Skip to main content

Full text of "Histoire de l'église de Genève depuis les temps les plus anciens jusqu'en 1802 : avec des pièces justificatives"

See other formats


OCT  3  1911  *l 


BR   1033    .G4  F4  5   138  0  v. 2 
Fleury,  1812-1885. 
Histoire  de  l1  église  de 
Gen  eve  depuis  les  temps 


Digitized  by 

the  Internet  Archive 

in  2014 

https://archive.org/details/histoiredeleglis02fleu 


H  ISTOIRE 


L'ÉGLISE  DE  GENÈVE 


DEPUIS  LES  TEMPS  LES  PLUS  ANCIENS 
JUSQU'EN  1802 

AVEC  PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

y 

Par  M.  le  Chanoine  FLEURY 


TOME  DEUXIÈME 


SOCIÉTÉ  GENERALE  DE  LIBRAIRIE  CATHOLIQUE 

PARIS  BRU  XELLES 

VICTOR  PALMÉ  J.  ALBANEL 

Directeur  général  t  Direct,  de  la  suc. 

7<),  RUE  DES  SAINTS-PÈRES,  ~](>  2Ç),  RUE  DES  PAROISSIENS,  SÇ) 

GENÈVE 
GROSSET  &  TREMBLEY 

Imprimeurs  -  Édi  teins , 

4,     RUE     COBRA  TERIf ,  ( 


1880 

(Tiius  dvoits  réserves) 


CHAPITRE  PREMIER 


Le  lendemain  du  triomphe  de  la  Réformation 

1535 


Coup  d'œil  rétrospectif.  —  Conséquences  politiques  de  la  Réfor- 
mation. —  Etat  ancien.  —  Etat  nouveau.  —  Conséquences  reli- 
gieuses. —  Rupture  avec  Rome.  —  Le  siège  des  évêques  changé. 
—  Le  diocèse  scindé.  —  Réputation  de  Genève  à  l'étranger.  — 
Attitude  des  partis.  —  Hostilités  mutuelles.  —  Déclaration  de 
guerre  de  la  part  des  Bernois.  —  Ils  envahissent  les  Etats  du 
duc.  —  Guerre  d'extermination.  —  Le  Chablais.  —  Ses  résis- 
tances. —  Conditions  posées  par  Berne. 


Avant  de  reprendre  le  récit  des  événements  qui  signa- 
lèrent les  premiers  jours  du  triomphe  de  la  Réformation, 
il  est  bon  de  se  rendre  compte  des  conséquences  qu'elle 
entraîna  pour  notre  pays,  au  point  de  vue  tant  religieux 
que  politique. 

Comme  partout,  l'introduction  du  protestantisme  à 
Genève  ne  put  manquer  d'amener  des  changements  con- 
sidérables. Signalons-les  d'une  manière  sommaire,  tout  en 
laissant  de  côté  les  conséquences  doctrinales.  Us  se  résu- 
ment dans  la  substitution  du  calvinisme  à  la  foi  catho- 
que  sur  tout  le  territoire  de  Genève,  au  moyen  des  péna- 
lités les  plus  graves. 


—  2  - 

Pour  se  faire  une  idée  précise  du  changement  opéré  à 
cette  époque,  au  point  de  vue  politique,  comparons  l'Etat 
tel  qu'il  était  avant  la  Réformation,  avec  celui  qui  lui  fut 
substitué. 

Avant  la  Réformation,  Genève,  ville  libre,  était  une 
petite  république  indépendante,  sous  la  suzeraineté  pure- 
ment nominale  de  l'empereur  d'Allemagne.  A  l'intérieur, 
le  pouvoir  et  l'administration  étaient  partagés.  De  droit, 
l'évêque  avait  la  part  principale  et  la  position  la  plus 
élevée,  car  il  était  prince  de  Genève,  prince  temporel 
comme  spirituel.  Avec  lui,  la  bourgeoisie  soit  le  corps  des 
citoyens,  avait  des  droits  solennellement  reconnus  par 
l'évêque,  sous  le  nom  de  Franchises  (1). 

Elle  nommait  ses  magistrats  qui  administraient  les  inté- 
rêts matériels  de  la  cité.  Cette  magistrature  civile  se  com- 
posait essentiellement  des  syndics,  du  Grand  et  du  Petit 
Conseil,  et  du  Conseil  Général,  formé  de  tous  les  citoyens. 
Entre  le  pouvoir  de  l'évêque  et  celui  de  la  bourgeoisie,  peu 
à  peu,  avait  grandi  un  troisième,  qui  tendait  assez  ouver- 
tement à  les  absorber  l'un  et  l'autre.  C'était  celui  du  duc 
de  Savoie,  qui,  dans  le  principe,  n'était  que  V Advocatus 
ou  le  Vidomne,  c'est-à-dire  le  bras  séculier,  auquel  l'évê- 
que en  appelait,  en  certains  cas  prévus  par  les  us  et  cou- 
tumes, surtout  pour  les  discussions  et  les  condamnations 
touchant  à  la  justice.  Mais  les  ducs,  à  force  de  s'employer 
dans  la  ville,  finirent  par  agir  de  leur  chef  et  comme  maî- 
tres, pour  accroître  leur  propre  puissance.  Nous  les  avons 
vus  sous  tous  les  évêques  s'ingérer  dans  les  affaires  du 
pays,  et  s'arroger  de  nouveaux  droits. 

C'est  là  surtout  ce  qui  donnait  de  l'ombrage  aux  citoyens, 
ne  trouvant  plus,  dans  leur  évêque,  ni  dans  leurs  propres 

(i)  En  entrant  en  charge,  chaque  évêque,  la  main  sur  les  Evangiles,  prê- 
tait serment,  sur  l'autel  de  Sainte-Catherine,  à  Saint-Pierre,  de  respecter  les 
Franchises. 


ressources,  assez  de  force  pour  échapper  à  ce  pouvoir 
envahisseur.  Pour  l'intérieur,  le  duc  était  à  peu  près  le 
seul  concurrent  que  la  petite  république  eût  à  redouter, 
car  elle  vivait  en  bonnes  relations  avec  les  cantons  suisses 
appelés  Ligues,  et  la  France  n'avait  jamais  menacé  son 
existence;  mais  les  Etats  du  duc  de  Savoie  l'entouraient 
de  toutes  parts,  et  là  était  le  véritable  péril.  Toutefois, 
disons-le,  une  foule  de  citoyens  étaient  partisans  du  pou- 
voir ducal.  Dévoués  de  cœur  à  la  maison  de  Savoie,  ils 
auraient  volontiers  acclamé  son  autorité,  sans  les  déplo- 
rables événements  du  seizième  siècle,  qui  amenèrent  les 
exécutions,  dont  nous  avons  parlé  dans  notre  premier 
volume,  et  l'alliance  de  Genève  avec  Fribourg  et  Berne. 
La  prépondérance  de  ce  dernier  canton  précipita  les  événe- 
ments qui  se  sont  déroulés  sous  les  yeux  de  nos  lecteurs. 
Il  se  fit  alors  un  changement  notable  dans  l'état  politique 
de  Genève.  Il  n'y  eut  plus  de  vidomne  savoyard;  toute  sa 
part  de  pouvoir  resta  aux  autorités  nationales.  Il  n'y  eut 
plus,  réellement,  de  prince-évêque,  bien  que  le  titre  en  restât 
aux  évêques  exilés.  La  bourgeoisie  se  trouva  ainsi  seule 
héritière  de  l'autorité,  mais  ce  fut  pour  rencontrer  bientôt 
un  maître  plus  dur,  Calvin,  qui,  malgré  toutes  les  résis- 
tances, fit  subir  sa  volonté  aux  Conseils  eux-mêmes,  et 
par  là,  à  tout  le  peuple.  Remarquons,  toutefois,  qu'après, 
comme  avant  la  Réformation,  on  retrouve  la  même  organi- 
sation administrative  et  les  mêmes  autorités  civiles  :  syn- 
dics, Grand  et  Petit  Conseils,  Conseil  général;  ce  qui 
prouve  que  du  temps  des  évêques,  les  citoyens  avaient  un 
gouvernement  sage  et  bien  organisé.  Tel  fut,  en  résumé,  le 
changement  politique  qui  résulta,  à  l'intérieur,  de  l'intro- 
duction de  la  Réformation  dans  notre  pays. 

Les  conséquences  religieuses  furent  plus  importantes. 

Avant  la  Réformation,  Genève  était  le  siège  d'un  des 
plus  anciens  et  des  plus  importants  diocèses  de  la  catho- 


-  4  - 


licite.  Il  possédait  un  grand  nombre  de  maisons  religieuses 
et  d'institutions  ecclésiastiques.  Tout  disparut  à  la  suite 
de  la  Réformation  protestante.  L'acte  capital  fut  la  sépa- 
ration consommée  en  1535,  avec  Rome  (1).  Dès  lors,  on  ne 
reçut  plu;:  les  bulles  des  Souverains  Pontifes,  et  la  voix 
du  Nonce  ne  fut  plus  écoutée.  En  secouant  l'autorité 
suprême  du  Chef  de  l'Eglise,  on  se  débarrassa  aussi  de 
celle  de  l'évêque,  et  ce  qui  accrut  peut-être  l'aversion  et 
la  crainte  du  pouvoir  épiscopal,  c'est  qu'en  gardant  et  fai- 
sant valoir,  comme  de  raison,  le  titre  d'évêques  de  Genève, 
nos  prélats,  après  avoir  séjourné  à  Besançon,  finirent  par 
s'établir  à  Annecy,  sur  territoire  de  Savoie.  C'était  sans 
doute  ce  qu'il  y  avait  de  plus  sage,  pour  être  dans  la  proxi- 
mité de  Genève  et  se  rendre  utiles  aux  catholiques;  mais, 
aux  yeux  des  protestants,  la  cause  des  évêques  resta  iden- 
tifiée avec  celle  du  duc,  et  leur  retour  eût  semblé  devoir 
amener  inévitablement  la  domination  étrangère. 

Après  l'évêque,  le  Chapitre  de  Saint-Pierre  quitta  aussi 
Genève  et  se  retira  à  Annecy.  Les  maisons  religieuses 
furent  supprimées  ;  les  hospices,  les  confréries,  les  institu- 
tions catholiques  disparurent  ou  changèrent  de  caractère; 
des  églises  furent  démolies,  d'autres  devinrent  des  tem- 
ples, où  l'on  prêcha  la  doctrine  luthérienne. 

Le  beau  diocèse  de  Genève  fut  scindé,  et  son  terri- 
toire, le  pays  de  Gex,  le  Chablais,  les  paroisses  du 
canton  de  Vaud  jusqu'à  l'embouchure  de  l'Aubonne,  ces- 
sèrent d'en  faire  partie.  Le  Chablais  et  le  pays  de  Gex 
seuls  ont  fait  depuis  retour  à  l'ancien  diocèse.  Le  catholi- 
cisme, comme  religion,  fut  banni  du  territoire  de  la  répu- 
blique, et  bientôt  il  fut  interdit  aux  individus  d'en  garder 

(1)  Ce  qui  montre  que  l'autorité  du  Pape  n'était  pas  moins  grande  alors 
qu'aujourd'hui  dans  l'Eglise,  c'est  le  mot  de  Papiste,  sans  cesse  employé  à 
cette  époque  pour  désigner  les  catholiques.  On  n'était  pas  catholique  sans 
être  avec  le  Pape,  à  Genève  comme  partout. 


—  5  — 


le  moindre  signe,  ni  d'en  faire  profession,  de  quelque 
manière  que  ce  fût  (1). 

Telles  furent  les  conséquences  immédiates  de  la  Réfor- 
mation à  Genève,  sans  compter  les  luttes  dont  elle  fut  la 
cause  et  le  signal. 

Si  Genève  se  rendit  alors  chère  aux  pays  réformés  par 
îà  protection  dont  elle  couvrit  les  apôtres  du  nouvel  Evan- 
gile, b\h  devint  un  objet  d'horreur  pour  ses  voisins,  qui  ne 
l'envisagèrent  plus  que  comme  le  repaire  de  l'hérésie  (2).  Les 
auteurs  du  seizième  siècle  qui  nous  ont  laissé  leurs  appré- 
ciations sur  ce  mouvement,  surabondent  en  détails  odieux 
sur  les  fugitifs,  qui  furent  les  premiers  accueillis  à 
Genève.  Mais  ceux  qui  attendaient  avec  plus  d'impatience 
l'heure  de  la  vengeance,  c'étaient  les  proscrits,  qui  occu- 
paient les  châteaux  de  Jussy  et  de  Peney,  restés  entre  les 
mains  de  l'évêque.  Tous  brûlaient  du  désir  de  réparer  les 
sanglants  outrages  faits  à  la  religion.  Les  catholiques  fri- 
bourgeois  et  vallaisans  restaient  persuadés  que  le  duc  de 
Savoie  entrerait  bientôt  en  campagne,  pour  revendiquer, 
les  armes  à  la  main,  ses  droits  dans  Genève.  Tous  étaient 
dans  l'attente.  Il  n'était  pas  jusqu'aux  magistrats  de 
la  cité  qui  ne  crussent  à  une  levée  de  boucliers  pro- 
chaine, car  ils  firent  appel  aux  hommes  de  bonne  volonté, 
pour  garder  les  portes  de  leur  ville.  Baudichon  lui-même 
qui  remplissait  les  fonctions  de  capitaine  se  prépara  au 
combat.  Comme  si  la  patrie  était  à  la  veille  des  batailles, 
il  fit  arborer  sur  la  place  un  drapeau,  couvert  de  larmes, 

(1)  On  connaît  le  fameux  édit  de  1535  :  Nul  ne  soit  assez  hardi  pour  faire 
à  l'avenir  acte  d'iDOLATME  papistique.  » 

(2)  Est  genevœ  ad  Lemanum  lacum  in  Allobrogibus  oppidum, 
insignis  hœreticorum  et  apostatarum  nidus  atque  perfugium  quo 
velut  ad  hœreticœ  pravitatis  gymnasium  undique  confluunt  pes- 
simi  quique  catholicœ  veritatis  desertores.  Gabatins.  Vita  PU,  lib.  2. 
cap.  4. 

Thuan,  cité  par  le  même  auteur,  dit  que  Genève  est  devenue.  Errorum 
lat  


—  6  — 


et  convia  tous  les  gens  de  cœur  à  se  ranger  sous  sa  ban- 
nière. On  ne  peut  nier  qu'il  n'y  eût  du  patriotisme  dans 
l'âme  de  Baudichon  :  il  en  fit  preuve,  lorsqu'à  la  nouvelle 
d'un  combat  soutenu,  près  de  Gingins,  par  les  Neuchâtelois 
qui  venaient  au  secours  de  Genève,  il  partit  à  la  tête  de 
sa  légion,  afin  d'aller  délivrer  ces  troupes  auxiliaires,  har- 
celées par  les  soldats  du  duc. 

A  ce  moment,  une  lutte  générale  fut  sur  le  point  de 
s'engager;  mais  Charles  III,  prévoyant  une  occupation  pro- 
chaine de  ses  Etats  par  Charles-Quint  ou  par  François  Ier, 
ne  voulut  pas  se  mettre  à  dos  les  cantons  suisses.  Trop 
confiant  dans  la  parole  des  députés  bernois,  qui  lui  avaient 
promis  de  faire  reconnaître  ses  droits  dans  Genève,  il  s'en 
remit  à  leur  arbitrage. 

De  nouvelles  négociations  commencèrent  à  Bade,  et 
continuèrent  à  Aoste.  Le  duc  promettait  de  faire  évacuer 
les  châteaux  de  Peney  et  de  Jussy,  de  rétablir  la  liberté 
absolue  du  commerce,  et  il  s'engageait  à  maintenir  une 
trêve  de  quatre  mois  (1);  mais  il  demanda,  en  revanche} 
que  l'évêque  fût  réintégré  dans  ses  droits,  et  que,  tout  en 
ayant  la  latitude  de  circuler  en  Savoie  pour  leurs  affaires, 
les  habitants  de  Genève  ne  pussent  rien  y  pratiquer  contre 
le  culte  catholique  (2).  Les  députés  genevois  ne  voulurent 
rien  promettre,  et  les  négociations  cessèrent. 

Dans  la  conférence  ouverte  à  Aoste,  le  21  novembre,  la 
discussion  prit  de  suite  un  ton  d'acrimonie  peu  propre  à 
amener  une  entente.  On  s'y  adressa  des  reproches  sur  les 
vexations  exercées  tantôt  par  les  habitants  de  la  ville, 
tantôt  par  les  réfugiés  de  Peney,  sur  les  malheureuses  vic- 
times qui  se  trouvaient  sur  leurs  pas.  Enfin,  lorsqu'il 
fallut  poser  les  bases  d'un  arrangement,  Berne  eut  la 

(1)  Grenus.  Fragments  historiques. 

(2)  Vuillemin,  t.  XI,  p.  119. 


parole  :  t  Arrêtons,  dirent  les  députés  Pierre  d'Erlach  et 
«  Cyro,  que  jamais  le  culte  catholique  ne  pourra  être 
«  rétabli  à  Genève,  ni  l'évêque  admis  à  faire  valoir  ses 
«  droits  !  » 

Un  abîme  séparait  dès  lors  les  deux  parties  ;  elles  ne 
purent  s'entendre,  et  la  conférence  d'Aoste  demeura  sans 
effet.  Aussi  les  hostilités  recommencèrent;  les  convois  de 
vivre  destinés  à  alimenter  la  ville  furent  arrêtés.  Bientôt 
les  provisions  devinrent  si  rares,  que,  dans  la  crainte  de 
les  voir  épuisées,  le  Conseil  décida,  h  10  novembre,  «  de 
chasser  les  femmes  et  les  enfants  des  émigrés,  pour  se 
défaire  de  toutes  ces  bouches  inutiles  ».  En  effet,  les  portes 
furent  ouvertes,  et  l'on  jeta  hors  des  remparts  ces  êtres 
faibles  et  malheureux,  qui  furent  refoulés  par  les  soldats 
du  duc,  rangés  en  camps  volants  autour  de  la  ville.  De 
temps  à  autre,  les  citoyens  affamés  se  décidaient  à  faire 
des  excursions  dans  la  campagne,  où  ils  prenaient  tout  ce 
qui  leur  tombait  sous  la  main  :  meubles,  vivres,  denrées, 
bestiaux  ;  ils  pillaient  les  fermes  qu'ils  livraient  ensuite 
aux  flammes. 

Les  dévastations  furent  telles,  que  le  gouvernement 
rendit  un  arrêté  pour  défendre,  sous  peine  de  vie,  de 
piller,  excepté  des  vivres  (1).  Ces  excès  amenaient  d'o- 
dieuses représailles  ;  aussi  les  députés  Graffenried  et 
Diesbach,  se  rendant  à  Peney,  au  nom  des  autorités  ber- 
noises, reprochèrent-ils  aux  réfugiés  «  leurs  meurtres,  bri- 
gandages et  voleries  »,  à  quoi  les  Peneysans  répliquèrent 
que  le  mal,  dont  Genève  se  plaignait,  n'était  nullement 
comparable  à  celui  qu'ils  en  avaient  reçu. 

Sur  ces  entrefaites,  le  sire  de  Verey,  gentilhomme  fran- 
çais, témoin  de  la  détresse  de  la  ville,  au  nom  de  Fran- 
çois Ier,  son  maître,  offrit  aux  magistrats  une  alliance 

(i)  Gaudy.  Promenades  historiques,  t.  II,  p.  153. 


avec  la  France.  Parlant  comme  agent  officiel,  il  fit  valoir 
la  puissance  de  son  souverain.  Les  conditions  qu'il  posa 
déplurent  aux  membres  du  Conseil,  qui  déclarèrent  «  que 
l'amitié  et  la  protection  du  roi  de  France  leur  seraient 
très-agréables,  s'il  voulait  reconnaître  leur  ville  libre 
et  indépendance,  et  respecter  leurs  Franchises,  mais 
qu'ayant  tout  fait  pour  se  soustraire  à  un  souverain,  ils 
ne  pouvaient  accepter  l'autorité  d'un  prince,  quel  qu'il 
fût  (1)  ».  L'Etat  de  Berne,  en  apprenant  ces  négocia- 
tions, fut  offusqué  de  l'influence  que  voulait  acquérir 
la  France  dans  Genève.  Il  fit  au  duc  des  propositions  de 
paix,  qui,  au  fond,  n'étaient  qu'une  raillerie.  Il  aurait 
fallu  que  le  duc  consentît  à  séparer  sa  cause  de  celle  de 
l'évêque  et  ses  intérêts  de  ceux  de  la  religion.  MM.  de 
Berne  croyaient  faire  beaucoup  d'honneur  au  duc,  en 
lui  proposant  de  rentrer  à  Genève  et  d'y  exercer  le 
vidomnat,  sous  leur  responsabilité.  Charles  III  ne  put 
accepter  de  telles  offres.  Piqués  au  vif  de  ce  refus,  ils 
cherchèrent  une  occasion  favorable  pour  le  faire  re- 
pentir de  sa  ténacité.  Elle  se  présenta  bientôt.  François 
Sforza,  dernier  duc  de  Milan,  étant  mort  sans  enfants, 
l'empereur  Charles  V  occupa  ses  Etats.  François  Ier  pré- 
tendant avoir  droit,  par  son  aïeule  Valentine  Visconti,  à 
cet  héritage,  fit  avancer  ses  troupes,  en  empruntant  le 
territoire  du  duc  Charles  III.  Celui-ci,  se  défiant  de  ce 
remuant  voisin,  eut  à  faire  bonne  garde  sur  ses  forteresses, 
dans  lesquelles  il  répartit  ses  meilleurs  soldats. 

Les  Bernois,  qui  convoitaient  depuis  assez  longtemps  le 
pays  de  Vaud  soumis  au  duc,  jugèrent  le  moment  opportun 
pour  y  faire  irruption.  Ils  prirent  pour  prétexte  les  vio- 
lences, commises  par  les  gens  de  Savoie  contre  leurs  com- 
bourgeois  de  Genève,  et  déclarèrent  que  l'Etat  de  Berne 

(1)  Registre  du  Conseil,  1"  janvier  1536, 


ne  pouvait  rester  étranger  aux  luttes  de  la  cité  et  que, 
puisqu'elle  avait  embrassé  la  Réforme,  elle  avait  droit  à 
l'appui  de  ses  coreligionnaires. 

Une  déclaration  de  guerre  en  règle  fut  rédigée  le 
16  janvier  et  portée  au  duc  par  un  héraut  d'armes.  Après 
avoir  rappelé  les  traités  de  Saint-Julien  et  de  Payerne  qui 
étaient  restés  sans  effet,  les  magistrats  bernois  énumé- 
raient  les  mauvais  traitements,  dont  les  citoyens  de  Genève 
avaient  été  l'objet  de  la  part  des  soldats  ducaux. 

«  Ils  ont  été,  disaient-ils,  sur  vos  pays,  molestés,  pris, 
•  battus,  tués,  leurs  biens  pillés,  leurs  maisons,  posses- 
«  sions,  granges  gâtées,  brisées,  occupées  et  maximement, 
«  par  les  brigands  de  Peney  et  autres.  »  A  cette  cause, 
concluaient-ils,  «  puisque  droit  et  tous  autres  raisonnables 
offres  envers  vous  n'ont  point  profité,  vous  quittons  par 
ces  présentes,  toutes  alliances  vieilles  et  nouvelles,  parti- 
culières et  communes,  trouvées  et  non  trouvées,  vous  en- 
voyons les  lettres  d'icelles  que  présentement  avons  trou- 
vées, par  présent  notre  hérault  de  guerre,  vous  défiant 
par  icelles  et  déclarant  la  guerre  contre  vous  et  les  vôtres, 
vous  avertissant  que,  avec  l'aide  de  Dieu,  invadirons  vous, 
vos  gens,  pays  et  emploierons  tous  nos  efforts  de  vous 
dommager  et  hostilement  agrédir  en  corps  et  biens  et  par 
autant  notre  honneur  bien  pourvu.  Témoin  notre  sceau 
plaqué  à  icelles.  • 

Donné  dimanche  16  janvier  1536  (1). 

Les  menaces  étaient  claires,  mais  le  motif  réel  de  cette 
déclaration  était  tout  autre.  Comme  nous  l'avons  dit,  le 
riche  territoire  du  pays  de  Vaud,  alors  soumis  au  duc, 
confinait  en  partie  à  celui  de  Berne  et  se  trouvait,  par  là- 

(i)  La  déclaration  de  guerre  citée  par  Ruchat,  t.  IV,  page  HO,  vient  d'être 
reproduite  par  M.  Duval  dans  les  pièces  justificatives  de  son  ouvrage,  Ternier 
et  Saint-Julien, 


—  10  — 

même,  convoité  comme  une  proie.  Les  Genevois,  en  appre- 
nant la  déclaration  de  guerre,  purent  à  peine  y  croire.  Il 
fallut  la  lueur  des  incendies,  qui  éclatèrent  sur  la  rive  du 
Léman,  pour  leur  manifester  l'approche  de  l'armée  ber- 
noise. En  effet,  les  soldats  brûlaient  les  châteaux,  qui 
leur  opposaient  la  moindre  résistance.  Les  villes  qu'ils 
rencontrèrent  sur  leur  passage  furent  rançonnées  sans 
merci.  Moudon,  Payerne,  Echallens,  Morges,  tombèrent 
sous  les  coups  des  vainqueurs. 

A  Genève,  on  vit  tout  de  suite,  à  leur  approche,  s'orga- 
niser des  bandes  de  pillards,  pour  fondre  sur  les  villages 
des  alentours  restés  fidèles  à  la  cause  du  duc.  Au  premier 
moment,  les  paysans  essayèrent  de  se  défendre,  mais  ils 
furent  refoulés  par  les  troupes  de  Verey,  qui  se  mit  en 
campagne.  Ce  fut  une  boucherie  telle,  dit  Roset,  que  le 
capitaine  fut  obligé  de  demander  grâce  pour  ses  victimes  : 
»  Eh  !  messieurs,  s'écria-t-il,  laissez-en  du  moins  quel- 
ques-uns pour  labourer  les  terres  (1).  »  Baudichon,  qui 
avait  éprouvé  plusieurs  échecs  dans  ses  sorties  précé- 
dentes, brûlait  du  désir  de  se  venger.  Se  sentant  appuyé 
par  les  troupes  bernoises,  il  alla  assaillir  divers  châteaux. 
Jussy,  Gaillard,  furent  les  premiers  attaqués.  Hermance, 
Sacconnex,  Peney,  reçurent  ensuite  sa  visite,  et  toutes 
ces  localités  subirent  le  pillage  ou  l'incendie.  Ecoutons  le 
récit  de  Froment  sur  ces  dévastations. 

«  Le  saccagement  qui  estoit  entour  de  Genève  estoit 
«  admirable;  ouy  même  d'aulcuns  petits  enfans  de  Genève 
«  qui  estans  seulement  de  l'âge  de  12  à  13  ans,  qui 
«  admenoyent  avec  eulx  dans  la  ville  de  gros  butins;  aussi 
«  de  tous  coustés  l'on  admenoit  des  cloches,  des  blés, 
«  vins  en  abondance,  bestail.  L'on  voyait  brûler  les  chas- 
t  teaux  et  maysons  de  tous  coustés,  tant  que  semblait 


(1)  Spon,  p.  268. 


— 11  — 


«  advis,  par  la  fumée,  que  ny  eust  que  des  nuées  entre  les 
t  montagnes  et  sur  le  lac.  Or,  pour  mémoyre,  je  mets 
«  certains  chasteaux  et  maisons  fortes  qui  furent  bruslés 
t  alors,  les  chasteaux  de  Rolle,  Couppet,  Prangin,  le  cou- 

•  vent  de  Nyon,  les  chasteaux  d'Allemoigne,  Grillier,  Gex, 
«  Peney,  Gaillard,  la  Perrière,  Jussi,  Belle-Rive,  Villette, 

•  Cholay,  Ville;  la  maison  de  Barralis,  de  M.  de  Simon,  à 
«  Viry  ;  la  mayson  de  Faulcon  de  Saint- Julien,  Laconnay 
t  et  tant  d'aultres,  au  nombre  de  plus  de  six  ou  sept 
«  vingtz  (1).  » 

Ce  témoignage,  à  lui  seul,  nous  dit  quelle  était  la  fureur 
tant  des  soldats  de  Berne  que  des  bourgeois  de  Genève, 

•  qui  avaient  juré  entr'eux  de  tout  brûler  et  de  tout  dé- 
truire ;  ce  qui  fut  exécuté,  continue  le  même  narrateur, 
en  telle  sorte  que,  durant  tout  le  temps  que  la  gendar- 
merie de  Berne  demoura  dans  Genève,  tout  à  l'entour  on 
ne  fist  que  brusler,  piller  et  saccager  chasteaux,  cures  et 
maysons,  principallement  des  gentilz  hommes  et  des  prebs- 
tres  (2).  » 

Sous  prétexte  de  représailles,  ces  impitoyables  vain- 
queurs agirent  «  avec  une  ardeur,  dit  Fazy,  qui  laisse  bien 
loin  derrière  elle,  celle  déployée  "depuis  en  France  pen- 
dant la  Révolution  (3).  >  Ils  avaient  promis  de  faire  au  duc 
tout  le  mal  dont  ils  seraient  capables.  Pour  l'honneur  de 
Berne,  ils  ne  tinrent  que  trop  parole. 

Ce  ne  fut  pas  seulement  sur  les  environs  de  Genève 
qu'ils  firent  peser  leur  joug  de  fer.  Déjà  ils  avaient  gravi 
le  mont  de  Sion  et  ils  se  préparaient  à  faire  invasion  dans 
le  Genevois,  lorsqu'ils  apprirent  que  le  roi  de  France  avait 
déclaré  la  guerre  à  la  Savoie,  et  que  ses  troupes  mar- 

(1)  Les  Actes  et  Gestes  merveilleux  de  la  cité,  p.  212,  édit.  Fick. 

(2)  Ibid.,  p.  214. 

(3)  Précis  de  la  Réforme,  t.  I,  p.  232. 


—  12  - 


chaient  sur  Chambéry.  Ne  voulant  pas  encourir  l'indigna- 
tion de  la  France,  Nœgeli,  chef  de  l'expédition  bernoise, 
revint  sur  ses  pas,  en  passant  par  le  Vuache,  et  gagna 
le  Chablais,  où  il  continua  ses  dévastations.  Si  le  Fau- 
cigny  ne  fut  pas  visité  par  ce  farouche  capitaine,  c'est 
que  cette  province  était  un  apanage  de  la  duchesse  de 
Nemours,  parente  de  François  Ier. 

Le  Chablais,  dégarni  de  troupes  ne  put  pas  se  défendre. 
Pour  échapper  au  pillage,  Thonon  fit  sa  soumission  le 
2  février  1536.  Il  ne  fut  pas  moins  rançonné,  et  les  Ber- 
nois prirent  possession  de  ce  beau  pays,  jusqu'à  la  Dranse. 
Partout  où  ils  pénétrèrent,  les  églises  furent  pillées,  les 
prêtres  chassés  et  le  culte  nouveau  installé.  Ce  serait 
ici  le  cas  de  raconter  comment  les  braves  paysans  du 
Haut-Chablais  barricadèrent  les  passages  des  montagnes 
qui  auraient  pu  permettre  aux  vainqueurs  de  venir  semer 
parmi  eux  l'erreur.  Ils  dressèrent  de  formidables  retran- 
chements avec  des  rochers,  sur  lesquels  ils  inscrivirent 
en  grosses  lettres  ces  mots  :  «  Deo  vero  »,  comme  pour 
protester  qu'ils  ne  voulaient  rien  du  nouvel  Evangile  ; 
Aussi  le  protestantisme  vint-il  échouer  contre  cette  cou- 
rageuse résistance. 

De  leur  côté,  les  Vallaisans,  apprenant  l'invasion  du  pays 
de  Vaud  et  du  Chablais,  occupèrent  toute  la  zone  du  lac 
jusqu'aux  Dranses.  C'est  ainsi  que  la  foi  catholique  fut 
sauvegardée  dans  le  Haut-Chablais,  qui  resta  soumis  aux 
Valaisans  jusqu'à  l'époque  où  Charles-Emmanuel  rentra 
en  possession  de  ses  Etats. 

Tel  fut  l'établissement  du  protestantisme  dans  les  con- 
trées voisines  de  Genève.  Il  y  fut  porté  dans  les  plis  du 
drapeau  bernois,  et  placé  sous  la  sauvegarde  des  baillis? 
qui  devinrent  les  protecteurs  des  nouveaux  apôtres,  qu'il 
plut  à  Genève  d'y  envoyer. 


-  J3  - 

Genève  s'était  tournée  vers  le  schisme  pour  se  débar- 
rasser d'un  maître  ;  elle  comprit  bientôt  qu'en  secouant 
un  joug  antique  et  léger,  elle  s'en  était  forgé  un  autre 
plus  lourd,  malgré  sa  nouveauté.  Berne  se  chargea  de 
faire  oublier  le  duc  et  toutes  les  prétentions  du  vidomnat. 
Voici  comment  agirent  les  libérateurs  de  Genève.  D'a- 
bord, ils  prirent  à  témoin  les  magistrats  et  le  peuple 
que  la  délivrance  leur  était  due.  Ensuite,  ils  déclarèrent 
que  l'Etat  de  Berne  avait  ainsi  conquis  les  droits  du  duc 
et  ceux  de  l'évêque,  et  qu'il  réclamait,  en  conséquence, 
le  vidomnat  et  tous  les  apanages  du  prince-évêque.  Qu'ils 
durent  être  humiliés,  ces  fiers  Genevois,  qui  avaient  cru, 
par  une  lutte  de  vingt  ans,  acquérir  l'indépendance,  en 
entendant  les  implacables  Bernois  leur  dicter  la  loi  du 
vainqueur  !  Ils  eurent  beau  rappeler  les  sacrifices  qu'ils 
avaient  déjà  faits  pour  leur  liberté,  les  souffrances  qu'ils 
avaient  endurées,  et  l'espoir  qu'ils  avaient  conçu  d'un 
avenir  meilleur.  Après  sept  mois  de  négociations  des  plus 
épineuses,  il  fut  arrêté  : 

1°  Que  Genève  payerait,  pour  les  frais  de  la  première 
invasion,  9,917  écus,  et  pour  la  seconde  campagne, 
10,000  écus  d'or  dans  le  terme  de  six  mois. 

2°  Que  les  portes  de  Genève  seraient  ouvertes  aux 
armées  bernoises,  et  qu'elles  seraient  reçues  dans  la  ville, 
toutes  les  fois  qu'elles  le  demanderaient. 

3°  Que  Berne  posséderait  toutes  les  terres  de  Savoie 
spécialement  la  seigneurie  de  Gaillard  et  la  Bâtie,  Cholex, 
que  ses  armées  avaient  occupées. 

4°  Que  Genève  céderait  à  Berne  toutes  les  fondations 
de  la  maison  de  Savoie,  placées  sur  les  terres  conquises» 
ainsi  que  les  biens  des  bannis. 

5°  Que  Berne  aurait  le  droit  d'appel  et  de  haute  juri- 
diction sur  les  terres  de  l'évêché. 

«  Par  ce  moyen,  dit  Spon,  les  Genevois  se  conservèrent 


—  14  - 

le  vidoranat,  les  revenus  de  l'évêché,  du  Chapitre  de  Saint- 
Pierre  et  ceux  du  Prieuré  de  Saint- Victor  (1).  » 

Il  n'en  fut  pas  moins  dur  pour  Genève  de  subir  de  telles 
conditions,  qui  limitaient  les  avantages  de  la  victoire. 

Non-seulement  elle  ne  gagna  pas  un  pouce  du  territoire 
conquis,  qui  échut  en  partage  à  l'Etat  de  Berne,  mais  elle 
fut  frustrée  des  revenus,  sur  lesquels  elle  comptait  et  vit 
s'établir  à  ses  portes  des  baillis,  comme  gouverneurs.  Le 
13  mai  1536,  Thonon  avec  le  Chablais  fut  confié  à  Rodolphe 
Nsegeli,  Gex  à  Jean  Rodolphe  d'Erlach  et  Ternier  à  Simon 
Fœrberg. 


(i)  Spon,  p.  271. 


CHAPITRE  II 


Calvin  à  Genève 


Calvin  jugé  par  divers  auteurs,  d'après  ses  œuvres.  —  Les  Pre- 
miers réfugiés.  —  Education  de  Calvin.  —  Ses  études.  —  L'Ins- 
titution chrétienne.  —  Jugement  porté  sur  ce  livre  par  les  pro- 
testants. —  Arrivée  de  Calvin  à  Genève.  —  Continuation  des  pra- 
tiques catholiques.  —  Mesures  prises  pour  les  faire  cesser.  — 
Mesures  de  sévérité.  —  Mécontentement.  —  Murmures  contre  les 
ministres.  —  Arrêt  de  bannissement.  —  Départ  de  Calvin.  —  Son 
jugement  sur  ses  collègues.  —  Conférence  tenue  à  Tournon.  — 
Lettre  de  Sadolet  aux  Genevois.  —  Réponse  de  Calvin.  —  Change- 
ment politique.  —  Calvin  est  rappelé. 


Parmi  les  personnages  qui  ont  marqué  dans  l'histoire  de 
Genève,  il  en  est  un  plus  célèbre  que  tous  les  autres,  et 
dont  l'action  s'est  prolongée  pendant  près  de  trois  siècles, 
se  faisant  sentir  et  dans  l'Etat  et  dans  l'Eglise. 

Cet  homme  au  bras  de  fer,  dont  la  doctrine  impitoyable 
a  retenti  si  longtemps  dans  les  chaires  de  l'Académie  et 
des  temples,  c'est  Calvin,  appelé  le  Picard,  à  cause  de  la 
province  qui  lui  donna  le  jour.  Il  fut  l'idole  de  Genève, 
non  point  pendant  sa  vie,  mais  durant  les  deux  derniers 
siècles,  où  les  historiens  composèrent  à  son  sujet  les  pané- 
gyriques les  plus  louangeurs.  Aujourd'hui,  le  piédestal  qui 


-  16  - 

lui  avait  été  dressé  croule.  Celui  qui  lui  a  porté  le  plus 
rude  coup,  n'est  pas  ce  Bolzec,  qu'on  avait  accusé  de  déni- 
grer par  vengeance  le  Réformateur,  et  dont  les  récits  se 
trouvent  en  grande  partie  prouvés  par  les  pièces  nouvelle- 
ment découvertes. 

Ce  n'est  pas  Audin  qui,  assurément,  a  montré  le  carac- 
tère haineux  de  Calvin  sous  son  vrai  jour,  mais  c'est  un 
historien  de  Genève  qui,  après  avoir  travaillé  dans  les 
Archives  pendant  plus  de  vingt  ans,  a  vu  luire  à  ses  yeux 
la  vérité,  à  l'aide  de  cette  petite  lampe  fumeuse,  qui 
l'éclairait  dans  les  caveaux  de  l'Hôtel  de  ville,  remplis  de 
sacs  de  procès.  Cet  homme  patient  dans  ses  recherches, 
c'est  J.-Ant.  Galiffe. 

Ecoutons  le  jugement  qu'il  a  porté  sur  Calvin  dans  la 
préface  du  tome  III  des  Sotices  généalogiques. 

«  Calvin  renversa  tout  ce  qu'il  y  avait  de  bon  et  d'ho- 
norable pour  l'humanité,  et  établit  le  règne  de  l'intolé- 
rance la  plus  féroce  (1).  » 

Instruit  par  les  révélations  de  son  père,  le  professeur 
J.-B  Galiffe,  a  tracé,  à  son  tour,  la  physionomie  de  Calvin 
dans  les  procès  qu'il  a  publiés  sous  le  titre  de  Quelques 
pages  d'histoire  exacte  (2). 

Comme  il  le  dit,  plus  ami  de  la  vérité  que  de  la  popula- 
rité, il  a  franchi  le  Rubicon  et  déchiré  les  voiles. 

Si  nous  voulions  aller  puiser  à  ces  deux  sources,  nous  y 
trouverions  des  passages  sanglants  pour  flétrir  la  mémoire 
du  Réformateur.  Mais  nous  préférons  le  faire  connaître 
par  ses  œuvres. 

Genève  a  toujours  passé  pour  la  terre  du  refuge.  Il  lui 
est  arrivé  parfois  de  singuliers  transfuges.  A  chaque  épo- 
que, nous  y  voyons  accourir  des  hommes,  comme  ceux  que 


(1)  Xotices  généalogiques,  t.  III. 

(2j  Quelques  pages  d'histoire,  p.  95  et  suivante. 


-  17  — 

signalait  déjà  avec  malice  le  vieux  Froment,  peu  sympa- 
thique pourtant  à  la  cause  de  l'évêque,  puisqu'il  fut  l'un 
de  ses  ennemis  les  plus  prononcés;  mais  il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  rougir  de  la  conduite  de  quelques-uns  des 
naufragés  à  Genève  :  «  Tu  trouveras,  disait-il,  des  gens 
t  de  bien  à  Genève,  qui  ont  été  prêtres  ou  moines,  qui 
«  sont  mariés,  vivant  honnêtement,  en  travaillant  de  leurs 
«  mains  ;  mais  il  y  est  venu  et  il  y  vient  encore  journelle* 
«  ment  un  tas  de  moines  cafards,  séduisant  de  pauvres 
«  filles  et  servantes.  Pour  d'autres,  disait-il,  le  premier 
t  Evangile  qu'ils  demandent,  c'est  une  femme  (1).  Enfin 
t  beaucoup,  après  avoir  ruiné  par  la  banqueroute  d'hon- 
t  nêtes  ménages  et  de  bons  marchands  se  promettent  de 
«  tout  faire  sous  couleur  de  l'Evangile,  comme  si  Genève 
t  était  un  retrait  de  toute  méchanceté  de  larrons  et  faux 
«  monnayeurs  (1).  > 

Est-ce  que  Calvin  fut  de  la  trempe  de  ces  misérables 
qui  vinrent  chercher  un  asile  à  Genève  ?  Non,  nous  ne  le 
mettrons  pas  sur  cette  ligne  d'ignobles  déserteurs.  Il  en 
est  d'autres,  dont  l'esprit,  perverti  par  l'orgueil,  ne  pou- 
vait accepter  le  joug  de  l'autorité;  ils  en  rongeaient  le 
frein,  parlant  de  liberté,  et  au  fond,  une  fois  qu'ils  eurent 
secoué  le  joug  de  Rome,  ils  furent  des  despotes  de  la  pire 
espèce.  Tel  fut  Calvin,  né  à  Noyon,  le  10  juillet  1509.  Son 
éducation  avait  été  primitivement  dirigée  vers  la  théo- 
logie, mais  il  fut  plus  tard  envoyé  par  son  père  à  Orléans, 
pour  y  suivre  le  cours  de  droit  civil.  Ses  collègues  le  nom- 
maient méchamment  accusatif,  ce  qui,  en  langage  collé- 
gien, signifie  rapporteur.  Wolmar,  son  professeur,  trouvant 
en  lui  un  élève  opiniâtre  et  ergoteur,  lui  dit  un  jour  : 
«  Crois-moi,  laisse  ton  code  et  reprends  les  livres  saints.  » 


(1)  Froment.  Chap.  X  VI. 


—  18  — 

Si  Calvin  se  fût  adonné  à  cette  étude  avec  un  cœur  droit,  il 
n'eût  pas  manqué  d'y  puiser  de  saintes  inspirations;  mais 
désertant  la  doctrine  pure,  et  l'antique  tradition,  il  s'em- 
para de  quelques  textes,  sur  lesquels  il  se  bâtit  tout  un  sys- 
tème, celui  de  la  prédestination.  «  Oui,  se  dit-il,  Dieu  a 
c  marqué  à  l'avance  ses  élus.  Je  suis  de  ce  nombre,  il  faut 
«  que  je  devienne  apôtre.  » 

C'est  sous  cette  influence  qu'il  partit  pour  Paris,  où  il 
gagna,  par  son  ardeur  au  travail,  les  bonnes  grâces  du 
recteur  de  la  Sorbonne.  La  considération  du  vieux  docteur 
Cop  pour  son  jeune  élève  alla  si  loin,  qu'il  lui  confia  la 
composition  du  discours  qu'il  devait  prononcer  à  la  ren- 
trée des  cours.  Calvin  saisit  cette  occasion  pour  déve- 
lopper ses  propres  idées  par  la  bouche  du  recteur,  qui 
donna  dans  le  piège.  Les  hardiesses  de  cette  nouvelle  doc- 
trine soulevèrent  une  véritable  tempête  à  la  Sorbonne. 
Pour  échapper  aux  censures  et  aux  graves  conséquences 
qu'elles  entraînaient  à  cette  époque,  Cop  dut  avouer  qu'il 
n'avait  été  que  le  simple  lecteur  du  discours,  élaboré  par 
son  élève.  Calvin,  craignant,  à  son  tour,  de  tomber  sous  la 
main  des  archers  du  Parlement,  s'enfuit  en  toute  hâte  à 
Noyon,  où  il  resta  caché  jusqu'à  ce  que  Marguerite,  reine 
de  Navarre,  eut  obtenu  son  pardon  du  roi. 

La  leçon  ne  l'arrêta  pas.  Il  s'obstina  dans  ses  idées,  et 
se  mit  à  coordonner  les  enseignements  de  Luther  dans  un 
livre,  intit  ulé  Y  Institution  chrétienne. 

Il  en  lut  quelques  passages  au  président  Charreton  qui 
lui  dit  :  «  C'est  un  poison  enveloppé  d'un  beau  sucre.  Je 
vous  conseille  de  renoncer  à  ce  travail.  » 

Calvin,  redoutant  d'être  dénoncé  comme  hérétique, 
partit  pour  Bâle,  où  il  fit  imprimer  son  ouvrage,  en  1535. 

L'Institution  chrétienne  est  assurément  le  livre  le  plus 
remarquable  de  Calvin.  La  diction  latine  en  est  soignée, 
mais  les  doctrines  en  sont  désespérantes. 


—  49  — 


Ecoutons  le  jugement  qu'en  a  porté  M.  le  pasteur  Che- 
nevière,  professeur  de  l'Académie  de  Genève  dans  ses 
essais  théologiques.  «  Sous  les  formes  sévères  que  lui 
«  prête  Calvin,  l'Evangile  a  un  bras  de  fer;  la  fatalité 
«  dispose  du  sort  des  humains,  et  le  christianisme,  si  beau 
t  dans  la  bouche  de  son  Chef,  devient  une  loi  cruelle  (1).  > 

Voici  le  résumé  du  calvinisme,  continue  le  même  au- 
teur :  «  L'homme  naît  corrompu  et  condamné.  La  foi  lui 
«  est  donnée  gratuitement,  sa  conversion  est  surnaturelle. 
«  Quand  une  fois  il  est  converti,  les  actions  les  plus  cri- 
«  minelles  ne  peuvent  le  faire  déchoir  de  la  grâce.  La 
i  Rédemption  de  Jésus-Christ  n'est  pas  applicable  à  tous 
«  les  hommes,  son  efficacité  est  restreinte  aux  prédes- 
«  tinés,  car  il  y  a  prédestination  à  vie  et  à  mort,  à  salut 
t  et  à  damnation  (2).  » 

On  se  demande  comment  ce  système,  nommé  «  Épou- 
vantable »  par  le  pasteur  Martin  et  par  le  ministre  Pou- 
zait,  «  le  plus  affreux  système  qui  soit  sorti  d'une  tête 
humaine  »,  a  pu  trouver  faveur  auprès  de  gens  sensés; 
M.  Chenevière  l'explique  en  ces  termes  : 

t  Pour  faire  goûter  une  telle  doctrine,  il  a  fallu  pour 
t  cela  l'autorité  absolue;  il  faut  des  commentateurs  cares- 
«  sants,  qui,  aidés  de  leurs  petits  traités,  de  leurs  mau- 
«  vaises  versions,  de  leurs  gloses,  lient  de  force  des  pas- 
«  sages  détachés,  et  qui  prononcent  avec  douceur  :  Mes 
t  frères,  ma  chère  sœur,  vous  êtes  élus,  la  grâce  vous  a 
«  enlacés.  Vous  avez  foi  à  notre  système.  Nous  irons  tous 
t  à  la  vie  éternelle  (3).  » 

On  ne  pourrait  mieux  peindre  les  airs  chatoyants  du 
méthodiste,  prêchant  la  foi  en  Christ. 

(1)  Essais  théologiques,  t.  II,  p.  499.  —  Genève,  1831. 

(2)  Ibid,  p.  500. 

(3)  Ibid,  p.  501. 


—  20  — 

De  Bâle,  Calvin  passa  en  Italie,  où  il  chercha  vaine- 
ment à  implanter  son  système.  Il  ne  réussit  ni  à  Ferrare 
ni  à  Venise.  Ses  regards  se  portèrent  alors  sur  la  Suisse, 
qui  venait  d'être  le  théâtre  de  révolutions  politiques  et 
religieuses. 

Le  culte  catholique  avait  été  banni  de  Genève  depuis 
près  de  onze  mois,  lorsque  Calvin  y  arriva.  C'était  à  l'in- 
fluence bernoise  que  l'on  devait  le  triomphe  de  la  Ré- 
forme, mais  elle  n'avait  pas  encore  pris  racine  dans 
Genève.  En  vain  Farel  cherchait  à  organiser  une  religion 
nouvelle,  sur  les  bases  de  l'Evangile  ;  les  éléments  se  dé- 
sagrégeaient sous  sa  main  trop  hésitante,  et  les  plus 
ardents  champions  sur  lesquels  il  s'était  appuyé,  décla- 
raient hautement  ne  vouloir  être  en  rien  contraints  par 
les  prêcheurs  (1). 

Il  s'était  emparé  des  temples,  et  ses  partisans,  enhardis 
par  leur  succès,  avaient  semé  autour  d'eux  l'épouvante  et 
la  terreur.  Les  événements  avaient  dépassé  toutes  les  espé- 
rances des  Réformés.  Ils  se  trouvaient,  en  effet,  maîtres 
de  la  cité;  mais  ils  virent  bientôt  que,  s'il  est  facile  d'a- 
battre, on  construit  à  grand'peine.  La  religion  catholique, 
d'ailleurs,  qui  avait  été,  des  siècles  durant,  la  religion 
du  peuple  de  Genève,  conservait  encore  en  cette  ville 
beaucoup  d'adhérents.  Quoique  les  familles  les  plus 
attachées  à  l'antique  foi  fussent  allées  chercher  sur  la 
terre  étrangère,  surtout  en  Savoie,  la  liberté  de  vivre 
selon  leurs  convictions  religieuses,  il  y  avait  encore  un 
bon  noyau  de  catholiques  qui  réprouvaient  la  Réforme,  et 
qui  croyaient  au  retour  prochain  de  l'évêque. 

On  avait  interdit  aux  prêtres  l'exercice  de  leurs  fonc- 
tions, mais  ils  continuaient  à  les  remplir  dans  l'ombre, 
visitant  les  malades,  baptisant  les  enfants  à  domicile,  et 


(1)  Registre  du  Conseil,  31  mai  1536. 


—  <21  — 


encourageant  les  fidèles  à  rester  fermes  au  milieu  de  la 
tempête  (1). 

Pour  paralyser  les  efforts  de  leur  zèle  on  les  appela 
devant  les  syndics,  qui  leur  demandèrent  une  dernière 
fois  s'ils  voulaient  embrasser  la  Réforme,  et,  en  cas  de 
refus,  ils  devaient  sortir  de  la  ville.  Plusieurs  obtinrent 
quelques  jours  pour  régler  leurs  affaires,  et  émigrèrent  (2). 
Quelques-uns  eurent  la  lâcheté  de  composer  avec  l'hé- 
résie et  se  déclarèrent  prêts  à  quitter  leurs  fonctions  et  à 
obéir.  D'autres,  enfin,  bravèrent  les  défenses,  et  restèrent 
cachés  dans  la  ville,  pour  y  distribuer  encore  les  secours 
spirituels  (3),  mais  on  se  mit  à  les  surveiller,  et  ceux  qui 
furent  dénoncés,  comme  ayant  administré  les  sacrements, 
furent  jetés  dans  les  prisons,  soumis  à  la  torture,  et  bannis 
des  terres  de  la  seigneurie  (4). 

Cependant,  les  habitants  de  la  campagne  conservaient 
encore  parmi  eux  des  prêtres,  et  faisaient  des  instances 
pour  qu'on  leur  laissât  le  libre  exercice  de  leur  culte  (5). 
On  fut  sans  pitié  pour  eux,  et  ceux  qui  furent  signalés  au 
Conseil,  parce  qu'ils  avaient  pris  part  aux  cérémonies  reli- 
gieuses, furent  traités  comme  ennemis  de  la  cité  (6).  On 
leur  en  ferma  les  portes,  et  on  les  condamna  à  de  fortes 
amendes  (7).  On  alla  plus  loin  encore;  pour  étouffer  la  der- 
nière étincelle  du  catholicisme  à  Genève,  Farel  demanda 
aux  magistrats  que  tous  les  habitants  fussent  réunis  en 
Conseil  général,  pour  déclarer  à  haute  voix  «  qu'ils  adhé- 
«  raient  au  nouvel  Evangile,  voulant  délaisser  toutes 

(1)  Registre  du  Conscl,  12  novembre  1535. 

(2)  lbid.,  6  décembre  1535. 

(3)  lbid.,  28  janvier  1536. 

(4)  lbid.,  13  juillet  1536. 

(5)  lbid.,  21  février  1536. 

(6)  lbid.,  24  mars  1536. 

(7)  lbid.,  16  mai  1536. 


~  22  — 

«  messes  et  aultres  cérémonies  et  abusions  papales  «  ;  ce 
qui  eut  lieu  le  31  mai  1536.  Beaucoup  de  citoyens  mur- 
murèrent contre  cette  exigence  et  refusèrent  d'aller  en- 
tendre les  ministres. 

Jean  Philippe  se  fit  leur  interprète  en  Conseil,  où  il 
déclara,  au  nom  de  plusieurs  autres  «  qu'il  ne  voulait 
c  être  en  rien  contraint  par  les  prêcheurs.  »  On  publia 
ensuite  un  édit  pour  obliger  tous  les  détenteurs  de  cru- 
cifix, d'images  ou  d'autres  objets  de  piété,  à  les  apporter 
à  un  commis  chargé  de  les  détruire  ou  de  les  brûler  (1). 
Toutes  ces  vexations  suscitèrent  bien  des  mécontente- 
ments, mais  comme  on  n'épargnait  aux  récalcitrants,  ni 
l'amende,  ni  la  prison,  tous  durent  se  soumettre. 

A  côté  de  ces  catholiques  mécontents,  se  rangeaient 
aussi  des  citoyens,  grands  partisans  de  la  Réforme,  mais 
qui  l'avaient  soutenue  et  adoptée  dans  un  but  tout  poli- 
tique. Leur  unique  pensée  avait  été  de  secouer  l'autorité 
du  duc  de  Savoie  et  le  joug  de  l'étranger,  et  ils  sentaient 
peser  sur  eux  tout  à  la  fois  la  main  de  Berne  et  celle  des 
ministres,  qui  leur  parlaient  avec  hauteur.  Ce  langage  ne 
fut  pas  de  leur  goût,  et  ils  manifestèrent,  tout  de  suite, 
leurs  sentiments  par  une  espèce  d'opposition  latente,  dont 
Farel  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir.  Déjà  il  comprenait  qu'il 
lui  fallait  un  bras  plus  puissant  que  le  sien  pour  maîtriser 
les  mécontents  et  discipliner  la  Réforme.  Il  lui  avait  été 
facile  de  détruire,  mais  l'édifice  nouveau  chancelait  déjà 
sur  ses  bases,  lorsqu'un  étranger  vint  à  son  aide.  Ce  fut 
Calvin.  Il  ne  semblait  apparaître  à  Genève  que  comme  un 
exilé  cherchant  où  fixer  sa  tente,  et  disposé,  s'il  le  fallait, 
à  aller  la  planter  ailleurs  ;  mais  Farel,  qui  l'avait  connu  à 

(1)  On  arrêta  aussi  de  publier  aque  chacun  qui  auroyt  des  images  et  idoles 
chez  lui  eût  à  les  rompre  ou  à  les  apporter  entre  les  mains  du  commis  pour 
les  faire  gâter  ou  brûler»  (Registre  du  Conseil). 


—  23  — 

Paris,  comprit  vite  combien  son  énergie  pouvait  être  pro- 
fitable à  ses  desseins. 

Ce  fut  une  bonne  fortune  pour  Farel  que  l'arrivée  de 
Calvin  à  Genève.  Il  savait  quelle  était  son  énergie,  aussi 
s'épuisa-t-il  en  efforts  pour  le  retenir.  Ebranlé  par  ses 
supplications  et  ses  promesses,  Calvin  se  décida  à  faire  un 
essai. 

Calvin  n'avait  jamais  été  dans  les  Ordres,  quoiqu'il  eût 
occupé  le  bénéfice  de  Notre-Dame  de  la  Gesene,  mais  il 
n'en  prit  pas  moins  la  parole  à  Saint-Pierre,  où  il  débuta 
par  de  simples  lectures  de  la  Bible,  accompagnées  d'une 
paraphrase.  De  suite  il  fut  remarqué,  et  le  lendemain  de 
son  début,  Farel  alla  conjurer  les  magistrats  de  retenir  ce 
Français,  en  pourvoyant  à  son  entretien  (1).  Le  Conseil 
agréa  sa  demande  et  Calvin  continua  ses  lectures,  tout  en 
étudiant  le  terrain  sur  lequel  il  se  trouvait.  Il  ne  tarda  pas 
à  s'apercevoir  qu'il  n'avait  autour  de  lui  que  des  gens 
incertains  et  flottants  dans  la  foi,  qui  s'étaient  débarrassés 
de  l'autorité  de  l'évêque,  sans  trop  se  rendre  compte  de 
ce  qu'il  fallait  mettre  à  la  place,  pour  fonder  une  Eglise. 

Calvin  était  un  autoritaire,  qui  comprenait  la  nécessité 
du  commandement.  Aussi  insinua-t  il  aux  magistrats  qu'il 
fallait  avant  tout  établir  de  l'ordre  dans  la  ville,  en  y  fai- 
sant régner  plus  de  sévérité. 

Une  de  ses  premières  pensées  fut  de  mettre  en  vigueur 
la  discipline  de  l'Excommunication,  pour  corriger  ceux 
qui  ne  voudraient  pas  se  ranger  amiablement  et  en 
toute  obéissance  à  la  parole  de  Dieu.  Il  en  développa  la 
nécessité  dans  un  mémoire  adressé  à  la  seigneurie,  en 
disant  que  cette  sorte  de  correction  avait  été  toujours 
pratiquée  dans  l'Eglise,  et  que,  si  les  évêques  en  avaient 

(1)  Registre  du  Conseil,  S  septembre  1536. 


—  24  — 

abusé,  ce  n'était  pas  une  raison  de  la  détruire,  mais  que 
l'usage  devait  en  être  remis  aux  mains  du  peuple,  et  que, 
sans  cela,  il  n'y  avait  pas  d'Eglise  (1).  C'est  bien  le  cas 
de  le  dire.  Voilà  comment  les  hérétiques  sont  toujours 
en  contradiction  avec  eux-mêmes.  Ces  fauteurs  refusent 
au  Pape  le  droit  d'excommunier,  et  ils  excommunient 
impitoyablement  eux-mêmes  les  récalcitrants  à  leurs  ordon- 
nances. 

Il  y  eut  à  Genève,  au  temps  de  Calvin,  des  mécontents 
qui  lui  dirent  qu'ils  ne  voulaient  être  en  rien  contraints 
par  les  prêcheurs.  Il  leur  répondit  que  s'ils  avaient  brisé 
le  joug  des  prêtres,  ils  n'avaient  pas  pour  autant  secoué 
l'autorité  (2).  En  effet,  sa  main  commençait  à  peser  et  à 
se  faire  sentir.  Ne  pouvant  pas  soumettre  les  rebelles,  il 
obtint  que  le  Conseil  prononçât  contre  eux  des  arrêts  de 
bannissement.  On  leur  enjoignit  l'ordre  de  vider  la  ville  (3), 
c'était  le  terme  admis. 

Mais  quels  étaient  ces  rebelles?  Ces  rebelles,  c'étaient 
ceux  qui  conservaient  un  peu  d'attachement  pour  le  culte 
antique,  qui  gardaient  chez  eux  quelque  image,  un  cru- 
cifix, un  chapelet,  ou  des  signes  d'idolâtrie;  c'étaient  ceux 
qui  s'étaient  refusés  dans  les  divers  quartiers  de  la  ville  à 
donner  une  adhésion  formelle  à  la  Réforme,  ou  à  souscrire 
un  formulaire  de  foi  rédigé  par  Calvin.  On  leur  accorde 
trois  jours  pour  se  soumettre,  mais  plusieurs  n'attendent 
pas  ce  délai.  Ils  sortent  de  la  ville  plutôt  que  de  trahir 
leur  foi.  Tel  fut  Paul  Bally  qui,  à  cause  de  sa  franchise 
fut  cassé  de  ses  fonctions  de  curial  de  Peney;  Guillaume 
Burillet  qui,  ayant  soutenu  que  la  Messe  était  une  institu- 
tion divine,  avait  été  condamné  à  trois  jours  de  prison  et 

(1)  Mémoire  de  Calvin.  Archives  de  Genève,  n°  1170. 

(2)  Calvin  à  Bulinger,  17  janvier  1537. 

(3)  Edit  de  Genève. 


—  25  — 


à  l'exil  (1).  Les  vexations  allèrent  bien  plus  loin.  Quelques 
personnes  s'étant  permis  de  chanter  dans  la  rue,  on  leur 
signifia  de  se  taire  «  sous  peine  du  croton  pour  la  pre- 
mière fois,  et  du  collard  pour  la  seconde  (2)  ».  D'autres, 
surpris  à  jouer  aux  dés  ou  aux  cartes  sont  mis  en  prison 
ou  exposés  au  carcan  avec  le  jeu  de  cartes  pendu  au 
cou  (3). 

Une  épouse  s'étant  présentée  au  temple  avec  les  che- 
veux plus  rabattus  que  de  coutume,  on  fait  mettre  en  pri- 
son sa  maîtresse,  les  deux  personnes  qui  l'ont  accompagnée 
et  celle  qui  l'a  coiffée. 

Cette  attitude  des  prédicants  et  leur  ridicule  sévérité 
finirent  par  révolter  ceux  qui  conservaient  au  fond  de  leur 
cœur  un  peu  d'indépendance.  Dans  leurs  réunions  intimes 
ils  commencèrent  à  se  venger  par  des  sarcasmes  de  ce 
régime  toujours  escorté  de  la  police  et  du  geôlier.  Us  s'y 
moquaient  de  la  figure  hâve  de  Farel,  de  la  barbe  rousse 
et  mal  peignée  du  Français,  non  moins  que  de  son  attitude 
raide  et  de  son  teint  blême.  C'était  ainsi  qu'ils  désignaient 
maître  Calvin.  Parfois,  ils  singeaient  les  grands  gestes  du 
premier,  et  l'air  momie  du  second.  On  s'abordait  dans  les 
tavernes  en  disant  :  Es-tu  des  Frères  en  Christ  ? 

Quelques-uns  plus  sérieux,  au  lieu  de  déverser  sur  ces 
personnages  le  ridicule,  se  demandaient  a  ce  que  la  cité 
avait  gagné  à  se  donner  pour  maître  un  écloppê  comme 
Farel,  et  un  poitrinaire  comme  Calvin.  »  A  quoi  bon, 
disaient-ils,  avoir  secoué  le  joug  de  Rome,  si  nous  devons 
subir  celui  des  ministres?...  Us  ont  fermé  les  couvents,  et 
ils  en  font  subir  à  nos  femmes  les  rigueurs  et  jusqu'au 
costume?...  » 

(1)  Registre  du  Conseil,  1810  1537. 

(2)  Ibid.  23  février  1537. 

(3)  Ibid. 


-  20  - 

Le  mécontentement  gagna  de  proche  en  proche,  et 
bientôt  il  éclata  parmi  les  partisans  de  la  liberté,  qui,  un 
jour,  pour  se  compter  résolurent  de  mettre  à  leur  chapeau 
deux  feuilles  d'artichaut  qu'ils  allèrent  couper  dans  les 
jardins  des  maréchaussiers  sur  les  bords  de  l'Arve.  Se 
trouvant  en  nombre,  ils  se  groupèrent  et  ne  craignirent 
pas  de  tirer  l'épée  contre  leurs  adversaires,  qui  prirent  le 
parti  de  se  cacher  et  d <t  disparaître. 

Ces  chevaliers  de  l'artichaut  furent  nommés  les  articu- 
lants, nom  qui  leur  est  resté  dans  l'histoire  de  Genève. 

Aux  élections  qui  suivirent  de  près  cette  manifestation 
populaire,  en  opposition  avec  Calvin  et  ses  collègues,  les 
magistrats  qui  les  avaient  patronnés  furent  mis  à  l'écart. 
Ce  fut  un  triomphe  pour  le  parti  des  Enfants  de  Genève, 
et  une  défaite  pour  les  prêcheurs.  Ils  eurent  beau  se  pré- 
senter au  Conseil,  et  y  faire  des  remontrances  ;  ou  letir 
dit  qu'ils  n'avaient  rien  de  mieux  à  faire  que  «  de  se  mêler 
de  ce  qui  regardait  leur  ministère;  sans  s'immiscer  dans 
les  questions  qui  regardaient  les  magistrats  (1).  » 

Indignés  de  cette  réponse,  les  ministres  ne  gardèrent 
plus  de  mesure  dans  leurs  discours.  —  L'un  d'entre  eux, 
nommé  Corault,  désigné  sous  le  sobriquet  Y  Aveugle,  éclata 
en  propos  burlesques  et  insultants  :  «  Vous  croyez  peut- 
«  être  que  le  royaume  des  cieux  est  comme  celui  des  gre- 
«  nouilles,  où  ceux  qui  crient  le  plus  fort  sont  maîtres. 
*  Vous  n'êtes  que  des  rats  parmi  la  paille,  un  tas  d'ivro- 
«  gnes  sans  conscience  et  sans  valeur  (2).  » 

Ce  Corault,  tonnant  contre  les  ivrognes,  ne  montait  en 
chaire  que  pour  exhaler  pendant  des  heures  entières,  les 
propos  les  plus  insultants  contre  les  Artichauts,  et  ne  mé- 
nageait ni  les  magistrats,  ni  le  peuple. 


(1)  Registre  du  Conseil,  4  mars  1537. 

(2)  Ibid.  20  avril  1537. 


—  27  — 


Il  fut  dénoncé  au  Conseil  comme  un  insulteur,  et  on  lui 
interdit  la  chaire.  Il  y  reparut,  néanmoins,  pour  conti- 
nuer ses  diatribes.  Mais,  un  jour,  lorsqu'il  en  descendait, 
un  archer  l'appréhenda  au  corps  et  le  conduisit  en  prison. 

Le  soir,  Calvin  et  Farel  eurent  beau  se  présenter  aux 
magistrats  pour  demander  l'élargissement  de  leur  collègue 
il  leur  fut  répondu  :  «  Corault  est  en  prison  pour  paroles 
t  outrageuses  aux  magistrats.  Il  y  restera  jusqu'à  ce  que 
t  le  droit  soit  fait.  »  Vous,  MM.  les  prédicants,  répondez  : 
Voulez-vous  obtempérer  à  la  missive  de  Berne  touchant  la 
Cène  ?  Si  vous  refusez,  nous  vous  défendons  de  remonter 
en  chaire  (1). 

Il  faut  savoir  que  Berne  appuyait  la  Réforme  de  Luther 
et  réprouvait  le  système  de  Calvin,  lançant  l'anathème 
contre  les  indignes  et  les  écartant  de  la  Cène.  Déjà  même 
les  magistrats  de  Genève  et  de  Lausanne  s'étaient  entendus 
pour  suivre,  dans  la  distribution  de  la  Cène,  la  marche 
venue  de  Berne.  Vainement  Farel  se  démena  dans  la  chaire 
de  Saint-Gervais,  pour  faire  prévaloir  les  idées  de  Calvin 
en  cette  matière.  Il  déclara  qu'il  y  avait  à  Genève  des 
indignes  qui  ne  devaient  point  se  présenter  à  la  Cène,  tels 
que  les  ivrognes  et  les  paillards.  Un  cri  part  de  l'audi- 
toire :  t  Mort!  Mort!  aux  ministres.  Les  prêcheurs  au 
Rhône  !  » 

La  même  scène  se  passait  à  Saint-Pierre,  où  Calvin 
essayait  de  refuser  la  Cène.  L'un  et  l'autre  furent  obligés 
de  céder  à  l'orage  et  de  se  retirer. 

Le  soir,  dans  toutes  les  rues,  retentissait  le  cri  de 
«  Mort  aux  ministres  !  >  Le  Conseil  des  Deux  Cents  s'as- 
sembla, et  après  nne  délibération  assez  vive,  la  majorité 


(1)  Registre  du  Conseil,  20  avril  1537. 


—  28  — 

décréta  la  déposition  et  le  bannissement  de  Calvin  et 
de  Farel  (1). 

On  leur  donna  trois  jours  pour  évacuer  la  ville.  Ils  par- 
tirent, comprenant,  mais  un  peu  tard,  le  danger  qu'il  y  avait 
à  soulever  les  masses  contre  l'autorité.  «  Le  Seigneur,  dit 
Capiton,  dans  une  lettre  à  Farel,  vous  a  montré  ce  que 
c'est  que  de  jouer  le  métier  de  pasteur,  et  quelle  impru- 
dence vous  avez  commise,  en  renversant  l'autorité  du  Pon- 
tife (2).  » 

Ainsi  furent  proscrits  ces  hommes  sans  mission,  qui 
avaient  soulevé  les  Conseils  et  le  peuple  contre  les  minis- 
tres revêtus  d'une  légitime  autorité.  Les  voilà  honnis  et 
jetés  à  la  porte  de  Genève. 

Calvin,  en  quittant  la  cité,  aurait  voulu  pouvoir  em- 
mener avec  lui  tous  les  autres  ministres,  pour  punir  ceux 
qui  venaient  de  le  frapper  de  bannissement.  Le  vieux 
Corault  seul  partagea  son  exil.  Il  se  retira  d'abord  à 
Thonon,  où  il  fut  reçu  par  Fabre;  de  là  il  passa  à  Orbe, 
où  il  mourut  assez  tristement;  mais  Champereau,  Jaques 
Bernard  et  Henry  de  la  Mare  restèrent  à  Genève. 

En  les  quittant,  Calvin  leur  dit  :  «  Je  vous  tiens  pour 
excommuniés  si  vous  faites  de  la  prédication.  »  Ils  se 
moquèrent  de  ses  menaces,  mais  il  le  leur  fit  payer  cher, 
en  écrivant  à  Bullinger  la  lettre  suivante,  où  il  les  marque 
au  front  d'un  stigmate  indélébile  : 

t  Mieux  vaudrait  voir  l'Eglise  complètement  dépourvue 
t  de  pasteur  que  de  la  voir  occupée  par  de  tels  traîtres, 
«  couverts  du  masque  de  pasteur.  Il  en  est  deux,  en  effet, 
f  qui  ont  pris  possession  de  nos  sièges.  L'un  d'eux,  ancien 
t  gardien  des  Franciscains  (c'est  Jaques  Bernard,  qu'il 
t  veut  désigner)  a  toujours  combattu  l'Evangile,  jusqu'à 

(1)  Registre  du  Conseil,  23  avril  1537. 

(2)  Capito  Furello,  p.  12. 


—  29  - 

«  ce  qu'il  ait  reconnu  Christ  sous  la  forme  d'une  épouse. 

•  Il  s'est,  depuis  lors,  comporté  avec  elle  de  la  manière 

•  la  plus  honteuse.  Moine,  il  avait  vécu  sans  retenue  : 
«  sous  l'Evangile,  il  n'a  pas  eu  plus  de  crainte  de  Dieu,  ni 
t  de  sentiments  chrétiens  (1).  » 

Voilà,  il  faut  l'avouer,  un  apostat  peint  de  main  de 
maître.  Voyons  le  second,  Henry  de  la  Mare. 

«  L'autre,  hien  que  très-fourbe  et  habile  à  dissimuler 
t  ses  vices,  est  cependant  si  notoirement  pervers,  qu'il 
t  n'en  impose  qu'à  des  étrangers.  L'un  et  l'autre,  non-seu- 
«  lement  sont  des  ignares,  mais  ils  n'ouvrent  la  bouche  que 
t  pour  radoter,  ce  qui  ne  les  empêche  pas  de  déployer  un 
«  orgueil  insensé  (2).  » 

Voilà,  assurément,  une  belle  triade  de  pasteurs  laissés 
à  la  tête  du  protestantisme  naissant  à  Genève. 

En  citant  ces  paroles  dans  l'Histoire  du  peuple  de  Ge- 
nève, M.  Roget  pense  que  Calvin  les  écrivit  sous  l'impres- 
sion d'un  cœur  ulcéré  par  le  souvenir  de  l'accueil  que  lui 
avait  fait  la  majorité  de  ses  anciens  paroissiens,  et  qu'il 
n'était  pas  complètement  maître  de  lui-même.  Nous  ne 
sommes  pas  de  cet  avis.  Calvin  connaissait  ses  collègues, 
il  les  a  peints  d'après  nature. 

Mais  que  pensait-il  des  Genevois  révoltés  contre  son 
autorité?  Il  nous  l'apprend  dans  cette  même  lettre 
adressée  à  Bullinger.  Les  couleurs  sont  un  peu  crues. 
C'est  bien  l'homme  atrabilaire  décrit  par  Galiffe. 

t  Après  que  nous  eûmes  été  expulsés,  on  vit  grandir  à 
t  Genève  l'audace  de  Satan  et  de  ses  acolytes.  On  ne 
t  saurait  croire  avec  quelle  insolence  et  quelle  licence  ces 
«  impies  s'y  plongent  dans  toutes  espèces  de  vices,  avec 
«  quelle  effronterie  ils  insultent  les  serviteurs  de  Dieu, 


(1)  Lettre  de  Calvin  à  Bullinger. 

(2)  Ibid. 


-  30  - 

*  avec  quelle  brutalité  ils  se  railllent  de  l'Evangile,  avec 
€  quelle  extravagance  ils  se  comportent  en  toute  occa- 
«  sion.  Malheur  à  ceux  qui  ont  donné  la  main  à  ce  cri- 
«  minel  dessein.  C'est  Satan  qui  nous  a  bannis  de  la  cité, 
t  pour  la  livrer  à  des  désordres  pires  que  ceux  où  elle 
t  gémissait  (1).  » 

Le  cœur  plein  de  ces  pensées,  Calvin  se  dirigea  sur 
Berne,  pour  se  plaindre  de  la  conduite  des  Genevois  à  son 
égard.  Il  y  reçut  un  accueil  peu  flatteur  de  la  part  de 
Kiintzen,  ministre  au  service  des  Seigneurs,  et  grand 
admirateur  des  Réformateurs  Allemands.  €  Vous  n'êtes 
«  que  des  brouillons,  leur  dit-il  ;  l'Eglise  helvétique  était 
t  en  paix,  et  vous  êtes  venus  la  troubler  par  vos  nou- 
«  veautés.  » 

Calvin  aurait  pu  rétorquer  l'argument,  mais  il  préféra 
gagner  les  bonnes  grâces  des  seigneurs,  en  insinuant  que 
la  Réforme  à  Genève  courait  grand  danger,  si  Berne  n'y 
mettait  pas  la  main.  Les  Hauts  Seigneurs  tentèrent  à 
Genève  une  démarche  en  sa  faveur,  mais  les  esprits  étaient 
trop  montés.  On  leur  répondit  :  «  Mort  aux  Guillemins!  » 
Par  ce  mot,  on  désignait  les  partisans  de  Guillaume  Farel. 

Calvin  prit  alors  le  chemin  de  Bâle,  et  se  rendit  à  Stras- 
bourg, où  Bucer  lui  fit  obtenir  une  place  de  prédicant  à 
l'église  française  de  Saint-Nicolas.  Ce  fut  là  qu'il  fit 
l'essai  de  son  plan  d'Eglise  composé,  comme  nous  le  ver- 
rons plus  tard,  d'un  mélange  politique  et  religieux,,  où  il 
associa,  sous  le  nom  d'Anciens,  des  laïques  au  gouverne- 
ment et  à  l'administration  des  choses  spirituelles. 

Après  le  départ  de  Calvin,  les  partis  s'agitèrent  à  Ge- 
nève. Il  y  eut  un  moment  où  l'on  put  espérer  que  les  lois 
portées  contre  la  liberté  religieuse  seraient,  sinon  révo- 


(i)  Histoire  du  peuple  de  Genève,  tom.  I,  p.  Ii7. 


—  31  — 


quées,  du  moins  modifiées.  On  voyait  de  nouveau  circuler 
en  ville  des  prêtres.  Ils  pénétraient  auprès  des  malades, 
les  exhortaient  à  revenir  aux  pratiques  de  l'Eglise  romaine, 
Le  bruit  courut  même  en  ville  qu'on  allait  chanter  de 
nouveau  la  messe  à  Saint-Pierre. 

Ce  fut  à  cette  date  que  se  tint  à  Lyon  une  conférence 
épiscopale,  composée  des  évêques  de  la  province  de  Vienne, 
sous  la  présidence  du  cardinal  de  ïournon.  Les  collègues 
de  Pierre  de  La  Baume  n'avaient  cessé  de  se  préoccuper 
du  sort  de  la  ville  de  Genève.  Ils  résolurent  de  faire  un 
appel  à  ses  magistrats,  pour  leur  rappeler  les  avantages 
de  leur  antique  foi.  Sadolet,  archevêque  de  Carpentras, 
connu  par  son  savoir  et  son  habileté  à  écrire,  fut  chargé 
de  ce  travail.  Il  le  rédigea  en  latin.  Son  épître  passe  à 
juste  titre  pour  être  un  chef-d'œuvre  de  style,  et  un 
modèle  de  modération.  Ni  reproches,  ni  amertume,  mais 
de  la  bonté,  même  de  la  tendresse.  Il  parle  des  douces 
croyances  qui  forment  la  base  de  la  religion  catholique, 
pratiquée  par  les  habitants  de  Genève,  avant  l'arrivée  des 
novateurs,  etdde  T'importance  de  la  vraie  foi.  «  L'une,  an- 
cienne, ajoute-t-il,  remonte  aux  apôtres,  l'autre  n'est  que  de 
hier,  «  0  Genevois,  mes  frères,  s'écrie  le  prélat,  que  je  vous 
«  drais  vous  avoir  avec  moi  dans  le  Christ  et  l'Eglise  de 
«  Jésus-Christ.  Je  vous  conjure  de  revenir  à  l'unité  et  de 
«  faire  acte  de  soumission  à  l'Eglise,  notre  mère  (1).  » 

Ecrite  en  français,  cette  épître  aurait  peut-être  obtenu 
meilleur  accueil  à  Genève  ;  elle  aurait  pu  circuler  dans  le 
peuple,  tandis  que,  lue  au  sein  du  Conseil,  elle  fut  à  peine 
comprise.  Grand  fut  l'étonnement  des  magistrats  qui,  au 
témoignage  de  Théodore  de  Bèze,  ne  trouvèrent  personne 
capable  de  rédiger  une  réponse  (2). 

(1)  Epître  de  Sadolet,  citée  in  extenso  par  Charpenne.  Histoire  de  la 
Réforme. 

(2)  Bèze,  Calvini  Vita. 


—  32  — 

Cet  aveu  nous  montre  combien  s'était  abaissé  le  niveau 
de  la  science,  à  cette  époque,  à  Genève.  Tous  les  hommes 
instruits  avaient  suivi  l'évêque  ou  quitté  la  cité,  pour 
aller  s'établir  sur  les  terres  ducales.  Avant  cette  émigra- 
tion, magistrats,  notaires,  bourgeois  écrivaient  le  latin 
avec  une  étonnante  facilité,  comme  le  prouvent  les  ar- 
chives de  cette  époque,  et  deux  ans  après  la  Réforme,  on 
ne  trouve  personne  pour  répondre  à  Sadolet  !  C'est  six 
mois  seulement  après  la  réception  de  cette  épître  que  le 
ministre  Morand  est  chargé  de  préparer  une  réponse, 
mais  les  amis  de  Calvin  n'attendirent  pas.  Us  lui  envoyè- 
rent une  copie  de  l'épître  de  Sadolet,  ce  qui  lui  fournit 
l'occasion  de  se  produire.  11  fut  heureux  de  relier  ainsi  ses 
rapports  avec  Genève,  malgré  toute  la  mauvaise  humeur 
qu'il  affecte  vis-à-vis  ceux  qui  ont  provoqué  son  bannisse- 
ment. 

Au  lieu  de  se  placer  au  point  de  vue  de  son  antagoniste, 
Calvin  affecta  de  voir  dans  la  lettre  de  Sadolet  une  pure 
attaque  contre  sa  personne  et  contre  les  ministres  ren- 
voyés avec  lui,  et  il  se  mit  à  composer  une  apologie  de  ses 
opinions  et  de  celles  de  ses  collègues. 

Sadolet  n'avait  énoncé  que  d'une  manière  générale  son 
regret  de  voir  l'antique  Helvétie,  si  connue  par  sa  bra- 
voure et  sa  loyauté,  troublée  par  des  hommes  astucieux  et 
ennemis  de  l'unité  chrétienne  et  de  la  paix.  Calvin,  dans 
sa  réponse,  déclare  qu'il  se  regarde  comme  désigné  par 
ces  paroles,  et  se  met  à  raconter  ce  qu'il  a  fait  à  Ge- 
nève, et  il  en  prend  occasion  pour  formuler  les  attaques 
les  plus  grossières  contre  la  cour  de  Rome,  le  Pape  et  les 
évêques,  en  justifiant  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  restaurer, 
dit-il,  la  foi  primitive. 

En  composant  sa  réponse,  Calvin  se  proposa  spéciale- 
ment d'agir  sur  l'esprit  du  public,  et  de  rattacher  à  sa 
cause  ceux  qui  manifestaient  déjà  du  regret  de  son  départ. 


—  33  - 

Des  copies  furent  expédiées  à  Genève,  où  son  parti  s'agi- 
tait, cherchant  à  ressaisir  le  pouvoir.  Il  fallut,  pour  lui 
rendre  son  ancien  ascendant,  de  nouvelles  luttes,  dans 
lesquelles  les  Bernois  jouèrent  un  rôle  assez  prépondé- 
rant, et  surtout  il  fallut  l'exécution  de  Jean  Philippe, 
qui  passait,  à  juste  titre,  pour  le  chef  des  Articulants. 
Il  fut  accusé  d'avoir  provoqué  une  émeute  et  il  eut  la 
tête  tranchée.  Ce  fut  le  signal  d'une  réaction  véritable. 
Aux  élections  qui  suivirent  sa  mort,  ses  partisans  furent 
mis  à  l'écart,  et  les  Guillermins  triomphèrent. 

Une  des  premières  propositions  soumises  aux  délibéra- 
tions du  Conseil  fut  le  rétablissement  de  l'état  de  choses 
qui  existait  quatre  ans  auparavant,  «  alors  que  l'Evangile 
florissait  à  Genève  ».  La  proposition  était  vague;  elle  fut 
adoptée;  mais  lorsqu'on  proposa  une  confession  de  foi 
à  jurer,  le  peuple  manifesta  la  répulsion  la  plus  éner- 
gique, et  les  ministres  Marcourt  et  Morand,  restés  à  la 
ville,  subirent  de  toutes  parts  des  avanies,  telles  qu'ils 
allèrent  se  plaindre  aux  magistrats  «  des  insolences  qui 
se  faisaient  journellement,  tant  contre  la  parole  de  Dieu 
que  contre  leur  personne,  déclarant  que,  si  les  choses  con- 
tinuaient sur  ce  pied,  ils  se  déchargeraient  du  fardeau  qui 
les  écrasait  (1).  » 

Depuis  que  les  amis  de  Calvin  étaient  revenus  au  pou- 
voir, les  ministres  n'avaient  de  leur  part  qu'un  faible 
appui.  Ils  le  comprirent;  aussi  Morand  quitta-t-il  Genève, 
le  9  août  1540,  alléguant,  les  calomnies  dont  il  était 
abreuvé. 

Maître  Marcourt  s'était  maintes  fois  plaint  de  ne  pou- 
voir nourrir  ses  enfants  avec  les  gages  qu'on  lui  avait 
assignés.  On  lui  avait  donné,  comme  à  son  collègue,  «  un 


(1)  Régie  du  Conseil,  i8  mars  1539. 


3 


-  34  - 

bossot  de  vin  provenant  de  Genthod.  »  Peu  satisfait,  il  reve- 
nait sans  cesse  à  la  charge,  si  bien,  qu'on  lui  reprochait 
«  de  ne  faire  autre  chose,  sinon  être  toujours  après  le 
trésorier  de  la  ville  (1).  » 

A  la  fin,  lassé,  comme  son  collègue  de  toutes  les  inso- 
lences qu'on  se  permet  contre  lui,  Marcourt,  se  déclare 
prêt,  lui  aussi,  à  quitter  la  ville.  Ce  qu'il  opéra,  en  effet, 
le  20  septembre. 

Il  ne  restait  donc  à  Genève,  comme  ministres  que 
Henry  de  la  Mare  et  Jaques  Bernard,  si  maltraités,  comme 
nous  l'avons  vu,  par  Calvin.  C'était  une  détresse  pour  les 
Conseils  qui  se  prirent  alors  à  regretter  Calvin.  Nous  en 
trouvons  la  preuve  dans  le  protocole  de  la  séance  du 
21  septembre,  c'est-à-dire  le  lendemain  du  départ  de  Mo- 
rand. Nous  lisons,  en  effet,  ces  mots: 

«  Pour  ce  que  Maître  And.  Marcourt  s'en  est  allé, 
t  résolu  de  donner  au  seigneur  Ami  Perrin,  de  trouver 
€  moyen,  s'il  pourrait  fère  venir  Maistre  Calvin  (2).  » 

Perrin  était  un  des  plus  ardents  Guillermins,  défen- 
seur, par  conséquent,  de  Calvin  et  de  Farel.  Sans  perdre 
de  temps,  il  fait  savoir  à  Viret  et  à  Farel,  qui  sont  en 
correspondance  avec  Calvin,  les  dispositions  du  Conseil. 
Ceux-ci  en  avertissent  leur  ami,  qui  leur  répond  «  qu'il  se 
trouve  bien  à  Strasbourg,  et  qu'il  veut  y  rester.  » 

€  Du  Failly  et  l'imprimeur  Michel,  écrit-il  à  Farel,  m'ont 
informé  que  mon  retour  pourrait  aisément  s'effectuer, 
mais  j'aimerais  mieux  affronter  cent  fois  la  mort  que  de 
porter  une  pareille  croix  (3).  » 

Le  passage  de  sa  lettre  à  Viret  est  plus  explicite  encore. 
«  Je  n'ai  pas  pu  lire,  sans  rire,  la  partie  de  ta  lettre  où  tu 

(1)  Registre  du  Conseil,  18  septembre  1539. 

(2)  Ibid.,  23  septembre  1540. 

(3)  Lettre  de  Calvin  à  Farel.  Biblioth.  de  Genève. 


-  35  — 

témoignes  une  si  étrange  sollicitude  pour  ma  santé.  Viens 
à  Genève,  me  dis-tu,  pour  te  mieux  porter.  Que  ne  dis-tu 
plutôt  :  Vas  à  la  potence.  Ne  vaudrait-il  pas  mieux  périr 
que  d'aller  me  faire  tourmenter  dans  cette  chambre 
ardente?  Mon  cher  Viret,  si  tu  me  veux  du  bien,  renonce  à 
ce  projet  (1). 

Tel  fut  le  langage  de  Calvin  à  ses  amis,  aussi  longtemps 
que  les  autorités  de  Genève  ne  firent  pas  de  démarche 
officielle.  Il  fallait,  pour  le  fléchir,  que  les  magistrats  fus- 
sent, pour  ainsi  dire,  à  ses  pieds,  et  que  le  peuple  se  pro- 
nonçât. Sa  tactique  fut  habile  ;  il  sut  se  faire  désirer.  — 
Nous  voyons,  en  effet,  le  Conseil  des  Deux  Cents  lui  expé- 
dier, le  13  octobre,  un  message  pour  le  prier  de  venir 
prêter  à  l'Eglise  de  Genève  désorganisée,  l'appui  de  son 
talent.  C'est  Michel  du  Bois  qui  en  fut  le  porteur.  Sept 
jours  après,  le  Conseil  Général  se  prononce  à  son  tour 
dans  le  même  sens,  et  ordonne  d'envoyer  «  quérir  à  Stras- 
bourg Maître  Calvin,  lequel  est  bien  savant  pour  être 
ministre  évangélique.  » 

Louis  Dufour  est  chargé  de  se  rendre  auprès  de  Calvin 
pour  vaincre  ses  irrésolutions,  et  lui  manifester  les  vœux 
des  Conseils  et  du  peuple.  Il  lui  donne  la  promesse  que 
les  magistrats  feront  tout  avec  lui,  «  de  manière  à  le 
contenter.  « 

Calvin  se  trouvait  engagé  pour  une  négociation  à  la 
Diète  de  Worms.  Il  lui  fut  facile  de  prétexter  sa  parole 
donnée,  tout  en  déclarant  qu'il  était  disposé  à  venir  en 
aide  «  à  cette  église  désolée  et  en  danger  d'être  détruite,  » 
mais  qu'il  lui  était  impossible  de  se  rendre  pour  le  mo- 
ment à  leurs  vœux. 

S'il  faut  en  croire  à  ce  qu'il  écrivait  à  Farel  à  la  même 


(1)  Lettre  de  Calvin  à  Viret.  Bibliothèque  de  Genève. 


—  36  — 

date,  il  y  avait  encore  une  profonde  irrésolution  dans  son 
âme. 

L'année  1540  s'écoula,  sans  que  Calvin  eût  donné  de 
réponse.  Des  sollicitations  urgentes  lui  venaient  de 
toutes  parts;  Farel,  surtout,  le  pressait  :  il  n'est  pas  jus- 
qu'à Jacques  Bernard,  qui  ne  lui  écrivît  pour  lui  assurer 
que  toutes  les  dispositions  du  peuple  étaient  changées,  et 
«  que  la  pierre  rejetée  par  les  architectes  allait  devenir  la 
pierre  angulaire  de  l'édifice.  » 

Les  Conseils  lui  envoyèrent  un  second  message  à 
Strasbourg  :  ils  se  firent  appuyer  par  les  magistrats  de 
Neuchâtel,  de  Zurich  et  de  Berne.  L'assaut  était  uni- 
versel. Cependant  Calvin  ne  se  hâtait  pas  de  dire  son 
dernier  mot.  Il  avait  sur  le  cœur  le  renvoi  voté  par  le 
peuple.  «Ne  savez-vous  donc  pas,  répondait-il  à  ceux  qui  le 
pressaient,  les  mauvais  traitements,  dont  ils  m'ont  accablé. 
Tout  ce  qui  s'est  fait,  c'est  la  ville  qui  l'a  voulu.  Si  je 
consultais  mes  inclinations,  j'irais  au-delà  des  mers  plutôt 
que  de  me  rendre  dans  cette  localité.  » 

Il  fallut  un  dernier  acte  plus  solennel  encore,  pour 
vaincre  les  hésitations  du  Réformateur;  c'était  le  retrait 
de  l'arrêt  de  bannissement  des  ministres,  voté  le  15  avril 
1538.  Dans  ce  but,  le  Conseil  Général  fut  convoqué  le 
1er  mai  1541,  et,  sur  la  motion  des  syndics,  tous  les  assis- 
tants, en  levant  la  main,  déclarèrent  «  qu'ils  tenaient  Fareb 
Calvin  et  Saunier  pour  gens  de  bien,  et  qu'ils  pouvaient 
aller  et  venir  en  sûreté.  « 

Quatre  mois  s'écoulèrent  encore,  et  c'est  au  retour  de  la 
Diète  de  Ratisbonne  que  Calvin  annonça  à  Viret  qu'il  se 
mettait  en  route.  Il  arriva  le  9  septembre  à  Genève. 

L'exil  de  Calvin  avait  duré  trois  ans  et  quatre  mois. 


CHAPITRE  III 


Régime  de  Calvin  à  Genève 


Anciens  usages  des  évêques.  —  Calvin  les  abolit.  —  Ordonnances 
ecclésiastiques.  —  Les  principaux  rouages.  —  La  charge  et  le 
serment  des  Anciens.  —  Les  délations.  —  Le  Consistoire.  —  Pre- 
mière séance.  —  Cas  de  divorce.  —  Divers  interrogatoires.  — 
Pratiques  religieuses.  —  Les  mécontents.  —  Rebellions.  —  Di- 
verses condamnations.  —  Ordonnances  contre  les  blasphémateurs 
et  les  joueurs.  —  Lois  somptuaires.  —  Peines.  —  Tortures.  — 
Exécution  des  Sorciers.  —  La  peste.  —  Rôle  des  ministres  pen- 
dant le  fléau.  —  Boute -Peste  ou  engraisseurs.  —  La  terreur.  — 
Lettre  du  Curé  de  Mandallaz.  —  Sort  des  malheureux  soupçonnés 
de  propager  la  peste. 


La  seconde  arrivée  de  Calvin  à  Genève  s'était  accomplie 
d'une  manière  assez  sournoise.  Nul  cri  de  joie  à  son 
approche.  Par  son  silence,  le  peuple  semblait  dire  :  Nous 
sentons  la  nécessité  d'une  main  ferme  qui  nous  gouverne. 
Cette  main,  nous  le  savons,  sera  de  fer;  mais  mieux  vaut 
le  despotisme  que  le  désordre. 

En  entrant  à  Genève,  après  leur  élection,  les  anciens 
évêques  se  rendaient  processionnellement  à  Saint-Pierre, 
où,  la  main  sur  les  évangiles,  en  face  du  Chapitre,  des 


—  33  — 


magistrats  et  du  peuple,  ils  juraient  de  respecter  et  de 
maintenir  les  franchises,  les  immunités  des  citoyens  et  les 
us  et  coutumes  de  la  ville.  Il  n'en  est  pas  un  seul,  depuis 
Adhémar  Fabri,  qui  se  soit  affranchi  de  ce  solennel  enga- 
gement. 

Calvin,  à  son  arrivée,  modifia  l'antique  usage.  Fort  de 
l'appel  du  peuple  et  des  magistrats,  il  parla  de  ses  plans 
dans  sa  première  visite  au  Conseil  et  déclara  ne  pouvoir 
accepter  la  charge  du  ministère,  si,  avec  la  doctrine  chré- 
tienne qu'il  apportait,  on  ne  recevait  pas  son  projet  de 
Police  ecclésiastique  parce  que,  dit  Bèze,  «  il  voyait  que 
telles  brides  étaient  nécessaires  (1).  i 

On  avait  promis  à  Calvin  «  de  tout  faire  pour  le  conten- 
ter; »  le  Conseil  dut  se  rendre  à  ses  désirs.  Il  désigna  une 
Commission,  chargée  de  préparer,  de  concert  avec  les 
ministres,  les  Ordonnances  ecclésiastiques.  Elle  fut  compo- 
sée des  conseillers  les  plus  sympathiques  au  réformateur, 
à  l'exception  de  Jean  Balard,  qui  s'était  toujours  montré 
partisan  de  l'ancien  régime. 

Calvin,  comme  il  l'écrivit  à  Viret,  mit  immédiatement 
la  main  à  l'œuvre.  Il  esquissa  les  principaux  traits  de  son 
système  et  le  soumit  dans  une  première  lecture,  le 
26  septembre,  à  la  Commission,  qui  ne  proposa  que  des 
modifications  insignifiantes. 

Les  ministres  ses  collègues  eurent  l'air  d'approuver  ses 
plans;  mais,  à  la  pensée  du  pouvoir  exorbitant  qu'ils 
allaient  conférer  au  corps  modérateur,  ils  reculèrent  d'ef- 
froi, et  insinuèrent  aux  membres  de  la  Commission  de 
demander  des  changements  pour  certains  articles  «  em- 
preints, disaient-ils,  d'une  excessive  rigueur.  » 

Calvin  tint  ferme,  et  le  9  novembre  le  Conseil  des  Deux- 
Cents  fut  convoqué,  pour  donner  son  avis.  Chacun  se  rap- 

(1)  Bèze,  Vita  Calvini. 


—  39  — 

pelait  les  promesses  faites  au  Réformateur  de  ne  point  le 
chagriner.  Les  Ordonnances  furent  votées.  Il  en  fut  de 
même  au  Conseil  général  tenu  le  20  novembre. 

Quoique  ami  de  Calvin,  Roset,  en  parlant  de  ce  vote, 
dit  î  que  «  la  frayeur  des  cas  advenus  aux  rebelles  tint  les 

*  cœurs  du  peuple  assujettis,  et  contribua  à  ce  que  les 

•  ordonnances  furent  votées  sans  nulle  contredit  (1).  » 
En  effet,  déjà  des  citoyens  avaient  éprouvé  un  avant- 
goût  de  la  manne  céleste,  dont  il  devait  nourrir  ses  fidèles 
prédestinés.  Le  8  novembre,  un  teinturier  nommé  Arnaud 
Asqui,  pour  n'avoir  pas  eu  tout  le  respect  voulu  pour  la 
Cène,  avait  été  condamné  à  trois  jours  de  prison,  au  pain 
et  à  l'eau,  et  Jean  Albergue  avait  été  chassé  de  la  ville  le 
25  novembre,  pour  avoir  outragé  Calvin  (2). 

Ce  n'était  qu'un  prélude  du  rigorisme  outré  qui  allait 
devenir  la  loi  de  Genève. 

Ce  serait  ici  le  cas  d'étudier  les  fameuses  Ordonnances 
ecclésiastiques  qui  ont  servi  pendant  près  de  trois  siècles 
de  base  au  protestantisme  de  Genève.  Comme  le  souffle 
du  radicalisme  a  renversé  de  fond  en  comble  ce  vieil  édi- 
fice qui  a  fait  place  à  «  la  baraque  de  la  libre-pensée,  » 
bornons-nous  à  en  retracer  les  linéaments  principaux.  Sans 
cette  notion,  nous  ne  pourrions  pas  comprendre  le  régime 
inauguré  par  Calvin  à  Genève. 

En  voici  la  pensée  générale  : 

Calvin  veut  une  Eglise  dépositaire  du  trésor  de  l'Evan- 
gile. Il  a  renié  celle  de  Rome,  dirigée  par  le  Pape,  succes- 
seur de  Pierre  et  les  évêques  héritiers  des  Apôtres.  A  leur 
place  il  met  quatre  ordres  ou  offices,  qu'il  déclare  avoir 
trouvés  dans  les  livres  saints;  les  pasteurs,  les  docteurs. 
les  anciens  et  les  diacres. 

(1)  Roset.  Livre  IV,  ch.  56. 

(2)  Registre  du  Conseil,  8  novembre,  —  25  novembre. 


—  40  — 


C'est  aux  pasteurs  «  à  annoncer  la  parole  de  Dieu  pour 
endoctriner,  admonester,  exhorter,  et  à  reprendre  tant  en 
particulier  qu'en  public,  à  administrer  les  sacrements  et 
faire  les  censures  fraternelles  (1).  »  —  Mais  qui  leur  donne 
ce  droit,  que  leur  confère  ce  pouvoir? 

C'est  l'ensemble  des  pasteurs,  qui  examine  le  candidat, 
et  le  présente  au  Conseil.  Après  un  examen,  il  est  accepté 
ou  repoussé.  C'est  en  dernier  lieu  le  peuple  qui  décide  et 
confirme  l'élu  (2). 

Comme  il  est  facile  de  le  voir,  Calvin  organise  l'Eglise 
dépendante  de  l'Etat  et  du  troupeau.  —  Dans  ce  système, 
nous  trouvons  le  germe  de  la  démocratie,  qui  a  fini  par 
prévaloir  dans  l'Eglise  et  la  renverser. 

Il  était  enjoint  aux  pasteurs  de  s'assembler  une  fois  la 
semaine,  pour  conférer  sur  les  Saintes  Ecritures;  de  visi- 
ter les  malades,  d'exhorter  le  peuple  à  fréquenter  les  pré- 
dications, d'administrer  les  sacrements  et  de  ne  pas  y 
admettre  les  indignes.  On  a  souvent  fait,  à  l'Eglise  catho- 
lique, le  reproche  d'intolérance,  lorsqu'elle  refuse  des 
protestants  pour  parrains,  ou  lorsqu'elle  exige  en  cas  de 
mariage  mixte  des  promesses.  Écoutons  les  prescriptions 
de  Calvin  à  cet  égard. 

«  Qu'on  ne  reçoive  à  parrains,  gens  qui  ne  soyent  fidèles 
et  de  nostre  confession;  veu  que  ceux  qui  ne  sont  tels  ne 
sont  capables  de  faire  promesse  à  l'église  d'instruire  les 
enfants  en  la  pure  doctrine  du  Saint  Évangile. 

«  Item,  que  ceux  qni  auront  été  privés  de  la  Sainte- 
Cène,  ne  soyent  receus  à  présenter  enfants  au  Saint  Bap- 
tême (3).  • 


(1)  Ordonnances  ecclésiastiques. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid.,  act.  CXII. 


—  41  — 


Relativement  aux  mariages  mixtes,  c'est  un  cas  de 
nullité. 

t  Que  nulles  promesses  de  mariage  ne  se  facent  entre 
personne,  qui  n'ayent  fait  profession  de  l'Evangile,  ou  qui 
venant  de  la  Papauté,  ne  facent  la  dicte  profession  par 
promesses  expresses  au  Consistoire  ou  au  temple,  devant 
(avant)  la  célébration  du  mariage  et  quand  il  se  trouvera 
des  promesses  autrement  faictes  et  pratiquées,  le  tout 
soyt  déclaré  nul,  que  les  parties  et  ceux  qui  auront 
moyenué  ou  consenti  à  telles  promesses  soyent  punis  sui- 
vant l'exigence  du  cas  (1).  » 

Les  Docteurs.  La  charge  propre  des  docteurs  était 
d'enseigner  les  fidèles,  et  surtout  de  donner  des  leçons  de 
théologie. 

Les  Diacres.  Leurs  fonctions  ne  sont  pas  précisées 
dans  les  ordonnances.  Seulement,  il  est  dit  d'eux  «  qu'ils 
distribuent  la  coupe  et  qu'ils  dispensent  les  biens  des 
pauvres. 

Les  Anciens.  Le  rôle  le  plus  accentué  dans  l'Eglise  de 
Calvin  est  celui  de  l'Ancien.  C'est  par  excellence  l'homme 
de  la  Commune,  qui  doit  exercer  autour  de  lui  un  véritable 
espionnage  dans  son  quartier.  Le  mot  semblerait  trop  dur, 
si  nous  ne  citions  les  prescriptions  qui  le  concernent. 

«  La  charge  des  Anciens  est  de  prendre  garde  sur  la  vie 
d'un  chacun  (2). 

«  Pour  adviser  les  quels  feront  leur  devoir  ou  non,  que 
les  Anciens  ayent  l'œil  dessus  pour  s'en  donner  garde, 
chacun  principalement  en  son  quartier  (3).  » 

Ecoutons  le  serment,  que  l'Ancien  prêtait  en  entrant  en 
fonction  : 

(1)  Ordonnances  ecclésiéstiques.  Art.  XXXIX. 

(2)  Ibid.,  art.  LXVII. 

(3)  Ibid.,  art.  LIV. 


—  42  — 

«  Je  promets  et  je  jure  suivant  la  charge  qui  m'est 
donnée,  de  veiller  sur  tous  les  scandales,  empêcher  toute 
idolâtrie,  (traduisez  toute  pratique  catholique)  blasphèmes, 
dissolutions  et  auti'es  choses  contraires  à  l'honneur  de 
Dieu  et  à  la  Réformation  de  l'Evangile,  et  quand  je  saurai 
quelque  chose  digne  d'estre  rapporté  en  Consistoire  d'en 
faire  mon  devoir  fidèlement,  sans  haine  ni  faveur,  »  c'est- 
à-dire  de  le  faire  connaître. 

L'Ancien  avait  donc  un  double  emploi,  celui  d'inquisi- 
teur et  de  délateur. 

On  recommandait  bien  aux  Anciens  de  n'agir  «  qu'en 
bonne  conscience,  sans  haine  ni  faveur  et  de  n'asmener 
des  délinquants  au  Consistoire  que  pour  des  fautes 
notoires  et  scandaleuses  »  ;  néanmoins  sous  prétexte  d'un 
beau  zèle  on  en  vit  plus  d'un  satisfaire  par  ce  moyen  ses 
petites  rancunes  et  susciter  d'interminables  tracasseries  à 
des  rivaux. 

Calvin  lui-même  convint  de  cet  abus  et  fit  aux  magis- 
trats l'aveu  «  que  plusieurs  membres  du  Consistoire  fai- 
saient appeler  les  gens  pour  des  choses  qui  ne  se  trou- 
vaient pas  véritables;  ce  qui  indisposait  ceux  qui  étaient 
mandés  (1).  » 

Et  comment  pouvait-il  en  être  autrement?  «  Il  y  avait 
à  Genève,  dit  Galiffe,  nombre  de  gens  qui  faisaient  de 
l'espionnage  et  de  la  délation  un  véritable  métier.  On  leur 
donnait  le  nom  de  fidèles.  Ils  mettaient  tout  leur  zèle  à 
surveiller,  pour  les  prendre  en  défaut,  et  à  révéler  au 
Consistoire  tous  les  faits,  gestes  et  paroles  des  indigènes 
et  surtout  de  ceux  qui  se  distinguaient  par  un  caractère 
indépendant.  Des  primes,  dit-il,  étaient  accordées  aux 
espions  et  agents  provocateurs  (2).  » 

(1)  Registre  du  Conseil,  29  mars  1547. 

(2)  Quelques  pages,  p.  86,  87. 


-  43  — 

Lorsqu'on  lit  les  procès-verbaux  du  Consistoire,  dont 
on  ne  possède  que  de  très  courts  extraits  renfermés  dans 
le  volume  autographe  de  M.  Cramer,  on  est  frappé  des 
délations  de  toute  espèce  qui  y  sont  consignées.  Tantôt  ce 
sont  des  propos  tenus  au  sein  des  familles  t  des  paroles 
échappées  dans  le  feu  d'une  discussion,  des  lazzis  lancés 
contre  Calvin  fit  ses  adeptes,  tantôt  des  récits  de  querelles 
de  ménages,  de  mauvais  traitements  des  maris  sur  leurs 
femmes.  »  Les  registres  du  Consistoire,  dit  à  ce  sujet  Cra- 
mer, forment  de  véritables  archives  des  mœurs  et  de  la 
vie  domestique  de  chaque  époque  (1).  » 

Qu'était-ce  donc  que  ce  Consistoire  dont  Calvin  avait 
fait  une  condition  essentielle  de  son  église. 

Le  Consistoire  était  un  tribunal  ecclésiastique,  à  la 
barre  duquel  étaient  cités  des  délinquants  de.  toute  espèce. 
Il  était  composé  des  Anciens  et  des  Ministres.  Il  s'assem- 
blait à  midi  le  jeudi  de  chaque  semaine,  pour  voir  s'il  y 
avait  quelque  désordre  en  l'Eglise,  et  pour  y  porter  les 
remèdes  jugés  nécessaires.  Il  prononçait  sur  les  cas,  où 
devait  être  refusée  la  Cène.  Y  avait-il  de  la  part  des  indi- 
vidus cités  pour  contumace  ou  rébellion,  le  Consistoire 
prononçait  des  censures,  et  lançait  l'excommunication.  Il 
avisait  les  magistrats,  qui,  selon  les  cas,  punissaient  les 
délinquants  de  la  prison,  de  l'amende,  du  bannissement, 
et  quelquefois  de  la  mort. 

La  première  séance  du  Consistoire  se  tint  le  6  Décembre 
1541.  Une  des  premières  causes  portées  à  ce  tribunal,  fut 
une  demande  de  divorce,  sollicité  par  un  habitant  de  Suze, 
nommé  Cheys,  chirurgien,  arrivé  à  Genève  pour  embras- 
ser le  nouvel  Evangile  et  que  sa  femme,  Félicie  Rémière, 
n'avait  pas  voulu  suivre. 


(1)  Introduction  aux  Extraits  du  Consistoire. 


—  M  — 

Il  y  avait  dans  les  Ordonnances  ecclésiastiques  un 
article  ainsi  conçu  : 

«  Si  une  femme  se  départ  d'avec  son  mari  et  s'en  va 
en  un  autre  lieu,  et  le  mari  vient  demander  d'estre  séparé 
d'elle  et  mis  en  liberté  de  se  marier,  qu'on  regarde  si  elle 
est  en  lieu  dont  on  la  puisse  évoquer  ou  pour  le  moins  lui 
notifier  qu'elle  ait  à  comparaître....  Si,  après  les  proclama- 
tions, la  femme  ne  comparut  point,  qu'on  mette  en  liberté 
le  mari.  »  (C'est-à-dire  que  le  divorce  soit  prononcé. 

Ici,  c'est  le  mari  qui  s'est  départi  de  sa  femme.  N'im- 
porte, comme  il  s'agissait  d'un  nouveau  frère,  il  fut  déclaré 
qu'il  avait  droit  à  convoler  à  d'autres  noces.  Dès  lors,  la 
porte  du  divorce,  cette  plaie  de  la  société  moderne,  est 
restée  ouverte  à  Genève. 

Cependant,  ce  ne  fut  pas  sans  peine  que  la  machine  se 
mit  à  fonctionner.  Il  répugnait  à  quelques  Conseillers  de 
jouer  le  rôle  d'inquisiteur.  Calvin  leur  en  fit  une  obligation, 
sous  peine  de  prison.  Pour  avoir  refusé  de  se  présenter 
aux  premières  séances,  Balard  subit  la  détention  et  il  ne 
sortit  qu'à  la  condition  de  remplir  ses  devoirs  d'Ancien, 
en  assistant  avec  régularité  aux  séances  du  Consistoire. 

Il  était,  il  faut  le  dire,  le  seul  homme  qui  eût  osé  pro- 
fesser sa  foi  ;  encore  finit-il  par  faiblir  devant  la  perspec- 
tive de  la  prison  et  de  l'exil. 

Ses  collègues  y  virent  un  moyen  de  gagner  de  chétifs 
émoluments. 

Le  12  décembre,  c'est-à-dire  à  la  seconde  séance  du  Con- 
sistoire, ils  demandèrent  quel  gage  leur  serait  alloué  pour 
leur  labeur.  Il  fut  résolu  «  que  les  amendes  des  délinquants 
seraient  recouvrées  par  le  trésorier,  mises  dans  une  boîte 
et  que  du  dit  argent  seroient  payés  à  chacun  des  assistants 
deux  sous  par  jour  de  séance  et  oultre  ce,  le  secrétaire 
se  fera  payer  ses  écritures.  » 


—  45  - 

Lorsque  les  premières  citations  consistoriales  eurent 
lieu,  les  délinquants  crurent  pouvoir  s'en  moquer,  mais 
leur  nom  fut  immédiatement  transmis  au  Conseil,  pour 
qu'il  eût  à  les  châtier  par  la  prison  et  à  les  poursuivre 
plus  avant,  s'il  était  nécessaire  (1). 

Un  des  premiers  réfractaires  fut  Piart  Andrier,  notaire. 
Il  fallut  un  mandat  d'arrêt,  pour  le  faire  comparaître.  On 
lui  demanda  pourquoi  il  avait  tant  tardé  à  se  rendre  à 
l'appel  du  Consistoire.  Il  répondit  qu'il  ne  connaissait  à 
Genève  d'autre  autorité  que  celle  des  magistrats.  Calvin 
voulut  lui  faire  des  remonstrances.  Piart,  sans  l'écouter, 
déclare  que  «  Monsieur  Calvin  n'est  pas  son  supérieur  et 
qu'il  ne  lui  obéirait  jamais,  quoiqu'il  sût  qu'il  voulait  lui 
faire  mauvais  tort  (2).  Cette  répartie  parut  à  la  Seigneu- 
rie un  manque  de  respect  si  grave,  que  Piart  dut  l'expier 
par  huit  jours  d'emprisonnement.  Il  en  fut  de  même  de 
Gamaliel  Charroton  et  de  Bastien  de  Villa,  dit  le  bon 
Mrège,  que  le  Conseil  envoya  en  prison,  parce  qu'ils  n'a- 
vaient pas  obéi  à  la  citation,  que  le  Consistoire  leur  avait 
adressée.  Parmi  les  méfaits  que  poursuivait  avec  plus 
de  ténacité  le  Consistoire,  on  doit  placer  avant  tout  les 
manifestations  religieuses  qui  trahissaient,  dans  chaque 
quartier,  la  persistance  de  l'attachement  au  culte  catho- 
lique et  à  la  vieille  foi  de  Genève  C'est  là,  ce  qui  semble 
épuiser  toute  l'activité  de  Calvin  et  de  ses  collègues  au 
Consistoire. 

Franchissons  en  effet  les  portes  de  cette  chambre  inqui- 
sitoriale;  voyons  ce  qui  s'y  passe,  et  écoutons  ce  qui  s'y 
dit.  C'est  M.  Cramer  qui  va  nous  renseigner.  Nous  em- 
pruntons à  son  travail  quelques  citations. 

Antoine  Simon  excoffier,  demeurant  sur  le  pont  du 

(1)  Registre  du  Conseil,  13  décembre  1541. 

(2)  Ibid.  15  novembre  1542. 


—  46  — 


Rhône,  ne  paraissait  pas  au  temple.  On  le  mande  avec  sa 
femme  et  son  fils,  âgé  de  trois  ans,  pour  rendre  raison  de 
sa  confession,  et  il  reçoit  l'ordre  de  suivre  les  sermons, 
tant  les  dimanches  que  les  jours  de  prière. 

Jacques  Simon,  interrogé  sur  sa  foi,  répond  en  récitant 
le  Pater.  Il  ajoute  qu'en  grand  danger  il  s'est  bien  trouvé 
d'avoir  prié  Dieu  et  la  Vierge  Marie.  Il  croit  que  la  salu- 
tation Angélique  est  descendue  du  ciel  et  n'estime  point 
qu'elle  soit  Idolâtrie. 

On  demande  à  Claude  Tappugnier,  ferratier,  s'il  entend 
être  sauvé  par  les  bonnes  œuvres  :  il  répond  qu'il  entend 
«  qu'il  sera  sauvé  par  la  miséricorde  de  Dieu  et  les  bonnes 
œuvres  ».  Il  croit  que  Dieu  agrée  les  bonnes  œuvres,  qu'il 
est  bon  de  prier  pour  les  morts  et  de  prier  la  Vierge 
Marie,  qui  a  puissance  d'intercéder  pour  nous.  • 

Ses  opinions  sont  trop  catholiques;  on  lui  fait  des 
«  remonstrances  ». 

Ce  sont  les  femmes,  qui  montrent  le  plus  d'attachement 
à  leurs  croyances  et  qui  font  avec  une  sainte  hardiesse 
des  profession  de  foi  dignes  des  premiers  siècles. 

Un  des  plus  longs  interrogatoires  est  celui  de  dame 
Jeanne  Pétermann,  citée  le  30  mars  1542.  On  lui  demande 
si  elle  croit  à  la  messe.  Elle  répond  qu'elle  croit  ainsi  que 
l'Eglise  croit.  Elle  récite  son  Pater  et  son  Credo  en  lan- 
gue romaine  (latine). 

—  N'y  a-t-il  pas,  lui  demande-t-on,  d'Eglise  en  ceste 
ville  ? 

«  Je  n'en  sais  rien,  répartit  la  dame,  je  veux  vivre  tou- 
jours en  Chrétienne.  » 

—  Pourquoi  ne  vous  contentez-vous  pas  de  la  Cène, 
célébrée  en  ceste  ville,  au  lieu  d'aller  aultre  part  ? 

«  Je  vais,  dit-elle,  ou  bon  me  semble,  comme  au  reste 
Notre-Seigneur  a  annoncé  qu'il  viendrait  des  loups  ravis- 


-  47  — 

sants,  ces  loups,  qui  sont  de  faux  prophètes,  elle  ne  veut 
point  les  connaître.  » 

Vu  son  obstination,  Jeanne  Petermann  est  remise  à  huit 
jours  et  nous  la  retrouvons  à  la  barre  le  8  avril. 

Calvin  lui  demande  de  quelle  foy  elle  est  envers  Dieu. 
Elle  répond  «  qu'elle  croit  en  un  seul  Dieu;  qu'elle  a  mis 
toute  sa  confiance  en  lui,  et  qu'il  la  gardera  de  tout  danger 
et  qu'elle  ne  sera  jamais  à  aultre  qu'à  Dieu.  D'ailleurs, 
ajoute-t-elle,  Messieurs  les  prédicants  doivent  savoir  mieux 
que  moi  ce  qu'est  Dieu,  car  elle  n'est  pas  cîergesse  comme 
eux,  ni  ydolatre,  ni  hypocrite.  » 

—  N'a-t-elle  pas  dit,  ajoute  l'interrogateur,  que  la  Vierge 
Marie  est  son  advocate? 

Elle  répond  que  «  la  vierge  Marie  est  l'amie  de  Dieu,  à 
la  fois  fille  (vierge)  et  mère  de  Jésus-Christ,  qu'elle  veut 
vivre  en  la  foi  de  la  sainte  Eglise  et  que  si  le  sieur  syndic 
est  hérèze  (hérétique),  elle  ne  veuille  l'estre,  et  que,  par 
conséquent,  elle  ne  peut  recevoir  leur  cène  (1).  » 

Le  Consistoire,  frappé  d'une  telle  détermination  la 
déclare  «  rebelle,  exclue,  par  conséquent  de  l'Eglise,  jus- 
qu'à ce  que  Dieu  lui  ait  touché  le  cœur,  mais  ce  n'est  pas 
assez;  il  faut  qu'elle  soit  renvoyée  devant  Messieurs, 
pour  être  corrigée  par  manière  évangélique,  afin  qu'elle 
n'aille  pas  aultre  part  pour  ydolâtrer  ».  Le  21  sep- 
tembre 1542,  c'est  le  tour  d'une  femme,  nommée  Françoise 
la  Droblière.  On  l'interroge  sur  sa  foi.  Elle  répond  «  qu'on 
la  laisse  en  paix  et  qu'on  ne  la  persécute  pas  tant.  Quant 
à  son  oraison,  elle  ne  sait  que  l'ancienne,  telle  qu'on  la 
disait  autrefois  ».  Interrogée  sur  les  motifs,  pour  lesquels 
elle  ne  recevait  pas  la  Cène,  elle  déclare  qu'elle  ne  l'a  pas 
reçue  et  qu'elle  ne  la  recevra  pas.  On  lui  donne  un  mois 
pour  réfléchir  (2). 

(1)  Actes  du  Consist.  4  avril  1542. 

(2)  Ibid.  20  septembre  1545. 


—  48  — 


Le  30  novembre  1542,  on  amène  la  dame  Jeanne  Ber- 
geon  pour  quelques  paroles  prononcées  contre  les  prédi- 
cants.  Elle  avait  osé  dire  que  les  «  prêches  d'autrefois 
étaient  aussi  bons  que  ceux  d'à  présent  ».  Elle  avoue  et 
soutient  qu'en  effet  les  prédications  anciennes  étaient 
bonnes.  On  lui  demande  ce  qu'elle  croit.  «  En  Dieu,  répond- 
elle,  qui  a  fait  toutes  choses  ».  — Est-ce  le  Dieu  auquel  les 
prêtres  croient?  —  «  Je  crois,  répond-elle,  et  je  prie  Dieu 
notre  Sauveur  et  notre  Rédempteur.  » 

Quelles  sont  les  prières  que  vous  dites?  «  VAve  Maria, 
que  mon  père  et  ma  mère  m'ont  enseigné  de  prier  en 
latin,  et  le  Credo,  comme  on  disait  autrefois.  »  Elle  est 
renvoyée  à  quinze  jours,  et  condamnée  à  apprendre  ses 
prières  en  langue  maternelle  (1). 

Le  21  décembre  1542,  Jeanne,  femme  de  Jean  Corajod, 
hôte  du  Lion  d'Or,  est  accusée  d'aller  à  Etrembière  pour 
y  entendre  la  messe.  Elle  répond  «  qu'elle  s'y  rend  pour 
soigner  ses  biens  et  nourrir  ses  bestiaux  ».  On  lui  demande 
de  réciter  ses  prières.  Elle  dit  «  qu'elle  ne  sait  rien  dire 
et  qu'elle  prie  Dieu  en  son  cœur  pour  qu'il  lui  soit  tou- 
jours en  aide,  et  que  si  le  cœur  ne  le  dit,  la  langue  ne  fait 
rien  ».  Elle  avoue  qu'elle  fait  le  Carême,  convaincue  que 
le  jeûne  est  bon,  comme  ses  ancêtres  le  lui  ont  enseigné. 

On  lui  défend  d'aller  aussi  souvent  à  Etrembière,  et 
commandement  lui  est  fait  d'aller  au  sermon  de  la  ville, 
autrement  ces  Messieurs  ne  se  contenteront  pas  d'elle  (2). 

Le  15  mars  1543,  voici  Jeannette,  femme  de  Pernet 
Guex,  tondeur.  On  l'interroge  sur  sa  foi.  'Elle  répond 
«  qu'elle  a  la  foi  d'aultrefois,  qui  valait  bien  celle  d'au- 
jourd'hui. Depuis  que  la  nouvelle  est  venue,  ajouta-t-elle, 
nous  n'avons  guères  gagné  ».  On  lui  reproche  d'avoir  acheté 

(1)  Actes  du  Conseil.  30  novembre  1542. 

(2)  Ibid.  21  décembre  1542. 


—  49  — 

un  cierge  la  veille  de  la  Chandeleur.  Elle  dit  qu'à  la  vérité 
«  elle  était  allée  chez  un  apothicaire  chercher  une  chan- 
doyle  pour  bailler  à  un  de  Mornex,  charbonnier  qu'elle  en 
trova  une  qui  lui  costa  trois  carts  ».  On  lui  demande  raison 
de  ses  absences  du  sermon.  Elle  répond  qu'elle  ne  peut  y 
aller  parce  qu'elle  a  un  enfant  qui  la  détorbe.  On  lui 
adresse  des  admonitions,  pour  qu'elle  ne  fasse  plus  les 
fêtes. 

Au  Consistoire  suivant,  on  cite  les  époux  Piaget  pour 
avoir  fait  «  la  Caresme  «. 

La  femme  répond  qu'elle  mange  de  ce  que  son  mari 
a  mangé.  Mais  point  de  chair  ni  des  aultres  viandes  réser- 
vées. Elle  entend  que  si  la  chair  est  nuisible  à  son  salut, 
elle  a  droit  de  n'en  manger  jamais,  et  que  si  elle  savait 
que  de  ne  pas  en  manger  offensât  Dieu,  alors  elle  en  man- 
gerait. On  lui  reproche  de  donner  des  médecines.  Elle 
répond  qu'elle  n'a  fait  que  des  médecines  par  emplâtres  à 
la  grâce  de  Dieu,  pour  quelques  femmes  qui  ont  mal  à  la 
forcelle.  Elle  finit  par  se  plaindre  de  ce  qu'on  l'avait  citée 
par  malveillance,  et  elle  ne  comprend  pas  pourquoi  on  ne 
demande  pas  céans  tous  les  autres  gens  aussi  bien  qu'elle. 
On  la  renvoya  après  remontrance,  en  lui  ordonnant  de 
suivre  les  sermons  mais  sans  y  barbotter  (1). 

Il  est  une  autre  classe  de  personnes  qui  apparaissent 
aussi  très-fréquemment  au  Consistoire  pour  y  recevoir 
des  remontrances  parfois  très-sévères,  c'est  celle  des  mé- 
contents qui  maugréent  contre  le  régime  de  Calvin.  On 
les  accuse  d'avoir  médit  de  la  sainte  parole  et  de  ceux 
qui  la  prêchent.  C'est  un  crime  de  lèze-majesté,  digne  des 
peines  les  plus  graves.  Le  Consistoire  devient  alors  le 
théâtre  de  scènes  violentes. 


(1)  Actes  du  Consistoire. 


4 


—  50  — 


Quelquefois,  ce  sont  des  femmes  qui,  comme  dame 
Grant,  dans  leur  colère,  disent  en  face  à  Calvin  qu'il  n'est 
venu  à  Genève  «  que  pour  mettre  les  habitants  en  guerre 
et  en  bisbille,  qu'il  porte  partout  la  haine,  qu'il  est  dur  et 
sans  entrailles,  et  que  depuis  son  arrivée  il  n'y  a  à  Genève 
ni  bien  ni  paix  (1)  ». 

Elle  va  bien  plus  loin  encore.  Reprochant  à  Calvin  de 
ne  pas  vivre  comme  il  prêche,  elle  lui  dit  qu'il  l'at  oujours 
haite.  *  Celui-ci  lui  remontre  qu'elle  continue  sa  rébellion  » 
contre  Dieu  et  son  Eglise,  et  lui  déclare  qu'elle  ne  sait 
pas  c'est  qu'être  chrétienne. 

—  c  Je  suis,  répond-elle,  meilleure  chrétienne  que  vous, 
t  J'étais  de  l'Eglise  du  temps  que  vous  étiez  encore  par  les 
t  cabarets.  Le  Consistoire  alors  se  soulève  et  déclare  cette 
t  femme  incorrigible  et  la  remet  à  Messieurs  pour  qu'ils' 
«  aient  à  la  châtier  et  la  tenir  sous  leur  main  jusqu'à  ce 
«  qu'elle  ne  dégorge  plus  de  malicieuses  paroles.  » 

D'autres  fois,  ce  sont  des  hommes  qui  disent  que  Calvin 
est  un  vindicatif,  et  déclarent,  comme  Ce  Clerichet,  «  qu'ils 
aimeraient  mieux  monter  à  Champel  que  de  baiser  la 
pantoufle  de  Calvin,  et  qu'il  aura  beau  faire,  il  n'arrivera 
pas  à  se  faire  adorer  (2).  » 

Le  mot  de  pantoffle  revient  si  souvent  dans  le  langage 
des  mécontents  du  régime  de  Calvin,  que  ce  nom  lui 
reste  dans  le  peuple,  et  il  se  trouve  des  ministres  qui,  se 
rendant  l'écho  de  l'indignation  publique,  répètent  à  leur 
tour  qu'ils  ne  baiseront  pas  la  pantoffle  (3). 

Il  en  est  qui,  comme  Savoye,  crient  :  «  Au  diable  soient 
les  ministres  »,  et  souhaitent  aux  Français  «  d'être  mis  en 
bateau  pour  être  envoyés  en  aval  par  le  Rhône,  parce 

(1)  Registre  du  Conseil,  8  octobre  1551. 

(2)  Actes  du  Consistoire,  6  juillet  1353. 

(3)  Ibid.  6  juillet  1553. 


-  51  - 

qu'ils  n'ont  apporté  à  Genève  qu'hypocrisie.  S'ils  eussent 
été  hommes  de  bien,  ils  n'auraient  pas  laissé  leur  pays  et 
renoncé  leur  Dieu  (1).  » 

Ces  propos,  on  le  comprend,  sont  traités  de  rébellion 
et  punis  avec  énergie.  N'importe,  on  dit  tout  bas  que  «  s'il 
y  a  trois  diables  en  enfer,  Calvin  en  est  un,  et  que  c'est 
là  qu'on  est  allé  le  quérir  pour  l'amener  à  Genève.  » 

Une  des  scènes  les  plus  violentes  qui  se  passa  au  Con- 
sistoire fut  celle  où  Gaspard  Favre  déclina  la  compétence 
de  ce  Conseil  qu'il  appelait  «  une  juridiction  nouvelle  ap- 
portée de  V étranger  pour  gêner  les  gens.  * 

Il  avait  dit,  au  milieu  des  libations  d'un  repas  de 
famille  :  «  Ces  Français,  ces  mâtins,  sont  cause  que  nous 
sommes  esclaves,  et  ce  Calvin  a  trouvé  moyen  qu'il  lui 
faut  aller  dire  ses  péchés  et  lui  faire  la  révérence.  Au 
diable  soient  les  prédicants  et  ceux  qui  les  maintien- 
nent !  » 

C'était  un  crime  irrémissible  que  de  formuler  de  tels 
vœux.  Aussi  Favre  fut-il  sommé  de  se  rétracter  et  de  de- 
mander pardon. 

t  Non,  répondit  le  vieux  patriote,  je  ne  m'humilierai 
pas.  Qu'on  me  mène  en  prison.  » 

En  effet,  il  y  fut  conduit;  mais  avant  de  franchir  la 
porte  du  Consistoire,  il  se  fit  un  plaisir  de  jeter  à  la  face 
de  Calvin  cette  apostrophe  :  «  Oui,  je  le  sais,  vous  êtes 

PAR  DESSUS  TOUS  (2).  » 

C'était  la  parole  de  Calvin  lui-même,  qui  avait  dit  : 
«  Sachez  le  bien,  nous  sommes  par  dessus  vous,  et  quand 
vous  auriez  une  tête  et  un  cerveau  d'acier,  vous  baisserez 
devant  le  Consistoire.  » 

(1)  Acte  du  Consistoire,  3  mars  1547. 

(2)  Registre  du  Conseil,  4  mars  1546. 


-  52  - 

Ne  pouvant  tolérer  l'arrogance  de  Favre,  Calvin  se 
lève  et  s'écrie  :  «  Puisque  les  choses  se  passent  ainsi,  je 
quitte  le  Consistoire.  • 

Ses  collègues  en  font  autant,  et  donnent  leur  démis- 
sion. Le  coup  de  théâtre  réussit;  les  magistrats  firent,  au 
nom  de  Favre,  des  excuses. 

Un  autre  jour,  c'est  le  fils  Berthelier,  qui  paraît,  pour 
une  cause  matrimoniale,  et  déclare  avoir  lu  ces  mots  : 
Vengeance  de  Calvin,  sur  la  convocation  de  l'officier 
du  Consistoire.  Il  ne  sait  si  c'est  Calvin  qui  veut  se  ven- 
ger de  lui,  ou  si  on  veut  le  venger  contre  Calvin.  Il  de- 
mande en  termes  âpres  et  arrogants  quel  est  le  but  de  sa 
comparition.  Le  Syndic  en  charge  veut  lui  faire  des  remon- 
trances, mais  Berthelier  indigné  s'écrie  :  «  Tuez-moi,  si 
vous  le  voulez;  on  me  coupera  la  tête  plutôt  que  de  me 
faire  taire  (1).  » 

Il  était  un  article  des  Ordonnances  qui  défendait  c  la 
danse  en  virollet  ou  autrement  »  sous  peine  de  trois  jours 
de  prison.  —  La  défense  paraissait  dure  et  il  arrivait  par- 
fois qu'en  famille  les  jeunes  garçons  et  les  jeunes  filles  se 
laissaient  entraîner  à  une  ronde.  Si  l'Ancien  d'un  quartier 
s'en  apercevait,  il  dénonçait  tous  ceux  qui  avaient  suc- 
combé à  la  tentation,  surtout  celui  qui,  à  l'aide  d'une 
épinette,  avait  provoqué  le  scandale. 

Ce  fut  le  crime  de  Jean  Tissot,  sévèrement  repris  pour 
avoir  fait  de  la  musique,  —  de  Claude  Laveney,  d'Antoine 
Chapuis  et  de  plusieurs  autres,  cités  pour  avoir  transgressé 
l'article  des  ordonnances  relatif  à  la  danse. 

Tous  ces  coupables  avouent  leur  faute,  mais  ils  s'éton- 
nent «  de  ce  qu'on  reprend  ceux  qui  dansent  en  petites 
maisons,  tandis  qu'on  ne  tient  point  compte  de  ceux  qui 
dansent  aux  grosses  maisons.  * 

(1)  Registre  du  Conseil,  17  juin  1546. 


—  53  — 

C'était  une  allusion  à  ce  qui  s'était  passé  dans  les  salons 
de  Jacques  Bona,  où  l'on  avait  donné  une  soirée  aristocra- 
tique, sur  laquelle  le  Consistoire  avait  fermé  les  yeux. 

Nous  pourrions  continuer  le  défilé  hebdomadaire  du  Con- 
sistoire, et  nous  y  verrions  des  personnages  de  toute  es- 
pèce, condamnés  à  trois  jours  de  prison  au  pain  et  à  l'eau, 
les  uns  pour  avoir  chanté,  les  autres  pour  avoir  joué, 
quelques  uns  pour  avoir  ri  au  sermon.  Les  plaisanteries 
les  plus  innocentes  passaient  pour  blasphème.  Ainsi,  un 
individu  entendant  braire  un  âne  avait  dit  <  qu'il  chantait 
un  beau  psaume.  •  Il  fut  banni  pour  trois  mois.  Hum- 
bert  Tardy,  étant  allé  à  Divonne,  avait  chanté  :  c  Je  veux 
Robin.  Robin  est  allé  quérir  aux  enfers  le  dyable  et  Calvin.  » 
On  le  renvoya  à  MM.,  pour  être  puni,  pour  s'être  moqué 
de  Dieu  et  de  ses  ministres  (1). 

George  de  Cuzinens  est  invité  à  diner  à  Carouge  le  jour 
des  Rois  (c'était  déjà  la  coutume  de  tirer  un  royaume).  La 
fève  échoit  en  partage  à  sa  femme.  On  crie:  «  le  roy  boyt.  • 
Pour  une  telle  insolenee,  le  Consistoire  les  condamne  à 
24  h.  de  prison,  au  pain  et  à  l'eau  (2).  C'était  dur.  Pour 
avoir  mangé  une  douzaine  de  petits  pâtés,  trois  ouvriers  sont 
censés  avoir  dépassé  la  limite  de  la  tempérance.  Ils  expient 
leur  friandise  par  trois  jours  de  prison,  au  pain  et  à 
l'eau. 

En  parcourant  ces  interrogatoires  et  les  peines  infligées 
à  de  tels  délits,  on  se  demande  s'il  n'y  a  point  d'exagé- 
ration dans  les  procès-verbaux  du  secrétaire.  Mais  non  : 
ils  ont  été  écrits  séance  tenante,  jour  par  jour,  au  souffle 
vivant  des  faits,  au  moment  même  où  ils  s'accomplissaient. 
Ce  sont  les  hommes  qui  agissent,  qui  se  meuvent  et  qui 
parlent,  pris  sur  le  fait,  comme  aujourd'hui  la  photogra- 

(1)  Registre  du  Conseil,  2  novembre  1549. 

(2)  Ibid.,  21  février  1572. 


phie  saisit  une  physionomie  et  nous  la  livre  dans  toute  son 
exactitude. 

Nous  trouvions  sans  doute  le  régime  introduit  par  Calvin 
dans  Genève  un  peu  dur.  Cependant  ce  n'était  pas  ce 
qu'il  avait  rêvé  :  —  «  Nous  avons,  écrivait-il,  à  Myconus, 
en  mars  1542,  une  sorte  de  tribunal  ecclésiastique  et  une 
forme  de  discipline,  telle  que  le  comporte  l'infirmité  des 
temps.  —  Je  tolère  ce  que  je  ne  peux  abolir  (1).  • 

La  tolérance  de  Calvin  ne  fut  pas  de  longue  durée  ;  car 
il  suggéra  bientôt  aux  magistrats  l'idée  de  revenir  sur  les 
premières  Ordonnances  et  d'en  renforcer  les  prescriptions 
par  de  plus  fortes  amendes  et  des  peines  plus  sévères. 

On  lui  donna,  pour  aides  dans  la  fabrication  de  son 
nouveau  code,  Colladon,  docteur  en  droit  venu  du  Berry, 
Roset  et  Fabri. 

Un  des  principes  de  Calvin  était  que  l'homme,  venant 
au  monde  corrompu,  ne  pouvait  marcher  droit  que  par  la 
crainte  du  châtiment.  Aussi  son  œuvre  fut-elle  dracon- 
nienne,  comme  avaient  été  les  lois  de  Sparte.  On  les  dirait 
empruntées  aux  prescriptions  du  Lévitique,  stipulées  pour 
les  cœurs  incirconcis. 

En  parcourant  les  articles  de  ce  code,  on  se  demande 
comment  un  peuple  libre  put  se  soumettre  à  une  tyrannie 
aussi  odieuse. 

Quelques  citations  en  diront  plus  à  cet  égard  que  toutes 
nos  paroles. 

Calvin  tenait  extraordinairement  à  la  fréquentation  des 
sermons.  Il  insista  auprès  du  Gouvernement,  pour  qu'on 
publiât  à  son  de  trompe  «  que  nul  n'eût  à  se  tenir  dans 
les  rues  durant  le  prêche  du  jeudi  et  du  dimanche,  sous 
peine  d'être  mis  à  60  sous  d'amende.  » 

Les  gardiens  de  la  ville,  non  contents  de  prendre  en 


(1)  Çalvini  epist. 


—  55  — 

défaut  ceux  qu'ils  trouvaient  sur  les  places,  pénétraient 
dans  les  maisons  et  mettaient  à  l'amende  les  gardiens 
du  logis. 

Voici  les  prescriptions  portées  contre  le  blasphème  et 
contre  les  joueurs  : 

Art.  vin.  «  Que  nul  n'ait  à  jurer  sa  foi,  son  âme,  saincts 
ou  sainctes;  ceux  qui,  étant  de  ce  repris,  persévéreront, 
seront  tenus  de  baiser  terre.  » 

Art.  x.  «  Que  nul  n'ait  à  jurer  le  nom  de  Dieu  à  peine 
pour  la  première  fois  de  baiser  terre  et  payer  60  sous  ; 
la  deuxième  fois,  de  baiser  terre,  payer  10  florins,  et  tenir 
prison  trois  jours,  au  pain  et  à  l'eau,  et  s'il  y  retourne 
pour  la  troisième  fois,  d'être  puni  arbitrairement.  » 

Art.  xi.  «  Que  nul  n'ait  à  jurer  le  sang,  la  mort  sur  peine 
pour  la  première  fois  d'estre  puni  par  prison  trois  jours, 
au  pain  et  à  l'eau  et  60  sous  d'amende  ;  la  deuxième  fois, 
de  payer  10  florins  et  tenir  prison  6  jours,  et  la  troisième 
fois  d'être  mis  au  carcan.  « 

Art.  xii.  «  Que  nul  n'ait  à  déguiser  un  blasphème  disant: 
sang  dina,  mordina  corbleu,  à  peine  de  tenir  prison 
24  heures,  à  pain  et  à  eau.  » 

Art.  xiii.  «  Que  nul  n'ait  à  proférer  blasphèmes,  mau- 
gréer Dieu  et  sa  parole  à  peine  pour  la  première  fois  de 
tenir  prison  trois  jours,  au  pain  et  à  l'eau,  et  faire  répa- 
ration et  amende  honorable,  la  torche  au  poingt.  S'il  y 
retourne,  sera  puni  au  fouet  la  deuxième  fois,  la  troisième 
à  vie  (peine  de  mort).  » 

Art.  xv.  «  Que  nul  n'ait  à  parler  ni  mesdire  contre  l'hon- 
neur des  magistrats,  ni  des  ministres  du  Saint  Evangile, 
à  peine  d'être  punis  et  châtiés  rigoureusement  selon  l'exi- 
gence du  cas.  » 

Art.  xx.  «  Que  nul  n'ait  à  jouer  à  aucun  jeu,  a  or,  argent 
ni  monnoye,  sous  peine  de  confiscation  d'icelui,  de  trois 


—  56  — 

jours  de  prison  et  de  60  sous  et  du  double  en  cas  de  réci- 
dive. » 

Art.  xxin.  «  Que  nul  n'ait  à  chanter  chansons  profanes, 
ne  danser  ou  faire  masques,  momon,  momerie,  à  peine  de 
tenir  prison  trois  jours,  au  pain  et  à  l'eau  et  60  sous 
d'amende.  • 

Viennent  ensuite  les  ordonnances  les  plus  sévères  pour 
les  hôteliers  et  ceux  qui  tenaient  des  cabarets.  Us  ne  pou- 
vaient donner  à  manger  et  à  boire  qu'aux  étrangers  en 
passage,  sous  peine  de  25  florins  d'amende  (1). 

Si  Calvin  était  ennemi  des  jeux  et  des  chansons,  il  ne 
l'était  pas  moins  du  luxe  et  de  la  toilette.  Ses  défenses 
atteignent  le  ridicule. 

Art.  cxvm.  «  Est  défendu  à  tout  citoyen  bourgeois,  habi- 
tants et  sujets  de  cette  cité  tout  usage  d'or  et  d'argent, 
en  porfilures,  broderies,  passements,  canetilles,  filets  ou 
autres  enrichissements  d'habits,  en  quelque  sorte  que  ce 
soit. 

Art.  cxix.  «  Sont  défendus  toutes  chaînes,  bracelets,  car- 
quants,  bouttons,  pendants  d'or  sur  habits  et  en  général 
tout  usage  d'or  et  de  pierreries  en  ceintures,  colliers,  ni 
autrement.» 

Art.  cxx.  i  Tout  habit  de  soie  et  bordé  de  velours  est 
interdit  aux  artisans  et  autres  gens  de  basse  condition.  » 

Art.  cxxi.  «  Tous  pourpoints  à  points  enflés  ou  bourrés 
sur  le  devant.  » 

Art.  cxxiii.  «  Est  défendu  aux  hommes  de  porter  longs 
cheveux,  fripés  avec  passepillons  et  bagues  aux  oreilles.  » 

Art.  cxxiv.  «  Est  défendu  aux  femmes  et  filles  toute  fri- 
sure, troussements  et  entortillements  de  cheveux.  » 

(i)  Nous  sommes  bien  loin  de  ces  temps.  Un  peu  de  sévérité"  calviniste 
contre  ceux  qui  ont  la  triste  habitude  de  passer  leur  vie  au  café  ou  au  cabaret 
ne  serait  pas  de  trop  dans  beaucoup  de  localités. 


—  57  — 

Art.  cxxv.  Toute  façon  superflue  et  excessive  de  point 
coupé  ou  autre  ouvrage  sur  les  collets.  Tout  accoutrement 
de  soie,  toute  nuance  excessive,  tout  enrichissement  aux 
accoutrements  aux  dites  femmes,  robbes,  ou  cottes  excé- 
dant deux  bandes  médiocres  pour  celles  de  qualité. 

Que  nulle  femme  n'ait  à  porter  chaperon  de  velours.  » 

N'oublions  pas  toutefois  que  les  contrevenants  devaient 
payer  pour  la  première  fois  5  florins,  pour  la  deuxième 
fois  10  et  la  troisième  fois  25,  avec  confiscation  des  dits 
accoutrements  portés  contre  la  défense. 

Il  était  de  plus  sévèrement  défendu  «  aux  costumiers  de 
faire  aucune  nouvelle  façon  d'habit,  sans  la  permission 
des  Seigneurs,  sous  peine  de  10  florins  pour  la  première 
fois,  25  florins  pour  la  seconde  et  d'être  en  outre  châtiés 
selon  l'exigence.  i 

Les  ordonnances  réglementaient  aussi  le  menu  de  la 
table  et  interdisait  dans  les  banquets  t  toute  confiture,  ex- 
cepté la  dragée,  sous  peine  de  60  sous  d'amende.  » 

Ces  simples  citations  mettent  à  elles  seules  en  évidence 
la  rigidité  outrée  des  principes  de  celui  qui  dictait  les 
lois  à  Genève. 

Il  est  un  mot  dans  ces  Ordonnances  qu'il  est  bon  d'élu- 
cider, c'est  celui-ci:  Arbitrairement.  En  ce  cas,  la  peine 
était  laissée  au  choix  des  magistrats  et  des  juges.  Ce  qui 
laissait  un  vaste  champ  au  caprice  de  ceux  qui  étaient 
appelés  à  prononcer  des  sentences.  Aussi  des  condamna- 
tions de  toute  espèce  émanèrent-elles  de  ce  tribunal  dis- 
crétionnaire. Aux  uns  le  fouet,  aux  autres  le  carcan  et 
l'amende.  A  tous  la  question  ou  torture  ;  à  beaucoup  la 
peine  de  mort.  Le  supplice  le  plus  en  vogue,  à  cette  épo- 
que, était  la  décapitation  par  le  glaive,  mais  les  juges 
inventèrent  de  nouvelles  peines,  pour  châtier  les  coupa- 
bles. 

Les  uns  sont  roués  vifs  ;  on  en  brûle  un  grand  nombre, 


—  58  — 

dont  les  cendres  sont  jetées  en  Arve.  On  noie  dans  le 
port  de  Longemalle  les  femmes  adultères.  C'est  surtout  à 
l'égard  des  sorciers  et  sorcières,  ou  plutôt  de  ceux  qui 
sont  accusés  de  l'être,  que  l'on  épuise  toutes  les  ressources 
de  la  cruauté. 

On  a  beaucoup  fait  de  bruit  de  l'Inquisition  d'Espagne, 
mais  assurément  ses  rigueurs  n'approchèrent  jamais  des 
indicibles  tourments,  qu'endurèrent  à  Genève,  sous  le 
régime  de  Calvin,  les  malheureux  inculpés  de  «  commerce 
avec  le  diable.  » 

Sous  le  régime  épiscopal,  la  torture  existait  à  la  vérité, 
mais  «  elle  n'était  appliquée,  dit  Galiffe,  qu'en  vertu  d'une 
sentence  interlocutoire,  délibérée  et  rendue  comme  la  sen- 
tence définitive.  Il  fallait  pour  cela,  outre  la  volonté  du 
juge,  l'avis  concordant  de  deux  jurisconsultes;  l'emploi  en 
était  réglé  et  limité  de  manière  à  en  prévenir  les  abus,  et 
il  n'appartenait  pas  aux  magistrats  d'inventer  ou  d'adopter 
d'autres  tourments  ou  supplices  que  ceux  qui  étaient  en 
usage  dans  le  pays  (1).  • 

On  suivait  en  cela  l'article  13  des  Coutumes  et  Ordon- 
nances d'Adémar  Fabri,  ainsi  conçu:  «  Que  nul  malfaiteur 
laïque  ne  puisse  ni  ne  doive  être  mis  à  la  question  soit 
torture,  si  ce  n'est  par  la  connaissance  et  le  jugement  des 
susdicts  citoyens.  Les  syndics  et  quatre  citoyens  élus  ad 
hoc  et  les  citoyens  qui  seront  par  eux  employés  à  cela, 
devront  être  présents  quand  se  fera  la  question  ou  torture 
des  malfaiteurs,  laquelle  devra  se  faire  non  avec  trop  de 
dureté  {non  durius  sed  mitias),  mais  avec  telle  douceur 
que  la  justice  n'en  soit  aucunement  blessée  (2).  » 

Cet  esprit  de  mansuétude  qui  était  le  caractère  des 
temps  antérieurs  à  la  Réforme  avait  complètement  disparu 

(1)  Quelques  pages  d'histoire.  —  Page  105. 

(2)  Codes  des  Franchises. 


—  59  — 


sous  Calvin.  Rien  n'était  plus  habituel  que  la  torture.  Sur 
un  simple  soupçon,  on  mettait  au  cep  le  prévenu;  on  l'éle- 
vait  en  l'air,  à  l'aide  d'une  poulie,  pour  le  laisser  retomber 
avec  une  rude  secousse,  sans  que  ses  pieds  atteignissent 
la  terre.  C'était  l'estrapade.  Le  patient  refusait-il  d'avouer, 
on  le  suivait;  c'est-à-dire  on  recommençait,  deux  fois, 
trois  fois,  cinq  fois  et  plus  (1).  Il  n'en  fallait  pas  davan- 
tage pour  disloquer  les  pauvres  membres  meurtris  du 
patient.  Il  y  avait  en  outre  des  traits  de  corde,  des  insom- 
nies prolongées,  à  l'aide  de  la  beurrière. 

Il  en  est  dont  on  tenaille  les  chairs  avec  des  pinces, 
quelquefois  rougies  au  feu.  Ce  supplice  s'appelle  le  blot. 
Après  de  telles  tortures,  comment  ne  pas  crier  merci! 
C'est  ce  que  faisaient  la  plupart  des  malheureux. 

Le  bûcher  alors  se  dressait,  la  flamme  pétillait  et  le 
supplicié  expirait  au  milieu  d'indicibles  tourments.  Ce 
triste  spectacle  se  produisit  à  Genève  non  pas  à  de  grandes 
distances,  mais  plusieurs  fois  l'année;  disons  toute  la  vé- 
rité, plusieurs  fois  par  mois  et  même  plusieurs  fois  la  se- 
maine. 

Voici  sur  cette  matière  le  témoignage  d'écrivains  pro- 
testants, auxquels  l'indignation  en  a  arraché  l'aveu. 

Picot  avait  dit  que  «  plusieurs  lois  de  l'époque  de  Calvin 
portaient  l'empreinte  d'une  cruauté  qui  fait  frémir.  »  Paul 
Henry  en  les  parcourant  s'écriait  :  «  Elles  ne  sont  pas 
écrites  avec  du  sang  comme  celles  de  Dracon,  mais  avec 
un  fer  rouge  (2).  i 

Il  avait  raison,  car  durant  les  cinq  premières  années  du 
régime  de  Calvin,  qui  passent  pour  celles  où  il  montra  plus 
de  mansuétude,  il  y  eut  58  exécutions  capitales,  dont  13 

(1)  François  Boulet  est  signalé  clans  le  registre  du  Conseil,  comme  ayant 
enduré  neuf  estrapades. 

(2)  Sondern  mit  einem  gliïhenden  Griffel, 


par  la  potence,  10  par  le  glaive,  35  par  le  feu  et  cinq  per- 
sonnes furent  écartelées  vives. 

Nous  ne  parlons  pas  des  emprisonnements.  Ils  étaient 
si  fréquents  qu'en  1545  le  Directeur  des  prisons  vint  dé- 
clarer au  Conseil  «  qu'il  ne  savait  plus  où  loger  tous  ceux 
qui  lui  étaient  envoyés,  à  cause  de  leur  grande  multitude 
qui  était  une  chose  extraordinaire  (1).  » 

C'est  avec  un  frisson  d'horreur  qu'on  lit  dans  les  regis- 
tres la  fin  lugubre  des  sorciers  et  sorcières,  auxquels 
«  on  rasait  la  chevelure,  pour  savoir  s'il  n'y  avait  point 
quelque  part  sur  le  crâne  la  dent  de  Satan.  •  Le  supplice 
le  plus  usité  à  leur  égard  était  celui  du  feu.  Les  exécu- 
tions devinrent  si  fréquentes  que  les  Conseils  prirent  un 
arrêt  pour  ne  pas  laisser  exposés  aux  yeux  du  public  les 
restes  des  suppliciés  (2). 

Assez  de  sang,  détournons  nos  regards  pour  les  porter 
sur  d'autres  victimes  plus  dignes  de  compassion,  et  voyons 
ce  qui  se  passa  à  Genève  à  la  triste  époque  où  la  peste 
visita  cette  ville,  sous  le  régime  de  Calvin. 

Lorsque  nous  considérons  la  position  topographique  de 
Genève  et  les  conditions  admirables  de  santé  dont  elle 
jouit,  à  savoir  ces  magnifiques  eaux  qui  traversent  notre 
ville,  ces  vents  frais  qui  soufflent  sur  les  rives  de  notre 
lac,  emportant  au  loin  les  miasmes  délétères,  on  pourrait 
croire  que  les  fléaux  dévastateurs  n'ont  jamais  pu  en  ap- 
procher. 

Cependant  il  n'est  que  trop  vrai  qu'il  y  eut,  à  diverses 
époques,  des  pestes  qui  ravagèrent  ces  contrées. 

Léti  parle,  dans  son  Histoire  de  Genève,  d'un  fléau; 
qui  fondit  sur  la  ville  en  1172,  et  y  reparut  en  1318. 

(1)  Registre  du  Conseil,  1545. 

(2)  Nous  avons  fait  le  dépouillement  des  registres  depuis  139  jusqu'en  161. 
Le  nombre  des  exécutions  est  effrayant.  —  Voyez  Pièces  justificatives,  n*  1. 


—  f,l  — 

C'était  l'époque  où  apparaissait  dans  l'Europe  la  peste 
noire.  L'année  où  elle  fit  plus  de  victimes  fut  1477.  —  Il 
y  eut,  au  témoignage  des  chroniqueurs,  plus  de  cinq  mille 
personnes  qui  périrent  à  Genève,  victimes  du  fléau  (1). 

Nous  le  voyons  reparaître  en  1454  sous  l'Evêque  Pierre 
de  Savoie,  et  en  1469,  époque  où  les  syndics  Michel  Mon- 
tyon,  Louis  de  Veyrier  et  Pierre  de  Veytey  consultent  le 
Conseil  Général  sur  le  projet  qu'ils  ont  de  formuler  un 
vœu  public  à  Dieu,  à  saint  Sébastien  et  à  saint  Antoine, 
pour  être  délivrés  de  la  peste. 

L'assemblée  fut  unanime  pour  appuyer  cette  proposition 
et  les  syndics  allèrent  prier  les  chanoines  de  la  Chapelle 
du  Cardinal  d'Ostie  de  dire  tous  les  mercredis  une  messe, 
en  l'honneur  de  ces  saints.  Il  fut  de  même  arrêté  que  tous 
les  vendredis  des  Quatre  Temps,  il  y  aurait  une  procession 
publique  à  laquelle  seraient  convoqués  le  peuple,  hommes 
et  femmes  et  tout  le  Clergé  de  la  ville. 

Cette  demande  fut  agréée  comme  l'expression  de  la 
piété  des  magistrats  et  le  Clergé  se  rendit  avec  empresse- 
ment à  leur  désir  qui,  d'ailleurs,  témoigne  de  la  foi  qu'on 
avait  dans  l'antique  Genève  à  la  protection  des  Saints.  Dès 
lors,  nous  voyons  souvent  figurer  dans  les  actes  de  l'Etat 
des  demandes  de  cette  nature. 

La  Réforme  arrive  en  1535.  Avec  elle  reparaît  le  fléau. 
Il  est  signalé  dans  les  actes  en  1537,  1540,  surtout  en 
1542,  «  comme  envoyé  de  Dieu,  dit  le  protocole  du  25  sep- 
tembre, pour  nous  tourmenter,  et  à  juste  cause,  de  sa 
verge  pour  nos  forfaits  (2).  » 

Sont-ce  des  hommes  de  guerre  qui  en  ont  apporté  le 
germe?  On  peut  le  croire,  car,  pendant  plusieurs  mois,  la 

(1)  Savyon  parle  de  7,000.  Annales  de  la  Cité,  page  37. 

