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Full text of "Histoire de l'église depuis la creation"

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HISTOIRE  GENERALE  DE  L'ÉGLISE 


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/histoiredelgli44darr 


HISTOIRE  GÉNÉRALE 

DE  L'ÉGLISE 

DEPUIS  LA  CREATION  JUSQU'AU  XII«  SIECLE 


PAR 


jL'ABBÉ    J.-E.    DAKRAS 
JUSQU'AU    PONTIFICAT    DE    CLÉMENT    VII 


PAR 

L'ABBÉ  J.    BAREILLE 

CHANOINE   d'honneur    DE   LYON,    CHANOINE   HONORAIRE   DE    TOULOUSE   ET   d'aLGER 

LAURÉAT     DE    l'iNSTITUT 

TERMINÉE    PAR 

Mgr  Justin    FÈVRE    (1907;) 

VICAIRE    GÉNÉRAL    HONORAIRE 
MEMBRE    DE   l'iNSTITDT    TIBÉRINE,    PROTONOTAIRE   APOSTOLIQUE 

RÉDACTEUR  EN  CHEF  DE  LA  Revue  clu  Monde  catholique 


TOMSv  QUARANTE-QUATRIEME 


PARIS 

ARTHUR  SAYAÈTE,   ÉDITEUR 

76,   RUE   DES   SAINTS-PÈRES,   76 


1907 


TOUS    DROITS    RÉSERVÉS 


PONTIFICAT  DE  LÉON  XIII 


PREMIÈRE    PARTIE 

L'ÉGLISE  DANS  SES  RAPPORTS 
AVEC   LES  SOCIÉTÉS   POLITIQUES  (suite). 

§  XI.  -    L'ÉGLISE  DANS  LES  PAYS  SCANDINAVES 

1°  La  Scandinavie.  —  Jusqu'au  vi®  siècle  de  Tère  chrétienne,  la 
Scandinavie  est  inconnue  de  Thistoire.  A  partir  de  cette  époque, 
les  Scandinaves  ,  poussés  par  le  fanatisme  de  la  religion  d'Odin, 
contraints  par  la  pauvreté  de  leur  sol,  entraînés  par  Tesprit  d'aven- 
ture et  par  Tamour  des  richesses,  sortent  de  leur  isolement  et  de 
leur  silence.  Vous  les  voyez  partir  de  leur  pays  en  bandes  armées, 
ils  jettent  partout  la  terreur  sur  leur  passage,  ils  remplissent  l'Europe 
du  bruit  de  leurs  exploits  :  TEcosse,  l'Irlande,  l'Angleterre,  la  France, 
l'Espagne  sont  l'objet  de  leurs  attaques  ;  l'Irlande,  le  Groenland,  les 
solitudes  de  la  Slavie,  l'empire  de  Byzance  ont  vu  ces  terribles 
aventuriers.  Peut  être,  dans  leurs  excursions,  ces  rois  de  la  mer 
avaient-ils  rencontré  le  christianisme  ;  la  découverte  de  monnaies, 
de  médailles,  d'images,  de  bijoux  chrétiens  dans  les  contrées  du 
nord,  inclinent  à  le  croire,  mais  le  christianisme  ne  se  répandit  vrai- 
ment,dans  les  pays  Scandinaves, qu'à  partir  du  ix®  et  du  x®  siècle.  Peu 
à  peu,  aidée  par  l'action  énergique  de  quelques  rois,  l'Eglise  dompta 
les  énergies  rebelles  des  Vikings,  transforma  ces  populations  batail- 
leuses, leur  inspira  une  organisation,  d'où  sortirent  les  trois  royau- 
mes de  Danemark,  de  Norvège  et  de  Suède.  Leur  histoire,  unie  à 
Hist  de  TEglise.  •—  T.  xliy.  1 


2  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlli 

Calmar,  habituellement  distincte,  évolue  tranquillement  sous  la  direc- 
tion de  TEglise,  jusqu'à  Luther.  Après  Luther,  leur  commune  hérésie 
les  isole  dans  une  espèce  de  citadelle  où  règne  la  plus  féroce  intolé- 
rance ;  s'ils  paraissent  sur  la  scène  politique  de  l'Europe,  c'est  pour 
y  promener  le  carnage  et  contredire  la  civilisation  de  l'Evangile. 
Depuis  cinquante  ans,  tous  les  trois  relâchent  des  rigueurs  de  leurs 
lois  et  tolèrent  la  profession  du  catholicisme.  Au  moment  où,  dans 
les  pays  latins,  une  guerre  à  outrance  semble  déclarée  contre 
FEglise,  au  profit  présumé  des  libres-penseurs,  il  est  curieux  de  trou- 
ver, en  pays  protestants,  cette  même  Eglise,  nullement  réduite  à  se 
cacher,  répandant  sa  doctrine  à  ciel  ouvert,  déployant,  sur  les  places 
pubhques,  les  magnificences  de  son  culte.  C'est  le  phénomène  con- 
temporain que  nous  allons  esquisser  en  Danemark,  en  Norvège  et 
en  Suède. 

2°  Le  Danemark.  •—  Le  premier  apôtre  du  Danemark  fut  S.  Yil- 
librod,  vers  l'an  700  ;  vers  820,  Louis  le  Pieux  envoyait  Ebbon  de 
Reims  et  Halitzar  de  Cambrai  qui  groupèrent  autour  d'eux  un  cer- 
tain nombre  de  chrétiens.  Un  peu  plus  tard,  leur  œuvre  était  re- 
prise par  deux  moines  de  Corvez,  Autbert  et  Anschaire,  l'apôtre  du 
Nord.  Anschaire  érigeait,  en  848,  une  église  dans  la  ville  de  Sleswig  ; 
mais  l'évangéhsation  du  pays  ne  fut  définitive  qu'à  la  conversion 
du  grand  roi  Canut.  S  vend  Estridsen,  ami  de  TEglise,  créa  plusieurs 
évêchés,  commença  à  bâtir  des  églises  de  pierre.  De  ses  cinq  fils, 
qui  régnèrent  après  lui,  Canut  le  saint,  assassiné,  devint  le  patron 
du  Danemark  ;  Erik  obtint  d'Urbain  II,  la  fondation  d^un  archevê- 
ché ;  r archevêque  Absalon  fonda  Copenhague.  Les  luttes  de  la  féo- 
dalité eurent,  au  Danemark,  leur  contrecoup.  C'est  en  1523,  que  le 
Luther  danois  vint  prêcher  la  doctrine  protestante.  Douze  ans  plus 
tard,  le  roi  Christian  IIÏ  la  proclamait  religion  d'Etat  et  recevait 
une  organisation  épiscopale  du  poméranien  Bugenhagen.  En  treize 
ans,  sans  enthousiasme  d'un  côté,  sans  opposition  de  l'autre,  le 
Danemark  passa  au  protestantisme.  Cette  révolution  se  fit  là, 
comme  partout,  par  la  corruption  du  haut  clergé,  les  mauvaises 
mœurs  des  hautes  classes  et  la  rapacité  du  roi,  qui  prit  les  biens  des 
évêchés  et  des  monastères.  Pendant  trois  siècles,  le  Danemark  fut 


L  ÉGLISE    DANS    LES    PAYS    SCANDINAVES  O 

fermé  à  l'Eglise  par  la  force  et  défendu  par  le  fanatisme  de  Tigno- 
rance.  En  1849,  une  constitution  désétablit  TEglise  protestante  et 
octroya,  aux  dissidents,  un  commencement  de  liberté.  En  1900,  sur 
un  peu  plus  de  deux  millions  d'habitants,  on  compte  environ  9.000 
catholiques.  L'apostolat  danois,  commencé  en  1850,  amena  la  créa- 
tion d'une  préfecture  apostolique  dont  les  deux  titulaires  furent 
Grudet  et  von  Euch  :  ils  ne  furent  m  reconnus,  ni  ignorés  de  TEtat. 
Le  clergé  danois  compte  environ  quarante  prêtres  et  trois  ordres 
religieux,  les  Jésuites,  les  Rédemptoristes  et  les  Camilliens.  Pour 
les  fidèles  catholiques,  les  prêtres,  trait  particulier,  tiennent  les  re- 
gistres de  Tétat  civil.  Autrement,  TEglise  ne  possède  pas  de  grandes 
ressources  en  Danemark  ;  elle  ne  vit  que  d'économies  et  d'aumônes 
venues  de  l'étranger.  Les  fidèles  sont,  en  général,  de  petites  gens, 
qui  vivent  de  leur  travail  journalier.  Mais  leur  église,  à  l'encontre 
de  ce  qui  se  passe  ailleurs,  est  réellement  propriétaire  de  ses  biens  ; 
les  dons  et  legs  pour  le  culte,  pour  les  pauvres  et  les  malades,  lui 
viennent  même  sans  frais.  Chaque  paroisse  a  son  conseil  de  fabri- 
que. G  est  la  liberté  avec  exemption  d'impôts  :  la  religion  ne  doit 
rien  à  l'Etat,  c'est  lui  qui  lui  doit  tout.  La  France,  autrefois  heu- 
reuse sous  ce  régime,  est  malheureuse,  depuis  que,  sous  prétexte  de 
progrès,  elle  a  voulu  le  détruire. 

Grâce  à  la  liberté  d'association  et  à  l'esprit  d'initiative  du  peuple, 
le  Danemark  est  peut-être  le  pays  du  monde  qui  possède  le  plus  de 
mutualités,  de  sociétés  coopératives,  de  caisses  d'épargne,  de  retrai- 
tes, de  secours  et  d'oeuvres  de  charité.  Sociétés  de  tempérance, 
caisses  pour  les  frais  de  maladies  et  d'enterrement,  concorde  pour 
les  réjouissances  publiques,  union  pour  les  orphelins,  conférences 
pour  les  pauvres,  patronages  et  amicales  de  jeunes  gens_,  gilde  pour 
les  assurances,  associations  pour  les  vieilles  femmes  ;  ils  ont  tous 
ces  avantages  pour  se  maintenir  dans  la  foi  et  accroître  leur  nombre. 
Une  Semaine  religieuse  et  une  petite  Revue  leur  disent  les  nouvelles 
et  les  tiennent  au  courant  des  questions  doctrinales.  Le  fanatisme  lu- 
thérien ne  manque  pas  de  les  attaquer  ;  ils  savent  se  défendre,  ce 
qui  est  le  point  capital.  Des  brochures  et  des  livres  commencent 
à  naître  dans  ce  foyer  de  presse.  L'instruction  primaire  et  l'instruc- 


4  POiNTlFlCAT    DE    LÉON    XllI 

tion  secondaire  sont  libres.  Toute  facilité  pour  fonder  de  petites 
écoles  et  les  diriger.  Les  Jésuites  ont  deux  collèges,  à  Copenhague 
et  à  Ordrap,  une  maison  d'éducation  à  Odensé.  L'enseignement 
secondaire  des  filles  est  donné  dans  deux  pensionnats  tenus  par  les 
sœurs  de  Saint-Joseph  de  Ghambéry.  Il  y  a  deux  orphelinats  catholi- 
ques à  Fredericksberg  et  à  Randers  dans  le  Jutland.  Pour  les  ma- 
lades, aux  sœurs  de  Ghambéry  se  joignent  les  sœurs  de  la  Charité 
de  Paderborn  et  les  sœurs  de  Sainte-Elisabeth  de  Breslau  :  ces  der- 
nières soignent  les  malades  à  domicile.  En  présence  d'un  tel  dévoue- 
ment, le  fanatisme  protestant  s'est  fait  l'honneur  de  désarmer. 

Les  catholiques  en  Danemark  doivent  lutter  contre  des  difficul- 
tés sérieuses  :  la  modicité  de  leurs  ressources,  Thostilité  du  parti 
conservateur,  plutôt  anti-catholique,  Fabus  des  mariages  mixtes  qui 
entraînent  des  unions  malheureuses  et  même  des  apostasies,  les  pré- 
jugésrépandus  parmije  peuple,  Fimmoralité  et  le  désarroi  des  intelli- 
gences qui  se  manifeste,  là  plus  qu'ailleurs,  par  des  suicides.  Mais 
la  lutte  n'est  jamais  funeste  à  l'Eglise  ;  ce  qui  lui  nuit  leplus  c'est  un 
certain  esprit  de  lâche  conciliation,  également  absurde  et  funeste. 
En  leur  faveur,  les  cathoHques  danois  ont  la  force  surnaturelle  de  la 
grâce,  aidée  chez  euxpar  les  circonstances  naturelles  et  Jes  incidents 
historiques.  Par  exemple,  un  certain  pasteur,  frappé  de  l'invasion 
du  rationalisme  dans  les  masses  populaires,  s'est  pris  à  dénoncer  le 
principe  faux  et  destructeur  de  la  Bible,  livrée  aux  folies  du  libre 
examen.  En  contrefil,  il  déclare  que  le  fait  d'une  révélation  divine 
impUque  une  autorité  infaillible  et  une  règle  de  foi  :  ce  qui  est  la  vérité 
même.  Les  désastres  de  la  France  en  1870,  la  persécution  en  Allema- 
gne en  1875,  firent  voir  aux  plus  obtus  du  Danemark,  qu'une  égUse 
hiérarchique  est  une  puissance  et  que  le  Non  possumus  d'un  Pape 
est  le  salut  du  monde.  Ces  deux  observations  suffisent  pour  couler 
bas  le  protestantisme.  Après  trois  siècles  d'hérésie,  le  peuple  qui 
marchait  dans  les  ténèbres  danoises,  a  vu  une  grande  lumière.  «  Le 
Danemark,  dit  le  comte  de  Holstein,  ne  sera  pas  cathoHque  d'un  jour 
à  l'autre,  non  plus  que  les  autres  peuples  qui  ont  subi  l'influence  de 
la  prétendue  réforme.  Je  crois  fermement  que  l'union  de  tous  les 
peuples  chrétiens  sous  le  vicaire  de  Jésus  Christ,  se  fera  ;  mais  l'on 


5 


l'église   dans    les    pays    SCANDINAVES  5 

connaîtrait  mal  les  peuples  protestants  si  Ton  s'imaginait  que  cette 
union  se  fera  par  des  revirements  subits  dans  la  masse  des  esprits. 
Les  églises  protestantes  resteront  ce  qu'elles  sont,  de  vaines  forteres- 
ses contre  Rome,  jusqu'au  jour  où  la  majorité  des  fidèles  les  aura 
quittées.  Si  le  mouvement  se  fait  radicalement  vers  Rome,  elles  s'y 
porteront  aussi,  mais  ce  sera  quand  personne  ne  voudra  plus  d'elles. 
On  démolit  par  en  haut  ;  mais,  pour  bâtir,  il  faut  commencer  par  en 
bas.  Ce  qui  a  été  détruit  d'en  haut  par  de  mauvais  princes,  de  mau- 
vais seigneurs,  de  mauvais  riches  et  par  la  scandaleuse  négligence 
d'une  mauvaise  partie  du  clergé,  il  faut  le  refaire  d'en  bas,  par  le  tra- 
vail de  tous  les  jours,  au  prix  de  beaucoup  d'abnégation  et  de  bien 
des  déceptions  »  (i). 

3°  La  Norvège.  —  Haquon  le  bon,  fils  d'Harald  aux  beaux  che- 
veux, vers  950,  introduisait  le  christianisme  en  Norvège  ;  mais  le 
pays  n'était  pas  encore  mûr  pour  la  foi  de  Jésus-Christ.  C'est  seu- 
lement au  commencement  du  xi^  siècle  que  nous  voyons  l'esprit  d'a- 
venture et  les  instincts  barbares  se  transformer  par  une  action  lente. 
L'Evangile  alors  fleurit  sous  Olaiis  le  saint.  En  1108,  le  roi  Sigurd 
part  de  Drontheim,  à  la  croisade  avec  soixante  navires  ;  il  prend 
Sidon,  et,  par  une  gigantesque  chevauchée,  regagne  la  Norvège  par 
Gonstantinople  et  l'Allemagne.  A  la  fin  du  xiV^  siècle,  le  clergé  était 
riche  et  puissant  ;  la  capitale  Drontheim,  centre  religieux,  avait  une 
belle  couronne  d'églises  autour  du  sanctuaire  de  S.  Olaûs.  En  1523, 
Christian  II,  qui  régnait  aussi  sur  le  Danemark,  était  un  administra- 
teur éclairé,  mais  un  prince  taillé  sur  le  modèle  de  Machiavel  et  de 
César  Borgia  :  il  fut  déposé  par  le  clergé  et  par  le  peuple.  Son  suc- 
cesseur, Frédéric  P'',  voulut  introduire  l'hérésie  dans  ses  Etats  et  bri- 
ser les  liens  qui  unissaient  la  Norvège  à  Rome  :  il  fut  également  déposé. 
Christian  III  reprit  cette  œuvre  néfaste  :  il  imposa  de  force  le  luthé 
ranisme  ;  mais  les  évêques  préférèrent  la  mort  à  l'apostasie.  La  no- 
blesse céda  à  l'appât  des  biens  ecclésiastiques  ;  quant  au  peuple,  il 
se  pervertit  de  gré  ou  de  force  ;  pour  le  tromper,  les  prédicants  con- 
servaient d'ailleurs  les  formes  du  culte  catholique.  Autant  que  les  do- 

(1)  Vérité  française  du  2  juillet  1893. 


6  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

cuments  permettent  de  juger,  ces  prédicants  étaient  des  misérables,  de 
mœurs  basses  et  sans  culture  intellectuelle  ;  ils  n'avaient  de  vertu,  si 
c'en  est  une, que  leur  fanatisme.  C'en  fut  assez  pour  couvrir  la  Norvège 
de  ruines  et  assurer,  pendant  trois  siècles,  le  règne  de  Thérésie  par 
la  violence.  Tout  homme  qui  parlait  de  revenir  à  la  religion  catholique 
était  mis  à  mort  ou  en\'oyé  en  exil.  C'est  seulement  en  1845  que  com- 
mença à  fléchir  cette  législation  draconienne.  Un  prêtre  catholique 
fut  autorisé  à  ouvrir,  à  Christiania,  une  chapelle.  Depuis,  par  une  loi 
de  1891,  les  catholiques  ont  obtenu  toutes  les  libertés  qui  permet- 
tent à  rEghse  de  se  développer  ;  par  des  lois  de  1892  et  1894,  l'ac- 
cès aux  fonctions  publiques  leur  est  ouvert  ;  en  1897  une  loi  qui 
modifie  la  constitution,  permet  l'introduction  des  ordres  religieux, 
sauf  les  Jésuites,  toujours  restés  le  terrible  épou\'antail  des  étour- 
neaux  luthériens. 

La  population  de  la  Norvège  est  d'environ  deux  millions  d'habi- 
tants ;  elle  ne  compte  que  quelques  milliers  de  catholiques,  répartis 
dans  les  principales  villes,  jusqu'en  Laponie.  Le  vicaire  apostoli- 
que, Mgr  Fallize,  prêtre  français,  est  un  évêque  selon  le  cœur  de 
Dieu  ;  il  possède  admirablement  tout  ce  qui  concerne  sa  patrie  d'a- 
doption ;  et,  comme  tous  les  hommes  instruits,  exerce,  près  des  pro- 
testants même  et  à  la  cour,  une  action  personnelle  très  efficace.  Sous 
sa  juridiction,  il  a  vingt-cinq  prêtres,  généralement  préposés  à  une 
paroisse.  Chaque  paroisse  a  une  église,  un  presbytère,  une  école, 
souvent  un  hôpital.  Aux  termes  de  la  loi,  les  catholiques  peuvent 
exercer  librement  leur  culte.  Ce  libre  exercice  ne  s'entend  pas, comme 
en  France,  d'une  façon  négative  ;  mais  d'une  façon  positive,  avec 
faculté  pour  chaque  culte  de  se  développer  suivant  les  règles  de  sa 
discipline.  Pour  fonder  une  paroisse, il  suffit  d'en  faire  la  déclaration. 
Le  curé  est  également  officier  de  Tétat  civil.  A  la  fin  de  chaque 
année,  il  envoie  aux  autorités  :  le  relevé  de  ses  paroissiens,  l'état  des, 
naissances,  mariages,  décès,  abjurations  survenus  dans  l'année, 
avec  les  pièces  justificatives,  s'il  y  a  lieu  ;  mais  ses  communications 
sont  reçues  sans  difficultés.  Les  catholiques  sont  exempts  des  contri- 
butions au  culte  luthérien  ;  l'administration  peut  encore  les  exoné- 
rer d'impôts  pour  leurs  écoles  et  pour  leurs  égfises  ;  ils  sont  d'ailleurs 


5 


L^ÉGLISE    DANS    LES    PAYS    SCANDINAVES  7 

très  libres  pour  la  fréquentation  des  écoles  ;  et  s'il  y  a  quelques  res- 
trictions pour  certains  actes  du  culte,  pour  les  mariages  mixtes  par 
exemple,  les  différends,  s'il  en  naît,  se  règlent  de  bonne  foi  et  sans 
difficultés. 

L'Eglise  catholique  n'est  pas  riche  ;  elle  a  vécu  longtemps  d'aumô- 
nes ;  mais  elle  a  le  droit  d'acquérir,  et  dans  la  mesure  de  son  zèle, 
de  ses  vertus  et  de  son  sacrifice,  elle  ne  manquera  pas  de  tirer,  de 
ce  droit,  les  avantages  nécessaires.  Les  propriétaires  en  titre  sont 
d'abord  le  vicaire  apostolique  ;  puis,  selon  le  droit  canon,  les  subor- 
donnés de  l'évéque,  préposés  aux  associations  chrétiennes.  Les  égli- 
ses généralement  ne  sont  pas  en  pierre,  mais  bâties  en  bois,  dans 
le  vieux  style  du  xiii^  siècle,  conforme  à  la  tradition  antique,  anté- 
rieur à  la  révolte  protestante.  Un  trait  original  et  juste,  c'est  que 
le  produit  de  la  vente  des  liqueurs  fortes,  ou  plutôt  le  bénéfice  est 
affecté  aux  cultes  ;  les  paiements  de  la  sensualité  reviennent  à  l'école 
du  renoncement.  Les  sœurs  gardes-malades  sont  véritablement  ado- 
rées, même  des  protestants,  heureux  des  dévouements  d'une  charité, 
placée  sous  la  garde  d'une  virginité  dont  ils  ont  trahi  la  noblesse.  Les 
catholiques  norvégiens  ont  enfin  la  liberté  de  leurs  cimetières. 

L'œuvre  capitale  des  catholiques,  c'est  l'enseignement  par  l'école, 
surtout  par  l'école  primaire.  La  liberté  de  l'enseignement  est  com- 
plète ;  tout  catholique  peut  ouvrir  une  école  sans  aucun  diplôme  de 
l'Etat.  L'enseignement  supérieur  catholique  n'existe  pas  encore  ;  à 
défaut  de  séminaires,  les  jeunes  gens  sont  obligés  de  recevoir,  dans 
les  écoles  de  l'Etat,  l'enseignement  secondaire  ;  mais  alors  on  ne  leur 
impose  aucunement  la  doctrine  protestante.  Pour  la  théologie,  les 
jeunes  clercs  sont  obligés  d'aller  l'étudier  dans  les  Etats  voisins  du 
continent  ou  mieux  à  Rome.  Au  retour,  ils  sont  initiés  à  la  langue, 
au  droit  et  à  la  liturgie  de  leur  pays,  dans  la  maison  de  l'EgUse,  le 
domus  Ecclesiœ  des  temps  mérovingiens.  L'enseignement  secondaire 
des  jeunes  filles  est  donné  par  les  sœurs  de  St- Joseph  ;  elles  instrui- 
sent également  les  jeunes  protestantes,  que  les  parents  préfèrent 
leur  confier.  La  discipline  de  toutes  les  écoles  est  vraiment  pater- 
nelle. Une  commission,  moitié  ecclésiastique,  moitié  civile,  préside  à 
son  application  et  s'assure  de  sa  fidélité.  L'inspection  appartient,  il 


8  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

est  vrai,  aux  fonctionnaires  de  l'Etat  ;  en  fait,  elle  s'abstient.  L'évêque 
a  défendu  aux  fidèles  d'envoyer  leurs  enfants  aux  écoles  de  la  con- 
fession protestante  ;  les  enfants  obligés  de  suivre  ces  écoles,  sont 
déchargés  des  répétitions  protestantes.  Les  hôpitaux  sont  tenus  sur 
un  très  bon  pied  ;  pour  admirer  nos  institutions  nationales,  il  faut  voir 
leur  fonctionnement  à  l'étranger.  Quant  aux  associations,  elles  sont 
les  mômes  qu'en  Danemark  et  prospèrent  également.  Un  certain 
nombre  d'ouvrages  ont  été  publiés  par  Mgr  Fallize  :  en  France,  il 
n'eût  été  qu'un  liturgiste,  sans  doute  estimable  ',  à  l'étranger  il  est 
devenu  un  grand  ouvrier  dans  la  vigne  du  Seigneur.  Un  journal  ca- 
tholique, le  Saint- Olaf,  très  répandu  même  parmi  les  protestants, 
relève  les  fausses  nouvelles  des  journaux  protestants  et  réfute  les 
critiques  qui  pourraient  s'en  autoriser. 

Quels  progrès  promet,  en  Norvège,  l'avenir  au  catholicisme?  Ici, 
comme  partout,  le  grand  obstacle  aux  conquêtes  de  l'Evangile  est 
celui  qu'on  n'ose  pas  dire,  le  vice  infâme.  Il  y  a  beaucoup  d'immo- 
ralité dans  les  villes  et  d'ignorance  dans  les  campagnes  ;  partout 
des  préjugés  d'une  épaisseur  inimaginable.  Pour  savoir  ce  que  le 
protestantisme  peut  faire  d'un  peuple,  il  faut  étudier  son  action  là 
où  il  agit  seul  depuis  longtemps,  par  exemple  dans  les  pays  Scandi- 
naves. Grâce  à  leurs  pasteurs,  il  y  a  par  là  des  gens  qui  s'imaginent 
que  l'Eglise  de  Dieu  n'existe  plus  ;  à  sa  mort,  elle  a  légué  sa  dépouille 
à  la  baraque  protestante.  Heureusement  ils  sont  sans  préjugé.  Lors- 
que le  prêtre  catholique  va  donner  quelque  part  une  conférence, 
il  est  très  bien  reçu  du  sous-préfet  et  du  ministre  protestant  ;  ces  di- 
gnitaires règlent  avec  lui  le  plan  de  son  discours  et  l'écoutent  comme 
s'ils  étaient  ses  paroissiens.  Il  y  a  donc,  en  Norvège,  des  âmes  qui 
attendent  la  lumière  de  l'Evangile  ;  il  faut  leur  envoyer  des  apôtres. 
Dans  ces  contrées,  il  s'est  même  produit  un  phénomène  analogue  au 
ritualisme  anglais  ;  de  jeunes  pasteurs,  des  esprits  progressifs,  par 
une  régression  logique  et  bienfaisante,  sont  revenus  à  la  liturgie  ca- 
tholique, ou,  du  moins  à  quelques-unes  de  ses  pratiques  ;  ils  ont 
même,  sur  la  proposition  d'un  célèbre  écrivain,  restauré,  comme 
fête  nationale,  l'office  de  S.  Olaûs.  Déjà,  toujours  comme  en  Angle- 
terre, ce  ritualisme  a  produit  des  conversions.  La  Norvège  a  eu  son.. 
Newman  dans  le  docteur  Krogh-Tonning. 


L  EGLISE    DANS    LES    PAYS    SCANDINAVES  ÎJ' 

4^  Krogh-Tonning.  —  Une  parenthèse  est  ici  nécessaire  pour  ren- 
dre hommage  à  ce  courageux  soldat  de  Jésus-Ghrist.  Canut-Gharles 
Krogh-Tonning,  ne  en  1842,  bachelier  en  1861,  après  ses  examens  ;\ 
l'Université  de  Christiania,  fut  chargé  de  la  direction  religieuse  d'une 
école  normale.  En  1873,  il  exerçait  le  ministère  paroissial,  dans 
une  paroisse  perdue  des  régions  du  Nord.  Un  labeur  excessif,  les  ri- 
gueurs du  climat  eurent  vite  épuisé  ses  forces  ;  les  supérieurs  le 
rapprochèrent  du  centre  de  la  Norvège  ;  ses  forces  revinrent,  il  pré- 
para  sa  thèse  doctorale.  Docteur  en  1882,  professeur  deux  ans  à  TU- 
niversité,  puis  curé  d'une  importante  paroisse  de  la  capitale,  il  de- 
vait quitter  ce  poste  en  1900,  pour  entrer  dans  l'Eglise  romaine.  Curé 
pendant  seize  ans,  Krogh  consacrait  à  l'étude  tout  le  temps  que  n'ab- 
sorbait pas  l'œuvre  des  âmes.  Son  esprit  également  élevé  et  pieux, 
s'appliquait  à  des  tâches  distinctes  et  se  concrétait  sur  chaque  su- 
jet, dans  un  ouvrage.  Dès  1870,  il  publiait  un  Aperçu  de  la  doctrine 
chrétienne,  pour  l'enseignement  supérieur  de  la  religion.  En  1878, 
il  offrait  au  public  des  conférences  bibliques,  sur  la  parole  sainte  et 
les  sacrements.  En  1881,  paraissait  le  Sacerdoce  et  ses  fonctions  ou 
témoignages  ecclésiastiques  touchant  l'absolution  sacram.entelle.  A  la 
môme  date,  il  s'appliquait,  comme  Newman,  à  l'étude  des  anciens 
Pères  et  publiait  dix-huit  volumes  de  traductions  patristiques.  Tout 
en  traduisant  les  Pères,  il  continuait  de  produire  et  éditait  un  livre  de 
piété  sur  la  parole  de  Dieu  et  la  prière,  sur  l'enseignement  divin  et 
sur  les  aspirations  divines.  En  1885,  il  commençait  la  publication 
de  sa  Dogmatique  chrétienne,  en  cinq  volumes,  œuvre  la  plus  sa- 
vante de  la  théologie  norvégienne.  Entre  temps,  il  écrivait  dans  le 
Morgenblader  de  Christiania  et  dans  d'autres  journaux,  tant  de  Nor- 
vège que  de  l'étranger.  Pour  abréger,  nous  mentionnons  encore  un 
Epilogue  ou  conférences  du  P.  Schéer,  dominicain,  opuscule  où  il  ac- 
cuse ses  tendances  vers  les  doctrines  romaines  ;  un  petit  travail  sur 
la  doctrine  de  la  grâce  et  la  réforme  tacite^  allusion  évidente  à  ses 
arrière-pensées  ;  enfin  un  traité  De  gratia  Christi,  d'après  la  doctrine 
de  S.  Thomas  d'Aquin.  La  simple  nomenclature  de  ces  ouvrages 
montre  que  Krogh-Tonning  est  un  maître. 

Ed.  composant  ces  volumes,  Krogh  était  sincère  avec  lui-même  et 


10  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

avec  la  vérité  ;  sa  conquête,  pleine  et  entière,  était  son  seul  but.  A 
moins  d'avoir,  dans  un  cerveau,  une  galerie  étanche,  il  ne  pouvait 
pas  autrement  se  dissimuler  l'entraînement  du  luthéranisme  vers  le 
rationalisme  et  la  libre  pensée.  Dans  sa  probité,  il  se  demanda  si  ce 
vice  radical  ne  provenait  pas  du  libre  examen  lui-même,  des  lacu- 
nes et  des  contradictions  de  la  confession  d'Augsbourg.  Ces  ques- 
tions, pour  nous,  ne  font  aucun  doute  ;  mais  pour  ces  pauvres  pro- 
testants, murés  dans  les  fiords  norvégiens,  ils  ne  soupçonnent 
môme  pas  ces  infirmités  du  luthéranisme.  Par  amour  pour  Jésus- 
Christ,  Krogh  nourrissait  Tespoir  de  remédier  à  un  si  grand  mal.  Lui 
qui  voulait  lunion  et  l'amitié, il  rencontra  les  divisions  et  la  discorde  ; 
lui  qui  voulait  Famour,  il  rencontra  la  haine  ;  lui  qui  voulait  une 
Eglise  immuable  put  se  convaincre  que  la  sienne  était  variable  et 
pleine  de  contradictions.  Les  diversions  dont  il  était  témoin,  les  atta- 
ques violentes  dont  il  était  Tobjet,  le  désabusèrent.  Alors  il  écrivit  un 
petit  ouvrage  en  deux  volumes,  où  il  dénonce,  dans  le  protestan- 
tisme contemporain,  une  double  ruine  :  ruine  constitutionnelle  et 
ruine  doctrinale.  Dès  lors,  ce  ferme  et  perspicace  esprit  ne  pou- 
vait plus  rester  dans  Tétroite  cage  de  Luther.  Deux  obstacles  cepen- 
dant l'arrêtaient  encore  :  la  doctrine  de  Tinfaillibilité  du  Pape  et  la 
question  de  savoir  si  le  luthéranisme  avait  la  succession  apostolique. 
Or,  il  est  visible  que  Luther  ne  l'a  pas  et  qu'il  n'est,  dans  l'histoire 
de  l'Occident,  qu'un  phénomène  analogue  à  Mahomet,  une  lâche 
bête,  assujettie  à  toutes  les  passions,  à  tous  les  sophismes  et  con- 
damnée, par  l'ingratitude  de  sa  révolte,  à  n'être  qu'un  agent  de  révo- 
lution. C'est  un  suppôt  de  l'enfer.  Dans  les  angoisses  de  sa  probité, 
Krogh  se  débattit  longtemps  ;  on  ne  sait  à  quelles  toiles  d'araignées 
peut  rester  prise  une  âme,  comme  si  des  illusions  étaient  une  chaîne 
de  fer.  Krogh  travaillait  et  priait  ;  mais  il  se  demandait  si  le  protes- 
tantisme devait  devenir  catholique  ou  si  le  catholicisme  deviendrait 
protestant?  Ni  l'un  ni  l'autre  :  l'Eglise  romaine  est  l'Eglise  de  Dieu  ; 
le  protestantisme  est  l'Eglise  du  diable.  Le  4  février  1900  Krogh 
faisait  ses  adieux  à  ses  bien-aimés  paroissiens  et  abjurait  le  protes- 
tantisme. Sa  digne  famille  ne  mit  aucun  obstacle  à  cette  abjuration  ; 
elle  se  contenta  de  vivre  dans  les  conditions  très  réduites  où  la  met- 


l'église    dans    les    pays    SCANDINAVES  11 

tait  ce  changement  d'existence.  Cet  exemple  du  Newman  norvégien 
aura  des  imitateurs.  Puissent  à  brève  échéance  se  rallumer  les  lam- 
pes éteintes  depuis  trois  cents  ans,  dans  les  sanctuaires  catholiques  ! 
puisse  notre  foi  régner  jusqu'au  dernier  de  ces  fiords  de  Norvège, 
près  desquels  les  moines  cisterciens  bâtirent  leurs  cloîtres  et  élevè- 
rent la  croix  ! 

5''  Suède.  —  S.  Anschaire  avait  prêché  TEvangile  en  Suède  ;  des 
monastères  avaient  été  bâtis  sous  ses  successeurs  ;  mais  TEglise  n'y 
fut  vraiment  établie  qu'au  xi^  siècle,  lorsque   Olaf  Schoosskœnig  et 
le  roi  Inge  firent  monter  avec  eux  le  christianisme  sur  le  trône.  «  Pen- 
dant plusieurs  siècles,  dit  Strindberg,  les  monastères  furent  les  seu- 
les sources  de  la  science,  les  uniques  pépinières  des  métiers  et  des 
arts,  et    l'agriculture  en  particulier,  qui  devenait  la  principale  indus- 
trie locale,  fut  redevable,  aux  frères  de  Citeaux,  de  son  développe- 
ment et  de  sa  prospérité  (1).  »  A  partir  du  xii^  siècle,  le  clergé  de- 
vint  riche  et  puissant  ;  mais,   à  part  quelques  clercs  qui  allaient 
étudier  à  Paris  et  à  Prague,  la  masse   roula  dans  l'oisiveté,  l'igno- 
rance et  le  vice.  En  1518,   deux   frères  Pétri,   qui  avaient  étudié  à 
Wittemberg,  sous  Luther,  vinrent  prêcher  sa  doctrine  à  Stockholm. 
Quelques  années  après,  Gustave  Yasa  montait  sur  le  trône,  il  fit  de 
Laurent  Pétri  un  archevêque  et  d'Olaf  Pétri  un  magistrat.    Bientôt 
les  moines  et  les  rehgieuses  désertèrent  les  cloîtres.  En  1527,  la  diète 
de  Testeras  reconnaissait  au  roi  le  droit  de  s'emparer  des   biens  de 
TEglise  et  permettait  aux  nobles  de  reprendre  les  terres  jadis  possé- 
dées par  leurs  aïeux.  Roi  et  noblesse  rivalisèrent  de  zèle  pour  mettre 
l'Eglise  à  sac  et  remplacer  les  curés  catholiques  par  des  pasteurs  pro- 
testants, plus  ignares  et  plus  grossiers  encore.  Le  peuple  ne  se  prêta 
pas  d'abord  à  ces  comédies  ;  il  fallait,   pour  le  tromper,    garder  les 
formes  traditionnelles  du  culte.  Grâce  à  ces  artifices,  le  luthéranisme 
s'implanta  en  Suède  et  y  régna  longtemps  avec  plus   de  fanatisme 
qu'ailleurs.  Jusqu'au  milieu  du  xix^  siècle,  on  confisquait  la  succes- 
sion d'un  catholique,  pour  cause  de  religion  et  Ton  jetait  à  fexil  six 
femmes,  coupables  aux  yeux  de  la  loi  parce  qu'elles  avaient  embrassé 

(1)  Strindberg,  Les  relations  de  la  Franct  avec  la  Suède,  passim. 


12  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIlI 

le  catholicisme.  Ces  excès  et  ces  rigueurs  firent  scandale  en  Europe  ; 
c'était  bien  la  peine  de  parler  de  la  tolérance  protestante,  si  elle  abou- 
tissait à  de  pareils  crimes.  En  1860,  deux  ordonnances  d'Oscar  P'^ 
adoucirent  un  peu  la  condition  des  dissidents.  En  1869,  la  peine  de 
l'exil  fut  supprimée  ;  en  1870,  on  admit  les  dissidents  à  presque  tou- 
tes les  charges  de  l'Etat  ;  en  1873,  une  loi  plus  libérale  réglait  la 
situation  des  catholiques  en  Suède.  Sur  4  millions  d'habitants,  il  n'y 
a  guère  en  Suède  que  deux  mille  catholiques,  dispersés  dans  diverses 
stations.  Quand  ils  veulent  fonder  une  paroisse,  ils  doivent  en  de- 
mander au  roi  la  permission.  Un  mineur  ne  peut  quitter  TEglise 
officielle  ;  un  adulte  ne  la  peut  quitter  qu'après  une  déclaration, 
deux  mois  d'épreuves  et  son  inscription  sur  les  registres  d'un  autre 
culte.  Les  mariages  entre  catholiques  se  célèbrent  selon  leurs  rites. 
Quand  les  conjoints  sont  de  différents  cultes,  c'est  le  père  qui  décide 
de  la  religion  de  l'enfant,  Les  enfants  naturels  sont  élevés  dans  la  re- 
ligion de  leur  mère.  Les  catholiques  peuvent  acquérir  des  biens  en 
Suède,  mais  seulement  avec  autorisation  du  roi. 

Tous  les  dissidents  doivent  encore  payer  les  impôts  pour  Técole  et 
pour  le  culte  luthériens  ;  mais  ils  jouissent  d'une  entière  liberté  pour 
l'instruction  de  leurs  enfants   et  la   pratique   de   leur  religion.   Le 
brevet  de  capacité  n'est  pas  exigé  des  instituteurs  et  institutrices  ; 
ils  sont  soumis  à  l'inspection  d'Etat  ;  c'est  d'ailleurs  leur  intérêt  d'é- 
lever très  haut  le  niveau  des  études.  Après  l'école,   l'œuvre  princi- 
pale ce  sont  les  trois  hôpitaux  de  Stockholm,  de  Malmô   et  de  Gôt- 
themburg.  Les  sœurs  gardes-malades  sont  très  bien  vues.  L'union  des 
travailleurs   est  florissante  ;  il  y  a   un  patronage  de  jeunes  gens. 
L'abbé  Bénilion  a  entrepris  la   publication   de  quelques  livres,  no- 
tamment V Introduction  à  la  vie  dévote  de  S.  François  de  Sales  et  la 
Foi  de  nos  pères  du   cardinal  Gibbons.   Les  catholiques,  là  comme 
ailleurs,  ne  doivent  donc  jamais  perdre  courage.    Depuis  cinquante 
ans,  ils  sont  en  progrès  ;  mais  il  ne  faut  pas,  non  plus,  se  dissimu- 
ler les  obstacles.  La  Suède  est  très  aristocratique  ;  le  peuple,  très  con- 
servateur. Bien  que  les  universités  et  les  villes  soient  rationalistes,, 
la  loi  se  maintient,  profonde  et  austère,  dans  les  campagnes.  Toute 
atteinte  au   luthéranisme  est  considérée   comme  un  sacrilège  ;  le 


l'église    dans   les    pays    SCANDINAVES  13 

moindre    mouvement   catholique  éveille  des  soupçons.  Le   vicaire 
apostolique  est  un  monseigneur  Bitter,   sans   doute  parce  qu'il  a, 
suivant  Tétymologie  allemande  de  son  nom,  des  amertumes  à  dévo- 
rer. D\autre  part,  le  fanatisme  n'est  qu'un  obstacle  négatif,  assez  fai- 
ble, sujet  aux  variations,  parfois  promptaux  retours.  Les  prôtres  sont 
encore  peu  nombreux  ;  leurs  ressources   sont  assez  restreintes  :  un 
double  remède  est  toujours  facile  à  trouver.  Il  faut  donc  espérer  que 
les  bous  livres   et   les  missionnaires  combattront   efficacement   les 
vieux  préjugés.  Et  puis,  dit  Quillardet,  «  on  est  fatigué  de  la  tristesse 
protestante  dans  le  Nord,  à  ce  point  que  des  auteurs  sont  allés  jus- 
qu'à dire  que  le  protestantisme  avait  abaissé  la  race  et  qu'il  était  ab- 
solument contraire  à  son  génie.  Ce  qui  est  exact,  c'est  qu'on  désire 
quelque  chose  de  plus  humain,   de  moins  abstrait  ;  le  peuple  sur- 
tout a  besoin  d'un  rayon  de  joie  ..  Le  catholicisme   répond  particu- 
lièrement à  ce  besoin  d'animation  et  de  vie,  qu'on  éprouve  particu- 
lièrement dans  le  Nord,  parce  qu'on  en  est  plus  privé  »  (1). 

6°  Islande.  —  L'Islande  fut  d'abord  peuplée  par  des  colons  irlan- 
dais. x\  cet  élément  celtique  se  superposa  l'élément  Scandinave,  lors- 
que de  hardis  marins  eurent  découvert  cette  île  perdue  au  milieu  des 
flots.  Le  premier  régime  de  l'Islande  fut  la  république  ;  l'assemblée  du 
peuple  souverain  se  réunissait  une  fois  l'an,  en  été,  pour  se  concer- 
tir  avec  le  magistrat  suprême.  Alors  que  les  autres  pays  Scandina- 
ves étaient  encore  soumis  périodiquement  aux  dévastations,  l'Islande 
était  prospère;  les  Eddas  et  les  Sagas  attestent  qu'on  y  cultivait  la  litté- 
rature. A  la  voix  des  moines  islandais,  le  peuple  avait  adopté  le  chris- 
tianisme à  l'assemblée  de  l'an  1000. Peu  après,  s'élevait  une  cathédrale 
et  s'ouvrait  une  grande  école,  où  l'on  enseignait  les  mêmes  sciences 
qu'en  Europe.  Les  Augustins,  les  Bénédictins,  les  Cisterciens  possé- 
daient,dans  l'île,  vingt-six  cloîtres.  Après  trois  siècles  d'indépendance, 
l'Islande  fut  conquise  par  la  Norvège,  puis  passa  sous  la  domination 
du  Danemark.  La  peste  luthérienne  y  fut  introduite  en  1540,  mais 
ne  s'établit  qu'en  trompant  le  peuple.  L'Islande  protestante  est  gou- 
vernée par  un  évêque  luthérien  et  des  pasteurs  ;  elle  a  une  universi- 

(1)  QuiLLARiiET,  Suédois  et  Norvégiens,  p.  116. 


i4  PONTIFICAT    DE    LÉOiN    XI II 

té  OÙ  il  y  a  quatre  professeurs  et  cinq  élèves.  Le  catholicisme  n'est 
rentré  dans  Tîle  qu'en  1850  par  un  abbé  Beaudouin  qui  publia,  en 
langue  islandaise,  une  apologie  de  la  religion  chrétienne.  En  1895, 
sur  rinvitation  de  Léon  XIII,  deux  missionnaires  vinrent  évangéliser  ; 
ils  furent  écoutés,  même  des  protestants,  avec  Fempressementleplus 
louable.  Un  projet  d'hôpital  desservi  par  des   religieuses,  fut  empê- 
ché par  l'opposition  des  protestants.  En  dehors  des  marins  étrangers, 
il  n'y  a  dans  l'île  qu'un  très  petit  nombre  de  familles  catholiques  ; 
la  masse,  soi-disant  luthérienne,  est  surtout  indifférente.  Un  hôpital 
ouvert  en  1896  et  une  école  sont  destinés  surtout  aux  pécheurs  et  à 
leurs  enfants.  A  l'hôpital,  il  y  a  cinq  sœurs  ;  elles  se  partagent  entre 
les  enfants  et  les  malades.  Une  nouvelle  église  a  été  bâtie  en  1898  : 
des  deux  prêtres  qui  la  desservent,  l'un  Fredericksen,  qui  a  fait  ses 
études  à  Rome,  habite  la  capitale  ;  l'autre  se  porte  sur  la  côte  où 
sept  sœurs  assistent  les  marins  français.  Les  communications  y  sont 
d'ailleurs  très  difficiles  ;  il  n'y  a  ni  voitures,  ni  routes,  ni  ponts. 
Malgré  sa  pauvreté,  l'île  a  une  assez  riche  bibliothèque  ;  et  malgré  les 
rigueurs  du  climat,  malgré  les  duretés  de  l'existence^   l'immoralité 
est  profonde,  le  nombre  des  enfants  naturels  considérable.  Mais 
qu'est-ce  que  deux  prêtres  pour  évangéliser  une  grande  île  dont  on  a 
pu  dire  que  c'était  une  terre  de  désolation  et  que  tous  les  habitants 
étaient  des  martyrs  ?  Malgré  tout,  il  faut  espérer  que  Dieu  suscitera, 
pour  l'Islande^  de  plus  nombreux  missionnaires,  et  que  malgré  les 
ténèbres  de  ses  longues  nuits,  son  peuple  voudra  s'orienter  sur  l'étoile 
polaire  de  l'Evangile. 

§  XII.  —  LES  ÉGLISES  D'ORIENT 

1°  VOrient.  —  L'Orient,  disait  Rohrbacher,  ne  donne  plus  que  la 
lumière  du  soleil  ;  il  offre  aussi  des  réverbérations  lointaines  de  toutes 
les  splendeurs  de  l'histoire.  C'est  là  que  Dieu  a  placé  le  berceau  de 
la  race  humaine  ;  c'est  là  qu'il  a  posé  les  actes  de  sa  puissance  di- 
vine, bases  immuables  des  évolutions  du  genre  humain.  L'Orient  a 
vu,  au  Paradis  terrestre,  Adam  et  Eve,  innocents  et  heureux  ;  il  les 
a  vus  expulsés  de  ce  séjour,  condamnés,  en  punition  de  leur  désobéis- 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  15 

sance,  au  travail,  aux  souffrances  et  à  la  mort.  La  tente  voyageuse 
des  patriarches  a  parcouru,  pendant  vingt  siècles,   les  vallées  et  les 
collines  de  l'Orient  ;  pendant  vingt  autres  siècles,   tandis  que  Dieu, 
au  sein  du  peuple  juif,  préparait  par  des  symboles,  des  figures  et  des 
prophéties,  Tavènement  du  Sauveur,  s'élevaient  en  Orient  les  grands 
empires  qui  ouvraient  les  voies  aux  conquêtes  du  Christ  et  prélu- 
daient à  l'avenir  du  monde.  Dans  l'antiquité,  Athènes  et  Jérusalem 
étaient  les  foyers  du  monde  ;   dans  les  temps  modernes,  elles  par- 
tagent avec  d'autres  cités,  la  gloire  de  leur  fonction.  De  Jérusalem, 
part  l'étincelle  qui  va  embraser  le  monde.  De  juive  devenue  chré- 
tienne, Jérusalem  donne  les  apôtres  à  l'univers  ;  Athènes,  renforcée 
d'Alexandrie  et  de  Gonstantinople,  prête  sa  langue  à  l'Eglise,  devient 
l'école  de  la  théologie  et  de  l'éloquence.  Alexandrie,  l'entrepôt  des 
trois  conlinents  qui  commencent  à  se  connaître,  produit  les  Clément, 
les  Origène,   les  Athanase,  les  Cyrille  ;  Jérusalem  et  ses  alentours 
offrent  un  second  Cyrille,  un  Justin,  un  Damascène.  Damas,  Antio- 
che,  Ephèse  rivaUsent  avec  Alexandrie  ;   Constantinople  applaudit 
ses  Grégoire  et  son  incomparable  Chrysostome  ;  Césarée  a  son  Ba- 
sile. Dans  l'espace  de  quelques  siècles,   l'Orient  s'illustre  à  jamais 
par  la  merveilleuse  fécondité  de  son  génie  et  par  l'éclat  éternel  de 
mille  chefs-d'œuvre.  Mais  la  Grèce  est  disputeuse  ;  Constantinople, 
capitale  de  l'Orient,  est  la  ville  de  toutes  les  bassesses  et  de  toutes 
les  corruptions. Un  de  ses  évèques  nie  la  divinité  du  Saint-Esprit  ;  un 
autre  sépare  les  deux  natures  du  Christ  ;  un  troisième  les  confond, 
L'Eglise  frappe  d'anathème  ces  tristes  erreurs  ;  elles  restent  à  l'état 
de  sectes  hérétiques  ;  ses  mauvaises  mœurs  mènent,   par  surcroît, 
l'Orient  au  schisme.   Depuis  Photius  et  Michel  Cérulaire,  ce  pays 
expie  dans  la  servitude  et  dans  le  néant,  ses  bassesses,  ses  vices  et 
son  orgueil.  Onus  !  le  fardeau  des  vengeances  divines  s'appesantit 
sur  l'Orient.  Constantinople  s'était  appelée  la  seconde  Rome  et  pré- 
tendait échpser  la  première  ;  ses  patriarches,  qui  voulaient  se  décla- 
rer indépendants,  sont  devenus  esclaves  de  vils  Césars,  de  plus 
viles  Messalines  ;  depuis  trois  siècles,  ils  achètent  aux  Turcs  le  firman 
de  leur  institution.  Schisme  misérable,  voué  à  lastériUté,  àTimpuis- 
sancC;  à  l'abdication^  je  ne  dis  pas  seulement  de  toute  grandeur,  mais 


16  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

de  toute  dignité  et  de  tout  rôle.  Malgré  ces  lamentables  chutes,  cha- 
cun des  pontifes  romains  n'a  pu  se  déprendre  pour  l'Orient,  d'une 
inépuisable  condescendance.  A  deux  reprises,  à  Lyon  et  à  Florence, 
les  Grecs  avaient  signé  la  formule  de  leur  retour  à  Tunité  ;  mais 
capables  encore  d'une  bonne  résolution,  ils  n'ont  su  encore  que  la 
trahir.  Depuis  trois  siècles,  les  pontifes  romains,  désespérant  d'un 
retour  en  masse,  ont  voulu,  par  l'apostolat,  reconquérir,  petit  à 
petit,  l'Orient.  La  charité  du  Christ  a  tout  particuHèrement  pressé 
Pie  IX  et  Léon  XIÏI,  de  faire  entendre  aux  Grecs,  la  voix  de  l'unité. 
Héritiers  indignes  des  Basile  et  des  Ghrysostome,  ce  que  vous  offre 
le  Saint-Siège,  c'est  de  planter  la  croix  pontificale  sur  la  tombe  de 
vos  grands  patriarches  et  de  rentrer  dans  la  communion  du  genre 
humain.  Alors,  mais  alors  seulement  nous  verrons,  à  l'ombre  de  la 
croix,  se  relever  le  sceptre,  trop  longtemps  méprisé,  du  grand  Cons- 
tantin. 

2^  Photiiis  et  Cérulaire.  —  Les  deux  criminels  auteurs  de  la  répro- 
bation de  rOrient  sont  Photius  et  Michel  Cérulaire.  Constantinople 
n'avait  jamais  eu  cet  attachement  franc,  loyal,  profond  qui  se  doit  à 
la  vérité  de  Dieu.  Constantin  lui-même,  qu'Albert  de  Broglie  ne 
trouve  pas  assez  libéral,  l'était  encore  trop,  puisqu'il  envoya  S.  Atha- 
nase  en  exil.  Constance,  son  fils,  tombé  sottement  dans  l'arianisme, 
mit  au  triomphe  de  l'hérésie,  une  cruauté  qui  le  fit  comparer  à 
Néron  et  motiva  tous  les  anathèmes  de  S.  Hilaire,  Julien,  apostat  du 
christianisme,  tenta  de  faire  rétrograder  l'empire  jusqu'aux  abjec- 
tions du  culte  païen.  Valentinien  fut  faible  ;  Valens  se  montra  un 
tyran  bas.  Théodose  est  le  dernier  rayon  de  la  gloire  impériale.  Lui 
mort  et  l'empire  partagé  entre  deux  Césars,  aussi  ineptes  l'un  que 
l'autre,  l'Orient  se  rue  à  toutes  les  bassesses,  à  toutes  les  abdications 
possibles  de  la  vie  chrétienne.  Des  mœurs  corrompues  et  orgueil- 
leuses engendrent  toujours  la  mauvaise  foi  ;  si  elles  n'en  sont  pas 
l'effet,  elles  en  sont  la  cause  et  l'aggravation.  Constantinople  de 
venue  Byzance  n'est  plus  que  la  capitale  du  Bas-Empire  :  c'est  le 
nom  que  lui  inflige  la  probité  du  genre  humain.  A  Byzance,  il  y  a 
encore  une  ombre  de  l'empire  ;  mais  tout  y  est  bas.  Les  princes 
sont  bas,  les  inspirations  sont  basses,  les  grands  sont  bas,  les  soldats. 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  17 

le  peuple,  tout  est  bas.  Les  patriarches  et  les  prêtres  qui  devaient 
être  la  lumière  du  monde,  le  sel  de  la  terre,  la  bonne  odeur  de 
Jésus-Christ,  s'ils  sont  dignes  de  leur  vocation,  tombent  victimes 
des  intrigues  les  plus  basses  ;  s'ils  sont  les  indignes  complaisants 
du  régime  byzantin,  loin  de  remédier  à  la  corruption,   Taccélôrent. 
Alors,  il  n'y  a  plus  de  limites  à  leur  orgueil  et  à  leur  faiblesse.  Ma- 
cédonius,   Nestorius,  Eutychès,  Léon   l'Isaurien,  Photius,  Michel 
Gérulaire,  sont  les  seuls  noms  qui  surnagent  et  qui  ne  rappellent 
qu'un  nouveau  pas  dans  l'abîme  de  l'hérésie.  La  perversion  de  l'hé- 
résie amène  le  schisme  ;  ce  fut  l'œuvre  des  deux  derniers  malfaiteurs. 
Photius  était  orateur,  poète,  théologien,  érudit,  homme  politique  ; 
distingué  par  sa  naissance,  par  ses  talents,  par  ses  fonctions,  il 
joignait  à  ces  qualités,  l'ambition  et  l'astuce.  Laïc,  il  franchit,  en  six 
jours,  les  degrés  du  sacerdoce  et  s'assit  sur  le  siège  patriarcal  de 
S.Ignace,  proscrit  pour  avoir  refusé  la  communion  à  un  César  con- 
cubinaire.  Le  pape  Nicolas  P'"  le  déposa  ;  le  César  auteur  de  sa  for- 
tune le]  mamtint.  Pour   colorer  son   intrusion,  Photius  se  prit  à 
inventer,  contre  les  Occidentaux,  toutes  sortes  de  crimes  et  à  se 
revêtir,  par  leurs  indignités  prétendues,  d'une  trompeuse  légitimité. 
Basile  le  Macédonien,  parvenu  au  trône  par  l'assassinat  de  Michel  III, 
précipita  Photius  du  siège  patriarcal,  mais  le  garda  précepteur  de  ses 
fils,  et,  après  la  mort  de  S.  Ignace,  lui  confia  la  succession.  Léon  le 
philosophe,  élève  de  Photius,  connaissant  la  pçrversité  de  son  pré- 
cepteur, le  déposa  une  seconde  fois  et  rétablit  la  communion  avec 
Rome.  De  893  à  1054,  l'union  subsista,  pas  tout  à  fait  sans  frois- 
sement, mais  sans  rien  qui  pût  faire  pressentir,  encore  moins  moti- 
ver le  schisme.  Les  causes  de  dissentiment  étaient  plutôt  politiques. 
L'Orient  avait  perdu  l'empire  d'Occident  ;  on  ne  perd  pas  un  empire 
sans  en  garder  rancune,  surtout  si  l'on  est  le  Bas-Empire.  Alors  parut 
rhomme  qui  devait  rendre  la  séparation  définitive,  Michel  Cérulaire. 
Cérulaire  n'était  pas  un  savant  comme  Photius  ;  c'était  un  moine 
rusé,  ambitieux,  ayant  une  teinture  de  tout  pour  paraître  savant  aux 
gnorants,  mais  nul  en  dedans,  tout  à  son  orgueil  et  à  ses  complots. 
Nommé  patriarche  par  Constantin  Monomaque,  à  peine  intronisé,  il 
travailla  sourdement  d'abord,  puis  au  grand  jour,  à  ruiner  fautorité 
Hisf.  de  l'Eglise.  --  T.  xi.iv  2 


18  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

du  Pape  en  Orient.  Un  de  ses  premiers  actes  fut  de  rayer  des  dypti- 
ques,  le  nom  du  Pontife.  En  même  temps,  il  s'élevait  avec  véhé- 
mence contre  les  usages  religieux  de  FEglise  romaine,  en  particulier 
contre  lusage  du  pain  azyme  pour  Toblation  du  saint  sacrifice.  A 
Tusage  des  azymes,  il  ajoute  bientôt  comme  griefs,  le  jeûne  du 
sabbat,  le  célibat  ecclésiastique  ,  le  dogme  qui  fait  procéder  le 
Saint-Esprit  du  Fils  comme  du  Père  et  surtout  Taddition  de  Fi- 
lioque  au  Symbole.  Ces  griefs  sont  futiles  ;  la  suppression  du 
célibat  est  une  amorce  à  la  faiblesse  humaine  ;  la  procession  du 
Saint-Esprit  et  le  Filioque  sont  de  ces  questions  sans  importance 
sur  lesquelles  s'échauffe  Tesprit  grec  et  discute  pendant  des  siècles 
sans  aboutir  à  une  conclusion.  Il  n'en  fallut  pas  plus  à  Gérulaire 
pour  provoquer  des  disputes,  des  accusations  contre  le  Saint-Siège 
et  préparer  des  amorces  à  la  révolte.  L'Eglise  romaine  est  sage  ;  les 
autres  peuvent  s'échauffer  ;  elle  reste  calme,  d'autant  plus  que  les 
autres  s'échauffent  davantage.  Pour  ne  rien  céder  aux  passions, 
dans  l'espoir  de  leur  ôter  même  les  prétextes,  S.  Léon  IX  envoya  des 
légats  en  Orient.  L'obstination,  les  manœuvres,  la  fureur  de  Gérulaire 
refusèrent  de  rien  céder.  Les  légats  l'excommunièrent.  Gérulaire,  pa- 
triarche excommunié,  crut  se  tirer  d'affaire,  en  se  faisant  pape  ;  il 
poussa  même  plus  loin  et,  ne  pouvant  se  faire  empereur,  il  voulut 
en  avoir  un  sous  sa  main.  Sa  créature,  Isaac  Goranène,  qu'il  se 
réservait  de  remplacer,  au  besoin  par  sa  propre  personne,  le  prévint, 
le  déposa,  lui  fit  son  procès.  Sur  ces  entrefaites,  Gérulaire  mou- 
rut. Gomnène  et  son  successeur,  Constantin  Ducas,  ne  rétablirent 
pas  lunion  avec  Rome  ;  les  patriarches  nommés  par  eux  restèrent  à 
leur  dévotion.  L'Orient  fut  momentanément  séparé  de  l'EgUse  Ro- 
maine. Voilà  bientôt  mille  ans  que  dure  ce  schisme  ;  et  si  l'on  ne 
savait  combien  est  faible  l'intelligence  humaine,  combien  folles  sont 
les  passions  de  l'homme,  un  schisme  si  long  et  si  futile  serait  une 
énigme  insoluble  pour  la  probité  et  pour  la  foi. 

3^  Les  effets  du  schisme.  —  La  raison  déterminante  du  schisme 
grec  et  de  sa  durée,  c'est  que  le  siège,  au  civil,  de  la  puissance  sou- 
veraine, doit  être  aussi  le  siège  de  la  souveraineté  religieuse  et  ecclé- 
siastique. Que  cette  raison  soit  contraire  aux  institutions  de  l'Evan- 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  19 

gile,  à  l'objet  et  au  but  de  la  rédemption,  c'est  révideiice  même. 
Jésus-Gbrist  n'est  pas  venu  au  monde  pour  apporter  la  discorde  et 
la  division  ;  il  y  est  venu  pour  rétablir  la  tranquillité  de  l'ordre  et  la 
paix  de  l'unité.  Le  plus  fort  argument  qui  puisse,  à  cet  égard,  justi- 
fier la  sagesse  de  TEvangile,  c'est  que  si  la  souveraineté  politique 
implique  et  justifie  l'institution  d'une  souveraineté  religieuse  ;  cette 
souveraineté  religieuse  n'est  plus  l'œuvre  de  Dieu  mais  des  hommes, 
et,  autant  de  fois  elle  se  déplace  ou  se  scinde,  autant  de  fois  doit 
s'établir  une  papauté  nouvelle.  Cette  multiplicité,  facultative  et  né- 
cessaire, est  aux  antipodes  de  l'institution  du  Christ  et  de  la  pensée 
de  Dieu,  qui  veulent  ramener  le  monde  à  l'unité  d'une  famille.  La 
division  est  une  impiété.  Ces  conséquences  de  la  logique  sont  deve- 
nues des  faits  d'histoire,  mais  des  faits  si  nombreux,  qu'on  ne  peut 
en  dissimuler  l'accablement.  Chaque  fois  qu'une  nation  devient 
indépendante,  depuis  le  xi^  siècle,  le  patriarche  de  Constantinople 
perd  un  nouveau  fragm.ent  de  son  autorité.  Au  xi®  siècle ,  les  Bulga- 
res, convertis  depuis  un  siècle  sous  le  roi  Bogoris,  attribuent  à  l'évè- 
qued'Acrida,  leur  capitale,  une  souveraine  indépendance.  Quand  Ba- 
sile 11,  le  tueur  de  Bulgares,eut  détruit  l'autonomie  politique  du  pays, 
la  Bulgarie  perdit  son  indépendance  religieuse. Mais  quand  le  seigneur 
bulgare,  Asen  P^,  se  fut  taillé  un  royaume  bulgare  au  préjudice  de 
l'empire  byzantin,  Ternovo,  la  capitale  du  nouvel  Etat,  devint  le 
siège  d'un  patriarche  indépendant.  Lorsque  la  puissance  bulgare, 
qui  avait  écrasé  les  Grecs  d'Isaac  l'Ange  et  les  croisés  latins  de  Bau- 
douin, fut  absorbée  par  le  conquérant  serbo,  Douchan-le-Fort  fit 
ériger  à  Ipek,  un  patriarcat.  L'église  de  Géorgie,  entraînée  au 
schisme  par  les  patriarches  grecs,  s'était  donné  aussi  un  catho- 
licos  ;  province  russe,  en  1882^  elle  était  soumise  au  Saint-Synode 
de  Saint-Pétersbourg.  La  Russie,  con\ertie  sous  le  grand-duc  Vla- 
dimir en  IOId,  tantôt  latine,  tantôt  grecque,  s'attribuait,  en  1588 
un  patriarcat  que  Pierre  le  Grand  devait  supprimer  vers  1700.  Quand 
les  Bulgares  et  les  Serbes  tombèrent  sous  le  joug  du  Sultan,  ils  fu- 
rent de  nouveau  soumis  au  patriarche  grec  ;  mais  dès  que  les  cir- 
constances leur  en  fournissaient  foccasion,  ils  rompaient  avec  la 
Sublime  Porte  et  avec  le  Phanar.  L'Eglise  autocéphale  de  la  Grèce 


20  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

date  de  1830  ;  celle  de  Monténégro,  de  1878  ;  celle  de  la  Serbie,  de 
1879  ;  celle  de  la  Roumanie,  de  1885.  Chez  les  Grecs,  former  une 
papauté  nouvelle,  c'est  chose  commune,  et  sans  doute  sans  impor- 
tance ni  crédit.  La  loi  fatale  du  schisme  de  Photius  et  de  Gérulaire, 
c'est  d'enfanter  sans  fin  de  nouvelles  divisions.  En  1740,  des  Serbes 
émigrés  pour  se  soustraire  aux  Turcs  fondent  un  patriarcat  à  Gar- 
lowitz  ;  en  1865,  les  Roumains  de  Transylvanie  en  fondent  un  autre 
à  Hermanstadt  ;  en  1880,  les  Serbes  de  Bosnie  et  d'Herzégovine 
établissent  enfin  un  métropolitain  à  Serrajevo. 

Même  en  Turquie,  la  juridiction  du  Phanar  est  limitée  ;  par  là 
même  qu'il  s'est  séparé  de  Rome,  les  autres  s'autorisent  de  son 
exemple  pour  se  séparer  de  son  siège.  Les  patriarches  de  Jérusa- 
lem, de  Damas,  d'Antioche,  d'Alexandrie  ont,  chacun  dans  sa  sphère, 
une  indépendance  propre.  Il  en  est  de  même  de  l'archevêque  du 
Mont  Sinaï  et  du  métropolitain  grec  de  Chypre.  Tel  patriarche,  qui 
s'intitule  œcuménique,  patriarche  de  l'univers  entier,  n'a  juridiction 
que  sur  quarante  moines.  La  terre  réduite  à  ces  proportions  ne  peut 
avoir  qu'une  papauté  minuscule.  Par  suite  de  ces  divisions,  il  y  a, 
en  Orient,  seize  églises  schismatiques,  qui  ont  chacune  un  patriar- 
cat indépendant.  On  peut  les  ramener,  au  point  de  vue  confession- 
nel, à  différentes  catégories  :  1°  Les  Grecs  purs,  dont  la  langue  li- 
turgique est  le  grec,  forment  trois  églises  distinctes  :  celle  de  Gons- 
tantinople  qui  compte  deux  millions  d'habitants  ;  celle  de  Chypre  qui 
comprend  cent  trente  mille  fidèles  ;  et  celle  d'Athènes,  qui  compte  près 
de  deux  millions  d'adhérents  ;  —  2°  Les  Gréco-3Ielchites,  au  nombre 
de  trois  cent  mille,  répartis  dans  les  patriarcats  d'Alexandrie,  d'An- 
tioche et  de  Jérusalem  ;  — 3°  Les  Gréco-Roumains,  environ  cinq  mil- 
lions soumis  à  la  métropole  de  Bucharest,  plus  deux  millions  des  mé- 
tropoles d'Hermanstadt  et  de  Csernowitz  ;  —  4°  Les  Grecs-Slaves  qui 
comprennent  les  cinq  églises  de  Russie,  de  Serbie,  du  Monténégro,  de 
la  Bulgarie,  Bosnie,  Herzégowine  etGahcie,  En  dehors  de  ces  quatre 
églises  séparées  par  le  schisme  de  Photius,  il  y  en  a  encore  plusieurs 
séparées  avant,  savoir  :  les  Nestoriens,  les  Monophysites,  les  Armé- 
niens, les  Coptes  et  les  Abyssins.  Le  total  des  chrétiens  orientaux 
nommés  serait  d'environ  cent  sixmiilions,  à  peu  près  la  moitié  des. 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  21 

catholiques  du  monde  entier.  En  présence  de  ce  chiffre,  il  est  trop 
facile  de  comprendre  Témotion  de  cœur  et  d'âme  des  Pontifes  Romains, 
qui  ne  sont  pas  seulement  les  pères,  mais  les  mères  du  troupeau  de 
Jésus-Christ. 

En  dehors  de  ces  églises  schismatiques,  il  existe  en  Orient  et  en 
Russie  des  églises  catholiques  du  rite  oriental  et  du  rite  latin,  qui 
atteignent  à  peu  près  le  chiffre  de  douze  millions.  En  comparaison, 
c'est  un  petit  troupeau  ;  mais  quand  il  s'agit  d'âmes,  il  n'y  a  rien  de 
petit  devant  Dieu.  Le  salut  d'une  seule  âme  eût  suffisamment  motivé 
l'incarnation  de  Jésus-Christ. 

A^  Les  prétextes  du  schisme.  —  Entre  l'Eglise  latine  et  l'Eglise 
grecque,  il  n'a  jamais  existé  d'uniformité  absolue.  Les  fidèles  et  les 
pasteurs  de  ces  deux  Eglises  professaient,  sans  doute,  les  mêmes 
dogmes  et  admettaient  les  mêmes  sacrements  ;  mais  il  y  avait  diffé- 
rentes manières  de  les  administrer.  En  soi  ce  n'était  pas  un  mal, 
puisque  cette  diversité  ne  touchait  pas  à  la  substance  des  choses  ; 
elle  faisait  môme  ressortir  la  force  et  la  beauté  d'un  organisme  dont 
le  principe  revêtait  une  si  heureuse  variété  de  splendeurs.  Quand 
Photius  au  ix®  siècle  et  Cérulaire  au  xi^  se  prirent  à  faire,  de  ces 
variétés  traditionnelles,  autant  de  griefs,  il  était  déjà  tard  pour  se 
plaindre  et  il  sera  à  jamais  impossible  de  se  justifier.  Mais  enfin 
puisque  l'Orient  a  pris  prétexte  de  ces  griefs  illusoires,  pour  se  pré- 
cipiter au  schisme,  il  faut  les  examiner,  les  peser  au  poids  du  sanc- 
tuaire. Le  point  de  départ  de  toute  entente,  c'est  le  fait  que,  dans 
les  neuf  premiers  siècles  de  l'ère  chrétienne,  l'Orient  et  l'Occident  ne 
formaient  qu'une  seule  Eglise  de  Jésus-Christ  ;  et  que  cette  unité 
avait  subsisté  en  dépit  de  la  variété  d'usages,  de  rites  et  de  cérémo- 
nies, sans  grande  importance  par  eux-mêmes  et  licites,  puisqu'ils 
étaient  permis,  bénis  même  par  l'Eglise,  comme  autant  de  gages  de 
paix  et  d'heureuse  harmonie.  L'Eglise  est  immuable,  mais  non  immo- 
bile ;  elle  professe  toujours  les  mêmes  dogmes,  elle  observe  toujours 
les  mêmes  lois,  et  n'admet,  quant  à  la  substance  des  choses,  aucune 
substitution  ;  mais  restant  toujours  identique  à  elle-même,  elle  évo- 
lue, se  développe  et  suit  une  voie  de  progrès.  La  vérité  contenue 
dans  l'Ecriture  Sainte  et  la  Tradition  est  une  semence  sacrée.  L'E- 


22  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

glise  ny  peut  rien  changer;  y  ajouter,  en  retrancher,  altérer  quel- 
ques points  serait  un  crime.  Mais  TEglise  doit  la  cultiver,  la  faire 
croître  sans  porter  atteinte  à  sa  sainteté  ou  à  sa  lumière.  L'enseigne- 
ment de  TEglise  évoluera  donc,  quand  un  même  dogme  continuera 
d'être  exposé  dans  le  même  sens,  mais  toujours  avec  plus  d'évidence, 
avec  une  plus  grande  abondance  de  lumière  et  une  plus  merveilleuse 
compréhension.  Par  le  fait  que,  dans  les  neuf  premiers  siècles  de 
l'Eglise,  il  a  été  tenu  sept  conciles  œcuméniques,  cela  prouve  deux 
choses  :  que,  dans  cet  espace  de  temps,  il  y  a  eu,  chaque  fois,  des 
choses  diverses  à  définir,  et,  puisque  cela  était  nécessaire  dans  le 
passé,  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  ça  ne  soit  pas  légitime  dans  la 
suite  des  siècles.  Disputer  là-dessus  indéfiniment  serait  à  la  fois  un 
manque  d'esprit  et  une  marque  du  défaut  de  bonne  volonté.  L'Eglise 
n'est  pas  disputeuse  ;  elle  parle  toujours  en  vertu  de  l'autorité  du 
Christ  ;  elle  définit  avec  l'assistance  du  Saint-Esprit,  et  si  S  Grégoire 
le  Grand  acceptait  les  six  premiers  conciles  comme  les  quatre  Evangi- 
les, il  faut,  dans  le  même  esprit  de  foi  et  de  piété,  accepter  les  autres 
conciles,  y  compris  le  concile  du  Vatican,  Autrement,  non  seulement 
on  n'est  pas  catholique,  mais  on  n'est  pas  même  chrétien.  On  est  une 
tête  étroite,  un  cœur  obstiné,  une  âme  orgueilleuse,  une  main  impuis- 
sante ;  et  dans  cette  impuissance  on  ne  peut  former  qu'une  Eglise 
morte,  toujours  semblable  à  elle-même,  comme  la  glace  conserve, 
dans  un  cadavre,  la  rigidité  des  formes. 

Les  divergences,  plutôt  disciplinaires  que  dogmatiques,  entre  l'O- 
rient et  l'Occident  sont  relatives  au  baptême  par  affusion  ou  par  im- 
mersion, au  pain  azyme  ou  fermenté,  à  la  consécration  par  les  paroles 
du  Sauveur  avec  ou  sans  épulêse,  à  la  communion  sous  une  ou  sous 
deux  espèces,  au  Purgatoire,  aux  indulgences,  à  la  béatitude  avant 
la  résurrection  et  à  l'Immaculée -Conception  de  la  très  sainte  Vierge. 
Les  divergences  dogmatiques  se  réduisent  à  la  procession  du  Saint- 
Esprit,  à  l'addition  du  Filioque,  à  la  primauté  et  à  rinfaillibilité 
du  Pape.  L'histoire  n'a  pas  à  discuter  ces  divers  points  ;  un  simple 
coup  d'œil  suffit  pour  découvrir  le  peu  d'importance  du  plus  grand 
nombre  et  la  facilité  de  s'entendre,  si  l'on  est  de  bonne  foi.  Que  dans 
le  baptême  l'eau  touche  le  corps  de  l'enfant  par  affusion  ou  par  im- 


LES    ÉGLISES    d'oIUENT  23 

mersion,  pourvu  qu'elle  touche  quelque  partie  principale  du  corps, 
surtout  la  t(He,  qu'importe  à  la  substance  de  l'acte  ?  Que,  pour  la 
consécration, le  pain  soit  azyme  ou  fermenté,  qu'importe  puisque  dans 
les  deux  cas  c'est  substantiellement  le  môme  pain.  Que  la  commu- 
nion se  fasse  sous  une  seule  ou  sous  deux  espèces,  qu'importe  puis- 
que le  corps,  le  sang,  l'àme  et  la  divinité  de  Jésus-Christ  sont  tout 
entiers  dans  chaque  espèce.  Que,  après  la  mort,  il  y  ait  un  lieu  d'expia- 
tion pour  les  défunts,  dont  la  pénitence  a  été  insuffisante  ou  dont  la 
justice  est  imparfaite,  quoique  déj;i  commencée  ;  que  le  prix  infini 
du  sacrifice  de  Jésus- Christ  ait  constitué  un  trésor  de  miséricorde 
valable,  sans  s'épuiser,  jusqu'à  la  fin  des  temps  ;  que  les  saints  après 
leur  mort,  voient  Dieu  face  à  face  ;  que  la  toute  sainte  Vierge,  Pa- 
nagitty  ait  été  sans  tache  dans  sa  conception  par  privilège,  comme 
elle  a  été  sans  tache  dans  toute  sa  vie,  si  ces  croyances  ont  leur  prix, 
il  ne  paraît  pas  que  le  bon  sens  puisse  en  faire  tort  à  l'Eglise.  Que 
le  Saint-Esprit  procède  du  Père  et  du  Fils  étant  donné  l'unité  de  na- 
ture et  la  diversité  de  relations,  on  ne  peut  pas  en  douter,  et  qu'on 
l'exprime  ou  qu'on  ne  l'exprime  pas  dans  un  symbole,  ce  n'est  pas 
une  affaire  pour  mettre  le  feu  au  monde.  Qu'enfin  le  Pape^  succes- 
seur de  Saint-Pierre,  vicaire  de  Jésus-Christ,  soit  le  chef  unique, 
souverain,  infaillible  de  l'Eglise  universelle,  cela  cadre  si  bien  avec  le 
bon  sens  et  se  trouve  si  fortement  prouvé  par  la  tradition  des  neuf 
premiers  siècles  et  par  l'expérience  de  tous  les  autres,  c'est  un  fait 
plus  éclatant  que  le  soleil.  Aveugle  qui  ne  le  voit  pas.  Disputer  éter- 
nellement sur  des  pointes  d'aiguilles,  c'est  le  signe  d'une  mentalité, 
la  marque  d'un  état  d'âme,  qu'on  ne  peut  guère  comprendre  et  qu'il 
est  impossible  d'approuver. 

5°  Les  antécédents  immédiats.  —  Ces  vieilles  chrétientés  d'Orient, 
si  immobiles  dans  leurs  aberrations  sont,  d'ailleurs,  très  mobiles  dans 
leurs  sentiments.  A  l'époque  du  Concile  du  Vatican,  elles  avaient  été 
très  agitées,  par  l'opposition  qu'avait  faite  à  la  définition  dogmatique 
de  l'infaillibilité  pontificale,  l'évèque  d'Orléans.  Félix  Dupanloup,  fa- 
bricateur  du  catholicisme  Hbéral,  qui  n'était  qu'une  transformation  du 
gallicanisme,  avait,  depuis  sa  promotion  à  l'épiscopat,  guerroyé,  avec 
plus  ou  moins  d'éclat,  contre  ce  qu'il  appelait  l'ultramontanisme.  Par 


24  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIII 

ultramontauisme,  ilfautentendreles  doctrines  romaines,  telles  qu'el- 
les ont  été  exposées,  notoirement  par  Bellarmin.  Dupanloup  les  com- 
battait au  nom  des  doctrines  françaises,  pas  tout  droit,  mais  seulement 
de  biais.  On  peut  ramener  cette  longue  campagne  à  trois  épisodes  : 
la  guerre  au  journal  V Univers,  l'opposition  au  Syllabus  et  au  Con- 
cile. Pendant  trente  ans,  Dupanloup  fît  une  guerre  acharnée  à  une 
certaine  presse,  dans  Tespèce  à  V Univers  et  spécialement  à  Louis 
Veuillot,  rédacteur  en  chef  de  cette  feuille,  grand  champion  des  doc- 
trines romaines,  toujours  d'accord  avec  la  grammaire,  avec  le  bon 
esprit  et  avec  Torthodoxie.  Contre  le  Syllabus,  il  fît  une  opposition  à 
côté  ;  il  se  borna  à  le  défendre  contre  les  fausses  interprétations  des 
libéraux  purs  et  s'efforça  de  Tétrangler  en  le  défendant.  Puis  il  envoya 
cette  brochure  à  quinze  cents  personnes,  avec  autant  de  lettres,  par 
lesquelles  il  soUicitait  autant  de  réponses  et  provoquait,  en  faveur  de 
son  écrit,  un  plébiscite  de  l'épiscopat.  Six  cents  évoques,  —  c'est  son 
chiffre,  —  lui  avaient  répondu  et,  par  conséquent,  étaient  censés 
avoir  approuvé  l'explication  du  Syllabus,  donnée,  à  côté  du  Syllabus, 
par  l'évêque  d'Orléans.  Le  pape  Pie  IX  souffla  sur  ce  faible  argu- 
ment en  félicitant  l'auteur  de  sa  polémique  et  en  le  priant  de  donner, 
maintenant,  dans  un  autre  écrit,  germanam  sententiam,  le  vrai  sens 
du  Syllabus,  sens  qu'il  n'avait  pas  donné  dans  sa  première  bro- 
chure, et  qu'a  si  bien  exposé  depuis,  Léon  XIII,  dans  ses  Encycli- 
ques Immortale  Dei  et  Libertas.  Contre  le  Concile,  Dupanloup  avait 
noué  une  intrigue  avec  Doellinger  à  Munich,  pendant  que  Montalem- 
bert  en  menait  une  autre  à  Bonn  et  à  Coblentz.  Leur  opposition, 
concertée  avec  plusieurs  gouvernements,  visait  l'infaillibilité,  mais 
pas  tout  droit,  et  tablait  sur  l'inopportunité  d'une  défînition.  Du- 
panloup lui-même,  quand  il  s'était  fait  recevoir,  à  Rome,  docteur  en 
théologie,  avait  pris  pour  sujet  de  thèse  l'infaillibihté,  comme  vérité 
certaine,  qui  pouvait  certainement  être  défînie  ;  il  ne  pouvait  donc 
pas  la  combattre  sans  se  contredire  avec  impudence,  mais  il  la  com- 
battait tout  de  même,  parce  qu'il  avait  fini  par  comprendre  que,  l'in- 
faillibilité défînie,  c'était  la  mort  de  son  cathoHcisme  fîbéral.  Pour  sa 
lutte  contre  l'opportunité,  Dupanloup  sassait  et  ressassait,  dans  vingt 
brochures,  des  arguments  qui,  pour  être  ressassés,  n'en  valaient  pas 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  25 

mieux.  Entre  autres  il  alléguait  que  riiifaillibilité  rendrait  impossi- 
ble la  conversion  des  hérétiques  d'Allemagne  et  d'Orient  :  allégation 
fausse,  car  la  définition  dogmatique,  loin  d'arrêter,  a  plutôt  favorisé 
le  mouvement  des  conversions.  L'effet  de  ces  arguments  fut  double  : 
il  produisit,  en  Allemagne,  le  schisme  des  vieux  catholiques,  et,  en 
Orient,  le  schisme  arménien  qui  eut  des  échos  jusqu'à  Babylone.  A 
l'avènement  de  Léon  XIII,  le  Saint-Siège  n'avait  plus  seulement  à 
s'adresser  aux  vieux  schismatiques,  mais  encore  aux  schismatiques 
d'hier,  nés  des  incartades  de  Dupanloup. 

6°  Le  collège  grec  à  Rome.  —  Le  premier  souci  de  Léon  XIII 
pour  la  conversion  des  Orientaux,  fut  pour  le  collège  de  St-Athanase, 
fondé  à  Rome  par  Grégoire  XIII  et  Urbain  VIII.  Depuis  trois  siècles, 
ce  collège  avait  donné  des  prêtres  de  haute  valeur,  pour  Tévangélisa- 
tion  de  l'Orient  ;  Léon  XIII,  pour  en  tirer  meilleur  parti,  voulut 
d'abord  relever  le  niveau  des  études.  Ce  premier  acte  attira,  au  col- 
lège grec,  de  nouveaux  élèves  ;  le  Pape  fît  agrandir  aussitôt  le  local 
et  chercha  des  recrues  dans  toutes  les  nationalités  qui  conservent  le 
rite  grec.  Des  élèves  lui  A^inrent  de  Livourne,  de  Naples,  de  la  Gala- 
bre,  de  la  Sicile,  des  diverses  contrées  où  se  trouvent  les  descendants 
des  colons  grecs.  Une  éducation  supérieure  sous  le  double  rapport 
de  la  science  et  de  la  piété,  devait  rendre  ces  lévites  plus  aptes  à  l'a- 
postolat. Dans  cette  éducation,  tout  devait  être  ramené  au  but  de 
leur  prosélytisme.  L'éloquence  est  puissante  pour  l'instruction  des 
peuples  et  la  controverse  avec  les  hétérodoxes  ;  Léon  XIII  fit  exercer 
ces  jeunes  gens  à  la  prédication  en  langue  grecque,  et,  pour  les  lan- 
gues orientales,  leur  ouvrit  toutes  les  classes  du  collège  romain.  Le 
Pape  savait  combien  les  Orientaux  sont  attachés  à  leurs  rites  et 
combien  ils  ignorent  le  chant  grégorien.  C'est  pourquoi  il  voulut  que 
les  élèves  du  collège  de  St-Athanase  fussent  exercés  au  chant  ecclé- 
siastique et  à  la  pratique  des  cérémonies.  C'était  la  pierre  d'attente 
d'actes  ultérieurs  du  plus  grand  prix. 

Les  manœuvres  qui  avaient  créé  un  schisme  en  Allemagne  avaient 
été  employées  dans  le  môme  but,  parmi  les  chrétientés  éparses  en 
Orient.  A  Constantinople,  on  avait  fait  croire  que  l'infaillibilité  élevait 
la  tiare  au-dessus  de  toutes  les  couronnes.  Use  trouva  des  intrigants 


26  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

et  des  ambitieux,  pour  pousser  les  Arméniens  catholiques,  les  Chal- 
déens  et  d'autres  encore  à  rejeter  les  prétentions  joapales.  Le  grand 
révélateur,  le  temps,  montra  que  ces  imputations  n'étaient  que  des 
inventions  fausses.  Les  actes  de  Léon  XIII  firent  comprendre,  aux 
mahométans  mêmes,  que  l'Eglise  est,  pour  les  nations  et  pour  les 
princes,  un  gage  de  stabilité.  La  paix  se  fit  avec  Rome  ;  l'union 
devint  d'autant  plus  étroite,  que  le  Pape  reçut  les  coupables  avec  la 
plus  cordiale  charité.  Joseph  Audo,  patriarche  de  l'Eglise  de  Ghal- 
dée,  qui  s'était  enfui  du  Concile  du  Vatican,  se  rétracta  sur  son  lit  de 
mort  et  fit  profession  de  dévouement  à  la  Chaire  apostolique.  On  lui 
avait  donné  pour  successeur,  àBabylone,  Elie  Abolionan,  évoque  de 
Gézir,  qui  fut  approuvé  par  le  gouvernement  turc  et  préconisé  par 
le  Pape.  Le  schisme  de  Zaku,  en  Mésopotamie,  prit  fin  à  la  même 
date.  La  paix  se  rétablit  également  entre  les  nestoriens  jacobites  et 
les  catholiques  du  rite  syrien.  Le  schisme  arménien  de  Constantino- 
ple,  qui  remontait  au  Concile,  avait  élevé,  à  la  dignité  patriarcale, 
le  moine  Kupélian,  et  obtenu,  contre  le  patriarche  en  possession, 
Mgr  Hassoun,  un  décret  d'expulsion.  De  plus,  pour  soutenir  le 
schisme,  on  avait,  comme  c'est  coutume  par  là,  ordonné  évêques  un 
certain  nombre  de  moines.  Kupélian  fut  pris  de  remords;  il  demanda 
pardon  à  Mgr  Hassoun  et  vint  à  Rome,  pour  se  réconcilier  avec 
l'Eglise.  Le  Pape  le  reçut  avec  une  grande  miséricorde,  lui  laissa  le 
titre  et  les  insignes  d'évêque,  surtout  l'exhorta  à  travailler  pour 
l'union.  Deux  autres  évêques,  notamment  le  patriarche  de  Cilicie, 
revinrent,  comme  Kupélian,  à  résipiscence.  Pour  donner,  aux  Armé- 
niens, une  meilleure  preuve  de  ses  sentiments,  Léon  XUI  éleva,  en 
1880,  Mgr  Hassoun,  à  la  dignité  de  cardinal. 

Pour  marquer  ces  réconciliations  d'un  sceau  d'avenir,  Léon  XIII 
prit  plusieurs  initiatives  dignes  de  mémoire.  En  Cilicie,  il  envoya 
des  Jésuites  et  des  Frères  des  écoles  chrétiennes,  pour  créer,  dans 
ces  région  poétiques,  des  générations  d'hommes  instruits,  dans  toutes 
les  classes  de  la  société  ;  il  espérait  que  ces  hommes  instruits  favo- 
riseraient l'action  des  prêtres  et  des  évêques  pour  la  régénération 
du  christianisme.  De  môme,  il  envoya  des  Dominicains  à  Mossoul, 
pour  initier  les  jeunes  catholiques  de  ces  contrées  à  la  littérature,  à 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  27 

la  philosophie  et  à  la  théologie.  En  ce  sens,  la  plus  haute  création  du 
Pape  fut  rétablissement,  à  Rome,  d'un  collège  pour  les  Arméniens. 
La  Bulle  Benigna  homiiium  parens  Ecclesia  du  1*''  mars  1883,  éta- 
blit ce  collège  pour  les  compatriotes  du  cardinal  Hassoun  et  rétablit 
lui-même  à  Rome,  pour  aider,  de  ses  conseils  et  de  son  expérience, 
la  Propagande  et  le  Saint-Siège.  C'est  une  des  plus  généreuses  pen- 
sées et  Tun  des  plus  glorieux  monuments  du  zèle  des  Pontifes 
Romains,  que  ces  établissements  d'instruction  supérieure,  établis  à 
Rome,  pour  toutes  les  nations  de  l'univers.  A  Rome,  les  sources  sont 
plus  pures,  la  méthode  plus  exacte,  l'enseignement  plus  profond. 
Surtout  la  théologie  n'y  a  pas  ce  goût  de  terroir,  qu'elle  prend  un 
peu,  partout  ailleurs.  La  formation  des  prêtres  à  Rome  ne  peut  que 
favoriser  cette  ferme  adhésion,  cette  cohérence  à  la  Chaire  aposto- 
lique, qui  doit  être,  dans  l'avenir,  pour  tous  les  peuples  ^e  la  terre,  la 
grande  consigne  de  la  Providence. 

T''  En  Perse.  —  La  Perse  est  contiguë  à  la  Turquie  et,  comme  la 
Turquie,  est  musulmane  en  masse.  Chez  les  sectateurs  du  Prophète, 
l'apostoiat  oiîre  de  particulières  difficultés.  Dans  les  classes  popu- 
laires, les  dogmes  théistes,  transmis  de  génération  en  génération, 
sont  adoptés  avec  une  certaine  bonne  foi  ;  la  pratique  religieuse 
n'est  pas  dépourvue  de  sincérité.  Les  populations  chrétiennes,  divi- 
sées par  le  schisme,  démoralisées  par  l'hérésie,  dégradées  par  une 
longue  oppression,  ne  peuvent  faire,  à  raison  de  leur  ignorance,  sur 
les  mahométans,  une  impression  favorable.  Elever  le  niveau  moral, 
intellectuel  et  religieux  des  catholiques,  parut  toujours,  à  Léon  XIII, 
le  meilleur  moyen  de  rapprocher  ceux  du  dehors.  En  Perse,  le  su- 
périeur des  Arméniens  catholiques,  Asakélian,  était  un  de  ces  prê- 
tres que  Rome  envoie,  en  Asie,  comme  apôtres  :  ce  prêtre  fut  le 
bras  droit  de  Léon  XIII  en  Perse.  La  réputation  de  son  savoir  et  de 
sa  piété  était  parvenue  jusqu'aux  princes  persans.  Ces  princes  vou- 
laient initier  la  Perse  aux  progrès  matériels  de  l'Europe  et  défendre 
leur  pays  contre  les  envahissements  de  la  Russie  ;  ils  furent  d'au- 
tant plus  heureux  de  nouer  des  relations  et  des  entretiens  avec  le 
prêtre  Asakélian.  Leur  confident,  Baghi-Khan,  recteur  de  l'Univer- 
sité d'Ispahan,  était  aussi  soucieux  que  les  princes  d'établir  des  rela- 


28  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

tions  entre  les  Persans  et  les  Arméniens  catholiques.  Les  petites  cho- 
ses ont  quelquefois  de  grands  résultats.  Ces  rapports  avec  la  cour 
amenèrent  les  princes  à  traiter  les  catholiques  avec  autant  d'équité 
que  les  musulmans.  Le  Pape  en  fut  informé  par  le  délégué  apostoli- 
que, Mgr  Thomas  ;  aussitôt  il  envoya,  aux  deux  princes,  les  insignes 
de  o-rand-croix  de  Tordre  de  Pie  IX.  Les  princes  les  reçurent  avec 
satisfaction,  surent  en  remercier  Léon  XIIÏ  et  protéger  avec  d'au- 
tant plus  de  zèle,  les  cathoUques  et  les  missionnaires.  La  soumission 
des  catholiques,  leur  vie  laborieuse,  leur  dévouement  facilitèrent 
d'autant  plus  la  tâche  du  gouvernement.  Depuis  lors,  le  catholicisme 
est  libre  en  Perse.  Le  nom  de  la  France  y  est  respecté,  comme  celui 
de  la  nation  très  chrétienne.  Là  aussi  les  noms  de  Rome  et  du  Pape 
sont  mieux  connus  et  plus  aimés,  puisque  les  princes  s'honorent 
de  porter  leurs  décorations. 

8"^  Encyclique  «  Paterna  ».  —  Le  25  juin  1888,  Léon  XIII  adressait 
une  encyclique  à  ces  Arméniens,  dont  la  pacification  venait  de  lui 
causer  une  joie  si  profonde.  Cette  paix,  le  Pape  lui  veut,  pour  ga- 
rantie, l'obéissance  au  Pontife  Romain  et  au  Patriarche  ;  il  recom- 
mande le  respect  envers  le  chef  de  l'empire  ottoman  et  insiste  sur 
le  bon  exemple  à  donner  aux  Arméniens  schismatiques.  Ce  sont  ces 
derniers  que  vise  surtout  Léon  XIII  :  il  rappelle  S.  Grégoire  l'Illu- 
minateur,  leur  père  et  leur  patron,  si  mémorable  par  son  pèlerinage 
à  Rome  et  sa  fidélité  au  pape  S.  Sylvestre.  Ensuite  il  invoque  le 
Synode  de  Sis  en  1307  et  le  concile  d'Adama  en  1316,  si  formel  sur 
le  devoir  d'obéissance  :  «  De  même  que  le  propre  du  corps  est  d'être 
soumis  à  la  tète,  de  môme  l'Eglise  universelle,  qui  est  le  corps  de 
Jésus-Christ,  doit  obéir  à  celui  que  le  Christ  a  constitué  chef  de 
toute  TEgiise.  »  Après  il  revient  au  concile  de  Florence,  où  les 
Arméniens  adhèrent  pleinement  à  une  constitution  d'Eugène  IV, 
«  professant  comme  vraie  fils  d'obéissance,  d'obtempérer  fidèlement 
aux  ordres  et  aux  prescriptions  du  Siège  apostolique  »  ;  et  au  patriar- 
che de  Cilicie,  écrivant  au  pape  Grégoire  XIII,  en  1585:  «  Voici 
que  nous  possédons  les  documents  de  nos  ancêtres  sur  l'obéissance 
de  nos  catholicos  et  patriarches,  au  Pontife  de  Rome,  de  même  que 
S.  Grégoire  l'Illuminateur  fut  obéissant  au  pape  S.  Sylvestre.  »  La 


LES    ÉGLISES    d'ORIENT  29 

charité  de  la  Chaire  Apostolique  envers  les  Arméniens  n'a  pas  dimi- 
nué de  nos  jours  :  en  preuve,  Léon  XÏII  cite  des  actes  solennels  :  le 
collège  grec  fondé  par  Grégoire  XIII  et  Urbain  VIII,  le  collège  armé- 
nien fondé  par  Léon  XIII  près  de  Nicolas  de  Tolentino,  le  cours  de 
langue  arménienne  ouvert  par  Pie  IX  au  collège  romain,  les  soins  de 
Léon  XII  et  de  Pie  VIII  pour  doter  les  Arméniens  d'une  préfecture 
civile  dans  la  capitale  de  l'empire  ottoman,  Taugmentation  des  sièges 
épiscopaux  pour  les  Arméniens  et  l'établissement  d'une  Délégation 
pontificale  à  Gonstantinoplc.  La  pratique  des  ancêtres,  l'histoire  des 
siècles  passés  sont  donc  de  nature  à  rattacher  les  Arméniens  à  la 
Chaire  de  Pierre.  Les  pasteurs  sacrés  de  l'Arménie,  ceux  qui  ont 
brillé  au  firmament  comme  des  étoiles,  sont  précisément  ceux  qui  se 
sont  rattachés  au  Saint-Siège  avec  plus  de  force  et  le  plus  contribué 
à  la  prospérité  de  leur  nation.  Dieu  seul,  de  qui  relèvent  toutes  cho- 
ses, peut  accorder  que  cela  arrive  selon  nos  désirs,  lui  qui  appelle 
qui  il  veut  honorer  et  inspire  les  sentiments  religieux  à  qui  il  lui 
plaît.  Pour  hâter  cet  heureux  jour  de  la  réconciUation,  Léon  XIII 
recommande  la  prière,  surtout  la  prière  à  S.  Grégoire  l'Illuminateur, 
et  à  la  glorieuse,  bénie,  sainte,  toujours  Vierge,  Marie,  mère  de 
Dieu,  mère  du  Christ.  Dans  sa  brièveté  relative,  cette  Encyclique 
est  également  remarquable  par  la  solidité  de  ses  preuves,  par  ses 
conclusions  pratiques  et  par  un  grand  sentiment  de  charité.  Le 
cœur  des  vicaires  du  Christ  offre  toujours  des  échos  magnifiques 
du  cœur  même  de  l'Homme-Dieu,  mort  par  charité  pour  le  salut 
des  hommes. 

9°  Lettre  Ajjostolique.  —  La  veille  des  calendes  de  décembre  1894, 
Léon  XIII  revenait  à  ce  même  sujet,  pour  déclarer,  par  l'autorité 
apostolique,  le  maintien  des  rites  orientaux.  «  La  dignité  des  Eglises 
orientales,  dit-il  magnifiquement,  consacrée  par  les  plus  anciens 
et  les  plus  illustres  monuments  de  l'histoire,  est  en  honneur  et  en 
vénération  dans  tout  l'univers  chrétien.  Dans  leur  sein,  les  premiers 
germes  de  notre  rédemption,  don  de  la  miséricorde  et  de  la  provi- 
dence divine,  se  développèrent  si  rapidement  que  la  gloire  de  l'apos- 
tolat, du  martyre,  de  la  science,  de  la  sainteté  y  brillèrent  de  la  plus 
haute  splendeur  et  répandirent  leurs  premiers  fruits  de  salut  et  d'al- 


30  PONTIFICAT   DE    LÉON    XII! 

légresse.  De  leur  sein,  ces  immenses  et  tout  puissants  bienfaits  s'écou- 
lèrent au  loin  sur  tous  les  peuples,  lorsque  Pierre,  prince  du  Col- 
lège apostolique,  pour  renverser  la  multiple  perversité  de  Terreur  et 
du  vice,  apporta,  par  Tordre  de  Dieu,  la  lumière  de  la  vérité  divine, 
l'Evangile  de  la  paix  et  de  la  liberté  du  Christ,  dans  la  ville  maîtresse 
du  monde.  Mais  aussi  que  d'honneur  et  d'amour,  depuis  ces  temps 
apostoliques,  TEglise  de  Rome  reine  de  toutes  les  autres,  s'est  plu 
à  rendre  aux  Eglises  orientales,  dont  la  fidèle  soumission  lui  appor- 
tait, en  retour,  tant  de  joie...  L'un  des  avantages,  et  non  le  moindre, 
de  sa  sollicitude  pour  les  peuples  d'Orient,  a  été  la  défense  et  la  con- 
servation complète  des  contingents  sacrés  que  sa  prudence  et  son 
autorité  lui  avaient  permis  d'admettre.  »  A  l'appui  de  ces  assertions, 
le  Pontife  apporte,  comme  preuves  de  sollicitude  du  Saint-Siège, 
de  nombreux  décrets.  Aux  collèges  grec  et  arménien  de  Rome,  se 
sont  ajoutés  les  collèges  d'Andrinople  et  de  Philippopoli  pour  les 
Bulgares,  l'institut  Léon  à  Athènes  et  le  collège  de  Sainte-Anne  à 
Jérusalem.  Dans  tous  ces  collèges,  le  Pape  veut  qu'il  y  ait  un  prêtre 
pour  enseigner  aux  élèves  l'exacte  observance  des  rites  dont  ils  de- 
vront posséder  la  connaissance  et  la  pratique.  Pratique  importante, 
parce  que  Tantiquité  de  ces  rites  fait  l'ornement  de  TEglise,  affirme 
la  divine  unité  de  la  foi  catholique,  manifeste  l'origine  apostolique 
des  églises  d'Orient,   et  met  en  lumière,  dès  le  principe  du  christia- 
nisme, leur  union  intime  avec  TEglise  romaine.  Diversité  de  rites  qui 
put  commencer  aux  trois  rois  venus  de  l'Orient  pour  adorer  l'enfant 
de  Bethléem.  Aussi  TEglise,  jalouse  de  Tunité  absolue  en  matière  de 
foi,  n'a  pas  cru  trouver  un  moindre  avantage  dans  la  diversité  des 
rites.   Des  esprits  faibles  ou  jaloux  épouvantaient  les  peuples  de 
TOrient  et  leur  représentaient  TEglise  Romaine  comme  hostile  à  leur 
tradition  :  c'est  le  contraire  de  la  vérité.  En  preuve,  il  existe  une 
série  de  décisions  prises  par  Benoit  XIV,  et  adressées  en  1743  au 
patriarche  grec-melchite  d'Antioche  ;  Léon  XIIÏ  revalide  ces  treize 
décisions  de  Benoit  XIV,  comme  règles  du  droit  en  vigueur.  Leur 
principe  tranche  dans  le  vif  :  les  prêtres  latins  envoyés  en  Orient 
par  le  Siège  Apostolique,  sont  uniquement  les  auxiliaires  et  les  sou- 
tiens du  clergé  oriental.  Il  faut  donc  prendre  garde  qu'en  usant  des 


LUS   ÉGLISES    d'orient  31 

pouvoirs  qui  leur  sont  accordés,  ils  ne  portent  préjudice  à  la  juri- 
diction des  Ordinaires  et  ne  diminuent  le  nombre  des  fidèles  qui  leur 
sont  soumis.  A  ces  prescriptions  de  droit,  le  Pape  ajoute  la  recom- 
mandation de  fonder  partout,  en  Orient,  des  collèges,  des  séminaires, 
des  institutions  de  tous  genres  pour  instruire  les  jeunes  gens  dans 
les  rites  de  leur  pays .  «  Lorsqu'on  aura  ainsi  réglé  l'instruction  des 
jeunes  clercs,  l'éclat  des  études  theologiques  et  bibliques  croîtra 
certainement  parmi  les  Orientaux  ;  la  connaissance  des  langues  an- 
ciennes et  modernes  fleurira  ;  les  sciences  et  les  lettres  dans  lesquel- 
les ont  brillé  leurs  pères  et  leurs  écrivains  produiront  des  fruits  plus 
abondants  pour  le  bien  commun.  On  verra  alors,  objet  de  tous  nos 
désirs,  les  frères  séparés,  grâce  à  la  science  remarquable  et  à  la 
vertu  des  prêtres  catholiques,  rechercher  avec  plus  d'-ardeur  les 
étreintes  de  leur  commune  mère .  ^  C'est  la  conclusion  du  Pape  :  la 
fin  du  schisme  par  le  progrès  des  sciences  et  des  mœurs  :  c'est  une 
belle  réponse  aux  sectaires  qui  accusent  l'Eglise  d'obscurantisme. 

10"  Encyclique  «  Chràsti  nomen  ».  —  Le  24  décembre  de  la  même 
année  1894,  Léon  XIII  venait  à  rescousse  en  faveur  des  Eglises  d'O- 
rient. La  fin  du  schisme  lui  tient  au  cœur  ;  la  charité  du  Christ  presse 
le  pontife.  Déjà  précédemment,  il  a  recommandé,  à  l'Eglise  univer- 
selle, la  Propagation  de  la  foi,  la  Sainte  Enfance  et  les  Ecoles  d'O- 
rient ;  ici,  c'est  des  écoles  d'Orient  qu'il  veut  surtout  se  préoccuper. 
Par  une  précédente  lettre  le  Pape  a  appelé,  à  l'unité  de  foi,  le  monde 
entier  ;  il  a  voulu  hâter  la  venue  du  temps  promis  par  Dieu,  où  il 
n'y  aura  plus  qu'un  troupeau  et  qu'un  pasteur  :  ici,  il  se  préoccupe 
plutôt  de  l'unité  des  Eglises  orientales.  Le  premier  moyen  de  succès, 
à  ses  yeux,  c'est  la  formation  d'un  clergé  indigène  ;  aussi  est-il  né- 
cessaire de  multiplier  le  plus  possible  les  institutions  où  la  science 
et  Ta  discipline  catholiques  seront  enseignées  enharmonie  avec  le  génie 
propre  à  chaque  nation.  Le  Pape  juge  très  opportun  qu'on  ouvre, 
partout  où  la  chose  sera  avantageuse,  des  maisons  spéciales  pour 
l'éducation  de  la  jeunesse  cléricale,  des  collèges  en  nombre  propor- 
tionné à  l'importance  des  populations,  afin  que  chaque  rite  s'exerce 
avec  dignité  et  que  la  connaissance  de  leurs  meilleurs  livres  initie 
les  fidèles  à  la  connaissance  de  leur  religion  nationale.  Religion  na- 


32  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

tionale,  le  mot  y  est  ;  cette  expression  nous  jette  bien  loin  de  ceux 
qui  représentent  les  papes  comme  dévorés  d'un  fanatisme  aveugle, 
qui  veutUout  ployer  sous  son  joug.  La  création  de  ces  établissements 
exigera  de  grosses  dépenses  que  le  Saint-Siège  ne  peut  supporter.  Le 
Pape  en  appelle,  en  faveur  du  pauvre  Orient,  à  la  charité  de  TEglise 
universelle.  Dans  sa  sagesse,  il  fait  en  même  temps  observer  que 
Tapplication  à  créer  des  ressources  à  TOrient  ne  doit  porter  aucun 
préjudice  à  Tévangélisation  générale  du  monde.  Il  paraît  difficile 
d'être  plus  charitable  et  plus  prudent  que  Léon  XIÏL 

11"  Les  Coptes.  —  L'année  suivante,  le  18  juin  1893,  Léon  XIII, 
fidèle  à  sa  grande  pensée  de  réconciliation  et  à  un  noble  vœu  d'unité, 
adressait  une  lettre  à  FEglise  copte.  Les  Coptes  habitent  TEgypte  pour 
la  plupart.;  les  uns  sont  unis,  les  autres  séparés  et  hérétiques,  mais 
forment  une  de  ces  hérésies  dont  Finsignifiance  et  le  néant  n'attirent 
que  fort  peu  l'attention  de  l'histoire.  Ce  n'est  pas  que  le  prix  d'une 
âme  puisse  diminuer  de  valeur  devant  Dieu  et  devant  son  Eglise  :  le 
fait  de  la  constance  et  de  la  sollicitude  des  Pontifes  Romains  prouve  le 
contraire  ;  mais  on  éprouve  une  sorte  de  pitié  à  voir,  dans  un  petit 
coin  du  monde,  une  petite  secte,  aussi  aveugle,  aussi  obstinée,  aussi  re- 
belle à  la  conception  d'une  Eglise  qui  doit  embrasser  tous  les  temps  et 
tous  les  peuples.  En  vertu  de  son  dessein  de  rétablir  Tunité  en  Orient, 
le  Pape  rappelle  les  antiques  liens  qui  rattachent  à  Rome,  l'Eglise  d'A- 
lexandrie. C'est  de  Rome  qu'est  venu  Marc,  disciple  de  S.  Pierre^ 
envoyé  en  Egypte  tout  exprès  pour  unir  à  Rome  la  vieille  terre  des 
Pharaons.  Près  du  siège  de  Marc  fut  fondée  une  illustre  école  ;  cette 
école  donna  à  l'Eglise  Romaine,  Clément,  Origène,  Denys,  Pierre  le 
martyr,  Athanase,  Cyrille,  tous  défenseurs  illustres  du  dogme  catho- 
lique et  de  l'Eglise  Romaine.  Plus  tard  vinrent  les  hostilités,  mais 
au  concile  de  Florence  sous  Eugène  IV,  parurent  des  ambassadeurs 
coptes  et  éthiopiens  qui  rattachent  à  Rome  l'Eglise  d'Alexandrie.  De- 
puis Pie  IV  jusqu'à  Pie  VII,  les  Papes  n'ont  pas  cessé  d'envelopper 
l'Eglise  copte  de  leur  paternelle  affection.  Leurs  sentim^ents  se  sont 
traduits  par  des  faits  :  par  l'envoi  des  Jésuites,  ces  thaumaturges  de 
l'histoire,  pour  fonder  sur  les  bords  du  Nil,  ces  puissants  collèges 
qu'ils  savent  si  bien  diriger  ;  puis,  par  l'envoi  des  prêtres  des  mis- 


LES    ÉGLISES    d'oRIEiNT  33 

sions  africaines  de  Lyon,  pour  vaquer  au  service  des  âmes  ;  enfin 
par  l'envoi  des  Frères  de  la  doctrine  chrétienne,  ces  humbles  servi- 
teurs de  la  jeunesse,  ces  dignes  coopérateurs  de  la  famille  qui  pro- 
curent par  l'éducation,  aux  classes  populaires,  les  bienfaits  que  les  Jé- 
suites octroient  aux  classes  plus  élevées  de  la  société.  Les  Papes  ont 
mis  le  comble  à  leurs  bénédictions  en  fondant,  pour  les  jeunes  filles, 
des  écoles  que  dirigent  des  religieuses  sous  la  protection  de  sainte 
Catherine,  la  vierge  sage  et  invinciljle  d'Alexandrie.  Pour  sceller 
toutes  ces  œuvres  du  sceau  de  la  prospérité,  Léon  XIII  vientdedonner, 
aux  Coptes,  un  patriarche,  qui  brille  par  la  sagesse  et  par  la  science, 
surtout  qui  n'épargne  rien  pour  le  salut  de  ses  frères.  En  retour  de 
tous  ces  services,  le  Pape  demande  aux  coptes  de  garder  le  dépôt  de 
la  foi  et  d'embaumer  la  vallée  du  Nil  des  parfums  de  Jésus-Christ,  de 
manière  que  l'exemple  de  leur  vertu  ramène  au  bercail  du  Christ  les 
brebis  égarées.  «  Ici,  dit  éloquemment  Léon  XIII,  notre  âme  est  vi- 
vement émue  et  nous  désirons  vous  manifester,  à  vous  tous  que 
sépare  de  nous  le  rite  copte,  toute  la  sollicitude  et  toute  la  charité 
avec  lesquelles  nous  cherchons  et  nous  désirons  vous  ramener  tous  à 
l'unité  dans  les  entrailles  de  Jésus-Christ.  Laissez-nous  vous  appeler, 
avec  un  désir  plein  de  douceur,  nos  frères  et  nos  fils  ;  laissez-nous 
entretenir  dans  notre  âme  la  forte  espérance  que  vous  nous  donnez 
de  votre  retour.  Nous  connaissons  vos  bienveillantes  dispositions  ; 
nous  savons  avec  quelle  piété,  déplorant  ce  qu'ont  fait  vos  pères, 
vous  vous  souviendrez  des  temps  anciens,  si  riches  pour  vous  en 
sainteté  et  en  gloire.  Ce  qui  augmente  aussi  notre  confiance,  c'est 
qu'un  grand  nombre  parmi  vous  tournent  des  regards  ardents  vers  la 
chaire  du  bienheureux  Pierre,  comme  vers  la  citadelle  de  la  vérité 
et  l'asile  du  salut.  Déjà  ils  n'hésitent  presque  plus  ;  ils  inclinent,  à 
regard  de  la  papauté,  aux  meilleures  résolutions.  »  Ces  gages  d'u- 
nion ne  manqueront  pas  de  s'accomplir  ;  tel  est  le  vœu  du  Pontife 
Romain,  pasteur  et  père  du  troupeau  unique  de  Jésus-Christ. 

12*^  Deux  mesures.  —  C'est  chose, à  coup  sûr,  très  désirable  de  ra- 
mener à  l'unité  de  foi  les  nations  dissidentes  ;  c'est  le  but  et  l'objet 
même  de  l'Eglise  de  procurer,  au  monde,  cette  précieuse  unité.  Dans 
ce  dessein,  Léon  XIII  avait  posé  des  fondements  d'accord  et  adressé 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  3 


34  PONTIFICAT   DE    LÉON    Xlll 

aux  peuples  d  Orient,  de  très  charitables  appels.  Mais  il  n'oubliait 
pas  qu'une  telle  entreprise  réclame  un  travail  long,  pénible,  d'un 
succès  assez  lointain.  Pour  la  faire  réussir,  il  ne  fallait  rien  laisser 
au  hasard  de  tout  ce  que  peut  lui  ôter  la  sagesse  de  nos  pensées  et 
la  résolution  de  nos  sentiments.  C'est  pourquoi,  en  vue  d'assurer, 
aux  précédentes  œuvres,  une  continuation  ininterrompue  et  progres- 
sive, Léon  XIII  voulait  charger  plusieurs  membres  du  sacré  collège 
d'appliquer  leur  zèle  à  la  réconciliation  des  dissidents.  Cette  commis- 
sion fut  confiée  aux  cardinaux  Ledochowski,  Langénieux,  Vaughan, 
etc.  L'acte  qui  la  constitue  est  du  19  mars  1895. 

Un  an  après,  jour  pour  jour,  le  19  mars  1896,  le  Pape  complé- 
tait cette  première  mesure  par  une  autre  ;  il  donnait  un  motu  prO' 
prio  pour  établir  la  méthode  à  suivre  et  la  concorde  à  garder,  dans 
Tavancement  du  catholicisme  en  Orient. Le  fait  seul  de  cette  initiative, 
preuve  manifeste  de  la  charité  apostolique,  donne  beaucoup  à  réflé- 
chir. Pour  ramener  les  âmes  à  la  vérité,  il  n'est  pas  nécessaire  de 
remuer  le  monde  et  de  déchaîner  des  tempêtes  ;  il  ne  s'agit  pas  même 
de  mettre  sur  pied  des  armées  de  savants  et  de  docteurs  pour  soule- 
ver vraiment  de  puissantes  controverses.  La  science,  sons  doute, 
ne  nuit  à  rien  et  son  concours  est  toujours  aussi  acceptable  que  dési- 
rable. Mais  le  soupir  gémissant  et  suppliant  de  la  divine  charité  a 
plus  de  force  et  de  crédit  ;  le  tout  est  de  le  pousser  avec  tempérament, 
avec  prudence,  avec  ce  concert  délicat  qui  décide  tout  sans  rien 
violenter.  En  Orient,  comme  partout,  l'Eglise  possède  cette  déUca- 
tesse  ;  mais  là  plus  qu'ailleurs,  elle  se  heurte  à  plus  de  difficultés,  là 
même  où  il  ne  paraît  pas  qu'il  puisse  en  surgir.  Les  nations  sont  sé- 
parées, les  rites  sont  différents.  Il  y  a  partout  des  clergés  nombreux  ; 
les  évêques  pullulent.  Il  y  a  aussi  beaucoup  de  misères.  Nous  ne 
pensons  aucun  mal  de  ce  monde  et,  quand  nous  en  penserions,  nous 
devrions  le  taire.  Mais  le  moins  qu'on  puisse  dire,  c'est  que,  dans  ce 
mélange,  nous  ne  dirons  pas  dans  cette  confusion,  il  est  plus  diffi- 
cile de  s'orienter.  La  difficulté  n'est  pas  d'accomplir  son  devoir,  mais 
de  le  connaître  et  de  savoir  surtout  comment  s'y  prendre.  Fort  heu- 
reusement l'Eglise  Romaine,  qui  connaît  le  terrain,  a,  dans  ces  para- 
ges, des  représentants  officiels  du  Pape,  des  délégués  apostoliques. 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  35 

C'est  raccord  de  tous  ces  représentants  du  Saint-Siège,  avec  les  évo- 
ques, les  prêtres  et  les  fidèles  d'Orient,  qui  doit  tout  décider.  Pour 
inspirer,  i\  tous  et  à  chacun,  la  môme  sainte  et  salutaire  résolution, 
pour  ménager  la  communauté  de  vue,  Tunion  des  volontés,  l'exclu- 
sion de  l'intérôt  ou  de  l'amour-propre,  Léon  XIII  offre  ses  conseils  ;  il 
les  offre  avec  l'autorité  et  le  désintéressement  qui  caractérisent  la 
chaire  du  prince  des  Apôtres.  A  son  avis,  rien  ne  doit  plus  valoir, 
pour  Tunité,  que  Tunion,  la  concorde  entre  frères,  les  hommages 
respectifs  à  rendre  aux  délégués  et  aux  patriarches.  La  bonne  ad- 
ministration des  diocèses  doit  passer  avant  tout.  Dans  chacun  il 
faut  énucléer  avec  discernement  les  affaires  générales  et  particu- 
lières. Gomme  moyens  d'action  et  de  concours,  le  Pape  rappelle 
trois  moyens  :  les  séminaires,  les  écoles  primaires,  et,  qui  voudrait 
le  croire  ?  les  journaux.  Non  pas  les  journaux  qui  censurent  les  per- 
sonnes et  passionnent  les  débats  ;  mais  les  feuilles  religieuses  qui  ne 
savent  que  répandre  la  grâce  de  Jésus-Christ.  Les  délégués,  les 
évèques,  les  supérieurs  de  missions  doivent,  d'autre  part,  entretenir, 
parmi  eux,  des  relations  cordiales  ;  tenir  des  congrès  ;  s'inviter  res- 
pectivement à  leurs  fêtes  ;  préluder  enfin,  par  une  union  effective, 
à  funité  dogmatique,  morale,  cultuelle  qui  constitue  l'unité  de  TE- 
glise.  L'histoire  n'a  pas  besoin  de  mettre  en  relief  la  belle  conduite 
de  Léon  XIII  envers  fOrient. 

13**  Rescrit  aux  Augusiins,  —  Une  entreprise  de  cette  nature 
exige  de  nombreux  concours  ;  ils  sont  indispensables,  mais  d'un  em- 
ploi d'autant  plus  difficile  qu'ils  sont  plus  nécessaires.  Les  Orien- 
taux, sans  doute,  ne  sont  pas  des  bêtes  féroces  ;  ils  possèdent  même 
beaucoup  de  qualités  ;  mais  ils  ont  un  défaut,  le  défaut  d'action.  Non 
pas  qu'ils  ne  s'agitent  beaucoup  et  ne  pérorent  encore  davantage  ; 
mais  de  première  force  pour  raisonner  ou  pour  déraisonner  dans  des 
conseils,  ils  ne  sont  plus  que  des  mollusques  pour  donner  le  coup  de 
pioche  dans  la  tranchée.  Malheureusement  le  tort  de  ceux  qui  ne 
font  rien  est  de  ne  pas  vouloir  qu'on  les  remplace,  ni  même  qu'on 
les  aide.  A  raison  du  sentiment  peu  favorable  des  Grecs  pour  les 
Latins  et  des  Latins  pour  les  Grecs,  l'Eglise  Romaine  a  besoin  de 
plus  grandes  précautions  pour  assurer  aux  Grecs  le  concours  indis- 


36  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

pensable  des  Latins.  Pie  IX  avait  déjà  confié  aux  Augustins,  du  P. 
d'Alzon,  la  mission  de  Bulgarie  ;  Léon  XIII  voulut  lui  donner  la 
confirmation  et  Textension  que  comportent  toutes  les  bonnes  choses. 
Dans  cette  résolution  il  écrivait,  le  2  juillet  1897,  une  lettre  à  Fran- 
çois Picard,  supérieur  de  cet  Ordre,  pour  lui  recommander, en  Orient, 
de  maintenir  Tantique  discipline  des  rites  et  la  bonne  éducation  de 
la  jeunesse.  «  Pour  atteindre  ce  but,  dit  Léon  XIII,  nous  avons  dé- 
cidé que  vos  établissements  à  Stamboul  et  à  l'ancienne  Ghalcédoine 
soient  agrandis  par  de  nouvelles  constructions,  par  des  locaux  ap- 
propriés au  culte  divin  et  à  renseignement.  Pour  l'exécution  de  ces 
projets,  observez  cette  double  prescription  :  1^  outre  Tadministra- 
tion  spirituelle  des  Latins,  ayez  aussi  celle  des  Grecs  et  veillez  à  la 
célébration  des  offices  solennels  dans  l'un  et  l'autre  rite  ;  2°  prenez 
les  meilleurs  moyens  de  pourvoir  à  Tintérêt  des  jeunes  gens,  non 
seulement  par  la  culture  des  esprits  et  l'enseignement  des  lettres, 
mais  par  une  sérieuse  connaissance  de  la  langue  grecque  et  de  leur 
histoire  nationale.  Ceux  d'entre  eux  qui  donneront, pour  le  saint  mi- 
nistère, quelques  espérances,  devront  être  l'objet  principal  de  votre 
sollicitude,  afin  qu'ils  soient  formés  plus  parfaitement  encore,  à  la 
science^  à  la  piété  et  à  la  pratique  des  rites.  »  Ces  recommandations 
sont  revêtues  des  formes  de  droit  et  des  témoignages  de  confiance 
que  le  Saint-Siège  peut  offrir  à  de  si  généreux  ouvriers .  Les  Augus- 
tins français  possèdent,  en  effet,  un  élément  de  vaillance  qui  les  rend 
très  propres  aux  actions  d'éclat,  aux  entraînements  de  piété  et  aux 
grandes  conquêtes. 

14°  Le  pèlerinage  de  pénitence.  —  Le  18  avril  1896,  Léon  XIII 
adressait  un  nouveau  bref  aux  Augustins  de  l'Assomption,  pour  ré- 
gulariser le  pèlerinage  de  pénitence  à  Jérusalem.  Un  pèlerinage  est 
un  pieux  voyage  à  quelque  sanctuaire  plein  de  grâces  et  de  bénédic- 
tions. Un  tel  déplacement  est  dans  la  nature  de  l'homme  ;  Platon  lui- 
même  enseigne  qu'un  honnête  homme  doit  visiter  les  lieux  où  l'on  a 
quelque  particuhère  évidence  de  la  divinité.  Dès  le  berceau  du  Chris- 
tianisme il  y  eut  des  pèlerinages,  à  Jérusalem  où  est  le  tombeau  du 
Christ,  à  Rome  où  est  le  tombeau  de  S.  Pierre  et  à  St-Jacques  de 
Compostelle  où  peuvent  reposer  les  cendres  de  cet  apôtre.  Dans  la 


LES    ÉGLISES    D  ORIENT  37 

suite  des  temps,  comme  tout  le  monde  ne  peut  pas  aller  si  loin  et 
que  tout  le  monde  a  besoin  d'expier  ses  péchés,  la  pratique  des  pèle- 
rinages devint  universelle  dans  l'Eglise.  Naturellement,  on  ne  peut 
pas  trouver  partout  des  tombes  aussi  illustres  ;  mais  le  souvenir  des 
saints  et  de  la  reine  des  saints,  de  la  très  sainte  Vierge,  offre  partout 
des  sanctuaires  où  l'on  peut  implorer  leur  intercession.  A  un  moment 
donné, il  n'y  eut  pas  de  diocèse  dans  l'Eglise  qui  n'eût  un  ou  plusieurs 
pèlerinages.  Le  mouvement  fut  si  unanime,  si  fort,  qu'à  la  nouvelle 
de  la  prise  de  Jérusalem  par  les  Turcs  Seldjoucides,  cette  seule  nou- 
velle souleva  l'Europe  et  entraîna,  comme  sanction,  le  mouvement 
des  croisades.  Gomment  les  croisades  cessèrent,  comment  les  pèleri- 
nages disparurent,  nous  n'avons  pas  à  le  raconter.  Mais  notre  grand 
âge  nous  permet  de  savoir  que  rappeler,  dans  un  journal,  il  y  a  cin- 
quante ans,  ce  souvenir  et  prêcher  leur  reprise,  notre  initiative  fit 
hausser  les  épaules  à  quelques  sages  de  ce  temps-là.  Des  sages,  il  y 
en  a  toujours  ;  mais  il  ne  faut  être  sage  qu'avec  mesure  ;  et  il  y  a 
mainte  circonstance  où  il  ne  faut  pas  l'être,  pour  crier  aux  masses 
paralysées  et  aux  chefs  inertes  :  Debout  et  En  avant  ! 

Nous  avons  assez  vécu  pour  voir  la  restauration  des  pèlerinages  ; 
nous  espérons  vivre  assez  longtemps,  pour  voir  la  résurrection  de 
nouvelles  croisades  héroïques  et  la  tenue  de  grands  conciles,  célé- 
brés, en  France  même,  avec  toutes  les  solennités  de  l'ancien  droit. 
Pour  le  moment  nous  devons  honorer  la  particulière  décision  des 
A ugustins  pour  la  reprise  des  pèlerinages.  C'est  à  eux  particuUère- 
ment  que  la  France  doit  les  pèlerinages  de  Lourdes,  avec  des  trains 
de  malades  ;  les  pèlerinages  de  Rome,  avec  des  trains  d'ouvriers  ;  et 
les  pèlerinages  de  Jérusalem,  avec  l'élite  des  âmes  pieuses  de  la  so- 
ciété française.  C'est,  pour  la  guérison  des  maux  présents,  une  espé- 
rance grave,  un  gage  immédiat  de  succès.  Aller  en  pèlerinage,  c'est 
déjà  se  montrer  soldat  ;  gagner  des  indulgences  pour  soi,  c'est  en 
assurer  à  ses  frères  et  à  son  peuple.  Le  pèlerinage  à  Jérusalem  de- 
vait singulièrement  plaire  à  Léon  XIII,  pour  son  grand  dessein  du 
retour  de  l'Orient  à  l'unité.  Ces  pèlerinages  existaient  déjà  depuis 
quinze  ans,  sous  le  patronage  du  pieux  pèlerin  et  mendiant,  Benoît- 
Joseph  Labre,  lorsque  le  Pape  voulut  intervenir  en  leur  faveur.  Ea 


38  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

conséquence,  Léon  XÏII  accorda,  aux  pèlerins,  une  indulgence  plé- 
nière  au  jour  du  départ,  une  autre  indulgence  pour  un  jour  à  choisir 
dans  le  pèlerinage  ;  il  donna  des  pouvoirs  aux  confesseurs  pour  en- 
tendre et  absoudre  ;  il  concéda  des  privilèges  aux  prêtres  pour  la  cé- 
lébration de  la  sainte  messe  ;  il  permit  à  tous  les  pèlerins  le  chemin 
de  la  croix  sans  stations,  par  la  seule  présence  d'une  croix.  Pour  de 
tels  pèlerinages,  c'est  la  pratique  de  la  croix,  Tesprit  de  pénitence  et 
d'expiation,  fruit  d'une  foi  bien  entendue.  On  ne  peut  guère  entre- 
prendre, pour  autre  chose,  un  voyage  à  ces  parages  lointains.  La 
visite  des  saints  lieux  comporte,  sans  doute,  quelque  curiosité,  mais 
une  curiosité  sainte,  appoint  et  aliment  d'un  véritable  esprit  de  mor- 
tification. C'est  avec  des  victimes  que  Dieu  prépare  ses  triomphes. 
15°  Le  Congrès  de  Jérusalem.  —  Des  milliers  de  pèlerins  visitant, 
chaque  année,  Jérusalem  et  la  Terre  Sainte,  c'était,  en  France,  un 
événement  ;  outre-mer,  une  leçon  ;  partout,  un  bel  exemple.  De  telles 
choses  ne  sont  pas  sans  entraîner  quelque  suite.  Pour  recevoir  les 
pèlerins,  on  avait  dû  bâtir  une  hôtellerie  ;  on  avait  dû  fonder,  pour 
les  Augustins,  une  maison  d'étude  ;  pour  le  couronnement  des  pèle- 
rinages, on  avait  voulu  bâtir  une  église  sous  le  vocable  de  Notre-Dame 
de  France,  siège  d'une  pieuse  confrérie,  centre  d'une  œuvre  d'ex- 
piation et  de  prière.  En  vue  d'appeler,  sur  son  grand  dessein,  une 
particulière  grâce,  Léon  XIIÏ  eut  ridée  de  convoquer,  à  Jérusalem, 
un  congrès  eucharistique.  Des  congrès  semblables  s'étaient  déjà  tenus 
dans  différentes  villes,  et  n'avaient  pas  médiocrement  concouru  au 
réveil  de  la  piété.  Une  des  fins  de  ces  congrès,  c'était  le  retour  de 
nos  frères  séparés,  à  l'unité  catholique.  Le  nom  seul  de  l'Eucharistie 
rappelle  l'ardente  prière  du  Rédempteur  :  Qu'ils  soient  un,  sint 
unum  ;  notre  dévotion  à  ce  sacrement  ne  serait  qu'imparfaitement 
sincère,  si  elle  ne  nous  faisait  point  partager  les  aspirations  du  Christ. 
Le  Concile  de  Trente  parlant  de  l'Eucharistie,  l'appelle  le  5î/??26o/e  de 
la  concorde  et  le  signe  de  l unité  :  c'est  dire  équivalemment  que 
l'Eucharistie  doit  assurer  l'union  des  fidèles.  Nous  ne  nous  étonnons 
donc  pas  que  la  véritable  Eglise  ait  regardé,  avec  un  regard  pieux, 
les  EgUses  qui  ont  gardé  l'Eucharistie  :  elle  attend,  avec  une  ferme 
espérance,  leur  retour  au  giron  maternel.  Dans  leur  sein,  elle  voit 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  39 

Jésus  Christ  aussi  vivant  que  parmi  nous,  répandant  ses  bénédictions 
sur  toutes  les  âmes  dont  Terreur  est  involontaire,  la  volonté  droite. 
L'Eglise  catholique  sait  que  leurs  prêtres,  en  possession  du  véritable 
sacerdoce,  demandent  chaque  fois  à  Dieu  qu'il  n'y  ait  point  de  divi- 
sion dans  l'Eglise  ;  surtout  elle  a  confiance  dans  la  prière  du  Sei- 
gneur. De  là  toutes  ces  tentatives  de  réunion,  consignées  dans  les 
annales  de  l'Eglise,  depuis  le  schismejusqu'à  nos  jours.  C'est  en  vue 
de  faciliter  ce  retour,  qu'elle  respecte  les  coutumes  du  pays  et  ses 
rites  propres  :  concessions  qui  ont  fait  dire  à  un  personnage  russe  : 
«  Si  le  Saint-Siège  continue  ainsi,  nous  sommes  au  commencement 
de  la  fm  du  schisme.  » 

Dans  un  autre  ouvrage  russe,  nous  Usons  ces  belles  paroles  : 
«  Nous  possédons  deux  gages  de  la  réunion  des  Eglises,  qui  ne  sau- 
raient nous  être  ravis  :  l'Eucharistie  et  la  dévotion  à  la  Sainte  Vierge. 
Il  est  impossible  que  l'hostie  d'amour  n'allume  point,  dans  le  cœur 
de  tout  sincère  et  fervent  chrétien,  un  ardent  désir  de  nous  trouver 
tous  réunis  dans  la  charité;  il  est  impossible  que  Celle  qui  a  enfanté 
le  Dieu  de  toute  paix,  ne  réunisse  point  un  jour,  sous  son  manteau, 
tous  ceux  qui,  de  l'Orient  et  de  l'Occident,  lui  adressent  leurs  invo- 
cations. »  Ces  attentions  d'un  côté,  cette  piété  de  l'autre  hâtent  en 
effet  le  jour  où  il  n'y  aura  plus,  ici  bas,  qu'un  troupeau  et  qu'un 
pasteur.  Le  Pape,  attentif  aux  signes  du  ciel  et  aux  pronostics  du 
temps,  a  cru  voir  poindre  l'aurore  de  la  réunion  définitive.  De  ce 
congrès,  convoqué  providentiellement  à  Jérusalem,  le  Pape  fait  le 
prélude  et  le  réconfort  d'un  nouvel  appel  à  l'Orient.  Pour  en  assu- 
rer le  succès,  il  en  assigne  la  présidence  au  cardinal  de  Reims.  Les 
chrétiens  des  deux  communions  se  trouveront  au  pied  des  mêmes 
autels  ;  ils  fraterniseront  dans  les  assemblées  ;  le  président  du  con- 
grès, qui  possède  la  grâce  des  enchantements,  achèvera,  par  ses 
discours,  la  touchante  entreprise  de  la  paternité  romaine.  Le  moment 
n'est  pas  loin  où  le  monde  tressaillira  à  ce  cri  :  L'Orient  s'est  récon- 
cilié avec  l'Occident  ! 

Le  cardinal  légat,  Langénieux,  remplit  avec  une  fidélité  scrupu- 
leuse et  une  grande  puissance  d'attraction,  le  mandat  pontifical.  A 
son  entrée  dans  Jérusalem,  il  déploya  la  pompe  des  légats  du  Saint- 


40  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

Siège,  avec  une  aisance  pieuse  et  une  aimable  munificence.  Sa  pre- 
mière parole  aux  Orientaux  fut  qu'il  leur  apportait  le  cœur  du  Pape, 
parole  qui  fit  tressaillir  l'Orient.  Dans  ses  discours,  il  parla  avec  une 
telle  exactitude  de  souvenir,  une  telle  précision  de  doctrine,  une 
telle  effusion  de  piété,  un  si  bel  accord  d'éloquence  surnaturelle, que 
rien  ne  surpasse  la  grâce  de  ses  discours.  Dans  les  solennités  reli- 
gieuses, il  célébra  les  offices  les  plus  propres  à  rapprocher  les  cœurs, 
à  illuminer  les  âmes.  Au  retour,  il  en  fit  rapport  au  Pape  :  il  y  énu- 
mère,  avec  joie,  toutes  les  espérances  de  TEglise.  Cette  légation  à 
Jérusalem  est  restée  dans  la  mémoire  du  peuple,  comme  un  char- 
me ;  elle  a  noué  de  précieuses  relations  ;  et  si  ce  congrès  n'a  pu  faire 
brèche  à  la  modestie  du  cardinal,  elle  lui  assure,  devant  la  postérité, 
une  juste  considération. 

16"  Rapports  d'évêques.  —  Jusqu'ici  la  sollicitude  de  Léon  XIIÏ 
s'était  portée  successivement  sur  tous  les  points  délicats  de  son  ap- 
pel à  rOrient;  il  y  en  avait  un  plus  délicat  que  les  autres,  c'étaient 
les  rapports  entre  évoques.  Non  pas  qu'ils  soient  plus  difficiles,  ni 
qu'ils  soient  rendus  tels  par  un  défaut  de  science  ou  de  vertu  ;  mais 
l'homme  étant  donné,  rien  n'est  moins  rare  dans  l'Eglise,  que  des 
dissidences  entre  évêques,précisément  plutôt  par  raffinement  de  com- 
pétence ou  par  excès  de  délicatesse,  et  sans  rien  qui  puisse  porter 
préjudice  à  l'honneur  des  personnes.  Certaines  divergences  d'opi- 
nion s'étaient  produites  entre  le  patriarche  d'Antioche,  grec-mel- 
chite,  Pierre  Géraïgiry  et  quelques  prélats  de  sa  circonscription.  La 
concorde  s'était  rétabhe  ;  pour  prévenir  d'autres  contestations, 
Léon  XIII  écrivit  une  lettre,  où  il  se  félicite  d'abord  du  rétablisse- 
ment de  la  paix  et  détermine  trois  points  :  1°  En  ce  qui  concerne  les 
droits,  privilèges,  charges,  prérogatives  du  patriarcat,  nous  voulons 
qu'il  n'y  soit  rien  enlevé  et  que  rien  n'en  soit  diminué  ;  nous  prions 
en  même  temps  notre  frère,  le  patriarche  d'Antioche,  d'environner 
de  respect  et  de  charité  fraternelle,  les  évoques  de  la  même  nation  ; 
2°  Nous  avertissons  aussi  les  évêques  de  la  même  nation  qu'ils  doi- 
vent hommage  et  déférence  au  patriarche,  qu'ils  lui  doivent  la  sou- 
mission comme  à  leur  supérieur  légitime  ;  3°  Pour  prévenir  les  con- 
testations futures  en  matière  de  droit,  si  la  question  ne  peut  être 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  41 

tranchée  sur  place,  elle  sera  respectueusement  déférée  au  Siôgc  Apos- 
tolique ;  4"  De  plus,  nous  vous  prescrivons,  par  la  présente,  de  réu- 
nir le  plus  tôt  possible  un  concile  national,  et  qu'on  y  traite  des 
droits  du  patriarche  et  des  évoques,  de  l'administration  régulière 
des  fidèles,  de  la  discipline  du  clergé,  des  ordres  religieux  et  autres 
pieuses  institutions,  de  la  nécessité  des  missions,  de  Téclat  du  culte 
divin,  de  la  liturgie  sacrée  et  autres  choses  connexes,  qui,  pour  des 
hommes  zélés  et  prudents,  doivent  être  considérées  comme  devant 
procurer  la  plus  grande  gloire  de  Dieu  et  accroître  la  splendeur  de 
l'Eglise  grecque-melchite.  »  Paroles  d'or  de  l'Eglise  Romaine,  mère 
et  maîtresse  de  toutes  les  Eglises.  Les  conciles  sont  les  exercices  mili- 
taires de  l'épiscopat.  C'est  par  les  conciles  que  les  évoques  soutien- 
nent leur  vertu  et  décuplent  leur  courage.  Une  Eglise  sans  concile 
est  une  Eglise  en  train  de  s'alanguir,et  une  Eglise  qui  s'alanguit  peut 
mourir  ou  se  corrompre.  C'est  la  gloire  sans  tache  des  Pontifes  Ro- 
mains de  presser  sans  cesse  partout  la  réunion  de  ces  assemblées 
dont  la  tenue  est  une  source  d'illumination  et  dont  les  actes  sont 
une  source  de  fécondité  :  Preparatione  illuminât  et  opérations 
fœcundat. 

17°  Le  protectorat  de  la  France.  —  En  1898,  le  gouvernement 
franc-maçon  de  la  République  française  inclinait  de  plus  en  plus  à 
gauche  ;  il  devenait  évident  qu'il  ne  pouvait  plus  défendre  au  dehors 
une  religion  et  une  Eglise  qu'il  voulait  anéantir  à  l'intérieur  du  pays. 
En  d'autres  termes,  il  devait  renoncer  au  protectorat  des  missions, 
et,  par  suite,  ce  protectorat  devait  passer  à  d'autres.  Le  cardinal 
Langénieux,  en  sa  double  qualité  de  Français  et  de  prince  de  l'Eglise, 
ne  crut  pas  pouvoir  souffrir  une  si  triste  abdication  du  rôle  séculaire 
de  la  France.  Le  20  juillet,  il  écrivait  au  Pape  :  «  La  France  catholi- 
que ne  se  résoudra  jamais  à  perdre  ce  glorieux  privilège,  que  tant 
de  sang  versé  et  tant  de  services  rendus  ont  si  pleinement  justifié 
dans  les  siècles  passés,  et  que  d'admirables  dévouements,  d  héroï- 
ques sacrifices  justifient  tous  les  jours  encore  ;  car,s'il  y  a  eu  parfois 
des  faiblesses,  la  France  catholique  ne  peut  en  être  rendue  respon- 
sable. La  ruine  de  ce  protectorat  serait  assurément  pour  notre  pays 
un  malheur  et  une  humiliation  ;  mais  il  est  bien  certain  qu'elle  en- 


42  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

traînerait  aussi,  pour  TEglise,  de  graves  détriments.  Où  est,  en  effet, 
c\  défaut  de  la  France,  la  nation  en  état  de  remplir  cette  mission  es- 
sentiellement catholique  ?  Et  si  les  puissances  qui  la  convoitent, 
arrivaient  à  se  partager  ce  rôle  délicat,  n'est-il  pas  évident  qu'une 
semblable  tutelle,  basée  sur  Tintérêt  politique,  n'offrirait  aucune  ga- 
rantie de  durée,  et  que  le  manque  d'unité,  des  vues  souvent  opposées 
dans  Taction,  en  paralyseraient  fatalement  les  effets  ?  D'autre  part, 
dans  la  conviction,  maintes  fois  affirmée,  que  l'Eglise  a  besoin  des 
services  de  la  France,  Votre  Sainteté  travaille,  avec  une  sollicitude 
que  rien  ne  décourage,  à  ramener  notre  pays  dans  ses  voies  provi- 
dentielles. Or,  elle  n'ignore  pas,  dans  l'état  actuel  des  choses,  quels 
liens  étroits  rattachent  la  question  qui  nous  préoccupe,  à  cette  œuvre 
de  rénovation  sociale  et  religieuse  à  l'intérieur,  et  nous  savons  qu'EUe 
désire  vivement  voir  la  Fille  aînée  de  l'Eglise  conserver  intact  et  exer- 
cer toujours  ce  mandat  séculaire  pour  la  sauvegarde  des  intérêts  ca- 
tholiques en  Orient.  C'est  donc  pour  essayer  de  répondre  aux  néces- 
sités du  moment  que  j'ai  conçu  le  projet  de  fonder,  avec  le  concours 
d'hommes  éminents,  auxquels  leur  situation  et  leur  caractère  per- 
mettent de  prendre  cette  initiative,  un  Comité  national  pour  la  con- 
servation et  la  défense  du  protectorat  français.  » 

La  Congrégation  de  la  Propagande,  chargée  du  service  des  missions 
dans  tout  l'univers, avait  déjà  décidé  la  question.  Une  de  ses  circulaires 
porte  :  «  On  sait  que,  depuis  des  siècles,  le  protectorat  de  la  nation 
française  a  été  établi  dans  les  pays  d'Orient  et  qu'il  a  été  confirmé 
par  des  traités  conclus  entre  les  gouvernements.  Aussi,  l'on  ne  doit 
faire,  à  cet  égard,  aucune  innovation  ;  la  protection  de  cette  nation, 
partout  où  elle  est  en  vigueur,  doit  être  religieusement  maintenue ^ 
et  les  missionnaires  doivent  en  être  informés,  afin  que,  s'ils  ont  be- 
soin d'aide,  ils  recourent  aux  consuls  et  autres  agents  de  la  nation 
française.  » 

Le  20  août,  Léon  XIIÏ  répondait  à  l'archevêque  de  Reims,  sur 
son  projet  de  Comité  national.  «  Nulle  entreprise  ne  saurait  mieux 
répondre  aux  généreuses  et  chevaleresques  traditions  de  votre  noble 
patrie,  qui  fut  par  excellence  la  terre  des  croisés.  Depuis  lors,  bien 
des  siècles  se  sont  écoulés,  bien  des  assauts  ont  été  livrés  à  l'Eglise 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  43 

pour  affaiblir  la  foi.  Mais  le  culte  des  saints  lieux  s'est  maintenu  en 
tout  temps.  Si,  à  quelques  intervalles,  ce  culte  a  quelque  peu  paru 
se  ralentir,  nous  le  voyons  aujourd'hui  s'affirmer  avec  éclat  dans 
ces  pacifiques  pèlerinages  de  la  piété  chrétienne,  que  nous  avons  été 
heureux  d'encourager  à  différentes  reprises.  Nous  ne  pouvons,  de 
même  ,  que  louer    hautement    l'œuvre  heureusement  inaugurée , 
nouvelle  dans  la  forme,  ancienne  dans  son  esprit  ;  elle  nous  sem- 
ble répondre  à  des  besoins  de  plus  en  plus  urgents.  Nul  n'ignore, 
en  effet,  que  vous  aviez  constaté  de  vos  yeux  combien   sont    en 
souffrance  et  de  quels  dangers  sont  menacés  les  intérêts  catholiques 
en  Palestine.  Ces  intérêts,  comme  on  sait,  se  rattachent  particuliè- 
rement à  la  propriété  et  à  l'usage  des  sanctuaires,  élevés  par  la  piété 
de  nos  ancêtres,  là  même  où  se  sont  opérés  les  mystères  de  la  ré- 
demption des  hommes  ;  les  ennemis  du  nom  catholique  redoublent 
d'effort  et  d'activité  pour  entraver,  dans  ces  mêmes  sanctuaires, 
la  piété  des  fidèles  enfants  de  la  Sainte-Eglise.  L'œuvre  ^dont  vous 
nous  parlez,  a  donc  surgi  à  l'heure  propice  et  nous  en  espérons, 
pour  l'avenir,  les  plus  féconds  résultats.  La  France  a,  en  Orient, 
une  mission  à  party  que  la  Providence  lui  a  confiée  :  noble  mission 
qui  a  été  consacrée  non  seulement  par  une  pratique  séculaire,  mais 
aussi  par  des  traités  internationaux,  ainsi  que  l'a  reconnu,  de  nos 
jours,  notre  Congrégation  de  la  Propagande,  le  ^3  mai  1888.  Le  Saint- 
Siège,  en  effet,  ne  veut  rien  toucher  au  glorieux  patrimoine  que  la 
France  a  reçu  de  ses  ancêtres,  et  qu'elle  entend,  sans  nul  doute, 
mériter  de  conserver  en  se  montrant  toujours  à  la  hauteur  de  sa 
tâche.   Nous  désirons  que  les  membres  de  l'association  déjà  for- 
mée, s'inspirant  pleinement  de  ces  vues  élevées  et  ayant  à  cœur 
les  intérêts  de  la  religion  et  de  la  patrie,  prêtent  à  la  France  un 
concours  généreux  dans  l'accomplissement  de  son  mandat  six  fois 
séculaire.  Puissent  ces  efforts  réunis  assurer  à  l'Eglise  catholique 
en  Orient  une  existence  paisible,  et  lui  permettre  de  travailler  avec 
succès  à  l'extension  de  la  vraie  foi  et  au  retour  des  brebis  égarées, 
au  bercail  de  l'unique  et  suprême  pasteur.  » 

IS**  L'avenir.  ~  L'appel  de  Léon  XIII  aux  schismatiques  d'Orient, 
les  actes  nombreux  de  sa  sollicitude  apostolique,  les  éclats  de  sa  ten- 


44  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xllï 

dresse  paternelle  nous  touchent.  Dès  le  xvip  siècle,  la  vue  de  ces 
tentes  dispersées  de  la  maison  d'Israël  avait  touché  le  cœur  de  Féne- 
lon,  prêchant  aux  Missions  étrangères  et  longtemps  d'avance,  il  avait 
béni  Dieu  de  leur  retour.  Les  accents  prophétiques  de  l'éloquent  ar- 
chevêque n'ont  pas  encore  pu  s'accomplir.  Quand  ces  communautés 
qui  comptent  tant  d'âmes  sincères,  se  réconcilieront-elles  enfin  avec 
la  Chaire  du  Prince  des  Apôtres  ?  Il  n'est  pas  de  vrai  chrétien  qui  ne 
souhaite  ardemment  cette  union.  Quelques-uns  espèrent,  avec  1  evê- 
que  croate  Strossma-yer,  que  leur  désir  se  réalisera  bientôt.  Nous 
avons  aussi  la  confiance  que  les  brebis  du  Christ  finiront  par  se  réunir 
sous  la  houlette  de  Pierre  ;  mais  ce  résultat  se  dérobe  à  nos  prévi- 
sions et  parait  braver  môme  les  pronostics.  Quoi  qu'il  en  soit,  quand 
se  lèvera  le  jour  de  l'union,  le  nom  de  Léon  XIII  sera  inscrit  sur  la 
liste  des  Papes  qui  en  auront  préparé  la  réjouissante  splendeur.  S'il 
n'a  pas  la  joie  de  voir  le  retour  des  Grecs  et  des  Orientaux  à  l'unité, 
comme  Grégoire  X  au  concile  de  Lyon  en  1275,  comme  Eugène  IV 
au  concile  de  Florence  en  1439,  sa  tentative  généreuse,  du  moins, 
devra  obtenir  de  plus  durables  résultats. 

