérée, tem-
pérée, humaine : « L'esprit persan recherche la rêverie douce
et sereine, les lignes calmes, les cadres harmonieux qui l'en-
ferment terre à terre dans un coin d'Eden. Dans les mosquées
arabes, le croyant se sent enveloppé de l'ombre de rinfini,
de l'immuable. Dans la mosquée persane, aucune sensation
grave ne s'impose à lui. Il y trouve un asile discret, une
halte fraîche placée sur la route de sa vie... Les formes de
la mosquée persane n'ont rien qui porte l'âme à la contem-
plation et à l'extase. On peut à volonté transporter cette
architecture dans un palais, dans un pavillon de plaisance,
dans la demeure d'une favorite. Non, la Perse n'a pas eu
d'art religieux. L'atavisme de ses ancêtres a survécu à tra-
vers rislam. Elle a eu de beaux palais consacrés au culte, —
des mosquées jamais. Une seule sensation y palpite, l'amour
du bien-être, de la vie oisive et facile (i). »
Les porches des mosquées persanes s'ouvrent sans mys-
tère sur un paysage d'eaux vives, de hautes roses et de
cyprès. Une polychromie d'une douceur charmante, le jeu
de la marqueterie de faïence, une floraison amusante de mé-
daillons à guirlandes de roses, de jacinthes, d'anémones,
de tulipes et d'oeillets, le goût des proportions modérées, un
souci d'élégance et d'harmonie primant toute autre préoc-
cupation, font de la mosquée séfévide une véritable fête pour
les yeux. Toute cette polychromie de faïence, « gamme chan-
tante de valeurs harmonieuses », où dominent les bleus tur-
quoise et les tons liliacés, se fond, sous le bleu chaud des
ciels d'Iran, en tonalités amorties d'une séduction inimi-
table.
Le tombeau de Cheikh Séfi, u Ardébil, le premier en date
des monuments séfévidcs, montre déjà toutes les tendances
de Tart postérieur : affinement aristocratique des lignes,
(l) A. Gayet, VArt Persan (Crès ed }.
178 LA PERSE AUX TEMPS MODEBNES
encore parmi les artistes séfévidcs Ua&sim Ali et Mir Nakkach
dlspahan. Rassim Ali (1), mort dans les premières années
du XVI* siècle, a peint dans un manuscrit de Nizami, aujour-
d'hui au Brilish Muséum, plusicufô miniatures que Ton
avait d*abord attribuées par erreur à Behzadé (2). Quant à Mir
Nakkach, il fut Tarlistc favori de Chah Thamasp, qui le
nomma directeur du Musée impérial.
Soiis le règne de Chah Abbas, Mani, un Indien établi à
Chiraz, porta à son apogée la peinture séfévîde. La minutie
de détails de ses miniatures, la légèreté et les transparences
lumineuses de son coloris, font songer à Fra Angélico ou à
Benozzo Gozzoli. « Son œuvre, dit M. Gayet, décèle un tem-
pérament délicat, sensible à la poésie pénétrante que déga-
gent les verdures automnales, l'ensanglantement des soleils
couchants, les brumes pâles flottant au creux des montagnes
et Tassombrissement des ciels chargés de nuages noirs. »
Les sujets de Mani, scènes de roman ou scènes de la vie de
cour, sont les mêmes que ceux de Behzadé. Parmi les œuvi*es
que lui attribue M. Gayet (3), Ja Bibliothèque Khédivale du
Caire possède un Adam et Eve, vêtus de costumes persans
cl qui sont de beaux seigneurs de la Cour de Chah Abbas,
et des Jeunes filles jouant à Vescarpolette au milieu d'une
prairie, miniature charmante qui évoque cette rencontre
inattendue : uno scène de Watteau dans un paysage préra-
phaélite.
A côté de Behzadé, de Mani, et de leurs disciples, que d'ar-
tistes inconnus nous ont laissé des merveilles 1 Notre Biblio-
thèque Nationale possède dans son fonds de manuscrits per-
sans, quelques-uns de ces chefs-d'œuvre, qui ont été mis en
(1) Cf. A. S'akisian, Les minialurisles persans Behzadé et Rassim Alu
art. cit.
(2) Ces miniature» reprùsontent Alexandre et les sept Sages; — Huit
jeunes femmes prenant leurs ébats dans un bassin, au son d'une harpe,
tandis qu'un jeune homme les regarde furtivement ; — Medjnoun amou-
reux étendu au bord d*une rivière, au milieu d-c bétes apprivoisées ; —
Medjnoun, parmi des animaux sauvages, converse avec un derviche,
au bord d'un ruisseau ; — Medjnoun à cheval combat im dragon, etc.
(3) Gayet, VArl persan, p. 291 et 295. Ajoutons que l'attribution de ces
miniatures à >lani est fortement contestée. Cf. CI. Huart, Les caUigra-
phes el les miniaturistes dans l Orient musulman, p. 335. Paris 190S.
igVi LINDB MUSULMANE: LES GRANDS MOGOLS
région de Lahore. Enfin, au Moyen Age, quand la civili-
sation arabo-pefsane pénétra avec les conquérants turco-
afghans» puis avec les conquérants mongols au Pendjab et
au Doab, d*où elle rayonna sur la péninsule entière. Durant
cette dernière période qui va du xi* siècle au xviif siècle,
l'immense région qui couvre quatre millions de kilomèti-es
carrés, qui nourrit trois centfi millions d'habitants et qui a
élaboré les conceptions les plus originales de Thumanité
pensante, ne fut, à bien des égards, qu'une annexe du monde
iranien.
L'Inde subit donc le contre-coup des révolutions de l'Asie
Cei^trale, — maie elle n'en subit souvent qu'un contre-coup
éloigné. A plusieurs reprises, quand les grands tumultes
humains qui se propageaient à travers l'Asie, parvinrent aux
fionUères de l'Inde, il y avait quelque temps déjà qu'en Iran
même ils étaient apaisés ou endigués. Il en fut ainsi de l'in-
vasion turque : quand les Ghaznévides s'installèrent à
demeure au Pendjab, ils venaient d'être expulsés de l'Afgha-
nistan. Quand les Ghourîdes et leurs successeurs, les Mame-
louks turco-afghans du xiv* siècle conquirent l'Empire des
Indes, ils avaient perdu pied dans l'Est-Iranîen. Il en fut de
même pour l'Invasion Mongole : Tant qu'elle couvrit la
Clhine, la Perse et la Russie, le monde indien réussit à s'en
préserver. Et ce fut, au moment où le-s Mongols avaient
perdu et la Chine et la Russie et la Perse, que les derniers
d'entre eux allèrent chercher asile dans l'Inde où une pro-
digieuse fortune leur était réservée.
C'est qu'à chaque fois l'Himalaya, l'Hindou-Kouch et les
Monts Souleïman, opposaient aux premières vagues de l'in-
vasion leur barrière de glaciers, de pics et de crêtes qui
décourageaient d'abord les agresseurs. Mais bientôt l'attrac-
tion de l'Inde était la plus forte. Ses richesses légendaires,
la fécondité de son sol, la magnificence tropicale de sa végé-
tation, le luxe inouï de ses radjahs, }fs trésors de ses tem-
ples, finissaient par attrouper à ses portes tous les aventu-
riers du monde turc, tous les sabreurs sans emploi du monde
mongol. Et un jour, ce peuple de soudards qu'affolaient des
\
202 L INDE MUSULMANE ; LES GIIANDS MOGOLS
pénétré au Pendjab, et faire partir Djélaleddin qui s'était
mis à conspirer contre lui.
Après la mort d'Aitamah, les Mongols firent une nouvelle
invasion au Pendjab. Un mamelouk turc nommé Balban,
qu'Aliamsh avait élevé aux plus hauts grades de Tarmée,
les força à repasser Tlndus. En récompense de ses services,
Balban fut porté sur le trône qu*il occupa de 1266 à 1287.
