OCT 3 1911 *l
BR 1033 .G4 F4 5 138 0 v. 2
Fleury, 1812-1885.
Histoire de l1 église de
Gen eve depuis les temps
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H ISTOIRE
L'ÉGLISE DE GENÈVE
DEPUIS LES TEMPS LES PLUS ANCIENS
JUSQU'EN 1802
AVEC PIÈCES JUSTIFICATIVES
y
Par M. le Chanoine FLEURY
TOME DEUXIÈME
SOCIÉTÉ GENERALE DE LIBRAIRIE CATHOLIQUE
PARIS BRU XELLES
VICTOR PALMÉ J. ALBANEL
Directeur général t Direct, de la suc.
7<), RUE DES SAINTS-PÈRES, ~](> 2Ç), RUE DES PAROISSIENS, SÇ)
GENÈVE
GROSSET & TREMBLEY
Imprimeurs - Édi teins ,
4, RUE COBRA TERIf , (
1880
(Tiius dvoits réserves)
CHAPITRE PREMIER
Le lendemain du triomphe de la Réformation
1535
Coup d'œil rétrospectif. — Conséquences politiques de la Réfor-
mation. — Etat ancien. — Etat nouveau. — Conséquences reli-
gieuses. — Rupture avec Rome. — Le siège des évêques changé.
— Le diocèse scindé. — Réputation de Genève à l'étranger. —
Attitude des partis. — Hostilités mutuelles. — Déclaration de
guerre de la part des Bernois. — Ils envahissent les Etats du
duc. — Guerre d'extermination. — Le Chablais. — Ses résis-
tances. — Conditions posées par Berne.
Avant de reprendre le récit des événements qui signa-
lèrent les premiers jours du triomphe de la Réformation,
il est bon de se rendre compte des conséquences qu'elle
entraîna pour notre pays, au point de vue tant religieux
que politique.
Comme partout, l'introduction du protestantisme à
Genève ne put manquer d'amener des changements con-
sidérables. Signalons-les d'une manière sommaire, tout en
laissant de côté les conséquences doctrinales. Us se résu-
ment dans la substitution du calvinisme à la foi catho-
que sur tout le territoire de Genève, au moyen des péna-
lités les plus graves.
— 2 -
Pour se faire une idée précise du changement opéré à
cette époque, au point de vue politique, comparons l'Etat
tel qu'il était avant la Réformation, avec celui qui lui fut
substitué.
Avant la Réformation, Genève, ville libre, était une
petite république indépendante, sous la suzeraineté pure-
ment nominale de l'empereur d'Allemagne. A l'intérieur,
le pouvoir et l'administration étaient partagés. De droit,
l'évêque avait la part principale et la position la plus
élevée, car il était prince de Genève, prince temporel
comme spirituel. Avec lui, la bourgeoisie soit le corps des
citoyens, avait des droits solennellement reconnus par
l'évêque, sous le nom de Franchises (1).
Elle nommait ses magistrats qui administraient les inté-
rêts matériels de la cité. Cette magistrature civile se com-
posait essentiellement des syndics, du Grand et du Petit
Conseil, et du Conseil Général, formé de tous les citoyens.
Entre le pouvoir de l'évêque et celui de la bourgeoisie, peu
à peu, avait grandi un troisième, qui tendait assez ouver-
tement à les absorber l'un et l'autre. C'était celui du duc
de Savoie, qui, dans le principe, n'était que V Advocatus
ou le Vidomne, c'est-à-dire le bras séculier, auquel l'évê-
que en appelait, en certains cas prévus par les us et cou-
tumes, surtout pour les discussions et les condamnations
touchant à la justice. Mais les ducs, à force de s'employer
dans la ville, finirent par agir de leur chef et comme maî-
tres, pour accroître leur propre puissance. Nous les avons
vus sous tous les évêques s'ingérer dans les affaires du
pays, et s'arroger de nouveaux droits.
C'est là surtout ce qui donnait de l'ombrage aux citoyens,
ne trouvant plus, dans leur évêque, ni dans leurs propres
(i) En entrant en charge, chaque évêque, la main sur les Evangiles, prê-
tait serment, sur l'autel de Sainte-Catherine, à Saint-Pierre, de respecter les
Franchises.
ressources, assez de force pour échapper à ce pouvoir
envahisseur. Pour l'intérieur, le duc était à peu près le
seul concurrent que la petite république eût à redouter,
car elle vivait en bonnes relations avec les cantons suisses
appelés Ligues, et la France n'avait jamais menacé son
existence; mais les Etats du duc de Savoie l'entouraient
de toutes parts, et là était le véritable péril. Toutefois,
disons-le, une foule de citoyens étaient partisans du pou-
voir ducal. Dévoués de cœur à la maison de Savoie, ils
auraient volontiers acclamé son autorité, sans les déplo-
rables événements du seizième siècle, qui amenèrent les
exécutions, dont nous avons parlé dans notre premier
volume, et l'alliance de Genève avec Fribourg et Berne.
La prépondérance de ce dernier canton précipita les événe-
ments qui se sont déroulés sous les yeux de nos lecteurs.
Il se fit alors un changement notable dans l'état politique
de Genève. Il n'y eut plus de vidomne savoyard; toute sa
part de pouvoir resta aux autorités nationales. Il n'y eut
plus, réellement, de prince-évêque, bien que le titre en restât
aux évêques exilés. La bourgeoisie se trouva ainsi seule
héritière de l'autorité, mais ce fut pour rencontrer bientôt
un maître plus dur, Calvin, qui, malgré toutes les résis-
tances, fit subir sa volonté aux Conseils eux-mêmes, et
par là, à tout le peuple. Remarquons, toutefois, qu'après,
comme avant la Réformation, on retrouve la même organi-
sation administrative et les mêmes autorités civiles : syn-
dics, Grand et Petit Conseils, Conseil général; ce qui
prouve que du temps des évêques, les citoyens avaient un
gouvernement sage et bien organisé. Tel fut, en résumé, le
changement politique qui résulta, à l'intérieur, de l'intro-
duction de la Réformation dans notre pays.
Les conséquences religieuses furent plus importantes.
Avant la Réformation, Genève était le siège d'un des
plus anciens et des plus importants diocèses de la catho-
- 4 -
licite. Il possédait un grand nombre de maisons religieuses
et d'institutions ecclésiastiques. Tout disparut à la suite
de la Réformation protestante. L'acte capital fut la sépa-
ration consommée en 1535, avec Rome (1). Dès lors, on ne
reçut plu;: les bulles des Souverains Pontifes, et la voix
du Nonce ne fut plus écoutée. En secouant l'autorité
suprême du Chef de l'Eglise, on se débarrassa aussi de
celle de l'évêque, et ce qui accrut peut-être l'aversion et
la crainte du pouvoir épiscopal, c'est qu'en gardant et fai-
sant valoir, comme de raison, le titre d'évêques de Genève,
nos prélats, après avoir séjourné à Besançon, finirent par
s'établir à Annecy, sur territoire de Savoie. C'était sans
doute ce qu'il y avait de plus sage, pour être dans la proxi-
mité de Genève et se rendre utiles aux catholiques; mais,
aux yeux des protestants, la cause des évêques resta iden-
tifiée avec celle du duc, et leur retour eût semblé devoir
amener inévitablement la domination étrangère.
Après l'évêque, le Chapitre de Saint-Pierre quitta aussi
Genève et se retira à Annecy. Les maisons religieuses
furent supprimées ; les hospices, les confréries, les institu-
tions catholiques disparurent ou changèrent de caractère;
des églises furent démolies, d'autres devinrent des tem-
ples, où l'on prêcha la doctrine luthérienne.
Le beau diocèse de Genève fut scindé, et son terri-
toire, le pays de Gex, le Chablais, les paroisses du
canton de Vaud jusqu'à l'embouchure de l'Aubonne, ces-
sèrent d'en faire partie. Le Chablais et le pays de Gex
seuls ont fait depuis retour à l'ancien diocèse. Le catholi-
cisme, comme religion, fut banni du territoire de la répu-
blique, et bientôt il fut interdit aux individus d'en garder
(1) Ce qui montre que l'autorité du Pape n'était pas moins grande alors
qu'aujourd'hui dans l'Eglise, c'est le mot de Papiste, sans cesse employé à
cette époque pour désigner les catholiques. On n'était pas catholique sans
être avec le Pape, à Genève comme partout.
— 5 —
le moindre signe, ni d'en faire profession, de quelque
manière que ce fût (1).
Telles furent les conséquences immédiates de la Réfor-
mation à Genève, sans compter les luttes dont elle fut la
cause et le signal.
Si Genève se rendit alors chère aux pays réformés par
îà protection dont elle couvrit les apôtres du nouvel Evan-
gile, b\h devint un objet d'horreur pour ses voisins, qui ne
l'envisagèrent plus que comme le repaire de l'hérésie (2). Les
auteurs du seizième siècle qui nous ont laissé leurs appré-
ciations sur ce mouvement, surabondent en détails odieux
sur les fugitifs, qui furent les premiers accueillis à
Genève. Mais ceux qui attendaient avec plus d'impatience
l'heure de la vengeance, c'étaient les proscrits, qui occu-
paient les châteaux de Jussy et de Peney, restés entre les
mains de l'évêque. Tous brûlaient du désir de réparer les
sanglants outrages faits à la religion. Les catholiques fri-
bourgeois et vallaisans restaient persuadés que le duc de
Savoie entrerait bientôt en campagne, pour revendiquer,
les armes à la main, ses droits dans Genève. Tous étaient
dans l'attente. Il n'était pas jusqu'aux magistrats de
la cité qui ne crussent à une levée de boucliers pro-
chaine, car ils firent appel aux hommes de bonne volonté,
pour garder les portes de leur ville. Baudichon lui-même
qui remplissait les fonctions de capitaine se prépara au
combat. Comme si la patrie était à la veille des batailles,
il fit arborer sur la place un drapeau, couvert de larmes,
(1) On connaît le fameux édit de 1535 : Nul ne soit assez hardi pour faire
à l'avenir acte d'iDOLATME papistique. »
(2) Est genevœ ad Lemanum lacum in Allobrogibus oppidum,
insignis hœreticorum et apostatarum nidus atque perfugium quo
velut ad hœreticœ pravitatis gymnasium undique confluunt pes-
simi quique catholicœ veritatis desertores. Gabatins. Vita PU, lib. 2.
cap. 4.
Thuan, cité par le même auteur, dit que Genève est devenue. Errorum
lat
— 6 —
et convia tous les gens de cœur à se ranger sous sa ban-
nière. On ne peut nier qu'il n'y eût du patriotisme dans
l'âme de Baudichon : il en fit preuve, lorsqu'à la nouvelle
d'un combat soutenu, près de Gingins, par les Neuchâtelois
qui venaient au secours de Genève, il partit à la tête de
sa légion, afin d'aller délivrer ces troupes auxiliaires, har-
celées par les soldats du duc.
A ce moment, une lutte générale fut sur le point de
s'engager; mais Charles III, prévoyant une occupation pro-
chaine de ses Etats par Charles-Quint ou par François Ier,
ne voulut pas se mettre à dos les cantons suisses. Trop
confiant dans la parole des députés bernois, qui lui avaient
promis de faire reconnaître ses droits dans Genève, il s'en
remit à leur arbitrage.
De nouvelles négociations commencèrent à Bade, et
continuèrent à Aoste. Le duc promettait de faire évacuer
les châteaux de Peney et de Jussy, de rétablir la liberté
absolue du commerce, et il s'engageait à maintenir une
trêve de quatre mois (1); mais il demanda, en revanche}
que l'évêque fût réintégré dans ses droits, et que, tout en
ayant la latitude de circuler en Savoie pour leurs affaires,
les habitants de Genève ne pussent rien y pratiquer contre
le culte catholique (2). Les députés genevois ne voulurent
rien promettre, et les négociations cessèrent.
Dans la conférence ouverte à Aoste, le 21 novembre, la
discussion prit de suite un ton d'acrimonie peu propre à
amener une entente. On s'y adressa des reproches sur les
vexations exercées tantôt par les habitants de la ville,
tantôt par les réfugiés de Peney, sur les malheureuses vic-
times qui se trouvaient sur leurs pas. Enfin, lorsqu'il
fallut poser les bases d'un arrangement, Berne eut la
(1) Grenus. Fragments historiques.
(2) Vuillemin, t. XI, p. 119.
parole : t Arrêtons, dirent les députés Pierre d'Erlach et
« Cyro, que jamais le culte catholique ne pourra être
« rétabli à Genève, ni l'évêque admis à faire valoir ses
« droits ! »
Un abîme séparait dès lors les deux parties ; elles ne
purent s'entendre, et la conférence d'Aoste demeura sans
effet. Aussi les hostilités recommencèrent; les convois de
vivre destinés à alimenter la ville furent arrêtés. Bientôt
les provisions devinrent si rares, que, dans la crainte de
les voir épuisées, le Conseil décida, h 10 novembre, « de
chasser les femmes et les enfants des émigrés, pour se
défaire de toutes ces bouches inutiles ». En effet, les portes
furent ouvertes, et l'on jeta hors des remparts ces êtres
faibles et malheureux, qui furent refoulés par les soldats
du duc, rangés en camps volants autour de la ville. De
temps à autre, les citoyens affamés se décidaient à faire
des excursions dans la campagne, où ils prenaient tout ce
qui leur tombait sous la main : meubles, vivres, denrées,
bestiaux ; ils pillaient les fermes qu'ils livraient ensuite
aux flammes.
Les dévastations furent telles, que le gouvernement
rendit un arrêté pour défendre, sous peine de vie, de
piller, excepté des vivres (1). Ces excès amenaient d'o-
dieuses représailles ; aussi les députés Graffenried et
Diesbach, se rendant à Peney, au nom des autorités ber-
noises, reprochèrent-ils aux réfugiés « leurs meurtres, bri-
gandages et voleries », à quoi les Peneysans répliquèrent
que le mal, dont Genève se plaignait, n'était nullement
comparable à celui qu'ils en avaient reçu.
Sur ces entrefaites, le sire de Verey, gentilhomme fran-
çais, témoin de la détresse de la ville, au nom de Fran-
çois Ier, son maître, offrit aux magistrats une alliance
(i) Gaudy. Promenades historiques, t. II, p. 153.
avec la France. Parlant comme agent officiel, il fit valoir
la puissance de son souverain. Les conditions qu'il posa
déplurent aux membres du Conseil, qui déclarèrent « que
l'amitié et la protection du roi de France leur seraient
très-agréables, s'il voulait reconnaître leur ville libre
et indépendance, et respecter leurs Franchises, mais
qu'ayant tout fait pour se soustraire à un souverain, ils
ne pouvaient accepter l'autorité d'un prince, quel qu'il
fût (1) ». L'Etat de Berne, en apprenant ces négocia-
tions, fut offusqué de l'influence que voulait acquérir
la France dans Genève. Il fit au duc des propositions de
paix, qui, au fond, n'étaient qu'une raillerie. Il aurait
fallu que le duc consentît à séparer sa cause de celle de
l'évêque et ses intérêts de ceux de la religion. MM. de
Berne croyaient faire beaucoup d'honneur au duc, en
lui proposant de rentrer à Genève et d'y exercer le
vidomnat, sous leur responsabilité. Charles III ne put
accepter de telles offres. Piqués au vif de ce refus, ils
cherchèrent une occasion favorable pour le faire re-
pentir de sa ténacité. Elle se présenta bientôt. François
Sforza, dernier duc de Milan, étant mort sans enfants,
l'empereur Charles V occupa ses Etats. François Ier pré-
tendant avoir droit, par son aïeule Valentine Visconti, à
cet héritage, fit avancer ses troupes, en empruntant le
territoire du duc Charles III. Celui-ci, se défiant de ce
remuant voisin, eut à faire bonne garde sur ses forteresses,
dans lesquelles il répartit ses meilleurs soldats.
Les Bernois, qui convoitaient depuis assez longtemps le
pays de Vaud soumis au duc, jugèrent le moment opportun
pour y faire irruption. Ils prirent pour prétexte les vio-
lences, commises par les gens de Savoie contre leurs com-
bourgeois de Genève, et déclarèrent que l'Etat de Berne
(1) Registre du Conseil, 1" janvier 1536,
ne pouvait rester étranger aux luttes de la cité et que,
puisqu'elle avait embrassé la Réforme, elle avait droit à
l'appui de ses coreligionnaires.
Une déclaration de guerre en règle fut rédigée le
16 janvier et portée au duc par un héraut d'armes. Après
avoir rappelé les traités de Saint-Julien et de Payerne qui
étaient restés sans effet, les magistrats bernois énumé-
raient les mauvais traitements, dont les citoyens de Genève
avaient été l'objet de la part des soldats ducaux.
« Ils ont été, disaient-ils, sur vos pays, molestés, pris,
• battus, tués, leurs biens pillés, leurs maisons, posses-
« sions, granges gâtées, brisées, occupées et maximement,
« par les brigands de Peney et autres. » A cette cause,
concluaient-ils, « puisque droit et tous autres raisonnables
offres envers vous n'ont point profité, vous quittons par
ces présentes, toutes alliances vieilles et nouvelles, parti-
culières et communes, trouvées et non trouvées, vous en-
voyons les lettres d'icelles que présentement avons trou-
vées, par présent notre hérault de guerre, vous défiant
par icelles et déclarant la guerre contre vous et les vôtres,
vous avertissant que, avec l'aide de Dieu, invadirons vous,
vos gens, pays et emploierons tous nos efforts de vous
dommager et hostilement agrédir en corps et biens et par
autant notre honneur bien pourvu. Témoin notre sceau
plaqué à icelles. •
Donné dimanche 16 janvier 1536 (1).
Les menaces étaient claires, mais le motif réel de cette
déclaration était tout autre. Comme nous l'avons dit, le
riche territoire du pays de Vaud, alors soumis au duc,
confinait en partie à celui de Berne et se trouvait, par là-
(i) La déclaration de guerre citée par Ruchat, t. IV, page HO, vient d'être
reproduite par M. Duval dans les pièces justificatives de son ouvrage, Ternier
et Saint-Julien,
— 10 —
même, convoité comme une proie. Les Genevois, en appre-
nant la déclaration de guerre, purent à peine y croire. Il
fallut la lueur des incendies, qui éclatèrent sur la rive du
Léman, pour leur manifester l'approche de l'armée ber-
noise. En effet, les soldats brûlaient les châteaux, qui
leur opposaient la moindre résistance. Les villes qu'ils
rencontrèrent sur leur passage furent rançonnées sans
merci. Moudon, Payerne, Echallens, Morges, tombèrent
sous les coups des vainqueurs.
A Genève, on vit tout de suite, à leur approche, s'orga-
niser des bandes de pillards, pour fondre sur les villages
des alentours restés fidèles à la cause du duc. Au premier
moment, les paysans essayèrent de se défendre, mais ils
furent refoulés par les troupes de Verey, qui se mit en
campagne. Ce fut une boucherie telle, dit Roset, que le
capitaine fut obligé de demander grâce pour ses victimes :
» Eh ! messieurs, s'écria-t-il, laissez-en du moins quel-
ques-uns pour labourer les terres (1). » Baudichon, qui
avait éprouvé plusieurs échecs dans ses sorties précé-
dentes, brûlait du désir de se venger. Se sentant appuyé
par les troupes bernoises, il alla assaillir divers châteaux.
Jussy, Gaillard, furent les premiers attaqués. Hermance,
Sacconnex, Peney, reçurent ensuite sa visite, et toutes
ces localités subirent le pillage ou l'incendie. Ecoutons le
récit de Froment sur ces dévastations.
« Le saccagement qui estoit entour de Genève estoit
« admirable; ouy même d'aulcuns petits enfans de Genève
« qui estans seulement de l'âge de 12 à 13 ans, qui
« admenoyent avec eulx dans la ville de gros butins; aussi
« de tous coustés l'on admenoit des cloches, des blés,
« vins en abondance, bestail. L'on voyait brûler les chas-
t teaux et maysons de tous coustés, tant que semblait
(1) Spon, p. 268.
— 11 —
« advis, par la fumée, que ny eust que des nuées entre les
t montagnes et sur le lac. Or, pour mémoyre, je mets
« certains chasteaux et maisons fortes qui furent bruslés
t alors, les chasteaux de Rolle, Couppet, Prangin, le cou-
• vent de Nyon, les chasteaux d'Allemoigne, Grillier, Gex,
« Peney, Gaillard, la Perrière, Jussi, Belle-Rive, Villette,
• Cholay, Ville; la maison de Barralis, de M. de Simon, à
« Viry ; la mayson de Faulcon de Saint- Julien, Laconnay
t et tant d'aultres, au nombre de plus de six ou sept
« vingtz (1). »
Ce témoignage, à lui seul, nous dit quelle était la fureur
tant des soldats de Berne que des bourgeois de Genève,
• qui avaient juré entr'eux de tout brûler et de tout dé-
truire ; ce qui fut exécuté, continue le même narrateur,
en telle sorte que, durant tout le temps que la gendar-
merie de Berne demoura dans Genève, tout à l'entour on
ne fist que brusler, piller et saccager chasteaux, cures et
maysons, principallement des gentilz hommes et des prebs-
tres (2). »
Sous prétexte de représailles, ces impitoyables vain-
queurs agirent « avec une ardeur, dit Fazy, qui laisse bien
loin derrière elle, celle déployée "depuis en France pen-
dant la Révolution (3). > Ils avaient promis de faire au duc
tout le mal dont ils seraient capables. Pour l'honneur de
Berne, ils ne tinrent que trop parole.
Ce ne fut pas seulement sur les environs de Genève
qu'ils firent peser leur joug de fer. Déjà ils avaient gravi
le mont de Sion et ils se préparaient à faire invasion dans
le Genevois, lorsqu'ils apprirent que le roi de France avait
déclaré la guerre à la Savoie, et que ses troupes mar-
(1) Les Actes et Gestes merveilleux de la cité, p. 212, édit. Fick.
(2) Ibid., p. 214.
(3) Précis de la Réforme, t. I, p. 232.
— 12 -
chaient sur Chambéry. Ne voulant pas encourir l'indigna-
tion de la France, Nœgeli, chef de l'expédition bernoise,
revint sur ses pas, en passant par le Vuache, et gagna
le Chablais, où il continua ses dévastations. Si le Fau-
cigny ne fut pas visité par ce farouche capitaine, c'est
que cette province était un apanage de la duchesse de
Nemours, parente de François Ier.
Le Chablais, dégarni de troupes ne put pas se défendre.
Pour échapper au pillage, Thonon fit sa soumission le
2 février 1536. Il ne fut pas moins rançonné, et les Ber-
nois prirent possession de ce beau pays, jusqu'à la Dranse.
Partout où ils pénétrèrent, les églises furent pillées, les
prêtres chassés et le culte nouveau installé. Ce serait
ici le cas de raconter comment les braves paysans du
Haut-Chablais barricadèrent les passages des montagnes
qui auraient pu permettre aux vainqueurs de venir semer
parmi eux l'erreur. Ils dressèrent de formidables retran-
chements avec des rochers, sur lesquels ils inscrivirent
en grosses lettres ces mots : « Deo vero », comme pour
protester qu'ils ne voulaient rien du nouvel Evangile ;
Aussi le protestantisme vint-il échouer contre cette cou-
rageuse résistance.
De leur côté, les Vallaisans, apprenant l'invasion du pays
de Vaud et du Chablais, occupèrent toute la zone du lac
jusqu'aux Dranses. C'est ainsi que la foi catholique fut
sauvegardée dans le Haut-Chablais, qui resta soumis aux
Valaisans jusqu'à l'époque où Charles-Emmanuel rentra
en possession de ses Etats.
Tel fut l'établissement du protestantisme dans les con-
trées voisines de Genève. Il y fut porté dans les plis du
drapeau bernois, et placé sous la sauvegarde des baillis?
qui devinrent les protecteurs des nouveaux apôtres, qu'il
plut à Genève d'y envoyer.
- J3 -
Genève s'était tournée vers le schisme pour se débar-
rasser d'un maître ; elle comprit bientôt qu'en secouant
un joug antique et léger, elle s'en était forgé un autre
plus lourd, malgré sa nouveauté. Berne se chargea de
faire oublier le duc et toutes les prétentions du vidomnat.
Voici comment agirent les libérateurs de Genève. D'a-
bord, ils prirent à témoin les magistrats et le peuple
que la délivrance leur était due. Ensuite, ils déclarèrent
que l'Etat de Berne avait ainsi conquis les droits du duc
et ceux de l'évêque, et qu'il réclamait, en conséquence,
le vidomnat et tous les apanages du prince-évêque. Qu'ils
durent être humiliés, ces fiers Genevois, qui avaient cru,
par une lutte de vingt ans, acquérir l'indépendance, en
entendant les implacables Bernois leur dicter la loi du
vainqueur ! Ils eurent beau rappeler les sacrifices qu'ils
avaient déjà faits pour leur liberté, les souffrances qu'ils
avaient endurées, et l'espoir qu'ils avaient conçu d'un
avenir meilleur. Après sept mois de négociations des plus
épineuses, il fut arrêté :
1° Que Genève payerait, pour les frais de la première
invasion, 9,917 écus, et pour la seconde campagne,
10,000 écus d'or dans le terme de six mois.
2° Que les portes de Genève seraient ouvertes aux
armées bernoises, et qu'elles seraient reçues dans la ville,
toutes les fois qu'elles le demanderaient.
3° Que Berne posséderait toutes les terres de Savoie
spécialement la seigneurie de Gaillard et la Bâtie, Cholex,
que ses armées avaient occupées.
4° Que Genève céderait à Berne toutes les fondations
de la maison de Savoie, placées sur les terres conquises»
ainsi que les biens des bannis.
5° Que Berne aurait le droit d'appel et de haute juri-
diction sur les terres de l'évêché.
« Par ce moyen, dit Spon, les Genevois se conservèrent
— 14 -
le vidoranat, les revenus de l'évêché, du Chapitre de Saint-
Pierre et ceux du Prieuré de Saint- Victor (1). »
Il n'en fut pas moins dur pour Genève de subir de telles
conditions, qui limitaient les avantages de la victoire.
Non-seulement elle ne gagna pas un pouce du territoire
conquis, qui échut en partage à l'Etat de Berne, mais elle
fut frustrée des revenus, sur lesquels elle comptait et vit
s'établir à ses portes des baillis, comme gouverneurs. Le
13 mai 1536, Thonon avec le Chablais fut confié à Rodolphe
Nsegeli, Gex à Jean Rodolphe d'Erlach et Ternier à Simon
Fœrberg.
(i) Spon, p. 271.
CHAPITRE II
Calvin à Genève
Calvin jugé par divers auteurs, d'après ses œuvres. — Les Pre-
miers réfugiés. — Education de Calvin. — Ses études. — L'Ins-
titution chrétienne. — Jugement porté sur ce livre par les pro-
testants. — Arrivée de Calvin à Genève. — Continuation des pra-
tiques catholiques. — Mesures prises pour les faire cesser. —
Mesures de sévérité. — Mécontentement. — Murmures contre les
ministres. — Arrêt de bannissement. — Départ de Calvin. — Son
jugement sur ses collègues. — Conférence tenue à Tournon. —
Lettre de Sadolet aux Genevois. — Réponse de Calvin. — Change-
ment politique. — Calvin est rappelé.
Parmi les personnages qui ont marqué dans l'histoire de
Genève, il en est un plus célèbre que tous les autres, et
dont l'action s'est prolongée pendant près de trois siècles,
se faisant sentir et dans l'Etat et dans l'Eglise.
Cet homme au bras de fer, dont la doctrine impitoyable
a retenti si longtemps dans les chaires de l'Académie et
des temples, c'est Calvin, appelé le Picard, à cause de la
province qui lui donna le jour. Il fut l'idole de Genève,
non point pendant sa vie, mais durant les deux derniers
siècles, où les historiens composèrent à son sujet les pané-
gyriques les plus louangeurs. Aujourd'hui, le piédestal qui
- 16 -
lui avait été dressé croule. Celui qui lui a porté le plus
rude coup, n'est pas ce Bolzec, qu'on avait accusé de déni-
grer par vengeance le Réformateur, et dont les récits se
trouvent en grande partie prouvés par les pièces nouvelle-
ment découvertes.
Ce n'est pas Audin qui, assurément, a montré le carac-
tère haineux de Calvin sous son vrai jour, mais c'est un
historien de Genève qui, après avoir travaillé dans les
Archives pendant plus de vingt ans, a vu luire à ses yeux
la vérité, à l'aide de cette petite lampe fumeuse, qui
l'éclairait dans les caveaux de l'Hôtel de ville, remplis de
sacs de procès. Cet homme patient dans ses recherches,
c'est J.-Ant. Galiffe.
Ecoutons le jugement qu'il a porté sur Calvin dans la
préface du tome III des Sotices généalogiques.
« Calvin renversa tout ce qu'il y avait de bon et d'ho-
norable pour l'humanité, et établit le règne de l'intolé-
rance la plus féroce (1). »
Instruit par les révélations de son père, le professeur
J.-B Galiffe, a tracé, à son tour, la physionomie de Calvin
dans les procès qu'il a publiés sous le titre de Quelques
pages d'histoire exacte (2).
Comme il le dit, plus ami de la vérité que de la popula-
rité, il a franchi le Rubicon et déchiré les voiles.
Si nous voulions aller puiser à ces deux sources, nous y
trouverions des passages sanglants pour flétrir la mémoire
du Réformateur. Mais nous préférons le faire connaître
par ses œuvres.
Genève a toujours passé pour la terre du refuge. Il lui
est arrivé parfois de singuliers transfuges. A chaque épo-
que, nous y voyons accourir des hommes, comme ceux que
(1) Xotices généalogiques, t. III.
(2j Quelques pages d'histoire, p. 95 et suivante.
- 17 —
signalait déjà avec malice le vieux Froment, peu sympa-
thique pourtant à la cause de l'évêque, puisqu'il fut l'un
de ses ennemis les plus prononcés; mais il ne pouvait
s'empêcher de rougir de la conduite de quelques-uns des
naufragés à Genève : « Tu trouveras, disait-il, des gens
t de bien à Genève, qui ont été prêtres ou moines, qui
« sont mariés, vivant honnêtement, en travaillant de leurs
« mains ; mais il y est venu et il y vient encore journelle*
« ment un tas de moines cafards, séduisant de pauvres
« filles et servantes. Pour d'autres, disait-il, le premier
t Evangile qu'ils demandent, c'est une femme (1). Enfin
t beaucoup, après avoir ruiné par la banqueroute d'hon-
t nêtes ménages et de bons marchands se promettent de
« tout faire sous couleur de l'Evangile, comme si Genève
t était un retrait de toute méchanceté de larrons et faux
« monnayeurs (1). >
Est-ce que Calvin fut de la trempe de ces misérables
qui vinrent chercher un asile à Genève ? Non, nous ne le
mettrons pas sur cette ligne d'ignobles déserteurs. Il en
est d'autres, dont l'esprit, perverti par l'orgueil, ne pou-
vait accepter le joug de l'autorité; ils en rongeaient le
frein, parlant de liberté, et au fond, une fois qu'ils eurent
secoué le joug de Rome, ils furent des despotes de la pire
espèce. Tel fut Calvin, né à Noyon, le 10 juillet 1509. Son
éducation avait été primitivement dirigée vers la théo-
logie, mais il fut plus tard envoyé par son père à Orléans,
pour y suivre le cours de droit civil. Ses collègues le nom-
maient méchamment accusatif, ce qui, en langage collé-
gien, signifie rapporteur. Wolmar, son professeur, trouvant
en lui un élève opiniâtre et ergoteur, lui dit un jour :
« Crois-moi, laisse ton code et reprends les livres saints. »
(1) Froment. Chap. X VI.
— 18 —
Si Calvin se fût adonné à cette étude avec un cœur droit, il
n'eût pas manqué d'y puiser de saintes inspirations; mais
désertant la doctrine pure, et l'antique tradition, il s'em-
para de quelques textes, sur lesquels il se bâtit tout un sys-
tème, celui de la prédestination. « Oui, se dit-il, Dieu a
c marqué à l'avance ses élus. Je suis de ce nombre, il faut
« que je devienne apôtre. »
C'est sous cette influence qu'il partit pour Paris, où il
gagna, par son ardeur au travail, les bonnes grâces du
recteur de la Sorbonne. La considération du vieux docteur
Cop pour son jeune élève alla si loin, qu'il lui confia la
composition du discours qu'il devait prononcer à la ren-
trée des cours. Calvin saisit cette occasion pour déve-
lopper ses propres idées par la bouche du recteur, qui
donna dans le piège. Les hardiesses de cette nouvelle doc-
trine soulevèrent une véritable tempête à la Sorbonne.
Pour échapper aux censures et aux graves conséquences
qu'elles entraînaient à cette époque, Cop dut avouer qu'il
n'avait été que le simple lecteur du discours, élaboré par
son élève. Calvin, craignant, à son tour, de tomber sous la
main des archers du Parlement, s'enfuit en toute hâte à
Noyon, où il resta caché jusqu'à ce que Marguerite, reine
de Navarre, eut obtenu son pardon du roi.
La leçon ne l'arrêta pas. Il s'obstina dans ses idées, et
se mit à coordonner les enseignements de Luther dans un
livre, intit ulé Y Institution chrétienne.
Il en lut quelques passages au président Charreton qui
lui dit : « C'est un poison enveloppé d'un beau sucre. Je
vous conseille de renoncer à ce travail. »
Calvin, redoutant d'être dénoncé comme hérétique,
partit pour Bâle, où il fit imprimer son ouvrage, en 1535.
L'Institution chrétienne est assurément le livre le plus
remarquable de Calvin. La diction latine en est soignée,
mais les doctrines en sont désespérantes.
— 49 —
Ecoutons le jugement qu'en a porté M. le pasteur Che-
nevière, professeur de l'Académie de Genève dans ses
essais théologiques. « Sous les formes sévères que lui
« prête Calvin, l'Evangile a un bras de fer; la fatalité
« dispose du sort des humains, et le christianisme, si beau
t dans la bouche de son Chef, devient une loi cruelle (1). >
Voici le résumé du calvinisme, continue le même au-
teur : « L'homme naît corrompu et condamné. La foi lui
« est donnée gratuitement, sa conversion est surnaturelle.
« Quand une fois il est converti, les actions les plus cri-
« minelles ne peuvent le faire déchoir de la grâce. La
i Rédemption de Jésus-Christ n'est pas applicable à tous
« les hommes, son efficacité est restreinte aux prédes-
« tinés, car il y a prédestination à vie et à mort, à salut
t et à damnation (2). »
On se demande comment ce système, nommé « Épou-
vantable » par le pasteur Martin et par le ministre Pou-
zait, « le plus affreux système qui soit sorti d'une tête
humaine », a pu trouver faveur auprès de gens sensés;
M. Chenevière l'explique en ces termes :
t Pour faire goûter une telle doctrine, il a fallu pour
t cela l'autorité absolue; il faut des commentateurs cares-
« sants, qui, aidés de leurs petits traités, de leurs mau-
« vaises versions, de leurs gloses, lient de force des pas-
« sages détachés, et qui prononcent avec douceur : Mes
t frères, ma chère sœur, vous êtes élus, la grâce vous a
« enlacés. Vous avez foi à notre système. Nous irons tous
t à la vie éternelle (3). »
On ne pourrait mieux peindre les airs chatoyants du
méthodiste, prêchant la foi en Christ.
(1) Essais théologiques, t. II, p. 499. — Genève, 1831.
(2) Ibid, p. 500.
(3) Ibid, p. 501.
— 20 —
De Bâle, Calvin passa en Italie, où il chercha vaine-
ment à implanter son système. Il ne réussit ni à Ferrare
ni à Venise. Ses regards se portèrent alors sur la Suisse,
qui venait d'être le théâtre de révolutions politiques et
religieuses.
Le culte catholique avait été banni de Genève depuis
près de onze mois, lorsque Calvin y arriva. C'était à l'in-
fluence bernoise que l'on devait le triomphe de la Ré-
forme, mais elle n'avait pas encore pris racine dans
Genève. En vain Farel cherchait à organiser une religion
nouvelle, sur les bases de l'Evangile ; les éléments se dé-
sagrégeaient sous sa main trop hésitante, et les plus
ardents champions sur lesquels il s'était appuyé, décla-
raient hautement ne vouloir être en rien contraints par
les prêcheurs (1).
Il s'était emparé des temples, et ses partisans, enhardis
par leur succès, avaient semé autour d'eux l'épouvante et
la terreur. Les événements avaient dépassé toutes les espé-
rances des Réformés. Ils se trouvaient, en effet, maîtres
de la cité; mais ils virent bientôt que, s'il est facile d'a-
battre, on construit à grand'peine. La religion catholique,
d'ailleurs, qui avait été, des siècles durant, la religion
du peuple de Genève, conservait encore en cette ville
beaucoup d'adhérents. Quoique les familles les plus
attachées à l'antique foi fussent allées chercher sur la
terre étrangère, surtout en Savoie, la liberté de vivre
selon leurs convictions religieuses, il y avait encore un
bon noyau de catholiques qui réprouvaient la Réforme, et
qui croyaient au retour prochain de l'évêque.
On avait interdit aux prêtres l'exercice de leurs fonc-
tions, mais ils continuaient à les remplir dans l'ombre,
visitant les malades, baptisant les enfants à domicile, et
(1) Registre du Conseil, 31 mai 1536.
— <21 —
encourageant les fidèles à rester fermes au milieu de la
tempête (1).
Pour paralyser les efforts de leur zèle on les appela
devant les syndics, qui leur demandèrent une dernière
fois s'ils voulaient embrasser la Réforme, et, en cas de
refus, ils devaient sortir de la ville. Plusieurs obtinrent
quelques jours pour régler leurs affaires, et émigrèrent (2).
Quelques-uns eurent la lâcheté de composer avec l'hé-
résie et se déclarèrent prêts à quitter leurs fonctions et à
obéir. D'autres, enfin, bravèrent les défenses, et restèrent
cachés dans la ville, pour y distribuer encore les secours
spirituels (3), mais on se mit à les surveiller, et ceux qui
furent dénoncés, comme ayant administré les sacrements,
furent jetés dans les prisons, soumis à la torture, et bannis
des terres de la seigneurie (4).
Cependant, les habitants de la campagne conservaient
encore parmi eux des prêtres, et faisaient des instances
pour qu'on leur laissât le libre exercice de leur culte (5).
On fut sans pitié pour eux, et ceux qui furent signalés au
Conseil, parce qu'ils avaient pris part aux cérémonies reli-
gieuses, furent traités comme ennemis de la cité (6). On
leur en ferma les portes, et on les condamna à de fortes
amendes (7). On alla plus loin encore; pour étouffer la der-
nière étincelle du catholicisme à Genève, Farel demanda
aux magistrats que tous les habitants fussent réunis en
Conseil général, pour déclarer à haute voix « qu'ils adhé-
« raient au nouvel Evangile, voulant délaisser toutes
(1) Registre du Conscl, 12 novembre 1535.
(2) lbid., 6 décembre 1535.
(3) lbid., 28 janvier 1536.
(4) lbid., 13 juillet 1536.
(5) lbid., 21 février 1536.
(6) lbid., 24 mars 1536.
(7) lbid., 16 mai 1536.
~ 22 —
« messes et aultres cérémonies et abusions papales « ; ce
qui eut lieu le 31 mai 1536. Beaucoup de citoyens mur-
murèrent contre cette exigence et refusèrent d'aller en-
tendre les ministres.
Jean Philippe se fit leur interprète en Conseil, où il
déclara, au nom de plusieurs autres « qu'il ne voulait
c être en rien contraint par les prêcheurs. » On publia
ensuite un édit pour obliger tous les détenteurs de cru-
cifix, d'images ou d'autres objets de piété, à les apporter
à un commis chargé de les détruire ou de les brûler (1).
Toutes ces vexations suscitèrent bien des mécontente-
ments, mais comme on n'épargnait aux récalcitrants, ni
l'amende, ni la prison, tous durent se soumettre.
A côté de ces catholiques mécontents, se rangeaient
aussi des citoyens, grands partisans de la Réforme, mais
qui l'avaient soutenue et adoptée dans un but tout poli-
tique. Leur unique pensée avait été de secouer l'autorité
du duc de Savoie et le joug de l'étranger, et ils sentaient
peser sur eux tout à la fois la main de Berne et celle des
ministres, qui leur parlaient avec hauteur. Ce langage ne
fut pas de leur goût, et ils manifestèrent, tout de suite,
leurs sentiments par une espèce d'opposition latente, dont
Farel ne tarda pas à s'apercevoir. Déjà il comprenait qu'il
lui fallait un bras plus puissant que le sien pour maîtriser
les mécontents et discipliner la Réforme. Il lui avait été
facile de détruire, mais l'édifice nouveau chancelait déjà
sur ses bases, lorsqu'un étranger vint à son aide. Ce fut
Calvin. Il ne semblait apparaître à Genève que comme un
exilé cherchant où fixer sa tente, et disposé, s'il le fallait,
à aller la planter ailleurs ; mais Farel, qui l'avait connu à
(1) On arrêta aussi de publier aque chacun qui auroyt des images et idoles
chez lui eût à les rompre ou à les apporter entre les mains du commis pour
les faire gâter ou brûler» (Registre du Conseil).
— 23 —
Paris, comprit vite combien son énergie pouvait être pro-
fitable à ses desseins.
Ce fut une bonne fortune pour Farel que l'arrivée de
Calvin à Genève. Il savait quelle était son énergie, aussi
s'épuisa-t-il en efforts pour le retenir. Ebranlé par ses
supplications et ses promesses, Calvin se décida à faire un
essai.
Calvin n'avait jamais été dans les Ordres, quoiqu'il eût
occupé le bénéfice de Notre-Dame de la Gesene, mais il
n'en prit pas moins la parole à Saint-Pierre, où il débuta
par de simples lectures de la Bible, accompagnées d'une
paraphrase. De suite il fut remarqué, et le lendemain de
son début, Farel alla conjurer les magistrats de retenir ce
Français, en pourvoyant à son entretien (1). Le Conseil
agréa sa demande et Calvin continua ses lectures, tout en
étudiant le terrain sur lequel il se trouvait. Il ne tarda pas
à s'apercevoir qu'il n'avait autour de lui que des gens
incertains et flottants dans la foi, qui s'étaient débarrassés
de l'autorité de l'évêque, sans trop se rendre compte de
ce qu'il fallait mettre à la place, pour fonder une Eglise.
Calvin était un autoritaire, qui comprenait la nécessité
du commandement. Aussi insinua-t il aux magistrats qu'il
fallait avant tout établir de l'ordre dans la ville, en y fai-
sant régner plus de sévérité.
Une de ses premières pensées fut de mettre en vigueur
la discipline de l'Excommunication, pour corriger ceux
qui ne voudraient pas se ranger amiablement et en
toute obéissance à la parole de Dieu. Il en développa la
nécessité dans un mémoire adressé à la seigneurie, en
disant que cette sorte de correction avait été toujours
pratiquée dans l'Eglise, et que, si les évêques en avaient
(1) Registre du Conseil, S septembre 1536.
— 24 —
abusé, ce n'était pas une raison de la détruire, mais que
l'usage devait en être remis aux mains du peuple, et que,
sans cela, il n'y avait pas d'Eglise (1). C'est bien le cas
de le dire. Voilà comment les hérétiques sont toujours
en contradiction avec eux-mêmes. Ces fauteurs refusent
au Pape le droit d'excommunier, et ils excommunient
impitoyablement eux-mêmes les récalcitrants à leurs ordon-
nances.
Il y eut à Genève, au temps de Calvin, des mécontents
qui lui dirent qu'ils ne voulaient être en rien contraints
par les prêcheurs. Il leur répondit que s'ils avaient brisé
le joug des prêtres, ils n'avaient pas pour autant secoué
l'autorité (2). En effet, sa main commençait à peser et à
se faire sentir. Ne pouvant pas soumettre les rebelles, il
obtint que le Conseil prononçât contre eux des arrêts de
bannissement. On leur enjoignit l'ordre de vider la ville (3),
c'était le terme admis.
Mais quels étaient ces rebelles? Ces rebelles, c'étaient
ceux qui conservaient un peu d'attachement pour le culte
antique, qui gardaient chez eux quelque image, un cru-
cifix, un chapelet, ou des signes d'idolâtrie; c'étaient ceux
qui s'étaient refusés dans les divers quartiers de la ville à
donner une adhésion formelle à la Réforme, ou à souscrire
un formulaire de foi rédigé par Calvin. On leur accorde
trois jours pour se soumettre, mais plusieurs n'attendent
pas ce délai. Ils sortent de la ville plutôt que de trahir
leur foi. Tel fut Paul Bally qui, à cause de sa franchise
fut cassé de ses fonctions de curial de Peney; Guillaume
Burillet qui, ayant soutenu que la Messe était une institu-
tion divine, avait été condamné à trois jours de prison et
(1) Mémoire de Calvin. Archives de Genève, n° 1170.
(2) Calvin à Bulinger, 17 janvier 1537.
(3) Edit de Genève.
— 25 —
à l'exil (1). Les vexations allèrent bien plus loin. Quelques
personnes s'étant permis de chanter dans la rue, on leur
signifia de se taire « sous peine du croton pour la pre-
mière fois, et du collard pour la seconde (2) ». D'autres,
surpris à jouer aux dés ou aux cartes sont mis en prison
ou exposés au carcan avec le jeu de cartes pendu au
cou (3).
Une épouse s'étant présentée au temple avec les che-
veux plus rabattus que de coutume, on fait mettre en pri-
son sa maîtresse, les deux personnes qui l'ont accompagnée
et celle qui l'a coiffée.
Cette attitude des prédicants et leur ridicule sévérité
finirent par révolter ceux qui conservaient au fond de leur
cœur un peu d'indépendance. Dans leurs réunions intimes
ils commencèrent à se venger par des sarcasmes de ce
régime toujours escorté de la police et du geôlier. Us s'y
moquaient de la figure hâve de Farel, de la barbe rousse
et mal peignée du Français, non moins que de son attitude
raide et de son teint blême. C'était ainsi qu'ils désignaient
maître Calvin. Parfois, ils singeaient les grands gestes du
premier, et l'air momie du second. On s'abordait dans les
tavernes en disant : Es-tu des Frères en Christ ?
Quelques-uns plus sérieux, au lieu de déverser sur ces
personnages le ridicule, se demandaient a ce que la cité
avait gagné à se donner pour maître un écloppê comme
Farel, et un poitrinaire comme Calvin. » A quoi bon,
disaient-ils, avoir secoué le joug de Rome, si nous devons
subir celui des ministres?... Us ont fermé les couvents, et
ils en font subir à nos femmes les rigueurs et jusqu'au
costume?... »
(1) Registre du Conseil, 1810 1537.
(2) Ibid. 23 février 1537.
(3) Ibid.
- 20 -
Le mécontentement gagna de proche en proche, et
bientôt il éclata parmi les partisans de la liberté, qui, un
jour, pour se compter résolurent de mettre à leur chapeau
deux feuilles d'artichaut qu'ils allèrent couper dans les
jardins des maréchaussiers sur les bords de l'Arve. Se
trouvant en nombre, ils se groupèrent et ne craignirent
pas de tirer l'épée contre leurs adversaires, qui prirent le
parti de se cacher et d <t disparaître.
Ces chevaliers de l'artichaut furent nommés les articu-
lants, nom qui leur est resté dans l'histoire de Genève.
Aux élections qui suivirent de près cette manifestation
populaire, en opposition avec Calvin et ses collègues, les
magistrats qui les avaient patronnés furent mis à l'écart.
Ce fut un triomphe pour le parti des Enfants de Genève,
et une défaite pour les prêcheurs. Ils eurent beau se pré-
senter au Conseil, et y faire des remontrances ; ou letir
dit qu'ils n'avaient rien de mieux à faire que « de se mêler
de ce qui regardait leur ministère; sans s'immiscer dans
les questions qui regardaient les magistrats (1). »
Indignés de cette réponse, les ministres ne gardèrent
plus de mesure dans leurs discours. — L'un d'entre eux,
nommé Corault, désigné sous le sobriquet Y Aveugle, éclata
en propos burlesques et insultants : « Vous croyez peut-
« être que le royaume des cieux est comme celui des gre-
« nouilles, où ceux qui crient le plus fort sont maîtres.
* Vous n'êtes que des rats parmi la paille, un tas d'ivro-
« gnes sans conscience et sans valeur (2). »
Ce Corault, tonnant contre les ivrognes, ne montait en
chaire que pour exhaler pendant des heures entières, les
propos les plus insultants contre les Artichauts, et ne mé-
nageait ni les magistrats, ni le peuple.
(1) Registre du Conseil, 4 mars 1537.
(2) Ibid. 20 avril 1537.
— 27 —
Il fut dénoncé au Conseil comme un insulteur, et on lui
interdit la chaire. Il y reparut, néanmoins, pour conti-
nuer ses diatribes. Mais, un jour, lorsqu'il en descendait,
un archer l'appréhenda au corps et le conduisit en prison.
Le soir, Calvin et Farel eurent beau se présenter aux
magistrats pour demander l'élargissement de leur collègue
il leur fut répondu : « Corault est en prison pour paroles
t outrageuses aux magistrats. Il y restera jusqu'à ce que
t le droit soit fait. » Vous, MM. les prédicants, répondez :
Voulez-vous obtempérer à la missive de Berne touchant la
Cène ? Si vous refusez, nous vous défendons de remonter
en chaire (1).
Il faut savoir que Berne appuyait la Réforme de Luther
et réprouvait le système de Calvin, lançant l'anathème
contre les indignes et les écartant de la Cène. Déjà même
les magistrats de Genève et de Lausanne s'étaient entendus
pour suivre, dans la distribution de la Cène, la marche
venue de Berne. Vainement Farel se démena dans la chaire
de Saint-Gervais, pour faire prévaloir les idées de Calvin
en cette matière. Il déclara qu'il y avait à Genève des
indignes qui ne devaient point se présenter à la Cène, tels
que les ivrognes et les paillards. Un cri part de l'audi-
toire : t Mort! Mort! aux ministres. Les prêcheurs au
Rhône ! »
La même scène se passait à Saint-Pierre, où Calvin
essayait de refuser la Cène. L'un et l'autre furent obligés
de céder à l'orage et de se retirer.
Le soir, dans toutes les rues, retentissait le cri de
« Mort aux ministres ! > Le Conseil des Deux Cents s'as-
sembla, et après nne délibération assez vive, la majorité
(1) Registre du Conseil, 20 avril 1537.
— 28 —
décréta la déposition et le bannissement de Calvin et
de Farel (1).
On leur donna trois jours pour évacuer la ville. Ils par-
tirent, comprenant, mais un peu tard, le danger qu'il y avait
à soulever les masses contre l'autorité. « Le Seigneur, dit
Capiton, dans une lettre à Farel, vous a montré ce que
c'est que de jouer le métier de pasteur, et quelle impru-
dence vous avez commise, en renversant l'autorité du Pon-
tife (2). »
Ainsi furent proscrits ces hommes sans mission, qui
avaient soulevé les Conseils et le peuple contre les minis-
tres revêtus d'une légitime autorité. Les voilà honnis et
jetés à la porte de Genève.
Calvin, en quittant la cité, aurait voulu pouvoir em-
mener avec lui tous les autres ministres, pour punir ceux
qui venaient de le frapper de bannissement. Le vieux
Corault seul partagea son exil. Il se retira d'abord à
Thonon, où il fut reçu par Fabre; de là il passa à Orbe,
où il mourut assez tristement; mais Champereau, Jaques
Bernard et Henry de la Mare restèrent à Genève.
En les quittant, Calvin leur dit : « Je vous tiens pour
excommuniés si vous faites de la prédication. » Ils se
moquèrent de ses menaces, mais il le leur fit payer cher,
en écrivant à Bullinger la lettre suivante, où il les marque
au front d'un stigmate indélébile :
t Mieux vaudrait voir l'Eglise complètement dépourvue
t de pasteur que de la voir occupée par de tels traîtres,
« couverts du masque de pasteur. Il en est deux, en effet,
f qui ont pris possession de nos sièges. L'un d'eux, ancien
t gardien des Franciscains (c'est Jaques Bernard, qu'il
t veut désigner) a toujours combattu l'Evangile, jusqu'à
(1) Registre du Conseil, 23 avril 1537.
(2) Capito Furello, p. 12.
— 29 -
« ce qu'il ait reconnu Christ sous la forme d'une épouse.
• Il s'est, depuis lors, comporté avec elle de la manière
• la plus honteuse. Moine, il avait vécu sans retenue :
« sous l'Evangile, il n'a pas eu plus de crainte de Dieu, ni
t de sentiments chrétiens (1). »
Voilà, il faut l'avouer, un apostat peint de main de
maître. Voyons le second, Henry de la Mare.
« L'autre, hien que très-fourbe et habile à dissimuler
t ses vices, est cependant si notoirement pervers, qu'il
t n'en impose qu'à des étrangers. L'un et l'autre, non-seu-
« lement sont des ignares, mais ils n'ouvrent la bouche que
t pour radoter, ce qui ne les empêche pas de déployer un
« orgueil insensé (2). »
Voilà, assurément, une belle triade de pasteurs laissés
à la tête du protestantisme naissant à Genève.
En citant ces paroles dans l'Histoire du peuple de Ge-
nève, M. Roget pense que Calvin les écrivit sous l'impres-
sion d'un cœur ulcéré par le souvenir de l'accueil que lui
avait fait la majorité de ses anciens paroissiens, et qu'il
n'était pas complètement maître de lui-même. Nous ne
sommes pas de cet avis. Calvin connaissait ses collègues,
il les a peints d'après nature.
Mais que pensait-il des Genevois révoltés contre son
autorité? Il nous l'apprend dans cette même lettre
adressée à Bullinger. Les couleurs sont un peu crues.
C'est bien l'homme atrabilaire décrit par Galiffe.
t Après que nous eûmes été expulsés, on vit grandir à
t Genève l'audace de Satan et de ses acolytes. On ne
t saurait croire avec quelle insolence et quelle licence ces
« impies s'y plongent dans toutes espèces de vices, avec
« quelle effronterie ils insultent les serviteurs de Dieu,
(1) Lettre de Calvin à Bullinger.
(2) Ibid.
- 30 -
* avec quelle brutalité ils se railllent de l'Evangile, avec
€ quelle extravagance ils se comportent en toute occa-
« sion. Malheur à ceux qui ont donné la main à ce cri-
« minel dessein. C'est Satan qui nous a bannis de la cité,
t pour la livrer à des désordres pires que ceux où elle
t gémissait (1). »
Le cœur plein de ces pensées, Calvin se dirigea sur
Berne, pour se plaindre de la conduite des Genevois à son
égard. Il y reçut un accueil peu flatteur de la part de
Kiintzen, ministre au service des Seigneurs, et grand
admirateur des Réformateurs Allemands. € Vous n'êtes
« que des brouillons, leur dit-il ; l'Eglise helvétique était
t en paix, et vous êtes venus la troubler par vos nou-
« veautés. »
Calvin aurait pu rétorquer l'argument, mais il préféra
gagner les bonnes grâces des seigneurs, en insinuant que
la Réforme à Genève courait grand danger, si Berne n'y
mettait pas la main. Les Hauts Seigneurs tentèrent à
Genève une démarche en sa faveur, mais les esprits étaient
trop montés. On leur répondit : « Mort aux Guillemins! »
Par ce mot, on désignait les partisans de Guillaume Farel.
Calvin prit alors le chemin de Bâle, et se rendit à Stras-
bourg, où Bucer lui fit obtenir une place de prédicant à
l'église française de Saint-Nicolas. Ce fut là qu'il fit
l'essai de son plan d'Eglise composé, comme nous le ver-
rons plus tard, d'un mélange politique et religieux,, où il
associa, sous le nom d'Anciens, des laïques au gouverne-
ment et à l'administration des choses spirituelles.
Après le départ de Calvin, les partis s'agitèrent à Ge-
nève. Il y eut un moment où l'on put espérer que les lois
portées contre la liberté religieuse seraient, sinon révo-
(i) Histoire du peuple de Genève, tom. I, p. Ii7.
— 31 —
quées, du moins modifiées. On voyait de nouveau circuler
en ville des prêtres. Ils pénétraient auprès des malades,
les exhortaient à revenir aux pratiques de l'Eglise romaine,
Le bruit courut même en ville qu'on allait chanter de
nouveau la messe à Saint-Pierre.
Ce fut à cette date que se tint à Lyon une conférence
épiscopale, composée des évêques de la province de Vienne,
sous la présidence du cardinal de ïournon. Les collègues
de Pierre de La Baume n'avaient cessé de se préoccuper
du sort de la ville de Genève. Ils résolurent de faire un
appel à ses magistrats, pour leur rappeler les avantages
de leur antique foi. Sadolet, archevêque de Carpentras,
connu par son savoir et son habileté à écrire, fut chargé
de ce travail. Il le rédigea en latin. Son épître passe à
juste titre pour être un chef-d'œuvre de style, et un
modèle de modération. Ni reproches, ni amertume, mais
de la bonté, même de la tendresse. Il parle des douces
croyances qui forment la base de la religion catholique,
pratiquée par les habitants de Genève, avant l'arrivée des
novateurs, etdde T'importance de la vraie foi. « L'une, an-
cienne, ajoute-t-il, remonte aux apôtres, l'autre n'est que de
hier, « 0 Genevois, mes frères, s'écrie le prélat, que je vous
« drais vous avoir avec moi dans le Christ et l'Eglise de
« Jésus-Christ. Je vous conjure de revenir à l'unité et de
« faire acte de soumission à l'Eglise, notre mère (1). »
Ecrite en français, cette épître aurait peut-être obtenu
meilleur accueil à Genève ; elle aurait pu circuler dans le
peuple, tandis que, lue au sein du Conseil, elle fut à peine
comprise. Grand fut l'étonnement des magistrats qui, au
témoignage de Théodore de Bèze, ne trouvèrent personne
capable de rédiger une réponse (2).
(1) Epître de Sadolet, citée in extenso par Charpenne. Histoire de la
Réforme.
(2) Bèze, Calvini Vita.
— 32 —
Cet aveu nous montre combien s'était abaissé le niveau
de la science, à cette époque, à Genève. Tous les hommes
instruits avaient suivi l'évêque ou quitté la cité, pour
aller s'établir sur les terres ducales. Avant cette émigra-
tion, magistrats, notaires, bourgeois écrivaient le latin
avec une étonnante facilité, comme le prouvent les ar-
chives de cette époque, et deux ans après la Réforme, on
ne trouve personne pour répondre à Sadolet ! C'est six
mois seulement après la réception de cette épître que le
ministre Morand est chargé de préparer une réponse,
mais les amis de Calvin n'attendirent pas. Us lui envoyè-
rent une copie de l'épître de Sadolet, ce qui lui fournit
l'occasion de se produire. 11 fut heureux de relier ainsi ses
rapports avec Genève, malgré toute la mauvaise humeur
qu'il affecte vis-à-vis ceux qui ont provoqué son bannisse-
ment.
Au lieu de se placer au point de vue de son antagoniste,
Calvin affecta de voir dans la lettre de Sadolet une pure
attaque contre sa personne et contre les ministres ren-
voyés avec lui, et il se mit à composer une apologie de ses
opinions et de celles de ses collègues.
Sadolet n'avait énoncé que d'une manière générale son
regret de voir l'antique Helvétie, si connue par sa bra-
voure et sa loyauté, troublée par des hommes astucieux et
ennemis de l'unité chrétienne et de la paix. Calvin, dans
sa réponse, déclare qu'il se regarde comme désigné par
ces paroles, et se met à raconter ce qu'il a fait à Ge-
nève, et il en prend occasion pour formuler les attaques
les plus grossières contre la cour de Rome, le Pape et les
évêques, en justifiant tout ce qu'il a fait pour restaurer,
dit-il, la foi primitive.
En composant sa réponse, Calvin se proposa spéciale-
ment d'agir sur l'esprit du public, et de rattacher à sa
cause ceux qui manifestaient déjà du regret de son départ.
— 33 -
Des copies furent expédiées à Genève, où son parti s'agi-
tait, cherchant à ressaisir le pouvoir. Il fallut, pour lui
rendre son ancien ascendant, de nouvelles luttes, dans
lesquelles les Bernois jouèrent un rôle assez prépondé-
rant, et surtout il fallut l'exécution de Jean Philippe,
qui passait, à juste titre, pour le chef des Articulants.
Il fut accusé d'avoir provoqué une émeute et il eut la
tête tranchée. Ce fut le signal d'une réaction véritable.
Aux élections qui suivirent sa mort, ses partisans furent
mis à l'écart, et les Guillermins triomphèrent.
Une des premières propositions soumises aux délibéra-
tions du Conseil fut le rétablissement de l'état de choses
qui existait quatre ans auparavant, « alors que l'Evangile
florissait à Genève ». La proposition était vague; elle fut
adoptée; mais lorsqu'on proposa une confession de foi
à jurer, le peuple manifesta la répulsion la plus éner-
gique, et les ministres Marcourt et Morand, restés à la
ville, subirent de toutes parts des avanies, telles qu'ils
allèrent se plaindre aux magistrats « des insolences qui
se faisaient journellement, tant contre la parole de Dieu
que contre leur personne, déclarant que, si les choses con-
tinuaient sur ce pied, ils se déchargeraient du fardeau qui
les écrasait (1). »
Depuis que les amis de Calvin étaient revenus au pou-
voir, les ministres n'avaient de leur part qu'un faible
appui. Ils le comprirent; aussi Morand quitta-t-il Genève,
le 9 août 1540, alléguant, les calomnies dont il était
abreuvé.
Maître Marcourt s'était maintes fois plaint de ne pou-
voir nourrir ses enfants avec les gages qu'on lui avait
assignés. On lui avait donné, comme à son collègue, « un
(1) Régie du Conseil, i8 mars 1539.
3
- 34 -
bossot de vin provenant de Genthod. » Peu satisfait, il reve-
nait sans cesse à la charge, si bien, qu'on lui reprochait
« de ne faire autre chose, sinon être toujours après le
trésorier de la ville (1). »
A la fin, lassé, comme son collègue de toutes les inso-
lences qu'on se permet contre lui, Marcourt, se déclare
prêt, lui aussi, à quitter la ville. Ce qu'il opéra, en effet,
le 20 septembre.
Il ne restait donc à Genève, comme ministres que
Henry de la Mare et Jaques Bernard, si maltraités, comme
nous l'avons vu, par Calvin. C'était une détresse pour les
Conseils qui se prirent alors à regretter Calvin. Nous en
trouvons la preuve dans le protocole de la séance du
21 septembre, c'est-à-dire le lendemain du départ de Mo-
rand. Nous lisons, en effet, ces mots:
« Pour ce que Maître And. Marcourt s'en est allé,
t résolu de donner au seigneur Ami Perrin, de trouver
€ moyen, s'il pourrait fère venir Maistre Calvin (2). »
Perrin était un des plus ardents Guillermins, défen-
seur, par conséquent, de Calvin et de Farel. Sans perdre
de temps, il fait savoir à Viret et à Farel, qui sont en
correspondance avec Calvin, les dispositions du Conseil.
Ceux-ci en avertissent leur ami, qui leur répond « qu'il se
trouve bien à Strasbourg, et qu'il veut y rester. »
€ Du Failly et l'imprimeur Michel, écrit-il à Farel, m'ont
informé que mon retour pourrait aisément s'effectuer,
mais j'aimerais mieux affronter cent fois la mort que de
porter une pareille croix (3). »
Le passage de sa lettre à Viret est plus explicite encore.
« Je n'ai pas pu lire, sans rire, la partie de ta lettre où tu
(1) Registre du Conseil, 18 septembre 1539.
(2) Ibid., 23 septembre 1540.
(3) Lettre de Calvin à Farel. Biblioth. de Genève.
- 35 —
témoignes une si étrange sollicitude pour ma santé. Viens
à Genève, me dis-tu, pour te mieux porter. Que ne dis-tu
plutôt : Vas à la potence. Ne vaudrait-il pas mieux périr
que d'aller me faire tourmenter dans cette chambre
ardente? Mon cher Viret, si tu me veux du bien, renonce à
ce projet (1).
Tel fut le langage de Calvin à ses amis, aussi longtemps
que les autorités de Genève ne firent pas de démarche
officielle. Il fallait, pour le fléchir, que les magistrats fus-
sent, pour ainsi dire, à ses pieds, et que le peuple se pro-
nonçât. Sa tactique fut habile ; il sut se faire désirer. —
Nous voyons, en effet, le Conseil des Deux Cents lui expé-
dier, le 13 octobre, un message pour le prier de venir
prêter à l'Eglise de Genève désorganisée, l'appui de son
talent. C'est Michel du Bois qui en fut le porteur. Sept
jours après, le Conseil Général se prononce à son tour
dans le même sens, et ordonne d'envoyer « quérir à Stras-
bourg Maître Calvin, lequel est bien savant pour être
ministre évangélique. »
Louis Dufour est chargé de se rendre auprès de Calvin
pour vaincre ses irrésolutions, et lui manifester les vœux
des Conseils et du peuple. Il lui donne la promesse que
les magistrats feront tout avec lui, « de manière à le
contenter. «
Calvin se trouvait engagé pour une négociation à la
Diète de Worms. Il lui fut facile de prétexter sa parole
donnée, tout en déclarant qu'il était disposé à venir en
aide « à cette église désolée et en danger d'être détruite, »
mais qu'il lui était impossible de se rendre pour le mo-
ment à leurs vœux.
S'il faut en croire à ce qu'il écrivait à Farel à la même
(1) Lettre de Calvin à Viret. Bibliothèque de Genève.
— 36 —
date, il y avait encore une profonde irrésolution dans son
âme.
L'année 1540 s'écoula, sans que Calvin eût donné de
réponse. Des sollicitations urgentes lui venaient de
toutes parts; Farel, surtout, le pressait : il n'est pas jus-
qu'à Jacques Bernard, qui ne lui écrivît pour lui assurer
que toutes les dispositions du peuple étaient changées, et
« que la pierre rejetée par les architectes allait devenir la
pierre angulaire de l'édifice. »
Les Conseils lui envoyèrent un second message à
Strasbourg : ils se firent appuyer par les magistrats de
Neuchâtel, de Zurich et de Berne. L'assaut était uni-
versel. Cependant Calvin ne se hâtait pas de dire son
dernier mot. Il avait sur le cœur le renvoi voté par le
peuple. «Ne savez-vous donc pas, répondait-il à ceux qui le
pressaient, les mauvais traitements, dont ils m'ont accablé.
Tout ce qui s'est fait, c'est la ville qui l'a voulu. Si je
consultais mes inclinations, j'irais au-delà des mers plutôt
que de me rendre dans cette localité. »
Il fallut un dernier acte plus solennel encore, pour
vaincre les hésitations du Réformateur; c'était le retrait
de l'arrêt de bannissement des ministres, voté le 15 avril
1538. Dans ce but, le Conseil Général fut convoqué le
1er mai 1541, et, sur la motion des syndics, tous les assis-
tants, en levant la main, déclarèrent « qu'ils tenaient Fareb
Calvin et Saunier pour gens de bien, et qu'ils pouvaient
aller et venir en sûreté. «
Quatre mois s'écoulèrent encore, et c'est au retour de la
Diète de Ratisbonne que Calvin annonça à Viret qu'il se
mettait en route. Il arriva le 9 septembre à Genève.
L'exil de Calvin avait duré trois ans et quatre mois.
CHAPITRE III
Régime de Calvin à Genève
Anciens usages des évêques. — Calvin les abolit. — Ordonnances
ecclésiastiques. — Les principaux rouages. — La charge et le
serment des Anciens. — Les délations. — Le Consistoire. — Pre-
mière séance. — Cas de divorce. — Divers interrogatoires. —
Pratiques religieuses. — Les mécontents. — Rebellions. — Di-
verses condamnations. — Ordonnances contre les blasphémateurs
et les joueurs. — Lois somptuaires. — Peines. — Tortures. —
Exécution des Sorciers. — La peste. — Rôle des ministres pen-
dant le fléau. — Boute -Peste ou engraisseurs. — La terreur. —
Lettre du Curé de Mandallaz. — Sort des malheureux soupçonnés
de propager la peste.
La seconde arrivée de Calvin à Genève s'était accomplie
d'une manière assez sournoise. Nul cri de joie à son
approche. Par son silence, le peuple semblait dire : Nous
sentons la nécessité d'une main ferme qui nous gouverne.
Cette main, nous le savons, sera de fer; mais mieux vaut
le despotisme que le désordre.
En entrant à Genève, après leur élection, les anciens
évêques se rendaient processionnellement à Saint-Pierre,
où, la main sur les évangiles, en face du Chapitre, des
— 33 —
magistrats et du peuple, ils juraient de respecter et de
maintenir les franchises, les immunités des citoyens et les
us et coutumes de la ville. Il n'en est pas un seul, depuis
Adhémar Fabri, qui se soit affranchi de ce solennel enga-
gement.
Calvin, à son arrivée, modifia l'antique usage. Fort de
l'appel du peuple et des magistrats, il parla de ses plans
dans sa première visite au Conseil et déclara ne pouvoir
accepter la charge du ministère, si, avec la doctrine chré-
tienne qu'il apportait, on ne recevait pas son projet de
Police ecclésiastique parce que, dit Bèze, « il voyait que
telles brides étaient nécessaires (1). i
On avait promis à Calvin « de tout faire pour le conten-
ter; » le Conseil dut se rendre à ses désirs. Il désigna une
Commission, chargée de préparer, de concert avec les
ministres, les Ordonnances ecclésiastiques. Elle fut compo-
sée des conseillers les plus sympathiques au réformateur,
à l'exception de Jean Balard, qui s'était toujours montré
partisan de l'ancien régime.
Calvin, comme il l'écrivit à Viret, mit immédiatement
la main à l'œuvre. Il esquissa les principaux traits de son
système et le soumit dans une première lecture, le
26 septembre, à la Commission, qui ne proposa que des
modifications insignifiantes.
Les ministres ses collègues eurent l'air d'approuver ses
plans; mais, à la pensée du pouvoir exorbitant qu'ils
allaient conférer au corps modérateur, ils reculèrent d'ef-
froi, et insinuèrent aux membres de la Commission de
demander des changements pour certains articles « em-
preints, disaient-ils, d'une excessive rigueur. »
Calvin tint ferme, et le 9 novembre le Conseil des Deux-
Cents fut convoqué, pour donner son avis. Chacun se rap-
(1) Bèze, Vita Calvini.
— 39 —
pelait les promesses faites au Réformateur de ne point le
chagriner. Les Ordonnances furent votées. Il en fut de
même au Conseil général tenu le 20 novembre.
Quoique ami de Calvin, Roset, en parlant de ce vote,
dit î que « la frayeur des cas advenus aux rebelles tint les
* cœurs du peuple assujettis, et contribua à ce que les
• ordonnances furent votées sans nulle contredit (1). »
En effet, déjà des citoyens avaient éprouvé un avant-
goût de la manne céleste, dont il devait nourrir ses fidèles
prédestinés. Le 8 novembre, un teinturier nommé Arnaud
Asqui, pour n'avoir pas eu tout le respect voulu pour la
Cène, avait été condamné à trois jours de prison, au pain
et à l'eau, et Jean Albergue avait été chassé de la ville le
25 novembre, pour avoir outragé Calvin (2).
Ce n'était qu'un prélude du rigorisme outré qui allait
devenir la loi de Genève.
Ce serait ici le cas d'étudier les fameuses Ordonnances
ecclésiastiques qui ont servi pendant près de trois siècles
de base au protestantisme de Genève. Comme le souffle
du radicalisme a renversé de fond en comble ce vieil édi-
fice qui a fait place à « la baraque de la libre-pensée, »
bornons-nous à en retracer les linéaments principaux. Sans
cette notion, nous ne pourrions pas comprendre le régime
inauguré par Calvin à Genève.
En voici la pensée générale :
Calvin veut une Eglise dépositaire du trésor de l'Evan-
gile. Il a renié celle de Rome, dirigée par le Pape, succes-
seur de Pierre et les évêques héritiers des Apôtres. A leur
place il met quatre ordres ou offices, qu'il déclare avoir
trouvés dans les livres saints; les pasteurs, les docteurs.
les anciens et les diacres.
(1) Roset. Livre IV, ch. 56.
(2) Registre du Conseil, 8 novembre, — 25 novembre.
— 40 —
C'est aux pasteurs « à annoncer la parole de Dieu pour
endoctriner, admonester, exhorter, et à reprendre tant en
particulier qu'en public, à administrer les sacrements et
faire les censures fraternelles (1). » — Mais qui leur donne
ce droit, que leur confère ce pouvoir?
C'est l'ensemble des pasteurs, qui examine le candidat,
et le présente au Conseil. Après un examen, il est accepté
ou repoussé. C'est en dernier lieu le peuple qui décide et
confirme l'élu (2).
Comme il est facile de le voir, Calvin organise l'Eglise
dépendante de l'Etat et du troupeau. — Dans ce système,
nous trouvons le germe de la démocratie, qui a fini par
prévaloir dans l'Eglise et la renverser.
Il était enjoint aux pasteurs de s'assembler une fois la
semaine, pour conférer sur les Saintes Ecritures; de visi-
ter les malades, d'exhorter le peuple à fréquenter les pré-
dications, d'administrer les sacrements et de ne pas y
admettre les indignes. On a souvent fait, à l'Eglise catho-
lique, le reproche d'intolérance, lorsqu'elle refuse des
protestants pour parrains, ou lorsqu'elle exige en cas de
mariage mixte des promesses. Écoutons les prescriptions
de Calvin à cet égard.
« Qu'on ne reçoive à parrains, gens qui ne soyent fidèles
et de nostre confession; veu que ceux qui ne sont tels ne
sont capables de faire promesse à l'église d'instruire les
enfants en la pure doctrine du Saint Évangile.
« Item, que ceux qni auront été privés de la Sainte-
Cène, ne soyent receus à présenter enfants au Saint Bap-
tême (3). •
(1) Ordonnances ecclésiastiques.
(2) Ibid.
(3) Ibid., act. CXII.
— 41 —
Relativement aux mariages mixtes, c'est un cas de
nullité.
t Que nulles promesses de mariage ne se facent entre
personne, qui n'ayent fait profession de l'Evangile, ou qui
venant de la Papauté, ne facent la dicte profession par
promesses expresses au Consistoire ou au temple, devant
(avant) la célébration du mariage et quand il se trouvera
des promesses autrement faictes et pratiquées, le tout
soyt déclaré nul, que les parties et ceux qui auront
moyenué ou consenti à telles promesses soyent punis sui-
vant l'exigence du cas (1). »
Les Docteurs. La charge propre des docteurs était
d'enseigner les fidèles, et surtout de donner des leçons de
théologie.
Les Diacres. Leurs fonctions ne sont pas précisées
dans les ordonnances. Seulement, il est dit d'eux « qu'ils
distribuent la coupe et qu'ils dispensent les biens des
pauvres.
Les Anciens. Le rôle le plus accentué dans l'Eglise de
Calvin est celui de l'Ancien. C'est par excellence l'homme
de la Commune, qui doit exercer autour de lui un véritable
espionnage dans son quartier. Le mot semblerait trop dur,
si nous ne citions les prescriptions qui le concernent.
« La charge des Anciens est de prendre garde sur la vie
d'un chacun (2).
« Pour adviser les quels feront leur devoir ou non, que
les Anciens ayent l'œil dessus pour s'en donner garde,
chacun principalement en son quartier (3). »
Ecoutons le serment, que l'Ancien prêtait en entrant en
fonction :
(1) Ordonnances ecclésiéstiques. Art. XXXIX.
(2) Ibid., art. LXVII.
(3) Ibid., art. LIV.
— 42 —
« Je promets et je jure suivant la charge qui m'est
donnée, de veiller sur tous les scandales, empêcher toute
idolâtrie, (traduisez toute pratique catholique) blasphèmes,
dissolutions et auti'es choses contraires à l'honneur de
Dieu et à la Réformation de l'Evangile, et quand je saurai
quelque chose digne d'estre rapporté en Consistoire d'en
faire mon devoir fidèlement, sans haine ni faveur, » c'est-
à-dire de le faire connaître.
L'Ancien avait donc un double emploi, celui d'inquisi-
teur et de délateur.
On recommandait bien aux Anciens de n'agir « qu'en
bonne conscience, sans haine ni faveur et de n'asmener
des délinquants au Consistoire que pour des fautes
notoires et scandaleuses » ; néanmoins sous prétexte d'un
beau zèle on en vit plus d'un satisfaire par ce moyen ses
petites rancunes et susciter d'interminables tracasseries à
des rivaux.
Calvin lui-même convint de cet abus et fit aux magis-
trats l'aveu « que plusieurs membres du Consistoire fai-
saient appeler les gens pour des choses qui ne se trou-
vaient pas véritables; ce qui indisposait ceux qui étaient
mandés (1). »
Et comment pouvait-il en être autrement? « Il y avait
à Genève, dit Galiffe, nombre de gens qui faisaient de
l'espionnage et de la délation un véritable métier. On leur
donnait le nom de fidèles. Ils mettaient tout leur zèle à
surveiller, pour les prendre en défaut, et à révéler au
Consistoire tous les faits, gestes et paroles des indigènes
et surtout de ceux qui se distinguaient par un caractère
indépendant. Des primes, dit-il, étaient accordées aux
espions et agents provocateurs (2). »
(1) Registre du Conseil, 29 mars 1547.
(2) Quelques pages, p. 86, 87.
- 43 —
Lorsqu'on lit les procès-verbaux du Consistoire, dont
on ne possède que de très courts extraits renfermés dans
le volume autographe de M. Cramer, on est frappé des
délations de toute espèce qui y sont consignées. Tantôt ce
sont des propos tenus au sein des familles t des paroles
échappées dans le feu d'une discussion, des lazzis lancés
contre Calvin fit ses adeptes, tantôt des récits de querelles
de ménages, de mauvais traitements des maris sur leurs
femmes. » Les registres du Consistoire, dit à ce sujet Cra-
mer, forment de véritables archives des mœurs et de la
vie domestique de chaque époque (1). »
Qu'était-ce donc que ce Consistoire dont Calvin avait
fait une condition essentielle de son église.
Le Consistoire était un tribunal ecclésiastique, à la
barre duquel étaient cités des délinquants de. toute espèce.
Il était composé des Anciens et des Ministres. Il s'assem-
blait à midi le jeudi de chaque semaine, pour voir s'il y
avait quelque désordre en l'Eglise, et pour y porter les
remèdes jugés nécessaires. Il prononçait sur les cas, où
devait être refusée la Cène. Y avait-il de la part des indi-
vidus cités pour contumace ou rébellion, le Consistoire
prononçait des censures, et lançait l'excommunication. Il
avisait les magistrats, qui, selon les cas, punissaient les
délinquants de la prison, de l'amende, du bannissement,
et quelquefois de la mort.
La première séance du Consistoire se tint le 6 Décembre
1541. Une des premières causes portées à ce tribunal, fut
une demande de divorce, sollicité par un habitant de Suze,
nommé Cheys, chirurgien, arrivé à Genève pour embras-
ser le nouvel Evangile et que sa femme, Félicie Rémière,
n'avait pas voulu suivre.
(1) Introduction aux Extraits du Consistoire.
— M —
Il y avait dans les Ordonnances ecclésiastiques un
article ainsi conçu :
« Si une femme se départ d'avec son mari et s'en va
en un autre lieu, et le mari vient demander d'estre séparé
d'elle et mis en liberté de se marier, qu'on regarde si elle
est en lieu dont on la puisse évoquer ou pour le moins lui
notifier qu'elle ait à comparaître.... Si, après les proclama-
tions, la femme ne comparut point, qu'on mette en liberté
le mari. » (C'est-à-dire que le divorce soit prononcé.
Ici, c'est le mari qui s'est départi de sa femme. N'im-
porte, comme il s'agissait d'un nouveau frère, il fut déclaré
qu'il avait droit à convoler à d'autres noces. Dès lors, la
porte du divorce, cette plaie de la société moderne, est
restée ouverte à Genève.
Cependant, ce ne fut pas sans peine que la machine se
mit à fonctionner. Il répugnait à quelques Conseillers de
jouer le rôle d'inquisiteur. Calvin leur en fit une obligation,
sous peine de prison. Pour avoir refusé de se présenter
aux premières séances, Balard subit la détention et il ne
sortit qu'à la condition de remplir ses devoirs d'Ancien,
en assistant avec régularité aux séances du Consistoire.
Il était, il faut le dire, le seul homme qui eût osé pro-
fesser sa foi ; encore finit-il par faiblir devant la perspec-
tive de la prison et de l'exil.
Ses collègues y virent un moyen de gagner de chétifs
émoluments.
Le 12 décembre, c'est-à-dire à la seconde séance du Con-
sistoire, ils demandèrent quel gage leur serait alloué pour
leur labeur. Il fut résolu « que les amendes des délinquants
seraient recouvrées par le trésorier, mises dans une boîte
et que du dit argent seroient payés à chacun des assistants
deux sous par jour de séance et oultre ce, le secrétaire
se fera payer ses écritures. »
— 45 -
Lorsque les premières citations consistoriales eurent
lieu, les délinquants crurent pouvoir s'en moquer, mais
leur nom fut immédiatement transmis au Conseil, pour
qu'il eût à les châtier par la prison et à les poursuivre
plus avant, s'il était nécessaire (1).
Un des premiers réfractaires fut Piart Andrier, notaire.
Il fallut un mandat d'arrêt, pour le faire comparaître. On
lui demanda pourquoi il avait tant tardé à se rendre à
l'appel du Consistoire. Il répondit qu'il ne connaissait à
Genève d'autre autorité que celle des magistrats. Calvin
voulut lui faire des remonstrances. Piart, sans l'écouter,
déclare que « Monsieur Calvin n'est pas son supérieur et
qu'il ne lui obéirait jamais, quoiqu'il sût qu'il voulait lui
faire mauvais tort (2). Cette répartie parut à la Seigneu-
rie un manque de respect si grave, que Piart dut l'expier
par huit jours d'emprisonnement. Il en fut de même de
Gamaliel Charroton et de Bastien de Villa, dit le bon
Mrège, que le Conseil envoya en prison, parce qu'ils n'a-
vaient pas obéi à la citation, que le Consistoire leur avait
adressée. Parmi les méfaits que poursuivait avec plus
de ténacité le Consistoire, on doit placer avant tout les
manifestations religieuses qui trahissaient, dans chaque
quartier, la persistance de l'attachement au culte catho-
lique et à la vieille foi de Genève C'est là, ce qui semble
épuiser toute l'activité de Calvin et de ses collègues au
Consistoire.
Franchissons en effet les portes de cette chambre inqui-
sitoriale; voyons ce qui s'y passe, et écoutons ce qui s'y
dit. C'est M. Cramer qui va nous renseigner. Nous em-
pruntons à son travail quelques citations.
Antoine Simon excoffier, demeurant sur le pont du
(1) Registre du Conseil, 13 décembre 1541.
(2) Ibid. 15 novembre 1542.
— 46 —
Rhône, ne paraissait pas au temple. On le mande avec sa
femme et son fils, âgé de trois ans, pour rendre raison de
sa confession, et il reçoit l'ordre de suivre les sermons,
tant les dimanches que les jours de prière.
Jacques Simon, interrogé sur sa foi, répond en récitant
le Pater. Il ajoute qu'en grand danger il s'est bien trouvé
d'avoir prié Dieu et la Vierge Marie. Il croit que la salu-
tation Angélique est descendue du ciel et n'estime point
qu'elle soit Idolâtrie.
On demande à Claude Tappugnier, ferratier, s'il entend
être sauvé par les bonnes œuvres : il répond qu'il entend
« qu'il sera sauvé par la miséricorde de Dieu et les bonnes
œuvres ». Il croit que Dieu agrée les bonnes œuvres, qu'il
est bon de prier pour les morts et de prier la Vierge
Marie, qui a puissance d'intercéder pour nous. •
Ses opinions sont trop catholiques; on lui fait des
« remonstrances ».
Ce sont les femmes, qui montrent le plus d'attachement
à leurs croyances et qui font avec une sainte hardiesse
des profession de foi dignes des premiers siècles.
Un des plus longs interrogatoires est celui de dame
Jeanne Pétermann, citée le 30 mars 1542. On lui demande
si elle croit à la messe. Elle répond qu'elle croit ainsi que
l'Eglise croit. Elle récite son Pater et son Credo en lan-
gue romaine (latine).
— N'y a-t-il pas, lui demande-t-on, d'Eglise en ceste
ville ?
« Je n'en sais rien, répartit la dame, je veux vivre tou-
jours en Chrétienne. »
— Pourquoi ne vous contentez-vous pas de la Cène,
célébrée en ceste ville, au lieu d'aller aultre part ?
« Je vais, dit-elle, ou bon me semble, comme au reste
Notre-Seigneur a annoncé qu'il viendrait des loups ravis-
- 47 —
sants, ces loups, qui sont de faux prophètes, elle ne veut
point les connaître. »
Vu son obstination, Jeanne Petermann est remise à huit
jours et nous la retrouvons à la barre le 8 avril.
Calvin lui demande de quelle foy elle est envers Dieu.
Elle répond « qu'elle croit en un seul Dieu; qu'elle a mis
toute sa confiance en lui, et qu'il la gardera de tout danger
et qu'elle ne sera jamais à aultre qu'à Dieu. D'ailleurs,
ajoute-t-elle, Messieurs les prédicants doivent savoir mieux
que moi ce qu'est Dieu, car elle n'est pas cîergesse comme
eux, ni ydolatre, ni hypocrite. »
— N'a-t-elle pas dit, ajoute l'interrogateur, que la Vierge
Marie est son advocate?
Elle répond que « la vierge Marie est l'amie de Dieu, à
la fois fille (vierge) et mère de Jésus-Christ, qu'elle veut
vivre en la foi de la sainte Eglise et que si le sieur syndic
est hérèze (hérétique), elle ne veuille l'estre, et que, par
conséquent, elle ne peut recevoir leur cène (1). »
Le Consistoire, frappé d'une telle détermination la
déclare « rebelle, exclue, par conséquent de l'Eglise, jus-
qu'à ce que Dieu lui ait touché le cœur, mais ce n'est pas
assez; il faut qu'elle soit renvoyée devant Messieurs,
pour être corrigée par manière évangélique, afin qu'elle
n'aille pas aultre part pour ydolâtrer ». Le 21 sep-
tembre 1542, c'est le tour d'une femme, nommée Françoise
la Droblière. On l'interroge sur sa foi. Elle répond « qu'on
la laisse en paix et qu'on ne la persécute pas tant. Quant
à son oraison, elle ne sait que l'ancienne, telle qu'on la
disait autrefois ». Interrogée sur les motifs, pour lesquels
elle ne recevait pas la Cène, elle déclare qu'elle ne l'a pas
reçue et qu'elle ne la recevra pas. On lui donne un mois
pour réfléchir (2).
(1) Actes du Consist. 4 avril 1542.
(2) Ibid. 20 septembre 1545.
— 48 —
Le 30 novembre 1542, on amène la dame Jeanne Ber-
geon pour quelques paroles prononcées contre les prédi-
cants. Elle avait osé dire que les « prêches d'autrefois
étaient aussi bons que ceux d'à présent ». Elle avoue et
soutient qu'en effet les prédications anciennes étaient
bonnes. On lui demande ce qu'elle croit. « En Dieu, répond-
elle, qui a fait toutes choses ». — Est-ce le Dieu auquel les
prêtres croient? — « Je crois, répond-elle, et je prie Dieu
notre Sauveur et notre Rédempteur. »
Quelles sont les prières que vous dites? « VAve Maria,
que mon père et ma mère m'ont enseigné de prier en
latin, et le Credo, comme on disait autrefois. » Elle est
renvoyée à quinze jours, et condamnée à apprendre ses
prières en langue maternelle (1).
Le 21 décembre 1542, Jeanne, femme de Jean Corajod,
hôte du Lion d'Or, est accusée d'aller à Etrembière pour
y entendre la messe. Elle répond « qu'elle s'y rend pour
soigner ses biens et nourrir ses bestiaux ». On lui demande
de réciter ses prières. Elle dit « qu'elle ne sait rien dire
et qu'elle prie Dieu en son cœur pour qu'il lui soit tou-
jours en aide, et que si le cœur ne le dit, la langue ne fait
rien ». Elle avoue qu'elle fait le Carême, convaincue que
le jeûne est bon, comme ses ancêtres le lui ont enseigné.
On lui défend d'aller aussi souvent à Etrembière, et
commandement lui est fait d'aller au sermon de la ville,
autrement ces Messieurs ne se contenteront pas d'elle (2).
Le 15 mars 1543, voici Jeannette, femme de Pernet
Guex, tondeur. On l'interroge sur sa foi. 'Elle répond
« qu'elle a la foi d'aultrefois, qui valait bien celle d'au-
jourd'hui. Depuis que la nouvelle est venue, ajouta-t-elle,
nous n'avons guères gagné ». On lui reproche d'avoir acheté
(1) Actes du Conseil. 30 novembre 1542.
(2) Ibid. 21 décembre 1542.
— 49 —
un cierge la veille de la Chandeleur. Elle dit qu'à la vérité
« elle était allée chez un apothicaire chercher une chan-
doyle pour bailler à un de Mornex, charbonnier qu'elle en
trova une qui lui costa trois carts ». On lui demande raison
de ses absences du sermon. Elle répond qu'elle ne peut y
aller parce qu'elle a un enfant qui la détorbe. On lui
adresse des admonitions, pour qu'elle ne fasse plus les
fêtes.
Au Consistoire suivant, on cite les époux Piaget pour
avoir fait « la Caresme «.
La femme répond qu'elle mange de ce que son mari
a mangé. Mais point de chair ni des aultres viandes réser-
vées. Elle entend que si la chair est nuisible à son salut,
elle a droit de n'en manger jamais, et que si elle savait
que de ne pas en manger offensât Dieu, alors elle en man-
gerait. On lui reproche de donner des médecines. Elle
répond qu'elle n'a fait que des médecines par emplâtres à
la grâce de Dieu, pour quelques femmes qui ont mal à la
forcelle. Elle finit par se plaindre de ce qu'on l'avait citée
par malveillance, et elle ne comprend pas pourquoi on ne
demande pas céans tous les autres gens aussi bien qu'elle.
On la renvoya après remontrance, en lui ordonnant de
suivre les sermons mais sans y barbotter (1).
Il est une autre classe de personnes qui apparaissent
aussi très-fréquemment au Consistoire pour y recevoir
des remontrances parfois très-sévères, c'est celle des mé-
contents qui maugréent contre le régime de Calvin. On
les accuse d'avoir médit de la sainte parole et de ceux
qui la prêchent. C'est un crime de lèze-majesté, digne des
peines les plus graves. Le Consistoire devient alors le
théâtre de scènes violentes.
(1) Actes du Consistoire.
4
— 50 —
Quelquefois, ce sont des femmes qui, comme dame
Grant, dans leur colère, disent en face à Calvin qu'il n'est
venu à Genève « que pour mettre les habitants en guerre
et en bisbille, qu'il porte partout la haine, qu'il est dur et
sans entrailles, et que depuis son arrivée il n'y a à Genève
ni bien ni paix (1) ».
Elle va bien plus loin encore. Reprochant à Calvin de
ne pas vivre comme il prêche, elle lui dit qu'il l'at oujours
haite. * Celui-ci lui remontre qu'elle continue sa rébellion »
contre Dieu et son Eglise, et lui déclare qu'elle ne sait
pas c'est qu'être chrétienne.
— c Je suis, répond-elle, meilleure chrétienne que vous,
t J'étais de l'Eglise du temps que vous étiez encore par les
t cabarets. Le Consistoire alors se soulève et déclare cette
t femme incorrigible et la remet à Messieurs pour qu'ils'
« aient à la châtier et la tenir sous leur main jusqu'à ce
« qu'elle ne dégorge plus de malicieuses paroles. »
D'autres fois, ce sont des hommes qui disent que Calvin
est un vindicatif, et déclarent, comme Ce Clerichet, « qu'ils
aimeraient mieux monter à Champel que de baiser la
pantoufle de Calvin, et qu'il aura beau faire, il n'arrivera
pas à se faire adorer (2). »
Le mot de pantoffle revient si souvent dans le langage
des mécontents du régime de Calvin, que ce nom lui
reste dans le peuple, et il se trouve des ministres qui, se
rendant l'écho de l'indignation publique, répètent à leur
tour qu'ils ne baiseront pas la pantoffle (3).
Il en est qui, comme Savoye, crient : « Au diable soient
les ministres », et souhaitent aux Français « d'être mis en
bateau pour être envoyés en aval par le Rhône, parce
(1) Registre du Conseil, 8 octobre 1551.
(2) Actes du Consistoire, 6 juillet 1353.
(3) Ibid. 6 juillet 1553.
- 51 -
qu'ils n'ont apporté à Genève qu'hypocrisie. S'ils eussent
été hommes de bien, ils n'auraient pas laissé leur pays et
renoncé leur Dieu (1). »
Ces propos, on le comprend, sont traités de rébellion
et punis avec énergie. N'importe, on dit tout bas que « s'il
y a trois diables en enfer, Calvin en est un, et que c'est
là qu'on est allé le quérir pour l'amener à Genève. »
Une des scènes les plus violentes qui se passa au Con-
sistoire fut celle où Gaspard Favre déclina la compétence
de ce Conseil qu'il appelait « une juridiction nouvelle ap-
portée de V étranger pour gêner les gens. *
Il avait dit, au milieu des libations d'un repas de
famille : « Ces Français, ces mâtins, sont cause que nous
sommes esclaves, et ce Calvin a trouvé moyen qu'il lui
faut aller dire ses péchés et lui faire la révérence. Au
diable soient les prédicants et ceux qui les maintien-
nent ! »
C'était un crime irrémissible que de formuler de tels
vœux. Aussi Favre fut-il sommé de se rétracter et de de-
mander pardon.
t Non, répondit le vieux patriote, je ne m'humilierai
pas. Qu'on me mène en prison. »
En effet, il y fut conduit; mais avant de franchir la
porte du Consistoire, il se fit un plaisir de jeter à la face
de Calvin cette apostrophe : « Oui, je le sais, vous êtes
PAR DESSUS TOUS (2). »
C'était la parole de Calvin lui-même, qui avait dit :
« Sachez le bien, nous sommes par dessus vous, et quand
vous auriez une tête et un cerveau d'acier, vous baisserez
devant le Consistoire. »
(1) Acte du Consistoire, 3 mars 1547.
(2) Registre du Conseil, 4 mars 1546.
- 52 -
Ne pouvant tolérer l'arrogance de Favre, Calvin se
lève et s'écrie : « Puisque les choses se passent ainsi, je
quitte le Consistoire. •
Ses collègues en font autant, et donnent leur démis-
sion. Le coup de théâtre réussit; les magistrats firent, au
nom de Favre, des excuses.
Un autre jour, c'est le fils Berthelier, qui paraît, pour
une cause matrimoniale, et déclare avoir lu ces mots :
Vengeance de Calvin, sur la convocation de l'officier
du Consistoire. Il ne sait si c'est Calvin qui veut se ven-
ger de lui, ou si on veut le venger contre Calvin. Il de-
mande en termes âpres et arrogants quel est le but de sa
comparition. Le Syndic en charge veut lui faire des remon-
trances, mais Berthelier indigné s'écrie : « Tuez-moi, si
vous le voulez; on me coupera la tête plutôt que de me
faire taire (1). »
Il était un article des Ordonnances qui défendait c la
danse en virollet ou autrement » sous peine de trois jours
de prison. — La défense paraissait dure et il arrivait par-
fois qu'en famille les jeunes garçons et les jeunes filles se
laissaient entraîner à une ronde. Si l'Ancien d'un quartier
s'en apercevait, il dénonçait tous ceux qui avaient suc-
combé à la tentation, surtout celui qui, à l'aide d'une
épinette, avait provoqué le scandale.
Ce fut le crime de Jean Tissot, sévèrement repris pour
avoir fait de la musique, — de Claude Laveney, d'Antoine
Chapuis et de plusieurs autres, cités pour avoir transgressé
l'article des ordonnances relatif à la danse.
Tous ces coupables avouent leur faute, mais ils s'éton-
nent « de ce qu'on reprend ceux qui dansent en petites
maisons, tandis qu'on ne tient point compte de ceux qui
dansent aux grosses maisons. *
(1) Registre du Conseil, 17 juin 1546.
— 53 —
C'était une allusion à ce qui s'était passé dans les salons
de Jacques Bona, où l'on avait donné une soirée aristocra-
tique, sur laquelle le Consistoire avait fermé les yeux.
Nous pourrions continuer le défilé hebdomadaire du Con-
sistoire, et nous y verrions des personnages de toute es-
pèce, condamnés à trois jours de prison au pain et à l'eau,
les uns pour avoir chanté, les autres pour avoir joué,
quelques uns pour avoir ri au sermon. Les plaisanteries
les plus innocentes passaient pour blasphème. Ainsi, un
individu entendant braire un âne avait dit < qu'il chantait
un beau psaume. • Il fut banni pour trois mois. Hum-
bert Tardy, étant allé à Divonne, avait chanté : c Je veux
Robin. Robin est allé quérir aux enfers le dyable et Calvin. »
On le renvoya à MM., pour être puni, pour s'être moqué
de Dieu et de ses ministres (1).
George de Cuzinens est invité à diner à Carouge le jour
des Rois (c'était déjà la coutume de tirer un royaume). La
fève échoit en partage à sa femme. On crie: « le roy boyt. •
Pour une telle insolenee, le Consistoire les condamne à
24 h. de prison, au pain et à l'eau (2). C'était dur. Pour
avoir mangé une douzaine de petits pâtés, trois ouvriers sont
censés avoir dépassé la limite de la tempérance. Ils expient
leur friandise par trois jours de prison, au pain et à
l'eau.
En parcourant ces interrogatoires et les peines infligées
à de tels délits, on se demande s'il n'y a point d'exagé-
ration dans les procès-verbaux du secrétaire. Mais non :
ils ont été écrits séance tenante, jour par jour, au souffle
vivant des faits, au moment même où ils s'accomplissaient.
Ce sont les hommes qui agissent, qui se meuvent et qui
parlent, pris sur le fait, comme aujourd'hui la photogra-
(1) Registre du Conseil, 2 novembre 1549.
(2) Ibid., 21 février 1572.
phie saisit une physionomie et nous la livre dans toute son
exactitude.
Nous trouvions sans doute le régime introduit par Calvin
dans Genève un peu dur. Cependant ce n'était pas ce
qu'il avait rêvé : — « Nous avons, écrivait-il, à Myconus,
en mars 1542, une sorte de tribunal ecclésiastique et une
forme de discipline, telle que le comporte l'infirmité des
temps. — Je tolère ce que je ne peux abolir (1). •
La tolérance de Calvin ne fut pas de longue durée ; car
il suggéra bientôt aux magistrats l'idée de revenir sur les
premières Ordonnances et d'en renforcer les prescriptions
par de plus fortes amendes et des peines plus sévères.
On lui donna, pour aides dans la fabrication de son
nouveau code, Colladon, docteur en droit venu du Berry,
Roset et Fabri.
Un des principes de Calvin était que l'homme, venant
au monde corrompu, ne pouvait marcher droit que par la
crainte du châtiment. Aussi son œuvre fut-elle dracon-
nienne, comme avaient été les lois de Sparte. On les dirait
empruntées aux prescriptions du Lévitique, stipulées pour
les cœurs incirconcis.
En parcourant les articles de ce code, on se demande
comment un peuple libre put se soumettre à une tyrannie
aussi odieuse.
Quelques citations en diront plus à cet égard que toutes
nos paroles.
Calvin tenait extraordinairement à la fréquentation des
sermons. Il insista auprès du Gouvernement, pour qu'on
publiât à son de trompe « que nul n'eût à se tenir dans
les rues durant le prêche du jeudi et du dimanche, sous
peine d'être mis à 60 sous d'amende. »
Les gardiens de la ville, non contents de prendre en
(1) Çalvini epist.
— 55 —
défaut ceux qu'ils trouvaient sur les places, pénétraient
dans les maisons et mettaient à l'amende les gardiens
du logis.
Voici les prescriptions portées contre le blasphème et
contre les joueurs :
Art. vin. « Que nul n'ait à jurer sa foi, son âme, saincts
ou sainctes; ceux qui, étant de ce repris, persévéreront,
seront tenus de baiser terre. »
Art. x. « Que nul n'ait à jurer le nom de Dieu à peine
pour la première fois de baiser terre et payer 60 sous ;
la deuxième fois, de baiser terre, payer 10 florins, et tenir
prison trois jours, au pain et à l'eau, et s'il y retourne
pour la troisième fois, d'être puni arbitrairement. »
Art. xi. « Que nul n'ait à jurer le sang, la mort sur peine
pour la première fois d'estre puni par prison trois jours,
au pain et à l'eau et 60 sous d'amende ; la deuxième fois,
de payer 10 florins et tenir prison 6 jours, et la troisième
fois d'être mis au carcan. «
Art. xii. « Que nul n'ait à déguiser un blasphème disant:
sang dina, mordina corbleu, à peine de tenir prison
24 heures, à pain et à eau. »
Art. xiii. « Que nul n'ait à proférer blasphèmes, mau-
gréer Dieu et sa parole à peine pour la première fois de
tenir prison trois jours, au pain et à l'eau, et faire répa-
ration et amende honorable, la torche au poingt. S'il y
retourne, sera puni au fouet la deuxième fois, la troisième
à vie (peine de mort). »
Art. xv. « Que nul n'ait à parler ni mesdire contre l'hon-
neur des magistrats, ni des ministres du Saint Evangile,
à peine d'être punis et châtiés rigoureusement selon l'exi-
gence du cas. »
Art. xx. « Que nul n'ait à jouer à aucun jeu, a or, argent
ni monnoye, sous peine de confiscation d'icelui, de trois
— 56 —
jours de prison et de 60 sous et du double en cas de réci-
dive. »
Art. xxin. « Que nul n'ait à chanter chansons profanes,
ne danser ou faire masques, momon, momerie, à peine de
tenir prison trois jours, au pain et à l'eau et 60 sous
d'amende. •
Viennent ensuite les ordonnances les plus sévères pour
les hôteliers et ceux qui tenaient des cabarets. Us ne pou-
vaient donner à manger et à boire qu'aux étrangers en
passage, sous peine de 25 florins d'amende (1).
Si Calvin était ennemi des jeux et des chansons, il ne
l'était pas moins du luxe et de la toilette. Ses défenses
atteignent le ridicule.
Art. cxvm. « Est défendu à tout citoyen bourgeois, habi-
tants et sujets de cette cité tout usage d'or et d'argent,
en porfilures, broderies, passements, canetilles, filets ou
autres enrichissements d'habits, en quelque sorte que ce
soit.
Art. cxix. « Sont défendus toutes chaînes, bracelets, car-
quants, bouttons, pendants d'or sur habits et en général
tout usage d'or et de pierreries en ceintures, colliers, ni
autrement.»
Art. cxx. i Tout habit de soie et bordé de velours est
interdit aux artisans et autres gens de basse condition. »
Art. cxxi. « Tous pourpoints à points enflés ou bourrés
sur le devant. »
Art. cxxiii. « Est défendu aux hommes de porter longs
cheveux, fripés avec passepillons et bagues aux oreilles. »
Art. cxxiv. « Est défendu aux femmes et filles toute fri-
sure, troussements et entortillements de cheveux. »
(i) Nous sommes bien loin de ces temps. Un peu de sévérité" calviniste
contre ceux qui ont la triste habitude de passer leur vie au café ou au cabaret
ne serait pas de trop dans beaucoup de localités.
— 57 —
Art. cxxv. Toute façon superflue et excessive de point
coupé ou autre ouvrage sur les collets. Tout accoutrement
de soie, toute nuance excessive, tout enrichissement aux
accoutrements aux dites femmes, robbes, ou cottes excé-
dant deux bandes médiocres pour celles de qualité.
Que nulle femme n'ait à porter chaperon de velours. »
N'oublions pas toutefois que les contrevenants devaient
payer pour la première fois 5 florins, pour la deuxième
fois 10 et la troisième fois 25, avec confiscation des dits
accoutrements portés contre la défense.
Il était de plus sévèrement défendu « aux costumiers de
faire aucune nouvelle façon d'habit, sans la permission
des Seigneurs, sous peine de 10 florins pour la première
fois, 25 florins pour la seconde et d'être en outre châtiés
selon l'exigence. i
Les ordonnances réglementaient aussi le menu de la
table et interdisait dans les banquets t toute confiture, ex-
cepté la dragée, sous peine de 60 sous d'amende. »
Ces simples citations mettent à elles seules en évidence
la rigidité outrée des principes de celui qui dictait les
lois à Genève.
Il est un mot dans ces Ordonnances qu'il est bon d'élu-
cider, c'est celui-ci: Arbitrairement. En ce cas, la peine
était laissée au choix des magistrats et des juges. Ce qui
laissait un vaste champ au caprice de ceux qui étaient
appelés à prononcer des sentences. Aussi des condamna-
tions de toute espèce émanèrent-elles de ce tribunal dis-
crétionnaire. Aux uns le fouet, aux autres le carcan et
l'amende. A tous la question ou torture ; à beaucoup la
peine de mort. Le supplice le plus en vogue, à cette épo-
que, était la décapitation par le glaive, mais les juges
inventèrent de nouvelles peines, pour châtier les coupa-
bles.
Les uns sont roués vifs ; on en brûle un grand nombre,
— 58 —
dont les cendres sont jetées en Arve. On noie dans le
port de Longemalle les femmes adultères. C'est surtout à
l'égard des sorciers et sorcières, ou plutôt de ceux qui
sont accusés de l'être, que l'on épuise toutes les ressources
de la cruauté.
On a beaucoup fait de bruit de l'Inquisition d'Espagne,
mais assurément ses rigueurs n'approchèrent jamais des
indicibles tourments, qu'endurèrent à Genève, sous le
régime de Calvin, les malheureux inculpés de « commerce
avec le diable. »
Sous le régime épiscopal, la torture existait à la vérité,
mais « elle n'était appliquée, dit Galiffe, qu'en vertu d'une
sentence interlocutoire, délibérée et rendue comme la sen-
tence définitive. Il fallait pour cela, outre la volonté du
juge, l'avis concordant de deux jurisconsultes; l'emploi en
était réglé et limité de manière à en prévenir les abus, et
il n'appartenait pas aux magistrats d'inventer ou d'adopter
d'autres tourments ou supplices que ceux qui étaient en
usage dans le pays (1). •
On suivait en cela l'article 13 des Coutumes et Ordon-
nances d'Adémar Fabri, ainsi conçu: « Que nul malfaiteur
laïque ne puisse ni ne doive être mis à la question soit
torture, si ce n'est par la connaissance et le jugement des
susdicts citoyens. Les syndics et quatre citoyens élus ad
hoc et les citoyens qui seront par eux employés à cela,
devront être présents quand se fera la question ou torture
des malfaiteurs, laquelle devra se faire non avec trop de
dureté {non durius sed mitias), mais avec telle douceur
que la justice n'en soit aucunement blessée (2). »
Cet esprit de mansuétude qui était le caractère des
temps antérieurs à la Réforme avait complètement disparu
(1) Quelques pages d'histoire. — Page 105.
(2) Codes des Franchises.
— 59 —
sous Calvin. Rien n'était plus habituel que la torture. Sur
un simple soupçon, on mettait au cep le prévenu; on l'éle-
vait en l'air, à l'aide d'une poulie, pour le laisser retomber
avec une rude secousse, sans que ses pieds atteignissent
la terre. C'était l'estrapade. Le patient refusait-il d'avouer,
on le suivait; c'est-à-dire on recommençait, deux fois,
trois fois, cinq fois et plus (1). Il n'en fallait pas davan-
tage pour disloquer les pauvres membres meurtris du
patient. Il y avait en outre des traits de corde, des insom-
nies prolongées, à l'aide de la beurrière.
Il en est dont on tenaille les chairs avec des pinces,
quelquefois rougies au feu. Ce supplice s'appelle le blot.
Après de telles tortures, comment ne pas crier merci!
C'est ce que faisaient la plupart des malheureux.
Le bûcher alors se dressait, la flamme pétillait et le
supplicié expirait au milieu d'indicibles tourments. Ce
triste spectacle se produisit à Genève non pas à de grandes
distances, mais plusieurs fois l'année; disons toute la vé-
rité, plusieurs fois par mois et même plusieurs fois la se-
maine.
Voici sur cette matière le témoignage d'écrivains pro-
testants, auxquels l'indignation en a arraché l'aveu.
Picot avait dit que « plusieurs lois de l'époque de Calvin
portaient l'empreinte d'une cruauté qui fait frémir. » Paul
Henry en les parcourant s'écriait : « Elles ne sont pas
écrites avec du sang comme celles de Dracon, mais avec
un fer rouge (2). i
Il avait raison, car durant les cinq premières années du
régime de Calvin, qui passent pour celles où il montra plus
de mansuétude, il y eut 58 exécutions capitales, dont 13
(1) François Boulet est signalé clans le registre du Conseil, comme ayant
enduré neuf estrapades.
(2) Sondern mit einem gliïhenden Griffel,
par la potence, 10 par le glaive, 35 par le feu et cinq per-
sonnes furent écartelées vives.
Nous ne parlons pas des emprisonnements. Ils étaient
si fréquents qu'en 1545 le Directeur des prisons vint dé-
clarer au Conseil « qu'il ne savait plus où loger tous ceux
qui lui étaient envoyés, à cause de leur grande multitude
qui était une chose extraordinaire (1). »
C'est avec un frisson d'horreur qu'on lit dans les regis-
tres la fin lugubre des sorciers et sorcières, auxquels
« on rasait la chevelure, pour savoir s'il n'y avait point
quelque part sur le crâne la dent de Satan. • Le supplice
le plus usité à leur égard était celui du feu. Les exécu-
tions devinrent si fréquentes que les Conseils prirent un
arrêt pour ne pas laisser exposés aux yeux du public les
restes des suppliciés (2).
Assez de sang, détournons nos regards pour les porter
sur d'autres victimes plus dignes de compassion, et voyons
ce qui se passa à Genève à la triste époque où la peste
visita cette ville, sous le régime de Calvin.
Lorsque nous considérons la position topographique de
Genève et les conditions admirables de santé dont elle
jouit, à savoir ces magnifiques eaux qui traversent notre
ville, ces vents frais qui soufflent sur les rives de notre
lac, emportant au loin les miasmes délétères, on pourrait
croire que les fléaux dévastateurs n'ont jamais pu en ap-
procher.
Cependant il n'est que trop vrai qu'il y eut, à diverses
époques, des pestes qui ravagèrent ces contrées.
Léti parle, dans son Histoire de Genève, d'un fléau;
qui fondit sur la ville en 1172, et y reparut en 1318.
(1) Registre du Conseil, 1545.
(2) Nous avons fait le dépouillement des registres depuis 139 jusqu'en 161.
Le nombre des exécutions est effrayant. — Voyez Pièces justificatives, n* 1.
— f,l —
C'était l'époque où apparaissait dans l'Europe la peste
noire. L'année où elle fit plus de victimes fut 1477. — Il
y eut, au témoignage des chroniqueurs, plus de cinq mille
personnes qui périrent à Genève, victimes du fléau (1).
Nous le voyons reparaître en 1454 sous l'Evêque Pierre
de Savoie, et en 1469, époque où les syndics Michel Mon-
tyon, Louis de Veyrier et Pierre de Veytey consultent le
Conseil Général sur le projet qu'ils ont de formuler un
vœu public à Dieu, à saint Sébastien et à saint Antoine,
pour être délivrés de la peste.
L'assemblée fut unanime pour appuyer cette proposition
et les syndics allèrent prier les chanoines de la Chapelle
du Cardinal d'Ostie de dire tous les mercredis une messe,
en l'honneur de ces saints. Il fut de même arrêté que tous
les vendredis des Quatre Temps, il y aurait une procession
publique à laquelle seraient convoqués le peuple, hommes
et femmes et tout le Clergé de la ville.
Cette demande fut agréée comme l'expression de la
piété des magistrats et le Clergé se rendit avec empresse-
ment à leur désir qui, d'ailleurs, témoigne de la foi qu'on
avait dans l'antique Genève à la protection des Saints. Dès
lors, nous voyons souvent figurer dans les actes de l'Etat
des demandes de cette nature.
La Réforme arrive en 1535. Avec elle reparaît le fléau.
Il est signalé dans les actes en 1537, 1540, surtout en
1542, « comme envoyé de Dieu, dit le protocole du 25 sep-
tembre, pour nous tourmenter, et à juste cause, de sa
verge pour nos forfaits (2). »
Sont-ce des hommes de guerre qui en ont apporté le
germe? On peut le croire, car, pendant plusieurs mois, la
(1) Savyon parle de 7,000. Annales de la Cité, page 37.
(2) Reg. du Conseil, 25 septembre 1542.
— 62 —
ville avait été sillonnée par des bandes de soldats venant,
tantôt des cantons suisses, tantôt de France.
En 1543, on signale de nouveaux cas survenus à l'hôtel
de la Rose au Molard et à la maison du Lion d'Or.