(2)  Reg.  du  Conseil,  25  septembre  1542. 


—  62  — 


ville  avait  été  sillonnée  par  des  bandes  de  soldats  venant, 
tantôt  des  cantons  suisses,  tantôt  de  France. 

En  1543,  on  signale  de  nouveaux  cas  survenus  à  l'hôtel 
de  la  Rose  au  Molard  et  à  la  maison  du  Lion  d'Or. 

On  mit  de  suite  en  vigueur  les  ordonnances,  qui  pres- 
crivaient aux  citoyens  de  porter  les  malades  à  l'hospice 
des  Pestiférés,  bâti  aux  Arénières,  et  on  pensa  à  y  envoyer 
un  ministre  à  titre  de  Consolateur.  Le  30  avril,  la  Com- 
pagnie des  pasteurs  reçut  l'ordre  de  désigner  un  de  ses 
membres  pour  cette  fonction.  Il  n'est  pas  sans  intérêt 
d'étudier  quelle  fut  l'attitude  des  pasteurs  protestants,  en 
face  du  danger? 

Il  est  un  auteur  bien  connu  de  cette  ville  c,ui  a  osé 
écrire  dans  une  Histoire  de  V Eglise  de  Genève,  que,  «  si  la 
conduite  des  prêtres  catholiques  au  temps  des  pestes  de 
1454  et  1469  avait  été  anti- chrétienne,  parce  qu'ils  avaient 
fui  le  chevet  des  pestiférés,  en  laissant  à  des  infirmiers 
laïques  le  soin  des  malheureux  atteints  du  fléau,  celle  au 
contraire  des  ministres  sous  le  régime  Calviniste,  avait  été 
magnanime.  »  Ils  s'étaient  montrés  courageux,  s'oubliant 
pour  faire  reculer  la  peste  et  mourant  victimes  de  la  cha- 
rité (1). 

Nous  avons  rétabli  la  vérité  dans  une  brochure  intitulée 
Le  Clergé  Catholique  et  les  Ministres  pendant  les  pestes, 
et  publiée  en  1864,  en  dressant,  à  l'aide  des  archives, 
la  série  des  Recteurs,  prêtres  fixés  à  l'hôpital  pestilentiel. 
C'est  à  eux  qu'était  confiée  la  garde  des  malheureux  at- 
teints du  fléau  ;  c'étaient  eux  qui  les  administraient  et 
recevaient  leurs  dernières  volontés  (2). 

Cette  brochure  est  restée  sans  réplique,  comme  celle 
de  Saint  François  de  Sales  et  les  Ministres  de  Genève;  et 

(1)  Histoire  de  l'Eglise  de  Genève,  tome  I, 

(2)  Le  Clergé  et  les  Ministres.  Paris  1864,  pages  15  et  16. 


-  63  - 

cependant  nous  mettions  l'auteur  au  défi  de  prouver  la 
vérité  de  ses  assertions  et  de  citer  in  extenso  les  textes 
qu'il  invoquait. 

Comme  il  a  glorifié  outre  mesure  ses  collègues,  voyons 
quelle  a  été  leur  conduite.  Ici,  nous  n'avons  pas  besoin 
d'invoquer  d'autres  témoins  que  des  protestants  sérieux 
et  qui  ont  étudié  l'histoire  de  leur  pays  aux  sources  mêmes, 
c'est-à-dire  dans  les  registres  des  Conseils,  où  le  Secré- 
taire d'Etat  consignait  jour  par  jour  les  arrêtés  des  ma- 
gistrats. 

Parmi  ces  historiens,  il  en  est  un  qui  publie  en  ce  mo- 
ment Y  Histoire  du  peuple  de  Genève;  M.  Amédée  Roget. 
C'est  à  lui  que  nous  emprunterons  le  récit  du  rôle  des 
ministres  au  temps  de  la  peste  protestante.  Ecoutons-le  : 

«  Dans  ces  circonstances  douloureuses,  les  secours  spi- 
rituels ne  furent  pas  oubliés,  et  le  30  avril,  les  ministres 
avaient  reçu  l'ordre  de  désigner  un  des  leurs  pour  aller 
consoler  les  pestiférés. 

•  Le  1er  mai,  Calvin  vient  déclarer  que  Castalion  s'est 
offert  à  entrer  dans  l'hôpital  pestilentiel.  Mais  la  géné- 
ralité des  ministres,  en  présence  de  l'invitation  des  magis- 
trats, s'était  montrée  récalcitrante.  Le  même  jour  où  il 
prend  connaissance  de  l'offre  de  Castalion,  le  Conseil  est 
informé  qu'il  y  a  des  prédicants  qui  ont  dit  que  plutôt  que 
d'aller  à  l'hôpital  pestilentiel,  ils  iraient  au  diable  et  un 
a  dit  en  Champ el.  Sur  quoi  il  est  décidé  qu'on  procédera 
à  une  enquête  et  que  les  prédicants,  qui  seraient  con- 
vaincus d'avoir  tenu  un  tel  langage,  seront  démis  du  mi- 
nistère. 

»  L'offre  faite  pas  Castalion,  nous  ne  savons  pour  quel 
motif,  n'eut  pas  de  suite  et  le  ministre  Blanchet  tira  d'em- 
barras ses  collègues  en  se  présentant  pour  le  poste  péril- 
leux qu'il  avait  déjà  occupé  l'année  précédente.  Le  11  mai, 
le  Conseil  lui  donnait  l'ordre  d'entrer  dans  l'hôpital  en  lui 


-  64  - 


allouant,  outre  son  gage  ordinaire,  10  fi.  par  mois  ;  il  dé- 
cidait en  même  temps  d'exterminer  tous  les  chiens  et 
chats  qu'on  trouverait  et  de  charger  de  l'exécution  de  cet 
arrêt  Jean  Blanc,  guet,  qui  recevrait  un  sou  pour  chaque 
chien  tué.  Le  21,  le  Conseil  ordonne  de  construire  3G  ca- 
banes en  bois  pour  recueillir  les  malades  ;  le  29  mai,  il 
arrête  qu'attendu  les  progrès  de  la  contagion,  on  cessera 
de  rendre  la  justice  jusqu'après  moisson. 

«  La  répugnance  des  ministres  à  aller  s'acquitter  de  leur 
office  auprès  des  pestiférés  était,  sinon  louable,  assuré- 
ment explicable  (1).  Car  le  1er  juin  on  apprit  que  Blanchet 
venait  de  succomber  et  le  lendemain  la  mort  emportait 
pareillement  le  chirugien  de  l'hôpital.  Aussitôt  le  Conseil 
enjoint  aux  ministres  de  s'assembler  et  de  désigner  l'un 
d'entre  eux  pour  remplir  la  place  du  défunt,  en  ayant  soin 
toutefois  «  que  Me  Calvin  soit  forclos  de  l'eslection,  pource 
qu'on  en  a  faulte  pour  l'Esglise  et  qu'on  peut  estre  appelé 
à  avoir  conseil  de  luy.  » 

«  On  comprend  sans  peine  que  grande  fut  la  perplexité 
des  ministres  à  la  suite  d'une  semblable  communication. 
Ils  paraissent  en  Conseil  le  2,  au  nombre  de  5,  et  expo- 
sent qu'ils  ont  advisé  entre  eux  «  que  pour  aller  à  l'hos- 
pital  il  faut  estre  ferme  et  non  point  craintif  ;  aussi  ils  ont 
jeté  les  yeux  sur  un  Français  qui  n'est  point  de  leur  corps, 
mais  qui  est  fort  fidèle  et  le  présentent  si  la  Seigneurie 

(1)  M.  Roget  trouve  la  répugnance  des  Ministres  «  explicable.  »  Dans  tous 
les  pays  catholiques  il  n'y  aurait  eu  qu'un  seul  terme  admis,  pour  flétrir 
l'ecclésiastique  qui  aurait  refusé  de  voler  au  chevet  des  pestiférés;  celui  de 
lâche.  Certes  le  fléau  faisait  aussi  des  victimes  à  Lyon  lorsque,  dit  Rohr- 
bacher  «  au  premier  mot  de  peste,  tous  les  prêtres  infirmes,  malades  même, 
se  présentèrent  à  l'archevêché,  demandant  à  porter  secours  à  leurs  frères  et 
à  mourir  de  la  mort  des  martyrs,  si  Dieu  était  assez  bon  pour  couronner 
leur  dévouement  [Histoire  de  l'Eglise,  t.  XXUI,  p.  433).  A  Milan,  c'est 
par  centaines  que  succombèrent  les  prêtres  séculiers  et  réguliers,  en  adminis- 
trant les  malades.  (Bugato.  La  peste).  Ce  qui  leur  rendait  facile  cet  acte  de 
dévouement  suprême,  c'était  le  célibat  qui  les  délivrait  des  sollicitations  d'une 
femme  ëplorée  ou  d'enfants  en  larmes. 


-  G5  — 

le  tient  pour  agréable.  »  Le  Conseil,  fort  étonné  de  cette 
réponse  des  ministres,  les  remet  à  une  séance  subséquente 
pour  qu'ils  aient  à  s'expliquer. 

«  Le  5,  les  ministres  comparaissent  de  nouveau  et  expo- 
sent avec  beaucoup  de  candeur  «  que  nul  d'entr'eulx  n'a 
la  constance  d'aller  à  Vhospital  pestilentiel,  combien  que 
leur  office  porte  de  servir  à  Dieu  et  à  son  Esglisc  tant  en 
prospérité  qu'en  nécessité  jnsqu'à  la  mort;,  ils  avouent 
«  qu'en  cet  endroit  ils  ne  font  leur  debvoir.  .  Sur  quoi  le 
Conseil  les  engage  à  se  retirer  pour  réfléchir  de  nouveau 
sur  ce  qu'ils  entendent  faire.  Les  ministres  rentrent  bien- 
tôt et  prient  qu'on  les  tienne  pour  excusés,  «  vu  que  Dieu 
ne  leur  a  pas  accordé  la  grâce  d'avoir  la  force  et  constance 
pour  aller  à  Vhospital.  » 

«  Le  Conseil  ne  se  paya  pas  de  cette  raison  et  exhorta  de 
nouveau  les  ministres  à  accomplir  un  devoir  positif  de 
leur  ministère.  C'est  alors  que  l'un  d'eux,  Geneston  se 
leva  et  déclara  que  si  le  sort  le  désignait  pour  remplir  la 
redoutable  fonction  qui  leur  était  proposée,  il  était  prêt  à 
obéir  à  l'appel  de  Dieu.  Le  Conseil  renonça  à  imposer  aux 
ministres  une  épreuve  qui  paraissait  au-dessus  de  leurs 
forces,  et  après  avoir  décidé  qu'on  prierait  Dieu  «  de  don- 
ner aux  ministres  meilleure  constance  pour  l'advenir  ,  il 
accepta  les  services  du  jeune  homme  de  bonne  volonté  qui 
s'était  offert.  Ce  dernier,  nommé  maître  Simon  Moreau 
originaire  de  la  Touraine,  demeura  trois  mois  enfermé 
dans  l'hôpital  des  pestiférés  (1).  » 

Le  bruit  des  ravages  causés  par  la  peste  à  Genève  se 
répandit  dans  tous  les  pays  circonvoisins  et  y  excita  une 
terreur  telle,  que  personne  n'osait  y  porter  des  vivres  De 
toutes  parts,  on  cherchait  des  remèdes  qui  pussent  être 
mis  a  profit. 


(1)  Histoire  du  peuple  de  Genève,  tome  II,  p.  71  et  suivantes. 


—  06  — 

Nulle  part,  on  n'en  trouvait.  Un  bon  curé  du  voisinage 
crut,  dans  sa  simplicaté,  pouvoir  recommander  la  prière 
publique  pour  conjurer  le  fléau.  Se  rappelant  que  dans  les 
litanies  des  saints,  il  y  a  cette  supplicat  ion  :  A  peste  et  famé 
libéra  nos,  Domine,  il  écrivit  aux  magistrats  de  Genève 
la  lettre  suivante  qui  est  gardée  dans  les  Archives  (1). 

t  Dans  toutes  leurs  tribulations  et  adversités,  de  peste, 
de  guerre,  de  famine,  et  en  toutes  autres  nécessités  que 
leur  survenoient,  vos  prédécesseurs  avoient  recours  à 
Dieu  et  fesoient  faire  par  les  Ministres  de  Nostre  saincte 
Mère  l'Eglise,  prestres  séculiers  et  réguliers,  prières,  sa- 
crifices et  oblation  sacramentelle  du  précieux  corps  et 
sang  de  nostre  créateur  et  rédempteur  Jhésus-Christ, 
et  imploroient  par  belles,  dévotes  et  générales  proces- 
sions et  litanies  la  glorieuse  Vierge  Marie,  les  ordres 
angéliques  du  Paradis,  S*  Pierre,  prince  des  apostres,  pa- 
tron de  la  cité  et  tous  les  Saints  et  Saintes,  et  par  leurs 
dévotes  et  continues  oraisons  ont  toujours  apaisé  l'ire  di- 
vine et  impétré  grâce  de  Dieu.  Au  temps  de  vos  ancêtres, 
la  cité  de  Genève  estoit  à  toutes  les  autres  cités  de  la 
chrestienté  exemplaire  de  dévotion,  et  en  cérémonies, 
office,  honneur  et  culte  divin  entre  toutes  cités  la  première 
et  la  plus  excellente  et  si  bien  de  Dieu  protégée,  que  bien 
souvent  dormiez  suavement  en  vos  couches  estant  les 
portes  de  la  cité  la  plus  part  de  la  nuit  ouvertes  et  nul 
ennemi  vous  dommageoit.  Or  Dieu,  qui  a  cure  de  tous 
humains  et  singulièrement  de  ceux  desquels  il  ne  veut  la 
damnation,  vous  voulant  réduire  en  la  voie  de  dévotion  de 
vos  prédécesseurs,  ne  voulant  que  continuiez  à  laisser  le 
beau  temple  édifié  en  son  nom  en  vostre  cité  désert  du 
divin  office,  permet  la  mort  pestiféré  soy  paistre  des 
corps  de  plusieurs  de  vos  concitoyens,  car  les  maulx  que 

(I)  P.  H.,  n"  1304. 


-  67  — 

souffrons  bien  souvent  nous  compellissent  à  retourner  à 
Dieu  (1).  » 

Ce  bon  curé  se  nommait  Mandallaz.  Il  desservait  la  pa- 
roisse de  Cernex  dans  le  pays  de  Gex.  Le  Conseil  traita 
l'auteur  de  cette  lettre  «  d'ignorant  de  la  vraie  lumière  » 
et  ses  conseils  de  «  folles  parolles  (2).  >  Calvin  prit  la  chose 
de  plus  haut  et  fit  une  réponse  théologiqne,  en  reconnais- 
sant que  la  peste  était  un  fléau  de  Dieu,  irrité  par  les 
péchés  des  hommes,  et  qu'il  était  nécessaire  de  faire  péni- 
tence ;  mais  il  réprouve  les  moyens  employés  par  l'Eglise 
Romaine. 

Appaisée  en  1544,  la  peste  reparut  en  1545,  au  moment 
où  l'on  croyait  s'en  être  débarrassé.  Les  esprits  affolés  se 
mirent  alors  à  accuser  ceux  qui  servaient  à  l'hôpital  pes- 
tilentiel d'être  les  propagateurs  du  fléau,  et  de  le  répandre 
dans  la  ville  à  l'aide  de  certaines  graisses,  dont  ils  frot- 
taient, disait-on,  les  loquets  des  maisons. 

Ce  qui  donna  lieu  à  ces  soupçons,  ce  fut  un  rapport  du 
bailli  Bernois,  établi  à  Thonon,  qui  fit  savoir  aux  autorités 
de  Genève,  qu'il  avait  entre  les  mains  un  nommé  Bernard 
Dallinges,  avouant  avoir,  de  concert  avec  Dunant  dit  Len- 
tille, son  complice,  «  pris  sur  le  pied  d'un  pendu  un  bubon,  » 
d'où  était  sorti  un  germe  de  peste. 

Aussitôt  Lentille  fut  saisi  et  condamné  à  la  torture.  On 
le  soumit  à  l'estrapade,  aux  traits  de  corde  ;  le  sang  jaillit 
en  abondance  de  dessous  les  aisselles  et  il  expira  au  milieu 
des  tourments,  sans  faire  aucun  aveu.  Son  corps  fut  traîné 
sur  la  claie,  à  travers  les  rues  et  brûlé  à  PlaiDpalais  (8). 

(1)  Nous  renvoyons  le  texte  intégral  de  cette  lettre  aux  Pièces  JUSTIFICA- 
TIVES, n°  II.  Les  auteurs  protestants  ont  élagué  de  leurs  citations  tout  ce  qui 
a  rapport  à  Notre  Seigneur  Jésus-Christ. 

(2)  Registre  >lu  Conseil,  15  août  15i3. 

(3)  Ibid.,  7  mars  1545. 


—  08  - 

Aussitôt  l'imagination  du  peuple  se  monte,  on  ne  voit 
partout  que  des  boute-peste.  On  a  posté  dans  chaque  quar- 
tier des  gens,  pour  surveiller  ceux  qui  sont  censés  exercer 
le  métier  $  encaisseurs,  et  bientôt  plusieurs  hommes  et 
quelques  femmes  sont  arrêtés,  sous  l'inculpation  d'avoir 
fait  un  pacte  avec  le  démon,  pour  vouer  la  ville  à  la  des- 
truction la  plus  complète.  De  ce  nombre  sont  deux  mal- 
heureuses qui  passent  dans  le  public  pour  sorcières,  Per- 
nette  Marcoz  et  Louise  Chapuis.  Le  7  mars,  elles  sont 
condamnées  à  être  traînées  par  la  ville,  à  avoir  la  main 
droite  coupée  sur  la  place  du  Molard  et  à  être  menées  de 
là  à  Plainpalais  pour  y  être  brûlées  vives  (2). 

Sur  leur  dénonciation,  on  se  saisit  de  l'hôpitalier  et  de 
sa  femme,  ainsi  que  du  barbier  attaché  à  l'hospice,  et  on 
les  traduit  devant  la  justice. 

Les  magistrats  effrayés  par  l'idée,  qu'ils  ont  devant  eux 
des  semeurs  de  peste,  sont  inexorables,  et  ils  ordonnent 
que  «  les  hommes  soient  tenaillés  parmi  la  ville  et  en  après 
condamnés  à  mort  et  que  les  femmes  aient  la  main 
droite  coupée  et  puis  soient  brûlées  à  Plainpalais  (3).  »  Si 
Calvin  paraît  dans  cette  affreuse  scène,  c'est  pour  requérir 
qu'on  ne  fasse  pas  languir  les  empoisonneurs.  Sur  sa  re- 
commandation, le  Conseil  prescrit  à  l'exécuteur  des  hautes 
œuvres  «  d'être  plus  diligent  à  couper  la  main  aux  malfai- 
teurs et  quand  il  viendra  à  les  brûler,  de  prendre  des 
moyens  de  les  faire  mourir  incontinent  à  l'aide  d'un  es- 
trangle  chat. 

Le  même  jour,  il  est  décidé  d'enfermer  tous  les  pauvres 
«  qui  sont  bellitres,  .  pour  voir  s'il  y  a  parmi  eux  des  en- 
graisseurs  de  peste  qui  persistent  en  leur  mauvais  vouloir. 


(1)  Registre  du  Conseil,  7  mars  L548. 

(2)  Ibid.,  9  mars  1545. 


—  09  — 


Quatre  détenus,  malgré  les  douleurs  de  la  torture,  ne 
veulent  point  faire  d'aveu.  On  examine  à  quel  genre  de 
supplice  ils  doivent  être  soumis.  Il  est  décidé  qu'ils  seront 
murés,  c'est-à-dire  placés  entre  deux  murs,  jusqu'à  ce 
qu'ils  confessent  la  vérité  (1). 

Le  21,  trois  femmes  sont  suppliciées.  Le  26,  quatre 
autres  subissent  la  même  peine.  Le  28,  c'est  le  tour  du 
barbier  de  l'hôpital  et  de  l'enterreur.  Ils  sont  décapités, 
«  pour  avoir  composé  un  enduit  dans  lequel  entre  de  la 
graisse  de  peste.  » 

Bientôt  le  désespoir  s'empai'e  de  ceux  qui  sont  retenus 
en  prison,  et  le  18  on  vient  annoncer  que  Bernarde  Monier 
s'y  est  pendue,  et  le  31,  que  la  Guilloda  s'est  jetée  par  la 
fenêtre  (2). 

Bref,  trente  et  une  personnes  périrent  ainsi  dans  l'es« 
pace  de  quatre  mois.  Quinze  femmes  furent  brûlées  et 
16  hommes  décapités. 

Pour  inspirer  une  terreur  plus  grande  à  ceux  qui  au- 
raient été  tentés  de  propager  la  peste,  les  corps  des  sup- 
pliciés furent  partagés  en  quatre  quartiers  et  exposés  aux 
limites  de  la  ville  (3). 

A  aucune  époque,  pareil  spectacle  ne  s'était  présenté  à 
Genève.  Il  fallut  le  régime  calviniste  pour  enfanter  de 
telles  horreurs. 

«  Jamais,  dit  le  professeur  Galiffe,  une  pareille  supers- 
tition, qui  fit  autant  peut-être  de  victimes  que  le  fléau  lui- 
même,  ne  se  vit  dans  l'ancienne  Genève.  Elle  y  était  com- 

(1)  Registre  du  Conseil,  1"  avril  1545. 

(2)  Ibid.,      mars  1545. 

(3)  Il  fut  un  moment  où  le  nombre  de  ces  exhibitions  était  si  considérable 
mie  les  magistrats  en  rougirent  et  firent  l'ordonnance  suivante:  «  Comme 
depuis  longtemps  l'on  voyt  exposé  soit  dans  la  ville  soit  dans  les  franchises 
des  tètes  et  des  quartiers  de  criminels  exécutés  à  mort,  ce  qui  est  un  spec- 
tacle hideux  et  qui  ne  peut  que  déplaire  aux  Seigneurs  des  Ligues,  arrêté 
qu'on  les  fasse  oter.  »  Reg.  du  Cons. 


—  70  — 


plètement  inconnue  et  il  est  certain  que  ce  fut  de  la  nou- 
velle Genève  calviniste  qu'elle  passa  dans  les  pays  voi- 
sins. » 

N'est-il  pas  étonnant  après  cela  que  des  auteurs  Pro- 
testants osent  nous  jeter  à  la  face  les  bûchers  de  l'Inqui- 
sition? A  les  entendre,  Calvin  n'eut  que  de  la  mansuétude 
dans  ses  procédés,  de  la  tolérance  dans  la  doctrine  et  de  la 
douceur  dans  l'âme. 

Qu'ils  étudient  donc  leur  histoire  et  ils  apprendront  que 
le  régime  de  Calvin,  ainsi  que  l'a  dit  un  de  ses  historiens, 
fut  le  règne  de  Y  Intolérance  la  plus  féroce. 


CHAPITRE  IV 


Intolérance  doctrinale  de  Calvin 


Calvin  d'après  Sacy.  —  Quelques  réfugiés  de  la  Flandre.  —  (ienlifis. 
—  Sébastien  Castalion.  —  Il  contredit  Calvin.  —  Rancune  que 
celui-ci  lui  garde.  —  Plainte  portée  contre  lui.  —  Pamphlet.  — 
Réponse.  —  Style  du  polémiste.  —  Boisée.  —  Sa  réponse  à  Saint 
André,  ministre.  —  11  est  jeté  en  prison  —  Son  bannissement. 
Servet.  —  Ses  périgrinations.  —  Son  arrivée  à  Genève.  —  Son 
arrestation.  —  Son  emprisonnement.  —  Son  procès.  —  Sa  mort. 


Le  spirituel  de  Sacy,  rédacteur  du  Journal  des  Débats, 
jugeait  un  jour  Calvin  et  ses  œuvres  et  il  disait  : 

«  C'est  un  sectaire  intrépide  et  voilà  tout.  Il  est  l'es- 
«  clave  de  sa  propre  conviction  et  le  tyran  des  autres. 
«  L'esprit  auquel  il  obéit,  c'est  le  sien.  Il  me  permet 
«  d'examiner,  il  me  le  commande  même,  mais  à  la  condi- 
«  tion  que  mon  examen  me  conduira  tout  juste  au  même 
«  résultat  que  lui.  Condition  de  rigueur,  sinon  l'exil  et  la 

«  prison  sont  là        Calvin  était  de  la  race  de  nos  Jaco- 

«  bins.  C'était  un  théologien  montagnard.  La  liberté,  à 
t  ses  yeux,  n'était  que  le  droit  d'aimer  ce  qu'il  aimait,  et 
«  de  penser  comme  il  pensait.  Toute  opposition  à  sa  doc- 


—  72  — 


t  trine  n'était  plus  pour  lui  que  révolte  exécrable,  hérésie 
«  monstrueuse  et  digne  de  tous  les  supplices  (1).  » 

Ce  jugement  se  confirme  en  tous  points,  lorsqu'on 
étudie  où  en  était  Genève  sous  le  rapport  de  la  tolérance 
doctrinale,  sous  Calvin. 

Les  réfugiés  qui  y  arrivaient  de  Hollande,  d'Italie  ou  de 
France,  croyaient  y  rencontrer  une  terre  hospitalière,  ou 
régnait  la  liberté  de  la  pensée. 

Plusieurs  même  n'avaient  quitté  leur  patrie  que  dans 
l'espoir  de  dogmatiser  à  leur  aise.  Grande  fut  leur  décep- 
tion, lorsqu'ils  se  virent  dénoncés  aux  juges,  traduits 
devant  les  tribunaux  pour  avoir  osé  émettre  des  opinions 
contraires  à  la  doctrine  de  Calvin. 

Tels  furent  Hermann  de  Liège  et  André  Benoit  du  pays 
de  Flandre  qui,  la  Bible  sous  le  bras,  avaient  pris  le  che- 
min de  Genève,  pour  conférer  avec  les  docteurs  de  la  nou- 
velle Eglise  sur  un  point  fondamental.  Ils  prétendaient 
que  le  baptême  ne  produisait  ses  effets  que  pour  ceux  qui 
avaient  la  foi,  au  moment  où  ils  le  recevaient.  Ils  prê- 
chaient, en  conséquence,  la  nécessité  d'un  second  bap- 
tême pour  les  adultes. 

Calvin  se  trouvait  à  Lausanne,  au  moment  où  débar- 
quèrent à  Genève  ces  deux  illuminés.  La  ville  reten- 
tissait déjà  du  bruit  de  leur  doctrine,  lorsqu'il  y  arriva. 
Pour  couper  court  à  toutes  ces  agitations,  il  conseilla  aux 
syndics  de  signifier  à  ces  nouveaux  apôtres  qu'ils  eussent 
à  quitter  le  territoire  de  la  république,  sous  peine  du 
dernier  supplice,  s'ils  essayaient  d'y  revenir.  Les  magis- 
trats obéirent  (2). 

Il  en  fut  de  même  pour  Bernardin  Ochino,  venu  de 
Sienne.  Après  lui  avoir  donné  l'accolade  la  plus  frater- 

(1)  Journal  des  Débats.  Année  1864. 

(2)  Registre  du  Conseil,  17  mars  1537. 


—  73  — 

nelle,  Calvin  finit  par  le  dénoncer,  comme  anti-trinitaire, 
aux  magistrats,  qui  chassèrent  de  Genève,  «  ce  fauteur 
«  des  Ariens  et  moqueur  du  Christ  et  de  son  Eglise.  » 

Un  sort  plus  cruel  eût  e'té  réservé  à  Gentilis.  s'il  n'eût 
apposé  sa  signature  à  la  profession  de  foi  que  lui  dicta 
Calvin.  Il  n'échappa  à  la  mort,  qu'en  faisant  une  amende 
honorable  publique  en  chemise,  la  tête  nue,  la  torche  au 
poingt,  et  en  brûlant  de  sa  propre  main  les  propositions 
qu'il  avait  publiées  contre  le  système  théologique  de 
Calvin  (1). 

Après  une  telle  humiliation,  Gentilis  se  dirigea  vers  la 
Pologne,  où  il  erra  pendant  quelques  années  dans  la  plus 
profonde  misère. 

Calvin  ne  pouvait  soutenir  la  moindre  opposition  doc- 
trinale. Partout  où  il  rencontrait  des  contradicteurs,  il  les 
brisait  impitoyablement,  se  servant  de  termes  méprisants 
et  recourant  parfois  aux  injures  les  plus  grossières,  sans 
tenir  compte,  ni  de  leur  âge,  ni  de  leurs  services,  ni  de 
leur  rang.  Quiconque  osait  le  contrarier,  devenait  un  anta- 
goniste, dont  il  venait  à  bout  de  se  défaire,  en  le  déférant 
aux  magistrats,  comme  ayant  «  blasphémé  Dieu  et  parlé 
contre  l'Evangile.  » 

Une  de  ses  victimes  les  moins  connues  fut  Sébastien 
Castalion,  ou  Chatillon,  qu'il  avait  d'abord  traité  comme 
un  ami  à  Strasbourg,  et  qu'il  attira  plus  tard  à  Genève, 
comme  professeur  de  littérature. 

Castalion  était  très-versé  dans  la  connaissance  du  grec 
et  de  l  hébreu.  Un  jour,  Calvin  expliquait  à  sa  façon  un 
passage  de  la  sainte  Ecriture,  ayant  trait  à  ces  mots  : 
Descendit  ad  inferos.  Ce  texte,  disait-il,  signifie  que  Jésus 
avait  souffert  dans  son  âme  les  angoisses  des  damnés. 


ili  Régistre  du  Conseil,  1858, 


—  74  — 

Castalion  se  leva  aussitôt  pour  rappeler  au  Réformateur 
que  tel  n'e'tait  pas  le  sens  du  texte  original.  C'était  plus 
qu'il  u'en  fallait  pour  courroucer  cet  homme  qui  se  croyait 
au  dessus  de  tous.  Aussi  il  lui  en  garda  profonde  ran- 
cune. 

Castalion  eut  beau  exposer  ses  jours,  en  allant  rem- 
placer à  l'hospice  pe^tilenciel  les  ministres  pleins  de 
lâcheté  qui  avaient  reculé  devant  le  danger. 

Lorsqu'il  se  présenta  pour  devenir  ministre,  il  lui  fut 
répondu  «  que  Bastian  (Sébastien),  régent  des  écoles  était 
un  homme  bien  savant,  mais  qu'il  avait  des  opinions  qui 
n'allaient  point  pour  le  ministère  ».  Tel  avait  été  le  préavis 
de  M.  Calvin. 

Un  autre  jour,  dans  une  Congrégation,  on  vint  à  expli- 
quer une  épitre  de  saint  Paul.  Castalion  voulut-il  se  venger 
de  son  échec?  Nous  l'ignorons,  mais  prenant  la  parole, 
il  fit,  en  ces  termes,  une  charge  à  fond  contre  les  minis- 
tres : 

«  Paul!  voilà  le  vrai  serviteur;  nous!  nous  sommes 
t  esclaves  de  nos  appétits  et  de  nos  passions.  Paul  veillait 
«  la  nuit  sur  sa  chère  Eglise,  et  nous,  nons  passons  la 
t  nuit  au  jeu;  Paul  était  sobre,  et  nous,  nous  nous  eni- 
«  vrons  ;  Paul  était  chaste,  et  nous,  nous  vivons  dans  la 
«  débauche;  Paul  était  mis  dans  les  fers,  et  nous,  nous  y 
«  jetons  ceux  qui  nous  ont  offensés;  Paul  s'appuyait  sur  la 
«  grâce  du  Seigneur,  et  nous,  sur  un  bras  de  chair;  Paul 
«  souffrait,  et  nous,  nous  tourmentons  les  autres  (1).  • 

L'allusion  était  trop  transparente  pour  qu'elle  ne  fût 
pas  saisie  par  tous  les  auditeurs,  qui  essayèrent  vaine- 
ment de  troubler  l'orateur.  Il  continua,  écrivait  Calvin  à 
Farel,  comme  un  vrai  gladiateur  avide  de  sang.  « 


il)  Registre  du  Conseil,  31  mai  1541. 


—  75  - 


Le  lendemain,  plainte  fut  portée  au  Conseil  contre  Cas- 
talion  pour  avoir  décrié  les  ministres.  On  le  déposa  de  sa 
charge  de  régent  (1).  C'était  lui  dire  qu'il  devait  quitter 
Genève.  Il  demanda  à  se  défendre,  mais  le  Conseil  de- 
meura invariable  dans  sa  décision. 

Castalion  prit  le  chemin  de  Bâle  où  le  Sénat  le  nomma 
professeur  de  langue  grecque. 

Il  y  serait  mort  en  paix  si  Calvin  n'était  venu  l'y  pour- 
suivre à  l'aide  d'un  pamphlet  intitulé  :  Calumniœ  cujus- 
dam  nebulonis,  ou  Réponses  aux  calomnies  d'un  certain 
polisson. 

Sous  sa  plume,  Castalion  n'est  qu'une  bête  féroce,  viru- 
lenta  bestia,  capricieuse  et  indomptée  ;  un  polisson,  bon 
à  châtier,  un  pourceau,  un  chien  immonde,  un  misérable, 
auquel  il  reproche  d'avoir  mendié  son  pain;  un  voleur 
qui  ne  se  faisait  pas  faute  de  butiner  sur  le  bien  d'au- 
trui  (2).  » 

Pauvre  Castalion!  Quel  crime  avait-il  donc  commis  ?  Il 
avait  osé  contredire  Calvin  dans  son  système  de  théologie, 
en  écrivant  contre  la  prédestination.  «  Sans  la  liberté, 
disait-il,  il  n'y  a  pas  de  mal,  il  n'y  a  pas  de  bien.  Où  est 
donc  la  morale?  » 

Dès  lors,  l'antagoniste  de  Calvin  n'était  plus  «  qu'un 
charlatan,  un  blasphémateur,  un  chien  qui  aboie,  un  igno- 
rant, un  débauché. 

Que  lui  répond  l'humaniste  ? 

«  Calvin,  tu  me  prodigues,  dans  ton  libelle,  toutes  les 
«  injures  que  la  haine  a  pu  t'inspirer.  Je  suis,  d'après  le 
«  portrait  tracé  par  ta  plume,  tout  plein  d'orgueil,  d'in- 
«  gratitude,  de  fraudes,  d'impudence,  de  blasphèmes  et 
«  d'impiétés.  Si  tu  me  connaissais  tous  ces  défauts,  pour- 

(1)  Registre  du  Conseil,  13  juin  1341. 

(2)  Brevis  responsio  J.  Calvini,  p.  8. 


—  76  — 


«  quoi  donc  m'as-tu,  contre  mon  gré,  forcé  d'accepter  la 

*  régence  du  collège  de  Genève?  Pourquoi  le  certificat  de 

*  vie  irréprochable  que  tu  m'as  délivré?  Tu  me  reproches 
«  la  nourriture  que  tu  me  donnas  à  Strasbourg  ;  mais  je 
«  t'ai  payé  ce  que  j'ai  mangé.  Tu  me  traites  de  voleur 
«  pour  avoir,  aux  jours  de  ma  détresse,  harponné,  à  l'aide 
«  d'un  croc,  le  bois  flottant  sur  les  rives  du  Rhin.  Mais  ne 
«  sais-tu  pas  que  la  misère  me  talonnait,  et  qu'en  péchant 
«  ce  bois,  que  je  brûlais  à  mon  logis  pour  me  chauffer. 
«  n'était  à  personne  (1)?.  » 

Castalion  avait  raison;  la  haine  aveuglait  Calvin  lors- 
qu'il avait  à  combattre  des  antagonistes  qui  lui  tenaient 
tête,  il  ne  connaissait  plus  de  mesure  ;  aussi,  Westphal, 
son  compétiteur,  lui  dit-il  dans  un  écrit  :  «  Tu  ne  sais 
«  distiller  que  l'absinthe  et  le  fiel.  Chaque  syllabe  de  ton 
«  livre  est  imbibée  d'un  suc  vénéneux  et  amer.  Il  ren- 
«  ferme  plus  de  six  cents  injures.  Ce  n'est  qu'un  fagot 
«  d'épines  (2).  » 

Pour  comprendre  ce  reproche  de  Westphal,  il  faudrait 
lire  dans  leur  texte  original  les  satyres  de  Calvin.  Le  latin 
se  prête  admirablement  à  ses  diatribes;  il  prodigue  à  ses 
adversaires  des  termes  difficiles  à  traduire.  Grotius,  dont 
le  nom  fait  autorité  parmi  les  lettrés,  a  dit  de  Calvin, 
avec  un  ton  plein  d'ironie  :  «  Ses  écrits  nous  révèlent  sa 
«  politesse  à  l'égard  de  ceux  qui  ne  partageaient  pas  ses 
«  opinions.  Sous  sa  plume,  Castalion  est  un  drôle  et  un 
«  satan,  Cornhertus,  un  fourbe  et  un  chien,  Cassandre, 
«  un  homme  de  fer,  un  impudent,  un  imposteur,  Balduin, 
»  un  faussaire,  une  béte  enragée,  un  satellite  du  diable  (8).  » 

(1)  Castttlionis  defënsio,  \).  1"2. 

(2)  Epistola  Joachimi  Westphali.  Bïbl.  de  Genève. 
(:$)  Grotii  opéra. 


—  77  — 


Ce  n'est  là  qu'un  faible  échantillon  du  style  du  jou- 
teur. Il  donne  cependant  la  mesure  de  toute  la  pièce. 

Passons  maintenant  à  des  noms  plus  connus  ;  c'est 
Bolsec,  d'abord;  vient  ensuite  Servet,  dont  le  bûcher  est 
resté  tristement  célèbre  dans  l'histoire  de  Genève.  Esquis- 
sons rapidement  ses  aventures. 

Jérôme  Hermès  Bolsec  était  né  à  Paris,  où  il  avait  pris 
l'habit  de  Carme.  Les  doctrines  de  Luther  ayant  été  impor- 
tées en  France  par  les  professeurs  allemands,  appelés  à 
seconder  les  progrès  des  lettres,  Bolsec  s'engoua  des  doc- 
trines nouvelles  et  les  prêcha  même  avec  audace.  Elles 
provoquèrent  contre  lui  des  mesures  sévères,  auxquelles 
il  dut  se  soustraire,  en  allant  se  placer  sous  la  protection 
de  la  fille  de  Louis  XII,  Rénée,  duchesse  de  Ferrare.  Peu 
satisfait  de  ce  séjour,  il  vint  à  Genève,  où  il  espérait 
jouir  d'une  plus  grande  liberté,  en  exerçant  l'art  de  la 
médecine. 

En  jetant  le  froc  aux  orties,  Bolsec  n'avait  pas,  cepen- 
dant, oublié  sa  théologie.  Ses  opinions  sur  la  prédestina- 
tion, n'étaient  nullement  en  harmonie  avec  celles  de 
Calvin,  et  il  eut  l'imprudence  de  le  dire  dans  une  discus- 
sion, qu'il  soutint  avec  le  ministre  Saint-André. 

Après  chaque  conférence,  il  était  permis  aux  auditeurs 
de  dire  ce  qu'ils  pensaient  de  la  thèse  développée  par 
l'orateur.  Ayant  entendu  Saint-André  enseigner  que  Dieu 
avait  partagé  le  genre  humain  en  élus  et  en  réprouvés, 
prédestinés,  sans  appel,  les  uns  au  ciel,  les  autres  à  l'en- 
fer (1).  Bolsec  se  lève  et  déclare  un  tel  système  absurde, 
parce  qu'il  ferait  de  Dieu  un  tyran,  les  actions  bonnes  ou 
mauvaises  des  hommes  n'entrant  pour  rien  dans  ses  juge- 
ments. «  A  ce  prix,  ajouta-t-il,  il  serait  semblable  au 


(1)  C'était  la  thèse  de  Calvin, 


—  78  — 

Jupiter  des  anciens,  dont  le  caprice  était  la  règle  suprême. 
Cette  doctrine,  je  la  tiens  pour  fausse  et  dangereuse.  Elle 
répugne  à  l'F.criture  sainte  et  au  témoignage  de  tous  les 
docteurs  de  l'Eglise.  » 

Saint-André,  confondu  par  ces  paroles,  gardait  le  si- 
lence, lorsqu'on  entendit  une  voix  pleine  de  véhémence, 
partir  du  fond  de  la  salle  et  articuler  cette  affirmation  : 
«  Oui,  par  un  décret  éternel,  Dieu  a  déterminé  quelles 
créatures  il  rendrait  bienheureuses,  et  quelles  autres  mal- 
heureuses. Les  unes  sont  destinées  au  ciel,  les  autres  à 
l'enfer.  Voici  mes  preuves.  » 

Cette  voix,  c'était  celle  de  Calvin.  Elle  glaça  d'effroi, 
dit  Bèze,  ses  auditeurs,  et  il  n'y  eut  que  Bolsec  qui  resta 
calme  (1)  Il  allait  riposter  à  maître  Calvin,  lorsque  l'au- 
diteur du  lieutenant  de  police  vint  l'appréhender  au  corps 
et  le  conduisit  en  prison  pour  le  punir,  est-il  dit  dans  les 
registres,  d'une  telle  insolence  (2). 

Le  soir,  les  ministres  s'assemblent  et  décident  qu'ils 
faut  poursuivre  Bolsec  et  l'interroger  sur  ses  croyances. 

Jamais,  jusqu'à  ce  jour,  Calvin  ne  s'était  trouvé  vis-à- 
vis  d'un  théologien  capable  de  lui  tenir  tête.  En  cette  cir- 
constance, il  rencontra  un  joûteur,  qui  ne  craignit  pas  de 
lui  dire  en  face  :  «  Par  votre  système  de  prédestination, 
vous  faites  Dieu  l'auteur  du  péché.  • 

Vous  me  calomniez,  répond  Calvin,  tout  ce  que  vous 
dites  n'est  qu'un  jargon  de  moine.  » 

t  Qu'à  cela  ne  tienne,  repartit  Bolsec,  les  églises  de 
Berne  et  de  Zurich  en  jugeront  (3).  » 

Il  rédigea,  en  effet,  les  actes  de  l'interrogatoire  qu'on 


(1)  Beza.  Vita  Calvini. 

(2)  Registre  du  Conseil,  1552. 

(3)  Picot.  Histoire  de  Genève,  t.  11,  p.  13. 


—  70  — 

lui  avait  fait  subir  et  demanda  qu'ils  fussent  envoyés  aux 
Eglises  suisses  pour  être  soumis  à  un  arbitrage. 

Bolsec  avait  été  jeté  en  prison  ;  il  ne  pouvait  pas,  en 
conséquence,  activer  l'envoi  des  pièces  du  procès.  Il  eut 
beau  se  plaindre  des  lenteurs  apportées  à  son  jugement, 
on  le  laissait  gémir  dans  son  cachot. 

Pour  abréger  les  longues  heures  de  sa  solitude,  il  prit 
fantaisie  au  pauvre  prisonnier  de  composer  des  vers,  qui 
furent  soustraits  par  son  geôlier  et  remis  aux  magistrats. 
Comme  il  y  parlait  de  cruautés  exercées  contre  lui,  il  dut 
en  répondre. 

Ce  dont  Bolsec  se  plaignait,  c'était  de  la  lenteur  qu'on 
mettait  à  lui  rendre  justice.  «  Ayez  mémoire,  répétait-il, 
de  ma  longue  détention,  et  administrez  bonne  et  Irefve 
justice.  Qu'il  vous  playse  avoir  souvenance  que  sont  trois 
semaines  que  je  suis  détenu  en  vos  prisons,  sans  avoir 
commis  crime  de  lèse-majesté,  et  sans  avoir  tué,  meurtri, 
ni  frappé,  ni  dérobé,  ni  injurié  âme  vivante  (1).  • 

Bolsec  en  avait  appelé  aux  Eglises  suisses,  mais  Calvin 
l'avait  devancé  en  le  dénonçant  «  comme  un  impudent 
charlatan  qui  avait  vomi  à  pleine  bouche  son  poison.  »  Ce 
polisson,  ajoutait-il,  a  taxé  de  fausse  et  d'impie  la  doc- 
trine de  l'Eglise  de  Genève  sur  Dieu,  cause  de  toutes 
choses.  Désirant  purger  l'église  d'une  telle  peste  nous 
vous  prions  de  nous  donner  votre  appui  fraternel  pour 
débarrasser  la  doctrine  du  Christ  des  sacrilèges  de  cet 
indigne  et  méchant  vaurien  (2).  » 

Tel  était  le  style  de  Calvin,  lorsqu'il  parlait  de  ses  con- 
tradicteurs (3). 

(1)  Procès  de  Bolsec.  Archives  de  l'Etat. 

(2)  Calvinus  ministris  Helvetis.  Ep.  138. 

(3)  Le  style  de  C;il\ in  variait  suivant  les  circonstances:  mais  il  ne  con- 
naissait pas  de  limite  lorsqu'il  avait  devant  lui  un  antagoniste  doctrinal. 


—  80  — 


Les  Eglises  de  Zurich  et  de  Berne  ne  marchaient  pas  à 
la  remorque  de  Genève  pour  les  doctrines  ;  aussi,  les 
ministres  de  ces  deux  villes  répondirent-ils  «  qu'il  était 
plus  convenable  et  plus  généreux  de  ramener  les  esprits, 
égarés  par  la  douceur  que  par  la  sévérité.  Quant  à  la 
doctrine  de  Bolsec,  puisqu'elle  est  soutenue  par  des  gens 
très-respectables,  et  ils  sont  d'avis  qu'il  vaut  mieux  rester 
en  suspens  sur  la  prédestination  et  n'en  parler  qu'avec 
réserve  (1).  » 

C'était  une  condamnation  indirecte  des  poursuites  de 
Calvin  contre  Bolsec.  Aussi  en  fut-il  très-déconcerté,  et  il 
demanda  que  ces  réponses  fussent  gardées  secrètes.  Le 
Conseil  les  communiqua  à  Bolsec,  qui  se  déclara  satisfait. 
Il  s'attendait  à  un  élargissement  pur  et  simple,  lorsque 
on  vint  lui  apporter  la  sentence  suivante,  prononcée  sous 
l'influence  du  Réformateur  :  «  Jérôme  Bolsec,  parce  que 
tu  t'es  élevé  avec  trop  grande  audace  dans  la  sainte  con- 
grégation de  nos  ministres' et  que  tu  y  as  proposé  une 
opinion  fausse  et  contraire  à  la  religion  évangélique,  cas 
digne  de  grave  punition  corporelle.  Voulant,  toutefois, 
procéder  contre  toi  avec  plus  de  douceur  que  de  sévérité, 
toi,  Jérôme  Bolsec,  condamnons  a  être  banni  à  perpé- 
tuité de  cette  cité  et  terres  d'icelle,  à  en  sortir  dans  les 
vingt- quatre  heures,  et  à  n'y  jamais  revenir  à  peine  d'être 
fouetté  par  les  carrefours,  à  la  façon  accoutumée  (2).  » 

Bolsec  aurait  pu  répondre  comme  d'autres  condamnés  : 
C'est  trop  de  vingt-quatre  heures.  Il  ne  lui  fallut,  en  effet, 
que  deux  heures  pour  arriver  à  Veigy,  chez  le  seigneur  de 
Falex,  qui  lui  donna  l'hospitalité.  Il  quitta  Genève  sans 
regret.  Il  y  avait  appris  ce  qu'était  la  Réforme,  et  ce  que 

(1)  Réponse  de  l'Eglise  de  Berne.  Procès  de  Serve! . 

(2)  Archives  de  Genève.  Procès  de  Bolzec. 


—  81  — 


valait  la  prétendue  tolérance  des  fondateurs  du  protes- 
tantisme. 

Bolsec  gagna  plus  tard  Lyon,  où  il  rentra  dans  le  giron 
de  l'Eglise  catholique.  C'est  dans  cette  ville  qu'il  publia, 
en  1577,  la  vie  de  Calvin;  vie  peu  édifiante,  et  remplie 
de  graves  accusations  ;  celle  entre  autres  de  la  flétrissure 
de  Noyon  (1). 

Passons  à  Servet. 

Bolsec  était  sorti  vivant  de  Genève,  Servet  n'eut  pas  ce 
bonheur.  Drelincourt,  admirateur  de  Calvin,  dit  dans  la 
défense  de  ce  personnage  :  •  Ceux  qui  accusent  Calvin 
d'avoir  été  cruel  et  sanguinaire  devraient  s'examiner  eux- 
mêmes,  et  nommer  quelqu'un  envers  lequel  ce  saint 
homme  ait  exercé  sa  cruauté,  et  dont  il  ait  répandu  le 
sang  (2).  >  Ces  lignes  nous  donnent  la  mesure  des  idées 
préconçues,  sous  l'empire  desquelles  ont  écrit  certains 
historiens  de  Genève.  On  dirait  que  pour  eux  étaient  fer- 
mées les  sources  de  notre  histoire  nationale  et  qu'ils 
n'écrivaient  que  pour  glorifier  la  Réformation. 

Aujourd'hui,  le  fait  de  la  participation  de  Calvin  au 
supplice  de  Servet  est  au-dessus  de  toute  contestation.  La 
barbare  exécution  du  médecin  espagnol  est  une  tache 
indélébile,  que  nulle  main  ne  pourra  désormais  effacer. 

(1)  Les  admirateurs  de  Calvin  tels  que  de  Bèze,  Bayle  et  Drelincourt  ont 
prétendu  que  Bolsec  n'avait  écrit  contre  Calvin  que  par  un  esprit  de  dépit  et 
de  vengeance,  et  le  dernier  a  même  osé  dire  que  Bolsec  n'était  qu'un  calom- 
niateur, qui  avait  inventé  tout  ce  qu'il  avait  écrit  sur  le  Réformateur.  Evi- 
demment, Bolsec  ne  pouvait  être  l'ami  de  celui  qui  l'avait  fait  jeter  en 
prison  ;  mais,  comment  aurait-il  pu  inventer,  en  écrivant  à  quelques  lieues 
de  Genève,  sous  les  yeux  des  contemporains  de  l'homme  qu'il  flétrissait  de 
la  sorte. 

D'ailleurs,  voici  qu'après  trois  siècles  d'oubli,  Bolsec  se  réveille  de  sa 
tombe.  Un  avocat  de  Lyon,  vient  de  rééditer  Bolsec,  en  fournissant  â  la  fin 
de  chaque  chapitre  les  preuves  de  ce  qu'avait  écrit  le  biographe  de  Calvin. 
D'ailleurs,  nous  avions  le  témoignage  de  GalifTe.  Le  voici  :  «  La  plupart 
des  faits  racontés  par  le  médecin  lyonnais  (Bolsec)  sont  parfaitement 
vrais.  » 

(2)  Drelincourt.  La  Défense  de  Calvin,  1667,  p.  282. 

6 


-  82  - 

Les  pièces  du  procès  ont  été  publiée?.  Elles  sont  là  pour 
quiconque  veut  les  consulter  (1). 

C'était,  d'ailleurs,  un  assez  triste  personnage  que  ce 
Michel  Servet,  né  à  Tudelle,  en  Arragon,  tout  à  la  fois 
alchimiste,  théologien,  professeur  de  grec  et  d'hébreu. 
Son  père  l'avait  envoyé  à  Toulouse  pour  y  étudier  le 
droit.  Il  s'y  lia  avec  quelques  jeunes  gens  venus  d'Alle- 
magne, qui  lui  inspirèrent  la  pensée  d'aller  conférer  avec 
les  chefs  du  mouvement  religieux  dans  leur  pays. 

Écolampade  accueillit  Servet,  qui  commença  à  discuter 
avec  lui.  Leurs  idées  n'étaient  pas  les  mêmes,  et  bientôt, 
en  l'entendant  formuler  des  attaques  contre  la  Trinité,  le 
novateur  se  demanda  s'il  n'avait  pas  devant  lui  un  démon 
à  face  humaine.  Servet  n'était  qu'un  rationaliste  de  cette 
époque,  qui  tirait  les  conséquences  du  principe  du  libre 
examen. 

De  Strasbourg,  Servet  se  rendit  à  Paris,  où  il  se  mit  à 
enseigner  l'astrologie.  Ses  ressources  diminuant  chaque 
jour,  il  gagna  Lyon,  où  il  travailla  comme  correcteur 
d'épreuves  dans  une  imprimerie.  Sa  vie  devint  de  plus  en 
plus  errante  ;  enfin  il  arriva  à  Vienne  en  Dauphiné,  où  il 
trouva  un  protecteur;  c'était  l'archevêque  de  cette  ville, 
nommé  Pierre  Paumier.  Il  aurait  pu  vivre  tranquille  sous 
ce  toit  hospitalier,  exerçant  la  médecine,  dont  il  connais- 
sait les  éléments;  mais  ses  goûts  l'entraînaient  toujours 
vers  les  questions  théologiques,  et  il  se  mit  à  rêver  un 
plan  de  réforme  religieuse,  plus  complet,  disait-il,  que 
celui  de  Calvin.  Pour  cela,  il  se  mit  en  rapport  par  cor- 
respondance avec  ce  personnage,  en  lui  exposant  ses 
idées. 

Calvin  n'était  pas  homme  à  penser  comme  les  autres  ; 
aussi  les  deux  sectaires  ne  purent  pas  s'entendre,  et 


(1;  Archives  de  Genève.  Procès  de  Servet,  publié  par  M.  Rilliet,  t.  III, 


—  83  — 


bientôt  il  y  eut  entre  eux  de  profonds  dissentiments. 
«  Servet,  écrivait  Calvin  à  son  ami  Farel,  m'a  envoyé  un 
volume  de  ses  rêveries.  Il  m'offre  de  venir  à  Genève,  si 
cela  me  plaît  :  Je  ne  veux  pas  l'y  engager,  car,  s'il  arrive, 
je  ne  souffrirai  pas,  pour  peu  qu'il  me  reste  d'autorité, 
qu'il  en  sorte  vivant,  Vivum  exire  numquam  patiar  (1).  » 

C'était  donc  un  parti  pris  à  l'avance  de  frapper  Servet, 
s'il  venait  jamais  à  tomber  dans  ses  filets. 

De  loin  même,  l'ombre  de  Servet  inquiétait  le  théolo- 
gien de  Genève.  Que  fait-il  ?  Il  attire  sur  lui  l'attention 
de  l'Inquisition  de  Vienne,  en  se  servant  d'un  réfugié 
nommé  Guillaume  de  Trie,  venu  de  Lyon  à  Genève,  pour 
écrire  à  Antoine  Arneys,  son  cousin,  que  l'archevêque  de 
Vienne  soutient  un  hérétique  qui  mériterait  d'être  brûlé 
vif  (2).  Pour  preuve,  il  lui  envoie  un  exemplaire  de  son 
ouvrage,  intitulé  Christianismi  Restitutio,  ainsi  que  les 
lettres  de  Servet  à  Calvin. 

C'était  plus  qu'il  n'en  fallait  pour  compromettre  Servet. 
L'archevêque  de  Vienne  le  livre  à  la  justice  et  son  procès 
s'instruit.  Mais  des  amis  lui  ménagent  un  moyen  de  s'é- 
vader, et  Servet  recouvre  la  liberté.  Pendant  trois  mois, 
il  reste  caché;  mais,  craignant  de  retomber  entre  les 
mains  des  Inquisiteurs,  il  prend  le  chemin  de  Genève. 
Avec  un  peu  de  prudence,  il  eût  évité  cette  ville  où  dog- 
matisait Calvin. 

Le  13  août,  Michel  Servet  se  trouvait  au  temple  de 
Saint-Pierre  parmi  les  auditeurs.  Un  œil  clairvoyant  le 
discerne  et  le  signale  au  premier  syndic,  qui  lance  contre 
lui  un  mandat  d'arrestation. 

Cet  œil  clairvoyant,  c'est  celui  de  Calvin,  qui  charge 
son  secrétaire  intime,  Nicolas  de  la  Fontaine,  de  se  rendre 

(1)  Calvinus  Farello,  1546. 

(2)  Lettre  de  Trie  à  Arneys,  25  février  1553. 


—  84  — 

partie  criminelle,  et  de  demander  justice  «  contre  ce  se- 
matteur  de  grandes  hérésies.  » 

Quelques  auteurs  ont  voulu  rejeter  l'odieux  de  cette 
délation  sur  des  réfugiés;  mais  Calvin  s'en  fait  gloire, 
d'abord  dans  une  lettre  adressée  à  Sulzer  :  «  C'est  moi, 
écrit-il,  oui  c'est  bien  moi,  qui  suis  la  cause  de  l'empri- 
sonnement de  ce  naufragé  de  mauvais  augure  (1).  » 

Il  parle  plus  clairement  dans  son  livre,  intitulé  Décla- 
ration pour  maintenir  la  vraye  foi.  «  Je  ne  dissimule 
point  que  c'a  été  à  mon  adveu  qu'il  a  été  appréhendé  en 
ceste  ville  pour  rendre  compte  de  ses  maléfices.  Que  les 
malveillants  ou  médisants  jargonnent  contre  moi  tout  ce 
qu'ils  voudront,  si  est-ce  que  je  déclare  franchement  (2).  » 

Si  Calvin  eût  voulu  simplement  se  débarrasser  de 
Servet,  il  l'eût  fait  remettre  aux  mains  du  président  de  la 
cour  de  Vienne,  qui  réclamait  son  extradiction.  Au  lieu  de 
la  lui  accorder,  il  fit  répondre  que  les  magistrats  de 
Genève  se  chargeaient  d'en  faire  bonne  justice  (3).  D'ail- 
leurs, Calvin  avait  à  vider  avec  Servet  une  querelle  par- 
ticulière, car  de  la  Fontaine,  son  homme  de  paille,  de- 
mande un  jugement  contre  le  prisonnier,  non  seulement 
pour  les  «  blasphèmes  et  hérésies  dont  il  a  infecté  le 
monde,  mais  aussi  pour  les  méchantes  calomnies  et  fausses 
diffamations  qu'il  a  publiées  contre  les  vrais  serviteurs  de 
Dieu,  et  notamment  contre  M.  Calvin  »,  dont  il  veut  sou- 
tenir l'honneur  (4). 

Ici  commence  l'interrogatoire  de  Servet  qui,  sans  se 
déconcerter,  répond  aux  questions  qu'on  lui  pose  sur  ses 
antécédents,  avant  d'arriver  à  Genève.  Quant  à  sa  doc- 

(1)  Calvinus  Sultzero,  9  septembre  1563. 

(2)  Déclaration  pour  maintenir  la  vraye  foi,  p.  1337. 

(3)  Registre  du  Conseil,  31  août  1553. 

(4)  Archives  de  (ienève.  Procès  de  Servet. 


—  85  — 

trine,  il  la  maintient,  en  déclarant  que,  si  on  lui  démontre 
qu'il  s'est  trompé,  il  est  prêt  à  le  reconnaître.  Quant  aux 
attaques  dirigées  contre  l'Eglise  de  Genève  dans  la  per- 
sonne de  M.  Calvin,  il  affirme  «  qu'il  n'a  point  eu  l'inten- 
tion de  l'injurier,  mais  de  lui  montrer  ses  erreurs  et 
faultes  et  qu'il  est  prêt  à  discuter  avec  lui  en  pleine  con- 
grégation, en  s'appuyant  sur  la  sainte  Ecriture  (1)  ». 

C'était  jeter  le  gant  à  Calvin  et  lui  offrir  le  combat  sur 
un  terrain  où  il  devait  le  suivre.  La  seigneurie  ne  voulut 
point  accorder  cette  satisfaction  au  prisonnier,  et  les 
enquêtes  continuèrent  dans  le  secret,  jusqu'à  ce  que  Ber- 
thelier  put  obtenir  d'intervenir  dans  le  débat.  Calvin,  de 
son  côté,  se  décida  à  parler,  et  des  discussions  assez  vives 
commencèrent  entre  eux. 

Calvin  voulait  un  exemple  éclatant,  et  il  avait  insinué 
au  procureur  général  Colladon,  qu'il  fallait  en  finir  cette 
fois  par  la  peine  la  plus  sévère. 

Les  juges  hésitaient  à  sanctionner  cet  arrêt,  lorsqu'il 
leur  vint  à  la  pensée  de  consulter  les  Eglises  suisses, 
comme  on  l'avait  pratiqué  pour  Bolsec.  Calvin  écrivit  à 
Bullinger  et  à  Mélanchton  qu'il  t  ne  s'agissait  pas  d'être 
faibles  et  indulgents.  «  Dans  peu,  disait-il  au  premier,  le 
Conseil  enverra  un  député  vers  les  Eglises  de  Suisse,  pour 
avoir  votre  avis.  C'est  malgré  nous  qu'ils  vous  causent  cet 
ennui  ;  mais  ils  en  sont  venus  à  un  tel  point  de  fureur 
qu'ils  tiennent  pour  suspect  tout  ce  que  nous  leur 
disons  (2).  » 

Le  trésorier  Dupan  reçut  en  effet  cette  mission.  Son 
absence  se  prolongea  durant  trois  longues  semaines,  du- 
rant lesquelles  Servet  fut  traité  avec  la  dernière  inhuma- 
nité. Nous  en  trouvons  la  preuve  dans  les  lettres  qu'il 

(1)  Procès  de  Servet. 

(2)  Galvinus  Bullingero. 


—  80  — 

écrivit  au  Conseil,  pour  obtenir  un  peu  d'allégement  dans 
sa  triste  situation,  lettres  dont  l'original  se  trouve  dans 
les  archives. 

«  Très-honorés  seigneurs.  Je  suys  détenu  en  accusation 
criminelle  de  la  part  de  Jehan  Calvin,  lequel  m'a  fausse- 
ment accusé,  disant  que  j'avais  escript  :  Que  les  âmes  es- 
taient mortelles  et  aussi  que  Jésus-Christ  n'avoit  pris  de 
la  Vierge  Marie  que  la  quatrième  partie  de  son  corps. 

«  Ce  sont  des  choses  horribles  et  exécrables.  En  toutes 
les  aultres  hérésies  et  en  tous  les  autres  crimes  n'en  a 
point  si  grand  que  de  faire  l'âme  mortelle.  J'avais  dit 
cela,  je  me  condamnerai  moi-même.  C'est  pourquoi  je 
demande  que  mon  faux  accusateur  soit  puni  pœnâ  talionis, 
et  qui  soit  détenu  prisonnier  comme  moi,  jusqu'à  ce  que 
la  cause  soit  définie  pour  mort  de  lui  ou  de  moi  ou  aultre 
peine.  Je  suis  content  de  mourir,  s'il  n'est  convaincu  tant 
de  ces  et  aultres  choses  que  je  lui  meltrai  dessus.  Je  vous 
demande  justice,  justice,  justice.  » 

Fait  en  vos  prisons,  le  22  septembre  1553. 

Le  10  octobre,  rien  n'était  changé  dans  la  position  de 
Servet,  qui  écrit  alors  cette  supplique  lamentable  : 

i  Magnifiques  seigneurs, 

t  II  y  a  bien  troys  semmanes  que  je  désire  et  demande 
avoyr  audiance  et  n'ay  jamais  pu  l'avoyr.  Je  vous  supplie, 
pour  l'amour  de  Jésus-Christ,  ne  me  refusez  pas  ce  que 
vous  ne  refuseriez  à  un  Ture,  en  vous  demandant  justice. 
J'ay  à  vous  dire  choses  d'importance  et  bien  nécessaires. 

«  Quant  à  ce  que  vous  aviez  commandé  qu'on  me  fit  quel- 
que cbose  pour  me  tenyr  net,  n'en  a  rien  esté,  faict  et  suys 
plus  piètre  que  jamays.  Et  davantaige  le  froyt  ne  tormante 
grandament,  à  cause  de  ma  colique  et  rompure,  laquelle 
m'engendre  d'aultres  pauretés  que  ay  honte  à  vous 
escrire.  C'est  grande  cruaulté  qne  je  n'aye  congé  de  parler 


—  87  — 


seulement  pour  remédier  à  mes  nécessités.  Pour  l'amour 
de  Dieu,  Messeigneurs,  dones  y  ordre,  ou  pour  pitié  ou 
pour  le  devoyr. 

«  Fait  à  vos  prisons  de  Genève,  le  Xme  d'octobre  1563(1). 

«  Michel  Servi/tus.  » 

Les  réponses  des  Eglises  suisses  arrivèrent.  Elles  furent 
telles  que  Calvin  les  avait  désirées.  Toutes  se  pronon- 
cèrent pour  l'extirpation  de  l'hérésie,  sans  indiquer  le 
mode  de  châtiment  à  employer. 

Ce  fut  le  Conseil  qui  eut  à  statuer  sur  la  peine  à  infliger 
à  Servet. 

Durant  trois  jours,  il  y  eut  d'assez  vifs  débats  au  Con- 
seil. Plusieurs  opinaient  pour  une  réclusion  de  longue 
durée.  Quelques-uns  proposèrent  le  bannissement,  d'au- 
tres demandèrent  la  peine  de  mort. 

Ami  Perrin,  espérait  au  moins  sauver  Servet,  en  pro- 
posant que  sa  cause  fût  remise  au  Conseil  des  Cinq- Cents. 
Il  mérita  pour  cela  d'être  appelé  par  Calvin  *  un  César 
comique,  qui  ne  s'était  rendu  au  Sénat  que  pour  arracher 
à  sa  juste  peine  un  scélérat  (2).  » 

Farel  ne  comprenait  pas  les  hésitations  des  juges  ini- 
ques, «  qui  voulaient  épargner  cet  infâme  hérétique.  » 
Calvin  s'était  prononcé  pour  la  mort  par  le  glaive.  Les 
juges  firent  mieux  que  lui.  Voici  la  sentence  qu'ils  pro- 
noncèrent : 

«  Nous,  syndics,  juges  des  causes  criminelles  de  cette 
cité,  ayant  vu  le  procès  fait  et  formé  contre  toi,  Michel 
Servet,  par  lequel  il  conste  que  tu  as  écrit  et  publié  des 
livres  contre  Dieu  le  Père,  le  Fils  et  le  Saint-Esprit,  et 
pour  cela  tâché  de  faire  schisme  en  l'Eglise  de  Dieu,  et 

(1)  Galiffe.  Notice  III,  442.  —  P.  H.  Procès  de  Servet. 

(2)  Galvinus  Farello.  Ep.  16. 


—  88  — 

t'être  employé  à  infecter  le  inonde  de  tes  hérésies.  A  ces 
causes,  désirans  purger  le  monde  de  tel  infectement,  et 
retrancher  d'icelle  tel  membre  pourri,  ayant  eu  bonne 
participation  de  Conseil  avec  nos  concitoyens,  disant  au 
nom  du  Père,  du  Fils  et  de  l'Esprit,  voici  notre  sentence 
définitive  :  Toi,  Michel  Servet,  condamnons  à  être  lié  et 
mené  au  lieu  de  Ciiampel,  et  là,  devoir  estre  attaché  â  un 
pilori  et  brûlé  tout  vif  avec  ton  livre,  jusqu'à  ce  que  ton 
corps  soit  réduit  en  cendres,  et  ainsi  finira  tes  jours  pour 
donner  exemple  aux  autres  qui  tel  cas  voudroient  com- 
mettre (1).  » 

En  conformité  de  ce  jugement,  Servet  fut  brûlé  vif  à 
Champel,  le  26  octobre  1553,  comme  HÉRÉTIQUE. 


(1)  Archives  de  Genève.  Procès  de  Servet. 


CHAPITRE  V 


Les  Evêques  en  exil 


Démarches  de  Pierre  de  la  Baume  soit  à  Rome,  soit  auprès  des 
princes.  —  Il  revient  en  Franche-Comté.  —  Sa  nomination  à 
l'archevêché  de  Besançon.  —  Sa  mort.  —  Louis  de  Rye.  —  Sa 
famille.  —  In  concurrent.  —  Philibert  de  Rye.  —  François  de 
Bachod.  —  Sa  brillante  carrière.  —  Il  est  nommé  évêque.  —  Sa 
mort  et  son  tombeau. 


Pendant  que  Calvin  consolidait  à  Genève  l'établissement 
de  son  Eglise,  Pierre  IV  de  la  Baume,  évêque  exilé,  cher- 
chait en  vain  à  reconquérir  son  siège.  Il  s'était  adressé  au 
pape  Paul  III,  pour  obtenir  de  l'appui  auprès  des  princes 
les  plus  intéressés  à  voir  le  catholicisme  refleurir  à  Ge- 
nève. Il  en  avait  obtenu  des  lettres  de  recommandation 
pour  l'Empereur  Charles-Quint  et  le  roi  de  France,  qui  ne 
purent  l'un  et  l'autre  lui  offrir  que  des  témoignages  de 
vague  sympathie  et  de  haute  considération. 

Il  paraissait  en  effet  devant  eux  avec  le  titre  de  Cardinal, 
que  lui  avait  conféré  le  Pape  (1),  pour  le  dédommager 

(1)  Son  élévation  au  lîardanalat  eut  lieu  sous  le  titre  de  saint  Jean,  saint 
Paul  et  saint  Symmaque,  le  14  kal.  de  janvier,  soit  le  19  décembre  {539. 
Bull-Paul  III,  Lib.  259,  p.  237. 


—  90  — 

de  la  perte  des  revenus  de  son  Evêché,  espérant  aussi  que 
cette  dignité  le  relèverait  aux  yeux  de  ces  diocésains  et 
lui  ménagerait  un  accès  plus  facile  auprès  des  magistrats, 
si  jamais  il  pouvait  rentrer  à  Genève. 

Ce  fut  alors  que,  dans  une  conférence  tenue  à  Lyon,  et 
à  laquelle  prirent  part  le  Cardinal  de  Tournon  et  plu- 
sieurs évêques  et  archevêques,  Sadolet  fut  chargé  d'écrire 
au  Conseil  de  Genève  la  lettre  dont  nous  avons  déjà  parlé. 
Cette  démarche  n'ayant  pas  obtenu  de  résultat,  Pierre  de 
la  Baume  se  mit  en  route  pour  Paris,  afin  de  solliciter  une 
seconde  fois  l'intervention  de  l'Empereur,  qui  se  rendait 
dans  les  Flandres.  Sa  demande  présentait  des  difficultés 
sérieuses,  que  la  politique  de  l'époque  jugea  insurmon- 
tables. Il  eut  beau  se  faire  appuyer  par  le  Cardinal  Far- 
nèse,  Légat  du  Pape,  les  princes  ne  lui  luissèrent  aucun 
espoir.  Il  comprit,  mais  trop  tard,  combien  il  s'était  fait 
illusion  sur  sa  rentrée  dans  Genève,  en  comptant  sur  les 
puissants  de  la  terre.  Le  découragement  s'empara  alors 
de  son  âme,  et,  éloigné  de  son  diocèse,  il  menait,  est-il  dit 
dans  la  Gallia  Christiana,  une  vie  pleine  d'angoisses  et 
d'inquiétude  (1).  Il  se  décida  à  retourner  à  Rome.  C'était 
le  moment  où  le  Pape  Paul  III  reconnaissait  les  règles  de 
Saint  Ignace  de  Loyola  et  le  proclamait  Général  de  son 
Institut.  Pierre  de  la  Baume  apposa  comme  témoin  sa 
signature  à  la  Bulle,  et  sachant  que  les  profêts  de  la  célè- 
bre compagnie  s'engageaient  par  vœu  à  travailler  à  la 
conversion  des  infidèles  et  des  hérétiques,  il  demanda  au 
Père  Ignace  d'envoyer  deux  de  ses  missionnaires  aux  por- 
tes de  Genève,  pour  empêcher  les  progrès  de  l'erreur. 

Besson  affirme  que  le  P.  Montmar  et  le  P.  Salvedro 
furent  délégués  à  cette  fin  en  Savoie,  mais  ils  moururent 

(1)  Gallia  Christiana,  t.  XVI. 


—  91  — 

au  bout  de  peu  de  temps,  emportés  l'un  par  la  peste, 
l'autre  par  une  fièvre  violente  (1). 

Pierre  de  la  Baume  avait  été  nommé  en  1529  coadju- 
teur  de  l'archevêque  de  Besançon,  sans  en  remplir  jamais 
la  charge.  A  son  retour  de  Rome,  il  gagna  la  Franche- 
Comté,  où,  durant  la  maladie  du  titulaire  Antoine  de 
Vergy,  il  fit  la  visite  pastorale  de  l'archidiocèse.  On  con- 
serve à  Saint-Claude  un  monument  de  sa  générosité.  C'est 
un  autel  sculpté  par  un  artiste  de  cette  époque  et  enrichi 
de  très-beaux  médaillons  dus  au  pinceau  d'Holbein. 

Pierre  de  la  Baume  avait  été  nommé  successeur  d'An- 
toine de  Vergy,  en  1543;  mais  il  ne  put  pas  jouir  long- 
temps de  ce  nouveau  titre.  S'étant  rendu  dans  son  prieuré 
d'Arbois,  il  y  tomba  malade  et  y  expira  le  4  mai  1544.  Il 
fut  enseveli  dans  l'église  de  Saint-Just,  auprès  du  cheva- 
lier Claude  de  la  Baume  son  frère. 

LOUIS  DE  RYE 

En  renonçant  à  son  titre  d'Evêque  de  Genève,  Pierre 
de  la  Baume  avait  obtenu  du  Pape  pour  coadjuteur,  son 
neveu,  Louis  de  Rye  avec  future  succession.  Il  fut  en 
effet  nommé  Evêque  de  Genève,  le  6  juillet  1543,  par 
Paul  III. 

L'administration  de  Louis  de  Rye  nous  est  peu  connue. 
Nous  n'avons)que  les  données  générales,  fournies  parBes- 
son  sur  son  origine  et  sur  l'époque  de  sa  nomination  au 
siège  de  Genève.  La  Gallia  Christiana  s'est  bornée  à  ana- 
lyser les  renseignements  de  cet  auteur. 

Il  appartenait  à  une  famille  des  plus  illustres  de  la 
Franche-Comté.  Son  père,  Simon,  chevalier  d'honneur  au 
parlement,  avait  épousé  la  sœur  du  Cardinal  de  la  Baume. 


(1)  Besson,  page  65, 


—  92  — 

Pourvu  de  l'abbaye  de  Saint-Oyen  de  Joux,  il  avait  accom- 
pagné son  oncle  dans  ses  périgrinations  et  il  connaissait 
toutes  les  difficultés  du  poste  de  Genève. 

Comme  il  demeurait  à  Besançon,  le  choix  du  Pape  n'avait 
pas  fait  debruit.  On  l'ignorait  même  à  Annecy,  où  le  chapitre 
apprenant  la  mort  de  Pierre  de  la  Baume  se  mit  en  me- 
sure de  lui  donner  un  successeur.  Il  choisit  François  de 
Luxembourg,  vicomte  de  Martigue.  C'était  un  grand  per- 
sonnage, tenant  par  sa  mère  aux  plus  hautes  familles,  et 
ayant  l'appui  du  roi  de  France. 

Louis  de  Rye,  averti  du  choix  du  Chapitre  et  des  dé- 
marches faites  à  Rome  pour  obtenir  la  sanction  du  Pape, 
délégua  à  Annecy,  Rd  Louis  Ducret,  comme  son  procureur, 
afin  de  prendre  possession  du  siège  épiscopal.  Il  en  résulte 
un  conflit,  qui  ne  fut  cependant  pas  de  longue  durée.  Le 
pape  confirma  l'élection  de  Louis  de  Rye,  qui  reconnut  les 
franchises  du  Mandement  de  Thyez,  le  seul  qui  restait  à 
l'Evêque. 

Les  Bernois  tentèrent  de  lui  enlever  les  titres  de  son 
Eglise,  mais  l'intervention  de  l'Etat  de  Fribourg  empêcha 
cette  nouvelle  spoliation. 

Louis  de  Rye  eut  le  désir,  comme  tous  les  évêques  de 
Genève,  de  pouvoir  rentrer  dans  sa  cathédrale.  Il  tenta 
même  une  démarche  auprès  des  citoyens,  pour  obtenir 
d'être  reconnu  comme  leur  pasteur.  Il  n'obtint  pas  même 
de  réponse. 

Besson  affirme  que  cet  évêque  possédait  une  vaste  éru- 
dition et  qu'il  était  recommandable  par  sa  piété  (1). 

Son  épiscopat  ne  fut  pas  de  longue  durée,  car  il  mourut 
le  25  août  1550,  et  il  fut  enseveli  dans  une  chapelle  atte- 
nante à  l'église  de  Ternay,  chapelle  qu'il  avait  fait  ériger 
de  son  vivant,  et  disposer  pour  son  tombeau.  Son  cœur 


(i)  Besson,  p.  67. 


—  93  — 


fut  placé  dans  l'abbaye  d'Acey,  diocèse  de  Besançon,  où  on 
lui  érigea  un  monument,  en  sa  qualité  d'Abbé. 

PHILIBERT  DE  RYE 

Le  rôle  de  Philibert  de  Rye,  comme  évêque,  nous  est 
moins  connu  encore  que  celui  de  Louis,  dont  il  fut  nommé 
coadjuteur.  Il  était  aussi  Abbé  commandataire  de  St-Oyen 
et  de  Blancherive,  avec  dispense  de  Paul  III,  lorsqu'il  fut 
appelé  en  1550  à  succéder  à  son  cousin  (1)  sur  le  siège 
de  Genève. 

Il  mourut  en  1556  au  château  de  la  Tour  de  May. 

FRANÇOlfc  III  DE  BACHOD 

Nous  sommes  un  peu  plus  heureux  pour  le  successeur 
de  Philibert  de  Rye.  Il  joua  un  plus  grand  rôle  soit  auprès 
des  princes,  soit  dans  l'Eglise,  sans  cependant  fixer  son 
séjour  dans  son  diocèse. 

François  de  Bachod  était  originaire  de  Varey  en  Bugey. 
Charles  Quint,  ayant  eu  occasion  de  lui  parler,  le  prit  en 
estime  et  le  créa  Comte  Palatin  II  fut  élevé  à  la  prêtrise 
dans  le  diocèse  de  Lyon  et  il  devint  Abbé  d'Ambronay  et 
de  Saint-Rambert  en  Bugey,  monastère  pour  lequel  il 
obtint  de  Paul  III  des  immunités  spéciales.  Dans  la  Bulle 
de  sa  nomination  à  l'évêché  de  Genève,  le  pape  lui  dé- 
cerne les  éloges  les  plus  flatteurs.  Il  l'appelle  docteur  en 
droit,  distingué  par  la  science  (doctorem  utrhisque  jaris 
insignitum),  et  il  compte  que  comme  prêtre  il  rendra  de 
grands  services  à  l'Eglise,  Ecclesiœpersonam  utilem(2). C'est 

(1)  11  est  appelé  Germanus  Ludovici,  dans  la  Gallea  Christiana. 

(2)  Archives  du  Sénat  de  Savoie,  27  juin  1556. 


—  94  — 

pour  cela  qu'il  le  nomme  successeur  de  Philibert  de  Rye, 
ne  voulant  pas  que  le  diocèse  de  Genève  reste  en  souffrance 
par  une  trop  longue  vacance.  Henry  II,  roi  de  France,  qui 
occupait  alors  la  Savoie,  se  prévalant  de  la  concession  de 
Léon  X  à  la  maison  de  Savoie,  prétendit  avoir  le  droit  de 
nommer  l'Evéque  et  fixer  ses  vues  sur  Jacques  de  Savoie, 
son  cousin,  et  le  nomma  Evêque.  Cependant,  ayant  appris 
que  le  Pape  avait  eu  des  motifs  sérieux  pour  choisir  de 
Bachod  il  se  désista,  à  la  condition  que  l'élu  lui  présente- 
rait dans  le  délai  de  six  mois  ses  bulles,  et  que  la  nomi- 
nation de  son  successeur  serait  soumise  au  placet  de  S. 
A.  (1)  La  lettre  du  Pape  sur  l'évêque  était  des  plus  louan- 
geuses. C'était  un  homme  prudent,  instruit  etdes  plusdistin- 
gués  par  ses  vertus,  virtutum  donis,  prout  etiam  jamiliari 
experientiâ  novimus,  insignitum...  et  qu'il  connaissait  à 
fond,  puisqu'il  avait  été  assez  longtemps  son  commensal. 
Le  Parlement  de  Savoie  avait  déjà  déclaré  la  saisie  des 
revenus  de  l'Evêché,  mais  sur  la  présentation  des  Bulles 
du  Pape,  l'arrêt  fut  retiré  et  François  de  Bachod  entra  en 
pleine  jouissance  de  ses  droits. 

François  de  Bachod  ne  trompa  point  l'attente  du  Pape 
Paul  III,  qui  lui  confia  les  missions  les  plus  délicates. 

Jusqu'alors  nul  légat  n'avait  été  accrédité  d'une  ma- 
nière officielle  à  la  Cour  de  Turin.  Il  y  avait  eu,  à  diverses 
époques,  des  envoyés  du  Saint-Siège,  chargés  de  missions 
spéciales.  Ainsi  Clément  VI  avait  envoyé  à  Amédée  VI,  dit 
le  Comte  Vert,  l'évêque  de  Verceil,  Emmanuel  Faschi, 
Comte  de  Lavagno,  en  qualité  de  Nonce. 

Sixte  IV,  en  1477,  avait  délégué  à  Turin  Jean-André 
Brocaccio  ;  mais  le  premier  Nonce  qui  y  fixa  sa  résidence 
fut  François  de  Bachod,  que  Paul  IV  nomma  Légat  à  latere 
auprès  d'Emmanuel  Philibert  (2).  Il  eut  à  remplir  la  même 

(1)  Archives  royales  de  Turin,  13  août  1356. 

(2)  Pedemontium  sacrum,  t.  II,  p.  696. 


—  95  — 

mission  sous  Pie  IV,  successeur  de  Paul  IV,  qui  le  con- 
firma dans  sa  charge  de  Dataire,  et  l'envoya  comme  Légat 
au  duc  de  Savoie. 

Bosio  rapporte  qu'au  moment  où  les  Vaudois  essayèrent 
de  prêcher  les  erreurs  de  Valdo  dans  Turin,  les  habitants 
s'étant  soulevés,  les  chassèrent  de  leur  territoire  et  firent 
part  de  cet  événement  à  l'Evêque  de  Bachod,  qui  en  référa 
au  pape.  Pie  IV  chargea  le  Légat  de  féliciter,  en  son  nom, 
la  population  turinaise  qui  s'était  montrée  en  cette  cir- 
constance fidèle  à  l'Eglise  (1). 

François  de  Bachod  eut  une  autre  mission  bien  hono- 
rable à  remplir.  Il  fut  envoyé  au  Concile  de  Trente,  en 
1563,  et  il  y  prit  la  défense  de  Pierre- Jérôme  Neyri,  au- 
gustin,  Piémontais,  dont  les  ouvrages  avaient  été  déférés 
au  saint  office.  Il  y  arriva  le  17  janvier,  d'après  le  Journal 
du  Concile  (2).  Il  figure  dans  la  session  du  15  juillet  et  il 
reparaît  le  8  octobre  pour  discuter  le  décret  de  Réforma- 
tion, ainsi  que  le  11  novembre,  et  à  celle  du  3  décembre, 
il  appose  sa  signature  aux  décrets  (3). 

Ason  retour  de  Trente, Bachod  mit  de  suite  en  vigueur  dans 
son  diocèse  les  prescriptions  du  Concile,  en  y  faisant  publier 
des  constitutions  synodales. 

François  de  Bachod  eut  successivement  pour  le  secon- 
der dans  l'administration  de  son  diocèse  trois  suffragants, 
qui  furent  des  hommes  de  mérite. 

Le  premier,  Guillaume  Turbey,  religieux  Carme,  devint 
plus  tard  Evêque  de  Belley.  Le  second,  Jean  de  Peron, 
Evêque  d'Hébron,  fut  appelé  comme  suffragant  auprès  de 
Jérôme  de  Valpergue,  Archevêque  de  Moutiers.  Il  fut  rem- 
placé par  Galois  Regard,  Evêque  de  Bagnores,  en  Sicile. 

(1)  Bosio,  tome  II,  page  261. 

(2)  Vie  de  Neyri,  par  Hyacinthe  de  la  Tour. 

(3)  Serv.  Diar.  Concil.,  p.  191. 


—  96  — 


Quoique  François  de  Bachod  n'ait  pas  résidé  dans  son  dio- 
cèse, il  n'est  pas  moins  constant  qu'il  vint  à  Annecy 
en  1567,  époque  où  il  fut  envoyé  comme  Nonce  en  Savoie 
( F".  Episcopus  Gebennemis  Nuntius  Apostolicus  in  Su- 
baudiaj.  Ce  fut  l'époque  où  le  Pape  S*  Pie  V  le  chargea 
d'un  Bref  pour  le  Duc  de  Savoie,  en  le  dispensant  de  pré- 
lever sur  les  revenus  de  son  évéché  le  tribut  demandé 
pour  la  guerre  contre  les  infidèles  (1). 

D'ailleurs,  nous  avons  une  preuve  authentique  de  son 
passage  en  Savoie.  C'est  une  lettre,  datée  du  5  septembre 
1567  d'Annecy  même  et  adressée  au  Duc.  Elle  a  trait  à 
un  accord  à  conclure  avec  les  Bernois,  relativement  à  la 
liberté  de  conscience,  t  Mon  avis,  dit-il,  est  que  les  Ber- 
nois demandent  cette  clause  non  pas  par  zèle  de  religion, 
mais  pour complaireàquelques-uns  desprincipaux  seigneurs 
devenus  leurs  vassaux  .  Intendo  ch'  i  Bernesi  doman- 
darano  quel  capitulo  non  già  per  zelo  de  reliqione,  ma  per 
Compiacere  ad  alcuni  principali  di  quei  al  hora  lor  vassali, 
per  comper  vassali  amovendi.  (2) 

Le  président  Antoine  Favre  a  fait  de  François  de  Ba- 
chod le  plus  bel  éloge.  Il  l'appelle  un  grand  homme  (vir 
magnus),  joignant  à  une  grande  habileté  dans  les  négocia- 
tions, une  intégrité  et  une  probité  à  toute  épreuve  (ob 
singularum  tractandarum  rerum  peritiam  cum  insigni  pro- 
bitate  conjundamj  (3).  Ne  soyons  pas  étonnés  qu'avec  ces 
rares  qualités,  il  ait  joui  de  la  confiance  des  papes  et  des 
ducs,  qui  le  reçurent  toujours  avec  une  distinction  bien 
marquée. 

Ce  fut  sous  l'épiscopat  de  François  de  Bachod  qu'eut 
lieu  une  tentative  de  la  part  d'Alardet,  Evêque  élu  de 

(1)  Archives  du  Vatican,  Arm.  11. 

(2)  Archives  royales.  N.  B.  —  Voyez  Pièces  justificatives. 

(3)  Code  Fabrien,  1.  1,  t.  1,  page  43. 


s 


—  07  — 

Mondovi  pour  renouer  les  liens  brisés  entre  la  maison  de 
Savoie  et  Genève,  et  sans  doute  aussi  pour  examiner 
de  près  s'il  n'y  avait  pas  possibilité  de  ranimer  l'étincelle 
du  catholicisme  dans  cette  ville,  soumise  au  schisme. 
La  démarche  eut  lieu  en  1559,  au  mois  de  décembre. 
Alardet  avait  été  élevé  à  Genève,  comme  il  conste  par  une 
lettre  adressée  aux  Illustrissimes  Seigneurs,  et  dans  la- 
quelle il  demande  un  sauf-conduit  pour  lui  et  pour  quatre 
serviteurs,  afin  de  pouvoir  venir  à  Genève  se  faire  soigner 
par  des  praticiens  habiles.  «  La  raison,  dit-il,  qui  me  meut 
à  choisir  ce  lieu  plus  tôt  que  nul  aultre,  est  pour  autant 
que  j'ay  esté  nourry  et  ay  passé  les  premières  années  de 
mon  enfance  dans  la  susdicte  vostre  cité.  Et  d'avantage, 
céans  (si  a  cause  de  ma  maladie  quelque  accident  m'y 
survenoit)  pourray  estre  très  bien  secouru.  (1)  • 

Alardet,  en  écrivant  sa  lettre,  n'avait  point  dissimulé  ses 
titres.  Il  l'avait  signée  «  L'esleu  de  Mondovi.  »  Cette  mis- 
sive lue  en  Conseil,  le  11  décembre,  y  provoqua  d'abord 
l'étonnement,  car  l'évêque  avait  déclaré  se  présenter  non 
comme  ennemi  de  la  cité  :  «  Messieurs,  est-il  dit  dans  le  re- 
gistre, furent  fort  esbahis  de  ce  langage.  »  Après  délibé- 
ration, il  fut  arrêté  qu'un  permis  de  séjour  dans  Genève  lui 
serait  accordé  pour  quinze  jours,  à  la  condition  qu'il  ne 
serait  rien  fait  de  contraire  aux  Edits  et  aux  Ordonnances 
de  la  Réformation  (2).  Ce  qui  équivalait  à  une  défense  d'y 
faire  le  moindre  acte  de  catholicisme. 

Arrivé  le  18  à  Genève,  Alardet  voulut  peut-être  se  ren- 
dre compte  de  la  doctrine  qui  se  prêchait  dans  les  temples 
où,  dit-il,  dans  son  rapport  au  duc,  «  il  n'entendit  rien  que 
vaille.  »  Lorsqu'il  se  présenta  à  Saint-Pierre,  on  lui  offrit 
un  siège  d'honneur. 


(1)  Lettre  d'Alardet,  Archives  de  Genève.  P.  H.  n°  1661. 

(2)  Registre  du  Conseil,  11  décembre  1559. 


7 


—  98  — 

Se  trouvant  honorés  de  sa  présence,  les  syndics  lui  en- 
voyèrent à  son  hôtel  un  cadeau  de  vin  d'honneur  (1), 
comme  cela  se  pratiquait  pour  les  étrangers  de  distinction, 
en  passage  à  Genève.  Jusqu'au  25  décembre,  Alardet  ne 
s'était  pas  encore  prononcé  sur  le  but  de  son  arrivée  à 
Genève.  Il  avait  fait  diverses  visites  officielles,  tout  en 
remarquant  que  l'on  épiait  ses  démarches  et  que  ses  gens 
étaient  surveillés  de  près.  Enfin,  six  jours  s'étaient  déjà 
écoulés,  lorsqu'il  demanda  un  entretien  particulier  avec 
les  syndics.  On  lui  députa  les  seigneurs  Bernard  et  Corne, 
auxquels  on  le  pria  de  dire  toute  sa  pensée  (2).  Après 
les  avoir  remerciés  avec  courtoisie  de  la  permission  qui 
lui  avait  été  octroyée,  il  commença  à  faire  l'éloge  du  duc, 
et  à  vanter  sa  bravoure  et  sa  bienveillance,  même  pour  les 
Genevois;  enfin  il  les  engagea  à  lui  envoyer  un  ambassadeur 
qui  serait  certainement  très-bien  accueilli  par  Son  Altesse. 
Ensuite  il  en  vint  à  la  religion  catholique,  qui  avait  été 
autrefois  en  honneur  dans  cette  ville  et  la  source  de  sa 
prospérité,  et  il  ajouta  que  son  prince  ne  l'abandonnerait 
jamais.  Il  finit  par  dire  que  le  duc  de  Savoie,  ayant  l'épée 
en  main,  ne  serait  pas  embarrassé,  s'il  voulait  poursuivre 
le  rétablissement  de  ses  droits  (3),  mais  qu'il  tenait  à 
vivre  avec  les  Genevois  en  bon  voisin. 

La  séance  se  leva  alors  sans  aucune  conclusion.  Les 
magistrats  prirent  acte  de  ses  déclarations  et  en  référè- 
rent à  Berne. 

Alardet  comprit  alors  qu'il  n'avait  rien  à  attendre  de  la 
part  des  Genevois,  dont  la  cause  était,  comme  par  le  passé, 
unie  à  celle  de  Berne. 

Nous  ne  pouvons  pas  affirmer  que  l'évêque  du  diocèse 

(1)  Registre  du  Conseil,  18  décembre  1559. 

(2)  lbid.,  18  décembre. 

(3)  lbid. 


—  90  — 

ait  été  initié  à  cette  tentative,  qui  n'eut  d'ailleurs  aucun 
résultat,  mais  il  est  à  présumer  qu'il  avait  été  prévenu  de 
la  démarche  d'Alardet.  Celui-ci  fut  brusquement  rappelé 
à  la  suite  de  la  mort  de  l'évêque  de  Maurienne.  Il  adressa 
au  duc  un  rapport,  dans  lequel  il  se  loue  de  la  politesse 
des  magistrats,  tout  en  faisant  remarquer  qu'il  avait  trouvé 
autour  de  lui  de  la  défiance,  comme  si  les  personnes 
qu'il  abordait  avaient  crainte  de  se  compromettre,  en  lui 
adressant  la  parole.  «  J'étais  surveillé,  dit-il,  par  l'hôtelier 
et  les  garçons  notaient  ceux  qui  venaient  me  visiter  (1).  » 
Il  n'était  pas,  jusqu'à  ses  connaissances  familières,  qui  ne 
s'écartassent  de  lui,  lorsqu'il  les  rencontrait,  «  comme 
fuyant  un  pestiféré  ou  un  excommunié,  dans  la  crainte 
d'être  compromis.  >  Il  avoue  que  le  moment  le  plus  délicat 
pour  lui  fut  celui  où  il  parla  de  la  religion  et  du  prince 
devant  Calvin  et  deux  gentilhommes  français  «  ingénieux 
et  malins,  »  qui  firent  mine  de  le  retenir  captif,  en  le  trai- 
tant de  t  séducteur,  »  et  lui  dirent  qu'ayant  «  choisi  l'Eternel 
pour  leur  seul  souverain,  ils  ne  pouvaient  reconnaître  ici- 
bas  d'autre  prince,  »  et  que  d'ailleurs  ils  avaient  alliance 
avec  ceux  de  Berne  (2). 

François  de  Bachod  mourut  à  Turin,  le  1er  juin  1685,  et  il 
fut  enterré  dans  la  cathédrale  de  Saint-Jean,  où  l'on  voit 
encore  un  monument  en  marbre  noir,  érigé  à  sa  mémoire 
par  ses  neveux  Louis  et  Etienne.  Ses  armes  furent  brisées 

(1)  Nous  trouvons  dans  les  Extraits  des  registres  du  Consistoire  la  preuve 
de  cette  assertion.  Le  25  janvier  1560,  c'est-à-dire  quelques  jours  après  le 
départ  d'Alardet,  M"°  Anna  de  Putex  est  citée.  On  lui  demande  «  pour- 
quoi elle  est  allée  trouver  l'évêque  de  Mondovi  qui  estoit  dernièrement  en 
ceste  eilé,  et  ce  qu'elle  avoit  à  luy  dire.  »  Elle  répond  qu'elle  est  allée  le  visi- 
ter, parce  qu'elle  l'a  cogneu  aultrefois  et  qu'elle  s'est  faiste  cognoistre  à  lui. 
Elle  est  interrogée  sur  ce  qu'elle  lui  a  dit.  «  Rien  aultre,  |excepté:  que  Dieu 
vous  conduise!»  «Mais,  ajoute  le,  président,  vous  avez  dit  devant  témoins 
qur  vous  étiez  aussi  heureuse  d'avoir  vu  le  dit  évèque  que  le  bon  Siméon  le 
fut  de  voir  Notre  Seigneur.  »  Pour  cette  parole,  elle  fut  remise  à  M.  Colladon, 
qui  reçut  l'ordre  de  lui  défendre  la  Gène.  (Reg.  du  Consistoire  23  janv.  1560) 

(2)  Archives  de  Turin.  Rapport  d'Alardet. 


—  100  — 


à  l'époque  où  la  révolution  éclata,  mais  on  lit  encore  sur 
le  pilastre  qui  sépare  la  tribune  royale  de  la  chapelle  de 
Saint-Luc,  l'inscription  suivante,  qui  résume  toute  sa  vie 
et  ses  longs  travaux  : 

d.  o.  M. 

FEANCISCO  BACODIO  LUD.  F.  SABAUDO 
GENEVJ5  EPISCOP. 
PER  OMNES  FERE  HONORUM  GRADUS  ROM.  IN  CUR. 
AD  DIPLOMATICOS  OFFICINE,  PRŒFECTURAM, 
DATARII  T1TUL.  EVECTO, 
QUI  PONTIFICES  VII.  INDEFESSO  LABORE. 
A  CLEMENTE  VII.  AD  PIUM  V.  INSERVIVIT 
TANDEM  QUE  PONTIF.  DUORTJM 
AD  SERENISS.  EM.  PHIL.  SAB.  DUC.  NUNCIUS 
CUNCTIS  ORDINIBUS  ACCEPTISSIMUS 
PARENTIS  LOCO  HABITUS  INGENTE  RELICTO  SUI  DESIDERIO 
OBIIT  ANN.  ^TATIS  LXVII  A  SAL.  CONDITA 
MDLXVIII  CAL.  JUN. 

A  cette  date  de  1568,  Calvin  avait  disparu  depuis  qua- 
tre ans  de  la  scène  du  monde. 

Le  27  mai  1564,  à  huit  heures  du  soir,  le  Conseil  avait 
reçu  ce  message  :  «  ce  jourd'hui,  Spectable  Jehan  Calvin 
est  décédé.  • 

Théodore  de  Bèze  avait  pris  sa  place.  Comme  il  est 
après  Calvin  un  des  hommes  les  plus  marquants  du  pro- 
testantisme à  Genève,  nous  lui  consacrerons  une  page  spé- 
ciale. Il  fut  plus  d'une  fois  en  lutte  avec  nos  évêques; 
à  Poissy  d'abord  avec  Ange  Guistiniani,  et  à  Genève  avec 
saint  François  de  Sales. 


CHAPITRE  VI 


Le  successeur  de  Calvin  à  Genève 


Théodore  de  Bèze.  —  Son  origine.  —  Son  portrait.  —  Ses  jeunes 
années.  —  Ses  poésies.  —  Son  arrivée  à  Genève.  —  Sa  carrière. 

—  Professeur  à  Lausanne.  —  Il  revient  à  Genève.  —  Ses  écrits. 

—  Son  action  eu  France  durant  les  guerres  de  religion.  —  Emis- 
saires partis  de  Genève.  —  Il  remplace  Calvin.  —  Sa  politique. 

—  Sa  haine  de  la  messe.  —  La  Ligue. 


Le  protestantisme  fut  implanté  à  Genève  par  Calvin, 
dit  le  Picard,  à  cause  de  son  origine.  Son  successeur  eut 
aussi  la  France  pour  patrie.  C'est  elle  qui  nous  a  envoyé 
ces  apôtres  de  l'erreur.  Théodore  de  Bèze  naquit  à  Ve- 
zelay  (Yonne),  le  24  juin  1519.  Son  père,  Pierre  de  Bèze, 
remplissait  la  charge  de  bailli.  Un  de  ses  oncles,  con- 
seiller au  parlement  de  Paris,  se  chargea  de  son  éduca- 
tion. Il  le  confia  à  Melchior  Wolmar,  professeur  à  Orléans, 
qui  initia  son  élève  à  la  connaissance  des  belles-lettres, 
et  lui  inspira  le  goût  de  la  poésie,  en  lui  mettant  entre  les 
mains  Catulle  et  Ovide. 

Voici  le  portrait  de  Théodore  de  Bèze  tracé  par  le  père 
Maimbourg.  historien  ecclésiastique  :  «  Il  était  bien  fait, 
de  belle  taille,  ayant  l'air  fin  et  toutes  les  manières  d'un 


—  102  — 

homme  du  monde,  ce  qui  le  faisait  estimer  des  grands,  et 
surtout  des  dames,  auxquelles  il  prenait  grand  soin  de  ne 
pas  déplaire.  Pour  l'esprit,  on  ne  peut  nier  qu'il  ne  l'eut 
vif,  aisé,  subtil,  ayant  pris  soin  de  le  cultiver  par  l'étude 
des  belles-lettres,  et  particulièrement  de  la  poésie  (1).  » 

A  ces  avantages,  il  joignait  un  revenu  considérable  de 
fortune,  qui  lui  permettait  de  vivre  dans  le  luxe  et  les 
fêtes.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  l'entraîner  dans 
une  vie  peu  réglée.  «  Avide  de  plaisirs,  fêté  et  encensé, 
dit  Haag,  accueilli  partout,  Bèze  menait  joyeuse  vie,  et 
faisait  de  grandes  dépenses  (2).  » 

Une  telle  vie  ne  pouvait  que  le  conduire  à  des  folies  roma- 
nesques. Ecoutons  encore  Haag  :  «  D'un  autre  côté,  s'étant 
épris  d'un  violent  amour  pour  une  jeune  fille  d'une  condi- 
tion inférieure  à  la  sienne,  il  n'imagina  rien  de  mieux 
qu'un  mariage  de  conscience;  mais,  pour  le  conclure,  il 
vint  se  réfugier  à  Genève,  en  1548,  après  s'être  relevé 
d'une  maladie  qui  l'avait  conduit  à  la  porte  du  tom- 
beau (3).  » 

Quels  furent  les  véritables  motifs  de  sa  fuite?  Les  uns 
disent  qu'il  quitta  la  France  pour  échapper  à  une  arres- 
tation décrétée  contre  lui  par  le  Parlement,  à  cause  d'une 
publication  de  poésies  licencieuses  (4). 

D'autres  prétendent  qu'obéissant  à  la  voix  de  sa  cons- 
cience, Bèze  voulut  régulariser  une  position  fort  com- 

(1)  Histoire  du  Calvinisme.  P.  Maimbourg. 

(2)  Dictionnaire  de  la  France  -protestante \  lettre  B.,  p.  260. 

(3)  Les  registres  du  Conseil  fixent  son  arrivée  à  Genève  au  3  niai  1549. 
(4;  Il  faut  savoir  que  Bèze,  en  1548,  fit  paraître  à  Paris  les  vers  que  lui 

avait  inspirés  sa  muse  juvénile,  vers  que  déplora  l'auteur  lui-même,  arrivé  à 
un  âge  plus  avancé.  Utinam, dit-il  alors,  perpétua  oblivione  sepeliantur  ! 
(Lettre  à  Wolniar.)  Ces  regrets  tardifs  n'ont  pas  empêché  M.  Sabatier,  de 
Castres,  de  stigmatiser  le  livre  de  Bèze,  en  ces  termes  :  «  Les  vers  de  Bèze, 
quoi  qu'en  disent  les  Casauban,  les  Sealiger  et  les  autres  critiques  de  cette 
force,  ne  sont  guères  recommandabl'>s  que  par  le  libertinage  qu'ils  respi- 
rent :  ils  sont  imprimés  sous  le  titre  de  Juvenilia,  et  ils  n'en  méritent  pas 
d'autres.  »  Trois  siècles  de  la  littérature,  t.  1,  p.  134. 


—  103  — 

promise.  Quelques-uns  enfin,  parmi  ses  admirateurs,  pré- 
tendent que  sa  pensée  fut  de  suivre  le  nouvel  Evangile. 
Bolsec  se  prononce  catégoriquement  à  cet  égard,  et  il 
n'attribue  son  départ  qu'à  un  arrêt  du  Parlement  (1). 

Quoi  qu'il  en  soit,  «  Bèze,  dit  Sénebier,  en  arrivant  à 
Genève,  embrassa  la  Réformation,  et  épousa  publiquement 
la  femme  qu'il  avoit  épousée  depuis  longtemps  dans  son 
cœur!  »  Ce  fait  nous  rappelle  le  mot  d'Erasme  sur  ces 
conversions  :  «  Comme  tous  les  drames,  elles  finissent  par 
un  mariage.  » 

Obligé  de  se  créer  une  position,  Théodore  de  Bèze  s'as- 
socia avec  Jean  Crispin,  venu  avec  lui  à  Genève,  pour 
monter  un  établissement  de  librairie.  11  ne  voulut  pas 
cependant  se  mettre  a  l'œuvre,  sans  avoir  rendu  visite  à 
son  ancien  professeur  Wolmar,  qui  occupait  une  chaire  à 
Tubingen.  A  son  retour,  on  lui  offrit  à  Lausanne  la  place 
de  professeur  de  grec.  Il  l'accepta. 

Quoique  Théodore  de  Bèze  ne  se  fût  pas  voué  aux 
études  théologiques,  il  ne  se  crut  pas  moins  apte  à  donner 
dans  cette  ville  un  cours  d'exégèse.  Il  choisit  pour  ses 
leçons  YEpître  de  saint  Paul  aux  Romains  et  celles  de 
saint  Pierre.  La  première  passait  pour  une  des  plus  diffi- 
ciles à  comprendre.  Pour  l'expliquer,  il  s'appuya  sur  les 
interprétations  qui  en  avaient  été  données  par  Origène, 
en  les  présentant  avec  une  forme  nouvelle,  comme  s'il 
avait  eu  le  premier  la  perspicacité  d'en  découvrir  le  vrai 
sens. 

Maître  François  de  Saint-Paul,  ministre  à  Vevey,  pré- 
tendit l'avoir  devancé  dans  cette  découverte,  et  il  en 

(1)  «  Ce  ne  fut  point  remords  de  conscience,  ni  zèle  de  vivre  en  quelque 
plus  réformée  religion  qui  le  porta  à  quitter  la  France.  La  vérité  est  qu'il 
fut  averti  qu'arrêt  avait  été  donné  en  la  cour  du  Parlement  de  le  saisir  pour 
lui  faire  construire  son  ëpigramme.  »  Vie  de  Calvin. 


—  404  — 

résulta  un  conflit,  qui  se  termina  par  une  épigramme  latine, 
rappelant  le  passé  du  nouveau  docteur  (1). 

Théodore  de  Bèze  devint  un  négociateur  habile  en  faveur 
des  réformés  de  France. 

Les  derniers  partisans  de  Waldo  venaient  de  succomber 
sous  les  coups  du  baron  d'Oppède,  à  Mérindol.  Plusieurs, 
échappés  au  massacre,  étaient  venus  chercher  un  asile  en 
Suisse.  Tout  en  gardant  sa  chaire,  Théodore  de  Bèze  fut 
envoyé  avec  Farel  auprès  des  princes  allemands,  pour  sol- 
liciter leur  protection  en  faveur  des  fugitifs,  et  une  inter- 
vention auprès  d'Henri  II,  roi  de  France,  qui  venait  de 
prononcer  des  ordonnances  très-sévères  contre  les  pertur- 
bateurs de  son  royaume.  Dans  ce  but,  il  entreprit  trois 
fois  le  voyage  des  bords  du  Rhin,  afin  de  s'aboucher  avec 
Mélanchton,  à  Worms,  pour  la  rédaction  d'un  mémoire 
justificatif  sur  les  agissements  de  leur  parti  en  France. 
Le  dernier  voyage  de  Bèze  en  Allemagne  eut  lieu  en  1558. 

A  son  retour,  il  trouva  la  communauté  religieuse  de 
Lausanne  en  pleine  révolution,  par  suite  d'un  désaccord 
survenu  entre  Viret  et  le  Sénat  de  Berne,  au  sujet  de  la 
discipline  ecclésiastique.  S  étant  prononcé  pour  le  pasteur, 
qui  eut  le  dessous  dans  la  lutte,  sa  position  devint  si  cri- 
tique qu'il  demanda  sa  démission  de  professeur.  Elle  lui 
fut  accordée  en  novembre  1558  (2). 

Théodore  de  Bèze  vint  alors  à  Genève,  où  Calvin  exer- 
çait une  influence  sans  limite.  Aussitôt  le  jeune  lettré  fut 
présenté  aux  magistrats  comme  lecteur  de  grec;  Calvin 
ajouta  qu'il  espérait  s'en  servir  pour  le  ministère  (3). 

(1)  En  voiti  la  traduction  : 

«  Tu  étais  naguère  un  inventeur  de  désordonnée  lecture,  un  poète  lascif  et 
«  efféminé,  et  te  voilà  tout  à  coup  devenu  docteur  de  la  sainte  Parole.  D'où 
«  vient  un  pareil  changement?  C'est  à  Satan  et  non  à  Dieu  qu'il  faut  l'attri- 
«  buer  ;  oui,  à  Satan,  qui  cherche  des  esprits  cauteleux  et  inquiets  comme 
«  toi,  pour  pprdre  la  foi  dans  les  âmes.  C'est  l'ange  des  ténèbres,  contre- 
a  faisant  le  ministre  du  Christ,  qui  conduit  des  aveugles  à  leur  perte.  » 

(2)  Haller  Bullingero. 

(3)  Registre  du  Conseil,  4  novembre  1558. 


—  105  - 

Théodore  de  Bèze  fut  donc  nommé  professeur  le  19  no- 
vembre 1558,  et  l'année  suivante,  le  19  mai,  il  fut  reçu 
au  nombre  des  pasteurs  (1),  malgré  les  murmures  de  la 
plupart  des  ministres,  qui  l'appelaient  avec  un  certain 
mépris  *  le  prieur  frisé,  miste  poupon,  faisant  encore  le 
damoiseau  de  diverses  couleurs  (2).  » 

Pour  s'ancrer  de  plus  en  plus  dans  l'estime  de  Calvin, 
et  pour  conquérir  les  faveurs  des  magistrats  de  Genève, 
Théodore  de  Bèze  entreprit  leur  justification  dans  un 
traité  intitulé  :  Des  hérétiques  et  de  leur  punition  (3). 

Il  y  avait  en  Suisse,  et  à  Genève  même,  des  personnes 
qui  ne  partageaient  pas  l'avis  du  «  doux  Mélanchton  louant, 
Dieu  et  félicitant  Calvin  d'avoir  fait  condamner  à  la  peine 
du  feu  Servet  le  blasphémateur.  •  Elles  murmuraient  contre 
cette  condamnation,  et  soutenaient  que  les  hérétiques  ne 
devaient  pas  être  punis  par  le  glaive.  Fauste  Socin  et 
Sébastien  Castalion  venaient  de  publier  un  traité  sur  cette 
grave  question,  en  empruntant  toutefois  le  pseudonyme 
de  Martin  Bellius.  Pour  eux,  le  bûcher  de  Servet  n'avait 
rien  d'évangélique.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
remuer  la  bile  de  Maître  Calvin,  qui  la  distilla  par  la 
plume  de  Théodore  de  Bèze.  Nous  pouvons  juger  du  livre 
par  quelques  passages  : 

«  Secoue  donc  ton  masque,  hypocrite  Pourquoi  ne 
.«  sors-tu  pas  de  ton  antre?  Pourquoi  caches-tu  ton  nom? 
«  Tu  te  trompes,  si  tu  crois  pouvoir  le  dissimuler.  Ta 
«  froide  bassesse  le  trahit,  non  moins  que  ton  inepte  ambi- 
«  tion,  ton  ignorance  profonde  et  ton  excessive  vanité. 
«  Bien  que  tous  ces  défauts  soient  communs  à  beaucoup, 
«  ils  excellent  tellement  chacun  en  toi,  que,  quel  que  soit 

(1)  Registre  du  Conseil. 

(2)  Florimond  de  Remore. 

(3)  De  hœrcticis  à  civili  magistratu  puniendis.  —  Genève,  1554. 


—  106  — 


«  ton  nom,  Bellius  ou  Théophile,  tes  longues  oreilles  tra- 
«  hissent  un  âne  de  Cumes.  (1)  » 

Voilà  les  gentillesses  du  style  de  Théodore  de  Bèze. 

Il  est  plus#mordant  encore  lorsqu'il  critique  la  traduc- 
tion du  Nouveau-Testament,  par  Sébastien  Castalion.  C'est 
à  peine  s'il  lui  accorde  de  bien  saisir  le  sens  des  mots 
grecs  ;  mais  son  français,  il  l'extermine  : 

«  Cette  langue,  tu  ne  l'as  apprise  ni  de  ta  nourrice 
t  pour  la  parler,  ni  par  l'usage  et  les  livres  pour  l'é- 
«  crire.  » 

Il  continue  : 

«  J'avoue  avoir  souvent  admiré  jusqu'où  t'a  conduit  ta 
«  démence  d'oser  interpréter  la  Bible  en  français.  Lors- 
«  qu'on  t'a  entendu  vanter  les  beautés  de  la  langue  latine, 
•  pourrait-on  ne  pas  être  indigné  de  ce  que  tu  balbuties 
«  une  langue,  que  les  Pictons  (dont  l'idiome  est  le  plus 
t  rustique  de  la  France)  ne  supporteraient  pas,  tant  elle 
t  barbare  sous  ta  plume  (2)?  • 

Castalion,  cependant,  était  Français  ;  il  avait  été  pro- 
fesseur de  grec  au  collège  de  Genève;  mais  il  avait  eu  le 
malheur  de  déplaire  à  Calvin,  et  de  blâmer  le  supplice  de 
Servet.  Dès  lors,  il  ne  fut  plus  qu'un  «  polisson  bon  à 
châtier. 

Westphal,  pasteur  de  Hambourg,  ne  fut  pas  plus  épar-r 
gné.  Il  eut  la  témérité  d'attaquer,  dans  un  pamphlet  latin, 
les  enseignements  de  Calvin  au  sujet  de  la  Cène.  C'était 
blesser  le  réformateur  à  la  prunelle  de  l'œil.  Aussi,  non 
content  de  répondre  lui-même,  Calvin  se  décharge  sur 
Théodore  de  Bèze  de  sa  propre  justification.  Celui-ci 
compose  aussitôt  un  traité,  intitulé  :  De  Cœnà  Dominé 

(1)  Ad  sycophantarum  quorumdam  calumnias,  —  Gencvo,  loo7. 

(2)  Ibid, 


—  107  — 

plena  et perspicua  tractatio  (1),  et  émaillé  de  traits  pareils  à 
ceux  dirigés  contre  Castalion.  C'est  aux  sycophantes  qu'il 
s'adresse,  c'est-à-dire  «  aux  fourbes,  menteurs  et  impos- 
teurs qui  osent  contredire  celui  qui  est  à  ses  yeux  un  pro- 
phète      •  Ad  sycophantarum  quorumdam  calumnias. 

Examinant  les  ouvrages  de  Théodore  de  Bèze,  Haag  a 
dû  faire  cet  aveu  : 

«  On  doit  reconnaître  que  Bèze  se  laissa  emporter  trop 
«  souvent  par  sa  verve  mordante  et  satirique  au-delà  de 
«  toutes  les  bornes  de  la  modération,  et  que  trop  souvent 
«  il  se  plut  à  accabler  ses  adversaires  de  bouffonneries 
«  quelquefois  grossières  (2).  » 

Une  de  ces  bouffonneries  porte  ce  titre  :  Le  Pape 
malade  et  tirant  à  sa  fin.  Il  faut  que  le  langage  en  soit 
bien  libre,  puisque  Haag  déplore  «  que  cette  pièce  soit 
«  mêlée  d'un  comique  qui  rappelle  les  obscénités  de 
«  Rabelais.  »  Il  affirme  que  «  lorsque  l'âge  eut  calmé  son 
«  effervescence  juvénile,  il  sentit  qu'il  était  allé  trop 
*  loin  (3)  ».  Cependant,  Théodore  de  Bèze  n'était  plus  un 
jeune  homme,  lorsqu'il  écrivit  ces  ouvrages.  Il  touchait  à 
la  quarantaine,  car  ses  livres  les  plus  violents  furent 
publiés  en  1559,  sous  le  patronage  et  avec  l'approbation 
de  Calvin.  —  Tout  ce  que  le  Conseil  lui  reprocha,  ce  fut 
de  ne  pas  avoir  préalablement  demandé  l'autorisation 
exigée  par  les  édits  sur  l'imprimerie. 

Revenons  un  instant  sur  son  fameux  traité  De  hœreticis 
puniendis.  Il  s'agissait  de  justifier  les  magistrats  de 
Genève,  et  spécialement  Calvin,  qui  avait  demandé  le 
jugement  de  Servet,  et  s'était  avoué  l'auteur  de  la  pour- 
suite dirigée  contre  lui. 

(1)  De  Cœnà  Domini.  —  Genève,  looî). 

(2)  La  France  prolestante.  Lettre  B,  p.  271. 

(3)  Ibid.,  p.  277. 


—  108  — 

«  Non,  je  ne  dissimule  point,  avait  dit  le  réformateur, 
t  que  c'est  par  mes  soins  et  mes  conseils  que  Servet  a 
*  été  jeté  en  prison.  J'avoue  même  que  c'est  moi  qui  ai 
«  poursuivi  sa  cause  (1).  » 

L'aveu  était  formel.  Que  fit  Théodore  de  Bèze  dans  son 
traité?  Il  se  posa  ces  trois  questions  : 

1°  Doit-on  punir  les  hérétiques? 

2°  Est-ce  que  cette  punition  doit  être  prononcée  par  le 
pouvoir  civil? 

3°  Est-ce  que  la  peine  capitale  peut  leur  être  appli- 
quée? 

Ces  trois  questions,  Bèze  les  résout  de  la  manière  la 
plus  affirmative,  en  s'appuyant  sur  les  témoignages  de 
l'apôtre  saint  Paul,  et  en  montrant  le  mal  que  procurent 
à  la  société  ceux  qui  s'élèvent  contre  le  Magistère  de 
l'Eglise.  Il  appelle  «  cruels,  »  non  pas  ceux  qui  punissent  les 
hérétiques,  mais  ceux  qui  les  soutiennent.  D'où  il  conclut 
que  si  les  magistrats  sont  armés  du  glaive,  c'est  principa- 
lement pour  réprimer  toutes  les  hérésies,  qui  sont  le  fléau 
de  la  société,  et  qu'ainsi,  en  faisant  mourir  Servet,  ceux 
de  Genève  n'ont  fait  que  leur  devoir,  et  qu'on  a  tort  de 
blâmer  maître  Calvin  (2). 

L'Inquisition ,  pour  appuyer  ses  arrêts,  n'avait  pas 
d'autres  arguments  que  ceux  invoqués  par  Théodore  de 
Bèze.  Cependant,  que  de  cris  de  fureur  contre  ses  con- 
damnations ! 

Tant  de  zèle  de  la  part  de  Théodore  de  Bèze,  pour  sou- 
tenir la  doctrine  de  Calvin,  lui  valut  une  récompense.  Le 
17  avril  1559,  il  reçut  la  bourgeoisie  «  en  regard  de  son 
savoir,  »  et  le  5  juin  de  la  même  année,  il  fut  élu  recteur 
du  Collège.  Quinze  jours  après,  il  obtint  l'autorisation  de 
publier  les  Ordonnances  du  Collège  (3). 

(1)  Calvini  epistol. 

(2)  De  hœritticis  punienrtis . 

(3)  Registre  du  Conseil,  25  juin  1559. 


—  109  — 

Nous  avons  envisagé  jusqu'ici  Théodore  de  Bèze  comme 
écrivain.  Voyons  son  action  comme  ministre. 

Nul  doute  que  Théodore  de  Bèze  n'ait  été  un  des  plus 
ardents  soutiens  de  la  Réforme  à  Genève  ;  mais  c'est  en 
France  surtout  que  se  produisit  son  action  durant  la  vie 
de  Calvin. 

Ce  pays  avait  été,  sous  le  règne  de  Henri  II,  le  théâtre 
de  grandes  agitations  religieuses.  Vainement,  le  roi  avait 
porté  un  édit ,  daté  de  Châteaubriant ,  contre  les  sec- 
taires ;  ils  continuaient  leurs  assemblées  et  leurs  menées 
secrètes.  L'année  même  de  la  mort  du  roi,  ils  ne  crai- 
gnirent pas  de  se  réunir  en  plein  jour  au  Pré-aux-Clercs, 
et  de  traverser  Paris,  en  chantant  les  psaumes  de  Marot. 
Plusieurs  membres  du  Parlement  s'étaient  déclarés  pour 
eux,  et  pendant  qu'on  instruisait  leur  procès,  les  pro- 
testants de  l'Ile  de  France,  de  la  Normandie,  de  l'Or- 
léanais, de  l'Aunis  et  du  Poitou,  envoyaient  leurs  députés 
au  faubourg  Saint-Germain,  pour  y  discuter  les  articles 
d'une  constitution,  formant  un  Etat  dans  l'Etat.  L'esprit 
de  schisme  et  d'hérésie  avait  rencontré,  même  à  la  cour, 
de  hauts  protecteurs.  Les  princes  et  les  reines  trouvaient 
commode  de  s'affranchir  des  lois  de  mortification  et  de 
pénitence,  et  d'abriter  leur  inconduite  sous  le  manteau 
d'un  nouvel  Evangile. 

Nommer  Jeanne  d'Albret,  reine  de  Navarre,  c'est  dési- 
gner une  princesse  dépourvue  de  délicatesse,  qui  accepta 
la  dédicace  du  Bécaméron,  de  Boccace,  recueil  de  contes 
licencieux,  s'il  en  fut.  C'est  elle  qui,  après  avoir  abjuré  la 
religion  de  ses  pères,  prit  en  mains  les  intérêts  des  réformés 
et  employa  tout  son  crédit  pour  établir  le  calvinisme,  non- 
seulement  dans  le  Béarn,  mais  dans  toute  la  France. 

Il  semble  que  le  prince  de  Condé,  Louis  de  Bourbon, 
qui  s'était  si  noblement  conduit  à  la  bataille  de  Saint- 
Quentin,  aurait  dû  rester  fidèle  au  drapeau  de  saint  Louis, 


—  110  — 

tandis  qu'on  le  vit,  rival  des  Guise,  passer  dans  le  camp 
des  réformés,  se  mettre  à  leur  tête  et  les  conduire  au 
combat. 

Il  est  un  autre  personnage  qui,  après  avoir  aussi  joué 
un  beau  rôle  dans  plusieurs  campagnes,  adopta  les  prin- 
cipes des  novateurs.  C'est  l'amiral  Coligny.  Il  avait  été 
comblé  des  faveurs  de  Henri  II,  et  élevé  aux  plus  hautes 
charges  du  royaume.  Nul  doute  qu'il  n'y  eût  entre  ces 
trois  personnages  un  plan  bien  arrêté  de  protestantiser  la 
France.  Aussi  nous  les  voyons  en  correspondance  intime 
avec  l'Etat  de  Genève,  pour  obtenir,  tantôt  des  subsides, 
tantôt  des  hommes,  afin  d'aider  l'avancement  de  la  Réfor- 
mation. 

Ce  concours  de  Genève  au  mouvement  des  huguenots 
en  France  a  été  nié  par  les  écrivains  protestants,  et  sur- 
tout par  Calvin,  dans  sa  réponse  au  roi  Charles  IX,  qui 
s'était  plaint,  au  Conseil  de  Genève,  de  l'envoi  de  minis- 
tres, fauteurs  de  doctrines  perturbatrices  dans  ses  Etats; 
mais  il  est  évident,  par  les  pièces  elles-mêmes  qui  restent 
aux  archives,  que  des  émissaires  partaient  de  Genève, 
soit  pour  soudoyer  des  hommes  en  Allemagne,  soit  pour 
subvenir  aux  dépenses  des  armées  du  prince  ds  Condé, 
et  pour  exciter  en  France  le  zèle  des  réformés. 

La  lettre  de  Charles  IX  à  ce  sujet  est  significative. 
Après  avoir  exposé  l'état  de  trouble  qui  régnait  en  France, 
il  continue  : 

«  Et  après  s'estre  vérifié  que  sa  principale  naissance 
vient  de  la  malice  d'aucuns  (de  quelques)  prédicants  et 
dogmatisants,  la  pluspart  envoyés  de  vostre  ville,  lesquels 
abusant  du  nom,  titre  et  pureté  de  la  religion,  dont  ils  se 
disent  faire  profession,  ne  se  sont  pas  contentés  d'aller  de 
maison  en  maison  semer  diversité  d'opinions  et  de  doc- 
trines en  la  dite  religion,  et  d'imprimer  tacitement  et 
occultement  ès  esprits  de  la  pluspart  de  nos  subjects  une 


- 111  - 

pernicieuse  et  damnable  désobéissance,  mais  par  infinis 
libelles  diffamatoires  qu'ils  ont  composés  et  semés  partout, 
et  par  prèsches  qu'ils  ont  faicts  en  convocations  et  assem- 
blées de  grand  nombre  de  nostre  peuple,  ont  bien  osé  publi- 
quement animer  et  exciter  notre  dict  peuple  à  une  ouverte 
sédition,  comme  il  s'est  veu  en  plusieurs  endroits  et  pro- 
vinces, au  grand  et  éminent  péril  et  danger  de  tout  cest 
Estât. 

«  Nous  avons,  par  l'advis  de  notre  très-chère  et  très- 
aymée  dame  et  mère  la  reyne,  de  notre  très-cher  et  aymé 
oncle,  le  roi  de  Navarre  et  des  aultres  princes  de  nostre 
sang,  et  gens  de  nostre  conseil  privé,  conclu  et  résolu 
vous  escrire  la  présente  pour  vous  prier  que  vous  révo- 
quiez et  rappeliez  en  premier  lieu  tous  les  prédicants  et 
dogmatisants  qui  ont  esté  par  vous  ou  vostres  dits  minis- 
tres envoyés  en  ce  royaulme. 

«  Et  pour  le  second,  vous  donniez  si  bon  ordre,  pour 
garder  et  empêcher  qu'il  n'en  vienne  plus,  que  nous 
n'ayons  plus  aucune  occasion  de  vous  en  vouloir  à  l'ad- 
venir.  Aultrement  (dans  le  cas)  où  vous  continuerez  après 
la  réception  de  cette  lettre  à  remplir  nostre  royaume  de 
telles  sortes  de  gens,  nous  estimerons  que  ce  ne  sera  à 
aultre  intention  que,  par  leur  moyen,  troubler  le  repos  de 
nostre  dict  Estât  et,  par  une  pernicieuse  semence  de 
désunion  et  de  division  porter  nos  subjects  à  désobéir, 
contre  les  saincts  commandements  de  Dieu,  à  nous  qu'il 
a  constitué  leur  Prince  et  Roy,  et  à  prendre  les  armes  les 
ungs  à  rencontre  des  aultres  pour  essayer  de  ruyner  par 
nos  propres  forces  ce  que  vous  ne  pouvez  endommager 
aultrement.  Auquel  cas,  si  nous  nous  ressentons  à  rencon- 
tre de  vous  d'une  si  téméraire  entreprise,  et  si  périlleuse 
et  dommagéable  à  nous,  nos  royaulmes,  pays  et  subjects, 
nous  aurons  Dieu  et  le  monde  à  témoingt,  que  ce  sera 
avec  grande,  juste  et  raisonnable  occasion. 


—  112  - 

«  Et  sur  ce,  très-chers  et  bons  amis,  nous  prions  Dieu, 
en  attendant  la  response  que  vous  nous  ferez  à  la  pré- 
sente, qu'il  vous  ayt  en  sa  très-saincte  et  digne  garde. 

c  Escrit  d'Orléans,  le  25,  jour  de  janvier  1561  (1). 

t  Charles.  » 

Cette  lettre  n'était  rien  moins  qu'une  menace  de  guerre. 
En  la  recevant,  les  magistrats  furent  embarrassés.  Aus- 
sitôt le  Conseil  s'assembla  et  résolut  d'appeler  les  minis- 
tres, pour  leur  donner  communication  de  cette  pièce  acca- 
blante (2). 

Us  répondirent  qu'ils  étaient  fâchés  du  blâme  qui  leur 
était  infligé.  «  A  la  vérité,  dirent-ils,  quand  des  personnes 
se  sont  adressées  à  nous,  nous  les  avons  exhortées  à  faire 
leur  devoir  pour  avancer  la  cause  de  l'Evangile,  mais  pour 
les  troubles  survenus  en  France,  nous  n'en  sommes  nulle- 
ment responsables.  S'il  le  faut,  ajoutèrent-ils,  nous  sommes 
prêts  à  nous  justifier  auprès  du  roi  (3).  » 

Les  magistrats  comprirent  toute  la  délicatesse  de  la 
situation  ;  aussi,  pour  empêcher  que  la  lettre  du  roi  ne 
produisît,  au  dehors  du  Conseil,  un  fâcheux  effet,  défendi- 
rent-ils de  parler  du  contenu,  sous  peine  de  mort  (4).  Cette 
menace,  à  elle  seule,  n'indique-t-elle  pas  qu'on  se  sentait 
coupable?  Une  réponse  justificative  fut  préparée.  Elle 
portait  que  Genève  n'avait  ni  contribué  aux  troubles  de 
France,  ni  envoyé  de  ministres  nulle  part,  sinon  un  seul 
en  Angleterre,  et  que  personne,  d'ailleurs,  n'en  avait 
demandé.  En  voici  le  texte  : 

(1)  Archives  de  Genève.  —  P.  H.  n°  1714. 

(2)  Registre  du  Conseil,  28  janvier  1561. 

(3)  Ibid. 

(4)  «  Et,  de  plus,  a  été  enjoint  à  tous  les  seigneurs  de  céans  et  aux  dits 
ministres  de  tenir  secret,  soubz  peine  de  la  vie,  le  contenu  de  la  lettre.  » 
Registre  du  Conseil,  même  date. 


—  113  — 


«  Nous  protestons,  en  vérité,  devant  Dieu,  que  jamais 
«  nous  ne  nous  sommes  mêlés  d'envoyer  gens  à  votre 

•  royaume,  comme  Votre  Majesté  en  a  été  informée.  Qui 
«  plus  est,  nous  n'en  avons  jamais  été  requis,  et  ne  s'est- 

•  on  pas  adressé  à  nous,  tellement  qu'il  ne  se  trouvera 
«  que  jamais  nul  de  notre  sceau  et  congé  soit  allé  prê- 
«  cher,  sinon  un  que  nous  a  été  demandé  par  la  ville  de 
t  Londres  (1).  » 

Il  fallait  de  l'audace  pour  formuler  une  pareille  affir- 
mation, quand  chaque  jour  arrivaient  à  Genève  des 
demandes  pareilles  à  celles-ci  : 

«  Vous  sçavez  la  nécessité  qui  est  en  l'Eglise  de  Nîmes 
«  tant  de  ce  qu'elle  n'a  pas  été  pourvue  d'un  second 
«  ministre.  A  cause  de  quoy  vous  supplions  nous  resti- 
«  tuer  notre  ancien  ministre  Monsieur  Arnaud.  »  (1561.) 

Entendons  les  protestants  de  Grasse  :  «  Pour  ce  que  le 
t  Seigneur  nous  a  fait  la  grâce  de  connaître  les  supersti- 
t  tions  qui  régnent  aujourd'hui,  nous  avons  été  d'avis  de 

•  vous  escrire  pour  qu'il  vous  plaise  nous  envoyer  un 
«  ministre.  »  —  Ceux  de  Foix  se  tournent  aussi  vers 
Genève  :  «  C'est  le  grand  danger  que  ceste  Eglise,  à 
«  faulte  de  ministre,  demeurerait  sans  croître  et  sans 
t  fructifier,  nous  voudrions  humblement  vous  supplier 
t  que  vous  veuilliez  faire  ce  bien  de  faire  venir  par  deçà 

(1)  Il  était  cependant  notoire  que  de  toute  part  on  s'adressait  à  Genève 
pour  obtenir  des  ministres.  Pour  s'en  convaincre,  il  suffit  d'ouvrir  les  Ar- 
chives de  Genève.  Voici,  d'après  les  registres  du  Consistoire,  la  liste  des 
ministres  envoyés  en  France  par  la  Compagnie  des  Pasteurs  : 

lie  de  France  :  Paris,  Gaspard  de  Neuchàtel,  en  mars  1557;  Des  Galards, 
en  juin  1557;  Jean  Macart,  en  1558;  François  du  Morel  et  Augustin  Mortoset, 
en  1539.  Rouen  :  Jean  d'Espoir,  en  1557,  et  maitre  Jacques  Valier,  en  1559. 
A  Dieppe  :  Du  Reys,  en  1559.  A  Caen  :  Saulnier,  en  1558;  Jean  Samuel, 
en  1559  ;  Jacques  Bouvier  et  Du  Plessis,  en  Touraine,  en  1558.  En  Poitou, 
Jacques  Langloy,  Claude  Chevalier,  Rufli ,  en  15oO.  A  Lyon ,  Dar.doze, 
Langlois,  Guyot,  Bordât,  François  Decour,  Baslien  Louvre,  en  1561.  A  Mé- 
rindol,  Jean  Perrin,  1561. 

8 


—  114  — 


t  quelque  personnage,  lequel  vous  sauriez  être  propice 
«  pour  estre  notre  ministre  et  orateur.  » 

Toutes  ces  demandes  étaient  de  1561.  —  La  réponse 
des  ministres  n'était  donc  qu'un  leurre.  —  Aussi,  quand 
arriva  à  Genève,  le  17  mars,  une  seconde  lettre  du  val 
d'Angrones  pour  demander  des  secours,  défendit-on  aux 
membres  du  Conseil  d'en  souffler  mot,  «  à  cause  de  la 
conséquence  »  (1). 

Après  la  mort  de  Calvin,  Théodore  de  Bèze  fut  choisi 
par  ses  collègues  pour  diriger  le  corps  des  pasteurs.  Il  se 
fixa  dans  la  demeure  qui  avait  été  occupée  par  son  prédé- 
cesseur. Il  écrivit  en  latin  une  foule  de  traités  théologiques 
sur  des  questions  controversées  entre  les  églises  suisses 
et  allemandes  (2),  sans  cependant  cesser  de  correspondre 
avec  les  seigneurs  princes  de  Condé  et  la  reine  de  Na- 
varre, qui  lui  avait  écrit  qu'elle  était  résolue  d'établir  le 
protestantisme  dans  tous  sés  Etats  (3).  Il  fut  demandé  par 
cette  princesse  pour  assister  au  synode  de  la  Rochelle,  et 
par  les  ministres  de  Nîmes,  dans  le  même  but.  Mais  les 
magistrats  de  Genève,  ayant  réfléchi  sur  les  dangers  que 
pouvait  courir  celui  qui  était  signalé  comme  un  des  chefs 
du  parti  protestant,  opinèrent  qu'il  devait  se  contenter  de 
donner  son  avis  par  écrit;  Théodore  de  Bèze  pensa  qu'il 
était  plus  à  propos  d'envoyer  un  délégué  de  la  Compa- 
gnie des  Pasteurs  (4).  Le  lendemain,  les  ministres  déclarè- 
rent qu'après  mûre  délibération,  ils  avaient  trouvé  qu'il 
n'y  en  avait  pas  un  seul  d'entre  eux  qui  fut  propre  à  s'ac- 
quitter de  cette  commission,  pour  n'avoir  ni  l'autorité,  ni 
l'expérience,  ni  le  savoir-faire  nécessaire,  et  qu'ainsi  il 

(1)  Registre  du  Conseil,  17  mars  1561. 

(2)  L'éditeur  principal  de  ses  œuvres  fut  Robert  Estienne. 

(3)  Registre  du  Conseil,  22  février  1563. 

(4)  Ibid.,  21  avril  1572. 


fallait  ou  envoyer  M.  de  Bèze,  ou  répondre  que  personne 
ne  pouvait  accepter  cette  mission  (1).  Théodore  de  Bèze 
fut  obligé  de  partir. 

Les  partis  s'agitaient  de  plus  en  plus  en  France,  et  bien- 
tôt on  apprit  à  Genève  le  massacre  dit  de  la  Saint-Barthé- 
lemy.  Les  protestants  de  Nîmes,  maîtres  un  instant  de  la 
ville,  envoyèrent  un  exprès  à  M.  de  Bèze  pour  lui  deman- 
der ce  qu'ils  devaient  faire.  Ils  avaient  mis  la  main  sur  les 
papistes;  mais,  craignant  l'arrivée  des  troupes  du  roi  et 
n'ayant  point  de  chefs,  ils  hésitaient.  Plusieurs  étaient 
d'avis  de  se  retirer  en  Flandres  ;  d'autres  avaient  la  pen- 
sée de  venir  à  Genève  (2). 

Le  Conseil,  s'étant  assemblé,  jugea  à  propos  de  ne  for- 
muler aucun  avis  et  de  ne  point  se  mêler  de  donner  au- 
cune réponse  (3).  L'année  suivante  on  vit  encore  arri- 
river  un  messager  venant  de  Sancerre  pour  réclamer  du  se- 
cours. Ici  M.  de  Bèze  plaida  pour  les  habitants  de  cette  cité, 
qui  sont  persécutés,  dit-il,  pour  la  querelle  du  seigneur.  Il  ne 
pense  pas,  ajoute-t-il,  qu'on  puisse  leur  fournir  directement 
du  monde,  mais  qu'on  pourrait  bien  les  accommoder  sous 
main  de  2,000  écus,  par  le  moyen  des  principaux  de 
Lyon  (4).  Le  syndic  Warro  fut  chargé  de  négocier  cette 
affaire. 

On  se  rappelle  que  les  sceaux  apposés  aux  lettres  de 
combourgeoisie  de  Fribourg  avec  Genève  avaient  été  bri- 
sés en  1535,  lorsque  cette  dernière  ville  eût  accueilli  les 
ministres  envoyés  par  Berne.  Il  fut  question,  en  1573,  de 

(1)  Registre  du  Conseil,  22  avril  1572. 

(2)  lbid.,  16  septembre  1572. 

(3)  lbid.,  même  date. 

(4)  lbid.,  17  juillet  1873, 


—  41G  — 

faire  revivre  cet  antique  traité  y  comprenant  l'état  de  So- 
leure.  Les  Bernois  eux-mêmes  étaient  favorables  à  ce  projet 
soutenu  par  le  sieur  de  Bellièvre  de  Hautefort,  ambassadeur 
de  France  en  Suisse,  qui  négociait  déjà  une  alliance  au 
nom  d'Henri  III,  son  souverain,  avec  les  principaux  cantons. 

Les  débats  qui  eurent  lieu  à  cette  occasion  démontrèrent 
l'horreur  qu'on  professait  à  Genève,  sous  Théodore  de 
Bèze  comme  sous  Calvin,  contre  la  messe,  et  l'intolérance 
qui  y  régnait  vis-à-vis  des  catholiques.  Ce  traité  conte- 
nait plusieurs  articles  relatifs  aux  échanges  de  service  et 
au  commerce.  Ils  furent  facilement  acceptés.  Toute  l'op- 
position se  concentra  sur  un  seul  point  :  celui  de  la  Re- 
ligion. 

Voici  ce  que  proposaient  Messieurs  de  Berne  :  «  Lorsque 
les  deux  villes  (Fribourg  et  Soleure)  tiendront  garnison 
dans  Genève,  l'exercice  de  leur  religion  ne  leur  sera  pas 
refusé.  Il  leur  sera  libre  et  permis  d'en  faire  faire  des 
actes  dans  des  lieux  propres  à  cela,  sans  qu'il  soit,  sous 
ce  prétexte,  loisible  à  aucune  des  parties  de  se  rebeller 
et  de  se  moquer  de  l'autre  au  sujet  de  la  religion,  mais 
qu'il  soit  enjoint  aux  uns  et  aux  autres  d'en  user  ensemble 
avec  beaucoup  de  douceur  et  de  bonté  (1).  »  La  formule 
proposée  par  l'ambassadeur  français  était  moins  alambi- 
quée.  «  Au  cas,  disait-il,  où  nous  enverrions  des  soldats  au 
secours  des  villes,  nous  nous  réservons  le  libre  exercice 
de  la  religion,  comme  elle  est  pratiquée  dans  le  pays  des 
Ligues  (2).  »  Il  présenta  encore  quatre  autres  rédactions, 
sur  lesquelles  on  devait  délibérer.  Eu  égard  à  la  gravité 
de  la  question,  les  magistrats  demandèrent  du  temps  pour 
réfléchir.  Immédiatement  ils  firent  appeler  MM.  de  Bèze 


(1)  Registre  du  Conseil,  2  octobre  1573. 

(2)  Ibid.,  2  octobre  1573. 


—  117  — 


et  Colladon,  pour  donner  leur  préavis.  La  Compagnie 
des  ministres  fut  nantie  de  cette  question;  le  lendemain 
ils  se  présentèrent  en  corps  à  la  Maison  de  Ville  et  donnè- 
rent une  réponse  formulée  en  ces  termes: 

«  Quoiqu'il  y  ait  encore  quelque  apparence  d'utilité  pour 
Genève  dans  les  propositions  de  Messieurs  de  Berne,  nous 
croyons  qu'il  n'y  a  là  qu'une  trompeuse  amorce.  Comme 
il  a  plu  à  Dieu,  ajoutèrent-ils,  de  nous  préserver  jusqu'à 
présent  de  tant  de  dangers,  si  nous  venions  maintenant, 
sous  le  prétexte  d'avantage  temporel,  consentir  que  notre 
ville  soit  polluée  de  la  manière  qu'on  le  propose  et  que  le 
nom  de  Dieu  soit  blasphémé,  car  il  en  serait  ainsi  en  permet- 
tant l'exercice  de  la  religion  papistique  !!!  ce  serait  attirer 
la  colère  de  Dieu  sur  nous  (1).  »  Quelques-uns  demandent 
que  l'article  soit  modifié  avec  la  stipulation  positive  que 
chaque  partie  contractante  conserve  sa  religion,  sauf 
aux  Fribourgeois  et  aux  Soleurois  à  ne  pas  venir  à  Ge- 
nève, et  aux  Genevois  à  ne  pas  aller  à  Fribourg,  à  moins 
qu'ils  ne  puissent  avoir  l'exercice  de  leur  culte  les  uns 
chez  les  autres.  C'était  un  pas  fait  vers  la  tolérance,  mais 
la  majorité  refusa  cette  rédaction  et  arrêta  de  faire  enten- 
dre à  Messieurs  de  Berne,  qu'on  était  absolument  résolu  de 
ne  permettre  qu'aucun  exercice  de  la  religion  romaine 
fut  fait  dans  cette  ville  (2). 

Deux  jours  s'écoulèrent  en  discussions  partielles.  «  Il 
est  impossible,  disaient  les  uns,  de  séparer  les  alliés;  c'est 
eux  à  juger  des  forces  à  envoyer.  >  —  «En  admettant  cet 
article,  disaient  les  autres,  on  aurait  l'air  d'accorder  en 
général  aux  papistes  l'exercice  de  leur  religion  en  cette 
ville,  ce  qui  scandaliserait  les  autres  Eglises.  Ce  serait 
montrer  le  chemin  à  la  postérité  (3).  »  A  la  réunion  suivante, 

(1)  Reg.  du  Conseil,  3  octobre  1573. 

(2)  Ibid. 

(3)  Ibid.,  S  octobre  1573. 


—  118  — 


qui  eut  lieu  le  5,  les  ministres  se  rangèrent  à  l'avis  du 
Conseil,  qui  proposa  de  se  déporter  de  cet  article,  et  de  ne 
mentionner  en  aucune  façon,  s'il  était  possible,  la  religion. 

Le  syndic  Roset  fut  chargé  de  porter  à  Berne  la  ré- 
ponse du  Conseil.  Avant  de  se  présenter  aux  magistrats, 
il  alla  rendre  visite  au  ministre  Haller,  pour  le  consulter. 
Celui-ci,  trouvant  que  cette  question  touchait  plus  encore 
à  la  politique  qu'à  la  religion,  ne  voulut  pas  se  prononcer 
et  dit  «  qu'il  n'avait  ni  à  approuver  ni  à  désapprouver  les 
propositions  des  Seigneurs  de  Berne.  »  Ceux-ci  étaient 
d'avis  que  MM.  les  Genevois  prétendaient  imposer  leurs 
conditions.  Ce  fut  alors  que  M.  l'ambassadeur  de  France 
dit  assez  froidement:  «  Puisque  les  choses  en  sont  telles, 
nous  en  resterons  là  et  rien  ne  sera  conclu.  »  Roset,  de 
son  côté  prenant  un  ton  plein  de  fierté,  s'écria  :  «  Genève 
ne  fera  rien  de  plus,  pas  même  pour  un  coup  de  canon.  (1)  • 

Les  négociations  furent  ajournées;  reprises  au  mois  de 
novembre,  elles  n'aboutirent  à  rien.  On  eut  beau  élaguer 
de  l'alliance,  à  l'article  de  la  religion,  la  discussion  se 
rabattit  sur  les  autres  points.  A  la  fin,  les  Soleurois  et 
les  Fribourgeois,  fatigués,  ne  se  rendirent  plus  aux  assigna- 
tions de  Berne,  et  les  Genevois,  dit  Gautier,  perdirent,  par 
leur  lenteur  et  leur  peu  de  facilité,  l'occasion  très-favora- 
ble de  s'unir  à  deux  des  principaux  cantons  (2). 

L'alliance  projetée  entre  Henri  III  et  les  Suisses  ne  fut 
pas  moins  conclue  en  1579,  et  Genève  y  fut  comprise. 
Ce  traité  fut  signé  à  Soleure,  le  8  mai  1579. 

(1)  Rcsj.  du  Conseil,  8  octobre  1563. 

(2)  Spon,  note  P. 


CHAPITRE  VI. 


Les  Evêques  de  Genève  à  Annecy 


Ange  Giustiniani.  —  Sa  pairie.  —  Ses  études.  —  Ses  charges  dans 
l'Ordre  de  Saint-François  d'Assise.  —  Diverses  missions.  —  11  est 
nommé  évêque.  —  Sa  réception  à  Annecy.  —  11  promulgue  le  Con- 
cile de  Trente.  —  Difficultés  avec  le  Chapitre.  —  Son  retour  à  la  vie 
monastique.  —  Il  devient  Prieur  de  Talloires.  —  Etat  de  cette  com- 
munauté. —  H  rentre  à  Gênes.  —  Sa  mort.  —  Claude  de  Granier. 
Ses  études.  —  Le  Prieuré  de  Talloires.  —  Ses  efforts  pour  y 
établir  la  réforme.  —  Sa  conduite  pleine  de  sagesse-  — Diverses 
difficultés.  —  Il  est  nommé  Evoque.  —  Son  administration.  — 
Son  zèle  pour  la  conversion  des  hérétiques.  —  Luttes  et  guerre. — 
Trêve.  —  Il  confie  la  mission  du  Chaulais  à  saint  François  de 
Sales.  —  Les  fêtes.  —  La  mort  de  Claude  de  Granier. 


Les  successeurs  immédiats  de  Pierre  de  la  Baume  sont 
morts  en  exil,  les  uns  en  Franche-Comté,  le  dernier  à 
Turin,  sans  avoir  pu  revoir  leur  cathédrale.  Ils  ont  vécu 
et  travaillé  sur  la  terre  étrangère,  en  priant  pour  Genève. 
Désormais,  nous  verrons  les  évêques  titulaires  fixés  à 
Annecy,  où  s'étaient  réfugiés  la  plupart  des  chanoines 
et  où  résidaient  les  Vicaires  généraux  et  l'official.  C'est 
là  que  saint  François  de  Sales  devait  vivre  et  laisser  d'im- 
périssables souvenirs,  capables  de  rehausser  à  jamais  le 


—  120  — 


siège  qu'occupèrent  ses  illustres  successeurs.  Il  y  fut  de- 
vancé par  deux  hommes  dont  il  a  fait  l'éloge  dans  les  ter- 
mes les  plus  flatteurs,  Ange  Giustiniani  et  Claude  de  Gra- 
nier. 

C'est  donc  à  Annecy  que  vont  désormais  se  dérouler 
les  principaux  événements  que  nous  aurons  à  raconter,  en 
suivant  la  généalogie  des  évêques  qui  s'y  fixèrent  jusqu'à 
l'union  du  diocèse  de  Genève  à  celui  de  Chambéry,  à 
l'époque  du  Concordat  de  1802. 

ANGE  GIUSTINIANI. 

Tous  les  historiens  s'accordent  à  dire  qu'Ange  Gius- 
tiniani était  membre  de  l'illustre  famille  génoise  de  ce 
nom.  Quelques-uns,  Ughelli  entre  autres,  font  remonter  les 
Giustiniani  à  l'empereur  Justinien,  dont  le  gendre,  nommé 
Justin,  vint  s'établir  en  Grèce  (1).  Chassés  de  cette  île,  ses 
descendants  se  retirèrent  les  uns  à  Venise,  les  autres  à 
Gênes  (2). 

A  l'époque  où  les  familles  marquantes  de  Gênes  se  grou- 
pèrent pour  établir  leur  généalogie,  sous  le  titre  (TAlbergo, 
le  nom  de  Giustiniani  y  tint  la  première  place.  C'était  en 
1362.  A  côté  se  groupèrent  les  Longhi,  Forneti,  Banca, 
Arangi,  Campo  et  Garibaldo,  auxquels  se  joignirent  les 
Rocca,  De  Nigro,  Roccanelli  et  d'autres. 

Si  nous  entrons  dans  ces  détails,  c'est  pour  faire  com- 
prendre pourquoi  Ange  Giustiniani  portait  en  religion  le 
nom  d'Angelo  Giustiniani,  olim  de  Garibaldo,  soit  dans 
le  monde  Garibaldo  (3). 

(1)  Ughelli,  t.  V,  p.  159. 

(2)  Cette  émigration  eut  lieu  en  1177. 

(3)  Barthelemi  Montaldo.  Sacrœ  Liguriœ  ca>li  sidera.  Ed.  1732,  p.  82. 


—  121  — 

Ange  Giustiniani  naquit  en  1520  à  Gênes,  où  ses  pa- 
rents occupaient  un  rang  honorable  par  leur  position  de 
fortune  (1). 

Il  fit  ses  premières  e'tudes  dans  sa  ville  natale.  Dédai- 
gnant les  richesses,  il  s'engagea  tout  jeune  à  l'Observance 
de  l'Ordre  de  St-François  d'Assise,  où  il  se  distingua  par 
ses  succès  théologiques  et  la  connaissance  des  langues 
grecque  et  latine,  dont  il  devint  professeur  à  Mantoue. 

La  considération  dont  il  était  environné  lui  mérita 
l'honneur  d'être  choisi  pour  Définiteur  et  Gardien  de  son 
Ordre  dans  la  province  de  Gênes,  et,  d'après  F.  J.-M.  d'An- 
cône,  il  en  devint  le  Général,  en  1562.  Il  était  professeur 
de  théologie  à  Gênes  avec  le  titre  de:Dodor  in  sacris paginis, 
lorsque  les  Ordres  religieux  furent  invités  par  Pie  IV  à 
envoyer  leurs  représentants  à  Trente,  pour  la  reprise  des 
sessions  du  Concile.  Nul  ne  pouvait  mieux  figurer  dans 
cette  auguste  assemblée  de  docteurs  qu'Ange  Giustiniani. 
Il  y  soutint  des  thèses  d'une  manière  si  brillante,  que 
le  Cardinal  de  Ferrare  le  prit  pour  l'accompagner  dans 
un  voyage  à  travers  la  France.  Là,  Charles  IX  mit  à 
réquisition  ses  services  pour  le  colloque  de  Poissy,  où 
s'agitèrent  plusieurs  questions  de  controverse  avec  les 
chefs  du  parti  protestant. 

On  sait  que  Théodore  de  Bèze  y  prit  la  parole,  comme 
représentant  l'école  de  Genève,  d'où  il  avait  été  mandé 
par  le  roi  de  Navarre.  On  avait  pu  espérer  un  moment 
qu'il  s'opérerait  quelque  rapprochement  parmi  les  partis; 
mais  le  colloque  fut  interrompu  et  la  guerre  continua  en- 
tre les  Guise  et  les  Condé. 


(1)  Ces  familles  gardèrent  la  Seigneurie 
nus,  que  leur  accorda  l'Etat  de  Cènes,  à 
a  la  République  en  1346,  pour  mettre  sur 
uee  par  le  valeureux  Simon  Vignoso. 


de  l'Ile  de  Chypre  avec  ses  reve- 
cause  d'un  prêt  considérable,  fait 
pied  l'armée  puissante,  comman- 


—  122  — 

Quoiqu'il  en  soit,  Ange  Giustiniani  eut  l'occasion  de  ré- 
futer les  arguties  des  théologiens  protestants,  à  l'aide  de  la 
connaissance  approfondie  qu'il  avait  de  la  langue  grecque, 
dont  le  texte  était  invoqué  contre  l'interprétation  de  l'Egli- 
se. A  la  mort  de  François  de  Bachod,  le  Pape  Pie  V  ne  crut 
pas  pouvoir  nommer  un  évêque  plus  propre  à  servir  de 
rempart  contre  les  doctrines  hérétiques,  que  le  savant 
Giustiniani.  Il  était  d'ailleurs  très-connu  à  la  cour  de 
Turin  par  Philibert-Emmanuel,  qui  lui  avait  conféré  plu- 
sieurs missions  délicates,  avec  le  titre  de  Légat.  La  bulle 
de  sa  nomination  est  du  12  octobre  1568. 

Ce  ne  fut  pas  cependant  sans  éprouver  des  contradic- 
tions qu'Ange  Giustiniani  fut  promu  au  siège  épiscopal 
de  Genève.  Nommer  un  religieux  à  ce  poste,  un  religieux 
surtout  originaire  de  la  Ligurie,  c'était  briser  avec  d'an- 
ciennes traditions,  qui  reposaient  sur  des  promesses  faites 
à  la  maison  de  Savoie;  c'était  exclure  à  jamais  le  favori- 
tisme des  cours.  N  importe,  Emmanuel-Philibert  approuva 
lui-même  la  nomination  de  Giustiniani  et  donna  des  ordres 
au  sénat  de  Savoie  pour  que  les  biens  de  l'évêché  fus- 
sent remis  sans  conteste  à  l'élu  du  Pape. 

Il  arriva  bientôt  en  Savoie,  où  il  fut  accueilli  par  la 
municipalité  de  la  ville  d'Annecy  avec  tous  les  honneurs 
dus  à  sa  haute  dignité. 

C'était  un  fait  nouveau  que  de  recevoir  un  évêque  avec 
le  dais,  ainsi  que  cela  se  pratiquait  anciennement  à  Ge- 
nève pour  la  réception  des  princes-évêques. 

Les  autorités  municipales  d'Annecy  comprirent  que  ce 
serait  un  lustre  et  même  une  source  d'avantages  matériels 
pour  leur  cité  si  les  évêques  y  établissaient  leur  de- 
meure. Aussi  ce  fut  un  jour  de  fête  que  celui  où  Ange 
Giustiniani  vint  s'y  fixer. 

Ange  Giustiniani  avait  rapporté  du  Concile  de  Trente 
une  vive  ardeur  pour  la  défense  de  la  foi.  Il  la  fit  éclater 


—  123  — 

dans  les  instructions  solides  qu'il  adressa  lui-même  en  di- 
verses circonstances  à  ses  diocésains.  Il  ouvrit  des  con- 
férences pour  les  prémunir  contre  les  erreurs  prêchées 
parles  fauteurs  des  doctrines  nouvelles.  Dans  une  circons- 
tance plus  solennelle,  il  ne  craignit  pas  d'aller  en  personne 
s'établir  le  contradicteur  de  quelques  émissaires  venus  de 
Genève  pour  tenter  d'établir  à  Annecy  un  lieu  de  prêche. 
Par  sa  présence,  il  voulait  montrer  qu'il  était  prêt  à  ré- 
pondre; mais  le  peuple,  indigné  de  l'aurlace  des  sectaires, 
en  arriva  de  suite  aux  voies  de  fait  et  les  obligea  à  se  retirer. 