En 1290, à la suite d'une révolution de caserne, TEmpire
de rindc musulmane passa des Mamelouks turcs à la maison
afghane des Ghiljis. Alacddin, le deuxièine sultan de cette
maison (1296-13 16) s'était déjà signalé comme prince héri-
tier par une expédition dans l'Inde Centrale, qui doubla
lëlendue des possessions musulmanes. Au cours de cette
campagne, il rendit tributaire le radjah de Bhilsa, dans la
province de Bhopal, franchit les Monts Vindhya, la Ner-
boudda, et envahit le puissant Royaume de Maharashtra ou
Empire Mahratle, dans la province actuelle de Bombay. Il
surprit la capitale du pays, Dévagiri (aujourd'hui Daula-
tabad) et força le radjah des Mahrattes à céder le Bérar et à
payer tribut (1294)^
Une fois sur le trône, Alacddin eut d'abord à faire face
à de nouvelles invasions mongoles. En 1297, cent mille Mon-
gols de Transoxiane, conduits par un prince gengkishanidc
de la Maison de Djagataï, descendirent au Pendjab. Alaed-
din les tailla en pièces près de Lahore et les força à repasser
rindus. Ils revinrent en i3o5 et s'avancèrent jusqu'à Delhi,
mais ils furent de nouveau vaincus et laissèrent en se reti-
rant un grand nombre de prisonniers qu'Alaeddin fît fou-
ler aux pieds de ses éléphants. — Alaeddin n'attendit pa^
que la menace mongole fut définitivement écartée pour re-
I>rendre l'cxéculion de son projet favori : la conquête de
l'Inde Centrale. En 1299 il déposséda le dernier radjah de
Goudjerate. En i3o3, il s'attaqua à la puissante confédéra-
tion radjpoute et à son chef héréditaire, le raha de Tchi-
tor (i). Après une résistance héroïque la ville de Tchitor fut
prise, mais le rana si; réfugia dans les Monts Aravalli où il
(1> Cf. Th. Pavio, La légende de Padmani, reine de Tchitor^ J. A.
)56, ly 5
2o4 l'iNDE musulmane ; LES GRANDS MOGOL8
tifs, de sorte qu'en quelques années des Etats musulmans
particuliers se fondèrent sur tous les points de l'Indu, au
Dekan, au Bengale, dans TOude, au Mahva et au Goudjerate.
L'Empire des sultans de Delhi ne dépassa plus le Doab et le
Pendjab (i). Encore, dans' ce domaine restreint, fut-il
ébranlé par une catastrophe inattendue : Tinvasion de
Timour.
Llnde, ayant, comme le Japon, échappé à la conqucLc
gengiskhanidc, se croyait à l'abri des révolutions du Con-
tinent. Comme le Japon, elle semblait en marge de l'Eurasie,
la barrière de l'Himalaya et de l'Hindou-Kouch lui confé-
rant un véritable caractère d'insularité. Mais, du jour où les
Monsfols furent acclimatés dans l'Iran Oriental et la Traii-
soxiane, il devenait inévitable qu'à la longue ils retrouvas-
sent sur les traces des Ghaznévides et des Ghourides, la
route des invasions millénaires. C'est ce qui arriva dans les
dernières années du.xiv* siècle, lorsque le roi de Transoxiane
Timour Lenk eut reconstitué l'Empire Mongol en soumettant
l'Afghanistan, la Perse et la Mésopotamie. 11 était tout na-
turel que le nouveau maître de Samarkande, de Hérat et de
Balkh vit dans l'Etat musulman de Delhi une dépendance
historique de son Empire. Qu'étaient les sultans qui se suc-
cédaient à Delhi sinon d'anciens seigneurs du pays afghan
ou du pays turc, c'est-à-dire les vassaux naturels de celui
qui se proclamait khan de tous les Turcs et roi de tous les
Iraniens ? Ce fut pour faire rentrer dans robéissanc<^ ces
clients indociles que Timour résolut d'aller les chercher jus-
qu'à Delhi. En iSgS, ainsi qu'il a été raconté plus haut, il
pénétra donc au Pendjab et marcha sur Delhi. Il écrasa 5
Panipat l'armée du sultan Mahmoud III, entra à Delhi et se
fit proclamer Empereur des Indes dans la grande mosquée
de la ville. Cependant il ne fit rien pour détrôner effective-
ment la dynasti-e régnante. Après avoir pillé le Doab, il re-
gagna riran et ne revint plus, — mai? il avait montré la
voie à ses descendants.
ili Les dynasties qui succédèrent aux Taghlak -ur le trône de Delhi,
furcîn? relier «Jo^- Séyids (Uniînp cl des Afghans Lodis (1*51-1525).
HISTOIRE DE l'aSIE ao5
Démembrement
de l'Empire indo-afghan.
L'invasion de Timour acheva de ruiner le prestige des
sultans de Delhi. Jusqu'à la fin du xv* siècle, l'Empire de
Delhi ne fut plus qu'un sultanat du Doab, dépourvu de
toute autorité sur les cinq autres Etats musulmans qui
s'étaient constitués dans ses dépouilles, au Bengale, àDjaoun-
pour, au Malwa, au Goudjerate et au Dékan.
Le royaume musulman de Bengale, fondé en 1202 par le
mamelouk afghan Bakhtiyar Ghilji sur les ruines de l'an-
cien royaume bouddhiste de Magadha, se maintint eous des
dynasties afghane, turque, abyssine et de nouveau afghane,
jusqu'au milieu du xvi** siècle. — Le sultanat de Djaoun-
pour (1394-1477) fondé au moment de l'invasion de Timour
par un vizir du sultan Mahmoud III, possédait l'Oude et la
province de Bénarès. Les sultans de Djaounpour enrichi-
rrnt leur capitale de monuments magnifiques comme la
Mosquée Atala (i4o8), la Porte de Rubis ou Lai Darwaza et la
Mosquée Cathédrale ou Djami Mesjid (i45o). En 1/477 ^'^
furent vaincus par les sultans de Delhi, et leurs Etats firent
retour au Domaine impérial — . Le Royaume musulman
du Malwa (capitale Mandou) fut fondé en i/joi par le gou-
verneur afghan de cette province, qui profita de l'invasion
de Timour pour se rendre indépendant II fut annexé en
i534 par le sultan du Goudjerate. — Le royaume musulman
de Goudjerate (capitale Ahmedabad), fut égjilement fondé
par le gouverneur de la province, à qui l'invasion de Timour
fournit l'occasion de secouer le joug impérial. Comme on
vient de le voir, les Chahs du Goudjerate annexèrent en i53^
le royaume de Malwa. Dans le premier quart du xvi^ siècle,
ils eurent à lutter contre les navigateurs portugais qui, ayant
effectué la circumnavigation de l'Afrique, essayaient de
s'établir sur les côtes du Konkan. Les chahs de Goudjerate
unirent leur flotte à celle des Ottomans pour interdire aux
nouveaux venus l'accès de la Mer d'Oman, mais ils furent
vaincus par l'escadre de Francesco d'Almeida (i5o8) et ne
purent empêcher les Portugais de l'établir h Dîu (ir»i3) (i).
(1) Dames, Portugese and Turks in Indian Océan, J. R. A. S., janv. 1921
2o6 j/liNDE MUSULMANE : LES GRANDS MOGOLS
I-A3^ royaume musurman du Dékan, fondé en 13/17 P^''
la dynastie afghane des Bahmanides, était le plus considéra-
ble des Etats sortis du démembrement de l'Empire Ghou-
ride (i). Cet Etat, qui eut pour capitale Koulbarga près
d'Haïrférabad, comprenait les posse^ssions actuelles du
Nizam, le Bérar et presque tout le pays mahrattc. Sur ce pla-
teau du Dékan, plus salubrc et plus tempéré que la plaine
indo-gangétique, les aventuriers afghans que le hasard des
guerres féodales avait conduits jusque-là, se trouvaient
moins dépaysés que dans le Nord et s'adaptaient très vite.
C'est' ainsi qu'un sultanat iranien put s'établir et prospérer
en plein milieu dravidien, dans une partie de Tlnde consi-
dérée jusque-là comme barbare. D'autre part, au contraire
des princes musulmans de la région indo-gangétique qui,
ayant complètement subjugué les royaumes indigènes,
étaient réduits à s'entre-déchirer, les sultans bahmanides
avaient devant eux un large terrain de guerre sainte, — et de
pillage. En effet, malgré l'étendue de leurs domaines, les
Bahmanides étaient loin de posséder le Dékan tout entier.