Autrefois,  la  peur  du  Turc,  plus  que  le  souci  de  la  vérité  religieuse^ 
rapprocha  l'Orient  chrétien  de  fOccident  ;  aujourd'hui  les  peuples 
chrétiens  se  voient  menacés  du  dedans  et  du  dehors.  Au  dehors, 
c'est  la  barbarie  avec  ses  excès,  la  corruption  avec  ses  bassesses,  c'est 
rislam,  c'est  le  schisme  qui  s'en  prennent  aux  chrétientés  englobées 
dans  leur  empire;  au  dedans,  le  matérialisme  voluptueux  et  l'im- 
piété révolutionnaire  s'attaquent  aux  principes,  aux  dogmes,  aux 
mœurs  qui  font  la  force  des  gouvernements  et  la  sécurrté  des  na- 
tions. Plus  que  jamais  l'union  est  nécessaire  pour  maintenir  en  Eu- 
rope la  civiHsation  chrétienne  et  en  faire  jouir  cette  âme  qui  s'éveille 
si  heureusement  après  un  long  sommeil  :  il  ne  suffit  pas  d'augmen- 
ter son  bien-être  matériel  ;  il  faut  l'élever  à  la  vie  intellectuelle  çt 
lui  rendre  force  morale  par  la  grâce  de  Dieu. 

Les  obstacles  à  l'union  ne  paraissent  insurmontables  qu'aux  effa- 
rouchés :  il  faut  les  envisager  de  sang-froid  et  s'essayer  loyalement  à 
les  écarter.  Dans  le  retour  à  l'unité,  il  n'y  a,  pour  les  communautés 
orientales,  absolument  rien  qui  puisse  froisser  leur  amour-propre. 


LES    ÉGLISES    d'oRIENT  45 

ni  les  frustrer  du  moindre  avantage.  On  comprend  que  les  schisma- 
tiques  anglais  hésitent  à  reconnaître  que  leurs  ministres,  dépourvus 
de  tout  caractère  sacerdotal,  n'offrent  qu'un  simulacre  de  sacrifice  et 
n'administrent  que  des  ombres  de  sacrements.  La  validité  des  ordi- 
nations orientales  n'a  jamais  été  contestée.  Léon  XIII  reconnaît  les 
pouvoirs  conférés  en  Orient  par  Tordination  ;  il  respecte  les  rites,  la 
langue  liturgique,  la  discipline,  les  usages  religieux,  consacrés  par 
la  tradition.  Après  Benoît  XIV,  Léon  XIII  est  un  des  papes  qui  ont 
le  mieux  compris  la  situation  des  églises  orientales  ;  il  a  vu  leurs 
peuples,  leurs  races,  leurs  liturgies,  leurs  rites,  leurs  usages  ;  il  a 
même  constaté  que  ces  peuples  doivent,  à  leurs  rites,  la  garde  de  leur 
indépendance  nationale.  Par  conséquent,  la  reconnaissance  de  la  pri- 
mauté du  Pape  ne  porte  aucune  atteinte  à  leurs  privilèges.  Au  con- 
traire, restant  unis  sous  leurs  chefs,  ils  se  sentiront  fortifiés,  agran- 
dis par  leur  accession  à  TEglise  catholique,  forte  de  deux  cent  vingt 
millions  de  membres.  Dès  lors,  ils  seront  plus  à  même  d'apaiser  leurs 
conflits  et  de  s'assurer  tous  les  bienfaits  d'une  impartiale  justice. 
Quant  aux  droits  des  évêques,  des  patriarches,  des  souverains  tem- 
porels, loin  d'être  atteints  par  le  retour  à  Tunité,  ils  seront  placés 
sous  une  plus  puissante  sauvegarde.  Les  abus  et  les  iniquités  leur 
seront  moins  à  craindre  ;  leurs  protestations  contre  l'iniquité  auront 
plus  de  succès.  Quant  aux  évêques  et  patriarches,  la  suprématie  du 
Pape,  loin  d'être  un  esclavage,  les  retire,  au  contraire,  du  joug  de  la 
puissance  mahométane.  L'Eglise  n'a  point  de  joug  ;  elle  n'a  que  des 
lumières,  des  grâces  et  des  garanties  d'honneur.  Un  patriarche, 
même  de  Gonstantinople,  soumis  à  Pierre,  comme  le  sont  les  patriar- 
ches ou  primats  de  Paris,  de  Londres  ou  de  New-Yorkj  ne  trouvera, 
dans  cette  soumission,  qu'une  augmentation  de  respect,  une  garantie 
de  considération  plus  haute,  un  meilleur  gage  de  sécurité  dans  le 
gouvernement  de  sa  métropole.  Ah  !  veuille  le  ciel  que  nous  enten- 
dions retentir  bientôt,  par  delà  les  montagnes  de  la  Macédoine  et 
de  la  Grèce,  le  cri  triomphal  :  Gonstantinople  est  catholique,  aposto- 
lique, romain  :  c'est  le  comble  de  toutes  les  grandeurs. 


46  PONTIFICAT    DE   LÉON    XllI 

§  XIII.  —  L'ÉGLISE   EN  AMÉRIQUE 

1°  L'Amérique.  —  Les  deux  plus  grands  événements  du  xv«  siècle, 
c'est  la  découverte  du  Gap  de  Bonne-Espérance  par  Vasco  de  Gama 
et  la  découverte  de  l'Amérique  par  Christophe  Colomb.  L'Amérique 
était  peuplée  de  races  sauvages  qui  formaient  entre  elles  des  na- 
tions. Après  la  découverte,  les  Espagnols  s'étaient  établis  un  peu 
partout  ;  les  Français  vinrent  peu  après  s'établir   sur  les  rives  du 
Saint-Laurent.  Ces  deux  nations  introduisirent  le  christianisme  en 
Amérique  principalement  par  les  ordres  religieux  :  avec  cette  diffé- 
rence, que  l'Espagne  exploitait  plutôt  le  pays  et  que  la  France  vou- 
lait y  porter  la  civilisation.  En  1620,  des  catholiques  anglais,  fuyant 
la  persécution,  vinrent  s'établir  au  Maryland.  A  côté  d'eux  se  trou- 
vaient des  puritains  anglais  qui  avaient  fui  aussi  l'Angleterre,   pour 
jouir  de  leur  liberté  sur  d'autres  rivages  ;  mais  la  liberté  qu'ils  avaient 
conquise,    ils  la  refusèrent  aux  autres  ;  leur  fanatisme  repoussa  éga- 
lement les  Espagnols  et  les  Français.  La  révolte  des  Etats-Unis  contre 
l'Angleterre  mit  fin  à  la  persécution.  La  proscription  des  Jésuites  en 
Europe,  la  proscription  du  clergé  catholique  en  France,  eurent,  pour 
contrecoup,  le  départ  de  nombreux  proscrits  en  Amérique.  A  partir 
de  ce  moment,  l'histoire  de  l'Amérique  se  ramène  à  deux  grands  évé- 
nements :  V immigration  qui  amène  à  l'Amérique,   principalement 
d'Europe,  des  recrues  pour   occuper  ses   immenses  territoires  ;  et 
Vévangélisation  qui  travaille,  au  prix  d'héroïques  labeurs,  à  transfor- 
mer ces  émigrants,  à  les  fusionner,  à  créer,  par  la  foi,  les  mœurs  et  le 
travail,  la  race  américaine.  Ce  serait  une  grande  page  d'histoire  que 
de  raconter  comment  l'Evangile  a  su  mettre  à  profit  l'émigration  et 
servir  l'Eglise.  Nous  ne  pouvons  ici  que  constater  les  résultats.  En 
1889,  l'Amérique  célébrait  le  centenaire  de  l'établissement  de  la  hié- 
rarchie catholique  ;  cette  fête  permit  de  constater  des  changements 
et  des  progrès  heureux  comme  on  en  voit  peu  en  histoire.  Là  où 
s'exerçait  la  juridiction  d'un  seul  évoque,  l'Eglise  compte  aujourd'hui 
treize  provinces  ecclésiastiques,  partagées  en  quatre-vingt-trois  évê- 
chés.  Plus  de  sept  mille  prêtres  instruisent  et  dirigent  plus  de  huit 
millions  de  fidèles.  Sa  population  totale  de  70  à  80  millions  d'âmes, 


l'église    en    AMÉRIQUE  47 

au  lieu  de  10  millions,  devrait  offrir  20  millions  de  catholiques.  Ces 
déplorables  pertes  d'âmes  ont  pour  cause  :  i°  L'affluence  des  catho- 
liques dans  des  régions  où  manquaient  les  moyens  de  remplir  les 
devoirs  religieux  ;  2**  le  manque  d'établissements  scolaires  pour  les 
enfants  ;  3*^  le  défaut  d'œuvres  de  charité  pour  les  pauvres  et  les 
vieillards  ;  4°  l'absence  de  clergé  nombreux  et  de  paroisses  consti- 
tuées ;  5°  le  défaut  d'entente  entre  les  émigrants  de  même  race,  de 
même  langue  et  de  même  pays  ;  6"^  Factivité  des  sociétés  protestan- 
tes acharnées  k  corrompre  les  catholiques  ;  7°  l'esprit  d'indifférence^ 
de  libre  examen,  de  mercantilisme  et  de  matérialisme  qui  résulte  de 
la  constitution  du  pays  et  de  l'entraînement  de  la  vie  nationale. 

Trois  races  constituent  la  population  des  Etats-Unis  :  1°  La  race 
rouge,  formée  de  tribus  sauvages,  s'élevait  autrefois  jusqu'à  dix  ou 
douze  millions  ;  elle  a  été,  depuis  quatre  siècles,  refoulée  par  la  force^ 
corrompue  par  le  vice,  exterminée  par  la  politique  ;   elle  ne  s'élève 
plus  guère  qu'à  deux  ou  trois  cent  mille,  ci-devant  sauvages,  initiés 
aujourd'hui  aux  pratiques  de  la  civilisation  par  l'Eglise  ;  un  petit 
nombre  seulement  est  resté  païen  ;  2**  La  race  noire^  qui  a  pu  s'éle- 
ver aussi  à  dix  ou  douze  millions  ;  malgré  sa  propre  paresse,  malgré 
les  disgrâces  de  l'esclavage  et  les  violences  du  préjugé,  les  noirs  se 
sont  mieux  maintenus  numériquement  ;  3''  La  race  blanche,  formée 
primitivement  d'aventuriers  espagnols,  de  colons  français  et  de  ré- 
fugiés anglo-saxons,  s'est  élevée  d'une  façon  prodigieuse  par  une 
émigration  constante  et  considérable,  composée  principalement  d'Ir- 
landais, d'Allemands  et  de  Canadiens.  Cette  grande  masse,  formée 
d'unités  énergiques,  a  certainement  un  grand  avenir.  Provisoirement, 
à  raison  de  sa  division  en  petites  républiques,  ce   pays  n'a  pas  d'his- 
toire. Le  puritain  Bancroft,  le  protestant  Frédéric   Nolte,   le  libéral 
Laboulaye  ont  esquissé  la  chronique,  assez  confuse,  de  ces  quarante 
républiques.  Le  centraHsme,  la  constitution  d'une  grande  armée, 
l'esprit  d'invasion  et  de  conquête,  la  rapacité  des  politiciens,  l'ambi- 
tion des  généraux,  peuvent,  avec  la  complicité  des  mœurs  et  le  dis- 
solvant du  libre  examen,   transformer  la  confédération  américaine 
en  empire  unitaire,  ou  la  scinder  en  deux  ou  trois  grands  Etats, 
comme  cela  aurait  pu  arriver  par  la  guerre  de  Sécession.  Parmi  nous, 


48  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

la  diversité  des  sentiments  sur  l'Amérique  peut  se  ramener  à  deux 
écoles  :  l'école  de  Tocque ville,  tout  en  admiration  ;  Técole  de  Claudio 
Jannet,  qui  croit  voir,  dans  cette  grande  machine,  des  éléments  de 
dissolution  et  des  symptômes  de  revers.  Les  événements  ne  répon- 
dent pas  toujours  aux  prévisions  des  sages  et  aux  conceptions  des 
savants.  Il  y  a,  en  histoire,  un  autre  facteur  que  Thornme,  c'est  Dieu. 
L'homme  s'agite  et  Dieu  le  mène  ;  Dieu  poursuit  son  oeuvre  au  prix 
du  renversement  de  nos  entreprises. 

2"  Un  concile.  —  En  montant  sur  la  Chaire  du  Prince  des  Apôtres, 
un  Pape  jette  sur  le  monde  un  regard  synthétique  et  compréhensif. 
Quand  Léon  XIII  arrêta  sur  Tunivers  son  regard  de  Pontife,  la  sol- 
licitude de  toutes  les  Eglises  lui  inspira  les  réflexions  et  les  résolu- 
tions consignées  dans  son  encycHque  d'avènement.  Par  ce  regard,  en 
comparant  les  deux  hémisphères,  le  nouveau  Pape  vit  l'ancien  monde 
égaré  dans  ses  idées,  perverti  par  la  science,  corrompu  par  les  frivo- 
les conquêtes  du  progrès  matériel  ;  il  vit,  dans  le  nouveau  monde, 
des  peuples  relativement  jeunes,  qui  n'avaient  pas  encore  eu  le 
temps  de  s'égarer,  de  se  pervertir  et  de  se  corrompre.  En  particu- 
lier, il  distingua,  aux  Etats-Unis,  un  peuple  d'ouvriers,  de  travail- 
leurs, ardents  au  gain,  un  grand  corps,  qui  n'avait  pas  encore  eu  le 
temps  de  se  faire  une  âme.  Pour  donner  à  ce  peuple  géant,  poussé 
si  vite,  fort  comme  Samson,  une  grande  âme,  il  n'y  a  au  monde 
que  l'Eglise  et  le  Pontife  Romain.  Le  Pape,  qui  est  le  grand  thau- 
maturge de  l'histoire,  opère  les  coups  d'Etat  de  la  Providence,  par 
deux  moyens  qui  résument  tous  les  autres  :  par  la  constitution  d'une 
hiérarchie  ecclésiastique,  clergé  séculier  et  clergé  régulier  ;  et  cette 
hiérarchie,  il  la  met  en  action  par  les  conciles.   Un  concile,  c'est 
l'arme  par  excellence  de  la  toute-puissance  ecclésiastique  ;  c'est,  si 
j'ose  m' exprimer  par  figures,  une  espèce  de  pompe  qui  aspire  toutes 
les  lumières  et  toutes  les  grâces  du  ciel,  et  qui  refoule  leur  vitalité 
jusqu'aux  extrémités  du  corps  social.  D'abord,  les  évêquesse  prépa- 
rent du  concile,  par  l'étude  et  par  la  prière  ;  ensuite  au  concile, 
ils  continuent,  dans  des  formes  prescrites  par  le  droit,  cette  prière  et 
ce  travail.  D'après  l'enseignement  de  l'Eglise,  ils  ont  avec  eux  Jésus- 
Christ,  président  invisible  de  cette  assemblée,  et  ils  dressent  leurs 


l'église    en    AMÉRIQUE  49 

décrets  sous  l'inspiration  du  Saint-Esprit,  qui   les  illumine  et  les 
presse  sans  porter  atteinte  à  leur  liberté.  Humainement  parlant,  avant 
de  rien  déterminer,  ils  ont  pris  toutes  les  informations  des  savants 
et  des  sages  ;  ils  ont  interrogé  les  traditions  de  la  sainte  Eglise,  les 
Ecritures,  les  Pères,  les  Décrétales  des  Papes,  les  décrets  des  anciens 
conciles.    Quand  leur  travail  est  parvenu  à  la  maturité  désirable,  ils 
portent  leurs  décrets  et  les  sanctionnent.  Après  le  concile,  encore 
tout  brûlants  des  feux  du  Cénacle,  ils  rentrent  dans  leur  diocèse  comme 
des  apôtres  et  des  confesseurs  ;  ils  communiquent,  à  leurs  ouailles, 
le  feu  qui  les  anime  ;  et  la  sainte  Eglise,  ainsi  vivifiée  par  les  conci- 
les, met  en  mouvement  toutes  les  vertus  de  Dieu.  Aussi  peut-on 
remarquer  que  l'ancien  monde,  dès  que  les  conciles  y  sont  devenus 
plus  rares,  n'a  pas  continué  sa  marche  ascendante  ;  et  Ton  doit  con- 
clure que  le  nouveau  monde,  s'il  veut  grandir,  doit  célébrer  fréquem- 
ment des  conciles.  L'histoire,  interrogée  à  ce  point  de  vue,  offre  de 
grandes  leçons.  Quand  je  pense  que  les  évêques  de  France,  d'Alle- 
magne,  d'Angleterre,  d'Espagne,  d'Italie  même  ont  célébré  si  peu 
de  conciles  depuis  trois  siècles,  je  ne  m'étonne  plus  des  malheurs  de 
l'Eglise  et  des  désastres  de  la  Papauté.  Des  commis  trop  peu  fidèles 
n'ont  pas  fait  valoir  assez  le  don  de  Dieu  ;  ils  ont  parfois  enfoui   en 
terre  leur  talent.  Entendons»nous  bien  ;  il  ne  s'agit  pas  ici  du  con- 
cile œcuménique,  assemblée  trop  difficile  pour  se  réunir  souvent  ; 
mais  le  concile  provincial  est  à  la  portée  de  tout  le  monde,  même 
des  missionnaires  de  Chine  ;  mais  le  concile  national,   avec  nos 
moyens  de  locomotion,  peut  se  tenir  partout,  pourvu  qu'on  le  veuille. 
Un  concile,  dirons-nous,  et  non  pas  une  assemblée  sans  forme  con- 
ciliaire ;  non  pas  une  assemblée  où  l'on  laisse  Jésus-Christ  à  la 
porte,  et  où  les  évêques  emploient  leur  talent,  leur  science  et  leur 
vertu  à  se  contredire  sans  conclure,  parce  qu'ils  ont  épuisé  leur 
force  à  la  contradiction,  empêché  la  résolution,  produit  l'incertitude. 
Aussi  admirons-nous  Léon  XIII  provoquant  ces  conciles  d'Améri- 
que, éveillant  ou  réveillant  les  Eglises,  réglant  la  condition  des  peu- 
ples, provoquant  la  vertu  du  clergé,  remplissant  enfin,  avec  magni- 
ficence, la  missionM'un  digne  vicaire  de  l'Homme-Dieu,  rédempteur 
des  âmes  et  roi  des  nations. 

Ilist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  4 


go  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

30  Concile  de  Baltimore.  —  Au  commencement  de  1884,  le  pre- 
mier acte  officiel  de  Léon  XIII  fut  d'indiquer  la  tenue  d'un  concile 
national,  au  mois  de  novembre,  à  Baltimore,  pour  tous  les  Etats- 
Unis.  Douze  archevêques  avaient  été  mandés  à  Rome,  Tannée  pré- 
cédente, pour  déterminer,   avec  la  congrégation  de  la  Propagande  et 
le  concours  actif  de  Léon  XIII,  la  matière  du  concile  national.  Après 
cette  conférence  préliminaire,  les  prélats  revinrent  dans  leurs  dio- 
cèses, pour  concerter  avec  leurs  suffragants  et  le  Délégué  aposto- 
lique, le  programme  définitif  de  cette  assemblée  ecclésiastique,  la 
plus  grande  qui  ait  été  tenue  jusque-là  dans  le  Nouveau  Monde.  Le 
9  novembre  1884,   quatorze  archevêques,  cinquante-neuf  évoques, 
quatre  administrateurs  de  diocèses,  six  abbés  mitres,  sept  prélats 
domestiques,  trois  camériers  secrets,  trente  et  un  supérieurs  d'or- 
dres réguliers  et  de  congrégations  religieuses,  onze  supérieurs  de 
grands  séminaires  et  une  foule  de  théologiens  prenaient  part  aux 
cérémonies  canoniques  de  l'ouverture  du  concile.  Les  matières  à 
traiter,  dont  le  schéma  avait  été  réglé  par  le   Pape  lui-même,  oc- 
cupèrent les  Pères  jusqu'à  la  première  semaine  de  décembre.  Je 
convie  à  ce  spectacle,  tous  les  imbéciles  farceurs  qui  coiffent  l'E- 
glise d'un  éteignoir.  Peut-on  bien  montrer  plus  de  zèle  à  dissiper  les 
obscurités,  à  éclaircir  tous  les  doutes  ?  Ces  prélats,  évêques,   abbés, 
supérieurs  d'ordres  et  théologiens  étaient  tous  des  hommes  éprouvés, 
entrés  jeunes  dans  la  carrière  de  l'apostolat,  mûris  dans  les  inces- 
sants travaux  du  ministère,  tous  forts  de  cette  résolution  qui  carac- 
térise la  race   anglo-saxonne,   «  L'épiscopat  des  Etats-Unis,    dit 
Bernard  O'Reilly,  possède  dans  ses  rangs  des  sujets  de  presque 
toutes  les  races  de  l'Europe  ;  mais  si  la  société  civile  a  la  puissance 
de  s'assimiler  les  éléments  dive.rs  et  de  les  incorporer  à  sa  vigoureuse 
nationalité,   l'Eglise  cathoUque  possède  cette  vertu  à  un  degré  su- 
périeur. Les  diocèses  comptent  des  prêtres  de  races  et  de  langues 
différentes  ;  mais  tous  ne  parlent  qu'un  idiome,  celui  du  pays.  Ces 
prêtres  ont  un  seul  cœur  et  une  seule  âme  pour  créer,  pendant  que 
les  circonstances  providentielles  favorisent  leurs  travaux,  toutes  les 
institutions  qui  sont  de  nature  à  préserver,  à  développer  et  à  per- 
fectionner la  foi  et  la  charité  au  milieu  de  leur  peuple  (1).  » 

(1)  Vie  de  Léon  XIII,  p.  524. 


l'église   en    AMÉRIQUE  SI 

Les  soixante  et  onze  Pères  assemblés  dans  la  cathédrale  de  Balti- 
more, s'ils  représentaient  toutes  les  races  de  la  vieille  Europe,  par- 
laient surtout  l'allemand  et  l'anglais,  deux  langues  usuelles  dans  la 
cité.  C'est  pourquoi  pendant  le  concile,  on  eut  soin  de  faire  prêcher 
les  prélats  allemands  dans  l'église  de  St- Alphonse  ;  les  prélats  anglais 
prêchaient  à  la  métropole.  Par  le  fait,  la  prédication  d'une  retraite 
s'ajoutait  à  la  célébration  du  concile.  Dans  ses  solennelles  assises, 
rassemblée  mit  les  institutions  ecclésiastiques  en  mesure  de  faire 
face  aux  nécessités  d'un  avenir  plein  d'espérances.  Organisation  des 
écoles  paroissiales,  des  petits  et  grands  séminaires,  des  secours  spi* 
rituels  aux  immigrants,  aux  nègres  et  aux  indiens,  procédure  ecclé- 
siastique, finances,  presse,  sociétés  recommandées,  association  de 
tempérance,  rien  n'échappa  à  la  sollicitude  des  Pères  de  Baltimore. 
Les  journaux  protestants  parlèrent  avec  admiration  de  la  splen- 
deur des   cérémonies  publiques,  de   la  dignité  des  prélats,  de  la 
piété  des  fidèles,   en  un  mot,  du  spectacle  unique  que  présentait 
un  si  bel  ordre,  une  si  parfaite  unité,  au  milieu  d'une  telle  diver- 
sité de  races  et  de  coutumes.  Mais,  dans  les  actes  de  l'Eglise,  ce 
qu'il  faut  voir  c'est  moins  la  forme  que  le  fond.   Ici  la  doctrine 
règle  la  pensée,  la  loi  règle  la  conduite  ;  le  droit  et  le  devoir  y  trou- 
vent également  leur  triomphe.  Dans  la  partie  historique  des  actes 
toutefois,  il  est  fait  mention  de  la  courtoisie,  de  la  bonté,  de  l'hos- 
pitalité avec  lesquelles  les  habitants  de  Baltimore,  même  ceux  qui 
ne  sont  pas  catholiques,  ont  accueilH  tous  les  membres  du  concile. 
Non  seulement  les  simples  citoyens,  mais  les  personnes  constituées 
en  dignité  civile  ont  donné,  aux  évêques  et  aux  autres  personnages, 
des  marques  publiques  de  respect. 

Dans  la  lettre  pastorale  que  le  concile  adressa  au  peuple  amé- 
ricain, se  trouve  une  appréciation  de  sa  constitution  politique  et  de 
ses  fondateurs,  a  Enseignez  à  vos  enfants  à  prendre  un  intérêt  tout 
spécial  à  l'histoire  de  leur  pays.  Nous  regardons  l'établissement  de  no- 
tre indépendance  nationale,  la  définition  de  ses  libertés  et  les  travaux 
de  ses  législateurs,  comme  l'œuvre  spéciale  de  la  Providence  ;  ceux 
qui  élevaient  l'édifice  travaillaient  mieux  qu'ils  ne  pensaient,  parce 
que  la  main  du  Tout-Puissant  les  guidait.  Et  si  jamais  cette  magnifi- 


52  PONTIFICAT   DE   LÉON    XllI 

que  construction  est  détruite  ou  dégradée,  elle  le  sera  par  des  hom- 
mes oublieux  des  sacrifices  héroïques  de  ceux  qui  Tont  cimentée  et 
des  droits  sur  lesquels  elle  est  fondée,  ou  par  des  hommes  prêts  à 
sacrifier  les  principes  et  la  A^ertu  aux  intérêts  des  partis  ou  à  l'égoïsme 
personnel.  Ainsi,  de  même  que  nous  désirons  voir  Thistoire  des 
Etats-Unis  enseignée  avec  soin  dans  toutes  les  écoles  catholiques, 
et  comme  nous  avons  réglé  qu'elle  formerait  un  élément  important  de 
l'éducation  des  jeunes  clercs  dans  nos  séminaires  préparatoires,  de  la 
même  manière  nous  désirons  que  cette  histoire  fasse  partie  de  la 
bibliothèque  de  la  famille  et  se  lise  dans  le  cercle  qui  entoure  le 
foyer  domestique.  Il  faut  que  nous  conservions  fermes  et  solides 
les  libertés  de  notre  pays,  en  gardant  fraîche  et  noble  la  mémoire 
du  passé  et  en  faisant  sortir  du  sein  de  nos  familles,  dans  Tarène 
de  la  vie  publique,  des  générations  de  patriotes  et  non  de  partisans.  » 
Paroles  qui  prouvent  le  patriotisme  du  clergé  américain.  Pour  les 
prêtres,  la  patrie  pour  Téternité,  c'est  TEglise  ;  notre  nation,  c'est  la 
patrie  du  temps.  A  toutes  deux  nous  portons  le  plus  vif  amour  et 
c'est  par  la  conciliation  de  ce  double  sentiment  que  nous  assurons 
tous  les  intérêts  du  temps  et  les  harmonisons  avec  les  intérêts  de 
Téternité. 

La  lettre  que  les  Pères  de  Baltimore,  sous  la  présidence  de  l'arche- 
vêque Gibbons,  adressèrent  au  Pape,  à  la  clôture  du  concile,  exhale 
tous  les  parfums  d'une  assemblée  delà  Sainte  Eglise.  «  Nous  accou- 
rons en  esprit  aux  pieds  de  Votre  Sainteté,  unis  ensemble  par  les 
liens  de  la  divine  charité,  dans  les  transports  d'une  joie  toute  céleste. 
Le  troisième  concile  national  de  Baltimore  est  terminé  ;  nous  vous 
envoyons,  avec  l'assurance  de  notre  dévouement,  tout  ce  que  nous 
avons  accompli  ensemble.  C'est  bien  à  vous  de  revoir,  de  corriger, 
et  à^ approuver  les  actes  et  les  décrets  de  notre  concile,  à  vous  qui 
êtes  le  Vicaire  de  Jésus-Christ.  C'est  vous  qui  devez  donner  le  cou- 
ronnement à  notre  œuvre,  puisque  c'est  vous  qui  en  avez  eu  et  l'ini- 
tiative  et  la  direction.  Les  bons  effets  que  ce  concile  a  déjà  produits, 
soit  en  faisant  rejaillir  de  l'éclat  sur  la  religion,  soit  en  procurant  le 
salut  des  âmes,  et  toutes  les  bénédictions  que  nous  en  attendons 
dans  l'avenir,  c'est  à  vous,  après  Dieu,  que  nous  les  attribuons.  Et  ce 


l'église    en    AMÉRIQUE  53 

n'est  pas  sans  raison  ;  car  vous  avez  témoigné  une  affection  toute 
particulière  pour  cette  portion  du  vaste  troupeau  de  Jésus- Christ, 
"VOUS  nous  avez  fourni,  dans  cette  assemblée  de  tous  les  prélats  des 
Etats-Unis,  le  moyen  le  plus  efficace  pour  faire  disparaître  les  abus 
même  les  plus  légers  qui  ont  pu  se  glisser  parmi  nous,  pour  faire 
briller,  de  jour  en  jour,  d'un  plus  vif  éclat,  les  vertus  de  la  religion 
et  pour  faire  glorifier  Dieu  en  toutes  choses,  par  toutes  nos  œuvres. 
D'après  votre  volonté,  nous  avons  traité  toutes  les  questions  conte- 
nues dans  le  schéma  que  la  sacrée  congrégation  de  la  Propagande 
nous  a  envoyé,  en  y  ajoutant  un  chapitre  ou  deux  sur  la  discipline. 
C'est  Dieu  lui-même,  le  Père  prévoyant  et  Tauteur  de  tous  les  biens, 
qui,  non  content  de  nous  traiter  avec  tant  de  miséricorde  et  de  bonté, 
a  été  pour  nous  si  magnifique  en  ses  dons,  comme  nous  aimons  à  le 
dire  avec  reconnaissance.  Car,  depuis  le  dernier  concile  de  Baltimore 
célébré  en  1866,  nos  quarante-six  diocèses  et  vicariats  se  sont  aug 
mentes  jusqu'au  nombre  de  soixante-dix.  Au  lieu  de  2.000  prêtres, 
il  y  en  a  7.000,  et  les  communautés  religieuses,  et  les  collèges  et 
toutes  les  institutions  de  charité  ont  prospéré  merveilleusement. 
Ainsi  donc  nous  vous  remercions  de  nouveau  avec  effusion,  car  c'est 
à  votre  appel  que  nous  nous  sommes  réunis,  c'est  sous  votre  direc- 
tion que  nous  avons  tenu  conseil,  c'est  en  votre  présence,  pour  ainsi 
dire,  que  nous  avons  délibéré  ;   puisque  vous  avez  eu  la  bonté  de 
nous  dire,  en  nous  envoyant  votre  portrait,  que  vous  vouliez  prési- 
der en  personne  à  notre  concile  »  non  point  par  amour-propre, 
comme  l'a  dit  un  critique  aussi  acariâtre  que  peu  sensé,  mais  parce 
que  la  présidence  est  un  titre  d'honneur,  une  inspiration  de  courage, 
une  plus  haute  garantie  d'autorité.  Ainsi  la  reUgion  catholique  et 
l'Eglise  Romaine,  là  où  elles  jouissent  d'une  plus  grande  liberté  d'ac- 
tion, par   l'influence  même  de  leurs  actes,  inspirent  l'obéissance 
aux  lois,  le  respect  des  puissances  séculières,  la  probité  dans  les 
relations,  l'observance  stricte  de  tous  les  devoirs  de  la  vie  privée  et  de 
la  vie  publique.  La  prospérité  d'un  peuple,  et  c'est  la  pensée  même 
du  président  Roosevelt,  ne  consiste  pas  seulement  en  biens  matériels, 
mais  surtout  en  vertus. 

4°  Université  de    Washington.  —  Jusqu'ici  l'Amérique  du  Nord 


34  PONTIFICAT    DE   LÉON    Xlll 

n'avait  que  des  collèges  et  des  séminaires  ;  elle  n'avait  pas  d  univer- 
sité. Par  suite,  l'enseignement  secondaire  n'avait  pas  de  couronne- 
ment, et  le  peuple  américain,  privé  chez  lui  d'enseignement  supé- 
rieur, ne  pouvait  avoir,  même  par  son  travail,  de  grands  horizons.  Le 
Pape  l'avait  prévu  ;  le  Concile  y  pensa  et,  pour  le  salut  présent  et  fu- 
tur, porta  ce  décret  :  «  Gomme  ce  sont  les  livres  du  prêtre  qui 
doivent  être,  en  tout  temps,  les  interprètes  de  la  science,  personne 
ne  doit  s'imaginer  qu'une  fois  admis  aux  ordres  sacrés,  il  puisse 
laisser  de  côté  toute  étude.  Il  faudra,  au  contraire,  que  le  jeune 
prêtre  conserve  et  développe,  par  une  étude  continuelle  et  infatiga- 
ble, les  connaissances  fondamentales  acquises  avant  son  élévation  au 
sacerdoce.  Quiconque  se  consacre  au  gouvernement  des  âmes  doit, 
de  plus  en  plus,  cultiver  son  propre  cœur  et  son  intelligence  :  Attende 
tibi  et  doctrinse  :  s'efforçant  de  ne  pas  oublier  ce  qu'il  sait  déjà  et  ne 
négUgeant  rien  pour  acquérir  ce  qui  lui  manque.  Si  l'on  omet,  en 
effet,  de  nourrir  la  lampe  de  la  science,  on  se  trouve  bientôt  dans 
les  ténèbres  ;  et  celui  qui   a  reçu  la  mission  de  servir  de  guide 
aux  autres  dans  la  voie  du  salut,  n'est  plus  qu'un  aveugle  qui  ne 
sait  plus  trouver  son  chemin?  Est-ce  qu'un  aveugle  peut  servir  de 
guide  à  un  autre  aveugle  ?  Est-ce  que  tous  les  deux  ne  tomberont 
pas  dans  quelque  fosse  ?  —  Que  la  vie  du  prêtre  soit  une  vie  de  tra- 
vail et  de  prière,  que  son  temps  soit  partagé  entre  Tétude  et  le 
saint  ministère.  S'il  se  laisse  aller  à  la  paresse,  non  seulement  il 
tombera  dans  les  pièges  du  diable  et  en  des  périls  mortels  pour  ses 
mœurs  sacerdotales,  mais  ses  lèvres  ne  seront  plus  les  oracles  de  la 
divine  science  et  le  Seigneur  finira  par  le  rejeter.  —  La  philosophie 
et  la  théologie  ouvrent  à  la  spéculation  un  champ  si.  vaste  et  une 
mine  si  féconde,  que  le  temps  fixé,  dans  les  grands  séminaires,  pour 
l'étude  de  ces  deux  sciences,  ne  suffit  nullement  pour  tirer,  de  cette 
mine,  les  trésors  dont  on  a  besoin.  Il  est  cependant  d'un  suprême 
intérêt  que  l'Eglise,  dans  nos  contrées,  ne  manque  jamais  d'hom- 
mes profondément  instruits  dans  ces  sciences,  qui  soient  capables  de 
défendre  victorieusement  la  cause  de  la  vérité,,  contre  toutes  les  for- 
mes que  revêt  l'erreur,  contre  tous  les  déUres  et  tous  les  rêves  de 
la  philosophie  insensée  de  notre  siècle.  Il  lui  faut  des  hommes  capa- 


l'église    en    AMÉRIQUE  S5 

bles  d'enseigner,  dans  nos  séminaires,  la  science  la  plus  avancée  ou 
d'employer  leur  talent  à  traiter  de  la  jurisprudence  ecclésiastique. 
—  Il  est  donc  grandement  à  désirer  qu'il  existe,  dans  les  Etats  Unis, 
une  grande  institution  scientifique  centrale,  dans  laquelle  les  jeunes 
!j;ens  de  grand  talent  et  de  grande  vertu  puissent,  ;\  la  fin  du  cours 
dV'tade  ordinaire,  se  livrer  pendant  trois  ou  quatre  ans  à  Tétude  de 
la  théologie,  du  droit  canonique  ou  à  celle  de  la  philosophie  et  des 
sciences  proprement  dites  et  aux  autres  études  qui  conviendraient  à 
notre  pays.  Ainsi  cette  école  de  hautes  études  serait  le  fondement 
du  majestueux  édifice,  qui,  avec  l'aide  de  Dieu,  deviendrait,  avec  le 
temps,  une  véritable  université  »  {Acta  et  décréta,  p.  33).  Paroles 
d"or  que  nous  voudrions  pouvoir  graver  dans  tous  les  presbytères, 
dans  tous  les  séminaires,  dans  tous  les  évêchés.  C'est  l'oracle  de  Dieu 
que  les  lèvres  du  prêtre  ne  doivent  pas  garder  seulement  la  foi,  mais 
la  science,  la  science  positive,  chaque  jour  agrandie,  vraiment  forte. 
Dans  la  formation  sacerdotale,  on  n'apprend  qu'à  apprendre  ;  un 
prêtre  doit  étudier  toute  sa  vie  et  ne  se  refuser  à  aucun  des  sacrifices 
de  temps,  d'argent  et  d'efforts  pour  mener  jusqu'au  bout  cette  per- 
pétuelle étude.  Un  prêtre  qui  n'apprend  pas  désapprend  ;  à  mesure 
qu'il  désapprend,  il  tombe  dans  les  ténèbres  et  le  vice  ;  il  n'est  plus 
un  guide  pour  le  peuple,  mais  un  corrupteur.  Dieu  le  repousse  et 
le  peuple,  victime  de  ses  abaissements  volontaires,  sanctionne  par 
ses  vomissements  la  réprobation  divine.  C'est,  pour  l'Amérique,  une 
magnifique  ouverture  d'horizon  que  de  comprendre  ainsi  la  néces- 
sité du  travail  des  prêtres  et  d'en  fournir  les  éléments.  Seulement 
qu'est-ce  qu'une  université  pour  quatre-vingts  millions  d'âmes? 
Pour  les  Etats-Unis,  il  en  faudrait  au  moins  quatre,  et  nous  espé- 
rons bien  que,  dans  ce  pays  milliard,  ce  qui  manquera  le  moins, 
c'est  l'or  pour  les  établir. 

Le  décret  du  Concile  de  Baltimore  pour  la  fondation  d'une  Uni- 
versité catholique  fut,  comme  tous  les  autres,  approuvé  à  Rome  et 
grandement  applaudi  par  la  presse  des  deux  mondes.  A  la  première 
nouvelle  qui  en  courut,  une  généreuse  catholique,  miss  Gwendoline 
Caldwel,  de  New-York,  souscrivit,  à  elle  seule,  pour  celte  fondation, 
trois  cent  mille  piastres,  un  million  cinq  cent  mille  francs.  A  ce  pre- 


56  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

mier  don,  d'autres  ajoutèrent  des  sommes  considérables  ;  en  parti- 
culier Eugène  Kerry,  avoué  de  New- York,  donna  50.000  piastres. 
En  novembre  1888,  quatre  millions  étaient  souscrits  ;  le  terrain  sur 
lequel  on  devait  construire  était  payé  comptant  ;  les  bâtiments  des- 
tinés à  la  Faculté  de  théologie  étaient  presque  achevés.  Les  évêques 
fondateurs  sollicitèrent  Tinstitution  canonique.  Par  un  bref  du 
7  mars  1889,  Léon  XIII  accordait  à  la  nouvelle  Université,  tous  les 
droits,  pouvoirs  et  privilèges  que  le  Saint-Siège  n'accorde  générale- 
ment, aux  universités,  qu'après  qu'elles  ont  fait  leurs  preuves.  L'é- 
vêque  de  Jaca,  Mgr  Keane,  abandonnait  le  siège  de  Richmont,  pour 
devenir  recteur  de  la  jeune  Université.  Un  archevêque  en  est  le  chan- 
celier. «  Je  considère,  dit  le  cardinal  Manning,  comme  horsde  doute 
que  l'Amérique  est  le  pays  où  le  progrès  humain  arrivera  à  son  plus 
haut  degré  de  développement.  )^  De  son  regard  perçant,  Léon  XIII  a 
vu  le  même  avenir.  Le  rôle  de  l'Eglise  est  de  marcher  à  la  tête  de  la 
civilisation  dont  elle  est  l'inspiration,  la  règle  et  le  couronnement. 
L'Université  de  Washington,  et  celles  qui  viendront  par  la  suite  se- 
ront les  organes  de  ce  progrès.  Léon  XIII  l'organise  pour  des  siècles 
en  mettant,  à  la  base,  l'enseignement  philosophique  et  théologique 
de  S.  Thomas,  en  confiant  la  direction  aux  évêques  et  à  l'archevêque 
de  Baltimore  la  charge  de  chancelier.  Personne  ne  peut  mieux  juger 
de  l'esprit  et  des  besoins  d'un  peuple,  des  convenances  et  des  oppor- 
tunités de  l'enseignement,  que  les  évêques.  Mais  il  ne  faut  pas  nous 
flatter  que,  pour  fonder  des  universités  florissantes,  il  suffit  de  trou- 
ver des  minions,  de  bâtir  des  palais  et  de  nommer  des  professeurs, 
élevés  même  au  doctorat  et  à  l'agrégation.  A  ces  professeurs,  il  faut 
insuffler  l'esprit  de  l'Eglise,  le  programme  d'enseignement  de  Rome, 
la  méthode  de  Rome,  toute  la  tradition  universitaire  de  l'Eglise  Ro- 
maine, en  ce  point  comme  en  tous  les  autres,  mère  et  maîtresse  de 
toutes  les  Egfises.  Autrement  l'esprit  du  siècle,  la  poussière  du  siècle 
pénétrera  dans  les  jeunes  universités  et  nous  verrons  coïncider  avec 
leur  institution,  comme  un  certain  affaiblissement  intellectuel,  une 
diminution  de  doctrines,  cet  esprit  d'impudence  et  d'erreur,  avant- 
coureur  ordinaire  de  toutes  les  chutes  et  de  toutes  les  hérésies.  Use 
prépare  aujourd'hui,  dans  le  monde,  une  grande   hérésie,  qui  résu- 


l'église    en    AMÉRIQUE  ^7 

mera  et  ap^gravera  toutes  les  autres  ;  comme  toutes  les  autres,  elle 
aura,  pour  iuvcateurs  et  propagateurs  des  prêtres,  peut-être  môme 
des  docteurs  des  nouvelles  universités. 

L'ouverture  de  la  nouvelle  Faculté  de  théologie  se  fit  en  grande 
pompe  le  13  janvier  1889.  C/était  le  centenaire  de  l'introduction  delà 
hiérarchie  catholique  en  Angleterre.  Le  président  de  la  République, 
Harisson  ;  le  délégué  du  Pape,  François  SatoUi,  quatre-vingt-six  évo- 
ques, six  cents  prêtres  relevaient  cette  solennité  par  Téclat  de  leur 
présence.  L'archevêque  de  Baltimore,  cardinal  Gibbons,  bénit  les  bâ- 
timents universitaires  ;  Mgr  SatoUi  chanta  la  messe  ;  Mgr  Gilmont, 
évêque  de  Gleveland,  prononça  le  discours  de  circonstance.  L'inaugu- 
ration des  cours  fit  tressaillir  les  âmes  d'espérance.  Au  banquet  qui 
suivit  la  cérémonie  assistaient  le  président  et  le  vice-président  de  la 
République  et  le  secrétaire  d'Etat  Blaine.  Le  président  porta  un  toast 
au  Pape  ;  le  délégué  du  Pape  lui  répondit.  Le  cardinal  Gibbons  porta 
ensuite  un  toast  aux  Etats-Unis  et  à  leur  président.  Détail  significa- 
tif qui  honore  l'orateur,  le  président  Harisson  avait  conclu  son  toast 
en  buvant  à  la  hiérarchie  catholique  :  «  Les  élèves  de  la  nouvelle 
Université  apprendront  à  fortifier  la  patrie  par  leur  nombre,  à  l'é- 
clairer par  leur  sagesse,  au  besoin,  à  la  défendre  par  leur  courage.  » 
Cet  éloge  constitue  un  heureux  pronostic. 

L'Université  ne  tarda  pas  à  se  compléter  par  l'extension  des  cours, 
la  venue  des  élèves  et  les  nominations  de  professeurs.  «  Toute  éru- 
dition serait  incomplète,  avait  dit  Léon  XIII,  s'il  ne  s'y  ajoutait  les 
connaissances  des  sciences  modernes.  Dans  cet  ardent  concours  des 
esprits,  à  une  époque  où  le  désir  de  savoir,  louable  en  lui-même,  est 
si  largement  répandu,  il  convient  que  les  catholiques  précèdent  et 
non  pas  qu'ils  suivent.  »  Dieu,  l'homme,  le  monde,  voilà,  depuis 
six  mille  ans,  l'objet  de  la  science  humaine  et  des  efforts  laborieux 
des  esprits  cultivés.  C'est  un  océan  dont  nous  avons  bu  seulement 
quelques  gouttes,  c'est  une  immensité  dont  nous  avons  touché  seu- 
lement quelques  points  et  découvert  quelques  lois.  Le  monde  dure- 
rait dix  mille  ans,  nous  n'aurions  pas  encore  percé  les  énigmes  de  la 
création  et  nous  devrons  jusqu'à  la  fin  des  temps  nous  incliner  de- 
vant les  mystères.  Ce  sont  des  mystères,  sans  doute,  disait  Pascal  ; 


S8  PONTIFICAT    DE    LÉON    X1!T 

mais  il  est  plus  facile  avec  eux  d'expliquer  quelque  chose,  que,  sans 
eux,  de  pouvoir  rien  comprendre.  En  Amérique  où  Tambition  de 
Tesprit  humain  ne  connaît  pas  de  limites,  on  vit  bientôt  que  l'achè- 
vement de  rUniversité  n'éprouverait  pas  de  trop  longs  retards.  Dès 
la  fin  de  1894,  la  munificence  d'un  curé  de  New- York  permit  de 
pousser  plus  avant  les  programmes.  De  nouveaux  bâtiments  furent 
ajoutés  aux  anciens  ;  l'enseignement  des  sciences  et  des  lettres  put 
commencer  ;  les  clercs  et  les  jeunes  étudiants  laïques  trouvèrent  de 
commodes  abris.  Quant  au  mérite  des  professeurs,  Léon  XÏII  leur 
rendit,  en  ces  termes,  son  témoignage  :  «  Nous  avons  appris  que  l'en- 
seignement de  la  théologie  était  représenté  par  des  hommes  remar- 
quables, chez  qui  le  mérite  du  talent  et  de  la  science  s'unissait  à  une 
insigne  fidélité  et  à  une  grande  obéissance  au  Saint-Siège  Aposto- 
lique. » 

Le  centenaire  de  l'établissement  de  l'épiscopat  en  Amérique  et  l'i- 
nauguration  de  l'Université  de  Washington  se  terminèrent  par  une 
procession  nocturne  qui  mit  toute  la  ville  sur  pied  et  dura  trois  heu- 
res, avec  toutes  les  pompes  d'une  cérémonie  sacrée  et  tous  les  reliefs 
où  se  complaît  fâme  universitaire.  Le  congrès  catholique  qui  se 
tenait  à  Baltimore,  put  déclarer  en  toute  justice  :  «  Le  congrès  ex- 
prime la  joie  que  causent  aux  catholiques  américains  les  progrès  de 
leur  patrie  et  leur  légitime  fierté  d'y  avoir  prêté  leur  concours.  » 
Quoique  l'orgueil  soit  le  pire  de  tous  les  vices  et  que  Dieu  n'approuve 
pas  de  vaines  complaisances,  l'histoire  doit  trouver  juste  que  l'Amé- 
rique se  félicite  elle-même,  en  rendant  gloire  à  Dieu. 

5°  Congrès  catholique.  —  Nous  venons  de  citer  le  congrès  catho- 
lique. Cet  événement  coïncide  avec  le  centenaire  de  la  hiérarchie 
épiscopale  et  doit  se  rapprocher  de  la  tenue  du  concile  et  de  la  fon- 
dation d'une  Université  pour  nous  faire  apprécier  la  vitalité  catholi- 
que de  la  confédération  américaine.  C'est  le  premier  congrès  catholique 
laïque,  comme  qui  dirait  une  assemblée  parlementaire^  réunie  sous 
le  contrôle  de  l'autorité  ecclésiastique  pour  délibérer  sur  les  ques- 
tions vivantes  que  pose,  à  toute  génération,  le  cours  des  siècles,  et 
autant  qu'on  le  peut,  à  la  lumière  du  bon  sens,  du  savoir  et  de  l'expé- 
rience, en  décider.  Le  congrès  eut,  pour  président,  le  gouverneur  du 


l'église    en    AMÉRIQUE  59 

Marylaiid,  Carroll,  parent  éloigné  du  premier  évéque  de  Baltimore. 
Sous  sa  présidence  était  réunie  Télite  des  fidèles  de  chaque  Etat. 
Quinze  cents  délégués,  venus  des  diverses  provinces  de  TUnion, 
principalement  des  provinces  lointaines  de  TOuest,  rangés  comme 
en  bataille,  sous  leurs  bannières  respectives,  écoutaient  et  accla- 
maient les  orateurs.  Dans  ces  assemblées  on  procède  plus  par  élo- 
quence et  acclamation,  que  par  des  discussions  en  forme  ;  les  discus- 
sions proprement  dites,  contradictoires  au  besoin,  ont  lieu  plutôt 
dans  les  commissions.  L'un  des  membres  les  plus  marquants  de  ce 
congrès,  fut  le  colonel  Bonaparte,  petit-fils  de  Jérôme  Bonaparte, 
qui  avait  épousé  en  1803,  à  Baltimore,  miss  Elisa  Paterson,  mariage 
qui  avait  été  rompu  par  Tambitieux  orgueil  de  Napoléon,  pour  faire, 
de  Jérôme,  un  roi  de  Westphalie.  Le  premier  ministre  de  la  province 
de  Québec,  Honoré  Mercier,  figurait  aussi  dans  la  réunion.  Plusieurs 
grandes  questions  furent  étudiées  en  commun,  entre  autres,  la  presse, 
les  associations  religieuses,  les  écoles  libres,  féducation  des  nègres, 
la  coopération  des  laïques  aux  œuvres  du  clergé.  Les  séances  géné- 
rales se  tenaient  dans  la  grande  salle  de  musique.  Le  maire  de  Balti- 
more, Latrobe,  vint,  au  nom  de  la  cité,  saluer  les  délégués  catholiques 
et  les  inviter,  pour  leur  bienvenue,  à  une  grande  soirée  à  l'Hôtel  de 
Ville.  Le  Président  de  la  République,  ne  pouvant  venir,  se  fit  excu- 
ser ;  le  gouverneur  du  Maryland  assista  plusieurs  fois  aux  séances. 
Le  chef  des  Indiens  était  là,  comme  catholique.  Des  députés  catholi- 
ques de  Belgique  et  de  France  avaient  envoyé  leurs  félicitations.  Une 
réunion  nationale  d'hommes,  d'opinions  politiques  différentes,  unis 
par  une  foi  commune,  c'était  nouveau  ;  mais  ce  n'était  pas  un  spec- 
tacle banal  que  l'Américain  pût  contempler  avec  indifférence.  A 
l'assemblée  du  jour  succédaient  le  soir  ces  illuminations,  ces  proces- 
sions où  3.000  catholiques,  portant  des  flambeaux,  défilaient  devant 
les  évêques.  Ce  spectacle  grandiose  fit  reconnaître,  à  un  journaliste 
protestant,  sa  décisive  importance.  «  Si  les  délégués  du  congrès,  dit- 
il,  sont  l'exacte  représentation  de  leur  Eglise,  si  cette  élite  a  derrière 
elle  un  peuple  qui  lui  ressemble,  qu'on  prenne  garde,  tout  notre 
pays  sera  catholique  dans  un  demi-siècle.  » 
Ce  congrès,  célébrés!  noblement,  en  présence  des  évêques,  au 


60  PONTIFICAT    DE    LÉON    XTIl 

lendemain  d'un  concile,  prête  matière  à  un  contraste  douloureux  en- 
tre la  grande  république  américaine  et  ce  qu'ils  appellent  en  France, 
une  république.  Au  lieu  d'être  un  gage  de  liberté,  d'émulation  et  de 
paix,  la  république  en  France  n'est  qu'une  oligarchie  franc-maçonne, 
composée  presque  exclusivement  d'imbéciles ,  d'intrigants  bas  et 
d'effrontés  voleurs.  Le  gouvernement,  ils  appellent  cela  l'assiette  au 
beurre  ;  c'est  ia  mise  au  pillage  des  finances  du  pays,  livrées  à  l'ap- 
pétit féroce  de  sinécuristes  et  de  cumulards.  Au  dehors,  ils  trahis- 
sent toutes  les  grandeurs  séculaires  de  la  France  chrétienne  ;  au  de- 
dans, ils  démolissent  lentement,  mais  sûrement,  pierre  à  pierre, 
l'édifice  du  grand  culte  de  la  patrie.  Si  vous  prêtez  l'oreille  à  leurs 
discours,  la  France  est  surtout  menacée  par  des  petits  journaux  qui 
portent  le  signe  sacré  de  la  Rédemption,  par  des  curés  qui  font  élire 
des  députés  et  par  des  congrégations  reHgieuses  d'hommes  et  de 
femmes,  qui,  sans  qu'il  en  coûte  un  sou  au  budget,  enseignent  dans 
les  écoles  hbres,  élèvent  les  enfants  pauvres  dans  des  orphelinats, 
assistent  les  vieillards  dans  les  hospices  et  les  malades  dans  les  hôpi- 
taux. Pendant  que  ces  abominations  désolent  la  pauvre  vieille  patrie, 
les  évêques  en  majorité  se  taisent  et  ne  songent  même  pas  à  briser 
le  fil  qui  les  empêche  de  se  réunir  à  la  face  du  soleil.  Que  si,  parmi 
leurs  prêtres,  il  y  a  un  esprit  clairvoyant  et  un  brave  cœur,  ils  le  frap- 
pent dans  l'ombre,  pour  faute  de  clairvoyance  et  crime  de  bravoure. 
Ne  parlez  pas  autrement,  à  ces  soi-disant  représentants  du  peuple, 
des  grandes  réformes  démocratiques  et  sociales,  plus  urgentes  que 
jamais  ;  ne  leur  montrez  pas  que  la  paix  au  dedans,  une  paix  solide 
et  durable,  basée  sur  l'égalité  et  la  justice,  cimentée  par  la  liberté,  est 
la  condition  indispensable  et  urgente  de  notre  rôle  au  dehors  ;  ne 
leur  dites  pas  que  la  République  doit  tourner  ses  regards  vers  l'Afri- 
que et  vers  l'Orient  ;  que  là  se  trouvent  la  force,  la  prospérité,  la 
gloire  de  la  France.  De  telles  pensées,  de  telles  paroles  seraient  di- 
gnes d'hommes  d'Etat  ;  eux,  ils  disent  que  le  protectorat  de  la  France 
au  dehors  est  une  charge  sans  compensation  et  que  le  cléricalisme, 
voilà  l'ennemi.  0  Dieu,  brisez  cette  main  lâche  et  malpropre  qui  pèse 
sur  notre  malheureuse  patrie  ! 
fio  Le  Caheuslisme.  —  Le  concile  de  Baltimore  avait  réglé,  endroit, 


l'église    en    AMÉRIQUE  61 

la  nomination  des  évoques.  Tous  les  trois  ans,  les  ordinaires  doivent 
envoyer,  à  leur  métropolitain  et  à  la  Propagande,  les  noms  des  prê- 
tres qu'ils  jugent  dignes  de  Tépiscopat.  A  la  vacance  d'un  siège, 
les  curés  inamovibles  du  diocèse  et  les  prêtres  qui  ont  le  titre  de 
consuUeurs,  sont  convoqués  par  le  métropolitain  ou  par  l'évèquc  le 
plus  âgé   de  la  province.   Après    avoir   prêté  serment  de  n'élire  , 
selon  leur  conscience,  que  le  sujet  le  plus  méritant,  ils  envoient  aux 
évêques  de  la  province  et  à  la  Propagande,  une  liste  de  trois  candi- 
dats. Au  bout  de  dix  jours,  les  évêques  assemblés,  sans  tenir  compte 
de  la  liste  des  consulteurs,  choisissent  trois  noms  qu'ils  envoient 
aussi  à  la  Propagande  avec  les  raisons  de  leur  choix.  Rome  se  réserve 
le  choix  définitif.  S'il  s'agit  d'un  archevêque  ou  d'un  coadjuteur  d'ar- 
chevêque, on  consulte  tous  les  métropolitains  des  Etats-Unis.  Cette 
décision  du  concile,  approuvée  par  le  Saint-Siège,  constitue  le  droit 
relatif  de  la  nomination  des  évêques.  Quelques  années  après,  cette 
question  fondamentale  de  la  nomination  des  évêques  causait,  dans  la 
république  américaine,  une  vive  agitation.  En  1868  s'était  fondée,  en 
Allemagne,  une  société  de  Saint-Raphaël  pour  protéger,  au  point  de 
vue  matériel  et  religieux,  l'émigration  allemande  en  Amérique.  En 
1891,  les  directeurs  de  cette  association  se  réunissaient  en  congrès  à 
Lucerne.  Le  résultat  de  leurs  délibérations  fut  un  rapport  envoyé  au 
cardinal  RampoUa,  sous  la  signature  du  secrétaire  de  l'association, 
Caheusley.  Les  auteurs  de  ce  mémoire  déclaraient  que,  seule,  l'inter- 
vention active  du  Saint-Siège  pouvait  sauver  les  intérêts  spirituels  d'un 
grand  nombre  d'Allemands, d'Italiens  et  d' Austro-Hongrois, arrivés  ré- 
cemment aux  Etats-Unis.  En  preuve  ils  alléguaient  deux  statistiques  : 
la  statistique  officielle  des  émigrants  catholiques  d'Europe  et  la  sta- 
tistique, officielle  aussi,  mais  très  inférieure,  des  émigrants  restés 
catholiques  aux  Etats-Unis.  A  ce  lamentable  déficit,  ils  cherchaient 
un  remède  ;  ils  insistaient  sur  la  double  nécessité  de  conserver,  parmi 
les  émigrants,  la  langue  maternelle  et  de  créer  des  paroisses  alle- 
mandes. C'était  réclamer  une  hiérarchie  et  un  clergé  distincts,  une 
organisation  ecclésiastique  propre  à  chaque  race  d'émigrants.  Cette 
requête  parut,  aux  Américains,  un  coup  porté  à  leur  organisation 
canonique.  L'accepter  c'eût  été  donner  raison  aux  plaintes  des  pro- 


62  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xïll 

testants  et  des  politiciens  qui  reprochaient  à  TEglise  catholique  sa 
dépendance  d'un  pouvoir  étranger,  son  opposition  aux  institutions 
du  pays.  Grande  fut  donc  leur  émotion.  Le  lien  national  et  la  dis- 
cipline religieuse  étaient  en  péril.  D'une  part,  on  ne  pouvait  pas 
nier  absolument  les  motifs  de  justice  et  de  prudence,  allégués  par 
la  plainte  ;  de  Tautre,  on  ne  pouvait  pas  contester  le  danger  d'une 
réforme,  si  près  d'un  concile.  De  là,  deux  écoles,  dit  Jules  Tardivel, 
dans  son  livre  sur  la  Situation  religieuse  aux  Etats-Unis^  l'école  de 
l'assimilation  et  l'école  de  la  conservation  des  nationalités.  Au  point 
de  vue  du  présent,  la  première  n'avait  pas  tort  ;  au  point  de  vue  de 
l'avenir,  la  seconde  avait  peut-être  raison.  En  matière  de  contro- 
verses, lorsqu'il  ya  des  raisons  sérieuses,  on  serre  les  choses  de  moins 
haut  et  de  plus  près.  L'abandon  de  la  langue  n'était-il  pas  un  danger 
pour  la  foi  ?  Les  mesures  pour  la  conserver  ne  feraient- elles  pas  per_ 
dre  les  sympathies  du  pays,  au  grand  détriment  de  son  évangélisa- 
tion  ?  Certainement  on  ne  devait  pas  écarter  les  prêtres  allemands 
de  l'épiscopat  ;  mais  ne  pouvait-on  les  y  agréger  sans  donner  à  l'Eglise, 
en  Amérique,  l'apparence  d'être  le  produit  d'un  nationalisme  euro- 
péen ?  Dès  le  début,  on  avait  pris  des  mesures  de  prudence  pour 
garder  la  foi  des  émigrants  ;  la  plainte  actuelle  était  un  motif  pour 
redoubler  de  zèle  et  de  vigilance  ;  il  fallait  établir  des  sociétés  natio- 
nales pour  assister,  dans  leur  foi  et  dans  leurs  intérêts,  les  nouveaux 
venus.  Gela  fait,  au  point  de  vue  des  intérêts  présents,  il  valait 
mieux  fusionner  les  races  que  les  séparer  et  maintenir  sur  un  même 
sol,  dans  la  même  patrie,  une  seule  Eglise  catholique.  Telle  fut,  du 
moins,  la  solution  de  la  sagesse  romaine.  Le  22  juin  1892,  une  lettre 
au  cardinal  Gibbons  décidait  que  les  intérêts  des  émigrants  étaient 
suffisamment  protégés  par  leurs  concitoyens  et  qu'il  fallait,  pour  la 
nomination  des  évêques,  s'en  tenir  aux  dispositions  du  concile  de 
Baltimore,  approuvées  par  le  Saint-Siège. 

70  Chevaliers  du  travail.  —  Le  dollar,  synonyme  métallique  de 
Mammon,  dieu  de  la  richesse,  est,  dit-on,  la  divinité  reconnue  de 
tous  les  Américains.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que,  dans  cette  démo- 
cratie, où  l'individualisme,  le  gouvernement  de  soi  par  soi-même,  est 
un  principe  constitutionnel,  la  question  des  rapports  du  travail  et  du 


l'église    en    AMÉRIQUE  63 

capital  est  de  première  importance.  Tout  le  monde  sait  à  quelle 
fortune  sont  parvenus  des  patrons  ;  nous  savons  moins  à  quel  de- 
gré de  misère  ont  pu  descendre  les  ouvriers.  Du  moins,  au  début,  la 
quantité  de  terres  vagues  à  approprier  pouvait  dissimuler  la  misère, 
sans  la  diminuer.  A  mesure  que  les  terres  sont  conquises,  que  les 
populations  se  condensent  davantage,  dans  la  même  mesure  s'accen- 
tuent les  rapports  nécessaires  entre  Touvrier  et  le  patron.  Le  patron 
a  pour  lui  l'appui  de  la  police  sociale  ;  l'ouvrier  peut,  en  sa  faveur, 
s'appuyer    sur  la  loi    économique   de  l'association.    La   situation, 
grave  par  elle-même,  le  devient  davantage  par  les  monopoles  de 
rindustrie  et  du   commerce  que  créent  les  gros  financiers  ;   les  ou- 
vriers, pour  se  défendre  contre  l'oppression  de  la  ploutocratie,  créè- 
rent, à  contrefil,  la  chevalerie  du  travail.  L'expression,   au  moins, 
est  très  belle  :  l'ouvrier  devenu  un  chevalier  ;  l'épée  remplacée  par 
l'outil  ;   le  travail,  objet  d'une  condamnation  divine^  racheté  de  sa 
déchéance  par  l'honneur  de  son  exercice,  c'est  une  idée  chrétienne 
traduite  par  une  noble  expression.  Cette  chevalerie  répondait  à  un 
trop  grand  besoin  pour  ne  pas  se  répandre  dans  ce  monde  ouvrier, 
qui  réclame  aujourd'hui  sa  noblesse  et  même  sa  consécration  comme 
état.  L'histoire  ne  peut  qu'y  applaudir  en  principe.  Etant  donnée  la 
nécessité  du  travail,   les  relations  nécessaires  entre  le  travail  et  le 
capital  doivent  être  placées  sous  la  garde  de  la  justice,  et  non  point 
mises,  d'un  côté  ou  de  l'autre,  sous  les  prélibations,  aveugles  et  in- 
satiables, de  régoïsme.  Mais  si  le  principe  est  juste,  l'appUcation 
est  difficile  ;  en  présence  de  la  mobilité  des  valeurs,   elle  ne  peut 
guère  s'obtenir  que  par  une  certaine  mobilité  des  salaires  et  des  ta- 
rifs.  Bref,  la  chevalerie  du  travail  s'était  répandue  rapidement  au 
Canada  et  dans  les  territoires  de  l'Union.  Deux  mille  sociétés  locales 
de  chevalerie,  sept  cent  mille  membres,  s'étaient  réunies  en  associa- 
tion. Leurs  syndics  réglementaient  les  salaires,  fixaient  les  heures  de 
travail,  discutaient  quelquefois  les  grèves,  choses  bonnes  en  elles- 
mêmes,   pourvu  qu'elles  ne  se  compliquent  pas  par  la  violence  et 
puissent  amener  une  solution  amiable.  Or,  dans  le  principe,  cette 
société  était  secrète  ;  le  serment  était  obligatoire,  on  cachait  son  nom, 
manière  comme  une  autre  de  dissimuler  son  affiliation  et  d'autoriser 


64  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

des  soupçons  de  méchanceté.  Les  catholiques  des  Etats-Unis  s'en 
émurent  ;  les  sociétés  secrètes  sont  condamnées  par  l'Eglise.  Le  grand 
maître  de  l'Ordre,  Powderley,  catholique  lui-même,  en  présence  de 
cette  émotion,  voulut  lui  rendre  un  juste  hommage  :  il  fît  réviser  le& 
statuts,  abolir  le  serment,  supprimer  le  secret,  de  façon  à  conci- 
her  aux  chevaliers  du  travail,  sinon  la  faveur,  du  moins  la  neutra- 
lité de  Tépiscopat.  Au  Canada,  où  les  mômes  réformes  n'avaient  pas 
eu  lieu,  les  évoques  rangèrent  l'association  dans  la  catégorie  de  celles 
que  le  Saint-Siège  réprouve.  Les  évêques  américains  toléraient,  le& 
évêques  canadiens  réprouvaient  :  qui  avait  tort,  qui  avait  raison  ?  Le 
rôle  de  l'histoire  n'est  pas  de  distribuer,  aux  évêques  d'Amérique, 
des  prix  de  sagesse.  La  même  institution  peut  être  d'ailleurs,  suivant 
les  circonstances,  bonne  ou  mauvaise  :  mauvaise  si  elle  est  vraiment 
une  société  secrète,  analogue  à  la  franc-maçonnerie  ;  bonne  si  l'Eglise 
en  exclut  le  fanatisme  impie,  pour  y  faire  régner  la  justice  et  in- 
troduire la  charité.  En  1886,  les  évêques  de  la  province  de  Québec 
signalaient  les  dangers  de  cette  chevalerie  et  mettaient  les  fidèles  en 
garde  contre  ses  séductions.  Les  chevaliers  d'Amérique  en  appelè- 
rent à  leurs  curés  et  à  leurs  évêques.  Au  mois  d'octobre,  douze  ar- 
chevêques des  Etats-Unis  se  réunissaient  en  assemblée  :  dix  se  mon- 
trèrent favorables  à  l'association  ;  deux  seulement,  hostiles.  A  défaut 
d'entente,  la  question  fut  renvoyée  au  Saint-Siège. 

Un  incident  vint  compliquer  l'affaire.  Henri  George,  libre  penseur, 
hostile  à  l'Eglise  et  l'un  des  chefs  du  socialisme  américain,  se  por- 
tait candidat  à  la  mairie  de  New^-York.  Henri  George  demandait  le 
partage  des  terres  et  accentuait  toutes  les  menaces  du  socialisme.  Un 
curé  de  New- York,  le  Père  Mac-Glinn,  irlandais,  soutint  ce  candidat, 
parla  en  sa  faveur,  monta  dans  sa  voiture  et  porta  même  en  chaire 
sa  politique.  L'archevêque  lui  défendit  de  s'occuper  de  politique  ;  le 
Père  Mac-Glinn  ne  prêcha  que  plus  fort.  L'archevêque  prononça 
contre  le  prêtre  rebelle,  une  sentence  d'interdit.  Les  paroissiens  pri- 
rent fait  et  cause  pour  le  curé  sociaUste  ;  le  curé  nommé  à  sa  place 
ne  put  prendre  possession.  Les  feux  follets  sont  de  courte  durée  ; 
celui  de  New^-York  tomba  vite.  Les  protestants  eux-mêmes  durent 
rendre  hommage  à  la  correction  de  l'archevêque.  Léon  XIII,  dans. 


l'église    en    AMÉRIQUE  65 

un  bref  du  4  mai  1887,  écrivait  à  Mgr  Gorrigan  :  «  Nous  avons  étu- 
dié avec  soin  tout  Tordre  des  faits,  depuis  le  commencement  de  cette 
affaire  ;  nous  avons  vu  qu'on  devait  rendre  hommage  à  votre  cons- 
tance,non  moins  qu'à  votre  grande  charité.  »  Naturellement  les  adver- 
saires des  chevaliers  exploitaient  ces  circonstances  et  appuyaient  sur 
la  conduite  de  Tarchevêque.  D'autre  part,  si  les  chevaliers  venaient  à 
être  repoussés  par  l'Eglise,  les  évoques  prévoyaient  d'énormes  diffi- 
cultés. Après  mûres  réflexions,  les  évêques  américains  prirent  fait 
et  cause  pour  les  chevaliers  du  travail  :  TEglise  est  toujours  du  côté 
des  faibles,  réclame  justice  pour  eux  et  implore  toujours  au  moins 
la  miséricorde.  Le  cardinal  Gibbons,  la  forte  tête  de  l'épiscopat,  con- 
densa les  délibérations  des  évêques  dans  un  mémoire  qui  fit  sensa- 
tion dans  l'Eglise.  C'est  l'acte  d'un  évêque  des  temps  nouveaux,  qui 
subodore  l'avenir,  comme  Manning,  et  qui  veut,  dans  Tordre  écono- 
mique, Tapplication  régulière  des  lois  de  l'Evangile. 

Dans  son  mémoire,  le  cardinal  Gibbons  constate  que  les  cheva- 
liers n'ont  pas  été  et  n'ont  pas  pu  être  condamnés  par  la  commission 
des  archevêques.  «  Sans  vouloir  approuver,  dit-il,  tout  ce  qui  est 
affirmé  ou  prescrit  dans  les  statuts  de  Tordre,  on  n'y  trouve  pas  les 
éléments  requis  par  le  Saint-Siège,  pour  ranger  une  association  parmi 
les  sociétés  prohibées.  Nul  serment  n'est  exigé  ;  nulle  obligation  de 
secret  n'est  imposée  vis-à-vis  des  autorités  ecclésiastiques,  point  d'o- 
béissance aveugle  à  l'égard  des  chefs  de  Tordre,  aucune  hostilité  for- 
melle contre  la  religion  :  bien  au  contraire,  le  grand-maître  se  dé- 
clare catholique  pratiquant,  étranger  à  la  franc-maçonnerie  et  prêt  à 
corriger  dans  les  statuts  ce  qui  serait  indiqué  par  l'autorité  ecclé- 
siastique. Nos  autorités  civiles  traitent  les  chevaliers  du  travail  et  la 
cause  qu'ils  représentent,  avec  les  plus  grands  égards...  C'est  un  fait 
bien  connu  :  les  pauvres  travailleurs  n'ont  pas  Tintention  de  résister 
aux  lois  du  pays  ou  de  les  violer  ;  ils  veulent  simplement  obtenir  une 
législation  équitable,  et  cela  par  des  moyens  constitutionnels  et  légi- 
times... Il  me  suffira  de  mentionner  ce  fait.  Les  monopoles  exercés 
non  seulement  par  les  individus,  mais  par  certaines  sociétés,  ont 
déjà  provoqué  les  plaintes  des  ouvriers  et  trouvé  des  adversaires 
dans  les  hommes  politiques  et  dans  les  législateurs  de  la  nation.  Les 
Ilist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  5 


66  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

efforts  qu'ont  faits  ces  monopolistes  pour  adapter  la  législation  à  leur 
profit  causent  une  grave  inquiétude  aux  amis  généreux  de  la  liberté. 
Pour  accroître  leurs  revenus,  une  impitoyable  avarice  fait  opprimer 
non  seulement  les  ouvriers  de  diverses  professions,  mais  encore  les 
femmes  et  les  enfants  à  leur  service.  Pour  tous  ceux  qui  aiment  Thu- 
manité  et  la  justice,  il  devient  évident  que  non  seulement  les  ouvriers 
ont  le  droit  de  s'organiser  pour  assurer  leur  propre  protection  ;  mais 
encore  qu'il  est  du  devoir  public  en  général  de  les  aider  à  trouver 
un  remède  contre  les  dangers  dont  la  civilisation  et  Tordre  social 
sont  menacés  par  Tavarice,  par  l'oppression  et  la  corruption.  »  Gra- 
ves paroles,  où  la  raison  la  plus  scrupuleuse  et  l'équité  la  plus  exi- 
geante ne  peuvent  trouver  matière  à  objection. 

Le  cardinal  montre  que  l'association,  l'organisation  des  multitudes 
est  le  seul  moyen  efficace  d'attirer  l'attention  publique,  de  donner 
de  la  force  à  une  juste  résistance  et  du  poids  aux  réclamations  les 
plus  justes.  D'autre  part,  il  faut  détourner  les  ouvriers  de  la  franc- 
maçonnerie  et  leur  laisser,  par  conséquent,  le  moyen  d'entrer  dans 
une  association  licite.  «  Perdre  l'influence  surle  peuple,  dit-il,  ce  se- 
rait perdre  l'avenir.  Entre  tous  les  titres  glorieux  que  son  histoire 
lui  a  mérités,  l'Eglise  n'en  a  pas  un  qui  puisse  lui  donner  autant 
d'influence  que  celui  d'amie  du  peuple.  C'est  le  prestige  de  ce  titre 
qui  rend  la  persécution  comme  impossible  et  attire  vers  notre  sainte 
religion  le  grand  cœur  du  peuple  américain.  »  Ici  le  cardinal  Gibbons 
invoque  Tappui  du  cardinal  Manning  :  «  La  condition  actuelle  des 
basses  classes  de  notre  population,  avait  dit  l'archevêque  de  West- 
minster, ne  peut  pas  être  et  ne  doit  pas  être  maintenue.  Sur  de  telles 
bases,  nul  édifice  social  ne  pourrait  subsister.  »  La  conclusion  du 
cardinal  Gibbons  est  que  la  condamnation  des  chevaliers  du  travail 
susciterait  une  grande  irritation  contre  l'Eglise  et  serait  impuissante 
à  forcer  à  Tobéissance,  les  ouvriers  catholiques  :  il  considérerait 
cette  condamnation  comme  injuste.  Ces  braves  ouvriers  croient  ne 
rechercher  que  la  justice  et  ne  veulent  l'obtenir  que  par  des  voies 
légitimes.  D'ailleurs  ils  aiment  l'Eglise  et  veulent  sauver  leur  âme  ; 
mais  il  faut  aussi  gagner  leur  vie  ;  et  le  travail  est  maintenant  orga- 
nisé de  telle  sorte  que,  sans  appartenir  à  l'association,  il  y  a  très 


l'église    en    AMÉIUQUE  67 

peu  de  chances  de  se  procurer  honnêtement  les  moyens  de  vivre. 

L'auteur  de  ce  livre  est  un  vieillard.   Dès  sa  première  enfance,  il 
entendit  le  cri  des  ouvriers  de  Lyon  :  Vivre  en  travaillant  ou  mourir 
en  combattant.  Dans  sa  jeunesse,  il  put  lire,   dans  les  feuilles  pu- 
bliques, rhistoire  des  complots  et  insurrections  socialistes.  En  1848, 
il  vit  les  insurrections  et  les  massacres  de  juin  ;  en  1871,  la  com- 
mune et  ses  eflVoyables  tueries;  en  1906,  les  grèves  qui  menacent 
non  seulement  l'indépendance  du  pays,  mais  même  son  existence. 
Pourquoi  ?  Par  défaut  de  justice,  d'un  côté  ;  par  défaut  de  résigna- 
tion, de  Tautre  ;  des  deux  côtés,  par  défaut  de  religion  et  de  respect 
pour  l'Eglise.  Un  évêque  qui  aurait  parlé  en  France  comme  les  ar- 
chevêques de  New- York  et  de  Londres,  aurait  désarmé  la  foudre  ou 
conjuré  la  tempête.    La  tempête  déchaînée  menace  de  se  convertir 
en  cyclone.  C'est  le  moment  de  faire  écho  à  la  parole  de  ces.  deux 
princes  de  TEglise.   «  J'ai  lu,  disait  le  cardinal  Manning,  avec  un 
assentiment  complet,  le  mémoire  du  cardinal  Gibbons,  sur  la  ques- 
tion des  chevaliers  du  travail.  Cet  exposé  de  l'état  de  votre  nouveau 
monde  ouvrier  ouvrira,  je  Tespère,  un  champ  nouveau  à  la  pensée 
et  à  l'action.  Jusqu'ici  le  monde  a  été  gouverné  par  des  dynasties  ; 
désormais  le  Saint-Siège  doit  traiter  avec  le   peuple    et    avec    les 
évêques  en  rapports  quotidiens  et  pc'rsonnels  avec  le  peuple.  Plus  on 
reconnaîtra  ceci  clairement  et  pleinement,  plus  Tautorité  de  l'exer- 
cice spirituel  sera  forte.  Jamais  dans  le  passé  Tépiscopat  n'a  été  si 
libre  des  entraves  du  pouvoir,   si  solidaire,   si  uni  au  Saint-Siège. 
L'Eglise  est  la  mère,  l'amie,  la  protectrice  du  peuple.  Gomme  notre 
divin  Maître  vivait  parmi  les  gens  du  peuple,  ainsi  vit  l'Eglise.   » 
Cette  vue  sur  le  changement  de  situation  est  à  retenir  ;  elle  découvre 
à  l'horizon  un  monde  nouveau,  l'ascension  progressive  des  classes 
populaires,  les  relations  du  travail  et  du  capital  réglées  par  la  justice, 
le  monde  ouvrier  constitué  sur  les  bases  du  sermon  sur  la  mon- 
tagne. 

Au  mois  de  mai  1887,  le  cardinal  Manning  intervenait  de  nouveau 
en  faveur  des  chevaliers  du  travail.  «  Les  chevaliers  du  travail  et 
nos  propres  Trad's  Unions,  dit-il,  représentent  les  droits  du  travail 
et  les  droits  d'association.  On  peut  juger  de  la  puissance  du  capital 


68  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

par  ce  fait  que,  sur  plus  de  cent  grèves,  il  n'y  en  a  pas  plus  de  cinq 
ou  six  qui  se  sont  terminées  en  faveur  des  ouvriers.  Leur  dépen- 
dance est  si  absolue,  la  faim  et  les  souffrances  de  leur  famille,  de 
leurs  faibles  femmes  et  de  leurs  innocents  enfants  sont  si  intolérables 
et  si  impérieuses,  que  la  lutte  entre  le  capital  vie  et  le  capital  inanimé 
est  des  plus  inégales  ;  et  que  la  liberté  des  contrats  dont  se  glorifie 
l'économie  politique,   existe  à  peine.  Il  est  donc  assurément  du  de- 
voir de  TEglise  de  protéger  le  pauvre,  ainsi  que  le  travail  qui  a  pro- 
duit la  richesse  humaine.   »  Le  prélat  s'élevait  ensuite  contre  Tabus 
du  droit  d'association,   lorsqu'on  s'en  sert  soit  pour  tenir  le  gouver- 
nement en  échec,  soit  pour  faire  violence  au  patron,  soit  pour  op- 
primer la  liberté  du  travail  des  ouvriers  étrangers  à  Tassociation. 
La  liberté  de  l'association  est  garantie  par  la  liberté  du  travail.  Les 
lois  doivent  les  protéger  toutes  les  deux  ;  la  loi  est  la  gardienne  de  la 
liberté  et  Texpression  du  droit.  Quant  à  la  cour  de  Rome,  elle  sou- 
mit ,   suivant  son  usage,   cette  grave  question  à  une   commission 
cardinalice.  La  commission  suspendit  d'abord  l'effet  des  prohibitions 
portées  inconsidérément  par  l'archevêque  de  Québec.  Dix-huit  mois 
après,  le  cardinal  Simeoni  adressait  un  rescrit  au  cardinal  Gibbons. 
C'est  libellé  dans  le  style  un  peu  timide  des  congrégations  ;  mais  tous 
les  mots  portent  :  que,  après  avoir  tout  étudié,  la  Sacrée  Congrégation 
a  ordonné  de  répondre  :  d'après  tout  ce  qui  lui  a  été  proposé  jusqu'à 
présent,  on  peut,  pour  le  moment,  tolérer  la  société  des  chevaliers  du 
travail.  La  Sacrée  Congrégation  exige  seulement  qu'il  soit  fait,aux  sta- 
tuts de  la  société,  les  corrections  nécessaires  pour  expliquer  ce  qui 
pourrait  paraître  obscur  ou  être  interprété  dans  un  mauvais  sens.  Ces 
modifications  doivent  porter  surtout  sur  les  passages  du  préambule 
des  règlements  relatifs  aux  associations  locales.  Il  faut  en  corriger  les 
mots  qui  sentent  le  socialisme  et  le  communisme,  de  telle  sorte  que 
ces  mots  expriment  seulement  le  droit  donné  par  Dieu  à  l'homme, 
ou  plutôt  au  genre  humain,  d'acquérir  par  des  moyens  légitimes  et 
en  respectant  les  droits  de  propriété  de  chacun  ».  En  d'autres  termes, 
l'Eglise  repousse  le  socialisme,  le  communisme,  la  franc-maçonne- 
rie ;  elle  considère  le  droit  de  propriété  comme  inviolable  et  sacré  ; 
elle  n'approuve  pas  formellement  la  société  des  chevaliers  du  travail, 


l'église    en    A31ÉRIQUE  69 

mais,  dans  le  cas  présent,  elle  lui  donne  gain  de  cause.   Si  ce  n'est 
pas  une  approbation,  c'est  une  victoire. 

8°  La  question  des  écoles.  —  L'école,  telle  qu'elle  existe  dans  le 
monde  civilisé,  est  une  création  de  TEglise  catholique  ;  elle  a  conser- 
vé, dans  TEglise,  sa  particulière  importance.  De  tous  temps,  les  sec- 
taires ont  tenté  de  la  corrompre;  aujourd'hui  ils  voudraient  la  tourner 
contre  l'Eglise.  Le  peuple  américain,  relativement  jeune,  ne  peut  pas 
oublier  ce  qu'il  doit,  sous  ce  rapport,  h  ses  missionnaires  ;  d'autant 
que  ses  évoques  sont  plus  fidèles  à  en  garder  et  à  en  grandir  la  tra- 
dition. Les  deux  premiers  conciles  veulent  qu'une  école  soit  attachée 
à  chaque  église.  «  11  peut  arriver,  dit  le  troisième,  que  les  parents 
croient  avoir  de  bonnes  raisons  pour  envoyer  leurs  enfants  à  l'école 
publique,  il  importe  que  la  décision  soit  laissée  à  Tévêque  du  lieu  et 
que  la  permission  ne  soit  donnée  que  sur  des  garanties  sérieuses 
d'une  éducation  chrétienne.  »  L'assemblée  de  1884  ordonna^  en 
conséquence,  que,  dans  l'espace  de  deux  ans,  les  pasteurs  se  missent 
à  construire  des  écoles  paroissiales.  D'après  sa  législation,  le  prêtre 
qui  négligerait  ce  devoir  pourrait  être  changé  de  poste,  l'école  devant 
être  considérée  comme  un  élément  essentiel  de  la  paroisse.  La  même 
assemblée  recommanda  aux  séminaires  de  s'occuper  de  pédagogie  et 
de  faire  des  conférences  fréquentes  sur  l'éducation  ;  elle  exprima 
aussi  son  désir  de  fonder,  en  temps  opportun,  une  école  normale 
pour  les  instituteurs  et  les  institutrices.  L'année  qui  suivit  le  concile, 
les  évoques  nommèrent,  dans  chaque  diocèse,  une  commission  sco- 
laire et  un  examinateur  général,  chargé  de  faire  tous  les  ans  un  rap- 
port sur  l'état  des  écoles  catholiques. 

Aux  Etats  Unis,  l'enseignement  est  libre  ;  mais  toute  école  qui 
veut  recevoir  des  subsides  de  l'Etat  doit  écarter  l'enseignement  reli- 
gieux et  se  soumettre  au  comité  d'inspection  scolaire.  C'est  le  sys- 
tème de  la  neutralité  franc-maçonne,  mille  fois  condamné  et  con- 
damnable, comme  induisant  à  l'indifférentisme  et  à  l'irréligion.  Les 
évêques  s'étaient  réservé  le  droit  exclusif  de  prononcer  sur  le  cas 
d'envoi  d'enfants  catholiques  aux  écoles  de  l'Etat.  En  1891,  l'archevê- 
que de  Saint-Paul,  John  Ireland,  qui  ne  fait  rien  sans  le  tambouriner 
un  peu,  fit  savoir  au  public,  qu'il  venait  de  passer  un  arrangement 


70  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

pour  transformer  en-  écoles  communales  deux  écoles  paroissiales, 
c'est-à-dire  que  lui,  archevêque,  venait  de  retrancher  le  catéchisme  de 
Técole  et  d'accepter,  pour  ses  maîtres,  Tinspection  de  l'Etat.  A  ce  prix, 
l'Etat  devait  leur  allouer  un  traitement.  Le  programme  des  écoles 
neutres  y  devenait  obligatoire;  mais  Tarchevêque  se  réservait  de 
consacrer  à  l'enseignement  religieux,  le  temps  laissé  libre  en  dehors 
de  la  classe  et  de  donner  cet  enseignement,  dans  l'école  même  et  par 
les  mêmes  maîtres.  Ce  système,  pris  dans  la  rigueur  des  termes, 
n'est  guère  qu'un  changement  d'horaire  ;  l'enseignement  religieux 
continue  d'être  donné  dans  la  même  école,  par  le  même  maître,  mais 
pas  à  la  même  heure.  Mais  la  rigueur  de  sa  bonne  tenue  ne  tient 
qu'à  un  fil.  Avec  la  mobilité  des  choses  humaines,  avec  la  faiblesse 
de  l'esprit  humain  et  la  perversité  des  nations,  rien  n'est  plus  facile 
que  d'altérer  cet  ordre  et  d'introduire  le  poison  dans  l'école  et,  par 
l'école,  d'empoisonner  les  enfants.  Ce  contrat,  appelé  le  système  de 
Faribault,  allégeait  le  fardeau  des  catholiques  obligés  à  un  double 
impôt  pour  les  écoles  d'Etat  et  pour  les  écoles  de  paroisse.  Beau- 
coup d'évêques  le  rejetèrent  ;  à  leurs  yeux,  c'était  une  innovation 
dangereuse,  un  accroc  aux  décrets  de  Baltimore,  une  fissure  par  où 
le  loup  entrerait  dans  la  bergerie. 

Cet  accommodement,  motivé  même  par  de  graves  raisons,  était- 
il  acceptable,  devait-il  être  rejeté  ?  Les  journaux  s'échauffèrent  pour 
et  contre  ;  les  évêques  se  partagèrent  d'opinion,  comme  le  public. 
Mgr  Ireland  soumit  alors  la  question  au  tribunal  du  Saint-Siège  ; 
une  commission  fut  nommée  pour  l'examiner.  Le  21  avril  1892,  la 
décision  fut  rendue  en  ces  termes  :  «  Les  décrets  du  concile  de  Bal- 
timore subsistant,  dans  toute  leur  force,  la  convention  conclue  par 
le  seigneur  Ireland  peut,  toutes  les  circonstances  étant  pesées,  être 
tolérée  :  tolerari  posse.  »  Ici,  il  faut  bien  préciser  les  termes  :  la  loi 
conciliaire  garde  toute  sa  force  ;  mais  dans  les  circonstances  rigou-^ 
reusement  précisées,  on  peut  supporter  le  système  en  question.  John 
Ireland  s'applaudit  beaucoup  d'avoir  provoqué  et  obtenu  cette  déci- 
sion ;  il  l'appelle  la  charte  totale  de  l'enseignement.  C'est  une  exagé- 
ration de  sa  part  ;  il  a  obtenu  la  tolérance  pour  une  exception  seule- 
ment excusée  par  la  pauvreté  ;  mais  la  grande  charte,  c'est  le  décret 


l'église    en    AMÉRIQUE  71 

de  Baltimore.  Le  cardinal  Ledochowski,  par  une  lettre  du  31  juillet 
1892,  prescrivit  môme  d'étudier  subsidiairement  les  moyens  de  pour- 
voir aux  besoins  religieux  des  enfants  catholiques,  obligés  de  suivre 
les  écoles  d'Etat.  C'était  ouvrir  une  controverse  doctrinale  sur  Té- 
tendue  des  droits  de  l'Etat  en  matière  d'instruction.  Une  polémique 
s'engagea  entre  le  professeur  de  théologie  morale  à  Washington  et 
la  Civilta  catlolka  de  Rome.  D'après  le  docteur  Bouquillon,  l'Etat 
possède,  indépendamment  de  tous  principes  religieux,  des  droits  sur 
Véducation  des  citoyens  :  il  peut  et  doit  régler  la  matière  scolaire^ 
fixer  le  minimum  d'instruction  obligatoire,  imposer  son  programme, 
punir  les  parents  rebelles  à  ses  prescriptions  et  exercer  sa  juridic- 
tion  sur  les  établissements  libres.  Cette  doctrine  procède  du  catholi- 
cisme libéral  et  d'une  fausse  conception  de  Tordre  divin  ;  elle  sup- 
pose que  Tordre  naturel  n'est  point  déchu  par  le  péché  et  que  Jésus- 
Christ,  pour  le  restaurer,  n'a  pas  fondé  d'Eglise  ;  elle  méconnaît  les 
droits  sacrés  de  l'Eglise  et  de  la  famille  ;  elle  arme  le  pouvoir  d'un 
absolutisme  qui  peut,  en  vertu  de  son  droit,  installer  même  l'athéis- 
me dans  les  écoles.  C'est  une  doctrine  absolument  fausse  et  abomi- 
nablement perverse  ;  et  qu'un  professeur  d'université  tienne  de  pa- 
reils propos,  c'est  une  invite  à  la  sollicitude  épiscopale  de  surveiller 
de  très  près  les  témérités  de  son  enseignement. 

La  Civilta  cattolica  publiée  à  Rome,  près  du  siège  de  Pierre,  par 
des  docteurs  jésuites,  professeurs  la  plupart  au  Collège  Romain,  dé- 
fendait, on  le  devine,  des  thèses  plus  conformes  au  Syllabus.  D'après 
elle,  l'éducation  reUgieuse  appartient,  de  droit  propre,  aux  parents, 
sous  la  juridiction  de  l'Eglise  et  ne  peut  convenir  à  l'Etat  que  par 
délégation  et  sous  son  contrôle.  L'instruction,  telle  qu'elle  est  géné- 
ralement donnée  dans  les  écoles  d'Etat,  ne  peut  être  considérée  comme 
obligatoire,  ni  comme  susceptible  d'être  imposée,  en  droit,  par  l'Etat 
civil.  Le  naturaUsme  dans  les  écoles  n'est  pas  un  droit;  il  y  a,  au 
contraire,  devoir  de  le  rejeter,  là,  encore  plus  que  partout  ailleurs  ; 
parce  que,  dans  les  écoles,  le  pur  naturalisme  est  un  attentat  contre 
Tordre  surnaturel  et  contre  les  habitudes  infuses  du  baptême.  Un 
antagonisme  si  radical  et  si  visiblement  irréductible  ne  pouvait  s'ac- 
cuser sans  provoquer  de  nécessaires  discussions.  En  pareil  cas,  les 


72  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

esprits  s'échauffent  facilement,  même  quand  ils  ont  de  Tesprit  ;  quand 
ils  n'en  ont  pas  et  croient  en  avoir,  ce  qui  est  assez  ordinaire,  ils 
s'enflamment  plus  encore,  mais  se  consument  sans  s'éclairer.  D'a- 
près les  éditeurs  de  la  Civilta^  le  tolerari  posse  impliquait  virtuelle- 
ment une  désapprobation.  Les  querelles  américaines,  —  il  y  en  a 
un  stock  partout,  —  retentirent  de  plus  belle  ;  des  écoles  la  dispute 
passa  dans  la  presse  et  occupa,  justement  d'ailleurs,  les  journaux  les 
plus  étrangers  à  ces  graves  problèmes.  Léon  XIII,  qui  n'aimait 
pas  les  discussions,  jugea  prudent  de  s'adresser,  le  24  mai  1892,  aux 
évêques  de  la  province  ecclésiastique  de  New- York.  Dans  sa  dépêche, 
le  Pontife  déclarait  que  si,  dans  l'application  des  principes  et  pour  un 
cas  particulier,  le  législateur  pouvait  et  devait,  en  toute  prudence,  dé- 
roger à  la  lettre  de  la  loi,  pourtant  son  désir  était  que  les  décrets  des 
conciles  fussent  généralement  observés.  En  d'autres  termes,  l'excep- 
tion ne  détruit  pas  la  loi  ;  elle  oblige,  au  contraire,  à  l'observer  plus 
strictement. 

En  novembre,  tous  les  archevêques  des  Etats  se  réunirent  à  New- 
York,  pour  étudier  ensemble  cette  grave  question  des  écoles  ;  le  dé- 
légué apostolique,  François  Satolli,  canoniste  très  distingué,  était 
présent.  Les  évêques  examinèrent  la  question  sous  toutes  ses  faces  ; 
le  délégué,  au  nom  du  Pape,  soumit  lui-même  à  l'examen  des  évê- 
ques, quatorze  propositions.  Une  indiscrétion  les  divulgua  ;  elles 
furent  aussitôt  discutées  dans  toute  l'Amérique,  avec  des  interpréta- 
tions diverses,  parfois  contradictoires,  pas  toujours  calmes.  De  bra- 
ves gens  s'en  étonnent  ;  d'autres  s'en  affligent.  Des  coups  de  briquet 
peuvent  allumer  du  feu  ;  c'est  leur  usage  régulier  ;  mais  si  le  feu 
brûle,  il  a  aussi  beaucoup  d'emplois  indispensables  au  genre  humain. 
Des  disputes,  c'est  nécessaire  pour  réveiller  les  esprits,  pour  les  mettre 
en  demeure  de  se  produire  et  de  s'affirmer  ;  s'ils  excèdent,  le  mal 
n'est  pas  grand  et  le  remède  est  à  côté.  Les  archevêques  eux-mêmes 
n'étaient  pas  en  accord  parfait  :  tout  l'esprit  du  monde  n'est  pas 
dans  la  même  mitre,  les  divergences  de  vues  prouvent  la  sincérité 
et  préparent  plus  volontiers  une  entente  entre  gens  sages.  Tel  fut  le 
cas  :  tous  étaient  d'accord  sur  les  points  fondamentaux  ;  à  l'unani- 
mité, les  prélats  formulèrent  les  résolutions  suivantes  :  l'^  Il  a  été  ré- 


l'église    en    AMÉRIQUE  73 

solu  de  promouvoir  rérection  d'écoles  catholiques,  de  façon  qu'il 
s'y  trouve  place  pour  une  plus  grande  quantité  et  môme  pour  la  to- 
talité des  enfants  :  c'est  le  décret  du  concile  de  Baltimore  ;  —  2°  il  a 
été  résolu  que,  pour  les  enfants  qui  ne  fréquentent  pas  les  écoles  ca- 
tholiques, il  sera  pourvu  ii  leur  instruction  religieuse  par  des  écoles 
dominicales,  par  des  instructions  faites  les  autres  jours  de  la  semaine 
et  en  engageant  les  parents  à  enseigner  la  doctrine  chrétienne  à  leur 
foyer.  Ces  écoles  dominicales  ou  de  semaine,  doivent  être  sous  la 
surveillance  du  clergé,  aidé  par  d  uitelligents  laïques,  et,  si  possihle, 
membres  des  congrégations  religieuses  enseignantes.  »  La  raison 
même  ne  parlerait  pas  mieux.  C'est  l'ordre  que  la  foi  passe  avant 
tout  et  que  Tinstruction  religieuse  soit  la  lumière,  la  règle  et  la  sanc- 
tion de  tout  autre  enseignement.  Autrement,  selon  la  pensée  du 
comte  de  Maistre,  la  lumière  devient  feu  et  le  feu  peut  allumer  un 
incendie  qui  détruira  tout.  On  ne  joue  jamais  impunément  avec  la 
lumière. 

Le  21  mai  1893,  un  bref  de  Léon  XIII  au  cardinal  Gibbons  ap- 
prouva solennellement  ces  résolutions  épiscopales.  Dans  ce  bref,  il  y 
a  quelque  détail  à  retenir.  «  Les  propositions  de  notre  délégué,  dit  le 
Pontife,  ayant  été  publiées  d'une  manière  inopportune,  de  nouvelles 
discussions  se  sont  élevées  plus  vives,  et,  par  suite  d'interprétations 
inexactes  ou  d'insinuations  malignes,  répandues  par  les  journaux, 
ont  pris  un  caractère  plus  pénible  et  plus  général.  C'est  alors  que 
plusieurs  évoques  de  votre  pays,  souffrant  des  interprétations  données 
à  quelques-unes  de  ces  propositions  ou  redoutant  les  conséquences 
fâcheuses  pour  le  bien  des  âmes  qui  pourraient  en  être  tirées,  se 
sont  adressés  à  nous  avec  confiance  et  nous  ont  exposé  leur  inquié- 
tude :  nous  rappelant  que  le  salut  des  âmes  est  la  loi  suprême  que 
nous  devons  suivre  et  désirant  vous  donner  un  témoignage  de  notre 
bienveillance,  nous  avons  voulu  que  chacun  de  vous  nous  exprimât, 
dans  des  lettres  particulières,  librement  sa  pensée,  ce  que  d'ailleurs 
vous  vous  êtes  empressé  de  faire.  Ces  lettres  nous  ont  montré  que,  pour 
un  certain  nombre  d'entre  vous,  les  propositions  ne  renfermaient 
rien  qui  pût  exciter  quelque  crainte,  tandis  qu'à  plusieurs  il  sem- 
blait qu'elles  abrogaient  en  partie  les  dispositions  de  la  loi  portée  sur 


74  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

les  écoles  par  le  Concile  de  Baltimore  ».  Le  Saint-Père  rappelle  que 
Mgr  SatoUi  avait  même  exprimé  son  admiration  pour  le  zèle  des  Pères 
de  Baltimore  dans  la  grande  cause  de  Téducation  de  lajeunesse  catholi- 
que. La  conclusion  de  Léon  XIII  porte  que  :  1°  Les  décrets  du  Concile 
de  Baltimore,  «  en  tant  qu  ils  donnent  une  règle  générale,  doivent 
être  fidèlement  observés  ;  2^^  il  peut  arriver  des  cas  où  il  soit  permis 
de  fréquenter  les  écoles  publiques  ;  3°  sans  les  condamner  tout  à  fait 
(on  les  condamne  donc  un  peu),  des  efforts  doivent  être  faits  avec 
énergie  pour  que  les  écoles  catholiques  s'élèvent  de  plus  en  plus 
nombreuses  et  parfaitement  organisées  ».  Tous  les  métropolitains 
des  Etats-Unis,  dans  une  réunion  tenue  à  Chicago  le  31  octobre,  ad- 
hérèrent à  cette  lettre  de  Léon  XIII  ;  le  cardinal  Gibbons  put  trans- 
mettre à  Sa  Sainteté  l'expression  de  cette  ferme  adhérence  de  l'épis- 
copat  à  la  Chaire  du  prince  des  Apôtres.  La  cause  était  entendue  ;  la 
résolution  prise  ;  la  paix  confirmée.  L'histoire  doit  admirer  cette  con- 
duite et  louer  ses  résultats.  On  ne  peut  pas  sérieusement  rêver  un 
monde  inerte.  L'humanité  est  comme  un  océan  immense,  parfois 
calme,  souvent  agité,  exceptionnellement  soulevé  par  la  tempête. 
La  tempête,  en  agitant  les  flots,  les  débarrasse  des  impuretés,  pu- 
rifie l'atmosphère  et  développe,  sur  les  continents,  les  forces  de  vie. 
La  tempête  a  écarté  les  poisons  et  fécondé  des  éléments.  Toute  com- 
paraison cloche,  mais  sert  à  l'expression  de  la  pensée.  Les  questions 
obscures  que  les  événements  posent,  que  les  passions  agitent,  que 
les  fureurs  peuvent  même  pousser  au  paroxysme,  sont  d'importants 
problèmes  qui  se  comprennent  mieux,  s'expliquent  plus  profondé- 
ment, s'appliquent  avec  plus  de  bonheur  au  milieu  d'ardentes  contro- 
verses. Qu'importe  !  Tout  est  bien  qui  finit  bien.  Avec  la  monarchie 
des  Pontifes  Romains,  avec  Tinfaillibilité  des  Papes,  Timperturbable 
sagesse  de  leur  gouvernement,  le  Pape  commande  aux  flots  et  à  la 
tempête.  A  sa  parole,  les  nuages  se  dissipent  ;  le  soleil  se  lève  à  Tho- 
rizon  ;  et  les  Eglises  rendues,  après  un  instant  de  trouble,  à  leur  acti- 
vité féconde,  poursuivent  avec  plus  de  succès  l'œuvre  de  Dieu  dans 
la  création,  Tœuvre  de  Jésus -Christ  pour  la  rédemption  de  l'huma- 
nité. 

9*^  Le  congrès  des  religions,  —  En  1893  tombait  le  centenaire  de 


l'église    en    AMÉBIQUE  75 

la  découverte  de  l'Amérique  ;  les  Américains  voulurent  célébrer  cet 
anniversaire  par  une  exposition  des  produits  des  arts  et  de  l'industrie  ; 
ils  y  invitèrent  Léon  XIII.  Déjà,  en  1888,  dans  une  lettre  au  cardi- 
nal Gibbons,  le  Pontife  avait  envoyé  ses  félicitations  au  président 
Gleveland  :  «  Nous  désirons,  avait-il  dit,  que  vous  assuriez  le  Pré- 
sident de  notre  admiration  pour  la  constitution  des  Etats-Unis,  non 
seulement  parce  qu'elle  a  permis  aux  citoyens  entreprenants  et 
industrieux  de  l'Amérique  d'atteindre  un  si  haut  degré  de  prospérité; 
mais  aussi,  parce  que,  sous  sa  protection,  vos  concitoyens  catholi- 
ques ont  joui  d'une  liberté  qui  a  favorisé  grandement  le  développe- 
ment prodigieux  de  leur  religion  dans  le  passé  et  lui  permettra, 
nous  l'espérons,  d'être  à  l'avenir  également  très  avantageuse  à 
la  société  civile.  »  En  1893,  le  secrétaire  d'Etat  Forster  avait  sollicité 
du  Saint- Père  l'envoi,  à  l'exposition  de  Chicago,  des  souvenirs  de  la 
découverte  de  l'Amérique,  qui  pouvaient  se  trouver  au  Vatican. 
Léon  XIIÏ  envoya  deux  cartes,  notamment  la  carte  sur  laquelle 
Alexandre  VI  avait  tracé,  de  sa  propre  main,  la  ligne  de  démarcation 
qui  devait  séparer  les  territoires  de  TEspagne  et  du  Portugal.  En 
outre,  il  se  fit  représenter  à  l'exposition  par  le  Délégué  Apostolique  et 
y  prononça  lui -môme,  grâce  au  phonographe  d'Edison,  un  discours. 
Edison  était  venu  au  Vatican  avec  son  phonographe  ;  il  avait  adressé, 
avec  cet  instrument,  deux  discours  des  cardinaux  Manning  et  Gib- 
bons. Après  quoi  Léon  XIII  avait  prononcé,  en  latin,  à  haute  et 
intelligible  voix,  un  message  pontifical  au  nouveau  monde.  A  l'ex- 
position de  Chicago,  le  jour  de  l'ouverture,  après  l'allocution  du  Pré- 
sident, le  phonographe  d'Edison  prononça  le  message  de  Léon  XIII. 
Ce  transport  de  la  voix,  avec  le  ton  et  les  inflexions,  est  une  des  in- 
ventions merveilleuses  de  l'illustre  inventeur  Edison. 

A  cette  occasion  se  produisit  un  événement  singulier,  le  congrès 
des  religions  à  Chicago.  Originairement  ce  congrès  émanait  d'un 
principe  rationaliste,  et,  s'il  n'était  pas  formellement  hostile  à  l'Eglise 
catholique,  visait  au  moins  à  étabhrun  certain  syncrétisme,  une  fu- 
sion des  religions  l'mie  dans  l'autre,  en  éliminant  les  dogmes  particu- 
liers, pour  se  tenir  aux  généralités  de  la  foi.  A  la  même  occasion,  les 
catholiques  tenaient  un  congrès  général,  sous  la  présidence  du  car- 


76  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

dinal  Gibbons.   Chaque  diocèse,  les  séminaires,  les  universités,  les 
différentes  œuvres  y  avaient  envoyé  des  représentants.  Les  catholi- 
ques, réunis  en  congrès  catholique,  se  décidèrent  à  prendre  part  au 
congrès  rationaliste  qui  se  célébrait  à  côté  d'eux.  Cette  décision  fit 
grand   bruit  en  Europe  ;  mais  Faccession  des  catholiques  changeait, 
du  tout  au  tout,  l'orientation  et  le  sens  du  congrès  universel  des 
rehgions.  La  démarche  n'en  était  pas  moins  délicate,  étrange  même. 
Enfin  à  l'inauguration  de  ce  congrès,  le  cardinal  Gibbons,  d'une  voix 
nette  et  claire,  récita  le  Pater  en  anglais,  à  genoux,  devant  des  miliers 
d'auditeurs  de  toutes  les  rehgions  de  l'univers.  Dvans  cette  assemblée, 
voulait-on  trouver  un  terrain  de  rapprochement  entre  le  protestan- 
tisme et  le  catholicisme  ?  Jamais  les  évêques  n'avaient  conçu  une 
telle  pensée.  L'intention  des  prélats  était-elle  de  soumettre  ou  d'ex- 
poser leur  Eglise  aux  jugements  contradictoires  des  autres  religions  ? 
Loin  de  là  :  au  premier  rang,  les  évêques  plaçaient  l'idée  de  faire 
connaître  la  doctrine  catholique,  mais  sans  vouloir  permettre  que 
cette  doctrine  se  discutât  comme  un  système  religieux.   «  Le   but, 
disait  en  1894,  au  congrès  catholique  de  Bruxelles,  Mgr  Keane^  était 
d'unir  les  protestations  de  toutes  les  formes  des  croyances  religieuses 
contre  le  matériahsme  et  l'agnosticisme,  de  les  opposer  à  toutes  les 
formes  d'irréligion  et  d'incrédulité,  et  de  montrer  combien  celles-ci 
sont  contraires  aux  idées  fondamentales  du  genre  humain  et  à  son 
bonheur.  »  —  «  Je  manquerais  à  mon  devoir  de  ministre  de  la  reli- 
gion catholique,   avait  dit  l'année  précédente,  aux  congressistes,   le 
cardinal  Gibbons,  si  je  ne  vous  disais  avant  tout  combien  vif  serait 
mon  désir  de  présenter  les  titres  de  l'Eglise  catholique  au  respect, 
et,  si  c'était  possible,  à  l'acceptation  de  tout  ce  qu'il  y  a  parmi  nous 
d'auditeurs  de  bonne  volonté.  Je  sais  que  je  possède  dans  ma  foi  un 
trésor  au   prix  duquel  tous  les  trésors  de  la  terre  n'ont  rien  que 
de  méprisable.  Mais  si  nous  ne  pouvons  pas  nous  accorder  sur  l^s 
matières  de  foi,  je  rends  grâce  à  Dieu  qu'il  y  ait  au  moins  un  terrain 
sur  lequel  nous  pouvons  tous  nous  rencontrer  et  nous  entendre  : 
c'est  celui  de  la  charité,  de  l'humanité  et  de  la  bienfaisance.  »  On 
avait  donc  écarté,  préalablement  et  de  parti  pris,  toute  controverse 
sur  le  principe  religieux,  sur  la  nécessité  et  l'étendue  de  son  appU- 


l'église    ICN    AMÉRIQUE  77 

cation.  G^cst  une  situation  difficile,  peu  logique,  peu  conforme  aux 
exigences  du  zèle  apostolique  ;  mais  enfm  c'est  ainsi,  c'est  un  arrêt 
volontaire,  pour  s'embrasser,  sauf  à  se  disputer  plus  tard. 

En  participant  au  congrès  de  Chicago,  les  catholiques  n'avaient  donc 
rien  engagé  et  avaient  fait  d'avance  toutes  les  réserves  nécessaires. 
Un  rhéteur  français,  Brunetière,  expliquant  leur  pensée,  nous  paraît  la 
traduire  avec  moins  de  précision,  et,  s'il  ne  dit  rien  de  compromet- 
tant, il  va  du  moins  jusqu'à  ce  point  flottant  des  frontières,  où  Ton 
ne  voit  plus  bien  l'impératif  catégorique  du  devoir.  A  son  sens,  ici 
juste,  le  dessein  des  évoques  d'Amérique  n'était  pas  de  soumettre 
ou  d'exposer  leur  Eglise  aux  jugements  contradictoires  des  autres 
religions,  et  bien  moins  encore,  comme  s'ils  ne  possédaient  qu'une  vé- 
rité imparfaite  ou  parcellaire,  d'en  demander  le  complément  aux  re- 
présentants des  vieux  cultes  asiatiques,  le  bouddhisme  ou  le  parsisme. 
Ce  sont  là  roman  ou  songeries  de  raystagogues.  Mais  catholiques 
ou  protestants,  musulmans  ou  juifs,  parsis  ou  bouddhistes,  philoso- 
phes, libres-penseurs  (ici  commence  le  galimatias),  puisque  nous 
vivons  de  la  môme  vie  civile  ;  puisque  nous  échangeons  tous  les 
jours  des  propos  de  morale  ou  de  philanthropie  ;  puisque  tous 
ensemble,  utilement  et  toléremment,  nous  pouvons  travailler  et  nous 
travaillons,  en  effet,  à  des  œuvres  communes  de  charité,  de  bienfai- 
sance, d'humanité,  c'est  pour  témoigner  de  leur  bon  vouloir  que  les 
évèques  d'Amérique  ont  pris  leur  part  d'un  congrès  où,  à  vrai  dire, 
et  en  dépit  de  son  nom,  ce  n'étaient  pas  du  tout  des  religions  qui  se 
rencontraient,  ni  surtout  qui  s'affrontaient,  mais  des  hommes  reli- 
gieux qui  s'assemblaient  pour  causer  de  philosophie  religieuse  et  de 
morale.  Les  catholiques  américains  n'avaient  pas  proposé  la  convoca- 
tion de  ce  parlement  ;  l'acceptation,  aux  Etats-Unis  même,  n'avait 
pas  été  universellement  approuvée.  Il  y  a  des  choses  qui  ne  se  font 
pas  deux  fois,  parce  que  le  but  est  atteint  en  une  :  tel  fut  ce  congrès 
qui  ne  se  renouvellera  plus,  du  moins  en  Europe,  avec  la  participa- 
tion des  catholiques. 

En  France,  la  partie  aventureuse,  exaltée,  du  clergé  catholique 
s'était  comme  cramponnée  à  cette  idée  de  congrès  des  religions  ;  elle 
espérait  y  trouver  un  moyen  de  fusionner  ensemble  tous  les  cultes, 


78  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

au  profit  d'un  humanitarisme  indéfinissable.  Un  prêtre,  nommé  Char- 
bonnel,  poussa  même  si  loin  le  fanatisme  de  cette  fausse  confes- 
sion, que,  n'ayant  pu  y  amener  les  évoques,  il  apostasia  et,  lui  qui 
avait  voulu  universaHser  le  christianisme,  entreprit  d'en  être  l'aveu- 
gle et  impuissant  destructeur.  Le  cardinal  Gibbons,  lui-même,  avait 
repoussé,  pour  la  France,  la  tentative  d'un  pareil  congrès.  Dès  lo- 
rigine,  une  lettre  de  Léon  XIII,  qui  fut  tenue  secrète,  avait  même 
paru  blâmer  la  participation  de  FEglise  à  ce  parlement.  Les  Améri- 
cains, un  peu  osés,  parfois  audacieux,  n'avaient  vu  là  qu'une  belle 
entreprise  de  charité  ;  le  vicaire  de  Jésus-Christ,  plus  pénétrant,  avait 
vu  autre  chose.  Tous  les  hommes  sages  sont  du  même  avis. 

10^  Une  Encyclique  du  Pape.  —  A  l'occasion  du  centenaire^ 
Léon  XIII  rendit  permanente  aux  Etats-Unis  la  Nonciature  qui  n'a- 
vait été  jusque-là  qu'une  délégation  intermittente.  L'archevêque  de 
Lépante,  le  savant  Satolli,  inaugura  cette  institution.  Le  clergé  et  les 
fidèles  lui  firent  fête  ;  l'archevêque  de  New-York  voulut  la  célébrer 
dans  sa  cathédrale  ;  enfin  les  catholiques  de  la  République  offrirent 
une  demeure  digne  du  représentant  de  la  Papauté  à  Washington. Dans 
la  vie  des  peuples  comme  dans  la  vie  des  individus,  il  y  a  des  circons- 
tances qu'il  faut  saisir  au  vol,  pour  préparer  ou  accomplir  de  grandes 
choses.  Tel  fut  l'avis  de  Léon  XIII  ;  il  voulut,  par  un  grand  acte,  té- 
moigner encore  davantage,  à  la  nation  américaine,  son  estime,  son 
affection,  sa  sollicitude.  Cet  événement, ce  fut  l'Encyclique  du  6  jan- 
vier 1893.  Léon  XIII  rend  un  glorieux  hommage  aux  progrès  de  la  Ré- 
publique, à  sa  merveilleuse  prospérité,  due  au  génie  de  la  race  améri- 
caine et  à  son  activité  laborieuse;  il  proclame  que  la  religion  catholique 
estdans^un  état  de  magnifique  effloraison.  Cet  état  est  dû  à  la  vertu, 
au  zèle, à  la  prudence  des  évêques  et  du  clergé,  mais  aussi  à  la  foi  et  à 
la  munificence  des  catholiques.  aC'est  ainsi  que  grâce  à  un  effort  éner- 
gique de  toutes  les  classes  de  la  société,  il  vous  a  été  possible  de  fon- 
der des  œuvres  innombrables  de  piété  et  d'utilité,  églises,  maisons 
d'éducation  pour  la  jeunesse,  instituts  d'enseignement  supérieur, 
asiles  d'hospitalité  pour  le  peuple,  hôpitaux  pour  les  malades,  cou- 
vents. »  Gela  tient,  pour  une  grande  part,  à  ce  que  l'Eglise,  fibre  de 
toute  entrave  légale,  possède  toute  sa  liberté  d'expansion  et  de  vie. 


l'église    en    AMÉRIQUE  79 

Toutefois,  il  n'en  faut  pas  conclure  que  la  séparation  de  l'Eglise  et 
de  l'Etat  constitue  un  idéal  de  civilisation  chrétienne.  La  fécondité 
de  l'Eglise  produirait  des  fruits  plus  admirables  encore,  si,«  outre  la 
liberté,  l'Eglise  jouissait  de  la  faveur  des  lois  et  du  patronage  de  la 
puissance  publique».  Dans  son  gouvernement,  le  Pontife  n'en  a  pas 
moins  \oulu  développer  les  études  aux  Etats  Unis  et  y  rendre  plus 
complète  l'administration  des  intérêts  catholiques.  Les  études  ont  été 
développées  par  l'institution  de  l'Université  de  Washington,  par  la 
constitution  régulière  d'un  collège  américain  à  Rome,  par  l'approba- 
tion des  décrets  du  concile  de  Baltimore.  Pour  resserrer  les  liens  qui 
unissent  les  Etats-Unis  au  Saint-Siège,  le  Pape  a  rendu  permanente 
la  Délégation  Apostolique.  Plusieurs  ont  craint  qu'il  n'en  résultât 
une  diminution  des  prérogatives  de  l'épiscopat.  Mais  loin  d'apporter 
quelque  détriment  au  pouvoir  des  évoques,  une  Nonciature  est  au 
contraire,  pour  le  pouvoir  épiscopal,  une  cause  de  force  et  d'affer- 
missement, par  une  plus  ferme  adhérence  à  la  Chaire  Apostolique. 
Dans  la  dernière  partie  de  son  Encyclique,  Léon  XIII  s'occupe  de 
questions  de  discipline,   du  divorce,  du  devoir  civique  et  plus  spé- 
cialement des  associations  ouvrières.  L'association  est,  en  principe, 
une  des  lois  du  monde  économique  ;  sous  une  forme .  ou  sous  une 
œuvre,  l'association  existe  plus  ou  moins  forte  ;  elle  est  plus  néces- 
saire encore  chez  les  peuples  jeunes,  en  voie  de  formation,  que  chez 
les  peuples  vieux  que  le  cyclone  révolutionnaire  a  plus  ou  moins 
ravagés.  L'association  toutefois  n'est  pas  un  principe  puissant  par 
lui-même  ;  l'homme  est  trop  égoïste  pour  se  dévouer  spontanément 
au  bien  d'autrui  ;  et  l'altruisme  est  un  mot  vain  qui  couvre  une  idée 
fausse.  Pour  que  l'association  produise  tous  ses  fruits,  il  faut  qu'une 
foi  rehgieuse  incline  l'homme  au  sacrifice.  Les  recommandations  de 
Léon  XIII  sur  ce  sujet  rebattu,  sont  à  retenir.  Les  ouvriers  ont 
certainement  le  droit  de  s'unir  en  associations  ;  mais  il  faut  qu'en 
aucun  temps  et  en  aucune  chose,  la  justice  ne  soit  pas  abandonnée. 
Bien  plus,  point  très  important  pour  la  conservation  de  la  foi,  les 
catholiques  doivent  s'associer  de  préférence  avec  des  catholiques,  à 
moins  que  la  nécessité  ne  les  oblige  à  faire  autrement.   Par  ail- 
leurs «  un  très  grand  devoir,  c'est    de  respecter  les  droits  d'au- 


80  POI^TIFICAT    DE    LÉON    XIII 

trui  ;  c'est  do  laisser  chacun  libre  dans  ses  propres  affaires,  de 
manière  que  personne  ne  rempêche  de  porter  son  travail  où  il  lui 
plaît  et  quand  il  lui  plaît...  A  ce  résultat  peuvent  puissamment  con- 
tribuer les  écrivains  et  les  journalistes.  »  Keau  du  Niagara  remon- 
terait plutôt  au  lac  Erié,  que  le  peuple  américain  ne  se  passerait  de 
lire.  «  Il  faut  donc  travailler  à  accroître  par  tous  les  moyens  le  nom- 
bre de  ceux  qui  s'acquittent  de  la  mission  d'écrire,  avec  capacité  et 
bon  esprit,  ayant  la  religion  pour  guide  et  l'honnêteté  pour  compa- 
gne. La  nécessité  en  Amérique  en  est  plus  visible,  parce  que  les 
catholiques  y  sont  en  rapports  habituels  et  y  vivent  avec  des  non-ca- 
tholiques, ce  qui  les  oblige  à  une  extrême  prudence  et  à  une  fermeté 
d'âme  toute  particulière  ».  Les  journaux  «  font  une  œuvre  mauvaise 
et  nuisible  chaque  fois  qu'ils  osent  soumettre  à  leur  propre  jugement 
les  résolutions  ou  les  actes  des  évoques,  et,  oublieux  du  respect 
qu'ils  leur  doivent,  osent  les  ravaler  ou  les  censurer.  Ils  ne  com- 
prennent pas  quelle  perturbation  de  Tordre,  combien  de  maux  résul- 
tent de  leur  propre  conduite  ».  Les  journaux,  semés  partout,  tom- 
bent chaque  jour  aux  mains  du  premier  venu  et  peuvent  beaucoup 
sur  les  opinions  et  les  mœurs  de  la  multitude.  Léon  XIII  termine 
sa  lettre  par  un  appel  aux  dissidents,  par  une  prière  en  faveur  des 
indiens  et  des  nègres  et  par  une  adjuration  de  dévouement  à  toutes 
les  puissances,  La  moisson  peut  être  abondante  ;  il  y  a  malheureu- 
sement peu  d'ouvriers. 

11°  Développements  intérieurs.  —  Une  race  énergique,  laborieuse, 
qui  occupe  d^immenses  territoires  et  reçoit  des  flots  d'immigrants  ; 
un  peuple  sensé  et  qui  sait  vouloir  ;  un  clergé  qui  tient  des  conciles 
et  écoute  la  parole  du  Pape  :  voilà  de  quoi  appeler  toutes  les  béné- 
dictions du  ciel.  Aussi  voyons-nous  l'Eglise  aux  Etats-Unis,  dans 
l'espace  d'un  siècle,  atteindre  les  proportions  d'un  grand  empire  et 
développer,  dans  toutes  les  sphères,  les  éléments  de  sa  prospérité. 
L'ossature  de  l'Eglise,  la  hiérarchie  ecclésiastique  continue  de  se 
développer  et  de  grandir.  Le  Saint-Siège  crée  le  Vicariat  apostolique 
du  territoire  indien  de  l'Alaska,  une  étendue  plus  vaste  que  la  France. 
Cette  immense  région  ne  compte  que  70.000  âmes,  9.000  catholiques. 
Cinq  églises  sont  desservies  par  des  missionnaires.  Treize  Jésuites 


l'église   ElN    amériquk  81 

se  dévouent  à  révangêlisation  des  tribus  indiennes  et  des  Esquimaux. 
Les  sœurs  de  Sainte-Anne  du  Canada  occupent  les  écoles  et  adminis- 
trent les  institutions  de  charité.  En  apparence,  c'est  un  bien  petit 
l'ait  ;  c'est  la  preuve  que  l'Eglise  s'est  étendue  sur  toute  l'immensité 
des  territoires  :  Sistimus  hic  tendens,  nobis  ubi  defuit  orbis. 

Ces  territoires  immenses  sont  envahis  par  deux  catégories  de  pion- 
niers :  les  pionniers  qui  cultivent  la  terre,  les  pionniers  qui  culti- 
vent les  âmes  :  et  ces  deux  catégories  n'en  font  qu'une  dans  les  ordres 
religieux.  Les  ordres  religieux  aménagent  les  eaux,  les  bois  et  les 
terres  ;  les  ordres  religieux  aménagent  les  âmes,  aident  les  familles, 
soutiennent  tout  dans  la  société.  Sauf  les  chartreux,  tous  les  ordres 
religieux  de  l'Occident  sont  naturalisés  en  Amérique.  Plusieurs  con- 
grégations y  ont  pris  naissance  :  les  Oblates  de  St-François,  fondées 
en  1810  par  le  sulpicien  Joubert  :  les  sœurs  de  charité  d'Elisabeth 
Seton  ;  les  PauHstes,  institués  par  le  P.  Hœcker  ;  et  la  branche  amé- 
ricaine des  Joséphistes  pour  évangéliser  les  nègres.  Cette  dernière 
congrégation  dirige  encore  deux  séminaires,  un  collège,  d'innombra- 
bles écoles  et  quelques  paroisses.  Il  y  a  actuellement,  aux  Etats- 
Unis,  quarante-cinq  congrégations  d'hommes,  soixante-quinze  con- 
grégations de  femmes  :  trente-six  sont  d'origine  française. 

Au  développement  des  ordres  religieux  se  joint  la  magnifique 
expansion  des  séminaires  et  des  collèges  qui  ont  reçu,  les  uns  de 
l'Eglise^  les  autres  de  l'Etat,  le  pouvoir  de  conférer  des  grades.  Le 
séminaire  de  Baltimore  et  l'Université  de  Washington  nous  sont  con- 
nus ;  à  Georgetown,  il  y  a  une  autre  Université  dirigée  par  les  Jé- 
suites ;  dans  Tlndiana,  l'Université  de  Notre-Dame  à  Port-Wayne, 
fondée  par  les  Pères  de  la  Croix  et  reconnue  par  l'Etat,  compte  huit 
cents  élèves.  Les  diocèses  possèdent  une  centaine  de  grands  sémi- 
nah-es,  y  compris  les  scolasticats  des  ordres  religieux.  Les  séminai- 
res diocésains,  écoles  secondaires,  sont  au  nombre  de  trente  avec 
2.700  élèves  ;  les  scolasticats  possèdent  2  QOO  élèves.  L'Eglise  amé- 
ricaine a,  de  plus,  en  Europe  :  à  Rome,  le  collège  national  des  Etats- 
Unis,  fondé  par  Pie  IX  en  1859,  élevé  par  Léon  XIII  au  rang  de 
collège  pontifical,  compte  80  élèves  ;  à  Louvain,  le  collège  américain 
de  l'Immaculée  Conception,  fondé  par  des  évoques  américains  et 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  6 


82  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

placé  sous  le  patronage  des  évêques  belges,  compte  90  élèves.  Ces 
établissements  fournissent,  sans  interruption,  des  prêtres  à  T Amé- 
rique. 

Cette  fécondité  de  vie  pénètre  partout.  Le  congrès  laïque  de  Chi- 
cago s'était  occupé  de  presse.  Durant  la  période  coloniale,  de  1675 
au  xvni®  siècle,  l'état  d'oppression  des  catholiques  n'avait  même  pas 
permis  d'avoir  une  imprimerie  ;  les  prêtres  étaient  souvent  obligés 
de  copier  même  les  missels  pour  le  saint  sacrifice.  Après  la  pro- 
clamation de  l'indépendance,  les  travaux  des  missions  cadraient  mal 
avec  la  culture  de  la  littérature  religieuse.  A  mesure  que  lEgHse 
s'affermit  et  que  le  nombre  des  fidèles  s'accrut,  l'activité  des  fidèles 
catholiques  créa  d'importantes  publications.  Les  évêques  England, 
Kenrick,  Hughes,  Spalding  se  distinguèrent  par  des  ouvrages  de 
théologie  et  de  controverse.  Brownson  édita  une  grande  revue  litté- 
raire, philosophique  et  politique.  Gilmary  Shede  est  l'Eusèbe  et  l'Hé- 
rodote de  l'Eglise  en  Amérique.  Plus  récemment,  le  P.  Hœcker  et  le 
cardinal  Gibbons  se  sont  fait  un  nom  dans  les  lettres  chrétiennes. 
Malgré  certaines  lacunes,  la  presse  catholique  commence  à  jouer  un 
grand  rôle  aux  Etats-Unis  ;  elle  possède  158  journaux  hebdomadai- 
res, 67  publications  mensuelles,  dix  feuilles  quotidiennes,  six  grandes 
revues,  entre  autres  le  Catholic  quaterly  revieiv  de  Philadelphie,  le 
Catholic  World  des  Paulistes  à  New-York  et  V American  ecclesias- 
tical  review^  revue  ecclésiastique  publiée  par  le  grand  séminaire  de 
Philadelphie.  Chaque  œuvre  tend  à  avoir  son  organe  dans  la  presse  ; 
les  bulletins  diocésains  et  paroissiaux  se  multiplient  chaque  année. 
Le  progrès  de  la  presse  entraîne  l'organisation  de  bibhothèques  et 
cabinets  de  lecture  qui  font  pénétrer,  dans  la  société  américaine,  les 
saines  influences  de  la  pensée  catholique.  A  New-York,  outre  les 
bibhothèques  circulantes,  36.000  volumes  sont  mis,  par  la  cathédrale, 
à  la  disposition  de  quiconque  veut  s'instruire.  Dans  la  ville,  il  existe 
une  commission  de  censeurs  catholiques,  à  laquelle  les  éditeurs  pro- 
testants ne  dédaignent  pas  de  recourir  ;  l'approbation  des  censeurs 
est,  pour  les  pubhcations,  un  brevet  d'orthodoxie. 

Sous  un  autre  point  de  vue,  l'efflorescence  des  associations  ca- 
tholiques décuple,  dans  l'Eglise  américaine,  la  force  de  vie.  Tous 


l'église   en    AMÉRIQUE  83 

les  grands  intérêts  religieux,  moraux  et  sociaux  possèdent  des  asso- 
ciations qui  se  ramifient  en  groupes  d'œuvres  de  toutes  sortes,  sur 
tous  les  points  du  territoire.  Les  principales  s'appliquent  à  la  diffu- 
sion de  la  foi  ;  les  unes  sont  exclusivement  religieuses  ;  d'autres  for- 
ment des  cercles,  des  sociétés  de  secours  mutuels  ou  des  associations 
de  tempérance.  Aujourd'hui,  il  se  crée,  aux  Etats-Unis,  comme  en 
Allemagne,  une  synthèse  d'association,  une  fédération  d'œuvres  qui 
doit  assurer,  à  la  collectivité,  une  puissance  énorme.  Cette  concen- 
tration de  forces  ne  peut  que  donner  à  TEgiise,  aux  Etats-Unis,  une 
cohésion,  une  unité,  une  efficacité  d'action  qui  doivent,  à  brève 
échéance,  exercer  une  influence  profonde  sur  le  pays. 

12°  Développements  au  dehors.  —  En  1898,  les  Etats-Unis,  jus- 
que là  forclos  par  la  loi  de  Monroé,  n'étaient  pas  sortis  de  leurs 
frontières  ;  à  cette  date,  sans  droits,  par  simple  cupidité  et  violence, 
ils  volèrent,  à  l'Espagne,  Cuba,  Porto-Rico  et  les  Philippines.  Cette 
extension  devait  agrandir  la  tâche  de  TEglise  et  lui  créer  des  diffi- 
cultés nouvelles.  Au  début  des  hostilités,  le  clergé  se  fît  un  devoir 
d'intervenir,  comme  il  l'avait  fait  à  l'époque  de  la  guerre  de  séces- 
sion. Le  cardinal  Gibbons  n'avait  pas  craint  d'affirmer  que  rien  ne 
pouvait  justifier  la  rupture  de  la  paix.  L'archevêque  Ireland  et  l'évê- 
que  Keane  ne  négligèrent  rien  pour,  selon  le  vœu  de  Léon  XIII, 
arrêter  le  conflit.  Lors  de  la  capitulation  de  Santiago,  les  instruc- 
tions formelles  du  président  de  la  République  imposèrent  le  res- 
pect des  édifices  du  culte  et  de  la  propriété  ecclésiastique,  et  le 
maintien  des  droits  religieux.  La  conclusion  de  la  paix  donna  lieu  à 
d'importantes  négociations  entre  le  Saint-Siège  et  les  Etats-Unis.  La 
question  de  Cuba  et  de  Porto-Rico  fut  d'abord  traitée,  à  Washington, 
entre  l'archevêque  de  Saint-Paul  et  le  président  Mac-Kinley.  L'ar- 
chevêque de  la  Nouvelle-Orléans,  Mgr  Chapelle,  fut  envoyé  à  Cuba, 
par  le  Saint  Siège,  pour  étudier  la  question  sur  place.  Deux  ques- 
tions se  présentaient  :  malgré  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat 
aux  Etats-Unis,  l'Etat  paierait-il  un  traitement  au  clergé?  et  que 
ferait-on  des  ordres  religieux,  si  puissants  jusque-là  aux  Philippines  ? 
Pour  résoudre  ces  problèmes  nationaux  et  ecclésiastiques,  Mac-Kin- 
ley dépéchait  à  Rome  le  gouverneur  des  Philippines,  Taft  ;  et,  pour 


84  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

suivre  avec  lui  la  négociation,  le  Pape  nommait  une  commission 
de  cinq  cardinaux.  Grâce  aux  sentiments  de  bienveillance  mutuelle, 
toutes  ces  questions  furent  résolues  d'un  commun  accord,  pour  le 
bien  du  pays. 

L'archipel  des  Philippines  comprend  cinq  diocèses  :  le  diocèse  de 
Manille,  1.800.000  âmes  ;  Gébu,  i  .700.000  ;  Jaro,  1.300.000  ;  Vigan, 
900.000  ;  Gamarius,  700.000  :  au  total  environ  six  millions  de  catho- 
liques. L'île  de  Guba,  qui  ne  comprenait  que  le  diocèse  de  la 
Havane,  s'est  augmentée,  en  1904,  d'un  nouveau  diocèse.  Dans  ce 
pays  règne  une  foi  profonde  ;  l'annexion  aux  Etats-Unis,  où  règne 
la  promiscuité  des  cultes,  va  fournir  à  Satan  un  nouveau  terrain 
pour  ses  complots.  Au  sein  de  ces  peuplades  paisibles,  la  lutte  va 
s'engager  entre  le  protestantisme  qui  veut  exercer  toutes  ses  séduc- 
tions pour  les  arracher  à  la  discipline  de  l'Eglise  ;  et  l'Eglise  romaine 
qui  doit,  non  seulement  les  maintenir  dans  la  foi,  mais  les  habituer 
à  soutenir  la  bataille  pour  les  croyances.  La  tâche  est  difficile,  comme 
elle  le  fut  autrefois  après  la  ruine  des  Réductions  du  Paraguay  ;  elle 
n'est  pas  au-dessus  des  forces  de  Dieu. 

IS*^  L américanisyne .  —  Nous  venons  de  raconter  l'histoire  de 
l'Eglise  aux  Etats-Unis  sous  Léon  XIII  ;  dans  ce  récit,  trop  bref, 
nous  nous  sommes  appliqué  à  rendre  un  juste  hommage  à  la  foi  de  ce 
peuple,  au  zèle  de  son  clergé,  à  tous  les  espoirs  de  son  patriotique 
avenir.  Si  encourageante  toutefois  que  soit  sa  situation,  nous  ne  nous 
dissimulions  pas  qu'en  honorant  ses  mérites,  nous  devions  côtoyer  des 
abîmes.  Les  faits  même  dont  nous  avons  parlé,  si  bien  réglés  qu'ils 
soient,  ne  dissimulent-ils  pas  quelque  grave  péril  ?  D'après  la  cons- 
titution du  pays,  ne  peut-il  pas  se  créer,  dans  certains  esprits,  des 
tendances  vers  la  grande  hérésie  du  naturalisme  ?  En  présence  du 
vaste  champ  qui  s'ouvre  à  l'apostolat,  la  bonne  foi  ne  peut-elle 
éprouver  aucune  surprise  ;  le  zèle,  aucune  défaillance  ?  G'est  de  la 
meilleure  foi  du  monde  qu'on  est  allé  au  congrès  des  religions  à 
Chicago  :  n'en  résulte-t-il  pas  le  danger  de  ne  point  attacher  aux 
questions  dogmatiques,  l'importance  que  leur  assigne  l'orthodoxie  ? 
G'est  pour  de  très  bons  motifs  qu'on  a  posé  la  question  des  écoles 
d'Etat  d'après  le  système  de  Faribault  :  ne  peut-il  pas  en  sortir  la 


l'église    en    AMÉRIQUE  85 

double  illusion  que  les  écoles  neutres  n'offrent  point  de  si  graves 
inconvénients  et  que  TEglisc,  sur  ce  point,  pourrait  se  permettre  des 
concessions?  Les  chevaliers  du  travail  ont  été  déchargés  de  la  con- 
damnation portée  contre  eux  par  les  évoques  canadiens  :  n'est-ce  pas 
un  mouvement  de  condescendance  favorable  aux  sociétés  secrètes  et 
un  certificat  d'innocence  pour  les  œuvres  de  la  philanthropie?  Et  puis, 
si  des  âmes  soucieuses  de  voir  TEglise  s'harmoniser  avec  la  démo- 
cratie et  la  société  moderne,  rêvent  de  progrès  universel,  de  vertus 
naturelles  et  de  culture  humaine,  ne  sera-t-on  pas  enclin  à  moins''re- 
chercher  les  vertus  surnaturelles,  pour  s'accommoder  davantage  au 
siècle?  Bien  plus,  par  le  fait  que  le  zèle  suppose  des  hardiesses  in- 
connues jusqu'ici,  des  contacts  plus  intimes  avec  le  peuple,  ne  sera- 
t-on  pas  téméraire  dans  les  méthodes  d'évangélisation,  dans  la  con- 
fiance en  soi-même  et  le  dédain  pour  les  directions  nécessaires  de 
l'autorité  légitime?  Dans  l'infatuation  pour  les  vertus  actives,  ne 
viendra-ton  pas  à  estimer  moins  les  vertus  contemplatives  et  les 
vœux  de  religion?  La  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  ne  peut-elle 
pas  fausser  l'orientation  de  l'Etat  et  ouvrir  belle  marge  au  fanatisme 
des  sectes  protestantes,  comme  l'a  prouvé  l'affaire  des  hnow  nothing. 
Enfin  dans  un  siècle  si  propice  à  toutes  les  erreurs,  dans  une  ère  de 
concessions  fatales  aux  doctrines  et  aux  vertus  chrétiennes,  peut-on 
sérieusement  se  flatter  de  fermeté  et  de  paix  ?  L'Amérique  est  avide 
de  progrès  inouïs  ;  cette  avidité  l'expose  à  écourter  la  notion  du  Chris- 
tianisme, à  altérer  ou  à  rompre  l'économie  de  l'ordre  de  grâce. 

Toutes  ces  questions  vinrent  à  l'ordre  du  jour  d'une  façon  assez 
bizarre.  Un  garçon  boulanger,  né  en  1819  dans  le  protestantisme, 
s'était  senti  jusqu'à  l'âge  de  vingt-cinq  ans  poussé,  par  une  force 
mystérieuse,  en  passant  à  travers  toutes  les  sectes,  à  la  recherche  de 
la  vérité.  En  1844,  ce  garçon  boulanger,  nommé  Isaac  Hecker,  quitta 
la  pétrissoire,  entra  chez  les  Rédemptoristes,  devint  prêtre,  mais  fut, 
pour  cause  de  singularité  dans  les  idées  et  dans  les  mœurs,  exclu  de 
l'ordre  de  St-Alphonse.  En  1857,  le  P.  Hecker,  qui  n'eût  probable- 
ment pu  se  plier  aux  exigences  d'aucun  ordre  religieux,  trancha  la 
difficulté  en  créant  un  ordre  dont  il  fut  naturellement  le  chef  :  c'est 
l'ordre  des  Paulistes,  spécialement  voué  à  l'apostolat  de  la  presse  et 


86  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIlI 

à  la  conversion  des  protestants.  Les  seize  dernières  années  de  sa  vie 
furent  une  époque  de  souffrances  et  d'inaction  que  la  mort  termi- 
nait en  1888.  De  son  vivant,  le  P.  Hecker  avait  été  ce  que  nous  ap- 
pelons un  homme  excentrique,  parfois  jusqu'à  Textravagance  ;  après 
sa  mort,  le  P.  Hecker,  qui  avait  eu  des  admirateurs,  fut  présenté 
comme  un  saint,  mais  non  canonisé.  Le  P.  Eliott,  membre  de  Tor- 
dre, écrivit  la  vie  du  fondateur  ;  elle  fut  approuvée  par  l'éminent 
archevêque  de  Baltimore,  en  ces  termes  :  «  Le  P.  Hecker  a  été  in- 
contestablement un  instrument  de  la  Providence,  pour  la  diffusion 
de  la  foi  cathoUque  dans  notre  pays.  Son  esprit  a  été  celui  d'un  en- 
fant soumis  à  la  sainte  Eglise  :  un  esprit  catholique  sans  restriction 
et  dans  la  plénitude  du  sens  que  ce  mot  comporte.  «  Même  avec  une 
approbation  si  explicite,  le  livre  ne  fit  pas  grande  sensation  en  Amé- 
rique  ;  surtout  aux  fidèles  du  milieu  où  il  paraissait,  il  ne  fut  l'objet 
ni  d'enthousiasme,  ni  de  contradiction.  En  1897,  la  vie  du  P.  Hecker 
fut  traduite  en  français  par  Félix  Klein,  rédacteur  au  Correspondant  et 
professeur  à  l'Université  catholique  de  Paris.  Le  livre  parut,  lesté 
d'une  longue  préface  du  traducteur  et  d'une  introduction  de  l'arche- 
vêque Ireland,  deux  esprits  plutôt  entraînés  par  l'exaltation  oratoire 
que  contenus  par  la  raison.  Dans  le  mUieu  parisien,  plus  dans  le 
vague  que  dans  le  faux,  mais  avec  certaines  tendances  à  l'erreur,  la  pré- 
face et  l'introduction  firent,  sur  les  esprits,  l'effet  d'un  manifeste,  d'une 
proclamation  à  une  école,  à  un  parti,  peut-être  à  une  secte  naissante, 
comme  autrefois  la  préface  du  Cromwell  de  Victor  Hugo  avait  consti- 
tué le  programme  du  romantisme.  La  vie  du  P.  Hecker  fut,  à  Paris, 
tambourinée,  carillonnée,  comme  un  livre  illuminateur  du  présent,  ré- 
vélateur de  l'avenir,  le  nouveau  code  de  l'Eglise.  «  Le  P.  Hecker,  di- 
sait Klein,  a  tracé  et  réaHsé  en  lui  ïidéal  du  prêtre  pour  l'avenir  nou- 
veau de  V^^Wse...  lia  établi  les  principes  iiitimes  de  la  formation 
sacerdotale  pour  les  temps  qui  commencent.  »  John  Ireland  présente 
Hecker  comme  «  l'ornement  et  le  joyau  du  clergé  américain,  comme 
le  type  qu'il  faudrait  voir  se  reproduire  le  plus  possible  parmi  nous  ». 
Les  Américanistes  espèrent  que  la  formation  du  clergé  selon  ce  type, 
«  conduira  l'Eglise  à  des  succès  qu'elle  n'a  jamais  connus.  On  fera 
appela  des  hommes  possédant  cette  nouvelle  synthèse  de  vérité  qui 


l'église    en    AMÉRIQUE  87 

permet  de  résoudre  les  problèmes,  d'éliminer  les  antagonismes,  de  se 
rencoutrer  avec  les  besoins  de  notre  époque  ;  à  des  hommes  qui 
sauront  prendre  toutes  les  aspirations  du  génie  moderne  en  fait  de 
science,  de  mouvement  social,  de  politique,  de  spiritisme  (I),  de  reli- 
gion, et  les  transformer  tous  en  moyens  de  défense  et  d'universel 
triomphe  pour  TEglisc  »  (  Vie,  p.  398).  Le  catholicisme  américain 
était  présenté  comme  devant  transformer  en  moyens  de  succès  pour 
l'Eghse,  toutes  les  armes  inventées,  dressées,  affinées  contre  elle  par 
lesprit désordonné  du  siècle. 

Ces  emphases  formaient,  avec  le  sens  commun  de  l'Eglise  en 
Occident,  un  contraste  absolu.  Le  premier  mouvement  qu'elles 
excitèrent  fut  Tétonnement  ;  puis  on  se  prit  à  les  examiner,  aies 
analyser,  à  les  passer  au  crible  de  la  critique.  Trois  esprits  synthéti- 
ques et  compréhensifs  se  vouèrent  à  ce  travail  :  Gh.  Maignen,  docteur 
en  théologie,  prêtre  de  la  congrégation  des  frères  de  St-Yincent-de- 
Paul;  le  Jésuite  A.  J.  Delattre  ;  et  Henri  Delassus,  directeur  de  la 
Semaine  religieuse  de  Cambrai.  Dans  un  livre  intitulé  Le  P.  Hecker 
est-il  un  saint  ?  Maignen  étudia  le  P.  Hecker  et  les  paulistes  au  point 
de  vue  des  idées  et  des  faits,  surtout  dans  leur  campagne  pour  Tamé- 
ricanisme.  Dans  un  opuscule  intitulé  :  Un  catholicisme  américain,  le 
P.  Delattre  releva  les  erreurs  historiques  du  P.  Hecker^  son  ascétisme 
pratique  et  surtout  ses  graves  aberrations  sur  les  vœux  religieux. 
Dans  son  livre  L'américanisme  et  la  conjuration  anti-chrétienne^ 
Delassus  étudia  d'abord  l'alliance  israélite  universelle  comme  centre 
et  foyer  de  la  conjuration  anti-chrétienne  qui  veut  renverser  l'Evan- 
gile et  le  remplacer  ;  puis  il  appuie  sur  les  idées  fausses  que  ce  com- 
plot a  mises  en  circulation  et  sur  les  moyens  de  prosélytisme  qu'elle 
sait  employer  sur  les  frontières  de  l'Eglise,  comme  moyens  de  la 
corrompre  et  de  la  renverser  par  ses  propres  mains.  Ces  trois  ouvra- 
ges, également  méritoires,  prirent  la  question  sous  ses  divers  aspects, 
et  ne  laissent  plus  dans  l'âme  qu'un  sentiment  de  réprobation.  Amé- 
ricanisme, dans  le  sens  réprouvé,  cela  veut  dire  une  Eglise  toute 
humaine,  qui  se  conforme  au  siècle,  le  parlementarisme  dans  l'Eglise, 
un  idéal  nouveau  dans  les  séminaires,  des  congrès  ecclésiastiques, 
l'Amérique    appelée    à    guider    le    genre  humain    dans   l'avenir , 


88  PONTIFICAT    DE    LÉON    XITI 

rEvangUe  revu,  corrigé  et  augmenté.  Au  fond,  c'est  ce  qu'il  y  a  au 
fond  de  toutes  les  grandes  erreurs,  une  hérésie  et  un  schisme,  un 
libéralisme  cuisiné  comme  on  avait  autrefois  cuisiné  le  gallicanisme 
et  le  jansénisme.  Les  novateurs,  cela  va  sans  dire,  tombèrent  à  bras 
raccourcis  sur  les  trois  apologistes  :  c'étaient  des  esprits  faux,  viru- 
lents, étroits,  mal  informés.  Mais,  dans  l'Eglise,  les  idées  fausses  sont 
comme  les  feux  follets  ;  elles  ne  tiennent  pas  debout  ;  et  les  aventu- 
res ne  durent  pas  longtemps.  Le  22  janvier  1899,  Léon  XIII  adres- 
sait au  cardinal  Gibbons  une  lettre  où  il  fait,  en  même  temps,  admi- 
rer cette  paternité  qui  avertit  sans  blesser,  qui  sauvegarde  les  intérêts 
de  la  religion  et  des  âmes  en  ménageant  les  personnes.  Ici,  plus  de 
divagation,  mais  un  tableau  complet  des  propositions  fausses  et  des 
raisons  qui  les  combattent.  Léon  XIÏI  distingue  entre  américanisme 
et  américanisme.  Si  Ton  entend  par  américanisme,  les  qualités  na- 
turelles des  Américains  et  la  constitution  fédérale  des  Etats-Unis 
il  est  clair  qu'il  n'est  et  ne  peut  pas  être  condamnable.  Mais  si  l'on 
entend  par  là  des  doctrines  nouvelles  et  une  nouvelle  forme  d'Eglise, 
il  est  clair  aussi  qu'on  doit  repousser  cet  américanisme.  L'Eglise  est 
une  par  l'unité  de  sa  doctrine,  par  l'unité  de  son  gouvernement,  par 
la  monarchie  des  papes  ;  elle  est,  en  même  temps,  catholique,  c'est-à- 
dire  que  toutes  les  nations  doivent  se  soumettre  à  cette  unité,  sans 
prétendre  jamais  en  modifier  les  conditions  d'existence.  Or,  l'amé- 
ricanisme, condamnable  et  condamné,  pose  de  faux  principes  et  en 
tire  des  conséquences  absolument  répréhensibles,  Ce  sont  les  deux 
points  qu'il  faut  bien  entendre. 

Le  principe  premier  des  amèricanistes ,  c'est  que  l'Eglise  doit 
entrer  dans  des  voies  de  conciliation  quant  au  dogme  et  quant  à  la 
discipline  ;  c'est  que  l'Eglise  doit  s'adapter  davantage  à  la  civilisation 
d'une  époque  adulte,  pour  ramener  à  la  doctrine  catholique  ceux 
qui  s'en  sont  séparés.  Léon  XIII  répond  :  1^  Aucun  dogme  ne  peut 
ni  être  changé  ni  être  tu  :  le  symbole  n'est  pas  un  système  philoso- 
phique susceptible  d'être  perfectionné  par  l'esprit  humain  ;  c'est  un 
dépôt  sacré  qui  n'admet  pas  de  modifications  essentielles  ;  il  faut  le 
prêcher  tel  qu'il  est,  sans  rien  taire,  sans  rien  retrancher;  2°  la 
discipline  de  l'Eglise  s'adapte,  sans  doute,  aux  temps  et  aux  fieux  ; 


l'ÉGLISK    en    AMÉRIQUE  89 

mais  le  lien  qui  rattache  les  fidèles  à  Taulorité  ecclésiastique,  à  cause 
de  la  confusion  des  idées  et  des  mouvements  des  peuples,  ne  peut 
être  relâché,  aujourd'hui  moins  que  jamais.  De  ces  deux  erreurs  de 
principes, les  américanistes,  sans  mauvaise  intention,  tirent  des  corol- 
laires qui  ne  sont  pas,  pour  cela,  moins  condamnables.  Ainsi  :  J°  Ils 
disent  à  tort  que  le  Saint-Esprit  suffit  aujourd'hui  à  diriger  les  âmes 
et  qu'il  n'est  plus  besoin  de  direction  extérieure,  ou  que,  du  moins, 
on  peut  beaucoup  en  diminuer  les  rigueurs  d'application  ;  2*^  Ils  di- 
sent à  tort  que  les  vertus  naturelles  sont  mieux  appropriées  aux 
temps  présents  que  les  vertus  surnaturelles,  car  les  vertus  naturelles 
sont  toutes  insuffisantes  et  les  vertus  surnaturelles  les  relèvent  de 
leur  infériorité  et  y  ajoutent  le  mérite  propre  de  leur  action  ;  3°  Ils 
disent  à  tort  que  les  vertus  passives  convenaient  aux  siècles  passés 
mais  qu'il  faut  aujourd'hui  de  préférence  des  vertus  actives,  car 
il  n'y  a  pas  de  vertu  passive  et  celles  qu'on  désigne  sous  ce  nom 
impropre  sont,  au  contraire,  indispensables  pour  guérir  les  vices 
du  présent  ;  4°  Ils  disent  à  tort  que  les  vœux  de  refigion  sont  oppo- 
sés au  génie  de  notre  temps,  tandis  quils  sont  également  favorables 
à  la  perfection  chrétienne  et  au  bien  de  la  société  humaine  ;  5^^  Ils 
ont  tort  de  jeter  la  défaveur  sur  les  ordres  religieux  toujours  néces- 
saires au  bien  des  ânies,  au  salut  des  peuples  et  à  la  conquûte  de 
la  terre  ;  6*^  Ils  disent  à  tort  que  pour  ramener  les  dissidents  à  TE- 
glise,  il  faut  employer  une  méthode  nouvelle  ;  on  peut  certaine- 
ment discuter  convenablement  là  dessus,  mais  il  n'y  a  rien  à  chan- 
ger dans  la  méthode  apostolique,  suivie  depuis  vingt  siècles,  pour 
Tévangélisation  du  monde. 