Ange  Giustiniani  mit  pareillement  un  grand  zèle  à  la 
promulgation  du  Concile  de  Trente  dans  son  diocèse.  La 
première  lecture  en  fut  faite  le  15  septembre  1571,  dans 
l'église  de  Saint-Dominique.  Depuis  lors  les  prescriptions 
de  l'auguste  assemblée  eurent  force  de  loi  clans  toutes 
les  paroisses  du  diocèse  non  envahies  par  le  protes- 
tantisme. 

Ange  Giustiniani  continua  ses  relations  avec  Emmanuel- 
Philibert,  dont  il  avait  été  l'aumônier  et  le  confesseur. 
Les  rapports  entre  eux  furent  si  intimes  que,  s'adressant 
au  prince,  l'évêque  l'appelait  «  son  père,  »  serenissimo  padre 
mio  (1). 

La  princesse  Marguerite  de  France,  épouse  du  duc, 
étant  morte,  il  fut  appelé  à  Turin  pour  prononcer  son 
oraison  funèbre  ;  ce  qu'il  fit  avec  taleut  et  éloquence,  dit 
Pingoin,  en  novembre  1574,  devant  le  cardinal  Jérôme 
de  la  Rovere,  neuf  évêques  et  toute  la  Cour.  (2). 

Le  Pape  Grégoire  XIII  avait  une  haute  opinion  d'Ange 
Giustiniani:  il  l'envoya  auprès  d'Henri  III,  roi  de  France, 
qui  lui  avait  demandé  d'établir  un  nouvel  Ordre  du  Saint- 

(1)  Voyez  Pièces  Justificatives,  n"  III.  Lettre  de  Giustiniani, 

(2)  Augusta  eccles. 


—  124  — 

Esprit.  Voici  comme  il  caractérise  son  légat  :  «  C'est  un 
homme  de  science,  de  foi,  doué  d'une  éminente  piété  (1).  » 

Barthélemi  Monta  dit  de  lui  que  «  c'était  un  homme 
éminent  par  son  érudition  et  son  éloquence.  »  Virutiqueet 
cruditione  et  éloquentia  eximius.  François  de  Sales  l'appelle 
grand  parmi  ses  prédécesseurs  a  Magnum  et  un  homme 
d'une  doctrine  incomparable,  incomparabilis  doctrines  et 
ingenii  virum,  »  Cet  éloge  à  lui  seul  nous  montre  la  valeur 
de  cet  évêque.  Malgré  toute  l'estime  dont  il  jouissait 
parmi  son  clergé,  il  éprouva  quelques  difficultés  avec  les 
chanoines  de  sa  cathédrale.  Lorsqu'il  voulut  mettre  en 
vigueur  parmi  eux  les  articles  concernant  la  réforme,  ils 
se  prévalurent  des  immunités  accordées  au  Chapitre  et 
mirent  oppositionà  l'ingérence  de  l'évêque.Ce  fut  un  mau- 
vais exemple  donné  au  clergé  régulier  qui  fit  aussitôt  valoir 
des  exemptions.  Il  en  résulta  un  mécontentement  si  vif  dans 
l'âme  du  premier  pasteur  qu'il  résolut  de  se  démettre  le 
plus  vite  qu'il  le  pourrait  de  sa  charge  et  de  rentrer  dans 
la  vie  monastique.  Jetant  les  yeux  autour  de  lui,  et  étu- 
diant les  hommes  qui  pourraient  le  mieux  remplir  les  de- 
voirs d'un  pasteur  prudent  et  zélé,  il  découvrit  le  prieur 
de  Talloires,  Claude  de  Granier.  Ne  doutant  pas  qu'il 
fût  l'homme  suscité  par  la  Providence  pour  opérer  les 
sages  réformes  qu'il  avait  tentées,  il  en  écrivit  au  Pape  et 
au  duc  de  Savoie,  qui  saisirent  cette  circonstance  pour 
aplanir  les  difficultés  pendantes  entre  l'évoque  et  son 
Chapitre. 

Claude  de  Granier  était  dans  la  vigueur  de  l'âge.  Un 
échange  lui  fut  proposé  de  la  part  de  Grégoire  XII  ;  il 
l'accepta  avec  soumission,  en  sorte  qu'Ange  Giustiniani 
vint  à  Talloires  prendre  le  costume  et  les  habitudes  de 
religieux.  Cette  permutation  eût  lieu  le  16  décembre  1578. 


(I)  Viroprœstantipietate,  scientià ,  fide prœdito.  Thciaer  ann.  can.  t.  II. 


—  125  — 

La  communauté  de  Talloires  faisait  partie  de  l'Ordre 
de  Saint-Benoît.  Son  passé  avait  été  glorieux.  Elle  avait 
produit  nombre  de  saints,  qui  resteront  l'honneur  de  la 
famille  bénédictine,  mais  la  ferveur  antique  avait  disparu. 

Les  commodités  de  la  vie  ont  toujours  été  dangereuses 
pour  ceux  qui  quittent  le  monde.  La  discipline  s'énervant, 
la  règle  finit  par  disparaître.  Ce  fut  le  sort  de  l'abbaye  de 
Talloires,  où  Claude  de  Granier  avait  vainement  cherché 
à  rétablir  l'esprit  ancien  du  fondateur.  Il  s'était  épuisé  fin 
inutiles  efforts,  prêchant  par  l'exemple  et  donnant  des 
avis  aux  coupables.  En  se  retirant  dans  cette  maison, 
Ange  Giustiniani  espérait  être  plus  heureux.  Il  avait  le 
souvenir  de  ses  premières  années  passées  dans  l'Ordre 
Séraphique  de  saint  François;  il  en  avait  gardé  les  tradi- 
tions et  les  habitudes  sévères.  Il  avait  cru  pouvoir  remon- 
ter l'esprit  religieux  de  cette  communauté,  dont  il  fut 
nommé  prieur  commandataire.  Pour  réformer  la  maison 
de  Talloires,  il  aurait  fallu  toute  la  mansuétude  et  toute 
la  vertu  de  saint  François  de  Sales.  Peut-être  Ange 
Giustiniani  fût-il  trop  ardent  dans  son  zèle.  Bien  loin  de 
rencontrer  de  la  docilité  de  la  part  des  moines,  il  les 
trouva  plus  revêches  que  les  membres  du  Chapitre.  Il  en 
est  surtout  un  qui  s'insurgea  contre  lui,  et  s'oublia  jusqu'à 
le  frapper  à  la  figure.  Ce  fut  la  cause  d'une  exclusion  qui 
fit  grand  bruit. 

Jugeant  que  le  bien  lui  devenait  impossible,  là  où  le  res- 
pect faisait  défaut,  Ange  Giustiniani  retourna  dans  sa 
patrie,  où  il  mourut  le  22  février  1596,  après  avoir  fait 
les  pauvres  ses  héritiers  (1).  Il  fut  enterré  dans  l'église  du 
couvent  de  l'Annonciation  de  Guastato.  dont  il  était  un 
des  bienfaiteurs.  Besson  dit  que  cet  évêque  fonda  douze 


(1)  Giscardi.  Nobili  Gonovesi,  t.  III. 


—  126  — 

places  de  théologie  à  Paris,  pour  autant  de  religieux  de 
l'observance,  pris  dans  chaque  maison  de  l'Ordre  Séra- 
phique  de  la  Savoie,  et  qu'il  laissa  à  Philippe  II,  roi  d'Es- 
pagne, tous  les  ouvrages  écrits  de  sa  main,  spécialement 
ceux  de  saint  Jérôme  (1). 

CLAUDE  DE  GRANIER. 

Noble  Bernard  de  Granier  était  au  service  de  Jacques 
de  Savoie,  duc  de  Nemours,  à  titre  de  Grand-Maître 
d'hôtel.  Il  avait  épousé  Anne  de  Châtelard,  issue  d'une  fa- 
mille de  noblesse  très-ancienne.  Ils  eurent  un  fils  qu'ils  nom- 
mèrent Claude.  Cet  enfant  venu  au  monde  à  Yenne,  petite 
bourgade  située  sur  le  Rhône,  montra  dès  ses  jeunes  ans 
une  tendre  piété,  unie  à  une  aptitude  spéciale  pour  les 
études.  Aussi,  à  l'âge  de  sept  ans,  fut-il  envoyé  au  collège 
Chapuisien,  à  Annecy  (2),  d'où  il  passa  chez  les  bénédic- 
tins de  Talloires,  où  la  Providence  devait  le  ramener 
plus  tard  comme  prieur.  Il  y  prit  l'habit  de  religieux  à 
l'âge  de  seize  ans. 

Envoyé  à  Rome  pour  y  suivre  les  cours  de  haute  phi- 
losophie et  de  théologie,  il  eut  l'avantage  de  recevoir  des 
leçons  du  célèbre  jésuite  Tolet,  qui,  après  avoir  rempli 
plusieurs  missions  sous  sept  papes,  fut  élevé  au  cardi- 
nalat. Claude  de  Granier,  ayant  terminé  ses  études,  subit 
ses  examens  avec  distinction  et  reçut,  avec  le  bonnet  de 
Docteur  en  droit,  les  félicitations  de  ses  examinateurs. 

Claude  de  Granier  eut  le  précieux  avantage  de  rencontrer 
à  Rome  le  grand  archevêque  de  Milan,  saint  Charles 

(1)  Besson,  p.  70. 

(2)  Ce  collège  venait  d'être  fondé  par  Eustache  Chapujs,  une  des  gloires 
d'Annecy. 


—  127  — 

Borromée,  qui,  à  son  retour,  le  recommanda  au  duc  Phili- 
bert-Emmanuel, comme  un  sujet  des  plus  distingués  et 
donnant  les  meilleures  espérances.  Nommé  Prieur  de  Tal- 
loires,  il  ne  trompa  point  l'attente  de  ses  hauts  protec- 
teurs. Dès  son  arrivée,  il  rechercha  les  causes  de  la  déca- 
dence de  sa  communauté.  Il  les  découvrit  de  suite.  Les  reli- 
gieux étaient  trop  répandus  dans  la  ville  d'Annecy  et  dans 
les  paroisses  des  alentours.  Par  suite  de  vieilles  coutumes, 
ils  prenaient  part  tantôt  comme  prédicateurs,  tantôt 
comme  célébrants,  à  toutes  les  fêtes  patronales  des  ha- 
meaux jetés  sur  les  rives  de  leur  beau  lac  et  même  des 
villages  faisant  partie  des  vallées  supérieures  d'Alex  et  de 
Thône.  L'esprit  religieux  en  avait  souffert.  Claude  de  Gra- 
nier  voulut  y  appliquer  le  remède,  en  imposant  la  réforme. 

Après  avoir  mûrement  réfléchi,  il  partit  pour  Savigny, 
afin  de  soumettre  son  plan  à  l'abbé  de  cette  maison,  d'où 
dépendait  Talloires.  Il  y  trouva  un  accueil  bienveillant, 
mais  peu  d'encouragements  de  la  part  des  supérieurs.  Sans 
se  rebuter  d'un  aussi  aride  début,  Claude  de  Granier  revint 
à  son  monastère,  où.  il  prêcha  toujours  d'exemple  par  sa 
régularité  à  suivre  tous  les  exercices  de  communauté.  Il 
présidait  à  chaque  office,  rappelant  à  ses  frères  la  néces- 
sité du  recueillement  et  de  l'ordre.  S'inspirant  des  souve- 
nirs du  passé,  il  leur  disait  quelle  avait  été  la  ferveur 
des  Germain,  des  Rodolphe  et  de  tant  d'autres  saints,  qui 
avaient  illustré  ce  monastère.  Remontant  à  leur  fon- 
dateur, le  grand  saint  Benoît,  il  en  retraçait  la  vie  et 
répétait  qu'il  ne  suffisait  pas  de  porter  l'habit  religieux, 
mais  qu'il  fallait  l'honorer  par  une  vie  sainte  et  pieuse. 

Le  langage  de  Claude  de  Granier,  tout  empreint  de  cha- 
rité, toucha  quelques-uns  des  plus  relâchés,  mais  il  en  fut 
d'autres  qui  ne  voulurent  pas  accepter  l'idée  de  réforme. 
Le  Prieur,  après  avoir  vainement  exhorté  les  coupables 
à  rentrer  dans  la  bonne  voie,  dut  recourir  aux  moyens  de 


—  128  — 

répression  que  la  règle  de  saint  Benoît  mettait  entre  ses 
mains,  surtout  contre  ceux  qui,  sans  motif  manquaient  à 
l'office  conventuel.  Il  en  résulta  des  murmures  et  des 
plaintes,  qui  furent  portés  jusqu'à  la  cour.  Emmanuel- 
Philibert,  apprenant  les  vexations  dont  Claude  de  Granier 
avait  été  l'objet,  craignit  que  par  lassitude  il  ne  se  dégoû- 
tât de  sa  charge.  Il  conçut  alors  le  projet  de  lui  conférer 
un  poste  plus  honorifique.  Ecoutant  les  avis  de  quelques 
conseillers  mal  informés,  il  eût  même  la  pensée  de  s'ap- 
proprier les  revenus  de  l'abbaye,  qui,  disait-on,  étaient 
mal  employés,  pour  les  conférer  aux  Chevaliers  de  l'Ordre 
de  Saint-Maurice.  C'eût  été  la  dissolution  indirecte  de 
l'abbaye.  Aussitôt  que  Claude  de  Granier  fut  informé  de 
ce  projet,  il  traversa  les  monts  et  se  rendit  auprès  du 
prince  auquel  il  fit  connaître  toute  la  vérité.  S'il  y  avait 
à  Talloires  des  moines  indisciplinés,  il  en  était  d'autres 
animés  d'un  bon  esprit  et  tout  prêts  à  se  soumettre.  Pour 
lui  il  ne  désespérait  pas  de  rendre  à  cette  communauté 
son  antique  renom. 

Le  duc,  l'ayant  écouté,  lui  promit  qu'il  ne  toucherait 
point  à  Talloires,  et  Claude  y  rentra,  faisant  pressentir 
aux  religieux  que  leur  relâchement  serait  tôt  ou  tard  la 
cause  de  "leur  sécularisation.  Il  leur  annonçait  par  là  ce 
qui  eut  lieu  deux  siècles  plus  tard. 

L'abbaye  de  Talloires  possédait  alors  des  droits  sei- 
gneuriaux. Le  prieur  avait  sous  lui  des  officiers  séculiers 
qui  traitaient  directement  avec  les  vassaux  ou  tenanciers. 
Claude  de  Granier  exigeait  d'eux  la  plus  stricte  justice, 
leur  recommandait  la  bienveillance  vis-à-vis  des  petits, 
des  veuves  et  des  orphelins,  et  leur  interdisait  toute 
vexation  qui  aurait  pu  rendre  son  autorité  odieuse.  Le 
régime  du  prieur  était  essentiellement  paternel.  Heureux 
sont  ceux  qui  comprennent  ainsi  les  besoins  du  peuple  ! 
Jamais  les  abbayes  n'auraient  été  détruites,  si  tous  les 


—  129  — 

supérieurs  eussent  été,  comme  Claude  de  Granier,  animés 
d'une  tendre  commisération  pour  les  pauvres. 

Etranger  à  toute  pensée  humaine  d'avancement,  Claude 
de  Granier  fut  le  dernier  à  apprendre  qu'Ange  Giustiniani 
avait  le  projet  de  se  démettre  de  sa  charge  et  de  lui  con- 
férer, avec  l'assentiment  du  Souverain  Pontife,  la  direction 
de  son  diocèse.  Aussi,  lorsque  le  prélat  lui  en  fit  les  pre- 
mières ouvertures,  il  se  montra  consterné,  c  Ce  fut  pour 
lui,  dit  le  P.  Nicolas  de  Ccex(l),  un  coup  de  foudre.  Il  eût 
préféré  la  mort.  » 

Claude  de  Granier  n'était  point  un  étranger  pour  le 
clergé  d'Annecy.  Tous  connaissaient  sa  prudente  fermeté 
et  ses  vertus.  Aussi  fut-il  acclamé  par  les  chanoines  aussi 
bien  que  par  le  peuple.  Tous  se  hâtèrent  de  lui  porterl'ex- 
pression  de  leurs  respects  et  de  leur  soumission.  Cette 
démarche  lui  parut  de  bon  augure.  Se  rendant  au  désir 
du  Chapitre,  il  hâta  sa  prise  de  possession,  et  il  fut  sacré 
sur  la  fin  de  l'an  1579,  dans  l'église  de  Saint-Dominique 
d'Annecy. 

La  vie  de  Claude  de  Granier  a  été  écrite  par  le  père 
Constantin  de  Magny  (2)  et  par  un  prêtre  du  diocèse 
d'Annecy  (3).  Nous  ne  pouvons  qu'y  renvoyer  nos  lecteurs 
pour  les  détails  intimes  de  l'administration  de  Claude  de 
Granier.  Devenu  évêque,  il  ne  changea  presque  rien  à  ses 
habitudes  de  religieux.  Non-seulement  il  en  garda  le  cos- 
tume, mais  les  règles  et  l'esprit,  tout  en  s'occupant  avec  une 
très  grande  activité  des  affaires  de  son  diocèse.  Il  y  res- 
taura la  discipline  ecclésiastique,  en  rendant  obligatoires 
les  décisions  du  concile  de  Trente.  Il  s'y  soumit  lui-même, 

(1)  C'était  un  de  ses  religieux. 

(2)  Vie  du  R"°  et  IW  évesque,  Claude  de  Granier,  par  Boniface 
Constantin,  1640. 

(3)  Vie  de  Mgr  Claude  de  Granier,  par  un  ecclésiastique  du  diocèse 
d'Annecy.  1836. 

9 


—  130  — 

en  commençant  la  visite  pastorale  de  son  vaste  diocèse 
L'histoire  rapporte  que,  lorsqu'il  traversa  les  bailliages  de 
Ternier  et  de  Gaillard,  il  fut  attristé  à  la  vue  des  rui- 
nes amoncelées  par  la  Réformation.  Cependant,  en  aperce- 
vant près  de  Jussy  des  paysans  qui,  à  genoux,  lui  deman- 
daient sa  bénédiction,  il  fut  un  peu  consolé,  et  il  ne  dé- 
sespéra pas  d'y  voir  un  jour  le  catholicisme  reparaître. 

A  son  retour  il  présida  le  Synode  et  y  fit  adopter  le  bré- 
viaire romain  par  les  ecclésiastiques,  qui  s'unirent  ainsi 
dans  la  communauté  de  la  prière  avec  l'Eglise  universelle, 
tout  en  gardant  le  propre  des  Saints  du  diocèse  (1). 

La  vacance  des  bénéfices  occasionnait  ordinairement 
de  grandes  difficultés  à  l'autorité  ecclésiastique,  soit  avec 
les  patrons,  soit  avec  ceux  qui  en  usurpaient  les  droits. 
Pour  couper  court  aux  contestations  toujours  pénibles  et 
souvent  scandaleuses,  Claude  de  Granier  établit  le  con- 
cours, tel  qu'il  est  prescrit  par  le  concile  de  Trente.  Il  y 
eût  beaucoup  de  réclamations;  mais  l'évêque  fut  inflexible, 
tout  en  gardant  de  la  douceur  et  du  calme  dans  ses  refus. 
Un  jour  le  seigneur  d'un  village  osa  lui  adresser  un  reproche 
parce  qu'il  n'avait  pas  agréé  un  prêtre  qu'il  avait  chaude- 
ment recommandé;  il  lui  répondit  avec  une  sainte  liberté  : 
«  Vous  voudriez  que  j'eusse  donné  une  cure  à  cet  ecclé- 
siastique; s'il  en  avait  une,  je  la  lui  ôterai  à  cause  de  son 
incapacité.  » 

Il  faut  le  dire,  plus  d'une  fois  dans  ses  courses  pasto- 
rales Claude  de  Granier  eut  à  gémir  sur  le  défaut  d'ins- 
truction dans  les  rangs  du  sacerdoce.  N'en  soyons  pas 
étonnés,  car  vivant  sur  la  terre  d'exil,  les  évêques  n'avaient 
pas  pu  s'occuper  de  l'organisation  des  études.  Le  diocèse 

(1)  Le  bréviaire  de  l'ancien  diocèse  de  Genève  avait  des  proses  particu- 
lières, suivant  les  fêtes.  On  en  trouve  encore  de  très  rares  exemplaires.  Un 
des  plus  complets  est  celui  que  possède  la  bibliothèque  publique  de  Lyon. 
Il  a  été  édité  à  Genève,  par  Loys  Gruse,  en  1478. 


—  131  — 

avait  eu  des  administrateurs  zélés,  mais  presque  sans  res- 
sources. Le  Chapitre  avait  perdu  ses  revenus  avec  ses 
terres,  dans  le  naufrage  de  la  Réformation.  Pour  parer  à 
ce  grave  inconvénient,  Claude  de  Granier  aurait  voulu  de 
suite  réaliser  les  décrets  du  concile  de  Trente,  relative- 
ment aux  écoles  sacerdotales.  Il  aurait  fallu  pour  cela  des 
sommes  plus  considérables  que  celles  dont  il  disposait  (1), 
Voulant  toutefois  donner  une  preuve  de  sa  bonne  vo- 
lonté, il  réunit  cinq  ou  six  jeunes  gens  dans  une  maison 
voisine  de  celle  qu'il  habitait  et  leur  donna  des  leçons.  Il  dut 
plus  tard  y  renoncer  à  cause  de  ses  courses,  mais  il  les  plaça 
avec  tous  ses  encouragements  au  collège  Chapuisien,  qu'il 
pourvut  de  maîtres  habiles  et  pieux.  Il  fit  sentir  de  plus,  par 
de  fréquentes  recommandations,  à  tous  ses  curés,  le  besoin 
de  l'étude. 

Malgré  la  modicité  de  sa  mense  épiscopale,  Claude  de 
Granier  se  montra  toujours  l'ami  et  le  père  des  pauvres; 
il  aimait  à  partager  avec  eux  les  mets  qu'on  servait 
sur  sa  table.  Aussi  c'était  à  l'heure  de  ses  repas  qu'ils 
affluaient  à  sa  porte,  surtout  durant  les  années  calami- 
teuses  de  1580  et  1586,  où  la  famine  dévasta  la  Savoie. 
Redoutant  que  la  peste  ne  vînt  augmenter  le  fléau,  les 
syndics  eurent  la  pensée  de  défendre  l'entrée  de  la  ville 
aux  malheureux  étrangers.  Claude  de  Granier  les  conjura 
de  ne  point  faire  cette  exclusion;  «  autrement,  dit-il,  je  serai 
obligé  de  me  retirer  sur  mçs  terres,  pour  y  recueillir  ma 
famille  déshéritée.  »  Il  dut  promettre  aux  édiles  qu'il  pren- 
drait à  sa  charge  et  à  celle  du  clergé,  les  pauvres  venant 
des  campagnes  ;  et  ils  étaient  nombreux. 

La  guerre  vint  encore  augmenter  la  détresse  publique. 
Alors  les  officiers  du  duc  prirent  sur  eux  d'imposer  le  clergé 


(1)  Les  revenus  de  l'évêché  n'atteignaient  pas  le  chiffre  do  3,000  écus. 


—  132  — 


d'un  double  denier,  et  l'exigèrent  impitoyablement,  sans 
en  avoir  obtenu  l'autorisation  ni  du  Pape,  ni  de  l'évêque. 
Claude  de  Granier  fit  d'abord  à  Son  Altesse  des  remontran- 
ces respectueuses.  Voyant  qu'elles  n'étaient  pas  prises  en 
considération,  il  informa  les  officiers  du  duc,  que  le  con- 
cile de  Trente  frappait  d'excommunication  ceux  qui  s'ar- 
rogeaient le  droit  de  fouler  aux  pieds  les  immunités  ecclé- 
siastiques, et  qu'en  conséquence  il  déclarait  atteints  de 
cette  peine  tous  ceux  qui  se  prêtaient  à  l'exécution  du 
décret. 

Charles-Emmanuel  en  référa  de  suite  à  Rome,  et  obtint 
que  l'excommunication  fût  levée.  Le  prince  vint  alors  à 
Chambéry,  où  il  reçut  la  visite  de  Claude  de  Granier.  En 
l'apercevant,  t  M.  l'évêque,  lui  dit-il,  vous  nous  avez  ex- 
communiés, mais  le  Pape  nous  a  absous.  »  t  Je  le  sais, 
répondit  le  Prélat  ;  sans  cela,  je  ne  serai  pas  venu  visiter 
Votre  Altesse  (1).  » 

Charles-Emmanuel  avait  en  effet  soumis  au  Pape  la 
triste  situation  qui  lui  était  faite  par  Henri  III,  qui  s'était 
uni  aux  Ligues  suisses  pour  envahir  ses  Etats.  Il  avait  dû 
mettre  sur  pied  de  nouvelles  troupes,  pour  ne  pas  dégar- 
nir Saluées,  perdue  par  son  aïeul,  mais  qu'il  venait  de 
reconquérir  au  prix  de  grands  sacrifices.  Ces  considéra- 
tions touchèrent  le  Pape,  auquel  il  promit  des  dédomma- 
gements pour  le  tribut  imposé  sans  son  autorisation  spé- 
ciale. 

On  aurait  pu  croire  qu'à  la  suite  du  traité  d'Alliance, 
signé  à  Soleure,  les  partis  mettraient  bas  les  armes  ;  mais 
la  défiance  et  la  jalousie  continuèrent  à  agiter  les  cœurs 
et  pendant  plus  de  dix  années  consécutives,  il  n'y  eut 
dans  tous  nos  environs  que  luttes  et  combats.  Les  attaques 

(i)  L'auteur  de  la  vie  de  Mgr  de  Granier  rapporte  qu'à  cetre  occasion,  le 
prince  frappé  de  sa  franchise,  dit  aux  officiers  de  sa  suite  :  «  Voilà  un  évê- 
que  digne  de  porter  la  mitre  ;  il  pourrait  ceindre  la  tiare.  » 


—  133  — 

•  recommencèrent  avec  des  vexations  réciproques,  et  des 
vengeances  atroces,  amenèrent  la  destruction  d'une  foule 
de  châteaux. 

On  croit  communément  que  c'est  à  cette  époque  de  l'in- 
vasion bernoise  qu'il  faut  faire  remonter  la  destruction  des 
châteaux  qui  couvraient  notre  pays. 

Il  n'en  est  rien.  Il  y  eut  bien  alors  quelques  dévasta- 
tions commises  à  Cologny,  à  Versoix,  à  Chêne,  à  Gaillard 
et  dans  d'autres  localités;  mais  la  guerre  aux  châteaux 
date  de  1589. 

Nous  allons  en  retracer  les  principaux  épisodes,  à  l'aide 
de  notes  puisées  aux  Archives. 

Charles-Emmanuel  régnait  à  Turin.  En  épousant  Cathe- 
rine d'Autriche,  il  s'était  allié  avec  l'Espagne,  dont  les  ins- 
tincts ont  toujours  été  éminemment  catholiques.  Jaloux 
de  relever  l'éclat  de  sa  couronne,  le  duc  Charles  voulut 
reprendre  le  marquisat  de  Saluées,  comme  faisant  partie  de 
ses  Etats.  De  là  naquit  une  guerre  avec  la  France.  Henri  III, 
qui  y  régnait,  résolut  de  se  ménager  un  appui  en  Suisse, 
en  commençant  par  Genève.  Il  députa  le  sieur  de  Sancy, 
qui  vint  proposer  au  Conseil  une  alliance  offensive  contre 
la  Savoie.  Le  moment  parut  favorable  aux  magistrats  de 
se  venger  des  diverses  attaques  qu'ils  avaient  subies  de 
la  part  de  leurs  voisins.  Le  2  avril  1589,  ils  décrétèrent  la 
guerre,  et  le  Conseil  des  C.  C.  approuva  cette  décision.  Le 
soir  même,  les  Genevois  entrèrent  en  campagne  avec  six 
compagnies  d'infanterie  et  trois  de  cavalerie;  ils  se  diri- 
gèrent vers  le  château  de  Monthoux,  dont  ils  firent  sauter 
la  porte,  à  l'aide  d'un  pétard  (1). 

Ayant  fouillé  les  caves,  le  capitaine  de  Buterto  y  trouva 
les  titres  de  la  seigneurie,  qu'il  fit  transporter  à  Genève, 


(1)  Reg.  du  Conseil,  3  avril  1589. 


—  134  — 

avec  deux  cloches  et  quelques  reliques.  Il  fit  ensuite  pu-  # 
blier  l'ordre  aux  paysans  de  porter  en  ville  leurs  denrées, 
et  d'y  conduire  leur  bétail,  sous  peine  d'être  pendus  !  (1). 

Au  même  moment,  un  autre  corps  de  troupes,  se  por- 
tait au  fort  de  l'Ecluse  pour  en  faire  l'attaque.  Trois  as- 
sauts furent  donnés  et  trois  fois  les  Genevois  furent  re- 
poussés (2). 

I)  n'en  fut  pas  de  même  de  la  ville  de  Gex,  qui  fut  prise 
sans  coup  férir.  La  garnison  fut  constituée  prisonnière. 
Le  château  de  Saint-Jeoire,  une  des  clefs  du  Chablais, 
tomba  aussi  au  pouvoir  des  Genevois.  Il  faut  le  dire,  le 
duc  ne  s'attendait  pas  à  être  molesté  de  ce  côté.  La  place 
était  sans  défense. 

Il  paraît  qu'une  fois  en  campagne,  les  Genevois  se 
crurent  en  droit  de  tout  faire;  car  les  ministres  adressè- 
rent au  Conseil  de  graves  plaintes  •  sur  les  excès,  violen- 
ces et  pilleries  commis  en  pays  ennemi  (3).  i 

Craignant  que  le  duc  de  Savoie  ne  vînt  prendre  des 
représailles,  en  s'emparant  des  châteaux  du  voisinage  de 
Genève,  les  magistrats  arrêtèrent  de  les  faire  raser, 
surtout  ceux  de  la  Poype  et  de  la  Perrière.  Ils  ordon- 
nèrent au  sieur  de  Sancy,  qui  marchait  sur  le  Cha- 
blais, d'en  faire  autant  dans  cette  province,  et  de  dé- 
truire le  château  de  Thonon,  celui  de  Baleyson  et  celui 
d'Yvoire. 

Le  16  mai,  le  baron  d'Hermance,  ayant  repris,  à  la  tête 
des  troupes  ducales,  l'offensive,  on  redouta  de  le  voir  reve- 

(1)  Registre  du  Conseil,  4  avril  1589. 

(2)  Ibid,  9  avril  1589. 

(3)  Grande  plainte  de  la  part  des  ministres,  par  la  bouche  de  M.  de  Bèze, 
de  ce  que,  dans  ce  temps  de  guerre,  il  y  a  une  licence  épouvantable,  qui 
n'est  point  réprimée,  que  les  batteries  et  les  pillages  les  plus  scandaleux  de- 
meurent dans  une  entière  impunité,  qu'il  peut  dire  ce  qu'il  dit  dernière- 
ment dans  son  prêche,  qu'on  a  fait  de  Genève  «  une  caverne  de  brigands,  » 
(Reg.  du  Cons.,  1"  février  1590.) 


—  135  — 

nir  occuper  le  château  de  Gaillard.  On  se  mit  à  le  dé- 
manteler. Il  en  fut  de  même  de  celui  de  Marcossay.  Pour 
en  finir  plus  promptement,  on  y  mit  le  feu,  et  il  fut  con- 
sumé (1).  Cepeudant  le  duc  s'avançait  avec  son  avant-garde. 
Il  vint  avec  deux  canons,  et  quatre  pièces  de  campagne 
assiéger  le  château  de  Ternier.  S'il  faut  en  croire  le  rap- 
port d'un  soldat  de  cette  garnison,  lorsque  le  canon  se 
mit  à  tonner,  les  Genevois  prirent  peur,  la  moitié  se  mit 
à  fuir;  les  autres  se  rendirent  dans  l'espoir  d'avoir  la  vie 
sauve;  mais  il  furent  garrottés  et  pendus,  dit  Spon  (2). 

Diverses  escarmouches  eurent  lieu  le  2  juin  à  Pesay 
et  autour  du  fort  de  l'Arve. 

Plan-des-Ouates  fut  choisi  par  les  belligérants,  pour 
s'y  mesurer;  plus  de  deux  cents  soldats  restèrent  sur 
le  carreau. 

Cette  affaire  fut  suivie  d'une  trêve  de  quelques  jours, 
après  laquelle  les  hostilités  recommencèrent. 

Pour  empêcher  que  l'ennemi  ne  s'emparât  des  châteaux 
de  Bellerive,  de  Versoix  et  du  Vangeron,  ordre  fut  donné 
d'y  mettre  le  feu  (3).  Ce  ne  fut  qu'après  une  lutte  acharnée, 
que  celui  de  Versoix  tomba  au  pouvoir  des  Genevois.  Au 
premier  assaut  ils  furent  repoussés  avec  perte;  dans  une  se- 
conde attaque,  appuyés  par  le  canon,  ils  se  rendirent  maî- 
tres de  la  place  et  la  rasèrent.  (8  novembre  1589). 

A  une  demi-lieue  de  Versoix,  jadis  s'élevait  le  château 
de  la  Bâtie,  où  Claude  de  Crose  s'était  retiré  avec  son 
frère  et  quelques  hommes  d'armes.  La  position  était  favo- 
rable pour  la  défense;  ils  s'y  retranchèrent.  Les  Gene- 
vois en  voulurent  faire  l'escalade;  mais  ils  éprouvèrent 
une  vigoureuse  résistance.  Ils  revinrent  une  seconde  fois 

(1)  Registre  du  Conseil,  21  niai  1589. 

(2)  Spon,  p.  349. 

(3)  Registre  du  Conseil,  lo  septembre  1389. 


-  13G  - 

avec  un  renfort  de  canons,  pièces  de  campagne,  de  l'infan- 
terie et  200  cavaliers.  La  place,  battue  en  brèche  par  les 
boulets,  se  rendit.  Il  n'y  avait  dans  l'intérieur  que  quinze 
soldats  et  quelques  paysans ,  qui  se  constituèrent  pri- 
sonniers (1). 

Le  château  de  Monthoux  était  de  nouveau  tombé  au 
pouvoir  des  gens  du  duc.  Sa  position  parut  menaçante  pour 
Genève.  Aussi  le  24  janvier  1590  y  envoya-t-on  trois 
compagnies  de  gens  à  pied,  pour  en  faire  le  siège.  Le  len- 
demain, un  corps  de  cavalerie  alla  les  soutenir. 

Les  assaillants  espéraient  faire  facilement  façon  des 
gens  qui  défendaient  cette  place.  Ils  les  sommèrent  de  se 
rendre:  ceux-ci  refusèrent,  et  l'on  commença  l'attaque. 

Les  Genevois  n'avaient  amené  que  deux  petites  pièces 
d'artillerie.  Ils  eurent  beau  les  décharger  contre  les  por- 
tes, ils  ne  purent  pas  même  abattre  la  guérite  qui  domi- 
nait la  porte.  Ils  voulurent  arriver  à  la  sape;  mais  tout  fut 
inutile,  tant  fut  opiniâtre  la  résistance.  Ordre  leur  arriva  de 
rentrer  en  ville  pour  y  prendre  des  canons  de  plus  fort 
calibre. 

En  effet,  le  29  mars,  dix  compagnies  d'infanterie  et  deux 
de  cavalerie  sortirent  de  Genève,  sous  les  ordres  de 
Lurbigny,  emmenant  six  pièces  de  canon.  Elles  retournè- 
rent à  Monthoux  tambour  battant  pour  en  réduire  la  place. 

Au  trente-cinquième  coup,  la  brèche  fut  ouverte;  les 
assaillants  s'y  précipitèrent  et  tuèrent  tous  ceux  qui  s'y 
étaient  retranchés. 

Pour  n'avoir  plus  à  y  revenir,  ils  détruisirent  les  murs 
et  le  château  fut  rasé  (2). 

Le  4  mars,  un  arrêté  général  avait  été  pris  au  Conseil, 
pour  abattre  tous  les  châteaux,  qui  dans  le  voisinage,  pour- 

(1)  Reg.  du  Conseil,  12  janvier  1590. 

(2)  lbid.,  31  mars  1590. 


—  137  — 

raient  servir  à  l'ennemi.  Voici  les  noms  de  ceux  qui  tom- 
bèrent : 

Pouilly,  Vesancy,  Vernier,  Thoiry,  Tournay;  le  Grand- 
Saconnex,  dans  le  bailliage  de  Gex,  et  dans  ceux  de  Ter- 
nier,  Gaillard,  Corsinge,  Compesière,  Saconnex,  Beaumont, 
La  Grave,  Villard,  La  Peyrière,  Onex,  Confignon,  La- 
conay. 

On  voit  que  les  Genevois,  à  cette  époque,  n'y  allaient  pas 
de  main-morte.  Aussi  M.  de  Mellune,  ambassadeur  de 
France  en  Suisse  disait,  en  se  plaignant  d'eux  :  «  Ils  ne 
parlent  que  de  Dieu  et  de  la  religion,  et  cependant,  ils 
ne  se  soucient  de  rien  moins.  Ils  rejettent  toute  proposi- 
tion de  paix.  Ils  font  pis  que  le  duc.  Ce  sont  des  gens  sans 
raison.  Il  serait  bon  de  les  laisser  (1).  » 

Les  historiens  protestants,  en  écrivant  cette  page  de 
leurs  luttes  nationales,  n'ont  pas  manqué  de  tracer  le  lugu- 
bre tableau  des  dévastations  commises  par  les  troupes  du- 
cales ;  ils  ont  redit  les  noms  des  victimes,  en  racontant  que 
les  femmes  et  les  enfants  même  ne  furent  pas  épargnés,  et 
ils  ont  soin  de  faire  rejaillir  la  responsabilité  de  ces 
massacres  sur  la  religion.  Mais  qui  ne  sait  ce  qu'est  le 
soldat  en  campagne,  sa  fureur  dans  la  lutte,  sa  rage  dans 
la  résistance  ? 

Pense-t-on  qu'elle  fût  propre  à  calmer  les  esprits  cette 
manie  de  détruire? 

D'ailleurs,  ils  étaient  loin  d'être  doux  comme  des  agneaux, 
les  Genevois,  sur  les  champs  de  bataille,  vis-à-vis  du  pay- 
san savoyard.  Eux  aussi  pillaient,  tuaient  et  massacraient. 

On  a  bien  eu  soin  de  se  taire  à  ce  sujet;  mais  voici  ce 
que  pensaient,  à  cet  égard,  les  ministres  de  cette  époque. 
Nous  empruntons  aux  archives,  le  témoignage  suivant  : 


(1)  Registre  du  Conseil,  23  mars  1590. 


—  138  - 

Le  château  de  Tournay  était  la  propriété  de  M.  de 
Brosse,  un  ami  de  Genève  ;  comme  l'ordre  avait  été 
donné  de  le  détruire,  on  procéda  à  l'exécution,  en  com- 
mençant par  un  pillage  tel  que  MM.  de  Bèze  et  Jacquemod, 
avec  les  anciens  du  Consistoire,  vinrent  se  plaindre  au 
Conseil  de  «  ce  qu'on  avait  pillé  ce  château,  appartenant  à 
un  ami  de  Genève,  avec  une  fureur  brutale  (1).  » 

Heureusement  ces  luttes  prirent  fin  au  moment  où 
Henri  IV  fit  connaître  à  la  France  son  retour  à  la  foi  ca- 
tholique. La  Ligue  fut  dissoute,  et  il  se  fit  un  apaisement 
général.  Tous  les  peuples  sentaient  le  besoin  de  la  paix. 
Les  Bernois  et  les  Genevois  eux-mêmes  proposèrent  une 
trêve  de  trois  mois,  qui  fut  suivie  de  nouveaux  accords. 
C'est  alors  que  le  Duc  de  Savoie,  Charles-Emmanuel,  ren- 
tra en  possession  des  bailliages  de  Thonon  et  de  Ternier. 

Ce  prince  religieux  était  trop  attaché  à  la  foi  catholique, 
pour  ne  pas  essayer  de  ramener  à  leurs  antiques  croyan- 
ces ses  nouveaux  sujets;  mais  il  voulut  que  ce  fût  une 
œuvre  de  conviction. 

Dans  ce  but,  il  s'adressa  à  Claude  de  Granier,  en  le 
priant  d'envoyer  dans  cette  province  des  missionnaires, 
pour  y  exposer  les  principes  de  la  foi  et  combattre  les 
préjugés  semés  contre  les  pratiques  catholiques. 

Dans  la  préface  de  ses  extraits  des  Registres  du  Con- 
sistoire, M.  Cramer  dit  que  l'on  y  retrouve  fréquemment 
les  traces  des  efforts  des  évêques  fixés  à  Annecy,  pour 
reconquérir  à  la  foi  catholique  la  ville  de  Genève,  surtout 
depuis  saint  François  de  Sales.  Personne  ne  pourrait  leur 
en  faire  crime,  car  ils  n'auraient  eu  dans  leur  cœur 
ni  amour  pour  la  vérité  ni  attachement  à  l'Eglise,  s'ils 
n'avaient  pas  eu  ce  légitime  désir  de  ramener  au  ber- 


(l)  Reg.  du  Cuns.  31  mais  1590. 


—  139  — 

cail  tant  de  brebis  égarées.  Ce  ne  fut  pas  seulement  la 
pensée  de  l'apôtre  du  Chablais,  qui  devint  ensuite  évê- 
que.  Claude  de  Granier  avait  aussi  nourri  dans  son  âme 
cet  espoir. 

Le  président  Favre,  rendant  hommage  à  la  vertu  et  à  la 
piété  de  Claude  de  Granier,  dit  que  «  sa  vie  toute  entière 
fut  un  apostolat,  non  pas  seulement  d'exemple,  mais  de 
paroles,  pour  les  diocésains  et  pour  les  hérétiques  qu'il 
aurait  voulu  ramener  à  la  foi  (1).  »  S'il  n'eut  écouté  que 
son  zèle,  il  serait  parti  lui-même,  à  la  tête  de  ses  mission- 
naires, mais  ses  forces  avaient  été  usées  par  les  austérités 
de  la  pénitence  et  il  dut  forcément  se  décharger  de  cette 
mission  ingrate  et  pénible  sur  un  jeune  auxiliaire.  La  Pro- 
vidence le  servit  à  merveille.  Un  jeune  seigneur  venait  de 
lui  demander  d'être  admis  dans  le  sanctuaire.  Il  l'accueillit 
avec  un  tressaillement  d'allégresse,  en  lui  déclarant 
que  Dieu  avait  de  grands  desseins  sur  lui  pour  la  gloire  de 
son  Eglise,  et  il  l'attacha  à  sa  cathédrale,  en  l'élevant  à 
la  prévôté. 

Ce  nouveau  lévite,  distingué  par  son  nom,  ses  talents  et 
sa  haute  piété,  c'était  saint  François  de  Sales,  qui,  après 
avoir  été  l'apôtre  du  Chablais,  devint  le  successeur  de 
de  Claude  de  Granier  et  Évêque  de  Genève. 

«  Je  pourrai  mourir  en  paix,  dit  un  jour  le  bon  vieillard, 
parce  que  j'ai  mon  fils  pour  réparer  les  fautes  que  j'ai 
commises.  »  Dieu  ne  voulut  pas  l'enlever  de  ce  monde  avant 
qu'il  eût  recueilli  les  fruits  de  son  zèle  et  qu'il  eût  visité 
les  habitants  du  bailliage  de  Thonon,  revenus  à  la  foi  de 
leurs  pères.  Non  content  de  prier  pour  la  conversion  des 
brebis  égarées,  il  voulut  soutenir  par  sa  présence  le  corps 
de  ses  missionnaires,  en  venant  prendre  part  à  leurs  tra- 


(1)  Besson,  p.  71. 


—  140  — 

vaux,  et  assister  aux  fêtes  qui  accompagnèrent  la  clôture 
des  exercices  religieux.  Une  première  fois,  aux  Quarante- 
Heures  d'Annemasse,  dont  les  solennités  ont  été  décrites 
par  le  père  Charles  de  Genève  (1),  et  par  M.  l'abbé  de 
Baudry,  dans  sa  Relation  des  travaux  de  Saint  François 
en  Chablais. 

Il  présida  à  ces  pieuses  manifestations  qui  attirèrent  une 
foule  considérable  de  fidèles,  les  7,  8  et  9  septembre 
1598.  La  seconde  de  ces  fêtes  fut  celle  qui  s'ouvrit  à 
Thonon,  le  20  septembre,  en  1598.  Elle  fut  la  répéti- 
tion de  ce  qui  s'était  passé  à  Annemasse.  Enfin,  la  der- 
nière, plus  pompeuse  encore  que  les  autres,  fut  celle  du 
Jubilé,  en  1602.  Claude  de  Granier  rendit  compte  au  Pape 
de  ces  brillantes  solennités,  en  remerciant  le  Seigneur  des 
prodiges  de  grâce  dont  il  avait  été  l'heureux  témoin.  Ce 
fut  le  dernier  acte  signé  de  sa  main,  car  le  lendemain 
14  août,  il  tomba  malade. 

Les  émotions  et  les  fatigues  précipitèrent  sa  chute. 
Ayant  reçu  avec  une  tendre  piété  les  derniers  sacrements, 
il  manifesta  le  désir  de  regagner  Annecy,  où  il  voulait 
mourir.  Le  château  de  Pollinge  devait  lui  servir  d'étape. 
Ce  fut  là  qu'il  s'arrêta.  Il  y  mourut  le  17  septembre  1602. 
Son  épiscopat  avait  duré  vingt-trois  ans. 


(1)  Histoire  des  missions  des  R.  P.  Capucins  en  Savoie. 


CHAPITRE  VIII 


Saint  François  de  Sales. 


Origine  de  saint  François  de  Sales.  —  Son  enfance.  —  Ses  études. 

—  Sa  vocation.  —  Les  projets  de  ses  parents.  —  Son  admis- 
sion aux  Ordres.  —  Ses  débuts.  —  Missiou  du  Chablais.  —  11  en 
devient  l'apôtre.  —  Difficultés.  —  Sa  persévérance.  —  Con- 
versions. —  Ses  auxiliaires.  —  Le  P.  Chérubin.  —  Conférence 
de  saint  François  avec  Théodore  de  Bèze.  —  Lettres  du  Pape. 

—  Son  élévation  à  l'épiscopat.  —  Son  zèle.  —  Son  amour  pour 
Genève.  —  Sa  fin. 


En  arrivant  au  saint  évêque  de  Genève,  François  de 
Sales,  nous  nous  demandons  s'il  est  à  propos  d'esquisser 
sa  vie.  Elle  a  été  écrite  par  tant  d'auteurs  éminents  (1), 
qui  en  ont  rapporté  les  plus  intimes  détails,  que  nous  serions 
tenté  d'inscrire  ici  son  nom,  et,  en  nous  taisant,  de  nous 
incliner  devant  son  auguste  mémoire. 

Mais  ce  serait  retrancher  une  des  plus  glorieuses  pages 
de  notre  histoire.  Nous  choisirons  donc  dans  cette  vie  si 
bien  remplie,  quelques  traits  seulement,  ceux  surtout  qui 
touchent  plus  particulièrement  à  Genève. 

(1)  Charles-Auguste  de  Sales,  de  la  Rivière,  Marsolier,  Boulanger,  Ha  mon, 
Perennés,  de  Baudry,  etc.,  etc. 


—  142  — 

Non  loin  d'Annecy,  dans  une  vallée  étroite,  baignée 
par  le  Fier,  se  trouve  le  hameau  de  Thorens.  Là  s'élevait 
jadis  l'antique  manoir  de  la  famille  de  Sales.  Du  vieux 
castel,  qui  a  fait  place  à  une  construction  nouvelle,  il  ne 
reste  que  la  chambre  où  naquit  François,  le  21  août  1567. 
Elle  est  aujourd'hui  convertie  en  chapelle. 

Le  nouveau-né  reçut  au  baptême  le  nom  de  François- 
Bonaventure. 

En  grandissant,  «  cet  enfant  béni,  dit  le  P.  de  la  Ri- 
vière, portait  un  visage  gracieux.  Il  semblait  un  petit 
ange.  »  Sa  première  parole  fut  celle-ci:  t  Le  bon  Dieu  et 
maman  m'aiment  bien.  » 

L'éducation  donnée  au  jeune  de  Sales  fut  virile.  On  ne 
connaissait,  à  cette  époque,  dans  les  châteaux  de  la  Savoie, 
ni  les  afféteries  du  langage  ni  les  énervements  de  la  mol- 
lesse. Ses  parents  lui  permettaient  quelquefois  de  se  mê- 
ler pour  les  jeux  aux  enfants  du  village,  mais  en  surveil- 
lant leurs  ébats.  A  la  fin  de  leurs  courses,  tous  rentraient, 
sous  les  ordres  de  François,  à  la  chapelle  du  château,  où 
ils  chantaient  ensemble  un  Gloria  Patri. 

A  quatre  ans,  François,  était  déjà  désireux  d'apprendre 
à  lire.  Il  feuilletait  les  belles  Heures  de  sa  mère,  cher- 
chant à  en  deviner  les  caractères.  Bientôt  il  sut  lire  cou- 
ramment, et  ses  parents  l'envoyèrent  à  la  Roche,  pour  ses 
études.  En  quelques  mois,  il  devança  tous  ses  collègues, 
laissant  apercevoir  par  ses  reparties  la  verve  d'un  vrai 
talent.  Deux  ans  après,  le  jeune  comte  alla  rejoindre,  à 
Annecy,  ses  cousins,  qui  y  suivaient  leur  cours  de  gram- 
maire. Il  fut  de  suite  remarqué  comme  un  élève  de  premier 
mérite. 

Sa  vertu  était  encore  supérieure  à  ses  succès.  Ses  con- 
disciples avaient  pour  lui  une  si  grande  estime,  qu'ils  eus- 
sent craint  de  blesser  par  une  parole  inconvenante  la  dé- 
licatesse de  ses  sentiments. 


—  143  — 

François  de  Sales  eut,  dès  sa  jeunesse,  le  désir  de  se 
consacrer  au  service  de  l'Eglise  ;  mais  son  père, espérant  lui 
faire  parcourir  la  carrière  des  honneurs,  le  poussa  aux  étu- 
des de  droit.  Il  l'envoyaà  Par  is,  en  le  confiant  à  la  sollicitude 
d'un  prêtre  vertueux,  M.  l'abbé  Déage,  qui  lui  servit  de 
mentor  dans  la  grande  cité. 

François  y  fut  ce  qu'il  avait  été  à  la  Roche  et  à  Annecy, 
un  élève  éminemment  studieux  et  sage. 

Ayant  achevé  son  cours  de  philosophie,  François  de 
Sales,  pour  se  conformer  au  désir  de  son  père,  suivit  les 
leçons  de  la  Sorbonne.  Il  y  joignit  l'étude  de  la  théologie, 
avec  la  pensée  de  faire  servir  un  jour,  à  la  gloire  de  Dieu, 
toutes  les  connaissances  qu'il  aurait  acquises  (1). 

De  Paris,  François  de  Sales  fut  envoyé  à  Padoue,  où 
Guy  de  Pancirole  attirait  autour  de  sa  chaire  de  droit 
des  élèves  de  toutes  les  nations.  Là  était  aussi  le  célèbre  P. 
Possevin,  connu  par  son  grand  savoir  théologique. 

François  de  Sales  suivit  les  leçons  de  ces  deux  profes- 
seurs, et  mérita  leurs  encouragements  et  leurs  louanges. 

«  Voilà,  disait  le  P.  Possevin,  un  jeune  homme  qui  sera 
un  grand  prélat  de  l'Eglise.  » 

Le  jour  où  Pancirole  donna  à  François  de  Sales  le 
bonnet  de  docteur,  il  lui  adressa  ces  mots  flatteurs:  «  J'at- 
tendais comme  un  de  mes  plus  beaux  jours  celui  où  je 
vous  verrais  docteur.  Ce  titre,  vous  le  méritez  par  votre 
vertu  et  votre  science.  L'Université  est  heureuse  de  trou- 
ver en  vous  les  qualités  de  l'esprit  et  du  cœur  qu'elle 

(1)  Voici  un  passage  assez  significatif,  extrait  d'une  lettre  écrite  par 
François  de  Sales  à  M.  le  baron  d'Hermance,  tandis  qu'il  étudiait  à  Paris  : 

«  Maintenant  que  je  suys  au  milieu  et  meilleur  âge  de  mes  estudes,  si  je  puis 
cognoistre  seulement  par  présumption  que  preniez  en  bonne  pari  nies  let- 
tres, ce  me  sera  comme  un  aullre  corage  pour  poursuyvre  mon  entreprise  en 
l'estude,  laquelle  j'oseroys  bien  me  promettre  (sans  me  flatter)  réussira  au 
bien  que  je  désire,  Dieu  aydant,  qui  est  de  le  bien  servir.  » 

(Voyez  Pièces  justificatives,  n°  IV). 


—  144  — 

peut  désirer;  et  ce  qui  met  le  comble  à  son  bonheur, 
c'est  que  le  témoignage  d'estime  qu'elle  vous  décerne  a 
autant  d'approbateurs  qu'il  existe  de  personnes  éclairées 
sur  le  vrai  mérite  (1).  » 

En  1592,  François  de  Sales  était  de  retour  à  Annecy, 
après  avoir  visité  Rome,  Lorette,  Mantoue  et  Venise.  Il 
alla  se  reposer  au  château  de  la  Thuile,  qui  appartenait  à 
sa  famille.  Ce  fut  là  que  se  déroula  le  drame  de  sa  vo- 
cation. 

Madame  de  Boisy  fut  sa  première  confidente;  mais 
elle  voulut  sagement  éprouver  son  fils.  Mère  pieuse  et 
tendre,  elle  avait  partagé  toutes  les  illusions  de  son  mari. 
Comme  lui,  elle  voyait,  avec  un  orgueil  bien  légitime,  la 
gloire  de  la  famille  reposer  sur  cette  jeune  tête,  couron- 
née des  lauriers  de  la  science.  Déjà  des  plans  étaient 
dressés.  Le  sénat  de  Savoie  allait  ouvrir  ses  portes  au 
nouveau  docteur.  Une  riche  héritière,  Mlle  de  Suchet, 
était  disposée  à  donner,  avec  sa  main,  sa  fortune  et  son 
cœur  au  gracieux  gentilhomme.  Rien  ne  manquait  à  ce 
riant  avenir,  qui  cependant  n'était  pas  dans  les  desseins  de 
la  divine  Providence. 

François  de  Sales  avait  une  toute  autre  ambition  :  celle 
de  devenir  prêtre.  Sa  vertueuse  mère  avait  d'abord  fait 
opposition  aux  vues  de  son  fils,  mais  dès  qu'elle  reconnut 
dans  cette  vocation  l'appel  de  Dieu,  elle  fit  généreuse- 
ment le  sacrifice  de  ses  espérances. 

Le  consentement  de  M.  de  Boisy  ne  fut  pas  aussi  facile  à 
obtenir.  Cependant,  sur  les  représentations  de  M.  Déage, 
qui  avait  reçu  depuis  longtemps  les  confidences  de  son 
élève,  le  comte  finit  par  se  rendre. 

(1)  Ln  brevet  de  docteur,  décerné  au  jeune  de  Sales,  est  gardé  dans  les 
archives  de  ta  famille  Roussy  de  Sales. 


—  145  — 

«  Béni  soit  le  Seigneur!  s'écria  alors  François  de  Sales, 
il  m'a  accordé  ce  qui  était  depuis  longtemps  l'objet  de 
mes  vœux,  et  vous,  mon  père,  soyez  béni.  Vous  venez  de 
me  donner  le  témoignage  le  plus  éclatant  de  votre  ten- 
dresse. > 

Quels  nobles  et  grands  sentiments  !  Un  jeune  homme 
aussi  bien  disposé  ne  pouvait  manquer  «  de  servir  bien 
son  Dieu  et  l'Eglise.  » 

Le  13  mai  1593,  François  de  Sales  alla  se  présenter  à 
Claude  de  Granier,  son  évêque,  pour  lui  demander  l'en- 
trée du  sanctuaire.  Les  épreuves  ne  furent  pas  longues 
pour  un  lévite  de  sa  trempe.  Il  possédait  à  fond  la  théolo- 
gie ;  aussi,  le  8  juin,  il  fut  admis  aux  premiers  ordres,  et 
peu  de  temps  après,  l'évêque  l'éleva  au  sous- diaconat,  et 
le  18  décembre  1593  à  la  prêtrise. 

Dès  son  entrée  dans  le  sacerdoce,  François  de  Sales  se 
distingua  par  son  langage  plein  d'onction.  Monseigneur  de 
Granier  lui-même,  après  un  de  ses  premiers  sermons,  ne 
put  s'empêcher  de  s'écrier:  «  C'est  mon  fils  que  vous  avez 
entendu!  Que  vous  semble-t-il?  N'a-t-il  pas  dit  des  choses 
merveilleuses?  » 

Les  débuts  de  son  ministère  eurent  lieu  à  Annecy,  où 
il  dirigea  diverses  associations.  Mais  une  mission  plus  dé- 
licate ne  tarda  pas  à  lui  être  offerte;  ce  fut  d'aller,  comme 
apôtre,  essayer  de  ramener  au  sein  de  l'Eglise  les  habi- 
tants du  Chablais  qui,  en  1536,  avaient  été  détachés  de 
l'Unité  catholique. 

Enfant  de  l'obéissance,  François  de  Sales  se  soumit 
aux  désirs  de  son  évêque,  et  le  9  septembre  1594,  il 
quitta  la  ville  d'Annecy,  pour  se  rendre  en  Chablais. 

Après  une  halte  de  quelques  jours  à  Thorens,  il  dit 
adieu  à  sa  famille,  et  se  mit  en  route  avec  son  cousin  Louis 
de  Sales,  et  le  14,  il  fit  modestement  son  entrée  au  fort 
des  Allinges. 

10 


—  146  — 

De  cette  esplanade,  qui  domine  le  bassin  du  Léman, 
François  de  Sales  pouvait  contempler  le  vaste  champ  qu'il 
avait  à  défricher.  Tournant  ses  regards  vers  Genève,  il 
tomba  à  genoux  et  s'écria  :  «  0  Genève!  reviens  au  Sei- 
gneur ton  Dieu!  » 

Un  auteur  genevois,  qui  a  pris  à  tâche  de  rabaisser 
l'œuvre  de  saint  François  de  Sales,  l'accuse  «  d'avoir  em- 
ployé contre  les  réformés  l'intimidation  militaire.  » 

Voyez-le  donc  ce  jeune  missionnaire,  partant  pour 
Thonon  sans  escorte,  n'ayant  à  la  main  que  la  croix,  les 
Saintes-Ecritures  et  son  bréviaire.  Le  gouverneur  du 
château,  craignant  pour  lui  quelque  mauvais  coup,  lui 
offre  de  l'accompagner  ;  mais  François  de  Sales  répond 
qu'il  n'a  pas  besoin  d'être  gardé.  «  Les  apôtres,  dit-il,  ont 
vaincu  par  la  parole  de  Dieu.  Ce  sera  mon  arme,  mon 
glaive  et  mon  bouclier.  »  Le  voilà,  en  effet,  qui  arrive  à 
Thonon,  prêche  trois,  quatre  fois  par  jour,  et  quelquefois 
plus  souvent  encore. 

Le  terrain,  à  la  vérité,  est  aride,  couvert  de  ronces,  le 
sol  est  pierreux.  N'importe!  Plein  de  confiance  en  Dieu, 
il  continue  son  œuvre,  il  prie,  il  prêche,  il  travaille. 

Les  réformés  se  tiennent  à  l'écart;  François  de  Sales 
ne  se  lasse  pas  de  leur  froideur.  Il  reparaît  sans  cesse, 
bravant  au  fort  de  l'hiver  la  rigueur  des  frimas.  Il  n'y  a 
dans  son  âme  ni  irrésolution  ni  défaillance  ;  son  parti  est 
pris,  dit-il  lui-même  dans  une  lettre  au  P.  Canisius:  il 
veut  tenter,  par  la  parole  et  les  colloques,  la  conversion 
des  hérétiques  (1). 

Mais  comment  les  atteindre?  Ce  sera  à  l'aide  de  quel- 
ques feuilles  éparses  qu'il  laisse  dans  les  familles.  Il  y 
justifie  le  catholicisme  attaqué  dans  ses  croyances  et  ses 

(1)  Lettre  an  P.  Canisius.  Vives,  t.  VIII,  p.  72. 


-  U1  - 

pratiques.  Ses  enseignements  sont  comme  des  grains 
de  sénevé.  Un  germe  se  forme  ;  la  chaleur  le  féconde. 
Petit  à  petit,  il  se  développe,  et  bientôt  il  obtiendra  son 
épanouissement  final. 

Lorsque  les  proches  de  François  de  Sales  lui  disent  que 
ses  travaux  sont  inutiles,  il  répond  :  t  Le  meunier  ne  perd 
pas  son  temps,  quand  il  martelle  sa  meule  (1).  » 

La  course  journalière  des  Allinges  à  Thonon,  et  de  Tho- 
non  aux  Allinges,  absorbait  une  partie  notable  de  son 
temps.  Il  se  fixa  dans  la  ville.  La  maison  du  Maney  lui 
fournissait  un  abri,  et  il  ouvrit  une  chapelle  dans  uae 
salle  du  château  de  Mont-Joux,  situé  sur  le  bord  du  lac. 

Là  il  travaillait  sans  relâche,  priant  et  méditant.  Enfin, 
voilà  que  des  conversions  se  préparent,  entre  autres  celle 
de  Pierre  Poncet,  un  des  plus  habiles  jurisconsultes  de  la 
province,  qui  commença  l'ébranlement.  Elle  est  bientôt 
suivie  du  retour  d'autres  personnages. 

«  Enfin,  écrit  François  de  Sales  au  président  Favre, 
enfin  quelques  épis  de  la  moisson  blanchissent.  »  Un  peu 
plus  tard,  il  épanche  dans  le  cœur  de  ce  même  ami  la 
joie  que  lui  procure  cet  ébranlement.  «  Tout  marche 
bien;  ils  en  viennent  à  des  colloques,  bientôt  ils  se  ren- 
dront (2).  » 

Des  conférences,  en  effet,  s'organisent,  et  François  de 
Sales  est  toujours  prêt  à  soutenir  ses  thèses  d'une  ma- 
nière victorieuse.  Celle  sur  la  croix,  avec  le  ministre  de  la 
Faye,  de  Genève,  eutplus  de  retentissement  que  les  autres. 
Elle  amena  la  décision  du  baron  d'Avully,  qui  prit  son 
parti  et  s'avoua  catholique. 

Jusqu'en  1596,  François  n'avait  eu  pour  lieu  de  culte,  à 
Thonon,  que  les  maisons  particulières.  Enfin,  il  obtint 

(i)  Lettre  à  un  religieux,  t.  VIII,  p.  63. 
(i)  Lettre  au  sénateur  Favre,  t.  VUI,  p.  63. 


—  148  — 

l'église  de  Saint-Hippolyte,  et  il  eut  la  plus  grande  joie  à 
y  célébrer  la  messe  de  minuit  au  milieu  des  nouveaux  con- 
vertis. Cette  fête  fut  l'aurore  d'un  jour  nouveau  qui  allait 
luire  sur  cette  province. 

Pendant  près  de  deux  ans,  François  de  Sales  avait  tra- 
vaillé presque  seul  dans  la  ville  de  Thonon  et  ses  alen- 
tours. Son  cousin  Louis  était  l'apôtre  des  paroisses  voi- 
sines du  château  des  Allinges.  L'un  et  l'autre  aimaient  à 
célébrer  la  sainte  messe  dans  la  chapelle  du  château  de 
Saint-Etienne  de  Marin,  bâtie  par  delà  la  Dranse.  Enfin, 
ne  pouvant  suffire  seul  aux  besoins  de  la  mission,  François 
de  Sales  demanda  des  auxiliaires.  Bientôt  les  Jésuites  et 
les  capucins  lui  fournirent  des  aides.  Un  des  plus  actifs 
fut  le  P.  Chérubin,  pour  lequel  François  de  Sales  pro- 
fessait une  estime  particulière.  Il  le  regardait  comme  un 
intrépide  champion  de  la  vérité,  toujours  prêt  à  se  met- 
tre à  la  brèche.  Prédicateur  infatigable,  puissant  par  la 
parole  et  l'exemple,  défenseur  intrépide  de  la  foi  catho- 
lique, suivant  le  témoignagne  de  Claude  de  Grauier,  le 
P.  Chérubin  seconda  admirablement  le  zèle  du  jeune 
apôtre. 

Le  P.  Chérubin  était  le  dernier  rejeton  d'une  illustre 
famille  de  la  Maurienne.  Il  était  fils  de  noble  Bonaventure 
Fournier,  dont  la  maison  située  à  Saint-Jean  sert  aujour- 
d'hui de  petit  séminaire  (1).  Tout  jeune,  il  voulut  mar- 
cher sur  les  traces  de  saint  François  d'Assise,  en  renon- 
çant aux  avantages  de  la  fortune. 

Il  entra  chez  les  PP.  Capucins  de  Gênes,  et  y  fit 
profession,  laissant  par  testament  tous  ses  biens  à  Mon- 
seigneur de  Lambert,  évêque  de  Maurienne,  pour  qu'il  les 
employât  à  la  fondation  d'un  collège,  dans  sa  ville  natale, 

(i)  Travaux  de  la  Société  d'histoire  de  la  Maurienne,  t.  III. 
p.  239. 


—  149  — 

et  un  hospice  pour  les  pèlerins  (1).  En  reconnaissance  de 
ses  largesses,  l'évêque  mit  à  la  disposition  du  jeune 
Fournier  une  des  bourses  dont  il  disposait  pour  les  étu- 
diants de  la  Savoie  au  collège  d'Avignon  (2).  Il  y  suivit  le 
cours  des  hautes  études,  et  y  reçut  le  brevet  de  docteur. 

Théodore  de  Bèze  a  eu  beau  écrire,  dans  une  de  ses 
lettres  aux  ministres  de  Berne,  que  parmi  les  capucins  de 
la  mission,  le  P.  Chérubin  était  «  le  plus  âne  de  tous  (3).  • 
il  n'avait  pas  moins  été  gradué,  comme  il  conste  par  les 
lettres  patentes  trouvées  parmi  ses  papiers  après  sa  mort. 
Ce  fut  à  ce  titre  qu'il  fut  envoyé,  par  Claude  de  Granier, 
comme  auxiliaire  à  saint  François  de  Sales,  d'abord  pour 
la  solennité  des  Quarante-Heures,  à  Annemasse,  le  30  dé- 
cembre 1596,  ensuite  à  Thonon.  Sans  doute,  il  ne  fut  pas 
l'ouvrier  de  la  première  heure  dans  cette  glorieuse  mis- 
sion, l'honneur  en  restera  toujours  à  l'apôtre  du  ChablaK 
Mais,  dès  le  moment  où  les  auxiliaires  lui  apportèrent  leur 
concours,  il  apparaît  au  premier  rang  et  il  travaille  avec 
une  ardeur  qui  lui  a  mérité,  de  la  part  du  P.  Constantin 
de  Magny,  l'éloge  suivant  :  «  Il  fut  un  des  principaux  ins- 
truments du  ciel  à  ramener  le  peuple  du  Chablais  au  ber- 
cail de  l'Eglise  (4).  » 

C'est  à  son  «  très-cher  P.  Chérubin,  »  que  saint  François 
remit  la  prédication  de  l'Avent  et  du  Carême,  à  Thonon, 
lorsque,  succombant  aux  douleurs  d'une  fièvre  aiguë,  il  dut 
aller  prendre  du  repos  à  Annecy  (5).  Il  comptait  si  bien  sur 
ce  vaillant  champion,  qu'il  l'opposa  au  ministre  Her- 
mann  Lignaridus,  et  lui  confia  la  fameuse  conférence 

(1)  Archives  du  couvent  de  Gênes. 

(2)  Fondation  de  Jean  de  Brogni. 

(3)  Ab  Mo  impudentissimo  omnium,  etiam  asinissimo  Cherubino. 
Bibl.  de  Berne.  Miscellaneo  eccles.,  fol.  144. 

(4)  Vie  du  Rm°  et  III™  Claude  de  Granier,  p.  167. 

(5)  Charles-Auguste.  Vie  de  saint  François,  p.  195.  —  Edition  Vives. 


—  150  — 


de  1598,  provoquée  par  les  ministres,  et  repoussée  par 
Théodore  de  Bèze  et  la  compagnie  des  Pasteurs  (1). 

Le  P.  Chérubin  ne  fut  pas  étranger  à  la  fondation  de 
la  Sainte-Maison  de  Thonon,  une  des  grandes  œuvres  de 
saint  François  de  Sales.  Notre  saint  aurait  voulu  faire  de 
Thonon  la  rivale  de  Genève.  Il  avait  songé  à  obtenir  du 
duc  que  ce  fût  la  résidence  épiscopale.  Ce  projet  ayant  été 
écarté,  il  dressa  le  plan  de  la  Sainte-Maison,  de  concert 
avec  Claude  de  Granier  et  le  P.  Chérubin  (2). 

L'établissement  de  la  Sainte-Maison  fut  une  des  grandes 
pensées  de  saint  François  de  Sales.  Pour  consolider  l'œuvre 
de  la  conversion,  il  en  fit  comme  une  forteresse  où  de- 
vaient se  former  des  prédicateurs  habiles,  qui  sillonne- 
raient le  Chablais  et  le  diocèse.  Il  avait  remarqué  que 
cette  contrée  était  en  tout  tributaire  de  Genève;  il  voulut 
y  établir  des  industries.  Il  lui  paraissait  également  néces" 
saire  de  fournir  un  asile,  et  des  moyens  de  subsistance 
aux  nouveaux  convertis. 

Ce  fut  pour  eux  qu'il  jeta  les  fondements  de  la  Sainte- 
Maison.  Elle  devait  abriter  les  prêtres  séculiers  dévoués 
au  service  des  âmes,  sous  la  conduite  d'un  supérieur 
nommé  Préfet,  chargé  spécialement  de  la  desserte  de  la 
ville  de  Thonon,  mais  toujours  prêts  à  voler  au  secours 
des  paroisses  avoisinantes. 

Là  aussi  devait  être  un  collège  dirigé  par  des  prêtres 
voués  à  l'instruction,  pour  répandre  la  vraie  science.  Enfin, 
la  Sainte-Maison  devait  être  un  refuge  ouvert  à  ceux  qui, 
revenant  à  la  foi  catholique,  perdaient  tout  moyen  d'exis- 
tence dans  leur  pays.  Dans  les  propositions  soumises  au 

(1)  Tous  les  détails  de  cette  provocation  peuvent  se  lire  dans  la  brochure 
intitulée:  Saint  François  de  Sales,  le  P.  Chérubin  et  les  ministres 
de  Genève.  Paris  1864,  p.  62  et  Appendice. 

(2)  Chables-Auguste.  Vie  de  saint  François,  t.  I,  p.  278. 


—  151  — 


prince,  François  de  Sales  demandait  qu'il  encourageât 
l'établissement  d'une  imprimerie  à  Thonon,  afin  d'opposer 
de  bons  traités  aux  livres  des  hérétiques,  et  de  développer 
le  plus  possible  cette  industrie. 

Si  la  Sainte-Maison  ne  réalisa  pas  toutes  les  espérances 
du  pieux  fondateur,  elle  rendit  du  moins  de  très-grands 
services  au  diocèse,  sous  le  rapport  des  études. 

Pour  réaliser  ce  programme,  il  fallut  des  sommes  consi- 
dérables. Les  premiers  dons  vinrent  de  Rome  et  de  la  cour. 
Ils  s'accrurent  par  les  offrandes  de  divers  personnages.  Le 
P.  Chérubin  obtint  qu'une  partie  de  son  bien  paternel  y 
fut  affecté  (1).  De  plus,  il  entreprit  plusieurs  voyages  pour 
solliciter  des  secours  en  faveur  de  cette  œuvre  excellente. 
Une  lettre  de  cet  ardent  missionnaire  semble  indiquer  que 
l'Etat  de  Fribourg  avait  prêté  une  somme  d'argent  pour 
cette  fondation  et  en  poursuivait  le  remboursement. 
Le  P.  Chérubin  partit  alors  pour  solliciter  un  délai. 
N'ayant  pu  l'obtenir,  il  s'adressa  à  Son  Altesse,  pour  qu'elle 
voulût  faire  l'avance  de  la  somme  due.  «  Je  laissay,  écrit-il, 
de  Cotin-sous-Romont  (2),  le  31  octobre  1604,  à  mon 
despart,  la  Sainte-Maison  en  très-grande  nécessité ,  tant 
qu'aussi  nos  pères  pour  le  regard  du  nouveau  collège  com- 
mencé. Je  sais  que  la  recommandation  de  Votre  Altesse  ser- 
vira assez  pour  les  ayder  des  deniers  qui  sont  deus,  mais 
ayant  veu  de  çà  combien  est  nécessaire  de  donner  satisfac- 
tion à  Messieurs  de  Fribourg,  pour  obvier  à  une  plus 
grande  ruyne  de  ce  saint  œuvre,  je  la  supplye  de  nous  favo- 
riser de  tant  que  d'advancer  le  payment  (1).  »  Le  P.  Ché- 
rubin prêcha  plusieurs  missions  dans  le  Valais.  Il  fut 

(1)  Edit  du  24  février  1602. 

(2)  Cottens,  sous  Romont. 

(I)  Lettre  du  P.  Chérubin.  Archives  de  Turin.  Voyez  pièces  just'ï- 
calives,  n°  V. 


—  152  — 


appelé  à  Rome,  pour  en  rendre  compte  au  Souverain-Pon- 
tife. 

A  son  retour,  il  mourut  à  Turin,  le  10  juillet  1610,  dans 
le  couvent  des  capucins  du  Monte,  où  il  fut  enterré. 

La  mémoire  de  ce  religieux  a  été  attaquée.  On  en  a 
fait  un  brouillon,  dont  le  zèle  intempestif  avait  été  plus 
nuisible  qu'avantageux  à  la  religion.  Nous  ne  partageons 
point  cet  avis.  Il  a  été  détesté  par  Théodore  de  Bèze  et 
les  ministres  de  Genève,  comme  un  combattant,  mais  loué 
par  saint  François  de  Sales  et  Claude  de  Granier,  les 
témoins  de  ses  luttes.  Ce  double  témoignage  nous  suffit. 
Voulons-nous  dire  par  là  qu'il  ne  se  laissa  jamais  entraî- 
ner dans  l'ardeur  de  la  résistance  à  des  mesures  qui 
n'étaient  pas  dans  les  habitudes,  ni  dans  le  caractère  de 
saint  François  de  Sales  ?  Bien  loin  de  là,  car  lui-même, 
écrivant  aux  syndics  de  Genève  au  sortir  d'une  maladie, 
dit  qu'ayant  réfléchi  sérieusement,  il  comprend  mieux  la 
charité,  qui,  à  l'avenir,  dirigera  toute  sa  vie  et  toutes 
ses  paroles  (1). 

Nous  avons  laissé  un  instant  saint  François  de  Sales 
revenons  aux  fruits  de  sa  glorieuse  entreprise. 

Dans  un  de  ses  voyages,  François  de  Sales  voulant 
donner  un  dernier  coup  à  l'hérésie,  demanda  le  secours 
de  divers  ordres  religieux,  qui  se  mirent  à  l'œuvre  et  orga- 
nisèrent des  conférences  publiques  auxquelles  ils  convo- 
quèrent les  ministres  de  Genève,  sans  pouvoir  les  enga- 
ger sur  le  terrain  d'une  discussion  religieuse. 

Il  ne  s'opéra  pas  moins  un  heureux  changement  dans 
les  esprits.  Des  paroisses  entières  revinrent  à  la  foi  catho- 
lique, et  firent  leur  soumission  entre  les  mains  de  l'évê- 
que.  Quelque  nombreuses  que  fussent  les  conquêtes,  le 

(1)  Lettre  du  P.  Chérubin.  Archives,  P.  H. 


—  153  — 

zèle  de  François  de  Sales  n'était  pas  encore  satisfait. 
Il  en  était  une  qu'il  ambitionnait  par  dessus  toutes  les 
autres.  Son  regard  se  tournait  sans  cesse  vers  Genève.  Il 
eût  souhaité  y  porter  le  flambeau  de  la  vérité,  au  prix 
même  de  sa  vie. 

Dans  ce  but,  d'après  le  désir  du  Pape,  il  se  décida  à 
rendre  visite  à  Théodore  de  Bèze,  pour  conférer  avec  lui. 
Comme  sa  démarche  eut  quelque  retentissement,  nous 
allons  retracer  les  principales  circonstances  de  cette 
entrevue,  d'après  le  récit  qu'en  a  fait  Charles-Auguste, 
sur  le  témoignage  de  son  cousin. 

François  de  Sales  était  dans  sa  trentième  année;  il 
avait  toute  la  grâce  du  gentilhomme.  Théodore  de  Bèze 
touchait  à  ses  soixante-dix  huit  ans.  C'était  donc  un  vieil- 
lard à  cheveux  blancs,  habitué  aux  allures  de  la  cour,  où 
il  avait  été  appelé  par  la  reine  de  Navarre,  afin  d'y  sou- 
tenir les  intérêts  du  protestantisme  engagés  dans  les 
guerres  de  la  Ligue. 

Avant  d'arriver  aux  détails  de  la  conférence  de  ces 
deux  personnages,  faisons-nous  une  idée  de  la  position 
religieuse  de  notre  pays  à  cette  époque. 

Genève  était  le  centre  du  protestantisme.  Successeur 
de  Calvin,  Théodore  de  Bèze  en  avait  continué  les  tradi- 
tions puritaines.  Depuis  plus  de  trente  ans,  il  était  à  la 
tête  du  consistoire,  et  il  présidait  à  toutes  les  délibéra- 
tions des  ministres.  La  considération  dont  il  jouissait  en 
France  lui  avait  acquis  une  très-grande  notoriété. 

Ne  soyons  donc  point  étonnés  de  voir  le  Pape  Clé- 
ment VIII  se  préoccuper  de  ce  personnage.  Il  pensait 
avec  raison  que  si  Théodore  de  Bèze  pouvait  jamais  re- 
venir au  catholicisme,  son  exemple  ne  manquerait  pas 
d'ébranler  ses  collègues,  et  influerait  sur  le  retour  de 
Genève  à  son  antique  foi.  Aussi  le  père  Esprit  de  Baumes, 
religieux  capucin,  associé  aux  travaux  de  saint  François 


pour  la  conversion  du  Chablais,  reçut-il  du  Pape  la  mis- 
sion de  suggérer  au  jeune  et  zélé  missionnaire  la  pensée 
d'une  démarche  auprès  de  M.  de  Bèze. 

Voici  un  passage  de  la  lettre  du  Pape  qui  y  fait  allu- 
sion : 

«  A  notre  cher  fils  François  de  Sales ,  prévost  de 
«  l'Eglise  de  Genève,  salut  et  bénédiction.  —  Le  frère 
«  Esprit,  religieux  de  l'Ordre  des  Capucins,  prédicateur 
«'de  la  Parole  de  Dieu,  nous  a  fait  récit  de  votre  piété  et 
t  du  zèle  qui  vous  anime  pour  l'honneur  de  Dieu,  ce 
«  qui  nous  a  été  très-agréable.  Le  même  personnage  vous 
■  communiquera  quelques  affaires  qui  concernent  la  gloire 
«  de  Dieu,  et  que  nous  avons  fort  à  cœur.  Vous  lui  don- 
*  nerez  la  même  créance  qu'à  moi-même,  et  vous  em- 
«  ploierez  la  diligence  que  nous,  attendons  de  votre  pru- 
«  dence  et  affection  envers  nous  et  le  Saint  Siège.  Nous 
«  vous  donnons  notre  bénédiction  paternelle  (1)... 

«  Donné  à  Rome  sous  le  sceau  du  Pécheur,  le  1er  oc- 
«  tobre  1596,  l'an  V  de  notre  pontificat. 

«  Sylvitjs  Antonianus  (2).  » 

A  la  lecture  des  lettres  apostoliques,  François  de  Sales 
sentit  son  zèle  redoubler.  Que  de  fois,  du  haut  de  la  forte- 
resse des  Allinges,  il  avait  jeté  son  regard  attristé  sur  les 
rives  de  notre  beau  lac  et  répété  les  paroles  du  prophète 
des  larmes  :  «  Genève!  Genève!  quand  donc  te  conver- 
«  tiras-tu  au  Seigneur  ton  Dieu  ?  »  Que  de  fois  il  avait 
désiré  venir  dans  Genève  discuter  sur  les  points  les  plus 
controversés  entre  catholiques  et  protestants  ! 

Il  avait  déjà  cherché  l'occasion  favorable  d'y  pénétrer 
pour  conférer  avec  les  ministres,  quand  lui  arrivèrent  des 

(1)  Lettre  du  Pape  à  saint  François.  Vives. 

(2)  C'était  le  nom  de  Clément  VIII. 


—  155  - 


lettres  de  Son  Altesse  Sérénissime,  le  duc  Charles-Emma- 
nuel, qui  l'appelait  à  Turin  pour  des  affaires  pressantes. 
C'était  sur  la  fin  de  novembre  1596.  François  de  Sales 
remit  son  projet  à  un  temps  plus  favorable,  et  partit  pour 
Turin,  en  traversant  le  Grand-Saint-Bernard,  où  il  faillit 
périr  au  milieu  d'une  de  ces  tempêtes  si  fréquentes  dans 
les  Alpes  Pennines. 

Déjà,  à  ce  moment,  François  de  Sales  commençait  à 
recueillir  les  fruits  de  sa  patience  et  de  sa  douce  charité. 
En  rendant  compte  à  son  ami  le  président  Favre  des 
résultats  de  sa  mission  longtemps  infructueuse,  il  lui 
écrivait  :  «  Je  vois  blanchir  la  moisson,  et  j'espère  qu'elle 
«  sera  bientôt  ample  et  agréable  (1).  » 

Ce  qui  lui  donnait  cet  espoir,  c'était  la  conversion  d'un 
avocat  de  Gex  en  grand  renom,  appelé  Pierre  Poncet,  qui 
jouissait  de  l'estime  générale  de  ses  compatriotes.  Ayant 
exposé  ses  doutes  au  jeune  missionnaire,  il  en  avait  reçu 
des  solutions  lumineuses  qui  l'amenèrent  à  une  rétracta- 
tion publique  de  ses  erreurs.  —  Une  conquête  qui  eut 
plus  de  retentissement  encore,  fut  celle  d'Antoine  de  Saint- 
Michel,  seigneur  d'Avully,  qui  soumit  par  écrit  ses  doutes 
aux  ministres  de  Genève,  et  n'en  reçut  aucune  réponse.  Il 
s'adressa  alors  à  saint  François  de  Sales,  qui  résolut 
victorieusement  toutes  ses  objections.  Dès  lors,  le  sei- 
gneur d'Avully  s'avoua  hautement  catholique,  et  devint  un 
apôtre  ardent  de  la  vérité.  Il  mérita,  par  son  zèle,  que  le 
Pape  lui  adressât  un  bref  de  félicitation,  daté  du  20  sep- 
tembre 1596. 

«  Allez,  lui  dit-il  en  finissant,  allez  mon  fils,  et  racontez 
«  les  merveilles  que  Dieu  vous  a  faites,  et  puisque  jus- 
«  qu'ici  vous  persécutiez  l'Eglise  de  Dieu  avec  Saul,  main- 

(1)  Lettre  au  président  Favre.  XXVI"°  lettre  de  la  collection  Vivès,  t.  VIII, 
p.  82. 


—  156  — 

«  tenant,  tâchez  de  l'édifier  et  de  la  défendre  selon  votre 
«  pouvoir  avec  saint  Paul  (1).  »  D'autres  conversions  sui- 
virent celles  de  l'avocat  Poncet  et  du  seigneur  d'Avully. 
Gabriel  de  Saint-Michel  ne  tarda  pas  à  imiter  son  parent. 

François  de  Sales  reçut  ensuite  à  la  profession  de  la 
foi  Ferdinand  de  Près,  seigneur  de  Corcelles;  Jean  Sage, 
de  Drallians;  Etienne  de  Ville,  d'Evian;  Jacques  Perrin, 
de  Montagny  ;  Anselme  Duchêne,  de  Margencel  ;  Pierre 
Grange,  de  Lugrin,  et  d'autres. 

François  de  Sales  reçut  à  Turin  le  plus  sympathique 
accueil.  Non-seulement  Son  Altesse  applaudit  à  ses  pro- 
jets, mais  elle  lui  promit  son  appui  pour  la  restauration 
du  culte  dans  la  ville  de  Thonon;  ce  qui  lui  permit  de 
célébrer  la  sainte  messe  dans  l'église  de  Saint-Hippolyte, 
le  jour  de  Noël  de  l'année  1596. 

Quelque  occupé  que  fût  saint  François  de  Sales  au  milieu 
de  ses  néophytes  de  Thonon  il  ne  perdait  pas  de  vue  le 
désir  du  Souverain  Pontife,  relativement  à  Théodore  de 
Bèze.  Il  en  parla  à  quelques  amis  discrets,  qui,  tout  en 
louant  son  projet,  lui  en  démontrèrent  les  difficultés.  — 
Il  fallait,  disaient-ils,  pénétrer  dans  Genève,  ville  fermée 
aux  catholiques.  Pour  lui,  ne  serait-il  pas  pris  pour  un 
espion  et  traité  en  conséquence  ? 

Ces  considérations  ne  l'arrêtèrent  pas  ;  il  recommanda 
cette  entreprise  aux  prières  de  Mgr  de  Granier  et  des  reli- 
gieux qui  travaillaient  avec  lui.  Il  réclama  celles  des  prê- 
tres ses  collaborateurs  ;  enfin,  il  décida  son  départ,  et  se 
mit  en  route  avec  son  fidèle  serviteur  Rolland,  qui  l'avait 
suivi  dans  la  mission  du  Chablais.  Us  arrivent  à 
Genève.  C'était  en  1597,  le  surlendemain  de  la  fête  de 
Pâques.  François  de  Sales  gravit  le  Bourg-de-Four  et 

(1)  Bref  du  Pape  Clément  V^III  à  M.  d'Avully,  t.  VIII,  p.  92. 


-  157  - 

pénètre  jusqu'à  la  demeure  de  de  Bèze,  qui  habitait  à  la  rue 
des  Chanoines,  dans  la  maison  où  était  mort  Calvin.  En 
s'y  rendant,  il  salua  d'un  regard  d'envie  et  de  regret  la 
cathédrale  de  Saint-Pierre.  Comme  il  aurait  désiré  pou- 
voir y  célébrer  les  saints  mystères,  lui  qui,  dans  un  élan  de 
foi,  s'écriait  :  «  Ah  !  s'il  m'était  donné  de  pouvoir  dire  la 
messe  à  Genève,  il  me  semble  que  le  sang  du  Sauveur  suffi- 
rait pour  la  convertir!  » 

En  entrant  dans  la  demeure  de  Théodore  de  Bèze, 
François  de  Sales  sentit  son  cœur  palpiter,  mais  il  invo- 
qua son  ange  gardien. 

La  réception  fut  des  plus  courtoises,  et,  charmé  des 
paroles  pleines  de  suavité  qui  tombaient  des  lèvres  du 
jeune  homme,  le  vieillard  lui  ouvrit  son  salon  et  l'engagea 
à  y  prendre  place.  François  de  Sales  répondit  à  cette  offre, 
et,  après  quelques  phrases  assez  vagues,  il  arrive  droit  à 
son  but. 

Voici  les  paroles  que  Charles-Auguste  de  Sales  prête  à 
son  oncle.  (Il  est  à  présumer  qu'il  tenait  tous  ces  détails 
de  saint  François  lui-même.) 

«  Monsieur,  lui  dit-il,  je  n'ai  point  été  jusqu'à  ce  jour 
assez  étranger  à  ce  pays  pour  que  votre  renommée,  comme 
homme  de  doctrine  et  d'éloquence,  ne  soit  arrivée  à  mes 
oreilles;  mais  on  vous  loue  particulièrement,  et  j'en  fais 
l'expérience  à  cette  heure,  de  la  courtoisie  avec  laquelle 
vous  accueillez  ceux  qui  ont  l'honneur  de  vous  visiter. 
C'est  ce  qui  m'a  déterminé  à  venir  vous  voir,  afin  de  vous 
découvrir  les  pensées  les  plus  intimes  de  mon  âme.  Vous 
voyez  devant  vous  un  jeune  homme  qui  nourrit  depuis 
longtemps  dans  son  cœur  le  désir  de  conférer  avec  vous. 
J'espère  que  vous  ne  vous  refuserez  pas  à  me  donner 
votre  sentiment  sur  les  questions  que  j'ose  vous  pro- 
poser. » 

Ce  langage  plein  d'insinuations  étonna  Théodore  de 


-  158  — 

Bèze,  qui,  ne  sachant  à  quoi  voulait  arriver  son  visiteur, 
garda  un  moment  le  silence.  A  la  fin,  le  ministre  ré- 
pondit : 

—  Monsieur,  vous  me  charmez  par  votre  politesse 
excessive.  Vos  procédés  sont  ceux  que  j'ai  toujours  désiré 
garder;  car  je  n'estime  rien  tant  que  la  candeur  et  la 
sincérité.  D'ailleurs,  je  suis  prêt  à  répondre  à  vos  désirs, 
suivant  la  mesure  de  mes  connaissances,  et  en  mettant  à 
profit  l'expérience  acquise  par  mes  longues  années.  Parlez 
et  dites  ce  que  vous  voulez  savoir. 

L'homme  de  Dieu,  sans  ambages,  entre  en  matière  et 
pose  cette  question  : 

—  Peut-on  faire  son  salut  dans  l'Eglise  catholique? 
Bèze  ne  s'attendait  pas  à  cette  demande,  et  comme  un 

homme  embarrassé,  il  fixe  ses  yeux  sur  un  coin  de  sa 
chambre.  —  Permettez,  dit-il,  que  je  réfléchisse  avant 
de  répondre. 

—  Très-bien,  repartit  François  de  Sales,  qui  ouvrit  une 
petite  brochure  nouvellement  éditée,  et  se  mit  à  la  par- 
courir. 

Bèze  passe  alors  dans  son  cabinet,  où  il  va  et  vient. 
Parfois  sa  marche  est  rapide,  puis  il  s'arrête. 

Tout  indique  un  homme  agité  ou  indécis  sur  ce  qu'il 
doit  répondre. 

Cette  scène  dura  un  long  quart  d'heure,  pendant  lequel 
François  de  Sales  remercia  Dieu,  du  fond  de  son  âme,  du 
bonheur  qu'il  avait  eu  de  naître  au  sein  de  l'Eglise  catho- 
lique, et  il  prit  la  résolution  d'y  vivre  et  d'y  mourir, 
quelque  pût  être  la  réponse  de  Théodore  de  Bèze,  dont  il 
constatait  les  indécisions  et  les  perplexités. 

Enfin  le  vieillard  reparaît ,  le  front  pâle.  Que  va-t-il 
dire  ? 

Après  s'être  excusé  d'avoir  tant  tardé,  il  reprit  : 


—  159  — 


—  Monsieur,  dit-il,  je  veux  vous  ouvrir  mon  cœur 
avec  la  même  franchise  qu'il  vous  a  plu  de  m'ouvrir  le 
vôtre.  Vous  m'avez  demandé  si  l'on  peut  faire  son  salut 
dans  l'Eglise  romaine,  je  vous  réponds  affirmativement; 
car  on  ne  peut  nier  qu'elle  ne  soit  l'Eglise-mère. 

—  Très-bien,  repartit  François  de  Sales;  mais,  s'il  est 
vrai  que  le  salut  puisse  se  faire  dans  l'Eglise  romaine, 
pourquoi  avez-vous  implanté  votre  prétendue  Réforme  en 
France,  par  exemple,  à  l'aide  de  tant  de  guerres,  de  sac- 
cages et  de  ruines,  de  meurtres  et  de  rapines? 

Bèze,  en  entendant  cette  interpellation,  laissa  échapper 
un  profond  soupir,  et  d'une  voix  émue,  il  repartit  : 

—  Je  ne  vous  ai  point  nié  que  vous  ne  puissiez  vous 
sauver  dans  votre  Eglise;  mais,  malheureusement,  vous 
enlacez  les  âmes  dans  des  cérémonies  de  toute  espèce. 
Vous  dites,  par  exemple,  que  les  bonnes  œuvres  sont 
nécessaires  au  salut,  tandis  qu'elles  ne  sont  que  de  bien- 
séance! Qu'arrive-t-il?  C'est  que,  trompé  par  vos  prédica- 
tions, le  peuple  croit,  d'un  côté,  à  la  nécessité  des  bonnes 
œuvres,  et,  de  l'autre,  il  ne  les  pratique  pas  ;  ce  qui  en- 
traîne sa  damnation,  puisqu'il  agit  contre  sa  conscience. 
Pour  obvier  à  cet  inconvénient,  nous  avons  publié  comme 
principe  que  la  foi  sauve  sans  les  œuvres,  et  que  les  œu- 
vres ne  sont  que  de  convenance  et  non  de  nécessité.  Par 
là,  nous  avons  rendu  le  chemin  du  ciel  bien  plus  facile.  » 

Le  champion  catholique  eût  pu  ramener  son  adver- 
saire à  la  question  qu'il  lui  avait  posée;  mais,  pour  ne 
pas  avoir  l'air  de  reculer  sur  le  terrain  où  il  se  plaçait  : 

—  Quoi,  lui  dit-il,  vous  niez  la  nécessité  des  bonnes 
œuvres,  mais  ne  voyez-vous  pas  dans  quel  labyrinthe 
vous  allez  vous  jeter  ?  Par  là,  vous  renversez  toutes  les 
lois  naturelles,  divines  et  humaines,  qui  promettent  des 
récompenses  à  la  vertu  et  menacent  de  châtiments  éternels 
ceux  qui  n'ont  pas  pratiqué  des  bonnes  œuvres.  Si  elles  ne 


—  160  — 

sont  pas  nécessaires  au  salut,  d'où  vient  que  Notre-Sei- 
gneur  ne  base  la  condamnation  lancée  contre  les  réprouvés 
que  sur  l'omission  de  ces  œuvres?  Si  ces  œuvres  n'eus- 
sent été  que  de  bienséance,  leur  omission  ne  tournerait 
pas  à  damnation.  J'attends  votre  réponse. 

Jusqu'alors  Bèze  s'était  enveloppé  dans  un  calme  tout 
stoïque  ;  mais,  à  ce  moment,  blessé  au  vif  par  les  argu- 
ments de  François  de  Sales,  il  perd  contenance  et  se 
fâche.  Le  rouge  lui  monte  au  visage,  et  «  il  profère  des 
paroles,  dit  Auguste  de  Sales,  indignes  d'un  philosophe, 
dont  il  avait  jusqu'à  ce  moment  joué  le  rôle.  » 

François  de  Sales,  toujours  égal  à  lui-même,  l'avait 
écouté  dans  le  plus  grand  calme.  Il  ne  lui  adressa  que  ces 
mots  :  «  Monsieur,  je  ne  suis  point  venu  ici  pour  vous 
blesser.  A  Dieu  ne  plaise  !  Je  désirais  seulement  conférer 
avec  vous  sur  quelques  points  de  controverse,  et  vous 
soumettre  franchement  et  en  toute  bonne  foi  quelques 
objections,  me  réjouissant  d'avoir  votre  opinion  sur  ces 
matières;  mais,  puisque  vous  vous  fâchez,  je  vous  prie  de 
m' excuser,  il  ne  m'arrivera  plus  de  traiter  avec  vous  des 
points  de  controverse.  » 

Bèze  sentit  qu'il  s'était  oublié,  et  ayant  repris  son 
calme  ,  il  lui  demanda  pardon  de  son  incivilité,  disant 
«  que  le  zèle  dont  il  se  sentait  embrasé  pour  sa  religion 
l'avait  entraîné  trop  loin,  et  que  les  premiers  mouvements 
n'étaient  pas  toujours  faciles  à  dominer.  » 

Du  reste,  il  lui  déclara  que  ses  visites  lui  seraient 
toujours  agréables,  et  qu'il  le  recevrait  selon  ses  mérites, 
à  moins  toutefois  que  ses  occupations  nombreuses  ne 
l'empêchassent  de  l'accueillir. 

La  conversation  avait  duré  près  de  trois  heures.  Rolland 
avait  attendu  son  maître;  il  put  s'apercevoir  de  l'impa- 
tience de  quelques  visiteurs,  qui,  en  voyant  sortir  Fran- 
çois de  Sales,  murmurèrent  à  l'oreille  de  leurs  voisins, 


—  161  — 

que  «  c'était  un  homme  rusé,  propre  à  exciter  des  sédi- 
tions. • 

Ils  se  trompaient.  C'était  l'homme  qui  maintes  fois,  à 
Thonon,  avait  apaisé  les  séditions. 

En  retournant  à  Thonon,  François  de  Sales  se  deman- 
dait quel  serait  le  résultat  de  sa  conférence  avec  Bèze.  Il 
avait  obtenu  du  moins  cet  aveu  :  qu'il  était  possible  de  se 
sauver  dans  V Eglise  catholique,  V Eglise-mère  de  toutes  les 
autres  Eglises.  C'était  peu,  sans  doute,  cependant  il  ne 
désespérait  pas  de  voir  un  jour  cette  brebis  égarée  ren- 
trer au  bercail,  sachant  quelle  est  l'étendue  des  miséri- 
cordes du  Seigneur,  «  qui  ne  veut  pas  la  mort  du  pécheur, 
mais  plutôt  qu'il  vive.  » 

François  de  Sales  ne  pouvait  manquer  d'informer  le 
Pape  de  ses  démarches  auprès  de  Théodore  de  Bèze.  Il 
accomplit  ce  devoir  dans  la  fettre  suivante,  adressée  à 
Clément  VIII,  peu  de  temps  après  son  retour  à  Thonon  : 

«  Teès-Sàint-Pèee, 

«  Ceste  dernière  année,  le  Père  Esprit  de  Baume,  docte 
et  dévot  prédicateur  de  l'Ordre  des  Capucins,  et  moy, 
ayant  commencé  de  bien  espérer  de  la  conversion  de 
Théodore  de  Bèze,  premier  hérétique  entre  les  calvinistes, 
selon  les  rapports  que  nous  en  avions  par  des  personnes 
de  jugement,  afin  qu'en  une  affaire  si  désirable,  nostre 
industrie,  ni  les  autres  moyens  ne  manquassent  point,  il  fut 
convenu  entre  nous:  à  savoir  que  luy,  qui  pour  lors  s'en 
alloit  à  Rome,  au  Chapitre  général  de  l'Ordre,  en  traicte- 
roit  amplement  devant  Votre  Saincteté,  et  luy  deman- 
deroit  ce  qui  seroit  nécessaire,  à  fin  que,  si  les  bruits 
sont  suivis  de  l'événement,  la  Providence  apostolique  ne 
manque  point  à  ce  pauvre  hérésiarque. 

«  Or  j'ay  esté  chargé  d'apprendre  ses  sentiments  de  sa 
bouche  propre  par  quelque  occasion,  le  plus  diligemment 

11 


—  162  — 

qu'il  seroit  possible  ;  pour  lequel  effect,  sous  prétexte  de 
plusieurs  et  diverses  affaires,  je  suis  entré  fort  souvent 
dans  la  ville  de  Genève  ;  mais  je  n'ay  jamais  peû  avoir  la 
moindre  commodité  de  parler  en  particulier  à  cet  homme 
que  je  cherchois,  jusqu'au  troisième  jour  de  Pasques,  que 
je  le  trouvay  seul  assez  facile  au  premier  abord. 

«  Mais  après  que  s'en  faict  tout  mon  possible  et  n'eu  rien 
oublié  pour  tirer  de  luy  son  sentiment,  je  trouvay  que  son 
cœur  n'avoit  encore  esté  esmeu  ;  ainsi  estoit  tout  de 
pierre,  ou  pour  le  moins  n'estoit  pas  du  tout  converti, 
s'estant  envieilly,  en  sa  dureté,  par  une  longue  suite 
d'années  passées  malheureusement. 

«  J'ay  deû  advertir  Vostre  Saincteté  de  toute  ceste  affaire, 
à  fin  de  ne  sembler  pas  moins  diligent  ou  moins  obéyssant 
aux  commandemens  que  j'ay  receus  de  Vostre  Saincteté 
par  ses  lettres  apostoliques  et  par  la  bouche  du  Père 
Esprit. 

«  Le  jugement  que  je  fais  de  cet  homme  est  tel,  que  si 
on  peut  luy  parler  un  peu  plus  fréquemment,  plus  seure- 
ment  et  commodément,  peut-estre  reviendra-t-il  au  bercail 
de  Jésus-Christ,  mais  principalement  si,  comme  nous 
espérons,  on  peut  établir  dans  Genève  une  dispute  avec 
les  ministres,  par  le  consentement  de  Vostre  Saincteté. 

«  Et  certes,  Très-Sainct-Père,  ès  choses  difficiles  et  de 
grande  importance,  il  est  quelquefois  nécessaire  d'ha- 
zarder  (1). 

t  J'ai  l'honneur  d'estre,  etc. 

«  François  de  Sales.  » 

Telle  fut  la  première  conférence  de  saint  François  de 
Sales  avec  Théodore  de  Bèze.  C'était  un  acte  d'obéissance 
de  courage  et  de  loyauté.  Il  avait  suivi  dans  cette  dé- 
fi) Lettre  de  saint  François  au  Pape  Clément  VIII,  t.  VIII, 
p.  153. 


—  163  — 


marche  la  volonté  du  Pape  Clément  VIII  qui  désirait  ra- 
mener à  la  foi  un  des  hérésiarques  le  plus  en  renom  de 
son  époque. 

La  lettre  de  saint  François  de  Sales  au  Pape  était  peu 
rassurante  pour  la  conversion  de  Théodore  de  Bèze. 
Néanmoins,  dans  sa  réponse,  Clément  VIII  lui  conseilla 
de  ne  pas  perdre  courage.  Il  alla  même  jusqu'à  l'exhorter 
à  faire  de  nouvelles  tentatives.  Le  Bref  du  Pape  est  trop 
à  la  gloire  de  notre  saint,  pour  que  nous  la  passions  sous 
silence. 

«  A  nostre  fils  bien-aymé,  François  de  Sales,  prévost  de 
l'église  Cathédrale  de  Genève,  Clément  Pape  VIII. 

«  Bien  aymé  fils,  salut  et  bénédiction  apostolique. 

«  Nous  avons  pleinement  reconnu  en  vos  lettres  l'affec- 
tion que  vous  avez  à  la  foi  catholique,  et  vostre  zèle  au 
salut  des  âmes,  dignes,  certes,  d'un  serviteur  de  Dieu  et 
appelé  en  part  et  portion  de  l'héritage  du  Seigneur;  et 
avons  entendu  ce  que  vous  avez  faict  jusqu'à  présent  en 
l'affaire  de  la  réduction  de  l'ouaille  perdue  au  bercail  de 
Jésus-Christ.  Nous  louons  grandement  et  approuvons  le 
soin  que  vous  en  avez  pris  et  la  diligence  que  vous  y  avez 
apportée;  et  combien  que  cet  affaire,  dont  nous  dési- 
rons l'issue  heureuse  avec  passion,  soit  comme  vous  l'écri- 
vez, très-difficile.  »  Néantmoius,  pour  ce  que  c'est  une 
œuvre  de  Dieu,  du  quel  nous  cherchons  la  gloire,  et  en  la 
miséricorde  et  aide  du  quel  nous  nous  appuyons,  à  ceste 
cause,  nous  vous  exhortons  bien  fort  que  vous  n'aban- 
donniez point  le  soin  de  cet  affaire  et  ne  cessiez,  avec  le 
secours  de  la  grâce  de  Dieu,  de  poursuivre  vivement  ce 
que  vous  avez  commencé.  » 

«  Donné  à  Rome,  à  Saint-Pierre,  sous  l'anneau  et  le  scel 
du  Pescheur,  le  29  mai  1597  (1). 

«  Stlvius  Antonianus.  > 

(1)  Lettre  de  Clément  VIII  à  saint  François.  Ibid. ,  p.  162, 


-  164  — 

C'était  la  brebis  perdue  qu'il  fallait  chercher,  comme  le 
Divin  Pasteur,  à  travers  ronces  et  épines.  François  de 
Sales  n'hésita  pas.  Il  laissa  la  récolte  de  la  moisson  du 
Chablais  aux  vaillants  ouvriers  qui  lui  étaient  venus  en 
aide  :  Claude  Chevallier,  Théodore  Varroux,  Goudan, 
Claude  Grandis,  docteur  et  chanoine  de  la  cathédrale;  Jean 
Maniglier  et  Claude  Tabuis,  tous  d'âge  mûr  et  enten- 
dus dans  le  ministère  pastoral,  et  le  voilà  de  nouveau  sur 
la  route  de  Genève,  accompagné  cette  fois  du  sénateur 
Favre,  son  intime  ami,  qui  venait  d'être  nommé  prési- 
dent de  Genevois,  par  le  duc  de  Nemours  (1). 

La  renommée  avait  porté  jusque  dans  Genève  le  sa- 
voir et  le  mérite  du  président  Favre  ;  aussi  lorsqu'il  fut 
présenté  à  Théodore  de  Bèze,  celui-ci  se  déclara  très-ho- 
noré  de  sa  visite.  Au  commencement  la  conversation 
roula  sur  des  matières  indifférentes.  Il  tardait  à  François 
de  Sales  d'aborder  le  terrain  religieux,  pour  tenter  avec 
Bèze  une  nouvelle  discussion  sur  les  principes  catho- 
liques. 

Plusieurs  gros  volumes  se  trouvaient  entassés  dans  un 
coin  de  la  chambre.  Désirant  savoir  le  nom  des  auteurs, 
François  de  Sales  demanda  la  permission  de  les  ouvrir. 

«  Ce  sont,  dit  de  Bèze,  des  livres  écrits  par  les  anciens 
t  Pères  de  l'Eglise,  dont  je  ne  fais  pas  beaucoup  de 
«  cas.  » 

«  Pour  moi,  repartit  François,  je  ne  saurai  dire  combien 
je  les  estime.  »  Et,  s'avançant,  il  prit  un  de  ces  volumes 
dont  il  essuya  la  poussière  avec  le  pan  de  son  manteau. 
C'étaient  les  œuvres  de  saint  Augustin.  Une  pouvait  mieux 
tomber.  Ayant  ouvert  ce  livre,  il  remarque  un  passage 
relatif  à  la  grâce.  Il  le  lit,  et  en  prend  occasion  pour  expli- 

(1)  Les  lettres  de  saint  François  au  président  Favre  portent  le  cachet 
d'une  amitié  intime  et  affectueuse. 


—  165  — 

pliquer  quelle  est  la  vraie  doctrine  de  l'Eglise  sur  la  justi- 
fication. 

Théodore  de  Bèze  affirme  que  l'action  du  Saint-Esprit 
doit  être  perpétuelle,  pour  que  l'homme  puisse  faire  le 
bien;  il  alla  jusqu'à  soutenir  que  par  lui-même  il  ne  pou- 
vait pas  coopérer  à  l'action  du  Saint-Esprit. 

Pour  lui  répondre,  saint  François  de  Sales  se  servit 
d'une  ingénieuse  comparaison.  «  Voyez,  dit-il,  une  hor- 
loge. Lorsqu'un  habile  ouvrier  en  a  combiné  les  ressorts 
et  réglé  les  heures,  il  suffit  du  mouvement  imprimé  au 
balancier,  pour  que  l'aiguille  marque  et  indique  les  heu- 
res. »  Appliquant  cette  similitude  à  l'âme,  il  montre  com- 
ment, sous  l'impulsion  d'une  grâce  première,  elle  peut 
parcourir  divers  degrés  de  justification. 

Bèze  ne  put  s'empêcher  de  reconnaître  l'à-propos  de 
cette  comparaison,  dont  le  développement  amena  François 
de  Sales  à  préciser  les  enseignements  de  l'Eglise  catho- 
lique sur  la  liberté  humaine. 

Bèze  répéta  alors  ce  qu'il  avait  dit  à  François  de  Sales 
dans  sa  première  conférence  et  ajouta  que  l'Eglise  romaine 
était  la  vraie  Eglise,  mais  que  la  Réformée  ne  l'était  pas 
moins,  et  qu'elle  avait  sur  l'Eglise  catholique  l'avantage 
de  rendre  le  chemin  du  ciel  plus  facile,  puisqu'elle  n'im- 
posait pas  des  œuvres  de  pénitence. 

«  Quant  à  moi,  ajouta-t-il,  si  je  ne  suis  pas  dans  le  bon 
chemin,  je  prie  Dieu  tous  les  jours  que,  dans  sa  miséri- 
corde, il  lui  plaise  de  m'y  remettre.  » 

C'était  un  congé  poli  donné  à  François  de  Sales,  dont 
il  prit  la  main.  En  la  serrant,  le  jeune  missionnaire  lui 
déclara  qu'il  prierait  Dieu,  de  son  côté,  pour  qu'il  lui 
donnât  lumière,  force  et  courage. 

«  Oui,  oui,  dit  Bèze,  si  je  ne  suis  pas  dans  la  bonne 
voie,  que  Dieu  m'y  remette.  » 


—  160  — 


Rolland,  le  président  Favre  et  les  serviteurs  de  Bèze, 
tous  entendirent  ces  paroles. 

Dès  lors,  François  de  Sales  n'avait  plus  qu'à  se  retirer. 
Il  quitta  Genève,  en  regrettant  de  n'avoir  pu  ramener 
l'hérésiarque  à  la  vérité.  Entré  à  Thonon,  il  y  continua 
ses  admirables  prédications,  qui  ramenèrent  à  la  foi  ca- 
tholique les  paroisses  du  Chablais  et  celles  de  nos  alen- 
tours. Le  bruit  des  conférences  du  jeune  docteur  avec 
Théodore  de  Bèze  s'étendit  au  loin.  On  alla  même,  en  Ita- 
lie, jusqu'à  annoncer  la  conversion  de  l'hérésiarque  comme 
un  fait  accompli.  Hélas!  il  n'en  était  rien. 

Quelques  auteurs  disent  que  saint  François  de  Sales 
garda  dans  son  cœur  l'espoir  de  voir  rentrer  un  jour  au 
bercail  cette  brebis  égarée;  mais  rien  ne  prouve  que 
Théodore  de  Bèze  ait  sérieusement  voulu  revenir  à  la  foi 
de  ses  pères. 

Les  dernières  années  de  la  vie  de  Théodore  de  Bèze 
furent  celles  d'un  vieillard  dont  les  forces  s'épuisent,  et 
qui  aime  la  tranquillité  et  le  repos.  En  1602,  nous  le  voyons 
reparaître  au  lendemain  de  l'Escalade.  Il  exhorte  le  peuple 
à  bénir  Dieu  d'avoir  échappé  au  danger.  Dès  lors,  il  dis- 
paraît en  quelque  sorte  de  la  scène,  où  il  avait  joué  un 
rôle  pareil  à  celui  de  Calvin. 

Les  travaux  de  François  de  Sales  en  Chablais  avaient 
attiré  sur  lui  l'attention  du  Pape  Clément  VIII,  qui,  de 
Rome,  suivait  le  mouvement  du  catholicisme  aux  environs 
de  Genève.  Le  duc  avait  été  témoin  de  son  zèle,  et  l'avait 
nommé  «  l'apôtre  de  la  Croix.  »  L'évêque,  à  son  tour, 
s'applaudissait  de  lui  avoir  confié  une  mission,  qui  avait 
été  couronnée  d'un  si  prodigieux  succès.  Il  fut  question 
de  le  récompenser,  en  l'élevant  à  la  dignité  de  coadjuteur. 
C'était  le  vœu  du  clergé  et  du  peuple. 

Claude  de  Granier  lui  en  fit  la  proposition.  Il  s'y  re- 
fusa de  la  manière  la  plus  énergique,  et  lorsqu'on  revint 


—  167  — 

à  la  charge,  il  répondit:  «  Cette  dignité  est  au-dessus  de 
mes  forces  et  de  mes  mérites.  Je  suis  prêt  à  prêcher, 
écrire,  aller  et  venir,  faire  des  missions,  mais  pour  l'évê- 
ché,  il  ne  faut  pas  y  penser.  Je  ne  saurais  jamais  com- 
mander. » 

François  de  Sales  était  si  humble,  qu'il  ne  se  croyait 
pas  digne  de  l'honneur  qui  lui  était  proposé.  Il  tremblait 
même  à  la  pensée  de  la  responsabilité  qu'entraînerait  pour 
lui  cette  charge. 

Après  quelques  mois,  Claude  de  Graniei  fit  de  nouvelles 
instances.  «  J'irai,  répondit  alors  François  de  Sales,  prier 
dans  l'église  de  Thorens,  où  j'ai  reçu  le  baptême,  et  je 
ferai  ce  que  Dieu  m'y  inspirera,  t  II  s'y  [rendit,  en  effet;  là, 
une  voix  intérieure  lui  dit  :  «  Il  faut  obéir.  »  Se  levant,  il  se 
présenta  à  l'envoyé  de  l'évêque,  et  lui  adressa  ces  mots: 
«  Qu'on  fasse  de  moi  ce  qu'on  voudra,  puisque  les  supé- 
rieurs commandent.  »  «  Dieu  soit  béni!  s'écria  le  vieillard, 
«  en  apprenant  cette  bonne  nouvelle  ;  je  n'avais  rien  fait 
«  qui  vaille  jusqu'ici  ;  mais  maintenant  que  j'ai  obtenu 
«  mon  fils  de  Sales  pour  coadjuteur,  j'en  crois  avoir  assez 
«  fait  pour  mon  diocèse.  »  Il  pouvait  mourir  en  paix  ce 
bon  évêque  :  il  avait  trouvé  un  digne  successeur. 

Le  rétablissement  du  catholicisme  dans  le  Chablais 
entraîna  diverses  négociations  avec  la  cour  de  Rome.  Pour 
les  mener  à  bonne  fin,  Claude  de  Granier  s'en  déchargea 
sur  François,  qui  partit  pour  Rome,  avec  le  Vicaire-géné- 
ral, François  de  Chissé,  seigneur  de  Pollinges 

Clément  VIII  accueillit  avec  une  grande  distinction 
François  de  Sales,  et  satisfit  à  toutes  ses  demandes. 
Claude  de  Granier  avait  chargé  son  neveu  de  Chissé  de 
solliciter,  auprès  de  Sa  Sainteté,  des  bulles  de  coadjuteur, 
avec  future  succession  en  faveur  de  François  de  Sales.  Le 
Pape  les  lui  accorda  avec  bonheur,  en  exigeant  toutefois 
l'examen  préalable,  requis  par  les  lois  canoniques. 


—  168  — 


François  de  Sales  connaissait  à  fond  le  droit  ;  il  possé- 
dait parfaitement  ses  traités  de  théologie.  Il  prit  donc 
le  jour  et  l'heure  pour  se  présenter  aux  examinateurs. 

Au  moment  où  il  entra  dans  la  salle  consistoriale,  il 
adressa  à  Dieu  cette  prière  :  «  Seigneur,  si  je  dois  être 
«  un  serviteur  inutile  en  la  charge  épiscopale,  faites  que 
«  je  sois  couvert  de  confusion  devant  votre  Vicaire.  »  Ses 
réponses,  au  contraire,  furent  une  démonstration  éclatante 
de  son  savoir  et  de  la  pureté  de  sa  foi. 

En  quittant  Rome,  François  de  Sales  passa  par  Lorette, 
où  il  rendit  grâces  à  Dieu  de  la  conversion  du  Chablais  et 
pria  pour  Genève. 

Son  retour  à  Annecy  fut  marqué  par  des  démonstrations 
publiques  de  la  joie  la  plus  vive.  Chacun  se  félicitait  de 
l'heureux  choix  qu'avait  fait  Claude  de  Granier,  en  deman- 
dant François  de  Sales  pour  coadjuteur. 

Un  de  ses  premiers  actes  administratifs  fut  l'organisa- 
tion des  paroisses  du  Chablais,  qu'il  pourvut  de  recteurs. 
Un  instant,  il  eût  de  sérieuses  inquiétudes  au  sujet  de 
l'avenir  du  catholicisme  dans  cette  contrée.  La  guerre 
ayant  éclaté  entre  Henri  IV  et  le  duc  de  Savoie,  le 
Chablais  fut  envahi  par  l'armée  française,  commandée 
par  le  maréchal  de  Biron.  A  son  passage,  les  Genevois 
lui  firent  offres  de  services,  en  sollicitant  l'application  de 
l'Edit  de  Nantes  aux  provinces  rentrées  au  giron  de  l'E- 
glise. Heureusement  Henri  IV  ne  se  pressa  point  de  répon- 
dre. L'évêque  envoya  promptement  François  de  Sales  à  Gre- 
noble, vers  le  duc  de  Nemours,  pour  le  prière  de  s'inter- 
poser comme  médiateur  auprès  du  roi.  Lorsque  Henri  IV 
vint  à  Annecy,  François  de  Sales  alla  droit  à  lui ,  pour 
lui  présenter  sa  requête.  Elle  fut  bien  accueillie,  et  le  roi 
lui  répondit  :  «  Pour  l'amour  de  Dieu  et  de  notre  Saint- 
«  Père  le  Pape,  et  en  considération  de  vous,  Monsieur,  qui 
«  vous  êtes  si  dignement  acquitté  de  votre  ministère,  il 


—  169  — 

«  ne  sera  rien  changé  à  ce  qui  a  été  fait  pour  la  religion 
«  catholique  dans  le  Chablais.  Je  vous  le  promets,  foi 
•  de  roi.  » 

Les  Genevois  n'en  tentèrent  pas  moins  de  rétablir  en 
quelques  localités  le  culte  protestant,  surtout  à  Armoys 
et  à  Draillans,  dans  le  Chablais,  et  à  Thônex  et  à  Fonce- 
nex,  dans  le  bailliage  de  Gaillard. 

François  de  Sales  recourut  alors  à  M.  de  Sancy,  gou- 
verneur du  Chablais,  qui  lui  répondit  d'une  manière  favo- 
rable. Nous  pouvons  en  juger  par  la  lettre  suivante  d'ac- 
tion de  grâces  : 

Monsieur  de  Sancy,  conseiller  d'Etat,  colonel  des  Suisses, 
capitaine  des  cinquante  hommes  d'armes,  et  comman- 
dant au  Duché  du  Chablais  et  bailliage  de  Ternier,pour 
Sa  Majesté. 

«  Monsieur,  je  viens  de  recevoir  la  lettre  que  vous  m'es- 
crivites  à  Genève,  le  13  octobre,  la  quelle  quoyque  tard 
m'est  arrivée  fort  à  souhait,  pour  avoir  veu  au  fin  com- 
mencement d'icelle  que  le  roy  vous  depeschant  de  delà 
pour  son  service,  vous  commanda  de  tenir  main  de  tout 
votre  pouvoir  à  ce  que  l'exercice  de  la  religion  fût  main- 
tenu en  son  intégrité,  selon  l'ordre  et  acheminement  que 
j'y  avais  ci-devant  donné.  De  quoy  je  me  suis  d'autant 
plus  resjouy  en  Jésus-Christ,  que  tout  à  l'heure  j'avois  eu 
advis  comme  asseuré  que  l'exercice  de  l'hérésie  se  devoit 
restablir  à  Thonon  sous  votre  permission,  ce  que  toute- 
fois je  ne  voulois  ni  ne  pouvois  me  persuader,  tant  pour 
la  ferme  créance  que  j'ay  en  la  franchise  avec  laquelle, 
vous  cheminez  au  service  de  Dieu,  qu'aussi  pour  les  saintes 
intentions  que  Sa  Majesté  très-chrestienne  a  touchant  ce 
point,  comme  elle  me  déclara  ouvertement,  estant  en  ceste 
ville,  sans  l'asseurance  desquelles  j'eusse  imploré  le  cré- 
dit que  Notre  Saint-Père  a  en  son  endroit,  ainsi  que  ce 


—  170  — 

doit  et  que  Sa  Sainteté  m'a  commandé  de  faire  à  toutes 
les  occasions  qui  se  présenteront  pour  le  bien  de  ces  nou- 
velles plantes  qui  luy  sont  si  chères.  Vous  m'avez  sidon- 
ques  infiniment  obligé  par  ceste  nouvelle  asseurance  que 
vous  me  faites  que  tout  demeurera  en  son  intégrité  sans 
altération  d'aucun  nouveau  meslange,  dont  je  vous  remer- 
cie bien  humblement  (1).» 

La  paix  signée  à  Turin,  le  16  mars  1601,  mettait  les 
bailliages  de  Ternier,  de  Gaillard  et  le  Chablais,  sous  le 
sceptre  du  duc  de  Savoie.  Il  obtint  même  le  bailliage  de 
Gex,  avec  le  Bugey,  la  Bresse  et  le  Valromey,  ce  qui 
ouvrit  un  nouveau  champ  au  zèle  de  François  de  Sales,  qui 
s'occupa  spécialement  de  la  conversion  des  paroisses  voi- 
sines de  Gex.  Dans  ce  but,  il  partit  pour  Paris,  afin  de 
conférer  avec  le  roi  et  ses  conseillers  sur  la  marche  à 
suivre.  Il  y  arriva  le  22  janvier  1602, 

Dès  sa  première  entrevue,  il  sut  gagner  les  bonnes 
grâces  de  Henri  IV,  qui  fit  de  lui  ce  bel  éloge:  «  M.  de 
Genève  est  le  phénix  des  prélats.  Il  y  a  tout  chez  lui  : 
naissance  illustre,  piété  éminente  et  science  rare.  »  Une 
autre  fois,  parlant  de  François  de  Sales,  il  ajouta  :  «  Je  l'ai 
en  singulière  estime  ;  il  a  toutes  vertus  et  pas  un  seul 
défaut.  Je  l'aime  parce  qu'il  n'est  pas  flatteur.  * 

La  princesse  de  Longueville  fut  chargée  d'inviter  Fran- 
çois de  Sales  à  prêcher  le  Carême  dans  la  chapelle  du 
Louvre.  Il  se  rendit  à  ses  vœux,  et  il  eut  l'occasion  de 
montrer  devant  toute  la  cour  son  zèle  pour  le  salut  des 
âmes.  Son  ministère  fut  béni  de  Dieu,  il  eut  le  bonheur  de 
ramener  à  la  foi  Mme  de  Perdrieuville  et  le  seigneur  de 
Racônis. 

François  de  Sales  séjourna  neuf  mois  à  Paris  pour  le 

(1)  Lettre  inédite  donnée  par  Me  Dunoyer  à  M.  Merme,  ancien  curé  de 
Bernex.  Voyez  Pièces  justificatives,  n°  VI. 


—  171  — 

règlement  des  affaires  du  diocèse  de  Genève.  Il  n'assista 
donc  pas  au  grand  jubilé  de  Thonon,  où  certains  auteurs 
le  font  figurer  comme  organisateur  d'un  prétendn  com- 
plot ourdi  contre  Genève  (1). 

Il  était  en  route  pour  rentrer  à  Annecy,  lorsqu'il  apprit 
la  mort  de  Claude  de  Gtanier,  qui  était  expiré  au  château 
de  Pollinges,  le  17  septembre.  Il  arriva  pour  recueillir  l'hé- 
ritage du  fardeau  épiscopal.  Sa  consécration  eut  lieu  dans 
l'église  de  Thorens,  le  10  décembre  1602. 

L'élévation  de  François  de  Sales  au  siège  de  Genève 
ne  changea  rien  à  ses  habitudes  de  simplicité.  11  organisa 
sa  maison  de  manière  à  ce  que  le  service  ne  fût  onéreux 
pour  personne.  Sa  porte  était  toujours  ouverte  aux  pau- 
vres et  aux  affligés,  qui  recouraient  à  lui  comme  à  leur 
père. 

Les  enfants  furent  les  privilégiés  de  son  troupeau. 
«  Laissez  les  venir  à  moi,  disait-il  souvent  à  ceux  qui  au- 
raient voulu  les  tenir  à  l'écart;  c'est  mon  petit  peuple.  > 
Aussi  se  pressaient-ils  sur  son  passage  pour  lui  baiser  la 
main.  Il  les  caressait  alors  avec  tendresse,  et  leur  don- 
nait des  avis  adaptés  à  leur  âge. 

Le  zèle  de  François  de  Sales  ne  s'étendait  pas  seule- 
ment aux  besoins  de  son  diocèse.  Il  était  souvent  appelé 
à  prêcher  les  carêmes  dans  des  villes  de  France.  Dijon 
fut  la  première  évangélisée  par  sa  parole. 

Ce  fut  là  que  la  Providence  lui  ménagea  la  rencontre 
d'une  âme  généreuse  qu'il  devait  conduire  à  la  plus  haute 
perfection. 

Mme  la  baronne  Frémiot  de  Chantai  venait  d'être  éprou- 
vée par  la  perte  cruelle  de  son  mari,  tué  dans  une  chasse 
par  un  de  ses  amis.  Cette  veuve  admirable  avait  vu  suc- 


(1)  Gaberel.  Histoire  de  l'Escalade. 


—  172  — 

céder  aux  joies  les  plus  intimes  de  la  famille  le  deuil  et 
plus  complet.  Elle  n'aspirait  qu'à  servir  Dieu  et  à  se  con- 
sacrer à  lui  dans  la  solitude  d'un  cloître.  Le  saint  évêque, 
l'ayant  entendue,  jugea  cette  femme  d'élite  capable  de 
réaliser  un  plan  qu'il  avait  conçu,  d'ouvrir  un  asile  aux 
personnes  veuves  ou  faibles  de  santé  qui  désireraient  vivre 
sous  la  loi  de  l'obéissance,  sans  se  livrer  à  de  trop  grandes 
austérités. 

Mme  de  Chantai  lui  parut  réunir  les  qualités  propres  à 
réaliser  ce  projet.  Dans  ce  but,  il  l'aida  de  ses  conseils  et 
lui  traça  la  route  qu'elle  devait  suivre.  Depuis  longtemps 
Mm9  de  Chantai  priait  Dieu  de  l'éclairer  sur  ce  qu'elle  de- 
vait faire.  Un  attrait  puissant  l'entraînait  à  quitter  le 
monde  et  à  se  donner  à  Dieu.  Mais  dans  quel  Ordre  en- 
trerait-elle ? 

Elle  consulta  saint  François  de  Sales,  qui  lui  déclara 
qu'il  se  servirait  d'elle  pour  un  établissement  nouveau 
qu'il  projetait. 

Dès  lors,  la  sainte  n'hésita  plus.  François  recommanda 
à  Mme  de  Chantai  de  régler  toutes  ses  affaires  de  famille. 
Elle  arriva  à  Annecy,  pour  y  prendre  possession  de  la 
modeste  maison,  qui  fut  le  berceau  de  la  Visitation. 

Les  commencements  d'un  Ordre  sont  toujours  difficiles 
à  traverser.  Celui  de  la  Visitation  eut  ses  épreuves.  Il 
fallut  vaincre  le  ridicule,  les  railleries.  Le  saint  évêque 
passa  sur  tous  les  obstacles  et  donna  à  la  communauté  l'or- 
ganisation qu'elle  possède.  C'est  là  l'œuvre  de  saint  Fran- 
çois. La  plupart  de  ses  lettres  spirituelles  furent  adressées 
à  la  supérieure  de  cet  Ordre,  et  elles  sont  un  monu- 
ment de  sagesse  et  de  tendre  piété.  Les  soins  qu'il  donnait 
à  cet  établissement  ne  l'absorbèrent  pas  au  point  de  le 
détourner  de  ses  devoirs  d'évêque. 

Bien  loin  de  là,  sa  vigilance  s'étendit  sur  tous  les  be- 
soins de  son  diocèse. 


—  173  — 

Il  eut  voulu  pouvoir  réunir  dans  un  séminaire  les  jeunes 
élèves  qui  se  destinaient  au  sacerdoce  ;  mais  la  modicité 
de  ses  revenus  ne  lui  permettant  pas  cette  dépense,  il  se 
borna  à  encourager  les  études  ecclésiastiques  en  prési- 
dant aux  examens  et  aux  thèses. 

Dieu  avait  donné  à  son  serviteur  une  aptitude  spéciale 
pour  ramener  les  hérétiques;  aussi  il  eut  le  bonheur  d'en 
réconcilier  un  grand  nombre  avec  l'Eglise,  non-seulement 
dans  son  diocèse,  mais  à  l'étranger.  Le  cardinal  Du  Perron 
disait  :  «  Je  me  charge  de  convaincre  un  hérétique  ;  mais 
le  convertir,  c'est  l'affaire  de  M.  de  Genève.  »  Ce  fut 
ainsi  qu'il  ramena  le  gouverneur  de  la  Fère,  en  Picardie, 
un  gentilhomme  calviniste  qui  se  trouvait  chez  M'"6  de 
Montigny,  et  beaucoup  d'autres. 

Ce  n'était  pas  seulement  dans  son  diocèse  qu'il  faisait 
le  bien,  mais  partout  où  il  passait  :  à  Paris,  à  Milan,  à 
Avignon.  Chaque  ville  eût  voulu  le  posséder.  Il  prêcha 
une  seconde  fois  le  Carême  à  Paris,  en  1619,  et  il  eut  l'oc- 
casion de  s'y  lier  étroitement  avec  les  personnages  les 
plus  distingués  de  l'époque,  M.  de  Bérulle,  supérieur  de 
l'Oratoire;  M.  Bourdoise,  et  saint  Vincent  de  Paul.  Ce  fut 
en  cette  circonstance  que  se  conclut  le  mariage  du  prince 
de  Piémont  et  de  Christine  de  France.  Cette  princesse 
voulut  fixer  saint  François  de  Sales  à  Paris,  en  le  nom- 
mant son  aumônier,  avec  le  titre  de  coadjuteur  du  car- 
dinal de  Retz,  évêque  de  Lyon;  mais  il  répéta  ce  que  déjà 
il  avait  dit  à  Henri  IV  : 

«  Le  diocèse  de  Genève  est  la  portion  de  la  vigne  que 
Dieu  m'a  donnée  à  cultiver.  Je  ne  peux  y  renoncer  sans 
exposer  mon  salut.  »  Il  refusa  tous  ces  honneurs.  «  0  Dieu, 
écrivait-il,  qu'il  vaut  mieux  être  pauvre  en  la  maison  de 
Dieu  que  d'habiter  dans  les  palais  des  rois  !  » 

Revenu  à  Annecy,  saint  François  de  Sales  visita  son 
diocèse.  Il  s'occupa  à  restaurer  l'ermitage  des  Voirons, 


—  174  — 

qui  avait  été  détruit  au  temps  des  guerres,  et  il  y  institua 
une  pieuse  communauté.  De  là,  il  se  rendit  à  Sixt,  où  il 
traça  de  sages  règlements  aux  religieux  de  l'abbaye. 

A  son  retour,  saint  François  de  Sales  songea  à  se  don- 
ner un  coadjuteur  et  à  se  retirer  dans  une  cellule  à  Saint- 
Germain,  afin  d'y  donner  tout  son  temps  au  travail.  Il 
avait  déjà  un  pressentiment  de  sa  fin  prochaine,  car  il 
souffrait  de  violents  maux  de  tête  et  des  douleurs  de  poi- 
trine. Mais  Dieu  voulut  que  son  serviteur  mourut  dans 
l'exercice  de  son  ministère.  Diverses  choses  importantes 
l'appelèrent  encore  à  Turin,  et  le  duc  de  Savoie  l'ayant 
convoqué  à  Avignon  pour  lui  faire  des  communications 
spéciales,  il  se  mit  en  route  le  9  novembre,  en  1622.  On 
pressentait  autour  de  lui  une  catastrophe,  et  avant  de 
se  mettre  en  route,  il  voulut  faire  son  testament.  Les 
chanoines  vinrent  en  corps  lui  faire  leurs  adieux  ;  il  leur 
déclara  qu'il  partait  pour  Avignon  et  pour  l'éternité.  Son 
séjour  en  cette  ville  ne  fut  pas  long.  Il  en  repartit  le  25, 
et  il  arriva  à  Lyoq  déjà  très-fatigué.  Il  ne  prêcha  pas 
moins  l'Avent  chez  les  Jésuites  et  dans  l'église  de  la  Vi- 
sitation. 

Le  jour  de  Noël  même  il  célébra  la  sainte  messe,  ainsi 
que  le  lendemain,  fête  de  saint  Etienne.  Le  27,  jour  de  la 
Saint-Jean,  il  s'aperçut  que  sa  vue  baissait,  il  tomba  éva- 
noui, et  le  28  décembre  il  rendit  son  âme  à  Dieu. 

A  peine  François  de  Sales  eut-il  rendu  le  dernier  soupir 
que  le  bruit  s'en  répandit  dans  toute  la  ville  de  Lyon.  Il 
n'y  eut  qu'un  seul  cri  à  son  sujet  :  «  Le  saint  évêque  de 
Genève  est  mort.  » 

Les  fidèles  vinrent  en  foule  pleurer  sur  ses  restes  et  lui 
faire  toucher  des  chapelets  et  des  médailles.  Tout  le  sang 
qui  coula  de  l'incision  faite  pour  l'embaumer  fut  recueilli 
par  la  piété  publique,  comme  une  précieuse  relique. 

Ses  obsèques  eurent  lieu  dans  l'église  de  la  Visitation. 


—  175  - 

On  eût  souhaité  y  garder  les  restes  du  saint,  mais  bientôt 
une  députation  arriva  d'Annecy,  pour  les  réclamer,  en 
faisant  valoir  ses  dernières  volontés.  Il  avait,  en  effet, 
réglé  quel  serait  le  lieu  de  sa  sépulture  :  Genève,  dans 
la  cathédrale  de  Saint-Pierre,  si  cette  ville  revenait  à  la 
foi  catholique  avant  sa  mort,  sinon,  dans  l'église  de  la  Vi- 
sitation d'Annecy.  Son  testament  mit  fin  au  débat,  et 
le  18  janvier  1623  les  restes  mortels  de  François  de  Sales 
partirent  de  Lyon.  Lorsqu'ils  arrivèrent  à  Annecy,  le  deuil 
de  la  ville  fut  général.  On  déposa  le  corps  dans  un  caveau 
de  l'église  de  la  Visitation.  Il  y  resta  jusqu'au  jour  où  il 
fut  relevé,  pour  être  placé  comme  une  précieuse  relique 
sur  le  grand  autel  où  on  le  vénère. 

Il  nous  resterait  à  dire  quels  étaient  les  sentiments  de 
saint  François  pour  la  ville  de  Genève,  et  le  désir  ardent 
de  sa  conversion. 

Bornons-nous  à  deux  ou  trois  paroles  ardentes  tombées 
de  ses  lèvres  à  ce  sujet. 

Il  est  rapporté,  dans  l'Année  de  la  Visitation,  qu'au 
moment  où  saint  François  de  Sales  sortit  de  la  maison  de 
Théodore  de  Bèze,  il  avait  le  visage  mouillé  de  pleurs. 
Son  cousin  Louis,  qui  l'accompagnait,  lui  en  demanda  la 
raison.  «  Ah  1  mon  cher  frère,  répondit-il,  Notre  Seigneur 
a  bien  pleuré  sur  l'ingrate  Jérusalem  qui  n'a  pas  connu 
l'heure  de  sa  visite.  Pourquoi  ne  pleurerai-je  pas  sur 
cette  pauvre  Genève,  autrefois  le  siège  de  l'évêque,  main- 
tenant séparée  de  l'Eglise,  et  ne  sachant  pas  connaître  le 
temps  de  la  visite  du  Seigneur  ?  » 

Cette  pensée  ne  le  quittait  pas,  surtout  lorsqu'il  fut, 
par  sa  consécration  épiscopale,  élevé  sur  le  siège  titulaire 
de  Genève. 

Le  1er  août  1603,  en  officiant  pontificalement  dans  la 
cathédrale  d'Annecy,  il  se  prit  à  penser  à  l'église  de 


—  176  — 

Saint-Pierre,  où  autrefois  la  fête  de  Saint-Pierre-aux-Liens 
se  célébrait  avec  tant  de  pompe.  Des  larmes  jaillissent  de 
ses  yeux.  Louis  de  Sales  lui  fit  cette  demande  :  «  Pourquoi 
donc  pleurez- vous  ?  »  Encore  ici  l'expression  de  son  zèle. 
«  Hélas  !  je  gémis  sur  mon  Eglise  de  Genève,  qui  est  dans 
les  liens  de  l'hérésie  et  du  péché,  et  qui  au  lieu  d'avoir  un 
ange  pour  rompre  ses  liens  et  lui  ouvrir  la  porte  de  sa 
prison,  n'a  que  moi,  misérable  pécheur,  indigne  d'être 
chargé  du  soin  de  cette  Eglise.  • 

C'est  dans  ce  même  sentiment  qu'il  disait  à  sainte 
Chantai  :  «  Les  liens  de  saint  Pierre  auxquels  mon  Eglise 
est  dédiée  enchaînent  mon  cœur,  le  serrent,  le  pressent, 
lorsque  je  vois  que  la  divine  Providence  a  permis  que  mon 
diocèse  fût  le  siège  de  l'hérésie  de  Calvin.  » 

Sans  cesse  il  revenait  à  ce  souvenir  :  «  Hélas!  mon  cher 
ami,  écrivait-il  en  1617,  j'ai  quelquesfois  les  larmes  aux 
yeux,  quand  je  considère  ma  babylonique  Genève  calvi- 
niste. Je  ne  puis  faire  autre  chose  que  pleurer  sur  ses 
ruines.  Ah  !  si  cet  évêché  avait  un  Hilaire,  un  Ambroise, 
un  Augustin,  ces  soleils  dissiperaient  les  ténèbres  de 
l'erreur.  » 

On  lui  dit  un  jour  que  le  Pape  Léon  XI,  qui  avait  pour 
sa  vertu  une  profonde  estime,  voulait  l'élever  au  cardi- 
nalat. «  Je  prie  Dieu,  répondit-il  à  l'ami  qui  lui  faisait  part 
de  cette  rumeur,  qu'il  éloigne  de  moi  cette  élévation  parce 
que  je  n'en  suis  pas  digne.  Je  désire  que  ma  robe  soit 
teinte,  non  de  la  pourpre  romaine,  mais  de  mon  propre 
sang,  pour  la  conversion  de  Genève.  » 


CHAPITRE  IX 


Etat  du  Catholicisme,  à  Genève,  au  commence- 
ment du  dix-septième  siècle. 


Etat  des  esprits.  —  Conférences  d'Hermance.  —  Accord  de  Lyon.  — 
Paix  troublée.  —  Escalade.  —  Récit  de  Roset.  —  Réponse  aux 
attaques  contre  le  Pape  à  cette  occasion. — Traité  de  Saint-Julien. 
—  Les  concessions  faites  aux  Genevois.  —  Leur  intolérance.  — 
On  traque  les  catholiques  à  la  ville.  —  Les  capucins.  —  Les 
Jésuites.  —  Edit  contre  les  convertis.  —  Estienne  de  la  Faverge. 


Les  luttes  acharnées  des  Genevois  avec  les  troupes  du 
duc  de  Savoie,  sur  la  fin  du  seizième  siècle,  n'avaient 
pas  été  de  nature  à  pacifier  les  esprits.  De  part  et  d'autre, 
il  y  avait  eu  de  cruelles  représailles  ;  les  châteaux  avaient 
été  brûlés,  et  les  prisonniers  pendus  ou  massacrés. 

Vainement  les  Bernois  avaient  cherché  à  terminer  ces 
attaques  incessantes  par  un  accommodement  ;  ils  n'avaient 
rien  pu  obtenir  de  Genève.  La  France  elle-même  tenta, 
mais  en  vain,  à  poser  des  bases  de  paix.  M.  de  Mellunes, 
ambassadeur  auprès  des  Ligues  ou  cantons  suisses,  ne 
fut  pas  plus  heureux  que  le  sieur  de  Bellelièvre. 

On  essaya  toutefois  d'entamer  des  négociations  à  Her- 

12 


mance(l),  entre  les  délégués  du  duc,  MM.  de  Jacob,  gou- 
verneur de  Son  Altesse,  le  président  de  Rochette,  les 
barons  du  Bourget,  de  Ternier,  de  Viry,  et  les  commis- 
saires de  l'Etat  de  Genève,  Maillet,  Dauphin,  Lect,  Sar- 
razin  et  Roset.  Elles  s'ouvrirent  le  17  novembre  1598.  On 
y  discuta  longuement,  sans  aboutir  à  autre  chose  qu'à 
des  récriminations  mutuelles.  Ces  conférences  ne  changè- 
rent en  rien  la  disposition  des  esprits. 

Le  dix-septième  siècle  s'ouvrit  par  un  traité  de  paix 
entre  la  France  et  le  duc  de  Savoie.  Cet  accord,  signé  à 
Lyon,  le  17  janvier  1601,  mit  ce  dernier  en  possession  du 
marquisat  de  Saluées,  et  fit  passer  à  la  France  la  Bresse 
et  le  bailliage  de  Gex.  Genève  n'avait  été  désignée, 
ni  dans  le  traité  de  Vervins,  ni  dans  celui  de  Lyon, 
comme  devant  bénéficier  de  la  paix,  tandis  que  le  Valais, 
Saint-Gall,  Mulhausen,  ainsi  que  les  confédérés  des  Ligues 
avaient  été  mentionnés.  Les  magistrats  de  la  cité  recouru- 
rent aussitôt  à  la  cour  de  France  et  envoyèrent  des  am- 
bassadeurs à  Henri  IV,  pour  obtenir  des  lettres  de  garantie. 
Le  roi  les  leur  accorda  par  une  patente,  en  date  du  13  août 
1602,  déclarant  t  que,  quoique  Genève  ne  fût  pas  nom- 
mée dans  le  traité,  elle  ne  laisserait  pas  d'y  être  comprise 
tacitement,  et  qu'elle  devait  jouir  du  bénéfice  de  la 
paix  (2).  » 

Ce  n'était  ni  la  pensée  du  duc,  ni  celle  de  Philibert  II, 
roi  d'Espagne,  signataires  de  l'accord  de  Lyon.  Aussi 
le  duc  protesta  contre  cette  déclaration,  affirmant  «  que  le 
roi  de  France  ne  pouvait  donner  cette  interprétation  de 
son  autorité  et  sans  avoir  l'approbation  de  Sa  Sainteté, 
représentée  dans  le  traité  par  le  cardinal  Aldobrandini,  de 

(1)  Hermance  est  un  hameau  sur  le  bord  du  lac  de  Genève.  Il  portait 
autrefois  le  nom  de  ville:  Hermance  avait  son  château-fort,  ses  murailles. 
On  en  retrouve  encore  l'enceinte. 

(2)  Spon,  p.  419. 


—  179  — 


Sa  Majesté  catholique,  intervenue  dans  cet  accord  comme 
signataire  (1)  et  de  la  sienne.  » 

La  paix,  quoique  signée,  ne  régna  qu'à  la  surface;  car 
les  terres,  dites  de  Saint- Victor  etdu  Chapitre,notamment 
Thônex,  Foncenex  et  Vandœuvres  furent  revendiquées, 
soit  par  les  délégués  du  duc,  soit  par  les  magistrats  gene- 
vois. Ils  se  disputèrent  le  droit  d'y  faire  célébrer  leur 
culte  et  d'y  prélever  les  dîmes. 

Plus  d'une  fois  il  y  eut  des  actes  de  violence  à  main 
armée.  Les  Genevois  se  plaignirent  au  roi  de  France  ;  ils 
écrivirent  à  leurs  confédérés  de  Zurich,  de  Bâle  et  de 
Berne,  en  les  priant  d'appuyer  leurs  réclamations  auprès 
du  duc  Charles-Emmanuel. 

Ce  fut  sur  ces  entrefaites  que,  cédant  aux  conseils  des 
chefs  de  son  armée,  le  duc  concerta  le  plan  d'un  coup  de 
main  sur  Genève.  Il  fut  tenté,  le  12  décembre  1602,  par 
d'Albigny,  de  Sonnaz  et  Brunaulieu.  qui  eurent  la  honte 
d'une  défaite,  connue  à  Genève  sous  le  nom  de  V Escalade. 

Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  d'en  emprunter  le 
récit  à  Roset,  secrétaire  d'Etat.  Il  fut  composé  le  surlen- 
demain de  l'événement.  Il  a  donc  tous  les  caractères  de 
la  plus  stricte  véracité. 

«  Le  12  décembre,  quand  la  nuit  fut  très-sombre,  les 
troupes  de  Savoie,  sous  la  conduite  d'Albigny,  s'appro- 
chèrent sans  bruit  des  murs  de  Genève,  en  suivant  les 
bords  de  l'Arve.  Elles  arrivèrent  à  Plainpalais,  près  de  la 
Porte-Neuve,  où  devait  avoir  lieu  l'attaque.  Les  soldats 
étaient  munis  de  claies  et  d'échelles. 

«  Là,  trois  cents  des  plus  déterminés,  armés  de  pied  en 
cap,  s'approchent  de  la  contre-escarpe,  descendent  dans  les 


(1)  Rapport  du  duc  au  roi  d'Espagne  sur  l'Escalade.  Archives  de  Turin, 
Voyez  pièces  justificatives,  n"  V. 


—  180  — 

fossés,  qu'ils  franchissent  à  l'aide  de  ponts  volants  et  dres- 
sent leurs  échelles.  Brunaulieu,  gouverneur  du  château  de 
Bonne,  était  à  leur  tête.  Il  était  suivi  de  sire  de  Sonnaz, 
dont  le  frère  avait  succombé  au  combat  de  Monthoux,  et 
du  chevalier  de  Vatteville  qui  dirigeait  l'attaque.  Leurs 
hommes  les  suivent,  et  tous,  dans  le  plus  profond  silence, 
arrivent  au  sommet  du  parapet,  sur  lequel  ils  se  tapissent 
en  attendant  un  signal  qui  devait  leur  indiquer  le  moment 
de  l'attaque. 

«  Nul  à  l'intérieur  ne  s'était  aperçu  de  ce  mouvement  de 
troupes,  et  la  ronde  de  minuit  n'avait  point  donné 
l'éveil. 

«  Les  assaillants  pouvaient  déjà  se  croire  maîtres  de  la 
place,  et  dire  tout  bas  :  «  La  ville  est  à  nous.  »  Leur  espé- 
rance fut  trompée. 

«  D'Albigny  et  Brunaulieu  avaient  concerté  l'attaque 
pour  le  point  du  jour.  Ils  furent  obligés  de  l'avancer  à 
cause  d'un  incident  en  apparence  de  peu  de  valeur,  mais 
qui  fit  échouer  tout  le  plan  de  l'escalade. 

»  Vers  deux  heures  du  matin,  une  lueur  apparut  sur  le 
rempart.  C'était  une  ronde  commandée  par  un  caporal. 
Un  soldat  en  sentinelle  à  la  tour  de  la  Monnaie  avait  cru 
entendre  quelque  bruit  dans  le  fossé  ;  il  en  avait  averti 
son  chef,  qui  organisa  une  petite  patrouille. 

Les  assaillants,  craignant  une  surprise,  se  jettent  sur 
les  soldats  de  ronde  et  en  précipitent  cinq  dans  le  fossé. 
Dans  la  mêlée  un  coup  de  feu  part  et  devient  un  signal. 
Le  tambour  bat  bientôt  pour  avertir  les  hommes  qui  sont 
aux  portes. 

«  Les  hommes  du  duc,  se  voyant  découverts  et  se  trou- 
vant au  nombre  de  trois  cents,  prennent  la  résolution  de 
faire  l'attaque.  Brunaulieu  partage  ses  hommes  en  cinq 
bandes,  dont  trois  se  dirigent  vers  la  Tertasse,  l'avancée 
de  l'Hôtel  de  Ville  et  la  Monnaie  ;  la  quatrième  force  le 


—  181  — 

poste  de  la  porte  Neuve,  et  la  cinquième  protège  l'esca- 
lade. 

t  Les  soldats  genevois  courent  danslesrues  et  appellent  : 
Aux  armes.  Bientôt  le  tocsin  sonne  et  la  ville  entière  est 
en  émoi.  Les  citoyens  prennent  les  armes  ;  Jean  Canal, 
ancien  syndic,  veut  organiser  la  résistance,  mais  il  est 
frappé  d'un  coup  mortel.  D'un  autre  côté,  une  femme  jette 
par  la  fenêtre  un  pot  de  fer,  qui  tue  un  assaillant. 

«  Bientôt  la  mêlée  est  générale,  et  sur  divers  points  s'é- 
tablissent des  luttes  meurtrières.  Les  troupes  du  duc,  qui 
auraient  dû  soutenir  de  l'extérieur  l'attaque,  n'étaient  pas 
encore  sous  les  murs.  En  entendant  le  canon  qui  gronde, 
elles  accoururent  ;  mais  une  pièce  pointée  avec  bonheur 
du  bastion  de  l'Oie  avait  renversé  les  échelles.  Le  passage 
n'était  plus  praticable  de  ce  côté.  Elles  s'approchent  de 
la  porte  extérieure  de  Neuve,  mais  la  herse  était  retombée 
et  formait  un  obstacle.  D'ailleurs,  une  décharge  à  mitraille 
vint  éclaircir  les  rangs. 

«  Dans  la  ville,  les  miliciens  reprenaient  l'offensive  et 
forçaient  les  soldats  ducaux  à  se  replier  vers  la  Corrate- 
rie,  où  ils  souffrirent  beaucoup  du  feu  dirigé  sur  eux  des 
fenêtres  en  face. 

«  De  Sonnaz  avait  été  désarmé  et  fait  prisonnier.  Brunau- 
lieu  était  tombé  mort  en  soutenant  la  retraite.  Picot  avait 
été  tué  sur  son  pétard.  Il  ne  restait  plus  de  chefs.  Les 
soldats  ne  purent  penser  qu'à  se  replier  vers  le  rempart, 
où  ils  ne  retrouvèrent  plus  leurs  échelles.  Plusieurs  se  pré- 
cipitèrent dans  les  fossés  ;  d'autres  se  battirent  et  mouru- 
rent ;  treize  furent  constitués  prisonniers.  Leur  jugement 
ne  fut  pas  retardé;  le  lendemain,  ils  furent  attachés  à  la 
potence,  et  par  arrêté  du  conseil  des  C.  C,  leurs  têtesfu  rent 
coupées  et  rangées  avec  celles  des  morts  trouvés  dans  les 
fossés,  sur  les  parapets  du  Boulevard  où  avait  été  entre- 
prise l'escalade.  Le  nombre  s'éleva  à  67.  » 


—  182  — 


D'Albigny  eut  la  honte  de  cette  défaite,  et  il  reçut  du 
duc,  son  maître,  un  fort  mauvais  compliment. 

Telle  est  l'histoire  vraie  de  l'Escalade  ;  tel  en  est  le 
récit  officiel,  qui  a  été  consigné  dans  les  registres  du  con- 
seil le  lendemain  de  l'événement,  par  le  secrétaire 
d'Etat. 

Dès  lors,  il  a  été  brodé,  dramatisé,  exploité  non-seule- 
ment contre  les  Savoyards,  mais  contre  la  religion  ca- 
tholique, contre  le  Pape,  contre  saint  François  de  Sales, 
sur  qui  on  a  voulu  faire  retomber  la  responsabilité  de  cette 
attaque,  et  contre  les  Jésuites. 

Spon  avait  déjà  dit  que  la  fameuse  entreprise  dite  de 
l'Escalade  avait  été  tramée  en  1602  au  Jubilé  de  Thonon  (1). 

D'autres  auteurs  sont  allés  plus  loin;  ils  ont  mis  en 
scène  l'évêque,  «  prenant  les  noms  des  conjurés  bourgui- 
gnons, turinois,  français,  savoisiens,  leur  expliquant  le 
plan  de  la  conjuration  et  leur  faisant  jurer  sur  l'hostie, 
d'être  prêts  pour  l'extermination  des  incorrigibles  héré- 
tiques, aux  lieux  et  à  l'heure  indiquée.  »  Fût-il  jamais 
une  assertion  plus  absurde  ? 

Nous  avons  répondu  par  un  écrit  public  à  cette  fable 
puisée  dans  un  récit  de  l'Escalade,  par  Goldast  Melchior, 
de  Heiminsfeld.  Nous  croyons  avoir  démontré  que  cet 
auteur  peu  impartial  avait  pris  pour  une  conjuration 
contre  les  hérétiques  une  association  de  prières,  pour  leur 
conversion,  l'association  de  Notre-Dame  de  la  Compas- 
sion (2). 

D'abord,  comparons  les  dates.  Le  Jubilé  a  eu  lieu  le 
7  juillet  1602,  et  l'Escalade  le  12  décembre  de  la  même 
année.  Si  cette  attaque  avait  été  tramée  au  Jubilé,  il  ne 

(1)  Spon,  p.  421. 

(2)  L' Apostolat  de  saint  François  de  Sales  à  Thonon  contient  d'in- 
téressants détails  sur  cette  confréiie.  On  y  trouve  les  noms  des  princes, 
princesses  et  des  personnages  de  toutes  les  nations  qui  en  tirent  partie. 


—  183  — 

devrait  pas  en  être  question  auparavant.  Or,  en  1601,  le 
9  juin,  M.  de  Lesdiguières,  gouverneur  du  château  de  Mont- 
méliant,  avertit  par  un  exprès  Messieurs  de  Genève  qu'il  est 
question  d'une  entreprise  contre  leur  ville  ;  qu'il  y  a  un 
homme  à  Grenoble,  qui  sait  tout  le  complot,  et  qu'il  le 
révèle  racontre  récompense.  M.  de  Verac  fut  envoyé  par  le 
Conseil  pour  entendre  son  rapport  (1). 

Le  4  novembre  de  la  même  année,  M.  de  Lesdiguières 
revient  à  la  charge.  Il  fait  même  le  voyage  de  Genève,  et 
renouvelle  ses  communications  relatives  à  un  projet  d'at- 
taque contre  Genève. 

En  1602,  le  10  mars,  avis  est  donné  à  Messieurs  qu'on 
prépare  une  escalade.  Le  24  mars,  le  roi  de  France  le  fait 
savoir  aux  magistrats,  pour  qu'ils  se  tiennent  sur  leurs 
gardes. 

Au  mois  d'avril  1602,  un  nommé  Pascal  dit  venir  de 
Rome  pour  avertir  les  magistrats  qu'il  y  a  des  projets  de 
grande  entreprise  contre  Genève,  et  qu'on  prépare  une 
armée  de  80,000  hommes  pour  forcer  la  ville  ! 