Deux grands Etats hindous subsistaient à côté d'eux, le
royaume de Warangal en pays télougou, et le royaume de
Vijayanagar qui englobait l'Extrôme-Sud du Dékan, c'est-i\-
dire les districts du Pennar, le Maïssorc et le Camate, de-
puis Kurnoul jusqu'au Cap Comorin. L'existence dû sulta-
nat bahmanide ne fut qu'une longue (( Croisade musul-
mane «contre ces deux royaumes «païens». En 1 424 le bah-
manide Ahmed P' prit et détruisit Warangal. Les Bahmani-
des furent moins heureux contre l'autre royaume indigène.
A diverses reprises ils défirent les radjahs de Vijayanagar,
pillèrent leiu* territoire et vinrent assiéger leur capitale,
mais sans jamais obtenir un résultat décisif. Tout le xv* siè*
cle se passa dans ces luttes qui prenaient parfois un tour
romanesque, comme lorsque le radjah de Vijayanagar vou-
lut en i4o5 enlever au bahmanide Firoz une jeune Hindoue
qu'il aimait.
L'Empire Bahmanide atteignit son apogée sous le règne de
(Ij Cf. Giibblc, Ilistonj of Dcccmi, Londres, 180*3, p. H.
212 l'iNDE musulmane I LES GRANDS MOGOLS
jus du raisin, mais combien plus douce la voix de Tamour I
Baber, saisis tous les plaisirs de la vie, la vie fuit pour ne
plus revenir ! »
Mais ce poète se trouvait roi de Ghazna et de Ghor, capi-
taine d'une des meilleures compagnies de reîtres de son
temps. Les Turcs Transoxianais qui l'avaient suivi dans
son exil, les Afghans qui s'étaient ralliés à ses étendards,
brûlaient de chercher gloire et fortune dans cette Inde mu-
sulmane où trônes et trésors appartenaient depuis trois siè-
cles aux Mamelouks les plus audacieux, où des esclaves
devenaient chaque jour sultans pour avoir assassiné leurs
maîtres, où tout était à prendre ou à vendre. Baber lui-
môme ne pouvait rester sourd à la voix du passé. Son nou-
veau royaume afghan, c'était la citadelle d'où tous les héros
d'épopée étaient partis à la conquête de l'Inde : C'était du
château de Ghazna que le grand Mahmoud et Mojiam-
med de Ghor étaient descendus cueillir les trônes du Pend-
jab et du Doab. Au reste, en s'engageant. sur les routes de
l'Inde, Baber n'y retrouvait-il pas les traces de son aïeul
Timour, qui allaient le conduire aux champs historiques de
Panipat ?
Fondation
de l'Empire Mogol des Indes.
L'occasion qu'attendait Baber pour intervenir dans les
affaires indiennes, se présenta en i52/i. I^ sultan de Delhi,
Ibrahim II, de la dynastie des Afghans Lodis, s'étant
bi'ouillé avec son oncle Alam, celui-ci vint au Caboul
demander l'appui de Baber. Baber s'empressa d'embrasser
la cause du fugitif et, sous prétexte de le rétablir dans «es
droits, envahit le Pendjab (novembre i525). Il n'avait avec
lui que iS.ooo hommes, mais c'étaient des soldats de race,
vétérans des vieilles guerres transoxianaises, appuyés en
outre par une excellente artillerie. Le sultan Ibrahim II
s'avança à sa rencontre avec loo.obo hommes et i.ooo élé-
phants de guerre La bataille se livra dans la plaine de
3l/l L*INDE MUSULMANE : LES GBANBS MOGOLS
tr 'égorgèrent. Les Mongols ne trouvèrent à Tchandéri
que des cadavres (iSaS).
Les Radjpoutes étaient hors de combat. Baber se retourna
contre le chef afghan Mahmoud Lodi, toujours maître de
rOude. Il le chassa de cette province et le força à fuir au
Bengale. Le roi de Bengale, afghan conune Mahmoud, em-
brassa sa cause. Mais Baber vainquit ce nouvel adversain?
sur la Gogra et le força à reconnaître sa suzeraineté (iB^g).
En cinq ans de guerre et en deux batailles décisives,
Baber avait fondé l'Empire Mongol des Indes ; cet Empire,
il lavait marqué de son empreinte pereonnelle, il en avait
fixé pour deux siècles les caractères distinctifs. En effet,
TEmpire de Baber et de ses succosseurs qui semblait à cer-
tains égards la continuation du vieil Empire Afghan. Ghou-
ride, présentait en réalité un caractère entièrement nou-
veau.
Ce qui avait manqué jusque-là au sultanat de Delhi,
c^était une base dynastique. Il existait bien depuis Moham-
med de Ghor un Empire de l'Inde musulmane, mais
comme cet Empire avait été fondé par une association
d'aventuriers sans famille et sans pajssé, il i^estait toujours a
la merci de nouveaux aventuriers plus audacieux. Les
familles de Mamelouks se disputaient le trône de Delhi sans^
autre ordre de succession que le droit de l'assassin à rem-
placer sa victime. L'époque des « rois esclaves » comme on a
appelé les mamelouks ghoiurides, est pleine de ces drames
sanglants qui enlevaient toute stabilité politique à l'Inde
musulmane. Ces incessantes révolutions de sérail et de
caserne, empêchaient qu'il se créât dans l'Inde un droit
musulman respecté et une notion claire de l'Etat.
L'avènement de Baber au trône des Indes, fit cesser cette
anarchie. Timourido authentique et se réclamant par delà
Timour des Grands-Khans gengiskhanides, il introduisit
dans l'Inde un principe de droit et de légitimité : la légiti-
mité mongole,le droit impérial timouride. Il fit valoir pour
llnde les titres à la domination universelle qu'il tenait de
son aïeul Timour et du prédécesseur de Timour, de Tchink-
kiz Khan lui-même. Ce vieux droit mongol translorma
220 L INDE MUSULMANE *. LES GRANDS MOGOLS
ses sujets musulmans de lieutenants plus fidèles que les
radjahs d'Amber (i"), Bihari Mal, son fils Baghwan Das
(+1592) et son petit-fils Radjah Man Singh ( + i6i5). Man
Singh qui était le frère de lait d'Akbar, fut son ami le
plus intime. Todar Mal, un autre de ces Radjpoutes rallies
(+1590) devint le bras 'droit d'Akbar, qui le nomma mi-
nistre des Finances (1577) et gouverneur du Bengale (1580)
et qui pleura sa mort comme celle d*un fils. — Pour mettre
fin à l'hostilité des deux races, Akbar favorisa de tout son
pouvoir les mariages entre Mongols et Radjpoutes. Comme
Alexandre le Grand épousant Roxane, il donna lui-même
[exemple des unions entre vainqueurs et vaincus, en pre-
nant pour femme la fille de Bihari Mal, sœur de Baghwan
Das (i56i). Son fils, Djahanguir épousa de même la petite-
fille du radjah de Marwar (Djodhpour). D'autres unions
entre les princes timourides et les dynasties d'Adjmir et de
Bikanir complétèrent cette grande oeuvre. On a pu dire
avec raison que durant le règne d'Akbar et de ses deux pre-
miers successeurs, l'Empire Mongol de l'Inde fut un Em-
pire Mongol-Radjpoutc : C'est ce qui fit sa force et sa
solidité.
Fort de l'alliance intime de ses « Mongols >> et des Radj-
poutes, Akbar put en finir avec les derniers Etats musul-
mans autonomes de l'Inde septentrionale. En 1673, il fit
prisonnier le Chah du Goudjerate et annexa son royaume.
11 annexa de même le Bengale en t58o, le Cachemire en
1586 et le Sînd en 1592. Puis il s'occupa du Dékan.
A Tavènement d'Akbar, le Dékan était toujours partagé
entre les cinq royaumes musulmans du Bérar, d'Ahmed-
nagar, de Bidar, de Bidjapour et de Golconde. Le nambre
de ces Etats fut réduit à quatre en 1672, à la suite de la con-
quête du Bérar par le roi d'Ahmednagar. Le royaume
d'Ahmednagar venait donc de doubler l'étendue de son ter-
ritoire, lorsque Akbar en entreprit la conquête (iBgS). Mais
ce royaume avait pour lors à sa tête une héroïne extraordi-
H) Dynastie acluellc de Djeypour.