Cette  lettre  du  Pape  coupait,  par  la  racine,  toute  idée  de  discus- 
sion sur  l'américanisme.  C'était  une  condamnation  douce  dans  les 
termes,  mais  très  forte  de  raison  et  sans  échappatoire  possible. 
L'histoire  doit,  en  présence  de  cet  acte,  louer,  comme  il  est  juste, 
l'initiative  des  Maignen,  des  Delattre,  des  Delassus,  prêtres  instruits 
et  courageux,  dont  l'acte  pontifical  sanctionnait  strictement  les  ré- 
quisitoires. Un  si  grand  honneur  est  rarement  départi  à  un  écri- 
vain ;  un  historien  est  ici  heureux  d'offrir  son  suffrage  ;  il  met,  au 
front  de  ces  apologistes,  quelque  rayon  de  l'auréole  des  Cyrille  et  des 


90  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Athanase.  En  sens  inverse,  il  n'est  pas  moins  heureux  d'insérer  les 
actes  de  soumission  à  la  lettre  du  Pape.  Le  supérieur  général  des 
Paulistes,  Georges  Deshon,  adhère  pleinement  et  spontanément  à  la 
doctrine  enseignée  dans  la  lettre  pontificale  ;  il  note  que  les  opinions 
condamnées  sont  plutôt  des  interprétations  données  au  sentiment  de 
Hecker,  que  ces  sentiments  eux-mêmes  ;  il  promet  toutefois  que  la 
vie  du  P.  Hecker  sera  corrigée  pour  être  plus  conforme  à  rensei- 
gnement du  Saint-Siège.  John  Ireland,  archevêque  de  Saint-Paul, 
écrit  au  Pape  :  «  Je  répudie  et  je  condamne  ces  opinions  sans  aucune 
exception,   telles  littéralement  que  Votre  Sainteté  les  répudie  et  les 
condamne  ;  je  les  répudie  et  les  condamne  avec  d'autant  plus  d'em- 
pressement et  de  joie  du  cœur,  que  jamais,  pour  un  instant,  ma  foi 
catholique  et  mon  entendement  des  enseignements  et  des  pratiques 
de  l'Eglise  ne  m'ont  permis  d'ouvrir  mon  âme  à  de  pareilles  extrava- 
gances. Tous  les  évêques  des  Etats-Unis,  en  leur  propre  nom  et  au 
nom  de  leurs  troupeaux,  sont  prêts  à  répudier  et  à  condamner  ces 
erreurs.  Nous  ne  pouvons  que  nous  indigner  qu'une  telle  injure  nous 
ait  été  faite,  à  nous  évêques,  à  nos  fidèles  et  à  notre  nation,  que  de 
désigner  par  le  mot  d'américanisme  des  erreurs  et  des  extravagances 
de  ce  calibre.   Ce  sont  les  ennemis  de  l'Eglise  d'Amérique  et  des 
fidèles  interprètes  de  sa  foi  ceux  qui  imaginent  qu'il  y  a  ou  qu'on, 
désire    faire  grandir,   aux   Etats-Unis,   une  Eglise   différant    d'un 
seul  iota  de  TEglise   sainte   et  universelle   que  les  autres  nations 
reconnaissent  et  que  reconnaît  Rome  elle-même,  la  gardienne  infail- 
lible de  la  révélation  de  Jésus-Christ.  »  Félix  Klein  adhère  de  même  ; 
rétracte  toute  erreur  dans  laquelle  il  aurait  pu  tomber  sans  le  savoir 
et  sans  le  vouloir  ;  il  retire  du  commerce  la  traduction  française  de 
la  vie  du.  P  Hecker,  parvenue,  en  un  laps  de  temps  très  court,   à 
cinq  ou  six  éditions.  Ce  succès  de  librairie  ne  prouve  pas  précisément 
que  l'américanisme   est  une  chimère  et  n'a  ni  partisans,  ni   gens 
curieux  de  s'en  instruire.  Du  reste,  en  présence  de  ces  désaveux,  il 
faut  dire  que  les  emphases  sur  Hecker  et  sur  sa  biographie  n'étaient 
que  des  figures  de  rhétorique,  des  effets  d'imagination,  sans  portée, 
et  si  l'on  pouvait  leur  attribuer  un  mauvais  sens,  c'était  contre  le  gré 
des  traducteurs  et  des  patrons  de  la  vie  d'isaac  Hecker.  Nous  ne 


l'église    en    AMÉRIQUE  91 

croyons  pas,  au  surplus,  à  la  non-existence  de  raméricanisme.  L'a- 
méricanisme n'est  pas  seulement  en  Amérique,  il  est  en  France,  en 
Allemagne  et  en  Italie,  un  rassemblement  de  nuages  où  se  réfugient 
les  illusions  des  esprits  faibles,  les  passions  des  méchants  et  les  com- 
plots des  ennemis  de  TEglise.  Sans  faire  de  ses  souvenirs  une  appli- 
cation aux  personnages  en  cause,  l'histoire  ne  peut  pas  oublier  que 
Luther  prétondit  assez  longtemps  être  le  plus  orthodoxe  des  reli- 
gieux de  son  temps  ;  que  les  Jansénistes  condamnèrent  les  cinq  pro- 
positions, mais  soutinrent  qu'elles  n'étaient  pas  dans  Jausénius  ;  que 
les  gallicans  arguèrent  longtemps  que  Rome  avait,  il  est  vrai,  re- 
poussé les  quatre  articles,  mais  ne  les  avait  atteints  par  aucune  cen- 
sure. Naguère  encore,  à  propos  du  Syllabus,  nous  avons  vu  de  sem- 
blables voltiges  ;  et  l'aumônier  du  lycée  d'Orléans,  Henri  Chapon,  a 
composé  un  ou  deux  volumes  pour  prouver  que  Pie  IX,  en  deman- 
dant ;i  Dupanloup  une  nouvelle  brochure  où  il  enseignerait  le  vrai 
sens  du  Syllabus,  le  félicitait  déjà  de  l'avoir  enseigné  dans  ses  pré- 
cédents opuscules.  Un  auteur  condamné,  et  d'ailleurs  censuré,  éprouve 
toujours  une  satisfaction  à  se  dire  innocent.  Mais  le  respect  dû  à  la 
Chaire  du  prince  des  x\pôtres  ne  permet  pas  de  prétendre  que 
Léon  X,  S.  Pie  V,  Innocent  X,  Innocent  Xï,  Alexandre  VIII,  Pie  YI, 
Pie  IX  et  Léon  XIII  aient  pu  se  battre  contre  de  chimériques  erreurs. 
Il  est  toujours  vrai  de  dire  qu'il  y  a,  depuis  trois  siècles,  contre  l'E- 
gUse  et  la  Chaire  Apostolique,  un  complot  antichrétien  ;  et  que  les 
conjurés  jettent  toujours  dans  le  domaine  public,  des  opinions  spé- 
cieuses et  des  erreurs  habilement  dissimulées,  pour  énerver  les  âmes 
catholiques  et  entraîner  les  fidèles  dans  leur  parti. 

14°  Brouilles  à  Washington.  —  La  fondation  d'une  université 
demande  un  siècle.  Nous  en  avons  fondé  cinq  en  France  ;  il  s'en  est 
fondé  une  en  Amérique.  On  a  acheté  des  terrains,  bâti  des  palais,  et, 
en  attendant  les  élèves,  nommé  des  professeurs.  Nous  n'avons  rien 
dit  des  universités  catholiques  de  France  ;  nous  avons  à  dire  les  brouil- 
les de  l'Université  de  Washington.  La  première  cause  de  brouille, 
c'est  l'insuffisance  des  recteurs.  Le  premier,  Mgr  Keane,  avait  fait 
des  études  tardives  et  incomplètes  ;  son  esprit  manquait  de  rectitude 
et  de  fond  :  il  lisait  beaucoup,  s'assimilait  facilement  les  choses,  par- 


92  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

lait  sur  tout  éloquemment,  mais  sans  solidité  de  doctrine  ;  avec  cela 
charitable  de  son  argent,  gracieux,  mais  irlandais  jusqu'à  la  moelle. 
Lamennais,  Montalembert,  Gratry,  Léon  XIII  étaient  ses  idoles;  il 
se  grisait  d'ouvrages  libérâtres,  de  philosophie  kantienne,  d'histoires 
hypercritiques  et  savait  se  donner  des  allures  de  savant.  De  plus,  c'é- 
tait un  quêteur  de  premier  ordre,  mais  un  administrateur  pitoyable. 
Léon  XIII  dut  le  déposer  ;  ses  successeurs  ne  le  valurent  même  pas. 
L'un,  prêtre  ambitieux,  auteur  d'un  catéchisme,  titre  insuffisant 
pour  le  rectorat,  cherchait  mieux  et  a  trouvé  ;  l'autre,  orateur  fri- 
vole, hystérique  d'américanisme,  était  à  couteau  tiré  avec  ses  pro- 
fesseurs ;  il  fut  déposé  virtuellement  et  maintenu.  On  ne  savait  qui 
mettre  à  sa  place.  Une  seconde  cause  de  brouille  fut  le  charlata- 
nisme des  professeurs  :  ils  disaient  l'Université  prospère,  lorsqu'elle 
avait  une  trentaine  d'élèves  à  peine.  Pour  favoriser  cette  prospérité 
illusoire,  on  fondait  des  chaires  nouvelles  et  on  y  appelait  des  pro- 
fesseurs ;  pour  recruter  des  auditeurs,  on  prenait  de  tout  jeunes  en- 
fants, dans  l'espoir  qu'ils  ne  manqueraient  pas  de  grandir.  L'esprit 
de  particularisme  divisa  bientôt  les  professeurs  en  deux  camps  :  d'un 
côté,  les  Irlandais,  de  l'autre,  les  Français.  Les  Irlando-américains, 
qui  s'estimaient  en  droit  maîtres  de  l'enseignement  universitaire, 
faisaient  opposition  aux  professeurs  franco-allemands,  dont  ils  ne 
pouvaient  supporter  l'enseignement  conservateur  et  traditionnel, 
conforme  aux  doctrines  romaines.  Mgr  Ireland,  qui  poursuit  le  car- 
dinalat, au  lieu  de  résider  dans  son  diocèse,  venait  souvent  à  l'Uni- 
versité, pour  s'y  créer,  dans  la  presse,  un  état-major  de  flatteurs  à 
jet  continu  :  il  redoutait  le  contrôle  des  gens  sérieux  venus  d'Europe. 
Aux  contestations  entre  professeurs  sejoignirent  les  désordres  finan- 
ciers. Thomas  Waggaman,  ami  intime  du  recteur  Keane,  était  tré- 
sorier de  l'Université  ;  grand  spéculateur,  il  employa  l'argent  de 
l'Université  à  des  achats  de  terrain  et  entraîna  cet  établissement  dans 
son  krach.  Par  suite,  il  y  avait  manque  absolu  de  résultats  scientifi- 
ques. L'Université  de  Washington,  comparée  aux  autres,  se  décon- 
sidérait ;  les  évêques,  non  inféodés  à  l'américanisme,  malgré  les 
injonctions  des  règlements  et  même  des  ordres  venus  de  Rome, 
refusaient  d'y  envoyer  des  élèves  et  de  l'argent.  A  l'insuffisance  des 


l'église  en  amériquk  93 

résultats  se  joignirent  d'autres  facteurs  de  faiblesse.  Par  exemple,  le 
professeur  Bouquillon,  qui  avait  été  éconduit  de  Lille,  homme  d'ail- 
leurs bien  doué,  mais  d'un  orgueil  diabolique,  avait  pris  la  France  en 
haine  :  il  combattait  les  doctrines  du  cardinal  Pie,  les  doctrines  romai- 
nes et  TinQuciiice  française  et  se  mettait,  sans  profit  ni  gloire,  du  reste, 
au  service  de  l'américanisme.  A  ces  manœuvres  basses  s'adjoignit  un 
scandale.  La  généreuse  fondatrice,  GwendolinaCaldwell,  sous  l'ins- 
piration de  l'évoque  de  Peoria,   son  tuteur,   avait  jeté  des  millions 
dans  l'affaire,  dans  l'espoir  que  son   tuteur  deviendrait  recteur.  Le 
cardinal  Gibbons  avait  pris  l'argent,   mais  refusé  l'homme.  Alors  le 
tuteur  et  la  tutrice  boudèrent  l'Université.  Le  tuteur  se  ravisa  après 
la  chute  de  Keane  ;  mais  la  tutrice,  Miss  Galdw^ell,   marquise  divor- 
cée, écœurée  des  divisions  intestines  de  l'Université  et  de  la  campa- 
gne d'infamies  qui  fît  mourir  de  chagrin  Mgr  Schrôder,  abjura  à 
Rome  même  le  catholicisme  et  réclama  son  portrait  qui  ornait  le 
grand  salon  de  l'Université.  Ce  fut  un  épouvantable  scandale  ;  on 
crut  un  moment  que  tout  allait  sombrer.  En  somme,  absence  de  doc- 
trines solides,  esprit  de  races,  intrigues  misérables,  libéralisme,  telles 
furent   les   épreuves   de    l'Université    naissante.    On    avait    flatté 
Léon  XIII,  cajolé  Rampolla.  Les  Irlandais  ignorants,   enrichis  dans 
les  spéculations  de  terrains  et  les  débits  de  boissons,  avaient  donné 
beaucoup  d'argent  ;  mais  il  n'avait  servi  qu'à  élever  des  corps  de  bâ- 
timents et  n'avait  pas  pu  leur  donner  une  âme.  Des  professeurs 
français  secouèrent  la  poussière  de  leurs  chaussures  et  quittèrent 
rUniversité  ;  le  pauvre  Schrôder  avait  été,  après  son  retour,  nommé 
par  Guillaume  II,  recteur  de  l'Université  de  Munster,  lorsque  jeune 
encore  il  mourut  de  chagrin.  L'Université  de  Washington,  il  faut 
l'espérer,  saura  s'élever  malgré  les  épreuves,  mais  elle  ne  pourra  de- 
venir forte  qu'en  répudiant  absolument.de  ses  leçons,  l'esprit  infer- 
nal de  la  grande  hérésie  des  temps  modernes,  le  libéralisme. 

15°  Craintes  et  espérances.  —  Ge  précis  des  dernières  années  mon- 
tre qu'il  y  a,  en  Amérique,  comme  partout,  des  sujets  de  crainte  et 
des  motifs  d'espérance.  Les  conquêtes,  qui  n'ont  pu  empêcher  toutes 
les  pertes  d"âmes,  ne  sont  pas  simplement  l'effet  de  l'immigration. 
En  1897,  le  délégué  Martinelli,  constatant  des  progrès  merveilleux, 


94  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

les  attribuait,  sans  doute,  aux  doctrines  et  aux  vertus  de  TEglise, 
mais  encore  aux  franchises  dont  elle  jouit  dans  cette  patrie  de  la  li- 
berté. L'apostolat  près  des  sectes  dissidentes  est  bien  organisé  ;  on 
compte  par  an,  en  moyenne,  trente  mille  conversions.  L'apostolat 
des  nègres  se  poursuit  également  avec  ferveur.  La  propagation  de 
la  foi,  qui  n'a  eu  longtemps  qu'à  y  donner^  reçoit  maintenant  des 
aumônes  des  Etats-Unis.  L'extension  des  colonies  américaines  dans 
rOcéanie,   stimule  encore  davantage  à  la  conquête  spirituelle  des 
âmes  :  il  s'élève  un  séminaire  des  missions.  Malgré  les    diverses 
nationalités,  les  églises   se   fusionnent  dans  une  unité  puissante. 
Quand  le  schisme  s'efforçait  d'ébranler  leurs  bases,  par  les  écoles, 
par  les  conciles,   par  le  ministère  des  pasteurs,  elles  formaient  un 
faisceau  de  forces  et  de  lumières.  Par  une  fédération  des  œuvres  et 
des  écoles,  par  des  universités  soigneusement  prémunies  contre  tout 
particularisme  national,  par  l'unité  d'enseignement  et  d'action,  ces 
Eglises  américaines  doivent  constituer  une  des  grandes  forces  du 
catholicisme.  L'atmosphère  de  liberté,  dans  laquelle  elles  vivent, 
favorise  tous  les  efforts  du  zèle,  toutes  les  pensées  de  salut.  Des  pré- 
jugés de  sectes,  des  hostilités  latentes,  peuvent  soulever  les  passions  ; 
l'esprit  de  liberté  reprend  le  dessus.  Entre  les  deux  pouvoirs,  il  y  a 
respect  mutuel  et  bienveillance  réciproque.  On  se  touche  du  coude, 
à  toutes  les  sphères  et  l'on  va  de  l'avant.  Le  prêtre,  qui  ne  porte  pas 
la  soutane,   profite  de  ces  opportunités  pour  l'avancement  de  son 
œuvre.  Quoique  habitué  au  confort,  sa  table  est  frugale  ;  égalitaire 
et  démocrate,   il  pratique,  noblement,  grandement,  la  charité.  S'il 
ne  paraît  pas  avoir  des  habitudes  ascétiques,  pourtant  il  n'oublie 
point  la  vie  de  prière  et  les  pensées  de  la  foi.  Le  prêtre  américain 
ignore  les  tristesses  de  la  persécution  ;  il  porte  au  fond  du  cœur  le 
stimulant  de  la  sympathie  et  met  son  honneur  à  se  dévouer  pour  le 
bien  de  son  peuple. 

Ce  serait  une  illusion  pourtant  de  croire  que  l'Eglise  n'a  rien  à 
craindre  aux  Etats-Unis.  Si  le  faux  américanisme,  condamné  par 
Rome,  s'infiltrait  dans  les  âmes,  ce  pourrait  être  une  diminution  de 
force.  Dans  cette  atmosphère  toute  protestante,  le  naturalisme  me- 
nace les  prêtres  et  leurs  ouailles.  Dans  ces  énergies  de  pensées  à 


l'église    en    AMÉRIQUE  95 

l'extérieur,  il  faut  craindre  qu'à  Tintérieur,  la  vie  ne  se  relâche.  L'or- 
gueil de  rindépendance  peut  dessécher  les  sources  de  la  grâce.  Les 
influences  délétères  de  la  presse  protestante,  la  contagion  de  Tindif- 
férence  et  de  Tinfidélité,  Tantagonisine  des  sociétés  secrètes  sont  au- 
tant de  récits  où  peut  heurter  la  barque  sacerdotale.  Quoi  qu'on  en 
dise,  il  y  a  des  défections.  Au  regard  môme  de  l'étranger  n'échap- 
pent ni  la  corruption  progressive  du  suffrage  universel,  ni  l'exten- 
sion de  l'alcoolisme,  ni  la  plaie  grandissante  du  socialisme,  ni  les 
ravages  du  divorce.  «  S'il  est  vrai,  dit  le  cardinal  Gibbons,  que  l'E- 
glise s'accommode  de  toutes  les  formes  de  gouvernement,  elle  s'a- 
dapte tout  particulièrement  à  notre  système  politique  et  au  génie  du 
peuple  américain  ;  elle  respire  à  Taise  chez  nous  ;  ses  initiatives  sont 
puissantes  et  fécondes  ;  ses  espérances,  elle  peut  les  concevoir  glo- 
rieuses. »  De  tels  encouragements  sont  précieux  ;  mais  ils  ne  se  peu- 
vent réaliser  que  par  une  grande  formation  sacerdotale,  par  une 
haute  science  et  une  éminente  vertu.  Que  le  prêtre  et  le  fidèle  vi- 
vent, aux  Etats-Unis,  sous  le  souffle  de  l'espérance, ils  ne  doivent  pas 
pour  autant  se  départir  de  crainte  et  d'esprit  de  sacrifice.  Un  oracle  du 
ciel  nous  le  recommande  :  Cum  spiritu  et  tremore  salutem  vestram 
operamini. 

Pour  motiver  ces  craintes  et  ces  espérances,  nous  citons,  en  forme 
de  conclusion,  deux  pages  du  Président  actuel  des  Etats-Unis,  Théo- 
dore ïlooseveit  :  «  L'histoire  de  l'accroissement  et  de  la  population 
des  Etats-Unis,  dit-il,  s'emprunte  en  très  grande  partie  à  l'arrivée 
des  flots  successifs  de  nouveaux  immigrants  sur  nos  rivages.  Aussi 
le  premier  devoir  de  ceux  déjà  établis  dans  ce  pays  est-il  de  faire 
ensuite  participer  à  leur  propre  développement  ces  nouveaux  arri- 
vants. 

«  C'est  une  chose  à  la  fois  grave  et  dangereuse  pour  tous  de  s'ar- 
racher du  sol,  de  la  région  où,  de  même  que  les  ancêtres,  on  a  pris 
racine,  et  d'être  transplanté  dans  un  pays  nouveau.  Il  faut  que  l'im- 
migrant y  reçoive  toute  l'aide  possible  et  celle-ci  peut  lui  être  fournie 
le  plus  efficacement  par  ceux  qui  sont  à  même  de  l'accueillir  sur  le 
terrain  de  la  fraternité  spirituelle.  C'est  pourquoi  l'Eglise  peut  con- 
tribuer plus  que  personne  au  relèvement  et  au  progrès  de  tant  de 


96  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

nouveaux  arrivants  chez  nous.  Je  crois  et  je  suis  convaincu  que  le 
premier  devoir  de  TEglise  est  de  veiller  à  ce  que  l'immigrant  et  spé- 
cialement rimmigrant  de  Tancien  monde,  qu'il  vienne  de  Scandina- 
vie, d'Allemagne,  de  Finlande,  de  Hongrie,  de  France,  d'Italie  ou 
d'Autriche,  ne  soit  pas  poussé  en  dérive  sans  qu'aucune  main  amie 
ne  se  tende  vers  lui  ;  sans  que  toutes  les  communions  religieuses,  en 
dehors  de  toute  influence,  ne  concourent  à  le  sauvegarder  et  à  le 
relever.  Il  faut  qu'il  trouve  dans  ce  pays  une  assistance  toujours 
prête  à  le  mettre  en  rapport  d'union  avec  les  institutions  existantes. 

({  Il  importe  évidemment  au  peuple  de  ce  pays  de  se  rappeler  ses 
droits,  mais  il  est  encore  plus  important  pour  lui  de  se  souvenir  de 
ses  devoirs.  En  dernière  analyse,  l'œuvre  de  l'homme  d'Etat  et  du 
soldat,  l'œuvre  du  public  n'aboutira  à  rien  si  l'on  ne  se  base  point 
sur  l'esprit  de  chrétienté  qui  doit  opérer  dans  nos  milliers  de  foyers 
afin  d'établir  ce  fondement  social,  spirituel  et  moral  sans  'equel 
aucune  nation  ne  peut  atteindre  à  la  graudeur  permanente.  Car  le 
bien-être  matériel,  la  prospérité  matérielle,  le  succès  dans  les  arts  et 
les  lettres,  les  grands  triomphes  industriels  avec  tout  ce  qui  s'élève 
sur  ces  assises  s'évanouissent  si  l'on  ne  s'appuie  pas  sur  «  la  droi- 
ture qui  exalte  une  nation  ». 

«  Nous  pouvons  nous  féliciter  de  vivre  dans  un  pays  et  à  une 
époque  où  l'on  accepte  comme  naturel  qu'il  y  ait,  sans  distinction  de 
confessions,  possibilité  de  célébrer  dans  toutes  les  Eglises  le  jour  de 
la  reconnaissance  publique,  et  où  les  pasteurs  des  autres  Eglises 
s'unissent  pour  se  féliciter  de  la  reconstruction  d'une  église  quel- 
conque. Un  des  problèmes  constants  de  la  vie  est  de  travailler  à 
élargir  sans  manque  de  profondeur,  de  même  que  l'on  a  besoin 
d'approfondir  sans  rétrécir.  Je  crois  que  ces  actions  de  grâces  solen- 
nelles avec  le  caractère  de  gravité  qu'elles  revêtent,  avec  l'esprit  de 
liberté  qui  anime  nos  pasteurs,  et  il  s'en  trouve  pour  notre  bonheur 
dans  les  diverses  Eglises  de  ce  pays,  peuvent  être  considérées,  dans 
une  mesure  toute  particulière,  comme  un  signe  distinctifde  l'idée 
religieuse  en  Amérique.  Et  je  considère  aussi  comme  une  bonne 
fortune  pour  nous  que  ces  mêmes  hommes  aient  pu  combiner  leur 
ferveur  dans  l'accomplissement  de  l'œuvre  du  Seigneur  avec  la  cha- 


l'amérique  latine  97 

rite  envers  leurs  frères  qui  s'en  acquittent  difleremment  dans  les 
choses  non  essentielles. 

«  Les  forces  du  mal  sont  puissantes  et  redoutables  en  ce  siècle  et 
dans  ce  pays,  comme  elles  le  sont  dans  d'autres  pays,  comme  elles 
Tout  été  dans  tous  les  siècles  passés,  et  ceux  qui  veulent  accomplir 
l'œuvre  du  Seigneur  trouveront  amplement  des  occasions  d'exercer 
leur  zèle  à  combattre  l'ennemi  commun,  et  de  s'appliquer  à  prendre 
envers  leurs  concitoyens  d'une  confession  différente  une  attitude  de 
généreuse  rivalité  en  s'efTorçant  de  voir  comment  on  peut  faire  le 
plus  de  bien  au  peuple  tout  entier  dans  son  ensemble.  » 

§  XIV.  —  L'AMÉRIQUE  LATINE 

1°  L'Amérique  du  Sud.  —  L'Amérique  du  Sud,  depuis  l'isthme 
de  Panama  jusqu'au  cap  Horn,  s'appelait  autrefois  indistinctement 
l'Amérique  espagnole,  parce  que  les  Espagnols  l'ont  occupée  très 
longtemps  ;  et  l'Amérique  latine^  parce  que  les  Espagnols  appartien- 
nent à  cette  grande  race.  Jusqu'à  la  découverte  de  l'Amérique  par 
Christophe  Colomb,  elle  n'a  pas  d'histoire  ;  elle  offre  seulement  une 
riche  matière  aux  recherches  des  érudits  ;  depuis  la  découverte,  oc- 
cupée par  les  Espagnols,  elle  a  prêté  à  un  triple  travail  d'exploita- 
tion, d'administration  et  de  conversion.  La  conversion  des  Indiens 
a  été  l'œuvre  des  ordres  reUgieux  ;  l'administration,  confiée  à  des 
lieutenants  du  roi  d'Espagne,  était  aux  prises  avec  des  difficultés 
dont  elle  ne  s'est  pas  toujours  tirée  avec  honneur  ;  l'exploitation 
par  les  peuplades  indigènes^  sous  l'autorité  d'aventuriers  qui  se  dé- 
coraient de  nom  de  conquistadors,  a  été  entachée  de  duretés,  d'in- 
justices et  d'attentats  dont  il  suffit  de  rappeler  le  souvenir.  Les  his- 
toriens protestants  déclament  volontiers  là-dessus  ;  ils  ne  disent  rien 
des  souillures  qui  déparent  les  pages  historiques  de  l'Amérique  du 
Nord  et  gardent  le  silence  sur  l'extermination  des  Peaux-Rouges. 
Si  les  exploiteurs  espagnols  ont  violé  affreusement  le  droit,  la  liberté 
et  la  justice,  du  moins  ce  ne  fut  pas  sans  protestations  des  prêtres. 
Barthélémy  de  Las  Casas,  évêque  de  Chiappa,  s'est  même  immorta- 
lisé en  dénonçant  à  la  postérité  ces  scandales  ;  et  il  n'est  pas  dit  que 
hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xuv  7 


98  PONTIFICAT   DE   LÉON    XIII 

la  royauté  espagnole  ait  été  insensible  à  ses  revendications.  On  sait 
que  là  où  FE^lise  fut  plus  libre  d'agir,  comme  dans  les  Réductions 
du  Paraguay,  elle  sut,  par  sa  foi  et  par  sa  grâce,  rendre  ces  peuples 
heureux  et  se  créer  des  titres  à  leur  reconnaissance.  De  plus,  le  tra- 
vail trois  fois  séculaire  de  TEspagne  au  Nouveau-Monde  se  trouve 
élevé  au-dessus  de  toute  contestation  par  le  fait  de  l'affranchissement 
de  ces  contrées.  Depuis  1820,  les  républiques,  séparées  de  TEspa- 
gne,  se  partagent  le  gouvernement  de  l'Amérique  latine.  L'Espa- 
gne, par  son  régalisme,  avait,  en  un  point,  faussé  la  croyance  de 
ces  peuples  ;  c'est  par  là  qu'elle  a  été  punie  et  qu'eux-mêmes  pour- 
raient l'être.  Depuis  cette  séparation,  ces  républiques,  livrées  au 
libéralisme  et  à  la  franc-maçonnerie,  offrent  assez  l'exemple  d'hon- 
nêtes gens  opprimés,  exploités,  volés  par  des  tyrans  de  bas  étage.  Un 
président  a  été  régulièrement  élu  ;  six  mois  après,  les  journaux  di- 
sent que  c'est  un  despote  ;  un  général  se  met  à  la  tête  de  son  armée 
pour  délivrer  le  peuple  de  cette  tyrannie.  On  se  bat  dans  les  rues  ; 
le  président,  s'il  est  vainqueur,  reste  président  ;  s'il  est  vaincu,  est 
fusillé  ou  prend  le  large.  La  machine  gouvernementale  ne  vaut  rien; 
le  peuple  n'en  est  pas  moins  chrétien,  fidèle  à  ses  devoirs  et  s'es- 
time heureux  d'en  être  quitte  à  si  peu  de  frais.  Ces  républiques 
n'ont  pas  d'histoire  ;  ce  n'est  pas  une  preuve  de  leur  prospérité  ; 
elles  n'en  sont  peut-être  pas  plus  à  plaindre.  Les  exploits  qui  mous- 
sent dans  les  journaux,  s'évaporent  dans  les  airs. 

2*5  Le  centenaire  de  Colomb.  —  Le  quatrième  centenaire  de  la  dé- 
couverte de  l'Amérique  tombait  en  1892  ;  ce  jour-là,  il  y  avait  quatre 
siècles  que  Christophe  Colomb,  après  une  traversée  tragique,  avait 
touché  terre  à  San  Salvador.  L'humanité  avait  été  peu  juste  envers  ce 
grand  navigateur  ;  l'Eglise  sut  payer,  à  sa  mémoire,  un  juste  tribut. 
Pie  IX  avait  donné  à  un  écrivain  français,  Roisselet  de  Sauclières, 
mission  de  préparer  la  canonisation  de  Christophe  ;  instruction  faite, 
il  se  trouva,  à  cette  canonisation,  un  obstacle.  L'acte  de  Colomb  n'en 
est  pas  moins  un  des  plus  beaux  faits  que  le  genre  humain  ait  vu 
s'accomplir  ;  et  peu  d'hommes  peuvent  être  comparés,  pour  le  génie 
et  la  grandeur  d'âme,  à  celui  qui  a  tiré,  du  sein  de  l'Océan,  un 
nouveau  monde.  L'Europe  en  particulier  lui  doit  beaucoup  ;  par  la 


l'amérique  latine  99 

Tondation  des  colonies,  par  les  communications  incessantes,  par  la 
réciprocité  des  services,  par  les  échanges  commerciaux,  elle  est  en- 
trée dans  la  connaissance  du  pays  et  Texploitation  de  ses  ressources. 
Mais  le  plus  grand  bienfait  de  Colomb,  c'est  d'avoir  tiré  des  millions 
d'hommes  de  la  barbarie  et  de  les  avoir  élevés,  par  la  prédication 
de   TEvangile,    à  tous  les  honneurs  de  la  civilisation  chrétienne. 
L'Eglise  se  plaît  à  rendre  gloire  à  tous  les  hommes  qui  ont  honoré 
rhumanité  par  leur  génie  et  par  leurs  services  ;  elle  doit  surtout  ren- 
dre hommage  à  ceux  qui  ont  agrandi  l'empire  de  la  foi.  Ce  qu'il  y  a 
de  plus  remarquable  dans  Colomb,  c'est  que,  si  l'œuvre  est  grande, 
l'homme  est  à  la  hauteur  de  l'entreprise  et  au  niveau  de  ses  splen- 
deurs. Sauclières  l'appelle  l'ambassadeur  de  Dieu  ;  Colomb  fut  sur- 
tout un  grand  chrétien  :  Colombus  noster  est,  dit  Léon  XIIL  La  foi 
catholique  à  propager  fut  la  raison  déterminante  qui  le  fit  partir  à  la 
conquête  de  la  ténébreuse  mer.  Quand,  pour  la  première  fois,  il  pria 
Ferdinand  et  Isabelle  de  se  décider  en  faveur  de  son  entreprise,  il  dit 
que   leur  gloire  grandirait  jusqu'à  l'immortalité,  s'ils  décidaient  de 
porter,  dans  des  contrées  si  lointaines,  le  nom  et  les  doctrines  de 
Jésus-Christ.  Quand  ses  vœux  sont  accomplis,  il  atteste  que  ce  qu'il 
demande  à  Dieu,   c'est  que  les  rois  d'Espagne  continuent,  par  sa 
grâce,  à  pénétrer  de  rEvangile,de  nouvelles  contrées  et  de  nouveaux 
rivages.  Au  Pape  Alexandre  VI,  il  fait  cette  déclaration  :  «  J'ai  con- 
fiance que.  Dieu  aidant,  je  pourrai,  un  jour^   répandre,   aussi  loin 
que  possible,  le  saint  nom  de  Jésus-Christ  et  de  l'Evangile.   »  A  son 
retour,  il  écrit  à  Raphaël  Sanchez  qu'il  faut  rendre  à  Dieu  d'immor- 
telles actions  de  grâces,  pour  la  bonté  avec  laquelle  il  lui  a  donné  de 
si  favorables  succès  ;  et  qu'il  faut  que  Jésus-Christ  triomphe  sur  la 
terre  comme  au  ciel,  à  raison  du  salut  de  peuples  innombrables, 
qui,  auparavant,  se  ruaient  à  la  perdition.  S'il  demande  au  gouver- 
nement espagnol  de  nouer  des  relations  avec  les  indigènes,  il  en  donne 
cette  raison  que,  par  son  entremise  et  ses  efforts,  il  n'a  cherché  au- 
tre chose  que  l'honneur  et  l'accroissement  de  la  religion  chrétienne. 
«  D'ailleurs,   dit  Léon  XIII,  où  donc,  en  dehors  de  motifs  supé- 
rieurs aux  considérations  humaines,  aurait-il  pu  puiser  la  cons- 
tance et  la  force  d'âme  nécessaires  pour  supporter  ce  qu'il  fut  obligé 


100  PONTIFICAT   DE  LÉON    XIlï     " 

de  souffrir  jusqu'au  bout  :  contradictions  des  savants,  refus  des  prin- 
ces, tempêtes  de  TOcéan,  veilles  assidues.  A  quoi  il  faut  joindre  les 
combats  contre  les  barbares,  les  infidélités  des  amis,   les  complots 
des  compagnons,  la  perfidie  des  envieux,  les  calomnies  des  détrac- 
teurs, les  chaînes  dont  il  fut,  bien  qu'innocent,  chargé.  Les  cir- 
constances des  temps  achèvent  de  glorifier  merveilleusement  cette 
entreprise  :  Colomb  découvre  TAmérique  à  Tépoque  oii  une  grande 
tempête  allait  s'abattre  sur  TEglise.  Autant  qu'il  est  permis  à  l'homme 
d'apprécier  la  marche  des  événements,  c'est  vraiment  par  un  des- 
sein de  Dieu  que  semble  être  né  cet  homme,  pour  réparer  les  dé- 
sastres qui  seraient  infligés  en  Europe  au  nom  cathoUque....  Sur  le 
point  de  s'embarquer  sur  l'Océan,  il  a  soin  de  purifier  son  âme  ;  il 
prie  la  reine  du  ciel  de  présider  à  son  entreprise  et  de  diriger  sa 
course  ;  il  invoque  la  sainte  Trinité  avant  de  faire  déployer  sa  voile. 
Les  noms  qu'il  donne  aux  îles  nouvelles  indiquent  eux-mêmes  son 
dessein  ;  en  découvre-t-il  une  nouvelle,  il  adore  le  Dieu  tout  puis- 
sant et  n'en  prend  possession  qu'au  nom  de  Jésus-Christ.  A  chaque 
plage  où  il  aborde,  il  n'a  rien  de  plus  à  cœur  que  d'arborer  la  sainte 
croix  ;  le  nom  sacré  du  Rédempteur,  qu'il  avait  si  souvent  chanté  en 
pleine  mer  au  murmure  des  flots,  il  n'a  rien  de  plus  à  cœur  que  de 
le  faire  retentir  sur  les  îles  nouvelles  ;  et  lorsque  se  fonde  la  pre- 
mière colonie  espagnole,  il  veut  qu'on  construise  une  éghse  et  que 
des  cérémonies  religieuses  précèdent  les  fêtes  populaires.  »  Et  c'est 
aussi  par  des  cérémonies  qu'il  veut  célébrer  ce  glorieux  centenaire  ; 
c'est  aux  peuples  d'Espagne,  d'Italie  et  des  deux  Amériques,  qu'il 
commande  une  messe  en  l'honneur  de  la  très  sainte  Trinité  ;  et  lui- 
même,  le  Pontife  Romain,  a  voulu  buriner  en  traits  immortels,  l'im- 
périssable gloire  de  Colomb. 

3*^  Rénovation  de  privilèges.  —  En  ouvrant  aux  peuples  européens 
l'Atlantique  et  la  route  du  Nouveau-Monde,  Colomb  avait  ouvert  un 
vaste  champ  à  l'apostolat.  Les  missionnaires  appelèrent  aussitôt 
l'Amérique  à  la  lumière  du  catholicisme  ;  puis  ils  élevèrent  des 
églises,  fondèrent  des  monastères,  ouvrirent  des  écoles,  constituèrent, 
par  l'autorité  du  Souverain  Pontife,  des  diocèses.  Comme  les  émi- 
grants  étaient  venus  surtout  d'Espagne,  le  pays  prit  le  nom  d'Ame- 


l'aMÉRIQDE    LATINl-:  101 

rique  latine.  Mais  c'est  le  propre  des  institutions  et  des  lois  humaines, 
même  sacrées,  de  se  modifier  par  l'usage,  de  se  transformer  par  le 
temps,  de  se  corrompre  dans  les  mœurs.  L'Eglise  qui  unit,  à  Tim- 
mutabilité  du  dogme,  la  variété  de  la  discipline,  dès  que  les  circons- 
tances le  demandent,  remplace  les  lois  tombées  en  désuétude  par 
de  nouveaux  règlements,  mieux  appropriés  au  salut  des  âmes.  Mal- 
gré l'attention  de  l'Amérique  espagnole  d'honorer,  pendant  trois  siè- 
cles, sa  foi  par  des  œuvres  et  son  zèle  par  des  réformes,  la  poussière 
du  temps  était  un  peu  tombée  sur  le  toit  de  ses  églises.  Pour  la  pros- 
périté, le  bien  et  le  bonheur  de  l'Amérique  latine,  Léon  XIII  porta 
les  décrets  suivants  : 

10  Les  évêques  élus,  après  avoir  reçu  leurs  lettres  apostoliques, 
sauf  disposition  contraire,  pourront  être  sacrés  par  un  évêque  ca- 
tholique, en  communion  avec  l'Eglise  ;  et  s'ils  ne  peuvent  trouver 
d'autres  évêques,  le  consécrateur  pourra  se  faire  assister  par  deux 
ou  trois  prêtres  ou  par  des  chanoines. 

2°  La  tenue  du  concile  provincial  pourra  être  différée  pendant 
douze  ans,  le  métropolitain  restant  maître,  si  besoin  est,  de  le  réunir 
plus  fréquemment. 

'S°  Les  évêques  pourront  procéder  à  la  confection  du  Saint-Chrême 
et  des  saintes  huiles,  en  cas  de  nécessité  urgente,  en  dehors  du 
jeudi  saint,  mais  dans  les  formes  prescrites. 

4"  Si  l'on  ne  peut  s'en  procurer  de  nouvelles,  on  peut  employer 
quatre  ans  les  mêmes  saintes  huiles. 

5^  Dans  les  pays  où,  à  cause  des  distances,  on  ne  peut  avoir  de 
l'eau  bénite  pour  les  baptêmes,  on  peut  en  bénir  selon  la  formule 
plus  brève  du  rituel  romain. 

G^  Si,  pour  des  motifs  graves,  il  est  très  difficile  de  faire  toutes 
les  cérémonies  pour  les  baptêmes  d'adultes,  on  peut  les  baptiser 
selon  la  formule  des  petits  enfants. 

7'^  Dans  l'Amérique  latine,  les  prêtres  peuvent  dire  trois  messes 
le  2  novembre. 

8°  Le  temps  pascal  va  de  la  Septuagésime  à  la  Fête-Dieu. 

9"  Là  où  manquent  les  confesseurs,  les  fidèles  ont,  pour  la  con- 
fession du  jubilé,  le  délai  d'un  mois. 


102  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

10^  Les  Indiens  et  les  Nègres  peuvent  contracter  mariage  au 
troisième  et  au  quatrième  degré. 

llo  Les  Indiens  peuvent  recevoir,  en  tout  temps,  la  bénédiction 
nuptiale. 

12°  Les  Indiens  ne  sont  tenus  au  jeûne  que  les  vendredis  de  ca- 
rême, le  samedi  saint  et  la  veille  de  Noël. 

13°  Les  Indiens  ne  sont  pas  obligés  à  Taumône  du  carême. 

14°  Dans  toutes  les  causes  qui  relèvent  de  la  juridiction  ecclésias- 
tique, si  la  sentence  première  est  confirmée  en  appel,  il  y  a  chose 
jugée,  mais  on  peut  toujours  en  appeler  au  Siège  Apostolique. 

Ces  dispositions  du  Saint-Siège  prouvent  deux  choses  :  retendue 
de  sa  sollicitude  pour  les  plus  humbles  règles  et  les  plus  modestes 
rites  de  la  vie  chrétienne  ;  et  la  tendresse  de  sa  maternité  lorsqu'il 
s'agit  de  compatir  aux  infirmités  de  ses  enfants.  C'est,  du  reste,  par 
ce  souci  du  détail,  que  s'opère  plus  sûrement  le  salut  des  âmes.  Des 
recommandations  générales  sont  certainement  louables  ;  mais  la  pré- 
cision et  même  la  minutie  dans  les  prescriptions,  c'est  un  meilleur 
appoint  pour  la  vertu, 

4°  Concile  national.  —  Les  prescriptions  pour  mettre  fin  à  des 
difficultés  provenant  d'une  législation,  ici  douteuse,  là  tombée  en  dé- 
suétude, plus  loin  toujours  en  vigueur,  ne  remplissaient  pas  com- 
plètement le  vœu  de  Léon  XIII.  Depuis  la  célébration  du  quatrième 
centenaire  de  la  découverte  de  l'Amérique,  le  Pape  se  préoccupait 
du  moyen  de  donner,  à  la  religion  chrétienne,  dans  ces  contrées, 
un  nouvel  essor.  La  foi,  sans  doute,  s'était  conservée,  dans  cette 
portion  de  la  péninsule,  à  peu  près  intacte  ;  mais  elle  avait  été  éner- 
vée, alanguie  par  le  régalisme,  par  le  jansénisme,  par  le  libéralisme 
et  la  franc-maçonnerie.  La  foi  n'était  pas  morte,  mais  elle  n'agissait 
plus  ;  elle  ne  s'affirmait  plus  ni  par  la  haute  science,  ni  par  les  œu- 
vres de  zèle,  ni  en  rien  qui  pût  la  développer  et  la  grandir.  A  ces  dix 
républiques,  il  fallait  quelque  commotion  qui  les  soulevât,  dissipât 
leur  inertie  et  leur  donnât  de  l'élan.  Le  Pape  pensa  qu'un  concile 
national  de  tous  les  évêques  de  l'Amérique  latine  serait  le  moyen 
propice,  de  réveiller  ce  peuple  et  de  lui  rendre  son  antique  énergie. 
Entre  tant  de  nations  unies  par  l'affinité  de  races,  il  s'agissait  de 


L  AMERIQUE    LATIN K 


103 


promouvoir  Timité  de  la  discipline,  la  pureté  des  mœurs,  surtout 
rélan  deTaction.  Cette  pensée  était  digne  d'un  Pape  ;  son  exécution 
ne  peut  qu'honorer  Léon  XIII. 

Pour  accroître  les  effets  d'une  œuvre,  il  faut  en  élargir  la  base  et 
y  mettre  le  temps  voulu  :  les  grandes  choses  ne  s'improvisent  pas. 
Le  concile  fut  donc  préparé  à  Rome  pendant  sept  années  avec  cette 
lenteur  et  cette  maturité  de  réflexion  qui  siéent  à  la  ville  éternelle. 
Léon  XIII  avait  nommé  une  commission  chargée  d'élaborer  un  pro- 
gramme. Cette  commission  consulta  les  anciens  délégués  apostoli- 
ques près  des  diverses  nations  et  dressa  onze  cents  articles  qui  de- 
vaient être  soumis  aux  délibérations  du  concile  national.  Ces  articles 
furent  communiqués  à  tous  les  évoques,  soumis  à  leurs  observations, 
avec  prière  de  dire  par  écrit  en  quoi  et  pourquoi  il  serait  possible 
de  les  améliorer,  de  les  corriger  ou  d'en  modifier  l'expression.  Les 
évêques  répondirent  ;  la  typographie  vaticane  réunit,  en  deux  volu- 
mes, le  programme  primitif  de  la  commission  vaticane,  les  réponses 
des  évêques  américains  et  les  avis  des  consulteurs  appelés  à  les 
examiner.  Ce  travail  présentait  l'avantage  d'offrir  d'avance  l'opinion 
personnelle  de  tous  les  évêques  ;  si  l'on  peut  dire,  selon  l'expression 
de  Dupin,  qu'un  concile  se  fait  par  écrit,  par  correspondance,  c'est 
bien  ici  le  cas.  Les  évêques  interrogés  sur  le  lieu  où  pourrait  se  réunir 
ce  concile,  la  majorité  se  prononça  pour  Rome.  A  cause  des  difficul- 
tés qu'opposent  les  Andes,  les  Cordillières  et  le  défaut  de  voies  de 
communication,  Rome  pour  plusieurs  était  plus  proche  qu'une  ville 
d'Amérique.  Rome,  à  cause  du  tombeau  de  Pierre  et  de  la  présence 
de  sou  siège,  par  l'effet  nécessaire  des  autorités  et  des  institutions 
qui  les  entourent,  est  la  ville  la  plus  propice  à  la  tenue  d'un  con- 
cile national,  surtout  d'un  concile  dirigé  contre  toutes  les  aberrations 
traditionnelles  du  particularisme  local.  En  transportant  les  évêques 
au  berceau  et  au  foyer  du  christianisme,  il  y  a  toute  chance  pour 
qu'ils  soient  plus  sensibles  aux  touches  de  l'Esprit-Saint  et  aux 
parfums  de  Rome.  Le  28  décembre  1898  cent  quatre  archevêques 
et  évêques  de  l'Amérique  latine  furent  donc  conviés  à  se  réunir 
à  Rome,  en  concile,  fin  mai  1899.  Cinquante-trois  prélats,  plusieurs 
délégués  par  leurs  collègues,  arrivèrent  à  Rome  dans  les  délais  près- 


104  PONTIFICAT    DE    LÉON    XII l 

crits.  Le  concile  devait  réunir  :  quatre  archevêques  et  neuf  évêques 
du  Mexique  ;  deux  archevêques  et  neuf  évêques  du  Brésil  ;  un  ar- 
chevêque et  trois  évêques  du  Chili  ;  un  archevêque  et  cinq  évêques 
de  la  Colombie  ;  un  archevêque  et  six  évêques  de  la  Confédération 
argentine  ;  un  archevêque  et  quatre  évêques  du  Pérou  ;  un  arche- 
vêque de  TEquateur,  un  de  l'Uruguay,  deux  évêques  du  Venezuela, 
un  du  Guatemala,  un  archevêque  et  un  évêque  d'Haïti.  Le  concile 
s'ouvrit  le  28  mai,  fête  de  la  très  sainte  Trinité,  sous  la  présidence 
du  cardinal  di  Pietro,  et  se  prolongea  jusqu'au  9  juillet.  Un  des 
consulteurs  dont  l'autorité  et  le  savoir  eurent  le  plus  d'influence, 
fut  un  simple  capucin,  le  P.  Joseph  Calasanz  de  Llenaveras,  dont  le 
Pape  fit  le  cardinal  Vives  y  Tuto,  pendant  le  concile  même.  Ce  pré- 
lat avait  fait  de  longs  séjours  dans  l'Amérique  du  Sud  ;  les  évêques 
furent  unanimes  à  s'incliner  devant  sa  haute  compétence. 

Grâce  à  la  longue  et  minutieuse  préparation  qui  avait  tout  mis  en 
lumière,  grâce  à  la  sagesse,  au  zèle,  à  l'intelligence  des  Pères,  le  vaste 
pi'ogramme  des  schemata  put  être  épuisé  en  six  semaines.  Dans  son 
ensemble,  ce  travail  forme  ce  qu'on  doit  souhaiter  aujourd'hui  à  tous 
les  peuples  de  la  chrétienté,  surtout  à  la  France,  l'application  du 
droit  de  l'Eglise  à  tous  les  diocèses  d'Amérique.  Par  là,  il  faut  enten- 
dre l'appropriation  de  tous  les  décrets  du  Concile  de  Trente,  de  tou- 
tes les  décisions  des  congrégations  romaines,  de  tout  ce  qui  constitue 
le  droit  canon,  actualiséjusqu'à  nos  jours.  C'est  le  code  ecclésiastique 
actuel,  c'est  le  droit  le  plus  nouveau,  embrassant  les  plus  générales 
dispositions,-  non  pas  seulement  avec  le  crédit  du  docteur  privé, 
mais  avec  l'autorité  d'un  concile  national.  Dans  l'histoire  de  lEglise 
au  XIX®  siècle,  c'est  l'acte  de  plus  haute  importance,  le  gage  des  meil- 
leures promesses,  la  pierre  d'attente  de  cette  codification  du  droit 
canonique,  dont  Pie  X  a  ordonné  la  promulgation. 

La  dernière  session  fut  présidée,  le  dimanche  9  juillet,  au  collègç 
Pio-latin,  par  le  cardinal  Agliardi.  La  messe  fut  chantée  par  l'arche- 
vêque de  Lima  ;  les  dernières  décisions  furent  promulguées,  avec  ré- 
serve que  les  actes  seraient  soumis  à  la  ratification  de  la  Chaire 
Apostolique.  La  cérémonie  de  clôture  eut  lieu  le  soir.  Le  cardinal  di 
Piétro  présidait,  en  chape  et  mitre,  assisté  du  cardinal  Vives  ;  les 


l'améiuque  latine  IOS 

évoques  étaient  également  avec  mitre  et  chape. Le  Promoteur  demanda 
au  président  de  vouloir  bien  faire  signer  les  actes  du  concile.  A  ce 
moment,  le  livre  des  actes  fut  porté  sur  Tautel,  où  résidait  Jésus- 
Christ.  Tous  les  évéques  vinrent,  Tun  après  l'autre,  attester  le  Sei- 
gneur, par  leur  signature,  qu'ils  voulaient  observer  fidèlement  ces 
décrets.  Un  évèque  malade  avait  demandé  à  signer  comme  les  autres. 
Un  maître  des  cérémonies,  assisté  de  Témoins,  s'en  fut  à  la  chambre 
de  rinHrme,  qui  donna  avec  joie  sa  signature.  Alors  le  Promoteur 
demanda  aux  Pères  de  clore  le  concile.  Le  vote  fut  unanime  ;  le  car- 
dinal di  Pietro  prononça  le  décret  de  clôture  ;  puis  tous  les  Pères 
Tembrassèrent,  ainsi  que  le  cardinal  Vives  et  Tarchevôque  Tovat, 
président  effectif  du  concile.  Cette  cérémonie  émotionna  vivement 
les  Pères.  Le  Te  Deum  fit  à  ce  moment  éclater  les  strophes  sublimes 
de  la  reconnaissance  et  des  espérances  de  TEgHse.  La  procession  se 
déroula  sous  les  cloîtres  du  collège,  et  alla  saluer  les  deux  plaques 
commémorât! ves  du  concile.  De  retour  à'  la  chapelle,  Tôvèque  de 
Cuernavaca,  Mgr  Plancarte,  monta  en  chaire  ;  il  chanta  les  acclama- 
tions liturgiques,  toutes  les  voix  lui  répondirent.  La  dernière  fut  une 
ovation  :  elle  demandait  la  protection  des  races  latines,  boulevard  de 
la  foi  dans  le  monde.  Là  où  les  nations  protestantes  s'installent,  la 
foi  baisse  ;  défendre  les  races  latines,  c'est  défendre  la  foi.  Ce  fut  le 
bouquet  spirituel  du  concile,  le  mot  d'ordre  des  grandes  espérances. 
Le  lendemain,  Léon  XIII  voulut  recevoir  tous  les  évêques  du  con- 
cile. Le  cardinal  Vives  les  présenta.  Après  un  entretien  cordial,  le 
Pape  voulut  les  embrasser.  Quand  vint  le  tour  de  Mgr  Fontecilla, 
celui-ci  dit  qu'il  était  du  pays  de  Mgr  Jarra,  malade  ;  le  Pape  l'em- 
brassa une  seconde  fois  et  lui  dit  de  porter,  à  Mgr  Jarra,  ce  baiser 
du  Pape.  Le  concile  de  l'Amérique  latine  était  la  réalisation  d'une 
grande  pensée  :  le  souffle  puissant  de  l'unité  catholique  avait  passé 
sur  la  tète  des  évéques  de  l'Amérique  du  Sud.  A  Rome,  ces  évèques 
avaient  vu  de  près  les  plus  grands  personnages^de  l'Eglise  ;  ils  avaient 
pu  s'entendre  avec  eux  et  mieux  les  apprécier  ;  ils  avaient  vu  le  droit 
canonique  en  action  et  affirmé  leur  parfaite  soudure  à  la  Chaire  de 
S.  Pierre.  Ces  résultats  acquis  préparent  les  effets  que  les  décrets  du 
concile  doivent  produire  à  la  longue.  Une  lettre  du  Pape  promulguait 


"106  POiNTJFlCAT    DE    LÉON    XIII 

ces  décrets  le  1^"*  janvier  1900  ;  cette  date  doit  marquer  dans  les 
annales  de  TAmérique  et  de  TEglise  universelle. 

b^  Abolition  de  V esclavage,  —  A  ces  faits  généraux,  nous  devons 
joindre  quelques  faits  relatifs  aux  églises  du  Brésil  et  premièrement 
Tabolition  de  Tesclavage.  L'esclavage,  c'est-à-dire  la  suppression  ju- 
ridique delà  personnalité  d'un  homme  au  profit  d'un  autre,  c'est-à- 
dire  la  réduction  de  troupeaux  d'hommes  et  de  femmes  à  la  condi- 
tion de  bétail  humain   et  d'outil  vivant,  comme  dit  Aristote,  est  le 
fait  général  et  constant  de  l'histoire  pendant  quarante  siècles.  L'E- 
vangile est  la  charte  d'affranchissement  de  l'espèce  humaine,  la  pro- 
clamation de  la  fraternité  catholique.  Entre  sa  promulgation  et  son 
application  définitive,  il  y  a  des  siècles  ;  mais  l'Eglise,  par  ses  doc- 
trines et  sa  pratique,  a  toujours  été  l'instrument  divin  de  la  libération 
des  esclaves.  Troplong,  dans  un  ouvrage  célèbre,   a  montré  l'in- 
fluence du  christianisme  sur  le  droit  romain,  même  sous  les  Césars 
persécuteurs.  L'histoire  des  efforts  de  l'Eglise  en  faveur  des  esclaves 
a  été  écrite,   pour  les   premiers  siècles,    par   Wallon  et   par  Paul 
Allard  ;  pour  le  moyen  âge,  par  Yanoski  ;  pour  les  temps  modernes, 
par  Gochin.  Mœhler,   Balmès,  Edouard  Biot,  Augustin  Pavy,  Lal- 
lier,  Févêque  de  Clifton  nous  ont  donné  également,  sur  ce  sujet,  des 
ouvrages  de  premier  ordre.  Pour  mettre  ce  bienfait  en  parfaite  évi- 
dence, il  faut  diviser  l'histoire  de  l'esclavage,  depuis  l'ère  chrétienne, 
en  trois  périodes  :  depuis  la  prédication  évangélique  jusqu'à  la  chute 
de  Rome,  l'Eglise  s'applique,  avec  les  indispensables  tempéraments, 
à  diminuer  le  fardeau  de  la  servitude  et  à  limer  sans  bruit  la  chaîne 
des  esclaves  ;  depuis  les  invasions  des  barbares  jusqu'à  la  Renais- 
sance, l'Eglise  substitue  le  servage  à  l'esclavage,  et  fait  introduire  la 
liberté  dans  les  lois  féodales,  dans  l'affranchissement  des  communes 
et  dans  l'établissement   des  communautés  rurales   ;  depuis  la  Re- 
naissance, lorsque  l'affaiblissement  des  mœurs,   des  croyances  et  de 
la  constitution  sociale  de  la  chrétienté,  menacent  d  e  ramener  l'escla- 
vage, l'Eglise  ne  cesse  de  protester  par  les  bulles  de  Pie  II  en  1462, 
de  Paul  111  en  15B7,  d'Urbain  VIII  en  1639,  de  Benoît  XIY  en  1741, 
de  Grégoire  XVI  en  1839.  Le  5  mai  1888,  dans  la  fête  des  noces  d'or 
de  son  sacerdoce,  Léon  XIII  voulut,  pour  l'émancipation  des  escla- 


l*am3kiquiî:  ^07 

vcs,  donner  un  témoignage  solennel  de  son  affection  pour  le  Brésil. 
Sa  lettre  aux  évéques  de  ce  pays  est  tout  un  traité  théologique  et 
historique  sur  ce  sujet.  Le  Pape  y  rappelle  que  des  personnes  pri- 
vées s'offraient  ù  la  servitude  pour  affranchir  des  esclaves  ;  que  de 
grandes  dames  louées  par  S.Jérôme  et  des  familles,  citées  par  Salvien, 
rendaient  par  un  généreux  affranchissement,   leurs  esclaves  à  la  li- 
berté. c(  Outre  que  l'affranchissement  des  esclaves  commença  d'avoir 
lieu  dans  tous  les  temples  comme  un  acte  de  piété,  l'Eglise  l'institua 
comme  tel,  en  recommandant  aux  fidèles  de  Taccomplir  dans  leurs 
testaments  à  titre  d'actes  agréables  à  Dieu  et  dignes  à  ses  yeux  de 
grand  mérite  et  de  récompense  :  de  là  ces  mots  par  lesquels  Tordre 
d'affranchissement   était  donné  aux  héritiers  :   «   Pour  l'amour  de 
Dieu,  pour  le  salut,  pour  le  mérite  de  mon  âme  ».  Rien  n'a  été  épar- 
gné de  tout  ce  qui  pouvait  servir  pour  la   rédemption  des   captifs  : 
les  biens  donnés  à  Dieu  étaient  vendus  ;  on  faisait  fondre  les  vases 
sacrés  d'or  et  d'argent  ;  on  aliénait  les  ornements  et  les  richesses  des 
basiliques,  comme  l'ont  fait  plus  d'une  fois  les  Paulin,  les  Ambroise, 
les  Augustin,  les  Hilaire,  les  Eloi,  les  Patrice  et  beaucoup  d'autres 
personnages  ».  Deux  ordres  monastiques  se  sont  consacrés  au  rachat 
des  captifs  ;  Pierre  Glaver  s'était  voué  à  la  même  œuvre.  Léon  XIII, 
marchant  sur  les  traces  des  saints  et  des  Pontifes  de  Rome,  se  réjouit 
donc  de  l'aflVanchissement  des  esclaves  au  Brésil  ;  il  en  félicite  don 
Pedro  et  la  comtesse  d'Eu,  qui  si gnapour  son  père  cet  acte  immortel. 
En  même  temps,  avec  ce  sens  pratique  et  ce  tact  parfait  des  Papes, 
Léon  XIII  adresse  aux  affranchis  quelques  salutaires  enseignements 
choisis  dans  les  oracles  du  grand  Apôtre  des  nations  :  «  Qu'ils  gar- 
dent soigneusement  un  souvenir  et  un  sentiment  de  reconnaissance  ; 
qu'ils  s'efforcent  de  la  professer  avec  soin  envers  ceux  à  l'œuvre  et 
au  dessein  desquels  ils  doivent  d'avoir  recouvré  la  liberté.  Qu'ils  ne 
se  rendent  jamais  indignes  d'un  si  grand  bienfait,  et  que  jamais  non 
plus  ils  ne  confondent  la  liberté  avec  la  puissance  des  passions  ;  qu'ils 
s'en  servent,  au  contraire,  comme  il  convient  à  des  citoyens  honnê- 
tes, pour  le  travail  d'une  vie  active,  pour  l'avantage  et  le  bien  de  la  fa- 
mille et  de  l'Etat.  Qu'ils  remplissent  assidûment,  non  pas  tant  par 
crainte  que  par  esprit  de  religion,  le  devoir  de  respecter  la  majesté 


108  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

des  princes,  d'obéir  aux  magistrats,  d'observer  les  lois  ;  qu'ils  s'abs- 
tiennent d'envier  les  richesses  et  la  supériorité  d'autrui,  car  on  ne 
saurait  assez  regretter  qu'un  grand  nombre,  parmi  les  plus  pauvres, 
se  laissent  souvent  dominer  par  cette  envie,  qui  est  la  source  de  beau- 
coup d'iniquités,  contraires  à  la  sécurité  et  à  la  paix  de  l'ordre  établi  ; 
contents  plutôt  de  leur  sort  et  de  leurs  biens,  qu'ils  n'aient  rien  de 
plus  à  cœur  que  les  biens  célestes,  pour  l'obtention  desquels  ils  ont 
été  mis  sur  la  terre  et  rachetés  par  le  Christ  ;  qu'ils  soient  animés  de 
piété  envers  Dieu,  leur  maître  et  libérateur  ;  qu'ils  l'aiment  de  toute 
leur  force  ;  qu'ils  observent  ses  commandements  en  toute  fidélité. 
Qu'ils  se  réjouissent  d'être  les  fils  de  l'Eglise,  qu'ils  s'efforcent  d'être 
dignes  d'elle  et  de  répondre,  autant  qu'ils  le  peuvent,  à  son  amour.  » 
Dans  cette  page  de  Léon  XIII,  il  y  a  plus  de  grande  politique  que 
vous  n'en  trouverez  jamais  dans  tous  les  discours  des  souverains, 
qui  ont  déserté  môme  le  souvenir  de  Gharlemagne. 

6°  La  discipline  de  V Eglise.  —  La  sollicitude  pour  les  esclaves  ne 
fait  pas  oublier,  au  Pape,  la  discipline  du  clergé  et  du  peuple  au  Bré- 
sil. En  1894,  une  lettre  apostolique  avait  réveillé  la  piété  parmi  le 
peuple,  remis  en  vigueur  l'antique  discipline  et  secondé  le  zèle  des 
congrégations  religieuses.  Sur  ces  entrefaites,  Fempereur  du  Brésil, 
don  Pedro  d'Alcantara,  était  chassé  honteusement  par  ses  sujets  ;  la 
république  était  proclamée  à  Rio-Janeiro.  Ce  pauvre  empereur  avait 
favorisé  la  franc- maçonnerie  au  détriment  de  l'Eglise  ;  il  avait  persé- 
cuté quelques  évoques  avec  une  espèce  de  flegme  atroce  ;  il  n'avait, 
d'ailleurs,  outre  ses  méfaits,  négligé  aucunement  de  faire  voir  l'i- 
neptie de  ses  fonctions  et  l'inutilité  de  son  titre.  Sous  prétexte  de  li- 
béralisme, il  oubliait  de  gouverner  son  empire  ;  sous  prétexte  de 
science, il  s'en  allait,  avec  un  nom  d'étudiant,  visiter  les  universités 
d'Europe,  s'intéresser  aux  découvertes,  se  presser  aux  expériences 
et  se  donner  toutes  les  peines  du  monde,  pour  se  rendre  ridicul^e. 
Les  ministres  voyant  son  ignorance  et  sa  paresse  en  présence  des 
parties  divines  du  gojjvernement,  le  prièrent  tout  simplement  de 
fixer  son  siège  à  f  étranger.  La  république  proclamée  sans  coup  férir, 
les  évêques  adhérèrent  au  nouveau  régime  et  à  la  politique  du  droit 
commun.  Léon  XIII  les  encouragea  dans  leur  orientation  et  se  prêta 


l'améiiiqui<:  latine  d09 

à  l'organisation  des  églises  brésiliennes,  sur  le  type  du  droit  nou- 
veau. L'Eglise  se  prête,  en  bonne  mère,  c\  toutes  les  expériences  des 
peuples,  î\  leurs  désirs  et  même  à  leurs  caprices  ;  au  besoin,  elle 
leur  signale  les  périls  ;  et  se  lève  la  tempête,  elle  est  toujours  là  pour 
commander  aux  flots  et  sauver  la  barque  qui  porte  la  fortune  des 
peuples. 

Le  18  septembre  1899,  Léon  XIII  s'adresse  à  Tépiscopat  du  Bré- 
sil, pour  viser  sa  situation  et  pourvoir  aux  intérêts  vitaux  des  églises. 
Le  premier  sujet  qu'il  traite,  c'est  celui  sur  lequel  il  attire  l'atten- 
tion et  provoque  le  zèle  dans  toutes  les  régions  de  la  chrétienté, 
la  formation  du  sacerdoce.  Dons  ce  dessein,  il  veut  séparer  les  sémi- 
naires des  collèges,  même  épiscopaux.  «  L'expérience  quotidienne, 
dit-il,  démontre  que  les  séminaires  mixtes  répondent  peu  à  l'idéal  et  à 
la  sagesse  de  l'Eglise.  Cette  vie  commune  avec  les  laïques  est  la  cause 
ordinaire  pour  laquelle  les  clercs  abandonnent  leur  vocation.  Donc,  il 
convient  de  les  habituer  à  porter  dès  l'enfance  le  joug  du  Seigneur, 
à  vaquer  souvent  à  la  prière, à  remplir  les  fonctions  pieuses,  à  s'initier 
à  la  vie  sacerdotale.  Dès  lors, il  importe  de  leur  faire  éviter  les  écueils, 
de  les  séparer  des  séculiers,  de  les  élever  enfin  selon  les  règles  si  sa- 
lutaires de  S.  Charles  Borromée,  comme  cela  se  ratique  dans  les 
principaux  séminaires  de  l'Europe.  »  Léon  XIII  pousse  si  loin  cet  ar- 
gument qu'il  voudrait  voir  les  séminaristes  éloignés  de  leurs  familles, 
même  pendant  les  vacances,  comme  cela  se  pratiquait  autrefois  pour 
les  oblats  des  monastères.  Pour  les  oblats,  la  méthode  était  excellente  ; 
au  Brésil,  elle  paraît  nécessitée  par  l'isolement  des  fermes  et  par  les 
mélanges  fâcheux  de  population.  Une  seule  chose  nous  étonne,  c'est 
que  Léon  XIII,  ici,  ne  parle  pas  des  études  sacerdotales  et  de  la 
haute  science  de  la  théologie.  En  principe,  il  est  tout  à  fait  certain 
que  cette  haute  science,  si  précieuse  par  elle-même,  est  indispensa- 
ble pour  tenir,  à  un  bon  cran,  le  niveau  de  la  science  commune  ;'  si 
la  haute  science  disparaît,  la  science  commune  disparaît  à  sa  suite. 
Insensiblement  un  clergé  ignare  gouverne  un  peuple  plus  ignare 
encore,  un  peuple  qui  vit  dans  les  ténèbres,  heureux  de  leur  obscu- 
rité, ou  qui  s'irrite  et  tombe  à  bras  raccourcis  sur  un  clergé  sans 
docteurs.  L'histoire  s'étonne  que  ce  grand  pays  d'Amérique  du  Sud 


no  PONTIFICAT    DE    LÉOiN    XIII 

donne  si  peu  de  signes  de  son  savoir.  Eyzaguire,  il  y  a  cinquante  ans, 
avait  fait  le  tour  du  monde  et  prouvé  qu'au  Chili  se  trouvent  des 
esprits  curieux,  capables  de  bien  juger.  Depuis  nous  ne  voyons  au* 
cune  œuvre  d'éclat  briller  à  l'horizon  de  la  pensée,  du  moins  dans 
nos  pays  d'Occident. 

Le  Pape  aborde  ensuite  la  question  de  la  presse,  il  en  constate  la 
vulgarisation  et  déduit  comme  conséquence,  la  nécessité  pour  les 
prêtres  d'y  travailler.  «  Et  c'est  vraiment  pénible  de  voir  les  bons  né- 
gliger les  armes,  qui,  maniées  par  des  impies  avec  un  charme  trom- 
peur, préparent  la  ruine  déplorable  de  la  foi  et  des  mœurs.  Il  faut 
donc  que  les  styles  s'aiguisent^  que  la  verve  littéraire  se  déploie 
pour  que  le  mensonge  cède  le  pas  à  la  vérité,  que  la  voix  de  la 
droite  raison  et  de  la  justice  se  fasse  peu  à  peu  accepter  des  esprits 
prévenus  ».  Ces  styles  à  aiguiser  pour  le  combat,  un  historien  les 
traduit  par  plume  :  il  est  probable  que  la  plume  n'en  est  pas  exclue  ; 
mais  le  stylus  d'Horace  fait  penser  à  autre  chose  ;  d'autant  que  la 
verve  à  déployer  suffit  à  la  plume  et  que  le  style  dans  sa  généra- 
lité paraît  impliquer,  au  moins  moralement,  l'usage  de  la  trique. 
Triquer  est  une  vertu  champenoise,  dont  l'emploi  ne  se  pratique  pas 
communément  dans  des  bureaux  de  littérature,  même  militants. 
Aux  avantages  de  la  presse,  Léon  XIII  joint  les  bénéfices  qui  résul- 
tent de  l'accès  des  catholiques  aux  charges  publiques  et  à  la  repré- 
sentation nationale.  La  parole,  en  effet,  non  moins  que  les  écrits, 
non  moins  que  la  plume,  l'influence  et  l'autorité,  peuvent  servir  la 
bonne  cause.  Il  y  a  ici  deux  questions  distinctes  :  l'accès  aux  fonctions 
sociales,  où  les  cathoHques,  par  leur  probité  et  leur  intelligence,  peu- 
vent rendre  de  précieux  services  ;  l'accès  aux  mandats  parlementai- 
res, où  leur  présence  et  leur  suffrage  peuvent  au  moins  concourir  à 
la  défense  de  l'Eglise.  Ces  deux  questions  ne  soulèvent  aucun  doute. 
Léon  Xlli  ajoute  :  «  Il  sera  bon  d'envoyer  même  quelquefois  à  la 
députation,  des  hommes  revêtus  du  caractère  sacerdotal  ;  ces  gar- 
diens professionnels,  ces  sentinelles  en  quelque  sorte  de  la  religion 
pourront  défendre  mieux  que  personne  les  droits  de  l'Eglise.  »  Cette 
décision  de  Léon  XIII  ne  cadre  pas  avec  une  décision  de  Pie  X  ;  un 
rescrit,  signé  Gasparri,  vient  de  notifier  à  la  France  l'exclusion  dési- 


l'aMÉRIQUE    LATltNE  Ht 

rable  des  prêtres  de  la  Chambre  des  députés.  Ce  dernier  rescrit  ne 
s'applique,  sans  doute,  qu'à  la  situation  présente,  dans  l'hypothèse 
d'une  séparation  effective.  Dans  ce  dernier  cas,  les  prêtres  devront 
se  cantonner  dans  TEglise  et  ne  pas  escalader  le  mur  de  la  sépara- 
tion. En  principe,  pour  les  raisons  données  par  Léon  XIII,  la  pré- 
sence des  prêtres  au  parlement,  leur  rôle  actif  dans  les  commissions, 
leur  apparition  à  la  tribune,  s'ils  sont  instruits,   logiciens  solides, 
orateurs  éloquents,  ne  prête  à  aucune  objection  sérieuse.  Un  prêtre 
député   peut  avoir  des  doctrines  compromettantes  ou  des   pratiques 
fâcheuses  pour  l'Eglise  :  il  y  a,  dans  l'Eglise,  des  autorités  pour  re- 
prendre ce  prêtre  et,  au  besoin,  le  censurer.  Ce  sont  là  des  abus  qui 
ne  tiennent  pas  à  la  nature  du  mandat  parlementaire.  Un  homme  de 
simple  bon  sens  peut  toujours  s'orienter  au  milieu  des  manœuvres  des 
partis  ;  il  peut  toujours,  par  sa  probité,  offrir  des  exemples  utiles  et 
de  graves  leçons  ;  il  y  a  d'ailleurs  nombre  de  questions,  surtout  pour 
les  affaires  ecclésiastiques,  où  il  peut,  seul,  parler  avec  la  compétence 
d'un  théologien  et  la  capacité  d'un  homme  plus  instruit.   Enfui, 
il  y  a  toujours  eu  un  peu  partout,  et  très  avantageusement,   des 
prêtres  dans  les  assemblées  politiques  et  des  prêtres  dans  les  servi- 
ces politiques  du  gouvernement.  Depuis  S.  Eloi  jusqu'au  cardinal  de 
Fleury,sans  oublier  Suger,  d'Ossat  et  Duperron,  des  prêtres  ont  pesé 
d'un  grand  poids  dans  le  gouvernement  monarchique  ;  dans  ce  gou- 
vernement, le  clergé  a  même  formé  le  premier  ordre  de  l'Etat.  De- 
puis la  révolution,  de  Maury  à  Dupanloup,  à  Freppel,  les  prêtres 
font  bonne  figure.  En  Allemagne,  dans  les  Landtag  des  Etats  confé- 
dérés, au  Reichtag  de  Berhn,  ils  ont  formé  l'ossature  du  centre  et  sa- 
gement dirigé  son  action.  Le  bon  sens  de  Guillaume  II,  en  attendant 
une  nonciature  à  Berlin,  a  même  appelé  un  cardinal  dans  les  con- 
seils d'un  empire  dont  le  chef  est  protestant. D'après  ces  faits  et  pour 
ces  motifs,  même  sous  le  régime  de  la  séparation,  la  présence  des 
prêtres  dans  les  assemblées  nationales  et  dans  les  conseils  du  gou- 
vernement, si  elle  est  passible  d'abus,  ne  paraît  pas,  en  soi,  digne 
de  blâme.  Au  contraire,  quand  le   mouvement  général   de   la  po- 
litique   incline   au   naturalisme,    il  paraît  juste    et  désirable    que 
les  prêtres,  comme  citoyens,  fassent  valoir  tous  leurs  droits,  y  com- 


]]2  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xïll 

pris  le  droit  de  recevoir,  de  leurs  concitoyens,  un  mandat  parlemen- 
taire, et  de  représenter,  dans  les  assemblées,  ce  qu'un  historien  an- 
glais appelle  la  majesté  d'un  peuple.  Ce  mandat,  sur  une  tête  qui  a 
reçu  Fonction  sacerdotale  ou  que  ceignent  les  infuies  des  pontifes, 
n'ajoute  certainement  pas  un  grand  lustre,  ni  même  un  grand  cré- 
dit ;  mais  il  ouvre  une  carrière  de  dévouement  où  il  ne  parait  pas 
qu'un  prêtre  puisse  reculer  devant  la  consigne  de  la  croix  et  le  mot 
d'ordre  du  sacrifice.  Naturellement  les  fonctions  politiques,  cela  est 
entendu,  ne  doivent  être  recherchées,  pour  aucun  motif  tenant  à 
l'esprit  de  parti  ou  à  des  pensées  d'ambition,  mais  dans  le  "double 
but,  absolument  désintéressé,  de  servir  la  cause  du  peuple  et  l'hon- 
neur de  Dieu. 

Dans  cette  même  lettre,  Léon  XIÏI  s'occupe  des  ressources  matériel- 
les nécessaires  au  service  du  culte  et  à  l'entretien  du  clergé.  Cette 
question  est  pendante  dans  toutes  l«s  républiques  de  l'Amérique  du 
Sud,  comme  au  Brésil,  comme  dans  la  plupart  des  égUses  de  l'ancien 
monde.  Le  libéralisme,  hérésie  commune  depuis  un  siècle  à  tous  les 
peuples,  est  moins  une  affaire  de  doctrine  qu'un  défaut  de  vertu.  Sans 
doute  il  se  complaît  à  séparer  partout  l'Eglise  de  l'Etat  et  à  réduire, 
sous  un  régime  démocratique,  le  gouvernement  à  un  baquet  pour  les 
autres  et  à  un  plat  d'argent  pour  les  hommes  politiques.  La  consé- 
quence qu'en  tirent  ces  hommes  politiques,  c'est  que,  à  défaut  de  biens 
civils  à  grignoter,  ils  n'ont  qu'à  dévorer  les  biens  ecclésiastiques.  De 
préférence,  ils  se  jettent  sur  les  propriétés  des  cures,  sur  les  menses 
épiscopales  et  sur  le  patrimoine  des  monastères.  Depuis  que  la  Cons- 
tituante française,  en  1789,  a  mis  les  biens  d'Eglise,  pour  boucher 
les  trous  d'un  budget  défaillant,  à  la  disposition  libre  de  la  nation 
française,  ce  vol  s'est  poursuivi  de  même  en  Espagne,  en  Allemagne, 
en  Italie  et  Outre-Mer.  Mettre  les  biens  d'Eghse  au  pillage,  c'est 
pour  le  libéraUsme,  sa  façon  d'interpréter  le  renoncement  de  l'Evan- 
gile. Des  curés  nus  comme  ver,  qui  n'ont  ni  un  morceau  de  pain  à 
se  mettre  sous  la  dent,  ni  un  toit  pour  abriter  leur  tête,  voilà  la  ma- 
nière du  beau  christianisme  qui  plaît  à  ces  personnages.  Pour  eux- 
mêmes,  c'est  différent  :  le  progrès  qui  consiste  à  appauvrir  les  prêtres, 
doit  enrichir  dans  la  même  proportion  les  laïcs  ;  un  laïc  progrès- 


l'amérique  latine  113 

siste,  c'est  un  homme  qui  s'est  enrichi  des  biens  d'Eghse,  qui  a  de 
l'argent  dans  son  gousset  et  chez  qui  la  rotondité  de  Tabdomen  at- 
teste Tusage  trop  plantureux  des  organes  de  la  mastication.  Mais 
encore  faut-il  que  les  prêtres  vivent.  Mais  alors  de  quoi  et  comment  ? 
A  défaut  de  la  propriété  ecclésiastique,  qui  leur  est  d'un  accès  diffi- 
cile, qui  souvent  leur  est  interdite,  il  ne  reste  plus  que  la  mendicité 
ou  la  ressource  d'une  fortune  mobilisée  par  des  titres  de  rente.  Ce 
libéralisme,  si  âpre  à  la  curée  de  TEglise,  lui  offre,  comme  contrefil 
et  moyen  de  se  soustraire  à  ses  exactions,  les  inventions  modernes  du 
crédit.  Léon  XIII,  dans  sa  lettre,  n'envisage  cette  question  qu'au 
point  de  vue  actuel  et  borne  ses  ressources  à  la  charité  publique. 
L'Etat  ne  donne  plus  rien  ni  pour  les  cures,  ni  pour  les  séminaires, 
ni  pour  les  chapitres.  Alors,  il  ne  reste,  pour  l'entretien  des  églises 
particuUères  et  de  la  sainte  Eglise  romaine,  que  les  offrandes,  les 
quêtes  et  les  souscriptions.  Les  monastères,  là  où  ils  subsistent,  peu- 
vent contribuer  de  leur  superflu  à  l'assistance  du  clergé  séculier. 
Les  classes  riches,  là  où  elles  sont  catholiques,  peuvent  y  contribuer 
aussi  davantage,  à  raison  de  leurs  grandes  fortunes.  Par  la  très  courte 
expérience  que  nous  en  avons,  les  classes  pauvres,  ainsi  nommées 
parce  qu'elles  ne  sont  pas  riches  d'argent,  sont  plus  riches  de  cœur 
et  trouvent  souvent  dans  leur  pauvreté  le  moyen  de  se  montrer 
plus  généreuses  que  les  riches.  Léon  XIII  propose  de  centraliser  les 
offrandes  dans  une  caisse  générale  et  d'en  effectuer  équitablement  le 
partage  dans  toute  rEghse. 

Léon  XIII,  comme  il  sied  à  un  Pape,  ne  laissa,  pas  voir,  dans  cette 
question,  la  sollicitude  effarouchée  et  inquiète,  qui  se  voit  parfois 
dans  certains  évêques  et  dans  quelques  prêtres.  Vicaire  de  l'Homme- 
Dieu,  qui  n'avait  pas  une  pierre  pour  reposer  sa  tête  et  qui  nous  in- 
vite à  ne  pas  ^éprouver  les  soucis  des  païens,  le  Pape  a  confiance 
en  Dieu  et  veut  inspirer  à  tous  cette  confiance.  En  preuve,  il  cite  la 
libéralité  des  premiers  chrétiens,  qui,  plus  soucieux  de  l'Eglise  que 
d'eux-mêmes,  vendaient  leurs  biens  et  en  déposaient  le  prix  aux  pieds 
des  apôtres.  A  l'exemple  de  S.  Paul,  il  dit  :  «  Celui  qui  fournit  la 
semence  au  semeur,  fournira  aussi  le  pain  pour  manger  ;  il  multi- 
pliera votre  semence  et  augmentera  les  prémices  de  votre  justification.» 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  8 


k 


|'J4  PONTIFICAT    DE    LÉON    XI II 

Que  nos  chrétiens,  à  Texemple  de  leurs  ancêtres,  n'aient  tous  qu'un 
seul  cœur  et  qu'une  seule  âme,  et  les  prêtres,  dans  leur  frugalité  et 
leur  modestie,  ne  manqueront  jamais  de  rien.  Il  ne  faut  pas  grand' 
chose  pour  vivre,  il  ne  faut  rien  pour  mourir.  Gomme  conclusion,  le 
Pontife  rappelle  les  paroles  du  grand  Apôtre  aux  Thessaloniciens  : 
(c  Or,  mes  frères,  nous  vous  prions  d'être  reconnaissants  envers  ceux 
qui  travaillent  au  miUeu  de  vous,  qui  vous  dirigent  et  vous  conseil- 
lent dans  le  Seigneur  ;  ayez  pour  eux  une  charité  privilégiée  à  cause 
de  l'œuvre  qu'ils  accomplissent.  »  Celui  qui  revêt  les  lys  et  nourrit 
les  oiseaux  du  ciel,  n'oubliera  pas  ses  enfants  et,  moins  que  tout 
autre,  le  ministre  de  son  sanctuaire.  Et  le  prêtre,  spolié  par  la  poli- 
tique, après  une  vie  de  mortifications  pieuses  et  de  privations  néces- 
saires, sera  encore  assez  riche  pour  laisser  tomber  parfois  son  denier, 
dans  le  casque  de  quelque  patricien  tombé  en  disgrâce.  Son  denier 
comme  le  denier  de  la  veuve,  sera  cet  argent  prêté  sur  la  banque  du 
ciel,  qui  ne  suspend  jamais  ses  paiements. 

§  XV.  —  L'ÉGLISE  AU  CANADA 

l'^  La  judicature  de  Vhistoire.  —  L'histoire,  disait  Rohrbacher, 
est  le  jugement  de  Dieu  en  première  instance.  L'historien,  en  effet, 
est  un  juge  qui  évoque,  à  son  tribunal,  les  personnages  historiques 
et  les  événements  dont  ces  personnages  sont  les  acteurs.  Sous  ses 
yeux  se  développe  un  drame  ;  quand  ce  drame  est  parvenu  à  son  dé- 
nouement, l'historien  doit  en  porter  un  jugement  d'après  les  principes 
de  léternelle  justice.  Historien,  tout  le  monde  peut  l'être,  je  veux 
dire  tout  homme  instruit,  mais  pour  en  revêtir,  à  proprement  parler, 
le  caractère,  l'historien  doit  être  l'intègre  organe  d'un  juste  jugement. 
Le  juste  jugement,  le  jugement  conforme  aux  lois  éteroelles,  c'est  ce- 
lui qui  constitue  l'intégrité  et  la  grandeur  de  l'histoire.  Mais  de  quelles 
lois  s'agit-il  ?  De  lois  humaines,  de  lois  dont  l'homme  est  l'arbitre  sou- 
verain ?  non,  car  parmi  les  hommes,  autant  de  têtes,  autant  de  senti- 
ments, et,  parmi  eux,  il  n'y  en  a  aucun  qui  ait,  par  lui- môme,  le  droit 
d'imposer  son  jugement  aux  autres  hommes.  La  loi  dont  l'observation 
forme  l'équité  de  l'histoire,  c'est  la  loi  de  Dieu  ;  c'est  la  loi  révélée  de 


l'église  au  canada  115 

Dieu  au  genre  humain  dès  l'origine  des  choses,  dispensée  par  Dieu 
dans  la  suite  des  siècles,  consignée  hnalemcnt  dans  l'Evangile  de  Jé- 
sus-Christ et  confiée, comme  dépôt  sacré,  à  la  garde  de  laSainte  Eglise, 
dont  le  chef  unique,  souverain  et  infailUble,   est  le  Pontife  Romain, 
aujourd'hui  Pie  X.  Le  symbole  des  dogmes  de  la  Sainte  Eglise,  les  lois 
morales  delà  Sainte  Eglise,  le  culte  et  la  discipline  générale  de  la  Sainte 
Eglise,  la  hiérarchie  de  la  Sainte  Eglise  et  son  code  canonique  :  voilà 
les  quatre  lois  surnaturelles  auxquelles  l'historien  doit  strictement  se 
soumettre.  Dans  tout  ce  qu'il  écrit,  le  simple  bon  sens  suffit  pour 
nous  apprendre  que  l'historien  est  rigourcusemeat  obligé  de  ne  dire 
que  la  vérité  et  non  moins  rigoureusement  frustré  de  toute  licence 
qui  permettrait  d'y  contrevenir  ;  et,  pour  lui,  la  vérité,  c'est  la  vérité 
de  Dieu  dont  l'Eglise  Romaine  est  la  dispensatrice  ;  et  l'erreur  qu'il 
doit  réprouver,  c'est  tout  ce  que  l'Eglise  Romaine  réprouve.  Devant 
peu  importe  quel  personnage  et  peu  importe  quel  événement,  l'his- 
torien n'est  donc  pas  libre  ni  des  mouvements  de  sa  plume,  ni  des 
jugements  de  son  esprit.  C'est  lui  qui  juge,  mais  il  ne  juge  qu'autant 
qu'il  est  l'organe  de  la  loi.  S'il  est  son  interprète  fidèle,  son  jugement 
vaut  tout  autant  que  la  loi  dont  il  détermine  l'application  ;  s'il  n'est 
pas  l'interprète  fidèle  de  la  loi  divine,  sa  parole  n'est  plus  qu'une 
parole  d'homme,  airain  sonnant,   cymbale   sonore.    C'est  pourquoi 
nous  avons  dit  que  le  jugement  de  l'historien  n'est  de  Dieu  qu'en 
première  instance  ;  il  est  sujet  à  l'appel,  mais  si,  en  appel,  il  est  re- 
connu conforme  à  la  loi  divine,  il  n'y  a  ni  autorité  qui  tienne,  ni 
grandeur,  si  haute  soit-elle,  qui  puisse  prévaloir.  La  loi  divine  est 
sans  tache  ;  du  moment  que  l'histoire  en  est  l'organe,  le  monde  en- 
tier doit  se  soumettre  à  son  empire.  Le  monde,  il  est  vrai,  avec  ses 
préjugés,  ses  aveuglements,  ses  ignorances,' ses  passions,  n'accepte 
pas  plus  f  histoire  qu'il  ne   subit  Dieu  ;  il  ronge,    en   frémissant,  le 
frein  de  ce  noble  esclavage.  Mais  la  fureur,  plus  ou  moins  intense, 
qui  couvre  décume  le  mors  ou  le  frein,  ne  prouve  rien  contre  ;  elle 
ne  prouve  que  sa  nécessité  et  n'est  qu'un  hommage  à  son  équité.  Le 
vieil  historien,  qui  a  consigné,  sur  des  tables  d'airain,  les  oracles  de 
l'histoire,  a  pu  voir,  dans  sa  longue  carrière,  s'insurger  contre  ses 
jugements  les  aberrations  des  foules  et  encore  plus  les  colères  des 


116  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

hommes,  dont  il  dénonçait  l'iniquité.  Ces  insurrections  ne  troublent 
pas  la  sérénité  de  son  esprit  ;  elles  ont  pu  jeter  du  poison  dans  la 
coupe  de  ses  jours.  Cet  amer  breuvage  n'est  qu'un  réconfort  de  plus, 
lorsque  l'historien  est  l'homme  juste,  qui  a  le  courage  de  parler  ;  et 
quand  le  monde  entier  s'écroulerait  sous  ses  anathèmes,  il  ne  ferait 
ni  fléchir  sa  main,  ni  reculer  son  jugement. 

2"  L'Ecole.  —  Nous  rappelons  ces  règles  austères,  non  point  parce 
que,  du  Canada,  nous  sont  venues  des  menaces  et  même   des  in- 
jures, mais  parce  que  le  Canada  français,  la  province  de  Québec,  re- 
ligieusement parlant  exemplaire,  est  peut-être  le  pays  qui   a  le  plus 
besoin  des  intègres  discernements  de  l'histoire.  Non  pas  que  tout  y 
soit  mauvais  ;  au  contraire  le  bien  l'emporte,  et  de   beaucoup  sur  le 
mal  ;  mais  il  y  a,  dans  les  esprits,    une  telle  inertie,   des  aveugle- 
ments si  profonds,  des  préjugés  si  déplorables  que  ce  pays  si  catho- 
lique peut  être,  tout  d'un  coup,  poussé  aux  abîmes  où  l'appelle 
l'inique  esprit  du  siècle.  Nous  n'avons  jamais  écrit  pour  insulter 
personne  ;  nous  écrivons  pour  sauver  les  âmes  et  les  peuples.  Notre 
plume,  trempée  dans  le  sang  du  Christ,  ne  se  connaît  pas  d'autre 
devoir  que  les  règles  de  l'Apostolat.  Puisque  l'historien  est  juge,  il 
doit  être  aussi  l'homme  de  Dieu,  il  doit  fixer  les  idées  et  les  désirs 
du  siècle  ;  il  doit  produire  les  faits  dans  une  intégrité,  miséricor- 
dieuse et  implacable,  qui  fasse  de  son  récit  une  autorité  et  une 
grâce,  parce  que  c'est  toujours  un  rayon  de  pure  lumière.  Mais  son 
récit  doit  revêtir  surtout  ce    caractère  lorsqu'il  parle  des  écoles. 
L'école  est  une  création  de  l'Eglise  ;  primitivement  c'était  une  cha- 
pelle. Or,  on  veut  aujourd'hui  la  séparer  de  l'Eghse  pour  la  tour- 
ner contre.  La  chapelle  qui  était  une  œuvre  de  piété,  on  travaille  à 
la  convertir  en  chaire  de  pestilence,  en  machine  infernale  pour  em- 
poisonner les  jeunes  âmes.  L'impiété  du  siècle  s'achemine  à  ce  ré- 
sultat par  deux  voies  différentes  :  en   faisant  de  l'école  catholique 
une  appartenance  exclusive  de  l'Etat  ;  et  en  faisant  de  l'établissement 
scolaire  de  l'Etat  une  école  vouée  aux  doctrines  du  naturalisme  de  la 
déchéance.  Par  là  s'insinue,  môme  dans  le  peuple  catholique,  pre- 
mièrement que  l'enseignement  appartient  à  tout  le  monde,  ce  qui 
est  le  dogme  de  la  libre  pensée  anti-chrétienne,  et  que  l'enseigne- 


l'église  au  canada  \\1 

ment,  bon  à  nous  assortir  aux  conditions  de  la  vie  présente,  est  hors 
d'usage  pour  la  préparation  ^i  la  béatitude  éternelle.  Ces  deux  idées 
ont  prévalu  au  Canada  par  l'enseignement  du  protestantisme  et 
par  les  intrigues  de  la  franc-maçonnerie  ;  elles  ont  littéralement 
coupé  le  pays  en  deux.  Le  peuple  est  bon,  il  est  resté  dans  la 
simplicité  catholique  ;  les  classes  élevées,  tout  ce  qui  tient  au  gou- 
vernement est  devenu  plus  ou  moins  mauvais  suivant  qu'il  incline 
plus  ou  moins  au  libéralisme.  L'esprit  du  clergé  môme  n'est  pas 
exempt  de  cette  peste  ;  et  il  contribue  à  sa  diffusion,  sans  le  vouloir, 
peut-être  sans  le  savoir,  en  s'abstenant  de  le  dénoncer  et  de  le  com- 
battre. Il  n'y  a  plus  de  pays,  pas  même  l'Italie,  où  les  cathoUques 
puissent  s'abstenir  de  former  une  ligue  militante,  pour  combattre 
la  neutralité  de  l'école  et  les  multiples  impiétés  de  la  politique.  Et 
si  la  province  de  Québec  s'obstine  à  croire  qu'elle  peut  faire  excep- 
tion, elle  se  trompe  et  ne  le  saura  que  trop  tôt,  mais  au  prix  dou- 
loureux du  malheur  public. 

3°  L Eglise  à  VEcole.  —  Pour  remédier  aux  maux  présents  et  fu- 
turs, il  faut  que  l'Eglise  reprenne  son  empire  à  l'école.  L'absence  d'u- 
nité doctrinale  et  par  suite  la  divergence  des  esprits  sur  les  principes 
fondamentaux  de  !a  vie  religieuse  et  sociale,  telle  est  la  cause  radicale 
de  désunion  parmi  les  catholiques.  Quel  est  le  remède  à  cette  division  ? 
Il  n'y  en  a  pas  d'autre  que  la  diffusion  de  la  doctrine  catholique  dans 
les  écoles  d'abord  et  ensuite  par  tous  les  moyens  d'un  loyal  prosély- 
tisme. L'enseignement  religieux  dans  les  écoles  primaires  et  dans  les 
catéchismes,  mais  surtout  l'enseignement  religieux,  philosophique  et 
historique  dans  les  collèges  et  universités,  puis  dans  les  conférences, 
revues,  journaux,  tel  doit  être,  au  Canada,  l'objet  de  tous  les  efforts. 
Si,  dans  le  passé,  cet  enseignement  avait  été  départi  d'une  façon 
vraiment  catholique,  vraiment  unitaire,  nous  ne  verrions  pas,  parmi 
les  Canadiens,  tant  d'hommes  ignorants  de  ce  qu'ils  doivent  savoir 
sur  les  questions  les  plus  essentielles  de  la  vie  sociale  et  religieuse. 
Le  Canada  ne  subirait  pas  cette  divergence  lamentable  des  esprits, 
ces  divisions,  ces  disputes,  ces  défiances  qui  paralysent.  Pour  extir- 
per par  la  racine  la  cause  d'un  si  grand  mal,  il  faut  revenir  à  l'autorité 
de  l'Eglise.  L'instruction  doctrinale  des  catholiques,  à  quelque  classe 


H 8  PONTIFICAT    DE    LEON    XIII 

de  la  société  qu'ils  appartiennent,  quels  que  soient  leur  âge,  leur  sexe, 
leur  condition,  sous  quelque  forme  qu  elle  soit  donnée,  est  placée,  dans 
TEglise,  sous  la  surveillance  de  Tévêque.  La  surveillance  de  Tévêque 
doit  s'exercer  sur  toutes  les  écoles  où  sont  instruits  les  catholiques. 
Les  parents,  les  maîtres  d'école,  laïques  ou  ecclésiastiques,  relèvent 
de  l'autorité  de  Tévêque^  non  seulement  en  ce  qui  concerne  directe- 
ment renseignement  de  la  doctrine  catholique,  mais  aussi  pour  Ven- 
seignement  de  toutes  les  sciences  humaines  en  tant  qu'il  est  défendu 
de  les  communiquer  à  la  jeunesse  dans  un  esprit  contraire  à  la 
doctrine  catholique.  Les  religieux  et  les  religieuses,  même  exempts, 
sont  soumis  en  ce  point  à  l'autorité  de  l'évèque,  L'Eglise  a  horreur 
de  l'école  neutre,  parce  que,  outre  le  péril  grave  de  perversion  in- 
tellectuelle, elle  va  à  l'encontre  de  la  discipline  fondamentale  de 
l'Eglise  qui  réserve  d'une  façon  ahsolue,  à  l'évèque,  la  surveillance 
de  toutes  les  écoles  où  se  forme  l'âme  des  enfants  baptisés.  Cette  sur- 
veillance de  l'évèque  est  l'un  des  devoirs  les  plus  importants  de  sa 
charge.  L'école  neutre  est  la  plus  grande  des  calamités  pour  l'enfant, 
pour  la  famille,  pour  le  pays  et  pour  l'Eglise.  Là  où  il  existe  de  telles 
écoles,  l'évèque  doit  y  entrer  pour  s'assurer  qu'on  y  observe  l'ensei- 
gnement et  la  discipline  de  l'Eglise  ;  sinon,  il  doit  l'interdire.  Dans  les 
écoles  même  catholiques,  il  doit  s'assurer  qu'il  est  fait,  à  l'enseigne- 
ment catholique,  une  large  part.  Dans  les  collèges,  même  catholi- 
ques, il  doit  contrôler  l'enseignement  philosophique  et  historique  ;  il 
doit  s'assurer  de  l'orthodoxie  des  maîtres  et  de  leurs  aptitudes  ortho- 
doxes. Une  commission  permanente  de  prêtres,  chargés  de  la  sur- 
veillance des  écoles  (quand  il  ne  l'exerce  pas  lui-même),  agissant  au 
nom  et  par  l'autorité  épiscopale,  consciente  de  sa  responsabilité  de- 
vant l'évèque,  devant  l'Eglise,  devant  le  peuple  chrétien,  doit  fonc- 
tionner avec  zèle  dans  tous  les  diocèses  et  faire  sentir  son  action  sur 
tous,  maîtres  et  élèves,  dans  toutes  les  écoles  catholiques,  et  aussi 
sur  les  parents  chrétiens,  voire  sur  le  clergé  tout  entier,  pour  tout 
ce  qui  concerne  la  formation  de  la  jeunesse.  Voilà  le  véritable  re- 
mède à  la  désunion  des  catholiques.  Pour  l'unité  du  troupeau,  il 
faut,  dans  les  écoles,  l'autorité  catholique,  c'est-à-dire  universelle, 
de  l'évèque. 


l'église  au  canada  119 

Le  Canada  est  menacé  de  la  formation  d'un  ministère  de  Tinstruc- 
tion  publique,  c'est-à-dire  de  l'enlèvement  de  l'école  à  TEgiise  et  de 
son  introduction  impie  dans  les  rouages  de  l'Etat.  D'ores  et  déjà  le 
Canada  est  sous  l'influence  de  toutes  les  idées  fausses  d'une  institu- 
tion si  néfaste.  Par  conséquent  tout  ce  qu'il  a  de  foi  dans  l'âme  et 
de  sang  dans  les  veines  doit  se  convertir  en  énergie  pour  le  combat. 
Si  les  prêtres  étaient  privés  du  pain  quotidien,  si  les  églises  étaient 
fermées,  si  le  culte  était  atteint  dans  toutes  ses  manifestations  légiti- 
mes, ce  serait  un  grand  mal  assurément.  Mais  que  les  âmes  des  en- 
fants soient  soustraites  à  l'enseignement  catholique,  forcées  de  su- 
bir l'enseignement  neutre  des  écoles  de  l'Etat,  avec  tout  son  cortège 
d'erreurs,  de  doutes,  de  scepticisme,  de  corruption,  c'est  là  une  ca- 
lamité telle  que  tous  les  pères  de  famille,  sous  la  conduite  de  l'évo- 
que, doivent  se  lever,  comme  un  seul  homme,  pour  être  conduits  à 
la  hataille.  Depuis  trente  ans,  la  France  ne  l'a  pas  fait,  et  elle  est  en 
train  de  mourir  ;  la  Belgique,  qui  a  su  combattre  par  les  moyens  les 
plus  énergiques,  a  sauvé  son  âme  et  son  indépendance.  Sacrifices 
pécuniaires,  luttes  à  outrance  contre  les  empiétements  de  l'Etat,  sé- 
vérités dans  les  sanctions  ecclésiastiques  contre  les  parents  qui  se 
refuseraient  à  la  lutte,  tels  sont  les  moyens  par  lesquels  la  Belgique  a 
refoulé  la  gueuserie  libérale  ;  tels  sont  les  moyens  par  lesquels  on 
sauvera  partout  l'intégrité  de  la  foi  et  l'unité  d'esprit  au  sein  des  gé- 
nérations nouvelles  du  Canada. 

Surtout  ne  nous  laissons  pas  tromper  par  les  sophismes  à  l'ordre 
du  jour.  Pour  communiquer  aux  enfants  des  classes  ouvrières, 
comme  à  ceux  de  la  bourgeoisie  et  des  classes  dirigeantes,  la  foi  ca- 
tholique et  sauvegarder  l'unité  d'esprit  au  sein  du  peuple  catholique, 
il  ne  suffît  pas  de  les  conduire  pendant  quelques  heures,  chaque  se- 
maine au  catéchisme  de  la  paroisse  ou  dans  quelque  œuvre  catéchis- 
tique  analogue  ;  il  faut  l'école,  le  collège  et  l'Université  cathoHques, 
franchement  et  absolument  catholiques,  sans  aucune  dissimulation 
ou  diminution  de  l'enseignement  catholique,  complet  à  tous  les 
degrés,  selon  la  classe  sociale^à  laquelle  chaque  étudiant  appartient. 
Autrement  côt  étudiant  ne  sera  jamais  qu'un  demi-chrétien  ;  son  âme 
restera,  toute  sa  vie,  remplie  des  doutes,  des  préjugés,  des  sophis- 


120  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllT 

mes,  et  surtout  des  paresses  qu'on  y  aura  déposés  dans  son  jeune 
temps  ;  il  ne  pourra  jamais  s'en  déprendre,  parce  qu'il  n'aura  jamais 
reçu  cette  instruction  chrétienne,  coîi:plètc  et  progressive,  seule  ca- 
pable d'asseoir  dans  l'âme  humaino,  la  r'  nitiide  de  la  foi  et  l'unité 
d'esprit  au  sein  de  l'Eglise. 

4°  VUniversUé-Laval.  —  Quand  le  C:i:iada  eut  cessé  d'être  un 
pays  de  mission,  il  dut  avoir  un  évêquo,  un  clerg;:  et  un  séminaire  ; 
-ii  en  eut  même  deux,  un  à  Québec,  l'autre  à  Moniréal.  Au  siècle 
dernier,  on  pensa,  très  justement,  que  pour  former  un  grand  peu- 
ple, il  faut  le  doter  de  grandes  écoles.  Depuis  Jésus-Christ,  l'histoire 
des  peuples  dans  leur  évolution  sociale  et  politique  est  en  corréla- 
tion nécessaire  avec  l'agrandissement  des  écoles.  Non  pas  qu'il  soit 
impossible  de  pousser  la  force  à  de  formidables  conquêtes  ;  mais  quand 
ces  conquêtes  ne  sont  pas  soutenues  par  des  conquêtes  parallèles 
dans  l'ordre  intellectuel  et  moral,  elles  s'effacent  aussi  promptement 
qu'elles  ont  pu  s'établir.  Or,  la  fondation  et  la  croissance  régulière 
des  écoles,  c'est,  en  soi,  une  chose  difficile  et  qui  demande  du  temps. 
En  France,  par  exemple,  il  fallut  cinq  ou  six  siècles  de  labeur  con- 
tinu, avant  la  fondation  des  universités  du  moyen  âge.  Pendant  trois 
siècles,  on  se  contenta  d'améliorer  les  écoles  presbytérales,  épisco- 
pales  et  monastiques  ;  pendant  trois  autres  siècles,  il  suffit  d'y  ad- 
joindre l'école  palatine  et  ses  succursales.  Au  Canada,  la  difficulté 
n'était  pas  la  même  ;  il  ne  s'agissait  pas  de  créer,  sur  les  rives  du 
Saint-Laurent,  une  civilisation  de  toutes  pièces  ;  il  s'agissait,  pour 
les  écoles,  simplement  de  greffer  une  université,  une  Sorbonne  fran- 
çaise, sur  les  établissements  du  séminaire.  Mais,  comme  les  uni- 
versités sont  des  capitales  intellectuelles,  pour  les  former  il  faut  une 
licence  de  l'EgHse  et  une  de  l'Etat.  Le  séminaire  de  Québec  prit 
donc  en  1852  une  charte  à  Rome,  une  charte  à  Londres  et,  après 
les  avoir  obtenues,  s'intitula  :  Université  Laval,  faisant  remonter 
au  premier  évêque  l'honneur  d'être  le  premier  fondateur  de  la  pre- 
mière université  du  Canada.  Ici  les  difficultés  commencent.  Pour 
transformer  un  séminaire  en  université,  il  faut  deux  choses  :  !«  créer 
les  programmes  et  les  cours  des  cinq  facultés  du  haut  enseignement  ; 
2'^  trouver  des  professeurs  capables  d'occuper  honnêtement  ces  chai- 


l'église  au  canada  121 

res.  Dresser  sur  le  papier  de  beaux  programmes,  c'est  encore  relati- 
vement facile  ;  mais  découvrir  les  personnes  idoines, capables  d'y  faire 
honneur,  c'est  autre  chose.  Les  hommes  sont  rares,  les  savants  sur- 
tout ;  et  même  quand  ils  sont  de  vrais  savants,  se  laissent  peu  gouver- 
ner. Le  point  capital  pour  y  réussir,  c'est  de  se  cramponner,  par  une 
ferme  adhérence,  à  Tautorité  du  Pontife  Romain,  et  de  se  tenir  ferme, 
dans  la  charte  universitaire,  au  principe,  certain  et  souverain,  de 
l'orthodoxie.  Quoique  cette  nécessité  soit  de  première  évidence,  il 
est  aisé  de  voir  qu'on  n'y  vient  pas  aisément  et  qu'on  ne  s'y  tient 
pas  toujours.  Sans  remonter  aux  temps  lointains  de  S.  Anselme,  de 
Guillaume  de  Ghampeaux,  d'Abailard,  nous  venons  en  France  de 
fonder,  en  1875,  cinq  ou  six  universités.  On  a  trouvé  des  millions 
pour  bâtir  ;  on  n'a  pas  trouvé  d'hommes  pour  occuper  les  chaires 
de  façon  à  assurer  l'empire  de  la  science  catholique.  Bien  plus,  le 
libéralisme  a  su  si  habilement  se  faire  valoir,  qu'il  a  créé,  en  exé- 
gèse et  en  philosophie,  des  écoles  d'aventures,  où  les  voltigeurs 
s'appliquent  à  se  montrer  pires  encore  qu'ils  ne  sont,  quoiqu'ils 
valent  peu.  La  France  intellectuelle  est  à  la  débandade.  L'Univer- 
sité-Laval a-t-elle,  mieux  que  les  nôtres,  répondu  aux  consignes  de 
l'orthodoxie  ?  Nous  ne  connaissons  pas  assez  le  menu  de  son  histoire, 
pour  apprécier  ad  amussim  son  action  publique.  A  nous  tenir  aux 
grands  faits,  elle  nous  paraît  toutefois  répréhensible  sous  plusieurs 
rapports.  Premièrement,  le  fait  d'admettre  des  protestants  et  des 
libéraux  dans  le  professorat  d'une  université  catholique,  est  une 
erreur  profonde  et  un  tort  grave.  En  second  lieu,  nous  ne  voyons 
point  sortir,  de  cette  Université-Laval,  d'œuvres  aux  grandes  pro- 
portions. Surtout,  si  cette  Université  est  le  miroir  où  se  reflète  la 
société  canadienne,  on  se  demande  en  quoi  elle  a  pu  remédier  aux 
divisions  des  esprits,  aux  bassesses  du  parlementarisme  et  aux  mé- 
faits des  divers  gouvernements.  Le  Canada  est,  sous  certains  rap- 
ports, en  pleine  dissolution  :  l'Université  ne  doit-elle  pas  être  le 
contrefort,  la  forteresse,  l'arsenal  pour  parer  à  toutes  les  divisions 
et  opposer  une  digue  à  l'envahissement  des  sept  péchés  capitaux, 
qu'il  ne  faut  pas  prendre  pour  des  traits  de  civilisation. 

li'Université-Laval,  non  contente  de  son   établissement  à  Québec^ 


122  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

a  voulu  créer  une  succursale  à  Montréal.  La  chose  en  soi  est  loua- 
ble: les -deux  villes  sont  assez  grandes,  le  Canada  voit  s'ouvrir  devant 
lui  d'assez  vastes  perspectives,  pour  créer  deux  et  même  trois  ou 
quatre  universités.  L'évêque  de  Montréal  voulait  bien  créer  une 
université,  mais  indépendante;  TUniversité-Laval  faisait  sonner  haut 
ses  dépenses  et  prétendait  avoir  titre  à  bénéficier  de  la  fondation  nou- 
velle. Puisque  le  Saint-Siège  est  entré  dans  ses  calculs,  nous  n'avons 
pas  le  droit  d'y  contrevenir  ;  mais  nous  ne  comprenons  pas.  Les 
comptes  d'épicier  ne  sont  de  rien  ici  ;  les  produire,  c'est  un  acte  d'inin- 
telligence. Qu'on  nous  dise  Opulenti  matre  filia  pulchrior^  à  la  bonne 
heure  :  c'est  un  plus  noble  langage  ;  mais  c'est  la  question.  L'Uni- 
versité-Laval a-t-elle  cette  pureté  de  doctrine,  cette  puissance  d'en- 
seignement, cette  richesse  d'œuvres,  cette  maîtrise  souveraine,  qui 
fasse  d'elle  la  capitale  incontestée  de  la  science  canadienne  ?  A 
d'autres  de  répondre.  Pour  nous,  une  université  condamnée  à  un  rôle 
secondaire,  cela  n'a  pas  de  sens  ;  nous  voulons,  pour  Montréal,  au 
regard  de  Québec,  une  indépendance  absolue  ;  nous  le  croyons  même 
nécessaire  pour  que,  de  part  et  d'autre,  une  émulation  généreuse  et 
une  loyale  critique  accroissent,  dans  chaque  université,  les  richesses 
de  la  science.  Nous  irons  même  plus  loin  ;  nous  souhaitons,  au  Ca- 
nada, la  fondation  d'une  troisième  université,  confiée,  non  plus  au 
clergé  séculier,  mais  aux  ordres  religieux,  spécialement  aux  Jésui- 
tes, ordre  le  plus  savant  et  le  plus  apte  à  former  des  hommes.  Le 
plus  urgent  besoin  du  Canada,  c'est  d'avoir  des  hommes  de  foi,  des 
hommes  de  cœur,  des  hommes  d'honneur,  incapables  de  céder  aux 
sollicitations  de  la  presse,  de  conniver  à  la  corruption  électorale  et 
parlementaire  :  hommes  pieux,  dévoués  à  la  patrie  et  qui  peuvent 
seuls  la  sauver  des  incohérences  d'à  présent. 

5°  La  conquête  du  sol.  —  Après  l'orientation  de  l'esprit  public  et 
l'affermissement  de  la  pensée  canadienne  dans  le  désintéressement, 
la  loyauté  et  l'honneur,  rien  n'est  plus  important,  pour  Québec,  que 
la  conquête  de  son  sol.  Le  Canada  a  maintenant  des  églises  établies, 
de  Vancouver  aux  Laurentides.  Pour  mener  à  terme  l'œuvre  des 
missions  apostoliques,  il  faut  maintenant  perforer  la  forêt,  depuis 
les  rives  du  Saint-Laurent  jusqu'à  la  baie  d'Hudson.  Cette  entre- 


l'église  au  canada  ^23 

prise  dépasse  évidemmeat  la  capacité  des  marchands  de  bois,  plus 
propres  à  s'enrichir  des  dépouilles  du  pays,  qu'à  lui  rendre  en  bien- 
faits la  reconnaissance  de  leur  fortune.  Les  ordres  religieux  ont  défri- 
ché l'ancien  monde  ;  c'est  à  eux,  î\  eux  seuls  qu'il  appartient  de 
défricher  la  forôt  canadienne.  Les  gouvernements  civils  de  chaque 
province  peuvent  appeler  des  colons  dans  la  partie  de  forêt  qui 
avoisine  leur  frontière  ;  la  conquête  par  cette  voie  est  longue,  souvent 
contrariée,  pas  toujours  rémunératrice.  Ce  mode  de  conquête  trou- 
vera d'ailleurs,  dans  les  monastères,  son  meilleur  appui.  L'avenir  est 
au  défrichement  ;  il  faut  rendre  grâce  à  tous  les  braves  ouvriers  qui 
s'attellent  k  cette  œuvre  cyclopéenne.  Je  voudrais  voir  cinquante  mo- 
nastères s'élever  simultanément  dans  l'épaisseur  de  la  forêt  et  se  re- 
nouer entre  eux  comme  les  monastères  que  Gharlemagne  sema  dans 
la  sombre  terreur  de  la  forêt  germanique.  C'est  là,  pour  l'avenir, 
la  consigne  de  la  Providence  ;  ce  sont  ces  puissantes  tarières  qui  ont 
traversé  la  vieille  barbarie  et  préparent  encore  partout  l'épanouis- 
sement des  fleurs  de  l'Evangile. 

Cette  conquête  monastique  doit  s'effectuer  sous  les  auspices  de 
Tépiscopat  et  sous  son  impulsion.  L'épiscopat  canadien  est  essentiel- 
lement apostolique  ;  il  est  né  d'une  mission  ;  son  berceau  est  plein 
du  sang  des  martyrs  et  rien  ne  lui  convient  mieux  que  d'achever  leur 
ouvrage,  de  répandre  partout  la  semence  divine  de  leur  sang.  Depuis 
peu,  nous  avons  vu  se  renouveler  et  s'étendre  l'épiscopat  canadien  ; 
il  peut  maintenant  tenir  de  grands  conciles,  c'est  la  plus  précieuse 
des  ressources  de  l'Eglise  ;  il  s'est  d'ailleurs  accru  d'un  nouvel  élé- 
ment, l'élément  romain,  essentiellement  ^apostolique.  Plusieurs  pré- 
lats ont  même  étudié  à  Rome  et  puisé  l'esprit  romain  au  tombeau 
du  plus  grand  des  conquérants,  S.  Pierre  ;  tous  ont  dû  le  puiser, 
depuis  le  concile  du  Vatican,  dans  le  renouvellement  de  l'esprit  pu- 
blic de  la  chrétienté.  Les  Bégin,  les  Bruchèsi,  les  Labrecque,  les 
Langevin,  les  Cloutier,  les  Aymard  sont  à  l'avant-garde  de  l'apos- 
tolat et  n'en  négligeront  jamais  les  consignes. 

60  Une  délégation  permanente.  —  L'un  des  événements  du  ponti- 
ficat de  Léon  XIII  fut  l'établissement,  au  Canada,  d'une  délégation 
permanente.  Les  Canadiens  sont,  pour  une  part,  petits-fils  de  Nor- 


124  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

mands  ;  ils  en  ont  le  caractère  contentieux.  Si  Ghicaneau  n'était  pas 
né  à  Gaen,  il  aurait  pu  naître  à  Québec.  Les  chicanes  entre  particu- 
liers se  résolvent,  à  Tamiable,  devant  les  juges  de  paix,  ou  judiciai- 
rement devant  les  tribunaux.  Quand  ces  contestations  appartiennent 
à  la  politique,  elles  vont  au  parlement  ou  au  conseil  d'Etat  ;  quand 
elles  s'élèvent  sur  des  affaires  d'Eglise,  elles  se  doivent  traiter  avec 
les  évêques  ou  avec  le  Souverain  Pontife.  Pour  régler  ces  diffé- 
rends, les  Papes  avaient  autrefois  leurs  légats  à   latere  qu'ils  en- 
voyaient partout  ;  ils  les  remplacent  aujourd'hui  par  des  nonciatures 
à  demeure  ou  par  des  délégations  permanentes.  Pour  sa  part,  dans 
ces  derniers  temps,  le  Canada  avait  vu  nommer  trois  visiteurs  apos- 
toliques, chargés  de  lui  apporter  la  paix,  Mgr  Gonroy,  Mgr  Persico 
et  le  P.   Smeuldère  ;  mais  ces  délégations  trop  rapides,  faites  par 
des  étrangers,  en  pays  inconnu,  n'avaient  pu  guère  que  créer  dans 
leur  esprit  des  incertitudes  et  n'aboutir  qu'à  de  médiocres  résultats. 
Une  nonciature  permanente  offre  de  plus  précieuses  ressources.  Un 
nonce  à  demeure  acquiert,  sur  place,  une  naturalisation  provisoire  ; 
il  connaît  mieux,  avec  le  temps,  l'esprit  et  les  mœurs  du  pays  ;  i  Ivoit 
naître  les  difficultés  et  peut  les  prévenir  ;  par  la  connaissance  qu'il 
a  des  choses  et  des  personnes,  il  peut  aussi  les  résoudre  ;  et  s'il  ne 
peut  les  résoudre  sur  place,  il  peut  en  appeler  à  Rome,  au  secrétaire 
d'Etat.  Etant  connu  que  les  Canadiens  aiment  à  contester,  au  lieu  de 
s'embarquer  pour  Rome,  ils  pourraient  recourir  au  juge  présent 
sur  leurs  rivages.  Mais,  pour  réussir  dans  sa  délégation,  il  ne  faut 
pas  qu'un  légat  reste  trop  longtemps  à  la  même  place.  Tous  les 
hommes  sont  hommes,  prompts  à  énerver  leur  propre  vertu,  G'est 
pourquoi  TEglise  romaine  limite  sagement  la  durée  des  nonciatures  ; 
elle  promène  ses  ambassadeurs  sur  l'échiquier  de  sa  politique  ;  et 
parfois  les  récompense  avec  une  solennité  quî  surpasse  l'état  de 
leurs  services. 

Le  délégué  nommé  au  Canada  fut  Diomède  Falconio,  de  l'ordre 
des  Franciscains,  archevêque  de  Larisse.  Que  personne  ne  conçoive 
de  doute  sur  l'aptitude  d'un  capucin  à  traiter  des  affaires  politiques. 
Le  P.  Joseph,  conseiller  de  Richelieu,  dit  l'Eminence  grise  et  Xime- 
nez  forment  d'assez  beaux  types  de  conseillers  et  d'ambassadeurs. 


l'église  au  canada  123 

L'homme  le  plus  apte  ù  traiter  les  affaires  du  monde,  disait  Donoso 
Gortès,  c'est  Thomme  étranger  au  monde.  Si  j'avais  à  choisir  un  am- 
bassadeur, je  le  prendrais  parmi  les  religieux,  de  préférence  parmi 
les  religieux  cloîtrés  ;  et  de  préférence,  entre  tous  les  cloîtres,  je 
choisirais  les  plus  contemplatifs.  C'est  en  regardant  le  ciel,  qu'on 
apprécie  plus  justement  les  choses  de  la  terre  ;  et  si,  pour  régler  les 
affaires  de  ce  monde,  on  ne  regarde  que  la  terre,  c'est  imiter  l'en- 
fant qui  s'aveugle  en  soufflant  sur  un  tas  de  poussière. 

T*^  Les  biens  des  Jésuites.  —  Après  la  suppression  de  la  compagnie 
de  Jésus  par  Clément  XIV,  le  décret  de  dissolution  n'avait  pas  été 
publié  partout  ;  le  défaut  de  publicité  suspendait  son  application. 
En  Russie  et  en  Prusse,  Frédéric  et  Catherine  n'avaient  tenu  aucun 
compte  de  ce  décret  ;  lïmpératrice  trouvait  bon  de  se  servir  de  ces 
religieux  pour  l'éducation  de  ses  sujets  ;  le  philosophe  de  Postdam, 
de  ce  réprimandé  par  Voltaire,  se  flattait  de  conserver  cette  précieuse 
graine,  pour  réensemencer  l'univers.  L'Angleterre,  très  hostile  à  la 
Papauté,  ne  s'occupa  pas  du  bref  pontifical  ;  au  Canada,  les  Jésuites 
continuèrent  leurs  fonctions  dans  les  écoles  et  dans  les  paroisses  ; 
comme  ils  ne  pouvaient  plus  se  recruter,  ils  finirent  par  s'éteindre. 
Leurs  biens  tombèrent  en  déshérence.  Le  gouvernement  eût  pu  se 
les  attribuer  ;  dans  sa  probité  intelligente,  il  se  contenta  de  les  gar- 
der pour  les  Jésuites  à  venir.  C'est  un  exemple  de  probité,  unique 
au  monde  ;  et  c'est,  pour  le  Canada,  un  grand  honneur,  qu'il  ne  se 
^it  trouvé,  ni  dans  ses  conseils,  ni  dans  son  gouvernement,  per- 
sonne pour  conseiller  et  perpétrer  ce  vol.  Enfin  les  Jésuites  repri- 
rent le  chemin  du  Canada.  Leurs  biens  étaient  toujours  là  ;  ils  les 
avaient  achetés  comme  tout  le  monde,  par  achat,  contre  argent  ;  par 
une  libre  attribution,  pour  prix  de  services  ;  ou  par  don  pur,  con- 
féré en  esprit  de  foi.  Bref,  les  biens  des  Jésuites  étaient  les  biens 
des  Jésuites  ;  et  personne  autre,  ni  particulier,  ni  gouvernement,  ni 
établissement  quelconque  ne  pouvait  licitement  se  les  approprier. 
A  cette  époque,  Honoré  Mercier  était  premier  ministre  de  la  province 
de  Québec.  Mercier  était  un  homme  de  talent,  un  bon  chrétien  ;  au- 
trefois libéral,  il  était  devenu  nationaliste  ;  mais  ancien  élève  des 
Jésuites,  il  gardait  à  ses  maîtres  une  vive   reconnaissance.   Pour 


i26  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

commencer  par  le  commencement,  Mercier  fît  rendre,  aux  Jésuites 
canadiens,  la  personnalité  civile;  ensuite,  il  parla  de  rendre  ses 
biens  à  la  grande  compagnie.  Ici  se  produisit  un  fait  qui  montre 
combien  de  gens  sont,  au  fond,  fort  peu  honnêtes  ;  ils  ne  voudraient 
pas  voler  un  porte-monnaie  ou  un  mouchoir  ;  mais  lorsque  quelque 
prétexte  ou  quelque  sophisme  peut  colorer  Finvasion  du  domaine 
d'autrui,  ce  n'est  pour  eux  qu'une  bonne  aubaine.  Autour  de  Mer- 
cier, partisan  d'une  juste  restitution,  il  se  fit  aussitôt  un  amoncelle- 
ment de  toiles  d'araignées  ;  plus  il  en  abattait,  plus  il  s'en  formait  ; 
il  courait  risque  d'être  étouffé  par  la  poussière,  lié  dans  les  toiles  et 
dévoré  cruellement  par  les  filles  d'Arachné.  Un  peu  plus  on  lui  au- 
rait prouvé  que  ces  biens  des  Jésuites  devaient  être  dévolus  à  tous  les 
serviteurs  de  la  société  canadienne,  excepté  à  leurs  légitimes  proprié- 
taires. Mercier  s'en  fut  à  Rome,  vit  le  Pape  et  au  retour,  par  une 
cote  assez  mal  taillée,  mais  contre  son  gré,  rendit  enfin  aux  Jésuites 
une  partie  de  leurs  biens.  Restitution  qui  doit  d'autant  plus  honorer 
Mercier  qu'elle  est  à  peu  près  unique  en  histoire  et  qu'elle  s'effectue 
au  profit  des  plus  grands  serviteurs  de  l'Eglise.  Ce  n'est  pas  seule- 
ment le  propre  de  cette  célèbre  compagnie  d'être  aimée  des  bons  et 
haïe  de  tous  les  méchants,  avec  une  espèce  de  diabolique  fureur  ; 
elle  offre  encore  ce  trait  que  tous  les  grands  hommes,  historiens, 
philosophes,  politiques,  chefs  d'Etat  ou  chefs  de  l'Eglise,  s'accordent 
pour  louer,  unanimement  et  chaudement,  ses  services. 

8°  Aflaire  du  Manitoba.  —  C'est  une  stipulation  de  droit  naturel 
et  de  droit  écrit  que  la  confédération  canadienne  établit,  entre  les 
catholiques  et  les  protestants,  l'égalité  ;  si  cette  égalité  n'était  pas 
stipulée  et  respectée,  les  protestants,  là  où  ils  sont  les  plus  nom- 
breux, pourraient  traiter  les  cathoUques  en  parias  ;  mais  en  retour, 
les  catholiques,  là  où  il  sont  les  plus  nombreux,  pourraient  réduire, 
à  leur  tour,  les  protestants  à  la  condition  d'ilotes.  La  confédération, 
alors,  ne  serait  pas  un  ordre  social  régulier  et  pacifique  ;  ce  serait, 
en  principe  et  en  fait,  un  état  de  guerre,  d'injustice  et  de  violence. 
Dans  l'ancien  et  dans  le  nouveau  monde,  cela  est  partout  ainsi  en- 
tendu. On  s'achemine  lentement  à  un  état  où  l'arbitraire  et  l'ini- 
quité n'auront  plus  de  place  ;  où  les  confessions  religieuses,  pour 


l'église  au  canada  127 

prévaloir,  ne  pourront  plus  compter  que  sur  leur  vertu.   En  1890, 
un  gouvernement  libéral  succédant  à  un  gouvernement  conservateur, 
son  chef  Greenway  n'eut  rien  de  plus  chaud  que  de  supprimer  le 
droit  scolaire  des  catholiques,  d'interdire  dans  les  écoles  l'enseigne- 
ment de  la  religion  et  de  la  langue  française,  et  d'obliger  les  catholi- 
ques à  envoyer  leurs  enfants  dans  les  écoles  protestantes.  C'est  un 
acte  formel,  positif,  de  persécution.  Les  catholiques  ne  peuvent  s'y 
soustraire  qu'en  fondant,  à  leurs  frais,  des  écoles  catholiques  ;  mais 
alors  ils  ont  à  payer  un  double  impôt  scolaire  :  l'impôt  pour  les  éco- 
les neutres  de  l'Etat;  l'impôt  pour  les  écoles  catholiques,  indépen- 
dantes de  l'Etat.  Que  si  ce  gouvernement  fanatique  refusait,   aux 
catholiques,  le   droit  de  fonder  même  des  écoles  libres,  ce  ne  serait 
plus  un  gouvernement  régulier,  mais  une  organisation  de  brigan- 
dage. Actuellement,  c'est  ce  qui  se  passe  en  France  ;  et  ce  qui  se 
produit  en  France,  comme  attentat,  tend  généralement  à  s'essayer 
partout,  même  en  Angleterre,  où  ils  sont  en  train  de  rouler  sur  la 
pente  de  la  neutralité  dans  l'enseignement,  formule  hypocrite  ou  in- 
consciente, du  gâchis  et  de  l'obscurantisme.  L'école,  en  ce  cas,   est 
assortie  à  la  dégradation  de  l'espèce  humaine  :  c'est  le  retour  à  la 
barbarie. 

En  présence  des  iniquités  révoltantes  du  gouvernement  manito- 
bain,  c'était  le  devoir  du  gouvernement  fédéral  d'Ottawa,  de  casser 
la  loi  scolaire  et  de  rétablir  un  ordre  de  justice.  Devoir  d'autant  plus 
pressant  que  le  premier  ministre  du  Dominion  était  un  conserva- 
teur, sir  Charles  Tupper  ;  mais,  dans  l'argot  des  partis,  il  ne  faut 
pas  juger  du  contenu  par  l'étiquette.  Conservateur  peut  être  syno- 
nyme de  révolutionnaire,  comme  libéral  peut  être  synonyme  de  ty- 
ran ;  l'un  et  l'autre  peuvent,  avec  une  égale  aisance,  devenir,  sans 
vergogne,  d'ardents  persécuteurs.  Tupper  ne  manqua  pas  de  réprou- 
ver la  loi  en  paroles  ;  en  fait,  il  se  borna  à  quelques  actes  de  procé- 
dure parlementaire  ;  mais  avec  indécision,  nonchalance,  lenteur,  en 
homme  qui,  à  la  veille  des  élections,  ménage  tous  les  partis  pour  se 
conciUer  leurs  suffrages,  et  prend,  par  son  indécision  même,  le  plus 
honteux  moyen  de  se  faire  renverser.  En  ce  cas,  l'adversaire,  qui 
n'a  pas  la  charge  du  gouvernement,  a  plus  belle  marge  pour  se  pous- 


128  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

ser  aux  promesses.  Amphion  bâtissait,  dit-on,  les  murs  de  Thèbes, 
en  jouant  de  la  flûte.  Les  parlementaires  usent  du  même  procédé 
pour  bâtir  le  palais  de  leurs  rêves  et  assurer  le  trône  de  leur  puis- 
sance. Dans  le  jargon  de  tribune,  cela  s'appelle  de  Thabileté  :  c'est 
Tart  de  mentir  diplomatiquement,  d'étrangler  sans  bruit,  de  trahir 
par  une  désertion  positive  et  de  se  ruiner  soi-même. 

Aux  élections  générales,  sir  Charles  Tupper  tomba  du  pouvoir  et 
fut  remplacé  par  sir  Wilfried  Laurier.  Wilfried  Laurier  était  un  ca- 
tholique de  marque,  un  homme  de  talent,  un  orateur,  en  son  privé 
un  homme  de  vertu,  en  public,  il  avait  promis  d'être  un  homme 
d'action.  Malheureusement  pour  lui  et  pour  les  autres.  Laurier  était 
un  libéral  ;  il  se  disait  même  libéral  comme  Montalembert,  ou  à  l'an- 
glaise :  ce  qu'il  croyait  sans  péril  et  peut-être  glorieux.  De  sa  part, 
c'était  une  naïveté  et  une  marque  d'incohérence.  Il  n'y  a  pas  de  li- 
béralisme innocent  et  permis  :  tout  libéraUsme  est  une  hérésie  ;  le 
Ubéralisme  de  Montalembert  et  de  Dupanloup,  qui  se  croit  orthodoxe, 
a  été  quarante  fois  réprouvé  par  Pie  IX,  et  s'est  depuis  déshonoré  par 
son  impuissance  plus  que  par  ses  désastres.  Montalembert  n'a  jamais 
été  qu'un  orateur  d'opposition,  fort  éloquent  sans  doute  ;  mais  il  n'a 
jamais  été  au  pouvoir,  pierre  de  touche  de  l'homme  complet  ;  et  puis- 
qu'il est  mort  à  peu  près  fou,  on  doit  croire  qu'au  pouvoir  il  n'eût  pu 
être  que  l'homme  de  mauvais  conseils,  c'est-à-dire  l'homme  de  toutes 
les  impuissances.  Laurier,  ci-devant  orateur  d'opposition, devenu  chef 
de  la  majorité  parlementaire,  premier  ministre  du  Dominion,  avait 
promis  des  réparations,  il  devait  tenir  sa  parole.  Au  lieu  d'y  aller 
tout  droit,  en  homme  qui  veut  agir,  il  commença  par  biaiser  ;  il  parla 
de  recourir  à  Rome,  ce  qui  est  de  la  part  d'un  libéral  une  contradic- 
tion ;  et  il  y  alla,  en  effet,  comme  s'il  eût  pu  espérer  obtenir  de 
Rome  une  réponse  favorable  à  son  inertie  ou  à  son  ineptie.  Léon  XIII 
n'était  pas  un  Grégoire  VII  ;  mais  il  était  homme  de  doctrine  :  il 
répondit  aux  avances  de  Laurier  par  l'envoi  d'un  délégué,  Raphaël 
Merry  del  Val  et  par  une  Encyclique  Affari  vos,  où  il  loue  le  bon 
vouloir  de  Laurier,  mais  dit  ses  réparations  insuffisantes  et  l'invite  à 
rétablir  pleinement  les  droits  des  catholiques.  Jusque-là  tout  était 
bien  et  si  Laurier  avait  été  un  homme,  c'était  le  cas  de  se  montrer. 


l'église  au  canada  129 

Laurier,  qui  revenait  de  Rome,  parla  d'en  référer  à  Londres,  dans 
l'espoir  d'obtenir  peut-être,  des  ministres  protestants  de  la  reine 
Victoria,  plus  de  latitudes  que  du  pape  Léon  XIIL  C'est,  en  effet,  de 
notre  temps,  le  caractère  propre  des  gouvernements,  même  des  plus 
forts,  de  se  montrer  faibles,  lorsqu'ils  voient,  devant  eux,  des  pas- 
sions résolues  à  ne  pas  céder.  La  réponse  des  ministres  ne  décida 
pas  plus  Laurier  à  agir,  que  ne  l'avaient  déterminé  les  réponses  de 
Rome.  Alors  Laurier  allégua  qu'il  n'était  pas  libre  d'agir  selon  ses 
meilleurs  vœux  ;  parce  que  s'il  rendait  justice  aux  catholiques  du 
Manitoba,   les  protestants  du  Manitoba  chargeraient  leur  fusil,  sans 
doute  pour  tirer  sur  Laurier.  En  d'autres  termes,  Laurier  ne  fit  rien 
par  crainte  d'une  insurrection,  et  parce  qu'il  trouva  un  moindre 
mal  de  garder  la  paix  en  sacrifiant  les  droits  des  catholiques.  Ici,  la 
conduite  politique  de  Laurier  revêt  son  véritable  caractère  et  ne 
peut  plus  dissimuler  sa  bassesse.  Laurier  admet  des  écoles  d'où 
est  proscrite  la  langue  française,  la  langue  diplomatique,  la  langue 
classique  des  peuples  civilisés  ;  Laurier  admet  des  écoles  d'où  est 
proscrite  la  religion  catholique  et  où  l'Eglise  Romaine  ne  peut  exer- 
cer aucune  de  ses  prérogatives  sacrées.  Laurier  admet  deux  choses, 
dont  l'une  est  une  sottise  exécrable,  l'autre  une  abomination.  Par 
conséquent,  Laurier,  comme  pouvoir  pubUc  souverain,  prévarique. 
S.  Paul,  qui  prêche  l'obéissance  aux  pouvoirs,  enseigne  que  le  pou- 
voir porte  le  glaive,  au  besoin  pour  contraindre  les  passions  au  res- 
pect et  à  l'obéissance.  Laurier,  qui  s'abrite  faussement  derrière  la 
crainte  d'une  insurrection,  devait  d'autant  plus  se  souvenir  qu'il 
porte  un  glaive,  qu'il  n'eût  même  pas  eu  besoin  de  le  tirer  du  four- 
reau. Laurier  eût  rendu  justice  aux  catholiques  manitobains,   les 
protestants  se  fussent  soumis  ;  et  Laurier  serait  dignement  couronné 
de  son  nom.  Laurier  a  fait  tout  le  contraire  ;  éloquent  comme  Aa- 
ron,  il  en  a  eu  la  faiblesse  ;  libéral  comme  Montalembert,  il  en  a  eu 
la  folie.  L'injustice  qu'il  n'a  pas  su  abohr  il  en  doit  subir  la  désho- 
norante  solidarité  :  et  s'il  y  a  des  évêques  pour  l'appuyer    dans 
ses  dénis  de  justice,  ils  sont  plus  coupables  encore  que  lui  en  am- 
nistiant les  remords  de  sa  conscience.  L'histoire  honore  les  braves  ; 

elle  sait  que  les  héros  entraînent  toujours  les  peuples  vers  le  bien  ; 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  9 


130  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

l'histoire  marque  les  traîtres  et  les  lâches  au  front  avec  un  fer  rouge, 
parce  qu'elle  les  considère  justement  comme  les  auteurs  responsables 
du  plus  grand  des  crimes,  du  crime  irrémédiable  qui  consiste  à  per- 
vertir les  âmes. 

Depuis,  les  électeurs  de  Manitoba  ont  abattu  Greenway,  et  le  gou- 
vernement fédéral  a  créé  deux  nouvelles  provinces,  TAlberta  et  le 
Sakatschewane  :  l'occasion  était  bonne  pour  réparer  le  mal  en  Mani- 
toba et  Tempêcher  de  s'introduire  dans  les  nouvelles  provinces.  Au 
Manitoba,  il  n'a  été  rien  fait  d'efficacement  réparateur  ;  dans  les  deux 
autres  provinces,  le  système  d'iniquité  paraît  plutôt  devoir  s'éten- 
dre.['Autrefois  les  républicains  qui  maudissaient  les  rois  n'avaient 
peut-être  pas  toujours  tort  ;  que  diront-ils  aujourd'hui,  en  voyant  les 
républicains  commettre  exactement  les  mêmes  crimes  ?  Pour  perdre 
la  raison,  la  probité,  la  foi,  la  conscience,  l'honneur,  il  n'est  pas  ab- 
solument nécessaire  de  porter  une  couronne.  Une  loi  injuste,  depuis 
quinze  ans,  dépouille  les  catholiques  du  Manitoba,  d'un  droit  sacré 
de  religion  et  de  l'honneur  du  parler  français  ;  le  pacte  fédéral  as- 
sure, à  [tous  les  confédérés,  un  égal  traitement  ;  le  premier  ministre 
a  lefpouvoir  et  le  devoir  de  réparer  cette  double  injustice  ;  le  premier 
ministre  n'use  pas  de  son  pouvoir  et  manque  à  son  devoir.  C'est  un 
crime  énorme.  Je  ne  demande  pas  qui  peut  en  absoudre  sa  cons- 
cience ;  je  crois  savoir  que  les  crimes  des  princes  sont  réservés  au 
Pape,  mais  rien  n'empêche  un  évêque  de  lancer,  contre  le  ministre 
défectionnaire,[une  sentence  d'excommunication.  J'ose  dire  que  pro- 
téger ainsi  la  violation,  audacieuse  et  scandaleuse,  du  pacte  fédéral, 
c'est  virtuellement  l'anéantir  ;  c'est  détruire  implicitement  le  Domi- 
nion que  d'en  faire  une  machine  d'injustice.  Au  violateur  du  pacte 
fédéral,  quelles  que  soient  ses  intentions  et  ses  vertus  privées,  l'his- 
toire ecclésiastique,  par  scrupule  d'équité,  ne  doit  qu'un  pilori  avec 
Tinscription  :  Au  destructeur  des  écoles  catholiques  du  Manitoba  ! 

9°  La  guerre  aux  Boers.  —  A  l'extrémité  sud  de  l'Afrique,  l'An- 
gleterre possède  la  colonie  du  Gap.  A  côté  du  Gap  se  trouvaient  l'Etat 
vassal  du|Natal,  l'Etat  libre  d'Orange  et  la  République  du  Transvaal. 
En  Afrique,  c'est  l'équivalent  de  la  formation,  en  Amérique,  des 
Etats-Unis.  Le  protestantisme,  qui  se  vante  d'avoir  introduit  en  Eu- 


l'église  au  canada  13i 

rope  le  libre  examenot  la  libre  pratique  de  sa  religion,  est  animé  d'une 
si  sauvage  intolérance,  qu'il  a  chassé  d'Angleter-re  des  sectaires  qui  ne 
voulaient  pas  plier  sous  son  joug,  et  de  Hollande,  d'autres  protestants, 
également  rebelles  à  la  tyrannie  de  Calvin.  De  là,  les  Etats-Unis  d'A- 
frique et  la  République  du  Transvaal.  Les  victimes  du  synode  de 
Dordrecht  s'étaient  d'abord  arrêtés  au  Gap  ;  ne  trouvant  pas,  sous  le 
sceptre  anglican,  la  liberté  qu'ils  cherchaient,  ils  remontèrent  plus 
au  nord  et  fondèrent  un  régime  patriarcal  de  braves  gens,  jaloux  de 
leur  liberté,  exclusivement  occupés  de  la  culture  de  leurs  champs  et 
de  la  lecture  de  la  Bible.  La  chose  alla  bien  longtemps  ;  malheureu- 
sement on  découvrit,  au  cours  du  xix«  siècle,  que  le  Transvaal  pos- 
sédait de  très  riches  mines  d'or,  et  même,  ô  horreur  !  des  mines  de 
diamants.  Depuis  que  la  libre  frappe  de  l'argent  est  interdite  par  le 
droit  public  et  que  l'or  est  l'unique  étalon  monétaire,  le  possesseur 
de  Tor,  en  vertu  des  brigandages  de  l'agio,  peut  devenir,  par  des 
coups  de  bourse,  le  maître  du  monde.  Devenir   le  maître  du  monde 
par  la  politique  et  par  la  piraterie,  c'est^  depuis  deux  siècles,  l'objec- 
tif de  l'Angleterre.  Les  mines  d'or  du  Transvaal  excitèrent  donc  les 
convoitises  de  la  cupidité  anglaise  ;  mais  comment  s'en  emparer  ? 
Un  flibustier  anglais,  nommé  Jameson,  se  mit  tout  simplement  à  la 
tête  d'une  bande  de  voleurs  et  envahit  le  Transvaal  sans  déclaration 
de  guerre.  Jameson,  simple  particuher,  n'avait  aucun  titre  pour  at- 
taquer les  Boers  ;  mais  il  espérait  les  surprendre  à  la  charru^et  esca- 
moter leur  république.    S'il   ne  réussissait  pas,  il  serait  pendu  ;  s'il 
réussissait,  il  serait  un  grand  homme.  Le  succès   ne  répondit  pas  à 
ses  espérances:  Jameson  fut  fait  prisonnier  et  eût  pu  être  très  juste- 
ment passé  par  les  armes.  Ce  Jameson  avait  un  complice,  Cécile 
Rhodes,  gouverneur  anglais   de  la  colonie  du  Cap,  et  si  ce  n'était 
pas  de  compte  à  demi,  c'est  sur  ses  suggestions  scélérates  qu'il  avait 
attaqué  les  Boers.  Après  l'échec  de  Jameson,  le  gouverneur  du  Gap 
et  le  ministre  anglais  Chamberlain  levèrent  le  masque  et  prirent  la 
suite  de  l'affaire.  Pour  couvrir  d'un  prétexte  leur  projet  d'invasion, 
les  deux  bandits  prirent  fait  et  cause  pour   les  Uitlanders.  C'étaient 
des  Européens  qu'avait  attirés  la  soif  de  l'or  ;  ils  pouvaient,  avec  le 
temps,  se  naturaliser  au  Transvaal  ;  mais,  faute  de  temps,  ils  ne  le 


132  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

pouvaient  pas  encore  et  même  ne  le  demandaient  pas.  Chamberlain 
réclama  pour  eux  des  droits  politiques  ;  allégua  mensongèrement  que 
le  Transvaal  relevait  de  l'Angleterre,  et,  sur  cette  allégation  fausse, 
prépara  une  invasion.  Ainsi  procède  la  foi  punique  des  Carthaginois 
d'Angleterre. 

Une  campagne  contre  des  fermiers  et  des  bergers,  le  gouverne- 
ment anglais  s'imagina  que  ce  ne  serait  qu'une  promenade  militaire  ; 
il  fut  cruellement  déçu.  L'Angleterre  envoya  quelques  troupes  ;  les 
Boers  n'ayant  pas  d'armée  à  opposer  se  réunirent  en  commandos 
de  vingt  à  cent  hommes,  qui  se  réunissaient  pour  un  coup  de  main 
et  se  dispersaient  le  coup  fait.  Avec  ce  système  de  guérillas,  ils 
épuisèrent  les  troupes  de  l'Angleterre  et  purent  même  mettre  le 
siège  devant  quelques  villes  du  Cap.  L'Angleterre  eût  été  vaincue  si 
les  Boers  avaient  pu  trouver  un  appui  parmi  les  grandes  puissances. 
Bien  qu'ils  n'eussent  pas  cet  appui,  elle  dut  recruter  une  armée  de 
deux  cent  mille  hommes  et  fît  appel  à  ses  colonies.  D'après  sa  lé- 
gislation coloniale,  le  Dominion  canadien  ne  doit,  à  l'Angleterre,  ni 
un  homme  ni  un  shilling.  Aux  sollicitations  de  Chamberlain,  Laurier, 
sans  consulter  personne,  envoya  au  Cap  mille  hommes,  s'engagea  à 
les  entretenir  et  laissa  le  protocole  ouvert  pour  l'envoi  d'un  second 
millier.  C'était  déchirer  la  charte  de  la  confédération  canadienne 
et  faire  du  Canada  une  province  de  l'Angleterre.  Au  point  de  vue 
juridique,  c'était  un  crime  de  lèse-nation.  Un  député,  Bourassa,  pour 
protester  contre  cette  imbécile  violation  de  la  loi  fédérale,  donna  sa 
démission  et  fut  réélu  à  l'unanimité.  La  majorité  du  parlement  fédé- 
ral, lâche  comme  sont  trop  souvent  les  assemblées,  amnistia  Laurier, 
pourvoyeur  canadien  des  boucheries  australes.  Par  le  fait,  Laurier  est 
hors  de  cause,  mais  l'assemblée,  en  autorisant  sa  félonie,  en  partage 
avec  lui  la  responsabilité.  Les  précautions  légales  sont  sans  doute 
prises  pour  que  le  Canada  ne  soit  plus  jamais  exposé  à  prendre  part 
aux  pirateries  britanniques  ;  c'est  le  droit,  le  devoir  et  l'honneur  du 
Canada,  de  récuser  ces  solidarités  aussi  funestes  aux  intérêts  qu'aux 
droits  de  la  nation. 

Aux  soldats  canadiens,  tués  dans  la  campagne  contre  les  Boers,  on 
a  sans  doute  élevé,  dans  la  province  de  Québec,  quelque  monument 


l'église  au  canada  133 

commémoratif.  Quand  les  enfants  demanderont  pourquoi  ces  monu- 
ments sont  vides,  on  leur  répondra  que  les  soldats  dont  les  noms 
sont  inscrits  sur  les  cénotaphes,  ont  été  tués  au  Gap  pour  soutenir 
les  brigandages  de  Chamberlain.  Au  Cap,  s'il  y  a,  pour  ces  soldats, 
un  souvenir,  on  pourra  remprunter  à  l'histoire  des  Thermopyles  : 
Passant,  va  dire  à  Québec  et  à  Montréal  que  nous  sommes  morts  ici, 
pour  concourir  à  Tanéantissement  de  deux  petits  peuples,  à  peine 
aussi  nombreux  que  la  province  de  Québec.  Le  fait  d'avoir  violé,  de 
complicité  avec  TAngleterre,  la  constitution  fédérale,  détourné  de  leur 
emploi  les  finances  du  pays  et  envoyé  des  Canadiens  à  une  mort  mi- 
sérable, c'est  un  avilissement  du  pouvoir  et  un  crime  dont  aucune 
circonstance  n'atténue  l'horreur.  Aucun  code  n'a  prévu  cet  attentat; 
il  ne  relève  que  de  l'histoire  et  des  justices  de  Dieu. 