Or,  tout  cela  se  passait  avant  le  Jubilé  de  Thonon;  donc 
ce  n'est  pas  au  milieu  de  cette  cérémonie  religieuse  que 
fut  tramé  ce  complot.  Il  remontait  à  une  date  bien  plus 
ancienne;  car  on  trouve  aux  Archives  royales  de  Turin  un 
plan  d'escalade  contre  Genève,  plan  dressé  en  1582  par 
Son  Altesse,  et  qui  fut  soumis  à  M.  de  Raconis. 

D'autres,  pièces,  datées  de  159  2,  indiquent  que  ce  plan 
n'avait  pas  été  abandonné.  C'est  assez  dire  combien  sont 
fausses  les  assertions  de  Spon,  et  des  historiens  protes- 
tants, sur  ce  prétendu  complot  ourdi  au  Jubilé  de  Thonon. 

D'ailleurs  s'il  fallait  en  croire  Goldast,  l'engagement  des 
conjurés  n'aurait  pas  été  pratiqué  en  secret,  puisque 


(i)  Reg.  du  Cons. 


—  m  — 

l'évêque  prononçait  des  formules  et  exigeait  des  serments. 
Dès  lors,  pourquoi  les  émissaires  de  Genève  envoyés 
à  Thonon  comme  espions,  afin  d'y  être  témoins  de  ce  qui 
s'y  passait  et  d'écouter  ce  qui  s'y  disait,  ne  firent-ils 
pas  leur  rapport  aux  magistrats  de  Genève  ?  Des  détails 
de  minime  valeur  sont  envoyés  aux  magistrats  de  Ge- 
nève par  ceux  qui  jouent  ce  rôle  (1),  et  il  se  taisent  sur 
l'escalade. 

On  consigne  dans  les  registres  des  bruits  de  nulle  im- 
portance; tout  ce  qui  touche  à  la  sécurité  publique  excite 
la  sollicitude  des  magistrats  ;  le  secrétaire  note  tout,  et 
pas  un  mot  du  prétendu  complot  ourdi  à  Thonon. 

A  notre  avis,  ce  silence  de  registres  remplis  de  do- 
cuments sur  toute  autre  matière,  est  une  des  preuves  les 
plus  convaincantes  de  l'absurdité  des  assertions  des  au- 
teurs calvinistes  sur  le  complot  de  Thonon. 

Mais  que  penser  du  rôle  du  Pape  en  cette  circonstance? 
On  lui  prête  la  promesse  d'unir  ses  forces  à  celles  du  duc, 
pour  soumettre  Genève.  D'abord,  le  Pape  ne  disposa  jamais 
de  troupes  capables  de  s'allier  à  celles  du  duc.  Tout  ce  que 
le  Souverain-Pontife  pouvait  faire,  c'était  d'user  de  son 
autorité  morale  pour  influencer  le  roi  d'Espagne,  et  agir 
auprès  de  Henri  IV;  or  voilà  ce  qu'il  écrit  à  ce  prince,  au 
sujet  de  Genève  : 

«  Votre  Majesté  a  grand  raison  de  protéger  Genève  ; 
il  faut  conserver  l'indépendance  de  cette  ville  si  nécessaire 
par  sa  position  au  salut  du  royaume.  » 

Nous  savons  que  les  ennemis  de  la  Papauté  citent  ces 
paroles  incontestées  comme  un  trait  de  fourberie  ;  mais 
qu'ils  nous  montrent  donc  en  quoi  le  Pape  s'est  déjugé. 
Les  Registres  du  Conseil  renferment  au  contraire  le  désa- 
veu même,  par  ce  Pontife,  de  l'attaque  nocturne  dirigée 
contre  Genève.  Il  est  de  1603. 

(i)  Dans  les  Registres,  ils  sont  nommés  Spies. 


—  185  — 


Voulons-nous  dire  pour  autant  que  le  Pape  n'eut  pas 
souhaité  la  soumission  de  Genève,  au  point  de  vue  reli- 
gieux ?  Il  est  incontestable  que  c'était  son  désir  le  plus 
intime,  et  qui  pourrait  lui  en  faire  un  crime  ? 

Un  bon  général  regrette  toujours  une  place  perdue,  et 
désire  y  rentrer. 

Assurément,  le  duc  dut  être  humilié  de  ce  coup  manqué, 
mais  il  ne  le  fut  pas  moins  à  l'époque  où  le  traité  de  Saint- 
Julien  fut  conclu  sous  la  pression  de  l'Espagne,  de  la  France 
et  des  cantons  suisses,  qui  intervinrent  les  uns  pour  le  duc, 
les  autres  pour  Genève.  Pour  première  condition,  les  Ge- 
nevois déclarèrent  que  rien  ne  pourrait  se  conclure,  si  l'on 
faisait  mention  des  anciens  droits  de  la  maison  de  Savoie 
sur  Genève.  Trois  fois  les  conférences  n'amenèrent  aucun 
résultat  et  furent  suspendues.  Enfin,  le  21  juillet,  le  traité 
fut  signé,  et  le  président  de  Rochette,  se  mettant  à  la 
fenêtre,  cria  :  «  Mes  amis,  louez  Dieu,  vous  avez  la  paix.» 

On  peut  dire  que  le  traité  de  Saint-Julien  fut  rédigé 
uniquement  en  faveur  de  Genève.  Aussi  le  duc,  en  appre- 
nant les  clauses  adoptées,  s'écria  :  «  C'est  méchante  rogne 
que  de  signer  un  traité  qui  me  ravale  presque  à  l'éga- 
lité avec  ces  rebelles  hérétiques.»  Il  suffit  en  effet  de  jeter 
un  coup  d'œil  rapide  sur  quelques  articles  de  ce  traité, 
pour  comprendre  pourquoi  le  Pape  Clément  VIII  déclara 
cet  acte  attentatoire  aux  droits  de  l'Eglise,  à  sa  liberté,  et 
aux  immunités  ecclésiastiques,  par  conséquent  frappé  de 
nullité  (1).  Voici  les  principaux  : 

Art.  V.  Les  biens,  fruits  et  revenus  d'Armoys,  Draillans 
et  autres  lieux  rière  le  duché  du  Chablais,  et  bailliages  de 
Ternier  et  Gaillard,  possédés  par  les  Seigneurs  de  Genève, 
en  l'année  1589,  leur  seront  promptement  rendus  et  resti- 


(1)  Magnum  Bullarium,  tome  VII,  folio  282  et  28H. 


—  136  — 


tués  sans  nulle  difficulté,  avec  restitution  des  fruits,  et 
arrérages  dès  la  publication  delà  paix  de  Vervins  1598. 

Art.  VII.  Pour  ce  qui  concerne  les  terres  de  Saint-Vic- 
tor et  du  Chapitre,  toutes  choses  demeureront  d'une  part 
et  d'autre,  en  même  état  qu'elles  étaient  lors  de  l'ouver- 
ture de  la  guerre,  sans  rien  arriver  en  quelque  chose  que 
ce  soit. 

Il  faut  savoir  que  tous  ces  biens  de  Draillans,  Armoys,  etc., 
n'étaient  que  les  cures,  prises  à  l'époque  de  la  Réfor- 
mation par  les  Bernois,  ainsi  que  les  terres  dites  de  Saint- 
Victor  et  du  Chapitre.  C'était  donc  la  sanction  du  pillage. 

Art.  VIII.  Est  accordé  de  lapart  de  Son  Altesse  pardon  et 
absolution  générale  à  tous  ses  sujets,  qui  ont  porté  les 
armes  pendant  la  guerre  et  suivi  le  parti  de  Genève. 

Art.  IX.  Et  quant  à  ceux  qui  sont  sortis  pour  la  religion, 
réfugiés  à  Genève,  ils  pourront  revenir  en  leurs  biens 
et  maisons,  y  demeurer  vivant  selon  les  édits  de  S.  A. 
Et  en  cas  qu'il  veuillent  faire  profession  d'autre  religion, 
il  leur  est  permis  de  jouir  et  disposer  de  leur  biens,  et  de 
revenir  en  leurs  maisons,  et  y  demeurer  quatre  fois  l'année 
sept  jours  pour  chaque  fois,  et  ce  à  l'intercession  des  dits 
seigneurs  ambassadeurs. 

Art.  X.  Tous  ceux  qui  sont  et  seront  citoyens,  bourgeois, 
habitants  de  la  ville  de  Genève,  ne  pourront,  eux  et  leurs 
serviteurs  et  domestiques,  être  troublés  et  inquiétés,  pour 
cause  de  leur  religion,  pendant  qu'ils  séjourneront  dans 
leur  maison  et  biens  situés  dans  les  Etats  de  Son  Altesse,  y 
pourront  vivre  et  demeurer  en  la  même  liberté  que  par 
ci-devant,  à  la  charge  de  ne  dogmatiser. 

Art.  XI.  Les  citoyens  et  habitants  de  la  dite  ville  de 
Genève,  suivant  les  concessions  et  anciens  privilèges  des 
sérénissimes  prédécesseurs  de  Son  Altesse  seront  exempts 
de  tous  péages,  tracas,  traverses,  etc. 

Art.  XII.  Comme  semblablement,  suivant  les  mêmes 


—  187  — 

privilèges,  demeureront  exempts  les  dits  de  Genève  de 
toutes  tailles,  contributions,  impôts,  et  de  toutes  autres 
charges,  tant  ordinaires  qu'extraordinaires  pour  les  biens 
qu'ils  possèdent  à  présent  rière  les  Etats  de  Son  Altesse. 

Art.  XVI.  Les  jugements  rendus  par  les  dits  de  Genève, 
pendant  la  tenue  de  quelque  partie  des  bailliages,  comme 
aussi  toutes  autres  sentences  rendues  par  juges  inférieurs, 
non  suspendues  par  appellation,  auront  leur  valeur. 

Art.  XVII.  Les  provisions  et  sentences  obtenues  contre 
ceux  de  Genève  pour  les  biens  et  fruits  ecclésiastiques  par 
eux  possédés,  en  la  dite  année  1589,  demeureront  pour  ce 
regard  nulles  et  de  nulle  valeur. 

Art.  XX.  Tout  ce  que  la  dite  Ville  de  Genève  aura  reçu 
dès  l'an  1579,  soit  en  laods,  dîmes,  censés  et  revenus  sé- 
culiers ou  ecclésiastiques,  demeurera  au  profit  de  la  dite 
ville. 

Un  seul  article  est  favorable  au  duc,  c'est  le  VIme,  qui 
oblige  les  Genevois  à  restituer  au  duc  la  ville  de  Saint- 
Genis,  prise  par  eux,  et  ce  qui  en  peut  dépendre.  Tout  le 
reste  est  contre  lui.  Nous  pouvons  dès  lors  saisir  pourquoi 
il  disait  à  son  médecin,  sur  son  lit  de  mort  :  «  Le  traité 
que  j'ai  signé  avec  Genève  est  le  plomb  mortel  qui  me 
tue  (1).  » 

Il  semble  qu'après  avoir  tout  obtenu  par  l'intermédiaire 
des  ambassadeurs  qui  intervinrent  en  ces  négociations, 
Genève  se  montrerait  plus  tolérante  vis-à-vis  des  catho- 
liques, que  leurs  affaires  y  appelaient.  Bien  loin  de  là;  de 
mesquines  mesures  furent  prises  pour  les  écarter,  et  l'on 
suscita  des  tracasseries  sans  fin  à  ceux  qui  essayèrent  d'y 
fixer  leur  séjour.  Il  n'y  avait  de  faveurs  que  pour  les 
apostats. 


(1)  Histoire  de  Savoie,  t.  Il, 


—  188  — 


Jetons  un  regard  sur  les  registres  de  cette  époque. 

On  avait  épuisé,  sous  le  régime  de  Calvin  et  de  Théodore 
de  Bèze,  toutes  les  sévérités  pour  empêcher  les  catholi- 
ques de  rester  à  Genève,  et  ceux  qui  en  étaient  sortis  d'y 
rentrer.  Nul  ne  pouvait  s'y  établir  à  moins  qu'il  ne  prêtât 
le  serment  dit  des  Bourgeois,  par  lequel  on  s'engageait  «  à 
vivre  selon  la  Réformation,  et  à  ne  faire  ni  souffrir  estre 
faites,  aucunes  pratiques,  machinations  ou  entreprises, 
contre  la  saincte  Réformation  évangélique(l).  »  En  d'autres 
termes,  nul  ne  pouvait  résider  à  Genève,  sans  se  déclarer 
protestant.  Au  commencement  du  dix-septième  siècle,  on 
donna  l'ordre  aux  dizainiers  de  veiller  avec  plus  de  soin 
encore  que  par  le  passé,  soit  sur  les  étrangers  en  passage, 
soit  sur  les  serviteurs  employés  dans  les  hôtelleries.  Il  fut 
même  défendu  aux  bourgeois  d'en  garder  qui  n'auraient 
pas  fait  acte  de  soumission  religieuse,  et  aux  maîtres  de 
fermes  de  garder  des  valets  venant  des  pays  catholiques, 
sous  peine  d'amendes  plus  ou  moins  fortes. 

Ces  ordonnances  ne  furent  pas  de  simples  menaces,  car 
les  dénonciations  commencèrent,  et  Samuel  Noblet  fut 
condamné  à  payer  15  francs  d'amende,  pour  avoir  retiré 
sans  licence  des  papistes  (2).  Un  peu  plus  tard,  Jacques 
Ducret  est  mandé  au  Conseil,  pour  avoir  tenu  à  son  service 
des  serviteurs  papistes,  qu'il  n'avait  pas  fait  passer  habi- 
tants. On  le  condamna  à  24  heures  de  prison  et  à  50  flo- 
rins d'amende  (3). 

Ce  n'est  pas  seulement  dans  la  ville  que  les  dizainier, 
avaientl'œil  ouvert  pour  découvrir  les  catholiques  suspects; 
ils  allaient  partout,  furetant  dans  les  campagnes,  cherchant 

(1)  Serment  des  bourgeois.  Il  se  trouve  à  la  tète  de  chaque  registre  du 
Conseil. 

(2)  Reg.  du  Cons.,  21  janvier  1603. 

(3)  Ibid.,  19  avril  1609. 


—  189  — 

à  découvrir  s'il  n'y  avait  pas  sur  les  terres  soumises  à  la 
seigneurie  quelque  damné  papiste.  Viennent  ils  à  découvrir 
à  Chêne  des  familles  fidèles  à  la  pratique  de  leur  religion, 
vite  ils  les  citent  au  Conseil,  qui  leur  enjoint  de  quitter  le 
territoire  si,  dans  un  mois,  ils  ne  se  sont  pas  fait  instruire 
auprès  du  pasteur. 

Tels  furent  Claude  Bossy,  Antoine  Charrey  et  sa  femme, 
Catelin  Charrey  et  sa  femme,  Toyne  Raguillon  (4).  A 
Bourdigny,  un  nommé  Claude  Faure  du  Valon  est  signalé 
comme  catholique.  On  lui  enjoint  de  se  retirer  si,  dans 
un  mois,  il  ne  s'est  pas  rangé  du  côté  des  protestants. 

Quant  aux  étrangers  qui  arrivaient  à  Genève,  on  les 
faisait  surveiller  le  dimanche;  s'ils  sortaient,  on  tirait  la 
conclusion  qu'ils  étaient  allés  à  la  messe  dans  quelque 
commune  du  voisinage.  Il  n'en  fallait  pas  davantage  pour 
les  expulser.  Pour  être  allé  faire  leurs  Pâques  dans  une 
commune  catholique,  quinze  serviteurs  reçurent  du  châ- 
telain de  Jussy  l'ordre  de  «  vuider  les  terres  de  la  seigneu- 
rie, à  moins  qu'ils  consentissent  à  se  ranger  à  la  religion 
exercée  au  dit  lieu.  » 

Nous  pourrions  multiplier  les  citations  de  ce  genre  :  ce 
que  nous  avons  dit  doit  suffire  pour  démontrer  que  la  tolé- 
rance n'était  pas  connue  à  Genève. 

Cependant,  disons-le,  malgré  toutes  ces  vexations,  il 
restait  encore  des  catholiques  cachés  dans  la  ville.  Il  est  ra- 
conté que,  dans  une  de  ses  visites  à  Genève,  François  de 
Sales  apporta  la  sainte  communion  à  cinq  catholiques  au 
temps  de  Pâques,  et  que  Jacqueline  Coste,  servante  à  l'Écu 
de  France,  se  fit  connaître  au  jeune  missionnaire  et  qu'elle 
reçut  une  parcelle  de  l'hostie  destinée  à  une  malade. 

Pourrions-nous  oublier  que  cette  bonne  fille  édifia  tel- 


(I)  Reg.  du  Gons.,  l'i  juin  1615. 


—  190  — 

lement  sa  maîtresse  par  ses  vertus  qu'elle  l'amena  à  la 
foi  catholique.  Celle-ci,  se  trouvant  gravement  malade, 
voulut  abjurer  et  recevoir  la  communion.  La  pauvre  Jacque- 
line était  allée  demander  à  M.  H.  Avrillon,  curé  d'Anne- 
masse,  s'il  ne  pourrait  pas  apporter  les  sacrements  à  sa 
maîtresse.  Ce  n'était  pas  facile  au  milieu  de  la  surveil- 
lance exercée  autour  d'elle.  La  Providence  vint  à  son  se- 
cours. A  cet  hôtel,  on  vit  un  jour  aborder  un  ambassadeur 
de  France  qui  se  rendait  au  pays  dit  des  Lignes.  Il  était 
accompagné  de  quelques  serviteurs  et  d'un  aumônier.  A 
son  costume  noir,  Jacqueline  reconnut  un  prêtre.  Elle  lui 
fait  part  assez  mystérieusement  de  son  embarras.  L'au- 
mônier avait  sa  chapelle.  «  Si  vous  trouvez,  lui  dit-il,  un 
lieu  sûr  où  je  puisse,  de  grand  matin,  célébrer  la  messe, 
je  consacrerai.  »  Ainsi  dit,  ainsi  fait,  et  Jacqueline  dressa 
un  autel  dans  une  cave  basse,  et  c'est  là  que  se  célébrèrent 
nos  saints  mystères.  La  maîtresse  d'hôtel  put  ainsi  com- 
munier, et  quelque  temps  après,  elle  mourut  catholi- 
que, heureuse  d'expirer  au  sein  de  la  véritable  Eglise  (1). 

Est-ce  à  ce  moment  que  courut  dans  la  ville  le  bruit  que 
la  messe  se  disait  à  Genève?  Nous  ne  pourrions  l'affirmer; 
mais  le  Consistoire  ordonna  aux  dizainiers  de  veiller  avec 
soin  sur  les  pratiques  et  les  agissements  papistiques. 

La  vigilance  exercée  par  les  Anciens  ne  pouvait  s'éten- 
dre à  tous  ceux  qui  empruntaient  le  territoire  de  la  sei- 
gneurie. Il  était  même  des  bannis  qui  y  reparaissaient 
sans  tenir  compte  des  arrêtés  prononcés  contre  eux,  pour 
être  allés  les  jours  de  fêtes  à  la  messe.  On  les  signale 
comme  des  gens  dangereux  qui  se  glissent  dans  la  ville  et 
méritent  d'être  vivement  châtiés  (2). 

(1)  Vie  des  premières  religieuses  de  la  Visitation,  t.  II,  p.  315  et 
suivantes. 

(2)  Archives  du  Conseil,  22  mars  1612. 


—  191  — 

Ces  menaces  devaient  surtout  s'appliquer  aux  prêtres  et 
religieux  qui,  à  cette  date,  étaient  appelés  à  exercer  leur 
ministère  auprès  des  malades.  On  dénonce  spécialement 
au  Consistoire  les  curés  de  Mornex,  du  Grand-Saconnex 
et  de  Choulex  «  qui  vont  et  viennent  et  se  fourrent  dans 
les  maisons  de  la  ville,  oultre  les  hôtelleries,  et  on  craint, 
ajoute-t-on  avec  doléance,  qu'avec  le  temps  il  n'y  survienne 
quelque  scandale,  vu  qu'on  rapporte  que  telles  visites  se 
font  quand  on  est  malade.  » 

C'est  sur  ce  point  important  des  secours  à  administrer 
aux  malades  que  se  dirigeait  la  sollicitude  des  curés  du  voi- 
sinage. Rien  ne  les  arrêtait,  quand  ils  étaient  appelés. 
Celui  de  Versoix,  rapporta-t-on  au  Consistoire,  a  été  sur- 
pris au  chevet  d'un  moribond,  à  Genthoud.  Le  curé  de 
Thônex  a  porté  l'hostie  à  une  femme  malade  à  Chêne,  et 
ceux  de  Confignon  et  de  Pesay  sont  venus  vers  la  Tour 
dans  des  buts  suspects  (1).  Quand  on  pouvait  constater 
que  des  cérémonies  quelconques  avaient  été  accomplies 
dans  une  ferme,  on  en  rendait  responsables,  non-seule- 
ment les  maîtres  de  maison,  mais  les  commissionnaires 
même  qui  étaient  allés  avertir  le  prêtre.  Ainsi  le  nommé 
Jacques  Bovier,  de  Valeiry  «  pour  avoir  fait  venir  un 
prêtre  chez  son  maître,  fut  condamné  à  25  francs  d'a- 
mende (2).  » 

La  vigilance  des  magistrats  genevois  s'exerçait  surtout 
à  l'égard  des  capucins  de  Gex  et  de  Saint-Julien.  On  se 
défiait  d'eux  et  on  les  accusait  d'aller  dogmatiser  dans 
les  maisons.  Aussi  fut-il  décidé  que  lorsqu'il  se  présen- 
terait quelqu'un  aux  portes  de  la  ville,  on  le  ferait  accompa- 
gner par  un  soldat,  dans  toutes  les  rues.  Cette  mesure 
odieuse  provoqua  de  la  part  de  M.  de  Miron,  gouverneur 

(1)  Reg.  du  Cons.,  10  juillet  1617. 

(2)  Ibid.,  17  mars  1617. 


—  192  — 


de  Bourg,  une  vive  réclamation  (1).  L'arrêté  des  syndics 
fut  modifié  à  la  vérité,  mais  un  t  homme  de  garde  con- 
tinua à  les  suivre  de  loin,  pour  voir  leur  comporte- 
ment (2).  » 

Nul  doute  que  les  R.  P.  capucins  de  Saint-Julien  n'eus- 
sent à  Genève  des  amis  qui  leur  rendaient  de  fréquentes 
visites.  Plusieurs  bourgeois  mêmes  touchés  par  leurs  pré- 
dications se  retirèrent  chez  eux  pour  y  abjurer  le  calvi- 
nisme. Le  P.  Talissieu,  dit  «  qu'il  y  avait  à  Genève  des 
convertis  connus  de  Dieu  seul  et  du  P.  Diego  (3).  » 

Outre  les  P.  P.  capucins,  nous  voyons  aussi  apparaître 
les  Jésuites  comme  visiteurs  des  malades.  Ils  avaient  leur 
résidence  à  Ornex.  Celui  qui  est  le  plus  souvent  cité  comme 
homme  d'action  se  nommait  Meynard.  Il  fut  célèbre  par 
son  sang-froid  au  milieu  des  menaces  des  hérétiques.  Il  en 
est  de  même  du  P.  Dufour,  chargé  des  missions  dans  le 
pays  de  Gex.  Il  sut  y  gagner  l'affection  des  frères  Antoine 
et  Noël  Estienne,  qui  lui  laissèrent  leur  part  venant 
de  l'héritage  Diodati,  «  pour  les  bons  et  agréables  ser- 
vices qu'ils  avaient  reçus  de  la  maison  de  la  compagnie 
de  Jésus,  à  Ornex.  >  Plus  d'une  fois  les  Jésuites  eurent  l'oc- 
casion d'abriter  des  néophytes,  qui  venaient  les  consulter, 
dans  leurs  doutes,  et  abjurer  entre  leurs  mains.  Aussi  pas- 
saient-ils pour  avoir  en  ville  «  des  espions  qui  leur  signa- 
laient ceux  qui  chancelaient  dans  la  foi  (4).  » 

Rien  n'était  plus  capable  d'irriter  les  membres  du 
Consistoire  que  les  désertions  qui  s'opéraient  assez  sou- 
vent dans  les  rangs  du  protestantisme.  On  signale  avec 
douleur  quelques  noms  marquants,  comme  ceux  des  Can- 

(1)  Registre  du  Conseil,  26  juin  1618. 

(2)  Ibid.,  23  novembre  1618. 

(3)  Le  P.  Diego  était  le  gardien  du  couvent  de  Saint-Julien. 

(4)  Reg.  du  Conseil,  22  octobre  1663. 


-  193  — 


dolle,  des  Bartholony,  des  Diodati.  Quelquefois  même  ce 
sont  des  membres  du  Conseil  des  C.  C,  comme  des  Ber- 
geries et  Estienne  de  la  Faverge,  parent  de  Calvin  parles 
Saint-André  (1).  A  l'occasion  du  retour  de  ce  dernier  au 
sein  de  l'Eglise,  le  Conseil  fit  publier  un  édit,  portant  que 
«  les  citoyens  et  bourgeois  qui,  contre  leur  serment,  au- 
raient changé  de  religion,  seraient  déchus  de  leurs  droits 
politiques  et  prérogatives  de  la  cité  et  bannis  à  perpétuité, 
sous  peine  de  la  vie,  avec  défense  de  les  retirer  dans  la 
la  ville  et  terre  d'icelle ,  à  peine  de  mille  écus  d'a- 
mende (2).  » 

Le  changement  de  religion  était  donc  puni  à  Genève 
par  la  perte  des  droits  de  citoyen,  le  bannissement  sous 
peine  de  mort,  et  une  amende  de  mille  écus  pour  ceux  qui 
auraient  eu  la  témérité  d'abriter  celui  qui  aurait  fait  profes- 
sion de  catholicisme.  —  Voilà  où  en  était  la  tolérance  du 
calvinisme  à  Genève  au  dix-septième  siècle. 

La  conversion  d'Estienne  de  la  Faverge  fut  trop  mar- 
quante pour  que  nous  n'en  mentionnions  pas  les  principaux 
traits.  Elle  est  racontée  dans  un  ouvrage  imprimé  à  An- 
vers, en  1670,  intitulé  :  Les  Fleurs  du  Carmel,  parle  R.  P. 
Pierre  de  la  Mère  de  Dieu. 

Estienne  était  fils  de  Gaspard  de  la  Faverge,  originaire 
de  Chambéry,  réfugié  à  Genève,  où  il  avait  épousé  Rachel 
de  Saint- André,  nièce  de  Calvin. 

Estienne  fut  envoyé  par  son  oncle  à  Heidelberg,  où  il  fit 
ses  études.  De  retour  à  Genève,  il  devint  membre  du  Con- 
seil des  C.C.  (3).  C'étaitle  moment  où  saint  François  de  Sales 
prêchait  en  Chablais.  Il  voulut  l'entendre  ainsi  que  le  P. Ché- 
rubin, avec  lequel  il  eut  divers  entretiens,  qui  n'eurent 
aucun  résultat.  Ayant  entendu  parler  du  grand  Jubilé,  ou- 

(1)  Notices  généalogiques,  t.  III,  p.  113. 

(2)  Édit  de  l'année  1609. 

(3)  Registre  du  Conseil,  4  janvier  1597. 

13 


—  194  — 

vert  à  Rome  par  Clément  VIII,  il  voulut  voir  par  lui-même 
les  cérémonies  qui  s'y  accompliraient.  —  La  Providence 
permit  qu'à  son  arrivée  dans  la  Ville  Sainte  il  tomba  gra- 
vement malade.  Le  médecin  qui  fut  appelé  pour  le  soigner 
lui  fit  connaître  le  règlement  qui  obligeait  les  hommes 
de  l'art  d'avertir  les  malades  qu'avant  tout  ils  devaient  se 
confesser. 

Se  trouvant  très-embarrassé,  Estienne  ayant  appris  que, 
tout  près ,  se  trouvait  un  couvent  de  capucins ,  y  en- 
voya quelqu'un  pour  demander  s'il  n'y  aurait  point  un 
religieux  de  la  Savoie  qui  pût  visiter  un  gentilhomme 
de  ce  pays.  Le  P.  Chérubin  était  en  ce  moment  à 
Rome.  Il  fut  envoyé  auprès  du  malade,  qu'il  reconnut  aus- 
sitôt... Il  lui  fit  offre  de  services  et  lui  promit  de  le  recom- 
mander à  un  personnage  qui  avait  accès  auprès  du  Pape. 
Touché  de  ces  bons  procédés,  Estienne  delà  Faverge sou- 
mit ses  doutes  au  P.  Pierre  de  la  Mère  de  Dieu.  Celui-ci, 
de  concert  avec  le  P.  Chérubin,  instruisit  le  malade  qui 
fit  profession  de  la  foi  catholique.  Il  avait  conçu,  en  lisant 
la  vie  de  sainte  Thérèse,  une  si  haute  estime  du  Car- 
mel,  qu'il  demanda  à  y  entrer  comme  novice.  Il  y  fit  pro- 
fession et  reçut  le  nom  de  Clément  de  Sainte-Marie,  pour 
se  rappeler  toujours  la  bonté  du  Pape  et  la  protection  de 
la  Sainte  Vierge  qui  l'avaient  ramené  à  la  vraie  foi.  Il  devint 
un  des  religieux  les  plus  marquants  de  la  province,  et  fut 
envoyé  à  Naples,  à  Nancy,  à  Cologne,  pour  y  fonder  des 
monastères  de  Carmes-Déchaussés.  Il  fut  même  élu  Prieur, 
ensuite  provincial.  Il  mourut  à  Avignon,  en  1643,  laissant 
le  souvenir  d'un  parfait  religieux.  Quoique  attaché  à  sa 
patrie,  il  ne  la  revit  jamais,  mais  il  ne  cessa  de  prier  et  de 
faire  prier  pour  ceux  qui  l'avaient  rayé  de  la  liste  des 
citoyens,  à  cause  de  sa  conversion  (1). 

(i)  Les  Fleurs  du  Carmel,  p.  81  et  suivantes. 


CHAPITRE  X 


Les  successeurs  immédiats  de  saint  François 
de  Sales 


Jean-François  de  Sales.  —  Sa  naissance.  —  Ses  études.  —  Il  est 
nommé  chanoine  et  coadjuteur  de  son  frère.  —  Il  devient  son 
successeur.  —  Sa  conduite  au  temps  de  la  peste.  —  Il  prépare 
la  béatification  de  saint  François.  —  Ses  derniers  actes.  —  Dom 
Juste  Guérin.  —  Sa  naissance.  —  Ses  études.  —  II  entre  chez 
les  Barnabites.  —  On  lui  confie  la  direction  des  infantes  royales. 
—  Dom  Juste  à  la  cour.  —  Il  est  appelé  à  Annecy  et  à  Thonon.  — 
Sa  confiance  en  saint  François  de  Sales.  —  11  poursuit  le  procès 
de  sa  béatification.  —  Paul  V  le  remarque.  —  Il  le  nomme  évè- 
que  de  Genève.  —  Son  sacre.  —  Son  humilité.  —  Son  adminis- 
tration. —  Il  se  montre  le  protecteur  des  maisons  religieuses  et 
des  pauvres.  —  II  demande  un  coadjuteur.  —  Il  se  retire  à 
Rumilly  où  il  meurt. 


JEAN-FRANÇOIS  DE  SALES 

La  sainteté  de  François  de  Sales  avait  brillé  d'un  si  vif 
éclat,  que  la  gloire  en  rejaillit  sur  tous  ceux  qui  portaient 
son  nom.  Aussi  vit-on  encore  arriver  au  siège  de  Genève 
deux  membres  de  cette  illustre  famille,  Jean-François, 
son  frère,  qui  devint  son  successeur  immédiat,  et  Charles- 
Auguste,  son  neveu,  non  moins  distingué  par  ses  talents 
que  par  ses  vertus. 


—  196  — 

Jean-François  de  Sales  naquit  en  1578,  au  château  de 
Thorens.  Il  fut  le  cinquième  fils  du  comte  François.  Sa 
mère,  Madame  de  Sionnaz,  eut  pour  lui  des  tendresses 
toutes  particulières.  Son  caractère  ne  ressemblait  en  rien 
à  celui  de  ses  frères.  Il  était  si  sévère,  que  son  aîné,  saint 
François,  disait  un  jour  en  famille  :  «  Mes  deux  frères, 
Louis,  Jean-Francois,  et  moi,  nous  ferions  l'apprêt  d'une 
bonne  salade.  Jean-François  ferait  le  bon  vinaigre,  tant 
il  est  fort  ;  Louis,  le  sel,  car  il  est  sage  ;  et  le  pauvre 
François  un  bien  bon  garçon,  qui  fait  grand  état  de 
l'huile  de  la  douceur  (1).  » 

Jean- François  fut  poussé  de  bonne  heure  vers  les  études. 
Lorsqu'il  dut  songer  sérieusement  à  un  état  de  vie,  son  pen- 
chant l'entraîna  vers  la  solitude  ;  il  choisit  l'ordre  qui  lui 
parut  le  plus  austère,  et  il  alla  frapper  à  la  porte  de  la 
maison  des  capucins.  La  vie  mortifiée  qu'il  mena  pendant 
près  de  dix  mois  sous  la  robe  de  bure  ne  put  se  concilier 
avec  sa  complexion.  Quoique  à  regret,  ses  supérieurs  lui 
conseillèrent  de  rentrer  dans  sa  famille,  afin  d'y  réparer 
ses  forces  épuisées,  par  les  privations  et  les  jeûnes  du 
noviciat.  Il  revêtit  alors  l'habit  ecclésiastique  et  s'adonna 
à  l'étude  de  la  théologie.  Devenu  prêtre,  il  fut  désigné 
comme  devant  occuper  la  première  stalle  qui  deviendrait 
vacante  à  la  cathédrale.  Sur  ces  entrefaites,  un  de  ses  grands 
vicaires  vint  à  mourir. 

Saint  François  se  trouvait  à  Thonon.  Immédiatement 
il  écrivit  à  Jean-François  qu'il  le  choisissait  pour  rem- 
placer le  défunt  dans  sa  charge  (2). 

Jean-François  fut  un  modèle  de  ponctualité  pour  tous 
les  offices  du  chœur.  Exact  à  l'heure,  il  ne  pouvait  sup- 
porter, de  la  part  de  ses  collègues,  des  infractions  à  cet 

(1)  La  Maison  naturelle  de  saint  François,  p.  219. 

(2)  Lettre  du  8  septembre  1613,  coll.  Vives,  t.  VII,  p.  982. 


—  197  — 


égard.  Il  avait  coutume  de  dire  que  le  son  de  la  cloche 
était  un  appel  à  l'obéissance  cléricale.  Sévère  à  lui-même, 
il  l'était  aussi  pour  les  prêtres  qui  n'étaient  pas  à  leur 
devoir.  Plus  d'un  en  appela  de  sa  juste  sévérité  à  l'indul- 
gence et  à  la  mansuétude  de  son  frère. 

Jean-François  de  Sales  remplissait  les  fonctions  de 
vicaire-général,  lorsque  son  frère  François  fut  appelé  à 
Paris  pour  y  négocier  le  mariage  de  Victor-Amédée, 
prince  de  Piémont,  avec  Christine  de  France,  sœur  de 
Louis  XIII.  Cette  alliance  ayant  été  conclue,  la  princesse 
nomma  l'évêque  de  Genève  son  grand  aumônier.  Il  n'y 
consentit  qu'à  la  condition  expresse  qu'il  ne  sortirait 
point  de  son  diocèse.  Lorsque  arriva  l'époque  de  leur  ren- 
trée en  Piémont,  les  nouveaux  époux  ne  pouvant  obtenir 
que  François  les  suivît  jusqu'à  Turin,  demandèrent  son 
frère  Jean-François  pour  le  remplacer.  Persuadé  qu'il 
remplirait  parfaitement  cette  charge,  le  saint  consentit  à 
son  éloignement.  En  effet,  il  s'attira  la  considération  de 
la  cour  entière,  et,  au  bout  d'une  année,  le  prince  solli- 
cita pour  lui,  auprès  du  Pape,  la  coadjutorerie  de  Genève, 
avec  future  succession.  Ce  fut  une  grande  consolation 
pour  François  de  Sales  (1)  ;  mais  il  put  dire  que  «  cette 
nomination  n'avait  été  ni  demandée,  ni  mendiée  par  lui, 
et  qu'elle  lui  paraissait  l'œuvre  de  Dieu  (2)  ». 

Jean-François  fut  sacré  à  Turin,  le  17  janvier  1621,  et 
il  reçut,  comme  coadjuteur,  le  titre  d'évêque  de  Calcé- 
doine. Après  la  cérémonie,  il  revint  en  Savoie.  Nous  trou- 
vons sa  présence  signalée  à  Annecy  dans  une  lettre  de 
son  frère  écrite  à  un  personnage  de  la  cour,  en  date  du 

(1)  «  Voilà  mon  frère  évoque;  cola  ne  m'enrichit  pas,  il  est  vrai,  mais 
cela  m'allège  et  me  donne  quelque  espérance  de  me  pouvoir  retirer  de  la 
presse.  Cela  vaut  mieux  qu'un  chapeau  de  cardinal.  » 

(2)  La  Maison  naturelle,  p.  220. 


—  198  — 


mois  de  février  1621  :  «  Nous  avons  ici  Mgr  de  Chalcé- 
doine,  lequel,  ou  je  suis  trompé,  ou  il  réparera  beaucoup 
de  fautes  que  j'ay  faites  en  ma  charge,  où  je  confesse  que 
j'ay  failly  en  tout,  hormis  l'affection;  mais  ce  frère  est  d'un 
esprit  zélé,  et,  ce  me  semble,  brave  homme  pour  réparer 
mon  meschef  (1).  » 

Jean-François  profita  des  excellentes  leçons  que  lui 
donna  son  frère  pour  la  direction  du  diocèse.  Ses  conseils 
lui  furent  très-utiles  pour  l'accomplissement  des  devoirs 
de  sa  charge.  L'évêque  aimait  à  produire  son  coadjuteur 
et  à  l'occuper  dans  l'exercice  de  ses  fonctions  épisco- 
pales.  On  lui  en  faisait  un  jour  le  reproche,  et  il  répondit 
avec  sa  grâce  ordinaire  :  «  Oportet  illum  crescere,  me 
antem  mimn.  Son  office  est  celui  de  Marthe,  le  mien 
est  de  rester  auprès  de  notre  bon  Sauveur  pour  écrire  et 
apprendre  plusieurs  grandes  choses,  qu'il  me  semble  que 
sa  bonté  m'ordonne  (2).  > 

François  de  Sales  profita,  en  effet,  des  loisirs  que  lui 
ménagea  son  coadjuteur,  pour  donner  cours  à  sa  volumi- 
neuse correspondance  (3),  et  pour  entreprendre  divers 
voyages  à  Paris,  à  Turin  et  à  Pignerol. 

Lorsque,  sur  l'ordre  du  duc  de  Savoie,  il  partit  pour 
Avignon,  son  frère  ne  put  s'empêcher  de  lui  manifester 
quelques  inquiétudes  sur  l'état  de  sa  santé,  et  en  se  jetant 
à  genoux,  il  lui  demanda  de  le  bénir.  Hélas!  comme  il  le 
redoutait,  cette  bénédiction  fut  la  dernière,  car  saint 
François  de  Sales  expira  à  Lyon,  le  28  décembre  1623. 

Habitué  au  gouvernement  du  diocèse  de  Genève, 
comme  coadjuteur,  Jean-François  remplit  la  charge  d'é- 

(1)  Lettre  à  un  seigneur,  t.  V,  p.  288,  édit.  Migne. 

(2)  La  Maison  naturelle  de  saint  François  de  Sales,  p.  220. 

(3)  Les  lettres  de  saint  François  de  Sales  ont  été  publiées  par  Vivès  et  par 
Migne.  Elles  forment,  à  elles  seules,  plusieurs  volumes  de  ces  collections, 


—  199  — 

vêque  avec  une  distinction  qui  lui  mérita  l'éloge  suivant, 
tracé  par  la  plume  de  M.  d'Hauteville,  chanoine  de  la 
cathédrale  :  «  Il  est  difficile  de  pouvoir  imaginer  un  évê- 
que  plus  exact  dans  cet  emploi,  plus  ferme  dans  sa  pa- 
tience, plus  attentif  à  ses  devoirs,  plus  zélé  dans  les 
visites  de  son  diocèse,  enfin  plus  consciencieux  aux  moin- 
dres choses  de  son  ministère  (1).  » 

A  tant  de  qualités  administratives,  Jean-François  joi- 
gnait une  ardente  charité  pour  les  pauvres.  Elle  éclata 
surtout  durant  le  temps  de  la  peste,  qui  désola  la  ville 
d'Annecy  en  1630,  et  y  exerça  des  ravages  si  affreux  que 
le  Chapitre  résolut  de  se  transporter  au  château  de  Tho- 
rens  pour  s'y  établir  pendant  quelque  temps.  Lorsque 
arriva  le  moment  de  partir,  Jean-François,  se  rappelant 
la  conduite  de  saint  Charles  Borromée  au  milieu  des  pesti- 
férés de  Milan,  dit  à  sa  suite  :  «  Allez,  je  reste  au  milieu 
de  mon  peuple;  il  faut  le  consoler.  »  Il  resta,  en  effet,  au 
centre  de  la  contagion,  sans  en  redouter  les  meurtrières 
atteintes.  Quoiqu'il  vît  tomber  à  ses  côtés  son  neveu 
Amédée  de  Sales,  chanoine  de  la  cathédrale,  il  n'en  con- 
tinua pas  moins  à  visiter  les  pestiférés,  à  les  disposer 
à  la  mort  et  à  les  communier  de  sa  main.  Ayant  fait  éta- 
blir un  autel  dans  la  salle  où  avaient  été  recueillis  les  plus 
indigents,  il  y  célébrait  la  sainte  messe,  pour  qu'ils  eus- 
sent tous  à  leur  portée  les  secours  de  la  religion.  Témoin 
de  son  courage,  la  mère  de  Chantai  dit  un  jour  aux  sœurs 
de  sa  communauté  :  «  En  vérité,  ce  bon  seigneur  accom- 
plit tout  ce  que  notre  bienheureux  père  avait  entrepris 
autrefois,  dans  un  temps  où  cette  province  était  menacée 
d'nne  telle  désolation,  et  je  ne  puis  dire  de  cela,  sinon 
que  si  François  a  été  un  saint  confesseur,  Jean-François 


([)  La  Maison  naturelle  de  saint  François  de  Sales,  p.  220. 


—  200  — 


prend  la  voie  de  devenir  un  saint  martyr  (1).  »  Le  ciel  en 
disposa  autrement;  l'évêque  fut  épargné,  mais  à  la  suite 
de  ses  longues  fatigues,  il  contracta  une  maladie  t  qui  le 
retint  pendant  trois  mois  et  faillit  lui  faire  perdre  la 
vie  (2)  ». 

Citons  encore  quelques  traits  de  sa  charité.  La  dé- 
tresse en  ces  jours  malheureux  était  grande,  surtout  dans 
la  ville  d'Annecy  devenue  déserte.  Jean-François  se  con- 
certa avec  son  frère  pour  envoyer  chaque  jour  des  vivres 
à  une  métairie  appartenant  à  la  Visitation  et  voisine  des 
barrières.  C'est  là  qu'il  trouvait  les  approvisionnements 
qu'il  se  plaisait  à  distribuer  aux  pauvres.  Un  jour,  à  bout 
de  ressources,  il  vendit  la  vaisselle  de  sa  maison,  et  en- 
gagea son  anneau  pastoral  pour  obtenir  des  vivres  en 
faveur  des  malheureux.  C'est  ainsi  que  ce  bon  évêque 
accomplissait  la  parole  du  Divin  Maître:  Bonus  Pastor 
dut  vitam  pro  ovibus  suis. 

Jean-François  a  la  gloire  d'avoir  commencé  la  procé- 
dure de  la  béatification  de  son  frère,  qu'il  avait  vénéré 
durant  toute  sa  vie  commje  un  saint.  Après  avoir  recueilli 
sur  lui  les  détails  les  plus  intimes  de  la  bouche  de  Ma- 
dame de  Chantai,  qui  avait  été  initiée  à  tous  ses  secrets, 
il  députa  à  Rome  le  P.  Barnabite  Dom  Juste  Guérin,  qui 
avait  déjà  reçu  du  Saint  Père  une  délégation  spéciale 
pour  procéder  à  une  enquête  sur  le  Serviteur  de  Dieu. 
Voici  un  passage  d'une  lettre  écrite  en  février  1633  à 
Son  Altesse  :  «  Monseigneur,  je  porte  envie  au  bon  Père 
Dom  Juste,  qui  aura  l'honneur  et  le  bonheur  à  fayre  la 
révérence  à  Son  Altesse  en  propre  personne,  mais,  puis- 
qu'il faut  que  la  chèvre  broutte  là  où  elle  est  attachée,  je 

(1)  La  Maison  naturelle,  p.  222.  Uesson,  p.  174. 

(2)  Lettre  à  Son  Altesse,  novembre  1633. 


—  201  — 

la  supplie  très-humblement  que  je  la  luy  fasse  par  l'en- 
tremise de  ces  lignes.  Ce  digne  père  vaz  prendre  congé 
de  vous,  Monseigneur,  pour  passer  les  monts  et  s'ache- 
miner à  Rome  pour  la  béatification  de  notre  saint  prélat, 
ce  qui  est  sy  passionnément  désiré  de  Votre  Altesse.  Je 
m'asseure  que  s'il  a  besoing  de  ses  pouvoirs  auprès  de 
Notre  Saint  Père  le  Pape,  Elle  les  lui  accordera  et  à 
moy  la  continuation  de  sa  grâce,  que  sera  toujours  avec 
de  nouvelles  ardeurs  lui  souhaitant  le  vray  bonheur  éter- 
nel. 

«  Le  très-honoré  et  obéissant  serviteur, 

«  Jean-François,  évêque  de  Genève  (1).  » 

C'était  la  coutume  des  évêques  de  Genève  de  traiter 
les  membres  de  la  cour  avec  un  très-profond  respect.  A 
chaque  événement  heureux,  ils  adressaient  à  Leurs  Al- 
tesses leurs  félicitations,  et  au  renouvellement  de  l'année 
ou  à  la  fête  de  Noël,  ils  ne  manquaient  jamais  de  leur 
exprimer  leurs  vœux.  Ils  gardèrent  tous  cette  coutume  qui 
était  une  tradition  d'honneur  et  de  fidélité. 

De  leur  côté,  les  princes  avaient  une  confiance  illimitée 
dans  les  évêques.  Ils  tenaient  compte  de  leurs  représen- 
tations, et  rarement  les  préavis  de  Tévêque  étaient  écar- 
tés. Ils  étaient  même  prodigues  à  leur  égard  de  dignités 
et  de  titres.  Jean-François  avait  été  nommé,  avant  son 
élévation  à  l'épiscopat,  grand  aumônier  de  Madame  Royale, 
conseiller  du  duc.  Non-seulement  il  fut  confirmé  dans  ces 
charges,  mais  en  1633,  on  le  nomma  grand  chancelier  de 
l'Ordre  de  l'Annonciade.  L'évêque  serait  allé  remercier 
Son  Altesse  de  cette  haute  distinction  s'il  n'eût  eu  son 
synode  à  présider  et  ses  visites  pastorales  à  continuer  (2). 

(1)  Archives  de  Turin. 

(2)  Lettre  du  jour  de  Pâques  1633. 


—  202  — 

Le  patrimonial  de  la  Chambre  des  Comptes  saisit  cette 
occasion  pour  lui  adresser  une  exhortation  accompagnée 
d'une  menace  de  réduction  dans  son  temporel,  s'il  n'allait 
pas  prêter  serment  de  fidélité  à  Son  Altesse.  Etait-ce 
ignorance  ou  malice  de  la  part  de  l'avocat  Barfelly,  qui 
était  un  antagoniste  prononcé  de  la  famille  de  Sales? 
Nous  pourrions  croire  qu'il  y  avait  de  la  malveillance 
dans  ce  personnage,  peint  par  l'évêque  dans  sa  lettre  justi- 
ficative «  comme  un  vantard  et  un  rodomont  ».  Jean-Fran- 
çois prit  à  cœur  cette  menace  et  écrivit  à  Son  Altesse 
que  sa  fidélité  lui  était  connue,  et  que  ce  serment,  il 
l'avait  prêté  à  Son  Altesse  de  glorieuse  mémoire  et  à  Son 
Altesse  régnante,  en  1623,  à  Turin.  «  Veut-on  lui  faire  en- 
tendre qu'il  pourrait  aller  réitérer  son  serment,  il  l'au- 
rait fait  en  toute  autre  circonstance,  mais  cette  démarche 
ferait  croire  dans  le  public  qu'il  a  perdu  les  bonnes  grâ- 
ces du  prince,  et  qu'il  va  demander  pardon.  Il  ne  peut 
s'exposer  aux  sarcasmes  de  Barfelley  (1).  »  Ce  fut  à  son  re- 
tour du  Chablais,  où  il  avait  accompli  sa  visite  pastorale, 
et  érigé  Evian  en  Plébainie,  que  Jean-François  reçut 
cette  sommation  «  peu  propre,  comme  il  le  dit,  à  délasser 
son  esprit  ».  Il  y  eut  encore  contre  l'évêque  d'autres  plain- 
tes au  sujet  du  refus  qu'il  fit  aux  soeurs  de  Sainte-Claire 
de  continuer  à  être  sous  la  direction  des  Pères  de  saint 
François.  On  ne  manqua  pas  non  plus  de  lui  repro- 
cher trop  d'exclusion  pour  les  filles  spirituelles  de  la 
Visitation,  lorsqu'il  refusa  aux  Ursulines  de  s'établir  à  Sal- 
lanches  ou  à  Thonon.  Il  trouvait  que  la  première  de  ces 
petites  villes  était  trop  éloignée  de  la  cité  épiscopale,  d'où 
il  ne  pouvait  leur  être  d'une  aucune  utilité.  Il  fallut  alors 
toute  la  prudence  de  son  frère  Louis  et  toute  son  influence 
à  la  cour  pour  détourner  l'orage  dont  il  était  menacé. 


(1)  Lettre  à  Son  Altesse,  24  juillet  1633. 


—  '203  — 

Le  caractère  de  Jean-François  différait  absolument  de 
celui  de  son  frère,  qui  avait  en  partage  le  calme  le  plus 
parfait.  Pour  lui,  il  eut  à  lutter  et  à  se  vaincre  contre  ce 
qu'il  appelait  un  jour  «  ses  mouvements  irréguliers  ».  Nul 
en  eut  plus  à  souffrir  que  le  comte  Louis,  auquel  il  de- 
manda pardon  au  commencement  de  sa  maladie. 

Une  des  dernières  lettres  de  Jean-François  fut  celle  où 
il  excusa  la  mère  de  Chantai  de  ne  pouvoir  se  mettre  en 
route  pour  Turin,  comme  le  désirait  Son  Altesse.  «  Cette 
pauvre  femme,  dit-il,  est  en  tel  estât,  qu'il  ne  pense  pas 
qu'elle  puisse  arriver  sans  mourir  jusqu'au  col  de  Tamié, 
estant  destituée  de  toutes  forces  (1).  »  Malgré  ses  souf- 
frances, Madame  de  Chantai  survécut  plusieurs  années 
à  ce  prélat,  qui  resta  lui-même  près  de  deux  ans  malade. 
Il  sut  utiliser  cette  épreuve  par  une  patience  admirable 
qui  édifia  le  marquis  de  Lullin,  devenu  son  garde-malade. 

Lorsque  Jean-François  se  sentit  près  de  sa  fin,  il  de- 
manda les  sacrements.  Se  rappelant  qu'il  avait  eu  des 
difficultés,  pour  la  défense  de  ses  droits  d'évêque,  avec 
deux  ou  trois  personnes,  il  les  fit  demander  auprès  de 
son  lit,  et  se  levant,  il  se  mit  à  leurs  genoux  et  les  pria  de 
lui  pardonner.  Dans  l'expression  de  ses  dernières  vo- 
lontés, on  voit  percer  sa  profonde  humilité.  «  Qu'on  me 
mette,  dit-il,  aux  pieds  de  mon  frère,  quoique  je  n'aie  pas 
été  digne  de  baiser  la  trace  de  ses  pas.  »  Avant  de  mourir 
il  récita  le  Credo  de  saint  Athanase,  et  il  expira  le 
8  juin  1635,  assisté  par  le  Père  Jean-Baptiste,  capucin  de 
La  Roche,  qui  avait  été  son  directeur. 


(1)  Lettre  à  Son  Altesse,  novembre  1633. 


-  20  i  — 


DOM    JUSTE  GUÉRIN 


Si,  à  la  mort  de  Jean-François  de  Sales,  on  eût  consulté 
le  peuple,  il  n'eût  pas  manqué  d'acclamer  pour  son  chef 
et  pasteur  un  autre  membre  de  la  famille  de  Sales,  Char- 
les-Auguste, dont  le  mérite  était  incontestable  et  incon- 
testé. Il  occupait  alors  avec  distinction  la  charge  de  pré- 
vôt de  la  cathédrale.  Il  semblait  qu'on  ne  pouvait  faire  un 
meilleur  choix  pour  activer  la  béatification  de  saint  Fran- 
çois, son  oncle.  Les  magistrats  de  la  ville  d'Annecy  avaient 
adressé  à  son  Altesse  Royale  une  supplique  dans  ce  sens, 
à  la  date  du  18  juillet  1635  (1).  Cette  demande  n'avait 
rien  que  de  plausible,  mais  l'on  aurait  pu  dire  que  le  siège 
épiscopal  de  Genève  devenait  un  apanage  de  la  maison  de 
Sales,  comme  autrefois  il  fut,  trop  longtemps,  hélas!  celui 
de  la  maison  de  Savoie.  Un  autre  sujet  éminent  en  science 
et  en  vertus  fut  présenté  au  Souverain  Pontife,  qui  le 
nomma  évêque.Né  à  Tramoy,en  Bugey,en  1578,  il  s'appe- 
lait Balthazar  Guérin,  par  son  baptême.  Quoique  d'une 
modeste  extraction,  ses  parents  prirent  un  soin  tout  par- 
ticulier de  son  éducation,  et  à  la  fin  de  ses  études  classi- 
ques ils  l'envoyèrent  à  l'Université  de  Turin,  où  il  se  dis- 
tingua par  ses  brillants  succès.  S'étant  rendu  à  Pavie, 
pour  y  prendre  ses  grades,  il  eut  le  bonheur  de  rencon- 
trer dans  cette  ville  un  religieux  qui  l'environna  de  toute 
sa  sollicitude,  et  le  préserva  par  ses  sages  conseils  des  dan- 
gers semés  sous  les  pas  des  étudiants  universitaires.  Le 
contact  de  quelques  camarades  déhontés  lui  inspira  une 
telle  horreur  du  monde,  qu'il  alla  demander  aux  Barnabites 
de  le  recevoir  comme  novice  dans  leur  couvent.  Après  plu- 


(1)  Souvenirs  historiques  d'Annecy,  pages  266  et  267. 


—  205  - 

sieurs  mois  d'épreuves,  on  l'engagea  à  aller  à  Monce,  pour 
y  étudier  sa  vocation.  Le  2  février  1600,  le  R.  P.  Géné- 
ral Bonaventure  Asinarius  étant  venu  à  Milan,  voulut  voir 
ce  jeune  novice.  Il  le  trouva  si  bien  disposé  qu'il  lui  donna 
l'habit,  en  lui  imposant  le  nom  de  Juste,  qui  est  devenu  sa 
dénomination  dans  l'histoire. 

Il  fut  un  parfait  religieux,  aimant  le  silence,  humble  et 
mortifié  comme  un  saint.  Après  ses  vœux,  il  retourna  à 
Pavie,  afin  d'y  commencer  sa  théologie.  Une  maladie  ayant 
éclaté  dans  la  maison  d'études,  il  devint  l'infirmier  de 
ses  frères,  s'oubliant  lui-même  et  pratiquant  des  actes 
héroïques  de  charité.  Élevé  à  la  prêtrise,  Dom  Juste  Gué- 
rin  acquit  la  réputation  de  confesseur  habile  et  expéri- 
menté. Il  travailla  d'abord  à  Milan,  ensuite  à  Turin,  où 
ses  supérieurs  l'envoyèrent  pour  établir,  sous  le  patronage 
de  Charles-Emmanuel,  une  maison  de  leur  ordre.  Le  duc, 
appréciant  toutes  les  vertus  du  jeune  Barnabite,  confia  à  sa 
direction  les  deux  infantes  sérénissimes,  Marie  et  Cathe- 
rine de  Savoie,  qui  devinrent  des  modèles  de  charité  chré- 
tienne. 

Madame  Royale  Christine  de  France,  entendant  parler 
avec  éloge  de  Dom  Juste  Guérin,  le  manda  au  Palais.  L'hu- 
milité du  religieux  était  si  grande  qu'il  fut  bouleversé 
à  la  pensée  de  paraître  à  la  cour.  Lorsqu'il  en  franchit  le 
seuil,  il  s'arma  d'un  grand  signe  de  croix,  dont  la  princesse 
elle-même  lui  demanda  la  raison.  «  Ah!  s'écria  le  bon 
Père,  si  saint  Pierre  faillit  à  la  cour  de  Caïphe,  comment 
ne  serai-je  pas  en  crainte  dans  le  palais  des  princes  et  des 
infantes  ?  »  Le  nom  seul  de  la  cour  était  pour  lui  un  su- 
jet de  sainte  terreur.  Il  y  porta  toujours  l'édification  par 
sa  modestie  et  son  air  rempli  d'une  douce  gravité. 

Dom  Juste  Guérin  fit  la  rencontre  de  saint  François  de 
Sales,  à  Turin,  au  moment  où  l'évêque  de  Genève  se  ren- 
dait à  Milan,  pour  vénérer  les  reliques  de  saint  Charles 


Borromée.  C'est  là  qu'il  lui  manifesta  le  désir  de  confier  le 
collège  chapuisien  à  des  religieux  instruits,  pour  y  donner  un 
enseignement  solide.  Celui  qu'on  jugea  le  plus  capable  de 
réaliser  la  pensée  de  saint  François  futDom  Juste,  qui  vint 
à  Annecy.  Là  se  formèrent  entre  ces  deux  personnages 
les  liens  d'une  douce  amitié,  basée  sur  une  estime  mutuelle. 
Dès  que  Dom  Juste  se  présentait  à  la  porte  du  palais  de 
l'évêché,  François  de  Sales  quittait  tout  et  allait  au  devant 
de  son  ami,  auquel  il  prodiguait  les  caresses  les  plus  affec- 
tueuses. Lui  écrivait-il,  c'était  dans  des  termes  qui  déno- 
tent une  tendre  prédilection.  «  Vraiment,  mon  père,  lui  dit- 
il  un  jour,  il  n'est  nul  besoin  de  serment  pour  me  faire 
croire  la  vérité  de  votre  sincère,  cordiale,  intime  et  inva- 
riable amitié  envers  moi,  car  je  la  crois,  je  la  sens,  je  la 
touche,  et  il  faudrait  que  mon  âme  fût  inanimée  et  mon 
cœur  insensible  s'il  en  doutait  (1).  » 

Il  est  une  grande  âme  dont  Juste  Guérin  mérita  toute 
la  confiance,  c'est  Madame  de  Chantai,  qui,  après  son  vé- 
néré père,  François  de  Sales,  ne  trouvait  ni  directeur  plus 
expérimenté,  ni  conseiller  plus  intelligent  dans  les  affaires 
que  Dom  Juste  Guérin. Ses  visites  àla  maison  de  Sainte-Marie 
étaient  assez  fréquentes,  mais  toujours  dans  un  but  d'uti- 
lité pour  la  communauté.  Il  avait  en  telle  estime  la  pieuse 
fondatrice  et  ses  compagnes  que  partout  il  les  préconisait 
comme  des  âmes  d'élite,  fidèles  à  leur  sainte  vocation.  Il 
était  toujours  en  admiration  devant  la  sagesse  de  leurs 
règles  et  les  hautes  vertus  du  saint  qui  les  avait  dic- 
tées. Voici  ce  qu'il  écrivait  un  jour  à  la  Mère  de  Blonay  : 

«  Puisque  l'avis  que  vous  me  demandez  sur  les  Mémoires 
que  notre  très-digne  Mère  de  Chantai  a  laissés  presse  si 
fort,  et  que  mon  absence  et  indisposition  ne  me  per- 

(1)  Du  17  juin  1618.  Vie  de  Dom  Juste  Guérin,  p.  92. 


—  207  — 

mettent  pas  de  le  donner  de  bouche,  j'y  satisferai  par 
écrit. 

«  Et  premièrement,  pour  ce  qui  regarde  vos  règles  et 
constitutions  et  autres  enseignements  que  votre  bienheu- 
reux fondateur  et  patriarche  vous  a  laissés,  je  prétends 
que  vous  y  soyez  si  exactes,  et  moi  avec  vous,  que  si  vous 
aviez  levé  un  point  de  dessus  un  i  ou  une  virgule  en  quel- 
que endroit,  je  Tirais  ajouter  et  remettre  moi-même;  et 
pour  ce  qui  concerne  mon  diocèse,  je  ne  permettrai  jamais 
que  l'on  altère  en  un  seul  iota  aucune  chose  de  tout  ce 
que  ce  bienheureux  a  ordonné  pour  votre  Institut.  Vous 
l'avez  vu  et  connu,  vous  l'avez  entendu  parler,  toute 
l'Eglise  le  connaît  par  ses  écrits,  et  aucun  ne  le  lit  qu'il 
ne  juge  que  le  Saint-Esprit  a  parlé  par  sa  bouche  et  a 
conduit  sa  plume  en  tous  ses  autres  écrits.  Combien  plus 
l'aura-t-il  fait  en  ces  constitutions  et  autres  enseigne- 
ments et  instructions  qu'il  vous  a  laissés,  après  tant  de 
sacrifices  qu'il  a  offerts,  et  tant  de  prières  qu'il  a  envoyées 
au  ciel  pour  cet  effet,  et  après  tant  de  longues  et  de 
mûres  considérations,  accompagnées  de  l'expérience  de 
douze  ans  avant  son  trépas  (1).  » 

Les  succès  des  P.  P.  Barnabites  au  collège  d'Annecy 
déterminèrent  saint  François  de  Sales  à  profiter  du  zèle 
de  Dom  Juste,  pour  la  sainte  maison  de  Thonon,  qui 
était  l'objet  de  toute  sa  sollicitude.  Il  aurait  voulu  qu'elle 
devînt  un  asile  ouvert  à  tous  les  convertis  du  voisinage. 
Pour  donner  plus  de  relief  à  cet  établissement,  il  y  envoya 
Dom  Juste,  qui  entra  pleinement  dans  les  idées  de  l'évê- 
que  qui  le  mit  à  la  tête  des  études.  Il  y  resta  jusqu'à  ce 
qu'il  fut  rappelé  à  Turin,  où  les  pères  de  son  ordre 
réclamèrent  sa  présence  pour  le  Chapitre  général,  tenu 


(1)  Archives  do  la  Visitation  d'Annecy. 


-  208  — 

en  1612.  La  considération  dont  il  jouissait  parmi  les  reli- 
gieux lui  mérita  leurs  suffrages,  au  moment  où  il  fallut 
procéder  à  l'élection  d'un  provincial.  Il  remplit  en  effet 
cette  charge  avec  la  prudence  et  le  tact  que  demandaient 
les  circonstances. 

Dom  Juste  était  réservé  à  une  autre  mission  bien  douce 
à  son  cœur.  Il  avait  été  l'ami  de  François  de  Sales.  Il 
l'avait  toujours  vénéré  comme  un  saint.  Après  qu'il  fût 
mort,  ne  doutant  pas  que  Dieu  n'eût  récompensé  son  fidèle 
serviteur,  en  l'introduisant  dans  la  gloire,  il  l'invoquait 
dans  ses  difficultés  et  portait  habituellement  sur  lui,  comme 
une  relique,  un  objet  qui  lui  avait  appartenu.  Un  jour,  il 
eut  l'occasion  de  réclamer  son  assistance  pour  obtenir  la 
guérison  du  jeune  comte  de  Visques,  dont  le  cerveau  avait 
été  brisé  par  la  chute  d'une  armure  de  son  père.  Lui  ayant 
fait  l'application  de  son  reliquaire,  il  pria  avec  ferveur 
pour  la  guérison  de  ce  petit  être,  qui  reprit  connaissance  et 
recouvra  la  santé.  Ce  fut  pour  Dom  Juste  Guérin  un  nou- 
veau motif  d'appuyer  de  son  suffrage  le  désir  déjà  mani- 
festé par  plusieurs  membres  du  clergé  de  la  Savoie  et  de 
la  France  de  poursuivre  la  canonisation  du  serviteur  de 
Dieu. 

C'était  le  cri  universel  :  Oui,  François  de  Sales  est  un 
saint,  et  de  toutes  parts,  on  racontait  des  faveurs  obte- 
nues par  son  intercession.  Les  religieuses  de  la  Visitation 
rendaient  témoignage  aux  vertus  de  leur  père,  et  préco- 
nisaient sa  gloire.  L'évêque  Jean-François,  plus  que  tout 
autre,  avait  pu  apprécier  la  charité,  la  douceur  inaltérable 
de  son  frère,  et  nul  ne  désirait  plus  que  lui  d'entendre  la 
voix  du  Pontife  Suprême  prononcer  le  grand  mot  de  ca- 
nonisation; mais  il  fallait  un  promoteur  de  la  cause.  Tous 
les  yeux  se  fixèrent  sur  Dom  Juste  Guérin,  qui  passait  lui- 
même  pour  être  l'imitateur  de  François.  L'évêque  lui  de- 
manda d'accepter  cette  mission  auprès  du  Pape.  Dom  Juste, 


—  209  — 

après  bien  des  hésitations,  l'accepta,  en  s'adjoignant,  pour 
procéder  aux  enquêtes,  le  P.  Dom  Maurice  Marin,  qui 
était  alors  en  Savoie. 

Elles  commencèrent  à  Thonon,  qui  avait  été  le  théâtre 
des  premiers  travaux  de  l'apôtre;  elles  furent  continuées  à 
Annecy,  à  Chambéry  et  à  Grenoble,  où  l'on  parlait  encore 
des  succès  oratoires  de  François  de  Sales,  de  ses  prédica- 
tions et  des  conversions  qui  les  avaient  suivies. 

Dom  Juste  partit  ensuite  pour  Dijon  et  Paris,  où  l'ar- 
chevêque de  Bourges  l'avait  précédé.  Il  y  rencontra  le 
meilleur  accueil  de  la  part  de  l'archevêque,  qui  avait  été, 
comme  son  collègue  de  Bourges,  nommé  Commissaire 
Apostolique. 

Après  avoir  recueilli,  dans  la  plupart  des  diocèses  de 
France,  des  adhésions  chaleureuses,  Dom  Juste  partit  pour 
Rome,  en  février  1633,  emportant  des  recommandations 
nombreuses  pour  les  princes  de  l'Eglise  et  toutes  les  pièces 
qui  pouvaient  hâter  la  solution  si  désirée. 

Les  congrégations  romaines,  chargées  de  l'examen  des 
pièces  requises  pour  la  canonisation  des  saints,  suivent 
avec  une  scrupuleuse  fidélité  les  constitutions  de  Be- 
noît XIV  sur  cette  matière. 

Il  faut  des  preuves  évidentes  de  quelque  vertu  héroïque, 
pratiquée  par  celui  dont  il  s'agit  de  préconiser  la  sainteté. 

Malheureusement  quelques  omissions  avaient  été  com- 
mises dans  les  informations  prises  en  Savoie.  Dom  Juste 
Guérin  et  le  P.  Maurice  durent  revenir  sans  avoir  rien 
obtenu;  mais,  mieux  informés  sur  les  exigences  de  la  con- 
grégation des  Rites,  ils  repartirent  avec  courage,  bien 
convaincus  qu'ils  finiraient  par  triompher,  tant  était  évi- 
dente l'intervention  divine,  dans  les  guérisons  extraordi- 
naires obtenues  par  l'intercession  du  Bienheureux.  Cepen- 
dant Dom  Juste  ne  put  pas  être  témoin  de  ce  triomphe. 
Rappelé  à  Turin,  il  quitta  Rome  et  laissa  à  son  collègue  le 

14 


—  240  - 


soin  de  répondre  aux  demandes  de  la  congrégation  des  Rites 
sur  la  certitude  de  non-culte.  Il  est  en  effet  de  rigueur,  pour 
arriver  à  la  canonisation,  que  le  peuple  ne  devance  pas, 
dans  les  honneurs  rendus  aux  saints,  la  décision  de  l'Eglise. 

Dans  ses  audiences,  Paul  V  avait  remarqué  la  douce 
physionomie  de  Dom  Juste  Guérin,  non  moins  que  ses  pa- 
roles pleines  de  suavité.  Il  se  plut  à  converser  avec  lui 
sur  le  ton  d'une  familiarité  surprenante,  tantôt  sur  le  saint, 
tantôt  sur  les  règles  et  l'office  des  sœurs  de  la  Visitation. 
Ses  réponses  lucides  frappèrent  le  Souverain  Pontife,  qui  au- 
gura qu'un  jour  ou  l'autre,  l'envoyé  de  Jean-François  de 
Sales  pourrait  être  son  successeur  sur  le  siège  de 
Genève.  Il  ne  se  trompait  pas,  car  Charles -Emmanuel 
l'avait  déjà  jugé  digne  de  la  mître,  et  lui  avait  offert  l'é- 
vêché  de  Mondovi.  En  humble  religieux, Dom  Juste  déclina 
cet  honneur. 

Une  seconde  fois,  l'on  revint  à  la  charge  pour  lui  offrir 
l'archevêché  de  Turin.  Son  refus  fut  plus  énergique  encore,  et 
il  déclara  que  jamais  il  n'accepterait  une  dignité,  à  moins 
qu'elle  ne  lui  fût  imposée  par  l'ordre  formel  du  Pape.  Il 
fallut  en  effet  un  commandement  positif  d'Urbain  VIII,  qui 
chargea  le  cardinal  Barberini  d'ordonner  à  Dom  Juste,  au 
nom  de  l'obéissance  d'accepter  l'évêché  de  Genève,  vacant 
par  la  mort  de  Jean-François  de  Sales.  Il  reçut  ses  bulles  au 
commencement  de  l'année  1639,  et  son  sacre  eut  lieu  à 
Turin,  le  25  juin,  dans  l'église  métropolitaine,  sous  les 
yeux  de  Son  Altessu  Royale  Madame  Royale  et  des  In- 
fantes, ses  filles  spirituelles,  environnées  de  la  cour.  Le 
même  jour,  le  nouvel  évêque  prêta  serment  de  fidélité  à 
Madame  Royale,  tutrice  de  Monseigneur  Charles-Emma- 
nuel (1).  Il  fit  son  entrée  à  Annecy  le  17  août  de  la  même 


(I)  Archives  de  Turin.  Portef.  Evêques  de  Genève. 


—  211  — 


année,  au  milieu  d'une  foule  immense,  accourue  sur  son 
passage. 

Le  clergé  et  tous  les  ordres  religieux  vinrent  le  rece- 
voir en  procession  à  la  porte  de  la  ville,  et  le  conduisirent 
à  l'église  des  Cordeliers,  qui  servait  de  cathédrale.  Au 
moment  où  Dom  Juste  reçut  à  Turin  l'ordre  du  Pape,  il 
s'était  écrié  :  «On  veut  donc  me  faire  monter  sur  le  Calvaire.» 
Cette  idée  le  poursuivait  au  milieu  de  sa  réception  triom- 
phale, car  il  répandit  sur  tout  le  parcours  d'abondantes 
larmes.  Son  élévation  à  l'épiscopat  ne  changea,  en  aucune 
façon,  les  goûts  simples  de  l'ancien  religieux.  Même  humi- 
lité, même  pauvreté,  même  esprit  d'ordre.  Un  jour,  Jean 
d'Aranthoneutàlui  adresserla  parole.  Il  se  servit  du  terme 
reçu  en  latin  Amplitudo,  qui  équivaut  à  Votre  Grandeur, 
t  Comment,  s'écria  Dom  Juste,  Grandeur  !  moi  le  fils  d'un 
pauvre  paysan,  moi  un  pauvre  religieux,  moi  un  pauvre 
pécheur!  Non,  non,  mon  fils,  ne  me  donnez  plus  ce  titre.» 

L'intérieur  de  sa  maison  avait  un  aspect  si  chétif,  que 
l'on  croyait  entrer  dans  la  cellule  d'un  religieux.  La  plus 
stricte  économie  régnait  dans  sa  dépense,  mais  ses  écono- 
mies étaient  destinées  ou  à  des  fondations  pieuses,  ou  aux 
pauvres.  Quand  il  ne  pouvait  les  secourir,  il  implorait  en 
leur  faveur  la  munificence  royale. 

t  L'office  d'évêque,  écrivait  -il  à  Madame  Royale,  me  ren- 
dant le  père  commun  des  nécessiteux,  m'oblige  à  être 
peut-être  importun  par  charité  (1).  » 

C'est  à  ce  titre  qu'il  intercède  en  faveur  d'une  religieuse 
infirme  (la  sœur  du  marquis  d'Aix)  afin  d'obtenir  la  pen- 
sion qui  lui  a  été  promise.  Une  autre  fois,  il  plaide  pour 
un  vieillard  impotent,  père  de  dix  enfants,  et  dont  la 
femme  est  malade.  Il  demande  qu'il  ne  soit  pas  condamné  à 
un  voyage  coûteux  et  impossible  (2).  Maintes  fois.il  intervint 

(1)  Lettre  du  3  févrrier  1642. 
(2;  Lettre  du  10  décembre  1642. 


—  212  - 


à  Turin  pour  ses  fermiers,  afin  de  leur  obtenir  l'introduc- 
tion franche  de  denrées  alimentaires,  devenues  rares,  par 
suite  de  l'intempérie  des  saisons. 

Son  influence  auprès  de  la  cour  s'épuisait  surtout  en 
faveur  des  maisons  religieuses.  A  son  retour  d'une  visite 
pastorale  faite  à  Rumilly,  il  pria  le  duc  de  s'intéresser  au 
sort  des  Visitandines,  dont  il  avait  pu  constater  le  dénue- 
ment, vu  qu'elles  habitent  une  maison  en  ruines.  Une  autre 
fois,  ce  sont  les  Bernardines  réformées  de  la  même  ville, 
qu'il  recommande  à  Son  Altesse,  pour  qu'elles  soient 
exemptes  d'une  taxe  nouvelle,  dont  on  frappe  leur  maison. 

On  vit  arriver  en  1644,  à  Annecy,  des  religieuses  fuyant 
la  Lorraine,  pour  échapper  à  la  brutalité  des  soldats  qui 
dévastaient  cette  malheureuse  contrée.  Dom  Juste  les  ac- 
cueille et  les  prend  sous  sa  protection.  Ensuite  il  écrit 
à  Son  Altesse  pour  leur  obtenir  des  secours.  Un  jour, 
parcourant  son  diocèse,  il  trouve  les  sœurs  de  l'ab- 
baye de  Bonlieu,  travaillant  dans  les  champs,  n'ayant 
qu'une  habitation  sans  clôture.  Aussitôt  il  les  persuade 
que  le  couvent  des  religieuses  ne  doit  pas  être  ainsi  ou- 
vert à  tout  venant.  Les  bonnes  filles  lui  répondent  qu'elles 
seraient  très-heureuses  d'avoir  en  ville  un  monastère,  mais 
qu'elles  sont  trop  pauvres  pour  acheter  une  maison.  Dom 
Juste  recourt  à  Madame  Royale,  et  obtient  une  somme  de 
1000  florins  pour  cette  acquisition. 

L'auteur  de  la  vie  de  Monseigneur  Guérin  donne  comme 
un  témoignage  de  sa  modération,  les  bons  rapports  qu'il 
entretint  toujours  avec  le  Chapitre  de  sa  cathédrale.  Il 
cite  même  le  témoignage  de  l'un  des  plus  vénérables  mem- 
bres de  ce  corps.  «  De  peur,  dit-il,  qu'il  ne  s'élevât  la  moin- 
dre discussion  entre  le  Chapitre  et  lui,  il  écarta  toutes  les 
causes  de  discordes  par  d'amples  transactions  (1).  »  Il  est 

(1)  Vie  de  Dom  Juste. 


—  213  — 

une  autre  cause  que  nous  pouvons  signaler  comme 
source  de  cette  heureuse  union,  c'est  la  réserve  qu'il 
mettait  dans  ses  rapports  avec  le  Chapitre.  Il  laissait  vo- 
lontiers les  chanoines  s'occuper  de  leurs  affaires  et  s'immis- 
çait très-peu  dans  les  nominations.  Un  jour,  Son  Altesse  s'a- 
dressa à  Dom  Juste  Guérin,  pour  obtenir  une  stalle  de 
chanoine,  en  faveur  du  fils  du  sieur  Barfely.  L'évêque  lui 
répondit  «  qu'il  ne  pouvait  pas  mieux  que  ses  prédécesseurs 
pénétrer  dans  le  Chapitre,  et  qu'il  regrettait  d'avoir  si 
peu  de  crédit  auprès  des  chanoines  de  Saint-Pierre,  aux- 
quels il  avait  vainement  présenté  les  vœux  et  le  désir  de 
Son  Altesse  (1).  » 

Le  crédit  dont  il  jouissait  à  la  cour  du  Turin  était  si 
connu  dans  le  diocèse  que  tous  ceux  qui  avaient  une  grâce 
à  solliciter  venaient  lui  demander  des  recommandations. 
Il  en  donna  une  au  R.  P.  gardien  du  couvent  de  Saint- 
François  d'Évian,  qui  allait  remercier  Son  Altesse  d'avoir 
député  M.  le  marquis  de  Lullin  pour  poser  la  première 
pierre  de  leur  église  Plus  tard,  ce  fut  au  supérieur 
des  ermites  de  Notre-Dame  des  Voirons,  qui  sollicitait  la 
faveur  d'être  agrégé  à  l'ordre  de  Saint-Dominique. 

Parfois,  il  semble  un  peu  confondu  «  d'être  un  solliciteur 
presque  importun,  mais  il  avoue  franchement  que  la  cha- 
rité pour  le  prochain  lui  donne  du  courage.  »  Ayant  obtenu 
un  jour  une  faveur,  il  répondit  que  «  si  une  fluxion  lui  fer- 
mait les  yeux,  elle  n'avait  pas  atteint  son  cœur  pour  témoi- 
gner sa  reconnaissance  (2).  > 

Dom  Juste  Guérin  voulut  remplir  son  devoir  d'évêque, 
en  visitant  les  ouailles  confiées  à  sa  sollicitude  pastorale. 
Il  s'imposa,  malgré  ses  62  ans,  cette  tâche  pénible,  mais 
il  comprit  bientôt  qu'elle  dépassait  la  limite  de  ses  forces, 

(1)  Lettre  du  3  janvier  1642. 

(2)  Lettre  du  3  juin  1644. 


—  214  — 


et  qu'il  lui  serait  impossible  de  parcourir  tout  son  vaste 
diocèse,  qui  comprenait,  d'après  son  rapport  à  Mme  Royale, 
580  paroisses  (22  avril  .  1643).  Il  en  versa  des  larmes,  et  à 
son  retour  à  Annecy,  il  résolut  de  demander  pour  coadju- 
teur  Charles-Auguste  de  Sales,  qui  remplissait  en  ce  mo- 
ment les  fonctions  de  Vicaire  général  en  Tarentaise.  Ses 
sollicitations  furent  inutiles,  et  Dom  Juste  appela  alors  à 
son  aide  les  prêtres  de  la  mission  que  dirigeait  à  Paris 
saint  Vincent  de  Paul.  M.  Vincent  (c'était  le  nom  que  por- 
tait cet  apôtre)  fut  charmé  de  pouvoir  rendre  service  au 
successeur  de  son  ami  François  de  Sales.  Il  trouva  même, 
parmi  ses  connaissances,  un  personnage  charitable,  M.  le 
commandeur  Sillery,  qui  voulut  se  charger  de  cette  fonda- 
tion. 

Elle  comportait  l'entretien  de  quatre  prêtres  et  de  deux 
frères  lais.  Us  arrivèrent  à  Annecy  au  mois  de  mars  1640, 
se  mettant  à  la  disposition  de  l'évêque,  qui  leur  confia  de 
suite  la  préparation  des  Ordinants  et  s'en  servit  plus  tard 
comme  d'auxiliaires  pour  les  missions  qu'il  fit  prêcher 
dans  son  diocèse.  Soucieux  de  l'avenir  du  sacerdoce,  il 
intervint  auprès  de  son  Altesse  pour  la  conjurer  de  main- 
tenir dans  le  traité  de  paix  la  conservation  des  bourses 
fondées  au  collège  de  Louvain  par  Victor  Amé,  «  pour  l'en- 
tretènement  des  écoliers  savoyards  (1).  > 

L'évêque  aurait  souhaité  pouvoir  ouvrir  un  séminaire 
pour  y  abriter  les  jeunes  élèves  qui  se  vouaient  au  sacer- 
doce; mais  dans  l'impuissance  de  réaliser  «  ce  beau  projet,  » 
il  en  esquissale  plan  dans  une  ordonnance, qui  aété  publiée 
par  le  P.  Dom  Maurice  Arpaud,  en  date  du  8  septembre 
1641.  Le  règlement  préparé  pour  les  séminaristes,  vrai 
monument  de  sa  piété,  témoigne  du  désir  qu'il  avait  de  for- 
mer des  prêtres  instruits,  solidement  vertueux  et  pénétrés 

(l)  Lettre  du  23  août  1643. 


—  215  — 

de  l'esprit  d'oraison.  En  attendant  qu'il  fût  donné  à  ses 
successeurs  de  mettre  à  exécution  ce  plan,  il  vou- 
lut, du  moins,  fonder  trois  chaires  :  la  première,  de  théo- 
logie scolastique,  la  seconde,  de  morale, l'autre,  d'Écriture- 
Sainte.  Il  en  confia  la  direction  aux  PP.  Barnabites,  par 
un  contrat  daté  du  1er  juillet  1645,  et  consacra  à  cette 
fondation  mille  pistoles  qu'il  avait  pu  économiser  par  la 
modicité  de  ses  propres  dépenses. 

A  cette  date,  Dom  Juste  avait  obtenu  un  coadjuteur, 
Charles-Auguste  de  Sales,  qui  prit  aussi  part  à  cette  fon- 
dation, comme  il  conste  par  sa  lettre  du  25  septemhre  1 645. 
Mentionnons  toutefois  les  difficultés  qui  retardèrent  sa 
nomination.  Si  la  première  pensée  de  Dom  Juste  Guérin 
fut  «  de  faire  passer  la  crosse  entre  ses  mains  parle  désir 
qu'il  avait  de  revoir  le  gouvernement  de  son  diocèse  en  la 
maison  du  B.  François  de  Sales  •  comme  il  le  dit  un  jour, 
en  écrivant  à  Charles-Anguste,  il  semble,  néanmoins,  que 
découragé  par  son  premier  refus,  il  tourna  ses  vues  ailleurs. 
Il  trouva  dans  son  entourage  un  intrigant  qui  accapara  ses 
bonnes  grâces  et  fut  sur  le  point  d'arriver  à  ses  fins,  en  fai- 
sant dénoncer  à  Turin  Charles-Auguste  comme  un  homme 
d'une  conduite  équivoque.  Ce  personnage,  sur  lequel  l'his- 
toire s'est  tue  jusqu'ici,  se  nommait  Duvernay.  Nous  le 
voyons  en  effet  partir  pour  Turin  en  1642,  porteur  d'une 
lettre  de  Sa  Grandeur  pour  Madame  Royale,  à  laquelle  il 
est  recommandé,  «  à  cause  de  ses  bons  et  fidèles  services,  » 
pour  être  nommé  son  coadjuteur.  «  Son  âge  et  ses  infir- 
mités, dit-il,  le  forçaient  une  seconde  fois  à  cette  de- 
mande (1).  » 

Tout  porte  à  croire  que  l'évêque  reçut  d'abord  une  ré- 
ponse favorable,  car  le  20  avril  1642,  tout  en  se  félicitant 
de  la  réconciliation  des  membres  de  la  famille  ducale, 

(1)  Lettre  du  20  juillet  1642.  Archives  royales. 


—  216  — 

événement  pour  lequel  fut  chanté  un  Te  Deum,  il  remercie 
Son  Altesse  «  de  son  coadjuteur,  qui  est  en  ce  moment  à 
Turin  avec  l'évêque  de  Maurienne  (1).  » 

Heureusement  la  Providence  ne  permit  pas  le  triomphe 
de  cet  ambitieux,  dont  l'évêque  reconnut  avec  une  profonde 
tristesse  l'astuce  et  les  procédés  déloyaux.  Nous  en  trou- 
vons la  preuve  dans  la  lettre  suivante  adressée  à  Madame 
Royale  : 

»  Avec  un  extrême  regret,  j'ai  entendu  qu'un  misérable 
que  je  croyais  être  homme  de  bien,  malheureusement 
m'a  trompé  et  a  écrit  à  V.  A.  R.  de  méchantes  faus- 
setés contre  le  R.  P.  Charles-Auguste  de  Sales,  neveu 
propre  de  Notre  B.  François  de  Sales,  évêque  de  Ge- 
nève, que  V.  A.  R.  a  nommé  pour  mon  coadjuteur,  accepté 
à  Rome  et  préconisé  évêque  d'Hébron  et  coadjuteur  de 
Genève.  De  nouveau,  je  respiique  à  V.  A.  R.  tous  les  bons 
témoignages  que  je  lui  ay  escris  de  sa  bonté  de  vie,  de  sa 
capacité  et  belles  qualités,  la  priant  et  supliant  très-hum- 
blement de  tout  mon  cœur  de  ne  croire  les  sinistres  infor- 
mations et  faussetés,  et  si  l'on  peut  avoir  le  calomniateur 
qui  s'est  fuit  quand  il  a  entendu  s'estre  déshonoré,  l'on  le 
châtie  comme  il  mérite.  Certes  je  suis  marri  de  dire  mal 
de  mon  prochain,  mais  pour  défendre  l'innocent,  injuste- 
ment accusé  et  calomnié,  je  dis  qu'il  est  un  grand  maître 
perfide  et  hypocrite  qui  aurait  trompé  toute  personne 
ayant  un  si  bon  semblant  extérieur.  Nous  espérons  que 
Son  Altesse  continuera  ses  faveurs  envers  le  susdit  nommé 
de  S.  A.  R.  Luy  et  moy  en  aurons  de  nouvelles  obligations 
à  S.  A.  R.  et  continuerons  à  prier  notre  bon  Dieu  pour  la 
plus  grande  félicité  et  prospérité  de  S.  A.  R.,  de  laquelle 
je  suis  et  je  serai  toute  ma  vie  le  très-humble  et  très- 
fidèle  serviteur.  Juste,  évêque  de  Genève. 
«  Rumilly,  14  janvier  1644.  » 

(1)  Lettre  du  20  août  1642. 


—  217  — 


Toute  cette  machination  ourdie  contre  Charles-Auguste, 
par  l'un  des  serviteurs  de  Dom  Juste,  lui  occasionna  un 
chagrin  si  vif  qu'il  en  devint  malade.  Charles-Auguste 
était  trop  connu  par  l'austérité  de  sa  vie  pour  que  la 
calomnie  eût  quelque  prise  dans  le  public.  Aussitôt  que 
l'évêque  fut  éclairé  sur  les  faits,  il  s'empressa  d'écrire  à 
Charles-Auguste  qui,  dans  ce  moment,  hésitait  à  prendre 
sur  ses  épaules  un  si  lourd  fardeau  :  •  Monsieur  et  très- 
cher  frère,  lui  écrivait-il,  il  n'y  a  plus  de  résistance  à  faire 
de  votre  part,  Madame  Royale  m'a  fait  cette  grâce  que 
vous  vinssiez  tenir  ma  place  et  réparer  mes  défauts  dans 
cette  fatigante  charge  ;  certainement  je  viens  d'écrire  à 
cette  Royale  Madame,  que  la  seconde  grâce  qu'elle  m'a 
accordé  de  vous  avoir  pour  mon  coadjuteur  est  sans  com- 
paraison plus  à  mon  gré  que  la  première.  Après  avoir 
invoqué  la  très-sainte  Trinité,  Père,  Fils  et  Saint-Esprit, 
je  vous  commande  comme  votre  Prélat  et  pasteur  très- 
indigne,  de  ne  plus  faire  de  résistance  et  de  venir  servir 
les  brebis  de  votre  saint  oncle  et  de  tenir  la  charge  et  le 
rang  où  l'obéissance  vous  appelle  (1).  »  13  avril  1643. 

Charles-Auguste  était  l'enfant  de  l'obéissance.  Lorsque 
l'évêque  lui  commanda,  au  nom  de  Dieu,  il  ne  put  que  s'in- 
cliner et  obéir. 

L'état  maladif  où  se  trouvait  Dom  Juste  Guérin  ne  per- 
mit pas  à  Charles-Auguste  d'attendre  l'arrivée  des  Bulles 
pour  prendre  en  main  l'administration  du  diocèse.  L'évê- 
que, sachant  que  ce  retard  ne  provenait  que  de  la  mort 
d'Urbain  VIII,  annonça  dans  son  synode  l'élection  de  Mon- 
seigneur d'Hébron  et  lui  transmit  ses  pouvoirs. 

Le  bon  vieillard  pensait  depuis  quelques  mois  à  se  reti- 
rer chez  les  Pères  capucins  de  Rumilly  pour  s'y  préparer 
à  bien  mourir.  Il  effectua  ce  projet,  se  réservant  de  venir 


(1)  La  Maison  de  saint  François  de  Sales,  page  658. 


—  218  — 

sacrer  Charles-Auguste,  dès  que  ses  Bulles  seraient  arri- 
vées. Un  des  premiers  actes  d'Innocent  X  fut  la  préconi- 
sation  de  l'évêque  d'Hébron.  Elle  eut  lieu  le  19  avril,  et 
dès  que  Monseigneur  Guérin  en  apprit  la  nouvelle,  il  écri- 
vit à  son  coadjuteur  ces  lignes  qui  sont  l'expression  de  la 
joie  la  plus  sincère  :  «  Les  voilà,  par  la  grâce  de  Dieu  !. 
HierJ'ai  dit  le  Te  JDeum  Laudamus  submissâvoce  et  aujour- 
d'huy  je  le  dirai  Altâ  voce  deux  fois,  une  en  l'église  parois- 
siale de  Rumilly,  et  une  autrefois  en  l'église  de  la  Visita- 
tion, en  faisant  bien  sonner  les  cloches,  et  lundy,  s'il  plaît  à 
Dieu,  je  seray  à  Annessy,  où  je  vous  baiseray  et  embras- 
seray  de  tout  mon  cœur. 

«  Monseigneur,  de  votre  illustrisssime  Grandeur,  très- 
humble,  très-cordial,  très-affectionné, très-obligé  serviteur. 

«  Juste,  évêque  de  Genève. 
«  De  Rumilly,  le  28  avril  1645.  » 

Le  bon  évêque  se  fit  en  effet  conduire  à  Annecy,  où  il 
donna  des  ordres  pour  que  le  sacre  de  son  coadjuteur  ne  fût 
pas  retardé.  Il  eut  lieu  le  14  mai,  dans  l'église  de  saint 
Dominique. 

Dom  Juste  se  retirade  nouveau  à  Rumilly;  il  y  vivait  dans 
le  recueillement  et  la  solitude,  se  disposant  à  la  mort.  Dieu 
voulut  que  ce  fidèle  serviteur  fut  éprouvé  par  les  douleurs 
d'une  longue  maladie.  Il  les  endura  avec  une  patience  ad- 
mirable, sans  retrancher  aucune  de  ses  austérités.  Toute  sa 
vie  il  avait  observé  les  jeûnes  et  les  abstinences  de  son 
ordre.  Il  ne  voulut  en  rien  changer  son  genre  de  vie,  et 
afin  d'y  rester  fidèle  jusqu'à  la  mort,  il  choisit  pour  demeure 
une  pauvre  cellule  dans  le  couvent  des  Capucins.  11  y  passa 
quatre  mois,  au  terme  desquels  il  annonça  sa  fin  prochaine. 
Ayant  fait  venir  le  père  Dom  Germain,  prévôt  des  Barna- 
bites  d'Annecy, il  lui  dit:  «  Tempusmeœ  résolutionis  instat. 


—  219  — 

Voici  l'heure  du  départ  qui  approche.  »  Voulant  que  tout 
fût  réglé  au  temporel  comme  au  spirituel,  il  dicta  ses  der- 
nières volontés,  laissant  à  la  cathédrale  tous  ses  orne- 
ments, aux  Barnabites  sa  bibliothèque  et  à  la  Visitation 
tout  son  argent,  pour  qu'il  fut  employé  à  la  poursuite  de 
la  béatification  de  saint  François  de  Sales.  Il  donna  son 
chétif  mobilier  aux  pauvres.  Lorsqu'il  se  sentit  plus  mal,  il 
demanda  les  derniers  sacrements  qu'il  reçut  avec  des  sen- 
timents admirables  de  foi  et  d'une  tendre  piété.  Sa  der- 
nière parole  fut  un  acte  de  confiance.  Il  répéta  plusieurs 
fois  le  dernier  cri  du  Sauveur  sur  la  croix:  Inmanustuas, 
domine, commendo  spiritum  me?<w,etrendit  paisiblement  sou 
âme  à  Dieu  le  3  novembre  1645.  Son  corps  fut  déposé  dans 
le  caveau  du  couvent  qui  fut  vendu,  comme  une  propriété 
nationale,  à  l'époque  de  la  Révolution.  On  conserva  néan- 
moins dans  les  familles  de  Rumilly  une  tradition  qui  por- 
tait «  qu'un  saint  évêque  de  Genève  avait  été  enterré  dans 
le  couvent  des  Capucins.  »  M.  le  chanoine  Simond.  curé 
de  Rumilly,  a  eu  la  gloire  de  faire  opérer  le  18  août  1866 
le  transfert  des  restes  de  Dom  Guérin,  à  la  chapelle  dite 
de  l'Aumône,  réparée  par  ses  largesses  et  ses  soins. 

Tout  avait  été  organisé  pour  que  la  cérémonie  eût  un 
caractère  de  grande  solennité.  Cinq  évêques  y  assistèrent; 
une  foule  considérable  de  prêtres  du  diocèse  d'Annecy,  et 
des  diocèses  voisins,  formèrent  le  cortège  et  plus  de 
quinze  mille  fidèles  accoururent  pour  rendre  hommage  à 
la  mémoire  de  ce  prélat,  si  humble,  si  modeste  durant  sa 
vie,  et  dont  les  restes  presque  oubliés  attendaient  l'heure 
du  triomphe. 

Ce  fut  un  beau  jour  pour  le  révérend  curé  de  Rumilly, 
que  celui  de  cette  translation  pompeuse.  Malgré  ses 
quatre-vingt  ans,  il  avait  conservé  toute  la  verdeur  de  la 
jeunesse,  et  il  aimait  encore  à  parler  des  débuts  de  son 


—  220  — 


sacerdoce  à  Genève,  sous  l'illustre  M.  Vuarin  (1),  pour 
lequel  il  avait  conservé  une  profonde  vénération.  Il  aimait 
passionnément  l'histoire  du  diocèse  et  des  évéques  de 
Genève.  En  récompense,  Dieu  lui  ménagea  cette  conso- 
lation suprême  de  faire  revivre  la  mémoire  d'un  saint, 
digne  successeur  de  François  de  Sales. 


(i)  M.  le  chanoine  Simond,  curé  de  RumUly,  fut  vicaire  de  M.  Vuarin,  à 
Genève,  en  1814.  De  temps  en  temps,  accablé  sous  le  poids  de  ses  luttes,  le 
vaillant  champion  allait  se  reposer  à  Rumilly,  chez  son  ancien  vicaire,  qui 
tenait,  dans  le  gouvernement  de  sa  paroisse  un  peu  de  son  curé.  Après  une 
carrière  bien  fournie,  M.  Simond  est  mort  presque  nonagénaire,  en  1876. 


CHAPITRE  XI 


Charles -Auguste  de  Sales 


Naissance  de  Charles-Auguste.  —  Son  enfance.  —  Ses  premières 
études.  —  Son  goût  pour  la  solitude.  —  Saint  François  décide  sa 
vocation. —  Ine  tentation  de  découragement. —  Il  est  nommé  prévôt. 
—  Il  visite  le  canton  de  Vaud.  —  Danger  qu'il  y  court.  — Il  com- 
pose la  vie  de  son  saint  oncle.  —  Il  se  retire  à  l'Hermitage  des 
Voirons.  —  Il  est  appelé  à  Moutiers.  —  Sa  nomination  coadjuleur 
de  Genève.  —  Il  devient  évêque.  —  Son  amour  pour  les  commu- 
nautés. —  Ses  prédications.  —  Ses  visites  pastorales.  Il  perd  son 
père.  —  Scène  touchante.  —  Ses  dispositions  dernières.  —  Diffi- 
cultés. —  Ses  derniers  ouvrages. 


Charles-Auguste  de  Sales  était  fils  de  Louis  de  Sales, 
frère  de  saint  François,  et  de  Claudine  Philiberte  de  Pin- 
gon  de  Cusy.  Il  naquit  le  1er  janvier  1606.  Tout  je»ne,  il 
fit  une  chute,  qui  le  rendit  boiteux.  Ses  parents  ne  pou- 
vaient s'en  consoler  et  il  fallut  que  saint  François  les 
reconfortât,  en  leur  disant  que  :  t  ce  serait  son  bien-aimé 
Jacob,  »  faisant  allusion  à  ce  mot  de  la  Genèse  :  Jacob  clau- 
dicabat  pede  (1). 


(1)  Jacob  boitait  d'un  pied. 


Ce  jeune  enfant  fut  aussi  le  benjamin  de  Madame  de 
Chantai,  qui  lui  prodigua  tous  ses  soins  et  toutes  ses 
caresses,  surtout  lorsqu'il  perdit  sa  mère,  à  l'âge  de  trois 
ans  (1).  Dès  ce  moment  elle  ne  cessa  de  s'intéresser  à  lui  ; 
c'est  elle  qui  conseilla  à  saint  François  son  oncle  de  le 
lancer  dans  les  études  de  la  latinité.  Son  père,  n'ayant  pas 
pu  s'occuper  de  son  instruction,  l'avait  confié  au  plus 
vertueux  de  ses  serviteurs,  qui  s'était  borné  à  lui  appren- 
dre à  lire. 

Le  jeune  Charles  avait  conscience  de  son  savoir.  Aussi 
lorsqu'il  parut  devant  saint  François  et  qu'on  lui  parla 
d'études,  il  se  mit  à  sangloter.  .«  Mon  oncle,  lui  dit-il,  je 
suis  honteux  de  n'être  pas  digne  de  vous.  Je  ne  sais  rien.  » 
Il  avait  à  ce  moment  huit  ans.  Toute  la  science  qu'il 
possédait,  il  l'avait  puisée  dans  la  lecture  delà  Vie  dévote, 
dont  il  pouvait  réciter  des  chapitres  entiers.  Avec  de  telles 
aptitudes,  on  répare  facilement  le  temps  perdu.  Aussi, 
ayant  été  confié  à  d'habiles  maîtres,  Charles-Auguste  fit  de 
rapides  progrès,  auxquels  applaudissait  son  oncle,  tout  en 
dirigeant  son  cœur  vers  la  piété. 

Un  goût  particulier  entraînait  le  jeune  Charles  vers  la 
solitude,  mais  son  oncle  lui  déclara  un  jour  que  Dieu  vou- 
lait faire  de  lui  un  vase  d'élection  dans  son  Eglise.  Il  lui 
demanda  s'il  n'avait  jamais  eu  le  désir  de  devenir  prêtre, 
t  Je  prie  chaque  jour  Dieu,  répondit  le  jeune  Charles,  de 
m'éclairer  sur  un  objet  aussi  important.  »  Dès  lors,  saint 
François  de  Sales  voulut  être  le  professeur  de  son  neveu. 
Il  lui  donna  la  tonsure  le  14  mars  1620,  et  deux  ans  plus 
tard,  il  le  prit  avec  lui  pour  l'initier  à  la  connaissance  de 
la  théologie.  L'école  des  saints  est  toujours  la  meilleure 
pour  conduire  une  âme  à  Dieu.  Sous  un  tel  maître,  le  jeune 
Charles  devint  un  modèle  de  piété.  Il  ne  put  malheureuse- 


(1)  Madame  Claudine  Pingon  Zusy  mourut  le  9  mars  1609. 


—  223  — 


ment  pas  arriver  au  sacerdoce  du  vivant  de  son  oncle,  car 
il  le  perdit  à  l'âge  de  seize  ans.  Ce  fut  pour  lui  une  source 
de  larmes  et  l'occasion  d'un  découragement,  qui  faillit 
l'arrêter  dans  sa  carrière.  Les  fonctions  ecclésiastiques  lui 
paraissaient  si  sublimes,  qu'il  se  regardait  indigne  de  les 
exercer.  Il  fallut  tout  l'ascendant  de  Madame  de  Chantai 
pour  le  déterminer  à  poursuivre  ses  études  théologiques.  En  - 
fin,  Charles  fut  admis  aux  ordres.  Il  reçut  le  sous-diaconat 
au  mois  de  mars  1628.  L'année  suivante,  il  devint  diacre, 
et  en  1630  il  fut  élevé  à  la  prêtrise.  Il  célébra  sa  pre- 
mière messe  à  la  Visitation.  Dès  ce  jour,  il  ne  pensa, 
comme  il  le  dit  lui-même  dans  une  lettre  à  Madame  Royale, 
«  qu'à  se  mirer  soigneusement  dans  la  vie  de  ses  deux 
oncles,  surtout  dans  celle  de  saint  François,  »  dont  il  apprit 
à  connaître  l'esprit  et  la  vie  à  l'école  de  Madame  de  Chan- 
tai, qui  le  chargea  de  traduire  en  français  les  lettres  de 
son  oncle  écrites  en  latin  ou  en  italien  (1). 

C'est  à  cette  source  précieuse  qu'il  puisa  le  désir  de 
travailler  à  la  conversion  des  hérétiques,  comme  l'apôtre 
du  Chablais. 

Charles-Auguste  n'était  encore  que  diacre  lorsqu'il  fut 
nommé  par  le  Pape  prévôt  de  la  cathédrale.  Le  jour  de 
son  entrée  dans  le  sacerdoce,  on  lui  conféra  le  titre  de 
vicaire  général.  Ses  débuts  dans  la  prédication  dénotèrent 
un  talent  remarquable  pour  la  parole  et  présagèrent  les 
succès  qu'il  devait  obtenir  un  jour  dans  les  chaires  de  Dijon 
et  de  Toulouse.  Son  premier  désir  fut  d'utiliser  ses  connais- 
sances au  profit  de  la  contrée  qu'avait  saluée  son  oncle  du 
haut  de  la  forteresse  des  Allinges,  le  beau  pays  de  Vaud. 
Dans  ce  but  il  se  rendit  à  Kolles,  à  Morges,  enfin  à  Lau- 
sanne pour  y  étudier  de  près  les  doctrines  des  protestants. 

(1)  Lettres  des  évoques.  Archives  de  Turin,  26  janvier  1644.  Voyez  pièces 
justificatives,  n'  VI. 


—  224  — 

Ce  pays,  soumis  alors  à  la  domination  bernoise,  était  régi 
par  des  lois  plus  sévères  encore  que  celles  de  Genève. 

Charles- Auguste  y  courut  un  très-grand  danger,  il 
faillit  être  victime  de  son  zèle.  Il  fut  dénoncé  aux  magis- 
trats, comme  un  perturbateur  du  repos  public;  ils  le  mena- 
cèrent de  le  faire  fouetter  sur  les  places  publiques,  et  dé- 
fendirent au  maître  d'hôtel  chez  lequel  il  logeait  de  le  lais- 
ser sortir  de  sa  maison.  Heureusement  Charles-Auguste 
fut  averti  par  un  artisan  catholique,  qui  avait  eu  vent  de 
cet  arrêté,  et  il  put  s'évader  par  une  fenêtre  pendant 
la  nuit.  11  s'agissait,  pour  retourner  sur  la  terre  de 
Savoie,  de  sortir  de  la  ville  et  de  traverser  le  lac.  Charles- 
Auguste  qui  avait  avec  lui  un  violon,  dont  il  jouait  fort 
bien,  le  prit  à  la  main  avec  son  archet,  attacha  à  sa  bou- 
tonnière les  rubans  du  tourne-feuillet  de  son  bréviaire, 
comme  s'il  était  un  ménestrel.  Cette  ruse  lui  réussit  assez 
bien,  il  arriva  jusqu'à  Ouchy,  où  deux  bateliers  se  mi-, 
rent  à  son  service.  Pour  ne  pas  être  découvert,  Charles- 
Auguste  se  mit  à  jouer  les  airs  joyeux,  dont  il  avait  le 
souvenir,  en  commandant  aux  rameurs  de  longer  la  rive 
vaudoise,  comme  s'il  allait  à  une  noce. 

Mais  à  peine  eut-il  quitté  la  terre  que  des  hommes  en- 
voyés par  les  magistrats  arrivèrent  et  se  mirent  en  mesure 
de  suivre  le  fuyard.  Entendant  les  sons  d'un  violon  ils  ne 
soupçonnèrent  point  que  c'était  le  fugitif  qu'ils  étaient 
chargés  d'arrêter.  Ils  se  contentèrent  de  crier:  N'avez-vous 
point  vu  le  prêtre  de  Sales,  qui  s'est  sauvé  de  la  ville? 

Qu'est-ce  prêtre  de  Sales,  répondit  négligemment  le 
prétendu  ménétrier?  —  C'est  le  neveu  de  l'évêque  qui  a 
causé  de  ses  grands  déboires  aux  calvinistes.  —  Oh!  alors, 
il  ne  vaut  pas  mieux  que  son  oncle;  il  est  sans  doute  sur 
le  chemin  de  Fribourg,  et  il  continua  à  jouer  sur  son  violon, 
jusqu'à  ce  qu'étant  éloigné  du  port  d'Ouchy,  il  ordonna 


—  225  — 


aux  rameurs  de  faire  volte-face  et  de  se  diriger  sur  Tho- 
non. 

Sa  présence  d'esprit  l'avait  sauvé.  L'hôtelier  ne  fut  pas 
aussi  heureux.  On  le  rendit  responsable  de  la  fuite  de 
M.  de  Sales.  Comme  on  trouva  dans  sa  maison  un  caté- 
chisme annoté,  on  lui  fit  un  procès  et  il  fut  condamné  à 
mort.  Avant  de  monter  sur  l'échafaud,  il  fit  profession  de 
«  la  foi  de  M.  de  Sales  (1).  » 

Il  ne  fut  pas  moins  courageux  lorsque,  sur  les  ordres  du 
cardinal  Barberini,  il  se  présenta  à  Vevey  pour  y  recher- 
cher un  transfuge  qu'il  eut  le  bonheur  de  ramener  à  la  foi, 
et  dont  la  rétractation  fut  signée  au  tombeau  de  saint 
François. 

A  son  retour  à  Annecy,  Charles-Auguste,  profitant  de  la 
présence  de  Madame  de  Chantai,  et  des  dépositions  de 
ceux  qui  avait  connu,  entendu  et  fréquenté  François  de 
Sales,  commença  à  écrire  la  vie  de  son  oncle.  Il  n'avait 
alors  que  vingt  huit  ans. 

Rempli  de  son  sujet  il  mit  la  main  à  la  plume  et  entraîné 
par  l'enthousiasme,  il  fit  un  brillant  panégyrique,  plutôt 
qu'une  histoire  accompagnée  de  preuves  et  de  dates.  La 
vie  de  saint  François,  écrite  par  Charles- Auguste;  n'en  est 
pas  moins  un  très-intéressant  ouvrage,  rempli  de  faits  et 
écrit  avec  conviction  (2). 

A  la  mort  desononcle  Jean-François (3),  Charles-Auguste 
sentit  renaître  en  lui  des  goûts  de  solitude.  Pour  les  satis- 
faire il  renonça  à  sa  charge  et  se  retira  à  l'Hermitage 
de  Notre-Dame  des  Voirons,  où  s'étaient  réunis  quelques 
prêtres  auxquels  saint  François  de  Sales,  à  l'époque  du 

(1)  La  Maison  naturelle  historique,  p.  623.  —  Archives  de  Lausanne. 

(2)  Charles-Auguste  écrivit  d'abord  en  latin  la  vie  de  saint  François  de 
Sales;  il  la  traduisit  plus  tard  en  français  pour  la  satisfaction  des  soeurs  de 
la  Visitation. 

(3)  Elle  eut  lieu  le  S  juin  1635. 

15 


—  226  — 

synode,  tenu  à  Annecy  le  6  mai  1620  (1),  avait  donné  des 
constitutions 

Le  16  janvier,  après  avoir  prêché  sur  saint  Antoine, 
dans  l'église  Notre-Dame,  il  se  retira  au  château  de  la 
Thuile,  dans  le  but  de  préparer  son  carême.  Il  le  donna, 
en  effet,  avec  un  grand  succès,  mais  au  terme  de  ses  prédica- 
tions, il  manifesta  au  chapitre  sa  volonté,  et  le  14  mai,  il 
prit  le  chemin  de  Genève,  et  gagna  le  couvent  de  Notre- 
Dame  des  Voirons.  Il  y  mena  la  vie  la  plus  austère,  se 
contentant,  comme  les  moines  du  désert,  pendant  les  quatre 
semaines  de  l'Avent,  d'un  peu  de  pain  et  de  quelques  noix 
pour  nourriture  et  d'eau  pour  boisson. 

Sa  réputation  attira  dans  cette  solitude  M.  de  Longe- 
Combe,  chanoine  de  Belley;  M.  Dumon,  prieur  de  Sainte- 
Bénigne,  et  M.  Dufresne,  qui  pratiquèrent  avec  lui  des  aus- 
térités effrayantes. 

M.  Théophile  de  Chevron,  archevêque  de  Tarentaise, 
ne  pouvant  comprendre  pourquoi  Charles-Auguste  avait 
si  brusquement  quitté  le  service  de  l'Eglise,  lui  écrivit 
une  lettre  pour  l'engager  à  venir  le  rejoindre,  lui  promet- 
tant de  lui  laisser  toute  liberté  de  vivre  dans  son  palais 
en  solitaire.  N'obtenantpas  de  réponse,  il  revint  à  la  charge, 
en  lui  demandant  au  moins  un  entretien  pour  lui  parler 
cœur  à  cœur.  Charles-Auguste  ne  crut  pas  pouvoir  refuser 
cette  satisfaction  à  son  ami.  Il  descendit  de  son  Thaboret 
se  mit  en  route  pour  Moutiers,où  il  arriva  le  31  mars  1636. 

Après  quelques  entretiens,  Monseigneur  de  Tarentaise 
déclara  à  Charles-Auguste  qu'il  avait  besoin  de  ses  ser- 
vices pendant  qu'il  se  rendrait  à  Rome  pour  les  affaires 
de  son  diocèse,  et  qu'il  le  chargeait  de  faire  à  sa  place  la 
visite  pastorale,  en  qualité  de  grand  vicaire  et  d'of- 
ficial.  Charles-Auguste  fut  ainsi  lié  au  diocèse  de  Mou- 


(1)  Besson,  paçe  76. 


—  227  — 


tiers,  26  septembre  1636,  et  il  y  resta  pendant  plus  de 
deux  ans,  remplissant  si  bien  les  devoirs  de  sa  charge, 
que  l'archevêque  lui  proposa  de  devenir  son  coadju- 
teur.  Ce  n'est  pas  à  ce  siège  que  la  Providence  l'appelait, 
mais  à  celui  de  Genève,  où  son  oncle  avait  laissé  de  si 
grands  souvenirs. 

Sur  ces  entrefaites,  la  vénérable  fondatrice  de  la  Visi- 
tation vint  à  mourir.  C'était  le  13  décembre  1642. 

Charles  la  pleura  comme  sa  mère  et  présida  à  ses  funé- 
railles. Nul  ne  pouvait  mieux  parler  d'elle  et  de  ses  ver- 
tus. Aussi  fut-il  chargé  de  l'oraison  funèbre  de  la  zélée 
coopératrice  de  saint  François  de  Sales,  et  d'en  recueillir 
les  écrits. 

Cette  occupation  l'absorbait  lorsque  Dom  Juste  Guérin 
lui  écrivit  qu'il  avait  obtenu  de  Madame  Royale  qu'il  fut 
son  coadjuteur. 

Jusqu'ici,  les  auteurs  qui  ont  écrit  d'après  le  chanoine 
d'Hauteville  sur  Charles-Auguste,  ont  affirmé  qu'il  fut 
demandé  par  Dom  Juste  Guérin  pour  coadjuteur  en  1643, 
et  que  la  mère  de  Chaugy  fut  la  première  à  l'en  infor- 
mer (1).  Nous  avons  en  main  des  lettres  qui  prouvent  que 
M.  de  Saint-Thomas  travailla  beaucoup  plus  tôt  à  le  faire 
nommer  coadjuteur,  avec  le  titre  d'évêque  d'Hébron.  En 
date  du  16  juillet  1642,  Charles-Auguste  lui  écrivait  pour 
le  remercier  de  sa  nomination  opérée  par  la  congrégation 
consistoriale,  en  date  du  16  juin,  et  ratifiée  par  le  Con- 
sistoire le  22  du  même  mois. 

Dans  une  lettre  du  15  juillet,  se  félicitant  de  ce  titre 
glorieux,  il  le  remercie  de  ce  qu'il  a  fait  pour  lui  à  la  cour 
de  Rome  (2). 

(1)  La  Maison  naturelle,  historique  et  chronologique  de  Saint 
François  de  Haies,  p.  657.  —  Paris,  1669. 

(2)  Archives  de  Turin.  Lettere  Vcscov, 


—  228  — 

Charles- Auguste,  à  la  vérité,  n'entra  pas  de  suite  en 
charge,  car,  dans  une  série  de  pièces,  il  s'étonne  du  re- 
tard qu'éprouve  l'expédition  de  ses  bulles,  et  il  se  de- 
mande si  les  calomnies  semées  contre  lui  seraient  arri- 
vées aux  oreilles  de  Sa  Sainteté  (1).  C'est  qu'en  effet  on 
avait  ourdi  dans  l'ombre  toute  la  cabale,  dont  nous 
avons  parlé  dans  le  chapiti^  qui  précède. 

C'était  la  coutume,  dans  l'Eglise  de  Genève,  pour  les 
évêques  après  leur  sacre,  de  franchir  les  monts  et  d'aller  à 
Turin  prêter  serment  de  fidélité  entre  les  mains  du 
prince.  Charles-Auguste  aurait  voulu  remplir  de  suite  cet 
acte  appelé  de  Révérence  ;  mais  les  médecins  lui  interdi- 
rent ce  voyage.  Il  ne  put  l'accomplir  qu'au  mois  d'octobre. 
Avant  de  quitter  Annecy,  il  alla  visiter  l'évêque  Juste 
Guérin,  s'entretint  avec  lui  des  intérêts  du  diocèse  et 
désira  recevoir  sa  bénédiction.  Le  bon  vieillard  se  jeta 
lui-même  à  genoux,  malgré  ses  infirmités,  et  voulut  que  le 
coadjuteur  le  bénisse  à  son  tour.  Son  cœur  se  serra  à  cette 
vue,  et  une  voix  intérieure  lui  dit  qu'il  ne  le  reverrait 
qu'au  ciel.  En  effet,  Charles-Auguste  fut  retenu  à  Turin 
et  à  Pignerol  jusqu'au  10  novembre.  En  arrivant  à  Saint- 
Jean-de-Maurienne,  il  apprit,  comme  il  l'écrivit  à  Ma- 
dame Royale,  la  mort  t  du  très-bon  Monseigneur  de  Ge- 
nève (2).  i 

Quoique  Charles-Auguste  ait  rempli  avec  zèle  tous  les 
devoirs  de  l'épiscopat,  on  peut  dire  que  sa  préoccupation 
la  plus  constante  fut  le  triomphe  glorieux  de  son  saint 
oncle,  son  illustre  prédécesseur,  François  de  Sales,  et  de 
consolider  sa  grande  œuvre,  la  fondation  des  Sœurs  de 
Sainte-Marie  de  la  Visitation. 


(1)  Archives  de  Turin.  Lettre  du  9  mars  1644. 

(2)  Ibid.,  Lettre  du  17  novembre  1645. 


—  229  — 

Il  avait  un  protecteur  dévoué  à  la  cour,  M.  le  marquis 
de  Saint-Thomas,  conseiller  et  premier  secrétaire  d'Etat. 
Il  le  prie,  au  nom  de  l'amitié  qu'il  lui  porte,  «  de  plaider  en 
faveur  de  la  canonisation  auprès  de  Son  Altesse  Royale, 
pour  qu'elle  agisse  à  Rome  auprès  du  Pape.  »  Parfois,  c'est 
à  elle  qu'il  s'adresse  directement,  en  la  conjurant  d'écrire 
elle-même  au  Pape  «  afin  qu^e  le  Souverain  Pontife  ait 
entre  les  mains  un  témoignage  authentique  de  l'êstime 
qu'elle  a  de  ce  grand  serviteur  de  Dieu.  »  Convaincu  que 
Sa  Sainteté  déférera  grandement  aux  désirs  de  Son  Al- 
tesse Royale,  il  lui  demande  de  presser  la  canonisa- 
tion (1).  Dans  son  impatience  de  voir  les  reliques  du  Bien- 
heureux placées  sur  nos  autels,  il  gémit  de  la  longueur 
des  enquêtes  qu'entraîne  le  procès  d'une  canonisation,  et 
les  appelle  «  de  grandes  enfilures  de  formalités.  »  C'est 
un  nouveau  procès  à  recommencer.  Il  écrit  à  ce  sujet  à 
plusieurs  évêques  de  France,  en  leur  communiquant  le 
désir  du  Pape  à  cet  égard.  On  dirait  qu'il  avait  hâte  de 
voir  ce  jour  du  triomphe,  dont  la  Providence  devait  ren- 
dre témoin  son  successeur. 

Quant  aux  filles  de  la  Visitation,  il  les  regardait  comme 
des  membres  de  sa  famille,  et  il  ne  cessa  d'intéresser 
les  princesses  en  leur  faveur.  Lorsqu'il  fut  question  d'éri- 
ger l'église  de  la  Visitation,  il  fit  demander,  par  M.  le 
marquis  de  Saint-Thomas,  à  Son  Altesse  de  vouloir  poser 
ou  faire  poser  en  son  nom  la  première  pierre  (2). 

Un  des  désirs  les  plus  ardents  de  la  famille  de  Sales, 
du  comte  Louis  et  de  ses  enfants  eût  été  de  convertir  le 
château  où  était  né  saint  François  en  une  maison  de  la 
Visitation.  Charles-Auguste  fut  chargé  par  son  père  d'en 
adresser  la  demande  à  Madame  Royale.  Il  envoya  même  à 

(1)  Lettre  du  10  février  1647. 

(2)  Lettre  du  19  décembre  1643.  Voyez  Pièces  justificatives,  n"  VII. 


—  230  — 

Turin  la  mère  de  Chaugy  pour  négocier  cette  affaire,  qui  ne 
fut  pas  appuyée  par  le  Sénat.  Ce  fut  le  9  février  1650  que 
Charles-Auguste  en  fit  les  premières  ouvertures,  au  nom 
de  sa  parenté.  Le  motif  principal  sur  lequel  il  s'appuie 
est  le  désir  de  son  père,  qui  trouve  convenable  «  que 
les  gardiennes  des  reliques  précieuses  de  leur  fondateur, 
le  deviennent  aussi  de  son  berceau.  «  Ce  vœu  est  spéciale- 
ment exprimé  dans  une  lettre  adressée  à  Son  Altesse  (1), 
et  commise  aux  soins  de  M.  le  marquis  de  Saint-Thomas» 
dont  il  se  nomme  le  très-obligé  serviteur  et  allié  (2). 

Quelque  dévoué  que  fût  Charles-Auguste  à  la  Visita- 
tion, il  n'en  recommandait  pas  moins  les  autres  commu- 
nautés qui  le  méritaient  par  leur  sage  conduite.  Ainsi,  il 
prend  sous  sa  protection  les  Annonciades  qui  ont  l'intention 
de  s'établir  àBonneville  «  où  il  n'y  a,  dit-il,  jusqu'ici,  qu'une 
église  paroissiale.  Ce  sont  de  très-bonnes  filles,  ajoute- 
t-il,  qui  ont  fait  beaucoup  de  bien,  depuis  qu'elles  s'y  sont 
réfugiées.  Le  pays  des  alentours  les  estime  et  désire 
qu'elles  restent  (3).  » 

Quant  aux  Prêtres  de  la  Mission,  soit  Lazaristes,  il  fut 
leur  ami  sincère,  et  il  leur  rendit  le  meilleur  témoignage  : 
«  Ces  bons  prêtres  nous  sont  parfaitement  utiles  pour 
les  missions  dans  les  villages,  pour  les  ordinations,  sémi- 
naires, exercices  spirituels,  instructions,  catéchismes,  sans 
que  cela  ne  coûte  rien  (4).  » 

Ils  ne  furent  pas  moins  l'objet  d'une  dénonciation,  efc 
accusés  à  la  cour.  Dès  que  Charles-Auguste  en  fût  averti, 


(1)  Voyez  cette  lettre  aux  Pièces  justificatives,  n°  VIII. 

(2)  Le  marquis  de  Saint-Thomas  avait  épousé  la  fille  du  marquis  de 
Lucey;  il  était  ainsi  allié  à  la  famille  de  Sales.  Pourpris  historique, 
p.  524. 

(3)  Lettre  du  7  janvier  1647,  à  11.  R. 

(4)  Lettre  à  M.  R.,  du  13  mai  1646, 


—  231  — 

il  pria  Son  Altesse  «  de  réserver  à  ces  dignes  mission- 
naires et  à  luy  une  oreille  pour  les  ouyr  (1).  • 

Lorsque  Son  Altesse  lui  parla  des  PP.  Jésuites  comme 
missionnaires  dans  le  pays  de  Gex,  il  s'empressa  d'ac- 
quiescer à  ses  désirs,  en  espérant  que  la  gloire  de  Dieu 
en  serait  hautement  servie.  «  C'est  un  bien  inestimable 
pour  vos  Estats,  ajoute-t-il,  mais  surtout  et  particulière- 
ment pour  mon  pauvre  et  désolé  diocèse.  »  Malgré  toute 
l'estime  dont  il  environnait  ces  religieux,  Charles-Au- 
guste ne  fut  pas  d'avis  de  les  voir  établir  une  chaire  de 
théologie  à  Chambéry.  «  Je  les  estime  et  les  honore,  écri- 
vit-il à  Son  Altesse,  mais  Chambéry  n'est  pas  une  ville 
où  il  y  ait  beaucoup  d'ecclésiastiques.  Le  droit  y  réussi- 
rait mieux.  »  Il  ajoute  que  la  fondation  de  cette  chaire  a 
été  faite  à  Annecy,  par  son  prédécesseur,  et  qu'il  en  a 
augmenté  le  capital  (2).  » 

Il  était  une  communauté  dont  il  n'avait  pas  immédiate- 
ment approuvé  l'établissement;  c'était  celle  des  Orato- 
riens  de  Rumilly.  Ils  furent  demandés  comme  professeurs 
par  les  syndics  de  cette  petite  ville.  Comme  ils  avaient  le 
renom  de  favoriser  l'expansion  du  jansénisme,  il  refusa 
de  les  agréer.  Les  administrateurs  revinrent  à  la  charge 
et  l'évêque  céda  devant  leur  instances,  voulant  toutefois 
entendre  un  de  leurs  prédicateurs  dans  l'église  de  la  Visi- 
tation. Le  supérieur  de  la  maison  de  Lyon  fut  envoyé  par 
son  général.  Après  le  sermon,  l'évêque  retira  son  appro- 
bation, et  le  renvoya,  en  lui  disant  «  que  sa  doctrine  était 
périlleuse  •  et  en  informa  sa  communauté.  Grand  fut 
l'émoi  du  général,  qui  convoqua  immédiatement  le  Cha- 
pitre de  l'Ordre,  et  fit  une  défense  absolue  à  tous  ses 
sujets  de  prêcher,  enseigner  ou  écrire  rien  qui  ressentit 

(1)  Lettre  du  25  juillet  1650. 

(2)  Lettre  du  15  octobre  1647. 


—  232  — 


le  jansénisme.  L'évêque,  ayant  appris  cette  sage  mesure 
permit  au  P.  de  Prépavin  de  venir,  avec  deux  de  ses  col- 
lègues, prendre  possession  du  collège  de  Rumilly.  Pen- 
dant compte  de  sa  conduite  à  Son  Altesse,  l'évêque 
ajouta  :  «  11  y  a  des  envieux  qui  exagèrent;  j'assure  que 
j'ay,  sur  tout  cela,  l'œil  ouvert  et  les  oreilles  encore,  et 
que  si  je  m'apercevais  de  la  moindre  nouveauté  contre 
l'intégrité  de  notre  saincte  foy,  je  courrai  promptement 
comme  au  feu,  et  recourrois  confidemment  à  Votre  Al- 
tesse Royale,  pour  y  mettre  de  l'ordre,  car  le  serment  de 
ma  triple  fidélité  m'oblige  à  cela  indispensablement,  n'y 
ayant  déjà  que  trop  de  mal  dans  la  misérable  Ge- 
nève (1).  » 

Charles-Auguste  avait  armé  son  diocèse,  comme  il  le 
dit,  par  des  constitutions  synodales,  qui  défendent  absolu- 
ment toute  publication  janséniste. 

Sa  doctrine,  d'ailleurs,  était  connue  et  appréciée.  Ses 
nombreuses  prédications  l'avaient  mise  en  évidence,  non- 
seulement  dans  son  diocèse,  mais  à  l'étranger,  où  il  pas- 
sait avec  justice  pour  un  excellent  orateur.  En  1647,  il 
fut  tout  à  la  fois  démandé  pour  l'Avent  et  le  Carême,  à 
Dijon,  par  le  prince  de  Condé,  à  Paris,  par  M.  d'Estampes, 
pour  la  paroisse  de  Saint-Jean-de-Grève,  et  à  Toulouse, 
par  Mgr  l'archevêque. 

11  ne  pouvait  se  refuser  à  des  invitations  aussi  honora- 
bles; cependant,  il  y  eut  un  autre  motif  qui  le  porta  à 
accepter.  Il  est  exprimé  dans  une  lettre  à  Son  Altesse 
Royale,  en  laquelle  il  la  prévenait  de  ces  excursions. 
•  C'est  un  moyen  fort  aisé  et  insensible  pour  voir  tous  les 
monastères  de  la  Visitation,  ce  qui  est  fort  important, 
outre  que  notre  Bienheureux  Père  aye  prêché  en  tous  ces 


(1)  Lettre  à  M.  R.,  10  décembre  1632. 


—  233  — 

lieux,  c'est  un  témoignage  en  ma  personne  du  bon  sou- 
venir qu'ils  ont  de  luy  (1).  » 

Le  Carême  de  Dijon  lui  fournit  le  précieux  avantage  de 
se  mettre  en  rapport  avec  le  prince  de  Condé,  qui  lui  pro- 
mit sa  protection  pour  les  intérêts  catholiques  de  la  por- 
tion de  son  diocèse,  située  sur  les  terres  de  France.  Il 
revint  par  Dôle  et  Salin,  où  on  lui  fit  le  meilleur  accueil. 
Il  se  disposait  à  repartir  pour  prêcher  l'Avent  à  Paris, 
comme  il  l'avait  promis  à  M.  Loisel,  curé  de  Saint-Grève, 
lorsqu'il  reçut  un  bref  du  Pape,  qui  lui  donnait  l'ordre 
de  procéder  de  suite  aux  enquêtes  nécessaires  à  la  cano- 
nisation de  son  saint  oncle.  Immédiatement,  Charles- 
Auguste  écrivit  à  Paris  pour  retirer  sa  parole.  Il  se  mit 
de  nouveau  à  l'œuvre  pour  activer  les  dépositions. 

L'année  suivante  fut  consacrée  à  ses  visites  pastorales. 
Sur  son  passage  se  trouvait  la  Chartreuse  du  Reposoir. 
Il  voulut  y  aller  vénérer  les  reliques  du  bienheureux  Jean 
d'Espagne,  qui  y  était  mort  l'an  1160,  en  odeur  de  sain- 
teté. Il  continua,  l'année  suivante,  ses  tournées  dans  son 
vaste  diocèse,  et  il  ne  revint  à  Annecy  que  sur  la  fin 
d'octobre,  harassé  de  fatigue  et  d'épuisement.  Il  aurait 
voulu  pouvoir  prêcher  lui-même  l'Avent  dans  sa  cathé- 
drale, mais  un  rhumatisme  aigu  l'en  empêcha. 

Il  commençait  à  se  remettre,  lorsqu'une  série  de  fléaux 
vint  s'abattre  sur  sa  ville  épiscopale.  Des  pluies  torren- 
tielles avaient  gonflé  les  eaux  du  lac,  qui  déborda  et 
inonda  la  ville  épiscopale.  A  la  vue  du  danger  que  cou- 
raient ses  ouailles,  Charles-Auguste  s'oublia  lui-même.  En 
bateau,  à  cheval,  il  multiplia  ses  courses,  portant  du  pain, 
des  vêtements  et  des  vivres  aux  pauvres  familles.  Il 
n'eut  pas  de  repos  jusqu'à  ce  qu'il  eût  visité  toutes  les 


(1)  Lettre  à  Son  Altesse  Royale,  31  mars  1647. 


-  234  — 

communautés  religieuses,  afin  de  s'assurer  qu'elles  avaient 
les  provisions  nécessaires. 

En  1G52,  il  fut  redemandé  pour  le  Carême,  à  Paris,  mais 
les  troubles  qui  y  éclatèrent  lui  firent  remettre  cette  évan- 
gélisation  à  une  autre  époque.  La  petite  ville  de  La  Roche  en 
bénéficia,  car  il  y  donna  des  conférences  auxquelles  accou- 
rurent même  des  protestants  de  Genève;  ce  qui  irrita 
tellement  quelques  exaltés,  qu'ils  résolurent  d'attenter 
à  ses  jours.  L'année  suivante  fut  pour  lui  un  temps  de 
joie  spirituelle  ;  ce  fut  alors  que  l'évêque  de  Belley  fut 
délégué  à  Annecy  pour  y  procéder  sur  place  à  l'audition 
des  témoins  des  miracles  opérés  par  l'intercession  de 
saint  François.  Il  y  eut,  entre  MM.  de  Belley  et  de  Ge- 
nève, une  douce  échange  de  cordialité,  qui  rappela  les 
rapports  de  Mgr  le  Camus  avec  saint  François  de  Sales. 

La  peine  suit  bien  souvent  de  près  la  jouissance; 
Charles-Auguste  ne  pouvait  échapper  à  l'épreuve.  L'année 
suivante,  il  fut  appelé  à  fermer  les  yeux  à  son  vertueux 
père,  mais  il  le  vit  si  résigné  et  si  bien  préparé  au  pas- 
sage de  la  vie  à  l'éternité,  qu'il  se  consola  de  cette  dure 
séparation.  Le  malade,  voyant  son  fils  en  pleurs,  répéta 
ces  paroles  de  l'Imitation  :  «  Christe,  dulce  mihi  tecum 
vivere,  dulce  mori.  0  Christ,  il  est  doux  de  vivre  pour 
toi,  mais  il  n'est  pas  moins  doux  de  mourir  avec  toi.  » 
Il  se  passa  dans  la  chambre  du  malade  une  scène  qui  rap- 
pelle les  âges  des  patriarches.  L'évêque,  s'étant  jeté  à 
genoux,  demanda  à  son  père  sa  bénédiction  pour  lui  et 
ses  frères.  «  Mon  fils,  lui  répondit  le  vieillard,  puisque 
Dieu  vous  a  rendu  par  sa  grâce  mon  pasteur  et  mon  Père 
spirituel,  je  n'ai  point  à  donner  de  bénédiction  là  où  vous 
êtes.  Seulement,  mon  fils,  je  prie  Dieu  qu'il  vous  assiste 
puissamment  de  ses  grâces,  afin  que  vous  soyez  son  bon, 
fidèle  et  prudent  serviteur.  >  Il  continua  «  Je  prie  Dieu  qu'il 
bénisse  le  baron  de  Thorens,  afin  qu'il  administre  le  bien 


—  235  — 


de  notre  petite  maison,  sans  perdre  de  vue  les  biens  éter- 
nels; je  prie  Dieu  qu'il  bénisse  votre  frère  de  Richemont, 
afin  qu'en  son  grade  et  son  état,  il  serve  toujours  fidèle- 
ment sa  Divine  Majesté.  Je  prie  Dieu  qu'il  bénisse  Dom 
Paulin,  et  qu'en  le  guérissant,  il  le  rende  digne  de  la  pro- 
tection de  saint  Benoît.  Je  prie  Dieu  qu'il  bénisse  le  che- 
valier et  qu'il  lui  donne  toutes  les  forces  nécessaires  pour 
généreusement  combattre  contre  les  ennemis  de  notre 
sainte  religion  et  faire  son  salut.  Je  prie  Dieu  qu'il  bé- 
nisse mon  fils  de  Usillon,  pour  qu'il  lui  donne  toujours  et 
la  crainte  et  la  patience  pour  mériter  la  joie  parfaite  de 
ceux  qui  attendent  le  salut  de  Dieu.  »  Il  ne  lui  restait 
plus  qu'à  bénir  sa  vertueuse  épouse,  abîmée  dans  les  lar- 
mes; elle  s'avance.  «  Madame,  lui  dit-il,  je  prie  Dieu  qu'il 
vous  bénisse  et  qu'il  vous  fasse  la  grâce  de  bien  accom- 
plir sa  sainte  volonté  (1).  » 

Il  fallait  toute  la  force  des  vertus  antiques,  pour  ne  pas 
éclater  en  sanglots.  Chacun  resta  à  genoux  et  s'inclina 
sous  la  main  qui  bénissait  :  Au  nom  du  Père  et  du  Fils  et 
du  Saint-Esprit. 

L'évêque  avait  un  autre  devoir  à  remplir  à  l'égard  de 
son  père.  Il  devait  lui  administrer  les  derniers  sacre- 
ments. Lorsqu'il  lui  présenta  la  sainte  hostie,  le  malade 
dit  avec 'une  foi  profonde  :  «  Adoro  te  dévote,  latens 
Deitas,  »  et  lorsqu'on  lui  parla  de  l'Extrême-Onction  : 
«  Oui,  dit-il,  le  temps  presse,  il  faut  songer  au  départ.  » 

Le  24  novembre  1654,  le  comte  Louis  de  Sales  remet- 
tait son  âme  entre  les  mains  de  Dieu  en  disant,  dans  un 
suprême  effort  :  «  Mon  Dieu!  mon  Rédempteur!  » 

Charles-Auguste  tenait  essentiellement  aux  droits  de 
l'Eglise,  et  les  attaques  dirigées  contre  sa  divine  autorité 


(1)  La  Maison  naturelle  de  saint  François  de  Sales,  p.  403. 


-  230  - 

lui  étaient  plus  sensibles  que  celles  qui  l'atteignaient  lui- 
même.  Malgré  toute  sa  prudence,  il  ne  put  échapper  aux 
poursuites  des  malveillants,  qui  prirent  occasion  des  con- 
cours (1)  pour  le  traduire  devant  le  Sénat  en  appel  d'a- 
bus (2).  Le  poste  de  Saint-Julien  étant  devenu  vacant, 
l'évêque  se  préparait  à  nommer  un  curé,  lorsque  le  baron 
de  Ternier,  croyant  avoir  des  droits  à  faire  valoir  comme 
collateur,  y  mit  opposition.  Jean  d'Aranthon  lui  accorda 
un  délai  de  vingt  jours  pour  produire  ses  titres.  Comme  il 
n'en  présenta  aucun,  Charles-Auguste  mit  la  cure  au  con- 
cours. Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  courroucer  le 
baron,  qui  porta  plainte  au  Sénat  contre  l'évêque.  Il  fut 
cité  à  comparaître  et  à  répondre  sur  l'inculpation  d'appel 
d'abus. 

Ce  procédé  provoqua,  de  la  part  de  Jean  d'Aranthon,  une 
lettre  dans  laquelle  son  âme  s'épancha  en  termes  remplis 
de  tristesse  pour  l'avenir.  «  Si  je  me  plains,  dit-il,  c'est  que 
les  intérêts  de  la  religion  sont  mêlés  à  cette  affaire.  J'ap- 
préhende, ajoute-t-il,  avec  beaucoup  de  bonnes  âmes, 
que  le  courroux  de  Dieu  ne  s'irrite,  et  que  dans  les  châ- 
timents dont  son  bras  nous  menace,  l'innocent  ne  soit 
enveloppé  avec  le  coupable.  Madame,  je  scay  que  j'ay 
à  faire  avec  une  princesse  très-équitable,  et  qui  ne  souffre 
pas  volontiers  les  désordres;  c'est  pourquoy  je  les  lui 
représente,  escryvant  cecy  avec  larmes  aux  pieds  du  cru- 
cifix, par  la  charité  duquel  je  supplie  et  conjure  Votre 
Altesse  Royale  d'avoir  pitié  de  la  pauvre  Eglise  persé- 
cutée, non-seulement  en  cecy,  mais  de  plusieurs  autres 

(1)  On  appelle  concours  l'examen  qui  précédait  la  collation  des  bénéfices 
dépendant  de  l'évêque.  Il  n'en  était  pas  de  même  de  ceux  qui  appartenaient 
aux  collateurs.  En  ce  cas,  les  prêtres  avaient  besoin  de  l'approbation  épis- 
copale. 

(2)  Lorsque  les  concurrents  avaient  à  se  plaindre  de  la  nomination  faite 
par  l'évêque,  ils  en  appelaient  au  Sénat.  Cela  se  nommait  appel  d'abus. 


-  237  — 

choses  que  je  m'abstiens  de  coucher  sur  ce  papier,  de 
crainte  de  donner  trop  d'affliction  à  vostre  bon  cœur.  Il 
semble  que  nous  allons  estre  abandonnés  à  la  puissance 
des  ténèbres,  et  c'est  le  plus  grand  malheur  qui  puisse 
jamays  arriver,  car  aussitôt  que  les  colonnes  de  la  religion 
et  de  la  justice  sont  abattues,  en  quel  Estât  que  ce  soit, 
tout  le  reste  n'est  pas  éloigné  de  sa  ruyne.  Voilà,  Ma- 
dame, des  paroles  qu'une  juste  douleur  a  faict  tomber  de 
ma  plume  avec  la  même  sincérité  que  je  parlerais  si 
j'estois  à  l'article  de  la  mort,  et  que  par  conséquent 
je  n'aurais  plus  rien  à  craindre  ny  espérer  dans  ce 
monde  (1).  » 

Le  prélat,  en  écrivant  ces  lignes  empreintes  de  tris- 
tesse, ne  voyait  autour  de  lui  que  souffrances  et  afflic- 
tions. La  disette  exerçait  d'affreux  ravages,  et  lui-même 
commençait  à  être  atteint  d'une  maladie  douloureuse  qui 
l'obligea  à  renoncer  aux  prédications. 

Il  est  une  autre  question  qui  vint  affecter  plus  douloureu- 
sement encore  Charles-Auguste  sur  la  fin  de  sa  vie;  ce  fut 
un  démêlé  qu'il  eut  avec  son  Chapitre  au  sujet  d'un  libelle 
répandu  dans  la  ville  contre  son  administration.  On  l'ac- 
cusait de  «  disposer  des  bénéfices  d'une  manière  capri- 
cieuse, et  d'affecter  du  dédain  pour  la  cathédrale,  parce 
qu'il  avait  fait  transporter  son  siège  dans  une  petite 
église,  ce  qui  était  une  iDjure  faite  au  Chapitre  (2).  » 

Ne  voulant  pas  rester  sous  le  poids  de  cette  inculpa- 
tion, Charles  Auguste  députa  à  Turin  M.  le  docteur  d'Hau- 
teville,  afin  d'exposer  sa  situation  et  de  répondre  aux  atta- 
ques du  libelle.  Il  était  porteur  d'une  lettre  un  peu  vive 
dans  laquelle  il  déclarait  •  qu'il  ne  prétendait  pas  être  le 

(1)  Archives  de  Turin.  Lettre  de  Charles-Auguste,  fi  juin  el  13  juillet  1630. 

(2)  Lettre  du  1"  juin  1659. 


-  238  — 


valet  de  MM.  les  chanoines  qui,  si  on  les  écoutait,  seraient 
autant  d'évêques  qu'il  y  a  de  stalles.  » 

L'habitude  de  la  cour  était  d'aplanir  les  difficultés,  qui 
pouvaient  surgir  entre  le  Chapitre  et  l'évêque.  Aussi,  lui 
proposa-t-on  un  arbitrage.  Charles-Auguste  répondit  «  qu'il 
ne  voulait  d'autre  arbitre  que  Son  Altesse,  et  de  juge 
que  le  Pape  ».  Il  ne  fut  pas  nécessaire  d'en  référer  à 
ce  tribunal.  Un  arrangement  fut  proposé  et  accepté. 

Charles-Auguste  passa  ses  dernières  années  au  château 
de  Tréson  (1),  où  il  avait  une  chambre  de  travail  et  une  cha- 
pelle consacrée  à  la  Sainte  Trinité.  Ce  fut  là  qu'il  acheva 
le  Pourpris  historique  de  la  maison  de  Sales,  dont  il  fit 
hommage  à  Son  Altesse  Madame  Royale.  11  en  envoya 
aussi  un  exemplaire  à  M.  le  marquis  de  Saint-Thomas,  en 
témoignage  de  sa  reconnaissance  pour  ses  bons  offices, 
regrettant  que  la  reliure  fut  si  chétive.  •  Mais,  dit-il, 
c'est  un  effet  ou  un  défaut  qui  procède  de  la  pauvreté  de 
cette  ville,  où  deux  relieurs  sont  morts,  le  troisième  n'en 
sçait  pas  plus  (2).  • 

La  dernière  lettre  écrite  par  Charles-Auguste  est  celle 
où  il  dit  qu'en  apprenant  la  préservation  miraculeuse  de 
Son  Altesse,  il  a  fait  chanter  un  Te  Deum,  accompagné  de 
feux  de  joie.  En  la  terminant,  il  prie  Dieu  «  que  la  religion 
catholique  soit  remise  en  Genève  pour  y  chanter  un  autre 
Te  Deum  (3).  » 

Quinze  jours  plus  tard,  c'est-à-dire  le  8  février  1660,  il 
expirait  tranquillement  au  château  de  Tréson,  en  priant 
pour  la  conversion  de  Genève. 

(1)  Le  château  de  Tréson  domine  la  ville  d'Annecy. 

(2)  Lettre  au  marquis  de  Saint-Thomas,  23  décemhre  1659. 

(3)  22  janvier  1660. 


CHAPITRE  XII 


Jean  d'Arenthon  d'Alex. 


La  famille  d'Arenthon  d'Alex.  —  Jean.  —  Sa  jeunesse  au  temps  de 
la  peste.  —  Ses  premières  études.  —  Il  est  envoyé  à  Paris.  — 
Les  prêtres  de  l'Oratoire.  —  Il  revient  à  Annecy.  —  Devenu  prê- 
tre il  est  envoyé  à  Chevry.  —  Voyage  à  Turin.  —  On  lui  offre 
l'évêché  de  Lausanne.  —  Il  refuse.  —  Sa  nomination  à  l'évêché  de 
Geuève.  —  Il  est  dénoncé  à  Turin  et  à  Rome.  —  Sa  justification. 

—  Béatification  de  saint  François  de  Sales.  —  Il  part  pour  Paris. 

—  Affaire  importante,  sa  lettre  au  Pape.  —  Il  se  rend  utile.  — 
De  retour  il  s'occupe  de  la  fondation  du  grand  séminaire.  —  Son 
zèle  pour  les  communautés.  —  Sa  charité.  —  Sa  foi.  —  Difficultés 
qu'il  éprouve.  —  11  défend  les  immunités  ecclésiastiques.  —  Ses 
missions.  —  Ses  dernières  pensées.  —  Sa  mort. 


Jean  d'Arenthon  d'Alex  était  fils  de  Jacques  d'Arenthon, 
Seigneur  d'Alex,  et  de  Jeanne  Françoise,  Dame  de  Mancy. 
C'était  une  famille  patriarcale  que  celle  de  ce  Seigneur, 
car  Jean  fut  le  vingt-quatrième  enfant. 

Le  seigneur  d'Arenthon  avait  eu  parmi  ses  ancêtres, 
des  guerriers  valeureux  qui  avaient  combattu  sur  divers 
champs  de  bataille,  à  côté  des  princes  de  la  maison  de 
/Savoie;  d'autres  avaient  rempli,  comme  gentilshommes, 


-  2'i0  — 


d'importantes  fonctions  à  la  cour.  Jean  fut  destiné  à  ser- 
vir Dieu  et  l'Eglise,  et  à  devenir  le  plus  célèbre  rejeton 
de  sa  famille. 

Il  naquit  au  château  d'Alex(l),  le  29  septembre  1620,  et 
reçut  le  baptême  dans  l'église  paroissiale,  où  on  lui  donna 
le  nom  de  Jean.  Il  eut  le  bonheur  de  grandir  sous  l'aile 
maternelle,  et,  dès  sa  jeunesse,  il  fut  formé  aux  habitudes 
de  la  piété.  Il  apprit  de  bonne  heure  à  lire,  et  l'on  vit  se 
développer  en  lui  le  goût  de  l'étude  par  son  avidité  des  ré- 
cits bibliques.  Parvenu  à  l'âge  de  sept  ans,  il  dut  quitter 
le  château  d'Alex.  La  peste  désolait  alors  la  vallée.  Pour 
le  soustraire  aux  coups  du  fléau,  son  père  l'envoya  ainsi 
que  ses  frères,  dans  un  château  qu'il  possédait  sur  les 
bords  de  l'Arve  à  Etrembières,  le  château  de  Châtillon  (2); 
mais  là,  notre  jeune  Jean  courut  un  autre  danger.  Le  cours 
de  l'Arve  était  alors  différent  de  celui  de  nos  jours,  cette 
rivière  venait  baigner  le  pied  du  Salève,  et  les  murs  du 
château.  Or,  un  jour  d'été,  il  prit  fantaisie  au  jeune  sei- 
gneur d'aller  s'y  rafraîchir.  Le  courant  l'entraîna  bientôt, 
et  il  était  sur  le  point  de  périr,  lorsqu'un  jeune  paysan 
d'Etrembières,  le  voyant  en  danger,  se  jeta  à  l'eau,  et 
ramena  sur  le  bord  le  jeune  d'Arenthon,  l'arrachant  ainsi 
à  la  mort. 

La  peste  ayant  cessé,  les  parents  de  Jean  regagnèrent 
leur  château  d'Alex,  où  ils  vécurent  dans  la  paix  la  plus 
grande,  jusqu'au  moment  où  la  Savoie  fut  envahie  par  les 
troupes  de  Louis  XIII.  Annecy  ayant  capitulé  en  avril  1630, 

(1)  Alex  est  un  hameau  qu'on  trouve  entre  Annecy  et  Thônes.  Le  château 
où  est  né  Jean  d'Aranthon  subsiste  encore,  avec  ses  vieilles  tours  et  ses 
fossés,  mais  il  est  tombé  dans  un  délabrement  déplorable  depuis  qu'il  a  été 
vendu  par  le(>  héritiers  de  M.  Parravex. 

(2)  Les  d'Aranthon  avaient  contracté  une  alliance  avec  la  famille  de  Châ- 
tillon. Il  y  a  trente  ans,  on  voyait  le  château  au  pied  du  Salève,  près  des 
moulins  d'Etrembières.  Il  était  muni  de  créneaux  et  d'un  très-beau  donjon. 
Tout  a  été  ravagé  ou  détruit  pour  utiliser  les  pierres  taillées. 


—  241  — 


les  soldats  français  furent  envoyés  en  cantonnement  dans 
les  hameaux  d'alentour.  Alex  eut  sa  garnison,  et  Monsieur 
de  Langeron  y  suivit  son  détachement.  Bientôt,  des 
rapports  intimes  s'établirent  entre  les  deux  seigneurs. 
Monsieur  de  Langeron  fut  l'habitué  du  château  d'Arenthon, 
et  il  s'y  prit  d'une  affection  telle  pour  le  jeune  Jean,  à 
cause  de  l'amabilité  de  son  caractère  et  de  l'ouverture  de 
son  esprit,  qu'il  demanda  à  son  père  de  pouvoir  l'emmener 
à  Paris  pour  le  faire  élever  avec  un  de  ses  enfants.  Il  en 
eut  coûté  à  sa  mère  de  se  détacher  de  son  Benjamin. 
M.  d'Arenthon  remercia  son  hôte  de  ses  propositions.  Comme 
il  fallait  cependant  que  le  jeune  d'Arenthon  commençât 
ses  études,  il  fut  confié  à  un  ecclésiastique,  nommé  Fran- 
çois Avrillon,  devenu  plus  tard  curé  de  Thônes  (1),  qui  lui 
donna  les  premières  leçons  de  grammaire,  en  développant, 
dans  son  jeune  cœur,  les  sentiments  d'une  tendre  piété. 
A  l'âge  de  dix  ans,  il  alla  continuer  ses  études  à  Annecy, 
chez  les  PP.  Barnabites,  qui  y  avaient  été  appelés  par 
saint  François  de  Sales.  Il  fut  dans  cette  école  le  modèle 
des  étudiants,  soit  par  son  ardeur  à  l'étude,  soit  par  sa 
conduite  irréprochable  en  tous  points.  Il  était  parvenu  à 
son  cours  de  théologie,  lorsqu'il  eut  la  douleur  de  perdre 
son  père.  Après  avoir  payé  par  d'abondantes  larmes  un 
juste  tribut  de  regrets  à  cette  mémoire  vénérée,  le  jeune 
d'Alex  reprit  courageusement  ses  études,  et  soutint  les 
thèses  avec  un  brillant  succès.  Il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  l'acheminer  vers  la  Sorbonne,  où  les  jeunes  lauréats 
avaient  coutume  d'aller  prendre  le  grade  de  docteur.  Ce 
fut  un  grand  sacrifice  pour  sa  bonne  et  vertueuse  mère 


(1)  M.  François  Avrillon  fut  curé  de  Thônes  do  1706  à  1709,  et  mourut  à 
Champéry  le  18  février  1711.  11  fut  un  des  fondateurs  du  collège  de  Thônes, 
et  il  laissa  en  mourant  une  somme  pour  l'entretien  du  deux  régents  qui  de- 
vaient enseigner  le  latin. 

16 


—  242  — 


que  de  voir  s'éloigner  son  enfant.  Elle  redoutait  pour  lui 
l'air  contagieux  des  grandes  villes.  Elle  finit  par  lui  donner 
son  consentement,  après  l'avoir  armé  de  ses  bons  con- 
seils. 

Jean  rencontra  à  Paris  deux  professeurs  dévoués, 
MM.  l'Escot  et  Duval,  et  un  ami  de  cœur,  Breton  d'ori- 
gine, son  émule  dans  les  thèses,  mais  vrai  collègue,  franc 
camarade,  qu'il  retrouva  à  Rome  en  1650,  époque  du 
grand  Jubilé,  sous  le  Pape  Innocent  X.  Après  avoir  passé 
trois  ans  à  la  Sorbonne,  Jean  d'Arenthon  n'était  pas  encore 
fixé  sur  sa  vocation.  Il  consulta  M.  Duval,  qui  lui  dit  :  «  Mon- 
sieur, vous  feriez  un  grand  tort  à  l'Eglise,  à  votre  province 
et  à  votre  personne,  si  vous  vous  arrêtiez  ainsi  en  che- 
min.» 

Ce  fut  pour  lui  un  trait  de  lumière,  mais  avant  de  se 
décider,  il  voulut  passer  une  année  au  séminaire  de  Saint- 
Magloire,  dont  le  R.  P.  d'Arcy,  prêtre  de  l'Oratoire,  était 
un  des  directeurs.  Témoin  des  vertus  pratiquées  par  les 
membres  de  cette  congrégation,  Jean  d'Arenthon  eut  la 
pensée  d'y  entrer  ;  mais  le  P.  d'Arcy  lui  déclara  que  Dieu 
l'appelait  ailleurs  et  avait  sur  lui  des  desseins  d'une  plus 
grande  étendue.  Le  vénérable  fondateur  de  la  société  des 
Lazaristes,  saint  Vincent  de  Paul,  qui  l'avait  en  grande 
estime,  alla  plus  loin.  «  Mon  enfant,  lui  dit-il,  Dieu  veut 
t  se  servir  de  vous,  et  je  vous  assure  que  un  jour,  vous 
«  serez  le  successeur  de  saint  François  de  Sales.  » 

Les  paroles  des  saints  portent  coup  ;  elles  sont  souvent 
des  prophéties  qui  un  jour  ou  l'autre  s'accomplissent. 

Jean  fut  rappelé  par  sa  mère,  qui  désirait  le  revoir.  Il 
ne  quitta  pas  sans  regret  sa  chère  congrégation  de  l'Ora- 
toire ;  mais  il  ne  voulut  pas  contrister  le  cœur  de  Madame 
d'Arenthon. 

Revenu  dans  sa  patrie,  il  fut  présenté  à  Dom  Juste 
Guérin,  qui  occupait  alors  le  siège  épiscopal  de  Genève.  A 


—  243  — 

la  vue  de  ce  jeune  homme,  qui  n'était  pas  encore  engagé 
dans  la  cléricature,  le  vieillard  tressaillit,  et  après  l'avoir 
entendu  parler,  il  s'écria:  «  Soyez  le  bienvenu,  mon  fils;  je 
«  mourrai  content,  j'ai  trouvé  quelqu'un  qui  réparera  mes 
«  fautes,  •  et  il  lui  donna  les  ordres  mineurs.  Jean  avait 
alors  vingt-trois  ans.  Il  se  prépara  à  recevoir  le  diaconat 
et  la  prêtrise,  et  l'année  suivante,  il  fut  ordonné  par  Mon- 
seigneur de  Passélègue  évêque  de  Belley. 