:>:>:> LINDE MUSULMANE ! LES GRANDS MOGOLS
séjour de Vei-sailles les plus redoutables maisons féodales
en dociK\s instruments de règne. A Delhi comme à Ver-
sailles, l'abaissement, la domestication de la féodalité
furent obtenus sans que les intéreisscs pussent se plaindre,
tant le maître apportait de courtoisie dans ses rappoijs avec
eux. Pour la première fois sur ce vieux sol de Tlnde où
le;s seigneuries poussaient aussi inextricables que les essences
de la jungle, TEtat Central s'imposa sans conteste. L'admi-
liistration mongole constitua en effet un Etat véritable, au
sens européen du mot. Elle eut son premier ministre {wa-
Idl), son ministre des Finances {vizir), son généralissime
(khan khanon), son ministre de la Cour {bakhshi), son
garde des sceaux (sadv), ses dix-huit vice-rois ou soubha-
dars, sa classe de « fermiei^ généraux » et de <f partisans »
ou zémindars. Les titres existaient déjà sous les Afghans, mais
ce furent les Mongols qui régularisèrent les fonctions
et les utilisèrent au mieux des intérêts d<.* l'Etal. Dans cette
armée de fonctionnaires, les cadres étaient fournis par les
Pei'sans, seuls capables par leur éducation et leurs aptitudes
naturelles de s'élever jusqu'à la notion moderne de l'Etat.
Les Persans aux affaires, les Turcs et les Radjpoutes aux
armées, le génie d'Akbar sut mettre chacun à sa place et
ainsi fut construite dans ses rouages les plus délicats la
formidable armature de l'Etat mongol. Le ministre des
Finances d'Akbar, le grand radjpoute Todar Mal put met-
tre sur pied un budget annuel de deux milliards. L'impôt
foncier seul produisit 5oo millions. L'armée permanente
compta i4o.ooo hommes, chiffres colossaux pour l'époque
et qtii, stupéfiaient les contemporains de Henri IV et. de
Louis XIV (i).
En brisant la toute-puissance des gouverneui's et de la
noblesse musulmane, Akbar entra en rapports directs avec
la masse indigène. Elle était avant lui effroyablement mal-
heureuse. (( Si le receveur du Divan, dit un auteur musul-
man, prétend cracher dans la bouche des Hindous, qu'ils
ouvrent la bouche. Ch»s hiuiiiliatîons doivent marquer l'in-
(li Cf. W. Irviiie. The anwj of Jndiart Moifhuls, L. 1003.
22/1 l'iNDE musulmane : LES GRANDS MOGOLS
lectes pracrits employés par les indigènes, trois langues
étaient en usage chez les Musulmans de l'Inde : le turc
oriental, langue des premiers^ Timourides; l'arabe, langue
sacrée du Coran et le persan, langue de la Cour cl des chan-
celleries. Quand llnde fut unifiée par Âkbar, il fallut, pour
la commodité de Tadministration impériale, créer un véhi-
cule linguistique plus général que les divers dialectes anté-
rieurs. Ce fut Vhindoustani, que Ton appella aussi Vourdou,
ou langue du Palais mongol. Ce dialecte qui ne cessa de
prendre de Textension au détriment des autres, est parlé
aujourd'hui par cent millions d'hommes de toute race et di*
tout culte (i). A ce point de vue comme à tant d'autres, l'ad-
ministration d'Akbar et de ses successeurs contribua à rap-
procher le génie des races et prépara l'unité matérielle et
morale de l'Inde.
La pensée d'Akbar.
Quelle qu'ait été la valeur militaire et administrative
d'Akbar, elle fut presque éclipsée par sa valeur philoso-
phique. Chez lui comme chez Marc-Aurèle, l'homme fut
plus grand encore que l'EmpereuF.
Akbar avait été élevé dans l'orthodoxie musulmane, dan^
le Sunnisme, qui était le rite de la famille Timouride. Mais
sa pensée ne tarda pas à s'affranchir de la tyrannie du dogme
pour s'élancer librement à la recherche de la vérité. Dans
cette voie, il se heurta à l'opposition du clergé orthodoxe,
à la puissante corporation des oulémas qui constituaient
un Etat dans l'Etat, d'autant plus respectés ici que la vie
des Musulmans de l'Inde était une perpétuelle guerre sainte
contre les païens. Akbar entreprit une lutte sans merci con-
tre la toute-puissance de cette classe sacerdotale. Il exila les
plus fanatiques des oulémas et força les autres à reconnaître
sa suprématie, même en matière religieuse. C'était abaisser
le pouvoir théocratique devant le pouvoir civil et, comme
(1) Cf. Garcin de Tassy, Histoire de la littérature hindoue et hindous-
tanie, 2* éd. P. 1880. — La langue et la littérature hindoustanies, P. 1870-
1878.
2a6 l'inde musulmane : les grands mogols
jour je visite l'église, un autre jour la mosquée» mais de
temple en temple je ne cherche que Toi !... Tes élus n'ont
rien de commun avec l'hérésie ni avec l'orthodoxie, car
aucune d'elles ne pénètre jusque dans le sanctuaire de la
vérité. Je laisse l'hérésie à l'hérétique, la religion à l'ortho-
doxe et, semblable au marchand d'encens, mon âme
recueille le parfum de chaque feuille de rose. » Jamais e^n
aucun temps, l'âme humaine ne s'est élevée d'un vol plus
pur, pour atteindre, par delà les religions positives, la Reli-
gion étemelle, la conception idéale du Divin. C'est l'im-
mortel honneur des doctrines chiites de s'être haussées à ce
niveau, d'avoir retrouvé, par delà la barrière de l'incompré-
hension des races, l'athmosphère sereine du Sermon sur la
Montagne,
A de telles altitudes, Abkar ne conservait presque plus
aucun contact avec les dogmes islamiques. Il n'admettait
plus l'éternité de l'Enfer qui lui semblait contraire à la mi-
séricorde infinie de* Dieu, mais pensait que les âmes des
damnés doivent pouvoir se racheter dans le cycle des réin-
carnations, car il avait emprunté au brahmanisme, en la
moralisant d'ailleurs, la croyance à la métempsycose. Bien
que très sobre lui-même, il autorisait malgré le Coran,
l'usage du vin. Malgré le Coran, il mangeait du porc. En
revanche, il est vrai, il respectait le précepte brahmanique
qui interdit d'immoler le bœuf, mais sans doute rendait-il
à cette défense sa signification originelle, U*ès noble en un
pays où le bœuf est plus particulièrement le compa-
gnon inséparable de l'agriculteur. « L'Empereur, gémit le
dévot Badaoni, pei-met tout ce que l'Islam défend 1 » Il fît
plus, il nia le caractère divin du Coran et les miracles de
Mahomet. Il enleva au Mahométisme son privilège de reli-
gion d'Etat. En iSyS, il publia un édit de tolérance qui,
par la noblesse de son inspiration et sa haute valeur poli-
tique, ne peut être comparé qu'à notre Edit de Nantes. Par
cet acte solennel, Âkbar autorisa et invita tous les Hindous
qui, sous les précédents gouvernements, avaient été con-
vertis de force au Mahométisme, à revenir librement à leur
ancienne foi. C'étaient, appliqués à l'Inde, les mêmes prin-
228 l'iNDE musulmane : LES GRANDS MOGOLS
ble la patrie même de la spéculation philosophique, l'Em-
pereur bouddhiste du m* siècle avant notre ère ot l'Empe-
reur musulman du xvi* siècle après J.-C, aient, malgré
l'abîme du temps et des civilisations, retrouvé les mêmes
principes étemels. Si l'on ajoute à ces deux grands noms,
celui d'un autre Empereur, né en Occident celui-là, — « le
divin Marc-Aurèle » — , on aura évoqué tout ce que l'huma-
nité a produit de plus élevé. Açoka, Marc-Aurèle, Akbar —
quel triptyque de toute sagesse véritable I
Açoka et Marc-Aurèle avaient ignoré le Chrislianisme.