On mit de suite en vigueur les ordonnances, qui pres-
crivaient aux citoyens de porter les malades à l'hospice
des Pestiférés, bâti aux Arénières, et on pensa à y envoyer
un ministre à titre de Consolateur. Le 30 avril, la Com-
pagnie des pasteurs reçut l'ordre de désigner un de ses
membres pour cette fonction. Il n'est pas sans intérêt
d'étudier quelle fut l'attitude des pasteurs protestants, en
face du danger?
Il est un auteur bien connu de cette ville c,ui a osé
écrire dans une Histoire de V Eglise de Genève, que, « si la
conduite des prêtres catholiques au temps des pestes de
1454 et 1469 avait été anti- chrétienne, parce qu'ils avaient
fui le chevet des pestiférés, en laissant à des infirmiers
laïques le soin des malheureux atteints du fléau, celle au
contraire des ministres sous le régime Calviniste, avait été
magnanime. » Ils s'étaient montrés courageux, s'oubliant
pour faire reculer la peste et mourant victimes de la cha-
rité (1).
Nous avons rétabli la vérité dans une brochure intitulée
Le Clergé Catholique et les Ministres pendant les pestes,
et publiée en 1864, en dressant, à l'aide des archives,
la série des Recteurs, prêtres fixés à l'hôpital pestilentiel.
C'est à eux qu'était confiée la garde des malheureux at-
teints du fléau ; c'étaient eux qui les administraient et
recevaient leurs dernières volontés (2).
Cette brochure est restée sans réplique, comme celle
de Saint François de Sales et les Ministres de Genève; et
(1) Histoire de l'Eglise de Genève, tome I,
(2) Le Clergé et les Ministres. Paris 1864, pages 15 et 16.
- 63 -
cependant nous mettions l'auteur au défi de prouver la
vérité de ses assertions et de citer in extenso les textes
qu'il invoquait.
Comme il a glorifié outre mesure ses collègues, voyons
quelle a été leur conduite. Ici, nous n'avons pas besoin
d'invoquer d'autres témoins que des protestants sérieux
et qui ont étudié l'histoire de leur pays aux sources mêmes,
c'est-à-dire dans les registres des Conseils, où le Secré-
taire d'Etat consignait jour par jour les arrêtés des ma-
gistrats.
Parmi ces historiens, il en est un qui publie en ce mo-
ment Y Histoire du peuple de Genève; M. Amédée Roget.
C'est à lui que nous emprunterons le récit du rôle des
ministres au temps de la peste protestante. Ecoutons-le :
« Dans ces circonstances douloureuses, les secours spi-
rituels ne furent pas oubliés, et le 30 avril, les ministres
avaient reçu l'ordre de désigner un des leurs pour aller
consoler les pestiférés.
• Le 1er mai, Calvin vient déclarer que Castalion s'est
offert à entrer dans l'hôpital pestilentiel. Mais la géné-
ralité des ministres, en présence de l'invitation des magis-
trats, s'était montrée récalcitrante. Le même jour où il
prend connaissance de l'offre de Castalion, le Conseil est
informé qu'il y a des prédicants qui ont dit que plutôt que
d'aller à l'hôpital pestilentiel, ils iraient au diable et un
a dit en Champ el. Sur quoi il est décidé qu'on procédera
à une enquête et que les prédicants, qui seraient con-
vaincus d'avoir tenu un tel langage, seront démis du mi-
nistère.
» L'offre faite pas Castalion, nous ne savons pour quel
motif, n'eut pas de suite et le ministre Blanchet tira d'em-
barras ses collègues en se présentant pour le poste péril-
leux qu'il avait déjà occupé l'année précédente. Le 11 mai,
le Conseil lui donnait l'ordre d'entrer dans l'hôpital en lui
- 64 -
allouant, outre son gage ordinaire, 10 fi. par mois ; il dé-
cidait en même temps d'exterminer tous les chiens et
chats qu'on trouverait et de charger de l'exécution de cet
arrêt Jean Blanc, guet, qui recevrait un sou pour chaque
chien tué. Le 21, le Conseil ordonne de construire 3G ca-
banes en bois pour recueillir les malades ; le 29 mai, il
arrête qu'attendu les progrès de la contagion, on cessera
de rendre la justice jusqu'après moisson.
« La répugnance des ministres à aller s'acquitter de leur
office auprès des pestiférés était, sinon louable, assuré-
ment explicable (1). Car le 1er juin on apprit que Blanchet
venait de succomber et le lendemain la mort emportait
pareillement le chirugien de l'hôpital. Aussitôt le Conseil
enjoint aux ministres de s'assembler et de désigner l'un
d'entre eux pour remplir la place du défunt, en ayant soin
toutefois « que Me Calvin soit forclos de l'eslection, pource
qu'on en a faulte pour l'Esglise et qu'on peut estre appelé
à avoir conseil de luy. »
« On comprend sans peine que grande fut la perplexité
des ministres à la suite d'une semblable communication.
Ils paraissent en Conseil le 2, au nombre de 5, et expo-
sent qu'ils ont advisé entre eux « que pour aller à l'hos-
pital il faut estre ferme et non point craintif ; aussi ils ont
jeté les yeux sur un Français qui n'est point de leur corps,
mais qui est fort fidèle et le présentent si la Seigneurie
(1) M. Roget trouve la répugnance des Ministres « explicable. » Dans tous
les pays catholiques il n'y aurait eu qu'un seul terme admis, pour flétrir
l'ecclésiastique qui aurait refusé de voler au chevet des pestiférés; celui de
lâche. Certes le fléau faisait aussi des victimes à Lyon lorsque, dit Rohr-
bacher « au premier mot de peste, tous les prêtres infirmes, malades même,
se présentèrent à l'archevêché, demandant à porter secours à leurs frères et
à mourir de la mort des martyrs, si Dieu était assez bon pour couronner
leur dévouement [Histoire de l'Eglise, t. XXUI, p. 433). A Milan, c'est
par centaines que succombèrent les prêtres séculiers et réguliers, en adminis-
trant les malades. (Bugato. La peste). Ce qui leur rendait facile cet acte de
dévouement suprême, c'était le célibat qui les délivrait des sollicitations d'une
femme ëplorée ou d'enfants en larmes.
- G5 —
le tient pour agréable. » Le Conseil, fort étonné de cette
réponse des ministres, les remet à une séance subséquente
pour qu'ils aient à s'expliquer.
« Le 5, les ministres comparaissent de nouveau et expo-
sent avec beaucoup de candeur « que nul d'entr'eulx n'a
la constance d'aller à Vhospital pestilentiel, combien que
leur office porte de servir à Dieu et à son Esglisc tant en
prospérité qu'en nécessité jnsqu'à la mort;, ils avouent
« qu'en cet endroit ils ne font leur debvoir. . Sur quoi le
Conseil les engage à se retirer pour réfléchir de nouveau
sur ce qu'ils entendent faire. Les ministres rentrent bien-
tôt et prient qu'on les tienne pour excusés, « vu que Dieu
ne leur a pas accordé la grâce d'avoir la force et constance
pour aller à Vhospital. »
« Le Conseil ne se paya pas de cette raison et exhorta de
nouveau les ministres à accomplir un devoir positif de
leur ministère. C'est alors que l'un d'eux, Geneston se
leva et déclara que si le sort le désignait pour remplir la
redoutable fonction qui leur était proposée, il était prêt à
obéir à l'appel de Dieu. Le Conseil renonça à imposer aux
ministres une épreuve qui paraissait au-dessus de leurs
forces, et après avoir décidé qu'on prierait Dieu « de don-
ner aux ministres meilleure constance pour l'advenir , il
accepta les services du jeune homme de bonne volonté qui
s'était offert. Ce dernier, nommé maître Simon Moreau
originaire de la Touraine, demeura trois mois enfermé
dans l'hôpital des pestiférés (1). »
Le bruit des ravages causés par la peste à Genève se
répandit dans tous les pays circonvoisins et y excita une
terreur telle, que personne n'osait y porter des vivres De
toutes parts, on cherchait des remèdes qui pussent être
mis a profit.
(1) Histoire du peuple de Genève, tome II, p. 71 et suivantes.
— 06 —
Nulle part, on n'en trouvait. Un bon curé du voisinage
crut, dans sa simplicaté, pouvoir recommander la prière
publique pour conjurer le fléau. Se rappelant que dans les
litanies des saints, il y a cette supplicat ion : A peste et famé
libéra nos, Domine, il écrivit aux magistrats de Genève
la lettre suivante qui est gardée dans les Archives (1).
t Dans toutes leurs tribulations et adversités, de peste,
de guerre, de famine, et en toutes autres nécessités que
leur survenoient, vos prédécesseurs avoient recours à
Dieu et fesoient faire par les Ministres de Nostre saincte
Mère l'Eglise, prestres séculiers et réguliers, prières, sa-
crifices et oblation sacramentelle du précieux corps et
sang de nostre créateur et rédempteur Jhésus-Christ,
et imploroient par belles, dévotes et générales proces-
sions et litanies la glorieuse Vierge Marie, les ordres
angéliques du Paradis, S* Pierre, prince des apostres, pa-
tron de la cité et tous les Saints et Saintes, et par leurs
dévotes et continues oraisons ont toujours apaisé l'ire di-
vine et impétré grâce de Dieu. Au temps de vos ancêtres,
la cité de Genève estoit à toutes les autres cités de la
chrestienté exemplaire de dévotion, et en cérémonies,
office, honneur et culte divin entre toutes cités la première
et la plus excellente et si bien de Dieu protégée, que bien
souvent dormiez suavement en vos couches estant les
portes de la cité la plus part de la nuit ouvertes et nul
ennemi vous dommageoit. Or Dieu, qui a cure de tous
humains et singulièrement de ceux desquels il ne veut la
damnation, vous voulant réduire en la voie de dévotion de
vos prédécesseurs, ne voulant que continuiez à laisser le
beau temple édifié en son nom en vostre cité désert du
divin office, permet la mort pestiféré soy paistre des
corps de plusieurs de vos concitoyens, car les maulx que
(I) P. H., n" 1304.
- 67 —
souffrons bien souvent nous compellissent à retourner à
Dieu (1). »
Ce bon curé se nommait Mandallaz. Il desservait la pa-
roisse de Cernex dans le pays de Gex. Le Conseil traita
l'auteur de cette lettre « d'ignorant de la vraie lumière »
et ses conseils de « folles parolles (2). > Calvin prit la chose
de plus haut et fit une réponse théologiqne, en reconnais-
sant que la peste était un fléau de Dieu, irrité par les
péchés des hommes, et qu'il était nécessaire de faire péni-
tence ; mais il réprouve les moyens employés par l'Eglise
Romaine.
Appaisée en 1544, la peste reparut en 1545, au moment
où l'on croyait s'en être débarrassé. Les esprits affolés se
mirent alors à accuser ceux qui servaient à l'hôpital pes-
tilentiel d'être les propagateurs du fléau, et de le répandre
dans la ville à l'aide de certaines graisses, dont ils frot-
taient, disait-on, les loquets des maisons.
Ce qui donna lieu à ces soupçons, ce fut un rapport du
bailli Bernois, établi à Thonon, qui fit savoir aux autorités
de Genève, qu'il avait entre les mains un nommé Bernard
Dallinges, avouant avoir, de concert avec Dunant dit Len-
tille, son complice, « pris sur le pied d'un pendu un bubon, »
d'où était sorti un germe de peste.
Aussitôt Lentille fut saisi et condamné à la torture. On
le soumit à l'estrapade, aux traits de corde ; le sang jaillit
en abondance de dessous les aisselles et il expira au milieu
des tourments, sans faire aucun aveu. Son corps fut traîné
sur la claie, à travers les rues et brûlé à PlaiDpalais (8).
(1) Nous renvoyons le texte intégral de cette lettre aux Pièces JUSTIFICA-
TIVES, n° II. Les auteurs protestants ont élagué de leurs citations tout ce qui
a rapport à Notre Seigneur Jésus-Christ.
(2) Registre >lu Conseil, 15 août 15i3.
(3) Ibid., 7 mars 1545.
— 08 -
Aussitôt l'imagination du peuple se monte, on ne voit
partout que des boute-peste. On a posté dans chaque quar-
tier des gens, pour surveiller ceux qui sont censés exercer
le métier $ encaisseurs, et bientôt plusieurs hommes et
quelques femmes sont arrêtés, sous l'inculpation d'avoir
fait un pacte avec le démon, pour vouer la ville à la des-
truction la plus complète. De ce nombre sont deux mal-
heureuses qui passent dans le public pour sorcières, Per-
nette Marcoz et Louise Chapuis. Le 7 mars, elles sont
condamnées à être traînées par la ville, à avoir la main
droite coupée sur la place du Molard et à être menées de
là à Plainpalais pour y être brûlées vives (2).
Sur leur dénonciation, on se saisit de l'hôpitalier et de
sa femme, ainsi que du barbier attaché à l'hospice, et on
les traduit devant la justice.
Les magistrats effrayés par l'idée, qu'ils ont devant eux
des semeurs de peste, sont inexorables, et ils ordonnent
que « les hommes soient tenaillés parmi la ville et en après
condamnés à mort et que les femmes aient la main
droite coupée et puis soient brûlées à Plainpalais (3). » Si
Calvin paraît dans cette affreuse scène, c'est pour requérir
qu'on ne fasse pas languir les empoisonneurs. Sur sa re-
commandation, le Conseil prescrit à l'exécuteur des hautes
œuvres « d'être plus diligent à couper la main aux malfai-
teurs et quand il viendra à les brûler, de prendre des
moyens de les faire mourir incontinent à l'aide d'un es-
trangle chat.
Le même jour, il est décidé d'enfermer tous les pauvres
« qui sont bellitres, . pour voir s'il y a parmi eux des en-
graisseurs de peste qui persistent en leur mauvais vouloir.
(1) Registre du Conseil, 7 mars L548.
(2) Ibid., 9 mars 1545.
— 09 —
Quatre détenus, malgré les douleurs de la torture, ne
veulent point faire d'aveu. On examine à quel genre de
supplice ils doivent être soumis. Il est décidé qu'ils seront
murés, c'est-à-dire placés entre deux murs, jusqu'à ce
qu'ils confessent la vérité (1).
Le 21, trois femmes sont suppliciées. Le 26, quatre
autres subissent la même peine. Le 28, c'est le tour du
barbier de l'hôpital et de l'enterreur. Ils sont décapités,
« pour avoir composé un enduit dans lequel entre de la
graisse de peste. »
Bientôt le désespoir s'empai'e de ceux qui sont retenus
en prison, et le 18 on vient annoncer que Bernarde Monier
s'y est pendue, et le 31, que la Guilloda s'est jetée par la
fenêtre (2).
Bref, trente et une personnes périrent ainsi dans l'es«
pace de quatre mois. Quinze femmes furent brûlées et
16 hommes décapités.
Pour inspirer une terreur plus grande à ceux qui au-
raient été tentés de propager la peste, les corps des sup-
pliciés furent partagés en quatre quartiers et exposés aux
limites de la ville (3).
A aucune époque, pareil spectacle ne s'était présenté à
Genève. Il fallut le régime calviniste pour enfanter de
telles horreurs.
« Jamais, dit le professeur Galiffe, une pareille supers-
tition, qui fit autant peut-être de victimes que le fléau lui-
même, ne se vit dans l'ancienne Genève. Elle y était com-
(1) Registre du Conseil, 1" avril 1545.
(2) Ibid., mars 1545.
(3) Il fut un moment où le nombre de ces exhibitions était si considérable
mie les magistrats en rougirent et firent l'ordonnance suivante: « Comme
depuis longtemps l'on voyt exposé soit dans la ville soit dans les franchises
des tètes et des quartiers de criminels exécutés à mort, ce qui est un spec-
tacle hideux et qui ne peut que déplaire aux Seigneurs des Ligues, arrêté
qu'on les fasse oter. » Reg. du Cons.
— 70 —
plètement inconnue et il est certain que ce fut de la nou-
velle Genève calviniste qu'elle passa dans les pays voi-
sins. »
N'est-il pas étonnant après cela que des auteurs Pro-
testants osent nous jeter à la face les bûchers de l'Inqui-
sition? A les entendre, Calvin n'eut que de la mansuétude
dans ses procédés, de la tolérance dans la doctrine et de la
douceur dans l'âme.
Qu'ils étudient donc leur histoire et ils apprendront que
le régime de Calvin, ainsi que l'a dit un de ses historiens,
fut le règne de Y Intolérance la plus féroce.
CHAPITRE IV
Intolérance doctrinale de Calvin
Calvin d'après Sacy. — Quelques réfugiés de la Flandre. — (ienlifis.
— Sébastien Castalion. — Il contredit Calvin. — Rancune que
celui-ci lui garde. — Plainte portée contre lui. — Pamphlet. —
Réponse. — Style du polémiste. — Boisée. — Sa réponse à Saint
André, ministre. — 11 est jeté en prison — Son bannissement.
Servet. — Ses périgrinations. — Son arrivée à Genève. — Son
arrestation. — Son emprisonnement. — Son procès. — Sa mort.
Le spirituel de Sacy, rédacteur du Journal des Débats,
jugeait un jour Calvin et ses œuvres et il disait :
« C'est un sectaire intrépide et voilà tout. Il est l'es-
« clave de sa propre conviction et le tyran des autres.
« L'esprit auquel il obéit, c'est le sien. Il me permet
« d'examiner, il me le commande même, mais à la condi-
« tion que mon examen me conduira tout juste au même
« résultat que lui. Condition de rigueur, sinon l'exil et la
« prison sont là Calvin était de la race de nos Jaco-
« bins. C'était un théologien montagnard. La liberté, à
t ses yeux, n'était que le droit d'aimer ce qu'il aimait, et
« de penser comme il pensait. Toute opposition à sa doc-
— 72 —
t trine n'était plus pour lui que révolte exécrable, hérésie
« monstrueuse et digne de tous les supplices (1). »
Ce jugement se confirme en tous points, lorsqu'on
étudie où en était Genève sous le rapport de la tolérance
doctrinale, sous Calvin.
Les réfugiés qui y arrivaient de Hollande, d'Italie ou de
France, croyaient y rencontrer une terre hospitalière, ou
régnait la liberté de la pensée.
Plusieurs même n'avaient quitté leur patrie que dans
l'espoir de dogmatiser à leur aise. Grande fut leur décep-
tion, lorsqu'ils se virent dénoncés aux juges, traduits
devant les tribunaux pour avoir osé émettre des opinions
contraires à la doctrine de Calvin.
Tels furent Hermann de Liège et André Benoit du pays
de Flandre qui, la Bible sous le bras, avaient pris le che-
min de Genève, pour conférer avec les docteurs de la nou-
velle Eglise sur un point fondamental. Ils prétendaient
que le baptême ne produisait ses effets que pour ceux qui
avaient la foi, au moment où ils le recevaient. Ils prê-
chaient, en conséquence, la nécessité d'un second bap-
tême pour les adultes.
Calvin se trouvait à Lausanne, au moment où débar-
quèrent à Genève ces deux illuminés. La ville reten-
tissait déjà du bruit de leur doctrine, lorsqu'il y arriva.
Pour couper court à toutes ces agitations, il conseilla aux
syndics de signifier à ces nouveaux apôtres qu'ils eussent
à quitter le territoire de la république, sous peine du
dernier supplice, s'ils essayaient d'y revenir. Les magis-
trats obéirent (2).
Il en fut de même pour Bernardin Ochino, venu de
Sienne. Après lui avoir donné l'accolade la plus frater-
(1) Journal des Débats. Année 1864.
(2) Registre du Conseil, 17 mars 1537.
— 73 —
nelle, Calvin finit par le dénoncer, comme anti-trinitaire,
aux magistrats, qui chassèrent de Genève, « ce fauteur
« des Ariens et moqueur du Christ et de son Eglise. »
Un sort plus cruel eût e'té réservé à Gentilis. s'il n'eût
apposé sa signature à la profession de foi que lui dicta
Calvin. Il n'échappa à la mort, qu'en faisant une amende
honorable publique en chemise, la tête nue, la torche au
poingt, et en brûlant de sa propre main les propositions
qu'il avait publiées contre le système théologique de
Calvin (1).
Après une telle humiliation, Gentilis se dirigea vers la
Pologne, où il erra pendant quelques années dans la plus
profonde misère.
Calvin ne pouvait soutenir la moindre opposition doc-
trinale. Partout où il rencontrait des contradicteurs, il les
brisait impitoyablement, se servant de termes méprisants
et recourant parfois aux injures les plus grossières, sans
tenir compte, ni de leur âge, ni de leurs services, ni de
leur rang. Quiconque osait le contrarier, devenait un anta-
goniste, dont il venait à bout de se défaire, en le déférant
aux magistrats, comme ayant « blasphémé Dieu et parlé
contre l'Evangile. »
Une de ses victimes les moins connues fut Sébastien
Castalion, ou Chatillon, qu'il avait d'abord traité comme
un ami à Strasbourg, et qu'il attira plus tard à Genève,
comme professeur de littérature.
Castalion était très-versé dans la connaissance du grec
et de l hébreu. Un jour, Calvin expliquait à sa façon un
passage de la sainte Ecriture, ayant trait à ces mots :
Descendit ad inferos. Ce texte, disait-il, signifie que Jésus
avait souffert dans son âme les angoisses des damnés.
ili Régistre du Conseil, 1858,
— 74 —
Castalion se leva aussitôt pour rappeler au Réformateur
que tel n'e'tait pas le sens du texte original. C'était plus
qu'il u'en fallait pour courroucer cet homme qui se croyait
au dessus de tous. Aussi il lui en garda profonde ran-
cune.
Castalion eut beau exposer ses jours, en allant rem-
placer à l'hospice pe^tilenciel les ministres pleins de
lâcheté qui avaient reculé devant le danger.
Lorsqu'il se présenta pour devenir ministre, il lui fut
répondu « que Bastian (Sébastien), régent des écoles était
un homme bien savant, mais qu'il avait des opinions qui
n'allaient point pour le ministère ». Tel avait été le préavis
de M. Calvin.
Un autre jour, dans une Congrégation, on vint à expli-
quer une épitre de saint Paul. Castalion voulut-il se venger
de son échec? Nous l'ignorons, mais prenant la parole,
il fit, en ces termes, une charge à fond contre les minis-
tres :
« Paul! voilà le vrai serviteur; nous! nous sommes
t esclaves de nos appétits et de nos passions. Paul veillait
« la nuit sur sa chère Eglise, et nous, nons passons la
t nuit au jeu; Paul était sobre, et nous, nous nous eni-
« vrons ; Paul était chaste, et nous, nous vivons dans la
« débauche; Paul était mis dans les fers, et nous, nous y
« jetons ceux qui nous ont offensés; Paul s'appuyait sur la
« grâce du Seigneur, et nous, sur un bras de chair; Paul
« souffrait, et nous, nous tourmentons les autres (1). •
L'allusion était trop transparente pour qu'elle ne fût
pas saisie par tous les auditeurs, qui essayèrent vaine-
ment de troubler l'orateur. Il continua, écrivait Calvin à
Farel, comme un vrai gladiateur avide de sang. «
il) Registre du Conseil, 31 mai 1541.
— 75 -
Le lendemain, plainte fut portée au Conseil contre Cas-
talion pour avoir décrié les ministres. On le déposa de sa
charge de régent (1). C'était lui dire qu'il devait quitter
Genève. Il demanda à se défendre, mais le Conseil de-
meura invariable dans sa décision.
Castalion prit le chemin de Bâle où le Sénat le nomma
professeur de langue grecque.
Il y serait mort en paix si Calvin n'était venu l'y pour-
suivre à l'aide d'un pamphlet intitulé : Calumniœ cujus-
dam nebulonis, ou Réponses aux calomnies d'un certain
polisson.
Sous sa plume, Castalion n'est qu'une bête féroce, viru-
lenta bestia, capricieuse et indomptée ; un polisson, bon
à châtier, un pourceau, un chien immonde, un misérable,
auquel il reproche d'avoir mendié son pain; un voleur
qui ne se faisait pas faute de butiner sur le bien d'au-
trui (2). »
Pauvre Castalion! Quel crime avait-il donc commis ? Il
avait osé contredire Calvin dans son système de théologie,
en écrivant contre la prédestination. « Sans la liberté,
disait-il, il n'y a pas de mal, il n'y a pas de bien. Où est
donc la morale? »
Dès lors, l'antagoniste de Calvin n'était plus « qu'un
charlatan, un blasphémateur, un chien qui aboie, un igno-
rant, un débauché.
Que lui répond l'humaniste ?
« Calvin, tu me prodigues, dans ton libelle, toutes les
« injures que la haine a pu t'inspirer. Je suis, d'après le
« portrait tracé par ta plume, tout plein d'orgueil, d'in-
« gratitude, de fraudes, d'impudence, de blasphèmes et
« d'impiétés. Si tu me connaissais tous ces défauts, pour-
(1) Registre du Conseil, 13 juin 1341.
(2) Brevis responsio J. Calvini, p. 8.
— 76 —
« quoi donc m'as-tu, contre mon gré, forcé d'accepter la
* régence du collège de Genève? Pourquoi le certificat de
* vie irréprochable que tu m'as délivré? Tu me reproches
« la nourriture que tu me donnas à Strasbourg ; mais je
« t'ai payé ce que j'ai mangé. Tu me traites de voleur
« pour avoir, aux jours de ma détresse, harponné, à l'aide
« d'un croc, le bois flottant sur les rives du Rhin. Mais ne
« sais-tu pas que la misère me talonnait, et qu'en péchant
« ce bois, que je brûlais à mon logis pour me chauffer.
« n'était à personne (1)?. »
Castalion avait raison; la haine aveuglait Calvin lors-
qu'il avait à combattre des antagonistes qui lui tenaient
tête, il ne connaissait plus de mesure ; aussi, Westphal,
son compétiteur, lui dit-il dans un écrit : « Tu ne sais
« distiller que l'absinthe et le fiel. Chaque syllabe de ton
« livre est imbibée d'un suc vénéneux et amer. Il ren-
« ferme plus de six cents injures. Ce n'est qu'un fagot
« d'épines (2). »
Pour comprendre ce reproche de Westphal, il faudrait
lire dans leur texte original les satyres de Calvin. Le latin
se prête admirablement à ses diatribes; il prodigue à ses
adversaires des termes difficiles à traduire. Grotius, dont
le nom fait autorité parmi les lettrés, a dit de Calvin,
avec un ton plein d'ironie : « Ses écrits nous révèlent sa
« politesse à l'égard de ceux qui ne partageaient pas ses
« opinions. Sous sa plume, Castalion est un drôle et un
« satan, Cornhertus, un fourbe et un chien, Cassandre,
« un homme de fer, un impudent, un imposteur, Balduin,
» un faussaire, une béte enragée, un satellite du diable (8). »
(1) Castttlionis defënsio, \). 1"2.
(2) Epistola Joachimi Westphali. Bïbl. de Genève.
(:$) Grotii opéra.
— 77 —
Ce n'est là qu'un faible échantillon du style du jou-
teur. Il donne cependant la mesure de toute la pièce.
Passons maintenant à des noms plus connus ; c'est
Bolsec, d'abord; vient ensuite Servet, dont le bûcher est
resté tristement célèbre dans l'histoire de Genève. Esquis-
sons rapidement ses aventures.
Jérôme Hermès Bolsec était né à Paris, où il avait pris
l'habit de Carme. Les doctrines de Luther ayant été impor-
tées en France par les professeurs allemands, appelés à
seconder les progrès des lettres, Bolsec s'engoua des doc-
trines nouvelles et les prêcha même avec audace. Elles
provoquèrent contre lui des mesures sévères, auxquelles
il dut se soustraire, en allant se placer sous la protection
de la fille de Louis XII, Rénée, duchesse de Ferrare. Peu
satisfait de ce séjour, il vint à Genève, où il espérait
jouir d'une plus grande liberté, en exerçant l'art de la
médecine.
En jetant le froc aux orties, Bolsec n'avait pas, cepen-
dant, oublié sa théologie. Ses opinions sur la prédestina-
tion, n'étaient nullement en harmonie avec celles de
Calvin, et il eut l'imprudence de le dire dans une discus-
sion, qu'il soutint avec le ministre Saint-André.
Après chaque conférence, il était permis aux auditeurs
de dire ce qu'ils pensaient de la thèse développée par
l'orateur. Ayant entendu Saint-André enseigner que Dieu
avait partagé le genre humain en élus et en réprouvés,
prédestinés, sans appel, les uns au ciel, les autres à l'en-
fer (1). Bolsec se lève et déclare un tel système absurde,
parce qu'il ferait de Dieu un tyran, les actions bonnes ou
mauvaises des hommes n'entrant pour rien dans ses juge-
ments. « A ce prix, ajouta-t-il, il serait semblable au
(1) C'était la thèse de Calvin,
— 78 —
Jupiter des anciens, dont le caprice était la règle suprême.
Cette doctrine, je la tiens pour fausse et dangereuse. Elle
répugne à l'F.criture sainte et au témoignage de tous les
docteurs de l'Eglise. »
Saint-André, confondu par ces paroles, gardait le si-
lence, lorsqu'on entendit une voix pleine de véhémence,
partir du fond de la salle et articuler cette affirmation :
« Oui, par un décret éternel, Dieu a déterminé quelles
créatures il rendrait bienheureuses, et quelles autres mal-
heureuses. Les unes sont destinées au ciel, les autres à
l'enfer. Voici mes preuves. »
Cette voix, c'était celle de Calvin. Elle glaça d'effroi,
dit Bèze, ses auditeurs, et il n'y eut que Bolsec qui resta
calme (1) Il allait riposter à maître Calvin, lorsque l'au-
diteur du lieutenant de police vint l'appréhender au corps
et le conduisit en prison pour le punir, est-il dit dans les
registres, d'une telle insolence (2).
Le soir, les ministres s'assemblent et décident qu'ils
faut poursuivre Bolsec et l'interroger sur ses croyances.
Jamais, jusqu'à ce jour, Calvin ne s'était trouvé vis-à-
vis d'un théologien capable de lui tenir tête. En cette cir-
constance, il rencontra un joûteur, qui ne craignit pas de
lui dire en face : « Par votre système de prédestination,
vous faites Dieu l'auteur du péché. •
Vous me calomniez, répond Calvin, tout ce que vous
dites n'est qu'un jargon de moine. »
t Qu'à cela ne tienne, repartit Bolsec, les églises de
Berne et de Zurich en jugeront (3). »
Il rédigea, en effet, les actes de l'interrogatoire qu'on
(1) Beza. Vita Calvini.
(2) Registre du Conseil, 1552.
(3) Picot. Histoire de Genève, t. 11, p. 13.
— 70 —
lui avait fait subir et demanda qu'ils fussent envoyés aux
Eglises suisses pour être soumis à un arbitrage.
Bolsec avait été jeté en prison ; il ne pouvait pas, en
conséquence, activer l'envoi des pièces du procès. Il eut
beau se plaindre des lenteurs apportées à son jugement,
on le laissait gémir dans son cachot.
Pour abréger les longues heures de sa solitude, il prit
fantaisie au pauvre prisonnier de composer des vers, qui
furent soustraits par son geôlier et remis aux magistrats.
Comme il y parlait de cruautés exercées contre lui, il dut
en répondre.
Ce dont Bolsec se plaignait, c'était de la lenteur qu'on
mettait à lui rendre justice. « Ayez mémoire, répétait-il,
de ma longue détention, et administrez bonne et Irefve
justice. Qu'il vous playse avoir souvenance que sont trois
semaines que je suis détenu en vos prisons, sans avoir
commis crime de lèse-majesté, et sans avoir tué, meurtri,
ni frappé, ni dérobé, ni injurié âme vivante (1). •
Bolsec en avait appelé aux Eglises suisses, mais Calvin
l'avait devancé en le dénonçant « comme un impudent
charlatan qui avait vomi à pleine bouche son poison. » Ce
polisson, ajoutait-il, a taxé de fausse et d'impie la doc-
trine de l'Eglise de Genève sur Dieu, cause de toutes
choses. Désirant purger l'église d'une telle peste nous
vous prions de nous donner votre appui fraternel pour
débarrasser la doctrine du Christ des sacrilèges de cet
indigne et méchant vaurien (2). »
Tel était le style de Calvin, lorsqu'il parlait de ses con-
tradicteurs (3).
(1) Procès de Bolsec. Archives de l'Etat.
(2) Calvinus ministris Helvetis. Ep. 138.
(3) Le style de C;il\ in variait suivant les circonstances: mais il ne con-
naissait pas de limite lorsqu'il avait devant lui un antagoniste doctrinal.
— 80 —
Les Eglises de Zurich et de Berne ne marchaient pas à
la remorque de Genève pour les doctrines ; aussi, les
ministres de ces deux villes répondirent-ils « qu'il était
plus convenable et plus généreux de ramener les esprits,
égarés par la douceur que par la sévérité. Quant à la
doctrine de Bolsec, puisqu'elle est soutenue par des gens
très-respectables, et ils sont d'avis qu'il vaut mieux rester
en suspens sur la prédestination et n'en parler qu'avec
réserve (1). »
C'était une condamnation indirecte des poursuites de
Calvin contre Bolsec. Aussi en fut-il très-déconcerté, et il
demanda que ces réponses fussent gardées secrètes. Le
Conseil les communiqua à Bolsec, qui se déclara satisfait.
Il s'attendait à un élargissement pur et simple, lorsque
on vint lui apporter la sentence suivante, prononcée sous
l'influence du Réformateur : « Jérôme Bolsec, parce que
tu t'es élevé avec trop grande audace dans la sainte con-
grégation de nos ministres' et que tu y as proposé une
opinion fausse et contraire à la religion évangélique, cas
digne de grave punition corporelle. Voulant, toutefois,
procéder contre toi avec plus de douceur que de sévérité,
toi, Jérôme Bolsec, condamnons a être banni à perpé-
tuité de cette cité et terres d'icelle, à en sortir dans les
vingt- quatre heures, et à n'y jamais revenir à peine d'être
fouetté par les carrefours, à la façon accoutumée (2). »
Bolsec aurait pu répondre comme d'autres condamnés :
C'est trop de vingt-quatre heures. Il ne lui fallut, en effet,
que deux heures pour arriver à Veigy, chez le seigneur de
Falex, qui lui donna l'hospitalité. Il quitta Genève sans
regret. Il y avait appris ce qu'était la Réforme, et ce que
(1) Réponse de l'Eglise de Berne. Procès de Serve! .
(2) Archives de Genève. Procès de Bolzec.
— 81 —
valait la prétendue tolérance des fondateurs du protes-
tantisme.
Bolsec gagna plus tard Lyon, où il rentra dans le giron
de l'Eglise catholique. C'est dans cette ville qu'il publia,
en 1577, la vie de Calvin; vie peu édifiante, et remplie
de graves accusations ; celle entre autres de la flétrissure
de Noyon (1).
Passons à Servet.
Bolsec était sorti vivant de Genève, Servet n'eut pas ce
bonheur. Drelincourt, admirateur de Calvin, dit dans la
défense de ce personnage : • Ceux qui accusent Calvin
d'avoir été cruel et sanguinaire devraient s'examiner eux-
mêmes, et nommer quelqu'un envers lequel ce saint
homme ait exercé sa cruauté, et dont il ait répandu le
sang (2). > Ces lignes nous donnent la mesure des idées
préconçues, sous l'empire desquelles ont écrit certains
historiens de Genève. On dirait que pour eux étaient fer-
mées les sources de notre histoire nationale et qu'ils
n'écrivaient que pour glorifier la Réformation.
Aujourd'hui, le fait de la participation de Calvin au
supplice de Servet est au-dessus de toute contestation. La
barbare exécution du médecin espagnol est une tache
indélébile, que nulle main ne pourra désormais effacer.
(1) Les admirateurs de Calvin tels que de Bèze, Bayle et Drelincourt ont
prétendu que Bolsec n'avait écrit contre Calvin que par un esprit de dépit et
de vengeance, et le dernier a même osé dire que Bolsec n'était qu'un calom-
niateur, qui avait inventé tout ce qu'il avait écrit sur le Réformateur. Evi-
demment, Bolsec ne pouvait être l'ami de celui qui l'avait fait jeter en
prison ; mais, comment aurait-il pu inventer, en écrivant à quelques lieues
de Genève, sous les yeux des contemporains de l'homme qu'il flétrissait de
la sorte.
D'ailleurs, voici qu'après trois siècles d'oubli, Bolsec se réveille de sa
tombe. Un avocat de Lyon, vient de rééditer Bolsec, en fournissant â la fin
de chaque chapitre les preuves de ce qu'avait écrit le biographe de Calvin.
D'ailleurs, nous avions le témoignage de GalifTe. Le voici : « La plupart
des faits racontés par le médecin lyonnais (Bolsec) sont parfaitement
vrais. »
(2) Drelincourt. La Défense de Calvin, 1667, p. 282.
6
- 82 -
Les pièces du procès ont été publiée?. Elles sont là pour
quiconque veut les consulter (1).
C'était, d'ailleurs, un assez triste personnage que ce
Michel Servet, né à Tudelle, en Arragon, tout à la fois
alchimiste, théologien, professeur de grec et d'hébreu.
Son père l'avait envoyé à Toulouse pour y étudier le
droit. Il s'y lia avec quelques jeunes gens venus d'Alle-
magne, qui lui inspirèrent la pensée d'aller conférer avec
les chefs du mouvement religieux dans leur pays.
Écolampade accueillit Servet, qui commença à discuter
avec lui. Leurs idées n'étaient pas les mêmes, et bientôt,
en l'entendant formuler des attaques contre la Trinité, le
novateur se demanda s'il n'avait pas devant lui un démon
à face humaine. Servet n'était qu'un rationaliste de cette
époque, qui tirait les conséquences du principe du libre
examen.
De Strasbourg, Servet se rendit à Paris, où il se mit à
enseigner l'astrologie. Ses ressources diminuant chaque
jour, il gagna Lyon, où il travailla comme correcteur
d'épreuves dans une imprimerie. Sa vie devint de plus en
plus errante ; enfin il arriva à Vienne en Dauphiné, où il
trouva un protecteur; c'était l'archevêque de cette ville,
nommé Pierre Paumier. Il aurait pu vivre tranquille sous
ce toit hospitalier, exerçant la médecine, dont il connais-
sait les éléments; mais ses goûts l'entraînaient toujours
vers les questions théologiques, et il se mit à rêver un
plan de réforme religieuse, plus complet, disait-il, que
celui de Calvin. Pour cela, il se mit en rapport par cor-
respondance avec ce personnage, en lui exposant ses
idées.
Calvin n'était pas homme à penser comme les autres ;
aussi les deux sectaires ne purent pas s'entendre, et
(1; Archives de Genève. Procès de Servet, publié par M. Rilliet, t. III,
— 83 —
bientôt il y eut entre eux de profonds dissentiments.
« Servet, écrivait Calvin à son ami Farel, m'a envoyé un
volume de ses rêveries. Il m'offre de venir à Genève, si
cela me plaît : Je ne veux pas l'y engager, car, s'il arrive,
je ne souffrirai pas, pour peu qu'il me reste d'autorité,
qu'il en sorte vivant, Vivum exire numquam patiar (1). »
C'était donc un parti pris à l'avance de frapper Servet,
s'il venait jamais à tomber dans ses filets.
De loin même, l'ombre de Servet inquiétait le théolo-
gien de Genève. Que fait-il ? Il attire sur lui l'attention
de l'Inquisition de Vienne, en se servant d'un réfugié
nommé Guillaume de Trie, venu de Lyon à Genève, pour
écrire à Antoine Arneys, son cousin, que l'archevêque de
Vienne soutient un hérétique qui mériterait d'être brûlé
vif (2). Pour preuve, il lui envoie un exemplaire de son
ouvrage, intitulé Christianismi Restitutio, ainsi que les
lettres de Servet à Calvin.
C'était plus qu'il n'en fallait pour compromettre Servet.
L'archevêque de Vienne le livre à la justice et son procès
s'instruit. Mais des amis lui ménagent un moyen de s'é-
vader, et Servet recouvre la liberté. Pendant trois mois,
il reste caché; mais, craignant de retomber entre les
mains des Inquisiteurs, il prend le chemin de Genève.
Avec un peu de prudence, il eût évité cette ville où dog-
matisait Calvin.
Le 13 août, Michel Servet se trouvait au temple de
Saint-Pierre parmi les auditeurs. Un œil clairvoyant le
discerne et le signale au premier syndic, qui lance contre
lui un mandat d'arrestation.
Cet œil clairvoyant, c'est celui de Calvin, qui charge
son secrétaire intime, Nicolas de la Fontaine, de se rendre
(1) Calvinus Farello, 1546.
(2) Lettre de Trie à Arneys, 25 février 1553.
— 84 —
partie criminelle, et de demander justice « contre ce se-
matteur de grandes hérésies. »
Quelques auteurs ont voulu rejeter l'odieux de cette
délation sur des réfugiés; mais Calvin s'en fait gloire,
d'abord dans une lettre adressée à Sulzer : « C'est moi,
écrit-il, oui c'est bien moi, qui suis la cause de l'empri-
sonnement de ce naufragé de mauvais augure (1). »
Il parle plus clairement dans son livre, intitulé Décla-
ration pour maintenir la vraye foi. « Je ne dissimule
point que c'a été à mon adveu qu'il a été appréhendé en
ceste ville pour rendre compte de ses maléfices. Que les
malveillants ou médisants jargonnent contre moi tout ce
qu'ils voudront, si est-ce que je déclare franchement (2). »
Si Calvin eût voulu simplement se débarrasser de
Servet, il l'eût fait remettre aux mains du président de la
cour de Vienne, qui réclamait son extradiction. Au lieu de
la lui accorder, il fit répondre que les magistrats de
Genève se chargeaient d'en faire bonne justice (3). D'ail-
leurs, Calvin avait à vider avec Servet une querelle par-
ticulière, car de la Fontaine, son homme de paille, de-
mande un jugement contre le prisonnier, non seulement
pour les « blasphèmes et hérésies dont il a infecté le
monde, mais aussi pour les méchantes calomnies et fausses
diffamations qu'il a publiées contre les vrais serviteurs de
Dieu, et notamment contre M. Calvin », dont il veut sou-
tenir l'honneur (4).
Ici commence l'interrogatoire de Servet qui, sans se
déconcerter, répond aux questions qu'on lui pose sur ses
antécédents, avant d'arriver à Genève. Quant à sa doc-
(1) Calvinus Sultzero, 9 septembre 1563.
(2) Déclaration pour maintenir la vraye foi, p. 1337.
(3) Registre du Conseil, 31 août 1553.
(4) Archives de (ienève. Procès de Servet.
— 85 —
trine, il la maintient, en déclarant que, si on lui démontre
qu'il s'est trompé, il est prêt à le reconnaître. Quant aux
attaques dirigées contre l'Eglise de Genève dans la per-
sonne de M. Calvin, il affirme « qu'il n'a point eu l'inten-
tion de l'injurier, mais de lui montrer ses erreurs et
faultes et qu'il est prêt à discuter avec lui en pleine con-
grégation, en s'appuyant sur la sainte Ecriture (1) ».
C'était jeter le gant à Calvin et lui offrir le combat sur
un terrain où il devait le suivre. La seigneurie ne voulut
point accorder cette satisfaction au prisonnier, et les
enquêtes continuèrent dans le secret, jusqu'à ce que Ber-
thelier put obtenir d'intervenir dans le débat. Calvin, de
son côté, se décida à parler, et des discussions assez vives
commencèrent entre eux.
Calvin voulait un exemple éclatant, et il avait insinué
au procureur général Colladon, qu'il fallait en finir cette
fois par la peine la plus sévère.
Les juges hésitaient à sanctionner cet arrêt, lorsqu'il
leur vint à la pensée de consulter les Eglises suisses,
comme on l'avait pratiqué pour Bolsec. Calvin écrivit à
Bullinger et à Mélanchton qu'il t ne s'agissait pas d'être
faibles et indulgents. « Dans peu, disait-il au premier, le
Conseil enverra un député vers les Eglises de Suisse, pour
avoir votre avis. C'est malgré nous qu'ils vous causent cet
ennui ; mais ils en sont venus à un tel point de fureur
qu'ils tiennent pour suspect tout ce que nous leur
disons (2). »
Le trésorier Dupan reçut en effet cette mission. Son
absence se prolongea durant trois longues semaines, du-
rant lesquelles Servet fut traité avec la dernière inhuma-
nité. Nous en trouvons la preuve dans les lettres qu'il
(1) Procès de Servet.
(2) Galvinus Bullingero.
— 80 —
écrivit au Conseil, pour obtenir un peu d'allégement dans
sa triste situation, lettres dont l'original se trouve dans
les archives.
« Très-honorés seigneurs. Je suys détenu en accusation
criminelle de la part de Jehan Calvin, lequel m'a fausse-
ment accusé, disant que j'avais escript : Que les âmes es-
taient mortelles et aussi que Jésus-Christ n'avoit pris de
la Vierge Marie que la quatrième partie de son corps.
« Ce sont des choses horribles et exécrables. En toutes
les aultres hérésies et en tous les autres crimes n'en a
point si grand que de faire l'âme mortelle. J'avais dit
cela, je me condamnerai moi-même. C'est pourquoi je
demande que mon faux accusateur soit puni pœnâ talionis,
et qui soit détenu prisonnier comme moi, jusqu'à ce que
la cause soit définie pour mort de lui ou de moi ou aultre
peine. Je suis content de mourir, s'il n'est convaincu tant
de ces et aultres choses que je lui meltrai dessus. Je vous
demande justice, justice, justice. »
Fait en vos prisons, le 22 septembre 1553.
Le 10 octobre, rien n'était changé dans la position de
Servet, qui écrit alors cette supplique lamentable :
i Magnifiques seigneurs,
t II y a bien troys semmanes que je désire et demande
avoyr audiance et n'ay jamais pu l'avoyr. Je vous supplie,
pour l'amour de Jésus-Christ, ne me refusez pas ce que
vous ne refuseriez à un Ture, en vous demandant justice.
J'ay à vous dire choses d'importance et bien nécessaires.
« Quant à ce que vous aviez commandé qu'on me fit quel-
que cbose pour me tenyr net, n'en a rien esté, faict et suys
plus piètre que jamays. Et davantaige le froyt ne tormante
grandament, à cause de ma colique et rompure, laquelle
m'engendre d'aultres pauretés que ay honte à vous
escrire. C'est grande cruaulté qne je n'aye congé de parler
— 87 —
seulement pour remédier à mes nécessités. Pour l'amour
de Dieu, Messeigneurs, dones y ordre, ou pour pitié ou
pour le devoyr.
« Fait à vos prisons de Genève, le Xme d'octobre 1563(1).
« Michel Servi/tus. »
Les réponses des Eglises suisses arrivèrent. Elles furent
telles que Calvin les avait désirées. Toutes se pronon-
cèrent pour l'extirpation de l'hérésie, sans indiquer le
mode de châtiment à employer.
Ce fut le Conseil qui eut à statuer sur la peine à infliger
à Servet.
Durant trois jours, il y eut d'assez vifs débats au Con-
seil. Plusieurs opinaient pour une réclusion de longue
durée. Quelques-uns proposèrent le bannissement, d'au-
tres demandèrent la peine de mort.
Ami Perrin, espérait au moins sauver Servet, en pro-
posant que sa cause fût remise au Conseil des Cinq- Cents.
Il mérita pour cela d'être appelé par Calvin * un César
comique, qui ne s'était rendu au Sénat que pour arracher
à sa juste peine un scélérat (2). »
Farel ne comprenait pas les hésitations des juges ini-
ques, « qui voulaient épargner cet infâme hérétique. »
Calvin s'était prononcé pour la mort par le glaive. Les
juges firent mieux que lui. Voici la sentence qu'ils pro-
noncèrent :
« Nous, syndics, juges des causes criminelles de cette
cité, ayant vu le procès fait et formé contre toi, Michel
Servet, par lequel il conste que tu as écrit et publié des
livres contre Dieu le Père, le Fils et le Saint-Esprit, et
pour cela tâché de faire schisme en l'Eglise de Dieu, et
(1) Galiffe. Notice III, 442. — P. H. Procès de Servet.
(2) Galvinus Farello. Ep. 16.
— 88 —
t'être employé à infecter le inonde de tes hérésies. A ces
causes, désirans purger le monde de tel infectement, et
retrancher d'icelle tel membre pourri, ayant eu bonne
participation de Conseil avec nos concitoyens, disant au
nom du Père, du Fils et de l'Esprit, voici notre sentence
définitive : Toi, Michel Servet, condamnons à être lié et
mené au lieu de Ciiampel, et là, devoir estre attaché â un
pilori et brûlé tout vif avec ton livre, jusqu'à ce que ton
corps soit réduit en cendres, et ainsi finira tes jours pour
donner exemple aux autres qui tel cas voudroient com-
mettre (1). »
En conformité de ce jugement, Servet fut brûlé vif à
Champel, le 26 octobre 1553, comme HÉRÉTIQUE.
(1) Archives de Genève. Procès de Servet.
CHAPITRE V
Les Evêques en exil
Démarches de Pierre de la Baume soit à Rome, soit auprès des
princes. — Il revient en Franche-Comté. — Sa nomination à
l'archevêché de Besançon. — Sa mort. — Louis de Rye. — Sa
famille. — In concurrent. — Philibert de Rye. — François de
Bachod. — Sa brillante carrière. — Il est nommé évêque. — Sa
mort et son tombeau.
Pendant que Calvin consolidait à Genève l'établissement
de son Eglise, Pierre IV de la Baume, évêque exilé, cher-
chait en vain à reconquérir son siège. Il s'était adressé au
pape Paul III, pour obtenir de l'appui auprès des princes
les plus intéressés à voir le catholicisme refleurir à Ge-
nève. Il en avait obtenu des lettres de recommandation
pour l'Empereur Charles-Quint et le roi de France, qui ne
purent l'un et l'autre lui offrir que des témoignages de
vague sympathie et de haute considération.
Il paraissait en effet devant eux avec le titre de Cardinal,
que lui avait conféré le Pape (1), pour le dédommager
(1) Son élévation au lîardanalat eut lieu sous le titre de saint Jean, saint
Paul et saint Symmaque, le 14 kal. de janvier, soit le 19 décembre {539.
Bull-Paul III, Lib. 259, p. 237.
— 90 —
de la perte des revenus de son Evêché, espérant aussi que
cette dignité le relèverait aux yeux de ces diocésains et
lui ménagerait un accès plus facile auprès des magistrats,
si jamais il pouvait rentrer à Genève.
Ce fut alors que, dans une conférence tenue à Lyon, et
à laquelle prirent part le Cardinal de Tournon et plu-
sieurs évêques et archevêques, Sadolet fut chargé d'écrire
au Conseil de Genève la lettre dont nous avons déjà parlé.
Cette démarche n'ayant pas obtenu de résultat, Pierre de
la Baume se mit en route pour Paris, afin de solliciter une
seconde fois l'intervention de l'Empereur, qui se rendait
dans les Flandres. Sa demande présentait des difficultés
sérieuses, que la politique de l'époque jugea insurmon-
tables. Il eut beau se faire appuyer par le Cardinal Far-
nèse, Légat du Pape, les princes ne lui luissèrent aucun
espoir. Il comprit, mais trop tard, combien il s'était fait
illusion sur sa rentrée dans Genève, en comptant sur les
puissants de la terre. Le découragement s'empara alors
de son âme, et, éloigné de son diocèse, il menait, est-il dit
dans la Gallia Christiana, une vie pleine d'angoisses et
d'inquiétude (1). Il se décida à retourner à Rome. C'était
le moment où le Pape Paul III reconnaissait les règles de
Saint Ignace de Loyola et le proclamait Général de son
Institut. Pierre de la Baume apposa comme témoin sa
signature à la Bulle, et sachant que les profêts de la célè-
bre compagnie s'engageaient par vœu à travailler à la
conversion des infidèles et des hérétiques, il demanda au
Père Ignace d'envoyer deux de ses missionnaires aux por-
tes de Genève, pour empêcher les progrès de l'erreur.
Besson affirme que le P. Montmar et le P. Salvedro
furent délégués à cette fin en Savoie, mais ils moururent
(1) Gallia Christiana, t. XVI.
— 91 —
au bout de peu de temps, emportés l'un par la peste,
l'autre par une fièvre violente (1).
Pierre de la Baume avait été nommé en 1529 coadju-
teur de l'archevêque de Besançon, sans en remplir jamais
la charge. A son retour de Rome, il gagna la Franche-
Comté, où, durant la maladie du titulaire Antoine de
Vergy, il fit la visite pastorale de l'archidiocèse. On con-
serve à Saint-Claude un monument de sa générosité. C'est
un autel sculpté par un artiste de cette époque et enrichi
de très-beaux médaillons dus au pinceau d'Holbein.
Pierre de la Baume avait été nommé successeur d'An-
toine de Vergy, en 1543; mais il ne put pas jouir long-
temps de ce nouveau titre. S'étant rendu dans son prieuré
d'Arbois, il y tomba malade et y expira le 4 mai 1544. Il
fut enseveli dans l'église de Saint-Just, auprès du cheva-
lier Claude de la Baume son frère.
LOUIS DE RYE
En renonçant à son titre d'Evêque de Genève, Pierre
de la Baume avait obtenu du Pape pour coadjuteur, son
neveu, Louis de Rye avec future succession. Il fut en
effet nommé Evêque de Genève, le 6 juillet 1543, par
Paul III.
L'administration de Louis de Rye nous est peu connue.
Nous n'avons)que les données générales, fournies parBes-
son sur son origine et sur l'époque de sa nomination au
siège de Genève. La Gallia Christiana s'est bornée à ana-
lyser les renseignements de cet auteur.
Il appartenait à une famille des plus illustres de la
Franche-Comté. Son père, Simon, chevalier d'honneur au
parlement, avait épousé la sœur du Cardinal de la Baume.
(1) Besson, page 65,
— 92 —
Pourvu de l'abbaye de Saint-Oyen de Joux, il avait accom-
pagné son oncle dans ses périgrinations et il connaissait
toutes les difficultés du poste de Genève.
Comme il demeurait à Besançon, le choix du Pape n'avait
pas fait debruit. On l'ignorait même à Annecy, où le chapitre
apprenant la mort de Pierre de la Baume se mit en me-
sure de lui donner un successeur. Il choisit François de
Luxembourg, vicomte de Martigue. C'était un grand per-
sonnage, tenant par sa mère aux plus hautes familles, et
ayant l'appui du roi de France.
Louis de Rye, averti du choix du Chapitre et des dé-
marches faites à Rome pour obtenir la sanction du Pape,
délégua à Annecy, Rd Louis Ducret, comme son procureur,
afin de prendre possession du siège épiscopal. Il en résulte
un conflit, qui ne fut cependant pas de longue durée. Le
pape confirma l'élection de Louis de Rye, qui reconnut les
franchises du Mandement de Thyez, le seul qui restait à
l'Evêque.
Les Bernois tentèrent de lui enlever les titres de son
Eglise, mais l'intervention de l'Etat de Fribourg empêcha
cette nouvelle spoliation.
Louis de Rye eut le désir, comme tous les évêques de
Genève, de pouvoir rentrer dans sa cathédrale. Il tenta
même une démarche auprès des citoyens, pour obtenir
d'être reconnu comme leur pasteur. Il n'obtint pas même
de réponse.
Besson affirme que cet évêque possédait une vaste éru-
dition et qu'il était recommandable par sa piété (1).
Son épiscopat ne fut pas de longue durée, car il mourut
le 25 août 1550, et il fut enseveli dans une chapelle atte-
nante à l'église de Ternay, chapelle qu'il avait fait ériger
de son vivant, et disposer pour son tombeau. Son cœur
(i) Besson, p. 67.
— 93 —
fut placé dans l'abbaye d'Acey, diocèse de Besançon, où on
lui érigea un monument, en sa qualité d'Abbé.
PHILIBERT DE RYE
Le rôle de Philibert de Rye, comme évêque, nous est
moins connu encore que celui de Louis, dont il fut nommé
coadjuteur. Il était aussi Abbé commandataire de St-Oyen
et de Blancherive, avec dispense de Paul III, lorsqu'il fut
appelé en 1550 à succéder à son cousin (1) sur le siège
de Genève.
Il mourut en 1556 au château de la Tour de May.
FRANÇOlfc III DE BACHOD
Nous sommes un peu plus heureux pour le successeur
de Philibert de Rye. Il joua un plus grand rôle soit auprès
des princes, soit dans l'Eglise, sans cependant fixer son
séjour dans son diocèse.
François de Bachod était originaire de Varey en Bugey.
Charles Quint, ayant eu occasion de lui parler, le prit en
estime et le créa Comte Palatin II fut élevé à la prêtrise
dans le diocèse de Lyon et il devint Abbé d'Ambronay et
de Saint-Rambert en Bugey, monastère pour lequel il
obtint de Paul III des immunités spéciales. Dans la Bulle
de sa nomination à l'évêché de Genève, le pape lui dé-
cerne les éloges les plus flatteurs. Il l'appelle docteur en
droit, distingué par la science (doctorem utrhisque jaris
insignitum), et il compte que comme prêtre il rendra de
grands services à l'Eglise, Ecclesiœpersonam utilem(2). C'est
(1) 11 est appelé Germanus Ludovici, dans la Gallea Christiana.
(2) Archives du Sénat de Savoie, 27 juin 1556.
— 94 —
pour cela qu'il le nomme successeur de Philibert de Rye,
ne voulant pas que le diocèse de Genève reste en souffrance
par une trop longue vacance. Henry II, roi de France, qui
occupait alors la Savoie, se prévalant de la concession de
Léon X à la maison de Savoie, prétendit avoir le droit de
nommer l'Evéque et fixer ses vues sur Jacques de Savoie,
son cousin, et le nomma Evêque. Cependant, ayant appris
que le Pape avait eu des motifs sérieux pour choisir de
Bachod il se désista, à la condition que l'élu lui présente-
rait dans le délai de six mois ses bulles, et que la nomi-
nation de son successeur serait soumise au placet de S.
A. (1) La lettre du Pape sur l'évêque était des plus louan-
geuses. C'était un homme prudent, instruit etdes plusdistin-
gués par ses vertus, virtutum donis, prout etiam jamiliari
experientiâ novimus, insignitum... et qu'il connaissait à
fond, puisqu'il avait été assez longtemps son commensal.
Le Parlement de Savoie avait déjà déclaré la saisie des
revenus de l'Evêché, mais sur la présentation des Bulles
du Pape, l'arrêt fut retiré et François de Bachod entra en
pleine jouissance de ses droits.
François de Bachod ne trompa point l'attente du Pape
Paul III, qui lui confia les missions les plus délicates.
Jusqu'alors nul légat n'avait été accrédité d'une ma-
nière officielle à la Cour de Turin. Il y avait eu, à diverses
époques, des envoyés du Saint-Siège, chargés de missions
spéciales. Ainsi Clément VI avait envoyé à Amédée VI, dit
le Comte Vert, l'évêque de Verceil, Emmanuel Faschi,
Comte de Lavagno, en qualité de Nonce.
Sixte IV, en 1477, avait délégué à Turin Jean-André
Brocaccio ; mais le premier Nonce qui y fixa sa résidence
fut François de Bachod, que Paul IV nomma Légat à latere
auprès d'Emmanuel Philibert (2). Il eut à remplir la même
(1) Archives royales de Turin, 13 août 1356.
(2) Pedemontium sacrum, t. II, p. 696.
— 95 —
mission sous Pie IV, successeur de Paul IV, qui le con-
firma dans sa charge de Dataire, et l'envoya comme Légat
au duc de Savoie.
Bosio rapporte qu'au moment où les Vaudois essayèrent
de prêcher les erreurs de Valdo dans Turin, les habitants
s'étant soulevés, les chassèrent de leur territoire et firent
part de cet événement à l'Evêque de Bachod, qui en référa
au pape. Pie IV chargea le Légat de féliciter, en son nom,
la population turinaise qui s'était montrée en cette cir-
constance fidèle à l'Eglise (1).
François de Bachod eut une autre mission bien hono-
rable à remplir. Il fut envoyé au Concile de Trente, en
1563, et il y prit la défense de Pierre- Jérôme Neyri, au-
gustin, Piémontais, dont les ouvrages avaient été déférés
au saint office. Il y arriva le 17 janvier, d'après le Journal
du Concile (2). Il figure dans la session du 15 juillet et il
reparaît le 8 octobre pour discuter le décret de Réforma-
tion, ainsi que le 11 novembre, et à celle du 3 décembre,
il appose sa signature aux décrets (3).
Ason retour de Trente, Bachod mit de suite en vigueur dans
son diocèse les prescriptions du Concile, en y faisant publier
des constitutions synodales.
François de Bachod eut successivement pour le secon-
der dans l'administration de son diocèse trois suffragants,
qui furent des hommes de mérite.
Le premier, Guillaume Turbey, religieux Carme, devint
plus tard Evêque de Belley. Le second, Jean de Peron,
Evêque d'Hébron, fut appelé comme suffragant auprès de
Jérôme de Valpergue, Archevêque de Moutiers. Il fut rem-
placé par Galois Regard, Evêque de Bagnores, en Sicile.
(1) Bosio, tome II, page 261.
(2) Vie de Neyri, par Hyacinthe de la Tour.
(3) Serv. Diar. Concil., p. 191.
— 96 —
Quoique François de Bachod n'ait pas résidé dans son dio-
cèse, il n'est pas moins constant qu'il vint à Annecy
en 1567, époque où il fut envoyé comme Nonce en Savoie
( F". Episcopus Gebennemis Nuntius Apostolicus in Su-
baudiaj. Ce fut l'époque où le Pape S* Pie V le chargea
d'un Bref pour le Duc de Savoie, en le dispensant de pré-
lever sur les revenus de son évéché le tribut demandé
pour la guerre contre les infidèles (1).
D'ailleurs, nous avons une preuve authentique de son
passage en Savoie. C'est une lettre, datée du 5 septembre
1567 d'Annecy même et adressée au Duc. Elle a trait à
un accord à conclure avec les Bernois, relativement à la
liberté de conscience, t Mon avis, dit-il, est que les Ber-
nois demandent cette clause non pas par zèle de religion,
mais pour complaireàquelques-uns desprincipaux seigneurs
devenus leurs vassaux . Intendo ch' i Bernesi doman-
darano quel capitulo non già per zelo de reliqione, ma per
Compiacere ad alcuni principali di quei al hora lor vassali,
per comper vassali amovendi. (2)
Le président Antoine Favre a fait de François de Ba-
chod le plus bel éloge. Il l'appelle un grand homme (vir
magnus), joignant à une grande habileté dans les négocia-
tions, une intégrité et une probité à toute épreuve (ob
singularum tractandarum rerum peritiam cum insigni pro-
bitate conjundamj (3). Ne soyons pas étonnés qu'avec ces
rares qualités, il ait joui de la confiance des papes et des
ducs, qui le reçurent toujours avec une distinction bien
marquée.
Ce fut sous l'épiscopat de François de Bachod qu'eut
lieu une tentative de la part d'Alardet, Evêque élu de
(1) Archives du Vatican, Arm. 11.
(2) Archives royales. N. B. — Voyez Pièces justificatives.
(3) Code Fabrien, 1. 1, t. 1, page 43.
s
— 07 —
Mondovi pour renouer les liens brisés entre la maison de
Savoie et Genève, et sans doute aussi pour examiner
de près s'il n'y avait pas possibilité de ranimer l'étincelle
du catholicisme dans cette ville, soumise au schisme.
La démarche eut lieu en 1559, au mois de décembre.
Alardet avait été élevé à Genève, comme il conste par une
lettre adressée aux Illustrissimes Seigneurs, et dans la-
quelle il demande un sauf-conduit pour lui et pour quatre
serviteurs, afin de pouvoir venir à Genève se faire soigner
par des praticiens habiles. « La raison, dit-il, qui me meut
à choisir ce lieu plus tôt que nul aultre, est pour autant
que j'ay esté nourry et ay passé les premières années de
mon enfance dans la susdicte vostre cité. Et d'avantage,
céans (si a cause de ma maladie quelque accident m'y
survenoit) pourray estre très bien secouru. (1) •
Alardet, en écrivant sa lettre, n'avait point dissimulé ses
titres. Il l'avait signée « L'esleu de Mondovi. » Cette mis-
sive lue en Conseil, le 11 décembre, y provoqua d'abord
l'étonnement, car l'évêque avait déclaré se présenter non
comme ennemi de la cité : « Messieurs, est-il dit dans le re-
gistre, furent fort esbahis de ce langage. » Après délibé-
ration, il fut arrêté qu'un permis de séjour dans Genève lui
serait accordé pour quinze jours, à la condition qu'il ne
serait rien fait de contraire aux Edits et aux Ordonnances
de la Réformation (2). Ce qui équivalait à une défense d'y
faire le moindre acte de catholicisme.
Arrivé le 18 à Genève, Alardet voulut peut-être se ren-
dre compte de la doctrine qui se prêchait dans les temples
où, dit-il, dans son rapport au duc, « il n'entendit rien que
vaille. » Lorsqu'il se présenta à Saint-Pierre, on lui offrit
un siège d'honneur.
(1) Lettre d'Alardet, Archives de Genève. P. H. n° 1661.
(2) Registre du Conseil, 11 décembre 1559.
7
— 98 —
Se trouvant honorés de sa présence, les syndics lui en-
voyèrent à son hôtel un cadeau de vin d'honneur (1),
comme cela se pratiquait pour les étrangers de distinction,
en passage à Genève. Jusqu'au 25 décembre, Alardet ne
s'était pas encore prononcé sur le but de son arrivée à
Genève. Il avait fait diverses visites officielles, tout en
remarquant que l'on épiait ses démarches et que ses gens
étaient surveillés de près. Enfin, six jours s'étaient déjà
écoulés, lorsqu'il demanda un entretien particulier avec
les syndics. On lui députa les seigneurs Bernard et Corne,
auxquels on le pria de dire toute sa pensée (2). Après
les avoir remerciés avec courtoisie de la permission qui
lui avait été octroyée, il commença à faire l'éloge du duc,
et à vanter sa bravoure et sa bienveillance, même pour les
Genevois; enfin il les engagea à lui envoyer un ambassadeur
qui serait certainement très-bien accueilli par Son Altesse.
Ensuite il en vint à la religion catholique, qui avait été
autrefois en honneur dans cette ville et la source de sa
prospérité, et il ajouta que son prince ne l'abandonnerait
jamais. Il finit par dire que le duc de Savoie, ayant l'épée
en main, ne serait pas embarrassé, s'il voulait poursuivre
le rétablissement de ses droits (3), mais qu'il tenait à
vivre avec les Genevois en bon voisin.
La séance se leva alors sans aucune conclusion. Les
magistrats prirent acte de ses déclarations et en référè-
rent à Berne.
Alardet comprit alors qu'il n'avait rien à attendre de la
part des Genevois, dont la cause était, comme par le passé,
unie à celle de Berne.
Nous ne pouvons pas affirmer que l'évêque du diocèse
(1) Registre du Conseil, 18 décembre 1559.
(2) lbid., 18 décembre.
(3) lbid.
— 90 —
ait été initié à cette tentative, qui n'eut d'ailleurs aucun
résultat, mais il est à présumer qu'il avait été prévenu de
la démarche d'Alardet. Celui-ci fut brusquement rappelé
à la suite de la mort de l'évêque de Maurienne. Il adressa
au duc un rapport, dans lequel il se loue de la politesse
des magistrats, tout en faisant remarquer qu'il avait trouvé
autour de lui de la défiance, comme si les personnes
qu'il abordait avaient crainte de se compromettre, en lui
adressant la parole. « J'étais surveillé, dit-il, par l'hôtelier
et les garçons notaient ceux qui venaient me visiter (1). »
Il n'était pas, jusqu'à ses connaissances familières, qui ne
s'écartassent de lui, lorsqu'il les rencontrait, « comme
fuyant un pestiféré ou un excommunié, dans la crainte
d'être compromis. > Il avoue que le moment le plus délicat
pour lui fut celui où il parla de la religion et du prince
devant Calvin et deux gentilhommes français « ingénieux
et malins, » qui firent mine de le retenir captif, en le trai-
tant de t séducteur, » et lui dirent qu'ayant « choisi l'Eternel
pour leur seul souverain, ils ne pouvaient reconnaître ici-
bas d'autre prince, » et que d'ailleurs ils avaient alliance
avec ceux de Berne (2).
François de Bachod mourut à Turin, le 1er juin 1685, et il
fut enterré dans la cathédrale de Saint-Jean, où l'on voit
encore un monument en marbre noir, érigé à sa mémoire
par ses neveux Louis et Etienne. Ses armes furent brisées
(1) Nous trouvons dans les Extraits des registres du Consistoire la preuve
de cette assertion. Le 25 janvier 1560, c'est-à-dire quelques jours après le
départ d'Alardet, M"° Anna de Putex est citée. On lui demande « pour-
quoi elle est allée trouver l'évêque de Mondovi qui estoit dernièrement en
ceste eilé, et ce qu'elle avoit à luy dire. » Elle répond qu'elle est allée le visi-
ter, parce qu'elle l'a cogneu aultrefois et qu'elle s'est faiste cognoistre à lui.
Elle est interrogée sur ce qu'elle lui a dit. « Rien aultre, |excepté: que Dieu
vous conduise!» «Mais, ajoute le, président, vous avez dit devant témoins
qur vous étiez aussi heureuse d'avoir vu le dit évèque que le bon Siméon le
fut de voir Notre Seigneur. » Pour cette parole, elle fut remise à M. Colladon,
qui reçut l'ordre de lui défendre la Gène. (Reg. du Consistoire 23 janv. 1560)
(2) Archives de Turin. Rapport d'Alardet.
— 100 —
à l'époque où la révolution éclata, mais on lit encore sur
le pilastre qui sépare la tribune royale de la chapelle de
Saint-Luc, l'inscription suivante, qui résume toute sa vie
et ses longs travaux :
d. o. M.
FEANCISCO BACODIO LUD. F. SABAUDO
GENEVJ5 EPISCOP.
PER OMNES FERE HONORUM GRADUS ROM. IN CUR.
AD DIPLOMATICOS OFFICINE, PRŒFECTURAM,
DATARII T1TUL. EVECTO,
QUI PONTIFICES VII. INDEFESSO LABORE.
A CLEMENTE VII. AD PIUM V. INSERVIVIT
TANDEM QUE PONTIF. DUORTJM
AD SERENISS. EM. PHIL. SAB. DUC. NUNCIUS
CUNCTIS ORDINIBUS ACCEPTISSIMUS
PARENTIS LOCO HABITUS INGENTE RELICTO SUI DESIDERIO
OBIIT ANN. ^TATIS LXVII A SAL. CONDITA
MDLXVIII CAL. JUN.
A cette date de 1568, Calvin avait disparu depuis qua-
tre ans de la scène du monde.
Le 27 mai 1564, à huit heures du soir, le Conseil avait
reçu ce message : « ce jourd'hui, Spectable Jehan Calvin
est décédé. •
Théodore de Bèze avait pris sa place. Comme il est
après Calvin un des hommes les plus marquants du pro-
testantisme à Genève, nous lui consacrerons une page spé-
ciale. Il fut plus d'une fois en lutte avec nos évêques;
à Poissy d'abord avec Ange Guistiniani, et à Genève avec
saint François de Sales.
CHAPITRE VI
Le successeur de Calvin à Genève
Théodore de Bèze. — Son origine. — Son portrait. — Ses jeunes
années. — Ses poésies. — Son arrivée à Genève. — Sa carrière.
— Professeur à Lausanne. — Il revient à Genève. — Ses écrits.
— Son action eu France durant les guerres de religion. — Emis-
saires partis de Genève. — Il remplace Calvin. — Sa politique.
— Sa haine de la messe. — La Ligue.
Le protestantisme fut implanté à Genève par Calvin,
dit le Picard, à cause de son origine. Son successeur eut
aussi la France pour patrie. C'est elle qui nous a envoyé
ces apôtres de l'erreur. Théodore de Bèze naquit à Ve-
zelay (Yonne), le 24 juin 1519. Son père, Pierre de Bèze,
remplissait la charge de bailli. Un de ses oncles, con-
seiller au parlement de Paris, se chargea de son éduca-
tion. Il le confia à Melchior Wolmar, professeur à Orléans,
qui initia son élève à la connaissance des belles-lettres,
et lui inspira le goût de la poésie, en lui mettant entre les
mains Catulle et Ovide.
Voici le portrait de Théodore de Bèze tracé par le père
Maimbourg. historien ecclésiastique : « Il était bien fait,
de belle taille, ayant l'air fin et toutes les manières d'un
— 102 —
homme du monde, ce qui le faisait estimer des grands, et
surtout des dames, auxquelles il prenait grand soin de ne
pas déplaire. Pour l'esprit, on ne peut nier qu'il ne l'eut
vif, aisé, subtil, ayant pris soin de le cultiver par l'étude
des belles-lettres, et particulièrement de la poésie (1). »
A ces avantages, il joignait un revenu considérable de
fortune, qui lui permettait de vivre dans le luxe et les
fêtes. Il n'en fallut pas davantage pour l'entraîner dans
une vie peu réglée. « Avide de plaisirs, fêté et encensé,
dit Haag, accueilli partout, Bèze menait joyeuse vie, et
faisait de grandes dépenses (2). »
Une telle vie ne pouvait que le conduire à des folies roma-
nesques. Ecoutons encore Haag : « D'un autre côté, s'étant
épris d'un violent amour pour une jeune fille d'une condi-
tion inférieure à la sienne, il n'imagina rien de mieux
qu'un mariage de conscience; mais, pour le conclure, il
vint se réfugier à Genève, en 1548, après s'être relevé
d'une maladie qui l'avait conduit à la porte du tom-
beau (3). »
Quels furent les véritables motifs de sa fuite? Les uns
disent qu'il quitta la France pour échapper à une arres-
tation décrétée contre lui par le Parlement, à cause d'une
publication de poésies licencieuses (4).
D'autres prétendent qu'obéissant à la voix de sa cons-
cience, Bèze voulut régulariser une position fort com-
(1) Histoire du Calvinisme. P. Maimbourg.
(2) Dictionnaire de la France -protestante \ lettre B., p. 260.
(3) Les registres du Conseil fixent son arrivée à Genève au 3 niai 1549.
(4; Il faut savoir que Bèze, en 1548, fit paraître à Paris les vers que lui
avait inspirés sa muse juvénile, vers que déplora l'auteur lui-même, arrivé à
un âge plus avancé. Utinam, dit-il alors, perpétua oblivione sepeliantur !
(Lettre à Wolniar.) Ces regrets tardifs n'ont pas empêché M. Sabatier, de
Castres, de stigmatiser le livre de Bèze, en ces termes : « Les vers de Bèze,
quoi qu'en disent les Casauban, les Sealiger et les autres critiques de cette
force, ne sont guères recommandabl'>s que par le libertinage qu'ils respi-
rent : ils sont imprimés sous le titre de Juvenilia, et ils n'en méritent pas
d'autres. » Trois siècles de la littérature, t. 1, p. 134.
— 103 —
promise. Quelques-uns enfin, parmi ses admirateurs, pré-
tendent que sa pensée fut de suivre le nouvel Evangile.
Bolsec se prononce catégoriquement à cet égard, et il
n'attribue son départ qu'à un arrêt du Parlement (1).
Quoi qu'il en soit, « Bèze, dit Sénebier, en arrivant à
Genève, embrassa la Réformation, et épousa publiquement
la femme qu'il avoit épousée depuis longtemps dans son
cœur! » Ce fait nous rappelle le mot d'Erasme sur ces
conversions : « Comme tous les drames, elles finissent par
un mariage. »
Obligé de se créer une position, Théodore de Bèze s'as-
socia avec Jean Crispin, venu avec lui à Genève, pour
monter un établissement de librairie. 11 ne voulut pas
cependant se mettre a l'œuvre, sans avoir rendu visite à
son ancien professeur Wolmar, qui occupait une chaire à
Tubingen. A son retour, on lui offrit à Lausanne la place
de professeur de grec. Il l'accepta.
Quoique Théodore de Bèze ne se fût pas voué aux
études théologiques, il ne se crut pas moins apte à donner
dans cette ville un cours d'exégèse. Il choisit pour ses
leçons YEpître de saint Paul aux Romains et celles de
saint Pierre. La première passait pour une des plus diffi-
ciles à comprendre. Pour l'expliquer, il s'appuya sur les
interprétations qui en avaient été données par Origène,
en les présentant avec une forme nouvelle, comme s'il
avait eu le premier la perspicacité d'en découvrir le vrai
sens.
Maître François de Saint-Paul, ministre à Vevey, pré-
tendit l'avoir devancé dans cette découverte, et il en
(1) « Ce ne fut point remords de conscience, ni zèle de vivre en quelque
plus réformée religion qui le porta à quitter la France. La vérité est qu'il
fut averti qu'arrêt avait été donné en la cour du Parlement de le saisir pour
lui faire construire son ëpigramme. » Vie de Calvin.
— 404 —
résulta un conflit, qui se termina par une épigramme latine,
rappelant le passé du nouveau docteur (1).
Théodore de Bèze devint un négociateur habile en faveur
des réformés de France.
Les derniers partisans de Waldo venaient de succomber
sous les coups du baron d'Oppède, à Mérindol. Plusieurs,
échappés au massacre, étaient venus chercher un asile en
Suisse. Tout en gardant sa chaire, Théodore de Bèze fut
envoyé avec Farel auprès des princes allemands, pour sol-
liciter leur protection en faveur des fugitifs, et une inter-
vention auprès d'Henri II, roi de France, qui venait de
prononcer des ordonnances très-sévères contre les pertur-
bateurs de son royaume. Dans ce but, il entreprit trois
fois le voyage des bords du Rhin, afin de s'aboucher avec
Mélanchton, à Worms, pour la rédaction d'un mémoire
justificatif sur les agissements de leur parti en France.
Le dernier voyage de Bèze en Allemagne eut lieu en 1558.
A son retour, il trouva la communauté religieuse de
Lausanne en pleine révolution, par suite d'un désaccord
survenu entre Viret et le Sénat de Berne, au sujet de la
discipline ecclésiastique. S étant prononcé pour le pasteur,
qui eut le dessous dans la lutte, sa position devint si cri-
tique qu'il demanda sa démission de professeur. Elle lui
fut accordée en novembre 1558 (2).
Théodore de Bèze vint alors à Genève, où Calvin exer-
çait une influence sans limite. Aussitôt le jeune lettré fut
présenté aux magistrats comme lecteur de grec; Calvin
ajouta qu'il espérait s'en servir pour le ministère (3).
(1) En voiti la traduction :
« Tu étais naguère un inventeur de désordonnée lecture, un poète lascif et
« efféminé, et te voilà tout à coup devenu docteur de la sainte Parole. D'où
« vient un pareil changement? C'est à Satan et non à Dieu qu'il faut l'attri-
« buer ; oui, à Satan, qui cherche des esprits cauteleux et inquiets comme
« toi, pour pprdre la foi dans les âmes. C'est l'ange des ténèbres, contre-
a faisant le ministre du Christ, qui conduit des aveugles à leur perte. »
(2) Haller Bullingero.
(3) Registre du Conseil, 4 novembre 1558.
— 105 -
Théodore de Bèze fut donc nommé professeur le 19 no-
vembre 1558, et l'année suivante, le 19 mai, il fut reçu
au nombre des pasteurs (1), malgré les murmures de la
plupart des ministres, qui l'appelaient avec un certain
mépris * le prieur frisé, miste poupon, faisant encore le
damoiseau de diverses couleurs (2). »
Pour s'ancrer de plus en plus dans l'estime de Calvin,
et pour conquérir les faveurs des magistrats de Genève,
Théodore de Bèze entreprit leur justification dans un
traité intitulé : Des hérétiques et de leur punition (3).
Il y avait en Suisse, et à Genève même, des personnes
qui ne partageaient pas l'avis du « doux Mélanchton louant,
Dieu et félicitant Calvin d'avoir fait condamner à la peine
du feu Servet le blasphémateur. • Elles murmuraient contre
cette condamnation, et soutenaient que les hérétiques ne
devaient pas être punis par le glaive. Fauste Socin et
Sébastien Castalion venaient de publier un traité sur cette
grave question, en empruntant toutefois le pseudonyme
de Martin Bellius. Pour eux, le bûcher de Servet n'avait
rien d'évangélique. Il n'en fallut pas davantage pour
remuer la bile de Maître Calvin, qui la distilla par la
plume de Théodore de Bèze. Nous pouvons juger du livre
par quelques passages :
« Secoue donc ton masque, hypocrite Pourquoi ne
.« sors-tu pas de ton antre? Pourquoi caches-tu ton nom?
« Tu te trompes, si tu crois pouvoir le dissimuler. Ta
« froide bassesse le trahit, non moins que ton inepte ambi-
« tion, ton ignorance profonde et ton excessive vanité.
« Bien que tous ces défauts soient communs à beaucoup,
« ils excellent tellement chacun en toi, que, quel que soit
(1) Registre du Conseil.
(2) Florimond de Remore.
(3) De hœrcticis à civili magistratu puniendis. — Genève, 1554.
— 106 —
« ton nom, Bellius ou Théophile, tes longues oreilles tra-
« hissent un âne de Cumes. (1) »
Voilà les gentillesses du style de Théodore de Bèze.
Il est plus#mordant encore lorsqu'il critique la traduc-
tion du Nouveau-Testament, par Sébastien Castalion. C'est
à peine s'il lui accorde de bien saisir le sens des mots
grecs ; mais son français, il l'extermine :
« Cette langue, tu ne l'as apprise ni de ta nourrice
t pour la parler, ni par l'usage et les livres pour l'é-
« crire. »
Il continue :
« J'avoue avoir souvent admiré jusqu'où t'a conduit ta
« démence d'oser interpréter la Bible en français. Lors-
« qu'on t'a entendu vanter les beautés de la langue latine,
• pourrait-on ne pas être indigné de ce que tu balbuties
« une langue, que les Pictons (dont l'idiome est le plus
t rustique de la France) ne supporteraient pas, tant elle
t barbare sous ta plume (2)? •
Castalion, cependant, était Français ; il avait été pro-
fesseur de grec au collège de Genève; mais il avait eu le
malheur de déplaire à Calvin, et de blâmer le supplice de
Servet. Dès lors, il ne fut plus qu'un « polisson bon à
châtier.
Westphal, pasteur de Hambourg, ne fut pas plus épar-r
gné. Il eut la témérité d'attaquer, dans un pamphlet latin,
les enseignements de Calvin au sujet de la Cène. C'était
blesser le réformateur à la prunelle de l'œil. Aussi, non
content de répondre lui-même, Calvin se décharge sur
Théodore de Bèze de sa propre justification. Celui-ci
compose aussitôt un traité, intitulé : De Cœnà Dominé
(1) Ad sycophantarum quorumdam calumnias, — Gencvo, loo7.
(2) Ibid,
— 107 —
plena et perspicua tractatio (1), et émaillé de traits pareils à
ceux dirigés contre Castalion. C'est aux sycophantes qu'il
s'adresse, c'est-à-dire « aux fourbes, menteurs et impos-
teurs qui osent contredire celui qui est à ses yeux un pro-
phète • Ad sycophantarum quorumdam calumnias.
Examinant les ouvrages de Théodore de Bèze, Haag a
dû faire cet aveu :
« On doit reconnaître que Bèze se laissa emporter trop
« souvent par sa verve mordante et satirique au-delà de
« toutes les bornes de la modération, et que trop souvent
« il se plut à accabler ses adversaires de bouffonneries
« quelquefois grossières (2). »
Une de ces bouffonneries porte ce titre : Le Pape
malade et tirant à sa fin. Il faut que le langage en soit
bien libre, puisque Haag déplore « que cette pièce soit
« mêlée d'un comique qui rappelle les obscénités de
« Rabelais. » Il affirme que « lorsque l'âge eut calmé son
« effervescence juvénile, il sentit qu'il était allé trop
* loin (3) ». Cependant, Théodore de Bèze n'était plus un
jeune homme, lorsqu'il écrivit ces ouvrages. Il touchait à
la quarantaine, car ses livres les plus violents furent
publiés en 1559, sous le patronage et avec l'approbation
de Calvin. — Tout ce que le Conseil lui reprocha, ce fut
de ne pas avoir préalablement demandé l'autorisation
exigée par les édits sur l'imprimerie.
Revenons un instant sur son fameux traité De hœreticis
puniendis. Il s'agissait de justifier les magistrats de
Genève, et spécialement Calvin, qui avait demandé le
jugement de Servet, et s'était avoué l'auteur de la pour-
suite dirigée contre lui.
(1) De Cœnà Domini. — Genève, looî).
(2) La France prolestante. Lettre B, p. 271.
(3) Ibid., p. 277.
— 108 —
« Non, je ne dissimule point, avait dit le réformateur,
t que c'est par mes soins et mes conseils que Servet a
* été jeté en prison. J'avoue même que c'est moi qui ai
« poursuivi sa cause (1). »
L'aveu était formel. Que fit Théodore de Bèze dans son
traité? Il se posa ces trois questions :
1° Doit-on punir les hérétiques?
2° Est-ce que cette punition doit être prononcée par le
pouvoir civil?
3° Est-ce que la peine capitale peut leur être appli-
quée?
Ces trois questions, Bèze les résout de la manière la
plus affirmative, en s'appuyant sur les témoignages de
l'apôtre saint Paul, et en montrant le mal que procurent
à la société ceux qui s'élèvent contre le Magistère de
l'Eglise. Il appelle « cruels, » non pas ceux qui punissent les
hérétiques, mais ceux qui les soutiennent. D'où il conclut
que si les magistrats sont armés du glaive, c'est principa-
lement pour réprimer toutes les hérésies, qui sont le fléau
de la société, et qu'ainsi, en faisant mourir Servet, ceux
de Genève n'ont fait que leur devoir, et qu'on a tort de
blâmer maître Calvin (2).
L'Inquisition , pour appuyer ses arrêts, n'avait pas
d'autres arguments que ceux invoqués par Théodore de
Bèze. Cependant, que de cris de fureur contre ses con-
damnations !
Tant de zèle de la part de Théodore de Bèze, pour sou-
tenir la doctrine de Calvin, lui valut une récompense. Le
17 avril 1559, il reçut la bourgeoisie « en regard de son
savoir, » et le 5 juin de la même année, il fut élu recteur
du Collège. Quinze jours après, il obtint l'autorisation de
publier les Ordonnances du Collège (3).
(1) Calvini epistol.
(2) De hœritticis punienrtis .
(3) Registre du Conseil, 25 juin 1559.
— 109 —
Nous avons envisagé jusqu'ici Théodore de Bèze comme
écrivain. Voyons son action comme ministre.
Nul doute que Théodore de Bèze n'ait été un des plus
ardents soutiens de la Réforme à Genève ; mais c'est en
France surtout que se produisit son action durant la vie
de Calvin.
Ce pays avait été, sous le règne de Henri II, le théâtre
de grandes agitations religieuses. Vainement, le roi avait
porté un édit , daté de Châteaubriant , contre les sec-
taires ; ils continuaient leurs assemblées et leurs menées
secrètes. L'année même de la mort du roi, ils ne crai-
gnirent pas de se réunir en plein jour au Pré-aux-Clercs,
et de traverser Paris, en chantant les psaumes de Marot.
Plusieurs membres du Parlement s'étaient déclarés pour
eux, et pendant qu'on instruisait leur procès, les pro-
testants de l'Ile de France, de la Normandie, de l'Or-
léanais, de l'Aunis et du Poitou, envoyaient leurs députés
au faubourg Saint-Germain, pour y discuter les articles
d'une constitution, formant un Etat dans l'Etat. L'esprit
de schisme et d'hérésie avait rencontré, même à la cour,
de hauts protecteurs. Les princes et les reines trouvaient
commode de s'affranchir des lois de mortification et de
pénitence, et d'abriter leur inconduite sous le manteau
d'un nouvel Evangile.
Nommer Jeanne d'Albret, reine de Navarre, c'est dési-
gner une princesse dépourvue de délicatesse, qui accepta
la dédicace du Bécaméron, de Boccace, recueil de contes
licencieux, s'il en fut. C'est elle qui, après avoir abjuré la
religion de ses pères, prit en mains les intérêts des réformés
et employa tout son crédit pour établir le calvinisme, non-
seulement dans le Béarn, mais dans toute la France.
Il semble que le prince de Condé, Louis de Bourbon,
qui s'était si noblement conduit à la bataille de Saint-
Quentin, aurait dû rester fidèle au drapeau de saint Louis,
— 110 —
tandis qu'on le vit, rival des Guise, passer dans le camp
des réformés, se mettre à leur tête et les conduire au
combat.
Il est un autre personnage qui, après avoir aussi joué
un beau rôle dans plusieurs campagnes, adopta les prin-
cipes des novateurs. C'est l'amiral Coligny. Il avait été
comblé des faveurs de Henri II, et élevé aux plus hautes
charges du royaume. Nul doute qu'il n'y eût entre ces
trois personnages un plan bien arrêté de protestantiser la
France. Aussi nous les voyons en correspondance intime
avec l'Etat de Genève, pour obtenir, tantôt des subsides,
tantôt des hommes, afin d'aider l'avancement de la Réfor-
mation.
Ce concours de Genève au mouvement des huguenots
en France a été nié par les écrivains protestants, et sur-
tout par Calvin, dans sa réponse au roi Charles IX, qui
s'était plaint, au Conseil de Genève, de l'envoi de minis-
tres, fauteurs de doctrines perturbatrices dans ses Etats;
mais il est évident, par les pièces elles-mêmes qui restent
aux archives, que des émissaires partaient de Genève,
soit pour soudoyer des hommes en Allemagne, soit pour
subvenir aux dépenses des armées du prince ds Condé,
et pour exciter en France le zèle des réformés.
La lettre de Charles IX à ce sujet est significative.
Après avoir exposé l'état de trouble qui régnait en France,
il continue :
« Et après s'estre vérifié que sa principale naissance
vient de la malice d'aucuns (de quelques) prédicants et
dogmatisants, la pluspart envoyés de vostre ville, lesquels
abusant du nom, titre et pureté de la religion, dont ils se
disent faire profession, ne se sont pas contentés d'aller de
maison en maison semer diversité d'opinions et de doc-
trines en la dite religion, et d'imprimer tacitement et
occultement ès esprits de la pluspart de nos subjects une
- 111 -
pernicieuse et damnable désobéissance, mais par infinis
libelles diffamatoires qu'ils ont composés et semés partout,
et par prèsches qu'ils ont faicts en convocations et assem-
blées de grand nombre de nostre peuple, ont bien osé publi-
quement animer et exciter notre dict peuple à une ouverte
sédition, comme il s'est veu en plusieurs endroits et pro-
vinces, au grand et éminent péril et danger de tout cest
Estât.
« Nous avons, par l'advis de notre très-chère et très-
aymée dame et mère la reyne, de notre très-cher et aymé
oncle, le roi de Navarre et des aultres princes de nostre
sang, et gens de nostre conseil privé, conclu et résolu
vous escrire la présente pour vous prier que vous révo-
quiez et rappeliez en premier lieu tous les prédicants et
dogmatisants qui ont esté par vous ou vostres dits minis-
tres envoyés en ce royaulme.
« Et pour le second, vous donniez si bon ordre, pour
garder et empêcher qu'il n'en vienne plus, que nous
n'ayons plus aucune occasion de vous en vouloir à l'ad-
venir. Aultrement (dans le cas) où vous continuerez après
la réception de cette lettre à remplir nostre royaume de
telles sortes de gens, nous estimerons que ce ne sera à
aultre intention que, par leur moyen, troubler le repos de
nostre dict Estât et, par une pernicieuse semence de
désunion et de division porter nos subjects à désobéir,
contre les saincts commandements de Dieu, à nous qu'il
a constitué leur Prince et Roy, et à prendre les armes les
ungs à rencontre des aultres pour essayer de ruyner par
nos propres forces ce que vous ne pouvez endommager
aultrement. Auquel cas, si nous nous ressentons à rencon-
tre de vous d'une si téméraire entreprise, et si périlleuse
et dommagéable à nous, nos royaulmes, pays et subjects,
nous aurons Dieu et le monde à témoingt, que ce sera
avec grande, juste et raisonnable occasion.
— 112 -
« Et sur ce, très-chers et bons amis, nous prions Dieu,
en attendant la response que vous nous ferez à la pré-
sente, qu'il vous ayt en sa très-saincte et digne garde.
c Escrit d'Orléans, le 25, jour de janvier 1561 (1).
t Charles. »
Cette lettre n'était rien moins qu'une menace de guerre.
En la recevant, les magistrats furent embarrassés. Aus-
sitôt le Conseil s'assembla et résolut d'appeler les minis-
tres, pour leur donner communication de cette pièce acca-
blante (2).
Us répondirent qu'ils étaient fâchés du blâme qui leur
était infligé. « A la vérité, dirent-ils, quand des personnes
se sont adressées à nous, nous les avons exhortées à faire
leur devoir pour avancer la cause de l'Evangile, mais pour
les troubles survenus en France, nous n'en sommes nulle-
ment responsables. S'il le faut, ajoutèrent-ils, nous sommes
prêts à nous justifier auprès du roi (3). »
Les magistrats comprirent toute la délicatesse de la
situation ; aussi, pour empêcher que la lettre du roi ne
produisît, au dehors du Conseil, un fâcheux effet, défendi-
rent-ils de parler du contenu, sous peine de mort (4). Cette
menace, à elle seule, n'indique-t-elle pas qu'on se sentait
coupable? Une réponse justificative fut préparée. Elle
portait que Genève n'avait ni contribué aux troubles de
France, ni envoyé de ministres nulle part, sinon un seul
en Angleterre, et que personne, d'ailleurs, n'en avait
demandé. En voici le texte :
(1) Archives de Genève. — P. H. n° 1714.
(2) Registre du Conseil, 28 janvier 1561.
(3) Ibid.
(4) « Et, de plus, a été enjoint à tous les seigneurs de céans et aux dits
ministres de tenir secret, soubz peine de la vie, le contenu de la lettre. »
Registre du Conseil, même date.
— 113 —
« Nous protestons, en vérité, devant Dieu, que jamais
« nous ne nous sommes mêlés d'envoyer gens à votre
• royaume, comme Votre Majesté en a été informée. Qui
« plus est, nous n'en avons jamais été requis, et ne s'est-
• on pas adressé à nous, tellement qu'il ne se trouvera
« que jamais nul de notre sceau et congé soit allé prê-
« cher, sinon un que nous a été demandé par la ville de
t Londres (1). »
Il fallait de l'audace pour formuler une pareille affir-
mation, quand chaque jour arrivaient à Genève des
demandes pareilles à celles-ci :
« Vous sçavez la nécessité qui est en l'Eglise de Nîmes
« tant de ce qu'elle n'a pas été pourvue d'un second
« ministre. A cause de quoy vous supplions nous resti-
« tuer notre ancien ministre Monsieur Arnaud. » (1561.)
Entendons les protestants de Grasse : « Pour ce que le
t Seigneur nous a fait la grâce de connaître les supersti-
t tions qui régnent aujourd'hui, nous avons été d'avis de
• vous escrire pour qu'il vous plaise nous envoyer un
« ministre. » — Ceux de Foix se tournent aussi vers
Genève : « C'est le grand danger que ceste Eglise, à
« faulte de ministre, demeurerait sans croître et sans
t fructifier, nous voudrions humblement vous supplier
t que vous veuilliez faire ce bien de faire venir par deçà
(1) Il était cependant notoire que de toute part on s'adressait à Genève
pour obtenir des ministres. Pour s'en convaincre, il suffit d'ouvrir les Ar-
chives de Genève. Voici, d'après les registres du Consistoire, la liste des
ministres envoyés en France par la Compagnie des Pasteurs :
lie de France : Paris, Gaspard de Neuchàtel, en mars 1557; Des Galards,
en juin 1557; Jean Macart, en 1558; François du Morel et Augustin Mortoset,
en 1539. Rouen : Jean d'Espoir, en 1557, et maitre Jacques Valier, en 1559.
A Dieppe : Du Reys, en 1559. A Caen : Saulnier, en 1558; Jean Samuel,
en 1559 ; Jacques Bouvier et Du Plessis, en Touraine, en 1558. En Poitou,
Jacques Langloy, Claude Chevalier, Rufli , en 15oO. A Lyon , Dar.doze,
Langlois, Guyot, Bordât, François Decour, Baslien Louvre, en 1561. A Mé-
rindol, Jean Perrin, 1561.
8
— 114 —
t quelque personnage, lequel vous sauriez être propice
« pour estre notre ministre et orateur. »
Toutes ces demandes étaient de 1561. — La réponse
des ministres n'était donc qu'un leurre. — Aussi, quand
arriva à Genève, le 17 mars, une seconde lettre du val
d'Angrones pour demander des secours, défendit-on aux
membres du Conseil d'en souffler mot, « à cause de la
conséquence » (1).
Après la mort de Calvin, Théodore de Bèze fut choisi
par ses collègues pour diriger le corps des pasteurs. Il se
fixa dans la demeure qui avait été occupée par son prédé-
cesseur. Il écrivit en latin une foule de traités théologiques
sur des questions controversées entre les églises suisses
et allemandes (2), sans cependant cesser de correspondre
avec les seigneurs princes de Condé et la reine de Na-
varre, qui lui avait écrit qu'elle était résolue d'établir le
protestantisme dans tous sés Etats (3). Il fut demandé par
cette princesse pour assister au synode de la Rochelle, et
par les ministres de Nîmes, dans le même but. Mais les
magistrats de Genève, ayant réfléchi sur les dangers que
pouvait courir celui qui était signalé comme un des chefs
du parti protestant, opinèrent qu'il devait se contenter de
donner son avis par écrit; Théodore de Bèze pensa qu'il
était plus à propos d'envoyer un délégué de la Compa-
gnie des Pasteurs (4). Le lendemain, les ministres déclarè-
rent qu'après mûre délibération, ils avaient trouvé qu'il
n'y en avait pas un seul d'entre eux qui fut propre à s'ac-
quitter de cette commission, pour n'avoir ni l'autorité, ni
l'expérience, ni le savoir-faire nécessaire, et qu'ainsi il
(1) Registre du Conseil, 17 mars 1561.
(2) L'éditeur principal de ses œuvres fut Robert Estienne.
(3) Registre du Conseil, 22 février 1563.
(4) Ibid., 21 avril 1572.
fallait ou envoyer M. de Bèze, ou répondre que personne
ne pouvait accepter cette mission (1). Théodore de Bèze
fut obligé de partir.
Les partis s'agitaient de plus en plus en France, et bien-
tôt on apprit à Genève le massacre dit de la Saint-Barthé-
lemy. Les protestants de Nîmes, maîtres un instant de la
ville, envoyèrent un exprès à M. de Bèze pour lui deman-
der ce qu'ils devaient faire. Ils avaient mis la main sur les
papistes; mais, craignant l'arrivée des troupes du roi et
n'ayant point de chefs, ils hésitaient. Plusieurs étaient
d'avis de se retirer en Flandres ; d'autres avaient la pen-
sée de venir à Genève (2).
Le Conseil, s'étant assemblé, jugea à propos de ne for-
muler aucun avis et de ne point se mêler de donner au-
cune réponse (3). L'année suivante on vit encore arri-
river un messager venant de Sancerre pour réclamer du se-
cours. Ici M. de Bèze plaida pour les habitants de cette cité,
qui sont persécutés, dit-il, pour la querelle du seigneur. Il ne
pense pas, ajoute-t-il, qu'on puisse leur fournir directement
du monde, mais qu'on pourrait bien les accommoder sous
main de 2,000 écus, par le moyen des principaux de
Lyon (4). Le syndic Warro fut chargé de négocier cette
affaire.
On se rappelle que les sceaux apposés aux lettres de
combourgeoisie de Fribourg avec Genève avaient été bri-
sés en 1535, lorsque cette dernière ville eût accueilli les
ministres envoyés par Berne. Il fut question, en 1573, de
(1) Registre du Conseil, 22 avril 1572.
(2) lbid., 16 septembre 1572.
(3) lbid., même date.
(4) lbid., 17 juillet 1873,
— 41G —
faire revivre cet antique traité y comprenant l'état de So-
leure. Les Bernois eux-mêmes étaient favorables à ce projet
soutenu par le sieur de Bellièvre de Hautefort, ambassadeur
de France en Suisse, qui négociait déjà une alliance au
nom d'Henri III, son souverain, avec les principaux cantons.
Les débats qui eurent lieu à cette occasion démontrèrent
l'horreur qu'on professait à Genève, sous Théodore de
Bèze comme sous Calvin, contre la messe, et l'intolérance
qui y régnait vis-à-vis des catholiques. Ce traité conte-
nait plusieurs articles relatifs aux échanges de service et
au commerce. Ils furent facilement acceptés. Toute l'op-
position se concentra sur un seul point : celui de la Re-
ligion.
Voici ce que proposaient Messieurs de Berne : « Lorsque
les deux villes (Fribourg et Soleure) tiendront garnison
dans Genève, l'exercice de leur religion ne leur sera pas
refusé. Il leur sera libre et permis d'en faire faire des
actes dans des lieux propres à cela, sans qu'il soit, sous
ce prétexte, loisible à aucune des parties de se rebeller
et de se moquer de l'autre au sujet de la religion, mais
qu'il soit enjoint aux uns et aux autres d'en user ensemble
avec beaucoup de douceur et de bonté (1). » La formule
proposée par l'ambassadeur français était moins alambi-
quée. « Au cas, disait-il, où nous enverrions des soldats au
secours des villes, nous nous réservons le libre exercice
de la religion, comme elle est pratiquée dans le pays des
Ligues (2). » Il présenta encore quatre autres rédactions,
sur lesquelles on devait délibérer. Eu égard à la gravité
de la question, les magistrats demandèrent du temps pour
réfléchir. Immédiatement ils firent appeler MM. de Bèze
(1) Registre du Conseil, 2 octobre 1573.
(2) Ibid., 2 octobre 1573.
— 117 —
et Colladon, pour donner leur préavis. La Compagnie
des ministres fut nantie de cette question; le lendemain
ils se présentèrent en corps à la Maison de Ville et donnè-
rent une réponse formulée en ces termes:
« Quoiqu'il y ait encore quelque apparence d'utilité pour
Genève dans les propositions de Messieurs de Berne, nous
croyons qu'il n'y a là qu'une trompeuse amorce. Comme
il a plu à Dieu, ajoutèrent-ils, de nous préserver jusqu'à
présent de tant de dangers, si nous venions maintenant,
sous le prétexte d'avantage temporel, consentir que notre
ville soit polluée de la manière qu'on le propose et que le
nom de Dieu soit blasphémé, car il en serait ainsi en permet-
tant l'exercice de la religion papistique !!! ce serait attirer
la colère de Dieu sur nous (1). » Quelques-uns demandent
que l'article soit modifié avec la stipulation positive que
chaque partie contractante conserve sa religion, sauf
aux Fribourgeois et aux Soleurois à ne pas venir à Ge-
nève, et aux Genevois à ne pas aller à Fribourg, à moins
qu'ils ne puissent avoir l'exercice de leur culte les uns
chez les autres. C'était un pas fait vers la tolérance, mais
la majorité refusa cette rédaction et arrêta de faire enten-
dre à Messieurs de Berne, qu'on était absolument résolu de
ne permettre qu'aucun exercice de la religion romaine
fut fait dans cette ville (2).
Deux jours s'écoulèrent en discussions partielles. « Il
est impossible, disaient les uns, de séparer les alliés; c'est
eux à juger des forces à envoyer. > — «En admettant cet
article, disaient les autres, on aurait l'air d'accorder en
général aux papistes l'exercice de leur religion en cette
ville, ce qui scandaliserait les autres Eglises. Ce serait
montrer le chemin à la postérité (3). » A la réunion suivante,
(1) Reg. du Conseil, 3 octobre 1573.
(2) Ibid.
(3) Ibid., S octobre 1573.
— 118 —
qui eut lieu le 5, les ministres se rangèrent à l'avis du
Conseil, qui proposa de se déporter de cet article, et de ne
mentionner en aucune façon, s'il était possible, la religion.
Le syndic Roset fut chargé de porter à Berne la ré-
ponse du Conseil. Avant de se présenter aux magistrats,
il alla rendre visite au ministre Haller, pour le consulter.
Celui-ci, trouvant que cette question touchait plus encore
à la politique qu'à la religion, ne voulut pas se prononcer
et dit « qu'il n'avait ni à approuver ni à désapprouver les
propositions des Seigneurs de Berne. » Ceux-ci étaient
d'avis que MM. les Genevois prétendaient imposer leurs
conditions. Ce fut alors que M. l'ambassadeur de France
dit assez froidement: « Puisque les choses en sont telles,
nous en resterons là et rien ne sera conclu. » Roset, de
son côté prenant un ton plein de fierté, s'écria : « Genève
ne fera rien de plus, pas même pour un coup de canon. (1) •
Les négociations furent ajournées; reprises au mois de
novembre, elles n'aboutirent à rien. On eut beau élaguer
de l'alliance, à l'article de la religion, la discussion se
rabattit sur les autres points. A la fin, les Soleurois et
les Fribourgeois, fatigués, ne se rendirent plus aux assigna-
tions de Berne, et les Genevois, dit Gautier, perdirent, par
leur lenteur et leur peu de facilité, l'occasion très-favora-
ble de s'unir à deux des principaux cantons (2).
L'alliance projetée entre Henri III et les Suisses ne fut
pas moins conclue en 1579, et Genève y fut comprise.
Ce traité fut signé à Soleure, le 8 mai 1579.
(1) Rcsj. du Conseil, 8 octobre 1563.
(2) Spon, note P.
CHAPITRE VI.
Les Evêques de Genève à Annecy
Ange Giustiniani. — Sa pairie. — Ses études. — Ses charges dans
l'Ordre de Saint-François d'Assise. — Diverses missions. — 11 est
nommé évêque. — Sa réception à Annecy. — 11 promulgue le Con-
cile de Trente. — Difficultés avec le Chapitre. — Son retour à la vie
monastique. — Il devient Prieur de Talloires. — Etat de cette com-
munauté. — H rentre à Gênes. — Sa mort. — Claude de Granier.
Ses études. — Le Prieuré de Talloires. — Ses efforts pour y
établir la réforme. — Sa conduite pleine de sagesse- — Diverses
difficultés. — Il est nommé Evoque. — Son administration. —
Son zèle pour la conversion des hérétiques. — Luttes et guerre. —
Trêve. — Il confie la mission du Chaulais à saint François de
Sales. — Les fêtes. — La mort de Claude de Granier.
Les successeurs immédiats de Pierre de la Baume sont
morts en exil, les uns en Franche-Comté, le dernier à
Turin, sans avoir pu revoir leur cathédrale. Ils ont vécu
et travaillé sur la terre étrangère, en priant pour Genève.
Désormais, nous verrons les évêques titulaires fixés à
Annecy, où s'étaient réfugiés la plupart des chanoines
et où résidaient les Vicaires généraux et l'official. C'est
là que saint François de Sales devait vivre et laisser d'im-
périssables souvenirs, capables de rehausser à jamais le
— 120 —
siège qu'occupèrent ses illustres successeurs. Il y fut de-
vancé par deux hommes dont il a fait l'éloge dans les ter-
mes les plus flatteurs, Ange Giustiniani et Claude de Gra-
nier.
C'est donc à Annecy que vont désormais se dérouler
les principaux événements que nous aurons à raconter, en
suivant la généalogie des évêques qui s'y fixèrent jusqu'à
l'union du diocèse de Genève à celui de Chambéry, à
l'époque du Concordat de 1802.
ANGE GIUSTINIANI.
Tous les historiens s'accordent à dire qu'Ange Gius-
tiniani était membre de l'illustre famille génoise de ce
nom. Quelques-uns, Ughelli entre autres, font remonter les
Giustiniani à l'empereur Justinien, dont le gendre, nommé
Justin, vint s'établir en Grèce (1). Chassés de cette île, ses
descendants se retirèrent les uns à Venise, les autres à
Gênes (2).
A l'époque où les familles marquantes de Gênes se grou-
pèrent pour établir leur généalogie, sous le titre (TAlbergo,
le nom de Giustiniani y tint la première place. C'était en
1362. A côté se groupèrent les Longhi, Forneti, Banca,
Arangi, Campo et Garibaldo, auxquels se joignirent les
Rocca, De Nigro, Roccanelli et d'autres.
Si nous entrons dans ces détails, c'est pour faire com-
prendre pourquoi Ange Giustiniani portait en religion le
nom d'Angelo Giustiniani, olim de Garibaldo, soit dans
le monde Garibaldo (3).
(1) Ughelli, t. V, p. 159.
(2) Cette émigration eut lieu en 1177.
(3) Barthelemi Montaldo. Sacrœ Liguriœ ca>li sidera. Ed. 1732, p. 82.
— 121 —
Ange Giustiniani naquit en 1520 à Gênes, où ses pa-
rents occupaient un rang honorable par leur position de
fortune (1).
Il fit ses premières e'tudes dans sa ville natale. Dédai-
gnant les richesses, il s'engagea tout jeune à l'Observance
de l'Ordre de St-François d'Assise, où il se distingua par
ses succès théologiques et la connaissance des langues
grecque et latine, dont il devint professeur à Mantoue.
La considération dont il était environné lui mérita
l'honneur d'être choisi pour Définiteur et Gardien de son
Ordre dans la province de Gênes, et, d'après F. J.-M. d'An-
cône, il en devint le Général, en 1562. Il était professeur
de théologie à Gênes avec le titre de:Dodor in sacris paginis,
lorsque les Ordres religieux furent invités par Pie IV à
envoyer leurs représentants à Trente, pour la reprise des
sessions du Concile. Nul ne pouvait mieux figurer dans
cette auguste assemblée de docteurs qu'Ange Giustiniani.
Il y soutint des thèses d'une manière si brillante, que
le Cardinal de Ferrare le prit pour l'accompagner dans
un voyage à travers la France. Là, Charles IX mit à
réquisition ses services pour le colloque de Poissy, où
s'agitèrent plusieurs questions de controverse avec les
chefs du parti protestant.
On sait que Théodore de Bèze y prit la parole, comme
représentant l'école de Genève, d'où il avait été mandé
par le roi de Navarre. On avait pu espérer un moment
qu'il s'opérerait quelque rapprochement parmi les partis;
mais le colloque fut interrompu et la guerre continua en-
tre les Guise et les Condé.
(1) Ces familles gardèrent la Seigneurie
nus, que leur accorda l'Etat de Cènes, à
a la République en 1346, pour mettre sur
uee par le valeureux Simon Vignoso.
de l'Ile de Chypre avec ses reve-
cause d'un prêt considérable, fait
pied l'armée puissante, comman-
— 122 —
Quoiqu'il en soit, Ange Giustiniani eut l'occasion de ré-
futer les arguties des théologiens protestants, à l'aide de la
connaissance approfondie qu'il avait de la langue grecque,
dont le texte était invoqué contre l'interprétation de l'Egli-
se. A la mort de François de Bachod, le Pape Pie V ne crut
pas pouvoir nommer un évêque plus propre à servir de
rempart contre les doctrines hérétiques, que le savant
Giustiniani. Il était d'ailleurs très-connu à la cour de
Turin par Philibert-Emmanuel, qui lui avait conféré plu-
sieurs missions délicates, avec le titre de Légat. La bulle
de sa nomination est du 12 octobre 1568.
Ce ne fut pas cependant sans éprouver des contradic-
tions qu'Ange Giustiniani fut promu au siège épiscopal
de Genève. Nommer un religieux à ce poste, un religieux
surtout originaire de la Ligurie, c'était briser avec d'an-
ciennes traditions, qui reposaient sur des promesses faites
à la maison de Savoie; c'était exclure à jamais le favori-
tisme des cours. N importe, Emmanuel-Philibert approuva
lui-même la nomination de Giustiniani et donna des ordres
au sénat de Savoie pour que les biens de l'évêché fus-
sent remis sans conteste à l'élu du Pape.
Il arriva bientôt en Savoie, où il fut accueilli par la
municipalité de la ville d'Annecy avec tous les honneurs
dus à sa haute dignité.
C'était un fait nouveau que de recevoir un évêque avec
le dais, ainsi que cela se pratiquait anciennement à Ge-
nève pour la réception des princes-évêques.
Les autorités municipales d'Annecy comprirent que ce
serait un lustre et même une source d'avantages matériels
pour leur cité si les évêques y établissaient leur de-
meure. Aussi ce fut un jour de fête que celui où Ange
Giustiniani vint s'y fixer.
Ange Giustiniani avait rapporté du Concile de Trente
une vive ardeur pour la défense de la foi. Il la fit éclater
— 123 —
dans les instructions solides qu'il adressa lui-même en di-
verses circonstances à ses diocésains. Il ouvrit des con-
férences pour les prémunir contre les erreurs prêchées
parles fauteurs des doctrines nouvelles. Dans une circons-
tance plus solennelle, il ne craignit pas d'aller en personne
s'établir le contradicteur de quelques émissaires venus de
Genève pour tenter d'établir à Annecy un lieu de prêche.
Par sa présence, il voulait montrer qu'il était prêt à ré-
pondre; mais le peuple, indigné de l'aurlace des sectaires,
en arriva de suite aux voies de fait et les obligea à se retirer.