Il  semble  que  la  Providence  avait  prédestiné  Jean  d'A- 
renthon  à  rayonner  autour  de  Genève,  pour  en  étudier  les 
besoins  et  les  doctrines.  Il  fut  d'abord  question  de  le 
nommer  Chanoine  de  la  Cathédrale,  mais  le  poste  de 
Chevry,  dans  le  pays  de  Gex,  étant  devenu  vacant,  Jean 
d'Arenthon  y  fut  envoyé.  Il  put  constater  dans  quelle 
triste  condition  était  cette  contrée  sous  le  rapport  reli- 
gieux. Il  comprit  que  cette  terre  où  le  protestantisme 
avait  régné  pendant  près  d'un  siècle,  demandait  d'actifs 
travailleurs  pour  faire  tomber  d'anciens  préjugés.  Il  se 
mit  lui-même  à  l'œuvre,  et  parcourant  diverses  localités, 
il  y  prêcha  des  conférences  sur  les  points  controversés 
entre  catholiques  et  protestants.  Les  fruits  qu'il  en  retira 
ne  correspondant  point  à  son  zèle,  il  quitta  son  bénéfice, 
et  se  rendit  à  Chambéry  où  l'appelait  une  affaire  de  famille, 
pendante  au  Sénat.  Son  mérite  y  fut  apprécié  par  le  pre- 
mier Président  qui,  dans  un  voyage  en  Italie,  le  présenta 
à  Madame  Christine  de  France,  Régente  de  Savoie,  pour 
servir  de  mentor  au  jeune  prince  Dom  Antoine  de  Savoie. 
Cette  circonstance  seule  suffit  pour  le  mettre  en  évidence 
soit  à  Rome,  soit  à  Turin.  On  voulut  même  le  fixer  dans 
cette  dernière  ville,  en  lui  proposant  un  poste  à  la  cour, 
auprès  du  prince.  «  Ah  1  s'écria-t-il,  la  cour  !  si  je  ne  pou- 
«  vais  pas  en  sortir  par  la  porte,  ce  serait  par  les  fenê- 
«  très.  » 

Sur  ces  entrefaites,  l'évêque  de  Lausanne,  Joss  Knab, 


—  244  — 

étant  venu  à  mourir  (1),  Madame  Royale,  qui  avait  le  com- 
mandeur d'Alex  en  grande  vénération,  jeta  les  yeux  sur 
lui  pour  ce  siège. 

La  cour  de  Savoie  avait  joui,  dans  les  temps  anciens,  du 
privilège  de  prendre  part  à  la  nomination  des  évêques  de 
Lausanne.  Elle  s'entendit  avec  les  magistrats  de  Fribourg 
qui  appuyèrent  le  choix  de  Jean  d'Arenthon  et  se  dirent 
tout  disposés  à  l'accepter  pour  premier  pasteur  (2). 

Ce  fut  alors  qu'il  fit  cette  plaisante  réponse  : 

t  Pour  être  évêque  dans  ce  pays,  il  faut  parler  la  lan- 
t  gue  allemande  et  je  ne  puis  l'apprendre;  il  faudrait  être 
«  riche,  et  moi  le  vingt-quatrième  enfant  de  ma  famille, 
•  je  suis  sans  fortune.  D'ailleurs,  il  faut  dans  ce  pays 
«  porter  tant  de  santés  que  je  crains  d'y  perdre  la  mienne.  » 

«  —  S'il  ne  s'agit  que  de  votre  traitement,  lui  dit-on,  nous 
t  vous  le  constituons,  en  vous  nommant  ambassadeur  en 
«  Suisse.  »  Jean  refusa. 

Il  resta  donc  à  Annecy,  où  il  occupait  avec  distinction 
une  stalle  à  la  cathédrale.  Sa  prudence  lui  mérita  d'être 
choisi  comme  délégué  à  la  cour  de  Turin,  pour  y  aplanir 
une  difficulté  survenue  entre  le  Chapitre  et  l'Évêque. 
t  Pourquoi,  s'écria-t-il,  faut-il  donc  que  je  reparaisse  à  la 
cour?  »  Cette  affaire  étant  terminée,  monseigneur  Char- 
les-Auguste de  Sales,  évêque  de  Genève,  tomba  malade  et 
mourut,  après  quatorze  ans  et  demi  d'épiscopat,  le  8  fé- 
vrier 1660. 

Plusieurs  candidats,  tous  distingués,  furent  proposés  à 
Son  Altesse  Royale.  Un  d'entre  eux  était  M.  d'Arenthon; 
son  nom  fut  acclamé  dans  le  Conseil  du  duc,  qui  lui  expédia 
sa  nomination  au  château  d'Alex,  où  il  s'était  retiré  (3). 

(1)  Joss  Knab  mourut  le  4  octobre  1658. 

(2)  Schmidt.  Mémoires  historiques  du  diocèse  de  Lausanne,  t.  II, 
p.  444. 

(3)  La  lettre  de  nomination  de  Jean  d'Arenthon  est  datée  du  20  mars  1660. 


—  245  — 

Tout  le  pays  se  réjouit  de  cet  heureux  choix.  Jean  d'A- 
renthon  seul  fut  dans  la  consternation,  en  pensant  à  la 
responsabilité  que  lui  imposait  cette  charge.  «  Je  n'aspi- 
«  rais,  dit-il  à  une  de  ses  parentes,  qu'à  me  retirer  dans 
«  une  chartreuse  pour  y  vivre  et  y  mourir  en  solitaire,  et 
«  me  voilà  obligé  de  renoncer  à  la  vie  du  silence!...  > 

Il  se  forma  néanmoins  une  puissante  coalition  contre 
lui. 

Us  étaient  nombreux  à  Annecy  ceux  qui  auraient  désiré 
voir  monter  sur  le  siège  épiscopal  un  rejeton  de  la  famille 
de  saint  François  de  Sales.  Il  en  restait  encore  un  très- 
distingué  au  sein  du  Chapitre,  Joseph  de  Sales,  frère  con- 
sanguin de  l'illustre  défunt,  grand  vicaire  et  doyen  de  la 
cathédrale.  Dans  leur  ardeur,  légitime  à  plusieurs  points 
de  vue,  ses  partisans  sortirent  des  bornes  de  la  charité  et 
se  mirent  à  envoyer  partout  des  mémoires  contre  le  com- 
mandeur d'Alex. 

Sa  foi,  sa  moralité  furent  attaqués  par  ceux  mêmes  qui 
se  disaient  amis  de  l'Eglise.  Il  fut  dénoncé  au  prince  et 
à  la  reine-mère,  comme  indigne  de  l'épiscopat.  Ces  incul- 
pations se  répétèrent  à  Rome  auprès  des  cardinaux  et  des 
ambassadeurs.  Ce  fut  comme  un  orage  qui  s'éleva  contre 
Jean  d'Arenthon,  cet  homme  si  doux,  si  humble  et  si  pieux. 
Saint  François  de  Sales,  lui-même,  malgré  toute  son  émi- 
nente  vertu,  avait  été  en  butte  à  d'atroces  calomnies.  Ce 
souvenir  fut  un  baume  consolateur  pour  Jean  d'Arenthon, 
qui  endura  cette  épreuve  avec  calme  et  résignation.  Ses 
amis  le  pressèrent  de  se  justifier.  Il  leur  répondit  par  ce 
passage  tiré  de  saint  Augustin  : 

«  L'iniquité  est  vaine,  elle  n'est  rien;  la  justice  seule  est 
puissante.  La  vérité  peut  être  obscurcie  un  moment,  mais 
non  être  détruite.  Le  mensonge  n'a  pas  de  vie.  » 

Il  trouva  néanmoins  d'illustres  défenseurs.  Le  marquis 
de  saint  Thomas,  premier  secrétaire  d'Etat,  surtout  se 


—  246  — 

mit  en  avant.  «  Si  je  vous  envoyais,  lui  écrivait-il,  dans 
une  lettre  du  16  octobre  1660,  la  copie  de  tout  ce  que  j'ai 
écrit  à  Rome,  vous  y  trouveriez,  Monsieur,  votre  panégyrique 
contre  la  calomnie  de  la  plus  noire  malice  qui  se  soit  vue 
depuis  longtemps.  J'espère  néanmoins  que  vos  affaires 
iront  bien  à  Rome,  car  le  Pape  même  avoue  qu'il  s'aper- 
çoit du  venin  caché  qu'on  vomit  contre  vous  (1).  » 

Le  marquis  de  Pianesse  aussi  prit  chaudement  sa  dé- 
fense auprès  du  nonce,  et  monseigneur  le  prince  Dom 
Antoine,  informé  des  attaques  dirigées  contre  M.  d'Aren- 
thon  en  écrivit  à  son  ambassadeur  à  Rome. 

Mais  celui  qui  parvint  à  approfondir  la  vérité  fut  monsei- 
gneur de  Maupas,  évêque  du  Puy,  qui,  étant  venu  à  Annecy 
pour  les  enquêtes  de  la  canonisation  de  saint  François, 
vérifia  sur  place  la  fausseté  des  inculpations  dirigées  con- 
tre Jean  d'Arenthon  et  en  fit  un  rapport  détaillé  au  Sou- 
verain Pontife.  Il  fallut  toute  son  autorité  pour  briser  la 
trame  ourdie  par  des  mains  habiles  contre  l'élu  de  la 
cour. 

Enfin,  après  une  année  d'enquêtes  et  de  contre-enquêtes, 
eut  lieu  sa  préconisation,  qui  fut  suivie  de  son  sacre.  Il 
eut  lieu  à  Turin,  le  9  octobre  1661  (2). 

Saint  Vincent  de  Paul,  apprenant  l'élévation  de  Monsieur 
d'Arenthon,  fut  le  premier  à  le  féliciter,  heureux  d'avoir 
si  bien  auguré  en  annonçant  qu'un  jour  Jean  serait  le  digne 
successeurde  saint  François  de  Sales.Ce  témoignage  d'estime 
et  d'affection  de  la  part  d'un  prêtre  comme  M.  Vincent, 
dut  le  dédommager  des  attaques  dont  sa  nomination  avait 
été  le  signal. 

(1)  Vie  de  monseigneur  d'Arenthon,  page  69. 

(2)  Jean  d'Arenthon  choisit  cette  ville  par  raison  d'économie  et  pour  plu- 
sieurs autres  convenances.  Archives  de  Turin.  Lettre  à  M.  R.,  21  îuil- 
let  1665. 


—  247  — 

Voici  la  lettre  de  saint  Vincent  de  Paul  : 

«  Monseigneur, 

«  Ayant  appris  la  grâce  que  Dieu  a  faite  à  son  Eglise  d'ins- 
pirer à  S.  A.  R.  le  choix  de  votre  personne  pour  l'évêché 
de  Genève,  j'en  rends  grâce  à  sa  divine  Majesté,  qui  a 
exaucé  les  souhaits  de  tant  de  gens  de  bien  qui  vous  ont 
demandé  à  Dieu  pour  remplir  ce  siège  si  considérable,  et 
qui  vous  a  prévenu  de  grâces  convenables  à  ce  divin  em- 
ploy.  Tout  misérable  que  je  sois,  monseigneur,  depuis  que 
j'ay  eu  le  bonheur  de  vous  voir,  il  m'est  resté  une  idée  de 
votre  chère  personne  rapportante  à  celle  que  j'ay  du  bien- 
heureux François  de  Sales,  votre  prédécesseur;  de  sorte, 
qu'à  peine  je  me  suis  ressouvenu  de  vous,  monseigneur, 
sans  penser  à  ce  grand  saint.  Je  prie  N.  S.  J.  C,  qui  est 
l'évêque  des  évêques  et  leur  parfait  exemplaire,  qu'il  vous 
donne  son  double  esprit  pour  la  satisfaction  de  votre  chère 
âme  et  le  salut  des  personnes  qu'il  a  destinées  à  votre 
conduite. 

«  Paris,  12  mars  1660.  » 

Le  premier  événement  qui  marqua  l'épiscopat  de  Jean 
d'Arenthon  d'Alex,  fut  la  béatification  de  saint  François 
de  Sales.  Elle  eut  lieu  à  Rome,  le  28  décembre  1661,  jour 
anniversaire  de  sa  mort.  Le  bref  fut  publié  à  Annecy, 
le  29  avril  de  l'année  suivante,  au  milieu  d'une  pom- 
peuse solennité,  Oh!  qu'il  fut  doux  pour  Jean  d'Arenthon 
de  raconter  les  gloires  et  les  vertus  de  son  saint  prédéces- 
seur !  Il  se  réserva  cette  tâche  et  il  s'en  acquitta,  avec  un 
rare  talent,  dans  un  brillant  panégyrique. 

Le  père  Ménestrier  a  raconté,  dans  un  livre  intitulé:  «  Le 
Nouvel  astre  du  ciel  de  V  Eglise,  »  tous  les  détails  de  cette 
cérémonie ,  la  levée  du  corps  et  sa  translation  dans  la  ma- 
gnifique châsse  offerte  par  Madame  Christine  de  France, 
la  procession  et  tout  l'ordre  de  la  fête.  Écoutons  un  autre 


—  248  — 

témoignage;  celui  d'un  ouvrier  de  Genève,  nommé  Abra- 
ham Durand,  qui  fut  cité  au  Consistoire  pour  avoir  assisté 
à  Annecy  à  la  béatification  de  saint  François  de  Sales. 

Apprenant  que  plusieurs  artisans  se  disposaient  à  se 
rendre  à  Annecy  pour  cette  solennité,  sous  prétexte  d'y 
vendre  de  la  marchandise  «  même  des  croix  et  autres  cho- 
ses servant  à  la  superstition  »,  les  syndics  de  Genève 
s'étaient  rassemblés  et  avaient  arrêté  «  de  mander  les  sei- 
gneurs dizainiers  de  chaque  quartier  avec  ordre  d'aller 
de  maison  en  maison  faire  défense  de  la  part  de  la  sei- 
gneurie, à  toute  personne  d'aller  voir  la  superstition 
qui  se  fait  à  Annecy,  sous  quelque  prétexte  que  ce  soit,  à 
peine  d'amende  arbitraire  (1). 

Il  ne  paraît  pas  que  cette  défense  obtînt  tout  son  effet, 
car  le  8  mai,  Abraham  Durand  fut  cité  au  Consistoire 
pour  avoir  été  à  Annecy  lors  e  de  la  canonisation  du  pré- 
tendu saint  François  de  Sales.  »  On  lui  demande  raison  de 
sa  conduite.  Il  répond  «  qu'il  s'est  aidé  à  faire  une  chaire  de 
prédication  et  des  armes  du  Pape  en  relief  et  que  la  cu- 
riosité l'a  porté  à  voir  enlever  le  corps  du  tombeau.  >  Que 
s'était-il  passé?  D'après  son  rapport,  il  n'y  avait  que  l'é- 
vêque  et  deux  chapelains.  Il  ne  vit  que  des  os  sans  chair, 
et  quand  à  la  face,  il  y  avait  une  tête  d'argent.  On  s'étonne 
de  ce  qu'il  ait  pu  assister  à  la  levée  du  corps;  il  avoue 
«  qu'il  s'était  caché  dans  un  confessional  où  il  fut  dé- 
couvert par  l'évêque  qui  lui  jeta  une  œillade  par  laquelle  il 
lui  manifesta  son  déplaisir  et  le  fit  sortir.  »  Interrogé  sur 
le  motif  qui  l'a  conduit  à  Annecy,  il  déclare  que  «  le  maître 
qui  avait  été  chargé  de  la  dite  besogne  l'avait  demandé 
pour  l'aider.  »  Ce  ne  fut  pas  une  raison  qui  fut  prise  en 
grande  considération,  car  le  pauvre  ouvrier  fut  fortement 
censuré  et  remontré;  et  la  cène  lui  fut  interdite  (2). 

(1)  Registre  du  Conseil,  28  avril  1662,  folio  231. 

(2)  Extrait  des  registres  du  Consistoire,  par  Cramer,  8  mai  1662. 


—  249  — 

Il  est  à  remarquer  que  Durand,  en  parlant  de  l'évêque 
qu'il  appelle  «  Comte  d'Alex,  prétendu  successeur  du  dit 
de  Sales,  »  raconte  que  le  lendemain  de  la  cérémonie  le 
dit  comte  perdit  son  neveu,  et  qu'après  plusieurs  prédi- 
cations, il  partit,  le  lundi  matin  pour  Paris.  Cette  déposi- 
tion concorde  en  tout  point  avec  le  récit  du  P.  Masson.  Il 
dit  en  effet  «  que  la  Providence  permit  qu'il  arriva  à  Jean 
un  contrepoids  de  douleur  bien  sensible;  son  neveu  mou- 
rut le  lendemain  de  cette  cérémonie  dans  sa  propre  maison, 
et  ce  qui  rendit  sa  douleur  encore  plus  cuisante,  c'est  qu'il 
fut  obligé  de  partir  dès  le  lendemain  de  la  mort  de  ce  cher 
neveu  pour  Paris,  où  les  affaires  de  son  église  l'appelaient 
sans  délai  (1). 

Qu'était  donc  cette  affaire  si  urgente  ? 

C'était  principalement  celle  de  la  démolition  des  tem- 
ples protestants  bâtis  dans  le  pays  de  Gex  durant  la  mino- 
rité du  roi  et  l'arrêt  de  la  cour  de  Dijon  relatif  aux  dimes 
de  Saconnex,  Genthoud  et  d'autres  villages  du  voisinage 
de  Genève.  Le  roi  avait  reçu  de  nombreuses  réclamations 
à  ce  sujet.  Le  noble  seigneur  Jean  Lullin,  syndic,  s'était 
présenté  à  la  cour,  patronné  par  la  générale  de  Turenne, 
Mademoiselle  de  Bouillon,  et  par  les  ambassadeurs  de 
Hollande,  de  Brandebourg,  de  Danemarck  et  surtout  par  le 
marquis  de  Rumigny,  le  haut  protecteur  des  protestants 
de  France,  qui  avait  grand  crédit  à  la  cour.  Le  syndic 
Lullin,  admis  auprès  du  Maréchal  de  Ville-Roy,  avait 
plaidé  les  droits  des  Seigneurs  de  Genève  sur  les  dîmes, 
sans  trop  s'immiscer  dans  la  question  des  temples.  Le  roi 
voulant  avoir  des  renseignements  plus  positifs  sur  cette 
question,  fit  venir  Jean  d'Arenthon  qui,  suivant  le  rapport 
du  délégué  genevois ,  Jean  Lullin,  fut  immédiatement 
reçu  en  audience  après  être  arrivé  à  Paris  (2). 

(1)  La  Vie  de  Messire  Jean  d'Arenthon,  page  90. 

(2)  Registre  du  Conseil. 


—  250  — 

Le  16,  il  fut  admis  auprès  de  la  reine-mère,  qui  le  pré- 
senta à  la  reine  régnante,  et  le  lendemain  au  roi  qui  lui 
promit  de  le  protéger  t  autant  que  la  justice  le  lui  per- 
mettrait (1).  » 

Jean  d'Arenthon  d'Alex  employa  le  temps  qu'il  passa  à 
Paris  à  visiter  diverses  communautés,  et  les  maisons 
vouées  aux  œuvres  de  charité.  Partout  où  il  retrouvait  des 
souvenirs  de  saint  François  de  Sales,  il  se  complaisait  à 
les  recueillir. 

Comme  la  misère  la  plus  grande  régnait  à  ce  moment 
dans  les  alentours  de  Paris,  on  y  organisa  des  réunions  de 
charité,  afin  de  pourvoir  aux  besoins  des  pauvres.  Jean 
d'Arenthon  fut  invité  à  y  prendre  la  parole.  Il  le  fit  avec 
empressement.  «  J'ai  eu  la  consolation  et  l'honneur  d'être 
employé  deux  ou  trois  fois  la  semaine  dans  les  diverses 
assemblées,  pour  y  faire  des  exhortations  (2).  » 

Il  avait  autour  de  lui  pour  l'encourager,  la  première 
présidente  Madame  de  Brienne,  la  comtesse  de  Morel  et 
Madame  de  Nemours. 

Lullin  avait  déjà  passé  plus  de  quatre  mois  à  Paris, 
sans  trop  avancer  les  affaires  de  la  république,  et  le  temps 
lui  paraissait  long.  Le  roi  le  mit  enfin  en  présence  de 
l'évêque  et  de  ses  ministres.  Ils  eurent  des  explications 
relatives  surtout  à  trois  localités  :  Chancy,  Avully,  et 
Moëns,  qui  étaient  mises  sur  le  même  pied  que  les  autres 
communes  du  pays  de  Gex.  Il  serait  trop  long  de  raconter 
toute  cette  histoire  qui  se  relie  à  l'exécution  des  traités 
de  1569.  Qu'il  suffise  de  dire  quel  fut  le  jugement  pro- 
noncé par  le  roi  et  par  le  Conseil  des  ministres.  L'évêque 
Jean  d'Arenthon  en  rend  compte  en  ces  termes  au  Pape 
Alexandre  VII. 

(1)  Lettre  de  Jean  d'Arenthon  du  26  mai. 

(2)  Lettre  à  Madame  Royale,  20  mai  1662. 


—  251  — 


«  Très  Saint-Pèke. 

t  II  est  bien  juste  que  je  rende  compte  à  Votre  Sainc- 
teté  du  voyage  que  j'ay  faict  à  la  cour  de  France  pour  le 
bien  de  mon  diocèse,  puisque  ce  n'est  que  par  vos  ordre, 
que  je  l'ai  exécuté,  qu'il  n'a  été  soutenu  que  par  ses  pieuses 
libéralités,  et  que  j'en  dois  tout  le  bon  succès  à  ce  bref  si 
avantageux  pour  les  intérêts  de  la  religion,  et  si  glorieux 
pour  moi,  dont  elle  a  eu  la  bonté  de  me  charger. 

«  C'est  ce  bref,  Très-Saint  Père,  que  le  roy  a  reçu  avec 
une  vénération  digne  de  l'auguste  qualité  qu'il  porte  de 
fils  ainé  de  l'Eglise,  qui  m'a  fait  trouver  auprès  de  luy,  un 
fond  inépuisable  de  bonté,  qui  a  été  si  extraordinaire, 
qu'elle  est  allée  jusqu'à  m'offrir  des  secours  considérables 
pour  les  frais  de  mes  poursuites,  et  qui  a  inspiré  aux  deux 
reines,  mais  particulièrement  à  la  reine-mère,  le  zèle  ardent 
qu'elles  ont  témoigné  pour  la  justice  de  ma  cause,  la- 
quelle est  enfin  terminée,  malgré  toutes  les  intrigues  et 
efforts  des  hérétiques,  par  deux  arrêts  rendus  le  10  de  ce 
mois,  au  rapport  du  sieur  Poncet  dans  le  Conseil  d'enhaut 
et  conférences  dans  celui  d'Etat,  par  le  premier  des  quels 
le  Roy  a  ordonné  que  les  habitants  de  Gex,  n'auraient 
désormais  que  deux  temples  pour  l'exercice  de  leur  reli- 
gion protestante,  leur  déclarant  qu'il  leur  a  accordé  par 
une  grâce  toute  particulière  et  qu'il  ne  veut  anciennement 
que  l'Edit  de  Nantes  ait  lieu  dans  cette  province,  qui 
n'était  pas  encore  unie  à  la  couronne  quand  le  traité  fût 
fait. 

«  Il  a  ordonné  de  plus  par  le  même  arrêt  que  tous  les 
autres  temples  seraient  incessamment  démolis  et  rasés, 
qu'il  nommait  pour  l'exécution  de  cette  ordonnance,  le 
sieur  Bouchu  (1).  » 

(i)  Lettre  de  Jean  d'Arenthon  au  Pape.  Vie  de  Mgr  Jean  d'Arenthon, 
page  100. 


—  252  — 

Immédiatement  après  que  l'arrêté  fut  rendu,  Jean 
d'Arenthon  en  donna  communication  à  Son  Altesse,  par 
une  lettre  datée  de  Saint-Germain  en  Laye,  en  lui  founis- 
sant  des  détails  intimes  sur  ce  qui  suivit  la  promulgation. 

«  La  bonne  reyne  me  fit  appeler  hier  au  soir  pour  me 
témoigner  la  joye  dont  elle  termina  l'expression  par  ces 
mots  : 

«  Croyez  bien,  M.  de  Genève,  que  j'embrasserai  de  bon 
cœur  le  roi,  quand  il  passera  ce  soir  dans  mon  apparte- 
ment (1).  » 

Ce  qui  avait  été  arrêté  fut  accompli  par  les  ordres  de 
l'intendant  de  Bourgogne,  Monsieur  Bouchu.  Il  commença 
par  Gex,  et  bientôt,  des  temples  érigés  dans  ce  pays,  il 
n'en  resta  que  deux  ouverts  :  celui  de  Sergy  et  celui  de 
Fernex. 

La  reine  aurait  voulut  qu'on  assignât  dans  Genève  une 
église  où  l'on  pût  prêcher  en  faveur  des  sujets  du  roi, 
en  attendant  qu'on  puisse  obtenir  de  la  république  une 
plus  entière  liberté  de  conscience.  Le  roi  répondit  que  la 
politique  de  ses  ministres  limitait  ses  désirs  (2). 

Alors  la  reine  manifesta  le  désir  de  garder  Jean  d'Aren- 
thon en  France,  en  lui  offrant  un  évêché.  «  Madame,  lui 
dit-il,  j'ai  une  épouse.  »  La  reine  lui  répliqua  :  «  Mais  croyez 
vous,  Monsieur  de  Genève,  qu'on  ne  puisse  pas  passer  d'un 
évêché  à  un  autre  ?  »  «  C'est  un  mariage,  répondit  Jean. 
Ainsi,  faites-moi,  si  vous  le  voulez,  mourir  dans  Genève,  ou 
tout  au  moins  dans  les  fossés  de  Genève,  j'y  consens.» 

Lorsque  Jean  d'Arenthon  alla  prendre  congé  du  roi  et 
le  remercier  d'avoir  accueilli  sa  demande,  il  ne  lui  répon- 
dit que  ces  deux  mots  :  «  Monsieur  de  Genève,  il  n'était 

(1)  Lettre  de  Jean  d'Arenthon,  du  2  août  1662. 

(2)  Lettre  de  Jean  d'Arenthon,  26  mai  1662. 


—  253  — 

point  nécessaire  de  me  remercier,  car  je  ne  vous  ai  fait 
que  justice.»  Toutefois,  pour  le  dédommager  de  ses  frais 
de  voyage,  il  lui  offrit  mille  écus,  que  l'évêque  refusa.  Sur 
les  observations  de  la  princesse  de  Carignan,  qui  lui  dé- 
clara que  la  reine-mère,  voulant  qu'il  se  fît  un  arsenal 
spirituel,  prendrait  pour  un  affront  son  refus,  il  se  décida 
à  accepter  cette  somme;  mais,  dit-il,  «  j'avais  si  peu  d'atta- 
chement à  l'argent,  que  d'abord  que  je  le  reçus,  je  le  mis 
tout  en  livres,  pour  commmencer  une  bibliothèque  pour  le 
séminaire  (1).  » 

Jean  d'Arenthon  partit  de  Paris  le  5  septembre  pour 
rentrer  à  Annecy,  en  passant  par  Chambéry  et  par 
Vienne,  où  il  alla  saluer  son  nouveau  métropolitain.  Revenu 
dans  sa  ville  épiscopale,  il  espérait  y  goûter  quelques 
jours  de  repos,  lorsqu'il  reçut  de  Turin  une  invitation 
pour  bénir  le  mariage  de  Son  Altesse,  et  de  Madame  la 
duchesse  royale  au  château  de  Chambéry,  qui  faisait  alors 
partie  du  diocèse  de  Grenoble.  Monseigneur  d'Arenthon 
ne  voulant  pas  empiéter  sur  les  droits  de  l'Ordinaire, 
écrivit  à  Son  Altesse  qu'il  ne  pourrait  se  rendre  à  Cham- 
béry, sans  offusquer  le  vieil  évêque.  Pour  montrer  l'estime 
dont  jouissait  Jean  d'Arenthon  à  la  cour,  les  époux  vinrent 
à  Annecy  pour  y  recevoir  la  bénédiction  nuptiale.  Après  la 
cérémonie,  ils  lui  proposèrent  de  leur  exposer  ses  besoins, 
en  promettant  d'y  subvenir.  Jean  répondit  «  qu'il  ne  voulait 
user  des  bontés  de  Leurs  Altesses,  jusqu'à  ce  qu'il  eût  pu 
trouver  une  maison  commode  pour  établir  le  séminaire 
qui  était  l'ouvrage  le  plus  glorieux  qu'on  pût  entreprendre 
en  ce  pays  (2).  » 

L'œuvre  par  excellence  de  Jean  d'Arenthon  fut  en  effet 
l'établissement  du  grand  séminaire  d'Annecy. 

(1)  Lettre  de  Jean  d'Arenthon,  4  septembre  1662. 

(2)  Lettre  du  3  février  1662. 


—  254  — 

Les  jeunes  clercs,  qui  se  disposaient  à  entrer  dans  le  sa- 
cerdoce, recevaient  déjà  des  leçons  de  théologie.  Ils  étaient 
même  obligés  de  passer  quelques  semaines  en  retraite 
chez  Messieurs  de  Saint-Lazare,  pour  se  préparer  aux  or- 
dinations. Ce  n'était  cependant  pas  l'école  sacerdotale 
prescrite  aux  évêques  par  le  saint  concile  de  Trente.  Jean 
d'Arenthon  voulut  combler  cette  lacune.  Il  s'adressa  dans 
ce  but  au  Pape,  qui  bénit  son  projet,  et  s'engagea  à  lui 
payer,  sa  vie  durant,  cinquantes  pistoles  pour  l'entretien 
des  jeunes  clercs.  Encouragé  par  ce  début,  il  se  tourna 
vers  Leurs  Altesses  Royales  et  leur  offrit  de  se  démettre  de 
sa  commanderie  de  Queirs  et  de  Chivaz,  pourvu  que  les 
revenus  en  fussent  affectés  au  séminaire  ;  ce  qui  lui  fut 
accordé.  Il  intéressa  encore  plusieurs  autres  grands  per- 
sonnages à  son  projet  et  fit  ensuite  appel  à  son  clergé  qui 
lui  promit  de  le  seconder  dans  son  entreprise. 

Bref,le  26 avril  1663,  Jean  d'Arenthon  déclaraàsesprêtres, 
réunis,  en  synode  qu'il  allait  se  mettre  à  l'œuvre.  Il  ne  se  fai- 
sait pas  illusion  sur  les  difficultés  qn'il  devait  rencontrer, 
surtout  de  la  part  de  ceux  qui  avaient  intérêt  au  succès  de 
cette  entreprise.  Les  plus  opposants  furent  «  ceux  qui 
croyaient  que  la  crosse  devait  être  héréditaire  dans  une 
famille.  «  Ils  interprétaient  mal  son  zèle.  €  Voilà,  écrivait-il 
à  M.  le  marquis  de  Saint-Thomas,  le  principe  de  ma  croix.  • 
Il  n'en  persévéra  pas  moins  dans  toutes  ses  démarches, 
pour  obtenir  le  terrain  qui  lui  semblait  le  plus  propre  à 
bâtir.  Il  avait  d'abord  jeté  les  yeux  sur  l'emplacement  du 
Marquisat,  envahi  par  une  flaque  d'eau,  ensuite  sur  le 
Pâquis.  Après  bien  des  hésitations,  Jean  d'Arenthon  choisit 
le  local  des  prêtres  de  la  mission,  qu'il  déclara  recteurs 
perpétuels  de  cet  établissement  (1). 

(1)  Voyez  les  actes  dans  les  Souvenirs  historiques  d'Annecy,  par 
M.  le  chanoine  Mercier,  pages  365  et  366. 


—  255  — 


Pour  subvenir  aux  frais  de  construction,  Jean  d'Aren- 
thon  renouvela  son  appel  au  clergé,  déclarant  qu'il  comptait 
sur  son  appui.  «  Puisque  les  lois  canoniques,  ajouta-t-il,  auto- 
risent, en  cas  d'urgence,  et  lorsque  la  religion  y  est  intéres- 
sée, les  évêques  à  prélever  des  décimes  sur  les  revenus 
des  bénéfices,  je  recourrai  à  ce  moyen  avec  réserve;  le 
taux  le  plus  élevé  ne  dépassera  pas  une  pistole.  » 

Le  chanoine,  qui  avait  été  l'âme  de  l'opposition  faite  au 
choix  de  Jean  d'Arenthon,  profita  de  cette  circonstance 
pour  lui  susciter  de  nouveaux  ennuis.  Non  content  de 
chercher  à  soulever  les  curés  contre  le  premier  pasteur, 
il  se  mit  à  chansonner  l'évêque  et  le  Chapitre  dans  des 
vers  satiriques,  en  latin  et  en  français,  qu'il  adressa  aux 
personnages  les  plus  marquants.  Il  n'était  pas  jusqu'à 
l'établissement  du  grand  séminaire  qui  ne  fut  maltraité. 
On  y  reconnut  facilement  la  plume  du  sieur  Magistry,  qui 
s'était  déjà  attiré  de  graves  désagréments  par  ses  produc- 
tions littéraires  de  mauvais  goût.  Lorsque  son  nom  fut 
dans  toutes  les  bouches,  l'évêque  se  constitua,  avec  une 
bienveillance  inouïe,  son  défenseur.  Il  conjura  le  prince  et 
le  Chapitre  de  maintenir  cet  imprudent  dans  son  bénéfice, 
attribuant  sa  mauvaise  action  à  des  instigations  inhabiles. 
En  lui  accordant  son  pardon,  il  se  contenta  de  lui  dire 
«  qu'il  trouverait  toujours  en  lui  un  cœur  de  père,  pourvu 
qu'en  se  convertissant  il  ne  vînt  plus  scandaliser  son  trou- 
peau (1).  « 

Il  aurait  voulu  que  chaque  prêtre  de  son  diocèse  fût  un 
apôtre  dans  sa  paroisse  par  sa  doctrine  et  ses  exemples. 
Ne  pouvant  suivre  ses  curés  dans  leur  presbytère,  il  en  confia 
la  surveillance  à  MM.  les  archiprêtres,  les  obligeant  à  lui 
signaler,  à  l'époque  du  synode,  les  infracteurs  des  constitu- 
tions du  diocèse.  Bon  et  indulgent  pourceux  qui  luiavouaient 

(1)  Vie  de  Messire  Jean  d'Arenthon,  page  126. 


—  256  — 

franchement  leurs  torts,  il  était  d'une  fermeté  inexorable 
pour  ceux  qui  cherchaient  à  les  dissimuler,  surtout  lorsque 
l'honneur  du  ministère  sacerdotal  y  était  engagé.  Ils  étaient 
exclus  de  tout  concours,  dût-il  pour  cela  être  traduit  à  la 
barre  du  sénat,  en  appel  d'abus.  Les  recommandations  des 
seigneurs  n'avaient  alors  pour  lui  aucune  valeur.  Il  ne 
montrait  de  déférence  que  pour  celles  de  Son  Altesse,  dont 
il  connaissait  la  prudence  et  les  vertus. 

Sa  sollicitude  pastorale  s'étendait  à  tous  les  établisse- 
ments religieux  de  son  diocèse.  Chaque  année,  il  les  visi- 
tait au  retour  de  ses  tournées  pastorales  et  s'informait  de 
ce  qui  touchait  à  la  direction.  Quelques  religieux  invo- 
quant des  exemptions  prétendaient  entendre  les  confes- 
sions, avec  la  seule  approbation  de  leur  Provincial.  Il  les 
obligea,  sous  peine  d'interdit,  à  la  demander  à  l'Ordinaire 
du  diocèse  ou  à  son  grand  vicaire  (1).  Il  y  eut  des  murmures, 
mais  il  s'appuya  sur  les  décisions  du  concile  de  Trente. 

Il  établit  aussi,  pour  les  couvents  de  femmes,  des  règles 
sévères  pour  la  clôture. 

La  maison  qu'il  affectionnait  le  plus  était  celle  qui  lui 
rappelait  les  souvenirs  de  saint  François  de  Sales  et  de 
Madame  de  Chantai.  Il  y  éprouva  néanmoins  quelques 
contrariétés  de  la  part  d'une  sœur,  qui,  malgré  tout  son 
talent  et  son  zèle,  ne  sut  pas  toujours  être  modérée  et  sou- 
mise. Dans  une  circonstance  surtout,  elle  ne  put  subir  l'op- 
position de  monseigneur  d'Arenthon.  Il  voyait  avec  une 
extrême  peine  que  la  Visitation  perdait  le  cachet  silen- 
cieux imprimé  par  le  saint  fondateur  à  son  œuvre.  Les 
grandes  dames  affluaient  au  parloir;  les  visites  étaient 
nombreuses.  L'époque  de  la  nomination  d'une  nouvelle 
supérieure  étant  arrivée,  il  était  question  de  choisir  une 


(1)  Lettre  de  Jean  d'Arenthon,  16  octobre  1662. 


—  257  — 

jeune  religieuse.  L'évêque  appuya  fortement  en  cette 
circonstance  la  mère  de  Rabutiu. 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  courroucer  celle  qui 
aurait  désiré  conserver  dans  la  maison  mère  l'influence 
qu'elle  y  avait  acquise  par  ses  longs  services. 

Les  motifs  qui  guidèrent  en  cette  circonstance  monsei- 
gneur d'Arenthon  furent  la  gloire  de  Dieu  et  l'attachement 
qu'il  avait  voué  à  l'Institut  de  la  Visitation.  Écrivant 
à  M.  R.,  à  l'occasion  du  choix  de  la  mère  de  Rabutin,  il  di- 
sait «  qu'il  comptait  que  dans  peu  de  mois  elle  ferait  revi- 
vre l'esprit  du  bienheureux  François  de  Sales.  »  Faisant 
ressortir  son  caractère  humble,  il  rappelait  que  Madame 
de  Chantai  avait  recommandé,  sur  son  lit  de  mort,  à  ses 
sœurs  de  garder  la  mère  Rabutin  dans  le  premier  monas- 
tère, parce  que  son  exemple  devait  régler  tout  l'Institut  et 
que  sa  vie  était  une  loi  vivante  des  filles  de  la  Visita- 
tion (1). 

Le  sort  des  habitants  du  bailliage  de  Gex  préoccupait 
vivement  Jean  d'Arenthon.  Les  temples  avaient  été  ou 
ruinés  ou  détruits;  la  voix  de  l'erreur  ne  s'y  faisait  plus 
entendre,  mais  les  cœurs  n'étaient  pas  convertis. 

Ce  n'est  pas  en  effet  par  la  violence  que  s'établit  le 
règne  de  la  vérité;  si  elle  triomphe,  c'est  l'œuvre  de  la 
grâce,  et  la  douce  persuasion  est  la  récompense  d'un  zèle 
pur  et  éclairé.  Jean  d'Arenthon  le  comprit;  aussi  obtint-il 
de  Louis  XIV  l'autorisation  de  faire  une  tentative  toute 
pacifique  d'évangélisation  à  l'aide  de  missionnaires  éprou- 
vés, qui  vinrent  s'établir  à  Gex  et  dans  les  environs. 

Pendant  quatre  ans  ils  parcoururent  les  localités  envi- 
ronnant Genève  et  y  firent  entendre  leurs  voix.  Jean  d'A- 
renthon y  vint  lui-même,  et  s'adjoignit  à  ses  envoyés,  mar- 
chant par  escouade,  sous  la  direction  des  abbés  Brisacier, 


(1)  Archives  de  Turin.  Lettre  du  5  octobre  1662. 


17 


—  258  — 

aumônier  de  la  reine  ;  Gédoin  et  Chamillard,  vaillants  ou- 
vriers dont  la  voix  éloquente  avait  retenti  avec  succès 
dans  diverses  localités. 

Le  terrain  du  pays  de  Gex  a  toujours  passé  pour  sté- 
rile, ingrat  même.  Aussi,  au  début,  les  zélés  missionnaires, 
au  lieu  d'y  faire  une  moisson  abondante,  ne  purent  ré- 
colter que  quelques  rares  épis.  Sans  se  décourager,  Jean 
d'Arenthon  revint  à  la  charge  jusqu'à  trois  fois.  Enfin,  il 
put  se  réjouir  des  heureuses  dispositions  de  ses  auditeurs, 
et  si,  aujourd'hui  encore,  il  reste  un  peu  de  foi  parmi  nos 
voisins,  nous  pouvons  dire,  que  si  saint  François  de  Sales 
fut  l'apôtre  du  Chablais,  Jean  d'Arenthon  fut  celui  du 
bailliage  de  Gex. 

Ses  prédications  eurent  un  certain  retentissement  à 
Genève,  carie  Consistoire  s'en  occupa  le  7  mai  1664  et 
prit  un  arrêté  pour  inviter  MM.  les  pasteurs  «  à  en  parler 
en  chaire,  afin  que  les  gens  de  la  ville  n'aillent  pas  ouïr 
les  missionnaires  qui  sont  au  bailliage  de  Gex  (1).  » 

Il  en  fut  de  même,  lorsqu'il  revint  à  Collonges  pour  le 
même  genre  d'exercices,  tant  on  semblait  craindre  l'effet 
des  cérémonies  religieuses  sur  les  protestants  déjà 
ébranlés. 

En  l'année  1670,  Jean  d'Arenthon  d'Alex  était  revenu 
dans  le  pays  de  Gex  pour  y  donner  la  confirmation.  Lors- 
que les  magistrats  de  Genève  apprirent  que  l'évêque  devait 
officier  le  18  juin  au  Grand-Saconnex,  ils  se  consultèrent 
sur  les  moyens  à  prendre  pour  empêcher  les  habitants  de 
la  ville  de  se  rendre  à  cette  cérémonie.  Il  fut  arrêté  que 
•  défense  serait  faite,  à  tous  citoyens  et  habitants,  de  sortir 
ce  jour-là  de  la  ville  pour  aller  au  Grand-Saconnex,  sous 
peine  de  10  écus  d'amende.  »  Il  fut  de  plus  ordonné  au 


(1)  Extrait  des  registres  du  Consistoire,  7  mai  1664. 


—  259  — 

sergent-major  et  au  capitaine  de  garde  au  poste  de  Corna- 
vin  de  tenir  la  main  à  l'exécution  de  cet  arrêté  (1). 

Malgré  le  chiffre  énorme  de  10  écus  d'amende,  il  prit 
néanmoins  fantaisie  à  quelques  personnes  de  s'aventurer 
sur  cette  route  et  de  voir  ce  qui  se  passait  dans  ce  village. 
Les  magistrats  avaient  en  ces  cas  leurs  espions,  qui  ve- 
naient leur  rendre  un  compte  fidèle  de  ce  qu'ils  avaient 
appris. 

Le  lundi  26  juin  étaient  cités  à  leur  barre,  Judith  Lom- 
bard, femme  de  Jacob  Lombard  ;  Thérèse  Jaque,  femme 
d'Isaac  Meylan;  Etienne  Tripelourg,  et  Jean-Jacques  Gai, 
«  pour  avoir  été  dimanche  18  courant  au  Grand-Saconnex, 
contre  la  défense,  voir  l'évêque  et  ouïr  le  sermon  (2).  « 

Les  prévenus  firent  valoir  leur  ignorance  de  l'arrêté 
et  le  motif  de  curiosité  qui  seul  les  avait  guidés  dans  cette 
course. Ils  furent  admonestés,  censurés,  renvoyés  au  Consis- 
toire et  condamnés  chacun  à  15  fr.  d'amende. 

Mais  ils  n'étaient  pas  les  seuls  coupables.  D'autres 
encore  avaient  été  mandés  et  faisaient  défaut.  C'étaient 
Samuel  Malet  et  son  neveu;  Demure  Curial,  Lesson,  Mou- 
chon,  Jacob  Nicq,  monteur  d'armes  ;  Nicolarde  Montant, 
Abraham  Escuyer  et  la  nommée  de  La  Rue.  On  prononça 
contre  eux  une  menace  de  15  francs,  s'ils  ne  paraissaient 
pas  le  lendemain  au  Consistoire. 

Le  28  juin,  nouvelle  enquête.  Demoiselle  Anna  Voisin 
avoua  avoir  entendu  depuis  la  porte  le  sermon  de  l'évêque, 
en  compagnie  de  sa  fille;  elle  fut  condamnée  à  15  francs 
d'amende.  Gabriel,  fils  d'Isaac  Malet,  reconnut  «  avoir  ouï 
le  sermon  »  ;  même  peine.  Abraham  Escuyer  est  entré  par 
curiosité  dans  l'église  pour  voir  la  Confirmation;  il  y  a  vu 
des  femmes  à  genoux,  Soulex,  Soux  et  son  fils.  Tous  sont 

(1)  Registre  du  Conseil,  17  juin  1670. 

(2)  Registre  du  Consistoire,  2ti  juin  1070. 


-  260  — 

passibles  de  15  francs  d'amende,  ainsi  que  les  accusés 
Marie  La  Rue  et  Jacob  Gruber. 

Pour  ceux  qui  se  sont  mis  à  genoux  au  moment  où  pas- 
sait l'évêque,  c'est  une  autre  peine.  Ils  sont  condamnés 
au  crotton,  au  pain  et  à  l'eau,  durant  une  journée.  Mais 
il  y  a  encore  quelques  délinquants.  S'ils  ne  viennent  le 
lendemain,  50  fr.  d'amende.  C'est  Pierre  Marc  Varro,  et 
Nicolarde  Montan.  La  crainte  les  amène;  sont  condamnés 
à  15  fr. 

Mentionnons  la  joie  qu'il  éprouva  en  recevant  la  nou- 
velle de  la  canonisation  de  saint  François.  Il  en  présida 
avec  bonheur  les  pompeuses  solennités,  en  1666. 

Une  des  grandes  préoccupations  de  l'épiscopat  de  Jean 
d'Arenthon,  comme  elle  l'avait  été  de  ses  prédécesseurs, 
fut  la  conversion  de  Genève.  Il  ne  pouvait  voir  de  loin  les 
tours  de  Saint-Pierre  sans  que  le  cœur  lui  battît.  «  C'est 
t  là,  disait-il,  avec  tristesse,  notre  cathédrale,  elle  a  été 
«  le  siège  de  quatre-vingt-quinze  évêques,  mes  prédéces- 
«  seurs.  »  Mais  il  comprenait  qu'il  n'avait  qu'à  attendre 
l'heure  de  la  Providence  et  à  prier. 

«  Quand  à  Genève,  dit-il  dans  une  lettre  à  Son  Altesse, 
il  n'y  a  rien  à  faire  pour  le  moment,  qu'à  former  un  siège 
spirituel  devant  cette  malheureuse  ville  par  nos  prières  et 
par  le  soin  que  je  prendrai  désormais  de  ne  faire  que  de 
bons  prêtres  par  le  moyen  du  séminaire  (1).  » 

Il  soupirait  alors,  et  il  priait  pour  le  triomphe  de  la 
vraie  foi  et  le  retour  des  égarés  au  sein  de  l'Eglise.  Il 
voyait  toujours  avec  tristesse  partir  les  villageois  de  son 
diocèse  pour  prendre  à  Genève  du  service,  de  crainte  qu'ils 
ne  tombassent  dans  les  pièges  de  l'hérésie.  Il  avait  or- 
donné à  ses  curés  de  proclamer,  à  ce  sujet,  des  défenses. 
Bien  loin  donc  de  favoriser  ces  émigrations,  les  évêques 

(1)  Lettre  du  11  mai  1666. 


—  261  — 

les  repoussaient,  comme  aussi  ils  redoutaient  de  voir  les 
protestants  s'établir  dans  l'intérieur,  pour  y  exploiter  des 
industries. 

Sachant,  néanmoins,  que  les  campagnards  voisins  de 
Genève  y  étaient  attirés  pour  la  vente  de  leurs  denrées, 
et  que  plusieurs  s'y  louaient  pour  servir,  il  voulut,  du 
moins,  leur  faciliter  l'assistance  à  la  sainte  messe  le 
saint  jour  du  dimanche.  Dans  ce  but,  il  fit  construire  à 
Pesay,  à  l'extrême  frontière  des  terres  de  Savoie,  une 
chapelle  consacrée  au  saint  enfant  Jésus,  et  y  plaça  un 
prêtre,  comme  desservant. 

Il  fut  aidé,  dans  cette  fondation,  par  un  personnage 
nommé  Jérôme  Lunati,  qui  était  venu  apostasier  à  Ge- 
nève et  revenu  à  des  sentiments  meilleurs,  et  ayant  fait 
abjuration ,  offrit  à  Mgr  Jean  d'Arenthon ,  ses  écono- 
mies, en  mettant  à  sa  charge  l'entretien  de  ses  enfants  (1). 

Ce  ne  fut  pas  sans  des  clauses  très-onéreuses  que  Lunati 
laissa  son  bien  de  Pesay  à  Mgr  Jean  d'Arenthon,  car,  en 
consignant  ses  dernières  volontés  dans  son  testament, 
daté  du  1er  octobre  1G85,  l'évêque  déclare  avoir  fourni  des 
sommes  considérables,  soit  pour  la  construction  de  cette 
chapelle,  soit  pour  la  liquidation  des  dots  réservées  en  fa- 
veur des  filles  et  d'une  nièce  de  Lunati.  En  somme,  la  ces- 
sion de  cette  propriété  de  Pesay  devint  une  très-lourde 
charge  pour  Mgr  d'Arenthon,  surtout  lorsque  la  chapelle 
fut  construite.  On  l'imposa,  tandis  qu'auparavant  elle  était 
exempte  de  toute  contribution,  comme  propriété  apparte- 
nant à  un  ressortissant  de  Genève.  Passée  entre  des  mains 
catholiques,  elle  perdait  ce  privilège.  C'était  une  des  injus- 
tices sanctionnées  au  traité  de  Saint- Julien.  Jean  d'Arenthon 
protesta  vainement  contre  cette  mesure  qui  était  de  nature 
à  empêcher  les  conversions.  Il  ne  put  obtenir  gain  de 


(1)  L'histoire  de  Lunati  est  trop  curieuse  pour  que  nous  la  passions  sous 
silence.  Nous  la  renvoyons  aux  Pièces  justificatives,  n"  IX. 


—  262  — 

cause.  C'est  alors  qu'il  écrivit  à  Son  Altesse  une  longue 
lettre  dans  laquelle  il  exprimait  ses  regrets  d'être  obligé 
de  fermer  cette  chapelle. 

«  Après  les  grandes  dépenses  que  j'ai  faites,  il  serait  fâ- 
cheux que  le  culte  ne  pût  pas  s'y  continuer,  puisque  cha- 
que dimanche  on  y  compte  plus  de  400  personnes  qui  vien- 
nent de  Genève  (1).  » 

Pendant  tout  le  cours  de  sa  vie,  Jean  d'Arenthon  avait 
eu  le  désir  de  voir  s'opérer  la  conversion  de  Genève.  Cette 
même  pensée  perce  dans  son  testament.  S'il  cède  cent 
pistoles  au  Chapitre  de  sa  cathédrale,  «  c'est  afin  d'ériger 
un  trône  à  N.  S.  J.  C.  pour  qu'il  domine  un  jour  sur  sa 
chère  et  pauvre  ville  de  Genève  pour  laquelle  il  a  tant 
prié.  »  Encore  un  monument  de  ses  pieux  désirs. Où  voudrait- 
il  reposer  après  sa  mort?  Ah  !  comme  saint  François  de 
Sales,  c'est  dans  sa  cathédrale  de  saint  Pierre  à  Genève. 

«  Si  Dieu,  dit-il,  me  faisait  mourir  dans  Genève,  je  ne 
voudrais  pas  d'autre  mausolée  qu'une  pierre  à  l'entrée  du 
chœur  sur  laquelle  on  graverait  ces  mots  : 

OLIM  EPISCOPUS  GENEVENSIS 
KUNC    VEBMIS    PULVIS    ET  NIHIL 
MISEBEMINI  MEI  (2)  • 

Quelle  profonde  humilité  dans  cette  épigraphe!  quelle 
leçon  ! . . . 

Rien  ne  resta  étranger  au  zèle  de  Jean  d'Arenthon.  Il 
fut  l'ami  des  pauvres  et  chercha  à  alléger  leurs  besoins. 
Comme  ses  prédécesseurs,  il  eut  l'occasion  de  montrer  sa 
charité  au  temps  des  calamités  qui  ravagèrent  son  dio- 
cèse. Sans  parler  de  l'incendie  de  Sallanches,  qui  en 

(1)  Lettre  du  13  mai  1072. 

(2)  Vie  de  Messirc  Jean  d'Arenthon. 


—  '263  — 

anéantit  toutes  les  demeures,  et  de  celui  d'Alby,  qui  lui 
envoya  une  légion  de  mendiants,  il  vit  fondre  sur  Annecy 
et  les  environs  un  terrible  fléau,  qui  dévasta  toute  la  con- 
trée. 

C'était  en  1669.  Après  avoir  épuisé  toutes  ses  res- 
sources, l'évêque  recourut  à  Son  Altesse,  par  l'entremise 
de  son  protecteur,  M.  le  marquis  de  Saint- Thomas,  en  lui 
mandant  «  qu'en  moins  de  trois  mois  de  temps  la  mort  avait 
frappé  6,000  personnes.  Les  fièvres  pernicieuses  ou  mali- 
gnes avaient  enlevé  ce  qu'il  y  avait  de  plus  brave  et  de 
plus  vigoureux.  J'ai  la  solution,  ajoutait-il,  de  voir  finir 
saintement  ceux  qui  meurent  (1).  « 

Une  sécheresse  désolante  vint  s'ajouter  à  toutes  ces 
calamités.  Aussi  comptait-on  dans  la  seule  ville  d'An- 
necy 600  misérables,  à  l'existence  desquels  il  fallait  pour- 
voir. 

Mgr  d'Arenthon  prit  soin  d'eux  au  double  point  de  vue 
moral  et  matériel.  Il  rassemblait  les  indigents  dans  une 
église  et  leur  distribuait  la  Parole  sainte.  A  l'issue  des 
pieux  exercices,  auxquels  il  les  convoquait,  s'opéraient 
des  distributions  de  vivres  qu'il  présidait,  invitant  les  cha- 
noines de  la  collégiale  et  de  la  cathédrale  à  se  constituer 
les  serviteurs  des  pauvres.  Ayant  été  témoin,  en  France, 
des  prodiges  opérés  par  les  Hospices  généraux,  il  en  ouvrit 
un  à  Annecy,  qu'il  plaça  sous  la  protection  du  Bienheureux 
Amédée  de  Savoie,  pour  recevoir  les  indigents  dépourvus 
d'asile.  Afin  d'unir  la  charité  spirituelle  à  la  charité  corpo- 
relle, il  créa  la  société  des  Bons  Amis,  dont  les  membres 
devaient  s'édifier  mutuellement  et  s'entr'aider  par  de 
bons  conseils  et  de  bons  exemples. 

Si  la  charité  de  Jean  d'Arenthon  fut  grande,  sa  foi  ne 
fut  pas  moins  vive. 

(1)  Lettre  du  17  décembre  1069. 


—  264  — 

Déjà  en  1662,  époque  de  la  nomination  de  Jean  d'Aren- 
thon  au  siège  de  Genève,  on  avait  mis  en  suspicion  sa  foi  en 
le  dénonçant  à  Rome  comme  versant  dans  le  jansénisme. 
On  revint  à  cette  accusation  en  1675. 

A  cette  époque,  on  faisait  grand  bruit  du  Formulaire  qui 
se  signait  en  beaucoup  de  pays  contre  le  jansénisme.  Il 
fut  question,  au  sein  du  Chapitre,  d'en  proposer  la  sous- 
cription au  clergé  du  diocèse.  Mgr  d'Arenthou,  tout  en 
adhérant  à  la  condamnation  d'une  doctrine  qu'il  réprou- 
vait, demanda  s'il  était  bien  à  propos  de  provoquer  cette 
manifestation,  t  Je  crains,  dit-il,  qu'il  n'y  ait  pas  unani- 
mité dans  le  clergé,  qui  a  étudié  dans  les  Universités  de 
Paris  et  de  Louvain,  où  cette  nouvelle  doctrine  est  con- 
troversée. > 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  fournir  à  quelques 
mécontents  l'occasion  d'arguer  contre  lui,  et  de  le  dénon- 
cer comme  janséniste.  Sa  foi  en  fut  révoltée,  et  il  écrivit 
à  M.  le  marquis  de  Saint-Thomas  les  lignes  suivantes:  «  La 
doctrine  que  j'ay  preschée  dans  ce  diocèse,  depuis  trente 
ans,  tant  en  qualité  de  théologal  que  de  grand  vicaire  et 
d'évesque;  le  soin  que  j'ay  pris  d'en  éloiguer  toutes  les 
nouveautés,  et  la  sentence  que  je  rendis,  il  y  a  deux  ans 
contre  un  chanoine  de  la  collégiale,  qui  avait  prêché  quel- 
ques propositions  suspectes,  marquent  assez  la  pureté  de 
ma  créance  et  la  sincérité  de  mon  zèle.  Mais  si  l'on  croit 
que  l'avis  que  j'ay  donné  à  Son  Altesse  Royale,  sur  la 
délibération  que  quelques  particuliers  de  la  cathédrale 
ont  prise  de  faire  signer  le  Formulaire,  puisse  fortifier  la 
calomnie,  je  déclare  que  ce  que  j'en  ay  fait,  ça  été  pure- 
ment pour  ne  pas  me  rendre  responsable  des  divisions  et 
des  tracas  que  ce  dessein  va  causer  dans  toute  cette  pro- 
cince  qui  a  vécu,  jusqu'à  présent,  par  les  soins  de  nos 
souverains,  dans  une  parfaite  tranquillité,  aussi  bien  que 
dans  la  pureté  et  la  doctrine  orthodoxe,  et  parce  qu'il 


—  265  — 

me  semble  que  ces  sortes  d'entreprises  doivent  émaner 
immédiatement  du  chef  visible  de  l'Eglise,  du  consente- 
ment du  souverain  et  être  exécutées  par  les  évesques  diocé- 
sains, qui  sont  les  ministres  de  la  vérité  et  de  l'Evan- 
gile, les  Anges  visibles  et  les  défenseurs  de  la  foy. 

«  Que  si  mes  ennemis  ont  encore  assez  d'artifices  pour 
tirer  des  avantages  à  mon  préjudice  de  la  justice  de  cette 
conduite,  qui  roule  sur  les  premiers  fondements  de  l'ordre 
et  de  la  discipline  de  l'Eglise,  je  déclare  que  je  suis  prêt 
à  signer  moy-même  le  premier  le  Formulaire  de  Rome, 
pourvu  que  Sa  Sainteté  me  commette  moy-même  pour  le 
faire  signer  à  tous  les  ecclésiastiques  séculiers  et  régu- 
liers de  mon  diocèse. 

«  Par  la  grâce  de  Notre-Seigneur,  je  n'ay  jamais  hésité 
dans  la  foy  de  l'Eglise  romaine  ny  dans  la  soumission  que 
je  doys  au  Saint-Siège  (1).  » 

On  était  allé  plus  loin  dans  l'accusation  contre  Jean 
d'Arenthon.  On  avait  répandu  le  bruit  que  les  prêtres  de 
la  mission,  «  au  su  de  l'évesque,  usaient,  dans  les  directions 
spirituelles,  de  livres  condamnés.  » 

L'évêque,  qui  les  avait  appelés,  ne  pouvait  se  taire. 
Aussi  leur  rendit-il  ce  beau  témoignage  : 

«  Cette  calomnie  est  si  injurieuse  et  si  nuisible  à  ce 
pauvre  diocèse,  que  je  suis  obligé,  en  conscience,  de  dire 
à  Votre  Altesse  Royale  qu'il  n'est  point  d'ecclésiastiques 
ny  séculiers  ny  réguliers,  dans  toute  l'Eglise  de  Dieu,  si 
éloignés  des  nouveautés  et  des  doctrines  du  temps  que  le 
sont  les  bons  prêtres  de  la  Mission.  Outre  qu'ils  sont  les 
enfants  du  feu  M.  Vincent  de  Paul,  qui  a  toujours  été 
notoirement  l'ennemi  et  le  fléau  des  jansénistes,  Votre 
Altesse  Royale  peut  juger  de  la  doctrine  de  ceux  qui 


(1)  Archivas  royales.  Lettre  «lu  24  février  1075. 


—  260  — 

sont  dans  Annessy  par  les  sentiments  de  ceux  qui  sont 
dans  Turin  et  dans  Rome,  et  j'ajoute  que  si  toute  la 
France  reconnaît  et  avoue  qu'il  n'est  guère  de  clergé  dans 
l'Eglise  plus  florissaint  et  mieux  réglé  que  celuy  du  dio- 
cèse de  Genève,  après  Dieu,  j'en  ay  toute  l'obligation  aux 
intercessions  du  grand  saint  François  de  Sales,  à  la  pieuse 
protection  de  Votre  Altesse  Royale,  et  au  zèle  infatigable 
des  bons  prêtres  de  la  Mission,  que  je  regarde  comme  la 
cresme,  la  fleur  et  l'âme  du  clergé  que  Dieu  m'a  con- 
fié (1).  » 

Cette  guerre  sourde  fit  non-seulement  éclater  aux  yeux 
du  souverain  les  principes  de  Jean  d'Arenthon  en  matière 
de  foi,  mais  sa  charité  et  sa  miséricorde.  Il  connaissait 
parfaitement  le  délateur,  qu'il  nomme  dans  une  lettre  à 
Son  Altesse.  C'était  même  un  dignitaire  du  Chapitre  de 
la  cathédrale.  Dans  une  visite  l'évêque  l'accueillit  avec 
tant  de  bonté  que  le  malheureux  en  fut  touché.  Deux  mois 
après,  le  prévôt  de  la  cathédrale,  M.  de  Mareste,  étant 
mort,  Mgr  pria  Son  Altesse  de  recommander  à  Rome 
celui-là  même  qui  l'avait  dénigré,  «  ayant,  dit-il,  la  con- 
solation de  faire,  en  cela,  un  pas  de  chrétien  (2).  »  C'était  le 
chanoine  de  Monthoux  de  Quége,  neveu  du  prévôt  défunt, 
dont  Jean  d'Arenthon,  son  ami,  disait  :  «  Il  a  vécu  en 
apôtre,  il  est  mort  en  saint.  » 

Jean  d'Arenthon  eut  encore  l'occasion  de  démontrer  la 
pureté  de  sa  foi,  lorsqu'il  condamna  le  quiétisme,  prêché 
par  le  P.  de  la  Combe,  Barnabite,  sous  les  inspirations 
malsaines  de  Madame  Guyon.  L'évêque  les  avait  d'abord 
accueillis  à  Gex  comme  des  bienfaiteurs  de  la  maison  de  la 
Propagation.  Par  ses  insinuations  et  ses  raisonnements,  le 
P.  de  la  Combe  crut  un  instant  avoir  fait  de  Mgr  d'Aren- 

(1)  Archives  royales.  Lettre  de  Jean  d'Arenthon,  du  2i  février  1G73. 

(2)  Lettre  du  26  août  1675. 


—  267  — 


thon  un  prosélyte,  parce  qu'il  avait  eu  la  patience  de  l'en- 
tendre. Il  alla  même  jusqu'à  lui  présenter  par  écrit  tous 
les  rêves  de  l'illuminée.  Possédant  ce  témoignage,  l'évê- 
que  déclara  qu'il  allait  le  soumettre  au  Pape.  Le  P.  de  la 
Combe  comprit  alors  qu'il  s'était  compromis  et  conjura 
Jean  d'Arenthon  de  lui  rendre  son  écrit.  «  Il  est  plus  simple, 
dit  l'évêque,  de  le  jeter  au  feu.  »  Ce  qu'il  fit,  il  n'en  con- 
damna pas  moins  cette  erreur  naissante,  le  4  novembre 
1687. 

Ce  fut  le  signal  du  départ  de  Madame  Guyon  et  de  son 
acolyte  pour  Grenoble. 

Le  système  de  diffamation  par  libelles  se  reproduisit  en 
1677.  Cette  fois,  comme  l'attaque  était  dirigée  non  seule- 
ment contre  lui,  mais  contre  son  clergé,  il  déféra  cet  écrit 
au  sénat,  qui  ne  tint  pas  compte  de  ses  justes  réclama- 
tions. Alors,  se  faisant  justice  à  lui-même,  il  donna  aux 
curés  de  la  ville  d'Annecy  l'ordre  de  lire  en  chaire  une  or- 
donnance par  laquelle  il  interdissait  la  lecture  et  la  vente 
de  ces  libelles,  sous  peine  d'excommunication.  C'était  à 
ses  yeux  propager  le  poison.  Le  sénat,  offusqué  de  cette 
mesure,  la  dénonça  à  Madame  Royale  «  comme  un  acte  de 
mépris  de  sa  souveraineté  (1).  » 

Elle  ne  tint  pas  compte  de  cette  plainte,  reconnaissant 
qu'elle  n'avait  pas  à  se  prononcer  sur  les  matières  théolo- 
giques. 

Pour  justifier  sa  conduite,  Jean  d'Arenthon  en  appela 
aux  décisions  du  Concile  de  Trente,  et  aux  règlements  de 
Saint-Charles  (2). 

Cette  même  année,  il  eut  encore  à  lutter  contre  les  exi- 
gences du  sénat,  qui  ne  voulut  pas  reconnaître  à  l'autorité 

(1)  Archives  de  Turin.  Pièces  épiscopales,  a°  24. 

(2)  [bid.  Pièce  22. 


—  268  — 

ecclésiastique  le  droit  de  mettre  les  scellés  sur  les  vases 
sacrés,  ornements  et  registres  après  la  mort  d'un  curé,  ni 
la  faculté  de  s'adjuger  au  profit  du  séminaire  les  épar- 
gnes des  bénéficiers  qui  n'avaient  point  fait  de  testa- 
ment (1).  Le  président  Delacheraine  alla  plus  loin,  il  con- 
testa au  procureur  épiscopal  le  titre  de  Fiscal  que  ce  fonc- 
tionnaire ajoutait  dans  les  actes  à  sa  signature. 

Toutes  ces  chicanes  lui  furent  suscitées  par  les  héritiers 
d'un  curé  de  la  paroisse  du  Noyer,  dans  les  Bauges,  mort 
db  intestat. 

Comme  d'habitude,  les  scellés  avaient  été  placés  sur  la 
sacristie.  Les  parents  du  défunt  obtinrent  du  président 
l'autorisation  de  les  briser.  Ce  qui  occasionna  une  plainte 
du  procureur  fiscal,  à  laquelle  le  sénat  répondit  par  une 
menace  de  500  livres  d'amende,  si  à  l'avenir  il  prenait  ce 
titre. 

L'évêque  n'avait  rien  de  mieux  à  faire  qu'à  protester 
et  en  appeler  au  Conseil  de  la  Chambre  des  Comptes,  nanti 
de  cette  affaire.  Il  le  fit  dans  une  lettre  où  il  montra  que  ce  qui 
s'était  accompli  dans  les  Bauges  était  une  coutume  qui, 
dans  le  diocèse  de  Genève,  remontait  à  un  temps  immé- 
morial. Il  y  soutenait  le  droit  qu'avait  le  procureur  épis- 
copal de  porter  dans  les  actes  de  l'Évêchéle  titre  de  fiscal. 
Au  bas  de  cette  pièce  figurait  sa  signature  d'évêque  et 
prince  de  Genève. 

Bien  loin  de  se  rendre  à  ses  justes  réclamations,  M.  De- 
lacheraine lui  fit  un  crime,  auprès  du  Sénat,  de  prendre  le 
titre  de  prince  et  obtint  un  monitoire,  portant  menace 
d'une  réduction  de  son  temporel  s'il  ne  se  soumettait. 

Lorsqu'il  lui  fut  présenté,  Jean  d'Arenthon  était  retenu 
au  lit  par  la  maladie.  En  ayant  pris  lecture,  il  dit  à  l'huis- 


(1)  Cette  mesure  avail  été  prise  par  les  prédécesseurs  de  Mgr  d'Arenthon 
pour  obliger  les  ecclésiastiques  à  mettre  ordre  à  leurs  affaires. 


—  269  — 

sier  Morel,  qui  en  fit  son  rapport  :  «  Je  suis  prêt  à  fulminer 
le  monitoire  en  réservant  mes  droits  et  ceux  de  mon  pro- 
cureur fiscal,  pour  ne  pas  violer  le  serment  de  mon  sacre. 
J'en  référerai  à  Rome  et  j'en  consulterai  mon  Chapitre. 
Les  saints  Canons  m'interdisent  l'aliénation  des  biens,  des 
prérogatives,  d'une  église. 

«  Si  le  sénat  réduit  mon  temporel,  j'ai  des  armes  spiri- 
tuelles pour  défendre  les  droits  de  mon  Eglise.  Je  ne  les 
emploierai  qu'à  l'extrémité.  Malgré  ma  maladie,  je  con- 
serve assez  d'esprit  pour  ne  pas  consentir  au  déshonneur 
de  mon  ministère,  et  pour  ne  juger  jamais  si  peu  équitable- 
ment  des  choses  que  de  m'exposer  à  la  réduction  éternelle 
de  mon  spirituel,  pour  éviter  la  réduction  passagère  de 
mon  temporel.  »  Prenant  son  crucifix,  il  ajouta  :  «  Sacerdos 
enim  Christi  evangelum  Dei  in  manu  habens  occidi  potest 
ed  vinci  non  potest  (1).  » 

Après  avoir  signé  cette  déclaration,  il  la  remit  à  l'huis- 
sier pour  qu'elle  fut  enregistrée  au  sénat. 

Il  écrivit  alors  une  lettre  à  Son  Altesse,  en  lui  offrant  sa 
démission,  s'il  ne  pouvait  pas  obtenir  que  les  coutumes  du 
diocèse  et  les  immunités  garanties  à  l'Eglise  fussent 
respectées.  «  Ne  voulant  pas  être  responsable,  dit-il,  des 
événements  au  préjudice  d'une  cause  que  j'ai  juré  sur  les 
saints  Evangiles,  je  supplie  très-humblement  Votre  Altesse 
d'agréer  que  je  me  décharge  du  soin  de  ce  diocèse,  sur 
une  personne  qui  répare  mes  fautes.  Je  commence,  ajoute- 
t-il,  à  rechercher  la  retraite  où  je  serai  peut-être  moins 
inutile  à  Votre  Altesse  Royale,  parce  que  j'aurai  plus  de 
loisir  de  demander  à  Dieu  pour  elle  les  secours  du  ciel. 
Ni  plus  ni  moins  j'avoue  que  les  conjonctures  sont  trop 
fortes  pour  l'état  où  se  trouve  ma  santé  (2).  » 

(1)  Archives  royales.  Bdnéf.,  n"  22,  p.  1. 

(2)  Lettre  à  Son  Altesse  du  27  mars  1677. 


—  270  — 

Déjà,  en  1674,  Jean  d'Arenthon,  se  trouvant  accablé  par  le 
poids  de  la  charge  pastorale,  avait  demandé  M.  de  la  Pey- 
rouse  pour  coadjuteur  et  pour  prévôt  M.  de  Monfort,  sans 
que  ses  réclamations  eussent  obtenu  leur  effet.  Il  revient 
à  la  charge,  en  faisant  valoir  ses  infirmités  ;  sa  demande 
ne  fut  pas  agréée.  On  connaissait  à  Turin  la  vigueur  de 
son  tempérament,  seulement  le  repos  lui  fut  conseillé  pour 
quelque  temps.  En  effet,  il  reprit  ses  forces,  et  il  put,  non- 
seulement  présider  les  assemblées  synodales,  et  suivre  le 
cours  de  ses  visites  pastorales,  mais  recommencer  sa  vie 
de  missionnaire,  soit  dans  le  Chablais  où  s'accomplirent 
des  merveilles  à  l'époque  de  la  béatification  du  Bien- 
heureux Amédée  de  Savoie  (1),  soit  dans  le  pays  de 
Gex,  où  il  reparut  pour  y  recevoir  des  abjurations  spon- 
tanées et  non  pour  y  exercer  «  la  contrainte.  » 

Plusieurs  historiens  ont  soutenu  que,  dans  la  mission 
du  pays  de  Gex,  Jean  d'Arenthon,  lassé  de  voir  ses  tra- 
vaux aussi  infructueux,  recourut  au  bras  séculier  et  se  fit 
appuyer  par  les  dragons  de  Louis  XIV.  C'est  une  erreur, 
qui  est  devenue  malheureusement  traditionnelle.  Si  Jean 
d'Arenthon  eut  un  tort,  ce  fut  au  commencement  de  son 
épiscopat,  lorsqu'il  approuva  les  mesures  violentes  de 
M.  Bouchu  à  l'époque  de  la  fermeture  des  temples;  mais  en 
1685,  il  prit  toutes  les  précautions  possibles  pour  faire 
disparaître  l'appareil  de  la  force  armée.  Les  églises  de  Rus- 
sin  et  de  Môens  lui  ayant  été  adjugées  par  arrêt  du  Parle- 
ment, il  était  question  d'y  envoyer  des  gardes.  L'évêque 
les  refusa  et  établit  deux  curés  comme  gardiens.  Les 
gens  de  Chancy  et  d'Avully,  s'imaginant  qu'il  était  ques- 

(1)  Chacun  écrivit  à  M.  R.  :  «  M  Jean  d'Arenthon  s'est  prêté  à  cette  solennité 
avec  beaucoup  de  dévotion,  surtout  M.  Roussillon,  préfet  de  la  Sainte-Mai- 
son. Il  s'est  surpassé  en  cette  circonstance,  particulièrement  par  l'éloge  du 
saint,  par  la  décoration  de  l'église  et  sa  générosité.  L'abbé  de  Saint-Maurice 
officia  un  jour,  et  assista  l'évesquc  à  la  messe  pontificale,  qui  fut  célébrée 
avec  grande  pompe.  »  Lettre  du  10  janvier  1682. 


—  271  — 

tion  de  s'emparer  de  leur  église,  avaient  bordé  le  Rhône. 
Le  bruit  s'était  répandu  que  d'Arenthon  allait  venir  avec 
des  dragons.  «  Il  protesta  qu'il  n'en  avait  jamais  demandé 
et  qu'il  n'en  demanderait  jamais.  Bientôt ,  ajoutait-il, 
nons  serons  en  mesure  de  travailler  utilement  à  la  con- 
version de  ce  pays-là  par  les  voyes  douces  et  convena- 
bles aux  entreprises  de  cette  nature  (1).  »  En  effet,  mal- 
gré les  rigueurs  de  la  saison,  il  se  rendit  pour  la  troisième 
fois  à  Gex,  afin  d'y  soutenir  par  son  exemple  le  zèle  des 
ecclésiastiques  qui  l'avaient  précédé. 

Apprenant  que  pour  empêcher  les  habitants  du  baillage 
de  se  retirer  à  Genève  avec  leurs  provisions  et  leurs  effets, 
ce  qui  avait  été  interdit  sur  toute  la  zone,  le  gouverneur 
avait  ordonné  à  la  maréchaussée  de  garder  la  frontière,  il 
obtint  du  roi  qu'il  n'y  eut  que  quelques  hommes  dissiminés 
de  distance  en  distance,  afin  que  les  habitants  ne  parlas- 
sent pas  de  contrainte  (2).  Il  arriva  à  Gex  le  13  novembre 
et  commença  à  y  prêcher.  Voici  ses  impressions  sur  la 
marche  de  la  mission,  telles  qu'il  les  communiqua  à  M.  le 
marquis  de  Saint-Thomas.  «  Nous  n'avons  pas  de  troupes 
dans  la  province,  excepté  la  maréchaussée  de  Bourg  et  de 
Gex,  avec  dix  chevaux  légers  qui  gardent  le  frontière  du 
côté  du  pays  de  Vaud  et  de  Genève.  M.  l'intendant  nous 
avait  destiné  par  ordre  du  roy  deux  compagnies,  mais  j'ay 
convenu  avec  M.  Balme,  son  sous-délégué,  et  le  gouverneur 
de  Gex,  que  si  on  les  laissait  entrer  dans  le  bailliage,  elles 
donneraient  occasion  à  de  nouvelles  désertions.  J'ai  même 
affecté  de  ne  laisser  jamais  paraître  ni  maréchaussée,  ni 
soldats,  dans  les  rues,  quand  j'y  ai  travaillé,  et  cela  m'a 
réussi  en  me  conservant  l'affection  et  la  confiance  du  peu- 

(1)  Lettre  du  2o  octobre  1683. 

(2)  Lettre  du  2  novembre  108o. 


-  m  — 

pie  (1).  »  «  La  chose  nous  a  si  bien  réussi,  continuait-t-il, 
que  toute  la  ville  de  Gex  abjura  hier  solennellement  l'hé- 
résie et  embrassa  la  foy  catholique  entre  nos  mains.  Nous 
avons  déjà  gagné  en  six  jours  de  temps  toutes  les  parois- 
ses qui  confinent  à  la  Suisse  et  au  lac  de  Genève,  et  j'es- 
père que  dans  quinze  jours  nous  emporterons,  Dieu  aidant, 
le  reste  du  bailliage,  sans  le  fouler,  parce  que  nous  n'y 
avons  que  la  maréchaussée  et  dix  chevaux  légers  pour  em- 
pêcher les  désertions  (2).  » 

Dans  le  second  voyage  qu'il  fit  à  Paris,  Jean  d'Aren- 
thon  s'occupa  spécialement  des  revenus  de  son  évêché  et 
de  la  restitution  des  bénéfices  dont  Genève  était  restée 
en  possession.  Sa  démarche  fut  infructueuse  ;  mais  elle  fit 
éclater  l'estime  que  professait  Louis  XIV  pour  ce  grand 
évêque.  Le  monarque  lui  fit  remettre  à  son  départ  4,000 
livres,  qui  lui  servirent  à  pourvoir  d'ornements  sa  cathédral, 
et  les  chapelles  des  Clarisses  et  des  Annonciades.  Il  fit 
aussi  sanctionner  la  loi  qui  interdisait  !a  tenue  des  foires 
les  jours  fériés  et  obligeait  les  hôteliers  à  fermer  les  ca- 
barets durant  les  offices. 

Une  autre  affaire  assez  pénible  l'occupa,  les  derniè- 
res années  de  sa  vie,  ce  fut  celle  des  dominicains.  Il  aurait 
voulu,  de  concert  avec  le  général  de  cet  ordre,  y  établir  la 
stricte  observance.  L'exécution  en  devint  difficile  par  le 
choix  que  fit  le  Chapitre  du  chœur  de  leur  église  pour  ses 
offices.  De  peur  de  se  lier  d'avance  dans  une  question 
aussi  délicate,  l'evêque  ne  voulut  pas  suivre  les  chanoines 
à  l'église  de  Saint-Dominique;  il  préféra  rester  aux  corde- 
liers,  où  les  offices  avaient  été  célébrés  jusqu'alors,  décla- 
rant cependant  qu'il  ne  pensait  pas  rompre  avec  sa  cathé- 

(1)  Lettre  du  19  novembre  1685. 

(2)  Lettre  du  29  novembre  1685. 


—  273  — 

drale.  Il  porta  le  différent  à  Rome.  Il  reçut  en  date  du 

10  décembre  1689,  une  réponse  du  cardinal  Othobonus, 
qui  demandait  des  informations  ultérieures  (1). 

Arrivé  à  l'âge  de  soixante-dix  ans,  Jean  d'Arenthon 
aurait  pu  légitimement  prendre  du  repos  et  abandonner  à 
d'autres  le  soin  d'achever  ses  visites  pastorales;  mais  il 
était  de  cette  race  de  combattants  qui  veulent  mou- 
rir les  armes  à  la  main.  Aussi,  après  avoir  présidé  le 
Synode  à  Annecy,  en  1695  et  célébré  le  cinquantième  anni- 
versaire de  sa  prêtrise,  il  manifesta  le  désir  d'aller  conti- 
nuer ses  visites  pastorales  dans  le  Haut-Chablais.  Vaine- 
ment le  Chapitre  lui  fit  représenter  qu'il  y  aurait  témérité 
de  sa  part,  à  se  mettre  en  voyage  à  son  âge.  Rien  ne  l'ar- 
rêta, et,  après  avoir  mis  tout  en  ordre  dans  son  évêché, 

11  partit  pour  Thonon  d'où  il  gagna  Saint-Jean-d'Aulps, 
voulant  y  vénérer  les  reliques  de  saint  Guérin. 

Avant  de  se  mettre  en  route,  il  ajouta  à  son  testament 
un  codicille  dans  lequel  étaient  exprimées  ses  volontés 
dernières  pour  l'ordre  de  son  enterrement,  t  Je  veux,  dit-il, 
que  mes  obsèques  se  fassent  sans  apparat.  Je  désire  que 
mon  corps  soit  accompagné  de  douze  pauvres,  que  l'onha- 
billera  plutôt  de  gris  que  de  noir,  portant  chacun  un  cierge 
à  la  main  d'une  livre  pièce,  ne  voulant  pas  d'autre  écus- 
son  ni  d'autres  armes  que  l'image  de  la  croix,  avec  ces 
mots  de  saint  Paul  :  Absit  gloriari  nisi  in  cruce  dui  N. 
Jesu  Christi. 

Il  y  avait  ajouté  cette  profession  de  foi  : 
«  Je  proteste  à  la  face  de  l'Eglise  triomphante  et  mili- 
tante que  Dieu  m'a  fait  la  grâce  de  me  faire  vivre  et  de 
me  donner  la  volonté  de  mourir  dans  la  foy  et  dans  la 
communion  de  la  sainte  Eglise  catholique,  apostolique  et 
romaine,  très-désireux  du  rétablissement  de  la  discipline 

(i)  Lettre  du  cardinal  Authobonus,  10  décembre  1689. 

18 


—  274  — 

ecclésiastique  et  du  renouvellement  de  l'esprit  du  clergé 
et  des  mœurs  des  chrétiens,  et  très-soumis  aux  lumières  et 
à  l'autorité  du  Saint-Siège  et  du  Saint-Père  le  Pape  que  je 
vénère  comme  le  légitime  successeur  de  saint  Pierre  en  la 
chaire  de  Rome,  comme  le  vicaire  universel  de  Jésus-Christ 
et  comme  le  chef  visible  de  son  Eglise  (1). 

Il  partit  de  Saint-Jean-d'Aulps  pour  entrer  par  les  cols 
dans  la  vallée  d'Abondance. 

C'est  là  qu'il  devait  rendre  à  Dieu  sa  belle  âme,  le  3  juil- 
let 1695,  emporté  par  une  pleurésie  occasionnée  par  son 
zèle  à  braver  au  milieu  de  ces  vallées,  le  courant  glacial 
qui  y  règne,  même  durant  l'été. 

Sa  mort  fut  marquée  par  un  deuil  général  dans  tout  le 
diocèse.  On  transporta  son  corps  à  Annecy  et  sur  son  pas- 
sage on  n'entendait  que  cris  et  lamentations. 

Les  pauvres  le  pleurèrent  comme  le  meilleur  des  pères, 
et  le  clergé  dans  ses  regrets  le  proclama  le  digne  succes- 
seur de  saint  François  de  Sales  et  une  des  gloires  de 
l'Eglise  de  Genève. 


(1)  Archives  royales.  Lettres  des  évêques,  n°  29. 


CHAPITRE  XIII 


Rétablissement  de  la  messe  à  Genève  chez 
M.  le  Résident  de  France 


Retour  providentiel.  —  Le  Résident  de  France.  —  M.  de  Chauvigny. 
—  Son  arrivée  à  Genève.  —  Il  parle  d'établir  une  chapelle  en  sa 
demeure.  —  Démarches  du  Conseil  pour  l'en  détourner.  —  Diver- 
ses propositions.  —  H  s'établit  à  la  maison  Grenus.  —  Office.  — 
Émeute.  —  Rapport  au  roi.  —  Les  ordres  de  Louis  XIV.  —  La 
messe  à  Genève.  —  Affluence.  —  Petits  moyens  employés  pour  em- 
pêcher les  étrangers  d'assister  à  la  messe.  —  Les  successeurs  de 
M.  de  Chauvigny.  —  Garde  à  l'œil.  —  Chapelle  du  sieur  de  la 
6rave,  à  Laconnex.  —  Difficultés.  —  Plaintes  de  Genève. 


Les  calvinistes,  devenus  maîtres  de  Genève  en  1542, 
avaient  pris  toutes  leurs  mesures  pour  que  le  catholicisme 
en  fut  à  jamais  banni.  Ils  avaient  espéré  en  détruire  les 
vestiges,  en  renversant  les  autels  et  en  dressant  le  gibet 
de  Champel  avec  les  tables  de  marbre  qui  avaient  servi  au 
saint  sacrifice  de  la  messe  (1);  cependant  les  pratiques 


(1)  Luderch  affirme  que  le  magistrat,  qui  fit  la  motion  de  transporter 
la  table  de  l'autel  do  saint  Pierre  à  Champel,  fut  le  premier  qui  monta  sur 
l'échafaud.  Annales  de  Coria,  t.  II,  p.  36.  Le  mômo  fait  est  rapporté  par 
Dom  Raynald,  t.  XIII,  p.  207. 


—  276  — 

de  la  foi  subsistaient  encore  en  secret.  «  Il  fallut,  dit  Crauser, 
pour  les  faire  disparaître  que  toute  une  génération  nou- 
velle vint  remplacer  l'ancienne.  > 

Comme  si  l'on  craignait  de  voir  se  ranimer  cette  étin- 
celle, on  surveillait,  comme  nous  l'avons  dit,  tous  ceux 
qui  venaient  à  Genève  soit  pour  louer  leurs  services,  soit 
pour  y  vaquer  à  quelque  industrie. 

Genève  était  donc  comme  une  citadelle  fermée,  dont  les 
ministres,  d'accord  avec  les  magistrats,  gardaient  les 
clefs.  Qui,  le  premier,  en  força  les  portes  ? 

Il  y  a  dans  l'histoire  des  nations  de  singuliers  événe- 
ments, que  nous  nommerons  providentiels,  dont  les  acteurs 
ne  se  rendent  pas  toujours  compte,  mais  qui  n'échappent 
pas  à  l'œil  de  l'observateur. 

Personne  n'ignore  que  François  Ier,  en  prêtant  son  appui 
aux  Genevois  contre  le  duc,  contribua  puissamment  à 
l'établissement  de  la  Réformation  à  Genève.  C'était  donc 
par  la  France  que  le  mal  s'était  fait.  C'était  par  les  réfu- 
giés français  que  le  calvinisme  avait  obtenu  son  triom- 
phe, et  pris  racine  sur  notre  sol. 

Par  un  retour  inattendu,  la  France  fit  rentrer  à  Genève 
l'exercice  du  culte  catholique,  qui  y  avait  été  interdit  pen- 
dant cent  quarante  ans.  L'événement  décisif,  qui  amena  ce 
résultat,  fut  l'établissement  d'un  résident  de  France  à 
Genève,  sous  le  règne  de  Louis  XIV. 

Voici  ce  qui  se  passa  à  cette  époque. 

Reportons-nous  en  1679,  c'est-à-dire,  à  la  trente-sixième 
année  du  règne  de  Louis-le-Grand.  Depuis  la  Réformation, 
c'était  une  tradition  à  la  Cour  de  France  de  protéger  Ge- 
nève. De  là,  entre  la  monarchie  et  la  jeune  république,  des 
relations  assez  intimes  qui  nécessitèrent,  dans  Genève,  la 
présence  d'un  chargé  d'affaires  français,  auquel  on  adres- 
sait les  dépêches,  désignées  à  cette  époque  sous  le  nom  de 


—  277  — 

Paquet.  Jusqu'à  la  date  précitée  cette  fonction  avait  été 
remplie  par  un  genevois  nommé  Jean  Favre.  A  sa  mort, 
le  roi  de  France  décida  de  placer  à  Genève  un  de  ses  su- 
jets, avec  le  titre  de  résident  de  France,  aux  appointe- 
ments de  6,000  livres,  et  jeta  les  yeux  sur  M.  de  Chauvi- 

gny- 

A  peine  cette  décision  fut  elle  prise  que  les  syndics  en 
reçurent  communication  (1).  Cette  nouvelle  jeta  l'alarme 
dans  le  Conseil  qui  se  réunit,  et  sur  la  proposition  de 
noble  Michel  de  Normandie,  syndic  de  la  garde,  déli- 
béra «  s'il  ne  serait  pas  à  propos  d'écrire  au  roi  pour 
essayer  de  le  détourner  d'envoyer  un  agent  étranger  et 
papiste  (2).  » 

Il  fut  décidé  de  conjurer  S.  M.  «  d'honorer  de  l'emploi 
qu'il  avait  l'intention  de  créer  un  citoyen  de  Genève.  »  Les 
magistrats,  sans  perdre  un  instant,  écrivirent  à  M.  de 
Pomponne,  ministre  de  Louis  XIV  et  à  M.  de  Gravel,  am- 
bassadeur du  roi  à  Soleure,  pour  leur  demander  leur  appui 
dans  cette  affaire.  Ils  en  reçurent  une  réponse  qui  ne  fut 
pas  de  nature  à  les  satisfaire.  Le  roi  avait  déjà  fait  son 
choix.  Il  n'était  pas  possible  de  le  faire  revenir  sur  sa  nomi- 
nation. 

En  effet,  M.  de  Chauvigny  avait  reçu  l'ordre  de  se  ren- 
dre à  son  poste,  et  il  avait  averti  le  premier  syndic  de  sa 
prochaine  arrivée. 

On  se  demanda  à  Genève  comment  on  le  recevrait.  Fal- 
lait-il faire  lever  la  garde  à  son  passage  et  lui  rendre  les 
honneurs  en  sa  qualité  de  Résident.  Il  fut  décidé  que  ce 
titre  n'obligeant  à  aucun  honneur  militaire,  le  poste  le 
laisserait  passer  (3). 

(1)  Reg.  du  Conseil,  16  juin  1679. 

(2)  lbid.,  17  juin  1679. 

(3)  lbid.,  8  août  1679. 


—  278  — 

La  compagnie  des  ministres,  par  l'intermédiaire  de  MM- 
Bénédict  Callandrin  et  Amy  Memtrezat  proposa  au  Con- 
seil d'envoyer  une  députation  à  Paris  pour  y  remontrer  au 
roi  les  graves  inconvénients  qui  pourraient  résulter  pour 
la  paix  du  pays  de  ce  nouvel  établissement.  Ils  demandè- 
rent qu'on  en  écrivit  aux  rois  de  Suède  et  d'Angleterre, 
des  Provinces-Unies  et  à  l'Électeur  de  Brandebourg,  pour 
qu'ils  intervinssent  en  faveur  de  Genève  (1).  Ces  mesures 
parurent  peu  prudentes  aux  magistrats;  ils  déclarèrent 
même  ces  expédients  «  inutiles  et  dangereux  et  tout  en 
tenant  compte  aux  ministres  de  leur  zèle,  ils  finirent  par 
«  s'en  remettre  à  la  providence  de  Dieu,  i 

Sur  ces  entrefaites  M.  de  Chauvigny  arriva  à  Genève  ; 
il  fit  demander  au  Conseil  une  audience  pour  présenter 
ses  lettres  de  crédit.  11  était  logé  à  l'hôtel  des  Balances. 
Aussitôt  les  magistrats  nommèrent  une  députation  pour 
aller  le  féliciter  et  décidèrent  qu'on  lui  présenterait  une 
truite  de  douze  à  quinze  livres  et  le  vin  d'honneur  (2). 
C'était  une  manière  de  gagner  ses  bonnes  grâces.  M.  de 
Chauvigny,  en  effet,  se  montra  très-courtois  et  manifesta 
à  ses  visiteurs  le  regret  d'avoir  été  prévenu.  Le  surlende- 
main il  rendit  sa  visite  et  le  premier  syndic  lui  dit  que  «  la 
Seigneurie  recevait  avec  un  profond  respect  l'honneur  que 
leur  faisait  Sa  Majesté  et  les  témoignages  de  la  bienveil- 
lance royale  par  l'envoi  d'un  Résident  qui  aurait  l'intel- 
ligence de  sa  position  et  ne  voudrait  pas  les  troubler  dans 
la  jouissance  de  leur  liberté  spirituelle  et  temporelle  (3).  » 

M.  de  Chauvigny,  sans  tergiverser,  répondit  qu'il  avait 
l'intention  d'établir  chez  lui  une  chapelle,  mais  que  pour 
ne  pas  effaroucher  la  bourgeoisie  par  l'exercice  de  son 

(1)  Reg.  du  Conseil,  19  août  1679. 

(2)  Reg.  du  Cons.,  16  octobre  1679. 

(3)  Ibid.,  17  octobre  1679. 


—  279  — 

culte,  il  désirait  pouvoir  trouver  un  logement  en  quelque 
endroit  à  l'écart. 

Les  magistrats  s'attendaient  à  cette  déclaration,  et  ils 
se  bornèrent  à  le  prier,  en  ce  cas,  «  de  faire  le  service  à 
basse  note,  sans  éclat,  par  son  aumônier,  seulement  pour 
lui  et  ses  gens  de  service,  sans  permettre  l'entrée  de  sa 
chapelle  à  qui  que  ce  fut  (1).  » 

MM.  de  la  Rive  et  de  Chapeau-Rouge  furent  chargés  de 
porter  à  M.  de,  Chauvigny  ce  message.  Celui-ci  découvrit, 
à  travers  leurs  paroles  mielleuses,  leur  embarras.  Vou- 
lant que  sa  position  fut  bien  dessinée,  il  leur  dit  nette- 
ment :  «  Oui,  Messieurs,  j'ai  l'intention  d'établir  en  mon 
«  logement  une  chapelle  avec  tous  les  ornements  pour  la 
célébration  de  la  messe.  J'y  mettrai  toute  la  mesure  néces- 
saire pour  ne  pas  faire  qui  puisse  occasionner  aucun  scan- 
dale. »  Les  interlocuteurs  eurent  l'imprudence  de  lui  repré- 
senter que  cela  ne  pouvait  se  faire,  sans  altérer  la  consti- 
tution de  Genève. 

t  Comment,  répartit  M.  de  Chauvigny,  ce  que  je  veux 
faire  est  du  droit  des  gens.  Vous  n'avez  rien  à  redire.  J'ai 
bien  l'intention  de  tenir  ma  porte  fermée;  mais  pensez- 
vous  que  s'il  s'y  présentait  quelque  personne  amie,  telle 
que  M.  de  Beauvais  ou  l'évêque  d'Annecy,  je  la  laisserai  à 
la  rue?  En  France,  ajouta-t-il,  les  ambassadeurs  d'Angle- 
terre et  de  Hollande  ont  leur  chapelle,  et  ils  ont  la  liberté 
de  l'ouvrir  à  leurs  coreligionnaires.  Personne  ne  leur  con- 
teste ce  droit.  Pourquoi  ne  l'aurais-je  pas  à  Genève?  Voilà 
déjà,  continua-t  il,  deux  personnes  qui  sont  venues  m'a- 
vertir  que  la  bourgeoisie  ne  souffrirait  point  que  j'aie 
une  chapelle,  je  vais  en  écrire  à  la  cour.  Le  roi  déci- 
dera (2).  » 

(1)  Registre  du  Conseil,  20  octobre  107'.). 

(2)  Ibid.  1"  novembre  107!). 


—  280  — 

Les  députés  cherchèrent  à  lui  faire  comprendre  «  que  la 
Constitution  genevoise  était  anormale  et  singulière,  et 
que  l'exemple  de  la  Hollande  et  de  l'Angleterre  ne  pou- 
vait pas  être  appliquée  à  cette  ville.  »  Il  n'en  maintint 
pas  moins  son  dire  :  C'est  le  droit  des  gens. 

Deux  fois  les  conseillers  se  rassemblèrent  pour  s'oc- 
cuper de  cette  grave  question,  et  deux  fois  ils  déclarèrent 
que  M.  de  Chauvigny  «  n'avait  aucun  droit  à  avoir  une 
chapelle  chez  lui,  puisque  la  constitution  n'admettait 
aucun  exercice  de  religion  autre  que  celle  professée  par 
l'Etat,  mais  que  par  déférence  aux  intentions  de  Sa 
Majesté,  on  consentait  à  ce  qu'il  y  eût  chez  lui  une  cha- 
pelle, où  nul  ne  pourrait  être  admis,  s'il  n'appartenait  à  sa 
maison  (1).  » 

Cette  décision  parut  aux  fervents  calvinistes  une  con- 
cession désastreuse.  Ils  cherchèrent  à  atermoyer  par 
diverses  propositions  qui  tendaient  ou  à  reléguer  le  Rési- 
dent à  Plainpalais,  ou  à  lui  faciliter  les  moyens  d'aller 
entendre  la  messe  hors  de  la  ville.  Une  personne  proposa 
de  donner  quelques  milliers  de  francs  à  M.  de  Chauvigny, 
s'il  consentait  «  à  aller  faire  sa  dévotion  hors  del'Estat  », 
et  M.  Michel  Trembley  fut  d'avis  «  qu'on  donnât  à  M.  le 
Résident  un  carosse  pour  se  rendre  le  dimanche  dans  le 
voisinage,  dût-on  dépenser  pour  cela  1,000  ou  2,000  fr. 
par  an  (2)  ». 

On  pourrait  croire,  d'après  le  rapport  de  M.  Salmon, 
major  de  régiment  à  Chambéry,  qui  fut  chargé  de  sonder 
à  ce  sujet  M.  de  Chauvigny,  qu'il  aurait  été  accessible  à 
cette  proposition,  si  on  lui  avait  fourni  un  logement  à 
Plainpalais,  mais  c'était  une  trop  lourde  charge  pour 
l'Etat.  Ces  propositions  furent  écartées.  On  était  arrivé 

(1)  Registre  du  Conseil,  S  novembre  1679. 

(2)  Ibid.,  8  novembre  1679. 


—  281  — 

au  19  novembre,  et  M.  de  Chauvigny  n'avait  pas  encore 
de  logement.  Il  s'était  adressé  à  noble  Jacques  Grenus, 
dont  la  maison  avait  une  ouverture  sur  la  Grand'Rue,  et 
il  n'avait  pas  pu  tomber  d'accord  sur  la  location.  Il 
visita  ensuite  la  maison  Buisson,  à  la  rue  des  Chanoines, 
mais  elle  ne  lui  agréa  point.  Le  Résident  demanda  la  mai- 
son du  sieur  de  Châteauvieux;  nouvelles  difficultés.  Enfin 
on  revint  à  la  maison  Grenus,  mais  au  moment  où  le  bail 
allait  se  passer,  on  suscita  des  difficultés  qui  irritèrent 
M.  de  Chauvigny,  et  il  déclara  qu'il  allait  écrire  au  roi,  pour 
l'avertir  du  mauvais  vouloir  des  Genevois,  et  l'engager 
à  acheter  un  emplacement  pour  y  construire  un  hôtel  (1). 

Cette  menace  eut  son  effet;  les  magistrats  le  prièrent 
de  ne  pas  se  presser,  et  ils  engagèrent  M.  de  Grenus  à 
louer  au  Résident  sa  maison  de  la  Grand'Rue.  Ce  qui 
s'effectue  le  11  novembre  1667. 

Aussitôt  M.  de  Chauvigny  s'y  installa,  et  une  de  ses 
premières  préoccupations  fut  l'établissement  de  sa  cha- 
pelle. Tous  les  ornements  étaient  prêts,  et  le  30  novem- 
bre, jour  de  la  fête  de  saint  André,  il  y  fit  célébrer  osten- 
siblement la  sainte  messe,  ce  qui  ne  s'était  pas  accompli 
depuis  la  Réforme. 

Le  Résident  n'avait  pas  craint  d'y  inviter  un  gentil- 
homme d'Annecy,  le  sieur  Ruphy  et  sa  femme,  qui  se 
trouvaient  en  logis  aux  Trois  Rois.  D'après  les  dépositions 
du  sieur  Lacombe,  il  y  avait  même  plusieurs  religieux  et 
gens  d'église,  qui,  la  veille,  avaient  logé  à  la  Croix  Verte 
et  s'étaient  rendus  le  matin  au  logis  de  M.  le  Rési- 
dent (2). 

C'est  que,  fort  de  la  volonté  du  roi  son  maître,  il  accom- 
plissait l'ordre  de  laisser,  pour  l'heure  des  offices,  sa  porte 

(1)  Registre  du  Conseil,  Il  novembre  1679. 

(2)  Ibid.,  21  novembre  1679. 


—  282  — 


ouverte  à  tous  ceux  qui  voudraient  se  présenter  pour 
prendre  part  à  leur  culte.  Voici  la  teneur  de  la  dépêche 
qui  lui  avait  été  adressée  par  Colbert,  successeur  de  M.  de 
Pomponne. 

«  Le  roi  entend  que  votre  chapelle  soit  ouverte  à  tous 
«  François  et  étrangers  catholiques,  ainsi  qu'à  tous  prê- 
«  très  et  religieux  qui  voudraient  y  assister  ou  célébrer 
«  la  messe,  ainsi  que  cela  se  pratique  en  tous  lieux  de  la 
«  prétendue  religion  réformée,  auxquels  Sa  Majesté  a  des 
«  envoyés  (1).  » 

Après  un  ordre  aussi  catégorique,  M.  de  Chauvigny 
n'avait  plus  t  qu'à  obéir,  sans  regarder  plus  oultre  », 
comme  il  le  dit  au  premier  syndic.  Il  s'engagea,  néan- 
moins, à  user  avec  modération  du  droit  qu'il  avait  de 
laisser  arriver  à  la  chapelle  qui  bon  lui  semblerait. 

Nous  ne  pourrions  pas  préciser  le  nombre  des  personnes 
qui  se  présentèrent  à  l'office  chez  le  Résident;  mais  il  paraît 
qu'il  fut  assez  considérable,  puisque,  dans  le  registre  du 
Consistoire,  à  la  date  du  23  décembre,  il  est  dit  «  que  la 
veille,  il  y  avait  eu  grande  assemblée  chez  M.  le  Résident 
en  sa  dévotion,  et  qu'on  y  avait  vu  même  des  personnes 
de  la  ville  (2)  ».  Le  Consistoire  se  préoccupa  vivement  de 
cette  innovation,  et  en  ville  les  têtes  s'échauffèrent;  on 
entendit  même  des  gens  du  peuple  menacer  M.  de  Chau- 
vigny d'un  mauvais  parti.  «  Il  mériterait,  dit  un  exalté 
nommé  Cornu,  que  je  lui  donne  un  coup  de  pistolet  dans 
la  tête  (3). 

M.  de  Chauvigny  ne  changea  rien  à  son  plan,  et  il  con- 
tinua, malgré  toutes  les  menaces,  à  faire  célébrer  les 
offices'  dans  son  hôtel. 

(1)  Registre  du  Conseil,  21  novembre  1679. 

(2)  Registre  du  Consistoire,  23  décembre  1079. 
(:?)  Ibid.,  24  novembre  1079. 


—  283  — 


La  colère  des  calvinistes  était  à  son  comble.  Elle  éclata 
bientôt  en  cris  et  en  menaces.  Ils  en  vinrent  à  provoquer  sous 
les  fenêtres  de  M.  de  Chauvigny,  des  rassemblements  du 
milieu  desquels  partaient  des  cris  de  mort.  Enfin,  le  24, 
on  apprit  qu'un  individu  voisin  de  l'habitation  de  M.  de 
Chauvigny  avait  tiré  sur  le  Résident  un  coup  de  pistolet, 
au  moment  où  il  passait  sur  sa  galerie,  suivi  de  trois  reli- 
gieux, auxquels  il  voulait  montrer  la  vue  du  lac  (1). 

Immédiatement  le  Résident  avertit  les  magistrats  qui, 
comprenant  la  gravité  du  fait,  lui  exprimèrent  leurs 
regrets  et  lui  promirent  de  punir  le  coupable,  s'ils  le  trou- 
vaient. 

Celui  qui  passa  pour  l'auteur  de  l'attentat  était  un 
nommé  Daniel  Cléat,  qui  fut  mis  en  arrestation.  Il  avoua 
avoir  déchargé  une  arme  à  feu  dans  la  compagnie  d'un 
tailleur  nommé  Déonat,  qui  avait  agi  comme  lui,  mais 
sans  mauvaise  intention.  Il  protesta  n'avoir  point  voulu 
atteindre  personne.  Déonat,  désigné  par  Cléat,  fut  aussi 
arrêté  et  placé  sous  bonne  garde  à  la  maison  de  ville. 

En  apprenant  ces  arrestations,  la  foule  se  porta  aux 
abords  de  la  salle  du  Conseil,  et  voilà  que  des  cris  mena- 
çants éclatent.  On  demande  que  Cléat  et  Déonat  soient 
mis  en  liberté.  Comprenant  la  gravité  de  la  question,  les 
magistrats  restent  inébranlables,  et  font  saisir  trois  des 
plus  mutins,  Jean  Goudon,  Foex  et  Pata.  On  arrête  même 
un  nommé  Gardelle,  accusé  d'avoir  dirigé  depuis  sa  ter- 
rasse une  arme  à  feu  contre  le  Résident.  Celui-ci  prétendit 
qu'il  n'avait  en  main  qu'une  lunette  à  longue  vue,  prise 
mal  à  propos  pour  une  arme. 

(1)  Ces  ecclésiastiques  étaient  des  pères  chartreux  en  passage  à  Genève 
Ils  dressèrent  un  rapport  des  faits  dont  ils  avaient  été  les  témoins.  Nous  le. 
publions  comme  Pièce  justificative,  en  regard  du  compte  rendu  du 
Conseil.  Voyez  n"  X. 


—  284  — 


La  position  était  trop  tendue  pour  qu'elle  pût  durer. 
Les  magistrats  de  Genève  résolurent  alors  d'envoyer  un 
délégué  à  Paris  pour  exprimer  au  roi  toute  leur  peine  de 
ce  qui  venait  de  se  passer  et  lui  faire  l'exposé  des  événe- 
ments, en  le  conjurant  de  limiter  les  ordres  qui  avaient 
été  donnés  au  Résident  de  recevoir  tous  les  Français, 
et  de  restreindre  l'assistance  aux  personnes  de  sa  maison. 

Le  sieur  Salmon  se  mit  en  effet  en  route  avec  des  dépê- 
ches, mais  un  accident  arrivé  à  son  cheval  l'obligea  à 
s'arrêter  à  Lyon,  où  les  autorités  le  retinrent,  en  avisant 
toutefois  M.  de  Chauvigny,  qui  alla  avertir  les  magistrats 
de  cette  mésaventure,  et  se  plaindre  de  ce  qu'ils  avaient 
tenté  cette  démarche  en  secret,  pour  le  desservir  auprès 
du  roi  son  maître  (1). 

La  chapelle  ne  continuait  pas  moins  d'être  fréquentée 
par  les  catholiques  de  la  ville  et  du  voisinage.  On  y  vit 
même  apparaître  des  religieux  de  Pomiers  qui,  sur  leur 
passage,  devinrent,  de  la  part  de  la  populace,  l'objet 
d'indignes  outrages.  On  était  allé  jusqu'à  souffleter  l'un 
d'entre  eux. 

De  là,  de  nouvelles  plaintes  de  la  part  du  Résident, 
qui  tenait  toujours  ferme,  en  s'étayant  sur  le  gouver- 
nement de  France,  dont  il  était  le  représentant  à 
Genève. 

Les  Genevois,  redoutant  les  suites  du  mécontentement 
de  Louis  XIV,  en  vinrent  à  donner  au  Résident  une  garde 
pour  empêcher  l'approche  de  son  hôtel.  Les  soldats 
avaient  reçu  l'ordre  d'en  écarter  tous  les  étrangers  les 
jours  de  fête  et  de  dimanche.  Ils  ne  continuèrent  pas 
moins  à  affluer,  et  malgré  toutes  les  vexations  partielles, 
les  catholiques  n'en  prirent  pas  moins  l'habitude  de  venir 
assister  aux  offices.  On  avait  beau  crier  sur  leur  pas- 


(1)  Registre  du  Conseil,  29  novembre  1070. 


—  285:— 

sage  :  A  bas  la  messe!  elle  se  disait,  et  l'on  compta  même, 
en  certains  jours,  plusieurs  prêtres  qui  la  célébrèrent. 

A  l'occasion  de  ce  tumulte,  on  ne  manqua  pas  d'accuser 
Mgr  Jean  d'Arenthon  d'en  être  la  cause,  parce  que,  disait- 
on,  i  il  voulait  venir  rétablir  la  messe  à  Genève  ».  Nul 
doute  que  l'évêque  n'eût  désiré  avoir  cette  consolation, 
après  laquelle  saint  François  de  Sales  avait  soupiré,  mais 
jamais  il  ne  parut  dans  la  chapelle  du  Résident.  S'il  eut 
avec  lui  des  entretiens,  ce  fut  à  la  Chartreuse  de  Pomiers 
et  à  Annecy,  où  il  se  rendit  en  1681,  le  jour  de  l'Escalade 
pour  ne  pas  être  témoin  «  des  sottises  dont  le  peuple 
genevois  accompagnait  cette  solennité  (1)  ». 

Quant  à  la  présence  des  prêtres  ou  religieux  qui,  par- 
fois, se  présentaient  à  la  chapelle  du  Résident  pour  y  dire 
la  messe,  l'évêque  ne  pouvait  en  être  rendu  responsable. 
Il  avait  même,  dans  une  circulaire,  recommandé  aux  curés 
de  son  diocèse  «  de  ne  pas  s'engager  fréquemment  dans 
Genève,  pour  ne  pas  s'exposer  à  des  insultes,  et  à  susciter 
des  embarras  au  Résident.  L'on  ne  remarque  pas,  ajou- 
tait-il, que  le  peuple  s'adoucisse.  Le  Conseil  tient  toujours 
des  notables  aux  portes  de  la  ville  et  dans  les  entrées 
des  rues  pour  empêcher  que  nos  ecclésiastiques  séculiers 
ou  réguliers  aillent  chez  M.  le  Résident,  et  l'on  menace 
tous  les  Savoyards  d'un  rigoureux  châtiment,  s'ils  se  pré- 
sentent chez  le  ministre  de  France  pour  y  faire  exercice 
de  notre  religion  (2).  » 

L'affaire  qui  se  présentait  de  prime  abord  menaçante 
finit  par  des  explications  assez  pacifiques.  Spon  affirme 

(1)  L'année  précédente,  le  ministre  Pinaut,  du  haut  do  la  chaire,  avait 
exprimé  l'espoir  «  d'être  bientôt  délivré  de  la  puissance  du  superbe  Pha- 
raon »  faisant  allusion  à  Louis  XIV.  M.  de  Chauvigny  fut  tellement  cour- 
roucé de  ces  paroles  qu'il  s'en  plaignit  aux  magistrats,  qui  exigèrent  du 
ministre  une  explication  et  des  excuses  et  qu'il  ne  voulut  plus  rester  ù 
Genève  le  jour  de  l'Escalade. 

(2)  Lettre  du  20  janvier  1680. 


—  286  — 


que  le  plus  coupable  fit  des  excuses  à  genoux  à  M.  de 
Chauvigny,  qui  déclara  au  nom  de  Sa  Majesté  lui  faire 
grâce  (1). 

Que  faisaient  pendant  ce  temps  là  les  magistrats  de 
Genève?  Ils  se  rassemblaient,  ils  délibéraient,  ils  cher- 
chaient mille  petits  moyens  pour  empêcher  que  les  catho- 
liques ne  vinssent  chez  le  Résident  assister  aux  offices  (2). 
Voici  quelques-unes  des  propositions  faites  au  Conseil. 
Nous  ne  pourrions  y  croire,  si  nous  n'en  avions  pris  copie 
sur  les  registres. 

Dans  les  premiers  jours  de  janvier,  les  conseillers  sont 
à  chercher  des  ruses  pour  se  débarrasser  de  cet  élément 
catholique  qui  les  tourmente. 

«  Comme  M.  le  Résident  a  dit  à  quelques  personnes  qu'il 
y  avait  plusieurs  particuliers  de  cette  ville  appartenant  à 
la  religion  catholique  qui  n'attendent  que  la  protection  du 
roi  pour  se  déclarer,  il  est  nécessaire  de  faire  renouveler 
à  la  bourgeoisie  le  serment  de  fidélité  à  l'Etat  et  à  la  reli- 
gion, de  vivre  et  de  mourir  en  cette  profession.  On  doit 
obliger,  dirent-ils  encore,  tous  les  maîtres  de  congédier 
leurs  compagnons  papistes,  et  pour  détourner  la  colère 
de  Dieu,  qu'on  lui  dédie  un  jour  de  jeûne  et  de  péni- 
tence (3).  » 

Voilà  pour  la  ville.  Ecoutons  ce  qui  est  demandé  pour 
les  campagnes. 

t  Les  ponts  seront  levés  le  dimanche  jusqu'à  midi,  afin 
que  l'on  ne  puisse  pas  venir  du  dehors  à  la  messe  du  Rési- 

(1)  Spon,  p.  847. 

(2)  M.  Albert  Rillet,  dans  son  ouvrage  Le  rétablissement  du  catholi- 
cisme à  Genève,  dit  que  la  tolérance  était  assez  grande,  puisque  les  catho- 
liques avaient  toute  liberté  de  sortir  de  la  ville  pour  aller  à  la  chapelle  do 
Pesay  assister  aux  offices  de  leur  culte.  11  n'en  conste  pas  moins,  comme  il 
le  dit,  que  a  la  juste  religion  réformée,  à  l'exclusion  formelle  du  catholi- 
cisme, devait  avoir  droit  de  cité  dans  Genève  ». 

Le  rétablissement  du  catholicisme  à  Genève,  p.  17.  —  1880. 

(3)  Registre  du  Conseil,  28  décembre  1079. 


—  287  — 

dent  de  France.  Si  quelque  étranger  arrive  en  ville  dès  la 
veille,  il  sera  interdit  aux  hôteliers  de  le  laisser  sortir 
avant  une  heure. 

«  Nous  tiendrons  aux  abords  des  postes  des  émissaires 
qui  s'enquerront  auprès  de  ceux  qui  se  présenteront  aux 
portes  s'ils  ont  l'intention  d'aller  à  l'office  du  Résident,  et 
ils  leur  feront  entendre,  pour  les  intimider,  qu'ils  s'expo- 
sent à  de  sérieux  désagréments  de  la  part  de  Sa  Sei- 
gneurie. 

«  Pour  que  l'on  croie  que  les  ponts  sont  levés  à  une 
autre  intention,  on  lèvera  de  distance  en  distance  des 
platelles,  comme  si  les  ponts  étaient  en  réparation  (1).  » 

Voilà  quelques-unes  des  petitesses  auxquelles  on  eut 
recours  pour  arrêter  le  flot  catholique,  mais  il  monta  tou- 
jours. 

M.  de  Chauvigny  fut  inébranlable;  il  tint  à  ce  que  sa 
chapelle  fût  accessible  à  tous,  il  l'orna,  et,  s'il  faut  en 
croire  au  témoignage  de  Frémin,  «  il  y  faisait  officier  comme 
dans  une  cathédrale  ». 

Les  Conseils  eurent  beau  exercer  toutes  sortes  de 
vexations  contre  ceux  qui  arrivaient  à  la  chapelle,  les 
compter  et  en  prendre  le  signalement;  le  nombre  ne  fit 
qu'augmenter. 

Dans  leur  dépit,  quelques  fanatiques  vinrent  pendant 
la  nuit  salir  la  porte  du  Résident  et  couper  la  sonnette 
de  sa  demeure. 

Ces  bassesses  ne  firent  que  le  courroucer.  C'était  un  ou- 
trage à  son  gouvernement.  Les  magistrats  lui  en  firent 
des  excuses,  en  lui  demandant  s'il  désirait  qu'on  lui 
donnât  des  sentinelles  pendant  la  nuit;  il  les  refusa  (2). 

(1)  Registre  du  Conseil,  26  décembre  1679. 

(2)  Ibid.,  21  décembre  1679. 


—  288  — 

La  volonté  inflexible  de  M.  de  Chauvigny  domina  la 
tempête,  et  Conseil  et  Consistoire  durent  courber  la  tête. 
Ce  ne  fut  pas  sans  un  amer  chagrin.  Nous  le  voyons  per- 
cer dans  ces  douloureuses  paroles  consignées  dans  les 
registres  : 

•  Comme  nous  avons  dégénéré  de  la  vertu  de  nos 
pères!  Notre  Seigneur  a  levé  sa  verge  pour  nous  réveiller 
de  notre  assoupissement,  en  permettant  que  le  Résident 
du  roi  très-chrestien  ait  introduit  en  son  hôtel  l'exercice 
de  la  religion  catholique  (1).  » 

Tel  fut  le  cri  de  détresse  poussé  par  ceux  qui  accu- 
saient le  roi  de  France  d'avoir  refusé  la  liberté  de  cons- 
cience à  ses  sujets  par  la  révocation  de  l'Edit  de  Nantes. 

M.  de  Pomponne  ayant  quitté  le  ministère,  son  parent 
M.  de  Chauvigny  ne  tarda  pas  à  être  rappelé  en  France. 
On  lui  donna  pour  successeur  M.  Dupré,  homme  modéré, 
qui  fut  reçu  à  Genève  avec  de  grandes  manifestations  de 
joie.  M.  Sordet,  en  parlant  du  nouveau  Résident,  dit  t  qu'il 
était  un  catholique  non  bigot  (2).  »  Il  ne  se  prononça  pas 
moins  très-catégoriquement  sur  sa  chapelle  «  Le  roi,  dit-il 
«  dès  son  arrivée,  veut  absolument  que  la  chapelle  soit 

•  ouverte  à  tout  le  monde,  et  si  l'exercice  en  est  troublé, 

•  croyez  qu'il  ne  se  paiera  pas  de  méchantes  raisons.  • 
Pour  ne  pas  encourir  la  disgrâce  du  puissant  monarque} 
les  magistrats  prirent  des  précautions  afin  d'empêcher  les 
attroupements  et  les  querelles  autour  de  la  chapelle.  Ils 
firent  même  «  fouetter  à  la  discipline  un  jeune  homme  qui 
s'était  permis  d'insulter  des  femmes  catholiques  se  ren- 
dant à  la  messe.  » 

Le  Conseil  n'en  était  pas  moins  dans  l'effroi,  et  il  met- 
tait à  exécution  les  arrêtés  pris  pour  empêcher  les  catho- 

(1)  Registre  du  Couseil. 

(2)  Les  résidents  de  France,  p. 


—  289  — 

liques  de  venir  le  dimanche  à  Genève.  Il  faisait  épier  par 
des  gardiens  les  abords  de  la  maison  du  Résident,  pour 
savoir  quels  étaient  les  personnages  qui  y  pénétraient. 

M.  Dupré  avait  commencé  l'exercice  de  ses  fonctions  le 
24  avril  1680.  Il  ne  resta  à  Genève  que  huit  ans.  Le 
10  novembre  1688,  il  fut  remplacé  par  M.  d'Iberville,  qui 
eut  des  difficultés  assez  sérieuses  avec  les  magistrats,  au 
sujet  de  sa  chapelle. 

L'affluence  des  catholiques  au  service  du  dimanche,  au 
lieu  de  diminuer,  s'augmentait  toujours,  ce  qui  inspira  au 
Résident  l'idée  d'en  agrandir  le  local.  Dès  qu'on  eut  vent 
de  ses  projets,  on  répandit  dans  la  ville  le  bruit  qu'il  vou- 
lait bâtir  une  église  avec  un  clocher.  Dans  le  fait,  il  s'agis- 
sait d'exhausser  la  toiture  de  la  chapelle,  et  d'y  pratiquer 
des  ouvertures  un  peu  plus  grandes  pour  pouvoir  respirer  ; 
enfin  de  changer  une  pièce  attenante  en  sacristie. 

Le  Conseil  se  préoccupa  de  cette  réparation  plus  que  si 
la  république  avait  été  en  danger.  Il  décida  que  l'on  ne 
devait  pas  souffrir  ce  changement,  «  la  conséquence  en 
étant  trop  dangereuse,  puisque  l'agrandissement  de  la 
chapelle  entraînait  l'extension  du  culte,  à  quoi  il  fallait 
s'opposer  (1).  » 

M.  le  secrétaire  d'Etat  Chouet,  s'étant  rendu  chez  le 
Résident,  lui  dit  que  le  peuple  s'inquiétait  de  son  projet 
d'agrandissement,  et  qu'il  venait  de  la  part  du  Conseil 
le  prier  d'abandonner  son  dessein.  M.  d'Iberville  reçut  fort 
mal  le  message,  et  déclara  qu'il  ne  ferait  pas  de  change- 
ment à  sa  chapelle,  mais  qu'il  n'oublierait  pas  l'affront 
qui  lui  était  fait. 

M.  Chouet  chercha  vainement  à  apaiser  le  Résident,  qui 
se  montrait  justement  blessé  de  ces  taquineries,  et  lui  dit 
qu'il  n'aurait  jamais  soupçonné  cela  de  la  part  de  gens  éclai- 

(1)  Registre  du  Conseil,  7  août  1685. 

19 


—  290  — 

rés,  comme  sont  censés  être  les  magistrats  de  Genève.  L'en- 
voyé du  Conseil  prétendit  qu'il  s'agissait  ici  de  la  sécurité 
de  la  ville,  «  parce  que  les  Savoyards,  qui  prenaient  part 
aux  réunions  religieuses  de  sa  chapelle,  étaient  regardés 
originairement  comme  des  ennemis,  parce  qu'ils  étaient 
de  religion  différente  (1).  » 

Ce  mot  explique  toute  la  haine  des  anciens  Genevois 
contre  les  Savoyards,  leurs  voisins  et  nos  coreligion- 

Que  répondit  le  Résident  à  cette  déclaration?  Blessé  au 
vif,  il  dit  à  M.  Chouet  que  «  son  projet  n'avait  été  d'abord 
que  d'exhausser  sa  chapelle  pour  la  rendre  plus  saine, 
comme  il  l'avait  déclaré  à  M.  le  syndic  Pictet,  mais  que, 
puisque  le  Conseil  en  agissait  ainsi  à  son  égard,  il  ferait 
ce  qu'il  voudrait,  parce  que  sa  maison  étant  la  maison  du 
roi,  personne  ne  pourrait  l'empêcher  de  commencer  les 
réparations  qu'il  jugerait  convenables.  » 

Le  lendemain,  MM.  de  la  Rive,  Pictet  et  Trembley 
firent  une  nouvelle  visite  à  M.  d'Iberville  pour  calmer  sa 
mauvaise  humeur;  mais  celui-ci  leur  déclara  nettement 
«  que  la  maison  où  il  habitait  était  la  maison  du  roi,  où  le 
Conseil  n'avait  rien  à  voir,  et  que  rien  ne  l'arrêterait, 
sinon  un  ordre  de  son  maître.  » 

Par  suite  de  cette  déclaration,  les  magistrats  résolurent 
de  soumettre  la  question  au  Conseil  des  Soixante.  La  ma- 
jorité fut  d'avis  qu'à  tout  prix  il  fallait  empêcher  l'agran- 
dissement de  la  chapelle,  et  prier,  au  nom  de  la  paix 
publique,  M.  le  Résident  de  rester  dans  le  statu  quo. 

M.  de  Chapeaurouge,  propriétaire  de  la  maison,  pré- 
senta un  expédient  qui  consistait  à  rélever  simplement  d'un 
étage,  et  à  placer  au  premier  une  chapelle  de  même  gran- 
deur que  celle  qui  était  dans  la  cour,  au  rez-de-chaussée. 


(1)  Registre  du  Conseil,  6  août  169">. 


—  201  — 

Cette  idée  sembla  sourire  au  Résident,  qui  finit  bientôt 
par  comprendre  qu'au  lieu  de  gagner  à  ce  changement  il  y 
perdrait,  vu  que  sa  maison  serait  toujours  ouverte,  et  par 
là  même  exposée  aux  dilapidations. 

Il  revint  donc  à  son  projet  primitif,  et  déclara  qu'il  s'en 
rapporterait  à  la  décision  du  roi,  auquel  les  magistrats 
genevois  soumettraient  la  question ,  à  moins  qu'ils  ne 
consentissent  à  la  réparation  de  sa  chapelle,  à  laquelle  il 
n'ajouterait  pas  un  pouce  d'étendue.  Le  Conseil  sembla 
entrer  dans  ses  vues,  mais  il  demanda  quelques  jours 
pour  réfléchir. 

C'était  le  moment  où  survenaient  les  premiei's  revers  de 
Louis  XIV.  Namur  venait  de  tomber  aux  mains  de  Guil- 
laume III,  qui  reprenait  ainsi  l'offensive  contre  la  France. 
Heureux  de  voir  la  prépondérance  passer  aux  mains  d'un 
prince  protestant,  les  Genevois  en  firent  des  fêtes.  Ils  lan- 
cèrent des  fusées  en  signe  de  joie,  à  Plainpalais,  et  un 
soir,  en  rentrant  dans  son  appartement,  le  résident  fut 
salué  par  le  cri  de  :  Vive  Guillaume! 

L'étoile  de  la  France  commençait  à  pâlir.  M.  d'Iber- 
ville  comprit  que  l'heure  n'était  plus  favorable  pour  pous- 
ser à  Paris  la  question  de  la  chapelle.  Lorsque  les  délé- 
gués du  Conseil  reparurent  chez  lui,  il  leur  dit  sèche- 
ment :  «  Messieurs,  vous  êtes  maîtres,  »  et  il  se  retira,  en 
ajoutant  que  les  Genevois  n'avaient  point  de  parole. 

Cependant,  l'affaire  fut  portée  au  roi  par  M.  Amelot, 
ambassadeur  auprès  des  Ligues  suisses.  Louis  XIV  ne 
se  plaignit  que  de  deux  choses  :  du  mauvais  vouloir  du 
peuple  genevois  à  son  égard,  et  de  la  garde  qui  station- 
nait habituellement  aux  abords  de  la  Résidence. 

Les  Genevois  cherchèrent  à  se  disculper  sur  le  pre- 
mier chef,  et  ils  se  déclarèrent  prêts  à  retirer  les  hommes 
de  garde,  si  le  roi  faisait  interdire  à  ses  sujets  du  voisi- 


—  292  — 

nage  de  Genève  d'entendre  la  messe  du  dimanche,  ail- 
leurs que  dans  leur  paroisse. 

Cette  défense  fut  en  effet  proclamée  dans  les  bailliages 
voisins,  et  par  là,  les  Genevois  se  trouvèrent  débarrassés, 
pour  quelque  temps,  de  la  foule  qui  arrivait  du  voisinage, 
le  dimanche.  On  ne  fit  plus,  suivant  l'expression  du  secré- 
taire du  Conseil,  qu'une  garde  à  l'œil.  Elle  consistait  à 
compter  le  nombre  des  personnes  qui  entraient  chez  le 
Résident  pour  y  assister  à  l'office,  et  à  examiner  leur 
mise.  Chaque  lundi,  on  en  faisait  un  rapport  au  Conseil. 
Grâce  à  ce  contrôle  inquisitorial,  on  peut  se  rendre 
compte  de  la  fidélité  que  mettaient  les  catholiques  de  la 
ville  à  sanctifier  les  dimanches  et  les  fêtes.  La  surveil- 
lance s'exerça  pendant  trois  ans  consécutifs,  à  savoir  :  en 
1695,  1696,  1697. 

Le  12  janvier  1695,  on  compta  65  personnes,  presque 
toutes  étrangères;  le  19,  58  personnes,  parmi  lesquelles 
on  remarqua  5  ou  6  domestiques.  Il  n'en  fallut  pas  davan- 
tage à  l'autorité  pour  faire  renouveler  aux  particuliers  la 
défense  de  laisser  aller  leurs  serviteurs  ou  valets  à  la 
messe. 

A  la  fête  de  la  Purification,  il  n'y  eut  pas  moins  de 
78  personnes,  dont  4  ou  5  paysans. 

On  en  conclut  que  la  garde  n'avait  pas  été  bien  faite,  et 
on  recommanda  au  poste  plus  de  vigilance. 

Le  2  mars,  deux  messes  furent  célébrées;  à  l'une,  on 
compta  27  personnes,  à  la  deuxième  35. 

Il  y  avait  là  quelques  bateliers.  Ordre  fut  donné  de  les 
surveiller  à  l'entrée  du  port,  et  de  leur  interdire  d'aller 
chez  le  Résident.  En  cas  de  désobéissance,  ils  devaient  être 
emprisonnés  sans  autres  prétextes. 

Le  21  mai,  jour  de  l'Ascension,  deux  messes  furent  dites. 
A  la  première,  il  y  eut  38  personnes;  à  la  deuxième,  58.  On 
examine  ce  qu'il  y  aurait  à  faire.  Il  fut  décidé  «  qu'on  renou- 


—  '293  — 

vellerait  aux  cabaretiers  et  aux  hôteliers  la  défense  de 
garder  aucun  étranger  papiste  plus  de  trois  jours  sans  une 
permission  expresse,  avec  l'ordre  de  déclarer  qu'on  ne 
pouvait  les  loger,  s'ils  avaient  l'intention  d'aller  à  la  messe 
en  ville.  » 

Le  5  juillet,  affiuence  extraordinaire  à  la  chapelle,  par 
suite  de  l'arrivée  des  moissonneurs.  Le  Conseil  s'en  pré- 
occupe, et  pour  empêcher  «  que  pareil  scandale  se  repro- 
duise, on  arrête  que  les  consignataires  aux  portes  donne- 
ront des  bullettes  aux  moissonneurs,  afin  que  l'on  sache 
au  juste  où  ils  iront  loger,  et  l'on  fera  ordonnance  aux 
cabaretiers  chez  qui  ils  logeront  de  ne  pas  les  laisser 
sortir  avant  11  heures  et  demie,  et  ceux  qui  seront  trouvés 
dans  les  rues  avant  cette  heure  seront  emprisonnés.  Dès 
le  matin,  on  mettra  sur  pied  toutes  les  troupes  de  la  gar- 
nison!!! » 

Grâce  à  ces  mesures,  le  12,  il  n'y  eut  à  la  chapelle  que 
28  personnes.  On  en  compta  de  nouveau  60  à  la  fête  de 
l'Assomption,  78  à  la  Saint-Barthélemy,  45  à  la  Nativité, 
96  à  la  Saint- Mathieu.  Le  jour  de  l'Immaculée-Conception 
on  célébra  deux  messes;  à  la  première,  il  y  eut  52  per- 
sonnes, à  la  deuxième  78. 

Ces  chiffres  seuls  sont  une  démonstration  de  la  conti- 
nuité du  service  religieux  dans  Genève  au  dix-huitième 
siècle.  Ce  n'est  pas  que  les  catholiques  eussent  la  liberté 
de  leur  culte,  car  M.  Liffort,  aumônier  de  M.  d'Iberville, 
faillit  avoir  une  mauvaise  affaire  pour  être  allé  visiter 
un  domestique  de  noble  Desbergeries,  à  qui  on  devait 
amputer  une  jambe.  «  Il  lui  porta,  est-il  dit  dans  les  regis- 
tres, le  sacrement,  »  ce  qui  faillit  exciter  une  émeute  dans 
le  quartier  (1). 


(1)  Registre  du  Conseil,  2  juillet  1697. 


—  20i  — 

M.  d'Iberville  quitta  Genève  en  mai  1698  ;  il  fut  rem- 
placé par  M.  de  la  Closure. 

Il  ne  paraît  pas  que  la  ferveur  des  catholiques  diminua 
à  cette  époque,  car,  le  8  octobre  1705,  les  espions  du 
Consistoire  comptèrent  jusqu'à  200  personnes  qui  sor- 
taient de  la  chapelle  du  Résident. 

En  1712,  ils  déclarent  qu'il  y  avait  eu  «  une  quantité  de 
monde  à  la  messe  de  minuit,  notamment  plusieurs  blan- 
chisseuses de  la  ville.  » 

En  1720,  le  2  mai,  M.  Rabuti  rapporte  qu'il  a  vu  un 
grand  nombre  de  personnes  sortir  de  chez  M.  le  résident. 
«  Cela  vient,  dit-il,  de  la  grande  quantité  de  papistes  qui 
demeurent  en  cette  ville.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  M.  Rabus  dit  à  son  tour  avec 
effroi  «  qu'il  a  compté  31  catholiques  en  file  allant  à  la 
messe,  vers  huit  heures  du  matin,  par  la  petite  Pélisserie, 
et  que  l'un  d'eux,  voyant  qu'il  les  comptait,  cria  d'un  ton 
arrogant:  «  Pourquoi  nous  comptez-vous?  Vous  autres 
protestants,  vous  allez  en  prêche  et  nous  à  la  messe.  » 

Le  4  juillet,  on  signale  300  personnes  comme  étant 
sorties  de  la  résidence. 

La  même  inspection  continue;  car  le  Consistoire  ne 
cesse  de  retentir  de  plaintes  relatives  à  ceux  qui  vont 
entendre  la  messe  chez  le  Résident.  Il  est  même  des  Gene- 
vois qui  assistent  à  la  messe  de  minuit.  Ce  que  le  magni- 
fique Conseil  apprend  avec  une  vive  peine. 

Il  est  une  autre  chapelle  qui  remua  la  bile  des  magis- 
trats genevois.  Quoique  très-restreinte  et  éloignée  de  la 
ville,  elle  ne  fut  pas  moins  un  objet  de  terreur  pour  les 
fervents  calvinistes,  parce  qu'on  y  disait  la  messe.  C'est 
celle  du  château  de  Laconnex,  qui  fut  ouverte  sur  la  fin 
du  dix-septième  siècle,  par  le  sieur  de  la  Grave,  dans  sa 
propriété  fermée  de  murailles. 

Deux  capucins  de  Saint  Julien  y  vinrent  célébrer  le 


—  295  — 


jour  de  la  Chandeleur,  en  1699.  Quelques  jours  plus  tard, 
on  vit  sortir  un  prêtre  suivi  d'un  enfant ,  qui  entra 
dans  la  maison  d'un  malade  nommé  Létanche.  On  pré- 
suma qu'il  lui  avait  porté  la  sainte  communion.  La  nou- 
velle en  fut  portée  aux  magistrats  de  Genève,  qui  se  réu- 
nirent en  Conseil,  pour  examiner  cette  question.  Les 
terres  du  sieur  de  la  Grave,  dirent-ils,  sont  du  fief  de 
Saint-Victor.  Nous  en  sommes  les  seigneurs,  nous  enten- 
dons que  le  seul  exercice  de  la  religion  protestante  y  soit 
pratiqué.  Ils  arrêtèrent  donc  d'envoyer  un  délégué  à 
Laconnex  pour  interdire  à  M.  de  la  Grave  l'ouverture  de 
sa  chapelle,  sous  peine  d'être  dénoncé  comme  un  pertur- 
bateur du  repos  public  (1).  MM.  Mestrezat  et  Trembley 
reçurent  cette  mission. 

Le  sieur  de  la  Grave  était  en  compagnie  de  M.  Liffort, 
curé  de  Teiry,  de  M.  l'avocat  Paget  et  du  juge  Mage,  de 
Saint-Julien,  lorsqu'ils  le  rencontrèrent.  En  apprenant  le 
motif  de  leur  visite,  le  sieur  de  la  Grave  les  reçut  avec 
humeur.  Ils  lui  dirent  qu'il  oubliait  «  qu'il  était  le  vassal 
des  seigneurs  de  Genève,  et  qu'à  ce  titre,  il  leur  devait 
respect  et  obéissance.  » 

«  —  Comment,  repartit  celui-ci,  vassal!  vassal!  J'aime- 
rais mieux  être  vacher  que  votre  vassal;  vous  vous  dites 
seigneurs,  je  ne  reconnais  pour  seigneurs  que  Son  Altesse 
et  le  Pape.  >  M.  Mestrezat  lui  représenta  qu'il  parlait 
comme  un  insensé,  et  termina  la  conversation  en  lui  inti- 
mant l'ordre  de  fermer  sa  chapelle,  qui  avait  été  ouverte, 
contre  l'article  7  du  traité  de  Saint-Julien,  sur  les  terres 
de  Saint- Victor,  dont  Messieurs  de  Genève  étaient  les 
seigneurs  au  spirituel  comme  au  temporel  (2). 


(1)  Registre  du  Conseil,  22  mai  10'J'J. 

(2)  Ibid.',  14  février  1700. 


—  296  — 

Le  Conseil,  nanti  de  cette  affaire,  fit  opérer  des  recher- 
ches dans  les  archives  pour  prouver  au  sieur  de  la  Grave 
que  ses  ancêtres  étaient,  en  1555,  cerisiers  de  l'Etat,  et 
qu'en  1514,  le  chef  de  sa  famille  avait  prêté,  comme 
homme-lige,  serment  de  fidélité  au  prieur  de  Saint-Victor, 
des  droits  duquel  Genève  avait  hérité.  Le  sieur  de  la 
Grave  en  appela  à  Son  Altesse  et  continua  à  tenir  sa  cha- 
pelle ouverte.  Toutefois,  pour  que  l'on  ne  pût  pas  le  dé- 
noncer comme  perturbateur  du  repos  public,  il  fit  ouvrir 
une  porte  depuis  l'intérieur  de  sa  maison  pour  y  pénétrer. 
De  leur  côté,  les  magistrats  portèrent  leur  plainte  au  duc, 
comme  d'une  violation  des  traités.  L'affaire  revint  au 
Sénat  de  Chambéry,  et  M.  le  président  Delescheraine  dut 
procéder  à  une  enquête.  Il  écouta  les  uns  et  les  autres, 
sans  bien  démêler  d'abord  les  droits  respectifs.  Il  fallut 
procéder  à  une  délimitation  des  terres  ducales  et  de  celles 
dites  de  Saint-Victor. 

Vainement  M.  Delescheraine  fit  appel  à  la  modération 
des  seigneurs  de  Genève,  pour  laisser  le  sieur  de  la  Grave 
pratiquer  suivant  sa  conscience  son  culte,  dans  l'intérieur 
de  sa  maison.  Ils  n'eurent  qu'une  seule  réponse  :  «  Nous 
sommes  seigneurs  sur  les  terres  de  Saint- Victor,  au  spiri- 
tuel comme  au  temporel;  nous  voulons  y  maintenir  l'état 
de  choses  existant  avant  1589.  Il  n'y  aura  donc  d'autre 
culte  autorisé,  en  particulier  comme  en  public,  que  celui 
que  nous  professons.  » 

Telle  était  la  tolérance  de  Genève,  en  1700,  sur  les 
terres  dites  de  la  seigneurie.  Peu  s'en  fallut  qu'une  guerre 
ne  fut  déclarée  à  Genève  à  cause  de  l'obstination  des 
magistrats  (1). 

(1)  Abbé  Ducis.  Casus  belli  avec  Genève. 


CHAPITRE  XIV 


Les  prêtres  du  diocèse  de  Genève  au 
dix-huitième  siècle 


Informations  fournies  à  la  cour  sur  le  mérile  des  prêtres  du  diocèse. 
—  Lettre  de  Jean  d'Arenthon  à  ce  sujet.  —  État  du  Chapitre.  — 
Les  curés  du  voisinage  de  Genève.  —  AI.  de  Poutverre,  curé  de 
Confignon.  —  Il  rétablit  le  culte  à  Lancy.  —  Ses  luttes  avec  les 
magistrats.  —  Frémin,  curé  de  Pregny.  —  Sa  retraite.  —  La 
fondation  des  Sœurs  de  Charité  au  Grand-Saconuex. 


Nous  nous  étions  souvent  demandé  comment  s'opérait 
un  choix  si  heureux  de  sujets  pour  les  bénéfices  dont  la 
collation  appartenait  à  l'autorité  royale.  On  pouvait  sans 
doute  pressentir  que  l'inspiration  venait  de  l'évêque,  et 
que  des  princes  aussi  religieux  que  ceux  de  la  maison  de 
Savoie  n'agissaient  ni  par  caprice,  ni  au  hasard.  Aujour- 
d'hui, nous  avons  la  clé  du  mystère.  En  parcourant  la  cor- 
respondance des  évêques,  nous  avons  constaté  que,  de 
temps  à  autre,  le  marquis  de  Saint-Thomas,  secrétaire 
d'Etat,  demandait  au  nom  de  la  cour  la  statistique  des 
meilleurs  sujets  du  diocèse,  comme  théologiens,  canonis- 
tes  et  moralistes,  éminents  en  science  et  en  piété.  Nous  en 
avons  la  preuve  dans  une  lettre  de  Jean  d'Arenthon,  don- 


-  298  — 

blement  précieuse,  puisqu'elle  nous  met  sous  les  yeux  le 
personnel  marquant  du  Chapitre  à  cette  époque  et  les 
noms  des  ecclésiastiques  les  plus  distingués  du  diocèse. 
Voici  une  partie  de  ce  document  adressé  à  Son  Altesse 
royale  : 

«  Madame, 

«  Le  mouvement  que  Votre  Altesse  royale  a  eu  de  s'in- 
former dernièrement  des  ecclésiastiques  qui  excellent  en 
piété  et  en  doctrine  dans  ses  Etats  ne  peut  être  attribué 
qu'à  un  fond  de  religion  et  de  grandeur,  qui  attirera  sur 
la  Régence  des  bénédictions  d'une  gloire  immortelle  et 
auquel  je  tâcherai  de  répondre  à  l'avenir  par  mes  avis  avec 
tout  le  respect  et  la  sincérité  que  je  dois. 

«  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  aucun  diocèse,  ni  dans  l'Etat 
ni  dans  les  provinces  voisines,  où  l'on  trouve  des  ecclé- 
siastiques plus  méritants  que  celui  de  Genève.  La  cathé- 
drale est  composée  de  trente  chanoines,  tous  nobles  ou 
docteurs  et  dont  la  meilleure  partie  possède  les  deux  qua- 
lités, avec  tant  d'avantages  que  Votre  Altesse  peut  consi- 
dérer ce  corps  comme  un  séminaire  d'évêques,  pour  ses 
Etats  (1).  Il  en  reste  peu  qui  ne  soient  jeunes,  mais  ils  sont 
si  dévots,  si  exemplaires  et  si  modestes,  et  d'ailleurs  si 
appliqués  à  l'étude  et  aux  fonctions  de  leur  ministère,  que 
je  m'estime  le  prélat  du  monde  le  plus  heureux  et  le  plus 
riche  au  milieu  de  ma  pauvreté. 

«  M.  de  Monthoux  (Claude-François),  qui  en  est  le  Chan- 
tre, élu  à  la  prévôté,  a  de  la  naissance,  de  la  vertu  et 
des  talents,  pour  occuper  dignement  un  des  premiers  pos- 
tes de  l'Eglise. 

«  M.  de  Menthon  de  Mareste,  l'archidiacre,  excelle  en 

doctrine. 


(1)  Archives  ftfyales.  Leur.:  île  Mgr  d'Arenthon,  16  août  1676. 


-  2&9  — 


«  M.  de  Sales  (Jean-Louis),  grand  vicaire,  est  très-propre 
pour  remplir  une  dignité.  M.  de  Ruphy,  théologal,  sait  les 
langues  et  possède  une  grande  érudition. 

«  M.  Falcaz  (1),  archiprêtre  de  cette  ville,  est  docteur  de 
Sorbonne,  d'une  piété  et  d'un  zèle  qui  le  font  regarder 
comme  un  ange  parmi  la  jeunesse.  MM.  de  Saint-Chris- 
tofe,  de  Roget,  de  Fesson,  Ducloz,  de  Moutmayeur,  de  Cons- 
tantin et  plusieurs  autres,  donnent  de  grandes  espérances; 
et  quoique  M.  de  Mareste  de  Chanaz  soit  un  grand  et 
brillant  sujet,  il  ne  laisse  pas  d'être  vertueux  et  très-mo- 
deste dans  nos  offices.  Je  passe  sous  silence  plusieurs 
autres  chanoines  de  ce  mesme  Chapitre  qui  soutiennent 
le  ministère  de  la  parole  avec  beaucoup  de  succès  et 
d'édification.  La  cathédrale  ne  fut  ni  plus  éclairée,  ni  plus 
vertueuse,  ni  si  modeste  qu'elle  est  maintenant  (2).  » 

L'évêque  de  Genève  pouvait  être  fier  de  posséder  au- 
tour de  lui  des  hommes  d'un  aussi  grand  mérite.  Il  énu- 
mère  ensuite  plusieurs  collégiales,  «  entre  lesquelles  celles 
de  La  Roche,  de  Sallanches  et  la  sainte  Maison,  de  ïho- 
non,  excellent  en  vertu  et  en  piété.  » 

Il  en  est  une  qui  fait  ombre  au  tableau,  «  c'est  celle  de 
Notre-Dame  d'Annessy,  illustre  par  sa  fondation  et  par 
la  piété  de  M.  l'abbé  de  Saint-Rambert,  son  doyen,  mais 
elle  laisse  beaucoup  à  désirer  sous  le  rapport  de  la  science 
et  de  la  régularité.  » 

«  Quant  aux  cures  du  diocèse,  elles  sont  occupées  par 
des  prêtres  éclairés  et  très-appliqués  au  salut  des  âmes. 
Plusieurs  sont  gradués  et  il  en  reste  peu  qui  n'ayent  été 
élevés  dans  mon  pauvre  séminaire  ou  dans  ceux  de  Paris 

(1)  Mgr  de  Kossillon  appelait  M.  Falcaz  «  l'homme  le  plus  savant  et  le  pins 
verlueu\  (lu  diocèse.  » 

(2)  Lettre  de  M.  Jean  d'Arenthon,  16  août  1676.  —  N.  li.  A  cette  lettre 
est  joint  un  tableau  des  prêtres  marquants  (lu  diocèse.  Nous  le  renvoyons 
aUX  Pièces  justilicatives,  n°  XI, 


—  300  — 


et  de  Lyon,  en  sorte  que,  dans  trois  ou  quatre  années,  il 
ne  restera  apparemment  point  de  curés  dans  le  diocèse 
qui  ne  soient  de  très-grande  édification,  et  déjà  les  hugue- 
nots de  Genève  commencent  d'avouer  qu'ils  ont  plus  de 
respect  et  d'estime  pour  nos  curés  que  pour  leurs  minis- 
tres (1).  » 

A  ces  hommes  remarquables  vinrent  se  joindre,  plus 
tard,  ceux  que  Mgr  Roussillon,  de  Bernex,  signalait  comme 
capables  de  professer  la  théologie  :  MM.  de  Ville,  docteur 
en  Sorbonne,  vif  et  pénétrant;  Dupras,  curé  de  Chavannoz, 
non  docteur,  mais  docte;  Lacombe,  curé  de  Thônex. 

Les  prêtres  qu'il  tenait  pour  les  meilleurs  canonistes 
étaient  MM.  Machet,  chanoine;  Moënne,  curé  de  Mornex; 
Chardon,  chanoine  de  la  collégiale  de  Notre-Dame;  et 
parmi  les  laïques,  il  signalait,  comme  très-habiles,  en  droit 
canonique,  M.  Favre,  d'Abondance,  et  son  neveu,  professeur 
à  Chambéry. 

En  dehors  de  cette  pléiade  de  savants  nous  pouvons 
signaler  quelques  curés  de  notre  voisinage  qui  ont  laissé 
des  souvenirs  historiques  dans  leur  paroisse. 

C'est  d'abord  M.  Frère,  curé  de  Collonges,  qui  soutint 
ses  droits  contre  la  famille  Lullin,  par  ses  Mémoires, 
ensuite  par  des  chansons  sarcastiques  (2). 

Nous  trouvons  en  1660,  à  Meyrin,  messire  Jean-Louis 
Frézier,  délégué  et  commis  de  Mgr  Charles-Auguste  de 
Sales  auprès  du  gouverneur  de  Bourg,  grand  ami  des 
capucins  et  très-loué  par  le  P.  Fidèle  Talissieu,  comme 
«  un  homme  de  très-haute  portée.  » 

Plus  tard  apparaît,  dans  la  même  paroisse,  M.  Gaillard, 

(1)  Lettre  du  10  janvier  1703. 

(2)  A  cette  époque,  la  question  des  dîmes  fournissait  très-fréquemment  aux 
curés  du  voisinage  de  Genève  l'occasion  de  contester  avec  les  seigneurs  qui 
avaient  pour  la  plupart  des  propriétés  dans  les  communes  des  alentours. 
C'est  la  ce  qui  everça  la  verve  de  M.  Frère. 


—  301  — 


qui  sollicite  auprès  de  la  Seigneurie  des  ornements  pour 
son  église,  offrant  d'y  contribuer  pour  la  plus  grande 
part. 

A  Saconnex  figure  M.  Antoine  Bouvier,  promoteur  des 
réparations  faites  à  la  chapelle  de  Pregny,  qui  vit  s'opé- 
rer l'institution  de  cette  paroisse. 

Enfin,  à  Pregny,  arriva  M.  Fresmin,  dont  nous  aurons 
à  nous  occuper  d'une  manière  spéciale  dans  ce  chapitre, 
après  avoir  rappelé  la  prise  de  possession  de  la  paroisse 
de  Lancy  par  le  vaillant  chanoine  de  Pontverre. 

Parmi  les  noms  des  curés  les  plus  distingués  du  voisi- 
nage de  Genève  figure,  à  juste  titre,  celui  de  Benoît  de 
Pontverre,  l'un  des  plus  vigoureux  champions  de  la  foi 
orthodoxe,  et  qui  a  eu  la  gloire  de  restaurer  le  culte  catho- 
lique à  Lancy. 

Au  temps  de  la  conquête  bernoise,  ce  village  avait  été 
dépouillé  de  son  église.  Sur  la  fin  du  seizième  siècle,  il  fut 
repris  par  le  duc  de  Savoie,  qui  construisit  un  fort  sur 
l'Arve.  Les  troupes  de  Lesdiguières  ayant  fait  une  irrup- 
tion en  Savoie,  Lancy  retomba  au  pouvoir  des  Genevois, 
qui  rasèrent  une  partie  de  cette  bourgade.  La  paix  s'étant 
rétablie  par  le  traité  de  Saint- Julien,  signé  en  1603,  on 
commença  à  y  reconstruire  des  maisons,  sur  lesquelles  les 
seigneurs  de  Genève  prétendirent  avoir  des  droits.  Ils  y 
établirent  même  un  petit  temple  où  la  République  envoyait 
de  temps  en  temps  un  ministre  prêcheur. 

Lancy,  placé  sur  la  zone  des  territoires  appartenant 
anciennement  au  Prieuré  de  Saint-Victor  et  au  Chapitre, 
dont  la  collature  avait  été  cédée  par  les  Bernois  à  Genève, 
pouvait  revendiquer  d'anciens  droits  méconnus  en  1544. 
Ils  furent  mis  en  avant  par  les  catholiques,  qui  se  préva- 
lurent de  ce  que  leur  paroisse  avait  été  confondue  mal  à 
propos  avec  les  terres  du  Chapitre.  Cette  position  ayant 
été  attentivement  étudiée  par  M.  de  Pontverre,  curé  de 


—  302  — 

Confignon,lui  donna  lieu  d'intervenir  auprès  des  Seigneurs 
de  Genève,  en  demandant  à  y  célébrer  le  culte  (1). 

M.  Benoît  de  Pontverre  appartenait  à  une  des  plus 
anciennes  familles  de  Genève.  Ses  ancêtres  avaient  tenu, 
dès  le  treizième  siècle,  une  place  honorable  dans  l'histoire 
de  la  cité.  Un  de  ses  ancêtres,  François  de  Pontverre, 
avait  joué,  comme  chevalier,  un  des  principaux  rôles  dans 
la  Confrérie  des  gentilshommes  de  la  Cuiller.  Il  avait 
même  payé  de  sa  tête  l'ardeur  de  ses  sentiments  pour  son 
prince.  Revenant  du  pays  de  Vaud,  en  l'an  1529,  il  fut 
assailli  par  «  les  mauvais  garçons  de  Genève,  »  dit  Jeanne 
de  Jussie,  au  moment  où  il  traversait  le  pont  du  Rhône. 
L'épée  fut  tirée,  mais  frappé  de  vingt-cinq  coups,  il  expira 
dans  la  lutte.  Quant  à  Benoît,  curé  de  Confignon,  il  n'avait 
pas  moins  de  courage  chevaleresque  que  ses  ancêtres, 
au  point  de  vue  de  la  religion  et  de  la  foi.  Les  catholiques 
de  Lancy  faisaient  partie  de  sa  paroisse.  Il  les  visitait 
comme  ses  ouailles  et  se  nommait  leur  pasteur,  et  en  rem- 
plissait même  les  devoirs  avec  zèle;  son  dévouement 
était  au-dessus  de  tout  éloge.  Un  de  ses  premiers  actes  fut 
de  protester  contre  le  syndic  Lullin,  qui  s'était  approprie, 
à  titre  de  haut  décimateur,  les  novales  et  les  anciens 
droits  de  la  cure  (2).  Il  en  vint  jusqu'à  actionner  ce 
seigneur  devant  les  tribunaux.  Le  Conseil  appela  une 
moleste  ce  procès,  et  envoya  à  Chambéry  le  procureur 
général  Abraham  Mestrezat,  légiste  habile,  pour  plaider 
contre  le  curé  de  Confignon. 
Voici  les  instructions  dont  il  fut  nanti  par  le  Conseil  : 
«  Vous  représenterez  au  commandant  de  la  Savoie  et 
«  au  président  du  Sénat,  disait  le  Conseil  à  son  envoyé, 


S  î^ifffaL.  *  se  prélevaien,  su,  ,es  terres  nouvel 
nienl  défrichées. 


—  303  — 

t  que  ces  novales  nous  appartiennent  incontestablement, 
t  tant  en  vertu  des  traités  que  de  notre  paisible  et  immé- 
«  moriale  possession.  Vous  leur  ferez  voir  les  articles 
«  des  dits  traités  qui  établissent  notre  droit  et  particu- 
«  lièrement  ceux  de  1536  et  1544  entre  Berne  et  nous, 
«  par  lesquels  la  cure  de  Lancy  est  par  esprit  comprise 
«  et  nommément  désignée  dans  le  nombre  de  celles  qui 
«  nous  sont  cédées.  » 

«  Vous  leur  ferez  remarquer  en  outre  que,  par  le  traité 
«  de  Saint-Julien,  nous  devons  jouir  de  tout  ce  que  nous 
«  possédions  avant  la  guerre  de  1589,  auquel  temps  il  est 
«  notoire  que  nous  possédions  la  cure  de  Lancy  comme 
«  dépendante  du  Chapitre,  et  en  vertu  des  traités  ci- 
«  dessus.  » 

«  Vous  leur  représenterez  encore  que  le  sieur  Pont- 
«  verre,  n'ayant  point  la  qualité  de  curé  de  Lancy,  ne 
«  peut  avoir  le  droit  des  novales,  lesquelles  ne  peuvent 
«  être  demandées  que  par  ceux  qui  exercent  le  droit  du 
t  clocher.  Vous  leur  ferez  enfin  connaître  qu'il  y  a  plus  de 
«  150  ans  qu'il  n'y  a  eu  à  Lancy  ni  cure  ni  curé  (1).  » 

De  son  côté,  M.  de  Pontverre,  convaincu  de  la  justice 
de  sa  cause,  la  soutint  auprès  du  commandant  de  la  Savoie 
et  du  président  du  Sénat  et  montra  que  le  bénéfice  n'avait 
pas  perdu  ses  droits,  «  vu  l'erreur  commise  par  ceux 
qui  avaient  autrefois  rangé  Lancy  parmi  les  terres  du 
Chapitre,  sur  lesquelles  les  Bernois  s'étaient  réservé  le  do- 
maine souverain  et  tous  les  droits  seigneuriaux.  »  Lorsqu'il 
apprit  que  l'usurpation  allait  être  consommée,  parce  que, 
disait-on,  il  n'y  avait  plus  -à  Lancy  ni  cure  ni  clocher,  il 
résolut  d'y  aller  fixer  sa  demeure  et  d'y  faire  non-seule- 
ment acte  d'établissement,  mais  d'y  exercer  les  fonctions 
curiales. 