Akbar le connut et l'aima. Les Jésuites portugais avaient
fondé un couvent à Goa. En i58o, Akbar les invita à lui
envoyer des missionnaires pour l'instruire de leur religion.
Les Jésuites obéirent avec joie. Ils reçurent un apparte-
ment au palais impérial d'Agra. Ils présentèrent à l'Empe-
reur un exemplaire des Evangiles que celui-ci fit traduire
en persan pour son usage. Akbar fut si frappe de la beauté
du Christianisme qu'il confia aux Jésuites l'éducation de
son fils Mourad. Les Jésuites reçurent l'autorisation de fon-
der des églises à Cambaye, à Agra, à Lahore. A Cambaye,
notamment, ils baptisèrent de nombreux indigènes. A Agra,
Akbar se rendait parfois à leur chapelle et y priait à
genoux.
Il ne faudrait pas se trompei' sur la signification des
diverses manifestations religieuses d'Akbar, y voir je ne
sais quel dilettantisme archéologique analogue, par exem-
ple, à la curiosité qui animait, au ii** siècle de notre ère,
l'Empereur romain Hadrien. La curiosité intellectuelle
d'Akbar était d'une autre nature que celle du fils adoptif de
Trajan. Aucune âme ne fut plus profondément religieuse
que la sienne, plus altérée de vérité ; aucune ne ressentit
davantage l'inquiétude métaphysique latente au cœur de
l'homme. Quand Akbar passait ses nuits à interroger les
sou fis persans, les Brahmanes hindous, les religieux portu-
gais, les prêtres parsis ou bouddhistes, ce n'était point là
passe-temps d'esthète ou d'érudit. Toute sa vie, sa grande *
âme aspira comme celle de Goethe mourant, à « plus de
lumière ». A défaut de système qui le satisfit entièrement,
i\
t I
23o l'inde musulmane : les grands mogols
haut des terrasses de son palais, saluait des cent appella-
tions sanscrites le char divin. « A peine Sa Majesté avait-
elle fini de réciter les cent un noms du Grand Astre, et
paraissait-elle eur le balcon, que la foule d'Hindous et de
Musulmans se jetait face contre terre. Des brahmanes don-
naient une autre liste des cent un noms appliqués au Soleil.
Et ils appelaient TEmpcreur une incarnation du soleil sem-
blable à Rama et à Krichna I » -
Le fameux Millenium, la création d'une religion impé-
riale, ne fut pas autre chose, à bien des égards, qu un re-
tour au Pareisme et au Védismc, à un parsismc et à un
védisme syncrétiques, enrichis de charité bouddhique, de
mysticisme chiite et de simplicité musulmane. « Dieu était
la Beauté, Dieu était la Bonté. Lumière supérieure, il avait
le soleil pour symbole. Le nouveau culte différait peu du
culte parsi. Honneurs rendus au Feu Sacré. Honneurs ren-
dus au Grand Astre. A Tannée lunaire des Musulmans
Akbar substitua une ère nouvelle qui commençait à son
règne, et déclara qu'il était le Mahdi attendu par les Mil-
lénaires (i) ». — Il était le' Mahdi du monde indo-iranien.
Avec les humanistes du xvf siècle, la Renaissance Occiden-.
talo avait retrouvé, par delà les dogmes chrétiens, le natu-
ralisme hellénique, Tâme païenne. Par une évolution ana-
logue, la Renaissance iranienne, commencée avec les poètes
soufis du Moyen Age, continuée sous les Timourides et les
Séfévides, finit, sous Akbar, par rejeter le dogme musul-
man. Elle découvrit l'antique poésie naturaliste des pâtres
indo-iraniens, le culte solaire, si simple et si grandiose, du
Parsisme, l'extase panthéiste de l'Inde brahm^afiiquci, la
pitié universelle du Bouddha. La pensée d'Akbar, c'est Pâme
indo-iranienne qui, se réveillant du sommeil de l'Islam, re-
prend conscience d'elle-même.
On pourrait s'étonner qu'un rôle aussi considérable dans
l'évolution de la pensée indo-iranienne soit échu précisé-
ment à un prince « mongol ». Mais il faut se souvenîi* que
(1) La Mazclière, Essai sur Vévolulion de la cicilisalion indienne (Pion,
édit.).
^
232 l'iNDE musulmane : LES grXnds mogols
(lant sa cour ne différa guère de celle d'Akbar. Elle fut tout
aussi persane, peut-être même davantage par suite du recul
des influences hindoues. La mod;e était d'ailleurs aux
réminiscences achéménides et sassanides : les deux pre-
miers fils de Djahanguir. s'appelèrent Khosrau (Khosroèa)
et Parviz ; un de ses petits-fils se nomma Dara (Darius) .
Le règne de Djahanguir fut marqué au Dékan par un
recul de l'autorité impériale. Un aventurier musulman
nommé Mélik Amber restaura le royaume d'Ahmednagar,
conquis quelques années auparavant par Akbar. S'il ne
réussit pas à reprendre la ville même d'Ahmednagar, il
s'établit dans les forteresses voisines, Daulatabad et Au-
rengabad, d'où il repoussa jusqu'à sa mort toutes les atta-
ques des Mongols (1607-1626). A l'intérieur le règne du fils
d'Akbar fut dominé par l'influence de l'impératrice Nour
Mahal. Cette femme, aussi intrigante que belle, exerçait
sur l'esprit du faible Djahanguir une autorit^é absolue. La
faveur dont elle jouissait poussa à la révolte le fils même de
l'Empereur, le prince Khourram, et son meilleur général,
Mahabet-khan. Ce dernier fit prisonnier Djahanguir au pas-
sage du Djhélam en 1626, mais Nour Mahal réussit par son
courage et son adresse à délivrer le captif. Djahanguir étant
mort un an après cette tragédie, le prince Khourram monta
sur le trône sous le nom de Chah Djahan « le Roi du
Monde » (1627-1609). Oubliant ses griefs contre la famille
de l'impératrice Nour Mahal, le nouveau padischah épousa
la nièce de cotte princesse, la belle Mounitaz Mahal pour
laquelle il fil construire le célèbre mausolée du Tadj-Mahal.
Chah Djahan reprit la conquête du Dékan, négligée pen-
dant le règne précédent. En i636, le prince Aurengzeb, troi-
sième fils de l'Empereur, annexa définitivement l'ancien
royaume d'Ahmednagar (prise de Daulatabad sur le fils de
Mélik Amber). En i65o Aurengzeb se fit donner la >icc-
royauté du Dékan, a\ec le dessein de soumettre les trois
autres sultanats du pays : Golconde, Bidar et Bidjapour.
Il attaqua Golconde par surprise et cette ville était sur le
point de succomber quand un ordre de la cour impériale
le força a lâcher prise (i655). Aurengzeb se rabattit sur
i
HISTOIRE DE l'aSIE 23!Î
Bidar qu'il enleva, et sur Bidjapour qu'il assiégeait, quand,
là aussi, un exprès du gouvernement de Delhi lyi injberdit
de continuer la lutte (i656).
L'inspirateur des ordres envoyés à Aurengzeb était son
frère aîné, Dara, qui, tout puissant auprès du vieux Chah
Djahan, se posait en co-empereur. Dara était chéri de son
père et de ses sujets pour ses brillantes qualités, sa piété fi-
liale, son amour du peuple, l'intérêt qu'il portait à l'élément
indigène et qui était conforme aux enseignements du grand
Akbar ; mais il était emporté, téméraire, et aussi léger
qu' Aurengzeb était dissimulé et réfléchi. Aurengzeb n'eut
aucune peine à réunir contre Dara ses deux autres frères
Shoudja, gouverneur du Bengale et Mourad, gouverneur
du Goudjerate, — et la guerre civile commença (i).
Shoudja marcha le premier sur Delhi, mais il fut battu
par Us liiiDériaux et rejeté au Bengale. Aurengzeb et Mou-
rad furent plus heureux. Ils vainquirent Dara à Fatehgarh
et vinrent assiéger leur père dans Agra. La ville pouvait
résister longtemps. Mais Aurengzeb sut persuader au vieil
Empereur de se rendre Quand il le tint à sa merci, il le relé-
gua dans un appartement du palais qui devint une vérita-
ble prison (i65S). Puis Aurengzeb se débarrassa par une au-
tre trahison de son frère et allié Mourad ; il le fit arrêter,
juger, condamner à mort, et fut encore assez hypocrite
pour verser des larmes en apprenant son supplice. Il fît de
même exécuter son frère aîné, Dara, qui avait été fait pri-
sonnier après sa défaite. Il eut même la cruauté d'envoyer
la tête de Dara au malheureux Chah Djahan dans sa prison
(1659). Enfin il chassa du Bengale son dernier frère,
Shoudja, qui trouva une mort obscure sur les côtes de Bir-
manie (1660).