Ange Giustiniani mit pareillement un grand zèle à la
promulgation du Concile de Trente dans son diocèse. La
première lecture en fut faite le 15 septembre 1571, dans
l'église de Saint-Dominique. Depuis lors les prescriptions
de l'auguste assemblée eurent force de loi clans toutes
les paroisses du diocèse non envahies par le protes-
tantisme.
Ange Giustiniani continua ses relations avec Emmanuel-
Philibert, dont il avait été l'aumônier et le confesseur.
Les rapports entre eux furent si intimes que, s'adressant
au prince, l'évêque l'appelait « son père, » serenissimo padre
mio (1).
La princesse Marguerite de France, épouse du duc,
étant morte, il fut appelé à Turin pour prononcer son
oraison funèbre ; ce qu'il fit avec taleut et éloquence, dit
Pingoin, en novembre 1574, devant le cardinal Jérôme
de la Rovere, neuf évêques et toute la Cour. (2).
Le Pape Grégoire XIII avait une haute opinion d'Ange
Giustiniani: il l'envoya auprès d'Henri III, roi de France,
qui lui avait demandé d'établir un nouvel Ordre du Saint-
(1) Voyez Pièces Justificatives, n" III. Lettre de Giustiniani,
(2) Augusta eccles.
— 124 —
Esprit. Voici comme il caractérise son légat : « C'est un
homme de science, de foi, doué d'une éminente piété (1). »
Barthélemi Monta dit de lui que « c'était un homme
éminent par son érudition et son éloquence. » Virutiqueet
cruditione et éloquentia eximius. François de Sales l'appelle
grand parmi ses prédécesseurs a Magnum et un homme
d'une doctrine incomparable, incomparabilis doctrines et
ingenii virum, » Cet éloge à lui seul nous montre la valeur
de cet évêque. Malgré toute l'estime dont il jouissait
parmi son clergé, il éprouva quelques difficultés avec les
chanoines de sa cathédrale. Lorsqu'il voulut mettre en
vigueur parmi eux les articles concernant la réforme, ils
se prévalurent des immunités accordées au Chapitre et
mirent oppositionà l'ingérence de l'évêque.Ce fut un mau-
vais exemple donné au clergé régulier qui fit aussitôt valoir
des exemptions. Il en résulta un mécontentement si vif dans
l'âme du premier pasteur qu'il résolut de se démettre le
plus vite qu'il le pourrait de sa charge et de rentrer dans
la vie monastique. Jetant les yeux autour de lui, et étu-
diant les hommes qui pourraient le mieux remplir les de-
voirs d'un pasteur prudent et zélé, il découvrit le prieur
de Talloires, Claude de Granier. Ne doutant pas qu'il
fût l'homme suscité par la Providence pour opérer les
sages réformes qu'il avait tentées, il en écrivit au Pape et
au duc de Savoie, qui saisirent cette circonstance pour
aplanir les difficultés pendantes entre l'évoque et son
Chapitre.
Claude de Granier était dans la vigueur de l'âge. Un
échange lui fut proposé de la part de Grégoire XII ; il
l'accepta avec soumission, en sorte qu'Ange Giustiniani
vint à Talloires prendre le costume et les habitudes de
religieux. Cette permutation eût lieu le 16 décembre 1578.
(I) Viroprœstantipietate, scientià , fide prœdito. Thciaer ann. can. t. II.
— 125 —
La communauté de Talloires faisait partie de l'Ordre
de Saint-Benoît. Son passé avait été glorieux. Elle avait
produit nombre de saints, qui resteront l'honneur de la
famille bénédictine, mais la ferveur antique avait disparu.
Les commodités de la vie ont toujours été dangereuses
pour ceux qui quittent le monde. La discipline s'énervant,
la règle finit par disparaître. Ce fut le sort de l'abbaye de
Talloires, où Claude de Granier avait vainement cherché
à rétablir l'esprit ancien du fondateur. Il s'était épuisé fin
inutiles efforts, prêchant par l'exemple et donnant des
avis aux coupables. En se retirant dans cette maison,
Ange Giustiniani espérait être plus heureux. Il avait le
souvenir de ses premières années passées dans l'Ordre
Séraphique de saint François; il en avait gardé les tradi-
tions et les habitudes sévères. Il avait cru pouvoir remon-
ter l'esprit religieux de cette communauté, dont il fut
nommé prieur commandataire. Pour réformer la maison
de Talloires, il aurait fallu toute la mansuétude et toute
la vertu de saint François de Sales. Peut-être Ange
Giustiniani fût-il trop ardent dans son zèle. Bien loin de
rencontrer de la docilité de la part des moines, il les
trouva plus revêches que les membres du Chapitre. Il en
est surtout un qui s'insurgea contre lui, et s'oublia jusqu'à
le frapper à la figure. Ce fut la cause d'une exclusion qui
fit grand bruit.
Jugeant que le bien lui devenait impossible, là où le res-
pect faisait défaut, Ange Giustiniani retourna dans sa
patrie, où il mourut le 22 février 1596, après avoir fait
les pauvres ses héritiers (1). Il fut enterré dans l'église du
couvent de l'Annonciation de Guastato. dont il était un
des bienfaiteurs. Besson dit que cet évêque fonda douze
(1) Giscardi. Nobili Gonovesi, t. III.
— 126 —
places de théologie à Paris, pour autant de religieux de
l'observance, pris dans chaque maison de l'Ordre Séra-
phique de la Savoie, et qu'il laissa à Philippe II, roi d'Es-
pagne, tous les ouvrages écrits de sa main, spécialement
ceux de saint Jérôme (1).
CLAUDE DE GRANIER.
Noble Bernard de Granier était au service de Jacques
de Savoie, duc de Nemours, à titre de Grand-Maître
d'hôtel. Il avait épousé Anne de Châtelard, issue d'une fa-
mille de noblesse très-ancienne. Ils eurent un fils qu'ils nom-
mèrent Claude. Cet enfant venu au monde à Yenne, petite
bourgade située sur le Rhône, montra dès ses jeunes ans
une tendre piété, unie à une aptitude spéciale pour les
études. Aussi, à l'âge de sept ans, fut-il envoyé au collège
Chapuisien, à Annecy (2), d'où il passa chez les bénédic-
tins de Talloires, où la Providence devait le ramener
plus tard comme prieur. Il y prit l'habit de religieux à
l'âge de seize ans.
Envoyé à Rome pour y suivre les cours de haute phi-
losophie et de théologie, il eut l'avantage de recevoir des
leçons du célèbre jésuite Tolet, qui, après avoir rempli
plusieurs missions sous sept papes, fut élevé au cardi-
nalat. Claude de Granier, ayant terminé ses études, subit
ses examens avec distinction et reçut, avec le bonnet de
Docteur en droit, les félicitations de ses examinateurs.
Claude de Granier eut le précieux avantage de rencontrer
à Rome le grand archevêque de Milan, saint Charles
(1) Besson, p. 70.
(2) Ce collège venait d'être fondé par Eustache Chapujs, une des gloires
d'Annecy.
— 127 —
Borromée, qui, à son retour, le recommanda au duc Phili-
bert-Emmanuel, comme un sujet des plus distingués et
donnant les meilleures espérances. Nommé Prieur de Tal-
loires, il ne trompa point l'attente de ses hauts protec-
teurs. Dès son arrivée, il rechercha les causes de la déca-
dence de sa communauté. Il les découvrit de suite. Les reli-
gieux étaient trop répandus dans la ville d'Annecy et dans
les paroisses des alentours. Par suite de vieilles coutumes,
ils prenaient part tantôt comme prédicateurs, tantôt
comme célébrants, à toutes les fêtes patronales des ha-
meaux jetés sur les rives de leur beau lac et même des
villages faisant partie des vallées supérieures d'Alex et de
Thône. L'esprit religieux en avait souffert. Claude de Gra-
nier voulut y appliquer le remède, en imposant la réforme.
Après avoir mûrement réfléchi, il partit pour Savigny,
afin de soumettre son plan à l'abbé de cette maison, d'où
dépendait Talloires. Il y trouva un accueil bienveillant,
mais peu d'encouragements de la part des supérieurs. Sans
se rebuter d'un aussi aride début, Claude de Granier revint
à son monastère, où. il prêcha toujours d'exemple par sa
régularité à suivre tous les exercices de communauté. Il
présidait à chaque office, rappelant à ses frères la néces-
sité du recueillement et de l'ordre. S'inspirant des souve-
nirs du passé, il leur disait quelle avait été la ferveur
des Germain, des Rodolphe et de tant d'autres saints, qui
avaient illustré ce monastère. Remontant à leur fon-
dateur, le grand saint Benoît, il en retraçait la vie et
répétait qu'il ne suffisait pas de porter l'habit religieux,
mais qu'il fallait l'honorer par une vie sainte et pieuse.
Le langage de Claude de Granier, tout empreint de cha-
rité, toucha quelques-uns des plus relâchés, mais il en fut
d'autres qui ne voulurent pas accepter l'idée de réforme.
Le Prieur, après avoir vainement exhorté les coupables
à rentrer dans la bonne voie, dut recourir aux moyens de
— 128 —
répression que la règle de saint Benoît mettait entre ses
mains, surtout contre ceux qui, sans motif manquaient à
l'office conventuel. Il en résulta des murmures et des
plaintes, qui furent portés jusqu'à la cour. Emmanuel-
Philibert, apprenant les vexations dont Claude de Granier
avait été l'objet, craignit que par lassitude il ne se dégoû-
tât de sa charge. Il conçut alors le projet de lui conférer
un poste plus honorifique. Ecoutant les avis de quelques
conseillers mal informés, il eût même la pensée de s'ap-
proprier les revenus de l'abbaye, qui, disait-on, étaient
mal employés, pour les conférer aux Chevaliers de l'Ordre
de Saint-Maurice. C'eût été la dissolution indirecte de
l'abbaye. Aussitôt que Claude de Granier fut informé de
ce projet, il traversa les monts et se rendit auprès du
prince auquel il fit connaître toute la vérité. S'il y avait
à Talloires des moines indisciplinés, il en était d'autres
animés d'un bon esprit et tout prêts à se soumettre. Pour
lui il ne désespérait pas de rendre à cette communauté
son antique renom.
Le duc, l'ayant écouté, lui promit qu'il ne toucherait
point à Talloires, et Claude y rentra, faisant pressentir
aux religieux que leur relâchement serait tôt ou tard la
cause de "leur sécularisation. Il leur annonçait par là ce
qui eut lieu deux siècles plus tard.
L'abbaye de Talloires possédait alors des droits sei-
gneuriaux. Le prieur avait sous lui des officiers séculiers
qui traitaient directement avec les vassaux ou tenanciers.
Claude de Granier exigeait d'eux la plus stricte justice,
leur recommandait la bienveillance vis-à-vis des petits,
des veuves et des orphelins, et leur interdisait toute
vexation qui aurait pu rendre son autorité odieuse. Le
régime du prieur était essentiellement paternel. Heureux
sont ceux qui comprennent ainsi les besoins du peuple !
Jamais les abbayes n'auraient été détruites, si tous les
— 129 —
supérieurs eussent été, comme Claude de Granier, animés
d'une tendre commisération pour les pauvres.
Etranger à toute pensée humaine d'avancement, Claude
de Granier fut le dernier à apprendre qu'Ange Giustiniani
avait le projet de se démettre de sa charge et de lui con-
férer, avec l'assentiment du Souverain Pontife, la direction
de son diocèse. Aussi, lorsque le prélat lui en fit les pre-
mières ouvertures, il se montra consterné, c Ce fut pour
lui, dit le P. Nicolas de Ccex(l), un coup de foudre. Il eût
préféré la mort. »
Claude de Granier n'était point un étranger pour le
clergé d'Annecy. Tous connaissaient sa prudente fermeté
et ses vertus. Aussi fut-il acclamé par les chanoines aussi
bien que par le peuple. Tous se hâtèrent de lui porterl'ex-
pression de leurs respects et de leur soumission. Cette
démarche lui parut de bon augure. Se rendant au désir
du Chapitre, il hâta sa prise de possession, et il fut sacré
sur la fin de l'an 1579, dans l'église de Saint-Dominique
d'Annecy.
La vie de Claude de Granier a été écrite par le père
Constantin de Magny (2) et par un prêtre du diocèse
d'Annecy (3). Nous ne pouvons qu'y renvoyer nos lecteurs
pour les détails intimes de l'administration de Claude de
Granier. Devenu évêque, il ne changea presque rien à ses
habitudes de religieux. Non-seulement il en garda le cos-
tume, mais les règles et l'esprit, tout en s'occupant avec une
très grande activité des affaires de son diocèse. Il y res-
taura la discipline ecclésiastique, en rendant obligatoires
les décisions du concile de Trente. Il s'y soumit lui-même,
(1) C'était un de ses religieux.
(2) Vie du R"° et IW évesque, Claude de Granier, par Boniface
Constantin, 1640.
(3) Vie de Mgr Claude de Granier, par un ecclésiastique du diocèse
d'Annecy. 1836.
9
— 130 —
en commençant la visite pastorale de son vaste diocèse
L'histoire rapporte que, lorsqu'il traversa les bailliages de
Ternier et de Gaillard, il fut attristé à la vue des rui-
nes amoncelées par la Réformation. Cependant, en aperce-
vant près de Jussy des paysans qui, à genoux, lui deman-
daient sa bénédiction, il fut un peu consolé, et il ne dé-
sespéra pas d'y voir un jour le catholicisme reparaître.
A son retour il présida le Synode et y fit adopter le bré-
viaire romain par les ecclésiastiques, qui s'unirent ainsi
dans la communauté de la prière avec l'Eglise universelle,
tout en gardant le propre des Saints du diocèse (1).
La vacance des bénéfices occasionnait ordinairement
de grandes difficultés à l'autorité ecclésiastique, soit avec
les patrons, soit avec ceux qui en usurpaient les droits.
Pour couper court aux contestations toujours pénibles et
souvent scandaleuses, Claude de Granier établit le con-
cours, tel qu'il est prescrit par le concile de Trente. Il y
eût beaucoup de réclamations; mais l'évêque fut inflexible,
tout en gardant de la douceur et du calme dans ses refus.
Un jour le seigneur d'un village osa lui adresser un reproche
parce qu'il n'avait pas agréé un prêtre qu'il avait chaude-
ment recommandé; il lui répondit avec une sainte liberté :
« Vous voudriez que j'eusse donné une cure à cet ecclé-
siastique; s'il en avait une, je la lui ôterai à cause de son
incapacité. »
Il faut le dire, plus d'une fois dans ses courses pasto-
rales Claude de Granier eut à gémir sur le défaut d'ins-
truction dans les rangs du sacerdoce. N'en soyons pas
étonnés, car vivant sur la terre d'exil, les évêques n'avaient
pas pu s'occuper de l'organisation des études. Le diocèse
(1) Le bréviaire de l'ancien diocèse de Genève avait des proses particu-
lières, suivant les fêtes. On en trouve encore de très rares exemplaires. Un
des plus complets est celui que possède la bibliothèque publique de Lyon.
Il a été édité à Genève, par Loys Gruse, en 1478.
— 131 —
avait eu des administrateurs zélés, mais presque sans res-
sources. Le Chapitre avait perdu ses revenus avec ses
terres, dans le naufrage de la Réformation. Pour parer à
ce grave inconvénient, Claude de Granier aurait voulu de
suite réaliser les décrets du concile de Trente, relative-
ment aux écoles sacerdotales. Il aurait fallu pour cela des
sommes plus considérables que celles dont il disposait (1),
Voulant toutefois donner une preuve de sa bonne vo-
lonté, il réunit cinq ou six jeunes gens dans une maison
voisine de celle qu'il habitait et leur donna des leçons. Il dut
plus tard y renoncer à cause de ses courses, mais il les plaça
avec tous ses encouragements au collège Chapuisien, qu'il
pourvut de maîtres habiles et pieux. Il fit sentir de plus, par
de fréquentes recommandations, à tous ses curés, le besoin
de l'étude.
Malgré la modicité de sa mense épiscopale, Claude de
Granier se montra toujours l'ami et le père des pauvres;
il aimait à partager avec eux les mets qu'on servait
sur sa table. Aussi c'était à l'heure de ses repas qu'ils
affluaient à sa porte, surtout durant les années calami-
teuses de 1580 et 1586, où la famine dévasta la Savoie.
Redoutant que la peste ne vînt augmenter le fléau, les
syndics eurent la pensée de défendre l'entrée de la ville
aux malheureux étrangers. Claude de Granier les conjura
de ne point faire cette exclusion; « autrement, dit-il, je serai
obligé de me retirer sur mçs terres, pour y recueillir ma
famille déshéritée. » Il dut promettre aux édiles qu'il pren-
drait à sa charge et à celle du clergé, les pauvres venant
des campagnes ; et ils étaient nombreux.
La guerre vint encore augmenter la détresse publique.
Alors les officiers du duc prirent sur eux d'imposer le clergé
(1) Les revenus de l'évêché n'atteignaient pas le chiffre do 3,000 écus.
— 132 —
d'un double denier, et l'exigèrent impitoyablement, sans
en avoir obtenu l'autorisation ni du Pape, ni de l'évêque.
Claude de Granier fit d'abord à Son Altesse des remontran-
ces respectueuses. Voyant qu'elles n'étaient pas prises en
considération, il informa les officiers du duc, que le con-
cile de Trente frappait d'excommunication ceux qui s'ar-
rogeaient le droit de fouler aux pieds les immunités ecclé-
siastiques, et qu'en conséquence il déclarait atteints de
cette peine tous ceux qui se prêtaient à l'exécution du
décret.
Charles-Emmanuel en référa de suite à Rome, et obtint
que l'excommunication fût levée. Le prince vint alors à
Chambéry, où il reçut la visite de Claude de Granier. En
l'apercevant, t M. l'évêque, lui dit-il, vous nous avez ex-
communiés, mais le Pape nous a absous. » t Je le sais,
répondit le Prélat ; sans cela, je ne serai pas venu visiter
Votre Altesse (1). »
Charles-Emmanuel avait en effet soumis au Pape la
triste situation qui lui était faite par Henri III, qui s'était
uni aux Ligues suisses pour envahir ses Etats. Il avait dû
mettre sur pied de nouvelles troupes, pour ne pas dégar-
nir Saluées, perdue par son aïeul, mais qu'il venait de
reconquérir au prix de grands sacrifices. Ces considéra-
tions touchèrent le Pape, auquel il promit des dédomma-
gements pour le tribut imposé sans son autorisation spé-
ciale.
On aurait pu croire qu'à la suite du traité d'Alliance,
signé à Soleure, les partis mettraient bas les armes ; mais
la défiance et la jalousie continuèrent à agiter les cœurs
et pendant plus de dix années consécutives, il n'y eut
dans tous nos environs que luttes et combats. Les attaques
(i) L'auteur de la vie de Mgr de Granier rapporte qu'à cetre occasion, le
prince frappé de sa franchise, dit aux officiers de sa suite : « Voilà un évê-
que digne de porter la mitre ; il pourrait ceindre la tiare. »
— 133 —
• recommencèrent avec des vexations réciproques, et des
vengeances atroces, amenèrent la destruction d'une foule
de châteaux.
On croit communément que c'est à cette époque de l'in-
vasion bernoise qu'il faut faire remonter la destruction des
châteaux qui couvraient notre pays.
Il n'en est rien. Il y eut bien alors quelques dévasta-
tions commises à Cologny, à Versoix, à Chêne, à Gaillard
et dans d'autres localités; mais la guerre aux châteaux
date de 1589.
Nous allons en retracer les principaux épisodes, à l'aide
de notes puisées aux Archives.
Charles-Emmanuel régnait à Turin. En épousant Cathe-
rine d'Autriche, il s'était allié avec l'Espagne, dont les ins-
tincts ont toujours été éminemment catholiques. Jaloux
de relever l'éclat de sa couronne, le duc Charles voulut
reprendre le marquisat de Saluées, comme faisant partie de
ses Etats. De là naquit une guerre avec la France. Henri III,
qui y régnait, résolut de se ménager un appui en Suisse,
en commençant par Genève. Il députa le sieur de Sancy,
qui vint proposer au Conseil une alliance offensive contre
la Savoie. Le moment parut favorable aux magistrats de
se venger des diverses attaques qu'ils avaient subies de
la part de leurs voisins. Le 2 avril 1589, ils décrétèrent la
guerre, et le Conseil des C. C. approuva cette décision. Le
soir même, les Genevois entrèrent en campagne avec six
compagnies d'infanterie et trois de cavalerie; ils se diri-
gèrent vers le château de Monthoux, dont ils firent sauter
la porte, à l'aide d'un pétard (1).
Ayant fouillé les caves, le capitaine de Buterto y trouva
les titres de la seigneurie, qu'il fit transporter à Genève,
(1) Reg. du Conseil, 3 avril 1589.
— 134 —
avec deux cloches et quelques reliques. Il fit ensuite pu- #
blier l'ordre aux paysans de porter en ville leurs denrées,
et d'y conduire leur bétail, sous peine d'être pendus ! (1).
Au même moment, un autre corps de troupes, se por-
tait au fort de l'Ecluse pour en faire l'attaque. Trois as-
sauts furent donnés et trois fois les Genevois furent re-
poussés (2).
I) n'en fut pas de même de la ville de Gex, qui fut prise
sans coup férir. La garnison fut constituée prisonnière.
Le château de Saint-Jeoire, une des clefs du Chablais,
tomba aussi au pouvoir des Genevois. Il faut le dire, le
duc ne s'attendait pas à être molesté de ce côté. La place
était sans défense.
Il paraît qu'une fois en campagne, les Genevois se
crurent en droit de tout faire; car les ministres adressè-
rent au Conseil de graves plaintes • sur les excès, violen-
ces et pilleries commis en pays ennemi (3). i
Craignant que le duc de Savoie ne vînt prendre des
représailles, en s'emparant des châteaux du voisinage de
Genève, les magistrats arrêtèrent de les faire raser,
surtout ceux de la Poype et de la Perrière. Ils ordon-
nèrent au sieur de Sancy, qui marchait sur le Cha-
blais, d'en faire autant dans cette province, et de dé-
truire le château de Thonon, celui de Baleyson et celui
d'Yvoire.
Le 16 mai, le baron d'Hermance, ayant repris, à la tête
des troupes ducales, l'offensive, on redouta de le voir reve-
(1) Registre du Conseil, 4 avril 1589.
(2) Ibid, 9 avril 1589.
(3) Grande plainte de la part des ministres, par la bouche de M. de Bèze,
de ce que, dans ce temps de guerre, il y a une licence épouvantable, qui
n'est point réprimée, que les batteries et les pillages les plus scandaleux de-
meurent dans une entière impunité, qu'il peut dire ce qu'il dit dernière-
ment dans son prêche, qu'on a fait de Genève « une caverne de brigands, »
(Reg. du Cons., 1" février 1590.)
— 135 —
nir occuper le château de Gaillard. On se mit à le dé-
manteler. Il en fut de même de celui de Marcossay. Pour
en finir plus promptement, on y mit le feu, et il fut con-
sumé (1). Cepeudant le duc s'avançait avec son avant-garde.
Il vint avec deux canons, et quatre pièces de campagne
assiéger le château de Ternier. S'il faut en croire le rap-
port d'un soldat de cette garnison, lorsque le canon se
mit à tonner, les Genevois prirent peur, la moitié se mit
à fuir; les autres se rendirent dans l'espoir d'avoir la vie
sauve; mais il furent garrottés et pendus, dit Spon (2).
Diverses escarmouches eurent lieu le 2 juin à Pesay
et autour du fort de l'Arve.
Plan-des-Ouates fut choisi par les belligérants, pour
s'y mesurer; plus de deux cents soldats restèrent sur
le carreau.
Cette affaire fut suivie d'une trêve de quelques jours,
après laquelle les hostilités recommencèrent.
Pour empêcher que l'ennemi ne s'emparât des châteaux
de Bellerive, de Versoix et du Vangeron, ordre fut donné
d'y mettre le feu (3). Ce ne fut qu'après une lutte acharnée,
que celui de Versoix tomba au pouvoir des Genevois. Au
premier assaut ils furent repoussés avec perte; dans une se-
conde attaque, appuyés par le canon, ils se rendirent maî-
tres de la place et la rasèrent. (8 novembre 1589).
A une demi-lieue de Versoix, jadis s'élevait le château
de la Bâtie, où Claude de Crose s'était retiré avec son
frère et quelques hommes d'armes. La position était favo-
rable pour la défense; ils s'y retranchèrent. Les Gene-
vois en voulurent faire l'escalade; mais ils éprouvèrent
une vigoureuse résistance. Ils revinrent une seconde fois
(1) Registre du Conseil, 21 niai 1589.
(2) Spon, p. 349.
(3) Registre du Conseil, lo septembre 1389.
- 13G -
avec un renfort de canons, pièces de campagne, de l'infan-
terie et 200 cavaliers. La place, battue en brèche par les
boulets, se rendit. Il n'y avait dans l'intérieur que quinze
soldats et quelques paysans , qui se constituèrent pri-
sonniers (1).
Le château de Monthoux était de nouveau tombé au
pouvoir des gens du duc. Sa position parut menaçante pour
Genève. Aussi le 24 janvier 1590 y envoya-t-on trois
compagnies de gens à pied, pour en faire le siège. Le len-
demain, un corps de cavalerie alla les soutenir.
Les assaillants espéraient faire facilement façon des
gens qui défendaient cette place. Ils les sommèrent de se
rendre: ceux-ci refusèrent, et l'on commença l'attaque.
Les Genevois n'avaient amené que deux petites pièces
d'artillerie. Ils eurent beau les décharger contre les por-
tes, ils ne purent pas même abattre la guérite qui domi-
nait la porte. Ils voulurent arriver à la sape; mais tout fut
inutile, tant fut opiniâtre la résistance. Ordre leur arriva de
rentrer en ville pour y prendre des canons de plus fort
calibre.
En effet, le 29 mars, dix compagnies d'infanterie et deux
de cavalerie sortirent de Genève, sous les ordres de
Lurbigny, emmenant six pièces de canon. Elles retournè-
rent à Monthoux tambour battant pour en réduire la place.
Au trente-cinquième coup, la brèche fut ouverte; les
assaillants s'y précipitèrent et tuèrent tous ceux qui s'y
étaient retranchés.
Pour n'avoir plus à y revenir, ils détruisirent les murs
et le château fut rasé (2).
Le 4 mars, un arrêté général avait été pris au Conseil,
pour abattre tous les châteaux, qui dans le voisinage, pour-
(1) Reg. du Conseil, 12 janvier 1590.
(2) lbid., 31 mars 1590.
— 137 —
raient servir à l'ennemi. Voici les noms de ceux qui tom-
bèrent :
Pouilly, Vesancy, Vernier, Thoiry, Tournay; le Grand-
Saconnex, dans le bailliage de Gex, et dans ceux de Ter-
nier, Gaillard, Corsinge, Compesière, Saconnex, Beaumont,
La Grave, Villard, La Peyrière, Onex, Confignon, La-
conay.
On voit que les Genevois, à cette époque, n'y allaient pas
de main-morte. Aussi M. de Mellune, ambassadeur de
France en Suisse disait, en se plaignant d'eux : « Ils ne
parlent que de Dieu et de la religion, et cependant, ils
ne se soucient de rien moins. Ils rejettent toute proposi-
tion de paix. Ils font pis que le duc. Ce sont des gens sans
raison. Il serait bon de les laisser (1). »
Les historiens protestants, en écrivant cette page de
leurs luttes nationales, n'ont pas manqué de tracer le lugu-
bre tableau des dévastations commises par les troupes du-
cales ; ils ont redit les noms des victimes, en racontant que
les femmes et les enfants même ne furent pas épargnés, et
ils ont soin de faire rejaillir la responsabilité de ces
massacres sur la religion. Mais qui ne sait ce qu'est le
soldat en campagne, sa fureur dans la lutte, sa rage dans
la résistance ?
Pense-t-on qu'elle fût propre à calmer les esprits cette
manie de détruire?
D'ailleurs, ils étaient loin d'être doux comme des agneaux,
les Genevois, sur les champs de bataille, vis-à-vis du pay-
san savoyard. Eux aussi pillaient, tuaient et massacraient.
On a bien eu soin de se taire à ce sujet; mais voici ce
que pensaient, à cet égard, les ministres de cette époque.
Nous empruntons aux archives, le témoignage suivant :
(1) Registre du Conseil, 23 mars 1590.
— 138 -
Le château de Tournay était la propriété de M. de
Brosse, un ami de Genève ; comme l'ordre avait été
donné de le détruire, on procéda à l'exécution, en com-
mençant par un pillage tel que MM. de Bèze et Jacquemod,
avec les anciens du Consistoire, vinrent se plaindre au
Conseil de « ce qu'on avait pillé ce château, appartenant à
un ami de Genève, avec une fureur brutale (1). »
Heureusement ces luttes prirent fin au moment où
Henri IV fit connaître à la France son retour à la foi ca-
tholique. La Ligue fut dissoute, et il se fit un apaisement
général. Tous les peuples sentaient le besoin de la paix.
Les Bernois et les Genevois eux-mêmes proposèrent une
trêve de trois mois, qui fut suivie de nouveaux accords.
C'est alors que le Duc de Savoie, Charles-Emmanuel, ren-
tra en possession des bailliages de Thonon et de Ternier.
Ce prince religieux était trop attaché à la foi catholique,
pour ne pas essayer de ramener à leurs antiques croyan-
ces ses nouveaux sujets; mais il voulut que ce fût une
œuvre de conviction.
Dans ce but, il s'adressa à Claude de Granier, en le
priant d'envoyer dans cette province des missionnaires,
pour y exposer les principes de la foi et combattre les
préjugés semés contre les pratiques catholiques.
Dans la préface de ses extraits des Registres du Con-
sistoire, M. Cramer dit que l'on y retrouve fréquemment
les traces des efforts des évêques fixés à Annecy, pour
reconquérir à la foi catholique la ville de Genève, surtout
depuis saint François de Sales. Personne ne pourrait leur
en faire crime, car ils n'auraient eu dans leur cœur
ni amour pour la vérité ni attachement à l'Eglise, s'ils
n'avaient pas eu ce légitime désir de ramener au ber-
(l) Reg. du Cuns. 31 mais 1590.
— 139 —
cail tant de brebis égarées. Ce ne fut pas seulement la
pensée de l'apôtre du Chablais, qui devint ensuite évê-
que. Claude de Granier avait aussi nourri dans son âme
cet espoir.
Le président Favre, rendant hommage à la vertu et à la
piété de Claude de Granier, dit que « sa vie toute entière
fut un apostolat, non pas seulement d'exemple, mais de
paroles, pour les diocésains et pour les hérétiques qu'il
aurait voulu ramener à la foi (1). » S'il n'eut écouté que
son zèle, il serait parti lui-même, à la tête de ses mission-
naires, mais ses forces avaient été usées par les austérités
de la pénitence et il dut forcément se décharger de cette
mission ingrate et pénible sur un jeune auxiliaire. La Pro-
vidence le servit à merveille. Un jeune seigneur venait de
lui demander d'être admis dans le sanctuaire. Il l'accueillit
avec un tressaillement d'allégresse, en lui déclarant
que Dieu avait de grands desseins sur lui pour la gloire de
son Eglise, et il l'attacha à sa cathédrale, en l'élevant à
la prévôté.
Ce nouveau lévite, distingué par son nom, ses talents et
sa haute piété, c'était saint François de Sales, qui, après
avoir été l'apôtre du Chablais, devint le successeur de
de Claude de Granier et Évêque de Genève.
« Je pourrai mourir en paix, dit un jour le bon vieillard,
parce que j'ai mon fils pour réparer les fautes que j'ai
commises. » Dieu ne voulut pas l'enlever de ce monde avant
qu'il eût recueilli les fruits de son zèle et qu'il eût visité
les habitants du bailliage de Thonon, revenus à la foi de
leurs pères. Non content de prier pour la conversion des
brebis égarées, il voulut soutenir par sa présence le corps
de ses missionnaires, en venant prendre part à leurs tra-
(1) Besson, p. 71.
— 140 —
vaux, et assister aux fêtes qui accompagnèrent la clôture
des exercices religieux. Une première fois, aux Quarante-
Heures d'Annemasse, dont les solennités ont été décrites
par le père Charles de Genève (1), et par M. l'abbé de
Baudry, dans sa Relation des travaux de Saint François
en Chablais.
Il présida à ces pieuses manifestations qui attirèrent une
foule considérable de fidèles, les 7, 8 et 9 septembre
1598. La seconde de ces fêtes fut celle qui s'ouvrit à
Thonon, le 20 septembre, en 1598. Elle fut la répéti-
tion de ce qui s'était passé à Annemasse. Enfin, la der-
nière, plus pompeuse encore que les autres, fut celle du
Jubilé, en 1602. Claude de Granier rendit compte au Pape
de ces brillantes solennités, en remerciant le Seigneur des
prodiges de grâce dont il avait été l'heureux témoin. Ce
fut le dernier acte signé de sa main, car le lendemain
14 août, il tomba malade.
Les émotions et les fatigues précipitèrent sa chute.
Ayant reçu avec une tendre piété les derniers sacrements,
il manifesta le désir de regagner Annecy, où il voulait
mourir. Le château de Pollinge devait lui servir d'étape.
Ce fut là qu'il s'arrêta. Il y mourut le 17 septembre 1602.
Son épiscopat avait duré vingt-trois ans.
(1) Histoire des missions des R. P. Capucins en Savoie.
CHAPITRE VIII
Saint François de Sales.
Origine de saint François de Sales. — Son enfance. — Ses études.
— Sa vocation. — Les projets de ses parents. — Son admis-
sion aux Ordres. — Ses débuts. — Missiou du Chablais. — 11 en
devient l'apôtre. — Difficultés. — Sa persévérance. — Con-
versions. — Ses auxiliaires. — Le P. Chérubin. — Conférence
de saint François avec Théodore de Bèze. — Lettres du Pape.
— Son élévation à l'épiscopat. — Son zèle. — Son amour pour
Genève. — Sa fin.
En arrivant au saint évêque de Genève, François de
Sales, nous nous demandons s'il est à propos d'esquisser
sa vie. Elle a été écrite par tant d'auteurs éminents (1),
qui en ont rapporté les plus intimes détails, que nous serions
tenté d'inscrire ici son nom, et, en nous taisant, de nous
incliner devant son auguste mémoire.
Mais ce serait retrancher une des plus glorieuses pages
de notre histoire. Nous choisirons donc dans cette vie si
bien remplie, quelques traits seulement, ceux surtout qui
touchent plus particulièrement à Genève.
(1) Charles-Auguste de Sales, de la Rivière, Marsolier, Boulanger, Ha mon,
Perennés, de Baudry, etc., etc.
— 142 —
Non loin d'Annecy, dans une vallée étroite, baignée
par le Fier, se trouve le hameau de Thorens. Là s'élevait
jadis l'antique manoir de la famille de Sales. Du vieux
castel, qui a fait place à une construction nouvelle, il ne
reste que la chambre où naquit François, le 21 août 1567.
Elle est aujourd'hui convertie en chapelle.
Le nouveau-né reçut au baptême le nom de François-
Bonaventure.
En grandissant, « cet enfant béni, dit le P. de la Ri-
vière, portait un visage gracieux. Il semblait un petit
ange. » Sa première parole fut celle-ci: t Le bon Dieu et
maman m'aiment bien. »
L'éducation donnée au jeune de Sales fut virile. On ne
connaissait, à cette époque, dans les châteaux de la Savoie,
ni les afféteries du langage ni les énervements de la mol-
lesse. Ses parents lui permettaient quelquefois de se mê-
ler pour les jeux aux enfants du village, mais en surveil-
lant leurs ébats. A la fin de leurs courses, tous rentraient,
sous les ordres de François, à la chapelle du château, où
ils chantaient ensemble un Gloria Patri.
A quatre ans, François, était déjà désireux d'apprendre
à lire. Il feuilletait les belles Heures de sa mère, cher-
chant à en deviner les caractères. Bientôt il sut lire cou-
ramment, et ses parents l'envoyèrent à la Roche, pour ses
études. En quelques mois, il devança tous ses collègues,
laissant apercevoir par ses reparties la verve d'un vrai
talent. Deux ans après, le jeune comte alla rejoindre, à
Annecy, ses cousins, qui y suivaient leur cours de gram-
maire. Il fut de suite remarqué comme un élève de premier
mérite.
Sa vertu était encore supérieure à ses succès. Ses con-
disciples avaient pour lui une si grande estime, qu'ils eus-
sent craint de blesser par une parole inconvenante la dé-
licatesse de ses sentiments.
— 143 —
François de Sales eut, dès sa jeunesse, le désir de se
consacrer au service de l'Eglise ; mais son père, espérant lui
faire parcourir la carrière des honneurs, le poussa aux étu-
des de droit. Il l'envoyaà Par is, en le confiant à la sollicitude
d'un prêtre vertueux, M. l'abbé Déage, qui lui servit de
mentor dans la grande cité.
François y fut ce qu'il avait été à la Roche et à Annecy,
un élève éminemment studieux et sage.
Ayant achevé son cours de philosophie, François de
Sales, pour se conformer au désir de son père, suivit les
leçons de la Sorbonne. Il y joignit l'étude de la théologie,
avec la pensée de faire servir un jour, à la gloire de Dieu,
toutes les connaissances qu'il aurait acquises (1).
De Paris, François de Sales fut envoyé à Padoue, où
Guy de Pancirole attirait autour de sa chaire de droit
des élèves de toutes les nations. Là était aussi le célèbre P.
Possevin, connu par son grand savoir théologique.
François de Sales suivit les leçons de ces deux profes-
seurs, et mérita leurs encouragements et leurs louanges.
« Voilà, disait le P. Possevin, un jeune homme qui sera
un grand prélat de l'Eglise. »
Le jour où Pancirole donna à François de Sales le
bonnet de docteur, il lui adressa ces mots flatteurs: « J'at-
tendais comme un de mes plus beaux jours celui où je
vous verrais docteur. Ce titre, vous le méritez par votre
vertu et votre science. L'Université est heureuse de trou-
ver en vous les qualités de l'esprit et du cœur qu'elle
(1) Voici un passage assez significatif, extrait d'une lettre écrite par
François de Sales à M. le baron d'Hermance, tandis qu'il étudiait à Paris :
« Maintenant que je suys au milieu et meilleur âge de mes estudes, si je puis
cognoistre seulement par présumption que preniez en bonne pari nies let-
tres, ce me sera comme un aullre corage pour poursuyvre mon entreprise en
l'estude, laquelle j'oseroys bien me promettre (sans me flatter) réussira au
bien que je désire, Dieu aydant, qui est de le bien servir. »
(Voyez Pièces justificatives, n° IV).
— 144 —
peut désirer; et ce qui met le comble à son bonheur,
c'est que le témoignage d'estime qu'elle vous décerne a
autant d'approbateurs qu'il existe de personnes éclairées
sur le vrai mérite (1). »
En 1592, François de Sales était de retour à Annecy,
après avoir visité Rome, Lorette, Mantoue et Venise. Il
alla se reposer au château de la Thuile, qui appartenait à
sa famille. Ce fut là que se déroula le drame de sa vo-
cation.
Madame de Boisy fut sa première confidente; mais
elle voulut sagement éprouver son fils. Mère pieuse et
tendre, elle avait partagé toutes les illusions de son mari.
Comme lui, elle voyait, avec un orgueil bien légitime, la
gloire de la famille reposer sur cette jeune tête, couron-
née des lauriers de la science. Déjà des plans étaient
dressés. Le sénat de Savoie allait ouvrir ses portes au
nouveau docteur. Une riche héritière, Mlle de Suchet,
était disposée à donner, avec sa main, sa fortune et son
cœur au gracieux gentilhomme. Rien ne manquait à ce
riant avenir, qui cependant n'était pas dans les desseins de
la divine Providence.
François de Sales avait une toute autre ambition : celle
de devenir prêtre. Sa vertueuse mère avait d'abord fait
opposition aux vues de son fils, mais dès qu'elle reconnut
dans cette vocation l'appel de Dieu, elle fit généreuse-
ment le sacrifice de ses espérances.
Le consentement de M. de Boisy ne fut pas aussi facile à
obtenir. Cependant, sur les représentations de M. Déage,
qui avait reçu depuis longtemps les confidences de son
élève, le comte finit par se rendre.
(1) Ln brevet de docteur, décerné au jeune de Sales, est gardé dans les
archives de ta famille Roussy de Sales.
— 145 —
« Béni soit le Seigneur! s'écria alors François de Sales,
il m'a accordé ce qui était depuis longtemps l'objet de
mes vœux, et vous, mon père, soyez béni. Vous venez de
me donner le témoignage le plus éclatant de votre ten-
dresse. >
Quels nobles et grands sentiments ! Un jeune homme
aussi bien disposé ne pouvait manquer « de servir bien
son Dieu et l'Eglise. »
Le 13 mai 1593, François de Sales alla se présenter à
Claude de Granier, son évêque, pour lui demander l'en-
trée du sanctuaire. Les épreuves ne furent pas longues
pour un lévite de sa trempe. Il possédait à fond la théolo-
gie ; aussi, le 8 juin, il fut admis aux premiers ordres, et
peu de temps après, l'évêque l'éleva au sous- diaconat, et
le 18 décembre 1593 à la prêtrise.
Dès son entrée dans le sacerdoce, François de Sales se
distingua par son langage plein d'onction. Monseigneur de
Granier lui-même, après un de ses premiers sermons, ne
put s'empêcher de s'écrier: « C'est mon fils que vous avez
entendu! Que vous semble-t-il? N'a-t-il pas dit des choses
merveilleuses? »
Les débuts de son ministère eurent lieu à Annecy, où
il dirigea diverses associations. Mais une mission plus dé-
licate ne tarda pas à lui être offerte; ce fut d'aller, comme
apôtre, essayer de ramener au sein de l'Eglise les habi-
tants du Chablais qui, en 1536, avaient été détachés de
l'Unité catholique.
Enfant de l'obéissance, François de Sales se soumit
aux désirs de son évêque, et le 9 septembre 1594, il
quitta la ville d'Annecy, pour se rendre en Chablais.
Après une halte de quelques jours à Thorens, il dit
adieu à sa famille, et se mit en route avec son cousin Louis
de Sales, et le 14, il fit modestement son entrée au fort
des Allinges.
10
— 146 —
De cette esplanade, qui domine le bassin du Léman,
François de Sales pouvait contempler le vaste champ qu'il
avait à défricher. Tournant ses regards vers Genève, il
tomba à genoux et s'écria : « 0 Genève! reviens au Sei-
gneur ton Dieu! »
Un auteur genevois, qui a pris à tâche de rabaisser
l'œuvre de saint François de Sales, l'accuse « d'avoir em-
ployé contre les réformés l'intimidation militaire. »
Voyez-le donc ce jeune missionnaire, partant pour
Thonon sans escorte, n'ayant à la main que la croix, les
Saintes-Ecritures et son bréviaire. Le gouverneur du
château, craignant pour lui quelque mauvais coup, lui
offre de l'accompagner ; mais François de Sales répond
qu'il n'a pas besoin d'être gardé. « Les apôtres, dit-il, ont
vaincu par la parole de Dieu. Ce sera mon arme, mon
glaive et mon bouclier. » Le voilà, en effet, qui arrive à
Thonon, prêche trois, quatre fois par jour, et quelquefois
plus souvent encore.
Le terrain, à la vérité, est aride, couvert de ronces, le
sol est pierreux. N'importe! Plein de confiance en Dieu,
il continue son œuvre, il prie, il prêche, il travaille.
Les réformés se tiennent à l'écart; François de Sales
ne se lasse pas de leur froideur. Il reparaît sans cesse,
bravant au fort de l'hiver la rigueur des frimas. Il n'y a
dans son âme ni irrésolution ni défaillance ; son parti est
pris, dit-il lui-même dans une lettre au P. Canisius: il
veut tenter, par la parole et les colloques, la conversion
des hérétiques (1).
Mais comment les atteindre? Ce sera à l'aide de quel-
ques feuilles éparses qu'il laisse dans les familles. Il y
justifie le catholicisme attaqué dans ses croyances et ses
(1) Lettre an P. Canisius. Vives, t. VIII, p. 72.
- U1 -
pratiques. Ses enseignements sont comme des grains
de sénevé. Un germe se forme ; la chaleur le féconde.
Petit à petit, il se développe, et bientôt il obtiendra son
épanouissement final.
Lorsque les proches de François de Sales lui disent que
ses travaux sont inutiles, il répond : t Le meunier ne perd
pas son temps, quand il martelle sa meule (1). »
La course journalière des Allinges à Thonon, et de Tho-
non aux Allinges, absorbait une partie notable de son
temps. Il se fixa dans la ville. La maison du Maney lui
fournissait un abri, et il ouvrit une chapelle dans uae
salle du château de Mont-Joux, situé sur le bord du lac.
Là il travaillait sans relâche, priant et méditant. Enfin,
voilà que des conversions se préparent, entre autres celle
de Pierre Poncet, un des plus habiles jurisconsultes de la
province, qui commença l'ébranlement. Elle est bientôt
suivie du retour d'autres personnages.
« Enfin, écrit François de Sales au président Favre,
enfin quelques épis de la moisson blanchissent. » Un peu
plus tard, il épanche dans le cœur de ce même ami la
joie que lui procure cet ébranlement. « Tout marche
bien; ils en viennent à des colloques, bientôt ils se ren-
dront (2). »
Des conférences, en effet, s'organisent, et François de
Sales est toujours prêt à soutenir ses thèses d'une ma-
nière victorieuse. Celle sur la croix, avec le ministre de la
Faye, de Genève, eutplus de retentissement que les autres.
Elle amena la décision du baron d'Avully, qui prit son
parti et s'avoua catholique.
Jusqu'en 1596, François n'avait eu pour lieu de culte, à
Thonon, que les maisons particulières. Enfin, il obtint
(i) Lettre à un religieux, t. VIII, p. 63.
(i) Lettre au sénateur Favre, t. VUI, p. 63.
— 148 —
l'église de Saint-Hippolyte, et il eut la plus grande joie à
y célébrer la messe de minuit au milieu des nouveaux con-
vertis. Cette fête fut l'aurore d'un jour nouveau qui allait
luire sur cette province.
Pendant près de deux ans, François de Sales avait tra-
vaillé presque seul dans la ville de Thonon et ses alen-
tours. Son cousin Louis était l'apôtre des paroisses voi-
sines du château des Allinges. L'un et l'autre aimaient à
célébrer la sainte messe dans la chapelle du château de
Saint-Etienne de Marin, bâtie par delà la Dranse. Enfin,
ne pouvant suffire seul aux besoins de la mission, François
de Sales demanda des auxiliaires. Bientôt les Jésuites et
les capucins lui fournirent des aides. Un des plus actifs
fut le P. Chérubin, pour lequel François de Sales pro-
fessait une estime particulière. Il le regardait comme un
intrépide champion de la vérité, toujours prêt à se met-
tre à la brèche. Prédicateur infatigable, puissant par la
parole et l'exemple, défenseur intrépide de la foi catho-
lique, suivant le témoignagne de Claude de Grauier, le
P. Chérubin seconda admirablement le zèle du jeune
apôtre.
Le P. Chérubin était le dernier rejeton d'une illustre
famille de la Maurienne. Il était fils de noble Bonaventure
Fournier, dont la maison située à Saint-Jean sert aujour-
d'hui de petit séminaire (1). Tout jeune, il voulut mar-
cher sur les traces de saint François d'Assise, en renon-
çant aux avantages de la fortune.
Il entra chez les PP. Capucins de Gênes, et y fit
profession, laissant par testament tous ses biens à Mon-
seigneur de Lambert, évêque de Maurienne, pour qu'il les
employât à la fondation d'un collège, dans sa ville natale,
(i) Travaux de la Société d'histoire de la Maurienne, t. III.
p. 239.
— 149 —
et un hospice pour les pèlerins (1). En reconnaissance de
ses largesses, l'évêque mit à la disposition du jeune
Fournier une des bourses dont il disposait pour les étu-
diants de la Savoie au collège d'Avignon (2). Il y suivit le
cours des hautes études, et y reçut le brevet de docteur.
Théodore de Bèze a eu beau écrire, dans une de ses
lettres aux ministres de Berne, que parmi les capucins de
la mission, le P. Chérubin était « le plus âne de tous (3). •
il n'avait pas moins été gradué, comme il conste par les
lettres patentes trouvées parmi ses papiers après sa mort.
Ce fut à ce titre qu'il fut envoyé, par Claude de Granier,
comme auxiliaire à saint François de Sales, d'abord pour
la solennité des Quarante-Heures, à Annemasse, le 30 dé-
cembre 1596, ensuite à Thonon. Sans doute, il ne fut pas
l'ouvrier de la première heure dans cette glorieuse mis-
sion, l'honneur en restera toujours à l'apôtre du ChablaK
Mais, dès le moment où les auxiliaires lui apportèrent leur
concours, il apparaît au premier rang et il travaille avec
une ardeur qui lui a mérité, de la part du P. Constantin
de Magny, l'éloge suivant : « Il fut un des principaux ins-
truments du ciel à ramener le peuple du Chablais au ber-
cail de l'Eglise (4). »
C'est à son « très-cher P. Chérubin, » que saint François
remit la prédication de l'Avent et du Carême, à Thonon,
lorsque, succombant aux douleurs d'une fièvre aiguë, il dut
aller prendre du repos à Annecy (5). Il comptait si bien sur
ce vaillant champion, qu'il l'opposa au ministre Her-
mann Lignaridus, et lui confia la fameuse conférence
(1) Archives du couvent de Gênes.
(2) Fondation de Jean de Brogni.
(3) Ab Mo impudentissimo omnium, etiam asinissimo Cherubino.
Bibl. de Berne. Miscellaneo eccles., fol. 144.
(4) Vie du Rm° et III™ Claude de Granier, p. 167.
(5) Charles-Auguste. Vie de saint François, p. 195. — Edition Vives.
— 150 —
de 1598, provoquée par les ministres, et repoussée par
Théodore de Bèze et la compagnie des Pasteurs (1).
Le P. Chérubin ne fut pas étranger à la fondation de
la Sainte-Maison de Thonon, une des grandes œuvres de
saint François de Sales. Notre saint aurait voulu faire de
Thonon la rivale de Genève. Il avait songé à obtenir du
duc que ce fût la résidence épiscopale. Ce projet ayant été
écarté, il dressa le plan de la Sainte-Maison, de concert
avec Claude de Granier et le P. Chérubin (2).
L'établissement de la Sainte-Maison fut une des grandes
pensées de saint François de Sales. Pour consolider l'œuvre
de la conversion, il en fit comme une forteresse où de-
vaient se former des prédicateurs habiles, qui sillonne-
raient le Chablais et le diocèse. Il avait remarqué que
cette contrée était en tout tributaire de Genève; il voulut
y établir des industries. Il lui paraissait également néces"
saire de fournir un asile, et des moyens de subsistance
aux nouveaux convertis.
Ce fut pour eux qu'il jeta les fondements de la Sainte-
Maison. Elle devait abriter les prêtres séculiers dévoués
au service des âmes, sous la conduite d'un supérieur
nommé Préfet, chargé spécialement de la desserte de la
ville de Thonon, mais toujours prêts à voler au secours
des paroisses avoisinantes.
Là aussi devait être un collège dirigé par des prêtres
voués à l'instruction, pour répandre la vraie science. Enfin,
la Sainte-Maison devait être un refuge ouvert à ceux qui,
revenant à la foi catholique, perdaient tout moyen d'exis-
tence dans leur pays. Dans les propositions soumises au
(1) Tous les détails de cette provocation peuvent se lire dans la brochure
intitulée: Saint François de Sales, le P. Chérubin et les ministres
de Genève. Paris 1864, p. 62 et Appendice.
(2) Chables-Auguste. Vie de saint François, t. I, p. 278.
— 151 —
prince, François de Sales demandait qu'il encourageât
l'établissement d'une imprimerie à Thonon, afin d'opposer
de bons traités aux livres des hérétiques, et de développer
le plus possible cette industrie.
Si la Sainte-Maison ne réalisa pas toutes les espérances
du pieux fondateur, elle rendit du moins de très-grands
services au diocèse, sous le rapport des études.
Pour réaliser ce programme, il fallut des sommes consi-
dérables. Les premiers dons vinrent de Rome et de la cour.
Ils s'accrurent par les offrandes de divers personnages. Le
P. Chérubin obtint qu'une partie de son bien paternel y
fut affecté (1). De plus, il entreprit plusieurs voyages pour
solliciter des secours en faveur de cette œuvre excellente.
Une lettre de cet ardent missionnaire semble indiquer que
l'Etat de Fribourg avait prêté une somme d'argent pour
cette fondation et en poursuivait le remboursement.
Le P. Chérubin partit alors pour solliciter un délai.
N'ayant pu l'obtenir, il s'adressa à Son Altesse, pour qu'elle
voulût faire l'avance de la somme due. « Je laissay, écrit-il,
de Cotin-sous-Romont (2), le 31 octobre 1604, à mon
despart, la Sainte-Maison en très-grande nécessité , tant
qu'aussi nos pères pour le regard du nouveau collège com-
mencé. Je sais que la recommandation de Votre Altesse ser-
vira assez pour les ayder des deniers qui sont deus, mais
ayant veu de çà combien est nécessaire de donner satisfac-
tion à Messieurs de Fribourg, pour obvier à une plus
grande ruyne de ce saint œuvre, je la supplye de nous favo-
riser de tant que d'advancer le payment (1). » Le P. Ché-
rubin prêcha plusieurs missions dans le Valais. Il fut
(1) Edit du 24 février 1602.
(2) Cottens, sous Romont.
(I) Lettre du P. Chérubin. Archives de Turin. Voyez pièces just'ï-
calives, n° V.
— 152 —
appelé à Rome, pour en rendre compte au Souverain-Pon-
tife.
A son retour, il mourut à Turin, le 10 juillet 1610, dans
le couvent des capucins du Monte, où il fut enterré.
La mémoire de ce religieux a été attaquée. On en a
fait un brouillon, dont le zèle intempestif avait été plus
nuisible qu'avantageux à la religion. Nous ne partageons
point cet avis. Il a été détesté par Théodore de Bèze et
les ministres de Genève, comme un combattant, mais loué
par saint François de Sales et Claude de Granier, les
témoins de ses luttes. Ce double témoignage nous suffit.
Voulons-nous dire par là qu'il ne se laissa jamais entraî-
ner dans l'ardeur de la résistance à des mesures qui
n'étaient pas dans les habitudes, ni dans le caractère de
saint François de Sales ? Bien loin de là, car lui-même,
écrivant aux syndics de Genève au sortir d'une maladie,
dit qu'ayant réfléchi sérieusement, il comprend mieux la
charité, qui, à l'avenir, dirigera toute sa vie et toutes
ses paroles (1).
Nous avons laissé un instant saint François de Sales
revenons aux fruits de sa glorieuse entreprise.
Dans un de ses voyages, François de Sales voulant
donner un dernier coup à l'hérésie, demanda le secours
de divers ordres religieux, qui se mirent à l'œuvre et orga-
nisèrent des conférences publiques auxquelles ils convo-
quèrent les ministres de Genève, sans pouvoir les enga-
ger sur le terrain d'une discussion religieuse.
Il ne s'opéra pas moins un heureux changement dans
les esprits. Des paroisses entières revinrent à la foi catho-
lique, et firent leur soumission entre les mains de l'évê-
que. Quelque nombreuses que fussent les conquêtes, le
(1) Lettre du P. Chérubin. Archives, P. H.
— 153 —
zèle de François de Sales n'était pas encore satisfait.
Il en était une qu'il ambitionnait par dessus toutes les
autres. Son regard se tournait sans cesse vers Genève. Il
eût souhaité y porter le flambeau de la vérité, au prix
même de sa vie.
Dans ce but, d'après le désir du Pape, il se décida à
rendre visite à Théodore de Bèze, pour conférer avec lui.
Comme sa démarche eut quelque retentissement, nous
allons retracer les principales circonstances de cette
entrevue, d'après le récit qu'en a fait Charles-Auguste,
sur le témoignage de son cousin.
François de Sales était dans sa trentième année; il
avait toute la grâce du gentilhomme. Théodore de Bèze
touchait à ses soixante-dix huit ans. C'était donc un vieil-
lard à cheveux blancs, habitué aux allures de la cour, où
il avait été appelé par la reine de Navarre, afin d'y sou-
tenir les intérêts du protestantisme engagés dans les
guerres de la Ligue.
Avant d'arriver aux détails de la conférence de ces
deux personnages, faisons-nous une idée de la position
religieuse de notre pays à cette époque.
Genève était le centre du protestantisme. Successeur
de Calvin, Théodore de Bèze en avait continué les tradi-
tions puritaines. Depuis plus de trente ans, il était à la
tête du consistoire, et il présidait à toutes les délibéra-
tions des ministres. La considération dont il jouissait en
France lui avait acquis une très-grande notoriété.
Ne soyons donc point étonnés de voir le Pape Clé-
ment VIII se préoccuper de ce personnage. Il pensait
avec raison que si Théodore de Bèze pouvait jamais re-
venir au catholicisme, son exemple ne manquerait pas
d'ébranler ses collègues, et influerait sur le retour de
Genève à son antique foi. Aussi le père Esprit de Baumes,
religieux capucin, associé aux travaux de saint François
pour la conversion du Chablais, reçut-il du Pape la mis-
sion de suggérer au jeune et zélé missionnaire la pensée
d'une démarche auprès de M. de Bèze.
Voici un passage de la lettre du Pape qui y fait allu-
sion :
« A notre cher fils François de Sales , prévost de
« l'Eglise de Genève, salut et bénédiction. — Le frère
« Esprit, religieux de l'Ordre des Capucins, prédicateur
«'de la Parole de Dieu, nous a fait récit de votre piété et
t du zèle qui vous anime pour l'honneur de Dieu, ce
« qui nous a été très-agréable. Le même personnage vous
■ communiquera quelques affaires qui concernent la gloire
« de Dieu, et que nous avons fort à cœur. Vous lui don-
* nerez la même créance qu'à moi-même, et vous em-
« ploierez la diligence que nous, attendons de votre pru-
« dence et affection envers nous et le Saint Siège. Nous
« vous donnons notre bénédiction paternelle (1)...
« Donné à Rome sous le sceau du Pécheur, le 1er oc-
« tobre 1596, l'an V de notre pontificat.
« Sylvitjs Antonianus (2). »
A la lecture des lettres apostoliques, François de Sales
sentit son zèle redoubler. Que de fois, du haut de la forte-
resse des Allinges, il avait jeté son regard attristé sur les
rives de notre beau lac et répété les paroles du prophète
des larmes : « Genève! Genève! quand donc te conver-
« tiras-tu au Seigneur ton Dieu ? » Que de fois il avait
désiré venir dans Genève discuter sur les points les plus
controversés entre catholiques et protestants !
Il avait déjà cherché l'occasion favorable d'y pénétrer
pour conférer avec les ministres, quand lui arrivèrent des
(1) Lettre du Pape à saint François. Vives.
(2) C'était le nom de Clément VIII.
— 155 -
lettres de Son Altesse Sérénissime, le duc Charles-Emma-
nuel, qui l'appelait à Turin pour des affaires pressantes.
C'était sur la fin de novembre 1596. François de Sales
remit son projet à un temps plus favorable, et partit pour
Turin, en traversant le Grand-Saint-Bernard, où il faillit
périr au milieu d'une de ces tempêtes si fréquentes dans
les Alpes Pennines.
Déjà, à ce moment, François de Sales commençait à
recueillir les fruits de sa patience et de sa douce charité.
En rendant compte à son ami le président Favre des
résultats de sa mission longtemps infructueuse, il lui
écrivait : « Je vois blanchir la moisson, et j'espère qu'elle
« sera bientôt ample et agréable (1). »
Ce qui lui donnait cet espoir, c'était la conversion d'un
avocat de Gex en grand renom, appelé Pierre Poncet, qui
jouissait de l'estime générale de ses compatriotes. Ayant
exposé ses doutes au jeune missionnaire, il en avait reçu
des solutions lumineuses qui l'amenèrent à une rétracta-
tion publique de ses erreurs. — Une conquête qui eut
plus de retentissement encore, fut celle d'Antoine de Saint-
Michel, seigneur d'Avully, qui soumit par écrit ses doutes
aux ministres de Genève, et n'en reçut aucune réponse. Il
s'adressa alors à saint François de Sales, qui résolut
victorieusement toutes ses objections. Dès lors, le sei-
gneur d'Avully s'avoua hautement catholique, et devint un
apôtre ardent de la vérité. Il mérita, par son zèle, que le
Pape lui adressât un bref de félicitation, daté du 20 sep-
tembre 1596.
« Allez, lui dit-il en finissant, allez mon fils, et racontez
« les merveilles que Dieu vous a faites, et puisque jus-
« qu'ici vous persécutiez l'Eglise de Dieu avec Saul, main-
(1) Lettre au président Favre. XXVI"° lettre de la collection Vivès, t. VIII,
p. 82.
— 156 —
« tenant, tâchez de l'édifier et de la défendre selon votre
« pouvoir avec saint Paul (1). » D'autres conversions sui-
virent celles de l'avocat Poncet et du seigneur d'Avully.
Gabriel de Saint-Michel ne tarda pas à imiter son parent.
François de Sales reçut ensuite à la profession de la
foi Ferdinand de Près, seigneur de Corcelles; Jean Sage,
de Drallians; Etienne de Ville, d'Evian; Jacques Perrin,
de Montagny ; Anselme Duchêne, de Margencel ; Pierre
Grange, de Lugrin, et d'autres.
François de Sales reçut à Turin le plus sympathique
accueil. Non-seulement Son Altesse applaudit à ses pro-
jets, mais elle lui promit son appui pour la restauration
du culte dans la ville de Thonon; ce qui lui permit de
célébrer la sainte messe dans l'église de Saint-Hippolyte,
le jour de Noël de l'année 1596.
Quelque occupé que fût saint François de Sales au milieu
de ses néophytes de Thonon il ne perdait pas de vue le
désir du Souverain Pontife, relativement à Théodore de
Bèze. Il en parla à quelques amis discrets, qui, tout en
louant son projet, lui en démontrèrent les difficultés. —
Il fallait, disaient-ils, pénétrer dans Genève, ville fermée
aux catholiques. Pour lui, ne serait-il pas pris pour un
espion et traité en conséquence ?
Ces considérations ne l'arrêtèrent pas ; il recommanda
cette entreprise aux prières de Mgr de Granier et des reli-
gieux qui travaillaient avec lui. Il réclama celles des prê-
tres ses collaborateurs ; enfin, il décida son départ, et se
mit en route avec son fidèle serviteur Rolland, qui l'avait
suivi dans la mission du Chablais. Us arrivent à
Genève. C'était en 1597, le surlendemain de la fête de
Pâques. François de Sales gravit le Bourg-de-Four et
(1) Bref du Pape Clément V^III à M. d'Avully, t. VIII, p. 92.
- 157 -
pénètre jusqu'à la demeure de de Bèze, qui habitait à la rue
des Chanoines, dans la maison où était mort Calvin. En
s'y rendant, il salua d'un regard d'envie et de regret la
cathédrale de Saint-Pierre. Comme il aurait désiré pou-
voir y célébrer les saints mystères, lui qui, dans un élan de
foi, s'écriait : « Ah ! s'il m'était donné de pouvoir dire la
messe à Genève, il me semble que le sang du Sauveur suffi-
rait pour la convertir! »
En entrant dans la demeure de Théodore de Bèze,
François de Sales sentit son cœur palpiter, mais il invo-
qua son ange gardien.
La réception fut des plus courtoises, et, charmé des
paroles pleines de suavité qui tombaient des lèvres du
jeune homme, le vieillard lui ouvrit son salon et l'engagea
à y prendre place. François de Sales répondit à cette offre,
et, après quelques phrases assez vagues, il arrive droit à
son but.
Voici les paroles que Charles-Auguste de Sales prête à
son oncle. (Il est à présumer qu'il tenait tous ces détails
de saint François lui-même.)
« Monsieur, lui dit-il, je n'ai point été jusqu'à ce jour
assez étranger à ce pays pour que votre renommée, comme
homme de doctrine et d'éloquence, ne soit arrivée à mes
oreilles; mais on vous loue particulièrement, et j'en fais
l'expérience à cette heure, de la courtoisie avec laquelle
vous accueillez ceux qui ont l'honneur de vous visiter.
C'est ce qui m'a déterminé à venir vous voir, afin de vous
découvrir les pensées les plus intimes de mon âme. Vous
voyez devant vous un jeune homme qui nourrit depuis
longtemps dans son cœur le désir de conférer avec vous.
J'espère que vous ne vous refuserez pas à me donner
votre sentiment sur les questions que j'ose vous pro-
poser. »
Ce langage plein d'insinuations étonna Théodore de
- 158 —
Bèze, qui, ne sachant à quoi voulait arriver son visiteur,
garda un moment le silence. A la fin, le ministre ré-
pondit :
— Monsieur, vous me charmez par votre politesse
excessive. Vos procédés sont ceux que j'ai toujours désiré
garder; car je n'estime rien tant que la candeur et la
sincérité. D'ailleurs, je suis prêt à répondre à vos désirs,
suivant la mesure de mes connaissances, et en mettant à
profit l'expérience acquise par mes longues années. Parlez
et dites ce que vous voulez savoir.
L'homme de Dieu, sans ambages, entre en matière et
pose cette question :
— Peut-on faire son salut dans l'Eglise catholique?
Bèze ne s'attendait pas à cette demande, et comme un
homme embarrassé, il fixe ses yeux sur un coin de sa
chambre. — Permettez, dit-il, que je réfléchisse avant
de répondre.
— Très-bien, repartit François de Sales, qui ouvrit une
petite brochure nouvellement éditée, et se mit à la par-
courir.
Bèze passe alors dans son cabinet, où il va et vient.
Parfois sa marche est rapide, puis il s'arrête.
Tout indique un homme agité ou indécis sur ce qu'il
doit répondre.
Cette scène dura un long quart d'heure, pendant lequel
François de Sales remercia Dieu, du fond de son âme, du
bonheur qu'il avait eu de naître au sein de l'Eglise catho-
lique, et il prit la résolution d'y vivre et d'y mourir,
quelque pût être la réponse de Théodore de Bèze, dont il
constatait les indécisions et les perplexités.
Enfin le vieillard reparaît , le front pâle. Que va-t-il
dire ?
Après s'être excusé d'avoir tant tardé, il reprit :
— 159 —
— Monsieur, dit-il, je veux vous ouvrir mon cœur
avec la même franchise qu'il vous a plu de m'ouvrir le
vôtre. Vous m'avez demandé si l'on peut faire son salut
dans l'Eglise romaine, je vous réponds affirmativement;
car on ne peut nier qu'elle ne soit l'Eglise-mère.
— Très-bien, repartit François de Sales; mais, s'il est
vrai que le salut puisse se faire dans l'Eglise romaine,
pourquoi avez-vous implanté votre prétendue Réforme en
France, par exemple, à l'aide de tant de guerres, de sac-
cages et de ruines, de meurtres et de rapines?
Bèze, en entendant cette interpellation, laissa échapper
un profond soupir, et d'une voix émue, il repartit :
— Je ne vous ai point nié que vous ne puissiez vous
sauver dans votre Eglise; mais, malheureusement, vous
enlacez les âmes dans des cérémonies de toute espèce.
Vous dites, par exemple, que les bonnes œuvres sont
nécessaires au salut, tandis qu'elles ne sont que de bien-
séance! Qu'arrive-t-il? C'est que, trompé par vos prédica-
tions, le peuple croit, d'un côté, à la nécessité des bonnes
œuvres, et, de l'autre, il ne les pratique pas ; ce qui en-
traîne sa damnation, puisqu'il agit contre sa conscience.
Pour obvier à cet inconvénient, nous avons publié comme
principe que la foi sauve sans les œuvres, et que les œu-
vres ne sont que de convenance et non de nécessité. Par
là, nous avons rendu le chemin du ciel bien plus facile. »
Le champion catholique eût pu ramener son adver-
saire à la question qu'il lui avait posée; mais, pour ne
pas avoir l'air de reculer sur le terrain où il se plaçait :
— Quoi, lui dit-il, vous niez la nécessité des bonnes
œuvres, mais ne voyez-vous pas dans quel labyrinthe
vous allez vous jeter ? Par là, vous renversez toutes les
lois naturelles, divines et humaines, qui promettent des
récompenses à la vertu et menacent de châtiments éternels
ceux qui n'ont pas pratiqué des bonnes œuvres. Si elles ne
— 160 —
sont pas nécessaires au salut, d'où vient que Notre-Sei-
gneur ne base la condamnation lancée contre les réprouvés
que sur l'omission de ces œuvres? Si ces œuvres n'eus-
sent été que de bienséance, leur omission ne tournerait
pas à damnation. J'attends votre réponse.
Jusqu'alors Bèze s'était enveloppé dans un calme tout
stoïque ; mais, à ce moment, blessé au vif par les argu-
ments de François de Sales, il perd contenance et se
fâche. Le rouge lui monte au visage, et « il profère des
paroles, dit Auguste de Sales, indignes d'un philosophe,
dont il avait jusqu'à ce moment joué le rôle. »
François de Sales, toujours égal à lui-même, l'avait
écouté dans le plus grand calme. Il ne lui adressa que ces
mots : « Monsieur, je ne suis point venu ici pour vous
blesser. A Dieu ne plaise ! Je désirais seulement conférer
avec vous sur quelques points de controverse, et vous
soumettre franchement et en toute bonne foi quelques
objections, me réjouissant d'avoir votre opinion sur ces
matières; mais, puisque vous vous fâchez, je vous prie de
m' excuser, il ne m'arrivera plus de traiter avec vous des
points de controverse. »
Bèze sentit qu'il s'était oublié, et ayant repris son
calme , il lui demanda pardon de son incivilité, disant
« que le zèle dont il se sentait embrasé pour sa religion
l'avait entraîné trop loin, et que les premiers mouvements
n'étaient pas toujours faciles à dominer. »
Du reste, il lui déclara que ses visites lui seraient
toujours agréables, et qu'il le recevrait selon ses mérites,
à moins toutefois que ses occupations nombreuses ne
l'empêchassent de l'accueillir.
La conversation avait duré près de trois heures. Rolland
avait attendu son maître; il put s'apercevoir de l'impa-
tience de quelques visiteurs, qui, en voyant sortir Fran-
çois de Sales, murmurèrent à l'oreille de leurs voisins,
— 161 —
que « c'était un homme rusé, propre à exciter des sédi-
tions. •
Ils se trompaient. C'était l'homme qui maintes fois, à
Thonon, avait apaisé les séditions.
En retournant à Thonon, François de Sales se deman-
dait quel serait le résultat de sa conférence avec Bèze. Il
avait obtenu du moins cet aveu : qu'il était possible de se
sauver dans V Eglise catholique, V Eglise-mère de toutes les
autres Eglises. C'était peu, sans doute, cependant il ne
désespérait pas de voir un jour cette brebis égarée ren-
trer au bercail, sachant quelle est l'étendue des miséri-
cordes du Seigneur, « qui ne veut pas la mort du pécheur,
mais plutôt qu'il vive. »
François de Sales ne pouvait manquer d'informer le
Pape de ses démarches auprès de Théodore de Bèze. Il
accomplit ce devoir dans la fettre suivante, adressée à
Clément VIII, peu de temps après son retour à Thonon :
« Teès-Sàint-Pèee,
« Ceste dernière année, le Père Esprit de Baume, docte
et dévot prédicateur de l'Ordre des Capucins, et moy,
ayant commencé de bien espérer de la conversion de
Théodore de Bèze, premier hérétique entre les calvinistes,
selon les rapports que nous en avions par des personnes
de jugement, afin qu'en une affaire si désirable, nostre
industrie, ni les autres moyens ne manquassent point, il fut
convenu entre nous: à savoir que luy, qui pour lors s'en
alloit à Rome, au Chapitre général de l'Ordre, en traicte-
roit amplement devant Votre Saincteté, et luy deman-
deroit ce qui seroit nécessaire, à fin que, si les bruits
sont suivis de l'événement, la Providence apostolique ne
manque point à ce pauvre hérésiarque.
« Or j'ay esté chargé d'apprendre ses sentiments de sa
bouche propre par quelque occasion, le plus diligemment
11
— 162 —
qu'il seroit possible ; pour lequel effect, sous prétexte de
plusieurs et diverses affaires, je suis entré fort souvent
dans la ville de Genève ; mais je n'ay jamais peû avoir la
moindre commodité de parler en particulier à cet homme
que je cherchois, jusqu'au troisième jour de Pasques, que
je le trouvay seul assez facile au premier abord.
« Mais après que s'en faict tout mon possible et n'eu rien
oublié pour tirer de luy son sentiment, je trouvay que son
cœur n'avoit encore esté esmeu ; ainsi estoit tout de
pierre, ou pour le moins n'estoit pas du tout converti,
s'estant envieilly, en sa dureté, par une longue suite
d'années passées malheureusement.
« J'ay deû advertir Vostre Saincteté de toute ceste affaire,
à fin de ne sembler pas moins diligent ou moins obéyssant
aux commandemens que j'ay receus de Vostre Saincteté
par ses lettres apostoliques et par la bouche du Père
Esprit.
« Le jugement que je fais de cet homme est tel, que si
on peut luy parler un peu plus fréquemment, plus seure-
ment et commodément, peut-estre reviendra-t-il au bercail
de Jésus-Christ, mais principalement si, comme nous
espérons, on peut établir dans Genève une dispute avec
les ministres, par le consentement de Vostre Saincteté.
« Et certes, Très-Sainct-Père, ès choses difficiles et de
grande importance, il est quelquefois nécessaire d'ha-
zarder (1).
t J'ai l'honneur d'estre, etc.
« François de Sales. »
Telle fut la première conférence de saint François de
Sales avec Théodore de Bèze. C'était un acte d'obéissance
de courage et de loyauté. Il avait suivi dans cette dé-
fi) Lettre de saint François au Pape Clément VIII, t. VIII,
p. 153.
— 163 —
marche la volonté du Pape Clément VIII qui désirait ra-
mener à la foi un des hérésiarques le plus en renom de
son époque.
La lettre de saint François de Sales au Pape était peu
rassurante pour la conversion de Théodore de Bèze.
Néanmoins, dans sa réponse, Clément VIII lui conseilla
de ne pas perdre courage. Il alla même jusqu'à l'exhorter
à faire de nouvelles tentatives. Le Bref du Pape est trop
à la gloire de notre saint, pour que nous la passions sous
silence.
« A nostre fils bien-aymé, François de Sales, prévost de
l'église Cathédrale de Genève, Clément Pape VIII.
« Bien aymé fils, salut et bénédiction apostolique.
« Nous avons pleinement reconnu en vos lettres l'affec-
tion que vous avez à la foi catholique, et vostre zèle au
salut des âmes, dignes, certes, d'un serviteur de Dieu et
appelé en part et portion de l'héritage du Seigneur; et
avons entendu ce que vous avez faict jusqu'à présent en
l'affaire de la réduction de l'ouaille perdue au bercail de
Jésus-Christ. Nous louons grandement et approuvons le
soin que vous en avez pris et la diligence que vous y avez
apportée; et combien que cet affaire, dont nous dési-
rons l'issue heureuse avec passion, soit comme vous l'écri-
vez, très-difficile. » Néantmoius, pour ce que c'est une
œuvre de Dieu, du quel nous cherchons la gloire, et en la
miséricorde et aide du quel nous nous appuyons, à ceste
cause, nous vous exhortons bien fort que vous n'aban-
donniez point le soin de cet affaire et ne cessiez, avec le
secours de la grâce de Dieu, de poursuivre vivement ce
que vous avez commencé. »
« Donné à Rome, à Saint-Pierre, sous l'anneau et le scel
du Pescheur, le 29 mai 1597 (1).
« Stlvius Antonianus. >
(1) Lettre de Clément VIII à saint François. Ibid. , p. 162,
- 164 —
C'était la brebis perdue qu'il fallait chercher, comme le
Divin Pasteur, à travers ronces et épines. François de
Sales n'hésita pas. Il laissa la récolte de la moisson du
Chablais aux vaillants ouvriers qui lui étaient venus en
aide : Claude Chevallier, Théodore Varroux, Goudan,
Claude Grandis, docteur et chanoine de la cathédrale; Jean
Maniglier et Claude Tabuis, tous d'âge mûr et enten-
dus dans le ministère pastoral, et le voilà de nouveau sur
la route de Genève, accompagné cette fois du sénateur
Favre, son intime ami, qui venait d'être nommé prési-
dent de Genevois, par le duc de Nemours (1).
La renommée avait porté jusque dans Genève le sa-
voir et le mérite du président Favre ; aussi lorsqu'il fut
présenté à Théodore de Bèze, celui-ci se déclara très-ho-
noré de sa visite. Au commencement la conversation
roula sur des matières indifférentes. Il tardait à François
de Sales d'aborder le terrain religieux, pour tenter avec
Bèze une nouvelle discussion sur les principes catho-
liques.
Plusieurs gros volumes se trouvaient entassés dans un
coin de la chambre. Désirant savoir le nom des auteurs,
François de Sales demanda la permission de les ouvrir.
« Ce sont, dit de Bèze, des livres écrits par les anciens
t Pères de l'Eglise, dont je ne fais pas beaucoup de
« cas. »
« Pour moi, repartit François, je ne saurai dire combien
je les estime. » Et, s'avançant, il prit un de ces volumes
dont il essuya la poussière avec le pan de son manteau.
C'étaient les œuvres de saint Augustin. Une pouvait mieux
tomber. Ayant ouvert ce livre, il remarque un passage
relatif à la grâce. Il le lit, et en prend occasion pour expli-
(1) Les lettres de saint François au président Favre portent le cachet
d'une amitié intime et affectueuse.
— 165 —
pliquer quelle est la vraie doctrine de l'Eglise sur la justi-
fication.
Théodore de Bèze affirme que l'action du Saint-Esprit
doit être perpétuelle, pour que l'homme puisse faire le
bien; il alla jusqu'à soutenir que par lui-même il ne pou-
vait pas coopérer à l'action du Saint-Esprit.
Pour lui répondre, saint François de Sales se servit
d'une ingénieuse comparaison. « Voyez, dit-il, une hor-
loge. Lorsqu'un habile ouvrier en a combiné les ressorts
et réglé les heures, il suffit du mouvement imprimé au
balancier, pour que l'aiguille marque et indique les heu-
res. » Appliquant cette similitude à l'âme, il montre com-
ment, sous l'impulsion d'une grâce première, elle peut
parcourir divers degrés de justification.
Bèze ne put s'empêcher de reconnaître l'à-propos de
cette comparaison, dont le développement amena François
de Sales à préciser les enseignements de l'Eglise catho-
lique sur la liberté humaine.
Bèze répéta alors ce qu'il avait dit à François de Sales
dans sa première conférence et ajouta que l'Eglise romaine
était la vraie Eglise, mais que la Réformée ne l'était pas
moins, et qu'elle avait sur l'Eglise catholique l'avantage
de rendre le chemin du ciel plus facile, puisqu'elle n'im-
posait pas des œuvres de pénitence.
« Quant à moi, ajouta-t-il, si je ne suis pas dans le bon
chemin, je prie Dieu tous les jours que, dans sa miséri-
corde, il lui plaise de m'y remettre. »
C'était un congé poli donné à François de Sales, dont
il prit la main. En la serrant, le jeune missionnaire lui
déclara qu'il prierait Dieu, de son côté, pour qu'il lui
donnât lumière, force et courage.
« Oui, oui, dit Bèze, si je ne suis pas dans la bonne
voie, que Dieu m'y remette. »
— 160 —
Rolland, le président Favre et les serviteurs de Bèze,
tous entendirent ces paroles.
Dès lors, François de Sales n'avait plus qu'à se retirer.
Il quitta Genève, en regrettant de n'avoir pu ramener
l'hérésiarque à la vérité. Entré à Thonon, il y continua
ses admirables prédications, qui ramenèrent à la foi ca-
tholique les paroisses du Chablais et celles de nos alen-
tours. Le bruit des conférences du jeune docteur avec
Théodore de Bèze s'étendit au loin. On alla même, en Ita-
lie, jusqu'à annoncer la conversion de l'hérésiarque comme
un fait accompli. Hélas! il n'en était rien.
Quelques auteurs disent que saint François de Sales
garda dans son cœur l'espoir de voir rentrer un jour au
bercail cette brebis égarée; mais rien ne prouve que
Théodore de Bèze ait sérieusement voulu revenir à la foi
de ses pères.
Les dernières années de la vie de Théodore de Bèze
furent celles d'un vieillard dont les forces s'épuisent, et
qui aime la tranquillité et le repos. En 1602, nous le voyons
reparaître au lendemain de l'Escalade. Il exhorte le peuple
à bénir Dieu d'avoir échappé au danger. Dès lors, il dis-
paraît en quelque sorte de la scène, où il avait joué un
rôle pareil à celui de Calvin.
Les travaux de François de Sales en Chablais avaient
attiré sur lui l'attention du Pape Clément VIII, qui, de
Rome, suivait le mouvement du catholicisme aux environs
de Genève. Le duc avait été témoin de son zèle, et l'avait
nommé « l'apôtre de la Croix. » L'évêque, à son tour,
s'applaudissait de lui avoir confié une mission, qui avait
été couronnée d'un si prodigieux succès. Il fut question
de le récompenser, en l'élevant à la dignité de coadjuteur.
C'était le vœu du clergé et du peuple.
Claude de Granier lui en fit la proposition. Il s'y re-
fusa de la manière la plus énergique, et lorsqu'on revint
— 167 —
à la charge, il répondit: « Cette dignité est au-dessus de
mes forces et de mes mérites. Je suis prêt à prêcher,
écrire, aller et venir, faire des missions, mais pour l'évê-
ché, il ne faut pas y penser. Je ne saurais jamais com-
mander. »
François de Sales était si humble, qu'il ne se croyait
pas digne de l'honneur qui lui était proposé. Il tremblait
même à la pensée de la responsabilité qu'entraînerait pour
lui cette charge.
Après quelques mois, Claude de Graniei fit de nouvelles
instances. « J'irai, répondit alors François de Sales, prier
dans l'église de Thorens, où j'ai reçu le baptême, et je
ferai ce que Dieu m'y inspirera, t II s'y [rendit, en effet; là,
une voix intérieure lui dit : « Il faut obéir. » Se levant, il se
présenta à l'envoyé de l'évêque, et lui adressa ces mots:
« Qu'on fasse de moi ce qu'on voudra, puisque les supé-
rieurs commandent. » « Dieu soit béni! s'écria le vieillard,
« en apprenant cette bonne nouvelle ; je n'avais rien fait
« qui vaille jusqu'ici ; mais maintenant que j'ai obtenu
« mon fils de Sales pour coadjuteur, j'en crois avoir assez
« fait pour mon diocèse. » Il pouvait mourir en paix ce
bon évêque : il avait trouvé un digne successeur.
Le rétablissement du catholicisme dans le Chablais
entraîna diverses négociations avec la cour de Rome. Pour
les mener à bonne fin, Claude de Granier s'en déchargea
sur François, qui partit pour Rome, avec le Vicaire-géné-
ral, François de Chissé, seigneur de Pollinges
Clément VIII accueillit avec une grande distinction
François de Sales, et satisfit à toutes ses demandes.
Claude de Granier avait chargé son neveu de Chissé de
solliciter, auprès de Sa Sainteté, des bulles de coadjuteur,
avec future succession en faveur de François de Sales. Le
Pape les lui accorda avec bonheur, en exigeant toutefois
l'examen préalable, requis par les lois canoniques.
— 168 —
François de Sales connaissait à fond le droit ; il possé-
dait parfaitement ses traités de théologie. Il prit donc
le jour et l'heure pour se présenter aux examinateurs.
Au moment où il entra dans la salle consistoriale, il
adressa à Dieu cette prière : « Seigneur, si je dois être
« un serviteur inutile en la charge épiscopale, faites que
« je sois couvert de confusion devant votre Vicaire. » Ses
réponses, au contraire, furent une démonstration éclatante
de son savoir et de la pureté de sa foi.
En quittant Rome, François de Sales passa par Lorette,
où il rendit grâces à Dieu de la conversion du Chablais et
pria pour Genève.
Son retour à Annecy fut marqué par des démonstrations
publiques de la joie la plus vive. Chacun se félicitait de
l'heureux choix qu'avait fait Claude de Granier, en deman-
dant François de Sales pour coadjuteur.
Un de ses premiers actes administratifs fut l'organisa-
tion des paroisses du Chablais, qu'il pourvut de recteurs.
Un instant, il eût de sérieuses inquiétudes au sujet de
l'avenir du catholicisme dans cette contrée. La guerre
ayant éclaté entre Henri IV et le duc de Savoie, le
Chablais fut envahi par l'armée française, commandée
par le maréchal de Biron. A son passage, les Genevois
lui firent offres de services, en sollicitant l'application de
l'Edit de Nantes aux provinces rentrées au giron de l'E-
glise. Heureusement Henri IV ne se pressa point de répon-
dre. L'évêque envoya promptement François de Sales à Gre-
noble, vers le duc de Nemours, pour le prière de s'inter-
poser comme médiateur auprès du roi. Lorsque Henri IV
vint à Annecy, François de Sales alla droit à lui , pour
lui présenter sa requête. Elle fut bien accueillie, et le roi
lui répondit : « Pour l'amour de Dieu et de notre Saint-
« Père le Pape, et en considération de vous, Monsieur, qui
« vous êtes si dignement acquitté de votre ministère, il
— 169 —
« ne sera rien changé à ce qui a été fait pour la religion
« catholique dans le Chablais. Je vous le promets, foi
• de roi. »
Les Genevois n'en tentèrent pas moins de rétablir en
quelques localités le culte protestant, surtout à Armoys
et à Draillans, dans le Chablais, et à Thônex et à Fonce-
nex, dans le bailliage de Gaillard.
François de Sales recourut alors à M. de Sancy, gou-
verneur du Chablais, qui lui répondit d'une manière favo-
rable. Nous pouvons en juger par la lettre suivante d'ac-
tion de grâces :
Monsieur de Sancy, conseiller d'Etat, colonel des Suisses,
capitaine des cinquante hommes d'armes, et comman-
dant au Duché du Chablais et bailliage de Ternier,pour
Sa Majesté.
« Monsieur, je viens de recevoir la lettre que vous m'es-
crivites à Genève, le 13 octobre, la quelle quoyque tard
m'est arrivée fort à souhait, pour avoir veu au fin com-
mencement d'icelle que le roy vous depeschant de delà
pour son service, vous commanda de tenir main de tout
votre pouvoir à ce que l'exercice de la religion fût main-
tenu en son intégrité, selon l'ordre et acheminement que
j'y avais ci-devant donné. De quoy je me suis d'autant
plus resjouy en Jésus-Christ, que tout à l'heure j'avois eu
advis comme asseuré que l'exercice de l'hérésie se devoit
restablir à Thonon sous votre permission, ce que toute-
fois je ne voulois ni ne pouvois me persuader, tant pour
la ferme créance que j'ay en la franchise avec laquelle,
vous cheminez au service de Dieu, qu'aussi pour les saintes
intentions que Sa Majesté très-chrestienne a touchant ce
point, comme elle me déclara ouvertement, estant en ceste
ville, sans l'asseurance desquelles j'eusse imploré le cré-
dit que Notre Saint-Père a en son endroit, ainsi que ce
— 170 —
doit et que Sa Sainteté m'a commandé de faire à toutes
les occasions qui se présenteront pour le bien de ces nou-
velles plantes qui luy sont si chères. Vous m'avez sidon-
ques infiniment obligé par ceste nouvelle asseurance que
vous me faites que tout demeurera en son intégrité sans
altération d'aucun nouveau meslange, dont je vous remer-
cie bien humblement (1).»
La paix signée à Turin, le 16 mars 1601, mettait les
bailliages de Ternier, de Gaillard et le Chablais, sous le
sceptre du duc de Savoie. Il obtint même le bailliage de
Gex, avec le Bugey, la Bresse et le Valromey, ce qui
ouvrit un nouveau champ au zèle de François de Sales, qui
s'occupa spécialement de la conversion des paroisses voi-
sines de Gex. Dans ce but, il partit pour Paris, afin de
conférer avec le roi et ses conseillers sur la marche à
suivre. Il y arriva le 22 janvier 1602,
Dès sa première entrevue, il sut gagner les bonnes
grâces de Henri IV, qui fit de lui ce bel éloge: « M. de
Genève est le phénix des prélats. Il y a tout chez lui :
naissance illustre, piété éminente et science rare. » Une
autre fois, parlant de François de Sales, il ajouta : « Je l'ai
en singulière estime ; il a toutes vertus et pas un seul
défaut. Je l'aime parce qu'il n'est pas flatteur. *
La princesse de Longueville fut chargée d'inviter Fran-
çois de Sales à prêcher le Carême dans la chapelle du
Louvre. Il se rendit à ses vœux, et il eut l'occasion de
montrer devant toute la cour son zèle pour le salut des
âmes. Son ministère fut béni de Dieu, il eut le bonheur de
ramener à la foi Mme de Perdrieuville et le seigneur de
Racônis.
François de Sales séjourna neuf mois à Paris pour le
(1) Lettre inédite donnée par Me Dunoyer à M. Merme, ancien curé de
Bernex. Voyez Pièces justificatives, n° VI.
— 171 —
règlement des affaires du diocèse de Genève. Il n'assista
donc pas au grand jubilé de Thonon, où certains auteurs
le font figurer comme organisateur d'un prétendn com-
plot ourdi contre Genève (1).
Il était en route pour rentrer à Annecy, lorsqu'il apprit
la mort de Claude de Gtanier, qui était expiré au château
de Pollinges, le 17 septembre. Il arriva pour recueillir l'hé-
ritage du fardeau épiscopal. Sa consécration eut lieu dans
l'église de Thorens, le 10 décembre 1602.
L'élévation de François de Sales au siège de Genève
ne changea rien à ses habitudes de simplicité. 11 organisa
sa maison de manière à ce que le service ne fût onéreux
pour personne. Sa porte était toujours ouverte aux pau-
vres et aux affligés, qui recouraient à lui comme à leur
père.
Les enfants furent les privilégiés de son troupeau.
« Laissez les venir à moi, disait-il souvent à ceux qui au-
raient voulu les tenir à l'écart; c'est mon petit peuple. >
Aussi se pressaient-ils sur son passage pour lui baiser la
main. Il les caressait alors avec tendresse, et leur don-
nait des avis adaptés à leur âge.
Le zèle de François de Sales ne s'étendait pas seule-
ment aux besoins de son diocèse. Il était souvent appelé
à prêcher les carêmes dans des villes de France. Dijon
fut la première évangélisée par sa parole.
Ce fut là que la Providence lui ménagea la rencontre
d'une âme généreuse qu'il devait conduire à la plus haute
perfection.
Mme la baronne Frémiot de Chantai venait d'être éprou-
vée par la perte cruelle de son mari, tué dans une chasse
par un de ses amis. Cette veuve admirable avait vu suc-
(1) Gaberel. Histoire de l'Escalade.
— 172 —
céder aux joies les plus intimes de la famille le deuil et
plus complet. Elle n'aspirait qu'à servir Dieu et à se con-
sacrer à lui dans la solitude d'un cloître. Le saint évêque,
l'ayant entendue, jugea cette femme d'élite capable de
réaliser un plan qu'il avait conçu, d'ouvrir un asile aux
personnes veuves ou faibles de santé qui désireraient vivre
sous la loi de l'obéissance, sans se livrer à de trop grandes
austérités.
Mme de Chantai lui parut réunir les qualités propres à
réaliser ce projet. Dans ce but, il l'aida de ses conseils et
lui traça la route qu'elle devait suivre. Depuis longtemps
Mm9 de Chantai priait Dieu de l'éclairer sur ce qu'elle de-
vait faire. Un attrait puissant l'entraînait à quitter le
monde et à se donner à Dieu. Mais dans quel Ordre en-
trerait-elle ?
Elle consulta saint François de Sales, qui lui déclara
qu'il se servirait d'elle pour un établissement nouveau
qu'il projetait.
Dès lors, la sainte n'hésita plus. François recommanda
à Mme de Chantai de régler toutes ses affaires de famille.
Elle arriva à Annecy, pour y prendre possession de la
modeste maison, qui fut le berceau de la Visitation.
Les commencements d'un Ordre sont toujours difficiles
à traverser. Celui de la Visitation eut ses épreuves. Il
fallut vaincre le ridicule, les railleries. Le saint évêque
passa sur tous les obstacles et donna à la communauté l'or-
ganisation qu'elle possède. C'est là l'œuvre de saint Fran-
çois. La plupart de ses lettres spirituelles furent adressées
à la supérieure de cet Ordre, et elles sont un monu-
ment de sagesse et de tendre piété. Les soins qu'il donnait
à cet établissement ne l'absorbèrent pas au point de le
détourner de ses devoirs d'évêque.
Bien loin de là, sa vigilance s'étendit sur tous les be-
soins de son diocèse.
— 173 —
Il eut voulu pouvoir réunir dans un séminaire les jeunes
élèves qui se destinaient au sacerdoce ; mais la modicité
de ses revenus ne lui permettant pas cette dépense, il se
borna à encourager les études ecclésiastiques en prési-
dant aux examens et aux thèses.
Dieu avait donné à son serviteur une aptitude spéciale
pour ramener les hérétiques; aussi il eut le bonheur d'en
réconcilier un grand nombre avec l'Eglise, non-seulement
dans son diocèse, mais à l'étranger. Le cardinal Du Perron
disait : « Je me charge de convaincre un hérétique ; mais
le convertir, c'est l'affaire de M. de Genève. » Ce fut
ainsi qu'il ramena le gouverneur de la Fère, en Picardie,
un gentilhomme calviniste qui se trouvait chez M'"6 de
Montigny, et beaucoup d'autres.
Ce n'était pas seulement dans son diocèse qu'il faisait
le bien, mais partout où il passait : à Paris, à Milan, à
Avignon. Chaque ville eût voulu le posséder. Il prêcha
une seconde fois le Carême à Paris, en 1619, et il eut l'oc-
casion de s'y lier étroitement avec les personnages les
plus distingués de l'époque, M. de Bérulle, supérieur de
l'Oratoire; M. Bourdoise, et saint Vincent de Paul. Ce fut
en cette circonstance que se conclut le mariage du prince
de Piémont et de Christine de France. Cette princesse
voulut fixer saint François de Sales à Paris, en le nom-
mant son aumônier, avec le titre de coadjuteur du car-
dinal de Retz, évêque de Lyon; mais il répéta ce que déjà
il avait dit à Henri IV :
« Le diocèse de Genève est la portion de la vigne que
Dieu m'a donnée à cultiver. Je ne peux y renoncer sans
exposer mon salut. » Il refusa tous ces honneurs. « 0 Dieu,
écrivait-il, qu'il vaut mieux être pauvre en la maison de
Dieu que d'habiter dans les palais des rois ! »
Revenu à Annecy, saint François de Sales visita son
diocèse. Il s'occupa à restaurer l'ermitage des Voirons,
— 174 —
qui avait été détruit au temps des guerres, et il y institua
une pieuse communauté. De là, il se rendit à Sixt, où il
traça de sages règlements aux religieux de l'abbaye.
A son retour, saint François de Sales songea à se don-
ner un coadjuteur et à se retirer dans une cellule à Saint-
Germain, afin d'y donner tout son temps au travail. Il
avait déjà un pressentiment de sa fin prochaine, car il
souffrait de violents maux de tête et des douleurs de poi-
trine. Mais Dieu voulut que son serviteur mourut dans
l'exercice de son ministère. Diverses choses importantes
l'appelèrent encore à Turin, et le duc de Savoie l'ayant
convoqué à Avignon pour lui faire des communications
spéciales, il se mit en route le 9 novembre, en 1622. On
pressentait autour de lui une catastrophe, et avant de
se mettre en route, il voulut faire son testament. Les
chanoines vinrent en corps lui faire leurs adieux ; il leur
déclara qu'il partait pour Avignon et pour l'éternité. Son
séjour en cette ville ne fut pas long. Il en repartit le 25,
et il arriva à Lyoq déjà très-fatigué. Il ne prêcha pas
moins l'Avent chez les Jésuites et dans l'église de la Vi-
sitation.
Le jour de Noël même il célébra la sainte messe, ainsi
que le lendemain, fête de saint Etienne. Le 27, jour de la
Saint-Jean, il s'aperçut que sa vue baissait, il tomba éva-
noui, et le 28 décembre il rendit son âme à Dieu.
A peine François de Sales eut-il rendu le dernier soupir
que le bruit s'en répandit dans toute la ville de Lyon. Il
n'y eut qu'un seul cri à son sujet : « Le saint évêque de
Genève est mort. »
Les fidèles vinrent en foule pleurer sur ses restes et lui
faire toucher des chapelets et des médailles. Tout le sang
qui coula de l'incision faite pour l'embaumer fut recueilli
par la piété publique, comme une précieuse relique.
Ses obsèques eurent lieu dans l'église de la Visitation.
— 175 -
On eût souhaité y garder les restes du saint, mais bientôt
une députation arriva d'Annecy, pour les réclamer, en
faisant valoir ses dernières volontés. Il avait, en effet,
réglé quel serait le lieu de sa sépulture : Genève, dans
la cathédrale de Saint-Pierre, si cette ville revenait à la
foi catholique avant sa mort, sinon, dans l'église de la Vi-
sitation d'Annecy. Son testament mit fin au débat, et
le 18 janvier 1623 les restes mortels de François de Sales
partirent de Lyon. Lorsqu'ils arrivèrent à Annecy, le deuil
de la ville fut général. On déposa le corps dans un caveau
de l'église de la Visitation. Il y resta jusqu'au jour où il
fut relevé, pour être placé comme une précieuse relique
sur le grand autel où on le vénère.
Il nous resterait à dire quels étaient les sentiments de
saint François pour la ville de Genève, et le désir ardent
de sa conversion.
Bornons-nous à deux ou trois paroles ardentes tombées
de ses lèvres à ce sujet.
Il est rapporté, dans l'Année de la Visitation, qu'au
moment où saint François de Sales sortit de la maison de
Théodore de Bèze, il avait le visage mouillé de pleurs.
Son cousin Louis, qui l'accompagnait, lui en demanda la
raison. « Ah 1 mon cher frère, répondit-il, Notre Seigneur
a bien pleuré sur l'ingrate Jérusalem qui n'a pas connu
l'heure de sa visite. Pourquoi ne pleurerai-je pas sur
cette pauvre Genève, autrefois le siège de l'évêque, main-
tenant séparée de l'Eglise, et ne sachant pas connaître le
temps de la visite du Seigneur ? »
Cette pensée ne le quittait pas, surtout lorsqu'il fut,
par sa consécration épiscopale, élevé sur le siège titulaire
de Genève.
Le 1er août 1603, en officiant pontificalement dans la
cathédrale d'Annecy, il se prit à penser à l'église de
— 176 —
Saint-Pierre, où autrefois la fête de Saint-Pierre-aux-Liens
se célébrait avec tant de pompe. Des larmes jaillissent de
ses yeux. Louis de Sales lui fit cette demande : « Pourquoi
donc pleurez- vous ? » Encore ici l'expression de son zèle.
« Hélas ! je gémis sur mon Eglise de Genève, qui est dans
les liens de l'hérésie et du péché, et qui au lieu d'avoir un
ange pour rompre ses liens et lui ouvrir la porte de sa
prison, n'a que moi, misérable pécheur, indigne d'être
chargé du soin de cette Eglise. •
C'est dans ce même sentiment qu'il disait à sainte
Chantai : « Les liens de saint Pierre auxquels mon Eglise
est dédiée enchaînent mon cœur, le serrent, le pressent,
lorsque je vois que la divine Providence a permis que mon
diocèse fût le siège de l'hérésie de Calvin. »
Sans cesse il revenait à ce souvenir : « Hélas! mon cher
ami, écrivait-il en 1617, j'ai quelquesfois les larmes aux
yeux, quand je considère ma babylonique Genève calvi-
niste. Je ne puis faire autre chose que pleurer sur ses
ruines. Ah ! si cet évêché avait un Hilaire, un Ambroise,
un Augustin, ces soleils dissiperaient les ténèbres de
l'erreur. »
On lui dit un jour que le Pape Léon XI, qui avait pour
sa vertu une profonde estime, voulait l'élever au cardi-
nalat. « Je prie Dieu, répondit-il à l'ami qui lui faisait part
de cette rumeur, qu'il éloigne de moi cette élévation parce
que je n'en suis pas digne. Je désire que ma robe soit
teinte, non de la pourpre romaine, mais de mon propre
sang, pour la conversion de Genève. »
CHAPITRE IX
Etat du Catholicisme, à Genève, au commence-
ment du dix-septième siècle.
Etat des esprits. — Conférences d'Hermance. — Accord de Lyon. —
Paix troublée. — Escalade. — Récit de Roset. — Réponse aux
attaques contre le Pape à cette occasion. — Traité de Saint-Julien.
— Les concessions faites aux Genevois. — Leur intolérance. —
On traque les catholiques à la ville. — Les capucins. — Les
Jésuites. — Edit contre les convertis. — Estienne de la Faverge.
Les luttes acharnées des Genevois avec les troupes du
duc de Savoie, sur la fin du seizième siècle, n'avaient
pas été de nature à pacifier les esprits. De part et d'autre,
il y avait eu de cruelles représailles ; les châteaux avaient
été brûlés, et les prisonniers pendus ou massacrés.
Vainement les Bernois avaient cherché à terminer ces
attaques incessantes par un accommodement ; ils n'avaient
rien pu obtenir de Genève. La France elle-même tenta,
mais en vain, à poser des bases de paix. M. de Mellunes,
ambassadeur auprès des Ligues ou cantons suisses, ne
fut pas plus heureux que le sieur de Bellelièvre.
On essaya toutefois d'entamer des négociations à Her-
12
mance(l), entre les délégués du duc, MM. de Jacob, gou-
verneur de Son Altesse, le président de Rochette, les
barons du Bourget, de Ternier, de Viry, et les commis-
saires de l'Etat de Genève, Maillet, Dauphin, Lect, Sar-
razin et Roset. Elles s'ouvrirent le 17 novembre 1598. On
y discuta longuement, sans aboutir à autre chose qu'à
des récriminations mutuelles. Ces conférences ne changè-
rent en rien la disposition des esprits.
Le dix-septième siècle s'ouvrit par un traité de paix
entre la France et le duc de Savoie. Cet accord, signé à
Lyon, le 17 janvier 1601, mit ce dernier en possession du
marquisat de Saluées, et fit passer à la France la Bresse
et le bailliage de Gex. Genève n'avait été désignée,
ni dans le traité de Vervins, ni dans celui de Lyon,
comme devant bénéficier de la paix, tandis que le Valais,
Saint-Gall, Mulhausen, ainsi que les confédérés des Ligues
avaient été mentionnés. Les magistrats de la cité recouru-
rent aussitôt à la cour de France et envoyèrent des am-
bassadeurs à Henri IV, pour obtenir des lettres de garantie.
Le roi les leur accorda par une patente, en date du 13 août
1602, déclarant t que, quoique Genève ne fût pas nom-
mée dans le traité, elle ne laisserait pas d'y être comprise
tacitement, et qu'elle devait jouir du bénéfice de la
paix (2). »
Ce n'était ni la pensée du duc, ni celle de Philibert II,
roi d'Espagne, signataires de l'accord de Lyon. Aussi
le duc protesta contre cette déclaration, affirmant « que le
roi de France ne pouvait donner cette interprétation de
son autorité et sans avoir l'approbation de Sa Sainteté,
représentée dans le traité par le cardinal Aldobrandini, de
(1) Hermance est un hameau sur le bord du lac de Genève. Il portait
autrefois le nom de ville: Hermance avait son château-fort, ses murailles.
On en retrouve encore l'enceinte.
(2) Spon, p. 419.
— 179 —
Sa Majesté catholique, intervenue dans cet accord comme
signataire (1) et de la sienne. »
La paix, quoique signée, ne régna qu'à la surface; car
les terres, dites de Saint- Victor etdu Chapitre,notamment
Thônex, Foncenex et Vandœuvres furent revendiquées,
soit par les délégués du duc, soit par les magistrats gene-
vois. Ils se disputèrent le droit d'y faire célébrer leur
culte et d'y prélever les dîmes.
Plus d'une fois il y eut des actes de violence à main
armée. Les Genevois se plaignirent au roi de France ; ils
écrivirent à leurs confédérés de Zurich, de Bâle et de
Berne, en les priant d'appuyer leurs réclamations auprès
du duc Charles-Emmanuel.
Ce fut sur ces entrefaites que, cédant aux conseils des
chefs de son armée, le duc concerta le plan d'un coup de
main sur Genève. Il fut tenté, le 12 décembre 1602, par
d'Albigny, de Sonnaz et Brunaulieu. qui eurent la honte
d'une défaite, connue à Genève sous le nom de V Escalade.
Nous ne pouvons mieux faire que d'en emprunter le
récit à Roset, secrétaire d'Etat. Il fut composé le surlen-
demain de l'événement. Il a donc tous les caractères de
la plus stricte véracité.
« Le 12 décembre, quand la nuit fut très-sombre, les
troupes de Savoie, sous la conduite d'Albigny, s'appro-
chèrent sans bruit des murs de Genève, en suivant les
bords de l'Arve. Elles arrivèrent à Plainpalais, près de la
Porte-Neuve, où devait avoir lieu l'attaque. Les soldats
étaient munis de claies et d'échelles.
« Là, trois cents des plus déterminés, armés de pied en
cap, s'approchent de la contre-escarpe, descendent dans les
(1) Rapport du duc au roi d'Espagne sur l'Escalade. Archives de Turin,
Voyez pièces justificatives, n" V.
— 180 —
fossés, qu'ils franchissent à l'aide de ponts volants et dres-
sent leurs échelles. Brunaulieu, gouverneur du château de
Bonne, était à leur tête. Il était suivi de sire de Sonnaz,
dont le frère avait succombé au combat de Monthoux, et
du chevalier de Vatteville qui dirigeait l'attaque. Leurs
hommes les suivent, et tous, dans le plus profond silence,
arrivent au sommet du parapet, sur lequel ils se tapissent
en attendant un signal qui devait leur indiquer le moment
de l'attaque.
« Nul à l'intérieur ne s'était aperçu de ce mouvement de
troupes, et la ronde de minuit n'avait point donné
l'éveil.
« Les assaillants pouvaient déjà se croire maîtres de la
place, et dire tout bas : « La ville est à nous. » Leur espé-
rance fut trompée.
« D'Albigny et Brunaulieu avaient concerté l'attaque
pour le point du jour. Ils furent obligés de l'avancer à
cause d'un incident en apparence de peu de valeur, mais
qui fit échouer tout le plan de l'escalade.
» Vers deux heures du matin, une lueur apparut sur le
rempart. C'était une ronde commandée par un caporal.
Un soldat en sentinelle à la tour de la Monnaie avait cru
entendre quelque bruit dans le fossé ; il en avait averti
son chef, qui organisa une petite patrouille.
Les assaillants, craignant une surprise, se jettent sur
les soldats de ronde et en précipitent cinq dans le fossé.
Dans la mêlée un coup de feu part et devient un signal.
Le tambour bat bientôt pour avertir les hommes qui sont
aux portes.
« Les hommes du duc, se voyant découverts et se trou-
vant au nombre de trois cents, prennent la résolution de
faire l'attaque. Brunaulieu partage ses hommes en cinq
bandes, dont trois se dirigent vers la Tertasse, l'avancée
de l'Hôtel de Ville et la Monnaie ; la quatrième force le
— 181 —
poste de la porte Neuve, et la cinquième protège l'esca-
lade.
t Les soldats genevois courent danslesrues et appellent :
Aux armes. Bientôt le tocsin sonne et la ville entière est
en émoi. Les citoyens prennent les armes ; Jean Canal,
ancien syndic, veut organiser la résistance, mais il est
frappé d'un coup mortel. D'un autre côté, une femme jette
par la fenêtre un pot de fer, qui tue un assaillant.
« Bientôt la mêlée est générale, et sur divers points s'é-
tablissent des luttes meurtrières. Les troupes du duc, qui
auraient dû soutenir de l'extérieur l'attaque, n'étaient pas
encore sous les murs. En entendant le canon qui gronde,
elles accoururent ; mais une pièce pointée avec bonheur
du bastion de l'Oie avait renversé les échelles. Le passage
n'était plus praticable de ce côté. Elles s'approchent de
la porte extérieure de Neuve, mais la herse était retombée
et formait un obstacle. D'ailleurs, une décharge à mitraille
vint éclaircir les rangs.
« Dans la ville, les miliciens reprenaient l'offensive et
forçaient les soldats ducaux à se replier vers la Corrate-
rie, où ils souffrirent beaucoup du feu dirigé sur eux des
fenêtres en face.
« De Sonnaz avait été désarmé et fait prisonnier. Brunau-
lieu était tombé mort en soutenant la retraite. Picot avait
été tué sur son pétard. Il ne restait plus de chefs. Les
soldats ne purent penser qu'à se replier vers le rempart,
où ils ne retrouvèrent plus leurs échelles. Plusieurs se pré-
cipitèrent dans les fossés ; d'autres se battirent et mouru-
rent ; treize furent constitués prisonniers. Leur jugement
ne fut pas retardé; le lendemain, ils furent attachés à la
potence, et par arrêté du conseil des C. C, leurs têtesfu rent
coupées et rangées avec celles des morts trouvés dans les
fossés, sur les parapets du Boulevard où avait été entre-
prise l'escalade. Le nombre s'éleva à 67. »
— 182 —
D'Albigny eut la honte de cette défaite, et il reçut du
duc, son maître, un fort mauvais compliment.
Telle est l'histoire vraie de l'Escalade ; tel en est le
récit officiel, qui a été consigné dans les registres du con-
seil le lendemain de l'événement, par le secrétaire
d'Etat.
Dès lors, il a été brodé, dramatisé, exploité non-seule-
ment contre les Savoyards, mais contre la religion ca-
tholique, contre le Pape, contre saint François de Sales,
sur qui on a voulu faire retomber la responsabilité de cette
attaque, et contre les Jésuites.
Spon avait déjà dit que la fameuse entreprise dite de
l'Escalade avait été tramée en 1602 au Jubilé de Thonon (1).
D'autres auteurs sont allés plus loin; ils ont mis en
scène l'évêque, « prenant les noms des conjurés bourgui-
gnons, turinois, français, savoisiens, leur expliquant le
plan de la conjuration et leur faisant jurer sur l'hostie,
d'être prêts pour l'extermination des incorrigibles héré-
tiques, aux lieux et à l'heure indiquée. » Fût-il jamais
une assertion plus absurde ?
Nous avons répondu par un écrit public à cette fable
puisée dans un récit de l'Escalade, par Goldast Melchior,
de Heiminsfeld. Nous croyons avoir démontré que cet
auteur peu impartial avait pris pour une conjuration
contre les hérétiques une association de prières, pour leur
conversion, l'association de Notre-Dame de la Compas-
sion (2).
D'abord, comparons les dates. Le Jubilé a eu lieu le
7 juillet 1602, et l'Escalade le 12 décembre de la même
année. Si cette attaque avait été tramée au Jubilé, il ne
(1) Spon, p. 421.
(2) L' Apostolat de saint François de Sales à Thonon contient d'in-
téressants détails sur cette confréiie. On y trouve les noms des princes,
princesses et des personnages de toutes les nations qui en tirent partie.
— 183 —
devrait pas en être question auparavant. Or, en 1601, le
9 juin, M. de Lesdiguières, gouverneur du château de Mont-
méliant, avertit par un exprès Messieurs de Genève qu'il est
question d'une entreprise contre leur ville ; qu'il y a un
homme à Grenoble, qui sait tout le complot, et qu'il le
révèle racontre récompense. M. de Verac fut envoyé par le
Conseil pour entendre son rapport (1).
Le 4 novembre de la même année, M. de Lesdiguières
revient à la charge. Il fait même le voyage de Genève, et
renouvelle ses communications relatives à un projet d'at-
taque contre Genève.
En 1602, le 10 mars, avis est donné à Messieurs qu'on
prépare une escalade. Le 24 mars, le roi de France le fait
savoir aux magistrats, pour qu'ils se tiennent sur leurs
gardes.
Au mois d'avril 1602, un nommé Pascal dit venir de
Rome pour avertir les magistrats qu'il y a des projets de
grande entreprise contre Genève, et qu'on prépare une
armée de 80,000 hommes pour forcer la ville !
Or, tout cela se passait avant le Jubilé de Thonon; donc
ce n'est pas au milieu de cette cérémonie religieuse que
fut tramé ce complot. Il remontait à une date bien plus
ancienne; car on trouve aux Archives royales de Turin un
plan d'escalade contre Genève, plan dressé en 1582 par
Son Altesse, et qui fut soumis à M. de Raconis.
D'autres, pièces, datées de 159 2, indiquent que ce plan
n'avait pas été abandonné. C'est assez dire combien sont
fausses les assertions de Spon, et des historiens protes-
tants, sur ce prétendu complot ourdi au Jubilé de Thonon.
D'ailleurs s'il fallait en croire Goldast, l'engagement des
conjurés n'aurait pas été pratiqué en secret, puisque
(i) Reg. du Cons.
— m —
l'évêque prononçait des formules et exigeait des serments.