(i)  Rcg.  du  Conseil,  1698. 


—  304  — 

Le  syndic  Lullin  s'était  ménagé  à  la  cour  de  hauts  pro- 
tecteurs; il  fallut  à  M.  de  Pontverre  toute  l'énergie  que 
donne  la  foi  pour  ne  pas  se  laisser  ébranler  par  les  con- 
trariétés qu'il  éprouva.  Déjà  M.  Thoy  de  Pesieu  lui  avait 
signifié  l'ordre  de  cesser  ses  poursuites.  Ce  fut  précisé- 
ment le  moment  que  choisit  le  zélé  curé  de  Confignon 
pour  acheter  dans  Lancy  une  chambre,  afin  d'y  rassembler 
son  petit  troupeau.  Après  avoir  orné  aussi  bien  que  pos- 
sible ce  local,  il  y  érigea  un  modeste  autel,  où  il  obtint 
avec  peine  du  propriétaire  la  permission  de  pouvoir  célé- 
brer les  Saints-Mystères  ;  ce  qu'il  fit,  pour  une  première 
fois,  dans  le  milieu  du  mois  de  juin  1696  (1). 

C'est  avec  une  joie  bien  grande  que  M.  de  Pontverre 
offrit  à  Lancy  le  saint-sacrifice  de  la  messe,  qui  n'avait 
pas  été  célébré  dans  cette  localité  depuis  environ  150  ans  ; 
mais  l'enfer  en  rugit  et  les  hérétiques  s'en  émurent  vive- 
ment (2). 

A  peine  la  nouvelle  en  fut-elle  portée  à  Genève  que  les 
Conseils  se  rassemblèrent  pour  délibérer  sur  les  mesures 
à  prendre.  Ils  déclarèrent  que  la  célébration  de  la  messe 
était  un  attentat,  un  acte  de  nouveauté  contraire  aux 
droits  et  aux  traités;  ils  résolurent  de  porter  leurs  plaintes 
au  président  de  France,  et  chargèrent  M.  Jacques  Favre, 
conseiller  d'Etat,  d'aller  dénoncer  à  M.  Pontverre  que,  s'il 
continuait  à  faire  cet  acte  papistique  sur  terre  de  Chapi- 
tre, ils  le  regardaient  comme  perturbateur  du  repos  public 
et  l'actionneraient  comme  tel  devant  le  roi,  dont  ils  con- 
naissaient les  louables  intentions  (3) 

(1)  Reg.  du  Conseil,  16  juin  1696.  «  M.  le  syndic  Lullin  a  rapporté  que, 
dimanche  dernier,  le  curé  de  Contignon,  nommé  Pontverre,  estant  allé  dans 
une  maison  de  Lancy,  chez  un  paysan  papiste  et  qu'il  y  avait  dit  la  messe, 
après  s'être  fait  apporter  dans  une  hotte  ses  habits  et  ses  ornements  sacerdo- 
taux. 

(2)  Mémoires  de  M.  de  Pontverre  sur  l'érection  de  la  chapelle  de  Lancy. 

(3)  Reg.  du  Conseil,  20  juin  1696. 


—  305  — 

Le  lendemain,  jour  de  dimanche,  le  syndic,  prévoyant 
que  le  curé  de  Confignon  reparaîtrait  à  Lancy,  se  dirigea 
avec  une  nombreuse  escorte  du  côté  du  pont  d'Arve.  Il 
s'était  fait  précéder  par  un  secrétaire  de  la  résidence  de 
France,  qui  devait  déclarer  au  chanoine  «  que  le  roi,  son 
maître,  ne  voulant  rien  innover  sur  les  terres  de  Saint-Victor 
et  du  Chapitre,  toutes  les  choses  devaient  rester  sur  le  pied 
où  elles  étaient  lorsque  le  pays  avait  passé  sous  sa  domina- 
tion. 

M.  de  Pontverre,  averti  de  la  présence  du  syndic  de  Ge- 
nève, n'en  vint  pas  moins  à  Lancy,  accompagné  de  son 
domestique,  avec  l'intention  bien  arrêtée  d'y  célébrer  la 
sainte  messe;  il  était  à  cheval,  portant  avec  lui  tout  ce 
qu'il  fallait  pour  l'office  du  jour.  Lorsqu'il  fut  arrivé  à  la 
hauteur  qui  fait  face  au  village  de  Lancy,  sur  la  route  de 
Confignon,  il  aperçut  deux  groupes  d'hommes,  dont  les  uns, 
plus  rapprochés  de  lui,  semblaient  armés,  tandis  que  les 
autres  stationnaient  près  de  la  maison  Durafour.  Les  pre- 
miers étaient  des  moissonneurs  savoisiens  qui,  appuyés  sur 
leurs  faux,  l'attendaient  pour  savoir  s'il  y  aurait  une 
messe.  Les  seconds  étaient  les  protestants  rangés  autour 
de  M.  Favre  et  les  curieux  qui  l'avaient  suivi  pour  voir 
l'issue  de  cette  affaire.  Lorsque  M.  de  Pontverre  eut  fait 
quelques  pas  en  avant,  il  recommanda  son  âme  à  Dieu, 
puis,  s'étant  approché  des  paysans,  il  leur  dit  avec  assu- 
rance :  «  Eh  bien  !  mes  bons  amis,  qu'y  a-t-il  donc  de 
nouveau  à  Lancy  ?  —  On  nous  dit,  Monsieur,  que  vous 
ne  pourrez  pas  nous  dire  la  messe  aujourd'hui.  —  *  Allez, 
«  ne  craignez  rien,  repartit  le  chanoine,  allez,  mes  enfants  ; 
«  à  moins  qu'on  ne  m'arrache  la  langue,  je  monterai 
«  aujourd'hui  à  l'autel,  j'en  ai  le  droit.  » 

Il  fallait  traverser  le  second  groupe  pour  arriver  à  la 
chapelle.  Au  moment  où  M.  de  Pontverre  demandait  qu'on 

20 


—  306  — 

lui  fit  place,  M.  Favre,  sortant  de  la  foule,  s'opposa  à  son 
passage  et  lui  cria  : 

—  Monsieur,  au  nom  des  Seigneurs  de  la  ville  de  Genève, 
je  vous  somme  de  ne  point  passer  outre.  » 

—  Je  ne  puis  m'en  dispenser,  répondit  avec  gravité  le 
courageux  chanoine-,  l'Evangile  du  jour  m'invite  à  laisser 
les  99  brebis  dans  le  désert,  pour  aller  chercher  celles  de 
Lancy,  qui  sont  égarées  (1).  »  C'était  le  troisième  dimanche 
après  la  Pentecôte. 

—  Vous  portez  atteinte  à  l'autorité.... 

—  Nullement,  je  n'en  ai  pas  l'intention. 

—  Les  traités  n'attribuent-ils  pas  aux  Seigneurs  de  Ge- 
nève la  souveraineté  spirituelle  sur  les  terres  de  Saint- 
Victor  et  du  Chapitre  ? 

—  Mon  souverain  spirituel,  c'est  le  Pape. 

 Vous  ne  reconnaissez  donc  pas  même  l'autorité  du  roi  ? 

Au  même  moment  des  hommes  s'approchèrent  pour  saisir 
la  bride  du  cheval.  Lorsque  le  chanoine  s'aperçut  de  ce 
mouvement,  il  donna  un  coup  d'éperon  et  fendit  la  foule 
qui  ouvrit  ses  rangs.  Il  ne  put  entendre  que  ces  mots  : 
—  Vous  êtes  un  perturbateur,  nous  allons  porter  plainte 
au  roi. 

—  Qu'à  cela  ne  tienne,  répondit-il,  portez  l'affaire  à  son 
tribunal,  et  de  mon  côté,  je  vais  écrire  au  Pape. 

La  foule  interdite  se  retira  et  M.  de  Pontverre  entra  dans 
sa  chapelle,  suivi  des  catholiques  qui  applaudissaient  à 
son  courage.  Ayant  mis  pied  à  terre,  il  demanda  un  instant 
pour  se  remettre  de  l'émotion  que  lui  avait  causée  cette 
scène,  et  offrit  ensuite  le  saint  sacrifice.  Après  la  commu- 
nion, il  prit  la  parole  et  expliqua,  d'après  l'Ëvangile,  les 
obligations  du  bon  pasteur  -,  puis  rappelant  à  ses  auditeurs 
les  menaces  lancées  par  le  seigneur  contre  les  pasteurs 


(1)  Mémoire  de  M.  de  Pontverre. 


—  307  — 

timides  et  négligents.  «  Ne  pensez-vous  pas,  dit-il,  que 
j'en  eusse  encouru  les  effets  si  j'euse  été  assez  lâche  pour 
abandonner  le  champ  de  bataille  à  ces  ennemis  de  Dieu 
et  de  son  Église  ?  » 

En  ce  moment,  on  vit  arriver  une  foule  de  gens  de  Con- 
fignon,  qui,  apercevant  monter  à  l'autel  un  autre  prêtre 
que  M.  de  Pontverre,  s'étaient  imaginés  que  leur  curé  était 
entre  les  mains  des  Genevois.  Un  brave  paysan  nommé 
Favre,  leur  avait  dit:  «  S'il  y  a  des  hommes  de  cœur,  qu'ils 
«  me  suivent,  en  dignes  fils  de  saint  Maurice.  Allons,  s'il 
«  le  faut,  mourir  avec  notre  général.  »  —  En  avant  !  s'écriè- 
rent les  plus  déterminés;  et  ils  partirent  couverts  de  sueur, 
bien  décidés  à  faire,  s'il  le  fallait,  de  leurs  corps  un  rem- 
part à  leur  pasteur,  et  à  l'arracher  des  mains  des  héréti- 
ques (1). 

Il  ne  fut  pas  nécessaire  d'en  venir  à  cette  extrémité; 
M.  de  Pontverre  était  libre,  et  il  n'eut  qu'à  tempérer  leur 
ardeur  et  à  les  remercier  de  leur  dévouement  et  de  leur 
courage.  Pour  maintenir  son  droit,  le  chanoine  revint 
encore  le  dimanche  suivant,  et  déclara  qu'il  avait  porté  le 
différend  au  tribunal  du  roi,  dont  il  attendait  le  juge- 
ment. 

Les  œuvres  de  Dieu  ne  s'opèrent  jamais  sans  contradic- 
tion, et  il  est  rare  que  les  hommes  de  bien  puissent  par- 
venir à  leur  but  sans  passer  par  la  voie  des  épreuves.  Sou- 
vent les  contrariétés  viennent  du  côté  où  elles  sont  le 
moins  attendues.  M.  de  Pontverre,  vainqueur  dans  la  lutte, 
croyait  pouvoir  jouir  en  paix  du  fruit  de  son  triomphe, 
lorsqu'un  jour  on  vint  l'avertir  que  le  feu  s'était  déclaré 
dans  sa  chapelle  et  que  son  autel  était  réduit  en  cendres. 
La  nouvelle  ne  fut  malheureusement  que  trop  vraie,  et  la 
malveillance  chercha  même  à  tourner  cet  accident  contre 


(1)  Mémoire  de  M.  de  Pontverre, 


—  308  — 

lui.  On  répandit  le  bruit  que  M.  de  Pontverre,  prévoyant 
une  défaite ,  avait  lui-même  ménagé  cet  incendie  pour 
sortir  avec  honneur  de  sa  fausse  position. 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  l'exciter,  et  il  se 
décida  de  suite  à  mettre  la  main  à  l'œuvre,  pour  élever 
une  chapelle  plus  vaste  et  plus  imposante  que  celle  qu'il 
venait  de  perdre.  La  Providence  le  seconda  admirable- 
ment dans  son  dessein. 

V  La  maison  de  Savoie  recouvra  sur  ces  entrefaites  ses 
Etats,  et  M.  de  Pontverre  jugea  l'occasion  propice  pour 
intéresser  le  souverain  en  faveur  de  son  église.  Il  recou- 
rut, dans  ce  but,  à  Son  Excellence  M.  le  marquis  de  Drou- 
eroz,  gouverneur  de  Savoie,  qui  ordonna  une  enquête  sur 
les  causes  de  l'incendie  de  la  chapelle.  Il  fut  facile  d'éta- 
blir que  le  feu  ne  s'y  était  communiqué  que  par  une  mai- 
son voisine.  Alors  ce  haut  personnage,  ayant  acquis  la  cer- 
titude de  l'innocence  du  chanoine,  l'autorisa  à  commencer 
un  nouvel  édifice  et  lui  promit  sa  protection  auprès  de  la 
cour.  M.  de  Pontverre,  sans  perdre  de  temps,  fit  l'acquisi- 
tion d'un  local  sur  la  grande  route  et  fit  creuser  les  fonda- 
tions. 

Les  murs  sortaient  de  terre,  lorsqu'un  ingénieur,  député 
par  Messieurs  de  Genève,  vint  en  relever  les  plans  et  prendre 
les  dimensions.  Cette  visite  fut  pour  M.  de  Pontverre 
d'un  mauvais  augure;  il  ne  se  trompait  pas.  A  quelques 
jours  de  distance,  il  recevait  une  notification,  par  laquelle 
M.  de  Normandie  se  déclarait  le  propriétaire  du  fonds 
sur  lequel  on  bâtissait  l'église,  en  vertu  d'une  créance 
qu'il  possédait  contre  les  frères  Malagny,  qui  avaient 
vendu.  Il  fallut  suspendre  les  travaux  jusqu'à  ce  qu'on  eût 
obtenu  une  cession  des  droits  en  litige,  moyennant  la 
somme  de  420  florins.  Cet  obstacle  surmonté,  on  se  re- 
mit à  l'ouvrage.  Les  catholiques  rivalisèrent  de  zèle;  les 
réformés  mêmes  voulurent  prêter  leur  concours  et  se  char- 


—  309  — 

gèrent  du  transport  de  presque  tous  les  matériaux  néces- 
saires pour  le  nouvel  édifice.  M.  de  Pontverre  dirigeait 
lui-même  les  travaux,  car  il  lui  tardait  de  voir  son  œuvre 
achevée.  Il  fit  placer  sur  le  frontispice  l'échelle  mysté- 
rieuse de  Jacob.  Les  anges  montaient  chargés  des  prières 
adressées  à  Dieu  pour  la  conversion  de  ceux  qui  ne  faisaient 
pas  partie  de  son  troupeau.  Au  dessous,  on  lisait  ces  mots 
explicatifs  :  «  Il  y  a  ici  des  brebis  qui  ne  sont  pas  de  cette 
«  bergerie,  mais  il  nous  faut  les  ramener,  afin  qu'il  n'y  ait 
«  plus  qu'un  seul  pasteur  et  qu'un  seul  troupeau.  » 

Ces  paroles  du  Sauveur  choquèrent  les  membres  du 
Consistoire;  ils  en  firent  un  crime  au  chanoine,  aussi  bien 
que  de  l'audace  qu'il  avait  eue  d'élever  en  face  de  Genève 
une  immense  croix  sur  la  chapelle  (1). 

L'histoire  de  cette  croix  fournit  une  nouvelle  preuve  de 
l'intolérance  qui  régnait  alors  dans  la  cité  de  Calvin,  à 
l'endroit  des  catholiques. 

Rien  de  plus  inoffensif  que  le  signe  auguste  de  la  Ré- 
demption, rien  de  plus  chrétien.  Cependant,  le  lanternier 
à  qui  fut  commandée  la  croix  de  Lancy,  reçut  de  M.  le 
syndic  de  Normandie  une  sévère  admonestation  pour  avoir 
«  donné  son  concours  à  la  fabrication  d'une  œuvre  aussi 
damnable.  »  Il  fut  même  menacé  de  bannissement,  s'il 
livrait  la  commande.  M.  de  Pontverre,  pour  couper  court 
à  ces  misérables  vexations,  se  relâcha  de  sa  convention  et 
n'exigea  du  fabricant  que  les  pommeaux,  se  réservant  d'y 
faire  ajuster  une  croix  détachée  du  couvert  de  l'église  de 
Confignon. 

Ce  fut  surtout  à  l'érection  de  l'autel  que  le  chanoine 
attacha  le  plus  d'importance;  il  voulut  que  son  histoire  et 
celle  de  son  premier  oratoire  y  figurassent  en  allégorie. 
On  voyait,  d'un  côté,  un  phénix  avec  ces  mots  :  Je  suis 


(1)  Registre  du  Consistoire,  1711. 


—  310  — 

défait  par  l'incendie,  je  renais  malgré  V envie,  et  dans  mes 

cendres  je  trouve  la  vie  De  l'autre  côté  était  un  pélican 

avec  cette  épigraphe  :  Le  bon  pasteur  donne  sa  vie  pour 
ses  brebis. 

Lorsque  la  chapelle  fut  achevée,  M.  de  Pontverre  en 
avisa  son  évêque,  qui  lui  témoigna  la  joie  la  plus  vive  de 
l'érection  de  ce  nouveau  tabernacle,  et  l'autorisa  à  y  célé- 
brer les  saints  mystères.  Ce  sanctuaire,  quoique  bien 
modeste,  puisqu'il  n'avait  que  dix  pieds  carrés,  n'en  était 
pas  moins  cher  aux  catholiques  qui  avaient  le  bonheur 
d'y  entendre  la  parole  sainte,  et  d'y  recevoir  les  sacre- 
ments. 

L'ouvrage  n'était  encore  que  commencé,  lorsque  M.  de 
Pontverre  songea  à  procurer  un  pasteur  à  son  troupeau, 
convaincu  qu'un  curé  était  nécessaire  dans  une  localité 
située  aux  portes  de  Genève.  Il  fit  donc  des  instances 
multipliées  auprès  de  Mgr  Gabriel  de  Eossillon  de  Ber- 
nex,  pour  obtenir  un  prêtre  qui  fût  selon  son  cœur  et  sa 
pensée. 

Sur  ces  entrefaites,  un  jeune  ecclésiastique,  originaire 
d'Evian,  nommé  Paul-Aimé  Roch,  s'arrêta  à  son  retour  de 
l'ordination  chez  M.  Durer,  curé  de  Compesières.  Son  zèle 
fixa  l'attention  de  M.  de  Pontverre,  qui  lui  proposa  de 
rester  à  Lancy.  M.  Roch,  voyant  du  bien  à  faire  dans  cette 
localité,  accepta  cette  offre,  à  la  condition  que  son  évêque 
y  souscrirait.  11  ne  fut  pas  difficile  d'obtenir  cette  autori- 
sation du  prélat,  qui  répondit  au  curé  de  Confignon  : 
«  L'érection  de  l'église  et  de  la  paroisse  de  Lancy  sera 
votre  œuvre,  qui  mieux  que  vous  peut  savoir  celui  qu'il 
vous  faut  pour  la  consolider  ?  » 

Un  logement  pour  le  nouveau  curé  devint  alors  néces- 
saire. M.  de  Pontverre,  dont  la  générosité  était  inépui- 
sable, fit  l'acquisition  de  deux  chambres  dans  le  voisinage 
de  la  chapelle  et  y  installa  M.  Roch,  premier  curé  de 


—  311  — 

Lancy.  M.  Roch  commença  ses  fonctions  le  13  décem- 
bre 1703  et  reçut  son  institution  canonique  le  dernier 
jour  de  février  1707. 

Avant  de  la  lui  conférer,  Mgr  de  Rossillon  de  Bernex, 
voulut  que  le  bénéfice  fût  fondé.  M.  Roch,  de  concert  avec 
M.  de  Pontverre,  profitant  des  bonnes  dispositions  de 
M.  le  syndic  Lullin,  qui  demanda  un  accommodement  au 
sujet  des  novales,  traita  avec  lui  pour  une  somme  d'ar- 
gent, moyennant  la  cession  de  trente-trois  poses  de  terrain, 
qui  constituèrent  les  premiers  avoirs  du  bénéfice.  Le  nou- 
veau curé  n'était  pas  moins  zélé  que  son  prédécesseur; 
ayant  reconnu  l'insuffisance  de  sa  petite  chapelle,  il  ne 
tarda  pas  à  l'augmenter  de  tout  le  chœur  actuel,  ainsi 
que  de  la  sacristie,  et  y  fit  divers  embellissements. 

L'église  de  Lancy  compte,  parmi  ses  bienfaiteurs,  non- 
seulement  une  foule  de  prêtres  savoisiens  qui  répondirent 
à  l'appel  fait  à  leur  générosité  par  M.  Roch,  et  plusieurs 
seigneurs  du  voisinage  qui  tinrent  à  honneur  d'enrichir 
de  leurs  dons  la  sacristie  et  le  bénéfice  de  cette  paroisse, 
mais  surtout  les  princes  de  la  famille  de  Savoie,  Victor- 
Amédée  Ier  et  son  fils  Charles-Emmanuel  II.  Ce  dernier, 
attachant  une  immense  importance  à  la  bonne  éducation 
des  jeunes  gens  de  ses  Etats,  s'engagea  à  faire  le  traite- 
ment, d'un  vicaire-régent,  qui  donnerait  à  Lancy  des  leçons 
de  catéchisme  et  de  grammaire.  Il  envoya,  en  outre,  au 
curé,  plusieurs  présents,  et  lui  remit  la  somme  nécessaire 
à  la  fonte  de  la  cloche  bénite  en  1732  par  M.  de  Saint- 
Ange,  curé  de  Saint  Julien,  et  qui,  brisée  par  accident, 
fut  refondue  en  1838. 

M.  Roch  s'était  généreusement  dévoué  à  la  création 
d'une  paroisse  à  Lancy;  mais  il  ne  put  mettre  la  dernière 
main  à  l'œuvre  qu'il  avait  si  fort  avancée.  Son  évêque 
l'appela,  en  1721,  à  la  cure  de  Compesières,  et  le  rem- 


—  312  — 

plaça  par  M.  Destral,  qui  sembla  avoir  hérité  du  zèle  de 
son  prédécesseur  pour  la  gloire  de  la  maison  de  Dieu. 

La  charité  catholique,  toujours  si  expansive,  était  la 
seule  source  où  l'on  pût  puiser  pour  avoir  les  fonds  néces- 
saires à  l'établissement  définitif  de  la  nouvelle  paroisse. 
M.  Destral  y  recourut  avec  tant  de  persévérance,  qu'en 
1732,  il  eut  le  bonheur  de  voir  son  église  entièrement 
achevée,  ornée  et  meublée.  Alors  seulement  il  en  demanda 
la  bénédiction,  qui  fut  faite  solennellement  par  M.  de  Pont- 
verre,  assisté  de  M.  Roch  et  de  plusieurs  autres  ecclésias- 
tiques, le  jour  de  la  Sainte-Trinité. 

Monsieur  Frère,  curé  de  Chaumont,  alors  en  grand 
renom,  eut  la  parole;  il  fut  chargé,  dans  cette  belle  jour- 
née, d'expliquer  aux  nombreux  assistants  catholiques  et 
protestants  le  sens  des  cérémonies  qui  se  font  à  la  béné- 
diction des  églises.  Il  est  dit,  dans  une  notice  sur  cette 
fête,  «  qu'il  pérora  avec  distinction.  » 

Une  inscription  gravée  sur  la  pierre  et  placée  au-dessus 
de  la  porte  rappelle  l'année  et  le  jour  où  l'église  de 
Lancy  fut  bénie  : 

VICTOBI  AMEDEO  I  PATEI  ET  CABOLO  EMM  II  FILIO 

POTENTISSIMIS  EEGIBUS  SUIS 
INSIGNIA  H^C  IN  PEEPETUAM  EELIGIOS.E  AMBOEUM 

MUNIFICENTE  MEMOEIAM  ;  DUM  ISTAM  AB  IMO 
EXCITAEET,  DEOQUE  TEENO  SACEAM  DICAEET  .33DEM 
PONENDA  CUEAVIT,  E.  D.  F.    DESTEAL,  CIVIS  GENEBENSIS 
ET  ECCLESLΠ LANCIENSIS  EECTOE.  DIE  VI  CALENDAS  MAII 
MDCCXXXII 

M.  de  l'ont  verre  mourut  le  3  juin  1733,  après  avoir  été 
curé  de  Configuoii  quarante  ans.  La  réputation  de  contro- 


—  313  — 


versité  dont  il  jouissait  était  telle,  qu'il  était  en  corres- 
pondance avec  les  principaux  prélats  de  France  (1). 

Voici  l'acte  mortuaire  qui  fut  dressé  dans  le  registre 
de  Confignon  par  M.  Vittupier,  son  successeur  : 

Anno  à  Nalivitate  Christi  1733,  3e  junii,  obiit  odogena- 
rius  et  amplius  nobilis  et  Reverendus  Dominus  Benedidus 
de  Pontverre,  qui  per  42  anno  s  Confignonensem  rexit  eccle- 
siam.  Vir  fuit  prœcipuo  Religionis  zelo  incensus,  qui  con- 
tinuum  fmitimis  hœreticis  bellum  et  verbo  et  facto  scrip- 
tisque  indixit,  parocliias  de  Lancy  et  Aire-la-  Ville  ins- 
titua, aut  saltem  earum  ecclesias  à  fundamentis  erigendo, 
fremente  hceresi,  restauravit  ;  atque  ut  cceteras  suas  vir- 
txdes,  pecidiari  charitate,  simulque  humilitatis  exemplo 
firmaret  paupertatis  suœ  pauperes  Confignonenses  insti- 
tua hœrcdes,  ac  sepulturce  suce  locum  extra  ecdesiam  ad 
latus  dexterum  illius  ingressus  elega,  pridie  festum  cor- 
poris  Christi  mortuus  est,  quasi  vitam  dicaturus  veritati 
prœsentiœ  illius  realis  in  sandissimo  Eucharistiœ  sacra- 
mento  quam  acerrime  propugnaverat,  ac  postridie  sepidtus 
est,  à  rêver endis  vicinis  parochis,  ac  potissimum  cura 
reverendi  domini  Genève,  vicarii  de  Bernex,  qui  infra 
mecum  scripsit.  Vittupier,  successor. 

Passons  à  Frémin,  Louis,  fils  de  Pierre.  Il  naquit  à  Ge- 
nève le  20  mai  1655.  Ses  parents  étaient  protestants  et  il 
il  fut  baptisé  au  temple  de  Saint-Pierre. 

Il  suivit  son  cours  d'études  au  collège  de  Genève,  et  il 
fut  d'abord  précepteur  chez  M.  Fatio,  qui  appartenait 
à  l'aristocratie  de  la  ville. 

(1)  Il  a  publié  :  La  description  tic  l'église  de  Lancy,  près  de  Carouge, 
el  de  la  manière  dont  la  religion  catholique  y  a  été  rétablie,  l'an  1701,  et 
les  motifs  de  la  conversion  du  chevalier  Mincitoll,  2  volumes  in-12  ;  on 
trouve  dans  le  second,  p.  4»,  une  Chronique  historique  des  évéques  qui 
ont  occupé  le  sie^e  épiscopal  de  Genève,  jusqu'à  Pierre  de  la  Baume  inclusi- 
vement. Cette  notice  sur  chaque  évèque  laisse  beaucoup  à  désirer  sous  le 

rapport  de  l'exactitude, 


-  314  — 

Il  est  de  tradition,  au  Grand-Saconnex,  que  Frémiu  fut 
reçu  ministre  à  Genève.  Ce  qui  a  pu  donner  lieu  à  cette 
assertion,  c'est  que,  dans  un  portrait  qui  se  trouvait  à 
la  maison  donnée  par  lui  aux  Sœurs  de  charité,  il  portait 
un  costume  pareil  à  celui  des  ministres  au  dix-huitième 
siècle. 

Cependant,  nous  ne  penchons  pas  vers  cette  croyance, 
vu  que  dans  aucun  acte  public  Frémin  n'est  désigné  du 
nom  de  Spectable,  donné  à  ceux  qui,  après  le  cours  de 
théologie,  étaient  promus  aux  fonctions  du  pastorat.  Il 
peut  avoir  suivi  les  cours  de  théologie,  mais  son  nom  ne 
figure  pas  parmi  ceux  des  candidats  au  ministère.  Séne- 
bier  affirme  qu'il  fut  précepteur  et  d'autres  disent  qu'il 
fut  commis  dans  une  maison  de  commerce. 

D'ailleurs,  si  on  examine  bien  ce  tableau,  on  retrouve 
plus  le  costume  du  prêtre  que  celui  du  ministre. 

En  1680,  Frémin  est  signalé  dans  les  registres  du  Con- 
sistoire comme  s'étant  retiré  à  Chambéry  près  des  jésuites, 
afin  d'y  accomplir  sa  révolte;  ce  qui  veut  dire  qu'il  se  fit 
catholique. 

Dès  que  le  Conseil  de  Genève  apprit  la  démarche  de 
Frémin,  il  fut  décidé  que  l'article  des  Ordonnances  de 
1609,  relatif  aux  apostats  lui  serait  appliqué.  En  con- 
séquence, on  le  déclara  déchu  de  ses  droits  de  bour- 
geoisie et  de  tous  les  privilèges  qui  en  dépendaient  (1). 

Fremin  n'en  resta  pas  moins  fidèle  à  sa  détermination, 
et  il  écrivit  à  sa  famille  qu'il  espérait  revenir  à  Genève 
où  il  était  assuré  d'avoir  la  protection  du  roi. 

Il  parait  même  qu'après  avoir  embrassé  le  catholi- 
cisme, il  chercha  à  convertir  sa  mère;  car,  le  7  juin  1682, 
on  rapporta  au  Conseil  que  Y  apostat  Frémin  (c'est  le  nom 


fl)  Registre  ilu  Consistoire. 


—  315  — 


qu'on  lui  donne  dans  les  registres)  avait  le  dessein  de 
séduire  sa  mère  pour  la  faire  révolter. 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  ameuter  contre  lui  les 
membres  de  sa  famille  et  leurs  voisins.  Ils  déclarèrent 
hautement  que,  s'il  se  présentait  dans  leur  quartier,  ils 
lui  feraient  un  mauvais  parti  (1).  Le  conseiller  Sautier 
fut  chargé  de  suivre  cette  affaire,  et  de  dissuader  les 
parents  de  Frémin  de  le  maltraiter,  mais  il  ajouta  qu'ils 
n'auraient  «  qu'à  réclamer  l'action  du  magistrat,  s'il  en- 
treprenait quelque  chose  digne  de  repréhension.  »  Il  fut 
averti  de  plus  que,  après  une  première  visite,  l'entrée  de 
la  ville  lui  serait  interdite. 

Pour  montrer  qu'il  avait  l'appui  du  roi,  Frémin  se  fit 
accompagner  par  l'aumônier  du  Résident.  Il  put  ainsi, 
sans  aucune  difficulté,  entrer  en  ville,  mais  le  28  sep- 
tembre, lorsqu'il  reparut,  il  lui  fut  déclaré  qu'une  défense 
positive  du  Conseil  lui  interdisait  la  circulation  dans  l'in- 
térieur de  la  ville.  Le  Résident  de  France  en  porta  plainte 
aux  magistrats,  en  disant  que  le  roi  l'avait  pris  sous  sa 
protection.  On  lui  répondit  que  «  Frémin  se  conduisait 
très-mal  en  dogmatisant  dans  la  ville,  et  qu'on  délibé- 
rerait à  son  sujet.  » 

Ce  fut  en  vain  que  le  Résident  réclama;  la  défense  fut 
maintenue,  Frémin  dut  rester  en  exil. 

Frémin,  en  embrassant  le  catholicisme,  avait  tourné 
ses  vues  vers  le  sacerdoce,  particulièrement  dans  le  but 
de  combattre  les  erreurs  du  calvinisme  et  d'éclairer  ses 
anciens  coreligionnaires.  Il  se  mit  pour  cela  à  la  dispo- 
sition de  Mgr  Jean  d'Arenthon,  évêque  de  Genève. 

Ayant  été  ordonné  prêtre  à  Annecy,  M.  Frémin  désira 
célébrer  sa  première  messe  dans  Genève.  Tour  cela,  il 
s'adressa  au  Résident  de  France,  qui  lui  donna  une  ré- 


1 1)  Registre  du  Consistoire, 


—  316  — 

ponse  favorable.  Il  arriva  en  effet  à  Genève,  car  le  23  dé- 
cembre 1G83,  il  est  signalé  au  Consistoire  comme  «  étant 
venu  par  bravade  dans  le  carrosse  de  Monsieur  le  Résident, 
pour  dire  sa  première  messe  en  son  hôtel  (1).  » 

Le  Conseil,  nanti  à  son  tour  de  ce  fait  scandaleux,  exa- 
mine, sur  la  proposition  du  seigneur  Grenus,  quel  arrêté 
il  serait  possible  de  prendre  pour  empêcher  ceux  qui  pas- 
sent au  catholicisme  de  rentrer  en  ville.  Il  fut  décidé 
«  qu'on  appliquerait  dans  toute  sa  sévérité  l'ordonnance 
de  1609,  et  qu'on  défendrait  à  tous  les  gardiens  des  postes 
de  laisser  entrer  Frémin,  de  crainte  qu'il  n'aille  dogma- 
tiser chez  sa  mère  (2).  » 

Elevé  à  la  prêtrise,  Frémin  fut  placé  comme  curé  à 
Russin,  prieuré  du  décanat  d'Aubonne.  Il  paraît  que  le 
revenu  de  ce  poste  était  bien  minime,  puisque  M.  Frémin 
écrivit  à  M.  Jacques  Vautier,  syndic,  «  que  le  revenu  de  sa 
cure  étant  insuffisant  pour  le  faire  subsister,  il  sera 
contraint  de  s'adresser  aux  hauts  décimateurs  de  cette 
localité,  à  savoir  :  la  seigneurie  de  Genève,  le  seigneur 
conseiller  Lullin  et  les  jésuites  d'Ornex,  et  qu'à  leur 
défaut,  il  devra  recourir  aux  dîmes,  ainsi  que  la  loi  le  lui 
permet.  » 

Pour  faire  constater  son  droit,  M.  Frémin  écrivit  au 
lieutenant  du  roi,  dans  le  bailliage  de  Gex,  M.  de  Saint- 
Hilaire,  qui  rendit  une  ordonnance  en  sa  faveur.  Les 
magistrats  de  Genève  reconnurent  ses  droits  et  lui  firent 
un  modeste  traitement  à  titre  de  «  portion  congrue.  » 

De  Russin,  M.  Frémin  passa  à  Pregny,  où  il  succéda  à 
M.  d'Anière.  Il  prit  possession  de  la  cure  le  22  avril  1G87, 
et  fut  installé  par  M.  Bouvier,  curé  de  Saconnex. 

La  chapelle  de  cette  localité  venait  d'être  réparée,  et 

,1)  Registre  du  Consistoire,  23  octobre  1689. 
(2)  Archives  du  Consistoire,  8  décembre  1683... 


—  317  — 


Mgr  Jean  d'Arenthon  d'Alex  en  avait  fait  la  consécration 
le  1er  avril  1685.  Ce  même  jour  avait  été  passé  entre  le 
curé  et  la  seigneurie  un  acte  portant  que  le  premier  re- 
noncerait aux  treize  coupes  de  blé  qui  lui  étaient  données 
précédemment,  ainsi  qu'aux  novales,  et  qu'il  recevrait  à 
l'avenir  300  livres  annuelles  pour  portion  congrue  (1). 

Il  y  avait  alors  à  Pregny  et  à  Chambésy  beaucoup  de 
familles  protestantes  revenues  au  catholicisme.  Déjà,  en 
1685,  on  avait  compté  dix-huit  abjurations  et  onze  autres 
en  1686. 

Sous  M.  Frémin,  le  mouvement  de  retour  continua,  et 
pour  l'accélérer,  le  curé  de  Pregny  fit  prêcher,  par  les 
PP.  Capucins,  une  mission  durant  le  mois  de  janvier  1688. 

Il  est  deux  Pères  spécialement  désignés  comme  ayant 
travaillé  à  Pregny  et  obtenu  plusieurs  conversions  :  le 
P.  CaDdide  et  le  P.  Melchior.  Les  jésuites  d'Ornex  venaient 
aussi  aider  M.  Frémin.  On  cite  particulièrement  le  P.  Mé- 
nard,  qui  eut  de  vrais  succès.  Il  reçut  l'abjuration  de 
Mlle  Hélène  de  Châteauvieux,  de  Genève  ;  de  Pierre  Blon- 
del,  de  Chambéry,  et  de  Jean-Jacques,  d'Ornex. 

Tout  porte  à  croire  que  M.  Frémin  changea  de  poste 
en  1690,  car  depuis  cette  date  les  actes  de  la  paroisse  de 
Pregny  sont  signés  par  M.  Donat,  curé. 

Malgré  toutes  ses  démarches,  Frémin  ne  put  pas  obtenir 
la  permission  de  rentrer  à  Genève.  Ne  pouvant  se  faire  à  ce 
déni  de  justice,  il  écrivit,  le  5  mars  1700,  une  lettre  à 
l'ancien  syndic  Gautier,  pour  se  plaindre  de  l'intolérance 
genevoise,  déclarant  «  qu'il  y  aurait  lieu  de  la  signaler 
au  public.  » 

Ces  paroles  indiquent  qu'à  cette  date  Frémin  s'occu- 
pait déjà  à  écrire  son  Histoire  de  Genève,  ouvrage  qui, 


(1)  Afc'bives  de  la  commune  de  Pregny. 


—  318  — 

malheureusement,  n'a  pas  vu  le  jour.  Voici  le  titre  qu'il 
devait  porter  : 

Histoire  de  Genève  dès  sa  fondation  jusqu'en  1700,  par 
un  citoyen  du  dit  Genève. 

Il  est  une  pièce  qui  nous  reste  de  M.  Frémin  et  qui 
montre  la  foi  dont  son  âme  était  pénétrée  et  la  cha- 
rité qui  l'animait.  C'est  son  testament  reçu  par  maître 
Gérentet,  notaire  au  bailliage  de  Gex,  le  28  sep- 
tembre 1725. 

Après  plusieurs  dispositions  et  legs  particuliers,  M.  Fré- 
min fait,  institue  et  nomme,  «  pour  son  héritier  universel, 
Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  en  la  personne  des  pauvres 
malades  du  Grand-Saconnex,  »  et  pour  cet  effet,  il  prie 
Monsieur  le  supérieur  général  de  la  congrégation  de  Saint- 
Lazare  de  vouloir  accorder  deux  Sœurs  de  la  Charité  pour 
venir  s'établir  dans  sa  maison  qu'il  livre  toute  meublée,  à 
condition  qu'elles  auront  soin,  comme  font  les  Sœurs  de 
Gex,  de  soigner  les  pauvres  malades  de  la  paroisse  de 
Saconnex  et  ses  environs,  notamment  les  pauvres  ouvriers 
catholiques  qui  sortent  malades  de  Genève  pour  ne  point 
apostasier  la  foi.  » 

Ces  seules  lignes  nous  décèlent  toute  l'âme  de  M.  Fré- 
min. Il  avait  compris  l'ardeur  de  la  propagande  calvi- 
niste, les  dangers  que  couraient  ceux  qui  avaient  à  com- 
battre contre  les  exigences  du  besoin,  en  face  des  offres 
de  l'hérésie. 

Plus  tard,  le  29  décembre  1725,  M.  Frémin  fit  un  nou- 
veau codicille  pour  remettre  aux  Sœurs  de  Gex  ses  immeu- 
bles jusqu'à  ce  que  ses  intentions  pussent  obtenir  leur 
accomplissement.  Il  mourut  le  18  janvier  1726,  et  il  fut 
inhumé  dans  l'église  du  Grand-Saconnex. 


CHAPITRE  XV 


Michel -Gabriel  de  Rossillon  de  Bernex 

Noblesse  de  la  famille  de  Rossillon.  —  Naissance  de  Michel-Gabriel. 
Evénements  qui  l'accompagnèrent.  —  Ses  premières  études.  — 
Vues  de  son  père.  —  Il  entre  chez  les  Antonins.  —  Sa  carrière 
comme  professeur  et  prédicateur.  —  II  est  nommé  évêque.  —  Son 
premier  mandement.  —  Son  installation.  —  Il  se  présente  comme 
médiateur.  —  Sa  première  visite  pastorale.  —  Le  P.  Romeville. 
—  Sa  manière  d'agir  vis-à-vis  des  protestants.  —  Sa  métbode 
dans  la  polémique.  —  Ses  lettres  à  M.  Tandon  et  à  M.  Bénédict 
Pictet.  —  l'ne  fondation  à  Chêne.  —  Ses  dernières  visites.  — 
Béatification  de  Mrae  de  Chantai.  —  Sa  maladie.  —  Sa  mort. 


Une  série  de  grands  évêques  venait  d'illustrer  le  siège 
de  Genève.  Dieu  avait  voulu  les  opposer  comme  une  bar- 
rière à  l'hérésie  et  démontrer  la  fécondité  de  l'Eglise,  qui 
a  produit  dans  tous  les  âges  des  pasteurs  éminents  en 
science  et  en  sainteté. 

Nous  retrouvons  les  mêmes  qualités  dans  Michel-Gabriel 
de  Rossillon,  le  successeur  de  Jean  d'Arenthon  d'Alex. 
Il  appartenait  à  une  des  anciennes  familles  nobles  de  la 
Savoie  (1). 

Charles-Auguste  dit  «  que  les  Rossillon  marchaient  d'égal 


(1)  La  généalogie  do  ta  famille  de  Rossillon  se  trouve  dans  la  Vie  de 
Mgr  île  Rossillon,  par  Boudet,  livre  1,  p.  21  et  suivantes. 


—  320  — 


avec  la  croix  blanche  de  Savoie  et  qu'elle  fournit  des  che- 
valiers et  gentilshommes  à  la  croisade,  à  l'époque  où  le 
comte  Amé  alla  faire  le  siège  de  Rhodes.  »  Plusieurs  mem- 
bres de  la  maison  de  Rossillon  servirent  dans  les  armées, 
soit  en  France,  soit  en  Piémont,  et  méritèrent  d'y  occuper 
les  grades  les  plus  avancés,  comme  généraux  ou  lieute- 
nants-géuéraux. 

Le  père  de  Michel-Gabriel,  dont  nous  allons  résumer  la 
vie,  fut  ambassadeur  du  duc  de  Savoie  à  la  cour  de  Ba- 
vière. Il  fut  le  dernier  marquis  de  Bernex  et  seigneur  de 
Saint-Genix  et  du  Château-Blanc  (1).  Il  avait  épousé  Hélène 
de  Michel  de  la  Palu.  De  cette  alliance  naquirent  huit 
enfants,  dont  deux  servirent  l'Eglise  :  Joseph-Marie,  qui 
devint  préfet  de  la  Sainte-Maison  de  Thonon,  et  se  distin- 
gua par  sa  charité  pour  les  pauvres  et  son  zèle  pour  la 
décoration  des  églises  (2),  et  Michel-Gabriel,  qui  fut  évê- 
que  de  Genève. 

Une  circonstance  extraordinaire  accompagna  la  naissance 
de  ce  dernier.  Pendant  que  sa  mère  le  portait  dans  son 
sein,  un  accident  lui  fit  craindre  un  malheur  pour  l'épo- 
que de  ses  couches.  Madame  de  Bernex  était  dans  des 
angoisses  mortelles  à  ce  sujet,  lorsqu'un  jour  un  pèlerin 
vint  se  présenter  à  la  porte  du  château,  demandant  à 
parler  à  Madame  la  marquise.  On  lui  répondit  qu'elle  ne 
pouvait  le  recevoir,  t  Eh  bien,  repartit  l'étranger,  dites 
lui  qu'elle  soit  sans  crainte;  le  fils  qu'elle  porte  sera  heu- 


(1)  Le  Château-Blanc  était  situé  entre  Villette  et  Thônex,  à  trois  kilomè- 
tres de  Genève.  Devenu  onéreux  à  ses  propriétaires,  à  cause  de  son  étendue, 
il  a  été  détruit  en  1852  et  remplacé  par  une  villa,  appartenant  à  M.  Xaville 
de  Villette. 

(2)  11  lit  bâtir  une  chapelle  à  Thônex  et  une  autre  à  Chêne,  il  releva  celles 
d'Annemasse,  de  Chalonges-en-Semine  et  à  Château-Blanc.  La  plupart  de 
ces  chapelles  furent  placées  sous  le  patronage  de  N.  D.  de  Compassion,  ce 
qui  montre  la  dévotion  de  la  famille  de  Rossillon  à  la  Sainte-Vierge. 


—  321  — 


reusement  délivré  et  il  rendra  de  grands  services  à  l'E- 
glise (1).  . 

Après  cela  il  disparut.  Ce  qu'il  avait  annoncé  s'accom- 
plit, et  pleine  de  reconnaissance  à  la  bonté  de  Dieu,  la 
mère  chrétienne  voulut  que  son  enfant  fut  immédiatement 
baptisé. 

Son  mari  avait  promis  de  célébrer  une  grande  fête,  à 
l'occasion  de  la  délivrance  de  son  épouse;  il  avait  arrêté 
pour  parrain  Dom  Gabriel  de  Savoie,  «  prince  de  haut 
lignage.  »  Dieu  permit  qu'il  fut  absent  au  moment  où 
l'enfant  vint  au  monde. 

Pour  placer  son  fils  sous  la  garde  des  saints  anges, 
sa  mère  choisit  un  pauvre  garçon  nommé  Michel  Cavus- 
sin  et  une  orpheline  du  nom  de  Gabrielle,  pour  le  tenir 
sur  les  fonts  du  baptême  (2).  Ce  fait,  à  lui  seul,  démontre 
l'humilité  et  la  foi  de  cette  vertueuse  dame,  qui  eût  été 
heureuse  de  diriger  l'éducation  de  son  enfant.  Le  ciel  en 
disposa  autrement,  car  lorsqu'elle  mourut,  Michel-Gabriel, 
n'avait  que  sept  ans.  Il  fut  alors  confié  à  Marguerite  de 
Savoie,  son  aïeule,  qui  eut  pour  lui  toutes  les  tendresses 
d'une  mère. 

Michel-Gabriel  grandit,  à  l'école  de  cette  illustre  veuve, 
en  âge  et  en  vertus.  Il  avait  neuf  ans  lorsqu'on  célébra  à 
Annecy  le  premier  anniversaire  de  la  canonisation  de  saint 
François. 

La  pompe  développée  en  cette  circonstance  impres- 
sionna très-vivement  le  jeune  Michel,  qui  eût  dès  lors  une 
grande  idée  de  la  sainteté.  Il  se  plaisait  à  aller  prier  à 

(1)  Mgr  de  Bernex  raconte  ce  fait  dans  un  de  ses  mémoires. 

(2)  Voici  l'acte  de  baptême,  extrait  du  registre  de  la  paroisse  de  Thônex  : 
«  Le  16  novembre  1657  a  été  baptisé  Michel-Gabriel,  fils  légitime  de  noble 

et  puissant  seigneur  Charles-Aimé  de  Rossillon,  marquis  de  Bernex,  et  de 
noble  dame  Hélène  de  la  Paluz,  sa  femme  ;  ont  été  parrains  Michel  Cavussin 
de  Thonex,  el  Gabrielle,  domestique  du  dit  seigneur. 

«  Signé  :  Faihel,  curé.  » 

n 


—  322  — 

l'église  de  la  Visitation  auprès  des  reliques  de  saint  François 
de  Sales  et  à  l'invoquer.  Lorsqu'arriva  pour  lui  l'âge  de 
commencer  ses  études,  il  fut  confié  aux  Barnabites,  qui 
enseignaient  au  collège  d'Annecy.  Il  resta  sous  leur  direc- 
tion jusqu'à  la  mort  de  la  princesse,  son  aïeule.  Cet  évé- 
nement suspendit  le  cours  de  ses  études.  Il  revint  alors  au 
Château-Blanc,  où  ses  frères  essayèrent  de  le  traiter  en 
cadet  de  famille.  Il  n'en  prit  pas  facilement  son  parti,  car 
il  demanda  de  suite  à  son  père  de  le  renvoyer  à  Annecy, 
pour  y  reprendre  son  cours  d'études.  Le  seigneur  de  Ros- 
sillon  désirait  que  Michel-Gabriel  suivit  la  carrière  des 
armes,  qui  n'était  ni  dans  ses  goûts,  ni  dans  ses  aptitudes. 
Pour  le  détourner  d'une  vocation  religieuse,  que  trahissait 
déjà  son  amour  pour  la  retraite,  le  marquis  de  Bernes 
obtint  pour  lui  une  place  de  page,  à  la  cour  de  Bavière. 
Ne  voulant  pas  désobéir  à  son  père,  Michel  partit  avec 
son  gouverneur  pour  Munich  ;  mais,  après  quatre  jours  de 
marche,  se  rappelant  qu'il  avait  fait  vœu,  le  jour  de  sa 
première  communion,  d'embrasser  la  vie  monastique,  il 
revint  sur  ses  pas,  et  déclara  à  son  père  que  son  parti 
était  pris  et  que  la  cour  ne  pouvait  pas  être  pour  lui  le 
chemin  du  cloître. 

Le  marquis,  frappé  de  la  détermination  de  son  fils,  l'en- 
voya à  Chambéry,  où  les  chanoines  réguliers  de  l'Ordre  de 
Saint-Antoine  avaient  une  maison.  Michel-Gabriel  s'atta- 
cha tellement  à  ses  maîtres  qu'il  résolut  de  partager  leurs 
travaux,  et,  au  mois  de  mai  1672,  il  alla  se  présenter, 
comme  postulant,  à  l'abbaye  de  saint  Antoine  (1),  dont  le 
P.  Masson  était  supérieur.  Le  mérite  du  jeune  de  Bernex 
éclata  bien  vite;  ses  succès  en  philosophie  furent  tels 
qu'il  soutint,  à  la  fin  de  l'année,  des  thèses  en  face  de  tous 
les  professeurs. 


(I)  Cette  abbaye  était  entre  Saint-Mareellin  et  Romans  en  Daupliiné. 


Admis  au  noviciat,  le  frère  Michel  demeura  trois  ans 
à  l'Abbaye  de  Saint-Antoine.  On  l'envoya  ensuite  à  Tou- 
louse pour  suivre  les  cours  de  théologie.  Il  revint  à  Turin, 
où  il  eut  l'occasion  de  prêcher  devant  la  cour  le  pané- 
gyrique de  saint  Antoine.  La  duchesse  de  Nemours,  appré- 
ciant son  talent,  conseilla  au  marquis  de  Bernex  de  deman- 
der au  supérieur  de  l'Ordre  de  Saint-Antoine,  que  son  fils 
fut  envoyé  à  Paris,  où  il  aurait  l'occasion  de  se  perfec- 
tionner pour  la  chaire,  en  entendant  les  grands  orateurs 
et  en  suivant  leurs  leçons. 

Il  reçut  en  effet  des  lettres  d'obédience  pour  Paris,  où 
il  se  mit  en  rapport  avec  les  personnages  les  plus  éminents 
de  l'époque.  Il  devint  bientôt  un  controversiste  habile.  Le 
frère  de  Bernex  n'était  pas  encore  prêtre  à  ce  moment, 
mais  il  attendait  impatiemment  le  jour  où  il  pourrait  mon- 
ter au  saint  autel.  Son  ordination  eut  lieu  le  20  décem- 
bre 1681. 

Louis  XIV  venait  de  se  rendre  maître  de  l'Alsace.  Ce 
monarque  voulut  y  rétablir  la  religion  catholique,  qu'a- 
vaient abolie  les  luthériens.  Ayant  fait  son  entrée  à  Stras- 
bourg, il  confia  l'église  Saint-Etienne  aux  chanoines  régu- 
liers de  Saint-Antoine.  Lorsqu'il  fut  question  d'y  donner 
des  conférences  sur  les  points  de  dissidence  entre  catho- 
liques et  protestants,  le  père  de  Bernex  fut  chargé  de 
cette  mission.  Il  s'en  acquitta  avec  un  tact,  qui  lui  valut 
les  félicitations  mêmes  de  ses  antagonistes.il  resta  à  Stras- 
bourg jusqu'en  1685,  époque  où  le  chapitre  général  de 
Saint-Antoine  le  nomma  professeur  de  théologie  à  Tou- 
louse. 

Le  père  de  Bernex  avait  goûté  et  approfondi  durant  ses 
études  les  grands  enseignements  de  saint  Thomas.  La 
Somme  du  docteur  angélique  fut  l'arsenal  dans  lequel  il 
puisa  toutes  ses  leçons.  Il  voulut  que  ses  élèves  soutins- 
sent des  thèses  empruntées  à  cet  auteur,  dont  il  faisait 


—  324  — 

encadrer  de  lauriers  le  portrait,  placé  sous  un  riche  dais, 
dans  les  solennités  académiques. 

Un  religieux  aussi  éminent  et  aussi  bien  préparé  ne 
pouvait  manquer  d'être  un  jour  réclamé  par  ses  compa- 
triotes, pour  occuper  le  siège  de  saint  François  de  Sales. 
Aussi,  à  la  mort  Jean  d'Arenthon  d'Alex,  fut-il  demandé 
pour  son  successeur.  Déjà  on  le  préconisait  comme  évêque 
d'Aoste,  à  la  place  de  Mgr  de  Lambert,  que  le  duc  avait 
proposé  au  Pape,  pour  occuper  le  siège  de  Genève.  Il 
se  disposait  à  faire  ses  adieux  aux  frères  de  son  Ordre, 
lorsque  le  marquis  de  Saint-Thomas  (1),  secrétaire  d'Etat, 
lui  annonça  que  Son  Altesse,  mieux  informée,  lui  réservait 
le  siège  de  Genève.  «  Vu,  lui  disait-il,  la  position  difficile 
de  ce  siège,  qui  doit  être  comme  un  rempart  contre  l'héré- 
sie de  Calvin,  je  ne  pense  pas  qu'on  puisse  faire  un  meil- 
leur choix  que  celui  de  Mgr  Lambert,  évêque  d'Aoste, 
connu  par  son  grand  zèle,  sa  doctrine  et  sa  piété  exem- 
plaire (2).  ■ 

Il  fut  en  effet  nommé  à  ce  poste  le  7  mars  1G97.  Ses 
bulles  lui  furent  expédiées  le  27  septembre,  et  son  sacre 
eut  lieu  dans  la  cathédrale  de  Turin  le  G  octobre.  Ce  jour 
même,  il  adressa  au  clergé  et  aux  fidèles  de  son  diocèse 
une  lettre  pastorale  toute  empreinte  de  charité.  Après  avoir 
salué  la  portion  fidèle  du  troupeau,  il  tourne  sa  pensée 


II)  Nous  avons  souvent  nommé  M.  le  marquis  de  Saint-Thomas.  C  est  que 
celte  famille  a  eu  pendant  plus  de  deux  siècles  le  privilège  de  fournir  aux  ducs 
de  Savoie  de  dévoués  serviteurs.  Son  chef  fut  Spectable  Jean  Larron,  mail re 
auditeur  à  la  Chambre  des  Comptes  de  Savoie.  Il  porte  quelquefois  te  titre 
de  comte  de  Bulligliano,  17  décembre  1019.  Guillaume-François,  son i  tils,  fut 
conseiller  à  la  cour  et  premier  secrétaire  d'Etat.  Il  mourut  le  30  décembre 
1677  Charles-Joseph-Victor,  marquis  de  Saint-Thomas,  le  remplaça  et  occupa 
la  place  de  secrétaire  d'Etat  de  Son  Altesse.  11  mourut  à  Turin  en  lt>9b. 
Joseph-Gaétan  vint  après  lui:  il  fut  ministre  et  secrétaire,  jusqu  en  lnH 
Enlin,  Ange-Marie  Carron  de  Saint-Thomas  remplit  les  mêmes  fonctions.  11 
mourût  en  1780.  Armoriai  de  Savoie,  t.  I,  p.  312. 

(2)  La  nomination  de  Mgr  de  Saint-Lambert  avait  suscité  des  réclamations 
Ue  la  part  de  la  cour  de  France.  (Archives  de  Turin,  n°  30.) 


—  325  — 

vers  Genève  et  il  s'écrie  :  «  Quoique  ces  brebis  méconnais- 
sent notre  autorité  de  pasteur,  jamais  nous  ne  leur  ferme- 
rons l'entrée  de  notre  cœur;  quoique  exilé  de  notre  ville 
épiscopale,  nous  n'en  chérissons  pas  moins  les  portes  de 
notre  antique  Sion  et  nous  regretterons  toujours  les  tentes 
de  Jacob.  Avec  le  prophète,  nous  préférerions  voir  notre 
main  droite  desséchée  plutôt  que  d'oublier  dans  nos  priè- 
res la  Jérusalem  qui  nous  a  été  arrachée.  Ah!  que  ne  nous 
est-il  donné  d'être  immolé  pour  ceux  qui,  en  ce  moment,  ne 
sont  que  nos  frères  selon  la  chair  après  avoir  été  nos  frères 
dans  la  foi  (1).  » 

Mgr  de  Rossillon  dut  attendre  plus  de  deux  mois  avant 
d'être  installé.  Cette  cérémonie  fut  accompagnée  de  grandes 
manifestations  auxquelles  il  aurait  voulu  pouvoir  se  sous- 
traire. 

Au  moment  du  sacre,  le  duc  Charles-Emmanuel  II  visi- 
tait la  Savoie.  L'évêque  ne  put  pas,  en  conséquence,  prê- 
ter serment  de  fidélité  entre  ses  mains.  Il  choisit,  pour 
son  procureur,  le  prévôt  de  la  cathédrale  de  Saint-Jean, 
Ignace  Caroccio,  qui  s'acquitta  de  cette  mission  le  7  jan- 
vier 1698.  Il  était  porteur  d'une  lettre,  dans  laquelle  M.  de 
Rossillon  exprimait  à  Son  Altesse  l'assurance  de  son  dévoue- 
ment et  de  son  désir  d'être  utile  au  diocèse  qui  lui  avait 
donné  le  jour,  et  dans  lequel  il  avait  déjà  exercé  une  partie 
de  ses  fonctions  (2). 

Une  fois  installé  à  Annecy,  Mgr  Gabriel  voulut  se  rendre 
compte  des  actes  de  son  prédécesseur.  Il  en  parcourut  les 
papiers  et  il  put,  à  l'aide  de  ces  nombreuses  notes,  juger 
de  l'état  de  son  diocèse.  Il  devint  l'admirateur  de  Jean  d'A- 
renthon  et  se  proposa  de  marcher  sur  ses  traces,  tout  en 
mettant  plus  de  douceur  dans  les  formes,  surtout  dans  ses 

(1)  Mandement  de  Mgr  Rossillon. 

(2;  Archives  royales.  Lettre  du  o  janvier  1698. 


—  326  — 

rapports  avec  les  protestants  qui  se  présentèrent  à  lui  avec 
le  désir  de  voir  s'opérer  ce  qu'ils  appelaient  une  réunion 
chrétienne.  C'était  le  rêve  de  deux  ou  trois  ministres  dont 
nous  aurons  à  parler  plus  tard. 

Ayant  demandé  aux  curés  du  voisinage  de  Genève  un 
rapport  sur  l'état  de  leurs  paroisses,  il  en  reçut  une  lettre 
lamentable  relatant  les  apostasies  de  ceux  de  leurs  parois- 
siens qui  se  rendaient  dans  les  cantons  deVaud  et  de  Genève 
soit  pour  y  travailler,  soit  pour  y  servir.  Ils  demandaient 
à  l'évêque  si,  dans  sa  sagesse,  il  ne  pourrait  pas  obtenir  du 
souverain  qu'il  fit  revivre  l'édit  d'Emmanuel-Phihbert 
basé  sur  ce  qui  se  pratiquait  à  Genève,  où  l'on  frappait 
de  la  perte  de  leurs  biens  ceux  qui  changeaient  de  reli- 
gion (1).  L'évêque  en  référa  à  Son  Altesse,  qui  demanda  le 
texte  de  l'édit  et  se  réserva  d'agir  dans  des  circonstances 
plus  opportunes.  D'ailleurs,  les  événements  politiques  vin- 
rent changer  la  face  du  pays  en  faisant  passer  la  Savoie  sous 
la  domination  de  la  France.  Le  duc  s'étant  allie  avec 
l'Autriche,  Louis  XIV  fit  marcher  ses  troupes  sur  Annecy 

et  Chambéry.  . .  , 

La  ville  d'Annecy,  ayant  voulu  se  défendre,  fut  assiégée 
par  le  général  de  Vallière  qui,  au  moment  de  l'assaut, 
promit  à  ses  soldats  quelques  heures  de  pillage.  L'eveque, 
ayant  eu  connaissance  de  cet  ordre  du  jour,  conjura  M  de 
Marcilly,  chef  de  la  troupe  de  Savoie,  de  mettre  bas  les 
armes  et  alla  se  présenter  en  parlementaire  au  comman- 
dant  français,  pour  le  conjurer  de  cesser  le  feu  et  surtout  de 
retirer  la  menace  de  pillage.  L'évêque  fut  exauce  et  par 
le  respect  et  la  confiance  qu'il  sut  inspirer  au  gênerai  fran- 
çais, il  sauva  la  ville  du  carnage. 

L'édil  d'Emmanuel-PhUibor,  avait  été  prochm,;!.;  31  j^f^ 

SdSÏ^ff-  '^  S  appliqué  av.  rigueur  contre  les 
prolestants  qui  passaient  au  catholicisme. 


—  327  — 

Mgr  Gabriel  de  Rossillon,  sachant  tout  ce  qu'avait  ac- 
compli son  prédécesseur  pour  la  conversion  du  bailliage  de 
Gex,  voulut  commencer  ses  visites  pastorales  dans  cette 
partie  de  son  diocèse.  «  Il  y  a,  dit-il  dans  une  lettre  à 
Son  Altesse,  dans  ces  paroisses  des  nouveaux  convertis  qui 
ont  besoin  d'être  raffermis  (1).  En  annonçant  à  ses  diocé- 
sains sa  détermination,  il  ajoutait  ces  mots  :  «  La  charité 
de  J.-C.  nous  presse  et  nous  sentons  croître  le  désir  qu'elle 
nous  a  inspiré,  dès  notre  entrée  dans  l'épiscopat,  de  con- 
naître et  de  servir  le  troupeau  que  la  divine  Providence  a 
confié  à  nos  soins  (2).  » 

Voulant  que  ses  visites  ne  fussent  à  charge  ni  aux  pa- 
roisses, ni  aux  curés  qui  devaient  le  recevoir,  il  fit  une 
défense  expresse  de  présenter  sur  sa  table  ni  gibier  ni 
volaille,  et  refusa  tout  équipage. 

Mgr  de  Rossillon  se  disposait  à  partir  lorsqu'il  tomba 
malade.  Son  état  parut  un  moment  désespéré;  mais,  à  la 
suite  de  prières  publiques  commandées  dans  tout  le  diocèse, 
il  recouvra  la  santé  et  partit.  Son  voyage  commença  par 
Vienne,  où  il  voulut  visiter  son  métropolitain,  ce  qui  lui 
fournit  l'occasion  de  revoir  sa  chère  maison  de  Saint -An- 
toine, où  s'étaient  écoulées  les  années  de  son  noviciat.  De 
Grenoble,  Monseigneur  monta  à  la  Grande-Chartreuse,  où 
il  trouva  le  R.  P.  Masson,  connu  par  sa  science  et  par  sa 
piété.  Il  voulut  s'y  édifier  et  recommander  son  diocèse 
aux  prières  des  vertueux  solitaires.  A  son  retour,  il  visita 
la  Michaille,  le  pays  de  Gex,  les  bailliages  de  Ternier  et  de 
Gaillard,  enfin  le  Chablais  et  le  Faucigny.  Ayant  été  invité 
comme  évêque  consécrateur  au  sacre  de  l'évêque  du  Val- 
lais,  il  se  rendit  à  Sion,  où  eut  lieu  la  cérémonie  présidée 
par  le  nonce  du  Pape  en  Suisse. 

(1)  Lettre  du  18  juillei  1798. 

(2)  Mandement  de  M.  Gabriel  de  Rossillon. 


—  328  — 


Deux  autres  évêques,  ceux  d'Aoste  et  de  Tarentaise, 
s'y  rencontrèrent  (1).  Sur  ces  entrefaites  il  se  passa  dans 
la  petite  ville  de  La  Roche  des  faits  extraordinaires,  qui 
firent  grand  bruit  dans  toute  la  Savoie.  A  la  tête  du  col- 
lège des  Jésuites  se  trouvait  le  P.  Romeville,  qui  avait 
prêché  avec  beaucoup  de  succès  le  carême  àMegève,dans 
le  haut  Faucigny.  Appelé  à  voir  des  malades,  il  leur  re- 
commandait spécialement  la  confiance  à  saint  François 
Xavier,  et  leur  faisait  baiser  et  vénérer  une  relique  du 
grand  apôtre  des  Indes.  C'était  un  anneau  qui  avait  été  au 
doigt  du  saint,  dont  les  restes  sont  à  Rome.  Plusieurs 
malaîes  ayant  recouvré  la  santé,  on  fit  au  P.  Bonneville  la 
réputation  d'un  thaumaturge.  Bientôt  on  vit  arriver  à  La 
Roche  des  malades  de  la  contrée  et  des  pays  d'alentour. 
En  certains  jours,  les  rues  de  la  ville  furent  encombrées 
de  pèlerins.  L'évêque,  ayant  appris  par  la  rumeur  publique 
ces  guérisons  et  ce  concours,  voulut  voir  sur  place  ce 
qu'il  en  était.  Il  écouta  les  diverses  dépositions  des  prê- 
tres de  la  paroisse,  interrogea  le  P.  Romeville  et  reçut  de 
lui  l'assurance  qu'il  n'attachait  à  cette  bague  d'autre  valeur 
que  celle  d'une  relique.  Comme  on  prônait  partout  qu'il 
s'était  opéré  des  miracles,  Mgr  de  Rossillon,  avec  beau- 
coup de  sagesse,  invita  MM.  les  archiprêtres  de  lui  adres- 
ser à  cet  égard  des  rapports  circonstanciés,  appuyés  de  pro- 
cès-verbaux en  règle,  comme  ils  sont  prescrits  par  le  Con- 
cile de  Trente  (2),  lorsqu'il  est  question  de  faits  miracu- 
leux. Étant  nanti  de  ces  pièces,  il  convoqua  une  réunion 
de  docteurs  en  théologie  et  en  médecine,  pour  prendre  leur 
avis.  Il  y  eut  divergence  d'opinions.  Pour  s'éclairer  davan- 
tage, Monseigneur  consulta  ses  collègues  dans  l'épiscopat, 
qui  ne  voulurent  pas  se  prononcer. 

(1)  Lettre  du  0  .septembre  1702. 

i2)  Lettre  circulaire  du  11  novembre  1702. 


—  329  — 


Mgr  Rossillon  fit  alors  déposer  au  greffe  de  l'évêché 
tous  ces  rapports,  comme  un  document  pour  l'histoire  de 
son  diocèse  (170'2). 

Quelques  ministres  de  Genève  crièrent  à  l'imposture, 
mais  la  prudence  de  Mgr  de  Rossillon  ne  put  pas  donner 
prise  à  des  attaqnes  sérieuses. 

L'année  suivante  fut  marquée  par  quelques  désastres 
qui  mirent  sa  charité  en  évidence,  mais  ils  furent  beaucoup 
plus  grands  en  1711,  année  où  la  ville  d'Annecy  tout  en- 
tière fut  submergée.  L'inondation  fut  telle  que  plusieurs 
maisons,  battues  par  les  eaux,  s'écroulèrent  (1). 

L'évêque  lui-même  faillit  être  victime,  car  étant  sorti 
de  sa  demeure  menacée,  il  la  vit  s'effondrer  dans  les  flots. 
Il  en  prit  occasion,  tout  en  bénissant  Dieu,  d'appeler  ses  dio- 
césains à  la  prière  et  à  la  pénitence.  En  l'entendant  par- 
ler à  la  chapelle  de  saint  Maurice,  au-dessous  du  château, 
son  auditoire  éclata  en  sanglots. 

Nous  ne  pouvons  suivre  Mgr  de  Rossillon  dans  toutes 
ses  courses  apostoliques,  ni  raconter  tous  les  détails  de  sa 
vie  remplie  de  saintes  œuvres.  11  faudrait  emprunter  au 
P.  Boudet,  chanoine  régulier  de  Saint- Antoine,  bon  nombre 
de  ses  pages  (2).  Cet  auteur  a  écrit,  sur  Mgr  de  Rossillon  de 
Bernex,  un  livre  rempli  de  faits  de  la  plus  haute  édifica- 
tion. Besson,  en  rendant  compte  de  cet  ouvrage,  exprime  le 
regret  de  plusieurs  personnes  qui  avaient  connu  particu- 
lièrement Mgr  de  Rossillon,  et  qui  n'y  trouvaient  pas  «  une 
quantité  de  traits,  de  faits  et  de  démarches  de  cet  évo- 
que (3).  » 

C'eût  été  à  cet  auteur  à  y  suppléer.  Espérons  du  moins 
qu'un  jour  ou  l'autre  les  dépositaires  des  papiers  laissés 

(1)  Voyez  les  détails  de  cette  inondation  dans  la  Revue  savoisienne, 
année  1875,  pages  75,  101  et  102.  Art.  de  M.  Dueis. 

(2)  La  Vie  de  Mgr  de  Rossillon  de  Bernex.  Paris  1751. 

(3)  Besson,  page  80. 


-  330  — 

par  ce  saint  évêque  en  feront  jouir  le  public  (1).  N'ayant 
outre  nos  mains  que  quelques  lettres  de  controverse  de 
ce  personnage,  nous  nous  ferons  un  devoir  de  les  analyser. 
Elles  nous  initieront  au  genre  de  polémique  qu'il  avait 
adopté  et  à  ses  procédés  à  l'égard  des  protestants  de 
Genève  qu'il  eut  un  instant  l'espoir  de  ramener  a  la  vente- 
C'était  pour  lui  un  principe  que  le  devoir  d'un  eveque 
de  Genève  était  de  travailler  à  la  conversion  de  sa  ville 
épiscopale;  «  s'il  lui  convient,  dit  il,  de  confirmer  les  anciens 
catholiques  dans  la  foi  de  leurs  pères,  il  ne  doit  pas  oublier 
les  brebis  égarées  de  leur  bercail,  mais  dire  après  notre 
Seigneur  :  Alias  oves  habeo.  •> 

«  C'est  pour  cela,  ajoutait-il  dans  un  mémoire  au  Pape 
Clément  XI,  sur  l'état  de  son  diocèse,  que  saint  François 
de  Sales  s'est  donné  tant  de  mouvement  auprès  d  Henry  1\  , 
et  que  feu  Mgr  d'Alex  a  fait  divers  voyages  à  Paris,  auprès 
de  Louis-le-Grand,  mais  sans  obtenir  le  fruit  de  leurs 

peines  (2).  »  .  T  « 

Quelle  était  sa  méthode  ?  Entendons-le  lui-même.  •  Le 
moyen  ordinaire  que  j'emploie,  c'est  l'invocation  (les  bons 
anges  du  diocèse,  auxquels  plusieurs  vertueux  ecclésiasti- 
ques ont  eu  recours.  J'ai  pris  moi-même  la  resolution  de 
recommander  cette  sainte  œuvre  au  bienheureux  pere  An- 
toine  que  j'ai  connu  pendant  qu'il  faisait  la  mission  en  ce 
diocèse.  Lorsqu'il  en  parcourait  les  paroisses,  il  recom- 
mandait  sur  sa  route  de  prier  pour  la  conversion  de  Ge- 

Tonvaincu  de  la  sainteté  de  l'illustre  apôtre  du  Chablais 
et  de  sa  puissante  intercession  auprès  de  Dieu,  il  saisis- 

sillon. 
(3)  Ibid. 


—  331  — 

sait  toutes  les  circonstances  propices  pour  exhorter  les 
fidèles  à  l'invoquer  pou«r  son  diocèse  et  spécialement  pour 
Genève.  Ce  fut  la  péroraison  du  discours  qu'il  prononça  à 
l'époque,  où,  par  les  ordres  du  Pape,  il  fit  l'ouverture  de  la 
châsse  du  saint,  en  présence  de  nombreux  témoins,  afin 
de  constater  l'authenticité  des  reliques. 

Non  content  de  ce  premier  moyen  surnaturel,  il  ne  dé- 
daignait point  ceux  que  conseille  la  prudence  humaine. 
Comme  son  prédécesseur,  il  tenait  à  placer  aux  alentours 
de  Genève  les  meilleurs  sujets  de  son  diocèse,  pour  qu'ils 
fussent  des  sentinelles  vigilantes  aux  avant-postes,  tou- 
jours propres  à  édifier  par  leur  conduite  et  à  présenter 
une  exposition  solide  de  la  doctrine  catholique. 

Cette  partie  était  celle  ou  excellaient  la  plupart  des 
prêtres  à  cette  époque.  Mgr  de  Bernex  aurait  désiré  de 
leur  part  des  études  plus  fortes  dans  le  droit  canon;  c'est 
qu'en  effet  cette  branche  était  réservée  aux  Universités, 
où  se  rendaient  habituellement  les  sujets  d'élite.  Aussi 
fit-il  tous  ses  efforts  pour  maintenir  les  bourses  fondées 
par  le  cardinal  de  Brogny,  en  faveur  des  élèves  du  dio- 
cèse de  Genève,  au  collège  d'Avignon,  dans  le  moment  où 
il  était  question  de  les  éliminer. 

Il  est  un  troisième  moyen  qu'il  employait  pour  éclairer 
les  hérétiques,  c'était  la  réfutation  des  écrits  publiés  par 
les  ministres  de  Genève  sur  les  questions  religieuses, 
dans  un  but  de  propagande.  Il  en  est  plusieurs  qui  lui 
adressèrent  leurs  thèses.  Mgr  de  Rossillon  y  répondit  avec 
foice  et  urbanité.  C'était  le  caractère  spécial  de  sa  polé- 
mique :  fermeté  dans  les  principes,  politesse  exquise  dans 
les  formes. 

Son  système  était  de  ramener  les  hérétiques  par  la  per- 
suasion. Ses  adversaires,  au  moins  le  reconnaissaient. 
Voici  ce  qu'il  écrivit  un  jour  au  roi  : 
«  Comme  il  est  de  la  gloire  de  Dieu  qu'on  travaille  à  la 


—  332  — 


conversion  de  Genève,  l'évoque  connaît  par  son  expérience 
que  les  voyes  de  douceur  sont  plus  sûres  pour  y  réussir 
que  celles  de  la  force  et  de  la  contrainte.  Il  en  a  usé  avec 
un  si  grand  succès,  que  les  Genevois  lui  paraissent  affec- 
tionnés et  commencent  à  l'appeler  l'évêque  de  Genève,  au 
lieu  qu'auparavant  ils  l'appelaient  l'évêque  d'Annecy  (1).» 
Mgr  de  Rossillon  ne  se  faisait-il  pas  illusion  à  cet  égard? 
Il  eut  beau  éviter  avec  le  plus  grand  soin  tout  terme  bles- 
sant pour  ses  antagonistes,  il  put  les  convaincre,  mais 
non  les  amener  à  reconnaître  la  vérité. 

Celui  qui  le  premier  cbercha  à  entrer  en  relations  avec 
lui  fut  M.  le  ministre  Tandon  (2),  qui  avait  rêvé  la  possibilité 
«  de  fondre  en  une  seule  les  sociétés  chrétiennes,  pour 
avancer,  disait-il,  le  règne  de  Dieu.  »  Mgr  de  Rossillon  ne 
se  montra  pas  hostile  à  ce  plan.  Bien  loin  de  là,  il  eût 
souhaité  voir  tous  ses  diocésains  ne  former  qu'un  seul 
bercail  et  un  seul  troupeau. 

«  Je  gémis  plus  qu'un  autre,  écrivait-il  à  M.  Bénédict 
Pictet,  sur  la  funeste  division  qui  nous  sépare,  et  je  vou- 
drais donner  mon  sang  pour  ramener  dans  le  bercail  toutes 
les  portions  du  troupeau  que  la  Providence  m'a  confié  (3).  » 

M.  Tandon  se  mit  alors  à  composer  un  ouvrage  où  il 
discuta  certains  points  de  discordance.  En  soumettant  les 
premiers  chapitres  à  Mgr  de  Rossillon,  il  lui  dit:  «  Votre 
profonde  érudition,  Monseigneur,  jugera  du  corps  de  l'ou- 
vrage, votre  grande  charité  en  couvrira  les  défauts  et  votre 
sagesse  consommée  en  ménagera  l'usage.  » 

Mgr  de  Rossillon  ne  put  pas  d'abord  répondre  à  M.  Tan- 
don, comme  il  l'aurait  désiré.  Il  perdit  à  ce  moment  son 

(1)  Mémoire  au  roi.  n  .'Sii. 

(2)  Al.  Tandon  était  originaire  de  Ganges  (Hérault).  11  avait,  suivi  tes  cours 
de  théologie  à  Genève.  11  y  revint  au  moment  de  la  révocation  de  l'édit  de 
Nantes. 

(3J  Lettre  de  Mgr  de  Rossillon  à  Al.  Tandon,  15  décembre  1714. 


—  333  — 


frère  et  sa  sœur,  ce  qui  lui  occasionna  un  profond  chagrin, 
et  l'obligea  de  visiter  sa  famille.  De  plus,  la  Savoie  était 
rentrée,  après  dix  ans  de  souffrances  (1),  sous  le  sceptre  du 
duc.  Les  affaires  de  son  diocèse  l'appelèrent  à  Turin. 

A  son  retour,  Mgr  écrivit  à  M.  Tandon,  lui  faisant  con- 
naître les  motifs  de  son  retard  et  laissant  le  ton  de  son 
ouvrage,  il  ajoutait  :  «  J'ai  toujours  un  singulier  plaisir 
de  trouver  dans  vos  écrits  un  amour  pour  la  paix  et  des 
expressions  obligeantes  pour  les  catholiques,  apostoliques, 
romains,  au  lieu  que  dans  les  auteurs  de  la  réforme  pré- 
tendue, l'on  trouve  des  invectives  et  des  traits  satyriques, 
qui  aliènent  les  cœurs.  Il  n'en  est  pas  ainsi  de  vous,  puis- 
que Dieu  a  mis  dans  votre  bouche  aussy  bien  que  dans 
votre  cœur  des  sentiments  par  lesquels  vous  désirez  la  réu- 
nion. Rien  de  plus  raisonnable  que  ce  souhait-,  mais  pour 
venir  à  l'exécution  de  ce  que  vous  méditez,  je  crois  qu'il 
sera  difficile  de  trouver  un  moyen  de  réunion,  à  moins  que 
l'on  ne  convienne  d'une  règle  de  foi  à  laquelle  tout  le 
monde  se  soumette;  et  c'est  ce  qu'on  ne  trouve  en  effet 
que  parmi  les  catholiques  romains  qui  font  profession  de 
s'en  rapporter  pour  leurs  doutes  au  jugement  des  pasteurs 
légitimes,  au  lieu  que  dans  toutes  les  autres  églises  l'on 
trouve  le  principe  de  la  division  par  la  liberté  que  chaque 
société  se  donne  de  décider  les  choses  d'une  manière  con- 
traire au  sentiment  des  autres  sociétés  (2).  »  C'était  mettre 
le  doigt  sur  la  plaie.  M.  Tandon  reconnaissait  la  nécessité 
d'une  règle  de  foi.  Il  proposait  de  la  puiser  dans  les  livres 
des  Pères  de  l'Eglise,  qui  avaient  loué,  exalté  la  Sainte- 
Écriture.  Il  n'aurait  pas  même  été  très-éloigné  de  l'idée 


(1)  La  Savoie  fui  abandonnée,  pur  Louis  XIV  en  L713,  meurtrie  et  épuisée 
par  h'  passage  des  troupes  allemandes,  françaises,  espagnoles  et  autres. 

(2)  Lettre  de  Mgr  Michel-Gabriel  à  M.  Tandon,  13  juin  1713.  Voyez  Pièces 
justificatives,  n  XII. 


—  334  - 


d'adopter  les  décisions  des  Conciles  légitimes.  Mais  il  re- 
tombait dans  la  discussion  des  points  de  dissidence,  le 
culte  des  saints,  la  confession,  la  présence  de  Notre-Sei- 
gneur  dans  l'Eucharistie.  Monseigneur  lui  donna  sur  cette 
matière  les  explications  les  plus  solides  dans  un  mémoire 
justificatif  auquel  M.  Tandon  répondit,  en  disant  :  «  qu'il 
aurait  l'honneur  de  lui  soumettre  un  plan  qu'il  espérait 
faire  adopter  par  l'Eglise  chrétienne  gallicane,  surtout  si 
Monseigneur  voulait  bien  réduire  en  un  corps  de  livre  tout 
ce  que  Sa  Grandeur  avait  si  heureusement  pensé  et  écrit 
avec  tant  de  douceur  dans  les  lettres  dont  elle  l'avait  ho- 
noré (1).  » 

La  correspondance  de  M.  Tandon  avec  Mgr  de  Rossil- 
lon  continua  jusqu'au  mois  d'août  1715,  époque  où  il  en- 
voya à  Sa  Grandeur  le  commencement  de  son  ouvrage,  en 
le  remerciant  «  d'avoir  tâché  de  consoler  M.  le  syndic 
Dupou,  et  pris  la  peine  d'accueillir  MM.  Trembley  etTron- 
chin.  «  Cette  lettre  dénote  la  profonde  vénération  qu'avait 
M.  Tandon  pour  Mgr  de  Genève.  Il  lui  envoya  même  son 
fils  Marc  «  qui  était  désireux  de  faire  sa  révéreuce  à  Sa 
Grandeur.  » 

M.  Tandon  était  d'ailleurs  depuis  plusieurs  mois  entre 
les  mains  des  médecins  et  chirurgiens,  souffrant  d'une 
humeur  scorbutique  dans  la  bouche.  Son  fils,  en  communi- 
quant à  Mgr  Michel-Gabriel  la  douloureuse  maladie  de  son 
père,  dans  une  lettre  du  20  novembre  1715,  lui  disait  :  «  Tous 
nos  amis  prient  Dieu  continuellement  pour  l'heureux  succès 
des  remèdes  qu'on  emploie  pour  le  soulager.  Mon  père  et 
toute  la  famille  sommes  persuadés  que  Votre  Grandeur 
s'intéresse  dans  tout  ce  qui  nous  regarde.  Aussynous  pre- 
nons la  liberté  d'implorer  le  secours  de  la  piété  de  Votre 
Grandeur  et  de  lui  demander  humblement  qu'elle  veuille 

(1)  Lettre  de  M.  Tandon,  JO  novembre  1714. 


—  335  — 

faire  mention  de  mon  père  dans  les  prières  qu'elle  adresse 
à  Dieu  et  en  public  et  en  particulier,  étant  persuadé  qu'elles 
sont  faites  avec  foy  et  propres  à  obtenir  la  guérison  du 
malade  (1).  » 

A  peu  près  à  la  même  date,  Mgr  Michel  de  Rossillon 
entretint  une  correspondance  avec  M.  le  professeur  Béné- 
dict  Pictet,  de  Genève,  au  sujet  du  culte  des  images,  que  le 
professeur  avait  taxé  d'idolâtrie  dans  une  réponse  faite  à 
M.  Andry,  prêtre  de  Lyon.  Celui-ci  avait  publié  un  livre 
intitulé  :  L'Hérésie  des  Protestants,  et  la  Vérité  de  l'Eglise 
catholique  mise  en  évidence,  où  il  avait  gardé  beaucoup  de 
ménagements  dans  ses  expressions.  L'évêque  de  Genève, 
ayant  lu  cet  ouvrage,  en  félicita  l'auteur  et  lui  ditque  «  la  ma- 
nière honnête  avec  laquelle  il  avait  procédé  avait  été  goû- 
tée non-seulement  des  catholiques,  mais  des  habitants  de 
Genève.  Connaissant,  ajoutait-il,  mieux  qu'un  autre  la 
situation  des  esprits,  je  vous  dirai  que  vous  ne  pouvez  rien 
faire  de  mieux  que  de  continuer  dans  cette  méthode,  d'au- 
tant qu'il  faut  contraindre  par  la  douce  violence  de  la  cha- 
rité et  gagner  les  cœurs  de  ceux  dont  on  veut  convaincre 
et  soumettre  les  esprits  (2).  » 

M.  Bénédict  Pictet,  répondant  à  M.  Andry,  avait  glissé 
dans  sa  préface  l'éloge  de  Mgr  de  Bernex,  en  disant  qu'il 
honorait  les  prélats  de  la  communion  romaine.  «  Il  y  en  un 
disait-il,  dans  notre  voisinage,  pour  lequel  j'ai  un  grand  res- 
pect et  dont  je  considère  infiniment  le  rare  mérite  et  les  ver- 
tus. »  L'évêque  crut  devoir  le  remercier  de  cette  attention 
par  l'intermédiaire  de  M.  Mermet,  curé  de  Saconnex,  en 
lui  adressant  la  lettre  suivante  : 

«  Je  viens  de  jeter  un  premier  coup  de  vue  sur  la  réponse 

(1)  Lettre  du  (ils  M.-iiv  Tandon,  20  novembre  171  Ti . 

(2)  Lettre  de  M«r  Gabriel-Michel  de  Rossillon  à  M.  Andry,  17  novem- 
bre 1714. 


—  836  — 

de  M.  Pictet,  faite  à  M.  Andry,  et  j'y  ai  d'abord  remarqué 
l'érudition  et  le  savoir  de  l'auteur.  Ce  qui  m'a  fait  plaisir 
est  d'observer  qu'il  écrit  sans  fiel  et  sans  amertume  contre 
les  personnes,  ce  qui  est  une  grande  disposition  pour  cher- 
cher et  trouver  la  vérité.  Je  n'ai  pu  lire  ce  que  l'auteur 
écrit  d'obligeant  sur  mon  compte  sans  être  sensible  à  son 
honnêteté  et  je  vous  prie  de  lui  témoigner  que  je  suis  bien 
plein  de  toute  estime  et  considération  pour  sa  personne. 
Je  souhaiterais  de  bon  cœur  que  l'on  pût  s'entendre  pour 
venir  à  une  réunion  et  rompre  le  mur  fatal  de  séparation 
qui  nous  divise  depuis  si  longtemps,  heureux  de  donner  ma 
vie  et  de  répandre  mon  sang  pour  ce  sujet. 

«  Mais,  en  vérité,  pour  se  réunir  je  ne  vois  d'autre  moyen 
que  si  on  se  rendait  sous  un  seul  chef  invisible,  qui  est  le 
souverain  Pasteur,  que  nous  avons  dans  le  ciel  et  un  Pas- 
teur visible  qui  tienne  la  place  du  premier  sur  la  terre, 
autrement  il  semble  que  Jésus-Christ  n'aurait  pas  bien 
pourvu  au  besoin  de  son  Eglise,  s'il  ne  l'avait  ainsi  or- 
donné (1).  » 

Comme  M.  Pictet  citait  souvent,  dans  sa  réponse  à 
M.  Andry,  des  passages  de  sa  Théologie  chrétienne,  Mon- 
seigneur désira  lire  cet  ouvrage.  Aussitôt  que  le  ministre 
l'apprit,  il  s'empressa  d'en  expédier  un  exemplaire  à  Sa 
Grandeur,  en  manifestant  •  la  considération  dont  elle  jouis- 
sait à  Genève,  tant  auprès  de  ses  collègues  que  des  magis- 
trats. » 

Monseigneur  de  Ilossillon,  après  avoir  lu  attentivement 
ce  livre,  tout  en  appréciant  plusieurs  passages  de  cette 
théologie,  observa  que,  comme  dans  la  réponse  à  M.  Andry, 
M.  Pictet  persistait  à  soutenir,  en  plusieurs  endroits,  que 
nous  donnons  dans  l'idolâtrie,  en  honorant  les  saints  et  leurs 
image?.  Il  lui  exposa,  dans  une  lettre  remarquable,  ce  que 

(0  Lettre  de  Mgr  Michel-Gabriel  à  M.  Menuet,  22  décembre  1714. 


—  337  — 

l'Eglise  entendait  par  culte  des  saints  et  la  distance  qu'elle 
mettait  entre  Dieu,  à  qui  est  due  l'adoration  et  les  saints 
auxquels  les  catholiques  ne  rendent  qu'un  culte  d'hon- 
neur et  de  vénération. 

Après  avoir  achevé  son  travail,  l'évêque  l'adressa  à  MM. 
Mermet,  curé  de  Saconnex  et  Guillot,  curé  de  Compesiè- 
res,  qui  prirent  jour  pour  se  rendre  chez  M.  Pictet.  Ne 
l'ayant  pas  trouvé,  ils  descendirent  à  l'Auditoire  où  il  don- 
nait une  leçon.  A  la  sortie,  ils  lui  présentèrent  la  lettre  de 
Monseigneur,  qu'il  agréa  avec  beaucoup  de  satisfaction 
extérieure,  se  réservant  d'en  lire  à  son  loisir  le  con- 
tenu. 

En  exposant  la  doctrine  de  l'Eglise  sur  l'honneur  rendu 
aux  saints,  Mgr  de  Rossillon  avait  invoqué  le  témoignage  du 
grand  Bossuet.  M.  Pictet  saisit  cette  phrase  pour  écrire  à 
Sa  Grandeur,  que  l'évêque  de  Meaux  avait  démenti  par  sa 
conduite  ce  qu'il  avait  écrit,  et  «  que  ce  prélat  étant  au  lit 
de  mort  ne  voulut  jamais  qu'on  lui  récitât  d'autres  prières 
que  l'Oraison  dominicale.  »  Il  ajoutait  «  qu'il  tenait  ce  fait 
de  source  certaine,  et  qu'ainsi  l'évêque  de  Meaux  avait 
désapprouvé  les  prières  qu'il  avait  composées  pour  les 
saints  (1).  » 

Comme  il  s'agissait  de  la  foi  d'un  prélat  qui  avait  dé- 
fendu avec  éclat  les  dogmes  de  l'Eglise  catholique,  apos- 
tolique et  romaine,  Mgr  de  Rossillon  écrivit  à  Mgr  de  Bissy, 
successeur  de  Bossuet  dans  l'évêché  de  Meaux,  pour  sa- 
voir ce  qu'il  en  était  de  ce  bruit  répandu  à  Genève.  Il  fut 
facile  de  prouver  la  fausseté  de  cette  assertion.  Les  trois 
prêtres  qui  l'avaient  assisté  au  moment  suprême  vivaient 
encore. 

C'étaient  MM.  de  Riberolles,  prieur  de  l'abbaye  de  Sainte- 
Geneviève;  Gaucher,  docteur  en  Sorbonne;  Chaperon  de 

(i)  Lettre  de  M.  Pictet  ;ï  Mgr  de  Eteraex. 

•ïi 


—  338  — 

Saint-André,  vicaire  général  de  Meaux.  Ils  firent  chacun 
une  déclaration  portant  qu'au  moment  où  Monseigneur  de 
Meaux  reçut  les  derniers  sacrements,  il  récita  avec  les 
assistants  les  litanies  des  saints,  prescrites  par  le  rituel  de 
Puris  et  qu'il  invoqua  souvent  avec  dévotion  la  Vierge  et 
les  saints. 

Ce  témoignage  irrécusable  fut  transmis  par  Mgr  de  Ros- 
sillon à  M.  Pictet,  avec  la  lettre  suivante  : 

«  Monsieur, 

«  Je  vous  envoie  les  extraits  des  attestations  bien  authen- 
tiques que  j'ai  reçues  :  comme  elles  sont  données  par  des 
personnes  constituées  en  dignité,  qui  ont  eu  la  confiance 
de  M.  Bossuet  et  qui  l'ont  assisté  à  ses  derniers  moments, 
où  il  se  préparait  pour  aller  rendre  compte  à  Dieu  de  sa 
créance,  aussi  bien  que  de  toutes  les  actions  de  sa  vie, 
j'espère  que  vous  reconnaîtrez  par  là  combien  peu  on  doit 
ajouter  foi  aux  témoignages  suspects  de  quelques  particu- 
liers qui  ont  voulu  répandre  dans  Genève  des  bruits  inju- 
rieux à  la  mémoire  de  ce  grand  homme,  qui,  assurément, 
est  mort  dans  les  mêmes  sentiments  où  il  a  vécu  (1).  • 

Devant  ce  témoignage,  M.  Pictet  se  rendit  et  déclara 
qu'il  communiquerait  le  fait  à  ses  collègues. 

Dans  cette  même  lettre,  Mgr  de  Rossillon  faisait  part 
à  M.  Pictet  d'une  impression  qu'il  avait  ressentie,  se  rap- 
portant au  culte  des  images. 

«  Comme  ce  dernier  point,  ajoutait-il,  a  fait  le  principal 
sujet  de  nos  lettres,  il  faut  que  je  vous  dise  ma  pensée  tou- 
chant ce  que  je  vois  et  qui  se  passe  actuellement  dans  mon 
séminaire,  où  je  suis  avec  cent  ecclésiastiques,  qui  y  sont 
venus  faire  leur  retraite,  afin  de  se  préparer  au  synode  que 
nous  célébrerons  dans  trois  jours.  J'observe  donc  avec 


(1)  Lettre  de  Mgr  de  Rossillon  à  M.  Pictet,  4  mai  1714. 


—  339  — 

une  attention  singulière  tous  les  exercices  qui  s'y  prati- 
quent et  particulièrement  l'oraison  mentale  et  vocale  qui 
s'y  fait  devant  un  crucifix  qui  excite  de  pieux  sentiments 
dans  tous  ceux  qui  prient.  Je  voudrais  que  vous  puissiez 
être  avec  nous  pourvoir  ce  qui  s'y  passe;  je  m'assure  que 
vous  en  seriez  édifié  et  je  crois  qu%  vous  reconnaîtriez  qu'il 
n'y  a  aucun  lieu  de  nous  soupçonner  d'idolâtrie,  lorsque 
nous  honorons  Jésus-Christ  représenté  dans  une  image^ 
qui  excite  en  nous  de  bonnes  et  saintes  pensées  (l).  » 

C'était  un  argument  de  cœur  pour  arriver  à  émouvoir 
le  ministre,  mais  il  n'en  persista  pas  moins  à  répéter  dans 
sa  chaire  que  «  si  les  catholiques  n'étaient  pas  coupables 
dans  leur  cœur  d'idolâtrie,  ils  n'en  gardaient  pas  moins 
les  allures  extérieures.  » 

Ce  fut  le  dernier  mot  de  cette  discussion,  qui  prouva 
à  M.  de  Rossillon  combien  il  est  difficile  de  ramener  un 
hérétique  dans  la  voie  de  la  vérité. 

Si  nous  nous  sommes  étendus  sur  cet  essai  de  conversion, 
c'est  que  nous  tenions  à  mettre  en  lumière  les  efforts  que 
fit  Mgr  Michel-Gabriel  de  Rossillon  pour  ramener  à  la 
foi  catholique  les  ministres  de  Genève  et  les  ménage- 
ments qu'il  mit  dans  sa  polémique  durant  toute  sa  vie. 

Il  est  une  conversion  célèbre  qui  fut  le  fruit  de  son  zèle, 
dans  la  petite  ville  d'Evian,  dont  les  eaux  bienfaisantes 
attiraient  déjà  les  étrangers.  Madame  la  baronne  de  Wa- 
rens,  venue  de  Vevey,  y  passait  une  saison,  lorsque  Mgr  de 
Rossillon  vint  y  prêcher.  Elle  fut  frappée  de  son  exposition 
des  croyances  catholiques  et  voulut  approfondir  l'ensei- 
gnement de  l'Eglise.  Bientôt  elle  se  rendit  et  fit  son  abju- 
ration au  tombeau  de  saint  François,  à  Annecy,  où  elle  vint 
se  fixer.  Madame  la  baronne  fut  la  bienfaitrice  de  Jean- 
Jacques  Rousseau.  On  sait  qu'il  ne  paya  la  générosité  de 

(l)  Lettre  de  Mgr  de  Rossillon  à  M.  Pictet,  i  mai  1714. 


—  340  — 

cette  dame,  qui  eut  pour  lui  tous  les  égards  d'une  mère, 
que  par  la  plus  noire  ingratitude,  en  la  déshonorant  aux  yeux 
du  public,  dans  ses  Confessions,  par  les  turpitudes  qu'il 
lui  attribue  II  fut  du  moins  l'admirateur  de  Mgr  de  Bernex, 
aux  prières  duquel  il  attribuait  la  préservation  de  la  maison 
de  sa  bienfaitrice.  VoicÊce  qu'il  raconte  dans  un  Mémoire 
présenté  à  l'Académie  de  Dijon  : 

«  Madame  de  Warens,  demeurant  à  Annecy,  dans  la  mai- 
son de  M.  de  Bosges,  le  feu  prit  au  four  des  Cordeliers,  qui 
répondait  à  la  cour  de  cette  maison,  avec  une  telle  violence 
que  le  bâtiment  rempli  de  fascines  et  de  bois  sec  fut  bien- 
tôt embrasé.  La  flamme,  poussée  par  un  vent  impétueux, 
s'attacha  au  toit  de  la  maison  et  pénétra  par  les  fenêtres 
dans  les  appartements.  Madame  de  Warens  donna  des  or- 
dres pour  porter  ses  meubles  dans  son  jardin. 

.  Quand  elle  apprit  que  Mgr  l'évêque  était  accouru  au 
bruit  du  malheur  dont  elle  était  menacée,  elle  alla  au  de- 
vant de  lui.  Us  entrèrent  dans  le  jardin.  Il  se  mit  a 
genoux  avec  tous  ceux  qui  se  trouvèrent  présents,  du 
nombre  desquels  j'étais,  et  commença  à  prononcer  des 
prières  avec  cette  ferveur  qui  lui  était  ordinaire.  L  effet 
en  fut  sensible.  Le  vent  qui  portait  le  feu  par  dessus  la 
maison,  jusque  dans  le  jardin,  changea  tout  à  coup  et  éloi- 
gna si  bien  les  flammes  de  la  maison  que  le  four  contigu 
fut  consumé,  sans  que  la  maison  eut  d'autre  mal  que  le 
dommage  qu'elle  avait  reçu  auparavant  (1).  » 

Rousseau,  en  signant  ces  lignes,  déclarait  avoir  vu  de 
ses  yeux  ce  qu'il  attestait  et  qui  était  connu  de  toute  la 

ville  d'Annecy. 

Mgr  de  Rossillon  éprouva  une  grande  douleur  a  la  mort 
de  son  vénérable  frère  Joseph-Marie,  préfet  de  la  Sainte- 
Maison  de  Thonon,  et  de  M.  Falcaz,  son  grand  vicaire.  Ils 


(l)  Vie  de  Mgr  de  Rossillon,  page  163. 


—  341  - 


avaient  tous  les  deux  mérité  sa  confiance  et  il  les  vénérait 
comme  des  ecclésiastiques  accomplis.  Aussi  fit-il  d'eux  les 
plus  grands  éloges,  lorsqu'il  assista  à  leurs  funérailles.Il  rem- 
plaça ce  dernier  par  son  neveu,  M.  Ribiollet.  Son  frère 
l'ayant  constitué  son  héritier,  Mgr  de  Rossillon  se  servit 
de  ses  biens  pour  compléter  la  bonne  œuvre  qu'il  avait 
commencée.  Déjà,  en  1691,  il  avait  fondé  à  Chêne,  une 
chapelle  dédiée  à  Notre-Dame  de  Compassion,  à  saint 
Joseph  et  à  saint  François  de  Sales,  et  desservie  par  le 
vicaire  de  Thônex  (1).  Jugeant  que,  par  suite  du  voisinage 
des  protestants,  les  habitants  de  Chêne  avaient  besoin  de 
la  vigilance  d'un  pasteur,  Mgr  Michel-Gabriel  fit  une  fon- 
dation pour  qu'il  y  eut  un  prêtre  à  domicile,  et  il  donna  à 
cette  fin  4,000  livres  «  à  prendre  sur  sa  terre  de  Char- 
longes  et  l'écheute  à  lui  arrivée  par  le  décès  d'Anne  Bally, 
veuve  Dupuis  (2).  »  ïl  pourvut  de  plus  la  chapelle  de  tous 
les  ornements  nécessaires,  exprimant  le  désir  de  voir 
bientôt  Chêne  s'ériger  en  paroisse.  Ce  qui  ne  s'accomplit 
qu'aprèssa  mort.  » 

Mgr  de  Rossillon  attachait  une  très-grande  importance 
à  ses  visites  pastorales,  et  il  ne  reculait  ni  devant  les  dif- 
ficultés des  voyages  à  travers  les  montagnes,  dont  les 
abords  étaient  parfois  difficiles,  ni  devant  les  rigueurs  des 
saisons.  Il  en  entreprit  parfois  au  mois  d'octobre,  au  mo- 
ment où  le  froid  commençait  à  se  faire  sentir.  Telle  fut  sa 
visite  à  Valromey,  en  1726.  Lorsqu'il  arriva  à  Charancy,  il 
dut  se  frayer  un  chemin  à  travers  la  neige,  ce  qui  ne  l'em- 
pêcha pas  de  faire  à  son  arrivée  la  visite  de  l'église.  C'était 

(1)  Cette  chapelle  était  construite  à  l'embranchement  des  routes  d'Anne- 
masse  ci  de  Puplinges.  Elle  subsista  jusqu'à  l'époque  où  fui  bâtie  l'église 
actuelle. 

(2)  Cciic  dame  avait  donné  par  testament  sa  maison  d'habitation  et  un 

jardin  y  attenant  pour  rétablissement  d'un  prêtre,  résidant  à  Chêne,  qui 
devait  faire  l'école  et  célébrer  un  certain  nombre  de  messes.  (Acte  du  2  mai 
1721.  Dupraz,  notaire.) 


pour  lui  une  joie  de  voir  l'empressement  des  fidèles,  qui, 
en  ces  circonstances,  accouraient  sur  son  passage  et  se 
pressaient  à  la  table  sainte. 

La  visite  qu'il  entreprit  l'année  suivante  dans  le  Haut- 
Faucigny  fut  fatale  à  son  diocèse.  Étant  arrivé  à  Cha- 
mounix,  il  y  remplit  avec  entrain  toutes  les  cérémonies  de 
la  confirmation.  La  sueur  coulait  de  son  front  lorsqu'il  sortit 
de  l'église  pour  donner  au  peuple  assemblé  sur  la  place 
communication  du  procès-verbal  de  sa  visite  et  de  l'état 
de  la  sacristie.  Un  vent  froid,  descendant  des  glaciers,  vint 
le  saisir,  et  il  rentra  grelottant  au  presbytère  où  il  ne  put 
se  réchauffer.  Le  surlendemain  devait  avoir  lieu  la  consé- 
cration d'une  nouvelle  église  à  Argentière.  Malgré  les. 
frissons,  il  voulut  se  mettre  en  route,  mais  au  bout  d'une 
demi-heure,  une  fièvre  violente,  accompagnée  de  lassi- 
tude se  déclara,  et  il  ne  put  continuer  qu'à  l'aide  d'une 
litière,  portée  par  quatre  paysans.  Nonobstant  sa  faiblesse 
il  procéda  aux  cérémonies,  se  faisant  soutenir  par  le  cha- 
noine qui  l'avait  accompagné. 

Il  fallut  le  transporter  à  Sallanches,  où  il  arriva  pres- 
que mourant.  Là,  tous  les  soins  possibles  lui  furent  pro- 
digués. On  lui  donna  les  derniers  sacrements,  et  il  se  féli- 
citait déjà  de  mourir,  comme  son  prédécesseur,  dans  l'exer- 
cice de  ses  fonctions,  lorsque  la  fièvre  vint  à  cesser.  Au 
bout  de  trois  semaines,  il  put  rentrer  à  Annecy,  où  il  fut 
accueilli  au  son  des  cloches  et  au  milieu  des  manifesta- 
tions de  la  joie  la  plus  vive. 

Dieu  lui  ménagea  la  consolation  de  voir  couronnés  de 
succès  les  efforts  qu'il  avait  faits  pour  obtenir  la  béatifica- 
tion de  la  vénérable  Mère  de  Chantai.  Il  y  avait  travaillé  dès 
l'année  1705,  en  recueillant  les  informations  préliminaires 
qu'il  avait  envoyées  à  Rome  en  1714.  Les  dernières  pro- 
cédures ne  furent  terminées  qu'en  janvier  1729.  En  don- 
nant cette  nouvelle  à  Madame  la  Supérieure  de  la  Visita- 


—  343  — 


tion,  le  chanoine  Benvenuti  lui  disait  :  «  C'est  à  sa  Gran- 
deur Monseigneur  votre  évêque  que  vous  devez  les  pre- 
miers remerciements,  dont  le  savoir,  la  piété  et  le  zèle  en 
toutes  ses  opérations  dépassent  tout  ce  qu'en  dit  la  renom- 
mée. » 

En  1728,  Mgr  de  Rossillon  rendit  compte  de  l'état  de 
son  diocèse  à  la  cour  de  Rome. 

Il  profita  de  cette  circonstance  pour  demander  au 
Souverain-Pontife  un  subside  en  faveur  de  son  petit 
séminaire.  «  J'ai  douze  élèves,  dit-il,  qui  se  forment  à  la 
discipline  ecclésiastique.  Ils  étudient  la  grammaire,  la  ré- 
thorique  et  la  philosophie.  Je  voudrais  pouvoir  y  ajouter 
une  classe  de  théologie.  Pour  cela  j'implore  la  bienveil- 
lance du  Saint  Siège,  qui  est  pour  tous  les  diocèse  une 
mère  très-miséricordieuse  (1).  » 

Ses  dernières  années  furent  remplies  de  saintes  et  bon- 
nes œuvres.  Plus  il  voyait  ses  forces  diminuer,  plus  il  don- 
nait de  temps  à  la  prière  et  de  soin  à  sa  préparation  avant 
la  messe.  Un  jour  il  voulut  aller  célébrer  à  l'église  des 
Dominicains  ,  où  on  vénérait  les  reliques  de  sainte  Apol- 
lonie.  Son  aumônier  lui  fit  observer  la  rigueur  de  la  sai- 
son. 

«  Mon  cher,  lui  répondit-il,  je  vous  suis  obligé  de  votre 
attention,  mais  comme  je  n'ai  plus  que  quelques  jours  à 
vivre,  il  faut  que  je  les  emploie  à  servir  Dieu  avec  plus  de 
ferveur  que  je  ne  l'ai  fait.  Je  veux  prier  sainte  Apollonie 
d'intercéder  pour  moi  et  de  m'obtenir  la  grâce  de  bien 
mourir.  » 

Il  se  prépara  à  cette  heure  suprême,  en  réglant  ses 
affaires  temporelles  et  spirituelles.  Un  jour  il  convoqua 

_  (i)  Optaromus  ctiam  scol.im  tlieolofjijc  addciT,  dunimodo  (amen  ab  hic 
S.  Scdc,  omnium  dim-sium  piontissimâ  maire  tnbuerutnr.  Archives  royales. 
Letterre  Vescov,  n""  3">  et  30. 


son  chapitre  et  en  remercia  les  membres  de  l'avoir  toujours 
secondé  dans  l'administration  de  son  diocèse.  Le  Jeudi- 
Saint  il  voulut  recevoir  les  derniers  sacrements  et  le  lende- 
main 23  avril  1743,  il  s'endormit  du  sommeil  des  justes, 
en  répétant  les  paroles  de  Notre-Seigneur  sur  la  croix  :  t  In 
manus  tuas,  domine,  commendo  spiritum  meum.  Seigneur, 
je  remets  mon  esprit  entre  vos  mains.  » 

«  C'était  un  saint  évêque,  un  autre  François  de  Sales, 
est-il  dit  dans  l'épitaphe  gravée  sur  la  pierre  funéraire 
de  Mgr  de  Rossillon.  Elle  résume  sa  vie,  sa  mort  et  ses 
vertus  : 

MICHAEL-GABR1EL  DE  ROSSILLON  DE  BERNEX 
EPISCOPUS    ET    PRINCEPS    GENEVENSIS  SANCTITATE, 
VIGILANTIA,  ERUDITIONE,  MORUM  ET  GENERIS 
NOBILITATE,    BENEFICENCIA    IN    CLERUM     ET  PAUPERES 
ALTER  SALESIUS 
CHRISTO  CONFIXUS  ET  CONREGNATURUS 
OBIIT    DIE    MARTIS    DOMINI    23    APR,    ANNI  1734 
CETATIS  76,  EPISCOPATUS  36. 


CHAPITRE  XVI 


Joseph-Nicolas  Deschamps  de  Chaumont 


Siège  vacant.  —  Les  vicaires  capitulaires.  —  Leur  gestion.  —  Griefs. 
—  Ils  se  justifient.  —  Mgr  Josepu-iVicolas  Descliamps.  —  Sa  nomi- 
nation. —  Ses  souffrances.  —  Sa  conduite  à  l'époque  de  l'invasion 
espagnole.  —  11  regrette  sa  solitude.  —  Il  rappelle  de  Paris 
M.  Biord,  qu'il  nomma  plus  lard  son  grand  vicaire.  —  Quelques 
actes  de  son  épiscopat.  —  Ses  dernières  volontés.  —  Sa  mort 
tragique. 


A  la  mort  de  M.  Michel-Gabriel  de  Rossillon  de  Bernex, 
le  siège  épiscopal  resta  vacant  pendant  près  de  sept  ans,  du- 
rant lesquels  le  diocèse  fut  gouverné  par  MM.  de  Lambert 
Ribiollet  et  Duret,  vicaires  généraux,  qui  déployèrent  une 
grande  activité  pour  conserver  dans  toute  sa  vigueur  la 
discipline  établie  par  Mgr  Jean  d'Arenthon.  Ils  n'auraient 
pas  voulu  que  le  clergé,  dont  le  renon  s'était  étendu 
dans  toute  la  France,  perdit  ni  de  sa  ferveur  ni  de  sa 
régularité.  Cependant  des  voix  s'élevèrent  pour  les  accuser 
de  rigorisme,  d'arbitraire  et  de  dilapidation.  On  alla  même 
jusqu'à  les  incriminer  comme  coupables  d'innovations  illé- 
gales. 


—  346  — 

Une  plainte  fut  portée  au  roi  et  déposée  au  sénat,  par 
ceux  qui  se  dirent  lésés  dans  leurs  droits.  Elle  tendait 
non-seulement  à  faire  infliger  aux  vicaires  généraux  un 
blâme,  mais  à  provoquer  leur  destitution.  Ceux-ci,  forts  de 
leur  innocence,  envoyèrent  à  la  cour,  le  4  mai  1736,  un 
mémoire  justificatif,  par  lequel  ils  détruisaient  les  cinq 
griefs  articulés  contre  leur  administration. 

On  leur  reprochait  d'avoir  fait  des  règlements  synodaux, 
sede  vacante,  ce  qui  avait  amené,  disait-on,  des  mésintel- 
ligences et  une  déplorable  désunion  dans  le  clergé. 

Ils  répondirent  qu'ils  n'avaient  pas  changé  un  iota  aux 
constitutions  synodales  publiées  par  les  évêques  du  dio- 
cèse, mais  qu'ils  s'étaient  fait  un  devoir  de  rappeler  cer- 
tains articles  formellement  prescrits,  comme  la  retraite 
annuelle,  la  visite  des  églises  par  MM.  les  archiprêtres, 
accompagnée  d'un  procès-verbal  ;  et  les  défenses  qu'avait 
faites  Mgr  de  Bernex,  dans  son  dernier  synode,  aux  ecclé- 
siastiques de  se  livrer  aux  jeux  de  cartes  et  à  la  chasse. 

«  Quant  à  la  mésintelligence,  ils  n'en  trouvent  aucun 
symptôme  dans  le  clergé  séculier,  qui  n'a  jamais  été  plus 
édifiant  dans  les  retraites  et  plus  uni  à  l'autorité.  S'il  y  a 
des  mécontents,  ils  sont  dans  les  rangs  de  certains  ordres 
religieux,  livrés  au  désœuvrement.  S'il  y  a  eu  des  dif- 
ficultés entre  le  Chapitre  et  les  Dominicains,  ils  ont  la 
conscience  d'avoir  tout  fait,  avec  le  concours  de  Mgr  de 
Grenoble,  pour  les  aplanir.  » 

Un  second  grief  était  la  sévérité  outrée  avec  laquelle 
ils  pressaient  l'accomplissement  de  certaines  règles. 

MM.  les  vicaires  généraux  déclarèrent  que  ceci  concer- 
nait le  Promoteur,  qui,  d'ailleurs,  depuis  leur  entrée  en 
charge,  n'avait  suscité  aucune  procédure  nouvelle.  S'ils 
ont  retiré  des  pouvoirs,  c'est  à  ceux  qui  n'avaient  qu'une 
autorisation  facultative  d'absoudre  des  cas  réservés. 


—  347  — 


Quant  aux  dépenses  occasionnées,  elles  ont  été  moins 
fortes  que  sous  l'évêque  défunt. 

Ils  étaient  accusés  d'empiéter  sur  les  droits  du  futur 
évêque.  «  Les  droits  des  vicaires  généraux,  répondirent-ils, 
sont  définis  par  des  règlements.  Qu'on  en  cite  un  seul  qui 
ait  été  violé  ?  L'évêque,  ajoutèrent-ils,  une  fois  nommé, 
fera  ce  qu'il  voudra.  Il  anra  toute  liberté  pour  agir  (1).  » 

La  réponse  était  péremptoire.  Aussi  l'avocat  général  au 
sénat  de  Piémont,  après  l'avoir  lue,  déclara  que  la  conduite 
des  vicaires  généraux  ne  méritait  aucun  blâme  (2).  Tuur 
appuyer  même  sa  décision,  il  opina  pour  que  M.  de  Lam- 
bert fut  défrayé  par  la  secrétairerie  d'Etat  des  dépenses 
que  lui  avait  occasionnées  son  voyage  de  Turin,  entrepris 
par  ordre  du  roi ,  pour  assister  aux  funérailles  de  la 
reine. 

Forts  de  cette  décision,  MM.  les  vicaires  généraux  con- 
tinuèrent à  remplir  avec  fermeté  leurs  fonctions.  Deux  ans 
plus  tard,  ils  furent  encore  traduits  au  sénat  en  appel 
d'abus  par  M.  de  la  Biolle,  qui  se  plaignait  d'avoir  été 
frappé  d'excommunication,  pour  n'avoir  pas  rempli  son 
devoir  pascal. 

Le  même  avocat  répondit  que  le  sénat  ne  devait  pas  si 
facilement  accueillir  de  telles  plaintes,  parce  que,  suivant 
la  règle  adoptée,  l'appel  d'abus  ne  pouvait  être  invoqué 
que  dans  les  cas  où  l'autorité  ecclésiastique  envahissait  la 
juridiction  civile  (3).  L'année  suivante,  ils  furent  encore  dé- 
noncés, comme  violant  les  droits  du  greffe.  Encore  une  fois, 
ils  recoururent  au  roi,  qui  leur  donna  gain  de  cause  (4).  Ils 

(1)  Archives  royales.  Pièces  épiseopnles,  n"  48. 

(2)  Sic  di  che  percio  par  mi  che  non  meriti  di  esseve  redarguita 
la  condotta  de  Vicari  Gcnerali.  »  Ibid. 

(3)  Archives  royales,  4  avril  1736. 
(I)  Ibid.,  1"  mars  1737. 


—  348  — 


présentèrent  alors  un  compte  minutieux  de  toutes  leurs 
dépenses;  compte  qui  pourrait  servir  non-seulement  à  dé- 
montrer la  stricte  économie  adoptée  par  les  administra- 
tions ecclésiastiques,  mais  à  fixer  la  valeur  de  l'argent  à 
cette  époque.  Ainsi  l'impression  du  mandement,  par  lequel 
MM.  les  vicaires  généraux  annonçaient  la  mort  de  l'évêque 
et  de  la  convocation  du  clergé  au  synode  coûta  26  t.  8  s.  0  d. 

La  vacance  du  siège  épiscopal  se  prolongea  jusqu'à  la 
nomination  de  M.  Joseph-Nicolas  Deschamps  de  Chau- 
mont,  abbé  de  Chésery,  dans  le  décanat  d'Aubonne,  sur 
les  bords  de  la  Valserine.  Il  était  né  à  Chambéry,  le  18 
juin  1701  (1).  Sa  jeunesse  s'était  écoulée  silencieuse,  mais 
son  mérite  lui  avait  valu  d'être  placé  à  la  tête  de  cette 
abbaye,  appartenant  aux  moines  de  Citeaux(2).  Il  était 
connu  de  Mgr  de  Rossillon,  qui  lui  avait  prédit  qu'un  jour  il  le 
remplacerait  (3).  Sans  orgueil  et  sans  faste,  il  se  regardait 
appelé  à  une  solitude  plus  grande  encore  que  celle  de 
Chésery,  lorsqu'il  apprit  qu'on  le  proposait  pour  le  siège 
de  Genève.  Il  fallait,  à  cette  époque,  avoir  le  titre  de  doc- 
teur pour  occuper  cette  charge.  Joseph-Nicolas  eut  besoin 
d'une  dispense  qui  fut  demandée  à  la  cour  de  Rome.  Elle 
se  fit  attendre,  mais  ce  ne  fut  pas  lui  qui  la  sollicita.  Il 
tenta,  au  contraire,  plusieurs  démarches  pour  échapper 
à  la  charge  qui  lui  fut  imposée.  Une  première  fois,  il  re- 
mercia Sa  Majesté  de  l'honneur  qu'elle  lui  avait  ménagé; 
s'il  finit  par  s'incliner  devant  l'autorité,  ce  fut  en  déclarant 
«  qu'il  regardait  ce  poste  comme  au  dessus  de  ses  forces 
affaiblies  encore  par  des  accidents  qui  lui  enlevaient  tout 

(1)  Joseph-Nicolas  était  fils  de  Marc-Louis  Deschamps  de  Chaumont  et  de 
Jeanne- .Marguerite  de  Bagnosco.  Reg.  de  paroisse  de  Chambéry. 

(2)  Nous  ne  connaissons  rien  de  la  jeunesse  de  Mgr  Deschamps,  sinon  ce 
qu'il  dit,  dans  une  lettre  au  ministre  d'Etat,  sur  sa  santé.  A  l'âge  de  22  ans, 
il  faillit  perdre  la  vue,  et  dès  lors  il  ne  cessa  de  souffrir  de  violents  maux 
de  tête.  Ce  qui  explique  ses  longues  infirmités. 

(3)  Vie  de  Mgr  Michel  de  Rossillon,  page  217. 


—  340  — 

espoir  de  guérison,  d'autant  plus  que  l'air  d'Annecy  était 
absolument  contraire  à  son  état  de  santé  (1).  »  Après  une 
année  d'essai,  il  se  sentit  si  fatigué,  à  la  suite  d'une  petite 
ordination,  qu'il  écrivit  à  Son  Altesse  qu'il  désespérait  de 
pouvoir  remplir  ses  devoirs  d'évêque,  et  qu'en  consé- 
quence il  demandait  à  être  déchargé  du  fardeau,  n'aspi- 
rant qu'après  un  bénéfice,  où  il  pourrait  se  retirer. 

Comme  sa  nomination  était  de  trop  fraîche  date,  on  lui 
conseilla  d'attendre.  Ce  qu'il  accomplit  avec  résigna- 
tion. 

L'épiscopat  de  Mgr  Deschamps  fut  rempli  d'angoisses, 
que  vinrent  accroître  les  exigences  du  sénat,  le  changement 
temporaire  de  gouvernement  et  des  revers  de  famille;  ce 
qui  ne  fit  qu'accroître  la  somme  de  ses  douleurs. 

En  France,  le  Parlement  tendait  de  plus  en  plus  à  asser- 
vir l'Eglise.  Le  sénat  de  Chambéry  fut  entraîné  dans  ce 
mouvement.  Les  magistrats,  on  peut  le  dire,  devinrent  plus 
royalistes  que  le  roi. 

Ils  défendaient  à  outrance  les  droits  de  la  couronne, 
soutenant  que  l'Eglise  ne  devait  être  que  la  servante  du 
pouvoir.  Mgr  Deschamps  avait  fait  publier  dans  les  églises 
de  son  diocèse  un  bref  d'indulgences,  imprimé  à  Turin. 
Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  lui  occasionner  un  procès 
devant  la  Chambre  des  Comptes,  parce  que,  disait-on,  il 
n'avait  pas  soumis  préalablement  ce  bref  au  sénat  de  Cham- 
béry. Il  fut  condamné,  comme  coupable  d'abus,à  un  e  amende 
dont  le  roi  l'exempta  (2). 

Mgr  Deschamps  éprouva  aussi  des  désagréments  au  sujet 
d'un  desservant  qu'il  envoya  à  Presinges,  dont  les  habi- 
tants avaient  eu  l'habitude  de  se  regarder  comme  parois- 

(1)  Lettre  de  Mgr  Deschamps,  5  octobre  1741. 

(2)  Lettre  du  i"  mai  1042. 


—  350  — 


siens  de  Ville-la-Grand.  Il  en  résulta  tout  un  procès,  qui 
occupa  assez  longtemps  le  sénat  de  Chambéry. 

Le  2  septembre  1742,  la  Savoie  fut  envahie  par  les  trou- 
pes de  l'Infant  Dom  Philippe  d'Espagne,  pendant  que  le  roi 
de  Sardaigne  se  battait  en  Italie  au  profit  de  Marie-Thérèse. 
Cette  invasion  fut  le  signal  d'odieuses  vexations,  qui  provo- 
quèrent en  plusieurs  localités  de  sanglantes  représailles. 
L'Eglise  elle-même  en  eut  à  souffrir,  comme  si  elle  était 
responsable  de  la  résistance  des  paysans  opprimés.  La 
Délégation  (1)  fit  paraître  un  manifeste  portant  une  écra- 
sante imposition  sur  les  biens  de  l'Eglise  (2).  L'évêque,  com- 
prenant les  difficultés  qui  allaient  surgir,  envoya  à  MM.  les 
curés  une  circulaire  pour  leur  tracer  la  ligne  de  conduite 
qu'ils  avaient  à  tenir.  L'année  suivante,  il  convoqua  tout  le 
clergé  à  une  réunion,  qui  se  tint  le  10  mars.  Son  état  de 
santé  ne  lui  permettant  pas  d'y  prendre  part,  il  envoya 
à  sa  place  M.  le  chanoine  Vignet.  Il  était  porteur  d'une 
lettre  dans  laquelle  l'évêque  exposait  la  situation  et  la 
réponse  qu'il  avait  faite  à  la  Délégation  qui  s'était  plaint 
de  la  dureté  du  clergé. 

Non  content  de  protester,  Mgr  Deschamps  s'était  fait 
un  devoir  de  venger  ses  prêtres  de  cette  inculpation,  qu'il 
avait  nommée  imaginaire.  «  Pour  moi,  ajoutait-il,  j'ai 
offert  de  bon  cœur  le  peu  que  je  pouvais  avoir,  et  si  en  la 
circonstance  où  un  vainqueur  n'a  pas  permis  de  délibérer, 
j'ai  consenti  à  loger  les  ecclésiastiques  (les  aumôniers  de 
l'armée  espagnole)  sur  la  demande  de  l'officier  général; 
bientôt  on  ajouta  les  officiers  et  on  remplit  le  séminaire, 
malgré  qu'il  y  eut  encore  en  ville  des  logements.  Un  édit, 
attentatoire  aux  immunités  ecclésiastiques,  fut  publié. 

(1)  On  appelait  Délégation  une  commission  choisie  parmi  les  notables  du 
pays,  chargée  de  transmettre  les  ordres  de  l'autorité  espagnole. 

(2)  29  novembre  1743. 


—  351  — 

Malgré  cela,  nous  continuerons  à  leur  rendre  à  l'avenir 
les  mêmes  services  que  parle  passé,  non-seulement  en  ce  qui 
est  de  précepte,  mais  même  par  des  œuvres  de  suréro. 
gation  plus  nécessaires  que  jamais  «  ad  obstruendiim  os 
loquentium  iniqiia.  » 

Ses  difficultés  avec  la  Délégation  s'apaisèrent  un  peu, 
mais  elles  ne  se  terminèrent  qu'avec  le  départ  des  troupes 
espagnoles.  Elles  abandonnèrent  la  Savoie  sur  la  fin  de  jan- 
vier 1743,  à  la  suite  du  traité  d'Aix-la-Chapelle,  qui  remit 
le  roi  de  Sardaigne  en  possession  de  la  Savoie.  L'évêque, 
heureux  de  voir  rentrer  son  pays  sous  le  sceptre  de  ses 
anciens  maîtres,  salua  avec  bonheur  leur  bannière,  dans 
l'espoir  qu'ils  inaugureraient  une  ère  de  paix,  devenue 
nécessaire  après  tant  d'années  d'oppression,  de  luttes  et 
de  combats. 

Une  troisième  source  de  peines  pour  Mgr  Deschamps 
fut  le  mauvais  état  des  affaires  de  sa  famille.  Il  était  si 
attristé  à  la  vue  de  ce  désarroi  et  des  scènes  déplorables 
qui  se  passaient  à  Chambéry,  qu'il  écrivit  un  jour  à  un  ami 
«  qu'une  philosophie  chrétienne  pouvait  seule  lui  faire 
supporter  ses  chagrins  (1).  »  Il  attribuait  en  grande  partie 
sa  maladie  à  ces  tristesses,  qui  étaient  la  principale  cause 
de  ses  dérangements.  » 

Il  y  eut  même  pour  lui  un  moment  d'accablement  tel, 
qu'il  pensa  sérieusement  à  se  retirer  à  la  Trappe,  «  afin  de 
n'avoir  plus  de  contact  avec  le  monde  et  de  vivre  dans  le 
plus  profond  silence  sur  ses  douleurs  qui  seraient,  s'il  vou- 
lait les  raconter,  un  vrai  martyrologe.  »  C'est  sous  le  poids 
de  ces  chagrins  qu'il  écrivit  à  l'abbé  de  la  Trappe  une 
lettre,  où  son  âme  semble  se  fondre  en  regrets  de  n'avoir 
pu  échapper  à  la  charge  d'évêque. 


(1)  Lettre  à  M.  de  Vauginois, 


t  Si,  après  avoir  vécu  jusqu'à  l'âge  de  40  ans  dans  un 
éloignement  de  tout  commerce,  la  Providence  a  semblé  ne 
vouloir  que  me  montrer  un  homme  accompli,  il  était  aussi 
écrit  dans  ses  décrets  adorables  que  je  ne  goûterai  passa- 
gèrement les  douceurs  de  la  vie  religieuse  que  pour  sentir 
plus  vivement  toute  l'amertume  des  tracas  du  monde  et 
des  affaires.  Si  j'ajoutais  à  cela  le  compte  terrible  du 
gouvernement  d'un  aussi  vaste  diocèse,  vous  ne  seriez  pas 
étonné  si  je  suis  plus  flatté  des  prières  que  vous  me  pro- 
mettez que  de  tout  ce  qui  pourrait  me  venir  de  tous  les 
potentats  de  l'univers  (1).  » 

Il  ne  se  laissa  cependant  pas  accabler  au  point  de  né- 
gliger les  devoirs  de  sa  charge. 

Adorant,  comme  il  le  dit  au  même  religieux,  la  main 
qui  multipliait  les  croix  sur  sa  route,  il  avait  appris  par 
expérience  qu'elle  seule  pouvait  les  adoucir.  Je  m'appuie 
sur  elle,  comptant  sur  le  secours  de  la  grâce  et  en  pensant 
qu'il  y  a  beaucoup  à  gagner  et  peu  à  perdre.  Je  m'a- 
perçois bien,  ajoutait-il,  que  j'y  trouve  de  nouvelles  forces, 
bien  loin  de  me  rebuter;  si  la  carrière  est  pénible,  elle  ne 
sera  pas  éternelle.  «  Tout  ce  qui  se  passe  est  bien  peu  de 
chose  aux  yeux  de  la  foi  (2)  » 

Soutenu  par  ses  nobles  pensées,  Mgr  Deschamps  reprit 
ses  visites  pastorales  qu'il  continua  pendant  trois  mois, 
malgré  les  fatigues  extrêmes  qu'elles  lui  occasionnaient. 

Peut-être  voulait-il,  en  se  produisant,  prouver  qu'il  était 
capable  de  remplir  son  devoir  d'évêque?  On  murmurait  en 
haut  lieu  de  sa  vie  retirée,  et  il  était  question  de  lui  pro- 
poser le  poste  de  l'archevêché  de  Tarentaise,  comme  moins 
pénible.  Il  se  prononça  à  cet  égard,  remerciant  Sa  Majesté 

(1)  Lettre  de  Mgr  Deschamps  à  l'abbé  de  la  Trappe,  20  février  1748. 

(2)  Lettre  de  l'abbé  de  la  Trappe. 


—  353  — 

et  «  espérant  qu'on  lui  laisserait  continuer  son  ministère 
jusqu'à  sa  mort  dans  le  diocèse  de  Genève  (1).  » 

Les  violents  accès  de  fièvre  auxquels  il  était  sujet  lui 
faisaient  croire  qu'elle  serait  prochaine.  A  ses  douleurs 
ordinaires  se  joignirent  des  vertiges  qui  l'empêchèrent 
pendant  quelque  temps  de  célébrer  la  messe  ;  cependant 
il  reprit  assez  de  forces  pour  suivre  le  cours  de  ses  affaires 

Le  collège  de  Thonon  qui  avait  été  florissant  pendant 
près  d'nn  siècle,  sous  la  direction  des  Barnabites,  lui  donna 
des  inquiétudes  sérieuses.  Des  troubles  y  éclatèrent  et  il 
fut  question  d'y  supprimer  les  études  de  philosophie  et  de 
théologie.  Mgr  Deschamps,  prévoyant  que  les  vocations 
ecclésiastiques  diminueraient  en  cette  province,  joignit 
ses  instances  à  celles  du  syndic  de  la  ville,  pour  écarter  ce 
coup,  en  montrant  les  avantages  mêmes  économiques  qu'il 
y  avait  à  garder  ces  religieux. 

D'ailleurs,  la  mort  avait  frappé  plusieurs  membres  de 
son  clergé  et  les  rangs  du  sacerdoce  s'étaient  éclaircis.  La 
cure  de  Douvaine  étant  devenue  vacante,  Mgr  Deschamps, 
qui  avait  permis  à  l'abbé  Biord  d'accepter  un  poste  dans 
une  église  de  Paris,  résolut  de  le  rappeler  dans  son  diocèse. 
Il  lui  écrivit  en  effet  qu'il  avait  besoin  de  ses  services. 
Aussitôt  que  la  nouvelle  en  arriva  à  Monsieur  l'abbé  de 
Chainron,  trésorier  et  premier  dignitaire  de  la  Sainte- Cha- 
pelle de  Paris,  qui  avait  confié  à  M.  Biord,  comme  recteur, 
le  gouvernement  de  la  paroisse  de  la  Basse-Sainte  Cha- 
pelle, il  adressa  à  Mgr  Deschamps  une  lettre,  en  le  conjurant 
de  ne  pas  lui  enlever  ce  vaillant  auxiliaire.  Le  témoignage 
rendu  à  l'abbé  Biord,  que  la  Providence  destinait  à  occu- 
per un  jour  le  siège  de  Genève,  est  trop  flatteur  pour  que 
nous  puissions  l'omettre.  Citons  un  fragment  de  cette  let- 
tre : 


(l)  Lettre  «lu  5  juin  1749. 


-  354  - 

«  Permettez-moi,  Monseigneur,  de  vous  représenter  que 
ce  serait  une  cruauté  d'enlever  M.  Biord  aux  paroissiens 
du  palais,  qui  non-seulement  ont  en  lui  une  confiance  aveu- 
gle, mais  encore  la  plus  grande  vénération  qu'il  mérite  à 
tous  les  égards  par  le  zèle  et  la  piété,  qui  sont  la  règle 
de  sa  conduite.  Je  vous  demande  donc  en  grâce  de  vouloir 
bien  le  laisser  à  des  paroissiens  qui  seraient  inconsolables 
de  son  départ  (1).  » 

Tout  le  bien  qu'on  disait  de  M.  Biord  fut  pour  Mgr  Des- 
champs un  motif  de  plus  pour  rappeler  son  diocésain. 
Aussi  répondit-il  en  ces  termes  : 

«  Je  suis  mortifié,  Monsieur,  que  les  besoins  de  mon  dio- 
cèse m'obligent  de  vous  priver  de  M.  Biord;  mais  la  justice 
que  vous  rendez  à  son  mérite  me  persuade  aussi  que  vous 
jugerez  de  ses  dispositions  actuelles  par  la  démarche  pré- 
cédente qu'il  avait  faite  par  rapport  au  canonicat  de  la 
cathédrale,  qu'il  n'aurait  pu  retenir  en  aucun  sens,  sans 
l'intention  de  s'y  rendre,  à  la  fin  de  son  cours  de  Sor- 
bonne  (2).  » 

M.  l'abbé  Biord,  rappelé  par  Mgr  Deschamps,  ne  tarda 
pas  à  revenir  dans  son  diocèse,  où  il  fut  nommé  au  con- 
cours curé  de  Douvaine,  et  chanoine  le  12  août  1751. 

L'évêque,  comprenant  que  ses  infirmités  l'obligeaient  à 
avoir  auprès  de  lui  un  homme  sur  lequel  il  put  se  reposer 
pour  l'administration,  le  nomma  au  bout  de  quelque  temps 
grand  vicaire,  charge  qu'il  remplit  avec  beaucoup  de  dis- 
tinction, comme  nous  le  verrons  plus  tard.  Il  est  un  fait 
intéressant  pour  notre  pays,  auquel  il  prit  une  part  active, 
c'est  l'établissement  de  la  paroisse  et  de  l'église  de  Chêne, 


(1)  Lettre  de  M.  l'abbé  de  Chamrnn,  26  mai  1751. 

(2)  Lettre  de  Mgr  Deschamps  à  M.  de  Chamron. 


—  355  — 

fait  qui  se  relie  au  traité  de  1754,  passé  entre  le  roi  de 
Sardaigne  et  l'Etat  de  Genève. 

Des  difficultés  presque  journalières  s'élevaient  sur  les 
terres  de  Saint-Victor  et  du  Chapitre  au  sujet  des  dîmes 
et  de  l'exercice  du  culte.  Le  roi,  ayant  assuré  ses  posses- 
sions en  Italie  par  le  traité  de  1752,  voulut  organiser  ses 
frontières  du  côté  de  Genève.  Il  aurait  désiré  trouver  une 
ligne  toute  naturelle,  mais,  par  leurs  négociations  toujours 
habiles,  les  Genevois  surent  découper  notre  petit  terri- 
toire par  des  enclaves,  afin  de  garder  leurs  propriétés  fran- 
ches de  tout  mélange  catholique.  Voici  quelles  furent 
les  limites  adoptées  au  traité  de  Turin,  ratifié  le  15-  juin 
1754.  On  prit  pour  point  de  départ  l'Arve,  à  l'endroit  où 
s'y  déverse  le  ruisseau  de  la  Seime,  dont  on  suivait  le  cours 
au  nord  jusqu'au  pont  Bochet.  On  continua  la  ligne  par  le 
chemin  de  Miolans  à  Pressy,  en  redescendant  vers  le  lac 
Léman,  entre  Collonges  et  Vésenaz.  Genève  gardait  ainsi 
l'enclave  de  Jussy,  Gy  et  Sionnet,  par  le  ruisseau  de  Cham- 
botton,  et  cédait  Grange  Veigy  et  les  Etoiles,  par  le  ruis- 
seau de  Tuernant. 

Au  sud,  le  roi  de  Sardaigne  cédait  la  rive  gauche  de 
l'Arve,  depuis  Carouge  jusqu'au  Rhône,  par  une  limite 
suivant  le  chemin  de  Crêt-des-Morts  jusqu'entre  Saint- 
Georges  et  la  Bâtie.  Plus  bas,  Genève  gardait  la  Petite- 
Grave,  Cartigny,Avully,  Epeisse,  Passeiry  et  Chancy  jusqu'à 
la  route  et  le  nant  de  Chalon.  La  Savoie  retenait  Avusy, 
Athenaz,  Bernex,  Onex,  Lancy,  Carouge,  Lo'ëx  et  Aire-la- 
Ville.  Les  routes  et  les  cours  d'eau  servant  de  limites 
demeuraient  au  roi  de  Sardaigne  (1).  Il  fut  de  plus  stipulé 
que  les  familles  protestantes  établies  sur  le  territoire  cédé 
par  la  Savoie  ne  pourraient  y  continuer  l'exercice  de  leur 

(1)  La  Neutralité  du  Nord  du  la  Savoie,  |>;ir  M.  l'abbé  Ducè's.  Revue 
savoisienne,  31  juilli'l  1776. 


—  356  — 


culte  que  pendant  vingt-cinq  ans,  sans  y  faire  acte  de  pro- 
sélytisme, et  à  Chêne  quatre  ans  seulement.  Sans  attendre 
ce  délai,  les  protestants  de  cette  localité  se  replièrent  sur 
Genève,  démolirent  leur  temple  et  allèrent  le  rebâtir  sur 
l'emplacement  où  il  se  trouve  aujourd'hui,  en  face  de  la 
place  dite  des  Bougeries.  Jusqu'à  ce  moment,  la  chapelle 
bâtie  par  M.  l'abbé  de  Bernex,  servait  de  lieu  de  culte 
aux  catholiques  faisant  partie  de  la  paroisse  de  Thônex. 

Comme  Mgr  de  Rossillon  avait  manifesté  le  désir  de 
voir  s'opérer  le  démembrement  de  Chêne,  les  deux  tiers 
des  habitants  se  réunirent  le  9  février  1755,  et  choisirent 
M.  Pierre  Blanc,  chapelain  du  Château-Blanc,  pour  aller 
porter  à  Annecy  l'expression  de  leurs  désirs.  Ils  sollici- 
taient de  Sa  Grandeur  Mgr  Deschamps  l'établissement 
d'une  nouvelle  paroisse.  M.  le  chanoine  Puthod,  procureur 
fiscal,  leur  répondit,  le  17  avril  1755,  qu'ayant  exposé  à  Sa 
Grandeur  leurs  vœux,  il  espérait  les  voir  prochainement 
réalisés. 

En  effet,  dans  une  ordonnance,  en  date  du  9  juin  1755, 
Mgr  Deschamps,  «  adhérant  aux  réquisitions  présentées  au 
nom  des  habitants  de  Chêne,  et  prenant  en  considération 
les  vœux  et  le  don  de  son  prédécesseur  immédiat,  déclara 
le  démembrement  entre  le  bourg  de  Chêne  et  Thônex  pour 
le  spirituel  et  érigea  la  chapelle  en  église  paroissiale,  sous 
le  vocable  de  Notre-Dame  de  Compassion  et  de  saint 
François  de  Sales,  nommant  par  vocation  M.  Dubosson, 
curé  de  Chêne  (1).  » 

La  foule  qui  se  pressait  dans  la  chapelle  fit  bientôt  sen- 
tir le  besoin  d'une  nouvelle  église.  Noblement  stimulés  par 
l'exemple  des  protestants  qui  bâtissaient  leur  temple, 
les  catholiques  de  Chêne  résolurent  d'ériger  une  nouvelle 

(1)  M.  Jacques  Dubosson  était  né  à  Saint-Eusèbe,  en  Genevois.  Il  prit  pos- 
session k'  31  juillet  1755. 


—  357  — 


église.  Ils  obtinrent  d'abord  par  un  billet  royal  l'empla- 
cement délaissé  par  les  Genevois  et  plusieurs  faveurs,  sur 
la  demande  du  zélé  et  prudent  curé,  qui  sut  vivement  inté- 
resser la  cour  en  faveur  de  cet  établissement. 

Il  fit  même  le  voyage  de  Turin  pour  exposer  au  roi  la 
situation.  L'antique  pont  d'Etrembières  avait  été  emporté 
par  la  crue  des  eaux  de  l'Arve,  en  1733.  Il  n'en  restait  que 
les  culées  en  pierre  de  roche.  M.  le  chevalier  Ferraris, 
secrétaire  du  cabinet  de  Sa  Majesté  se  chargea  de  deman- 
der les  blocs  taillés  pour  la  construction  de  l'église  et  les 
obtint  du  roi,  qui  y  ajouta  4,000  livres  de  sa  cassette,  en 
ajoutant  une  réserve,  à  savoir  que  le  travail  se  ferait 
sous  l'inspection  de  M.  Biord.  «  Comme  je  n'étais  alors 
que  vicaire  général,  dit  celui-ci,  on  me  donna  la  commis- 
sion de  la  part  du  roi  de  faire  travailler  à  cette  église,  et 
quoique  les  fonds  n'approchaient  pas  des  dépenses  qu'il  y 
aurait  à  faire,  plein  de  confiance  en  la  divine  Providence, 
dont  je  regardais  cette  église  comme  l'ouvrage,  je  ne  lais- 
sai pas  d'en  donner  le  prix  fait,  au  moyen  de  la  somme 
de  8,900  francs  que  j'ai  encore  obtenus  du  roi  en  diffé- 
rentes fois,  par  la  voie  et  la  médiation  dé  M.  Fer- 
raris  (1).  » 

Le  concours  de  M.  Biord  fut  très-précieux  pour  Mgr 
Deschamps,  qui  lui  confia  la  préparation  de  ses  ordonnan- 
ces. Il  est  deux  points  surtout  dont  il  se  déchargea  sur  son 
grand  vicaire.  Le  premier  fut  de  préciser  la  limite  des 
pouvoirs  à  accorder  aux  prêtres  pour  l'administration  du 
sacrement  de  pénitence;  le  second,  de  rendre  uniforme 
dans  le  diocèse  l'enseignement  des  vérités  chrétiennes.  Il 
élabora  dans  ce  but  l'excellent  manuel  qu'il  publia  plus 

(I)  Mémoire  de  Mgr  Biord,  manuscrit  donl  nous  aurons  à  nous  servir  pour 
les  actes  de  son  épiscopat. 


tard  comme  évêque,  et  dans  lequel  se  trouvent  des  règles 
précises  pour  la  direction  des  âmes.  Pour  parer  à  l'incon- 
vénient d'une  instruction  insuffisante,  il  proposa  à  Mgr  Des- 
champs de  rédiger  par  demandes  et  réponses  un  abrégé 
de  la  doctrine.  Cette  idée  sourit  au  vieillard,  qui  lui  confia 
ce  travail.  M.  Biord  s'en  acquitta  avec  un  soin  tel,  que  ce 
catéchisme  est  encore  aujourd'hui  cité  comme  un  modèle 
de  précision  et  de  clarté. 

C'est  aussi  avec  l'appui  de  M.  Conseil  et  de  M.  Biord 
que  l'évêque  termina  les  difficultés  que  lui  suscitèrent  les 
Feuillants,  d'Abondance,  par  leurs  différents  avec  le  curé 
de  la  paroisse  et  leur  conduite  peu  régulière.  Ils  reçurent 
l'ordre  de  se  retirer  à  Lémenc.  Il  obtint,  de  concours  avec 
le  roi  Charles-Emmanuel  II,  du  pape  Clément  XIII  une 
bulle,  fulminée  le  23  juillet  1761,  par  laquelle  les  biens  de 
l'abbaye  furent  unis  à  la  Sainte-Maison  de  Thonon.  (Jet 
acte,  qui  fut  le  dernier  de  l'épiscopat  de  Mgr  Deschamps, 
indique  la  vigueur  avec  laquelle  il  agissait  pour  maintenir 
la  discipline  ecclésiastique. 

Il  fut  un  moment  où  Mgr  Deschamps,  se  voyant  obligé 
de  recourir  à  ses  collègues  dans  l'épiscopat  pour  ses  visites 
pastorales,  songea  sérieusement  à  se  décharger  sur  un 
coadjuteur  d'un  fardeau  que  ses  souffrances  lui  rendaient 
chaque  jour  plus  pesant.  Témoin  du  zèle  que  déployait 
l'abbé  Biord,  il  lui  offrit  l'administration  toute  entière,  spé- 
cialement les  nominations  aux  cures  vacantes,  M.  Biord, 
se  défiant  de  lui-même,  rejeta  cette  proposition,  déclarant 
à  l'évêque  «  qu'il  avait  grâce  d'état  »  et  qu'il  ne  ferait  aucun 
acte  administratif,  sans  qu'il  lui  eût  été  commandé.  Appre- 
nant enfin  qu'il  était  question  de  le  remplacer  à  cause  de 
son  déplorable  état  de  santé,  il  écrivit  à  Mgr  l'archevêque 
de  Tarentaise  ces  lignes  :  «  Le  meilleur  choix  et  l'unique 
qu'on  puisse  faire  est  celui  de  M.  le  chanoine  Biord,  qui 


—  359  — 

s'est  illustré  à  Paris  dans  ses  cours  de  Sorbonne  et  dans  la 
paroisse  du  Palais  où  il  fut  tant  regretté  (1).  » 

Les  accès  de  fièvre  dont  Mgr  Deschamps  se  plaignait  en 
1750  redoublèrent  en  1762,  et  il  s'y  joignit  des  transports 
au  cerveau  qui  lui  enlevaient  la  connaissance.  Il  com- 
prit alors  qu'il  ne  devait  pas  retarder  4a  mise  en  ordre  de 
ses  affaires.  Aussi,  le  1er  novembre  1762,  il  dicta  ses  der- 
nières volontés,  choisissant  pour  ses  héritiers  universels 
les  pauvres  clercs  de  son  diocèse.  Il  légua  en  outre  200 
livres  à  l'hôpital  d'Annecy,  300  aux  pauvres  de  Viuz-en- 
Sallaz  et  300  à  ceux  de  Saint-Bron. 

Il  donna  de  plus  à  la  sacristie  de  Viuz  200  livres  pour 
achat  d'ornements  ou  vases  sacrés,  et,  200  livres,  comme 
souvenir,  à  son  premier  aumônier,  150  au  second,  1,000 
livres  à  son  valet  de  chambre  pour  ses  bons  services,  et 
150  à  ses  autres  domestiques  (2). 

Depuis  plusieurs  mois,  Mgr  Deschamps  s'était  rendue 
habituelle  l'idée  de  la  mort.  Elle  vint  d'une  manière  brus- 
que et  bien  inattendue.  Le  2  août  1763,  on  apprit  avec 
stupéfaction,  dans  Annecy,  que  durant  la  nuit,  au  milieu 
d'un  accès  d'étouffement,  le  prélat  s'était  précipité  vers 
sa  fenêtre  d'où  il  était  tombé  dans  la  cour,  sur  des  bûches 
de  bois.  Nous  ne  pouvons  mieux  faire  que  de  rapporter  ce 
qu'écrivirent  sur  ce  douloureux  événement,  deux  person- 
nages en  fonctions  dans  la  ville  d'Annecy,  l'un  le  même 
jour,  l'autre  le  lendemain. 

La  première  dépêche,  du  2  août,  est  de  M.  de  Passier  à 
M.  le  vice-intendant  général  Masson  : 

«  J'ai  la  mortification  de  vous  apprendre  la  mort  de 
notre  prélat,  arrivée  ce  matin  environ  une  heure  après- 

d)  Lctirc  de  Mgr  Deschamps,  août  1760. 
(2)  Archives  de  M.  Amédée  de  Foras. 


-  360  — 

minuit.  Elle  a  été  une  suite  de  la  chute  qu'il  a  faite  en  se 
précipitant  du  haut  d'une  des  fenêtres  de  sa  chambre!  Il 
avait  perdu  entièrement  connaissance,  mais  une  saignée 
qu'on  lui  fit  sur  le  champ  la  lui  rendit  et  le  mit  à  même  de 
recevoir  tous  les  sacrements.  Il  y  avait  déjà  quelque  temps 
que  sa  tête  était  malade  et  que  ses  paroles  indiquaient  de 
bons  et  de  mauvais  moments  (1).  » 

La  seconde,  datée  du  3  août,  est  de  M.  Garella  : 

«  On  n'aura  pas  manqué  de  vous  marquer  la  mort  de 
Monseigneur  l'évêque  de  Genève,  qui  décéda  à  dix  heures 
du  soir  du  courant  août,  à  ce  que  l'on  dit.  Il  se  réveilla 
hier  matin,  sonna,  appelant  ses  domestiques;  ceux-ci  ne 
paraissant  pas  d'abord,  il  se  leva,  ouvrit  la  fenêtre,  et  vou- 
lant apparemment  les  appeler,  la  tête  gagna,  il  tomba  du 
second  étage  dans  la  cour,  sur  un  tas  de  bois  dressé  en 
pointe.  C'est  miracle  qu'il  ne  soit  pas  resté  sur  le  coup.  Il 
eut  une  cuisse  cassée,  plusieurs  côtes  enfoncées  et  toute 
la  tête  fracassée.  Il  eut  le  temps  de  recevoir  tous  les  sa- 
crements et  mourut  hier  soir  (2).  » 

M.  Mercier,  en  racontant  cette  fin  tragique,  dit  que 
Mgr  Deschamps  «  ayant  été  relevé,  reprit  l'usage  parfait  de 
ses  facultés,  se  répandit  en  actions  de  grâces  devant  Dieu 
et  en  sentiments  d'humilité  devant  son  clergé,  qu'il  reçut 
tous  les  sacrements  avec  les  dispositions  d'un  saint  et 
mourut  le  lendemain,  laissant  toute  la  ville,  tout  le  diocèse 
dans  une  consternation  édifiante  (3).  » 

«  Il  fut  regretté,  dit-il  encore,  du  clergé,  de  la  noblesse, 
du  peuple,  particulièrement  des  pauvres  dont  il  était  le 
père.  » 

(1)  Archives  d'Annecy.  Mort  de  Mgr  Deschamps. 

(2)  Ibid. 

(3)  Souvenirs  historiques  d'Annecy,  page  285. 


CHAPITRE  XVII 


Monseigueur  Jean-Pierre  Biord 


Le  successeur  de  Mgr  Deschamps.  —  Études  de  M.  Biord.  —  Il  est 
nommé  Prieur  de  Douvaine.  —  Il  devient  vicaire  général.  —  Les 
services  qu'il  rend.  —  Sa  nomination  au  siège  de  Genève.  —  Son 
mandement.  —  Ine  petite  difficulté  avec  son  Chapitre.  —  Sa  pre- 
mière visite  pastorale.  —  Il  eonsacre  l'église  de  Chêne.  —  In  acte 
de  gallican.  —  La  franc-maçonnerie.  —  Loges  dissoutes.  —  Les 
Cordeliers.  —  Leur  église  est  cédée  à  la  cathédrale.  —  Palais  épis- 
copal.  —  Les  fêles  religieuses.  —  Difficultés  avec  les  Bénédic- 
tins de  Talloires.  —  Œuvres  de  Mgr  Biord.  —  Il  s'intéresse  aux 
églises  du  voisinage  de  Genève,  spécialement  à  celle  de  Carouge. 
—  Sou  mérite.  —  Sa  mort. 


Le  diocèse  de  Genève  venait  d'être  plongé  dans  le  deuil 
par  la  mort  tragique  de  Mgr  Deschamps  de  Chaumont.  La 
nouvelle  en  avait  été  portée  dans  toutes  les  paroisses  par 
le  mandement  de  MM.  les  vicaires  généraux  qui,  «  tout  en 
versant  des  larmes  sur  l'enlèvement  si  inattendu  de  leur 
père  et  pasteur,  trouvèrent  un  sujet  de  consolation  dans 
les  sentiments  d'humilité  et  de  confiance  qni  avaient  rem- 
pli son  âme  à  sa  dernière  heure.  » 

Il  fallut  lui  donner  un  successeur.  Le  choix  du  roi  tomba 
sur  M.  Jean-Pierre  Biord,  qui  avait  été  désigné  par  le 


—  302  — 

vénérable  défunt  comme  le  sujet  le  plus  capable  d'occuper 
le  siège  de  Genève.  La  vie  de  Mgr  Biord  n'a  pas  été 
écrite  jusqu'ici.  Il  a  cependant  rempli  une  carrière  bril- 
lante au  point  de  vue  de  l'administration  diocésaine.  Assu- 
rément il  fut  un  grand  évêque.  Ses  sentiments  étaient 
élevés.  Nous  n'avons  qu'un  regret  à  exprimer,  c'est  qu'il 
ait  été  imbu  des  principes  de  l'école  gallicane,  dont  il  avait 
été  enfariné  par  ses  professeurs  à  la  Sorbonne.  C'est  une 
tache  dans  sa  mémoire. 

Jean-Pierre  Biord,  fils  de  Joseph  Biord,  notaire,  et  de 
demoiselle  Claudine  de  Thiollaz,  était  né  à  Châtillon-sur- 
Cluse,  le  1G  octobre  1719.  Lorsqu'il  fut  en  âge  de  com- 
mencer ses  études,  on  l'envoya  à  Thouon,  où  il  fréquenta 
les  classes  du  collège  dirigé  par  les  Barnabites.  11  s'y  dis- 
tingua par  son  intelligence  précoce  et  remporta  les  pre- 
miers prix.  Plus  tard,  il  se  rendit  à  Dijon,  où  il  fut  reçu 
docteur  en  droit.  Il  revint  ensuite  à  Besançon,  où  il  prit 
ses  grades  de  maître  en  théologie.  Il  ne  s'arrêta  pas  là. 
Son  goût  pour  les  hautes  études  le  conduisit  à  Paris,  où  il 
devint  licencié  à  la  Sorbonne  et  curé  de  la  Basse-Sainte- 
Chapelle.  Il  fut  rappelé,  comme  nous  l'avons  vu,  par  son 
évêque,  Mgr  Deschamps,  qui  connaissait  tout  son  mérite, 
et  nommé  le  10  août  1751  au  poste  de  Douvaine,  qui  était 
liabituellement  confié  à  un  membre  du  Chapitre. 

Au  bout  de  peu  de  mois,  M.  Biord  conquit  l'affection 
de  ses  paroissiens,  qui  apprécièrent  ses  qualités  et  par 
dessus  tout  sa  tendre  piété  et  sa  sollicitude  pour  les  pau- 
vres. Plein  de  bienveillance  pour  les  autres,  il  était  sé- 
vère à  lui-même. 