10°  L'avenir.  —  L'avenir  est  le  secret  de  Dieu.  Le  Canada  est  un 
peuple  jeune  ;  il  a  subi  l'impression  des  vieilles  aberrations  de  l'an- 
cien monde  ;  il  possède  ainsi,  avec  la  jeunesse  de  son  sang,  un  poi- 
son qui  l'empêche  d'en  déployer  la  vigueur  et  qui  l'incite  à  l'employer 
mal.  C'est  un  pays  qu'on  ne  peut  trop  admirer,  mais  où  il  faut  tout 
craindre.  La  politique  est  mal  orientée,  le  clergé  n'est  pas  sous  les 
armes  ;  et  l'accélération  des  puissances  malfaisantes  est  en  ce  mo- 
ment, dans  tout  l'univers,  si  furieusement  emportée  que,  dans  les 
meilleurs  pays,  les  pires  attentats  sont  à  redouter.  Les  juifs,  les  pro- 
testants, les  francs-maçons,  très  nombreux  au  Canada,  sont  naturel- 
lement les  promoteurs  de  tous  les  excès.  Les  protestants,  qu'on  pa- 
raît redouter  beaucoup, paraissent  peu  redoutables  ;  les  juifs,  toujours 
caressants,  ont,  dans  les  fausses  démarches,  cette  absence  de  pudeur 
qui  leur  permet  de  tout  oser  ;  les  francs-maçons  des  grades  infé- 
rieurs sont  tellement  bas  d'esprit,  que  leur  infatuation  se  prête, comme 
à  la  chose  du  monde  la  plus  simple,  aux  plus  misérables  attentats. 
Le  pire,  pour  le  Canada  catholique,  n'est  pas  qu'il  soit  attaqué,  mais 
qu'il  ne  songe  pas  à  se  défendre.  De  sa  part,  c'est  une  grande  et  très 
dangereuse  erreur.  Nous  ne  vivons  pas  dans  des  temps  calmes  ;  il 
n'y  a  plus,  nulle  part,  situation  bien  établie  et  qui  puisse  compter 
^r  la  paix.  Le  devoir  le  plus  pressant  des  Canadiens,  c'est  de  se 
faire  une  mentalité  militante.  Présentement,  ils  possèdent  une  grande 


J34  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

quantité  de  forces  sans  emploi.  Le  jour  où  il  plaira  au  clergé  cana- 
dien d'appeler  sous  les  armes,  ses  populations,  il  les  verra  combattre 
avec  une  intrépide  bravoure.  Faute  d'emploi,  cette  bravoure  s'use 
inutile,  par  Tesprit  dissolvant  de  la  presse,  en  présence  des  specta- 
cles scandaleux  de  la  politique.  Par  un  renversement  odieux  des 
rôles,  les  forces  qui  ne  servent  pas  aujourd'hui  à  la  défense,  peuvent 
servir  demain  à  Tattaque.  Alors  le  clergé,  abandonné  de  ses  batail- 
lons, se  lamenterait  inutilement  sur  ses  malheurs.  Tous  sous  les 
armes,  tous  à  la  bataille,  telle  est  donc  la  consigne  des  peuples  chré- 
tiens qui  ne  veulent  pas  couler  dans  Tabîme  et  se  laisser  corrompre. 
D'autant  plus  que  la  mentalité  catholique  ne  sert  pas  seulement  au 
combat  des  esprits  ;  elle  favorise  encore  toutes  les  autres  entreprises 
du  prosélytisme  et,  en  gardant  les  mœurs,  sert  merveilleusement  les 
intérêts.  Au  Canada,  le  mot  d'ordre  d'avenir,  c'est  :  En  avant  ! 

Des  esprits  élevés,  Tardivel,  Gasgrain,  Mgr  Laflèche,  élèvent  très 
haut  cet  avenir  du  peuple  canadien.  D'après  eux  ce  peuple  est  le 
dernier-né  au  soleil  de  l'histoire,  c'est  le  Benjamin  des  nations,  c'est 
une  création  de  la  Providence  qui  provoque  l'attention  de  tous  les 
penseurs.  Dieu  proportionne  la  vocation  des  peuples  au  plan  divin 
de  son  gouvernement  temporel  de  l'humanité.  L'appel  tardif  du 
peuple  canadien  à  l'existence  doit  correspondre,  dans  la  suite  des 
siècles,  aux  desseins  de  Dieu  sur  le  monde.  Le  dessein  de  Dieu, 
c'est  de  régir  l'humanité  par  son  Eglise,  et  de  faire  entrer  tous  les 
peuples  au  sein  de  l'Eglise,  pour  assurer  le  maintien  de  la  religion 
et  en  tirer  la  prospérité  des  peuples.  D'après  ces  principes,  la  mis- 
sion du  peuple  franco-canadien  serait  de  jouer,  au  troisième  millé- 
naire de  l'Eglise,  le  rôle  du  peuple  juif  dans  les  temps  anciens,  et 
le  rôle  du  peuple  franc  dans  les  temps  modernes.  Ce  rôle  consiste  à 
professer  fidèlement  et  intégralement  la  vérité  catholique,  à  la  pro- 
pager et  à  la  défendre,  à  mettre  la  force  au  service  du  droit,  et  la 
puissance  de  la  nation  au  service  de  la  Chaire  Apostolique.  Evidem- 
ment cette  conception  est  très  élevée,  mais  est-ce  bien  une  réalité? 

Pas  encore,  mais  Dieu  a  tout  fait  pour  en  poser  les  bases.  C'est 
sur  le  tronc  franc  qu'il  a  pris  la  greffe  canadienne  ;  c'est  au  xvii* 
siècle  qu'il  l'a  transplantée  ;  c'est  sous  un  dur  climat  et  dans  un  im- 


l'église  au  canada  135 

mense  territoire  qu'il  l'a  établie,  comme  un  arbre  qui  doit  couvrir 
la  terre  de  son  ombre.  En  plaçant  les  colons  français  au  nord  de 
r  Amérique,  Dieu  les  obligeait  à  conquérir  leur  pays  comme  les  Israé- 
lites avaient  conquis  la  terre  promise.  Des  apôtres,  des  martyrs,  des 
confesseurs  et  des  vierges  ont  pendant  trois  siècles  et  demi  converti 
les  sauvages  et  formé  le  moral  de  ce  peuple  ;  des  défricheurs,  des 
trappeurs,  des  soldats  français  ont  créé  et  défendu  son  patrimoine. 
Quand  la  France  aurait  pu  pervertir  le  Canada,   Dieu  a  détaché  le 
Canada  de  la  France  et  laissé  ce  peuple  à  la  merci  d'une  domina- 
tion hérétique.   C'était  le  moyen  de  le   maintenir  sous  la  direction 
exclusive  de  ses  évêques,  de  ses  prêtres  et  de  le  conserver  dans 
la  ligne  de  sa  vocation.  La  race,  qui  n'était  d'abord  qu'une  poignée 
d'hommes,  est  devenue ,  par  sa  puissance  de  natalité,  une  race 
qui  permet  de  devenir  aussi  nombreuse  que  les  étoiles  du  ciel  et 
les  grains  de  sable  de  la    mer.   L'écueil  de  cette   race  serait  de 
manquer  à  sa  foi,  à  ses  mœurs,  pour  devenir  un  peuple  charnel  et 
matérialiste.  La  politique  peut  la  perdre,  la  religion  seule  peut  la 
sauver  ;  l'Eglise  seule  garde  la  grande  charte  de  son  avenir.  Nous 
augurons  qu'avant  mille  ans,  le  peuple  canadien  sera,  au  nouveau 
monde,  le  peuple  premier-né  de  la  France  catholique  et  de  l'Eglise 
Romaine. 


DEUXIÈME    PARTIE 

L'ÉGLISE  ROMAINE, 

DÉPOSITAIRE    &    GARDIENNE    DE     LA   VÉRITÉ 

MÈRE  &  MAITRESSE  DE  TOUTES  LES  ÉCOLES 


§  P  .  —  ROME  CAPITALE  DES  ECOLES 
ET  DES  SCIENCES 

1°  L'Ecole.  —  Dieu  s'appelle  le  souverain  seigneur  des  sciences  ; 
e n  lui  sont  cachés  tous  les  trésors  du  savoir  et  de  la  sagesse.  L'homme , 
né  pauvre  et  faible,  dont  l'intelligence  ne  se  développe  qu'avec  les 
années,  a  besoin  d'écoles,  pour  l'initier  graduellement  à  la  connais- 
sance réfléchie  des  hommes  et  des  choses.  Les  écoles  sont  une  des 
conditions  nécessaires  de  l'existence  humaine.  A  ce  titre,  elles  se 
trouvent  dans  tous  les  temps  et  chez  tous  les  peuples,  mais  seule- 
ment selon  les  notions  qu'on  a  de  la  destinée  de  l'homme  sur  la 
terre.  L'homme  a  besoin  d'écoles,  mais  c'est  lui  qui  les  fonde.  Dans 
l'antiquité,  où  l'homme  ne  possédait  pas  la  plénitude  des  révélations 
divines,  l'école  était  rétrécie  à  la  mesure  étroite  des  conceptions  des 
peuples.  Chez  les  peuples  sauvages  et  barbares,  il  n'y  a  pas  d'autres 
écoles  que  la  famille  ;  chez  les  peuples  cultivés  de  l'antiquité  païenne, 
vous  trouvez  deux  sortes  d'écoles  assorties  aux  éléments  de  leur 
culture  :  d'un  côté,  le  gymnase  où  l'on  ne  forme  guère  que  l'homme 
extérieur,  selon  les  basses  exigences  de  l'animalité  ;  de  l'autre,  des 
écoles  philosophiques  où  quelques  intelligences  d'élite  distribuent, 
à  des  élèves  de  choix,  leurs  conceptions  personnelles  du  monde  delà 
pensée  et  du  monde  de  la  réalité.  Dans  les  premières  on  s'occupe 
plutôt  d'exercices  corporels,  propres  à  faire  des  soldats  ;  dans  les  au- 
tres, on  se  préoccupe  exclusivement  de  mathématiques,  de  philoso- 
phie et  de  beaux  arts,  uniquement  pour  l'embellissement  de  la  vie 


138  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

sociale.  L'école,  telle  que  nous  la  comprenons  aujourd'hui,  est  une 
création  propre  de  la  sainte  Eglise  ;  c'est  TEglise  catholique  romaine 
qui  a  fondé,  à  la  lettre,  toutes  les  écoles  de  l'Occident,  soit  par  la 
main  de  ses  prêtres  et  de  ses  pontifes,  soit  sur  l'initiative  d'hommes 
formés  par  leur  enseignement.  A  la  lumière  de  l'histoire,  on  peut 
suivre  la  fondation  des  écoles,  chez  tous  les  peuples  de  l'Europe,  en 
suivant  les  traces  des  apôtres  qui  leur  ont  prêché  l'Evangile.  L'école 
est,  partout,  une  annexe  de  l'église  ;  c'est  une  petite  chapelle  pour 
catéchiser  les  enfants,  incapables  de  s'asseoir  aux  pieds  de  la  chaire 
apostolique.  Par  ses  origines,  l'école  est  ecclésiastique  ;  par  son 
objet,  elle  est  religieuse  ;  par  son  but,  elle  est  divine,  parce  qu'elle 
règle  l'homme  de  façon  à  l'assortir  au  culte  de  la  divinité.  Dans 
les  temps  modernes,  l'école  est  déchue  peu  à  peu  des  nobles  condi- 
tions de  son  institution  historique  ;  par  le  fait  des  passions  humaines 
et  du  fanatisme  des  sectes,  elle  est  même  détournée  de  son  objet 
et  poussée  contre  son  but.  Mais  les  aberrations  des  hommes  ne  chan- 
gent rien  à  la  nature  des  choses.  L'homme  est  toujours  un  être 
vivant,  logique,  politique  et  rejigieux.  En  présence  des  mystères  et 
des  charges  de  la  vie,  en  présence  des  mystères  de  la  mort,  vous  ne 
ferez  jamais  croire  ni  au  néant  de  l'au-delà,  ni  à  la  parfaite  suffi- 
sance de  la  matière  en  deçà.  Il  y  aura  toujours  des  esprits  ;  pour  les 
esprits,  il  y  aura  toujours  des  croyances  ;  et  pour  les  croyances,  il  y 
aura  toujours  des  écoles.  L'école,  même  détournée  de  son  but  et 
tournée  contre  son  objet,  reste  toujours  une  école  ;  elle  proteste,  par 
son  existence,  contre  la  passion  qui  la  nie  ou  qui  la  dégrade  ;  et, 
pour  rendre  un  dernier  hommage  aux  croyances  qu'elle  traduit,  elle 
s'acharne  à  détruire  la  société  qui  l'enferme  dans  de  savantes  ténè- 
bres. Le  problème  des  écoles,  c'est  tout  le  problème  de  la  civilisa- 
tion ;  l'Eglise  seule  lui  a  donné  un  caractère  assorti  à  ses  exigences 
et  à  ses  bienfaits. 

2°  Les  écoles,  —  Les  écoles  sont  nées  en  Europe,  comme  les  étoi- 
les se  lèvent  au  ciel,  à  la  fin  du  jour.  On  les  voit  partout  à  la  fois  ; 
leur  berceau  est  invariablement  placé  près  des  églises  naissantes,  par 
la  main  des  missionnaires.  En  France,  par  exemple,  les  écoles  se 
fondant,  pendant  quatre  siècles,  dans  les  monastères,  dans  les  cures 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  139 

et  dans  les  évéchés.  Après  Charlemagne,  elles  s'établissent  partout 
dans  les  mêmes  conditions.  Au  xiii'^  siècle,  les  missionnaires  les 
portent  en  Asie  ;  aux  xvi^  et  xvii°  siècles,  en  Amérique  ;  au  xix®, 
on  Océanie  ;  et,  aujourd'hui,  en  Afrique.  Avez-vous  entendu  dire 
que  jamais  un  académicien  ou  un  philosophe  ait  précédé  quelque 
part  les  apôtres,  pour  y  fonder  une  école?  Non;  ce  prosélytisme 
n'existe  pas  ;  vous  ne  citerez  jamais  aucun  exemple  d'un  tel  amour 
pour  la  vérité  et  d'un  si  grand  zèle  à  la  répandre.  Le  prêtre  est, 
dans  tous  les  temps,  le  premier  instituteur  des  nations  ;  c'est  bien 
lui  qui,  chez  tous  les  peuples,  bâtit  des  écoles  de  sa  main  vigilante 
et  fait  naître,  dans  les  âmes,  le  désir  qui  pousse  à  les  fréquenter. 
Pendant  les  vingt  siècles  de  son  histoire,  le  monde  entier  parait 
comme  une  grande  classe  tenue  par  des  prêtres.  Et  comme  le  prêtre 
a  procédé  à  la  construction  des  écoles,  il  a  su  présider  à  leur  évo- 
lution ;  il  a  su  étendre  la  sphère  des  connaissances  humaines  par  une 
croissance  continue  ;  il  a  su  créer  graduellement  les  sciences  et  éta- 
blir des  écoles  spéciales  pour  leur  culture.  L'enseignement  primaire, 
renseignement  secondaire,  l'enseignement  supérieur  sont  nés  et  ont 
grandi  de  la  sorte,  non  pas  à  une  date  fixe,  tel  jour,  à  telle  heure, 
mais  par  une  évolution  lente  et  une  marche  toujours  progressive.  En 
soi,  ce  fait  est  un  grand  événement.  A  raison  de  sa  grandeur,  il  n'est 
pas  l'œuvre  d'un  homme  isolé,  mais  d'un  prêtre  actif,  à  son  rang 
hiérarchique,  sous  l'autorité  des  évêques  et  la  monarchie  des  Pon- 
tifes romains.  C'est  même  en  général  le  Souverain  Pontife  qui  a 
donné,  aux  constructions  et  aux  accroissements  d'écoles,  le  couron- 
nement des  universités.  On  connaît  la  bulle,  la  date  par  laquelle  un 
Pape  inaugure  une  université,  lui  assigne  des  professeurs,  trace 
les  prémices  d'enseignement,  les  programmes  d'études,  les  méthodes 
et  les  grades  qui  sanctionnent  leur  heureux  emploi.  En  théorie  et  en 
pratique,  l'école  est  l'œuvre  de  l'Eglise,  une  création  de  la  Chaire 
Apostolique,  d'où  sont  sorties  toutes  les  autres  chaires  d'enseigne- 
ment. 

3°  L'organisation  des  écoles.  —  L'organisation  des  écoles  ne 
pouvait  se  faire  qu'après  leur  création.  Rome  est  la  première  ville 
du  monde  qui  ait  procédé  à  leur  établissement,  même  pendant  les 


140  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

invasions  des  barbares.  Plus  tard ,  les  luttes  du  patriciat  et  les 
événements  politiques  purent  en  troubler  la  paix,  mais  sans  en  in- 
terrompre le  cours,  ni  beaucoup,  ni  longtemps.  On  en  a  la  preuve 
matérielle  par  ces  nombreuses  et  immenses  bibliothèques,  dont  est 
pleine  la  ville  éternelle.  Omar  brûlait  les  livres  et  tous  les  dissi- 
dents sont,  plus  ou  moins,  les  émules  d'Omar,  même  quand  ils  affec- 
tent, pour  les  sciences,  un  goût  particulier.  Les  Papes  seuls  ont  pris 
constamment  les  livres  sous  leur  haute  protection,  et,  comme  il  con- 
venait, en  ont  pris  la  police.  Déjà,  pendant  que  les  martyrs  ver- 
saient leur  sang,  Técole  de  Rome  avait  à  lutter  avec  l'école  d'Alexan- 
drie. Au  moyen  âge,  les  écoles  sont  mstallées  au  patriarchium  de 
Latran,  résidence  des  papes,  foyer  de  sciences  et  d'études.  Un  Gré- 
goire le  Grand,  un  Sylvestre  II  et  nombre  d'autres,  se  piquaient  d'y 
entretenir  une  vive  émulation.  Durant  toute  la  période  du  moyen 
âge,  il  n'y  eut  point,  à  Rome,  un  grand  et  tout  puissant  centre  d'étu- 
des ;  pour  plusieurs  raisons  dont  la  principale  est  que  la  centralisation 
des  écoles  ne  doit  venir  qu'après  leur  mise  en  exercice  à  tous  les  points 
de  la  circonférence.  Pendant  la  captivité  des  Papes  à  Avignon,  de 
grandes  universités  florissaient  en  Italie  sous  la  protection  de 
l'Eglise  ;  les  écoles  de  Sienne,  de  Bologne,  de  Padoue,  de  Salerne 
sont  de  cette  époque.  Lorsque  le  siège  de  Pierre  fut  rapporté  à  Rome, 
c'est  alors  seulement  que  se  développe  dans  tout  son  éclat,  l'exten- 
sion progressive  des  écoles,  des  sciences  et  des  bibliothèques.  Avec 
le  progrès  des  temps,  l'empire  de  la  force  diminue,  l'empire  de  Tintel- 
hgence  s'augmente  d'autant.  L'humanité,  sans  doute,  est  toujours 
condamnée  à  manger  son  pain  à  la  sueur  de  son  front  ;  chaque 
homme  coule  toujours  des  heures  peu  nombreuses  et  mauvaises. 
Cependant  il  y  une  certaine  amélioration  dans  le  sort  matériel  des 
hommes  ;  et  à  mesure  que  diminuent  partout  les  exigences  du  tra- 
vail mécanique,  s'accuse  un  besoin  plus  vif  des  travaux  de  l'es- 
prit. Le  monde  tend  à  devenir  une  école,  un  athénée  ;  mais  il  ne 
deviendra  tel,  avec  sécurité,  au  milieu  de  ses  ardents  labeurs,  mal- 
gré toutes  les  découvertes,  que  sous  la  magistrature  de  la  Papauté. 
C'est  là  le  foyer  surnaturel  de  toutes  les  lumières  ;  et,  pour  rappe- 
ler un  souvenir  mythologique,  les  feux  enlevés  à  l'autel  catholique 


ROMIC    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  141 

sont  comme  les  riiarbons  dérobés  à  l'autel  de  Jupiter;  ils  n'éclai- 
reut  plus,  ils  n'échautTent  plus,  ils  allument  partout  des  incendies. 
4°  La  capitale  des  écoles.  —  Rome  est  la  capitale  des  écoles.  His- 
toriquement, c'est  il  sa  lumière  mais  point  à  son   ombre  que  sont 
nées  toutes  les  écoles  depuis  vingt  siècles  ;  pratiquement,   aujour- 
d'hui même,  l'Eglise  n'est  pas  seulement  la  mère,  elle  est  encore  la 
maîtresse  des  écoles.  Le  mouvement  du  siècle,  l'industrie  des  hom- 
mes, les  soucis  des  gouvernements  ont  créé,   sans  doute,    par  leur 
propre  initiative,  beaucoup  d'écoles  ;  ils  les  entretiennent,  les  encou- 
ragent, les  honorent,  parfois  les  contrôlent.  Mais,  en  règle  générale, 
ces  écoles  n'ont  pas  suffisamment  en  elles,  à  côté   d'elles,  ni  même 
au-dessus  d'elles,  dans  l'Etat,  la  puissance  qui  doit  les  contenir  et 
les  corriger.  Mal  défendues  par  leurs  propres  lumières,  trop  enivrées 
de  leurs  succès,  exaltées  par  leurs  passions,  elles  se  prennent  d'un 
sentiment  d'hostilité  contre  TEglise.  Dès  qu'un  savant  a  découvert 
un  nouveau  corps  simple  en  chimie,  une  nouvelle  loi  en  physique, 
ou  un  atome  d'étoile  dans  l'immensité  des  cieux,  il  se  prend  à  croire 
qu'il  est  lui-même  le  réformateur  de  l'univers  ;  que  la  religion  n'est 
plus  de  rien  ;  que  l'Eglise  lui  doit  céder  ;  et  que  la  nouvelle  loi  ou 
le  nouveau  corps  ouvrent  des  horizons  si  étendus,  qu'il  ne  faut  plus, 
à  l'humanité,  de  doctrine  religieuse.    C'est  une  exaltation  peu  jus- 
tifiable, un  sophisme  dès  longtemps  décousu  par  la  philosophie,  no- 
tamment par  le  socialiste  Proudhon.  Des   découvertes,    si   vastes 
qu'on  les  suppose,  n'ont  Heu  que   dans   l'empire  de  la  nature  et  ne 
peuvent  pas  atteindre  les  sphères  de  la  révélation.  Le  monde  aurait 
tous  les  secrets  de  l'univers,  il  n'en  aurait  pas  moins  besoin  de  Dieu 
et  de  la  grâce  de  Jésus -Christ.  En  aucun  cas,  les  découvertes  physi- 
ques ne  peuvent  produire  un  argument  contre  le  surnaturel  ;  elles  ne 
fournissent,  aux  illusions,  que  de  vains  prétextes.  Les  années  s'écou- 
lent, les  prétentions  des  savants  passent,  et  ceux  même  qui  en  avaient 
été  les  dupes,  trouvent,  dans  l'ordre  de  la  nature,  de  nouveaux  faits 
pour  les  contredire.  Il  y  a  plus  :  c'est  que  tous  ces  faits  nouveaux, 
toutes  ces  découvertes,  toutes  ces  soi-disant  lois  éternelles,  qui  trou- 
vent, dans  la  nature,  plutôt  leur  pierre  d'achoppement  et   le  rocher 
fatal,  que  leur  contrôle  décisif  et  leur  appui  permanent,  ne  trouvent 


142  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

que  dans  l'Eglise,  et  au  tribunal  du  Pontife  Romain,  le  contrôle  qui 
leur  manque  et  Tappui  qui  détermine  leur  propre  valeur.  Le  Pape 
est  le  grand  maître  des  universités  de  toutes  les  nations  ;  les  dogmes 
dont  il  est  le  dépositaire  sacré  forment  un  enclos  ou  la  science  ne  doit 
pas  entrer  et  qu'elle  doit  respecter  ;  Tautorité  infaillible  dont  il  est 
revêtu  marque  les  bornes  que  la  science  ne  franchit  pas  impunément 
et  c'est  lui,  en  somme,  qui  est  son  juge  souverain.  Le  Pape  est  Tora- 
cle  des  écoles  et  des  sciences,  non  pas  positivement,  par  une  action 
propre  ;  mais  négativement,  en  ce  sens  que  tout  ce  qui  s'attente  contre 
la  religion  et  l'Eglise,  est  nul  de  soi  et  voué  à  la  ruine.  La  religion, 
l'Eglise,  la  papauté,  ce  sont  les  arômes  qui  empêchent  la  science  de 
se  corrompre. 

5°  L Université  Romaine.  —  Rome,  capitale  des  écoles,  exerce  sa 
magistrature  et  sa  souveraineté,  par  l'Université  Romaine,  dirigée  par 
les  Pères  Jésuites.  Les  autres  écoles  supérieures  sont  plutôt  des  aca- 
démies et  des  maisons  d'études  pour  la  théologie,  la  philosophie  et  le 
droit  canon,  dans  le  genre  de  nos  séminaires  diocésains,  avec  cette 
différence  que  les  cours  sont  publics  et  qu'on  y  admet  aux  grades  tous 
ceux  qui  se  présentent,  avec  un  certificat  d'études.  Les  grands  cours 
de  théologie,  de  philosophie  et  de  droit  canon  sont  fréquentés  par  des 
étudiants  venus  de  tous  les  points  de  l'univei's.  En  général,  ces  élè- 
ves sont  des  sujets  d'élite,  choisis  par  les  supérieurs,  comme  capa- 
bles de  monter  plus  haut,  par  la  loi  du  travail  et  sans  l'exception  du 
talent.  Pour  ce  motif,  Rome  donne  une  plus  large  place  à  la  théologie 
spéculative,  à  la  haute  philosophie,  aux  théories  générales  du  droit, 
plutôt  qu'aux  parties  subsidiaires  de  la  science.  D'ailleurs  ces  ma- 
tières subsidiaires,  l'étudiant  les  possède  ;  il  ne  lui  est  pas  néces- 
saire de  voir  en  détail  le  programme  complet,  mais  élémentaire,  des 
sciences  ecclésiastiques.  Quant  aux  sciences  annexes,  comme  l'his- 
toire, l'archéologie,  la  diplomatique,  les  langues  orientales,  à  Rome, 
où  l'on  est  pratique,  on  trouve  plus  de  facilité  pour  s'y  perfectionner, 
avec  moins  de  pédanterie  que  partout  ailleurs.  Mais  ce  n'est  pas  le 
cas  généralement  pour  les  étudiants  venus  des  cinq  parties  du  monde. 
Pour  les  élèves  des  séminaires,  spécialement  destinés  au  clergé  de 
Rome,  il  leur  est  prescrit  de  suivre  les  cours  auxiliaires,  pour  parve- 


1 


KOME    CAPITATLE    DES    ÉC0L1£.S    ET    DES    SCIENCES  143 

venir  à  l'obtention  des  grades.  La  dialectique  et  la  spéculation,  entre 
autres  avantages,  disciplinent  Tesprit  et  lui  donnent  une  rectitude  qui 
|)réservedes  écarts  de  rimaf:;ination  et  des  témérités  d'une  érudition 
plus  encombrante  que  solide. 

De  nos  jours,  les  sciences  secondaires  ont  pris,  aux  yeux  des  hom- 
mes irréfléchis,  une  importance  exagérée  :  on  a  voulu,  eu  quelque 
sorte,  les  transformer  en  sciences  principales.  Rome,  sans  diminuer 
leur  crédit,  les  laisse  à  la  place  qui  leur  convient.  L'utilité  pratique 
des  collèges  et  séminaires  nationaux  ressort  de  graves  considérations. 
Les  faux  principes  du  gallicanisme  et  du  jansénisme  n'ont  pas  en- 
core disparu  de  TEurope.  Dans  l'Amérique  du  Nord,  il  y  a  plus  d'i- 
nitiative hardie  que  de  solidité  doctrinale.  Dans  l'Amérique  du  Sud, 
on  penche  vers  le  laxisme.  Grâce  aux  études  faites  à  Rome,  ces 
écarts  moraux  et  doctrinaux  doivent  peu  à  peu  disparaître  ;  les  prê- 
tres, formés  à  Rome,  devenus  évêques,  sont  naturellement  appelés 
à  être  les  fossoyeurs  de  toutes  les  aberrations  du  particularisme  na- 
tional. Les  liens  qui  rattachent  toutes  les  nations  à  Rome  sont  ainsi 
resserrés  pour  le  plus  grand  bien  de  l'Eglise, 

6*^  L'Ordre  des  cours.  —  Voici  quelles  sont,  à  Rome,  les  diverses 
institutions  d'enseignement  : 

10  Les  cours  du  séminaire  pontifical  romain,  sont  connus  sous  le 
nom  de  l'Apollinaire,  parce  qu'ils  confinent  à  réghse  de  ce  nom. 
Les  cours  comprennent  l'enseignement  universitaire,  les  classes  de 
lycée,  un  gymnase  supérieur,  un  gymnase  inférieur,  des  classes 
techniques.  Le  seul  enseignement  universitaire  comprend  un  collège 
théologique,  une  faculté  de  droit,  un  collège  philologique  pour  les 
langues  orientales  et  un  collège  philosophique.  Il  y  a  en  outre  des 
cours  d'éloquence,  d'archéologie  et  de  hturgie.  Chacun  de  ces  collè- 
ges et  de  ces  cours  a  des  programmes  d'une  extraordinaire  exten- 
sion. 

2°  Les  cours  de  la  Propagande  où  l'on  donne  l'enseignement  se- 
condaire, l'enseignement  universitaire,  et  l'enseignement  spécial  aux 
missions. 

3°  Les  cours  de  l'Université  Grégorienne,  transportés,  depuis  1870, 
au  collège  germanique  ;  ils.  comprennent  les  trois  facultés,  et,à  cause 


-144  PONTIFICAT    DE   LÉON    Xill 

du  grand  nombre  des  élèves,  sont  doubles  ou  triples  pour  chaque 
classe. 

40  Les  cours  des  collèges  de  Saint-Thomas  d'Aquin,  de  Saint-An- 
selme, de  Saint-Bonaventure,  du  collège  franciscain  pour  les  conven- 
tuels, de  Saint-Antoine  de  Padoue,  de  Saint- Alexis  Falconiéri,  pour 
les  élèves  du  clergé  régulier. 

5°  Les  cours  de  haute  littérature  grecque,  latine  et  italienne,  fon- 
dés par  Léon  XIIL 

A  ces  cours,  il  faut  rattacher  l'Académie  des  nobles  ecclésiastiques, 
située  près  de  la  Minerve.  Ce  n'est,  à  proprement  parler,  ni  un  sé- 
minaire, ni  un  collège  ;  c'est  une  institution  libre  où  les  jeunes  no- 
bles reçoivent  une  instruction  théologique  et  philosophique  spéciale, 
pour  se  préparer  aux  charges  administratives  et  aux  fonctions  de  la 
diplomatie. 

Rome  possède,  en  plus,  six  séminaires  spéciaux  et  vingt  et  un  col- 
lèges pour  toutes  les  nations  de  l'univers.  On  voit  si  Home  justifie 
son  titre  de  mère  des  écoles  et  de  maîtresse  des  sciences.  Aucune 
ville  n'approche,  même  de  loin,  sous  ce  rapport,  de  la  Ville  éternel- 
le (1).  Si  vous  entendez  dire,  par  quelques  imbéciles,  que  l'Eglise 
est  une  école  d'obscurantisme,  il  est  évident  que  les  insulteurs  de 
cette  basse  espèce  n'ont  pas  assez  de  lumières,  pour  qu'on  puisse  les 
coiffer  d'un  éteignoir. 

70  Le  cardinal  Parocchi.  —  Si  nous  voulions  honorer  tous  les 
savants  de  Rome,  il  nous  faudrait  de  longues  pages  pour  énumérer 
seulement  les  noms  propres  et  les  titres  d'ouvrages.  Bien  que  le 
pontificat  de  Léon  XIII  ait  produit  moins  d'illustrations  que  le  pon- 
tificat de  Pie  IX,  Rome  reste  toujours  Valma  mater  des  hommes  de 
grands  talents  et  de  grandes  doctrines.  A  leur  tête,  nous  plaçons  le 
cardinal  Parocchi.  Lucido-Maria  Parocchi  naquit  en  1833,  à  Mantoue , 
d'une  humble  famille  :  il  fut  élevé  au  séminaire  de  sa  ville  natale, 
puis  vint  passer  dix  années  à  Rome,  pour  son  doctorat.  Prêtre  en  1896, 

(1)  Le  lecteur  qui  voudrait  connaître  plus  en  détail  les  collèges  de  la  Ville 
éternelle,  devrait  recourir  au  volume  français  intitulé  :  Rome,  l'Eglise  catholi- 
que à  la  fin  du  xix^  siècle,  un  vol.  in-folio,  illustré,  publié  par  une  société 
ecclésiastique,  chez  Pion,  à  Paris. 


R0M1-:    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  145 

il  devint  professeur  de  théologie  morale  et  d'histoire  ecclésiastique  ; 
en  1863,  il  était  nommé  curé  de  Téglise  Saint-Gervais  et  Protais.  Pa- 
rocchi  était  un  homme  de  talent  et  de  zèle  ;  en  dehors  des  devoirs  de 
sa  charge,  il  avait  fondé  à  Milan,  la  Scuola  catiolica^  et  à  Bologne 
une  semaine  religieuse,  qui  amena  entre  Parocchi  et  nous  d'aimables 
relations.  Evèque  de  Pavle,  puis  de  Bologne,  enfin  cardinal,  nommé 
par  Pie  IX,  il  fut  appelé  à  Rome  en  1882,  enfin  nommé  cardinal-vi- 
caire. Parocchi  était  considéré  comme  une  des  plus  fortes  têtes  de 
l'Italie  ;  il  était  même  réservé  in  petto,  par  ses  collègues,  pour  devenir 
Pie  X,  s'il  n'avait  pas  précédé  Léon  XIII  dans  la  tombe.  A  défaut  de 
la  tiare,  pour  l'illustrer  en  histoire^  il  laissait  à  sa  mort,  une  certaine 
quantité  d'ouvrages  qui  honorent  sa  mémoire.  Outre  ses  travaux  à 
la  Scuola  cattolica  et  à  la  Semaine  religieuse  de  Bologne,  outre  un 
grand  nombre  de  discours,  allocutions,  lettres,  rapports,  on  lui  doit  : 
1°  Des  conférences  sur  le  protestantisme  et  le  rationalisme,  qui  le 
firent  élever  à  la  prélature  ;  2°  deux  volumes  de  commentaires  sur  le 
décret  du  concile  du  Vatican  ;  3*^  deux  volumes  d'homélies  et  dis- 
cours sacrés  ;  A^  deux  autres  volumes  d'œuvres  oratoires  ;  5"  deux 
volumes  d 'œuvres  pastorales  qui  ont  été  traduits  en  français  ;  6o  une 
ratio  studiorum  ;  et  7°  des  mélanges,  parmi  lesquels  figure  avec 
honneur  un  panégyrique  de  Jeanne  d'Arc. 

8°  Le  cardinal  Prisco. —  Joseph  Prisco,  né  à  Boscobrecare,  entre 
Herculanum  etPompeï,  en  1836,  avait  été,  au  séminaire  de  Naples, 
l'élève  des  chanoines  Sanseverino  et  Signorello.  Professeur  à  son 
tour,pendant  de  longues  années,  il  attira  autour  de  sa  chaire  de  phi- 
losophie et  de  morale,  un  nombre  relativement  considérable  de  prêtres 
et  de  laïques.  En  1896,  le  cardinal  San  Felice  le  nommait  chanoine, 
préfet  des  études  du  grand  séminaire, examinateur  du  clergé. LéonXIII 
l'appela  à  Rome,  le  nomma  cardinal  et  le  fit  archevêque  de  Naples. 
Cette  élévation  aux  dignités  ecclésiastiques  nous  touche  dans  un  ti- 
tulaire capable  de  rendre  de  grands  services  ;  ce  qui  nous  touche  da- 
vantage, c'est  la  science  qui  fait  la  puissance  du  cardinal  Prisco.  On 
doit,  en  effet,  à  ce  prince  de  TEglise  :  1°  des  Eléments  de  philosojjJiie 
spéculative^  en  deux  volumes  ;  ^°  La  Métaphysique  de  la  morale  ; 

3*^  Les  Principes  de  la  philosophie  du  droit;  A^  L Hégélianisme  consi- 
Ilist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  10 


146  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

déré  en  lui-même  et  dans  son  développement  historique  ;  5°  Gioberti 
et  V ontologisme  ;  6°  Le  Positivisme  et  le  protestantisme  ;  7°  Les  diver- 
gences de  la  philosophie  scolastique  et  de  la  philosophie  moderne  ; 
8°  La  Métaphysique  de  S.  Thomas  d'Aquin  considérée  en  elle-même 
et  dans  son  opposition  au  monisme  ;  9°  L'Etat  selon  le  droit  ; 
10°  Commetitaire  de  TEnc^yclique  de  Léon  XIII  sur  la  constitution 
chrétienne  des  Etats  ;  11°  Ze  Uarvinisme  exposé  et  discuté  ;  12°  Les 
origines  de  la  vie;  13^  Si  les  principes  de  S.Thomas  d'Aquin  suffisent 
pour  réfuter  le  transformisme?  14°  Léon  XIII et  S.  Thomas  d'Aquin; 
15^  Sur  la  conception  de  la  loi  suivayit  le  docteur  AngHique  ;  16°  Jé- 
sus-Christ seul,  origine  et  base  de  V harmonie  des  peuples.  Cette 
glorieuse  nomenclature  d'écrits  philosophiques  ne  comporte  pas  de 
compte-rendu  et  nous  dispense  de  tout  éloge.  Prisco,  c'est  un  nom 
qui  sonne  déjà  comme  un  des  grands  noms  de  Thistoire  ecclésias- 
tique. 

10°  Le  cardinal  Satolli.  —  François  Satolli,  né  en  1839,  à  Mar- 
sciano,  diocèse  de  Pérouse,fit  ses  études  ecclésiastiques  au  séminaire 
diocésain,  organisé  par  Farchevêque,  cardinal  Pecci.  Prêtre,  il  fut 
nommé  au  même  séminaire,  professeur  de  philosophie  et  enseigna, 
dans  son  cours,  la  pure  doctrine  de  S.  Thomas.  Léon  XIII,  qui 
avait  su  apprécier  la  distinction  de  son  intelligence  et  son  amour  de 
Fétude,  Fappelait  à  Rome  en  1880.  A  Rome,  Satolli  fut  nommé  pro- 
fesseur à  la  Propagande  et  au  séminaire  romain  :  c'était  un  profes- 
seur comme  ils  sont  presque  tous  à  Rome,  très  précis,  très  solides  et 
très  fermes.  A  Rome,  des  hommes  de  ce  mérite  ne  languissent  pas 
dans  Fobscurité  et  dans  Finertie  ;  les  charges  et  les  honneurs  vien- 
nent les  chercher  assez  vite,  pour  qu'ils  aient  besoin  d'en  éviter,  plu- 
tôt que  d'en  briguer  l'accumulation.  Dans  le  laps  de  plusieurs  an- 
nées d'une  activité  très  féconde,  Satolli  fut  directeur  du  collège 
ruthène,  président  d'académie,  consulteur  de  deux  ou  trois  congré- 
gations. Léon  XIII  le  délégua  deux  fois  en  Amérique,  pour  l'inaugu- 
ration de  FUniversité  de  Washington  et  pour  le  centenaire  de 
Colomb  ;  il  resta  aux  Etats-Unis  quelque  temps  comme  délégué  apos- 
tolique, l'équivalent  de  Nonce.  En  Amérique,  il  eut  fort  à  faire, 
sur  une  foule  de  questions  épineuses,  au  milieu  de  gens  qui  ne  dou- 


HOME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  147 

tent  de  rien  et  qui  ne  se  doutent  pas  de  tout.  En  1895,  Léon  XIII 
rappelait  SatoUi  et  le  créait  cardinal  du  titre  d'Ara-Ali.  Le  cardinal 
SatoUi  est  aujourd'hui  un  des  cardinaux  de  curie,  le  plus  justement 
en  évidence.  Ce  qui  le  recommande  à  l'histoire,  ce  sont  moins  ses 
dignités  que  ses  œuvres.  On  doit,  au  cardinal  Satolli,  outre  beaucoup 
de  monographies  philosophiques,  publiées  dans  les  Actes  de  V Acadé- 
mie romaine  de  Saint-Thomas  :  1°  un  cours  de  logique  ;  2**  un  cours 
de  théologie  en  cinq  gros  volumes  ;  3°  des  leçons  en  forme  de  cours  sur 
la  diplomatie  ;  4'^  un  traité  sur  la  nature  du  concordat  qu'il  prétend 
être  un  Induit,  et  non  un  contrat.  Cette  doctrine,  soutenue  primiti- 
vement par  le  cardinal  Tarquini  à  Rome,  par  Mgr  Radini-Tedeschi 
à  Milan,  a  été  professée  en  France,  dans  les  Annales  de  philosophie 
chrétienne^  par  Maurice  de  Donald  et  par  l'auteur  de  cette  his- 
toire ;  elle  a  été  combattue,  même  à  Rome,  par  un  professeur,  et, 
en  France,  par  Emile  Ollivier,  qui  soutient  le  contrat,  ou  plutôt  pré- 
tend que  si  on  l'abandonne,  il  n'y  aura  plus  de  concordat.  Ici, 
comme  partout,  le  bon  sens  prévient  les  excès  de  logique  et  rétablit 
l'harmonie  des  intelligences. 

11°  Le  cardinal  Cavagnis.  —  Félix  Cavagnis,  né  à  Bordogna  en 
1841,  prêtre  en  1863,  docteur  en  théologie,  docteur  en  l'un  et  l'au- 
tre droit,  fut  d'abord  professeur  au  séminaire  romain,  puis  consul- 
teur  de  la  commission  ecclésiastique  extraordinaire.  L'objet  de  cette 
commission  c'est  d'examiner  et  de  juger  toutes  les  affaires  ecclé- 
siastiques du  monde,  pour  que  le  Pape  puisse  répondre  à  tout,  par 
des  raisons  justes  et  sérieuses,  dignes  de  sa  puissance  souveraine. 
Félix  Cavagnis  fut  nommé  secrétaire  de  cette  commission  en  1893. 
Entre  temps,  il  avait  été  nommé  prélat  domestique,  référendaire  de 
la  signature,  protonotaire  apostolique.  Léon  XIII  l'éleva  à  la  dignité 
de  cardinal.  Cette  promotion  était  motivée  par  les  écrits  du  cano- 
niste.  Le  droit  public  ecclésiastique  était  devenu,  pour  ainsi  dire, 
son  domaine,  le  jour  où  Léon  XIII  l'appelait  à  inaugurer  cet  ensei- 
gnement à  l'Apollinaire.  C'est  alors  que  Cavagnis  publia  son  grand 
ouvrage  en  trois  volumes  :  Institutiones  juris  publici  ecclesiastici^ 
qui  a  été  traduit  en  espagnol  ;  il  est  parvenu  à  sa  quatrième  édi- 
tion, il  fait  autorité,  est  même   considéré  comme  classique  dans 


148  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

la  matière.  Dans  ce  traité  magistral,  l'éminent  canoniste  étudie  et 
expose,  non  seulement  les  principes  du  droit  public  de  TEglise,  mais 
les  principales  questions  qui  s'y  sont  rattachées  dans  la  suite  des 
siècles,  notamment  les  concordats.  Cet  ouvrage  a  été,  depuis,  ré- 
duit à  un  seul  volume,  où  Ton  ne  trouve  plus  que  les  éléments  du 
droit. 

On  doit,  au  même  auteur  :  1^  Des  notions  de  droit  public  naturel, 
un  volume  traduit  en  français  par  le  docteur  B.  Duballet  ;  2°  Le 
droit  divin  et  le  droit  humain  dans  la  société  ;  3"  Du  siège  de  Tâme 
au  point  de  vue  de  Texpérience  ;  4*^  Des  avantages  de  la  révélation 
pour  la  philosophie  ;  5°  Examen  de  la  religion  de  l'avenir  d'après 
Mamiani  ;  6°  De  la  nature  d'une  société  juridique  et  publique^ 
autant  qu'elle  convient  à  TEglise,  ouvrage  également  traduit  en 
français  par  Duballet  ;  1°  Le  cinquantenaire  de  la  définition  dogma- 
tique de  rimmaculée-Gonception  ;  8°  La  manonène,  ce  qu'elle  est, 
ce  qu'elle  fait,  ce  qu'elle  veut  ;  9°  Le  concordat  de  Napoléon  et  la 
séparation  en  1905.  Dans  cet  opuscule,  l'auteur  donne  le  texte  de 
l'allocution  consistoriale  du  9  décembre  1905,  le  texte  de  la  loi, 
l'Encyclique  du  11  février  1906  qui  la  condamne.  A  chaque  pièce, 
il  ajoute  un  sommaire  et  des  notes,  où  il  résout  les  principales  diffi- 
cultés récentes  :  la  question  du  Nominavxt  nobis,  la  suppression 
arbitraire  des  traitements  ecclésiastiques,  la  qualité  de  fonctionnaire 
faussement  attribuée  aux  prêtres,  l'obligation  stricte  pour  l'Etat  de 
pourvoir  aux  frais  du  culte  et  à  l'entretien  de  ses  ministres,  la  vraie 
nature  des  Articles  organiques  qui  ne  font  pas  partie  du  Concordat, 
mais  sont  une  simple  loi  de  l'Etat.  Bref,  le  cardinal  Gavagnis  est  au 
courant  de  toutes  les  questions  et  de  tous  les  ouvrages  publiés  sur 
la  matière.  On  admire  sa  doctrine  sûre,  son  style  clair  et  précis, 
la  mesure  parfaite  des  expressions.  Gomme  l'Eglise  il  juge  de  haut, 
avec  une  inaltérable  sérénité.  i 

A  notre  humble  avis,  Gavagnis,  SatoUi,  Tarquini,  hommes  de 
droit  pur,  sont  des  docteurs  comme  il  en  faut  à  l'Eglise  romaine. 
De  nos  jours  le  droit  naturel  et  divin  de  la  sainte  Eglise  est  profondé- 
ment ignoré  et  n'est  que  trop  souvent  violé  avec  autant  d'incohérence 
que  d'impudeur.  Pourtant  ce  droit,  c'est  le  roc  de  S.  Pierre  et  il  faut 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  149 

que  S.  Pierre  s'y  tienne.  Jésus-Christ  a  chargé  Pierre  de  paître  les 
agneaux  et  les  brebis  :  il  ne  Ta  pas  chargé  de  les  tondre  et  de  les  cares- 
ser. Quant  aux  mercenaires  et  aux  loups,  il  est  clair  qu'il  ne  faut  pas 
les  ménager.  Rome  fléchit  trop,  et  perd,  dans  la  même  proportion,  le 
prestige  de  son  autorité.  A  l'étranger,  un  peu  partout,  on  en  est 
venu  à  croire  qu'avec  de  Targent  et  des  recommandations,  on  obtient 
de  Rome  tout  ce  qu'on  veut.  Préjugé  faux,  sans  doute,  mais  auquel 
il  est  temps  de  ne  plus  fournir  ni  prétexte,  ni  raison,  ni  apparence. 
12°  Le  Maître  des  maîtres.  —  Rome  chrétienne,  capitale  des  éco- 
les, ne  produit  pas  seulement  des  maîtres  du  droit,  elle  produit  surtout 
les  oracles  de  la  maîtresse  science,  la  Théologie.  Les  vérités  de  la  foi, 
les  règles  de  la  morale,  les  lois  de  la  discipHne,  sont  Tobjet  propre  du 
magistère  et  du  gouvernement  pontifical.  Dans  leur  enseignement,  et 
dans  le  gouvernement,  il  faut,  aux  Papes,  des  représentants  et  des  in- 
terprètes ;  pour  les  assortir  à  leur  fonction,  il  faut  les  former,  et  c'est 
à  quoi  excelle  l'école  de  Rome,  toute  pleine  de  l'esprit  de  la  sainte 
Eglise.  Sous  chaque  Pape,  fleurit,  à  Rome,  un  groupe  de  théologiens. 
Pour  les  temps  présents,  nous  n'avons  qu'à  rappeler  les  grands  noms 
du  P.  Perrone,  de  Gury,  du  cardinal  Franzelin,  des  deux  Mazella, 
de  Buceroni,  de  Palmieri,  de  Ballerini  et  de  plusieurs  autres.  Mais 
ici,  ce  qui  doit  le  plus  attirer  l'attention  de  l'histoire,  c'est  qu'à  la 
tête  de  l'école  Romaine,  il  y  a,  le  Maître  des  maîtres,  le  Pontife 
Romain  ;  et  que,  sous  Léon  XIII,  le  Maître  des  maîtres  doit  pourvoir 
au  salut  du  monde,  non  seulement  par  le  gouvernement  de  l'Eglise, 
mais  par  le  rappel  aux  vrais  principes  de  la  philosophie.  A  un  monde 
qui  se  prévaut  de  libre  pensée  et  nie  l'autorité  de  l'Eglise,  il  devrait 
rester,  au  moins,  le  souci  de  la  philosophie  naturelle.  Mais,  depuis 
plus  d'un  demi-siècle,  des  insensés  qui  se  croient  sages,  pour  empê- 
cher l'édifice  théologique  de  [se  tenir  debout,  ont  miné  le  sol  delà 
raison  humaine  qui  lui  sert  de  base  et  ont  jeté  les  esprits,  comme 
ils  ont  jeté  les  peuples,  à  la  merci  des  plus  misérables  aventures. 
Nous  venons  de  voir  comment,  dans  le  gouvernement  des  nations, 
le  Pape  est  le  gardien  du  palladium  de  toutes  les  patries  ;  nous  allons 
voir,  ici,  que  le  Pape,  salut  du  monde  par  son  gouvernement,  est 
aussi  le  salut  des  âmes  par  le  service  qu'il  rend  à  la  raison. 


150  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Aristote  définit  la  philosophie  considérée  comme  science,  «la  science 
des  principes  ou  des  causes  premières  »  ;  c'est  la  science  naturelle  et 
supérieure  des  choses  :  naturelle,  c'est-à-dire  fondée  sur  les  princi- 
pes de  la  raison,  par  opposition  à  la  théologie  sacrée,  qui  est  fondée 
sur  lesjprincipes  de  la  foi  ;  supérieure,  car  la  philosophie  est  la  con- 
naissance supérieure  des  choses  par  leurs  premières  causes  :  c'est 
une  forme  suprême  de  la  sagesse.  La  philosophie  s'étend  à  tout  ce  que 
la  raison  humaine  peut  connaître  et  embrasse  ainsi,  dans  son  uni- 
versahté,  tous  les  objets  des  sciences  particulières,  qui  ont,  chacune, 
leur  philosophie  ;  elle  se  réserve,  en  outre,  certains  objets  qui  ne 
peuvent  être  étudiés  qu'à  la  lumière  de  principes  supérieurs,  comme 
Dieu,  l'âme,  l'être  en  général.  La  division  traditionnelle  de  la  philo- 
sophie ramène  toutes  les  sciences  philosophiques  à  trois  branches  : 
la  logique  ou  philosophie  de  la  raison  comme  instrument  de  savoir  ; 
la  métaphysique  ou  philosophie  réelle  des  choses  ;  la  morale  ou  règle 
des  rapports  des  êtres.  La  première  traite  des  principes  de  la  con- 
naissance des  êtres  de  raison,  de  Tordre  des  idées  ;  la  seconde,  des 
principes  de  l'existence  des  êtres  réels,  de  l'ordre  des  choses  ;  la  troi- 
sième, des  principes  de  la  conduite  ou  de  l'être  moral  et  de  l'ordre 
qui  en  assure  l'harmonie.  A  ces  trois  maîtresses  sciences  se  rattachent 
les  principes  de  toutes  les  connaissances  humaines  ;  à  la  logique,  la 
critique,  la  grammaire,  la  rhétorique  et  la  philologie  ;  à  la  métaphy- 
sique,  les  sciences  mathématiques  et  physiques,  la  philosophie  de  la 
nature  ;  à  la  morale,  le  droit  et  la  science  de  la  société.  La  philoso- 
phie est  la  base  de  l'existence  régulière  de  l'humanité. 

«  A  quels  problèmes  l'esprit  humain  ne  s'est-il  pas  attaqué,  de- 
mande Elie  Blanc  ?  Que  de  questions  agitées,  de  solutions  heureuses 
ou  malheureuses,  d'hypothèses  tour  à  tour  abandonnées  ou  reprises^ 
trop  rarement  vérifiées  ?  En  face  des  énigmes  du  passé  et  de  l'avenir 
et  parmi  toutes  sortes  de  mystères,  l'homme,  malgré  la  légèreté,  qui 
est  un  autre  de  ses  caractères,  a  étudié,  avec  une  curiosité  infatiga- 
ble, et  une  espérance  sans  bornes  ;  il  a  prétendu  tout  connaître  par 
lui-même  :  Dieu,  l'âme,  l'esprit  et  la  matière,  le  vrai  et  le  bien.  Peu- 
ples et  philosophes  ont  pensé  obstinément^  chacun  à  sa  manière,  à 
tous  ces  grands  objets.  Les  premiers  ont  apporté  leurs  traditions  plus 


ROME    CAPITALIC    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  151 

OU  moins  altérées,  leur  logique  naturelle,  leur  génie  inconscient 
et  spontané;  les  philosophes  ont  contribué  de  leurs  réflexions  origi- 
nales et  de  leur  dialectique  savante  :  la  philosophie  en  est  résultée, 
celle  du  moins  qui  n'est  pas  seulement  le  fruit  de  la  réflexion  des 
penseurs,  mais  aussi  Théritage  des  siècles  passés.  Elle  est  la  créa- 
tion, toujours  inachevée,  du  genre  humain,  son  œuvre  par  excellence  ; 
elle  est  la  pensée  humaine  elle-même,  s'il  est  vrai  que  cette  pensée 
se  résume  dans  les  idées  générales.  C'est  pourquoi  la  philosophie 
avec  la  pensée  dont  elle  est  la  forme  la  plus  large,  et  l'esprit  dont  elle 
procède  directement,  ne  cesse  de  graviter,  malgré  ses  défaillances, 
vers  un  idéal  de  vérité  dont  elle  approche  toujours,  sans  l'atteindre 
jamais.  » 

Cette  philosophie,  qui  ne  s'achève  jamais,  est  d'ailleurs  commen- 
cée depuis  longtemps.  Les  premiers  philosophes  en  ont  posé  les 
pierres  fondamentales  ;  leurs  successeurs  ont  ajouté,  chacun  à  son 
tour  et  dans  la  mesure  de  sou  génie,  des  pierres  à  l'édifice.  Il  existe, 
comme  disait  Leibnitz,  une  philosophia  perennis,  une  philosophie 
perpétuelle  et  permanente,  qui  s'augmente  chaquejour  de  nouvelles 
lumières  et  par  ses  adjonctions  réelles  ou  ses  incertitudes,  donne  son 
impulsion  à  la  vie  des  peuples.  «  On  comprend,  continue  l'abbé  Blanc, 
que  l'histoire  des  arts,  des  lettres,  des  sciences  et  même  l'histoire 
des  événements  politiques,  relèvent  de  l'histoire  de  la  philosophie 
et  s'en  éclairent  merveilleusement.  Les  idées  mènent  le  monde.  C'est 
donc  dans  l'histoire  de  la  philosophie  qu'il  faut  chercher  l'explication 
dernière  de  la  fortune  politique  de  tous  les  peuples  et  de  leurs  pro- 
grès dans  tous  les  ordres  de  connaissances.  L'histoire  de  la  phi- 
losophie se  superpose  à  toutes  les  autres  histoires  ;  elle  les  éclaire 
et  les  complète,  tout  en  gardant  son  objet  propre  et  ses  caractères 
distinctifs.  Elle  est  l'histoire  des  idées,  des  doctrines  et  des  opinions 
les  plus  considérables,  qui  sont  l'âme  des  sociétés,  et,  par  consé- 
quent, le  principe  premier  de  la  vraie  politique  et  de  leur  vie  in- 
tellectuelie  ;  elle  est  l'histoire  de  l'esprit  humain,  dans  ses  efforts 
les  plus  nobles,  ses  manifestations  les  plus  hautes,  ses  entreprises 
les  plus  périlleuses  :  bref  elle  est  l'histoire  de  la  raison  elle-même. 


152  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

On  peut  ajouter  qu'elle  n'est  pas  moins  nécessaire  aux  autres  histoi- 
res que  la  raison  ne  Test  à  toutes  les  facultés  »  (1). 

130  Les  maîtres  d'erreur.  —  A  rencontre  du  Maître  des  maîtres 
se  sont  toujours  dressés  des  maîtres  d'erreur  ;  des  maîtres  qui  ont 
opposé,  à  la  chaire  de  vérité  et  de  sagesse,  des  chaires  de  pestilence. 
Dès  le  berceau  de  TEglise,  jusqu'à  nos  jours,  on  les  voit,  ces  maîtres 
d'erreur,  se  lever,  à  chaque  siècle,  pour  continuer  leurs  attaques,  en 
variant  les  formes  ;  mais  toujours  en  vue  d'épaissir  les  ténèbres  et 
de  favoriser  les  passions.  Depuis  trois  siècles  toutefois,  leur  dogma- 
tisme, devenu  plus  radical,  ne  se  borne  pas  à  nier  quelques  articles 
du  Symbole,  mais  les  nie  tous  en  bloc  et  récuse  l'autorité  chargée  de 
leur  enseignement.  Jusqu'à  Luther,  le  monde  croyant  s'était  incliné 
devant  le  magistère  unique,  suprême  et  infaillible  des  Pontifes  Ro- 
mains ;  Luther  renversa  cet  ordre  et  mit  à  la  place  de  la  Chaire  du 
Prince  des  Apôtres,  le  libre  examen  de  chaque  individu,  obligé  de 
se  faire  ses  croyances  et  ses  règles  morales,  en  lisant  la  Bible  sans 
notes,  ni  commentaires.  Descartes  renchérit  sur  Luther  en  donnant 
la  raison  privée,  comme  base  à  l'édifice  naturel  de  nos  connaissances 
et  en  imposant,  à  cette  raison  souveraine,  comme  condition  d'exer- 
cice, le  doute  méthodique.  L'ordre  de  foi  et  l'ordre  de  raison  ainsi 
renversés  dans  leur  économie  régulière,  le  monde,  qui  jusque-là  avait 
été  subordonné  à  l'Eghse,  réclama  peu  à  peu,  pour  Tordre  politique, 
pour  l'ordre  civil  et  pour  l'ordre  économique,  une  complète  indé- 
pendance. L'absolutisme  des  rois,  le  mécanisme  des  assemblées 
politiques,  le  socialisme  des  peuples  furent  substitués  à  Tordre  tra- 
ditionnel de  la  société  chrétienne.  Les  peuples  en  sont  venus  à  se 
constituer  seuls,  en  dehors  de  l'Eglise,  sans  reconnaître,  pour  roi, 
Jésus-Christ,  et,  pour  maître.  Dieu.  La  pensée  des  hommes  n'a  plus 
voulu  relever  que  d'elle-même  ;  et  le  gouvernement  des  peuples  a 
cru  pouvoir  se  suffire  avec  une  épée.  1 

Dans  ces  conditions  d'existence  révolutionnaire,  il  eût  été  naturel 
que,  dans  les  sociétés  modernes,  on  mît  la  raison  humaine  à  la 


(1)  Histoire  de  la  philosophie^  t.  I,  p.  7.  Cf.  du  même  auteur:    Dictionnaire 
de  philosophie,  passim. 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  153 

place  du  Symbole  des  Apôtres.  On  a,  en  effet,  depuis  trois  siècles, 
affiché  cette  prétention  ;  mais  prétendre  et  atteindre  ou  conserver, 
sont  deux.  Dans  Tordre  intellectuel  humain,  disait  Balmès,  la  science 
de  l'absolu  n'existe  pas  ;  pour  autant  qu'elle  existe,  la  raison  privée, 
tiraillée  par  les  passions  des  hommes  et  par  la  cupidité  des  princes, 
n'a  pas  même  su  garder  les  vérités  d'ordre  naturel,  symbole  primi- 
tif de  rhumanité.  Dieu,  Tàme,  la  distinction  du  bien  et  du  mal,  la 
liberté  morale,  la  responsabilité,  la  vie  future,  les  philosophes  con- 
temporains ont  mis  toute  leur  habileté  à  pulvériser  ces  grands  et 
salutaires  principes.  Le  troupeau  de  ces  insensés  destructeurs  re- 
connaît toutefois  deux  chefs  différents  :  l'un  est  rationaliste,  c'est-à- 
dire  que,  sous  prétexte  de  ne  relever  que  de  la  raison,  il  soulève  la 
raison  contre  la  foi  ;  l'autre  est  positiviste,  c'est-à-dire  qu'il  ne  re- 
connaît d'autre  être  que  la  matière  ;  d'autre  instrument  de  conquête 
intellectuelle  que  rexpérience.  Tous  les  deux  aboutissent  à  la  des- 
truction de  la  philosophie  :  le  premier,  parce  qu'il  est  incapable 
d'en  garder  les  vérités  saintes  ;  le  second,  parce  que  sans  souci  de 
savoir  si  elles  existent  ou  si  elles  n'existent  pas,  se  déclare  incapa- 
ble d'y  atteindre  ;  l'un  se  déclare  capable  de  tout  savoir  et  se  préci- 
pite à  l'ignorance  ;  l'autre  se  déclare  incapable  de  connaître,  et  fait 
de  son  ignorance,  un  principe,  un  titre  de  gloire.  Nous  aboutissons  à 
cette  étrange  réalité  :  des  gens  qui  se  disent  philosophes  et  qui 
anéantissent  toute  philosophie. 

15®  En  France.  —  Il  y  a,  en  histoire,  deux  choses  à  considérer  : 
les  faits  et  les  idées,  les  événements  historiques  et  les  doctrines  dont 
ils  forment  l'application.  Dans  la  première  partie  de  cette  histoire, 
nous  avons  étudié  le  pontificat  de  Léon  XIII  dans  ses  rapports  avec 
les  gouvernementS'de  tout  l'univers  ;  dans  la  seconde,  nous  avons  à 
étudier  ce  même  pontificat  dans  ses  rapports  avec  les  écoles  et  avec 
les  doctrines.  C'est  un  voyage  dans  un  désert  sans  culture,  sans  eau 
et  sans  végétation.  Le  président  Riambourg  publiait,  vers  1830, 
un  écrit  qui  eut  son  heure  de  célébrité,  écrit  où  il  mettait  en  oppo- 
sition ou  en  parallèle  les  écoles  philosophiques  d'Athènes  et  les 
écoles  de  Paris.  C'était  un  tableau  piquanl,  fécond  en  contrastes,  et 
instructif,  bien  qu'il  donnât  beaucoup  à  l'effet  littéraire.  Nous  n'a- 


154  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

vons  pas,  pour  notre  part,  à  nous  occuper  des  écoles  antiques  ;  mais 
nous  avons  à  parcourir  les  écoles  actuelles  de  philosophie  au  sein 
des  peuples  civilisés  ;  et  à  donner,  de  leur  enseignement  parallèle, 
une  juste  notion.  Plus  tard,  nou^s  opposerons,  à  ce  néant,  Tesprit  et 
la  vie  des  enseignements  de  Técole  romaine.  Nous  verrons  que  le 
Pape,  représentant  de  la  royauté  de  Jésus-Christ  parmi  les  nations, 
est  en  même  temps  le  sauveur  des  âmes  puisqu'il  est  le  gardien  et  le 
vengeur  de  la  vérité  dans  les  écoles. 

En  France  les  deux  grands  maîtres  d'erreur  sont  Victor  Cousin  et 
Auguste  Comte  :  l'un  est  le  patriarche  du  rationalisme  français,  l'au- 
tre le  pontife  du  positivisme  matérialiste  ;  toutes  les  deux,  les  fléaux 
de  la  philosophie. 

L'école  de  Comte  passa  sous  la  direction  de  Pierre  LaQtte,  mort  en 
1893.  Lafitte  avait  adopté,  en  disciple  docile,  les  idées  de  Comte  et 
la  religion  de  l'humanité.  Sa  direction  qui  devait,  de  France,  s'éten- 
dre sur  l'étranger,  dut,  en  1877,  subir  un  schisme.  Audiffred  et  Sé- 
merie  en  France,  Congrève  en  Angleterre,  Lémos  au  Brésil,  Lagar- 
rigue  au  Chili,  pour  s'en  tenir,  soi-disant,  aux  idées  de  Comte, 
rompirent  avec  Lafitte.  On  lui  reprochait  entre  autres  de  ne  pas  être 
marié,  bien  que  Comte  eût  imposé  le  mariage  au  chef  de  sa  religion. 
L'opposition  devint  plus  ardente,  lorsque  Lafitte,  en  1892,  eut  ac- 
cepté une  chaire  au  Collège  de  France  ;  on  lui  faisait  un  crime  d'être 
entré  en  compromission  avec  les  persécuteurs  de  son  maître.  Les 
idées  de  Lafitte  ne  sont  pas  moins  le  développement  fidèle  des  idées 
de  Comte.  Lafitte  avait  entrepris  une  Encyclopédie  divisée  en  trois 
parties.  Dans  sa  philosophie  première,  il  exposait  les  neuf  lois  de 
l'inteUigence  et  les  six  lois  universelles  du  monde  ;  dans  la  seconde^ 
il  traitait  des  trois  sciences  mères,  la  logique^  la  physique  et  la  bio- 
l  ogie  ;  dans  la  troisième,  il  donnait  les  trois  théories  de  la  terre,  de 
l'humanité  et  de  l'industrie.  De  plus,  Lafitte  appuyait  sur  la  morale 
et  sur  les  idées  religieuses  qu'il  opposait  au  christianisme.  Le 
P.  Gruber  cite  un  passage  de  Sémerie  où  s'étalent  les  illusions  posi- 
tivistes :  «  Nous  avons,  dit-il,  la  foi  qui  inspire  les  grandes  choses  et 
le  courage  qui  pousse  à  les  accomplir.  Aux  parfums  de  vos  encens 
et  aux  accords  de  vos  cantiques,  nous  opposerons  les  fêtes  splendides 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  155 

de  rhumanité  daus  la  ville  sainte  de  la  Révolution  ;  au  culte  de  Dieu, 
le  culte  de  la  femme  et  des  grands  hommes  qui  nous  ont  faits  ce  que 
nous  sommes  ;  au  mysticisme  étroit  du  catholique,  la  noble  activité 
du  citoyen  et  le  patriotique  enthousiasme  des  républicains  de  1792. 
Nous  convaincrons  les  hommes,  nous  persuaderons  les  femmes, et  le 
jour  n'est  pas  loin  où,  dans  vos  temples  abandonnés,  nous  entrerons 
en  maîtres,  en  portant  au-dessus  de  nos  têtes  la  bannière  de  l'huma- 
nité triomphante.  »  Belles  promesses,  mais  trop  ridicules,  pour  abou- 
tir jamais  qu'à  des  avortements. 

Les  positivistes  séparés  de  Lafîtte  sont,  en  France,  le  docteur  Au- 
diffret,  le  menuisier  Magnin,  l'agent  de  change  Lonchampt,  l'agro- 
nome Hadery,  et  Sophie  Thomas,  Tincomparable  gouvernante  de 
Comte  ;  en  Hollande,  Luisbourg-Stirum  et  Constant  Rebecque  ;  en 
Suède,  le  docteur  Nystrom  ;  au  Brésil,  Benjamin-Constant  ;  dans 
l'Amérique  du  Nord,  Adler  et  Carus  ;  à  Buda-Pesth,  Samuel  Kun  ; 
en  Russie,  Lessewitch  ;  en  Pologne,  Roberty.  Tous  ces  hommes  ont 
plus  ou  moins  écrit  en  faveur  du  positivisme.  Malgré  le  néant  phi- 
losophique de  leur  enseignement,  ils  ont  fait  quelque  bruit  ;  mais, 
dans  la  forme  qui  leur  est  propre,  ils  n'ont  obtenu,  en  France  et  à 
l'étranger,  que  d'éphémères  succès. 

16°  Positivisme  nouveau.  —  En  dehors  de  Comte  et  de  ses  héri- 
tiers légitimes,  il  s'est  produit  un  positivisme  nouveau,  qui  prend  le 
positivisme  du  maître  plutôt  comme  une  méthode  et  qui  veut  l'appli- 
quer aux  divers  objets  qui  sollicitent  l'attention  de  l'esprit  humain. 
L'homme  qui  le  premier  s'inspira  de  cette  logique  de  Comte,  avec 
une  grande  puissance  de  personnalité,  c'est  Kippolyte  Taine.  Taine, 
mort  en  1893,  appliqua  l'esprit  positiviste  à  la  psychologie,  aux 
lettres  et  à  l'histoire.  Esprit  vigoureux,  logicien  inflexible,  écrivain 
de  haute  marque  il  mit  au  service  de  l'erreur,  toutes  les  qualités  les 
plus  propres  à  la  trahir.  Déterministe  absolu,  exempt  de  toute  vergo- 
gne, il  ne  vit  dans  l'homme  que  le  produit  du  temps,  du  milieu  et  des 
circonstances.  En  appliquant  cette  théorie  à  l'histoire  de  la  Révolu- 
tion, il  écrivit,  contre  cette  effroyable  et  scélérate  anarchie,  six  volu- 
mes résolument  accusateurs.  A  l'école,  des  condisciples  l'appelaient 
le  bûcheron  ;  dans  la  vie  littéraire,  il  fut  un  marcheur  intrépide  ; 


456  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

mais,  avec  un  peu  d'excès  dansTexpression,  il  ne  pouvait  pas,  faute 
de  principe,  aboutir.  Ce  n'est  pas  moins  un  des  plus  grands  esprits 
de  son  temps.' 

Les  contemporains  de  Taine  admettent  tous  sa  méthode  positiviste  ; 
€ette  méthode  n'admet  pas  la  philosophie,  mais  elle  traite  philoso- 
phiquement toutes  les  sciences.  Ses  sectateurs  se  partagent  en  grou- 
pes, dont  le  principe  commun  se  diversifie  suivant  les  applications. 
A  la  Revue  philosophique,  fondée  en  1875  par  Théodule  Ribot, 
professeur  au  collège  de  France,  on  fait  encore  un  certain  état  de 
Téclectisme.  Mais  Delbœuf,  Espinas,  Bernard  Ferez,  Bourdeau,  Per- 
rière, Paulhan,  Payot,  Tarde,  Tannery,  Lucien  Arriat,  nous  offrent, 
avec  une  méthode  unique,  autant  de  diversités  que  peuvent  en  offrir 
les  esprits  et  les  choses.  Ce  sont  bien  des  philosophes  ;  ils  sont  labo- 
rieux ;  ils  écrivent  beaucoup  ;  mais  ils  n'abordent  pas  aux  rivages  de 
la  philosophie. 

Dans  une  autre  sphère,  Paul  Broca,  mort  en  1881,  Mortillet,  To- 
pinard,  Hovelacque,  Zaborowski  s'attellent  à  l'anthropologie,  à  la 
préhistoire,  à  la  genèse  de  l'homme  par  l'étude  des  singes.  On  se  de- 
mande où  ces  hommes  ont  l'esprit  et  même  s'ils  en  ont  ;  mais  eux  se 
tiennent  tous  pour  des  oracles.  Reynaud,  professeur  de  sanscrite 
Lyon,  appuie  également  sur  le  positivisme  évolutionniste.  Une  foule 
d'autres,  pour  simplifier,  se  jettent  dans  le  magnétisme  et  dans  l'hyp- 
notisme. Ce  sont  toujours  de  grands  hommes,  mais  ils  rendent  les 
oracles  en  endormant  leurs  sujets.  Une  fois  que  ces  sujets  dorment, 
il  n'y  a  plus  qu'à  recueillir  leurs  paroles  ;  c'est  la  bonne  nouvelle 
pour  le  salut  du  monde.  Vous  riez  ;  mais  il  faut  prendre  très  au  sé- 
rieux, Gharcot  à  Paris,  Liébault  et  Bernheim  à  Nancy,  Braid  en 
Angleterre,  Durand  de  Gros,  Grime,  Azam,  Beaunis,  Binet,  Luys, 
Voirin,  Pierre  Janet,  Bérillon,  Richet,  Ochorowicz,  Rochas,  un  peu 
partout  et  tous  grands  hommes,  à  grandes  allures  scientifiques,  qui 
étudient,  avec  plus  de  sérieux  que  Papus  etEliphaz  Levi,  la  magie, 
la  sorcellerie,  la  neuropathie,  l'onirocritique,  la  spéculaire,  laspécu- 
latoire.  Malgré  soi,  en  parlant  de  ces  hommes,  on  pense  à  Molière  et 
on  apprécie  la  vertu  dormitive  de  l'opium.  Ce  spiritisme,  cet  occul- 
tisme n'ont  rien  de  commun  avec  la  philosophie. 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  157 

Pendant  que  le  positivisme  se  développe  et  se  transforme  en  France, 
SOUS  l'influence  de  l'évolutionnisme  anglais,  le  criticisme,  né  en  Al- 
lemagne, s'inliltre  en  France  et  y  prend  de  nouvelles  formes.  Le  plus 
réussi  des  saltimbanques  de  cette  espèce,  c'est  le  jongleur  Renan. 
Après  Renan  et  dans  son  sillage,  vous  voyez  Fouillée,  Guyau,  Re- 
nouvier,  Pillon,  Lionel  Dauriac,  Charles  Secrétan,  tous  hommes  de 
talents,  esprits  philosophiques,  sans  doute,  mais  enfermés  dans  une 
caverne  et  condamnés  à  n'y  poursuivre  que  des  ombres  flottantes. 
Le  plus  illustre  de  la  bande,  c'est  Fouillée  ;  sa  philosophie  est  à  peu 
près  toute  destructive,  éloignée  de  la  philosophie  chrétienne  et  du 
spiritualisme  traditionnel.  La  pensée  de  cet  homme  tient  en  faveur 
l'évolutionnisme  et  le  scepticisme,  nie  l'absolu  et  la  liberté,  ne  voit 
partout  que  changements  et  symboles,  qui  se  ramènent  à  des  phéno- 
mènes, à  des  états  de  conscience,  à  des  idées-forces.  Guyau,  son 
gendre,  mort  en  1888,  s'était  entiché  d'Epicure,  de  la  morale  utili- 
taire ;  il  était  partisan  d'une  morale  sans  obligation  et  sans  sanc- 
tion ;  c'est  lui  qui  a  donné,  à  son  testament,  pour  titre,  Virréligion 
de  l'avenir.  La  religion  est  la  loi  divine  des  hommes  et  des  choses. 
Ces  malheureux,  qui  font  tout  leur  possible  pour  paraître  miséra- 
bles, reprochent  à  la  reflgion  de  s'appuyer  sur  le  miracle  et  le  mys- 
tère, qu'il  leur  plaît  d'appeler  l'irrationnel^et  l'absurde.  Que  sont  ces 
hommes  qui  parlent  ainsi  de  la  religion  de  S.  Augustin,  de  S.  Tho- 
mas et  de  Bossuet  ? 

il°  Le  spiritualisme  rationaliste.  —  A  côté  de  ces  bandes  positi- 
vistes, il  reste  encore  des  spirituaHstes  à  la  manière  de  Cousin,  mais 
tous  infatués,  comme  lui,  de  rationahsme.  Le  rationalisme,  qui 
affecte  la  prétention  d'être  la  raison  incarnée,  n'est  que  la  raison  dé- 
pouillée de  ses  plus  hautes  prérogatives  et  enfermée  dans  un  trou 
noir,  où  elle  étouffe  et  ne  voit  pas  clair.  Laraison,  qui  doit  conduire  à 
la  foi,  par  la  grâce  de  Dieu,  chez  eux  éloigne  de  toutes  croyances. 
Parmi  ces  auteurs  de  manuels  de  philosophie,  Ehe  Rabier  figure  au 
premier  rang  ;  ses  leçons  de  philosophie  sont  un  peu  abstraites  et 
fort  incertaines.  Son  disciple,  René  Worms,  les  a  rendues  plus  intel- 
ligibles, mais  en  les  infectant  de  tendances  vers  le  monisme  et  le 
panthéisme  idéaliste.  Emile  Boirac,  Picavet,  Gabriel  SéaiUes,  Alexis 


158  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

Bertrand  naviguent  sur  les  mêmes  eaux,  avec  un  certain  esprit  scep- 
tique, hostile  en  général  au  christianisme.  Un  spiritualisme,  avec  de 
pareilles  tares,  est  voué  à  Timpuissance. 

D'autres  hommes,  imbus  des  mêmes  idées  impies,  les  ont  portées 
dans  la  politique.  Parmi  eux,  nous  citons  le  concussionnaire  Bur- 
deau,  Eugène  Spuller,  Charles  Dupuy,  Gustave  Aloux,  Edmond 
Schérer,  de  Pressensé,  Golani.  Ceux-ci  se  prétendent  tous  très  libé- 
raux :  mais  ils  sont  beaucoup  moins  les  amis  de  la  liberté  que  les 
ennemis  de  TEglise  ;  ou  plutôt,  puisqu'ils  sont  des  ennemis  de  l'E- 
glise, ils  ne  peuvent  pas  être  les  amis  de  la  liberté. 

D'autres  rationalistes  de  môme  espèce,  ont  traité  spécialement  de 
l'éducation  et  de  renseignement,  neutres  en  théories,  mais  plus  ou 
moins  hostiles  en  pratique  à  l'esprit  chrétien.  Dans  cette  catégorie  de 
malfaiteurs  intellectuels,  répréhensibles  plus  ou  moins,  il  faut  citer  : 
Paul  Bert,  le  calomniateur  des  Jésuites,  le  grand  promoteur  de  l'ins- 
truction civique  à  rebours  ;  Charles  Zévort,  directeur  de  renseigne- 
ment secondaire  sous  Ferry  ;  Ferdinand  Buisson,  sophiste  venimeux, 
complice  de  Ferry  pour  l'empoisonnement  des  écoles  primaires  ; 
Gabriel  Compayré,  qui  sait  plagier  les  Jésuites  tout  en  les  calom- 
niant ;  Marion,  Gréard  et  Michel  Bréal,  qu'il  ne  faut  pas  confondre 
avec  les  précédents  sectaires. 

Enfin,  dans  la  même  classe  de  sophistes,  il  faut  rappeler  ceux  qui 
ont  particulièrement  travaillé  au  travestissement  de  l'histoire,  savoir  : 
Albert  Reville,  Maurice  Vernes,  Léon  Marinier,  Goblet  d'Alviella, 
Guimet^  Emile  Burnouf,  Ernest  Havet,  Maspero,  Ledrain,  Améli- 
neau,  ces  deux  derniers,  prêtres  apostats.  Ces  hommes  ne  manquent 
pas  d'instruction  ;  mais  ils  ne  reconnaissent  pas  le  caractère  surna- 
turel de  la  religion  et  les  origines  divines  du  christianisme  ;  par  con- 
séquent, ils  ne  peuvent  en  parler  que  comme  un  aveugle  parlerait 
des  couleurs,  sur  un  faux  préjugé  et  habituellement  avec  beaucoup 
de  passion. 

18  En  Allemagne.  — Par  Tefiet  naturel  du  libre  examen  de 
Luther,  l'Allemagne  est  devenue  la  terre  classique  de  la  philosophie  ; 
non  pas  de  la  philosophie  chrétienne,  mais  de  la  philosophie  qui  re- 
pose exclusivement  sur  la  raison  et  ne  bâtit  que  dans  la  pensée.  Kant 


ROME    CAPITALE    DKS    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  159 

ouvre  la  série,  par  ridéalismc  transcendantal  ;  Fichte  le  suit  par 
l'autothéisme,  Sclielling  par  Tidentité,  Hegel  par  le  devenir,  Scho- 
peuhauer  par  le  pessimisme.  C'est  une  sarabande,  un  sabbat,  où  les 
danseurs  se  trémoussent  follement  et  chevauchent  sur  un  manche  à 
balai.  Ces  théoriciens  ont  mis  le  monde  en  poussière  ;  mais  TAlle- 
magne  ne  se  sert  d'eux  que  pour  empoisonner  les  autres  peuples.  Le 
dernier  de  leurs  grands  hommes  en  philosophie,  c'est  Nietsche  :  il  est 
mort  fou.  A  la  suite  de  ces  grands  démolisseurs  de  doctrines,  sont 
venus  les  démolisseurs  de  société.  Le  plus  illustre,  c'est  Strauss  qui, 
à  27  ans,  nia  Texistence  historique  du  Christ,  et  par  les  mythes,  entra 
de  plain-pied  dans  la  gloire.  Depuis,  en  Allemagne,  ils  mettent  un 
grand  zèle  à  la  dépravation.  Pour  un  Zeller,  qui  a  écrit  savamment 
rhistoire  de  la  philosophie,  vous  voyez  des  légions  d'esprits  infernaux 
acharnés  à  la  ruine  du  genre  humain.  Feuerbach,  Max  Stirner,  Ar- 
nold Ruge,  peuvent  passer  pour  des  possédés  du  démon.  C'est  pres- 
que une  grâce  qu'Hartmann  ne  s'occupe  plus  ni  de  l'idée,  ni  du  sen- 
timent, mais  mette  Vinconscient  à  la  racine  des  choses.  En  Allema- 
gne, ils  ont  encore  Krause,  à  qui  on  a  trouvé  de  l'esprit  en  Espagne. 

Parmi  cette  multitude  de  philosophes  qui  pullulent  en  Allemagne, 
disciples  de  Hegel,  de  Kant  ou  d'Herbart,  pour  donner  une  idée  de  la 
situation  intellectuelle,  nous  citons  seulement  les  excès  les  plus  fous. 
Au  premier  rang  se  place  Buchner  avec  son  fameux  livre  :  Force 
et  matière.  D'après  ce  naturaliste,  tout  ce  qui  existe  est  matière  ou 
force  de  la  matière  ;  la  matière  est  réellement  infinie  dans  le  temps 
et  dans  l'espace  :  de  là  les  évolutions  de  la  nature  et  ses  merveilleux 
spectacles.  Notre  œil  surpris  ne  rencontre  partout  que  des  éternités. 
Tout  s'explique  par  les  combinaisons  atomiques,  par  des  transforma- 
tions de  matière  et  de  force  ;  c'est  toujours  et  uniquement  la  force 
et  la  matière  qui  se  manifestent  dans  l'attraction  des  atomes,  la 
croissance  de  la  plante,  la  sensibilité  de  l'animal,  la  pensée  de  l'hom- 
me. En  d'autres  termes,  il  n'y  a  ni  Dieu,  ni  âme.  L'homme  est  un 
animal  ;  l'humanité  un  troupeau  de  bètes.  Cette  conception  idiote 
et  lâche  et  surtout  dangereuse  est,  au  fond,  le  Credo  de  tous  les 
impies. 

A  côté  de  Buchner,  il  faut  citer  Hœckel,  né  à  Postdam  en  1834, 


160  PONTIFICAT    DE    LÉON-Xlll 

professeur,  auteur  et  surtout  voyageur.  Dans  un  voyage  sur  la 
mer  Rouge,  il  s'était  imaginé  avoir  trouvé  le  protoplasme  d'où  se- 
raient sortis  tous  les  êtres  vivants.  On  a  reconnu  depuis  que  c'était 
un  simple  précipité  de  sulfate  de  chaux  ;  mais  une  telle  découverte 
n'ébranle  pas  l'opinion  de  ces  savants  obtus  et  fanatiques  dont  au- 
cune preuve  ne  peut  ébranler  l'aveuglement.  Hœckel  a  beaucoup 
écrit,  mais  pour  vaticiner  uniquement  sur  le  matérialisme,  u  Comme 
Buchner,  dit  Mgr  Blanc,  il  admet  la  matière  infinie  dans  l'espace  et 
dans  le  temps.  Si  parfois  il  paraît  distinguer  entre  l'esprit  et  la  ma- 
tière et  affirmer  la  révolution  parallèle,  il  revient  bientôt  à  son  prin- 
cipe matérialiste.  En  somme,  il  professe  le  monisme  ;  l'âme  qu'il 
attribue  à  chaque  cellule  vivante  et  même  à  chaque  atome,  n'est 
qu'une  propriété  de  la  matière.  Renouvelant  l'hypothèse  de  Lamarck 
il  regarde  le  règne  végétal  et  le  règne  animal  comme  provenant 
d'un  même  protoplasme.  La  vie  avec  toutes  les  espèces  actuelles^ 
proviendrait  d'une  monère  primordiale,  petite  masse  albumineuse» 
pourvue  de  spontanéité  et  résultant  de  combinaisons  chimiques  :  l'é- 
volution, la  sélection  naturelle,  la  lutte  pour  la  vie,  avec  des  pério- 
des incalculables  de  temps,  expliquent  toutes  les  merveilles  de  la 
faune  et  de  la  flore  »  (1). 

De  là  il  suit  que  l'homme  descend  du  singe.  Si  vous  objectez  la 
dignité  de  notre  espèce  et  l'origine  divine  de  notre  nature,  Hœckel 
vous  répond  qu'il  aime  mieux  être  le  fils  d'un  singe,  sorti  par  concur- 
rence vitale  des  mammifères  inférieurs,  que  le  rejeton  dégénéré  d'un 
Adam  semblable  à  Dieu,  mais  dégénéré  par  le  péché.  De  la  monère 
à  l'homme,  il  y  a  vingt-deux  degrés  d'évolution;  au  vingt  et  unième 
se  place  l'anthropopithèque,  ancêtre  commun  du  singe  et  de  l'homme. 
Du  reste,  Hœckel  admet  plusieurs  foyers  de  vie  humaine  ;  de  sa 
part,  c'est  de  la  générosité,  car  il  n'en  a  pas  besoin  pour  expliquer 
son  thème.  Absolument  convaincu  de  la  vérité  de  son  système,  i\ 
prend  en  pitié  les  croyances  chrétiennes,  et  regarde  l'incrédulité  et 
le  matérialisme,  comme  des  signes  de  la  supériorité  de  lïntelligence. 
S'attribuer  cet  honneur  et  nier  l'existence  de  l'âme,  c'est  un  assez. 
joli  paralogisme. 

(1)  Histoire  de  la  philosophie,    t.ni,p,321. 


HOMK    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  161 

Karl  Vogt,  lié  à  Giessen,  mort  en  1895,  sans  aller  aussi  loin  que 
Hœckel,  est  pourtant  favorable  au  matérialisme.  On  lui  doit,  entre 
autres,  un  livre  intitulé  :  Science  et  superstition  et  des  Leçons  sur 
Vhomme.  A  la  5"  leçon,  il  dit  :  «  Pour  le  théologien,  Tâme  est  un 
principe  individuel,  immatériel  et  distinct  du  corps.  Pour  nous, 
riiomme  n'est  qu'une  pure  machine  et  sa  pensée  le  résultat  d'une 
certaine  organisation.  La  puissance  cérébrale  produit  telle  ou  telle 
pensée,  chaque  fois  qu'elle  est  provoquée  de  telle  ou  telle  manière. 
C'est  pourquoi  l'âme  n'est  pour  nous  qu'un  nom  collectif,  désignant 
les  différentes  fonctions  qui  appartiennent  au  système  nerveux.  » 

Moleschott  est  un  autre  matérialiste  allemand,  qui  fut  appelé  à 
Turin,  en  1861,  pour  y  enseigner  la  médecine  ;  il  fut  naturalisé  ita- 
lien et  mourut  à  Rome,  sénateur  du  royaume,  en  1893.  Ce  qu'il  faut 
plaindre  ici,  c'est  l'aveuglement  du  pouvoir  politique,  qui  appelle  à 
son  secours  de  pareilles  gens,  pour  faire  pièce  à  l'Eglise.  Il  est  clair, 
s'il  n'y  a  ni  Dieu,  ni  âme,  qu'il  n'y  a  pas  d'Eglise  ;  mais,  s'il  n'y  a  ni 
Dieu,  ni  âme,  il  n'y  a,  non  plus,  pas  de  maître,  ni  de  gouverne- 
ment. Appeler  Moleschott  au  service  du  gouvernement  itahen,  c'est 
appeler  des  catastrophes  sur  ce  malheureux  pays,  si  sa  foi  et  ses 
vertus  ne  savaient  pas  conjurer  ces  malheurs. 

Un  autre  Allemand,  le  poméranien  Virchov^, a  professé  les  opinions 
matérialistes,  notamment  dans  son  discours  sur  la  conception  mé- 
canique de  la  vie,  titre  qui  est,  à  lui  seul,  un  programme  ;  il  affirme, 
par  exemple,  que  l'activité  de  la  cellule  ne  diffère  en  rien  des  acti- 
vités physico-chimiques.  Mais  quand  il  vit  son  ancien  élève,  Hœckel, 
se  livrer  aux  pires  excès,  il  voulut  le  désavouer  et  même  le  combat- 
tre. Enfin,  accusé  d'irréUgion  et  d'impiété,  en  1896,  il  protestait  par 
lettre  publique. 

Dubois-Reymond  et  Gzolbe,  autres  matérialistes,  atténuent,  par 
d'importantes  réserves,  cette  absurde  et  infâme  doctrine.  Par  exem- 
ple, ils  ne  voient  pas  moyen  de  passer,  par  aucun  mouvement,  des 
parties  matérielles  au  domaine  de  l'intelligence,  et  confessent  que, 
sans  aucune  infraction  aux  lois  de  la  logique,  il  faut  expliquer  les 
phénomènes  d'expérience,  dans  un  sens  spirituel.  Ces  savants  ajou- 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  41 


162  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

teraient ,    au   matérialisme  de  Buchner,  le  panthéisme    de    Scho- 
penhauer. 

Entre  temps,  TAllemagne  voyait  s'élever  encore  d'autres  philoso- 
phes, les  uns  s'efforçant  de  transformer  Kant,  les  autres  remontant, 
avec  Trendelenbourg,  jusqu'à  Aristote.  Mais  tous  ces  travaux  phi- 
losophiques versent  toujours,  plus  ou  moins,  dans  le  criticisme  et 
le  positivisme  ;  par  le  criticisme,  ils  considèrent  toute  conséquence 
comme  relative  ;  et  par  les  doctrines  positivistes,  ils  s'enferment 
dans  l'agnosticisme.  Dans  les  deux  cas,  ils  abdiquent  la  philosophie. 
Singulier  état  des  peuples  modernes  !  leurs  penseurs  affichent  tous, 
à  rindépendance  et  à  la  puissance  d'esprit,  d'énormes  prétentions. 
A  les  entendre,  ils  sont  tous  plus  ou  moins  des  révélateurs  qui  font 
porter  plus  haut  le  destin  de  l'humanité.  Mais  quand,  sous  les  em- 
phases du  discours  et  la  prétention  des  allures,  vous  cherchez  ce  qu'il 
y  a  au  fond  de  cet  étalage,  vous  ne  trouvez  rien,  rien  que  des  phy- 
siciens, dont  le  comte  de  Maistre  disait  qu'ils  sont  les  brutes  de  la 
métaphysique.  De  grandes  phrases,  des  mots  à  six  pédales  et  le  néant. 

18°  En  Angleterre.  —  A  la  fin  du  xvm^  siècle,  l'école  écossaise, 
représentée  par  Reid  et  Dugald-Stéwart,  avait  réagi  contre  Tidéa- 
lisme  de  Berkeley  et  le  scepticisme  de  Hume.  Cette  philosophie  du 
sens  commun  manquait  de  métaphysique  ;  elle  était  mal  défendue 
contre  les  retours  offensifs  de  l'empirisme  et  du  doute  philosophique. 
Par  Hutcheson,  elle  était  allée,  en  morale,  au  naturalisme  ;  et  par 
Adam  Smith,  presqu'au  matérialisme  économique.  Hamilton,  esprit 
puissant,  appuya  davantage  l'école  écossaise  sur  la  logique,  mais 
n'en  tira  pas  tout  ce' qu'elle  peut  donner  et  s'embourba  même  sur  la 
thèse  de  la  relativité  de  la  connaissance.  Après  Hamilton,  ce  sont 
deux  disciples  de  Comte  qui  mènent  l'Angleterre  au  positivisme, 
John-Stuart  Mill  et  Herbert  Spencer.  Stuart  Mill,  mort  en  1873,  s'est 
occupé  plus  d'économie  pohtique  que  de  philosophie.  En  général,  il 
est  peu  favorable  à  la  religion  ;  cependant,  il  a  laissé  un  écrit  sur  la 
nature  et  l'utilité  de  la  religion,  où  il  montre  moins  d'hostilité,  mais 
sans  arriver  à  la  certitude.  Sa  philosophie  lui  refusait  cette  grâce. 
«  Stuart  Mill,  dit  Blanc,  n'est  pas  un  esprit  synthétique  qui  ramène 
à  l'unité  les  plus  vastes  conceptions  ;  mais  il  a  porté  ses  investiga- 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  163 

tions  sur  toutes  les  parties  de  la  philosophie  et  agité,  d'une  façon 
nouvelle,  une  foule  de  questions.  Ce  qui  le  caractérise  avant  tout, 
c'est  l'esprit  positif,  c'est-à-dire  le  parti  pris  d'exclure  tout  apriorisme, 
de  se  renfermer  strictement  dans  l'observation  des  faits  et  de  leurs 
rapports.  Pour  lui,  le  monde  n'est  qu'un  système  de  sensations  pos- 
sibles ;  le  moi  est  une  série  de  sensations  réelles  ;  il  n'y  a  rien  d'im- 
muable dans  la  nature,  ni  dons  l'homme  ;  universaux  et  essences 
n'existent  pas  ;  il  rejette  ainsi  et  néglige  comme  inaccessible  toute 
sorte  d'absolu  et  conclut  au  phénoménisme.  Cette  erreur  lui  est 
d'autant  plus  facile,  qu'il  nie  pour  ainsi  dire  l'espace  et  le  ramène 
au  temps.  Les  idées  de  substances,  de  causes,  qui  paraissent  s'op- 
poser aux  phénomènes  et  nous  révéler  des  essences,  Mill  se  flatte  de 
les  expliquer  par  des  associations  de  sensations  :  de  là  le  nom  d'asso- 
ciationisme  donné  à  son  système.  Ainsi  la  substance  serait  un  groupe 
de  sensations  coexistantes  et  durables  ;  la  cause  une  sensation  antécé- 
dente habituelle.  Mais,  de  quelque  manière  qu'on  s'y  prenne,  il  n'y 
aurait  de  premier,  dans  nos  connaissances,  que  nos  sensations  : 
c'est  avec  elles  que  nous  construirions  le  monde  extérieur.  Celui-ci 
n'est  pas  l'objet  d'une  intuition,  mais  un  produit  de  l'expérience.  Ce- 
pendant il  est  objectif,  réel,  en  ce  sens  qu'il  y  a  une  possibilité  uni- 
verselle de  sensation,  qui  est  la  même  pour  tous  les  hommes  ;  mais 
le  non-moi  n'est  pas  donné  d'abord  dans  la  connaissance.  Mill  con- 
clut, de  là,  non  pas  au  matériahsme,  mais  à  l'idéalisme  absolu  et 
empirique  (1).  »  Toutefois,  en  positiviste  qu'il  est,  s'il  y  a  un  Dieu  et 
une  âme,  s'il  existe  du  surnaturel,  il  l'ignore  et  n'a  pas  à  s'en  occu- 
per. Avec  de  telles  idées  sur  Dieu  et  sur  la  relativité  de  la  connais- 
sance, Mill  nous  enferme  dans  la  prison  du  sensible  et  nous  pousse 
même  jusqu'au  scepticisme  transcendantal.  On  n'est  sûr  de  rien  ;  le 
monde  peut  être  autrement,  et  ce  qu'il  est,  on  ne  le  sait  que  par  des 
sensations  fugitives,  qui  peuvent  être  trompeuses.  C'est  se  donner 
bien  de  la  peine  pour  arriver  au  néant, 

Stuart  Mill  est  surtout  logicien  ;  en  morale  il  est  utilitaire  ;  en 
économie,  libre  échangiste.  Malgré  les  bases  fragiles  de  son  associa^ 

(1)  Mgr  Blanc,  t.  III,  p.  349. 


164  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

tionisme^  l'auteur  n'en  a  pas  moins  été  un  grand  philosophe  de  son 
temps.  Un  de  ses  -contemporains,  Stanley  Jevons,  qui  Ta  discuté  pen- 
dant quatorze  ans  de  professorat,  dit,  de  Mill,  avec  une  sévérité  qui 
n'exclut  pas  la  justice  :  «  Pour  ma  part,  je  ne  puis  plus  longtemps 
supporter  en  silence,  Timmense  oppression,  le  cauchemar  d'une 
mauvaise  logique  et  d'une  mauvaise  philosophie,  spectacle  que  l'on 
subit  dans  l'étude  des  œuvres  de  Mill.  Que  la  cause  en  soit  dans  l'é- 
ducation impitoyable  que  son  père  lui  a  donnée  dès  l'enfance,  ou 
dans  la  préoccupation  qui,  durant  toute  sa  vie,  lui  a  fait  chercher 
une  conciliation  entre  une  fausse  philosophie  empirique  et  la  vérité 
contraire,  il  n'en  demeure  pas  moins  que  l'esprit  de  Mill  est  absolu- 
ment illogique.  Le  sophisme  est  parfois  si  embrouillé  dans  ses  livres, 
qu'il  faut  un  grand  effort  d'esprit  pour  en  découvrir  le  nœud. 
Pendant  les  dix  dernières  années,  j'ai  acquis  de  plus  en  plus  la  con- 
viction que  la  réputation  de  Mill  a  nui  considérablement  à  la  cause 
de  la  philosophie  et  d'une  saine  éducation  intellectuelle.  Rien,  en 
effet,  ne  saurait  être  plus  nuisible  que  ces  œuvres  dénuées  de  toute 
logique,  mais  imposées  aux  étudiants  et  aux  professeurs,  par  la  ré- 
putation de  leur  auteur;  rien  de  plus  nuisible  aux  universités  que 
l'influence  exercée  par  l'école  de  Stuart  Mill.  » 

Le  rival  de  Mill  est  Herbert  Spencer,  fils  d'un  pasteur  anglican, 
né  à  Derby  en  1820.  D'abord  ingénieur,  venu,  plus  tard,  à  la  philo- 
sophie, Spencer  eut,  comme  Mill,  un  esprit  encyclopédique.  Prin- 
cipes premiers  de  biologie,  psychologie,  morale,  sociologie,  politi- 
que, ordre  ecclésiastique,  éducation,  il  a  traité  de  tout  dans  ses  ou- 
vrages. Le  principe  premier  de  sa  philosophie,  c'est  la  distinction 
positiviste  du  connaissable  et  de  l'inconnaissable.  Tout  est  relatif, 
l'absolu  nous  échappe  toujours.  Notre  science  x'atteint  que  les  phé- 
nomènes, mais  elle  ne  peut  nier  l'inconnaissable.  Le  phénomène  est 
l'objet  de  la  science  ;  l'inconnaissable  est  l'objet  de  la  foi  qui  se  porte 
vers  l'inconnu,  vers  le  mystère.  Cet  inconnaissable,  pour  Spencer, 
est  le  surnaturel  ;  le  connaissable,  objet  de  la  science,  est  borné  ;  la 
science  doit  reculer  ses  limites  ;  à  mesure  qu'elle  s'agrandit,  ses 
points  de  contact  avec  l'inconnu  se  multiplient  et  le  mystère  s'ap- 
profondit davantage.  Loin  donc  de  diminuer  la  part  de  l'inconnais- 


ROME    CAPITALE   DES    ÉCOLES    ET   DES    SCIENCES  165 

sable  et  de  la  religion,  le  progrès  de  la  science  ne  cesse  de  Taugmentcr. 
Et  comme  la  science  et  la  foi  portent  sur  des  objets  différents,  la 
contradiction  est  impossible.  —  En  cosmologie,  en  psychologie, 
biologie  et  sociologie,  Spencer  table  sur  l'évolutionnisme.  La  morale 
de  l'homme  s'est  faite,  comme  celle  des  animaux,  par  Taltruisme  et 
l'égoïsme  :  on  voit  qu'il  suffit,  pour  avoir  des  vertus,  de  suivre  ses 
penchants.  Le  succès  d'une  telle  philosophie  s'explique  par  ses  er- 
reurs et  ses  complaisances,  parla  porte  ouverte  à  toutes  les  passions 
et  à  toutes  les  rêveries.  Mais,  dans  tous  ces  postulats,  il  n'y  a  pas  de 
cohésion.  Il  est  absurde  de  reconnaître  l'existence  de  l'inconnaissable 
et  d'affirmer  en  même  temps  qu'on  n'en  peut  rien  connaître  ;  d'ad- 
mettre que  le  connaissable  est  sa  manifestation  et  de  nier  que  l'esprit 
puisse  remonter  de  l'effet  à  la  cause.  La  conciliation  de  Spencer 
entre  la  foi  et  la  science  est  inacceptable.  Supposer  que  le  surnaturel 
se  confond  avec  le  mystère  de  la  science,  c'est  le  nier.  Concilier  entre 
eux  tous  les  systèmes  de  la  philosophie,  est  également  impossible  ;  ce 
qui  constitue  chaque  système,  c'est  qu'il  est  irréductible.  L'évolu- 
tion, comme  Dieu  l'a  faite,  le  développement  harmonieux  de  la  na- 
ture, tout  le  monde  sensé  l'admet.  Mais  il  est  faux  que  la  vie  soit  le 
produit  des  forces  physiques  et  chimiques  ;  il  est  faux  que  les  espèces 
se  transforment  depuis  la  monère  jusqu'au  vertébré.  A  plus  forte 
raison,  il  est  absurde  que  l'humanité  naisse  de  l'animal  ;  que  notre 
langue  vienne  de  son  langage  ;  que  la  religion  n'ait  été  d'abord  que 
la  crainte  des  fantômes.  Ici  Spencer  se  met  en  contradiction  gratuite 
avec  le  spiritualisme  et  avec  l'histoire.  La  génération  spontanée  est 
démentie  par  les  démonstrations  de  Pasteur.  La  philologie  prouve 
l'irréductibilité  du  langage  humain  aux  cris  des  animaux.  L'histoire 
dépose  contre  l'origine  bestiale  de  l'humanité.  La  sauvagerie  est  un 
état  de  dégradation  ;  tous  les  hommes  ne  forment  qu'une  seule  fa- 
mille. La  philosophie  de  Spencer  n'est,  en  dernière  analyse,  que  la 
philosophie  de  la  dégradation. 

A  Stuart  Mill  et  à  Spencer,  il  faut  reconnaître  comme  éfnules, 
mais  à  un  rang  inférieur,  Bain,  Lewes  et  Glifford.  Bain,  né  pauvre 
et  devenu  savant  à  force  de  sacrifices,  ce  qui  est  très  honorable  pour 
lui  personnellement,  suit  l'ornière  de  Mill.  C'est  plutôt  un  vulgari- 


166  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

sateur  qu  un  creuseur  d'idées  ;  il  explique,  il  atténue^  il  édulcore, 
mais  il  ne  sort  pas  de  l'empirisme  et  de  l'associationisme.  —  Lewes, 
d'abord  commerçant,  puis  médecin,  se  rattache  plutôt  à  Comte  ; 
mais  il  le  traduit  pour  le  trahir.  En  soi,  il  se  montre  particulièrement 
favorable  au  monisme  ;  il  insiste  particulièrement  sur  cette  opinion 
que  les  états  physiques  et  les  états  d'âme  ne  sont  que  deux  faces  du 
même  fait  ;  de  même  que  le  connu  et  le  connaissant  ne  sont  que 
deux  côtés  du  même  phénomène  ;  ce  n'est  pas  bien  mahn.  —  Clif  • 
ford,  qui  était  mathématicien,  pense  aussi  qu'il  faut  admettre,  outre 
le  sujet  et  l'objet,  une  troisième  réalité  qu'il  appelle  Eject  :  ce  serait 
leur  trait  d'union  :  Garm  et  Romanes  admirent  beaucoup  cette  décou- 
verte. —  James  Sully  est  surtout  physiologue  ;  il  revient  à  Locke  et 
à  Condillac. 

Le  grand  corrupteur  de  la  philosophie^  en  Angleterre,  c'est  Dar- 
win :  il  a  été  réfuté  par  Quatrefages  et  même  par  Virchow  ;  mais 
il  a  entraîné,  à  sa  suite,  les  faibles  esprits,  devenus  ses  agents,  pour 
accroître  sa  corruption.  Parmi  les  darwinistes,  il  faut  citer  Huxley, 
physiologiste,  mort  en  1895.  Recteur  de  l'Université  d'Aberdeen, 
auteur  de  plusieurs  ouvrages,  il  consacre  ses  efforts  à  vulgariser  les 
théories  de  Darwin.  C'est  à  lui  que  nous  devons  le  mot  agnosticisme, 
triste  confession  de  l'hébétude  humaine  en  présence  de  la  destinée. 
Comme  tant  d'autres,  il  passe  facilement  de  l'abstention  métaphysi- 
que aux  négations  du  matérialisme.  Huxley  toutefois  est  moins  fa- 
natique que  Hœckel  ;  il  nie  même  que  l'homme  soit  le  dernier  pro- 
duit de  l'évolution  cosmique  ;  il  reconnaît  même  à  l'homme  une  force 
morale,  capable  d'enrayer  et  de  diriger  l'évolution  elle-même.  Huxley 
a  été  refuté  par  le  marquis  de  Nadaillac  et  par  l'abbé  Boulay. 

A  côté  d'Huxley,  il  faut  placer  le  physicien  Tyndall.  En  diverses 
occasions,  il  a  fait  profession  d'irréligion  et  de  matérialisme.  —  Ro- 
manes, naturaUste  anglais,  professeur  à  Oxford,  mort  en  1894,  est, 
encore  un  évolutionniste  de  marque.  Ce  professeur  s'est  efforcé  sur- 
tout de  démontrer,  qu'il  n'y  a  que  des  différences  de  degrés  entre 
l'homme  et  l'animal  ;  il  a  fait,  là-dessus,  des  observations  curieuses, 
mais  fragiles  par  la  base.  D'après  lui,  l'animal  atteindrait  à  la  notion 
de  causalité  ;  si  certains  animaux  ne  parlent  pas,  cela  tiendrait  uni- 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  167 

quoment  à  la  conformation  de  leur  larynx.  Romanes  confond  l'idée 
sensible  et  l'idée  universelle  ;  par  suite  il  confond  les  deux  langages 
qui  y  correspondent.  L'homme,  seul,  parle  le  langage  de  la  raison  et 
de  la  sensibilité  ;  Tanimal  ne  peut  entendre  que  le  langage  de  la  sensi- 
bilité, jamais  celui  de  la  raison.  Avant  de  mourir,  Romanes  avait  re- 
commandé la  foi  à  la  religion,  «  dont  la  divinité,  dit-il,  se  prouve 
par  l'histoire  de  son  développement  et  par  la  sublimité  de  ses  pré- 
ceptes moraux  ».  —  Maudsley  est  un  médecin  anglais  qui  avait 
voulu  éclairer  la  pathologie  par  la  psychologie  ;  malheureusement 
sa  psychologie  tombe  dansTévolutionnisme.  Les  visions,  les  extases, 
les  états  surnaturels  s'expliquent,  pour  lui,  par  la  disposition  des 
nerfs  ;  les  inclinations  au  crime  s'expliquent  de  même.  «  On  naît 
criminel,  dit-il,  on  ne  le  devient  pas.  »  Paroles  imprudentes  qui 
peuvent  servir,  aux  criminels,  d'excitation  et  d'excuse. 

D'autres  philosophes  anglais,  Gongrève  et  George  EUiot,  par 
exemple,  se  portent  à  des  excès  moindres  ;  au  contraire,  George 
Holyoake  et  Bradlaugh  ignorent  Dieu  et  ne  veulent  qu'une  morale 
utilitaire.  Cependant  le  spiritualisme  et  même  l'esprit  mystique,  le 
sens  commun  et  l'esprit  traditionnel,  paraissent  devoir  préserver 
l'Angleterre  du  malheur  de  devenir  l'empoisonneuse  des  nations. 

{^^  En  Espagne.  —  L'Espagne  avait  été  moins  ouverte  que  la 
France,  au  sensualisme  du  xviii®  siècle  ;  elle  avait  pourtant  vu  flé- 
chir quelques-uns  de  ses  professeurs  ;  mais  elle  avait  suscité  aussi 
des  adversaires  pour  les  combattre  et  fermer  la  porte  aux  idées  révo- 
lutionnaires. Au  XIX®  siècle,  deux  génies  comme  Dieu  en  donne  aux 
peuples  pour  les  préserver  du  mal,  Balmès  3t  Yaldégamas,  avaient 
illuminé  l'Espagne  et  répandu  sur  le  monde,  l'éclat  de  leurs  lumineu- 
ses doctrines.  D'autres  philosophes,  moins  illustres,  avaient  défendu 
victorieusement  la  philosophie  chrétienne  et  soutenu  la  foi  de  la 
vieille  Espagne.  Au  souffle  délétère  des  révolutions,  le  rationalisme, 
le  positivisme,  l'hégélianisme,  le  kantisme  trouvèrent  aussi,  en  Es- 
pagne, des  adhérents.  Ce  philosophisme  se  fait  reconnaître  à  deux 
caractères  :  il  est  cyniquement  impie  et  furieusement  républicain. 
Nous  n'en  citerons  que  deux  types  :  Gastelar  et  Py  y  Margall. 
Gastelar,  né  en  1832,  s'est  fait  un  nom  célèbre  par  la  politique.  En 


i68  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIK 

1873,  il  fut  président  du  conseil  ;  mais  ne  parvint  pas,  comme 
son  copain,  Gambetta,  à  établir  la  république  ;  il  renonça  même  à 
toute  opposition.  Castelar  est  un  orateur  de  premier* ordre,  avec  un 
peu  trop  d'abondance,  à  la  manière  espagnole,  mais  il  n'a  ni  convic- 
tion, ni  fixité.  On  le  voit  passer  d'une  extrémité  à  l'autre,  tantôt 
déiste,  tantôt  protestant,  tantôt  matérialiste,  mais  rarement  chré- 
tien. Des  hommes  de  cette  nature  sont  condamnés  au  sophisme  ; 
ils  peuvent  entraîner  les  peuples,  mais  sont  incapables  de  rien  dé- 
cider —  Py  y  Margall,  né  à  Barcelone  en  1820,  est  un  avocat,  un 
orateur  ;  émule  de  Castelar,  il  est  comme  lui  républicain  et  fut  un 
instant  aux  affaires.  Parce  qu'il  avait  étudié  Comte  et  traduit 
Proudhon,  il  a  fait  un  amalgame  des  deux,  mais  sans  se  mettre  d'ac- 
cord ni  avec  lui-même,  ni  avec  la  vérité,  ni  avec  le  bien  de  son  pays. 
Le  républicanisme  de  ces  sophistes  est  un  acheminement  au  socia- 
lisme. Des  doctrines  plus  perverses  encore  ont  été  soutenues  par  le 
docteur  Mata  et  le  cubain  Porez.  En  somme,  les  pires  doctrines  ont 
eu  de  l'écho  en  Espagne  ;  mais,  trait  remarquable,  aucune  n'a  pu  s'y 
établir.  La  foi  traditionnelle  de  l'Espagne,  outre  l'avantage  d'assurer 
le  salut  des  âmes,  a  offert,  à  l'Espagne,  le  bienfait  de  la  paix  publi- 
que et  le  respect  des  institutions. 

20**  En  Italie.  —  L'Italie  où  Dieu  a  placé  le  siège  suprême  et 
infaillible  du  Vicaire  de  Jésus-Christ,  possède,  sous  le  magistère  du 
Pape,  la  philosophie  traditionnelle  de  l'Eglise.  Mais,  depuis  trois 
siècles,  l'hérésie  et  le  philosophisme  mènent  à  la  guerre  contre  la 
Papauté,  poussent,  pour  se  frayer  la  voie,  l'Italie  à  tous  les  abîmes  de 
Terreur.  Tantôt  sous  un  prétexte,  tantôt  sous  un  autre,  en  dernier 
lieu  sous  un  prétexte  d'unité  politique,  l'Italie  s'est  prêtée  à  toutes  les 
obsessions.  Kant,  Hegel,  Cousin,  Comte  et  même  Buchner  ont  ren- 
contré, en  Italie,  des  adhérents,  des  sectaires  et  des  hommes  politi- 
ques pour  tourner  leur  système  soit  contre  la  souveraineté  religieuse, 
soit  contre  le  pouvoir  temporel  des  Pontifes  Romains.  Soave,  Gioa, 
Romagnesi  sont  tombés  dans  le  sensualisme  et  le  libéralisme  ;  Galup- 
pi  repousse  le  sensualisme,  mais  ne  s'élève  guère  plus  haut  que 
l'éclectisme  psychologique  ;  Rosmini  et  Gioberti  s'égarent,  l'un  dans 
rilluminisme,  l'autre  dans  l'ontologisme.  L'école  sicilienne,  Tedeschi, 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  169 

Mancino,  d'Aquisto,  évolue,  avec  modération,  dans  les  théories  de 
Gioberti.  Avec  Mamiani,  nous  entrons  dans  le  rationalisme  révolu- 
tionnaire. Ferri,  Ferrari,  Ausonio  Franchi,  Mozzarella  subissent  plus 
ou  moins  l'influence  du  criticisnie  et  du  positivisme  ;  s'ils  ne  sont 
pas  ous  impies,  ils  sont  tous  hostiles  à  la  Papauté.  Le  positivisme 
formel  est  professé  cruement,  sans  beaucoup  d'éclat,  par  Ardigo, 
Pietro  Siciliani  ,  Andréa  Angiulli ,  de  Dominicis.  Vera,  Spaventa 
reviennent  à  Hegel.  Enfin  les  idées  matérialistes  trouvent,  en  Italie, 
des  partisans  et  des  sectaires,  surtout  parmi  les  physiologistes  :  Her- 
zen,  Mantigazza,  Gesare  Lombroso,  connus  ii  ce  titre,  sont  person- 
nellement peu  recommandables.  Lombroso,  par  exemple,  enseigne 
que  le  crime  n'est  qu'une  maladie,  un  état  physique  reconnaissable, 
comme  toutes  les  maladies,  à  certains  signes  :  conformation  du 
crâne,  du  visage,  de  Toreille,  des  pouces.  Ces  grands  esprits  se  com- 
plaisent au  spiritisme  et  à  la  graphologie.  D'après  ces  derniers,  nos 
pensées,  nos  afïections,  nos  livres,  nos  statues,  nos  arts,  nos  révo- 
lutions, ne  sont  que  des  transformations  de  la  chaleur  solaire.  On 
ne  peut  pas  discuter  sérieusement  de  pareilles  misères.  D'autant 
plus  que  ces  philosophes  italiens,  sauf  Rosmini  et  Gioberti,  ne  sont 
pas  des  esprits  originaux,  des  maîtres  ;  ce  sont  des  disciples  de 
l'étranger,  des  importateurs  de  folies  exotiques,  sans  autre  mérite 
que  le  tort  d'exagérer  encore  les  erreurs  qu'ils  importent  et  de  mettre 
à  leur  service  ou  moins  de  raison,  ou  plus  de  perversité. 

Pour  achever  notre  tour  du  monde  philosophique,  il  nous  resterait 
à  visiter  la  Russie,  les  pays  du  Nord  et  l'Amérique.  Sans  compter 
que  ces  pays  empruntent  leurs  idées  à  l'Europe,  ils  donnent  peu  à 
la  spéculation,  Nous  ne  citerons  ici  que  deux  noms,  qui  représen- 
tent d'ailleurs  des  tendances  bien  différentes.  Rasmus  Nielsen,  phi- 
losophe danois,  l'un  des  auteurs  les  plus  féconds  de  son  siècle, 
quoique  hégélien,  paraît  tendre  à  la  conciliation  avec  la  foi.  John 
William  Draper,  chimiste  américain,  né  en  Angleterre,  mort  en 
1882,  s'est  fait  connaître  par  l'histoire  des  conflits  entre  la  science 
et  la  religion.  Le  choix  de  ce  sujet  suffit  pour  faire  connaître  la  me- 
sure de  son  esprit.  Entre  la  religion  et  la  science,  il  n'y  a  pas,  il  ne 
peut  pas  exister  de  conflit  irréductible  ;  par  cette  raison  très  simple 


170  PONTIFICAT    DE    LÉON    XI II 

que  le  surnaturel  est  au-dessus  de  la  nature,  et  que  la  physique, 
enfermée  dans  l'ordre  naturel,  ne  peut  pas  rencontrer  le  surnaturel 
dans  ses  expériences.  '^Entre  certains  savants  et  les  dogmes,  il  peut 
exister  des  désaccords,  créés  par  l'insuffisance  des  recherches  ou  par 
Taveu^lement  des  passions.  Mais  lorsque  les  passions  cèdent  la  place 
à  la  raison,  et  surtout  lorsque  les  expériences  sont  menées  à  terme 
avec  la  discrétion  nécessaire,  le  conflit  apparent  disparaît.  Entre  la 
science  et  Tordre  surnaturel,  entre  la  foi  et  la  raison,  il  y  a  accord, 
harmonie,  union  pacifique  et  féconde.  Dieu,  auteur  de  la  nature  et 
dispensateur  de  la  grâce,  ne  peut  pas  être  en  contradiction  avec 
lui-même  ;  et  c'est  ce  qui  arriverait  fatalement  s'il  pouvait  se  pro- 
duire, par  impossible,  entre  la  science  et  la  religion,  un  conflit  irré- 
ductible. En  dehors  de  TEghsc,  les  savants  ou  du  moins  ceux  qui 
prétendent  Tétre,  ne  sont  que  des  trouble-fête  et  des  assembleurs  de 
nuages. 

21°  Etat  général  de  la  philosophie.  —  Nous  venons  de  parcourir, 
à  vol  d'oiseau,  tous  les  grands  peuples  du  monde.  Au  sein  de  chacun 
d'eux,  nous  avons  trouvé  des  maîtres  et  des  écoles  de  philosophie. 
Nous  avons  énuméré  ces  maîtres,  classé  leurs  systèmes.  Malgré  la 
diversité  des  hommes  et  la  confusion  des  idées,  on  peut  ramener  à 
deux,  toutes  les  écoles  de  philosophie  :  l'école  rationaliste^  qui  affirme 
la  toute-puissance  et  l'indépendance  absolue  de  la  raison  ;  Técole 
positiviste  qui,  mettant  à  la  raison  d'étroites  bornes,  enferme  la  philo- 
sophie dans  les  horizons  de  la  physique.  Positivisme  ou  rationalisme, 
voilà  les  deux  mots  d'ordre,  les  deux  programmes  qu'acceptent  ou 
qu'imposent  ces  fiers  esprits,  qui,  modestement  ou  non,  aspirent 
tous  à  gouverner  le  monde. 

D'après  le  rationalisme,  Tordre  surnaturel  de  la  révélation  n'existe 
pas.  Les  mystères  de  la  sainte  Trinité,  de  l'Incarnation,  de  la  chute 
originelle  et  la  rédemption,  les  récits  de  l'Evangile  et  les  vies  des 
saints,  les  prophéties  et  les  miracles,  tous  ces  dogmes  sublimes  que 
n'avaient  pu  imaginer  les  poètes  et  que  n'ont  pas  su  concevoir  les 
philosophes,  toutes  ces  croyances  qui  ont  fait  les  peuples,  ne  sont, 
d'après  le  rationalisme,  que  des  légendes,  des  mythes,  des  symboles 
qui  mettent  à  la  portée  du  vulgaire,  les  vérités  de   la  philosophie. 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    KT    DES    SCIENCES  171 

Selon  cette  formule,  la  religion  est  la  philosophie  du  peuple  ;  la 
philosophie  est  la  religion  des  intelligences  d'élite.  Au  lieu  de  se 
développer  de  concert,  la  foi  et  la  science  s'excluent  :  le  peuple  au- 
rait en  partage  la  religion  ;  les  philosophes,  la  science  et  la  philoso- 
phie. Mais  de  façon  que  le  progrès  de  la  philosophie  doit  amener  la 
ruine  finale  des  croyances  et  de  l'Eglise  catholique. 

La  philosophie,  qui  récuse  la  religion  pour  prendre  sa  place,  as- 
sume une  fonction  qu'elle  ne  peut  pas  remplir.  D'ahord  la  philo- 
sophie doit  beaucoup  à  la  tradition  catholique.  Il  suffit,  pour  s'en 
convaincre,  de  mesurer  Tespace  parcouru  de  Platon  à  S.  Augustin, 
d'Aristote  ;\  S.  Thomas  ou  à  Bossuet.  Ensuite  la  philosophie  séparée 
)i'arienà  offrir  à  la  pauvre  humanité  ;  elle  aboutit  au  fatalisme  avec 
Ho])bes,  au  panthéisme  avec  Spinoza,  au  matérialisme  avec  les  disci- 
ples de  Gondillac,  au  scepticisme  avec  Kant,  à  la  sophistique  avec 
Hegel.  L  humanité  ne  peut  pas  vivre  de  cette  viande  creuse  et  em- 
poisonnée. De  nos  jours,  malgré  tant  d'espérances  trompées  et  d'a- 
vortements  indéniables,  le  rationalisme  descend  toujours  ;  il  nie  même 
la  distinction  radicale  de  l'âme  et  du  corps,  delà  raison  et  des  sens, 
de  la  matière  et  de  l'esprit.  Selon  les  uns,  tout  s'expHque  par  l'es- 
prit ;  l'âme  a  naturellement  l'intuition  de  Dieu  ;  suivant  les  autres, 
nos  connaissances  sont  purement  sensibles,  l'absolu  nous  échappe, 
l'agnosticisme  fait,  de  l'homme,  un  pur  animal.  Ces  contradictions  ri- 
dicules et  ces  divagations  misérables  mettent  la  philosophie  au  ban  de 
l'humanité. 

En  tout  cas,  ces  écarts  de  la  raison  incrédule  ont  beaucoup  accru 
l'audace  de  la  science  expérimentale.  Débarrassée  de  la  métaphysi- 
que, dont  elle  nie  ou  ne  connaît  pas  l'objet,  elle  ne  voit  dans  la  phi- 
losophie rationahste  qu'une  œuvre  d'imagination.  De  là  le  positi- 
visme, qui  a  marqué  nos  temps  d'une  si  profonde  empreinte,  comme 
Tattestent  les  noms  des  Comte,  des  Littré,  des  Darw^in,  des  Stuart 
Mill  et  des  Spencer.  Il  semble  même  que  la  direction  des  esprits  appar- 
tienne au  positivisme.  Les  théories  associationistes  et  évolutionnis- 
tes  ne  sont,  au  fond,  que  le  positivisme,  si  répandu  aujourd'hui  par- 
tout. Onl'accommode  de  mille  manières,  onlui  prête  toutes  les  formes, 
depuis  le  matérialisme  le  plus  grossier,  jusqu'à  l'hypnotisme  et  au 


172  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

spiritisme,  confinant  ici  à  la  métempsycose  et  à  la  transmigration  des 
âmes.  Il  n'y  a  plus  même  d'opposition  entre  le  matérialisme  et  le 
spiritualisme  ;  le  monisme  réunit  l'esprit  et  la  matière,  pour  prêter^ 
àTun  et  à  l'autre,  tous  les  attributs.  Un  seul  dogme  reste  au  fond 
de  ces  formules,  c'est  que  toute  vérité  est  relative,  que  la  connais- 
sance se  borne  à  des  contingences,  à  des  phénomènes.  Dieu,  Thomme, 
la  nature  sont  en  perpétuel  devenir  ;  ils  sont  pour  nous  de  simples 
représentations.  De  là  le  phénoménisme,  autre  forme  particulière  des 
erreurs  contemporaines.  Nous  serions  de  simples  spectateurs,  ouïes 
acteurs  d'une  scène,  où  nous  passerions  comme  personnages.  Autant 
dire  que  le  monde  est  une  lanterne  magique.  Mais  ce  phénoménisme 
si  orgueilleux  et  si  sot,  qu'est-ce,  sinon  la  formule  du  néant,  la  mort 
de  la  philosophie. 

22°  Le  gouvernement  du  monde.  —  Cette  banqueroute  universelle 
de  la  philosophie  dans  les  sphères  de  la  pensée,  ne  la  décharge  pas 
du  gouvernement  du  monde,  mais  la  dispose  mal  à  en  porter  le 
fardeau.  Les  principes  faux  de  ses  conceptions  ne  peuvent  lui  four- 
nir, pour  l'action,  que  de  fausses  règles.  En  tout  cas,  fidèle  à  elle- 
même,  elle  n'a  pu  comprendre  l'économie  sociale  que  de  deux  ma- 
nières :  suivant  les  exigences  de  la  liberté  individuelle  ou  suivant  les 
exigences  de  l'Etat.  De  là,  l'économie  libérale  et  l'économie  socialiste; 
théories  connexes,  plutôt  que  contradictoires,  qui  ont  pris,  de  nos 
jours,  une  suprême  importance. 

L'importance  de  l'économie  politique  s'explique  par  le  développe- 
ment énorme  de  la  richesse  publique  et  par  la  transformation  tant 
de  l'industrie  que  du  commerce.  La  division  du  travail,  la  concur- 
rence, l'invention  de  la  vapeur  et  de  l'électricité,  la  multiplication 
des  machines,  la  création  des  centres  industriels,  la  formation  des 
populations  ouvrières,  l'extension  considérable  du  crédit  et  la  pro- 
ductivité du  capital,  ont  amené  de  grandes  fortunes  et  de  grandes 
misères.  La  misère  des  classes  laborieuses,  soumises  à  la  loi  d'ai- 
rain des  salaires,  a  posé  ce  qu'on  appelle  la  question  sociale,  c'est- 
à-dire  la  question  de  savoir  comment  il  faut  constituer  la  société, 
pour  que  chacun  puisse  raisonnablement  se  contenter  et  que  lesj 
peuples  vivent  en  paix. 


nOME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  173 

Cette  science  de  la  richesse,  aussi  ancienne  que  le  monde  quant  à 
sa   nécessité    pratique,  ne  s'est  formulée    scientifiquement   qu'au 
xyiii®  siècle.   En  Angleterre,  Adam  Smitli,  Ricardo,  Malthus,   Mac- 
Culloch,   Stuart   Mill,  Gobden  ;  en  France,   Dupont  de  Nemours, 
Quesnay,  Jean-Baptiste  Say,  Sismondi,  Bastiat,  Rossi,  Michel  (che- 
valier, Baudrillard,  Leroy-Beaulieu,  Levasseur  ;  en  Belgique,  Moli- 
nari  et  Lavelcye  ;  en  Allemagne,  Schulze-Delitsch,  Roscher,  Wa- 
gner, sont  ses   principaux  représentants.    Caractériser,    Tun   après 
l'autre,   tous  ces  savants,  nous  mènerait  trop  loin  ;  mais  ils  ont 
pour  principe  commun  le  libéralisme  ;  ils  disent  que  le  capital  et  le 
travail  ont  les  mêmes  droits  ;  que  pour  les  accorder,  il  suffit  délais- 
ser faire  et  de  laisser  les  forces  économiques  au  fatalisme  de  leur 
évolution.  A  la  Révolution  française,  ils  ont  aboli  les  corporations, 
comme  obstacles  à  la  liberté  individuelle  ;  ils  sont  opposés  à  leur 
rétablissement  et,  en  général,  à  toute  réglementation  du  travail. 
L'Etat  ne  doit  exercer  que  la  fonction  de  gendarme.  Non  pas  que  le 
jeu  du  travail  et  du  capital  produise  un  ordre  parfait  et  mette  à 
Tabri  de  toute  misère^  de  crises  graves.    La   liberté  est  le  remède 
à  tous  les  maux.  Les  accaparements,  les   monopoles,  les  jeux  de 
Bourse,  l'inégalité  choquante  des  fortunes,  rabaissement  excessif 
des  salaires,  trouvent  leur  vrai  remède  dans  la  liberté.  Aux  yeux  de 
ces   économistes  libéraux,  leur  science  est  une   science  naturelle 
comme  la  physique  et  la  chimie  ;  elle  est  fatale  et  n'a  rien  à  démêler 
avec  la  morale,  ni  avec  la  religion.  Par  là,  elle  rabaisse  Fespèce  hu- 
maine jusqu'à  la  bestialité.  Ce  libéralisme  d'ailleurs  n'a  point  les 
vertus  qu'on  lui  suppose.  Après  les  guerres  de  TEmpire,  par  exem- 
ple,  l'industrialisme  se  développa  prodigieusement  en  Angleterre. 
Dans  la  lutte  pour  l'existence,  les  classes  ouvrières  furent  vaincues  : 
victimes  de  la  loi  de  l'offre  et  de  la  demande,  elles  furent  sacrifiées  à 
toutes  les  exigences  de  la  production  :  salaires  insuffisants,  travail 
excessif  et  sans  repos,  la  mère  arrachée  au  foyer,  l'enfant  chassé  de 
l'école  et  enfermé  dans  la  mine,  ce  sont  là  les  effets  du  libéralisme 
économique  et  non  de  la  nature  ;  c'est  la  preuve  que  la  liberté  éco- 
nomique doit  être  restreinte,  réglée  par  un  ordre  de  justice,  soumise 
aux  lois  de  la  religion. 


174  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

23<*  Le  socialisme.  —  Le  libéralisme  économique  a  engendré  le 
socialisme,  comme  la  vipère,  disait  Gortès,  engenre  le  vipereau.  Le 
socialisme  naît  du  libéralisme  de  deux  manières  :  par  voie  de  con- 
séquence et  par  voie  d'opposition.  Par  voie  de  conséquence  directe, 
car  le  libéralisme  est  essentiellement  rationaliste.  Pour  lui,  Thomme 
est  son  maître,  la  société  repose  sur  un  contrat  social  ;  par  consé- 
quent, elle  peut  décréter  le  communisme  ;  elle  le  doit  même  par 
principe  d'égalité.  La  théorie  du  libéralisme,  bien  qu'essentielle- 
ment despotique,  est  non  moins  essentiellement  révolutionnaire.  La 
toute-puissance  de  TEtat  est  la  dernière  raison  de  Tordre  écono- 
mique. D'autre  part,  les  abus  énormes,  engendrés  par  les  théories 
libérales,  appellent  une  réaction.  L'extrême  inégalité  des  richesses^ 
la  concurrence  effrénée,  les  monopoles,  la  vénalité  universelle, 
l'écrasement  et  l'avilissement  des  classes  ouvrières  :  tous  ces  maux 
ont  soulevé  Findignation  contre  le  régime  qui  sacrifie  l'homme 
à  la  richesse,  au  Heu  de  subordonner  la  richesse  à  l'homme.  Les 
socialistes  se  révoltent  spécialement  contre  la  théorie  de  la  rente  et 
la  loi  d'airain  des  salaires.  Le  travail,  au  lieu  d'affranchir  l'ouvrier, 
alourdit  les  chaînes  de  son  esclavage.  Le  pire  est  que  le  libéralisme 
ayant  ôté,  à  l'ouvrier^  sa  religion  et  les  espérances  immortelles,  puis» 
qu'il  n'y  a  point  d'au-delà,  l'ouvrier  veut,  ici-bas,  sa  part  de  paradis. 
Dans  sa  fureur  impie,  il  se  réfugie  dans  toutes  les  plus  abominables 
doctrines  et  demande,  à  la  science  athée,  d'affranchir  l'espèce  hu- 
maine. S'il  faut,  pour  aboutir,  mettre  le  feu  aux  quatre  coins  du 
monde,  on  allumera  l'incendie  et  l'on  chantera  autour  la  Carmagnole 
ou  V Internationale . 

Le  socialisme  peut  s'établir  de  diverses  façons  et  à  divers  degrés. 
De  Platon  à  Fénelon,  il  s'était  réfugié  dans  des  utopies  ;  dans  les    ■ 
temps  modernes,  de  braves  gens  s'étaient  complu  à  ces  rêves.  Au-    ■ 
jourd'hui,  il  ne  s'agit  plus  de  songes,  mais  d'une  refonte  absolue  de 
Tordre  social.  On  appelle  cette  entreprise  des  noms  de  collectivisme,     | 
de  communisme^  applicable,  tantôt  à  quelques  services  d'Etat,  comme     >■ 
les  mines  et  les  chemins  de  fer  ;  tantôt  à  toutes  les  propriétés  pri- 
vées, supprimées  pour  être  socialisées  par  l'Etat  ;  tantôt  même  jus-     - 
qu'à  la  destruction  de  la  famille.  Dans  le  socialisme  contemporain, 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  175 

OU  peut  distinguer  cinq  formes  différentes  :  1°  le  communisme  de 
Fourier  et  de  Gabet  ;  5°  le  collectivisme  de  Proudhon  et  de  Karl 
Marx  ;  3*^  le  socialisme  d'Etat,  de  Louis  Blanc  ;  4»  le  socialisme  anar- 
chiquc  de  Bakounine  ;  5''  le  socialisme  agraire  de  l'américain  Henry 
(jleorge.  En  Franco,  à  Theure  présente,  les  francs-maçons,  stupides 
par  nature,  poursuivent  la  réalisation  d'un  socialisme  où  ils  mêlent 
ensemble  tous  les  systèmes  et  espèrent,  dans  ce  gâchis,  trouver  une 
solution. 

Les  théories  de  Fourier  et  de  Gabet,  c'est  le  socialisme  à  Tétat 
d'idylle.  L'homme  est  fait  pour  le  bonheur  ;  le  bonheur  est  dans  la 
satisfaction  des  sens.  Plus  on  a  de  passions,  plus  on  a  de  moyens  de 
les  satisfaire,  plus  on  est  heureux.  Le  problème  consiste  donc  à  pro- 
duire surabondance  de  richesses  et  à  rassembler  les  hommes  dans  le 
phalanstère  pour  leur  procurer  tous  les  biens.  Le  travail  attrayant 
rend  la  production  facile  ;  quant  à  dévorer  les  fruits  du  travail  et  à 
danser  après  sous  l'ormeau,  cela  n'exige  pas  d'efforts.  Cette  idylle, 
qui  nie  le  péché  originel  et  surexcite  les  appétits,  doit  diminuer  l'in- 
tensité du  travail,  et  à  supposer  qu'elle  puisse  établir  l'universelle 
jouissance,  ne  pourrait  aboutir  qu'au  crétinisme  et  aux  mauvaises 
mœurs.  Les  essais  qu'on  en  a  faits  en  Europe  et  en  Amérique  n'ont 
abouti  qu'à  la  ruine  et  à  la  banqueroute.  L'idylle  communiste  n'est 
pas  née  viable. 

Le  collectivisme  de  Proudhon  et  de  Karl  Marx  a  ébranlé  le  monde 
et  le  tient  en  suspens.  Proudhon  est  un  pamphlétaire  admirable,  un 
dialecticien  terrible,  un  écrivain  puissant  et  coloré,  un  esprit  d'une 
force  prodigieuse.  Personne  n'a  agi  sur  l'esprit  public  avec  plus  de 
puissance,  mais  plus  par  ses  critiques  que  par  ses  doctrines.  Quand 
il  déclare  que  la  propriété,  c'est  le  vol,  il  veut  dire  seulement  que  la 
propriété  ne  repose  que  sur  le  travail,  mais  ne  lui  refuse  pas  la 
possession  perpétuelle.  Proudhon  se  sépare  violemment  du  commu- 
nisme, qu'il  appelle  le  rêve  de  la  crapule  en  délire  ;  il  repousse  le 
droit  au  travail  et  la  suppression  de  la  peine  de  mort,  mais  rejette 
la  productivité  du  capital.  Avec  les  libéraux  il  exagère  la  liberté 
individuelle,  au  point  de  proclamer  l'anarchie,  entendant  par  là  un 
système  de  contrats  personnels,  qui  rendent  inutile  le  gouvernement 


176  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

politique.  De  plus,  il  ressuscite  la  puissance  patriarcale,  accorde  au 
père  de  famille  un  pouvoir  presque  illimité.  Dans  un  ouvrage  sur  la 
justice  dans  la  révolution  et  dans  TEglise,  il  entreprend  de  rempla- 
cer l'Eglise  par  la  Révolution,  en  préconisant  tous  ses  principes 
de  sociabilité  ;  mais  il  sentit  lui-même  les  infirmités  de  sa  thèse  et  ne 
désespérait  pas  de  la  mieux  établir.  Sa  devise  était  :  Destruam  et 
œdificabo  :  il  a  surtout  détruit  et  peu  reconstruit.  C'était  d'ailleurs 
un  homme  profondément  honnête,  qui  mourut  pauvre,  sans  fléchir 
dans  ses  opinions,  mais  sans  les  pousser  à  aucun  fanatisme.  Avec 
tout  le  monde,  il  discutait  volontiers  et  de  très  bonne  foi.  A  nous 
même,  qui  Tavions  entrepris  sur  la  preuve  de  l'existence  de  Dieu,  il 
répondait  qu'il  ne  niait  pas  du  tout  l'existence  de  l'absolu,  qu'il  en 
reconnaissait  même  la  nécessité,  sans  quoi,  il  n'eût  pu  établir  un 
raisonnement  et  espérer  une  certitude.  De  là  à  l'existence  de  Dieu, 
il  n'y  a  pas  loin. 

Louis  Blanc,  mort  en  1886,  avait,  en  1848,  fait  grand  bruit  par 
son  projet  d'organisation  du  travail.  La  nécessité  de  cette  organisa- 
tion lui  était  prouvée  par  les  méfaits  de  la  concurrence,  méfaits  in- 
déniables, qui  prouvaient  peut-être  cette  nécessité,  mais  il  n'indiquait 
pas  les  moyens  d'organisation.  Le  seul  essai  qu'il  put  en  faire,  comme 
membre  du  gouvernement,  ce  sont  les  ateliers  nationaux,  où  les 
ouvriers  recevaient  quarante  sous  par  jour  pour  ne  rien  faire.  La 
suppression  de  ces  ateliers  amena  l'insurrection  de  Juin  ;  c'était  un 
pauvre  argument  en  faveur  de  ses  théories.  Louis  Blanc  crut  peut- 
être  encore  au  nouveau  monde  ;  mais  il  se  confina  de  plus  en  plus 
au  littéraire  pur,  fidèle  à  la  révolution  politique,  mais  sobre  d'initia- 
tive sur  les  réformes  économiques.  La  puissante  initiative  de  l'Etat, 
dont  se  réclamait  Louis  Blanc,  n'est  qu'un  mot,  et  si  c'est  cette  ma- 
chine qui  doit  réaliser  le  socialisme,  ce  n'est  rien  autre  qu'un  mou- 
lin pour  moudre  l'humanité.  On  sauverait  l'ouvrier  en  le  rendant 
esclave  ;  ce  serait  le  ramener  aux  carrières  des  anciens. 

Le  collectivisme  des  Allemands, de  Karl  Marx,  de  Lassalle,de  Liebk- 
necht,  de  Bebel  est  une  étiquette  qui  comporte  beaucoup  de  variantes. 
Tous  conviennent  que  le  travailleur  ne  recevant  qu'une  partie  du  pro- 
duit  de  son  travail,  il  faut  empêcher  la  plus-value  d'aller  aux  mains 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  177 

(lu  capitaliste.  Mais  qu'entend-on  ici  par  travail?  Est-ce  le  produit 
ou  l'effort?  et  quel  produit?  et  d'après  quelle  mesure  de  travail  l'esti- 
mer  ?  Ici  Karl  Marx  entend,  par  travail,  le  produit  socialement  utile  ; 
et,  quant  ri  la  mesure  qui  donne  la  valeur  de  l'échange,  Marx  prend, 
pour  unité,  l'heure  de  travail.  «  Gomme  valeur,  dit-il,  les  marchan- 
dises destinées  à  l'échange  ne  sont  que  du  travail  cristallisé.  »  Le 
travail,  sans  doute,  est  l'origine  de  toute  richesse  ;  mais  c'est  le  tra- 
vail qui  produit  le  capital  et  justifie  sa  possession  avec  ses  profits 
légitimes.  Les  collectivistes  n'ont  donc   pas  le  droit  de  supprimer 
cette  légitime  possession,  ou,  du  moins,  ils  ne  le  peuvent  qu'en 
confisquant  cette  possession.  Ensuite  le  travail  n'est  pas  seulement 
manuel  ;  il  y  a  aussi  un  travail  intellectuel  et  un  travail  dont  le  bien- 
fait est  purement  moral.  Quelle  sera  la  part  de  ces  travaux  dans  la 
répartition  des  produits  ?  Les  collectivistes  ne  le  disent  pas  ;  ils  don- 
nent plutôt  à  entendre  que  le  collectivisme,  c'est  le  triomphe  du 
matérialisme  social.  Mais  encore  faut-il  l'organiser  et  comment  ? 
La  société  rêvée  ne  paraît  plus  qu'une   monstruosité.  La   liberté 
individuelle  sera  étouffée,  les  appétits  individuels  seront  déchaînés  ; 
rintérét  personnel  ne  sera  même  plus  là  pour  les  assagir.  Dans  le 
mécanisme  social,  la  personne  n'est  plus  qu'un  rouage  ;  ce  méca- 
nisme lui-même  ne  peut  s'organiser.  Chose  étrange  !  voilà  un  parti 
qui  n'a  aucun  plan  de  réorganisation  sociale  et  qui  appelle  les  ou- 
vriers à  la  destruction  de  la  société  actuelle  ;  il  ignore  ce  qu'il  peut 
offrir  aux  masses,  mais  il  affirme  avec  audace  qu'il  est  le  salut. 

Le  socialisme  anarchique  de  Bakounine,  Kropotkine  et  Elisée 
Reclus,  se  ramène  aux  déclarations  suivantes  :  1°  Le  Révolutioiiiiaire 
est  revêtu  d'un  caractère  sacré.  Il  n'a  rien  qui  lui  soit  personnel  ; 
tout  en  lui  est  absorbé  par  une  passion  unique,  la  Révolution.  2°  Le 
Révolutionnaire  a  rompu  absolument,  avec  tout  l'ordre  civil  actuel, 
avec  le  monde  civilisé,  ses  lois,  ses  usages,  sa  morale  :  il  ne  vit  que 
pour  détruire.  3"  Le  Révolutionnaire  repousse  tout  doctrinarisme  ; 
s'il  étudie  les  sciences,  c'est  pour  apprendre  à  détruire  plus  promp- 
tement  toutes  les  conditions  sociales  d'aujourd'hui.  4<^  Le  Révolu- 
tionnaire méprise  l'opinion  pubfique  et  la  morale.  Pour  lui,  tout  ce 

qui  favorise  la  Révolution  est  légitime,  tout  ce  qui   l'entrave  est  cri- 
Hist.  de  l'Eelise.  —  T.  xmv  12 


178  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

minel.  Blanqui  avait  résumé  cet  anarchisme  dans  la  devise  :  Ni  Dieu, 
m  ??ia?tre  :  mais  Blanqui  n'était  qu'un  anarchiste  à  l'eau  de  rose. 
Bakounine  et  consorts  ont  épousé  cette  théorie  avec  un  sombre  fana- 
tisme, avec  ce  qu  ils  appellent  la  propagande  parle  fait.  Cette  propa- 
gande consiste  à  mettre,  à  la  porte  ou  à  la  fenêtre  d'un  établissement, 
une  cartouche  de  dynamite  et  à  faire  sauter  la  maison.  En  1893,  une 
bombe,  placée  au  théâtre  de  Valence,  tua  vingt-deux  personnes  et 
en  blessa  quarante.  L'anarchiste  est  comme  un  taureau  que  la  ban- 
derille rouge  irrite  ;  qui  se  rue  furieux  sur  tout  ce  quil  rencontre, 
dont  la  raison  ne  contrôle  jamais  la  pensée,  doïlt  la  probité  n'arrête 
jamais  la  résolution  criminelle.  C'est  une  force  aveugle  qu'on  ne  dis- 
cute pas  ;  une  bète  déchaînée  qu'on  tue,  pour  Tempècher  de  tuer 
les  autres. 

Le  socialisme  agraire  de  Henry  George  ressemble  assez  au  socia- 
lisme industriel  de  Marx,  De  part  et  d'autre,   on  veut  supprimer  la 
propriété  privée,  pour  le  même  motif,  pour  le  motif  allégué  que  le 
champ  aussi  bien  que  l'usine  nuit  au  travail  en  favorisant  le  capi- 
tal. Alors  on  va  prendre  le  champ  de  tous  les  laboureurs,  par  cette 
raison  que  Dieu  a  donné  la  terre  aux  enfants  des  hommes,  mais  à 
aucun  homme  en  particulier.  On  cite  en  preuve  les  peuples  pasteurs 
et  même  les  tribus  agricoles  qui  possèdent  la  terre  indivisément.  On 
pourrait  citer  encore  les  Etats  anciens,  tous  plus  ou  moins  socialistes 
et  les  Etats  modernes  comme  la  Turquie  et  la  Chine,  comme  la  plu- 
part même  des  Etats  où  la  collectivité  possède  en  commun  beaucoup 
de  services.  Mais  cet  argument  ne  conclut  pas,  et,   entre  la  conclu- 
sion et  le  principe,  il  y  a  toujours  un  abîme.  Dieu  a  donné  la  terre 
à  l'humanité,  pour  que  les  hommes  se  l'approprient  individuellement, 
par  famille  ou  par  association  ;  mais  pas  du  tout  pour  que  la  socia- 
lisation du  sol  fasse,  de  tous  les  propriétaires,  les  fermiers  de  l'Etat. 
La  propriété  collective  des  communes  ou   des  départements  n'est 
point  un  obstacle  à  la  propriété  des  familles.  La  propriété  des  famil- 
les est  conforme  à  la  justice,  utile  à  tous,  bienfaisante  à  la  société. 
Si  la  petite  propriété  offre  des  abus,  il  faut  les  corriger  ;  mais  il  ne 
faut  pas  trop  multiplier  les  grandes  propriétés,  si  elles  exproprient 
les  familles.  La   vertu  est  dans  le  juste  miUeu.  «  La  question  de  la 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  179 

terre  est  la  question  maîtresse,  disait  Manning.  H  y  a  une  loi  anté- 
rieure et  supérieure  à  toute  loi  humaine,  en  vertu  de  laquelle  tout 
peuple  a  le  droit  de  vivre  des  produits  du  sol  qui  porte  le  berceau  de 
ses  enfants  et  garde  la  tombe  de  ses  pères.  »  Ce  n'est  pas  une  raison 
pour  supprimer  la  propriété  privée.  «  La  possession  permanente  d'un 
champ,  d'un  héritage  plus  ou  moins  grand,  est  de  droit  naturel,  en 
ce  sens  que  l'homme  a  le  droit  de  faire  sienne,  par  son  travail  et  par 
de  justes  acquisitions,  une  portion  du  sol  dont  il  tirera  tout  ce  qui 
lui  est  nécessaire  et  qu'il  pourra  transmettre  à  ses  enfants  ou  à  ses 
héritiers.  Cet  héritage  est  une  dépendance  de  sa  personne,  la  juste 
récompense  de  ses  labeurs,  la  garantie  de  son  indépendance,  la  sé- 
curité pour  lui  et  pour  sa  famille.  »  La  propriété  privée,  marque  de 
la  puissance  d'un  homme,  gage  de  sa  liberté,  support  de  sa  famille 
et  de  l'ordre  social,  c'est  un  principe  divin  de  l'ordre.  La  sup- 
primer, c'est  une  monstruosité,  une  chimère,  que  les  socialistes 
français  n'osent  même  pas  avouer,  et,  ils  seraient  bien  embarrassés 
si  leur  triomphe,  survenu  on  ne  sait  comment,  leur  permettait  de 
l'établir.  C'est  à  coups  de  fusil  que  les  laboureurs  expropriés  rece- 
vraient les  agents  de  l'Etat.  Une  réforme  qui  commence  par  des 
tueries  ne  paraît  pas  sérieusement  une  forme  de  l'ordre  social. 

23*^  Le  socialisme  d'Etat.  —  Les  différentes  formes  de  socialisme, 
conçues  par  des  sectaires,  ne  peuvent  guère  espérer  s'étabhr  ;  le  so- 
cialisme d'Etat  a  meilleure  espérance.  D'abord  il  possède  ;  ensuite, 
rien  ne  lui  est  plus  facile  que  d'étendre  ses  tentacules  et  de  tout  sai- 
sir pour  tout  étreindre.  Le  socialisme  d'Etat  s'entend  d'une  tentative 
pour  étendre  les  pouvoirs  de  l'Etat  sur  des  droits,  des  libertés,  des 
aptitudes  qui  appartiennent  aux  individus  et  aux  associations.  Le 
socialisme  d'Etat  est  une  diminution  injuste  des  libertés,  au  profit' 
du  pouvoir,  qui  acquiert  ainsi  une  prépondérance  excessive.  Si  bien 
que  le  mouvement  révolutionnaire,  inauguré  en  1789,  au  profit  pré- 
sumé de  lindividualisme,  aboutirait,  par  un  mouvement  circulaire, 
H  la  constitution  d'un  despotisme  cent  fois  pire  que  l'ancien  régi- 
me, et  tellement  oppressif  par  son  étendue  et  ses  moyens  de  com- 
pression, que  jamais  le  monde  n'aurait  vu  une  plus  exécrable  ty- 
ran n-e. 