Dès lors, pourquoi les émissaires de Genève envoyés
à Thonon comme espions, afin d'y être témoins de ce qui
s'y passait et d'écouter ce qui s'y disait, ne firent-ils
pas leur rapport aux magistrats de Genève ? Des détails
de minime valeur sont envoyés aux magistrats de Ge-
nève par ceux qui jouent ce rôle (1), et il se taisent sur
l'escalade.
On consigne dans les registres des bruits de nulle im-
portance; tout ce qui touche à la sécurité publique excite
la sollicitude des magistrats ; le secrétaire note tout, et
pas un mot du prétendu complot ourdi à Thonon.
A notre avis, ce silence de registres remplis de do-
cuments sur toute autre matière, est une des preuves les
plus convaincantes de l'absurdité des assertions des au-
teurs calvinistes sur le complot de Thonon.
Mais que penser du rôle du Pape en cette circonstance?
On lui prête la promesse d'unir ses forces à celles du duc,
pour soumettre Genève. D'abord, le Pape ne disposa jamais
de troupes capables de s'allier à celles du duc. Tout ce que
le Souverain-Pontife pouvait faire, c'était d'user de son
autorité morale pour influencer le roi d'Espagne, et agir
auprès de Henri IV; or voilà ce qu'il écrit à ce prince, au
sujet de Genève :
« Votre Majesté a grand raison de protéger Genève ;
il faut conserver l'indépendance de cette ville si nécessaire
par sa position au salut du royaume. »
Nous savons que les ennemis de la Papauté citent ces
paroles incontestées comme un trait de fourberie ; mais
qu'ils nous montrent donc en quoi le Pape s'est déjugé.
Les Registres du Conseil renferment au contraire le désa-
veu même, par ce Pontife, de l'attaque nocturne dirigée
contre Genève. Il est de 1603.
(i) Dans les Registres, ils sont nommés Spies.
— 185 —
Voulons-nous dire pour autant que le Pape n'eut pas
souhaité la soumission de Genève, au point de vue reli-
gieux ? Il est incontestable que c'était son désir le plus
intime, et qui pourrait lui en faire un crime ?
Un bon général regrette toujours une place perdue, et
désire y rentrer.
Assurément, le duc dut être humilié de ce coup manqué,
mais il ne le fut pas moins à l'époque où le traité de Saint-
Julien fut conclu sous la pression de l'Espagne, de la France
et des cantons suisses, qui intervinrent les uns pour le duc,
les autres pour Genève. Pour première condition, les Ge-
nevois déclarèrent que rien ne pourrait se conclure, si l'on
faisait mention des anciens droits de la maison de Savoie
sur Genève. Trois fois les conférences n'amenèrent aucun
résultat et furent suspendues. Enfin, le 21 juillet, le traité
fut signé, et le président de Rochette, se mettant à la
fenêtre, cria : « Mes amis, louez Dieu, vous avez la paix.»
On peut dire que le traité de Saint-Julien fut rédigé
uniquement en faveur de Genève. Aussi le duc, en appre-
nant les clauses adoptées, s'écria : « C'est méchante rogne
que de signer un traité qui me ravale presque à l'éga-
lité avec ces rebelles hérétiques.» Il suffit en effet de jeter
un coup d'œil rapide sur quelques articles de ce traité,
pour comprendre pourquoi le Pape Clément VIII déclara
cet acte attentatoire aux droits de l'Eglise, à sa liberté, et
aux immunités ecclésiastiques, par conséquent frappé de
nullité (1). Voici les principaux :
Art. V. Les biens, fruits et revenus d'Armoys, Draillans
et autres lieux rière le duché du Chablais, et bailliages de
Ternier et Gaillard, possédés par les Seigneurs de Genève,
en l'année 1589, leur seront promptement rendus et resti-
(1) Magnum Bullarium, tome VII, folio 282 et 28H.
— 136 —
tués sans nulle difficulté, avec restitution des fruits, et
arrérages dès la publication delà paix de Vervins 1598.
Art. VII. Pour ce qui concerne les terres de Saint-Vic-
tor et du Chapitre, toutes choses demeureront d'une part
et d'autre, en même état qu'elles étaient lors de l'ouver-
ture de la guerre, sans rien arriver en quelque chose que
ce soit.
Il faut savoir que tous ces biens de Draillans, Armoys, etc.,
n'étaient que les cures, prises à l'époque de la Réfor-
mation par les Bernois, ainsi que les terres dites de Saint-
Victor et du Chapitre. C'était donc la sanction du pillage.
Art. VIII. Est accordé de lapart de Son Altesse pardon et
absolution générale à tous ses sujets, qui ont porté les
armes pendant la guerre et suivi le parti de Genève.
Art. IX. Et quant à ceux qui sont sortis pour la religion,
réfugiés à Genève, ils pourront revenir en leurs biens
et maisons, y demeurer vivant selon les édits de S. A.
Et en cas qu'il veuillent faire profession d'autre religion,
il leur est permis de jouir et disposer de leur biens, et de
revenir en leurs maisons, et y demeurer quatre fois l'année
sept jours pour chaque fois, et ce à l'intercession des dits
seigneurs ambassadeurs.
Art. X. Tous ceux qui sont et seront citoyens, bourgeois,
habitants de la ville de Genève, ne pourront, eux et leurs
serviteurs et domestiques, être troublés et inquiétés, pour
cause de leur religion, pendant qu'ils séjourneront dans
leur maison et biens situés dans les Etats de Son Altesse, y
pourront vivre et demeurer en la même liberté que par
ci-devant, à la charge de ne dogmatiser.
Art. XI. Les citoyens et habitants de la dite ville de
Genève, suivant les concessions et anciens privilèges des
sérénissimes prédécesseurs de Son Altesse seront exempts
de tous péages, tracas, traverses, etc.
Art. XII. Comme semblablement, suivant les mêmes
— 187 —
privilèges, demeureront exempts les dits de Genève de
toutes tailles, contributions, impôts, et de toutes autres
charges, tant ordinaires qu'extraordinaires pour les biens
qu'ils possèdent à présent rière les Etats de Son Altesse.
Art. XVI. Les jugements rendus par les dits de Genève,
pendant la tenue de quelque partie des bailliages, comme
aussi toutes autres sentences rendues par juges inférieurs,
non suspendues par appellation, auront leur valeur.
Art. XVII. Les provisions et sentences obtenues contre
ceux de Genève pour les biens et fruits ecclésiastiques par
eux possédés, en la dite année 1589, demeureront pour ce
regard nulles et de nulle valeur.
Art. XX. Tout ce que la dite Ville de Genève aura reçu
dès l'an 1579, soit en laods, dîmes, censés et revenus sé-
culiers ou ecclésiastiques, demeurera au profit de la dite
ville.
Un seul article est favorable au duc, c'est le VIme, qui
oblige les Genevois à restituer au duc la ville de Saint-
Genis, prise par eux, et ce qui en peut dépendre. Tout le
reste est contre lui. Nous pouvons dès lors saisir pourquoi
il disait à son médecin, sur son lit de mort : « Le traité
que j'ai signé avec Genève est le plomb mortel qui me
tue (1). »
Il semble qu'après avoir tout obtenu par l'intermédiaire
des ambassadeurs qui intervinrent en ces négociations,
Genève se montrerait plus tolérante vis-à-vis des catho-
liques, que leurs affaires y appelaient. Bien loin de là; de
mesquines mesures furent prises pour les écarter, et l'on
suscita des tracasseries sans fin à ceux qui essayèrent d'y
fixer leur séjour. Il n'y avait de faveurs que pour les
apostats.
(1) Histoire de Savoie, t. Il,
— 188 —
Jetons un regard sur les registres de cette époque.
On avait épuisé, sous le régime de Calvin et de Théodore
de Bèze, toutes les sévérités pour empêcher les catholi-
ques de rester à Genève, et ceux qui en étaient sortis d'y
rentrer. Nul ne pouvait s'y établir à moins qu'il ne prêtât
le serment dit des Bourgeois, par lequel on s'engageait « à
vivre selon la Réformation, et à ne faire ni souffrir estre
faites, aucunes pratiques, machinations ou entreprises,
contre la saincte Réformation évangélique(l). » En d'autres
termes, nul ne pouvait résider à Genève, sans se déclarer
protestant. Au commencement du dix-septième siècle, on
donna l'ordre aux dizainiers de veiller avec plus de soin
encore que par le passé, soit sur les étrangers en passage,
soit sur les serviteurs employés dans les hôtelleries. Il fut
même défendu aux bourgeois d'en garder qui n'auraient
pas fait acte de soumission religieuse, et aux maîtres de
fermes de garder des valets venant des pays catholiques,
sous peine d'amendes plus ou moins fortes.
Ces ordonnances ne furent pas de simples menaces, car
les dénonciations commencèrent, et Samuel Noblet fut
condamné à payer 15 francs d'amende, pour avoir retiré
sans licence des papistes (2). Un peu plus tard, Jacques
Ducret est mandé au Conseil, pour avoir tenu à son service
des serviteurs papistes, qu'il n'avait pas fait passer habi-
tants. On le condamna à 24 heures de prison et à 50 flo-
rins d'amende (3).
Ce n'est pas seulement dans la ville que les dizainier,
avaientl'œil ouvert pour découvrir les catholiques suspects;
ils allaient partout, furetant dans les campagnes, cherchant
(1) Serment des bourgeois. Il se trouve à la tète de chaque registre du
Conseil.
(2) Reg. du Cons., 21 janvier 1603.
(3) Ibid., 19 avril 1609.
— 189 —
à découvrir s'il n'y avait pas sur les terres soumises à la
seigneurie quelque damné papiste. Viennent ils à découvrir
à Chêne des familles fidèles à la pratique de leur religion,
vite ils les citent au Conseil, qui leur enjoint de quitter le
territoire si, dans un mois, ils ne se sont pas fait instruire
auprès du pasteur.
Tels furent Claude Bossy, Antoine Charrey et sa femme,
Catelin Charrey et sa femme, Toyne Raguillon (4). A
Bourdigny, un nommé Claude Faure du Valon est signalé
comme catholique. On lui enjoint de se retirer si, dans
un mois, il ne s'est pas rangé du côté des protestants.
Quant aux étrangers qui arrivaient à Genève, on les
faisait surveiller le dimanche; s'ils sortaient, on tirait la
conclusion qu'ils étaient allés à la messe dans quelque
commune du voisinage. Il n'en fallait pas davantage pour
les expulser. Pour être allé faire leurs Pâques dans une
commune catholique, quinze serviteurs reçurent du châ-
telain de Jussy l'ordre de « vuider les terres de la seigneu-
rie, à moins qu'ils consentissent à se ranger à la religion
exercée au dit lieu. »
Nous pourrions multiplier les citations de ce genre : ce
que nous avons dit doit suffire pour démontrer que la tolé-
rance n'était pas connue à Genève.
Cependant, disons-le, malgré toutes ces vexations, il
restait encore des catholiques cachés dans la ville. Il est ra-
conté que, dans une de ses visites à Genève, François de
Sales apporta la sainte communion à cinq catholiques au
temps de Pâques, et que Jacqueline Coste, servante à l'Écu
de France, se fit connaître au jeune missionnaire et qu'elle
reçut une parcelle de l'hostie destinée à une malade.
Pourrions-nous oublier que cette bonne fille édifia tel-
(I) Reg. du Gons., l'i juin 1615.
— 190 —
lement sa maîtresse par ses vertus qu'elle l'amena à la
foi catholique. Celle-ci, se trouvant gravement malade,
voulut abjurer et recevoir la communion. La pauvre Jacque-
line était allée demander à M. H. Avrillon, curé d'Anne-
masse, s'il ne pourrait pas apporter les sacrements à sa
maîtresse. Ce n'était pas facile au milieu de la surveil-
lance exercée autour d'elle. La Providence vint à son se-
cours. A cet hôtel, on vit un jour aborder un ambassadeur
de France qui se rendait au pays dit des Lignes. Il était
accompagné de quelques serviteurs et d'un aumônier. A
son costume noir, Jacqueline reconnut un prêtre. Elle lui
fait part assez mystérieusement de son embarras. L'au-
mônier avait sa chapelle. « Si vous trouvez, lui dit-il, un
lieu sûr où je puisse, de grand matin, célébrer la messe,
je consacrerai. » Ainsi dit, ainsi fait, et Jacqueline dressa
un autel dans une cave basse, et c'est là que se célébrèrent
nos saints mystères. La maîtresse d'hôtel put ainsi com-
munier, et quelque temps après, elle mourut catholi-
que, heureuse d'expirer au sein de la véritable Eglise (1).
Est-ce à ce moment que courut dans la ville le bruit que
la messe se disait à Genève? Nous ne pourrions l'affirmer;
mais le Consistoire ordonna aux dizainiers de veiller avec
soin sur les pratiques et les agissements papistiques.
La vigilance exercée par les Anciens ne pouvait s'éten-
dre à tous ceux qui empruntaient le territoire de la sei-
gneurie. Il était même des bannis qui y reparaissaient
sans tenir compte des arrêtés prononcés contre eux, pour
être allés les jours de fêtes à la messe. On les signale
comme des gens dangereux qui se glissent dans la ville et
méritent d'être vivement châtiés (2).
(1) Vie des premières religieuses de la Visitation, t. II, p. 315 et
suivantes.
(2) Archives du Conseil, 22 mars 1612.
— 191 —
Ces menaces devaient surtout s'appliquer aux prêtres et
religieux qui, à cette date, étaient appelés à exercer leur
ministère auprès des malades. On dénonce spécialement
au Consistoire les curés de Mornex, du Grand-Saconnex
et de Choulex « qui vont et viennent et se fourrent dans
les maisons de la ville, oultre les hôtelleries, et on craint,
ajoute-t-on avec doléance, qu'avec le temps il n'y survienne
quelque scandale, vu qu'on rapporte que telles visites se
font quand on est malade. »
C'est sur ce point important des secours à administrer
aux malades que se dirigeait la sollicitude des curés du voi-
sinage. Rien ne les arrêtait, quand ils étaient appelés.
Celui de Versoix, rapporta-t-on au Consistoire, a été sur-
pris au chevet d'un moribond, à Genthoud. Le curé de
Thônex a porté l'hostie à une femme malade à Chêne, et
ceux de Confignon et de Pesay sont venus vers la Tour
dans des buts suspects (1). Quand on pouvait constater
que des cérémonies quelconques avaient été accomplies
dans une ferme, on en rendait responsables, non-seule-
ment les maîtres de maison, mais les commissionnaires
même qui étaient allés avertir le prêtre. Ainsi le nommé
Jacques Bovier, de Valeiry « pour avoir fait venir un
prêtre chez son maître, fut condamné à 25 francs d'a-
mende (2). »
La vigilance des magistrats genevois s'exerçait surtout
à l'égard des capucins de Gex et de Saint-Julien. On se
défiait d'eux et on les accusait d'aller dogmatiser dans
les maisons. Aussi fut-il décidé que lorsqu'il se présen-
terait quelqu'un aux portes de la ville, on le ferait accompa-
gner par un soldat, dans toutes les rues. Cette mesure
odieuse provoqua de la part de M. de Miron, gouverneur
(1) Reg. du Cons., 10 juillet 1617.
(2) Ibid., 17 mars 1617.
— 192 —
de Bourg, une vive réclamation (1). L'arrêté des syndics
fut modifié à la vérité, mais un t homme de garde con-
tinua à les suivre de loin, pour voir leur comporte-
ment (2). »
Nul doute que les R. P. capucins de Saint-Julien n'eus-
sent à Genève des amis qui leur rendaient de fréquentes
visites. Plusieurs bourgeois mêmes touchés par leurs pré-
dications se retirèrent chez eux pour y abjurer le calvi-
nisme. Le P. Talissieu, dit « qu'il y avait à Genève des
convertis connus de Dieu seul et du P. Diego (3). »
Outre les P. P. capucins, nous voyons aussi apparaître
les Jésuites comme visiteurs des malades. Ils avaient leur
résidence à Ornex. Celui qui est le plus souvent cité comme
homme d'action se nommait Meynard. Il fut célèbre par
son sang-froid au milieu des menaces des hérétiques. Il en
est de même du P. Dufour, chargé des missions dans le
pays de Gex. Il sut y gagner l'affection des frères Antoine
et Noël Estienne, qui lui laissèrent leur part venant
de l'héritage Diodati, « pour les bons et agréables ser-
vices qu'ils avaient reçus de la maison de la compagnie
de Jésus, à Ornex. > Plus d'une fois les Jésuites eurent l'oc-
casion d'abriter des néophytes, qui venaient les consulter,
dans leurs doutes, et abjurer entre leurs mains. Aussi pas-
saient-ils pour avoir en ville « des espions qui leur signa-
laient ceux qui chancelaient dans la foi (4). »
Rien n'était plus capable d'irriter les membres du
Consistoire que les désertions qui s'opéraient assez sou-
vent dans les rangs du protestantisme. On signale avec
douleur quelques noms marquants, comme ceux des Can-
(1) Registre du Conseil, 26 juin 1618.
(2) Ibid., 23 novembre 1618.
(3) Le P. Diego était le gardien du couvent de Saint-Julien.
(4) Reg. du Conseil, 22 octobre 1663.
- 193 —
dolle, des Bartholony, des Diodati. Quelquefois même ce
sont des membres du Conseil des C. C, comme des Ber-
geries et Estienne de la Faverge, parent de Calvin parles
Saint-André (1). A l'occasion du retour de ce dernier au
sein de l'Eglise, le Conseil fit publier un édit, portant que
« les citoyens et bourgeois qui, contre leur serment, au-
raient changé de religion, seraient déchus de leurs droits
politiques et prérogatives de la cité et bannis à perpétuité,
sous peine de la vie, avec défense de les retirer dans la
la ville et terre d'icelle , à peine de mille écus d'a-
mende (2). »
Le changement de religion était donc puni à Genève
par la perte des droits de citoyen, le bannissement sous
peine de mort, et une amende de mille écus pour ceux qui
auraient eu la témérité d'abriter celui qui aurait fait profes-
sion de catholicisme. — Voilà où en était la tolérance du
calvinisme à Genève au dix-septième siècle.
La conversion d'Estienne de la Faverge fut trop mar-
quante pour que nous n'en mentionnions pas les principaux
traits. Elle est racontée dans un ouvrage imprimé à An-
vers, en 1670, intitulé : Les Fleurs du Carmel, parle R. P.
Pierre de la Mère de Dieu.
Estienne était fils de Gaspard de la Faverge, originaire
de Chambéry, réfugié à Genève, où il avait épousé Rachel
de Saint- André, nièce de Calvin.
Estienne fut envoyé par son oncle à Heidelberg, où il fit
ses études. De retour à Genève, il devint membre du Con-
seil des C.C. (3). C'étaitle moment où saint François de Sales
prêchait en Chablais. Il voulut l'entendre ainsi que le P. Ché-
rubin, avec lequel il eut divers entretiens, qui n'eurent
aucun résultat. Ayant entendu parler du grand Jubilé, ou-
(1) Notices généalogiques, t. III, p. 113.
(2) Édit de l'année 1609.
(3) Registre du Conseil, 4 janvier 1597.
13
— 194 —
vert à Rome par Clément VIII, il voulut voir par lui-même
les cérémonies qui s'y accompliraient. — La Providence
permit qu'à son arrivée dans la Ville Sainte il tomba gra-
vement malade. Le médecin qui fut appelé pour le soigner
lui fit connaître le règlement qui obligeait les hommes
de l'art d'avertir les malades qu'avant tout ils devaient se
confesser.
Se trouvant très-embarrassé, Estienne ayant appris que,
tout près , se trouvait un couvent de capucins , y en-
voya quelqu'un pour demander s'il n'y aurait point un
religieux de la Savoie qui pût visiter un gentilhomme
de ce pays. Le P. Chérubin était en ce moment à
Rome. Il fut envoyé auprès du malade, qu'il reconnut aus-
sitôt... Il lui fit offre de services et lui promit de le recom-
mander à un personnage qui avait accès auprès du Pape.
Touché de ces bons procédés, Estienne delà Faverge sou-
mit ses doutes au P. Pierre de la Mère de Dieu. Celui-ci,
de concert avec le P. Chérubin, instruisit le malade qui
fit profession de la foi catholique. Il avait conçu, en lisant
la vie de sainte Thérèse, une si haute estime du Car-
mel, qu'il demanda à y entrer comme novice. Il y fit pro-
fession et reçut le nom de Clément de Sainte-Marie, pour
se rappeler toujours la bonté du Pape et la protection de
la Sainte Vierge qui l'avaient ramené à la vraie foi. Il devint
un des religieux les plus marquants de la province, et fut
envoyé à Naples, à Nancy, à Cologne, pour y fonder des
monastères de Carmes-Déchaussés. Il fut même élu Prieur,
ensuite provincial. Il mourut à Avignon, en 1643, laissant
le souvenir d'un parfait religieux. Quoique attaché à sa
patrie, il ne la revit jamais, mais il ne cessa de prier et de
faire prier pour ceux qui l'avaient rayé de la liste des
citoyens, à cause de sa conversion (1).
(i) Les Fleurs du Carmel, p. 81 et suivantes.
CHAPITRE X
Les successeurs immédiats de saint François
de Sales
Jean-François de Sales. — Sa naissance. — Ses études. — Il est
nommé chanoine et coadjuteur de son frère. — Il devient son
successeur. — Sa conduite au temps de la peste. — Il prépare
la béatification de saint François. — Ses derniers actes. — Dom
Juste Guérin. — Sa naissance. — Ses études. — II entre chez
les Barnabites. — On lui confie la direction des infantes royales.
— Dom Juste à la cour. — Il est appelé à Annecy et à Thonon. —
Sa confiance en saint François de Sales. — 11 poursuit le procès
de sa béatification. — Paul V le remarque. — Il le nomme évè-
que de Genève. — Son sacre. — Son humilité. — Son adminis-
tration. — Il se montre le protecteur des maisons religieuses et
des pauvres. — II demande un coadjuteur. — Il se retire à
Rumilly où il meurt.
JEAN-FRANÇOIS DE SALES
La sainteté de François de Sales avait brillé d'un si vif
éclat, que la gloire en rejaillit sur tous ceux qui portaient
son nom. Aussi vit-on encore arriver au siège de Genève
deux membres de cette illustre famille, Jean-François,
son frère, qui devint son successeur immédiat, et Charles-
Auguste, son neveu, non moins distingué par ses talents
que par ses vertus.
— 196 —
Jean-François de Sales naquit en 1578, au château de
Thorens. Il fut le cinquième fils du comte François. Sa
mère, Madame de Sionnaz, eut pour lui des tendresses
toutes particulières. Son caractère ne ressemblait en rien
à celui de ses frères. Il était si sévère, que son aîné, saint
François, disait un jour en famille : « Mes deux frères,
Louis, Jean-Francois, et moi, nous ferions l'apprêt d'une
bonne salade. Jean-François ferait le bon vinaigre, tant
il est fort ; Louis, le sel, car il est sage ; et le pauvre
François un bien bon garçon, qui fait grand état de
l'huile de la douceur (1). »
Jean- François fut poussé de bonne heure vers les études.
Lorsqu'il dut songer sérieusement à un état de vie, son pen-
chant l'entraîna vers la solitude ; il choisit l'ordre qui lui
parut le plus austère, et il alla frapper à la porte de la
maison des capucins. La vie mortifiée qu'il mena pendant
près de dix mois sous la robe de bure ne put se concilier
avec sa complexion. Quoique à regret, ses supérieurs lui
conseillèrent de rentrer dans sa famille, afin d'y réparer
ses forces épuisées, par les privations et les jeûnes du
noviciat. Il revêtit alors l'habit ecclésiastique et s'adonna
à l'étude de la théologie. Devenu prêtre, il fut désigné
comme devant occuper la première stalle qui deviendrait
vacante à la cathédrale. Sur ces entrefaites, un de ses grands
vicaires vint à mourir.
Saint François se trouvait à Thonon. Immédiatement
il écrivit à Jean-François qu'il le choisissait pour rem-
placer le défunt dans sa charge (2).
Jean-François fut un modèle de ponctualité pour tous
les offices du chœur. Exact à l'heure, il ne pouvait sup-
porter, de la part de ses collègues, des infractions à cet
(1) La Maison naturelle de saint François, p. 219.
(2) Lettre du 8 septembre 1613, coll. Vives, t. VII, p. 982.
— 197 —
égard. Il avait coutume de dire que le son de la cloche
était un appel à l'obéissance cléricale. Sévère à lui-même,
il l'était aussi pour les prêtres qui n'étaient pas à leur
devoir. Plus d'un en appela de sa juste sévérité à l'indul-
gence et à la mansuétude de son frère.
Jean-François de Sales remplissait les fonctions de
vicaire-général, lorsque son frère François fut appelé à
Paris pour y négocier le mariage de Victor-Amédée,
prince de Piémont, avec Christine de France, sœur de
Louis XIII. Cette alliance ayant été conclue, la princesse
nomma l'évêque de Genève son grand aumônier. Il n'y
consentit qu'à la condition expresse qu'il ne sortirait
point de son diocèse. Lorsque arriva l'époque de leur ren-
trée en Piémont, les nouveaux époux ne pouvant obtenir
que François les suivît jusqu'à Turin, demandèrent son
frère Jean-François pour le remplacer. Persuadé qu'il
remplirait parfaitement cette charge, le saint consentit à
son éloignement. En effet, il s'attira la considération de
la cour entière, et, au bout d'une année, le prince solli-
cita pour lui, auprès du Pape, la coadjutorerie de Genève,
avec future succession. Ce fut une grande consolation
pour François de Sales (1) ; mais il put dire que « cette
nomination n'avait été ni demandée, ni mendiée par lui,
et qu'elle lui paraissait l'œuvre de Dieu (2) ».
Jean-François fut sacré à Turin, le 17 janvier 1621, et
il reçut, comme coadjuteur, le titre d'évêque de Calcé-
doine. Après la cérémonie, il revint en Savoie. Nous trou-
vons sa présence signalée à Annecy dans une lettre de
son frère écrite à un personnage de la cour, en date du
(1) « Voilà mon frère évoque; cola ne m'enrichit pas, il est vrai, mais
cela m'allège et me donne quelque espérance de me pouvoir retirer de la
presse. Cela vaut mieux qu'un chapeau de cardinal. »
(2) La Maison naturelle, p. 220.
— 198 —
mois de février 1621 : « Nous avons ici Mgr de Chalcé-
doine, lequel, ou je suis trompé, ou il réparera beaucoup
de fautes que j'ay faites en ma charge, où je confesse que
j'ay failly en tout, hormis l'affection; mais ce frère est d'un
esprit zélé, et, ce me semble, brave homme pour réparer
mon meschef (1). »
Jean-François profita des excellentes leçons que lui
donna son frère pour la direction du diocèse. Ses conseils
lui furent très-utiles pour l'accomplissement des devoirs
de sa charge. L'évêque aimait à produire son coadjuteur
et à l'occuper dans l'exercice de ses fonctions épisco-
pales. On lui en faisait un jour le reproche, et il répondit
avec sa grâce ordinaire : « Oportet illum crescere, me
antem mimn. Son office est celui de Marthe, le mien
est de rester auprès de notre bon Sauveur pour écrire et
apprendre plusieurs grandes choses, qu'il me semble que
sa bonté m'ordonne (2). >
François de Sales profita, en effet, des loisirs que lui
ménagea son coadjuteur, pour donner cours à sa volumi-
neuse correspondance (3), et pour entreprendre divers
voyages à Paris, à Turin et à Pignerol.
Lorsque, sur l'ordre du duc de Savoie, il partit pour
Avignon, son frère ne put s'empêcher de lui manifester
quelques inquiétudes sur l'état de sa santé, et en se jetant
à genoux, il lui demanda de le bénir. Hélas! comme il le
redoutait, cette bénédiction fut la dernière, car saint
François de Sales expira à Lyon, le 28 décembre 1623.
Habitué au gouvernement du diocèse de Genève,
comme coadjuteur, Jean-François remplit la charge d'é-
(1) Lettre à un seigneur, t. V, p. 288, édit. Migne.
(2) La Maison naturelle de saint François de Sales, p. 220.
(3) Les lettres de saint François de Sales ont été publiées par Vivès et par
Migne. Elles forment, à elles seules, plusieurs volumes de ces collections,
— 199 —
vêque avec une distinction qui lui mérita l'éloge suivant,
tracé par la plume de M. d'Hauteville, chanoine de la
cathédrale : « Il est difficile de pouvoir imaginer un évê-
que plus exact dans cet emploi, plus ferme dans sa pa-
tience, plus attentif à ses devoirs, plus zélé dans les
visites de son diocèse, enfin plus consciencieux aux moin-
dres choses de son ministère (1). »
A tant de qualités administratives, Jean-François joi-
gnait une ardente charité pour les pauvres. Elle éclata
surtout durant le temps de la peste, qui désola la ville
d'Annecy en 1630, et y exerça des ravages si affreux que
le Chapitre résolut de se transporter au château de Tho-
rens pour s'y établir pendant quelque temps. Lorsque
arriva le moment de partir, Jean-François, se rappelant
la conduite de saint Charles Borromée au milieu des pesti-
férés de Milan, dit à sa suite : « Allez, je reste au milieu
de mon peuple; il faut le consoler. » Il resta, en effet, au
centre de la contagion, sans en redouter les meurtrières
atteintes. Quoiqu'il vît tomber à ses côtés son neveu
Amédée de Sales, chanoine de la cathédrale, il n'en con-
tinua pas moins à visiter les pestiférés, à les disposer
à la mort et à les communier de sa main. Ayant fait éta-
blir un autel dans la salle où avaient été recueillis les plus
indigents, il y célébrait la sainte messe, pour qu'ils eus-
sent tous à leur portée les secours de la religion. Témoin
de son courage, la mère de Chantai dit un jour aux sœurs
de sa communauté : « En vérité, ce bon seigneur accom-
plit tout ce que notre bienheureux père avait entrepris
autrefois, dans un temps où cette province était menacée
d'nne telle désolation, et je ne puis dire de cela, sinon
que si François a été un saint confesseur, Jean-François
([) La Maison naturelle de saint François de Sales, p. 220.
— 200 —
prend la voie de devenir un saint martyr (1). » Le ciel en
disposa autrement; l'évêque fut épargné, mais à la suite
de ses longues fatigues, il contracta une maladie t qui le
retint pendant trois mois et faillit lui faire perdre la
vie (2) ».
Citons encore quelques traits de sa charité. La dé-
tresse en ces jours malheureux était grande, surtout dans
la ville d'Annecy devenue déserte. Jean-François se con-
certa avec son frère pour envoyer chaque jour des vivres
à une métairie appartenant à la Visitation et voisine des
barrières. C'est là qu'il trouvait les approvisionnements
qu'il se plaisait à distribuer aux pauvres. Un jour, à bout
de ressources, il vendit la vaisselle de sa maison, et en-
gagea son anneau pastoral pour obtenir des vivres en
faveur des malheureux. C'est ainsi que ce bon évêque
accomplissait la parole du Divin Maître: Bonus Pastor
dut vitam pro ovibus suis.
Jean-François a la gloire d'avoir commencé la procé-
dure de la béatification de son frère, qu'il avait vénéré
durant toute sa vie commje un saint. Après avoir recueilli
sur lui les détails les plus intimes de la bouche de Ma-
dame de Chantai, qui avait été initiée à tous ses secrets,
il députa à Rome le P. Barnabite Dom Juste Guérin, qui
avait déjà reçu du Saint Père une délégation spéciale
pour procéder à une enquête sur le Serviteur de Dieu.
Voici un passage d'une lettre écrite en février 1633 à
Son Altesse : « Monseigneur, je porte envie au bon Père
Dom Juste, qui aura l'honneur et le bonheur à fayre la
révérence à Son Altesse en propre personne, mais, puis-
qu'il faut que la chèvre broutte là où elle est attachée, je
(1) La Maison naturelle, p. 222. Uesson, p. 174.
(2) Lettre à Son Altesse, novembre 1633.
— 201 —
la supplie très-humblement que je la luy fasse par l'en-
tremise de ces lignes. Ce digne père vaz prendre congé
de vous, Monseigneur, pour passer les monts et s'ache-
miner à Rome pour la béatification de notre saint prélat,
ce qui est sy passionnément désiré de Votre Altesse. Je
m'asseure que s'il a besoing de ses pouvoirs auprès de
Notre Saint Père le Pape, Elle les lui accordera et à
moy la continuation de sa grâce, que sera toujours avec
de nouvelles ardeurs lui souhaitant le vray bonheur éter-
nel.
« Le très-honoré et obéissant serviteur,
« Jean-François, évêque de Genève (1). »
C'était la coutume des évêques de Genève de traiter
les membres de la cour avec un très-profond respect. A
chaque événement heureux, ils adressaient à Leurs Al-
tesses leurs félicitations, et au renouvellement de l'année
ou à la fête de Noël, ils ne manquaient jamais de leur
exprimer leurs vœux. Ils gardèrent tous cette coutume qui
était une tradition d'honneur et de fidélité.
De leur côté, les princes avaient une confiance illimitée
dans les évêques. Ils tenaient compte de leurs représen-
tations, et rarement les préavis de Tévêque étaient écar-
tés. Ils étaient même prodigues à leur égard de dignités
et de titres. Jean-François avait été nommé, avant son
élévation à l'épiscopat, grand aumônier de Madame Royale,
conseiller du duc. Non-seulement il fut confirmé dans ces
charges, mais en 1633, on le nomma grand chancelier de
l'Ordre de l'Annonciade. L'évêque serait allé remercier
Son Altesse de cette haute distinction s'il n'eût eu son
synode à présider et ses visites pastorales à continuer (2).
(1) Archives de Turin.
(2) Lettre du jour de Pâques 1633.
— 202 —
Le patrimonial de la Chambre des Comptes saisit cette
occasion pour lui adresser une exhortation accompagnée
d'une menace de réduction dans son temporel, s'il n'allait
pas prêter serment de fidélité à Son Altesse. Etait-ce
ignorance ou malice de la part de l'avocat Barfelly, qui
était un antagoniste prononcé de la famille de Sales?
Nous pourrions croire qu'il y avait de la malveillance
dans ce personnage, peint par l'évêque dans sa lettre justi-
ficative « comme un vantard et un rodomont ». Jean-Fran-
çois prit à cœur cette menace et écrivit à Son Altesse
que sa fidélité lui était connue, et que ce serment, il
l'avait prêté à Son Altesse de glorieuse mémoire et à Son
Altesse régnante, en 1623, à Turin. « Veut-on lui faire en-
tendre qu'il pourrait aller réitérer son serment, il l'au-
rait fait en toute autre circonstance, mais cette démarche
ferait croire dans le public qu'il a perdu les bonnes grâ-
ces du prince, et qu'il va demander pardon. Il ne peut
s'exposer aux sarcasmes de Barfelley (1). » Ce fut à son re-
tour du Chablais, où il avait accompli sa visite pastorale,
et érigé Evian en Plébainie, que Jean-François reçut
cette sommation « peu propre, comme il le dit, à délasser
son esprit ». Il y eut encore contre l'évêque d'autres plain-
tes au sujet du refus qu'il fit aux soeurs de Sainte-Claire
de continuer à être sous la direction des Pères de saint
François. On ne manqua pas non plus de lui repro-
cher trop d'exclusion pour les filles spirituelles de la
Visitation, lorsqu'il refusa aux Ursulines de s'établir à Sal-
lanches ou à Thonon. Il trouvait que la première de ces
petites villes était trop éloignée de la cité épiscopale, d'où
il ne pouvait leur être d'une aucune utilité. Il fallut alors
toute la prudence de son frère Louis et toute son influence
à la cour pour détourner l'orage dont il était menacé.
(1) Lettre à Son Altesse, 24 juillet 1633.
— '203 —
Le caractère de Jean-François différait absolument de
celui de son frère, qui avait en partage le calme le plus
parfait. Pour lui, il eut à lutter et à se vaincre contre ce
qu'il appelait un jour « ses mouvements irréguliers ». Nul
en eut plus à souffrir que le comte Louis, auquel il de-
manda pardon au commencement de sa maladie.
Une des dernières lettres de Jean-François fut celle où
il excusa la mère de Chantai de ne pouvoir se mettre en
route pour Turin, comme le désirait Son Altesse. « Cette
pauvre femme, dit-il, est en tel estât, qu'il ne pense pas
qu'elle puisse arriver sans mourir jusqu'au col de Tamié,
estant destituée de toutes forces (1). » Malgré ses souf-
frances, Madame de Chantai survécut plusieurs années
à ce prélat, qui resta lui-même près de deux ans malade.
Il sut utiliser cette épreuve par une patience admirable
qui édifia le marquis de Lullin, devenu son garde-malade.
Lorsque Jean-François se sentit près de sa fin, il de-
manda les sacrements. Se rappelant qu'il avait eu des
difficultés, pour la défense de ses droits d'évêque, avec
deux ou trois personnes, il les fit demander auprès de
son lit, et se levant, il se mit à leurs genoux et les pria de
lui pardonner. Dans l'expression de ses dernières vo-
lontés, on voit percer sa profonde humilité. « Qu'on me
mette, dit-il, aux pieds de mon frère, quoique je n'aie pas
été digne de baiser la trace de ses pas. » Avant de mourir
il récita le Credo de saint Athanase, et il expira le
8 juin 1635, assisté par le Père Jean-Baptiste, capucin de
La Roche, qui avait été son directeur.
(1) Lettre à Son Altesse, novembre 1633.
- 20 i —
DOM JUSTE GUÉRIN
Si, à la mort de Jean-François de Sales, on eût consulté
le peuple, il n'eût pas manqué d'acclamer pour son chef
et pasteur un autre membre de la famille de Sales, Char-
les-Auguste, dont le mérite était incontestable et incon-
testé. Il occupait alors avec distinction la charge de pré-
vôt de la cathédrale. Il semblait qu'on ne pouvait faire un
meilleur choix pour activer la béatification de saint Fran-
çois, son oncle. Les magistrats de la ville d'Annecy avaient
adressé à son Altesse Royale une supplique dans ce sens,
à la date du 18 juillet 1635 (1). Cette demande n'avait
rien que de plausible, mais l'on aurait pu dire que le siège
épiscopal de Genève devenait un apanage de la maison de
Sales, comme autrefois il fut, trop longtemps, hélas! celui
de la maison de Savoie. Un autre sujet éminent en science
et en vertus fut présenté au Souverain Pontife, qui le
nomma évêque.Né à Tramoy,en Bugey,en 1578, il s'appe-
lait Balthazar Guérin, par son baptême. Quoique d'une
modeste extraction, ses parents prirent un soin tout par-
ticulier de son éducation, et à la fin de ses études classi-
ques ils l'envoyèrent à l'Université de Turin, où il se dis-
tingua par ses brillants succès. S'étant rendu à Pavie,
pour y prendre ses grades, il eut le bonheur de rencon-
trer dans cette ville un religieux qui l'environna de toute
sa sollicitude, et le préserva par ses sages conseils des dan-
gers semés sous les pas des étudiants universitaires. Le
contact de quelques camarades déhontés lui inspira une
telle horreur du monde, qu'il alla demander aux Barnabites
de le recevoir comme novice dans leur couvent. Après plu-
(1) Souvenirs historiques d'Annecy, pages 266 et 267.
— 205 -
sieurs mois d'épreuves, on l'engagea à aller à Monce, pour
y étudier sa vocation. Le 2 février 1600, le R. P. Géné-
ral Bonaventure Asinarius étant venu à Milan, voulut voir
ce jeune novice. Il le trouva si bien disposé qu'il lui donna
l'habit, en lui imposant le nom de Juste, qui est devenu sa
dénomination dans l'histoire.
Il fut un parfait religieux, aimant le silence, humble et
mortifié comme un saint. Après ses vœux, il retourna à
Pavie, afin d'y commencer sa théologie. Une maladie ayant
éclaté dans la maison d'études, il devint l'infirmier de
ses frères, s'oubliant lui-même et pratiquant des actes
héroïques de charité. Élevé à la prêtrise, Dom Juste Gué-
rin acquit la réputation de confesseur habile et expéri-
menté. Il travailla d'abord à Milan, ensuite à Turin, où
ses supérieurs l'envoyèrent pour établir, sous le patronage
de Charles-Emmanuel, une maison de leur ordre. Le duc,
appréciant toutes les vertus du jeune Barnabite, confia à sa
direction les deux infantes sérénissimes, Marie et Cathe-
rine de Savoie, qui devinrent des modèles de charité chré-
tienne.
Madame Royale Christine de France, entendant parler
avec éloge de Dom Juste Guérin, le manda au Palais. L'hu-
milité du religieux était si grande qu'il fut bouleversé
à la pensée de paraître à la cour. Lorsqu'il en franchit le
seuil, il s'arma d'un grand signe de croix, dont la princesse
elle-même lui demanda la raison. « Ah! s'écria le bon
Père, si saint Pierre faillit à la cour de Caïphe, comment
ne serai-je pas en crainte dans le palais des princes et des
infantes ? » Le nom seul de la cour était pour lui un su-
jet de sainte terreur. Il y porta toujours l'édification par
sa modestie et son air rempli d'une douce gravité.
Dom Juste Guérin fit la rencontre de saint François de
Sales, à Turin, au moment où l'évêque de Genève se ren-
dait à Milan, pour vénérer les reliques de saint Charles
Borromée. C'est là qu'il lui manifesta le désir de confier le
collège chapuisien à des religieux instruits, pour y donner un
enseignement solide. Celui qu'on jugea le plus capable de
réaliser la pensée de saint François futDom Juste, qui vint
à Annecy. Là se formèrent entre ces deux personnages
les liens d'une douce amitié, basée sur une estime mutuelle.
Dès que Dom Juste se présentait à la porte du palais de
l'évêché, François de Sales quittait tout et allait au devant
de son ami, auquel il prodiguait les caresses les plus affec-
tueuses. Lui écrivait-il, c'était dans des termes qui déno-
tent une tendre prédilection. « Vraiment, mon père, lui dit-
il un jour, il n'est nul besoin de serment pour me faire
croire la vérité de votre sincère, cordiale, intime et inva-
riable amitié envers moi, car je la crois, je la sens, je la
touche, et il faudrait que mon âme fût inanimée et mon
cœur insensible s'il en doutait (1). »
Il est une grande âme dont Juste Guérin mérita toute
la confiance, c'est Madame de Chantai, qui, après son vé-
néré père, François de Sales, ne trouvait ni directeur plus
expérimenté, ni conseiller plus intelligent dans les affaires
que Dom Juste Guérin. Ses visites àla maison de Sainte-Marie
étaient assez fréquentes, mais toujours dans un but d'uti-
lité pour la communauté. Il avait en telle estime la pieuse
fondatrice et ses compagnes que partout il les préconisait
comme des âmes d'élite, fidèles à leur sainte vocation. Il
était toujours en admiration devant la sagesse de leurs
règles et les hautes vertus du saint qui les avait dic-
tées. Voici ce qu'il écrivait un jour à la Mère de Blonay :
« Puisque l'avis que vous me demandez sur les Mémoires
que notre très-digne Mère de Chantai a laissés presse si
fort, et que mon absence et indisposition ne me per-
(1) Du 17 juin 1618. Vie de Dom Juste Guérin, p. 92.
— 207 —
mettent pas de le donner de bouche, j'y satisferai par
écrit.
« Et premièrement, pour ce qui regarde vos règles et
constitutions et autres enseignements que votre bienheu-
reux fondateur et patriarche vous a laissés, je prétends
que vous y soyez si exactes, et moi avec vous, que si vous
aviez levé un point de dessus un i ou une virgule en quel-
que endroit, je Tirais ajouter et remettre moi-même; et
pour ce qui concerne mon diocèse, je ne permettrai jamais
que l'on altère en un seul iota aucune chose de tout ce
que ce bienheureux a ordonné pour votre Institut. Vous
l'avez vu et connu, vous l'avez entendu parler, toute
l'Eglise le connaît par ses écrits, et aucun ne le lit qu'il
ne juge que le Saint-Esprit a parlé par sa bouche et a
conduit sa plume en tous ses autres écrits. Combien plus
l'aura-t-il fait en ces constitutions et autres enseigne-
ments et instructions qu'il vous a laissés, après tant de
sacrifices qu'il a offerts, et tant de prières qu'il a envoyées
au ciel pour cet effet, et après tant de longues et de
mûres considérations, accompagnées de l'expérience de
douze ans avant son trépas (1). »
Les succès des P. P. Barnabites au collège d'Annecy
déterminèrent saint François de Sales à profiter du zèle
de Dom Juste, pour la sainte maison de Thonon, qui
était l'objet de toute sa sollicitude. Il aurait voulu qu'elle
devînt un asile ouvert à tous les convertis du voisinage.
Pour donner plus de relief à cet établissement, il y envoya
Dom Juste, qui entra pleinement dans les idées de l'évê-
que qui le mit à la tête des études. Il y resta jusqu'à ce
qu'il fut rappelé à Turin, où les pères de son ordre
réclamèrent sa présence pour le Chapitre général, tenu
(1) Archives do la Visitation d'Annecy.
- 208 —
en 1612. La considération dont il jouissait parmi les reli-
gieux lui mérita leurs suffrages, au moment où il fallut
procéder à l'élection d'un provincial. Il remplit en effet
cette charge avec la prudence et le tact que demandaient
les circonstances.
Dom Juste était réservé à une autre mission bien douce
à son cœur. Il avait été l'ami de François de Sales. Il
l'avait toujours vénéré comme un saint. Après qu'il fût
mort, ne doutant pas que Dieu n'eût récompensé son fidèle
serviteur, en l'introduisant dans la gloire, il l'invoquait
dans ses difficultés et portait habituellement sur lui, comme
une relique, un objet qui lui avait appartenu. Un jour, il
eut l'occasion de réclamer son assistance pour obtenir la
guérison du jeune comte de Visques, dont le cerveau avait
été brisé par la chute d'une armure de son père. Lui ayant
fait l'application de son reliquaire, il pria avec ferveur
pour la guérison de ce petit être, qui reprit connaissance et
recouvra la santé. Ce fut pour Dom Juste Guérin un nou-
veau motif d'appuyer de son suffrage le désir déjà mani-
festé par plusieurs membres du clergé de la Savoie et de
la France de poursuivre la canonisation du serviteur de
Dieu.
C'était le cri universel : Oui, François de Sales est un
saint, et de toutes parts, on racontait des faveurs obte-
nues par son intercession. Les religieuses de la Visitation
rendaient témoignage aux vertus de leur père, et préco-
nisaient sa gloire. L'évêque Jean-François, plus que tout
autre, avait pu apprécier la charité, la douceur inaltérable
de son frère, et nul ne désirait plus que lui d'entendre la
voix du Pontife Suprême prononcer le grand mot de ca-
nonisation; mais il fallait un promoteur de la cause. Tous
les yeux se fixèrent sur Dom Juste Guérin, qui passait lui-
même pour être l'imitateur de François. L'évêque lui de-
manda d'accepter cette mission auprès du Pape. Dom Juste,
— 209 —
après bien des hésitations, l'accepta, en s'adjoignant, pour
procéder aux enquêtes, le P. Dom Maurice Marin, qui
était alors en Savoie.
Elles commencèrent à Thonon, qui avait été le théâtre
des premiers travaux de l'apôtre; elles furent continuées à
Annecy, à Chambéry et à Grenoble, où l'on parlait encore
des succès oratoires de François de Sales, de ses prédica-
tions et des conversions qui les avaient suivies.
Dom Juste partit ensuite pour Dijon et Paris, où l'ar-
chevêque de Bourges l'avait précédé. Il y rencontra le
meilleur accueil de la part de l'archevêque, qui avait été,
comme son collègue de Bourges, nommé Commissaire
Apostolique.
Après avoir recueilli, dans la plupart des diocèses de
France, des adhésions chaleureuses, Dom Juste partit pour
Rome, en février 1633, emportant des recommandations
nombreuses pour les princes de l'Eglise et toutes les pièces
qui pouvaient hâter la solution si désirée.
Les congrégations romaines, chargées de l'examen des
pièces requises pour la canonisation des saints, suivent
avec une scrupuleuse fidélité les constitutions de Be-
noît XIV sur cette matière.
Il faut des preuves évidentes de quelque vertu héroïque,
pratiquée par celui dont il s'agit de préconiser la sainteté.
Malheureusement quelques omissions avaient été com-
mises dans les informations prises en Savoie. Dom Juste
Guérin et le P. Maurice durent revenir sans avoir rien
obtenu; mais, mieux informés sur les exigences de la con-
grégation des Rites, ils repartirent avec courage, bien
convaincus qu'ils finiraient par triompher, tant était évi-
dente l'intervention divine, dans les guérisons extraordi-
naires obtenues par l'intercession du Bienheureux. Cepen-
dant Dom Juste ne put pas être témoin de ce triomphe.
Rappelé à Turin, il quitta Rome et laissa à son collègue le
14
— 240 -
soin de répondre aux demandes de la congrégation des Rites
sur la certitude de non-culte. Il est en effet de rigueur, pour
arriver à la canonisation, que le peuple ne devance pas,
dans les honneurs rendus aux saints, la décision de l'Eglise.
Dans ses audiences, Paul V avait remarqué la douce
physionomie de Dom Juste Guérin, non moins que ses pa-
roles pleines de suavité. Il se plut à converser avec lui
sur le ton d'une familiarité surprenante, tantôt sur le saint,
tantôt sur les règles et l'office des sœurs de la Visitation.
Ses réponses lucides frappèrent le Souverain Pontife, qui au-
gura qu'un jour ou l'autre, l'envoyé de Jean-François de
Sales pourrait être son successeur sur le siège de
Genève. Il ne se trompait pas, car Charles -Emmanuel
l'avait déjà jugé digne de la mître, et lui avait offert l'é-
vêché de Mondovi. En humble religieux, Dom Juste déclina
cet honneur.
Une seconde fois, l'on revint à la charge pour lui offrir
l'archevêché de Turin. Son refus fut plus énergique encore, et
il déclara que jamais il n'accepterait une dignité, à moins
qu'elle ne lui fût imposée par l'ordre formel du Pape. Il
fallut en effet un commandement positif d'Urbain VIII, qui
chargea le cardinal Barberini d'ordonner à Dom Juste, au
nom de l'obéissance d'accepter l'évêché de Genève, vacant
par la mort de Jean-François de Sales. Il reçut ses bulles au
commencement de l'année 1639, et son sacre eut lieu à
Turin, le 25 juin, dans l'église métropolitaine, sous les
yeux de Son Altessu Royale Madame Royale et des In-
fantes, ses filles spirituelles, environnées de la cour. Le
même jour, le nouvel évêque prêta serment de fidélité à
Madame Royale, tutrice de Monseigneur Charles-Emma-
nuel (1). Il fit son entrée à Annecy le 17 août de la même
(I) Archives de Turin. Portef. Evêques de Genève.
— 211 —
année, au milieu d'une foule immense, accourue sur son
passage.
Le clergé et tous les ordres religieux vinrent le rece-
voir en procession à la porte de la ville, et le conduisirent
à l'église des Cordeliers, qui servait de cathédrale. Au
moment où Dom Juste reçut à Turin l'ordre du Pape, il
s'était écrié : «On veut donc me faire monter sur le Calvaire.»
Cette idée le poursuivait au milieu de sa réception triom-
phale, car il répandit sur tout le parcours d'abondantes
larmes. Son élévation à l'épiscopat ne changea, en aucune
façon, les goûts simples de l'ancien religieux. Même humi-
lité, même pauvreté, même esprit d'ordre. Un jour, Jean
d'Aranthoneutàlui adresserla parole. Il se servit du terme
reçu en latin Amplitudo, qui équivaut à Votre Grandeur,
t Comment, s'écria Dom Juste, Grandeur ! moi le fils d'un
pauvre paysan, moi un pauvre religieux, moi un pauvre
pécheur! Non, non, mon fils, ne me donnez plus ce titre.»
L'intérieur de sa maison avait un aspect si chétif, que
l'on croyait entrer dans la cellule d'un religieux. La plus
stricte économie régnait dans sa dépense, mais ses écono-
mies étaient destinées ou à des fondations pieuses, ou aux
pauvres. Quand il ne pouvait les secourir, il implorait en
leur faveur la munificence royale.
t L'office d'évêque, écrivait -il à Madame Royale, me ren-
dant le père commun des nécessiteux, m'oblige à être
peut-être importun par charité (1). »
C'est à ce titre qu'il intercède en faveur d'une religieuse
infirme (la sœur du marquis d'Aix) afin d'obtenir la pen-
sion qui lui a été promise. Une autre fois, il plaide pour
un vieillard impotent, père de dix enfants, et dont la
femme est malade. Il demande qu'il ne soit pas condamné à
un voyage coûteux et impossible (2). Maintes fois.il intervint
(1) Lettre du 3 févrrier 1642.
(2; Lettre du 10 décembre 1642.
— 212 -
à Turin pour ses fermiers, afin de leur obtenir l'introduc-
tion franche de denrées alimentaires, devenues rares, par
suite de l'intempérie des saisons.
Son influence auprès de la cour s'épuisait surtout en
faveur des maisons religieuses. A son retour d'une visite
pastorale faite à Rumilly, il pria le duc de s'intéresser au
sort des Visitandines, dont il avait pu constater le dénue-
ment, vu qu'elles habitent une maison en ruines. Une autre
fois, ce sont les Bernardines réformées de la même ville,
qu'il recommande à Son Altesse, pour qu'elles soient
exemptes d'une taxe nouvelle, dont on frappe leur maison.
On vit arriver en 1644, à Annecy, des religieuses fuyant
la Lorraine, pour échapper à la brutalité des soldats qui
dévastaient cette malheureuse contrée. Dom Juste les ac-
cueille et les prend sous sa protection. Ensuite il écrit
à Son Altesse pour leur obtenir des secours. Un jour,
parcourant son diocèse, il trouve les sœurs de l'ab-
baye de Bonlieu, travaillant dans les champs, n'ayant
qu'une habitation sans clôture. Aussitôt il les persuade
que le couvent des religieuses ne doit pas être ainsi ou-
vert à tout venant. Les bonnes filles lui répondent qu'elles
seraient très-heureuses d'avoir en ville un monastère, mais
qu'elles sont trop pauvres pour acheter une maison. Dom
Juste recourt à Madame Royale, et obtient une somme de
1000 florins pour cette acquisition.
L'auteur de la vie de Monseigneur Guérin donne comme
un témoignage de sa modération, les bons rapports qu'il
entretint toujours avec le Chapitre de sa cathédrale. Il
cite même le témoignage de l'un des plus vénérables mem-
bres de ce corps. « De peur, dit-il, qu'il ne s'élevât la moin-
dre discussion entre le Chapitre et lui, il écarta toutes les
causes de discordes par d'amples transactions (1). » Il est
(1) Vie de Dom Juste.
— 213 —
une autre cause que nous pouvons signaler comme
source de cette heureuse union, c'est la réserve qu'il
mettait dans ses rapports avec le Chapitre. Il laissait vo-
lontiers les chanoines s'occuper de leurs affaires et s'immis-
çait très-peu dans les nominations. Un jour, Son Altesse s'a-
dressa à Dom Juste Guérin, pour obtenir une stalle de
chanoine, en faveur du fils du sieur Barfely. L'évêque lui
répondit « qu'il ne pouvait pas mieux que ses prédécesseurs
pénétrer dans le Chapitre, et qu'il regrettait d'avoir si
peu de crédit auprès des chanoines de Saint-Pierre, aux-
quels il avait vainement présenté les vœux et le désir de
Son Altesse (1). »
Le crédit dont il jouissait à la cour du Turin était si
connu dans le diocèse que tous ceux qui avaient une grâce
à solliciter venaient lui demander des recommandations.
Il en donna une au R. P. gardien du couvent de Saint-
François d'Évian, qui allait remercier Son Altesse d'avoir
député M. le marquis de Lullin pour poser la première
pierre de leur église Plus tard, ce fut au supérieur
des ermites de Notre-Dame des Voirons, qui sollicitait la
faveur d'être agrégé à l'ordre de Saint-Dominique.
Parfois, il semble un peu confondu « d'être un solliciteur
presque importun, mais il avoue franchement que la cha-
rité pour le prochain lui donne du courage. » Ayant obtenu
un jour une faveur, il répondit que « si une fluxion lui fer-
mait les yeux, elle n'avait pas atteint son cœur pour témoi-
gner sa reconnaissance (2). >
Dom Juste Guérin voulut remplir son devoir d'évêque,
en visitant les ouailles confiées à sa sollicitude pastorale.
Il s'imposa, malgré ses 62 ans, cette tâche pénible, mais
il comprit bientôt qu'elle dépassait la limite de ses forces,
(1) Lettre du 3 janvier 1642.
(2) Lettre du 3 juin 1644.
— 214 —
et qu'il lui serait impossible de parcourir tout son vaste
diocèse, qui comprenait, d'après son rapport à Mme Royale,
580 paroisses (22 avril . 1643). Il en versa des larmes, et à
son retour à Annecy, il résolut de demander pour coadju-
teur Charles-Auguste de Sales, qui remplissait en ce mo-
ment les fonctions de Vicaire général en Tarentaise. Ses
sollicitations furent inutiles, et Dom Juste appela alors à
son aide les prêtres de la mission que dirigeait à Paris
saint Vincent de Paul. M. Vincent (c'était le nom que por-
tait cet apôtre) fut charmé de pouvoir rendre service au
successeur de son ami François de Sales. Il trouva même,
parmi ses connaissances, un personnage charitable, M. le
commandeur Sillery, qui voulut se charger de cette fonda-
tion.
Elle comportait l'entretien de quatre prêtres et de deux
frères lais. Us arrivèrent à Annecy au mois de mars 1640,
se mettant à la disposition de l'évêque, qui leur confia de
suite la préparation des Ordinants et s'en servit plus tard
comme d'auxiliaires pour les missions qu'il fit prêcher
dans son diocèse. Soucieux de l'avenir du sacerdoce, il
intervint auprès de son Altesse pour la conjurer de main-
tenir dans le traité de paix la conservation des bourses
fondées au collège de Louvain par Victor Amé, « pour l'en-
tretènement des écoliers savoyards (1). >
L'évêque aurait souhaité pouvoir ouvrir un séminaire
pour y abriter les jeunes élèves qui se vouaient au sacer-
doce; mais dans l'impuissance de réaliser « ce beau projet, »
il en esquissale plan dans une ordonnance, qui aété publiée
par le P. Dom Maurice Arpaud, en date du 8 septembre
1641. Le règlement préparé pour les séminaristes, vrai
monument de sa piété, témoigne du désir qu'il avait de for-
mer des prêtres instruits, solidement vertueux et pénétrés
(l) Lettre du 23 août 1643.
— 215 —
de l'esprit d'oraison. En attendant qu'il fût donné à ses
successeurs de mettre à exécution ce plan, il vou-
lut, du moins, fonder trois chaires : la première, de théo-
logie scolastique, la seconde, de morale, l'autre, d'Écriture-
Sainte. Il en confia la direction aux PP. Barnabites, par
un contrat daté du 1er juillet 1645, et consacra à cette
fondation mille pistoles qu'il avait pu économiser par la
modicité de ses propres dépenses.
A cette date, Dom Juste avait obtenu un coadjuteur,
Charles-Auguste de Sales, qui prit aussi part à cette fon-
dation, comme il conste par sa lettre du 25 septemhre 1 645.
Mentionnons toutefois les difficultés qui retardèrent sa
nomination. Si la première pensée de Dom Juste Guérin
fut « de faire passer la crosse entre ses mains parle désir
qu'il avait de revoir le gouvernement de son diocèse en la
maison du B. François de Sales • comme il le dit un jour,
en écrivant à Charles-Anguste, il semble, néanmoins, que
découragé par son premier refus, il tourna ses vues ailleurs.
Il trouva dans son entourage un intrigant qui accapara ses
bonnes grâces et fut sur le point d'arriver à ses fins, en fai-
sant dénoncer à Turin Charles-Auguste comme un homme
d'une conduite équivoque. Ce personnage, sur lequel l'his-
toire s'est tue jusqu'ici, se nommait Duvernay. Nous le
voyons en effet partir pour Turin en 1642, porteur d'une
lettre de Sa Grandeur pour Madame Royale, à laquelle il
est recommandé, « à cause de ses bons et fidèles services, »
pour être nommé son coadjuteur. « Son âge et ses infir-
mités, dit-il, le forçaient une seconde fois à cette de-
mande (1). »
Tout porte à croire que l'évêque reçut d'abord une ré-
ponse favorable, car le 20 avril 1642, tout en se félicitant
de la réconciliation des membres de la famille ducale,
(1) Lettre du 20 juillet 1642. Archives royales.
— 216 —
événement pour lequel fut chanté un Te Deum, il remercie
Son Altesse « de son coadjuteur, qui est en ce moment à
Turin avec l'évêque de Maurienne (1). »
Heureusement la Providence ne permit pas le triomphe
de cet ambitieux, dont l'évêque reconnut avec une profonde
tristesse l'astuce et les procédés déloyaux. Nous en trou-
vons la preuve dans la lettre suivante adressée à Madame
Royale :
» Avec un extrême regret, j'ai entendu qu'un misérable
que je croyais être homme de bien, malheureusement
m'a trompé et a écrit à V. A. R. de méchantes faus-
setés contre le R. P. Charles-Auguste de Sales, neveu
propre de Notre B. François de Sales, évêque de Ge-
nève, que V. A. R. a nommé pour mon coadjuteur, accepté
à Rome et préconisé évêque d'Hébron et coadjuteur de
Genève. De nouveau, je respiique à V. A. R. tous les bons
témoignages que je lui ay escris de sa bonté de vie, de sa
capacité et belles qualités, la priant et supliant très-hum-
blement de tout mon cœur de ne croire les sinistres infor-
mations et faussetés, et si l'on peut avoir le calomniateur
qui s'est fuit quand il a entendu s'estre déshonoré, l'on le
châtie comme il mérite. Certes je suis marri de dire mal
de mon prochain, mais pour défendre l'innocent, injuste-
ment accusé et calomnié, je dis qu'il est un grand maître
perfide et hypocrite qui aurait trompé toute personne
ayant un si bon semblant extérieur. Nous espérons que
Son Altesse continuera ses faveurs envers le susdit nommé
de S. A. R. Luy et moy en aurons de nouvelles obligations
à S. A. R. et continuerons à prier notre bon Dieu pour la
plus grande félicité et prospérité de S. A. R., de laquelle
je suis et je serai toute ma vie le très-humble et très-
fidèle serviteur. Juste, évêque de Genève.
« Rumilly, 14 janvier 1644. »
(1) Lettre du 20 août 1642.
— 217 —
Toute cette machination ourdie contre Charles-Auguste,
par l'un des serviteurs de Dom Juste, lui occasionna un
chagrin si vif qu'il en devint malade. Charles-Auguste
était trop connu par l'austérité de sa vie pour que la
calomnie eût quelque prise dans le public. Aussitôt que
l'évêque fut éclairé sur les faits, il s'empressa d'écrire à
Charles-Auguste qui, dans ce moment, hésitait à prendre
sur ses épaules un si lourd fardeau : • Monsieur et très-
cher frère, lui écrivait-il, il n'y a plus de résistance à faire
de votre part, Madame Royale m'a fait cette grâce que
vous vinssiez tenir ma place et réparer mes défauts dans
cette fatigante charge ; certainement je viens d'écrire à
cette Royale Madame, que la seconde grâce qu'elle m'a
accordé de vous avoir pour mon coadjuteur est sans com-
paraison plus à mon gré que la première. Après avoir
invoqué la très-sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit,
je vous commande comme votre Prélat et pasteur très-
indigne, de ne plus faire de résistance et de venir servir
les brebis de votre saint oncle et de tenir la charge et le
rang où l'obéissance vous appelle (1). » 13 avril 1643.
Charles-Auguste était l'enfant de l'obéissance. Lorsque
l'évêque lui commanda, au nom de Dieu, il ne put que s'in-
cliner et obéir.
L'état maladif où se trouvait Dom Juste Guérin ne per-
mit pas à Charles-Auguste d'attendre l'arrivée des Bulles
pour prendre en main l'administration du diocèse. L'évê-
que, sachant que ce retard ne provenait que de la mort
d'Urbain VIII, annonça dans son synode l'élection de Mon-
seigneur d'Hébron et lui transmit ses pouvoirs.
Le bon vieillard pensait depuis quelques mois à se reti-
rer chez les Pères capucins de Rumilly pour s'y préparer
à bien mourir. Il effectua ce projet, se réservant de venir
(1) La Maison de saint François de Sales, page 658.
— 218 —
sacrer Charles-Auguste, dès que ses Bulles seraient arri-
vées. Un des premiers actes d'Innocent X fut la préconi-
sation de l'évêque d'Hébron. Elle eut lieu le 19 avril, et
dès que Monseigneur Guérin en apprit la nouvelle, il écri-
vit à son coadjuteur ces lignes qui sont l'expression de la
joie la plus sincère : « Les voilà, par la grâce de Dieu !.
HierJ'ai dit le Te JDeum Laudamus submissâvoce et aujour-
d'huy je le dirai Altâ voce deux fois, une en l'église parois-
siale de Rumilly, et une autrefois en l'église de la Visita-
tion, en faisant bien sonner les cloches, et lundy, s'il plaît à
Dieu, je seray à Annessy, où je vous baiseray et embras-
seray de tout mon cœur.
« Monseigneur, de votre illustrisssime Grandeur, très-
humble, très-cordial, très-affectionné, très-obligé serviteur.
« Juste, évêque de Genève.
« De Rumilly, le 28 avril 1645. »
Le bon évêque se fit en effet conduire à Annecy, où il
donna des ordres pour que le sacre de son coadjuteur ne fût
pas retardé. Il eut lieu le 14 mai, dans l'église de saint
Dominique.
Dom Juste se retirade nouveau à Rumilly; il y vivait dans
le recueillement et la solitude, se disposant à la mort. Dieu
voulut que ce fidèle serviteur fut éprouvé par les douleurs
d'une longue maladie. Il les endura avec une patience ad-
mirable, sans retrancher aucune de ses austérités. Toute sa
vie il avait observé les jeûnes et les abstinences de son
ordre. Il ne voulut en rien changer son genre de vie, et
afin d'y rester fidèle jusqu'à la mort, il choisit pour demeure
une pauvre cellule dans le couvent des Capucins. 11 y passa
quatre mois, au terme desquels il annonça sa fin prochaine.
Ayant fait venir le père Dom Germain, prévôt des Barna-
bites d'Annecy, il lui dit: « Tempusmeœ résolutionis instat.
— 219 —
Voici l'heure du départ qui approche. » Voulant que tout
fût réglé au temporel comme au spirituel, il dicta ses der-
nières volontés, laissant à la cathédrale tous ses orne-
ments, aux Barnabites sa bibliothèque et à la Visitation
tout son argent, pour qu'il fut employé à la poursuite de
la béatification de saint François de Sales. Il donna son
chétif mobilier aux pauvres. Lorsqu'il se sentit plus mal, il
demanda les derniers sacrements qu'il reçut avec des sen-
timents admirables de foi et d'une tendre piété. Sa der-
nière parole fut un acte de confiance. Il répéta plusieurs
fois le dernier cri du Sauveur sur la croix: Inmanustuas,
domine, commendo spiritum me?<w,etrendit paisiblement sou
âme à Dieu le 3 novembre 1645. Son corps fut déposé dans
le caveau du couvent qui fut vendu, comme une propriété
nationale, à l'époque de la Révolution. On conserva néan-
moins dans les familles de Rumilly une tradition qui por-
tait « qu'un saint évêque de Genève avait été enterré dans
le couvent des Capucins. » M. le chanoine Simond. curé
de Rumilly, a eu la gloire de faire opérer le 18 août 1866
le transfert des restes de Dom Guérin, à la chapelle dite
de l'Aumône, réparée par ses largesses et ses soins.
Tout avait été organisé pour que la cérémonie eût un
caractère de grande solennité. Cinq évêques y assistèrent;
une foule considérable de prêtres du diocèse d'Annecy, et
des diocèses voisins, formèrent le cortège et plus de
quinze mille fidèles accoururent pour rendre hommage à
la mémoire de ce prélat, si humble, si modeste durant sa
vie, et dont les restes presque oubliés attendaient l'heure
du triomphe.
Ce fut un beau jour pour le révérend curé de Rumilly,
que celui de cette translation pompeuse. Malgré ses
quatre-vingt ans, il avait conservé toute la verdeur de la
jeunesse, et il aimait encore à parler des débuts de son
— 220 —
sacerdoce à Genève, sous l'illustre M. Vuarin (1), pour
lequel il avait conservé une profonde vénération. Il aimait
passionnément l'histoire du diocèse et des évéques de
Genève. En récompense, Dieu lui ménagea cette conso-
lation suprême de faire revivre la mémoire d'un saint,
digne successeur de François de Sales.
(i) M. le chanoine Simond, curé de RumUly, fut vicaire de M. Vuarin, à
Genève, en 1814. De temps en temps, accablé sous le poids de ses luttes, le
vaillant champion allait se reposer à Rumilly, chez son ancien vicaire, qui
tenait, dans le gouvernement de sa paroisse un peu de son curé. Après une
carrière bien fournie, M. Simond est mort presque nonagénaire, en 1876.
CHAPITRE XI
Charles -Auguste de Sales
Naissance de Charles-Auguste. — Son enfance. — Ses premières
études. — Son goût pour la solitude. — Saint François décide sa
vocation. — Ine tentation de découragement. — Il est nommé prévôt.
— Il visite le canton de Vaud. — Danger qu'il y court. — Il com-
pose la vie de son saint oncle. — Il se retire à l'Hermitage des
Voirons. — Il est appelé à Moutiers. — Sa nomination coadjuleur
de Genève. — Il devient évêque. — Son amour pour les commu-
nautés. — Ses prédications. — Ses visites pastorales. Il perd son
père. — Scène touchante. — Ses dispositions dernières. — Diffi-
cultés. — Ses derniers ouvrages.
Charles-Auguste de Sales était fils de Louis de Sales,
frère de saint François, et de Claudine Philiberte de Pin-
gon de Cusy. Il naquit le 1er janvier 1606. Tout je»ne, il
fit une chute, qui le rendit boiteux. Ses parents ne pou-
vaient s'en consoler et il fallut que saint François les
reconfortât, en leur disant que : t ce serait son bien-aimé
Jacob, » faisant allusion à ce mot de la Genèse : Jacob clau-
dicabat pede (1).
(1) Jacob boitait d'un pied.
Ce jeune enfant fut aussi le benjamin de Madame de
Chantai, qui lui prodigua tous ses soins et toutes ses
caresses, surtout lorsqu'il perdit sa mère, à l'âge de trois
ans (1). Dès ce moment elle ne cessa de s'intéresser à lui ;
c'est elle qui conseilla à saint François son oncle de le
lancer dans les études de la latinité. Son père, n'ayant pas
pu s'occuper de son instruction, l'avait confié au plus
vertueux de ses serviteurs, qui s'était borné à lui appren-
dre à lire.
Le jeune Charles avait conscience de son savoir. Aussi
lorsqu'il parut devant saint François et qu'on lui parla
d'études, il se mit à sangloter. .« Mon oncle, lui dit-il, je
suis honteux de n'être pas digne de vous. Je ne sais rien. »
Il avait à ce moment huit ans. Toute la science qu'il
possédait, il l'avait puisée dans la lecture delà Vie dévote,
dont il pouvait réciter des chapitres entiers. Avec de telles
aptitudes, on répare facilement le temps perdu. Aussi,
ayant été confié à d'habiles maîtres, Charles-Auguste fit de
rapides progrès, auxquels applaudissait son oncle, tout en
dirigeant son cœur vers la piété.
Un goût particulier entraînait le jeune Charles vers la
solitude, mais son oncle lui déclara un jour que Dieu vou-
lait faire de lui un vase d'élection dans son Eglise. Il lui
demanda s'il n'avait jamais eu le désir de devenir prêtre,
t Je prie chaque jour Dieu, répondit le jeune Charles, de
m'éclairer sur un objet aussi important. » Dès lors, saint
François de Sales voulut être le professeur de son neveu.
Il lui donna la tonsure le 14 mars 1620, et deux ans plus
tard, il le prit avec lui pour l'initier à la connaissance de
la théologie. L'école des saints est toujours la meilleure
pour conduire une âme à Dieu. Sous un tel maître, le jeune
Charles devint un modèle de piété. Il ne put malheureuse-
(1) Madame Claudine Pingon Zusy mourut le 9 mars 1609.
— 223 —
ment pas arriver au sacerdoce du vivant de son oncle, car
il le perdit à l'âge de seize ans. Ce fut pour lui une source
de larmes et l'occasion d'un découragement, qui faillit
l'arrêter dans sa carrière. Les fonctions ecclésiastiques lui
paraissaient si sublimes, qu'il se regardait indigne de les
exercer. Il fallut tout l'ascendant de Madame de Chantai
pour le déterminer à poursuivre ses études théologiques. En -
fin, Charles fut admis aux ordres. Il reçut le sous-diaconat
au mois de mars 1628. L'année suivante, il devint diacre,
et en 1630 il fut élevé à la prêtrise. Il célébra sa pre-
mière messe à la Visitation. Dès ce jour, il ne pensa,
comme il le dit lui-même dans une lettre à Madame Royale,
« qu'à se mirer soigneusement dans la vie de ses deux
oncles, surtout dans celle de saint François, » dont il apprit
à connaître l'esprit et la vie à l'école de Madame de Chan-
tai, qui le chargea de traduire en français les lettres de
son oncle écrites en latin ou en italien (1).
C'est à cette source précieuse qu'il puisa le désir de
travailler à la conversion des hérétiques, comme l'apôtre
du Chablais.
Charles-Auguste n'était encore que diacre lorsqu'il fut
nommé par le Pape prévôt de la cathédrale. Le jour de
son entrée dans le sacerdoce, on lui conféra le titre de
vicaire général. Ses débuts dans la prédication dénotèrent
un talent remarquable pour la parole et présagèrent les
succès qu'il devait obtenir un jour dans les chaires de Dijon
et de Toulouse. Son premier désir fut d'utiliser ses connais-
sances au profit de la contrée qu'avait saluée son oncle du
haut de la forteresse des Allinges, le beau pays de Vaud.
Dans ce but il se rendit à Kolles, à Morges, enfin à Lau-
sanne pour y étudier de près les doctrines des protestants.
(1) Lettres des évoques. Archives de Turin, 26 janvier 1644. Voyez pièces
justificatives, n' VI.
— 224 —
Ce pays, soumis alors à la domination bernoise, était régi
par des lois plus sévères encore que celles de Genève.
Charles- Auguste y courut un très-grand danger, il
faillit être victime de son zèle. Il fut dénoncé aux magis-
trats, comme un perturbateur du repos public; ils le mena-
cèrent de le faire fouetter sur les places publiques, et dé-
fendirent au maître d'hôtel chez lequel il logeait de le lais-
ser sortir de sa maison. Heureusement Charles-Auguste
fut averti par un artisan catholique, qui avait eu vent de
cet arrêté, et il put s'évader par une fenêtre pendant
la nuit. 11 s'agissait, pour retourner sur la terre de
Savoie, de sortir de la ville et de traverser le lac. Charles-
Auguste qui avait avec lui un violon, dont il jouait fort
bien, le prit à la main avec son archet, attacha à sa bou-
tonnière les rubans du tourne-feuillet de son bréviaire,
comme s'il était un ménestrel. Cette ruse lui réussit assez
bien, il arriva jusqu'à Ouchy, où deux bateliers se mi-,
rent à son service. Pour ne pas être découvert, Charles-
Auguste se mit à jouer les airs joyeux, dont il avait le
souvenir, en commandant aux rameurs de longer la rive
vaudoise, comme s'il allait à une noce.
Mais à peine eut-il quitté la terre que des hommes en-
voyés par les magistrats arrivèrent et se mirent en mesure
de suivre le fuyard. Entendant les sons d'un violon ils ne
soupçonnèrent point que c'était le fugitif qu'ils étaient
chargés d'arrêter. Ils se contentèrent de crier: N'avez-vous
point vu le prêtre de Sales, qui s'est sauvé de la ville?
Qu'est-ce prêtre de Sales, répondit négligemment le
prétendu ménétrier? — C'est le neveu de l'évêque qui a
causé de ses grands déboires aux calvinistes. — Oh! alors,
il ne vaut pas mieux que son oncle; il est sans doute sur
le chemin de Fribourg, et il continua à jouer sur son violon,
jusqu'à ce qu'étant éloigné du port d'Ouchy, il ordonna
— 225 —
aux rameurs de faire volte-face et de se diriger sur Tho-
non.
Sa présence d'esprit l'avait sauvé. L'hôtelier ne fut pas
aussi heureux. On le rendit responsable de la fuite de
M. de Sales. Comme on trouva dans sa maison un caté-
chisme annoté, on lui fit un procès et il fut condamné à
mort. Avant de monter sur l'échafaud, il fit profession de
« la foi de M. de Sales (1). »
Il ne fut pas moins courageux lorsque, sur les ordres du
cardinal Barberini, il se présenta à Vevey pour y recher-
cher un transfuge qu'il eut le bonheur de ramener à la foi,
et dont la rétractation fut signée au tombeau de saint
François.
A son retour à Annecy, Charles-Auguste, profitant de la
présence de Madame de Chantai, et des dépositions de
ceux qui avait connu, entendu et fréquenté François de
Sales, commença à écrire la vie de son oncle. Il n'avait
alors que vingt huit ans.
Rempli de son sujet il mit la main à la plume et entraîné
par l'enthousiasme, il fit un brillant panégyrique, plutôt
qu'une histoire accompagnée de preuves et de dates. La
vie de saint François, écrite par Charles- Auguste; n'en est
pas moins un très-intéressant ouvrage, rempli de faits et
écrit avec conviction (2).
A la mort desononcle Jean-François (3), Charles-Auguste
sentit renaître en lui des goûts de solitude. Pour les satis-
faire il renonça à sa charge et se retira à l'Hermitage
de Notre-Dame des Voirons, où s'étaient réunis quelques
prêtres auxquels saint François de Sales, à l'époque du
(1) La Maison naturelle historique, p. 623. — Archives de Lausanne.
(2) Charles-Auguste écrivit d'abord en latin la vie de saint François de
Sales; il la traduisit plus tard en français pour la satisfaction des soeurs de
la Visitation.
(3) Elle eut lieu le S juin 1635.
15
— 226 —
synode, tenu à Annecy le 6 mai 1620 (1), avait donné des
constitutions
Le 16 janvier, après avoir prêché sur saint Antoine,
dans l'église Notre-Dame, il se retira au château de la
Thuile, dans le but de préparer son carême. Il le donna,
en effet, avec un grand succès, mais au terme de ses prédica-
tions, il manifesta au chapitre sa volonté, et le 14 mai, il
prit le chemin de Genève, et gagna le couvent de Notre-
Dame des Voirons. Il y mena la vie la plus austère, se
contentant, comme les moines du désert, pendant les quatre
semaines de l'Avent, d'un peu de pain et de quelques noix
pour nourriture et d'eau pour boisson.
Sa réputation attira dans cette solitude M. de Longe-
Combe, chanoine de Belley; M. Dumon, prieur de Sainte-
Bénigne, et M. Dufresne, qui pratiquèrent avec lui des aus-
térités effrayantes.
M. Théophile de Chevron, archevêque de Tarentaise,
ne pouvant comprendre pourquoi Charles-Auguste avait
si brusquement quitté le service de l'Eglise, lui écrivit
une lettre pour l'engager à venir le rejoindre, lui promet-
tant de lui laisser toute liberté de vivre dans son palais
en solitaire. N'obtenantpas de réponse, il revint à la charge,
en lui demandant au moins un entretien pour lui parler
cœur à cœur. Charles-Auguste ne crut pas pouvoir refuser
cette satisfaction à son ami. Il descendit de son Thaboret
se mit en route pour Moutiers,où il arriva le 31 mars 1636.
Après quelques entretiens, Monseigneur de Tarentaise
déclara à Charles-Auguste qu'il avait besoin de ses ser-
vices pendant qu'il se rendrait à Rome pour les affaires
de son diocèse, et qu'il le chargeait de faire à sa place la
visite pastorale, en qualité de grand vicaire et d'of-
ficial. Charles-Auguste fut ainsi lié au diocèse de Mou-
(1) Besson, paçe 76.
— 227 —
tiers, 26 septembre 1636, et il y resta pendant plus de
deux ans, remplissant si bien les devoirs de sa charge,
que l'archevêque lui proposa de devenir son coadju-
teur. Ce n'est pas à ce siège que la Providence l'appelait,
mais à celui de Genève, où son oncle avait laissé de si
grands souvenirs.
Sur ces entrefaites, la vénérable fondatrice de la Visi-
tation vint à mourir. C'était le 13 décembre 1642.
Charles la pleura comme sa mère et présida à ses funé-
railles. Nul ne pouvait mieux parler d'elle et de ses ver-
tus. Aussi fut-il chargé de l'oraison funèbre de la zélée
coopératrice de saint François de Sales, et d'en recueillir
les écrits.
Cette occupation l'absorbait lorsque Dom Juste Guérin
lui écrivit qu'il avait obtenu de Madame Royale qu'il fut
son coadjuteur.
Jusqu'ici, les auteurs qui ont écrit d'après le chanoine
d'Hauteville sur Charles-Auguste, ont affirmé qu'il fut
demandé par Dom Juste Guérin pour coadjuteur en 1643,
et que la mère de Chaugy fut la première à l'en infor-
mer (1). Nous avons en main des lettres qui prouvent que
M. de Saint-Thomas travailla beaucoup plus tôt à le faire
nommer coadjuteur, avec le titre d'évêque d'Hébron. En
date du 16 juillet 1642, Charles-Auguste lui écrivait pour
le remercier de sa nomination opérée par la congrégation
consistoriale, en date du 16 juin, et ratifiée par le Con-
sistoire le 22 du même mois.
Dans une lettre du 15 juillet, se félicitant de ce titre
glorieux, il le remercie de ce qu'il a fait pour lui à la cour
de Rome (2).
(1) La Maison naturelle, historique et chronologique de Saint
François de Haies, p. 657. — Paris, 1669.
(2) Archives de Turin. Lettere Vcscov,
— 228 —
Charles- Auguste, à la vérité, n'entra pas de suite en
charge, car, dans une série de pièces, il s'étonne du re-
tard qu'éprouve l'expédition de ses bulles, et il se de-
mande si les calomnies semées contre lui seraient arri-
vées aux oreilles de Sa Sainteté (1). C'est qu'en effet on
avait ourdi dans l'ombre toute la cabale, dont nous
avons parlé dans le chapiti^ qui précède.
C'était la coutume, dans l'Eglise de Genève, pour les
évêques après leur sacre, de franchir les monts et d'aller à
Turin prêter serment de fidélité entre les mains du
prince. Charles-Auguste aurait voulu remplir de suite cet
acte appelé de Révérence ; mais les médecins lui interdi-
rent ce voyage. Il ne put l'accomplir qu'au mois d'octobre.
Avant de quitter Annecy, il alla visiter l'évêque Juste
Guérin, s'entretint avec lui des intérêts du diocèse et
désira recevoir sa bénédiction. Le bon vieillard se jeta
lui-même à genoux, malgré ses infirmités, et voulut que le
coadjuteur le bénisse à son tour. Son cœur se serra à cette
vue, et une voix intérieure lui dit qu'il ne le reverrait
qu'au ciel. En effet, Charles-Auguste fut retenu à Turin
et à Pignerol jusqu'au 10 novembre. En arrivant à Saint-
Jean-de-Maurienne, il apprit, comme il l'écrivit à Ma-
dame Royale, la mort t du très-bon Monseigneur de Ge-
nève (2). i
Quoique Charles-Auguste ait rempli avec zèle tous les
devoirs de l'épiscopat, on peut dire que sa préoccupation
la plus constante fut le triomphe glorieux de son saint
oncle, son illustre prédécesseur, François de Sales, et de
consolider sa grande œuvre, la fondation des Sœurs de
Sainte-Marie de la Visitation.
(1) Archives de Turin. Lettre du 9 mars 1644.
(2) Ibid., Lettre du 17 novembre 1645.
— 229 —
Il avait un protecteur dévoué à la cour, M. le marquis
de Saint-Thomas, conseiller et premier secrétaire d'Etat.
Il le prie, au nom de l'amitié qu'il lui porte, « de plaider en
faveur de la canonisation auprès de Son Altesse Royale,
pour qu'elle agisse à Rome auprès du Pape. » Parfois, c'est
à elle qu'il s'adresse directement, en la conjurant d'écrire
elle-même au Pape « afin qu^e le Souverain Pontife ait
entre les mains un témoignage authentique de l'êstime
qu'elle a de ce grand serviteur de Dieu. » Convaincu que
Sa Sainteté déférera grandement aux désirs de Son Al-
tesse Royale, il lui demande de presser la canonisa-
tion (1). Dans son impatience de voir les reliques du Bien-
heureux placées sur nos autels, il gémit de la longueur
des enquêtes qu'entraîne le procès d'une canonisation, et
les appelle « de grandes enfilures de formalités. » C'est
un nouveau procès à recommencer. Il écrit à ce sujet à
plusieurs évêques de France, en leur communiquant le
désir du Pape à cet égard. On dirait qu'il avait hâte de
voir ce jour du triomphe, dont la Providence devait ren-
dre témoin son successeur.
Quant aux filles de la Visitation, il les regardait comme
des membres de sa famille, et il ne cessa d'intéresser
les princesses en leur faveur. Lorsqu'il fut question d'éri-
ger l'église de la Visitation, il fit demander, par M. le
marquis de Saint-Thomas, à Son Altesse de vouloir poser
ou faire poser en son nom la première pierre (2).
Un des désirs les plus ardents de la famille de Sales,
du comte Louis et de ses enfants eût été de convertir le
château où était né saint François en une maison de la
Visitation. Charles-Auguste fut chargé par son père d'en
adresser la demande à Madame Royale. Il envoya même à
(1) Lettre du 10 février 1647.
(2) Lettre du 19 décembre 1643. Voyez Pièces justificatives, n" VII.
— 230 —
Turin la mère de Chaugy pour négocier cette affaire, qui ne
fut pas appuyée par le Sénat. Ce fut le 9 février 1650 que
Charles-Auguste en fit les premières ouvertures, au nom
de sa parenté. Le motif principal sur lequel il s'appuie
est le désir de son père, qui trouve convenable « que
les gardiennes des reliques précieuses de leur fondateur,
le deviennent aussi de son berceau. « Ce vœu est spéciale-
ment exprimé dans une lettre adressée à Son Altesse (1),
et commise aux soins de M. le marquis de Saint-Thomas»
dont il se nomme le très-obligé serviteur et allié (2).
Quelque dévoué que fût Charles-Auguste à la Visita-
tion, il n'en recommandait pas moins les autres commu-
nautés qui le méritaient par leur sage conduite. Ainsi, il
prend sous sa protection les Annonciades qui ont l'intention
de s'établir àBonneville « où il n'y a, dit-il, jusqu'ici, qu'une
église paroissiale. Ce sont de très-bonnes filles, ajoute-
t-il, qui ont fait beaucoup de bien, depuis qu'elles s'y sont
réfugiées. Le pays des alentours les estime et désire
qu'elles restent (3). »
Quant aux Prêtres de la Mission, soit Lazaristes, il fut
leur ami sincère, et il leur rendit le meilleur témoignage :
« Ces bons prêtres nous sont parfaitement utiles pour
les missions dans les villages, pour les ordinations, sémi-
naires, exercices spirituels, instructions, catéchismes, sans
que cela ne coûte rien (4). »
Ils ne furent pas moins l'objet d'une dénonciation, efc
accusés à la cour. Dès que Charles-Auguste en fût averti,
(1) Voyez cette lettre aux Pièces justificatives, n° VIII.
(2) Le marquis de Saint-Thomas avait épousé la fille du marquis de
Lucey; il était ainsi allié à la famille de Sales. Pourpris historique,
p. 524.
(3) Lettre du 7 janvier 1647, à 11. R.
(4) Lettre à M. R., du 13 mai 1646,
— 231 —
il pria Son Altesse « de réserver à ces dignes mission-
naires et à luy une oreille pour les ouyr (1). •
Lorsque Son Altesse lui parla des PP. Jésuites comme
missionnaires dans le pays de Gex, il s'empressa d'ac-
quiescer à ses désirs, en espérant que la gloire de Dieu
en serait hautement servie. « C'est un bien inestimable
pour vos Estats, ajoute-t-il, mais surtout et particulière-
ment pour mon pauvre et désolé diocèse. » Malgré toute
l'estime dont il environnait ces religieux, Charles-Au-
guste ne fut pas d'avis de les voir établir une chaire de
théologie à Chambéry. « Je les estime et les honore, écri-
vit-il à Son Altesse, mais Chambéry n'est pas une ville
où il y ait beaucoup d'ecclésiastiques. Le droit y réussi-
rait mieux. » Il ajoute que la fondation de cette chaire a
été faite à Annecy, par son prédécesseur, et qu'il en a
augmenté le capital (2). »
Il était une communauté dont il n'avait pas immédiate-
ment approuvé l'établissement; c'était celle des Orato-
riens de Rumilly. Ils furent demandés comme professeurs
par les syndics de cette petite ville. Comme ils avaient le
renom de favoriser l'expansion du jansénisme, il refusa
de les agréer. Les administrateurs revinrent à la charge
et l'évêque céda devant leur instances, voulant toutefois
entendre un de leurs prédicateurs dans l'église de la Visi-
tation. Le supérieur de la maison de Lyon fut envoyé par
son général. Après le sermon, l'évêque retira son appro-
bation, et le renvoya, en lui disant « que sa doctrine était
périlleuse • et en informa sa communauté. Grand fut
l'émoi du général, qui convoqua immédiatement le Cha-
pitre de l'Ordre, et fit une défense absolue à tous ses
sujets de prêcher, enseigner ou écrire rien qui ressentit
(1) Lettre du 25 juillet 1650.
(2) Lettre du 15 octobre 1647.
— 232 —
le jansénisme. L'évêque, ayant appris cette sage mesure
permit au P. de Prépavin de venir, avec deux de ses col-
lègues, prendre possession du collège de Rumilly. Pen-
dant compte de sa conduite à Son Altesse, l'évêque
ajouta : « 11 y a des envieux qui exagèrent; j'assure que
j'ay, sur tout cela, l'œil ouvert et les oreilles encore, et
que si je m'apercevais de la moindre nouveauté contre
l'intégrité de notre saincte foy, je courrai promptement
comme au feu, et recourrois confidemment à Votre Al-
tesse Royale, pour y mettre de l'ordre, car le serment de
ma triple fidélité m'oblige à cela indispensablement, n'y
ayant déjà que trop de mal dans la misérable Ge-
nève (1). »
Charles-Auguste avait armé son diocèse, comme il le
dit, par des constitutions synodales, qui défendent absolu-
ment toute publication janséniste.
Sa doctrine, d'ailleurs, était connue et appréciée. Ses
nombreuses prédications l'avaient mise en évidence, non-
seulement dans son diocèse, mais à l'étranger, où il pas-
sait avec justice pour un excellent orateur. En 1647, il
fut tout à la fois démandé pour l'Avent et le Carême, à
Dijon, par le prince de Condé, à Paris, par M. d'Estampes,
pour la paroisse de Saint-Jean-de-Grève, et à Toulouse,
par Mgr l'archevêque.
11 ne pouvait se refuser à des invitations aussi honora-
bles; cependant, il y eut un autre motif qui le porta à
accepter. Il est exprimé dans une lettre à Son Altesse
Royale, en laquelle il la prévenait de ces excursions.
• C'est un moyen fort aisé et insensible pour voir tous les
monastères de la Visitation, ce qui est fort important,
outre que notre Bienheureux Père aye prêché en tous ces
(1) Lettre à M. R., 10 décembre 1632.
— 233 —
lieux, c'est un témoignage en ma personne du bon sou-
venir qu'ils ont de luy (1). »
Le Carême de Dijon lui fournit le précieux avantage de
se mettre en rapport avec le prince de Condé, qui lui pro-
mit sa protection pour les intérêts catholiques de la por-
tion de son diocèse, située sur les terres de France. Il
revint par Dôle et Salin, où on lui fit le meilleur accueil.
Il se disposait à repartir pour prêcher l'Avent à Paris,
comme il l'avait promis à M. Loisel, curé de Saint-Grève,
lorsqu'il reçut un bref du Pape, qui lui donnait l'ordre
de procéder de suite aux enquêtes nécessaires à la cano-
nisation de son saint oncle. Immédiatement, Charles-
Auguste écrivit à Paris pour retirer sa parole. Il se mit
de nouveau à l'œuvre pour activer les dépositions.
L'année suivante fut consacrée à ses visites pastorales.
Sur son passage se trouvait la Chartreuse du Reposoir.
Il voulut y aller vénérer les reliques du bienheureux Jean
d'Espagne, qui y était mort l'an 1160, en odeur de sain-
teté. Il continua, l'année suivante, ses tournées dans son
vaste diocèse, et il ne revint à Annecy que sur la fin
d'octobre, harassé de fatigue et d'épuisement. Il aurait
voulu pouvoir prêcher lui-même l'Avent dans sa cathé-
drale, mais un rhumatisme aigu l'en empêcha.
Il commençait à se remettre, lorsqu'une série de fléaux
vint s'abattre sur sa ville épiscopale. Des pluies torren-
tielles avaient gonflé les eaux du lac, qui déborda et
inonda la ville épiscopale. A la vue du danger que cou-
raient ses ouailles, Charles-Auguste s'oublia lui-même. En
bateau, à cheval, il multiplia ses courses, portant du pain,
des vêtements et des vivres aux pauvres familles. Il
n'eut pas de repos jusqu'à ce qu'il eût visité toutes les
(1) Lettre à Son Altesse Royale, 31 mars 1647.
- 234 —
communautés religieuses, afin de s'assurer qu'elles avaient
les provisions nécessaires.
En 1G52, il fut redemandé pour le Carême, à Paris, mais
les troubles qui y éclatèrent lui firent remettre cette évan-
gélisation à une autre époque. La petite ville de La Roche en
bénéficia, car il y donna des conférences auxquelles accou-
rurent même des protestants de Genève; ce qui irrita
tellement quelques exaltés, qu'ils résolurent d'attenter
à ses jours. L'année suivante fut pour lui un temps de
joie spirituelle ; ce fut alors que l'évêque de Belley fut
délégué à Annecy pour y procéder sur place à l'audition
des témoins des miracles opérés par l'intercession de
saint François. Il y eut, entre MM. de Belley et de Ge-
nève, une douce échange de cordialité, qui rappela les
rapports de Mgr le Camus avec saint François de Sales.
La peine suit bien souvent de près la jouissance;
Charles-Auguste ne pouvait échapper à l'épreuve. L'année
suivante, il fut appelé à fermer les yeux à son vertueux
père, mais il le vit si résigné et si bien préparé au pas-
sage de la vie à l'éternité, qu'il se consola de cette dure
séparation. Le malade, voyant son fils en pleurs, répéta
ces paroles de l'Imitation : « Christe, dulce mihi tecum
vivere, dulce mori. 0 Christ, il est doux de vivre pour
toi, mais il n'est pas moins doux de mourir avec toi. »
Il se passa dans la chambre du malade une scène qui rap-
pelle les âges des patriarches. L'évêque, s'étant jeté à
genoux, demanda à son père sa bénédiction pour lui et
ses frères. « Mon fils, lui répondit le vieillard, puisque
Dieu vous a rendu par sa grâce mon pasteur et mon Père
spirituel, je n'ai point à donner de bénédiction là où vous
êtes. Seulement, mon fils, je prie Dieu qu'il vous assiste
puissamment de ses grâces, afin que vous soyez son bon,
fidèle et prudent serviteur. > Il continua « Je prie Dieu qu'il
bénisse le baron de Thorens, afin qu'il administre le bien
— 235 —
de notre petite maison, sans perdre de vue les biens éter-
nels; je prie Dieu qu'il bénisse votre frère de Richemont,
afin qu'en son grade et son état, il serve toujours fidèle-
ment sa Divine Majesté. Je prie Dieu qu'il bénisse Dom
Paulin, et qu'en le guérissant, il le rende digne de la pro-
tection de saint Benoît. Je prie Dieu qu'il bénisse le che-
valier et qu'il lui donne toutes les forces nécessaires pour
généreusement combattre contre les ennemis de notre
sainte religion et faire son salut. Je prie Dieu qu'il bé-
nisse mon fils de Usillon, pour qu'il lui donne toujours et
la crainte et la patience pour mériter la joie parfaite de
ceux qui attendent le salut de Dieu. » Il ne lui restait
plus qu'à bénir sa vertueuse épouse, abîmée dans les lar-
mes; elle s'avance. « Madame, lui dit-il, je prie Dieu qu'il
vous bénisse et qu'il vous fasse la grâce de bien accom-
plir sa sainte volonté (1). »
Il fallait toute la force des vertus antiques, pour ne pas
éclater en sanglots. Chacun resta à genoux et s'inclina
sous la main qui bénissait : Au nom du Père et du Fils et
du Saint-Esprit.
L'évêque avait un autre devoir à remplir à l'égard de
son père. Il devait lui administrer les derniers sacre-
ments. Lorsqu'il lui présenta la sainte hostie, le malade
dit avec 'une foi profonde : « Adoro te dévote, latens
Deitas, » et lorsqu'on lui parla de l'Extrême-Onction :
« Oui, dit-il, le temps presse, il faut songer au départ. »
Le 24 novembre 1654, le comte Louis de Sales remet-
tait son âme entre les mains de Dieu en disant, dans un
suprême effort : « Mon Dieu! mon Rédempteur! »
Charles-Auguste tenait essentiellement aux droits de
l'Eglise, et les attaques dirigées contre sa divine autorité
(1) La Maison naturelle de saint François de Sales, p. 403.
- 230 -
lui étaient plus sensibles que celles qui l'atteignaient lui-
même. Malgré toute sa prudence, il ne put échapper aux
poursuites des malveillants, qui prirent occasion des con-
cours (1) pour le traduire devant le Sénat en appel d'a-
bus (2). Le poste de Saint-Julien étant devenu vacant,
l'évêque se préparait à nommer un curé, lorsque le baron
de Ternier, croyant avoir des droits à faire valoir comme
collateur, y mit opposition. Jean d'Aranthon lui accorda
un délai de vingt jours pour produire ses titres. Comme il
n'en présenta aucun, Charles-Auguste mit la cure au con-
cours. Il n'en fallut pas davantage pour courroucer le
baron, qui porta plainte au Sénat contre l'évêque. Il fut
cité à comparaître et à répondre sur l'inculpation d'appel
d'abus.
Ce procédé provoqua, de la part de Jean d'Aranthon, une
lettre dans laquelle son âme s'épancha en termes remplis
de tristesse pour l'avenir. « Si je me plains, dit-il, c'est que
les intérêts de la religion sont mêlés à cette affaire. J'ap-
préhende, ajoute-t-il, avec beaucoup de bonnes âmes,
que le courroux de Dieu ne s'irrite, et que dans les châ-
timents dont son bras nous menace, l'innocent ne soit
enveloppé avec le coupable. Madame, je scay que j'ay
à faire avec une princesse très-équitable, et qui ne souffre
pas volontiers les désordres; c'est pourquoy je les lui
représente, escryvant cecy avec larmes aux pieds du cru-
cifix, par la charité duquel je supplie et conjure Votre
Altesse Royale d'avoir pitié de la pauvre Eglise persé-
cutée, non-seulement en cecy, mais de plusieurs autres
(1) On appelle concours l'examen qui précédait la collation des bénéfices
dépendant de l'évêque. Il n'en était pas de même de ceux qui appartenaient
aux collateurs. En ce cas, les prêtres avaient besoin de l'approbation épis-
copale.
(2) Lorsque les concurrents avaient à se plaindre de la nomination faite
par l'évêque, ils en appelaient au Sénat. Cela se nommait appel d'abus.
- 237 —
choses que je m'abstiens de coucher sur ce papier, de
crainte de donner trop d'affliction à vostre bon cœur. Il
semble que nous allons estre abandonnés à la puissance
des ténèbres, et c'est le plus grand malheur qui puisse
jamays arriver, car aussitôt que les colonnes de la religion
et de la justice sont abattues, en quel Estât que ce soit,
tout le reste n'est pas éloigné de sa ruyne. Voilà, Ma-
dame, des paroles qu'une juste douleur a faict tomber de
ma plume avec la même sincérité que je parlerais si
j'estois à l'article de la mort, et que par conséquent
je n'aurais plus rien à craindre ny espérer dans ce
monde (1). »
Le prélat, en écrivant ces lignes empreintes de tris-
tesse, ne voyait autour de lui que souffrances et afflic-
tions. La disette exerçait d'affreux ravages, et lui-même
commençait à être atteint d'une maladie douloureuse qui
l'obligea à renoncer aux prédications.
Il est une autre question qui vint affecter plus douloureu-
sement encore Charles-Auguste sur la fin de sa vie; ce fut
un démêlé qu'il eut avec son Chapitre au sujet d'un libelle
répandu dans la ville contre son administration. On l'ac-
cusait de « disposer des bénéfices d'une manière capri-
cieuse, et d'affecter du dédain pour la cathédrale, parce
qu'il avait fait transporter son siège dans une petite
église, ce qui était une iDjure faite au Chapitre (2). »
Ne voulant pas rester sous le poids de cette inculpa-
tion, Charles Auguste députa à Turin M. le docteur d'Hau-
teville, afin d'exposer sa situation et de répondre aux atta-
ques du libelle. Il était porteur d'une lettre un peu vive
dans laquelle il déclarait • qu'il ne prétendait pas être le
(1) Archives de Turin. Lettre de Charles-Auguste, fi juin el 13 juillet 1630.
(2) Lettre du 1" juin 1659.
- 238 —
valet de MM. les chanoines qui, si on les écoutait, seraient
autant d'évêques qu'il y a de stalles. »
L'habitude de la cour était d'aplanir les difficultés, qui
pouvaient surgir entre le Chapitre et l'évêque. Aussi, lui
proposa-t-on un arbitrage. Charles-Auguste répondit « qu'il
ne voulait d'autre arbitre que Son Altesse, et de juge
que le Pape ». Il ne fut pas nécessaire d'en référer à
ce tribunal. Un arrangement fut proposé et accepté.
Charles-Auguste passa ses dernières années au château
de Tréson (1), où il avait une chambre de travail et une cha-
pelle consacrée à la Sainte Trinité. Ce fut là qu'il acheva
le Pourpris historique de la maison de Sales, dont il fit
hommage à Son Altesse Madame Royale. 11 en envoya
aussi un exemplaire à M. le marquis de Saint-Thomas, en
témoignage de sa reconnaissance pour ses bons offices,
regrettant que la reliure fut si chétive. • Mais, dit-il,
c'est un effet ou un défaut qui procède de la pauvreté de
cette ville, où deux relieurs sont morts, le troisième n'en
sçait pas plus (2). •
La dernière lettre écrite par Charles-Auguste est celle
où il dit qu'en apprenant la préservation miraculeuse de
Son Altesse, il a fait chanter un Te Deum, accompagné de
feux de joie. En la terminant, il prie Dieu « que la religion
catholique soit remise en Genève pour y chanter un autre
Te Deum (3). »
Quinze jours plus tard, c'est-à-dire le 8 février 1660, il
expirait tranquillement au château de Tréson, en priant
pour la conversion de Genève.
(1) Le château de Tréson domine la ville d'Annecy.
(2) Lettre au marquis de Saint-Thomas, 23 décemhre 1659.
(3) 22 janvier 1660.
CHAPITRE XII
Jean d'Arenthon d'Alex.
La famille d'Arenthon d'Alex. — Jean. — Sa jeunesse au temps de
la peste. — Ses premières études. — Il est envoyé à Paris. —
Les prêtres de l'Oratoire. — Il revient à Annecy. — Devenu prê-
tre il est envoyé à Chevry. — Voyage à Turin. — On lui offre
l'évêché de Lausanne. — Il refuse. — Sa nomination à l'évêché de
Geuève. — Il est dénoncé à Turin et à Rome. — Sa justification.
— Béatification de saint François de Sales. — Il part pour Paris.
— Affaire importante, sa lettre au Pape. — Il se rend utile. —
De retour il s'occupe de la fondation du grand séminaire. — Son
zèle pour les communautés. — Sa charité. — Sa foi. — Difficultés
qu'il éprouve. — 11 défend les immunités ecclésiastiques. — Ses
missions. — Ses dernières pensées. — Sa mort.
Jean d'Arenthon d'Alex était fils de Jacques d'Arenthon,
Seigneur d'Alex, et de Jeanne Françoise, Dame de Mancy.
C'était une famille patriarcale que celle de ce Seigneur,
car Jean fut le vingt-quatrième enfant.
Le seigneur d'Arenthon avait eu parmi ses ancêtres,
des guerriers valeureux qui avaient combattu sur divers
champs de bataille, à côté des princes de la maison de
/Savoie; d'autres avaient rempli, comme gentilshommes,
- 2'i0 —
d'importantes fonctions à la cour. Jean fut destiné à ser-
vir Dieu et l'Eglise, et à devenir le plus célèbre rejeton
de sa famille.
Il naquit au château d'Alex(l), le 29 septembre 1620, et
reçut le baptême dans l'église paroissiale, où on lui donna
le nom de Jean. Il eut le bonheur de grandir sous l'aile
maternelle, et, dès sa jeunesse, il fut formé aux habitudes
de la piété. Il apprit de bonne heure à lire, et l'on vit se
développer en lui le goût de l'étude par son avidité des ré-
cits bibliques. Parvenu à l'âge de sept ans, il dut quitter
le château d'Alex. La peste désolait alors la vallée. Pour
le soustraire aux coups du fléau, son père l'envoya ainsi
que ses frères, dans un château qu'il possédait sur les
bords de l'Arve à Etrembières, le château de Châtillon (2);
mais là, notre jeune Jean courut un autre danger. Le cours
de l'Arve était alors différent de celui de nos jours, cette
rivière venait baigner le pied du Salève, et les murs du
château. Or, un jour d'été, il prit fantaisie au jeune sei-
gneur d'aller s'y rafraîchir. Le courant l'entraîna bientôt,
et il était sur le point de périr, lorsqu'un jeune paysan
d'Etrembières, le voyant en danger, se jeta à l'eau, et
ramena sur le bord le jeune d'Arenthon, l'arrachant ainsi
à la mort.
La peste ayant cessé, les parents de Jean regagnèrent
leur château d'Alex, où ils vécurent dans la paix la plus
grande, jusqu'au moment où la Savoie fut envahie par les
troupes de Louis XIII. Annecy ayant capitulé en avril 1630,
(1) Alex est un hameau qu'on trouve entre Annecy et Thônes. Le château
où est né Jean d'Aranthon subsiste encore, avec ses vieilles tours et ses
fossés, mais il est tombé dans un délabrement déplorable depuis qu'il a été
vendu par le(> héritiers de M. Parravex.
(2) Les d'Aranthon avaient contracté une alliance avec la famille de Châ-
tillon. Il y a trente ans, on voyait le château au pied du Salève, près des
moulins d'Etrembières. Il était muni de créneaux et d'un très-beau donjon.
Tout a été ravagé ou détruit pour utiliser les pierres taillées.
— 241 —
les soldats français furent envoyés en cantonnement dans
les hameaux d'alentour. Alex eut sa garnison, et Monsieur
de Langeron y suivit son détachement. Bientôt, des
rapports intimes s'établirent entre les deux seigneurs.
Monsieur de Langeron fut l'habitué du château d'Arenthon,
et il s'y prit d'une affection telle pour le jeune Jean, à
cause de l'amabilité de son caractère et de l'ouverture de
son esprit, qu'il demanda à son père de pouvoir l'emmener
à Paris pour le faire élever avec un de ses enfants. Il en
eut coûté à sa mère de se détacher de son Benjamin.
M. d'Arenthon remercia son hôte de ses propositions. Comme
il fallait cependant que le jeune d'Arenthon commençât
ses études, il fut confié à un ecclésiastique, nommé Fran-
çois Avrillon, devenu plus tard curé de Thônes (1), qui lui
donna les premières leçons de grammaire, en développant,
dans son jeune cœur, les sentiments d'une tendre piété.
A l'âge de dix ans, il alla continuer ses études à Annecy,
chez les PP. Barnabites, qui y avaient été appelés par
saint François de Sales. Il fut dans cette école le modèle
des étudiants, soit par son ardeur à l'étude, soit par sa
conduite irréprochable en tous points. Il était parvenu à
son cours de théologie, lorsqu'il eut la douleur de perdre
son père. Après avoir payé par d'abondantes larmes un
juste tribut de regrets à cette mémoire vénérée, le jeune
d'Alex reprit courageusement ses études, et soutint les
thèses avec un brillant succès. Il n'en fallut pas davantage
pour l'acheminer vers la Sorbonne, où les jeunes lauréats
avaient coutume d'aller prendre le grade de docteur. Ce
fut un grand sacrifice pour sa bonne et vertueuse mère
(1) M. François Avrillon fut curé de Thônes do 1706 à 1709, et mourut à
Champéry le 18 février 1711. 11 fut un des fondateurs du collège de Thônes,
et il laissa en mourant une somme pour l'entretien du deux régents qui de-
vaient enseigner le latin.
16
— 242 —
que de voir s'éloigner son enfant. Elle redoutait pour lui
l'air contagieux des grandes villes. Elle finit par lui donner
son consentement, après l'avoir armé de ses bons con-
seils.
Jean rencontra à Paris deux professeurs dévoués,
MM. l'Escot et Duval, et un ami de cœur, Breton d'ori-
gine, son émule dans les thèses, mais vrai collègue, franc
camarade, qu'il retrouva à Rome en 1650, époque du
grand Jubilé, sous le Pape Innocent X. Après avoir passé
trois ans à la Sorbonne, Jean d'Arenthon n'était pas encore
fixé sur sa vocation. Il consulta M. Duval, qui lui dit : « Mon-
sieur, vous feriez un grand tort à l'Eglise, à votre province
et à votre personne, si vous vous arrêtiez ainsi en che-
min.»
Ce fut pour lui un trait de lumière, mais avant de se
décider, il voulut passer une année au séminaire de Saint-
Magloire, dont le R. P. d'Arcy, prêtre de l'Oratoire, était
un des directeurs. Témoin des vertus pratiquées par les
membres de cette congrégation, Jean d'Arenthon eut la
pensée d'y entrer ; mais le P. d'Arcy lui déclara que Dieu
l'appelait ailleurs et avait sur lui des desseins d'une plus
grande étendue. Le vénérable fondateur de la société des
Lazaristes, saint Vincent de Paul, qui l'avait en grande
estime, alla plus loin. « Mon enfant, lui dit-il, Dieu veut
t se servir de vous, et je vous assure que un jour, vous
« serez le successeur de saint François de Sales. »
Les paroles des saints portent coup ; elles sont souvent
des prophéties qui un jour ou l'autre s'accomplissent.
Jean fut rappelé par sa mère, qui désirait le revoir. Il
ne quitta pas sans regret sa chère congrégation de l'Ora-
toire ; mais il ne voulut pas contrister le cœur de Madame
d'Arenthon.
Revenu dans sa patrie, il fut présenté à Dom Juste
Guérin, qui occupait alors le siège épiscopal de Genève. A
— 243 —
la vue de ce jeune homme, qui n'était pas encore engagé
dans la cléricature, le vieillard tressaillit, et après l'avoir
entendu parler, il s'écria: « Soyez le bienvenu, mon fils; je
« mourrai content, j'ai trouvé quelqu'un qui réparera mes
« fautes, • et il lui donna les ordres mineurs. Jean avait
alors vingt-trois ans. Il se prépara à recevoir le diaconat
et la prêtrise, et l'année suivante, il fut ordonné par Mon-
seigneur de Passélègue évêque de Belley.
Il semble que la Providence avait prédestiné Jean d'A-
renthon à rayonner autour de Genève, pour en étudier les
besoins et les doctrines. Il fut d'abord question de le
nommer Chanoine de la Cathédrale, mais le poste de
Chevry, dans le pays de Gex, étant devenu vacant, Jean
d'Arenthon y fut envoyé. Il put constater dans quelle
triste condition était cette contrée sous le rapport reli-
gieux. Il comprit que cette terre où le protestantisme
avait régné pendant près d'un siècle, demandait d'actifs
travailleurs pour faire tomber d'anciens préjugés. Il se
mit lui-même à l'œuvre, et parcourant diverses localités,
il y prêcha des conférences sur les points controversés
entre catholiques et protestants. Les fruits qu'il en retira
ne correspondant point à son zèle, il quitta son bénéfice,
et se rendit à Chambéry où l'appelait une affaire de famille,
pendante au Sénat. Son mérite y fut apprécié par le pre-
mier Président qui, dans un voyage en Italie, le présenta
à Madame Christine de France, Régente de Savoie, pour
servir de mentor au jeune prince Dom Antoine de Savoie.
Cette circonstance seule suffit pour le mettre en évidence
soit à Rome, soit à Turin. On voulut même le fixer dans
cette dernière ville, en lui proposant un poste à la cour,
auprès du prince. « Ah 1 s'écria-t-il, la cour ! si je ne pou-
« vais pas en sortir par la porte, ce serait par les fenê-
« très. »
Sur ces entrefaites, l'évêque de Lausanne, Joss Knab,
— 244 —
étant venu à mourir (1), Madame Royale, qui avait le com-
mandeur d'Alex en grande vénération, jeta les yeux sur
lui pour ce siège.