Il  est  un  de  ses  collègues,  M.  l'abbé  Gazel,  qui  a  réuni 
sur  M.  Biord  des  notes  précieuses  à  tous  égards  (1). 


il)  Ces  noies  fournies  h  M.  Bigex  par  M.  G;i/.el  ont  servi  à  l'oraison  funè- 
bre qu'il  lit  de  Mgr  Biord. 


—  3G3  — 

Ayant  l'avantage  de  les  posséder,  nous  ne  pouvons  pui- 
ser à  meilleure  source  pour  retracer  son  caractère. 

«  Affable  et  d'une  exquise  politesse,  il  apparaissait  tou- 
jours dans  la  société  avec  un  air  de  gaîté  assaisonné  de 
modestie.  Rien  n'était  capable  de  répandre  des  nuages 
sur  la  sérénité  de  ses  traits,  sinon  les  propos  peu  confor- 
mes à  la  modestie  ou  à  la  charité.  On  peut  dire  que  par- 
tout où  il  se  trouvait,  il  répandait  la  bonne  odeur  de  Jésus- 
Christ  (1).  » 

Parlant  de  son  action  comme  pasteur,  il  lui  rend  ce 
beau  témoignage  :  «  J'observai  déjà  que  tout  chez  lui  ne 
respirait  que  zèle  et  sainteté.  Moins  flatté  de  la  bonté  de 
son  bénéfice  que  de  l'occasion  qu'il  lui  fournissait  de  tra- 
vailler au  salut  des  âmes,  son  premier  soin  fut  de  préparer 
au  Seigneur  un  peuple  parfait,  en  ne  cessant  d'instruire 
la  jeunesse  et  de  répandre  des  semences  de  vertus  dans 
son  cœur.  Il  inspira  bientôt  à  ses  ouailles  du  goût  pour  la 
piété,  leur  en  donnant  par  ses  discours  solides  et  pleins 
d'onction.  Il  sut  leur  inspirer  l'amour  de  la  sainte  commu- 
nion. Le  soin  des  pauvres,  la  visite  et  le  soulagement  des 
malades,  le  décor  de  la  maison  de  Dieu,  faisaient  aussi 
l'objet  de  sa  sollicitude  pastorale.  »  Voici  son  genre  de  vie  : 

«  Chaque  jour,  il  se  levait  à  quatre  heures  du  matin,  et 
trouvait  ainsi  du  temps  pour  l'oraison  et  le  travail  Jamais  il 
ne  perdit  un  seul  instant;  aussi  devint-il  un  modèle  et  un 
guide  pour  ses  confrères.  Ceux  qui  avaient  à  résoudre  des 
cas  difficiles  venaient  les  lui  soumettre.  Ils  trouvaient, 
dans  le  trésor  de  sa  science,  une  solution  sûre  et  éclairée.  » 

La  réputation  de  M.  Biord  comme  curé  arriva  bien  vite 
aux  oreilles  de  Mgr  Deschamps,  qui  d  ailleurs  connaissait 
tout  son  mérite  par  les  lettres  de  M.  de  Chainron.  Il  l'ap- 
pela auprès  de  lui,  comme  grand  vicaire.  Ce  choix  n'étonna 
personne;  tous  les  prêtres  du  diocèse  y  applaudirent. 


(1)  Manuscrit  de  M.  Gazel. 


-  m  — 

C'était  de  la  part  de  l'évêque  un  acte  de  profond  discerne- 
ment. M.  Biord  était  zélé,  instruit  et  prudent. 

A  Annecy,  il  fut  ce  qu'il  avait  été  à  Douvaine,  désireux 
d'être  utile  aux  âmes,  directeur  oublieux  de  lui-même,  et 
toujours  à  la  disposition  des  petits  et  des  pauvres.  Son 
aptitude  pour  les  affaires  administratives  fut  de  suite 
remarquée  par  Mgr  Deschamps,  qui  lui  confia  la  direction 
des  lévites  de  son  séminaire,  à  l'époque  des  retraites  pré- 
paratoires aux  ordinations.  Il  put  ainsi  se  mettre  en  rap- 
port avec  les  jeunes  ecclésiastiques  du  diocèse,  étudier 
leurs  dispositions,  écarter  les  indignes  et  encourager  les 
solides  vocations. 

Nous  avons  déjà  signalé  les  services  que  rendit  au  dio- 
cèse M.  Biord,  comme  grand  vicaire.  Nous  allons  le  voir 
promu  au  siège  épiscopal  de  Genève. 

Il  avait  été  désigné,  avons-nous  dit,  par  Mgr  Des- 
champs, comme  le  sujet  le  plus  capable  d'occuper  digne- 
ment cette  charge.  Il  n'avait  cependant  ni  la  noblesse  de 
l'origine,  ni  les  avantages  de  la  fortune,  mais  un  talent 
réel,  qui  l'avait  placé  bien  haut  dans  l'estime  du  prince. 
Au  moment  où  l'évêché  lui  fut  offert,  «  il  éprouva  le 
plus  grand  trouble,  »  est-il  consigné  dans  sa  lettre  du  22  mai 
1 764  au  ministre,  lettre  par  laquelle  il  le  charge  de  remercier 
le  roi,  en  lui  exprimant  l'embarras  dans  lequel  il  sera  pour 
payer  ses  bulles  (1).  » 

Avant  d'accepter  l'offre  du  roi,  M.  Biord  pria  et  con- 
sulta un  ami,  en  qui  il  avait  une  entière  confiance.  Pen- 
dant dix  jours,  il  fut  dans  une  perplexité  extrême,  ne 
sachant  quel  parti  prendre  (2). 

Enfin,  ce  fut  sur  les  ordres  de  son  directeur  qu'il  se 
décida  à  partir  pour  Turin. 

(1)  Archives  royales.  Letlre  du  22  mai  1764, 

(2)  Note  de  M.  Gazel. 


—  365  — 

Sa  nomination  fut  ratifiée  à  Rome,  et  son  sacre  eut  lieu 
le  12  août  1764. 

Charles-Emmanuel  III  fut  rempli  de  prévenances  pour 
le  nouvel  évêque  et  lui  promit  de  l'appuyer  dans  toutes  les 
améliorations  qu'il  serait  appelé  à  réaliser  dans  le  dio- 
cèse de  Genève. 

Le  lendemain  de  son  sacre,  Mgr  Biord  annonça,  par  un 
mandement,  à  ses  diocésains,  son  arrivée  prochaine  et 
sa  prise  de  possession. 

Voici  le  début  de  cette  pièce  : 

«  Revenu  à  peine  du  trouble  et  de  la  surprise  dont  nous 
avons  été  saisi,  lorsque  nous  apprîmes  que,  tout  indigne 
que  nous  en  sommes,  nous  étions  destiné  au  gouverne- 
ment du  vaste  diocèse  de  Genève,  nous  ne  savons  encore 
quel  langage  vous  parlez  aujourd'hui  ;  ou  celui  de  la  crainte, 
dont  nous  sommes  pénétré,  ou  celui  de  la  confiance,  dont 
nous  avons  d'ailleurs  de  si  justes  motifs.  La  crainte,  elle 
nous  est  suggérée  par  la  connaissance  de  l'étendue  de  nos 
obligations,  par  la  pesanteur  du  fardeau,  par  notre  impuis- 
sance à  approcher  même  de  loin  de  saint  François  de  Sales 
et  de  nos  illustres  prédécesseurs,  qui  ont  illustré  le  siège 
de  Genève  par  leurs  talents,  leur  piété  et  leurs  travaux.  » 
Il  rend  ensuite  hommage  au  mérite  de  son  prédécesseur, 
qui,  «  par  la  sublimité  de  son  génie  et  la  sagesse  de  son 
gouvernement  afait  l'admiration  des  puissances  de  l'Eglise.» 

Confiance,  il  la  puise  dans  les  lumières  du  Chapitre 
vénérable,  dans  les  rangs  duquel  il  compte  autant  d'amis 
que  de  membres,  d'un  clergé  respectable  par  sa  régula- 
rité et  ses  talents.  Il  se  recommande  enfin  aux  prières  de 
ses  diocésains  pour  obtenir  du  ciel  qu'il  soit  à  la  hauteur 
de  sa  mission  (1). 


(1)  Archives  royales,  n"  54, 


—  3G6  — 

A  son  retour  de  Turin,  Mgr  Biord  adressa  un  second  man  - 
dément  à  ses  diocésains  pour  leur  annoncer  la  visite  pasto- 
rale qu'il  devait  bientôt  commencer. .  Cette  lettre  écrite  dans 
un  style  élégant,  net  et  précis,  dit  M.  Gazel  dans  ses  notes, 
ne  respirait  que  le  zèle,  la  sagesse  et  l'amour  de  l'ordre. 
Il  y  réglait  dans  le  plus  grand  détail  tout  ce  qui  devait 
faire  l'objet  de  sa  visite.  »  Cette  lettre,  datée  du  3  septembre 
1764,  donna  lieu  à  un  singulier  incident  que  Mgr  Biord  a 
consigné,  en  ces  termes,  dans  ses  mémoires,  sous  le  titre 
de  :  «  Difficulté  par  rapport  au  titre  de  prince  de  Genève.  » 

«  Avant  de  commencer  mes  visites,  j'avois  donné  un 
mandement  général  imprimé  pour  en  faire  l'annonce;  et 
j'envoyais  plusieurs  exemplaires  de  ce  mandement  à 
M.  Mazé,  premier  officier  du  Bureau  d'Etat  interne  pour 
les  faire  présenter  au  roi  et  à  Messeigneurs  les  ducs  de 
Savoie  et  de  Chablais. 

«  M.  Mazé  se  crut  obligé  de  faire  des  observations  sur  le 
titre  de  mon  mandement  où  j'avois  pris  la  qualité  d'évêquç 
et  prince  de  Genève.  La  chose  fut  portée  au  roi  qui,  après 
en  avoir  conféré  avec  les  ministres,  fit  cesser  les  diffi- 
cultés de  M.  Mazé,  en  lui  ordonnant  de  laisser  mon  man- 
dement tel  qu'il  étoit,  et  de  ne  plus  m'inquiéter  sur  ma 
qualité  de  prince  de  Genève.  » 

«  Il  est  à  noter,  ajoute  Mgr  Biord,  que  M.  Mazé  avoit 
d'autant  moins  raison  de  faire  cette  difficulté  que  j'avois 
déjà  donné  ma  première  lettre  pastorale,  en  prenant  la 
même  qualité  de  prince  de  Genève,  et  que  l'ayant  pré- 
senté moi-même  au  roi,  aux  ducs  de  Savoie  et  de  Cha- 
blais, aux  ministres  et  à  plusieurs  des  principaux  de 
Turin,  personne  ne  trouva  à  redire  aux  qualités  sous  les- 
quelles je  m'étois  annoncé  (1).  » 


il)  Mémoires  manuscrits  <le  Mgr  Biord. 


—  307  — 

Il  est  un  différend  qui  lui  survint  avec  la  cathédrale, 
quelques  jours  après  sa  prise  de  possession.  Il  s'agissait 
du  costume  que  devait  porter  l'évêque  aux  oftices,  ser- 
mons et  processions. 

La  Nativité  de  la  Sainte-Vierge  était  un  jour  de  grande 
fête,  où  l'on  avait  coutume  de  faire  une  procession  très- 
solennelle,  en  commémoraison  d'un  vœu  fait  par  la  maison 
de  Savoie.  L'évêque  comptait  y  présider,  tandis  que,  sui- 
vant les  usages  du  Chapitre,  c'était  le  prévôt  de  la  cathé- 
drale qui  officiait  à  cette  solennité.  Il  voulut  maintenir  ses 
droits,  d'autant  plus  que  l'évêque  ne  s'était  pas  encore 
muni  d'un  habit  de  chœur,  ce  qui  avait  été  requis  de  sea 
prédécesseurs.  Encore  ne  devait-il  pas  porter  la  croix 
pastorale  à  découvert  sur  le  camail. 

Ces  exigences  parurent  ridicules  à  Mgr  Biord;  sans 
doute,  il  ne  se  rendait  pas  encore  compte  des  exemptions 
qui  avaient  été  accordées  par  le  Pape  au  Chapitre  de 
Genève.  Il  s'informa  de  ce  qui  se  passait  à  Turin  et  à 
Rome.  On  lui  répondit  qu'on  ne  comprenait  pas  une  telle 
exigence.  Pour  éviter  tout  éclat  qui  n'aurait  pu  que 
scandaliser  les  fidèles,  Mgr  Biord  proposa  à  M.  le  prévôt 
un  arrangement.  Celui-ci,  ne  voulant  pas  prendre  sur  lui 
de  trancher  la  question,  en  demanda  le  renvoi  aux  calendes 
de  la  Septuagésime,  époque  où  messieurs  les  chanoines- 
curés  seraient  rassemblés  avec  leurs  collègues. 

«  Après  différents  pourparlers,  nous  projetâmes,  dit 
Mgr  Biord,  les  conventions  suivantes,  par  lesquelles,  pour 
un  bien  de  paix,  je  consentis  à  ne  paroître  qu'avec  l'habit 
de  chœur  et  la  croix  couverte,  lorsque  je  voudrois  assister 
aux  offices  dans  ma  stalle,  mais  que  partout  ailleurs  je 
paraîtrois  en  rochet  et  camail,  la  croix  découverte,  en 
réservant  cependant  les  droits  de  mes  successeurs,  qui 


—  368  — 

seront  toujours  les  maîtres  de  les  faire  valoir,  comme  ils 
jugeront  à  propos  (1).  » 

Ces  conventions  ayant  été  soumises  à  l'assemblée  géné- 
rale du  Chapitre,  furent  signées  et  acceptées.  On  en  dressa 
un  acte  solennel,  qui  lut  déposé  aux  Archives  de  la  cathé- 
drale. 

On  avait,  dans  le  diocèse,  l'habitude,  à  la  nomination 
d'un  évêque,  de  percevoir  sur  les  bénéfices  un  droit  de 
joyeux  avènement. 

Quelques  prêtres,  croyant  que  ce  don  n'avait  été  qu'un 
acte  de  politesse  sous  les  prédécesseurs  de  Mgr  Biord, 
présentèrent  quelques  observations.  Il  fut  facile  à  M.  le 
grand  vicaire  Viviant  de  prouver  le  contraire,  mais  Mon- 
seigneur l'évêque  en  dispensa  ceux  dont  les  bénéfices 
étaient  modiques,  et  les  autres  à  cause  de  la  tempête  qui 
avait  ravagé  plus  de  septante  paroisses. 

Les  visites  pastorales  n'avaient  pas  pu  être  faites  par 
Monseigneur  Deschamps  dans  toutes  les  paroisses  du 
diocèse.  Son  état  maladif  ne  lui  permit  pas  ces  courses 
toujours  pénibles.  Pour  suppléer  à  ce  que  n'avait  pas  pu 
réaliser  son  prédécesseur,  Mgr  Biord  se  mit  en  route  dès 
les  premiers  mois  de  son  épiscopat. 

Il  débuta  par  Groisy  en  Borne,  où  il  assista  à  la  clôture 
d'une  mission  prêchée  par  Messieurs  de  Saint-Lazare. 

L'année  suivante,  le  28  janvier,  il  se  rendit  à  Cruseille, 
pour  y  assister  à  la  même  cérémonie,  et  gagna  de  là  les 
paroisses  de  Desingy  et  de  Sillingy,  où  Messieurs  les  cha- 
noines de  la  cathédrale  avaient  prêché  des  exercices.  Le 
lundi  de  Pâques,  il  partit  pour  la  vallée  de  Thorens,  où  il 
trouva  les  habitants  avides  de  la  sainte  parole,  et  se  pres- 
sant à  la  Table  sainte  (2).  Il  en  revint  pour  suivre  avec 

(I)  Mémoires  de  Mgr  Biord. 

(2;  A  Thorens,  Monseigneur  distribua  la  communion  à  mille  personnes. 


—  369  — 

Messieurs  les  curés  les  exercices  de  la  retraite  et  présider 
le  synode,  où  il  donna  ses  avis  pastoraux. 

Après  la  fête  du  Corps  de  Dieu,  il  partit  pour  Saint- 
Julien,  il  parcourut  tout  le  bas  Chablais  et  s'engagea  dans 
les  hautes  vallées  d'Abondance,  d'Aulps,  Bellevaux  et 
Boége. 

A  son  retour,  il  s'arrêta  à  Chêne  pour  faire  la  consé- 
cration de  l'église  dont  il  avait  jeté  les  fondements,  étant 
vicaire  général.  Elle  eut  lieu  le  11  du  mois  d'août  1765. 
Ici  laissons  parler  Mgr  Biord  lui-même,  et  citons  les  notes 
consignées  dans  la  relation  de  ses  visites. 

«  La  cérémonie,  à  laquelle  se  trouva  un  grand  nombre 
de  Genevois  et  même  de  ceux  du  premier  rang,  se  fit 
avec  autant  de  décence  et  de  majesté  qu'il  fut  pos- 
sible. 

«  J'y  fus  assisté  non-seulement  par  un  bon  nombre 
d'ecclésiastiques  des  environs,  mais  encore  par  huit  de 
Messieurs  les  chanoines  de  la  Cathédrale,  Monsieur  le 
prévôt  à  la  tête,  qui  s'étoient  rendus  à  cet  effet,  et  avaient 
fait  apporter  d'Annessy  les  ornements  nécessaires  dans 
le  cours  de  la  cérémonie.  A  l'endroit  indiqué  dans  le 
pontifical,  je  fis  une  exhortation  à  la  porte  de  l'église 
autant  pathétique  qu'il  me  fut  possible,  étant  moi-même 
touché  jusqu'aux  larmes  à  la  vue  de  l'infortunée  Genève 
plongée  dans  les  ténèbres  de  l'erreur  (1). 

«  Le  chanoine  de  Collonges  fit  ensuite  un  sermon  des 
plus  solides  et  des  plus  éloquents  après  l'Evangile  de  la 
messe  que  j'ai  célébrée  pontiflcalement. 

«  Le  lendemain,  j'officiai  encore  pontiflcalement  au  ser- 
vice solennel  que  l'on  fit  pour  le  roi  et  pour  toute  la 
famille  royale,  en  reconnaissance  des  bienfaits  et  des 

(1)  Depuis  la  porte  de  l'église  de  Chêne,  le  regard  plonge  sur  Chêne- 
Bougerie,  commune  en  très-grande  partie  protestante. 

24 


—  370  — 


générosités  dont  Sa  Majesté  avoit  comblé  cette  nouvelle 
église,  que  l'on  peut  appeler  à  juste  titre  le  fruit  du  zèle 
et  de  la  piété  de  notre  auguste  souverain  (1). 

«  Je  ne  dois  pas  omettre,  ajoute  Mgr  Biord,  que  le  roi, 
outre  les  12,900  livres  qu'il  a  données  en  argent  effectif,  a 
encore  fourni  en  vases  sacrés,  ornements,  linges  et  meu- 
bles d'église  jusqu'à  concurrence  de  L.  5,000.  L'église  de 
Chêne  sera  donc  un  monument  éternel  de  la  piété,  du 
zèle  et  de  la  religion  de  Notre  Auguste  Souverain. 

«  L'on  ne  doit  pas  non  plus  jamais  oublier  les  soins  du 
resppctable  curé,  M.  Dubosson,  qui,  sans  se  rebuter  jamais, 
a  soutenu  cette  entreprise  avec  une  constance  héroïque, 
et  s'est  donné  tous  les  mouvements  imaginables  pour  la 
conduire  à  bonne  fin  (2).  » 

Nous  ne  pouvons  rappeler  tous  ces  bienfaits  de  la  fa- 
mille royale  de  Savoie  pour  cette  église,  sans  avoir  le  cœur 
serré  à  la  pensée  qu'en  ce  moment  elle  est  entre  les  mains 
d'un  intrus  qui  la  profane. 

Dans  les  visites  que  fit  Mgr  Biord,  en  se  rendant  au 
pays  de  Gex,  ce  qui  le  frappa  le  plus,  ce  fut  la  nudité  des 
églises,  la  pauvreté  des  sacristies,  l'absence  de  toute  con- 
frérie pieuse,  et  la  privation  de  clercs.  Souvent,  les  curés 
ne  pouvaient  dire  la  messe,  n'ayant  personne  pour  la 
servir.  C'était  une  sécheresse  pareille  à  celle  des  temples 
protestants.  Pour  y  parer,  Monseigneur  institua  à  Challey 
la  confrérie  du  Rosaire  et  résolut  de  faire  prêcher  des 
missions  dans  chacune  des  paroisses  par  Messieurs  de 
Saint-Lazare. 

(U  Mémoire  de  Mgr  Biord. 

(2)  Mémoire  de  Mgr  Biord.  Art.  Eglise  de  Genève. 

M.  Dubosson  parvint  à  intéresser  M.  l'abbé  de  Barrai,  de  Grenoble,  et 
Mademoiselle  Barrai  de  Rochechinard,  à  la  paroisse  de  Chènc.  Ils  se  char- 
gèrent de  l'entretien  et  du  logement  d'une  maîtresse  d'école.  De  son  côté, 
Mgr  Biord  oblint  de  quelques  personnes  généreuses  l'établissement  d'un 
vicn ire-régent  dans  cette  paroisse.  —  Leltre  du  9  juin  1770. 


—  371  - 

Mgr  Biord  continua  ses  courses  pastorales  jusqu'au 
16  septembre,  où  il  rentra  à  Annecy  pour  les  ordinations, 
qui  avaient  lieu  a  l'époque  des  Quatre-Temps.  Avant  de 
recevoir  des  candidats  aux  Ordres,  il  avait  soin  de  leur 
faire  passer  à  tous  un  examen,  même  aux  religieux. 

Par  cette  précaution,  il  écarta  tous  les  prêtres  étran- 
gers qui,  «  trop  souvent,  dit-il,  venaient  de  fort  loin  pour 
se  faire  ordonner  par  les  évêques  qui  ne  les  connaissaient 
pas,  et  par  là  même  étaient  indulgents  et  plus  faciles  à 
les  passer.  » 

Il  ne  fit  d'exception  que  pour  les  PP.  Capucins,  se 
contentant  d'exiger  d'eux  un  certificat  de  suffisance  et 
d'examen  de  la  part  de  leur  Provincial,  sans  cependant  se 
départir  du  droit  de  les  examiner,  lorsqu'il  le  jugerait  à 
propos  (1). 

Nous  avons  dit  que  Mgr  Biord,  durant  ses  études  à 
Paris,  s'était  imprégné  des  doctrines  gallicanes.  Ce  fut 
sous  cette  impulsion  qu'il  crut  pouvoir  abolir,  de  sa  propre 
autorité,  certaines  fêtes  ou  en  faire  la  translation  au 
dimanche. 

De  vives  instances  lui  avaient  été  adressées  par  les  mai- 
res de  Gex  et  de  Seyssel,  à  cause  des  abus  qui  en  pouvaient 
découler  par  la  fréquentation  des  cabarets.  Rien  de  mieux 
si  cette  diminution  des  jours  de  fête  eut  été  demandée 
par  l'évêque  à  Rome.  C'est  le  chef  de  l'Eglise  qui  les  éta- 
blit ;  c'est  à  lui  de  les  abolir,  s'il  le  faut,  ou  d'en  opérer 
la  translation. 

Mgr  Biord  eut  le  tort,  pour  arriver  à  ce  résultat,  de 
ne  s'appuyer  que  sur  son  autorité  et  sur  un  décret  royal. 
Peut-être  même  fut-il  victime  d'une  suggestion  parlemen- 
taire. 

(1)  Mémoires  de  Mgr  Biord.  Art.  Ordinations. 


—  372  — 


Depuis  plusieurs  années,  il  était  question  d'opérer  ce 
changement  dans  les  diocèses  de  Tarentaise,  d'Aoste  et 
de  Maurienne,  aussi  bien  que  dans  celui  de  Grenoble. 
Mgr  Biord  avait  reçu  la  mission  de  composer  un  mémoire 
à  cet  égard.  Il  l'avait  communiqué  à  ses  collègues  avec  un 
projet  de  mandement.  Il  envoya  le  tout  à  Turin,  en  disant 
qu'il  attendrait  la  réponse  des  autres  évêques  pour  en 
faire  la  publication  le  même  jour  qu'eux  ou  après  eux. 

Il  lui  fut  répondu  t  que  son  projet  était  digne  de  sa 
modestie;  cependant,  ajoutait-on,  comme  votre  diocèse  est 
plus  vaste  que  tous  les  autres  ensemble  et  qu'il  faudrait 
bien  du  temps  et  des  difficultés  pour  que  tous  se  concer- 
tassent sur  le  jour  de  la  publication,  nous  avons  considéré 
qu'il  paraîtrait  n'y  avoir  aucun  inconvénient,  lorsque  quel- 
ques-uns des  autres  auraient  donné  le  leur,  que  vous  met- 
tiez de  votre  côté  la  dernière  main  à  ce  salutaire  ouvrage 
pour  le  diocèse  (1).  » 

Que  signifiait  cette  réponse  embarrassée,  sinon  qu'on  dé- 
sirait voir  Mgr  Biord  se  mettre  en  avant,  comme  un  cham- 
pion des  doctrines  parlementaires,  suivant  lesquelles  le  Pla- 
cet  regium  est  la  loi  suprême  de  l'Etat  comme  de  l'Eglise? 

Que  soutenaient  les  gallicans, sinon  cette  théorie?  Pour 
eux,  chaque  évêque  était  maître  absolu  dans  son  diocèse, 
ne  relevant  que  du  métropolitain.  Quand  celui-ci  pronon- 
çait en  cause  ecclésiastique,  c'était  sans  appel,  et  ce  que 
le  Pape  pouvait  pour  l'Eglise  entière,  l'évêque  le  pouvait 
en  son  diocèse.  Voilà  où  en  étaient  les  soutenants  du  gal- 
licanisme, devenus  presque  les  alliés  des  jansénistes. 

Malgré  le  cas  que  faisaient  du  savoir  de  Mgr  Biord,  les 
évêques  de  la  province  ne  furent  pas  tous  de  son  avis. 
Celui  de  Maurienne  lui  exprima  des  scrupules,  en  lui 

il)  Réponse  royale  du  26  novembre  1765. 


—  373  — 


disant  qu'il  ne  croyait  pas  que  les  évêques  pussent  faire 
d'eux-mêmes  un  tel  changement  sans  être  autorisés  par  le 
Pape.  Monseigneur  d'Aoste,  avant  de  se  prononcer,  voulut 
consulter  son  clergé,  à  l'époque  du  synode.  Voyant  arriver 
la  fin  de  l'année,  Mgr  Biord  monta  en  chaire  à  l'église 
de  la  cathédrale  le  jour  de  la  Circoncision  et  y  annonça 
lui-même  les  changements  opérés  pour  la  célébration  des 
fêtes.  Il  expédia  son  ordonnance  à  tous  les  curés  du  dio- 
cèse. 

Un  exemplaire  de  ce  mandement  parvint  à  Rome  et  y 
excita  non-seulement  la  surprise,  mais  «  l'indignation  du 
Sacré-Collège.  »  Le  cardinal  Cavalchini  soumit  cet  écrit 
au  Pape,  qui  nomma  six  cardinaux  pour  examiner  cette 
affaire. 

Le  président  de  cette  congrégation  écrivit  à  M.  le  comte 
de  Viry,  ministre  des  affaires  étrangères,  pour  savoir  si 
M.  Biord  avait  agi  de  son  chef  ou  avec  l'agrément  du  roi, 
demandant  qu'en  tout  cas  il  eut  à  recourir  au  Pape  pour 
faire  approuver  ce  qu'il  avait  accompli  sans  une  autorité 
suffisante. 

L'évêque  ayant  reçu  communication  de  cette  lettre  en  fut 
tout  bouleversé.  Il  répondit  qu'il  avait  agi  avec  la  convic- 
tion que  le  diocèse  de  Genève  n'était  pas  soumis  à  la  bulle 
d'Uibain  VIII,  qui  n'y  avait  jamais  été  promulguée  pas 
plus  qu'en  France,  vu  que  l'Eglise  de  Genève  faisait  partie 
de  la  province  de  Vienne,  et  que  d'ailleurs  il  n'avait  agi 
qu'avec  l'agrément  et  même  après  l'invitation  du  roi  dont 
il  implore  la  protection  (1). 

Nous  trouvons,  du  moins,  dans  cette  lettre,  un  témoi- 
gnage de  la  soumission  de  Mgr  Biord  à  l'autorité  du  Sou- 
verain Pontife. 


(i)  Archives  royales.  Lettre  de  Mgr  Biord,  2  février  1760. 


—  374  — 

«  La  Providence  me  ménage  une  croix  sensible,  en  me 
fesant  imputer  un  prétendu  mépris  d'une  autorité  respec- 
table et  que  personne  ne  respecta  jamais  plus  que  moi.  • 

Cette  question  fut  régularisée  par  M.  le  ministre  des 
affaires  étrangères,  qui  obtint,  sur  la  prière  de  Mgr  Biord, 
la  ratification  de  ce  qui  avait  été  fait  (1). 

Dans  cette  même  circonstance,  l'évêque,  témoin  des 
profanations  qui  accompagnaient  trop  souvent  la  sancti- 
fication des  fêtes,  en  signala  la  cause.  Il  l'attribuait  à  la 
multiplicité  des  cabarets,  dont  il  eut  souhaité  la  réduction. 
Peu  partisan  du  fiacas  des  fêtes  patronales,  il  interdit  ce 
jour-là  les  processions  et  le  pain  béni,  qui  était  une  occa- 
sion de  danses  et  de  bals.  Il  y  avait  dans  toutes  ces  ordon- 
nances un  côté  moral,  mais  frisant  le  rigorisme. 

Cette  année,  Mgr  Biord  publia  le  Manuale  confessorum, 
qu'il  avait  élaboré  étant  vicaire  général,  et  y  joignit  une 
tabelle  des  cas  réservés,  qu'il  fit  remettre  à  tous  les  prêtres 
à  l'époque  du  synode. 

Sur  la  fin  du  mois  de  mars,  il  reçut  de  M.  le  comte  de 
Saint-Florentin  une  invitation  à  faire  opérer  dans  toutes 
les  paroisses  de  son  diocèse,  dépendantes  de  la  France, 
une  quête  pour  le  rachat  des  captifs  français  aux  mains 
du  roi  du  Maroc. 

Il  s'agissait  de  conclure  avec  lui  un  traité  de  paix  et  de 
commerce  pour  ce  pays.  Mgr  Biord  adressa  à  ce  sujet  un 
mandement  à  ses  prêtres,  en  leur  recommandant  cette 
bonne  œuvre.  «  Le  succès,  dit  Mgr  Biord,  dépassa  mes 
espérances.  Malgré  la  misère  du  temps,  la  quête  produisit 
au  delà  de  dix-sept  cents  livres  que  je  fis  parvenir  à 
Paris  (2).  » 


(1)  Lettre  de  Mrg  Biord  à  11.  le  comte  de  Viry,  26  février  1766. 

(2)  Mémoire  de  Mgr  Biord. 


—  375  — 


Il  tardait  à  Mgr  Biord  de  reprendre  ses  visites  pasto- 
rales, mais  ses  occupations  si  multipliées  le  retinrent  à  An- 
necy jusqu'au  3  mai,  époque  où  il  se  rendit  à  Rumilly  et 
dans  les  paroisses  voisines.  Il  y  trouva  des  populations 
plongées  dans  la  plus  grande  misère,  à  cause  des  corvées, 
et  de  très-pauvres  églises  (1). 

De  là  il  revint  à  Annecy  pour  présider  la  procession  du 
Corps  de  Dieu.  A  cette  occasion  il  éprouva  des  difficultés 
avec  MM.  de  la  Collégiale. 

Il  avait  présidé,  l'année  précédente,  la  procession,  après 
avoir  célébré  pontificalemeut  la  messe  dans  l'église  de 
Saint-Maurice,  assisté  de  MM.  les  chanoines  de  la  cathé- 
drale. Quatre  jours  avant  la  fête,  MM.  de  la  Collégiale  lui 
firent  savoir  qu'il  n'en  serait  pas  de  même  cette  fois,  et 
que  l'honneur  d'assister  l'évêque  à  leur  autel  n'apparte- 
nait qu'à  eux  seuls.  Ils  accompagnèrent  cette  opposition 
d'un  défaut  dans  les  formes;  aussi  Mgr  Biord,  y  voyant  un 
mépris  pour  sa  personne,  répondit  brusquement  *  qu'il 
n'entendait  pas  agir  autrement  que  Mgr  de  Bernex,  un  de 
ses  vénérés  prédécesseurs,  et  que  si  MM.  de  la  Collégiale 
n'entendaient  pas  raison,  il  convoquerait  l'assemblée  géné- 
rale de  la  ville  à  la  cathédrale,  où  il  célébrerait  et  d'où 
la  procession  partirait  avec  le  Saint-Sacrement  porté  par 
M.  le  prévôt  ou  par  le  chanoine  le  plus  ancien  (2)  » . 

Tout  se  passa,  comme  il  l'avait  ordonné,  dans  l'ordre  le 
plus  parfait,  et  le  lendemain  30  mai,  Mgr  Biord  repartit 
pour  continuer  ses  visites,  qu'il  commença  par  Seyssel,  où 
il  fit  procéder  à  l'élection  d'une  nouvelle  supérieure  du 
monastère  de  la  Visitation,  régla  quelques  difficultés,  et 

(1)  Mémoire  de  M.  Biord.  Ces  paroisses  pauvres  étaient  les  suivantes  : 
Poisy,  Nonglard,  Vaux,  Hauteville,  Vallières,  Moy.  Lornay,  Saint-André, 
Sion: 

(2)  Ibid. 


—  376  — 


rappela  divers  points  de  la  règle,  qui  étaient  tombés  en 
désuétude.  De  là,  l'évêque  gagna  la  Michaille,  dont  il  par- 
courut toutes  les  paroisses,  ainsi  que  celles  duHaut-Bugey 
et  du  Val-Romey.  Partout  où  il  trouvait  des  procès  pen- 
dant entre  MM.  les  curés  et  leurs  paroissiens,  il  les  ter- 
minait, en  amenant  les  uns  et  les  autres  à  un  accommode- 
ment. 

Rentré  à  Annecy  pour  la  saint  Jean,  il  n'y  stationna 
que  quelques  jours,  et  il  se  mit  de  nouveau  en  route  le  1er 
juillet  pour  les  contrées  montagneuses  du  diocèse,  en  pas- 
sant par  Ugine,  traversant  le  col  d'Héry  et  visitant  toutes 
les  paroisses  du  Haut-Faucigny,y  compris  Meylan,  Cluses, 
Nancy,  Scionzier,  Mont-Saxonnet,  Brevon,  Ponchy,  d'où  il 
gagna  les  vallées  d'F.ntremont,  du  Grand-Bornand,  Mani- 
god,  Serraval,  Les  Clés,  Thône  et  Alex.  Il  fallait  une  force 
prodigieuse  pour  supporter  de  telles  fatigues,  d'autant  plus 
que,  dans  cette  tournée,  il  y  eut  plusieurs  consécrations 
d'églises;  à  Saint-Nicolas  de  Véroce,  aux  Contamines,  aux 
Plagnes,  aux  Ouches,à  Vallorsine  et  à  Cluses.  M.Biordsuffit 
à  cette  immense  besogne,  qui  dura  jusqu'au  3  septembre.  Il  la 
reprit  le  22,  après  les  ordinations,  en  se  dirigeant  à  travers 
les  Bornes,  et  donna  la  confirmation  sur  toute  cette  ligne, 
depuis  Charvonex  jusqu'à  la  porte  de  Bonneville  (1),  et  ne 
la  termina  qu'en  novembre. 

Muni  de  tous  les  procès-verbaux  dressés  dans  chaque 
paroisse  sur  l'état  des  âmes,  Mgr  Biord  aurait  pu  envoyer 
à  Rome  un  rapport  fidèle  sur  son  diocèse,  ainsi  qu'il  est 
prescrit  par  les  saints  Canons  aux  évêques;  mais  il  semble 
qu'il  lui  en  coûtait  encore  de  s'incliner  devant  l'autorité 
suprême  des  décisions  du  Concile  de  Trente.  Il  fallut  que 

(i)  Voici  les  noms  des  paroisses  :  Charvonnex,  Evires,  Chapelle-Rambeau, 
Arbusigny,  Ezery,  Reigny,  Saint-Romain,  Pers,  Jussy,  Cornier,  Arenthon, 
Centrier,  Saint-Pierre-de-Rumilly,  Passery,  Saint-Laurent,  Saint-Sixt,  La  Ro- 
che et  Etaux. 


—  377  — 


le  cardinal  de  Rossi  lui  rappelât  cette  obligation,  dont  il  ne 
s'acquitta  qu'en  1770. 

Il  envoya  son  rapport  à  la  Congrégation  du  Concile,  par 
l'entremise  de  son  agent  à  Rome,  M.  l'avocat  Ambel,  avec 
une  lettre  pleine  de  soumission  au  Souverain  Pontife,  qui 
chargea  le  Cardinal  Préfet  de  cette  congrégation  de  lui 
répondre. 

«  Sa  lettre,  dit  Mgr  Biord,  fut  des  plus  gracieuses  et 
des  plus  obligeantes  (1).  » 

La  vigilance  de  Mgr  Biord  s'étendait  à  toutes  les  ques- 
tions qui  touchaient  à  la  religion.  Ayant  appris  que  Vol- 
taire, qui  demeurait  à  Fernex,  tenait  les  propos  les  plus 
injurieux  contre  les  vérités  fondamentales  de  la  foi,  tout 
en  se  faisant  un  jeu  de  la  pratique  religieuse,  et  deman- 
dant à  recevoir  les  sacrements,  Mgr  Biod  s'enquit  de  ses 
dispositions.  Il  ne  pouvait  pas  en  croire  à  la  rumeur 
publique,  qui  accusait  d'hypocrisie  le  chef  de  la  secte 
antichrétienne;  mais  il  fut  bientôt  convaincu  qu'il  n'y 
avait,  dans  toutes  ses  demandes  adressées  au  curé  de 
Fernex  et  dans  ses  confessions  à  un  bon  vieux  capucin 
qu'une  comédie  jouée  en  dérision  de  la  foi. 

Sur  le  témoignage  de  M.  de  la  Bastide,  qui  avait 
entendu  Voltaire  lui-même  dire  que  t  c'était  une  grimace 
qu'il  avait  voulu  faire  »,  Mgr  Biord  lui  écrivit  pour  lui 
demander  compte  de  sa  conduite.  Voltaire  chargea  son 
neveu,  M.  de  Maulion,  d'envoyer  à  l'évêque  un  Mémoire, 
auquel  Monseigneur  répondit  de  la  manière  la  plus  digne. 

Ces  lettres,  recueillies  dans  les  archives  de  l'évêché 
d'Annecy,  sont  trop  connues  pour  que  nous  en  donnions 
l'analyse.  D'ailleurs,  elles  ont  été  publiées  dans  plusieurs 
journaux  français  à  l'occasion  du  centenaire  de  cet  ennemi 
de  Dieu  et  de  son  pays. 


(1)  Mémoire  de  Mgr  Biord. 


—  378  — 


Il  est  un  autre  fait  moins  connu  qui  excita  son  zèle, 
c'est  l'établissement  des  loges  franc-maçonniques  en  Sa- 
voie. On  les  avait  présentées  comme  des  sociétés  pure- 
ment philantrophiques,  n'ayant  absolument  rien  d'hostile 
à  la  religion,  destinées  à  secourir  ses  membres  aux  jours 
de  malheur.  Plusieurs  personnages  s'y  laissèrent  prendre 
et  en  fondèrent  à  Chambéry,  Annecy,  Thonon,  Saint-Julien 
et  Piumilly.  Il  y  eut  même,  chose  presque  incroyable!  des 
religieux  qui  s'y  engagèrent,  au  mépris  de  l'excommuni- 
cation lancée  par  Benoît  XIV  contre  les  membres  des 
sociétés  secrètes  (1). 

Convaincu  que  le  mystère  dont  s'enveloppaient  les 
frères  et  amis  «  avait  un  autre  but  que  de  faire  d'un  bout 
du  monde  à  l'autre  de  bons  repas  »,  Mgr  Biord  réprouva 
les  sociétés  secrètes  et  blâma  ceux  qui  s'y  présentaient. 
Lorsqu'il  entendit  les  confidences  d'un  officier  déjà  avancé 
dans  les  grades,  qui  lui  déclara  «  avoir  été  effrayé  des 
serments  exigés,  et  d'une  épreuve  où  un  poignard  lui 
avait  été  mis  à  la  main  en  lui  disant  de  jurer  de  se  dé- 
fendre contre  tout  prince,  roi  et  puissance  qui  voudrait 
gêner  la  liberté,  ses  propres  jugements  furent  confirmés, 
et  il  signala  hautement  la  franc-maçonnerie  comme  un 
danger  pour  la  société,  le  trône  et  l'autel.  » 

Une  lettre  qu'il  écrivit  à  un  de  ses  amis  sur  l'ouverture 
de  la  loge  de  Rumilly  arriva  jusqu'au  roi,  qui  donna  des 
ordres  à  M.  le  commandant  Desollières  pour  qu'il  eût  à 
faire  fermer  les  loges  non-seulement  à  Rumilly,  mais  à 
Chambéry  et  à  Annecy.  Ce  qui  s'accomplit  aussi  dans 
toutes  les  villes  de  Savoie  où  elles  avaient  pris  naissance. 

Au  moment  de  cette  dissolution,  on  apprit  avec  sur- 
prise dans  Annecy  que  quelques  Cordeliers  avaient  été 

(1)  On  ne  peut  comprendre  cette  admission  qu'en  voyant  aujourd'hui  de 
braves  yens  se  présenter  aux  loges  et  soutenir  qu'il  n'est  question,  dans 
les  assemblées,  que  de  bienfaisance  et  de  fraternité. 


—  379  — 

admis  dans  cette  société,  et  ce  fut  une  des  causes  de  la 
sécularisation  de  leur  communauté. 

Déjà  des  plaintes  avaient  été  portées  au  roi  contre  le 
P.  Montant,  provincial  de  la  Custodie  de  Savoie.  Les  reli- 
gieux les  plus  anciens  l'accusaient  d'exercer  une  autorité 
despotique  et  d'avoir,  à  l'époque  du  dernier  Chapitre,  mis 
à  l'écart  les  meilleurs  sujets  de  l'Ordre,  et  toléré  la  parti- 
cipation de  quelques  Pères  aux  réunions  de  la  loge. 

Nantie  de  ces  pièces,  la  cour  de  Turin  avertit  Mgr  Biord 
que  de  tels  désordres  ne  pouvaient  être  toléré?,  et  qu'il 
s'agissait  de  demander  au  Pape  la  suppression  de  cette 
maison  religieuse,  ainsi  que  de  celle  d'Evian,  dont  les 
religieux  étaient  accusés  de  favoriser  la  contrebande  (1). 
Ce  fut  pour  Mgr  Biord  toute  une  révélation  qui  vint  con- 
firmer les  bruits  mis  en  circulation  dans  la  ville  d'Annecy. 

Il  fut  plus  surpris  encore  lorsque  le  P.  Montant  vint  lui 
annoncer  que,  par  ordre  du  roi,  ceux  qui  avaient  été  assez 
imprudents  pour  se  faire  agréger  à  la  loge  de  Sainte- 
Marie  allaient  être  répartis  dans  les  maisons  de  la  Cus- 
todie et  remplacés  par  d'autres  religieux  jusqu'à  la  tenue 
du  Chapitre. 

Le  général  de  l'Ordre,  ayant  été  informé  de  cet  événe- 
ment, vint  lui-même  de  Rome  pour  prendre  des  informa- 
tions. Il  constata  avec  douleur  la  dissension  qui  existait 
parmi  les  religieux,  et  le  relâchement  de  la  discipline. 

En  passant  à  Turin,  il  apprit  qu'il  y  était  fortement 
question  de  supprimer  le  couvent  d'Annecy,  pour  le  con- 
vertir en  évêché  et  d'en  céder  l'église  aux  chanoines,  pour 
la  cathédrale. 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  faire  soupçonner  l'évê- 
que  d'être  de  connivence  avec  la  cour  de  Turin,  tandis 
que,  consulté  sur  cette  dissolution  des  Cordeliers,  il  avait 

(1)  Les  Cordetiers  d'Evian  occupaient  la  maison  actuelle  des  Sœurs  de 
Saint-Joseph,  sur  le  Lord  du  lac. 


—  380  — 

déclaré  qu'il  valait  mieux  tenter  une  réforme,  en  introdui- 
sant la  règle  de  la  stricte  observance  et  les  garder. 

Quant  au  projet  d'utiliser  leur  couvent  pour  en  faire 
l'évêché,  Mgr  Biord  le  combattit,  en  démontrant  que  les 
réparations  seraient  aussi  coûteuses  qu'une  construction 
nouvelle,  pour  laquelle  il  avait  déjà  acquis  le  terrain 
appartenant  à  M.  de  Place,  rue  Sainte-Claire  (1). 

Fatigué  de  tous  les  bruits  qui  couraient  à  ce  sujet,  il 
écrivit  à  un  membre  du  bureau  d'Etat  «  qu'il  n'était  rien 
moins  que  disposé  à  souhaiter  le  couvent  des  Cordeliers 
pour  y  faire  un  logement  épiscopal,  et  que,  faute  d'autre 
habitation,  il  était  toujours  décidé  à  aller  loger  au  sémi- 
naire ». 

La  déclaration  de  l'évêque  était  franche  ;  on  n'en  tint 
pas  compte  ;  car  on  écrivit  de  nouveau  à  Mgr  Biord  pour 
lui  demander  «  s'il  ne  lui  ferait  pas  plaisir  et  à  sa  cathé- 
drale, d'avoir  les  bâtiments  et  l'église  des  Cordeliers,  sans 
rien  payer  pour  cela  (2)  » . 

Ne  voulant  pas  prendre  sur  lui  cette  responsabilité, 
Monseigneur  consulta  Messieurs  les  chanoines,  qui  répon- 
dirent «  qu'ils  ne  souhaitaient  nullement  le  relâchement 
de  l'église,  et  que,  s'il  avait  lieu,  ils  en  seraient  mécon- 
tents (2)  ». 

Il  répugnait  en  effet,  soit  à  l'évêque,  soit  au  Chapitre, 
d'occuper  une  église  qui  appartenait  à  une  commu- 
nauté, jusqu'à  ce  que  le  Pape  eût  prononcé  sur  son 
sort. 

Les  choses  en  étaient  restées  là,  lorsque  au  milieu  du 
mois  de  septembre  de  l'année  suivante  arriva  à  Chambéry 
le  P.  Honoréo  Marentini  de  Sommariva,  avec  le  titre  de 

(1)  Mémoires  de  Mgr  Biord. 

(2)  Ibidem. 


—  381  — 


commissaire  apostolique.  Il  avait  reçu  du  Pape  et  du  roi 
l'ordre  d'établir,  dans  la  maison  des  Cordeliers  d'Annecy, 
la  réforme  de  la  stricte  observance,  d'après  la  règle  de 
saint  Françoise  d'Assise  (1),  ou  de  procéder  à  une  sécula- 
risation. Il  prévint  d'abord  les  religieux,  et  leur  fit  sentir 
le  besoin  de  revenir  à  l'esprit  de  leur  vocation  par  la  pra- 
tique de  la  mortification  et  de  la  pauvreté  absolue.  Il 
adressa  dans  ce  sens  une  circulaire,  non-seulement  aux 
Cordeliers  d'Annecy,  mais  à  ceux  d'Evian,  de  Cluses,  de 
Moutiers,  de  Mians  et  de  Chambéry. 

Partout  il  trouva  une  opposition  formelle  ;  on  leur  sug- 
géra alors  la  pensée  de  demander  au  Pape  leur  union  aux 
Conventuels  de  Saint-François,  dont  la  règle  avait  été 
mitigée.  Ils  prièrent  même  l'évêque  d'appuyer  leur  de- 
mande, ce  qu'il  fit  en  déférant  à  la  prière  du  P.  Mermoz. 

Le  Saint-Siège  acquiesça  à  la  mesure  proposée  par  le 
roi,  et  le  24  août  1771  parut  le  bref  de  Clément  XIV, 
déclarant  l'union  des  Cordeliers  de  l'Observance  aux 
Franciscains  conventuels,  et  la  suppression  du  couvent 
d'Annecy,  avec  la  concession  de  leur  maison  et  de  ses 
dépendances  à  l'évêque,  pro  commodâ  habitatione,  de  plus 
celle  de  leur  église  avec  tous  ses  meubles  et  vases  sacrés, 
tant  à  l'évêque  qu'au  Chapitre  (2).  » 

Le  P.  Salietti  fut  chargé  de  la  liquidation.  Il  y  avait 
des  fondations  à  régulariser,  des  charges  à  accepter. 
L'évêque  proposa  une  somme  de  4,500  livres  pour  le  ter- 
rain du  clos,  et  promit  l'acquittement  des  fondations  hypo- 
théquées sur  la  maison  et  sur  les  biens-fonds  qui  lui  se- 
raient relâchés,  laissant  aux  religieux  tout  le  vestiaire. 

Ces  arrangements  ayant  été  conclus,  l'acte  en  fut 

(1)  Cette  règle  oblige  à  marcher  les  pieds  nus  avec  sandales,  à  n'avoir 
pour  vêtement  que  la  bure,  et  à  pratiquer  la  pauvreté  la  plus  absolue,  sans 
aucune  propriété  particulière. 

(2)  Bref  de  Clément  XIV.  Archives  de  l'évêché  d'Annecy. 


—  382  — 

rédigé  et  signé  dans  la  sacristie  de  la  cathédrale,  en  pré- 
sence d'un  grand  concours  de  personnes;  entre  autres, 
Monsieur  l'intendant,  le  juge  Mage,  le  marquis  de  De- 
sonche,  le  comte  de  Duin,  M.  de  Saint-Héal  et  Messieurs 
les  syndics  de  la  ville  (1). 

Ainsi  se  termina  cette  difficulté,  qui  avait  occupé  pen- 
dant plusieurs  années  le  public.  Elle  facilita  la  construc- 
tion du  palais  épiscopal. 

Les  Cordeliers  avaient  cependant  trouvé  de  l'appui  dans 
l'administration  de  la  ville  ;  le  Conseil  leur  avait  délivré 
«  une  ample  attestation,  dit  Mgr  Biord,  de  bonne  con- 
duite et  de  leur  utilité  dans  la  ville  (2).  »  Ils  n'en  furent 
pas  moins  obligés  de  se  soumettre  au  bref,  et  ils  se 
répartirent  dans  les  maisons  de  Franciscains,  en  Savoie 
et  en  Italie. 

Il  y  eut,  comme  toujours,  des  mécontents,  et  ils  exha- 
lèrent leur  bile  dans  un  libelle  dirigé  contre  l'évêque, 
comme  s'il  était  l'auteur  de  la  suppression  des  Cordeliers. 
On  y  accusait  Mgr  Biord  d'avoir  chassé  les  religieux  pour 
satisfaire  une  envie  de  maçon  (3). 

Sans  se  blesser  de  ces  injures  qu'il  dédaigna,  l'évêque 
s'en  rapporta  à  ses  lettres.  Il  ne  se  vengea  qu'en  écri- 
vant t  qu'il  se  rassurait  sur  les  difficultés  qui  lui  étaient 
suscitées,  n'ayant  agi  que  pour  le  bien  » .  Quant  au  libelle 
répandu  en  Savoie  contre  lui,  il  ajoutait  :  «  Si  j'en  con- 
naissois  les  auteurs,  je  me  flatte  que  Sa  Majesté  voudroit 
bien  me  dispenser  de  les  manifester,  et  si  je  savois  qu'ils 
fussent  connus  d'ailleurs,  je  volerai  à  ses  pieds  pour  la 

(1)  Acte  du  3  février  1772. 

(2)  Archives  de  la  ville  d'Annecy,  23  avril  1769. 

(3)  On  voulait  sans  doute,  par  ce  mot,  faire  allusion  à  la  patrie  de  Mgr 
Biord:  Sanioens,  d'où  sortent  les  maçons.  Il  est  rapporté  qu'à  cette  occasion, 
l'évêque  dit  :  «  Si  je  suis  maçon,  je  veux  montrer  que  je  sais  manier  la 
truelle.  »  Il  construisit  en  effet  le  palais  épiscopal. 


—  383  — 

supplier  de  vouloir  bien  user  de  toute  sa  clémence  à 
leur  égard  ;  j'ose  même  déjà  lui  demander  de  laisser 
tomber  entièrement  cette  affaire,  sans  ordonner  aucune 
perquisition  pour  la  découverte  des  coupables  (1).  » 

C'est  ainsi  que  se  vengent  les  évêques. 

Dès  que  l'église  des  Cordeliers  eut  été  cédée  à  l'évêque 
et  au  Chapitre,  Mgr  Biord  sentit  la  nécessité  de  la  mettre 
en  un  état  «  qui  répondit  à  la  dignité  que  doit  avoir  la  pre- 
mière église  d'un  diocèse  tel  que  celui  de  Genève  »;  mais, 
malheureusement,  les  énormes  dépenses  faites  par  le  roi, 
soit  à  Chambéry  pour  l'érection  d'un  évêché,  soit  à  Ca- 
rouge,  où  se  préparait  la  bâtisse  d'une  église,  avaient 
épuisé  le  trésor. 

Malgré  toute  la  générosité  du  roi  pour  soutenir  les 
bonnes  œuvres,  il  ne  pouvait  suffire  à  tout.  Mgr  Biord  le 
comprit;  aussi  n'osa-t-il  point  lui  adresser  de  demande.  Il 
se  tourna  vers  la  générosité  particulière  de  ses  diocésains, 
et  il  se  mit  à  la  tête  d'une  souscription  volontaire,  offrant 
de  faire  construire  à  ses  frais  un  autel  en  marbre  à  la 
romaine,  et  d'établir  le  pavé  du  sanctuaire  en  dalles  de 
marbre. 

La  plupart  de  Messieurs  les  chanoines  voulurent  aussi 
contribuer  à  la  réparation  de  leur  église  et  offrirent  des 
sommes,  proportionnées  à  leurs  ressources,  qui  permirent 
la  restauration  du  chœur. 

Monseigneur  était  à  bout  de  ressources,  lorsque  la  Pro- 
vidence vint  à  son  secours.  Une  personne,  qui  ne  voulut 
pas  se  faire  connaître,  vint  lui  proposer  4,000  livres,  sous 
la  réserve  d'une  rente  viagère  de  200  livres  jusqu'à  sa 
mort.  Le  Chapitre  agréa  cette  proposition  et  avec  cette 
somme,  chargea  le  sculpteur  Agnizetti  de  décorer  le 
chœur. 

(1)  Lettre  de  Mgr  biord  au  roi,  24  septembre  1771. 


—  384  — 

A  ce  moment  eut  lieu  la  sécularisation  des  chanoines 
d'Entremont  et  de  Poisy,  qui  fit  arriver  à  la  fabrique  de  la 
cathédrale  la  somme  de  3,500  livres. 

Cet  argent  permit  à  Mgr  Biord  de  remettre  dans  un 
parfait  état  de  décence  l'église  abandonnée  par  les  Cor- 
deliers. 

Après  avoir  donné  des  soins  à  la  maison  de  Dieu, 
Mgr  Biord  songea  à  bâtir  une  demeure,  non  pour  lui, 
comme  il  l'écrivait  à  Monsieur  le  secrétaire  d'Etat,  mais 
pour  ses  successeurs. 

«  A  mon  âge,  disait-il,  je  ne  peux  pas  espérer  d'en 
jouir;  mais  enfin  c'est  le  sort  des  choses  de  ce  monde,  il 
faut  que  les  uns  travaillent  pour  les  autres.  Si  j'arrive  à 
mes  fins,  j'aurai  du  moins  la  consolation  d'avoir  procuré 
un  meilleur  sort  à  mes  successeurs,  qui  ne  seront  plus 
obligés  d'être  en  quête  de  logis  dans  des  maisons  étran- 
gères (1).  » 

Jusqu'alors,  en  effet,  les  évêques  avaient  été  logés  çà  et 
là  dans  Annecy,  suivant  les  circonstances.  Mgr  Biord  n'a- 
vait pas  reculé  devant  la  pensée  de  se  caser  dans  son 
séminaire.  C'est  lui  qui  a  eu  la  gloire  d'avoir  construit  le 
palais  épiscopal,  qui  ne  fut  terminé  qu'après  sa  mort. 

Il  fut  d'abord  question  d'employer,  pour  la  résidence  de 
l'évêque,  la  maison  des  Cordeliers  attenante  à  la  cathé- 
drale. Mais  un  examen  sérieux  des  bâtiments  démontra 
qu'ils  ne  pouvaient  être  utilisés  qu'après  des  réparations 
très-coûteuses.  Mgr  Biord,  ayant  été  consulté  à  cet  égard, 
évalua  les  chiffres  de  la  dépense  à  50,000  livres,  ou  au 
mininum  de  30,000  livres,  si  l'on  voulait  garder  les  an- 
ciennes murailles. 

Comment  subvenir  à  une  telle  dépense  ?  Mgr  Biord 
proposa  un  moyen  qui  n'atteindrait  pas  les  finances; 

(1)  Archives  royales.  Lettre  de  Mgr  Biord,  23  janvier  1776. 


—  385  — 


c'était  de  prendre  des  assignations  sur  les  revenus  des 
bénéfices  vacants,  et  sur  les  biens  des  jésuites  qui  avaient 
été  supprimés.  M.  l'abbé  Crotti,  recteur  de  l'économat 
général,  y  mit  une  opposition  formelle. 

«  J'avais  déjà,  dit  Mgr  Biord,  comme  renoncé  à  la  pour- 
suite de  mon  dessein,  prévoyant  d'ailleurs  que,  dans  le 
cas  qu'on  entreprît  de  bâtir,  je  n'aurois  que  la  peine  et 
l'embarras,  sans  espérance  de  pouvoir  jamais  jouir  des 
nouveaux  bâtiments.  • 

«  Dans  cette  persuasion,  je  ne  pensois  aucunement  à 
profiter  de  la  circonstance  du  voyage  du  roi  en  cette  ville 
pour  renouveler  mes  instances  ;  mais  M.  le  comte  Mellina, 
prévenu  peut-être  par  des  amis  obligeants,  se  trouvant 
logé  chez  moi,  et  ayant  pris  la  peine  d'aller  visiter  à  mon 
insu  le  local  du  couvent,  fut  le  premier  à  me  prévenir  sur 
cet  objet  et  à  m'assurer  qu'il  feroit  des  représentations  au 
roi  sur  la  nécessité  de  bâtir  le  palais  et  de  me  donner  des 
secours  pour  cela  (1).  » 

La  première  pensée  de  l'évêque  fut  d'intéresser  Sa 
Majesté  aux  réparations  de  l'église,  pour  laquelle  il  solli- 
cita un  don  de  5,000  livres. 

Sur  les  recommandations  de  M.  le  comte  Mellina,  le 
roi  donna  à  Mgr  Biord  l'assurance  qu'il  allait  s'occuper 
de  l'érection  du  palais. 

De  retour  à  Turin,  il  donna  à  M.  l'économe  Crotti 
l'ordre  de  compter  6,000  livres  à  l'évêque  sur  les  revenus 
du  collège  des  Jésuites  de  Chambéry,  pour  son  palais. 

Immédiatement,  M.  l'architecte  Plaisance,  de  Turin,  que 
le  roi  avait  chargé  de  dresser  le  plan  de  la  nouvelle  église 
de  Carouge,  fut  envoyé  à  Annecy,  pour  voir  l'emplacement 
et  tracer  pour  l'évêché  un  projet,  qui  fut  revu  par  M.  Viana, 
en  1781. 


(1)  Mémoire  de  Mgr  Biord, 


2.N 


—  386  — 


Il  jfut  jugé  par  Mgr  Biord  trop  coûteux  ;  il  en  fit  re- 
trancher les  parties  les  plus  ornementées,  et  chargea 
M.  l'abbé  Griliet  de  dessiner  un  plan  moins  grandiose  et 
plus  commode  (1).  MM.  Vagnet  et  Gallo  y  firent  encore 
quelques  corrections,  et  l'ouvrage  leur  fut  adjugé  au  com- 
mencement de  1784. 

Pour  faire  face  aux  premières  dépenses,  l'évêque  reçut 
un  mandat  de  15,000  livres  à  prendre  sur  l'affranchisse- 
ment des  fiefs  de  l'évêché. 

Quelque  désireux  que  fût  Mgr  Biord  de  conduire  à 
bonne  fin  la  construction  du  palais  épiscopal,  il  ne  se 
laissa  pas  absorber  par  les  soucis  matériels;  il  donnait 
toute  son  attention  aux  pieuses  cérémonies  et  aux  solen- 
nités qui  intéressaient  les  âmes.  Aux  fêtes  du  Grand 
Pardon,  célébrées  à  Annecy  en  1766,  il  avait  déjà  accom- 
pagné les  processions  des  pieux  fidèles,  accourus  de  Cham- 
béry  et  même  de  Grenoble,  donnant  ainsi  l'exemple  au 
clergé. 

Au  jubilé  accordé  par  le  Pape  Clément  XIV  à  son  avè- 
nement au  trône  pontifical,  Mgr  Biord,  non  content  de 
l'avoir  annoncé  par  un  mandement,  en  fit  l'ouverture  par  un 
sermon  solennel  dans  l'église  de  Saint-Dominique.  Chaque 
fois  qu'une  mission  était  prêchée  dans  la  ville  par  les 
PP.  Capucins,  il  en  suivait  avec  fidélité  les  exercices. 
Nous  possédons  sur  ce  point  une  annotation  précieuse  : 
«  Les  RR.  PP.  Capucins  ayant  commencé  dans  la  ville 
d'Annessy  la  mission  le  10  octobre  1769,  j'ai  eu  la  satis- 
faction de  voir  une  grande  assiduité  des  habitants  aux 
exercices  qui  ont  été  très-fréquentés,  et  je  me  suis  fait  un 
devoir  de  donner  l'exemple  au  peuple,  en  assistant  aussi 
régulièrement  que  j'ai  pu  aux  exercices  de  dix  heures  et 
de  l'après-midi  (2).  » 

(1)  Giiillet.  Dictionnaire  historique,  t.  IIJ,  p.  371.  —  Art.  Samoens 

(2)  Mémoires  de  Mgr  Biord. 


—  387  — 


De  toutes  les  solennités  qui  marquèrent  l'épiscopat  de 
Mgr  Biord,  la  plus  pompeuse  fut  la  canonisation  de 
sainte  Jeanne  de  Chantai,  fondatrice  de  l'Ordre  de  la 
Visitation. 

Dès  qu'on  apprit  à  Annecy  que  le  décret  de  canonisation 
avait  été  proclamé  à  Rome  par  le  Pape,  on  y  chanta  un 
Te  Deum  solennel  d'actions  de  grâces.  Immédiatement 
après,  les  religieuses  de  la  Visitation  se  mirent  à  l'œuvre 
pour  les  apprêts  de  la  fête,  qui  devait  se  célébrer  au  jour 
où  les  reliques  de  leur  vénérable  fondatrice  seraient  pla- 
cées sur  les  autels. 

Ce  fut  seulement  le  28  août  de  l'année  suivante  qu'eut 
lieu  cette  cérémonie,  après  l'envoi  de  la  châsse  ciselée  à 
Turin,  par  l'orfèvre  Boucheron.  Quelques  jours  après, 
arriva  le  postulateur  de  la  cause  à  Rome,  le  P.  Fauste  des 
Ecoles,  porteur  du  bel  étendard  qui  avait  servi  le  jour  de 
la  canonisation  de  la  sainte.  Enfin,  le  3  septembre,  aux 
premières  vêpres,  l'évêque  fit  l'ouverture  des  solennités, 
qui  durèrent  huit  jours.  Il  avait  comme  assesseurs  l'arche- 
vêque de  Tarentaise  et  l'évêque  d'Aoste,  qui  prêchèrent 
et  pontifièrent  le  jour  de  la  Nativité.  Ce  fut  au  milieu  d'un 
concours  immense  de  pèlerins,  venus  des  pays  voisins,  que 
les  fêtes  se  terminèrent  par  une  procession,  où  les  reli- 
ques de  la  sainte  furent  portées  triomphalement  à  travers 
les  rues  de  la  ville. 

Mgr  Biord  a  laissé  une  relation  de  ces  journées  glo- 
rieuses, ainsi  que  des  cérémonies  accomplies  peu  de  jours 
après,  au  second  monastère  de  la  Visitation,  et  à  ceux  de 
Rumilly  et  de  Seyssel. 

En  1776,  Mgr  Biord  fut  affecté  d'une  ophthalmie,  qui 
l'obligea  de  suspendre  ses  travaux.  Les  médecins  lui  con- 
seillèrent de  partir  pour  Paris,  où  il  se  rendit  pour  une 
opération  de  la  cataracte,  qui  réussit  et  lui  rendit  la 
vue. 


—  388  — 

Étant  revenu,  il  reprit  ses  fonctions  et  commença  une 
nouvelle  visite  pastorale,  non  plus  en  se  rendant  dans  cha- 
que paroisse,  mais  en  groupant  les  populations  dans  des 
centres,  où  il  donnait  la  confirmation  et  ses  avis  pastoraux. 

Il  commença  par  Chêne,  où  avaient  été  prêches  par  MM. 
les  chanoines  de  la  cathédrale  les  exercices  d'une  mission, 
qui  produisit  les  meilleurs  effets.  Mgr  Biord  en  fit  la  clôture 
le  1er  juin  1777.  Il  partit  pour  Bonneville,  Samoens,  et 
revint  par  La  Roche  et  Thorens.  Il  reparut  dans  le  Haut 
et  le  Bas-Chahlais  au  mois  d'août.  Le  mois  de  septembre 
fut  consacré  aux  populations  du  Grand-Bornand  et  de 
Thèmes.  Sur  son  passage  Mgr  constata  que  les  prisons  de 
Bonneville  avaient  besoin  d'un  aumônier.  Il  demanda, 
pour  cette  ville,  un  second  vicaire,  qui  fut  chargé  de 
cette  desserte.  Il  établit,  dans  diverses  localités  de  nou- 
velles paroisses,  entre  autres  à  Bonnevaux,  qu'il  détacha 
de  Vacheresse,  à  Varchey  et  à  Epagny. 

Lorsque  arriva  le  terme  fixé  par  les  lettres  patentes  de 
Charles-Emmanuel  aux  protestants  pour  évacuer  Bos- 
sey,il  fit  une  ordonnance  afin  d'y  ériger  canoniquement  une 
nouvelle  église.  Il  chargea,  en  cette  circonstance,  M.  Ga- 
zel  (1),  curé  de  Collonges,  dont  il  faisait  le  plus  grand 
cas,  de  s'y  rendre,  afin  de  recevoir  les  clefs  du  temple  et 
du  presbytère.  La  remise  eut  lieu  le  3  avril  1779. 

Non  content  de  rouvrir  cette  église,  il  la  pourvut  de 
tout  ce  qui  était  nécessaire  pour  l'exercice  du  culte  :  orne- 
ments, linges,  vases  sacrés,  et  demanda  au  roi  que  le  trai- 
tement de  l'ecclésiastique  qu'il  voulait  y  placer  fût  élevé 
à  700  fr. 

Mgr  Biord  destinait  à  ce  poste  M.  Jean-François  Duclot, 

(1)  Voici  ce  qu'écrivait  nu  roi  Mgr  Biord  au  sujet  de  M.  Gazel  :  <*  C'est  un 
ecclésiastique  de  premier  mérite  sur  qui  je  me  repose  avec  la  plus  entière 
Confiance.  »  Lettre  du  25  mars  1779. 


—  389  — 


«  qui  unissait  à  la  capacité  et  à  des  talents  peu  communs 
dix  ans  de  service  (1).  » 

Il  est  une  église  à  l'érection  de  laquelle  Mgr  Biord 
s'intéressa  d'une  manière  spéciale,  et  qu'il  recommanda 
tout  particulièrement  à  la  munificence  royale.  Carouge 
avait  pris,  à  la  suite  du  traite  de  Saint-Julien,  un  grand 
développement  ;  de  simple  bureau  de  douane,  il  était  de- 
venu, par  édit  du  2  mai  1780,  chef-lieu  de  province,  et 
par  là  même  la  résidence  de  l'intendant  et  le  siège  de  la 
judicature. 

Le  roi  ordonna  d'y  construire  une  église  dont  les  plans 
furent  dressés  par  M.  Plaisance,  architecte  de  Turin  (2). 

Dès  lors,  Mgr  Biord  pensa  à  démembrer  Carouge  de 
Lancy,  dont  il  faisait  partie  pour  le  spirituel. 

Déjà,  le  1er  juin  1779,  après  une  vue  de  lieu,  il  écrivait 
au  roi  :  ■  L'église  de  Carouge  est  presque  tarminée  ;  il 
faudra  opérer  le  démembrement  de  la  paroisse  de  Lancy.  » 
Il  ne  fut  opéré  que  l'année  suivante,  le  1er  février,  comme 
il  conste  par  l'Ordonnance  de  Mgr  Biord  (3). 

L'évêque  tenait  à  ce  que  cette  église  fût  richement 
pourvue  d'ornements.  Aussi  écrivit-il  plusieurs  fois  à  cette 
occasion  à  Sa  Majesté.  «  Il  est  à  souhaiter,  disait-il, 
qu'elle  ne  soit  pas  moins  bien  pourvue  que  celle  de  Chêne, 
qui  a  reçu,  à  l'époque  de  sa  consécration,  un  envoi  d'orne- 
ments de  la  valeur  de  5,000  livres  (4).  » 

Dans  une  autre  lettre,  il  donne  la  liste  détaillée  de  tous 
les  objets  nécessaires,  et  il  propose  pour  patron  saint 

(1)  Lettre  de  Mgr  Biord  du  1"  juin  1779. 

(2)  Dans  une  note  sur  l'église  de  Carouge,  Grillet  dit  qui;  dans  le  plan  de 
M.  Plaisance,  l'édifice  devait  être  une  croix  latine  avec  coupole  et  deux  clo- 
chers latéraux.  Il  n'y  eut  que  le  tiers  du  projet  mis  à  exécution. 

(3)  Ordonnance  de  Mgr  Jean-Pierre  Biord.  Voyez  pièces  justificatives, 
n°  XI II. 

(4)  Lettre  de  Mgr  Biord,  27  septembre  1779. 


—  300  — 

Victor  (1),  «  afin  qu'on  se  rappelle  sans  cesse  à  Carouge 
les  bienfaits  du  monarque  dont  le  zèle  et  la  piété  ont 
érigé  ce  beau  monument  ». 

Voulant  placer  à  la  tête  de  cette  importante  paroisse 
un  digne  curé,  Monseigneur  jeta  les  yeux  sur  M.  François 
Desjaques,  ancien  vicaire  de  Thôuex,  qui  s'était  rendu  à 
Paris,  et  qui,  après  y  avoir  pris  les  grades  de  docteur,  y 
avait  occupé  avec  succès  et  édification  un  poste  impor- 
tant. Il  fut  en  effet  rappelé  et  nommé  en  mars  1780. 

Comme  il  y  avait  encore  beaucoup  de  choses  à  achever, 
la  consécration  de  l'église  n'eut  lieu  quele  1 1  juin  1780.  Elle 
se  fit  avec  toute  la  splendeur  possible,  et  l'on  y  vit  accourir 
une  foule  de  Genevois,  qui  purent  s'édifier  de  la  pompe 
et  de  la  gravité  des  cérémonies  que  Mgr  Biord  accomplis- 
sait avec  beaucoup  de  dignité. 

Déjà,  en  1770,  Mgr  Biord  s'était  montré  soucieux  de 
l'avenir  de  Carouge.  Convaincu  de  la  nécessité  d'une  ins- 
truction solide  pour  la  jeunesse,  il  y  fonda  une  école  par 
son  ordonnance  du  8  février  1770,  avant  que  personne 
n'(ût  songé  à  en  ouvrir. 

Mgr  Biord  a  donc  la  gloire  d'avoir  posé  la  première 
pierre  de  cette  institution  qui,  dès  lors,  a  grandi  et  a 
produit  tant  d'hommes  distingués.  Ce  ne  fut  pas  la  seule 
école  qu'il  ouvrit  dans  son  diocèse. 

«  Regardant  l'éducation  publique,  dit  Grillet,  comme 
la  source  de  la  félicité  sociale  et  religieuse,  Mgr  Biord 
multiplia  les  petites  écoles  dans  les  campagnes  et  s'inté- 
ressa constamment  aux  progrès  des  sciences  dans  les  col- 
lèges des  provinces  confiées  à  ses  soins. 

«  Pour  qu'aucun  talent  ne  restât  enfoui  dans  l'obscurité 
et  ne  fût  perdu  pour  la  patrie,  il  fonda  pour  les  pauvres 


(Il  Nous  ne  savons  pourquoi  cette  proposition  ne  fut  pas  agréée,  mais  le 
titulaire  adopté  à  la  consécration  est  l'Exaltation  de  la  sainte  croix. 


—  391  — 

écoliers  de  son  diocèse  une  bourse  dont  les  revenus  étaient 
employés  à  leur  entretien  pendant  qu'ils  étudieraient  dans 
les  Universités  (1).  » 

Mgr  Biord  passait,  à  juste  titre,  pour  un  des  bons  écri- 
vains du  siècle  dernier.  La  collection  de  ses  mandements, 
ses  lettres  à  Voltaire  et  les  oraisons  funèbres  qu'il  pro- 
nonça :  l'une  à  Annecy,  à  la  mort  de  Charles-Emmanuel  III, 
en  mars  1773,  et  l'autre  à  Turin,  sont  une  preuve  de  son 
talent  dans  l'art  d'écrire.  La  seconde  lui  fut  demandée  par 
le  roi,  en  faveur  de  son  parent  Louis  XV,  roi  de  France. 

Ce  sujet  était  très- difficile  à  traiter.  Mgr  Biord  refusa 
d'abord,  par  une  lettre  du  24  mai  1774,  de  s'en  charger  (2), 
mais  s'étant  recueilli  pendant  une  dizaine  de  jours,  il  se  dé- 
clara prêt  à  répondre  aux  désirs  de  Sa  Majesté.  Il  partit,  en 
effet,  pour  Turin,  et  y  prononça,  dit  M.  Gazel,  son  discours 
«  avec  majesté  et  à  la  satisfaction  de  la  cour  et  de  tous  les 
auditeurs.  »  Pour  lui  manifester  son  contentement,  le  roi  lui 
fit  présent  d'une  croix  pectorale,  enrichie  de  diamants, 
non-seulement  comme  souvenir,  «  mais  comme  symbole  de 
son  estime,  le  regardant  comme  une  des  pierres  pré- 
cieuses de  ses  Etats.  » 

Nous  n'avons  rien  dit  des  difficultés  qu'il  eut  avec  les 
religieux  de  Talloires.  Elles  lui  furent  plus  pénibles  que 
toutes  les  autres,  parce  qu'il  y  voyait  engagé  M.  Vagnat, 
son  parent,  qui,  comme  curé,  défendait  les  droits  de  la 
paroisse.  «  Cette  affaire,  dit  Mgr  Biord,  est  celle  qui  m'a 
causé  le  plus  d'embarras  et  m'a  occasionné  le  plus  de 
peine  et  de  chagrin.  » 

Déjà,  il  avait  été  obligé  de  mettre  à  exécution  les  dé- 
crets du  roi  relatifs  aux  prieurés  dépendant  de  l'abbaye  de 
Talloires  et  aux  traitements  des  desservants  qui  y  avaient 

(1)  Dictionnaire  historique,  t.  III,  p.  370. 

(2)  Archives  royales. 


—  302  — 

été  placés.  Hœc  initia  dolorum,  dit-il  dans  ses  mémoires. 
Mais  comme  cette  affaire  n'eut  de  solution  que  sous  son 
successeur,  nous  en  parlerons  dans  un  autre  chapitre. 

Ce  fut  sous  Mgr  Biord  que  fut  créé  l'évêché  de  Cham- 
béry, par  une  bulle  de  Pie  VI,  en  date  du  18  août  1779# 
Jusqu'alors,  Chambéry  dépendait  de  l'évêché  de  Grenoble. 
Plusieurs  fois  il  avait  été  question  de  cette  création,  mais 
on  attendit  la  mort  de  Mgr  de  Coulet,  évêque  de  Grenoble. 
Elle  arriva  au  mois  de  septembre  1771.  Dès  lors,  la  ques- 
tion fut  mise  sur  le  tapis  à  Turin  comme  à  Paris.  Mgr  Biord, 
ayant  été  invité  à  fournir  un  état  des  paroisses  de  son 
diocèse  soumises  à  la  France,  comprit  de  suite  qu'il  s'a- 
gissait de  quelque  démembrement  à  opérer;  il  combattit  le 
plus  prudemment  possible  cette  création,  qui  devait  un 
jour  ou  l'autre  lui  enlever  un  certain  nombre  de  ses  parois- 
ses. Il  composa  plusieurs  mémoires  à  cet  égard,  sans  pou- 
voir conjurer  le  coup,  qui  le  priva  d'abord  de  M.  Conseil, 
nommé  à  l'évêché  de  Chambéry,  et  ensuite  prépara  le  dé- 
membrement qui  s'accomplit  après  sa  mort. 

Tous  les  évêques,  ses  prédécesseurs,  s'étaient  distin- 
gués par  leur  charité  et  l'amour  des  pauvres.  Mgr  Biord 
ne  dégénéra  point  de  ces  nobles  et  louables  exemples.  Il  eut 
plus  d'une  fois  l'occasion  d'intéresser  le  roi,  en  faveur  de 
l'hospice  général  d'Annecy,  auquel  il  obtint  la  gratification 
de  plusieurs  sacs  de  sel(l).  Sur  les  dernières  années  de 
sa  vie,  qui  furent  calamiteuses  pour  les  environs  d'Annecy, 
il  fit  venir  lui-même  de  l'étranger  une  grande  provision 
de  blé  qu'il  faisait  distribuer  chaque  jour,  à  la  porte  de  sa 
demeure,  aux  pauvres  qui  y  accouraient  par  centaines. 

C'est  donc  par  ces  actes  de  bienfaisance  que  se  termi- 
nèrent les  vingt  années  de  l'épiscopat  de  Mgr  Jean-Pierre 

(1)  Lfl'ttre  au  roi.  27  juillet  1774. 


—  303  — 

Biorcl.  Il  était  encore  dans  toute  l'activité  de  son  service 
lorsqu'un  accident  vint  hâter  sa  fin. 

Le  17  février  1785,  il  s'était  rendu  à  l'église  de  saint 
Dominique,  pour  assister  au  sermon  de  la  station  de  ca- 
rême. 

En  sortant,  il  glissa  sur  le  pavé  couvert  de  glace,  et  se 
fit  à  la  cheville  du  pied  une  entorse  telle  qu'il  ne  put  se 
soutenir.  On  l'emporta  dans  son  palais,  où  il  éprouva  près 
de  dix  jours  de  violentes  douleurs,  supportées  avec  pa- 
tience et  résignation.  La  fièvre  s'étant  déclarée,  il  demanda 
les  derniers  sacrements,  et  les  reçut  avec  une  piété  qui 
édifia  les  assistants.  Il  leur  adressa  des  paroles  si  tou- 
chantes, que  tous  éclatèrent  en  sanglots. 

Le  14  mars,  à  une  heure  du  matin,  il  expira  doucement, 
mettant  sa  confiance  au  Sauveur  Jésus,  dont  il  avait  été  un 
grand  serviteur. 

Nous  ne  pouvons  mieux  terminer  cette  esquisse,  qu'en 
citant  la  réponse  du  cardinal  Gerdil  (1),  à  la  lettre  par 
laquelle  M.  le  chanoine  Duc  lui  avait  communiqué  la  mort 
de  son  oncle. 

«  J'ai  été  vivement  pénétré  de  la  grande  perte  que  nous 
venons  de  faire.  Le  diocèse  de  Genève  pleure  avec  raison 
le  pasteur  que  Dieu  lui  avait  donné  dans  sa  miséricorde, 
et  l'Eglise  entière  ne  peut  que  regretter  un  grand  évêque 
qui  honorait  son  auguste  ministère  par  l'étendue  de  ses 
lumières  et  par  l'éclat  de  ses  vertus.  Notre  Saint  Père,  à 

(I)  Le  cardinal  Gerdil,  l'une  des  gloires  de  la  Savoie,  était  né  à  Saniœns, 
le  23  juin  1718.  11  lit  ses  éludes  à  Thonon,  où  il  eut  pour  collègue  le  jeune 
Biord.  Sa  carrière  l'entraîna  en  llalie,  où  il  devint  Bamabite,  professeur  de 
philosophie  et  de  théologie  à  l'Université  de  Turin.  La  langue  italienne  lui 
devint  si  familière,  qu'il  écrivit  plusieurs  ouvrages  en  italien.  Pie  VI  l'appela 
a  Hume,  et  le  créa  cardinal  le  10  décembre  1777.  C'est  une  grande  et  belle 
iigurc  que  celle  du  cardinal  Gerdil,  resté  fidèle  au  pape  et  le  visitant  dans 
son  exil  à  Sienne.  11  mourut  à  Rome  le  12  août  1802,  à  l'âge  de  84 
ans. 


qui  j'ai  annoncé  cette  triste  nouvelle,  en  a  été  sensible- 
ment touché.  Le  mémoire  du  défunt,  précieuse  devant 
Dieu  et  devant  les  hommes,  sera  toujours  cher  à  mon  cœur, 
par  le  souvenir  d'une  amitié  contractée,  dès  notre  plus 
tendre  enfance,  et  par  la  reconnaissance  que  je  conser- 
verai immuablement  pour  les  bontés  qu'il  avait  pour 
moi  (1).  » 

(i)  Dictionnaire  historique,  du  Grillct,  t.  III.  Art.  Samœns. 


CHAPITRE  XVIII 


L'épiscopat  de  Mgr  Paget  jusqu  à  son  exil 


L'abbé  Paget.  —  Sa  famille.  —  Ses  études.  —  Ses  grades.  —  11  est 
nommé  prévôt  de  la  Cathédrale.  —  L'administration  capilulaire.  — 
L'abbé  Paget  est  nommé  commissaire  apostolique  pour  Talloires. 
Démembrement  de  quelques  paroisses.  —  Ornements  pour  l'église 
de  Carouge.  —  INoniination  de  Mgr  Paget.  —  M.  de  Thiollaz  est 
nommé  prévôt.  —  Fête  à  Saint-Julien.  —  Ce  qu'il  fit  pour  Ca- 
rouge. —  Mandement  sur  la  charité.  —  Les  décrets  de  l'Assemblée 
nationale.  —  Mandement  à  l'occasion  de  l'élection  de  Royer.  — 
Réponse  au  comte  Grancri.  —  Son  départ  —  Sa  dernière  lettre 
au  moment  de  son  exil.  —  Son  refuge  à  Turin. 


L'épiscopat  de  Mgr  Joseph-Marie  Paget  n'a  pas  tenu 
jusqu'ici  sa  place  dans  l'histoire  de  l'Eglise  de  Genève. 
NéanmoÏDS,  nous  devons  reconnaître  qu'appelé  à  gouver- 
ner, dans  les  temps  les  plus  orageux  qui  se  puissent  ima- 
giner, il  sut  maintenir  dans  la  fidélité  à  la  foi  son  clergé, 
dispersé  par  la  tempête.  Il  eut  à  la  vérité  de  vaillants 
auxiliaires  dans  ses  vicaires  généraux,  restés  soumis  à  leur 
chef,  toujours  actifs,  courageux  jusqu'au  martyre.  Avant 
son  élection,  déjà  l'abbé  Paget  avait  rendu  d'importants 


—  396  — 


services  au  diocèse.  Sa  carrière  avait  été  brillante.  Rap- 
pelons-en sommairement  les  étapes. 

Joseph-Marie  Paget  naquit  à  Saint-Julien,  près  de  Ge- 
nève.le  25  mars  1727  (1).  Son  père  Charles-Antoine  y  rem- 
plissait avec  distinction  les  fonctions  de  juge-mage. Deux  de 
ses  enfants,  Prosper,  l'ainé,  et  Joseph-Marie,  embrassèrent 
l'état  ecclésiastique.  Le  premier  mourut  jeune,  curé  de 
Collonges.  Le  second  profita  sans  doute  de  la  faveur  dont 
son  autre  frère  Joseph-François  jouissait  à  la  cour  de  Turin, 
comme  précepteur  du  duc  de  Chablais,  et  de  la  protection 
du  comte  de  Viry,  ambassadeur  de  Sardaigne  à  Londres. 
11  fit  ses  études  au  collège  des  Provinces,  où  il  devint 
licencié  en  théologie  à  l'âge  de  22  ans.  Il  fut  reçu  docteur, 
le  2  mai  1750. 

Le  jeune  Paget  n'était  alors  que  clerc  tonsuré.  Il  re- 
vint à  Annecy  pour  étudier  la  pastorale  et  recevoir  les 
ordres  sacrés.  Il  fut  fait  sous-diacre  le  27  mars  1751.  et 
diacre  le  7  juin  1751. 

Mgr  Deschamps  faisait  de  lui  le  plus  grand  cas.  Ecri- 
vant au  ministre  d'Etat,  il  disait  «  Rd  Paget,  curé  de  Col- 
longes sous  Bellerive  est  un  bon  ecclésiastique.  Je  me 
ferais  plaisir  de  le  placer  dans  un  meilleur  bénéfice.  Son 
frère,  qui  est  au  séminaire,  est  un  sujet  très-distingué,  des 
plus  propres  à  mettre  dans  des  postes  délicats  et  voisins 
de  Genève  (2).  » 

Son  talent  bien  connu  lui  valut  le  titre  de  chanoine  de 
la  Superga  (3).  Il  s'y  distingua  tellement  par  son  savoir, 

(1)  Le  25  mars  1727,  environ  les  sept  heures  du  matin,  sont  nés,  et  le 
même  jour  ont  été  baptisés  Jean-Marie  et  Joseph-Marie,  fils  de  spectable 
Charles-Antoine  Paget,  avocat  et  fiscal  des  bailliages,  et  de  demoiselle  Isa- 
beau  Besson,  mariés:  parrains,  spectable  Joseph  Ducret,  avocat  au  Sénat,  et 
demoiselle  Marie  Delaplace.  Reg.  paroiss.  Hoquiné,  curé. 

(2)  Lettre  de  Mgr  Deschamps  7  juin  1731. 

(3)  La  Superga  était  une  maison  royale  destinée  aux  hautes  études.  On  y 
jouit  d'une  splendide  vue  sur  le  bassin  du  Pô. 


—  397  — 


que  Charles -Emmanuel  le  nomma  président  de  cette  mai- 
son (1). 

D'autres  missions  honorables  lui  furent  confiées.  Il  de- 
vint Réformateur  des  études,  et  il  fut  envoyé  en  Savoie 
comme  visiteur  des  collèges,  avec  le  titre  d'Abbé  de  Saint- 
Christophe  de  Bergam-osco,  et  une  pension  de  500  livres, 
à  retirer  sur  le  prieuré  de  Chindrieux. 

En  1770,  le  prévôt  de  la  Cathédrale  étant  mort,  Rd  Vi- 
donne  de  Villars  de  Saint-Ange,  archidiacre,  curé  de  Saint- 
Julien,  présenta  l'abbé  Paget  pour  remplacer  le  défunt,  en 
sollicitant  du  même  coup  sa  nomination  de  chanoine.  Sa 
présentation  fut  agréée  par  Clément  XIV,  qui  lui  fit  expé- 
dier ses  bulles  au  commencement  de  janvier  1771. 
En  entrant  en  fonctions,  le  digne  prévôt  fit  serment  de 
remplir  sa  charge.  Il  était  donc  à  la  tête  de  la  Cathédrale 
depuis  14  ans,  lorsque  arriva  le  décès  de  Mgr  Biord.  Il 
fut  chargé  de  communiquer  aux  diocésains  cette  désolante 
nouvelle;  ce  qu'il  accomplit  avec  beaucoup  de  cœur  et  de 
talent. 

Deux  jours  après  les  funérailles  de  l'évêque,  MM.  les 
chanoines  se  réunirent  au  Chapitre,  pour  choisir  une  com- 
mission chargée  de  l'administration  pendant  la  vacance 
du  siège.  Leurs  votes  tombèrent  sur  MM.  Puthod,  archi- 
diacre; Perréard,  de  Thiollaz,  et  Bigex,  chanoines,  qui, 
dès  le  lendemain,  écrivirent  au  roi  pour  lui  faire  part  de 
leur  élection,  en  suppliant  le  monarque  de  donner  à 
l'Eglise  de  Genève  «  un  nouvel  évêque,  digne  successeur  de 
celui  qu'elle  avait  si  juste  motif  de  regretter  (2).  » 

La  première  question  qui  occupa  MM.  les  vicaires  géné- 
raux fut  celle  de  Talloires.  Elle  avait  déjà  beaucoup  inquiété 
Mgr  Biord,  qui  avait,  pendant  près  de  dix  ans,  cherché 

(1)  Sa  nomination  est  du  6  juillet  17G.J. 
(-2)  Lettre  du  18  mars  1785. 


—  398  — 


à  rétablir  l'ordre  et  la  régularité  dans  cette  abbaye, 
menacée  d'être  supprimée.  Le  successeur  de  l'abbé  De- 
vieu  n'avait  pas  pu  se  faire  accepter  comme  supérieur. 
Son  autorité  n'était  pas  respectée,  et  chaque  jour  arri- 
vaient à  l'évêché  des  plaintes  sur  les  dettes  que  contrac- 
taient les  religieux,  sans  pouvoir  en  découvrir  ni  les  rai- 
sons, ni  la  quotité.  Des  difficultés  s'étaient  élevées  entre 
les  moines  et  le  curé  de  la  paroisse.  Chacun  parlait  d'ap- 
pliquer à  cette  maison,  ou  la  Réforme,  ou  la  Sécularisation. 
Les  religieux  avaient  été  rappelés  des  prieurés  ou  dépen- 
dances de  l'abbaye;  des  délégués  étaient  venus  de  Rome, 
par  les  ordres  du  général,  pour  ramener  à  la  simplicité 
primitive  et  les  supérieurs  et  ses  subordonnés.  Le  mal 
avait  pris  une  telle  extension,  qu'à  la  fin  il  fut  question  de  le 
couper  par  la  racine. 

M.  de  Thiollaz  fut  chargé  par  ses  collègues  d'aller 
étudier  sur  place  l'état  de  la  question.  Dans  sa  première 
visite,  à  Talloires,  il  fut  accueilli  avec  tant  de  froideur, 
qu'il  revint  consterné.  Il  trouva  dans  cette  maison  une 
anarchie  telle,  qu'il  écrivit  à  Turin  qu'il  était  nécessaire 
d'en  confier  la  direction  à  l'abbé  de  Lanoy,  qui  avait  gou- 
verné avec  fermeté  cette  maison,  mais  que  «  les  religieux 
faisaient  des  difficultés  telles,  qu'on  dirait  qu'ils  visent  à 
à  une  suppression  (1).  »  On  s'apercevait  en  effet  qu'ils 
sortaient  les  meubles  les  plus  précieux  de  leur  couvent,  en 
prévision  d'une  sécularisation,  qui  d'ailleurs  leur  avait  été 
annoncée  par  Claude  de  Granier,  lorsqu'il  avait  cherché  à 
ramener  cette  abbaye  à  l'observance. 

On  se  préoccupait  beaucoup  à  Rome  de  cette  question, 
qui  avait  été  portée  au  Pape.  A  ce  moment,  Pie  VI  gou- 
vernait l'Eglise.  Il  avait  près  de  lui  le  cardinal  Gerdil, 
enfant  de  la  Savoie,  qui  portait  par  conséquent  un  grand 

(1)  Leltre  de  M.  de  Thiollaz,  29  mars  1785. 


-  399  — 


intérêt  à  toutes  les  affaires  religieuses  de  nos  contrées.  Celles 
de  Talloires  lui  furent  remises,  et  de  concert  avec  le  car- 
dinal Conti,  il  se  mit  à  les  étudier.  Ne  voyant  pas  de  solu- 
tion meilleure  que  de  dissoudre  la  maison  et  d'en  unir 
les  religieux  à  l'Ordre  de  Citeaux,  qui  avait  encore  plu- 
sieurs couvents  en  Piémont,  à  moins  qu'ils  ne  consentissent 
à  suivre  leur  ancienne  règle. 

Il  fallait  confier  cette  mission  à  un  personnage  ecclé- 
siastique. Le  cardinal  Gerdil  choisit  l'abbé  Paget,  qui  fut 
nommé  délégué  apostolique,  pour  aller  porter  aux  religieux 
de  Talloires  les  résolutions  de  la  Congrégation  des  Brefs. 

Jusqu'alors  l'abbé  Paget  était  resté  modestement  dans  sa 
sphère  d'action. Il  avait  été  heureux  de  voir  M.  de  Saint-Mar- 
cel résigner  son  canonicat  de  Notre-Dame,  pour  postuler  une 
stalle  à  la  Cathédrale.  Il  s'en  félicita,  en  disant  «  que  c'é- 
tait un  très-digne  sujet,  dont  le  Chapitre  avait  fait  l'ac- 
quisition (1).  » 

Ayant  reçu  de  Rome,  au  mois  d'août,  la  lettre  qui  le 
nommait  délégué  apostolique  pour  en  finir  avec  les  Béné- 
dictins de  Talloires,  M.  Paget  voulut  prendre  connaissance 
des  mémoires  laissés  par  Mgr  Biord  sur  cette  difficulté. 
La  première  impression  qu'il  ressentit  à  cette  lecture  fut 
que  le  meilleur  remède  était  la  sécularisation  (2).  Pour 
remplir  son  mandat,  M.  l'abbé  Paget  partit  pour  Talloires, 
en  se  faisant  accompagner  de  M.  de  Saint-Marcel. 

Grand  fut  l'étonnement  de  M.  Devieu,  lorsqu'il  reçut 
leur  visite  ;  plus  grande  encore  sa  stupéfaction,  en  enten- 
dant la  lecture  du  Bref  de  la  Congrégation.  Sur  le  champ, 
les  religieux  furent  rassemblés.  M.  l'abbé  Paget  leur 
donna  connaissance  de  son  mandat,  et  leur  dit  qu'il  n'y 
avait  qu'à  choisir  entre  la  réforme  proposée  ou  ladissolu- 

(1)  Lettre  de  M.  l'abbé  Paget,  du  19  avril  1785. 

(2)  Lettre  de  M.  l'abbé  Paget,  du  11  août. 


-  400  — 

tion  de  la  communauté.  Le  mot  de  réforme  leur  parut  un 
outrage;  ils  demandèrent  du  temps  pour  réfléchir,  se 
réservant  du  moins  leur  vestiaire  et  les  droits  régaliens. 
Cette  scène  se  passait  le  4  septembre  1785. 

Les  religieux,  se  regardant  lésés  dans  leurs  privilèges, 
protestèrent  contre  cette  visite,  comme  ils  l'avaient  déjà 
fait  à  l'époque  où  Mgr  Biord  avait  été  délégué  par  le  Saint- 
Siège,  comme  visiteur  de  leur  couvent.  Ils  allèrent  même  jus- 
qu'à prétendre  que  leur  délibération,  prise  en  chapitre,  fût 
enregistrée  au  greffe  de  l'évêché,  ce  que  leur  refusa  sage- 
ment M.  l'abbé  Paget,  qui  dressa,  sous  forme  de  mémoire, 
un  procès-verbal  de  ce  qui  s'était  passé  à  Talloires,  et 
l'envoya  à  Turin  et  à  Rome.  C'était  la  meilleure  réponse 
possible  aux  réclamations  adressées  par  les  religieux  à  la 
cour. 

Les  directions  données  à  l'abbé  Paget  l'autorisaient  à 
réviser  les  comptes  du  couvent  et  à  fixer  une  taxe,  comme 
imposition  sur  les  revenus  de  l'abbaye.  Lorsque  les  reli- 
gieux apprirent  que  l'ordre  venait  du  roi,  ils  se  soumirent 
et  payèrent  immédiatement  la  moitié  de  la  somme  exigée; 
mais  tout  ne  fut  pas  terminé.  Le  nomination  de  M.  l'abbé 
Devieu  n'avait  été  que  précaire,  et  ses  pouvoirs  allaient 
expirer.  Il  fallut  procéder  à  une  nouvelle  élection. 

Le  religieux  que  l'on  regardait  comme  le  plus  capable 
de  restaurer  et  de  maintenir  la  discipline  était  Dom  Maur 
de  Launoy.  L'abbé  Paget,  s'étant  rendu  à  Talloires,  cher- 
cha vainement  à  le  faire  nommer.  Les  voix  se  portèrent 
sur  Dom  Louis  Belly,  qui  s'était  le  plus  signalé  dans  l'op- 
position aux  décrets  de  réforme.  Ce  résultat  était  peu  ras- 
surant pour  l'avenir  du  monastère  L'abbé  Paget  déclara 
vouloir  réfléchir  sur  la  validité  de  cette  élection.  Il  con- 
sulta la  règle  de  saint  Benoît,  et  il  vit  que  pour  être  nommé 
Abbé,  il  fallait  avoir  été  Prieur  claustral  au  moins  pendant 
cinq  ans.  Dom  Belly  n'avait  jamais  exercé  cette  charge. 


—  401  — 


Se  prévalant  de  cette  clause,  M.  l'abbé  Paget  s'en  servit 
pour  déclarer,  au  nom  du  Saint-Siège,  l'élection  invalide  et 
nomma  d'office,  pour  supérieur  provisionnel,  l'abbé  Dom 
Maur  de  Launoy.  Les  religieux  prétendirent  alors,  qu'ayant 
été  unis  au  Mont-Cassin  par  Clément  X,  ils  ne  relevaient, 
comme  les  religieux  de  YAbaclia  nullius,  que  d'eux  seuls, 
et  nommaient  pour  Abbé  celui  qu'ils  voulaient.  M.  le  prévôt 
Paget  n'en  maintint  pas  moins  sa  décision,  en  s'appuyant 
sur  la  volonté  royale.  Dès  lors  tout  fut  dit.  Ces  bons  reli- 
gieux craignaient  plus  le  souverain  que  le  Pape  (1). 

Tout  semblait  calme  dans  l'abbaye  de  Talloires,  sous  la 
direction  de  Dom  Maur,  lorsque  le  2  mars,  on  apprit  sa 
mort,  occasionnée  par  une  cbute  qu'il  avait  faite,  en  se  ren- 
dant à  Chambéry.  Il  fallait  procéder  à  un  nouveau  choix 
ou  nommer  un  prieur  par  provision.  M.  l'abbé  Paget  pro- 
posa M.  Dufour  ou  Dom  de  Serace.  Ce  dernier  fut  agréé 
par  les  religieux. 

L'établissement  de  l'évêché  de  Chambéry  avait  forte- 
ment préoccupé  Mgr  Biord  ;  comme  nous  l'avons  vu,  il  pré- 
voyait qu'un  jour  ou  l'autre  on  penserait,  pour  l'arrondir, 
à  démembrer  les  paroisses  de  son  diocèse,  voisines  de  Cham- 
béry. On  en  parla  hautement  en  1785.  Immédiatement 
M.  Paget  écrivit  au  ministre  d'Etat,  que,  durant  la  vacance 
du  siège,  rien  ne  devait  être  innové.  C'était  la  règle  admise 
dans  tous  pays.  Il  fit,  de  plus,  ressortir  les  inconvénients 
graves  qui  en  découleraient  pour  l'Eglise  de  Genève,  si 
respectable  par  son  antiquité  et  les  souvenirs  de  ses  grands 
évêques.  Il  dut  envoyer  à  Turin,  sur  cette  question,  un 
mémoire,  qui  retarda  l'exécution  du  projet  du  roi. 

En  1786,  M.  l'abbé  Paget,  revenant  de  Chambéry,  où 
il  s'était  rendu,  pour  conférer  avec  Mgr  Conseil,  tomba 
malade.  Les  médecins  lui  conseillèrent  le  repos  et  les  eaux 

(1)  Lettre  de  M.  Paget,  6  février  1687. 

26 


—  402  — 


d'Amphyon,  qu'il  prit  avec  succès  durant  le  mois  de  juillet. 

Au  mois  d'août  il  rentrait  à  Annecy  en  parfaite  guéri- 
son.  Sur  son  passage,  il  visita  la  nouvelle  église  de  Carouge, 
en  faveur  de  laquelle  il  sollicita,  auprès  du  roi,  une  partie 
des  ornements  qui  appartenaient  à  la  sacristie  des  Célestins 
de  Lyon,  dont  la  sécularisation  s'était  opérée.  Déjà 
Mgr  Biord  avait  suggéré  au  prince  de  réclamer  les  orne- 
ments donnés  par  ses  ancêtres  à  cette  communauté,  où  l'on 
célébrait  annuellement  deux  services  solennels  pour  la 
maison  de  Savoie.  Ils  avaient  été,  en  effet,  envoyés  à  M. 
l'intendant  Bellado,  qui,  d'après  les  ordres  de  la  cour,  en 
fît  trois  parts,  une  pour  la  cathédrale  de  Chambéry,  une 
autre  pour  celle  d'Annecy  et  la  troisième  pour  l'église  de 
Carouge.  Ce  fut  un  riche  complément  pour  la  sacristie  qui, 
avait  été  déjà  pourvue  par  la  munificence  royale  (1). 

Pendant  qne  M.  l'abbé  Paget  était  aux  eaux  d'Am- 
phyon, Messieurs  les  vicaires  capitulaires  reçurent  com- 
munication des  décisions  prises  par  l'assemblée  générale 
du  clergé  de  France,  tenue  le  3  août.  Il  s'agissait  de  régu- 
lariser la  portion  congrue  des  curés  par  une  augmen- 
tation de  traitement. 

On  demanda  donc  un  rapport  sur  les  revenus  des  béné- 
fices dans  les  paroisses  situées  sur  terre  de  France. 

En  faisant  part  au  roi  de  cette  mesure,  M.  le  vicaire 
général  Bigex  fit  remarquer  qu'il  faudrait,  pour  répondre 
aux  désirs  de  l'assemblée,  «  la  sagesse,  l'autorité,  le  crédit 
et  toutes  les  ressources  d'un  évêque  (2).  » 

(1)  Voici  l'inventaire  de  ces  objets  :  Deux  calices  en  argent  avec  patènes. 
Quelques  chandeliers.  Un  encensoir  avec  sa  navette.  Une  lampe,  des  reliquai- 
res et  des  canons  d'autel  pour  les  solennités.  Deux  bustes,  l'un  de  saint 
Pierre  avec  la  tiare,  l'autre  de  saint  Benoit  avec  sa  mitre,  montés  sur  un 
pied  en  bois  noir.  Une  grande  croix  avec  son  bâton,  parsemée  de  fleurs  de 
lys.  Trois  ornements  complets  avec  dalmatiques,  pour  les  solennités.  Des 
aubes,  des  surplis,  des  nappes.  Un  ornement  noir  vieux,  avec  dalmatiques  et 
chappes.  (Archives  royales.) 

(2)  Lettre  de  M.  Bigex,  18  juillet  1786. 


—  403  - 


C'était  solliciter  indirectement  la  solution  du  provi- 
soire, par  le  choix  d'un  nouveau  pasteur. 

Quelques  mois  s'écoulèrent,  et  dans  les  premiers  jours 
de  l'année  suivante,  on  apprit  à  Annecy  que  les  vues  du 
roi  s'étaient  portées  sur  M.  le  prévôt  Paget,  qui,  en  effet, 
le  9  janvier  1787,  remerciait  en  ces  termes  le  roi  de  sa 
nomination  à  l'évêché  de  Genève  : 

«  La  dignité  à  laquelle  je  viens  d'être  élevé  par  un  pur 
effet  de  vos  bontés  et  sans  aucun  mérite  de  ma  part  m'é- 
blouit  bien  moins  par  son  éclat  qu'il  ne  m'effraie  par  ses 
travaux  et  ses  périls.  Intimement  convaincu  de  ma  fai- 
blesse et  de  mon  insuffisance,  je  tremble  en  considérant 
cette  multitude  immense  d'obligations  et  de  devoirs  que 
j'aurai  à  remplir.  Je  suis  alarmé  et  j'ai  sujet  de  l'être, 
parce  que  j'ai  vu  de  près  les  sollicitudes  et  les  dangers 
de  l'épiscopat,  et  que,  d'ailleurs,  je  sens  combien  un  far- 
deau aussi  pesant  est  au-dessus  de  mes  forces  (1).  • 

Le  même  jour,  remerciant  le  secrétaire  d'Etat  de  la 
part  qu'il  a  prise  à  sa  nomination,  il  se  préoccupe  déjà  de 
la  situation  future  de  M.  le  vicaire  général  de  Thiollaz, 
qui  jouissait  de  l'estime  de  tout  le  Chapitre.  Aussi,  de- 
mande-t-il  qu'il  soit  recommandé  au  Pape  pour  la  pré- 
vôté. 

Sa  lettre  est  digne  d'être  citée  en  entier.  Elle  met  en 
lumière  des  personnages  qui  figureront  plus  tard  dans  les 
rangs  de  l'épiscopat. 

«  Par  suite  du  vif  intérêt  que  je  prends  au  bonheur  et 
aux  avantages  de  la  cathédrale,  si  recommandable  à  tous 
égards,  je  désire  ardemment  qu'elle  ait  un  digne  chef, 
plein  de  vertus,  de  talents  et  de  prudence,  propre  à  entre- 
tenir entre  elle  et  l'évêque  la  paix,  l'union  et  la  concorde. 


(1)  Lettre  de  M.  Paget  au  roi,  9  janvier  1787. 


—  4L  4  — 

M.  le  chanoine  et  grand  vicaire  de  Thiollaz,  joint  à  la  no- 
blesse du  sang  toutes  les  qualités  qui  lui  ont  mérité  l'es- 
time et  la  considération,  non-seulement  de  son  corps  et 
de  la  ville,  mais  encore  de  tout  le  clergé  du  diocèse.  J'ose 
donc  le  proposer  pour  prévôt  de  la  cathédrale,  dont  la 
nomination  ressort  au  Pape. 

«  Quant  au  chanoine,  dont  le  choix  est  dévolu  à  l'évê- 
que  à  cause  de  son  élévation ,  j'ai  jeté  les  yeux  sur 
M.  Besson,  natif  de  Seyssel,  docteur  en  droit,  qui  a  été 
avocat  au  Parlement  de  Dijon,  où  il  a  plaidé  avec  éclat. 
Je  ne  ferai  pas  son  éloge,  parce  qu'il  est  mon  parent  du 
côté  maternel  (1).  > 

Dès  ce  moment,  les  lettres  de  M.  Paget  sont  signées  : 
Evêque  élu.  Ses  bulles,  délivrées  par  le  Pape  Pie  VI,  le  IX 
des  calendes  de  mai,  soit  le  23  avril,  lui  arrivèrent  sur  le 
fin  du  mois,  avec  un  bref  par  lequel  le  même  Pape  lui 
accordait  le  pouvoir  de  donner  la  bénédiction  apostolique, 
avec  indulgence  plénière  deux  fois  par  an,  à  Pâques  et 
un  autre  jour,  à  son  choix  (2). 

Quelques  jours  après  l'évêque  élu  partit  pour  Turin, 
où  il  fut  sacré  le  28  mai. 

A  peine  la  nouvelle  de  la  nomination  de  Mgr  Joseph- 
Marie  Paget  fut-elle  connue  à  Saint-Julien,  sa  patrie,  que 
les  habitants  en  manifestèrent  leur  joie  par  de  grandes 
réjouissances.  Ils  se  trouvaient  honorés  d'un  choix,  qui 
allait  faire  monter  un  de  leurs  concitoyens  sur  le  trône 
épiscopal  de  Genève.  De  suite,  son  frère  lui  en  donna  con- 
naissance, et  il  reçut  cette  réponse  : 

(1)  Lettre  au  secrétaire  d'Etat,  9  janvier  1787. 

Avec  cette  lettre,  se  trouve  la  note  suivante  :  Noble  Claude-François  de- 
Thiollaz,  prêtre  du  diocèse  d'Annecy,  docteur  en  Sorbonne,  Joseph-François 
Besson,  docteur  en  droit  canonique. 

(2)  Cette  pièce,  datée  du  27  aTril  1787,  est  entre  les  mains  de  M.  Duval, 
de  Saint-Julien,  qui  a  eu  l'obligeance  de  m'en  donner  communication,  ainsi 
que  de  plusieurs  autres,  documents,  relatifs  à  ilgr.  Paget. 


—  405  — 


Mon  très- cher  frère, 

"  Que  l'amour  de  la  patrie  est  doux!  Je  l'ai  éprouvé 
d'une  manière  bien  sensible,  en  voyant  tout  ce  que  nos 
bons  compatriotes  ont  fait  dans  le  lieu  de  ma  naissance,  à 
l'occasion  de  ma  nomination  à  l'évêché. 

«  Je  n'ai  pu  lire  votre  lettre  et  la  relation  qu'elle  ren- 
ferme, sans  être  attendri  et  verser  des  larmes.  Vous  serez 
l'interprète  de  mes  sentiments  envers  tous  et  leur  témoi- 
gnerez les  sentiments  de  ma  juste  reconnaissance.  » 
Tout  à  vous,  -j-  Joseph-Marie,  évêque  élu. 

Annecy,  le  15  janvier  1787. 

Les  premières  années  de  l'épiscopat  de  Mgr  Joseph- 
Marie  Paget  s'écoulèrent  dans  le  calme.  Il  les  consacra  à 
des  œuvres  utiles  à  son  diocèse.  Il  eut  à  achever  celle  qui 
fut  commencée  par  son  prédécesseur,  le  palais  épiscopal. 

Il  avait  déjà  eu  à  solliciter  la  munificence  royale  pour 
la  cathédrale  dont  il  était  prévôt.  Investi  de  la  charge 
d'évêque,  il  s'adressa  de  nouveau  au  roi,  toujours  bien 
disposé  en  sa  faveur,  pour  l'intéresser  à  cette  cons- 
truction (1). 

Déjà  il  avait  obtenu,  le  9  juin  1789,  six  mille  livres 
pour  la  continuation  des  travaux.  En  1791,  il  reçut,  pour 
couronner  cette  grande  entreprise,  la  somme  de  huit  mille 
autres  livres,  qui,  jointes  aux  pieuses  libéralités  du  clergé, 
permirent  l'achèvement  du  palais.  Il  put  en  prendre  posses- 
sion en  mai  1792  ;  mais  ce  ne  fut  que  pour  quelques  mois, 
comme  nous  le  verrons  plus  tard.  L'horizon  se  couvrait  de 
nuages  précurseurs  de  la  tempête. 

Mgr  Paget  plaida  aussi  la  cause  des  hôpitaux  d'Annecy 
et  de  Carouge.  Il  obtint  même,  en  faveur  de  ce  dernier 
établissement,  l'organisation  d'une  loterie  dont  le  produit 
fut  appliqué  à  l'accroissement  de  la  dotation  royale. 

(L)  Lettres  de  Mgr  Paget,  11  décembre  1787.  Voyez  Pièces  justifie.  n°  XIV. 


Cette  localité  lui  était  chère,  comme  elle  l'avait  été  à 
Mgr  Biord.  Il  augmenta  le  revenu  du  bénéfice,  afin  de 
pouvoir  y  placer,  après  la  mort  de  M.  Perrier,  un  sujet  de 
distinction  qui  put  supporter  les  charges  du  poste. 

Il  aurait  désiré  y  fixer  M.  le  chanoine  Grillet,  préfet 
du  collège  de  Carouge,  professeur  de  rhétorique,  «  très- 
estimé  à  cause  de  ses  talents,  et  qui  faisait  beaucoup 
de  bien  dans  cette  ville  (1)  »,  mais  il  ne  put  obtenir  son 
consentement,  c  Je  connais,  répondit  le  chanoine,  trop 
Carouge  dans  ses  intimes  ressorts,  les  gens,  les  familles. 
Un  autre  y  fera  plus  de  bien  que  moi.  Je  préfère,  ajouta- 
t-il,  un  poste  de  professeur  à  celui  de  curé.  Il  me  serait 
d'ailleurs  impossible  de  continuer  mes  études  (2).  »  L'évê- 
quo,  approuvant  les  motifs  de  ce  refus,  proposa  au  roi 
M.  le  chanoine  Pierre  de  Saint-Marcel,  dont  il  faisait 
l'éloge  en  ces  termes  :  «  Il  joint  à  la  piété,  à  la  science  et 
au  zèle  une  prudence  admirable  et  une  grande  douceur 
de  caractère  (3).  »  Sa  nomination  s'opéra  comme  Mgr  Pa- 
get  le  désirait. 

Il  est  un  autre  ecclésiastique  dont  Mgr  Paget  faisait, 
et  avec  justice,  très-grand  cas;  c'était  M.  Jean-Georges 
Dubouloz. 

Après  la  mort  de  M.  Paris,  préfet  de  la  Sainte-Maison 
de  Thonon,  il  le  présenta  pour  cette  place,  devenue  va- 
cante, comme  «  un  professeur  éminent,  qui  avait  professé 
dix-huit  ans  la  philosophie  au  collège  de  Thonon,  expéri- 
menté dans  les  fonctions  du  saint  ministère,  joignant  à  la 
science  et  à  la  piété  une  prudence  consommée  et  une 
grande  aménité  de  caractère.  » 

(1)  Lettre,  de  Mgr  Paget. 

(2)  M.  le  chanoine  Grillet  fut  nommé  Custode  de  la  collégiale  de  La  Roche. 
C'est  l'auteur  du  Dictionnaire  historique  du  Léman  et  du  Mont- 
Blanc.  3  vol.  in-8\  —  Chambéry,  1807. 

(3)  Lettre  de  Mgr  Paget,  23  décembre  1791. 


—  407  — 

A  ce  beau  témoignage  de  Mgr  Paget  sur  le  futur  con- 
fesseur de  la  foi,  nous  joignons,  avec  bonheur,  celui  de 
Mgr  Biord,  qui  écrivait  en  1774  ces  lignes  : 

i  M.  Dubouloz,  qui  est  à  Turin  sur  le  point  de  prendre 
le  grade  de  docteur,  est  un  sujet  d'une  vertu  peu  com- 
mune et  d'un  mérite  des  plus  distingués,  qui  a  été  vicaire 
à  Evian.  Je  ne  connais  pas  d'ecclésiastique  qui  soit  plus 
régulier  et  plus  exact  à  s'acquitter  de  ses  devoirs.  Il  est 
recommandé  pour  une  place,  devenue  vacante  à  la  Sainte- 
Maison.  Il  désire  pouvoir  continuer  ses  études  et  se 
rendre  à  Rome,  pour  y  approfondir  le  droit  canoni- 
que (1).  » 

Voilà  les  hommes  que  nous  retrouverons,  fermes  comme 
le  roc,  au  moment  de  la  tempête  révolutionnaire. 

Des  désastres  avant-coureurs  la  précédèrent  ainsi  que 
de  sombres  pronostics.  Ecoutons  Mgr  Paget  les  énumérer 
dans  son  Mandement,  donné  le  10  juin  1790,  et  par 
lequel  il  exhorte  ses  diocésains  au  soulagement  des  néces- 
siteux et  au  maintien  de  la  paix  (2). 

«  Nous  ne  saurions,  Nos  très-chers  frères,  tenir  res- 
serrés plus  longtemps  dans  Notre  cœur  les  divers  senti- 
ments qui  Nous  affectent  dans  ces  conjonctures  fâcheuses 
et  déplorables.  La  misère  qui  se  fait  sentir  dans  les  diffé- 
rentes contrées  de  Notre  diocèse,  la  cherté  des  grains  qui 
s'est  accrue  d'une  manière  alarmante,  et  les  suites  fu- 
nestes que  peut  encore  entraîner  l'éloignement  de  la  ré- 
colte si  désirée,  accablent  Notre  âme  de  tristesse.  L'indus- 
trie et  le  travail  ne  suffisent  plus  à  la  vie  de  l'artisan  et 
le  cultivateur  manque,  pour  sa  subsistance,  des  fruits  vivi- 
fiants dont  ses  bras  et  ses  sueurs  ont  fécondé  la  terre. 
Des  pères  éplorés  ne  savent  comment  répondre  aux  cris 

(1)  Lettre  de  Mgr  Biord,  26  avril  1774. 

(2)  Mandement  de  Mgr  l'évOque  et  prince  de  Genève.  —  Annecy,  1790. 


-  408  — 


redoutables  d'une  nombreuse  famille,  qui  leur  demande 
du  pain;  la  détresse  est  devenue  générale.  Combien  même 
d'infortunés  habitants  des  campagnes,  après  avoir  épuisé 
leurs  aliments  par  une  lente  et  avare  consommation,  pres- 
sés par  la  faim,  pâles  et  desséchés,  se  traînent  à  pas  lan- 
guissants vers  nos  villes  pour  y  recevoir  la  vie  des  mains 
de  la  miséricorde  !  0  spectacle  déchirant  ! 

«  Pourquoi  faut-il  qu'un  nouveau  genre  de  calamité 
vienne  encore  en  aggraver  le  poids  ? 

«  La  discorde  semble  infecter  les  airs  et  appeler  par 
tout  le  tumulte,  les  haines  et  les  crimes;  la  religion  elle- 
même  est  attaquée  avec  audace,  et  la  licence  ne  connaît 
plus  de  bornes.  » 

Hélas!  il  faut  le  dire;  l'école  des  philosophes  avait 
semé  le  poison  des  mauvaises  doctrines.  On  était  sur  le 
point  d'en  récolter  les  fruits  amers.  Dans  sa  douleur, 
Mgr  Paget  fait  un  appel  à  ceux  qui  possèdent,  pour  que 
leur  cœur  s'ouvre  à  la  charité.  Il  en  démontre  la  néces- 
sité et  les  précieux  avantages  au  point  de  vue  de  la  foi. 
Il  conjure  ensuite  ses  diocésains  à  garder  le  trésor  de  la 
paix,  à  rester  soumis  aux  lois  et  à  l'autorité,  d'ailleurs  si 
paternelle,  dans  la  partie  de  son  diocèse  soumise  à  la 
maison  de  Savoie. 

L'évêque  commande  ensuite  des  prières  publiques,  pour 
fléchir  le  ciel  et  détourner  les  coups  de  sa  colère. 

Ce  mandement  montre  la  tendresse  d'un  cœur  toujours, 
ouvert  au  cri  de  la  misère.  En  l'envoyant  au  roi,  Mgr  Pa- 
get disait  :  «  Ici,  tout  est  tranquille  ;  ce  qui  m'afflige, 
c'est  de  ne  pouvoir  soulager,  autant  que  je  le  désirerai  le 
nombre  des  pauvres  qui  viennent  chercher  la  subsistance 
dans  Annecy  (1).  » 


(1)  Lettre  de  Mgr  Paget,  lo  juin  1790. 


—  409  — 


Ils  affluaient  en  effet  à  sa  porte,  et  il  faisait  distribuer 
des  secours,  principalement  le  dimanche,  à  tous  ceux  qui 
avaient  assisté  à  la  messe. 

Quelques  jours  après,  Mgr  Paget  reçut  les  décrets  de 
l'Assemblée  nationale,  qui  atteignaient  les  paroisses  de 
son  diocèse  soumises  à  la  France.  Il  y  discerna  de  suite  les 
symptômes  d'un  schisme;  aussi,  plongé  dans  la  plus  pro- 
fonde perplexité,  il  se  demanda  ce  qu'il  allait  faire.  Sa 
première  pensée  fut  de  soumettre  la  question  au  Pape  et 
de  prémunir  ses  diocésains  contre  le  danger  d'une  Eglise 
nationale,  séparée  de  Rome.  Mais,  ne  voulant  pas  agir  iso- 
lément, il  attendit  les  décisions  que  prendraient  ses  col- 
lègues dans  l'épiscopat,  surtout  ceux  qui  faisaient  partie 
de  l'assemblée.  Ils  se  concertèrent  en  effet,  car  bientôt 
Mgr  l'évêque  de  Clermont  lui  écrivit  la  lettre  suivante  : 

«  Monseigneur, 

«  Les  évêques  députés  à  l'Assemblée  nationale  de 
France  me  chargent  d'avoir  l'honneur  de  vous  envoyer 
une  exposition  de  principes,  qu'ils  ont  cru  devoir  faire 
paraître,  relativement  aux  décrets  de  cette  assemblée  sur 
la  constitution  du  clergé. 

«  Ils  seraient  bien  flattés,  si  cet  ouvrage  pouvait  mériter 
votre  suffrage  et  votre  adhésion,  et  je  le  suis  infiniment 
de  la  commission  dont  ils  m'ont  honoré. 

«  Je  suis,  etc. 

«  -j-  Fkançois,  évêque  de  Clermont. 
«  Paris,  10  décembre  1790.  » 

Après  avoir  lu  cette  exposition  avec  maturité,  il  y  ap- 
posa son  adhésion  en  ces  termes  :  • 

«  L'exposition  des  principes  sur  la  constitution  du 
clergé  par  les  évêques  députés  à  l'Assemblée  nationale, 
portant  tous  les  caractères  de  vérité,  de  zèle,  de  sagesse, 


—  410  — 

de  force  et  de  modération,  je  me  fais  un  devoir  d'y  ad- 
hérer d'esprit  et  de  cœur. 

t  f  Jean -Marie,  évêque  de  Genève. 
«  Annecy,  le  28  décembre  1790.  » 

Cette  adhésion  était  accompagnée  de  la  réponse  sui- 
vante à  Mgr  de  Clermont  : 
«  Monseigneur, 

«  Je  ne  peux  assez  vous  remercier  de  la  bonté  que 
vous  avez  eue  de  m'envoyer,  de  la  part  de  Messeigneurs 
les  évêques,  députés  à  l'Assemblée  nationale  de  France, 
un  exemplaire  de  V  Exposition  des  principes  qu'ils  ont  faite 
relativement  aux  décrets  de  cette  assemblée  sur  la  cons- 
titution du  clergé.  Je  vous  prie  de  leur  faire  agréer  les 
sentiments  de  la  plus  vive  reconnaissance  pour  un  don  si 
précieux. 

«  Je  l'ai  lue  avec  le  plus  grand  plaisir,  et  la  plus  douce 
satisfaction  ;  elle  est  admirable,  pleine  de  sagesse,  de 
force  et  de  modération.  Puisse  le  Dieu  de  bonté  et  de 
miséricorde  rétablir  le  calme  et  la  tranquillité  dans  tout 
le  royaume  ! 

«  Puisse-t-il  veiller  à  la  conservation  de  notre  sainte 
religion  et  rendre  à  l'Eglise  gallicane  son  éclat  et  sa 
splendeur  !  Ce  sont  là  les  vœux  que  je  ne  cesse  de 
former. 

«  Je  suis,  avec  un  profond  respect,  etc. 

«  -f-  Jean-Marie,  évêque  de  Genève. 
«  Annecy,  le  26  décembre  1790.  » 

Mgr  Paget  ne  se  borna  pas  à  cette  déclaration  de  prin- 
cipes. Comme  évêque,  il  se  crut  obligé,  dans  une  lettre 
du  20  janvier  1791,  de  signaler  à  ses  diocésains,  soumis  à 
la  France,  les  conséquences  de  quelques-uns  des  articles 
de  la  Constitution  du  clergé,  et  à  les  prémunir  contre 
toute  adhésion  au  schisme. 


—  Ml  — 

«  Nous  avons  été  saisi  d'étonnement  et  pénétré  de  dou- 
leur, quand  la  lecture  des  décrets  de  l'Assemblée  natio- 
nale de  France  nous  a  fait  connoître  que  quelques-uns  de 
ces  décrets  nous  atteignoient  et  tendoient  à  nous  enlever 
uue  partie  considérable  du  troupeau  que  la  divine  Provi- 
dence Nous  a  confié.  » 

Après  avoir  déclaré  qu'un  tel  démembrement,  décrété 
sans  aucune  intervention  de  l'autorité  ecclésiastique,  est 
attentatoire  à  sa  juridiction,  Mgr  Paget  ne  peut  plus 
garder  le  silence,  sans  trahir  son  devoir.  Aussi,  il  rappelle 
aux  prêtres  et  aux  fidèles  les  principes  sur  lesquels  re- 
pose l'autorité  dans  l'Eglise.  11  en  montre  la  source,  la 
légitimité  et  les  limites. 

Rien  de  plus  lucide  que  cette  exposition  de  la  doctrine 
catholique.  Chaque  phrase  porte  coup.  Aussi,  il  en  tire 
des  conclusions  écrasantes  pour  la  Constitution  du  clergé. 
Chacun  des  articles  est  une  violation  du  droit;  d'où  il  con- 
clut que  les  prêtres  ne  peuvent,  en  conscience,  y  donner 
leur  adhésion  par  le  serment  exigé,  et  que  ceux  qui  se 
prêteraient  à  une  élection  ne  seraient  que  des  intrus,  dignes 
des  anathèmes  de  l'Eglise. 

S'adressant  aux  vieillards  du  sanctuaires,  il  leur  fait 
cette  adjuration  solennelle  : 

«  Vous  surtout,  vénérables  pasteurs  des  âmes,  qui  avez 
blanchi  dans  les  combats  du  Seigneur,  signalez  la  gloire 
de  vos  vertus  à  la  fin  de  votre  carrière,  et  si  l'on  vouloit 
vous  arracher  par  quelque  faiblesse,  ce  qu'on  n'auroit  pas 
pu  obtenir  par  l'attrait  des  promesses  ou  par  la  terreur 
des  menaces,  à  l'exemple  du  brave  Éléazar,  rappelez  à 
votre  mémoire  la  dignité  de  votre  vieillesse,  la  gloire  de 
vos  travaux  pour  le  nom  de  Jésus-Christ,  les  mérites  d'une 
longue  vie,  consacrée  à  Dieu  dès  l'enfance  et  répondez 
aussitôt  que  vous  aimez  mieux  descendre  glorieux  dans  le 


—  m  — 

tombeau,  en  laissant  un  exemple  de  force  aux  jeunes  lévi- 
tes, que  de  souiller  votre  vieillesse,  en  la  prolongeant  par 
le  funeste  exemple  d'une  lâche  apostasie  (1).  • 

Les  événements  se  précipitaient  en  France.  La  révolu- 
tion y  marchait  à  pas  de  géant.  Les  électeurs  furent 
convoqués  dans  tous  les  départements,  pour  se  donner 
des  pasteurs  et  nommer  des  évêques  dans  leur  circons- 
cription. Il  se  trouva  dans  celle  de  Belley  un  malheureux 
prêtre,  nommé  Royer,  du  diocèse  de  Saint-Claude,  qui  se 
posa  comme  candidat.  Il  fut  nommé  le  19  février  1791.  A 
peine  Mgr  Paget  eut-il  appris  cette  Domination  et  sa  con- 
sécration sacrilège,  qu'il  adressa  à  son  clergé  un  nouveau 
mandement,  dans  lequel  il  exposa  nettement  les  principes, 
toujours  reconnus  dans  l'Eglise,  pour  le  choix  et  la  nomi- 
nation des  évêques,  et  la  juridiction,  que  le  chef  auguste 
de  la  catholicité  peut  seul  conférer.  Démontrant  ensuite 
que  toutes  les  règles  canoniqnes  avaient  été  foulées  aux 
pieds  dans  l'élection  du  sieur  Royer,  il  déclare  «  sa  con- 
sécration illicite  et  entachée  d'usurpation  criminelle,  et 
par  conséquent  frappée  de  nullité  dans  tous  les  actes 
d'administration  qu'il  tenterait  d'accomplir  (2).  » 

Cette  lettre,  pleine  de  foi,  est  un  monument  de  fer- 
meté épiscopale.  L'âme  de  Mgr  Paget  s'y  montre  brisée 
à  la  vue  des  maux  qui  fondent  sur  l'Eglise. 

«  Notre  ministère,  s'écrie-t-il,  était-il  donc  destiné  à 
dévoiler  les  sacrilèges  de  ceux  qui  osent  usurper  la  plé- 
nitude du  sacerdoce  de  Jésus-Christ!  Ah!  notre  cœur, 
depuis  longtemps  plongé  dans  l'amertume,  répugne  au 
récit  de  tels  attentats.  Nous  voudrions  les  couvrir  d'un 
voile  impénétrable,  les  dérober  pour  jamais  aux  regards 
des  fidèles. 

(1)  Lettre  au  clergé  séculier  et  régulier  et  à  ses  diocésains  soumis  à  la 
France.  20  janvier  1791. 

(2)  Mandement  de  Mgr  Paget,  mars  1791. 


—  413J— 

«  Mais  un  devoir  rigoureux  nous  prescrit  d'opposer  à  ce 
torrent  de  maux  l'esprit  de  conseil  et  de  force,  que  la 
sagesse  divine  a  mis  au  nombre  des  dons  sacrés,  qu'Elle 
répand  sur  les  évêques,  marqués  du  sceau  de  son  auto- 
rité. Notre  silence  serait  un  crime  ;  il  vous  égarerait  dans 
la  voie  du  mensonge  ;  il  pallierait  à  vos  yeux  les  funestes 
entreprises  d'un  pasteur  mercenaire,  et  nous  resterions 
chargés  des  ravages  affreux  qui  en  dériveraient.  » 

Rappelant  ensuite  les  règles  de  la  discipline  ecclésias- 
tique, établies  pour  l'élection  des  évêques,  la  juridiction 
qui  leur  est  confiée,  et  leur  consécration  en  vue  de  sièges 
canoniquement  érigés,  il  montre  que  Royer  n'a  satisfait  à 
aucune  de  ces  prescriptions,  et  qu'on  aurait  tort  de  dire 
qu'il  s'est  mis  en  communion  avec  le  Pape,  en  lui  écrivant 
une  lettre  de  communion  ;  démarche  illusoire  qui  ne  fut 
jamais  approuvée  par  le  Souverain  Pontife,  et  qui  n'aurait 
de  valeur  qu'autant  que  le  Pape  la  ratifierait. 

Pour  prouver  qu'il  n'y  a  rien  de  personnel  dans  cette 
question,  Mgr  Paget  déclare  qu'il  est  prêt  à  donner  sa 
démission,  si  le  Pape  le  désire,  pour  éviter  les  horreurs 
du  schisme. 

«  Mais,  ajoute-t-il,  pendant  que  subsistera  le  lien 
sacré  qui  Nous  unit  à  vous,  ce  lien  semblable  à  celui  qui 
unit  le  Fils  de  Dieu  à  l'Eglise  universelle,  ce  lien  qui 
n'est  ni  l'ouvrage  des  hommes  ni  le  nôtre,  mais  celui  de 
Jésus-Christ  même,  ce  lien  que  l'autorité  des  puissances 
de  la  terre  ne  peut  pas  rompre,  ce  lien  enfin  qui  ne  peut 
être  rompu  que  par  l'Eglise  même,  Notre  devoir  est  de 
veiller  à  votre  salut,  quelles  que  soient  les  amertumes 
dont  notre  épiscopat  puisse  être  environné.  » 

Enfin,  après  avoir  exposé  les  funestes  conséquences 
du  schisme,  Mgr  Paget  prononce  les  interdictions  sui- 
vantes : 

«  Nous  avertissons  le  clergé  séculier  et  régulier  et  les 


—  414  - 

fidèles  de  notre  diocèse  en  la  partie  de  France,  que  la 
consécration  du  sieur  Royer,  curé  de  Chavannes,  au  dio- 
cèse de  Saint-Claude,  a  été  illicite  et  attentatoire  aux  lois 
et  aux  règles  de  la  discipline  de  l'Eglise,  et  que,  rappelé 
à  la  voix  de  sa  concience,  il  doit  se  regarder  comme 
frappé  des  peines  canoniques  qu'il  a  encourues,  et  qui  lui 
interdisent  l'exercice  des  fonctions  épiscopales.  » 

t  Si  consommant  le  crime  et  l'attentat  d'une  témérité 
sacrilège,  et  sous  le  prétexte  des  décrets  et  règlements 
émanés  de  la  puissance  séculière,  le  dit  sieur  Royer  s'im- 
misçait dans  le  gouvernement  de  notre  diocèse,  Nous  le 
déclarons  dès  lors  intrus,  usurpateur  de  la  juridiction 
spirituelle  et  schismatique,  et  comme  tel,  soumis  aux 
peines  canoniques.  » 

t  Nous  déclarons  que,  dès  lors,  tous  les  sacrements 
qu'il  administrerait  dans  cet  état  seraient  autant  de 
crimes  et  de  profanations,  que  tous  les  actes  de  juridiction 
spirituelle  qu'il  exercerait,  et  qui  seraient  exercés  par  des 
prêtres  assez  aveugles  pour  recevoir  de  lui  institution, 
approbation,  pouvoirs,  seraient  nuls  et  de  nul  effet. 

«  Usant  de  la  puissance  que  Nous  tenons  de  Jésus- 
Christ,  prince  des  pasteurs,  laquelle  ne  peut  rester  inac- 
tive dans  nos  mains,  et  réclamant  l'obéissance  que,  dans 
l'ordre  de  la  religion,  tout  prêtre  nous  doit,  en  vertu  du 
serment  de  son  ordination,  et  tout  fidèle,  en  vertu  de  son 
baptême,  Nous  défendons  au  clergé  séculier  et  régulier,  et 
à  tous  prêtres  et  fidèles  de  l'un  et  de  l'autre  sexe  dans 
notre  diocèse  de  reconnaître,  dans  aucun  cas  et  sous 
quelque  prétexte  que  ce  soit,  le  dit  sieur  Royer  pour  vrai 
et  légitime  évêque,  et  notamment  de  publier  ou  de  faire 
publier  aucun  acte  provenant  de  lui,  soit  lettre,  mande- 
ment, etc. 

«  Nous  les  avertissons  qu'on  ne  peut,  sans  se  rendre 
complice  de  schisme  et  d'intrusion,  communiquer  avec 


—  415  — 


les  faux  pasteurs  dans  l'exercice  des  fonctions  et  de  la 
judiriction  spirituelle,  soit  par  l'assistance  à  leur  messe, 
soit  par  la  participation  aux  sacrements,  en  quelque  ma- 
nière que  ce  soit.  • 

Après  avoir  accompli  ce  grand  devoir,  Mgr  Paget  com- 
prit que  la  position  des  prêtres  fidèles  serait  pleine  de 
difficultés  dans  les  paroisses  soumises  à  la  France. 

Aussi,  offrit-il  de  suite  un  asile,  dans  son  séminaire  et 
dans  des  maisons  bourgeoises  d'Annecy,  à  tous  ceux  qui 
seraient  obligés  de  quitter  leur  poste,  par  suite  de  leur 
refus  de  prêter  serment  à  la  Constitution  civile  du 
clergé  (1). 

Plusieurs  prêtres  français  en  profitèrent.  Bientôt  survint 
le  décret  de  déportation  contre  ceux  qui  ne  se  seraient 
pas  soumis.  Il  fallut  choisir  entre  l'apostasie  et  l'exil. 

«  Ce  fut  alors,  dit  Mgr  Billet,  dans  toute  la  France,  un 
départ  général.  Tous  les  jours,  en  Savoie,  on  voyait 
passer  des  prêtres  voyageant  à  pied,  avec  un  petit  sac 
noir  sous  le  bras,  et  souvent  déjà  avec  des  vêtements  et 
des  souliers  en  mauvais  état  (2).  » 

La  plupart  de  ces  exilés  croyaient  que  le  Rhône  serait 
une  barrière  infranchissable  pour  la  Révolution.  Ils  se 
trompaient,  car  elle  ne  tarda  pas  à  faire  irruption  sur  la 
Savoie  avec  ses  bataillons,  qui  y  portèrent,  avec  le  dra- 
peau rouge,  ses  abominables  doctrines,  ses  impies  et 
sanglants  décrets.  Ils  se  dirigèrent  alors  vers  la  Suisse, 

(1)  Voici  ce  que  dit  à  ce  sujet,  un  des  prêtres  vénérables,  qui  passa  par 
les  tribulations  de  cette  époque  douloureuse,  M.  Colliex,  curé  d'Ambérieux, 
dans  une  lettre  à  M.  1  abbé  Vuarin.  «  Tous  les  prêtres  avaient  été  invités 
par  leur  évêque  à  se  rendre  à  Annecy,  dès  qu'ils  ne  pourraient  plus  tenir  à 
leur  poste,  et  c'est  ce  que  firent  ceux  qui  étaient  dans  le  cas  de  la  déporta- 
tion. »  Un  autre  prêtre  français,  M.  l'abbé  Gervais,  écrivait  à  Mgr  Dévie  :«  Les 
prêtres  de  la  partie  française  du  diocèse  d'Annecy  reçurent  un  accueil  affec- 
tueux et  paternel  de  leur  évêque,  Mgr  Jean-Marie  Paget  qui  les  plaça  en  par- 
tie dans  son  séminaire,  partie  dans  une  pension  convenable  en  ville.  » 

(2)  Mémoire  pour  l'histowe  ecclésiastique  du  diocèse  de  Cham- 
béry. 


—  416  — 


passèrent  à  Genève,  où  ils  reçurent  des  secours  pour  aller 
dans  le  canton  de  Fribourg  et  dans  le  Valais,  où  on  leur 
fit  le  meilleur  accueil  (1). 

S'il  eût  été  au  pouvoir  des  commissaires  de  Bourg  et  de 
Belley  de  faire  saisir  Mgr  Paget,  à  l'aide  d'une  lettre  de 
cachet;  ils  n'eussent  pas  manqné  de  le  jeter  dans  un  pro- 
fond cachot,  mais  la  terre  de  Savoie  n'avait  pas  encore 
subi  l'envahissement  dont  elle  était  déjà  menacée  par  les 
révolutionnaires.  Mgr  Paget  put  prendre  possession  du 
palais  épiscopal  et  y  rester  en  tranquillité. 

Cependant  des  plaintes  arrivèrent  contre  lui  à  la  cour 
de  Turin,  et  le  ministre  d'Etat,  comte  Graneri,  lui  écrivit 
le  15  juin,  au  nom  de  son  souverain,  en  lui  recommandant 
la  prudence,  d'empêcher  aux  curés  la  publication  d'écrits 
contre  la  constitution  française.  Monseigneur  le  remercia 
de  ses  bons  conseils,  de  l'intérêt  que  lui  portait  Sa  Ma- 
jesté, mais  il  lui  fit  sentir  qu'il  y  a  des  devoirs  périlleux 
à  remplir,  devant  lesquels  un  évêque  ne  peut  reculer. 

Voici  le  texte  de  la  lettre  de  Mgr  Paget  à  S.  E.  Granery  : 

«  21  juin  1791. 

«  Monsieur, 

«  C'est  surtout  dans  ces  circonstances  critiques  et  déli- 
cates que  je  sens  tout  le  poids  de  l'épiscopat,  sous  lequel 
j'aurais  déjà  succombé  si  je  n'avais  été  soutenu  de  la  force 
d'en  haut.  Il  m'est  bien  consolant,  au  milieu  de  mes  peines 

(1)  Nous  nous  faisons  un  devoir  de  publier  à  ce  sujet  le  témoignage  de, 
reconnaissance  d'un  de  ces  prêtres  exilés  en  Suisse  : 

«  Cette  année  et  les  suivantes,  les  messieurs  du  canton  de  Fribourg  allaient 
au  chef-lieu  chercher  des  prêtres  français,  pour  exercer  à  leur  égard  une  gé- 
néreuse hospitalité;  mais  le  pays  de  Valley  parut  encore  se  distinguer  sur  le 
reste  de  la  Suisse  par  son  zèle  bienfaisant  pour  les  prêtres  français,  à  cause 
du  service  des  familles  patriciennes,  dont  les  lils  avaient  servi  le  roi.  Les 
Ailles,  bourgs  et  hameaux  avaient  tous  plus  ou  moins  d'ecclésiastiques 
français,  selon  leur  étendue.  Presque  partout,-  ils  étaient  logés  et  nourris  gra- 
tis, plus  particulièrement  à  Sion  et  au  bourg  de  Sierre,  dans  les  nobles  et 
généreuses  familles  de  Gourten  et  de  Preux,  où  ils  étaient  traités,- comme  des 
membres  de  la  maison.  » 


—  417  — 

et  de  mes  sollicitudes,  d'apprendre  par  votre  canal,  que  le 
roi  est  très-persuadé  que  je  me  conduis,  dans  l'adminis- 
tration de  mon  diocèse  en  la  partie  de  France,  avec  toute 
la  circonspection  et  la  prudence  nécessaires.  Je  supplie 
Votre  Excellence  de  porter  au  pied  du  trône  mes  très- 
humbles  et  très-respectueux  remerciements,  et  d'assurer 
Sa  Majesté  que  je  me  conformerai  à  ses  intentions,  comme 
je  le  dois  à  tous  égards,  en  continuant  d'user  de  tous  les 
ménagements  et  de  toutes  les  précautions,  qui  peuvent  se 
concilier  avec  le  devoir  sacré  et  indispensable,  qu'exige 
la  charge  pastorale.  N'ayant  pu  retenir  la  vérité  captive, 
sans  me  rendre  coupable  d'un  grand  crime,  j'ai  dû,  par 
mes  instructions,  mes  exhortations  et  mes  prières  confir- 
mer mes  frères  dans  la  foi  et  les  prémunir  contre  les  dan- 
gers de  l'erreur  et  les  pièges  de  la  séduction.  Si  j'ai  quel- 
que reproche  à  me  faire,  c'est  de  n'avoir  que  faiblement 
rempli  l'obligation,  que  le  souverain  pasteur  m'a  imposée, 
de  paître  et  gouverner  le  troupeau  qu'il  m'a  confié,  et  dont 
il  me  demandera  un  compte  rigoureux,  au  jour  où  il  me 
faudra  paraître  au  tribunal  du  souverain  juge,  qui  jugera 
les  justices  mêmes.  J'ai  porté  la  modération  jusqu'à  m'abs- 
tenir  de  décerner  des  peines  canoniques  contre  les  intrus 
et  les  usurpateurs.  Je  regrette  que  mes  avis  paternels 
n'aient  pu  les  ramener  dans  la  bonne  voie,  dont  ils  se  sont 
malheureusement  écartés.  Ce  qui  me  pénètre  de  tristesse 
et  de  douleur,  c'est  de  voir  que  dans  le  nombre  des  prêtres, 
sujets  du  roi,  qui  exerçaient  les  fonctions  du  saint  minis- 
tère dans  la  partie  de  mon  diocèse,  qui  est  en  France, 
trois,  devenus  prévaricateurs,  adhèrent  opiniâtrément  au 
schisme,  et  deux  autres  chancelants  sont  sur  le  point  de 
faire  naufrage,  sans  que  mes  invitations,  mes  prières  et 
mes  larmes  aient  encore  pu  les  toucher. 

t  Depuis  quelque  temps  je  garde  le  silence  (puisse-t-il 
n'être  pas  criminel  !)  et  je  me  borne  à  répandre  mon  âme 

37 


-  418  — 

affligée  devant  Dieu  et  à  gémir  entre  le  vestibule  et  l'autel, 
dans  l'attente  de  ces  heureux  moments,  fixés  par  le  père 
des  miséricordes  et  le  Dieu  de  toutes  consolations,  pour 
l'ordre  de  la  paix  et  de  la  religion.  J'ai  inculqué  à  tous 
les  agents  de  mon  administration  la  nécessité  de  suivre 
ce  plan  de  conduite,  en  leur  faisant  sentir  qu'il  est  de  la 
sagesse  de  prévenir  et  d'éviter  tout  ce  qui  pourrait  irriter 
les  esprits,  qui  ne  sont  déjà  que  trop  exaltés.  » 

Agréez,  etc.  j-  Jean-Maeie,  évêque  de  Genève. 

Annecy,  le  21  juin  1791. 

Mgr  Paget  avait  été  dénoncé  au  Procureur  général 
comme  un  ennemi  des  principes  de  la  Révolution.  Celui-ci 
ne  manqua  pas  de  lancer  contre  l'évêque  un  violent  réqui- 
sitoire, auquel  un  prêtre  courageux  osa  répondre.  Il  ne 
s'aperçut  pas  moins  de  l'hostilité  croissante  des  agents 
du  gouvernement  français  contre  lui.  Les  commissaires  de 
Belley  et  du  Bourg  eurent  mission  de  le  surveiller.  Il  crut 
prudent  de  se  retirer  dans  le  Vallais,  en  laissant  l'adminis- 
tration du  diocèse  à  ses  grands  vicaires. 

Ce  ne  fut  pas,  assurément,  de  sa  part,  un  acte  de  fai- 
blesse, mais  de  haute  prévoyance;  car  s'il  fût  resté  à  son 
poste,  le  jour  où  les  troupes  françaises  mirent  le  pied  sur 
la  Savoie,  il  eût  été  mis  en  jugement  et  déporté. 

En  se  retirant,  il  pouvait  encore  tenir  les  fils  de  l'admi- 
nistration et  secondé  de  ses  courageux  et  intelligents 
vicaires  généraux,  gouverner  son  diocèse.  Mgr  Paget 
partit  donc  le  22  septembre  1792,  après  avoir  fait  une  ordi- 
nation, où  il  admit  aux  saints  Ordres  MM.Paquier,  Ducret 
et  Favre,  et  au  sous-diaconnat  l'illustre  M.  Vuarin,  qui  fut 
un  des  aides  les  plus  dévoués  de  MM.  les  vicaires  géné- 
raux, durant  les  mauvais  jours.  Il  quitta  Annecy,  à  sept 
heures  du  soir,  avec  sa  sœur,  accompagné  de  l'abbé  Noïton, 
et  de  M.  l'abbé  de  Mont-Réal,  son  parent.  Ils  passèrent 


—  419  — 

par  Taninges,  les  Gets  et  se  rendirent  à  Saint-Maurice 
en  Vallais,  où  ils  furent  reçus  par  M.  de  Cocatrix,  qui  leur 
offrit  l'hospitalité.  C'est  de  là  que  Monseigneur  écrivit, 
en  date  du  30  septembre  1792,  une  lettre  au  ministre  du 
roi  (1),  pour  lui  faire  connaître  les  motifs  de  sa  retraite. 
En  voici  la  teneur  : 

«  Saint-Maurice,  en  Vallais,  30  septembre  1792. 

«  Excellence, 

«  Je  me  fais  un  devoir  d'informer  Votre  Excellence  que, 
pour  me  mettre  à  l'abri  de  la  persécuion,  à  laquelle  j'étais 
exposé  dans  ces  malheureuses  circonstances,  je  me  suis 
vu  forcé,  à  mon  grand  regret,  de  quitter  mon  diocèse  et 
de  chercher  un  asile  à  Saint- Maurice  en  Vallais,  d'où  je 
n'en  suis  éloigné  que  de  trois  lieues,  et  par  conséquert  j'y 
suis  à  portée  de  lui  être  utile.  J'y  ai  laissé  deux  de  mes 
grands  vicaires  sur  le  zèle  desquels  je  puis  me  reposer. 

«  Mon  intention  est  de  rester  dans  cette  ville,  jusqu'à  ce 
que  les  affaires  prennent  une  autre  tournure  et  qu'elles 
me  permettent  de  retourner  à  Annecy.  Je  supplie  Votre 
Excellence  de  vouloir  bien  faire  part  à  Sa  Majesté  des  pré- 
cautions que  j'ai  cru  devoir  prendre  pour  ma  sûreté  et  de 
l'assurer  de  tout. mon  zèle  pour  son  service. 

«  Daignez,  Monsieur,  je  vous  en  conjure,  m'honorer  de 
votre  bienveillance  et  de  votre  protection,  dont  j'ai  plus 
besoin  que  jamais,  pour  me  soutenir  au  milieu  des  peines 
et  des  inquiétudes,  dont  mon  âme  est  accablée.  Daignez 

(1)  Le  ministre  du  roi  était  Son  Excellence  Pierre-Joseph,  comte  Graneri, 
chevalier  grand-croix  de  l'Ordre  de  Saint-Maurice,  issu  de  la  branche  dé  la 
maison  Graneri,  qui  descend  de  Thomas,  premier  marquis  de  La  Roche.  II 
devint  sénateur  à  Nice  et  ministre  plénipotentiaire  de  Sa  Majesté  à  la  cour 
de  Rome.  Le  comte  et  commandeur  Graneri  fut  envoyé  comme  ambassadeur 
à  Vienne,  en  1781,  ensuite  en  Espagne,  d'où  le  roi  le  rappela  à  Turin,  en 
1789,  pour  en  faire  son  premier  secrétaire  et  ministre  d'Etat. 


—  420  — 


aussi  agréer  le  nouveau  témoignage  de  l'entier  dévouement 
et  du  profond  respect  avec  lesquels  j  ai  l'honneur  d'être,  etc. 

t  j  Jean-Maeie,  éveque  de  Genève  (1).  • 

Mgr  Paget  ne  tarda  pas  à  comprendre  qu'il  s'était  fait 
illusion  sur  la  marche  de  la  Révolution.  Elle  devint  tous  les 
jours  plus  menaçante.  Pour  éviter  toute  récrimination  con- 
tre la  terre  hospitalière,  qui  avait  accueilli  tant  de  prêtres 
de  son  diocèse,  il  franchit  les  gorges  du  Saint-Bernard  et 
se  rendit  à  Aoste,  où  Mgr  de  Solaro  voulait  le  garder.  Il  y 
trouva  des  filles  de  la  Visitation,  qui  eussent  été  heureuses 
de  l'abriter;  mais  apprenant  que  les  troupes  françaises 
avaient  franchi  les  limites  de  la  Savoie,  il  prévit  que  ses 
prêtres,  ne  pouvaut  pas  se  soumettre  au  serment,  fran- 
chiraient en  grand  nombre  le  Mont-Cenis,  pour  chercher 
un  refuge  à  Turin,  il  voulut  être  au  milieu  d'eux. 

Il  avait,  de  plus,  à  leur  ménager  un  abri,  comme  adou- 
cissement à  l'exil  volontaire,  auquel  ils  se  condamnaient 
par  amour  du  devoir.  Le  lieu  de  sa  retraite  à  Turin  fut  la 
maison  des  prêtres  de  la  Mission,  soit  les  PP.  Lazarites, 
devenue  le  palais  de  l'archevêché  (2).  t  II  y  reçut,  dit  l'abbé 
de  Mont-Réal,  avec  tous  ceux  qu'il  avait  retenus  auprès 
de  lui  ffamiliares),  pendant  six  ans,  l'hospitalité  la  plus 
gracieuse  et  la  plus  généreuse,  y  compris  les  procédés 
les  plus  délicats.  »  Dès  ce  moment,  l'évêque  de  Genève 
fut  en  exil.  Il  n'en  exerça  pas  moins  son  autorité  sur  les 
prêtres,  qui.  les  uns  vinrent  se  grouper  autour  de  lui,  les 
autres  demeurèrent  cachés  dans  leur  patrie,  et  sur  les  fidèles 
du  diocèse  qui  continuèrent,  malgré  l'absence  du  Pasteur, 

(1)  Archives  royales.  Lettre  dn  30  septembre  1792. 

(2i  C'est  dans  cette  maison  que  nous  avons  reçu  nous-même  la  plus  gra- 
cieuse ni  la  plus  douce  hospitalité,  de  la  part  de  l'illustre  archevêque  de  Tu- 
rin, Mgr  Gaslaldi,  pendant  que  nous  avons  fait  aux  archives  royales  les 
recherches  qui  nous  ont  facilité  notre  travail  sur  nus  évèques.  Nous  sommes 
heureux,  en  terminant  ce  volume  de  notre  histoire  de  donner  à  Sa  Grandeur 
un  témoignage  public  de  reconnaissance. 


—  421  - 

à  rester  dans  le  vrai  bercail  de  Notre  Seigneur  Jésus- 
Christ. 

A    NOS  LECTEURS 

En  commençant  la  publication  du  second  volume  de 
l'Histoire  de  l'Eglise  de  Genève,  nous  pensions  pouvoir 
arriver  à  l'époque  du  Concordat,  qui  a  modifié  profondé- 
ment les  limites  de  notre  ancien  diocèse.  L'abondance  des 
matériaux  que  la  Providence  a  placés  sous  notre  main 
nous  a  entraîné  à  donner  aux  monographies  de  nos  der- 
niers évêques  plus  d'extension  que  nous  pouvions  le 
prévoir.  Nous  sommes  donc  obligé  de  nous  arrêter  à  la 
période  de  la  Révolution,  durant  laquelle  le  clergé  s'est 
conduit  de  la  manière  la  plus  glorieuse.  Notre  travail  sur 
cette  époque  douloureuse  est  achevé.  Nous  l'avions  pré- 
senté en  1876,  au  concours  ouvert  par  la  Société  Flori- 
montane  d'Annecy,  sous  le  titre  de  Fragments  sur  l'his- 
toire du  diocèse  de  Genève  pendant  la  Révolution,  et  une 
mention  honorable  a  été  accordée  à  ces  fragments  trop 
restreints  pour  mériter  le  prix.  Le  rapporteur,  M.  l'abbé 
Ducis,  a  bien  voulu  en  rendre  compte  dans  la  séance  pu- 
blique du  25  janvier  1877,  en  ces  termes  : 

«  Le  troisième  mémoire  porte  le  titre  de  Fragments  de 
l'Histoire  du  diocèse  de  Genève  pendant  la  Révolution, 

«  Epoque  douloureuse,  où  des  parvenus  au  pouvoir, 
comme  les  persécuteurs  de  tous  les  temps,  essayèrent 
d'anéantir  en  France  l'établissement  de  l'Eglise  catho- 
lique, qui  avait  résisté  déjà  et  grandi  depuis  dix-huit  siè- 
cles. Epoque  glorieuse,  quand  même,  pour  le  diocèse  de 
Genève,  auquel  elle  révéla  des  caractères  d'élite,  dont 
quelques-uns  auraient  passé  inaperçus  sans  cette  tem- 
pête. 


—  422  — 


«  Après  un  tableau  statistique  du  diocèse  de  Genève, 
dont  le  centre  était  à  Annecy  depuis  le  seizième  siècle, 
l'auteur  passe  à  l'application  des  décrets  de  la  Convention 
d'abord  à  la  partie  française  du  diocèse  dans  le  pays  de 
Gex  et  le  Val-Romey,  puis  à  celle  de  la  Savoie,  qui  venait 
d'être  occupée  militairement  en  1792;  et  successivement 
à  la  direction  das  évêques  de  Savoie,  réfugiés  en  Piémont, 
«à  l'intronisation  de  l'évêque  constitutionnel  à  Annecy,  aux 
fêtes  républicaines,  etc. 