180  PONTIFICAT   DE    LÉON    XUl 

Pour  comprendre  le  socialisme  d'Etat,  il  faut  Topposer  à  ce  qu'on 
appelle  le  socialisme  chrétien.  «  Les  socialistes  chrétiens,  dit  Urbain 
Guérin,  ne  veulent  ni  de  TEtat  producteur,  ni  de  l'Etat  banquier,  ni 
de  l'Etat  détenteur  de  la  fortune  publique,  ni  de  l'Etat  maître  d'é- 
cole. En  un  mot,  ils  repoussent  la  conception  jacobine  de  l'Etat,  op- 
pressive malgré  ses  apparences  de  liberté,  coûteuse  et  dépensière  en 
dépit  du  luxe  de  contrôle  financier,  détruisant  toutes  les  forces  so- 
cicdes,  ne  laissant  plus  de  la  société  que  les  apparences,  la  réduisant 
en  une  poussière  avec  laquelle  aucun  édifice  stable  ne  s'édifiera  ja- 
mais. »  Au  Heu  de  concevoir  la  société  comme  un  corps  vivant,  avec 
la  diversité  de  ses  organes  et  la  hiérarchie  de  ses  fonctions,  les  socia- 
listes d'Etat  la  conçoivent  comme  un  assemblage  d'atomes  régis  par 
un  pouvoir  central,  ou  comme  un  mécanisme  inerte  mû  par  un 
grand  ressort. 

Le  socialisme  d'Etat  procède  du  libéralisme.  Une  liberté  déréglée 
amène  nécessairement  les  désordres  ;  les  désordres  provoquent,  non 
moins  nécessairement  et  justement,  des  mesures  répressives.  Plus 
les  libertés  sans  contrôle  s'étendent  à  la  circonférence,  plus  au  centre 
doit  se  fortifier  et  s'armer  le  pouvoir.  Le  libéralisme,  qui  n'est  que 
l'hypocrisie  de  la  saine  liberté,  s'accommode  du  reste  très  bien  d'un 
tyran  qui  se  laisse  amuser  et  ne  se  fâche  que  périodiquement.  C'est 
par  là  que  le  libéralisme  fait  les  affaires  du  socialisme,  dont  il  est  le 
fourrier  et  l'avant- garde.  Sous  deux  noms  différents,  ce  sont  deux 
formes  de  l'esprit  révolutionnaire  et  anti-chrétien.  La  concentration 
excessive  du  pouvoir  souverain,  sa  représentation  à  tous  les  degrés 
de  l'échelle  sociale,  la  multiplication  des  fonctionnaires,  l'énormité 
des  emprunts,  la  constante  augmentation  de  la  dette  publique,  le  re- 
fus de  la  liberté  d'association,  la  suppression  de  la  liberté  d'enseigne- 
ment, la  bureaucratie,  le  fonctionnarisme,  le  mandarinat,  l'attache 
d'une  trop  grande  partie  des  citoyens  au  râtelier  du  gouvernement  ; 
ce  sont  là  autant  de  caractères  de  cette  peste  du  socialisme  d'Etat. 

La  société  française  glisse  sur  une  pente  qui  la  mène  aux  abîmes. 
La  tendance  est  à  centraliser  tous  les  services,  à  accaparer  toutes 
les  fonctions,  à  mettre  la  main  sur  l'industrie  et  le  commerce.  Par 
le  fait  de  la  bureaucratie  et  des  pensions,  l'Etat  tient  par  la  bride 


ROMi:    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  181 

\iu  million  de  fonctionnaires  ;  par  le  rachat  des  chemins  de  fer,  il  en 
aura  un  autre  jnillion.Avec  deux  millions  d'électeurs,  il  n'y  a  plus  de 
suffrage  universel,  la  souveraineté  nationale  est  confisquée  au  profit 
de  la  centralisation.  L'Etat  tient  la  France  sous  sa  coupe.  Mais  qu'est- 
ce  que  l'Etat?  L'Etat  c'est  un  amas  de  gens  qui  forment  une  cons- 
piration d'égoïsmes  menteurs  et  voleurs.  C'est  un  scandale  tel  qu'il  y 
en  a  peu  de  si  odieux  en  histoire.  Nous  courons,  dit  encore  l'abbé 
Blanc,  vers  une  sorte  de  servitude  pire  que  celle  de  l'antique  Orient  : 
le  monarque  absolu,  avec  sa  cour  et  ses  favoris,  sera  remplacé  par 
le  Dieu-Etat,  pouvoir  anonyme  exercé  par  un  syndicat  de  sectaires 
aveugles  et  affamés.  Il  n'est  pas  étonnant  que  notre  société  se  préci- 
pite au-devant  de  cet  avenir,  avec  la  complicité  d'un  certain  nombre 
de  libéraux  francs-maçons  ou  ploutocrates.  La  vérité  sociale  n'est  ni 
dans  le  libéralisme  ni  dans  le  socialisme,  mais  dans  la  doctrine  so- 
ciale de  l'Eglise  et  la  souveraineté  surnaturelle  du  Pontife  Romain, 
vicaire  de  Jésus-Christ  (1). 

24°  Le  salut  des  doctrines.  —  Nous  Amenons  de  parcourir  le  monde 
des  esprits.  Ce  monde  relève  essentiellement  de  Dieu  et  doit  être 
gouverné  par  son  Eglise.  Le  monde  moderne,  qui  s'est  mis,  sociale- 
ment, en  dehors  de  l'Eglise,  doit  se  sauver,  au  moins  par  la  philo- 
sophie. Par  philosophie  nous  entendons  cette  tradition  de  sagesse 
naturelle,  qui  s'est  formulée  graduellement  à  l'école  du  génje  ;  que 
des  génies  successifs  ont  perfectionnée  ;  qui  ne  s'achèvera  jamais, 
mais  qui  va  toujours  à  sa  perfection.  Or,  cette  philosophie  se  pré- 
sente, à  nous,  sous  deux  aspects  :  sous  un  aspect  spéculatif  et  sous 
un  aspect  pratique.  Spéculativement,  c'est  la  métaphysique,  la  psy- 
chologie, la  théodicée,  la  morale,  telles  qu'on  les  enseigne  selon  les 
traditions  de  l'Ecole  ;  pratiquement,  c'est  la  politique  et  l'économie 
sociale,  l'art  de  nourrir  et  de  gouverner  les  hommes.  Par  le  voyage 
de  circumnavigation  que  nous  venons  de  faire  autour  du  monde  des 
esprits,  nous  savons  à  quoi  aboutit  l'évolution  des  doctrines  reçues. 
En  philosophie  pure,  nous  ne  trouvons  que  le  rationalisme  et  le  po- 
sitivisme :  le  rationalisme  qui,  par  orgueil,  se  montre  incapable  de 

(1)  Blaxc,  Histoire  de  la  philosophie,  t.  III,  p.   510.  Nous  ne  saurions  trop 
louer  cet  ouvrage. 


182  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

garder  intacte  la  philosophie  naturelle  ;  le  positivisme  qui,  arbitrai- 
rement, se  déclare  incapable  d'y  atteindre  ;  de  part  ei,  d'autre,  c'est 
la  mise  en  poussière  de  toute  spéculation  philosophique.  En  politi- 
que et  en  économie  sociale,  nous  ne  trouvons  que  le  libéralisme  et 
le  socialisme  :  le  libéralisme  qui  livre  le  monde  à  l'anarchie  des  pas- 
sions ;  le  socialisme  qui  codifie  ces  passions  pour  leur  livrer  le  monde 
à  dévorer.  «  Le  monde  entier,  dit  le  Sauveur,  est  placé  dans  le  mal  »  ; 
le  monde  moderne  paraît,  non  seulement  se  confiner  dans  le  mal, 
mais  pousser  tout  au  néant.  Les  principes,  les  idées  justes  assurent  la 
paix  au  monde  ;  les  idées  fausses, dans  la  double  sphère  de  la  spécula- 
tion et  de  la  pratique,  poussent  tout  aux  abîmes.  Le  salut  des  doctrines 
n'est  plus  assuré  que  par  l'enseignement  de  l'Eglise  ;  Tautorité  in- 
faillible du  Pontife  Romain  va  nous  apparaître  comme  l'agent  du  sa- 
lut doctrinal,  non  seulement  dans  l'ordre  surnaturel  des  dogmes  ré- 
vélés, mais  dans  l'ordre  naturel  de  la  philosophie  et  de  l'économie 
politique.  Conclusion  que  va  étabHr,  par  les  faits,  la  suite  de  cet  im- 
portant chapitre.  Le  Pape,  sauveur  du  monde,  même  dans  l'ordre 
naturel,  c'est  une  perspective  où  nous  amène  le  déchaînement  des 
passions,  qui  met,  en  plus  haute  évidence,  la  sagesse  de  l'Eglise.  En 
histoire,  c'est  un  phénomène  mémorable  et  sur  quoi  nous  voulons 
appeler  l'attention  des  lecteurs. 

25°  Le  salut  par  les  Papes.  —  Ce  phénomène,  au  surplus,  n'est  pas 
si  nouveau  qu'il  paraît.  A  remonter  seulement  jusqu'à  la  Révolu- 
tion de  1789,  lorsque  la  France,  à  peu  près  folle,  sous  le  mirage 
d'une  fausse  liberté,  se  précipite  aux  plus  terribles  aventures,  le 
Pape  de  Rome,  debout  sur  son  observatoire  du  Vatican,  garde  sa 
clairvoyance  et  son  sang-froid. Cette  déclaration  des  droits  de  l'homme 
et  du  citoyen,  que  l'infatuation  française  salue  comme  un  nouvel 
Evangile,  comme  l'illumination  d'une  nouvelle  Pentecôte,  lorsqu'on 
veut  l'imposer  à  Avignon,  Pie  VI  la  repousse  comme  contraire  fiu 
bien  de  la  société.  Cette  constitution  civile  du  clergé, schismatique  au 
premier  chef , que  des  évêques  eux-mêmes  conseillent  au  roi  de  signer, 
Pie  VI  la  réprouve  et,  par  sa  réprobation, sauvera  demain  la  France. 
Napoléon,  qui  est  la  Révolution  faite  homme,  veut  imposer  son  des- 
potisme d'omniarque  à  l'Eglise  :  Pie  Vil  repousse  ce  rêve  et  sauve 


HOME    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DKS    SCIENCES  183 

la  France  de  l'obsession  napoléonienne.  Les  sociétés  secrètes  enve- 
loppent le  monde  de  filets  invisibles  et  préparent  le  bouleversement 
de  toutes  les  nations  ;  Léon  XII  signale,  aux  souverains  et  aux  peu- 
ples, le  complot  des  sociétés  secrètes.  Lamennais,  sans  penser  à  mal, 
s'est  imaginé  que  le  libéralisme  serait  une  arme  efficace  pour  déjouer 
les  trames  des  tribuns  ;  Grégoire  XVI  déchire,  d'une  main  vigou- 
reuse, ce  tissu  de  puériles  illusions,  compromettantes  pour  la  juste 
doctrine  et  pour  l'ordre  public.  La  Révolution,  hier  cachée  dans  les 
sociétés  secrètes,  est  montée  aujourd'hui  sur  les  trônes  et  menace  la 
puissance  temporelle  des  Papes.  Pie  IX,  pendant  trente-deux  ans, 
résiste,  avec  une  vaillance  intrépide  et  une  admirable  clairvoyance, à 
tous  les  assauts  de  la  Révolution  couronnée.  Après  avoir  enlevé  au 
Pape  le  patrimoine  de  Saint-Pierre,  la  Révolution,  par  une  nouvelle 
manœuvre,  pour  renverser  l'autorité  spirituelle  du  Pontife  Romain, 
ébranle  toutes  les  bases  de  la  philosophie  et  de  l'économie  sociale  ; 
elle  veut  ruiner  l'ordre  de  la  nature  pour  empêcher  l'ordre  de  grâce 
de  se  tenir  debout.  A  cette  nouvelle  phase  du  complot  séculaire,  ce 
sont  encore  les  Pontifes  de  Rome  qui  vont  tenir  tète  à  l'ennemi.  Dans 
l'histoire  contemporaine,  en  présence  des  attaques,  cachées  ou  pu- 
bliques, directes  ou  indirectes,  des  esprits  infernaux,  rien  ne  frappe 
davantage  l'homme  qui  réfléchit,  que  la  divine  bienfaisance  de  la 
Chaire  du  Prince  des  Apôtres.  C'est  sur  ce  trône  que  le  Verbe  de 
Dieu  tient  ses  assises  et  rend  ses  oracles. 

26°  Le  relèvement  de  la  philosophie.  —  Les  actes  pontificaux, 
pour  le  relèvement  de  la  philosophie,  attirent  ici  notre  attention. 
Pie  IX,  sans  s'occuper  spécialement  de  la  scolastique,  ne  cesse  d'en- 
courager la  restauration  traditionnelle  et  chrétienne.  Dans  un  bref  à 
l'archevêque  de  Munich,  en  1862,  il  définit  ainsi  son  rôle:  «  La 
raison  demeure  capable  d'acquérir  un  grand  nombre  de  vérités,  d'en 
démontrer  d'autres  que  la  foi  aussi  propose  à  notre  croyance,  par 
exemple  l'existence  de  Dieu,  sa  nature,  ses  attributs  ;  de  justifier  ces 
vérités,  de  les  défendre  et  de  préparer  ainsi  la  voie  à  une  adhésion 
plus  parfaite  aux  dogmes  contenus  dans  la  foi  divine.  Elle  peut 
même  nous  faire  pénétrer  plus  profondément  dans  certaines  vérités 
plus  cachées  que  la  foi  nous  révèle.  Telles  sont  les  fins  que  doit 


184  PONTIFICAT   DE    LÉON    Xlll 

poursuivre  l'austère  et  noble  science  de  la  philosophie.  »  En  1864. 
dans  le  Syllabus  annexé  à  TEncyclique  Quanta  cura,  le  Pape  con- 
damne les  principales  erreurs  des  rationalistes,  des  positivistes,  des 
panthéistes,  des  faux  libéraux  et  défend  expressément  la  scolastique 
et  sa  méthode.  D'après  le  Syllabus,  en  effet,  «  il  est  faux  que  les  prin- 
cipes et  la  méthode  selon  lesquels  les  anciens  scolastiques  ont  cultivé 
la  théologie  ne  répondent  pas  du  tout  aux  nécessités  de  notre  temps 
et  au  progrès  des  sciences.  —  Il  est  faux  qu'on  doive  traiter  les  ma- 
tières philosophiques  sans  tenir  aucun  compte  de  la  révélation  surna- 
turelle. »  En  1870,  écrivant  au  neveu  de  Sanseverino,  Pie  IX  disait  : 
«  Les  grands  travaux  entrepris  par  votre  très  docte  parent  pour  la 
restauration  de  la  vraie  philosophie  et  son  application  à  former  le 
jeune  clergé  dans  les  principes  de  la  saine  doctrine  religieuse,  sont 
connus  de  tout  le  monde.  Nous  les  apprécions  d'autant  plus  que  nous 
avions  l'auteur  en  très  haute  estime.  Nous  acceptons  très  volontiers 
la  collection  de  ses  œuvres  que  vous  nous  avez  présentée  ;  d'autant 
plus  que  son  grand  traité  sur  la  philosophie,  interrompu  par  sa  mort, 
parait  maintenant  en  entier,  grâce  au  soin  de  l'un  de  ses  anciens 
élèves,  le  prêtre  Nonzio  Signoriello.  »  Un  pape  qui  s'occupe  de  l'édi- 
tion d'un  livre  de  philosophie,  rien  ne  montre  mieux  le  prix  qu'il  y 
attache. 

Le  cardinal  Riario  Sforza  avait  fondé,  à  Naples,  une  académie  de 
St-Thomas.  Pie  IX  lui  adresse  un  bref  d'approbation.  «  Il  ne  peut 
être  douteux  pour  personne,  dit  le  Pontife,  que  si  l'on  remet  en 
honneur  cet  enseignement  dont  l'abandon  a  été  la  source  de  tant 
de  maux,  l'on  arrive  à  extirper  le  mal  jusqu'à  sa  racine  et  à  guérir 
le  monde.  Ce  résultat  ne  sera  atteint  par  aucun  moyen  plus  efficace 
que  parla  doctrine  de  S.  Thomas,  qui  a  su  ramener  toutes  les  scien- 
ces à  des  principes  inébranlables,  disposer  très  clairement  toutes  les 
matières,  les  développer  et  les  présenter  de  telle  sorte  qu'il  n'y  a  au- 
cune vérité  à  laquelle  il  ne  conduise,  aucune  erreur  qu'il  n'apprenne 
à  terrasser,  en  fournissant  les  meilleures  armes.  » 

En  1874,  le  P.  Gornoldi,  Travaglini  et  autres  fondaient,  à  Bologne, 
une  académie  de  St-Thomas.  «  C'est  avec  joie,  dit  Pie  IX,  que  nous 
voyons  les  membres  de  cette  société  s'engager  à  défendre  les  princi- 


ROMK    CAPITALE    DES    ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  185 

pes  du  Docteur  Angélique,  tant  sur  l'union  de  l'âme  intellective  avec 
le  corps  humain,  que  sur  la  forme  substantielle  et  la  matière  pre- 
mière. Certes  ce  n'est  pas  autrement  qu'il  sera  possible  de  réparer 
le  dommage  causé  à  la  religion  et  à  la  science  par  le  matérialisme, 
de  dégager  la  science  elle-même  du  labyrinthe  des  erreurs  de  ce  sys- 
tème. »  A  partir  de  187G,  l'Académie  de  Bologne  publiait  une  revue 
catholique,  fondue  depuis  avec  la  Scuola  cattolica  de  Milan.  Enfin 
Pie  IX  soutenait  le  P.Liberatore,  ce  patriarche  de  la  nouvelle  scolas- 
tique  ;.  il  faisait  insérer,  dans  ia  Civilta  cattolica,  des  études  criti- 
ques contre  Descartes,  Malebranche,  Kant,  Gerdil,  Lamennais,  Ros- 
mini  et  Gioberti. 

Dans  le  même  temps,  la  philosophie  scolastique  était  restaurée  en 
France.  Plusieurs  séminaires  l'avaient  graduellement  adoptée.  En 
1868,  le  concile  de  Poitiers  recommandait  f<  de  restaurer  la  doctrine  de 
S.  Thomas,  de  l'enseigner  selon  la  méthode  des  scolastiques,  comme 
la  plus  apte  à  faire  acquérir  aux  jeunes  élèves  une  science  solide,  en 
les  mettant  à  même  de  réfuter  victorieusement  les  erreurs.  »  Peu 
d'années  après,  le  cardinal  Pie  fondait  une  faculté  de  théologie  à 
Poitiers  ;  il  y  appelait  les  pères  Schrader,  Wilmers,  Bottala.  Ce  qui 
prouve  le  plus  en  faveur  de  cette  faculté,  c'est  que  le  gouvernement 
franc-maçon  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de  la  détruire. 

27°  La  résolution  de  Léon  XIII.  —  La  résolution  de  Léon  XIII 
devait  hâter  cette  révolution,  ou  plutôt  ce  sage  retour  aux  traditions 
de  la  saine  philosophie.  Confiné  trente  ans  à  Pérouse,  le  cardinal 
Pecci  s'était  attaché  rigoureusement,  intelligemment  et  obstinément, 
à  l'étude  des  œuvres  de  S.  Thomas  ;  il  avait  voulu  en  pénétrer  le 
sens  profond,  en  synthétiser  les  doctrines  et  les  inculquer  avec  force. 
En  1858,  il  avait  fondé,  à  Pérouse,  une  académie  thomiste.  En  1875, 
il  demandait  à  Pie  IX  de  nommer  S.  Thomas  patron  des  écoles  catho- 
liques. En  1878,  monté  sur  le  trône  pontifical,  il  signalait  les  points 
sur  lesquels  devait  porter  la  restauration  intellectuelle  et  morale 
du  monde.  «(  Plus  les  ennemis,  dit-il,  font  de  vigoureux  efforts  pour 
proposer,  aux  hommes  peu  instruits  et  surtout  aux  jeunes  gens,  des 
opinions  qui  obscurcissent  les  esprits  et  corrompent  les  mœurs,  plus 
nous  devons  déployer  d'énergie  pour  mettre  en  œuvre  une  méthode 


186  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

d'éducation  apte  et  solide,  encore  bien  plus  pour  faire  en  sorte  que 
cette  éducation  elle-même,  soit  dans  les  lettres,  soit  dans  les  sciences, 
ait  une  entière  conformité  avec  la  foi  catholique  ;  et  surtout  dans  la 
philosophie^  de  laquelle  dépend  en  grande  partie  le  développement 
normal  des  autres  sciences,  qui  ne  tend  point  à  renverser  la  révé- 
lation divine,  mais  plutôt  à  lui  frayer  la  voie  ;  cette  science,  nous 
devons  la  défendre  contre  ceux  qui  l'attaquent,  ainsi  que  nous  l'ont 
montré,  par  leurs  exemples  et  par  leurs  écrits,  le  grand  S.  Augus- 
tin, le  Docteur  Angélique  et  tous  les  maîtres  de  la  sagesse  chré- 
tienne. » 

L'année  suivante,  Léon  XIII  publiait  l'Encyclique  y^terni  Patris, 
la  grande  charte  de  la  philosophie  chrétienne.  Pour  restaurer  cette 
philosophie,  Léon  XIII  réclame  le  retour  à  la  scolastique,   à  ses 
doctrines,  à  ses  méthodes  et  même  à  sa  langue.  Mais  il  ne  faut  pas 
entendre   cette   recommandation  dans  un  sens  étroit.  S.  Thomas 
d'Aquin  est,  sans  doute,  un  grand  maître,  mais  il  ne  faut  pas  faire 
des  œuvres  de  S.  Thomas  une  prison.  S.  Thomas  a  des  points  de 
doctrines  où  il  peut  se  contester  et  se  corriger.  La  preuve  que  tout 
n'y  est  point  parfait,  ni  sans  péril,  c'est  que,  des  disciples  de  S.  Tho- 
mas, comme   Gampanella  et  Jordan  Bruno,    sont  tombés,   dès  le 
xv^  siècle,  dans  de  monstrueuses  erreurs.  Léon  XIII  veut  qu'on  re- 
çoive toute  pensée  sage  et  toute  découverte  utile,  d'où  qu'elle  vienne; 
il  ne  recommande  point  ce  que  les  scolastiques  ont  pu  rechercher 
avec  trop  de  subtilité  ou  affirmer  inconsidérément  et  enseigner  de  peu 
conforme  aux  doctrines  éprouvées  des  âges  suivants.  Mais  il  blâme 
ceux  qui,  dédaignant  le  patrimoine  de  l'antique  sagesse,   aiment 
mieux  innover  que  d'ajouter  des  choses  nouvelles   aux  anciennes 
pour  les  perfectionner.  En  un  mot,  Léon  XIII   veut  qu'on  dégage, 
de  toutes  les  œuvres  de  la  scolastique,  une  philosophie  aussi  complète 
qu'elle  peut  l'être,  aussi  parfaite  que  le  permet  la  force  de  la  raisoi> 
chrétienne,  aussi  bienfaisante  que  doit  l'être,  dans  les  sphères  de  la 
philosophie,  la  pure  vérité. 

Depuis  1850,  le  mouvement  de  retour  à  S.  Thomas  s'était,  plus  ou 
moins,  accusé  partout.  A  partir  de  l'Encychque  du  Pape,  une  im- 
pulsion si  décidée  brisa  tous  les  obstacles   qui   pouvaient  subsister 


ROME  CAPITALE  DES  ÉCOLES  ET  DES  SCIENCES       187 

encore.  Depuis  lors,  la  vieille  philosophie  catholique  n'a  cessé  de 
s'affirmer  avec  plus  de  puissance,  d'abord  dans  les  séminaires,  puis 
dans  les  universités.  En  1879,  le  Pape  fondait  à  Rome,  pour  toute 
l'Eglise,  une  Académie  deSt-Thomas,  composée  de  trente  membres. 
En  1880,  il  fondait  à  Louvain,  une  chaire  de  philosophie,  puis  un 
Institut  philosophique  En  1882,  il  s'élevait  contre  les  erreurs  de 
Rosmini  et  les  dénonçait  comme  obstacles  au  triomphe  de  la  vraie 
philosophie.  A  cette  date,  cinq  Universités  étaient  fondées  en  France, 
une  à  Washington,  une  à  Fribourg,  avec  attache  aux  doctrines  de 
S.  Thomas.  Une  société  de  St-Thomas  d'Aquin  était  également  fon- 
dée à  Paris  ;  la  philosophie  scolastique  avait  une  chaire  à  l'Institut  ca- 
tholique et  une  autre  en  Sorbonne.  Les  professeurs  de  philosophie  qui 
n'avaient  pas  été  formés  dans  les  principes  de  l'Ecole,  y  vinrent  spon- 
tanément et  complètement;  des  philologues,  des  physiologistes,  des 
critiques,  des  physiciens  ne  restèrent  pas  en  dehors  de  ce  mouvement. 
Le  premier  effet  de  ce  retour  fut  l'expurgation  de  la  pensée  pubH» 
que,  le  rejet  du  cartésianisme,  du  traditionnalisme,  de  l'ontolo- 
gisme  et  de  tous  les  systèmes  faux  ou  insuffisants  qui  avaient  sur- 
pris la  pensée  du  clergé  français.  «  On  peut  dire,  conclut  Elie  Blanc, 
que  les  doctrines  philosophiques  de  l'Ecole  gagnent  tous  les  jours  de 
nouveaux  adhérents,  se  fortifient  dans  l'opinion,  prétendent  déjà  à 
un  accord  nouveau  et  supérieur  de  toutes  les  connaissances  humai- 
nes avec  la  foi  ;  elles  préparent  ainsi  une  ère  de  relèvement,  une 
nouvelle  période  de  progrès  intellectuel  et  de  paix  sociale.  Au  con- 
traire, la  philosophie  incrédule  ne  cesse  de  s'émietter  et  de  se  dissou- 
dre, tout  en  amassant  de  riches  matériaux,  dont  sa  rivale,  qui,  seule, 
est  immortelle  comme  la  vérité,  ne  tardera  pas  peut-être  à  devenir 
l'héritière  »  {op.  cit.). 

28*^  Le  triomphe  de  la  scolastique.  — L'action  successive  de  Pie  IX 
et  de  Léon  XIII  a  donc  préparé,  dans  l'Eglise  et  dans  le  monde,  le 
triomphe  de  la  scolastique.  Le  monde,  sauf  exception,  n'y  vient  pas 
encore  ;  il  se  Hvre  plutôt  ù  l'esprit  de  dissolution  où  le  pousse  sa  ma- 
lignité. Tous  les  problèmes  les  plus  ardus  s'y  posent  à  la  fois  :  origi- 
nes et  fins  dernières,  Dieu  créateur  et  rédempteur,  la  révélation,  le 
surnaturel,  les  bases  de  la  famille,  de  la  propriété,  de  la  liberté,  de 


i88  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

Tordre  social,  civil,  politique  et  économique  :  tous  ces  problèmes 
s'agitent  avec  passion,  se  résolvent  dans  les  sens  les  plus  divers.  Les 
erreurs  et  les  négations  se  glissent  partout,  mais  ne  peuvent  abou- 
tir à  rien.  Il  faudra  bien,  pour  le  salut  du  monde,  que  les  problèmes 
se  résolvent  selon  la  vérité,  le  droit  et  la  justice.  Le  monde  ne  veut 
pas  périr  encore,  par  son  propre  crime.  Un  jour  vient  où  les  idées- 
forces  reprendront  leur  empire  ;  où  il  se  trouvera  des  raisons  assez 
intrépides,  des  caractères  assez  forts  pour  les  pousser  jusqu'à  leurs 
dernières  conséquences  et  assurer  leur  crédit.  Des  philosophes,  s'ils 
ne  peuvent  pas  assumer  cette  tâche,  peuvent  du  moins  en  préparer 
les  ouvriers  nécessaires. 

L'Eglise  est  le  royaume  de  Dieu  sur  la  terre  ;  elle  est  le  royaume 
des  trois  augustes  personnes  de  la  sainte  Trinité  ;  [elle  est  Tempire 
de  la  vérité,  de  la  lumière,  de  Tamour  et  de  la  puissance  surnatu- 
relle. Si  le  monde  se  perd,  TEglise  a  la  grâce  nécessaire  pour  le 
sauver.  L'Eglise  seule  connaît  tous  les  mystères  et  possède  les  secrets 
de  toutes  les  solutions.  Sur  les  constructions  philosophiques  qui  ser- 
vent de  base  à  l'ordre  humain  et  social,  les  Pères  de  FEglise  ont  en- 
seigné tout  ce  qu'il  faut  savoir  ;  les  docteurs  de  la  scolastique  l'ont 
synthétisé  avec  une  superbe  assurance.  C'est  un  devoir  et  un  bon- 
heur, pour  nous,  de  saluer  les  maîtres  contemporains,  glorieux  hé- 
ritiers et  nobles  hérauts  de  leurs  doctrines. 

En  Italie,  nous  avons  déjà  nommé  Sanseverino,  Liberatore,  Zi- 
ghara,  Signorelli,  Gornoldi,  Gonti,  Talamo  ;  nous  pouvons  citer  tous 
les  professeurs  du  collège  Romain.  En  Espagne,  le  cardinal  Zéphy- 
rin  Gonzalès,  Orti  y  Lara,  Hernandez  y  Fajarnès,  le  P.  Mendive, 
^t,  en  général,  les  Pères  Jésuites  et  Dominicains  professent  à  l'envi 
les  doctrines  de  l'Ange  de  l'Ecole  ;  citons  encore  Martinez  de  Gepeda 
et  don  Sarda  y  Salvany.  En  France  Sauvé,  Bourquard,  BuUiot,  de  Ré- 
gnon, Gardair,  DometdeVorges  se  piquent  de  répondre  à  l'appel  des, 
Souverains  Pontifes  ;  un  sulpicien,  Farges,  n'a  pas  consacré  moins 
de  neuf  volumes  à  toutes  les  questions  de  philosophie,  étudiées  à  la 
lumière  des  œuvres  de  S.  Thomas  et  d'Aristote.  G'est  un  beau 
sujet  et  un  grand  horizon  ;  mais,  malgré  sa  grandeur,  il  est  encore 
étroit,  Ges  deux  grands  génies  n'ont  pas  pu  tout  dire  ;  il  y  en  a 


'à 


ROME    CAPITALE    DES   ÉCOLES    ET    DES    SCIENCES  189 

d'autres,  depuis.  S'asservir  à  quelqu'un,  c'est  peu  philosophique  ; 
c'est  s'exposer  à  solliciter  des  textes  et  ;\  méconnaître  de  justes  doc- 
trines. En  Allemagne,  les  disciples  de  S.  Thomas  et  ses  interprètes 
illustres  sont  légion.  Depuis  le  P.  Kleutgen,  il  faut  citer  le  docteur 
Stœckel,  Guthberlet,  les  apologistes  Hcttinger,Weiss  et  le  P.  Ehrlé  ; 
les  Jésuites  Pesch,  Mayer,  Gathrein,  Lemkuhl.  En  Belgique,  nous 
avons  déjà  cité  le  cardinal  Mercier,  de  professeur  devenu  archevê- 
que. En  Autriche,  l'Université  de  Salzbourg  a  des  titres  à  la  re- 
connaissance de  l'histoire.  En  Hollande,  le  P.  Groot  a  été  chargé 
d'enseigner  la  philosophie  de  S.  Thomas  à  l'Université  d'Amster 
dam.  En  Suisse,  outre  l'Université  de  Fribourg,  il  existe,  à  Lucerne 
une  société  de  St-Thomas.  En  Amérique,  où  il  ne  manque  pas  d'es- 
prits excessifs,  il  faut  citer  le  P.  Zahm,  auteur  d'études  remarqua- 
bles sur  l'ancienneté  de  l'homme  et  sur  les  rapports  de  la  science 
avec  la  foi. 

«  Toutefois,  dit  l'abbé  Blanc,  ces  succès  de  la  philosophie  sco- 
lastique  ne  sont  guère  que  des  débuts  et  des  espérances.  Le  monde 
de  la  pensée,  considéré  dans  son  ensemble  :  lettres,  arts,  science, 
politique,  gravite  encore  autour  d'autres  principes,  il  obéit  à  d'autres 
forces,  La  philosophie  nouvelle,  en  dehors  du  clergé,  ne  s'est  em- 
parée que  d'un  petit  nombre  d'esprits  ;  elle  ne  s'imposera  à  tous  que 
par  des  institutions  et  des  œuvres  :  écoles  savantes,  journaux  et  au- 
tres périodiques,  bibliothèques,  encyclopédies,  associations  puissan- 
tes, intellectuelles  et  morales  qui  seront  peut-être  les  assises  d'une 
société  nouvelle,  si  la  présente,  où  nous  sommes  tous  menacés,  doit 
se  transformer  (1).  »  Ecartons  ce  doute  et  osons  en  faire  une  espé- 
rance. 

29°  Elie  Blanc.  —  L'auteur  auquel  nous  empruntons  cette  cita- 
tion, est  lui-même  un  philosophe  auquel  l'histoire  doit  rendre  un 
expUcite  hommage. 

Elie  Blanc,  né  à  Tain  (Drôme)  en  1846,  avait  suivi,  avec  une  rare 
distinction,  dans  les  séminaires  de  son  diocèse,  le  cours  d'études  sa- 
cerdotales, et  promu  au  sacerdoce, avait  été  nommé  vicaire  de  la  cathé- 

(1]  Histoire  de  la  philosophie,  t.  III,  p.  601  . 


190  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

drale  de  Valence.  Vicaire,  il  s'avisa  de  composer  et  de  publier,  chez 
Palmé,  à  ses  frais,  un  exposé  de  la  synthèse  des  sciences,  avec  ta- 
bleaux. Si  l'évèque  avait  été  un  minime,  il  se  fût  contenté  de  ne  pas 
lire  cette  brochure,  ou  d'en  rire  pour  n'en  point  parler.  L'évèque, 
c'était  Charles  Gotton,  lut  cet  écrit  d'un  jeune  vicaire  et  estima  qu'une 
intelligence  si  distinguée  devait  être  poussée  plus  loin  et  portée  plus 
haut.  Blanc  fut  envoyé  à  l'Université  théologique  de  Poitiers,  fondée 
par  le  cardinal  Pie.  Là,  sous  la  discipline  de  Schrader  et  de  quelques 
autres  professeurs  d'élite,  dans  la  compagnie  du  chanoine  Maynard 
et  de  l'évèque  d'Anthédon,  le  jeune  vicaire  se  plongea  dans  tous  les 
abîmes  de  la  science  et  se  sentit  de  force  à  en  affronter  les  mystères. 
A  mesure  qu'il  étudiait,  il  agrandissait  son  âme  et  décuplait  sa  puis- 
sance. Au  terme  de  ses  études^  il  allait  prendre  son  doctorat  à  Rome, 
et, rentré  en  France  avec  le  laurier  didactique,  il  était  nommé  en  d878 
professeur  de  philosophie  scolastique  à  l'Ecole  de  théologie  que  les 
évèques  fondaient  à  l'Université  catholique  de  Lyon.  En  1894,  il  avait 
demandé  avec  instance  qu'on  fondât,  à  Lyon,  un  Institut  philoso- 
phique, comme  à  Louvain.  Faute  de  ressources,  faute  de  professeurs 
et  peut-être  faute  de  grandeur  d'esprit,  ce  vœu  ne  fut  pas  exaucé  et 
la  chaire  de  Blanc  resta  solitaire.  Mais,  s'élevant  seul,  Elie  Blanc 
sut  suppléer,  par  les  ressources  de  son  merveilleux  esprit,  à  l'insuf- 
fisance numérique  de  son  enseignement.  Evidemment,  c'est  là, 
dans  cette  solitude,  que  Dieu  le  voulait  et  il  est  heureux  que  les 
supérieurs  l'aient  laissé  dans  cette  espèce  de  désert,  là  où  il  pouvait 
le  mieux  exercer  son  talent.  Si  nous  entreprenions  de  dresser  une 
synthèse,  même  abrégée,  des  œuvres  de  l'abbé  Blanc,  si  bref  qu'en 
pût  être  le  compte  rendu,  le  lecteur  nous  taxerait  peut-être  d'exagé- 
ration. Pour  ne  pas  nous  exposer  à  cette  disgrâce,  nous  citons  tout 
simplement  le  catalogue  des  œuvres  de  notre  philosophe  : 

Traité  de  philosophie  scolastique,  précédé  dun  vocabulaire  delà  philo- 
sophie scolastique  et  de  la  philosophie  contemporaine.  Ouvrage  honoré 
d'un  Bref  de  S.  S.  Léon  XIII.  3  vol.  in-16  de  xcix-604,  608,  672  pp. 

Histoire  de  la  philosophie  et  particulièrement  de  la  philosophie  contempo- 
raine. 3  vol.  in-16  de  656,  660,  656  pp. 

Manuale  philosophiœ  scholasticœ.  2  vol.  in-8  d'environ  400  pp. 


ROME    CAPITALE    DES    ÉCOLKS    ET    DES    SCIENCES  191 

Etudes  sociales,  précédées  de  TEncy clique  Sur  la  condition  des  ouvriers. 
In-16  de  473  pp. 

Le  salut  social  par  les  cités  chrétiennes.  In-16  de  218  pp. 

Dictionnaire  alphabétique  et  analogique  de  la  langue  française,  à  l'usage 
des  écoles,  illustré. 

Petit  dictionnaire  logique  de  la  langue  française  (dans  lequel  les  défini- 
tions sont  rangées  selon  Tordre  logique). 

Morale  et  sagesse  pratique  en  proverbes.  ïn-8  illustré  de  300  pp. 

Mélanges  philosophiques  (1897-1900).  Gr.  in-8  de  400  pp. 

Opuscules  philosophiques  :  Un  spiritualiste  sans  Dieu.  Examen  de  la  phi- 
losophie de  M.  Vacherol.  In-8  de  140  pp.  —  Théorie  du  libre  arbitre.  In-8 
de  100  pp.  —  Les  nouvelles  bases  de  la  morale  d'après  M.  Spencer.  Exposi- 
tion et  réfutation.  —  Une  leçon  de  philosophie  tirée  du  langage. 

Dictionnaire  de  philosophie  ancienne,  moderne  et  contemporaine,  fori  vol. 
in-4°,  couronne,  de  1280  col.  ou  640  pages. 

Dictionnaire  universel  de  la  pensée,  alphabétique,  logique  et  encyclopédi- 
que. Classification  naturelle  et  philosophique  des  mots,  des  idées  et  des 
choses.  2  vol.  gr.  in-8,  à  2  col.  (77  lignes)  de  800  pp.  chacun. 

Répertoire  des  auteurs  et  des  outrages  contemporains  de  langue  française 
ou  latine,  suivi  d'une  table  méthodique  d'après  l'ordre  des  connaissances. 
Avec  la  collaboration  de  M.  Vaganay,  bibliothécaire  de  l'Université  catho- 
lique de  Lyon.  Environ  4.000  noms,  20  000  ouvrages.  In-8  de  513  pp. 
compactes. 

Somme  des  connaissances  humaines .  Encyclopédie  chrétienne  et  française 
du  XX*^  siècle,  rédigée  d'après  le  plan  du  «  Dictionnaire  universel  de  la 
pensée  » ,  —  Cette  collection  encyclopédique  comprendra  100  volumes  ou 
fascicules  in-8  écu  de  160  pp.  au  minimum.  Les  50  premiers  traitent  des 
diverses  connaissances  ;  les  30  suivants  sont  consacrés  à  1  histoire  ;  les 
20  derniers  à  la  géographie.  La  couverture  de  chaque  fascicule  porte  le 
plan  général  de  l'œuvre.  —  Volumes  publiés  :  Jésus-Christ  et  les  autres 
personnages  de  l'Evangile.  Origines  de  V Eglise  (57'=  volume  de  la  collection), 
270  pp.  —  Synthèse  des  connaissances  humaines  :  science  et  lettres  (11^  vol.), 
206  pp.  —  Art  :  beaux- arts.  Arts  de  la  lutte.  Sport.  Jeux  (12*  vol.),  166  pp. 

—  Du  bonheur  et  de  la  condition  sociale.  Hiérarchie  ecclésiastique  et  civile 
(24^  vol.),  235  pp.  —  De  l'éducation  et  de  la  culture  (25^  vol.).  —  De  l'in- 
dustrie :  du  commerce  et  du  transport  (26®  vol.). 

La  Foi  et  la  Morale  chrétiennes.  Exposé  apologétique.  In-32  de  256  pp. 

—  Ouvrage  de  propagande. 

Au  siècle  dernier,  en  France,  un  certain  nombre  de  simples  prê- 
tres, livrés  à  des  études  solitaires,  ont  su  donner  à  leur  humble  presby- 


192  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

tère,  le  relief,  parfois  rillustration  du  haut  savoir.  Quand  l'histoire 
littéraire  de  France  viendra  au  vingtième  siècle,  elle  devra  classer 
Elle  Blanc  parmi  les  interprètes  fidèles  de  S.  Thomas,  parmi  les  ora- 
cles de  la  néo-scolastiquc. 

L'Eglise,  spécialement  par  ses  écoles,  est,  dans  le  monde,  une 
source  intarissable  de  lumière  divine  et  de  sagesse  humaine  ;  elle  esty 
pour  les  peuples,  un  foyer  permanent  de  résurrection  et  de  vie  ;  elle 
est  Tâme  de  l'histoire.  Les  nations  prospèrent  dans  la  proportion  de 
leur  attachement  à  l'Eglise  et  à  Jésus-Christ,  le  roi  invisible  des  siè- 
cles. Dès  qu'elles  s'en  éloignent,  elles  souffrent  ;  et  si  elles  s'en  déta- 
chent, elles  ne  tardent  pas  à  périr.  Le  Rédempteur  des  âmes  est 
aussi  le  sauveur  des  nations. 

§  II.  —  LA  SCIENCE  CATHOLIQUE  EN  FRANCE 

1°  Evolution  de  la  science.  —  Clergie  est  synonyme  de  science  ; 
la  science  est  une  appartenance  du  sacerdoce  ;  le  trésor  qui  doit  la 
recueillir,  c'est  la  lèvre  du  prêtre.  L'Ecriture  ne  dit  pas  que  ce  tré- 
sor doit  se  garder  dans  l'esprit  et  dans  le  cœur  du  prêtre  :  c'est  sur 
ses  lèvres  qu'elle  en  place  le  dépôt,  comme  pour  indiquer  que  la 
toute-puissance  du  discours  doit  appartenir  au  ministre  de  Jésus- 
Christ.  Aucun  pays,  plus  que  la  France,  n'a  réalisé  ces  maximes. 
Dès  le  IV®  siècle,  c'est  un  proverbe  en  Occident  que  la  sapience  réside 
en  Gaule  :  In  Galliâ  Sapientia.  C'est  dans  ses  écoles  monastiques, 
épiscopales  et  presbytérales  qu'il  faut  en  découvrir  le  foyer.  A  Char- 
lemagne-,  elle  commence  à  rayonner  avec  éclat.  Depuis  elle  a  tracé, 
en  histoire,  un  sillon  lumineux  qui  resplendit  sur  le  monde.  A  partir 
du  XVII®  siècle,  des  individualités  puissantes  continuent  d'en  répan- 
dre la  lumière,  en  reculant  les  murs  de  l'école.  Puis,  il  y  a  comme 
un  petit  fléchissement  et  une  éclipse  momentanée.  Depuis  la  Révo- 
lution, après  quelques  lustres  de  vie  cachée,  surtout  depuis  le  cri  de 
détresse  poussé  par  Lamennais,  on  voit  dans  toutes  les  arènes,  des 
prêtres  et  des  évêques  travailler  à  une  magnifique  restauration  des 
sciences,  d'après  les  consignes  de  Rome.  C'est  la  gloire  du  xix®  siè- 
cle d'avoir  effectué  ou  à  peu  près  cette  restauration.  Le  pontificat 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FHANCE  193 

de  Pie  IX  en  a  recueilli  la  gloire  ;  le  pontificat  de  Léon  XIII  n'a  plus 
qu'à  en  continuer  les  irradiations.  C'est  le  devoir  et  l'honneur  de 
riiistoire  ecclésiastique  de  recueillir  les  noms  des  savants  et  de  ren- 
dre hommage  }\  leurs  œuvres,  pour  en  offrir,  aux  générations  sub- 
séquentes, l'exemple  et  la  leçon. 

Notre  confrère  en  prélature,  Ricard,  a  écrit,  en  plusieurs  volumes, 
la  biographie  dos  grands  évoques  de  France.  Sur  le  sens  du  mot 
grand  appliqué  à  l'épiscopat,  il  y  a  controverse.  A  parler  poliment, 
un  évéque  est  une  grandeur  par  son  caractère  sacré  et  peut  en  être 
une  par  ses  talents,  ses  œuvres  et  ses  services  ;  mais  tous  les  évo- 
ques n'atteignent  pas  réellement  cette  grandeur  suprême.  Les  grands 
évéques  sont  une  élite  ;  et  dans  cette  élite,  il  y  en  a  trois  ou  quatre, 
plus  grands  que  les  autres.  L'histoire  contemporaine  doit  ceindre  de 
cette  auréole  les  fronts  du  cardinal  Gousset,  des  évoques  Plantier,  Pie 
et  Freppel.  Au-dessous  de  ces  évèques,  l'équité  de  l'histoire  doit  re- 
connaître encore  quelque  grandeur  à  beaucoup  d'autres,  et  aussi  à 
quelques  prêtres  et  môme  à  quelques  laïques,  qui  n'ont  pas  pu  être 
évoques.  La  juste  part  des  mérites  est  une  affaire  de  discernement, 
non  de  complaisance.  Pour  le  discerner  équitablement,  il  faut  une  en- 
quête, un  examen,  un  jugement  rendu,  comme  on  dit,  au  poids  du 
sanctuaire. Nous  avons  déjà  payé  ce  tribut  à  plusieurs  ;  nous  voulons 
rendre  le  même  témoignage  aux  Besson,  aux  Meignan,  aux  Bourret, 
aux  Perraud,  aux  Turinaz,  et  surtout  à  l'intrépide  Freppel  ;  nous 
devons  le  rendre  aussi  aux  Méric,  aux  d'Hulst  et  à  leurs  émules  ; 
enlin  à  la  catégorie  d'écrivains  ecclésiastiques  qui  ont  donné  quelque 
lustre  au  pontificat  de  Léon  XIII.  Malheureusement,  dans  cette  pé- 
riode, il  y  a  peu  de -grandeurs  pures  ;  il  y  a,  dans  les  idées,  un  cer- 
tain syncrétisme,  et,  par  ci  par  là,  dans  la  conduite,  quelques  taches. 
L'histoire  n'est  ni  une  satire,  ni  un  panégyrique  ;  elle  doit  dire 
bien  du  bien,  mal  du  mal.  L'historien  n'a  pas  le  droit  de  taire  quel- 
que chose  de  vrai,  ni  de  dire  quelque  chose  de  faux.  Naturellement, 
il  ne  peut  pas  tout  dire  ;  mais  il  doit,  par  le  triage  des  faits  et  leur 
appréciation,  orienter  le  lecteur  dans  la  connaissance  des  "temps. 
D'autant  mieux  que  cette  connaissance  du  passé  est  nécessaire  à 
rintelligence  du  présent.  Il  ne  faut  pas  croire  que  nous  soyons  venus 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xuv  13 


194  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

aux  misères  et  aux  tristesses  actuelles,  sans  nous  être  rendus  coupa- 
bles de  beaucoup  de  défaillances.  Le  présent  est  la  conséquence  du 
passé  ;  la  logique  de  Thistoire  doit  expliquer  cette  longue  et  hypo- 
rite  persécution  qui  remplit  tout  le  pontificat  de  Léon  XIII  ;  et  quoi 
qu'on  en  ait,  il  est  impossible  de  venir  aux  explications  décisives,sans 
découvrir  les  complicités  de  gens  d'égîise,  qui  préparent  contre  TE- 
glise  cette  série  de  monstrueux  attentats. 

2°  Besson.  —  Louis-François-Xavier  Besson  était  ne  en  1821,  à 
Baume-les  Dames,  d'une  famille  d'une  petite  bourgeoisie.  Au  grand 
séminaire  de  Besançon,  il  était  camarade  de  chambre  de  Simon  Jac- 
quenet,  de  cinq  ans  plus  âgé  que  lui.  Simon,  qui  était  sérieux,  pio- 
chait consciencieusement  sa  théologie  ;  Louis,  qui  ne  Tétait  pas,  dis- 
trayait son  compagnon  par  d'incessantes  espiègleries,  et  consacrait 
le  meilleur  de  son  temps  à  la  lecture  d'Horace.  Prêtre,  à  raison  des 
aptitudes  littéraires  dont  il  avait  fait  preuve,  il  fut  nommé  aumônier 
du  collège  de  Gray,  vicaire  de  cette  ville,  puis  vicaire  à  la  Madeleine 
de  Besançon.  Jacquenet  était  alors  professeur  de  dogme  au  grand 
séminaire  de  Besançon  ;  successeur  des  Blanc  et  des  Gousset,  il  ensei- 
gnait, comme  eux,  les  plus  pures  doctrines  de  Rome.  Besson,  gaUican 
comme  un  étourneau,  et  qui  riait  de  tout,  appelait  l'ami  Jacquenet 
et  ses  émules,  des  ultramâtins  et  des  ultramoniés,  ce  qui  est,  sans 
doute,  fort  spirituel.  Pour  pousser  un  peu  plus  sa  pointe,  il  fomenta, 
parmi  les  élèves  de  Jacquenet,  qui  habitaient  en  ville,  une  émeute 
contre  le  professeur.  L'affaire  fit  du  bruit  à  Besançon  ;  l'autorité  dut 
même  sévir  contre  les  auteurs  du  désordre,  L'étourneau  gallican, 
devenu  un  étourneau  hypocrite,  s'en  vint  offrir,  à  Jacquenet,  ses 
compliments  de  condoléances,  mais  à  l'huile  et  au  vinaigre.  Jacque- 
net était  froid  ;  devant  un  tel  cynisme,  il  fut  indigné  ;  reprocha  éner- 
giquement   à  Besson  sa  complicité,  sa  trahison,  puis  le  mit  à  la  porte. 

En  1850,  la  loi  du  15  mars  avait  accordé,  pour  les  écoles  secon- 
daires, la  liberté  d'enseignement.  Le  cardinal  Mathieu,  qui  n'avait 
pas  été  le  premier  à  la  réclamer,  voulut  être  l'un  des  premiers  à  en 
tirer  profit  :  il  établit,  à  Besançon,  le  collège  Saint-François-Xavier 
et  lui  donna,  pour  supérieur,  Louis  Besson  :  c'était  un  bon  choix. 
Besson  avait  du  talent,  était  lettré,  homme  de  goût  et  saurait  diriger 


LA    SCIENCE    catholique:    en    FRANCE  195 

des  études,  former  des  hommes,  concourir  au  bien  de  la  société.  Dès 
ses  débuts  daus  le  ministère,  Besson,  cédant  à  la  vocation  qui  le  pres- 
sait d'écrire,  avait  pui)lié  quelques  opuscules,  de  facture  aisée  et  élé- 
gante. Supérieur  d'un  collège,  il  entreprit  et  publia  bientôt  une  Vie 
des  saints  de  la  Franche-Comté^  en  quatre  volumes.  Une  produc- 
tion, si  considérable  et  si  rapide,  est  une  preuve  de  grande  applica- 
tion au  travail  et  d'une  particulière  fécondité  d'esprit.  C'est  dès  lors 
la  note  de  Besson,  il  écrit  un  volume  ou  deux,  tout  juste  le  temps 
qu'il  faut  pour  les  écrire.  Une  telle  facilité  tient  du  prodige  ;  elle 
s'explique  toutefois  de  deux  façons  :  un  auteur  qui  a  un  principe 
fixe,  un  principe  unique,  élevé  et  surtout  vrai,  peut  écrire  rapide- 
ment si,  fidèle  à  la  logique  de  son  principe,  il  se  borne  à  en  détermi- 
ner les  applications  ;  un  auteur  qui  n'a  pas  de  principe  impératif,  ou 
plutôt  qui  les  admet  tous  sans  discernement,  peut  écrire  aussi  très 
facilement,  parce  que  sa  plume,  la  bride  sur  le  cou,  s'élance,  sans 
souci  de  fidélité, et  sans  crainte  de  contrôle.  Ce  dernier  cas  est  celui 
de  Besson  :  c'est  un  gallican  de  belle  humeur,  un  libéral  sans  fana- 
tisme ;  il  est  toujours  prêt  à  écrire  sur  quel  sujet  l'on  voudra,  sur, 
pour,  contre  et  même  à  côté  ;  il  écrit  aisément,  gaiement  ;  ce  bienheu- 
reux esprit  enfante  le  volume  avec  une  rapidité,  qui  étonne  moins, 
lorsqu'on  le  lit  avec  discernement.  Mais  si  vous  le  lisez  en  homme 
instruit,  en  critique  sérieux,  en  critique  équitable,  alors  il  y  a. beau- 
coup de  déchet  sur  sa  filasse. 

Par  exemple,  dans  sa  Vie  des  Saints  de  Franche-Comté,  parmi 
beaucoup  de  traits  inadmissibles,  il  y  en  a  un  qui  dépasse  toute  me- 
sure :  il  y  a  un  saint  qui  n'a  jamais  existé,  que  Besson  a  inventé 
de  toutes  pièces  et  a  décoré  magnifiquement  de  toutes  les  vertus. 
On  lui  en  a  fait  l'observation  et  le  reproche  ;  il  a  gardé  ce  saint  ima- 
ginaire. Par  exemple,  pour  ne  pas  laisser  son  moulin  tourner  avide, 
il  voulut  écrire  les  vies  de  l'abbé  Busson  et  de  Mgr  Cart  ;  il  voulut 
écrire  leurs  vies,  bien  qu'il  ne  les  connut  ni  d'Eve,  ni  d'Adam.  L'abbé 
Busson  avait  été  précepteur  des  enfants  de  France,  secrétaire  des 
affaires  ecclésiastiques  au  ministère  de  l'instruction  publique  ;  il 
était  devenu,  sans  descendre,  le  confesseur  des  servantes  de  Besançon 
et  y  était  mort.  Cart,  mort  évèque  de  Nîmes,  était  le  François  de 


196  fONTlFlCAT    DE    LÉON    XllI 

Sales  de  la  Franche- Comté,  l'ancien  grand  vicaire  du  cardinal  de 
Rohan.  Ces  deux  portraits  tentèrent  le  pinceau  de  Besson  ;  mais 
d'abord  il  fallait  s'instruire  des  deux  personnages.  Victor  Thiébaud, 
chanoine  de  Besançon,  qui  les  avait  connus  intimement  tous  les 
deux,  était  tout  indiqué  pour  lui  offrir  des  références  ;  il  était  d'ail- 
leurs un  homme  de  discernement,  un  esprit  ferme,  incapable  d'au- 
cune complaisance  sur  le  double  chef  des  doctrines  et  des  faits.  Besson 
vint  le  trouver,  lui  posa  ses  questions,  et  aussitôt  que  Thiébaud  lui 
avait  donné  ses  notes,  s'empressait  de  les  mettre  en  forme,  puis 
venait  les  lire  à  son  cornac.   La  mise  en  œuvre  était  en  beau  style, 
élégante,   charmante,    attirante  ;   il  n'y  manquait   qu'une   chose , 
l'exactitude.   Renan  prétendait  qu'il    faut  solliciter  doucement   les 
textes  ;  Besson,  lui,  n'en  tenait  aucun  compte  et  même  lui  tordait  le 
cou  avec  désinvolture  :  mais  je  ne  vous  ai  pas  dit  cela,  mais  je  vous 
ai  dit  tout  le  contraire,  exclamait  à  chaque  instant  l'abbé  Thiébaud. 
Que  vous  êtes  simple,  répondait  Besson.  La  postérité  s'inquiétera  bien 
de  savoir  si  ce  que  je  dis  est  vrai  ou  faux  ;  pourvu  que  ce  soit  beau, 
tout  est  bien.  Enfui  lettré,  Besson  se  tenait  aux  anciens,  qui  ne  s'oc- 
cupent pas  de  la  vérité  de  leurs  histoires  ;   il   suffît  qu'elles  soient 
élégantes,   plus  ou  moins  morales.  L'exactitude  est  indifférente  au 
résultat. 

Quand  le  cardinal  Mathieu  eut  vendu  aux  Eudistes   le    collège 
St-François-Xavier,  Besson,  sans  place  et  sans  titre,  se  mit  à  prêcher. 
Ce  diable  d'homme  possédait  pour  parler  encore  plus  de  faciUté  que 
pour  écrire  ;  il  pouvait,  sans  préparation,  parler  de  tout  et  partout. 
Telle  était  sa  puissance  d'assimilation,  bien  qu'il  ne  fût  pas  ce  qu'on 
appelle  un  savant^  il  lui  suffisait  d'ouvrir  un  livre,  pour  en  repro- 
duire abondamment  les  doctrines.  Grâce  à  ce  don  merveilleux,  et  au 
don  d'ubiquité,  qu'il  possédait  également,   il  prêchait  des  retraites 
ecclésiastiques,   des  retraites  de  religieuses,  des  neuvaines,  des  tri- 
duums,  de  grandes  fêtes,  des  oraisons  funèbres,  des  allocutions  de 
circonstances.   Ce  n'était  pas  le  robinet  d'eau  tiède,  dont  il  suffit  de 
tourner  la  broche  ;   c'était  vraiment  le  bonhomme,  habile  à  parler. 
Son  prédécesseur  Plantier,  qui  s'y  connaissait,  disait  de  lui  qu'il 
avait  renouvelé  l'oraison  funèbre,  un  peu  éteinte  depuis  Bossuet. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  197 

Mais,  par  exemple,  il  ne  faut  pas  lui  demander  une  intransigeance 
d'orthodoxie,  une  doctrine  ferme,  constante  en  elle-même,  identique 
dans  toutes  ses  manifestations.  On  reprochait  à  un  Ségur  de  man- 
quer d'idées  :  il  répondit,  au  contraire,  qu'il  les  avait  toutes  ;  c'est 
le  cas  de  Besson.  Avec  Térence,  il  eût  pu  dire  de  lui-môme  :  Je  suis 
homme,  et  rien  de  ce  qu'ont  dit  les  hommes  ne  m'est  étranger. 
Toutes  idées  possibles  et  impossibles  sont  dans  sa  tête  ;  elles  s'y 
croisent  et  s'y  entrechoquent  ;  et,  dans  ce  grand  conflit  de  notre 
temps,  s'il  a  pris  parti  contre  la  libre  pensée,  en  faveur  du  spiritua- 
lisme, il  est  plutôt  en  faveur  du  libéralisme,  contre  les  exigences 
impératives  de  la  foi.  C'est  un  mol  esprit,  aux  convictions  de  caout- 
chouc, qui  s'appliquent  à  tout  sans  critique,  pourvu  qu'on  les  étire 
un  peu.  Aujourd'hui  gallican  rétrograde,  demain  louangeant  des 
esprits  d'avant-garde  ;  ici  adversaire  rugueux  des  incohérences  d'à- 
présent  ;  là,  confident  aimable  des  idées  les  plus  hétéroclites,  éga- 
lement prêt,  comme  le  sabre  de  Joseph  Prudhomme,  à  les  louanger 
et  à  les  combattre. 

Le  cardinal  Mathieu  ne  goûtait  pas  beaucoup  Besson  ;  il  le  trou- 
vait trop  peu  contenu,  trop  porté  aux  mauvaises  plaisanteries  et  aux 
jeux  de  mots.  De  plus,  le  cardinal  n'aimait  pas  qu'un  prêtre  écrivît  ; 
et  si,  en  parlant,  il  s'élevait  un  peu  haut,  ce  vol  ne  pouvait  beaucoup 
lui  plaire.  Quand  plusieurs  évêques  parlèrent,  pour  honorer  ses  ser- 
vices, de  nommer  Besson  chanoine  honoraire,  il  y  eut  une  difficulté, 
c'est  qu'il  ne  l'était  pas  k  Besançon.  Alors  le  cardinal  le  nomma  cha- 
noine honoraire,  puis  chanoine  titulaire,  le  prit  pour  son  commensal 
et  lui  confia  les  grandes  stations  de  sa  cathédrale.  Besson  s'en  tira 
très  bien  ;  de  ses  discours,  il  fit  une  exposition  complète  de  la  doc- 
trine catholique,  dont  nous  parlerons  ci-après.  En  1870,  Besson  était 
au  concile  du  Vatican  ;  comme  il  n'avait  rien  à  y  faire,  il  charma 
ses  loisirs  à  glaner  les  potins  des  antichambres.  Ce  genre  d'occu- 
pation était  de  son  goût  et  allait  bien  à  la  causticité  de  son  caractère. 
Colporter  les  ragots  et  les  commérages  dans  les  cercles  et  bureaux 
d'esprit,  il  n'y  manqua  pas.  Mais,  pour  tirer  d'un  même  sac  deux 
montures,  il  en  fit  des  lettres  de  Rome  qui  parurent  anonymes  dans 
les  Annales  de  la  Franche -Comté  et  furent  reproduites  comme  His- 


198  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUl 

toire  du  Concile.  C'était  Thistoire  du  concile,  comme  Gil  Blas  est 
un  livre  de  morale  C'est  une  chronique  sotte  et  méchante  pour  com- 
plaire à  l'opposition,  où  tout  est  pris  à  faux,  sans  ombre  d'intelli- 
gence. C'est  au-dessous  de  tout.  Nous  ne  perdrons  pas  notre  temps 
à  relever  ces  inconvenances  ;  elles  doivent  succomber  sous  la  répro- 
bation du  silence. 

Après  le  concile,  le  Procope  de  Besançon  s'en  revint  en  France  ;  il 
continua  de  prêcher  et  d'écrire.  Dès  lors,  sa  spécialité  fut  d'être  can- 
didat à  tous  les  évêchés  vacants.  Celui  qui  demande  une  mitre,  s'en 
montre  indigne  ;  mais  il  y  a  beaucoup  de  manières  de  demander.  A 
l'avènement  du  ministre  Ollivier,  notre  homme  n'eut  rien  de  plus 
pressé  que  d'offrir,  au  ministre  des  cultes,  la  collection  de  ses  œu- 
vres, avec  une  belle  reliure  et  une  belle  lettre  pour  encenser  le  mi- 
nistre. Ollivier  est  un  homme  intelligent  et  honnête  ;  ce  cadeau  fut 
un  motif  de  plus  pour  écarter  ce  solliciteur,  que  le  ministre  d'ail- 
leurs ne  goûtait  pas  beaucoup.  Le  nonce  Chigi,  à  cause  de  ses  élu- 
cubrations  valétudinaires  sur  le  concile,  avait  mis,  sur  la  candidature 
de  Besson,  un  veto  sans  condition.  L'homme  qui  avait  écrit  à  froid, 
sans  provocation  de  personne,  s'était  montré  indigne  de  l'épiscopat. 
Le  malin  avait  plus  d'une  flèche  à  son  arc.  Econduit  du  ministère, 
il  s'en  fut  à  Rome.  Pie  IX  était  bon  ;  il  agréa  les  excuses  A  la  mort 
du  cardinal,  Besson  fit  l'éloge  funèbre  ;  il  y  glissa  un  compliment  à 
l'adresse  du  duc  d'Aumale  ;  ce  fut  son  papier  pour  l'épiscopat.  En 
1875,  Louis  Besson  était  appelé  à  recueillir  la  succession  de  Fléchier, 
avec  qui  il  a  bien  quelques  traits  de  ressemblance  ;  mais  il  n'en  a 
aucun  avec  Plantier  son  prédécesseur  immédiat.  Les  évêques  se 
suivent,  mais  ne  se  ressemblent  pas  ;  parfois  même  se  placent  aux 
antipodes. 

Alfred  Gilly,  successeur  de  Besson  à  Nîmes,  a  écrit  un  volume  sur 
son  épiscopat,  presqu'au  lendemain  do  sa  mort.  C  est  une  chronique 
anecdotique,  tout  en  éloges,  mais  sans  portée.  Suchet,  de  Besançon, 
a  écrit,  sur  le  môme  Besson,  deux  volumes  d'histoire  ou  soi-disant 
tels.  Ce  sont  des  livres  écrits  sans  discernement,  sans  intelligence, 
sans  ombre  de  connaissance  des  doctrines,  sans  soupçon  de  Tem- 
bryologie  des  erreurs  qui  ont  longtemps  abusé,  puis  perdu  la  France 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FKANCE  199 

OU,  du  moins,  singulièrement  compromis  sa  fortune.  II  faut  que  la 
sympathie  pour  un  ami  et  Tesprit  de  parti  soient  bien  forts  pour  créer, 
de  tels  aveuglements.  Lh  où  il  n'y  a  rien,  la  critique  perd  ses  droits. 

Le  bagage  littéraire  de  Besson  est  très  considérable  :  deux  volumes 
de  notices  biographiques  ;  une  dizaine  de  volumes  d'histoires  con- 
temporaines ;  autant  de  volumes  de  prédication  ;  sept  volumes  d'œu- 
vres  épiscopalcs  ;  et  quelques  mélanges.  Horace  Yernet  aurait  pu 
couvrir  de  peintures  la  rue  de  Rivoli  ;  Louis  Besson  avait  assez  de 
facilité  d'esprit  et  de  zèle  au  travail,  pour  remphr  le  monde  de  ses 
livres.  Une  telle  abondance  ne  suppose  pas  beaucoup  de  profondeur 
dans  le  fond,  ni  beaucoup  de  rigueur  dans  la  forme.  L'ensemble  n'a 
pas  moins,  à  raison  de  sa  spontanéité,  quelque  agrément  et  a  eu, 
dans  son  temps,  quelque  succès.  Je  doute  que  l'avenir  en  fasse  des 
trophées. 

Les  volumes  de  biographie  sont  donc  la  diatonique  de  l'admira- 
tion. Que  le  personnage  biographie  soit  intransigeant,  libéral  ou  in- 
discernable, c'est  toujours  un  héros.  Les  histoires  affectent  la  même 
complaisance  et  s'écrivent  avec  la  même  rapidité.  Besson  écrit  la  vie 
d'un  homme  en  deux  volumes,  avec  autant  de  rapidité  que  s'il  les 
inventait.  Mais  encore,  à  tant  faire  qu'écrire,  il  faudrait  pourtant  un 
peu  d'équité.  Point  ;  Besson  accorde  sa  lyre  et  se  livre  à  ses  exploits 
de  virtuose,  qui  ne  voit,  dans  un  homme,  rien  qu'à  célébrer.  Par 
exemple,  sur  le  cardinal  Mathieu,  qui  avait  été  évêque,  archevêque, 
cardinal,  un  des  papes  du  gallicanisme  en  France,  il  y  avait  à  pren- 
dre et  à  laisser.  A  coup  sûr,  un  tel  homme  avait  bien  ses  mérites, 
ses  vertus  personnelles,  ses  actes  dans  l'Eglise,  dans  l'Etat  et  dans 
le  monde.  Pour  bien  apprécier,  avec  intelligence  et  justice,  il  y  avait 
beaucoup  à  distinguer.  Besson  ne  distingue  rien,  il  loue  tout,  il  loue 
à  outrance,  sans  voir,  au  tableau,  la  moindre  ombre.  Son  ouvrage  est 
le  pendant  de  l'ouvrage  de  Lagrange  sur  Dupanloup  ;  chaque  cha- 
pitre est  une  ode  ;  et  l'ensemble  c'est  le  carnet  séculaire  de  l'épiscopat 
français  au  xix**  siècle. 

Un  discours  se  rencontra,  pour  mettre,  sur  ce  discours,  la  hache 
de  Phocion.  Un  Examen  critique  de  la  vie  du  cardinal  Mathieu  parut 
dans  les  Annales  de  philosophie  catholique  du  P.   Perny  et  d'après 


200  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

ses  notes.  Perny  était  de  Besançon  ;  il  connaissait  à  fond  le  cardinal  ; 
il  avait  rédigé  des  notes  sur  des  faits  spéciaux  ;  le  rôle  de  la  dénéga- 
tion ou  de  Texcuse  n'était  pas  recevable.  Penser  qu  un  auteur,  qui 
connaissait  tous  ces  faits,  plus  ou  moins  répréhensibles,  les  avait,  de 
parti-pris,  passés  sous  silence,  cela  donne  une  faible  idée  de  sa  pro- 
bité littéraire.  Mais  sa  gaieté  d'esprit  n'y  perdait  rien.  Quand  on  lui 
dit  que  son  livre  avait  été  l'objet  d'une  critique  solide  et  vraiment 
fâcheuse  pour  l'auteur  :  La  belle  affaire,  reprit-il,  mais  j'aurais  pu 
écrire  contre  le  cardinal  Mathieu,  deux  autres  volumes  aussi  logiques 
que  les  premiers  et  même  plus.  Voilà  l'homme. 

Mais  quand  il  eut  vu,  lu,  relu  cette  critique,  mon  homme  perdit 
son  sang-froid.  La  légende  porte  qu'il  errait  dans  son  palais,  comme 
Auguste,  après  la  défaite  des  légions  de  Varus  au  Teutberg  ;  s'il 
n'avait  pas  de  légion  à  ressusciter,  il  avait  un  livre  à  défendre  et  son 
honneur  à  sauver.  C'était  naturellement  l'occasion  de  mettre  plume 
au  vent.  Besson  crut  plus  sûr  de  mettre  en  cause  les  héritiers  du  car- 
dinal, à  peu  près  comme  on  avait  fait  contre  Dupanloup,  censeur  de 
Rousseau.  Gomme  deux  sûretés  valent  mieux  qu'une,  il  fît  intenter 
deux  procès  :  l'un  au  chanoine  Thiébaud,  distributeur  de  V Examen 
critique]  l'autre,  contre  l'écrivain  qui  avait  prêté  sa  plume  pour  mettre 
en  forme,  les  notes  du  P.  Perny.  Les  deux  procès  vinrent  par  devant 
les  officialités  de  Besançon  et  de  Langres,  grande  preuve  du  libéra- 
lisme, qui  permet  de  tout  dire.  Le  chanoine  de  Besançon  fut  dispensé 
d'assistance  au  chapitre  pendant  trois  jours  ;  le  prêtre  de  Langres 
fut  condamné  à  jouer  au  billard  pendant  le  même  temps.  L'affaire, 
portée  en  cour  de  Rome,  par  Mgr  Jacquenet,  évêque  de  Gap,  qui 
avait  approuvé  V Examen  critique^  fut  mise  à  néant. 

Du  reste,  les  deux  prêtres  condamnés  injustement  et  absurdement 
avaient  fait  justice  eux-mêmes  de  ces  mascarades.  L'un  avait  écrit, 
avec  la  plume  de  Beaumarchais  ;  et  l'autre  avait  remanié,  avec  la 
mordante  hyperbole  de  Ju vénal,  un  petit  écrit,  intitulé  :  De  la  pro- 
bité en  histoire.  Dans  cet  opuscule,  on  démontre  fort  gaiement  : 
1**  Que  les  évêques,  après  leur  mort,  sont  passibles  d'un  jugement, 
s'ils  relèvent  de  l'histoire  ;  2°  que  les  historiens  de  ces  évêques 
peuvent  être  également  jugés,  s'ils  dérogent  à  l'intégrité  de  This- 


LA    SCIENCK    CATHOLIQUE    EN    FHANCF:  201 

toire  ;  '^^  que  la  critique  de  leur  œuvre  est  aussi  libre  que  l'a  été 
leur  parti-pris  de  louanges  ;  4°  que,  eu  cas  de  dissidence  entre  l'au- 
teur et  son  critique,  c'est  matière  à  discussion  contradictoire  et  non 
pas  matière  à  mettre  au  criminel  ;  5^  qu'enfin  le  fait  de  poursuivre 
une  critique,  son  auteur  et  son  distributeur,  prouve  deux  choses  :  la 
première,  qu'on  n'a  rien  fi  dire  pour  sa  justification  ;  la  seconde 
que,  blessé  de  la  critique  et  impuissant  à  y  répondre,  on  veut 
mettre  sur  son  impuissance  et  sur  sa  blessure,  les  emplâtres  com- 
plaisants d'officialités,  toujours  prêtes  à  se  dispenser  d'arrêts,  pour 
rendre  ce  qu'elles  croient  des  services.  A  ce  jeu,  il  n'y  a  ni  honneur, 
ni  profit. 

Au  sujet  des  conférences  de  Besson  à  la  métropole,  les  critiques 
ne  se  bornèrent  pas  à  relever  le  peu  de  fond,  défaut  ordinaire  de 
toutes  les  pubUcations  de  cet  auteur  ;  ils  l'accusèrent  de  plagiat.  L'ac- 
cusation visait  les  emprunts  faits  par  l'orateur  français  aux  quatre 
volumes  des  Dogmes  chrétiens  du  docteur  Laforêt,  recteur  magnifi- 
que de  l'Université  de  Louvain.  Un  écrivain  est  obligé  de  s'appuyer 
sur  ses  propres  forces  ;  du  moment  qu'il  s'affirme,  il  ne  faut  pas 
que  ce  soit  par  des  emprunts,  comme  le  geai  de  la  fable,  qui  se  pa- 
rait des  plumes  du  paon,  fable  d'une  application  commune  en  his- 
toire. Besson,  qui  se  savait  nul  en  théologie,  mis  en  demeure  de 
parler,  ne  pouvait  puiser  qu'à  bonne  source  ;  il  eut,  au  moins,  le 
mérite  de  puiser  au  bon  endroit  ;  il  ne  faut  pas  trop  lui  en  vouloir. 
L'essentiel  est  que  la  vérité  soit  dite  ;  si  elle  se  répète  et  si  elle  a  des 
échos,  c'est  dlus  une  botine  fortune  qu'une  matière  à  regret.  Malgré 
tout,  pour  un  homme  si  répandu,  c'est  un  peu  humiliant  tout  de 
même  de  n'être  qu'un  écho.  De  Belgique,  il  y  avait  eu  menace  de 
procès  ;  par  l'intermédiaire  de  Donniol,  éditeur  libéral  des  Dogmes 
chrétiens,  l'affaire  n'eut  pas  de  suite.  Besson  avait  filé  doux,  et  trouvé 
bon  de  bénéficier  d'une  indulgence  qu'il  n'avait  pas  eue  envers  les 
critiques  de  ses  odes  sur  le  cardinal  Mathieu. 

Besson  n'en  est  pas  moins  un  poly graphe  ;  il  est  très  étendu,  ha- 
bituellement agréahle,  peu  mesuré,  pas  toujours  sûr  et  peu  fidèle  à 
lui-même.  Montalembert  lui  reprochait  de  rire  de  tout;  c'est  une 
preuve  qu'il  n'y  croyait  pas  beaucoup  lui-même.  On  ne  rit  pas  de  ce 


202  PONTIFICAT    DK    LÉON    XIlI 

qu'on  prend  au  sérieux  ;  ou  si  Ton  se  permet  de  baguenauder,  c'est 
au  moins  un  travers  d'esprit.  Auteur  fécond,  écrivain  abondant  ;  sur 
le  retour,  son  camarade  de  chambre  au  séminaire  l'appelait  :  Un  Ra- 
belais mitre. 

Dans  notre  constant  désir  de  voir  le  prêtre  dévoué  à  la  science  et 
fidèle  à  l'Eglise,  nous  citerons  de  Mgr  Besson,  deux  passages  à  rete- 
nir. A  propos  d'un  mot  de  Tacite,  il  dit  :  «  S'il  nous  fallait  vivre, 
mourir,  et,  ce  qui  est  plus  affreux,  nous  taire,  au  milieu  des  disgrâ- 
ces de  l'heure  présente,  notre  vie  ne  serait  pas  sans  mérites,  notre 
mort  sans  espérance,  notre  silence  sans  profit,  parce  que  nous  sau- 
rions nous  consoler  et  nous  fortifier  dans  les  études  sacrées  et  pro- 
fanes. L'étude  console  de  tout.  Elle  rend  à  l'esprit  sa  vigueur,  au 
cœur  sa  joie,  au  caractère  sa  sérénité,  à  la  vie  son  assiette  tranquille. 
Le  clergé  qui  travaille  met  par  là  ses  mœurs  en  sécurité,  échappe  à 
la  contagion  du  siècle,  brave  l'ennui  du  jour,  et,  dans  la  sphère  se- 
reine et  lumineuse  qu'il  habite,  demeure  fidèle  à  sa  vocation.  » 

Au  sujet  de  l'Eglise,  il  écrit  :  «  La  société  contemporaine  fait  ses 
conditions  à  l'Eglise,  d'année  en  année,  sans  s'apercevoir  que  si  l'E- 
glise consentait  à  traiter,  il  lui  faudrait  abandonner,  aujourd'hui  un 
dogme,  demain  un  autre,  et,  sous  prétexte  de  progrès,  reculer,  dé- 
faillir, d'abord  jusqu'à  l'hérésie,  puis  jusqu'au  déisme,  enfin  jusqu'à 
l'indifférence  et  à  l'abandon  de  toute  religion,  de  toute  morale.  A 
peine  les  interprètes  de  l'opinion  ont-ils  formulé  leurs  exigences,  que 
l'opinion  les  désavoue  et  prend  à  son  service  d'autres  sophistes  plus 
arrogants  que  les  premiers.  Ceux-ci  sont  dépassés  à  leur  tour,  car 
l'orgueil  humain  est  devenu  de  la  foUe,  et  cette  folie  tourne  au  dé- 
hre.  Tout  change  autour  de  l'EgUse,  elle  seule  est  immuable.  Telle 
aujourd'hui  qu'elle  était  hier,  telle  elle  sera  demain,  telle  jusqu'à  la 
fin  dos  temps,  telle  jusqu'à  la  bienheureuse  éternité  Changez,  passez, 
disparaissez,  renaissez  de  vos  cendres  pour  passer  et  disparaître 
encore,  siècles  d'un  jour,  sociétés  d'une  heure,  dynasties  et  gouver- 
nements de  tous  noms.  L'Eglise  vous  instruit,  l'Eglise  vous  avertit, 
l'Eglise  souffre  quelquefois  au  bruyant  contact  de  vos  vanités  et  de 
vos  passions  ;  mais  rien  n'altérera  sa  patience,  rien  ne  diminuera  sa 
pitié,  et,  pour  mourir  avec  quelque  honneur  et  quelque   espérance? 


LA    SCIENCK    CATllOMQUE    EN    Fi'.ANCE  203 

les  plus  fiers  politiques,  après  Tavoir  raillée  et  combattue,  sont  con- 
traints d'aller  baiser  la  croix  et  de  mourir  dans  ses  bras.  ^) 

La  pensée  n'est  pas  des  plus  profondes  ;  mais  elle  est  juste,  de 
belle  venue,  d'heureux  entrain.  C'est  notre  bouquet  spirituel. 

3<^Bourret.  —  Deux  autres  évoques,  contemporains  de  Mgr  Besson, 
parvenus  au  cardinalat,  doivent  trouver  leur  mention  ici  :  Ernest 
Bourret,  évèquc  de  Rodez  et  Adolphe  Perraud,  évoque  d'Autun.  Ni 
l'un,  ni  l'autre  n'est  un  savant  proprement  dit,  ni  peut-être,  dans  la 
rigueur  du  mot,  un  écrivain  de  haute  lisse  ;  mais  ce  sont  des  hom- 
mes de  marque,  des  auteurs  connus,  des  directeurs  d'une  partie  de 
l'opinion  publique  en  France. 

Joseph-Christian-Ernest  Bourret,  né  en  1827,  au  hameau  de  Lo- 
bro  (Ardèche),  orphelin  de  bonne  heure,,  confié  à  un  prêtre,  fut  placé 
par  lui  au  collège  de  Langogne,  puis  envoyé  au  grand  séminaire  du 
Puy.  Le  supérieur,  Péola,  pensant  qu'il  avait  sous  la  m.un  un  sujet 
d'élite,  l'envoya  à  Saint  Sulpice  où  Bourret  eut,  pour  condisciples, 
Langénieux.  Lavigerie,  Thomas,  Hugonin,  Leullieux,  Lagrange,  Le 
Reboure.  Professeur  à  Privas  en  1848,  étudiant  aux  Carmes  en  1850, 
prêtre  en  180!,  successivement  aumônier  à  Paris,  secrétaire  à  Tours 
de  Mgr  Guibert,  il  devenait,  en  1861,  professeur  de  droit  canonique 
en  Sorbonne,  ou  plutôt  de  droit  civil  ecclésiastique.  Depuis  le  Con- 
cordat, en  effet,  notre  régime  excluait  le  droit  canon  ;  il  réglait  ce 
service  intérieur  des  diocèses  par  l'absolutisme  épiscopal,  inféodé 
lui-même  à  l'absolutisme  byzantin  de  TEtat.  Evoluer  dans  ce  champ, 
avec  grand  savoir  et  décision  nette,  était  difficile  ;  le  professeur  s'en 
tirait  par  un  expédient  :  dans  ses  leçons,  il  ne  dépassait  jamais 
1789  et  évoluait,  plus  ou  moins  heureusement,  à  travers  les  faits  et 
gestes  où  s'accuse  l'esprit  envahisseur  du  césarisme.  En  1836,  il  se 
fit  recevoir  docteur.  Après  ses  deux  thèses,  il  ne  donna  plus  au  pu- 
blic qu'un  Essai  sur  les  sermons  français  de  Gerson  :  œuvre  de 
pure  érudition,  justement  louée  par  le  prince  Galitzin,  mais  ouvrage 
comme  il  en  faut  écrire,  si  l'on  veut  monter.  Les  ministres,  qui  tien- 
nent la  feuille  des  bénéfices,  sont,  en  effet,  très  susceptibles  sur  le 
chef  de  l'orthodoxie  romaine  ;  et  si  l'on  veut  ne  pas  blesser  leur 
gaUicanisme  ombrageux,   il  faut,  ou  ne  pas  écrire  ou  n'écrire  que 


204  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

des  choses  qui  plaisent.  Pendant  la  guerre,  Bourret  fut,  à  Paris,  au- 
mônier des  ambulances  de  la  presse  ;  le  27  octobre  1871,  Jules  Simon 
rappelait  à  révêché  de  Rodez,  où  il  recueillait  la  succession  d'un 
maître  homme,  qui  doit  trouver  ici  une  très  honorable  mention. 

Louis-Auguste  Delalle,  enfant  du  peuple,  fils  de  ses  œuvres,  tour 
à  tour  professeur  de  philosophie,  aumônier  de  régiment,  curé  de  ca- 
thédrale, vicaire  général,  autour  d'un  Cours  de  controverse  catholi- 
que en  quatre  volumes,  devenu  évoque  en  1855,  n'avait  pas  seule- 
ment gouverné  son  diocèse  avec  bravoure,  mais  soutenu  en  politique 
toutes  les  grandes  causes.  Ainsi  il  résistait  aux  prétentions  du  gou- 
vernement d'empêcher  les  jeunes  filles  d'embrasser  la  vie  religieuse  ; 
il  tranchait  d'autorité  la  question  de  visite  et  d'examen  dans  les 
écoles  congréganistes  ;  il  instituait  l'un  des  premiers  les  oeuvres  con- 
nexes du  Denier  de  Saint-Pierre  et  des  Zouaves  pontificaux  ;  surtout 
il  combattait  avec  une  clairvoyance  prophétique  l'idée  folle  de  Victor 
Duruy,  d'ouvrir,  pour  les  jeunes  filles,  des  cours  publics  professés 
par  les  vieux  garçons.  «  Si  nous  jugeons,  dit-il,  des  tendances  du 
gouvernement  d'après  les  tendances  de  l'Université,  nous  devons 
croire  que  c'est  un  parti-pris  d'éliminer,  de  la  société,  tout  élément 
religieux  et  d'installer  l'athéisme  politique  que  prêche  la  démagogie. 
C'est  surtout  par  l'éducation  qu'on  y  parviendrait.  Tout  le  zèle  dé- 
ployé pour  le  progrès  intellectuel,  est  coordonné  vers  le  même  but, 
qui  est  l'élimination  des  idées  et  des  pratiques  chrétiennes  de  l'es- 
prit des  générations  naissantes,  pour  les  jeter  dans  les  bras  du  posi- 
tivisme, qui  est  la  formule  la  plus  avancée  de  l'impiété  moderne.  Il 
ne  reste  plus,  aux  entrepreneurs  de  la  démolition  universelle,  qu'à 
s'emparer  de  la  femme  ou  à  la  soustraire  à  l'influence  de  l'éducation 
chrétienne.  C'est  ce  que  le  ministre  entreprend  et  ce  qu'il  faut  tâcher 
d'empêcher,  dans  l'intérêt  social,  autant  que  dans  l'intérêt  religieux  ; 
car  cette  entreprise  est  la  clef  de  voûte  du  socialisme  et  le  couronne- 
ment de  Védifice  monstrueux  de  l'apostasie  universelle.  Une  ten- 
dance si  manifeste  au  renversement  de  l'ordre  moral,  est  l'avant- 
coureur  des  plus  effroyables  catastrophes.  »  Paroles  tristement 
prophétiques,  comme  n'en  font  entendre,  sur  le  même  siège,  ni 
Bourret,  ni  Germain,  ni  Franquevîlle. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FINANCE  20^) 

En  succédant  h  Mgr  Delalle,  Mgr  Bourret  n'eut  pas  l'intransigeance 
de  son  prédécesseur.  A  la  vérité,  pour  sa  prise  de  possession,  il  fit 
un  travail  éloquent  sur  la  démoralisation  morale  de  la  France  et  sur 
la  nécessité  de  revenir  aux  principes  chrétiens  pour  y  porter  remède. 
Thèse  vraie,  mais  sans  rien  qui  sorte  du  commun,  où  il  y  a  moins  de 
fermeté  que  de  souplesse,  surtout  pas  ombre  de  ces  coups  de  boutoir, 
qui  déchirent  les  sophistes  et  mettent  en  fuite  la  chiennaille.  Ce  prélat 
n'en  fut,  du  reste,  pas  moins  dévoué  à  l'enseignement  des  masses  et 
au  relèvement  des  études  du  clergé.  C'est  ainsi  qu'il  voulut  concou- 
rir à  la  création  de  l'Université  de  Toulouse  ;  qu'il  rétablit  dans  son 
diocèse  les  grades  théologiques,  mais  sans  concours  pour  la  nomina- 
tion aux  cures  ;  qu'il  exigea  deux  ans  pour  le  cours  de  philosophie  : 
qu'il  rétablit  certains  ordres  religieux  ;  mais  il  ne  tint  pas  de  synode 
et  se  conforma  strictement  aux  latitudes  de  VEx  informatâ  cons- 
cientiây  qui  peut  se  traduire  de  bien  des  façons.  A  la  proscription 
des  ordres  religieux,  il  parla  des  ordres  monastiques, comme  auraient 
pu  le  faire  Balmès  ou  Guizot.  Mais  à  l'apparition  des  manuels  civi- 
ques et  leur  condamnation  en  cour  de  Rome,  il  se  borna,  comme 
son  aller  ego  Perraud  d'Autan,  adonner  une  consultation,  très  sa- 
vante, très  sage,  propre  plutôt  à  énerver  les  résolutions.  Bourret 
écrivit  encore,  toujours  comme  Perraud,  quelques  opuscules  de  pro- 
pagande, mais  si  peu  décisifs  qu'ils  se  perdent,  comme  les  nébuleu- 
ses dans  l'immensité  des  cieux.  Des  motions  vertueuses,  des  consul- 
tations juridiques,  tout  le  monde  en  peut  écrire  ;  mais  un  évèque, 
dévot  défenseur  de  l'Eglise,  doit  se  montrer  autrement  terrible  aux 
ennemis  de  la  vérité.  En  vain,  vous  me  direz  que  les  malheurs  des 
temps  commandent  une  prudence  consommée.  Soit,  mais  il  y  a  des 
cas  où  la  prudence  doit  le  céder  à  l'ardeur.  Au  lieu  de  se  tenir  en 
conseil,  il  faut  se  jeter  dans  l'arène  avec  une  épée.  Alors  si  vous  me 
parlez  de  prudence,  je  suis  obligé  de  dire  qu'en  cette  fin  de  siècle,  la 
prudence  nest  plus  qu'un  fléau  et  le  silence  qu'une  trahison. 

La  Semaine  religieuse  de  Rodez  avait,  depuis  longtemps,  pour 
rédacteur,  le  chanoine  Alazard,  homme  de  combat  et  d'une  remar- 
quable vigueur,  dans  la  lutte  contre  les  juifs  et  les  francs-maçons, 
.lusqu'à  ces  derniers  temps,  il  avait  donné,   chaque  semaine,  un 


206  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUl 

bulletin  politique,  dans  lequel  les  hommes  du  jour,  leurs  idées,  leurs 
actes  étaient  appréciés  à  leur  juste  valeur,  fustigés  parfois  avec  une 
suprême  énergie.  L'évéque  en  avait  souffert  ;  il  finit  par  manifester 
au  vaillant  champion  de  Torthodoxie,  la  vive  contrariété  qu'il  éprou- 
vait à  voir  un  ecclésiastique  si  brave,  soutenir  le  combat  contre 
TEtat  athée.  Une  discussion  assez  vive  eut  lieu  entre  Téveque  con- 
ciliant et  le  prêtre  journaliste.  L'écrivain  dut  céder  à  son  supérieur 
et  se  résigner  à  un  douloureux  silence.  A  la  louange  de  Tévêque, 
il  faut  dire  qu'il  ne  frappa  point  et  entreprit  encore  moins  de  désho- 
norer le  brave  soldat  ;  mais  que  sont  les  temps  où  l  on  peut  décer- 
ner une  pareille  louange?  Du  moins  la  Semaine  religieuse  de  Rodez, 
qui  avait  excellé  à  tailler  des  croupières,  dut,  comme  tant  d'autres, 
tomber  dans  la  mélasse  absurde  et  stérile  du  conciliatorisme. 

L'évêque  de  Rodez,  bien  que  cardinal,  fît  pis  encore.  Pour  épar- 
gner au  lycée  de  Rodez  la  concurrence  d'un  établissement  libre, 
il  refusa  un  legs  important  qui  eût  donné,  au  collège  libre,  le  nerf 
de  la  guerre.  Pour  se  faire  bien  venir  du  gouvernement,  il  fit  passer, 
dans  les  élections,  par  le  concours  de  son  clergé,  des  candidats  op- 
portunistes, tous  ennemis  de  l'Eglise.  Lorsque  le  gouvernement  mit 
la  main  sur  la  comptabilité  des  fabriques,  Bourret  capitula.  Lorsque, 
par  un  attentat  plus  violent,  le  gouvernement  persécuteur,  pour 
ruiner  les  congrégations  religieuses,  joignit  aux  impôts  ordinaires  et 
r\  l'impôt  supplémentaire  dit  des  biens  de  main-morte,  un  double 
impôt  sur  le  revenu  et  sur  les  mutations  par  héritage,  non  seulement 
le  cardinal  ne  résista  pas  ;  mais,  pour  se  faire  nommer  archevêque 
de  Toulouse,  où  il  était  en  concurrence  avec  Fonteman  d'Alby,  le 
cardinal  obligea  les  religieuses  de  son  diocèse,  qui  voulaient  résis- 
ter, à  céder  aux  injonctions  du  gouvernement.  Le  Pape  les  laissait 
libres  d'obéir  ou  de  résister  ;  l'évêque  fit  dresser  des  protocoles  de 
soumission,  et  appelant  successivement  chez  lui  les  supérieures  de 
congrégations,  il  les  contraignait  à  signer.  L'affaire  fît  du  bruit  et 
même  du  scandale  ;  le  journal  la  Libre  Parole  dénonça  courageuse- 
ment la  trahison  de  l'évêque.  L'évêque  opposa,  aux  censures  du 
journal,  une  triple  dénégation  d'une  religieuse  complaisante,  de  son 
secrétaire  et  de  lui  même.  Information  prise,  il  fut  prouvé  que  le 


'4 


LA    SCIKNCK    CATHOLIQUIC    EN    FRANCK  207 

cardinal  avait  réellement  pesé  sur  ses  religieuses  pour  les  livrer  au 
lise,  et  qu'en  disant  le  contraire,  il  avait  menti.  Le  cardinal,  il  faut 
le  dire  à  son  honneur,  en  mourut  de  chagrin  :  c'est  ce  qu'il  avait  de 
mieux  à  faire.  D  un  pareil  tour,  le  clergé  diocésain  avait  étéhumiliéet 
lopinion  catholique  s'était  indignée  dans  toute  la  France  Mais  est-ce 
bien  ainsi  (fu'on  doit  se  conduire,  lorsqu'on  porte  la  robe  rouge  des 
cardinaux  ?  Est-ce  ainsi  qu'on  défend  l'Eglise  jusqu'à  l'effusion  de 
son  sang?  Nous  ajouterons  toutefois,  à  la  décharge  du  prélat,  qu'il 
ne  faut  pas  trop  l'accuser.  De  son  berceau  clérical,  il  avait  retenu 
le  principe  premier  de  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  ;  et,  de  ce 
même  berceau,  il  avait  appris  que  le  premier  devoir  d'un  évoque, 
c'est  la  conciliation  avec  le  pouvoir  civil. 

Etre  un  vieil  évêque,  être  un  cardinal,  être  un  fier  homme,  être 
sinon  un  savant  du  moins  un  érudit  et  prostituer  ses  cheveux  blancs 
pour  une  mitre  d'archevêque  !  0  Dieu  !  qu'est-ce  que  l'homme? 

A  sa  mort,  le  cardinal  Bourret  laissait  inachevé  un  grand  ouvrage 
sur  les  origines  chrétiennes  du  Rouergue  et  sur  leur  rapport  avec 
l'apostolat  de  S.  Martial  dans  la  région  hmousine.  Au  lieu  de  soute- 
nir personnellement  le  grand  combat  pour  Dieu  et  pour  la  patrie, 
l'évêque  de  Rodez  avait  consacré,  à  des  recherches  savantes,  les  loi- 
sirs de  son  épiscopat.  Au  lieu  de  courir  le  risque  de  verser  son  sang 
ou  d'aller  en  prison,  il  versait  de  l'encre  :  c'était  son  clinamen.  — 
A  ses  débuts,  pour  conquérir  le  bonnet  de  docteur,   qui   suppose  la 
science,  dit  Rohrbacher,  mais  ne  la  donne  pas,   il  avait  publié  deux 
thèses  :  sur  V Ecole  chrétienne  de  Séville  sous  la  monarchie  des  Wi- 
sigoths  et  sur  X Ecole  chrétienne  de  Cordoue  sous  la  dynastie  des 
Omniades.  L'une  est  destinée  à  l'archevêque  Sibour,  l'ultra- libéral, 
l'autre,  à  Rosseuw-Saint-Hilaire,  auteur  d'une   Histoire  d'Espagne 
où  le  fanatisme  protestant  de  l'historien  a  pris  toutes  ses  aises  avec 
la  vérité.  Ces  deux  volumes  ne  sont  pas,  sans  doute,  conçus  d'après 
les  idées  qui  président  maintenant  à  l'histoire  des  lettres  ;   mais  ils 
attestent  un  travail  sérieux  et  comblaient  alors  une  lacune. 

L'histoire  littéraire  du  moyen  âge  a  été  l'objet  de  savantes  re- 
cherches ;  elle  fournit  les  preuves  d'une  extraordinaire  activité.  Dès 
le  vie  siècle,  l'Italie  présente  Boèce  et  Gassiodore  ;  Bède  et  Alcuin  se 


208  PONTIFICAT   DE   LÉON    XllI 

lèvent  à  la  fin  du  viii®  ;  la  Germanie  viendra  un  peu  plus  tard  ;  mais, 
au  vn®  siècle,  c'est  peut-être  TEspagne  qui  fait  les  plus  nobles  efforts, 
pour  soutenir,  contre  la  barbarie,  la  lutte  pour  la  civilisation.  Gib- 
bons avait  été  frappé  de  la  supériorité  des  évêques  wisigoths,  et  de 
la  savante  action  des  conciles  de  Tolède  ;  Guizot  fait  ressortir  l'élé- 
vation morale  du  code  gothique  et  loue  les  initiatives  du  clergé  espa- 
gnol ;  Ampère  n'a  pu  s'empêcher  de  rendre  témoignage  aux  travaux 
de  l'école  andalouse,  et  Ozanam  a  pu  écrire  que  S.  Isidore  deSéville 
est  l'un  des  grands  instituteurs  de  l'Occident.  Bourret  aborde  ce 
champ  et  exhume  ses  richesses.  Pour  objet  principal  de  son  travail,  il 
prend  Si  Léandre,  S.  Isidore  et  leur  savante  école,   dans  la  capitale 
de  l'Estramadure.  Après  les  invasions,   Léandre  et  Isidore  sont  les 
deux  grands  promoteurs  des  sciences  et  des  lettres.  Eugène,  Braulion, 
Ildephonse,  Sisebur,  Julien  ont  tous  étudié  dans  leurs  académies. 
—  Avant  d'entrer  en  matière,  l'auteur  jette,  sur  la  civiUsation  ro- 
maine, un  regard  rétrospectif.  Les  temps  fabuleux  marquent  son 
point  de  départ  ;  il  en  suit  les  développements  progressifs  en  Phéni- 
cie,  en  Grèce,  à  Garthage,  à  Rome  et  surtout  dans  l'Eglise.   Sur  ce 
dernier  point,  il  est  absolument  dans  le  vrai  ;  sur  la  civilisation  an- 
tique, sans  doute  pour  plaire  aux  examinateurs  d'université,  il  se 
trompe  absolument.  Les  peuples  anciens  ont  été  cultivés,  ils  n'ont  pas 
été  civilisés.  Leur  culture  n'affecte  que  les  dehors  ;  elle  coexistait, 
chez  tous  les  peuples  païens,  avec  d'épaisses  ténèbres,  d'abomina- 
bles mœurs  et  un  état  social,  plein  de  monstrueuses  iniquités.  — 
L'auteur  étudie  ensuite  les  commencements  de  l'école  de  Séville  sous 
S.  Léandre  ;  il  en  dresse,  avec  intérêt,  la  monographie.  Sans  transi- 
tion, elle  arrive  à  son  apogée  dans  S.  Isidore  dont  il  raconte  la  vie, 
expose  les  œuvres  et  décrit  l'influence.  De  Séville,  cette  influence  se 
fait  sentir  dans  toutes  les  écoles,  à  Sarragosse,  à  Tolède,  jusqu'en 
Lusitanie  ;  elle  ne  se  contente  pas  d'enseigner  ;  elle  agit  puissamment, 
par  les  conciles,  sur  les  rois  et  sur  les  peuples.  Cette  école  fut  enve- 
loppée dans  la  catastrophe  qui  ruina  les  Wisigoths.  L'auteur  écrit 
très  savamment,   mais  d'une  plume  extraordinairement  ordinaire. 
C'est,  sans  doute,  pour  paraître  sage;  mais  on  ne  voit  guère,  de  la 
sagesse,  que  les  affectations. 


LA    SCIKNCE    CATHOLIQUE    EN    FKANCK  209 

Le  mémoire  en  latin  sur  Técole  de  Gordoue  continue  l'histoire  de 
l'école  de  Séville,  mais  ne  s'applique,  sous  les  califes  arabes,  qu'à 
dos  infiniment  petits.  Les  abbés  Samson  et  Spcrandien,  le  prêtre 
Leuwigild,  rarcliiprôtre  Gypricn,  S.  Euloge  sont  ses  héros;  le  seul 
événement  de  son  histoire,  c'est  la  controverse  entre  Alvarez  et  Jean 
de  Séville,  sur  l'emploi  des  auteurs  païens  dans  les  écoles  catholi- 
ques, controverse  qui  s  est  ressuscitée  de  nos  jours.  Dans  la  sphère 
de  rintelligence,  il  n'y  a,  d  ailleurs,  rien  de  petit  par  soi-même  ;  du 
moment  qu'un  homme  pense  juste  et  parle  droit,  c'est  un  héraut  ou 
un  témoin  de  la  vérité  ;  c'est,  pour  la  postérité,  un  ancêtre.  Ces  hum- 
bles et  presque  obscurs  écrivains  du  temps  des  Omniades  ont  reçu 
un  don  de  mains  illustres,  et  l'ont  transmis  à  des  mains  plus  illustres 
encore.  Après  eux,  nous  voyons  s'élever  Rodrigue  de  Tolède  et  Lucas 
de  Tuy,  S.  Dominique  de  Guzman,  S.  Raymond  de  Pennafort,  Rai- 
mond  Martini,  Bernard  de  Gompostelle,  S.  Antoine  de  Padoue,  le 
pape  Jean  XX,  Alphonse  le  Sage,  Pierre  de  Portugal,  Gille  de  Za- 
mora,  Arnaud  de  Villeneuve,  Alphonse  de  Séville,  François  Xime- 
nès,  Alvarez  Pelage,  Jean  de  Sigovie,  Alphonse  et  Paul  de  Burgos, 
Jean  de  Girone  et  une  multitude  d'autres  dont  la  doctrine  ceint  d'une 
pure  auréole  le  front  de  l'Espagne.  —  Le  latin  du  docteur  vaut 
mieux  que  son  français  ;  il  n'est  ni  trop  travaillé,  ni  embrouillé, 
presque  élégant  dans  le  choix  des  mots,  facile  à  comprendre  et  fondé 
en  érudition.  Trop  heureux  Bourret  s'il  n'eût  pas  désiré  être  arche- 
vêque et  se  fût  contenté  d'être  un  savant  professeur. 

4°  Perraud.  —  Adolphe-Louis- Albert  Perraud,  né  à  Lyon  en  1828, 
sorti  agrégé  de  l'Ecole  normale,  était  professeur  d  histoire  au  lycée 
d'Angers,  lorsqu'il  prit  la  résolution  d'entrer  dans  l'Eglise.  Intellec- 
tuellement, l'Université  avait  été  sa  mère  ;  elle  l'avait  nourri  de  ce 
rationalisme,  qui  fait  le  fond  de  ses  doctrines,  ressort  de  son  caractère 
et  laisse,  dans  les  âmes,  une  empreinte  ineffaçable.  D'après  les  prévi- 
sions ordinaires,  Perraud  professeur  devait  continuer  la  tradition  des 
Guizot,  des  Cousin  et  des  Villemain  :  prendre  à  gauche  avec  Miche- 
let,  Quinet,  Génin,  Libri  ;  ou  suivre  à  droite  avec  Jouffroy,  Simon, 
Saisset  et  Jacques  :  en  tout  cas,  il  eût  appartenu  à  ce  bataillon  dont 

les  idées,  les  moeurs  et  les  emportements  ou  les  ruses  aspirent  à  rem- 
Hist.  de  l'Eglise.   —  T.  xi.iv  44 


210  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIIl 

placer  la  religion  dans  la  direction  de  Thumanité.  Mais^  dès  Técole,  il 
avait  tenu  à  honneur  de  défendre,  contre  ses  condisciples  libres  pen- 
seurs^ le  drapeau  de  la  foi  chrétienne  ;  il  avait  écouté  et  médité  les 
enseignements  de  leur  aumônier,  le  P.  Gratry .  Pour  répondre  à  une 
voix  intérieure  qui  l'appelait  au  sacerdoce,  vers  1853,  il  entrait  à 
l'Oratoire  de  Paris.  L'ancien  Oratoire,  introduit  en  France,  parle 
cardinal  de  Bérulle,  en  1611,  s'était  consacré  au  ministère  ecclésias- 
tique et  à  Tapostolat  par  la  science.  Dans  sa  courte  durée,  il  avait 
donné  à  FEglise,  le  P.  Lejeune,  Gabassut,  Monis,  Lamy,  Lecomte, 
Lelong,  Malebranche,  Thomassin,  Mascaron,  Massillon,  Houbigaut. 
L'influence  délétère  du  gallicanisme  et  du  jansénisme  avait  bientôt 
suscité,  dans  son  sein,  des  esprits  téméraires  comme  Gusnel  et  Ri- 
card Simon,  ou  des  révolutionnaires  comme  Fouché  et  Daunou.  En 
1853,  il  s'agissait  de  ressusciter  l'ancien  Oratoire,  mais  expurgé  de 
ses  faiblesses  et  de  ses  trahisons,  à  quoi  on  ne  devait  réussir  qu'à 
demi.  Prêtre  en  1855,  Adolphe  Perraud  fut  en  1865  nommé,  à  la 
mort  de  Perreyre,  professeur  d'histoire  ecclésiastique  en  Sorbonne. 
Cette  nomination  n'alla  pas  sans  opposition,  pour  deux  motifs  : 
parce  que  le  candidat  n'avait  pas  les  grades  théologiques  exigés  pour 
une  telle  chaire  ;  et  parce  qu'il  ignoraH  parfaitement  l'histoire  qu'il 
devait  enseigner,  c'est-à-dire  l'évolution  de  Ihumanité  sous  le  gou- 
vernement direct  de  Dieu,  n'ayant  jusque-là  étudié  que  son  contraire, 
c'est-à-dire  révolution  de  l'humanité  par  l'effort  de  la  raison,  l'appui 
de  la  vertu  naturelle  et  la  marche  ascensionnelle  du  progrès.  Mais  le 
libéralisme  n'est  pas  scrupuleux  ;  le  défaut  de  principes  et  de  con- 
naissances était  d'ailleurs,  pour  le  parti  qui  poussait  Perraud,  plutôt 
une  cause  de  préférence  qu'un  obstacle.  Bref  !  Perraud  fut  nommé 
professeur  et  consacra  son  cours  à  l'histoire,  relativement  facile,  du 
protestantisme. 

En  1870,  le  P.  Perraud  devint  aumônier  militaire  ;  réfugié  en  Bel- 
gique, après  Sedan,  il  se  prit  à  prêcher.  C'était  le  beau  temps  de 
Thiers  et  de  Mac-Mahon,  de  Broghe  et  de  Dupanloup.  Le  régime 
jetait  l'interdit  sur  la  plume  de  Veuillot  pour  plaire  aux  Prussiens  et 
poussait  aux  dignités  ecclésiastiques  les  opposants  du  concile.  La 
première  fois  que  Perraud  fut  présenté,  le  nonce  le  refusa,  non  pour 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANGE  211 

contester  ses  talents  et  ses  services,  mais  à  cause  de  certains  articles 
publiés  pour  complaire  aux  Gratry  et  aux  Dupanloup.  Un  peu  plus 
tard,  des  candidats  moins  acceptables  étant  présentés,  le  nonce  dit  : 
«  Oh  !  pour  ceux  là,  non  ;  j'aimerais  mieux  le  P.  Perraud.  —  Ah  ! 
vous  aimeriez  mieux  Perraud  ;  eh  bien,  nous  le  nommons.  »  Mgr  Me- 
glia  s'exécuta  de  bonne  grâce.  Il  y  a,   de  cela,   trente  ans  passés. 
L'évéque  d'Autun,  écrivain  classique,  libéral,  a  été  appelé  à  TAca- 
démie  française  ;  Léon  XIII  l'a  nommé  général  de  l'Oratoire  et  créé 
cardinal.  Successeur  de  Talleyrand,  il  ne  manque  pas   de  finesse  ; 
son  talent  réel,  c'est  la  thèse  de  démonstration  ;  correct,    un  peu 
froid,  un  peu  sec,  c'est  une  éminence  couverte  de  neige.  D'ailleurs 
bon  prêtre,  un  peu  personnel,  servi  parles  circonstances,  honorable, 
honoré,  digne  de  toutes  les  places  qu'il  occupe,  mais  supérieur  en 
aucun  genre. 

La  vie  cpiscopale  de  l'évoque  d'Autun  n'offre  pas  d'événements 
considérables,  mais  seulement  des  incidents  assez  difficiles  à  louer. 
L'article  indigue  qu'il  avait  commis  pendant  le  concile,  avait  été  re- 
produit par  le  Baroniiis  de  l'Oratoire  contemporain,  le  P.  Ingold  : 
rééditer  un  travail  de  son  général  ne  paraissait  pas  devoir  être,  pour 
un  soldat,  un  grand  crime  :  le  général,  pour  toute  réponse,  jeta  de- 
hors le  P.  Ingold.  Exécuteur  testamentaire  du  P.  Gratry,  qui  lui 
avait  donné,  pour  ce  service,  30.000  francs,  à  charge  de  publier  sa 
biographie,  le  prélat  d'Autun  exécuta,  parait  il,  surtout  les  bénéfi- 
ciaires de  ce  testament,  la  sœur  et  le  neveu  du  P.  Gratry,  du  moins 
si  nous  en  croyons  une  lettre  que  nous  avons  sous  les  yeux.  Evêque, 
il  frappa  d'interdit  le  Nouveau  mois  de  Notre-Dame  de  Lourdes  par 
Lasserre,  bien  que  ce  livre  eût  été  approuvé  par  l'ordinaire  de 
l'auteur,  Joseph  Dabert,  évèque  de  Périgueux.  Qu'un  même  livre 
soit  approuvé  par  l'un,  condamné  par  l'autre  ce  n'est  peut-être  pas 
impossible,  mais  c'est  peu  intelligible,  encore  moins  édifiant.  Enfin, 
il  frappa  d'interdit  l'abbé  Sanvert,  curé  de  Savigny-sur-Grosne  ;  il 
frappa  un  autre  prêtre,  un  vieillard,  l'abbé  Couturier,  qui  s'en  fut 
porter  son  cas  en  cour  de  Rome,  par  quoi  il  perdit  son  temps,  son 
argent,  sa  belle  humeur  et  enfin  la  vie.  Quant  au  cas  de  l'abbé  San- 
vert, c  est  un  signe  du  temps  :  il  faut  s'y  arrêter  pour  y  puiser  un 
précieux  enseignement. 


212  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIH 

Jeune  prêtre,  comme  il  y  en  a  beaucoup,  San  vert  chantait  la  messe 
le  dimanche  dans  une  église  déserte,  faisait  par  an  deux  mariages, 
trois  enterrements,  cinq  baptêmes  :  c'est-à-dire  qu'il  n'avait  rien  à 
faire.  Curé  comme  il  y  en  a  beaucoup,  il  prit  une  résolution  comme 
il  s'en  voit  peu  :  il  se  mit  à  l'étude,  prit  ses  grades  en  lettres  et  en 
théologie,  et,  devenu  docteur,  pensa  qu'il  devait,  de  plus  en  plus, 
s'appliquer  au  travail,  écrire  dans  son  cabinet,  rayonner  au  dehors, 
enfin  consacrer  sa  vie  à  la  noble  cause  de  l'instruction  religieuse  et 
sociale  des  masses  populaires.  Gradué  comme  son  évêque,  auteur 
comme  son  évêque,  Sanvert,  à  ce  dernier  titre,  publia  des  volumes 
sur  Lamartine,  Lacordaire,  Massillon  et  Ste  Thérèse,  ouvrages  bien 
conçus,  bien  écrits,  qui  valent  certainement  ceux  de  l'évêque  d'Autun 
et,  quand  ils  ne  pourraient  pas  soutenir  la  comparaison,  ce  ne  serait 
pas  un  crime. 

«  Nous  sommes,  —  je  cite  ici  la  revue  Le  Clergé  contemporain^ 
t.  III,  p.  209,  —-  nous  sommes  en  1884.  A  cette  date,  l'opportunisme 
inaugure  la  persécution  ;  la  députation  de  Saône-et- Loire  est  parti- 
culièrement détestable  ;  le  député  Boynet  mène,  dans  le  département, 
une  campagne  de  réunions  publiques  pour  dénoncer  le  Concordat, 
séparer  l'Eglise  de  l'Etat  et  mettre  le  clergé  hors  la  loi.  En  présence 
du  péril,  le  curé  de  Savigny,  usant  de  son  droit  civique,  sans  pren- 
dre avis  de  personne,  conçoit  le  généreux  dessein  d'aller  au  devant 
de  l'ennemi  et  de  le  combattre  face  à  face.  Fort  de  sa  conviction, 
pleinement  persuadé  de  la  justice  de  sa  cause,  pour  couper  court  à 
toutes  les  calomnies  des  adversaires,  il  émet  spontanément  une  pro- 
fession de  foi  républicaine  et  précède  ainsi,  de  sept  ans,  les  conseils 
de  ralliement  que  donnera  l'Encyclique  aux  Français .  Ces  prélimi- 
naires posés,  il  va  dans  les  réunions  publiques,  et  comme  c'est  un 
prêtre  de  talent,  instruit,  poli,  d'un  esprit  pénétrant,  d'une  parole 
facile,  il  bat,  plus  d'une  fois,  aux  applaudissements  de  l'assemblée, 
l'ennemi  de  la  grande  religion  catholique. 

«  Jusqu'ici  tout  est  bien.  Ce  n'est  pas  encore  coutume  que  les 
prêtres  aillent  dans  les  réunions  publiques  et  montent  à  la  tribune  ; 
mais  la  nécessité  de  la  défense  légitime  cette  initiative  personnelle. 
Si  la  pratique  sulpicienne  cloître  le  curé  dans  son  presbytère,   ce 


( 


I 


LA    SCnCNCK    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  213 

n'est  point  parole  d'Evangile.  Un  temps  peut  venir,  où,  le  Concor- 
dat révoqué,  le  prôtre,  pour  faire  valoir  ses  droits,  n'aura  plus  que 
son  titre  do  citoyen  ;  et,  s'il  est  rompu  aux  assauts  de  la  vie  publi- 
que, il  pourra,  dans  l'arène,  venger  et  maintenir  ses  droits. 

«  Provisoirement,  la  sagesse  conseillait  à  l'évoque  de  s'abstenir. 
Si  la  pratique  révélait  quelque  péril,  il  serait  toujours  temps  d'y 
parer  ;  si  elle  offrait  quelque  avantage  et  donnait  des  gages  d'avenir, 
il  eût  été  juste  d'encourager  et  de  soutenir  le  conférencier  chalon- 
nais.  L'évoque  d'A.utun  ne  l'entendit  pas  ainsi.  Grand  libéral  à  Paris, 
autocrate  en  province  (peut-être  pour  plaire  à  la  préfecture)  sur  les 
conseils  d'un  nommé  Picard,  supérieur  du  grand  séminaire,  il  mit 
Sanvert  en  demeure  d'opter  entre  sa  cure  et  son  rôle  de  conférencier, 
et  le  fit  comparaître  devant  l'officialité  d'Autun.  L'officialité,  cela 
va  sans  dire,  le  dépouilla  de  sa  cure  et  le  déclara  suspens  à  sacris^ 
s'il  ne  rétractait,  par  écrit,  un  discours  sur  le  Concordat,  prononcé  à 
Chalon.  Ce  discours  est  le  plus  beau  qu'ait  prononcé  Sanvert  ;  un 
curé  d'Autun,  Couturier,  le  disait  digne  d'un  Lacordaire  et  d'un  Du- 
panloup.  Fût-il  moins  éloquent,  il  serait  encore  indigne,  injuste, 
abominable  d'en  faire  un  crime  et  de  le  punir  d'une  double  peine 
pour  extorquer  une  rétractation.  Outré  de  ce  déni  de  justice,  Sanvert 
refusa  tout  désaveu  et  resta  deux  ans  frappé  des  peines  canoniques. 

«  Pour  colorer  de  quelques  mauvais  prétextes  ces  mesures  au  moins 
excessives,  et,  pour  nous,  odieuses,  on  argue  de  l'incompatibilité  en- 
tre la  résidence  paroissiale  et  les  sorties  du  conférencier  ou  du  can- 
didat à  la  députation.  Un  curé  a  le  droit  de  sortir  chaque  semaine, 
du  lundi  au  samedi,  s'il  n'est  retenu  par  quelque  devoir  de  sa  char- 
ge ;  plusieurs  usent  de  ce  droit  pour  courir  les  champs,  sans  autre 
but  que  de  secouer  les  ennuis  d'une  vie  inoccupée.  Les  évêques  les 
laissent  en  paix.  En  ce  siècle  de  chemin  de  fer  ou  de  bicyclette  et 
d'automobile,  où  l'on  traverse  un  département  en  une  heure,  un 
curé  peut  donner  partout  des  conférences,  même  sans  découcher. 
De  fait,  il  ne  s'absente  même  pas  et  prêche,  comme  les  apôtres,  pu- 
blici  et  per  dornos.  Si  les  curés  du  samedi  —  c'est  ainsi  qu'on  les 
appelle  ~  peuvent  perdre  impunément  leur  temps  pour  le  plaisir, 
pourquoi  faire  un  crime  à  un  vaillant  orateur,  qui  ne  rougit  pas  de 


214  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

l'Evangile  et  qui,  prêchant  partout,  croit  remplir  un  devoir  de  la- 
postolat. 

«  On  objecte  que  c'est  exposer  la  soutane  aux  outrages.  C'est  peu 
connaître  la'  délicatesse  ;  c'est  ignorer  qu'au  combat,  les  blessures 
sont  glorieuses.  11  y  a  des  malappris  partout,  même  dans  les  réunions 
publiques  ;  mais,  dans  les  réunions,  il  y  a  un  bureau,  des  lois,  une 
police,  et  si  quelque  insulteur  se  déclare,  l'assemblée  en  fait  justice 
prompte  ;  la  soutane  n'en  est  aucunement  diminuée  ;  au  contraire. 
D'ailleurs,  s'il  y  a  des  réunions  suspectes  ou  dangereuses,  rien  n'est 
plus  facile  que  de  n'y  pas  aller. 

Au  fait,  dit  l'abbé  Sanvert,  «j'ai  donné  sept  conférences,  et  aucune 
loi  civile  ni  ecclésiastique,  pas  même  un  petit  règlement  diocésain,  ne 
le  défend.  Empêcher  un  prêtre  de  défendre  le  Concordat,  quand  le 
premier  avocat  venu  peut  Tattaquer,  on  ne  pouvait  pas  prévoir  cette 
criminalité-là.  De  plus,  vous  savez  probablement  que  mon  ministère 
n'est  pas  très  surchargé  ;  il  l'est  si  peu  que  j'ai  pu  composer  plu- 
sieurs ouvrages  et  prendre  mes  grades  théologiques.  En  dix  mois, 
je  me  suis  absenté  six  fois.  Je  puis  dire,  sans  aucune  vanité,  que 
ma  paroisse,  pour  la  tenue,  ne  le  cède  en  rien  à  celles  de  mes  con- 
frères.  Je  vous  ferai  remarquer,  au  surplus,  que  Tévêque  d'Angers, 
par  exemple,  trouve  moyen  de  concilier  une  présence  très  assidue  au 
Parlement,  une  action  politique  très  mouvementée,  avec  le  soin  d'un 
vaste  diocèse.  Vous-même,  vous  venez  d'unir,  à  votre  charge  d'évê- 
que,  la  charge  de  supérieur  de  l'Oratoire,  et  malgré  le  fardeau  d'un 
grand  diocèse,  vous  pouvez  séjourner,  six  semaines  consécutives, 
dans  la  capitale  pour  y  vaquer  aux  honorables  travaux  de  l'Acadé- 
mie. »  L'abbé  Sanvert  aurait  pu  ajouter,  à  ces  diverses  occupations 
de  l'évêque  d'Autun,  les  devoirs  d'un  membre  du  Sacré  Collège. 
Enfin  aux  exemples  topiques  d'Autun  et  d'Angers,  il  aurait  pu  ajou- 
ter l'exemple  de  Maurice  d'Hulst,  vicaire  général  de  Paris,  député 
de  Brest,  conférencier  de  Notre-Dame  et  recteur  magnifique  de  l'Ins- 
titut cathohque  de  Paris,  sans  compter  mille  affaires  qui  venaient, 
sans  cesse  et  sans  fin,  l'appeler  à  d'autres  services. 

«  Quand  on  reproche  au  prêtre  de  s'immiscer  dans  les  affaires 
politiques  (qui  ne  sont  que  des  affaires  religieuses)  au  sein  d'une 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE 


215 


nation  où  le  clergé,  pendant  quinze  siècles,  a  été  le  premier  corps 
politique  de  la  nation,  c'est  un  reproche  qu'il  faut  mépriser.  »  — 
Selon  nous,  il  vaudrait  mieux  le  confondre  en  faisant  observer 
que  ce  reproche  implique,  au  fond,  comme  principe,  le  libéralisme, 
comme  fait,  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  comme  conséquence, 
tout  l'état  de  persécution  d'aujourd'hui.  Ce  n'est  pas  faire  de  la  po- 
litique, au  surplus,  que  de  défendre  la  religion,  comme  fit  Paulin 
l'Aréopage,  et,  dans  le  cas  présent,  de  défendre  le  Concordat. 

«  Après  deux  années,   labbé  Sanvert  fut  relevé  de  l'interdit  ;  de- 
puis vingt  ans,  il  est  hors  cadre  et  travaille  pour  vivre.  De  plus,  et 
il  faut  le  dire  à  sa  louange,  il  a  tenu  150  réunions  publiques  absolu- 
ment libres,  contradictoires  même,  où,  sans  blesser  personne  ni  tra- 
hir ses  convictions  catholiques,  sans  exciter  ni  scandale,  ni  surprise,  il 
a  jeté  quelque  lumière  dans  lame  du  peuple.  Enfin,  il  a  afï'ronté  plu- 
sieurs fois  les   urnes  populaires,  et,  dans  son  arrondissement,   il  a 
failli  être  élu  député  ;   au  scrutin  de  liste,  il  a  obtenu  dix  mille  voix. 
Si  l'abbé  Sanvert  avait  été  quelque  peu  soutenu,  il  siégerait  aujour- 
d'hui dans  les  conseils  de  la  nation.  Saône  et-Loire  est  resté  un  bourg 
pourri  du  radicalisme  :  c'est  glorieux  pour  l'évêque  d'Autun.  »  Un 
candidat,  même  non  élu,  a  eu  au  moins  l'honneur  de  déployer  le 
drapeau  et  de  tenir  sous  les  yeux  du  peuple,  la  cause  vaincue.  C'est 
un  peu  mieux  que  de  laisser  l'arène  déserte  et  le  peuple  à  la  merci 
des  mensonges  et  des  impiétés  des  tribuns  de  la  démagogie,  plus  ou 
moins  avinée,  qui  tient  la  France  sous  sa  fourchette  et  la  mange  dauns 
une  assiette  au  beurre. 

«  Aujourd'hui  le  Pape  a  recommandé  la  tactique  suivie  par  l'abbé 
Sanvert.  Aux  élections  générales,  dix  prêtres  avaient  posé  leur  can- 
didature. Des  prêtres  tiennent,  à  chaque  instant,  des  réunions  pu- 
bliques ;  ils  y  assistent  comme  témoins,  comme  juges,  comme  ora- 
teurs ;  et  les  étoiles  ne  tombent  pas  du  ciel.  Mais,  par  exemple, 
l'évêque  pardonne  moins  que  jamais  à  Tabbé  Sanvert.  Avoir  vu  clair 
avant  lui,  c'est  une  faute  irrémissible,  mais  glorieuse  pour  Tabbé  San- 
vert. Justum  et  tenacem  proponit  virum. 

«  Au  fond  l'antagonisme  entre  l'évêque  et  son  curé  nous  paraît 
provenir  de  ce  que  le  prélat  est  l'homme  des  vieilles  routines,  et  le 


216  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

prêtre  un  soldat  d'avant- garde.  Le  premier  veut  affirmer  et  renforcer 
l'autorité  absolue  de  l'évêque  ;  le  second,  rétablir  l'honneur  des  ini- 
tiatives individuelles  ;  Tun  veut  dépouiller  le  pauvre  desservant  de 
tout  droit,  l'autre  veut  les  lui  rendre  dans  les  termes  exprès  de  la  loi 
ecclésiastique  ;  celui-ci  est  le  défenseur  du  droit  canon,  celui-là  est 
le  patron  de  l'arbitraire  épiscopal.  De  la  part  d'un  libéral,  cela  ne 
saurait  surprendre.  On  est  tout  de  même  un  peu  surpris  de  voir  tuer 
un  homme  pour  le  convaincre  de  son  erreur,  surtout  lorsqu'il  a 
raison.  » 

En  transcrivant  cette  longue  citation  en  1905,  on  croit  rêver.  D'a- 
bord le  fait  de  réduire  à  néant  un  prêtre  nous  paraît  le  contraire  du 
devoir  d'un  évêque.  Et  il  faut  le  dire,  dans  la  période  que  nous  tra- 
versons,cette  sorte  d'attentat  est  commun  dans  tous  les  diocèses  gou- 
vernés par  des  évêques  sortis  de  Saint-Sulpice.  Saint-Sulpice  galli- 
can élevait  très  haut  les  seigneurs  évêques,  mais  rabaissait  le  seigneur 
pape  et  ne  tenait  aucun  compte  du  petit  curé.  De  là,  en  absence  du 
droit  canon,  ces  immolations  de  prêtres,  ces  massacres  d'innocents, 
qui  sont,  dans  plusieurs  diocèses,  le  scandale  de  l'histoire.  Nous  ne 
sommes  descendus  si  bas  que  pour  avoir  neutralisé  ou  stérilisé  les 
forces  de  l'Eglise.  Nous  ne  sommes  descendus  si  bas,  par  suite,  que 
parce  que  les  hommes  d'ordre  n'ont  pas  eu,  au  même  degré  que  les 
fauteurs  d'anarchie,  le  courage,  l'esprit  de  patience  et  de  sacrifice. 
Nous  ne  remonterons  la  pente  que  par  l'effort  commun,  par  l'asso- 
ciation de  toutes  les  bonnes  volontés,  par  l'union  de  tous  les  honnêtes 
gens  Mais  cette  association,  cette  union  se  fera  d'elle-même,  lorsque 
les  prêtres  et  les  évêques  prendront  la  tête  de  la  croisade  et  crieront  : 
Dieu  le  veut  !  Comme  nous  avons  eu  l'honneur  de  le  dire  et  de  le  ré- 
péter depuis  vingt-cinq  ans...  pour  quoi  nous  avons  été  condamné, 
comme  Sanvert,  à  la  peine  de  mort,  sans  sursis  ;  mais  on  n'en  me,urt 
pas. 

Voici  la  nomenclature  des  œuvres  du  cardinal  Perraud  : 

1^  Etudes  sur  Vlrlande  contemporaine,  2  vol.,  1862; 

2°  L'Oratoire  de  France  au  xvii^  et  au  xix^  siècle^  1  vol.,  1866  ; 

3°  Les  Litanies  des  Saints  de  France,  in  18  ; 

4°  Discours  sur  Vhistoire  de  VEglise^  une  brochure  ; 


LA    SCIKNCE    CATHOLIQUE    KN    FHANCR  217 

d'^  Les  paroles  de  l'heure  présente,  1871,  1  vol.  ; 

6*^  Le  P.  Gratrij  et  ses  derniers  jours,  1872  ; 

1"^  A  propos  des  funérailles  de  Renan,  in  18  ; 

S"^  Eurythmie  et  harmonie,  commentaire  d'une  page  de  Platon, 
iu-12; 

9''  La  vie  du  P.  Gratry,  1  vol.  ; 

10'  Œuvres  oratoires  et  pastorales,  4  vol.  in-8. 

Les  Etudes  sur  VIrlandc  contemporaine  sont  le  fruit  des  recher- 
ches d'une  dizaine  d'années.  L'objet  de  ce  travail  est  de  dresser  une 
statistique  de  l'Irlande  ;  son  but,  c'est  d'apitoyer  sur  le  sort  de  cette 
malheureuse  nation,  dévorée  par  les  vampires  protestants.  Dans  son 
introduction,  l'auteur  offre  un  précis  de  l'histoire  de  ce  pays  et  son 
état  présent.  Dans  une  série  de  chopitres,  très  étudiés,  il  parle  de 
l'égalité  politique,  de  la  question  foncière,  de  l'industrie,  du  com- 
merce, de  l'émigration,  de  la  misère,  de  la  loi  des  pauvres,  de  l'édu- 
cation publique  et  de  la  question  religieuse.  La  conclusion  de  ce  tra- 
vail, c'est  que  l'Irlande  est  un  pays  confisqué  par  des  voleurs  à  main 
armée  ;  c'est  qu'il  faut  l'affranchir  politiquement,  lui  rendre  son  au- 
tonomie et  sa  nationalité  Mais,  par  exemple,  un  point  où  l'auteur 
nous  étonne,  c'est  qu'il  s'étonne  lui  même  qu'il  y  ait  encore  des  ini- 
quités sur  la  terre  Depuis  Caïn,  Nemrod  et  Nal  iichodonosor  jus- 
qu'à Jésus  Christ,  c'est  l'ordre  que  les  hommes  violents,  grands 
chasseurs  d'hommes,  mangent  leur  gibier.  Depuis  Luther,  depuis 
l'apparition  du  libéralisme  et' la  sortie  des  nations  chrétiennes  de 
l'ordre  créé  par  l'Evangile,  sur  la  loi  du  renoncement,  le  monde 
revient  à  la  civilisation  des  bêtes  fauves. 

'L'Oratoire  de  France  n'est  ni  une  exposition  des  règles,  ni  une 
histoire,  ni  un  recueil  de  biographies  ;  c'est  tout  cela  un  peu  à  la 
fois,  une  œuvre  de  piété  filiale  et  un  plaidoyer.  Les  Paroles  de  Vheure 
présente  sont  une  collection  de  discours  sur  les  malheurs  de  la 
France,  un  supplément  libéral  aux  Lamentations  de  Jérémie.  L'éloge 
funèbre  de  Mgr  Darboy  range  ce  prélat  parmi  les  prophètes,  les  apo- 
logistes et  les  martyrs.  Martyr,  peut  être  ;  mais  apologiste  et  pro- 
phète il  ne  l'a  point  été.  C'était  surtout  un  libéral,  un  conciliateur  ;\ 
outrance,  très  dur  pour  les  intransigeants,  très  complaisant   pour 


218  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

TEmpire,  et,  s'il  a  été  fusillé  à  la  Roquette,  ce  n'est  pas  pour  avoir 
confessé  courageusement  Jésus-Christ.  L'éloge  funèbre  du  cardi- 
nal Guibert  débute  par  trois  inconvenances  :  une  prise  à  partie  de 
Mgr  Fèvre,  pour  sa  critique  de  Saint  Sulpice,  de  Mgr  Pelletier  pour 
sa  critique  de  Mgr  Dupanloup  et  de  Louis  Yeuillot  que  Tévéque  de 
Viviers  avait  autrefois,  dans  un  mandement,  essayé  d'abattre.  Le  sur- 
plus sur  les  cardinaux  Guibert  et  Lavigerie,  c'est  qu'ils  sont  les  plus 
grands  parmi  les  grands  hommes  de  leur  temps.  Les  deux  volumes 
sur  le  P.  Gratry  sont  l'acquit  d'une  dette.  L'à-propossur  Renan  est 
une  œuvre  hybride,  faite  de  deux  idées  contradictoires  ;  par  consé- 
quent un  hors  de  propos.  On  a  encore  un  volume  de  Discours  mili- 
taires :  c'est  sans  doute  un  titre  académique,  pour  nous  inintelli- 
gible. Les  quatre  volumes  d'œuvres  pastorales  forment  un  recueil 
varié,  qui  touche  à  toutes  les  questions  du  temps.  Dans  toutes  les 
pièces  de  ce  recueil,  il  n'y  en  a  aucune  de  nature  à  faire  coller  l'au- 
teur au  mur,  à  l'envoyer  en  prison  ou  seulement  en  police  correc- 
tionnelle. A  un  cardinal,  qui  s'est  engagé  à  verser  son  sang  pour 
Jésus- Christ,  nous  ne  pouvons  lui  souhaiter  meilleure  grâce  ;  mais 
il  n'en  prend  pas  le  chemin. 

En  ce  siècle,  parmi  les  gens  d'Eglise,  la  pensée  française  se  par- 
tage en  deux  courants  :  le  courant  de  stricte  orthodoxie  et  le  cou- 
rant diversement  teinté  de  libéralisme.  Les  orthodoxes  pensent  que 
la  religion  et  l'Eglise  doivent  assurer  le  salut  des  âmes  et  le  bonheur 
des  peuples,  par  leur  action  sur  les  mœurs  et  par  leur  influence 
sur  les  institutions  ;  les  libéraux  le  croient  aussi,  mais  ils  ajoutent 
que  les  institutions  nées  en  Europe  des  influences  du  christianisme 
peuvent  se  modifier  d'après  les  principes  de  89  et  ajouter,  à  la  reli- 
gion et  à  l'Eglise,  une  force  nouvelle  pour  inaugurer  une  nouvelle 
civilisation.  Ce  n'est  pas  ici  le  lieu  d'apprécier  ce  problème  ;  mais  les 
trois  prélats,  dont  nous  venons  de  parler,  appartenaient  plus  aux  idées 
libérales,  tandis  que  le  prélat  dont  nous  parlons  maintenant,  appar- 
tient plutôt  à  l'intransigeance  de  la  stricte  orthodoxie. 

5°  Jacquenet .  —  Jean  Baptiste-Marie  Simon  Jacquenet,  néùBon- 
nevaux,  près  Pontarlier  ,  en  1816,  appartenait  à  une  famille  de 
patriarches,  justes  et  craignant  Dieu.  L'éducation  première  en  avait 


LA    SCIENCE  CATHOLIQUE    EN    FRANCE  219 

fait  un  enfant  doux  et  pieux,  exact  en  ses  exercices  et,  de  bonne 
heure,  ami  des  livres.  Une  bonne  première  communion  en  fut  le 
couronnement.  Après  quoi  Simon  lit  ses  humanités  à  Pontarlier,  sa 
philosophie  à  Yesoul,  sa  théolog:ie  à  Besancon  ;  en  1839.  il  était 
promu  au  sacerdoce  et  nommé  immédiatement  professeur  de  théolo- 
iîie  doirmatique  au  grand  sénnnaire.  A  cette  date,  Besançon  réalisait 
magniliquement  le  type  d'une  ville  épiscopale.  Au  lieu  de  former  des 
prêtres  seulement  pour  son  utilité  immédiate,  elle  les  préparait  aux 
plus  hautes  fonctions.  Sous  Timpulsion  des  Dubourg  et  des  Rohan, 
Besançon  était  devenu  comme  une  Rome  des  Gaules.  Du  Trousset 
d'Héricourt  et  Frédéric  de  Margerie  ont  achevé,  dans  l'administra- 
tion du  diocèse,  leur  apprentissage  de  1  épiscopat  ;  Busson,  Gousset 
et  Blanc  ont  imprimé  à  la  jeunesse  un  admirable  élan,  et  Gousset, 
après  avoir  été  un  réformateur  de  la  théologie,  est  devenu  grand 
évêque.  François  Cart.  Jean  Doney,  Philippe  Gerbet,  Pierre  Ma- 
bille,  Eusèbe  Caverot,  Antoine  Guérin,  donnés  ou  poussés  à  Tépisco- 
pat,  occupent  les  premiers  postes  et  couvrent  leur  pays  des  rayons 
de  leur  gloire  naissante.  La  librairie  de  Besançon  suffit  presque  aux 
besoins  du  clergé  français  ;  la  justification  de  la  doctrine  de  S.  Li- 
guori  a  posé  la  pierre  d'attente  de  tous  les  progrès  de  la  doctrine  et 
des  mœurs.  Il  y  a,  sur  la  Franche-Comté,  comme  une  grande  effusion 
du  Saint-Esprit. 

On  devine  la  puissance  d'entraînement  qu'exerçaient  sur  les  jeunes 
prêtres  la  présence  de  tels  hommes  et  l'éclat  de  telles  œuvres.  Les 
flammes  du  Concile  en  faisaient  déjà  une  légion  de  missionnaires  : 
les  Jeantel,  les  Cajelin,  les  Marchand,  les  Cuenot,  les  Ponsot,  les 
Chopard,  les  Perny,  les  Guillemin,  les  Theurel  datent  de  ce  temps. 
Avec  sa  nature  douce  et  impressionnable,  froide  et  ardente,  Simon 
Jacquenet  se  prêta  à  ces  entraînements.  Nous  avons  tous  eu  vingt- 
cinq  ans  et  formé  de  beaux  rêves  ;  nos  grands  desseins  se  sont  sou- 
^ent  brisés  contre  les  écueils.  Notre  professeur  n'a  pas  encore  de  ces 
déconvenues  ;  professeur  de  dogme  à  vingt-cinq  ans,  logé  dans  une 
cellule  voisine  de  la  plus  belle  bibliothèque,  dans  une  maison  sa- 
vante qui  est  comme  un  nid  d'aigles,  il  se  plonge  dans  les  vieux  livres 
avec  une  admirable  résolution  ;  il  s'exerce  à  porter  les  vaillantes  ar- 


220 


PONTIFICAT    DE    LEON    Xlll 


mures  de  ses  prédécesseurs  :  et,  dans  cette  période  de  sa  vie  cachée, 
il  dresse,  règle,  enrichit,  éprouve,  comme  un  professeur  et  comme 
un  soldat,  toutes  les  facultés  de  son  âme.  Dans  ses  leçons,  il  combat 
toutes  les  vieilles  erreurs  du  particularisme  français  ;  il  veut  mettre 
en  relief  la  monarchie  des  papes  et  restaurer  la  corinaissance  des 
mystères  de  la  grâce.  La  grande  question  qui  préoccupe  alors  les 
esprits  ,  c'est  la  question  posée  entre  ceux  qui  reconnaissent  et 
ceux  qui  n'admettent  pas  un  ordre  surnaturel,  certain  et  souverain. 
«  Il  faut  dit  Guizot.  que  notre  salut  présent  et  futur,  que  la  foi 
dans  l'ordre  surnaturel,  la  soumission  à  Tordre  surnaturel  rentrent 
dans  le  monde  et  dans  l'âme  humaine,  dans  les  grands  esprits 
comme  dans  les  esprits  simples,  dans  les  régions  les  plus  élevées 
comme  dans  les  plus  humbles.  » 

Pendant  que  le  professeur  Jacquenet  poursuivait  en  paix  son  cours 
de  théologie,  une  révolution  doctrinale  s'accomplissait  en  France. 
Lamennais  avait  poussé  le  cri  de  mort  contre  les  aberrations  gallica- 
nes ;  lui  tombé,  une  légion  de  héros  venait  reprendre  à  fond  la  cause 
qu'il  avait  trahie.  Gousset  Guéranger,  Bouix,  Rohrbacher,  Gerbet, 
Montalembert,  Lacordaire,  Pitra,  Doney,  Parisis,  Migne,  Bonetty 
poursuivaient,  dans  toutes  les  sphères  de  la  pensée,  le  triomphe  des 
doctrines  romaines.  Un  groupe  à  part.Sibour,  Dupanloup  et  Mathieu, 
plus  ou  moins  fossilisés  dans  le  gallicanisme,  voulaient  soutenir  cette 
cause  désespérée.  A  Besançon,  il  y  eut,  contre  Tarchevêque,  comme 
une  levée  de  boucliers,  après  la  mise  à  Tindex  de  Bailly  et  pour  le 
retour  à  l'unité  liturgique.  Thiébaud,  Maire  cueillirent,  dans  ces 
joutes,  d'incontestal)les  lauriers.  Jacquenet  n'y  prit  aucune  part, 
mais  ses  sympathies  allaient  aux  bons  soldats.  Le  cardinal,  qui 
avait  déjà  frappé  tous  les  autres,  crut,  en  frappant  Jacquenet, 
désorganiser  sans  retour  cette  glorieuse  phalange  des  défenseurs  de  ; 
la  Chaire  Apostolique.  Voici  comment  la  chose  arriva. 

Le  cardinal  avait  décidé  que  la  retraite  pastorale  serait  prêchée 
par  le  directeur  du  grand  séminaire.  Chaque  professeur  devait,  à 
son  tour,  prononcer  un  discours  de  spiritualité  et  faire  une  confé- 
rence sur  les  devoirs  du  ministère.  Le  professeur  Jacquenet  un  ma- 
tin, fit  un  discours  sur  l'examen  de  conscience  et,  le  soir,  une  confé- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  221 

reiice  sur  létudc.  L'archevè(|iie,  désireux  de  l'attirer  à  son  parti, 
pour  Tappui  qu'il  en  espérait,  s'en  fut  après  le  discours  féliciter 
chaudenieut  le  professeur  de  dogme.  Par  sa  bouche,  on  venait  d'en- 
tendre la  douceur  d'un  S.  François  de  Sales,  la  sagesse  d'un  Borro- 
mée,  le  savoir  d'un  Thomas  d'Aquin,  l'éloquence  d'un  Bossuet.  Tout 
était  pour  le  mieux,  le  matin  ;  le  soir  tout  était  changé  ;  la  fontaine 
de  grâce  n'était  plus  qu'un  volcan. 

Le  manuscrit  de  la  conférence  avait  été  soumis  à  Tabbé  Busson, 
le  prêtre  le  plus  distingué  du  diocèse.  Busson  le  remettait  à  Jacque- 
net  :  «  C'est  très  bien,  dit-il,  mais  il  y  aura  du  tirage.  Puisque  telle 
est  votre  conviction,  il  faut  la  confesser  ;  et  puisque  vous  avez  du 
courage,  c'est  le  cas  de  ne  pas  vous  en  départir.  Fais  ce  que  dois, 
advienne  que  pourra.  »  —  Que  disait  donc  de  si  terrible  cette  con- 
férence? Le  professeur  avait  expliqué,  avec  une  parfaite  précision  de 
termes  et  une  force  invincible  de  doctrine  :  Pourquoi  il  faut  étudier, 
ce  qu'il  faut  étudier  et  comment  il  faut  étudier.  Pourquoi^  cela  était 
prouvé  par  les  Saintes  Ecritures,  par  des  raisons  prises  des  besoins 
de  l'âme  humaine  et  des  nécessités  du  ministère  ;  ce  qu'il  faut  étu- 
dier, les  sciences  théologiques  et  subsidiairement  les  sciences  natu- 
relles ;  comment,  en  esprit  de  foi,  dont  le  conférencier  expliquait  les 
avantages.  Cette  conférence  n  offrait  rien  de  répréhensible  ;  elle  fut 
même  imprimée  à  Rome  avec  un  double  imprimatur  ;  elle  offrait,  en 
outre,  dans  ses  vingt-trois  pages,  un  abrégé  heureux  de  tout  ce 
qu'ont  dit  plus  longuement  les  Audisio,  les  Aubry,  les  Ranci  et  les 
Mabillon.  Mais  voilà  ;  le  professeur  avait  recommandé  le  droit  ca- 
non, dont  les  gallicans  ne  veulent  pas,  parce  qu'il  n'est  propre,  di- 
sent-ils, qu  à  éveiller  l'orgueil  des  prêtres  et  à  troubler  l'ordre  des 
diocèses  ;  il  avait  recommandé  l'histoire  ecclésiastique,  également 
importune,  parce  qu'elle  rend  hommage  à  la  principauté  pontificale; 
il  avait  même  dit  que  les  facultés  civiles  de  théologie  n'étaient  pas 
canoniques  ;  il  n'en  fallait  pas  davantage  pour  exaspérer  un  prélat 
désireux  de  les  maintenir,  d'en  devenir  l'inspirateur,  d'y  faire  ré- 
gner les  maximes  gallicanes.  Le  professeur  avait  même  poussé  la 
perversité  jusqu'à  insister  fortement  sur  le  travail,  dont  ces  bons 
gallicans  redoutaient  les  effets,  étant  bien  connu  qu'un  prêtre  stu- 
dieux est  un  démon  et  la  plume  un  outil  de  Satan. 


222  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Cette  conférence  avait  été  entendue  avec  une  satisfaction  unanime; 
on  peut  encore,  en  la  lisant,  joindre  aux  suffrages  du  clergé  bison- 
tin, son  approbation  réfléchie.  Or,  pendant  que  le  professeur  parlait, 
le  vicaire  général,  un  chien  couchant  comme  il  n'y  en  a  que  trop, 
manifestait,  par  des  signes  réitérés,  son  improbation.  Quand  il  eut 
entendu  parler  de  droit  canon,  d'histoire  ecclésiastique,  de  facultés 
canoniques  de  théologie,  il  changea  de  couleur  ;  à  la  préconisation 
du  travail,  il  poussa  des  hurlements  et  tomba  en  pâmoison.  C'était 
un  grand  vicaire  qui  se  trouvait  mal.  Le  professeur,  un  instant  in- 
terrompu, reprit  tranquillement  sa  conférence  et  alla  jusqu'au  bout. 
Mais,  à  pejne  était-il  rentré  dans  sa  chambre,  que  le  cardinal  s'y 
précipitait,  en  heurtant  les  portes  et  en  poussant  des  éclats  de  voix. 
En  présence  du  professeur,  ce  fut  une  scène  d'horripilation  :  le  prélat 
agitait  ses  bras,  ses  jambes,  lançait  la  flamme  par  ses  regards  et  ne 
jetait  plus  que  des  paroles  entrecoupées.  En  sortant,  il  fulminait, 
contre  le  brave  Jacquenet,  une  sentence  de  proscription. 

C'était  un  arrêt  de  mort.  A  quarante  ans,  après  quatorze  ans  de 
professorat,  s'en  aller  par  le  monde,  coiffé  d'un  anathème,  comme 
un  ouvrier  banni  par  le  patron,  ce  peut  être  une  bénédiction,  mais 
elle  n'entrait  qu'en  cassant  les  vitres.  Au  surplus,  ce  n'est  qu'un 
trait  du  tableau.  Pendant  quarante  ans,  à  Besançon,  le  fanatisme 
gallican  n'accorda  quelque  crédit  qu'aux  faibles,  aux  médiocres, 
aux  intrigants  et  aux  complaisants.  Dès  1834,  la  hste  des  proscrits 
s'était  ouverte  par  les  frères  Gaume,  dont  l'un  devint  vicaire  géné- 
ral de  Paris,  l'autre  vicaire  général  de  Nevers,  protonotaire  aposto- 
lique, écrivain  illustre  En  1836,  la  liste  se  fût  continuée  par  Thomas 
Gousset,  s'il  n'eût  été  nommé  évêque  ;  car,  ayant  été  deux  ans  vicaire 
général  de  l'archevêque,  celui-ci  ne  lui  avait  pas  adressé  une  seule 
fois  la  parole  sur  les  affaires  du  diocèse  ;  le  futur  archevêque  de 
Reims,  au  moment  où  il  fut  désigné  pour  Périgueux,  songeait  à 
s'exiler  volontairement,  pour  trouver  un  emploi  à  un  prêtre  inutile 
dans  son  diocèse.  Le  martyrologe  bysontin  s'augmenta  successive- 
ment des  noms  des  Bergier,  des  Thiébaud^  des  Jean  Jacquot,  des 
Maire.  Bussonmême  ne  fut  pas  à  l'abri,  malgré  son  âge,  ses  talents, 
ses  vertus  et  ses  services. Que  si  le  nom  de  Jacquenet  vient  se  joindre 


LA    SCIKNCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  223 

h  ce  catalogue  de  victimes,  c'est  parce  que  c'est  la  liste  des  gloires 
sacerdotales  de  la  Franche-Comté,  le  nobiliaire  d'un  diocèse  ravagé 
par  un  sectaire  au  pouvoir,  dans  l'Etat,  un  caméléon,  dans  l'Eglise, 
une  borne. 