La cour de Savoie avait joui, dans les temps anciens, du
privilège de prendre part à la nomination des évêques de
Lausanne. Elle s'entendit avec les magistrats de Fribourg
qui appuyèrent le choix de Jean d'Arenthon et se dirent
tout disposés à l'accepter pour premier pasteur (2).
Ce fut alors qu'il fit cette plaisante réponse :
t Pour être évêque dans ce pays, il faut parler la lan-
t gue allemande et je ne puis l'apprendre; il faudrait être
« riche, et moi le vingt-quatrième enfant de ma famille,
• je suis sans fortune. D'ailleurs, il faut dans ce pays
« porter tant de santés que je crains d'y perdre la mienne. »
« — S'il ne s'agit que de votre traitement, lui dit-on, nous
t vous le constituons, en vous nommant ambassadeur en
« Suisse. » Jean refusa.
Il resta donc à Annecy, où il occupait avec distinction
une stalle à la cathédrale. Sa prudence lui mérita d'être
choisi comme délégué à la cour de Turin, pour y aplanir
une difficulté survenue entre le Chapitre et l'Évêque.
t Pourquoi, s'écria-t-il, faut-il donc que je reparaisse à la
cour? » Cette affaire étant terminée, monseigneur Char-
les-Auguste de Sales, évêque de Genève, tomba malade et
mourut, après quatorze ans et demi d'épiscopat, le 8 fé-
vrier 1660.
Plusieurs candidats, tous distingués, furent proposés à
Son Altesse Royale. Un d'entre eux était M. d'Arenthon;
son nom fut acclamé dans le Conseil du duc, qui lui expédia
sa nomination au château d'Alex, où il s'était retiré (3).
(1) Joss Knab mourut le 4 octobre 1658.
(2) Schmidt. Mémoires historiques du diocèse de Lausanne, t. II,
p. 444.
(3) La lettre de nomination de Jean d'Arenthon est datée du 20 mars 1660.
— 245 —
Tout le pays se réjouit de cet heureux choix. Jean d'A-
renthon seul fut dans la consternation, en pensant à la
responsabilité que lui imposait cette charge. « Je n'aspi-
« rais, dit-il à une de ses parentes, qu'à me retirer dans
« une chartreuse pour y vivre et y mourir en solitaire, et
« me voilà obligé de renoncer à la vie du silence!... >
Il se forma néanmoins une puissante coalition contre
lui.
Us étaient nombreux à Annecy ceux qui auraient désiré
voir monter sur le siège épiscopal un rejeton de la famille
de saint François de Sales. Il en restait encore un très-
distingué au sein du Chapitre, Joseph de Sales, frère con-
sanguin de l'illustre défunt, grand vicaire et doyen de la
cathédrale. Dans leur ardeur, légitime à plusieurs points
de vue, ses partisans sortirent des bornes de la charité et
se mirent à envoyer partout des mémoires contre le com-
mandeur d'Alex.
Sa foi, sa moralité furent attaqués par ceux mêmes qui
se disaient amis de l'Eglise. Il fut dénoncé au prince et
à la reine-mère, comme indigne de l'épiscopat. Ces incul-
pations se répétèrent à Rome auprès des cardinaux et des
ambassadeurs. Ce fut comme un orage qui s'éleva contre
Jean d'Arenthon, cet homme si doux, si humble et si pieux.
Saint François de Sales, lui-même, malgré toute son émi-
nente vertu, avait été en butte à d'atroces calomnies. Ce
souvenir fut un baume consolateur pour Jean d'Arenthon,
qui endura cette épreuve avec calme et résignation. Ses
amis le pressèrent de se justifier. Il leur répondit par ce
passage tiré de saint Augustin :
« L'iniquité est vaine, elle n'est rien; la justice seule est
puissante. La vérité peut être obscurcie un moment, mais
non être détruite. Le mensonge n'a pas de vie. »
Il trouva néanmoins d'illustres défenseurs. Le marquis
de saint Thomas, premier secrétaire d'Etat, surtout se
— 246 —
mit en avant. « Si je vous envoyais, lui écrivait-il, dans
une lettre du 16 octobre 1660, la copie de tout ce que j'ai
écrit à Rome, vous y trouveriez, Monsieur, votre panégyrique
contre la calomnie de la plus noire malice qui se soit vue
depuis longtemps. J'espère néanmoins que vos affaires
iront bien à Rome, car le Pape même avoue qu'il s'aper-
çoit du venin caché qu'on vomit contre vous (1). »
Le marquis de Pianesse aussi prit chaudement sa dé-
fense auprès du nonce, et monseigneur le prince Dom
Antoine, informé des attaques dirigées contre M. d'Aren-
thon en écrivit à son ambassadeur à Rome.
Mais celui qui parvint à approfondir la vérité fut monsei-
gneur de Maupas, évêque du Puy, qui, étant venu à Annecy
pour les enquêtes de la canonisation de saint François,
vérifia sur place la fausseté des inculpations dirigées con-
tre Jean d'Arenthon et en fit un rapport détaillé au Sou-
verain Pontife. Il fallut toute son autorité pour briser la
trame ourdie par des mains habiles contre l'élu de la
cour.
Enfin, après une année d'enquêtes et de contre-enquêtes,
eut lieu sa préconisation, qui fut suivie de son sacre. Il
eut lieu à Turin, le 9 octobre 1661 (2).
Saint Vincent de Paul, apprenant l'élévation de Monsieur
d'Arenthon, fut le premier à le féliciter, heureux d'avoir
si bien auguré en annonçant qu'un jour Jean serait le digne
successeurde saint François de Sales.Ce témoignage d'estime
et d'affection de la part d'un prêtre comme M. Vincent,
dut le dédommager des attaques dont sa nomination avait
été le signal.
(1) Vie de monseigneur d'Arenthon, page 69.
(2) Jean d'Arenthon choisit cette ville par raison d'économie et pour plu-
sieurs autres convenances. Archives de Turin. Lettre à M. R., 21 îuil-
let 1665.
— 247 —
Voici la lettre de saint Vincent de Paul :
« Monseigneur,
« Ayant appris la grâce que Dieu a faite à son Eglise d'ins-
pirer à S. A. R. le choix de votre personne pour l'évêché
de Genève, j'en rends grâce à sa divine Majesté, qui a
exaucé les souhaits de tant de gens de bien qui vous ont
demandé à Dieu pour remplir ce siège si considérable, et
qui vous a prévenu de grâces convenables à ce divin em-
ploy. Tout misérable que je sois, monseigneur, depuis que
j'ay eu le bonheur de vous voir, il m'est resté une idée de
votre chère personne rapportante à celle que j'ay du bien-
heureux François de Sales, votre prédécesseur; de sorte,
qu'à peine je me suis ressouvenu de vous, monseigneur,
sans penser à ce grand saint. Je prie N. S. J. C, qui est
l'évêque des évêques et leur parfait exemplaire, qu'il vous
donne son double esprit pour la satisfaction de votre chère
âme et le salut des personnes qu'il a destinées à votre
conduite.
« Paris, 12 mars 1660. »
Le premier événement qui marqua l'épiscopat de Jean
d'Arenthon d'Alex, fut la béatification de saint François
de Sales. Elle eut lieu à Rome, le 28 décembre 1661, jour
anniversaire de sa mort. Le bref fut publié à Annecy,
le 29 avril de l'année suivante, au milieu d'une pom-
peuse solennité, Oh! qu'il fut doux pour Jean d'Arenthon
de raconter les gloires et les vertus de son saint prédéces-
seur ! Il se réserva cette tâche et il s'en acquitta, avec un
rare talent, dans un brillant panégyrique.
Le père Ménestrier a raconté, dans un livre intitulé: « Le
Nouvel astre du ciel de V Eglise, » tous les détails de cette
cérémonie , la levée du corps et sa translation dans la ma-
gnifique châsse offerte par Madame Christine de France,
la procession et tout l'ordre de la fête. Écoutons un autre
— 248 —
témoignage; celui d'un ouvrier de Genève, nommé Abra-
ham Durand, qui fut cité au Consistoire pour avoir assisté
à Annecy à la béatification de saint François de Sales.
Apprenant que plusieurs artisans se disposaient à se
rendre à Annecy pour cette solennité, sous prétexte d'y
vendre de la marchandise « même des croix et autres cho-
ses servant à la superstition », les syndics de Genève
s'étaient rassemblés et avaient arrêté « de mander les sei-
gneurs dizainiers de chaque quartier avec ordre d'aller
de maison en maison faire défense de la part de la sei-
gneurie, à toute personne d'aller voir la superstition
qui se fait à Annecy, sous quelque prétexte que ce soit, à
peine d'amende arbitraire (1).
Il ne paraît pas que cette défense obtînt tout son effet,
car le 8 mai, Abraham Durand fut cité au Consistoire
pour avoir été à Annecy lors e de la canonisation du pré-
tendu saint François de Sales. » On lui demande raison de
sa conduite. Il répond « qu'il s'est aidé à faire une chaire de
prédication et des armes du Pape en relief et que la cu-
riosité l'a porté à voir enlever le corps du tombeau. > Que
s'était-il passé? D'après son rapport, il n'y avait que l'é-
vêque et deux chapelains. Il ne vit que des os sans chair,
et quand à la face, il y avait une tête d'argent. On s'étonne
de ce qu'il ait pu assister à la levée du corps; il avoue
« qu'il s'était caché dans un confessional où il fut dé-
couvert par l'évêque qui lui jeta une œillade par laquelle il
lui manifesta son déplaisir et le fit sortir. » Interrogé sur
le motif qui l'a conduit à Annecy, il déclare que « le maître
qui avait été chargé de la dite besogne l'avait demandé
pour l'aider. » Ce ne fut pas une raison qui fut prise en
grande considération, car le pauvre ouvrier fut fortement
censuré et remontré; et la cène lui fut interdite (2).
(1) Registre du Conseil, 28 avril 1662, folio 231.
(2) Extrait des registres du Consistoire, par Cramer, 8 mai 1662.
— 249 —
Il est à remarquer que Durand, en parlant de l'évêque
qu'il appelle « Comte d'Alex, prétendu successeur du dit
de Sales, » raconte que le lendemain de la cérémonie le
dit comte perdit son neveu, et qu'après plusieurs prédi-
cations, il partit, le lundi matin pour Paris. Cette déposi-
tion concorde en tout point avec le récit du P. Masson. Il
dit en effet « que la Providence permit qu'il arriva à Jean
un contrepoids de douleur bien sensible; son neveu mou-
rut le lendemain de cette cérémonie dans sa propre maison,
et ce qui rendit sa douleur encore plus cuisante, c'est qu'il
fut obligé de partir dès le lendemain de la mort de ce cher
neveu pour Paris, où les affaires de son église l'appelaient
sans délai (1).
Qu'était donc cette affaire si urgente ?
C'était principalement celle de la démolition des tem-
ples protestants bâtis dans le pays de Gex durant la mino-
rité du roi et l'arrêt de la cour de Dijon relatif aux dimes
de Saconnex, Genthoud et d'autres villages du voisinage
de Genève. Le roi avait reçu de nombreuses réclamations
à ce sujet. Le noble seigneur Jean Lullin, syndic, s'était
présenté à la cour, patronné par la générale de Turenne,
Mademoiselle de Bouillon, et par les ambassadeurs de
Hollande, de Brandebourg, de Danemarck et surtout par le
marquis de Rumigny, le haut protecteur des protestants
de France, qui avait grand crédit à la cour. Le syndic
Lullin, admis auprès du Maréchal de Ville-Roy, avait
plaidé les droits des Seigneurs de Genève sur les dîmes,
sans trop s'immiscer dans la question des temples. Le roi
voulant avoir des renseignements plus positifs sur cette
question, fit venir Jean d'Arenthon qui, suivant le rapport
du délégué genevois , Jean Lullin, fut immédiatement
reçu en audience après être arrivé à Paris (2).
(1) La Vie de Messire Jean d'Arenthon, page 90.
(2) Registre du Conseil.
— 250 —
Le 16, il fut admis auprès de la reine-mère, qui le pré-
senta à la reine régnante, et le lendemain au roi qui lui
promit de le protéger t autant que la justice le lui per-
mettrait (1). »
Jean d'Arenthon d'Alex employa le temps qu'il passa à
Paris à visiter diverses communautés, et les maisons
vouées aux œuvres de charité. Partout où il retrouvait des
souvenirs de saint François de Sales, il se complaisait à
les recueillir.
Comme la misère la plus grande régnait à ce moment
dans les alentours de Paris, on y organisa des réunions de
charité, afin de pourvoir aux besoins des pauvres. Jean
d'Arenthon fut invité à y prendre la parole. Il le fit avec
empressement. « J'ai eu la consolation et l'honneur d'être
employé deux ou trois fois la semaine dans les diverses
assemblées, pour y faire des exhortations (2). »
Il avait autour de lui pour l'encourager, la première
présidente Madame de Brienne, la comtesse de Morel et
Madame de Nemours.
Lullin avait déjà passé plus de quatre mois à Paris,
sans trop avancer les affaires de la république, et le temps
lui paraissait long. Le roi le mit enfin en présence de
l'évêque et de ses ministres. Ils eurent des explications
relatives surtout à trois localités : Chancy, Avully, et
Moëns, qui étaient mises sur le même pied que les autres
communes du pays de Gex. Il serait trop long de raconter
toute cette histoire qui se relie à l'exécution des traités
de 1569. Qu'il suffise de dire quel fut le jugement pro-
noncé par le roi et par le Conseil des ministres. L'évêque
Jean d'Arenthon en rend compte en ces termes au Pape
Alexandre VII.
(1) Lettre de Jean d'Arenthon du 26 mai.
(2) Lettre à Madame Royale, 20 mai 1662.
— 251 —
« Très Saint-Pèke.
t II est bien juste que je rende compte à Votre Sainc-
teté du voyage que j'ay faict à la cour de France pour le
bien de mon diocèse, puisque ce n'est que par vos ordre,
que je l'ai exécuté, qu'il n'a été soutenu que par ses pieuses
libéralités, et que j'en dois tout le bon succès à ce bref si
avantageux pour les intérêts de la religion, et si glorieux
pour moi, dont elle a eu la bonté de me charger.
« C'est ce bref, Très-Saint Père, que le roy a reçu avec
une vénération digne de l'auguste qualité qu'il porte de
fils ainé de l'Eglise, qui m'a fait trouver auprès de luy, un
fond inépuisable de bonté, qui a été si extraordinaire,
qu'elle est allée jusqu'à m'offrir des secours considérables
pour les frais de mes poursuites, et qui a inspiré aux deux
reines, mais particulièrement à la reine-mère, le zèle ardent
qu'elles ont témoigné pour la justice de ma cause, la-
quelle est enfin terminée, malgré toutes les intrigues et
efforts des hérétiques, par deux arrêts rendus le 10 de ce
mois, au rapport du sieur Poncet dans le Conseil d'enhaut
et conférences dans celui d'Etat, par le premier des quels
le Roy a ordonné que les habitants de Gex, n'auraient
désormais que deux temples pour l'exercice de leur reli-
gion protestante, leur déclarant qu'il leur a accordé par
une grâce toute particulière et qu'il ne veut anciennement
que l'Edit de Nantes ait lieu dans cette province, qui
n'était pas encore unie à la couronne quand le traité fût
fait.
« Il a ordonné de plus par le même arrêt que tous les
autres temples seraient incessamment démolis et rasés,
qu'il nommait pour l'exécution de cette ordonnance, le
sieur Bouchu (1). »
(i) Lettre de Jean d'Arenthon au Pape. Vie de Mgr Jean d'Arenthon,
page 100.
— 252 —
Immédiatement après que l'arrêté fut rendu, Jean
d'Arenthon en donna communication à Son Altesse, par
une lettre datée de Saint-Germain en Laye, en lui founis-
sant des détails intimes sur ce qui suivit la promulgation.
« La bonne reyne me fit appeler hier au soir pour me
témoigner la joye dont elle termina l'expression par ces
mots :
« Croyez bien, M. de Genève, que j'embrasserai de bon
cœur le roi, quand il passera ce soir dans mon apparte-
ment (1). »
Ce qui avait été arrêté fut accompli par les ordres de
l'intendant de Bourgogne, Monsieur Bouchu. Il commença
par Gex, et bientôt, des temples érigés dans ce pays, il
n'en resta que deux ouverts : celui de Sergy et celui de
Fernex.
La reine aurait voulut qu'on assignât dans Genève une
église où l'on pût prêcher en faveur des sujets du roi,
en attendant qu'on puisse obtenir de la république une
plus entière liberté de conscience. Le roi répondit que la
politique de ses ministres limitait ses désirs (2).
Alors la reine manifesta le désir de garder Jean d'Aren-
thon en France, en lui offrant un évêché. « Madame, lui
dit-il, j'ai une épouse. » La reine lui répliqua : « Mais croyez
vous, Monsieur de Genève, qu'on ne puisse pas passer d'un
évêché à un autre ? » « C'est un mariage, répondit Jean.
Ainsi, faites-moi, si vous le voulez, mourir dans Genève, ou
tout au moins dans les fossés de Genève, j'y consens.»
Lorsque Jean d'Arenthon alla prendre congé du roi et
le remercier d'avoir accueilli sa demande, il ne lui répon-
dit que ces deux mots : « Monsieur de Genève, il n'était
(1) Lettre de Jean d'Arenthon, du 2 août 1662.
(2) Lettre de Jean d'Arenthon, 26 mai 1662.
— 253 —
point nécessaire de me remercier, car je ne vous ai fait
que justice.» Toutefois, pour le dédommager de ses frais
de voyage, il lui offrit mille écus, que l'évêque refusa. Sur
les observations de la princesse de Carignan, qui lui dé-
clara que la reine-mère, voulant qu'il se fît un arsenal
spirituel, prendrait pour un affront son refus, il se décida
à accepter cette somme; mais, dit-il, « j'avais si peu d'atta-
chement à l'argent, que d'abord que je le reçus, je le mis
tout en livres, pour commmencer une bibliothèque pour le
séminaire (1). »
Jean d'Arenthon partit de Paris le 5 septembre pour
rentrer à Annecy, en passant par Chambéry et par
Vienne, où il alla saluer son nouveau métropolitain. Revenu
dans sa ville épiscopale, il espérait y goûter quelques
jours de repos, lorsqu'il reçut de Turin une invitation
pour bénir le mariage de Son Altesse, et de Madame la
duchesse royale au château de Chambéry, qui faisait alors
partie du diocèse de Grenoble. Monseigneur d'Arenthon
ne voulant pas empiéter sur les droits de l'Ordinaire,
écrivit à Son Altesse qu'il ne pourrait se rendre à Cham-
béry, sans offusquer le vieil évêque. Pour montrer l'estime
dont jouissait Jean d'Arenthon à la cour, les époux vinrent
à Annecy pour y recevoir la bénédiction nuptiale. Après la
cérémonie, ils lui proposèrent de leur exposer ses besoins,
en promettant d'y subvenir. Jean répondit « qu'il ne voulait
user des bontés de Leurs Altesses, jusqu'à ce qu'il eût pu
trouver une maison commode pour établir le séminaire
qui était l'ouvrage le plus glorieux qu'on pût entreprendre
en ce pays (2). »
L'œuvre par excellence de Jean d'Arenthon fut en effet
l'établissement du grand séminaire d'Annecy.
(1) Lettre de Jean d'Arenthon, 4 septembre 1662.
(2) Lettre du 3 février 1662.
— 254 —
Les jeunes clercs, qui se disposaient à entrer dans le sa-
cerdoce, recevaient déjà des leçons de théologie. Ils étaient
même obligés de passer quelques semaines en retraite
chez Messieurs de Saint-Lazare, pour se préparer aux or-
dinations. Ce n'était cependant pas l'école sacerdotale
prescrite aux évêques par le saint concile de Trente. Jean
d'Arenthon voulut combler cette lacune. Il s'adressa dans
ce but au Pape, qui bénit son projet, et s'engagea à lui
payer, sa vie durant, cinquantes pistoles pour l'entretien
des jeunes clercs. Encouragé par ce début, il se tourna
vers Leurs Altesses Royales et leur offrit de se démettre de
sa commanderie de Queirs et de Chivaz, pourvu que les
revenus en fussent affectés au séminaire ; ce qui lui fut
accordé. Il intéressa encore plusieurs autres grands per-
sonnages à son projet et fit ensuite appel à son clergé qui
lui promit de le seconder dans son entreprise.
Bref,le 26 avril 1663, Jean d'Arenthon déclaraàsesprêtres,
réunis, en synode qu'il allait se mettre à l'œuvre. Il ne se fai-
sait pas illusion sur les difficultés qn'il devait rencontrer,
surtout de la part de ceux qui avaient intérêt au succès de
cette entreprise. Les plus opposants furent « ceux qui
croyaient que la crosse devait être héréditaire dans une
famille. « Ils interprétaient mal son zèle. € Voilà, écrivait-il
à M. le marquis de Saint-Thomas, le principe de ma croix. •
Il n'en persévéra pas moins dans toutes ses démarches,
pour obtenir le terrain qui lui semblait le plus propre à
bâtir. Il avait d'abord jeté les yeux sur l'emplacement du
Marquisat, envahi par une flaque d'eau, ensuite sur le
Pâquis. Après bien des hésitations, Jean d'Arenthon choisit
le local des prêtres de la mission, qu'il déclara recteurs
perpétuels de cet établissement (1).
(1) Voyez les actes dans les Souvenirs historiques d'Annecy, par
M. le chanoine Mercier, pages 365 et 366.
— 255 —
Pour subvenir aux frais de construction, Jean d'Aren-
thon renouvela son appel au clergé, déclarant qu'il comptait
sur son appui. « Puisque les lois canoniques, ajouta-t-il, auto-
risent, en cas d'urgence, et lorsque la religion y est intéres-
sée, les évêques à prélever des décimes sur les revenus
des bénéfices, je recourrai à ce moyen avec réserve; le
taux le plus élevé ne dépassera pas une pistole. »
Le chanoine, qui avait été l'âme de l'opposition faite au
choix de Jean d'Arenthon, profita de cette circonstance
pour lui susciter de nouveaux ennuis. Non content de
chercher à soulever les curés contre le premier pasteur,
il se mit à chansonner l'évêque et le Chapitre dans des
vers satiriques, en latin et en français, qu'il adressa aux
personnages les plus marquants. Il n'était pas jusqu'à
l'établissement du grand séminaire qui ne fut maltraité.
On y reconnut facilement la plume du sieur Magistry, qui
s'était déjà attiré de graves désagréments par ses produc-
tions littéraires de mauvais goût. Lorsque son nom fut
dans toutes les bouches, l'évêque se constitua, avec une
bienveillance inouïe, son défenseur. Il conjura le prince et
le Chapitre de maintenir cet imprudent dans son bénéfice,
attribuant sa mauvaise action à des instigations inhabiles.
En lui accordant son pardon, il se contenta de lui dire
« qu'il trouverait toujours en lui un cœur de père, pourvu
qu'en se convertissant il ne vînt plus scandaliser son trou-
peau (1). «
Il aurait voulu que chaque prêtre de son diocèse fût un
apôtre dans sa paroisse par sa doctrine et ses exemples.
Ne pouvant suivre ses curés dans leur presbytère, il en confia
la surveillance à MM. les archiprêtres, les obligeant à lui
signaler, à l'époque du synode, les infracteurs des constitu-
tions du diocèse. Bon et indulgent pourceux qui luiavouaient
(1) Vie de Messire Jean d'Arenthon, page 126.
— 256 —
franchement leurs torts, il était d'une fermeté inexorable
pour ceux qui cherchaient à les dissimuler, surtout lorsque
l'honneur du ministère sacerdotal y était engagé. Ils étaient
exclus de tout concours, dût-il pour cela être traduit à la
barre du sénat, en appel d'abus. Les recommandations des
seigneurs n'avaient alors pour lui aucune valeur. Il ne
montrait de déférence que pour celles de Son Altesse, dont
il connaissait la prudence et les vertus.
Sa sollicitude pastorale s'étendait à tous les établisse-
ments religieux de son diocèse. Chaque année, il les visi-
tait au retour de ses tournées pastorales et s'informait de
ce qui touchait à la direction. Quelques religieux invo-
quant des exemptions prétendaient entendre les confes-
sions, avec la seule approbation de leur Provincial. Il les
obligea, sous peine d'interdit, à la demander à l'Ordinaire
du diocèse ou à son grand vicaire (1). Il y eut des murmures,
mais il s'appuya sur les décisions du concile de Trente.
Il établit aussi, pour les couvents de femmes, des règles
sévères pour la clôture.
La maison qu'il affectionnait le plus était celle qui lui
rappelait les souvenirs de saint François de Sales et de
Madame de Chantai. Il y éprouva néanmoins quelques
contrariétés de la part d'une sœur, qui, malgré tout son
talent et son zèle, ne sut pas toujours être modérée et sou-
mise. Dans une circonstance surtout, elle ne put subir l'op-
position de monseigneur d'Arenthon. Il voyait avec une
extrême peine que la Visitation perdait le cachet silen-
cieux imprimé par le saint fondateur à son œuvre. Les
grandes dames affluaient au parloir; les visites étaient
nombreuses. L'époque de la nomination d'une nouvelle
supérieure étant arrivée, il était question de choisir une
(1) Lettre de Jean d'Arenthon, 16 octobre 1662.
— 257 —
jeune religieuse. L'évêque appuya fortement en cette
circonstance la mère de Rabutiu.
Il n'en fallut pas davantage pour courroucer celle qui
aurait désiré conserver dans la maison mère l'influence
qu'elle y avait acquise par ses longs services.
Les motifs qui guidèrent en cette circonstance monsei-
gneur d'Arenthon furent la gloire de Dieu et l'attachement
qu'il avait voué à l'Institut de la Visitation. Écrivant
à M. R., à l'occasion du choix de la mère de Rabutin, il di-
sait « qu'il comptait que dans peu de mois elle ferait revi-
vre l'esprit du bienheureux François de Sales. » Faisant
ressortir son caractère humble, il rappelait que Madame
de Chantai avait recommandé, sur son lit de mort, à ses
sœurs de garder la mère Rabutin dans le premier monas-
tère, parce que son exemple devait régler tout l'Institut et
que sa vie était une loi vivante des filles de la Visita-
tion (1).
Le sort des habitants du bailliage de Gex préoccupait
vivement Jean d'Arenthon. Les temples avaient été ou
ruinés ou détruits; la voix de l'erreur ne s'y faisait plus
entendre, mais les cœurs n'étaient pas convertis.
Ce n'est pas en effet par la violence que s'établit le
règne de la vérité; si elle triomphe, c'est l'œuvre de la
grâce, et la douce persuasion est la récompense d'un zèle
pur et éclairé. Jean d'Arenthon le comprit; aussi obtint-il
de Louis XIV l'autorisation de faire une tentative toute
pacifique d'évangélisation à l'aide de missionnaires éprou-
vés, qui vinrent s'établir à Gex et dans les environs.
Pendant quatre ans ils parcoururent les localités envi-
ronnant Genève et y firent entendre leurs voix. Jean d'A-
renthon y vint lui-même, et s'adjoignit à ses envoyés, mar-
chant par escouade, sous la direction des abbés Brisacier,
(1) Archives de Turin. Lettre du 5 octobre 1662.
17
— 258 —
aumônier de la reine ; Gédoin et Chamillard, vaillants ou-
vriers dont la voix éloquente avait retenti avec succès
dans diverses localités.
Le terrain du pays de Gex a toujours passé pour sté-
rile, ingrat même. Aussi, au début, les zélés missionnaires,
au lieu d'y faire une moisson abondante, ne purent ré-
colter que quelques rares épis. Sans se décourager, Jean
d'Arenthon revint à la charge jusqu'à trois fois. Enfin, il
put se réjouir des heureuses dispositions de ses auditeurs,
et si, aujourd'hui encore, il reste un peu de foi parmi nos
voisins, nous pouvons dire, que si saint François de Sales
fut l'apôtre du Chablais, Jean d'Arenthon fut celui du
bailliage de Gex.
Ses prédications eurent un certain retentissement à
Genève, carie Consistoire s'en occupa le 7 mai 1664 et
prit un arrêté pour inviter MM. les pasteurs « à en parler
en chaire, afin que les gens de la ville n'aillent pas ouïr
les missionnaires qui sont au bailliage de Gex (1). »
Il en fut de même, lorsqu'il revint à Collonges pour le
même genre d'exercices, tant on semblait craindre l'effet
des cérémonies religieuses sur les protestants déjà
ébranlés.
En l'année 1670, Jean d'Arenthon d'Alex était revenu
dans le pays de Gex pour y donner la confirmation. Lors-
que les magistrats de Genève apprirent que l'évêque devait
officier le 18 juin au Grand-Saconnex, ils se consultèrent
sur les moyens à prendre pour empêcher les habitants de
la ville de se rendre à cette cérémonie. Il fut arrêté que
• défense serait faite, à tous citoyens et habitants, de sortir
ce jour-là de la ville pour aller au Grand-Saconnex, sous
peine de 10 écus d'amende. » Il fut de plus ordonné au
(1) Extrait des registres du Consistoire, 7 mai 1664.
— 259 —
sergent-major et au capitaine de garde au poste de Corna-
vin de tenir la main à l'exécution de cet arrêté (1).
Malgré le chiffre énorme de 10 écus d'amende, il prit
néanmoins fantaisie à quelques personnes de s'aventurer
sur cette route et de voir ce qui se passait dans ce village.
Les magistrats avaient en ces cas leurs espions, qui ve-
naient leur rendre un compte fidèle de ce qu'ils avaient
appris.
Le lundi 26 juin étaient cités à leur barre, Judith Lom-
bard, femme de Jacob Lombard ; Thérèse Jaque, femme
d'Isaac Meylan; Etienne Tripelourg, et Jean-Jacques Gai,
« pour avoir été dimanche 18 courant au Grand-Saconnex,
contre la défense, voir l'évêque et ouïr le sermon (2). «
Les prévenus firent valoir leur ignorance de l'arrêté
et le motif de curiosité qui seul les avait guidés dans cette
course. Ils furent admonestés, censurés, renvoyés au Consis-
toire et condamnés chacun à 15 fr. d'amende.
Mais ils n'étaient pas les seuls coupables. D'autres
encore avaient été mandés et faisaient défaut. C'étaient
Samuel Malet et son neveu; Demure Curial, Lesson, Mou-
chon, Jacob Nicq, monteur d'armes ; Nicolarde Montant,
Abraham Escuyer et la nommée de La Rue. On prononça
contre eux une menace de 15 francs, s'ils ne paraissaient
pas le lendemain au Consistoire.
Le 28 juin, nouvelle enquête. Demoiselle Anna Voisin
avoua avoir entendu depuis la porte le sermon de l'évêque,
en compagnie de sa fille; elle fut condamnée à 15 francs
d'amende. Gabriel, fils d'Isaac Malet, reconnut « avoir ouï
le sermon » ; même peine. Abraham Escuyer est entré par
curiosité dans l'église pour voir la Confirmation; il y a vu
des femmes à genoux, Soulex, Soux et son fils. Tous sont
(1) Registre du Conseil, 17 juin 1670.
(2) Registre du Consistoire, 2ti juin 1070.
- 260 —
passibles de 15 francs d'amende, ainsi que les accusés
Marie La Rue et Jacob Gruber.
Pour ceux qui se sont mis à genoux au moment où pas-
sait l'évêque, c'est une autre peine. Ils sont condamnés
au crotton, au pain et à l'eau, durant une journée. Mais
il y a encore quelques délinquants. S'ils ne viennent le
lendemain, 50 fr. d'amende. C'est Pierre Marc Varro, et
Nicolarde Montan. La crainte les amène; sont condamnés
à 15 fr.
Mentionnons la joie qu'il éprouva en recevant la nou-
velle de la canonisation de saint François. Il en présida
avec bonheur les pompeuses solennités, en 1666.
Une des grandes préoccupations de l'épiscopat de Jean
d'Arenthon, comme elle l'avait été de ses prédécesseurs,
fut la conversion de Genève. Il ne pouvait voir de loin les
tours de Saint-Pierre sans que le cœur lui battît. « C'est
t là, disait-il, avec tristesse, notre cathédrale, elle a été
« le siège de quatre-vingt-quinze évêques, mes prédéces-
« seurs. » Mais il comprenait qu'il n'avait qu'à attendre
l'heure de la Providence et à prier.
« Quand à Genève, dit-il dans une lettre à Son Altesse,
il n'y a rien à faire pour le moment, qu'à former un siège
spirituel devant cette malheureuse ville par nos prières et
par le soin que je prendrai désormais de ne faire que de
bons prêtres par le moyen du séminaire (1). »
Il soupirait alors, et il priait pour le triomphe de la
vraie foi et le retour des égarés au sein de l'Eglise. Il
voyait toujours avec tristesse partir les villageois de son
diocèse pour prendre à Genève du service, de crainte qu'ils
ne tombassent dans les pièges de l'hérésie. Il avait or-
donné à ses curés de proclamer, à ce sujet, des défenses.
Bien loin donc de favoriser ces émigrations, les évêques
(1) Lettre du 11 mai 1666.
— 261 —
les repoussaient, comme aussi ils redoutaient de voir les
protestants s'établir dans l'intérieur, pour y exploiter des
industries.
Sachant, néanmoins, que les campagnards voisins de
Genève y étaient attirés pour la vente de leurs denrées,
et que plusieurs s'y louaient pour servir, il voulut, du
moins, leur faciliter l'assistance à la sainte messe le
saint jour du dimanche. Dans ce but, il fit construire à
Pesay, à l'extrême frontière des terres de Savoie, une
chapelle consacrée au saint enfant Jésus, et y plaça un
prêtre, comme desservant.
Il fut aidé, dans cette fondation, par un personnage
nommé Jérôme Lunati, qui était venu apostasier à Ge-
nève et revenu à des sentiments meilleurs, et ayant fait
abjuration , offrit à Mgr Jean d'Arenthon , ses écono-
mies, en mettant à sa charge l'entretien de ses enfants (1).
Ce ne fut pas sans des clauses très-onéreuses que Lunati
laissa son bien de Pesay à Mgr Jean d'Arenthon, car, en
consignant ses dernières volontés dans son testament,
daté du 1er octobre 1G85, l'évêque déclare avoir fourni des
sommes considérables, soit pour la construction de cette
chapelle, soit pour la liquidation des dots réservées en fa-
veur des filles et d'une nièce de Lunati. En somme, la ces-
sion de cette propriété de Pesay devint une très-lourde
charge pour Mgr d'Arenthon, surtout lorsque la chapelle
fut construite. On l'imposa, tandis qu'auparavant elle était
exempte de toute contribution, comme propriété apparte-
nant à un ressortissant de Genève. Passée entre des mains
catholiques, elle perdait ce privilège. C'était une des injus-
tices sanctionnées au traité de Saint- Julien. Jean d'Arenthon
protesta vainement contre cette mesure qui était de nature
à empêcher les conversions. Il ne put obtenir gain de
(1) L'histoire de Lunati est trop curieuse pour que nous la passions sous
silence. Nous la renvoyons aux Pièces justificatives, n" IX.
— 262 —
cause. C'est alors qu'il écrivit à Son Altesse une longue
lettre dans laquelle il exprimait ses regrets d'être obligé
de fermer cette chapelle.
« Après les grandes dépenses que j'ai faites, il serait fâ-
cheux que le culte ne pût pas s'y continuer, puisque cha-
que dimanche on y compte plus de 400 personnes qui vien-
nent de Genève (1). »
Pendant tout le cours de sa vie, Jean d'Arenthon avait
eu le désir de voir s'opérer la conversion de Genève. Cette
même pensée perce dans son testament. S'il cède cent
pistoles au Chapitre de sa cathédrale, « c'est afin d'ériger
un trône à N. S. J. C. pour qu'il domine un jour sur sa
chère et pauvre ville de Genève pour laquelle il a tant
prié. » Encore un monument de ses pieux désirs. Où voudrait-
il reposer après sa mort? Ah ! comme saint François de
Sales, c'est dans sa cathédrale de saint Pierre à Genève.
« Si Dieu, dit-il, me faisait mourir dans Genève, je ne
voudrais pas d'autre mausolée qu'une pierre à l'entrée du
chœur sur laquelle on graverait ces mots :
OLIM EPISCOPUS GENEVENSIS
KUNC VEBMIS PULVIS ET NIHIL
MISEBEMINI MEI (2) •
Quelle profonde humilité dans cette épigraphe! quelle
leçon ! . . .
Rien ne resta étranger au zèle de Jean d'Arenthon. Il
fut l'ami des pauvres et chercha à alléger leurs besoins.
Comme ses prédécesseurs, il eut l'occasion de montrer sa
charité au temps des calamités qui ravagèrent son dio-
cèse. Sans parler de l'incendie de Sallanches, qui en
(1) Lettre du 13 mai 1072.
(2) Vie de Messirc Jean d'Arenthon.
— '263 —
anéantit toutes les demeures, et de celui d'Alby, qui lui
envoya une légion de mendiants, il vit fondre sur Annecy
et les environs un terrible fléau, qui dévasta toute la con-
trée.
C'était en 1669. Après avoir épuisé toutes ses res-
sources, l'évêque recourut à Son Altesse, par l'entremise
de son protecteur, M. le marquis de Saint- Thomas, en lui
mandant « qu'en moins de trois mois de temps la mort avait
frappé 6,000 personnes. Les fièvres pernicieuses ou mali-
gnes avaient enlevé ce qu'il y avait de plus brave et de
plus vigoureux. J'ai la solution, ajoutait-il, de voir finir
saintement ceux qui meurent (1). «
Une sécheresse désolante vint s'ajouter à toutes ces
calamités. Aussi comptait-on dans la seule ville d'An-
necy 600 misérables, à l'existence desquels il fallait pour-
voir.
Mgr d'Arenthon prit soin d'eux au double point de vue
moral et matériel. Il rassemblait les indigents dans une
église et leur distribuait la Parole sainte. A l'issue des
pieux exercices, auxquels il les convoquait, s'opéraient
des distributions de vivres qu'il présidait, invitant les cha-
noines de la collégiale et de la cathédrale à se constituer
les serviteurs des pauvres. Ayant été témoin, en France,
des prodiges opérés par les Hospices généraux, il en ouvrit
un à Annecy, qu'il plaça sous la protection du Bienheureux
Amédée de Savoie, pour recevoir les indigents dépourvus
d'asile. Afin d'unir la charité spirituelle à la charité corpo-
relle, il créa la société des Bons Amis, dont les membres
devaient s'édifier mutuellement et s'entr'aider par de
bons conseils et de bons exemples.
Si la charité de Jean d'Arenthon fut grande, sa foi ne
fut pas moins vive.
(1) Lettre du 17 décembre 1069.
— 264 —
Déjà en 1662, époque de la nomination de Jean d'Aren-
thon au siège de Genève, on avait mis en suspicion sa foi en
le dénonçant à Rome comme versant dans le jansénisme.
On revint à cette accusation en 1675.
A cette époque, on faisait grand bruit du Formulaire qui
se signait en beaucoup de pays contre le jansénisme. Il
fut question, au sein du Chapitre, d'en proposer la sous-
cription au clergé du diocèse. Mgr d'Arenthou, tout en
adhérant à la condamnation d'une doctrine qu'il réprou-
vait, demanda s'il était bien à propos de provoquer cette
manifestation, t Je crains, dit-il, qu'il n'y ait pas unani-
mité dans le clergé, qui a étudié dans les Universités de
Paris et de Louvain, où cette nouvelle doctrine est con-
troversée. >
Il n'en fallut pas davantage pour fournir à quelques
mécontents l'occasion d'arguer contre lui, et de le dénon-
cer comme janséniste. Sa foi en fut révoltée, et il écrivit
à M. le marquis de Saint-Thomas les lignes suivantes: « La
doctrine que j'ay preschée dans ce diocèse, depuis trente
ans, tant en qualité de théologal que de grand vicaire et
d'évesque; le soin que j'ay pris d'en éloiguer toutes les
nouveautés, et la sentence que je rendis, il y a deux ans
contre un chanoine de la collégiale, qui avait prêché quel-
ques propositions suspectes, marquent assez la pureté de
ma créance et la sincérité de mon zèle. Mais si l'on croit
que l'avis que j'ay donné à Son Altesse Royale, sur la
délibération que quelques particuliers de la cathédrale
ont prise de faire signer le Formulaire, puisse fortifier la
calomnie, je déclare que ce que j'en ay fait, ça été pure-
ment pour ne pas me rendre responsable des divisions et
des tracas que ce dessein va causer dans toute cette pro-
cince qui a vécu, jusqu'à présent, par les soins de nos
souverains, dans une parfaite tranquillité, aussi bien que
dans la pureté et la doctrine orthodoxe, et parce qu'il
— 265 —
me semble que ces sortes d'entreprises doivent émaner
immédiatement du chef visible de l'Eglise, du consente-
ment du souverain et être exécutées par les évesques diocé-
sains, qui sont les ministres de la vérité et de l'Evan-
gile, les Anges visibles et les défenseurs de la foy.
« Que si mes ennemis ont encore assez d'artifices pour
tirer des avantages à mon préjudice de la justice de cette
conduite, qui roule sur les premiers fondements de l'ordre
et de la discipline de l'Eglise, je déclare que je suis prêt
à signer moy-même le premier le Formulaire de Rome,
pourvu que Sa Sainteté me commette moy-même pour le
faire signer à tous les ecclésiastiques séculiers et régu-
liers de mon diocèse.
« Par la grâce de Notre-Seigneur, je n'ay jamais hésité
dans la foy de l'Eglise romaine ny dans la soumission que
je doys au Saint-Siège (1). »
On était allé plus loin dans l'accusation contre Jean
d'Arenthon. On avait répandu le bruit que les prêtres de
la mission, « au su de l'évesque, usaient, dans les directions
spirituelles, de livres condamnés. »
L'évêque, qui les avait appelés, ne pouvait se taire.
Aussi leur rendit-il ce beau témoignage :
« Cette calomnie est si injurieuse et si nuisible à ce
pauvre diocèse, que je suis obligé, en conscience, de dire
à Votre Altesse Royale qu'il n'est point d'ecclésiastiques
ny séculiers ny réguliers, dans toute l'Eglise de Dieu, si
éloignés des nouveautés et des doctrines du temps que le
sont les bons prêtres de la Mission. Outre qu'ils sont les
enfants du feu M. Vincent de Paul, qui a toujours été
notoirement l'ennemi et le fléau des jansénistes, Votre
Altesse Royale peut juger de la doctrine de ceux qui
(1) Archivas royales. Lettre «lu 24 février 1075.
— 260 —
sont dans Annessy par les sentiments de ceux qui sont
dans Turin et dans Rome, et j'ajoute que si toute la
France reconnaît et avoue qu'il n'est guère de clergé dans
l'Eglise plus florissaint et mieux réglé que celuy du dio-
cèse de Genève, après Dieu, j'en ay toute l'obligation aux
intercessions du grand saint François de Sales, à la pieuse
protection de Votre Altesse Royale, et au zèle infatigable
des bons prêtres de la Mission, que je regarde comme la
cresme, la fleur et l'âme du clergé que Dieu m'a con-
fié (1). »
Cette guerre sourde fit non-seulement éclater aux yeux
du souverain les principes de Jean d'Arenthon en matière
de foi, mais sa charité et sa miséricorde. Il connaissait
parfaitement le délateur, qu'il nomme dans une lettre à
Son Altesse. C'était même un dignitaire du Chapitre de
la cathédrale. Dans une visite l'évêque l'accueillit avec
tant de bonté que le malheureux en fut touché. Deux mois
après, le prévôt de la cathédrale, M. de Mareste, étant
mort, Mgr pria Son Altesse de recommander à Rome
celui-là même qui l'avait dénigré, « ayant, dit-il, la con-
solation de faire, en cela, un pas de chrétien (2). » C'était le
chanoine de Monthoux de Quége, neveu du prévôt défunt,
dont Jean d'Arenthon, son ami, disait : « Il a vécu en
apôtre, il est mort en saint. »
Jean d'Arenthon eut encore l'occasion de démontrer la
pureté de sa foi, lorsqu'il condamna le quiétisme, prêché
par le P. de la Combe, Barnabite, sous les inspirations
malsaines de Madame Guyon. L'évêque les avait d'abord
accueillis à Gex comme des bienfaiteurs de la maison de la
Propagation. Par ses insinuations et ses raisonnements, le
P. de la Combe crut un instant avoir fait de Mgr d'Aren-
(1) Archives royales. Lettre de Jean d'Arenthon, du 2i février 1G73.
(2) Lettre du 26 août 1675.
— 267 —
thon un prosélyte, parce qu'il avait eu la patience de l'en-
tendre. Il alla même jusqu'à lui présenter par écrit tous
les rêves de l'illuminée. Possédant ce témoignage, l'évê-
que déclara qu'il allait le soumettre au Pape. Le P. de la
Combe comprit alors qu'il s'était compromis et conjura
Jean d'Arenthon de lui rendre son écrit. « Il est plus simple,
dit l'évêque, de le jeter au feu. » Ce qu'il fit, il n'en con-
damna pas moins cette erreur naissante, le 4 novembre
1687.
Ce fut le signal du départ de Madame Guyon et de son
acolyte pour Grenoble.
Le système de diffamation par libelles se reproduisit en
1677. Cette fois, comme l'attaque était dirigée non seule-
ment contre lui, mais contre son clergé, il déféra cet écrit
au sénat, qui ne tint pas compte de ses justes réclama-
tions. Alors, se faisant justice à lui-même, il donna aux
curés de la ville d'Annecy l'ordre de lire en chaire une or-
donnance par laquelle il interdissait la lecture et la vente
de ces libelles, sous peine d'excommunication. C'était à
ses yeux propager le poison. Le sénat, offusqué de cette
mesure, la dénonça à Madame Royale « comme un acte de
mépris de sa souveraineté (1). »
Elle ne tint pas compte de cette plainte, reconnaissant
qu'elle n'avait pas à se prononcer sur les matières théolo-
giques.
Pour justifier sa conduite, Jean d'Arenthon en appela
aux décisions du Concile de Trente, et aux règlements de
Saint-Charles (2).
Cette même année, il eut encore à lutter contre les exi-
gences du sénat, qui ne voulut pas reconnaître à l'autorité
(1) Archives de Turin. Pièces épiscopales, a° 24.
(2) [bid. Pièce 22.
— 268 —
ecclésiastique le droit de mettre les scellés sur les vases
sacrés, ornements et registres après la mort d'un curé, ni
la faculté de s'adjuger au profit du séminaire les épar-
gnes des bénéficiers qui n'avaient point fait de testa-
ment (1). Le président Delacheraine alla plus loin, il con-
testa au procureur épiscopal le titre de Fiscal que ce fonc-
tionnaire ajoutait dans les actes à sa signature.
Toutes ces chicanes lui furent suscitées par les héritiers
d'un curé de la paroisse du Noyer, dans les Bauges, mort
db intestat.
Comme d'habitude, les scellés avaient été placés sur la
sacristie. Les parents du défunt obtinrent du président
l'autorisation de les briser. Ce qui occasionna une plainte
du procureur fiscal, à laquelle le sénat répondit par une
menace de 500 livres d'amende, si à l'avenir il prenait ce
titre.
L'évêque n'avait rien de mieux à faire qu'à protester
et en appeler au Conseil de la Chambre des Comptes, nanti
de cette affaire. Il le fit dans une lettre où il montra que ce qui
s'était accompli dans les Bauges était une coutume qui,
dans le diocèse de Genève, remontait à un temps immé-
morial. Il y soutenait le droit qu'avait le procureur épis-
copal de porter dans les actes de l'Évêchéle titre de fiscal.
Au bas de cette pièce figurait sa signature d'évêque et
prince de Genève.
Bien loin de se rendre à ses justes réclamations, M. De-
lacheraine lui fit un crime, auprès du Sénat, de prendre le
titre de prince et obtint un monitoire, portant menace
d'une réduction de son temporel s'il ne se soumettait.
Lorsqu'il lui fut présenté, Jean d'Arenthon était retenu
au lit par la maladie. En ayant pris lecture, il dit à l'huis-
(1) Cette mesure avail été prise par les prédécesseurs de Mgr d'Arenthon
pour obliger les ecclésiastiques à mettre ordre à leurs affaires.
— 269 —
sier Morel, qui en fit son rapport : « Je suis prêt à fulminer
le monitoire en réservant mes droits et ceux de mon pro-
cureur fiscal, pour ne pas violer le serment de mon sacre.
J'en référerai à Rome et j'en consulterai mon Chapitre.
Les saints Canons m'interdisent l'aliénation des biens, des
prérogatives, d'une église.
« Si le sénat réduit mon temporel, j'ai des armes spiri-
tuelles pour défendre les droits de mon Eglise. Je ne les
emploierai qu'à l'extrémité. Malgré ma maladie, je con-
serve assez d'esprit pour ne pas consentir au déshonneur
de mon ministère, et pour ne juger jamais si peu équitable-
ment des choses que de m'exposer à la réduction éternelle
de mon spirituel, pour éviter la réduction passagère de
mon temporel. » Prenant son crucifix, il ajouta : « Sacerdos
enim Christi evangelum Dei in manu habens occidi potest
ed vinci non potest (1). »
Après avoir signé cette déclaration, il la remit à l'huis-
sier pour qu'elle fut enregistrée au sénat.
Il écrivit alors une lettre à Son Altesse, en lui offrant sa
démission, s'il ne pouvait pas obtenir que les coutumes du
diocèse et les immunités garanties à l'Eglise fussent
respectées. « Ne voulant pas être responsable, dit-il, des
événements au préjudice d'une cause que j'ai juré sur les
saints Evangiles, je supplie très-humblement Votre Altesse
d'agréer que je me décharge du soin de ce diocèse, sur
une personne qui répare mes fautes. Je commence, ajoute-
t-il, à rechercher la retraite où je serai peut-être moins
inutile à Votre Altesse Royale, parce que j'aurai plus de
loisir de demander à Dieu pour elle les secours du ciel.
Ni plus ni moins j'avoue que les conjonctures sont trop
fortes pour l'état où se trouve ma santé (2). »
(1) Archives royales. Bdnéf., n" 22, p. 1.
(2) Lettre à Son Altesse du 27 mars 1677.
— 270 —
Déjà, en 1674, Jean d'Arenthon, se trouvant accablé par le
poids de la charge pastorale, avait demandé M. de la Pey-
rouse pour coadjuteur et pour prévôt M. de Monfort, sans
que ses réclamations eussent obtenu leur effet. Il revient
à la charge, en faisant valoir ses infirmités ; sa demande
ne fut pas agréée. On connaissait à Turin la vigueur de
son tempérament, seulement le repos lui fut conseillé pour
quelque temps. En effet, il reprit ses forces, et il put, non-
seulement présider les assemblées synodales, et suivre le
cours de ses visites pastorales, mais recommencer sa vie
de missionnaire, soit dans le Chablais où s'accomplirent
des merveilles à l'époque de la béatification du Bien-
heureux Amédée de Savoie (1), soit dans le pays de
Gex, où il reparut pour y recevoir des abjurations spon-
tanées et non pour y exercer « la contrainte. »
Plusieurs historiens ont soutenu que, dans la mission
du pays de Gex, Jean d'Arenthon, lassé de voir ses tra-
vaux aussi infructueux, recourut au bras séculier et se fit
appuyer par les dragons de Louis XIV. C'est une erreur,
qui est devenue malheureusement traditionnelle. Si Jean
d'Arenthon eut un tort, ce fut au commencement de son
épiscopat, lorsqu'il approuva les mesures violentes de
M. Bouchu à l'époque de la fermeture des temples; mais en
1685, il prit toutes les précautions possibles pour faire
disparaître l'appareil de la force armée. Les églises de Rus-
sin et de Môens lui ayant été adjugées par arrêt du Parle-
ment, il était question d'y envoyer des gardes. L'évêque
les refusa et établit deux curés comme gardiens. Les
gens de Chancy et d'Avully, s'imaginant qu'il était ques-
(1) Chacun écrivit à M. R. : « M Jean d'Arenthon s'est prêté à cette solennité
avec beaucoup de dévotion, surtout M. Roussillon, préfet de la Sainte-Mai-
son. Il s'est surpassé en cette circonstance, particulièrement par l'éloge du
saint, par la décoration de l'église et sa générosité. L'abbé de Saint-Maurice
officia un jour, et assista l'évesquc à la messe pontificale, qui fut célébrée
avec grande pompe. » Lettre du 10 janvier 1682.
— 271 —
tion de s'emparer de leur église, avaient bordé le Rhône.
Le bruit s'était répandu que d'Arenthon allait venir avec
des dragons. « Il protesta qu'il n'en avait jamais demandé
et qu'il n'en demanderait jamais. Bientôt , ajoutait-il,
nons serons en mesure de travailler utilement à la con-
version de ce pays-là par les voyes douces et convena-
bles aux entreprises de cette nature (1). » En effet, mal-
gré les rigueurs de la saison, il se rendit pour la troisième
fois à Gex, afin d'y soutenir par son exemple le zèle des
ecclésiastiques qui l'avaient précédé.
Apprenant que pour empêcher les habitants du baillage
de se retirer à Genève avec leurs provisions et leurs effets,
ce qui avait été interdit sur toute la zone, le gouverneur
avait ordonné à la maréchaussée de garder la frontière, il
obtint du roi qu'il n'y eut que quelques hommes dissiminés
de distance en distance, afin que les habitants ne parlas-
sent pas de contrainte (2). Il arriva à Gex le 13 novembre
et commença à y prêcher. Voici ses impressions sur la
marche de la mission, telles qu'il les communiqua à M. le
marquis de Saint-Thomas. « Nous n'avons pas de troupes
dans la province, excepté la maréchaussée de Bourg et de
Gex, avec dix chevaux légers qui gardent le frontière du
côté du pays de Vaud et de Genève. M. l'intendant nous
avait destiné par ordre du roy deux compagnies, mais j'ay
convenu avec M. Balme, son sous-délégué, et le gouverneur
de Gex, que si on les laissait entrer dans le bailliage, elles
donneraient occasion à de nouvelles désertions. J'ai même
affecté de ne laisser jamais paraître ni maréchaussée, ni
soldats, dans les rues, quand j'y ai travaillé, et cela m'a
réussi en me conservant l'affection et la confiance du peu-
(1) Lettre du 2o octobre 1683.
(2) Lettre du 2 novembre 108o.
- m —
pie (1). » « La chose nous a si bien réussi, continuait-t-il,
que toute la ville de Gex abjura hier solennellement l'hé-
résie et embrassa la foy catholique entre nos mains. Nous
avons déjà gagné en six jours de temps toutes les parois-
ses qui confinent à la Suisse et au lac de Genève, et j'es-
père que dans quinze jours nous emporterons, Dieu aidant,
le reste du bailliage, sans le fouler, parce que nous n'y
avons que la maréchaussée et dix chevaux légers pour em-
pêcher les désertions (2). »
Dans le second voyage qu'il fit à Paris, Jean d'Aren-
thon s'occupa spécialement des revenus de son évêché et
de la restitution des bénéfices dont Genève était restée
en possession. Sa démarche fut infructueuse ; mais elle fit
éclater l'estime que professait Louis XIV pour ce grand
évêque. Le monarque lui fit remettre à son départ 4,000
livres, qui lui servirent à pourvoir d'ornements sa cathédral,
et les chapelles des Clarisses et des Annonciades. Il fit
aussi sanctionner la loi qui interdisait !a tenue des foires
les jours fériés et obligeait les hôteliers à fermer les ca-
barets durant les offices.
Une autre affaire assez pénible l'occupa, les derniè-
res années de sa vie, ce fut celle des dominicains. Il aurait
voulu, de concert avec le général de cet ordre, y établir la
stricte observance. L'exécution en devint difficile par le
choix que fit le Chapitre du chœur de leur église pour ses
offices. De peur de se lier d'avance dans une question
aussi délicate, l'evêque ne voulut pas suivre les chanoines
à l'église de Saint-Dominique; il préféra rester aux corde-
liers, où les offices avaient été célébrés jusqu'alors, décla-
rant cependant qu'il ne pensait pas rompre avec sa cathé-
(1) Lettre du 19 novembre 1685.
(2) Lettre du 29 novembre 1685.
— 273 —
drale. Il porta le différent à Rome. Il reçut en date du
10 décembre 1689, une réponse du cardinal Othobonus,
qui demandait des informations ultérieures (1).
Arrivé à l'âge de soixante-dix ans, Jean d'Arenthon
aurait pu légitimement prendre du repos et abandonner à
d'autres le soin d'achever ses visites pastorales; mais il
était de cette race de combattants qui veulent mou-
rir les armes à la main. Aussi, après avoir présidé le
Synode à Annecy, en 1695 et célébré le cinquantième anni-
versaire de sa prêtrise, il manifesta le désir d'aller conti-
nuer ses visites pastorales dans le Haut-Chablais. Vaine-
ment le Chapitre lui fit représenter qu'il y aurait témérité
de sa part, à se mettre en voyage à son âge. Rien ne l'ar-
rêta, et, après avoir mis tout en ordre dans son évêché,
11 partit pour Thonon d'où il gagna Saint-Jean-d'Aulps,
voulant y vénérer les reliques de saint Guérin.
Avant de se mettre en route, il ajouta à son testament
un codicille dans lequel étaient exprimées ses volontés
dernières pour l'ordre de son enterrement, t Je veux, dit-il,
que mes obsèques se fassent sans apparat. Je désire que
mon corps soit accompagné de douze pauvres, que l'onha-
billera plutôt de gris que de noir, portant chacun un cierge
à la main d'une livre pièce, ne voulant pas d'autre écus-
son ni d'autres armes que l'image de la croix, avec ces
mots de saint Paul : Absit gloriari nisi in cruce dui N.
Jesu Christi.
Il y avait ajouté cette profession de foi :
« Je proteste à la face de l'Eglise triomphante et mili-
tante que Dieu m'a fait la grâce de me faire vivre et de
me donner la volonté de mourir dans la foy et dans la
communion de la sainte Eglise catholique, apostolique et
romaine, très-désireux du rétablissement de la discipline
(i) Lettre du cardinal Authobonus, 10 décembre 1689.
18
— 274 —
ecclésiastique et du renouvellement de l'esprit du clergé
et des mœurs des chrétiens, et très-soumis aux lumières et
à l'autorité du Saint-Siège et du Saint-Père le Pape que je
vénère comme le légitime successeur de saint Pierre en la
chaire de Rome, comme le vicaire universel de Jésus-Christ
et comme le chef visible de son Eglise (1).
Il partit de Saint-Jean-d'Aulps pour entrer par les cols
dans la vallée d'Abondance.
C'est là qu'il devait rendre à Dieu sa belle âme, le 3 juil-
let 1695, emporté par une pleurésie occasionnée par son
zèle à braver au milieu de ces vallées, le courant glacial
qui y règne, même durant l'été.
Sa mort fut marquée par un deuil général dans tout le
diocèse. On transporta son corps à Annecy et sur son pas-
sage on n'entendait que cris et lamentations.
Les pauvres le pleurèrent comme le meilleur des pères,
et le clergé dans ses regrets le proclama le digne succes-
seur de saint François de Sales et une des gloires de
l'Eglise de Genève.
(1) Archives royales. Lettres des évêques, n° 29.
CHAPITRE XIII
Rétablissement de la messe à Genève chez
M. le Résident de France
Retour providentiel. — Le Résident de France. — M. de Chauvigny.
— Son arrivée à Genève. — Il parle d'établir une chapelle en sa
demeure. — Démarches du Conseil pour l'en détourner. — Diver-
ses propositions. — H s'établit à la maison Grenus. — Office. —
Émeute. — Rapport au roi. — Les ordres de Louis XIV. — La
messe à Genève. — Affluence. — Petits moyens employés pour em-
pêcher les étrangers d'assister à la messe. — Les successeurs de
M. de Chauvigny. — Garde à l'œil. — Chapelle du sieur de la
6rave, à Laconnex. — Difficultés. — Plaintes de Genève.
Les calvinistes, devenus maîtres de Genève en 1542,
avaient pris toutes leurs mesures pour que le catholicisme
en fut à jamais banni. Ils avaient espéré en détruire les
vestiges, en renversant les autels et en dressant le gibet
de Champel avec les tables de marbre qui avaient servi au
saint sacrifice de la messe (1); cependant les pratiques
(1) Luderch affirme que le magistrat, qui fit la motion de transporter
la table de l'autel do saint Pierre à Champel, fut le premier qui monta sur
l'échafaud. Annales de Coria, t. II, p. 36. Le mômo fait est rapporté par
Dom Raynald, t. XIII, p. 207.
— 276 —
de la foi subsistaient encore en secret. « Il fallut, dit Crauser,
pour les faire disparaître que toute une génération nou-
velle vint remplacer l'ancienne. >
Comme si l'on craignait de voir se ranimer cette étin-
celle, on surveillait, comme nous l'avons dit, tous ceux
qui venaient à Genève soit pour louer leurs services, soit
pour y vaquer à quelque industrie.
Genève était donc comme une citadelle fermée, dont les
ministres, d'accord avec les magistrats, gardaient les
clefs. Qui, le premier, en força les portes ?
Il y a dans l'histoire des nations de singuliers événe-
ments, que nous nommerons providentiels, dont les acteurs
ne se rendent pas toujours compte, mais qui n'échappent
pas à l'œil de l'observateur.
Personne n'ignore que François Ier, en prêtant son appui
aux Genevois contre le duc, contribua puissamment à
l'établissement de la Réformation à Genève. C'était donc
par la France que le mal s'était fait. C'était par les réfu-
giés français que le calvinisme avait obtenu son triom-
phe, et pris racine sur notre sol.
Par un retour inattendu, la France fit rentrer à Genève
l'exercice du culte catholique, qui y avait été interdit pen-
dant cent quarante ans. L'événement décisif, qui amena ce
résultat, fut l'établissement d'un résident de France à
Genève, sous le règne de Louis XIV.
Voici ce qui se passa à cette époque.
Reportons-nous en 1679, c'est-à-dire, à la trente-sixième
année du règne de Louis-le-Grand. Depuis la Réformation,
c'était une tradition à la Cour de France de protéger Ge-
nève. De là, entre la monarchie et la jeune république, des
relations assez intimes qui nécessitèrent, dans Genève, la
présence d'un chargé d'affaires français, auquel on adres-
sait les dépêches, désignées à cette époque sous le nom de
— 277 —
Paquet. Jusqu'à la date précitée cette fonction avait été
remplie par un genevois nommé Jean Favre. A sa mort,
le roi de France décida de placer à Genève un de ses su-
jets, avec le titre de résident de France, aux appointe-
ments de 6,000 livres, et jeta les yeux sur M. de Chauvi-
gny-
A peine cette décision fut elle prise que les syndics en
reçurent communication (1). Cette nouvelle jeta l'alarme
dans le Conseil qui se réunit, et sur la proposition de
noble Michel de Normandie, syndic de la garde, déli-
béra « s'il ne serait pas à propos d'écrire au roi pour
essayer de le détourner d'envoyer un agent étranger et
papiste (2). »
Il fut décidé de conjurer S. M. « d'honorer de l'emploi
qu'il avait l'intention de créer un citoyen de Genève. » Les
magistrats, sans perdre un instant, écrivirent à M. de
Pomponne, ministre de Louis XIV et à M. de Gravel, am-
bassadeur du roi à Soleure, pour leur demander leur appui
dans cette affaire. Ils en reçurent une réponse qui ne fut
pas de nature à les satisfaire. Le roi avait déjà fait son
choix. Il n'était pas possible de le faire revenir sur sa nomi-
nation.
En effet, M. de Chauvigny avait reçu l'ordre de se ren-
dre à son poste, et il avait averti le premier syndic de sa
prochaine arrivée.
On se demanda à Genève comment on le recevrait. Fal-
lait-il faire lever la garde à son passage et lui rendre les
honneurs en sa qualité de Résident. Il fut décidé que ce
titre n'obligeant à aucun honneur militaire, le poste le
laisserait passer (3).
(1) Reg. du Conseil, 16 juin 1679.
(2) lbid., 17 juin 1679.
(3) lbid., 8 août 1679.
— 278 —
La compagnie des ministres, par l'intermédiaire de MM-
Bénédict Callandrin et Amy Memtrezat proposa au Con-
seil d'envoyer une députation à Paris pour y remontrer au
roi les graves inconvénients qui pourraient résulter pour
la paix du pays de ce nouvel établissement. Ils demandè-
rent qu'on en écrivit aux rois de Suède et d'Angleterre,
des Provinces-Unies et à l'Électeur de Brandebourg, pour
qu'ils intervinssent en faveur de Genève (1). Ces mesures
parurent peu prudentes aux magistrats; ils déclarèrent
même ces expédients « inutiles et dangereux et tout en
tenant compte aux ministres de leur zèle, ils finirent par
« s'en remettre à la providence de Dieu, i
Sur ces entrefaites M. de Chauvigny arriva à Genève ;
il fit demander au Conseil une audience pour présenter
ses lettres de crédit. 11 était logé à l'hôtel des Balances.
Aussitôt les magistrats nommèrent une députation pour
aller le féliciter et décidèrent qu'on lui présenterait une
truite de douze à quinze livres et le vin d'honneur (2).
C'était une manière de gagner ses bonnes grâces. M. de
Chauvigny, en effet, se montra très-courtois et manifesta
à ses visiteurs le regret d'avoir été prévenu. Le surlende-
main il rendit sa visite et le premier syndic lui dit que « la
Seigneurie recevait avec un profond respect l'honneur que
leur faisait Sa Majesté et les témoignages de la bienveil-
lance royale par l'envoi d'un Résident qui aurait l'intel-
ligence de sa position et ne voudrait pas les troubler dans
la jouissance de leur liberté spirituelle et temporelle (3). »
M. de Chauvigny, sans tergiverser, répondit qu'il avait
l'intention d'établir chez lui une chapelle, mais que pour
ne pas effaroucher la bourgeoisie par l'exercice de son
(1) Reg. du Conseil, 19 août 1679.
(2) Reg. du Cons., 16 octobre 1679.
(3) Ibid., 17 octobre 1679.
— 279 —
culte, il désirait pouvoir trouver un logement en quelque
endroit à l'écart.
Les magistrats s'attendaient à cette déclaration, et ils
se bornèrent à le prier, en ce cas, « de faire le service à
basse note, sans éclat, par son aumônier, seulement pour
lui et ses gens de service, sans permettre l'entrée de sa
chapelle à qui que ce fut (1). »
MM. de la Rive et de Chapeau-Rouge furent chargés de
porter à M. de, Chauvigny ce message. Celui-ci découvrit,
à travers leurs paroles mielleuses, leur embarras. Vou-
lant que sa position fut bien dessinée, il leur dit nette-
ment : « Oui, Messieurs, j'ai l'intention d'établir en mon
« logement une chapelle avec tous les ornements pour la
célébration de la messe. J'y mettrai toute la mesure néces-
saire pour ne pas faire qui puisse occasionner aucun scan-
dale. » Les interlocuteurs eurent l'imprudence de lui repré-
senter que cela ne pouvait se faire, sans altérer la consti-
tution de Genève.
t Comment, répartit M. de Chauvigny, ce que je veux
faire est du droit des gens. Vous n'avez rien à redire. J'ai
bien l'intention de tenir ma porte fermée; mais pensez-
vous que s'il s'y présentait quelque personne amie, telle
que M. de Beauvais ou l'évêque d'Annecy, je la laisserai à
la rue? En France, ajouta-t-il, les ambassadeurs d'Angle-
terre et de Hollande ont leur chapelle, et ils ont la liberté
de l'ouvrir à leurs coreligionnaires. Personne ne leur con-
teste ce droit. Pourquoi ne l'aurais-je pas à Genève? Voilà
déjà, continua-t il, deux personnes qui sont venues m'a-
vertir que la bourgeoisie ne souffrirait point que j'aie
une chapelle, je vais en écrire à la cour. Le roi déci-
dera (2). »
(1) Registre du Conseil, 20 octobre 107'.).
(2) Ibid. 1" novembre 107!).
— 280 —
Les députés cherchèrent à lui faire comprendre « que la
Constitution genevoise était anormale et singulière, et
que l'exemple de la Hollande et de l'Angleterre ne pou-
vait pas être appliquée à cette ville. » Il n'en maintint
pas moins son dire : C'est le droit des gens.
Deux fois les conseillers se rassemblèrent pour s'oc-
cuper de cette grave question, et deux fois ils déclarèrent
que M. de Chauvigny « n'avait aucun droit à avoir une
chapelle chez lui, puisque la constitution n'admettait
aucun exercice de religion autre que celle professée par
l'Etat, mais que par déférence aux intentions de Sa
Majesté, on consentait à ce qu'il y eût chez lui une cha-
pelle, où nul ne pourrait être admis, s'il n'appartenait à sa
maison (1). »
Cette décision parut aux fervents calvinistes une con-
cession désastreuse. Ils cherchèrent à atermoyer par
diverses propositions qui tendaient ou à reléguer le Rési-
dent à Plainpalais, ou à lui faciliter les moyens d'aller
entendre la messe hors de la ville. Une personne proposa
de donner quelques milliers de francs à M. de Chauvigny,
s'il consentait « à aller faire sa dévotion hors del'Estat »,
et M. Michel Trembley fut d'avis « qu'on donnât à M. le
Résident un carosse pour se rendre le dimanche dans le
voisinage, dût-on dépenser pour cela 1,000 ou 2,000 fr.
par an (2) ».
On pourrait croire, d'après le rapport de M. Salmon,
major de régiment à Chambéry, qui fut chargé de sonder
à ce sujet M. de Chauvigny, qu'il aurait été accessible à
cette proposition, si on lui avait fourni un logement à
Plainpalais, mais c'était une trop lourde charge pour
l'Etat. Ces propositions furent écartées. On était arrivé
(1) Registre du Conseil, S novembre 1679.
(2) Ibid., 8 novembre 1679.
— 281 —
au 19 novembre, et M. de Chauvigny n'avait pas encore
de logement. Il s'était adressé à noble Jacques Grenus,
dont la maison avait une ouverture sur la Grand'Rue, et
il n'avait pas pu tomber d'accord sur la location. Il
visita ensuite la maison Buisson, à la rue des Chanoines,
mais elle ne lui agréa point. Le Résident demanda la mai-
son du sieur de Châteauvieux; nouvelles difficultés. Enfin
on revint à la maison Grenus, mais au moment où le bail
allait se passer, on suscita des difficultés qui irritèrent
M. de Chauvigny, et il déclara qu'il allait écrire au roi, pour
l'avertir du mauvais vouloir des Genevois, et l'engager
à acheter un emplacement pour y construire un hôtel (1).
Cette menace eut son effet; les magistrats le prièrent
de ne pas se presser, et ils engagèrent M. de Grenus à
louer au Résident sa maison de la Grand'Rue. Ce qui
s'effectue le 11 novembre 1667.
Aussitôt M. de Chauvigny s'y installa, et une de ses
premières préoccupations fut l'établissement de sa cha-
pelle. Tous les ornements étaient prêts, et le 30 novem-
bre, jour de la fête de saint André, il y fit célébrer osten-
siblement la sainte messe, ce qui ne s'était pas accompli
depuis la Réforme.
Le Résident n'avait pas craint d'y inviter un gentil-
homme d'Annecy, le sieur Ruphy et sa femme, qui se
trouvaient en logis aux Trois Rois. D'après les dépositions
du sieur Lacombe, il y avait même plusieurs religieux et
gens d'église, qui, la veille, avaient logé à la Croix Verte
et s'étaient rendus le matin au logis de M. le Rési-
dent (2).
C'est que, fort de la volonté du roi son maître, il accom-
plissait l'ordre de laisser, pour l'heure des offices, sa porte
(1) Registre du Conseil, Il novembre 1679.
(2) Ibid., 21 novembre 1679.
— 282 —
ouverte à tous ceux qui voudraient se présenter pour
prendre part à leur culte. Voici la teneur de la dépêche
qui lui avait été adressée par Colbert, successeur de M. de
Pomponne.
« Le roi entend que votre chapelle soit ouverte à tous
« François et étrangers catholiques, ainsi qu'à tous prê-
« très et religieux qui voudraient y assister ou célébrer
« la messe, ainsi que cela se pratique en tous lieux de la
« prétendue religion réformée, auxquels Sa Majesté a des
« envoyés (1). »
Après un ordre aussi catégorique, M. de Chauvigny
n'avait plus t qu'à obéir, sans regarder plus oultre »,
comme il le dit au premier syndic. Il s'engagea, néan-
moins, à user avec modération du droit qu'il avait de
laisser arriver à la chapelle qui bon lui semblerait.
Nous ne pourrions pas préciser le nombre des personnes
qui se présentèrent à l'office chez le Résident; mais il paraît
qu'il fut assez considérable, puisque, dans le registre du
Consistoire, à la date du 23 décembre, il est dit « que la
veille, il y avait eu grande assemblée chez M. le Résident
en sa dévotion, et qu'on y avait vu même des personnes
de la ville (2) ». Le Consistoire se préoccupa vivement de
cette innovation, et en ville les têtes s'échauffèrent; on
entendit même des gens du peuple menacer M. de Chau-
vigny d'un mauvais parti. « Il mériterait, dit un exalté
nommé Cornu, que je lui donne un coup de pistolet dans
la tête (3).
M. de Chauvigny ne changea rien à son plan, et il con-
tinua, malgré toutes les menaces, à faire célébrer les
offices' dans son hôtel.
(1) Registre du Conseil, 21 novembre 1679.
(2) Registre du Consistoire, 23 décembre 1079.
(:?) Ibid., 24 novembre 1079.
— 283 —
La colère des calvinistes était à son comble. Elle éclata
bientôt en cris et en menaces. Ils en vinrent à provoquer sous
les fenêtres de M. de Chauvigny, des rassemblements du
milieu desquels partaient des cris de mort. Enfin, le 24,
on apprit qu'un individu voisin de l'habitation de M. de
Chauvigny avait tiré sur le Résident un coup de pistolet,
au moment où il passait sur sa galerie, suivi de trois reli-
gieux, auxquels il voulait montrer la vue du lac (1).
Immédiatement le Résident avertit les magistrats qui,
comprenant la gravité du fait, lui exprimèrent leurs
regrets et lui promirent de punir le coupable, s'ils le trou-
vaient.
Celui qui passa pour l'auteur de l'attentat était un
nommé Daniel Cléat, qui fut mis en arrestation. Il avoua
avoir déchargé une arme à feu dans la compagnie d'un
tailleur nommé Déonat, qui avait agi comme lui, mais
sans mauvaise intention. Il protesta n'avoir point voulu
atteindre personne. Déonat, désigné par Cléat, fut aussi
arrêté et placé sous bonne garde à la maison de ville.
En apprenant ces arrestations, la foule se porta aux
abords de la salle du Conseil, et voilà que des cris mena-
çants éclatent. On demande que Cléat et Déonat soient
mis en liberté. Comprenant la gravité de la question, les
magistrats restent inébranlables, et font saisir trois des
plus mutins, Jean Goudon, Foex et Pata. On arrête même
un nommé Gardelle, accusé d'avoir dirigé depuis sa ter-
rasse une arme à feu contre le Résident. Celui-ci prétendit
qu'il n'avait en main qu'une lunette à longue vue, prise
mal à propos pour une arme.
(1) Ces ecclésiastiques étaient des pères chartreux en passage à Genève
Ils dressèrent un rapport des faits dont ils avaient été les témoins. Nous le.
publions comme Pièce justificative, en regard du compte rendu du
Conseil. Voyez n" X.
— 284 —
La position était trop tendue pour qu'elle pût durer.
Les magistrats de Genève résolurent alors d'envoyer un
délégué à Paris pour exprimer au roi toute leur peine de
ce qui venait de se passer et lui faire l'exposé des événe-
ments, en le conjurant de limiter les ordres qui avaient
été donnés au Résident de recevoir tous les Français,
et de restreindre l'assistance aux personnes de sa maison.
Le sieur Salmon se mit en effet en route avec des dépê-
ches, mais un accident arrivé à son cheval l'obligea à
s'arrêter à Lyon, où les autorités le retinrent, en avisant
toutefois M. de Chauvigny, qui alla avertir les magistrats
de cette mésaventure, et se plaindre de ce qu'ils avaient
tenté cette démarche en secret, pour le desservir auprès
du roi son maître (1).
La chapelle ne continuait pas moins d'être fréquentée
par les catholiques de la ville et du voisinage. On y vit
même apparaître des religieux de Pomiers qui, sur leur
passage, devinrent, de la part de la populace, l'objet
d'indignes outrages. On était allé jusqu'à souffleter l'un
d'entre eux.
De là, de nouvelles plaintes de la part du Résident,
qui tenait toujours ferme, en s'étayant sur le gouver-
nement de France, dont il était le représentant à
Genève.
Les Genevois, redoutant les suites du mécontentement
de Louis XIV, en vinrent à donner au Résident une garde
pour empêcher l'approche de son hôtel. Les soldats
avaient reçu l'ordre d'en écarter tous les étrangers les
jours de fête et de dimanche. Ils ne continuèrent pas
moins à affluer, et malgré toutes les vexations partielles,
les catholiques n'en prirent pas moins l'habitude de venir
assister aux offices. On avait beau crier sur leur pas-
(1) Registre du Conseil, 29 novembre 1070.
— 285:—
sage : A bas la messe! elle se disait, et l'on compta même,
en certains jours, plusieurs prêtres qui la célébrèrent.
A l'occasion de ce tumulte, on ne manqua pas d'accuser
Mgr Jean d'Arenthon d'en être la cause, parce que, disait-
on, i il voulait venir rétablir la messe à Genève ». Nul
doute que l'évêque n'eût désiré avoir cette consolation,
après laquelle saint François de Sales avait soupiré, mais
jamais il ne parut dans la chapelle du Résident. S'il eut
avec lui des entretiens, ce fut à la Chartreuse de Pomiers
et à Annecy, où il se rendit en 1681, le jour de l'Escalade
pour ne pas être témoin « des sottises dont le peuple
genevois accompagnait cette solennité (1) ».
Quant à la présence des prêtres ou religieux qui, par-
fois, se présentaient à la chapelle du Résident pour y dire
la messe, l'évêque ne pouvait en être rendu responsable.
Il avait même, dans une circulaire, recommandé aux curés
de son diocèse « de ne pas s'engager fréquemment dans
Genève, pour ne pas s'exposer à des insultes, et à susciter
des embarras au Résident. L'on ne remarque pas, ajou-
tait-il, que le peuple s'adoucisse. Le Conseil tient toujours
des notables aux portes de la ville et dans les entrées
des rues pour empêcher que nos ecclésiastiques séculiers
ou réguliers aillent chez M. le Résident, et l'on menace
tous les Savoyards d'un rigoureux châtiment, s'ils se pré-
sentent chez le ministre de France pour y faire exercice
de notre religion (2). »
L'affaire qui se présentait de prime abord menaçante
finit par des explications assez pacifiques. Spon affirme
(1) L'année précédente, le ministre Pinaut, du haut do la chaire, avait
exprimé l'espoir « d'être bientôt délivré de la puissance du superbe Pha-
raon » faisant allusion à Louis XIV. M. de Chauvigny fut tellement cour-
roucé de ces paroles qu'il s'en plaignit aux magistrats, qui exigèrent du
ministre une explication et des excuses et qu'il ne voulut plus rester ù
Genève le jour de l'Escalade.
(2) Lettre du 20 janvier 1680.
— 286 —
que le plus coupable fit des excuses à genoux à M. de
Chauvigny, qui déclara au nom de Sa Majesté lui faire
grâce (1).
Que faisaient pendant ce temps là les magistrats de
Genève? Ils se rassemblaient, ils délibéraient, ils cher-
chaient mille petits moyens pour empêcher que les catho-
liques ne vinssent chez le Résident assister aux offices (2).
Voici quelques-unes des propositions faites au Conseil.
Nous ne pourrions y croire, si nous n'en avions pris copie
sur les registres.
Dans les premiers jours de janvier, les conseillers sont
à chercher des ruses pour se débarrasser de cet élément
catholique qui les tourmente.
« Comme M. le Résident a dit à quelques personnes qu'il
y avait plusieurs particuliers de cette ville appartenant à
la religion catholique qui n'attendent que la protection du
roi pour se déclarer, il est nécessaire de faire renouveler
à la bourgeoisie le serment de fidélité à l'Etat et à la reli-
gion, de vivre et de mourir en cette profession. On doit
obliger, dirent-ils encore, tous les maîtres de congédier
leurs compagnons papistes, et pour détourner la colère
de Dieu, qu'on lui dédie un jour de jeûne et de péni-
tence (3). »
Voilà pour la ville. Ecoutons ce qui est demandé pour
les campagnes.
t Les ponts seront levés le dimanche jusqu'à midi, afin
que l'on ne puisse pas venir du dehors à la messe du Rési-
(1) Spon, p. 847.
(2) M. Albert Rillet, dans son ouvrage Le rétablissement du catholi-
cisme à Genève, dit que la tolérance était assez grande, puisque les catho-
liques avaient toute liberté de sortir de la ville pour aller à la chapelle do
Pesay assister aux offices de leur culte. 11 n'en conste pas moins, comme il
le dit, que a la juste religion réformée, à l'exclusion formelle du catholi-
cisme, devait avoir droit de cité dans Genève ».
Le rétablissement du catholicisme à Genève, p. 17. — 1880.
(3) Registre du Conseil, 28 décembre 1079.
— 287 —
dent de France. Si quelque étranger arrive en ville dès la
veille, il sera interdit aux hôteliers de le laisser sortir
avant une heure.
« Nous tiendrons aux abords des postes des émissaires
qui s'enquerront auprès de ceux qui se présenteront aux
portes s'ils ont l'intention d'aller à l'office du Résident, et
ils leur feront entendre, pour les intimider, qu'ils s'expo-
sent à de sérieux désagréments de la part de Sa Sei-
gneurie.
« Pour que l'on croie que les ponts sont levés à une
autre intention, on lèvera de distance en distance des
platelles, comme si les ponts étaient en réparation (1). »
Voilà quelques-unes des petitesses auxquelles on eut
recours pour arrêter le flot catholique, mais il monta tou-
jours.
M. de Chauvigny fut inébranlable; il tint à ce que sa
chapelle fût accessible à tous, il l'orna, et, s'il faut en
croire au témoignage de Frémin, « il y faisait officier comme
dans une cathédrale ».
Les Conseils eurent beau exercer toutes sortes de
vexations contre ceux qui arrivaient à la chapelle, les
compter et en prendre le signalement; le nombre ne fit
qu'augmenter.
Dans leur dépit, quelques fanatiques vinrent pendant
la nuit salir la porte du Résident et couper la sonnette
de sa demeure.
Ces bassesses ne firent que le courroucer. C'était un ou-
trage à son gouvernement. Les magistrats lui en firent
des excuses, en lui demandant s'il désirait qu'on lui
donnât des sentinelles pendant la nuit; il les refusa (2).
(1) Registre du Conseil, 26 décembre 1679.
(2) Ibid., 21 décembre 1679.
— 288 —
La volonté inflexible de M. de Chauvigny domina la
tempête, et Conseil et Consistoire durent courber la tête.
Ce ne fut pas sans un amer chagrin. Nous le voyons per-
cer dans ces douloureuses paroles consignées dans les
registres :
• Comme nous avons dégénéré de la vertu de nos
pères! Notre Seigneur a levé sa verge pour nous réveiller
de notre assoupissement, en permettant que le Résident
du roi très-chrestien ait introduit en son hôtel l'exercice
de la religion catholique (1). »
Tel fut le cri de détresse poussé par ceux qui accu-
saient le roi de France d'avoir refusé la liberté de cons-
cience à ses sujets par la révocation de l'Edit de Nantes.
M. de Pomponne ayant quitté le ministère, son parent
M. de Chauvigny ne tarda pas à être rappelé en France.
On lui donna pour successeur M. Dupré, homme modéré,
qui fut reçu à Genève avec de grandes manifestations de
joie. M. Sordet, en parlant du nouveau Résident, dit t qu'il
était un catholique non bigot (2). » Il ne se prononça pas
moins très-catégoriquement sur sa chapelle « Le roi, dit-il
« dès son arrivée, veut absolument que la chapelle soit
• ouverte à tout le monde, et si l'exercice en est troublé,
• croyez qu'il ne se paiera pas de méchantes raisons. •
Pour ne pas encourir la disgrâce du puissant monarque}
les magistrats prirent des précautions afin d'empêcher les
attroupements et les querelles autour de la chapelle. Ils
firent même « fouetter à la discipline un jeune homme qui
s'était permis d'insulter des femmes catholiques se ren-
dant à la messe. »
Le Conseil n'en était pas moins dans l'effroi, et il met-
tait à exécution les arrêtés pris pour empêcher les catho-
(1) Registre du Couseil.
(2) Les résidents de France, p.
— 289 —
liques de venir le dimanche à Genève. Il faisait épier par
des gardiens les abords de la maison du Résident, pour
savoir quels étaient les personnages qui y pénétraient.
M. Dupré avait commencé l'exercice de ses fonctions le
24 avril 1680. Il ne resta à Genève que huit ans. Le
10 novembre 1688, il fut remplacé par M. d'Iberville, qui
eut des difficultés assez sérieuses avec les magistrats, au
sujet de sa chapelle.
L'affluence des catholiques au service du dimanche, au
lieu de diminuer, s'augmentait toujours, ce qui inspira au
Résident l'idée d'en agrandir le local. Dès qu'on eut vent
de ses projets, on répandit dans la ville le bruit qu'il vou-
lait bâtir une église avec un clocher. Dans le fait, il s'agis-
sait d'exhausser la toiture de la chapelle, et d'y pratiquer
des ouvertures un peu plus grandes pour pouvoir respirer ;
enfin de changer une pièce attenante en sacristie.
Le Conseil se préoccupa de cette réparation plus que si
la république avait été en danger. Il décida que l'on ne
devait pas souffrir ce changement, « la conséquence en
étant trop dangereuse, puisque l'agrandissement de la
chapelle entraînait l'extension du culte, à quoi il fallait
s'opposer (1). »
M. le secrétaire d'Etat Chouet, s'étant rendu chez le
Résident, lui dit que le peuple s'inquiétait de son projet
d'agrandissement, et qu'il venait de la part du Conseil
le prier d'abandonner son dessein. M. d'Iberville reçut fort
mal le message, et déclara qu'il ne ferait pas de change-
ment à sa chapelle, mais qu'il n'oublierait pas l'affront
qui lui était fait.
M. Chouet chercha vainement à apaiser le Résident, qui
se montrait justement blessé de ces taquineries, et lui dit
qu'il n'aurait jamais soupçonné cela de la part de gens éclai-
(1) Registre du Conseil, 7 août 1685.
19
— 290 —
rés, comme sont censés être les magistrats de Genève. L'en-
voyé du Conseil prétendit qu'il s'agissait ici de la sécurité
de la ville, « parce que les Savoyards, qui prenaient part
aux réunions religieuses de sa chapelle, étaient regardés
originairement comme des ennemis, parce qu'ils étaient
de religion différente (1). »
Ce mot explique toute la haine des anciens Genevois
contre les Savoyards, leurs voisins et nos coreligion-
Que répondit le Résident à cette déclaration? Blessé au
vif, il dit à M. Chouet que « son projet n'avait été d'abord
que d'exhausser sa chapelle pour la rendre plus saine,
comme il l'avait déclaré à M. le syndic Pictet, mais que,
puisque le Conseil en agissait ainsi à son égard, il ferait
ce qu'il voudrait, parce que sa maison étant la maison du
roi, personne ne pourrait l'empêcher de commencer les
réparations qu'il jugerait convenables. »
Le lendemain, MM. de la Rive, Pictet et Trembley
firent une nouvelle visite à M. d'Iberville pour calmer sa
mauvaise humeur; mais celui-ci leur déclara nettement
« que la maison où il habitait était la maison du roi, où le
Conseil n'avait rien à voir, et que rien ne l'arrêterait,
sinon un ordre de son maître. »
Par suite de cette déclaration, les magistrats résolurent
de soumettre la question au Conseil des Soixante. La ma-
jorité fut d'avis qu'à tout prix il fallait empêcher l'agran-
dissement de la chapelle, et prier, au nom de la paix
publique, M. le Résident de rester dans le statu quo.
M. de Chapeaurouge, propriétaire de la maison, pré-
senta un expédient qui consistait à rélever simplement d'un
étage, et à placer au premier une chapelle de même gran-
deur que celle qui était dans la cour, au rez-de-chaussée.
(1) Registre du Conseil, 6 août 169">.
— 201 —
Cette idée sembla sourire au Résident, qui finit bientôt
par comprendre qu'au lieu de gagner à ce changement il y
perdrait, vu que sa maison serait toujours ouverte, et par
là même exposée aux dilapidations.
Il revint donc à son projet primitif, et déclara qu'il s'en
rapporterait à la décision du roi, auquel les magistrats
genevois soumettraient la question , à moins qu'ils ne
consentissent à la réparation de sa chapelle, à laquelle il
n'ajouterait pas un pouce d'étendue. Le Conseil sembla
entrer dans ses vues, mais il demanda quelques jours
pour réfléchir.
C'était le moment où survenaient les premiei's revers de
Louis XIV. Namur venait de tomber aux mains de Guil-
laume III, qui reprenait ainsi l'offensive contre la France.
Heureux de voir la prépondérance passer aux mains d'un
prince protestant, les Genevois en firent des fêtes. Ils lan-
cèrent des fusées en signe de joie, à Plainpalais, et un
soir, en rentrant dans son appartement, le résident fut
salué par le cri de : Vive Guillaume!
L'étoile de la France commençait à pâlir. M. d'Iber-
ville comprit que l'heure n'était plus favorable pour pous-
ser à Paris la question de la chapelle. Lorsque les délé-
gués du Conseil reparurent chez lui, il leur dit sèche-
ment : « Messieurs, vous êtes maîtres, » et il se retira, en
ajoutant que les Genevois n'avaient point de parole.
Cependant, l'affaire fut portée au roi par M. Amelot,
ambassadeur auprès des Ligues suisses. Louis XIV ne
se plaignit que de deux choses : du mauvais vouloir du
peuple genevois à son égard, et de la garde qui station-
nait habituellement aux abords de la Résidence.
Les Genevois cherchèrent à se disculper sur le pre-
mier chef, et ils se déclarèrent prêts à retirer les hommes
de garde, si le roi faisait interdire à ses sujets du voisi-
— 292 —
nage de Genève d'entendre la messe du dimanche, ail-
leurs que dans leur paroisse.
Cette défense fut en effet proclamée dans les bailliages
voisins, et par là, les Genevois se trouvèrent débarrassés,
pour quelque temps, de la foule qui arrivait du voisinage,
le dimanche. On ne fit plus, suivant l'expression du secré-
taire du Conseil, qu'une garde à l'œil. Elle consistait à
compter le nombre des personnes qui entraient chez le
Résident pour y assister à l'office, et à examiner leur
mise. Chaque lundi, on en faisait un rapport au Conseil.
Grâce à ce contrôle inquisitorial, on peut se rendre
compte de la fidélité que mettaient les catholiques de la
ville à sanctifier les dimanches et les fêtes. La surveil-
lance s'exerça pendant trois ans consécutifs, à savoir : en
1695, 1696, 1697.
Le 12 janvier 1695, on compta 65 personnes, presque
toutes étrangères; le 19, 58 personnes, parmi lesquelles
on remarqua 5 ou 6 domestiques. Il n'en fallut pas davan-
tage à l'autorité pour faire renouveler aux particuliers la
défense de laisser aller leurs serviteurs ou valets à la
messe.
A la fête de la Purification, il n'y eut pas moins de
78 personnes, dont 4 ou 5 paysans.
On en conclut que la garde n'avait pas été bien faite, et
on recommanda au poste plus de vigilance.
Le 2 mars, deux messes furent célébrées; à l'une, on
compta 27 personnes, à la deuxième 35.
Il y avait là quelques bateliers. Ordre fut donné de les
surveiller à l'entrée du port, et de leur interdire d'aller
chez le Résident. En cas de désobéissance, ils devaient être
emprisonnés sans autres prétextes.
Le 21 mai, jour de l'Ascension, deux messes furent dites.
A la première, il y eut 38 personnes; à la deuxième, 58. On
examine ce qu'il y aurait à faire. Il fut décidé « qu'on renou-
— '293 —
vellerait aux cabaretiers et aux hôteliers la défense de
garder aucun étranger papiste plus de trois jours sans une
permission expresse, avec l'ordre de déclarer qu'on ne
pouvait les loger, s'ils avaient l'intention d'aller à la messe
en ville. »
Le 5 juillet, affiuence extraordinaire à la chapelle, par
suite de l'arrivée des moissonneurs. Le Conseil s'en pré-
occupe, et pour empêcher « que pareil scandale se repro-
duise, on arrête que les consignataires aux portes donne-
ront des bullettes aux moissonneurs, afin que l'on sache
au juste où ils iront loger, et l'on fera ordonnance aux
cabaretiers chez qui ils logeront de ne pas les laisser
sortir avant 11 heures et demie, et ceux qui seront trouvés
dans les rues avant cette heure seront emprisonnés. Dès
le matin, on mettra sur pied toutes les troupes de la gar-
nison!!! »
Grâce à ces mesures, le 12, il n'y eut à la chapelle que
28 personnes. On en compta de nouveau 60 à la fête de
l'Assomption, 78 à la Saint-Barthélemy, 45 à la Nativité,
96 à la Saint- Mathieu. Le jour de l'Immaculée-Conception
on célébra deux messes; à la première, il y eut 52 per-
sonnes, à la deuxième 78.
Ces chiffres seuls sont une démonstration de la conti-
nuité du service religieux dans Genève au dix-huitième
siècle. Ce n'est pas que les catholiques eussent la liberté
de leur culte, car M. Liffort, aumônier de M. d'Iberville,
faillit avoir une mauvaise affaire pour être allé visiter
un domestique de noble Desbergeries, à qui on devait
amputer une jambe. « Il lui porta, est-il dit dans les regis-
tres, le sacrement, » ce qui faillit exciter une émeute dans
le quartier (1).
(1) Registre du Conseil, 2 juillet 1697.
— 20i —
M. d'Iberville quitta Genève en mai 1698 ; il fut rem-
placé par M. de la Closure.
Il ne paraît pas que la ferveur des catholiques diminua
à cette époque, car, le 8 octobre 1705, les espions du
Consistoire comptèrent jusqu'à 200 personnes qui sor-
taient de la chapelle du Résident.
En 1712, ils déclarent qu'il y avait eu « une quantité de
monde à la messe de minuit, notamment plusieurs blan-
chisseuses de la ville. »
En 1720, le 2 mai, M. Rabuti rapporte qu'il a vu un
grand nombre de personnes sortir de chez M. le résident.
« Cela vient, dit-il, de la grande quantité de papistes qui
demeurent en cette ville. »
Quelques jours plus tard, M. Rabus dit à son tour avec
effroi « qu'il a compté 31 catholiques en file allant à la
messe, vers huit heures du matin, par la petite Pélisserie,
et que l'un d'eux, voyant qu'il les comptait, cria d'un ton
arrogant: « Pourquoi nous comptez-vous? Vous autres
protestants, vous allez en prêche et nous à la messe. »
Le 4 juillet, on signale 300 personnes comme étant
sorties de la résidence.
La même inspection continue; car le Consistoire ne
cesse de retentir de plaintes relatives à ceux qui vont
entendre la messe chez le Résident. Il est même des Gene-
vois qui assistent à la messe de minuit. Ce que le magni-
fique Conseil apprend avec une vive peine.
Il est une autre chapelle qui remua la bile des magis-
trats genevois. Quoique très-restreinte et éloignée de la
ville, elle ne fut pas moins un objet de terreur pour les
fervents calvinistes, parce qu'on y disait la messe. C'est
celle du château de Laconnex, qui fut ouverte sur la fin
du dix-septième siècle, par le sieur de la Grave, dans sa
propriété fermée de murailles.
Deux capucins de Saint Julien y vinrent célébrer le
— 295 —
jour de la Chandeleur, en 1699. Quelques jours plus tard,
on vit sortir un prêtre suivi d'un enfant , qui entra
dans la maison d'un malade nommé Létanche. On pré-
suma qu'il lui avait porté la sainte communion. La nou-
velle en fut portée aux magistrats de Genève, qui se réu-
nirent en Conseil, pour examiner cette question. Les
terres du sieur de la Grave, dirent-ils, sont du fief de
Saint-Victor. Nous en sommes les seigneurs, nous enten-
dons que le seul exercice de la religion protestante y soit
pratiqué. Ils arrêtèrent donc d'envoyer un délégué à
Laconnex pour interdire à M. de la Grave l'ouverture de
sa chapelle, sous peine d'être dénoncé comme un pertur-
bateur du repos public (1). MM. Mestrezat et Trembley
reçurent cette mission.
Le sieur de la Grave était en compagnie de M. Liffort,
curé de Teiry, de M. l'avocat Paget et du juge Mage, de
Saint-Julien, lorsqu'ils le rencontrèrent. En apprenant le
motif de leur visite, le sieur de la Grave les reçut avec
humeur. Ils lui dirent qu'il oubliait « qu'il était le vassal
des seigneurs de Genève, et qu'à ce titre, il leur devait
respect et obéissance. »
« — Comment, repartit celui-ci, vassal! vassal! J'aime-
rais mieux être vacher que votre vassal; vous vous dites
seigneurs, je ne reconnais pour seigneurs que Son Altesse
et le Pape. > M. Mestrezat lui représenta qu'il parlait
comme un insensé, et termina la conversation en lui inti-
mant l'ordre de fermer sa chapelle, qui avait été ouverte,
contre l'article 7 du traité de Saint-Julien, sur les terres
de Saint- Victor, dont Messieurs de Genève étaient les
seigneurs au spirituel comme au temporel (2).
(1) Registre du Conseil, 22 mai 10'J'J.
(2) Ibid.', 14 février 1700.
— 296 —
Le Conseil, nanti de cette affaire, fit opérer des recher-
ches dans les archives pour prouver au sieur de la Grave
que ses ancêtres étaient, en 1555, cerisiers de l'Etat, et
qu'en 1514, le chef de sa famille avait prêté, comme
homme-lige, serment de fidélité au prieur de Saint-Victor,
des droits duquel Genève avait hérité. Le sieur de la
Grave en appela à Son Altesse et continua à tenir sa cha-
pelle ouverte. Toutefois, pour que l'on ne pût pas le dé-
noncer comme perturbateur du repos public, il fit ouvrir
une porte depuis l'intérieur de sa maison pour y pénétrer.
De leur côté, les magistrats portèrent leur plainte au duc,
comme d'une violation des traités. L'affaire revint au
Sénat de Chambéry, et M. le président Delescheraine dut
procéder à une enquête. Il écouta les uns et les autres,
sans bien démêler d'abord les droits respectifs. Il fallut
procéder à une délimitation des terres ducales et de celles
dites de Saint-Victor.
Vainement M. Delescheraine fit appel à la modération
des seigneurs de Genève, pour laisser le sieur de la Grave
pratiquer suivant sa conscience son culte, dans l'intérieur
de sa maison. Ils n'eurent qu'une seule réponse : « Nous
sommes seigneurs sur les terres de Saint- Victor, au spiri-
tuel comme au temporel; nous voulons y maintenir l'état
de choses existant avant 1589. Il n'y aura donc d'autre
culte autorisé, en particulier comme en public, que celui
que nous professons. »
Telle était la tolérance de Genève, en 1700, sur les
terres dites de la seigneurie. Peu s'en fallut qu'une guerre
ne fut déclarée à Genève à cause de l'obstination des
magistrats (1).
(1) Abbé Ducis. Casus belli avec Genève.
CHAPITRE XIV
Les prêtres du diocèse de Genève au
dix-huitième siècle
Informations fournies à la cour sur le mérile des prêtres du diocèse.
— Lettre de Jean d'Arenthon à ce sujet. — État du Chapitre. —
Les curés du voisinage de Genève. — AI. de Poutverre, curé de
Confignon. — Il rétablit le culte à Lancy. — Ses luttes avec les
magistrats. — Frémin, curé de Pregny. — Sa retraite. — La
fondation des Sœurs de Charité au Grand-Saconuex.
Nous nous étions souvent demandé comment s'opérait
un choix si heureux de sujets pour les bénéfices dont la
collation appartenait à l'autorité royale. On pouvait sans
doute pressentir que l'inspiration venait de l'évêque, et
que des princes aussi religieux que ceux de la maison de
Savoie n'agissaient ni par caprice, ni au hasard. Aujour-
d'hui, nous avons la clé du mystère. En parcourant la cor-
respondance des évêques, nous avons constaté que, de
temps à autre, le marquis de Saint-Thomas, secrétaire
d'Etat, demandait au nom de la cour la statistique des
meilleurs sujets du diocèse, comme théologiens, canonis-
tes et moralistes, éminents en science et en piété. Nous en
avons la preuve dans une lettre de Jean d'Arenthon, don-
- 298 —
blement précieuse, puisqu'elle nous met sous les yeux le
personnel marquant du Chapitre à cette époque et les
noms des ecclésiastiques les plus distingués du diocèse.
Voici une partie de ce document adressé à Son Altesse
royale :
« Madame,
« Le mouvement que Votre Altesse royale a eu de s'in-
former dernièrement des ecclésiastiques qui excellent en
piété et en doctrine dans ses Etats ne peut être attribué
qu'à un fond de religion et de grandeur, qui attirera sur
la Régence des bénédictions d'une gloire immortelle et
auquel je tâcherai de répondre à l'avenir par mes avis avec
tout le respect et la sincérité que je dois.
« Je ne crois pas qu'il y ait aucun diocèse, ni dans l'Etat
ni dans les provinces voisines, où l'on trouve des ecclé-
siastiques plus méritants que celui de Genève. La cathé-
drale est composée de trente chanoines, tous nobles ou
docteurs et dont la meilleure partie possède les deux qua-
lités, avec tant d'avantages que Votre Altesse peut consi-
dérer ce corps comme un séminaire d'évêques, pour ses
Etats (1). Il en reste peu qui ne soient jeunes, mais ils sont
si dévots, si exemplaires et si modestes, et d'ailleurs si
appliqués à l'étude et aux fonctions de leur ministère, que
je m'estime le prélat du monde le plus heureux et le plus
riche au milieu de ma pauvreté.
« M. de Monthoux (Claude-François), qui en est le Chan-
tre, élu à la prévôté, a de la naissance, de la vertu et
des talents, pour occuper dignement un des premiers pos-
tes de l'Eglise.
« M. de Menthon de Mareste, l'archidiacre, excelle en
doctrine.
(1) Archives ftfyales. Leur.: île Mgr d'Arenthon, 16 août 1676.
- 2&9 —
« M. de Sales (Jean-Louis), grand vicaire, est très-propre
pour remplir une dignité. M. de Ruphy, théologal, sait les
langues et possède une grande érudition.
« M. Falcaz (1), archiprêtre de cette ville, est docteur de
Sorbonne, d'une piété et d'un zèle qui le font regarder
comme un ange parmi la jeunesse. MM. de Saint-Chris-
tofe, de Roget, de Fesson, Ducloz, de Moutmayeur, de Cons-
tantin et plusieurs autres, donnent de grandes espérances;
et quoique M. de Mareste de Chanaz soit un grand et
brillant sujet, il ne laisse pas d'être vertueux et très-mo-
deste dans nos offices. Je passe sous silence plusieurs
autres chanoines de ce mesme Chapitre qui soutiennent
le ministère de la parole avec beaucoup de succès et
d'édification. La cathédrale ne fut ni plus éclairée, ni plus
vertueuse, ni si modeste qu'elle est maintenant (2). »
L'évêque de Genève pouvait être fier de posséder au-
tour de lui des hommes d'un aussi grand mérite. Il énu-
mère ensuite plusieurs collégiales, « entre lesquelles celles
de La Roche, de Sallanches et la sainte Maison, de ïho-
non, excellent en vertu et en piété. »
Il en est une qui fait ombre au tableau, « c'est celle de
Notre-Dame d'Annessy, illustre par sa fondation et par
la piété de M. l'abbé de Saint-Rambert, son doyen, mais
elle laisse beaucoup à désirer sous le rapport de la science
et de la régularité. »
« Quant aux cures du diocèse, elles sont occupées par
des prêtres éclairés et très-appliqués au salut des âmes.
Plusieurs sont gradués et il en reste peu qui n'ayent été
élevés dans mon pauvre séminaire ou dans ceux de Paris
(1) Mgr de Kossillon appelait M. Falcaz « l'homme le plus savant et le pins
verlueu\ (lu diocèse. »
(2) Lettre de M. Jean d'Arenthon, 16 août 1676. — N. li. A cette lettre
est joint un tableau des prêtres marquants (lu diocèse. Nous le renvoyons
aUX Pièces justilicatives, n° XI,
— 300 —
et de Lyon, en sorte que, dans trois ou quatre années, il
ne restera apparemment point de curés dans le diocèse
qui ne soient de très-grande édification, et déjà les hugue-
nots de Genève commencent d'avouer qu'ils ont plus de
respect et d'estime pour nos curés que pour leurs minis-
tres (1). »
A ces hommes remarquables vinrent se joindre, plus
tard, ceux que Mgr Roussillon, de Bernex, signalait comme
capables de professer la théologie : MM. de Ville, docteur
en Sorbonne, vif et pénétrant; Dupras, curé de Chavannoz,
non docteur, mais docte; Lacombe, curé de Thônex.
Les prêtres qu'il tenait pour les meilleurs canonistes
étaient MM. Machet, chanoine; Moënne, curé de Mornex;
Chardon, chanoine de la collégiale de Notre-Dame; et
parmi les laïques, il signalait, comme très-habiles, en droit
canonique, M. Favre, d'Abondance, et son neveu, professeur
à Chambéry.
En dehors de cette pléiade de savants nous pouvons
signaler quelques curés de notre voisinage qui ont laissé
des souvenirs historiques dans leur paroisse.
C'est d'abord M. Frère, curé de Collonges, qui soutint
ses droits contre la famille Lullin, par ses Mémoires,
ensuite par des chansons sarcastiques (2).
Nous trouvons en 1660, à Meyrin, messire Jean-Louis
Frézier, délégué et commis de Mgr Charles-Auguste de
Sales auprès du gouverneur de Bourg, grand ami des
capucins et très-loué par le P. Fidèle Talissieu, comme
« un homme de très-haute portée. »
Plus tard apparaît, dans la même paroisse, M. Gaillard,
(1) Lettre du 10 janvier 1703.
(2) A cette époque, la question des dîmes fournissait très-fréquemment aux
curés du voisinage de Genève l'occasion de contester avec les seigneurs qui
avaient pour la plupart des propriétés dans les communes des alentours.
C'est la ce qui everça la verve de M. Frère.
— 301 —
qui sollicite auprès de la Seigneurie des ornements pour
son église, offrant d'y contribuer pour la plus grande
part.
A Saconnex figure M. Antoine Bouvier, promoteur des
réparations faites à la chapelle de Pregny, qui vit s'opé-
rer l'institution de cette paroisse.
Enfin, à Pregny, arriva M. Fresmin, dont nous aurons
à nous occuper d'une manière spéciale dans ce chapitre,
après avoir rappelé la prise de possession de la paroisse
de Lancy par le vaillant chanoine de Pontverre.
Parmi les noms des curés les plus distingués du voisi-
nage de Genève figure, à juste titre, celui de Benoît de
Pontverre, l'un des plus vigoureux champions de la foi
orthodoxe, et qui a eu la gloire de restaurer le culte catho-
lique à Lancy.
Au temps de la conquête bernoise, ce village avait été
dépouillé de son église. Sur la fin du seizième siècle, il fut
repris par le duc de Savoie, qui construisit un fort sur
l'Arve. Les troupes de Lesdiguières ayant fait une irrup-
tion en Savoie, Lancy retomba au pouvoir des Genevois,
qui rasèrent une partie de cette bourgade. La paix s'étant
rétablie par le traité de Saint- Julien, signé en 1603, on
commença à y reconstruire des maisons, sur lesquelles les
seigneurs de Genève prétendirent avoir des droits. Ils y
établirent même un petit temple où la République envoyait
de temps en temps un ministre prêcheur.
Lancy, placé sur la zone des territoires appartenant
anciennement au Prieuré de Saint-Victor et au Chapitre,
dont la collature avait été cédée par les Bernois à Genève,
pouvait revendiquer d'anciens droits méconnus en 1544.
Ils furent mis en avant par les catholiques, qui se préva-
lurent de ce que leur paroisse avait été confondue mal à
propos avec les terres du Chapitre. Cette position ayant
été attentivement étudiée par M. de Pontverre, curé de
— 302 —
Confignon,lui donna lieu d'intervenir auprès des Seigneurs
de Genève, en demandant à y célébrer le culte (1).
M. Benoît de Pontverre appartenait à une des plus
anciennes familles de Genève. Ses ancêtres avaient tenu,
dès le treizième siècle, une place honorable dans l'histoire
de la cité. Un de ses ancêtres, François de Pontverre,
avait joué, comme chevalier, un des principaux rôles dans
la Confrérie des gentilshommes de la Cuiller. Il avait
même payé de sa tête l'ardeur de ses sentiments pour son
prince. Revenant du pays de Vaud, en l'an 1529, il fut
assailli par « les mauvais garçons de Genève, » dit Jeanne
de Jussie, au moment où il traversait le pont du Rhône.
L'épée fut tirée, mais frappé de vingt-cinq coups, il expira
dans la lutte. Quant à Benoît, curé de Confignon, il n'avait
pas moins de courage chevaleresque que ses ancêtres,
au point de vue de la religion et de la foi. Les catholiques
de Lancy faisaient partie de sa paroisse. Il les visitait
comme ses ouailles et se nommait leur pasteur, et en rem-
plissait même les devoirs avec zèle; son dévouement
était au-dessus de tout éloge. Un de ses premiers actes fut
de protester contre le syndic Lullin, qui s'était approprie,
à titre de haut décimateur, les novales et les anciens
droits de la cure (2). Il en vint jusqu'à actionner ce
seigneur devant les tribunaux. Le Conseil appela une
moleste ce procès, et envoya à Chambéry le procureur
général Abraham Mestrezat, légiste habile, pour plaider
contre le curé de Confignon.
Voici les instructions dont il fut nanti par le Conseil :
« Vous représenterez au commandant de la Savoie et
« au président du Sénat, disait le Conseil à son envoyé,
S î^ifffaL. * se prélevaien, su, ,es terres nouvel
nienl défrichées.
— 303 —
t que ces novales nous appartiennent incontestablement,
t tant en vertu des traités que de notre paisible et immé-
« moriale possession. Vous leur ferez voir les articles
« des dits traités qui établissent notre droit et particu-
« lièrement ceux de 1536 et 1544 entre Berne et nous,
« par lesquels la cure de Lancy est par esprit comprise
« et nommément désignée dans le nombre de celles qui
« nous sont cédées. »
« Vous leur ferez remarquer en outre que, par le traité
« de Saint-Julien, nous devons jouir de tout ce que nous
« possédions avant la guerre de 1589, auquel temps il est
« notoire que nous possédions la cure de Lancy comme
« dépendante du Chapitre, et en vertu des traités ci-
« dessus. »
« Vous leur représenterez encore que le sieur Pont-
« verre, n'ayant point la qualité de curé de Lancy, ne
« peut avoir le droit des novales, lesquelles ne peuvent
« être demandées que par ceux qui exercent le droit du
t clocher. Vous leur ferez enfin connaître qu'il y a plus de
« 150 ans qu'il n'y a eu à Lancy ni cure ni curé (1). »
De son côté, M. de Pontverre, convaincu de la justice
de sa cause, la soutint auprès du commandant de la Savoie
et du président du Sénat et montra que le bénéfice n'avait
pas perdu ses droits, « vu l'erreur commise par ceux
qui avaient autrefois rangé Lancy parmi les terres du
Chapitre, sur lesquelles les Bernois s'étaient réservé le do-
maine souverain et tous les droits seigneuriaux. » Lorsqu'il
apprit que l'usurpation allait être consommée, parce que,
disait-on, il n'y avait plus -à Lancy ni cure ni clocher, il
résolut d'y aller fixer sa demeure et d'y faire non-seule-
ment acte d'établissement, mais d'y exercer les fonctions
curiales.
(i) Rcg. du Conseil, 1698.
— 304 —
Le syndic Lullin s'était ménagé à la cour de hauts pro-
tecteurs; il fallut à M. de Pontverre toute l'énergie que
donne la foi pour ne pas se laisser ébranler par les con-
trariétés qu'il éprouva. Déjà M. Thoy de Pesieu lui avait
signifié l'ordre de cesser ses poursuites. Ce fut précisé-
ment le moment que choisit le zélé curé de Confignon
pour acheter dans Lancy une chambre, afin d'y rassembler
son petit troupeau. Après avoir orné aussi bien que pos-
sible ce local, il y érigea un modeste autel, où il obtint
avec peine du propriétaire la permission de pouvoir célé-
brer les Saints-Mystères ; ce qu'il fit, pour une première
fois, dans le milieu du mois de juin 1696 (1).