«  Les  victimes  de  la  Terreur  furent  MM.  Vernaz,  de 
Cbevenoz,  et  Morand,  du  Biot,  fusillés  à  Thonon  ;  Reve- 
naz,  de  Seyssel,  exécuté  à  Grenoble;  Joguet,  de  Crest- 
Voland,  fusillé  à  Cluses;  et  Rey,  guillotiné  à  Bourg.  Nous 
comptons  ensuite  plus  de  cent  autres  prêtres,  ou  gardés 
dans  les  prisons  à  cause  de  leur  âge,  ou  déportés  à  Roche- 
fort,  à  l'île  de  Rhé  et  à  la  Guyane  française. 

«  Il  y  a  des  pages  émouvantes  dans  ce  récit  parsemé  de 
scènes  de  destructions  d'objets  religieux  et  de  documents 
historiques,  d'arrestations  et  d'exécutions  capitales,  de 
fonctions  du  culte  remplies  à  la  dérobée  dans  les  chau- 
mières et  les  bois,  de  fuites  facilitées  par  des  actes  d'un 
sublime  dévouement.  L'empire  des  circonstances  ajoute  à 
la  couleur  vive  et  animée  du  style,  d'ailleurs  toujours 
riche  et  élégant.  L'ouvrage  est  appuyé  de  riches  notes 
statistiques  sur  le  diocèse  de  Genève  sous  le  rapport  ter- 
ritorial, administratif  et  personnel  (1).  » 

Cette  citation  suffira  pour  faire  comprendre  à  nos  lec- 
teurs l'à-propos  d'un  troisième  volume,  qui  compléterait 
cette  histoire  ;  mais  il  nous  faut  pour  cela  l'aide  de  Dieu 
et  un  nouveau  concours  de  la  part  de  nos  souscripteurs. 

(1)  Revue  sacoisienne,  année  1877,  n°  l,  p.  9  et  10. 


FIX  Dl  SECOND  VOLUME 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 


N°  I,  page  60. 
Les  Sorciers  à  Genève 

On  ne  pourrait  croire  à  la  multiplicité  des  sentences 
portées  à  Genève  contre  les  sorciers,  si  nous  n'avions  sous 
les  yeux  les  registres  du  Conseil. 

Voici  la  liste  des  accusations  et  des  condamnations  pro- 
noncées depuis  1609  jusqu'en  1615  : 

ANNÉE  1609. 

Pernette  Faure,  détenue  prisonnière  à  Satigny  pour 
estre  chargée  de  sorcellerie,  a  été  arresté  qu'on  commet 
les  sieurs  Gallatin  et  Lullin  pour  l'aller  faire  suivre  par 
la  torture.  Condamnée  à  l'estrapade.  —  16  mars. 

La  même,  après  les  trois  estrapades,  bannie  à  peine  de 
la  vie.  —  16  mars. 

Pierre  Passy,  détenu  pour  sorcellerie,  mis  à  la  torture, 
banni  à  peine  de  vie.  —  17  mars. 

Mia  Pela,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie.  Qu'elle 
soit  suyvie  par  la  torture.  —  17  mars. 

Pernette  Colomb,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie. 
Bannie.  —  23  juin. 

Domaine  Bal,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie,  qu'elle 
soit  suivie  par  la  torture.  Pour  avoir  tué  plusieurs  bêtes, 
mesme  encore  mis  les  diables  au  corps  de  plusieurs, 
ayant  confessé,  arrêté  qu'elle  soit  bruslée  lundy  pro- 
chain. —  23  juin. 

Mia  Pela,  détenue  pour  sorcellerie,  qu'elle  soit  suyvie 
par  la  torture.  Arrêté  qu'on  la  veille,  de  sorte  qu'elle  ne 
dorme  point  par  l'espace  de  quarante  heures.  —  23  juin. 

Pernette  Roy,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie,  a 


-  426  - 


esté  arresté  qu'elle  soit  livrée  au  jugement  de  Dieu.  — 
23  juin. 

Jehannie  Bioley,  détenue  en  prison  de  Satigny  pour 
sorcellerie,  qu'elle  soit  suivie.  Arrêté  qu'elle  soit  bruslée. 

—  26  juin. 

Jaquemine  Turin  de  Bourdignin,  qu'elle  soit  suivie  par 
la  torture.  —  26  juin. 

La  Cracognoda.  Qu'on  la  fasse  veiller  avec  diligence,  et 
qu'à  cet  effet  elle  soyt  mise  clans  ung  quart  de  muraille 
toute  droitte  (c'est  la  Mia  Pela).  Qu'elle  soit  condamnée 
à  demeurer  en  prison,  entre  quatre  murailles.  —  26  juin. 

Humbert  Bouillet,  son  mari,  détenu.  Qu'il  soit  banni. 

—  26  juin. 

Jaquoma  Favre.  Qu'elle  soit  répétée.  —  26  juin. 

Domaine  Bernard,  détenue  pour  sorcellerie  et  avoir  tué 
gens  et  bêtes  et  même  d'avoir  mis  le  diable  au  corps  de 
plusieurs,  ce  qu'elle  confesse;  arrêté  qu'elle  soit  brûlée 
lundi  prochain.  —  30  juin. 

Jaquoma  Favre  de  Bourdignin,  détenue  pour  sorcel- 
lerie à  Satigny.  Arrêté  que  si  elle  continue  à  confesser 
qu'elle  s'est  donnée  au  dyable  et  estre  marquée  de  luy, 
nonobstant  les  autres  négations,  qu'on  ne  laisse  de  la  faire 
brusler  avec  l'autre.  —  23  juillet. 

Clauda  Narphin,  détenue  à  Satigny  pour  sorcellerie. 
Arrêté  qu'elle  soyt  visitée  et  qu'on  la  fasse  répondre.  — 
23  juillet. 

George  Courtay,  du  pays  de  Vaux,  soupçonné  pour 
sorcellerie.  Arresté  de  le  faire  comparaître  demain  céans. 

—  28  juillet. 

Jehannie  Guarin,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie, 
s'estant  étranglée  en  prison  avec  sa  jarretière,  arresté 
qu'elle  soyt  traînée  par  la  ville  sur  la  claie.  —  7  oc- 
tobre. 

1610. 

Les  Cuysins,  emprisonnés  pour  soupçon  de  sorcellerie. 
Us  nient.  Qu'ils  soyent  repassés  et  confrontés  aux  té- 
moins. —  13  janvier. 

Pierre  Germain  et  sa  femme  Nicolarde,  détenus  pour 
crime  de  sorcellerie,  nient.  Qu'ils  soient  appliqués  à  la 
question.  N'ayant  pas  voulu  confesser  à  la  torture,  qu'ils 


—  427  — 


soient  suivîs  à  îa  troisième  estrapade.  —  Une  quatrième 
estrapade.  Ils  nient.  Bannis.  —  13  janvier. 

Loysa  Gentil,  détenue  pour  sorcellerie.  Arresté  qu'il  soyt 
de  rechef  informé  contre  elle,  et  qu'on  la  fasse  répondre 
sur  la  requeste  de  Jean  François  Syn,  de  sa  femme,  et  Per- 
nelle  Romi,  dont  les  enfants  sont  possédés  par  les  démons, 
qui  accusent  la  dite  Loysa.  —  28  avril. 

Loysa  Gentil,  détenue  pour  sorcellerie,  et  chargée  par 
nouvelles  informations.  Ayant  nié  par  ses  réponses  et  con- 
frontation, arresté  qu'elle  soyt  suivie  par  la  question. 
Ayant  reçu  une  estrapade  persistant  à  nyer,  arresté  qu'elle 
soyt  visitée  par  MM.  Simon  et  Daniel  Noël,  pour  voir 
comme  ont  dit  les  filles  de  Jehan-François  Syn,  qui  ont  les 
malins  esprits. 

Elle  est  condamnée  à  la  corde.  —  1er  mai. 

Etant  rapporté  qu'elle  se  trouve  marquée  à  la  tête 
d'une  cicatrice  qui  semble  marque  diabolique,  comme 
disent  les  chirurgiens,  pour  ce  qu'ils  ont  mis  une  espingle, 
sans  qu'elle  l'aye  senti,  ayant  les  yeux  bandés,  dedans  la 
cicatrice,  et  qu'il  y  a  extension  en  son  épaule,  de  sorte 
qu'il  y  a  danger  de  lui  donner  une  seconde  estrapade.  Elle 
est  remise  à  la  question.  Elle  avoue.  Arresté  qu'elle  soyt 
bruslée  demain.  —  7  mai. 

Loysa  Merlin,  dite  Gallopine,  détenue  pour  crime  de 
sorcellerie;  a  esté  arresté  qu'elle  soyt  bruslée  vendredi 
prochain.  —  16  mai. 

Pernette  Montron,  prévenue  de  crime  de  sorcellerie, 
arrêté  qu'elle  soyt  suivie  par  la  torture.  Bannie.  —  16  mai. 

Françoise  Marguin,  aussi  prévenue  de  sorcellerie.  Arrêté 
qu'elle  soyt  bannie,  à  peine  de  la  vie.  —  16  mai. 

Clauda  Narphin,  prévenue  pour  sorcellerie,  bannie  à 
peine  de  la  vie. —  16  mai. 

Pernette  Pauffu,  pour  sorcellerie,  qu'elle  soyt  suivie, 
répétée  et  suivie,  bannie  à  vie.  —  16  mai. 

Guillauma  Chappuis,  soupçonnée  de  sorcellerie,  chassée 
et  bannie.  —  16  mai. 

Janton  Dorzon,  soupçonné  de  sorcellerie,  mis  à  la  tor- 
ture, rompu,  visité.  Banni.  —  22  juin. 

Jean  Ronzy,  pour  crime  de  sorcellerie,  mort  dans  les 
prisons.  —  24  octobre. 


—  428  — 


Françoise  Baud,  veuve  de  feu  Guillaume  Grion,  détenue 
pour  sorcellerie,  qu'elle  soit  appliquée  à  la  question.  — 
25  octobre. 

Rollet  Greffier,  détenu  pour  crime  de  sorcellerie;  qu'il 
soyt  suivi  par  la  question.  —  27  octobre. 

Françoise  Baud,  qu'elle  soit  encore  élevée  à  la  corde, 
sans  estre  suivie  par  autres  estrapades.  —  27  octobre. 

Rollet  Greffier,  n'ayant  voulu  confesser  par  la  question 
ordinaire,  arrêté  qu'il  soit  visité  s'il  est  marqué  par  le 
diable,  et  qu'il  soit  veillé,  façon  accoutumée,  sans  dormir, 
par  l'espace  de  deux  jours.  —  27  octobre. 

Nicolas  Cullet ,  détenu  pour  soupçon  de  sorcellerie, 
banni  à  perpétuité.  —  1er  novembre. 

François  Vicaire,  de  Faucigny,  détenu  pour  soupçon  de 
sorcellerie,  banni  à  perpétuité.  —  1er  novembre. 

Ammi  Aubert,  détenu  pour  crime  de  sorcellerie.  — 
1er  novembre. 

Mathieu,  femme  de  Michel,  détenue  pour  sorcellerie  et 
bannie.  —  1er  novembre. 

Le  sieur  Geôlier  a  baillé  mémoire  contenant  qu'il  y  a 
environ  quinze  femmes  qui  sont  détenues  prisonnières, 
depuis  cette  contagion,  pour  être  soupçonnées  du  crime 
de  sorcellerie,  lesquelles  prient  estre  libérées,  offrant  de 
payer  leurs  dépenses  et  subir  bannissement.  Arrêté  qu'il 
se  nantisse  de  leurs  meubles  pour  le  paiement  de  leurs 
dépenses,  sursoyant  encore  le  jugement  de  leur  procès.  — 
19  novembre. 

Clauda  Girard,  veuve  Pelloux,  détenue  pour  crime  de 
sorcellerie,  qu'elle  soyt  suivie  à  la  question.  —  19  no- 
vembre. 

Jeanne,  fene  de  Jean  Claret,  item.  —  19  novembre. 

L'une  et  l'autre  subissent  trois  estrapades  ;  qu'elles  soyent 
veillées,  façon  accoutumée,  et  visitées  si  elles  ont  marques 
diaboliques.  Elles  n'ont  pas  voulu  confesser.  Bannies  plus 
tard.  —  19  novembre. 

1611. 

Tyvent  Chavannes,  soupçonné  de  sorcellerie  et  détenu 
pour  avoir  esté  trouvé  à  heures  nocturnes  près  l'estable 
de  Jean  Coquin,  en  laquelle  luy  sont  morts  naguères  dix 


—  429  — 


ou  douze  chevaux.  Arreste  qu'il  soyt  banni  de  la  ville  et 
terres,  à  peine  du  fouet.  —  18  juin. 

Grangier  du  sieur  le  Faucheur,  soupçoné  de  sorcel- 
lerie. Banni.  —  18  juin. 

Clauda  de  la  Place,  détenue  pour  soupçon  de  sorcel- 
lerie. Arrêté  qu'elle  soit  répétée  et  attachée  à  la  corde 
sans  être  levée.  Bannie  plus  tard.  —  18  juin. 

Pernette  Paucourt  condamnée  au  bannissement  pour 
sorcellerie,  rentre.  Fouettée  à  la  porte  de  Cornavin  et 
rebannie  à  peine  de  la  vie.  Elle  fut  poursuivie  par  des 
femmes  servantes  et  enfants,  et  assommée  à  coups  de 
pierres.  L'auditeur  reçut  l'ordre  de  parachever  diligem- 
ment l'information  du  dit  meurtre.  —  21  juin. 

Chavagnat  Jean,  soupçonné  de  sorcellerie,  qu'on  le 
fasse  répondre.  Relâché  et  remis  au  jugement  de  Dieu.  — 
19  juillet. 

Mya  Bourrequet,  dicte  Roy,  détenue  pour  sorcellerie. 
Arrêté  que  les  témoins  lui  soient  confrontés.  Elle  a  été 
laissée  au  jugement  de  Dieu.  —  13  décembre. 

1612. 

Loyse  Bastard,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie  et 
n'ayant  rien  voulu  avouer  en  première  question.  Arrêté 
qu'elle  soyt  suivie  lundi  et  cependant  rasée.  Bannie.  — 

6  mars. 

Clauda  Aubert,  pour  crime  de  sorcellerie.  Bannie.  — 

7  mai. 

Mermette  Charpina,  détenue  pour  le  même  crime.  — 
7  mai. 

En  1613,  les  condamnations  sont  beaucoup  moins  fré- 
quentes pour  les  cas  de  sorcellerie.  —  Neuf  personnes 
seulement  sont  bannies  pour  soupçon  de  sorcellerie.  En 
1614,  on  ne  trouve  aucun  cas,  mais  il  n'en  est  pas  de 
même  en  1615,  où  les  magistrats  sévissent  avec  une  ef- 
frayante rigueur  contre  ceux  et  celles  qui  leur  sont  dé- 
noncés comme  soupçonnés  de  sorcellerie. 

1615. 

Jeanne  Vaxe,  dicte  Jappé,  détenue  pour  crime  de  sorcel- 
lerie, appliquée  à  la  question.  —  29  août. 


—  430  — 


Jeanne  Baud,  pour  le  même  crime,  soit  torturée,  suivie 
en  quatrième  estrapade.  —  29  août. 

Jeanne  Châtelaine,  veuve  de  Jaques  Finna,  de  Nyon, 
détenue  pour  le  même  crime.  —  29  août. 

Sur  le  rapport  fait  par  les  dixainiers  que  la  veuve 
Richard  Coponnex,  Suzetta,  mère  de  Jean  Vaux,  Joanne, 
veuve  de  Jean  Mauris,  Anni  Magnin,  sont  suspectes  de 
sorcellerie,  elles  ont  été  appelées.  Arrêté  qu'en  temps  de 
peste  elles  ne  pourraient  être  chassées  ni  du  côté  de  Gex, 
ni  du  côté  de  Savoye,  arrêté  qu'elles  ne  pourront  sortir  de 
leur  logis.  —  29  août. 

Jeanne  Vaxe,  dicte  Jappé,  détenue,  après  informations, 
condamnée  à  être  brûlée  vive  en  Plainpalais,  le  4  sep- 
tembre. 

Jeanne  Baud,  qu'elle  soit  suivie  en  quatrième  estrapade. 

—  4  septembre. 

Estienna  Coster,  pour  le  même  crime,  qu'il  soit  plus 
amplement  informé  contre  elle.  —  4  septembre. 

Joannie  Voutier,  détenue  pour  le  même  crime.  Arrêté 
qu'elle  soyt  bannie  à  perpétuité.  —  4  septembre. 

Toyna,  veuve  de  Maxime  Guichard,  aussi  soupçonnée 
de  sorcellerie  ;  qu'il  lui  soit  défendu  de  sortir.  —  4  sep- 
tembre. 

Jeanne  Châtelaine,  qu'elle  soit  encore  gardée  aux  pri- 
sons. —  4  septembre. 

Jeanne  Portier,  item.  —  4  septembre. 

Roletta  Cudey,  pour  sorcellerie,  qu'elle  soit  bannie. 

—  4  septembre. 

Jeanne  Brouillet,  pour  même  crime,  qu'il  soit  plus 
amplement  informé.  —  4  septembre. 

Marie  Coulonges,  dicte  Gribouria  ;  ayant  été  rapporté 
que,  nonobstant  les  divers  bannissements  et  châtiments 
publics,  elle  est  revenue  près  de  la  ville  et  continue  ses 
maléfices,  et  mesme  qu'elle  se  va  meslant  avec  les  portants 
et  les  sains,  attendu  qu'à  cause  qu'elle  a  esté  en  lieux 
infects,  son  procès  ne  luy  peut  estre  fait,  façon  accou- 
tumée; qu'on  la  condamne  à  estre  arquebusée  par  le  bour- 
reau et  qu'un  seigneur  auditeur  luy  aille  de  loin  pro- 
noncer la  dite  sentence.  —  4  septembre. 

Joanna  Baud,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie  et 


—  431  — 


n'ayant  rien  voulu  confesser  après  la  quatrième  estra- 
pade, arrêté  qu'elle  soit  élevée  encore  une  fois,  sans 
estrapade,  puis  soit  mise  à  la  beurrière,  et  que,  aupara- 
vant, on  lui  change  de  chemise.  —  4  septembre. 

Joanna  Baud,  détenue  pour  sorcellerie,  n'ayant  rien 
voulu  confesser  par  la  torture,  a  été  bannie  de  la  ville  à 
perpétuité.  —  6  septembre. 

Jeanne  Galeroy;  le  sieur  Goullaz  a  rapporté  que  la  dite 
Jeanne,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie,  a  déclaré 
qu'elle  persistait  aux  confessions  qu'elle  a  faites,  le  jour 
d'hier,  par  devant  nos  seigneurs.  Vu  ses  confessions  et 
déclarations,  a  esté  arrêté  qu'on  condamne  son  corps  à 
estre  traîné  par  le  bourreau  sur  une  claie  par  la  ville  et 
estre  entéré  au  gibbet  du  Champel,  déclarant  les  biens 
de  la  dite  estre  confisqués  à  cette  seigneurie.  —  10  sep- 
tembre. 

Amblard  Corboz,  détenu  pour  soupçon  de  sorcellerie, 
qu'il  soit  appliqué  à  la  question  et  estrapade.  —  12  sep- 
tembre. 

Jeanne  Brouillet,  détenue  pour  soupçon  de  sorcellerie, 
qu'elle  soit  gardée  aux  priions.  —  12  septembre. 

Joanne  Boulet,  pour  soupçon  de  sorcellerie,  bannie.  — 
12  septembre. 

Amblard  Corboz,  n'ayant  rien  voulu  confesser  à  la  troi- 
sième estrapade,  veu  les  nouvelles  charges  rapportées 
contre  luy,  arresté  qu'il  soyt  rasé  et  changé  d'habits  et 
suivy  encore  par  deux  estrapades,  voire  plus  outre,  à  la 
discrétion  du  Conseil  qui  sera  aux  prisons.  —  12  sep- 
tembre. 

N'ayant  voulu  confesser  après  avoir  reçu  trois  estra- 
pades, attendu  le  rapport  fait  par  le  chirurgien,  disant 
luy  avoir  trouvé  une  marque  qu'il  asseure  estre  la  marque 
diabolique.  Arresté,  que  le  dit  Corboz  soit  veillé,  en  sorte 
qu'il  ne  puisse  dormir  jusqu'à  lundi  prochain.  A  ces  fins, 
à  estre  enjoint  au  geôlier  de  mettre  deux  hommes  près 
de  luy  qui  l'empêchent  de  dormir.  —  16  septembre. 

Amblard  Corboz,  détenu  pour  crime  de  sorcellerie,  veu 
les  soupçons  et  ses  confessions,  a  esté  condamné  à  estre 
aujourd'hui  bruslé  vif  en  Plainpalais,  et  tous  ses  biens 
confisqués  à  la  s  igneurie.  —  18  septembre. 


—  432  — 


Catherine  Capsa,  détenue  pour  blasphèmes  et  sorcel- 
lerie; qu'elle  soit  appliquée  à  la  question.  —  22  sep- 
tembre. 

Jeanne  Mortet,  dicte  Columine,  aussi  détenue  pour 
sorcellerie.  Qu'elle  soit  torturée.  —  22  septembre. 

Bernarde  Galiot,  détenue  pour  le  mesme  crime  et  cy- 
devant  torturée.  Arresté  qu'elle  soit  suspendue  par  les 
bras  et  veillée,  en  sorte  qu'elle  ne  puisse  dormir  de  vingt- 
quatre  heures.  —  22  septembre. 

La  Couilloda,  La  Coulamina,  Jeanne  Baud,  détenues 
pour  crime  de  sorcellerie  et  n'ayant  voulu  confesser  à  la 
question,  arresté  qu'elles  soyent  suivies  et  soyent  veillées, 
en  sorte  qu'elles  demeurent  vingt-quatre  heures  sans  dor- 
mir. —  23  septembre. 

Pernette  Rolet,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie. 
Qu'elle  soit  torturée.  —  27  septembre. 

Jeanne  Machet,  détenue  pour  le  même  crime;  qu'elle 
soit  bannie.  —  27  septembre. 

Bernarde  Challiot,  détenue  pour  le  même  crime,  bannie. 
—  27  septembre. 

Catherine  Carpsa,  dite  la  Couilloda,  détenue  pour  blas- 
phème et  crime  de  sorcellerie  ;  en  son  procès  et  ses  con- 
fessions d'avoir  dft  que  le  diable  est  plus  fort  que  Dieu,  a 
esté  arrêté  qu'elle  soit  visitée  par  un  chirurgien,  et  au 
cas  qu'elle  ne  soit  pas  marquée  du  diable,  que  néant- 
moins  elle  soit  pendue  vendredy  prochain,  pour  le  dit 
blasphème.  —  27  septembre. 

Ayma  Pelloux,  fene  de  Monnet  Vijonnery,  détenue  pour 
crime  de  sorcellerie,  ayant  esté  accusée  par  la  Coilloda 
d'avoir  esté  avec  elle  à  la  synagogue  du  diable,  et  en 
outre  trouvée  estre  marquée  de  la  marque  diabolique. 
Arresté  qu'elle  soit  appliquée  à  la  question.  —  27  sep- 
tembre. 

La  Coilloda,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie,  arrêtée 
qu'elle  soit  répétée  sur  ses  confessions.  —  29  sep- 
tembre. 

Ayma  Pelloux,  qu'elle  soit  suyvie  par  la  question  et 
veillée  vingt-quatre  heures.  —  29  septembre. 
Pernette  Roulet,  item.  —  29  septembre. 
Catherine,  fille  de  Hautto  Carpsa,  fene  de  Georges 


—  433  — 


Coillod,  détenue  pour  sorcellerie  et  blasphèmes,  lesquels 
elle  a  confessés,  a  esté,  arresté  qu'elle  soyt  demain  bruslée 
vifve  en  Plainpalais  et  ses  biens  confisqués  à  la  Seigneurie. 
—  29  septembre. 

Jeanne  Brouillet,  fene  de  François  Malbuisson,  détenue 
pour  sorcellerie.  Qu'elle  soit  relâchée  pour  nourrir  ses 
enfants.  —  3  octobre. 

Ayma  Pelloux,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie;  ar- 
resté qu'elle  soyt  suivie  par  la  torture.  —  6  octobre. 

Le  1er  géôlier  a  rapporté  que  la  dite  Ayma  est  morte 
ceste  nuit,  aux  prisons;  arresté  qu'elle  soit  traînée  par 
le  bourreau  sur  une  claye,  depuis  les  prisons  jusques  au 
gibbet  de  Champel.  —  7  octobre. 

Ayma  Monge,  détenue  pour  crime  de  sorcellerie  ;  ar- 
rêté qu'elle  soit  mise  à  la  question,  si  elle  est  trouvée 
assez  forte  pour  la  supporter.  Condamnée,  veu  son  procès 
et  ses  volontaires  confessions  à  être  bruslée  vifve  et  ses 
biens  confisqués.  —  14  octobre. 

Nous  savons  que  ce  n'est  pas  seulement  à  Genève  que 
les  sorciers  furent  poursuivis  et  brûlés.  C'était  une  véri- 
table épidémie  au  commencement  du  dix-septième  siècle  ; 
mais  pourquoi  des  écrivains  protestants  ont-ils  osé  dire 
qu'à  Genève  les  exécutions  par  le  feu  ont  été  rares  et 
qu'on  n'en  trouve  plus  de  trace  dès  1615? 


N°  II,  page  67. 

Lettre  du  euré  Mandallaz  aux  magistrats  de  Genève, 
au  temps  de  la  peste. 

A  Messieurs  les  Syndiques  conseillers,  citoyens,  bourgeois 
et  habitants  de  Genève 
Jhésus  Maria. 

Messieurs  les  Syndiques,  conseilliers,  citoiens,  bourgois 
et  habitans  de  Genève,  sy  humblemant  que  fere  puis,  a 
voustre  bonne  grâce  moy  recommande. 

Messieurs,  les  bénéfices  receu  de  vous,  qui  jadis  ne  aves 
permis  a  aucuns  mes  émules  et  adverseires  particuliers, 

28 


—  434  — 


qui  per  lors  avoent  le  primat  en  voustre  cité  de  Genève, 
fere  à  lur  dessordonnee  volunté  de  raoy  qui,  si  humble- 
mant  que  a  moy  est  possible,  vous  mercie,  et  plisiurs 
autres  humanités  particulières,  per  plisiurs  de  vous  en- 
vers moy  feites,  moy  ont  induit  a  désirer  voustre  spiri- 
tuelle et  corporelle  prospérité,  de  sorte  que  per  plisieurs 
foys  suis  esté  en  délibération  vous  escripre,  et  toujours 
creinte  de  vous  irriter  et  despleire  moy  a  empêché  jus- 
ques  à  presant,  que  la  vraye  charité,  amour  et  dilection 
que,  en  Jhesus  je  vous  porte,  a  chassé  de  mon  cœur  la- 
dicte  creinte;  car,  sachant  la  multitude  des  voustres  jor- 
nellemant  estre  exterminée  de  ce  munde  per  le  gleive 
divin  de  pestilence,  ne  moy  puis  tenir  de  vous  condoloir,  et 
contenir  de  vous  remantuer  que  vous  prédécesseurs  en 
toutes  les  adversités  et  tribulations  de  peste,  de  guerre, 
de  famine  et  en  toutes  autres  nécessites  que  lur  surve- 
noent,  avoent  recours  a  Dieu  et  feisoent,  per  les  minis- 
tres de  nostre  seincte  mere  Eglise,  prêtres  séculiers  et 
réguliers,  fere  prières,  sacrifice  et  oblation  sacramen- 
telle du  précieux  corps  et  sang  de  nostre  creatur  et  re- 
demptur  Jhesuchrist,  et  per  belles  dévotes  et  générales 
processions  et  letanies  imploroent  la  glorieuse  vierge 
Marie,  les  ordres  angéliques  de  paradis,  seinct  Pierre, 
prince  des  appostres  voustre  patron  et  tous  les  seinctz 
et  seinctes  estre  intercessurs  pour  eulx  envers  la  majesté 
divine  :  et  per  lur  dévotes  et  continues  oraysons  ont  tou- 
jours apeisé  la  ire  divine  et  de  Dieu  impetré  grâce,  et  per 
les  susdicts  moyens  sont  esté  délivrés  de  peste,  de  famine 
et  de  toutes  autres  tribulations  et  ont  toujours  évité  la 
guerre;  come  per  plisiurs  foys  depuis  XL  ans  j'ay  vheu  : 
et  croy  que  aucuns  de  vous  en  ont  bonne  mémoire  :  per 
quoy  ne  est.  nul  bessoing  les  vous  escripre.  Et  au  temps 
de  vous  ancestres,  la  cité  de  Genève  estoit  à  toutes  les 
autres  cités  de  la  christienté  exempleire  de  dévotion;  et  en 
cérimonies,  office,  honnur  et  culte  divin  entre  toutes  cités 
la  première  et  plus  excellente  :  et  sy  bien  de  Dieu  pro- 
tégée, que  bien  sovant  dormiez  suavemant  en  vous  cou- 
ches, estant  les  portes  de  la  cité  la  plus  part  de  la  nuit 
overtes,  et  nul  ennemi  vous  doumageoit.  Et  sy  bien,  per 
aucung  sien  occulte  jugemant  Dieu  a  permis,  ayes  per 
aucung  temps  répudié  la  susdicte  dévotion  et  office  divin, 


—  435  — 


toutefoys  ne  veut  que  continuez  à  laisser  le  beau  temple, 
que  en  voustre  cité  en  son  nom  a  esté  édifiez,  désert  du 
divin  office  et  de  la  tres-sacree  oblation  du  précieux  corps 
de  nostre  creatur  et  redemptur  Jhesuchrist  ;  ne  ausy  que 
metties  en  oblivion  les  belles  et  generalles  processions,  que 
avies  acoustumé  fere  en  Genève  :  a  cause  de  quoy,  a  ce 
que  puis  comprendre,  Dieu  qui  a  cure  de  tous  humeins  et 
singulieremant  de  ceux  desquieulx,  il  ne  veult  la  damna- 
tion, vous  vouglant  révoquer  et  réduire  en  la  voye  de 
dévotion  de  vous  prédécesseurs,  permetz  la  mort  pestiféré 
soy  peistre  des  corps  de  plisiurs  de  vous  concitoiens, 
combourgois  et  cohabitans  de  Genève  :  car  les  maulx,  que 
souffrons  bien  souvant,  nous  compellisent  à  nous  retorner 
a  Dieu  et  a  le  prier  mieulx  que  ne  feit  prospérité.  A 
cause  de  quoy,  per  les  viscères  de  la  miséricorde  de 
nostre  creatur  et  redemptur  Jhesuchrist,  tant  humble- 
mant  que  fere  puis,  vous  supplie  avoir  pitié,  compassion 
et  miséricorde  de  vous-mêmes,  et  per  les  susdicts  moyens, 
corne  vous  predecessurs  pour  le  passé  ont  feit,  mettre  et 
fere  diligence  de  apeiser  la  ire  de  Dieu,  de  qui  la  mein 
apremant  vous  touche  per  peste,  de  quoy  je  suis  tes- 
moing,  Dieu  qui  scrutatur  les  cueurs  des  homes  très 
dolant  et  marri,  se  vous  le  f cites,  j'ay  perfecte  confiance 
au  pere  céleste,  qui  est  le  pere  des  miséricordes  et  le 
Dieu  de  toute  consolation,  que  Hz  aura  miséricorde  de 
vous  et  vous  perdonera  vous  pèches  et  vous  consolera  en 
toutes  vous  tribulations  et  fera  cesser  la  peste  de  entre 
vous  et  sera  voustre  protectur  et  deffensur  contre  tous 
vous  adversaires  visibles  et  invisibles,  lequel,  jour  et 
nuit  tant  dévotemant  que  fere  puis,  je  prie  vous  vouloir 
per  sa  infinie  miséricorde  perdonner  vous  pèches  et  ins- 
pirer a  ensuivre  en  dévotion  vous  predecessurs  et  per  sa 
seincte  grâce  vous  préserver  de  peste  et  de  toutes  autres 
maladies,  adversités  et  tribulations  et  a  tous  vous  vouloir 
donner  en  ce  munde  très  bonne  et  longue  vie,  et  après,  la 
vie  perdurable  de  paradis. 

De  Sernex,  ce  9  de  auost  1543,  per  voustre,  témoing 
Dieu,  très  humble  servitur  et  oratur  (1) 

Fransois  de  Mandallaz,  très  indigne  prestre. 

(1)  Archives  de  Genève.  Portefeuilles  historiques,  dossier,  n°  1304.  Du 
9  uoust  1543. 


N°  II  bis,  page  96. 

Lettre  de  François  Bachod  au  due. 

Quando  il  trattato  coi  Bernesi  fù  concluso,  il  Concilio 
Tridentino  era  finito,  pero  Vostra  Altezza  non  potrà  (sotto 
pretesto  di  quel  Concilio)  commandar  a  quei  popoli,  che 
mutino  religione,  come  Lei  mi  disse  avantieri  di  voler 
fare. 

Intendo  che  i  Bernesi  domandarono  quel  capitolo,  non 
già  per  zelo  di  religione,  ma  per  compiacer  ad  alcuni 
principali  di  quei,  allora  lor  vassali,  (per  comper  vassali 
amovcndi?)  Se  sicuro  che  mandaron  a  visitar  Vostra  Al- 
tezza, La  Supplico,  quanto  io  posso,  umilissimamente, 
che  per  conservarsi  nella  buona  opinione  ch'  hanno  di  Lei 
Sua  Santità  e  tutti  i  principi  Christiani,  veda  di  ritrattar 
quel  capitolo,  in  modo  che  li  sià  l'onor  di  Dio  ed  il 
suo  (1). 

\  F0,  Vescovo  de  Ginevra. 
Annessy,  5  di  Settembre  1567. 


N°  III,  page  127. 
Lettres  de  Ange  Gustiniani  à  Son  Altesse. 
I 

Serenissime  padre  mio, 

Via  si  maraviglierà  che  io  La  venga  supplicare  di  piccola 
grazia.  I  poveri  ne  richiedono  ben  d'assai  minori  al  signor 
Dio  ?  Io  mi  sono  preso  cura  di  mandare  il  fitto  del  prio- 
rato  di  Peïllionex  a  Monsignore  il  cardinale  di  Vercelli,  e 
a  questo  fine  e  per  soccorrere  qualcuni  miei  necessitosi, 
ho  mandato  a  Ciambery  cirea  3,500  florins,  monete  di 
Savoia,  pensando  aggiungerne  ancor  500.  E  ho  trovato 
che  è  proibito  mandare  simil  monete  in  Piemonte,  e  di  più 
che  li  signori  délia  Caméra  mi  dicono  volerli  ritener  per 


(1)  Archives  royales  de  Turin.  Lettere  Vescovali. 


—  437  — 


il  servizio  di  Vostra  Altezza,  e  darmi  testoni  del  Re.  Cosi 
ho  pensato  che  essendo  ben  poco  il  commodo  che  Vostra 
Altezza  riceveria  di  questo  fatto,  e  che  apunto  égli  è, 
come  diceva  la  buona  cananea  :  de  micis  quœ  cadunt  de 
mensâ  dominorum  suorum  e  a  me  torneria  molto  disco- 
modo  e  danno.  Avendo  già  dato  da  un  pezzo  l'ordine  a 
Genova  che  si  facesse  il  pagamento  al  Cardinale,  non  po- 
tendo  mi  prevalere  di  testoni,  de  mi  vogliari  dare  di  sup- 
plicar  Vostra  Altezza,  come  umilinente  io  la  supplico,  ordi- 
nare  ai  predetti  signori  délia  Caméra,  che  per  questa 
volta  tanto,  lascino  passar  la  sopra-delta  somma,  ed  io 
ricevendo  questa  grazia  a  gran  mercede  preghero  Iddio, 
come  non  cesso  di  farlo,  perla  prosperità  de  Vostra  Altezza 
alla  cui  buona  grazia  umilmente  mi  raccomando  e  le  bacio 
le  mani. 

De  Vostra  Altezza, 
Umilissimo  et  obligatissimo,  etc. 

f  A.  L.  J. 

Vescovo  di  Geneva. 
D'Annessy,  aile  XI  de  februcio  1576. 

II 

Mando  à  Monsignore  il  Présidente  Miglietti  l'attesta- 
zione  che  Vostra  Altezza  mi  ha  domandato,  nella  quale 
ho  seguito,  quanto  ho  saputo,  gli  accortamenti,  che  essa 
segnava.  Non  so  come  Vostra  Altezza  resterà  sodisfatta, 
almeno  m'assicuro  ch'Ella  è  certo  délia  divozione  dell' 
animo  mio,  conforme  all'infinito  obbligo  che  ho  verso  di 
Lei,  alla  quale  mi  raccomando  con  ogni  umilità  e  riveren- 
tissimamente  le  bacio  le  mani,  pregando  Iddio  nostro 
signor  li  done  lunga  vita  ed  ogni  contenti  nella  sua  santa 
grazia. 

De  Vostra  Altezza, 
Umilissimo  et  obligatissimo. 

Il  Vescovo  di  Geneva. 
D'Annessy,  al  XIII  genaio  1576. 


-  438  - 


N°  IV,  pages  143-170. 
Lettres  de  saint  François  de  Sales 

Toutes  les  lettres  de  saint  François  publiées  jusqu'ici, 
soit  par  MM.  Biaise,  Peltier  et  Migne,  sont  postérieures  à 
son  élévation  à  la  prêtrise.  La  plus  ancienne  en  date  est 
de  1593.  C'est  la  réponse  du  saint  à  son  père,  qui  le 
presse  de  quitter  le  Chablais  et  de  revenir  à  Annecy. 

Celle  que  nous  publions  aujourd'hui  est  du  26  no- 
vembre 1585.  Elle  est  datée  de  Paris,  où  François,  âgé  de 
18  ans,  faisait  ses  études.  L'adresse  de  cette  lettre  est 
ainsi  conçue  :  A  Monsieur  le  baron  oV Armence,  à  la  Cha- 
pelle (1). 

On  voit  percer,  dans  l'âme  du  jeune  étudiant  le  désir 
de  faire  servir  à  la  gloire  de  Dieu  les  connaissances  qu'il 
acquiert.  Il  nourrissait  déjà  à  ce  moment  la  pensée  de 
renoncer  au  monde  et  de  se  consacrer  au  service  de 
l'Eglise.  Il  y  a,  de  plus,  un  vif  sentiment  de  reconnais- 
sance pour  ce  que  M.  François  Melchior  de  Saint-Joire, 
baron  d'Hermance,  avait  fait  pour  sa  sœur. 

D'où  sort  donc  cette  lettre,  restée  si  longtemps  incon- 
nue? Elle  a  été  découverte  dans  les  archives  de  Genève. 
On  se  demandera  peut-être  comment  cette  lettre  y  est 
arrivée.  L'histoire  en  est  assez  curieuse.  Le  Baron  d'Her- 
mance était  seigneur  de  Saint-Joire.  Son  château  fut  atta- 
qué en  1 589  par  les  Genevois.  Tous  ses  papiers  furent 
saisis  et  ses  lettres  restèrent  sous  séquestre.  Il  les  réclama 
vainement  aux  magistrats  de  Genève,  qui  répondirent  le 
11  février  1592,  que  Messieurs  n'avaient  pas  encore  fait 
visiter  tous  ses  papiers,  pour  voir  ce  qui  pourrait  servir  à 
la  seigneurie.  Jamais  ils  ne  furent  rendus,  et  la  lettre 
autographe  de  saint  François  est  restée  aux  archives. 

(1)  Nous  ne  saurions  préciser  quel  est  l'endroit  désigné  sous  ce  nom  : 
La  Chapelle. 


—  439  — 


I 

A  Monsieur, 
Monsieur  le  baron  fîArmence,  à  la  Chapelle. 

Monsieur, 

Despuys  vostre  dernier  voyage  en  ceste  ville,  javoys 
tousjours  bien  bonne  dévotion  de  vous  escrire,  ce  que  tou- 
tefoys  je  navoys  osé  fayre;  mays,  ra'ayant  escript  un  de 
mes  amis  de  l'honneur  et  faveur  que  vous  avez  faict  à 
une  mienne  sœur,  je  me  suis  persuadé  que  le  trouverez 
bon  de  moy,  auquel  vous  fistes  tant  d'acueil  dernièrement 
en  ceste  ville;  joinct  aussi  que  ne  pouvant  encores  (Dieu 
m'en  face  la  grâce  pour  l'advenir)  fayre  paroistre  l'affec- 
tion que  j'ay  de  vous  fayre  humble  service,  j'ay  voulu, 
(comme  il  s'accoustume),  vous  en  donner  souvenance  par 
lettres,  et  maintenant  que  je  suys  au  milieu  et  meilleur 
âge  de  mes  estudes,  si  je  puys  cognoistre  seulement  par 
presumption  que  preniez  en  bonne  part  mes  lettres,  ce  me 
sera  comme  un  aultre  corage  pour  poursuyvre  mon  entre- 
prise en  l'estude,  laquelle  j'oseroys  bien  me  pi  omettre 
(sans  me  flatter)  réussira  au  bien  que  je  désire,  Dieu 
aydant,  qui  est  de  le  bien  pouvoir  servir,  puys  après,  vous 
fayre  service,  à  qui  j'ay  tant  de  debvoir  et  obligation. 
J'auroys  bien  bonne  volonté  de  vous  escrire  des  nou- 
velles de  par  deçà,  mays  les  nostres  ne  sont  que  de  col- 
lèges, outre  ce  quelles  sont  si  incertaynes  (on  a  faict  le 
prince  de  Condé  mille  foys  mort)  que,  pour  ce  seul  res- 
pect, il  me  semble  que  je  suys  assez  excusé  den  escrire. 
Atant  que  je  vous  bayse  bien  humblement  les  mains  et 
prie  Dieu,  Monsieur,  qu'il  vous  tienne  en  santé  et  très- 
heureuse  vie,  vous  suppliant  de  vous  resouvenir  de  moy 
comme  de  celluy  qui  est  et  sera  à  jamais  Votre  plus 
humble  serviteur. 

{Signe)  François  de  Sales. 

Monsieur  Déage  vous  bayse  bien  humblement  les 
(mains.)  De  Paris  ce  26  novembre  1585  (1). 

(I)  Archives  de  Genève.  Portef.  histor.,  dossier,  n"  2,059.  —  Cette  lettre  a 
été  publiée  dans  Y  Abrégé  de  la  vie  de  saint  François,  1877,  et  par 
M.  Jules  Vuy  dans  la  Revue  savoisienne  dans  la  même  année  et  dans  la 
Philothée. 


—  440  — 


II 

Monseigneur, 

Je  donnais  advis  à  Votre  Altesse  du  voyage  que  je 
devais  faire  en  France,  et  du  sujet  qui  m'y  portait,  pour 
lequel,  ayant  presque  inutilement  employé  plusieurs  mois, 
Me  trouvant  maintenant  de  retour,  j'estime  aussi  lui  en 
devoir  donner  advis,  affin  qu'elle  sache  où  ses  commande- 
ments me  rencontreront,  quand  il  lui  plaira  m'en  honorer; 
ce  que  je  me  sens  toujours  plus  obligé  de  faire,  devant 
entrer  en  la  charge  d'évêque  par  le  trépas  du  bon  et  saint 
prélat  duquel  Votre  Altesse  avait  tant  goûté  la  piété,  en  la 
succession  duquel  (puisque  ça  été  le  bon  plaisir  du  Saint 
Siège  et  de  Votre  Altesse  de  m'y  appeler),  j'espère  vivre 
heureusement,  parmi  une  infinité  de  travaux  et  de  peynes 
qui  s'y  présentent,  sous  la  faveur  et  protection  de  Votre 
Altesse,  pour  la  prospérité  de  laquelle  je  feray  toute  ma 
vie  prières  à  Notre  Seigneur  et  demeureray 
Monseigneur, 
Son  très  humble  et  très  obéissant  sujet 
serviteur  et  orateur, 

François  de  Sales, 
élu  évêque  de  Genève  (1). 
Thorens,  le  14  novembre  1602. 

(L'original  est  à  la  Visitation  de  Turin.) 

III 

A  Monsieur  de  Sancy. 

Touchant  la  provision  de  la  cure  de  Saint-Mathieu  et 
doyenné  de  Vullionex  que  vous  désiriez  de  moy  en  faveur 
d'un  fils  de  Monsieur  le  baron  du  Villard  je  vous  prie, 
Monsieur,  de  faire  considéiation  de  Testât  auquel  je  suis 


(1)  Au  moment  de  mettre  sous  presse,  nous  apprenons  que  M.  l'abbé 
Tremey  vient  de.  publier  cette  lettre  dans  le  dernier  numéro  de  la  Revue 

savoisienne. 


—  441  — 


touchant  les  bénéfices  de  ces  balliages.  Sa  Sainteté,  sa- 
chant fort  distinctement  la  disposition  de  ces  pauvres 
peuples  me  dépescha  un  brief  exprès  et  bien  ample,  par 
lequel  elle  me  charge  de  désunir  tous  les  bénéfices  tant 
cures  que  autres  des  balliages  de  Thonon  et  Ternier, 
lesquels,  jusques  à  cette  heure,  avoyent  estés  unis  à  la 
milice  de  Saint  Lazare  et  outre  ce  de  prendre,  sur  tous 
autres  bénéfices  des  dits  balliages  de  quelle  qualité  qu'ils 
fussent  et  sur  tous  biens  dépendants  de  l'Eglise,  ce  qui 
seroit  nécessaire  pour  les  portions  des  curés  et  prédica- 
teurs, en  cas  que  les  bénéfices  de  Saint-Lazare  ne  fussent 
suffisants,  avec  tout  pouvoir  d'unir  les  paroisses  ensemble 
ou  les  diviser,  selon  que  je  jugerois  à  propos.  Or,  Mon- 
sieur, j'estois  sur  le  point  de  voir  la  dernière  exécution 
de  ceste  volonté  du  Saint-Siège,  quand  ces  troubles  de 
guerre  survindrent  et,  en  considération  de  la  ruine  de 
beaucoup  d'églises  et  du  peu  de  revenu  des  autres,  j'avois 
presque  partout  uni  plusieurs  paroisses  en  une,  selon  les 
distances  et  autres  circonstances  des  lieux,  et  entre  autres 
j'avois  joint  les  cures  de  Vullionex,  Confignon  et  Bernex, 
tant  pour  la  commodité  des  revenus  que  parce  que  l'église 
de  Vullionex  est  en  masures,  et  du  tout  j'ay  envoyé  au 
Saint-Siège  distincte  et  vraye  instruction,  ainsi  que  j'en 
suis  obligé  à  suyvre,  ce  qu'une  fois  pour  tout  j'en  ay  or- 
donné après  meure  délibération,  puisque  l'advis  en  est 
allé  jusques  aux  mains  des  supérieurs  ;  et  que  d'ailleurs 
malaysement  se  pourroit  il  mieux  faire,  mays  surtout 
après  que  j'auroys  levé  du  Doyenné  de  Vullionnex  la  por- 
tion nécessaire  pour  la  cure  de  Bernex  en  supplément  de 
ce  qui  manquera;  d'ailleurs  je  n'en  puis  aucunement  dis- 
poser au  préjudice  du  tiers,  qui  s'est  toujours  maintenu 
en  possession  avec  provision  de  Romme. 

Que  me  fait  vous  supplier,  Monsieur,  de  prendre  en 
bonne  part,  si  je  ne  rapporte  au  contentement  de  Monsieur 
du  Villard  ce  que  vous  désiries,  puys  qu'il  tient  au  pou- 
voir que  je  n'ay  plus,  et  non  à  l'affection  laquelle  j'y  ay 
très  entière,  quand  ce  ne  seroit  que  pour  Fhonneur  que 
je  porteray  toujours  à  tout  ce  qu'il  vous  plaira  me  recom- 
mander. Ce  qu'attendant  de  tesmoigner  par  effect,  quand 
il  plaira  à  la  divine  bonté  m'en  donner  le  pouvoir,  je  la 


—  442  — 


prierai  vous  donner,  Monsieur,  longue  et  heureuse  vie  en 
la  bénédiction  de  sa  grâce. 

D'Annessi,  le  6  de  novembre  1600. 

Votre  bien  humble  et  affectionné  serviteur. 

A  cette  lettre,  adressée  par  saint  François  à  M.  de 
Sancy,  nous  nous  faisons  un  plaisir  d'en  joindre  une  autre 
à  M.  le  marquis  de  Villard,  concernant  la  demande  de  la 
cure  de  Saint-Mathieu  et  du  Doyenné  de  Vullionex,  pour 
son  fils. 

IV 

Monsieur  le  baron  du  Villard, 

Monsieur,  j'ay  tousjours  porté  dans  le  cœur  beaucoup 
de  désir  d'aggréer  à  tous  vos  semblables  et  à  vous  parti- 
culièrement, dès  que  j'eu  le  bien  de  jouir  plus  familière- 
ment de  vostre  conversation,  au  temps  que  vous  me  re- 
mettez en  mémoire  par  vostre  lettre,  que  me  rend  autant 
plus  de  regret,  me  voyant  les  mains  liées  et  me  trouvant 
hors  de  pouvoir,  au  sujet  pour  lequel  vous  m'escrivez  avec 
tant  de  courtoisie,  et  que  M.  de  Sancy  me  recommande  si 
affectionnément,  puisque  quant  à  la  cure  je  suis  engagé 
dans  l'ordre  que  j'en  ay  pièce  envoyé  au  Saint-Siège  apos- 
tolique, par  le  quel  elle  est  unie  avec  celles  de  Bernex  et 
de  Confignon.  Et  quant  au  Doyenné,  je  ne  saurois  rompre 
la  provision  de  Romme  faicte  pour  M.  d'Angeville,  ni  faire 
chose  quelconque  à  son  préjudice,  sans  l'ouïr  juridique- 
ment avec  connaissance  de  cause.  Je  me  promets  tant  de 
votre  vertu  que  je  luy  propose  la  raison  ainsi  simplement, 
estimant  qu'elle  la  recevra  de  bon  cœur.  Faictes  moy 
doncque  ce  bien,  Monsieur,  et  croyez,  je  vous  prie,  qu'en 
toutes  occasions  où  j'auray  le  pouvoir  esgal  à  la  volonté, 
vous  me  rencontrerez  tousjours  prompt  et  prêt  pour  le 
contentement  de  vos  désirs;  de  quoy  je  prie  Dieu  me 
mettre  bientost  en  main  les  occasions  et  vous  donner, 


—  443  — 


Monsieur,  heureuse  et  longue  vie  en  sa  grâce  et  protec- 
tion. 

D'Annecy,  le  6  novembre  1600  (1). 

(D'après  l'original. J 

V 

Establissement  de  Sacconnex  faict  par  l'ordonnance  de 
Mgr  le  Reverendissime  evesque  et  prince  de  Genève 

La  cure  de  Grand-Sacconnex  à  la  quelle  on  a  annexé 
Pregny,  Chambessy,  Lornia,  Vallovrey  et  Collovrey,  pour 
laquelle  l'on  assigne  la  disme  du  dit  Sacconnex,  qui  est  de 
douze  coupes  froment  annuelles,  douze  coupes  froment, 
plus  la  disme  de  Lornia,  qui  vault  par  arcensement  annuel 
vingt  à  vingt-cinq  paizaus,  (25  paizans),  plus  deux  cents 
florins  sur  la  portion  de  Saint-Jean,  deux  cents  florins, 
plus  sept  onces  et  demy  d'or  doux  pour  l'abbergement  de 
l'abbaye  du  Jonc  qui  font  cent  florins. 

-J-  François, 

évêque  de  Genève-, 

(D'après  l'original.) 

VI 

A  Messieurs, 

Messieurs  du  Conseil  de  la  sainte  maison  de  Thonon, 
Messieurs, 

Je  vous  envoyé  l'original  que  vous  avez  désiré  de  moy 
avec  quelques  autres  papiers  qui  regardent  le  mesme 
sujet,  et  ne  sçai  pourquoy  les  syndicques  de  Thonon  pre- 


(1)  Cette  lettre,  comme  la  précédente,  écrite  de  la  main  de  saint  François, 
n'est  pas  signée,  mais  elle  est  authentique  comme  écriture.  Ces  deux  lettres 
avaient  été  données,  en  1815,  à  M.  le  curé  Merme,  par  M"°  Louise  Du  Noyer, 
épouse  de  Dominique  Dupuis,  marquis  de  Nonglnrd.  Cette  dame  avait  reçu 
en  dépôt  ce  précieux  manuscrit  avec  beaucoup  d'autres  papiers,  écrits  de  la 
main  de  saint  François  de  Sales,  lorsque  la  révolution  éclata  en  Savoie,  en 
1793.  Il  lui  avait  été  remis  par  sa  sœur,  M°°  Du  Noyer,  de  Chambéry,  alors 
supérieure  de  la  Visitation. 


_  444  — 


nent  ce  biais  de  nier  une  chose  si  claire  qu'ils  ne  peuvent 
ignorer. 

Je  prie  Notre-Seigneur  qu'il  vous  donne  abondamment 
l'assistance  de  son  saint  esprit  et  suis, 
Messieurs, 

Votre  serviteur  plus  humble  en  Notre-Seigneur, 

f  François, 
évcque  de  Genève  (1). 

VII  octobre  1604. 

VII 

Billet  à  une  dame  veuve. 

Il  est  impossible  de  se  treuver  demain,  à  neuf  heures, 
car  ni  Madame  Vulliat  ne  sçauroit  estre  preste,  ni  je  ne 
sçai  comment  nostre  fille  le  pourroit  estre  aussi,  attendu 
qu'il  faudroit  partir  au  fin  moins  a  trois  heures  de  mattin. 
Il  sera  donq  meux  de  bien  s'apprester,  prendre  une  bar- 
que exprès  et  assigner  le  jour  du  départ.  Cependant  mille 
et  mille  fois  le  bonsoir,  ma  très  chère  mère,  que  Notre- 
Seigneur  veuille  a  jamais  bénir.  Amen  et  le  bon  soir 
encor  à  la  chère  grande  fille  et  à  la  fille  malade  (2). 

(  Copie  de  V original.) 


N°  V,  page  151. 
Lettres  du  l'ère  Chérubin. 

Au  ministre  secrétaire  d'Etat  de  Son  Altesse. 

I 

Pax  X1  Amen. 
Excellence, 

J'ai  esté  envoyé  deçà  le  lac  pour  pacifier  (appaiser) 
Messieurs  de  Fribourg  et  demander  terme  au  moins  d'ung 

(1)  Cette  lettre  est  à  la  bibliothèque  de  Genève.  (Vitrine  n°  10.) 

(2)  Sans  date  ni  signature,  mais  indubitablement  de  l'écriture  du  saint 


—  445  — 


moys  pour  la  Sainte  Maison  du  debte  qu'on  leur  doit,  et 
avec  ceste  occasion  prêcher  en  des  lieux  voysins  des  héré- 
tiques, où,  par  la  grâce  de  Dieu,  je  trouve  grande  dispo- 
sition, plus  qu'on  ne  croyait  jamais  de  delà,  ce  dont  Votre 
Excellence  sera  un  peu  mieux  certioré  (instruite)  quand  je 
serai  de  retour  à  Thonon,  faisant  ceste-cy  seulement  pour 
l'advertir  qu'un  seigneur  fort  principal  de  ces  quartiers 
m'a  chargé  exprès  de  faire  entendre  à  Son  Altesse  que, 
pour  certaine  alliance  des  cantons  catholiques  avec  sa 
dicte  Altesse,  on  se  devait  trouver  sur  les  états  de  la  dicte 
Altesse,  et  on  était  toujours  attendant  nouvelles,  mais  les 
dicts  cantons  ne  s'y  ayant  receu  aucun  advys,  ils  en  de- 
meurent fort  émerveillés,  ayant  déjà  juré  dans  leur  pays, 
en  attendant  la  suyte  craint  le  dit  seigneur,  à  qui  des  amis 
en  ont  écrit  de  Lucerne,  que  cela  n'apporte  quelque  pré- 
judice au  service  de  Son  Altesse,  et  me  dit  qu'il  en  touche 
un  mot  par  sa  lettre  à  M.  le  comte  de  Tournon  (1)  laquelle 
aussy  j'adresse  dans  ce  paquet,  laissant  tout  cet  avys  à  sa 
meilleure  disposition  et  prudence. 

L'on  a  veu  ici  d'effroyables  signes  en  l'aer,  dont  je  me 
réserve  aussi  d'en  escrire  à  plaisir  au  retour  qui  sera 
bientôt,  Dieu  aidant. 

Je  laissay  à  mon  départ  la  Sainte-Maison  en  très-grande 
nécessité  tant  nos  pères  qu'aussi  pour  le  regard  du  nou- 
veau collège  commencé.  Je  sais  que  la  piété  de  Votre 
Excellence  servira  assez  de  recommandation  pour  les 
ayder  des  deniers  qui  sont  deubs,  mais  ayant  veu  de  deçà 
combien  est  nécessaire  de  donner  satisfaction  à  Messieurs 
de  Fribourg,  pour  obvier  à  une  plus  grande  ruyne  de  ce 
saint  œuvre,  je  la  supplye  de  nous  favoriser  de  tant  que 
d'advancer  le  payement  et,  laissant  encor  pour  les  der- 
niers tous  autres,  à  qui  l'on  doit  bailler  argent,  faire  re- 
mettre au  sieur  Battelin  tout  ce  qui  sera  possible,  pour 
réparer  cette  grande  perte. 

Puisque  ny  par  la  voye  du  sel,  ny  par  l'assignation  sur 
la  décime  ecclésiastique,  la  Sainte  Maison  ne  peut  satis- 
fayre  à  ce  grand  debte,  il  faut  au  moins,  en  traînant  les 


(i)  Le  comte  de  Tournon  était  résident  de  Son  Altesse  auprès  des  cantons 
suisses.  Il  demeurait  à  Fribourg. 


-  446  — 


ailes  et  épargnant  le  plus  qu'on  peut,  sortir  de  cecy,  dont 
je  supplie  Votre  Excellence  faire  accélérer  le  tout,  afin  de 
ne  courir  tant  d'injustices,  et  je  l'asseure  que  ce  sera  une 
très  grande  aumosme,  priant  Dieu  qu'il  luy  accroisse  ses 
sainctes  grâces  et  bénédictions. 

De  Votre  Excellence, 
Très  humble  et  très  affectionné  serviteur  en  Dieu, 

F.  Chérubin,  capucin. 
De  Cotin,  près  Romont,  le  dernier  d'octobre  1604. 

II 

A  Son  Altesse  Royale. 

J'ay  bayllé  au  secrétaire  Achiardi  avis  de  gaigner  au 
service  de  Votre  Altesse  une  des  principales  maisons  de 
tous  les  cantons  des  Suisses,  qui  fera  venir  envie  à  grand 
nombre  d'autres.  Pourquoi  je  lui  recommande,  autant  qu'il 
m'est  possible,  confirmer  le  sieur  comte  de  Tournon  à  tra- 
vailler par  de  là,  en  ce  temps  et  au  calamiteux  qui  se  pré- 
pare, près  les  Bernoys.  Je  scay  combien  vertueusement  et 
au  grand  service  de  Votre  Altesse  Royale  s'est  comporté 
le  dict  sieur  comte  de  Tournon,  son  ambassadeur,  et  le  bel 
esprit  duquel  il  est  doué,  et  combien  il  avance,  malgré 
tous  autres  rapports;  au  contraire  et  partout.  Je  requiers 
Votre  Altesse  de  croyre  être  ainsi  alliée  ne  se  fayt  pas 
facilement  et  n'oblier  ce  si  bon  serviteur  qui  s'est  plongé 
en  toute  nécessité,  pour  ne  manquer  en  rien  à  son  service. 
Je  supplie  Votre  Altesse  d'escrire  un  mot  au  dict  comte, 
dé  traiter  certaines  choses  d'importance  pour  le  service 
de  Votre  Altesse,  de  quoi  en  ayant  éclaircissement  à  lui 
rendra  grand  contentement.  Et  sur  ce,  je  luy  fay  très 
humbles  révérences  et  demeure, 
De  Votre  Altesse, 

Très  humble  et  très  affectionné  serviteur, 

F.  Chéeubin,  capucin  (1). 

P.-S.  Je  la  supplie,  ne  tardez  plus  de  mander  (appeler, 
le  P.  Gardien  pour  le  fait  de  Milan  et  luy  dire  les  affaires) 


(1)  Archives  royales  de  Turin. 


—  547  — 


qui  me  preçent  d'aller  à  la  cour,  le  priant  de  l'ayder  et 
luy  faisant  si  bon  visage  que  ce  père  soit  de  tout  icy  à 
à  son  service. 


N°  V  bis,  page  179. 

Fragment  d'un  rapport  de  Charles-Emmanuel  à  son  cousin 
le  roi  d'Espagne. 

Après  avoir  nié  qu'il  ait  reçu  des  millions  des  souve- 
rains pour  cette  petite  entreprise  avortée,  le  duc  établit 
en  thèse  le  droit  qu'il  avait  d'attaquer  les  Genevois  : 

•  Abbiamo  fatto  una  sovrapresa  santa,  giusta,  senza  con- 
trevenire  al  capitolo  délia  stabilita  pace;  riescibile  in 
tempo  opportuno,  in  stagion  propria,  con  poco  rischio  et 
munco  costo.  Santa,  per  esser  la  città  di  Ginevra  capo 
seminario  e  settaria  dell'eresia  calvinista.  Giusta,  perche 
gli  abitanti  non  sono  solo  ribelli  à  Dio,  ma  à  noi,  principe 
naturale,  come  per  tante  scritture  e  cosi  lungo  professo 
possiamo  far  fede,  e  anche  perché  essi  contro  ogni  ragione, 
hanno  di  fresco  con  mano  armata  vietato  gli  ordini  nostri 
sopra  l'estrazione  dè  grani,  che  pure  si  sogliono  fare  da 
tutti  gli  principi  supremi  per  la  manutenzione  dell'  abbon- 
dunza  nè  loro  stati;  e  pretesero  ancora  con  laforza,  esen- 
tarsi  da'  carichi  a  chè  sono  obbligati  i  beni  che  possedono 
nel  nostro  dominio,  senza  aver  riguardo  che  i  sudditi 
délie  due  Maestà,  li  pagano  senza  contradizione,  siccome 
fanno  i  nostri  per  li  beni  che  possedono  negli  stati  loro. 

Non  portando  alterasione  di  pace,  perché  nè  capitoli 
di  essa  non  si  trova  Ginevra  compresa  spccificamente  ne 
tan  poco  tacitamcnte,  essendo  troppo  lontano  del  verisi- 
mile  ed  alieno  dalla  santa  mente  di  nostro  signore,  che 
la  abbia  inteso  di  questa  maniera,  anzi  manifestandosi  il 
contrario,  dal  non  avère  il  signor  cardinale  di  Fiorenza  in 
Vervins  voluto  dare  orecchio  alli  deputati  di  Francia, 
quando  chè  da  loro  ne  fù  trattato,  e  dal  Marchese  de 
Lullin  nostro  ambasciatore  fatta  istanza  in  contrario. 
Al  che  si  aggiunge,  «che  in  detti  capitoli  délia  pace,  non 
si  fà  menzione  de  Ginevra,  ma  solo  dè  signori  svizzeri  ç 


—  448  — 

loro  alleati  che  sono  norainati  Vallais,  Saint-Gai,  Mul- 
hausen  ed  altri,  con  queste  parole  francesi,  et  autres  alliés 
et  confrères  des  dits  seigneurs  des  Ligues,  sotto  le  quali 
si  gli  detti  di  Ginevra  volessero  intendere  d'essere  com- 
presi,  sarrebe  senza  fondamento,  perché  le  particolarità 
sogliono  derogare  alla  generalità,  di  modo  chè,  avendo 
nominati  i  suddetti  Saint-Gai,  Mulhausen  et  Vallais  et  non 
loro,  chiaro  è,  che  restano  esclusi,  ne  possono  valersi  de 
queste  parole,  perché  essi  non  sono  ne  associati  ne  sotto 
la  protezzione  di  detti  signori  des  Ligues  per  quali 
s'intende  i  signori  dé  tredici  cantoni  non  di  due  o  tre  di 
loro,  di  modo  chè,  in  ogni  caso,  quando  si  volesse  com- 
prendere  Ginevra,  bisognerebe  che  l'articolo  dicesse;  «  et 
autres  alliés  des  dits  seigneurs  des  Ligues  ou  de  quelques 
cantons  particuliers  »,  ne  tan  poco  puô  esser  valida  qualse 
voglier  dichiarare  che  avesse  fatto,  o  potesse  fare  il  Re 
di  Francia,  che  vi  siano  compresi,  non  potendo  cio  fare 
da  se  solo,  senza  l'approvazione  di  sua  santità  e  consento 
di  S.  M.  cattolica,  quale  e  persona  intrante  in  detto  trat- 
tato,  e  di  noi  che  vi  siamo  nominati  ed  abbiamo  sempre 
impugnata  detta  inclusione  (1). 


N°  VI,  page  223 
Note  de  Charles-Auguste  de  Sales 

Voici  ce  que  dit  Charles-Auguste  de  Sales  dans  la  pré- 
face de  la  vie  de  son  oncle  : 

«  ....  Outre  cela  j'ay  absolument  veu  tous  les  papiers  et 
tout  ce  qui  estait  au  cabinet  du  mesme  bienheureux  eves- 
que,  les  registres  du  greffe  de  l'officialité,  les  archives  de 
l'église  cathédrale,  de  la  cité  d'Annecy,  de  nostre  maison 
tant  à  Sales  qu'à  la  Thuille.  tous  les  papiers  qui  estaient 
entre  les  mains  de  la  mère"  supérieure  de  Chantai,  les 
manuscrits  de  Michel  Favre,  son  confesseur  et  aumônier, 
les  comptes  et  remarques  de  Georges  Roland,  les  mémoi- 

(1)  Archives  royales  de  Turin.  Pièces  diplomatiques. 


—  449  — 


res  et  remarques  de  Monsieur  et  très-honoré  père  Louys, 
comte  de  Sales  et  tous  autres  que  j'ay  peu  trouver,  fai- 
sant foy  et  jugement  est  dehors....  • 


N°  VII,  page  220. 
Lettres  de  Charles-Auguste 
I 

A  M.  le  marquis  de  Saint-Thomas. 
Monsieur, 

Me  ressouvenant  très  bien  que  vous  me  fîtes  l'honneur, 
il  y  a  un  an,  de  m'introduire  auprès  de  Leurs  Altesses 
Royales,  et  croyant  que  vous  me  continuez,  par  une  très 
particulière  bonté,  le  bien  de  votre  puissante  amitié,  j'ose 
vous  supplier  encore  de  présenter  à  Monseigneur  et  à 
Madame  Royale  ces  deux  petits  livres,  dont  il  y  a  une 
copie  pour  vous.  Il  me  déplait  fort  que  la  reliure  n'en 
vaut  presque  rien  ;  mais,  c'est  un  effect  ou  un  défaut  qui 
procède  de  la  pauvreté  de  cette  ville,  ou  deux  relieurs 
étant  morts,  le  troisième  n'en  sçait  pas  plus.  Je  prie  Dieu 
que  cette  suivante  année  vous  soit  très-heureuse  et  toutes 
les  autres  encore,  pour  un  très  long  temps,  et  qu'il  vous 
inspire  de  me  commander,  affin  que  je  puisse  paroître  ce 
que  je  suis, 

Monsieur, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  et  très-obligé 
serviteur  et  allié, 

■\  Charles-Auguste, 
évêque  clen. 


29 


N°  VIII 


Lettre  du  même  à  Son  Altesse. 

A  Son  Altesse. 

Madame, 

Ayant  déjà  escrit  à  Votre  Altesse  Royale  par  le  retour 
du  sieur  commandeur  de  Lambert,  je  reviens  à  luy  dire 
que  je.  me  ressens  de  nouveau  rie  sa  parfait  te  bonté,  en 
ce  qu'il  ne  lui  a  pas  plu  de  déférer  à  la  calomnie  noire, 
qui  auroit  esté  brassée,  ces  mois  passez,  contre  mon  inno- 
cence, par  un  perfide  domestique  de  Monseigneur  de  Ge- 
nève, à  l'insceu  de  ce  très- bon  et  très  digne  prélat.  Or.  ce 
malheureux  est  fugitif,  à  ce  qu'on  dit,  du  rosté  de  l'Italie, 
emportant  une  quantité  notable  d'argent  qu  il  a  derrobé  à 
son  maistre,  le  quel  est  à  l'extrême  de  l'affliction,  non 
tant  pour  l'argent  que  pour  le  très  cordial  amour  qu'il  me 
porte.  Hélas!  si  j'eusse  pu  de.-couviir  de  meilleure  heure 
cette  malice,  je  n'aurais  pas  tardé  de  me  justifier  auprès 
de  Votre  Alhsse  Royale,  laquelle  je  supplie  de  croire 
qu'entre  des  milliers  de  personnes  qui  me  t'ont  l'honneur 
de  m'aymer,  il  s'en  trouve  quelques-unes  qui  me  portent 
une  envie  mortelle,  et  je  ne  says  pourquoi. 

Au  reste,  Madame,  quoy  que  ma  vie  paroisse  d'avoir 
esté  bien  meslée,  je  suis  prest  d'en  justifier  les  actions 
par  de  si  bonnes  raisons  qu".  si  Votre  Altesse  Royale  les 
avoyt  ouïes.  Elle  auroit  en  horreur  mes  calomniateurs,  et 
peux  dire  confidentiellement  à  ma  souveraine  que,  jusqu'à 
présent,  j'ay  été  plus  malheureux  que  criminel. 

J'espère  tant  en  la  divine  bonté,  qu'elle  me  fera  la 
grâce  de  me  comporter  si  bien  cy  après  et  de  nie  mirer  si 
soigneusement  dans  les  vies  de  mes  deux  oncles,  qui,  sans 
difficulté  {tassent  pour  deux  des  plus  excellents  et  dignes 
prélats  de  notre  siècle,  que  Votre  Altesse  Royale  ne  se 
repentira  point  de  m'avoir  faiet  évesque.  Mais  je  la  sup- 
plie et  conjure,  par  les  entrailles  de  la  miséricorde  de 
Dieu,  de  m'accorder  d.Mix  cho-es,  l'une  de  me  faire  ad- 
Ycrtir.  quand  l'envie  luy  aura  dit  quelque  chose  de  \w<y, 


—  451  - 


ou  d'en  faire  informer  ;  et  l'autre  de  vouloir  me  protéger 
en  l'administration  de  ma  charge  pour  le  chastiment  des 
vices  et  pour  la  distribution  des  bénéfices  aux  personnes 
dignes  et  méritantes.  Si  jamais  Votre  Altesse  Royale  ne 
doibve  douter  de  la  fidélité  que  je  luy  ay  une  fois  jurée; 
car,  sinon  que  Dieu  m'oste  tout  à  fait  le  jugement, 

Madame, 

De  Votre  Altesse, 
Le  très  humble  et  très  obéissant  serviteur  , 

Charles- Auguste, 

evesque  iïEbron. 

D'Annecy,  le  16  janvier  1644. 


N°  IX,  page  261. 
Histoire  de  Lunati 

Jérôme  Lunati  était  originaire  de  Milan.  D'après  une 
lettre  de  Mgr  Jean  d'Arenthon,  il  était  religieux  et  diacre. 
Sa  conduite  lui  valut  une  citation  au  tribunal  de  l'Inqui- 
siteur et  une  sentence  d'emprisonnement  qu'il  esquiva  par 
la  fuite.  Il  gagna  Lyon  et  vint  de  là  Genève,  où  il  se  pré- 
senta au  Consistoire,  comme  une  victime  de  l'Inquisition. 
Il  s'empressa  d'y  renoncer  à  ses  antiques  croyances  et 
adopta  la  religion  de  Genève.  C'était  un  titre  alors,  pour 
mériter  la  bourgeoisie  d'honneur.  Cependant,  quelques 
bruits  malveillants  coururent  sur  son  passé,  et  Jean  Diodati, 
conseilla  aux  syndics  de  ne  pas  la  lui  donner  de  suite. 
Blessé  de  ce  refus,  Lunati  fit  entendre  que  cette  opposition 
ne  pouvait  provenir  que  de  la  part  de  deux  Italiens,  apostats 
comme  lui,  dont  il  raconta  la  conduite  ignominieuse,  Fran- 
cesco  Grimaldi  et  Battisto  de  Corio  de  Crémone.  Tous  les 
trois  comparurent  et  purent  se  dire  leurs  vérités.  Peu 
édifiés,  les  syndics  donnèrent  à  l'un  trois  jours,  à  l'autre 
cinq,  pour  quitter  Genève  ;  le  troisième  fut  relâché  jusqu'à 
plus  ample  information. 


—  452  — 


Lunati  ne  s'éloigna  pas.  Grâce  à  quelques  protecteurs, 
et  à  titre  de  victime  de  l'Inquisition,  il  fut  reçu  habi- 
tant. 

Tout  alla  bien  pour  Lunati  jusqu'en  1639,  où  une 
plainte  fut  portée  contre  lui,  comme  s'il  s'était  rendu  cou- 
pable de  malversation. 

Néanmoins,  Lunati  fut  surveillé  de  près,  et  un  jour,  il 
fut  dénoncé,  comme  ayant  des  rapports  fréquents  avec 
M.  de  Neveton,  Prieur  de  l'abbaye  de  Pomier,  qui  avait 
une  chambre  en  ville. 

Ceci  était  plus  sérieux.  On  en  vint  de  suite  à  des  soup- 
çons, qui  bientôt  se  confirmèrent.  Qu'était-il  arrivé?  Ayant 
fait  des  réflexions  sérieuses  sur  son  passé,  et  comparant 
de  près  la  conduite  des  inquisiteurs  genevois  et  celle  des 
inquisiteurs  milanais,  qui  l'avaient  traduit  au  saint  office, 
il  commença  à  voir  que  le  régime  établi  par  Calvin  avait 
des  sévérités,  dont  il  ne  s'était  point  douté  jusqu'alors.  Il 
fut  même  dénoncé,  comme  s'étant  présenté  à  un  religieux 
du  voisinage,  pour  obtenir  de  lui  la  communion,  et  lui 
avoir  protesté  «  qu'il  avait  conservé  la  foi  de  son  enfance  et 
ayant  toujours  son  affection  entière  à  la  religion  romaine, 
dont  il  se  déclarait  l'enfant.  »  De  telles  dispositions  ne 
pouvaient  plaire  aux  hauts  seigneurs  de  Genève,  qui  le 
citèrent  au  Consistoire  et  le  condamnèrent  à  la  prison. 
Un  arrêt  de  bannissement  fut  prononcé  contre  lui,  avec 
défense  de  rentrer  jamais.  Il  est  à  remarquer  qu'en  sor- 
tant de  sa  prison,  Jérôme  Lunati  attribua  sa  délivrance  à 
la  protection  de  Notre-Dame  des  Voirons  «  Lorsqu'il  était, 
est-il  dit  dans  les  registres  du  Conseil,  dans  les  plus  grands 
affres,  il  s'était  voué  à  Notre-Dame  des  Voirons,  qu'il  avait 
toujours  devant  les  yeux  et  dans  le  cœur.  » 

Lunati  avait  une  petite  propriété  à  Pesay,  à  l'extrême 
frontière  de  l'Etat  de  Genève;  il  s'y  retira.  Ne  pouvant 
plus  donner  ses  leçons  dans  la  ville,  il  se  dirigea  vers  Cham- 
béry,  où,  grâce  à  ses  talents,  il  prit  une  agence  d'affaires, 
se  chargeant,  comme  procureur  des  causes  portées  au 
Sénat. 

Lunati  eut  des  relations  avec  Mgr  Jean  d'Aranthon 
d'Alex,  et  il  finit  par  lui  laisser  une  dizaine  de  mille  francs 
pour  fonder,  dans  sa  propriété  de  Pesey,  une  chapelle, 


—  453  — 


sous  le  vocable  de  l'enfant  Jésus,  chapelle  qui  put  servir 
aux  catholiques  habitant  Genève ,  et  où  ils  pouvaient 
assister  à  la  messe  les  dimanches  et  fêtes;  de  là,  est 
venue  cette  dénomination  du  «  domaine  de  la  Chapelle  », 
dans  le  voisinage  du  bâchai  de  Pesay. 


N°  X,  page  283 
Relation  de  l'insulte  faite  à  M.  de  Chauvigny,  Résident  de  Fiance 

Nous,  F.-J.-B.  Berger,  de  la  ville  de  Paris,  prieur  de  la 
chartreuse  de  Villeneuve-les-Avignon,  et  F.  Antoine  Coster 
du  lieu  de  Montvernier  en  Maurienne,  prieur  de  la  char- 
treuse de  Marseille,  visiteurs  ordinaires  de  la  province  de 
Provence  et  commissaires  envoyés  par  notre  Révérend  P. 
Général  pour  visiter  la  chartreuse  du  Reposoir  en  Fauci- 
gny  et  autres  maisons  de  l'Ordre,  passant  par  Annessy,  au 
îetour  de  notre  commission,  pour  en  aller  rendre  compte 
à  N.  R.  P.  en  chartreuse,  avons  fait  la  présente  relation  à 
la  prière  de  quelques  uns  de  nos  amis  en  la  manière  sui- 
vante, pour  fixer  de  par  cet  écrit  la  vérité  du  fait  et  em- 
pêcher qu'elle  ne  soit  altérée  par  les  autres  écrits  qu'on 
pourrait  faire. 

Après  avoir  achevé  notre  visite  à  la  dite  chartreuse  du 
Reposoir,  et  ne  pouvant,  à  cause  des  neiges,  passer  par  les 
montagnes,  pour  aller  droit  en  Chartreuse,  nous  primes 
notre  chemin  par  Genève  où  nous  arrivâmes  avant  hier. 
3  décembre,  premier  dimanche  de  l'Avent,  sur  les  quatre 
heures  du  soir,  accompagnés  de  VV.  PP.  Dom  Joseph  Du- 
chesne  et  Dom  Chrysante  Boutcheu,  tous  deux  de  Rouen, 
prieur  et  procureur  de  la  dite  chartreuse  du  Reposoir, 
allant  le  premier  à  Genève,  pour  traiter  d'affaire  avec  un 
bourgeois  de  la  dite  ville  et  le  dernier  à  Chambéry,  pour 
d'autres  affaires  de  la  même  maison;  ayant  mis  pied  à 
terre  au  logis  des  Trois  Rois,  nous  fumes  tous  quatre  à  la 
maison  du  dit  Sieur  de  Chauvigny,  Résident,  pour  lui  rendre 
visite,  les  deux  premiers  de  nous,  ayant  l'honneur  d'être 
connus  et  aimés  de  lui  depuis  longtemps.  Comme  il  ne  se 


—  k>i  — 


trouve  pas  chez  lui,  nous  en  sortîmes  après  l'avoir  attendu 
quelque  temps,  ayant  recommandé  à  ses  gens  de  lui  dire 
que  nous  ne  manquerions  pas  de  lui  aller  rendre  nos  res- 
pects le  lendemain. 

En  retournant  aux  Trois-Rois,  un  certain  tambour  de 
la  ville  voulut  faire  querelle  à  un  de  nos  hommes,  qui  nous 
suivait,  disant  qu'il  le  poussait,  quoiqu'il  ne  l'eût  pas  ap- 
proché. 

Le  lendemain  quatrième  jour,  dédié  au  martyr  de 
sainte  Barbe,  nous  retournâmes  chez  M.  le  Résident  où, 
nous  ayant  reçus  avec  son  honnêteté  et  amitié  ordinaire, 
nous  dîmes  tous  quatre  la  sainte  messe  dans  la  chapelle 
du  roy,  dont.  M.  le  Résident  entendit  la  première,  et  nous 
dîmes,  à  la  fin  de  chacune,  les  prières  pour  sa  majesté. 

Dans  le  temps  que  nous  disions  la  messe,  on  chantait 
dans  une  maison  voisine  la  chanson  de  l'Escalade,  qui  s'en- 
tendait distinctement. 

Ayant  achevé  les  trois  premières  messes,  pendant  qu'on 
disait  la  quatrième,  les  trois  premiers  de  nous,  sortant  de 
la  chapelle,  trouvèrent  M.  le  Résident  qui,  nous  ayant  fait 
voir  les  appartements  de  la  maison,  les  mena  dans  une 
belle  vedette  au  dernier  étage,  ouvert  de  tous  côtés,  d'où 
il  leur  faisait  voir  le  lac  et  remarquer  la  belle  vue. 

Comme  nous  regardions  de  tous  côtés,  là  on  tira  un 
coup  de  pistolet  de  la  maison  voisine,  à  notre  main  droite 
et  d'une  fenêtre  fort  pioche  de  nous  et  toute  à  notre 
vue. 

M.  le  Résident  demandant  qui  avait  tiré,  nous  vîmes  à 
la  fenêtre,  où  paraissait  la  fumée,  un  homme  de  35  à  40 
ans,  de  médiocre  taille,  le  visage  rond,  le  poil  noir,  les 
yeux  étincelants,  qui  faisait  paraître  beaucoup  de  colère,  qui 
répondit,  le  pistolet  en  main  :  «  C'est  moi  qui  ai  tiré  pour 
décharger  mon  pistolet.  »  M.  le  Résident  lui  répliqua  :  «  point 
de  pistolet  où  je  suis.  •  Il  répondit  hautement.  «  Vous  ne 
m'empêcherez  pas  de  décharger  le  mien.  »  M.  le  Résident 
lui  disant  qu'il  l'en  empêcherait  bien,  et  qu'il  allait  trouver 
MM.  les  syndics,  et  l'autre  s'opiniatrant  toujours  d'une 
manière  fort  arrogante.  M.  le  Résident  lui  dit  qu'il  était  un 
insolent,  et  qu'il  s'en  allait  de  ce  pas  trouver  MM.  les  syn- 
dics. 


-  155  — 


Comme;  M.  le  Résident  se  tourna  pour  partir,  il  dit  au 
sieur  Résident,  d'un  ton  de  voix  fier  et  intelligible,  t  Prenez 
garde  que  je  ne  vous  fasse  sauter  la  cervelle,  »  et  on  tira 
encore,  tandis  que  nous  descendions  après  M.  le  Résident, 
deux  coups  de  pistolet,  l'un  de  ce  même  côté,  d'où  l'on 
avait  tiré  le  premier,  et-  l'autre  de  l'autre  côté  du  jardin, 
où  est  la  dite  chapelle,  lequel  étant  sans  muraille,  quoique 
élevé  en  façon  de  terrasse,  est  dominé  des  voisins  de  tous 
côtés. 

Dans  tout  le  temps  que  cet  homme  nous  parut  à  la  fenê- 
tre, nous  en  vîmes  un  autre  dans  la  même  chambre,  qui 
semblait  l'exciter  et  l'encourager. 

Voyant  M.  le  Résident  occupé  avec  MM.  les  Syndics, 
qu'il  était  allé  informer  de  l'insulte,  nous  sortîmes  pour 
profiter  du  temps,  allant  faire  quelques  empiètes,  en  atten- 
dant de  venir  prendre  congé  de  luy,  quand  nous  l'aurions 
cru  de  retour. 

En  sortant  de  chez  lui,  nous  vîmes  plusieurs  personnes 
devant  la  maison  et  le  long  de  la  rue.  les  uns  an  milieu 
des  autres, aux  portes  et  aux  fenêtres,  qui  nous  parai-saient 
irrités  et  troublés. 

Comme  nous  sortions  sans  rien  savoir  de  l'émotion, 
quoique  nous  eussions  bien  demandé  à  la  messe  de  souf- 
frir, pour  l'amour  de  Dieu,  tout  ce  que  les  hommes  nous 
auraient  pu  faire  endurer  de  plus  ciuel,  et  qui  pouvait 
être  le  plus  à  sa  gloire  et  à  l'avantage  de  son  Eglis.',  nous 
ne  fîmes  pas  autrement  réflexion  à  l'intention  de  tous  ces 
gens  attroupés,  mais  nous  la  reconnûmes  bientôt  à  leurs 
paroles.  Car  nous  voyant  passer,  les  uns  criant  d'un  côté 
les  autres  de  l'autre,  nous  entendionsdistinctemeut  crier  : 
Voyez  ces  chiens  enragés;  les  voilà  qui  sortent  de  leur 
sabbat,  nous  ne.  souffrirons  point,  cette  babylone;  «  faisons 
des  carcasses  de  tout  cela  ».  répétèrent-ils  diverses  fois. 

Comme  ceux  qui  disaient  ces  paroles  les  disaient  d'un 
ton  furieux,  en  courant  après  nous,  et  que  nous  n'allions 
(pie  notre  pas  ordinaire,  nous  nous  pi  éparions,  et  avec  actions 
de  grâces,  après  avoir  bientôt  reçu  le  premier  coup,  d'être 
mis  en  pièces;  mais,  après  avoir  attendu  quelque  temps 
cet  heureux  et  aimable  moment,  qui  devait  nous  procurer 
l'honneur  de  souffrir  et  mourir  pour  Dieu,  en  marchant 


—  456  — 


toujours  notre  pas,  nous  nous  trouvâmes  pourtant  aux 
Trois-Rois,  sans  avoir  pu  obtenir  la  couronne  que  nous 
nous  étions  promise.  Nous  pleurâmes  là  de  n'avoir  pas  été 
dignes  de  répandre  notre  sang  pour  la  cause  de  Dieu  et 
de  son  Eglise,  en  attendant,  néanmoins,  toujours  que  ce 
peuple  animé  nous  vînt  entourer  et  assommer  dans  notre 
logis. 

Etant  dans  cette  attente  et  nous  disposant  cependant 
de  partir  l'après-dîner,  trois  personnes  envoyées  par  les 
syndics  nous  viennent  trouver,  qui,  nous  ayant  fait  connaî- 
tre qu'elles  étaient  envoyées  pour  prendre  de  nous  l'infor- 
mation de  l'insulte  faite  à  M.  le  Résident  par  cet  homme, 
qui  avait  tiré  des  coups  de  pistolet,  reçurent  notre  dépo- 
sition, comme  nous  l'avons  contée  ci-dessus,  en  sorte,  que 
si  celle  qu'ils  ont  écrite  n'est  pas  conforme  à  celle-ci,  elle 
doit  passer  pour  altérer  la  vérité  dictée  d'après  notre 
signature. 

Ces  MM.  nous  ayant  demandé  le  serment  et  de  le  prê- 
ter, en  levant  la  main,  nous  nous  tînmes  dans  notre  posses- 
sion de  le  faire  adpechts,  en  gardant  notre  façon  ordinaire. 
Et  s'étant  retirés,  nous  dînâmes  et  partîmes  entre  deux  et 
trois  heures  de  Genève,  pour  aller  coucher  à  la  chartreuse 
de  Pomier,  après  que  le  R.  P.  D.  Prieur  du  Reposoir  eut 
terminé  sa  conférence  avec  le  susdit  bourgeois  de  Genève, 
à  qui  il  avait  fait  donner  jour  et  parole  de  venir  à  notre 
départ  et  à  l'issue  de  notre  visite  de  chez  lui. 

Mais  avant  que  de  partir  et  dans  tout  le  temps,  qui  se 
passa  depuis  notre  sortie  de  la  maison  de  M.  le  Résident 
le  matin,  jusqu'à  notre  départ  de  Genève,  outre  ce  qui  nous 
est  arrivé,  dont  nous  venons  de  faire  une  fidèle  relation, 
voici  encore  ce  que  nous  avons  appris  des  personnes  de 
la  ville  qui  nous  l'ont  dit  à  nous-mêmes. 

Premièrement.  Que  les  habitants  nous  ayant  vu  sortir 
le  soir  de  la  maison  de  M.  le  Résident,  et  croyant  bien  que 
nous  irions  dire  la  messe  le  lendemain  à  la  chapelle  du 
roi,  il  alla  plus  de  deux  cents  hommes  à  la  maison  de  ville, 
pour  parler  à  MM.  les  Syndics  et  résoudre  ce  qu'ils  devaient 
faire  de  nous,  proposant  de  nous  massacrer;  ce  qu'un  des 
domestiques  de  l'un  des  200  a  aussi  confirmé  à  l'un  de 
nos  hommes. 


—  457  — 


2°.  Que  dès  le  matin,  et  tandis  que  nous  disions  la  messe 
à  la  chapelle  du  roi,  chez  M.  le  Résident,  il  y  avait  plus 
de  400  personnes  attroupées,  partie  dans  la  maison  voi- 
sine, partie  à  la  boucherie  qui  est  tout  proche,  dans  les 
rues,  devant  la  porte  du  sieur  Résident,  qui  étaient  là  pour 
faire  insultes  et  décharger  leur  fureur  contre  nous. 

3°.  Qu'il  y  en  avait  qui  avaient  résolu  de  s'introduire, 
par  détroit,  dans  les  deux  chambres  qui  sont,  l'une  sur  l'au- 
tre sous  la  chapelle,  pour  la  faire  sauter  avec  nous,  et 
les  autres  qui  se  trouveraient  dedans  avec  de  la  poudre; 
ce  qui  fut  empêché  par  la  précaution  de  M.  le  Résident 
qui,  attentif  à  la  conservation  des  serviteurs  du  roi,  sem- 
ble n'abandonner  que  sa  personne,  en  se  sacrifiant  d'un 
cœur  intrépide  à  la  gloire  de  son  maître  et  aux  intérêts 
de  Dieu,  et  avait  eu  soin  de  faire  murer  les  portes  et  les 
fenêtres  de  ladite  chambre,  dès  le  matin. 

Nous  pouvons  dire,  après  tout  ceci,  que  MM.  de  Ge- 
nève, ayant  toujours  reçu  nos  pères  avec  beauconp  de  con- 
sidération et  d'honnêteté,  et  nous  ayant  fait  même  paraî- 
tre leur  amitié  à  diverses  fois,  que  nous  les  avons  vus 
dans  leur  ville,  en  allant  et  revenant  des  maisons  que  nous 
avions  ordre  de  visiter  dans  leur  voisinage,  et  parmi  les 
Suisses,  il  n'était  rien  arrivé  de  nouveau,  entr'eux  et  nous, 
qui  put  avoir  donné  quelque  occasiou  de  notre  part  à 
cette,  insulte  et  qu'il  n'y  a  que  la  visite  que  nous  avons 
rendue  à  M.  le  Résident  et  la  messe,  que  nous  avons  célé- 
brée à  la  chapelle  du  roi,  qui  les  puisse  avoir  éxcité  à  cette 
entreprise.  En  quoi  pourtant,  nous  ne  croyons  pas  leur 
avoir  donné  de  sujet  légitime,  car  si  nous  dîmes  la  messe, 
ce  fut  sans  en  parler  à  personne,  les  portes  fermées,  sans 
sonner  ni  rien  faire  en  quelque  façon,  que  ce  soit  qui  leur 
puisse  causer  de  la  fâcherie  et  exciter  cette  fureur  :  au 
contraire,  étant  insultés  de  tous  côtés  dans  les  rues,  nous 
passâmes,  sans  les  regarder,  ni  leur  répondre  la  moindre 
parole,  mais  bien  loin  de  cela,  priant  Dieu  de  tout  notre 
cœur  pour  leur  conversion  et  pour  leur  obtenir  le  pardon 
de  ces  outrages.  Ce  que  ces  Messieurs  qui  vinrent  prendre 
information  ne  purent  ignorer  ni  dissimuler,  nous  louant 
de  la  prudence  et  modération  qu'ils  disaient  que  nous  avions 
eue  à  ne  pas  donner  au  peuple  la  moindre  occasion  de 


-  158  — 


s'échapper  davantage.  En  quoi  ils  furent  confirmés  d'au- 
tant plus  que  dans  notre  déposition  nous  ne  voulûmes 
point  parler  de  ce  qui  nous  touchait,  mais  seulement  de 
l'insulte  faite  à  M.  le  Résident.  Et  ont  signé:  F.-J.B. 
Berger,  prieur  de  la  chartreuse  de  Villeneuve,  F.-  An- 
dré Coster,  prieur  de  la  chartreuse  de  Marseille,  François> 
Chrysante  Boutcheu,  procureur  du  Reposoir;  le  V.  P.  D., 
prieur  du  Reposoir  n'a  pas  signé  le  présent,  étant  demeuré 
à  Pomier. 

4  décembre  1G79. 

(Archives  de  Turin.) 


N°  XI,  paye  269 

Lettre  de  Mgr  Jean  d'Arenlhon  à  Son  Altesse. 
Madame, 

J'espérai  que  la  protection  particulière,  dont  Votre  Al- 
tesse Royale  favorise  l'Eglise  de  Genève,  donnerait  quel- 
ques bornes  aux  magistrats,  qui  ne  lui  sont  pas  tout  à  fait 
favorables,  et  que  la  maladie,  dont  j'ai  été  affligé  depuis 
quelque  temps,  leur  inspirerait  un  peu  de  compassion  pour 
celui  qui  en  doit  défendre  les  intérêts,  en  qualité  de  pas- 
teur, mais  comme  j'apprends  que  le  sénat  est  résolu  : 

1°  De  me  spolier  de  la  possession  paisible  et  immémo- 
riale, où  sont  les  évêques  de  Genève,  de  cacheter  dans  les 
presbytères,  à  la  mort  des  curés,  pour  mettre  en  sûreté  les 
vaisseaux  sacrés,  1  s  ornements,  les  registres  et  les  titres. 
2°  De  me  troubler  dans  le  droit  et.  dans  la  possession  pai- 
sible, où  sont  les  évêques  de  Genève,  d'hénter  des  épar- 
gnes des  curés,  quand  ils  meurent  sans  tester.  3°  Et  que 
depuis  trois  jours  le  sénat  a  défendu  à  mon  procureur 
épiscopal,  sous  peine  de  500  livres  d'amende  et  de  plus 
grande  peine,  s'il  y  échoit,  de  prendre  la  qualité  de  procu- 
reur fiscal  épiscopal,  qui  ne  nous  a  jamais  été  contestée 
depuis  notre  sortie  de  Genève,  non  plus  qu'auparavant, 
je  suis  forcé,  par  un  devoir  indispensable  de  mou  minis- 
tère, de  représenter  humblement  à  Votre  Altesse  Royale 
que  toutes  ces  nouveautés  sont  injurieuses  à  l'Eglise, 


—  459  — 


1°  Les  presbytères  ont  toujours  été  considérés  dans  ce 
diocèse  comme  des  portions  de  nos  églises  et  les  évêques 
y  ont  toujours  exercé  leur  juridiction,  sans  contredit, 
comme  dans  les  monastères  et  dans  les  autres  maisons 
religieuses,  qui  ne  sont  pas  réser  vées  au  Pape.  2°  Si  l'ou 
prive  les  évêques  de  Genève  du  droit  d'hériter  des  épar- 
gnes des  curés,  quand  ils  meurent  sans  tester,  on  les  met 
dans  la  dernière  impuissance  de  pouvoir  subsister.  Et  il 
faudra,  de  nécessité,  que  les  souverains  pourvoient  à  leur 
entretien  par  d'autres  voies,  étant  notoire  qu'un  évêque 
ne  peut  point  soutenir  le  poids  d'un  si  vaste  et  si  onéreux 
diocèse,  avec  le  peu  de  revenu  qu'il  a.  3°  L'on  convient 
que  l'évêque  de  Genève,  n'a  pas  plus  de  fisc  que  de  prin- 
cipauté, mais  comme  ces  deux  choses  ont  une  connexité 
nécessaire,  par  le  même  principe  que  le  sénat  n'a  jamais 
enjoint  aux  évêques  de  quitter  la  qualité  de  prince;  il  n'a 
pu  avec  justice  commander  au  Procureur  épiscopal  de 
quitter  celle  de  fiscal. 

J'ajoute  à  cela,  Madame,  que  je  ne  présumerai  jamais 
que  Votre  Altesse  Royale  approuve  que  ses  magistrats 
donnent  de  si  grandes  atteintes  aux  droits  et  aux  préro- 
gatives de  l'Eglise,  ayant  eu  occasion  d'admirer  si  sou- 
vent votre  piété  et  votre  religion,  et  de  publier  que  la 
régence  de  Votre  Altesse  Roya'e  allait  procurer  des  nou- 
veaux avantages  à  l'Eglise,  par  la  sainteté  dont  vous  l'ac- 
compagnez aussi  bien  que  par  l'éclat  de  cette  grande  gloire 
qui  en  fait  le  caractère.  Au  contraire,  Madame,  j'espère 
de  cette  générosité  qui  vous  est  si  naturelle  et  de  ce  zèle 
qui  vous  applique  si  tendrement  aux  intérêts  de  l'épouse 
de  Jésus  Christ,  que  Votre  Altesse  Royale  commandera  au 
sénat  de  nous  laisser  dans  nos  anciens  usages  ou  qu'elle 
me  permettra  de  prendre  toutes  les  précautions  néces- 
saires auprès  du  Pape,  afin  que  je  ne  sois  pas  responsable 
des  événements,  au  ptéjudice  d'une  cause  que  j'ai  jurée 
sur  les  saints  Evangiles,  le  jour  de  mon  sacre.  Que  si  Votre 
Altesse  Royale  ne  juge  pas  à  propos  de  m'accorder  l'une 
de  ces  deux  grâces,  je  la  supplie  très-humblement  d'agréer 
que  je  me  décharge  du  soin  de  ce  diocèse  sur  une  per- 
sonne, qui  répare  mes  fautes  et  cela,  pour  ne  pas  m'expo- 
ser  à  donner  la  moindre  insatisfaction  à  Votre  Altesse 


—  4G0  — 


Royale,  parce  que  j'aurai  plus  de  plaisir  de  demander  à 
Dieu  pour  elle  les  secours  du  ciel,  ni  plus,  ni  moins  par 
vue  que  les  conjectures  sont  trop  fortes  ponr  l'état  où 
se  trouve  ma  santé;  et  quand  je  vois  que,  par  la  trop 
grande  facilité  qu'on  a  de  recevoir  les  appellations  comme 
d'abus,  d'accor.ler  des  inhibitions  spéciales  et  défaire  des 
injonctions  à  nos  officiers  sans  ouïr  partie,  des  paroisses 
demeurent  sans  pasteurs,  des  désordres  sans  remèdes,  et 
le  tribunal  de  l'évêché  si  abandonné,  que  mon  vicaire  gé- 
néral, mon  officiai  et  le  procureur  épiscopal  font  des  démis- 
sions de  leurs  charges,  pour  en  éviter  les  chagrins  et  les 
mépris,  j'avoue  que  je  succombe  moi-même  et  que  je  n'ai 
pas  le  courage  de  voir  plus  longtemps  cette  désolation, 
qui  ne  provient  que  de  ce  que  le  sénat  nous  tire  de  nos 
anciens  usages  et  de  la  dotrine  des  auteurs  italiens,  et 
commence  de  nous  régler  par  les  coutumes  de  France, 
sans  se  mettre  d'ailleurs  en  devoir  de  jouir  à  Rome  du  con- 
cordat et  des  privilèges,  dont  il  veut  faire  notre  règle 
de  par  deçà.  La  longueur  et  le  désordre  de  cette  lettre  sont 
des  marques  et  des  effets  de  la  justice  de  ma  douleur, 
mais  je  ne  laisse  pas  d'en  demander  très-humblement  par- 
don à  Votre  Altesse  Royale,  avec  le  respect  que  je  veux 
estre  toute  ma  vie,  le  très-humble,  etc. 

Jean,  évêque  de  Genève. 

Le  27  de  l'an  1677. 


Liste  des  prêtres  excellant  le  plus  en  piété,  en  doctrine  et  en  talents 
dans  le  diocèse  de  Genève 

DANS  LA  CATHÉ DBALE 

MM.  de  Monthoux  de  Quesge.  —  deMenthon  de  Mareste. 
—  Ducloz.  —  Roget.  —  Falcaz,  docteur  de  Sorbonne.  — 
de  la  Sales.  —  de  Ruphy.  —  de  Montmayeur.  —  de  Ma- 
reste de  Chanaz.  —  Gas,  promoteur.  —  Constantin.  — 
Truchet.  —  La  Combe.  —  de  la  Pesse.  —  Charvet.  — 
Déléans.  —  Comte.  —  Charvet,  etc. 


—  461  — 


DANS  LA  COLLÉGIALE  D'ANNESSY 

MM.  L'abbé  de  Saint-Rambert,  doyen.  —  Nublet,  docteur 
en  théologie.  —  Machet,  subtil  et  très-spirituel,  à  doc- 
trine un  peu  suspecte. 

COLLÉGIALE  DE  SALLANCHES 

MM.  Ponchau.  —  d'Alby.  —  Cornet. 

SAINTE  MAISON  DE  THONON 

M.  l'abbé  de  Rossillon,  prêtre  très-vertueux  et  très  ap- 
pliqué au  service  de  âmes. 

MM.  Maugnier.  —  De  Leschaux.  —  La  Combe. 

CHAPITRE  DE  SAMOENS 

M.  Saugey,  doyen,  mais  violent  et  applique  aux  biens 
temporels. 

ELUMET 

M.  Rey,  plébain. —  les  deux  frères  du  Rides,  chanoiues. 

LA  BONNEVILLE 

MM.  de  Laclienal,  plébain.  —  Moccand,  chanoine. 

LA  ROCHE 

MM.  Domenge,  archidiacre.  —  Déléans.  —  Pin.  —  Pépin. 

—  Déage,  chanoine. 

DANS  LE  CORPS  DU  CLERGÉ  ET  DES  CURÉS 

MM.  Chardon,  plébain  d'Evian.  —  De  Compeis,  doyen 
curé  d'Allinges.  —  Masson,  curé  de  Vuallière.  —  Ginod, 
Pierre,  curé  de  Douvaine.  —  Cochet,  curé  de  Bons.  —  Lache- 
nal,  curé  de  Nernier.  —  Déage,  curé  de  Meynier.  —  Violani, 
curé  d'Hermance.  —  Fonteine,  curé  de  Collonge.  —  Allé- 
gret,  curé  de  Ville-la-Grand.  —  de  Menthon,  curé  de  Cholex. 

—  La  Pérouse,  curé  d'Annemasse.  —  Denarié,  curé  de 
Château-Blanc.  —  Chambet  curé  de  Lucinge.  —  Gavard, 
curé  de  Sciez.  —  Pernet,  curé  d'Etrambières.  —  Guyot, 
curé  de  Vétraz.  —  Jouvenoz,  curé  de  Collonges.  —  Presset, 


-  462  - 


curé  d'Aranthon.  —  Germain,  curé  de  Corsier.  —  Donier, 
curé  d'Esery.  —  Burnet,  curé  de  Maglan.  —  Lacquis,  curé 
de  Passieu.  —  Darier,  curé  de  Combloux.  —  Chardon, 
plébain  de  Megève.  —  Vrochu,  curé  de  Mont-Saxonex.  — 
Planchant,  curé  de  Mieussy.  —  Bardy,  curé  de  Marrignier, 
(séculier,  mondain,  peu  résident.)  —  Evesque,  curé  d'Ugine. 

—  Blanc,  curé  de  Marions.  Jacot,  curé  de  Menthon.  — 
Favre,  curé  de  Saint-Jean-de-Sixt.  —  Morel,  curé  de  Grand- 
Bornand.  —  Favre,  curé  de  Viuz-en-Sallaz.  —  Bonier,curé 
de  Theiry.  —  Hudry,  curé  de  Saint- Jorioz.  —  Chapelle, 
curé  de  Bellecombe.  —  Cohendet,  curé  du  Châtelard.  — 
Hudry,  curé  de  Leschaux.  —  Dinjoud,  curé  de  Gresy.  — 
Dumaz,  curé  de  Viuz.  —  de  Bruaz,  curé  de  Rumilly.  — 
Pépin,  curé  de  Vallières.  —  Finet,  curé  de  Versonex.  — 
La  Valette,  curé  de  Boussy.  —  Boney,  curé  de  Saint-Félix. 
Dermanz,  curé  de  Saint-Eusèbe.  —  Montregard,  curé  de 
Thnsy.  —  Vignet,  curé  de  Lorney.  —  Curtet,  curé  de 
Chindritu.  —  Goujon,  curé  deNonglard.  —  Chardon,  curé 
de  Pringy.  —  Orset,  curé  de  Savigny. 

N.-B.  Les  plus  forts  sont  dans  le  voisinage  de  Genève, 
Gex,  Michaille,  Vatromey,  et  dans  le  Bugey,  mais  on  ne 
les  nomme  pas,  parce  qu'ils  sont  dans  les  états  du  roi  de 
France,  où  l'évêché  de  Genève  est  chargé  de  quatre  pro- 
vinces. 

Liste  des  prêtres  excellant  en  piété  non  encore  bénéficies 

MM.  Gros,  docteur  de  Sorbonne.  — LaThuiles,  docteur  de 
Sorbonne.  —  Terrier,  docteur  de  Sorbonne.  —  Avrillon, 
licencié  de  Sorbonne.  —  Descotes,  docteur  en  théologie. 

—  Moëne,  docteur  de  Paris,  en  droit  canon.  —  Biord,  doc- 
teur de  Sorbonne.  —  Grassy,  docteur  de  Paris  en  droit 
canon.  —  Decouz,  supérieur  de  Saint-Sulpice.  —  Lagrange 
docteur  de  Paris  en  droit  canon.  —  Blanc  de  Genève,  gra- 
dué. —  Fréchet,  théologien.  —  Deninaz,  théologien.  Bous- 
set,  théologien.  —  Dufourg,  docteur  en  théologie.  Blondel. 
théologien.  —  Gaïdon,  théologien.  —  d'Achery,  théologien. 
Cusin,  théologien.  —  Tyssot,  théologien.  —  Conseil,  doc- 
teur en  théologie.  —  Charvet,  théologien.  —  Vechier, 


théologien.  —  Rossillon,  théologien.  —  Cornier,  théolo- 
gien. —  Mouchet,  théologien.  —  Orsat,  théologien 

Ceux-ci  sont  destinés  pour  occuper  les  premiers  béné- 
fices qui  vaqueraient  dans  le  diocèse, 


N°  XII.  page  333. 
Lettres  de  M.  Tandon  à  Mgr  Bernex  de  Rossillon. 
I 

Monseigneur, 

L'honneur  que  Vôtre  Grandeur  m'a  fait  de  prendre 
plaisir  aux  sentiments  de  paix  et  de  réunion  qui  paroissent 
dans  mes  écrits,  m'a  fait  juger  qu'en  commençant  de 
mettre  en  exécution  un  projet  si  utile  au  salut  de  tous  les 
chrétiens,  je  fournirois,  Monseigneur,  à  vôtre  zèle  un  nou- 
veau motif  de  travailler  à  l'avancement  du  règne  de 
Dieu. 

Dans  celte  veue,  je  m'enhardis  de  présenter  à  Vôtre 
Grandeur  un  petit  ouvrage,  où  je  tâche  de  proposer  un 
moyen  de  faciliter  une  solide  réunion. 

En  le  composant,  j'ay  eu,  Monseigneur,  devant  les  yeux 
ce  grand  principe  de  la  charité  chrétienne,  que  Vôtre 
Grandeur  regarde  comme  une  disposition  favorable  pour 
rapprocher  les  esprits,  telle  qu'est  l'affection  réciproque 
des  cœurs. 

Votre  profonde  érudition  jugera,  Monseigneur,  du  corps 
de  l'ouvrage;  vôtre  grande  charité  en  couvrira  les  dé- 
fauts, et  vôtre  sagesse  consommée  en  ménagera  l'usage. 

Si  les  efforts,  que  je  fais  pour  parvenir,  par  la  bénédic- 
tion de  Dieu  à  quelqu'apparence  de  succez,  ne  sont  pas 
tout  à  fait  inutiles,  toute  la  gloire  en  sera  deue  à  Vôtre 
Grandeur,  qui,  par  le  bon  accueil  qu'elle  a  fait  à  mes  pre- 
mières réflexions,  m'a  encouragé  dans  une  occupation  et 
si  sainte  et  si  nécessaire.  Ce  qui  en  même  teins  servira 


—  464  — 


d'une  forte  preuve  à  l'honneur  que  je  me  fais  d'être  très 
respectueusement, 

Monseigneur, 

De  Vôtre  Grandeur, 
Le  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Tandon,  m. 

De  Genève,  le  26e  May  1713. 

II 

Monseigneur, 

Si  j'ay  eu  l'honneur  de  proposer  à  Vôtre  Grandeur  le 
concile  de  Trente  pour  la  règle  de  foy  vivante  touchant 
quelques  articles  contestés. 

Vous  serés,  Monseigneur,  agréablement  surpris,  en 
aprennant  que  je  projette  de  rendre  l'Eglise  gallicane 
l'exécutrice  de  ce  que  j'ay  eu  l'honneur  de  communiquer 
à  Vôtre  Grandeur;  et  j'espère  de  vous  le  prouver  sans 
peine  dans  la  suite  du  tems. 

On  m'a  prié  ces  jours  passés  d'agir  en  faveur  d'une 
personne  catholique  de  Saint-Claude,  qui  souhaite  d'ob- 
tenir une  dispense  de  la  cour  de  Rome  pour  se  marier 
avec  sa  cousine  germaine.  Vôtre  Grandeur  jugera  d'abord 
que  ces  démarches  sont  fort  singulières,  et  même  très 
inutiles;  excepté  que  vous,  Monseigneur,  n'envisagiez 
cette  affaire,  comme  un  sujet  propre  a  exercer  vôtre 
grande  charité. 

Je  demande  humblement  à  Vôtre  Grandeur  la  continua- 
tion de  sa  bienveillance,  et  la  permission  de  me  qualifier 
très  respectueusement, 

Monseigneur, 

De  Vôtre  Grandeur, 
Le  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Tandon,  m 

Genève,  le  8me  mars  1714. 


—  465  — 


III 


Monseigneur, 

L'écrit  que  Votre  Grandeur  me  demande  est  un  plan 
que  j'ai  formé  d'une  confession  de  foy  de  la  doctrine  de 
l'Eglise  chrétienne  gallicane,  que  je  n'ay  pas  encore  mis 
en  ordre,  parce  qu'il  me  paroissoit  nécessaire  d'en  con- 
férer avec  Vôtre  Grandeur,  avant  que  d'exécuter  le  projet. 
Vous  me  faites,  Monseigneur,  infiniment  plus  d'honneur 
que  je  n'en  pouvois  espérer,  en  m'offrant  vôtre  secours 
dans  un  ouvrage  aussi  important  qu'est  celui  auquel  je 
m'occupe.  Non  seulement  je  désire  un  tel  événement, 
mais  aussi  je  suis  persuadé  que  Vôtre  Grandeur,  joignant 
ses  prières  à  celles  que  j'adresse  continuellement  au 
Seigneur,  et  que,  se  donnant  la  peine  de  rectifier  ce  qui 
lui  paroitra  défectueux,  mon  travail  sera  suivi  d'un  heu- 
reux suceès. 

Il  est  aisé,  Monseigneur,  d'apercevoir  les  moyens  pro- 
pres a  faire  réussir  un  tel  projet.  Messieurs  les  catho- 
liques et  les  protestants  sont  deux  partis  séparés  les  uns 
des  autres;  pour  les  rapprocher,  il  faut  donner  a  chacun 
ce  qu'il  souhaite.  Le  clergé  de  France  doit  recevoir  tout 
l'honneur  qui  lui  est  deu,  et  donner  aux  protestants  la 
satisfaction  de  professer  la  religion  chrétienne  dans  toute 
sa  pureté  ;  on  y  doit  faire  appercevoir  aux  grands  une 
gloire  solide,  et  aux  peuples  une  profonde  paix. 

Vôtre  Grandeur  veut  elle  entrevoir  si  ces  heureux  ef- 
fets peuvent  se  produire  par  ses  soins,  elle  n'a  qu'à  re- 
marquer que  le  cœur  de  l'homme  se  laisse  facilement 
gagner  par  la  liberté  qu'on  lui  donne  de  juger  et  de 
choisir  les  veritez,  qui  lui  sont  proposées  d'une  manière 
dégagée  de  tout  préjugé. 

Ainsi  il  semble  que  les  premières  démarches  à  faire 
sont  de  réduire  en  un  corps  de  livre  tout  ce  que  Vôtre 


-  466  — 


Grandeur  a  si  heureusement  pensé  et  écrit  avec  tant  de 
douceur  dans  les  lettres  dont  elle  m'a  honnoré,  et  ce 
qu'elle  m'a  donné  occasion  de  lui  répondre.  Ensuite,  vous 
pourriez,  Monseigneur,  prendre  la  peine  d'examiner  l'ou- 
vrage que  j'aurai  l'honneur  de  vous  communiquer.  Finale- 
ment, Vôtre  Grandeur,  ayant  envisagé  un  semblable  projet 
dans  toutes  ses  circonstances  et  n'y  apercevant  rien  que 
de  vrai  et  de  saint,  permettra  qu'on  l'imprime  pour  le 
donner  au  public,  avec  les  précautions  suivantes.  La  pre- 
mière est  d'éviter  avec  soin  qu'il  paroisse  que  Vôtre 
Grandeur  y  ait  la  moindre  part,  de  crainte  que  si  l'ou- 
vrage n'étoit  pas  goûté  des  deux  partis,  cela  ne  donnât 
quelqu'atteinte  à  sa  gloire.  La  seconde  est  que  l'autheur 
soit  anonime,  afin  que  l'ouvrage  soit  leu,  et  receu  de 
chacun  avec  un  esprit  dégagé  de  tout  préjugé. 

Voilà,  Monseigneur,  ce  que  j'ay  creu  devoir  vous  com- 
muniquer avant  de  passer  plus  avant.  C'est  à  Vôtre  Gran- 
deur à  se  réfléchir  sur  mes  pensées,  et  à  me  faire  sentir 
quelles  sont  les  siennes,  pour  m'y  conformer,  afin  de  con- 
tinuer des  preuves  que  je  suis,  avec  un  profond  respect, 

Monseigneur, 

De  Vôtre  Grandeur, 
Le  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

Tandon,  m. 

A  Genève,  le  10e  novembre  1714. 


Lettres  de  Mgr  Rossillon. 
I 

A  Monsieur  Tandon. 
Monsieur, 

Je  viens  de  jetter  un  premier  coup  de  vue  sur  la  ré- 
ponse de  M.  Pictet  faite  à  M.  Landry,  et  j'y  ay  d'abord 
remarqué  l'érudition  et  le  savoir  de  l'auteur  ;  ce  qui  m'a 


—  467  — 


fait  plaisir  est  d'observer  qu'il  écrit  sans  fiel  et  sans  amer- 
tume contre  les  personnes,  ce  qui  est  une  grande  dispo- 
sition pour  chercher  et  trouver  la  vérité;  je  n"ai  pu  lire 
ce  que  l'auteur  écrit  d'obligeant  sur  mon  compte  sans 
être  sensible  à  son  honêteté,  et  je  vous  prie  de  lui  témoi- 
gner que  je  suis  bien  plein  de  toute  l'estime  et  considéra- 
tion que  l'on  doit  à  sa  personne,  et  je  voudrois  avoir  occa- 
sion de  lui  en  donner  des  témoignages  pour  répondre  à  ses 
manières  obligeantes. 

Je  souhaitterois  de  bon  cœur  que  l'on  pût  s'entendre 
pour  venir  à  une  réunion  et  rompre  le  mur  fatal  de  sépa- 
ration qui  nous  divise  depuis  si  long  temps  ;  heureux  de 
donner  ma  vie  et  de  répandre  mon  sang  pour  ce  sujet. 
Mais,  en  vérité,  pour  se  réunir,  je  ne  vois  de  moien  si  on 
ne  se  réduit  sous  un  seul  chef  invisible,  qui  est  le  Souve- 
rain Pasteur,  que  nous  avons  dans  le  ciel  et  sous  un  Pas- 
teur visible  qui  tienne  la  place  du  premier  sur  la  terre, 
autrement,  il  semble  que  Jésus-Christ  n'auroit  pas  bien 
pourvu  au  besoin  de  son  Eglise,  s'il  ne  l'avoit  ainsi  or- 
donné. 

Au  reste,  comme  j'estime  les  ouvrages  de  M.  Pictet  et 
que  je  vois  que  dans  sa  préface  il  parle  d'une  théologie 
dogmatique  qu'il  a  composée,  je  vous  prie  de  me  la  cher- 
cher à  Genève  et  de  me  croire  très-cordialement 

Votre  très  obéissant  serviteur, 

Michel  -  Gabriel, 

évêque  de  Genève. 

D'Annecy,  ce  29  octobre  1714. 

II 

A  Monsieur  Bénêdict  Pictet. 
Monsieur, 

J'ai  reçû  votre  réponse  à  ma  seconde  lettre,  dans  le 
temps  de  notre  seconde  ordination  de  carême,  et  lorsque 
nous  allions  entier  dans  la  semaine  sainte  pour  préparer 


—  468  — 


les  peuples  au  devoir  paschal  ;  aussi,  tout  ce  que  j'ai  pu 
faire  a  été  de  prendre  quelques  heures  pour  lire  votre 
lettre,  où  j'ai  remarqué  que  vous  dittes  avoir  apris,  pres- 
que d'original,  que  l'on  a  tout  lieu  de  croire  que  feu  Mon- 
seigneur Bossuet,  dont  j'avois  raporté  l'explication  tou- 
chant le  culte  des  images,  est  mort  dans  des  sentimens, 
où  il  a  fait  connoitre  qu'il  n'avoit  pas  de  confiance  en 
l'invocation  des  saints. 

Comme  il  s'agit  de  la  foi  d'un  prélat  qui  a  défendu 
avec  éclat  et  réputation  les  dogmes  de  l'Eglise  catholique, 
apostolique  et  romaine,  j'ai  jugé  que  cela  méritoit  qu'on 
fisse  des  recherches  exactes  pour  être  informé  de  la  vérité 
de  la  chose,  et  pour  cet  effet,  je  me  suis  adressé  à  Mon- 
seigneur de  Bissy,  successeur  de  Monseigneur  Bossuet  en 
l'évêché  de  Meaux,  et  je  l'ai  prié  de  me  faire  savoir  sûre- 
ment et  évidemment  ce  qui  en  est. 

Je  vous  envoie  là-dessus  les  extraits  des  attestations 
bien  authentiques  que  j'ai  reçues;  comme  elles  sont  don- 
nées par  des  personnes  constituées  en  dignité,  qui  ont  eu 
la  confiance  de  feu  Monseigneur  Bossuet,  et  qui  l'ont 
assisté  dans  ses  derniers  moments,  où  il  se  préparoit  pour 
aller  rendre  compte  a  Dieu  de  sa  créance,  aussi  bien  que 
de  toutes  les  actions  de  sa  vie,  j'espère  que  vous  recon- 
noitrés  par  là  combien  peu  on  doit  ajouter  foi  aux  témoi- 
gnages suspects  de  quelques  particuliers,  qui  ont  voulu 
répandre  dans  Genève  des  bruits  injurieux  à  la  mémoire 
de  ce  grand  homme  qui,  assurément,  est  mort  dans  les 
mêmes  sentimens  où  il  a  vécu. 

Il  me  paroit,  par  tout  ce  que  j'en  aprends  d'ailleurs, 
qu'il  est  de  notoriété  publique  que  ce  prélat  a  témoigné 
jusqu'au  dernier  soupir  de  la  confiance  en  l'intercession 
des  saints,  et  qu'il  a  persisté  dans  tout  ce  qu'il  avait  en- 
seigné touchant  le  culte  des  images. 

Je  chercherai  un  peu  de  loisir  pour  repasser  votre  der- 
nière lettre  et  examiner  ce  qui  aura  besoin  de  nouvelles 
réflexions  sur  le  sujet  dont  je  vous  ai  écrit;  cependant, 
comme  au  sortir  de  mon  sinode,  nous  devons  nous  pré- 
parer pour  recevoir  Leurs  Majestés  et  toute  la  famille 
Royale,  qui  viendra  en  Savoie,  je  verrai  de  ménager  mon 


—  469  — 


tems,  et  je  profiterai  de  toutes  les  occasions  où  je  pourrai 
vous  témoigner  que  je  suis  parfaitement, 

Monsieur, 

Votre  très  humble  et  très  obéissant  serviteur, 

•j-  Michel -Gabriel, 
évêque  de  Genève. 

D'Annessy,  ce  4  mars  1714. 


N°  XIII,  page  380 

Ordonnance  de  Mgr  Biord,  pour  l'établissement  de  la  paroisse 
de  Carouge 

Nous,  Jean  Pierre  Biord,  par  la  miséricorde  divine  et  la 
grâce  de  Sa  Sainteté  apostolique,  évêque  et  prince  de 
Genève  et  abbé  de  Chésery,  sur  requête  à  nous  présen- 
tée, le  29  juillet  proche  passé,  par  les  habitants  du  bourg 
de  Carouge  et  des  dépendances,  aux  fins  qu'il  nous  plaise 
ériger  en  paroisse  le  dit  bourg,  avec  le  hameau  de  Pinchat, 
de  Grange  Colomb,  et  la  maison  située  à  Pinchat,  entre 
les  deux  ponts,  après  les  avoir  démembrés  de  la  paroisse 
de  Lancy,  et  en  même  temps  ériger  en  église  paroissiale, 
sons  tel  titulaire  que  nous  jugerions  à  propos,  l'église  que 
Sa  Majesté,  par  un  effet  de  sa  pieuse  générosité,  a  fait 
construire  au  dit  Carouge. 

Vu  la  dite  requête,  notre  décret  au  bas,  du  29  juillet, 
les  conclusions  de  notre  procureur  fiscal,  qui  conclut  à  ce 
qu'il  fût  procédé  à  sommaire  à  prise  sur  la  vérification 
des  faits  allégués  et  à  toute  autre  formalité  nécessaire  et 
prescrite  par  le  droit  pour  l'érection  des  nouvelles  parois- 
ses; à  ce  appelés  tous  les  intéressés,  décret  par  lequel 
nous  avons  commis  notre  officiai  et  à  son  défaut  son  vice- 
gérant  pour  procéder  à  l'information  requise,  après  la- 
quelle nous  nous  sommes  réservé  de  pourvoir  à  ce  démem- 
brement et  séparation  dont  s'agit,  décret  de  notre  officiai  du 
même  jour  29  juillet,  par  lequel,  ensuite  de  la  commission 


—  470  — 


à  lui  donnée,  ordonne  que  les  parties  comparaîtront  par 
devant  lui  à  jour  et  heures  certains,  exploit  du  sergent 
Maréchallat  du  19  et  22  août  proche  passé;  par  lesquels 
les  parties  ont  été  assignées  à  paraître  le  24  du  dit  août, 
lequel  jour,  les  deux  experts  convenus  par  les  parties  et 
celui  pris  d'office  ont  rapporté  unanimement  sur  l'utilité  et 
nécessité  de  l'érection  d'une  église  paroissiale  au  dit  Ca- 
rouge  et  du  dit  lieu  et  ses  dépendances  en  paroisse  sépa- 
rée, distincte  et  indépendante  de  celle  du  dit  Lancy,  le 
rapport  déclaré  ouvert,  le  13  septembre  proche  passé,  et 
authentique  et  sans  contredit,  le  27  octobre  suivant,  requête 
à  nous  présentée  par  les  habitants  et  communiers  du  Petit- 
Lancy  aux  fins  qu'il  nous  plaise,  en  les  désunissant  au 
besoin  de  l'église  paroissiale  d'Onex,  les  réunir,  rétablir, 
restituer  à  leur  mère-église  du  Grand-Lancy,  notre  décret 
du  second  septembre,  par  lequel  nous  avons  ordonné  en 
soit  montré,  response  dudit  curé  d'Onex  du  7  même  mois, 
par  lequel  il  consent  à  ladite  réunion,  requête  à  nous  pré- 
sentée le  8  novembre,  aux  fins  qu'il  nous  plaise  pourvoir 
définitivement  sur  les  conclusions  prises  par  la  requête 
fondamentale,  décret  au  bas  portant:  «  soit  montré  à 
notre  procureur  fiscal,  >  conclusions  d'icelui  par  lesquelles 
il  a  conclu  y  avoir  lieu  au  démembrement  et  à  l'érection 
demandée,  après  que  les  suppliants  auraient  fait  conster 
du  consentement  du  seigueur  avocat  fiscal  général,  les 
différents  mandats  de  l'état  des  âmes  du  dit  Carouge  arri- 
vant au  nombre  de  .1272,  requête  présentée  au  seigneur 
avocat  fiscal  général,  aux  fins  d'obtenir  le  consentement 
qu'il  a  donné  le  20  de  l'an  courant  au  susdit  démembre- 
ment et  à  la  dite  érection,  finalement  les  lettres  patentes 
de  Sa  Majesté  données  à  Turin  le  11  du  dit  janvier,  par 
lesquelles  elle  assigna,  sur  les  monts  de  Saint- Jean  Baptiste 
du  dit  Turin  de  la  vingt-unième  section,  la  somme  de  1500 
livres,  pour  la  portion  des  curés  et  vicaires  à  établir  au 
dit  Carouge,  sous  la  réserve  du  droit  de  patronage  tant 
pour  elle  que  pour  ses  royaux  successeurs,  tout  ce  que 
dessus  et  ce  qu'il  fallait  avoir,  vu  et  mûrement  examiné. 

«  Nous,  évêque  et  prince  de  Genève,  le  saint  nom  de  Dieu 
invoqué,  avons  dit,  statué  et  ordonné,  et  disons,  statuons 
et  ordonnons  que  pour  la  plus  grande  commodité  et  utilité 


—  471  — 


spirituelle  des  habitants  du  bourg  de  Carouge,  des  villages 
de  Pinchat,  Grange-Collomb  et  de  la  maison  située  entre 
les  deux  ponts,  les  dits  bourgs,  villages  et  maisons  seront 
séparés  et  donnés,  quand  au  spirituel,  ainsi  que  par  les 
présentes  nous  les  séparons  et  désunissons  de  la  paroisse 
de  Lancy,  et  qu'à  l'avenir  ils  formeront  avec  leur  territoire, 
une  paroisse  particulière,  distincte  de  celle  de  Lancy,  qui 
sera  confinée  par  les  limites  de  la  paroisse  du  Veyrier,  par 
celle  qui  sépare  l'Etat  d'avec  Genève,  par  le  nant  de  Drise 
jusqu'à  son  confluent,  le  torrent  d'Aire,  et  par  le  cour 
d'eau  de  ce  dernier  ruisseau  jusque  vis-à-vis  les  limites 
qui  séparent  d'Arve  le  territoire  de  Genève,  avons  en  con- 
séquence érigé  et  érigeons  l'église  qu'il  a  plu  au  roi,  par 
un  effet  de  sa  piété  et  de  son  zèle,  de  faire  bâtir  dans  le 
bourg  de  Carouge  en  église  paroissiale,  sous  le  vocable 
de  Sainte  Croix  et  en  titre  de  bénéfice  cure  distincte,  dont 
le  droit  de  patronage  et  de  nomination  appartiendra  à  Sa 
Majesté  et  à  ses  royaux  successeurs;  et  à  nous  la  collation 
et  institution,  ordonnons  que  la  dite  église  sera  pourvue 
d'un  curé  par  nous  institué,  lequel  y  devra  faire  toutes 
les  fonctions  pastorales,  et  le  service  paroissial  suivant 
les  constitutions  et  usages  de  notre  diocèse,  et  qui  sera 
au  besoin,  par  nous,  réglé  et  prescrit,  et  les  habitants  du 
dit  bourg,  villages  et  maisous  devront  y  remplir  les  de- 
voirs de  religion  et  y  recevoir  les  sacrements;  le  dit  curé 
percevra  outre  la  portion  à  lui  assignée  par  les  dites  let- 
tres pastorales,  tous  les  revenus  fixes  et  casuels  qu'il  peut 
être  en  droit  de  percevoir  et  jouir  en  sa  qualité  de  curé, 
sur  quoi  néanmoins  nous  réservons  aux  intéréssés  au  con- 
traire leurs  droits  anciens,  comme  il  pourrait  leur  compé- 
ter,  concernant  les  protestations  par  eux  faites  dans  le  cours 
de  la  procédure  ;  et  comme  un  curé  seul  ne  pourrait  pas 
suffire  au  service  d'une  paroisse  aussi  nombreuse  ni  à  y 
faire  les  offices  avec  la  décence  convenable,  Sa  Majesté 
ayant  déjà,  d'ailleurs,  par  une  suite  du  même  esprit  de 
piété  et  du  même  zèle  du  plus  grand  bien  dont  elle  est  ani- 
mée, pourvu  par  les  dites  lettres  patentes  à  l'entretien  d'un 
second  prêtre.  Nous  ordonnons  en  conformité  des  inten- 
tions de  Sa  Majesté,  qu'il  y  aura  toujours  au  dit  Carouge, 
un  prêtre  vicaire,  amovible  à  notre  disposition,  qui  devra 
seconder  le  R.  curé  dans  ses  fonctions,  faire  l'école  des 


—  472  — 


jeunes  garçons,  en  conformité  du  règlement  qui  sera  fait  à 
cet  égard,  demeurer  avec  le  R.  curé  par  qui  il  sera  logé, 
nourri  et  entretenu,  comme  le  sont  les  vicaires  dans  le  dio- 
cèse, et  percevra  la  portion  qui  lui  est  assignée  par  lettres 
patentes  ci-devant  mentionnée,  tant  au  moyen  de  l'hono- 
raire qui  lui  sera  payé,  ainsi  et  comme  il  sera  plus  ample- 
ment par  nous  réglé,  sous  l'agrément  et  approbation  de  Sa 
Majesté. 

Ordonnons  en  outre  qu'en  reconnaissance  de  tous  les 
susdits  bienfaits,  il  sera  célébré  annuellement  et  à  perpé- 
tuité dans  la  dite  église  de  Carouge  par  les  dits  RR.  curé 
et  vicaire,  une  grand'messe  pour  la  conservation  et  pros- 
périté de  la  sacrée  personne  de  Sa  Majesté  et  de  toute  la 
famille  royale  ;  et  quant  aux  habitants  du  Petit-Lancy,  fe- 
sant  droit  sur  leur  requête,  en  les  désunissant  au  besoin 
de  l'église  paroissiale  d'Onex,  les  avons  réunis,  rétablis  et 
restitués,  les  réunissons,  les  rétablissons,  et  restituons  à 
l'église  paroissiale  de  Lancy,  ordonnant  au  Rd  curé  du  dit 
lieu  de  les  reconnaître,  traiter  et  desservir  comme  ses 
ouailles.  Les  présentes  et  toutes  ces  pièces  visées  seront 
enregistrées  céans  pour  y  avoir  recours  au  besoin. 

Donné  à  Annecy,  dans  notre  palais  épiscopal. 
Ce  premier  février  mil  sept  cent  quatre-vingt; 

Signé  à  l'original,  par  Mgr  Jean-Pierre,  évêque  de 
Genève. 


N°  XIV,  page  472 
Lettres  de  Mgr  Paget 
A  Son  Excellence  le  comte  Granery. 
Monsieur, 

La  mort  a  empêché  mon  prédécesseur  d'achever  la  mai- 
son épiscopale,  qu'il  a  fait  construire  des  libéralités  du 
roi.  Sa  Sainteté,  par  les  bulles  de  provision,  me  charge  de 


—  473  — 


porter  cet  ouvrage  à  sa  perfection.  «  Volumus  etiam  quod 
domus  episcopalis  perfectioni  pro  viribus  incumbas  et  mo- 
numentum  pietatis  erigere  cures,  conseientiam  tuam  super 
his  onerantes.  »  J'ai  le  regret  de  n'avoir  aucune  ressource, 
pour  remplir  cette  obligation,  et  je  ne  puis  dissimuler 
combien  il  m'est  sensible  et  doulourenx  de  voir  que  mes 
supplications  réitérées,  pour  atteindre  ce  but,  ont  été 
sans  succès.  Je  n'ose  plus  insister,  crainte  de  me  rendre 
importun.  Cependant  je  compte  trop  sur  vos  bontés,  pour 
ne  pas  espérer  que  V.  E.  emploira  son  crédit,  pour  me 
procurer  avec  le  temps  les  moyens  d'achever  un  ouvrage, 
qu'il  est  de  mon  devoir,  de  mon  honneur  de  porter  à  sa 
perfection. 

Je  ne  parle  point  pour  mon  propre  intérêt,  puisque  je 
suis  logé  et  très-content  de  mon  logement..  Je  n'ai  en  vue 
que  le  bien  de  la  chose  qui  se  dégrade  par  les  injures  du 
temps  et  par  les  polissons.  Si  j'avais  l'assurance  d'obte- 
nir une  certaine  somme,  je  trouverai  à  emprunter,  pour 
fournir  aux  Irais  nécessaires  et  par  là  je  préviendrai  toute 
dégration  et  fermerai  la  bouche  à  ceux  qui  peuventme  blâ- 
mer, de  ce  que  je  ne  prends  pas  à  la  maison  épiscopale  le 
même  intérêt  que  prenait  mon  prédécesseur.  Je  suis  per- 
suadé que  Votre  Excellence  daignera  prendre  en  considé- 
tion  ces  justes  motifs,  que  je  prends  la  liberté  de  lui 
mettre  sous  les  yeux,  et  qu'elle  aura  la  liberté  de  me  con- 
soler. Je  la  supplie  d'en  agréer  le  sentiment  de  ma  juste 
reconnaissance,  avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être,  Mon- 
sieur, de  Votre  Excellence,  le  très-humble  et  très-obéis- 
sant serviteur. 

j"  Jean-Mabie,  évêque  de  Genève. 
Au  même. 

20  octobre  1787. 

Monsieur, 

Le  bien  de  la  chose,  en  elle  même,  plus  que  mon  avan- 
tage personnel  m'oblige  de  prier  Votre  Excellence  de  vou- 
loir bien  intéresser  la  bonté  du  roi,  en  faveur  du  palais 
episcopal  de  cette  ville,  qu'il  plaise  à  sa  majesté  d'accor- 
der les  fonds  nécessaires  pour  le  finir.  Le  devis  estimatif 


—  474  — 


des  ouvrages  qui  restent  à  y  faire  et  qui  a  été  envoyé  à 
M.  l'Econome  général  le  9  du  mois  dernier  en  porte  la 
dépense  à  plus  de  28,000  fr.  S'il  était  du  bon  plaisir 
de  Sa  Majesté  d'assigner  cette  somme  sur  les  fonds  de 
l'économat,  M.  l'Econome  général  prendrait  les  termes, 
qu'il  jugerait  à  propos  pour  la  payer  en  différents  temps, 
sans  beaucoup  de  gêne,  et  je  me  chargerai  de  pourvoir 
dans  la  suite  au  surplus  et  à  ce  qui  n'aura  par  été  perçu. 
Il  est  important  de  continuer  cet  édifice  ;  ce  qu'il  y  a  de 
fait  se  dégrade,  tout  étant  ouvert  à  tout  le  monde  et 
exposé  aux  injures  du  mauvais  temps,  dont  il  n'est  à  l'abri 
que  par  le  toit  seul.  Les  ouvriers  qui  avaient  passé  des 
conventions  avec  mon  p-édécesseur  veulent  les  remplir  et, 
si  on  les  en  empêche,  ils  demanderont  le  dédommagement, 
quoi  qu'il  soit  avéré  qu'ils  ne  peuvent  avoir  un  certain 
gain  sur  les  prix  convenus,  et  que,  si  on  suspendait  l'ou- 
vrage, on  ne  pourrait  le  reprendre  qu'à  un  prix  beaucoup 
plus  haut  que  celui  dont  Mgr  Biord  avait  convenu  avec 
eux. 

Il  me  paraît  donc  très-à-propos  de  le  faire  continuer,  et 
si  on  le  continue,  il  est  indispensable  de  pouvoir  faire  à 
temps  les  emplettes  nécessaires,  surtout  en  bois  pour  la 
menuiserie,  afin  qu'il  ait  le  temps  de  sécher,  avant  d'être 
employé.  Je  me  repose  avec  confiance  sur  l'intérêt  que 
Votre  Excellence  daigne  prendre  à  cette  construction  ;  je 
la  supplie  de  la  favoriser  de  sa  protection  et  d'agréer  l'as- 
surance de  ma  vive  reconnaissance  et  du  profond  respect 
avec  lequel  j'ai  l'honneur  d'être,  Monsieur,  de  Votre  Excel- 
lence, etc. 

Jean-Marie,  évêque  de  Genève. 


TABLE   DES  MATIÈRES 


Pages. 


QUELQUES  HECTIFICATIONS 


I 


CHAPITRE  PREMIER 


Le  lendemain  du  triomphe  de  la  Réforma  ion 


Coup  d'œil  rétrospectif.  —  Conséquences  politiques  de  la  Réformation.  — 
Etat  ancien.  —  Etat  nouveau.  —  Conséquences  religieuses.  —  Rupture 
avec  Rome.  —  Le  siège  des  évèques  changé.  —  Le  diocèse  scindé.  —  Répu- 
tation de  Genève  à  l'étranger.  —  Attitude  des  partis.  —  Hostilités  mu- 
tuelles. —  Déclaration  de  guerre  de  la  part  des  Rémois.  —  Jls  envahissent 
les  Etats  du  duc.  —  Guerre  d'extermination.  —  Le  Chablais.  —  Ses  ré- 
sistances. —  Conditions  posées  par  Berne. 


Calvin  jugé  par  divers  auteurs  d'après  ses  œuvres.  —  Les  premiers  réfugiés 
—  Education  de  Calvin.  —  Ses  études.  —  L'institution  chrétienne.  — 
Jugement  porté  sur  ce  livre  par  les  protestants.  —  Arrivée  de  Calvin  à 
Genève. —  Continuation  des  pratiques  catholiques.  —  Mesures  prises  pour 
les  faire  cesser.  —  Mesures  de  sévérité.  —  Mécontentement.  —  Murmures 
contre  les  ministres.  —  Arrêt  de  bannissement.  —  Départ  de  Calvin.  — 
Son  jugement  sur  ses  collègues.  —  Conférence  tenue  à  Tournon.  —  Lettre 
de  Sadolet  aux  Genevois.  —  Réponse  de  Calvin.  —  Changement  poli- 
tique. —  Calvin  est  rappelé. 


Anciens  usages  des  évèques.  —  Calvin  les  abolit.  —  Ordonnances  ecclésias- 
tiques. —  Les  principaux  rouages.  —  La  charge  et  le  serment  des  Anciens. 
—  Les  délations.  —  Le  Consistoire.  —  Première  séance.  —  Cas  de  di- 
vorce. —  Divers  interrogatoires.  —  Pratiques  religieuses.  —  Les  mécon- 
tents. —  Rebellions.  —  Diverses  condamnations.  —  Ordonnances  contre 
les  blasphémateurs  et  les  joueurs.  —  Lois  somptuaires.  —  Peines.  —  Tor- 
tures. —  Exécution  des  Sorciers.  —  La  Peste.  —  Rôle  des  ministres  pen- 
dant le  fléau.  —  Route-Peste  ou  engraisseurs.  —  La  terreur.  —  Lettre  du 
Curé  de  Mandallaz.  —  Sort  des  malheureux  soupçonnés  de  propager  la 
peste. 


CHAPITRE  II 


Calvin  à  Genève 


4  3 


CHAPITRE  III 


Régime  de  Calvin  à  Genève. 


37 


—  476  — 


Pages 

CHAPITRE  IV 

Intolérance  doctrinale  de  Calvin   i\ 

Calvin  d'après  Sacy.  —  Quelques  réfugiés  de  la  Flandre.  —  Gentifis.  — 
Sébastien  Castalion.  —  Il  contredit  Calvin.  —  Rancune  que  celui-ci  lui 
garde.  —  Plainte  portée  contre  lui.  —  Pamphlet.  —  Réponse.  —  Style 
du  polémiste.  —  Bolsec.  —  Sa  réponse  à  Saint-André,  ministre.  —  11  est 
jeté  en  prison.  —  Son  bannissement.  —  Servet.  —  Ses  périgrinations.  — 
Son  arrivée  à  Genève.  —  Son  arrestation.  —  Son  emprisonnement.  — 
Son  procès.  —  Sa  mort. 


CHAPITRE  V 

Les  Evêques  en  exil,  Louis  et  Philibert  de  Rey   89 

Démarches  de  Pierre  de  la  Baume  soit  à  Rome,  soit  auprès  des  princes.  — 
Il  revint  en  Franche-Comté.  —  Sa  nomination  à  l'archevêché  de  Besan- 
çon. —  Sa  mort.  —  Louis  de  Rye.  —  Sa  famille.  —  Un  concurrent.  — 
Philibert  de  Rye.  —  François  de  Bachod.  —  Sa  brillante  carrière.  —  Il 
est  nommé  évêque.  —  Sa  mort  et  son  tombeau. 


CHAPITRE  VI 


Le  successeur  de  Calvin  à  Genève   \b\ 

Théodore  de  Bèze.  —  Son  origine.  —  Son  portrait.  —  Ses  jeunes  années. 
—  Ses  poésies.  —  Son  arrivée  à  Genève.  —  Sa  carrière.  —  Professeur  à 
Lausanne.  —  Il  revient  à  Genève.  —  Ses  écrits.  —  Son  action  en 
France  durant  les  guerres  de  religion.  —  Emissaires  partis  de  Genève.  — 
11  remplace  Calvin.  —  Sa  politique.  —  Sa  haine  de  la  messe.  —  La 
Ligue. 


CHAPITRE  VII 

Les  évêques  de  Genève  à  Annecy,  Ange  Giustiniani  et 

Claude  de  Granier   M  9 

Ange  Giustiniani.  —  Sa  patrie.  —  Ses  études.  —  Ses  charges  dans  l'Ordre 
de  Saint-François  d'Assise.  —  Diverses  missions.  —  11  est  nommé  évêque 

—  Sa  réception  à  Annecy.  —  Il  promulgue  le  Concile  de  Trente.  —  Dif- 
ficultés avec  le  Chapitre.  —  Son  retour  à  la  vie  monastique.  —  Il  devient 
Prieur  de  Talloires.  —  Etat  de  cette  communauté.  —  Il  rentre  à  Gênes.  — 
Sa  mort.  —  Claude  de  Granier.  —  Ses  études.  —  Le  prieuré  de  Talloires. 

—  Ses  efforts  pour  y  établir  la  réforme.  —  Sa  conduite  pleine  de  sagesse. 

—  Diverses  difticultés.  —  Il  est  nommé  évêque.  —  Son  administration. 

—  Son  zèle  pour  la  conversion  des  hérétiques.  —  Luttes  et  guerre.  —  Trêve. 

—  Il  confie  la  mission  du  Chablais  à  saint  François  de  Sales.  —  Les  fêtes. 

—  La  mort  de  Claude  de  Granier. 


-  477  — 


CHAPITRE  VIII 


Saint  François  de  Sales 


Pages 
444 


Origine  de  saint  François  de  Sales.  —  Son  enfance.  —  Ses  études.  —  Sa 
vocation.  —  Les  projets  de  ses  parents.  —  Son  admission  aux  Ordres.  — 
Ses  débuts.  —  Mission  du  Cbablais.  —  Il  en  devient  l'apôtre.  —  Diffi- 
cultés. —  Sa  persévérance.  —  Conversions.  —  Ses  auxiliaires.  —  Le  Père 
Chérubin.  —  Conférence  de  saint  François  avec  Théodore  de  Bèze.  — 
Lettres  du  Pape.  —  Son  élévation  à  l'épiscopat.  —  Son  zèle.  —  Son 
amour  pour  Genève.  —  Sa  fin. 


Etat  des  esprits.  —  Conférences  d'Hermance.  —  Accord  de  Lyon.  —  Paix 
troublée.  —  Escalade.  —  Récit  de  Roset.  —  Réponse  aux  attaques  contre 
le  Pape  à  cette  occasion.  —  Traité  de  Saint-Julien.  —  Les  concessions 
faites  aux  Genevois  —  Leur,  intolérance.  —  On  traque  les  catholiques  à 
la  ville.  —  Les  Capucins.  —  Les  Jésuites.  —  Edit  contre  les  convertis.  — 
Estienne  de  la  Faverge. 


Les  successeurs  immédiats  de  saint  François  de  Sales. . .    4  95 

Jean-François  de  Sales.  —  Sa  naissance.  —  Ses  études.  —  Il  est  nommé 
chanoine  et  coadjuteur  de  son  frère.  —  Il  devient  son  successeur.  —  Sa 
conduite  au  temps  de  la  peste.  —  Il  prépare  la  béatification  de  saint  Fran- 
çois. —  Ses  derniers  actes.  —  Dom  Juste  Guérin.  —  Sa  naissance.  —  Ses 
études.  —  Il  entre  chez  les  Barnabites.  —  On  lui  confie  la  direction  des 
infantes  royales.  —  Dom  Juste  à  la  cour.  —  Il  est  appelé  à  Annecy  et  à 
Thonon.  —  Sa  confiance  en  saint  François  de  Sales.  —  Il  poursuit  le  pro- 
cès de  la  béatification.  —  Paul  V  le  remarque.  —  Il  le  nomme  évêque  de 
Genève.  —  Son  sacre.  —  Son  humilité.  —  Son  administration.  —  Il  se 
montre  le  protecteur  des  maisons  religieuses  et  des  pauvres.  —  11  demande 
un  coadjuteur.  —  11  se  retire  à  Rumilly  où  il  meurt. 


CHAPITRE  IX 


Etat  du  catholicisme  à  Genève,  au  commencement  du  dix 
septième  siècle  


4  77 


CHAPITRE  X 


CHAPITRE  XI 


Charles-Auguste  de  Sales 


224 


Naissance  de  Charles-Auguste.  —  Son  enfance.  —  Ses  premières  éludes.  — 
Son  goût  pour  la  solitude.  —  Saint  François  décide  sa  vocation.  —  Une 
tentation  de  découragement.  —  Il  est  nommé  prévôt.  —  Il  visite  le  eau- 


-  478  — 


Pages 

ton  de  Vaud.  —  Danger  qu'il  y  court.  —  Il  compose  la  vie  de  son  saint 
oncle.  —  Il  se  retire  à  l'Ilcrmitage  des  Voirons.  —  11  est  appelé  à  Mou- 
tiers.  —  Sa  nomination  coadjuteur  de  Genève.  —  11  devient  évèque.  — 
Sun  amour  pour  les  communautés.  — Ses  prédications.  —  Ses  visites  pas- 
torales. —  11  perd  son  père.  —  Scène  touchante.  —  Ses  dispositions  der- 
nières. —  Diflicullés.  —  Ses  derniers  ouvrages. 


CHAPITRE  XII 

Jean  d'Arenthon  d'Alex   239 

La  famille  d'Arenthon  d'Alex.  —  Jean.  —  Sa  jeunesse  au  temps  de  la  peste. 

—  Ses  premières  éludes.  —  11  est  envoyé  à  Paris.  —  Les  prêtres  de  l'Ora- 
toire. —  Il  revient  à  Annecy.  —  Devenu  prêtre,  il  est  envoyé  à  Chevry.  — 
Voyage  à  Turin.  —  On  lui  offre  l'évêché  de  Lausanne.  —  11  refuse.  — 
Sa  nomination  à  l'évêché  de  Genève.  —  11  est  dénoncé  à  Turin  et  à  Rome. 

—  Sa  justification.  —  Béatification  de  saint  François  de  Sales.  —  Il  part 
pour  Paris.  —  Affaire  importante,  sa   lettre  au  pape.  —  11  se  rend  utile 

—  De  retour  il  s'occupe  de  la  fondation  du  grand  séminaire.  —  Son  zèle 
pour  les  communautés.  —  Sa  charité.  —  Sa  foi.  —  Difficultés  qu'il  éprouve. 

—  Il  défend  les  immunités  ecclésiastiques.  —  Ses  missions.  —  Ses  der- 
nières pensées.  —  Sa  mort. 

CHAPITRE  XIII 

Rétablissement  de  la  messe  à  Genève  chez  M.  le  Résident 

de  France   275 


Retour  providentiel.  —  Le  résident  de  France.  —  M.  de  Chauvigny.  —  Son 
arrivée  à  Genève.  —  Il  parle  d'établir  une  chapelle  en  sa  demeure.  — 
Démarches  du  Conseil  pour  l'en  détourner.  —  Diverses  propositions.  — 
Il  s'établit  à  la  maison  Grenus.  —  Office.  —  Emeute.  —  Rapport  au  roi. 

—  Les  ordres  de  Louis  XIV.  —  La  messe  à  Genève.  —  Affluence.  — 
Petits  moyens  employés  pour  empêcher  les  étrangers  d'assister  à  la  messe. 

—  Les  successeurs  de  M.  de  Chauvigny.  —  Garde  à  l'œil.  —  Chapelle 
du  sieur  de  la  Grave,  à  Laconnex.  —  Difficultés.  —  Plaintes  de  Genève. 


CHAPITRE  XIV 


Les  prêtres  du  diocèse  de  Genève  au  dix-huitième  siècle.  297 

Informations  fournies  à  la  cour  sur  le  mérite  des  prêtres  du  diocèse.  —  Lettres 
de  Jean  d'Arenthon  à  ce  sujet.  —  État  du  Chapitre.  —  Les  curés  du  voi- 
sinage de  Genève.  —  M.  de  Pontverre,  curé  de  Conlîgnon.  —  Il  rétablit 
le  culte  à  Lancy.  —  Ses  luttes  avec  les  magistrats.  —  Frémin,  curé  de 
Pregny.  —  Sa  retraite.  —  La  fondation  des  Sœurs  de  Charité  au  Grand- 
Saconnex. 


-  479  — 


CHAPITRE  XV 

Pages 

Michel-Gabriel  de  Rossillon   319 


Noblesse  de  la  famille  de  Rossillon.  —  Naissance  de  Michel-Gabriel.  —  Evéne- 
ments qui  l'accompagnèrent.  —  Ses  premières  études.  —  Vues  de  son 
père.  —  11  entre  chez  les  Antonins.  —  Sa  carrière  comme  professeur  et  pré- 
dicateur. —  11  est  nommé  évèque.  —  Son  premier  mandement.  —  Son 
installation.  —  Il  se  présente  comme  médiateur.  —  Sa  première  visite  pas- 
torale. —  Le  P.  Ronieville.  —  Sa  manière  d'agir  vis-à-vis  des  protestants.  — 
Sa  méthode  dans  la  polémique.  —  Ses  lettres  à  M.  Tandon  et  à  M.  Béné- 
dict  Pictet.  —  Une  fondation  à  Chêne.  —  Ses  dernières  visites.  —  Béati- 
fication de  M"°  de  Chantai.  —  Sa  maladie.  —  Sa  mort. 


CHAPITRE  XVI 


Joseph-Nicolas  Deschamps  de  Cha union 1   345 


Siège  vacant.  —  Les  vicaires  capitulaires.  —  Leur  gestion.  —  Griefs.  —  Ils 
se  justifient.  —  Mgr  Joseph-Nicolas  Deschamps.  —  Sa  nomination.  —  Ses 
souffrances.  —  Sa  conduite  à  l'époque  de  l'invasion  espagnole.  —  Il  re- 
grette sa  solitude.  —  Il  rappelle  de  Paris  M.  Biord,  qu'il  nomma  plus  tard 
son  grand  vicaire.  —  Quelques  actes  de  son  épiscopat.  —  Ses  dernières 
volontés.  —  Sa  mort  tragique. 


CHAPITRE  XVII 

Mgr  Jean-Pierre  Biord   364 


Le  successeur  de  Mgr  Deschamps.  —  Études  de  M.  Biord.  —  Il  est  nommé 
Prieur  de  Douvaine.  —  11  devient  vicaire  général.  —  Les  services  qu'il 
rend.  —  Sa  nomination  au  siège  de  Genève.  —  Son  mandement.  —  Une 
petite  difficulté  avec  son  Chapitre.  —  Sa  première  visite  pastorale.  —  Il 
consacre  l'église  de  Chêne.  —  Un  acte  de  gallican.  —  La  franc-maçon- 
nerie. —  Loges  dissoutes.  —  Les  Cordeliers.  —  Leur  église  est  cédée  à  la 
cathédrale.  —  Palais  épiscopal.  —  Les  fêtes  religieuses.  —  Difficultés  avec 
les  Bénédictins  de  Talloires.  —  OEuvres  de  Mgr  Biord.  —  11  s'intéresse 
aux  églises  du  voisinage  de  Genève,  spécialement  à  celle  de  Carouge.  — 
Son  mérite.  —  Sa  mort. 


—  480  — 


CHAPITRE  XVIII 

Pages 

L'épiscopat  de  Mgr  Paget  j  osqu'à  son  exil   395 

L'abbé  Paget.  —  Sa  famille.  —  Ses  études.  —  Ses  grades.  —  Il  est  nommé 
prévôt  de  la  cathédrale.  —  L'administration  capitulaire.  —  L'abbé  Paget 
est  nommé  commissaire  apostolique  pour  Talloires.  —  Démembrement  de 
quelques  paroisses.  —  Ornements  pour  l'église  de  Carouge.  —  Nomination 
de  Mgr  Paget.  —  M.  de  Thiollaz  est  nommé  prévôt.  —  Fête  à  Saint- 
Julien.  —  Ce  qu'il  fit  pour  Carouge.  —  Mandement  sur  la  charité.  —  Les 
décrets  de  l'Assemblée  nationale.  —  Mandement  à  l'occasion  de  l'élection 
de  Royer.  —  Réponse  au  comte  Graneri.  —  Son  départ.  —  Sa  dernière 
lettre  au  moment  de  son  exil.  —  Son  refuge  à  Turin. 


PIÈCES  JUSTIFICATIVES 

N°  I.  —  Les  Sorciers  à  Genève   425 

N°  II.  —  Lettre  du  curé  Mandallaz  aux  magistrats  de 

Genève  au  temps  de  la  peste   433 

N°  Il  bis.  —  Lettre  de  François  Bachod  au  duc   436 

N°  III.  —  Lettres  de  Ange  Gustiniani  à  Son  Altesse   436 

N°  IV.  —  Lettres  de  saint  François  de  Sales   438 

N°  V.  —  Lettres  du  Père  Chérubin   44 \ 

N°  V  bis.  —  Fragment  d'un  rapport  de  Charles-Emmanuel 

à  son  cousin  le  roi  d'Espagne   447 

N°  VI.  —  Note  de  Charles-Auguste  de  Sales   448 

N°  VII.  —  Lettres  de  Charles-Auguste   449 

N°  VIII.  —  Lettre  du  même  à  Son  Altesse   450 

N°  IX.  —  Histoire  de  Lunati   45* 

N°  X.  —  Relation  de  l'insulte  faite  à  M.  de  Chauvigny, 

Résident  de  France   453 

N°  XI.  —  Lettre  de  Mgr  Jean  d'Arenthon  à  Son  Altesse. .  458 
N°  XII.  —  Lettres  de  M.  Tandon  et  de  Mgr  Bernex  de 

Rossillon   463 

N°  XIII.  —  Ordonnance  de  Mgr  Biord,  pour  l'établissement 

de  la  paroisse  de  Carouge   469 

N°  XIV.  —  Lettres  de  Mgr  Paget   472 


Genève.  —  impr.  Grosse!  et  Trembley.