Mais  encore  fallait-il  trouver,  pour  sa  profession  un  emploi,  pour 
sa  personne  uue  seconde  patrie.  Jacquenet  ne  songea  pas,  un  ins- 
tant, aux  diocèses  voisins,  généralement  pourvus  ;  il  s'en  fut  tout 
droit  à  Paris.  Gaume,  après  l'avoir  entendu,  lui  dit  :  «  C'est  le  deu- 
xième volume  de  mon  histoire  ;  je  vous  promets  une  aumônerie, 
mais  il  faut  attendre  une  vacance.  »  Sur  quoi,  Jacquenet  s'en  vint  à 
Reims.  Depuis  un  an,  le  cardinal  Gousset,  ne  se  sentant  plus  la  môme 
force  pour  écrire,  cherchait  un  secrétaire.  Un  instant,  il  avait  cru 
trouver  ce  secrétaire  dans  l'auteur  même  de  cette  histoire  ;  mais  ce 
jeune  prêtre,  dans  le  sentiment  confus  de  sa  vocation  littéraire^  ai- 
mait mieux  écrire  ses  propres  ouvrages  que  de  coopérer  à  ceux  du 
cardinal  ;  il  était  d'ailleurs  trop  vif  pour  vivre  à  son  aise  dans  le 
milieu  bienveillant  qui  l'appelait  ;  et,  pour  tout  dire,  il  ne  croyait  pas 
posséder  la  dose  de  science  canonique  et  le  tour  de  style  théologique, 
indispensable  pour  devenir  le  secrétaire  d'un  Gousset  ;  et  il  avait  sa 
mère  dont  il  ne  voulait,  à  aucun  prix,  se  séparer.  Dieu,  qui  veillait 
sur  son  serviteur,  avait  laissé  cette  place  vacante  ;  dès  que  le  pros- 
crit se  présenta  au  cardinal,  il  fut  accepté  ;  et,  au  lieu  de  lui  cher- 
cher une  place  dans  son  diocèse,  le  cardinal  lui  en  fît  une  dans  son 
palais.  Jacquenet  venait  d'être  expulsé  violemment,  comme  profes- 
seur de  grand  séminaire,  par  un  cardinal  archevêque  ;  il  devenait, 
sans  transition,  par  le  fait  d'un  cardinal-archevêque,  secrétaire,  c'est- 
à  dire  officier  d'état-major,  dans  le  palais  archiépiscopal  de  Reims. 
La  disgrâce  se  convertissait  en  accroissement  de  grâce.  Mais  quel 
sera  l'avenir  d'un  pays  cathohque  où  les  Mathieu,  les  Foulon,  les 
Bourret  et  beaucoup  d'autres  trempent  leurs  mains  dans  le  sang  des 
prêtres,  pour  crime  de  fidélité  à  l'orthodoxie  romaine  et  de  bravoure 
dans  la  défense  de  l'Eglise. 

Simon  Jacquenet,  commensal  de  l'archevêque,  fut,  tour  à  tour, 
secrétaire  particulier  du  prélat  et  secrétaire  général  de  l'archevêché, 
vicaire  général  et  même  plus.  En  1865,  voyantle  cardinal  sur  le  seuil 


224  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

du  tombeau,  pour  ne  pas  se  trouver,  à  sa  mort,  proscrit  de  nouveau, 
il  se  fît  nommer  curé  de  la  paroisse  Saint  Jacques,  la  première  de 
Reims,  où  pendant  seize  ans,  il  vaqua,  en  bon  curé,  à  toutes  les 
fonctions  du  ministère  pastoral.  En  1881,  signalé  aux  ministres,  par 
le  P.  Perny,  missionnaire,  il  fut,  sur  une  juste  appréciation  de  ses 
mérites,  et  sans  aucune  démarche  de  sa  part,  no.-nmé  évêque  de  Gap  ; 
puis,  en  1884,  transféré  à  Amiens,  capitale  de  la  Picardie.  Là,  il  fut, 
pendant  une  douzaine  d'années,  dans  des  temps  de  confusion,  un 
bon  évêque,  intransigeant  sur  les  doctrines,  conciliant  avec  le  pou- 
voir ;  il  devait  mourir  sans  avoir  assez  travaillé  à  imposer,  aux  res- 
pects de  la  France,  ce  droit  canon,  qui  peut  seul  la  sauver.  Ce  tort 
lui  est  commun  avec  tous  les  évêques  de  son  temps  ;  et,  pour  les 
excuser,  il  faut  dire  que  Léon  XIII  ne  fit  rien  pour  les  tirer  de  cette 
aveugle  et  funeste  torpeur. 

Les  œuvres  de  Mgr  Jacquenet  sont  :  l'*  Vie  de  Vabbé  Chopard, 
missionnaire  apostolique,  1846  ;  2°  Vie  de  Vabbé  Gagelin,  mission- 
naire apostolique,  1850  ;  3°  Vie  de  Vabbé  Marchand,  missionnaire 
apostolique,  1854  ;  4*^  Manuel  du  pèlerin  à  Notre-Dame  de  Lièges, 
185^  ;  o"*  Conférence  sur  les  études  sacerdotales,  1856  ;  6**  Observa- 
tions critiques  sur  un  ouvrage  intitulé  :  Compendiosa  instiiutiones 
theologiœ,  ad  usum  seminarii  tolosan,  1864  ;  1"^  Histoire  du  sémi- 
naire de  Besançon.  1864  ;  8^  un  certain  nombre  de  discours,  notices 
nécrologiques  qui  ont  été  livrés  à  1  impression. 

La  vie  de  Tabbé  Chopard  est  la  biographie  d'un  condisciple.  Né 
en  1816,  Chopard  avait  été  élève  un  studieux  un  prêtre  excellent;  il 
professait  àPontarlier,  lorsqu'il  partit  aux  missions  étrangères.  Après 
son  noviciat,  envoyé  aux  îles  Nicobard,  il  évangélisait  les  sauvages, 
lorsqu'il  mourut  en  1846,  d'une  phtisie  causéepar  le  climat  et  par  les 
fatigues.  -  La  vie  de  Gagelin  est  une  œuvre  plus  considérable. 
François-Isidore  Gagelin,  né  à  Montperreux  en  1799,  avait,  en  lisant 
les  Lettres  édifiantes^  conçu  de  bonne  heure  le  dessein  de  se  consa- 
crer aux  missions.  Parti  au  séminaire  des  missions  étrangères,  or- 
donné prêtre  il  fut  envoyé  en  Cochinchine.  Ce  pays  était  alors  en 
butte  aux  persécutions  de  Ming-Mang,  une  bête  fauve,  mais  rusée, 
qui  usait  alternativement  de  caresses  et  de  sévices.  Isidore   Gagelin 


LA    SCliCNCIi:    CATIIOLIQUI'J    EN    FUAXCi:  225 

fut  étran2:lé  le  7  octobre  1833,  —  Joseph  Marchand,  né  à  Passavant, 
en  1803,  appelé  de  Dieu  aux  missions,  avait  été  envoyé  en  Gocliin- 
chine.  Après  deux  ans  de  mission,  il  fut  pris  et  martyrisé  le  30  no- 
vembre 1833.  Pour  le  faire  mourir,  on  lui  brûla  les  cuisses  avec  des 
tenailles  rougies  au  feu  ;  puis,  l'ayant  attaché  à  un  poteau,  on  lui 
coupa  les  reins,  les  fesses  et  les  mollets  ;  enfin  on  coupa  son  corps 
en  quatre  morceaux  et  sa  tête  fut  pilée  dans  un  mortier.  —  Ces  trois 
volumes  étaient  un  service  rendu  à  Téglise  de  Besançon  ;  c'était,  en 
rappelant  ses  apôtres,  désormais  martyrs,  revêtir  d'un  manteau  de 
pourpre,  l'église  des  Ferréol  et  des  Ferjeux  ;  c'était  dire  qu'elle  a, 
dans  le  ciel,  des  protecteurs  fidèles  à  leur  berceau. 

Nous  avons  assez  parlé  de  la  conférence  sur  l'étude  ;  nous  ne  par- 
lerons pas  du  Manuel  du  Pèlerin.  Après  quatorze  ans  d'études  et  d'ex- 
périences professionnelles,  Simon  Jacquenet,  avec  son  esprit  qui 
abrégeait  tout  parce  qu'il  voyait  bien,  pouvait  publier  une  théologie 
à  l'usage  des  séminaires.  Les  circonstances  l'y  invitaient  :  la  théolo- 
gie de  Bailly,  suivie  dans  un  grand  nombre  de  séminaires,  avait  été 
mise  à  l'index  par  ordre  exprès  du  Pape,  pour  répondre  à  un  gallican 
qui  avait  eu  l'impudence  de  la  lui  opposer  ;  la  théologie  de  Yieuze, 
qui  partageait  avec  Bailly  la  faveur  publique,  ne  valait  pas  mieux. 
C'étaient  deux  pauvres  ouvrages,  sentant  leur  dix-huitième  siècle, 
étriqués,  vides,  peu  sûrs,  infectés  des  erreurs  du  gallicanisme,  du 
rigorisme,  de  toutes  les  créances  routinières  qui  constituaient  notre 
particularisme  national.  La  théologie  de  Bouvier,  composée  depuis  le 
Concordat,  ne  valait  guère  mieux  ;  sur  les  théines  gallicanes,  elle 
était  plus  accentuée  en  faveur  du  Saint-Siège,  mais  fort  vague  en- 
core, laissant  trop  voir  qu'il  n'y  a  pas  grand  mal  à  exalter  les  évêques 
au  détriment  de  la  Chaire  Apostolique.  Il  y  avait  donc  urgence  de 
créer  des  classiques  de  grand  séminaire.  Personne  n'était  mieux  pré- 
paré que  le  professeur  de  Besançon  ;  près  du  cardinal  Gousset,  il  était 
r\  bonne  école,  pour  expurger  la  pensée  française  de  toutes  les  pau- 
vretés traditionnelles.  Il  faut  reconnaître,  toutefois,  qu'il  avait  l'es- 
prit un  peu  lent,  très  scrupuleux,  d'une  exactitude  mathématique  ; 
il  faut  croire  que  le  temps  lui  manqua  pour  tirer,  de  ses  manuscrits, 

un  cours  élémentaire  de  théologie. 

Ilist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv.  15 


226  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

Une  autre  circonstance  dut  Ten  dissuader.  Dans  le  mouvement 
admirable  qui  poussait  les  esprits  vers  Rome,  Rome  n'avait  pas  man- 
qué d'exiger  la  révision  de  quelques  classiques.   Les  éditeurs  pro- 
mettaient de  mettre  la  faux  dans  les  vieux  livres  et  de  faire  tomber 
les  excroissances  théologiques  qui  sentaient  un  mauvais  goût  de 
terroir.  Il  convenait  donc  d'attendre.  Mais  soit  que  les  préjugés  l'em- 
portassent sur  la  bonne  volonté,  soit  que  la  tendresse  paternelle  ou 
la  piété  filiale  inclinassent  aux  ménagements,  soit  que  la  suffisance 
des  reviseurs  ne  fût  pas  à  la  hauteur  de  la  tâche,  ces  théologies,  soi- 
disant  revisées  ad  normam  Ecclesiœ  Romanœ  gardent,  dans  Tensem- 
ble,  le  système  théologique  du  gallicanisme,  sur  le  corps  des  pasteurs 
et  la  constitution  de  l'Eglise.  Au  lieu  d'une  faux,  on  prenait  des  ci- 
seaux émoussés  :  on  retranchait  quelques  superfluités,  on  adoucissait 
quelques  expressions,  mais  on  laissait  subsister  le  poison  de  la  bète. 
En  pratique,  avec  le  commentaire  verbal  qui  accompagne  toujours 
le  texte  scolaire,  ce  travail  d'émondage  bénin  ne  pouvait  produire 
ces  convictions  vigoureuses  qui  assurent,  à  la  vérité  pure,  toute  sa 
puissance. 

Sur  les  exhortations  du  cardinal  Gousset,   Simon  Jacquenet,  pour 
payer  sa  dette  à  la  théologie  et  à  l'Eglise,  se  prit,  pour  la  censurer, 
à  la  théologie  de  Toulouse.  Après  Bailly,   c'était  la  plus  répandue 
et  la  plus  mauvaise,  même  corrigée.  Antoine  Bonal,  un  sulpicien  de 
marque,  en  avait  donné  une  nouvelle  édition,  corrigée  tout  à  fait 
selon  les  désirs  de  Rome.  L'ouvrage  était  beau,  bien  fait,  d'agréable 
tournure.  Il  semble  qu'on  ne  pouvait  pas  y  toucher  sans  sacrilège. 
Sur  l'ordre  du  cardinal  et  d'accord  avec  ses  propres  convictions,  Jac- 
quenet mit  le  scalpel  dans  cet  ouvrage.  Pour  ne  pas  perdre  son  temps 
en  contestations  inutiles,  il  ramena  sa  correction  aux  points  controver- 
sés entre  gallicans  et  ultramontains  :  en  dogme,  le  pouvoir  suprême 
et  infaillible  des  papes  ;  en  morale,  le  rigorisme  jansénien  ;  en  disci- 
pline, le  particularisme  anti-liturgique  et  anti-canonique.  Dans  sa 
critique,  Jacquenet,  je  puis  le  dire  aujourd'hui,   fut  assisté  de  Flo- 
rian  Desprez,  archevêque  de  Toulouse^,  qui  le  priait  de  tenir  secrète 
sa  collaboration  ;  parce  que  autrement  ces  gens-là  étaient  capables 
de  le  faire  descendre  de  son  siège;  mais  d'ailleurs  il  les  estimait 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FKANCE  227 

incapables  de  reconnaître  leur  erreur,  parce  que,  pour  la  reconnaître, 
il  faudrait  un  peu  de  bon  cœur  et  un  peu  de  bon  sens.  Les  points  de 
repère  une  fois  posés,  Jacquenet  prend,  l'une  après  Tautre,  les  thè- 
ses fautives  ;  il  les  désarticule,  les  désosse,  les  dissèque  et  en  met 
h  nu  les  inlîrmités.  Son  analyse,  déliée  et  sûre,  poursuit  Terreur  jus- 
que dans  ses  plus  ténus  replis  et  ne  s'arrête  qu  après  avoir  frappé 
la  tète  avec  une  fine  pointe  d'acier.  Je  ne  crois  pas  qu'on  ait  jamais 
décousu  un  livre  d'une  façon  plus  péremptoire  et  démoli  un  auteur 
avec  une  plus  magistrale  autorité.  Non  pas  que  le  censeur  affecte 
des  airs  triomphants  ;  non,  il  est  plutôt  simple  dans  sa  manière,  poli 
dans  ses  procédés,  presque  souriant  dans  ses  indulgences.  S'il  se 
plaît,  à  l'occasion,  à  reconnaître  le  mérite  de  tel  adoucissement,  il 
ne  connaît  pas  ce  genre  dindulgence  qui  consiste  à  trahir  la  vérité. 
On  peut  lire  encore  ses  Observations  critiques  :  c'est  un  modèle  du 
genre  et  un  excellent  guide-âne  pour  la  théologie.  Quoiqu'elles  n'attei- 
gnent pas  un  volume  considérable,  je  les  comparerai  volontiers,  pour 
l'utilité  présente,  aux  réfutations  qu'ont  faites  Blanchi  de  Bossuet  et 
de  Giannone,  à  Y Antifebromius  de  Zaccaria,  à  la  Défense  de  V Eglise 
de  Gorini,  et,  si  le  lecteur  le  permet,  à  Y  Histoire  apologétique  de 
la  Papauté.  Gomme  ces  ouvrages  détruisent  les  erreurs  des  his- 
toires gallicanes  et  rationalistes,  de  même,  les  Observations  critiques 
détruisent  les  erreurs  les  plus  fines  des  théologies  gallicanes.  Une 
fois  qu'on  a  l'esprit  prévenu  de  ces  judicieuses  observations,  il  n'est 
plus  possible  de  se  laisser  surprendre  par  les  miroitements  du  camé- 
léon. 

Là  est  l'importance  de  ce  livre,  bref  et  décisif,  mais  qui  demanda 
du  temps  et  un  grand  travail  à  l'auteur  Le  cardinal  Gousset,  peu 
prodigue  de  louanges,  surtout  en  matière  théologique,  voulut  revêtir 
ces  Observations  de  son  haut  suff'rage.  Le  cardinal  ne  croyait  pas 
beaucoup  à  la  bonne  foi  des  gallicans  et  il  nous  disait,  à  nousmême, 
que  leurs  théologies  et  leurs  histoires  avaient  été  composées  à  bon 
escient,  par  des  hommes  résolus  à  tromper  ;  et  que,  dans  ce  fraudu- 
leux dessein,  ils  avaient  distillé  l'erreur  avec  un  art  qui  la  rendait 
difficile  à  reconnaître.  C'était  sa  pensée  qu'il  fallait  encore  plus  d'art 
pour  découvrir  ces  impostures  ;  et  c'était  son  vœu  le  plus  cher  qu'un 


228  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

homme  se  rencontrât,  pour  effectuer,  d^une  main  impassible,  ce  tra- 
vail de  redressement  et  pour  dénoncer,   d'une  plume  courageuse, 
toutes  ces  trahisons.  Dieu  lui  avait  envoyé  Simon  Jacquenet,  il  avait, 
su  s'en  servir  et  honorer,  comme   il  convient,   un  tel   champion. 
Zèle  d'autant  plus  louable  que  les  ennemis  du  Saint-Siège  excellent  à 
ourdir,  contre  les  livres  qui  dérangent  leurs  plans  et  font  sauter  leurs 
citadelles,  la  conspiration  du  silence.  A  nous,  fidèles  enfants  de  la 
sainte  Eglise  Romaine,  il  appartient  donc  de  les  préconiser  d'autant 
plus  fort  qu'on  s'applique  davantage  à  les  ensevelir  dans  l'oubli. 
Lumen  ad  revelationem  gentium  et  ad  gloriam  plebis  tua^  Gallia. 
On  nous  a  reproché  parfois  de  mettre  une  certaine  outrance  à  la 
critique  des  élucubrations  libérales  et  de  n'être  pas,  en  les  réfutant, 
toujours  exempt  d'un  brin  d'amertume.  Pour  ce  qui  nous  regarde 
personnellement,  s'il  nous  tombe  parfois  sur  les  lèvres  un  grain  de 
sel,  nous  n'avons  pas  de  fiel  au  cœur.  Personne  ne  possède  plus 
que  nous  l'égalité  d'humeur  et  la  gaieté  d'esprit.  Lesénormités  nous 
laissent  calme,  et  les  indignités  ne  nous  causent  jamais  l'ombre  d'un 
trouble.  Les  coups  qu'on  nous  porte,  les  censures  qu'on  nous  prodi- 
gue, nous  les  examinons  de  sang-froid  et  les  jugeons  en  toute  jus- 
tice. Part  faite  à  chacun,  en  toute  intégrité,  nous  demandons  hum- 
blement la  permission  de  ne  jamais  nous  ébouillantir.  Notre  principe 
de  critique,  à  nous,  c'est  que  l'Eglise  catholique  et  la  monarchie  su- 
prême, unique,  infaiUible  des  Pontifes  Romains,  forment  la  constitu- 
tion divine  de  l'humanité,  l'ordre  surnaturel  à  quoi  doivent  se  rame- 
ner et  se  subordonner  tous  les  établissements  des  hommes.  A  tous 
ceux  qui  partagent  cette  conviction,  nous  crions  :  Hosannah  !  à  tous 
ceux  qui  la  repoussent,  nous  crions  :  Raca  I  et  aux  fabricants  d'eau 
bénite  qui  se  mettent  entre  les  deux,  les  pieds  en  équilibre  sur  une 
balance,  nous  n'y  attachons  pas  grand  prix.  Les  longues  phrases  nous 
ennuient  ;  les  manières  molles  ne  peuvent  encourager  personne. 
Ah  !  si,  dans  le  farrago  académique  des  Perraud,   des  Bourret,  des 
Besson  et  de  plusieurs  autres,  nous  avions  trouvé  ce  discernement 
courageux  qui  poursuit  l'erreur  jusque  dans  ses  derniers  retranche- 
ments, nous  n'aurions  pas  épargné  la  louange.  Si  nous  avons  mis, 
à  parler  d'eux,  une  plus  grande  discrétion,  c'est  à  eux-mêmes  qu'il 


I 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FlUNCE  ^29 

faut  en  attribuer  la  faute.  Sympathique  à  tous  les  mérites,  faible 
mùme  devant  les  mérites  des  libéraux,  ce  serait  une  joie  pour  notre 
cœur,  si  cette  histoire  pouvait  s'épancher  sans  cesse  aux  chants  d'al- 
légresse du.  Te  Deinn  ! 

V Histoire  du  grand  séminaire  de  Besançon  devait  compter  deux 
volumes  ;  proscrit,  éloigné  des  livres  et  des  manuscrits  dont  il  avait 
besoin  pour  composer  le  second  volume,  Fauteur  ne  put  achever 
son  ouvrage.  L'étendue  de  cette  publication  indique  avec  quelle  am- 
pleur rhistorien  avait  conçu  son  œuvre  et  avec  quel  soin  pieux,  il 
en  avait  étudié  le  détail.  Dans  une  introduction  magistrale,  il  nous  in- 
dique Tobjet,  le  plan  et  les  subdivisions  de  cette  histoire.  «  Voulant, 
dit-il,  approfondir  le  sujet,  nous  Tavons  étudié  dans  les  livres,  dans 
les  manuscrits  et  les  traditions.  Nous  ne  disons  rien  de  la  forme  de 
notre  travail,  si  ce  n'est  que  nous  l'avons  traité  avec  affection.  Dévoué 
de  cœur  et  dYime  à  la  sainte  Eglise  Romaine,  mère  et  maîtresse  de 
toutes  les  Eglises,  nous  avons  pris  constamment  pour  règle  de  nos 
appréciations  la  doctrine  et  V esprit  du  Saint-Siège  Apostolique  : 
admettant,  louant  ou  rejetant,  ici  comme  partout,  ce  que  le  Sou- 
verain Pontife,  chef  suprême  et  infaillible  de  l'Eglise  catholique 
enseigne,  approuve  ou  condamne.  »  En  1865,  nous  avions  prêté  cet 
ouvrage  à  l'abbé  Noirot,  ancien  recteur  de  l'académie  de  Lyon,  ins- 
pecteur général  de  l'Université.  Lorsqu'il  nous  le  rendit  :  «  Ce  livre, 
dit-il,  est  un  titre  ;  il  y  a,  dans  l'auteur,  l'ét^ofFe  d'un  évêque.  » 

En  1862,  Simon  Jacquenet  avait  été,  sur  présentation  du  cardinal 
Gousset,  nommé  protonotaire  apostoUque.  A  l'approche  du  Concile, 
le  cardinal-préfet  de  la  congrégation  préparatoire  avait  écrit  aux 
nonces  et  à  tous  les  évêques  pour  les  prier  de  rechercher  les  ecclé- 
siastiques les  plus  capables  de  devenir,  au  Concile,  les  consulteurs  du 
Pape.  Dans  sa  lettre  aux  évêques,  il  recommandait  de  lui  désigner 
les  ecclésiastiques,  tant  séculiers  que  réguliers,  tellement  distingués 
par  leur  talent,  leurs  mœurs  et  leur  science,  surtout  leur  science 
théologique  et  canonique,  qu'ils  surpassent  tous  les  autres  ;  il  atta- 
chait aussi  de  l'importance  à  ce  qu'ils  se  fussent  fait  un  nom  illus- 
tre dans  les  sciences  et  que  leurs  mérites  pussent  être  mis  à  contri- 
bution ,  dans  les  consultations  avec  les  théologiens  romains.  En. 


230 


PONTIFICAT    DE    LEON    XIII 


France,  le  premier  nommé  sur  les  indications  du  nonce,  Flavio  Chigi, 
fut  Simon  Jacquenet  ;  puis  Charles  Gay,  vicaire  général  de  Poitiers  ; 
Ghesnel,  vicaire  général  de  Quimper  ;  Freppel,  professeur  à  la  Sor- 
bonne  ;  et  aussi  un  altramontain  savant  qui  se  trouvait  par  hasard 
à  Saint-Sulpice.  Mgr  Jacquenet  fut  appelé  à  la  commission  de  théo- 
logie dogmatique,  la  plus  importante  de  toutes,  bien  que  les  autres 
eussent  leur  valeur  respective  et  leurs  incontestables  mérites.  Là,  il 
devait  rencontrer  les  jésuites  Franzelin  et  Schrader,  les  professeurs 
Hettinger  et  Alzog,  les  prélats  Schwetzer  et  Monaco  Lavaletta,  le 
professeur  Joseph  Reis  et  d'autres,  tous  plus  ou  moins  célèbres  par 
leurs  ouvrages.  C'est  dans  cette  savante  compagnie  que  Mgr  Jacque- 
net travailla,  pendant  deux  ans,  à  préparer  les  schemata  du  concile, 
c'est-à-dire  les  programmes  et  plans  de  décrets  et  de  chapitres  qui 
devaient  être  soumis  aux  délibérations  du  Concile.  Dupanloup  et 
sa  bande  clameront  plus  tard  que  Pie  IX,  par  les  travaux  de  ses  con- 
sulteurs,  avait  fait  le  concile  d'avance  et  que  les  Pères  n'avaient  plus 
qu'à  s'incliner.  Un  propos,  si  mensonger,  ne  se  réfute  pas  ;  maintenu 
pour  décrier  les  travaux  des  théologiens  du  Pape,  il  en  fait,  au  con- 
traire, un  très  grand  éloge.  C'est,  en  effet,  le  mérite  de  ces  théolo- 
giens d'avoir  si  bien  préparé  le  concile,  que  les  évêques,  entrant 
après  eux  dans  la  carrière  ouverte  à  leur  zèle,  n'avaient  plus  qu'à 
confirmer,  sous  l'inspiration  du  Saint-Esprit  et  par  leur  propre  auto- 
rité. Invectiver  contre  toute  justice,  ce  n'est  ni  une  marque  d'intel- 
ligence, ni,  encore  moins,  une  preuve  de  vertu. 

Les  travaux  de  cette  commission,  où  figure  Mgr  Jacquenet,  eu- 
rent pour  effet  :  1°  De  désigner  les  erreurs  contemporaines  qui  de- 
vaient attirer  l'attention  du  Concile  ;  2°  d'indiquer  les  sources  d'où  ils 
les  avaient  tirées  ;  3°  d'expUquer  où  elles  étaient  répandues  et  quels 
dangers  elles  créaient  ,  4°  de  dire  si  elles  avaient  déjà  été  condam- 
nées, par  qui  et  comment  ;  5°  de  présenter  ces  erreurs  dans  des  for- 
mules distinctes,  pour  montrer  leur  opposition  aux  doctrines  de 
l'Eglise  ;  6°  de"juger  du  degré  et  de  l'intensité  des  erreurs  ;  7"  de  dé- 
terminer s'il  fallait  les  proscrire  par  des  canons  ou  par  des  chapitres 
doctrinaux  ;  8°  de  produire  les  plus  remarquables  témoignages  de 
l'Ecriture  et  de  la  Tradition,  qui  doivent,  dans  les  chapitres  doctri- 


LA    SCIRNCE    CATHOLIQUE    EN    FKANCK  2H1 

naux.  proposer  et  déclarer  la  doctrine  catholique  ;  9°  de  définir  la  subs- 
tance, le  nombre  et  Tordre  des  canons  qui  doivent  frapper  les  héré- 
sies contemporaines.  On  peut  n'être  pas  capable  de  répondre  sa- 
vamment i\  ces  questions  ;  ce  ^l'est  pas  une  raison  pour  jeter  la  pierre 
à  ceux  qui  ont  su,  savamment  et  modestement,  remplir  un  si  sage 
programme. 

Les  libéraux  n'imitent  pas  communément  cette  modestie.  A  les 
entendre,  ils  ont  tous  découvert  la  méditerranée  de  la  science  so- 
ciale ;  ils  ont  tous  gravi  les  pentes  escarpées  du  mont  Blanc  de  la 
philosophie.  Les  coureurs  antiques  qui  se  passaient,  de  main  en 
main,  le  flambeau  de  la  civilisation,  ont  pour  successeurs,  les  libé- 
raux. Les  libéraux  ont  trouvé  la  formule  des  temps  nouveaux  ;  ce 
sont  eux  qui  portent  maintenant  la  lanterne  du  progrès.  Grâce  aux 
illuminations  du  libéralisme,  les  âmes  se  sauveront  par  la  grâce  de 
Jésus-Christ,  si  elles  le  veulent  bien  ;  les  peuples,  déclarés  majeurs, 
n'ont  plus  besoin  de  Dieu  ;  ils  n'admettent  plus  ni  Eglise,  ni  Pape. 
La  société  chrétienne  est  aux  gémonies  de  l'histoire  ;  et  même  les 
vrais  républicains,  les  démocrates  purs,  poussant  à  fond  la  thèse  libé- 
rale, n'admettent  pas  plus  de  religion  dans  la  vie  privée  que  dans  la 
vie  publique.  Pour  eux,  l'Evangile  est  une  imposture  ;  Jésus  Christ, 
un  mythe  :  Dieu,  un  mot  vide  de  sens.  Le  ministère  religieux  du 
prêtre  n'est  plus  que  l'analogue  des  tours  des  sorciers  et  des  tireurs 
de  cartes  ;  une  escroquerie  permise,  pour  l'exploitation  de  l'imbécil- 
lité publique,  mais  que  la  police  peut  poursuivre,  comme  abus  de 
confiance.  Un  gouvernement  éclairé  confisque  les  propriétés  ecclé- 
siastiques, proscrit  les  personnes,  et  ne  reconnaît  plus  d'autre  pou- 
voir que  la  puissance  civile.  C'est  la  liquidation  du  vieux  monde  au 
profit  de  l'anarchie  et  du  socialisme.  Cependant  l'Eglise  a  tenu  un 
concile  et  se  prépare  à  en  célébrer  encore.  Ce  Pape  qu'on  dit  si  avide 
de  domination,  appelle  à  son  secours,  pour  les  préparer,  des  bouches 
qui  méditent  la  sagesse,  des  langues  qui  parlent  le  jugement  ;  des 
hommes  qui  portent  la  loi  de  Dieu  dans  leur  cœur  ;  qui  n'admettent 
point  les  conceptions  anti-chrétiennes  des  impies  ;  et  qui  dressent 
humblement,  sur  l'appel  du  Vicaire  de  Jésus  Christ,  d'humbles  sche- 
mata  dont  les  conciles  de  l'avenir  feront  la  grande  charte  de  la  civi- 


232  PONTIFICAT    DE    LÉOiN    Xlll 

lisation.  Ce  sont  là  des  oracles  de  Thistoire  ;  nous  les  consignons  ici 
comme  le  couronnement  de  la  vie  de  Mgr  Jacquenet,  mort  évêque 
d'Amiens  ;  c'est,  pour  nous,  comme  le  gage  des  meilleures  espérances. 

L'évêque  d'Amiens,  Mgr  Jacquenet,  était  intransigeant  pour  les 
doctrines,  très  hostile  à  Saint-Sulpice,  tout  dévoué  à  la  Chaire  du 
Prince  des  Apôtres  ;  mais,  en  pratique,  il  était  d'humeur  si  douce  et 
si  pacifique,  qu'il  n'eut  jamais  ombre  d'affaire,  ni  velléité  de  polé- 
mique. 

A  côté  de  ce  prélat,  l'histoire  doit  en  placer  un  autre  qui  fut, 
pour  les  doctrines,  plutôt  enclin  au  libéralisme,  mais  pour  la  con- 
duite, fut  plutôt  un  pénétrant  critique^  un  censeur  ardent  de  toutes 
les  confusions  et  de  tous  les  méfaits  de  son  temps  :  c'est  le  prélat 
que  le  franc-maçon  Dumay  appelait,  pas  sans  rancune,  le  grognon 
d'Annecy. 

6°  Mgr  Isoard. —  Louis-Romain-Ernest  Isoard,  né  en  1820  à  Saint- 
Quentin,  avait  été  élevé  dans  sa  famille,  puis  par  des  prêtres  et  était 
venu  plus  tard  à  Paris.  Dès  lors,  c'était  un  homme  de  mérite,  pré- 
destiné à  grandir,  tant  par  la  distinction  personnelle  que  par  la  situa- 
tion qui  permettrait  l'emploi  de  ses  talents.  A  Paris,  les  hommes 
d'un  mérite  réel,  pour  peu  qu'ils  ne  se  refusent  pas  à  l'avancement, 
n'ont  guère  que  l'embarras  du  choix.  Ce  n'est  pas  qu'à  Paris  l'avan- 
cement soit  plus  facile  qu'ailleurs.  D'abord  il  y  a  la  filière  absurde 
qui  exige  que  les  choses  se  passent  à  peu  près  comme  dans  Tarmée, 
aux  choix  sans  doute,  mais  avec  beaucoup  de  préférence  pour  l'an- 
cienneté. Une  bonne  bête  qui  a  traîné  sa  charrue  sans  bruit  et  qui 
s'est  tenue  tranquille  au  râtelier,  peut,  à  Paris,  avec  des  protections, 
devenir  évêque.  Ensuite,  les  prêtres,  venus  un  peu  de  partout,  avec 
un  grain  d'ambition,  exercent  les  uns  sur  les  autres,  une  critique, 
sans  doute  polie,  mais  habile  et  impitoyable.  De  plus,  il  y  a,  à  Paris, 
le  siège  du  gouvernement,  les  ministères,  les  chefs-lieux  de  haute 
administration,  les  cinq  académies,  des  gros  bonnets  de  toute  espèce. 
Enfin  il  y  a  les  gens  du  monde,  les  nobles,  les  bourgeois,  les  riches, 
des  proxénètes  et  des  prolétaires,  au  milieu  desquels  les  prêtres  évo- 
luent, avec  injonction  de  se  produire  et  facilité  de  se  faire  valoir. 
L'archevêché  et  Saint-Sulpice  sont  le  théâtre  de  toutes  les  intrigues. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FMANCR  233 

Mais  il  y  a  tant  de  postes  importants,  difficiles,  qui  exigent  des  ta- 
lents distin^Hiés,  que.  si  Ton  en  a,  on  passe  ;  on  passe  presque  aussi 
facilement  si  Ton  non  a  pas,  pourvu  qu'on  se  prête  un  peu  et  qu'on 
laisse  faire.  Après  quoi  Ton  est  d'une  modestie  cchevelée  et  l'on  dit, 
presqu'en  larmoyant,  que  Dieu  prodigue  ses  biens  k  ceux  qui  font 
vœu  d'être  rien,  absolument  comme  si  le  diocèse  de  Paris  était  un 
fromage  de  Hollande. 

Pour  l'enseignement,  c'est  un  monde  ù  part.  Les  prêtres,  voués  en 
assez  grand  nombre  à  l'enseignement,  ont  avec  le  monde,  officiel  ou 
officieux,  peu  de  rapports.  Professeurs,  ils  étudient  dans  leur  cabi- 
net et  se  consument  en  classe  ;  directeurs,  ils  voient  les  parents  des 
élèves,  mais  peu  et  toujours  avec  quelque  tirage.  On  vieillit  dans  ces 
professions,  non  pas  comme  un  cancre,  mais  comme  un  bel  oiseau, 
enfermé  dans  une  belle  cage.  D'aucuns  pourtant,  au  lieu  de  se  ra- 
cornir  dans  un  petit  coin,  passent  d'une  chaire  de  classe  dans  une 
chaire  d'église  ;  et  s'ils  sont  hommes  de  marque  trouvent,  dans  les 
gradins  de  cette  chaire,  des  échelons  pour  monter  plus  haut.  A  Pa- 
ris, d'ailleurs,  règne  un  certain  matérialisme  presque  cynique  ;   tout 
est  subordonné  à  la  fortune  ;  elle  est  la  pierre  de  touche  du  mérite  ; 
c'est  par  son  extension  qu'on  en  juge.  Le  meilleur  appoint  du  mérite 
personnel,  c'est  le  bel  habit  et  la  pièce  de  cent  sous.  Le  clergé  lui- 
même,  bien  que  voué  à  la  pauvreté  de  Bethléem,  à  la  modestie  de 
Nazareth  et  au  sacrifice  du  Calvaire,  a  une  manière  d'interpréter  ses 
obligations  morales  et  de  les  plier  aux  exigences  du  milieu,  à  l'hon- 
neur de  sa  position  ou  de  sa  personne.  La  meilleure  preuve  de  vos 
mérites,  c'est  que  vous  êtes  un  beau  garçon,  très  spirituel,  très  ave- 
nant et  que  vous  avancez.  Surtout  pas  de  zèle,  je  veux  dire  pas  trop 
d'affichage  des  doctrines  romaines  —  on  dit  ultramontaines,  —  car 
Paris,  sous  ce  rapport,  est  une  Byzance  et  sans  doute  une  Babylone. 
Un  prêtre  qui  veut  monter,  est  presque  obligé  de  pactiser  avec  les 
idées  et  les  passions  du  crû,  en  s'abstenant  des  rigueurs  d'Alceste  ou 
des  hyperboles  de  Juvénal.  Bossuet  lui-même,  s'il  était  simple  col- 
laborateur des  Annales  de  philosophie  ou  de  la  Semaine  du  clergé, 
en  opposite  avec  le  Correspondant ,  sans  autre  poste  connu  ni  chance 
d'avancement,  resterait  Bossuet  comme  devant  ;  mais  ne  deviendrait 


234  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlîl 

ni  précepteur  en  haut  lieu,  ni  évêque  de  Gondom  ;  il  serait  tout  sim- 
plement le  Monsieur  Bossuet,  l'original  qui  compose  de  beaux  arti- 
cles, ni  trop  mal  raisonnes,  ni  trop  mal  écrits  ;  mais  qu'on  ne  loue 
qu'en  branlant  la  tête,  d'un  air  entendu,  surtout  pour  montrer  qu'il 
y  a  quelque  chose  à  sous-entendre.  Je  ne  dis  rien  de  la  grande  che- 
ville ouvrière  de  ce  bas  monde,  qui  est  en  effet  très  basse,  la  flatte- 
rie, qui  réussit  toujours.  Les  hommes  de  mérite  sont  toujours  bien 
placés  ;  les  flatteurs  sont  toujours  mieux. 

Dans  ce  milieu,  dont  nous  parlons  sans  humeur,  parce  que  nous 
n'avons  jamais  eu  Theur  de  lui  appartenir,  Louis  Isoard  était  devenu» 
par  diverses  vicissitudes,  directeur  de  l'Ecole  des  Carmes,  le  second  de 
Flavien  Hugonin,  philosophe  candide  et  aventureux,  qui  choppa  dans 
l'ontologisme  et  dut,  pour  devenir  évêque,  signer  une  rétractation. 
L'Ecole  des  Carmes  avait  été  fondée  par  Mgr  Affre,  sur  ce  principe 
absolument  faux,  emprunté  à  Mélanchthon,  que,  dans  TEglise,  pour 
devenir  un  homme  vraiment  fort,  il  faut  être  fort  en  thème.  Ce  ne 
sont  pas  les  lettres,  simple  instrument  d'expression,  qui  peuvent 
faire  des  hom.mes  d'importance  ;  elles  produisent  tout  aussi  bien,  et 
même  plutôt  des  esprits  frivoles,  vaniteux,  des  sophistes,  dont  la 
plume  doit  défendre  l'Eglise  et,  au  besoin,  la  combattre.  Ce  ne  sont 
pas  les  lettres,  mais  la  philosophie,  la  théologie,  l  Ecriture  sainte, 
l'histoire,  passées  à  l'état  de  hautes  sciences,  qui  font  les  prêtres 
solides  et  carrés  par  la  base.  Notre  directeur  des  Carmes,  sans  fonc- 
tions bien  déterminées  ni  assujettissantes,  s'appliquait  aux  lettres 
et  à  la  prédication.  Personnellement  aimable  plutôt  que  doux,  il 
était,  en  chaire,  un  sage,  plume  à  la  main,  un  esprit  critique.  Sa 
pensée  était  vive  plutôt  que  profonde,  sa  résolution  ferme,  son  style 
clair,  un  peu  coupant  :  de  sa  plume  et  de  sa  parole,  il  voulait  faire 
une  aiguille  ou  un  rayon  pour  introduire  et  faire  flamber  partout 
cette  illustre  étrangère,  qu'on  appelle  la  vérité.  Bien  que  la  tâche 
fût  ardue  et  ingrate,  Isoard  avait  donné  de  lui  cette  idée  qu'il  était 
homme  profond,  bienveillant ,  juste,  dévoué  et  que  sa  personne 
méritait  considération.  A  tous  ces  titres,  il  fut  nommé  à  la  grasse 
sinécure  d'auditeur  de  Rote  pour  la  France  ;  il  s'en  alla  à  Rome 
recueillir  la  succession  du  spirituel  Gaston  de  Ségur  et  de  l'aimable 


LA    SCIIÎNCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  235 

prince  de  Latour-d'Auvcrgne,  et  pendant  quelques  années  grossoya 
tout  doucement,  en  rentrant  ses  cornes,  comme  un  clerc  de  la  baso- 
che. C'est  là  que  l'opportunisme  débutant,  encore  timide,  s'en  fut 
le  prendre  pour  l'appeler  au  siège  de  S.  François  de  Sales. 

Cette  promotion,  qui  fut  la  matrice  de  beaucoup  d'autres,  nous  est 
personnellement  connue  par  expérience  :  nous  pouvons  en  parler. 
Gambetta  était  alors  l'oracle  de  l'opportunisme  et  le  maître  de  son 
parti.  Ce  gros  garçon  passait  ses  jours  dans  les  tripots  et  ses  nuits 
dans  les  mauvais  lieux  ;  il  avait  toutes  les  idées  que  comportent  ses 
mœurs  ;  mais  parfois  il  avait  des  inspirations  de  bon  sens  et  de  pro- 
bité. Un  beau  matin,  il  se  prit  à  dire  :  Ah  ça,  il  paraît  que,  depuis 
un  certain  temps,  on  ne  nomme  évêques  que  des  imbéciles.  Gam- 
betta faisait  allusion  à  ce  parti  pris  des  catholiques  libéraux  qui, 
depuis  1870,  sous  l'inspiration  de  Dupanloup  et  de  Broglie,  ne  pous- 
saient à  répiscopat  que  des  gars  notés  pour  des  incartades  ou  des 
esclandres  au  Concile  du  Vatican  ;  recommandés  surtout  par  leur 
complaisance  et  leur  servilisme.  Nous,  dit-il.  nous  qui  sommes  la 
démocratie  ;  nous  qui  voulons  l'ascension  des  hommes  sans  autre 
titre  que  leur  mérite  personnel  ;  nous  devons  le  vouloir  aussi  bien 
dans  l'Eglise  que  dans  l'Etat.  Pour  les  nominations  d'évêques,  il 
faut  porter  nos  préférences  sur  les  prêtres  les  plus  distingués  par  le 
talent  et  par  les  œuvres.  M'est  avis  qu'il  faut  les  chercher,  sans 
nous  occuper  ni  des  coteries  diocésaines,  ni  des  préférences  de  par- 
tis, ni  de  rien  autre  que  la  valeur  personnelle.  Je  nommerais,  sans 
hésiter,  un  petit  curé  de  village  archevêque,  s'il  m'était  prouvé 
qu'il  est  homme  d'un  mérite  supérieur.  A  ces  mots,  Pierre  Jeanson, 
ancien  préfet  de  la  Lorraine  pendant  l'invasion,  depuis  ,  inspec- 
teur général  des  prisons,  dit  à  Gambetta  :  Je  connais  un  curé  de  cette 
rare  espèce,  c'est  le  curé  de  Louze,  au  diocèse  de  Langres.  —  Vous 
le  connaissez  ?  Parfaitement  ;  il  est,  en  ce  moment,  à  Paris  pour  ses 
livres.  —  Eh!  bien,  araenez-lc-moi  à  déjeuner  au  palais  Bourbon; 
je  veux  voir  ce  petit  curé.  A  l'invitation  qui  nous  fut  immédiatement 
apportée,  nous  répondîmes  par  un  refus,  en  disant  qu'une  démarche 
de  notre  part  à  cet  endroit  serait  un  défaut  d'intégrité  ecclésiastique 
ou  au  moins  de  modestie  ;  et  que  si  Gambetta  voulait  nous  connaî- 


236  POiNTlFICAT    DE    LÉON    Xlll 

tre,  il  avait  un  moyen  beaucoup  plus  décisif  d'information,  nos 
livres.  Ce  n'est  pas  l'auteur  que  Gambetta  voulait  voir  dans  ses 
livres,  c'était  Thomme.  Le  préfet  de  la  Haute  Marne,  un  appelé 
Pointu,  fut  invité  à  se  mettre  en  relation  avec  le  curé  de  Louze.  Ce 
fut  l'affaire  d'un  dîner  assez  long,  plus  plantureux  que  celui  du 
presbytère,  où  le  petit  curé  se  contenta  d'être  un  homme  simple, 
précis  dans  les  idées  et  fort  calme  dans  ses  affirmations.  Le  préfet, 
qui  ne  paraissait  pas  très  entendu,  tombait  littéralement  des  nues  ; 
il  trouvait  toutes  ces  idées  très  acceptables  ;  mais  craignait  qu'une 
fois  nommé,  le  petit  curé  ne  fût  qu'un  évêque  oublieux  de  ses  doc- 
trines. A  quoi  nous  répondîmes  par  un  petit  écrit  intitulé  Des  con» 
ditions  de  paix  entre  V Eglise  et  la  République ,  opuscule  où  nous 
avions  établi  les  rapports  de  l'Eglise  avec  lEtat  et  l'ascension  de  la 
démocratie,  dans  les  conditions  que  nous  paraissait  autoriser  l'his- 
toire bien  comprise  et  fidèle  aux  lois  de  l'orthodoxie.  Cet  écrit  fut 
envoyé  en  multiples  exemplaires  aux  hommes  du  gouvernement, 
spécialement  aux  ministres  et  à  Léon  Gambetta.  Ce  qu'ils  en  pen- 
sèrent, nous  ne  le  savons  pas  ;  ce  qui  en  fut  dit,  nous  le  savons  : 
Gomment  !  nommer  évêque  le  curé  de  Louze  ;  mais  c'est  le  plus 
intransigeant  des  prêtres,  le  plus  dévoué  aux  doctrines  romaines,  le 
plus  terrible  adversaire  du  libéralisme.  Avec  cela  qu'il  sait  parler  et 
écrire,  qu'il  peut  faire  une  brochure  tous  les  huit  jours  :  vous  aurez 
en  lui  le  Dupanloup  de  la  République,  un  agitateur  sous  la  mitre,  un 
opposant  à  toutes  les  lois  de  l'opportunisme  »  Le  jugement  était  vrai 
et  équivalait  à  un  arrêt  de  mort  épiscopale  ;  mais  ii  se  trompait,  en 
ce  sens  qu'une  plume  d'acier  vaut  mieux  qu'une  crosse  qui  rapporte 
quinze  mille  francs  par  an  ;  la  plume  peut  conduire  en  police  cor- 
rectionnelle; elle  a  remplacé  les  dignités  par  la  proscription;  mais 
elle  suffit  pour  accomplir  sans  peur  et  sans  reproche  tout  ce  que 
pronostique  l'augure  des  libérâtres.  Enfin  ce  qui  prouve  combien 
les  libéraux  de  l'opportunisme  sont  des  politiques  profonds,  c'est 
que,  pleins  d'horreur  pour  Justin  Fèvre,  ils  nommèrent  évêque  Ro- 
main Isoard,  dix  fois  plus  redoutable  que  le  curé  de  Louze,  parce 
<\\x'\\  les  connaissait  mieux  et  savait  raisonner  avec  une  implacable 
logique.  A  ceux  que  Dieu  aime,  tout  est  bénédiction  ;  et  par  l'igno- 


LA   scl^;^cK  catholique  en  fhaince  237 

liiinic  et  par  lu  bouiic  rcnoiimice,  ils  poursuivent  également  l'œu- 
vre de  Dieu. 

Romain  Isoard,  évùque  d'Annecy,  fut  un  écrivain  de  la  meilleure 
marque  et  un  g:énéral  d'une  intrépide  bravoure.  Avant  d'apprécier 
les  prouesses  du  général  soldat,  nous  devons  parler  des  œuvres  de 
lauteur,  dévoué  à  la  sanctification  du  peuple  chrétien.  Voici  d'abord 
la  nomenclature  de  ses  ouvrages  : 

1°  Nier  et  au  jour  dhui  dans  la  société  chrétienne,  1863  ; 

2^  Le  clergé  et  la  science  moderne,  tiré  à  part  d'un  article  du 
Correspondant  ; 

3°  Sujets  d'oraison  à  l'usage  des  enfants  de  Marie  ; 

4°  Prières  recueillies  et  mises  en  ordre  ; 

S**  La  vie  chrétienne,  J871  ; 

6°  Le  sacerdoce,  conférences  prèchées  à  l'Oratoire,  2  vol.  1878 

T*'  Le  mariage,  conférences  prèchées  à  l'Oratoire,  1880  ; 

8''  Méthode  pour  assister  à  la  messe  ; 

9*^  De  la  prédication,  ce  quelle  est,  ce  qu'elle  doit  être,  1887  ; 

10'  Le  système  du  moins  possible,  1896. 

Hier  et  aujourd'hui  jest  un  inventaire  des  idées  courantes.  Sur 
les  idées  fondamentales  de  sociabilité,  sur  la  distinction  du  sacré  et 
du  profane,  sur  le  concours  nécessaire  de  la  charité  et  de  la  justice, 
sur  l'opposition  du  travail  et  du  capital,  il  montre  ce  qu'on  doit  pen- 
ser dans  l'Eglise  et  ce  qu'on  pense  dans  la  société  civile.  D'après  les 
auteurs,  nous  sommes  à  la  confusion  des  idées,  à  la  tour  de  Babel. 
Voici  sa  conclusion  radicale,  un  peu  teintée  de  pessimisme  :  «  La  so- 
ciété ancienne  a  complètement  disparu  ;  une  nouvelle  se  forme,  mais 
elle  est  trop  jeune  encore  pour  qu'on  puisse,  dès  ce  moment,  préci- 
ser quel  sera  son  caractère.  L'ancienne  société  était  pénétrée  par  la 
pensée  chrétienne  ;  elle  l'exprimait  dans  ses  lois,  dans  ses  mœurs, 
dans  sa  langue.  La  société  nouvelle  a  perdu  le  sens  de  cette  pensée  : 
comment  vouloir  qu'elle  exprime  ce  qui  lui  est  étranger  ?  Que  l'idée 
chrétienne  règne  dans  les  âmes,  qu'elle  règle  et  modifie  les  jugements 
individuels,  et,  plus  tard,  elle  imprimera  une  fois  encore,  d'une  façon 
ou  d'une  autre,  sa  forme  à  la  société.  Il  convient  donc  de  montrer 
cette  idée  dans  sa  simplicité  première,  de  la  prêcher  dans  toute  son 


238  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

étendue  ;  il  convient  de  se  dégager  de  certaines  habitudes  tyranni- 
ques,  comme  de  certaines  espérances  prématurées,  de  se  garder  de 
toute  préoccupation  historique  (?)  et  politique.  Soyons  nous-mêmes, 
tout  nous-mêmes,  rien  que  nous-mêmes,  c'est-à-dire  des  hommes  de 
Tesprit,  de  la  vie  surnaturelle  et  de  la  vie  éternelle.  » 

Les  trois  volumes  de  pièces  choisies,  de  sujets  d'oraison  et  d'as- 
sistance à  la  messe,  sont  dignes  de  remarque  dans  un  docteur.  Dans 
Tun,  il  offre,  d'après  Léonard  de  Port-Maurice,  la  vraie  méthode 
pour  assister  à  la  messe  ;  dans  l'autre  il  offre  des  canevas  de  médi- 
tation ;  dans  le  premier,  il  réunit,  pour  une  âme  qui  ne  sait  pas  ou 
qui  ne  veut  pas  prier,  des  prières  de  choix.  En  d'autres  termes,  pour 
faire  valoir  les  pensées  de  l'homme,  il  implore  la  grâce  de  Dieu.  C'est 
une  pensée  d'une  originalité  frappante  et  réellement  féconde.  Con- 
quérir le  monde  par  l'intelligence,  c'est  plus  beau  que  de  le  conquérir 
par  les  armes.  Les  grands  conquérants,  pour  s'élever  au-dessus  des 
nations,  recrutent  d'innombrables  soldats  et  épuisent  la  terre  pour 
équiper  leurs  bataillons.  L'humble  écrivain,  pour  amener  les  âmes  à 
sa  pensée,  n'a  que  sa  pensée,  pas  d'autres  armes  que  sa  plume  ou 
sa  parole.  Si,  avec  d'aussi  faibles  ressources,  il  réussit,  par  la  diffu- 
sion de  ses  doctrines,  à  subjuguer  beaucoup  d'intelligences,  c'est  un 
grand  honneur,  mais  il  est  rare.  Autant  l'esprit  est  entreprenant 
chez  l'un,  autant  il  est  rebelle  chez  les  autres.  Le  lecteur  est  toujours, 
au  regard  de  l'auteur,  un  révolté  ou  un  censeur  et,  s'il  n'était  tel,  sa 
conquête  serait  sans  gloire.  Les  conquérants  par  l'esprit  sont  aussi 
rares  que  les  conquérants  par  le  fer.  Cette  rareté  ne  décourage  pas 
l'ambition,  mais  ne  dissimule  ni  les  obstacles,  ni  sa  faiblesse,  ni  celle 
des  autres.  Pour  conquérir  les  âmes,  il  faut  les  purifier,  et,  pour  les 
purifier,  l'enseignement  ne  suffit  pas,  il  faut  la  révolution  des  cons- 
ciences. Tout  auteur  profond,  après  avoir  donné  sa  parole,  doit  re- 
courir à  la  prière  et  invoquer  la  grâce  de  Dieu.  Le  triple  recours 
d'ïsoard  à  la  prière  est  une  marque  de  haute  intelligence. 

La  Vie  chrétienne  n'est  pas  un  livre  de  piété,  c'est  plutôt  un  direc- 
toire de  la  vie  surnaturelle.  Dans  notre  siècle,  nous  avons  une  ma- 
nière d'être  chrétien,  qui  est  nouvelle,  mais  qui  n'est  pas  la  bonne. 
Le  moindre  examen  révèle  des  abus  invétérés  qui  ne  répondent  pas 


LA    SCŒNOK    CATHOLIQUE    lîN    FAANCK  239 

au  concept  d'une  vie  vraiment  chrétienne.  Les  causes  de  ces  abus 
sont  multiples  :  c'est  d'ahord  raiîaiblissement  du  tempérament  et  du 
sens  chrétiens  ;  c'est  une  ignorance  singulière  des  choses  de  la  reli- 
gion, une  grande  diminution  de  l'esprit  de  sacrifice,  une  mollesse 
universelle  qui  veut  supprimer  Teffort  et  la  pénitence  ;  enfin  un  es- 
prit de  conciliation  qu'on  veut  établir  entre  des  choses  inconciliables. 
C'est  surtout  en  matière  de  foi,  qu'il  faut  être  soi  môme  pour  être 
à  Dieu.  La  guerre  engagée  ne  permet  pas  d'avoir  un  pied  dans  les 
deux  camps.  Il  ne  suffit  pas  d'ailleurs  d'être  bon  pour  soi-même  ;  il 
faut  rendre  les  autres  meilleurs.  En  présence  du  bataillon  des  mé- 
chants, l'isolement  serait  un  aveu  d'impuissance,  l'abstention  une 
lâcheté,  l'impuissance  un  crime.  Tout  le  monde  a  le  devoir  d'être 
soldat,  et  chacun  doit  se  contenter  d'un  rôle  modeste,  s'il  n'est  pas 
capable  des  premiers  exploits.  Morale  sage,  bien  déduite  et  d'une 
urgente  application. 

Les  trois  volumes  d'Isoard  sur  le  mariage  et  sur  le  sacerdoce  sont 
bien  d'Isoard  mais  prédicateur  et  apôtre.  Son  esprit  critique  et  ré- 
formiste ne  l'abandonne  pas  ;  mais  c'est  le  prêtre  qui  veut  instruire 
et  édifier.  Son  sujet  est  bien  pris  ;  ses  discours  sont  bien  des  dis- 
cours et  forment  d'excellents  traités.  Tout  y  est;  un  professeur  de 
théologie  ne  serait  ni  plus  précis,  ni  plus  complet.  L  humeur  d'Al- 
ceste  et  le  fouet  de  Juvénal  se  retrouvent  dans  les  notes,  parfois  dans 
la  trame  du  sermon.  Si  j'en  crois  une  auditrice,  à  entendre  le  prédi- 
cateur, on  avait  besoin  d'une  voilette,  pour  rire  sans  scandaliser. 
Cette  anecdote  devrait  amener  les  curés  de  Paris  et  de  la  banlieue, 
France  comprise,  h  faire  prêcher  ces  conférences.  Quarante  mille 
chaires  retentissant  de  tels  discours,  ce  serait,  pour  des  milliers  d'â- 
mes, une  bénédiction  ;  pour  le  clergé,  un  acte  de  courage  ;  pour  la 
France,  une  indication  de  salut. 

Les  études  connexes  sur  le  clergé  et  la  science  et  le  volume  sur  la 
prédication  nous  amènent  à  la  formation  du  prêtre,  comme  interprète 
de  l'Evangile  et  successeur  des  Apôtres.  Isoard  ne  veut  pas  du  prêtre 
banal  ;  il  le  veut  savant,  très  savant,  au  courant  de  tous  les  progrès 
et  de  toutes  les  découvertes.  La  science  est  pour  le  prêtre  une  puis- 
sance et  un  gage  de  respect.  Beaucoup  de  gens  n'ont  pas  beaucoup 


240  PONTIFICAT    DV:    LÉON    XHI 

de  considération  pour  les  simples  diseurs  de  messe  ;   mais  tout  le 
monde  met  chapeau  bas  devant  le  prêtre  de  haut  savoir.  Le  livre  sur 
la  prédication  n'est  pas  une  rhétorique  sacrée,  à  la  manière  de  Lowth, 
de  Blair,  de  Yinet,  d'Audisio  ou  de  Van  Hémel  ;   c'est  un  recueil 
d'observations  piquantes  sur  ce  qui  se  fait  et  pour  ce  qui  devrait  se 
faire.  Le  point  de  départ,  c'est  que  la  prédication  apostolique,  qui, 
de  tout  temps,   se  heurte  à  d'énormes  obstacles,  rencontre  de  nos 
jours  de  très  particulières  difficultés.  On  n'écoute  presque  plus  la 
chaire.  Le  livre  et  le  journal,  le  club  et  Tatelier,  voilà  les  officines 
qui  ont  la  vogue  et  disputent  l'influence.  Leur  concurrence  crée,  à 
la  chaire,  une  situation  douloureuse  et  menaçante,  dont  il  faut  af- 
fronter les  tristesses  et  conjurer  les  périls.  De  notre  temps,  tout  le 
monde  prêche,  mais  sans  mandat  et  sans  doctrine.  On  écoute  d'au- 
tant mieux  le  prédicateur  qu'il  est  plus  fou  et  plus  pervers.  De  là, 
des  erreurs  plus  radicales  et  plus  ridicules,  une  ignorance  plus  pro- 
fonde, une  incrédulité  plus  stupide,  des  préjugés  plus  difficiles  à 
vaincre.   Les  conditions  de  la  société  encouragent  ces  vices,  qu'il 
serait,  en  tout  cas^  peu  aisé  d'atteindre.  Cependant  la  parole  du  prê- 
tre doit  exercer  une  action  sur  la  société  ;  cette  action  est  le  premier 
élément  de  la  vie  sociale  d'une  nation  chrétienne.  Or,  peu  nombreux 
sont  ceux  qui   écoutent,  et  le  peu  qui  écoute  ne  comprend  guère. 
Pour  atteindre  le  tuf  résistant  de  l'ignorance  commune,  on  suit  com- 
munément les  vieilles  méthodes.  Depuis  1650,  les  bonnes  règles  ont 
été  posées  parmi  nous  ;  nous  les  suivons  toujours  selon  le  vieux  type. 
C'est  une  erreur.  Le  premier  livre  à  étudier,  c'est  le  peuple,  et  le 
premier  orateur  à  imiter,  c'est  Jésus-Christ.  Notre  devoir  impérieux 
est  de  nous  pénétrer  de  l'esprit  de  l'Evangile,  de  manière  à  en  ap- 
pliquer, avec  force,  la  grâce  et  l'amour.  Notre  auteur  en  conclut  qu'il 
faut  prêcher  continuellement,  que,  pour  prêcher,  il  faut  étudier  à 
fond,  qu'il  faut  parvenir  à  la  grande  science,  qu'il  faut  composer  des 
discours  sur  un  mode  nouveau  ;  par  conséquent,  sortir  des  vieilles 
ornières.  La  nécessaire  suprématie  du  clergé,  le  développement  de 
la  vie  intellectuelle  dépendent,  sans  doute,  des  décrets  des  conciles  et 
de  l'impulsion  des  Papes  ;  mais,  avant  tout,  de  l'ensemble  avec  le- 
quel prêtres  et  évêques  se  mettent  à  l'œuvre,  chacun  dans  son  rôle 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  241 

et  selon  ses  forces,  pour  promouvoir  un  certain  nombre  de  prôtres 
aux  sommets  de  la  science  et  inculquer  aux  autres,  avec  une  science 
suffisante,  une  vertu  qui  en  fasse  des  apôtres. 

Le  Système  du  moiïis  possible  couronne  l'œuvre  de  Tauteur.  Dans 
ce  livre,  il  accentue  de  plus  en  plus  ses  critiques  et  demande,  non 
pas  des  réformes  aventureuses,  mais  des  retours  aux  sages  pratiques 
ou  de  plus  heureuses  innovations.  Dans  sa  préface,  il  rappelle  Hier 
et  aujourd'hui^  publié  il  y  a  vingt-cinq  ans  et  quelles  années  ont, 
depuis,  passé  sur  nos  tètes.  Des  symptômes  ont  apparu,  qu  on  ne 
soupçonnait  pas  ;  des  dispositions,  alors  apparentes,  se  sont  accusées 
avec  force  On  peut  prévoir  ce  que  sera  demain,  dans  la  société  fran- 
çaise. Le  catholicisme  est-il  en  hausse  ou  en  baisse  ?  Les  construc- 
tions d'églises,  les  pèlerinages,  les  œuvres  de  presse  et  de  charité 
inspirent  beaucoup  de  confiance  :  mais  est-ce  bien  Tesprit  du  catholi- 
cisme intégral  qui  triomphe  ?  Le  système  du  moins  possible,  c'est  la 
tendance  actuelle  du  catholicisme  pratique  et  peut-être  doctrinal  ; 
mais  la  France  convertie  verra-t-elle  son  épanouissement?  Il  ne 
sert  à  rien  de  se  faire  des  illusions  ;  il  vaut  mieux  signaler  le  mal. 
Nous  vivons  à  une  époque  où  Ton  prend  à  tâche  de  se  faire  petit. 
De  parti  pris,  avec  les  meilleures  intentions  du  monde,  les  pasteurs 
ne  demandent  que  le  moins  possible  et  leurs  exemples  sont  d'accord 
avec  leurs  leçons.  Or,  TEvangile  demande,  à  l'homme,  le  plus  possi- 
ble ;  le  chrétien  est  un  homme  déchu,  qui  doit  être  pénitent.  Est-ce 
à  dire  que  tout  soit  louable  dans  les  critiques  de  notre  auteur?  Des 
contradicteurs,  prêtres  instruits  et  laïques  pieux,  Tont  trouvé  parfois 
excessif-  Mais  si  telle  critique  va  un  peu  loin,  les  abus  sont  réels 
et  le  devoir  est  de  les  corriger.  L'Eglise  possède  non  seulement  le 
secret  des  solutions  possibles,  mais  la  mesure  des  applications  dési- 
rables. A  l'école  de  la  Chaire  Apostolique,  dociles  à  ses  enseigne- 
ments, nous  pouvons,  par  un  juste  tempérament  d'obéissance  et 
d'initiative,  réagir  victorieusement  contre  le  mal,  inaugurer  même 
des  temps  nouveaux.  Avec  sa  double  autorité  d'écrivain  et  de  prêtre, 
ïsoard  dresse,  sur  les  voies  nouvelles,  des  poteaux  indicateurs  et 
des  flambeaux  ;  sa  ligne  est  droite,  sa  lumière  pure.  Ce  n'est  ni  un 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xuv  16 


242  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

satirique,  ni  un  endormeur  ;  c'est  un  conducteur  d'âmes  et  un  sau- 
veur d'Israël. 

Prêtre,  Isoard  était  un  apôtre  ;  évêque,  ce  n'est  pas  seulement 
l'homme  vêtu  d'une  soutane  violette,  coiffé  d'une  mitre,  appuyé  sur 
une  crosse  ;  c'est  un  évêque  qui  ne  confond  pas  les  insignes  de  la 
dignité  avec  la  dignité  même  ;  c'est  un  homme  de  scrupuleuse  doc- 
trine, chatouilleux  sur  le  droit  et  d'un  invincible  courage.  En  mon- 
tant sur  le  siège  d'une  cathédrale,  au  moment  précis  où  la  persécu- 
tion se  déclare,  il  n'oublie,  sans  doute,  pas  le  miel  de  S.  François 
de  Sales,  mais  il  se  rappelle,  en  même  temps,  le  grand  Basile  de 
Gésarée.  Des  Quintilien  de  bas  étage,  comme  il  en  fourmille  de  nos 
jours,  ne  manqueront  pas  de  l'assaillir  de  mercuriales  sans  rime  ni 
raison.  Le  gouvernement  lui-même,  incapable  de  lui  répondre,  saura 
lui  couper  la  bourse,  et,  bassesse  plus  vile,  le  frapper  dans  ses  prê- 
tres. Lui,  le  bon  pasteur,  il  ne  s'arrêtera  pas  pour  si  peu  ;  il  multi- 
pliera les  actes  épiscopaux,  soucieux  d'une  seule  chose,  c'est  d'être 
un  confesseur  de  l'Eglise  et,  le  cas  échéant,  un  martyr. 

Le  premier  volume  de  ses  œuvres  pastorales  (nous  en  avons  trois, 
il  y  en  a  quatre  ou  cinq)  s'ouvre  par  une  magistrale  préface,  où  il 
est  prouvé  que  le  but  de  l'opportunisme  c'est  d'effacer  la  religion 
catholique  en  France  et  en  Europe  ;  c'est  d'anéantir  toute  idée  et 
tout  sentiment  religieux.  C'est  exactement  l'interprétation  que  nous 
avons  prise  nous-même  dans  le  discours  de  Romans,  18  septembre 
1878,  et  c'est  le  motif  qui  nous  a  tenu  sans  cesse  sous  les  armes. 
((  Le  mal  dont  souffre  actuellement  en  France,  la  religion  catholique, 
dit  Mgr  Isoard,  c'est  la  difficulté  d'être.  Difficulté  pour  l'individu 
de  devenir  chrétien  :  l'^  parce  que,  dans  les  écoles,  la  religion  n'est 
pas  enseignée  ;  2^  parce  qu'elle  est  présentée  par  les  règlements, 
comme  inutile  ;  3^  parce  que  les  prêtres  et  les  parents  ne  savent  où 
trouver  le  temps  nécessaire  pour  apprendre  le  catéchisme  ;  4"^  parce 
que  la  religion  est  raillée,  outragée  par  un  certain  nombre  des  mem- 
bres du  corps  enseignant.  Difficulté  plus  grande  pour  conserver  la 
foi  :  l'^  parce  que  les  signes  qui  la  rappellent  disparaissent  ;  2°  parce 
que,  à  leur  place,  on  élève  d'autre  signes  qui  suggèrent  des  pensées 
hostiles  à  la  religion  ;  3°  parce  que  la  plupart  des  actes  officiels  con- 


I 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  243 

tiennent  des  attaques  contre  la  religion  et  souvent  ne  contiennent  pas 
autre  chose  ;  4°  parce  que  le  soldat,  l'employé,  le  fonctionnaire  sont 
dans  la  rigoureuse  obligation  de  cacher  leurs  sentiments  religieux. 
Les  sociétés  que  forment  les  catholiques,  la  paroisse,  le  diocèse,  sont 
atteintes  de  la  même  difficulté  d'être.  Les  résultats  se  constatent  avec 
une  précision  mathématique.  Ces  résultats  sont  les  effets  d'un  plan 
de  campagne,  dont  les  opérations  sont  marquées  avec  le  plus  grand 
soin.  »  Et  le  prélat  énumère  les  artifices  de  ce  plan  de  persécution, 
les  attentats  de  ces  destructeurs  du  christianisme  ;  qui  d'ailleurs  se 
défendent  hypocritement  de  toute  idée  d'hostilités  et  jurent,  la  main 
à  l'endroit  où  les  autres  ont  un  cœur,  que  le  jour  n'est  pas  plus  pur 
que  le  fond  de  leurs  pieux  sentiments. 

La  préface  du  premier  volume  dénonçait  le  plan  de  guerre;  la 
préface  du  second  secoue  l'inertie  des  catholiques  pour  la  défense  de 
leur  foyeret  de  leurs  autels.  La  force  des  cathofiques  est  essentielle- 
ment en  eux-mêmes  ;  elle  réside  dans  la  vigueur  et  retendue  de  l'es- 
prit chrétien,  qui  doit  animer  le  clergé  et  les  fidèles.  Si  nous  avons 
subi  tant  de  défaites,  c'est  que  l'esprit  chrétien  est  faible  chez  un 
trop  grand  nombre.  Trop  mous  pour  se  raidir  contre  la  persécution, 
ils  espèrent  encore,  en  la  subissant,  se  faire  accepter.  De  là,  notre 
attitude  habituelle  ;  de  là  les  méthodes  préférées  pour  les  essais  de 
résistance  et  les  tentatives  de  libération.  Attitude  timide  et  embarras- 
sée de  l'homme  qui  bat  en  retraite,  qui  n'a  derrière  lui  ni  défense 
naturelle,  ni  place  forte,  et  qui  demande  jusqu'où  il  faudra  re- 
culer. Méthode  d'attempération,  d'amoindrissement,  de  sourdine, 
s'appliquant  à  tout  :  exercices  de  religion,  direction  de  consciences, 
procédés  de  gouvernement.  Etre  de  son  temps,  se  faire  accepter  des 
concitoyens,  tout  est  là,  dit-on.  Or,  cette  formule  ne  signifie  pas 
autre  chose  que  l'effacement  de  nos  personnes,  îa  diminution  de 
notre  rôle,  le  rétrécissement  de  nos  droits.  En  d'autres  termes, 
c'est  la  capitulation  devant  l'ennemi.  Ou  si  ce  n'est  pas  la  capitula- 
tion formelle,  la  trahison  toute  crue,  c'est,  du  moins,  l'oubli  triste- 
ment significatif  des  règles  de  la  vie  chrétienne  dans  notre  conduite 
privée,  dans  nos  actes  publics  et  même  dans  la  célébration  de  notre 
culte.  »  Sur  ce  propos,  l'évêque  d'Annecy  stigmatise  énergiquement 


244  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

avec  autant  de  raison  que  d'esprit  toutes  ces  concessions  à  l'esprit 
du  temps,  qui  ne  sont  que  Ténervement  du  christianisme,  Tabdi- 
cation  de  l'Evangile,  Tévacuation  de  Jésus-Christ.  Et  si  vous  pensez 
qu'il  y  a,  de  l'autre  côté,  un  programme  de  destruction  du  chris- 
tianisme, poursuivi  lentement,  mais  sûrement  par  les  francs-maçons 
du  gouvernemeni,  que  peut  dire  l'histoire  des  Besson,  des  Bourret, 
des  Meignan,  des  Larue  et  de  plusieurs  autres  qui,  par  leurs  doc- 
trines et  leurs  pratiques  d'effacement,  n'étaient  rien  autre  que  des 
complices  aveugles  de  la  déchristianisation  de  la  France.  Certes 
si,  au  lieu  de  distiller  leurs  pacifiques  doctrines  de  conciliation,  ils 
avaient  simplement  fait  chorus  aux  implacables  déclarations  d'Isoard, 
ils  eussent  triplé,  décuplé  sa  force  et  la  leur.  L'histoire  qui  écrit 
pour  raconter  ces  choses,  que  peut-elle  équitablement,  lorsqu'elle  en 
pénètre  le  mystère,  que  couvrir  de  flétrissures  et  d'anathèmes  les 
mitres  complices  involontaires  de  la  persécution? 

Isoard,  qui  se  montre  ici  comme  le  continuateur  des  Basile  et  des 
Athanase,  ne  se  borne  pas  à  ces  appréciations  sommaires  ;  il  les  dé- 
taille, par  lettres,  avec  une  clairvoyance  et  une  précision  qui  doivent 
exciter  l'admiration  de  l'Eglise  et  la  reconnaissance  de  la  postérhé. 
Il  faut  entrer,  ici,  dans  le  détail  de  ces  actes  et  voir  exactement  ce 
qu'il  y  a  de  fond  dans  celui  que  Dumay  appelle,  si  sottement,  le  Gro- 
gno7i  d'Annecy. 

A  la  première  apparition  des  lois  scolaires,  il  se  plaint  :  1°  De  ce 
qu'un  inspecteur  primaire  peut  insulter  librement  à  nos  croyances, 
dans  une  circonstance  où  il  parle  et  agit  comme  fonctionnaire  de 
l'Etat  ;  2°  Qu'il  peut  prescrire  aux  instituteurs,  dans  l'école,  un  en- 
seignement directement  contraire  à  l'enseignement  que  les  enfants 
doivent  recevoir  au  catéchisme  ;  3°  Qu'en  fait,  les  instituteurs  de 
tel  arrondissement  sont  contraints  d'adopter  un  langage  impie  ;  et 
4orque  les  enfants  doivent  recevoir  un  enseignement  qui  doit  leur 
enlever  la  foi  chrétienne. 

A  la  mise  à  l'index  des  manuels  d'enseignement  civique  des  Paul 
Bert,  Steeg,  Compayré,  Gréville,  il  écrit  :  1°  Celui-là  commet  un 
péché  grave  qui  achète  un  de  ces  ouvrages  ou  qui  le  garderait  en 
sa  possession  ;  2°  Celui-là  commet  un  péché  grave  qui  les  fait  lire 


LA    SCIENCK    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  245 

par  qui  que  ce  soit  ;  3°  Les  parents  et  les  maîtres  ont  pour  devoir 
d'ompôcher  que  ces  livres  soient  étudiés  et  lus  par  les  enfants. 

Le  iO  avril  1883,  il  écrit  au  président  du  conseil  que  l'opposition 
aux  manuels  n'est  point  une  opposition  politique,  mais  l'effet  d'une 
condamnation  religieuse,  juste  en  elle-même  et  strictement  oblio^a- 
toire,  puisque  ces  manuels  attaquent  formellement  la  foi  catholique. 

Le  23  juin  1884,  il  adhère  aux  protestations  de  trois  archevêques 
contrôles  lois  attentatoires  aux  droits  essentiels  de  l'Eglise.  —  Quel- 
ques mois  auparavant,  à  propos  de  la  tradition  des  clefs  de  l'église 
au  maire,  il  s'élève  avec  force  contre  cet  envahissement  et  voit,  dans 
ce  seul  fait,  la  preuve  de  la  conspiration  qui  veut  détruire  toute  la 
religion  en  France. 

Le  23  février  1885,  il  s'élève,  dans  une  lettre  au  garde  des  sceaux, 
contre  la  suppression  administrative  des  indemnités  ecclésiastiques. 
Ces  indemnités  reposent  sur  la  mise  des  biens  de  l'Eglise  à  la  dispo- 
sition de  la  nation,  à  charge  par  elle  de  pourvoir  aux  frais  de  l'en- 
tretien convenable  du  clergé,  de  l'instruction  publique  et  de  l'assis- 
tance des  pauvres,  devoirs  sacrés  qu'avait  remplis  jusque-là  la  sainte 
Eglise.  Les  indemnités  servies  depuis  lors  aux  prêtres  en  fonctions, 
constituent  donc  une  propriété  comme  toutes  les  rentes  des  prêteurs 
du  Trésor.  Les  supprimer,  c'est  voler,  c'est  confisquer  le  bien  d'au- 
trui,  c'est  préparer  la  mise  au  feu  du  grand  livre  de  la  dette  publi- 
que, c'est  rouvrir  l'ère  des  brigandages  de  la  Révolution. 

Le  15  février  1889,  à  propos  d'une  communication  du  ministre  des 
cultes,  il  proclame  que  ce  ministre  n'est  point  le  chef  hiérarchique 
des  évêques  ;  qu'il  n'exerce  sur  eux  aucun  pouvoir  canonique  et  disci- 
plinaire ;  que  ces  communications  pour  ordre  restent  des  ordonnan- 
ces de  police  dont  l'applicaiion  ressort  du  pouvoir  des  évêques. 

Le  15  novembre  1890,  à  proj)Os  du  toast  d'Alger,  il  explique  com- 
ment l'esprit  monarchique  est  perdu  en  France  ;  qu'ainsi  la  monar- 
chie n'a  aucune  chance  de  ressusciter  avec  les  principes  d'autrefois  ; 
que  si  elle  se  relève  ce  sera  en  vertu  des  principes  du  droit  populaire. 
En  même  temps  qu'il  déduit  les  raisons  d'impossibilité  d'une  restau- 
ration monarchique,  il  déclare  qu'il  n'entend  pas  se  soumettre  aux 
triomphateurs  du  jour,  et  cela  pour  deux  raisons  :  1°  parce  qu'ils 


246  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

sont  injustes  ;  2°  parce  qu'ils  n'ont  aucun  titre  à  la  domination. 
«  Vous  n'êtes  point  la  République,  dit-il,  ^'ous  n'êtes  point  la  France; 
vous  n'êtes  pas  des  maîtres  et  nous  ne  sommes  pas  vos  sujets.  Nous 
ne  vous  demandons  rien  ;  nous  ne  demandons  même  pas  à  traiter 
avec  vous  ;  nous  n'en  avons  pas  besoin.  La  constitution  de  tout  Etat 
républicain  donne  aux  citoyens  le  droit  et  les  moyens  de  prendre  leur 
place  au  soleil.  »  Paroles  souveraines,  décisives,  qui  sonnent  le  glas 
des  persécuteurs  de  l'Eglise. 

Le  23  février  1891,  dans  une  lettre  au  président  de  la  République, 
il  proteste  contre  les  procédures,  saisies  et  ventes  d'objets  mobiliers, 
en  exécution  de  la  loi  d'accroissement  d'impôts  sur  les  biens  des 
congrégations  religieuses,  loi  qui  fait  double  emploi  avec  le  droit  de 
main-morte. 

Le  27  avril  de  la  même  année,  il  met  au  pilon  un  discours  de  Ju- 
les Ferry  ;  flétrit  ses  paralogismes  et  ses  mensonges  ;  puis  répète 
sa  loyale  et  noble  déclaration  :  «  Vous  n'êtes  ni  la  France,  ni  TEtat, 
ni  la  République.  Nous  ne  pouvons  être  pour  vous  ni  des  sujets,  ni 
des  feudataires,  ni  des  tributaires,  ni  des  alliés.  Une  seule  relation 
nous  est  possible  :  celle  de  l'adversaire  en  face  de  Tadversaire.  » 

En  septembre,  à  de  jeunes  catholiques,  soucieux  de  se  vouer  à  la 
défense  de  l'Eglise,  il  écrit  pour  louer  leur  dévouement,  sans  doute  ; 
mais  aussi  pour  leur  dire  qu'ils  ne  doivent  pas  opérer  sous  des  dra- 
peaux politiques  ;  qu'ils  doivent  agir  comme  des  croisés  et  des  li- 
gueurs, avec  la  croix  pour  épée  et  pour  laharum. 

En  octobre,  il  s'adresse  au  président  de  la  République,  pour  ré- 
clamer la  stricte  observation  du  Concordat,  instrument  de  paix  de- 
venu une  arme  de  guerre  civile,  une  machine  de  persécution. 

En  décembre,  dans  une  lettre  au  protestant  Freycinet,  il  montre 
que  la  prétention  de  ramener  le  clergé  au  droit  commun,  n'est  ni 
plus  ni  moins  que  la  suppression  du  Concordat.  Le  Concordat  est 
un  statut  propre  qui  déroge  au  droit  commun  ou  il  n'est  plus  rien. 

Le  20  janvier  1894  et  le  17  mars  suivant,  il  dénonce  la  nouvelle 
législation  sur  les  fabriques.  Cette  législation  attentatoire  veut  que 
les  catholiques  et  le  curé  soient,  dans  la  paroisse,  les  seuls  à  n'avoir 
aucune  part  à  la  direction  du  culte,  à  l'aménagement  de  l'église.  Ces 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  247 

mesures  ne  sont  pas  un  accident  de  vote,  une  surprise  de  séance  ; 
c'est  un  plan  très  étudié  pour  enlever  par  fragments,  à  la  religion 
catholique,  ce  qui  la  maintient  ferme  dans  sa  constitution  de  droit  di- 
vin ;  pour  lui  ôter  son  caractère  et  Feffacer  en  la  confondant  avec  la 
multitude  des  relations  naturelles  de  la  vie. 

Par  le  dernier  acte  dont  nous  voulions  parler  ici,  Tévêque  d'An- 
necy proteste  contre  la  loi  de  Timpôt  sur  le  revenu  brut  des  établis- 
sements religieux  ;  et  contre  la  loi  d'abonnement  qui  représente  les 
frais  de  mutation  après  décès,  loi  dont  il  a  précédemment  flétri  la 
déraison  et  le  manque  absolu  de  justice.  Nous  ne  poussons  pas 
plus  loin  cette  analyse  ;  mais  l'évêque  d'Annecy  restera  tel  jusqu'à 
son  dernier  soupir,  debout  sur  le  rempart  de  la  cité  sainte,  la  lunette 
à  la  main  pour  observer  les  manœuvres  de  l'ennemi  et  pointant 
ses  canons  contre  tous  les  attentats  des  persécuteurs.  Héroïsme  in- 
telligent, vraiment  digne  d'admiration  et  qui  eût  pu  sauver  Jérusalem, 
SI  les  autres  évêques,  en  vertu  de  la  communion  des  saints,  avaient 
fait  cause  conomune  avec  l'Athanase  d'Annecy.  Mais  voilà,  le  gou- 
vernement, pour  énerver  les  bons  évêques,  nommait  des  évêques 
ou  incapables  ou  indignes,  quelquefois  les  deux  à  la  fois  ;  et  ces  pré- 
lats qui  avaient  trompé  la  vigilance  de  l'Eglise,  soutenaient  dans  ses 
attentats  le  persécuteur,  soit  par  une  connivence  formelle,  soit  par 
une  coupable  inertie.  Par  exemple,  pendant  que  l'intrépide  Isoard 
lançait  la  foudre  du  haut  de  ses  montagnes,  il  y  avait,  sur  la  mon- 
tagne de  Langres,  un  vieillard  qui  couvrait,  de  sa  robe  violette,  tous 
les  massacres  de  prêtres  fidèles  aux  consignes  militantes  de  Romain 
Isoard.  Ces  indignités  ne  relèvent  que  plus  les  actes  de  l'évêque 
d'Annecy.  Incidimus  in  episcopum,  nous  avons  rencontré  un 
évêque.  Cet  évêque  a  suivi  d'un  regard  attentif,  tous  les  mouve- 
ments de  Terreur;  il  a  déterminé,  avec  une  clairvoyance  rare,  la 
portée  de  ses  attentats  ;  il  s'est  élevé  comme  un  mur  d'airain  contre 
le  sacrilège  de  ses  entreprises  ;  et,  parlant  à  leur  personne,  il  a  dit 
leur  fait  à  tous  les  persécuteurs.  Depuis  l'humble  ou  plutôt  le  petit 
inspecteur  des  écoles  primaires,  jusqu'au  président  de  la  Républi- 
que, en  passant  par  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  et  des  services, 
il  dénonce  à  tous  ces  hommes  de  rien,  à  tous  ces  conspirateurs  bas, 


248  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

le  sens  funeste  etTévidente  criminalité  de  leurs  actes.  Calme  comme 
il  sied  à  Tintelligence,  intrépide  comme  il  sied  à  la  foi,  il  remplit, 
pendant  les  vingt-cinq  ans  du  pontificat  de  Léon  XIII,  la  fonction 
du  prophète  en  Israël,  qui  dit  les  crimes  et  prédit  les  calamités,  sans 
venir  encore  aux  lamentations.  C'est  un  de  ces  hommes  de  Dieu  qui 
peuvent  et  qui  doivent  tout  sauver.  En  attendant  Theure  de  Dieu,  il 
nous  apprend,  par  son  exemple,  qu'il  n'y  a  plus  que  deux  choses 
utiles^dans  nos  églises  de  France  :  pi>rter  des  coups  et  en  recevoir. 
Il  faut  être  confesseur  et  martyr. 

Dans  ces  jours  de  deuil,  Isoard  ne  fut  pas  le  seul  évêque  mili- 
tant, également  puissant  par  ses  écrits  et  par  ses  œuvres  ;  il  y  en 
eut  d'autres  qu'il  faut  rappeler  ici  avec  honneur.  Il  y  eut  l'éloquent 
Gabrière,  de  Montpellier,  qui  porta  un  peu  partout  la  manne  ré- 
confortante de  ses  discours.  Il  y  eut  l'ancien  aumônier  de  la  flotte, 
François  Trégaro,  devenu  évêque  de  Séez,  qui,  par  des  lettres  cou- 
rageuses, sut  protester,  en  même  temps  qu'ïsoard,  près  des  minis- 
tres persécuteurs.  Il  y  eut  Charles  Cotton,  évêque  de  Valence,  dont 
la  froide  résistance  ne  céda  jamais  un  pouce  du  terrain  sacré  et  dont 
l'indignation  poussa,  un  jour,  un  cri  capable  de  soulever  le  dégoût 
de  la  France  ;  il  y  eut  Charles  Turinaz  et  Emile  Freppel  que  nous 
devons  retrouver  dans  ces  pages.  Il  y  eut  enfin  un  autre  archevêque 
dont  les  bons  mots^^  criblèrent  tous  les  agissements  de  la  tyrannie. 
Véritablement,  sans  la  veulerie  d'un  trop  grand  nombre,  il  y  eut 
alors,  toutes  les  protestations  nécessaires  pour  amener,  au  combat, 
l'unanimité  des  évêques.  S'ils  n'entraînèrent  pas  les  autres  à  leur 
suite,  c'est  que  le  gouvernement  fut  toujours  prompt  à  frapper.  A  la 
vue  de  ces  coups,  les  esprits  timides  et  les  cœurs  faibles  se  cloî- 
traient, en  gémissant,  dans  une  inertie  qui  leur  épargnait  tout  hon- 
neur et  les  condamnait  à  une  permanente  indignité. 

7''  Gouthe-Soulard .  —  François-Xavier  Gouthe-Soulard,  par  la 
grâce  de  Dieu  et  l'autorité  du  Saint-Siège  Apostolique,  archevêque 
d'Aix,  fut  donné  alors  en  spectacle  aux  anges  et  aux  hommes.  Un 
homme  n'attire  pas  sur  lui  les  regards  de  l'humanité,  sans  avoir 
motivé  cet  honneur  et  s'y  être  préparé  de  longue  date.  D'où  venait 
cet  archevêque  ?  quelle  famille  lui  avait  donné  le  jour  ?  quelles  éco- 


i 


LA    SCIENCE    CATIIOLlQUli:    EN    FRANCE  249 

es  l'avaient  instruit?  par  quelles  fonctions  avait-il  prélude  à  Tépis- 
copat?  et,  devenu  évèque  en  des  temps  de  persécution,  comment 
a-t-il  compris  et  accompli  les  devoirs  d'une  charge  redoutable  môme 
aux  esprits  célestes  ?  A  ces  questions  l'histoire  doit  une  réponse  ; 
cette  réponse  a  d'autant  plus  de  prix,  qu'elle  résulte  des  actes  et  des 
paroles  mêmes  du  héros.  En  butte  à  d'incessantes  vexations,  il  fut 
souvent  mis  en  demeure  de  se  justifier.  Nous  n'avons  guère  qu'à 
servir  d'écho  à  sa  loyale  parole. 

François-Xavier  Gouthe-Soulard  était  né  en  1820,  à  Saint- Jean-le- 
Vêtre,  dans  la  Loire,  au  diocèse  de  Lyon.  Les  Romains  avaient 
bâti,  par  là,  un  temple  au  sommeil  ;  il  faut  croire  que,  depuis  l'ère 
chrétienne,  ce  temple  a  perdu  ses  adorateurs  ;  en  tout  cas,  le  petit 
Xavier,  fils  de  modestes  cultivateurs,  élevé  par  une  mère  chrétienne 
et  par  un  instituteur  chrétien,  quoique  laïque,  ne  connut  jamais 
cette  divinité.  Xavier  fit  ses  études  classiques  à  Saint- Jodard,  à 
Aix  et  au  séminaire  de  Saint-Irenée,  à  Lyon.  Prêtre  vers  J845,  il 
fut  successivement  professeur  à  l'institution  des  Minimes,  vicaire  à 
Saint-Nizier,  précepteur  dans  une  famille,  fondateur  de  la  paroisse 
St- Vincent- de-Paul,  à  Lyon,  vicaire  général  d'Achille  Ginouilhac, 
enfin  curé  de  Saint-Pierre  de  Vaize.  Homme  simple,  bon,  spirituel, 
aimable,  il  se  signalait,  comme  curé,  par  l'art  habile  avec  lequel  il 
savait  captiver  les  populations  ;  comme  pasteur,  il  avait  d'ailleurs 
vraiment  la  charité  apostolique.  A  Vaize,  paroisse  d'ouvriers,  il 
avait  notamment  bâti  des  écoles  pour  les  enfants  du  peuple  et  une 
maison  pour  les  vieillards,  sous  la  direction  des  petites  sœurs  des 
pauvres. 

A  l'époque  où  Gouthe-Soulard  commençait  à  dépasser,  de  la  tête, 
le  commun  des  prêtres,  on  lui  avait  fait  une  certaine  réputation  de 
libéralisme.  Imputation  calomnieuse  ;  sans  être  gallican,  ni  libéral, 
ce  qui  revient  au  même,  il  pouvait  n'être  pas  infatué  de  l'Empire, 
sournoisement  hostile  à  la  Papauté.  Ce  bruit  compromettant  avait 
suffi  pour  écarter  Gouthe-Soulard  du  siège  de  Langres,  en  1878  ; 
elle  suffit  également  pour  amener  les  opportunistes,  en  quête  de 
candidats  avariés,  à  le  bombarder  archevêque.  Dans  sa  modestie,  le 
curé  de  Vaize  ne  pensait  même  pas  aux  dignités  ;  curé  dans  la  force  du 


250  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

terme^  il  ne  voyait  rien  ni  au  delà,  ni  au-dessus  de  ses  dévouements. 
Quand  il  apprit,  à  n'en  pas  douter,  que  le  gouvernement  et  le  Saint- 
Siège  étaient  d'accord  pour  le  nommer  à  Aix,  il  écrivit  deux  lettres  au 
nonce  di  Rende,  pour  décliner  ce  fardeau.  »  L'épiscopat, dit-il,  diffi- 
cile en  tous  les  temps,  est  particulièrement  redoutable  en  nos  jours 
malheureux.  A  la  vue  des  charges  qui  vont  peser  sur  moi,  je  suis 
pris  de  terreur.  Mon  effroi  vient  moins  du  diocèse,  qui  est  bon  et  reli- 
gieux, que  des  dispositions  et  des  projets  des  pouvoirs  publics.  Je 
tremble  de  n'être  pas  au  niveau  de  la  tâche.  »  Le  nonce  lui  répondit 
qu'il  fallait  embrasser  sa  croix  avec  confiance  dans  le  secours  de  la 
grâce  divine,  Le  curé  de  Vaize,  éconduit  de  ce  côté,  ne  se  tint  pas 
pour  battu  ;  il  écrivit  deux  lettres  au  Pape.  «  J'ai  prié  et  fait  beaucoup 
prier  pour  moi,  dit-il,  mes  craintes  ne  font  que  grandir.  Nos  temps 
sont  très  mauvais  ;  je  ne  suis  nullement  de  force  à  lutter  contre 
les  difficultés  présentes  et  futures.  Je  n'ai  ni  le  talent,  ni  la  science, 
ni  les  vertus  nécessaires.  C'est  dans  la  sincérité  de  mon  âme,  dans 
la  vraie  connaissance  de  moi-même  que  je  fais  cet  aveu.  »  Dans  la 
seconde  lettre,  il  invoque  son  âge,  le  défaut  d'attrait  pour  les  hautes 
fonctions,  Tamour  du  travail  dans  l'humilité,  le  défaut  de  temps,  de 
force  et  de  courage  pour  pouvoir  être  désormais  utile  sur  un  siège 
épiscopal,  tandis  qu'il  fait  le  bien  dans  sa  populeuse  paroisse  d'ou- 
vriers. «  Les  temps  sont  très  mauvais,  ils  deviendront  certainement 
plus  détestables  ;  ils  m'inspirent  une  terreur  invincible.  Toutes  nos 
œuvres  sont  menacées  :  séminaires,  écoles  libres,  communautés  re- 
ligieuses, existence  même  du  clergé.  Je  suis  absolument  incapable 
de  soutenir  une  telle  lutte.  »  Un  ordre  formel  du  Pape  l'obhgea  à 
courber  la  tête  sous  le  joug. 

Au  moment  où  le  curé  de  Vaize  montait  sur  le  siège  de  S.  Maxi- 
min,  la  France  catholique  était  dans  les  angoisses.  Un  homme  à  ja- 
mais exécrable,  le  franc-maçon  Jules  Ferry,  venait  d'obtenir  des 
Chambres,  complaisantes  et  complices,  des  lois  scolaires  qui  créaient, 
pour  la  foi  et  les  mœurs  des  jeunes  gens,  un  immense  péril.  «  Le 
catéchisme,  disait  Diderot,  l'étude  de  la  religion  est  si  essentielle  à  la 
jeunesse,  qu'elle  doit  être  sa  première  leçon,  la  leçon  de  tous  les 
jours.  Pour  bien  élever  ma  chère  petite  fille,  je  n'ai  rien  pu  trouver, 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN   FRANCE  251 

après  de  longues  recherches,  de  livre  comparable  au  catéchisme  de 
Langres.  Oui,  ne  vous  en  étonnez  pas,  je  me  sers  du  catéchisme  et 
je  le  tiens  paur  \q  meilleur  et  le  plus  utile  des  traités  de  morale.  On 
ne  peut  donner  d'aw/î'e  fondement  à  Téducationde  la  jeunesse.  »  Or, 
Ferry,  docile  aux  inspirations  de  la  franc-maçonnerie,  venait,  sous 
couleur  de  neutralité,  en  arborant  le  drapeau  menteur  de  la  gratuité, 
de  la  laïcité  et  de  l'obligation,  de  proscrire  le  catéchisme.  Le  livre  que 
Diderot  lui-même,  tout  impie,  tout  matérialiste  qu'il  était,  déclarait 
Tunique  fondement  de  l'éducation,  était  banni  sans  pitié  de  Técole 
primaire  et  couvert  du  discrédit  qui  s'attache  à  cette  exclusion.  Les 
gamins  de  village  étaient  appelés  à  des  connaissances  encyclopédiques, 
mais  il  était  déclaré,  par  le  fait,  que  le  catéchisme  est  un  hors-d'œu- 
vre  scolaire.  On  le  laissait  bien  encore,  comme  enseigne,  dans  les 
lycées  et  les  collèges  de  l'Etat,  pour  attirer  les  familles  chrétiennes, 
nécessairement  rebelles  à  l'apostasie  ;  mais  de  l'école  primaire,  il  était 
tellement  chassé,  qu'un  maire  crut  se  conformer  aux  intentions  du 
gouvernement,  en  jetant  le  crucifix  de  l'école  dans  les  latrines.  Les 
enfants  du  peuple  n'avaient  plus  qu'à  couvrir  d'ordures  l'image  du 
Christ  ;  et  ce  maire,  qui  s'appelait  Chion  Dacollet^  n'eut  à  subir,  de 
la  part  des  ministres,  aucune  remontrance.  A  Athènes,  le  seul  soup- 
çon d'ébranler  le  culte  de  Dieu  avait  valu  la  ciguë  à  Socrate  ;  à  Paris, 
le  fait  de  plonger  dans  les  ordures  l'image  sacrée  du  Christ  ne  parut 
même  pas  un  délit. 

L'exclusion  de  Dieu,  c'est  la  décapitation  de  l'enseignement,  c'est 
la  ruine  de  toute  morale,  surtout  à  l'école  ;  per  l'école  décapitée  et 
corrompue,  c'est  bientôt  la  mise  à  mal  de  la  nation,  et,  à  plus  brève 
échéance,  le  renversement  anti-social  du  christianisme.  Si  lareHgion 
et  la  logique  ne  nous  l'apprenaient  pas,  les  ennemis  du  genre  humain 
ne  permettraient  pas  de  l'ignorer.  Les  hbres-penseurs  s'engagent 
tous,  par  acte  public,  à  abolir  promptement  et  radicalement  le  chris- 
tianisme, en  l'excluant,  au  nom  de  la  liberté,  de  l'enseignement  de  la 
jeunesse.  Au  nom  de  la  liberté,  on  vous  défend  ;  la  liberté  consiste  à 
obéir  aux  caprices  de  la  tyrannie.  Un  homme  qui  fut,  avec  un  cer- 
tain savoir  et  un  certain  style,  un  grand  malfaiteur,  Renan,  dit  dans 
son  Marc-Aurèle  :  «  Que  si  l'Empereur  voulait  l'éradication  de  l'E- 


252  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

vangile,  il  n'avait  pas  besoin  de  chevalets  et  de  chaises  roupies  au 
feu  ;  il  lui  suffisait  d'instituer  des  écoles  de  rationalisme.  »  C'est,  en 
sens  inverse,  le  mot  de  Leibnitz  :  «  J'ai  toujours  cru  qu'on  réforme- 
rait le  genre  humain,  si  Ton  réformait  l'éducation.  »  La  réciproque 
est  vraie  :  si  l'on  corrompt  l'éducation,  c'est  le  moyen  infaillible  de 
pervertir  le  genre  humain,  ou,  tout  au  moins,  de  pousser  un  peuple 
aux  gémonies. 

Très  convaincu  de  la  vérité  de  ces  adages,  très  assuré  de  la  portée 
de  ces  menaces,  très  certain,  par  son  expérience  de  pasteur,  que, 
pour  sauver  la  religion,  il  faut  christianiser  Técole,  l'archevêque 
d'Aix  fit,  de  la  réforme  de  renseignement,  sa  thèse  de  prédilection, 
son  devoir  personnel,  sa  tâche  continue,  Tobjectif  de  son  dévoue- 
ment, Gouthe-Soulard  sera  Tarchevêque  des  écoles,  comme  on  a  dit 
d'un  autre,  qu'il  était  l'archevêque  des  ouvriers.  Dans  son  mande- 
ment d'installation,  il  écrit  :  «  L'éducation  de  l'enfance  et  de  la  jeu- 
nesse est  Vœuvre  des  œuvres,  puisqu'elle  est  la  base  de  l'édifice 
social  et  religieux.  La  lutte,  engagée  sur  toute  la  ligne,  est  particuliè- 
rement ardente  sur  ce  point.  L'impiété  ne  s'y  trompe  pas  ;  elle  fait 
des  efforts  inouïs  et  des  dépenses  immenses,  pour  éloigner  de  l'âme 
de  vos  enfants  toute  idée  de  Dieu,  d'immortalité  de  la  vie  future, 
de  récompenses  et  de  châtiments  éternels  :  tentative  sacrilège  qui 
aurait  fait  rougir  les  païens,  car  les  païens  croyaient  et  enseignaient 
qu'il  est  aussi  impossible  de  faire  une  éducation  sans  Dieu,  que  de 
bâtir  une  maison  en  l'air.  »  (Allocutions  et  discours,  p.  15.) 

Dans  son  premier  mandement  de  carême,  le  prélat  prend  pour  su- 
jet l'éducation  chrétienne.  Au  point  de  départ  de  son  enseignement 
pastoral,  il  signale  la  trahison  de  la  loi.  «  Il  n'est  plus  permis  de 
s'occuper  de  religion  dans  l'enseignement  officiel.  La  nouvelle  loi 
ne  veut  pas  qu'on  parle  de  Dieu,  de  N.-S.  Jésus-Christ,  de  son  Evan- 
gile, de  sa  doctrine,  de  sa  morale,  de  ses  sacrements,  de  la  prière.  » 
Or,  tous  les  parents  veulent  que  leurs  enfants  fassent  leur  première 
communion.  Pour  les  y  préparer,  l'école  refusant  son  concours,  les 
parents  doivent  donc  apprendre  leur  droit  et  remplir  leur  devoir. 
Leur  droit,  c'est  que  les  parents  possèdent  les  enfants  par  Dieu  et 
pour  Dieu  ;  c'est  qu'ils  sont  constitués  délégués  de  Dieu  et  ses  re- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  253 

présentants  immédiats  près  de  ces  chers  petits  êtres  et  que  leur  pa- 
ternité est  un  reflet  de  la  paternité  divine.  Les  enfants  sont  un  dépôt 
à  garder,  et,  devinssent-ils  rois,  ils  sont  toujours  enfants  de  leurs 
père  et  mère.  Le  devoir  des  parents  est  donc  d'élever  leurs  enfants  ; 
ils  ne  peuvent  légitimement,  ni  l'abdiquer,  ni  le  négliger.  On  peut 
les  aider,  mais  pas  sans  leur  consentement,  encore  moins  contre 
leur  gré.  On  doit  les  aider  même  ;  mais  violenter  leur  liberté,  c'est 
la  plus  inique  des  tyrannies.  «  Dussions-nous  y  laisser  la  vie,  nous 
devons  la  briser.  » 

Les  droits  des  parents  ne  sont  pas  sans  limites.  «  Vous  pouvez 
tout  pour  le  bien,  rien  pour  le  mal.  Vous  devez  gouverner  votre  fa- 
mille comme  Dieu  gouverne  le  monde,  avec  bonté  et  fermeté...  Nous 
supposons  que  vous  avez  trouvé  des  maîtres,  sur  lesquels  vous  puis- 
siez compter  comme  sur  vous-mêmes.  Alors,  sans  doute,  votre  res- 
ponsabilité est  moins  lourde  ;  ce  n'est  pas  une  raison  pour  vous  en 
décharger...  En  vous  parlant  ainsi,  nous  n'avons  pas  d'autre  pensée 
que  de  vous  rendre  plus  attentifs  et  plus  vigilants.  Si  la  pratique  de 
l'enseignement  domestique  du  catéchisme  se  répandait,  Timpiété 
pourrait  être  prise  dans  ses  propres  filets.  La  connaissance  de  la  re- 
ligion reparaîtrait  dans  les  foyers  qui  Font  oubliée.  Les  catéchistes 
profiteraient  autant  que  les  catéchisés  ;  ils  repasseraient  ce  livre 
qu'ils  devaient  savoir  au  moment  de  leur  première  communion  et 
qu'ils  n'ont  peut-être  pas  touché  depuis  ce  grand  jour.  »  A  la  fin, 
s'élevant  contre  les  iniquités  gouvernementales,  le  prélat  rend  cet 
oracle  :  «  Gouverner,  c'est  unir  et  non  diviser  ;  c'est  profiter  de 
toutes  les  bonnes  volontés  et  de  toutes  les  forces.  La  division,  c'est 
la  faiblesse  :  tout  royaume  divisé  contre  lui-même  périra.  »  C'est  la 
parole  de  Jésus-Christ  et  l'oracle  du  bon  sens  :  un  peuple  qui  com- 
mence à  se  diviser,  doit  à  la  fin,  se  dissoudre. 

Dans  les  œuvres  du  prélat,  il  n'y  a  pas  moins  de  huit  discours  pour 
des  bénédictions  d'écoles.  Chaque  fois  qu'il  ouvre  la  bouche,  il  insiste 
avec  le  plus  aimable  esprit  et  la  plus  agréable  variété,  sur  l'éduca- 
tion chrétienne.  Ces  allocutions  sont  de  petits  chefs-d'œuvre  de  bon 
sens,  de  bon  cœur  et  de  belle  humeur.  Chemin  faisant,  s'il  rencontre 
un  sophisme,  il  le  découd  avec  prestesse  ou  l'étrangle  d'une  main 


254  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

vigoureuse.  Comme  Gaton  le  Censeur,  il  s'élève  toujours  contre  le 
mauvais  esprit  des  lois  qui  visent  à  corrompre  la  jeunesse.  Rien  ne 
lui  est  plus  odieux  que  Thypocrisie  ;  il  excelle  à  la  couvrir  de  confu- 
sion. Par  exemple,  parmi  les  mots  de  passe  venimeuse,  vulgarisés 
par  les  sectaires  du  gouvernement,  rien  n'est  plus  commun  et  plus 
plat  que  l'imputation  de  cléricalisme.  «  Je  ne  suis,  dit  Tarchevèque, 
ni  un  exclusif,  ni  un  sectaire.  Nous  ne  tomberons  jamais  dans  les 
défauts  que  nous  reprochons  à  nos  adversaires  ;  il  n'y  a  qu'une  li- 
berté que  nous  condamnons,  la  liberté  du  mal,  ennemi  de  Dieu  et 
des  hommes.  Le  dévouement,  pour  moi,  c'est  le  dévouement  tout 
court  ;  qu'il  me  vienne  sous  la  forme  d'un  costume  religieux  ou  d'un 
costume  séculier,  peu  m'importe  :  s'il  est  le  bien,  je  l'accepte  ;  il  est 
un  produit  du  domaine  de  mon  Dieu  qui  est  aux  cieux.  —  Ces  paroles 
vous  disent  que  je  déplore  amèrement  ces  détestables  et  déplorables 
divisions  en  cléricaux  et  en  laïques,  vrais  combats  de  mots,  par  les- 
quels on  nous  joue,  on  nous  trompe,  faisant  deux  camps  opposés 
d'un  peuple  de  frères.  On  divise  pour  régner  ;  c'est  la  politique  du 
diable.  —  Laïques  et  cléricaux  !  Ces  mots  n'ont  rien  de  malson- 
nant et  de  discordant,  dans  leur  acception  grammaticale.  On  nous 
représente,  nous  prêtres,  nous  religieux,  comme  ennemis  de  la  so- 
ciété laïque.  Non,  mille  fois  non  ;  nous  n'en  sommes  pas  les  enne- 
mis !  Est-ce  que  nous  pouvons  être  les  ennemis  de  nous-mêmes  ? 
Avant  d'être  prêtres  ou  religieux^  nous  avons  tous  été  laïques  ;  avez- 
vous  jamais  entendu  dire  que  nous  rougissions  de  notre  condition 
et  de  nos  parents.  Mais  la  Sainte  Vierge  et  S.  Joseph  étaient  laïques; 
et  les  apôtres,  ces  célèbres  preneurs  de  poissons,  étaient  laïques  au- 
tour de  Notre-Seigneur,  avant  d'être  faits  apôtres.  Et  les  saintes 
femmes,  ces  grandes  saintes  de  Provence,  n'étaient,  je  le  suppose, 
ni  des  carmélites,  ni  des  trappistines  1  —  Et  vous  qui  m'écoutez,  vous 
qui  buvez  mes  paroles,  parce  qu'elles  vous  vont  droit  au  cœur, 
est-ce  que  vous  n'êtes  pas  des  laïques  ?  sommes-nous  vos  ennemis  ? 
êtes-vous  nos  ennemis  ?  qui  osera  dire  que  nous  ne  nous  estimons 
pas  et  ne  nous  aimons  pas  mutuellement  ?  Fait-il  déshonneur  à  son 
pays  et  à  sa  religion  le  laïque  qui  nous  a  dotés  d'un  monument  que, 
je  mets  au-dessus  de  notre  belle  et  vaste  église  de  Saint-Laurent? Non J 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE  EN    FRANCE  255 

nous  sommes  ravant-garde  ;  vous,  laïques,  vous  êtes  les  lignes  de 
l'armée  ;  que  feraient  les  chefs,  sans  ces  vaillants  et  nombreux  ba- 
taillons? Il  n'y  a  que  l'ennemi  qui  ait  intérêt  à  séparer  les  soldats  du 
général.  Je  ne  connais  qu'un  seul  être  sur  cette  terre  qui  n'ait  jamais 
été  laïque  :  c'est  N.-S.  Jésus-Christ,  parce  qu'il  est  le  prêtre  éternel.  » 

Voilà  qui  est  dit  et  bien  dit,  avec  une  naïveté  de  forme  et  une 
solidité  de  fond  qui  interdisent  toute  réplique.  «  Et  cet  autre  mot 
clérical  qu'on  nous  jette  à  la  face  à  tout  propos,  que  signifie-t-il  en 
bonne  grammaire  ?  Il  veut  dire  quelqu'un  qui  a  pris  le  Seigneur 
pour  son  partage.  Mais  parce  que  Dieu  est  notre  partage,  avez- vous 
le  droit  de  conclure  que  nous  avons  dépouillé  nos  sentiments 
d'homme?  Clérical  !  c'est-à-dire  que  nous  sommes  engagés  à  connaître 
Dieu,  à  l'aimer,  à  le  servir,  par  des  obligations  plus  étroites,  et, 
comme  conséquence  rigoureuse,  à  aimer,  à  servir  notre  prochain, 
avec  plus  d'abnégation,  de  dévouement,  de  sacrifices  :  les  deux 
commandements,  pour  nous,  n'en  font  qu'un  ;  nous  ne  sommes  ni 
des  hypocrites,  ni  des  sots,  ni  des  prévaricateurs  ;  nous  avons  réflé- 
chi à  nos  engagements  et  nous  les  acceptons  ;  le  prochain,  laïque  et 
clérical,  est  compris  dans  le  partage  que  nous  adoptons.  —  Oui, 
cléricaux  :  vous  devez  désirer  que  tous  le  soient  de  plus  en  plus, 
non  par  les  vêtements,  mais  par  les  sentiments.  Alors  les  misères 
humaines,  les  divisions,  les  haines,  les  injustices,  les  égoïsmes, 
les  turpitudes,  les  scandales,  les  vols,  toutes  les  hontes  qui  désho- 
norent une  nation  et  font  perdre  le  respect,  seraient  en  baisse.  Avec 
ces  cléricaux,  le  règne  de  la  charité  s'établirait  ;  nous  pourrions 
espérer  l'âge  d'or  chrétien.  Je  le  dis  sans  orgueil  ;  notre  dossier  à 
nous  ne  devrait  avoir  que  des  pages  blanches.  Ce  ne  sont  pas  les 
cléricaux  qui  remphssent  les  bagnes  et  les  prisons.  » 

Après  ce  gracieux  commentaire  du  clérical,  le  prélat  rencontre, 
sur  sa  route,  les  deux  mots  laïciser^  laïcisation  qui  expriment,  dit-il, 
une  chose  barbare,  sans  nom  dans  notre  belle  langue.  «  L'école,  dit- 
il  encore,  c'est  le  sanctuaire  sacré  où  se  forme  l'homme,  le  chrétien, 
le  français.  »  Sur  la  formation  du  français  et  de  l'homme,  il  abonde 
en  traits  superbes  ;  voici  son  observation  sur  le  chrétien  :  «  L'homme 
n'est  complet  que  par  le  chrétien.  Plus  l'homme  est  chrétien,  plus  il 


256  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

est  homme.  L'homme  parfait,  c'est  Jésus-Ghrist,  notre  modèle,  et 
qui  n'a  pas  été  formé  à  son  image,  n'a  pas  atteint  la  grandeur  de  la 
vocation  divine.  Si  vous  n'êtes  pas  meilleurs,  votre  conscience  vous 
dit  que  c'est  votre  faute,  et  non  la  faute  de  votre  religion.  »  —  En 
parlant  des  maîtres,  laïques  ou  congréganistes  :  «  Les  païens,  dit-il, 
regardaient  l'instituteur  comme  le  premier  magistrat  de  la  cité. 
Quintilien  demande  que  les  maîtres  soient  ce  qu'il  y  a  de  plus  saint 
dans  la  République.  S.  Augustin  n'aurait  pas  mieux  dit.  Nous  les 
tenons,  nous,  ces  maîtres,  en  très  consciencieuse  estime,  parce  qu'ils 
font  une  œuvre  divine.  Nous  les  plaçons  au-dessus  de  tous  les  partis  : 
leur  seule  politique  est  de  faire  des  chrétiens  et  des  français.  Nous 
trouvons  qu'ils  n'ont  jamais  trop  de  pouvoir,  et  c'est  pour  cela  que 
nous  croyons  que  la  suppression  du  catéchisme  dans  les  écoles  com- 
munales est  un  crime,  non  seulement  contre  les  parents  et  contre 
les  enfants,  mais  envers  les  maîtres  eux-mêmes.  Si  c'est  leur  devoir 
de  l'enseigner,  c'est  tout  autant  leur  lettre  de  confiance  et  la  consé- 
cration de  leur  autorité  devant  les  élèves.  » 

Ainsi  parlait,  sur  les  écoles,  le  prélat  qui  a  dit  ce  mot  historique  : 
«  Nous  ne  sommes  pas  en  République  ;  nous  sommes  en  franc-ma- 
çonnerie :  »  constatation  formidable,  qui  a  fait  bondir  tous  les  sec-  - 
taires  et  signalé  à  leurs  basses  vengeances,  le  vaillant  archevêque. 
Quant  à  lui,  dit- il,  nous  ne  céderons  jamais.  L'Eglise  et  les  pères  de 
famille  ne  sauraient  souscrire  à  la  déportation  de  leurs  enfants,  dans 
des  écoles  qu'ils  regardent  comme  des  lieux  de  perdition  ;  ils  ne 
sauraient,  en  conscience,  subir  cette  conscription  forcée  de  l'en- 
fance, traînée  violemment  dans  le  camp  ennemi  et  pour  servir 
Vennemi.  Les  mots  soulignés  sont  de  Ledru-Rollin  ;  ils  fournissent, 
contre  la  persécution,  une  soHde  armure.  Mais  malheur,  ditBalmès, 
aux  peuples  gouvernés  par  des  ministres  qui  tremblent  pour  leur 
fortune  !  Un  homme,  comme  l'archevêque  d'Aix,  fort  et  résolu,  çst 
placé  d'abord  sous  la  surveillance  de  la  haute  police  :  préfets,  sous- 
préfets  le  signalent  aux  commissaires  et  aux  agents.  Il  faut  que  le 
gouvernement  sache  qui  visite  l'archevêque,  ce  qu'il  dit,  ce  qu'il 
fait,  ce  qu'il  prépare,  comment  on  pourrait  le  prendre  dans  ses  actes 
et  dans  ses  discours.  Les  récits  de  l'Evangile  sur  les  roueries  des 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  257 

(diarisiens,  c'est  Thistoire  prophétique  de  tous  les  gouvernements 
persécuteurs.  Ces  fiers-;\-bras  qui  paradent  devant  les  foules,  qui  se 
vantent  de  tout  réduire  sous  leur  autorité,  dès  qu'ils  voient  surgir 
la  moindre  objection,  ils  se  portent  à  tous  les  excès.  Rien  que  la 
mort,  la  prison,  Tamende  n'est  capable  d'expier  les  crimes  soupçon- 
nés contre  ces  excellences  de  pacotille. 

L'archevêque,  âme  délicate  et  loyale,  avait,  sur  tous  les  attentats  per- 
pétrés contre  l'Eglise,  une  juste  appréciation  du  crime,  et  traduisait 
son  sentiment  avec  un  grand  bonheur  d'expression  :  il   avait  de  ces 
mots  à  l'em porte-pièce,  qui  caractérisent  fort  et  qui  donnent  à  leur 
coupe,  une  puissance  vivante,  criante,  immortelle.   L'opportunisme 
le  haïssait  donc  cordialement  et  ne  cherchait  que  l'occasion  de  Texé- 
cuter.  L'occasion  fut  fournie  par  les  pèlerinages  ouvriers  à  Rome. 
Ces  pèlerinages  donnaient  corps  à  la  question  sociale  et  la  portaient 
au  tribunal  qui  seul  peut  la  résoudre.  Mais  ces  pèlerinages  étaient 
la  préface  d'une  croisade  pour  la   délivrance  du  Pape.  LesPiémon- 
tais  de  Rome  et  les  opportunistes  de   France  ne  pouvaient  les  voir 
que  d'un  mauvais  œil  ;  ils  voulaient  les  empêcher  au  risque  de  sup- 
primer la  liberté,  bien  nécessaire  pourtant,  d'aller  et  de  venir.  Au 
cours  d'un  pèlerinage,  une  main  inconnue,  peut-être  la  main  de  la 
police  italienne,  écrivait,  sur  le  registre  déposé  au  Panthéon  :  Yive 
le  Pape  !  Cette  inscription  dans  une  église,  près  d'un  tombeau,  n'a- 
vait rien  qui  pût  ni  outrager  le  tombeau,  ni  déshonorer  l'église  : 
ces  trois  mots  mirent  le  feu  aux  poudres.    La  canaille   italienne,  la 
plus  vile  de  Tunivers,  se  rua  sur  tous  les  pèlerins  indistinctement 
et  se  porta  contre  eux  à  tous  les  excès.  Les  directeurs  des  pèlerinages 
durent  enfermer  leur  monde  dans  les  hôtels  et  partir  la  nuit  pour 
rentrer  en  France.  Ces  mesures  de  prudence  n'empêchèrent  point, 
dans  les  rues,  la  continuation  des  outrages  aux  Français.   Or,  quand 
les  pèlerins  furent  rentrés  et  les  pèlerinages  suspendus,   le  ministre 
des  cultes,  de  Paris,  crut  devoir  écrire  aux  évêques,  une  lettre,pour 
leur  interdire  d'accompagner  leurs  ouailles  aux  pieds  du  Père  com- 
mun des  fidèles.  L'archevêque  d'Aix  avait  été  à  la  tête  du  pèlerinage 
provençal  ;  il  en  avait  admiré  la  bonne  tenue  et  la  fidélité  exem- 
plaire à  son  programme.  «  Dans  ces  conditions,  écrit-il  au  ministre, 
Uist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  17 


258  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

je  ne  vois  pas  pourquoi  vous  nous  invitez  à  ne  pas  nous  compro- 
mettre dans  des  manifestations  qui  pourraient,  dites- vous,  perdre 
facilement  leur  caractère  religieux.  Ces  manifestations  ont  toujours 
gardé  leur  caractère  religieux  et  ne  Tout  jamais  perdu  par  la  faute 
des  pèlerins.  Nous  n'avions  besoin  de   votre  invitation,  ni  pour  le 
passé,  ni  pour  le  présent,  ni  pour  l'avenir  ;  du  reste,  nous  savons 
nous  conduire.  Le  comité  organisateur  a  suspendu  les  pèlerinages  ; 
quand  ils  se  rétabliront,  je  ferai  ce  que  je  voudrai  :  votre  lettre  était 
inutile.  L'incident  du  Panthéon  est  un  coup  monté  contre  la  France, 
à  l'occasion  des  pèlerins  :  des  scènes  sauvages  et  des  cris  féroces 
contre  les  Français,  dans  la  plupart  des  villes  italiennes,   à  la  même 
heure,  en  sont  la  preuve  incontestable.  Vous  aviez  mieux  à  faire  que 
de  nous  écrire  une  lettre  qui  devient  un  odieux  contre-sens.  De  plus, 
elle  n'est  appuyée  sur  rien  de  sérieux  ;  sa  seule  raison  d'être  est  de 
répondre  à  ces  trois  mots  :  Vive  le  Pape  !  Mais  est-ce  une  raison  à 
soulever  tout  un  peuple  que  d'écrire  :  Vive  le  Pape  !  dans  une  église 
où  le  Pape  est  chez  lui,  à  côté  du  tombeau  d'un  roi  que  Pie  IX  a 
pardonné  et  qui  a  reconnu  son  tort  en  se  confessant  avant  de  paraître 
au  tribunal  de  Dieu.  Vous  ne  savez  pas  même  si  ces  mots  sont  d'une 
main  française  ou  d'une  main  étrangère.  Gomment  rendre  les  pèle- 
rins français  responsables   d'un  fait  personnel  et  insignifiant  dont 
vous  ne  connaissez  pas  sûrement  l'auteur.  Dites,  si  vous  voulez,  que 
c'est  une  étourderie  et  vous  l'aurez  jugé  en  toute  sévérité...  Oui, 
nous  avons  le  sentiment  des  intérêts  de  la  nation  profondément  en- 
raciné dans  nos  âmes.  En  allant  à  Rome,  nous  l'avons  ravivé  aux 
pieds  du  grand  Pape,  qui  nous  a  parlé  de  la  France   catholique,  en 
termes  qui  nous  la  feraient  aimer  davantage,  si  c'était  possible,  et 
nous  a  rendus  plus  fiers  d'être  ses  enfants.  Et  voilà  pourquoi  nous 
sommes  humiliés  des  lamentables  événements  qui   se  passent   en 
Italie  et  en  France,  où  les  maîtres  du  jour  ne  manquent  aucune  occa- 
sion d'attaquer  et  d'insulter  cette  religion  catholique  qui  a  fait  l'Ita- 
lie et  la  France.  La  paix  est  quelquefois  sur  vos  lèvres  ;  la  haine  et 
la  persécution  percent  toujours  dans   les  actes,  parce  que  la  franc- 
maçonnerie,    cette  fille  aînée  de  Satan,  gouverne  et  commande  ; 
mille  fois  aveugle  qui  ne  le  voit  pas.  —  Je  fais  les  parts  :  pour  les  Ita- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  2^9 

liens,  c'était  avant  tout  les  Français  insultés  ;  pour  la  République 
des  fraucs-macons,  c'étaient  des  catholiques  et  des  cléricaux  à  laisser 
insulter.  Quanta  moi,  je  suis  vivement  blessé  dans  ma  dignité  de 
français,  de  catholique  et  d'évêque.  » 

La  lettre  était  vraie,  indignée,  avec  raison,  pour  protester  contre 
les  outrages  des  Italiens  et  contre  les  bassesses  du  gouvernement. 
Immense  fut  son  retentissement.  La  France  ^  trouva  la  juste  expres- 
sion de  son  mécontentement  ;  à  Thonneur  de  Tarchevôque  éclatèrent 
les  plus  vigoureuses  acclamations.  Le  ministre,  fouetté  comme  il  le 
méritait,  au  lieu  de  dévorer  sa  honte,  regimba  avec  la  maladresse  or- 
dinaire des  parvenus.  A  la  requête  du  gouvernement,  par  exploit 
d'huissier,  le  prélat  fut  cité  devant  la  Cour  d'appel  de  Paris.  La  lettre 
de  Tarchevêque  avait  été  lue  ;  après  la  citation,  elle  fut  encore  plus 
recherchée  et  dévorée.  Le  nombre  des  prêtres  qui  s'adressent  au 
prélat  pour  acclamer  le  vaillant  champion  est  si  grand,  que  ces 
adresses  réunies  forment  un  volume  :  la  foi,  la  piété,  la  conscience, 
le  patriotisme,  l'honneur  épuisent,  dans  ces  adresses,  toutes  les  for- 
mules de  la  sympathie,  du  respect,  de  la  vénération,  de  Tenthou- 
siasme.  On  célèbre  le  nouvel  Athanase  ;  on  le  compare  au  Christ 
qui  va  comparaître  devant  le  Sanhédrin  ;  on  lui  rend  grâce  de  cet 
héroïsme,  qui  va  mettre  en  échec  la  franc-maçonnerie,  réveiller  la 
générosité  de  la  France  et  ouvrir  Tère  des  combats.  Quand  cin- 
quante évêques  et  des  milliers  de  prêtres  iront  au  prétoire  avec  l'ar- 
chevêque d'Aix,  ce  sera  le  commencement  du  salut,  si  nous  savons 
courir  sur  les  traces  dont  s'ouvre  la  voie. 

Le  délit  d'outrage,  allégué  par  le  ministre,  se  constitue  en  droit 
par  la  malignité  des  paroles  outrageantes  et  par  l'intention  outrageante 
qui  les  a  fait  proférer.  Quant  à  l'intention,  il  est  certain  que  le  pré- 
lat ne  veut  pas  atteindre  le  ministre  dans  son  honneur  ou  dans  sa 
délicatesse.  L'outrage  n'est  pas  dans  les  paroles  ;  il  n'est  pas  dans 
la  pensée.  Un  évêque  n'outrage  pas.  L'affirmation  est  un  fait  pu- 
blic ;  elle  est  d'une  vérité  absolue. ..«  J'étais  révolté,  dit  l'évêquc,  des 
cris  de  Vive  Sedan  !  à  bas  le  Pape  !  à  bas  la  France  !  mort  aux 
Français  !  J'ai  écrit  sous  l'empire  de  cette  indignation  très  légitime, 
très  catholique,  très  française,  sans  vouloir  dire  un  mot  offensant 


260  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

pour  la  personnalité  du  ministre.  »  C'est  Tévidence  même  ;  et  quand 
un  tel  homme  l'exprime,  il  faut  s'incliner.  —  L'intention  écartée, 
Toutrage  matériel  existe-t-il  ?  C'est  une  question  à  examiner  au 
double  point  de  vue  du  fait  et  du  droit. 

Point  de  fait  :  A  Rome,  un  Français ,  accusé  sans  preuves» 
est  brutalement  arrêté  ;  deux  autres  sont  arrêtés  pour  l'avoir  dé- 
fendu ;  les  pèlerins  sont  attaqués  et  frappés  par  la  populace  ;  les 
femmes  même  sont  indignement  maltraitées  ;  le  drapeau  français 
est  traîné  dans  la  boue,  au  cri  de  :  à  bas  la  France  !  La  police  ita- 
lienne tolère  tous  les  désordres,jusqu'à  l'assassinat  exclusivement.  Le 
départ  furtif  des  Français  n'arrête  pas  Toutrage  qui  les  suit  jusqu'à  la 
frontière.  En  présence  de  cette  violation  du  droit  des  gens,  le  gou- 
vernement français  remercie  le  gouvernement  italien  de  la  protection 
accordée  à  nos  nationaux  ;  le  ministre  interdit  aux  évêques  de  pré- 
sider les  pèlerinages.  Dans  ces  conjonctures,  l'archevêque  écrit  et  pu- 
blie sa  lettre  ;  en  supposant  qu'elle  soit  répréhensible,  à  cause  de  la 
publicité,  elle  ne  tombe  pas  sous  le  coup  du  code  pénal  et  ne  relève 
que  du  jury,  non  de  la  Cour  d'appel. 

Point  de  droit  :  La  lettre  incriminée  constitue-t-elle  un  outrage 
ou  un  acte  d'indiscipline  ?  L'outrage  est  une  insulte  avec  excès  de 
violence.  Or,  il  n'y  a,  ni  injure,  ni  diffamation,  ni  termes  de  mépris, 
ni  menaces,  ni  invectives  ;  il  ne  saurait  y  avoir  d'outrage.  L'outrage, 
en  effet,  n'existe  ni  dans  le  ton  inarticulé  de  la  lettre,  ni  dans  le 
détail  des  expressions.  La  lettre  est  vive,  haute,  fière,  forte,  dure, 
si  l'on  veut  ;  elle  n'est  pas  outrageante.  —  L'évêque  n'est  pas  le 
subordonné  du  ministre.  Le  ministre  n'a  aucun  rang  dans  la  hiérar- 
chie ecclésiastique,  même  aucune  prééminence  sur  les  évêques,  pas 
plus  qu'aucune  juridiction,  ni  compétence  en  matière  ecclésiastique. 
Le  ministre  est  surtout  un  homme  pohtique,  dont  les  actes  sont 
discutables  pour  tout  le  monde.  Administrativement,  il  n'est  que 
l'instrument  de  ses  bureaux,  l'intermédiaire  entre  l'autorité  civile  et 
l'autorité  ecclésiastique.  Parler  d'indiscipline,  d'un  évêque  à  un  mi- 
nistre, c'est,  en  droit  constitutionnel,  une  allégation  inadmissible. 
—  La  lettre  est  plutôt  une  remontrance,  c'est-à-dire  une  protesta- 
tion et  une  leçon,  c'est-à-dire  un  acte  de  droit  public,  toujours  per- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  261 

mis  en  France.  Sous  le  régime  parlementaire,  le  droit  de  censure 
politique,  exercé  chaque  jour  contre  les  ministres,  peut  aller  jusqu'à 
la  haine,  jusqu'au  mépris,  sans  constituer  l'outrage.  Si  on  allègue 
que  la  lettre  est  punissable  parce  qu'elle  est  secrète,  on  allègue  un 
fait  faux  et  l'on  donne  une  raison  ridicule.  Quant  au  ministre,  sa 
fonction,  vis-à-vis  des  prêtres,  se  borne  à  les  surveiller,  à  les  con- 
trôler ;  or,  cette  double  fonction  ne  constitue  pas  une  magistrature. 
A  supposer  donc  l'outrage  envers  le  ministre  des  cultes,  il  ne  tombe 
pas  sur  un  magistrat  et  l'accusation  succombe. 

Mais  pour  la  domination  des  francs-maçons  opportunistes,  avec 
une  magistrature  domestiquée,  un  procès  politique  n'a  rien  de  com- 
mun avec  le  droit.   Les  hommes  de  rien,  dont  la  vie  parlemen- 
taire a  fait  des  ministres,  sont  affectés  d'une  susceptibilité  d'épiderme 
en  raison  directe  de  leur  néant.  Plus  le  ministre  est  plat,  plus  il  a 
besoin  d'une  exemplaire  vengance.  «  La  justice,  compagne  de  la  poli- 
tique, disait  Chateaubriand,  est  toujours  suspecte  »  ;  ici,  elle  est  plus 
que  suspecte,  on  ne  peut  y  croire  ;  il  ne  faut  mettre  qu'en  Dieu  son 
espérance.  L'archevêque,  pour  n'avoir  décliné  aucune  juridiction, 
dut  donc  comparaître  devant  la  Cour  d'appel,  le  29  novembre  1891. 
L'archevêque  de  Paris  avait  réclamé  l'honneur  de  lui  offrir  l'hos- 
pitalité. Au  moment  de  partir,  les  deux  prélats  s'embrassent.  «Voici 
le  jour  du  Seigneur,  dit  un  vicaire  général  ;  —  Réjouissons-nous  et 
tressaillons  d'allégresse  »,  répond  le  prévenu.  A  son  arrivée,  les  avo- 
cats du  barreau,  bâtonnier  en  tête,  s'inclinent  avec  déférence.  Après 
quelques  instants  d'attente,  l'audience  va  commencer.  Aussitôt  les 
assistants  tombent  aux  pieds  du  prélat  et  demandent  sa  bénédiction. 
L'archevêque  bénit  et  entre  dans  la  salle,  accompagné  de  son  défen- 
seur Boissard  et  suivi  de  trois  vicaires  généraux.  La  cour  est  présidée 
par  un  nommé  Périvier  ;  le  siège  du  ministère  public  est  occupé  par 
Quesnay  de  Beaurepaire,  nouvelliste  plus  que  léger  à  ses  heures,  et 
d'autant  plus  digne  de  représenter  le  gouvernement.  Après  les  for- 
malités d'usage,  l'archevêque,  d'une  voix  vibrante,  lit,  en  l'accompa- 
gnant de  gestes,  une  déclaration.  Après  avoir  dit  qui  il  est  et  quel 
fait  l'amène,  il  ajoute  :  «  Au  lieu  de  faire  une  enquête  et  de  contrôler 
les  assertions,  le  ministre  des  cultes  lance  une  circulaire  blessante 


262  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

pour  les  évêques,  qu'il  rappelle  au  patriotisme  et  à  la  prudence, 
comme  s'ils  avaient  oublié  leur  prudence  et  leur  patriotisme  ;  il  insi- 
nue que  les  pèlerinages  ont  perdu  leur  caractère  religieux.  Ainsi  il 
paraît  prendre  parti  contre  les  "victimes  et  atténuer,  sinon  justifier, 
rinsulte  italienne.  Il  m'a  semblé  que  cet  acte  exigeait  de  Tarchevêque 
d'Aix,  un  des  guides  et  un  des  témoins  du  pèlerinage,  une  protesta- 
tion publique  ;  et  comme  j'ai  appris  à  Rome,  que  les  manières  languis- 
santes ne  persuadent  pas,  j'ai  déployé  dans  cette  protestation  toute 
la  vigueur  permise.  Voilà  toute  l'explication  de  ma  lettre.  On  a  feint 
d'y  voir  un  outrage  qui  ne  s'y  trouve  pas,  au  lieu  du  blâme  sévère 
qui  s'y  trouve.  Me  défendrais-je  contre  le  délit  méprisable  ?  m'abais- 
serais-je  à  démontrer  que  je  n'ai  point  songé  à  outrager  l'honneur 
et  la  délicatesse  du  ministre?  11  n'y  a,  ici,  d'outragé  que  moi,  à  qui 
Ton  prête  une  intention  basse,  contre  laquelle  protestent  et  mon 
caractère  et  ma  longue  carrière,  dans  laquelle  il  n'y  a  jamais  eu  un 
mot  d'outrage,  contre  qui  que  ce  soit,  grand  ou  petit.  Quant  au  blâme 
sévère,  je  le  maintiens  et  je  le  renouvelle  ;  il  était  dans  mon  droit  et 
dans  mon  devoir  ;  et  si  cela  vaut  un  châtiment,  vous  pouvez  me  l'in- 
fliger ;  je  le  mérite. 

«  Après  avoir  dit  que  le  cléricalisme,  c'est-à-dire  la  religion  catho- 
lique est  l'ennemi  ;  après  avoir,  comme  conséquence  de  ce  point  de 
départ,  virtuellement  brisé  le  Concordat,  en  rendant  facultative,  par 
la  suppression  des  traitements  ecclésiastiques,  une  indemnité  stipu- 
lée comme  absolument  obligatoire ^^d^v  la  signature  du  Pape  et  de  la 
France  ;  après  avoir  dispersé  les  congrégations  vouées  à  l'enseigne- 
ment, à  la  prédication,  au  soulagement  des  pauvres,  des  malades, 
des  infirmes,  des  vieillards,  des  orphelins  ;  après  les  avoir  écrasés 
d'un  impôt  inique,  véritable  confiscation  légale,  après  avoir  tenté  de 
compromettre  le  recrutement  du  clergé,  par  une  loi  miUtaire,  inutile 
à  la  défense  du  pays  ;  après  avoir  chassé  Dieu  de  l'école,  de  l'hôpi- 
tal et  même  de  Tâme  de  l'enfant  à  la  salle  d'asile,  tout  à  coup  on 
paraît  se  raviser  et  Ton  prononce  le  beau  mot  d'apaisement.  L'apai- 
sement I  nous  le  désirons  plus  que  personne  ;  nous  en  fûmes  tou- 
jours les  apôtres  et  les  messagers  ;  nous  sommes  disposés  à  lui  faire 
tous  les  sacrifices  compatibles  avec  notre  honneur  et  avec  notre  cons- 
cience. Mais  on  n'en  veut  pas. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  263 

«  Pour  avoir  un  prétexte  de  nous  faire  la  guerre  et  rester  seuls  à 
la  tète  des  afl'aircs  de  France,  des  ennemis  de  l'Eglise  nous  repré- 
sentent comme  des  irréconciliables  systématiques  ;  ils  savent  très 
bien  qu  ils  nous  calomnient.  Au  nom  de  renseignement  catholi- 
que de  tous  les  siècles,  renouvelé  vingt  fois  dans  les  immortelles 
encycliques  de  Léon  XIII,  très  grand  théologien  et  très  grand  philo- 
sophe, je  leur  répète  que  TEglise  catholique,  constituée  en  vue  des 
destinées  éternelles  de  Thomme,  ne  poursuit  aucun  gouvernement  de 
son  antipathie  systématique,  pas  plus  qu'elle  ne  s'impose  à  aucun. 
Elle  n'en  condamne  aucun  à  cause  de  sa  forme  ;  elle  ne  repousse 
que  ceux-là  seulement,  quel  que  soit  leur  nom,  républicain  ou  mo- 
narchique, qui  s'opposent,  par  leurs  lois  iniques,  à  l'accomplissement 
intégral  de  sa  mission  divine.  Est-ce  que  vous  croyez  que  nous  se- 
rions restés  muets  devant  un  roi  ou  un  empereur  qui  nous  aurait 
laïcisés,  expulsés,  casernes,  sans  profit  pour  le  pays  écrasé  par  des 
impôts  injustes,  qui  sont  la  ruine  à  brève  échéance  et  sans  bruit? 
Nous  aurions  emprunté  la  langue  de  Bossuet  au  plus  absolu  des 
rois  et  nous  aurions  dit  avec  lui  à  ces  potentats  :  «  Plutôt  que  de  dés- 
honorer notre  ministère,  nous  y  mettrons  la  tête.  »  Soumis  en  bons 
citoyens  à  la  constitution  de  notre  pays,  nous  souhaitons  un  apaise- 
ment légal  ;  nous  nous  en  montrerons  reconnaissants  et  nous  y  tra- 
vaillerons de  tout  notre  cœur.  Mais  l'apaisement  dont  on  nous  en- 
tretient, est  d'une  nature  toute  particulière  ;  il  consiste  à  ce  que  nous 
acceptions,  souriants  et  satisfaits,  les  coups  que  depuis  longtemps 
on  nous  prodigue  et  ceux  qu'on  nous  promet  Cet  apaisement  serait 
notre  avilissement.  La  tactique  serait  habile,  car  on  sait  que  la  per- 
sécution grandit  et  que  l'avilissement  tue.  —  Nous  ne  permettrons 
pas  qu'on  nous  avilisse  et  l'on  sera  obligé  de  nous  persécuter  en 
face,  ouvertement,  non  plus  à  la  Julien  l'Apostat. 

(i  Quand  un  gouvernement  commet  l'erreur  de  demander  un  ser- 
vice à  la  justice,  elle  a  la  grandeur  de  répondre  par  un  arrêt.  C'est  un 
arrêt  que  vous  allez  prononcer.  Le  service,  il  n'est  au  pouvoir  de  per- 
sonne de  le  rendre.  —  Un  évêque  ne  se  condamne  pas  au  silence,  par 
crainte  du  péril.  —  Non,  je  ne  suis  pas  un  insulteur  ;  je  laisse  ce  vil 
métier  à  d'autres,  qui  en  ont  abusé  à  mon  égard.  Je  les  domine  de 


264  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

très  haut,  puisque  je  leur  pardonne  dans  le  passé,  dans  le  présent  et 
dans  Tavenir.  Ils  n'auront  pas  d'autre  réponse  ;  c'est  la  réponse  du 
Maître  crucifié  que  j'adore.  Ah  !  ce  n'est  pas  moi  qui  diminuerai  le 
respect.  Il  s'en  va  de  partout  ;  mais  il  restera  toujours  dans  le  cœur  des 
évoques,  et  dans  l'Eglise  catholique,  qui  en  est  l'impérissable  école. 
Vous  en  avez  si  grand  besoin;  on  vous  en  donne  si  peu.  Il  n'y  arien  à 
vous  faire  perdre.  —  Je  finis  :  Je  suis  accusé,  parce  que  j'ai  défendu 
ma  religion  outragée  dans  son  premier  représentant,  par  le  cri  :  A 
bas  le  Pape  !  Je  suis  accusé  parce  j'ai  défendu  mon  pays  outragé 
dans  mes  diocésains,  mes  amis,  mes  compatriotes,  par  le  cri  :  Vive 
Sedan  !  Mort  aux  Français  ! 

«  Le  langage  qu'on  incrimine  m'a  valu  déjà  les  suffrages  de  l'é- 
piscopat  et  d'innombrables  témoignages  d'estime,  de  sympathie,  de 
reconnaissance,  qui  me  sont  venus  de  tous  côtés,  mais  surtout  de 
notre  très  noble  nation,  comme  l'appelle  Léon  XIII,  de  cette  nation 
qui  répond  toujours,  quand  on  parle  aux  sentiments  naturellement 
chrétiens  et  patriotiques  de  sa  grande  âme.  —  Ma  lettre,  très  française 
et  très  épiscopale,  et  ces  poursuites  très  peu  françaises,  m'attirent 
un  honneur  que  je  ne  mérite  nullement  et  dont  mes  collègues  dans 
Tépiscopat  sont  saintement  jaloux,  l'honneur  incomparable  d'être  un 
é^êque,  confesseur  de  sa  foi,  et  un  Français,  confesseur  de  son  pa- 
triotisme. Je  n'ai  plus  rien  à  dire.  » 

En  effet,  il  n'y  avait  plus  rien  à  dire.  Cette  déclaration  est  du  Dé- 
mosthènes  tout  pur.  Je  crois  y  reconnaître  la  bouche  d'un  maître  ; 
ajouter  quoi  que  ce  soit,  c'est  diminuer  et  descendre.  Mais  la  race 
française,  gasconne  au  fond,  se  plaît  aux  palabres  ;  une  chose  man- 
querait d'un  condiment,  si  elle  ne  cuisait  pas  dans  une  avalanche 
d'eau  chaude.  Le  procureur,  le  Q.  de  Beaurepaire,  comme  on  l'ap- 
pelait plaisamment,  enfla  sa  voix  pour  bien  établir  qu'il  ne  voulait 
pas  plaisanter  :  sérieux  hors  de  propos,  qui  ne  relevait  que  du  ridi- 
cule. Quand  le  procureur  eut  mâché  et  remâché  les  vieilles  chiques 
gallicanes,  le  défenseur  Boissard,  au  lieu  de  monter  au  Capitole,  se 
prit  aux  arguties  du  réquisitoire.  Cet  avocat,  procureur  général  à 
l'époque  des  décrets,  avait  donné  sa  démission,  acte  de  fierté  hono- 
rable, mais  malheureux  parce  qu'il  livrait  la  place  à  un  malandrin. 


LA    SClENCli:    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  265 

M"  Boissard  était  d'ailleurs  un  homme  de  cœur  doublé  d'un  homme 
de  talent  :  il  avait  sur  la  tôtc,  un  rayon  détaché  de  Tauréole  de  La- 
cordaire.  Dans  sa  défense,  il  mit  à  néant  l'accusation  et  s'abstint  de 
rien  demander  pour  son  client.  «  Faites  de  lui,  dit-il,  ce  que  vous 
voudrez;  il  a  la  conscience  d'avoir  fait  son  devoir,  cela  lui  suffit  : 
il  a,  derrière  lui,  tous  les  évoques,  ^ous  les  catholiques  de  France, 
tous  les  cœurs  patriotes.  Je  ne  sais  si  vous  pouvez  le  grandir  encore  ; 
vous  ne  pouvez  pas  le  diminuer.  » 

Les  juges  ne  pouvaient  le  grandir  qu'en  se  diminuant  eux-mêmes  ; 
en  bons  opportunistes,  ils  n'y  manquèrent  pas  ;  ils  allèrent  au  maxi- 
mum de  la  peine  et,  pour  eux,  au  maximum  de  la  déconsidération,  à 
supposer  qu'ils  en  eussent  à  perdre.  Quesnay  se  releva  plus  tard 
de  cette  déconsidération  ;  quoique  pauvre,  il  résigna  ses  fonctions, 
si  amères  à  son  patriotisme,  et  combattit  par  ses  écrits,  comme  publi- 
ciste,  les  voleurs  qu'il  n'avait  pas  pu,  grâce  à  Loubet,  faire  mettre  au 
bagne  comme  procureur.  Les  autres  s'en  donnèrent  à  cœur  joie.  La 
Cour  condamna  l'archevêque  à  trois  mille  francs  d'amende  ;  c'eût  été 
mieux  encore,  si  elle  eût  ajouté  un  mois  de  prison,  mais  elle  ne  commit 
pas  cette  heureuse  maladresse.  Le  gouvernement,  plus  lâchement 
héroïque,  vola,  à  l'archevêque,  son  traitement,  que  la  loi  déclare  in- 
saisissable et  qu'un  arrêt  du  Conseil  d'Etat  ne  peut  pas  annuler.  Ce 
n'était  pas,  du  reste,  le  premier  vol  des  aigles  républicaines  et  franc- 
maçonnes  ;  le  geste  favori  de  ces  oiseaux  de  joie  et  de  proie,  c'est  de 
fourrer  leurs  griffes  dans  les  poches  d'autrui. 

L'arrêt  rendu,  un  valet  vint  demander  à  l'archevêque,  par  où  il 
voulait  sortir  :  «  Par  où  je  suis  entré,  répondit-il  ;  je  ne  suis  ni  inti- 
midé, ni  provocateur  »,  il  aurait  pu  ajouter,  et  encore  moins  préva- 
ricateur. Les  avocats  en  robe  lui  firent  respectueusement  cortège 
jusqu'à  la  porte.  A  la  sortie,  la  foule  se  découvrit  et  acclama  le  con- 
damné. De  retour  à  l'archevêché  de  Paris,  pour  couronner  cette  jour- 
née, si  belle  pour  l'Eglise,  Mgr  Gouthe-Soulard  télégraphiait  au  car- 
dinal Rampolla  :  «  Veuillez  dire,  au  Saint-Père,  qu'aujourd'hui,  de- 
vant les  juges,  Jésus-Christ,  la  Papauté,  les  libertés  de  l'Eglise  ont 
été  victorieusement  défendus.  J'ai  eu  l'honneur  d'être  condamné  à 
l'amende.  »  L'histoire,  en  reproduisant  cette  dépêche,  ne  put  enre- 


266  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

gistrep  la  réponse  ;  et  peut-être  doit-elle  s'étonner  qu'il  n'y  ait  été 
répondu  que  par  le  silence. 

Le  lendemain  du  procès,  la  procession  recommençait  à  Tarchevê- 
ché  d'Aix.  De  tous  les  coins  de  la  France,  il  reçut  des  acclamations 
en  prose,  en  vers,  toutes  inspirées  par  la  foi  et  par  le  patriotisme. 
«  Nous  sacrifierons,  écrivait  un  évêque,  notre  goût  pour  l'obscurité 
et  le  silence  ;  aux  fidèles  qui  regardent  et  qui  attendent,  nous  donne- 
rons le  spectacle  fortifiant  de  notre  union.  Union  sainte,  union  né- 
cessaire :  quelle  gloire  pour  notre  nom,  autour  duquel  elle  se  fait  ou 
plutôt  se  manifeste  plus  éclatante  que  jamais.  ->->  Devant  le  fait  même, 
les  paroles,  si  chaleureuses  soient-elles,  pâlissent.  Dans  toute  société 
humaine,  l'initiateur  qui  remue  l'opinion  ;  le  censeur  qui  stigmatise 
les  vices  du  régime,  le  novateur  qui  aspire  à  le  réformer,  tous,  gé- 
nies ou  prophètes,  soulèvent  Thostilité  du  pouvoir.  En  présence  de 
ces  personnalités  plus  puissantes,  dont  l'inspiration  vient  d'en  haut, 
l'autorité  s'alarme  ;  effrayée,  elle  s'irrite  ;  menacée,  elle  opprime. 
C'est  plus  facile  que  de  se  corriger  ;  c'est  aussi  moins  honorable.  Au 
cours  de  ces  vexations,  l'opinion  s'irrite  à  son  tour  ;  aux  colères  du 
pouvoir  répondent  les  colères  de  la  foule.  Un  beau  matin,  elle  se 
lève  dans  sa  juste  colère  et  abat  le  pouvoir  prévaricateur.  Quand  vous 
voyez  tomber  un  gouvernement,  ne  cherchez  pas  l'arme  du  meur- 
trier :  c'est  un  suicide.  Dieu  aveugle  ceux  qu'il  veut  perdre,  disaient 
les  anciens  ;  par  ces  aveuglements,  il  les  châtie  déjà  ;  pour  les  ren- 
verser, il  n'a  pas  besoin  d'autre  instrument  qu'eux-mêmes.  Laissez 
passer  la  justice  de  Dieu  :  c'est  le  glas  delà  tyrannie. 