C'est avec une joie bien grande que M. de Pontverre
offrit à Lancy le saint-sacrifice de la messe, qui n'avait
pas été célébré dans cette localité depuis environ 150 ans ;
mais l'enfer en rugit et les hérétiques s'en émurent vive-
ment (2).
A peine la nouvelle en fut-elle portée à Genève que les
Conseils se rassemblèrent pour délibérer sur les mesures
à prendre. Ils déclarèrent que la célébration de la messe
était un attentat, un acte de nouveauté contraire aux
droits et aux traités; ils résolurent de porter leurs plaintes
au président de France, et chargèrent M. Jacques Favre,
conseiller d'Etat, d'aller dénoncer à M. Pontverre que, s'il
continuait à faire cet acte papistique sur terre de Chapi-
tre, ils le regardaient comme perturbateur du repos public
et l'actionneraient comme tel devant le roi, dont ils con-
naissaient les louables intentions (3)
(1) Reg. du Conseil, 16 juin 1696. « M. le syndic Lullin a rapporté que,
dimanche dernier, le curé de Contignon, nommé Pontverre, estant allé dans
une maison de Lancy, chez un paysan papiste et qu'il y avait dit la messe,
après s'être fait apporter dans une hotte ses habits et ses ornements sacerdo-
taux.
(2) Mémoires de M. de Pontverre sur l'érection de la chapelle de Lancy.
(3) Reg. du Conseil, 20 juin 1696.
— 305 —
Le lendemain, jour de dimanche, le syndic, prévoyant
que le curé de Confignon reparaîtrait à Lancy, se dirigea
avec une nombreuse escorte du côté du pont d'Arve. Il
s'était fait précéder par un secrétaire de la résidence de
France, qui devait déclarer au chanoine « que le roi, son
maître, ne voulant rien innover sur les terres de Saint-Victor
et du Chapitre, toutes les choses devaient rester sur le pied
où elles étaient lorsque le pays avait passé sous sa domina-
tion.
M. de Pontverre, averti de la présence du syndic de Ge-
nève, n'en vint pas moins à Lancy, accompagné de son
domestique, avec l'intention bien arrêtée d'y célébrer la
sainte messe; il était à cheval, portant avec lui tout ce
qu'il fallait pour l'office du jour. Lorsqu'il fut arrivé à la
hauteur qui fait face au village de Lancy, sur la route de
Confignon, il aperçut deux groupes d'hommes, dont les uns,
plus rapprochés de lui, semblaient armés, tandis que les
autres stationnaient près de la maison Durafour. Les pre-
miers étaient des moissonneurs savoisiens qui, appuyés sur
leurs faux, l'attendaient pour savoir s'il y aurait une
messe. Les seconds étaient les protestants rangés autour
de M. Favre et les curieux qui l'avaient suivi pour voir
l'issue de cette affaire. Lorsque M. de Pontverre eut fait
quelques pas en avant, il recommanda son âme à Dieu,
puis, s'étant approché des paysans, il leur dit avec assu-
rance : « Eh bien ! mes bons amis, qu'y a-t-il donc de
nouveau à Lancy ? — On nous dit, Monsieur, que vous
ne pourrez pas nous dire la messe aujourd'hui. — * Allez,
« ne craignez rien, repartit le chanoine, allez, mes enfants ;
« à moins qu'on ne m'arrache la langue, je monterai
« aujourd'hui à l'autel, j'en ai le droit. »
Il fallait traverser le second groupe pour arriver à la
chapelle. Au moment où M. de Pontverre demandait qu'on
20
— 306 —
lui fit place, M. Favre, sortant de la foule, s'opposa à son
passage et lui cria :
— Monsieur, au nom des Seigneurs de la ville de Genève,
je vous somme de ne point passer outre. »
— Je ne puis m'en dispenser, répondit avec gravité le
courageux chanoine-, l'Evangile du jour m'invite à laisser
les 99 brebis dans le désert, pour aller chercher celles de
Lancy, qui sont égarées (1). » C'était le troisième dimanche
après la Pentecôte.
— Vous portez atteinte à l'autorité....
— Nullement, je n'en ai pas l'intention.
— Les traités n'attribuent-ils pas aux Seigneurs de Ge-
nève la souveraineté spirituelle sur les terres de Saint-
Victor et du Chapitre ?
— Mon souverain spirituel, c'est le Pape.
Vous ne reconnaissez donc pas même l'autorité du roi ?
Au même moment des hommes s'approchèrent pour saisir
la bride du cheval. Lorsque le chanoine s'aperçut de ce
mouvement, il donna un coup d'éperon et fendit la foule
qui ouvrit ses rangs. Il ne put entendre que ces mots :
— Vous êtes un perturbateur, nous allons porter plainte
au roi.
— Qu'à cela ne tienne, répondit-il, portez l'affaire à son
tribunal, et de mon côté, je vais écrire au Pape.
La foule interdite se retira et M. de Pontverre entra dans
sa chapelle, suivi des catholiques qui applaudissaient à
son courage. Ayant mis pied à terre, il demanda un instant
pour se remettre de l'émotion que lui avait causée cette
scène, et offrit ensuite le saint sacrifice. Après la commu-
nion, il prit la parole et expliqua, d'après l'Ëvangile, les
obligations du bon pasteur -, puis rappelant à ses auditeurs
les menaces lancées par le seigneur contre les pasteurs
(1) Mémoire de M. de Pontverre.
— 307 —
timides et négligents. « Ne pensez-vous pas, dit-il, que
j'en eusse encouru les effets si j'euse été assez lâche pour
abandonner le champ de bataille à ces ennemis de Dieu
et de son Église ? »
En ce moment, on vit arriver une foule de gens de Con-
fignon, qui, apercevant monter à l'autel un autre prêtre
que M. de Pontverre, s'étaient imaginés que leur curé était
entre les mains des Genevois. Un brave paysan nommé
Favre, leur avait dit: « S'il y a des hommes de cœur, qu'ils
« me suivent, en dignes fils de saint Maurice. Allons, s'il
« le faut, mourir avec notre général. » — En avant ! s'écriè-
rent les plus déterminés; et ils partirent couverts de sueur,
bien décidés à faire, s'il le fallait, de leurs corps un rem-
part à leur pasteur, et à l'arracher des mains des héréti-
ques (1).
Il ne fut pas nécessaire d'en venir à cette extrémité;
M. de Pontverre était libre, et il n'eut qu'à tempérer leur
ardeur et à les remercier de leur dévouement et de leur
courage. Pour maintenir son droit, le chanoine revint
encore le dimanche suivant, et déclara qu'il avait porté le
différend au tribunal du roi, dont il attendait le juge-
ment.
Les œuvres de Dieu ne s'opèrent jamais sans contradic-
tion, et il est rare que les hommes de bien puissent par-
venir à leur but sans passer par la voie des épreuves. Sou-
vent les contrariétés viennent du côté où elles sont le
moins attendues. M. de Pontverre, vainqueur dans la lutte,
croyait pouvoir jouir en paix du fruit de son triomphe,
lorsqu'un jour on vint l'avertir que le feu s'était déclaré
dans sa chapelle et que son autel était réduit en cendres.
La nouvelle ne fut malheureusement que trop vraie, et la
malveillance chercha même à tourner cet accident contre
(1) Mémoire de M. de Pontverre,
— 308 —
lui. On répandit le bruit que M. de Pontverre, prévoyant
une défaite , avait lui-même ménagé cet incendie pour
sortir avec honneur de sa fausse position.
Il n'en fallut pas davantage pour l'exciter, et il se
décida de suite à mettre la main à l'œuvre, pour élever
une chapelle plus vaste et plus imposante que celle qu'il
venait de perdre. La Providence le seconda admirable-
ment dans son dessein.
V La maison de Savoie recouvra sur ces entrefaites ses
Etats, et M. de Pontverre jugea l'occasion propice pour
intéresser le souverain en faveur de son église. Il recou-
rut, dans ce but, à Son Excellence M. le marquis de Drou-
eroz, gouverneur de Savoie, qui ordonna une enquête sur
les causes de l'incendie de la chapelle. Il fut facile d'éta-
blir que le feu ne s'y était communiqué que par une mai-
son voisine. Alors ce haut personnage, ayant acquis la cer-
titude de l'innocence du chanoine, l'autorisa à commencer
un nouvel édifice et lui promit sa protection auprès de la
cour. M. de Pontverre, sans perdre de temps, fit l'acquisi-
tion d'un local sur la grande route et fit creuser les fonda-
tions.
Les murs sortaient de terre, lorsqu'un ingénieur, député
par Messieurs de Genève, vint en relever les plans et prendre
les dimensions. Cette visite fut pour M. de Pontverre
d'un mauvais augure; il ne se trompait pas. A quelques
jours de distance, il recevait une notification, par laquelle
M. de Normandie se déclarait le propriétaire du fonds
sur lequel on bâtissait l'église, en vertu d'une créance
qu'il possédait contre les frères Malagny, qui avaient
vendu. Il fallut suspendre les travaux jusqu'à ce qu'on eût
obtenu une cession des droits en litige, moyennant la
somme de 420 florins. Cet obstacle surmonté, on se re-
mit à l'ouvrage. Les catholiques rivalisèrent de zèle; les
réformés mêmes voulurent prêter leur concours et se char-
— 309 —
gèrent du transport de presque tous les matériaux néces-
saires pour le nouvel édifice. M. de Pontverre dirigeait
lui-même les travaux, car il lui tardait de voir son œuvre
achevée. Il fit placer sur le frontispice l'échelle mysté-
rieuse de Jacob. Les anges montaient chargés des prières
adressées à Dieu pour la conversion de ceux qui ne faisaient
pas partie de son troupeau. Au dessous, on lisait ces mots
explicatifs : « Il y a ici des brebis qui ne sont pas de cette
« bergerie, mais il nous faut les ramener, afin qu'il n'y ait
« plus qu'un seul pasteur et qu'un seul troupeau. »
Ces paroles du Sauveur choquèrent les membres du
Consistoire; ils en firent un crime au chanoine, aussi bien
que de l'audace qu'il avait eue d'élever en face de Genève
une immense croix sur la chapelle (1).
L'histoire de cette croix fournit une nouvelle preuve de
l'intolérance qui régnait alors dans la cité de Calvin, à
l'endroit des catholiques.
Rien de plus inoffensif que le signe auguste de la Ré-
demption, rien de plus chrétien. Cependant, le lanternier
à qui fut commandée la croix de Lancy, reçut de M. le
syndic de Normandie une sévère admonestation pour avoir
« donné son concours à la fabrication d'une œuvre aussi
damnable. » Il fut même menacé de bannissement, s'il
livrait la commande. M. de Pontverre, pour couper court
à ces misérables vexations, se relâcha de sa convention et
n'exigea du fabricant que les pommeaux, se réservant d'y
faire ajuster une croix détachée du couvert de l'église de
Confignon.
Ce fut surtout à l'érection de l'autel que le chanoine
attacha le plus d'importance; il voulut que son histoire et
celle de son premier oratoire y figurassent en allégorie.
On voyait, d'un côté, un phénix avec ces mots : Je suis
(1) Registre du Consistoire, 1711.
— 310 —
défait par l'incendie, je renais malgré V envie, et dans mes
cendres je trouve la vie De l'autre côté était un pélican
avec cette épigraphe : Le bon pasteur donne sa vie pour
ses brebis.
Lorsque la chapelle fut achevée, M. de Pontverre en
avisa son évêque, qui lui témoigna la joie la plus vive de
l'érection de ce nouveau tabernacle, et l'autorisa à y célé-
brer les saints mystères. Ce sanctuaire, quoique bien
modeste, puisqu'il n'avait que dix pieds carrés, n'en était
pas moins cher aux catholiques qui avaient le bonheur
d'y entendre la parole sainte, et d'y recevoir les sacre-
ments.
L'ouvrage n'était encore que commencé, lorsque M. de
Pontverre songea à procurer un pasteur à son troupeau,
convaincu qu'un curé était nécessaire dans une localité
située aux portes de Genève. Il fit donc des instances
multipliées auprès de Mgr Gabriel de Eossillon de Ber-
nex, pour obtenir un prêtre qui fût selon son cœur et sa
pensée.
Sur ces entrefaites, un jeune ecclésiastique, originaire
d'Evian, nommé Paul-Aimé Roch, s'arrêta à son retour de
l'ordination chez M. Durer, curé de Compesières. Son zèle
fixa l'attention de M. de Pontverre, qui lui proposa de
rester à Lancy. M. Roch, voyant du bien à faire dans cette
localité, accepta cette offre, à la condition que son évêque
y souscrirait. 11 ne fut pas difficile d'obtenir cette autori-
sation du prélat, qui répondit au curé de Confignon :
« L'érection de l'église et de la paroisse de Lancy sera
votre œuvre, qui mieux que vous peut savoir celui qu'il
vous faut pour la consolider ? »
Un logement pour le nouveau curé devint alors néces-
saire. M. de Pontverre, dont la générosité était inépui-
sable, fit l'acquisition de deux chambres dans le voisinage
de la chapelle et y installa M. Roch, premier curé de
— 311 —
Lancy. M. Roch commença ses fonctions le 13 décem-
bre 1703 et reçut son institution canonique le dernier
jour de février 1707.
Avant de la lui conférer, Mgr de Rossillon de Bernex,
voulut que le bénéfice fût fondé. M. Roch, de concert avec
M. de Pontverre, profitant des bonnes dispositions de
M. le syndic Lullin, qui demanda un accommodement au
sujet des novales, traita avec lui pour une somme d'ar-
gent, moyennant la cession de trente-trois poses de terrain,
qui constituèrent les premiers avoirs du bénéfice. Le nou-
veau curé n'était pas moins zélé que son prédécesseur;
ayant reconnu l'insuffisance de sa petite chapelle, il ne
tarda pas à l'augmenter de tout le chœur actuel, ainsi
que de la sacristie, et y fit divers embellissements.
L'église de Lancy compte, parmi ses bienfaiteurs, non-
seulement une foule de prêtres savoisiens qui répondirent
à l'appel fait à leur générosité par M. Roch, et plusieurs
seigneurs du voisinage qui tinrent à honneur d'enrichir
de leurs dons la sacristie et le bénéfice de cette paroisse,
mais surtout les princes de la famille de Savoie, Victor-
Amédée Ier et son fils Charles-Emmanuel II. Ce dernier,
attachant une immense importance à la bonne éducation
des jeunes gens de ses Etats, s'engagea à faire le traite-
ment, d'un vicaire-régent, qui donnerait à Lancy des leçons
de catéchisme et de grammaire. Il envoya, en outre, au
curé, plusieurs présents, et lui remit la somme nécessaire
à la fonte de la cloche bénite en 1732 par M. de Saint-
Ange, curé de Saint Julien, et qui, brisée par accident,
fut refondue en 1838.
M. Roch s'était généreusement dévoué à la création
d'une paroisse à Lancy; mais il ne put mettre la dernière
main à l'œuvre qu'il avait si fort avancée. Son évêque
l'appela, en 1721, à la cure de Compesières, et le rem-
— 312 —
plaça par M. Destral, qui sembla avoir hérité du zèle de
son prédécesseur pour la gloire de la maison de Dieu.
La charité catholique, toujours si expansive, était la
seule source où l'on pût puiser pour avoir les fonds néces-
saires à l'établissement définitif de la nouvelle paroisse.
M. Destral y recourut avec tant de persévérance, qu'en
1732, il eut le bonheur de voir son église entièrement
achevée, ornée et meublée. Alors seulement il en demanda
la bénédiction, qui fut faite solennellement par M. de Pont-
verre, assisté de M. Roch et de plusieurs autres ecclésias-
tiques, le jour de la Sainte-Trinité.
Monsieur Frère, curé de Chaumont, alors en grand
renom, eut la parole; il fut chargé, dans cette belle jour-
née, d'expliquer aux nombreux assistants catholiques et
protestants le sens des cérémonies qui se font à la béné-
diction des églises. Il est dit, dans une notice sur cette
fête, « qu'il pérora avec distinction. »
Une inscription gravée sur la pierre et placée au-dessus
de la porte rappelle l'année et le jour où l'église de
Lancy fut bénie :
VICTOBI AMEDEO I PATEI ET CABOLO EMM II FILIO
POTENTISSIMIS EEGIBUS SUIS
INSIGNIA H^C IN PEEPETUAM EELIGIOS.E AMBOEUM
MUNIFICENTE MEMOEIAM ; DUM ISTAM AB IMO
EXCITAEET, DEOQUE TEENO SACEAM DICAEET .33DEM
PONENDA CUEAVIT, E. D. F. DESTEAL, CIVIS GENEBENSIS
ET ECCLESLŒ LANCIENSIS EECTOE. DIE VI CALENDAS MAII
MDCCXXXII
M. de l'ont verre mourut le 3 juin 1733, après avoir été
curé de Configuoii quarante ans. La réputation de contro-
— 313 —
versité dont il jouissait était telle, qu'il était en corres-
pondance avec les principaux prélats de France (1).
Voici l'acte mortuaire qui fut dressé dans le registre
de Confignon par M. Vittupier, son successeur :
Anno à Nalivitate Christi 1733, 3e junii, obiit odogena-
rius et amplius nobilis et Reverendus Dominus Benedidus
de Pontverre, qui per 42 anno s Confignonensem rexit eccle-
siam. Vir fuit prœcipuo Religionis zelo incensus, qui con-
tinuum fmitimis hœreticis bellum et verbo et facto scrip-
tisque indixit, parocliias de Lancy et Aire-la- Ville ins-
titua, aut saltem earum ecclesias à fundamentis erigendo,
fremente hceresi, restauravit ; atque ut cceteras suas vir-
txdes, pecidiari charitate, simulque humilitatis exemplo
firmaret paupertatis suœ pauperes Confignonenses insti-
tua hœrcdes, ac sepulturce suce locum extra ecdesiam ad
latus dexterum illius ingressus elega, pridie festum cor-
poris Christi mortuus est, quasi vitam dicaturus veritati
prœsentiœ illius realis in sandissimo Eucharistiœ sacra-
mento quam acerrime propugnaverat, ac postridie sepidtus
est, à rêver endis vicinis parochis, ac potissimum cura
reverendi domini Genève, vicarii de Bernex, qui infra
mecum scripsit. Vittupier, successor.
Passons à Frémin, Louis, fils de Pierre. Il naquit à Ge-
nève le 20 mai 1655. Ses parents étaient protestants et il
il fut baptisé au temple de Saint-Pierre.
Il suivit son cours d'études au collège de Genève, et il
fut d'abord précepteur chez M. Fatio, qui appartenait
à l'aristocratie de la ville.
(1) Il a publié : La description tic l'église de Lancy, près de Carouge,
el de la manière dont la religion catholique y a été rétablie, l'an 1701, et
les motifs de la conversion du chevalier Mincitoll, 2 volumes in-12 ; on
trouve dans le second, p. 4», une Chronique historique des évéques qui
ont occupé le sie^e épiscopal de Genève, jusqu'à Pierre de la Baume inclusi-
vement. Cette notice sur chaque évèque laisse beaucoup à désirer sous le
rapport de l'exactitude,
- 314 —
Il est de tradition, au Grand-Saconnex, que Frémiu fut
reçu ministre à Genève. Ce qui a pu donner lieu à cette
assertion, c'est que, dans un portrait qui se trouvait à
la maison donnée par lui aux Sœurs de charité, il portait
un costume pareil à celui des ministres au dix-huitième
siècle.
Cependant, nous ne penchons pas vers cette croyance,
vu que dans aucun acte public Frémin n'est désigné du
nom de Spectable, donné à ceux qui, après le cours de
théologie, étaient promus aux fonctions du pastorat. Il
peut avoir suivi les cours de théologie, mais son nom ne
figure pas parmi ceux des candidats au ministère. Séne-
bier affirme qu'il fut précepteur et d'autres disent qu'il
fut commis dans une maison de commerce.
D'ailleurs, si on examine bien ce tableau, on retrouve
plus le costume du prêtre que celui du ministre.
En 1680, Frémin est signalé dans les registres du Con-
sistoire comme s'étant retiré à Chambéry près des jésuites,
afin d'y accomplir sa révolte; ce qui veut dire qu'il se fit
catholique.
Dès que le Conseil de Genève apprit la démarche de
Frémin, il fut décidé que l'article des Ordonnances de
1609, relatif aux apostats lui serait appliqué. En con-
séquence, on le déclara déchu de ses droits de bour-
geoisie et de tous les privilèges qui en dépendaient (1).
Fremin n'en resta pas moins fidèle à sa détermination,
et il écrivit à sa famille qu'il espérait revenir à Genève
où il était assuré d'avoir la protection du roi.
Il parait même qu'après avoir embrassé le catholi-
cisme, il chercha à convertir sa mère; car, le 7 juin 1682,
on rapporta au Conseil que Y apostat Frémin (c'est le nom
fl) Registre ilu Consistoire.
— 315 —
qu'on lui donne dans les registres) avait le dessein de
séduire sa mère pour la faire révolter.
Il n'en fallut pas davantage pour ameuter contre lui les
membres de sa famille et leurs voisins. Ils déclarèrent
hautement que, s'il se présentait dans leur quartier, ils
lui feraient un mauvais parti (1). Le conseiller Sautier
fut chargé de suivre cette affaire, et de dissuader les
parents de Frémin de le maltraiter, mais il ajouta qu'ils
n'auraient « qu'à réclamer l'action du magistrat, s'il en-
treprenait quelque chose digne de repréhension. » Il fut
averti de plus que, après une première visite, l'entrée de
la ville lui serait interdite.
Pour montrer qu'il avait l'appui du roi, Frémin se fit
accompagner par l'aumônier du Résident. Il put ainsi,
sans aucune difficulté, entrer en ville, mais le 28 sep-
tembre, lorsqu'il reparut, il lui fut déclaré qu'une défense
positive du Conseil lui interdisait la circulation dans l'in-
térieur de la ville. Le Résident de France en porta plainte
aux magistrats, en disant que le roi l'avait pris sous sa
protection. On lui répondit que « Frémin se conduisait
très-mal en dogmatisant dans la ville, et qu'on délibé-
rerait à son sujet. »
Ce fut en vain que le Résident réclama; la défense fut
maintenue, Frémin dut rester en exil.
Frémin, en embrassant le catholicisme, avait tourné
ses vues vers le sacerdoce, particulièrement dans le but
de combattre les erreurs du calvinisme et d'éclairer ses
anciens coreligionnaires. Il se mit pour cela à la dispo-
sition de Mgr Jean d'Arenthon, évêque de Genève.
Ayant été ordonné prêtre à Annecy, M. Frémin désira
célébrer sa première messe dans Genève. Tour cela, il
s'adressa au Résident de France, qui lui donna une ré-
1 1) Registre du Consistoire,
— 316 —
ponse favorable. Il arriva en effet à Genève, car le 23 dé-
cembre 1G83, il est signalé au Consistoire comme « étant
venu par bravade dans le carrosse de Monsieur le Résident,
pour dire sa première messe en son hôtel (1). »
Le Conseil, nanti à son tour de ce fait scandaleux, exa-
mine, sur la proposition du seigneur Grenus, quel arrêté
il serait possible de prendre pour empêcher ceux qui pas-
sent au catholicisme de rentrer en ville. Il fut décidé
« qu'on appliquerait dans toute sa sévérité l'ordonnance
de 1609, et qu'on défendrait à tous les gardiens des postes
de laisser entrer Frémin, de crainte qu'il n'aille dogma-
tiser chez sa mère (2). »
Elevé à la prêtrise, Frémin fut placé comme curé à
Russin, prieuré du décanat d'Aubonne. Il paraît que le
revenu de ce poste était bien minime, puisque M. Frémin
écrivit à M. Jacques Vautier, syndic, « que le revenu de sa
cure étant insuffisant pour le faire subsister, il sera
contraint de s'adresser aux hauts décimateurs de cette
localité, à savoir : la seigneurie de Genève, le seigneur
conseiller Lullin et les jésuites d'Ornex, et qu'à leur
défaut, il devra recourir aux dîmes, ainsi que la loi le lui
permet. »
Pour faire constater son droit, M. Frémin écrivit au
lieutenant du roi, dans le bailliage de Gex, M. de Saint-
Hilaire, qui rendit une ordonnance en sa faveur. Les
magistrats de Genève reconnurent ses droits et lui firent
un modeste traitement à titre de « portion congrue. »
De Russin, M. Frémin passa à Pregny, où il succéda à
M. d'Anière. Il prit possession de la cure le 22 avril 1G87,
et fut installé par M. Bouvier, curé de Saconnex.
La chapelle de cette localité venait d'être réparée, et
,1) Registre du Consistoire, 23 octobre 1689.
(2) Archives du Consistoire, 8 décembre 1683...
— 317 —
Mgr Jean d'Arenthon d'Alex en avait fait la consécration
le 1er avril 1685. Ce même jour avait été passé entre le
curé et la seigneurie un acte portant que le premier re-
noncerait aux treize coupes de blé qui lui étaient données
précédemment, ainsi qu'aux novales, et qu'il recevrait à
l'avenir 300 livres annuelles pour portion congrue (1).
Il y avait alors à Pregny et à Chambésy beaucoup de
familles protestantes revenues au catholicisme. Déjà, en
1685, on avait compté dix-huit abjurations et onze autres
en 1686.
Sous M. Frémin, le mouvement de retour continua, et
pour l'accélérer, le curé de Pregny fit prêcher, par les
PP. Capucins, une mission durant le mois de janvier 1688.
Il est deux Pères spécialement désignés comme ayant
travaillé à Pregny et obtenu plusieurs conversions : le
P. CaDdide et le P. Melchior. Les jésuites d'Ornex venaient
aussi aider M. Frémin. On cite particulièrement le P. Mé-
nard, qui eut de vrais succès. Il reçut l'abjuration de
Mlle Hélène de Châteauvieux, de Genève ; de Pierre Blon-
del, de Chambéry, et de Jean-Jacques, d'Ornex.
Tout porte à croire que M. Frémin changea de poste
en 1690, car depuis cette date les actes de la paroisse de
Pregny sont signés par M. Donat, curé.
Malgré toutes ses démarches, Frémin ne put pas obtenir
la permission de rentrer à Genève. Ne pouvant se faire à ce
déni de justice, il écrivit, le 5 mars 1700, une lettre à
l'ancien syndic Gautier, pour se plaindre de l'intolérance
genevoise, déclarant « qu'il y aurait lieu de la signaler
au public. »
Ces paroles indiquent qu'à cette date Frémin s'occu-
pait déjà à écrire son Histoire de Genève, ouvrage qui,
(1) Afc'bives de la commune de Pregny.
— 318 —
malheureusement, n'a pas vu le jour. Voici le titre qu'il
devait porter :
Histoire de Genève dès sa fondation jusqu'en 1700, par
un citoyen du dit Genève.
Il est une pièce qui nous reste de M. Frémin et qui
montre la foi dont son âme était pénétrée et la cha-
rité qui l'animait. C'est son testament reçu par maître
Gérentet, notaire au bailliage de Gex, le 28 sep-
tembre 1725.
Après plusieurs dispositions et legs particuliers, M. Fré-
min fait, institue et nomme, « pour son héritier universel,
Notre-Seigneur Jésus-Christ, en la personne des pauvres
malades du Grand-Saconnex, » et pour cet effet, il prie
Monsieur le supérieur général de la congrégation de Saint-
Lazare de vouloir accorder deux Sœurs de la Charité pour
venir s'établir dans sa maison qu'il livre toute meublée, à
condition qu'elles auront soin, comme font les Sœurs de
Gex, de soigner les pauvres malades de la paroisse de
Saconnex et ses environs, notamment les pauvres ouvriers
catholiques qui sortent malades de Genève pour ne point
apostasier la foi. »
Ces seules lignes nous décèlent toute l'âme de M. Fré-
min. Il avait compris l'ardeur de la propagande calvi-
niste, les dangers que couraient ceux qui avaient à com-
battre contre les exigences du besoin, en face des offres
de l'hérésie.
Plus tard, le 29 décembre 1725, M. Frémin fit un nou-
veau codicille pour remettre aux Sœurs de Gex ses immeu-
bles jusqu'à ce que ses intentions pussent obtenir leur
accomplissement. Il mourut le 18 janvier 1726, et il fut
inhumé dans l'église du Grand-Saconnex.
CHAPITRE XV
Michel -Gabriel de Rossillon de Bernex
Noblesse de la famille de Rossillon. — Naissance de Michel-Gabriel.
Evénements qui l'accompagnèrent. — Ses premières études. —
Vues de son père. — Il entre chez les Antonins. — Sa carrière
comme professeur et prédicateur. — II est nommé évêque. — Son
premier mandement. — Son installation. — Il se présente comme
médiateur. — Sa première visite pastorale. — Le P. Romeville.
— Sa manière d'agir vis-à-vis des protestants. — Sa métbode
dans la polémique. — Ses lettres à M. Tandon et à M. Bénédict
Pictet. — l'ne fondation à Chêne. — Ses dernières visites. —
Béatification de Mrae de Chantai. — Sa maladie. — Sa mort.
Une série de grands évêques venait d'illustrer le siège
de Genève. Dieu avait voulu les opposer comme une bar-
rière à l'hérésie et démontrer la fécondité de l'Eglise, qui
a produit dans tous les âges des pasteurs éminents en
science et en sainteté.
Nous retrouvons les mêmes qualités dans Michel-Gabriel
de Rossillon, le successeur de Jean d'Arenthon d'Alex.
Il appartenait à une des anciennes familles nobles de la
Savoie (1).
Charles-Auguste dit « que les Rossillon marchaient d'égal
(1) La généalogie do ta famille de Rossillon se trouve dans la Vie de
Mgr île Rossillon, par Boudet, livre 1, p. 21 et suivantes.
— 320 —
avec la croix blanche de Savoie et qu'elle fournit des che-
valiers et gentilshommes à la croisade, à l'époque où le
comte Amé alla faire le siège de Rhodes. » Plusieurs mem-
bres de la maison de Rossillon servirent dans les armées,
soit en France, soit en Piémont, et méritèrent d'y occuper
les grades les plus avancés, comme généraux ou lieute-
nants-géuéraux.
Le père de Michel-Gabriel, dont nous allons résumer la
vie, fut ambassadeur du duc de Savoie à la cour de Ba-
vière. Il fut le dernier marquis de Bernex et seigneur de
Saint-Genix et du Château-Blanc (1). Il avait épousé Hélène
de Michel de la Palu. De cette alliance naquirent huit
enfants, dont deux servirent l'Eglise : Joseph-Marie, qui
devint préfet de la Sainte-Maison de Thonon, et se distin-
gua par sa charité pour les pauvres et son zèle pour la
décoration des églises (2), et Michel-Gabriel, qui fut évê-
que de Genève.
Une circonstance extraordinaire accompagna la naissance
de ce dernier. Pendant que sa mère le portait dans son
sein, un accident lui fit craindre un malheur pour l'épo-
que de ses couches. Madame de Bernex était dans des
angoisses mortelles à ce sujet, lorsqu'un jour un pèlerin
vint se présenter à la porte du château, demandant à
parler à Madame la marquise. On lui répondit qu'elle ne
pouvait le recevoir, t Eh bien, repartit l'étranger, dites
lui qu'elle soit sans crainte; le fils qu'elle porte sera heu-
(1) Le Château-Blanc était situé entre Villette et Thônex, à trois kilomè-
tres de Genève. Devenu onéreux à ses propriétaires, à cause de son étendue,
il a été détruit en 1852 et remplacé par une villa, appartenant à M. Xaville
de Villette.
(2) 11 lit bâtir une chapelle à Thônex et une autre à Chêne, il releva celles
d'Annemasse, de Chalonges-en-Semine et à Château-Blanc. La plupart de
ces chapelles furent placées sous le patronage de N. D. de Compassion, ce
qui montre la dévotion de la famille de Rossillon à la Sainte-Vierge.
— 321 —
reusement délivré et il rendra de grands services à l'E-
glise (1). .
Après cela il disparut. Ce qu'il avait annoncé s'accom-
plit, et pleine de reconnaissance à la bonté de Dieu, la
mère chrétienne voulut que son enfant fut immédiatement
baptisé.
Son mari avait promis de célébrer une grande fête, à
l'occasion de la délivrance de son épouse; il avait arrêté
pour parrain Dom Gabriel de Savoie, « prince de haut
lignage. » Dieu permit qu'il fut absent au moment où
l'enfant vint au monde.
Pour placer son fils sous la garde des saints anges,
sa mère choisit un pauvre garçon nommé Michel Cavus-
sin et une orpheline du nom de Gabrielle, pour le tenir
sur les fonts du baptême (2). Ce fait, à lui seul, démontre
l'humilité et la foi de cette vertueuse dame, qui eût été
heureuse de diriger l'éducation de son enfant. Le ciel en
disposa autrement, car lorsqu'elle mourut, Michel-Gabriel,
n'avait que sept ans. Il fut alors confié à Marguerite de
Savoie, son aïeule, qui eut pour lui toutes les tendresses
d'une mère.
Michel-Gabriel grandit, à l'école de cette illustre veuve,
en âge et en vertus. Il avait neuf ans lorsqu'on célébra à
Annecy le premier anniversaire de la canonisation de saint
François.
La pompe développée en cette circonstance impres-
sionna très-vivement le jeune Michel, qui eût dès lors une
grande idée de la sainteté. Il se plaisait à aller prier à
(1) Mgr de Bernex raconte ce fait dans un de ses mémoires.
(2) Voici l'acte de baptême, extrait du registre de la paroisse de Thônex :
« Le 16 novembre 1657 a été baptisé Michel-Gabriel, fils légitime de noble
et puissant seigneur Charles-Aimé de Rossillon, marquis de Bernex, et de
noble dame Hélène de la Paluz, sa femme ; ont été parrains Michel Cavussin
de Thonex, el Gabrielle, domestique du dit seigneur.
« Signé : Faihel, curé. »
n
— 322 —
l'église de la Visitation auprès des reliques de saint François
de Sales et à l'invoquer. Lorsqu'arriva pour lui l'âge de
commencer ses études, il fut confié aux Barnabites, qui
enseignaient au collège d'Annecy. Il resta sous leur direc-
tion jusqu'à la mort de la princesse, son aïeule. Cet évé-
nement suspendit le cours de ses études. Il revint alors au
Château-Blanc, où ses frères essayèrent de le traiter en
cadet de famille. Il n'en prit pas facilement son parti, car
il demanda de suite à son père de le renvoyer à Annecy,
pour y reprendre son cours d'études. Le seigneur de Ros-
sillon désirait que Michel-Gabriel suivit la carrière des
armes, qui n'était ni dans ses goûts, ni dans ses aptitudes.
Pour le détourner d'une vocation religieuse, que trahissait
déjà son amour pour la retraite, le marquis de Bernes
obtint pour lui une place de page, à la cour de Bavière.
Ne voulant pas désobéir à son père, Michel partit avec
son gouverneur pour Munich ; mais, après quatre jours de
marche, se rappelant qu'il avait fait vœu, le jour de sa
première communion, d'embrasser la vie monastique, il
revint sur ses pas, et déclara à son père que son parti
était pris et que la cour ne pouvait pas être pour lui le
chemin du cloître.
Le marquis, frappé de la détermination de son fils, l'en-
voya à Chambéry, où les chanoines réguliers de l'Ordre de
Saint-Antoine avaient une maison. Michel-Gabriel s'atta-
cha tellement à ses maîtres qu'il résolut de partager leurs
travaux, et, au mois de mai 1672, il alla se présenter,
comme postulant, à l'abbaye de saint Antoine (1), dont le
P. Masson était supérieur. Le mérite du jeune de Bernex
éclata bien vite; ses succès en philosophie furent tels
qu'il soutint, à la fin de l'année, des thèses en face de tous
les professeurs.
(I) Cette abbaye était entre Saint-Mareellin et Romans en Daupliiné.
Admis au noviciat, le frère Michel demeura trois ans
à l'Abbaye de Saint-Antoine. On l'envoya ensuite à Tou-
louse pour suivre les cours de théologie. Il revint à Turin,
où il eut l'occasion de prêcher devant la cour le pané-
gyrique de saint Antoine. La duchesse de Nemours, appré-
ciant son talent, conseilla au marquis de Bernex de deman-
der au supérieur de l'Ordre de Saint-Antoine, que son fils
fut envoyé à Paris, où il aurait l'occasion de se perfec-
tionner pour la chaire, en entendant les grands orateurs
et en suivant leurs leçons.
Il reçut en effet des lettres d'obédience pour Paris, où
il se mit en rapport avec les personnages les plus éminents
de l'époque. Il devint bientôt un controversiste habile. Le
frère de Bernex n'était pas encore prêtre à ce moment,
mais il attendait impatiemment le jour où il pourrait mon-
ter au saint autel. Son ordination eut lieu le 20 décem-
bre 1681.
Louis XIV venait de se rendre maître de l'Alsace. Ce
monarque voulut y rétablir la religion catholique, qu'a-
vaient abolie les luthériens. Ayant fait son entrée à Stras-
bourg, il confia l'église Saint-Etienne aux chanoines régu-
liers de Saint-Antoine. Lorsqu'il fut question d'y donner
des conférences sur les points de dissidence entre catho-
liques et protestants, le père de Bernex fut chargé de
cette mission. Il s'en acquitta avec un tact, qui lui valut
les félicitations mêmes de ses antagonistes.il resta à Stras-
bourg jusqu'en 1685, époque où le chapitre général de
Saint-Antoine le nomma professeur de théologie à Tou-
louse.
Le père de Bernex avait goûté et approfondi durant ses
études les grands enseignements de saint Thomas. La
Somme du docteur angélique fut l'arsenal dans lequel il
puisa toutes ses leçons. Il voulut que ses élèves soutins-
sent des thèses empruntées à cet auteur, dont il faisait
— 324 —
encadrer de lauriers le portrait, placé sous un riche dais,
dans les solennités académiques.
Un religieux aussi éminent et aussi bien préparé ne
pouvait manquer d'être un jour réclamé par ses compa-
triotes, pour occuper le siège de saint François de Sales.
Aussi, à la mort Jean d'Arenthon d'Alex, fut-il demandé
pour son successeur. Déjà on le préconisait comme évêque
d'Aoste, à la place de Mgr de Lambert, que le duc avait
proposé au Pape, pour occuper le siège de Genève. Il
se disposait à faire ses adieux aux frères de son Ordre,
lorsque le marquis de Saint-Thomas (1), secrétaire d'Etat,
lui annonça que Son Altesse, mieux informée, lui réservait
le siège de Genève. « Vu, lui disait-il, la position difficile
de ce siège, qui doit être comme un rempart contre l'héré-
sie de Calvin, je ne pense pas qu'on puisse faire un meil-
leur choix que celui de Mgr Lambert, évêque d'Aoste,
connu par son grand zèle, sa doctrine et sa piété exem-
plaire (2). ■
Il fut en effet nommé à ce poste le 7 mars 1G97. Ses
bulles lui furent expédiées le 27 septembre, et son sacre
eut lieu dans la cathédrale de Turin le G octobre. Ce jour
même, il adressa au clergé et aux fidèles de son diocèse
une lettre pastorale toute empreinte de charité. Après avoir
salué la portion fidèle du troupeau, il tourne sa pensée
II) Nous avons souvent nommé M. le marquis de Saint-Thomas. C est que
celte famille a eu pendant plus de deux siècles le privilège de fournir aux ducs
de Savoie de dévoués serviteurs. Son chef fut Spectable Jean Larron, mail re
auditeur à la Chambre des Comptes de Savoie. Il porte quelquefois te titre
de comte de Bulligliano, 17 décembre 1019. Guillaume-François, son i tils, fut
conseiller à la cour et premier secrétaire d'Etat. Il mourut le 30 décembre
1677 Charles-Joseph-Victor, marquis de Saint-Thomas, le remplaça et occupa
la place de secrétaire d'Etat de Son Altesse. 11 mourut à Turin en lt>9b.
Joseph-Gaétan vint après lui: il fut ministre et secrétaire, jusqu en lnH
Enlin, Ange-Marie Carron de Saint-Thomas remplit les mêmes fonctions. 11
mourût en 1780. Armoriai de Savoie, t. I, p. 312.
(2) La nomination de Mgr de Saint-Lambert avait suscité des réclamations
Ue la part de la cour de France. (Archives de Turin, n° 30.)
— 325 —
vers Genève et il s'écrie : « Quoique ces brebis méconnais-
sent notre autorité de pasteur, jamais nous ne leur ferme-
rons l'entrée de notre cœur; quoique exilé de notre ville
épiscopale, nous n'en chérissons pas moins les portes de
notre antique Sion et nous regretterons toujours les tentes
de Jacob. Avec le prophète, nous préférerions voir notre
main droite desséchée plutôt que d'oublier dans nos priè-
res la Jérusalem qui nous a été arrachée. Ah! que ne nous
est-il donné d'être immolé pour ceux qui, en ce moment, ne
sont que nos frères selon la chair après avoir été nos frères
dans la foi (1). »
Mgr de Rossillon dut attendre plus de deux mois avant
d'être installé. Cette cérémonie fut accompagnée de grandes
manifestations auxquelles il aurait voulu pouvoir se sous-
traire.
Au moment du sacre, le duc Charles-Emmanuel II visi-
tait la Savoie. L'évêque ne put pas, en conséquence, prê-
ter serment de fidélité entre ses mains. Il choisit, pour
son procureur, le prévôt de la cathédrale de Saint-Jean,
Ignace Caroccio, qui s'acquitta de cette mission le 7 jan-
vier 1698. Il était porteur d'une lettre, dans laquelle M. de
Rossillon exprimait à Son Altesse l'assurance de son dévoue-
ment et de son désir d'être utile au diocèse qui lui avait
donné le jour, et dans lequel il avait déjà exercé une partie
de ses fonctions (2).
Une fois installé à Annecy, Mgr Gabriel voulut se rendre
compte des actes de son prédécesseur. Il en parcourut les
papiers et il put, à l'aide de ces nombreuses notes, juger
de l'état de son diocèse. Il devint l'admirateur de Jean d'A-
renthon et se proposa de marcher sur ses traces, tout en
mettant plus de douceur dans les formes, surtout dans ses
(1) Mandement de Mgr Rossillon.
(2; Archives royales. Lettre du o janvier 1698.
— 326 —
rapports avec les protestants qui se présentèrent à lui avec
le désir de voir s'opérer ce qu'ils appelaient une réunion
chrétienne. C'était le rêve de deux ou trois ministres dont
nous aurons à parler plus tard.
Ayant demandé aux curés du voisinage de Genève un
rapport sur l'état de leurs paroisses, il en reçut une lettre
lamentable relatant les apostasies de ceux de leurs parois-
siens qui se rendaient dans les cantons deVaud et de Genève
soit pour y travailler, soit pour y servir. Ils demandaient
à l'évêque si, dans sa sagesse, il ne pourrait pas obtenir du
souverain qu'il fit revivre l'édit d'Emmanuel-Phihbert
basé sur ce qui se pratiquait à Genève, où l'on frappait
de la perte de leurs biens ceux qui changeaient de reli-
gion (1). L'évêque en référa à Son Altesse, qui demanda le
texte de l'édit et se réserva d'agir dans des circonstances
plus opportunes. D'ailleurs, les événements politiques vin-
rent changer la face du pays en faisant passer la Savoie sous
la domination de la France. Le duc s'étant allie avec
l'Autriche, Louis XIV fit marcher ses troupes sur Annecy
et Chambéry. . . ,
La ville d'Annecy, ayant voulu se défendre, fut assiégée
par le général de Vallière qui, au moment de l'assaut,
promit à ses soldats quelques heures de pillage. L'eveque,
ayant eu connaissance de cet ordre du jour, conjura M de
Marcilly, chef de la troupe de Savoie, de mettre bas les
armes et alla se présenter en parlementaire au comman-
dant français, pour le conjurer de cesser le feu et surtout de
retirer la menace de pillage. L'évêque fut exauce et par
le respect et la confiance qu'il sut inspirer au gênerai fran-
çais, il sauva la ville du carnage.
L'édil d'Emmanuel-PhUibor, avait été prochm,;!.; 31 j^f^
SdSÏ^ff- '^ S appliqué av. rigueur contre les
prolestants qui passaient au catholicisme.
— 327 —
Mgr Gabriel de Rossillon, sachant tout ce qu'avait ac-
compli son prédécesseur pour la conversion du bailliage de
Gex, voulut commencer ses visites pastorales dans cette
partie de son diocèse. « Il y a, dit-il dans une lettre à
Son Altesse, dans ces paroisses des nouveaux convertis qui
ont besoin d'être raffermis (1). En annonçant à ses diocé-
sains sa détermination, il ajoutait ces mots : « La charité
de J.-C. nous presse et nous sentons croître le désir qu'elle
nous a inspiré, dès notre entrée dans l'épiscopat, de con-
naître et de servir le troupeau que la divine Providence a
confié à nos soins (2). »
Voulant que ses visites ne fussent à charge ni aux pa-
roisses, ni aux curés qui devaient le recevoir, il fit une
défense expresse de présenter sur sa table ni gibier ni
volaille, et refusa tout équipage.
Mgr de Rossillon se disposait à partir lorsqu'il tomba
malade. Son état parut un moment désespéré; mais, à la
suite de prières publiques commandées dans tout le diocèse,
il recouvra la santé et partit. Son voyage commença par
Vienne, où il voulut visiter son métropolitain, ce qui lui
fournit l'occasion de revoir sa chère maison de Saint -An-
toine, où s'étaient écoulées les années de son noviciat. De
Grenoble, Monseigneur monta à la Grande-Chartreuse, où
il trouva le R. P. Masson, connu par sa science et par sa
piété. Il voulut s'y édifier et recommander son diocèse
aux prières des vertueux solitaires. A son retour, il visita
la Michaille, le pays de Gex, les bailliages de Ternier et de
Gaillard, enfin le Chablais et le Faucigny. Ayant été invité
comme évêque consécrateur au sacre de l'évêque du Val-
lais, il se rendit à Sion, où eut lieu la cérémonie présidée
par le nonce du Pape en Suisse.
(1) Lettre du 18 juillei 1798.
(2) Mandement de M. Gabriel de Rossillon.
— 328 —
Deux autres évêques, ceux d'Aoste et de Tarentaise,
s'y rencontrèrent (1). Sur ces entrefaites il se passa dans
la petite ville de La Roche des faits extraordinaires, qui
firent grand bruit dans toute la Savoie. A la tête du col-
lège des Jésuites se trouvait le P. Romeville, qui avait
prêché avec beaucoup de succès le carême àMegève,dans
le haut Faucigny. Appelé à voir des malades, il leur re-
commandait spécialement la confiance à saint François
Xavier, et leur faisait baiser et vénérer une relique du
grand apôtre des Indes. C'était un anneau qui avait été au
doigt du saint, dont les restes sont à Rome. Plusieurs
malaîes ayant recouvré la santé, on fit au P. Bonneville la
réputation d'un thaumaturge. Bientôt on vit arriver à La
Roche des malades de la contrée et des pays d'alentour.
En certains jours, les rues de la ville furent encombrées
de pèlerins. L'évêque, ayant appris par la rumeur publique
ces guérisons et ce concours, voulut voir sur place ce
qu'il en était. Il écouta les diverses dépositions des prê-
tres de la paroisse, interrogea le P. Romeville et reçut de
lui l'assurance qu'il n'attachait à cette bague d'autre valeur
que celle d'une relique. Comme on prônait partout qu'il
s'était opéré des miracles, Mgr de Rossillon, avec beau-
coup de sagesse, invita MM. les archiprêtres de lui adres-
ser à cet égard des rapports circonstanciés, appuyés de pro-
cès-verbaux en règle, comme ils sont prescrits par le Con-
cile de Trente (2), lorsqu'il est question de faits miracu-
leux. Étant nanti de ces pièces, il convoqua une réunion
de docteurs en théologie et en médecine, pour prendre leur
avis. Il y eut divergence d'opinions. Pour s'éclairer davan-
tage, Monseigneur consulta ses collègues dans l'épiscopat,
qui ne voulurent pas se prononcer.
(1) Lettre du 0 .septembre 1702.
i2) Lettre circulaire du 11 novembre 1702.
— 329 —
Mgr Rossillon fit alors déposer au greffe de l'évêché
tous ces rapports, comme un document pour l'histoire de
son diocèse (170'2).
Quelques ministres de Genève crièrent à l'imposture,
mais la prudence de Mgr de Rossillon ne put pas donner
prise à des attaqnes sérieuses.
L'année suivante fut marquée par quelques désastres
qui mirent sa charité en évidence, mais ils furent beaucoup
plus grands en 1711, année où la ville d'Annecy tout en-
tière fut submergée. L'inondation fut telle que plusieurs
maisons, battues par les eaux, s'écroulèrent (1).
L'évêque lui-même faillit être victime, car étant sorti
de sa demeure menacée, il la vit s'effondrer dans les flots.
Il en prit occasion, tout en bénissant Dieu, d'appeler ses dio-
césains à la prière et à la pénitence. En l'entendant par-
ler à la chapelle de saint Maurice, au-dessous du château,
son auditoire éclata en sanglots.
Nous ne pouvons suivre Mgr de Rossillon dans toutes
ses courses apostoliques, ni raconter tous les détails de sa
vie remplie de saintes œuvres. 11 faudrait emprunter au
P. Boudet, chanoine régulier de Saint- Antoine, bon nombre
de ses pages (2). Cet auteur a écrit, sur Mgr de Rossillon de
Bernex, un livre rempli de faits de la plus haute édifica-
tion. Besson, en rendant compte de cet ouvrage, exprime le
regret de plusieurs personnes qui avaient connu particu-
lièrement Mgr de Rossillon, et qui n'y trouvaient pas « une
quantité de traits, de faits et de démarches de cet évo-
que (3). »
C'eût été à cet auteur à y suppléer. Espérons du moins
qu'un jour ou l'autre les dépositaires des papiers laissés
(1) Voyez les détails de cette inondation dans la Revue savoisienne,
année 1875, pages 75, 101 et 102. Art. de M. Dueis.
(2) La Vie de Mgr de Rossillon de Bernex. Paris 1751.
(3) Besson, page 80.
- 330 —
par ce saint évêque en feront jouir le public (1). N'ayant
outre nos mains que quelques lettres de controverse de
ce personnage, nous nous ferons un devoir de les analyser.
Elles nous initieront au genre de polémique qu'il avait
adopté et à ses procédés à l'égard des protestants de
Genève qu'il eut un instant l'espoir de ramener a la vente-
C'était pour lui un principe que le devoir d'un eveque
de Genève était de travailler à la conversion de sa ville
épiscopale; « s'il lui convient, dit il, de confirmer les anciens
catholiques dans la foi de leurs pères, il ne doit pas oublier
les brebis égarées de leur bercail, mais dire après notre
Seigneur : Alias oves habeo. •>
« C'est pour cela, ajoutait-il dans un mémoire au Pape
Clément XI, sur l'état de son diocèse, que saint François
de Sales s'est donné tant de mouvement auprès d Henry 1\ ,
et que feu Mgr d'Alex a fait divers voyages à Paris, auprès
de Louis-le-Grand, mais sans obtenir le fruit de leurs
peines (2). » . T «
Quelle était sa méthode ? Entendons-le lui-même. • Le
moyen ordinaire que j'emploie, c'est l'invocation (les bons
anges du diocèse, auxquels plusieurs vertueux ecclésiasti-
ques ont eu recours. J'ai pris moi-même la resolution de
recommander cette sainte œuvre au bienheureux pere An-
toine que j'ai connu pendant qu'il faisait la mission en ce
diocèse. Lorsqu'il en parcourait les paroisses, il recom-
mandait sur sa route de prier pour la conversion de Ge-
Tonvaincu de la sainteté de l'illustre apôtre du Chablais
et de sa puissante intercession auprès de Dieu, il saisis-
sillon.
(3) Ibid.
— 331 —
sait toutes les circonstances propices pour exhorter les
fidèles à l'invoquer pou«r son diocèse et spécialement pour
Genève. Ce fut la péroraison du discours qu'il prononça à
l'époque, où, par les ordres du Pape, il fit l'ouverture de la
châsse du saint, en présence de nombreux témoins, afin
de constater l'authenticité des reliques.
Non content de ce premier moyen surnaturel, il ne dé-
daignait point ceux que conseille la prudence humaine.
Comme son prédécesseur, il tenait à placer aux alentours
de Genève les meilleurs sujets de son diocèse, pour qu'ils
fussent des sentinelles vigilantes aux avant-postes, tou-
jours propres à édifier par leur conduite et à présenter
une exposition solide de la doctrine catholique.
Cette partie était celle ou excellaient la plupart des
prêtres à cette époque. Mgr de Bernex aurait désiré de
leur part des études plus fortes dans le droit canon; c'est
qu'en effet cette branche était réservée aux Universités,
où se rendaient habituellement les sujets d'élite. Aussi
fit-il tous ses efforts pour maintenir les bourses fondées
par le cardinal de Brogny, en faveur des élèves du dio-
cèse de Genève, au collège d'Avignon, dans le moment où
il était question de les éliminer.
Il est un troisième moyen qu'il employait pour éclairer
les hérétiques, c'était la réfutation des écrits publiés par
les ministres de Genève sur les questions religieuses,
dans un but de propagande. Il en est plusieurs qui lui
adressèrent leurs thèses. Mgr de Rossillon y répondit avec
foice et urbanité. C'était le caractère spécial de sa polé-
mique : fermeté dans les principes, politesse exquise dans
les formes.
Son système était de ramener les hérétiques par la per-
suasion. Ses adversaires, au moins le reconnaissaient.
Voici ce qu'il écrivit un jour au roi :
« Comme il est de la gloire de Dieu qu'on travaille à la
— 332 —
conversion de Genève, l'évoque connaît par son expérience
que les voyes de douceur sont plus sûres pour y réussir
que celles de la force et de la contrainte. Il en a usé avec
un si grand succès, que les Genevois lui paraissent affec-
tionnés et commencent à l'appeler l'évêque de Genève, au
lieu qu'auparavant ils l'appelaient l'évêque d'Annecy (1).»
Mgr de Rossillon ne se faisait-il pas illusion à cet égard?
Il eut beau éviter avec le plus grand soin tout terme bles-
sant pour ses antagonistes, il put les convaincre, mais
non les amener à reconnaître la vérité.
Celui qui le premier cbercha à entrer en relations avec
lui fut M. le ministre Tandon (2), qui avait rêvé la possibilité
« de fondre en une seule les sociétés chrétiennes, pour
avancer, disait-il, le règne de Dieu. » Mgr de Rossillon ne
se montra pas hostile à ce plan. Bien loin de là, il eût
souhaité voir tous ses diocésains ne former qu'un seul
bercail et un seul troupeau.
« Je gémis plus qu'un autre, écrivait-il à M. Bénédict
Pictet, sur la funeste division qui nous sépare, et je vou-
drais donner mon sang pour ramener dans le bercail toutes
les portions du troupeau que la Providence m'a confié (3). »
M. Tandon se mit alors à composer un ouvrage où il
discuta certains points de discordance. En soumettant les
premiers chapitres à Mgr de Rossillon, il lui dit: « Votre
profonde érudition, Monseigneur, jugera du corps de l'ou-
vrage, votre grande charité en couvrira les défauts et votre
sagesse consommée en ménagera l'usage. »
Mgr de Rossillon ne put pas d'abord répondre à M. Tan-
don, comme il l'aurait désiré. Il perdit à ce moment son
(1) Mémoire au roi. n .'Sii.
(2) Al. Tandon était originaire de Ganges (Hérault). 11 avait, suivi tes cours
de théologie à Genève. 11 y revint au moment de la révocation de l'édit de
Nantes.
(3J Lettre de Mgr de Rossillon à Al. Tandon, 15 décembre 1714.
— 333 —
frère et sa sœur, ce qui lui occasionna un profond chagrin,
et l'obligea de visiter sa famille. De plus, la Savoie était
rentrée, après dix ans de souffrances (1), sous le sceptre du
duc. Les affaires de son diocèse l'appelèrent à Turin.
A son retour, Mgr écrivit à M. Tandon, lui faisant con-
naître les motifs de son retard et laissant le ton de son
ouvrage, il ajoutait : « J'ai toujours un singulier plaisir
de trouver dans vos écrits un amour pour la paix et des
expressions obligeantes pour les catholiques, apostoliques,
romains, au lieu que dans les auteurs de la réforme pré-
tendue, l'on trouve des invectives et des traits satyriques,
qui aliènent les cœurs. Il n'en est pas ainsi de vous, puis-
que Dieu a mis dans votre bouche aussy bien que dans
votre cœur des sentiments par lesquels vous désirez la réu-
nion. Rien de plus raisonnable que ce souhait-, mais pour
venir à l'exécution de ce que vous méditez, je crois qu'il
sera difficile de trouver un moyen de réunion, à moins que
l'on ne convienne d'une règle de foi à laquelle tout le
monde se soumette; et c'est ce qu'on ne trouve en effet
que parmi les catholiques romains qui font profession de
s'en rapporter pour leurs doutes au jugement des pasteurs
légitimes, au lieu que dans toutes les autres églises l'on
trouve le principe de la division par la liberté que chaque
société se donne de décider les choses d'une manière con-
traire au sentiment des autres sociétés (2). » C'était mettre
le doigt sur la plaie. M. Tandon reconnaissait la nécessité
d'une règle de foi. Il proposait de la puiser dans les livres
des Pères de l'Eglise, qui avaient loué, exalté la Sainte-
Écriture. Il n'aurait pas même été très-éloigné de l'idée
(1) La Savoie fui abandonnée, pur Louis XIV en L713, meurtrie et épuisée
par h' passage des troupes allemandes, françaises, espagnoles et autres.
(2) Lettre de Mgr Michel-Gabriel à M. Tandon, 13 juin 1713. Voyez Pièces
justificatives, n XII.
— 334 -
d'adopter les décisions des Conciles légitimes. Mais il re-
tombait dans la discussion des points de dissidence, le
culte des saints, la confession, la présence de Notre-Sei-
gneur dans l'Eucharistie. Monseigneur lui donna sur cette
matière les explications les plus solides dans un mémoire
justificatif auquel M. Tandon répondit, en disant : « qu'il
aurait l'honneur de lui soumettre un plan qu'il espérait
faire adopter par l'Eglise chrétienne gallicane, surtout si
Monseigneur voulait bien réduire en un corps de livre tout
ce que Sa Grandeur avait si heureusement pensé et écrit
avec tant de douceur dans les lettres dont elle l'avait ho-
noré (1). »
La correspondance de M. Tandon avec Mgr de Rossil-
lon continua jusqu'au mois d'août 1715, époque où il en-
voya à Sa Grandeur le commencement de son ouvrage, en
le remerciant « d'avoir tâché de consoler M. le syndic
Dupou, et pris la peine d'accueillir MM. Trembley etTron-
chin. « Cette lettre dénote la profonde vénération qu'avait
M. Tandon pour Mgr de Genève. Il lui envoya même son
fils Marc « qui était désireux de faire sa révéreuce à Sa
Grandeur. »
M. Tandon était d'ailleurs depuis plusieurs mois entre
les mains des médecins et chirurgiens, souffrant d'une
humeur scorbutique dans la bouche. Son fils, en communi-
quant à Mgr Michel-Gabriel la douloureuse maladie de son
père, dans une lettre du 20 novembre 1715, lui disait : « Tous
nos amis prient Dieu continuellement pour l'heureux succès
des remèdes qu'on emploie pour le soulager. Mon père et
toute la famille sommes persuadés que Votre Grandeur
s'intéresse dans tout ce qui nous regarde. Aussynous pre-
nons la liberté d'implorer le secours de la piété de Votre
Grandeur et de lui demander humblement qu'elle veuille
(1) Lettre de M. Tandon, JO novembre 1714.
— 335 —
faire mention de mon père dans les prières qu'elle adresse
à Dieu et en public et en particulier, étant persuadé qu'elles
sont faites avec foy et propres à obtenir la guérison du
malade (1). »
A peu près à la même date, Mgr Michel de Rossillon
entretint une correspondance avec M. le professeur Béné-
dict Pictet, de Genève, au sujet du culte des images, que le
professeur avait taxé d'idolâtrie dans une réponse faite à
M. Andry, prêtre de Lyon. Celui-ci avait publié un livre
intitulé : L'Hérésie des Protestants, et la Vérité de l'Eglise
catholique mise en évidence, où il avait gardé beaucoup de
ménagements dans ses expressions. L'évêque de Genève,
ayant lu cet ouvrage, en félicita l'auteur et lui ditque « la ma-
nière honnête avec laquelle il avait procédé avait été goû-
tée non-seulement des catholiques, mais des habitants de
Genève. Connaissant, ajoutait-il, mieux qu'un autre la
situation des esprits, je vous dirai que vous ne pouvez rien
faire de mieux que de continuer dans cette méthode, d'au-
tant qu'il faut contraindre par la douce violence de la cha-
rité et gagner les cœurs de ceux dont on veut convaincre
et soumettre les esprits (2). »
M. Bénédict Pictet, répondant à M. Andry, avait glissé
dans sa préface l'éloge de Mgr de Bernex, en disant qu'il
honorait les prélats de la communion romaine. « Il y en un
disait-il, dans notre voisinage, pour lequel j'ai un grand res-
pect et dont je considère infiniment le rare mérite et les ver-
tus. » L'évêque crut devoir le remercier de cette attention
par l'intermédiaire de M. Mermet, curé de Saconnex, en
lui adressant la lettre suivante :
« Je viens de jeter un premier coup de vue sur la réponse
(1) Lettre du (ils M.-iiv Tandon, 20 novembre 171 Ti .
(2) Lettre de M«r Gabriel-Michel de Rossillon à M. Andry, 17 novem-
bre 1714.
— 836 —
de M. Pictet, faite à M. Andry, et j'y ai d'abord remarqué
l'érudition et le savoir de l'auteur. Ce qui m'a fait plaisir
est d'observer qu'il écrit sans fiel et sans amertume contre
les personnes, ce qui est une grande disposition pour cher-
cher et trouver la vérité. Je n'ai pu lire ce que l'auteur
écrit d'obligeant sur mon compte sans être sensible à son
honnêteté et je vous prie de lui témoigner que je suis bien
plein de toute estime et considération pour sa personne.
Je souhaiterais de bon cœur que l'on pût s'entendre pour
venir à une réunion et rompre le mur fatal de séparation
qui nous divise depuis si longtemps, heureux de donner ma
vie et de répandre mon sang pour ce sujet.
« Mais, en vérité, pour se réunir je ne vois d'autre moyen
que si on se rendait sous un seul chef invisible, qui est le
souverain Pasteur, que nous avons dans le ciel et un Pas-
teur visible qui tienne la place du premier sur la terre,
autrement il semble que Jésus-Christ n'aurait pas bien
pourvu au besoin de son Eglise, s'il ne l'avait ainsi or-
donné (1). »
Comme M. Pictet citait souvent, dans sa réponse à
M. Andry, des passages de sa Théologie chrétienne, Mon-
seigneur désira lire cet ouvrage. Aussitôt que le ministre
l'apprit, il s'empressa d'en expédier un exemplaire à Sa
Grandeur, en manifestant • la considération dont elle jouis-
sait à Genève, tant auprès de ses collègues que des magis-
trats. »
Monseigneur de Ilossillon, après avoir lu attentivement
ce livre, tout en appréciant plusieurs passages de cette
théologie, observa que, comme dans la réponse à M. Andry,
M. Pictet persistait à soutenir, en plusieurs endroits, que
nous donnons dans l'idolâtrie, en honorant les saints et leurs
image?. Il lui exposa, dans une lettre remarquable, ce que
(0 Lettre de Mgr Michel-Gabriel à M. Menuet, 22 décembre 1714.
— 337 —
l'Eglise entendait par culte des saints et la distance qu'elle
mettait entre Dieu, à qui est due l'adoration et les saints
auxquels les catholiques ne rendent qu'un culte d'hon-
neur et de vénération.
Après avoir achevé son travail, l'évêque l'adressa à MM.
Mermet, curé de Saconnex et Guillot, curé de Compesiè-
res, qui prirent jour pour se rendre chez M. Pictet. Ne
l'ayant pas trouvé, ils descendirent à l'Auditoire où il don-
nait une leçon. A la sortie, ils lui présentèrent la lettre de
Monseigneur, qu'il agréa avec beaucoup de satisfaction
extérieure, se réservant d'en lire à son loisir le con-
tenu.
En exposant la doctrine de l'Eglise sur l'honneur rendu
aux saints, Mgr de Rossillon avait invoqué le témoignage du
grand Bossuet. M. Pictet saisit cette phrase pour écrire à
Sa Grandeur, que l'évêque de Meaux avait démenti par sa
conduite ce qu'il avait écrit, et « que ce prélat étant au lit
de mort ne voulut jamais qu'on lui récitât d'autres prières
que l'Oraison dominicale. » Il ajoutait « qu'il tenait ce fait
de source certaine, et qu'ainsi l'évêque de Meaux avait
désapprouvé les prières qu'il avait composées pour les
saints (1). »
Comme il s'agissait de la foi d'un prélat qui avait dé-
fendu avec éclat les dogmes de l'Eglise catholique, apos-
tolique et romaine, Mgr de Rossillon écrivit à Mgr de Bissy,
successeur de Bossuet dans l'évêché de Meaux, pour sa-
voir ce qu'il en était de ce bruit répandu à Genève. Il fut
facile de prouver la fausseté de cette assertion. Les trois
prêtres qui l'avaient assisté au moment suprême vivaient
encore.
C'étaient MM. de Riberolles, prieur de l'abbaye de Sainte-
Geneviève; Gaucher, docteur en Sorbonne; Chaperon de
(i) Lettre de M. Pictet ;ï Mgr de Eteraex.
•ïi
— 338 —
Saint-André, vicaire général de Meaux. Ils firent chacun
une déclaration portant qu'au moment où Monseigneur de
Meaux reçut les derniers sacrements, il récita avec les
assistants les litanies des saints, prescrites par le rituel de
Puris et qu'il invoqua souvent avec dévotion la Vierge et
les saints.
Ce témoignage irrécusable fut transmis par Mgr de Ros-
sillon à M. Pictet, avec la lettre suivante :
« Monsieur,
« Je vous envoie les extraits des attestations bien authen-
tiques que j'ai reçues : comme elles sont données par des
personnes constituées en dignité, qui ont eu la confiance
de M. Bossuet et qui l'ont assisté à ses derniers moments,
où il se préparait pour aller rendre compte à Dieu de sa
créance, aussi bien que de toutes les actions de sa vie,
j'espère que vous reconnaîtrez par là combien peu on doit
ajouter foi aux témoignages suspects de quelques particu-
liers qui ont voulu répandre dans Genève des bruits inju-
rieux à la mémoire de ce grand homme, qui, assurément,
est mort dans les mêmes sentiments où il a vécu (1). •
Devant ce témoignage, M. Pictet se rendit et déclara
qu'il communiquerait le fait à ses collègues.
Dans cette même lettre, Mgr de Rossillon faisait part
à M. Pictet d'une impression qu'il avait ressentie, se rap-
portant au culte des images.
« Comme ce dernier point, ajoutait-il, a fait le principal
sujet de nos lettres, il faut que je vous dise ma pensée tou-
chant ce que je vois et qui se passe actuellement dans mon
séminaire, où je suis avec cent ecclésiastiques, qui y sont
venus faire leur retraite, afin de se préparer au synode que
nous célébrerons dans trois jours. J'observe donc avec
(1) Lettre de Mgr de Rossillon à M. Pictet, 4 mai 1714.
— 339 —
une attention singulière tous les exercices qui s'y prati-
quent et particulièrement l'oraison mentale et vocale qui
s'y fait devant un crucifix qui excite de pieux sentiments
dans tous ceux qui prient. Je voudrais que vous puissiez
être avec nous pourvoir ce qui s'y passe; je m'assure que
vous en seriez édifié et je crois qu% vous reconnaîtriez qu'il
n'y a aucun lieu de nous soupçonner d'idolâtrie, lorsque
nous honorons Jésus-Christ représenté dans une image^
qui excite en nous de bonnes et saintes pensées (l). »
C'était un argument de cœur pour arriver à émouvoir
le ministre, mais il n'en persista pas moins à répéter dans
sa chaire que « si les catholiques n'étaient pas coupables
dans leur cœur d'idolâtrie, ils n'en gardaient pas moins
les allures extérieures. »
Ce fut le dernier mot de cette discussion, qui prouva
à M. de Rossillon combien il est difficile de ramener un
hérétique dans la voie de la vérité.
Si nous nous sommes étendus sur cet essai de conversion,
c'est que nous tenions à mettre en lumière les efforts que
fit Mgr Michel-Gabriel de Rossillon pour ramener à la
foi catholique les ministres de Genève et les ménage-
ments qu'il mit dans sa polémique durant toute sa vie.
Il est une conversion célèbre qui fut le fruit de son zèle,
dans la petite ville d'Evian, dont les eaux bienfaisantes
attiraient déjà les étrangers. Madame la baronne de Wa-
rens, venue de Vevey, y passait une saison, lorsque Mgr de
Rossillon vint y prêcher. Elle fut frappée de son exposition
des croyances catholiques et voulut approfondir l'ensei-
gnement de l'Eglise. Bientôt elle se rendit et fit son abju-
ration au tombeau de saint François, à Annecy, où elle vint
se fixer. Madame la baronne fut la bienfaitrice de Jean-
Jacques Rousseau. On sait qu'il ne paya la générosité de
(l) Lettre de Mgr de Rossillon à M. Pictet, i mai 1714.
— 340 —
cette dame, qui eut pour lui tous les égards d'une mère,
que par la plus noire ingratitude, en la déshonorant aux yeux
du public, dans ses Confessions, par les turpitudes qu'il
lui attribue II fut du moins l'admirateur de Mgr de Bernex,
aux prières duquel il attribuait la préservation de la maison
de sa bienfaitrice. VoicÊce qu'il raconte dans un Mémoire
présenté à l'Académie de Dijon :
« Madame de Warens, demeurant à Annecy, dans la mai-
son de M. de Bosges, le feu prit au four des Cordeliers, qui
répondait à la cour de cette maison, avec une telle violence
que le bâtiment rempli de fascines et de bois sec fut bien-
tôt embrasé. La flamme, poussée par un vent impétueux,
s'attacha au toit de la maison et pénétra par les fenêtres
dans les appartements. Madame de Warens donna des or-
dres pour porter ses meubles dans son jardin.
. Quand elle apprit que Mgr l'évêque était accouru au
bruit du malheur dont elle était menacée, elle alla au de-
vant de lui. Us entrèrent dans le jardin. Il se mit a
genoux avec tous ceux qui se trouvèrent présents, du
nombre desquels j'étais, et commença à prononcer des
prières avec cette ferveur qui lui était ordinaire. L effet
en fut sensible. Le vent qui portait le feu par dessus la
maison, jusque dans le jardin, changea tout à coup et éloi-
gna si bien les flammes de la maison que le four contigu
fut consumé, sans que la maison eut d'autre mal que le
dommage qu'elle avait reçu auparavant (1). »
Rousseau, en signant ces lignes, déclarait avoir vu de
ses yeux ce qu'il attestait et qui était connu de toute la
ville d'Annecy.
Mgr de Rossillon éprouva une grande douleur a la mort
de son vénérable frère Joseph-Marie, préfet de la Sainte-
Maison de Thonon, et de M. Falcaz, son grand vicaire. Ils
(l) Vie de Mgr de Rossillon, page 163.
— 341 -
avaient tous les deux mérité sa confiance et il les vénérait
comme des ecclésiastiques accomplis. Aussi fit-il d'eux les
plus grands éloges, lorsqu'il assista à leurs funérailles.Il rem-
plaça ce dernier par son neveu, M. Ribiollet. Son frère
l'ayant constitué son héritier, Mgr de Rossillon se servit
de ses biens pour compléter la bonne œuvre qu'il avait
commencée. Déjà, en 1691, il avait fondé à Chêne, une
chapelle dédiée à Notre-Dame de Compassion, à saint
Joseph et à saint François de Sales, et desservie par le
vicaire de Thônex (1). Jugeant que, par suite du voisinage
des protestants, les habitants de Chêne avaient besoin de
la vigilance d'un pasteur, Mgr Michel-Gabriel fit une fon-
dation pour qu'il y eut un prêtre à domicile, et il donna à
cette fin 4,000 livres « à prendre sur sa terre de Char-
longes et l'écheute à lui arrivée par le décès d'Anne Bally,
veuve Dupuis (2). » ïl pourvut de plus la chapelle de tous
les ornements nécessaires, exprimant le désir de voir
bientôt Chêne s'ériger en paroisse. Ce qui ne s'accomplit
qu'aprèssa mort. »
Mgr de Rossillon attachait une très-grande importance
à ses visites pastorales, et il ne reculait ni devant les dif-
ficultés des voyages à travers les montagnes, dont les
abords étaient parfois difficiles, ni devant les rigueurs des
saisons. Il en entreprit parfois au mois d'octobre, au mo-
ment où le froid commençait à se faire sentir. Telle fut sa
visite à Valromey, en 1726. Lorsqu'il arriva à Charancy, il
dut se frayer un chemin à travers la neige, ce qui ne l'em-
pêcha pas de faire à son arrivée la visite de l'église. C'était
(1) Cette chapelle était construite à l'embranchement des routes d'Anne-
masse ci de Puplinges. Elle subsista jusqu'à l'époque où fui bâtie l'église
actuelle.
(2) Cciic dame avait donné par testament sa maison d'habitation et un
jardin y attenant pour rétablissement d'un prêtre, résidant à Chêne, qui
devait faire l'école et célébrer un certain nombre de messes. (Acte du 2 mai
1721. Dupraz, notaire.)
pour lui une joie de voir l'empressement des fidèles, qui,
en ces circonstances, accouraient sur son passage et se
pressaient à la table sainte.
La visite qu'il entreprit l'année suivante dans le Haut-
Faucigny fut fatale à son diocèse. Étant arrivé à Cha-
mounix, il y remplit avec entrain toutes les cérémonies de
la confirmation. La sueur coulait de son front lorsqu'il sortit
de l'église pour donner au peuple assemblé sur la place
communication du procès-verbal de sa visite et de l'état
de la sacristie. Un vent froid, descendant des glaciers, vint
le saisir, et il rentra grelottant au presbytère où il ne put
se réchauffer. Le surlendemain devait avoir lieu la consé-
cration d'une nouvelle église à Argentière. Malgré les.
frissons, il voulut se mettre en route, mais au bout d'une
demi-heure, une fièvre violente, accompagnée de lassi-
tude se déclara, et il ne put continuer qu'à l'aide d'une
litière, portée par quatre paysans. Nonobstant sa faiblesse
il procéda aux cérémonies, se faisant soutenir par le cha-
noine qui l'avait accompagné.
Il fallut le transporter à Sallanches, où il arriva pres-
que mourant. Là, tous les soins possibles lui furent pro-
digués. On lui donna les derniers sacrements, et il se féli-
citait déjà de mourir, comme son prédécesseur, dans l'exer-
cice de ses fonctions, lorsque la fièvre vint à cesser. Au
bout de trois semaines, il put rentrer à Annecy, où il fut
accueilli au son des cloches et au milieu des manifesta-
tions de la joie la plus vive.
Dieu lui ménagea la consolation de voir couronnés de
succès les efforts qu'il avait faits pour obtenir la béatifica-
tion de la vénérable Mère de Chantai. Il y avait travaillé dès
l'année 1705, en recueillant les informations préliminaires
qu'il avait envoyées à Rome en 1714. Les dernières pro-
cédures ne furent terminées qu'en janvier 1729. En don-
nant cette nouvelle à Madame la Supérieure de la Visita-
— 343 —
tion, le chanoine Benvenuti lui disait : « C'est à sa Gran-
deur Monseigneur votre évêque que vous devez les pre-
miers remerciements, dont le savoir, la piété et le zèle en
toutes ses opérations dépassent tout ce qu'en dit la renom-
mée. »
En 1728, Mgr de Rossillon rendit compte de l'état de
son diocèse à la cour de Rome.
Il profita de cette circonstance pour demander au
Souverain-Pontife un subside en faveur de son petit
séminaire. « J'ai douze élèves, dit-il, qui se forment à la
discipline ecclésiastique. Ils étudient la grammaire, la ré-
thorique et la philosophie. Je voudrais pouvoir y ajouter
une classe de théologie. Pour cela j'implore la bienveil-
lance du Saint Siège, qui est pour tous les diocèse une
mère très-miséricordieuse (1). »
Ses dernières années furent remplies de saintes et bon-
nes œuvres. Plus il voyait ses forces diminuer, plus il don-
nait de temps à la prière et de soin à sa préparation avant
la messe. Un jour il voulut aller célébrer à l'église des
Dominicains , où on vénérait les reliques de sainte Apol-
lonie. Son aumônier lui fit observer la rigueur de la sai-
son.
« Mon cher, lui répondit-il, je vous suis obligé de votre
attention, mais comme je n'ai plus que quelques jours à
vivre, il faut que je les emploie à servir Dieu avec plus de
ferveur que je ne l'ai fait. Je veux prier sainte Apollonie
d'intercéder pour moi et de m'obtenir la grâce de bien
mourir. »
Il se prépara à cette heure suprême, en réglant ses
affaires temporelles et spirituelles. Un jour il convoqua
_ (i) Optaromus ctiam scol.im tlieolofjijc addciT, dunimodo (amen ab hic
S. Scdc, omnium dim-sium piontissimâ maire tnbuerutnr. Archives royales.
Letterre Vescov, n"" 3"> et 30.
son chapitre et en remercia les membres de l'avoir toujours
secondé dans l'administration de son diocèse. Le Jeudi-
Saint il voulut recevoir les derniers sacrements et le lende-
main 23 avril 1743, il s'endormit du sommeil des justes,
en répétant les paroles de Notre-Seigneur sur la croix : t In
manus tuas, domine, commendo spiritum meum. Seigneur,
je remets mon esprit entre vos mains. »
« C'était un saint évêque, un autre François de Sales,
est-il dit dans l'épitaphe gravée sur la pierre funéraire
de Mgr de Rossillon. Elle résume sa vie, sa mort et ses
vertus :
MICHAEL-GABR1EL DE ROSSILLON DE BERNEX
EPISCOPUS ET PRINCEPS GENEVENSIS SANCTITATE,
VIGILANTIA, ERUDITIONE, MORUM ET GENERIS
NOBILITATE, BENEFICENCIA IN CLERUM ET PAUPERES
ALTER SALESIUS
CHRISTO CONFIXUS ET CONREGNATURUS
OBIIT DIE MARTIS DOMINI 23 APR, ANNI 1734
CETATIS 76, EPISCOPATUS 36.
CHAPITRE XVI
Joseph-Nicolas Deschamps de Chaumont
Siège vacant. — Les vicaires capitulaires. — Leur gestion. — Griefs.
— Ils se justifient. — Mgr Josepu-iVicolas Descliamps. — Sa nomi-
nation. — Ses souffrances. — Sa conduite à l'époque de l'invasion
espagnole. — 11 regrette sa solitude. — Il rappelle de Paris
M. Biord, qu'il nomma plus lard son grand vicaire. — Quelques
actes de son épiscopat. — Ses dernières volontés. — Sa mort
tragique.
A la mort de M. Michel-Gabriel de Rossillon de Bernex,
le siège épiscopal resta vacant pendant près de sept ans, du-
rant lesquels le diocèse fut gouverné par MM. de Lambert
Ribiollet et Duret, vicaires généraux, qui déployèrent une
grande activité pour conserver dans toute sa vigueur la
discipline établie par Mgr Jean d'Arenthon. Ils n'auraient
pas voulu que le clergé, dont le renon s'était étendu
dans toute la France, perdit ni de sa ferveur ni de sa
régularité. Cependant des voix s'élevèrent pour les accuser
de rigorisme, d'arbitraire et de dilapidation. On alla même
jusqu'à les incriminer comme coupables d'innovations illé-
gales.
— 346 —
Une plainte fut portée au roi et déposée au sénat, par
ceux qui se dirent lésés dans leurs droits. Elle tendait
non-seulement à faire infliger aux vicaires généraux un
blâme, mais à provoquer leur destitution. Ceux-ci, forts de
leur innocence, envoyèrent à la cour, le 4 mai 1736, un
mémoire justificatif, par lequel ils détruisaient les cinq
griefs articulés contre leur administration.
On leur reprochait d'avoir fait des règlements synodaux,
sede vacante, ce qui avait amené, disait-on, des mésintel-
ligences et une déplorable désunion dans le clergé.
Ils répondirent qu'ils n'avaient pas changé un iota aux
constitutions synodales publiées par les évêques du dio-
cèse, mais qu'ils s'étaient fait un devoir de rappeler cer-
tains articles formellement prescrits, comme la retraite
annuelle, la visite des églises par MM. les archiprêtres,
accompagnée d'un procès-verbal ; et les défenses qu'avait
faites Mgr de Bernex, dans son dernier synode, aux ecclé-
siastiques de se livrer aux jeux de cartes et à la chasse.
« Quant à la mésintelligence, ils n'en trouvent aucun
symptôme dans le clergé séculier, qui n'a jamais été plus
édifiant dans les retraites et plus uni à l'autorité. S'il y a
des mécontents, ils sont dans les rangs de certains ordres
religieux, livrés au désœuvrement. S'il y a eu des dif-
ficultés entre le Chapitre et les Dominicains, ils ont la
conscience d'avoir tout fait, avec le concours de Mgr de
Grenoble, pour les aplanir. »
Un second grief était la sévérité outrée avec laquelle
ils pressaient l'accomplissement de certaines règles.
MM. les vicaires généraux déclarèrent que ceci concer-
nait le Promoteur, qui, d'ailleurs, depuis leur entrée en
charge, n'avait suscité aucune procédure nouvelle. S'ils
ont retiré des pouvoirs, c'est à ceux qui n'avaient qu'une
autorisation facultative d'absoudre des cas réservés.
— 347 —
Quant aux dépenses occasionnées, elles ont été moins
fortes que sous l'évêque défunt.
Ils étaient accusés d'empiéter sur les droits du futur
évêque. « Les droits des vicaires généraux, répondirent-ils,
sont définis par des règlements. Qu'on en cite un seul qui
ait été violé ? L'évêque, ajoutèrent-ils, une fois nommé,
fera ce qu'il voudra. Il anra toute liberté pour agir (1). »
La réponse était péremptoire. Aussi l'avocat général au
sénat de Piémont, après l'avoir lue, déclara que la conduite
des vicaires généraux ne méritait aucun blâme (2). Tuur
appuyer même sa décision, il opina pour que M. de Lam-
bert fut défrayé par la secrétairerie d'Etat des dépenses
que lui avait occasionnées son voyage de Turin, entrepris
par ordre du roi , pour assister aux funérailles de la
reine.
Forts de cette décision, MM. les vicaires généraux con-
tinuèrent à remplir avec fermeté leurs fonctions. Deux ans
plus tard, ils furent encore traduits au sénat en appel
d'abus par M. de la Biolle, qui se plaignait d'avoir été
frappé d'excommunication, pour n'avoir pas rempli son
devoir pascal.
Le même avocat répondit que le sénat ne devait pas si
facilement accueillir de telles plaintes, parce que, suivant
la règle adoptée, l'appel d'abus ne pouvait être invoqué
que dans les cas où l'autorité ecclésiastique envahissait la
juridiction civile (3). L'année suivante, ils furent encore dé-
noncés, comme violant les droits du greffe. Encore une fois,
ils recoururent au roi, qui leur donna gain de cause (4). Ils
(1) Archives royales. Pièces épiseopnles, n" 48.
(2) Sic di che percio par mi che non meriti di esseve redarguita
la condotta de Vicari Gcnerali. » Ibid.
(3) Archives royales, 4 avril 1736.
(I) Ibid., 1" mars 1737.
— 348 —
présentèrent alors un compte minutieux de toutes leurs
dépenses; compte qui pourrait servir non-seulement à dé-
montrer la stricte économie adoptée par les administra-
tions ecclésiastiques, mais à fixer la valeur de l'argent à
cette époque. Ainsi l'impression du mandement, par lequel
MM. les vicaires généraux annonçaient la mort de l'évêque
et de la convocation du clergé au synode coûta 26 t. 8 s. 0 d.
La vacance du siège épiscopal se prolongea jusqu'à la
nomination de M. Joseph-Nicolas Deschamps de Chau-
mont, abbé de Chésery, dans le décanat d'Aubonne, sur
les bords de la Valserine. Il était né à Chambéry, le 18
juin 1701 (1). Sa jeunesse s'était écoulée silencieuse, mais
son mérite lui avait valu d'être placé à la tête de cette
abbaye, appartenant aux moines de Citeaux(2). Il était
connu de Mgr de Rossillon, qui lui avait prédit qu'un jour il le
remplacerait (3). Sans orgueil et sans faste, il se regardait
appelé à une solitude plus grande encore que celle de
Chésery, lorsqu'il apprit qu'on le proposait pour le siège
de Genève. Il fallait, à cette époque, avoir le titre de doc-
teur pour occuper cette charge. Joseph-Nicolas eut besoin
d'une dispense qui fut demandée à la cour de Rome. Elle
se fit attendre, mais ce ne fut pas lui qui la sollicita. Il
tenta, au contraire, plusieurs démarches pour échapper
à la charge qui lui fut imposée. Une première fois, il re-
mercia Sa Majesté de l'honneur qu'elle lui avait ménagé;
s'il finit par s'incliner devant l'autorité, ce fut en déclarant
« qu'il regardait ce poste comme au dessus de ses forces
affaiblies encore par des accidents qui lui enlevaient tout
(1) Joseph-Nicolas était fils de Marc-Louis Deschamps de Chaumont et de
Jeanne- .Marguerite de Bagnosco. Reg. de paroisse de Chambéry.
(2) Nous ne connaissons rien de la jeunesse de Mgr Deschamps, sinon ce
qu'il dit, dans une lettre au ministre d'Etat, sur sa santé. A l'âge de 22 ans,
il faillit perdre la vue, et dès lors il ne cessa de souffrir de violents maux
de tête. Ce qui explique ses longues infirmités.
(3) Vie de Mgr Michel de Rossillon, page 217.
— 340 —
espoir de guérison, d'autant plus que l'air d'Annecy était
absolument contraire à son état de santé (1). » Après une
année d'essai, il se sentit si fatigué, à la suite d'une petite
ordination, qu'il écrivit à Son Altesse qu'il désespérait de
pouvoir remplir ses devoirs d'évêque, et qu'en consé-
quence il demandait à être déchargé du fardeau, n'aspi-
rant qu'après un bénéfice, où il pourrait se retirer.
Comme sa nomination était de trop fraîche date, on lui
conseilla d'attendre. Ce qu'il accomplit avec résigna-
tion.
L'épiscopat de Mgr Deschamps fut rempli d'angoisses,
que vinrent accroître les exigences du sénat, le changement
temporaire de gouvernement et des revers de famille; ce
qui ne fit qu'accroître la somme de ses douleurs.
En France, le Parlement tendait de plus en plus à asser-
vir l'Eglise. Le sénat de Chambéry fut entraîné dans ce
mouvement. Les magistrats, on peut le dire, devinrent plus
royalistes que le roi.
Ils défendaient à outrance les droits de la couronne,
soutenant que l'Eglise ne devait être que la servante du
pouvoir. Mgr Deschamps avait fait publier dans les églises
de son diocèse un bref d'indulgences, imprimé à Turin.
Il n'en fallut pas davantage pour lui occasionner un procès
devant la Chambre des Comptes, parce que, disait-on, il
n'avait pas soumis préalablement ce bref au sénat de Cham-
béry. Il fut condamné, comme coupable d'abus,à un e amende
dont le roi l'exempta (2).
Mgr Deschamps éprouva aussi des désagréments au sujet
d'un desservant qu'il envoya à Presinges, dont les habi-
tants avaient eu l'habitude de se regarder comme parois-
(1) Lettre de Mgr Deschamps, 5 octobre 1741.
(2) Lettre du i" mai 1042.
— 350 —
siens de Ville-la-Grand. Il en résulta tout un procès, qui
occupa assez longtemps le sénat de Chambéry.
Le 2 septembre 1742, la Savoie fut envahie par les trou-
pes de l'Infant Dom Philippe d'Espagne, pendant que le roi
de Sardaigne se battait en Italie au profit de Marie-Thérèse.
Cette invasion fut le signal d'odieuses vexations, qui provo-
quèrent en plusieurs localités de sanglantes représailles.
L'Eglise elle-même en eut à souffrir, comme si elle était
responsable de la résistance des paysans opprimés. La
Délégation (1) fit paraître un manifeste portant une écra-
sante imposition sur les biens de l'Eglise (2). L'évêque, com-
prenant les difficultés qui allaient surgir, envoya à MM. les
curés une circulaire pour leur tracer la ligne de conduite
qu'ils avaient à tenir. L'année suivante, il convoqua tout le
clergé à une réunion, qui se tint le 10 mars. Son état de
santé ne lui permettant pas d'y prendre part, il envoya
à sa place M. le chanoine Vignet. Il était porteur d'une
lettre dans laquelle l'évêque exposait la situation et la
réponse qu'il avait faite à la Délégation qui s'était plaint
de la dureté du clergé.
Non content de protester, Mgr Deschamps s'était fait
un devoir de venger ses prêtres de cette inculpation, qu'il
avait nommée imaginaire. « Pour moi, ajoutait-il, j'ai
offert de bon cœur le peu que je pouvais avoir, et si en la
circonstance où un vainqueur n'a pas permis de délibérer,
j'ai consenti à loger les ecclésiastiques (les aumôniers de
l'armée espagnole) sur la demande de l'officier général;
bientôt on ajouta les officiers et on remplit le séminaire,
malgré qu'il y eut encore en ville des logements. Un édit,
attentatoire aux immunités ecclésiastiques, fut publié.
(1) On appelait Délégation une commission choisie parmi les notables du
pays, chargée de transmettre les ordres de l'autorité espagnole.
(2) 29 novembre 1743.
— 351 —
Malgré cela, nous continuerons à leur rendre à l'avenir
les mêmes services que parle passé, non-seulement en ce qui
est de précepte, mais même par des œuvres de suréro.
gation plus nécessaires que jamais « ad obstruendiim os
loquentium iniqiia. »
Ses difficultés avec la Délégation s'apaisèrent un peu,
mais elles ne se terminèrent qu'avec le départ des troupes
espagnoles. Elles abandonnèrent la Savoie sur la fin de jan-
vier 1743, à la suite du traité d'Aix-la-Chapelle, qui remit
le roi de Sardaigne en possession de la Savoie. L'évêque,
heureux de voir rentrer son pays sous le sceptre de ses
anciens maîtres, salua avec bonheur leur bannière, dans
l'espoir qu'ils inaugureraient une ère de paix, devenue
nécessaire après tant d'années d'oppression, de luttes et
de combats.
Une troisième source de peines pour Mgr Deschamps
fut le mauvais état des affaires de sa famille. Il était si
attristé à la vue de ce désarroi et des scènes déplorables
qui se passaient à Chambéry, qu'il écrivit un jour à un ami
« qu'une philosophie chrétienne pouvait seule lui faire
supporter ses chagrins (1). » Il attribuait en grande partie
sa maladie à ces tristesses, qui étaient la principale cause
de ses dérangements. »
Il y eut même pour lui un moment d'accablement tel,
qu'il pensa sérieusement à se retirer à la Trappe, « afin de
n'avoir plus de contact avec le monde et de vivre dans le
plus profond silence sur ses douleurs qui seraient, s'il vou-
lait les raconter, un vrai martyrologe. » C'est sous le poids
de ces chagrins qu'il écrivit à l'abbé de la Trappe une
lettre, où son âme semble se fondre en regrets de n'avoir
pu échapper à la charge d'évêque.
(1) Lettre à M. de Vauginois,
t Si, après avoir vécu jusqu'à l'âge de 40 ans dans un
éloignement de tout commerce, la Providence a semblé ne
vouloir que me montrer un homme accompli, il était aussi
écrit dans ses décrets adorables que je ne goûterai passa-
gèrement les douceurs de la vie religieuse que pour sentir
plus vivement toute l'amertume des tracas du monde et
des affaires. Si j'ajoutais à cela le compte terrible du
gouvernement d'un aussi vaste diocèse, vous ne seriez pas
étonné si je suis plus flatté des prières que vous me pro-
mettez que de tout ce qui pourrait me venir de tous les
potentats de l'univers (1). »
Il ne se laissa cependant pas accabler au point de né-
gliger les devoirs de sa charge.
Adorant, comme il le dit au même religieux, la main
qui multipliait les croix sur sa route, il avait appris par
expérience qu'elle seule pouvait les adoucir. Je m'appuie
sur elle, comptant sur le secours de la grâce et en pensant
qu'il y a beaucoup à gagner et peu à perdre. Je m'a-
perçois bien, ajoutait-il, que j'y trouve de nouvelles forces,
bien loin de me rebuter; si la carrière est pénible, elle ne
sera pas éternelle. « Tout ce qui se passe est bien peu de
chose aux yeux de la foi (2) »
Soutenu par ses nobles pensées, Mgr Deschamps reprit
ses visites pastorales qu'il continua pendant trois mois,
malgré les fatigues extrêmes qu'elles lui occasionnaient.
Peut-être voulait-il, en se produisant, prouver qu'il était
capable de remplir son devoir d'évêque? On murmurait en
haut lieu de sa vie retirée, et il était question de lui pro-
poser le poste de l'archevêché de Tarentaise, comme moins
pénible. Il se prononça à cet égard, remerciant Sa Majesté
(1) Lettre de Mgr Deschamps à l'abbé de la Trappe, 20 février 1748.
(2) Lettre de l'abbé de la Trappe.
— 353 —
et « espérant qu'on lui laisserait continuer son ministère
jusqu'à sa mort dans le diocèse de Genève (1). »
Les violents accès de fièvre auxquels il était sujet lui
faisaient croire qu'elle serait prochaine. A ses douleurs
ordinaires se joignirent des vertiges qui l'empêchèrent
pendant quelque temps de célébrer la messe ; cependant
il reprit assez de forces pour suivre le cours de ses affaires
Le collège de Thonon qui avait été florissant pendant
près d'nn siècle, sous la direction des Barnabites, lui donna
des inquiétudes sérieuses. Des troubles y éclatèrent et il
fut question d'y supprimer les études de philosophie et de
théologie. Mgr Deschamps, prévoyant que les vocations
ecclésiastiques diminueraient en cette province, joignit
ses instances à celles du syndic de la ville, pour écarter ce
coup, en montrant les avantages mêmes économiques qu'il
y avait à garder ces religieux.
D'ailleurs, la mort avait frappé plusieurs membres de
son clergé et les rangs du sacerdoce s'étaient éclaircis. La
cure de Douvaine étant devenue vacante, Mgr Deschamps,
qui avait permis à l'abbé Biord d'accepter un poste dans
une église de Paris, résolut de le rappeler dans son diocèse.
Il lui écrivit en effet qu'il avait besoin de ses services.
Aussitôt que la nouvelle en arriva à Monsieur l'abbé de
Chainron, trésorier et premier dignitaire de la Sainte- Cha-
pelle de Paris, qui avait confié à M. Biord, comme recteur,
le gouvernement de la paroisse de la Basse-Sainte Cha-
pelle, il adressa à Mgr Deschamps une lettre, en le conjurant
de ne pas lui enlever ce vaillant auxiliaire. Le témoignage
rendu à l'abbé Biord, que la Providence destinait à occu-
per un jour le siège de Genève, est trop flatteur pour que
nous puissions l'omettre. Citons un fragment de cette let-
tre :
(l) Lettre «lu 5 juin 1749.
- 354 -
« Permettez-moi, Monseigneur, de vous représenter que
ce serait une cruauté d'enlever M. Biord aux paroissiens
du palais, qui non-seulement ont en lui une confiance aveu-
gle, mais encore la plus grande vénération qu'il mérite à
tous les égards par le zèle et la piété, qui sont la règle
de sa conduite. Je vous demande donc en grâce de vouloir
bien le laisser à des paroissiens qui seraient inconsolables
de son départ (1). »
Tout le bien qu'on disait de M. Biord fut pour Mgr Des-
champs un motif de plus pour rappeler son diocésain.
Aussi répondit-il en ces termes :
« Je suis mortifié, Monsieur, que les besoins de mon dio-
cèse m'obligent de vous priver de M. Biord; mais la justice
que vous rendez à son mérite me persuade aussi que vous
jugerez de ses dispositions actuelles par la démarche pré-
cédente qu'il avait faite par rapport au canonicat de la
cathédrale, qu'il n'aurait pu retenir en aucun sens, sans
l'intention de s'y rendre, à la fin de son cours de Sor-
bonne (2). »
M. l'abbé Biord, rappelé par Mgr Deschamps, ne tarda
pas à revenir dans son diocèse, où il fut nommé au con-
cours curé de Douvaine, et chanoine le 12 août 1751.
L'évêque, comprenant que ses infirmités l'obligeaient à
avoir auprès de lui un homme sur lequel il put se reposer
pour l'administration, le nomma au bout de quelque temps
grand vicaire, charge qu'il remplit avec beaucoup de dis-
tinction, comme nous le verrons plus tard. Il est un fait
intéressant pour notre pays, auquel il prit une part active,
c'est l'établissement de la paroisse et de l'église de Chêne,
(1) Lettre de M. l'abbé de Chamrnn, 26 mai 1751.
(2) Lettre de Mgr Deschamps à M. de Chamron.
— 355 —
fait qui se relie au traité de 1754, passé entre le roi de
Sardaigne et l'Etat de Genève.
Des difficultés presque journalières s'élevaient sur les
terres de Saint-Victor et du Chapitre au sujet des dîmes
et de l'exercice du culte. Le roi, ayant assuré ses posses-
sions en Italie par le traité de 1752, voulut organiser ses
frontières du côté de Genève. Il aurait désiré trouver une
ligne toute naturelle, mais, par leurs négociations toujours
habiles, les Genevois surent découper notre petit terri-
toire par des enclaves, afin de garder leurs propriétés fran-
ches de tout mélange catholique. Voici quelles furent
les limites adoptées au traité de Turin, ratifié le 15- juin
1754. On prit pour point de départ l'Arve, à l'endroit où
s'y déverse le ruisseau de la Seime, dont on suivait le cours
au nord jusqu'au pont Bochet. On continua la ligne par le
chemin de Miolans à Pressy, en redescendant vers le lac
Léman, entre Collonges et Vésenaz. Genève gardait ainsi
l'enclave de Jussy, Gy et Sionnet, par le ruisseau de Cham-
botton, et cédait Grange Veigy et les Etoiles, par le ruis-
seau de Tuernant.
Au sud, le roi de Sardaigne cédait la rive gauche de
l'Arve, depuis Carouge jusqu'au Rhône, par une limite
suivant le chemin de Crêt-des-Morts jusqu'entre Saint-
Georges et la Bâtie. Plus bas, Genève gardait la Petite-
Grave, Cartigny,Avully, Epeisse, Passeiry et Chancy jusqu'à
la route et le nant de Chalon. La Savoie retenait Avusy,
Athenaz, Bernex, Onex, Lancy, Carouge, Lo'ëx et Aire-la-
Ville. Les routes et les cours d'eau servant de limites
demeuraient au roi de Sardaigne (1). Il fut de plus stipulé
que les familles protestantes établies sur le territoire cédé
par la Savoie ne pourraient y continuer l'exercice de leur
(1) La Neutralité du Nord du la Savoie, |>;ir M. l'abbé Ducè's. Revue
savoisienne, 31 juilli'l 1776.
— 356 —
culte que pendant vingt-cinq ans, sans y faire acte de pro-
sélytisme, et à Chêne quatre ans seulement. Sans attendre
ce délai, les protestants de cette localité se replièrent sur
Genève, démolirent leur temple et allèrent le rebâtir sur
l'emplacement où il se trouve aujourd'hui, en face de la
place dite des Bougeries. Jusqu'à ce moment, la chapelle
bâtie par M. l'abbé de Bernex, servait de lieu de culte
aux catholiques faisant partie de la paroisse de Thônex.
Comme Mgr de Rossillon avait manifesté le désir de
voir s'opérer le démembrement de Chêne, les deux tiers
des habitants se réunirent le 9 février 1755, et choisirent
M. Pierre Blanc, chapelain du Château-Blanc, pour aller
porter à Annecy l'expression de leurs désirs. Ils sollici-
taient de Sa Grandeur Mgr Deschamps l'établissement
d'une nouvelle paroisse. M. le chanoine Puthod, procureur
fiscal, leur répondit, le 17 avril 1755, qu'ayant exposé à Sa
Grandeur leurs vœux, il espérait les voir prochainement
réalisés.
En effet, dans une ordonnance, en date du 9 juin 1755,
Mgr Deschamps, « adhérant aux réquisitions présentées au
nom des habitants de Chêne, et prenant en considération
les vœux et le don de son prédécesseur immédiat, déclara
le démembrement entre le bourg de Chêne et Thônex pour
le spirituel et érigea la chapelle en église paroissiale, sous
le vocable de Notre-Dame de Compassion et de saint
François de Sales, nommant par vocation M. Dubosson,
curé de Chêne (1). »
La foule qui se pressait dans la chapelle fit bientôt sen-
tir le besoin d'une nouvelle église. Noblement stimulés par
l'exemple des protestants qui bâtissaient leur temple,
les catholiques de Chêne résolurent d'ériger une nouvelle
(1) M. Jacques Dubosson était né à Saint-Eusèbe, en Genevois. Il prit pos-
session k' 31 juillet 1755.
— 357 —
église. Ils obtinrent d'abord par un billet royal l'empla-
cement délaissé par les Genevois et plusieurs faveurs, sur
la demande du zélé et prudent curé, qui sut vivement inté-
resser la cour en faveur de cet établissement.
Il fit même le voyage de Turin pour exposer au roi la
situation. L'antique pont d'Etrembières avait été emporté
par la crue des eaux de l'Arve, en 1733. Il n'en restait que
les culées en pierre de roche. M. le chevalier Ferraris,
secrétaire du cabinet de Sa Majesté se chargea de deman-
der les blocs taillés pour la construction de l'église et les
obtint du roi, qui y ajouta 4,000 livres de sa cassette, en
ajoutant une réserve, à savoir que le travail se ferait
sous l'inspection de M. Biord. « Comme je n'étais alors
que vicaire général, dit celui-ci, on me donna la commis-
sion de la part du roi de faire travailler à cette église, et
quoique les fonds n'approchaient pas des dépenses qu'il y
aurait à faire, plein de confiance en la divine Providence,
dont je regardais cette église comme l'ouvrage, je ne lais-
sai pas d'en donner le prix fait, au moyen de la somme
de 8,900 francs que j'ai encore obtenus du roi en diffé-
rentes fois, par la voie et la médiation dé M. Fer-
raris (1). »
Le concours de M. Biord fut très-précieux pour Mgr
Deschamps, qui lui confia la préparation de ses ordonnan-
ces. Il est deux points surtout dont il se déchargea sur son
grand vicaire. Le premier fut de préciser la limite des
pouvoirs à accorder aux prêtres pour l'administration du
sacrement de pénitence; le second, de rendre uniforme
dans le diocèse l'enseignement des vérités chrétiennes. Il
élabora dans ce but l'excellent manuel qu'il publia plus
(I) Mémoire de Mgr Biord, manuscrit donl nous aurons à nous servir pour
les actes de son épiscopat.
tard comme évêque, et dans lequel se trouvent des règles
précises pour la direction des âmes. Pour parer à l'incon-
vénient d'une instruction insuffisante, il proposa à Mgr Des-
champs de rédiger par demandes et réponses un abrégé
de la doctrine. Cette idée sourit au vieillard, qui lui confia
ce travail. M. Biord s'en acquitta avec un soin tel, que ce
catéchisme est encore aujourd'hui cité comme un modèle
de précision et de clarté.
C'est aussi avec l'appui de M. Conseil et de M. Biord
que l'évêque termina les difficultés que lui suscitèrent les
Feuillants, d'Abondance, par leurs différents avec le curé
de la paroisse et leur conduite peu régulière. Ils reçurent
l'ordre de se retirer à Lémenc. Il obtint, de concours avec
le roi Charles-Emmanuel II, du pape Clément XIII une
bulle, fulminée le 23 juillet 1761, par laquelle les biens de
l'abbaye furent unis à la Sainte-Maison de Thonon. (Jet
acte, qui fut le dernier de l'épiscopat de Mgr Deschamps,
indique la vigueur avec laquelle il agissait pour maintenir
la discipline ecclésiastique.
Il fut un moment où Mgr Deschamps, se voyant obligé
de recourir à ses collègues dans l'épiscopat pour ses visites
pastorales, songea sérieusement à se décharger sur un
coadjuteur d'un fardeau que ses souffrances lui rendaient
chaque jour plus pesant. Témoin du zèle que déployait
l'abbé Biord, il lui offrit l'administration toute entière, spé-
cialement les nominations aux cures vacantes, M. Biord,
se défiant de lui-même, rejeta cette proposition, déclarant
à l'évêque « qu'il avait grâce d'état » et qu'il ne ferait aucun
acte administratif, sans qu'il lui eût été commandé. Appre-
nant enfin qu'il était question de le remplacer à cause de
son déplorable état de santé, il écrivit à Mgr l'archevêque
de Tarentaise ces lignes : « Le meilleur choix et l'unique
qu'on puisse faire est celui de M. le chanoine Biord, qui
— 359 —
s'est illustré à Paris dans ses cours de Sorbonne et dans la
paroisse du Palais où il fut tant regretté (1). »
Les accès de fièvre dont Mgr Deschamps se plaignait en
1750 redoublèrent en 1762, et il s'y joignit des transports
au cerveau qui lui enlevaient la connaissance. Il com-
prit alors qu'il ne devait pas retarder 4a mise en ordre de
ses affaires. Aussi, le 1er novembre 1762, il dicta ses der-
nières volontés, choisissant pour ses héritiers universels
les pauvres clercs de son diocèse. Il légua en outre 200
livres à l'hôpital d'Annecy, 300 aux pauvres de Viuz-en-
Sallaz et 300 à ceux de Saint-Bron.
Il donna de plus à la sacristie de Viuz 200 livres pour
achat d'ornements ou vases sacrés, et, 200 livres, comme
souvenir, à son premier aumônier, 150 au second, 1,000
livres à son valet de chambre pour ses bons services, et
150 à ses autres domestiques (2).
Depuis plusieurs mois, Mgr Deschamps s'était rendue
habituelle l'idée de la mort. Elle vint d'une manière brus-
que et bien inattendue. Le 2 août 1763, on apprit avec
stupéfaction, dans Annecy, que durant la nuit, au milieu
d'un accès d'étouffement, le prélat s'était précipité vers
sa fenêtre d'où il était tombé dans la cour, sur des bûches
de bois. Nous ne pouvons mieux faire que de rapporter ce
qu'écrivirent sur ce douloureux événement, deux person-
nages en fonctions dans la ville d'Annecy, l'un le même
jour, l'autre le lendemain.
La première dépêche, du 2 août, est de M. de Passier à
M. le vice-intendant général Masson :
« J'ai la mortification de vous apprendre la mort de
notre prélat, arrivée ce matin environ une heure après-
d) Lctirc de Mgr Deschamps, août 1760.
(2) Archives de M. Amédée de Foras.
- 360 —
minuit. Elle a été une suite de la chute qu'il a faite en se
précipitant du haut d'une des fenêtres de sa chambre! Il
avait perdu entièrement connaissance, mais une saignée
qu'on lui fit sur le champ la lui rendit et le mit à même de
recevoir tous les sacrements. Il y avait déjà quelque temps
que sa tête était malade et que ses paroles indiquaient de
bons et de mauvais moments (1). »
La seconde, datée du 3 août, est de M. Garella :
« On n'aura pas manqué de vous marquer la mort de
Monseigneur l'évêque de Genève, qui décéda à dix heures
du soir du courant août, à ce que l'on dit. Il se réveilla
hier matin, sonna, appelant ses domestiques; ceux-ci ne
paraissant pas d'abord, il se leva, ouvrit la fenêtre, et vou-
lant apparemment les appeler, la tête gagna, il tomba du
second étage dans la cour, sur un tas de bois dressé en
pointe. C'est miracle qu'il ne soit pas resté sur le coup. Il
eut une cuisse cassée, plusieurs côtes enfoncées et toute
la tête fracassée. Il eut le temps de recevoir tous les sa-
crements et mourut hier soir (2). »
M. Mercier, en racontant cette fin tragique, dit que
Mgr Deschamps « ayant été relevé, reprit l'usage parfait de
ses facultés, se répandit en actions de grâces devant Dieu
et en sentiments d'humilité devant son clergé, qu'il reçut
tous les sacrements avec les dispositions d'un saint et
mourut le lendemain, laissant toute la ville, tout le diocèse
dans une consternation édifiante (3). »
« Il fut regretté, dit-il encore, du clergé, de la noblesse,
du peuple, particulièrement des pauvres dont il était le
père. »
(1) Archives d'Annecy. Mort de Mgr Deschamps.
(2) Ibid.
(3) Souvenirs historiques d'Annecy, page 285.
CHAPITRE XVII
Monseigueur Jean-Pierre Biord
Le successeur de Mgr Deschamps. — Études de M. Biord. — Il est
nommé Prieur de Douvaine. — Il devient vicaire général. — Les
services qu'il rend. — Sa nomination au siège de Genève. — Son
mandement. — Ine petite difficulté avec son Chapitre. — Sa pre-
mière visite pastorale. — Il eonsacre l'église de Chêne. — In acte
de gallican. — La franc-maçonnerie. — Loges dissoutes. — Les
Cordeliers. — Leur église est cédée à la cathédrale. — Palais épis-
copal. — Les fêles religieuses. — Difficultés avec les Bénédic-
tins de Talloires. — Œuvres de Mgr Biord. — Il s'intéresse aux
églises du voisinage de Genève, spécialement à celle de Carouge.
— Sou mérite. — Sa mort.
Le diocèse de Genève venait d'être plongé dans le deuil
par la mort tragique de Mgr Deschamps de Chaumont. La
nouvelle en avait été portée dans toutes les paroisses par
le mandement de MM. les vicaires généraux qui, « tout en
versant des larmes sur l'enlèvement si inattendu de leur
père et pasteur, trouvèrent un sujet de consolation dans
les sentiments d'humilité et de confiance qni avaient rem-
pli son âme à sa dernière heure. »
Il fallut lui donner un successeur. Le choix du roi tomba
sur M. Jean-Pierre Biord, qui avait été désigné par le
— 302 —
vénérable défunt comme le sujet le plus capable d'occuper
le siège de Genève. La vie de Mgr Biord n'a pas été
écrite jusqu'ici. Il a cependant rempli une carrière bril-
lante au point de vue de l'administration diocésaine. Assu-
rément il fut un grand évêque. Ses sentiments étaient
élevés. Nous n'avons qu'un regret à exprimer, c'est qu'il
ait été imbu des principes de l'école gallicane, dont il avait
été enfariné par ses professeurs à la Sorbonne. C'est une
tache dans sa mémoire.
Jean-Pierre Biord, fils de Joseph Biord, notaire, et de
demoiselle Claudine de Thiollaz, était né à Châtillon-sur-
Cluse, le 1G octobre 1719. Lorsqu'il fut en âge de com-
mencer ses études, on l'envoya à Thouon, où il fréquenta
les classes du collège dirigé par les Barnabites. 11 s'y dis-
tingua par son intelligence précoce et remporta les pre-
miers prix. Plus tard, il se rendit à Dijon, où il fut reçu
docteur en droit. Il revint ensuite à Besançon, où il prit
ses grades de maître en théologie. Il ne s'arrêta pas là.
Son goût pour les hautes études le conduisit à Paris, où il
devint licencié à la Sorbonne et curé de la Basse-Sainte-
Chapelle. Il fut rappelé, comme nous l'avons vu, par son
évêque, Mgr Deschamps, qui connaissait tout son mérite,
et nommé le 10 août 1751 au poste de Douvaine, qui était
liabituellement confié à un membre du Chapitre.
Au bout de peu de mois, M. Biord conquit l'affection
de ses paroissiens, qui apprécièrent ses qualités et par
dessus tout sa tendre piété et sa sollicitude pour les pau-
vres. Plein de bienveillance pour les autres, il était sé-
vère à lui-même.
Il est un de ses collègues, M. l'abbé Gazel, qui a réuni
sur M. Biord des notes précieuses à tous égards (1).
il) Ces noies fournies h M. Bigex par M. G;i/.el ont servi à l'oraison funè-
bre qu'il lit de Mgr Biord.
— 3G3 —
Ayant l'avantage de les posséder, nous ne pouvons pui-
ser à meilleure source pour retracer son caractère.