Les trois frères d'Aurengzeb étaient morts. Il tenait son
père en captivité. Le trône lui appartenait.
(1) €f. Jadunath Sakar, History ol Aurengzeb, T. I, Reign ol Shah
Jahan.
236 l'inde musulmane : les grands mogols
Dans tous les domaines la politique d'Aurengzeb fut
aussi funeste. Tandis qu'au point de vue territorial il dou-
blait TEmpire d*Akbar, il en sapait les fondements histori-
ques. Il augmentait retendue et il ruinait les bases de l'Etat
Timouride. Cet Etat, tel que l'avaient constitué Baber, Hou-
mayoun et Akbar, reposait essentiellement sur la collabo-
ration de l'élément musulman et de l'élément indigène. Par
son sectarisme, par son étroitesse d'esprit, Aurengzcb ren-
dit cette collaboration impossible. Et malheureusement
pour lui, il mit au service de son intolérance una volonté
de fer. Sans doute, avant lui, Mahmoud le Ghaznévide et
Timour avaient déjà prêché l'Islam par le pal et le cime-
terre. Mais chez le Ghaznévide, grand détrousseur de tem-
ples et briseur d'idoles, il y avait toute la fougue du tempé-
rament turc avec de belles violences de reître médiéval.
Chez Timour, si bigot à ses heures, si casuiste en matière
canonique, on retrouvait un héroïsme de cape et d'épée, à
la manière castillane, qui excusait bien des mômeries. Rien
de tel chez Aurengzeb. A le voir couvrir de motifs pieux
ses plus odieuses vengeances, on le prendrait simplement
pour un hypocrite. Mais on ne lui connaît pas de faiblesse
humaine. 11 jeûne, il se mortifie, il vit comme un moine,
l'esprit tendu, la conscience en éveil pour éviter le péché ;
à chaque instant il se demande avec angoisse s'il sera sauvé.
Et avec cela une cruauté atroce, à froid. En somme, un des
plus sinistres représentants de Torthodoxie coranique.
Le troisième successeur du grand Akbar se dresse ainsi
en opposition absolue avec son aïeul. Autant le monarque
de la Renaissance avait été libéral, généreux et magnifique,
autant le souverain du xvii* siècle finissant fut fanatique et
sombre. Akbar ressemblait à notre Henri IV. Aurengzcb
évoque les plus inquiétantes figures de l'histoire euro-'
péenne. Par sa fourberie invétérée, son goût des guet-apens
et des trahisons, il rappelle Louis XI. Par la gravité perpé-
tuelle de son maintien, son humeur triéte, son souci de dé-
cence et de dignité, par ses perpétuelles citations pieuses,
ses bourreaux et ses supplices, c'est le Philippe II de l'Es-
curial. Et c'est aussi Louis XIV, — le Louis XIV finissant de
238 L*1NDE MUSULMANE ! LES GRANDS MOGOLS
de Lahorc, ou sur les terrasses de Delhi et d*Agra. Le plus
célèbre des poètes indo-musulmans, Emir Khosrau d-e
Delhi (i253-i325), imita Nizami et Sâdi, leurs chants
d'amour et leurs poèmes mystiques. Il traita tous les thè-
mes favoris du classicisme perean : la gloire et les mal-
heurs de Khosrau et de Shirin, la passion de Maghnoun et
de la belle Leîla, les aventures de Bahvam Gor le vieux che-
valier sassanide, le Miroir d'Alexandre le Grand (qui était
lui aussi depuis longtemps naturalisé iranien). Le poète
Hassan de Delhi (+ i326) imita Hâfiz et Omar Khayam
dans de légères chansons bachiques qui ont la grâce et la
fraîcheur d'Anacréon. L'influence persane tempéra ainsi
dans l'Inde la rigueur de l'Islam. « Malgré Mahomet on bu-
vait du vin, on mâchait du hachich, on faisait des vers au
rossignol, aux roses, à la lune (i) ».
Malgré toute sa somptuosité, l'Inde des radjahs ne pou-
vait faire oublier aux conquérants venus du Nord-Ouest le
charme plus discret de la Perse élégante, amoureuse et che-
valeresque. D'ailleurs les maîtres musulmans superposés à
la masse indienne, restèrent toujours à l'étal d'aristocratie
oisive et guerrière. Or aucune littérature ne convient mieux
que la littérature persane au rôle de passe-temps de cercles
aristocratiques. Tout dans cette littérature distinguée, mais
mièvre, sentimentale et conventionnelle, contribue à en
faire une littérature de cour. C'est ce qui explique que dans
le monde musulman non arabe la langue et la littérature
persanes soient encore aujourd'hui la langue de la, diplo7
matie et la littérature des cours. Il était donc tout naturel
que l'influence des beaux esprits de Chiraz et d'Ispahan fût
prépondérante à Delhi,
Quand les Timourides s'établirent dans l'Inde, ils étaient
déjà iranisés. Voyez \vs portraits de Babcr, d'Houmayoun,
de Chah Djahan et d'Aurengzeb, délicates ligures persanes
à l'ovale parfait, au noble profil, à la barbe soignée, aux
grands yeux orientaux, à l'élégance aristocratique et qui
rappelle nos Clouet. Ce sont des soigneurs dl>ipahan et de
(1) La Mazelière, Essai sur l'évolution de la cicilisation indienne (Pion).
2^2 L^INDE MUSULMANE ' LES GRANDS MOGOLS
lourdeur et la surcharge hindoues y sévissent ©ans contre-
poide.
Judque-lâ on a lïmpre^sion que la puissante somptuo-
sité de lart indien comme la splendeur de la nature tro-
picale s'est imposée presque impérativement aux con-
quérants du Nord. Devant raccablement de tant de richesse,
ceux-ci ont d*abord cédé. Ils n'ont réagi que plus tard, à
partir du xiv' siècle, en reprenant conscience de leur idéal
propre, qui comme celui de tous les hommes de le«r rac*,
était l'idéal arabo-persan. La Porte d\Alaeddin à Delhi est
déjà plus pure, plus iranienne. Avec la Dynastie des Tagh-
lak, la surcharge hindoue s'ordonne. Sans renier ses ori-
gines djaïnas, l'art devient plus sobre et plus sévère. Cette
simplification progressive aboutit sous le^ Timourides à la
fusion harmonieuse de l'art djaïna et de l'art persan et à
la naissance d'un art nouveau, véritablement original et
classique.
La conquête de Baber amena dans l'Inde une nouvelle
vague d'influences persanes. « Avec les Grands Mogols, dit
M, Saladin, l'influence persane se dessine nettement. Le
style des monuments qu'ils ont laissés se rattache si étroite-
ment à l'architecture musulmane de la Perse, qu'on pour-
rait le considérer comme une variété de l'Ecole Persane.