L'archevêque  d'Aix  était  personnellement  un  saint  homme,  un 
simple  et  bon  curé  devenu  archevêque,  sans  cesser  d'être  bon  et  sim- 
ple. Sans  faste  dans  son  intérieur,  pour  ses  courses  il  n'avait  même 
pas  une  voiture,  autrement  que  par  louage  ;  il  s'estimait  trop  heu- 
reux, pourvu  qu'il  parcourût  en  apôtre  son  diocèse,  souriant  à  la 
jeunesse, servant  les  pauvres  et  il  était  adoré  de  son  diocèse,  même 
de  ses  curés^  pourtant  provençaux.  Son  ministère  épiscopal  n'offre 
aucune  autre  particularité  que  son  grand  zèle  pour  les  écoles.  Ce 
dévouement  lui  fit  composer  un  nouveau  catéchisme,  illustré,  con- 
tenant un  précis  de  l'histoire  de  l'Eglise,  l'exposé  élémentaire  de  sa 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  267 

doctrine  et  la  pratique  de  son  culte.  C'est  la  base  d'opération  du  mi- 
nistère pastoral,  le  secret  de  toutes  les  puissances  de  la  religion, 
comme  sa  négli^iencc  ou  son  oubli  est  la  cause  de  tous  les  revers.  De 
la  part  d'un  homme  si  agréablement  spirituel  et  décisif,  ce  catéchis- 
me mérite  d'autant  plus  mention,  qu'il  contenait  un  chapitre  sur  le 
devoir  électoral,  chapitre  nécessaire,  également  obligatoire  pour 
Tévêque  et  pour  ses  ouailles  ;  Léon  XIII  le  fit  supprimer.  Par  les 
actes  qui  dépassent  les  limites  de  son  diocèse,  l'archevêque  d'Aix 
s'éleva  avec  force  contre  tous  les  attentats  de  la  persécution  et  les  stig- 
matisa avec  une  inépuisable  énergie.  Archevêque  des  écoles,  patron 
de  la  jeunesse,  traîné  devant  les  tribunaux  d'Hérode  et  de  Pilate, 
il  avait  été  donné  en  exemple,  et  il  donnait,  à  tous  les  évoques,  une 
importante  leçon,  qui  hélas  !  ne  fut  ni  unanimement,  ni  persévéram- 
ment,  ni  assez  courageusement  suivie.  Il  ne  faut  ni  nous  en  étonner, 
ni  nous  en  plaindre.  L'humanité  est  sotte  et  lâche  ;  mais  sa  bassesse 
ne  l'empêche  pas  d'honorer  et  d'admirer  la  bravoure  ;  elle  l'admire 
même  tellement'  qu'un  seul  acte  de  bravoure  suffit  à  l'illustration. 
L'ancien  et  le  nouveau  Testament,  les  histoires  sacrées  comme  les 
histoires  profanes,  sont  pleins  de  traits  uniques,  extraordinairement 
braves,  qui  ont  immortalisé  justement  leurs  auteurs.  Samson,  Ju- 
dith, Mathathias,  Judas  Macchabée,  Léonidas  et  Gynégire,  Glélie  et 
Horatius  Codés,  Décius  et  Régulus  n'offrent  pas  une  longue  série 
d'exploits  ;  et  pourtant  la  race  humaine  glorifiera  éternellement  leur 
acte  unique  et  y  puisera,  pour  les  jeunes  âmes,  une  graine  d'héroïs- 
me. L'intrépidité  que  les  hommes  admirent  davantage  est  celle  qui 
éclate  à  la  défense  de  la  religion.  La  noblesse  de  la  cause  suffit  pour 
honorer  les  avocats  ;  la  faiblesse  et  les  disgrâces  du  client  la  mettent 
en  plus  vif  relief  ;  mais  si,  à  la  faiblesse  du  client  et  à  la  noblesse  de 
sa  cause  s'ajoute  la  noblesse  d'éme,  la  générosité  de  la  résolution,  le 
courage  qui  fait  affronter  les  basses  fureurs  de  la  tyrannie,  les  enne- 
mis mêmes  ne  peuvent  plus  décemment  retenir  leur  admiration. 

L'homme  tire  sa  gloire  des  principes  qu'il  représente  et  du  cou- 
rage qu'il  met  à  les  défendre.  Il  y  a,  dans  les  choses,  dans  les  insti- 
tutions, un  ordre  hiérarchique  auquel  doivent  se  'conformer  nos 
jugements  et  nos  affections:  cet  ordre  mesure  la  valeur  et  la  portée 


268  PONTJFICAÏ    DE    LÉON    XIU 

de  nos  actes.  Sacrifier  sa  vie  à  la  famille,  à  la  cité ,  à  la  patrie, 
c'est  digne  d'admiration.  Mais  ,  plus  haut  que  les  intérêts  dé- 
fendus par  de  fragiles  lois,  circonscrits  par  les  limites  d'un  siè- 
cle ou  les  frontières  d'un  empire,  il  y  a  les  intérêts  éternels,  qui 
impliquent  la  race  humaine  dans  une  étroite  solidarité  et  sont 
placés  sous  la  garde  de  la  sainte  Eglise.  Rien  ici-bas  n'égale  donc 
l'Eglise,  pour  la  somme  et  le  caractère  des  doctrines  qu'elle  en- 
seigne, des  biens  et  des  droits  qu'elle  garantit,  des  devoirs  et  des 
vertus  qu'elle  fait  pratiquer,  des  consolations  et  des  joies  qu'elle 
répand  sur  la  vie,  enfin  des  espérances  dont  elle  remplit  et  illumine 
le  tombeau.  C'est  elle  qui,  rétablissant,  entre  l'esprit  et  la  matière, 
l'équilibre  rompu  par  le  péché  et  porté  aux  derniers  excès  par  l'anti- 
quité païenne,  a  ramené,  parmi  les  peuples,  une  pureté  dont  ils 
avaient  perdu  Thonneur  et  l'intelligence  ;  c'est  elle  qui,  au  nom  de  la 
justice  et  de  la  charité,  a  discrédité  l'oppression  et  la  violence  ;  c'est 
elle  qui  a  relevé,  d'un  long  anathème,  la  pauvreté,  le  travail,  la  dou- 
leur, en  les  transfigurant  ;  c'est  elle,  enfin,  qui  a  donné  au  monde  occi- 
dental, pendant  dix-neuf  siècles,  les  splendeurs  de  la  civifisation  chré- 
tienne, la  seule  qui  mérite  ce  grand  nom.  C'est  pourquoi,  parler  au 
nom  de  l'Eglise,  éclairer  les  esprits  avec  le  mystère  de  ses  dogmes, 
inspirer  aux  consciences  le  respect  de  ses  lois,  souffrir  pour  l'avoir 
servie  et  aimée,  cette  destinée  est  belle,  utile  et  grande.  Autant 
FEgUse,  instituée  de  Dieu,  surpasse  en  dignité  les  institutions  faites 
de  main  d'homme,  autant  l'athlète  qui  combat  pour  elle,  surpasse 
par  la  grandeur  du  service  rendu,  les  héros  qui  trouvent  la  mort  au 
milieu  des  batailles,  en  défendant  les  lois  et  l'honneur  de  la  patrie. 
Rien  n'est  plus  grand  que  de  se  dévouer  pour  l'Eglise,  parce  que 
c'est  se  dévouer  pour  le  salut  du  monde  et  pour  la  gloire  de  Dieu. 

A  coup  sûr  nous  honorons  les  savants  ;  nous  nous  plaisons  à 
recueillir  leurs  noms  et  à  commenter  leurs  œuvres  ;  nous  nous  plai- 
sons même  à  entrer  dans  les  plus  intimes  détails,  afin  que  les  ensei- 
gnements, que  nos  lecteurs  ne  peuvent  pas  toujours  trouver  dans 
les  livres,  ils  en  trouvent  au  moins,  dans  les  pages  de  cette  histoire, 
un  effet  bref  et  un  écho  atténué.  Mais  lorsqu'ils  n'ont  été  que  sa- 
vants, ils  ressemblent  un  peu  pour  nous  à  ce  soleil  d'hiver,  qui  éclaire 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  269 

parfois  beaucoup,  mais  échaufTc  peu  et  ne  produit  rien  ;  si  nous  les 
célébrons  encore,  c'est  avec  le  regret  de  ne  pas  trouver,  dans  leur 
intégrité  doctrinale,  la  résolution  morale  qui  les  couronne.  Ceux 
qui,  sans  cesser  d'être  savants,  ont  combattu  avec  plus  de  valeur, 
nous  leur  décernons  une  double  palme  :  Qui  fecerit  et  docuerit,  hic 
magnus  vocabiiur  :  ce  n'est  pas  à  noas  qu'il  appartient  de  décerner 
la  grandeur. 

80  Mgr  Meignan. —  Tous  les  évêques  ne  sont  pas  des  héros;  il  yena 
qui  se  contentent  d'être  des  sages  et  qui  s'en  flattent,ce  qui  est  une  ma- 
nière comme  une  autre  d'en  manquer  ou  de  ne  posséder  que  cette  sa- 
gesse,dont  parle  Bossuet, toujours  courte  par  quelque  endroit.  Parmi 
ces  sages, il  faut  compter,sans  contredit, Tévêque  de  Ghâlons  et  d'Ar- 
ras,  mort  à  Tours  sur  le  siège  de  S.  Martin.  Guillaume-René  Mei- 
gnan, né  dans  la  Mayenne,  à  Denazé  en  1817,  avait  fait  ses  études 
au  collège  de  Château-Gontier  et  au  séminaire  du  Mans.  Promu  au 
sacerdoce  en  1840,  il  était  professeur  au  collège  de  Tessé,  lorsque  le 
rattachement  de  ce  collège  à  un  autre,  fournit,  au  jeune  professeur 
l'occasion  d'obéir  à  ces  attraits  mystérieux,  qui  poussent  certains 
esprits  à  quitter  te  champ  de  leur  père,  pour  attirer  sur  leur  tête  la 
bénédiction  du  ciel.  Meignan  vint  à  Paris,  foyer  d'attraction  pour  les 
soutanes  françaises  qui  aspirent  à  la  fortune.  A  Paris,  le  compatriote 
des  poulardes  du  Mans  ne  songea  pas  une  minute  à  imiter  ces  vola- 
tiles, il  fut,  dès  lors,  l'homme  de  la  pensée  studieuse,  qui  veut  péné- 
trer les  profondeurs.  L'archevêque  de  Paris,  Auguste  Affre,  esprit 
distingué,  supérieur  même  à  certains  égards,  n'était  pas  de  ces  gens 
bornés  et  jaloux  qui  ne  veulent  voir,  dans  le  diocèse,  que  l'évêque  ; 
connaisseur  d'hommes,  il  nomma  Meignan  directeur  des  études  au 
petit  séminaire  de  N.-D.  des  Champs  et  aumônier  à  Saint-Denis,  de 
la  Légion  d'honneur.  De  Paris,  Meignan  tourna  bientôt  ses  regards 
vers  l'Allemagne.  A  cette  date.  Cousin  vulgarisait  en  France  les 
théories  du  philosophisme  allemand  ;  Michelet,  Quinet,  Lherminier 
servaient  à  Cousin  d'échos  complaisants  ;  Littré  traduisait  Strauss. 
De  notre  côté,  Jager,  Vial,  Cohen,  Axinger  traduisaient  quelques 
écrits  de  la  catholique  Allemagne.  Le  comte  de  Stolberg,  Hurter, 
Voigt,  Gœrrès,  Brentano  exerçaient,  sur  la  France  catholique,  une 


270  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

espèce  de  séduction  ;  de  l'autre,  les  philosophes  successeurs  de 
Leihnitz  étaient  en  grand  crédit.  Meignan  obéit-il  à  la  séduction  ? 
céda-t-il  seulement  au  désir  naturel  d'étendre  le  cercle  de  ses  con- 
naissances ?  Lui  seul  eût  pu  le  dire.  Une  observation  importante, 
c'est  que  la  théologie  gallicane  de  Bouvier  et  le  séjour  libéral  de 
Paris  ne  Tinclinèrent  point  à  se  rendre  à  Rome.  A  Rome,  aussi  bien 
qu'à  Munich  ou  à  Berlin,  il  eût  pu  étudier  F  Ecriture  sainte  sous  la 
direction  d'exégètes  renommés,  comme  le  P.  Patrizi  ;  il  eût  pu  cer- 
tainement Tétudier,  avec  une  plus  fructueuse  solidité,  avec  un  esprit 
moins  douteur  et  plus  croyant.  Son  tempérament,  son  esprit,  l'es- 
prit du  temps  poussaient  Meignan  vers  l'Allemagne  :  il  passa  le 
Rhin. 

L'Allemagne  était  un  autre  monde.  Luther  et  Melanchthon  l'avaient 
jetée  en  plein  humanisme.  Auxvii^  siècle,  Leibnitz  l'avait  ramenée 
à  la  philosophie  ;  puis,  une  réaction  en  sens  contraire,  à  peu  près  folle, 
l'avait  portée  vers  l'illuminisme  et  le  sophisme,  conséquences  assez 
naturelles  de  l'illuminisme.  Kant,  Fichte,  Hegel,  Schelling,  Bader, 
Feuerbehr  étaient  devenus  ses  oracles.  Les  écoles  de  théologie  avaient 
tiré  leur  enseignement  du  système  du  transcendantalisme  germani- 
que. L'école  spéculative  de  Schleiermacher,  Baumgarten-Grusius,  de 
Wette  n'offrait  guère,  en  théologie,  qu'une  philosophie  prouvée  par 
des  textes  d'Ecriture  ;  l'école  naturaliste  de  Breschneider,  Paulus 
d'Heidelberg,  Rohr  de  Weimar,  plus  audacieuse,  réduisait  la  théo- 
logie à  une  sorte  de  physique  plus  ou  moins  amusante  ;  l'école 
mythique  de  Semler,  Heyne,  Eichorn,  Baur,  Néander  arrivée  au 
nihiUsme,  n'en  faisait  plus  qu'une  mythologie,  Strauss  avait  réduit 
toutes  ces  écoles  à  l'absurde  en  niant  l'existence  historique  du  Christ 
et  en  ne  faisant  plus  du  rédempteur  que  la  personnification  de  l'hu- 
manité. L'Allemagne  catholique  tenait  tète  à  l'Allemagne  protes- 
tante, et,  par  beaucoup  de  côtés,  la  surpassait.  Un  instant  troublée 
par  les  témérités  kantiennes  d'Hermès,  un  instant  dévoyée  avec 
Gunther  et  Batzler,  elle  s'était  élevée  à  une  grande  hauteur  avec 
Sailer,  Liebermann,  Hug,  Hirscher,  Staudenmeir,  Gœrrès,  Mœhler, 
Klée  ;  elle  brillait  encore  du  plus  vif  éclat  avec  Dœllinger, 
Philips,  Hannberg,  Hettinger,  Hefele,  Janssen.  La  sage  Allemagne 


LR    SCIENCE   CATHOLIQUE    EN    FRANCE  271 

était  devenue  comme  un  second  foyer  de  la  science  catholique.  Sui- 
vant les  prévisions  que  nous  communiquait  Hettinger,  dans  son  sein 
devait  se  livrer  la  grande  bataille  contre  Timpiétc  et  l'orthodoxie,  la 
bataille  qui  doit  décider  de  Tavenir  du  monde. 

C'est  dans  ce  milieu  agité  que  tombait  Meignan.  Par  une  inspira- 
tion qui  révèle  le  fond,  toujours  un  peu  mystérieux,  de  sa  nature, 
Meignan  se  fixa  d'abord  à  Munich,  capitale  du  libéralisme,  puis  à 
Berlin,  capitale  du  protestantisme  allemand.  Par  une  autre  initiative 
qui  met  à  nu  sa  nature  d'esprit,  il  devint  immédiatement  le  familier 
de  Delitzch,  Ewald,  Hengtstenberg,  Tholuck  ;  il  pratiqua  aussi  Dœl- 
linger,   mais   se  consacra  exclusivement  aux  études  de  l'Ecriture 
sainte.  A   rencontre  d'un  héros  mythologique,  il  fréquentait  Ten- 
nemi  pour  apprendre  de  lui  l'art  de  le  vaincre.  Nous  ne  saurions 
voir,  dans  ces  initiatives,  ni  déloyauté,  ni  imprudence  ;  mais  nous  ne 
pouvons  y  voir  une  exacte  orientation  d'une  vie  vraiment  sacerdo- 
tale. D'abord  dans  les  universités  allemandes,   même  à  Munich,  et 
encore  plus  à  Berlin,  régnent  une  liberté  de  mœurs  et  une  grossièreté 
de  manières  aussi  peu  ecclésiastiques   que  possible.  Gambrinus , 
le  dieu  de  la  bière,  est  une  divinité  très  courue  en  Allemagne  ;  la 
volumineuse  pipe  n'y  compte  pas  moins  d'adorateurs.  Ensuite,  il  ne 
paraît  pas  que  l'Ecriture  sainte  seule,  même  étudiée  à  Berlin,  même 
complétée  d'avance  par  la  théologie  mancelle,  constitue  le  vrai  tem- 
pérament intellectuel  et  moral  du  prêtre.  A  coup  sûr,  aucune  des 
parties  de  la  science  sacerdotale  n'est  à  dédaigner  ;  chacune  a,  dans 
l'ensemble,  son  utilité  propre  et  sa  particulière  importance  ;  mais  la 
vraie  constitution  intellectuelle,  dogmatique  et  morale  du  prêtre 
doit  être  l'œuvre  parallèle  delà  théologie,  du  droit  et  de  l'histoire. 
La  théologie  lui  apprend  à  raisonner  les  profondeurs  des  mystères 
et  les  règles  de  la  vie  ;  le  droit  l'initie  à  la  science,  et  au  devoir  du 
bon  gouvernement  ;  l'histoire  qui  donne  à  toutes  les  sciences,  la  sanc- 
tion expérimentale,  ajoute  ce  sens  pratique  et  ce  coup  d'œil  élevé 
dont  Talliance  assure  toujours  une  plus  juste  action  et  un  plus  du- 
rable succès.  L'Ecriture  sainte  seule,  s'il  s'agissait  de  forcer  seule- 
ment un  professeur,  un  orateur  ou  un  exégète,  voire  un  apologiste 
voué  exclusivement  aux  fonctions  que  supposent  ces  titres,  pourrait 


272  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

suffire  ;  elle  ne  suffit  pas  pour  former  à  la  perfection  un  prêtre,  en- 
core  moins    un   évêque  ,   même  quand  fesprit  professoral    et  les 
mœurs  scolaires  de  l'Allemagne  n'y  feraient  pas  un  notable  déchet. 
A  son  retour  d'Allemagne,  Meignan  fut  retenu  par  Mgr  Affre 
qui  fondait  sur  lui  des  espérances.  La  même  sympathie  s'établira 
bientôt  entre  ce  prêtre  et  les  Sibour,  puis  les  Darboy.   Les  conson- 
nances  gallicanes,  les  affinités  libérales  n'ont  pas  le  liant  du  cœur  ; 
elles  opéraient  alors  des  soudures  solides,  mais  équivoques,  et  garan- 
tissaient, en  tout  cas,  la  fortune  :   pour  les  libéraux,  c'est  le  princi- 
pal. Meignan  fut  d'abord   aumônier,   puis  vicaire  en  dernier  lieu  à 
Sainte-Glotilde.    Depuis  1848,  il  était  membre  de  la  commission  des 
Etudes  et  rapporteur  des  conférences  ecclésiastiques.  A  partir  de 
1862,  il  est  nommé  coup   sur  coup  professeur  de  Sorbonne  et  cha- 
noine de  Paris  ;  puis,  en  1863,  vicaire  général  :  ce  n'est  pas  un  homme 
parvenu,  mais  arrivé.  En  1864,  Mgr  Darboy  et  l'Impératrice,  qui  le 
goûtait  beaucoup,  le  faisaient  nommer  évêque  de  Ghâlons,   où  le 
jeune  évêque  devait  rester  dix-sept  ans  et  partir  de  l'impérialisme  à 
la  république,  sans  que  cette  transition  pût  rien  coûter  à  son  dévoue- 
ment personnel.  En  1882,  il  était  transféré  à  Arras  ;  il  quitta  Ghâlons 
sans  saluer  personne,  ni  de  vive  voix,  ni  par  écrit.  Le  22  mars  1884, 
il  était  promu  à  l'archevêché  de  Tours,   par  les  persécuteurs  de 
l'Eghse,  qui  n'avaient  rien  à  lui  refuser.  Le  19  janvier  1893,  il  était 
créé  cardinal  de  la  Trinita  dei  Monti,  au  Pincio. 

Jusqu'à  sa  promotion  à  l'épiscopat,  Guillaume-René  était  un  prê- 
tre instruit  et  fidèle  aux  devoirs  de  sa  profession.  En  son  privé,  il 
était  régulier  et  laborieux  ;  si  fidèle  qu'il  fût  à  la  pipe,  il  l'était  plus 
encore  à  la  plume  ;  et  volontiers  il  eût  dit  d'elle  ce  que  Voltaire 
disait  de  la  tabatière  confisquée  par  le  P.  Lejay  :  «  Je  lui  dois  tous 
les  jours,  trente  innocents  plaisirs.  »  Dans  ses  relations,  il  était 
simple  et  bon,  philosophe  doux,  légèrement  égoïste,  très  indulgent 
aux  misères  de  fhumanité,  peu  soucieux  de  luttes  politiques,  très 
accommodant  avec  les  hommes  au  pouvoir.  On  médisait,  sans  doute, 
de  lui,  comme  on  médit  de  tout  homme  qui  s'élève  au-dessus  du 
commun  ;  et  il  faut  convenir  qu'il  prêtait  largement  plus  encore  à  la 
médisance  qu'à  la  calomnie.  Quant  à  lui,  d'un  esprit  facile,  ouvert 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  273 

et  spirituel,  un  peu  narquois  k  ses  heures,  il  savait  également  bien 
dédaigner  les  censures  et  les  rejeter.  Avec  les  amies,  il  chantait 
gaiement  la  chansonnette  ;  dans  une  société  plus  sérieuse,  il  récitait 
admirablement  les  fables  de  La  Fontaine,  notamment  la  fable  du 
Bouc  et  du  Reuard,  qu'il  appliquait  aux  Capucins  et  aux  Jésuites, 
(ju'il  n'aimait  pas  du  tout  ni  les  uns  ni  les  autres.  Notre  homme 
craignait  qu'ils  ne  vinssent  à  mettre  le  grapin  sur  les  curés,  comme 
on  dit  que  cela  s'est  fait  parfois  en  Italie  et  en  Espagne.  En  résumé, 
homme  bon,  suffisamment  personnel,  une  fois  évoque,  il  ne  fut  plus 
seulement  quelque  chose,  mais  quelqu'un. 

L'évoque  de  Châlons  s'était  assis  sur  le  siège  de  S.  Alpin,  au  mo- 
ment où  l'Empire,  plus  infatué  que  jamais  des  doctrines  libérales  et 
gallicanes,  choisissait  des  évéques  qui  devaient  faire  montre,  au  con- 
cile, d'une  doctrine  plus  courte  que  leur  vertu.  Dans  ce  groupe,  Mei- 
gnan  jouait  le  rôle,  non  pas  de  Nestor,  mais  du  bœuf  muet  ;  ou  s'il 
ouvrait  la  bouche,  c'était  pour  faire  son  chœur  à  lui  tout  seul.  Sa 
devise  était  :  Fax  in  charitate  :  une  charité  complaisante  pour  assu- 
rer sa  tranquillité  d'esprit  et  composer  à  loisir  de  savants  ouvrages. 
Que  vaut,  au  fond,  cette  théorie  ?  En  soi,  la  charité  est  certainement 
la  plus  grande  des  vertus  ;  et  si  elle  était  pratiquée  dans  toute  son 
étendue,  elle  ne  négligerait  ni  la  défense  de  la  vérifié,  ni  la  pratique 
de  la  justice.  Que  si  elle  se  borne  à  nous  assurer  la  paix  avec  le  voi- 
sin, dans  un  homme  public,  dans  un  évèque,  seule  et  restreinte, 
elle  ne  suffit  pas,  ni  à  la  justice,  ni  à  la  vérité.  David  comprenait 
mieux  les  conditions  de  l'ordre  social,  lorsqu'il  disait  :  «  La  justice 
et  la  paix  se  sont  embrassées  »  :  la  justice  est,  en  effet,  la  condition 
première  et  indispensable  à  la  tranquillité  de  l'ordre.  Les  hommes, 
pris  en  masse,  seront  toujours  trop  égoïstes,  pour  que  les  ménage- 
ments suffisent  à  les  maintenir  tous  ;  il  faut,  de  plus,  souvent,  parler 
avec  force,  contenir  par  des  lois  et  frapper,  s'il  est  gravement  dérogé 
au  devoir.  Jésus-Christ  comprenait  mieux  les  conditions  de  l'ordre 
social,  lorsqu'il  envoyait  les  apôtres,  prédécesseurs  et  modèles  des 
évéques,  comme  des  agneaux  au  milieu  des  loups,  mais  comme  des 
agneaux  qui  se  feront  conduire  aux  Conseils  d'Etat   et  envoyer  à  la 

boucherie.  L'Eglise  comprend  autrement  et  mieux  les  conditions  de 
Hisl.  de  rtiglise.  —  T.  xuv  18 


274  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIlî 

Tordre  social,  lorsque  sacrant  les  évoques  successeurs  des  apôtres, 
elle  leur  défend  toute  complaisance,  leur  prescrit,  avec  toutes  les 
solennités  du  droit,  d'être  francs  dans  la  guerre  et  terribles  aux  en- 
nemis de  la  vérité. 

Malgré  sa  devise  pacifique,  son  tempérament  calme  et  son  horreur 
du  combat,  Meignan  fut,  toute  sa  vie,  en  butte  à  la  contradiction. 
Nous  laissons  de  côté  les  soupçons  contre  l'intégrité  de  sa  foi,  la 
pureté  de  ses  mœurs  et  la  probité  de  sa  conduite,  tout  en  regrettant 
qu'il  en  ait  fourni  l'occasion.  Nous  ne  disons  rien  non  plus  de  son 
hostilité  contre  la  presse  et  contre  les  ordres  religieux,  sinon  que  ce 
sont  là  des  opinions  baroques  et  même  saugrenues.  Nous  ne  voulons 
ni  éviter,  ni  diminuer  la  question  de  la  basilique  de  St-Martin.  Le 
thaumaturge  des  Gaules,  l'un  des  fondateurs  de  la  France  chrétienne, 
avait  vu  s'élever,  sur  sa  tombe,  une  basilique  monumentale,  rendez- 
vous  des  pèlerinages  nationaux,  foyer  religieux  du  pays.  Au  xvi^ 
siècle,  les  huguenots  l'avaient  ravagée  ;  la  révolution  l'avait  abattue  ; 
elle  avait  même  si  profondément  disparu  qu'on  ignorait  le  lieu  de  la 
sépulture  du  grand  évêque,  dont  la  chape  avait  été  le  premier  patron 
de  notre  drapeau.  Un  jour,  en  creusant  une  cave,  on  retrouva  les 
fondations  de  la  basilique  ;  puis,  par  une  série  de  savantes  conjec- 
tures, on  finit  par  découvrir  le  tombeau  de  S.  Martin.  La,  découverte 
de  ces  saintes  reliques  fut  saluée,  dans  toute  la  France,  par  uneac-: 
clamation  d'enthousiasme.  Immédiatement  fut  conçu,  dans  le  cœur] 
des  foules,  le  hardi  projet  de  relever  de  ses  ruines  l'ancienne  basili-j 
que  ;  de  lui  rendre  toute  sa  première  splendeur  ;  de  la  rétablir  comme 
centre  providentiel  des  pèlerinages  nationaux  ;  d'opposer  enfin  la 
force  de  sa  vertu,  à  cette  impiété,  lâche  et  grossière,  qui  veut  dé-' 
truire  la  France  chrétienne.  Là  se  trouvait  le  principe  et  l'un  des 
éléments  de  notre  délivrance,  le  juste  objet  des  vœux  de  toutes  les 
saintes  âmes.  L'impiété  le  comprit,  mieux  peut-être  que  certains 
chrétiens,  et  résolut  de  mettre  obstacle  à  l'accomplissement  d'un 
dessein  qui  impHquait  sa  ruine.  |j| 

L'archevêque  de  Tours  s'était  adressé,  comme  de  juste,  à  tous  les 
évèques  de  France;  tous  lesévêques,  à  leur  tour,  s'étaient  adressés 
aux  fidèles  ;  des  quêtes  avaient  eu  lieu  dans  toutes  les  églises  ;  elles 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FHANCE  275 

devaient  se  continuer  jusqu'à  la  complète  érection  du  monument. 
C'est  des  bourses  ou  plutôt  du  cœur  môme  de  la  France  que  devaient 
venir  les  ressources  nécessaires  à  cette  œuvre  d'avenir  et  de  transfi- 
guration. Des  maisons  avaient  été  achetées,  une  vingtaine,  à  démolir 
pour  préparer  l'emplacement  de  l'édifice.  Toutes  les  âmes  pieuses 
s'ouvraient  à  l'espérance,  lorsque  la  translation  du  cardinal  Guibert, 
la  mort  de  deux  autres  archevêques,  permirent  aux  impies  d'invo- 
quer, en  faveur  de  leur  opposition,  l'appui  du  gouvernement  franc- 
maçon  de  la  république.  Depuis  quelques  années,  ce  gouvernement 
avait  imposé,  à  chaque  vacance  de  siège,  un  administrateur  laïque 
de  la  mense  épiscopale  ;  sa  mission  était  de  détruire  tous  les  établis- 
sements fondés  par  l'évéque  défunt.  A  Tours,  cet  administrateur 
s'opposa  à  l'érection  de  la  basilique  et  voulut  même  mettre  la  main 
surles  fonds  recueillis  pour  la  construction.  En  bonne  logique,  d'après 
les  exigences  de  la  probité  vulgaire,  si  l'œuvre  ne  s'exécutait  pas,  ces 
fonds  devaient  être  restitués  aux  souscripteurs  ;  d'autre  part,  si  la 
basiUque  ne  pouvait  pas  s'élever  sur  le  tombeau  de  S .  Martin,  on 
pouvait,  sous  le  bénéfice  du  droit  commun,  l'ériger,  avec  les  fonds  re- 
cueillis en  dehors  de  la  ville  de  Tours,  au  delà  de  la  Loire,  près  des 
cellules  où  le  thaumaturge  avail  établi  le  berceau  de  son  apostolat. 
Malgré  vents  et  marées,  il  fallait  lutter  contre  la  conjuration  franc- 
maçonne  et  contre  le  mauvais  vouloir  du  gouvernement  ;  il  fallait 
jeter  dans  les  airs,  comme  la  coupole  de  Saint-Pierre,  cette  basilique 
dont  la  construction  eût  été  elle-même  un  miracle.  Cette  merveilleuse 
construction  eût  renouvelé  le  mouvement  des  siècles  et  posé,  selon 
la  consigne  de  la  Providence,  la  pierre  d'attente  de  notre  libération 
nationale. 

Telle  était  la  volonté  du  peuple,  écho  de  la  voix  de  Dieu  :  telle  ne 
fut  pas  la  volonté  des  évoques.  Les  évêques  se  laissèrent  prendre 
dans  les  lacets  de  la  jurisprudence  administrative.  Joseph  Guibert, 
partant  pour  Paris,  avait  besoin  de  capitaux  pour  sa  basilique  de 
Montmartre  ;  il  abandonna  le  projet  de  la  basilique  de  Saint-Martin; 
ses  deux  successeurs  n'eurent  pas  le  temps  d'y  travailler  et  mouru- 
rent peut-être  du  chagrin  de  ne  pouvoir  répondre  aux  vœux  de  la 
foi.  Meij;nun,  plus  froid,  moins  sensible,  peut-être  moins  zélé,  dans 


276  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIIT 

le  désir  de  ne  pas  trop  déplaire  au  gouvernement,  répudia,  comme 
trop  mesquin,  le  projet  d'une  simple  chapelle  de  secours,  qui,  dans 
l'espèce,  eût  été  le  synonyme  de  rien  ou  une  confession  implicite  de 
mauvais  vouloir  ;  mais  il  se  contenta  de  Térection  d'une  petite  église, 
assez  grande  toutefois  pour  garder  la  tombe  de  S.  Martin.  Les  mai- 
sons achetées  furent  revendues  ;  la  construction  de  Téglise  fut  l'en- 
terrement de  la  basilique.  Cet  aboutissement  d'un  projet  si  grandiose 
ne  prouve  que  notre  peu  d'intelligence  et  notre  médiocrité  de  vertu. 
La  basilique  relevée  dans  toute  la  splendeur  d'autrefois,  eût  été  une 
contribution,  un  élément  nécessaire  à  notre  rédemption  française;  elle 
eût  été,  malgré  le  reproche  d'impossibilité  et  les  imputations  de  folie, 
plus  sage  que  toutes  les  sagesses  vulgaires  ;  elle  eût  sauvé  le  pays  et 
illustré  un  nom.  La  chapelle  ou  l'église,  comme  on  voudra  la  pren- 
dre, n'est  qu'une  œuvre  de  piété  locale,  estimable  dans  son  étroi- 
tesse,  nulle  pour  le  grand  but  qu'il  fallait  poursuivre,  nulle  pour  le 
dessein  dont  l'abandon  est  une  calamité  publique. 

Au  sujet  des  affaires  générales  du  pays  et  des  attentats  désastreux 
de  la  franc-maçonnerie,  le  cardinal,  fidèle  à  sa  courte  sagesse  et  à 
son  humeur  pacifique,  voulut,  pour  se  donner  couleur  de  raison, 
condenser  ses  vœux  dans  une  brochure  ;  il  l'intitula  habilement  : 
Léon  XIII  pacificateur .  Ce  titre  est  curieux,  mais  à  contre-sens  ou 
il  dit  trop.  Tout  pape  est  pacificateur;  mais  chef  souverain  d'une 
EgUse  militante,  il  ne  peut  être  pacifique  qu'en  préparant  la  guerre 
ou  en  la  soutenant  de  toutes  ses  forces.  Léon  XIÏI  ne  dérogeait  pas 
à  ce  programme  ;  il  avait  indiqué  le  ralliement  pour  briser  une  ob- 
jection de  la  mauvaise  foi  ;  mais  il  avait  ordonné  l'union  pour  com- 
battre victorieusement  l'ennemi  du  nom  chrétien. C'a  été  pour  lui  une 
perpétuelle  déception  et  un  profond  chagrin  de  se  voir  mal  compris 
et  plus  mal  obéi,  des  Français.  Les  Français,  nés  malins,  exagérère^it 
le  ralliement  au  point  d'en  faire  un  défi  à  d'honorables  convictions  et 
à  d'antiques  vertus  ;  ils  rétrécirent  l'obligation  de  combat  contre  les 
lois  antichrétiennes,  au  point  de  ne  pas  combattre  du  tout.  Léon  XIII 
eut  beau  s'expliquer,  il  ne  put  rien  obtenir.  Le  cardinal  Meignan, 
pour  faire  sa  cour  au  Pape,  l'appelle  pacificateur,  et,  intelligent 
comme  il  Tétait,  ne  raisonne  pas  trop  mal  son  atîaire.   «  La  repu- 


LA    SCIENCE    (.ATHOLIQUE    EN    FRANCE  277 

blique,  dit-il,  est  engagée,  depuis  fort  longtemps,  dans  une  guerre 
au  clergé.  Pourquoi  ne  se  demandc-t-on  pas  si  cette  guerre  se  solde 
en  perte  ou  en  bénéfice?  Plus  d'un  esprit  sincère  s'est  déjà  pose 
cette  question.  Nous  savons  ce  qu'elle  coûte,  cette  funeste  campa- 
gne :  la  division  au  sein  du  pays,  l'irritation  des  coups  portés  sans 
profit,  l'inquiétude  et  le  malaise  chez  les  meilleurs  et  les  plus  sages. 
L'Eglise  après  tout  no  demande  que  la  liberté  et  les  conditions  né- 
cessaires pour  exercer  son  ministère  de  paix.  »  (p.  9.)  Sur  quoi, 
l'auteur  présente  un  commentaire  de  TEncyclique  Immortale  Dei  :  il 
revendique  les  droits  de  TEglise  au  libre  exercice  et  aux  immunités 
du  droit  commun  ;  et  fortifie  son  argument  en  le  disant  conforme  à  la 
consigne  du  Pape.  —  Ici,  une  observation.  Avant  le  concile  du  Vati- 
can, les  gallicans  racornis  s'appuyaient  invariablement  sur  le  corps 
des  pasteurs  ;  depuis,  ils  préconisent  avec  une  invariable  unanimité, 
la  monarchie  des  Papes  ;  mais  ce  qui  nous  étonne,  c'est  que,  quoi 
qu'ils  fassent,  ils  se  vantent  toujours  de  déférer  aux  ordres  de  la  prin- 
cipauté apostolique.  L'évéque  de  Beauvais^  Frédéric  Fuzet,  pour  ca- 
rillonner le  droit  d'abonnement  ;  Tévêque  de  Langres,  Martin  Larue, 
pour  exécuter  servilement,  sans  bruit,  toutes  les  lois  de  persécution  ; 
les  cardinaux  de  Paris  et  de  Reims  pour  réclamer  l'égalité  devant 
l'impôt  ;  l'archevêque  d'Aix  pour  mener  campagne  contre  les  lois 
scolaires  ;  les  Trégaro  et  les  Isoard  pour  repousser  bravement  toutes 
les  attaques  :  tous  prétendent  suivre  les  ordres  du  Pape.  Se  soumettre 
aveuglément  et  résister  énergiquement,  aller  au  devant  du  joug  ou 
le  repousser  avec  vigueur  :  c'est  également  bien  obéir  au  Pape.  Qui 
peut-on  abuser  avec  de  si  ridicules  contradictions  ?  Evidemment  et 
raisonnablement,  pour  obéir  au  Pape,  il  faut  suivre  une  seule  voie  ; 
personne  ne  saurait  sérieusement  prétendre  que  cette  voie  soit  le 
chemin  de  l'obséquiosité  au  persécuteur,  de  l'effacement  personnel, 
tranchons  le  mot,  de  la  désertion  devant  l'ennemi.  Faire  du  Pape  un 
pontife  en  caoutchouc,  qu'on  tire  en  tous  les  sens,  qu'on  invoque 
sans  discernement,  à  l'appui  d'actes  contradictoires,  et  surtout  pour 
innocenter  sa  faiblesse,  c'est  se  moquer  du  Pape,  se  moquer  de  soi- 
même  et  tomber  sous  les  anathèmes  de  l'histoire. 

C'est  une  maxime  de  Pascal  :  «  Diseur  de  bons  mots,  mauvais  ca- 


278  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

ractère  »  :  il  y  a  des  exemples  du  contraire.  Le  cardinal  Meignan, 
qui  n'était  pas  un  méchant  homme,  s'amusait  à  regarder  la  surface 
des  choses  et  la  superficie  des  hommes,  puis,  avec  un  grain  de  sel, 
il  se  tirait  galamment  d'affaire.  Mais,  en  toutes  choses,  il  y  a  un  sen- 
timent du  grand,  que  la  plaisanterie  empêche  de  voir,  ou,  au  moins, 
d'exprimer.  Dans  sa  conduite,  le  cardinal  Meignan  n'a  pas  eu  gran- 
dement le  sentiment  des  grandes  choses.  Par  la  pente  de  son  esprit, 
il  était  plutôt  gouvernemental  que  pontifical,  point  incliné  à  une  dé- 
fense de  l'Eglise  sur  le  terrain  politique.  Jamais  il  ne  fit  mystère  de 
sa  soumission  aux  lois  persécutrices,  qui  ont  tant  meurtri  les  cœurs 
catholiques.  L'affaire  des  congrégations  accentua  encore  ce  petit  côté 
de  son  caractère.  C'est  dire  qu'il  n'admettait,  à  aucun  prix,  l'enthou- 
siasme des  braves,  qui  s'inspirent  plus  des  ardeurs  de  la  foi  que  des 
calculs  de  la  sagesse.  Sans  manquer  au  respect  dû  à  son  caractère, 
il  faut  confesser  que,  son  œuvre  d'évêque,  examinée  d'ensemble,  le 
cède,  et  de  beaucoup,  à  son  œuvre  d'écrivain. 

Meignan  était  un  travailleur  ;  dix  heures  de  bureau  par  jour  n'é- 
puisaient pas  l'ardeur  de  son  zèle.  Un  labeur  si  persévérant  a  produit 
beaucoup  d'ouvrages  : 

V  Les  prophéties  messianiques  de  Vancien  Testament^  1  vol.  in-8, 
1856  ; 

2=^  M.  Renan  et  le  Cantique  des  Cantiques,  dans  le  Correspondant^ 
1860  ; 

3°  La  crise  religieuse  en  Angleterre^  1861  ; 

4^  Un  prêtre  déporté  en  i  794,  1862  ; 

5°  M.  Renan  et  la  Vie  de  Jésus,  1863  ; 

6°  Les  Evangiles  et  la  critique  au  xix^  siècle,  1  vol.  in-8,  1864  ; 

7°  La  crise  protestante  en^France  et  en  Angleterre,  1864  ; 

8'*  Le  monde  et  l'homme  primitif,  1  vol.  in-8,  1869  ; 

9"^  Instructions  et  conseils  aux  familles  chrétiennes,  1876  ; 

10^  Les  prophéties  des  deux  premiers  livres  des  Rois  ; 

11°  Léon  XIII  pacificateur,  1886  ; 

12°  David  roi,  psalmiste,  prophète,  1  vol.,  1889  ; 

13°  Salomon,  son  règne,  ses  écrits,  1  vol.  in-8,  1890  ; 

14°  Les  prophètes  d'Israël,  1  vol.  in-8,  1893  ; 


LA    SCIENCK    CATHOLIQUE    KN    FiUNCIî  279 

15°  Les  prophètes  et  le  Messie,  1  vol.  ia-8,  1893  ; 

16°  Les  derniers  prophètes  d'Israël^  j   vol.  iii-8,  1894  ; 

17"  Lancien  Testament  dans  ses  rapports  avec  le  nouveau,  2  vol. 
iii-8,  1895- J  896; 

18^^  U irréligion  systématique,  article  du  Correspondant. 

A  sa  mort,  le  cardinal  avait  sur  son  bureau  deux  ouvrages  :  un 
Dictionnaire  des  antiquités  bibliques  et  la  Réalité  de  la  Bible,  réfu- 
tation des  mythologues  qui  font  de  la  Bible  un  poème  analogue  aux 
Védas  de  Flnde  et  aux  rapsodies  d'Homère.  De  plus,  il  préparait  un 
dernier  ouvrage,  intitulé  :  Jésus-Christ  prophète,  couronnement  et 
complément  des  ouvrages  sur  les  prophéties  messianiques. On  ne  peut 
qu'ajouter  avec  tristesse:  Cœtera  desiderantur  ;  ou,  dans  un  meil- 
leur espoir  :  Dum  adhuc  ordiret,  succidit  me. 

Pour  apprécier  l'œuvre  savante  de  Mgr  Meignan,  il  faut  négliger 
les  hors-d'œuvre,  les  incidents  et  les  épisodes.  L'œuvre  magistrale, 
c'est  ce  grand  travail  en  dix  volumes  sur  les  prophéties  messianiques. 
Nous  voilà  bien  loin  de  l'unique  volume  qu'avaient  ajusté,  sur  ce 
sujet,  la  science  traditionnelle  et  la  logique  froide  du  cardinal  de  La 
Luzerne.  L'auteur  va  nous  expliquer  lui-même  son  entreprise,  son 
plan,  sa  méthode,  son  but.  La  citation  suivante,  c'est  Meignan  ex- 
pliqué par  lui-même. 

Au  tome  P^,  page  22  du  premier  volume,  nous  lisons  :  «  Ce  sont 
les  travaux  des  Hengstenberg,  des  Hœvernick,  des  Hoffmann,  des  Zié- 
gler,  des  Deslitzch,  des  Kurtz,  parmi  les  protestants  ;  ce  sont  les  tra- 
vaux des  Reinke,  des  Welte,  des  Hannberg,  des  Heid,  etc.,  parmi  les 
catholiques,  que  nous  nous  proposons  de  reproduire  et  de  continuer. 
Profiter  de  ce  qui  est  fait,  éclaircir  ce  qui  est  resté  obscur,  réunir 
en  faisceaux  les  rayons  épars  :  telle  a  été  notre  ambition.  H  y  a  un 
travail  immense  à  entreprendre   sur  toute  la  Bible,  pour  maintenir 
son  autorité  contre  les  difficultés  et  les  systèmes  rationalistes.  Nous 
nous  sommes  imposé  la  tâche  d'interpréter  et  de  défendre  les  tex- 
tes prophétiques  de  l'ancien  Testament.  Est-il  besoin  de  dire  qu'en 
profitant  de  l'exégèse  protestante,  nous  nous  sommes  efforcé  d'en 
éviter  les  écueils.  Nous  savons  à  quel  point  la  Réforme  a  altéré  les 
traditions  catholiques  et  combien  il  est  difficile  aux  protestants,  les 


280  PONTIFICAT    DE    I,ÉON    XIII 

mieux  intentionnés,  d'éviter  les  inconvénients  de  Texamen  privé, 
affranchi  des  plus  légitimes  contrôles.  Çà  et  là  des  opinions  bizarres, 
mal  fondées,  des  doutes  ou  des  affirmations  dont  on  ne  comprend 
pas  les  motifs,  déparent  leurs  meilleurs  livres.  Les  principes  de  leur 
exégèse  sont  peu  sûrs.  Nous  avons  puisé  les  nôtres  dans  les  Pères 
et  dans  le&  règles  d'interprétation  de  notre  Mère,  la  sainte  Eglise 
catholique. 

Gomme  la  nature  révèle  Dieu,  la  Bible  révèle  le  Christ.  Dieu  est 
l'activité  féconde  qui  pénètre  toute  la  création,  et  le  Christ  est  la  vé- 
rité qui  pénètre  toute  la  Bible.  Nous  distinguerons,  dans  la  Bible,  six 
éléments  que  la  tradition  catholique  n'a  jamais  confondus  :  i°  les 
vérités  nécessaires  à  notre  intelligence  ;  2°  les  m  ystères  supérieurs  à 
notre  raison  ;  3°  les  événements  sensibles  et  naturels  ;  4°  les  événe- 
ments sensibles  et  surnaturels  ou  miracles  ;  S'^  un  sens  des  Ecritures 
appelé  sens  littéral  et  direct  ;  6^  un  sens  figuré  ou  tropologique,  appelé 
communément  mystique.  L'herméneutique  catholique  reconnaît  ces 
six  éléments  d'ordre  différent,  reconnaît  à  chacun  son  rang  et  con- 
sidère la  Bible  comme  un  monument  où  ils  apparaissent  ensemble  ou 
séparément,  pour  Tédification  de  Tœuvre  du  Christ.  L'exégèse  pro- 
testante, au  contraire,  altère  ou  nie  ces  éléments.  Tantôt  elle  con- 
fond les  miracles  avec  les  événements  naturels,  et  tantôt  les  mystères 
qu'elle  veut  imprudemment  expliquer  avec  les  vérités  accessibles  à 
la  raison.  Ici,  en  s'attachant  servilement  à  la  lettre  de  la  sainte  Ecri- 
ture, elle  en  tue  l'esprit,  substituant,  aux  réalités  prophétiques,  un 
grossier  empirisme  ;  là,  au  contraire,  elle  combat  le  fait  en  faveur 
de  ridée  et  étouffe  l'histoire  sous  un  idéalisme  exubérant.  C'est  ainsi 
qu'elle  a  jeté  l'anarchie  et  fait  le  chaos  dans  la  Bible.  11  est  très 
difficile  d'avoir  plus  d'érudition  que  nos  frères  séparés  d'Allemagne 
et  d'en  faire  un  plus  mauvais  usage.  Ils  emploient  trop  souvent 
leur  science  non  à  édifier,  mais  à  détruire  ;  non  à  distinguer  le  vrai 
du  faux,  mais  à  envelopper  le  faux  et  le  vrai  ;  et,  au  résultat,  à  so- 
phistiquer la  Bible,  à  produire  le  doute  universel.  Combien  l'exégèse 
catholique  s'est  montrée  plus  fidèle,  plus  sage,  plus  conséquente  ! 
Elle  a  fait,  de  la  Bible,  une  source  intarissable  de  lumière  et  de  vie. 

«  Les  ouvrages  qu'elle  a  produits  aux  premiers  siècles,  par  la 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  281 

plume  des  Pères  ;  au  moyen  âge,  par  celle  de  S.  Bernard  et  de 
S.  Thomas  ;  au  xvii^  siècle,  par  Bellarmin,  Bossuet  et  Corneille  de 
la  Pierre  ;  au  xviii%  parle  savant  dom  Calmet,  sont  des  monuments 
qui  n'ont  rien  perdu,  les  uns,  de  leur  fraîcheur,  les  autres,  de  leur 
solidité.  On  les  lit  aujourd'hui  ;  en  les  consultera  longtemps  encore  ; 
à  peine  si  Taile  du  temps  a  secoué  sur  eux  quelques  légers  grains 
de  la  poussière  du  passé.  Nous  avouons  que  plusieurs  commentaires 
catholiques  des  âges  anciens,  portent  la  trace  des  imperfections  du 
siècle  où  ils  ont  paru.  On  relèvera,dans  leurs  pages,quelques  erreurs  ; 
mais,  grâce  aux  principes  de  leur  exégèse,  leurs  œuvres  sont  restées, 
dans  l'ensemble,,  des  monuments  de  vérité  et  de  bon  sens.  Notre 
travail  n'est  pas  destiné  à  remplacer  ces  œuvres  immortelles  de  nos 
pères.  Dieu  nous  garde  d'une  telle  présomption  ! 

«  La  philologie  moderne  a  fait  d'incontestables  progrès,  l'étude 
comparative  des  langues  l'a  mise  en  possession  d'expliquer  mieux 
certains  passages  que  les  âges  précédents  avaient  moins  bien  com- 
pris. L'archéologie  a  apporté  de  nouvelles  ressources,  et  l'histoire 
de  rOrient,  étudiée  sur  les  lieux  mêmes  des  événements  et  en  pré- 
sence des  monuments,  mettait  à  la  disposition  de  l'exégèse  catholi- 
que de  précieux  instruments  pour  confirmer  la  vérité.  Nous  avons 
voulu  faire  servir  à  la  connaissance  de  la  vérité,  ces  éléments  de 
conviction.  —  Nous  le  répétons,  notre  tâche  est  modeste.  Nous 
avons  emprunté  à  des  ouvrages  récents,  beaucoup  plus  que  nous  ne 
leur  avons  nous-mêmes  ajouté.  On  les  trouvera  même  souvent  re- 
produits textuellement.  Ceci  s'applique  particulièrement  à  Hengs- 
tenberg,  dont  nous  avons  eu  constamment  les  ouvrages  sous  les 
yeux,  en  composant  le  nôtre.  » 

Le  caractère  positif  de  son  œuvre  ainsi  expliqué,  Mgr  Meignan 
explique,  dans  l'introduction  de  David,  son  caractère  négatif  ;  il 
n'oppose  pas  seulement  son  œuvre  au  criticisme  allemand,  comme 
argument  de  prescription  ;  il  s'applique  à  réfuter,  par  la  science, 
ses  prétentions  les  plus  audacieuses,  Dans  cette  guerre  de  cent  ans 
qu'elles  mènent  contre  le  texte  de  la  Bible  et  contre  sa  légitime 
interprétation,  les  écoles  spéculative,  naturafiste  et  mythique  pour- 
suivent toujours,  par  divers  moyens,  le  même  but.  Le  but,  c'est  l'éli- 


282  PONTIFICAT    DK    LÉOiN    XI II 

mination  du  miracle;  la  procédure  commune,  c'est  Thypothèse  sous 
toutes  ses  formes.  Les  problèmes  semblent  résolus,  à  leurs  yeux, 
quand  ils  croient  avoir  découvert  d'ingénieuses  combinaisons  pour 
éliminer  le  surnaturel.  Ces  audaces  ne  nous  émeuvent  pas  beaucoup. 
Le  mensonge  ou,  si  Ton  veut,  l'erreur  ne  prouve  que  contre  elle- 
même  et  se  détruit  pas  ses  propres  excès.  La  Providence  a  d'ailleurs 
assis  la  vraie  religion  sur  ses  bases  inébranlables  et  Ta  placée  au- 
dessus  des  attaques  et  des  systèmes  du  criticisme.  «  Quand  nos  apo- 
logistes, dit-il,  descendent  avec  leurs  adversaires  dans  le  champ  des 
hypothèses,  des  questions  d'histoire,  de  philologie  et  d'archéologie, 
la  religion,  par  la  plume  de  ses  enfants,  combat,  non  pour  l'exis- 
tence, mais  pour  l'honneur.  Sur  la  pierre  angulaire,  Jésus-Christ,  sur 
son  autorité,  sur  ses  actes  et  sur  ses  enseignements,  sur  les  prophé- 
ties qui  les  ont  annoncés  et  sur  les  miracles  qui  les  ont  confirmés, 
sur  les  transformations  immenses,  divines,  qui  ont  suivi  la  résur- 
rection du  Christ,  sur  la  fondation  de  l'Eglise,  sur  les  bienfaits 
qu'elle  a  semés  le  long  des  âges,  sur  sa  vitalité  prodigieuse  et  sur 
ses  garanties  d'éternelle  durée,  sur  tant  de  faits  certains  arrivés 
jusqu'à  nous  par  les  apôtres  et  la  tradition  des  Pères  et  les  docteurs 
de  tous  les  siècles  ont  construit,  pour  notre  loi,  un  inexpugnable 
rempart.  »  {David,  Introd.  VL) 

L'Ancien  Testament  dans  son  rapport  avec  le  Nouveau  offre,  de 
cette  œuvre,  un  résumé  plus  sommaire.  «  Exposer,  dit-il,  l'histoire 
d'Israël  en  exposant  successivement  le  tableau  de  chacune  de  ses 
époques  ;  mettre  en  lumière  le  travail  de  la  préparation  évangélique 
à  l'élaboration  de  l'Eglise  chrétienne  ;  constater  l'attente  du  Messie 
dont  l'œuvre  rédemptrice,  les  caractères  et  les  traits  sont  prédits  par 
les  prophètes  et  annoncés  par  les  personnes,  les  faits,  les  choses  de 
l'ancien  Testament  :  voilà  la  tâche  considérable  que  nous  nous  som- 
mes imposée,  à  l'exemple  des  saints  Pères,  marchant  sur  leurs  traces 
et  guidés  par  les  traditions.  »  En  conséquence,  sa  méthode  est  celle 
de  Vhistoire  et  de  Vexposition  doctrinale  ;  la  discussion  et  la  réfu- 
tation des  objections  y  ont  une  place  suffisante,  mais  secondaire.  — 
Nous  sommes  donc  ici  dans  l'apologétique  ;  néanmoins  pas  précisé- 
ment dans  l'apologétique po/e?7iigMe,  mais  plutôt  dans  ce  qu'on  peut 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  283 

appeler  Tapologie  positive^  telle  que  Tout  pratiquée  les  anciens  doc- 
teurs, Origène,  Eusèbe  de  Gésarée,  S.  Augastin  ;  puis  Bossuet  et 
quelques-uns  des  plus  éloquents  apologistes  de  notre  siècle. 

Meignan  est  donc,  avec  Yigouroux,  Fillion,  Magnier.  un  des  quatre 
ou  cinq  prêtres  de  France,  qui  ont  étudié  à  fond  les  Ecritures  et  en 
parlent  à  bon  escient:  on  peut  se  lier  à  son  savoir.  Quelques-uns, 
il  est  vrai,  lui  ont  reproché  d'avoir  un  peu  diminué,  un  peu  amaigri 
nos  traditions.  Il  est  possible  que  vivant,  au  milieu  des  docteurs  de 
TAllemagne,  il  ait  subi  leur  influence  ;  môme  en  étudiant  pour  ré- 
futer, on  peut  se  laisser  surprendre  quelquefois.  C'est  un  effet  de  la 
faiblesse  humaine,  non  une  erreur  de  Tespritou  un  écart  de  volonté. 
Nous  devons  tenir  fortement  que  ce  savant  prélat  s'inspire  toujours 
des  Pères  de  l'Eglise,  qu'il  suit  toujours  fidèlement  leur  tradition, 
qu'il  s'astreint  k  la  rigoureuse  observation  des  règles  exégétiques  de 
l'Eglise.  A  aucun  titre,  ce  n'est  un  esprit  novateur  ou  un  esprit  témé- 
raire ;  c'est  une  raison  solide  mise  au  service  d'une  solide  foi,  pour 
laquelle,  dit-il,  il  eût  donné  vingt  fois  sa  tête.  Ce  qu'il  offre  au  lec- 
teur, ce  n'est  pas  de  la  rhétorique  éloquente  comme  Plantier  ;  ou  des 
analyses  mortes,  comme  Péronne  :  c'est  de  la  haute  science.  Dom 
Guéranger  et  le  cardinal  Pie  en  faisaient  grand  cas.  On  peut  le  consi- 
dérer comme  une  des  colonnes  de  l'EgUse  contemporaine  Contre  les 
hérétiques  et  les  libres-penseurs,  il  est  très  fondé,  très  fort  :  contre 
les  témérités  des  esprits  faibles  et  présomptueux,  il  n'est  pas  moins 
en  garde  :  il  n'approuvait  pas  Loisy  ;  il  tenait  pour  malheureuses  les 
idées  de  M.  d'Hulst  sur  les  écoles  d'interprétation  large.  L'Ency- 
clique Providentissimus  pour  quoi  le  Pape  l'avait  consulté,  est  la  con- 
firmation de  son  enseignement  :  elle  dut  causer,  au  vieux  cardinal, 
une  de  ces  joies  profondes  qui  émeuvent  le  cœur,  jusqu'à  faire  couler 
des  larmes  d'allégresse. 

Le  clergé  de  France  n'a  peut-être  pas  fait  aux  ouvrages  du  cardi- 
nal Meignan,  tout  l'honneur  qu'ils  méritent  :  il  Ht  trop  peu  les  Ecri- 
tures, pour  mettre  à  profit  ces  grandes  et  importantes  publications. 
Partisan  de  la  grande  science  même  pour  l'hôte  du  plus  humble 
presbytère,  nous  estimons  que,  sur  les  prophéties  messianiques,  c'est 
dans  les  œuvres  de  Meignan  que  nos  prêtres  doivent  la  puiser.  Le 


284  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Concile  du  Vatican  avait  déterminé,  en  principe,  la  notion,  Tobjet  et 
Tautorité  de  la  prophétie  ;  en  fait,  rarchevôque  de  Tours  a  donné, 
sur  l'ensemble  des  prophéties  depuis  TEden  jusqu'au  dernier  pro- 
phète, le  dernier  mot  de  la  science  contemporaine.  Gela  suffit  k  sa 
gloire. 

90  Charles  Cotton.  —  Parmi  les  trop  rares  évêques  de  France 
qui  surent,  sous  le  pontificat  de  Léon  Xlîl,  faire  toujours  tout  leur 
devoir  épiscopal,  il  faut  citer  Févôque  de  Valence,  Cotton.  Charles- 
Pierre-François  Cotton  était  né,  en  1825,  à  Saint-Siméon-de-Bres- 
sieux,  dans  Tlsère.  Après  de  solides  études  de  théologie  au  grand 
séminaire  de  Grenoble,  ordonné  prêtre,  il  occupa  d'abord,  au  petit 
séminaire,  une  chaire  de  professeur  ;  puis  débuta,  dans  le  ministère, 
comme  vicaire  de  la  cathédrale.  Curé  de  Claix,  en  1863,  ensuite  ar- 
chiprétre  d'Allevard,  il  succéda  bientôt,  comme  curé  de  la  cathé- 
drale, au  vénérable  abbé  Gérin.  Les  Dauphinois  ont  une  réputation 
de  finesse  et  d'énergie  ;  Charles  Cotton  en  offre  un  exemple  des 
mieux  réussis.  Pieux,  prudent,  sage,  quand  il  fallait  agir,  il  ne  savait 
pas  ce  que  c'est  que  tergiverser  ou  reculer.  Des  conférences  dogma- 
tiques pour  hommes,  qu'il  fondait  à  Saint-Hugues,  lui  donnèrent 
d'emblée  la  réputation  d'un  orateur,  plein  de  science  et  d'onction, 
au  langage  clair,  précis,  toujours  correct,  et  d'une  simplicité  qui 
n'excluait  pas  cette  chaleur  communicative,  si  efficace  pour  entraî- 
ner les  âmes.  Le  curé  de  la  cathédrale  venait  de  recevoir  des  lettres 
de  grand  vicaire,  lorsque  le  gouvernement  et  le  Saint-Siège  l'appe- 
lèrent, le  16  janvier  1875,  au  siège  de  Valence,  vacant  par  la  dé- 
mission de  Mgr  Gueulette,  qui  se  retirait  dans  l'île  de  Lérins.  Petit 
de  taille,  mais  ferme,  le  nouvel  évèque,  grâce  à  sa  douceur  natu- 
relle, ne  se  fit  pas  d'abord  remarquer  ;  mais,  homme  de  devoir,  il 
savait  le  remplir  jusqu'au  bout,  lorsque  sa  conscience  lui  indiquait 
un  droit  à  défendre.  Les  attentats  impies  du  gouvernement  persécu- 
teur lui  fournirent  maintes  fois  l'occasion  de  défendre  les  droits  des 
congrégations  religieuses  et  la  liberté  d'enseignement  ;  pas  une  fois 
il  ne  faillit  à  revendiquer  les  saintes  prérogatives  de  l'Eglise.  Les  gens 
de  basse  police  se  prirent  bientôt  à  le  harceler  d'observations  misé- 
rables et  de  menaces  plus  misérables  encore,  relatives  à  la  suppres- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  285 

sion  de  son  traitement  d'évèque.  Outré  de  ces  bassesses,  Tévôque  se 
redressa  dans  sa  dignité  et  burina  des  paroles  comme  il  ne  s'en 
prononce  pas  souvent.  «  Gardez  votre  argent  et  ne  m'insultez  pas 
davantage  ;  vous  n'aurez  jamais  assez  d'or,  pour  gorger  toutes  vos 
créatures  ;  moi,  je  peux  vivre  pauvre.  »  Ce  coup  de  fouet  en  pleine 
figure  exaspéra  le  gouvernement,  et  comme  ses  ministres  sont  aussi 
sots  que  maladroits,  ils  appelèrent  l'évéque  de  Valence  devant  la  cour 
d'appel  de  Paris,  pour  outrages,  comme  si  l'on  pouvait  outrager  ja- 
mais un  si  lâche  gouvernement  !  L'évéque  comparut,  avec  modestie, 
sans  doute,  mais  aussi  avec  une  noble  fierté  ;  il  répondit  aux  mer- 
curiales du  procureur  qu'il  n'avait  fait  que  son  devoir  et  qu'il  le 
ferait  encore,  parce  que  c'était  une  obligation  de  son  serment  épis- 
copal.  Les  juges,  peu  accoutumés  à  rencontrer  un  tel  coupable,  n'osè- 
rent pas  le  condamner  ;  ils  acquittèrent  le  vaillant  prélat,  qui  n'avait 
su  que  répondre  dignement  à  une  provocation. 

C'était,  pour  le  gouvernement,  un  soufflet.  Au  lieu  de  l'encaisser 
adroitement,  il  citait,  en  1883,  devant  le  Conseil  d'Etat,  l'évéque  de 
Valence,  pour  répondre  des  justes  flétrissures  infligées  aux  manuels 
d'enseignement  civique.  Le  Conseil  d'Etat  est  un  conseil;  ce  n'est 
pas  une  chambre  de  justice,  ou,  si  c'en  est  une,  le  gouvernement  y 
figure  comme  juge  et  partie,  et  ne  manque  jamais  de  s'absoudre. 
Cette  fois,  l'évéque  n'échappa  pas  à  une  condamnation  ;  mais  son 
courage  n'en  fut  pas  atteint  et  nombre  de  fois  il  renouvela  ses  fermes 
protestations  contre  les  odieux  exploits  des  persécuteurs.  Une  der- 
nière fois,  dans  une  allocution  au  président  Carnot,  l'évéque  de  Va- 
lence, parlant  pour  tous  ses  collègues,  osa,  en  termes  très  dignes,  pro- 
tester contre  les  abominations  dont  étaient  l'ojpjet,  en  France,  les  sanc- 
tuaires de  la  religion  catholique.  Aussi  figurait-il,  depuis  longtemps, 
parmi  les  prélats  que  le  gouvernement  persécuteur  prive  de  leur 
traitement  concordataire,  au  mépris  du  droit  et  de  toute  procédure. 

L'évéque  de  Valence,  Charles  Cotton,  octogénaire,  mourait  en 
1883,  d'une  fluxion  de  poitrine,  dans  son  viUage  natal  ;  sa  mort  por- 
tait à  seize  le  nombre  des  évêchés  vacants.  L'histoire  doit  s'incliner 
devant  cette  tombe  et  y  mettre  une  branche  de  laurier.  C'est  un 
vaincu  dont  les  défaites  triompheront  un  jour  à  l'envi  des  victoires. 


286  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUI 

Un  trait  fera  mieux  connaître,  que  tous  les  éloges,  l'admirable 
énergie  de  cet  intrépide  prélat.  Quelques  mois  avant  sa  mort,  suivant 
l'exemple  courageux  de  Goppée  et  de  Drumont,  il  avait  résolu  de 
refuser  le  paiement  de  ses  impôts.  Un  journaliste  s'en  fut  le  visiter, 
pour  savoir  si  telle  était  bien  sa  décision.  «  Absolument,  dit-il.  Je  ne 
dois  rien  à  ces  voleurs  et  je  me  ferais  un  scrupule  de  donner  le 
moindre  centime  à  des  gens  qui  m'ont  dépouillé.  Le  receveur  général 
a  d'ailleurs  été  très  correct  en  cette  circonstance  ;  quant  au  préfet 
de  la  Drôme,  il  a  fait  son  métier.  »  Ce  préfet  avait  dit  :  «  Les  diocé- 
sains de  Tévêque  de  Valence  lui  font  d'assez  grasses  aumônes,  pour 
que  l'Etat  puisse  en  prendre  sa  part.  »  Le  mot  n'était  pas  heureux  ; 
il  donnait  à  entendre  que  le  gouvernement  s'estimait  heureux  de 
mettre  au  pillage  les  maisons  où  il  y  a  de  quoi  prendre.  Le  ministre 
fut  moins  hardi  que  le  préfet  :  dans  une  démocratie,  les  subalternes 
ont  des  sentiments  bas,  en  harmonie  avec  leur  situation.  Le  ministre 
ne  jugea  pas  à  propos  de  saisir  le  pauvre  mobilier  de  Févêque  et  de 
le  faire  vendre  aux  enchères  publiques  ;  il  laissa  l'évêque  tranquille 
et  lui  fît  grâce  de  ses  impôts.  La  peur  de  l'opinion  publique  avait 
retenu  le  bras  de  ces  puissants,  audacieux  contre  ceux  qui  ne  peu- 
vent se  défendre  et  courageux  seulement  lorsqu'ils  sont  sûrs  de  ne 
rencontrer  que  des  lâches  ou  des  trembleurs. 

IQo  Mgr  Bougaud.  —  Emile  Baugaud  naquit  à  Dijon  en  1825, 
d'une  jeune  bourguignonne  et  d'un  père  belge,  ouvrier  bigame.  De 
ce  malheureux  mariage  naquirent  deux  enfants,  une  jeune  fille,  qui 
fut  religieuse,  et  un  jeune  homme  qui  devait  mourir  évêque.  Prêtre 
vers  1850,  l'abbé  Bougaud,  qui  avait  du  talent  et  des  goûts  sérieux, 
se  prit  à  étudier  d'abord  l'apostolicité  des  églises  de  la  Gaule  qu'il 
borna  à  S .  Bénigne  et  aux  commencements  des  églises  de  Dijon  et 
de  Langres  :  il  écrivit  là-dessus  un  volume  aussi  bien  fait  qu'il  se 
pouvait  faire.  Aumônier  des  religieuses  de  la  Visitation  de  Dijon,  il 
étudia  ensuite  un  sujet  qui  s'imposait,  en  quelque  sorte,  à  sa  piété  et 
à  son  zèle  ;  il  écrivit  et  publia  deux  volumes  sur  sainte  Jeanne-Fran- 
çoise Fremiot  de  Chantai,  fondatrice  des  Visitandines  avec  S.  Fran- 
çois de  Sales.  Ce  nouvel  ouvrage  n'est  plus  d'un  écrivain  novice, 
mais  d'un  auteur,  jeune  encore,  qui  promet  de  devenir  un  maître  : 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  287 

c'est  déjà  un  titre.  A  cette  époque,  un  jeune  évêque  français,  Félix 
Dupanloup,  d'Orléans,  placé,  avec  son  groupe  libéral,  à  la  tète  du 
Correspondant^  s'appliquait  à  enrégimenter  les  hommes  de  talent 
pour  s'en  faire  des  prosélytes,  voire  des  collaborateurs,  d'autant 
plus  précieux  qu'ils  consentiraient  à  être  bénévoles  et  masqués.  Du- 
panloup  rendit  compte  lui-même  de  l'ouvrage  de  Bougaud  ;  il  le  fit 
largement,  grandement,  un  peu  trop  môme  dans  la  diatonique  de 
l'admiration.  La  conclusion  fut  qu'il  appela  Bougaud  à  Orléans  et  lui 
donna  des  lettres  de  vicaire  général .  Dans  cette  fonction  toujours 
difficile,  plus  difficile  à  Orléans  qu'ailleurs,  surtout  avec  un  homme 
de  ce  talent,  Bougaud  eut  le  mérite  rare  de  se  tenir  à  sa  place,  sans 
essayer  d'effacer  le  maître, mais  sans  se  laisser  effacer  lui-même.  Bou- 
gaud, vicaire  général  d'Orléans,  fut  un  personnage. 

La  fonction  de  grand  vicaire  consiste  à  assister  f évêque  dans  l'ad- 
ministration du  diocèse,  soit  par  le  travail  des  bureaux,  soit  comme 
compagnon  dans  les  visites  pastorales.  Dupanloup,  évêque  d'Or- 
léans, qui  faisait  sonner  très  haut  son  titre,  était,  de  fait,  aussi  peu 
évêque  que  possible.  A  part  certaines  affaires  plus  bruyantes,  qui 
devaient  trouver  place  dans  ses  œuvres  complètes,  Dupanloup  ne 
suivait  rien  de  trop  près  ;  il  laissait  la  besogne  à  ses  coopérateurs. 
Cette  besogne,  au  surplus,  n'est  pas  trop  absorbante  ;  et  même  en 
faisant  la  part  des  relations  avec  le  clergé  et  avec  le  monde,  un  vrai 
travailleur  peut  s'y  créer  de  précieux  loisirs.  Bougaud  les  employa 
à  écrire  un  grand  ouvrage,  en  cinq  volumes,  sur  le  Christianisme  au 
temps  présent  ;  c'est  un  travail  analogue  aux  Etudes  philosophiques 
d'Auguste  Nicolas,  du  P.  Gaussette,  du  docteur  Laforêt  et  de  Franz 
Hettinger.  Cette  démonstration  et  exposition  du  christianisme,  par 
Bougaud,  n'est  pas,  sous  le  double  rapport  de  la  théologie  et  de  la 
science,  aussi  forte  que  les  travaux  de  ses  émules.  On  y  sent  un  cer- 
tain apprêt  littéraire,  qui  n'est  pas  un  crime  ;  et  un  certain  latitudina- 
risme  doctrinal,  qui  est  une  faute.  Ce  n'est  pas  dans  les  temps  péril- 
leux que  nous  traversons,  qu'il  faut  caresser  les  oreilles  et  laisser 
mollir  les  esprits  ;  il  faut  dire  toute  la  vérité  avec  force  et  ne  pas  re- 
courir à  fart  vulgaire  de  dorer,  comme  on  dit,  la  pilule.  Les  Hvres 
mangés, pour  parler  comme  le  prophète,  ne  doivent  pas  trop  caresser 


288  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

l'estomac,  mais  plutôt  domier  la  colique  au  ventre.  Le  cardinal  Pie 
appréciait  d'un  mot  et  d'un  sourire  l'ouvrage  de  Bougaud  :  c'est,  di- 
sait-il, le  christianisme  des  temps  présents.  —  Il  y  a  surtout,  dans  cet 
ouvrage,  un  épisode  de  Gaëtana,  où  Bougaud  court  sur  les  brisées  de 
Gerbet,  mais  sans  succès.  Gaëtana  est  une  jeune  fille  de  seize  ans, 
qui  va  mourir:  un  jeune  aumônier  lui  administre  les  derniers  sacre- 
ments. La  chose  a  lieu  dans  des  conditions  certainement  irréprocha- 
bles, mais  elles  sont  rapportées  dans  un  récit  qui  ne  l'est  point,  et 
avec  un  détail  propre  plutôt  à  éveiller  le  soupçon,  ou,  au  moins,  à 
légitimer  des  complaisances.  Ce  sont  des  perles,  si  vous  voulez  ;  mais 
de  ces  perles  dont  sont  friands  surtout  les  pourceaux.  L'Evangile  a 
déclaré  que  ces  animaux  ne  doivent  pas  être  nourris  avec  un  si  coû- 
teux aliment  ;  les  Anglais,  gens  prudes,  le  restreignent  par  la  maxi- 
me :  Honni  soit  qui  mal  y  pense. 

Emile  Bougaud  publiait,  un  peu  plus  tard,  un  opuscule  pour  dé- 
noncer le  grand  péril  que  faisait  courir  à  l'Eglise,  la  rareté  des  voca- 
tions sacerdotales.  Le  mentor,  un  peu  bien  onctueux  de  tout  à 
l'heure,  devenait  ici  tour  à  tour  Alceste  et  Juvenal.  Grand  vicaire,  il 
était  dans  son  rôle,  en  se  plaignant  de  la  pénurie  de  prêtres  dans 
certains  diocèses,  comme  Meaux,  Versailles  et  Orléans  ;  mais  il  se 
donnait  le  tort  habituel  des  réformateurs  ;  il  généralisait  trop  ses  criti- 
ques. A  cet  égard,  on  peut  classer  les  diocèses  en  trois  catégories  : 
dans  plusieurs,  les  ordinations  annuelles  ne  donnent  pas  un  nombre 
suffisant  de  jeunes  prêtres,  pour  parer  aux  vides  causés  par  la  mort  ; 
dans  d'autres,  en  plus  grand  nombre,  le  nombre  des  jeunes  prêtres 
suffit  couramment  au  service  des  paroisses  et  des  institutions  ;  dans 
quelques  diocèses,  ce  nombre  est  plus  que  suffisant  et  fournit  des 
missionnaires  aux  pays  infidèles.  Les  erreurs  et  exagérations  de 
Bougaud  furent  l'occasion  d'une  assez  vive  controverse,  qui  remit 
les  choses  au  point,  et  eut  l'avantage  de  réveiller  un  peu,  pour  le 
recrutement  du  sacerdoce,  le  zèle  des  pasteurs  Toutefois,  il  y  a  ici 
matière  à  une  très  importante  observation.  Il  faut  des  prêtres,  sans 
doute  ;  mais  il  faut  moins  les  compter  que  les  peser.  Ce  n'est  pas  le 
nombre  qui  importe  ;  c'est  l'esprit,  c'est  la  vertu,  c'est  la  vraie  force 
du  prêtre.  Or,  ces  qualités,  un  prêtre  les  trouve  toujours  un   peu 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  289 

dans  sa  vocation  ;  mais  il  doit  les  développer,  les  perfectionner,  d'a- 
bord dans  sa  formation  sacerdotale,  puis  dans  Taccomplissement  des 
devoirs  de  son  ministère.  Ce  dernier  mérite  procède,  en  général, 
pour  une  grande  part,  de  la  formation  du  prêtre  dans  les  écoles  ecclé- 
siastiques. Qu'on  s'ingénie  à  remplir  ces  écoles  de  sujets  d'élite, 
sans  doute,  c'est  un  devoir  ;  mais  c'est  un  devoir  plus  important  de 
pourvoir,  par  la  bonne  tenue,  au  besoin,  par  la  réforme  des  séminai- 
res, à  l'excellence  de  la  formation  sacerdotale.  Ce  devoir  incombe  à 
la  conscience  des  évoques  ;  et  il  est  de  telle  importance  que  nous 
avons  voulu,  en  conscience,  dire  un  motsur  ce  grave  sujet.  D'autant 
plus  que  les  séminaires  de  France,  formés  un  siècle  après  le  Concile 
de  Trente,  pénétrés  de  l'esprit  français  et  des  erreurs  françaises,  ne 
sauraient  jamais  trop  se  rapprocher  par  les  principes,  par  les  prati- 
ques et  par  la  méthode,  de  la  méthode,  des  pratiques  et  des  principes 
des  écoles  romaines. 

Après  la  mort  de  Dupanloup,  Bougaud  était  devenu  évoque  à  Laval  ; 
il  n'y  fit  que  passer.  Après  sa  mort  on  trouva,  dans  ses  papiers,  des 
matériaux  pour  une  histoire  de  S.  Vincent  de  Paul,  pas  mûrs  encore 
pour  rimpression.  Un  mauvais  faiseur  d'Orléans  n'y  regarda  pas  de 
si  près  et  publia  l'ouvrage  en  deux  volumes.  L'abbé  Maynard,  qui 
avait  étudié  vingt  ans  et  publié  en  quatre  volumes,  lui  aussi,  une  his- 
toire de  S.  Vincent  de  Paul,  lut  ces  deux  volumes,  dont  il  était,  plus 
que  tout  autre,  le  juge  compétent.  Quelle  ne  fut  pas  sa  surprise  d'y 
trouver  des  plagiats  nombreux,  effectués  à  son  détriment  ;  et  d'y  rele- 
ver une  multitude  de  petites  erreurs  de  dates,  de  citation,  et  de  faits. 
Maynard  prit  sa  plume  de  critique  expert  ;  il  dressa  un  état  de  plagiats 
et  de  fautes,  avec  une  précision  si  victorieuse  que,  du  coup,  le 
livre  était  à  bas.  La  vie  privée,  la  dignité  morale,  la  dignité  épis- 
copale  de  Bougaud  n'étaient  pas  en  cause  ;  il  y  avait  seulement 
critique  d'un  ouvrage  posthume,  à  d'autant  meilleur  titre  que  son 
auteur  ne  l'avait  pas  publié.  Ce  fait  donna  lieu  à  plusieurs  incidents 
et  même  à  une  intervention  du  Souverain  Pontife,  qui  eût  aussi  bien 
fait  de  ne  pas  descendre  à  ces  minuties.  Maynard  était  dans  son  droit 
et  n'avait  que  trop  raison.  Quant  à  Bougaud,  en  dehors  de  ses  fonc- 
tions ecclésiastiques,  c'était  un  écrivain  de  marque.  Ce  n'était  pas, 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xLiv  19 


290  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlil 

dans  le  sens  ordinaire  du  mot,  un  savant  ;  c'était  un  esprit  distingué, 
imbu  un  peu  de  tout,  très  fondé  en  rhétorique,  et,  à  force  de  travail 
et  d'esprit,  arrivant  parfois  à  l'éloquence .  Par  tendance  de  talent, 
par  état  et  par  situation,  il  appartenait  au  parti  catholique  libéral,  à 
un  parti  insensé  dont  Dupanloup  était  le  chef  et  dont  Tarmée  comp- 
tait plus  de  généraux  que  de  soldats.  La  grande  erreur  de  ces  aca- 
démiciens, c'était,  suivant  leur  formule,  de  réconcilier  l'EgUse  avec 
la  société  moderne.  Une  réconciliation  est  toujours  désirable  ;  mais 
ici  on  ne  pouvait  y  réussir  que  par  une  forte  expurgation.  Eux,  au 
contraire,  voulaient  y  procéder  en  mariant  la  Révolution  avec  l'E- 
glise ;  en  poursuivant  cette  illusion,  ils  firent  fortune  et  perdirent  la 
France. 

11°  Mgr.Lagrange. —  François Lagrange  étaitnéau  diocèsedeBour- 
ge,  à  Dun,  en  1827.  Après  avoir  été  quelque  temps  professeur,  il  était 
devenu  vicaire  général  d'Orléans.  Dupanloup  aimait  à  s'entourer  de 
grands  vicaires,  qui  fussent  autant  de  rayons  ajoutés  à  son  soleil  et  qui 
pussent  travailler  avec  lui,  àses  œuvres  complètes,  avec  autant  de  mé- 
rites que  d'abnégation.  Dans  ce  dessein,  il  les  choisissait  dans  la 
France  entière  :  Bougaud  étaitde  Dijon,  Lagrange  de  Bourges,  Gaduel 
de  Marseille  et  Chapon,  des  Gôtes-du-Nord.  Par  le  faii,  le  clergé  d'Or- 
léans était  régi,  sous  l'autorité  de  l'évêque,  souvent  absent,  par  des 
étrangers  ;  ce  qui  était  une  petite  marque  de  bon  vouloir  et  d'estime 
pour  les  prêtres  diocésains.  Autrement  les  choix  n'étaient  pas  trop 
malheureux  :  Bougaud  parvint,  à  peu  près  correctement,  à  l'illustra- 
tion ;  Gaduel  ne  parvint  qu'à  l'illustration  du  ridicule.  C'était  le 
grand  vicaire  inquisiteur,  qui  cherchait  partout  ses  fiches  d'informa- 
tion et  avait  ou  s'imposait  pour  devoir,  de  donner  toujours  raison  à 
l'évoque.  Cet  homme  absurde  poussa  l'insolence  jusqu'à  publier, 
pendant  le  concile,  à  Rome,  une  dissertation  en  mauvais  latin,  où  il 
prétendait  qu'un  évoque  votant  l'infaillibilité,  commettrait  quatre  ou 
cinq  péchés  mortels  !  Quant  à  Lagrange,  il  avait  été  choisi  pour  sa 
crânerie  :  c'était  le  mameluck  de  l'évêché,  l'admirateur  lyrique,  qui,  | 
en  tout  et  pour  tout,  ne  trouvait  pas  Dupanloup  admirable  moins  de 
trois  fois.  Ce  trisagion  donne  une  petite  idée  de  l'esprit,  et  pourtant 
Lagrange  en  avait.  En  particulier,  il  était  arrivé,  pour  la  composition 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  294 

littéraire,  à  imiter  si  bien  le  maître,  qu'il  écrivait  à  s'y  méprendre, 
comme  Dupanloup,  avec  des  phrases  hachées,  peu  cohérentes,  entre- 
coupées de  Oh  !  et  de  Ah  !  Dupanloup,  qui  n'était  laborieux  qu'à  ses 
heures,  employait  Lagrange,  non  pas  seulement  à  préparer,  mais  à 
écrire  ses  brochures  !  Lagrange  lui-même  s'en  vantait  ;  aux  cen- 
seurs de  ses  livres,  il  répondait  galamment  que  si  ses  livres  n'avaient 
pas  grande  valeur,  au  moins,  sous  le  nom  d'un  autre,  il  avait  fait 
pas  mal  de  bruit  en  ce  bas  monde.  Cette  particularité,  absolument 
certaine,  prouve  ce  que  valent  et  surtout  ce  que  ne  valent  pas  ces 
fameuses  brochures.  Lagrange  n'était  pas  un  homme  à  soulever  le 
monde. 

En  son  privé,  Lagrange  avait  écrit  une  histoire  de  sainte  Paule  et 
une  traduction  des  lettres  si  piquantes  de  S.  Jérôme  :  il  les  disait 
traduites  dans  toutes  les  langues,  à  quoi  répondait  plaisamment 
Maynard  qu'elles  étaient  illisibles  dans  la  même  proportion.  C'est 
peut-être  un  peu  sévère.  Il  est  toujours  à  propos  de  faire  relire 
S.  Jérôme  ;  et  citer,  à  nos  dames,  l'exemple  de  sainte  Paule,  c'est 
les  mener  à  l'école  du  détachement  et  de  la  bravoure.  Les  exemples 
de  la  grande  dame  et  les  leçons  du  grand  docteur  ne  pouvaient  qu'être 
utiles  en  tout  temps  et  particulièrement  opportunes  en  des  temps  de 
sensualisme  voluptueux  et  de  très  funeste  inertie. 

A  la  mort  de  Dupanloup,  Lagrange  fut  obligé  de  déguerpir  du  dio- 
cèse d'Orléans.  Pendant  un  séjour  assez  long,  dans  une  situation, 
où,  mieux  inspiré,  il  eût  pu  rendre  des  services,  il  ne  s'était  créé 
aucun  titre  ni  à  la  reconnaissance,  ni  au  respect.  A  moins  de  procla- 
mer qu'il  eut  raison  contre  tout  le  monde,  rien  ne  prouve  plus  contre 
cet  homme.  Le  clergé,  à  Orléans  comme  partout,  est  juste  apprécia- 
teur, et,  s'il  vomit  Lagrange,  c'est  qu'il  avait  des  motifs.  Mais  l'Eglise 
a,  dans  son  organisation,  une  souplesse  qui  lui  permet  de  trouver 
un  remède  à  toutes  les  misères.  Lagrange  était  impossible  à  Orléans  ; 
un  autre  était  impossible  à  Paris  ;  il  y  eut  troc  entre  les  diocèses  de 
Paris  et  d'Orléans.  Le  vicaire  général  de  Sainte-Croix  devint  même 
chanoine  titulaire  de  Notre-Dame.  Le  cardinal  Guibert  fit,  à  ce  pro- 
pos, une  assez  jolie  réflexion  :  «  Quelqu'un  a  dit  que  je  n'en  avais 
pas  le  droit  ;  si  je  ne  l'avais  pas,  je  l'ai  pris.   »  La  belle  humeur  est 


292  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUI 

toujours  bonne,  surtout  chez  les  gens  qui  n'en  ont  pas  l'habitude. 
Mais  s'il  y  a  eu,  dans  ce  troc,  viol  d'une  loi  quelconque,  ce  ne  peut 
être  sérieusement,  pour  un  cardinal,  un  motif  pour  se  ceindre  le 
front  d'une  couronne  de  laurier. 

Chanoine  de  Paris,  Lagrange  se  prit  à  écrire  et  publia  bientôt,  en 
trois  volumes,  la  Vie  de  Mgr  Dupanloup,  Trois  volumes  sur  un  seul 
personnage,  c'est  une  longue  lecture  ;  elle  demande  beaucoup  de 
temps  et  en  laisse  trop  peu  pour  connaître  le  détail  d'autres  vies 
aussi  importantes.  Sous  ce  rapport,  nous  n'imitons  pas  la  sobriété 
des  anciens.  Leurs  biographies  sont  en  général  courtes  ;  Cornélius, 
Tacite,  Plutarque  sont  des  modèles  de  concision,  et,  lorsqu'on  sait 
l'histoire,  on  ne  voit  pas  que  leur  esquisse  soit  trop  inférieure  aux 
modèles.  Nous  avons  aussi,  parmi  les  modernes,  des  exemples  de 
concision  heureuse  :  l'Ozanam  de  Lacordaire,  le  Lacordaire  de  Mon- 
talembert  sont  des  modèles  aussi  expressifs  que  les  types  des  an- 
ciens biographes  ;  encore  chez  l'un  et  chez  l'autre,  y  a-t-il  quel- 
que place  à  la  déclamation.  Lagrange,  lui,  n'est  pas  sobre  ;  il  a 
les  mains  pleines  de  documents  ;  il  les  encadre  tant  bien  que  mal 
dans  la  grisaille  de  ses  chapitres,  sans  se  dire  jamais  qu'il  y  a  une 
limite  à  tout.  Cette  abondance  fatigue  surtout  par  la  redondance 
déclamatoire  et  le  parti  pris  d'admiration,  qui  forme  la  dominante 
du  récit.  Les  hommes,  dit-on,  sont  admirateurs  dans  la  mesure 
même  où  ils  sont  supérieurs  ;  à  ce  titre,  Lagrange  serait  un  phénix  si 
son  homme  était  un  héros.  Mais  il  y  a,  dans  Dupanloup,  des  parties 
faibles,  il  y  a  des  lacunes  doctrinales,  il  y  a  surtout  des  fautes  de 
conduite  et  deux  au  moins  furent  énormes.  Lagrange,  pour  tout 
louer,  suit  une  procédure  vulgaire  ;  ou  il  biaise  ou  il  passe  sous  si- 
lence les  faits  qui  accusent  son  héros.  Son  livre  n'est  pas  une  his- 
toire, c'est  un  panégyrique  ;  encore  n'est-il  écrit  ni  avec  la  plume 
de  Tacite,  ni  avec  la  puissante  réflexion  de  Pline,  mais  avec  le 
thyrse. 

Un  autre  prêtre  d'Orléans  (nous  ignorons  s'il  appartenait  à  la  fa- 
mille ecclésiastique  de  l'évêque),  l'abbé  Chapon,  écrivit  aussi  trois 
volumes  sur  Dupanloup.  Son  objectif  n'est  pas  celui  de  Lagrange  ; 
il  n'entreprend  pas  d'écrire  l'hisloire  ;  il  se  borne,  dans  l'étendue  de 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE   ElN    FRANCE  293 

rhisloiro,  à  choisir  comme  champ  d'évolution,  les  terrains  où  Du- 
panloup  a  paru  plus  vulnérahle.  Dupanloup  et  les  libertés  de  89  ; 
Dupanloup  et  le  pouvoir  temporel  des  Papes  ;  Dupanloup  devant 
l'épiscopat  et  le  Saint-Siège;  tels  sont  les  thèmes  de  Taumônier  du 
lycée  d'Orléans.  A  son  tribunal,  Dupanloup  paraît  comme  un  ac- 
cusé ;  le  procureur  s'érige  en  avocat  et  en  juge  ;  il  conclut,  non  pas 
seulement  à  l'innocence  du  prévenu,  mais  à  l'exaltation  de  sa  per- 
sonne. Pour  Chapon,  comme  pour  Lagrange,  Dupanloup  est  le  grand 
évoque  de  ^ix®  siècle,  l'un  des  grands  évêques  de  l'histoire.  Cha- 
pon toutefois  est  supérieur  à  Lagrange  par  le  calme  de  l'esprit, 
par  le  style,  par  la  tenue  de  la  discussion  et  même  par  le  fond 
des  choses.  Lagrange  est  toujours  sur  le  trépied  ;  Chapon  ne  quitte 
pas  les  formes  de  l'Académie.  Mais  tous  deux  ont  également  tort  ;  et 
leur  logique  succombe  devant  les  faits  qui  se  dressent  comme  des 
rocs  inattaquables.  Le  premier  fait  c'est  que  tant  d'adversaires,  et 
entre  autres  Pie  de  Poitiers  et  Pie  de  Rome,  se  soient  élevés  contre 
Dupanloup  ;  et  que  ces  accusateurs  aient  pu  élever  contre  lui  de  si 
énormes  griefs.  A  qui  ferez-vous  croire  que  Dupanloup  est  excusé 
et  toujours  louable,  lui  qui  vint  se  camper  sur  la  tombe  de  Pie  IX, 
pour  crier,  un  volume  durant,  contre  ce  pontificat  qu'il  appelle  la 
crise  de  l'Eglise.  Ni  le  héros,,  ni  ses  deux  panégyristes  ne  sont  sus- 
ceptibles de  justification  ;  leur  libéralisme  doit  également  succomber 
sous  fanathème.  La  politique  sacrée,  comme  dit  Bossuet,  consiste 
en  deux  choses  :  l'exercice  concordant  des  deux  puissances  et  une  li- 
berté raisonnable  laissée  aux  sujets,  sans  aucune  facilité  légale  de 
licence  pour  leurs  passions.  La  politique  libérale,  au  fond,  rejette 
Dieu  et  les  deux  pouvoirs  qui  le  représentent  ;  ou  si  elle  s'incline 
devant  les  deux  puissances,  ce  n'est  pas  sans  avoir  écrit,  dans  la  loi, 
une  patente  de  licite  pour  tous  les  mauvais  instincts  de  l'homme. 
La  déclaration  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen  est  le  symbole 
de  la  politique  libérale  et  une  déclaration  de  guerre  à  l'Eglise.  Dans 
le  champ  clos  des  siècles,  dans  la  lutte  entre  Dieu  et  Satan  qui  les 
remplit,  le  libéralisme  se  fait  l'organe  de  toutes  les  Hcences  et  sou- 
tient Satan  contre  Dieu.  Dupanloup,  en  réclamant  une  réconciliation 
entre  les  deux  adversaires  irréductibles,  ne  savait  ce  qu'il  disait  ; 


2  94  PONTIFICAT    DE  LÉON    XIII 

ses  panégyristes  en  Tinnocentant  se  donnent  les  mêmes  torts.  La 
liberté  est  un  enfant  de  la  vérité  et  de  la  vertu,  grandi  à  Fécole  de 
TEglise  ;  le  libéralisme  est  la  grande  hérésie  des  temps  modernes. 

Le  batteur  en  grange  et  Toiseau  qui  n'est  pas  un  coq  eurent,  dans 
leur  disquisition,  un  adversaire  résolu,  le  chanoine  Maynard,  le 
même  qui  avait  mis  en  capilotade,  le  Vincent  de  Paul  de  Bougaud. 
Les  deux  artistes  d'Orléans  ont  mis,  à  leur  composition,  toute  leur 
industrie  ;  le  critique  de  Poitiers,  défenseur  des  vrais  principes,  fait 
fi  de  leurs  fragiles  agencements  et  s'arme  du  burin  vengeur  de 
rhistoire.  Dupanloup  avant,  Dupanloup  pendant,  Dupanloup  après 
le  concile,  paraît,  dans  ce  travail,  tel  qu'il  paraîtra  aux  yeux  de  la 
postérité.  Avant  le  concile,  c'est  un  éducateur,  un  catéchiste,  si  mé- 
ritant qu'on  le  voudra,  mais  le  fabricateur,  à  peine  conscient,  d'une 
erreur  grave,  qui  finira  par  devenir  une  hérésie,  même  dans  sa  forme 
la  plus  douce  ;  pendant,  c'est  l'adversaire  scandaleux  delà  définition 
d'un  dogme  de  foi,  le  metteur  en  branle  des  Hyacinthe,  des  Maret, 
des  Gratry,  des  Broglie,  des  Montalembert  et  Doellinger  ;  après, 
c'est  1  homme  qui  a  préparé,  sinon  provoqué,  le  schisme  deô  vieux 
catholiques  et  le  schisme  des  arméniens,  et  surtout,  en  France, 
l'énervement,  l'inertie,  la  déroute  de  l'armée  catholique.  La  plume  de 
rhistoire,  même  portée  par  le  plus  indulgent  des  historiens,  ne  pourra 
jamais  amnistier  les  gestes  de  Dupanloup,  ni  excuser  son  aveugle- 
ment, ni  même  comprendre  l'emportement  de  ses  passions.  C'est 
plutôt  un  tragediante  qui  joue  son  rôle  ;  mais  le  masque  tombé, 
l'homme  reste  et  le  héros  s'évanouit. 

12^  l¥gr  D'Hulst.  —  Parmi  les  hommes  de  ce  temps  qui  parvinrent 
promptement  à  tout,  sans  marquer  beaucoup  nulle  part,  avec  un 
éclat  pur  et  une  intègre  solidité,  il  faut  nommer  Mgr  d'Hulst.  Mau- 
rice Le  Sage  d'Hauteroche,  comte  d'Hulst,  né  à  Paris  en  1841,  des- 
cendait d'une  vieille  et  riche  famille,  dont  le  titre  nobiliaire  est  un 
village  près  de  Gourtrai.  Sa  mère,  une  descendante  de  la  famille  du 
pape  Urbain  V,  était  dame  d'honneur  de  Marie- Améfie  ;  ses  fils 
partagèrent  les  jeux  des  fils  de  Louis-Philippe.  En  1856,  le  jeune 
d'Hulst  fut  placé  au  collège  Stanislas,  établissement  ecclésiastique 
rattaché  à  l'Université  de  France,  mi-partie  par  son  esprit,  comme 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  295 

par  sa  situation  légale.  Ses  humanités  achevées,  Maurice  était  poussé 
vers  la  carrière  militaire  et  se  sentait  attiré  vers  les  sciences  ;  la 
pieuse  et  aimable  influence  de  Mgr  de  Ségur  le  fit  entrer  à  Issy, 
séminaire  philosophique  de  Saint-Sulpice.  Dlssy  il  vint  au  grand 
séminaire  de  Paris  et  y  passa  quelques  années,  partagé  entre  Tétude 
des  manuels  du  crû  et  la  pratique  des  petites  dévotions.  Au  terme 
des  études  sulpiciennes,  Tabbé  d'Hulst  s'en  fut  à  Rome,  y  consacra 
deux  ans  à  la  conquête  des  deux  doctorats  et  y  adjoignit  les  recher- 
ches dans  les  catacombes.  Prôtreen  1866,  vicaire  à Saint-Ambroise, 
il  se  voua  spécialement  aux  associations  de  jeunes  gens,  aux  inter- 
nats d'apprentis  et  écoles  du  soir.  Aumônier  militaire  pendant  la 
guerre  de  1870,  il  échappa  aux  balles  allemandes,  mais  faillit  tomber 
sous  les  balles  des  communards.  En  1872,  quand  l'ordre  fut  un  peu 
raffermi,  il  devint  secrétaire  particulier  de  Mgr  Guibert  et  monta 
rapidement  de  grade  en  grade.  Promoteur  de  Paris  en  1873,  vicaire 
général  honoraire  en  1874  ;  titulaire  en  4875,  archidiacre  de  Saint- 
Denis,  il  était,  à  trente-quatre  ans,  chef  d'Etat-major,  avec  Garon  et 
Lagarde.  En  1880,  il  était  nommé  recteur  de  Tlnstitut  catholique  de 
Paris  ;  en  1890,  conférencier  de  Notre-Dame  ;  en  1892,  député  de 
Brest.  Par  le  fait,  ce  jeune  homme,  qui  n'avait  ni  beaucoup  d'études, 
ni  beaucoup  d'expérience,  se  trouvait  revêtu  de  trois  ou  quatre 
charges,  qui  demandent  chacune  un  homme  tout  entier.  Une  telle 
accumulation  accuse  ou  peu  de  modestie  ou  peu  de  discernement. 
Un  homme  appliqué  à  tant  de  choses,  est  obligé  de  partager  ses 
forces  et  reste  insuffisant  pour  toutes  ses  œuvres.  Par  le  vice  de  sa 
situation,  il  ne  saurait  faire  honneur  à  ses  affaires  et  se  tue  à  brève 
échéance. 

Les  hasards  de  la  vie  avaient  fait,  de  Maurice  d'Hulst,  un  vicaire 
de  paroisse,  puis  T administrateur  d'un  grand  diocèse.  De  telles 
fonctions  convenaient  mal  à  sa  nature  ;  son  esprit  altier  avait  peine 
à  se  plier  aux  exigences  de  la  situation  ;  les  curés,  les  vicaires  et 
les  paroissiens  ne  lui  trouvaient  ni  beaucoup  de  tact,  ni  une  grande 
élasticité.  Les  préférences  de  gentilhomme  allaient  mieux  aux  tra- 
vaux de  l'esprit  ;  devenu  la  cheville  ouvrière  de  l'Université  catholi- 
que, il  improvisa  des  locaux  dans  le  vieux  monastère  des  Carmes, 


296  PONTIFICAT    DE    LÉON   Xlll 

rassembla  des  professeurs  un  peu  de  i3ric  et  de  broc,  dressa  des 
programmes  plus  ou  moins  bien  compris,  et  put  ouvrir  l'Institut 
avec  des  cadres  complets.  Le  docteur  Laforêt,  recteur  magnifique  de 
Louvain,  avait  conseillé  de  ne  point  fonder  des  universités  libres, 
mais  seulement  des  séminaires  et  des  conférences  près  des  Facultés 
de  TEtat.  En  admettant  la  création  d'universités  nouvelles,  on  eût  dû, 
pour  toute  la  France,  se  borner  à  deux  ou  trois,  et  n'en  créer  davan- 
tage qu'après  constatation  d'une  urgente  nécessité.  Les  Français, 
nés  malins,  dit-on,  voulurent  avoir  immédiatement  six  Instituts  : 
entreprise  qui  exigea  d'énormes  dépenses.  L'état  des  esprits  et  l'état 
des  sciences  ecclésiastiques  ne  promettaient  pas  d'en  tirer  grand 
profit.  Il  y  a  peut-être  même  lieu  de  craindre  qu'on  n'ait  pas  été 
partout,  ni  toujours  d'une  parfaite  rectitude,  ni  d'un  remarquable 
zèle.  Par  exemple  sur  les  origines  de  l'histoire  ecclésiastique,  sur 
l'exégèse,  sur  l'économie  politique,  et  même  un  peu  surtout,  on  voit, 
en  général,  à  l'Institut  de  Paris,  un  certain  esprit  latitudinaire  qui 
n'offre  pas  beaucoup  de  garantie,  ni  de  sécurité.  Ce  n'est  pas  défaut 
d'activité,  de  talent,  d'intelligence  ou  de  savoir  ;  c'est  plutôt  manque 
d'un  génie  synthétique  et  compréhensif  assez  puissant  pour  faire 
irradier  toutes  les  magnificences  de  la  science  catholique. 

Maurice  d'Hulst  n'était  pas,  à  proprement  parler,  un  savant,  ni  un 
philosophe,  ni  un  théologien.  Trop  jeune  pour  être  fondé  en  science, 
il  avait,  en  philosophie,  passé  à  Saint-Sulpice,  par  l'ontologisme  et 
le  cartésianisme  pour  arriver  au  thomisme,  dont  il  s'était  fait  Tar- 
dent interprète,  mais  pas  toujours  heureux  dans  ses  leçons.  Une  fois 
au  moins,  il  fut  appelé  à  Rome  pour  avoir  à  justifier  son  enseigne- 
ment ;  il  fut  défendu  par  le  P.  Pecci  et  par  le  cardinal  Zigliara; 
pour  le  corriger  le  Pape  l'éleva  à  la  prélature.  Sous  son  rectorat, 
un  abbé  Loisy,  professeur  d'Ecriture  sainte,  se  lançait,  à  propos  de 
l'inspiration  des  Ecritures,  dans  des  thèses  hasardées  qui  côtoyaient 
le  protestantisme.  Un  autre  professeur,  Louis  Duchesne,  enseignait 
les  origines  chrétiennes,  de  façon  à  obtenir  les  applaudissements  de 
la  science  athée  ;  il  sut  même  se  faire  de  sa  chaire  un  marchepied 
pour  décrocher  le  poste  officiel  de  l'Ecole,  promotion  dont  le  jugè- 
rent digne  les  plus  violents   et  les  plus  méprisables  ennemis  de 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN     FBANCE  297 

l'Eglise.  Maurice  d'Hulst  n'était  lui  môme  ni  un  esprit  très  droit, 
ni  un  jugement  très  sûr.  Par  exemple,  il  fonda  un  congrès  scientifi- 
que, qui  devait  être  comme  la  Pentecôte  de  la  science  :  le  Pape  dut 
l'endiguer,  plus  d'une  fois  il  passa  par-dessus  la  digue  et  mourut  de 
sa  belle  mort.  Par  exemple,  pour  couvrir  Loisy ,  il  écrivit,  dans  le  Cor- 
respondant, déversoir  des  idées  libérales,  un  article  sur  l'interpréta- 
tion large  des  Ecritures,  qui  ne  dut  qu'a  l'indulgence  de  Léon  XIII  de 
n'être  pas  mis  à  l'Index.  Par  exemple,  à  la  mort  de  Renan,  il  écriA'it  sur 
la  fin  de  ce  triste  savant,  un  article,  toujours  dans  le  Correspondant^ 
article  pour  plaider  les  circonstances  atténuantes  de  l'apostasie.  Par 
exemple,  enfin,  au  sujet  de  l'Encyclique  Immortale  Dei,  il  écrivit  un 
soi-disant  commentaire,  où  il  dit  avoir  cru  toujours  à  l'inexistence  de 
la  société  chrétienne  et  n'en  avoir  été  informé  que  par  l'Encyclique  de 
Léon  XIII.  Au  mariage  du  prince  Waldemar  avec  une  fille  du  duc 
de  Chartres,  il  combla  d'éloges  ce  prince  qui,  de  retour  dans  son  pays, 
se  parjura  sur  toutes  ses  promesses  à  l'Eglise.  Une  autre  fois,  dans 
une  cérémonie  de  mariage,  il  tombait  à  bras  raccourcis  sur  Alexandre 
Dumas,  qui  en  perdit  la  tête.  Quand  le  duc  d'Orléans  voulut  rompre 
avec  sa  fiancée,  Marguerite  d'Orléans^  ce  fut  encore  d'Hulst,  l'orateur 
des  grands  mariages,  qui  négocia  ce  divorce  avant  la  lettre.  A  voir 
ces  choses,  on  se  croirait  à  Byzance,  en  plein  Bas-Empire.  Quant  à 
ces  filles  de  princes,  qui  se  marient  comme  elles  peuvent,  je  ne  vois 
pas  que  leurs  mariages  amènent  la  conversion  ni  des  princes  ni  des 
peuples.  Qu'elles  se  marient  au  Nord,  qu'elles  se  marient  au  Midi, 
à  l'Est  ou  à  l'Ouest,  leurs  mariages  sont  des  fortunes,  ce  ne  sont 
plus  des  événements  pour  la  religion.  Aussi  remarqué-je  que,  s'ils 
sont  dépouillés  de  toute  puissance  morale  et  religieuse,  leur  fortune 
même  n'est  pas,  tant  s'en  faut,  à  l'abri  de  graves  infortunes. 

Successeur  de  Monsabré,  de  Félix,  de  Ravignan  et  de  Lacordaire 
à  Notre-Dame,  Maurice  d'Hulst  n'était  pas  un  orateur  ;  il  eût  été 
plutôt  un  conférencier  dans  le  genre  philosophique,  précis,  clair  et 
froid,  emportant  la  conviction  par  des  arguments,  non  par  l'élan  de 
la  parole,  encore  moins  par  l'ivresse  du  verbe.  Ses  conférences  se 
lisent  agréablement  ;  elles  étaient,  à  entendre,  mortellement  en- 
nuyeuses :  elles  ne  firent  pas  recette.  A  la  Chambre  des  députés,  il 


298  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

ne  fut  pas  phis  heureux.  C'est,  il  est  vrai,  devant  les  croupions  par- 
lementaires, automates  experts  à  tous  les  servilismes,  pour  un  ora- 
teur d'opposition,  une  terre  ingrate.  Pour  n'être  pas  inutile  dans 
une  telle  assemblée,  il  n'y  a  que  deux  moyens  :  c'est  de  charger, 
comme  O'Gonnell,  d'une  voix  tonnante  ou  d'user  l'adversaire, comme 
Windthorst,  par  des  bons  mots  et  des  intrigues  de  procédure.  Le 
seul  moyen  de  se  défendre,  c'est  d'attaquer;  à  s'enfermer  dans  la 
lice  tracée  par  l'adversaire,  on  est  vaincu  d'avance.  A  la  tribune, 
vous  parlerez,  avec  les  distinguo  de  Saint-Sulpice,  devant  des  ban- 
quettes vides  ;  au  vote,  vous  aurez  toutes  les  voix  contre  vous.  Du 
passage  de  d'Hulst  à  la  Chambre,  il  n'est  rien  resté,  ni  un  discours, 
ni  une  phrase  à  souvenir,  ni  un  mot  pour  dérider.  Les  écrits  ont  eu 
meilleur  sort.  On  a  publié  six  volumes  de  conférences  sur  les  fon- 
dements de  la  moralité,  les  devoirs  envers  Dieu,  la  morale  de  la  fa- 
mille, du  citoyen  et  de  l'être  social.  On  cite  encore  trois  volumes  de 
mélanges  philosophiques  et  oratoires  ;  des  lettres  de  direction  ;  des 
^ies  de  Just  de  Britannicus  et  de  sœur  Marie-Thérèse,  quatre  ou  cinq 
articles  libéraux  du  Correspondant.  Dans  toutes  ces  œuvres,  l'exposi- 
tion est  claire,  le  style  limpide,  le  fond  froid  :  le  mont  Blanc,  couvert 
de  neige.  La  personne  produisait  le  même  effet  :  l'abord  était  diffi- 
cile, le  rapport  aimable,  de  la  simplicité,  de  la  bonhomie,  mais  tou- 
jours un  restant  d'humeur  contre  les  adversaires.  Quand  l'abbé 
Cantenot  lui  rapporta  notre  proscription  à  Langres,  il  répondit  : 
«  Quand  on  a  dit,  contre  Mgr  Fèvre,  tout  ce  qu'on  peut  dire  et  ima- 
giner, il  reste  que  c'est  un  homme  de  talent,  un  homme  de  travail  et 
de  courage  :  un  bon  prêtre.  »  En  laissant  de  côté  cette  vie  répandue 
et  ces  œuvres  hâtives,  c'est  à  peu  près  le  jugement  à  porter  sur  Mau- 
rice d'Hulst,  mort  trop  jeune  pour  que  les  fibres  de  son  cœur  aient 
un  retentissement  immortel. 

On  a  parlé  de  lui  ériger  une  statue  sur  une  place  publique.  Qu'oii 
pleure  aux  funérailles,  c'est  l'usage  ;  qu'on  regrette  la  mort  d'un 
homme  qui  s'en  va  jeune  et  qui,  vivant  trente  ans  de  plus,  eût  pu 
mûrir  et  grandir,  cela  s'admet  sans  examen.  Mais  qu'on  oublie  que, 
doué  d'une  grande  facilité  d'esprit,  à  proprement  parler  il  n'étudiait 
pas  et  que  ses  œuvres  trop  promptes  ne  peuvent  pas  servir  de  pié- 


I.A    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  299 

destal  à  une  statue,  c'est  une  faiblesse  d'esprit.  Singulière  destinée 
des  peuples  en  décadence  !  Plus  ils  décroissent,  plus  ils  admirent 
ce  qui  favorise  Tinsuffisancc  des  œuvres,  rabaissement  des  esprits, 
peut-être  même  la  corruption  des  mœurs.  Les  grands  peuples,  au 
moment  où  ils  multiplient  les  actions  héroïques,  ajoutent,  au  cata- 
logue de  leurs  vertus,  une  invariable  modestie.  Les  anciens,  pour 
louer,  n'ont  qu  un  mot  ;  ils  nous  ont  laissé  ce  propos  de  Tacite  :  Les 
panégyristes  sont  les  pires  ennemis  :  Pessimum  inimicorum  genus^ 
laudantes.  Lisez,  non  seulement  les  Pères  de  l'Eglise,  mais  les 
plus  humbles  chroniqueurs  du  moyen-âge,  vous  n'y  trouvez  pas 
ombre  de  littérature  adulatrice.  Au  contraire,  les  peuples  modernes, 
placés  sur  une  mauvaise  pente,  admirent  d'autant  plus  que  manque 
davantage  la  matière  d'une  juste  louange.  La  critique  est  tenue  pour 
un  crime  ;  dites  carrément  la  vérité,  faites  remarquer  les  erreurs, 
les  exagérations,  les  insuffisances,  les  oublis,  c'est  le  moyen  de  vous 
faire  honnir,  peut-être  disgracier.  Mais,  pour  des  riens,  faire  des 
héros,  voilà  la  marque  d'un  esprit  dont  la  générosité  manque  de  rai- 
son. Cette  manie  sévit  surtout  dans  l'Eglise.  Nous  qui  sommes  mé- 
diocres en  toutes  choses,  nous  voulons  que  tous  nos  évoques  soient 
des  Duperron,  des  Richelieu,  des  Bossuet,  des  Fénelon  ;  s'ils  disent 
un  mot,  ce  sont  des  Ghrysostome  qui  ont  tous  les  secrets  de  l'élo- 
quence ;  s'ils  écrivent  une  page,  ce  sont  des  maîtres  qui  écrivent  avec 
une  plume  d'or  ;  s'ils  ne  font  rien,  ce  qui  n'est  pas  rare,  ce  sont  des 
esprits  profonds,  des  taciturnes  tout  puissants,  rompus  aux  manœu- 
vres de  la  diplomatie.  Il  ne  nous  manquerait  qae  des  Christophe  de 
Beaumont,  des  Thomas  de  Cantorbery,  des  Basile  et  des  Athanase. 
Si  j'en  crois  tous  ces  panégyristes,  pour  parler  dignement  des  hom- 
mes de  nos  jours,  il  ne  faut  plus  que  des  épopées  :  c'est  à  croire  que 
nous  avons  perdu  la  notion  même  de  la  vraie  grandeur. 

13**PfUfZ  de  Broglie.  —  Auguste-Théodore  Paul  de  Broglie,  fils 
du  duc  Victor  qui  fut  plusieurs  fois  ministre  de  Louis-Philippe,  na- 
quit à  Paris,  en  1834.  Orphelin  à  quatre  ans,  il  fut  élevé,  par  une 
tante  protestante,  dans  la  religion  catholique.  Au  sortir  de  l'Ecole 
polytechnique,  il  était  entré  dans  la  marine  et  y  resta  dix  ans.  Une 
station  dans  la  Nouvelle-Calédonie  le  mit  en  rapport  avec  les  mis- 


300  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

sionnaires  ;  ce  fut  la  cause  occasionnelle  de  ce  qu'il  appelait  sa  con- 
version. Jusque  là  il  avait  été  un  chrétien  solide,  sans  respect  hu- 
main et  sans  faiblesse.  Dans  les  longs  loisirs  du  bord,  il  s'était  même 
appliqué  à  une  révision  sévère  de  la  croyance.  C'était  l'époque  où  le 
positivisme  de  Comte  et  de  Littré,  en  France,  de  Stuart  Mill  en  An- 
gleterre, affichait  le  plus  haut  ses  prétentions  superbes  à  renouveler 
la  philosophie  par  la  science  et  ù  ruiner  les  fondements  de  toute  re- 
ligion. Paul  de  Broglie  vit  que  la  lutte  décisive  devait  s'engager  avec 
ce  nouvel  ennemi  qui,  dédaigneux  du  détail  des  dogmes,  se  flattait 
d'en  saper  les  fondements  métaphysiques.  Alors,  dans  le  silence  de 
sa  cabine,  il  écrivit  les  premiers  chapitres  d'un  livre  où  il  devait  con- 
denser sa  pensée  philosophique,  sous  ce  titre  :  Le  Positivisme  et  la 
science  expérimentale.  —  Au  retour  de  sa  lointaine  croisière,  il  entra 
dans  le  tiers-ordre  de  Saint-François  ;  il  consacrait  ses  loisirs  aux 
apprentis,  dans  le  patronage  de  Sainte-Mélanie.  Vers  1866,  il  donna 
sa  démission  et  entra  à  Saint-Sulpice,  dont  il  suivit  les  cours  pen- 
dant trois  ans.  Prêtre  en  1870,  il  ne  voulut  pas  entrer  dans  le  minis- 
tère paroissial,  mais  se  consacra  au  patronage  de  la  classe  ouvrière, 
à  Sainte-Anne  de  Charonne.  Vers  1872,  Mgr  Guibert  le  nomma  au- 
mônier des  instituteurs  de  la  Seine  de  Técole  J.-B.  Say,  à  Auteuil. 
En  1879,  il  fut  appelé,  dans  Flnstitut  catholique  de  Paris,  à  la  chaire 
d'apologétique  chrétienne.  Dès  lors,  il  menait  de  front  les  soucis  de 
la  science  et  la  solHcitude  des  pauvres.  En  1895,  en  visite  chez  une 
demoiselle  qui  voulait  lui  faire  signer  des  propos  qu'il  n'avait  pas 
tenus,  cette  folle  le  tua  d'un  coup  de  revolver  :  il  achevait  sa  soixan- 
te et  unième  année.  A  sa  mort,  il  laissait,  tant  imprimés  que  ma- 
nuscrits, une  vingtaine  de  volumes. 

Les  Broglie  sont  tous  écrivains.  Paul  aimait  aussi  à  écrire  et  se 
plaisait  à  composer  des  articles  ou  des  discours  pour  les  Annales 
de  philosophie  chrétienne^  la  Revue  des  questions  scientifiques ,  le 
Correspondant^  la  société  de  St-Thomas  d'Aquin  et  les  congrès  scien- 
tifiques. Sa  pensée  se  plaît  aux  recherches  philosophiques  et  aux 
discussions  de  l'exégèse  ;  en  aucune  il  n'est  ce  qu'on  appelle  un  maî- 
tre, mais  seulement  un  esprit  Hbre,  ouvert  et  distingué.  Son  gros 
livre  sur  le  positivisme  embrasse  l'universalité;  il  est  impossible  de 


LA    SClEiNCli    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  301 

l'analyser.  On  y  trouverait  plutôt  deux  ouvrages  qu'un  seul  :  c'est 
une  histoire  générale  et  une  critique  du  positivisme  convaincu  d'a- 
voir faussé  la  méthode  expérimentale.  L'un  et  l'autre  sont  remar- 
quahles  ;  ils  accusent  un  effort  puissant.  Si  l'œuvre  prête  à  diverses 
critiques,  ces  défauts  se  rattachent  aux  qualités  de  l'auteur,  à  sa  pro- 
bité scrupuleuse,  au  soin  qu'il  prend  d'être  toujours  juste  envers  son 
adversaire  et  d'appuyer  sa  controverse  sur  une  loyale  exposition.  La 
Réaction  contre  le  positivisme^  autre  opuscule  du  môme  auteur,  a 
moins  pour  objet  de  discuter  la  question  en  litige,  que  d'y  ajouter  et 
d'apprécier  le  mouvement  qui,  de  nos  jours,  ramène  vers  les  principes 
spiritualistes,  les  esprits  désabusés  des  fausses  promesses  du  positi- 
visme. —  Le  présent  et  Vavenir  du  catholicisme  en  France  est  une 
réponse  à  Taine,  spécialement  contre  son  livre  de  L intelligence.  Dans 
ce  duel,  le  controversiste  s'élève  à  la  plus  haute  perfection  httéraire 
qu'il  ait  atteinte  jusqu'ici.  L'erreur  est  démasquée,  désarmée,  réduite 
à  servir  la  cause  de  la  vérité,  qu'elle  prétendait  abattre.  —  La  mo- 
rale sans  Dieu  n'est  pas  une  discussion  métaphysique  sur  l'amora- 
lisme  des  Saligoths  d'aujourd'hui  ;  c'est  une  étude  pour  montrer  plus 
simplement  le  lien  nécessaire  qui  rattache  la  morale  à  la  religion  et 
veut  pour  les  préceptes  la  double  sanction  des  dogmes  et  de  l'auto- 
rité. —  Dieu,  la  morale,  le  devoir,  est  un  petit  traité,  destiné  aux 
instituteurs  chrétiens,  pour  les  mettre  à  même  de  suivre  les  pro- 
grammes scolaires,  sans  tomber  sous  les  censures  de  l'Eglise. 

L'œuvre  capitale  de  Broglie,  ce  sont  les  Problèmes  et  conclusions 
de  rhistoire  des  religions.  C'est  une  synthèse,  puissamment  conden- 
sée, qui  suppose  une  longue  et  patiente  analyse.  L'auteur  s'est  pré- 
paré à  l'écrire  par  cinq  années  d'enseignement  oral  sur  l'histoire  des 
religions.  L'histoire  toutefois  ne  fournit  ici  que  la  matière  de  l'ou- 
vrage. Une  pensée  originale  élabore  ces  données  de  fait.  Après  avoir 
caractérisé  les  diverses  religions,  l'auteur  recherche  d'abord  leurs 
ressemblances  avec  le  christianisme  ;  la  part  loyalement  faite  à  ces 
points  de  similitude,  il  établit  la  transcendance  de  l'œuvre  du  Christ. 
Enfin,  de  la  transcendance,  qui  ne  peut  être  qu'une  supériorité  rela- 
tive à  l'égard  de  tous  les  autres  cultes,  il  s'élève  jusqu'à  la  valeur 
absolue  delà  religion  chrétienne.    Dans  cette  gradation,  il  v  a  une 


302  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

sévérité  de  méthode,  une  probité  de  discussion,  qui   peut  servir  de 
modèle  à  tous  les  apologistes. 

M  La  préoccupation  apologétique,  dit  Maurice  d'Hulst,  inspire  tou- 
tes les  œuvres  de  Tabbé  de  Broglie.  Ce  n'est  pas  que,  comme  tant 
d'autres  en  ce  siècle,  il  ait  la  foi  inquiète  et  tourmentée  ;  loin  delà, 
sa  croyance  est  sereine  et  se  concilie  avec  une  parfaite  sincérité  d'in- 
telligence. Mais  il  n'est  pas  de  ceux  qui  lâchent  pied  à  la  première 
alerte  et  croient  la  vérité  chrétienne  menacée,  parce  qu'un  érudit  a 
découvert  quelque  fait  embarrassant,  ou  proposé  quelque  théorie 
spécieuse.  Sur  de  la  parole  de  Dieu,  il  regarde  en  face  la  nouveauté 
du  jour  ;  il  ne  se  croit  pas  obligé  de  la  tourner  en  ridicule  ;  il  ne  se 
reconnaît  pas  le  droit  de  la  travestir  ;  il  l'étudié  sérieusement,  l'ex- 
pose honnêtement,  souvent  y  découvre  quelque  part  de  vérité, 
quelque  raison  de  modifier,  non  pas  certes  nos  principes,  mais  notre 
façon  de  les  défendre  ;  puis,  avec  la  même  tranquillité,  il  fait  voir, 
chez  l'adversaire,  le  défaut  de  la  cuirasse  ;  il  prend  l'offensive  ;  il 
montre  l'incohérence  des  hypothèses  imaginées  pour  prendre  en  dé- 
faut la  grande  tradition  religieuse  de  l'humanité  »  (1). 

Cette  attention  à  suivre  les  écarts  de  la  pensée  contemporaine  l'a- 
mena, sur  le  fond,  aux  controverses  bibliques.  Sur  ce  terrain  de 
l'exégèse,  il  n'est  pas  un  spécialiste  ;  il  sait  assez  d'hébreu  pour  con- 
tredire les  hébraïsants  ;  il  a  lu  les  travaux  des  critiques  allemands 
Reuss  et  Wellhausen  ;  ceux  du  hollandais  Kuenen  ;  il  en  a  suivi  le 
développement  dans  les  critiques  anglaise  et  la  brillante  vulgarisa- 
tion dans  l'œuvre  de  Renan  ;  il  en  connaît  même  la  caricature  esquis- 
sée par  la  plume  peu  sérieuse  d'Ernest  Havet.  Broglie  voit  certains 
auteurs  catholiques  trop  enclins  à  recevoir,  comme  des  oracles,  les 
paradoxes  des  novateurs  ;  d'autres,  plus  nombreux,  rebelles  à  l'exa- 
men de  ces  systèmes  et  cherchant  dans  l'ignorance  une  trompeuse 
sécurité.  Ni  séduit,  ni  déconcerté  par  l'audace  de  la  critique  ratio- 
naliste, il  ne  fait  pas  fi  de  la  discussion  des  textes  ;  mais  il  n'admet 
pas  que  des  difficultés  de  philologie  suffisent  à  convaincre  d'erreur 
une  tradition  séculaire,  inséparablement  mêlée  à  la  trame  de  la  vie 

(1)  Bulletin  de  Vlnstitut  catholique,  juin  1895,  p.  374. 


LA    SCIENCI-:    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  303 

nationale  d'Israël.  —  Sur  ce  sujet  on  doit,  à  Paul  de  Broglie  :  Lea 
nouveaux  historiens  d'Israël  et  Les  généalogies  bibliques. 

L'exposition  dogmatique  ne  se  rencontre  guère,  sous  sa  plume, 
que  dans  les  trois  volumes  des  Conférences  de  Sainte- Valère.  Là, 
nous  nous  trouvons  en  pleine  théologie,  avec  les  grandes  théories  de 
la  nature  et  de  la  grâce,  de  l'ordre  surnaturel,  de  Tinnocence  primi- 
tive et  de  la  chute,  de  la  concupiscence,  de  l'Immaculée  Conception 
et  de  l'économie  sacramentelle.  Rien  à  noter  dans  ces  discours  qu'un 
essai  de  conciliation  entre  la  théorie  des  Jésuites  et  celle  des  écri- 
vains français,  sur  l'état  de  l'homme  après  la  chute.  Les  uns  le 
disent  simplement  tombé  des  hauteurs  de  la  grâce  ;  les  autres  disent 
que,  par  l'eiïet  de  cette  chute,  il  y  a  rupture  d'équilibre  dans  ses  fa- 
cultés naturelles  et  leur  affaiblissement  dans  certaines  opérations. 

Gomme  écrivain,  Paul  de  Broglie  ne  fut  pas  un  styliste  ;  il  n'avait 
guère  souci  de  renouveler  la  langue  française.  Formé  à  l'école  de 
nos  grands  classiques,  il  n'est  cependant  l'esclave  d'aucune  formule. 
Les  qualités  et  les  défauts  de  son  style  tiennent  à  sa  personne.  D'a- 
bord incertain,  hésitant,  embarrassé,  bientôt  un  rythme  plus  vif  enlève 
sa  phrase  ;  l'image  apparaît  à  l'appel  de  la  pensée.  Sa  physionomie 
porte  des  reflets  de  droiture,  d'intelligence  et  de  talent  ;  le  travail  y 
ajoute  le  savoir  ;  l'effort  y  ajoute  la  correction  de  vie  ;  et  le  courage 
a  su  multiplier  les  œuvres,  trop  promptes  et  trop  rapides  peut-être, 
mais  dont  quelque  travailleur  saura  mettre  à  profit  les  matériaux. 
Le  plus  beau  trait  de  sa  vie,  c'est  sa  grande  charité  pourles  pauvres, 
d'autant  plus  belle  qu'il  en  consomma  la  carrière  sous  la  balle  d'un 
assassin. 

14°  Mgr  Méric.  —  Parmi  les  auteurs  contemporains,  une  place 
d'honneur  doit  être  faite  au  professeur  Méric.  Elle  Méric  était  né,  en 
1838,  à  Hesdin,  dans  le  Pas-de-Calais.  De  nos  jours,  la  science  parle 
volontiers  du  croisement  des  races  et  de  l'influence  des  milieux  :  en 
voici  une  application.  La  mère  était  une  femme  du  Nord,  une  fille 
des  régions  froides  ;  le  père  était  un  homme  du  Midi,  un  enfant  du 
soleil.  Elie  Méric,  fruit  de  cette  union,  reçut,  du  ciel,  un  tempéra- 
ment fort,  un  esprit  élevé,  une  âme  délicate.  A  sa  naissance  il  avait 
vu  les  brumes  ;  dans  sa  jeunesse,  il  s'épanouit  à  cette  belle  lumière 


304  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

qu'on  n'oublie  jamais  et  qui  nous  émeut  toujours.  Dans  les  écoles 
de  Toulouse,  il  ne  perdit  rien  de  son  calme  et  s'y  ménagea  toutes  les 
ouvertures  d'horizon.  A  vingt-cinq  ans  il  était  prêtre,  et,  comme  il 
préférait  à  tout,  la  science  et  la  solitude,  il  entrait  à  l'Oratoire,  réta- 
bli, depuis  peu,  par  l'abbé  Pététot.  L'Oratoire  lui  valut  une  sup- 
pléance en  Sorbonne  ;  mais,  dix  ans  plus  tard,  les  troubles  persistants 
de  sa  poitrine  l'obligèrent  à  quitter  l'Oratoire,  pour  n'être  plus  que 
professeur.  Professeur  de  morale^  il  ne  voulut  pas  d'ailleurs  se  con- 
tenter de  ses  leçons  en  chaire  ;  il  écrivit  une  série  d'ouvrages  qui  de- 
vaient, dans  sa  pensée,  porter  partout  la  grâce  de  ses  enseignements. 
Nous  n'avons  pas  à  relever  ici  le  mérite  de  la  vocation  littéraire. 
Quand  le  Créateur  tira  le  monde  du  chaos,  il  lui  fit,  comme  première 
grâce,  le  don  de  la  lumière  ;  quand  le  Verbe  de  Dieu,  rédempteur 
des  âmes,  eut  consommé  l'œuvre  du  salut,  il  donna,  comme  première 
mission  à  ses  apôtres,  l'ordre  d'enseigner.  Enseigner,  de  vive  voix 
et  par  écrit,  c'est  donc,  à  proprement  parler,  le  premier  devoir  du 
bon  prêtre.  L'abbé  Méric,  qui  fut  toujours  un  prêtre  irréprochable, 
entra  de  bonne  heure  dans  cette  carrière  et  ne  s'écarta  jamais  de  la 
ligne  droite  où  l'avaient  introduit  ses  premières  résolutions.  Voici  la 
nomenclature  de  ses  œuvres  : 

1°  La  vie  dans  Vesprit  et  dans  la  matière,  1  vol.  1872. 

^'^  Du  droit  et  du  devoir,  1  vol.  1874. 

3°  La  morale  et  Vathéisme  contemporain,  1  vol.  1875. 

4°  La  chute  originelle  et  la  responsabilité  humaine,  1  vol. 

5°  Vautre  vie,  2  vol.  1884. 

6°  La  persécution  religieuse  en  Pologne,  article  de  Revue. 

7°  Les  erreurs  sociales  du  temps  présent,  1884. 

8*"  Histoire  de  M.  Emery  et  de  V Eglise  de  France,  pendant  Vem- 
pire,  2  vol. 

90  Le  merveilleux  et  la  science,  étude  sur  l'hypnotisme,  1887. 

10°  Les  élus  se  reconnaîtront  au  ciel,  1  vol. 

\i°  Le  clergé  sous  V ancien  régime  et  dans  les  temps  modernes, 
2  vol.  1890. 

12°  Le  livre  des  espérances,  1  vol.  1892. 

13°  Energie  et  liberté,  1  vol.  i896. 


LA    SCIEiNCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCK  305 

14''  L' Imagination  des  prodiges^  1905. 

A  cette  date  (1896),  Méric  fonda  une  Revue  pour  étudier  le  psy- 
chisme ;  il  se  livra  aux  expériences  de  cette  science  nouvelle  et  con- 
signa, au  fur  et  à  mesure,  dans  ses  articles,  le  résultat  de  ses  re- 
cherches. De  ces  articles,  il  fit  ce  qu'il  faisait  autrefois  de  ses  leçons, 
un  cours  de  psychologie  où  il  expose  les  plus  merveilleux  phénomè- 
nes de  la  vie  spirituelle.  —  Nous  négligeons,  dans  cette  nomencla- 
ture, quelques  opuscules,  comptes  rendus,  lettres,  avis  divers.  Méric 
était  une  haute  intelligence  ;  il  écrivait  peut-être,  non  pas  avec  trop 
d'abondance,  mais  avec  un  trop  grand  souci  des  splendeurs  littérai- 
res, dont  il  entrevoyait  l'éclat.  Mais  son  esprit  était  droit,   profond, 
pénétrant  et  exact.  A  différentes  reprises,  il  avait  été  question  de  sa 
promotion  à  Tépiscopat.  Les  petits  esprits  font  courir  le  bruit  que 
les  grands  esprits  ne  sont  pas  propres  à  l'éminence  de  cette  charge 
et  en  réclament  plutôt,  pour  eux,   la  grandeur,   comme  décor  de 
leurs   humbles   mérites.    Méric  méritait  autant  d'être  évêque  que 
Bourret  et  Perraud,  ses  collègues,  mais  littérairement  ses  inférieurs 
et  devenus  tous  deux  cardinaux  ;  Méric  le  méritait  autant  que  son 
collègue  Freppel;  qu'il  n'égalait  pas  par  l'éloquence,  mais  dont  il 
n'était  point  l'inférieur  par  les   œuvres.  Aussi,   pendant  quelque 
temps,  l'opinion  publique  le  poussait  à  tous  les  sièges  vides.   A  l'ar- 
chevêque Sourrieu,  qui  le  félicitait  de  sa  prochaine  promotion,  Mé- 
ric répondit  qu'il  avait  mis  la  mitre  sous  ses  pieds  et  qu^il  préférait 
rester  m.odeste  ;  mais  comme  il  était  homme  d'esprit,  il  mit  ce  so- 
phisme en  vers  :  Cunctis  posthabitis,  maluit  esse  latens.  Méric  est 
mort  en  1905. 

Méric  était  notre  ami  de  plume  ;  nous  avons  reçu,  de  sa  main, tous 
ses  ouvrages  ;  nous  avons,  de  notre  main,  rendu  de  tous  un  compte 
fraternel.  Nous  aurions,  ici,  champ  pour  faire  gerbe  ;  malheureuse- 
ment nous  n'avons  pas  grenier  pour  exposer  i;os  récoltes.  Pour  faire 
apprécier,  toutefois,  à  sa  valeur  l'écrivain,  le  savant,  le  philosophe, 
le  controversiste,  —  car  Méric  était  tout  cela,  —  nous  rendrons 
compte,  au  moins,  de  quelques  ouvrages. 

La  vie  dans  l'esprit  et  dans  la  matière  est  la  première  oeuvre  im- 
portante de   notre  auteur.  En  esprit  fier,  il  se  jette  tout  de  suite  in 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xuv  2J 


306  PONTIFICAT    DE    LÉOiN    XIII 

médias  res  et  va  au  cœur  du  prohlème  qui  pèse  sur  son  siècle.  «  Il  y 
a,  dit-il,  dans  l'homme,  des  faits  reconnus  par  la  critique  et  affirmés 
par  la  raison.  La  critique  sait  et  professe  que  Tliomme  pense  et  veut, 
qu'il  naît,  se  renouvelle  et  grandit,  qu'il  sent  et  s'agite  dans  son 
corps,  selon  les  lois  de  Finstinct  vital.  Ces  trois  classes  de  phénomè- 
nes, végétatifs,  animaux,  humains,  sont-ils  Tœuvre  exclusive  de  la 
force  et  de  la  matière,  obéissant  à  la  loi  universelle  et  absolue  des 
transformations  ?  Oui,  répondent  les  matérialistes  contemporains. 
La  pensée,  Finstinct,  l'assimilation  des  aliments  sont  des  phénomè- 
nes, des  transformations  de  Fordre  matériel  ;  nous  ne  connaissons 
que  la  matière  et  ses  lois.  Par  cette  affirmation,  le  matérialiste  écarte 
le  monde  imaginaire  où  vivent,  dit-on,  les  âmes  avec  leur  Dieu  ;  il 
ferme,  aux  espérances  de  Fhomme,  Fhorizon  du  ciel,  à  l'intelligence 
humaine,  le  monde  des  idées.  Non,  répondent  les  spiritualistes  con- 
temporains :  la  pensée,  Finstinct,  la  nutrition  ne  sont  pas  des  phé- 
nomènes d'un  ordre  exclusivement  matériel.  L'âme,  substance  im- 
matérielle, est  le  principe  de  la  sensibilité,  de  la  pensée  et  de  Famour; 
son  action  n'est  pas  absolument  étrangère  aux  phénomènes  animaux 
et  végétaux  du  corps  humain.  Par  cette  affirmation,  le  philosophe 
spiritualiste  et  chrétien  ouvre  à  la  conscience  humaine,  le  monde 
des  éternelles  récompenses,  à  la  pensée  le  monde  idéal  et  réel  où 
règne  l'esprit  de  Dieu.  Voilà  le  débat  dans  lequel  nous  intervenons 
avec  calme  et  fermeté.  Nous  écartons  la  réfutation  du  matérialisme 
par  ses  conséquences  morales.  Juger  Farbre  par  ses  fruits,  cet  argu- 
ment est  bon,  solide  ;  mais  nous  voulons  rester  sur  le  terrain  ferme 
et  quelquefois  aride  de  la  science  et  des  idées.  Le  temps  n'est  pas 
favorable  aux  discussions  sereines  de  la  métaphysique,  ni  à  Fétude 
abstraite,  quoique  vivante,  des  grands  problèmes  de  la  philosophie. 
Il  ne  faut  pas  cependant  que  l'indifférence  de  la  foule  et  la  complicité 
des  événements  déconcertent  la  défense  chrétienne  et  découragent 
les  esprits  méditatifs  sérieux.  » 

C'est  sur  ces  indications  précises  et  dans  ce  style  calme,  que  Méric 
étudie  la  vie  dans  l'esprit  et  dans  la  matière.  Dans  l'esprit,   il  com-  f 
mence  par  constater  la  décadence  contemporaine  de  la  philosophie,  ^ 
sa  chute  infâme  dans  le  matérialisme.  Ensuite  il  prend  à  partie  les  > 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  307 

principaux  représentants  de  cette  erreur  basse,  Moleschott^  Buchner, 
Taino,  Robin,  Littré.  Après  avoir  réfuté  leurs  théories,  il  insiste  sur 
les  arguments  qui  prouvent  la  spiritualité  de  l'âme, les  rapports  vivants 
de  Tâme  avec  le  corps  et  de  Tâme  avec  Dieu.  A  propos  de  la  matière, 
il  s'arrête  devant  les  trois  explications  de  la  vie,  l'organisme,  le  vita- 
lisme,  l'animisme  ;  il  marque  la  puissance  et  les  limites  de  l'âme 
dans  la  vie  du  corps  ;  et  expose  comment  la  théologie  chrétienne  ex- 
plique la  science  de  la  vie.  Livre  pacifique,  clair,  lumineux,  comme 
le  sont  d'ailleurs  les  autres  ouvrages  du  même  prélat. 

La  vie  dans  l'esprit  et  dans  la  matière  ne  se  comprend  et  ne  se 
règle  que  par  Dieu.  Sous  le  nom  de  morale  indépendante  et  de  mo- 
rale utilitaire,  la  pensée  inquiète  des  matérialistes  voudrait  trouver 
en  dehors  de  Dieu,  dans  l'utilité  matérielle  de  l'homme  et  l'organisa- 
tion de  l'Etat^  le  fondement  de  la  morale  et  la  loi  du  devoir.  La  mo- 
rale et  Vathéisme  contemporain^  deuxième  ouvrage  de  Méric,  répond 
à  cette  désastreuse  prétention.  La  morale  de  l'intérêt  n'est  pas  pré- 
cisément une  nouveauté,  ni  en  philosophie,  ni  en  pratique  ;  c'est, 
chez  les  modernes  comme  chez  les  anciens,  l'habituelle  théorie  et  la 
règle  routinière,  de  tous  les  esprits  faibles  et  des  cœurs  bas.  La  dé- 
raison des  nouveaux  révolutionnaires  reprend  les  affirmations  sau- 
grenues des  encyclopédistes.  L'homme  est  une  plante  déracinée, 
une  machine  autonome  ;  mais,  sous  le  règne  des  atomes  et  des  forces 
électriques,  il  n'a,  pour  sa  direction  morale,  à  s'occuper  ni  de  Dieu, 
ni  d'âme.  Les  systèmes  variés  qu'enfante  ce  faux  point  de  départ, 
notre  professeur  les  combat  avec  sa  clairvoyance  ordinaire  et  sa  cou- 
rageuse résolution. 

D'abord,  il  constate,  en  morale,  la  situation  respective  des  écoles 
matérialistes  de  France,  d'Allemagne  et  d'Angleterre.  L'école  posi- 
tiviste, l'école  critique,  l'école  indépendante,  Hartmann,  Hœckel, 
Stuart  Mill,  .Herbert  Spencer,  Huxley,  Bain,  passent  sous  les  yeux 
du  lecteur.  Après  présentation  des  acteurs,  il  reprend  leurs  rôles 
charlatanesques  et  les  passe  aux  étamines  de  sa  critique.  Nous  di- 
sons charlatanesques  et,  de  notre  part,  c'est  presque  une  marque 
d'indulgence.  Les  anciens  philosophes  cherchaient  la  vérité  qu'ils 
ignoraient,  la  loi  qu'ils  ne  pouvaient  pas  découvrir  dans  son  inté- 


308  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

grité  ;  et  ils  se  trompaient,  et  ils  se  lamentaient  et  ils  se  remettaient^, 
sans  cesse  et  sans  fin,  à  d'incessantes  recherches.  Les  philosophes 
modernes  n'ont  pas  l'excuse  de  l'ignorance  et  de  la  faiblesse  :  ils 
connaissent  la  vérité  et  la  loi  de  vie  ;  mais  ils  s'en  écartent  volontai- 
rement ;  mais  ils  se  précipitent,  aveuglément,  de  parti  pris,  ce 
qui  ne  se  peut  pas  faire  sans  perversité,  pour  trouver  des  erreurs 
plausibles  qui  les  déchargent  de  la  vérité  et  des  prétextes  spécieux 
pour  écarter  le  joug  de  la  loi.  Les  impies  d'aujourd'hui  sont  des  mal- 
faiteurs qui  inventent  des  théories  saugrenues  pour  donner  un  mas- 
que à  leur  perversité.  Méric  passe  au  creuset  toutes  ces  théories  :  la 
morale  et  l'intérêt  de  l'Etat,  la  morale  et  le  déterminisme,  le  détermi- 
nisme et  la  liberté,  la  morale  et  le  doute,  la  morale  et  la  critique,  la 
morale  et  l'indépendance  de  la  raison,  la  morale  et  l'instinct,  la  mo- 
rale et  le  désespoir  ;  ce  sont  autant  de  chapitres  qui  s'enchaînent  et 
de  discussions  qui  s'éclairent.  Pour  conclure,  il  cherche,  en  Dieu  le 
principe,  la  règle  et  la  sanction  de  la  morale. 

«  Je  le  vois,  dit-il,  avec  une  certitude  inébranlable,  et  par  la  phi- 
losophie et  par  l'histoire.  Un  système  de  morale  qui  n'a  pas  pour 
fondement  les  idées  du  vrai  Dieu  est  un  édifice  bâti  sur  le  sable  mou- 
vant et  que  les  défenseurs  de  la  morale  athée,  sous  les  formes  les 
plus  honnêtes  que  l'on  puisse  imaginer,  sont  condamnés,  par  la  lo- 
gique, à  des  négations  qui  n'attaquent  pas  seulement  la  morale  sur- 
naturelle, enseignée  parla  religion  chrétienne,  mais  ébranlent  même 
les  vérités  essentielles  de  la  conscience  chrétienne  et  les  fondements 
de  Tordre  moral  naturel.  »  Le  néant  des  doctrines  aboutit  au  renver- 
sement des  réalités  ;  le  nihilisme  doctrinal  est  la  préface  des  grèves, 
des  insurrections,  des  assassinats  et  des  incendies. 

Dans  La  morale  et  Vathéisme  contemporain^  Méric  étudiait  les 
questions  en  elles-mêmes  ;  dans  le  Droit  et  le  Devoir^  à  l'exemple 
du  P.  Gratry,  il  étudie  ces  mêmes  questions  dans  les  grands  auteurs, 
dans  les  œuvres  des  patriciens  de  Tintelligence.  Platon,  S.  Augus- 
tin, S.  Anselme,  S.  Bonaventure,  S.  Thomas  d'Aquin,  Thomassin, 
Leibnitz  et  Malebranche,  Bossuet  et  Fénelon,  Oerdil  et  Rosminl 
énoncent  successivement  leurs  pensées  sur  les  principes  nécessaires^] 
sur  les  lois  indispensables  et  l'indispensable  sanction  de  l'ordre  mo- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  309 

rai.  Après  les  avoir  interrogés  séparément,  Méric  synthétise  leurs 
doctrines,  et  établit,  non  seulement  l'idée,  mais  le  droit  de  Dieu  sur 
la  loi  et  sur  le  devoir  ;  il  établit,  comme  conclusion  métaphysique, 
la  présence  de  Dieu  à  Tâme  et  comment  Tâme  doit  irradier  à  la  lu- 
mière, sous  l'entraînement  de  son  amour.  A  travers  les  mystères 
de  son  intervention.  Dieu  nous  conduit  aux  éternels  principes  du 
vrai,  du  beau,  du  juste  et  du  bien. 

Nous  ne  poursuivons  pas  plus  loin  cette  analyse  ;  pour  rendre 
compte  de  tous  les  ouvrages  de  Méric,  il  faudrait  parcourir,  à  vol 
d'oiseau  ,  toutes  les  provinces  de  l'ordre  moral.  Cette  digression 
nous  ferait  oublier  les  grandes  lignes  de  ce  travail.  Mais  cet  aparté 
que  nous  ne  pouvons  nous  permettre,  nous  le  recommandons  à  nos 
lecteurs,  et  nous  leur  promettons,  à  cette  lecture,  toutes  les  joies  de 
l'esprit.  A  première  vue,  la  morale  paraît  sèche  et  rebutante,  parce 
qu'elle  se  présente  toujours  une  croix  à  la  main.  Mais,  en  descendant 
aux  détails,  on  voit  que  la  loi  est  moins  un  frein  qu'une  lumière  et 
une  grâce,  et,  si  elle  est  un  frein,  c'est  encore  une  bénédiction.  Le 
dogme,  à  première  vue,  plaît  d'avantage  ;  mais  il  est  moins  accessi- 
ble à  tout  le  monde,  et  pour  en  apprécier  les  splendeurs  morales, 
il  faut  s'élever  jusqu'aux  sommets  de  la  métaphysique.  Chez  Méric, 
la  morale  est  pleine  de  grâce  parce  qu'elle  est  pleine  de  vérité.  De 
nos  jours,  il  n'y  a  pas  mieux  que  Méric;  il  est  supérieur  même  à 
Gratry,  trop  hasardeux  et  trop  alambiqué.  Quant  à  ceux  qui  ont  lu 
les  traités  des  anciens,  notamment  Gicéron,  Sénèque  et  Plutarque, 
ils  mettront  Méric  très  au-dessus  de  ces  idoles  de  la  libre  pensée, 
dont  nous  n'entendons  pas  d'ailleurs  contester  les  mérites. 

Au  point  de  vue  philosophique,  moral  et  littéraire,  Méric,  profes- 
seur et  auteur,  est  apprécié,  goûté,  en  juste  crédit.  Ses  ouvrages  ont 
été  traduits  dans  presque  toutes  les  langues  de  FEurope  ;  son  ensei- 
gnement a  été  reçu  avec  respect  ;  et,  comme  autrefois,  la  chaire  de 
Paris  a  eu  des  échos  dans  tout  l'univers.  Mais  autant  nous  apprécions 
le  philosophe  moraliste,  autant  nous  prisons  peu  l'historien,  dans 
ses  deux  volumes  sur  Emery,  et  dans  ses  deux  volumes  sur  le  clergé 
dans  les  temps  présents.  Amiens  Plalo,  sed  magis  arnica  veritas. 

Emery,  neuvième  supérieur  général  de  Saint-Sulpice,  est  un  ca- 


310  PONTTFrCAT    DE    LEON    XTII 

ractère  :  il  a  rétabli,  après  la  révolution,  les  cadres  du  sacerdoce  et  a 
su  arrêter  Napoléon  sur  le  bord  de  l'abîme  ;  sans  d'autres  rapports, 
il  est  plus  à  blâmer  qu'à  louer. 

En  1772,  dans  sa  préface  à  V Esprit  de  Leihnitz^  il  ose  écrire  : 
«  Nous  ajoutons,  pour  écarter  jusqu'au  plus  léger  soupçon  d'ultra- 
montanisme,  que  nous  sommes  très  attaché  aux  maximes  du  clergé 
de  France,  consignées  dans  la  Déclaration  de  1682.  Nous  la  regardons, 
cette  Déclaration,  comme  un  monument  précieux,  même  au  Saint- 
Siège,  dont  nous  ne  doutons  pas  qu'il  ne  loue  un  jour  la  sagesse  et 
ne  réclame  Vautorité,  parce  que,  en  même  temps  qu'on  y  rejette 
des  prérogatives  qui  n'ont  pas  de  fondement  dans  l'Evangile,  on  y 
établit  celles  qui  sont  de  droit  divin  et  sur  lesquelles  repose  l'immua- 
ble grandeur  du  Saint-Siège.  Et  si  l'Eglise  gallicane  indique  d'une 
main  la  partie  de  l'édifice  qu'il  faut  abattre  (la  monarchie  des  Papes, 
rinfaillibilité)^  elle  montre,  de  l'autre,  celle  qui  doit  être  à  jamais 
sacrée  et  inviolable.  Le  moment  n'est  peut-être  pas  éloigné  oiî  l'on 
adoptera,  dans  les  Etats  catholiques,  nos  maximes  ;  et  la  crainte 
qu'en  poussant  précipitamment  l'autorité  du  Pape,  on  ne  la  fasse 
reculer  au  delà  des  justes  bornes  nous  a  donné  lieu  à  l'observation 
précédente.  »  En  effet,  nos  maximes  ont  pénétré  partout  ;  elles  ont 
déchaîné  partout  la  révolution,  et  au  Concile  du  Vatican,  l'Eglise  a 
précisément  prononcé  des  définitions  dogmatiques,  dans  le  sens 
absolument  contraire  aux  vœux  d'Emery. 

A  Lyon,  l'archevêque  Janséniste  faisait  enseigner  la  théologie  fa- 
natique, voire  hérétique,  de  Yala.  Emery  consulté  ordonne  aux  su- 
périeurs de  Lyon  de  se  soumettre  aux  ordres  du  prélat,  sans  quali- 
fier d'aucune  manière   les  propositions  hétérodoxes  de  l'ouvrage.  A 
la  Révolution,  Emery  fait  prêter  le  serment  pour  l'exécution  des 
lois  et,  parmi  ces  lois,  il  y  avait  la  constitution  civile   du  clergé. 
Emery  déclare  licite  le  serment  de  haine  à  la  royauté,  et  bien  que 
Pie  YI  ait  condamné  sa  décision,  vous  ne  voyez  pas  Emery  la  rétrac- 
ter. Dans  l'affaire  du  divorce,  sous  l'Empire,  Emery  soutint  la  com- 
pétence de   l'officialité  ;  et  comme  vicaire   capitulaire,  délégua   les 
pouvoirs  du  chapitre  à  Fesch  et  à  Maury.  Dans  les  ouvrages  d'E- 
mery,  il  y   a  d'autres  points  faibles  ;  vous  en  trouvez  la  nomen- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  31 1 

clature   dans  Principes   et   conduites   de   Saint  -  Sulpice,    p.   30. 