« Affable et d'une exquise politesse, il apparaissait tou-
jours dans la société avec un air de gaîté assaisonné de
modestie. Rien n'était capable de répandre des nuages
sur la sérénité de ses traits, sinon les propos peu confor-
mes à la modestie ou à la charité. On peut dire que par-
tout où il se trouvait, il répandait la bonne odeur de Jésus-
Christ (1). »
Parlant de son action comme pasteur, il lui rend ce
beau témoignage : « J'observai déjà que tout chez lui ne
respirait que zèle et sainteté. Moins flatté de la bonté de
son bénéfice que de l'occasion qu'il lui fournissait de tra-
vailler au salut des âmes, son premier soin fut de préparer
au Seigneur un peuple parfait, en ne cessant d'instruire
la jeunesse et de répandre des semences de vertus dans
son cœur. Il inspira bientôt à ses ouailles du goût pour la
piété, leur en donnant par ses discours solides et pleins
d'onction. Il sut leur inspirer l'amour de la sainte commu-
nion. Le soin des pauvres, la visite et le soulagement des
malades, le décor de la maison de Dieu, faisaient aussi
l'objet de sa sollicitude pastorale. » Voici son genre de vie :
« Chaque jour, il se levait à quatre heures du matin, et
trouvait ainsi du temps pour l'oraison et le travail Jamais il
ne perdit un seul instant; aussi devint-il un modèle et un
guide pour ses confrères. Ceux qui avaient à résoudre des
cas difficiles venaient les lui soumettre. Ils trouvaient,
dans le trésor de sa science, une solution sûre et éclairée. »
La réputation de M. Biord comme curé arriva bien vite
aux oreilles de Mgr Deschamps, qui d ailleurs connaissait
tout son mérite par les lettres de M. de Chainron. Il l'ap-
pela auprès de lui, comme grand vicaire. Ce choix n'étonna
personne; tous les prêtres du diocèse y applaudirent.
(1) Manuscrit de M. Gazel.
- m —
C'était de la part de l'évêque un acte de profond discerne-
ment. M. Biord était zélé, instruit et prudent.
A Annecy, il fut ce qu'il avait été à Douvaine, désireux
d'être utile aux âmes, directeur oublieux de lui-même, et
toujours à la disposition des petits et des pauvres. Son
aptitude pour les affaires administratives fut de suite
remarquée par Mgr Deschamps, qui lui confia la direction
des lévites de son séminaire, à l'époque des retraites pré-
paratoires aux ordinations. Il put ainsi se mettre en rap-
port avec les jeunes ecclésiastiques du diocèse, étudier
leurs dispositions, écarter les indignes et encourager les
solides vocations.
Nous avons déjà signalé les services que rendit au dio-
cèse M. Biord, comme grand vicaire. Nous allons le voir
promu au siège épiscopal de Genève.
Il avait été désigné, avons-nous dit, par Mgr Des-
champs, comme le sujet le plus capable d'occuper digne-
ment cette charge. Il n'avait cependant ni la noblesse de
l'origine, ni les avantages de la fortune, mais un talent
réel, qui l'avait placé bien haut dans l'estime du prince.
Au moment où l'évêché lui fut offert, « il éprouva le
plus grand trouble, » est-il consigné dans sa lettre du 22 mai
1 764 au ministre, lettre par laquelle il le charge de remercier
le roi, en lui exprimant l'embarras dans lequel il sera pour
payer ses bulles (1). »
Avant d'accepter l'offre du roi, M. Biord pria et con-
sulta un ami, en qui il avait une entière confiance. Pen-
dant dix jours, il fut dans une perplexité extrême, ne
sachant quel parti prendre (2).
Enfin, ce fut sur les ordres de son directeur qu'il se
décida à partir pour Turin.
(1) Archives royales. Letlre du 22 mai 1764,
(2) Note de M. Gazel.
— 365 —
Sa nomination fut ratifiée à Rome, et son sacre eut lieu
le 12 août 1764.
Charles-Emmanuel III fut rempli de prévenances pour
le nouvel évêque et lui promit de l'appuyer dans toutes les
améliorations qu'il serait appelé à réaliser dans le dio-
cèse de Genève.
Le lendemain de son sacre, Mgr Biord annonça, par un
mandement, à ses diocésains, son arrivée prochaine et
sa prise de possession.
Voici le début de cette pièce :
« Revenu à peine du trouble et de la surprise dont nous
avons été saisi, lorsque nous apprîmes que, tout indigne
que nous en sommes, nous étions destiné au gouverne-
ment du vaste diocèse de Genève, nous ne savons encore
quel langage vous parlez aujourd'hui ; ou celui de la crainte,
dont nous sommes pénétré, ou celui de la confiance, dont
nous avons d'ailleurs de si justes motifs. La crainte, elle
nous est suggérée par la connaissance de l'étendue de nos
obligations, par la pesanteur du fardeau, par notre impuis-
sance à approcher même de loin de saint François de Sales
et de nos illustres prédécesseurs, qui ont illustré le siège
de Genève par leurs talents, leur piété et leurs travaux. »
Il rend ensuite hommage au mérite de son prédécesseur,
qui, « par la sublimité de son génie et la sagesse de son
gouvernement afait l'admiration des puissances de l'Eglise.»
Confiance, il la puise dans les lumières du Chapitre
vénérable, dans les rangs duquel il compte autant d'amis
que de membres, d'un clergé respectable par sa régula-
rité et ses talents. Il se recommande enfin aux prières de
ses diocésains pour obtenir du ciel qu'il soit à la hauteur
de sa mission (1).
(1) Archives royales, n" 54,
— 3G6 —
A son retour de Turin, Mgr Biord adressa un second man -
dément à ses diocésains pour leur annoncer la visite pasto-
rale qu'il devait bientôt commencer. . Cette lettre écrite dans
un style élégant, net et précis, dit M. Gazel dans ses notes,
ne respirait que le zèle, la sagesse et l'amour de l'ordre.
Il y réglait dans le plus grand détail tout ce qui devait
faire l'objet de sa visite. » Cette lettre, datée du 3 septembre
1764, donna lieu à un singulier incident que Mgr Biord a
consigné, en ces termes, dans ses mémoires, sous le titre
de : « Difficulté par rapport au titre de prince de Genève. »
« Avant de commencer mes visites, j'avois donné un
mandement général imprimé pour en faire l'annonce; et
j'envoyais plusieurs exemplaires de ce mandement à
M. Mazé, premier officier du Bureau d'Etat interne pour
les faire présenter au roi et à Messeigneurs les ducs de
Savoie et de Chablais.
« M. Mazé se crut obligé de faire des observations sur le
titre de mon mandement où j'avois pris la qualité d'évêquç
et prince de Genève. La chose fut portée au roi qui, après
en avoir conféré avec les ministres, fit cesser les diffi-
cultés de M. Mazé, en lui ordonnant de laisser mon man-
dement tel qu'il étoit, et de ne plus m'inquiéter sur ma
qualité de prince de Genève. »
« Il est à noter, ajoute Mgr Biord, que M. Mazé avoit
d'autant moins raison de faire cette difficulté que j'avois
déjà donné ma première lettre pastorale, en prenant la
même qualité de prince de Genève, et que l'ayant pré-
senté moi-même au roi, aux ducs de Savoie et de Cha-
blais, aux ministres et à plusieurs des principaux de
Turin, personne ne trouva à redire aux qualités sous les-
quelles je m'étois annoncé (1). »
il) Mémoires manuscrits <le Mgr Biord.
— 307 —
Il est un différend qui lui survint avec la cathédrale,
quelques jours après sa prise de possession. Il s'agissait
du costume que devait porter l'évêque aux oftices, ser-
mons et processions.
La Nativité de la Sainte-Vierge était un jour de grande
fête, où l'on avait coutume de faire une procession très-
solennelle, en commémoraison d'un vœu fait par la maison
de Savoie. L'évêque comptait y présider, tandis que, sui-
vant les usages du Chapitre, c'était le prévôt de la cathé-
drale qui officiait à cette solennité. Il voulut maintenir ses
droits, d'autant plus que l'évêque ne s'était pas encore
muni d'un habit de chœur, ce qui avait été requis de sea
prédécesseurs. Encore ne devait-il pas porter la croix
pastorale à découvert sur le camail.
Ces exigences parurent ridicules à Mgr Biord; sans
doute, il ne se rendait pas encore compte des exemptions
qui avaient été accordées par le Pape au Chapitre de
Genève. Il s'informa de ce qui se passait à Turin et à
Rome. On lui répondit qu'on ne comprenait pas une telle
exigence. Pour éviter tout éclat qui n'aurait pu que
scandaliser les fidèles, Mgr Biord proposa à M. le prévôt
un arrangement. Celui-ci, ne voulant pas prendre sur lui
de trancher la question, en demanda le renvoi aux calendes
de la Septuagésime, époque où messieurs les chanoines-
curés seraient rassemblés avec leurs collègues.
« Après différents pourparlers, nous projetâmes, dit
Mgr Biord, les conventions suivantes, par lesquelles, pour
un bien de paix, je consentis à ne paroître qu'avec l'habit
de chœur et la croix couverte, lorsque je voudrois assister
aux offices dans ma stalle, mais que partout ailleurs je
paraîtrois en rochet et camail, la croix découverte, en
réservant cependant les droits de mes successeurs, qui
— 368 —
seront toujours les maîtres de les faire valoir, comme ils
jugeront à propos (1). »
Ces conventions ayant été soumises à l'assemblée géné-
rale du Chapitre, furent signées et acceptées. On en dressa
un acte solennel, qui lut déposé aux Archives de la cathé-
drale.
On avait, dans le diocèse, l'habitude, à la nomination
d'un évêque, de percevoir sur les bénéfices un droit de
joyeux avènement.
Quelques prêtres, croyant que ce don n'avait été qu'un
acte de politesse sous les prédécesseurs de Mgr Biord,
présentèrent quelques observations. Il fut facile à M. le
grand vicaire Viviant de prouver le contraire, mais Mon-
seigneur l'évêque en dispensa ceux dont les bénéfices
étaient modiques, et les autres à cause de la tempête qui
avait ravagé plus de septante paroisses.
Les visites pastorales n'avaient pas pu être faites par
Monseigneur Deschamps dans toutes les paroisses du
diocèse. Son état maladif ne lui permit pas ces courses
toujours pénibles. Pour suppléer à ce que n'avait pas pu
réaliser son prédécesseur, Mgr Biord se mit en route dès
les premiers mois de son épiscopat.
Il débuta par Groisy en Borne, où il assista à la clôture
d'une mission prêchée par Messieurs de Saint-Lazare.
L'année suivante, le 28 janvier, il se rendit à Cruseille,
pour y assister à la même cérémonie, et gagna de là les
paroisses de Desingy et de Sillingy, où Messieurs les cha-
noines de la cathédrale avaient prêché des exercices. Le
lundi de Pâques, il partit pour la vallée de Thorens, où il
trouva les habitants avides de la sainte parole, et se pres-
sant à la Table sainte (2). Il en revint pour suivre avec
(I) Mémoires de Mgr Biord.
(2; A Thorens, Monseigneur distribua la communion à mille personnes.
— 369 —
Messieurs les curés les exercices de la retraite et présider
le synode, où il donna ses avis pastoraux.
Après la fête du Corps de Dieu, il partit pour Saint-
Julien, il parcourut tout le bas Chablais et s'engagea dans
les hautes vallées d'Abondance, d'Aulps, Bellevaux et
Boége.
A son retour, il s'arrêta à Chêne pour faire la consé-
cration de l'église dont il avait jeté les fondements, étant
vicaire général. Elle eut lieu le 11 du mois d'août 1765.
Ici laissons parler Mgr Biord lui-même, et citons les notes
consignées dans la relation de ses visites.
« La cérémonie, à laquelle se trouva un grand nombre
de Genevois et même de ceux du premier rang, se fit
avec autant de décence et de majesté qu'il fut pos-
sible.
« J'y fus assisté non-seulement par un bon nombre
d'ecclésiastiques des environs, mais encore par huit de
Messieurs les chanoines de la Cathédrale, Monsieur le
prévôt à la tête, qui s'étoient rendus à cet effet, et avaient
fait apporter d'Annessy les ornements nécessaires dans
le cours de la cérémonie. A l'endroit indiqué dans le
pontifical, je fis une exhortation à la porte de l'église
autant pathétique qu'il me fut possible, étant moi-même
touché jusqu'aux larmes à la vue de l'infortunée Genève
plongée dans les ténèbres de l'erreur (1).
« Le chanoine de Collonges fit ensuite un sermon des
plus solides et des plus éloquents après l'Evangile de la
messe que j'ai célébrée pontiflcalement.
« Le lendemain, j'officiai encore pontiflcalement au ser-
vice solennel que l'on fit pour le roi et pour toute la
famille royale, en reconnaissance des bienfaits et des
(1) Depuis la porte de l'église de Chêne, le regard plonge sur Chêne-
Bougerie, commune en très-grande partie protestante.
24
— 370 —
générosités dont Sa Majesté avoit comblé cette nouvelle
église, que l'on peut appeler à juste titre le fruit du zèle
et de la piété de notre auguste souverain (1).
« Je ne dois pas omettre, ajoute Mgr Biord, que le roi,
outre les 12,900 livres qu'il a données en argent effectif, a
encore fourni en vases sacrés, ornements, linges et meu-
bles d'église jusqu'à concurrence de L. 5,000. L'église de
Chêne sera donc un monument éternel de la piété, du
zèle et de la religion de Notre Auguste Souverain.
« L'on ne doit pas non plus jamais oublier les soins du
resppctable curé, M. Dubosson, qui, sans se rebuter jamais,
a soutenu cette entreprise avec une constance héroïque,
et s'est donné tous les mouvements imaginables pour la
conduire à bonne fin (2). »
Nous ne pouvons rappeler tous ces bienfaits de la fa-
mille royale de Savoie pour cette église, sans avoir le cœur
serré à la pensée qu'en ce moment elle est entre les mains
d'un intrus qui la profane.
Dans les visites que fit Mgr Biord, en se rendant au
pays de Gex, ce qui le frappa le plus, ce fut la nudité des
églises, la pauvreté des sacristies, l'absence de toute con-
frérie pieuse, et la privation de clercs. Souvent, les curés
ne pouvaient dire la messe, n'ayant personne pour la
servir. C'était une sécheresse pareille à celle des temples
protestants. Pour y parer, Monseigneur institua à Challey
la confrérie du Rosaire et résolut de faire prêcher des
missions dans chacune des paroisses par Messieurs de
Saint-Lazare.
(U Mémoire de Mgr Biord.
(2) Mémoire de Mgr Biord. Art. Eglise de Genève.
M. Dubosson parvint à intéresser M. l'abbé de Barrai, de Grenoble, et
Mademoiselle Barrai de Rochechinard, à la paroisse de Chènc. Ils se char-
gèrent de l'entretien et du logement d'une maîtresse d'école. De son côté,
Mgr Biord oblint de quelques personnes généreuses l'établissement d'un
vicn ire-régent dans cette paroisse. — Leltre du 9 juin 1770.
— 371 -
Mgr Biord continua ses courses pastorales jusqu'au
16 septembre, où il rentra à Annecy pour les ordinations,
qui avaient lieu a l'époque des Quatre-Temps. Avant de
recevoir des candidats aux Ordres, il avait soin de leur
faire passer à tous un examen, même aux religieux.
Par cette précaution, il écarta tous les prêtres étran-
gers qui, « trop souvent, dit-il, venaient de fort loin pour
se faire ordonner par les évêques qui ne les connaissaient
pas, et par là même étaient indulgents et plus faciles à
les passer. »
Il ne fit d'exception que pour les PP. Capucins, se
contentant d'exiger d'eux un certificat de suffisance et
d'examen de la part de leur Provincial, sans cependant se
départir du droit de les examiner, lorsqu'il le jugerait à
propos (1).
Nous avons dit que Mgr Biord, durant ses études à
Paris, s'était imprégné des doctrines gallicanes. Ce fut
sous cette impulsion qu'il crut pouvoir abolir, de sa propre
autorité, certaines fêtes ou en faire la translation au
dimanche.
De vives instances lui avaient été adressées par les mai-
res de Gex et de Seyssel, à cause des abus qui en pouvaient
découler par la fréquentation des cabarets. Rien de mieux
si cette diminution des jours de fête eut été demandée
par l'évêque à Rome. C'est le chef de l'Eglise qui les éta-
blit ; c'est à lui de les abolir, s'il le faut, ou d'en opérer
la translation.
Mgr Biord eut le tort, pour arriver à ce résultat, de
ne s'appuyer que sur son autorité et sur un décret royal.
Peut-être même fut-il victime d'une suggestion parlemen-
taire.
(1) Mémoires de Mgr Biord. Art. Ordinations.
— 372 —
Depuis plusieurs années, il était question d'opérer ce
changement dans les diocèses de Tarentaise, d'Aoste et
de Maurienne, aussi bien que dans celui de Grenoble.
Mgr Biord avait reçu la mission de composer un mémoire
à cet égard. Il l'avait communiqué à ses collègues avec un
projet de mandement. Il envoya le tout à Turin, en disant
qu'il attendrait la réponse des autres évêques pour en
faire la publication le même jour qu'eux ou après eux.
Il lui fut répondu t que son projet était digne de sa
modestie; cependant, ajoutait-on, comme votre diocèse est
plus vaste que tous les autres ensemble et qu'il faudrait
bien du temps et des difficultés pour que tous se concer-
tassent sur le jour de la publication, nous avons considéré
qu'il paraîtrait n'y avoir aucun inconvénient, lorsque quel-
ques-uns des autres auraient donné le leur, que vous met-
tiez de votre côté la dernière main à ce salutaire ouvrage
pour le diocèse (1). »
Que signifiait cette réponse embarrassée, sinon qu'on dé-
sirait voir Mgr Biord se mettre en avant, comme un cham-
pion des doctrines parlementaires, suivant lesquelles le Pla-
cet regium est la loi suprême de l'Etat comme de l'Eglise?
Que soutenaient les gallicans, sinon cette théorie? Pour
eux, chaque évêque était maître absolu dans son diocèse,
ne relevant que du métropolitain. Quand celui-ci pronon-
çait en cause ecclésiastique, c'était sans appel, et ce que
le Pape pouvait pour l'Eglise entière, l'évêque le pouvait
en son diocèse. Voilà où en étaient les soutenants du gal-
licanisme, devenus presque les alliés des jansénistes.
Malgré le cas que faisaient du savoir de Mgr Biord, les
évêques de la province ne furent pas tous de son avis.
Celui de Maurienne lui exprima des scrupules, en lui
il) Réponse royale du 26 novembre 1765.
— 373 —
disant qu'il ne croyait pas que les évêques pussent faire
d'eux-mêmes un tel changement sans être autorisés par le
Pape. Monseigneur d'Aoste, avant de se prononcer, voulut
consulter son clergé, à l'époque du synode. Voyant arriver
la fin de l'année, Mgr Biord monta en chaire à l'église
de la cathédrale le jour de la Circoncision et y annonça
lui-même les changements opérés pour la célébration des
fêtes. Il expédia son ordonnance à tous les curés du dio-
cèse.
Un exemplaire de ce mandement parvint à Rome et y
excita non-seulement la surprise, mais « l'indignation du
Sacré-Collège. » Le cardinal Cavalchini soumit cet écrit
au Pape, qui nomma six cardinaux pour examiner cette
affaire.
Le président de cette congrégation écrivit à M. le comte
de Viry, ministre des affaires étrangères, pour savoir si
M. Biord avait agi de son chef ou avec l'agrément du roi,
demandant qu'en tout cas il eut à recourir au Pape pour
faire approuver ce qu'il avait accompli sans une autorité
suffisante.
L'évêque ayant reçu communication de cette lettre en fut
tout bouleversé. Il répondit qu'il avait agi avec la convic-
tion que le diocèse de Genève n'était pas soumis à la bulle
d'Uibain VIII, qui n'y avait jamais été promulguée pas
plus qu'en France, vu que l'Eglise de Genève faisait partie
de la province de Vienne, et que d'ailleurs il n'avait agi
qu'avec l'agrément et même après l'invitation du roi dont
il implore la protection (1).
Nous trouvons, du moins, dans cette lettre, un témoi-
gnage de la soumission de Mgr Biord à l'autorité du Sou-
verain Pontife.
(i) Archives royales. Lettre de Mgr Biord, 2 février 1760.
— 374 —
« La Providence me ménage une croix sensible, en me
fesant imputer un prétendu mépris d'une autorité respec-
table et que personne ne respecta jamais plus que moi. •
Cette question fut régularisée par M. le ministre des
affaires étrangères, qui obtint, sur la prière de Mgr Biord,
la ratification de ce qui avait été fait (1).
Dans cette même circonstance, l'évêque, témoin des
profanations qui accompagnaient trop souvent la sancti-
fication des fêtes, en signala la cause. Il l'attribuait à la
multiplicité des cabarets, dont il eut souhaité la réduction.
Peu partisan du fiacas des fêtes patronales, il interdit ce
jour-là les processions et le pain béni, qui était une occa-
sion de danses et de bals. Il y avait dans toutes ces ordon-
nances un côté moral, mais frisant le rigorisme.
Cette année, Mgr Biord publia le Manuale confessorum,
qu'il avait élaboré étant vicaire général, et y joignit une
tabelle des cas réservés, qu'il fit remettre à tous les prêtres
à l'époque du synode.
Sur la fin du mois de mars, il reçut de M. le comte de
Saint-Florentin une invitation à faire opérer dans toutes
les paroisses de son diocèse, dépendantes de la France,
une quête pour le rachat des captifs français aux mains
du roi du Maroc.
Il s'agissait de conclure avec lui un traité de paix et de
commerce pour ce pays. Mgr Biord adressa à ce sujet un
mandement à ses prêtres, en leur recommandant cette
bonne œuvre. « Le succès, dit Mgr Biord, dépassa mes
espérances. Malgré la misère du temps, la quête produisit
au delà de dix-sept cents livres que je fis parvenir à
Paris (2). »
(1) Lettre de Mrg Biord à 11. le comte de Viry, 26 février 1766.
(2) Mémoire de Mgr Biord.
— 375 —
Il tardait à Mgr Biord de reprendre ses visites pasto-
rales, mais ses occupations si multipliées le retinrent à An-
necy jusqu'au 3 mai, époque où il se rendit à Rumilly et
dans les paroisses voisines. Il y trouva des populations
plongées dans la plus grande misère, à cause des corvées,
et de très-pauvres églises (1).
De là il revint à Annecy pour présider la procession du
Corps de Dieu. A cette occasion il éprouva des difficultés
avec MM. de la Collégiale.
Il avait présidé, l'année précédente, la procession, après
avoir célébré pontificalemeut la messe dans l'église de
Saint-Maurice, assisté de MM. les chanoines de la cathé-
drale. Quatre jours avant la fête, MM. de la Collégiale lui
firent savoir qu'il n'en serait pas de même cette fois, et
que l'honneur d'assister l'évêque à leur autel n'apparte-
nait qu'à eux seuls. Ils accompagnèrent cette opposition
d'un défaut dans les formes; aussi Mgr Biord, y voyant un
mépris pour sa personne, répondit brusquement * qu'il
n'entendait pas agir autrement que Mgr de Bernex, un de
ses vénérés prédécesseurs, et que si MM. de la Collégiale
n'entendaient pas raison, il convoquerait l'assemblée géné-
rale de la ville à la cathédrale, où il célébrerait et d'où
la procession partirait avec le Saint-Sacrement porté par
M. le prévôt ou par le chanoine le plus ancien (2) » .
Tout se passa, comme il l'avait ordonné, dans l'ordre le
plus parfait, et le lendemain 30 mai, Mgr Biord repartit
pour continuer ses visites, qu'il commença par Seyssel, où
il fit procéder à l'élection d'une nouvelle supérieure du
monastère de la Visitation, régla quelques difficultés, et
(1) Mémoire de M. Biord. Ces paroisses pauvres étaient les suivantes :
Poisy, Nonglard, Vaux, Hauteville, Vallières, Moy. Lornay, Saint-André,
Sion:
(2) Ibid.
— 376 —
rappela divers points de la règle, qui étaient tombés en
désuétude. De là, l'évêque gagna la Michaille, dont il par-
courut toutes les paroisses, ainsi que celles duHaut-Bugey
et du Val-Romey. Partout où il trouvait des procès pen-
dant entre MM. les curés et leurs paroissiens, il les ter-
minait, en amenant les uns et les autres à un accommode-
ment.
Rentré à Annecy pour la saint Jean, il n'y stationna
que quelques jours, et il se mit de nouveau en route le 1er
juillet pour les contrées montagneuses du diocèse, en pas-
sant par Ugine, traversant le col d'Héry et visitant toutes
les paroisses du Haut-Faucigny,y compris Meylan, Cluses,
Nancy, Scionzier, Mont-Saxonnet, Brevon, Ponchy, d'où il
gagna les vallées d'F.ntremont, du Grand-Bornand, Mani-
god, Serraval, Les Clés, Thône et Alex. Il fallait une force
prodigieuse pour supporter de telles fatigues, d'autant plus
que, dans cette tournée, il y eut plusieurs consécrations
d'églises; à Saint-Nicolas de Véroce, aux Contamines, aux
Plagnes, aux Ouches,à Vallorsine et à Cluses. M.Biordsuffit
à cette immense besogne, qui dura jusqu'au 3 septembre. Il la
reprit le 22, après les ordinations, en se dirigeant à travers
les Bornes, et donna la confirmation sur toute cette ligne,
depuis Charvonex jusqu'à la porte de Bonneville (1), et ne
la termina qu'en novembre.
Muni de tous les procès-verbaux dressés dans chaque
paroisse sur l'état des âmes, Mgr Biord aurait pu envoyer
à Rome un rapport fidèle sur son diocèse, ainsi qu'il est
prescrit par les saints Canons aux évêques; mais il semble
qu'il lui en coûtait encore de s'incliner devant l'autorité
suprême des décisions du Concile de Trente. Il fallut que
(i) Voici les noms des paroisses : Charvonnex, Evires, Chapelle-Rambeau,
Arbusigny, Ezery, Reigny, Saint-Romain, Pers, Jussy, Cornier, Arenthon,
Centrier, Saint-Pierre-de-Rumilly, Passery, Saint-Laurent, Saint-Sixt, La Ro-
che et Etaux.
— 377 —
le cardinal de Rossi lui rappelât cette obligation, dont il ne
s'acquitta qu'en 1770.
Il envoya son rapport à la Congrégation du Concile, par
l'entremise de son agent à Rome, M. l'avocat Ambel, avec
une lettre pleine de soumission au Souverain Pontife, qui
chargea le Cardinal Préfet de cette congrégation de lui
répondre.
« Sa lettre, dit Mgr Biord, fut des plus gracieuses et
des plus obligeantes (1). »
La vigilance de Mgr Biord s'étendait à toutes les ques-
tions qui touchaient à la religion. Ayant appris que Vol-
taire, qui demeurait à Fernex, tenait les propos les plus
injurieux contre les vérités fondamentales de la foi, tout
en se faisant un jeu de la pratique religieuse, et deman-
dant à recevoir les sacrements, Mgr Biod s'enquit de ses
dispositions. Il ne pouvait pas en croire à la rumeur
publique, qui accusait d'hypocrisie le chef de la secte
antichrétienne; mais il fut bientôt convaincu qu'il n'y
avait, dans toutes ses demandes adressées au curé de
Fernex et dans ses confessions à un bon vieux capucin
qu'une comédie jouée en dérision de la foi.
Sur le témoignage de M. de la Bastide, qui avait
entendu Voltaire lui-même dire que t c'était une grimace
qu'il avait voulu faire », Mgr Biord lui écrivit pour lui
demander compte de sa conduite. Voltaire chargea son
neveu, M. de Maulion, d'envoyer à l'évêque un Mémoire,
auquel Monseigneur répondit de la manière la plus digne.
Ces lettres, recueillies dans les archives de l'évêché
d'Annecy, sont trop connues pour que nous en donnions
l'analyse. D'ailleurs, elles ont été publiées dans plusieurs
journaux français à l'occasion du centenaire de cet ennemi
de Dieu et de son pays.
(1) Mémoire de Mgr Biord.
— 378 —
Il est un autre fait moins connu qui excita son zèle,
c'est l'établissement des loges franc-maçonniques en Sa-
voie. On les avait présentées comme des sociétés pure-
ment philantrophiques, n'ayant absolument rien d'hostile
à la religion, destinées à secourir ses membres aux jours
de malheur. Plusieurs personnages s'y laissèrent prendre
et en fondèrent à Chambéry, Annecy, Thonon, Saint-Julien
et Piumilly. Il y eut même, chose presque incroyable! des
religieux qui s'y engagèrent, au mépris de l'excommuni-
cation lancée par Benoît XIV contre les membres des
sociétés secrètes (1).
Convaincu que le mystère dont s'enveloppaient les
frères et amis « avait un autre but que de faire d'un bout
du monde à l'autre de bons repas », Mgr Biord réprouva
les sociétés secrètes et blâma ceux qui s'y présentaient.
Lorsqu'il entendit les confidences d'un officier déjà avancé
dans les grades, qui lui déclara « avoir été effrayé des
serments exigés, et d'une épreuve où un poignard lui
avait été mis à la main en lui disant de jurer de se dé-
fendre contre tout prince, roi et puissance qui voudrait
gêner la liberté, ses propres jugements furent confirmés,
et il signala hautement la franc-maçonnerie comme un
danger pour la société, le trône et l'autel. »
Une lettre qu'il écrivit à un de ses amis sur l'ouverture
de la loge de Rumilly arriva jusqu'au roi, qui donna des
ordres à M. le commandant Desollières pour qu'il eût à
faire fermer les loges non-seulement à Rumilly, mais à
Chambéry et à Annecy. Ce qui s'accomplit aussi dans
toutes les villes de Savoie où elles avaient pris naissance.
Au moment de cette dissolution, on apprit avec sur-
prise dans Annecy que quelques Cordeliers avaient été
(1) On ne peut comprendre cette admission qu'en voyant aujourd'hui de
braves yens se présenter aux loges et soutenir qu'il n'est question, dans
les assemblées, que de bienfaisance et de fraternité.
— 379 —
admis dans cette société, et ce fut une des causes de la
sécularisation de leur communauté.
Déjà des plaintes avaient été portées au roi contre le
P. Montant, provincial de la Custodie de Savoie. Les reli-
gieux les plus anciens l'accusaient d'exercer une autorité
despotique et d'avoir, à l'époque du dernier Chapitre, mis
à l'écart les meilleurs sujets de l'Ordre, et toléré la parti-
cipation de quelques Pères aux réunions de la loge.
Nantie de ces pièces, la cour de Turin avertit Mgr Biord
que de tels désordres ne pouvaient être toléré?, et qu'il
s'agissait de demander au Pape la suppression de cette
maison religieuse, ainsi que de celle d'Evian, dont les
religieux étaient accusés de favoriser la contrebande (1).
Ce fut pour Mgr Biord toute une révélation qui vint con-
firmer les bruits mis en circulation dans la ville d'Annecy.
Il fut plus surpris encore lorsque le P. Montant vint lui
annoncer que, par ordre du roi, ceux qui avaient été assez
imprudents pour se faire agréger à la loge de Sainte-
Marie allaient être répartis dans les maisons de la Cus-
todie et remplacés par d'autres religieux jusqu'à la tenue
du Chapitre.
Le général de l'Ordre, ayant été informé de cet événe-
ment, vint lui-même de Rome pour prendre des informa-
tions. Il constata avec douleur la dissension qui existait
parmi les religieux, et le relâchement de la discipline.
En passant à Turin, il apprit qu'il y était fortement
question de supprimer le couvent d'Annecy, pour le con-
vertir en évêché et d'en céder l'église aux chanoines, pour
la cathédrale.
Il n'en fallut pas davantage pour faire soupçonner l'évê-
que d'être de connivence avec la cour de Turin, tandis
que, consulté sur cette dissolution des Cordeliers, il avait
(1) Les Cordetiers d'Evian occupaient la maison actuelle des Sœurs de
Saint-Joseph, sur le Lord du lac.
— 380 —
déclaré qu'il valait mieux tenter une réforme, en introdui-
sant la règle de la stricte observance et les garder.
Quant au projet d'utiliser leur couvent pour en faire
l'évêché, Mgr Biord le combattit, en démontrant que les
réparations seraient aussi coûteuses qu'une construction
nouvelle, pour laquelle il avait déjà acquis le terrain
appartenant à M. de Place, rue Sainte-Claire (1).
Fatigué de tous les bruits qui couraient à ce sujet, il
écrivit à un membre du bureau d'Etat « qu'il n'était rien
moins que disposé à souhaiter le couvent des Cordeliers
pour y faire un logement épiscopal, et que, faute d'autre
habitation, il était toujours décidé à aller loger au sémi-
naire ».
La déclaration de l'évêque était franche ; on n'en tint
pas compte ; car on écrivit de nouveau à Mgr Biord pour
lui demander « s'il ne lui ferait pas plaisir et à sa cathé-
drale, d'avoir les bâtiments et l'église des Cordeliers, sans
rien payer pour cela (2) » .
Ne voulant pas prendre sur lui cette responsabilité,
Monseigneur consulta Messieurs les chanoines, qui répon-
dirent « qu'ils ne souhaitaient nullement le relâchement
de l'église, et que, s'il avait lieu, ils en seraient mécon-
tents (2) ».
Il répugnait en effet, soit à l'évêque, soit au Chapitre,
d'occuper une église qui appartenait à une commu-
nauté, jusqu'à ce que le Pape eût prononcé sur son
sort.
Les choses en étaient restées là, lorsque au milieu du
mois de septembre de l'année suivante arriva à Chambéry
le P. Honoréo Marentini de Sommariva, avec le titre de
(1) Mémoires de Mgr Biord.
(2) Ibidem.
— 381 —
commissaire apostolique. Il avait reçu du Pape et du roi
l'ordre d'établir, dans la maison des Cordeliers d'Annecy,
la réforme de la stricte observance, d'après la règle de
saint Françoise d'Assise (1), ou de procéder à une sécula-
risation. Il prévint d'abord les religieux, et leur fit sentir
le besoin de revenir à l'esprit de leur vocation par la pra-
tique de la mortification et de la pauvreté absolue. Il
adressa dans ce sens une circulaire, non-seulement aux
Cordeliers d'Annecy, mais à ceux d'Evian, de Cluses, de
Moutiers, de Mians et de Chambéry.
Partout il trouva une opposition formelle ; on leur sug-
géra alors la pensée de demander au Pape leur union aux
Conventuels de Saint-François, dont la règle avait été
mitigée. Ils prièrent même l'évêque d'appuyer leur de-
mande, ce qu'il fit en déférant à la prière du P. Mermoz.
Le Saint-Siège acquiesça à la mesure proposée par le
roi, et le 24 août 1771 parut le bref de Clément XIV,
déclarant l'union des Cordeliers de l'Observance aux
Franciscains conventuels, et la suppression du couvent
d'Annecy, avec la concession de leur maison et de ses
dépendances à l'évêque, pro commodâ habitatione, de plus
celle de leur église avec tous ses meubles et vases sacrés,
tant à l'évêque qu'au Chapitre (2). »
Le P. Salietti fut chargé de la liquidation. Il y avait
des fondations à régulariser, des charges à accepter.
L'évêque proposa une somme de 4,500 livres pour le ter-
rain du clos, et promit l'acquittement des fondations hypo-
théquées sur la maison et sur les biens-fonds qui lui se-
raient relâchés, laissant aux religieux tout le vestiaire.
Ces arrangements ayant été conclus, l'acte en fut
(1) Cette règle oblige à marcher les pieds nus avec sandales, à n'avoir
pour vêtement que la bure, et à pratiquer la pauvreté la plus absolue, sans
aucune propriété particulière.
(2) Bref de Clément XIV. Archives de l'évêché d'Annecy.
— 382 —
rédigé et signé dans la sacristie de la cathédrale, en pré-
sence d'un grand concours de personnes; entre autres,
Monsieur l'intendant, le juge Mage, le marquis de De-
sonche, le comte de Duin, M. de Saint-Héal et Messieurs
les syndics de la ville (1).
Ainsi se termina cette difficulté, qui avait occupé pen-
dant plusieurs années le public. Elle facilita la construc-
tion du palais épiscopal.
Les Cordeliers avaient cependant trouvé de l'appui dans
l'administration de la ville ; le Conseil leur avait délivré
« une ample attestation, dit Mgr Biord, de bonne con-
duite et de leur utilité dans la ville (2). » Ils n'en furent
pas moins obligés de se soumettre au bref, et ils se
répartirent dans les maisons de Franciscains, en Savoie
et en Italie.
Il y eut, comme toujours, des mécontents, et ils exha-
lèrent leur bile dans un libelle dirigé contre l'évêque,
comme s'il était l'auteur de la suppression des Cordeliers.
On y accusait Mgr Biord d'avoir chassé les religieux pour
satisfaire une envie de maçon (3).
Sans se blesser de ces injures qu'il dédaigna, l'évêque
s'en rapporta à ses lettres. Il ne se vengea qu'en écri-
vant t qu'il se rassurait sur les difficultés qui lui étaient
suscitées, n'ayant agi que pour le bien » . Quant au libelle
répandu en Savoie contre lui, il ajoutait : « Si j'en con-
naissois les auteurs, je me flatte que Sa Majesté voudroit
bien me dispenser de les manifester, et si je savois qu'ils
fussent connus d'ailleurs, je volerai à ses pieds pour la
(1) Acte du 3 février 1772.
(2) Archives de la ville d'Annecy, 23 avril 1769.
(3) On voulait sans doute, par ce mot, faire allusion à la patrie de Mgr
Biord: Sanioens, d'où sortent les maçons. Il est rapporté qu'à cette occasion,
l'évêque dit : « Si je suis maçon, je veux montrer que je sais manier la
truelle. » Il construisit en effet le palais épiscopal.
— 383 —
supplier de vouloir bien user de toute sa clémence à
leur égard ; j'ose même déjà lui demander de laisser
tomber entièrement cette affaire, sans ordonner aucune
perquisition pour la découverte des coupables (1). »
C'est ainsi que se vengent les évêques.
Dès que l'église des Cordeliers eut été cédée à l'évêque
et au Chapitre, Mgr Biord sentit la nécessité de la mettre
en un état « qui répondit à la dignité que doit avoir la pre-
mière église d'un diocèse tel que celui de Genève »; mais,
malheureusement, les énormes dépenses faites par le roi,
soit à Chambéry pour l'érection d'un évêché, soit à Ca-
rouge, où se préparait la bâtisse d'une église, avaient
épuisé le trésor.
Malgré toute la générosité du roi pour soutenir les
bonnes œuvres, il ne pouvait suffire à tout. Mgr Biord le
comprit; aussi n'osa-t-il point lui adresser de demande. Il
se tourna vers la générosité particulière de ses diocésains,
et il se mit à la tête d'une souscription volontaire, offrant
de faire construire à ses frais un autel en marbre à la
romaine, et d'établir le pavé du sanctuaire en dalles de
marbre.
La plupart de Messieurs les chanoines voulurent aussi
contribuer à la réparation de leur église et offrirent des
sommes, proportionnées à leurs ressources, qui permirent
la restauration du chœur.
Monseigneur était à bout de ressources, lorsque la Pro-
vidence vint à son secours. Une personne, qui ne voulut
pas se faire connaître, vint lui proposer 4,000 livres, sous
la réserve d'une rente viagère de 200 livres jusqu'à sa
mort. Le Chapitre agréa cette proposition et avec cette
somme, chargea le sculpteur Agnizetti de décorer le
chœur.
(1) Lettre de Mgr biord au roi, 24 septembre 1771.
— 384 —
A ce moment eut lieu la sécularisation des chanoines
d'Entremont et de Poisy, qui fit arriver à la fabrique de la
cathédrale la somme de 3,500 livres.
Cet argent permit à Mgr Biord de remettre dans un
parfait état de décence l'église abandonnée par les Cor-
deliers.
Après avoir donné des soins à la maison de Dieu,
Mgr Biord songea à bâtir une demeure, non pour lui,
comme il l'écrivait à Monsieur le secrétaire d'Etat, mais
pour ses successeurs.
« A mon âge, disait-il, je ne peux pas espérer d'en
jouir; mais enfin c'est le sort des choses de ce monde, il
faut que les uns travaillent pour les autres. Si j'arrive à
mes fins, j'aurai du moins la consolation d'avoir procuré
un meilleur sort à mes successeurs, qui ne seront plus
obligés d'être en quête de logis dans des maisons étran-
gères (1). »
Jusqu'alors, en effet, les évêques avaient été logés çà et
là dans Annecy, suivant les circonstances. Mgr Biord n'a-
vait pas reculé devant la pensée de se caser dans son
séminaire. C'est lui qui a eu la gloire d'avoir construit le
palais épiscopal, qui ne fut terminé qu'après sa mort.
Il fut d'abord question d'employer, pour la résidence de
l'évêque, la maison des Cordeliers attenante à la cathé-
drale. Mais un examen sérieux des bâtiments démontra
qu'ils ne pouvaient être utilisés qu'après des réparations
très-coûteuses. Mgr Biord, ayant été consulté à cet égard,
évalua les chiffres de la dépense à 50,000 livres, ou au
mininum de 30,000 livres, si l'on voulait garder les an-
ciennes murailles.
Comment subvenir à une telle dépense ? Mgr Biord
proposa un moyen qui n'atteindrait pas les finances;
(1) Archives royales. Lettre de Mgr Biord, 23 janvier 1776.
— 385 —
c'était de prendre des assignations sur les revenus des
bénéfices vacants, et sur les biens des jésuites qui avaient
été supprimés. M. l'abbé Crotti, recteur de l'économat
général, y mit une opposition formelle.
« J'avais déjà, dit Mgr Biord, comme renoncé à la pour-
suite de mon dessein, prévoyant d'ailleurs que, dans le
cas qu'on entreprît de bâtir, je n'aurois que la peine et
l'embarras, sans espérance de pouvoir jamais jouir des
nouveaux bâtiments. •
« Dans cette persuasion, je ne pensois aucunement à
profiter de la circonstance du voyage du roi en cette ville
pour renouveler mes instances ; mais M. le comte Mellina,
prévenu peut-être par des amis obligeants, se trouvant
logé chez moi, et ayant pris la peine d'aller visiter à mon
insu le local du couvent, fut le premier à me prévenir sur
cet objet et à m'assurer qu'il feroit des représentations au
roi sur la nécessité de bâtir le palais et de me donner des
secours pour cela (1). »
La première pensée de l'évêque fut d'intéresser Sa
Majesté aux réparations de l'église, pour laquelle il solli-
cita un don de 5,000 livres.
Sur les recommandations de M. le comte Mellina, le
roi donna à Mgr Biord l'assurance qu'il allait s'occuper
de l'érection du palais.
De retour à Turin, il donna à M. l'économe Crotti
l'ordre de compter 6,000 livres à l'évêque sur les revenus
du collège des Jésuites de Chambéry, pour son palais.
Immédiatement, M. l'architecte Plaisance, de Turin, que
le roi avait chargé de dresser le plan de la nouvelle église
de Carouge, fut envoyé à Annecy, pour voir l'emplacement
et tracer pour l'évêché un projet, qui fut revu par M. Viana,
en 1781.
(1) Mémoire de Mgr Biord,
2.N
— 386 —
Il jfut jugé par Mgr Biord trop coûteux ; il en fit re-
trancher les parties les plus ornementées, et chargea
M. l'abbé Griliet de dessiner un plan moins grandiose et
plus commode (1). MM. Vagnet et Gallo y firent encore
quelques corrections, et l'ouvrage leur fut adjugé au com-
mencement de 1784.
Pour faire face aux premières dépenses, l'évêque reçut
un mandat de 15,000 livres à prendre sur l'affranchisse-
ment des fiefs de l'évêché.
Quelque désireux que fût Mgr Biord de conduire à
bonne fin la construction du palais épiscopal, il ne se
laissa pas absorber par les soucis matériels; il donnait
toute son attention aux pieuses cérémonies et aux solen-
nités qui intéressaient les âmes. Aux fêtes du Grand
Pardon, célébrées à Annecy en 1766, il avait déjà accom-
pagné les processions des pieux fidèles, accourus de Cham-
béry et même de Grenoble, donnant ainsi l'exemple au
clergé.
Au jubilé accordé par le Pape Clément XIV à son avè-
nement au trône pontifical, Mgr Biord, non content de
l'avoir annoncé par un mandement, en fit l'ouverture par un
sermon solennel dans l'église de Saint-Dominique. Chaque
fois qu'une mission était prêchée dans la ville par les
PP. Capucins, il en suivait avec fidélité les exercices.
Nous possédons sur ce point une annotation précieuse :
« Les RR. PP. Capucins ayant commencé dans la ville
d'Annessy la mission le 10 octobre 1769, j'ai eu la satis-
faction de voir une grande assiduité des habitants aux
exercices qui ont été très-fréquentés, et je me suis fait un
devoir de donner l'exemple au peuple, en assistant aussi
régulièrement que j'ai pu aux exercices de dix heures et
de l'après-midi (2). »
(1) Giiillet. Dictionnaire historique, t. IIJ, p. 371. — Art. Samoens
(2) Mémoires de Mgr Biord.
— 387 —
De toutes les solennités qui marquèrent l'épiscopat de
Mgr Biord, la plus pompeuse fut la canonisation de
sainte Jeanne de Chantai, fondatrice de l'Ordre de la
Visitation.
Dès qu'on apprit à Annecy que le décret de canonisation
avait été proclamé à Rome par le Pape, on y chanta un
Te Deum solennel d'actions de grâces. Immédiatement
après, les religieuses de la Visitation se mirent à l'œuvre
pour les apprêts de la fête, qui devait se célébrer au jour
où les reliques de leur vénérable fondatrice seraient pla-
cées sur les autels.
Ce fut seulement le 28 août de l'année suivante qu'eut
lieu cette cérémonie, après l'envoi de la châsse ciselée à
Turin, par l'orfèvre Boucheron. Quelques jours après,
arriva le postulateur de la cause à Rome, le P. Fauste des
Ecoles, porteur du bel étendard qui avait servi le jour de
la canonisation de la sainte. Enfin, le 3 septembre, aux
premières vêpres, l'évêque fit l'ouverture des solennités,
qui durèrent huit jours. Il avait comme assesseurs l'arche-
vêque de Tarentaise et l'évêque d'Aoste, qui prêchèrent
et pontifièrent le jour de la Nativité. Ce fut au milieu d'un
concours immense de pèlerins, venus des pays voisins, que
les fêtes se terminèrent par une procession, où les reli-
ques de la sainte furent portées triomphalement à travers
les rues de la ville.
Mgr Biord a laissé une relation de ces journées glo-
rieuses, ainsi que des cérémonies accomplies peu de jours
après, au second monastère de la Visitation, et à ceux de
Rumilly et de Seyssel.
En 1776, Mgr Biord fut affecté d'une ophthalmie, qui
l'obligea de suspendre ses travaux. Les médecins lui con-
seillèrent de partir pour Paris, où il se rendit pour une
opération de la cataracte, qui réussit et lui rendit la
vue.
— 388 —
Étant revenu, il reprit ses fonctions et commença une
nouvelle visite pastorale, non plus en se rendant dans cha-
que paroisse, mais en groupant les populations dans des
centres, où il donnait la confirmation et ses avis pastoraux.
Il commença par Chêne, où avaient été prêches par MM.
les chanoines de la cathédrale les exercices d'une mission,
qui produisit les meilleurs effets. Mgr Biord en fit la clôture
le 1er juin 1777. Il partit pour Bonneville, Samoens, et
revint par La Roche et Thorens. Il reparut dans le Haut
et le Bas-Chahlais au mois d'août. Le mois de septembre
fut consacré aux populations du Grand-Bornand et de
Thèmes. Sur son passage Mgr constata que les prisons de
Bonneville avaient besoin d'un aumônier. Il demanda,
pour cette ville, un second vicaire, qui fut chargé de
cette desserte. Il établit, dans diverses localités de nou-
velles paroisses, entre autres à Bonnevaux, qu'il détacha
de Vacheresse, à Varchey et à Epagny.
Lorsque arriva le terme fixé par les lettres patentes de
Charles-Emmanuel aux protestants pour évacuer Bos-
sey,il fit une ordonnance afin d'y ériger canoniquement une
nouvelle église. Il chargea, en cette circonstance, M. Ga-
zel (1), curé de Collonges, dont il faisait le plus grand
cas, de s'y rendre, afin de recevoir les clefs du temple et
du presbytère. La remise eut lieu le 3 avril 1779.
Non content de rouvrir cette église, il la pourvut de
tout ce qui était nécessaire pour l'exercice du culte : orne-
ments, linges, vases sacrés, et demanda au roi que le trai-
tement de l'ecclésiastique qu'il voulait y placer fût élevé
à 700 fr.
Mgr Biord destinait à ce poste M. Jean-François Duclot,
(1) Voici ce qu'écrivait nu roi Mgr Biord au sujet de M. Gazel : <* C'est un
ecclésiastique de premier mérite sur qui je me repose avec la plus entière
Confiance. » Lettre du 25 mars 1779.
— 389 —
« qui unissait à la capacité et à des talents peu communs
dix ans de service (1). »
Il est une église à l'érection de laquelle Mgr Biord
s'intéressa d'une manière spéciale, et qu'il recommanda
tout particulièrement à la munificence royale. Carouge
avait pris, à la suite du traite de Saint-Julien, un grand
développement ; de simple bureau de douane, il était de-
venu, par édit du 2 mai 1780, chef-lieu de province, et
par là même la résidence de l'intendant et le siège de la
judicature.
Le roi ordonna d'y construire une église dont les plans
furent dressés par M. Plaisance, architecte de Turin (2).
Dès lors, Mgr Biord pensa à démembrer Carouge de
Lancy, dont il faisait partie pour le spirituel.
Déjà, le 1er juin 1779, après une vue de lieu, il écrivait
au roi : ■ L'église de Carouge est presque tarminée ; il
faudra opérer le démembrement de la paroisse de Lancy. »
Il ne fut opéré que l'année suivante, le 1er février, comme
il conste par l'Ordonnance de Mgr Biord (3).
L'évêque tenait à ce que cette église fût richement
pourvue d'ornements. Aussi écrivit-il plusieurs fois à cette
occasion à Sa Majesté. « Il est à souhaiter, disait-il,
qu'elle ne soit pas moins bien pourvue que celle de Chêne,
qui a reçu, à l'époque de sa consécration, un envoi d'orne-
ments de la valeur de 5,000 livres (4). »
Dans une autre lettre, il donne la liste détaillée de tous
les objets nécessaires, et il propose pour patron saint
(1) Lettre de Mgr Biord du 1" juin 1779.
(2) Dans une note sur l'église de Carouge, Grillet dit qui; dans le plan de
M. Plaisance, l'édifice devait être une croix latine avec coupole et deux clo-
chers latéraux. Il n'y eut que le tiers du projet mis à exécution.
(3) Ordonnance de Mgr Jean-Pierre Biord. Voyez pièces justificatives,
n° XI II.
(4) Lettre de Mgr Biord, 27 septembre 1779.
— 300 —
Victor (1), « afin qu'on se rappelle sans cesse à Carouge
les bienfaits du monarque dont le zèle et la piété ont
érigé ce beau monument ».
Voulant placer à la tête de cette importante paroisse
un digne curé, Monseigneur jeta les yeux sur M. François
Desjaques, ancien vicaire de Thôuex, qui s'était rendu à
Paris, et qui, après y avoir pris les grades de docteur, y
avait occupé avec succès et édification un poste impor-
tant. Il fut en effet rappelé et nommé en mars 1780.
Comme il y avait encore beaucoup de choses à achever,
la consécration de l'église n'eut lieu quele 1 1 juin 1780. Elle
se fit avec toute la splendeur possible, et l'on y vit accourir
une foule de Genevois, qui purent s'édifier de la pompe
et de la gravité des cérémonies que Mgr Biord accomplis-
sait avec beaucoup de dignité.
Déjà, en 1770, Mgr Biord s'était montré soucieux de
l'avenir de Carouge. Convaincu de la nécessité d'une ins-
truction solide pour la jeunesse, il y fonda une école par
son ordonnance du 8 février 1770, avant que personne
n'(ût songé à en ouvrir.
Mgr Biord a donc la gloire d'avoir posé la première
pierre de cette institution qui, dès lors, a grandi et a
produit tant d'hommes distingués. Ce ne fut pas la seule
école qu'il ouvrit dans son diocèse.
« Regardant l'éducation publique, dit Grillet, comme
la source de la félicité sociale et religieuse, Mgr Biord
multiplia les petites écoles dans les campagnes et s'inté-
ressa constamment aux progrès des sciences dans les col-
lèges des provinces confiées à ses soins.
« Pour qu'aucun talent ne restât enfoui dans l'obscurité
et ne fût perdu pour la patrie, il fonda pour les pauvres
(Il Nous ne savons pourquoi cette proposition ne fut pas agréée, mais le
titulaire adopté à la consécration est l'Exaltation de la sainte croix.
— 391 —
écoliers de son diocèse une bourse dont les revenus étaient
employés à leur entretien pendant qu'ils étudieraient dans
les Universités (1). »
Mgr Biord passait, à juste titre, pour un des bons écri-
vains du siècle dernier. La collection de ses mandements,
ses lettres à Voltaire et les oraisons funèbres qu'il pro-
nonça : l'une à Annecy, à la mort de Charles-Emmanuel III,
en mars 1773, et l'autre à Turin, sont une preuve de son
talent dans l'art d'écrire. La seconde lui fut demandée par
le roi, en faveur de son parent Louis XV, roi de France.
Ce sujet était très- difficile à traiter. Mgr Biord refusa
d'abord, par une lettre du 24 mai 1774, de s'en charger (2),
mais s'étant recueilli pendant une dizaine de jours, il se dé-
clara prêt à répondre aux désirs de Sa Majesté. Il partit, en
effet, pour Turin, et y prononça, dit M. Gazel, son discours
« avec majesté et à la satisfaction de la cour et de tous les
auditeurs. » Pour lui manifester son contentement, le roi lui
fit présent d'une croix pectorale, enrichie de diamants,
non-seulement comme souvenir, « mais comme symbole de
son estime, le regardant comme une des pierres pré-
cieuses de ses Etats. »
Nous n'avons rien dit des difficultés qu'il eut avec les
religieux de Talloires. Elles lui furent plus pénibles que
toutes les autres, parce qu'il y voyait engagé M. Vagnat,
son parent, qui, comme curé, défendait les droits de la
paroisse. « Cette affaire, dit Mgr Biord, est celle qui m'a
causé le plus d'embarras et m'a occasionné le plus de
peine et de chagrin. »
Déjà, il avait été obligé de mettre à exécution les dé-
crets du roi relatifs aux prieurés dépendant de l'abbaye de
Talloires et aux traitements des desservants qui y avaient
(1) Dictionnaire historique, t. III, p. 370.
(2) Archives royales.
— 302 —
été placés. Hœc initia dolorum, dit-il dans ses mémoires.
Mais comme cette affaire n'eut de solution que sous son
successeur, nous en parlerons dans un autre chapitre.
Ce fut sous Mgr Biord que fut créé l'évêché de Cham-
béry, par une bulle de Pie VI, en date du 18 août 1779#
Jusqu'alors, Chambéry dépendait de l'évêché de Grenoble.
Plusieurs fois il avait été question de cette création, mais
on attendit la mort de Mgr de Coulet, évêque de Grenoble.
Elle arriva au mois de septembre 1771. Dès lors, la ques-
tion fut mise sur le tapis à Turin comme à Paris. Mgr Biord,
ayant été invité à fournir un état des paroisses de son
diocèse soumises à la France, comprit de suite qu'il s'a-
gissait de quelque démembrement à opérer; il combattit le
plus prudemment possible cette création, qui devait un
jour ou l'autre lui enlever un certain nombre de ses parois-
ses. Il composa plusieurs mémoires à cet égard, sans pou-
voir conjurer le coup, qui le priva d'abord de M. Conseil,
nommé à l'évêché de Chambéry, et ensuite prépara le dé-
membrement qui s'accomplit après sa mort.
Tous les évêques, ses prédécesseurs, s'étaient distin-
gués par leur charité et l'amour des pauvres. Mgr Biord
ne dégénéra point de ces nobles et louables exemples. Il eut
plus d'une fois l'occasion d'intéresser le roi, en faveur de
l'hospice général d'Annecy, auquel il obtint la gratification
de plusieurs sacs de sel(l). Sur les dernières années de
sa vie, qui furent calamiteuses pour les environs d'Annecy,
il fit venir lui-même de l'étranger une grande provision
de blé qu'il faisait distribuer chaque jour, à la porte de sa
demeure, aux pauvres qui y accouraient par centaines.
C'est donc par ces actes de bienfaisance que se termi-
nèrent les vingt années de l'épiscopat de Mgr Jean-Pierre
(1) Lfl'ttre au roi. 27 juillet 1774.
— 303 —
Biorcl. Il était encore dans toute l'activité de son service
lorsqu'un accident vint hâter sa fin.
Le 17 février 1785, il s'était rendu à l'église de saint
Dominique, pour assister au sermon de la station de ca-
rême.
En sortant, il glissa sur le pavé couvert de glace, et se
fit à la cheville du pied une entorse telle qu'il ne put se
soutenir. On l'emporta dans son palais, où il éprouva près
de dix jours de violentes douleurs, supportées avec pa-
tience et résignation. La fièvre s'étant déclarée, il demanda
les derniers sacrements, et les reçut avec une piété qui
édifia les assistants. Il leur adressa des paroles si tou-
chantes, que tous éclatèrent en sanglots.
Le 14 mars, à une heure du matin, il expira doucement,
mettant sa confiance au Sauveur Jésus, dont il avait été un
grand serviteur.
Nous ne pouvons mieux terminer cette esquisse, qu'en
citant la réponse du cardinal Gerdil (1), à la lettre par
laquelle M. le chanoine Duc lui avait communiqué la mort
de son oncle.
« J'ai été vivement pénétré de la grande perte que nous
venons de faire. Le diocèse de Genève pleure avec raison
le pasteur que Dieu lui avait donné dans sa miséricorde,
et l'Eglise entière ne peut que regretter un grand évêque
qui honorait son auguste ministère par l'étendue de ses
lumières et par l'éclat de ses vertus. Notre Saint Père, à
(I) Le cardinal Gerdil, l'une des gloires de la Savoie, était né à Saniœns,
le 23 juin 1718. 11 lit ses éludes à Thonon, où il eut pour collègue le jeune
Biord. Sa carrière l'entraîna en llalie, où il devint Bamabite, professeur de
philosophie et de théologie à l'Université de Turin. La langue italienne lui
devint si familière, qu'il écrivit plusieurs ouvrages en italien. Pie VI l'appela
a Hume, et le créa cardinal le 10 décembre 1777. C'est une grande et belle
iigurc que celle du cardinal Gerdil, resté fidèle au pape et le visitant dans
son exil à Sienne. 11 mourut à Rome le 12 août 1802, à l'âge de 84
ans.
qui j'ai annoncé cette triste nouvelle, en a été sensible-
ment touché. Le mémoire du défunt, précieuse devant
Dieu et devant les hommes, sera toujours cher à mon cœur,
par le souvenir d'une amitié contractée, dès notre plus
tendre enfance, et par la reconnaissance que je conser-
verai immuablement pour les bontés qu'il avait pour
moi (1). »
(i) Dictionnaire historique, du Grillct, t. III. Art. Samœns.
CHAPITRE XVIII
L'épiscopat de Mgr Paget jusqu à son exil
L'abbé Paget. — Sa famille. — Ses études. — Ses grades. — 11 est
nommé prévôt de la Cathédrale. — L'administration capilulaire. —
L'abbé Paget est nommé commissaire apostolique pour Talloires.
Démembrement de quelques paroisses. — Ornements pour l'église
de Carouge. — INoniination de Mgr Paget. — M. de Thiollaz est
nommé prévôt. — Fête à Saint-Julien. — Ce qu'il fit pour Ca-
rouge. — Mandement sur la charité. — Les décrets de l'Assemblée
nationale. — Mandement à l'occasion de l'élection de Royer. —
Réponse au comte Grancri. — Son départ — Sa dernière lettre
au moment de son exil. — Son refuge à Turin.
L'épiscopat de Mgr Joseph-Marie Paget n'a pas tenu
jusqu'ici sa place dans l'histoire de l'Eglise de Genève.
NéanmoÏDS, nous devons reconnaître qu'appelé à gouver-
ner, dans les temps les plus orageux qui se puissent ima-
giner, il sut maintenir dans la fidélité à la foi son clergé,
dispersé par la tempête. Il eut à la vérité de vaillants
auxiliaires dans ses vicaires généraux, restés soumis à leur
chef, toujours actifs, courageux jusqu'au martyre. Avant
son élection, déjà l'abbé Paget avait rendu d'importants
— 396 —
services au diocèse. Sa carrière avait été brillante. Rap-
pelons-en sommairement les étapes.
Joseph-Marie Paget naquit à Saint-Julien, près de Ge-
nève.le 25 mars 1727 (1). Son père Charles-Antoine y rem-
plissait avec distinction les fonctions de juge-mage. Deux de
ses enfants, Prosper, l'ainé, et Joseph-Marie, embrassèrent
l'état ecclésiastique. Le premier mourut jeune, curé de
Collonges. Le second profita sans doute de la faveur dont
son autre frère Joseph-François jouissait à la cour de Turin,
comme précepteur du duc de Chablais, et de la protection
du comte de Viry, ambassadeur de Sardaigne à Londres.
11 fit ses études au collège des Provinces, où il devint
licencié en théologie à l'âge de 22 ans. Il fut reçu docteur,
le 2 mai 1750.
Le jeune Paget n'était alors que clerc tonsuré. Il re-
vint à Annecy pour étudier la pastorale et recevoir les
ordres sacrés. Il fut fait sous-diacre le 27 mars 1751. et
diacre le 7 juin 1751.
Mgr Deschamps faisait de lui le plus grand cas. Ecri-
vant au ministre d'Etat, il disait « Rd Paget, curé de Col-
longes sous Bellerive est un bon ecclésiastique. Je me
ferais plaisir de le placer dans un meilleur bénéfice. Son
frère, qui est au séminaire, est un sujet très-distingué, des
plus propres à mettre dans des postes délicats et voisins
de Genève (2). »
Son talent bien connu lui valut le titre de chanoine de
la Superga (3). Il s'y distingua tellement par son savoir,
(1) Le 25 mars 1727, environ les sept heures du matin, sont nés, et le
même jour ont été baptisés Jean-Marie et Joseph-Marie, fils de spectable
Charles-Antoine Paget, avocat et fiscal des bailliages, et de demoiselle Isa-
beau Besson, mariés: parrains, spectable Joseph Ducret, avocat au Sénat, et
demoiselle Marie Delaplace. Reg. paroiss. Hoquiné, curé.
(2) Lettre de Mgr Deschamps 7 juin 1731.
(3) La Superga était une maison royale destinée aux hautes études. On y
jouit d'une splendide vue sur le bassin du Pô.
— 397 —
que Charles -Emmanuel le nomma président de cette mai-
son (1).
D'autres missions honorables lui furent confiées. Il de-
vint Réformateur des études, et il fut envoyé en Savoie
comme visiteur des collèges, avec le titre d'Abbé de Saint-
Christophe de Bergam-osco, et une pension de 500 livres,
à retirer sur le prieuré de Chindrieux.
En 1770, le prévôt de la Cathédrale étant mort, Rd Vi-
donne de Villars de Saint-Ange, archidiacre, curé de Saint-
Julien, présenta l'abbé Paget pour remplacer le défunt, en
sollicitant du même coup sa nomination de chanoine. Sa
présentation fut agréée par Clément XIV, qui lui fit expé-
dier ses bulles au commencement de janvier 1771.
En entrant en fonctions, le digne prévôt fit serment de
remplir sa charge. Il était donc à la tête de la Cathédrale
depuis 14 ans, lorsque arriva le décès de Mgr Biord. Il
fut chargé de communiquer aux diocésains cette désolante
nouvelle; ce qu'il accomplit avec beaucoup de cœur et de
talent.
Deux jours après les funérailles de l'évêque, MM. les
chanoines se réunirent au Chapitre, pour choisir une com-
mission chargée de l'administration pendant la vacance
du siège. Leurs votes tombèrent sur MM. Puthod, archi-
diacre; Perréard, de Thiollaz, et Bigex, chanoines, qui,
dès le lendemain, écrivirent au roi pour lui faire part de
leur élection, en suppliant le monarque de donner à
l'Eglise de Genève « un nouvel évêque, digne successeur de
celui qu'elle avait si juste motif de regretter (2). »
La première question qui occupa MM. les vicaires géné-
raux fut celle de Talloires. Elle avait déjà beaucoup inquiété
Mgr Biord, qui avait, pendant près de dix ans, cherché
(1) Sa nomination est du 6 juillet 17G.J.
(-2) Lettre du 18 mars 1785.
— 398 —
à rétablir l'ordre et la régularité dans cette abbaye,
menacée d'être supprimée. Le successeur de l'abbé De-
vieu n'avait pas pu se faire accepter comme supérieur.
Son autorité n'était pas respectée, et chaque jour arri-
vaient à l'évêché des plaintes sur les dettes que contrac-
taient les religieux, sans pouvoir en découvrir ni les rai-
sons, ni la quotité. Des difficultés s'étaient élevées entre
les moines et le curé de la paroisse. Chacun parlait d'ap-
pliquer à cette maison, ou la Réforme, ou la Sécularisation.
Les religieux avaient été rappelés des prieurés ou dépen-
dances de l'abbaye; des délégués étaient venus de Rome,
par les ordres du général, pour ramener à la simplicité
primitive et les supérieurs et ses subordonnés. Le mal
avait pris une telle extension, qu'à la fin il fut question de le
couper par la racine.
M. de Thiollaz fut chargé par ses collègues d'aller
étudier sur place l'état de la question. Dans sa première
visite, à Talloires, il fut accueilli avec tant de froideur,
qu'il revint consterné. Il trouva dans cette maison une
anarchie telle, qu'il écrivit à Turin qu'il était nécessaire
d'en confier la direction à l'abbé de Lanoy, qui avait gou-
verné avec fermeté cette maison, mais que « les religieux
faisaient des difficultés telles, qu'on dirait qu'ils visent à
à une suppression (1). » On s'apercevait en effet qu'ils
sortaient les meubles les plus précieux de leur couvent, en
prévision d'une sécularisation, qui d'ailleurs leur avait été
annoncée par Claude de Granier, lorsqu'il avait cherché à
ramener cette abbaye à l'observance.
On se préoccupait beaucoup à Rome de cette question,
qui avait été portée au Pape. A ce moment, Pie VI gou-
vernait l'Eglise. Il avait près de lui le cardinal Gerdil,
enfant de la Savoie, qui portait par conséquent un grand
(1) Leltre de M. de Thiollaz, 29 mars 1785.
- 399 —
intérêt à toutes les affaires religieuses de nos contrées. Celles
de Talloires lui furent remises, et de concert avec le car-
dinal Conti, il se mit à les étudier. Ne voyant pas de solu-
tion meilleure que de dissoudre la maison et d'en unir
les religieux à l'Ordre de Citeaux, qui avait encore plu-
sieurs couvents en Piémont, à moins qu'ils ne consentissent
à suivre leur ancienne règle.
Il fallait confier cette mission à un personnage ecclé-
siastique. Le cardinal Gerdil choisit l'abbé Paget, qui fut
nommé délégué apostolique, pour aller porter aux religieux
de Talloires les résolutions de la Congrégation des Brefs.
Jusqu'alors l'abbé Paget était resté modestement dans sa
sphère d'action. Il avait été heureux de voir M. de Saint-Mar-
cel résigner son canonicat de Notre-Dame, pour postuler une
stalle à la Cathédrale. Il s'en félicita, en disant « que c'é-
tait un très-digne sujet, dont le Chapitre avait fait l'ac-
quisition (1). »
Ayant reçu de Rome, au mois d'août, la lettre qui le
nommait délégué apostolique pour en finir avec les Béné-
dictins de Talloires, M. Paget voulut prendre connaissance
des mémoires laissés par Mgr Biord sur cette difficulté.
La première impression qu'il ressentit à cette lecture fut
que le meilleur remède était la sécularisation (2). Pour
remplir son mandat, M. l'abbé Paget partit pour Talloires,
en se faisant accompagner de M. de Saint-Marcel.
Grand fut l'étonnement de M. Devieu, lorsqu'il reçut
leur visite ; plus grande encore sa stupéfaction, en enten-
dant la lecture du Bref de la Congrégation. Sur le champ,
les religieux furent rassemblés. M. l'abbé Paget leur
donna connaissance de son mandat, et leur dit qu'il n'y
avait qu'à choisir entre la réforme proposée ou ladissolu-
(1) Lettre de M. l'abbé Paget, du 19 avril 1785.
(2) Lettre de M. l'abbé Paget, du 11 août.
- 400 —
tion de la communauté. Le mot de réforme leur parut un
outrage; ils demandèrent du temps pour réfléchir, se
réservant du moins leur vestiaire et les droits régaliens.
Cette scène se passait le 4 septembre 1785.
Les religieux, se regardant lésés dans leurs privilèges,
protestèrent contre cette visite, comme ils l'avaient déjà
fait à l'époque où Mgr Biord avait été délégué par le Saint-
Siège, comme visiteur de leur couvent. Ils allèrent même jus-
qu'à prétendre que leur délibération, prise en chapitre, fût
enregistrée au greffe de l'évêché, ce que leur refusa sage-
ment M. l'abbé Paget, qui dressa, sous forme de mémoire,
un procès-verbal de ce qui s'était passé à Talloires, et
l'envoya à Turin et à Rome. C'était la meilleure réponse
possible aux réclamations adressées par les religieux à la
cour.
Les directions données à l'abbé Paget l'autorisaient à
réviser les comptes du couvent et à fixer une taxe, comme
imposition sur les revenus de l'abbaye. Lorsque les reli-
gieux apprirent que l'ordre venait du roi, ils se soumirent
et payèrent immédiatement la moitié de la somme exigée;
mais tout ne fut pas terminé. Le nomination de M. l'abbé
Devieu n'avait été que précaire, et ses pouvoirs allaient
expirer. Il fallut procéder à une nouvelle élection.
Le religieux que l'on regardait comme le plus capable
de restaurer et de maintenir la discipline était Dom Maur
de Launoy. L'abbé Paget, s'étant rendu à Talloires, cher-
cha vainement à le faire nommer. Les voix se portèrent
sur Dom Louis Belly, qui s'était le plus signalé dans l'op-
position aux décrets de réforme. Ce résultat était peu ras-
surant pour l'avenir du monastère L'abbé Paget déclara
vouloir réfléchir sur la validité de cette élection. Il con-
sulta la règle de saint Benoît, et il vit que pour être nommé
Abbé, il fallait avoir été Prieur claustral au moins pendant
cinq ans. Dom Belly n'avait jamais exercé cette charge.
— 401 —
Se prévalant de cette clause, M. l'abbé Paget s'en servit
pour déclarer, au nom du Saint-Siège, l'élection invalide et
nomma d'office, pour supérieur provisionnel, l'abbé Dom
Maur de Launoy. Les religieux prétendirent alors, qu'ayant
été unis au Mont-Cassin par Clément X, ils ne relevaient,
comme les religieux de YAbaclia nullius, que d'eux seuls,
et nommaient pour Abbé celui qu'ils voulaient. M. le prévôt
Paget n'en maintint pas moins sa décision, en s'appuyant
sur la volonté royale. Dès lors tout fut dit. Ces bons reli-
gieux craignaient plus le souverain que le Pape (1).
Tout semblait calme dans l'abbaye de Talloires, sous la
direction de Dom Maur, lorsque le 2 mars, on apprit sa
mort, occasionnée par une cbute qu'il avait faite, en se ren-
dant à Chambéry. Il fallait procéder à un nouveau choix
ou nommer un prieur par provision. M. l'abbé Paget pro-
posa M. Dufour ou Dom de Serace. Ce dernier fut agréé
par les religieux.
L'établissement de l'évêché de Chambéry avait forte-
ment préoccupé Mgr Biord ; comme nous l'avons vu, il pré-
voyait qu'un jour ou l'autre on penserait, pour l'arrondir,
à démembrer les paroisses de son diocèse, voisines de Cham-
béry. On en parla hautement en 1785. Immédiatement
M. Paget écrivit au ministre d'Etat, que, durant la vacance
du siège, rien ne devait être innové. C'était la règle admise
dans tous pays. Il fit, de plus, ressortir les inconvénients
graves qui en découleraient pour l'Eglise de Genève, si
respectable par son antiquité et les souvenirs de ses grands
évêques. Il dut envoyer à Turin, sur cette question, un
mémoire, qui retarda l'exécution du projet du roi.
En 1786, M. l'abbé Paget, revenant de Chambéry, où
il s'était rendu, pour conférer avec Mgr Conseil, tomba
malade. Les médecins lui conseillèrent le repos et les eaux
(1) Lettre de M. Paget, 6 février 1687.
26
— 402 —
d'Amphyon, qu'il prit avec succès durant le mois de juillet.
Au mois d'août il rentrait à Annecy en parfaite guéri-
son. Sur son passage, il visita la nouvelle église de Carouge,
en faveur de laquelle il sollicita, auprès du roi, une partie
des ornements qui appartenaient à la sacristie des Célestins
de Lyon, dont la sécularisation s'était opérée. Déjà
Mgr Biord avait suggéré au prince de réclamer les orne-
ments donnés par ses ancêtres à cette communauté, où l'on
célébrait annuellement deux services solennels pour la
maison de Savoie. Ils avaient été, en effet, envoyés à M.
l'intendant Bellado, qui, d'après les ordres de la cour, en
fît trois parts, une pour la cathédrale de Chambéry, une
autre pour celle d'Annecy et la troisième pour l'église de
Carouge. Ce fut un riche complément pour la sacristie qui,
avait été déjà pourvue par la munificence royale (1).
Pendant qne M. l'abbé Paget était aux eaux d'Am-
phyon, Messieurs les vicaires capitulaires reçurent com-
munication des décisions prises par l'assemblée générale
du clergé de France, tenue le 3 août. Il s'agissait de régu-
lariser la portion congrue des curés par une augmen-
tation de traitement.
On demanda donc un rapport sur les revenus des béné-
fices dans les paroisses situées sur terre de France.
En faisant part au roi de cette mesure, M. le vicaire
général Bigex fit remarquer qu'il faudrait, pour répondre
aux désirs de l'assemblée, « la sagesse, l'autorité, le crédit
et toutes les ressources d'un évêque (2). »
(1) Voici l'inventaire de ces objets : Deux calices en argent avec patènes.
Quelques chandeliers. Un encensoir avec sa navette. Une lampe, des reliquai-
res et des canons d'autel pour les solennités. Deux bustes, l'un de saint
Pierre avec la tiare, l'autre de saint Benoit avec sa mitre, montés sur un
pied en bois noir. Une grande croix avec son bâton, parsemée de fleurs de
lys. Trois ornements complets avec dalmatiques, pour les solennités. Des
aubes, des surplis, des nappes. Un ornement noir vieux, avec dalmatiques et
chappes. (Archives royales.)
(2) Lettre de M. Bigex, 18 juillet 1786.
— 403 -
C'était solliciter indirectement la solution du provi-
soire, par le choix d'un nouveau pasteur.
Quelques mois s'écoulèrent, et dans les premiers jours
de l'année suivante, on apprit à Annecy que les vues du
roi s'étaient portées sur M. le prévôt Paget, qui, en effet,
le 9 janvier 1787, remerciait en ces termes le roi de sa
nomination à l'évêché de Genève :
« La dignité à laquelle je viens d'être élevé par un pur
effet de vos bontés et sans aucun mérite de ma part m'é-
blouit bien moins par son éclat qu'il ne m'effraie par ses
travaux et ses périls. Intimement convaincu de ma fai-
blesse et de mon insuffisance, je tremble en considérant
cette multitude immense d'obligations et de devoirs que
j'aurai à remplir. Je suis alarmé et j'ai sujet de l'être,
parce que j'ai vu de près les sollicitudes et les dangers
de l'épiscopat, et que, d'ailleurs, je sens combien un far-
deau aussi pesant est au-dessus de mes forces (1). •
Le même jour, remerciant le secrétaire d'Etat de la
part qu'il a prise à sa nomination, il se préoccupe déjà de
la situation future de M. le vicaire général de Thiollaz,
qui jouissait de l'estime de tout le Chapitre. Aussi, de-
mande-t-il qu'il soit recommandé au Pape pour la pré-
vôté.
Sa lettre est digne d'être citée en entier. Elle met en
lumière des personnages qui figureront plus tard dans les
rangs de l'épiscopat.
« Par suite du vif intérêt que je prends au bonheur et
aux avantages de la cathédrale, si recommandable à tous
égards, je désire ardemment qu'elle ait un digne chef,
plein de vertus, de talents et de prudence, propre à entre-
tenir entre elle et l'évêque la paix, l'union et la concorde.
(1) Lettre de M. Paget au roi, 9 janvier 1787.
— 4L 4 —
M. le chanoine et grand vicaire de Thiollaz, joint à la no-
blesse du sang toutes les qualités qui lui ont mérité l'es-
time et la considération, non-seulement de son corps et
de la ville, mais encore de tout le clergé du diocèse. J'ose
donc le proposer pour prévôt de la cathédrale, dont la
nomination ressort au Pape.
« Quant au chanoine, dont le choix est dévolu à l'évê-
que à cause de son élévation , j'ai jeté les yeux sur
M. Besson, natif de Seyssel, docteur en droit, qui a été
avocat au Parlement de Dijon, où il a plaidé avec éclat.
Je ne ferai pas son éloge, parce qu'il est mon parent du
côté maternel (1). >
Dès ce moment, les lettres de M. Paget sont signées :
Evêque élu. Ses bulles, délivrées par le Pape Pie VI, le IX
des calendes de mai, soit le 23 avril, lui arrivèrent sur le
fin du mois, avec un bref par lequel le même Pape lui
accordait le pouvoir de donner la bénédiction apostolique,
avec indulgence plénière deux fois par an, à Pâques et
un autre jour, à son choix (2).
Quelques jours après l'évêque élu partit pour Turin,
où il fut sacré le 28 mai.
A peine la nouvelle de la nomination de Mgr Joseph-
Marie Paget fut-elle connue à Saint-Julien, sa patrie, que
les habitants en manifestèrent leur joie par de grandes
réjouissances. Ils se trouvaient honorés d'un choix, qui
allait faire monter un de leurs concitoyens sur le trône
épiscopal de Genève. De suite, son frère lui en donna con-
naissance, et il reçut cette réponse :
(1) Lettre au secrétaire d'Etat, 9 janvier 1787.
Avec cette lettre, se trouve la note suivante : Noble Claude-François de-
Thiollaz, prêtre du diocèse d'Annecy, docteur en Sorbonne, Joseph-François
Besson, docteur en droit canonique.
(2) Cette pièce, datée du 27 aTril 1787, est entre les mains de M. Duval,
de Saint-Julien, qui a eu l'obligeance de m'en donner communication, ainsi
que de plusieurs autres, documents, relatifs à ilgr. Paget.
— 405 —
Mon très- cher frère,
" Que l'amour de la patrie est doux! Je l'ai éprouvé
d'une manière bien sensible, en voyant tout ce que nos
bons compatriotes ont fait dans le lieu de ma naissance, à
l'occasion de ma nomination à l'évêché.
« Je n'ai pu lire votre lettre et la relation qu'elle ren-
ferme, sans être attendri et verser des larmes. Vous serez
l'interprète de mes sentiments envers tous et leur témoi-
gnerez les sentiments de ma juste reconnaissance. »
Tout à vous, -j- Joseph-Marie, évêque élu.
Annecy, le 15 janvier 1787.
Les premières années de l'épiscopat de Mgr Joseph-
Marie Paget s'écoulèrent dans le calme. Il les consacra à
des œuvres utiles à son diocèse. Il eut à achever celle qui
fut commencée par son prédécesseur, le palais épiscopal.
Il avait déjà eu à solliciter la munificence royale pour
la cathédrale dont il était prévôt. Investi de la charge
d'évêque, il s'adressa de nouveau au roi, toujours bien
disposé en sa faveur, pour l'intéresser à cette cons-
truction (1).
Déjà il avait obtenu, le 9 juin 1789, six mille livres
pour la continuation des travaux. En 1791, il reçut, pour
couronner cette grande entreprise, la somme de huit mille
autres livres, qui, jointes aux pieuses libéralités du clergé,
permirent l'achèvement du palais. Il put en prendre posses-
sion en mai 1792 ; mais ce ne fut que pour quelques mois,
comme nous le verrons plus tard. L'horizon se couvrait de
nuages précurseurs de la tempête.
Mgr Paget plaida aussi la cause des hôpitaux d'Annecy
et de Carouge. Il obtint même, en faveur de ce dernier
établissement, l'organisation d'une loterie dont le produit
fut appliqué à l'accroissement de la dotation royale.
(L) Lettres de Mgr Paget, 11 décembre 1787. Voyez Pièces justifie. n° XIV.
Cette localité lui était chère, comme elle l'avait été à
Mgr Biord. Il augmenta le revenu du bénéfice, afin de
pouvoir y placer, après la mort de M. Perrier, un sujet de
distinction qui put supporter les charges du poste.
Il aurait désiré y fixer M. le chanoine Grillet, préfet
du collège de Carouge, professeur de rhétorique, « très-
estimé à cause de ses talents, et qui faisait beaucoup
de bien dans cette ville (1) », mais il ne put obtenir son
consentement, c Je connais, répondit le chanoine, trop
Carouge dans ses intimes ressorts, les gens, les familles.
Un autre y fera plus de bien que moi. Je préfère, ajouta-
t-il, un poste de professeur à celui de curé. Il me serait
d'ailleurs impossible de continuer mes études (2). » L'évê-
quo, approuvant les motifs de ce refus, proposa au roi
M. le chanoine Pierre de Saint-Marcel, dont il faisait
l'éloge en ces termes : « Il joint à la piété, à la science et
au zèle une prudence admirable et une grande douceur
de caractère (3). » Sa nomination s'opéra comme Mgr Pa-
get le désirait.
Il est un autre ecclésiastique dont Mgr Paget faisait,
et avec justice, très-grand cas; c'était M. Jean-Georges
Dubouloz.
Après la mort de M. Paris, préfet de la Sainte-Maison
de Thonon, il le présenta pour cette place, devenue va-
cante, comme « un professeur éminent, qui avait professé
dix-huit ans la philosophie au collège de Thonon, expéri-
menté dans les fonctions du saint ministère, joignant à la
science et à la piété une prudence consommée et une
grande aménité de caractère. »
(1) Lettre, de Mgr Paget.
(2) M. le chanoine Grillet fut nommé Custode de la collégiale de La Roche.
C'est l'auteur du Dictionnaire historique du Léman et du Mont-
Blanc. 3 vol. in-8\ — Chambéry, 1807.
(3) Lettre de Mgr Paget, 23 décembre 1791.
— 407 —
A ce beau témoignage de Mgr Paget sur le futur con-
fesseur de la foi, nous joignons, avec bonheur, celui de
Mgr Biord, qui écrivait en 1774 ces lignes :
i M. Dubouloz, qui est à Turin sur le point de prendre
le grade de docteur, est un sujet d'une vertu peu com-
mune et d'un mérite des plus distingués, qui a été vicaire
à Evian. Je ne connais pas d'ecclésiastique qui soit plus
régulier et plus exact à s'acquitter de ses devoirs. Il est
recommandé pour une place, devenue vacante à la Sainte-
Maison. Il désire pouvoir continuer ses études et se
rendre à Rome, pour y approfondir le droit canoni-
que (1). »
Voilà les hommes que nous retrouverons, fermes comme
le roc, au moment de la tempête révolutionnaire.
Des désastres avant-coureurs la précédèrent ainsi que
de sombres pronostics. Ecoutons Mgr Paget les énumérer
dans son Mandement, donné le 10 juin 1790, et par
lequel il exhorte ses diocésains au soulagement des néces-
siteux et au maintien de la paix (2).
« Nous ne saurions, Nos très-chers frères, tenir res-
serrés plus longtemps dans Notre cœur les divers senti-
ments qui Nous affectent dans ces conjonctures fâcheuses
et déplorables. La misère qui se fait sentir dans les diffé-
rentes contrées de Notre diocèse, la cherté des grains qui
s'est accrue d'une manière alarmante, et les suites fu-
nestes que peut encore entraîner l'éloignement de la ré-
colte si désirée, accablent Notre âme de tristesse. L'indus-
trie et le travail ne suffisent plus à la vie de l'artisan et
le cultivateur manque, pour sa subsistance, des fruits vivi-
fiants dont ses bras et ses sueurs ont fécondé la terre.
Des pères éplorés ne savent comment répondre aux cris
(1) Lettre de Mgr Biord, 26 avril 1774.
(2) Mandement de Mgr l'évOque et prince de Genève. — Annecy, 1790.
- 408 —
redoutables d'une nombreuse famille, qui leur demande
du pain; la détresse est devenue générale. Combien même
d'infortunés habitants des campagnes, après avoir épuisé
leurs aliments par une lente et avare consommation, pres-
sés par la faim, pâles et desséchés, se traînent à pas lan-
guissants vers nos villes pour y recevoir la vie des mains
de la miséricorde ! 0 spectacle déchirant !
« Pourquoi faut-il qu'un nouveau genre de calamité
vienne encore en aggraver le poids ?
« La discorde semble infecter les airs et appeler par
tout le tumulte, les haines et les crimes; la religion elle-
même est attaquée avec audace, et la licence ne connaît
plus de bornes. »
Hélas! il faut le dire; l'école des philosophes avait
semé le poison des mauvaises doctrines. On était sur le
point d'en récolter les fruits amers. Dans sa douleur,
Mgr Paget fait un appel à ceux qui possèdent, pour que
leur cœur s'ouvre à la charité. Il en démontre la néces-
sité et les précieux avantages au point de vue de la foi.
Il conjure ensuite ses diocésains à garder le trésor de la
paix, à rester soumis aux lois et à l'autorité, d'ailleurs si
paternelle, dans la partie de son diocèse soumise à la
maison de Savoie.
L'évêque commande ensuite des prières publiques, pour
fléchir le ciel et détourner les coups de sa colère.
Ce mandement montre la tendresse d'un cœur toujours,
ouvert au cri de la misère. En l'envoyant au roi, Mgr Pa-
get disait : « Ici, tout est tranquille ; ce qui m'afflige,
c'est de ne pouvoir soulager, autant que je le désirerai le
nombre des pauvres qui viennent chercher la subsistance
dans Annecy (1). »
(1) Lettre de Mgr Paget, lo juin 1790.
— 409 —
Ils affluaient en effet à sa porte, et il faisait distribuer
des secours, principalement le dimanche, à tous ceux qui
avaient assisté à la messe.
Quelques jours après, Mgr Paget reçut les décrets de
l'Assemblée nationale, qui atteignaient les paroisses de
son diocèse soumises à la France. Il y discerna de suite les
symptômes d'un schisme; aussi, plongé dans la plus pro-
fonde perplexité, il se demanda ce qu'il allait faire. Sa
première pensée fut de soumettre la question au Pape et
de prémunir ses diocésains contre le danger d'une Eglise
nationale, séparée de Rome. Mais, ne voulant pas agir iso-
lément, il attendit les décisions que prendraient ses col-
lègues dans l'épiscopat, surtout ceux qui faisaient partie
de l'assemblée. Ils se concertèrent en effet, car bientôt
Mgr l'évêque de Clermont lui écrivit la lettre suivante :
« Monseigneur,
« Les évêques députés à l'Assemblée nationale de
France me chargent d'avoir l'honneur de vous envoyer
une exposition de principes, qu'ils ont cru devoir faire
paraître, relativement aux décrets de cette assemblée sur
la constitution du clergé.
« Ils seraient bien flattés, si cet ouvrage pouvait mériter
votre suffrage et votre adhésion, et je le suis infiniment
de la commission dont ils m'ont honoré.
« Je suis, etc.
« -j- Fkançois, évêque de Clermont.
« Paris, 10 décembre 1790. »
Après avoir lu cette exposition avec maturité, il y ap-
posa son adhésion en ces termes : •
« L'exposition des principes sur la constitution du
clergé par les évêques députés à l'Assemblée nationale,
portant tous les caractères de vérité, de zèle, de sagesse,
— 410 —
de force et de modération, je me fais un devoir d'y ad-
hérer d'esprit et de cœur.
t f Jean -Marie, évêque de Genève.
« Annecy, le 28 décembre 1790. »
Cette adhésion était accompagnée de la réponse sui-
vante à Mgr de Clermont :
« Monseigneur,
« Je ne peux assez vous remercier de la bonté que
vous avez eue de m'envoyer, de la part de Messeigneurs
les évêques, députés à l'Assemblée nationale de France,
un exemplaire de V Exposition des principes qu'ils ont faite
relativement aux décrets de cette assemblée sur la cons-
titution du clergé. Je vous prie de leur faire agréer les
sentiments de la plus vive reconnaissance pour un don si
précieux.
« Je l'ai lue avec le plus grand plaisir, et la plus douce
satisfaction ; elle est admirable, pleine de sagesse, de
force et de modération. Puisse le Dieu de bonté et de
miséricorde rétablir le calme et la tranquillité dans tout
le royaume !
« Puisse-t-il veiller à la conservation de notre sainte
religion et rendre à l'Eglise gallicane son éclat et sa
splendeur ! Ce sont là les vœux que je ne cesse de
former.
« Je suis, avec un profond respect, etc.
« -f- Jean-Marie, évêque de Genève.
« Annecy, le 26 décembre 1790. »
Mgr Paget ne se borna pas à cette déclaration de prin-
cipes. Comme évêque, il se crut obligé, dans une lettre
du 20 janvier 1791, de signaler à ses diocésains, soumis à
la France, les conséquences de quelques-uns des articles
de la Constitution du clergé, et à les prémunir contre
toute adhésion au schisme.
— Ml —
« Nous avons été saisi d'étonnement et pénétré de dou-
leur, quand la lecture des décrets de l'Assemblée natio-
nale de France nous a fait connoître que quelques-uns de
ces décrets nous atteignoient et tendoient à nous enlever
uue partie considérable du troupeau que la divine Provi-
dence Nous a confié. »
Après avoir déclaré qu'un tel démembrement, décrété
sans aucune intervention de l'autorité ecclésiastique, est
attentatoire à sa juridiction, Mgr Paget ne peut plus
garder le silence, sans trahir son devoir. Aussi, il rappelle
aux prêtres et aux fidèles les principes sur lesquels re-
pose l'autorité dans l'Eglise. 11 en montre la source, la
légitimité et les limites.
Rien de plus lucide que cette exposition de la doctrine
catholique. Chaque phrase porte coup. Aussi, il en tire
des conclusions écrasantes pour la Constitution du clergé.
Chacun des articles est une violation du droit; d'où il con-
clut que les prêtres ne peuvent, en conscience, y donner
leur adhésion par le serment exigé, et que ceux qui se
prêteraient à une élection ne seraient que des intrus, dignes
des anathèmes de l'Eglise.
S'adressant aux vieillards du sanctuaires, il leur fait
cette adjuration solennelle :
« Vous surtout, vénérables pasteurs des âmes, qui avez
blanchi dans les combats du Seigneur, signalez la gloire
de vos vertus à la fin de votre carrière, et si l'on vouloit
vous arracher par quelque faiblesse, ce qu'on n'auroit pas
pu obtenir par l'attrait des promesses ou par la terreur
des menaces, à l'exemple du brave Éléazar, rappelez à
votre mémoire la dignité de votre vieillesse, la gloire de
vos travaux pour le nom de Jésus-Christ, les mérites d'une
longue vie, consacrée à Dieu dès l'enfance et répondez
aussitôt que vous aimez mieux descendre glorieux dans le
— m —
tombeau, en laissant un exemple de force aux jeunes lévi-
tes, que de souiller votre vieillesse, en la prolongeant par
le funeste exemple d'une lâche apostasie (1). •
Les événements se précipitaient en France. La révolu-
tion y marchait à pas de géant. Les électeurs furent
convoqués dans tous les départements, pour se donner
des pasteurs et nommer des évêques dans leur circons-
cription. Il se trouva dans celle de Belley un malheureux
prêtre, nommé Royer, du diocèse de Saint-Claude, qui se
posa comme candidat. Il fut nommé le 19 février 1791. A
peine Mgr Paget eut-il appris cette Domination et sa con-
sécration sacrilège, qu'il adressa à son clergé un nouveau
mandement, dans lequel il exposa nettement les principes,
toujours reconnus dans l'Eglise, pour le choix et la nomi-
nation des évêques, et la juridiction, que le chef auguste
de la catholicité peut seul conférer. Démontrant ensuite
que toutes les règles canoniqnes avaient été foulées aux
pieds dans l'élection du sieur Royer, il déclare « sa con-
sécration illicite et entachée d'usurpation criminelle, et
par conséquent frappée de nullité dans tous les actes
d'administration qu'il tenterait d'accomplir (2). »
Cette lettre, pleine de foi, est un monument de fer-
meté épiscopale. L'âme de Mgr Paget s'y montre brisée
à la vue des maux qui fondent sur l'Eglise.
« Notre ministère, s'écrie-t-il, était-il donc destiné à
dévoiler les sacrilèges de ceux qui osent usurper la plé-
nitude du sacerdoce de Jésus-Christ! Ah! notre cœur,
depuis longtemps plongé dans l'amertume, répugne au
récit de tels attentats. Nous voudrions les couvrir d'un
voile impénétrable, les dérober pour jamais aux regards
des fidèles.
(1) Lettre au clergé séculier et régulier et à ses diocésains soumis à la
France. 20 janvier 1791.
(2) Mandement de Mgr Paget, mars 1791.
— 413J—
« Mais un devoir rigoureux nous prescrit d'opposer à ce
torrent de maux l'esprit de conseil et de force, que la
sagesse divine a mis au nombre des dons sacrés, qu'Elle
répand sur les évêques, marqués du sceau de son auto-
rité. Notre silence serait un crime ; il vous égarerait dans
la voie du mensonge ; il pallierait à vos yeux les funestes
entreprises d'un pasteur mercenaire, et nous resterions
chargés des ravages affreux qui en dériveraient. »
Rappelant ensuite les règles de la discipline ecclésias-
tique, établies pour l'élection des évêques, la juridiction
qui leur est confiée, et leur consécration en vue de sièges
canoniquement érigés, il montre que Royer n'a satisfait à
aucune de ces prescriptions, et qu'on aurait tort de dire
qu'il s'est mis en communion avec le Pape, en lui écrivant
une lettre de communion ; démarche illusoire qui ne fut
jamais approuvée par le Souverain Pontife, et qui n'aurait
de valeur qu'autant que le Pape la ratifierait.
Pour prouver qu'il n'y a rien de personnel dans cette
question, Mgr Paget déclare qu'il est prêt à donner sa
démission, si le Pape le désire, pour éviter les horreurs
du schisme.
« Mais, ajoute-t-il, pendant que subsistera le lien
sacré qui Nous unit à vous, ce lien semblable à celui qui
unit le Fils de Dieu à l'Eglise universelle, ce lien qui
n'est ni l'ouvrage des hommes ni le nôtre, mais celui de
Jésus-Christ même, ce lien que l'autorité des puissances
de la terre ne peut pas rompre, ce lien enfin qui ne peut
être rompu que par l'Eglise même, Notre devoir est de
veiller à votre salut, quelles que soient les amertumes
dont notre épiscopat puisse être environné. »
Enfin, après avoir exposé les funestes conséquences
du schisme, Mgr Paget prononce les interdictions sui-
vantes :
« Nous avertissons le clergé séculier et régulier et les
— 414 -
fidèles de notre diocèse en la partie de France, que la
consécration du sieur Royer, curé de Chavannes, au dio-
cèse de Saint-Claude, a été illicite et attentatoire aux lois
et aux règles de la discipline de l'Eglise, et que, rappelé
à la voix de sa concience, il doit se regarder comme
frappé des peines canoniques qu'il a encourues, et qui lui
interdisent l'exercice des fonctions épiscopales. »
t Si consommant le crime et l'attentat d'une témérité
sacrilège, et sous le prétexte des décrets et règlements
émanés de la puissance séculière, le dit sieur Royer s'im-
misçait dans le gouvernement de notre diocèse, Nous le
déclarons dès lors intrus, usurpateur de la juridiction
spirituelle et schismatique, et comme tel, soumis aux
peines canoniques. »
t Nous déclarons que, dès lors, tous les sacrements
qu'il administrerait dans cet état seraient autant de
crimes et de profanations, que tous les actes de juridiction
spirituelle qu'il exercerait, et qui seraient exercés par des
prêtres assez aveugles pour recevoir de lui institution,
approbation, pouvoirs, seraient nuls et de nul effet.
« Usant de la puissance que Nous tenons de Jésus-
Christ, prince des pasteurs, laquelle ne peut rester inac-
tive dans nos mains, et réclamant l'obéissance que, dans
l'ordre de la religion, tout prêtre nous doit, en vertu du
serment de son ordination, et tout fidèle, en vertu de son
baptême, Nous défendons au clergé séculier et régulier, et
à tous prêtres et fidèles de l'un et de l'autre sexe dans
notre diocèse de reconnaître, dans aucun cas et sous
quelque prétexte que ce soit, le dit sieur Royer pour vrai
et légitime évêque, et notamment de publier ou de faire
publier aucun acte provenant de lui, soit lettre, mande-
ment, etc.
« Nous les avertissons qu'on ne peut, sans se rendre
complice de schisme et d'intrusion, communiquer avec
— 415 —
les faux pasteurs dans l'exercice des fonctions et de la
judiriction spirituelle, soit par l'assistance à leur messe,
soit par la participation aux sacrements, en quelque ma-
nière que ce soit. •
Après avoir accompli ce grand devoir, Mgr Paget com-
prit que la position des prêtres fidèles serait pleine de
difficultés dans les paroisses soumises à la France.
Aussi, offrit-il de suite un asile, dans son séminaire et
dans des maisons bourgeoises d'Annecy, à tous ceux qui
seraient obligés de quitter leur poste, par suite de leur
refus de prêter serment à la Constitution civile du
clergé (1).
Plusieurs prêtres français en profitèrent. Bientôt survint
le décret de déportation contre ceux qui ne se seraient
pas soumis. Il fallut choisir entre l'apostasie et l'exil.
« Ce fut alors, dit Mgr Billet, dans toute la France, un
départ général. Tous les jours, en Savoie, on voyait
passer des prêtres voyageant à pied, avec un petit sac
noir sous le bras, et souvent déjà avec des vêtements et
des souliers en mauvais état (2). »
La plupart de ces exilés croyaient que le Rhône serait
une barrière infranchissable pour la Révolution. Ils se
trompaient, car elle ne tarda pas à faire irruption sur la
Savoie avec ses bataillons, qui y portèrent, avec le dra-
peau rouge, ses abominables doctrines, ses impies et
sanglants décrets. Ils se dirigèrent alors vers la Suisse,
(1) Voici ce que dit à ce sujet, un des prêtres vénérables, qui passa par
les tribulations de cette époque douloureuse, M. Colliex, curé d'Ambérieux,
dans une lettre à M. 1 abbé Vuarin. « Tous les prêtres avaient été invités
par leur évêque à se rendre à Annecy, dès qu'ils ne pourraient plus tenir à
leur poste, et c'est ce que firent ceux qui étaient dans le cas de la déporta-
tion. » Un autre prêtre français, M. l'abbé Gervais, écrivait à Mgr Dévie :« Les
prêtres de la partie française du diocèse d'Annecy reçurent un accueil affec-
tueux et paternel de leur évêque, Mgr Jean-Marie Paget qui les plaça en par-
tie dans son séminaire, partie dans une pension convenable en ville. »
(2) Mémoire pour l'histowe ecclésiastique du diocèse de Cham-
béry.
— 416 —
passèrent à Genève, où ils reçurent des secours pour aller
dans le canton de Fribourg et dans le Valais, où on leur
fit le meilleur accueil (1).
S'il eût été au pouvoir des commissaires de Bourg et de
Belley de faire saisir Mgr Paget, à l'aide d'une lettre de
cachet; ils n'eussent pas manqné de le jeter dans un pro-
fond cachot, mais la terre de Savoie n'avait pas encore
subi l'envahissement dont elle était déjà menacée par les
révolutionnaires. Mgr Paget put prendre possession du
palais épiscopal et y rester en tranquillité.
Cependant des plaintes arrivèrent contre lui à la cour
de Turin, et le ministre d'Etat, comte Graneri, lui écrivit
le 15 juin, au nom de son souverain, en lui recommandant
la prudence, d'empêcher aux curés la publication d'écrits
contre la constitution française. Monseigneur le remercia
de ses bons conseils, de l'intérêt que lui portait Sa Ma-
jesté, mais il lui fit sentir qu'il y a des devoirs périlleux
à remplir, devant lesquels un évêque ne peut reculer.
Voici le texte de la lettre de Mgr Paget à S. E. Granery :
« 21 juin 1791.
« Monsieur,
« C'est surtout dans ces circonstances critiques et déli-
cates que je sens tout le poids de l'épiscopat, sous lequel
j'aurais déjà succombé si je n'avais été soutenu de la force
d'en haut. Il m'est bien consolant, au milieu de mes peines
(1) Nous nous faisons un devoir de publier à ce sujet le témoignage de,
reconnaissance d'un de ces prêtres exilés en Suisse :
« Cette année et les suivantes, les messieurs du canton de Fribourg allaient
au chef-lieu chercher des prêtres français, pour exercer à leur égard une gé-
néreuse hospitalité; mais le pays de Valley parut encore se distinguer sur le
reste de la Suisse par son zèle bienfaisant pour les prêtres français, à cause
du service des familles patriciennes, dont les lils avaient servi le roi. Les
Ailles, bourgs et hameaux avaient tous plus ou moins d'ecclésiastiques
français, selon leur étendue. Presque partout,- ils étaient logés et nourris gra-
tis, plus particulièrement à Sion et au bourg de Sierre, dans les nobles et
généreuses familles de Gourten et de Preux, où ils étaient traités,- comme des
membres de la maison. »
— 417 —
et de mes sollicitudes, d'apprendre par votre canal, que le
roi est très-persuadé que je me conduis, dans l'adminis-
tration de mon diocèse en la partie de France, avec toute
la circonspection et la prudence nécessaires. Je supplie
Votre Excellence de porter au pied du trône mes très-
humbles et très-respectueux remerciements, et d'assurer
Sa Majesté que je me conformerai à ses intentions, comme
je le dois à tous égards, en continuant d'user de tous les
ménagements et de toutes les précautions, qui peuvent se
concilier avec le devoir sacré et indispensable, qu'exige
la charge pastorale. N'ayant pu retenir la vérité captive,
sans me rendre coupable d'un grand crime, j'ai dû, par
mes instructions, mes exhortations et mes prières confir-
mer mes frères dans la foi et les prémunir contre les dan-
gers de l'erreur et les pièges de la séduction. Si j'ai quel-
que reproche à me faire, c'est de n'avoir que faiblement
rempli l'obligation, que le souverain pasteur m'a imposée,
de paître et gouverner le troupeau qu'il m'a confié, et dont
il me demandera un compte rigoureux, au jour où il me
faudra paraître au tribunal du souverain juge, qui jugera
les justices mêmes. J'ai porté la modération jusqu'à m'abs-
tenir de décerner des peines canoniques contre les intrus
et les usurpateurs. Je regrette que mes avis paternels
n'aient pu les ramener dans la bonne voie, dont ils se sont
malheureusement écartés. Ce qui me pénètre de tristesse
et de douleur, c'est de voir que dans le nombre des prêtres,
sujets du roi, qui exerçaient les fonctions du saint minis-
tère dans la partie de mon diocèse, qui est en France,
trois, devenus prévaricateurs, adhèrent opiniâtrément au
schisme, et deux autres chancelants sont sur le point de
faire naufrage, sans que mes invitations, mes prières et
mes larmes aient encore pu les toucher.
t Depuis quelque temps je garde le silence (puisse-t-il
n'être pas criminel !) et je me borne à répandre mon âme
37
- 418 —
affligée devant Dieu et à gémir entre le vestibule et l'autel,
dans l'attente de ces heureux moments, fixés par le père
des miséricordes et le Dieu de toutes consolations, pour
l'ordre de la paix et de la religion. J'ai inculqué à tous
les agents de mon administration la nécessité de suivre
ce plan de conduite, en leur faisant sentir qu'il est de la
sagesse de prévenir et d'éviter tout ce qui pourrait irriter
les esprits, qui ne sont déjà que trop exaltés. »
Agréez, etc. j- Jean-Maeie, évêque de Genève.
Annecy, le 21 juin 1791.
Mgr Paget avait été dénoncé au Procureur général
comme un ennemi des principes de la Révolution. Celui-ci
ne manqua pas de lancer contre l'évêque un violent réqui-
sitoire, auquel un prêtre courageux osa répondre. Il ne
s'aperçut pas moins de l'hostilité croissante des agents
du gouvernement français contre lui. Les commissaires de
Belley et du Bourg eurent mission de le surveiller. Il crut
prudent de se retirer dans le Vallais, en laissant l'adminis-
tration du diocèse à ses grands vicaires.
Ce ne fut pas, assurément, de sa part, un acte de fai-
blesse, mais de haute prévoyance; car s'il fût resté à son
poste, le jour où les troupes françaises mirent le pied sur
la Savoie, il eût été mis en jugement et déporté.
En se retirant, il pouvait encore tenir les fils de l'admi-
nistration et secondé de ses courageux et intelligents
vicaires généraux, gouverner son diocèse. Mgr Paget
partit donc le 22 septembre 1792, après avoir fait une ordi-
nation, où il admit aux saints Ordres MM.Paquier, Ducret
et Favre, et au sous-diaconnat l'illustre M. Vuarin, qui fut
un des aides les plus dévoués de MM. les vicaires géné-
raux, durant les mauvais jours. Il quitta Annecy, à sept
heures du soir, avec sa sœur, accompagné de l'abbé Noïton,
et de M. l'abbé de Mont-Réal, son parent. Ils passèrent
— 419 —
par Taninges, les Gets et se rendirent à Saint-Maurice
en Vallais, où ils furent reçus par M. de Cocatrix, qui leur
offrit l'hospitalité. C'est de là que Monseigneur écrivit,
en date du 30 septembre 1792, une lettre au ministre du
roi (1), pour lui faire connaître les motifs de sa retraite.
En voici la teneur :
« Saint-Maurice, en Vallais, 30 septembre 1792.
« Excellence,
« Je me fais un devoir d'informer Votre Excellence que,
pour me mettre à l'abri de la persécuion, à laquelle j'étais
exposé dans ces malheureuses circonstances, je me suis
vu forcé, à mon grand regret, de quitter mon diocèse et
de chercher un asile à Saint- Maurice en Vallais, d'où je
n'en suis éloigné que de trois lieues, et par conséquert j'y
suis à portée de lui être utile. J'y ai laissé deux de mes
grands vicaires sur le zèle desquels je puis me reposer.
« Mon intention est de rester dans cette ville, jusqu'à ce
que les affaires prennent une autre tournure et qu'elles
me permettent de retourner à Annecy. Je supplie Votre
Excellence de vouloir bien faire part à Sa Majesté des pré-
cautions que j'ai cru devoir prendre pour ma sûreté et de
l'assurer de tout. mon zèle pour son service.
« Daignez, Monsieur, je vous en conjure, m'honorer de
votre bienveillance et de votre protection, dont j'ai plus
besoin que jamais, pour me soutenir au milieu des peines
et des inquiétudes, dont mon âme est accablée. Daignez
(1) Le ministre du roi était Son Excellence Pierre-Joseph, comte Graneri,
chevalier grand-croix de l'Ordre de Saint-Maurice, issu de la branche dé la
maison Graneri, qui descend de Thomas, premier marquis de La Roche. II
devint sénateur à Nice et ministre plénipotentiaire de Sa Majesté à la cour
de Rome. Le comte et commandeur Graneri fut envoyé comme ambassadeur
à Vienne, en 1781, ensuite en Espagne, d'où le roi le rappela à Turin, en
1789, pour en faire son premier secrétaire et ministre d'Etat.
— 420 —
aussi agréer le nouveau témoignage de l'entier dévouement
et du profond respect avec lesquels j ai l'honneur d'être, etc.
t j Jean-Maeie, éveque de Genève (1). •
Mgr Paget ne tarda pas à comprendre qu'il s'était fait
illusion sur la marche de la Révolution. Elle devint tous les
jours plus menaçante. Pour éviter toute récrimination con-
tre la terre hospitalière, qui avait accueilli tant de prêtres
de son diocèse, il franchit les gorges du Saint-Bernard et
se rendit à Aoste, où Mgr de Solaro voulait le garder. Il y
trouva des filles de la Visitation, qui eussent été heureuses
de l'abriter; mais apprenant que les troupes françaises
avaient franchi les limites de la Savoie, il prévit que ses
prêtres, ne pouvaut pas se soumettre au serment, fran-
chiraient en grand nombre le Mont-Cenis, pour chercher
un refuge à Turin, il voulut être au milieu d'eux.
Il avait, de plus, à leur ménager un abri, comme adou-
cissement à l'exil volontaire, auquel ils se condamnaient
par amour du devoir. Le lieu de sa retraite à Turin fut la
maison des prêtres de la Mission, soit les PP. Lazarites,
devenue le palais de l'archevêché (2). t II y reçut, dit l'abbé
de Mont-Réal, avec tous ceux qu'il avait retenus auprès
de lui ffamiliares), pendant six ans, l'hospitalité la plus
gracieuse et la plus généreuse, y compris les procédés
les plus délicats. » Dès ce moment, l'évêque de Genève
fut en exil. Il n'en exerça pas moins son autorité sur les
prêtres, qui. les uns vinrent se grouper autour de lui, les
autres demeurèrent cachés dans leur patrie, et sur les fidèles
du diocèse qui continuèrent, malgré l'absence du Pasteur,
(1) Archives royales. Lettre dn 30 septembre 1792.
(2i C'est dans cette maison que nous avons reçu nous-même la plus gra-
cieuse ni la plus douce hospitalité, de la part de l'illustre archevêque de Tu-
rin, Mgr Gaslaldi, pendant que nous avons fait aux archives royales les
recherches qui nous ont facilité notre travail sur nus évèques. Nous sommes
heureux, en terminant ce volume de notre histoire de donner à Sa Grandeur
un témoignage public de reconnaissance.
— 421 -
à rester dans le vrai bercail de Notre Seigneur Jésus-
Christ.
A NOS LECTEURS
En commençant la publication du second volume de
l'Histoire de l'Eglise de Genève, nous pensions pouvoir
arriver à l'époque du Concordat, qui a modifié profondé-
ment les limites de notre ancien diocèse. L'abondance des
matériaux que la Providence a placés sous notre main
nous a entraîné à donner aux monographies de nos der-
niers évêques plus d'extension que nous pouvions le
prévoir. Nous sommes donc obligé de nous arrêter à la
période de la Révolution, durant laquelle le clergé s'est
conduit de la manière la plus glorieuse. Notre travail sur
cette époque douloureuse est achevé. Nous l'avions pré-
senté en 1876, au concours ouvert par la Société Flori-
montane d'Annecy, sous le titre de Fragments sur l'his-
toire du diocèse de Genève pendant la Révolution, et une
mention honorable a été accordée à ces fragments trop
restreints pour mériter le prix. Le rapporteur, M. l'abbé
Ducis, a bien voulu en rendre compte dans la séance pu-
blique du 25 janvier 1877, en ces termes :
« Le troisième mémoire porte le titre de Fragments de
l'Histoire du diocèse de Genève pendant la Révolution,
« Epoque douloureuse, où des parvenus au pouvoir,
comme les persécuteurs de tous les temps, essayèrent
d'anéantir en France l'établissement de l'Eglise catho-
lique, qui avait résisté déjà et grandi depuis dix-huit siè-
cles. Epoque glorieuse, quand même, pour le diocèse de
Genève, auquel elle révéla des caractères d'élite, dont
quelques-uns auraient passé inaperçus sans cette tem-
pête.
— 422 —
« Après un tableau statistique du diocèse de Genève,
dont le centre était à Annecy depuis le seizième siècle,
l'auteur passe à l'application des décrets de la Convention
d'abord à la partie française du diocèse dans le pays de
Gex et le Val-Romey, puis à celle de la Savoie, qui venait
d'être occupée militairement en 1792; et successivement
à la direction das évêques de Savoie, réfugiés en Piémont,
«à l'intronisation de l'évêque constitutionnel à Annecy, aux
fêtes républicaines, etc.
« Les victimes de la Terreur furent MM. Vernaz, de
Cbevenoz, et Morand, du Biot, fusillés à Thonon ; Reve-
naz, de Seyssel, exécuté à Grenoble; Joguet, de Crest-
Voland, fusillé à Cluses; et Rey, guillotiné à Bourg. Nous
comptons ensuite plus de cent autres prêtres, ou gardés
dans les prisons à cause de leur âge, ou déportés à Roche-
fort, à l'île de Rhé et à la Guyane française.
« Il y a des pages émouvantes dans ce récit parsemé de
scènes de destructions d'objets religieux et de documents
historiques, d'arrestations et d'exécutions capitales, de
fonctions du culte remplies à la dérobée dans les chau-
mières et les bois, de fuites facilitées par des actes d'un
sublime dévouement. L'empire des circonstances ajoute à
la couleur vive et animée du style, d'ailleurs toujours
riche et élégant. L'ouvrage est appuyé de riches notes
statistiques sur le diocèse de Genève sous le rapport ter-
ritorial, administratif et personnel (1). »
Cette citation suffira pour faire comprendre à nos lec-
teurs l'à-propos d'un troisième volume, qui compléterait
cette histoire ; mais il nous faut pour cela l'aide de Dieu
et un nouveau concours de la part de nos souscripteurs.