Au XVI* siècle, la Perse a joué, relativement à TArt hindou
le même rôle que l'Italie de la Renaissance vis-à-vis de la
France. L'art persan a été pour l'Inde une sorte de thème
sur lequel ont bi-odé les artistes du pays avec leurs idées
particulières et en se sci-v ant de procédés différents de ceux
des Pensans, — ce qui se comprend si Ton se rappelle qu a
la Cour de Tiniour-lenk la culture ailistique et littéraire
était presque exclusivement persane. D'un autre oôlé, la
vallée de l'Indus était à moitié persane de religion el de
nationalité. »
Mais le sol de l'Inde n'offrait pas aux architectes les mê-
mes matériaux que le sol iraiûen. Ce qui distingue dès
Tabord dis monuments analogues de l'Iran les oeuvres de
rarchitccliirc indo-persane, c'est le remplacement des revê-
tements de faïence par le marbre et la pierre dure. Les
26o LA CHINE AUX TEMPS MODERNES
kiang, du Fo-kien et du Kouang-toung vivaient d'une vie
provinciale intense que n'avait pu affaiblir la centralisation
mongole. C'est dans ces ruches humaines du Fleuve Bleu et
de la région cantonaise, que, plus d'un siècle après sa mort,
le "Conquérant du Monde connut sa première défaite : C'est
de là que partit le mouvement révolutionnaire qui bouta les
Mongols hors du Royaume Fleuri,
La révolte contre les Mongols éclata en i352 dans toutes
les provinces du Yang-tsé et de la région cantonaisc. Elle
a/fecta d'abord un caractère eporadique. Réprimée sur un
point, elle reparaissait sur un autre. Ce qui prouve bien
qu'elle répondait à un mouvement profond des masses po-
pulaires, c'est que pendant longtemps elle ne fut pas orga-
nisée. Les chefs révoltés, — tels l'aventurier Tching Yéou-
léang au Hou-pé, et le corsaire Fang Koué-tchin au Tché-
kiang, — ne cherchaient nullement à coordonner leurs efforts.
Quand ils avaient réussi à chasser les Mongols d'une pro-
vince, ils se la disputaient les armes à la main. A la vérité
tous ces libérateurs du sol national se conduisaient en pil-
lards féroces. C'étaient autant de capitaines d'écorcheurs à la
tête de « Grandes Compagnies » analogues à celles qui, vers
la même époque, désolaient la France. Vers i36o toute la
Chine au Sud du Yang-tsé était délivrée des Mongols, mais
restait en proie à une affreuse anarchie. La situation chan-
gea lorsque, parmi tant d'aventuriers sans lendemain, il s'en
trouva un qui, à ses talents militaires, joignit une politique
suivie et le souci du bien public.
L'homme qui devait disciplinjCr et faire triompher le
mouvement révolutionnaire, s'appelait TchouYouen-tchang,
mais comme il devait être connu par la suite sous le nom
de règne de Hong Wou, c'est sous ce nom que nous le dési-
gnerons désormais (i). C'était le fils d'un pauvre laboureur
du Ngan-hoeï. Son père, pour assurer sa carrière et ménager
ses forces, — car l'enfant était d'une intelligence remarqua-
ble, et d une constitution délicate, — l'avait fait entrer
comme novice dans un couvent de bonzes. Mais le jeune
(1) Cf. Abel Rémusat, Nouveaux Mélanges Asiatiques, II, 4-20.
HISTOIBE DE l'aSIE 26 1
moine ne manifestait qu'un goût médiocre pour la vie reli-
gieuse. S'il garda de son passage chez les bouddhistes une
grande douceur de mœurs, des sentiments d'humanité et
de modération rares, il n'avait rien d'un contemplatif. In-
génieux, adroit, à la fois remuant et sage, sa qualité maî-
tresse était l'esprit politique. L'exemple des grands aven-
turiers de cette époque lui enseignait comment, de manant,
00 devient grand seigneur. Un jour, n'y tenant plus, il jeta
son froc aux orties et alla rejoindre les insurgés. Sa répu-
tation de capitaine fut bientôt établie. Il eut son armée à
lui, formée comme celles de ses rivaux de Jacques et de spa-
dassins, mais que les paysans considéraient d'un meilleur
œil parce qu'il interdisait le pillage. Cette politique, hu-
maine et adroite, porta ses fruits. En i356, Hong Wou en-
leva aux Mongols Nankin et les autres villes du Yang-tsé in-
férieur. Il fît de Nankin sa capitale et y constitua un gouver-
nement régulier que les populations, fatiguées de la guerre
civile, accueillirent avec joie. Toutefois, avant de mener à
bien la reconquête chinoise, Hong Wou eut à triompher des
différents chefs de bandes qui, étaient comme lui candidats
à l'Empire. En i363, il vainquit le plus redoutable d'entre
eux, Tching Yéou-Iéang et s'empara de ses possessions (Hou-
pé, Hou-nan et Kiang-si). En 1367, il enleva à d'autres
aventuriers le Kiang-sou et le Tché-kiang, puis le Fo-kien et
la région cantonaise. Maître de presque toute la Chine Méri-
dionale, il put alors entreprendre la conquête de la Chine
du Nord sur les Mongols.
L'Empereur Hong Won.
Expulsion des Mongols.
On s'est demandé pourquoi la dynastie Mongole était
restée inactive devant la perte de ses provinces. C'est qu'à
ce moment même son attention était détournée des affaires
chinoises par un grave péril qui la menaçait du côté du
Nord : Les tribus de la Mongolie, avaient profité des embar-
ras dé leurs cousins de Pékin pour essayer de conquérir le
266 LA CHINE AUX TEMPS MODERNES
en i^o3 Kien Wen, prince faible et inexpérimenté, fut dé-
trôné et remplacé par son oncle, Yong Lo, fils cadet de TEm-
pereur Hong Wou. C*était une usurpation, maïs qui répon-
dait aux nécessités du moment. La Chine, encore en pleine
lutte contre les Mongols, avait bosoin d'avoir à sa tête, non
un jeune homme timide, mais un vrai chef de guerre. A
cet égard l'élévation de Yong Lo fui des plus heureuses. Le
nouveau monarque passa les vingt ans de son règne (i4o5-
i/i24) à cheval dans les sables du Gobi ou les neiges de la
frontière sibérienne. Avec lui, la Chine allait inaugurer une
politique entièrement nouvelle. Malgré plusieurs expédi-
tions préventives en Mongolie, Hong Wou n*avait voulu que
restaurer l'indépendance chinoise. Yong Lo entendît rétablir
en Asie le Grand Empire des Han et des Tang.
Dès son avènement, Yong Lo affirma l'orientation de sa
politique en portant sa capitale de Nankin à Pékin (i4io;.
C'était la première fois que la nation chinoUe reconnais-
sait la qualité de métropole à la cité tartare du Pe-tchi-li.
Ju)8que-là, en effet, Pékin avait été seulement la Ville du
Khan, KkanbaWu la résidence favorite du maître étranger.
Comme souvenirs historiques, elle n'avait que ceux des
Turcs Khitaï, des Mandchous Niutchi, ou des Mongols. Par
ses affinités tartares, par sa proximité de la steppe, par son
climat, c'était une cité presque extérieure à la Chine, une
ville frontière. Le Pc-tclii-li tout entier, tant que la Chine
s'était appartenue, n'avait été considéré que comme une
Marche. Le siège de l'Etat chinois avait été tour à tour
au Chen-si et au Ho-nan, au Kiang-^sou et au Tché-kiang —
jamais au Pe-tchi-li. Les capitales historiques de l'Empire
étaient Si-ngan, Honan-fou, Caï-fong, Hang-fchéou et Nan-
kin. Le choix de Pékin comme métropole est une des consé-
quences de l'occupation étrangère. Hong Wou, le premier
Ming, était dans la tradition chinoise quand il mettait sa
résidence à Nankin, ville moins vulnérable et plus centrale,
Yong Lo, au contraire, en transportant sa cour dans Tan-
lanc© sévère de la pari des premiers Minpr. Ilonp-Wou supprima une partie
des honneurs Iraditioniiellemonl accordés à la Papauté Taoïste (Cf.
Imbault-HuarJ, J. À, 18^4, II, 452).
320 LA CHINE AUX TEMPS MODEBNES
Politique de Kien Loung
au Tibet.
De même qu*il régla définitivement les affaires du Tm-
kestan, TEmpereur Kien Loung en finit avec la question tibé-
taine. Cette Question Tibétaine qui était celle du pouvoir
temporel de l'Eglise Lamaïque, c'était un peu la Question
Romaine de l'Asie. La Chine, protectrice des droits de
l'Eglise, devait {périodiquement intervenir pour protéger
la théocratie contre les empiétrements des seigneurs laïques,
contre les révoltes du nationalisme tibétain, contre les con-
voitises des nations voisines.