(1) Revue sacoisienne, année 1877, n° l, p. 9 et 10.
FIX Dl SECOND VOLUME
PIÈCES JUSTIFICATIVES
PIÈCES JUSTIFICATIVES
N° I, page 60.
Les Sorciers à Genève
On ne pourrait croire à la multiplicité des sentences
portées à Genève contre les sorciers, si nous n'avions sous
les yeux les registres du Conseil.
Voici la liste des accusations et des condamnations pro-
noncées depuis 1609 jusqu'en 1615 :
ANNÉE 1609.
Pernette Faure, détenue prisonnière à Satigny pour
estre chargée de sorcellerie, a été arresté qu'on commet
les sieurs Gallatin et Lullin pour l'aller faire suivre par
la torture. Condamnée à l'estrapade. — 16 mars.
La même, après les trois estrapades, bannie à peine de
la vie. — 16 mars.
Pierre Passy, détenu pour sorcellerie, mis à la torture,
banni à peine de vie. — 17 mars.
Mia Pela, détenue pour crime de sorcellerie. Qu'elle
soit suyvie par la torture. — 17 mars.
Pernette Colomb, détenue pour crime de sorcellerie.
Bannie. — 23 juin.
Domaine Bal, détenue pour crime de sorcellerie, qu'elle
soit suivie par la torture. Pour avoir tué plusieurs bêtes,
mesme encore mis les diables au corps de plusieurs,
ayant confessé, arrêté qu'elle soit bruslée lundy pro-
chain. — 23 juin.
Mia Pela, détenue pour sorcellerie, qu'elle soit suyvie
par la torture. Arrêté qu'on la veille, de sorte qu'elle ne
dorme point par l'espace de quarante heures. — 23 juin.
Pernette Roy, détenue pour crime de sorcellerie, a
- 426 -
esté arresté qu'elle soit livrée au jugement de Dieu. —
23 juin.
Jehannie Bioley, détenue en prison de Satigny pour
sorcellerie, qu'elle soit suivie. Arrêté qu'elle soit bruslée.
— 26 juin.
Jaquemine Turin de Bourdignin, qu'elle soit suivie par
la torture. — 26 juin.
La Cracognoda. Qu'on la fasse veiller avec diligence, et
qu'à cet effet elle soyt mise clans ung quart de muraille
toute droitte (c'est la Mia Pela). Qu'elle soit condamnée
à demeurer en prison, entre quatre murailles. — 26 juin.
Humbert Bouillet, son mari, détenu. Qu'il soit banni.
— 26 juin.
Jaquoma Favre. Qu'elle soit répétée. — 26 juin.
Domaine Bernard, détenue pour sorcellerie et avoir tué
gens et bêtes et même d'avoir mis le diable au corps de
plusieurs, ce qu'elle confesse; arrêté qu'elle soit brûlée
lundi prochain. — 30 juin.
Jaquoma Favre de Bourdignin, détenue pour sorcel-
lerie à Satigny. Arrêté que si elle continue à confesser
qu'elle s'est donnée au dyable et estre marquée de luy,
nonobstant les autres négations, qu'on ne laisse de la faire
brusler avec l'autre. — 23 juillet.
Clauda Narphin, détenue à Satigny pour sorcellerie.
Arrêté qu'elle soyt visitée et qu'on la fasse répondre. —
23 juillet.
George Courtay, du pays de Vaux, soupçonné pour
sorcellerie. Arresté de le faire comparaître demain céans.
— 28 juillet.
Jehannie Guarin, détenue pour crime de sorcellerie,
s'estant étranglée en prison avec sa jarretière, arresté
qu'elle soyt traînée par la ville sur la claie. — 7 oc-
tobre.
1610.
Les Cuysins, emprisonnés pour soupçon de sorcellerie.
Us nient. Qu'ils soyent repassés et confrontés aux té-
moins. — 13 janvier.
Pierre Germain et sa femme Nicolarde, détenus pour
crime de sorcellerie, nient. Qu'ils soient appliqués à la
question. N'ayant pas voulu confesser à la torture, qu'ils
— 427 —
soient suivîs à îa troisième estrapade. — Une quatrième
estrapade. Ils nient. Bannis. — 13 janvier.
Loysa Gentil, détenue pour sorcellerie. Arresté qu'il soyt
de rechef informé contre elle, et qu'on la fasse répondre
sur la requeste de Jean François Syn, de sa femme, et Per-
nelle Romi, dont les enfants sont possédés par les démons,
qui accusent la dite Loysa. — 28 avril.
Loysa Gentil, détenue pour sorcellerie, et chargée par
nouvelles informations. Ayant nié par ses réponses et con-
frontation, arresté qu'elle soyt suivie par la question.
Ayant reçu une estrapade persistant à nyer, arresté qu'elle
soyt visitée par MM. Simon et Daniel Noël, pour voir
comme ont dit les filles de Jehan-François Syn, qui ont les
malins esprits.
Elle est condamnée à la corde. — 1er mai.
Etant rapporté qu'elle se trouve marquée à la tête
d'une cicatrice qui semble marque diabolique, comme
disent les chirurgiens, pour ce qu'ils ont mis une espingle,
sans qu'elle l'aye senti, ayant les yeux bandés, dedans la
cicatrice, et qu'il y a extension en son épaule, de sorte
qu'il y a danger de lui donner une seconde estrapade. Elle
est remise à la question. Elle avoue. Arresté qu'elle soyt
bruslée demain. — 7 mai.
Loysa Merlin, dite Gallopine, détenue pour crime de
sorcellerie; a esté arresté qu'elle soyt bruslée vendredi
prochain. — 16 mai.
Pernette Montron, prévenue de crime de sorcellerie,
arrêté qu'elle soyt suivie par la torture. Bannie. — 16 mai.
Françoise Marguin, aussi prévenue de sorcellerie. Arrêté
qu'elle soyt bannie, à peine de la vie. — 16 mai.
Clauda Narphin, prévenue pour sorcellerie, bannie à
peine de la vie. — 16 mai.
Pernette Pauffu, pour sorcellerie, qu'elle soyt suivie,
répétée et suivie, bannie à vie. — 16 mai.
Guillauma Chappuis, soupçonnée de sorcellerie, chassée
et bannie. — 16 mai.
Janton Dorzon, soupçonné de sorcellerie, mis à la tor-
ture, rompu, visité. Banni. — 22 juin.
Jean Ronzy, pour crime de sorcellerie, mort dans les
prisons. — 24 octobre.
— 428 —
Françoise Baud, veuve de feu Guillaume Grion, détenue
pour sorcellerie, qu'elle soit appliquée à la question. —
25 octobre.
Rollet Greffier, détenu pour crime de sorcellerie; qu'il
soyt suivi par la question. — 27 octobre.
Françoise Baud, qu'elle soit encore élevée à la corde,
sans estre suivie par autres estrapades. — 27 octobre.
Rollet Greffier, n'ayant voulu confesser par la question
ordinaire, arrêté qu'il soit visité s'il est marqué par le
diable, et qu'il soit veillé, façon accoutumée, sans dormir,
par l'espace de deux jours. — 27 octobre.
Nicolas Cullet , détenu pour soupçon de sorcellerie,
banni à perpétuité. — 1er novembre.
François Vicaire, de Faucigny, détenu pour soupçon de
sorcellerie, banni à perpétuité. — 1er novembre.
Ammi Aubert, détenu pour crime de sorcellerie. —
1er novembre.
Mathieu, femme de Michel, détenue pour sorcellerie et
bannie. — 1er novembre.
Le sieur Geôlier a baillé mémoire contenant qu'il y a
environ quinze femmes qui sont détenues prisonnières,
depuis cette contagion, pour être soupçonnées du crime
de sorcellerie, lesquelles prient estre libérées, offrant de
payer leurs dépenses et subir bannissement. Arrêté qu'il
se nantisse de leurs meubles pour le paiement de leurs
dépenses, sursoyant encore le jugement de leur procès. —
19 novembre.
Clauda Girard, veuve Pelloux, détenue pour crime de
sorcellerie, qu'elle soyt suivie à la question. — 19 no-
vembre.
Jeanne, fene de Jean Claret, item. — 19 novembre.
L'une et l'autre subissent trois estrapades ; qu'elles soyent
veillées, façon accoutumée, et visitées si elles ont marques
diaboliques. Elles n'ont pas voulu confesser. Bannies plus
tard. — 19 novembre.
1611.
Tyvent Chavannes, soupçonné de sorcellerie et détenu
pour avoir esté trouvé à heures nocturnes près l'estable
de Jean Coquin, en laquelle luy sont morts naguères dix
— 429 —
ou douze chevaux. Arreste qu'il soyt banni de la ville et
terres, à peine du fouet. — 18 juin.
Grangier du sieur le Faucheur, soupçoné de sorcel-
lerie. Banni. — 18 juin.
Clauda de la Place, détenue pour soupçon de sorcel-
lerie. Arrêté qu'elle soit répétée et attachée à la corde
sans être levée. Bannie plus tard. — 18 juin.
Pernette Paucourt condamnée au bannissement pour
sorcellerie, rentre. Fouettée à la porte de Cornavin et
rebannie à peine de la vie. Elle fut poursuivie par des
femmes servantes et enfants, et assommée à coups de
pierres. L'auditeur reçut l'ordre de parachever diligem-
ment l'information du dit meurtre. — 21 juin.
Chavagnat Jean, soupçonné de sorcellerie, qu'on le
fasse répondre. Relâché et remis au jugement de Dieu. —
19 juillet.
Mya Bourrequet, dicte Roy, détenue pour sorcellerie.
Arrêté que les témoins lui soient confrontés. Elle a été
laissée au jugement de Dieu. — 13 décembre.
1612.
Loyse Bastard, détenue pour crime de sorcellerie et
n'ayant rien voulu avouer en première question. Arrêté
qu'elle soyt suivie lundi et cependant rasée. Bannie. —
6 mars.
Clauda Aubert, pour crime de sorcellerie. Bannie. —
7 mai.
Mermette Charpina, détenue pour le même crime. —
7 mai.
En 1613, les condamnations sont beaucoup moins fré-
quentes pour les cas de sorcellerie. — Neuf personnes
seulement sont bannies pour soupçon de sorcellerie. En
1614, on ne trouve aucun cas, mais il n'en est pas de
même en 1615, où les magistrats sévissent avec une ef-
frayante rigueur contre ceux et celles qui leur sont dé-
noncés comme soupçonnés de sorcellerie.
1615.
Jeanne Vaxe, dicte Jappé, détenue pour crime de sorcel-
lerie, appliquée à la question. — 29 août.
— 430 —
Jeanne Baud, pour le même crime, soit torturée, suivie
en quatrième estrapade. — 29 août.
Jeanne Châtelaine, veuve de Jaques Finna, de Nyon,
détenue pour le même crime. — 29 août.
Sur le rapport fait par les dixainiers que la veuve
Richard Coponnex, Suzetta, mère de Jean Vaux, Joanne,
veuve de Jean Mauris, Anni Magnin, sont suspectes de
sorcellerie, elles ont été appelées. Arrêté qu'en temps de
peste elles ne pourraient être chassées ni du côté de Gex,
ni du côté de Savoye, arrêté qu'elles ne pourront sortir de
leur logis. — 29 août.
Jeanne Vaxe, dicte Jappé, détenue, après informations,
condamnée à être brûlée vive en Plainpalais, le 4 sep-
tembre.
Jeanne Baud, qu'elle soit suivie en quatrième estrapade.
— 4 septembre.
Estienna Coster, pour le même crime, qu'il soit plus
amplement informé contre elle. — 4 septembre.
Joannie Voutier, détenue pour le même crime. Arrêté
qu'elle soyt bannie à perpétuité. — 4 septembre.
Toyna, veuve de Maxime Guichard, aussi soupçonnée
de sorcellerie ; qu'il lui soit défendu de sortir. — 4 sep-
tembre.
Jeanne Châtelaine, qu'elle soit encore gardée aux pri-
sons. — 4 septembre.
Jeanne Portier, item. — 4 septembre.
Roletta Cudey, pour sorcellerie, qu'elle soit bannie.
— 4 septembre.
Jeanne Brouillet, pour même crime, qu'il soit plus
amplement informé. — 4 septembre.
Marie Coulonges, dicte Gribouria ; ayant été rapporté
que, nonobstant les divers bannissements et châtiments
publics, elle est revenue près de la ville et continue ses
maléfices, et mesme qu'elle se va meslant avec les portants
et les sains, attendu qu'à cause qu'elle a esté en lieux
infects, son procès ne luy peut estre fait, façon accou-
tumée; qu'on la condamne à estre arquebusée par le bour-
reau et qu'un seigneur auditeur luy aille de loin pro-
noncer la dite sentence. — 4 septembre.
Joanna Baud, détenue pour crime de sorcellerie et
— 431 —
n'ayant rien voulu confesser après la quatrième estra-
pade, arrêté qu'elle soit élevée encore une fois, sans
estrapade, puis soit mise à la beurrière, et que, aupara-
vant, on lui change de chemise. — 4 septembre.
Joanna Baud, détenue pour sorcellerie, n'ayant rien
voulu confesser par la torture, a été bannie de la ville à
perpétuité. — 6 septembre.
Jeanne Galeroy; le sieur Goullaz a rapporté que la dite
Jeanne, détenue pour crime de sorcellerie, a déclaré
qu'elle persistait aux confessions qu'elle a faites, le jour
d'hier, par devant nos seigneurs. Vu ses confessions et
déclarations, a esté arrêté qu'on condamne son corps à
estre traîné par le bourreau sur une claie par la ville et
estre entéré au gibbet du Champel, déclarant les biens
de la dite estre confisqués à cette seigneurie. — 10 sep-
tembre.
Amblard Corboz, détenu pour soupçon de sorcellerie,
qu'il soit appliqué à la question et estrapade. — 12 sep-
tembre.
Jeanne Brouillet, détenue pour soupçon de sorcellerie,
qu'elle soit gardée aux priions. — 12 septembre.
Joanne Boulet, pour soupçon de sorcellerie, bannie. —
12 septembre.
Amblard Corboz, n'ayant rien voulu confesser à la troi-
sième estrapade, veu les nouvelles charges rapportées
contre luy, arresté qu'il soyt rasé et changé d'habits et
suivy encore par deux estrapades, voire plus outre, à la
discrétion du Conseil qui sera aux prisons. — 12 sep-
tembre.
N'ayant voulu confesser après avoir reçu trois estra-
pades, attendu le rapport fait par le chirurgien, disant
luy avoir trouvé une marque qu'il asseure estre la marque
diabolique. Arresté, que le dit Corboz soit veillé, en sorte
qu'il ne puisse dormir jusqu'à lundi prochain. A ces fins,
à estre enjoint au geôlier de mettre deux hommes près
de luy qui l'empêchent de dormir. — 16 septembre.
Amblard Corboz, détenu pour crime de sorcellerie, veu
les soupçons et ses confessions, a esté condamné à estre
aujourd'hui bruslé vif en Plainpalais, et tous ses biens
confisqués à la s igneurie. — 18 septembre.
— 432 —
Catherine Capsa, détenue pour blasphèmes et sorcel-
lerie; qu'elle soit appliquée à la question. — 22 sep-
tembre.
Jeanne Mortet, dicte Columine, aussi détenue pour
sorcellerie. Qu'elle soit torturée. — 22 septembre.
Bernarde Galiot, détenue pour le mesme crime et cy-
devant torturée. Arresté qu'elle soit suspendue par les
bras et veillée, en sorte qu'elle ne puisse dormir de vingt-
quatre heures. — 22 septembre.
La Couilloda, La Coulamina, Jeanne Baud, détenues
pour crime de sorcellerie et n'ayant voulu confesser à la
question, arresté qu'elles soyent suivies et soyent veillées,
en sorte qu'elles demeurent vingt-quatre heures sans dor-
mir. — 23 septembre.
Pernette Rolet, détenue pour crime de sorcellerie.
Qu'elle soit torturée. — 27 septembre.
Jeanne Machet, détenue pour le même crime; qu'elle
soit bannie. — 27 septembre.
Bernarde Challiot, détenue pour le même crime, bannie.
— 27 septembre.
Catherine Carpsa, dite la Couilloda, détenue pour blas-
phème et crime de sorcellerie ; en son procès et ses con-
fessions d'avoir dft que le diable est plus fort que Dieu, a
esté arrêté qu'elle soit visitée par un chirurgien, et au
cas qu'elle ne soit pas marquée du diable, que néant-
moins elle soit pendue vendredy prochain, pour le dit
blasphème. — 27 septembre.
Ayma Pelloux, fene de Monnet Vijonnery, détenue pour
crime de sorcellerie, ayant esté accusée par la Coilloda
d'avoir esté avec elle à la synagogue du diable, et en
outre trouvée estre marquée de la marque diabolique.
Arresté qu'elle soit appliquée à la question. — 27 sep-
tembre.
La Coilloda, détenue pour crime de sorcellerie, arrêtée
qu'elle soit répétée sur ses confessions. — 29 sep-
tembre.
Ayma Pelloux, qu'elle soit suyvie par la question et
veillée vingt-quatre heures. — 29 septembre.
Pernette Roulet, item. — 29 septembre.
Catherine, fille de Hautto Carpsa, fene de Georges
— 433 —
Coillod, détenue pour sorcellerie et blasphèmes, lesquels
elle a confessés, a esté, arresté qu'elle soyt demain bruslée
vifve en Plainpalais et ses biens confisqués à la Seigneurie.
— 29 septembre.
Jeanne Brouillet, fene de François Malbuisson, détenue
pour sorcellerie. Qu'elle soit relâchée pour nourrir ses
enfants. — 3 octobre.
Ayma Pelloux, détenue pour crime de sorcellerie; ar-
resté qu'elle soyt suivie par la torture. — 6 octobre.
Le 1er géôlier a rapporté que la dite Ayma est morte
ceste nuit, aux prisons; arresté qu'elle soit traînée par
le bourreau sur une claye, depuis les prisons jusques au
gibbet de Champel. — 7 octobre.
Ayma Monge, détenue pour crime de sorcellerie ; ar-
rêté qu'elle soit mise à la question, si elle est trouvée
assez forte pour la supporter. Condamnée, veu son procès
et ses volontaires confessions à être bruslée vifve et ses
biens confisqués. — 14 octobre.
Nous savons que ce n'est pas seulement à Genève que
les sorciers furent poursuivis et brûlés. C'était une véri-
table épidémie au commencement du dix-septième siècle ;
mais pourquoi des écrivains protestants ont-ils osé dire
qu'à Genève les exécutions par le feu ont été rares et
qu'on n'en trouve plus de trace dès 1615?
N° II, page 67.
Lettre du euré Mandallaz aux magistrats de Genève,
au temps de la peste.
A Messieurs les Syndiques conseillers, citoyens, bourgeois
et habitants de Genève
Jhésus Maria.
Messieurs les Syndiques, conseilliers, citoiens, bourgois
et habitans de Genève, sy humblemant que fere puis, a
voustre bonne grâce moy recommande.
Messieurs, les bénéfices receu de vous, qui jadis ne aves
permis a aucuns mes émules et adverseires particuliers,
28
— 434 —
qui per lors avoent le primat en voustre cité de Genève,
fere à lur dessordonnee volunté de raoy qui, si humble-
mant que a moy est possible, vous mercie, et plisiurs
autres humanités particulières, per plisiurs de vous en-
vers moy feites, moy ont induit a désirer voustre spiri-
tuelle et corporelle prospérité, de sorte que per plisieurs
foys suis esté en délibération vous escripre, et toujours
creinte de vous irriter et despleire moy a empêché jus-
ques à presant, que la vraye charité, amour et dilection
que, en Jhesus je vous porte, a chassé de mon cœur la-
dicte creinte; car, sachant la multitude des voustres jor-
nellemant estre exterminée de ce munde per le gleive
divin de pestilence, ne moy puis tenir de vous condoloir, et
contenir de vous remantuer que vous prédécesseurs en
toutes les adversités et tribulations de peste, de guerre,
de famine et en toutes autres nécessites que lur surve-
noent, avoent recours a Dieu et feisoent, per les minis-
tres de nostre seincte mere Eglise, prêtres séculiers et
réguliers, fere prières, sacrifice et oblation sacramen-
telle du précieux corps et sang de nostre creatur et re-
demptur Jhesuchrist, et per belles dévotes et générales
processions et letanies imploroent la glorieuse vierge
Marie, les ordres angéliques de paradis, seinct Pierre,
prince des appostres voustre patron et tous les seinctz
et seinctes estre intercessurs pour eulx envers la majesté
divine : et per lur dévotes et continues oraysons ont tou-
jours apeisé la ire divine et de Dieu impetré grâce, et per
les susdicts moyens sont esté délivrés de peste, de famine
et de toutes autres tribulations et ont toujours évité la
guerre; come per plisiurs foys depuis XL ans j'ay vheu :
et croy que aucuns de vous en ont bonne mémoire : per
quoy ne est. nul bessoing les vous escripre. Et au temps
de vous ancestres, la cité de Genève estoit à toutes les
autres cités de la christienté exempleire de dévotion; et en
cérimonies, office, honnur et culte divin entre toutes cités
la première et plus excellente : et sy bien de Dieu pro-
tégée, que bien sovant dormiez suavemant en vous cou-
ches, estant les portes de la cité la plus part de la nuit
overtes, et nul ennemi vous doumageoit. Et sy bien, per
aucung sien occulte jugemant Dieu a permis, ayes per
aucung temps répudié la susdicte dévotion et office divin,
— 435 —
toutefoys ne veut que continuez à laisser le beau temple,
que en voustre cité en son nom a esté édifiez, désert du
divin office et de la tres-sacree oblation du précieux corps
de nostre creatur et redemptur Jhesuchrist ; ne ausy que
metties en oblivion les belles et generalles processions, que
avies acoustumé fere en Genève : a cause de quoy, a ce
que puis comprendre, Dieu qui a cure de tous humeins et
singulieremant de ceux desquieulx, il ne veult la damna-
tion, vous vouglant révoquer et réduire en la voye de
dévotion de vous prédécesseurs, permetz la mort pestiféré
soy peistre des corps de plisiurs de vous concitoiens,
combourgois et cohabitans de Genève : car les maulx, que
souffrons bien souvant, nous compellisent à nous retorner
a Dieu et a le prier mieulx que ne feit prospérité. A
cause de quoy, per les viscères de la miséricorde de
nostre creatur et redemptur Jhesuchrist, tant humble-
mant que fere puis, vous supplie avoir pitié, compassion
et miséricorde de vous-mêmes, et per les susdicts moyens,
corne vous predecessurs pour le passé ont feit, mettre et
fere diligence de apeiser la ire de Dieu, de qui la mein
apremant vous touche per peste, de quoy je suis tes-
moing, Dieu qui scrutatur les cueurs des homes très
dolant et marri, se vous le f cites, j'ay perfecte confiance
au pere céleste, qui est le pere des miséricordes et le
Dieu de toute consolation, que Hz aura miséricorde de
vous et vous perdonera vous pèches et vous consolera en
toutes vous tribulations et fera cesser la peste de entre
vous et sera voustre protectur et deffensur contre tous
vous adversaires visibles et invisibles, lequel, jour et
nuit tant dévotemant que fere puis, je prie vous vouloir
per sa infinie miséricorde perdonner vous pèches et ins-
pirer a ensuivre en dévotion vous predecessurs et per sa
seincte grâce vous préserver de peste et de toutes autres
maladies, adversités et tribulations et a tous vous vouloir
donner en ce munde très bonne et longue vie, et après, la
vie perdurable de paradis.
De Sernex, ce 9 de auost 1543, per voustre, témoing
Dieu, très humble servitur et oratur (1)
Fransois de Mandallaz, très indigne prestre.
(1) Archives de Genève. Portefeuilles historiques, dossier, n° 1304. Du
9 uoust 1543.
N° II bis, page 96.
Lettre de François Bachod au due.
Quando il trattato coi Bernesi fù concluso, il Concilio
Tridentino era finito, pero Vostra Altezza non potrà (sotto
pretesto di quel Concilio) commandar a quei popoli, che
mutino religione, come Lei mi disse avantieri di voler
fare.
Intendo che i Bernesi domandarono quel capitolo, non
già per zelo di religione, ma per compiacer ad alcuni
principali di quei, allora lor vassali, (per comper vassali
amovcndi?) Se sicuro che mandaron a visitar Vostra Al-
tezza, La Supplico, quanto io posso, umilissimamente,
che per conservarsi nella buona opinione ch' hanno di Lei
Sua Santità e tutti i principi Christiani, veda di ritrattar
quel capitolo, in modo che li sià l'onor di Dio ed il
suo (1).
\ F0, Vescovo de Ginevra.
Annessy, 5 di Settembre 1567.
N° III, page 127.
Lettres de Ange Gustiniani à Son Altesse.
I
Serenissime padre mio,
Via si maraviglierà che io La venga supplicare di piccola
grazia. I poveri ne richiedono ben d'assai minori al signor
Dio ? Io mi sono preso cura di mandare il fitto del prio-
rato di Peïllionex a Monsignore il cardinale di Vercelli, e
a questo fine e per soccorrere qualcuni miei necessitosi,
ho mandato a Ciambery cirea 3,500 florins, monete di
Savoia, pensando aggiungerne ancor 500. E ho trovato
che è proibito mandare simil monete in Piemonte, e di più
che li signori délia Caméra mi dicono volerli ritener per
(1) Archives royales de Turin. Lettere Vescovali.
— 437 —
il servizio di Vostra Altezza, e darmi testoni del Re. Cosi
ho pensato che essendo ben poco il commodo che Vostra
Altezza riceveria di questo fatto, e che apunto égli è,
come diceva la buona cananea : de micis quœ cadunt de
mensâ dominorum suorum e a me torneria molto disco-
modo e danno. Avendo già dato da un pezzo l'ordine a
Genova che si facesse il pagamento al Cardinale, non po-
tendo mi prevalere di testoni, de mi vogliari dare di sup-
plicar Vostra Altezza, come umilinente io la supplico, ordi-
nare ai predetti signori délia Caméra, che per questa
volta tanto, lascino passar la sopra-delta somma, ed io
ricevendo questa grazia a gran mercede preghero Iddio,
come non cesso di farlo, perla prosperità de Vostra Altezza
alla cui buona grazia umilmente mi raccomando e le bacio
le mani.
De Vostra Altezza,
Umilissimo et obligatissimo, etc.
f A. L. J.
Vescovo di Geneva.
D'Annessy, aile XI de februcio 1576.
II
Mando à Monsignore il Présidente Miglietti l'attesta-
zione che Vostra Altezza mi ha domandato, nella quale
ho seguito, quanto ho saputo, gli accortamenti, che essa
segnava. Non so come Vostra Altezza resterà sodisfatta,
almeno m'assicuro ch'Ella è certo délia divozione dell'
animo mio, conforme all'infinito obbligo che ho verso di
Lei, alla quale mi raccomando con ogni umilità e riveren-
tissimamente le bacio le mani, pregando Iddio nostro
signor li done lunga vita ed ogni contenti nella sua santa
grazia.
De Vostra Altezza,
Umilissimo et obligatissimo.
Il Vescovo di Geneva.
D'Annessy, al XIII genaio 1576.
- 438 -
N° IV, pages 143-170.
Lettres de saint François de Sales
Toutes les lettres de saint François publiées jusqu'ici,
soit par MM. Biaise, Peltier et Migne, sont postérieures à
son élévation à la prêtrise. La plus ancienne en date est
de 1593. C'est la réponse du saint à son père, qui le
presse de quitter le Chablais et de revenir à Annecy.
Celle que nous publions aujourd'hui est du 26 no-
vembre 1585. Elle est datée de Paris, où François, âgé de
18 ans, faisait ses études. L'adresse de cette lettre est
ainsi conçue : A Monsieur le baron oV Armence, à la Cha-
pelle (1).
On voit percer, dans l'âme du jeune étudiant le désir
de faire servir à la gloire de Dieu les connaissances qu'il
acquiert. Il nourrissait déjà à ce moment la pensée de
renoncer au monde et de se consacrer au service de
l'Eglise. Il y a, de plus, un vif sentiment de reconnais-
sance pour ce que M. François Melchior de Saint-Joire,
baron d'Hermance, avait fait pour sa sœur.
D'où sort donc cette lettre, restée si longtemps incon-
nue? Elle a été découverte dans les archives de Genève.
On se demandera peut-être comment cette lettre y est
arrivée. L'histoire en est assez curieuse. Le Baron d'Her-
mance était seigneur de Saint-Joire. Son château fut atta-
qué en 1 589 par les Genevois. Tous ses papiers furent
saisis et ses lettres restèrent sous séquestre. Il les réclama
vainement aux magistrats de Genève, qui répondirent le
11 février 1592, que Messieurs n'avaient pas encore fait
visiter tous ses papiers, pour voir ce qui pourrait servir à
la seigneurie. Jamais ils ne furent rendus, et la lettre
autographe de saint François est restée aux archives.
(1) Nous ne saurions préciser quel est l'endroit désigné sous ce nom :
La Chapelle.
— 439 —
I
A Monsieur,
Monsieur le baron fîArmence, à la Chapelle.
Monsieur,
Despuys vostre dernier voyage en ceste ville, javoys
tousjours bien bonne dévotion de vous escrire, ce que tou-
tefoys je navoys osé fayre; mays, ra'ayant escript un de
mes amis de l'honneur et faveur que vous avez faict à
une mienne sœur, je me suis persuadé que le trouverez
bon de moy, auquel vous fistes tant d'acueil dernièrement
en ceste ville; joinct aussi que ne pouvant encores (Dieu
m'en face la grâce pour l'advenir) fayre paroistre l'affec-
tion que j'ay de vous fayre humble service, j'ay voulu,
(comme il s'accoustume), vous en donner souvenance par
lettres, et maintenant que je suys au milieu et meilleur
âge de mes estudes, si je puys cognoistre seulement par
presumption que preniez en bonne part mes lettres, ce me
sera comme un aultre corage pour poursuyvre mon entre-
prise en l'estude, laquelle j'oseroys bien me pi omettre
(sans me flatter) réussira au bien que je désire, Dieu
aydant, qui est de le bien pouvoir servir, puys après, vous
fayre service, à qui j'ay tant de debvoir et obligation.
J'auroys bien bonne volonté de vous escrire des nou-
velles de par deçà, mays les nostres ne sont que de col-
lèges, outre ce quelles sont si incertaynes (on a faict le
prince de Condé mille foys mort) que, pour ce seul res-
pect, il me semble que je suys assez excusé den escrire.
Atant que je vous bayse bien humblement les mains et
prie Dieu, Monsieur, qu'il vous tienne en santé et très-
heureuse vie, vous suppliant de vous resouvenir de moy
comme de celluy qui est et sera à jamais Votre plus
humble serviteur.
{Signe) François de Sales.
Monsieur Déage vous bayse bien humblement les
(mains.) De Paris ce 26 novembre 1585 (1).
(I) Archives de Genève. Portef. histor., dossier, n" 2,059. — Cette lettre a
été publiée dans Y Abrégé de la vie de saint François, 1877, et par
M. Jules Vuy dans la Revue savoisienne dans la même année et dans la
Philothée.
— 440 —
II
Monseigneur,
Je donnais advis à Votre Altesse du voyage que je
devais faire en France, et du sujet qui m'y portait, pour
lequel, ayant presque inutilement employé plusieurs mois,
Me trouvant maintenant de retour, j'estime aussi lui en
devoir donner advis, affin qu'elle sache où ses commande-
ments me rencontreront, quand il lui plaira m'en honorer;
ce que je me sens toujours plus obligé de faire, devant
entrer en la charge d'évêque par le trépas du bon et saint
prélat duquel Votre Altesse avait tant goûté la piété, en la
succession duquel (puisque ça été le bon plaisir du Saint
Siège et de Votre Altesse de m'y appeler), j'espère vivre
heureusement, parmi une infinité de travaux et de peynes
qui s'y présentent, sous la faveur et protection de Votre
Altesse, pour la prospérité de laquelle je feray toute ma
vie prières à Notre Seigneur et demeureray
Monseigneur,
Son très humble et très obéissant sujet
serviteur et orateur,
François de Sales,
élu évêque de Genève (1).
Thorens, le 14 novembre 1602.
(L'original est à la Visitation de Turin.)
III
A Monsieur de Sancy.
Touchant la provision de la cure de Saint-Mathieu et
doyenné de Vullionex que vous désiriez de moy en faveur
d'un fils de Monsieur le baron du Villard je vous prie,
Monsieur, de faire considéiation de Testât auquel je suis
(1) Au moment de mettre sous presse, nous apprenons que M. l'abbé
Tremey vient de. publier cette lettre dans le dernier numéro de la Revue
savoisienne.
— 441 —
touchant les bénéfices de ces balliages. Sa Sainteté, sa-
chant fort distinctement la disposition de ces pauvres
peuples me dépescha un brief exprès et bien ample, par
lequel elle me charge de désunir tous les bénéfices tant
cures que autres des balliages de Thonon et Ternier,
lesquels, jusques à cette heure, avoyent estés unis à la
milice de Saint Lazare et outre ce de prendre, sur tous
autres bénéfices des dits balliages de quelle qualité qu'ils
fussent et sur tous biens dépendants de l'Eglise, ce qui
seroit nécessaire pour les portions des curés et prédica-
teurs, en cas que les bénéfices de Saint-Lazare ne fussent
suffisants, avec tout pouvoir d'unir les paroisses ensemble
ou les diviser, selon que je jugerois à propos. Or, Mon-
sieur, j'estois sur le point de voir la dernière exécution
de ceste volonté du Saint-Siège, quand ces troubles de
guerre survindrent et, en considération de la ruine de
beaucoup d'églises et du peu de revenu des autres, j'avois
presque partout uni plusieurs paroisses en une, selon les
distances et autres circonstances des lieux, et entre autres
j'avois joint les cures de Vullionex, Confignon et Bernex,
tant pour la commodité des revenus que parce que l'église
de Vullionex est en masures, et du tout j'ay envoyé au
Saint-Siège distincte et vraye instruction, ainsi que j'en
suis obligé à suyvre, ce qu'une fois pour tout j'en ay or-
donné après meure délibération, puisque l'advis en est
allé jusques aux mains des supérieurs ; et que d'ailleurs
malaysement se pourroit il mieux faire, mays surtout
après que j'auroys levé du Doyenné de Vullionnex la por-
tion nécessaire pour la cure de Bernex en supplément de
ce qui manquera; d'ailleurs je n'en puis aucunement dis-
poser au préjudice du tiers, qui s'est toujours maintenu
en possession avec provision de Romme.
Que me fait vous supplier, Monsieur, de prendre en
bonne part, si je ne rapporte au contentement de Monsieur
du Villard ce que vous désiries, puys qu'il tient au pou-
voir que je n'ay plus, et non à l'affection laquelle j'y ay
très entière, quand ce ne seroit que pour Fhonneur que
je porteray toujours à tout ce qu'il vous plaira me recom-
mander. Ce qu'attendant de tesmoigner par effect, quand
il plaira à la divine bonté m'en donner le pouvoir, je la
— 442 —
prierai vous donner, Monsieur, longue et heureuse vie en
la bénédiction de sa grâce.
D'Annessi, le 6 de novembre 1600.
Votre bien humble et affectionné serviteur.
A cette lettre, adressée par saint François à M. de
Sancy, nous nous faisons un plaisir d'en joindre une autre
à M. le marquis de Villard, concernant la demande de la
cure de Saint-Mathieu et du Doyenné de Vullionex, pour
son fils.
IV
Monsieur le baron du Villard,
Monsieur, j'ay tousjours porté dans le cœur beaucoup
de désir d'aggréer à tous vos semblables et à vous parti-
culièrement, dès que j'eu le bien de jouir plus familière-
ment de vostre conversation, au temps que vous me re-
mettez en mémoire par vostre lettre, que me rend autant
plus de regret, me voyant les mains liées et me trouvant
hors de pouvoir, au sujet pour lequel vous m'escrivez avec
tant de courtoisie, et que M. de Sancy me recommande si
affectionnément, puisque quant à la cure je suis engagé
dans l'ordre que j'en ay pièce envoyé au Saint-Siège apos-
tolique, par le quel elle est unie avec celles de Bernex et
de Confignon. Et quant au Doyenné, je ne saurois rompre
la provision de Romme faicte pour M. d'Angeville, ni faire
chose quelconque à son préjudice, sans l'ouïr juridique-
ment avec connaissance de cause. Je me promets tant de
votre vertu que je luy propose la raison ainsi simplement,
estimant qu'elle la recevra de bon cœur. Faictes moy
doncque ce bien, Monsieur, et croyez, je vous prie, qu'en
toutes occasions où j'auray le pouvoir esgal à la volonté,
vous me rencontrerez tousjours prompt et prêt pour le
contentement de vos désirs; de quoy je prie Dieu me
mettre bientost en main les occasions et vous donner,
— 443 —
Monsieur, heureuse et longue vie en sa grâce et protec-
tion.
D'Annecy, le 6 novembre 1600 (1).
(D'après l'original. J
V
Establissement de Sacconnex faict par l'ordonnance de
Mgr le Reverendissime evesque et prince de Genève
La cure de Grand-Sacconnex à la quelle on a annexé
Pregny, Chambessy, Lornia, Vallovrey et Collovrey, pour
laquelle l'on assigne la disme du dit Sacconnex, qui est de
douze coupes froment annuelles, douze coupes froment,
plus la disme de Lornia, qui vault par arcensement annuel
vingt à vingt-cinq paizaus, (25 paizans), plus deux cents
florins sur la portion de Saint-Jean, deux cents florins,
plus sept onces et demy d'or doux pour l'abbergement de
l'abbaye du Jonc qui font cent florins.
-J- François,
évêque de Genève-,
(D'après l'original.)
VI
A Messieurs,
Messieurs du Conseil de la sainte maison de Thonon,
Messieurs,
Je vous envoyé l'original que vous avez désiré de moy
avec quelques autres papiers qui regardent le mesme
sujet, et ne sçai pourquoy les syndicques de Thonon pre-
(1) Cette lettre, comme la précédente, écrite de la main de saint François,
n'est pas signée, mais elle est authentique comme écriture. Ces deux lettres
avaient été données, en 1815, à M. le curé Merme, par M"° Louise Du Noyer,
épouse de Dominique Dupuis, marquis de Nonglnrd. Cette dame avait reçu
en dépôt ce précieux manuscrit avec beaucoup d'autres papiers, écrits de la
main de saint François de Sales, lorsque la révolution éclata en Savoie, en
1793. Il lui avait été remis par sa sœur, M°° Du Noyer, de Chambéry, alors
supérieure de la Visitation.
_ 444 —
nent ce biais de nier une chose si claire qu'ils ne peuvent
ignorer.
Je prie Notre-Seigneur qu'il vous donne abondamment
l'assistance de son saint esprit et suis,
Messieurs,
Votre serviteur plus humble en Notre-Seigneur,
f François,
évcque de Genève (1).
VII octobre 1604.
VII
Billet à une dame veuve.
Il est impossible de se treuver demain, à neuf heures,
car ni Madame Vulliat ne sçauroit estre preste, ni je ne
sçai comment nostre fille le pourroit estre aussi, attendu
qu'il faudroit partir au fin moins a trois heures de mattin.
Il sera donq meux de bien s'apprester, prendre une bar-
que exprès et assigner le jour du départ. Cependant mille
et mille fois le bonsoir, ma très chère mère, que Notre-
Seigneur veuille a jamais bénir. Amen et le bon soir
encor à la chère grande fille et à la fille malade (2).
( Copie de V original.)
N° V, page 151.
Lettres du l'ère Chérubin.
Au ministre secrétaire d'Etat de Son Altesse.
I
Pax X1 Amen.
Excellence,
J'ai esté envoyé deçà le lac pour pacifier (appaiser)
Messieurs de Fribourg et demander terme au moins d'ung
(1) Cette lettre est à la bibliothèque de Genève. (Vitrine n° 10.)
(2) Sans date ni signature, mais indubitablement de l'écriture du saint
— 445 —
moys pour la Sainte Maison du debte qu'on leur doit, et
avec ceste occasion prêcher en des lieux voysins des héré-
tiques, où, par la grâce de Dieu, je trouve grande dispo-
sition, plus qu'on ne croyait jamais de delà, ce dont Votre
Excellence sera un peu mieux certioré (instruite) quand je
serai de retour à Thonon, faisant ceste-cy seulement pour
l'advertir qu'un seigneur fort principal de ces quartiers
m'a chargé exprès de faire entendre à Son Altesse que,
pour certaine alliance des cantons catholiques avec sa
dicte Altesse, on se devait trouver sur les états de la dicte
Altesse, et on était toujours attendant nouvelles, mais les
dicts cantons ne s'y ayant receu aucun advys, ils en de-
meurent fort émerveillés, ayant déjà juré dans leur pays,
en attendant la suyte craint le dit seigneur, à qui des amis
en ont écrit de Lucerne, que cela n'apporte quelque pré-
judice au service de Son Altesse, et me dit qu'il en touche
un mot par sa lettre à M. le comte de Tournon (1) laquelle
aussy j'adresse dans ce paquet, laissant tout cet avys à sa
meilleure disposition et prudence.
L'on a veu ici d'effroyables signes en l'aer, dont je me
réserve aussi d'en escrire à plaisir au retour qui sera
bientôt, Dieu aidant.
Je laissay à mon départ la Sainte-Maison en très-grande
nécessité tant nos pères qu'aussi pour le regard du nou-
veau collège commencé. Je sais que la piété de Votre
Excellence servira assez de recommandation pour les
ayder des deniers qui sont deubs, mais ayant veu de deçà
combien est nécessaire de donner satisfaction à Messieurs
de Fribourg, pour obvier à une plus grande ruyne de ce
saint œuvre, je la supplye de nous favoriser de tant que
d'advancer le payement et, laissant encor pour les der-
niers tous autres, à qui l'on doit bailler argent, faire re-
mettre au sieur Battelin tout ce qui sera possible, pour
réparer cette grande perte.
Puisque ny par la voye du sel, ny par l'assignation sur
la décime ecclésiastique, la Sainte Maison ne peut satis-
fayre à ce grand debte, il faut au moins, en traînant les
(i) Le comte de Tournon était résident de Son Altesse auprès des cantons
suisses. Il demeurait à Fribourg.
- 446 —
ailes et épargnant le plus qu'on peut, sortir de cecy, dont
je supplie Votre Excellence faire accélérer le tout, afin de
ne courir tant d'injustices, et je l'asseure que ce sera une
très grande aumosme, priant Dieu qu'il luy accroisse ses
sainctes grâces et bénédictions.
De Votre Excellence,
Très humble et très affectionné serviteur en Dieu,
F. Chérubin, capucin.
De Cotin, près Romont, le dernier d'octobre 1604.
II
A Son Altesse Royale.
J'ay bayllé au secrétaire Achiardi avis de gaigner au
service de Votre Altesse une des principales maisons de
tous les cantons des Suisses, qui fera venir envie à grand
nombre d'autres. Pourquoi je lui recommande, autant qu'il
m'est possible, confirmer le sieur comte de Tournon à tra-
vailler par de là, en ce temps et au calamiteux qui se pré-
pare, près les Bernoys. Je scay combien vertueusement et
au grand service de Votre Altesse Royale s'est comporté
le dict sieur comte de Tournon, son ambassadeur, et le bel
esprit duquel il est doué, et combien il avance, malgré
tous autres rapports; au contraire et partout. Je requiers
Votre Altesse de croyre être ainsi alliée ne se fayt pas
facilement et n'oblier ce si bon serviteur qui s'est plongé
en toute nécessité, pour ne manquer en rien à son service.
Je supplie Votre Altesse d'escrire un mot au dict comte,
dé traiter certaines choses d'importance pour le service
de Votre Altesse, de quoi en ayant éclaircissement à lui
rendra grand contentement. Et sur ce, je luy fay très
humbles révérences et demeure,
De Votre Altesse,
Très humble et très affectionné serviteur,
F. Chéeubin, capucin (1).
P.-S. Je la supplie, ne tardez plus de mander (appeler,
le P. Gardien pour le fait de Milan et luy dire les affaires)
(1) Archives royales de Turin.
— 547 —
qui me preçent d'aller à la cour, le priant de l'ayder et
luy faisant si bon visage que ce père soit de tout icy à
à son service.
N° V bis, page 179.
Fragment d'un rapport de Charles-Emmanuel à son cousin
le roi d'Espagne.
Après avoir nié qu'il ait reçu des millions des souve-
rains pour cette petite entreprise avortée, le duc établit
en thèse le droit qu'il avait d'attaquer les Genevois :
• Abbiamo fatto una sovrapresa santa, giusta, senza con-
trevenire al capitolo délia stabilita pace; riescibile in
tempo opportuno, in stagion propria, con poco rischio et
munco costo. Santa, per esser la città di Ginevra capo
seminario e settaria dell'eresia calvinista. Giusta, perche
gli abitanti non sono solo ribelli à Dio, ma à noi, principe
naturale, come per tante scritture e cosi lungo professo
possiamo far fede, e anche perché essi contro ogni ragione,
hanno di fresco con mano armata vietato gli ordini nostri
sopra l'estrazione dè grani, che pure si sogliono fare da
tutti gli principi supremi per la manutenzione dell' abbon-
dunza nè loro stati; e pretesero ancora con laforza, esen-
tarsi da' carichi a chè sono obbligati i beni che possedono
nel nostro dominio, senza aver riguardo che i sudditi
délie due Maestà, li pagano senza contradizione, siccome
fanno i nostri per li beni che possedono negli stati loro.
Non portando alterasione di pace, perché nè capitoli
di essa non si trova Ginevra compresa spccificamente ne
tan poco tacitamcnte, essendo troppo lontano del verisi-
mile ed alieno dalla santa mente di nostro signore, che
la abbia inteso di questa maniera, anzi manifestandosi il
contrario, dal non avère il signor cardinale di Fiorenza in
Vervins voluto dare orecchio alli deputati di Francia,
quando chè da loro ne fù trattato, e dal Marchese de
Lullin nostro ambasciatore fatta istanza in contrario.
Al che si aggiunge, «che in detti capitoli délia pace, non
si fà menzione de Ginevra, ma solo dè signori svizzeri ç
— 448 —
loro alleati che sono norainati Vallais, Saint-Gai, Mul-
hausen ed altri, con queste parole francesi, et autres alliés
et confrères des dits seigneurs des Ligues, sotto le quali
si gli detti di Ginevra volessero intendere d'essere com-
presi, sarrebe senza fondamento, perché le particolarità
sogliono derogare alla generalità, di modo chè, avendo
nominati i suddetti Saint-Gai, Mulhausen et Vallais et non
loro, chiaro è, che restano esclusi, ne possono valersi de
queste parole, perché essi non sono ne associati ne sotto
la protezzione di detti signori des Ligues per quali
s'intende i signori dé tredici cantoni non di due o tre di
loro, di modo chè, in ogni caso, quando si volesse com-
prendere Ginevra, bisognerebe che l'articolo dicesse; « et
autres alliés des dits seigneurs des Ligues ou de quelques
cantons particuliers », ne tan poco puô esser valida qualse
voglier dichiarare che avesse fatto, o potesse fare il Re
di Francia, che vi siano compresi, non potendo cio fare
da se solo, senza l'approvazione di sua santità e consento
di S. M. cattolica, quale e persona intrante in detto trat-
tato, e di noi che vi siamo nominati ed abbiamo sempre
impugnata detta inclusione (1).
N° VI, page 223
Note de Charles-Auguste de Sales
Voici ce que dit Charles-Auguste de Sales dans la pré-
face de la vie de son oncle :
« .... Outre cela j'ay absolument veu tous les papiers et
tout ce qui estait au cabinet du mesme bienheureux eves-
que, les registres du greffe de l'officialité, les archives de
l'église cathédrale, de la cité d'Annecy, de nostre maison
tant à Sales qu'à la Thuille. tous les papiers qui estaient
entre les mains de la mère" supérieure de Chantai, les
manuscrits de Michel Favre, son confesseur et aumônier,
les comptes et remarques de Georges Roland, les mémoi-
(1) Archives royales de Turin. Pièces diplomatiques.
— 449 —
res et remarques de Monsieur et très-honoré père Louys,
comte de Sales et tous autres que j'ay peu trouver, fai-
sant foy et jugement est dehors.... •
N° VII, page 220.
Lettres de Charles-Auguste
I
A M. le marquis de Saint-Thomas.
Monsieur,
Me ressouvenant très bien que vous me fîtes l'honneur,
il y a un an, de m'introduire auprès de Leurs Altesses
Royales, et croyant que vous me continuez, par une très
particulière bonté, le bien de votre puissante amitié, j'ose
vous supplier encore de présenter à Monseigneur et à
Madame Royale ces deux petits livres, dont il y a une
copie pour vous. Il me déplait fort que la reliure n'en
vaut presque rien ; mais, c'est un effect ou un défaut qui
procède de la pauvreté de cette ville, ou deux relieurs
étant morts, le troisième n'en sçait pas plus. Je prie Dieu
que cette suivante année vous soit très-heureuse et toutes
les autres encore, pour un très long temps, et qu'il vous
inspire de me commander, affin que je puisse paroître ce
que je suis,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant et très-obligé
serviteur et allié,
■\ Charles-Auguste,
évêque clen.
29
N° VIII
Lettre du même à Son Altesse.
A Son Altesse.
Madame,
Ayant déjà escrit à Votre Altesse Royale par le retour
du sieur commandeur de Lambert, je reviens à luy dire
que je. me ressens de nouveau rie sa parfait te bonté, en
ce qu'il ne lui a pas plu de déférer à la calomnie noire,
qui auroit esté brassée, ces mois passez, contre mon inno-
cence, par un perfide domestique de Monseigneur de Ge-
nève, à l'insceu de ce très- bon et très digne prélat. Or. ce
malheureux est fugitif, à ce qu'on dit, du rosté de l'Italie,
emportant une quantité notable d'argent qu il a derrobé à
son maistre, le quel est à l'extrême de l'affliction, non
tant pour l'argent que pour le très cordial amour qu'il me
porte. Hélas! si j'eusse pu de.-couviir de meilleure heure
cette malice, je n'aurais pas tardé de me justifier auprès
de Votre Alhsse Royale, laquelle je supplie de croire
qu'entre des milliers de personnes qui me t'ont l'honneur
de m'aymer, il s'en trouve quelques-unes qui me portent
une envie mortelle, et je ne says pourquoi.
Au reste, Madame, quoy que ma vie paroisse d'avoir
esté bien meslée, je suis prest d'en justifier les actions
par de si bonnes raisons qu". si Votre Altesse Royale les
avoyt ouïes. Elle auroit en horreur mes calomniateurs, et
peux dire confidentiellement à ma souveraine que, jusqu'à
présent, j'ay été plus malheureux que criminel.
J'espère tant en la divine bonté, qu'elle me fera la
grâce de me comporter si bien cy après et de nie mirer si
soigneusement dans les vies de mes deux oncles, qui, sans
difficulté {tassent pour deux des plus excellents et dignes
prélats de notre siècle, que Votre Altesse Royale ne se
repentira point de m'avoir faiet évesque. Mais je la sup-
plie et conjure, par les entrailles de la miséricorde de
Dieu, de m'accorder d.Mix cho-es, l'une de me faire ad-
Ycrtir. quand l'envie luy aura dit quelque chose de \w<y,
— 451 -
ou d'en faire informer ; et l'autre de vouloir me protéger
en l'administration de ma charge pour le chastiment des
vices et pour la distribution des bénéfices aux personnes
dignes et méritantes. Si jamais Votre Altesse Royale ne
doibve douter de la fidélité que je luy ay une fois jurée;
car, sinon que Dieu m'oste tout à fait le jugement,
Madame,
De Votre Altesse,
Le très humble et très obéissant serviteur ,
Charles- Auguste,
evesque iïEbron.
D'Annecy, le 16 janvier 1644.
N° IX, page 261.
Histoire de Lunati
Jérôme Lunati était originaire de Milan. D'après une
lettre de Mgr Jean d'Arenthon, il était religieux et diacre.
Sa conduite lui valut une citation au tribunal de l'Inqui-
siteur et une sentence d'emprisonnement qu'il esquiva par
la fuite. Il gagna Lyon et vint de là Genève, où il se pré-
senta au Consistoire, comme une victime de l'Inquisition.
Il s'empressa d'y renoncer à ses antiques croyances et
adopta la religion de Genève. C'était un titre alors, pour
mériter la bourgeoisie d'honneur. Cependant, quelques
bruits malveillants coururent sur son passé, et Jean Diodati,
conseilla aux syndics de ne pas la lui donner de suite.
Blessé de ce refus, Lunati fit entendre que cette opposition
ne pouvait provenir que de la part de deux Italiens, apostats
comme lui, dont il raconta la conduite ignominieuse, Fran-
cesco Grimaldi et Battisto de Corio de Crémone. Tous les
trois comparurent et purent se dire leurs vérités. Peu
édifiés, les syndics donnèrent à l'un trois jours, à l'autre
cinq, pour quitter Genève ; le troisième fut relâché jusqu'à
plus ample information.
— 452 —
Lunati ne s'éloigna pas. Grâce à quelques protecteurs,
et à titre de victime de l'Inquisition, il fut reçu habi-
tant.
Tout alla bien pour Lunati jusqu'en 1639, où une
plainte fut portée contre lui, comme s'il s'était rendu cou-
pable de malversation.
Néanmoins, Lunati fut surveillé de près, et un jour, il
fut dénoncé, comme ayant des rapports fréquents avec
M. de Neveton, Prieur de l'abbaye de Pomier, qui avait
une chambre en ville.
Ceci était plus sérieux. On en vint de suite à des soup-
çons, qui bientôt se confirmèrent. Qu'était-il arrivé? Ayant
fait des réflexions sérieuses sur son passé, et comparant
de près la conduite des inquisiteurs genevois et celle des
inquisiteurs milanais, qui l'avaient traduit au saint office,
il commença à voir que le régime établi par Calvin avait
des sévérités, dont il ne s'était point douté jusqu'alors. Il
fut même dénoncé, comme s'étant présenté à un religieux
du voisinage, pour obtenir de lui la communion, et lui
avoir protesté « qu'il avait conservé la foi de son enfance et
ayant toujours son affection entière à la religion romaine,
dont il se déclarait l'enfant. » De telles dispositions ne
pouvaient plaire aux hauts seigneurs de Genève, qui le
citèrent au Consistoire et le condamnèrent à la prison.
Un arrêt de bannissement fut prononcé contre lui, avec
défense de rentrer jamais. Il est à remarquer qu'en sor-
tant de sa prison, Jérôme Lunati attribua sa délivrance à
la protection de Notre-Dame des Voirons « Lorsqu'il était,
est-il dit dans les registres du Conseil, dans les plus grands
affres, il s'était voué à Notre-Dame des Voirons, qu'il avait
toujours devant les yeux et dans le cœur. »
Lunati avait une petite propriété à Pesay, à l'extrême
frontière de l'Etat de Genève; il s'y retira. Ne pouvant
plus donner ses leçons dans la ville, il se dirigea vers Cham-
béry, où, grâce à ses talents, il prit une agence d'affaires,
se chargeant, comme procureur des causes portées au
Sénat.
Lunati eut des relations avec Mgr Jean d'Aranthon
d'Alex, et il finit par lui laisser une dizaine de mille francs
pour fonder, dans sa propriété de Pesey, une chapelle,
— 453 —
sous le vocable de l'enfant Jésus, chapelle qui put servir
aux catholiques habitant Genève , et où ils pouvaient
assister à la messe les dimanches et fêtes; de là, est
venue cette dénomination du « domaine de la Chapelle »,
dans le voisinage du bâchai de Pesay.
N° X, page 283
Relation de l'insulte faite à M. de Chauvigny, Résident de Fiance
Nous, F.-J.-B. Berger, de la ville de Paris, prieur de la
chartreuse de Villeneuve-les-Avignon, et F. Antoine Coster
du lieu de Montvernier en Maurienne, prieur de la char-
treuse de Marseille, visiteurs ordinaires de la province de
Provence et commissaires envoyés par notre Révérend P.
Général pour visiter la chartreuse du Reposoir en Fauci-
gny et autres maisons de l'Ordre, passant par Annessy, au
îetour de notre commission, pour en aller rendre compte
à N. R. P. en chartreuse, avons fait la présente relation à
la prière de quelques uns de nos amis en la manière sui-
vante, pour fixer de par cet écrit la vérité du fait et em-
pêcher qu'elle ne soit altérée par les autres écrits qu'on
pourrait faire.
Après avoir achevé notre visite à la dite chartreuse du
Reposoir, et ne pouvant, à cause des neiges, passer par les
montagnes, pour aller droit en Chartreuse, nous primes
notre chemin par Genève où nous arrivâmes avant hier.
3 décembre, premier dimanche de l'Avent, sur les quatre
heures du soir, accompagnés de VV. PP. Dom Joseph Du-
chesne et Dom Chrysante Boutcheu, tous deux de Rouen,
prieur et procureur de la dite chartreuse du Reposoir,
allant le premier à Genève, pour traiter d'affaire avec un
bourgeois de la dite ville et le dernier à Chambéry, pour
d'autres affaires de la même maison; ayant mis pied à
terre au logis des Trois Rois, nous fumes tous quatre à la
maison du dit Sieur de Chauvigny, Résident, pour lui rendre
visite, les deux premiers de nous, ayant l'honneur d'être
connus et aimés de lui depuis longtemps. Comme il ne se
— k>i —
trouve pas chez lui, nous en sortîmes après l'avoir attendu
quelque temps, ayant recommandé à ses gens de lui dire
que nous ne manquerions pas de lui aller rendre nos res-
pects le lendemain.
En retournant aux Trois-Rois, un certain tambour de
la ville voulut faire querelle à un de nos hommes, qui nous
suivait, disant qu'il le poussait, quoiqu'il ne l'eût pas ap-
proché.
Le lendemain quatrième jour, dédié au martyr de
sainte Barbe, nous retournâmes chez M. le Résident où,
nous ayant reçus avec son honnêteté et amitié ordinaire,
nous dîmes tous quatre la sainte messe dans la chapelle
du roy, dont. M. le Résident entendit la première, et nous
dîmes, à la fin de chacune, les prières pour sa majesté.
Dans le temps que nous disions la messe, on chantait
dans une maison voisine la chanson de l'Escalade, qui s'en-
tendait distinctement.
Ayant achevé les trois premières messes, pendant qu'on
disait la quatrième, les trois premiers de nous, sortant de
la chapelle, trouvèrent M. le Résident qui, nous ayant fait
voir les appartements de la maison, les mena dans une
belle vedette au dernier étage, ouvert de tous côtés, d'où
il leur faisait voir le lac et remarquer la belle vue.
Comme nous regardions de tous côtés, là on tira un
coup de pistolet de la maison voisine, à notre main droite
et d'une fenêtre fort pioche de nous et toute à notre
vue.
M. le Résident demandant qui avait tiré, nous vîmes à
la fenêtre, où paraissait la fumée, un homme de 35 à 40
ans, de médiocre taille, le visage rond, le poil noir, les
yeux étincelants, qui faisait paraître beaucoup de colère, qui
répondit, le pistolet en main : « C'est moi qui ai tiré pour
décharger mon pistolet. » M. le Résident lui répliqua : « point
de pistolet où je suis. • Il répondit hautement. « Vous ne
m'empêcherez pas de décharger le mien. » M. le Résident
lui disant qu'il l'en empêcherait bien, et qu'il allait trouver
MM. les syndics, et l'autre s'opiniatrant toujours d'une
manière fort arrogante. M. le Résident lui dit qu'il était un
insolent, et qu'il s'en allait de ce pas trouver MM. les syn-
dics.
- 155 —
Comme; M. le Résident se tourna pour partir, il dit au
sieur Résident, d'un ton de voix fier et intelligible, t Prenez
garde que je ne vous fasse sauter la cervelle, » et on tira
encore, tandis que nous descendions après M. le Résident,
deux coups de pistolet, l'un de ce même côté, d'où l'on
avait tiré le premier, et- l'autre de l'autre côté du jardin,
où est la dite chapelle, lequel étant sans muraille, quoique
élevé en façon de terrasse, est dominé des voisins de tous
côtés.
Dans tout le temps que cet homme nous parut à la fenê-
tre, nous en vîmes un autre dans la même chambre, qui
semblait l'exciter et l'encourager.
Voyant M. le Résident occupé avec MM. les Syndics,
qu'il était allé informer de l'insulte, nous sortîmes pour
profiter du temps, allant faire quelques empiètes, en atten-
dant de venir prendre congé de luy, quand nous l'aurions
cru de retour.
En sortant de chez lui, nous vîmes plusieurs personnes
devant la maison et le long de la rue. les uns an milieu
des autres, aux portes et aux fenêtres, qui nous parai-saient
irrités et troublés.
Comme nous sortions sans rien savoir de l'émotion,
quoique nous eussions bien demandé à la messe de souf-
frir, pour l'amour de Dieu, tout ce que les hommes nous
auraient pu faire endurer de plus ciuel, et qui pouvait
être le plus à sa gloire et à l'avantage de son Eglis.', nous
ne fîmes pas autrement réflexion à l'intention de tous ces
gens attroupés, mais nous la reconnûmes bientôt à leurs
paroles. Car nous voyant passer, les uns criant d'un côté
les autres de l'autre, nous entendionsdistinctemeut crier :
Voyez ces chiens enragés; les voilà qui sortent de leur
sabbat, nous ne. souffrirons point, cette babylone; « faisons
des carcasses de tout cela ». répétèrent-ils diverses fois.
Comme ceux qui disaient ces paroles les disaient d'un
ton furieux, en courant après nous, et que nous n'allions
(pie notre pas ordinaire, nous nous pi éparions, et avec actions
de grâces, après avoir bientôt reçu le premier coup, d'être
mis en pièces; mais, après avoir attendu quelque temps
cet heureux et aimable moment, qui devait nous procurer
l'honneur de souffrir et mourir pour Dieu, en marchant
— 456 —
toujours notre pas, nous nous trouvâmes pourtant aux
Trois-Rois, sans avoir pu obtenir la couronne que nous
nous étions promise. Nous pleurâmes là de n'avoir pas été
dignes de répandre notre sang pour la cause de Dieu et
de son Eglise, en attendant, néanmoins, toujours que ce
peuple animé nous vînt entourer et assommer dans notre
logis.
Etant dans cette attente et nous disposant cependant
de partir l'après-dîner, trois personnes envoyées par les
syndics nous viennent trouver, qui, nous ayant fait connaî-
tre qu'elles étaient envoyées pour prendre de nous l'infor-
mation de l'insulte faite à M. le Résident par cet homme,
qui avait tiré des coups de pistolet, reçurent notre dépo-
sition, comme nous l'avons contée ci-dessus, en sorte, que
si celle qu'ils ont écrite n'est pas conforme à celle-ci, elle
doit passer pour altérer la vérité dictée d'après notre
signature.
Ces MM. nous ayant demandé le serment et de le prê-
ter, en levant la main, nous nous tînmes dans notre posses-
sion de le faire adpechts, en gardant notre façon ordinaire.
Et s'étant retirés, nous dînâmes et partîmes entre deux et
trois heures de Genève, pour aller coucher à la chartreuse
de Pomier, après que le R. P. D. Prieur du Reposoir eut
terminé sa conférence avec le susdit bourgeois de Genève,
à qui il avait fait donner jour et parole de venir à notre
départ et à l'issue de notre visite de chez lui.
Mais avant que de partir et dans tout le temps, qui se
passa depuis notre sortie de la maison de M. le Résident
le matin, jusqu'à notre départ de Genève, outre ce qui nous
est arrivé, dont nous venons de faire une fidèle relation,
voici encore ce que nous avons appris des personnes de
la ville qui nous l'ont dit à nous-mêmes.
Premièrement. Que les habitants nous ayant vu sortir
le soir de la maison de M. le Résident, et croyant bien que
nous irions dire la messe le lendemain à la chapelle du
roi, il alla plus de deux cents hommes à la maison de ville,
pour parler à MM. les Syndics et résoudre ce qu'ils devaient
faire de nous, proposant de nous massacrer; ce qu'un des
domestiques de l'un des 200 a aussi confirmé à l'un de
nos hommes.
— 457 —
2°. Que dès le matin, et tandis que nous disions la messe
à la chapelle du roi, chez M. le Résident, il y avait plus
de 400 personnes attroupées, partie dans la maison voi-
sine, partie à la boucherie qui est tout proche, dans les
rues, devant la porte du sieur Résident, qui étaient là pour
faire insultes et décharger leur fureur contre nous.
3°. Qu'il y en avait qui avaient résolu de s'introduire,
par détroit, dans les deux chambres qui sont, l'une sur l'au-
tre sous la chapelle, pour la faire sauter avec nous, et
les autres qui se trouveraient dedans avec de la poudre;
ce qui fut empêché par la précaution de M. le Résident
qui, attentif à la conservation des serviteurs du roi, sem-
ble n'abandonner que sa personne, en se sacrifiant d'un
cœur intrépide à la gloire de son maître et aux intérêts
de Dieu, et avait eu soin de faire murer les portes et les
fenêtres de ladite chambre, dès le matin.
Nous pouvons dire, après tout ceci, que MM. de Ge-
nève, ayant toujours reçu nos pères avec beauconp de con-
sidération et d'honnêteté, et nous ayant fait même paraî-
tre leur amitié à diverses fois, que nous les avons vus
dans leur ville, en allant et revenant des maisons que nous
avions ordre de visiter dans leur voisinage, et parmi les
Suisses, il n'était rien arrivé de nouveau, entr'eux et nous,
qui put avoir donné quelque occasiou de notre part à
cette, insulte et qu'il n'y a que la visite que nous avons
rendue à M. le Résident et la messe, que nous avons célé-
brée à la chapelle du roi, qui les puisse avoir éxcité à cette
entreprise. En quoi pourtant, nous ne croyons pas leur
avoir donné de sujet légitime, car si nous dîmes la messe,
ce fut sans en parler à personne, les portes fermées, sans
sonner ni rien faire en quelque façon, que ce soit qui leur
puisse causer de la fâcherie et exciter cette fureur : au
contraire, étant insultés de tous côtés dans les rues, nous
passâmes, sans les regarder, ni leur répondre la moindre
parole, mais bien loin de cela, priant Dieu de tout notre
cœur pour leur conversion et pour leur obtenir le pardon
de ces outrages. Ce que ces Messieurs qui vinrent prendre
information ne purent ignorer ni dissimuler, nous louant
de la prudence et modération qu'ils disaient que nous avions
eue à ne pas donner au peuple la moindre occasion de
- 158 —
s'échapper davantage. En quoi ils furent confirmés d'au-
tant plus que dans notre déposition nous ne voulûmes
point parler de ce qui nous touchait, mais seulement de
l'insulte faite à M. le Résident. Et ont signé: F.-J.B.
Berger, prieur de la chartreuse de Villeneuve, F.- An-
dré Coster, prieur de la chartreuse de Marseille, François>
Chrysante Boutcheu, procureur du Reposoir; le V. P. D.,
prieur du Reposoir n'a pas signé le présent, étant demeuré
à Pomier.
4 décembre 1G79.
(Archives de Turin.)
N° XI, paye 269
Lettre de Mgr Jean d'Arenlhon à Son Altesse.
Madame,
J'espérai que la protection particulière, dont Votre Al-
tesse Royale favorise l'Eglise de Genève, donnerait quel-
ques bornes aux magistrats, qui ne lui sont pas tout à fait
favorables, et que la maladie, dont j'ai été affligé depuis
quelque temps, leur inspirerait un peu de compassion pour
celui qui en doit défendre les intérêts, en qualité de pas-
teur, mais comme j'apprends que le sénat est résolu :
1° De me spolier de la possession paisible et immémo-
riale, où sont les évêques de Genève, de cacheter dans les
presbytères, à la mort des curés, pour mettre en sûreté les
vaisseaux sacrés, 1 s ornements, les registres et les titres.
2° De me troubler dans le droit et. dans la possession pai-
sible, où sont les évêques de Genève, d'hénter des épar-
gnes des curés, quand ils meurent sans tester. 3° Et que
depuis trois jours le sénat a défendu à mon procureur
épiscopal, sous peine de 500 livres d'amende et de plus
grande peine, s'il y échoit, de prendre la qualité de procu-
reur fiscal épiscopal, qui ne nous a jamais été contestée
depuis notre sortie de Genève, non plus qu'auparavant,
je suis forcé, par un devoir indispensable de mou minis-
tère, de représenter humblement à Votre Altesse Royale
que toutes ces nouveautés sont injurieuses à l'Eglise,
— 459 —
1° Les presbytères ont toujours été considérés dans ce
diocèse comme des portions de nos églises et les évêques
y ont toujours exercé leur juridiction, sans contredit,
comme dans les monastères et dans les autres maisons
religieuses, qui ne sont pas réser vées au Pape. 2° Si l'ou
prive les évêques de Genève du droit d'hériter des épar-
gnes des curés, quand ils meurent sans tester, on les met
dans la dernière impuissance de pouvoir subsister. Et il
faudra, de nécessité, que les souverains pourvoient à leur
entretien par d'autres voies, étant notoire qu'un évêque
ne peut point soutenir le poids d'un si vaste et si onéreux
diocèse, avec le peu de revenu qu'il a. 3° L'on convient
que l'évêque de Genève, n'a pas plus de fisc que de prin-
cipauté, mais comme ces deux choses ont une connexité
nécessaire, par le même principe que le sénat n'a jamais
enjoint aux évêques de quitter la qualité de prince; il n'a
pu avec justice commander au Procureur épiscopal de
quitter celle de fiscal.
J'ajoute à cela, Madame, que je ne présumerai jamais
que Votre Altesse Royale approuve que ses magistrats
donnent de si grandes atteintes aux droits et aux préro-
gatives de l'Eglise, ayant eu occasion d'admirer si sou-
vent votre piété et votre religion, et de publier que la
régence de Votre Altesse Roya'e allait procurer des nou-
veaux avantages à l'Eglise, par la sainteté dont vous l'ac-
compagnez aussi bien que par l'éclat de cette grande gloire
qui en fait le caractère. Au contraire, Madame, j'espère
de cette générosité qui vous est si naturelle et de ce zèle
qui vous applique si tendrement aux intérêts de l'épouse
de Jésus Christ, que Votre Altesse Royale commandera au
sénat de nous laisser dans nos anciens usages ou qu'elle
me permettra de prendre toutes les précautions néces-
saires auprès du Pape, afin que je ne sois pas responsable
des événements, au ptéjudice d'une cause que j'ai jurée
sur les saints Evangiles, le jour de mon sacre. Que si Votre
Altesse Royale ne juge pas à propos de m'accorder l'une
de ces deux grâces, je la supplie très-humblement d'agréer
que je me décharge du soin de ce diocèse sur une per-
sonne, qui répare mes fautes et cela, pour ne pas m'expo-
ser à donner la moindre insatisfaction à Votre Altesse
— 4G0 —
Royale, parce que j'aurai plus de plaisir de demander à
Dieu pour elle les secours du ciel, ni plus, ni moins par
vue que les conjectures sont trop fortes ponr l'état où
se trouve ma santé; et quand je vois que, par la trop
grande facilité qu'on a de recevoir les appellations comme
d'abus, d'accor.ler des inhibitions spéciales et défaire des
injonctions à nos officiers sans ouïr partie, des paroisses
demeurent sans pasteurs, des désordres sans remèdes, et
le tribunal de l'évêché si abandonné, que mon vicaire gé-
néral, mon officiai et le procureur épiscopal font des démis-
sions de leurs charges, pour en éviter les chagrins et les
mépris, j'avoue que je succombe moi-même et que je n'ai
pas le courage de voir plus longtemps cette désolation,
qui ne provient que de ce que le sénat nous tire de nos
anciens usages et de la dotrine des auteurs italiens, et
commence de nous régler par les coutumes de France,
sans se mettre d'ailleurs en devoir de jouir à Rome du con-
cordat et des privilèges, dont il veut faire notre règle
de par deçà. La longueur et le désordre de cette lettre sont
des marques et des effets de la justice de ma douleur,
mais je ne laisse pas d'en demander très-humblement par-
don à Votre Altesse Royale, avec le respect que je veux
estre toute ma vie, le très-humble, etc.
Jean, évêque de Genève.
Le 27 de l'an 1677.
Liste des prêtres excellant le plus en piété, en doctrine et en talents
dans le diocèse de Genève
DANS LA CATHÉ DBALE
MM. de Monthoux de Quesge. — deMenthon de Mareste.
— Ducloz. — Roget. — Falcaz, docteur de Sorbonne. —
de la Sales. — de Ruphy. — de Montmayeur. — de Ma-
reste de Chanaz. — Gas, promoteur. — Constantin. —
Truchet. — La Combe. — de la Pesse. — Charvet. —
Déléans. — Comte. — Charvet, etc.
— 461 —
DANS LA COLLÉGIALE D'ANNESSY
MM. L'abbé de Saint-Rambert, doyen. — Nublet, docteur
en théologie. — Machet, subtil et très-spirituel, à doc-
trine un peu suspecte.
COLLÉGIALE DE SALLANCHES
MM. Ponchau. — d'Alby. — Cornet.
SAINTE MAISON DE THONON
M. l'abbé de Rossillon, prêtre très-vertueux et très ap-
pliqué au service de âmes.
MM. Maugnier. — De Leschaux. — La Combe.
CHAPITRE DE SAMOENS
M. Saugey, doyen, mais violent et applique aux biens
temporels.
ELUMET
M. Rey, plébain. — les deux frères du Rides, chanoiues.
LA BONNEVILLE
MM. de Laclienal, plébain. — Moccand, chanoine.
LA ROCHE
MM. Domenge, archidiacre. — Déléans. — Pin. — Pépin.
— Déage, chanoine.
DANS LE CORPS DU CLERGÉ ET DES CURÉS
MM. Chardon, plébain d'Evian. — De Compeis, doyen
curé d'Allinges. — Masson, curé de Vuallière. — Ginod,
Pierre, curé de Douvaine. — Cochet, curé de Bons. — Lache-
nal, curé de Nernier. — Déage, curé de Meynier. — Violani,
curé d'Hermance. — Fonteine, curé de Collonge. — Allé-
gret, curé de Ville-la-Grand. — de Menthon, curé de Cholex.
— La Pérouse, curé d'Annemasse. — Denarié, curé de
Château-Blanc. — Chambet curé de Lucinge. — Gavard,
curé de Sciez. — Pernet, curé d'Etrambières. — Guyot,
curé de Vétraz. — Jouvenoz, curé de Collonges. — Presset,
- 462 -
curé d'Aranthon. — Germain, curé de Corsier. — Donier,
curé d'Esery. — Burnet, curé de Maglan. — Lacquis, curé
de Passieu. — Darier, curé de Combloux. — Chardon,
plébain de Megève. — Vrochu, curé de Mont-Saxonex. —
Planchant, curé de Mieussy. — Bardy, curé de Marrignier,
(séculier, mondain, peu résident.) — Evesque, curé d'Ugine.
— Blanc, curé de Marions. Jacot, curé de Menthon. —
Favre, curé de Saint-Jean-de-Sixt. — Morel, curé de Grand-
Bornand. — Favre, curé de Viuz-en-Sallaz. — Bonier,curé
de Theiry. — Hudry, curé de Saint- Jorioz. — Chapelle,
curé de Bellecombe. — Cohendet, curé du Châtelard. —
Hudry, curé de Leschaux. — Dinjoud, curé de Gresy. —
Dumaz, curé de Viuz. — de Bruaz, curé de Rumilly. —
Pépin, curé de Vallières. — Finet, curé de Versonex. —
La Valette, curé de Boussy. — Boney, curé de Saint-Félix.
Dermanz, curé de Saint-Eusèbe. — Montregard, curé de
Thnsy. — Vignet, curé de Lorney. — Curtet, curé de
Chindritu. — Goujon, curé deNonglard. — Chardon, curé
de Pringy. — Orset, curé de Savigny.
N.-B. Les plus forts sont dans le voisinage de Genève,
Gex, Michaille, Vatromey, et dans le Bugey, mais on ne
les nomme pas, parce qu'ils sont dans les états du roi de
France, où l'évêché de Genève est chargé de quatre pro-
vinces.
Liste des prêtres excellant en piété non encore bénéficies
MM. Gros, docteur de Sorbonne. — LaThuiles, docteur de
Sorbonne. — Terrier, docteur de Sorbonne. — Avrillon,
licencié de Sorbonne. — Descotes, docteur en théologie.
— Moëne, docteur de Paris, en droit canon. — Biord, doc-
teur de Sorbonne. — Grassy, docteur de Paris en droit
canon. — Decouz, supérieur de Saint-Sulpice. — Lagrange
docteur de Paris en droit canon. — Blanc de Genève, gra-
dué. — Fréchet, théologien. — Deninaz, théologien. Bous-
set, théologien. — Dufourg, docteur en théologie. Blondel.
théologien. — Gaïdon, théologien. — d'Achery, théologien.
Cusin, théologien. — Tyssot, théologien. — Conseil, doc-
teur en théologie. — Charvet, théologien. — Vechier,
théologien. — Rossillon, théologien. — Cornier, théolo-
gien. — Mouchet, théologien. — Orsat, théologien
Ceux-ci sont destinés pour occuper les premiers béné-
fices qui vaqueraient dans le diocèse,
N° XII. page 333.
Lettres de M. Tandon à Mgr Bernex de Rossillon.
I
Monseigneur,
L'honneur que Vôtre Grandeur m'a fait de prendre
plaisir aux sentiments de paix et de réunion qui paroissent
dans mes écrits, m'a fait juger qu'en commençant de
mettre en exécution un projet si utile au salut de tous les
chrétiens, je fournirois, Monseigneur, à vôtre zèle un nou-
veau motif de travailler à l'avancement du règne de
Dieu.
Dans celte veue, je m'enhardis de présenter à Vôtre
Grandeur un petit ouvrage, où je tâche de proposer un
moyen de faciliter une solide réunion.
En le composant, j'ay eu, Monseigneur, devant les yeux
ce grand principe de la charité chrétienne, que Vôtre
Grandeur regarde comme une disposition favorable pour
rapprocher les esprits, telle qu'est l'affection réciproque
des cœurs.
Votre profonde érudition jugera, Monseigneur, du corps
de l'ouvrage; vôtre grande charité en couvrira les dé-
fauts, et vôtre sagesse consommée en ménagera l'usage.
Si les efforts, que je fais pour parvenir, par la bénédic-
tion de Dieu à quelqu'apparence de succez, ne sont pas
tout à fait inutiles, toute la gloire en sera deue à Vôtre
Grandeur, qui, par le bon accueil qu'elle a fait à mes pre-
mières réflexions, m'a encouragé dans une occupation et
si sainte et si nécessaire. Ce qui en même teins servira
— 464 —
d'une forte preuve à l'honneur que je me fais d'être très
respectueusement,
Monseigneur,
De Vôtre Grandeur,
Le très humble et très obéissant serviteur,
Tandon, m.
De Genève, le 26e May 1713.
II
Monseigneur,
Si j'ay eu l'honneur de proposer à Vôtre Grandeur le
concile de Trente pour la règle de foy vivante touchant
quelques articles contestés.
Vous serés, Monseigneur, agréablement surpris, en
aprennant que je projette de rendre l'Eglise gallicane
l'exécutrice de ce que j'ay eu l'honneur de communiquer
à Vôtre Grandeur; et j'espère de vous le prouver sans
peine dans la suite du tems.
On m'a prié ces jours passés d'agir en faveur d'une
personne catholique de Saint-Claude, qui souhaite d'ob-
tenir une dispense de la cour de Rome pour se marier
avec sa cousine germaine. Vôtre Grandeur jugera d'abord
que ces démarches sont fort singulières, et même très
inutiles; excepté que vous, Monseigneur, n'envisagiez
cette affaire, comme un sujet propre a exercer vôtre
grande charité.
Je demande humblement à Vôtre Grandeur la continua-
tion de sa bienveillance, et la permission de me qualifier
très respectueusement,
Monseigneur,
De Vôtre Grandeur,
Le très humble et très obéissant serviteur,
Tandon, m
Genève, le 8me mars 1714.
— 465 —
III
Monseigneur,
L'écrit que Votre Grandeur me demande est un plan
que j'ai formé d'une confession de foy de la doctrine de
l'Eglise chrétienne gallicane, que je n'ay pas encore mis
en ordre, parce qu'il me paroissoit nécessaire d'en con-
férer avec Vôtre Grandeur, avant que d'exécuter le projet.
Vous me faites, Monseigneur, infiniment plus d'honneur
que je n'en pouvois espérer, en m'offrant vôtre secours
dans un ouvrage aussi important qu'est celui auquel je
m'occupe. Non seulement je désire un tel événement,
mais aussi je suis persuadé que Vôtre Grandeur, joignant
ses prières à celles que j'adresse continuellement au
Seigneur, et que, se donnant la peine de rectifier ce qui
lui paroitra défectueux, mon travail sera suivi d'un heu-
reux suceès.
Il est aisé, Monseigneur, d'apercevoir les moyens pro-
pres a faire réussir un tel projet. Messieurs les catho-
liques et les protestants sont deux partis séparés les uns
des autres; pour les rapprocher, il faut donner a chacun
ce qu'il souhaite. Le clergé de France doit recevoir tout
l'honneur qui lui est deu, et donner aux protestants la
satisfaction de professer la religion chrétienne dans toute
sa pureté ; on y doit faire appercevoir aux grands une
gloire solide, et aux peuples une profonde paix.
Vôtre Grandeur veut elle entrevoir si ces heureux ef-
fets peuvent se produire par ses soins, elle n'a qu'à re-
marquer que le cœur de l'homme se laisse facilement
gagner par la liberté qu'on lui donne de juger et de
choisir les veritez, qui lui sont proposées d'une manière
dégagée de tout préjugé.
Ainsi il semble que les premières démarches à faire
sont de réduire en un corps de livre tout ce que Vôtre
- 466 —
Grandeur a si heureusement pensé et écrit avec tant de
douceur dans les lettres dont elle m'a honnoré, et ce
qu'elle m'a donné occasion de lui répondre. Ensuite, vous
pourriez, Monseigneur, prendre la peine d'examiner l'ou-
vrage que j'aurai l'honneur de vous communiquer. Finale-
ment, Vôtre Grandeur, ayant envisagé un semblable projet
dans toutes ses circonstances et n'y apercevant rien que
de vrai et de saint, permettra qu'on l'imprime pour le
donner au public, avec les précautions suivantes. La pre-
mière est d'éviter avec soin qu'il paroisse que Vôtre
Grandeur y ait la moindre part, de crainte que si l'ou-
vrage n'étoit pas goûté des deux partis, cela ne donnât
quelqu'atteinte à sa gloire. La seconde est que l'autheur
soit anonime, afin que l'ouvrage soit leu, et receu de
chacun avec un esprit dégagé de tout préjugé.
Voilà, Monseigneur, ce que j'ay creu devoir vous com-
muniquer avant de passer plus avant. C'est à Vôtre Gran-
deur à se réfléchir sur mes pensées, et à me faire sentir
quelles sont les siennes, pour m'y conformer, afin de con-
tinuer des preuves que je suis, avec un profond respect,
Monseigneur,
De Vôtre Grandeur,
Le très humble et très obéissant serviteur,
Tandon, m.
A Genève, le 10e novembre 1714.
Lettres de Mgr Rossillon.
I
A Monsieur Tandon.
Monsieur,
Je viens de jetter un premier coup de vue sur la ré-
ponse de M. Pictet faite à M. Landry, et j'y ay d'abord
remarqué l'érudition et le savoir de l'auteur ; ce qui m'a
— 467 —
fait plaisir est d'observer qu'il écrit sans fiel et sans amer-
tume contre les personnes, ce qui est une grande dispo-
sition pour chercher et trouver la vérité; je n"ai pu lire
ce que l'auteur écrit d'obligeant sur mon compte sans
être sensible à son honêteté, et je vous prie de lui témoi-
gner que je suis bien plein de toute l'estime et considéra-
tion que l'on doit à sa personne, et je voudrois avoir occa-
sion de lui en donner des témoignages pour répondre à ses
manières obligeantes.
Je souhaitterois de bon cœur que l'on pût s'entendre
pour venir à une réunion et rompre le mur fatal de sépa-
ration qui nous divise depuis si long temps ; heureux de
donner ma vie et de répandre mon sang pour ce sujet.
Mais, en vérité, pour se réunir, je ne vois de moien si on
ne se réduit sous un seul chef invisible, qui est le Souve-
rain Pasteur, que nous avons dans le ciel et sous un Pas-
teur visible qui tienne la place du premier sur la terre,
autrement, il semble que Jésus-Christ n'auroit pas bien
pourvu au besoin de son Eglise, s'il ne l'avoit ainsi or-
donné.
Au reste, comme j'estime les ouvrages de M. Pictet et
que je vois que dans sa préface il parle d'une théologie
dogmatique qu'il a composée, je vous prie de me la cher-
cher à Genève et de me croire très-cordialement
Votre très obéissant serviteur,
Michel - Gabriel,
évêque de Genève.
D'Annecy, ce 29 octobre 1714.
II
A Monsieur Bénêdict Pictet.
Monsieur,
J'ai reçû votre réponse à ma seconde lettre, dans le
temps de notre seconde ordination de carême, et lorsque
nous allions entier dans la semaine sainte pour préparer
— 468 —
les peuples au devoir paschal ; aussi, tout ce que j'ai pu
faire a été de prendre quelques heures pour lire votre
lettre, où j'ai remarqué que vous dittes avoir apris, pres-
que d'original, que l'on a tout lieu de croire que feu Mon-
seigneur Bossuet, dont j'avois raporté l'explication tou-
chant le culte des images, est mort dans des sentimens,
où il a fait connoitre qu'il n'avoit pas de confiance en
l'invocation des saints.
Comme il s'agit de la foi d'un prélat qui a défendu
avec éclat et réputation les dogmes de l'Eglise catholique,
apostolique et romaine, j'ai jugé que cela méritoit qu'on
fisse des recherches exactes pour être informé de la vérité
de la chose, et pour cet effet, je me suis adressé à Mon-
seigneur de Bissy, successeur de Monseigneur Bossuet en
l'évêché de Meaux, et je l'ai prié de me faire savoir sûre-
ment et évidemment ce qui en est.
Je vous envoie là-dessus les extraits des attestations
bien authentiques que j'ai reçues; comme elles sont don-
nées par des personnes constituées en dignité, qui ont eu
la confiance de feu Monseigneur Bossuet, et qui l'ont
assisté dans ses derniers moments, où il se préparoit pour
aller rendre compte a Dieu de sa créance, aussi bien que
de toutes les actions de sa vie, j'espère que vous recon-
noitrés par là combien peu on doit ajouter foi aux témoi-
gnages suspects de quelques particuliers, qui ont voulu
répandre dans Genève des bruits injurieux à la mémoire
de ce grand homme qui, assurément, est mort dans les
mêmes sentimens où il a vécu.
Il me paroit, par tout ce que j'en aprends d'ailleurs,
qu'il est de notoriété publique que ce prélat a témoigné
jusqu'au dernier soupir de la confiance en l'intercession
des saints, et qu'il a persisté dans tout ce qu'il avait en-
seigné touchant le culte des images.
Je chercherai un peu de loisir pour repasser votre der-
nière lettre et examiner ce qui aura besoin de nouvelles
réflexions sur le sujet dont je vous ai écrit; cependant,
comme au sortir de mon sinode, nous devons nous pré-
parer pour recevoir Leurs Majestés et toute la famille
Royale, qui viendra en Savoie, je verrai de ménager mon
— 469 —
tems, et je profiterai de toutes les occasions où je pourrai
vous témoigner que je suis parfaitement,
Monsieur,
Votre très humble et très obéissant serviteur,
•j- Michel -Gabriel,
évêque de Genève.
D'Annessy, ce 4 mars 1714.
N° XIII, page 380
Ordonnance de Mgr Biord, pour l'établissement de la paroisse
de Carouge
Nous, Jean Pierre Biord, par la miséricorde divine et la
grâce de Sa Sainteté apostolique, évêque et prince de
Genève et abbé de Chésery, sur requête à nous présen-
tée, le 29 juillet proche passé, par les habitants du bourg
de Carouge et des dépendances, aux fins qu'il nous plaise
ériger en paroisse le dit bourg, avec le hameau de Pinchat,
de Grange Colomb, et la maison située à Pinchat, entre
les deux ponts, après les avoir démembrés de la paroisse
de Lancy, et en même temps ériger en église paroissiale,
sons tel titulaire que nous jugerions à propos, l'église que
Sa Majesté, par un effet de sa pieuse générosité, a fait
construire au dit Carouge.
Vu la dite requête, notre décret au bas, du 29 juillet,
les conclusions de notre procureur fiscal, qui conclut à ce
qu'il fût procédé à sommaire à prise sur la vérification
des faits allégués et à toute autre formalité nécessaire et
prescrite par le droit pour l'érection des nouvelles parois-
ses; à ce appelés tous les intéressés, décret par lequel
nous avons commis notre officiai et à son défaut son vice-
gérant pour procéder à l'information requise, après la-
quelle nous nous sommes réservé de pourvoir à ce démem-
brement et séparation dont s'agit, décret de notre officiai du
même jour 29 juillet, par lequel, ensuite de la commission
— 470 —
à lui donnée, ordonne que les parties comparaîtront par
devant lui à jour et heures certains, exploit du sergent
Maréchallat du 19 et 22 août proche passé; par lesquels
les parties ont été assignées à paraître le 24 du dit août,
lequel jour, les deux experts convenus par les parties et
celui pris d'office ont rapporté unanimement sur l'utilité et
nécessité de l'érection d'une église paroissiale au dit Ca-
rouge et du dit lieu et ses dépendances en paroisse sépa-
rée, distincte et indépendante de celle du dit Lancy, le
rapport déclaré ouvert, le 13 septembre proche passé, et
authentique et sans contredit, le 27 octobre suivant, requête
à nous présentée par les habitants et communiers du Petit-
Lancy aux fins qu'il nous plaise, en les désunissant au
besoin de l'église paroissiale d'Onex, les réunir, rétablir,
restituer à leur mère-église du Grand-Lancy, notre décret
du second septembre, par lequel nous avons ordonné en
soit montré, response dudit curé d'Onex du 7 même mois,
par lequel il consent à ladite réunion, requête à nous pré-
sentée le 8 novembre, aux fins qu'il nous plaise pourvoir
définitivement sur les conclusions prises par la requête
fondamentale, décret au bas portant: « soit montré à
notre procureur fiscal, > conclusions d'icelui par lesquelles
il a conclu y avoir lieu au démembrement et à l'érection
demandée, après que les suppliants auraient fait conster
du consentement du seigueur avocat fiscal général, les
différents mandats de l'état des âmes du dit Carouge arri-
vant au nombre de .1272, requête présentée au seigneur
avocat fiscal général, aux fins d'obtenir le consentement
qu'il a donné le 20 de l'an courant au susdit démembre-
ment et à la dite érection, finalement les lettres patentes
de Sa Majesté données à Turin le 11 du dit janvier, par
lesquelles elle assigna, sur les monts de Saint- Jean Baptiste
du dit Turin de la vingt-unième section, la somme de 1500
livres, pour la portion des curés et vicaires à établir au
dit Carouge, sous la réserve du droit de patronage tant
pour elle que pour ses royaux successeurs, tout ce que
dessus et ce qu'il fallait avoir, vu et mûrement examiné.
« Nous, évêque et prince de Genève, le saint nom de Dieu
invoqué, avons dit, statué et ordonné, et disons, statuons
et ordonnons que pour la plus grande commodité et utilité
— 471 —
spirituelle des habitants du bourg de Carouge, des villages
de Pinchat, Grange-Collomb et de la maison située entre
les deux ponts, les dits bourgs, villages et maisons seront
séparés et donnés, quand au spirituel, ainsi que par les
présentes nous les séparons et désunissons de la paroisse
de Lancy, et qu'à l'avenir ils formeront avec leur territoire,
une paroisse particulière, distincte de celle de Lancy, qui
sera confinée par les limites de la paroisse du Veyrier, par
celle qui sépare l'Etat d'avec Genève, par le nant de Drise
jusqu'à son confluent, le torrent d'Aire, et par le cour
d'eau de ce dernier ruisseau jusque vis-à-vis les limites
qui séparent d'Arve le territoire de Genève, avons en con-
séquence érigé et érigeons l'église qu'il a plu au roi, par
un effet de sa piété et de son zèle, de faire bâtir dans le
bourg de Carouge en église paroissiale, sous le vocable
de Sainte Croix et en titre de bénéfice cure distincte, dont
le droit de patronage et de nomination appartiendra à Sa
Majesté et à ses royaux successeurs; et à nous la collation
et institution, ordonnons que la dite église sera pourvue
d'un curé par nous institué, lequel y devra faire toutes
les fonctions pastorales, et le service paroissial suivant
les constitutions et usages de notre diocèse, et qui sera
au besoin, par nous, réglé et prescrit, et les habitants du
dit bourg, villages et maisous devront y remplir les de-
voirs de religion et y recevoir les sacrements; le dit curé
percevra outre la portion à lui assignée par les dites let-
tres pastorales, tous les revenus fixes et casuels qu'il peut
être en droit de percevoir et jouir en sa qualité de curé,
sur quoi néanmoins nous réservons aux intéréssés au con-
traire leurs droits anciens, comme il pourrait leur compé-
ter, concernant les protestations par eux faites dans le cours
de la procédure ; et comme un curé seul ne pourrait pas
suffire au service d'une paroisse aussi nombreuse ni à y
faire les offices avec la décence convenable, Sa Majesté
ayant déjà, d'ailleurs, par une suite du même esprit de
piété et du même zèle du plus grand bien dont elle est ani-
mée, pourvu par les dites lettres patentes à l'entretien d'un
second prêtre. Nous ordonnons en conformité des inten-
tions de Sa Majesté, qu'il y aura toujours au dit Carouge,
un prêtre vicaire, amovible à notre disposition, qui devra
seconder le R. curé dans ses fonctions, faire l'école des
— 472 —
jeunes garçons, en conformité du règlement qui sera fait à
cet égard, demeurer avec le R. curé par qui il sera logé,
nourri et entretenu, comme le sont les vicaires dans le dio-
cèse, et percevra la portion qui lui est assignée par lettres
patentes ci-devant mentionnée, tant au moyen de l'hono-
raire qui lui sera payé, ainsi et comme il sera plus ample-
ment par nous réglé, sous l'agrément et approbation de Sa
Majesté.
Ordonnons en outre qu'en reconnaissance de tous les
susdits bienfaits, il sera célébré annuellement et à perpé-
tuité dans la dite église de Carouge par les dits RR. curé
et vicaire, une grand'messe pour la conservation et pros-
périté de la sacrée personne de Sa Majesté et de toute la
famille royale ; et quant aux habitants du Petit-Lancy, fe-
sant droit sur leur requête, en les désunissant au besoin
de l'église paroissiale d'Onex, les avons réunis, rétablis et
restitués, les réunissons, les rétablissons, et restituons à
l'église paroissiale de Lancy, ordonnant au Rd curé du dit
lieu de les reconnaître, traiter et desservir comme ses
ouailles. Les présentes et toutes ces pièces visées seront
enregistrées céans pour y avoir recours au besoin.
Donné à Annecy, dans notre palais épiscopal.
Ce premier février mil sept cent quatre-vingt;
Signé à l'original, par Mgr Jean-Pierre, évêque de
Genève.
N° XIV, page 472
Lettres de Mgr Paget
A Son Excellence le comte Granery.
Monsieur,
La mort a empêché mon prédécesseur d'achever la mai-
son épiscopale, qu'il a fait construire des libéralités du
roi. Sa Sainteté, par les bulles de provision, me charge de
— 473 —
porter cet ouvrage à sa perfection. « Volumus etiam quod
domus episcopalis perfectioni pro viribus incumbas et mo-
numentum pietatis erigere cures, conseientiam tuam super
his onerantes. » J'ai le regret de n'avoir aucune ressource,
pour remplir cette obligation, et je ne puis dissimuler
combien il m'est sensible et doulourenx de voir que mes
supplications réitérées, pour atteindre ce but, ont été
sans succès. Je n'ose plus insister, crainte de me rendre
importun. Cependant je compte trop sur vos bontés, pour
ne pas espérer que V. E. emploira son crédit, pour me
procurer avec le temps les moyens d'achever un ouvrage,
qu'il est de mon devoir, de mon honneur de porter à sa
perfection.
Je ne parle point pour mon propre intérêt, puisque je
suis logé et très-content de mon logement.. Je n'ai en vue
que le bien de la chose qui se dégrade par les injures du
temps et par les polissons. Si j'avais l'assurance d'obte-
nir une certaine somme, je trouverai à emprunter, pour
fournir aux Irais nécessaires et par là je préviendrai toute
dégration et fermerai la bouche à ceux qui peuventme blâ-
mer, de ce que je ne prends pas à la maison épiscopale le
même intérêt que prenait mon prédécesseur. Je suis per-
suadé que Votre Excellence daignera prendre en considé-
tion ces justes motifs, que je prends la liberté de lui
mettre sous les yeux, et qu'elle aura la liberté de me con-
soler. Je la supplie d'en agréer le sentiment de ma juste
reconnaissance, avec lequel j'ai l'honneur d'être, Mon-
sieur, de Votre Excellence, le très-humble et très-obéis-
sant serviteur.
j" Jean-Mabie, évêque de Genève.
Au même.
20 octobre 1787.
Monsieur,
Le bien de la chose, en elle même, plus que mon avan-
tage personnel m'oblige de prier Votre Excellence de vou-
loir bien intéresser la bonté du roi, en faveur du palais
episcopal de cette ville, qu'il plaise à sa majesté d'accor-
der les fonds nécessaires pour le finir. Le devis estimatif
— 474 —
des ouvrages qui restent à y faire et qui a été envoyé à
M. l'Econome général le 9 du mois dernier en porte la
dépense à plus de 28,000 fr. S'il était du bon plaisir
de Sa Majesté d'assigner cette somme sur les fonds de
l'économat, M. l'Econome général prendrait les termes,
qu'il jugerait à propos pour la payer en différents temps,
sans beaucoup de gêne, et je me chargerai de pourvoir
dans la suite au surplus et à ce qui n'aura par été perçu.
Il est important de continuer cet édifice ; ce qu'il y a de
fait se dégrade, tout étant ouvert à tout le monde et
exposé aux injures du mauvais temps, dont il n'est à l'abri
que par le toit seul. Les ouvriers qui avaient passé des
conventions avec mon p-édécesseur veulent les remplir et,
si on les en empêche, ils demanderont le dédommagement,
quoi qu'il soit avéré qu'ils ne peuvent avoir un certain
gain sur les prix convenus, et que, si on suspendait l'ou-
vrage, on ne pourrait le reprendre qu'à un prix beaucoup
plus haut que celui dont Mgr Biord avait convenu avec
eux.
Il me paraît donc très-à-propos de le faire continuer, et
si on le continue, il est indispensable de pouvoir faire à
temps les emplettes nécessaires, surtout en bois pour la
menuiserie, afin qu'il ait le temps de sécher, avant d'être
employé. Je me repose avec confiance sur l'intérêt que
Votre Excellence daigne prendre à cette construction ; je
la supplie de la favoriser de sa protection et d'agréer l'as-
surance de ma vive reconnaissance et du profond respect
avec lequel j'ai l'honneur d'être, Monsieur, de Votre Excel-
lence, etc.
Jean-Marie, évêque de Genève.
TABLE DES MATIÈRES
Pages.
QUELQUES HECTIFICATIONS
I
CHAPITRE PREMIER
Le lendemain du triomphe de la Réforma ion
Coup d'œil rétrospectif. — Conséquences politiques de la Réformation. —
Etat ancien. — Etat nouveau. — Conséquences religieuses. — Rupture
avec Rome. — Le siège des évèques changé. — Le diocèse scindé. — Répu-
tation de Genève à l'étranger. — Attitude des partis. — Hostilités mu-
tuelles. — Déclaration de guerre de la part des Rémois. — Jls envahissent
les Etats du duc. — Guerre d'extermination. — Le Chablais. — Ses ré-
sistances. — Conditions posées par Berne.
Calvin jugé par divers auteurs d'après ses œuvres. — Les premiers réfugiés
— Education de Calvin. — Ses études. — L'institution chrétienne. —
Jugement porté sur ce livre par les protestants. — Arrivée de Calvin à
Genève. — Continuation des pratiques catholiques. — Mesures prises pour
les faire cesser. — Mesures de sévérité. — Mécontentement. — Murmures
contre les ministres. — Arrêt de bannissement. — Départ de Calvin. —
Son jugement sur ses collègues. — Conférence tenue à Tournon. — Lettre
de Sadolet aux Genevois. — Réponse de Calvin. — Changement poli-
tique. — Calvin est rappelé.
Anciens usages des évèques. — Calvin les abolit. — Ordonnances ecclésias-
tiques. — Les principaux rouages. — La charge et le serment des Anciens.
— Les délations. — Le Consistoire. — Première séance. — Cas de di-
vorce. — Divers interrogatoires. — Pratiques religieuses. — Les mécon-
tents. — Rebellions. — Diverses condamnations. — Ordonnances contre
les blasphémateurs et les joueurs. — Lois somptuaires. — Peines. — Tor-
tures. — Exécution des Sorciers. — La Peste. — Rôle des ministres pen-
dant le fléau. — Route-Peste ou engraisseurs. — La terreur. — Lettre du
Curé de Mandallaz. — Sort des malheureux soupçonnés de propager la
peste.
CHAPITRE II
Calvin à Genève
4 3
CHAPITRE III
Régime de Calvin à Genève.
37
— 476 —
Pages
CHAPITRE IV
Intolérance doctrinale de Calvin i\
Calvin d'après Sacy. — Quelques réfugiés de la Flandre. — Gentifis. —
Sébastien Castalion. — Il contredit Calvin. — Rancune que celui-ci lui
garde. — Plainte portée contre lui. — Pamphlet. — Réponse. — Style
du polémiste. — Bolsec. — Sa réponse à Saint-André, ministre. — 11 est
jeté en prison. — Son bannissement. — Servet. — Ses périgrinations. —
Son arrivée à Genève. — Son arrestation. — Son emprisonnement. —
Son procès. — Sa mort.
CHAPITRE V
Les Evêques en exil, Louis et Philibert de Rey 89
Démarches de Pierre de la Baume soit à Rome, soit auprès des princes. —
Il revint en Franche-Comté. — Sa nomination à l'archevêché de Besan-
çon. — Sa mort. — Louis de Rye. — Sa famille. — Un concurrent. —
Philibert de Rye. — François de Bachod. — Sa brillante carrière. — Il
est nommé évêque. — Sa mort et son tombeau.
CHAPITRE VI
Le successeur de Calvin à Genève \b\
Théodore de Bèze. — Son origine. — Son portrait. — Ses jeunes années.
— Ses poésies. — Son arrivée à Genève. — Sa carrière. — Professeur à
Lausanne. — Il revient à Genève. — Ses écrits. — Son action en
France durant les guerres de religion. — Emissaires partis de Genève. —
11 remplace Calvin. — Sa politique. — Sa haine de la messe. — La
Ligue.
CHAPITRE VII
Les évêques de Genève à Annecy, Ange Giustiniani et
Claude de Granier M 9
Ange Giustiniani. — Sa patrie. — Ses études. — Ses charges dans l'Ordre
de Saint-François d'Assise. — Diverses missions. — 11 est nommé évêque
— Sa réception à Annecy. — Il promulgue le Concile de Trente. — Dif-
ficultés avec le Chapitre. — Son retour à la vie monastique. — Il devient
Prieur de Talloires. — Etat de cette communauté. — Il rentre à Gênes. —
Sa mort. — Claude de Granier. — Ses études. — Le prieuré de Talloires.
— Ses efforts pour y établir la réforme. — Sa conduite pleine de sagesse.
— Diverses difticultés. — Il est nommé évêque. — Son administration.
— Son zèle pour la conversion des hérétiques. — Luttes et guerre. — Trêve.
— Il confie la mission du Chablais à saint François de Sales. — Les fêtes.
— La mort de Claude de Granier.
- 477 —
CHAPITRE VIII
Saint François de Sales
Pages
444
Origine de saint François de Sales. — Son enfance. — Ses études. — Sa
vocation. — Les projets de ses parents. — Son admission aux Ordres. —
Ses débuts. — Mission du Cbablais. — Il en devient l'apôtre. — Diffi-
cultés. — Sa persévérance. — Conversions. — Ses auxiliaires. — Le Père
Chérubin. — Conférence de saint François avec Théodore de Bèze. —
Lettres du Pape. — Son élévation à l'épiscopat. — Son zèle. — Son
amour pour Genève. — Sa fin.
Etat des esprits. — Conférences d'Hermance. — Accord de Lyon. — Paix
troublée. — Escalade. — Récit de Roset. — Réponse aux attaques contre
le Pape à cette occasion. — Traité de Saint-Julien. — Les concessions
faites aux Genevois — Leur, intolérance. — On traque les catholiques à
la ville. — Les Capucins. — Les Jésuites. — Edit contre les convertis. —
Estienne de la Faverge.
Les successeurs immédiats de saint François de Sales. . . 4 95
Jean-François de Sales. — Sa naissance. — Ses études. — Il est nommé
chanoine et coadjuteur de son frère. — Il devient son successeur. — Sa
conduite au temps de la peste. — Il prépare la béatification de saint Fran-
çois. — Ses derniers actes. — Dom Juste Guérin. — Sa naissance. — Ses
études. — Il entre chez les Barnabites. — On lui confie la direction des
infantes royales. — Dom Juste à la cour. — Il est appelé à Annecy et à
Thonon. — Sa confiance en saint François de Sales. — Il poursuit le pro-
cès de la béatification. — Paul V le remarque. — Il le nomme évêque de
Genève. — Son sacre. — Son humilité. — Son administration. — Il se
montre le protecteur des maisons religieuses et des pauvres. — 11 demande
un coadjuteur. — 11 se retire à Rumilly où il meurt.
CHAPITRE IX
Etat du catholicisme à Genève, au commencement du dix
septième siècle
4 77
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
Charles-Auguste de Sales
224
Naissance de Charles-Auguste. — Son enfance. — Ses premières éludes. —
Son goût pour la solitude. — Saint François décide sa vocation. — Une
tentation de découragement. — Il est nommé prévôt. — Il visite le eau-
- 478 —
Pages
ton de Vaud. — Danger qu'il y court. — Il compose la vie de son saint
oncle. — Il se retire à l'Ilcrmitage des Voirons. — 11 est appelé à Mou-
tiers. — Sa nomination coadjuteur de Genève. — 11 devient évèque. —
Sun amour pour les communautés. — Ses prédications. — Ses visites pas-
torales. — 11 perd son père. — Scène touchante. — Ses dispositions der-
nières. — Diflicullés. — Ses derniers ouvrages.
CHAPITRE XII
Jean d'Arenthon d'Alex 239
La famille d'Arenthon d'Alex. — Jean. — Sa jeunesse au temps de la peste.
— Ses premières éludes. — 11 est envoyé à Paris. — Les prêtres de l'Ora-
toire. — Il revient à Annecy. — Devenu prêtre, il est envoyé à Chevry. —
Voyage à Turin. — On lui offre l'évêché de Lausanne. — 11 refuse. —
Sa nomination à l'évêché de Genève. — 11 est dénoncé à Turin et à Rome.
— Sa justification. — Béatification de saint François de Sales. — Il part
pour Paris. — Affaire importante, sa lettre au pape. — 11 se rend utile
— De retour il s'occupe de la fondation du grand séminaire. — Son zèle
pour les communautés. — Sa charité. — Sa foi. — Difficultés qu'il éprouve.
— Il défend les immunités ecclésiastiques. — Ses missions. — Ses der-
nières pensées. — Sa mort.
CHAPITRE XIII
Rétablissement de la messe à Genève chez M. le Résident
de France 275
Retour providentiel. — Le résident de France. — M. de Chauvigny. — Son
arrivée à Genève. — Il parle d'établir une chapelle en sa demeure. —
Démarches du Conseil pour l'en détourner. — Diverses propositions. —
Il s'établit à la maison Grenus. — Office. — Emeute. — Rapport au roi.
— Les ordres de Louis XIV. — La messe à Genève. — Affluence. —
Petits moyens employés pour empêcher les étrangers d'assister à la messe.
— Les successeurs de M. de Chauvigny. — Garde à l'œil. — Chapelle
du sieur de la Grave, à Laconnex. — Difficultés. — Plaintes de Genève.
CHAPITRE XIV
Les prêtres du diocèse de Genève au dix-huitième siècle. 297
Informations fournies à la cour sur le mérite des prêtres du diocèse. — Lettres
de Jean d'Arenthon à ce sujet. — État du Chapitre. — Les curés du voi-
sinage de Genève. — M. de Pontverre, curé de Conlîgnon. — Il rétablit
le culte à Lancy. — Ses luttes avec les magistrats. — Frémin, curé de
Pregny. — Sa retraite. — La fondation des Sœurs de Charité au Grand-
Saconnex.
- 479 —
CHAPITRE XV
Pages
Michel-Gabriel de Rossillon 319
Noblesse de la famille de Rossillon. — Naissance de Michel-Gabriel. — Evéne-
ments qui l'accompagnèrent. — Ses premières études. — Vues de son
père. — 11 entre chez les Antonins. — Sa carrière comme professeur et pré-
dicateur. — 11 est nommé évèque. — Son premier mandement. — Son
installation. — Il se présente comme médiateur. — Sa première visite pas-
torale. — Le P. Ronieville. — Sa manière d'agir vis-à-vis des protestants. —
Sa méthode dans la polémique. — Ses lettres à M. Tandon et à M. Béné-
dict Pictet. — Une fondation à Chêne. — Ses dernières visites. — Béati-
fication de M"° de Chantai. — Sa maladie. — Sa mort.
CHAPITRE XVI
Joseph-Nicolas Deschamps de Cha union 1 345
Siège vacant. — Les vicaires capitulaires. — Leur gestion. — Griefs. — Ils
se justifient. — Mgr Joseph-Nicolas Deschamps. — Sa nomination. — Ses
souffrances. — Sa conduite à l'époque de l'invasion espagnole. — Il re-
grette sa solitude. — Il rappelle de Paris M. Biord, qu'il nomma plus tard
son grand vicaire. — Quelques actes de son épiscopat. — Ses dernières
volontés. — Sa mort tragique.
CHAPITRE XVII
Mgr Jean-Pierre Biord 364
Le successeur de Mgr Deschamps. — Études de M. Biord. — Il est nommé
Prieur de Douvaine. — 11 devient vicaire général. — Les services qu'il
rend. — Sa nomination au siège de Genève. — Son mandement. — Une
petite difficulté avec son Chapitre. — Sa première visite pastorale. — Il
consacre l'église de Chêne. — Un acte de gallican. — La franc-maçon-
nerie. — Loges dissoutes. — Les Cordeliers. — Leur église est cédée à la
cathédrale. — Palais épiscopal. — Les fêtes religieuses. — Difficultés avec
les Bénédictins de Talloires. — OEuvres de Mgr Biord. — 11 s'intéresse
aux églises du voisinage de Genève, spécialement à celle de Carouge. —
Son mérite. — Sa mort.
— 480 —
CHAPITRE XVIII
Pages
L'épiscopat de Mgr Paget j osqu'à son exil 395
L'abbé Paget. — Sa famille. — Ses études. — Ses grades. — Il est nommé
prévôt de la cathédrale. — L'administration capitulaire. — L'abbé Paget
est nommé commissaire apostolique pour Talloires. — Démembrement de
quelques paroisses. — Ornements pour l'église de Carouge. — Nomination
de Mgr Paget. — M. de Thiollaz est nommé prévôt. — Fête à Saint-
Julien. — Ce qu'il fit pour Carouge. — Mandement sur la charité. — Les
décrets de l'Assemblée nationale. — Mandement à l'occasion de l'élection
de Royer. — Réponse au comte Graneri. — Son départ. — Sa dernière
lettre au moment de son exil. — Son refuge à Turin.
PIÈCES JUSTIFICATIVES
N° I. — Les Sorciers à Genève 425
N° II. — Lettre du curé Mandallaz aux magistrats de
Genève au temps de la peste 433
N° Il bis. — Lettre de François Bachod au duc 436
N° III. — Lettres de Ange Gustiniani à Son Altesse 436
N° IV. — Lettres de saint François de Sales 438
N° V. — Lettres du Père Chérubin 44 \
N° V bis. — Fragment d'un rapport de Charles-Emmanuel
à son cousin le roi d'Espagne 447
N° VI. — Note de Charles-Auguste de Sales 448
N° VII. — Lettres de Charles-Auguste 449
N° VIII. — Lettre du même à Son Altesse 450
N° IX. — Histoire de Lunati 45*
N° X. — Relation de l'insulte faite à M. de Chauvigny,
Résident de France 453
N° XI. — Lettre de Mgr Jean d'Arenthon à Son Altesse. . 458
N° XII. — Lettres de M. Tandon et de Mgr Bernex de
Rossillon 463
N° XIII. — Ordonnance de Mgr Biord, pour l'établissement
de la paroisse de Carouge 469
N° XIV. — Lettres de Mgr Paget 472
Genève. — impr. Grosse! et Trembley.