En 17471 le premier ministre tibétain Gyourmed Nam-
gyal organisa un complot pour chasser les Chinois. Pré-
venus à temps, les deux commissaires impériaux Fou
Thsing et La Pou-touen.le mandèrent auprès deux et le
firent exécuter. Mais la révolte qu'il avait fomentée éclata
aussitôt. Le peuple se jeta sur le palais des deux commis-
saires et les massacra. Tous les résidants chinois qu'on put
saisir, furent mis en pièces. Les moines suspects de sympa-
thie pour la politique chinoise furent eux-mêmes traqués
(1750). Kien Loung envoya aussitôt au Tibet une puissant'?
expédition. La mort de GyouÎTned Namgyal, en privant les
révoltés de leur chef, le^ laissait désemparés. Dès que l'ar-
mée chinoise apparut devant Lhassa, ils se soumirent (1751).
Les Chinois, loin de se livrer à des représailles, rétablirent
l'ordre avec beaucoup de modération et de tact.
Kien Loung profita de cette occasion pour donner un sta-
tut définitif au pays. Le régime théocralique fut intégrale-
ment restauré. Pour couper court aux arrière-pensées des
clans laïques, on conféra au Dalaï-lama le titre de Roi tem-
porel du Tibet. La politique chinoise, en effet, ne pouvait
trouver de meilleure garantie contre l'humeur belliqueuse
ds Tibétains que de les subordonner en tout à leur clergé.
Elle annihilait ainsi ce peuple comme puissance politique et
militaire. Mais comme elle exaltait d'autant l'influence spi-
rituelle de l'Eglise lamaïque, elle prit également ses pré-
igS LE JAPON
exécuté. Au dernier moment, le Ciel sauva 3on envoyé
(miracle d'Enoehima) et Nichircn fut seulement exilé dans
rîlot de Sadoshima qui fut le Pathmos de cette âme ardente.
Il mourut dix ans après, à soixante ans. Ses disciples for-
mèrent un nouvel Ordre religieux, VOrdre des Hokke. Mais,
telle était la malice du siècle que les moines de Nichiren
eux-mêmes se mirent à posséder des richesses immenses,
à devenir un Etat dans l'Etat, à dispuler, les armes à la
main, aux autres communautés religieuses les biens de ce
monde. En i532, ils expulsèrent VOrdre Monta, du monas*
tère de Yamashlna près de Kyoto. En i537 ils livrèrent dans
les rues de Kyoto une bataille terrible aux moines de Ten-
daï... A vouloir entrer dans la hiérarchie féodale, TEiflis?
bouddhique avait gagné la terre, mais elle avait perdu le
ciel. Et toute la flamme des grands mystiques du xin® siècle
n'était pas parvenue à la purifier,
L'Art japonais
à l'ôpoqae féodale.
L'Ecole de Tosa et l'Ëcole de Kano.
I^ Moyen Age japonais ne- marqua pas, comme le nôtre
à son début, un recul général de la civilisation. Au Japon,
la civilisation antique subsista à côté de la société féodale.
Pendant tout le Moyen Age, il y eut ainsi deux Japon : un
Japon d'épopée, celui des Minamoto, des Hojo et des Ashi-
kaga, avec sa chevalerie héroïque, ses moines-soldats, ses
vendettas et ses carnages, — et un Japon de rêve et de lé-
gende, avec ses mœurs de cour raffinées, ses empereurs
esthètes, ses cénacles de poètes et d'artistes. L'un et l'autve
se complètent. Us représentent le double aspect du passé,
avec sa rudesse et son mystère, la folie de ses preux e^ les
songes de ses sages. C'est à leur rencontre que le Nippon
batailleur et charmant, — a pays de i7!:ôusmés, pays de
guerre » — , doit son prestige et son [attrait.
L'épocjue des llojo et des Ashikaga vit se développer une
école de peinture originale, VEcole de^ Tosa. C'était une
école éminemment aristocratique, inspiyée par la vie raffi-
\
I
P
\
\
478 TABLE DES MATIERES
p. 65. -— Causes de la défaite des Soimg. Koubilaï empereur de
Chine, p. 67. — Expiôditians des Mongols en Indo-Chine, à Java
et au Japon, p. 69. — Lutte de Koubilaï contre Kaîdou, p. 72. —
Puissajice de Koubilaï, p. 73. — Politique intérieure de Koubi-
laï. Relèvement de la Chine, p. 74. — Politique religieuse de
Koubilaï. Le Bouddhisme et le Nestorianisme, p. 78. — Kou-
bilaï et Marco Polo, p. 83. — Le Catholicisme en Chine sous
la dynastie Mongole, [>. 88. — L'œuvre de Koubilaï, p. 94.
i. — Le Khanal mongol au Turkestmi.
Rôle historique du lihanat de Djagataï, p. 95. — Evolution ÎJité»-
rieure du Khanal de Djagataï. Triomphe de Tlslam au Tur
keytan, p. 97.
5. — Le Boyaunte mongol de Perse.
Etablissement de Houlagou en Perse. La Ci^oisade mongole, p. 99.
— Evolution ultérieure du Khanat de Perse : Lutte de Télé-
ment mongol et de Tinfluence musulmane, p. 105. — Triomphe
de ITslam dans le Khanat de Perse, p. 109. — LTran entre la
chute des Genaiskhanidps et Tinvasion de Timour-Lenk,
p. 112.
0. — Timour-Lenk.
Tiniour roi de Transoxiane. Conquête de ITran, p. 114. — Carapa-
i^nes de Timour en Russie et dans ITnde, p. 117.' — Guerre de
Timour contre l'Empire Ottoman. Angora, p. 120. — Les suc-
cesseurs de Timour, p. 12i. — La civilisation timouride,
p. 128.
7. — UEinpire Mongol et le rapprochement
des anciennes civilisations.
Conséquences mondiales de la conquête mongole, p. 130. — Le
Khanat mongol de Perse et le commerce du Levant, p. 131.
— Le commerce de l'Inde au xiv* siexîle, p. 135. — Les routes
de commerce à travers la Russie nxongoie : Caffa, p. 137. —
Activité économique de la Chine à l'époque de Marco Polo,
p. 139. — Le commerce du Levant à l'époque timouride,
p. 144. — L'art persan à l'époque mongole : L*architecture,
p. 146. — - L'art persan à l'époque mongole : La miniature et la
céramique, p. 149. — L*art chinois à l'époque mongole. Tchao
Mong-fou, p. 153.
TABLE DOKS MATIERES 4/9
Chapitre II
LA PERSE AUX TEMPS MODERNES
/
1. — L Epoque Sé{évide,
Affranchissement de la race iranienne, p. 161. — Qiali Abbas :
Apogée de la Perse, p. 165. — La civilisation persane à l'épo-
que sôfévide, p. 171. — La splendeur dlspahan, p. 172. — La
iTiiniature persane, p. 174.
2. — Nadir Chah.
L'invasion afghane. Nadir-chah, p. 180. — Etablissement de la
domination kadjare. Le Babisme, p. 183. — La Perse des ix)ses
et des ruines, p. 187.
Chapitre III
UINDE MUSULMANE. LES GRANDS MOGOLS
1 . — Les Coiiquérants de nnde.
Influence de riran sur les destinées de Tlnde, p. 192. — Un pala-
din musulman : Mahmoud le Ghaznévide, p. 193. — Le fonda-
teur de l'Empire des Indes : Mohammed de Ghor, p. 198. —
L'Empire Indo-Musulman aux xnr° et xi\'" siècles. Les mame-
louks tuiTXMifghnns, p. 200. — Démembrement de TEmpire
Indo- Afghan p. 205.
2. — L'Empire Mogol des Indes.
Baber, p. 208. -^ Fondatioan de l'Empire Mogol des Indes, p. 212.
— Aventures d'Houmayouii, p. 215. — Règne d'Akbar, p. 217,
— Administration d'Akbar, p. 221. — La pensée d'Akbai\
p. 224. — D'Akbar à Aurengzeb, p. 231. — Règne d'Aurengzeb,
p. 23-i. — La civilisation de llnde mopile, p. 237. — L'art indo-
umsuman. L'architecture, p. 241. — Lart indo-musulman. La
miniature, p. 2k5.
3. — JLa réaction hindmie.
La reconquête iiindoue, Lt^s Meihraltes, p. 248 — La pensée hin-
doue aux temps modernes. Le Brahinc» Samadj, p. 252. —
L^Inde étemelle, p. 2ji.
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I. L'JC"
T. m. - 3