Dans  son  ouvrage  sur  le  clergé  des  temps  nouveaux,  Méric  n'en- 
seigne certainement  pas  la  licite  de  Tathéisme  social  et  Tindifféren- 
tisme  constitutionnel  ;  mais  il  n'est  pas  loin  de  le  considérer  comme 
un  fait  acquis,  inéluctable,  auquel  il  faut  se  résigner,  avec  Tespoir 
d'en  tirer  d'utiles  conséquences.  C'est  là  une  idée  fausse  et  une  con- 
cession illicite.  L'atliéisme  de  la  loi  est  une  erreur  absolue,  une 
tbéorie  de  contradiction  et  de  ruines.  S'il  n'y  a  pas  de  Dieu,  il  n'y  a 
pas  d'autre  loi  que  la  force  ;  s'il  n'y  a  pas  de  Dieu,  il  n'y  a  pas  de 
maître  ;  et  Blanqui  est  d'une  logique  parfaite,  lorsqu'il  burine  sa  for- 
mule révolutionnaire  :  Ni  Dieu,  ni  maître.  L'athéisme  légal  enfante 
naturellement  l'anarchie  et  le  socialisme.  L'homme  par  ses  instincts 
conservateurs,  la  société  par  les  nécessités  de  l'ordre  social  peuvent 
résister  à  l'entraînement  des  passions  sans  frein  ;  mais  la  fatalité  logi- 
que est  plus  forte  que  les  intérêts.  Tôt  ou  tard,  une  société  sans  Dieu, 
sans  temple,  sans  culte,  sans  rien  qui  soutienne  le  pouvoir,  les  lois 
et  les  mœurs,  doit  être  victime  de  ses  aberrations  et  de  ses  aveugle- 
ments. L'histoire  n'offre  aucun  exemple  contraire  à  cette  observa- 
tion. Les  peuples  se  fondent  sur  Dieu,  sur  sa  révélation,  sur  sa  loi  ; 
et  gardent  leurs  mœurs  et  grandissent  en  prospérité  en  proportion  de 
la  pureté  de  leurs  croyances  ;  ils  se  dissolvent  quand  les  mœurs  tom- 
bent et  que  les  croyances  disparaissent.  L'idée  d'une  paix  sociale 
fondée  sur  l'antagonisme  des  opinions  et  des  appétits  n'est  plausible 
sous  aucun  rapport.  Naturellement  Fhomme  est  pour  l'homme  un 
loup  ;  et  si  vous  déchaînez  le  fauve  qui  gît  en  chaque  homme,  vous 
ne  pouvez  échapper  ni  à  ses  griffes,  ni  à  ses  dents. 

Ces  réserves  n'infirment  en  rien  les  mérites  littéraires  de  Méric. 
C'était  un  philosophe  et  un  savant,  un  moraliste  plutôt  qu'un  érudit, 
un  chercheur  plutôt  qu'un  orateur,  un  apôtre,  mais  en  chambre. 
Méric  aimait  la  retraite  favorable  à  ses  travaux.  On  ne  fait  pas  tort  à 
un  homme  de  cette  valeur  en  le  laissant  à  son  bureau.  Le  Pape  l'a- 
vait nommé  prélat  ;  c'est  tout  ce  qu'il  faut  d'honneur  pour  mettre 
en  relief  l'auteur  de  si  précieux  ouvrages.  Une  mitre,  une  crosse  n'y 
eussent  rien  ajouté.  D'autant  mieux  que  tant  de  petits  esprits  s'en 
accommodent  et  s'y  complaisent,  sans  trop  mal  s'en  tirer,  qu'il  faut 


312  PONTIFICAT    DE    LÉON     XIII 

bien  parfois  se  permettre  un  peu  d'optimisme.  Non  pas,  comme  on 
l'a  dit,  que  pour  se  gouverner,  le  monde  ait  besoin  d'imbéciles.  La 
science  ne  gâte  rien  ;  la  science  qui  enfle  et  qui  nuit,  ce  n'est  pas  la 
science  qu'on  a,  c'est  la  science  qu'on  n'a  pas.  Que  les  petits  et  les 
grands  esprits  rivalisent  donc  de  zèle  pour  le  culte  de  la  science  et  le 
service  de  TEglise.  Les  âmes  en  auront  le  profit  et  les  peuples  la 
bénédiction. 

150  Davin.  —  A  côté  de  Méric  nous  plaçons  un  autre  brave 
de  la  même  armée,  un  vétéran  qui  a  combattu  après  sa  mise  à  la 
retraite,  le  chanoine  Davin.  Vincent  Davin,  originaire  des  Hautes- 
Alpes,  peut-être  de  la  tribu  des  Davii  louée  par  César,  était  né  à 
Tarare  en  1825.  Après  ses  études  théologiques  à  Lyon,  prêtre  en 
1849,  il  professait  les  humanités  dans  un  collège  de  son  diocèse,  lors- 
qu'un concours  pour  une  chapellenie  de  Sainte- Geneviève  lui  ouvrit 
les  portes  de  la  capitale.  Chanoine  à  un  si  jeune  âge,  avec  des  ouver- 
tures sur  l'avenir,  c'était  un  beau  commencement  de  ministère. 
Calme  par  nature,  studieux  par  tempérament,  d'une  grande  droiture 
et  d'une  inexorable  probité,  il  se  fit,  dans  ce  milieu,  des  convictions 
qui  devaient  dominer  tonte  sa  vie.  C'était  l'heure  où  les  catholiques, 
unis  jusque-là  comme  une  armée  rangée  en  bataille,  se  coupaient  en 
deux,  les  uns  pour  rester  catholiques  sans  épithète,  les  autres  pour  se 
dire  flbéraux.  Davin  prit  parti  pour  les  intransigeants  :  à  Paris,  moins 
qu'ailleurs,  ce  n'était  pas  la  fortune,  mais  c'était  le  parti  de  la  foi  et 
du  combat.  Sa  jeunesse  ne  lui  permit  pas  de  prendre  part  aux  que- 
relles qui  font,  du  pontificat  de  Mgr  Sibour,  une  tempête  sans  accal- 
mie. Son  stage  de  chapelain  terminé,  Davin  fut  nommé  vicaire  à 
Neuilly  ;  là,  malgré  son  appUcation  à  l'étude,  il  dut  se  démêler,  au 
milieu  des  tribulations  qui  commençaient  à  poursuivre  son  curé, 
Pierre  Roy.  Au  sortir  de  Neuilly,  Davin  fut  nommé  aumônier  des 
Ecoles  chrétiennes.  L'aumônier  s'appliqua,  de  plus  en  plus,  à  ses 
études.  En  étudiant  les  origines  du  gallicanisme,  il  avait  été  amené  à 
lire  la  Défense  de  la  Déclaration  de  1682,  par  Bossuet  et  VEssai  sur 
les  mœurs  des  nations  de  Voltaire.  Quelle  ne  fut  pas  la  stupéfac- 
tion du  jeune  prêtre,  lorsque,  dans  le  jugement  à  porter  sur  les  Pon- 
tifes romains,  il  vit  que  Voltaire,  habituellement  frivole  et  gogue- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FKANCE 


313 


nard,  était  moins  excessif  que  le  grand  Bossuct.  Pour  donner  corps 
à  cette  observation,  l'idée  lui  vint  de  dresser  un  parallèle  en  deux 
colonnes,  et,  sur  chaque  page,  de  mettre  en  regard,  d'un  côté,  le  texte 
de  Bossuet,  de  l'autre,  le  texte  de  Voltaire.  Sans  que  Davin  ajoute 
un  seul  mot,  la  preuve  est  faite  :  c'est  à  la  probité  du  lecteur  à  pro- 
noncer et  le  moins  qu'il  puisse  faire,  c'est  de  s'apitoyer  sur  les  misères 
d'un  grand  génie,  qu'égarent  de  misérables  préjugés.  Mais  Bossuet, 
c'est  le  grand  Bossuet,  le  patron  doctrinal  de  Saint-Sulpicc,  l'homme 
dont,  pendant  deux  siècles,  on  a  encensé  les  aberrations.  Défense  fut 
faite  à  Davin,  par,  le  cardinal  Morlot,  de  publier  son  opuscule.  A  la 
mort  du  cardinal,  croyant  la  défense  supprimée,  l'aumônier  publia, 
par  goût  et  par  conviction,  sa  curieuse  étude.  Les  vicaires  capitulai- 
res,  en  qui  vivait  le  fanatisme  de  Sibour,  pour  ce  fait  qui  n'était  ni 
un  crime,  ni  une  faute,  mais  une  louable  initiative,  le  dépouillèrent 
de  sa  charge  et  l'expulsèrent  de  Paris,  où  l'avaient  naturaUsé  un 
concours  et  des  services.  Jeté  sur  le  pavé,  Davin,  pour  se  retrouver 
sur  ses  deux  pieds,  n'eut  qu'à  suivre  l'exemple  du  canoniste  Bouix  :  il 
se  rendit  à  Versailles  et  l'évèque,  Pierre  Mabille,  le  nomma  aumônier 
de  Saint-Cyr,  école  militaire.  Pour  charmer  ses  loisirs,  Davin  conti- 
nua ses  études  et  écrivit  notamment,  une  Histoire  de  S.  Grégoire  Vlly 
le  grand  épouvantait  des  gallicans,  où  il  mit  en  pièce  justificative, 
son  fameux  parallèle  entre  Bossuet  et  Voltaire.  Cette  fois  il  faut  dire 
qu'il  le  faisait  à  bon  escient.  Ce  volume,  écrit  pour  le  fond,  avec  une 
érudition  solide,  était  dans  la  forme  un  hymne  aux  doctrines  et  aux 
pratiques  de  la  Papauté,  grande  puissance  internationale  du  moyen 
âge.  En  d'autres  temps,  le  volume  n'eût  pas  mis  le  feu  au  monde  ; 
mais  alors,  l'Empire  menait  hypocritement  sa  guerre  contre  le  pou- 
voir temporel  des  Pontifes  romains.  Le  ministre  des  cultes,  Rouland, 
était  un  gallican  fanatique  :  l'archevêque  de  Paris,  Georges  Darboy, 
ultramontain  à  Langres,  était  devenu,  comme  tous  les  transfuges, 
un  valet  de  lEmpire,  très  souple  envers  le  gouvernement,  très  dur 
envers  les  apologistes  des  doctrines  romaines.  Un  exalté  porta  le  livre 
de  Davin  à  la  tribune  du  Sénat,  le  dénonça  comme  un  attentat  aux 
doctrines  françaises  et  une  révolte  contre  les  agissements  des  coteries 
impériales.  La  discussion  ne  fut  pas  longue  ;  la  conclusion  fut  un 


314  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

arrêt  de  mort  ecclésiastique,  la  destitution  de  raumônier  de  St-Gyr  . 
Heureusement,  pour  Pierre  Mabille,  évoque  de  Versailles,  être  des- 
titué comme  historien  de  S.  Grégoire  VÏI,  c'était  un  titre  d'hon- 
neur ;  sa  réponse  au  coup  de  force  de  TEmpire,  ce  fut  la  nomination 
de  Davin,  comme  chanoine  titulaire  de  Versailles.  Nomination  qui 
ne  fut  pas  agréée  de  TEmpire,  signée  seulement  quatre  ans  plus 
tard,  par  Thiers,  président  de  la  République.  De  1867  à  sa  mort, 
Davin,  déchargé  de  toute  fonction,  sauf  Tassistance,  ne  fut  plus 
occupé  qu'à  ses  études.  En  1870,  il  était  théologien  au  Concile  du 
Vatican  ;  en  1899,  il  faisait,  aux  saints  heux,  le  pèlerinage  de  péni- 
tence. C'était  sa  veillée  d'armes  pour  la  chevalerie  des  deux  ;  il  est 
mort  en  février  1904. 

Quoique  Davin  ait  étudié  et  écrit  toute  sa  vie,  il  n'a  pas  relative- 
ment publié  beaucoup  d'ouvrages.  La  raison  en  est  qu'il  s'attaquait  à 
des  questions  difficiles,  problématiques,  dont  la  solution  était  ajour- 
née et  sur  lesquelles  on  ne  pouvait  accuser  que  l'état  actuel  de  la 
science.  Par  exemple,  dans  les  Annales  de  philosophie  du  P.  Perny, 
il  a  deux  séries  d'articles  sur  Bossuet,  comme  membre  des  sociétés 
secrètes  au  xvii^  siècle  et  sur  la  Flûte  enchantée  de  Mozart,  comme 
écho  des  doctrines  franc-maçonnes.  Dans  la  Revue  du  inonde  ca- 
tholique, il  a  publié  une  longue  étude  sur  les  45  assemblées  de  la 
Sorbonne,  contre  la  censure  des  évoques  de  Hongrie,  qui  avaient 
censuré  la  Déclaration  de  168^2  :  étude  prise  tout  entière,  dans  le 
manuscrit  7161  de  la  bibliothèque  Vaticane  ;  et  des  études  critiques 
sur  Bossuet.  Ami  de  l'archéologue  Rossi  et  du  cardinal  Pitra,  deux 
princes  de  l'érudition  contemporaine,  il  a  écrit,  sous  leur  inspiration, 
la  Capella  grœca  et  une  étude  sur  les  actes  de  S.  Denys,  évêque 
de  Paris  ;  dans  l'un,  il  compose  une  page  savante  sur  les  découvertes 
dans  les  catacombes  ;  dans  l'autre,  i!  dit  son  mot  sur  les  manuscrits 
latin  et  grec  de  la  légende,  ainsi  que  sur  les  aréopagytiques  d'Hil- 
duin  :   dans  l'un  et  dans  l'autre,   il  soutient  et  critique  la  cause 
de  l'école  légendaire  ;  il  en  prouve  la  vérité  par  une  particulière  ri- 
chesse d'érudition  et  une  parfaite  connaissance  de  l'histoire.  Mais 
ces  livres,  par  eux-mêmes,  quoiqu'ils  touchent  à  des  questions  actuel- 
les de  l'histoire,  n'intéressent  qu'à  demi  l'histoire  contemporaine. 


LA    SCIENCE  CATHOLIQUE    EN    FRANCE  315 

Le  travail  qui  nous  intéresse  davantage,  ce  sont  les  longues  investi- 
gations de  Davin  sur  Bossuet.  Cette  questionnons  prend  à  la  gorge, 
et,  pour  le  quart  d'heure,  elle  nous  accable  de  ses  attentats. 

Que  Bossuet  soit  un  savant,  un  puissant  controversiste,  un  grand 
orateur,  le  premier  écrivain  français,  ce  n'est  une  question  pour 
personne.  Qu'on  critique  Bossuet,  comme  on  peut  critiquer  tout 
le  monde,  cela  ne  fait  pas  ombre  de  difficulté  et  ne  changera  pas 
grand'chose  au  jugement  des  hommes  du  jour.  Mais  il  reste,  sur  la 
vie  de  Bossuet,  des  ombres,  et  malheureusement  sur  ses  accointances 
jansénistes  et  sur  son  rôle  au  service  du  gallicanisme,  ces  ombres 
sont  épaisses.  Qu'on  n'appuie  pas  trop  sur  le  fait  de  son  mariage,  pour 
ne  pas  scandaliser  le  public,  soit  ;  —  qu'on  se  montre  peu  sévère  sur 
ses  actes  de  courtisan  et  ses  vulgaires  ambitions,  cela  peut  s'admet- 
tre. Mais  il  y  a  une  question  qui  n'admet,  ni  excuse,  ni  réserve,  ni 
ombre  de  justification,  c'est  la  participation,  absolument  certaine,  de 
Bossuet  aux  deux  grandes  erreurs  de  son  temps  et  de  son  pays  ; 
c'est  la  responsabilité  qui  incombe  à  sa  mém.oire,  des  fléaux  et  des 
attentats  dont  ses  erreurs  ont  été  historiquement  la  cause. 

Oui,  le  grand  tort,  disons  le  mot  propre,  le  grand  crime  de  Bos- 
suet, c'est  le  gallicanisme,  ce  sont  les  quatre  articles  de  1682.  La 
Déclaration  gallicane  n'est  pas  tout  Bossuet,  mais  c'en  est  l'œuvre 
principale  et  la  plus  funeste  :  c'est  le  double  principe  de  la  Révolu- 
tion :  dans  l'Eglise,  abaissement  de  la  Papauté,  division  dans  l'épis- 
copat,  bientôt  éviction  du  christianisme  ;  dans  l'Etat,  séparation  de 
l'ordre  religieux,  absolutisme  du  droit  humain,  désordre  dans  les 
mœurs,  anarchie  ou  despotisme  dans  les  institutions.  Le  long  regard 
de  Bossuet  n'a  pas  pu  découvrir,  ni  même  pressentir  ce  que  nous 
voyons  ;  mais  nous  qui  le  voyons,  nous  devons  nous  l'expliquer  et 
réagir  avec  une  indomptable  résolution. 

Quant  à  Bossuet,  si  aveugle  à  cet  endroit,  il  fut,  jusqu'au  dernier 
soupir,  intraitable  dans  son  fanatisme.  Jusqu'à  sa  mort,  il  se  tint  à 
cette  entreprise  ingrate,  maniant,  remaniant  les  textes,  pour  prou- 
ver une  doctrine,  que  personne  ne  peut  établir,  parce  qu'elle  est 
fausse.  Vingt-deux  ans  au  service  d'une  doctrine  erronée  et  malheu- 
reuse au  premier  chef  ;  vingt-deux  ans  pour  assurer  le  triomphe 


^^ii^  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

d'un  particularisme  national,  quelle  aberration  !  Bossuet  s'y  attacha 
passionnément.  Dès  qu'il  entendait  dire  qu'un  docteur  quelconque 
avait  mis  en  doute  son  infaillibilité  personnelle,  il  sautait  littérale- 
ment en  l'air,  lui  si  affiché  à  se  contenir.  En  France,  contre  tout  ce 
qui  pouvait  se  tenter  pour  la  bonne  doctrine,  dans  les  écoles,  il  sa- 
vait le  découvrir  et  le  frapper.  Au  dehors,  tout  ce  qui  se  fit  cano- 
niquement,  avec  plus  d'éclat,  pour  la  défense  de  la  vérité  catholique, 
il  sut  l'arrêter  à  la  frontière  et  le  faire  piétiner  en  Sorbonne.  Bien 
plus,  les  actes  de  l'autorité  unique,  suprême  et  infaiUible  des  Ponti- 
fes Romains,  furent  pour  lui  nuls  et  de  nul  effet. 

L'orgueil  est  le  péché  des  anges  ;  la  chair,  le  péché  des  hommes  ; 
l'avarice,  le  péché  des  bêtes.  Que  Bossuet  ait  été  sensible  aux  séduc- 
tions de  la  fortune,  à  l'attrait  des  honneues,  aux  entraînements  du 
plaisir,  cela  peut  obtenir  une  certaine  indulgence.  Mais  qu'il  se  soit 
raidi  si  obstinément  contre  le  jugement  de  l'Eglise  universelle  et 
contre  la  condamnation  de  la  Chaire  du  Prince  des  Apôtres,  qui  peut 
l'excuser  et  l'absoudre?  D'autant  plus  que  les  conséquences  de  ses 
erreurs  nous  accablent,  et  que,  s'il  vivait,  il  voudrait  les  foudroyer. 
La  justice  est  l'enfant  de  la  vérité  sainte  ;  c'est  une  fille  qui  doit  tou- 
jours servir  sa  mère.  Nous,  obscurs  soldats  de  cette  vérité  et  de 
cette  justice,  n'hésitons  pas  à  repousser  énergiqnement  les  erreurs 
de  Bossuet  :  c'est  le  seul  moyen  glorieux  de  sauver  sa  mémoire. 

16°  Mgr  Perriot.  —  A  côté  de  l'apostolat  proprement  dit,  il  y  a 
place  pour  l'apostolat  de  la  presse.  Bien  comprise,  en  effet,  la  presse, 
est  par  le  livre,  par  la  revue  ou  par  le  journal,  une  force  puissante 
pour  agir  sur  les  âmes,  un  levier  pour  soulever  même  les  masses. Dans 
certains  diocèses,  on  était  peu  disposé  à  le  comprendre  :  écrire  était 
une  occupation  presque  diabolique.  A  Langres,  d'après  une  ancienne 
tradition,  la  presse  eut  toujours  de  nombreux  serviteurs.  A  la  fin  du 
siècle  dernier,  pour  ne  pas  remonter  plus  haut,  f  évêque  de  Langres, 
César  de  la  Luzerne  avait  soutenu  énergiqnement,  avec  Bergier,  pres- 
que tous  les  assauts  de  l'Encyclopédisme.  Parmi  ses  inférieurs,  deux 
prêtres,  Arvisenetet  Duvoisin,  derniers  représentants  du  savoir  anti- 
que, avaient  :  l'un,  dans  les  sphères  spéculatives  des  dogmes,  fait  face 
aux  attaques  des  idées  révolutionnaires  ;  l'autre,  dans  les  sphères  de 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  317 

la  vie  pratique,  avait  soutenu  la  vertu  des  prêtres  et  des  fidèles.  Aux 
premières  lueurs  des  temps  nouveaux,  Astier  et  Belouet  avaient 
marqué  en  hommes  d'esprit  dans  le  professorat.  Lorsque  le  xix®  siè- 
cle montait  à  son  zénith,  le  troisième  titulaire  du  siège  restauré  de 
Langres,  Pierre-Louis  Parisis,  éclairait  l'horizon  par  ses  savantes 
controverses,  surtout  pour  la  liberté  d'enseignement  ;  et  suscitait^ 
par  le  rayonnement  de  sa  puissance,  de  dignes  émules  de  sa  bravoure. 
Parmi  ces  prêtres,  illustres  à  divers  titres,  il  faut  citer  :  Alexandre 
Vouriot,  interprète  très  compétent  du  décret  de  1809,  pour  Tadmi- 
nistration  des  fabriques  d'églises  ;  Georges  Darboy,  traducteur  de 
S.  Denys  TAréopagite,  l'historien  de  S.  Thomas  Becquet  ;  Joseph 
Drioux,  traducteur  de  la  Somme  de  S.  Thomas  d'Aquin,  éditeur  de  la 
Bible,  auteur  d'un  cours  d'histoire,  de  géographie  et  de  Uttérature  à 
l'usage  des  écoles  ;  Léon  Godard,  auteur  d'un  Cours  d'archéologie 
sacrée  ;  Prosper  Maugère,  disciple  de  dom  Guéranger,  dans  les 
commentaires  des  livres  liturgiques  ;  Théophile  Piot,  auteur  d'un 
cours  de  Patrologie,  aussi  fort  que  ceux  de  Mœhler,  d'Alzog  et  de 
Bardenhever  ;  Justin  Jacquinot,  défenseur  de  l'Eglise  contre  les 
erreurs  historiques  du  rationalisme  ;  Gaillet,  auteur  d'une  Vie  des 
Saiiits  ;  Théodore  Rambouillet,  remarquable  controversiste,  très  re- 
douté des  aventuriers  courant  sur  les  domaines  de  l'Eglise  ;  Dubois^ 
historien  de  Morimond  et  de  Rancé  ;  Roussel,  savant  auteur  d'une 
Histoire  de  la  Haute-Marne  ;  Victor  Jaugey,  auteur  d'une  Théologie 
morale  en  six  volumes  ;  Jean-Baptiste  Jaugey,  fondateur  de  la  Con- 
troverse, du  Prêtre  et  de  la  Science  catholique,  auteur  du  Diction- 
naire Apologétique  de  la  foi  chrétienne  ;  Charles  Dallet,  l'historien 
de  la  Corée,  le  préparateur  de  l'histoire  générale  des  missions  étran- 
gères ;  Louis  Rigollot,  l'auteur  des  Tables  des  Bollandistes  et  l'éditeur 
de  leurs  Actes  ;  BrifTaut,  Didier,  Maupin,  Toussaint,  Gollot,  Rondot, 
Ramaget,  Tachy,  Mazelin,  Servais,  auteurs  d'études  locales  et  de  bio- 
graphies. Au  dehors,  on  disait,  par  manière  de  locution  reçue,  les 
savants  de  Langres.  —  De  ce  clergé,  étaient  sortis  les  évêques  Mor- 
lot,  Luquet,  Biet  et  Darboy  ;  il  aurait  pu,  par  sa  rectitude  morale  et 
ses  ascensions  doctrinales,  en  produire  davantage.  Mais  le  temps 
était  venu  où  le  libéralisme  allait,  par  ses  témérités  et  ses  audaces, 


318  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

faire  brèche  dans  ses  savantes  traditions.  Le  diocèse,  sous  son  règne, 
n'aura  plus  d'illustrations  que  des  victimes.  Parmi  ces  victimes,  une 
place  d'élite  appartient  à  Perriot. 

François  Perriot,  né  à  Pressigny  en  1839,  de  la  race  forte  des 
marches  franc-comtoises,  n'avait  eu  à  l'école  primaire  et  dans  les  deux 
séminaires  de  Langres,  pas  d'autre  place  que  la  première,  lorsqu'il 
fut  ordonné  prêtre  en  1863.  Professeur  à  la  maîtrise  pendant  quel- 
ques semaines,  il  entra  au  grand  séminaire,  où  il  fut,  pendant  qua- 
torze ans,  professeur  de  dogme,  pendant  quatorze  ans  supérieur, 
deux  fois  vicaire  capituiaire,  vice-président  du  Congrès  d'Arezzo, 
collaborateur  de  Y  Univers^  membre  des  congrès  d'économie  charita- 
ble, puis  proscrit  pour  qu'on  pût  donner  sa  place  à  un  autre  :  il  est 
aujourd'hui  directeur  de  VAmi  du  clergé  et  membre  de  la  Commis- 
sion pontificale  pour  la  restauration  du  chant  grégorien.  Nous  ne  di- 
sons rien  de  sa  personne  :  Perriot  est  au-dessus  de  tout  éloge.  Mais 
c'est  un  homme  puissant  par  la  pensée,  et  nous  donnons  de  cette 
puissance  une  mesure  qui  permette  d'en  apprécier  les  services. 

Les  œuvres  de  Perriot  sont  :  1°  VOffice  paroissial  noté  ;  2°  quatre 
commentaires  des  grandes  Encycliques  de  Léon  XIII  ;  3°  un  cours 
de  théologie  dogmatique  en  sept  volumes  ;  4°  la  collection  de  VAmi 
du  clergé  en  trente  ou  quarante  volumes. 

L'une  des,  grandes  œuvres  de  notre  temps,  c'est  le  retour  de  la 
France  à  l'art  chrétien  et  à  l'unité  liturgique.  Par  des  dérogations 
successives,  la  France,  fille  aînée  de  1  Eglise,  s'était  trompée  dans  les 
sphères  dogmatiques  et  dans  l'ordre  moral  par  le  gallicanisme  et  le 
jansénisme  ;  et  par  suite  de  ces  aberrations,  elle  avait  quitté  les 
grandes  traditions  de  l'art  chrétien  et  pour  l'architecture  et  pour  les 
autres  arts,  et  aussi  pour  le  chant  d'église.  Ce  chant  remonte  à 
S.  Grégoire.  Dès  le  viii®  siècle,  il  avait  été  introduit  en  France  av^c 
la  notation  neumatique  ;  rendu  plus  lisible,  après  l'an  mille,  par  la 
notation  de  Gui  d'Arezzo.  Au  xiv®  siècle,  Jean  XXII  avait  pourvu, 
par  une  bulle,  à  la  conservation  des  mélodies  grégoriennes  ;  deux 
siècles  plus  tard,  le  Concile  de  Trente  proscrivait  les  chants  indignes 
de  la  majesté  du  saint  heu.  Malgré  ces  précautions,  le  chant  ne  s'é- 
tait pas  conservé  pur  dans  les  livres,  ni  correct  pour  l'exécution.  On 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  '^19 

ne  savait  plus  guère  ni  le  comprendre,  ni  le  chanter,  lorsqu'on  dé- 
couvrit un  antiphonaire  bilingue  à  Montpellier  et,  à  Saint-Gall,  un 
autiphonaire  qu'on  disait  remonter  à  S.  Grégoire.  Les  esprits  se 
jetèrent  sur  ces  documents  ;  la  mêlée  fut  longue  et  chaude.  Nous  no- 
tons seulement  qu'un  prêtre  de  Langres,  François  Raillard,  mathé- 
maticien distingué,  esprit  ingénieux,  découvrit  le  sens  des  signes 
neuniatiques,  et,  par  cette  découverte,  favorisa  singulièrement  les 
recherches  des  Fetis,  des  Danjon,  des  d'Ostigue,  des  Goussemaker, 
des  Dufour,  des  Lambillotte,  des  Gloet  et  des  Bonhomme.  François 
Perriot,  entrant  dans  cette  lice,  voulut  venir  aux  conséquences  pra- 
tiques, et  avec  le  concours  des  frères  Gouturier,  directeurs  érudits 
de  la  maîtrise  de  Langres,  consacra  douze  années  à  la  composition 
et  à  la  publication  d'un  Paroissien  noté.  Pour  le  chant,  Perriot  avait 
adopté,  comme  base,  les  livres  des  Dominicains  du  xiv®  siècle,  qui 
comptaient  alors  dans  leurs  rangs  des  musicographes  de  premier 
ordre.  Homme  consciencieux,  il  n'épargna  ni  travaux,  ni  démarches, 
pour  arriver  à  une  parfaite  correction  des  mélodies.  Son  livre  publié 
avec  le  concours  financier  de  Jules  Dallet,  n'a  pas  eu  moins  de  trois 
éditions.  Le  mérite  de  ce  livre  a  suffi  pour  attirer  sur  l'auteur 
l'attention  de  Pie  X  ;  Perriot  aura  ainsi  l'honneur  d'achever,  avec  le 
concours  des  Bénédictins  de  Solesmes,  cette  œuvre  de  restauration 
musicale  qui  touche  glorieusement  à  son  terme. 

Léon  XIII  a  écrit  beaucoup  d'Encycliques,  suffisamment  recom- 
mandées par  leur  origine,  par  la  précision  des  enseignements  et 
l'élégance  du  style.  Quatre  surtout  produisirent  une  impression  plus 
profonde  :  Immortale  Dei^  Liber  tas,  Sapieniiœ  christianœ  et  Rerum 
novarum.  Ici,  comme  ailleurs,  le  Pontife  puise  largement  dans  le 
grand  fleuve  de  la  tradition  catholique  ;  mais  attire  plus  l'attention, 
parce  qu'il  dresse  la  grande  charte  d'un  monde  nouveau.  Depuis 
longtemps,  lelibérahsme  a  changé  l'orientation  des  gouvernements. 
Au  lieu  d'asseoir  l'ordre  sur  le  principe  d'autorité^  il  ne  veut  l'étabUr 
que  sur  le  principe  de  liberté.  Mais  de  cette  antique  autorité  et  de 
cette  jeune  liberté,  il  donne  des  idées  fausses  et  en  fait -des  applica- 
tions plus  malheureuses  encore.  Au  fond,  il  vise  à  débarrasser  la 
liberté  individuelle,  la  liberté  intellectuelle  et  morale  d'abord,  des 


320  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIlI 

directions  obligatoires  et  des  freins  nécessaires  ;  il  l'autorise  à  des 
licences  qu'elle  doit  s'interdire.  De  fait,  il  destitue  la  loi  divine  au 
profit  de  l'arbitraire  humain  et  de  l'absolutisme  du  droit  naturel  ;  il 
introduit  dans  la  conscience  un  dualisme  qui  ébranle  l'obligation 
morale  en  détruisant  l'obligation  politique.  En  politique  libérale^ 
pourvu  qu'on  obtienne  une  majorité  dans  les  élections,  tout  est  per- 
mis. La  machine  peut  faire  passer  dans  ses  cylindres,  les  simples 
fidèles,  les  prêtres,  les  religieux,  l'homme  sous  toutes  ses  formes, 
et  en  plus,  le  monde  et  Dieu.  Gela  s'appelle  révolution  :  ça  tourne 
toujours  et  ça  détruit  sans  fin. 

Deux  partis  avaient  professé  cette  doctrine  :  l'un,  se  disant  encore 
catholique,  voulait  introduire  le  libéralisme  dans  l'Eglise  ;  l'autre^ 
plus  logique,  se  défendant  d'être  catholique,  pour  établir  la  liberté 
révolutionnaire,  proposait  d'anéantir  le  christianisme  et  d'arracher 
jusqu'à  la  dernière  pierre  de  la  dernière  église.  A  rencontre  de  ces 
folies  sacrilèges,  Léon  XIII  dresse  quatre  Encycliques  monumentales 
remparts  et  forteresses  de  la  cité  sainte.  Mais  la  forme  positive  des 
Encycliques,  la  phraséologie  habituelle  de  ces  documents,  leur  ton 
obligé,  dissimulent  un  peu  la  vigueur  des  coups  de  l'Hercule  ponti- 
fical. Pour  donner,  aux  Encycliques,  des  griffes  et  des  ailes,  il  faut 
un  commentaire  savant,  précis,  fort,  qui  fasse  rayonner  l'éclat  de 
l'enseignement  et  plonge  le  glaive  jusqu'au  cœur  de  l'ennemi.  Ce  fut 
l'entreprise  d'un  collaborateur  anonyme  dans  un  journal  catholique 
de  Paris,  Y  Univers. 

Cet  anonyme  était  François  Perriot.  Pour  les  quatre  Encycliques, 
il  suit  à  peu  près  la  même  méthode.  D'abord  il  présente,  de  l'acte 
pontifical,  une  analyse  organique  ;  ensuite,  il  s'attache  à  chaque  pro- 
position séparée,  pour  en  préciser  le  sens,  en  écarter  les  interpré- 
tations fausses,  en  déduire  les  raisons  ;  puis  il  en  détermine  la  portée 
et  en  marque  les  limites.  L'Encyclique  était  un  discours  ;  avec  le 
commentaire,  c'est  un  traité  doctrinal.  Le  lecteur  avait  pris  connais- 
sai:fcce  du  texte  avec  admiration  ;  le  commentaire  lui  en  découvre 
mieux  l'enseignement  précis  et  les  raisons  décisives.  De  V Univers, 
ces  commentaires  passèrent  dans  les  autres  journaux,  jusque  dans 
V Etendard  de  Montréal,  et  furent  ensuite  réunis  en  volumes.  En 


LA    SClENCIi    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  321 

les  présentant  au  public,  Eugène  Yeuillot  dit  avoir  reçu  beaucoup 
de  témoignages  de  satisfaction  ;  il  déclare  Tauteur,  théologien  émi- 
lient  ;  il  ajoute  qu'il  a  émis  avec  sûreté,  les  doctrines  et  les  senti- 
ments catholiques,  et  le  loue  de  n'avoir  gardé  aucun  ressouvenir  des 
anciennes  polémiques  contre  le  libéralisme  ;  il  conclut  que  «  dans  ces 
études  d'un  style  si  ferme  et  d'une  doctrine  si  sûre,  dans  cette  mani- 
festation d'un  dévouement  absolu  au  Saint-Siège,  on  trouvera  toute 
la  pensée  de  V Univers  et  toutes  ses  aspirations  ».  Veuillot  a  raison, 
les  articles  de  Perriot  rappellent  les  grands  jours  de  V Univers. 

Parmi  les  auteurs,  ceux  qui  tiennent  le  premier  rang,  par  la  di- 
gnité de  la  science  et  par  Téminence  du  mérite,  ce  sont  les  théolo- 
giens. La  science  de  Dieu  est  la  première  des  sciences  ;  les  théolo- 
giens sont  les  plus  nobles  des  savants.  A  Langres,  à  côté  de  Victor 
Jaugey,  auteur  d'une  théologie  morale,  voici  donc  François  Perriot, 
auteur  d'une  théologie  dogmatique  en  sept  volumes.  Ces  deux  pro- 
fesseurs donnent  à  leur  enseignement  la  consécration  solennelle  et  re- 
doutable de  la  publicité  ;  et,  sans  taire  qu'ils  doivent  à  leurs  maîtres, 
une  théologie  traditionnelle,  dontils  sont  les  bénéficiaires  distingués, 
leur  propre  travail  y  ajoute  une  réelle  valeur. 

Perriot  débute  par  ces  simples  paroles  :  «  Ces  leçons  ont  pour 
objet  la  théologie  dogmatique  ;  elles  se  composent  de  trois  parties 
inégales  et  dissemblables  :  1°  les  prolégomènes  de  la  théologie  sa- 
crée ;  2°  les  démonstrations  qui  préparent  à  la  foi  ou  la  théologie 
générale  ;  3°  les  traités  sur  les  dogmes  de  foi,  qui  constituent  la 
théologie  spéciale.  —  Dans  les  prolégomènes  de  la  théologie  sacrée, 
on  donne,  à  la  manière  scolastique,  la  définition  de  la  théologie,  et 
l'on  expose,  d'après  S.  Thomas,  le  système  lucide  des  cinq  causes  : 
la  cause  matérielle,  la  cause  formelle,  la  cause  efficiente^  la  cause 
exemplaire,  et  la  cause  finale  de  la  théologie.  C'est  le  premier  traité. 
—  Dans  la  théologie  générale  ou  préambulaire,  supposant  la  dé- 
monstration de  l'existence  de  Dieu  et  de  ses  principaux  attributs,  la 
connaissance  de  l'homme  comme  créature  raisonnable,  nous  pré- 
sentons une  seule  démonstration  totale,  par  laquelle  nous  condui- 
sons, comme  par  la  main  et  par  une  progression  convenable,  de  la 

notion  de  religion  et  de  révélation,   à  la  connaissance  de  l'Eglise 
Hist.  de  l'Eglise.  —  ï.  xliv  21 


322  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Romaine,  comme  instituée  de  Dieu,  nécessaire  et  certaine.  —  Or,  cette 
démonstration  totale  se  compose  de  démonstrations  particulières  : 
i^ldi  démoïisirsiïion  abstraite  de  la  religion  et  de  la  révélation,  par 
laquelle  on  démontre  que  l'une  et  l'autre  sont  nécessaires,  pourvues 
de  propriétés,  de  caractères,  de  notes,  qui  nous  apprennent  la  divi- 
nité de  la  religion  et  de  la  révélation  ;  2°  la  démonstration  concrète 
de  la  religion  révélée,  par  laquelle  on  établit  la  divinité  de  la  reli- 
gion et  révélation  mosaïque,  puis  de  la  religion  et  révélation  chré- 
tienne ;  3°  la  démonstration  catholique  par  laquelle  on  établit  que  la 
religion  chrétienne  et  la  révélation  divine  ont  été  conservées  dans 
TEglise,  que  Dieu  a  établie  en  forme  de  société  parfaite,  visible, 
perpétuelle,  nécessaire,  ouverte  à  tous  et  revêtue  de  caractères  qui 
la  distinguent  des  fausses  religions  :  à  laquelle,  par  conséquent,  cha- 
cun doit  être  agrégé  et  obéir  dans  les  choses  nécessaires  au  salut 
éternel.  Ici  se  termine  la  théologie  générale,  qui  se  résume  dans 
cette  formule  :  Il  faut  croire  tout  ce  que  croit  et  enseigne  TEglise, 
comme  révélé  de  Dieu.  Cette  démonstration  de  la  religion  révélée  ■= 
est  le  second  traité  de  notre  cours. 

«  Dans  la  théologie  spéciale,  quoiqu'on  puisse  commencer  plus  à 
propos  par  le  traité  de  Dieu,  nous  commençons  plus  utilement  par 
le  traité  de  l'Eglise,  afin  de  réunir  en  un  seul  traité  tout  ce  qui  se 
rapporte  à  l'Eglise,  en  tant  qu'elle  est  le  moyen  de  parvenir  à  la  foi 
et  objet  de  foi.  C'est  le  troisième  traité.   Suit  le  quatrième  traité  de, 
Dieu  un  et  trine  ;  ensuite  le  cinquième,  des  créatures  ;  le  sixième,i 
du  Verbe  incarné  et  de  la  bienheureuse  Vierge-Marie  ;  le  septième,' 
de  \h  grâce  ;  le  huitième,  des  sacrements  en  général  et  en  particulier 
du  mystère  de  l'Eucharistie,  en  tant  qu'elle  est  sacrement  et  sacri-  ^ 
fi  ce.  Le  traité  de  la  fin  de  l'homme  se  trouve  dans  le  traité  des  créa- 
tures. »  Tel  est  le  plan  de  la  théologie  de  Perriot.  j 

Dans  chaque  traité,  l'auteur  a  admis  un  tel  développement'  de 
matière,  que,  d'une  part,  il  tient  compte  du  temps  et  des  forces  du 
jeune  élève  à  qui  il  est  destiné  et  ne  l'écrase  pas  chaque  semestre  ;^ 
et,  d'autre  part,  qu'il  ne  lui  laisse  rien  ignorer  de  ce  qui  a  quelque 
importance  en  théologie.  C'est  pourquoi  il  a  tâché  de  conciUer  la 
brièveté  avec  l'abondance,  de  manière  que,  sous  prétexte  de  brièveté, 


LA    SCIENCK    CATHOLlQUl!:    EN    FRANCE  323 

on  ne  néglige  rien  de  ce  qui  est  nécessaire  pour  former  Tesprit  des 
jeunes  gens,  et  que,  pour  mériter  Téloge  de  l'érudition,  on  ne  passe 
pas  les  justes  bornes.  Du  reste,  il  s'est  appliqué  à  mettre  les  choses 
dans  un  tel  éclat  d'évidence,  que  Tétude  repose  Tesprit  au  lieu  de  le 
fatiguer,  et  rend  le  travail  à  la  fois  plus  facile  et  plus  utile. 

En  ce  qui  regarde  la  forme  de  ces  leçons,  tout  est  d'une  clarté  par- 
faite. Les  traités  se  suivent  dans  un  ordre  simple  ;  leurs  parties  sont 
bien  distribuées,  renfermées  dans  de  justes  limites,  développées  au- 
tant que  le  réclame  l'intégrité  des  questions.  De  plus,  chaque  traité 
est  partagé  en  chapitres,  en  articles  et  autant  de  divisions  nécessai- 
res ou  utiles  à  l'intelligence  du  sujet.  Enfin  l'auteur  suit  la  méthode 
et  la  langue  scolastiques,  comme  plus  propres  à  l'enseignement  et 
plus  propices  à  l'exactitude  des  doctrines. 

Toutes  les  fois  que  la  question  le  demande,  Fauteur  n'hésite  pas  à 
mettre  sous  les  yeux  des  élèves,  de  nombreux  et  explicites  témoignages 
des  traditions  divines  et  du  magistère  ecclésiastique  ;  par  là,  il  veut 
associer,  dans  une  juste  mesure,  à  la  théologie  scolastique,  la  théo- 
logie positive  ;  il  \ent  établir  clairement,  par  les  témoignages  des 
premiers  siècles,  que  les  mystères  de  la  foi  n'ont  pas  été  inventés 
dans  la  suite,  comme  l'affirment  les  esprits  téméraires  ;  et,  en  met- 
tant sous  les  yeux  des  élèves  d'admirables  exemples  de  Tingéniosité 
des  Pères,  il  veut  aider  les  élèves  devenus  prêtres,  à  les  imiter  un 
jour  dans  leurs  catéchismes  et  leurs  sermons. 

Sur  le  fond  des  doctrines,  l'auteur  suit  rigoureusement  les  données 
de  la  tradition  ;  il  ne  rapporte  que  l'enseignement  ancien  et  ne  le 
présente  que  dans  la  forme  reçue  de  son  exposition.  Disciple  de 
S.  Thomas,  il  suit  pas  à  pas  l'ange  de  l'Ecole,  il  se  conforme  en  tout 
au  sens  de  l'Eglise  et  à  la  pure  doctrine  du  Saint-Siège.  En  le  lisant, 
vous  vous  apercevez  qu'il  a  étudié  à  loisir  tous  les  maîtres  avec  une 
telle  fidélité,  qu'il  en  résume  tous  les  enseignements.  Dans  ses  trai- 
tés, vous  n'entendez  pas  seulement  toute  l'école  scolastique,  mais 
tous  les  théologiens  et  tous  les  Pères. 

Si  le  clergé  français  étudiait  encore  les  livres  latins,  il  aurait  fait, 
de  la  théologie  de  Perriot,  un  livre  en  vogue,  un  manuel  en  univer- 
sel crédit  ;  il  aurait,  suivant  l'usage,  décerné  à  l'auteur  le  titre  de 


324  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

jDoctor  resolutissimus.  C'est,  en  effet,  le  trait  caractéristique  de  ce 
théologien  :  il  résout  les  questions  avec  une  dextérité  si  habile,  qu'il 
passerait,  sans  se  heurter,  au  milieu  des  difficultés  les  plus  énormes, 
dans  une  voiture  à  quatre  chevaux.  La  preuve  en  est  qu'il  n'a  eu 
qu'à  mettre  sa  théologie  en  articles,  dans  VAmi  du  clergé,  pour  deve- 
nir par  la  force  des  choses,  le  consulteur  des  prêtres,  le  pénitencier 
des  confesseurs,  l'oracle  de  la  France  et  l'un  des  flambeaux  du 
monde.  Nous  atténuons  plutôt  ses  mérites,  que  nous  ne  consenti- 
rions à  les  exagérer  :  Perriot  est  un  maître. 

Mais  il  y  a  une  objection.  Des  gens,  ignares  ou  méchants,  ont  ex- 
ploité, contre  Perriot,  l'accusation  d'avoir  enseigné  l'impeccabilité 
du  Pape.  Cette  accusation  est  une  calomnie.  Perriot  enseigne  l'in- 
faillibilité du  Pape  ;  et  comme  un  sophiste  ose  dire  :  si  le  Pape  est 
infaillible,  il  est  impeccable,  Perriot,  loin  d'admettre  l'objection,  la 
réfute.  Avec  sa  lucidité  ordinaire,  il  distingue  entre  le  Pape,  comme 
docteur  privé  et  le  Pape  parlant  ex  cathedra.  Le  Pape,  comme  évê- 
que  de  l'Eglise  universelle,  parlant  à  tous  du  haut  de  la  Chaire  apos- 
tolique, est  infaillible  en  matière  de  foi,  de  mœurs  et  de  discipline 
générale  ;  mais  il  n'est  pas  infaillible,  comme  simple  particulier, 
comme  docteur  individuel,  si  grands  talents  qu'on  lui  suppose  et  de 
si  vastes  connaissances  qu'il  soit  doué.  Dans  le  premier  cas,  le  Pape 
est  l'agent  et  l'organe  de  l'infaillibilité  de  l'Eglise  ;  il  jouit,  en  vertu 
de  l'assistance  et  de  la  confirmation  de  Jésus-Christ,  d'une  infailli- 
bilité personnelle  et  perpétuelle,  par  lui-même,  sans  le  consentement 
des  évêques,  sans  leur  suffrage.  Dans  le  second  cas,  c'est  un  fils 
d'Adam,  un  homme,  qui  n'est  certes  pas  de  condition  ordinaire, 
mais  qui,  malgré  son  élévation  à  une  dignité  éminente,  ne  possède 
plus  l'impeccabilité  de  l'esprit  ;  il  peut  errer  dans  ses  conversations, 
dans  ses  discours,  dans  ses  lettres  et  même  dans  ses  livres.  Infailli- 
ble dans  tel  cas,  faillible  dans  tous  les  autres,  il  ne  possède  aucune- 
ment, dans  l'ordre  moral,  l'impeccabilité  de  la  conduite.  Le  Pape 
peut  commettre  et  commet  effectivement  des  fautes,  des  péchés  plus 
ou  moins  graves,  dont  il  doit  se  confesser,  comme  le  plus  humble 
chrétien. 

Accuser  Perriot  d'avoir  enseigné  l'impeccabilité  du  Pape,  est  une 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  32o 

inculpation  gratuite,  un  mensonge  absurde.  Ce  racontar  ne  traîne 
pas  moins  dans  certaines  régions  ;  il  est  une  marque  de  préjugés 
épais  ;  et,  s'il  n'honore  pas  beaucoup  Tesprit,  en  revanche,  il  favo- 
rise toujours  l'âpreté  de  certaines  convoitises. 

L'abbé  Perriot  n'était  appelé  au  journalisme,  ni  par  goût,  ni  par 
devoir.  Homme  d'humeur  pacifique,  professeur  de  théologie,  supé- 
rieur de  grand  séminaire,  il  était  plutôt,  par  état, éloigné  de  la  presse. 
Mais  son  esprit  était  ouvert  à  tous  les  problèmes,  son  cœur  plein 
d'une  résolution  généreuse  ;  lorsque  les  circonstances  voudraient 
solliciter  son  zèle,  elles  le  trouveraient  armé  pour  Tœuvre  qui  vien- 
drait implorer  son  appui.  En  1878,  quand  le  tribun  de  Topportu- 
risme  avait  poussé  le  cri  de  guerre  :  Le  cléricalisme,  voilà  Tennemi  ! 
l'éditeur  Victor  Palmé  avait  fondé  VA  mi  du  clergé,  avec  mission 
d'appeler  le  clergé  au  combat  et  de  répondre,  coup  pour  coup,  au 
cri  de  guerre.  A  la  liquidation  de  la  Société  de  Hbrairie  générale, 
l'abbé  Denis,  chancelier  de  Tévêché  de  Langres,  avait  acheté  VAmi 
du  clergé.  Lorsque  lui  Denis,  et  son  ami  Perriot  furent  frappés,  l'un 
comme  chancelier,  l'autre,  comme  supérieur  du  grand  séminaire,  li- 
bres tous  les  deux  de  leur  personne,  ils  se  retrouvèrent  debout  dans 
l'arène  du  journalisme.  Leur  but  était  d'embrasser,dans  ses  conclu- 
sions, toute  la  science  du  prêtre,  théorie  et  pratique.  Leur  mot  d'or- 
dre, c'était,  avant  tout,  de  marcher  d'accord  avec  la  sainte  Eglise 
catholique,  apostolique,  romaine,  mère  et  maîtresse  de  toutes  les 
églises. 

L'Ami  du  clergé  se  bifurque  en  deux  publications  hebdomadaires  : 
l'une  plus  petite,  pour  les  petites  bourses,  exclusivement  consacrée 
à  la  prédication  ;  l'autre,  tout  à  fait  complète,  répondant  à  tous  les 
vœux  du  presbytère.  Le  ministère  de  la  parole  étant  la  plus  haute 
fonction  du  prêtre,  VAmi  offre  des  modèles  de  prédication  pendant 
toute  l'année.  Vous  trouvez,  dans  ses  colonnes,  des  homélies  plus 
simples,  des  discours  plus  relevés,  des  prônes  sur  TEpitre  et  l'Evan- 
gile, de  grands  catéchèses  pour  les  fêtes  et  les  sujets  de  circonstance. 
Ces  volumes  réunis  forment  une  bibliothèque  des  prédicateurs,  très 
connue,  très  courue,  qu'il  est  superflu  de  louer.  —  En  second  lieu, 
VAmi  publie  les  décrets  des  congrégations  romaines  et,  par  un  bref 


326  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIII 

commentaire,  en  fixe  le  sens  exact.  —  En  troisième  lieu,  T^ 7m  donne 
des  consultations  sur  les  cas  difficiles  du  ministère  et  y  répond  en 
avocat  consulteur.  Le  dogme  na  pas  d'obscurités,  la  morale,  pas  de 
problème,  la  liturgie,  pas  de  cas,  le  droit  canon  pas  de  doute  que  le 
pénitencier  de  VAmi  ne  résolve  d'une  façon  définitive  ou  provisoire, 
mais  toujours  satisfaisante.  —  En  quatrième  lieu,  l'Amidonne  aussi 
des  consultations  sur  les  ordonnances  civiles  ecclésiastiques,  sur  les 
lois  nouvelles,  sur  les  circulaires  ministérielles,  sur  les  licols  législa- 
tifs et  les  nœuds  coulants  administratifs,  par  quoi  les  modernes  Pho- 
tius  veulent  nous  amener  au  schisme  ;  thème  qui  ne  sera  proba- 
blement pas  épuisé  par  la  séparation  de  TEglise  etdeTEtat.  —  Enfin 
VAmi  contient  des  études  d'histoire,  des  variétés,  une  correspondance 
littéraire  et  des  comptes -rendus  d'ouvrages  nouveaux.  Par  l'ensemble 
c'est  une  Encyclopédie  catholique,  toujours  en  marche,  qui,  parles 
renseignements  de  chaque  semaine,  ne  laisse  jamais  son  lecteur  dans 
l'ignorance  ou  dans  l'incertitude. 

L'abbé  Denis,  qui  avait  passé  vingt-cinq  ans  dans  les  bureaux  de 
l'administration  diocésaine,  possédait,  au  point  de  vue  pratique,  un 
esprit  de  discernement,  de  décision,  de  savoir-faire  qui  touchait  au 
génie;  l'abbé  Perriot,  qui  avait  passé  trente  ans  au  grand  séminaire, 
possédait,  au  point  de  vue  spéculatif,  la  connaissance  des  principes, 
des  doctrines  et  des  conclusions  de  la  science  avec  une  simplicité  et 
un  à'propos,  qui  n'est  pas  la  grandeur,  mais  qui  la  suppose.  Tous 
deux  firent  de  VAmi^  la  première  revue  paroissiale  du  monde  ;  et 
quand  Denis  mourut  prématurément,  Perriot  ne  laissa  pas  déchoir 
l'œuvre  commune.  Avec  le  concours  de  plus  jeunes  confrères,  mais 
dignes  collaborateurs,  il  n'est  pas,  que  nous  sachions,  dans  sa  revue, 
de  partie  faible.  Nous  regrettons  de  ne  pas  connaître  ces  humbles 
ouvriers  ;  comme  ils  ont  été  à  la  peine,  il  est  juste  qu'ils  soieùt  à 
l'honneur.  Quant  à  leur  porte-drapeau,  on  peut  être  aussi  méritant 
que  l'abbé  Perriot  ;  on  ne  peut  pas  l'être  plus,  dans  la  fonction  de 
dévouement  qu'il  remplit,  et  à  la  manière  dont  il  l'honore. 

Pourquoi  et  comment  un  tel  prêtre  a-t-il  pu  être  frappé  de  pros- 
cription ?  En  1878,  par  un  contraste  inexplicable,  au  moment  où  le 
chef  de  file  de  la  franc-maçonnerie  poussait  contre  l'Eglise  le  cri  de 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  327 

guerre,  dans  l'Eglise  se  répandait  le  mot  d'ordre  que,  pour  défendre 
ses  droits  et  ses  intérêts,  il  fallait  se  confier  aux  doctrines  libérales.  Le 
libéralism  e  révolutionnaire  voulait  la  déchristianisation  de  laFrance  ; 
le  libéralisme  catholique  libéral  serait  l'antidote,  le  remède,  le  moyen 
de  salut.  En  1884,  à  Langres,  Tavènement  de  Tévèque  Larue  fut  le 
signal  d  une  révolution  dans  les  idées.  Au  lieu  de  Tintransigeance 
d'un  La  Luzerne  ou  d  un  Parisis,  on  eut  la  sagesse  qui  consiste  à 
croiser  les  bras,  et  la  vaillance  qui  donne  carte  blanche  à  l'ennemi,  de 
peur  de  1  e  provoquer  par  la  résistance  à  de  plus  radicales  destruc- 
tions. Les  trois  ou  quatre  libéraux  du  diocèse  profitèrent  de  cette 
occasion  pour  se  poussera  la  fortune  et  se  nantir  de  bons  postes. 
Mais,  pour  y  arriver,  il  fallait  abattre  les  titulaires  des  plus  hautes 
charges.  Alors  eut  lieu  un  nouveau  massacre  des  innocents.  La  revue 
mensuelle  dnClergé contemporain,  t.  III,  a  donné  avec  une  scrupu- 
leuse exactitude,  le  récit  de  la  proscription  de  Perriot.  C'est,  à^^pro- 
prement  parler,  abominable  Gomme  nous  n'écrivons  pas  avec  la 
plume  de  Procope,  par  respect  pour  la  victime,  pour  l'Eglise  et  pour 
l'histoire,  nous  voulons  garder  le  silence.  Mais  pendant  que  les 
triomphateurs,  qui  avaient  promis  d'étonner  le  monde  par  l'éclat 
de  leurs  œuvres,  n'ont  assisté  qu'à  des  ruines,  et  ne  sont  guère  que 
des  fossoyeurs  d'églises,  le  proscrit  Perriot,  comme  Zorobabel  et 
Néhémie,  a  continué  d'élever  la  voix  pour  conjurer  les  malheurs  et 
réparer  les  désastres  de  la  cité  sainte.  Aux  uns,  la  flétrissure  ;  à 
l'autre,  une  branche  de  laurier. 

17^  Bénédictins.  —  Nous  venons  aux  ordres  religieux. 

Lorsque  les  prophètes  s'élevaient  contre  les  crimes  d'Israël,  ils  ne 
manquaient  pas  d'en  annoncer  le  châtiment,  mais,  au  châtiment  lui- 
même,  ils  rattachaient  des  espérances.  A  leur  exemple,  au  milieu  des 
épreuves  de  l'Eglise,  si  nous  ne  devons  pas  taire  que  la  cause  en  est 
à  nos  fautes,  nous  n'oublions  pas  que  Dieu  sait  tirer,  de  ses  épreuves, 
quelques  bénédictions.  Dans  la  proscription  présente  de  nos  ordres 
religieux  et  de  nos  congrégations  enseignantes^  par  exemple,  s'il  y 
a,  pour  la  France,  un  malheur  et  un  anathème,  il  y  a,  par  le  fait  de 
leur  dispersion,  pour  tous  les  autres  peuples,  un  insigne  bienfait. 


328  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

On  le  verra  mieux  plus  tard  ;  ici,  nous  ne  pouvons  en  recueillir  que 
des  indices. 

Quand  on  parle  des  ordres  religieux  le  premier  qui  se  présente  à 
Tesprit,  c'est  Tordre  de  S.  Benoit.  La  révolution  de  1789  Tavait  dé- 
truit ;  la  révolution  de  1889  Ta  détruit  une  seconde  fois  Dans  cet 
espace  d'un  siècle,  dom  Guéranger  en  1833-1835,  avait  rétabli  à  So- 
lesmes,  dans  la  Sarthe,  Tordre  bénédictin.  De  Solesmes  étaient  partis 
des  essaims  de  moines  pour  relever  les  monastères  de  Ligugé  près 
de  Poitiers,  de  Sainte-Madeleine  de  Marseille,  de  St-Maur  de  Glan- 
feuil,  de  St-Wandrille,  de  Kerautrech  et  d'une  petite  maison  près 
Saint-Omer.  Ligugé  avait  fondé  à  Paris,  rue  Vanneau,  puis  à  Au- 
teuil,  une  maison  d'études,  qui  depuis  s'est  déclarée,  sinon  scission- 
naire,  du  moins  indépendante  de  la  Congrégation  de  Solesmes.  Les 
Bénédictins  prêcheurs  de  la  Pierre-qui-vire,  fondés  par  le  P.  Muard, 
n'appartiennent  pas  à  cette  congrégation.  En  1880,  Tordre  avait  cé- 
lébré son  douzième  centenaire  ;  Mgr  Sauvé,  par  trois  discours,  en 
avait  célébré  magnifiquement  la  haute  importance  ;  nous  ne  pouvons, 
nous,  qu'en  constater  la  solide  structure.  A  dom  Guéranger  avaient 
succédé,  à  Solesmes,  dom  Couturier  et  dom  Delatte  ;  à  Ligugé,  dom 
Bastide  et  dom  Bourrigault  ;  à  Marseille,  dom  Gauthey  ;  à  St-Wan- 
drille,  dom   Pothier  et  dom  Ferrotin  ;  à  St-Maur,  dom  Coetlosquet. 

Dom  Guéranger  ne  s'était  pas  contenté  de  relever  Solesmes,  il  avait 
fondé,  dans  le  voisinage,  un  monastère  de  Bénédictines.  L'abbé  avait 
été  prié  de  préparer  une  jeune  fille  à  la  première  communion  ;  il  la 
dirigea  vers  la  vie  monastique  et  en  fit  la  pierre  fondamentale  du 
couvent  de  Sainte-Cécile  ;  cette  religieuse  devint  abbesse  en  1872. 
Par  le  fait,  elle  renouvelait  la  tradition  de  sainte  Scolastique  ;  elle 
savait  le  latin,  était  peintre  et  musicienne,  pouvait  diriger  l'office 
divin  et  même  le  travail  intellectuel  :  c'était  une  tête.  D'après  les 
usages  bénédictins,  là  où  il  y  a  des  religieuses,  l'office  se  peut  chan- 
ter à  deux  chœurs  et  la  mère  abbesse  diriger  les  plus  jeunes  reli- 
gieux. Deux  religieux  avaient  cru  y  voir  du  mal  et  avait  dénoncé  le 
fait  à  Rome.  Après  enquête,  dom  Delatte  avait  été  un  instant  sus- 
pendu, puis  rétabh.  C'est  affaire  finie;  les  Bénédictines  sont  main- 
tenant à  l'île  de  Wight,  et  l'un  des  dénonciateurs,  pour  mieux 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  329 

prouver  sa  vertu,  a  fini  par  se  marier.  Des  zélateurs  ne  sont  souvent 
tels  que  par  Tinfoction  d'une  secrète  perversité  :  ils  voient  dans  les 
autres  la  corruption  qu'ils  ne  discernent  pas  en  eux-mêmes. 

Sauf  cet  incident  sans  importance,  Tordre  de  S.  Benoit  en  France 
est  absolument  sans  tache  et  tout  rayonnant  de  gloire  littéraire.  Dom 
Guéranger  était,  de  son  temps,  en  Europe,  Tun  des  patriciens  de  Tin- 
telligence  ecclésiastique  ;  dom  Pitra  devint  cardinal,  parce  qu'il  était 
Tun  des  princes  de  l'érudition  contemporaine  ;  dom  Piolin,  Thistoricn 
de  l'Eglise  du  Mans,  le  continuateur  des  Petits  Bollandistes,  l'éditeur 
de  la  Gallia  christiana,  président  de  la  société  des  Antiquaires  de 
rOuest,  était  une  étoile  de  première  grandeur,  au  ciel  de  l'érudition. 
Dom  Le  Basnier,  un  moine  du  moyen  âge,  a  traduit  S.  Bonaventure 
dans  la  langue  du  sire  de  Joinville,  Le  Menand  des  Ghènais  a  com- 
posé un  volume  sur  l'Atlantide  et  laissé  huit  volumes  de  manuscrit, 
prêts  pour  l'impression.  Dom  Ghamard  a  publié  les  Saints  de  /'An- 
jou, les  Eglises  du  monde  Romain^  V Apostolicité  des  églises  de  la 
Gaule,  quelques  brochures  et  quelques  articles,  entre  autres  contre 
le  Libp.r  Poniificalis  de  Duchesne,  dont  l'esprit  lui  paraît,  sinon 
mauvais,  du  moins  très  contestable.  Dom  Besse,  qui  paraît  parfois 
franchir  les  frontières  de  la  vie  monastique,  a  donné  deux  ouvrages 
sur  les  moines  d'Orient  et  sur  les  moines  d'Afrique  et  ses  idées  sur 
la  vie  bénédictine  comme  il  la  comprend,  Dom  Rabory,  né  à  Barce- 
lone en  1843,  prêtre  au  Mans  sous  Mgr  Bouvier,  dirige  à  Tours  une 
œuvre  des  servantes  pauvres  et  une  petite  association  des  Oblates 
de  S.  Benoit,  fondée  à  Angers  en  1872,  par  dom  Leduc,  l'une  des 
plus  sympathiques  figures  de  l'ordre  de  S.  Benoit.  On  lui  doit  une 
Vie  de  Ste  Françoise  Romaine^  une  Vie  de  Louise  de  Bourbon 
avec  un  volume  de  lettres  et  un  opuscule  sur  l'Espagne, 

Depuis  la  dispersion,  les  moines  Bénédictins  ont  une  maison  à 
Silos  en  Espagne,  et  une  à  Farnborough  en  Angleterre.  En  1880, 
dom  Couturier,  voyant  le  danger  venir,  avait  songé  à  l'expatriation  ; 
après  la  proscription,  Ligugé  fonda  la  maison  de  Silos.  C'est  un  an- 
cien couvent  perdu  dans  les  montagnes  ;  S.  Dominique  avait  été 
obtenu  après  un  pèlerinage  de  sa  mère  à  Silos.  Pour  y  aller  de  Bur- 
gos,  il  faut  six  heures  de  voiture  et  quatre  heures  de  cheval  ;  les 


330  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

difficultés  du  voyage  ne  nous  ont  pas  permis  de  visiter  Silos  ;  mais 
sa  situation  permet  de  comparer  ce  monastère  à  Subiaco  :  c'est  une 
garantie  pour  sa  vertu.  L'abbé  de  Silos  est  domGuépin,  auteur  de  la 
vie  du  B.  Josaphat  Kuncevicks  et  Téditeur  de  la  2^  édition  des  Insti- 
tutions liturgiques  de  dom  Guéranger  :  c'est  un  des  hommes  les  plus 
versés  dans  la  connaissance  de  Thistoire  contemporaine. 

La  maison  de  Farnborough  a  pour  abbé  dom  Fernand  Gabrol. 
Une  dame  d'honneur  de  l'Impératrice  venait  tous  les  ans  faire  une 
retraite  à  Solesmes  ;  même  avant  la  dispersion  forcée,  elle  avait  né- 
gocié l'appel  de  l'ordre  en  Angleterre  pour  garder  les  cendres  de 
l'Empereur.  De  là  le  couvent  des  Bénédictins  de  Farnborough  et  le 
couvent  des  Bénédictines  dans  l'île  de  Wight.Dom  Gabrol  est  le  moine 
bénédictin  dans  toute  la  grandeur  de  son  rôle,  fondateur  de  maisons, 
savant,  écrivain,  un  émule  de  Mabillon.  L'histoire  lui  doit  une  Vie 
de  dom  Pitra,  la  Prière  antique^  des  conférences  sur  la  liturgie, 
une  Bibliographie  de  l'ordre  de  S.  Benoit  dont  il  se  prépare  une 
seconde  édition,  une  collection  d'Analecta  liturgica  et  un  Diction- 
naire de  liturgie  en  plusieurs  volumes  in-quarto,  le  digne  pendant 
des  deux  grands  Dictionnaires  d'Ecriture  sainte  et  de  Théologie. 

La  grande  fonction  des  Bénédictins,  c'est  la  prière,  c'est  l'office 
liturgique  :  le  cardinal  Pie,  dans  l'éloge  funèbre  de  dom  Guéranger, 
en  a  célébré  les  multiples  excellences.  Outre  la  piété  qu'ils  y  appor- 
tent, les  Bénédictins  ont  voulu  acquérir  la  science  de  la  prière  et 
notamment  s'appliquer  à  la  restauration  de  la  musique  religieuse. 
Pie  X  a  ordonné  une  restauration  de  cette  musique  et  un  retour  au 
plain-chant  grégorien.  D'autres  avant  eux  s'en  sont  occupés,  pour 
l'explication  des  mesures,  notamment  François  Raillard  ;  d'autres 
après  eux  pourront  s'en  occuper  encore.  Les  Bénédictins  tiennent 
ce  qu'on  appelle  le  haut  du  pavé  :  dom  Pothier  est  réputé  le  pli^s 
sage  interprète  des  vieux  manuscrits  ;  dom  Mocquereau  ne  serait  pas 
entièrement  de  son  avis  et  un  professeur  laïque  des  cours  de  Sor- 
bonne  soutiendrait  précisément  le  contraire  ou  à  peu  près.  Le  Saint- 
Siège  a  donné  raison  à  Solesmes  ;  après  avoir  retiré,  à  Pustet  de  Ra- 
tisbonne,  son  privilège,  écrit  à  Solesmes,  qu'il  appartient  aujourd'hui 
de  doter  l'Eglise  de  graduels,  d'antiphonaires  et  de  tous  les  livres 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  331 

de  chants  qu'exige  le  cérémonial  des  évoques.  Atteindre  i\  la  per- 
fection absolue  a  toujours  été  réputé  difficile  ;  mais  y  viser  toujours, 
c'est  peut-être  le  seul  moyen  d'y  atteindre. 

18»  Capucins.  —  Toute  création  humaine,  môme  religieuse,  môme 
visant  à  la  perfection,  est  sujette  aux  ravages  du  temps.  La  perfec- 
tion est  trop  haute  pour  la  généralité  des  hommes,  et  môme  ceux 
qui  y  aspirent,  sont  exposés  à  en  déchoir.  La  grande  création  mo- 
nastique de  S.  Benoit  de  Nursie,  si  puissante  pendant  quatre  siè- 
cles, appelait,  au  ix®  siècle,  la  réforme  de  S.  Benoit  d'Aniane.  Deux 
siècles  après,  la  fondation  de  Gluny  et  la  réforme  de  Giteaux  lui  in- 
fusaient une  vitalité  nouvelle.  D'autres  plus  tard,  Rancé  auxvii®  siè- 
cle, dom  Guéranger  au  xix®,  sauront  la  réformer  et  la  ressusciter  en 
France.  Mais,  il  y  a  une  vertu  que  Tordre  de  S.  Benoit  n'a  jamais 
perdue,  c'est  cette  puissance  d'esprit  qui  crée  des  œuvres  de  haute 
science  et  de  savante  histoire.  Toutefois,  au  xii*  siècle,  Dieu,  dans  sa 
miséricorde,  voulut,  pour  l'honneur  de  l'Eglise  et  le  salut  des  na- 
tions, créer  deux  nouvelles  formes  de  l'activité  monastique  ;  dans 
ce  dessein,  il  suscita  S.  François  d'Assise  et  S.  Dominique  de 
Guzman. 

Nous  ne  jetterons  pas,  sur  l'évolution,  six  fois  séculaire,  de  ces 
deux  ordres,  un  coup  d'œil  rétrospectif  ;  mais  nous  voulons  citer 
quelques  noms  qui  les  honorent  devant  la  postérité.  Pour  les  frères 
mineurs,  nous  citons  le  P.  Hilaire  de  Paris. 

Eugène-François  Mongin  était  né  à  Paris,  en  1831,  de  parents 
originaires  d'Arbot  (Haute-Marne).  Un  de  ses  oncles,  quand  il  eut 
atteint  l'âge  de  seize  ans,  le  plaça  au  petit  séminaire  de  Langres,  où 
il  fit  toutes  ses  études  secondaires.  Au  sortir  de  la  rhétorique,  où  il 
avait  brillé  d'un  vif  éclat,  il  entra  au  grand  séminaire,  où  il  se  dis- 
tingua, par  sa  facilité  à  comprendre  les  questions  les  plus  difficiles 
et  par  son  souci  de  n'en  parler  qu'avec  une  irréfragable  précision. 
Avant  qu'il  fût  promu  au  sacerdoce,  les  supérieurs  jugèrent  bon,  par 
une  initiative  alors  exceptionnelle,  de  l'envoyer  à  Rome  pour  com- 
pléter, pendant  deux  ans,  ses  études  de  théologie  et  conquérir  les 
deux  diplômes  de  théologie  et  de  droit  canon.  Alors,  par  une  vocation 
qui  ne  laissait  aucun  doute,  il  entra  dans  Tordre  des  Gapucins  et  y 


332  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

fut  employé  tantôt  à  la  prédication,  tantôt  au  professorat.  Mais  sa 
puissance  d'esprit  prit  bientôt  le  dessus,  et,  sans  négliger  ni  le  pro- 
fessorat ni  la  prédication,  le  P.  Hilaire  se  consacra  à  la  composition 
et  à  la  publication  de  grands  ouvrages.  En  \oici,  un  peu  en  abrégé, 
la  nomenclature  : 

1<^  Theologiœ  iiniversalis  elementa,  1  vol.  in-8°,  Lyon,  1866  ; 

2°  Theologia  universalisa  3  vol.  in-8%  Lyon,  1868  ; 

3°  Expositio  latina  Régula  fratrum  minorum,  1  vol.  in-4°,  Lyon» 

1870  ; 

4°  Cur  Deus  homo,  Dissertation  sur  le  motif  de  Tlncarnation, 
Lyon,  1867  ; 

5°  De  dogmate  infallibilitatis,   dissertatio  brevis,  Lyon,  1870  ; 

6°  De  dogmaticis  definitionibus,  Fribourg,  1871  ; 

7°  Liber  tertii  ordinis^  un  gros  volume  in-4°,  Genève,  Trembley, 
1888. 

En  négligeant  ici  quelques  opuscules,  nous  voyons  s'ajouter,  aux 
ouvrages  latins,  les  ouvrages  français  dont  suivent  les  titres  : 

1°  Grandes  questions  :  le  souverain  pouvoir,  la  politique  univer- 
selle, le  pape,  Fribourg,  1871  ; 

20  Le  libéralisme,  Fribourg,  1871  ; 

3°  L'internationale,  Fribourg,  1871  ; 

4**  Notion  théologique  sur  les  arts,  Fribourg,  1871  ; 

50  Panégyrique  de  S.  Sigismond,  roi  de  Bourgogne,  Fribourg, 

1871  ; 

6^  Réflexions  sur  Vunion  de  la  théologie  avec  les  sciences  et  avec 
la  médecine,  Fribourg,  1871. 

7°  La  Croix  miraculeuse  de  Sainte  Colette,  Fribourg,  1872  ; 

8°  Exposition  de  la  règle  de  S.  François  et  histoire  de  la  pau- 
vreté, Fribourg,  iSl^;  ' 

9*^  Notre-Dame  de  Lourdes,  1  vol.  in-8°,  Lyon,  1880  ; 

10**  La  Madone  de  S.  Luc,  Paris,  1888  ; 

11**  Sermons  et  discours,  4  vol.  in-12,  publiés  à  différentes  épo- 
ques ; 

12®  S.  Antoine  de  Padoue. 

Le  P .  Hilaire  avait  encore  publié  quelques  opuscules  sur  le  Tiers- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FhANCE  333 

Ordre,  manuels,  billets,  etc.  De  plus  il  avait  composé,  non  publié  : 
10  Une  philosophie  naturelle  en  dix  volumes  ;  2"  une  théologie  uni- 
verselle en  trente  ou  quarante  volumes,  où  il  procédait  par  exposi- 
tion, explications  et  citations  :  le  tout  en  français.  Nous  ignorons  ce 
que  sont  devenus  ces  manuscrits  ;  nous  en  possédons  un  seul  vo- 
lume, sur  la  création. 

Le  P.  Hilaire  était  notre  condisciple  et,  jusqu'à  son  dernier  jour, 
notre  intime  ami.  Nous  attestons  qu'il  était,  en  philosophie  et  en 
théologie,  le  plus  fort  de  ses  émulés  et  c'est  à  bon  droit  que  les  su- 
périeurs l'ont  envoyé  à  Rome  pour  compléter  ses  études  sacerdo- 
tales. 

Le  P.  Hilaire  de  Paris,  nous  écrit  un  religieux  italien  qui  Ta  connu 
à  fond,  d'un  caractère  enjoué,  vif  et  impétueux  comme  les  Parisiens, 
a  aussi  comme  eux  beaucoup  et  trop  de  franchise,  beaucoup  et  trop 
de  confiance  envers  qui  ne  l'a  pas  encore  trompé.  Ce  qui  lui  est 
propre,  c'est  une  vraie  passioni^ouv  la  vérité.  Il  la  cherche  jusqu'au 
bout,  en  allant  au  fond  des  choses,  là  même  où  personne  avant  lui 
n'avait  osé  s'aventurer,  et  quand  il  a  trouvé  la  vérité,  il  la  défend 
avec  la  même  passion  qui  lui  avait  donné  la  persévérance  pour  la 
chercher  et  la  trouver.  Après  avoir  été  grand  chercheur,  et  bûcheur 
infatigable,  il  devient  donc  grand  batailleur,  et  lutteur  hardi  :  il 
attaque  quiconque  enseigne  des  choses  fausses  ou  mauvaises  :  et, 
dans  cette  attaque,  il  ne  fait  acception  âe  personne.  Pour  lui,  la 
personnalité  quelconque,  amie  ou  ennemie,  peu  importe,  n'est  rien  : 
l'individualité  concrète  disparaît  à  ses  yeux  ;  pour  lui  les  hommes  ne 
sont  rien  ;  les  principes  c'est  tout.  Or  notre  époque  Hbérale,  si  bien 
montée  en  faux  principes  et  opinions  subversives,  abonde  d'hommes 
à  demi-science,  avec  des  idées  erronées  et  désastreuses.  C'est  pour- 
quoi le  P.  Hilaire  a  trouvé  sur  son  chemin,  sans  le  vouloir,  mille 
points  d'attaque,  sur  le  terrain  politique,  clérical  et  religieux.  De  là, 
sans  le  vouloir,  il  s'est  trouvé  luttant  contre  tous,  et  tous  luttant 
contre  lui  :  Manus  ejus  contra  omnes,  et  manus  omnium  contra 
eum. 

Par  suite,  le  P.  Hilaire,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie,  avait 
été  atteint  trois  fois  par  les  censures  de  l'Eglise  et  môme  exclu  de 


334  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

son  ordre.  L'évêque  de  Gastel-Saint-Elie  n'avait  pas  hésité  à  le  re- 
cevoir dans  son  couvent  des  Frères  Mineurs  et  lui  avait  rendu 
le  plus  explicite  témoignage.  Mgr  Dubillard,  évêque  de  Quimper, 
l'avait  défendu  spontanément  près  de  Léon  XIII  et  devait  se  rendre 
à  Rome  pour  la  révision  de  cette  affaire.  Le  général  des  Capucins 
était  prêt  à  le  réintégrer,  lorsque  le  P.  Hilaire,  prenant  un  bain  dans 
le  lac  de  Népi  avec  un  jeune  prêtre,  ce  prêtre  se  noyait  :  le  P.  Hilaire 
courut  à  son  secours,  l'autre  le  saisit  convulsivement  et  l'entraîna 
dans  l'abîme.  Le  P.  Hilaire  mourait  dans  l'acte  même  de  la  charité. 

Mgr  Dubillard,  auteur  d'un  cours  classique  de  théologie,  présente 
ce  cours  comme  un  abrégé  de  la  Théologie  universelle  du  P. H  ilaire  ; 
il  l'appelle,  dans  la  préface,  un  théologien  très  célèbre  par  sa  science 
et  par  ses  écrits  ;  il  va  jusqu'à  le  comparer  à  Bellarmin  et  à  Suarez. 
Le  docteur  Scheeben,  de  Cologne,  déclare  que  le  P.  Hilaire  est  le  plus 
grand  théologien  de  France  au  xix^  siècle. 

19°  Dominicains.  —  En  1840,  le  P.  Lacordaire  avait  rétabli,  en 
France,  l'ordre  des  Frères  Prêcheurs.  Pour  cette  restauration,  Lacor- 
daire possédait,  à  un  très  haut  degré,  Téloquence.  Par  l'éclat  de  sa 
prédication,  il  attira,  dans  ses  noviciats,  une  foule  de  recrues,  de  la 
plus  particulière  distinction.  Il  serait  difficile  de  trouver,  dans  l'his- 
toire d'aucun  ordre,  une  période  plus  féconde.  Cependant  pour 
relever  un  ordre  rehgieux,  l'éloquence  ne  suffit  pas  ;  il  faut  des 
soubassements  plus  modestes.  Le  P.  Lacordaire  avait  deux  défauts  : 
il  était  libéral  et  n'avait  pas  reçu  d'enseignement  élémentaire  de  la 
théologie.  La  théologie  classique  paraît  bien  modeste,  elle  est  indis- 
pensable, et  qui  l'ignore  paraîtra  toujours  faible  par  quelque  en- 
droit. Lacordaire  et  aussi  Lamennais  en  sont  la  preuve  ;  le  génie 
même  ne  peut  porter  remède  à  cette  pauvreté.  Le  libéralisme,  chez 
Lacordaire,  était  sans  doute  atténué  par  beaucoup  de  réserves  et  par 
la  crainte  des  censures  de  Rome  ;  Lacordaire,  malgré  ses  réservés, 
y  revenait  toujours  et  mourut  dans  l'impénitence.  Mais  éloquent,  il 
Tétait  tellement,  qu'il  ne  pouvait  pas  s'empêcher  de  l'être.  Dans  la 
conversation  familière,  il  ne  brillait  pas  et  ratait  volontiers  un  trait 
d'esprit.  Dans  les  lettres  d'affaires,  c'était  le  premier  des  majordo- 
mes ;  mais  il  n'a  pas  écrit,  comme  Gicéron,  des  lettres  familières. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRAINCE  835 

Pour  écrire  à  ses  coiTespondants,  il  monte  sur  le  trépied.  Dès  qu'il  a 
pris  feu,  il  rend  des  oracles.  Les  lettres  de  Lacordaire  sont  pi'csque 
aussi  belles,  parfois  plus  que  ses  conférences. 

Les  défauts  s'imiteut  plus  facilement  que  les  qualités.  Au  début, 
les  jeunes  Dominicains  s'élançaient  tous  sur  les  traces  de  leur  maî- 
tre ;  il  fallut  en  rabattre.  Lacordaire  lui-môme  les  tint  aux  études 
sérieuses  et  sut  les  enfermer  dans  les  strictes  frontières  de  l'ortho- 
doxie. Dieu  Ten  récompensa  en  lui  donnant  des  successeurs  qui  fu- 
rent ses  égaux  en  mérites.  Nous  n'en  citerons  que  deux  :  le  P.  Mon- 
sabré  et  le  P.  Janvier,  tous  deux  fervents  disciples  de  S.  Thomas. 
L'un  a  donné,  en  vingt  volumes,  une  exposition  du  dogme  catholi- 
que ;  l'autre  poursuit,  dans  la  chaire  de  Notre-Dame,  une  exposition 
de  la  morale  chrétienne.  Ce  sont  deux  œuvres  éternelles,  comme  les 
pyramides  de  la  science  et  de  Téloquence. 

Parmi  les  nombreux  Dominicains,  dont  la  postérité  gardera  les 
œuvres,  nous  n'en  voulons  citer  qu'un  ;  par  une  singularité  rare,  le 
P.  Constant  n'a  voulu  briller  que  par  l'exactitude  scrupuleuse  de  la 
doctrine  et  par  la  perfection  du  bon  sens.  Ce  n'est  pas  un  Domini- 
cain envolé  ;  c'est  un  Dominicain,  qui  tient  ferme  sur  ses  jambes, 
parlant  à  son  aise,  toujours  avec  précision,  parfois  avec  éloquence, 
au  mieux  des  intérêts  de  l'âme. 

Le  P.  Constant  était  né  au  pays  chartrain  vers  1827  ;  il  fit  toutes 
ses  études  à  Orléans  ;  et,  devenu  prêtre,  se  consacra  au  service  des 
âmes,  dans  l'ordre  de  S.  Dominique,  alors  dans  tout  l'éclat  de  sa 
restauration  en  France.  Les  Dominicains  sont  des  frères  prêcheurs. 
La  vie  intérieure  du  P.  Constant  n'offre  aucun  incident  remarqua- 
ble ;  elle  est  toute  dans  Tobservance  fidèle  des  règles  de  sa  profes- 
sion. Sa  vie  extérieure  peut  se  traduire  dans  une  phrase  :  il  prêcha 
de  Rome  à  Londres,  de  Bruxelles  à  Perpignan  et  de  Quimper  à  Stras- 
bourg. Ses  prédications  roulent  sur  l'Incarnation,  sur  Nazareth  ou 
les  lois  de  la  famille  chrétienne,  les  merveilles  de  la  foi  des  saints,  les 
péchés  de  la  langue  et  de  la  jalousie,  et  quelques  sujets  analogues, 
un  peu  nouveaux  peut-être,  mais  traités,  comme  on  dit,  de  main  de 
maître.  En  dehors  de  sa  prédication,  le  P.  Constant  a  publié  deux 
volumes  d'histoire,  l'un  sur  le  Pape  et  la  liberté,  l'autre  sur  le  rôle 


336  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIU 

des  Juifs  en  histoire.  Dans  ses  derniers  temps,  le  P.  Constant,  octogé- 
naire, publiait  dans  la  Revue  du  monde  catholique^  quatre  ou  cinq 
lettres,  également  sur  des  points  d'histoire  ;  ces  lettres  sont  anonymes 
et  se  permettent  toute  la  désinvolture  d'une  sincérité,  qui  ne  recule 
devant  rien  pour  dire  toute  la  vérité.  Vitam  impendere  vero  :  c'est 
la  devise  du  P.  Constant. 

20°  Les  Jésuites.  —  Les  Jésuites  sont  peut-être  Tordre  le  plus  sa- 
vant et  le  plus  puissant  de  la  sainte  Eglise.  Le  sillon  lumineux,  par- 
fois miraculeux,  qu'ils  ont  creusé  en  histoire  depuis  trois  siècles, 
offre,  à  Tesprit  humain,  un  juste  sujet  d'admiration.  Proscrits  au- 
jourd'hui presque  partout,  à  cause  de  leurs  bienfaits  et  de  leur  puis- 
sance, en  subissant  les  effets  douloureux  de  la  proscription,  ils  ajou- 
tent, à  leur  grandeur,  un  nouveau  reflet.  Aux  missions,  ils  sont  des 
héros  ;  en  Allemagne  et  en  Espagne,  il  n'y  a  rien  au-dessus  de  leurs 
œuvres  et  de  leurs  personnes  ;  ils  ont  des  savants  dans  toutes  les 
branches  de  culture  intellectuelle.  En  France,  où  ils  n'ont  pu  guère 
que  se  consacrer  à  l'enseignement  littéraire  et  scientifique,  ils  l'ont 
fait  avec  une  supériorité  écrasante  pour  les  adversaires  ;  de  là  le 
parti  pris  de  les  jeter  dehors.  Dans  des  épreuves  si  tristes,  ils  se 
montrent  toujours  pédagogues  de  premier  ordre.  En  dehors  du  ser- 
vice scolaire,  ils  ont  publié,  sous  le  titre  d'Etudes^  une  des  premiè- 
res revues  catholiques  du  monde.  Parmi  leurs  savants,  nous  n'en 
citerons  ici  qu'un  petit  nombre,  et  nous  les  prenons  dans  les  plus 
humbles  sphères  du  travail. 

Ceux  qui  s'instruisent  avec  les  livres,  exposent,  synthétisent  et 
vulgarisent  une  science  faite  ;  ils  n'ajoutent  rien  aux  conquêtes  de 
l'esprit,  que  leurs  propres  conceptions.  Ceux  qui  s'instruisent  dans 
les  archives,  reculent  les  bornes  du  savoir  et  agrandissent  le  trésor 
des  connaissances.  Tout  ce  qu'ils  ajoutent  à  la  science  acquise,  est 
du  nouveau.  On  a  fait,  en  France,  dans  cet  ordre,  depuis  cent  ans, 
surtout  pour  l'histoire  provinciale  et  communale,  les  plus  utiles  tra- 
vaux, ils  se  continueront.  Dans  l'Eglise  on  est  venu  aussi  à  ce  re- 
cours aux  archives  et  à  la  révision  des  textes.  Par  exemple,  l'abbé 
Lebarcq  a  fait  une  précieuse  révision  des  sermons  de  Bossuet  ;  le 
P.  Griselle  en  fait  une  analogue  sur  les  sermons  de  Bourdaloue, 


LA    SCIE^CI•:    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  337 

gâtés  par  le  P.  Bretonneau  ;  le  P.  Chérot,  un  autre  Jésuite,  offre  cette 
particularité,  qu'il  a  traité,  à  la  lumière  des  archives,  un  nombre 
considérable  de  points  obscurs  ou  contestés  d'histoire. 

Henri  Chérot,  né  à  Sens  en  1856,  brillant  élève  des  Jésuites  de 
Dùle,  entrait  au  noviciat  de  la  Compagnie  de  Jésus,  province  de 
Champagne,  à  Saint-Acheul,  en  1875.  De  bonne  heure  il  fut  appli- 
qué à  écrire  ;  c'était  >iraiment  sa  vocation,  et  dès  son  premier  ouvrage 
sur  le  P.  Le  Moyne,  paru  en  1887,  mais  préparé  par  de  longues  an- 
nées de  recherches  consciencieuses  et  fécondes,  il  pénétra  dans  le 
domaine  de  Thistoire  et  de  l'érudition  pour  s'y  établir  en  maître.  Sur 
ce  terrain,  il  avait  de  qui  tenir,  et  son  tempérament  d'érudit  hors 
ligne,  comme  aussi  son  goût  pour  les  choses  militaires  et  les  «  figu- 
res de  soldats  »,  s'explique  par  l'histoire  même  de  sa  famille.  Si,  de 
son  père,  il  reçut  un  nom  connu  et  estimé  dans  la  ville  de  Sens,  il 
descendait  par  sa  mère  d'une  des  plus  anciennes  maisons  de  la  no- 
blesse tonnerroise.  Ses  ancêtres  s'y  distinguèrent  au  Parlement  dès 
le  seizième  siècle.  Au  dix-septième,  à  cette  illustration  s'ajouta  la  no- 
blesse militaire. 

Henri  Chérot  tenait  de  son  aïeul,  Edme  Louis  Le  Maistre,  sa 
passion  du  travail  et  sa  vocation  pour  les  recherches  historiques  ; 
on  peut  dire  de  lui  ce  qu'en  écrivait  le  P.  Carlos  Sommervogel  : 
«  H  naquit  bibliographe.  »  Son  grand-père  avait  défriché  tout  le 
pays  tonnerrois,  l'avait  sillonné  en  tous  sens.  «  H  le  connaissait  à 
fond,  dit  un  de  ses  biographes,  et  mettait  à  jour  depuis  longtemps 
chaque  année  quelque  fruit  de  ses  recherches  qui  semblaient  devoir 
être  inépuisables.  »  Le  P.  Chérot  fît  de  même  pour  le  xvii'^  siècle, 
mais  il  y  joignit  des  études  de  tout  genre,  sans  renoncer  jamais  à 
ses  sujets  de  prédilection. 

Retracer  cette  carrière  de  «   publiciste  »,  qu'est-ce  autre  chose 

qu'énumérer  et  même  chiffrer  avec  précision,  au  risque  d'oublier 

encore  mainte  plaquette  rare,  la  longue  liste  de  ses  travaux  ?  II  n'est 

aucun  hommage  mieux  mérité  par  ce  travailleur  sans  reproche^ 

sans  autre  reproche  du  moins  que  son  acharnement  à  sa  besogne 

d'écrivain,  qui  l'a  fait  s'user  trop  vite.  Tous  ceux  qui   l'ont  connu 

déplorent  cette  mort  précoce,  car  à  qui  ne  s'est-il  point  montré  ser- 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  XLiv  22 


338  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

viable?  Nul  ne  Ta  pratiqué  sans  éprouver  le  charme  de  son  com- 
merce, la  sûreté  de  ses  informations,  son  ardeur  à  la  recherche  du 
vrai,  et  la  largeur  d'esprit,  la  loyauté  simple  et  franche  qui  lui  fai- 
sait abandonner  sans  arrière-pensée  les  thèses  les  plus  chères,  les 
positions  historiques  les  plus  laborieusement  conquises  dès  qu'un 
fait  nettement  montré,  un  document  authentique  lui  était  opposé. 

Le  P.  Chérot  s'est,  à  la  lettre,  prodigué  à  tous  ceux  qui  recouraient 
à  lui.  Un  étranger,  de  passage  à  Paris,  au  temps  où  il  habitait  à  la 
rédaction  des  Etudes^  rue  Monsieur,  —  vers  l'année  1897  —  tra- 
duisait un  jour  devant  moi  son  impression  :  «  On  dirait,  répétait-il, 
que  ce  Père  a  fait  le  vœu  supplémentaire  d'obliger  tout  le  monde.  » 
Et  de  fait  il  ne  refusait  à  personne  ce  dont  il  était  à  bon  droit  le  plus 
avare,  son  temps,  la  seule  chose  dont  il  fût  ménager  à  l'excès,  car 
pour  sa  peine,  il  ne  l'épargnait  point  et  ne  se  ménageait  guère. 

Le  P.  Chérot  est  mort  les  armes  à  la  main.  Les  médecins  l'avaient 
envoyé  dans  le  Valais  pour  y  refaire  sa  santé  ;  il  y  mourut  à   l'âge 
de  cinquante  ans,  en  1906.  Le  P.  Chérot  s'était  consacré  surtout  aux 
archives  :  dans  le  court  intervalle  de  sa  vie,  il  a  porté  quelques  lu- 
mières sur  trois  cent  trente  points,  obscurs  ou  controversés,  d'his- 
toire. Un  homme  qui  vivrait  cent  ans,   ne  pourrait  guère  appro- 
fondir que  quatre  cents  points  d'histoire  ;  nous  disons  approfondir  ; 
le  P.  Chérot  n'a  pas  fait  cela  pour  tous  les  points  qui  ont  attiré  son 
attention.  Son  œuvre,  dans  les  bornes  que  l'équité  doit  lui  reconnaî- 
tre, n'en  est  pas  moins  une  œuvre  d'un  immense  travail  et  un  écla- 
tant service. 

^i^  Missionnaires.  — Parmi  les  missionnaires  qui  poursuivent,  en 
ce  monde,  l'œuvre  des  Apôtres,  il  y  en  a  un  qu'il  faut  citer  pour  le 
service  qu'il  a  rendu  à  l'EgHse,  en  étudiant  à  fond  la  formation  sa- 
cerdotale au  XX®  siècle  :  c'est  le  P.  Aubry.  Tandis  que  les  autres 
s'immolent  et  meurent  chaque  jour  pour  le  salut  des  âmes,  lui,  sans 
ien  diminuer  de  ses  immolations,  s'était  imposé  la  tâche  suréroga- 
oire  de  réformer  l'enseignement  des  grands  séminaires  et  d'orienté 
sagement  les  études  du  sacerdoce.  C'est  une  œuvre  de  choix  et  la 
marque  d'un  esprit  d'élite. 

Jean-Baptiste  Aubry,  fils  d'un  garde  forestier  de  l'Oise,  était  né  à 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  339 

Ourscanip  en  1844.  La  condition  de  son  père  lui  fit  changer  plus 
d'une  fois  de  domicile  ;  mais  partout,  dans  Técole  primaire,  il  donnait 
des  marques  d'une  étonnante  supériorité  d'intelligence.  Après  ses  étu- 
des théologiques  au  grand  séminaire  de  Beauvais,  dont  le  jeune 
clerc  avait  constaté  la  faiblesse,  il  fut  envoyé  au  collège  français  de 
Rome,  pour  compléter  les  travaux  de  sa  formation  sacerdotale.  Cet 
envoi  à  Rome  fut,  pour  lui,  une  révélation.  Frais  émoulu  de  Beau- 
vais, transporté  dans  l'atmosphère  lumineuse  et  puissante  du  col- 
lège Romain,   Aubry  fut  surtout  frappé  des  contrastes  et  se  prit 
à  les  étudier,  pour  en  approfondir  les  causes.  Dans  sa  pensée,  le 
Concile  de  Trente  avait  dressé  la  grande  charte  des  séminaires  ; 
les  séminaires  de  Rome  et  de  Milan,  fondés  peu  de  temps  après, 
avaient  été    fondés  selon  les  intentions  du  Concile,  et  si  Tesprit 
de  TEglise  Romaine  est  bien  quelque  part,  c'est,  à  coup  sur,  dans 
les    séminaires    de  Rome.    Les  séminaires  français,    institués  un 
siècle  plus  tard,  loin  de  Rome,  sans  communication  avec  les  sources 
romaines,  avaient  reçu,  dès  le  berceau,  les  inspirations  du  rigo- 
risme jansénien  et  de  la  révolte  gaUicane.  De  là,  un  système  de 
formation  sacerdotale  où  l'étude  du  dogme  a  une  mince  part,  oii  la 
morale  se  réduit  à  la  casuistique,  d'où  le  droit  canon  est  absent,  où  la 
piété  n'est  pas  fondée  sur  le  dogme  et  où  la  séquestration  du  prêtre 
dans  sa  sacristie  le  rend  peu  utile  pour  le  salut  des  âmes.  Telles 
furent  les  premières  réflexions  de  l'abbé  Aubry.  Quant  au  succès 
de  ses  études  théologiques,  sous  la  discipline  du  P.  Franzelin,  il  fut 
si  grand  que  le  supérieur  du  séminaire  disait  de  lui  qu'il  s'élevait  au- 
dessus  de  ses  condisciples,  comme  le  colosse  de  Rhodes. 

A  son  retour,  Aubry  devint  professeur  du  grand  séminaire  de 
Beauvais.  Avec  les  convictions  qu'il  rapportait  de  Rome,  tout  en 
critique  des  séminaires  français,  il  ne  pouvait  beaucoup  plaire  ni 
se  complaire,  au  milieu  de  ses  anciens  maîtres  devenus  ses  collègues. 
Heureusement  ce  grand  esprit  était  une  grande  âme  ;  il  venait  de 
toucher  aux  sommets  de  la  science,  il  voulut  s'élancer  vers  les  som- 
mets, plus  abrupts,  d'une  vertu  héroïque.  Après  les  démarches 
nécessaires,  il  lui  fut  permis  de  se  consacrer  à  l'apostolat  :  il  en- 
tra au  séminaire  des  Missions  étrangères  et  fut  bientôt  envoyé  au 


340  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Kouey  Tcheou.  Désormais  le  savant  docteur  de  Rome  n'eut  plus  qu'à 
décrasser  Tabominable  race  des  Chinois.  Après  avoir  travaillé  tout 
le  jour  à  Tévangélisation,  le  soir,  il  se  recueillait  et  revenait  toujours 
à  l'enseignement  théologique  en  France.  Avec  ce  double  travail,  sous 
un  régime  assez  dur,  dans  un  pays  dont  le  climat  cadrait  peu  avec 
son  tempérament,  Aubry  s'usa  vite  ;  il  mourut  après  quelques  an- 
nées seulement  d'un  trop  court  apostolat,  en  1882,  au  moment  où 
il  venait  d'être  proposé  pour  l'épiscopat  dans  sa  mission. 

En  mourant,  Aubry  laissait,  pour  tout  héritage,  une  malle  pleine 
de  papiers, qui  fut  envoyée  à  son  frère  Augustin, curé  de  Dreslincourt, 
au  diocèse  de  Beauvais.  Fort  heureusement,  Augustin  Aubry  était , 
comme  son  frère  Jean-Baptiste,  un  homme  de  doctrine,  de  travail 
et  de  dévouement.  Possesseur  des  actes  de  son  frère,  il  les  consi- 
déra comme  un  Trésor  qu'il  lui  appartenait  de  faire  valoir.  Len- 
tement, patiemment,  il  les  lut,  les  médita,  les  collationna,  les  classa 
et  se  décida  à  en  procurer,  à  ses  risques  et  à  ses  frais,  la  publication. 
C'était  une  entreprise  dont  il  est  facile  de  comprendre  les  difficultés. 
Un  certain  nombre  de  pages  avaient  été  tirées  au  net  :  mais  un 
grand  nombre  n'étaient  que  des  notes,  méditées  à  fond  et  rédigées 
assez  longuement.  Un  travail  restait  à  faire  pour  compléter  ces  notes 
et  les  cordonner  en  volumes  distincts,  ayant  chacun  son  objet  pro- 
pre. La  difficulté  se  compliquait  par  l'absence  à  peu  près  complète 
d'ouvrages  sur  cette  matière.  Non  pas  que  la  formation  sacerdotale 
n'ait  pas  une  grande  place  dans  nos  traditions  ;  mais,  pour  notre 
temps,  s'il  existe  sur  ce  sujet,  en  Italie  et  en  Allemagne,  quelques 
ouvrages  de  fond,  il  n'existait,  en  France,  à  cette  date,  à  peu  près 
rien.  Sauf,  bien  entendu,  cette  légion  de  critiques  implacables,  qui, 
incapables  de  rien  produire,  s'acharnent  à  déchiqueter  les  héros  du 
travail. 

Augustin  Aubry  se  montra  digne  du  prénom  qu'il  avait  reçu  au 
baptême.  Dans  le  laps  de  temps  nécessaire  pour  produire  des  choses 
sérieuses,  en  travaillant  beaucoup,  en  se  saignant  quelquefois,  il  pur 
blia  en  treize  volumes  les  OEuvres  complètes  des  deux  frères  Aubry^ 
Dans  cette  série  de  volumes,  les  deux  frères  exposent  d'abord  comment,, 
en  France,  la  méthode  d'enseignement  théologique  a  été  faussée^^ 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  341 

dans  rorganisation  extérieure  des  écoles  et  dans  l'ordre  intérieur  de 
l'enseignement.  Ensuite,  ils  décrivent  l'organisation  canonique  du 
petit  et  du  grand  séminaire.  Puis,  s'élevant  plus  haut,  ils  viennent  à 
la  théorie  des  sciences,  à  la  philosophie,  à  la  théologie  dans  ses  rap- 
ports avec  la  religion  et  TEglise.  Après  quoi,  par  une  initiative  re- 
marquable, ils  offrent  un  choix  de  méditations  sacerdotales,  et 
apprennent  comment  on  peut  les  ramener  à  Tétude  de  TEcriture 
sainte  et  de  la  tradition.  Enfin,  ils  closent  leur  cours  d'études,  par 
une  théologie  de  l'histoire,  titre  qu'il  faut  signaler  à  Tattention  du 
lecteur.  Chemin  faisant,  ils  ont  déduit  tous  les  témoignages  et  ré- 
pondu à  toutes  les  objections.  Ces  dix  volumes  forment  une  encyclo- 
pédie des  études  du  prêtre  et  de  la  science  vitale  du  sacerdoce.  La 
correspondance,  en  trois  volumes,  écrite  avec  beaucoup  d'intérêt  et 
d'esprit,  revient  quelquefois  sur  la  question  des  études,  mais  se  con- 
sacre le  plus  souvent  à  peindre  les  Chinois,  comme  ils  sont  chez  eux. 
Le  P.  Aubry  n'appartient  pas  à  la  classe  des  admirateurs  de  la  Chine. 
Au  lieu  de  les  offrir  à  l'imitation  de  l'Europe,  il  les  présente  plutôt 
comme  des  types  de  bassesse  morale  et  le  dernier  échelon  de  l'hu- 
manité. 

L'histoire  doit  rendre  un  explicite  hommage  à  l'œuvre  considéra- 
ble du  P.  Aubry.  La  postérité  inscrira  leur  nom  à  la  suite  des  Quin- 
tilien,  des  Cassiodore,  des  Alcuin  et  des  Mabillon.  Dieu  veuille  que  le 
clergé  français,  si  cruellement  éprouvé  aujourd'hui,  comprenne  que 
son  relèvement  par  la  vertu  héroïque  et  par  la  haute  science  est  pour 
lui,  le  seul  moyen  de  sortir  glorieusement  de  l'épreuve  et  de  sauver 
la  France  en  recréant  les  institutions  de  la  sainte  Eglise  ! 

220  Rambouillet.  —  Après  les  ordres  religieux,  nous  citerons  en- 
core quelques  prêtres  séculiers. 

Pierre-Théodore  Rambouillet  naquit  à  Nogent-le-Roi  en  1824.  Au 
sortir  de  l'école  primaire,  il  fut  placé  au  petit  séminaire  de  Langres 
et  y  fit  ses  études.  Bachelier  es  lettres,  ne  se  trouvant  pas  suffisam- 
ment éclairé  sur  sa  vocation,  il  rentra  dans  le  monde.  Après  quel 
ques  années  d'expérience,  mieux  au  courant  des  desseins  de  Dieu, 
il  suivit  les  cours  théologiques  de  Saint-Sulpice  et  fut  ordonné  prêtre 
en  1852.  Après  son  ordination,  de  retour  dans  son  diocèse,  il  fut 


342  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

successivement  vicaire  à  Chaumont,  curé  de  Marac  et  de  Villiers-le- 
Sec.  Un  ministère  si  peu  actif  ne  répondit  pas  à  ses  désirs  ;  l'abbé 
Rambouillet  retourna  donc  à  Paris  où  il  fut  successivement  vicaire 
à  Saint-Philippe  du  Roule  et  à  Notre-Dame  des  Victoires.  Sur  ces 
entrefaites,  la  part  qu'il  prit  aux  controverses  du  temps,  rendit  sa 
position  difficile  dans  la  capitale  ;  par  absence  de  droit  canonique  et 
défaut  d'institutions,  un  prêtre  peut,  en  effet,  parmi  nous,  sans  tort 
aucun  de  sa  part,  du  moins  sans  autre  tort  que  Téminence  de  ses 
mérites  et  Téclat  de  ses  œuvres,  se  trouver  compromis  et  se  voir 
frappé  de  la  plus  imméritée  des  disgrâces.  L'abbé  Rambouillet  revint 
à  Langres  où  il  fut  nommé  aumônier  du  collège  en  1871  ;  mais,  ex- 
périence faite,  cette  position  particulière  et  la  situation  générale  du 
diocèse  lui  parurent  sans  rapport  aucun  avec  ses  idées,  ses  goûts  et 
ses  résolutions.  Après  la  mort  de  l'archevêque  Darboy,  Tabbé  Ram- 
bouillet, chapelain  de  la  cathédrale  de  Langres,  fut  réincorporé  au 
diocèse  de  Paris,  comme  vicaire  de  Notre-Dame  des  Victoires  et  de 
Saint-Philippe  du  Roule.  C'est  dans  ces  fonctions  modestes  et  labo- 
rieuses, le  cœur  au  ministère  et  Fesprit  au  travail,  que  Tabbé  Ram- 
bouillet laissa  passer  les  années. 

On  doit  au  zèle  de  Tabbé  Rambouillet  :  1"  Les  Saints  Evangiles, 
traduction  du  P.  Lallemant,  avec  des  notes  et  des  réflexions  tirées 
des  Pères  de  l'Eglise,  1  vol.  inl8  ;  2°  Le  Disciple  de  Jésus  souffrant  j 
quarante  lectures  sur  la  Passion  de  Notre-Seigneur  Jésus-Christ,  pour 
le  saint  temps  de  Carême  ;  3"  Les  Rosaires  de  la  B.  Vierge-Marie, 
par  un  religieux  augustin  du  xv®  siècle,  traduits  du  latin,  mis  en 
forme  de  lectures  pour  le  mois  de  Marie  et  enrichis  de  traits  d'his- 
toire. —  Ces  deux  derniers  ouvrages  ont  paru,  en  1872,  chez  l'in- 
telligent et  laborieux  éditeur,  Jules  Dallet.  Ce  sont  des  livres  de 
service  paroissial  et  d'actualité  française,  riches  de  fond,  de  fornfie 
correcte  Pour  donner  une  idée  du  faire  de  l'auteur,  nous  emprun- 
tons à  Jésus  souffrant,  cet  expressif  passage  : 

«  De  toutes  les  persécutions  qu'elle  a  traversées  jusqu'ici,  il  n'en 
est  certainement  aucune  qui  ait  présenté  le  caractère  de  celle  dont 
l'Eglise  est  l'objet  de  nos  jours.  Ce  ne  sont  plus  des  païens,  ce  sont 
des  chrétiens  qui  poursuivent  de  leur  haine  l'EgUse  de  Jésus-Christ» 


LA    SClENCi:    CATHOLIQUE    EN    FUANCE  343 

Chux  qui  conspirent  sa  ruine  n'ignorent  ni  ses  dogmes,  ni  sa  morale  ; 
ils  savent  ce  qu'ils  font  en  lui  déclarant  une  guerre  acharnée  ;  ils 
veulent  détruire  le  christianisme  et  ramener  l'humanité  jusqu'aux 
ténèbres  et  aux  hontes  du  paganisme.  Pour  tout  dire  en  un  mot,  ce 
sont  des  apostats. 

(t  Certainement  l'Eglise  triomphera  de  cette  nouvelle  persécution  ; 
le  Christ  sera  vainqueur  cette  fois  encore.  Mais  le  triomphe  ne  vien- 
dra qu'après  l'épreuve,  et  elle  peut  être  rude  à  traverser.  Il  faut  donc 
que  les  enfants  de  l'Eglise  soient  prêts  à  tout  souffrir  pour  Jésus- 
Christ,  et  à  donner  à  la  foi  chrétienne  le  témoignage  même  de  leur 
sang,  s'il  leur  était  demandé.  Quoi  de  plus  propre  à  ranimer  notre 
courage  et  à  nous  fortifier  pour  le  combat,  que  le  souvenir  des  souf- 
frances et  de  la  mort  de  Jésus-Christ  (1).  » 

Ces  livres,  d'un  incontestable  mérite,  n'eussent  pas  élevé  l'auteur 
au-dessus  du  niveau  ordinaire  des  bons  praticiens  ;  mais  l'abbé  Ram- 
bouillet avait  une  autre  corde  à  son  arc.  Lorsque  l'ex-Père  Gratry, 
par  quatre  lettres  scandaleuses,  eut  dénoncé,  à  l'indignation  des  gens 
du  monde,  les  doctrines  dites  ultramontaines,  et  simplement  catho- 
liques, le  vicaire  de  Saint-Philippe  du  Roule  prit  part  à  la  contro- 
verse. L'agresseur  avait  dit  que,  dans  les  cinq  premiers  siècles  de 
l'Eghse,  il  n'était  pas  question  de  l'infaillibilité,  et,  pour  soutenir  un 
si  léger  propos,  avait,  par  une  méthode  critique  de  dissolution,  ré- 
duit à  rien  les  textes  des  Pères  cités  dans  les  cours  de  théologie.  Si 
la  critique  avait  été  décisive,  l'EgHse  reposant  sur  la  tradition, 
l'argument  eût  eu  quelque  valeur.  Dans  ses  brochures,  l'abbé 
Rambouillet  prend,  à  la  suite  de  Bossuet,  la  défense  des  Pères.  De 
là,  ses  six  opuscules  intitulés  :  1°  Le  pape  Honorius^  r infaillibilité 
et  le  VI^  Concile  général  ;  2°  Les  fausses  décrétales  et  les  prérogati- 
ves du  Souverain  Pontife  ;  3^  S.  Irénée  et  l'infaillibilité  ;  4°  Le  pape 
Pelage  P''^  S,  Cyrille  et  l'infaillibilité  ;  S''  Origène  et  Vinfaillibilité  ; 
6°  S.  Augustin  et  l'infaillibilité.  Un  peu  plus  tard,  c'est-à-dire  en 
1871,  Tabbé  Rambouillet  publiait  encore  la  Défense  du  pape  Hono- 
rius  contre  Mgr  Héfélé,  évêque  de  Rottenbourg,  in-18  de  142  pages. 

(1)  Le  disciple  de  Jésus  souffrant,  préface,  p.  I. 


344  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Dans  ses  brochures  contre  le  P.  Gratry,  Tabbé  Rambouillet  se 
renferme  dans  la  discussion  des  textes  classiques.  Les  allégations  de 
l'adversaire  ne  reposent,  à  son  sens,  que  sur  des  traductions  mal 
faites  et  sur  des  raisonnements  mal  bâtis.  Avec  une  réduction  aux 
catégories,  il  découd  vingt  mauvais  syllogismes  ;  avec  des  observa- 
tions très  simples  sur  un  participe  aoriste  second,  un  iota  souscrit 
ou  un  oméga  pris  pour  un  omicron,  il  coule  les  affirmations  les  plus 
solennelles  et  les  plus  grandes  thèses  ;  ses  brochures  sont  brèves  ; 
elles  ne  dépassent  pas  trente-quatre  pages,  mais  elles  élèvent,  contre 
Tex-oratorien  égaré  dans  ces  matières  d'histoire,  comme  des  obélis- 
ques où  rien  ne  peut  mordre.  Avec  son  esprit  délié,  sa  science  solide, 
ses  observations  péremptoires  et  son  obstination  à  ne  pas  lâcher  l'ad- 
versaire qu'il  ne  Tait  mis  en  poudre,  l'abbé  Rambouillet  a  révélé, 
dans  sa  personne,  un  controversiste  de  premier  ordre. 

Dans  la  controverse  contre  Tévêque  wurtembergeois,  Tabbé  R,am- 
bouillet  s'est  permis  plus  de  marge  :  il  cite  les  textes  plus  à  loisir  et 
donne,  à  la  discussion,  une  ampleur  magnifique.  L'évêque  de  Rot- 
tenbourg  avait  traité  la  même  question  dans  deux  écrits  :  dans  son 
Histoire  des  Conciles^  t.  IV,  et  dans  son  Procès  du  pape  Honorius  ; 
et,  par  une  distraction  qui  n'honore  pas  plus  son  caractère  que  son 
savoir,  il  avait  abouti  à  des  conclusions  sensiblement  différentes.  Y 
aurait-il  donc,  sur  le  même  fait,  deux  vérités  opposées  ?  Non  ; 
Mgr  Héfélé  s'était  tout  simplement  trompé  deux  fois  ;  le  prêtre  lan- 
grois  le  lui  fît  voir  avec  autant  de  courtoisie  que  de  science. 

Depuis,  l'abbé  Rambouillet  a  publié,  dans  la  Revue  du  monde 
catholique^  une  remarquable  étude  sur  les  historiens  du  pape  Vigile 
et  des  trois  chapitres.  C'est  un  nouveau  service  rendu  à  l'apologie  de 
la  Papauté. 

Prêtre  laborieux,  exemplaire  et  zélé, Théodore  Rambouillet,  s'il  ei^t 
eu  le  loisir  de  se  Hvrer  aux  longues  controverses,  eût  fait  certaine- 
ment la  désolation  des  ennemis  de  l'EgUse. 

23*^  J/^r  Curé.  —  Le  8  octobre  1905  mourait,  à  Frohsdorf,  un  pré- 
lat qui  doit  avoir,  dans  l'histoire  de  l'Eglise,  un  honorable  souvenir. 
Amédée  Curé  était  né,  vers  1840,  au  diocèse  de  Ghâlons.  Prêtre  vers 
1865,  nous  savons  par  quelles  circonstances,  il  était  devenu  l'aumô- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  345 

nier  du  comte  de  Chambord  ;  il  possédait,  pour  remplir  les  devoirs  de 
cette  charge,  les  talents,  le  savoir,  les  vertus  et  l'esprit  de  sacrifice 
nécessaire  au  service  des  princes.  Un  collaborateur  de  la  Vérité  fran- 
çaise, qui  Tavait  pu  apprécier  dans  l'exercice  de  ses  fonctions,  lui 
rend  ce  témoignage  : 

«  Tous  ceux  qui,  depuis  la  guerre  de  1870,  se  sont  rendus  àFrohs- 
dorf  et  y  ont  été  reçus  par  M.  le  comte  et  Mme  la  comtesse  de  Cham- 
bord, ont  connu  ce  bon  et  pieux  ecclésiastique  qui  exerçait  les  fonc- 
tions de  chapelain  à  la  chapelle  palatine  de  Frohsdorf.  Il  fut  affable 
et  accueillant  pour  tous  ceux  qui  venaient  de  la  terre  lointaine  de 
France  dans  ce  coin  de  l'exil,  qui,  pendant  tant  d'années,  avait  servi 
de  résidence  à  la  duchesse  d'Angoulême,  l'infortunée  fille  de 
Louis  XYI  et  de  Marie-Antoinette,  et  au  comte  de  Chambord,  le  der- 
nier rejeton  de  la  branche  aînée  de  Bourbon-d'Artois. 

M  Nous  ne  saurions  oublier  combien  Mgr  Amédée  Curé  avait  fa- 
cilité notre  tâche,  lorsque  nous  nous  trouvions  comme  représentant 
de  l'ancien  Univers  à  Frohsdorf,  au  moment  de  la  mort  de  M.  le 
comte  de  Chambord.  Il  en  fut  de  môme  aux  funérailles,  célébrées 
en  la  cathédrale  de  Goritz  et  au  couvent  de  Castagnovizza,  dont  les 
cavaux  renferment  les  restes  mortels  des  membres  de  la  Maison 
Royale  de  France,  décédés  en  exil.  » 

Ce  prêtre,  au  service  du  chef  de  la  maison  de  France,  n'oubliait 
pas,  au  sein  des  grandeurs,  qu'il  y  a  un  Dieu  par  qui  les  rois  régnent, 
dont  le  culte  assure,  aux  rois,  la  sagesse  et  Tintelligence.  Pour  ac- 
quitter plus  noblement  les  devoirs  de  son  sacerdoce,  il  ne  se  bornait 
pas  à  prêcher,  il  voulut  écrire.  C'est  une  pensée  ordinaire  aux  cham- 
penois de  vouloir  donner,  à  tous  leurs  mérites,  le  complément  que 
peuvent  offrir  des  écritures  bien  faites.  Sans  se  presser  jamais,  sans 
jamais  rien  improviser,  Amédée  Curé  a  écrit,  dans  la  maturité  de 
son  talent,  après  de  consciencieuses  études,  un  certain  nombre  d'ou- 
vrages. En  voici  la  nomenclature  : 

1°  L'Oraison  dominicale  dans  ses  rapports  avec  les  sept  dons  du 
Saint-Esprit,  les  sept  péchés  capitaux,  les  sept  vertus  théologales  et 
cardinales,  et  les  béatitudes,  3  vol.  in-8°  et  in-I2  ; 

2»  Le  Saint  Rosaire  de  la  très  sainte  Vierge,  composé  sur  l'ordre 


346  PONTIFICAT    Dli:    LÉON    XIII 

du  p.  Frûwirth,  par   le  dominicain  Esset,  traduit  de  railemand, 
1  vol.  in-8°  ; 

30  L'ange  de  Frohsdorf,  éloge  funèbre  de  Tabbé  Trébuquet,  au- 
mônier du  Prince,  suivi  de  quatre  discours  de  cet  aumônier  et  d'une 
notice  nécrologique,  1  vol.  in-8°  ; 

40  Le  livre  de  la  vie  et  de  la  mort  de  S.  Dominique,  par  Thierry 
d'Apolda,  traduit  du  latin  et  annoté,  1  vol.  in-12  ; 

5°  Allocutions  prononcées  dans  la  chapelle  de  Frohsdorf  après  la 
mort  du  comte  de  Ghambord,  brochure  de  30  pages  ; 

6^  La  véritable  servante  de  Dieu,  Marie-Christine  de  Savoie,  reine 
des  Deux-Siciles, traduite  de  l'allemand  d'une  notice  imprimée  à  Gratz, 
un  petit  volume  ; 

7°  ILo7nélie  sur  la  mort  de  la  duchesse  de  Madrid,  décédée  en  1893, 
brochure  de  30  pages  ; 

8°  La  classe,  conférences  à  des  religieuses  enseignantes  sur  la 
manière  d'instruire  et  d'élever  les  enfants,  1  vol.  in-18  ; 

9"  La  communion  fréquente,  au  point  de  vue  théorique  et  prati- 
que, étude  de  théologie  pastorale,  2  vol.  in-12  ; 

10°  Le  comte  de  Chamhord  et  Sa  Sainteté  Léon  XII L,  1  vol.  in-18. 
G'est  une  étude  critique  des  impertinences  et  des  inconvenances  de 
la  veuve  d'Albert  de  la  Ferronnays,  une  russe  convertie  dont  le  fai- 
ble esprit  était  allé,  de  lui-même,  à  toutes  les  incohérences  de  notre 
temps.  L'auteur  ne  se  borne  pas  aux  redressements  ;  il  explique  de 
son  mieux  en  quel  sens  il  faut  entendre  les  directions  pontificales, 
relativement  à  la  politique  de  la  France. 

L'ancien  aumônier  du  comte  de  Ghambord,  chapelain  palatin  de 
don  Garlos  au  château  de  Frohsdorf,  était  chanoine  honoraire  de 
Châlons  et  camérier  du  Pape.  Distingué  comme  auteur,  par  la  pu- 
reté de  ses  doctrines  et  son  zèle  au  travail,  il  était,  de  plus,  un 
prêtre  pieux,  zélé,  dévoué,  dont  nous  aimons  à  honorer  le  souvenir. 

24-°  Emile  Ollivier.  —  Parmi  les  patriciens  de  l'intelligence  qui,  en 
ce  siècle,  ont  brillé  dans  le  monde  politique  et  rendu  à  l'Eglise  d'appré- 
ciables services,  il  faut,  sous  le  pontificat  de  Léon  XIII,  inscrire  en  pre- 
mière ligne,  Emile  Ollivier.  Emile  Ollivier  était  né  à  Marseille  en  1825, 
d'un  père,  qui,  sous  le  nom  de  Démosthènes,  marqua  parmi  les  person- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  347 

nages  de  la  république  en  1848.  Orphelin  de  bonne  heure,  un  peu 
faible  de  santé,  exemplairement  laborieux,  il  avait,  à  tous  les  degrés  de 
renseignement,  donné  des  marques  d'une  réflexion  précoce  et  d'une 
généreuse  résolution.  A  cause  de  sa  pauvreté,  il  avait,  dès  le  col- 
lège, concilié  son  labeur  d'étudiant,  avec  les  fonctions  de  répétiteur  ; 
il  les  continua  pendant  ses  études  juridiques  et  les  poursuivit  pen- 
dant son  stage,  lorsque  la  révolution  de  Février  le  fit  nommer  com- 
missaire de  la  République  à  Marseille.  Premier  magistrat  d'un  dé- 
partement aussi  populeux  et  aussi  fiévreux  que  les  Bouches-du-Rhône, 
Ollivier  sut  y  maintenir  l'ordre,  sans  porter,  aux  libertés  publiques 
ombre  de  préjudice.  En  luttant  contre  les  passions  révolutionnaires 
avec  succès,  il  méritait  de  l'avancement  et  n'obtint  que  son  renvoi 
dans  la  Haute-Marne,  à  titre  de  préfet  de  Ghaumont.  A  Ghaumont, 
comme  à  Marseille,  il  fut  le  représentant  de  Tordre  et  de  la  liberté  : 
au  bout  de  six  mois,  il  était  révoqué  de  ses  fonctions  et  rentrait  à 
Paris  pour  y  exercer  la  charge  d'avocat.  Simple  répétiteur,  il  avait 
accusé  une  maîtrise  ;  préfet,  il  avait  su  dominer  une  situatian  diffi- 
cile ;  avocat,  il  entra,  comme  de  plain-pied,  dans  l'illustration,  en 
gagnant,  contre  Dufaurc  et  Berryer,  deux  princes  de  léloquence,  un 
procès  célèbre.  Député  de  Paris  sous  TEmpire,  il  appartint  au  groupe 
des  Cinq  et  représenta,  avec  Jules  Favre,  contre  la  dictature  impé- 
riale, l'opposition  du  libéralisme.  Leur  plan  était  de  gagner  peu  à 
peu  du  terrain  et  de  transformer  en  libéral,  Tempire  autoritaire. 
Leur  opposition  finit  par  triompher,  d'abord  dans  un  projet  de  loi 
sur  les  coalitions,  dont  Ollivier  fut  rapporteur  ;  puis  dans  son  rap- 
prochement de  l'Empire  et  son  appel  au  rôle  d'un  chef  de  ministère 
du  3  janvier  1870.  Le  ministère  fut  court  ;  il  devait  succomber  le 
8  août  sous  une  intrigue  ;  toutefois,  dans  une  si  courte  durée,  il 
avait  posé  les  bases  d'un  régime  plus  libre,  par  le  plébiscite  et 
donné  à  l'avenir  des  gages  de  sécurité  en  résistant  aux  objurgations 
qui  voulaient  l'amener  à  la  suspension  prématurée  du  Goncile  du 
Vatican.  Après  la  chute  de  l'Empire,  devenu  le  bouc  émissaire  des 
passions  politiques,  il  vécut  dans  la  retraite  et  s'y  consacra  à  la 
publication  d'un  grand  ouvrage  sur  V Empire  libéral. 

La  vie  d'Emile  Ollivier  se  divise  en  deux  parties  :  une  part  con- 


348  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

sacrée  aux  devoirs  professionnels  ;  nous  n'avons  pas  à  en  parler 
ici  (d  )  ;  une  part  consacrée  aux  travaux  de  Tesprit  :  c'est  de  cette  der- 
nière que  nous  devons  compte  à  Thistoire. 

La  plupart  des  hommes,  attachés  à  une  profession,  s'y  dévouent 
et  s'y  dépensent  tout  entiers.  Les  natures  d'élite  seules  peuvent  don- 
ner, à  l'action,  ce  semble,  toutes  leurs  forces,  et  pourtant  se  créer 
encore,  au  milieu  de  tous  les  tumultes,  une  suffisante  concentration 
d'esprit,  et  produire  des  œuvres  dignes  de  mémoire.  Tel  fut  Emile 
Ollivier.  Yoici  la  nomenclature  de  ses  œuvres  : 

1^  Collaboration  à  la  Revue  pratique  de  droit  français,  avecMour- 
lon  et  Bellot  ; 

2°  Commentaires  sur  les  saisies  immobilières  et  ordres  Y,  1859  ; 

3°  Commentaires  de  la  loi  sur  les  coalitions,  1864  ; 

4"  Commentaires  sur  la  liberté  des  sociétés,  à  propos  de  V Union 
générale^  sans  date  ; 

S''  Commentaire  sur  la  liberté  de  la  presse,  sans  date  ; 

6°  Démocratie  et  liberté,  discours  extrait  textuellement  du  Moni- 
teur, 1867  ; 

7°  Le  19  janvier,  mémoires  politiques,  1869  ; 

8°  Une  visite  à  la  chapelle  des  Médicis,  1872  ; 
9°  Lamartine  à  V Académie,  1874  ; 

10^  Mes  discours  pendant  son  ministère,  1875  ; 

lio  Principes  et  conduite,  étude  sur  les  principes  de  la  politique, 
1875; 

12°  L'Eglise  et  VEtat  au  concile  du  Vatican,  2  vol.  in-12,  1879  ; 

13°  Thiers  à  V Académie,  1879  ; 

14<>  Le  Pape  est-il  libre  à  Rome  ?  1882  ; 

15°  Le  Concordat  est-il  respecté'^.  1883  ; 

16°  Commentaire  de  l'Encyclique  Immortale  Dei,  1886  ;  , 

17°  Nouveau  manuel  de  droit  ecclésiastique  français,  1886  ; 

18°  Un  parallèle  entre  1789  et  1889,  1889; 

i^'  Michel  Ange,  1892; 

(1)  Nous  en  avons  parlé  longuement,  avec  tout  le  détail  nécessaire,  dans 
un  volume  intitulé  :  Emile  Ollivier,  sa  vie  active  politique,  ses  œuvres,  Paris, 
■Savante,  1904. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  349 

20*'  Solutions  sociales  et  politiques  ; 

til°  Marie-Magdeleine^  roman  sur  la  jeunesse  ; 

i22°  Deux  conférences  sur  le  féminisme  ; 

23°  Discours  à  l'Académie  sur  les  prix  de  vertu,  1892  ; 

24"^  De  la  méthode  politique  ; 

25°  L'Empire  libéral,  13  ou  15  vol.  in-12. 

L'histoire  de  l'Eglise  n'a  pas  à  s'occuper,  ici,  des  ouvrages  d'his- 
toire, de  droit,  de  politique,  de  belles-lettres  et  de  beaux-arts,  non 
qu'ils  soient  sans  importance,  mais  parce  qu'ils  ne  viennent  pas  di- 
rectement à  son  objet  ;  elle  doit  parler  seulement  des  ouvrages  qui 
ont  trait  directement  à  l'Eglise.  Le  premier  est  celui  qui  veut  fixer 
les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  d'après  les  actes  du  Concile  du 
Vatican  et  d'après  ses  définitions.  La  partie  théorique  est  traitée 
savamment,  longuement,  d'après  les  plus  grands  théologiens  et  avec 
la  précision  de  la  science  théologique  ;  la  partie  historique  n'ajoute, 
à  ce  qui  était  connu,  par  ailleurs,  qu'un  précieux  témoignage  de 
sympathie.  Dans  son  livre  sur  le  19  Janvier,  l'auteur  avait  donné, 
puis  supprimé,  la  lettre  de  Pie  IX  à  l'archevêque  de  Paris,  lettre 
écrite  par  le  cardinal  Zigliara,  savamment,  dans  toutes  les  formes 
du  droit,  avec  une  singulière  énergie  dans  les  reproches  de  fébronia- 
nisme.  Naturellement  l'archevêque,  mortifié  de  ces  reproches,  avait 
caché  la  lettre  ;  Pie  IX  ne  l'avait  pas  fait  mettre  dans  les  journaux, 
pour  laisser  au  prélat  les  délais  de  résipiscence  ou  l'honneur  d'une 
confession.  Ne  voyant  venir  ni  l'une  ni  l'autre,  le  Pape  avait  remis 
un  exemplaire  imprimé  à  l'évêque  des  Trois  Rivières  au  Canada  ; 
l'évêque  n'avait  pas  manqué  de  la  produire  dans  un  journal  du  pays- 
Cette  publication  fit  du  bruit  ;  mais  ce  bruit  en  empêcha  l'introduction 
en  France.  Diverses  personnes  en  ayant  eu  connaissance,  les  per- 
quisitions de  la  police  firent  accroître  le  zèle  à  vouloir  la  répandre»- 
Des  impressions  s'en  firent  à  l'étranger,  notamment  en  Suisse,  par 
le  chanoine  Thiébaud,  doyen  du  chapitre  de  Besançon.  Les  douaniers 
surveillent  plus  sévèrement  les  montres  de  Genève  et  les  barriques 
d'eau-de-vie  que  les  livres.  Les  éditions  faites  à  l'étranger  passèrent 
facilement  par  cette  muraille  de  Chine  qui  encerclait  la  France  La 
circulation  clandestine  fit  lire  même  cette  lettre  plus  vite  que  n'eût 


350  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIII 

pu  Tobtenir  une  impression  légitime.  Le  crédit  de  Tarchevêque  en 
souffrait,  et  les  projets  de  schisme,  s'il  avait  pu  en  former,  s'en  allè- 
rent à  vau  Teau. 

Dans  Touvrage  sur  le  Concile  du  Vatican,  Ollivier  ne  dissimula 
pas  qu'étant  ministre,  il  avaif  reçu  de  Dupanloup  et  de  Darhoy,  des 
lettres  écrites  à  l'Empereur,  pour  en  obtenir  le  rappel  des  troupes 
de  Rome.  A  nous-même,  il  nous  a  raconté  que  Montalembert,  monté 
à  un  paroxysme  étrange,  qu'explique  et  qu'excuse  un  peu  la  maladie, 
avait  joint  ses  supplications  enfiévrées,  aux  communications  des  deux 
prélats.  Ces  trois  hommes  firent,  dans  cette  circonstance,  une  assez 
triste  figure.  C'est  une  indignité  et  un  scandale  que  deux  évoques 
sollicitent,  d'un  ministre  d'Etat,  des  attentats  contre  un  concile  ;  et 
si  la  passion,  si  les  préjugés  et  les  circonstances  atténuent  un  peu 
ces  torts,  ce  ne  sont  pas  moins  des  excès  que  l'histoire  doit  flétrir  et 
qui  chargent  une  mémoire  d'un  indiscutable  opprobre.  Autant  ces 
circonstances  accusent  les  prélats  prévaricateurs,  autant  elles  hono- 
rent l'homme  politique  qui  sut  leur  résister.  On  voit  ici  la  différence 
du  libéralisme  de  ces  trois  hommes  :  les  hommes  d'Eglise,  fibéraux 
dogmatiques,  un  tantinet  sectaires,  veulent  empêcher  la  manifesta- 
tion dogmatique  des  prérogatives  souveraines  de  la  Papauté  ;  l'homme 
d'Etat,  libéral  aussi,  mais  en  jurisconsulte  qui  opine  sur  des  titres 
de  droit  international,  favorise  les  opérations  du  Concile  et  concourt 
au  triomphe  de  la  vérité. 

Dans  le  livre  sur  le  Concile  du  Vatican,  nous  étions  dans  la  spé- 
culation doctrinale  ;  dans  le  Manuel  de  droit  civil  ecclésiastique^  en 
deux  volumes,  nous  descendons  sur  le  terrain  des  lois  d'Etat  qui 
règlent,  dans  son  sein.  Tordre  légal  de  l'Eglise  catholique. 

L'Eglise  est,  en  elle-même,  une  société  complète  et  parfaite  :  elle 
a  son  dogme,  sa  morale,  son  culte,  sa  discipline,  sa  hiérarchici  et 
pour  s'établir  partout,  au  sein  de  toutes  les  nations,  elle  n'a  besoin 
que  de  sa  liberté  d'action.  Mais  cette  liberté  même,  elle  ne  peut 
l'exercer,  sans  prendre  possession  de  terres,  sans  élever  des  édifices, 
sans  construire  des  temples  pour  son  Dieu  et  des  abris  pour  ses  mi- 
nistres. En  s'établissant  sur  la  terre,  l'Eglise  est  obligée  de  se  plan- 
ter en  terre.  Alors  elle  se  trouve  en  rapport  avec  le  pouvoir  civil. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  3ul 

Ce  pouvoir  peut  régler  ses  rapports  avec  l'Eglise  de  trois  manières 
différentes  :  ou  il  la  protège,  ou  il  la  persécute,  ou  il  reste,  à  son 
égard;  sur  le  pied  de  l'indillerence.  Dans  tous  les  cas,  ses  rapports 
avec  TEglise  fournissent  matière  et  occasion  à  des  règlements  d'usage, 
à  des  ordonnances  de  police,  à  des  statuts  écrits  qui  constituent  une 
législation,  un  code.  C'est  ce  qu'on  appelle  le  droit  civil  ecclésiasti- 
giiBy  favorable,  hostile  ou  indifférent,  suivant  les  dispositions  des 
peuples  et  des  princes. 

Le  principe  qui  domine  cette  législation  a  été  déterminé  par  Fé- 
nelon,  dans  son  discours  pour  le  sacre  de  l'archevêque  de  Cologne, 
avec  une  telle  précision  de  termes,  que  ses  paroles  ont  force  de  loi. 
En  substance,  elles  déclarent  que  le  prince  se  tient  à  la  porte  du 
temple,  mais  se  garde  d'y  entrer,  et,  en  aucun  cas,  ne  doit  mettre  la 
main  à  l'encensoir.  A  la  porte  du  temple,  il  écarte  les  chiens  et  les 
impudiques  ;  si,  par  maladresse  ou  impuissance,  il  les  laisse  passer, 
il  peut  entrer  pour  les  faire  sortir,  leur  imposer  le  respect  ou  le  si- 
lence. Mais,  en  aucun  cas,  il  ne  doit  sur  le  terrain  de  l'Eglise,  dans 
son  intérieur,  faire  acte  d'une  puissance  indépendante  et  souveraine. 
Alors  son  action  ne  serait  plus  simplement  protectrice  ;  elle  consti- 
tuerait une  insupportable  oppression. 

Des  lois  de  cette  nature,  il  s"en  trouve  depuis  Constantin  et  Char- 
lemagne.  Les  principes  du  byzantinisme,  posés  surtout  par  Justi- 
nien,  présentent  le  détenteur  du  pouvoir  civil,  comme  évèque  du 
dehors,  comme  ayant  fonction  de  prévenir  et  de  réprimer,  ce  qui 
peut  s'entendre  de  bien  des  manières.  Mais  l'orgueil  des  princes  et  la 
susceptibilité  des  peuples  étant  donnés,  ces  lois  civiles  ecclésiastiques 
tendent  généralement  à  faire  du  prince  un  demi-pontife,  à  subor- 
donner l'Eglise  à  l'Etat.  On  arrive  ainsi  à  cette  situation  que  qualifiait 
Fleury,  lorsqu'il  disait  le  roi,  plus  maître  que  le  Pape  dans  l'Eglise. 

Cette  tradition  du  césarisme  byzantin  s'était  conservée  en  France, 
jusqu'à  la  Révolution.  Au  Concordat,  elle  s'était  ressuscitée,  par 
Portails,  dans  les  Articles  organiques  ;  mais  le  Concordat,  préparé  par 
l'abbé  Bernier,  avait  répudié  tout  ce  fatras  d'ordonnances  royales, 
pour  ne  laisser  subsister  que  le  nouveau  régime  séparatiste,  créé 
par  la  Révolution.  De  sorte  que,  —  et  cette  juste  remarque  est 


352  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

d'Emile  Ollivier,  —  les  deux  titres  légaux  de  TEglise  en  France,  de- 
puis 1801,  étaient  contradictoires.  L'un  se  référait  au  passé,  Tautre 
à  Tavenir  ;  celui-ci  édictait  la  liberté  de  l'Eglise  ;  celui-là  maintenait 
son  asservissement.  La  jurisprudence,  en  présence  de  ce  dualisme, 
n'avait  pu  résoudre  la  quadrature  des  deux  cercles  juxtaposés  et 
qui  ne  se  touchaient  que  par  la  ligne  externe  de  leur  circonférence. 
Les  auteurs  en  avaient  parlé  suivant  leur  savoir,  ou  plutôt  suivant 
leurs  passions  et  leurs  préjugés,  plus  forts  parfois  que  les  passions 
mêmes. 

On  ne  discute  pas  l'opportunité  de  petits  manuels,  pour  l'usage 
courant  des  curés  et  des  églises.  Tous  les  curés  ne  sont  pas  des 
aigles  ;  les  rapports  d'Eglise  et  d'Etat  sont  d'ailleurs  si  compliqués, 
si  minutieux,  qu'à  moins  d'être  un  homme  rompu  aux  affaires,  on 
ne  peut  pas  s'orienter,  à  coup  sûr,  dans  ce  dédale.  Or  les  curés  ont 
autre  chose  à  faire  qu'à  étudier  les  lois  civiles  ecclésiastiques  dans  la 
complexité  de  leur  application.  Il  leur  faut  des  manuels,  des  agen- 
das, qui  offrent  la  science  toute  faite  et  n'exigent  plus,  pour  l'appli- 
cation, qu'une  intelligence  commune.  Avant  la  Révolution,  on  avait 
le  Spécimen  de  Jean  Doujat.  Depuis,  un  certain  nombre  d'ecclésias- 
tiques, Affre,  Dieulin,  Youriot  avaient  composé  des  manuels  à  l'usage 
des  conseils  de  fabriques.  Un  jurisconsulte  distingué,  le  procureur 
général  Dupin,  gallican  racorni,  avait  opposé,  à  ces  manuels,  le 
sien,  mais  ce  manuel  avait  excité,  à  son  apparition,  un  esclandre. 
Les  évêques  l'avaient  frappé  d'anathème  ;  les  consulteurs  l'avaient 
cloué  au  pilori  de  l'Index  ;  il  était  d'ailleurs  insuffisant  et  tombé  en 
désuétude,  lorsqu'Ollivier  conçut  le  dessein  de  le  remplacer. 

Le  nouveau  manuel  renferme  les  actes  les  plus  importants  des 
deux  gouvernements  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  il  les  reproduit  tous 
dans  leur  texte  authentique  et  dans  leur  ordre  chronologique  ;  il 
n'est  inspiré  par  aucun  sentiment  sectaire  :  c'est  la  première  partie 
de  l'ouvrage.  Dans  la  seconde  partie,  sont  réunis,  sous  quinze  titres, 
les  commentaires  de  l'auteur,  sur  les  lois  précitées.  Plusieurs  de 
ces  lois  sont  périmées  ou  tombées  en  désuétude  :  l'auteur  n'en  parle 
pas.  Son  attention  se  concentre  sur  le  Concordat  et  les  Articles  orga- 
niques ;  sur  la  suspension  administrative  des  traitements  qu'il  ré- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  353 

prouve  au  nom  de  la  loi,  violée  cyniquement  par  les  malandrins 
ministériels  ;  sur  Tautorité  de  l'Index,  que  refusaient  de  recevoir  les 
gallicans  ;  sur  le  Syllabus,  dont  Tauteur  nous  paraît  diminuer  un  peu 
l'importance  en  taisant  les  circonstances  qui  en  déterminent  l'auto- 
rité ;  la  définition  de  l'infaillibilité,  qui,  dit-il,  ne  touche  pas  à  Téco- 
nomie  des  gouvernements  civils  ;  la  loi  italienne  des  garanties,  dont 
il  ne  dissimule  pas  la  fragilité  et  Thypocrisie  ;  les  décrets  abominables 
contre  les  ordres  religieux  ;  Tasservissement  des  fabriques  d'église  ; 
les  facultés  de  théologie  catholique  supprimées,  tandis  que  les  fa- 
cultés protestantes  subsistent  ;  enfin,  ce  qu'il  faut  entendre  par  l'exé- 
cution stricte  du  Concordat,  qui  n'est,  dans  la  pensée  du  gouverne- 
ment, que  la  résolution  de  le  maintenir  pour  un  temps,  afin  de  le 
violer  impunément.  Nous  vivions  alors  sous  un  régime  de  contradic- 
tions, de  mensonges,  d'absurdités  et  de  tyrannie  ;  à  la  lumière  du 
bon  sens,  avec  l'étoile  polaire  du  droit  pour  son  orientation,  il  était 
facile  d'éviter  les  naufrages  et  de  garder  à  peu  près  la  tranquillité 
de  l'ordre.  La  loi  de  séparation  a  mis  fin  à  ce  régime. 

Des  brochures  apologétiques  sur  l'Encyclique  Immortale  Dei  et  sur 
le  respect  du  Concordat,  nous  n'avons,  ici,  rien  à  dire  ;  la  brochure  : 
Le  Pape  est-il  libre  à  Rome  ?  écrite  à  la  sollicitation  de  Léon  XIII, 
exige,  au  contraire,  plus  qu'une  mention.  C'est  la  question  la  plus 
grave  des  temps  actuels,  étant  certain  que  l'indépendance  du  Pape 
est  la  première  garantie  de  Tordre  public. 

Si,  pour  être  libre,  il  suffit  d'être  enfermé  au  Vatican,  d'écrire  des 
Encycliques,  d'avoir  une  petite  cour,  de  se  promener  dans  les  gale- 
ries de  peinture,  de  prendre  la  fièvre  dans,  les  jardins  du  Vatican, 
de  ne  pas  mourir  de  faim,  de  recevoir  le  Denier  de  S.  Pierre,  Pie  X 
est  libre.  Mais  Pie  X,  chef  spirituel  de  l'humanité,  n'est  pas  libre, 
parce  qu'il  ne  peut  même  pas  prendre  possession  de  son  siège  épis- 
copal  ;  parce  qu'il  ne  peut  pas,  dans  les  basiliques  romaines,  remplir 
les  fonctions  pontificales  ;  parce  qu'il  ne  peut  même  pas  sortir  du 
Vatican,  pour  assister  un  pauvre,  visiter  un  malade  et  paraître, 
comme  souverain,  dans  l'apport  d'une  bénédiction.  Pie  X  n'est  pas 
libre,  parce  qu'il  est  placé,  comme  pape,  sous  une  puissance  hostile  ; 

qu'il  peut  être  à  chaque  instant  gêné  dans  l'exercice  de  son  minis- 
llist.  de  r^n'ise.  —  T.  xliv  «>3 


354  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

tère  ;  et  que,  pour  tous  les  actes  de  la  souveraineté,  il  subit  les  vexa- 
tions de  la  police,  de  la  franc-maçonnerie  et  du  gouvernement  d'ex- 
communiés. 

«  Il  est,  en  effet,  de  dogme,  dit  Emile  Ollivier,  que  le  Souverain 
Pontife  a  reçu,  de  droit  divin,  Fexemption  de  toute  juridiction  sécu- 
lière ;  qu'il  ne  peut  être,  d'aucune  manière,  soumis  au  pouvoir  des 
rois,  des  empereurs,  des  républiques,  devenir  le  sujet,  l'hôte  de 
personne.  Ce  privilège  est  perpétuel,  inamissible  ;  le  Pape  même  ne 
peut  y  renoncer,  car  il  ne  peut  pas  abandonner  une  prérogative 
accordée,  non  au  titulaire  de  la  dignité,  mais  à  la  dignité  elle-même, 
en  vue  du  bien  général.  » 

Les  garanties  de  liberté,  offertes  par  Tltalie,  qui  les  reconnaît  in- 
dispensables, ne  sont  ni  universelles,  ni  irrévocables,  ni  même  res- 
pectées, puisque  le  gouvernement  s'est  réservé,  pour  les  évêchés, 
l'exequatur.  Les  garanties  sont  d'ailleurs,  en  principe,  la  négation  de 
rimmunité  ;  c'est  l'acte  unilatéral  d'un  souverain,  qui  dispose  du 
chef  de  l'Eglise,  sans  son  avis  et  à  l'exclusion  du  peuple  chrétien. 

Le  Pape  sujet  du  roi,  quelle  que  soit  la  forme,  quelles  que  puis- 
sent être  les  circonstances  de  la  sujétion,  c'est  la  négation  de  l'indé- 
pendance de  la  Papauté. 

Il  faut  donc  quitter  Rome  ou  en  expulser  l'Italie  !  Quitter  Rome, 
non,  puisque  Rome  est  le  siège  de  Pierre,  que  Jésus-Christ  l'y  a  fixé, 
et  que  le  Pape  doit  y  rester,  fût-ce  pour  aller  au  Calvaire.  Expulser 
l'Italie, 'il  ne  le  peut.  Il  faut  donc  que  le  Pape  reste  prisonnier.  Mais, 
en  principe,  la  captivité  éternelle  n'est  pas  recevable  ;  et,  en  fait,  il 
y  a,  dans  les  choses,  une  fatalité  logique  et  des  mutations  effectives 
qui  ne  doivent  pas  le  permettre.  De  deux  choses  Tune,  il  faut  que 
l'unité  de  l'Italie  soit  rompue  ou,  au  moins,  diminuée,  ou  que  l'Eglise 
soit,  d'une  manière  permanente,  altérée  dans  son  exercice  libre  et 
indépendant. 

Je  voudrais  pouvoir  graver  cet  opuscule  en  lettres  d'or  dans  le 
palais  des  rois  et  des  parlements.  Dans  sa  brièveté;  il  pose  la  plus 
grande  question  du  temps.  Il  faut  que  la  Papauté  soit  libre  et  qu'elle 
le  paraisse,  ou  il  ne  restera  pas,  en  Europe,  pierre  sur  pierre.  La 
captivité  du  Pape  met  l'Europe  en  état  de  péché  mortel. 


LA    SCILNCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCii  355 

L'Italie  révolutionnaire  ne  veut  pas  seulement  prendre  au  Pape 
son  domaine  temporel  ;  elle  veut  détruire  le  pouvoir  spirituel  du 
prince  des  prêtres,  de  Tévèque  des  évéques,  anéantir  le  christianis- 
me. La  lutte  prochaine,  la  lutte  inévitable,  la  lutte  sans  ménagement, 
doit,  par  la  force  des  choses,  éclater  entre  les  envahisseurs  de  Rome 
et  les  sommités  de  l'Eglise  catholique.  Par  la  force  des  choses 
toujours,  le  monde  entier  doit  prendre  part  à  la  solution  du  pro- 
blème. 

Les  spiritualistes,  les  chrétiens  séparés,  les  philosophes  seront  très 
vite  englobés  dans  la  même  réprobation  que  les  catholiques.  Du  côté 
des  révolutionnaires  italiens  se  rangeront  les  espritsnombreux,qui,en 
ce  moment,  croient  les  religions  à  leur  fin,  s'imaginent  que  la  matière 
seule  suffit,  que  les  directions  de  la  science  positive  forment  un  lien 
suffisant,  comme  guide  et  fin,  à  Taffranchissement  de  Fhomme.  La 
Papauté  sera  soutenue  par  les  croyants  ;  suivant  leur  foi,  détruire  le 
christianisme,  à  n'envisager  que  ses  effets  sociaux,  c'est  tout  mettre 
en  échec  dans  les  mœurs  et  dans  les  lois,  déchaîner  des  cataclysmes 
sur  les  sociétés  assez  insensées  pour  enlever  les  espérances  du  ciel,  à 
des  malheureux  qui  ne  peuvent  pas  parvenir  aux  jouissances  de  la 
terre.  A  ces  croyants,  se  joindront  les  philosophes  spiritualistes,  les 
membres  des  diverses  sectes,  même  les  libres-penseurs,  convaincus, 
comme  Proudhon,  que  la  religion  est  encore,  pour  Timmense  majo- 
rité des  mortels,  le  fondement  de  la  morale,  la  forteresse  des  cons- 
ciences. Les  uns  soutiendront  que   l'enseignement  surnaturel  est 
l'abêtissement  de  la  raison  ;    les  autres  soutiendront  que  la  foi  est  la 
condition  nécessaire  à  son  équilibre.  D'un  côté,  on  invoquera  l'om- 
nipotence de  l'Etat,  V obligatoire  sous  toutes  ses  formes  ;  de  l'autre  on 
réclamera  les  fi  anchises  imprescriptibles  de  la  conscience,  le  droit 
individuel,  les  prérogatives  sacrées  de  l'homme  et  du  citoyen.  Sou- 
mettez-vous, diront  les  incrédules,  nous  sommes  les  hommes  delà 
force.  —  Nous  bravons  votre  force,  répondront  les  hommes  de  foi  ; 
qui  peut  mourir  n'est  jamais  vaincu.  A  la  tête  d'un  camp,  se  pla- 
ceront les  docteurs  les  plus  résolus  de  la  négation  athée  ;  à  la  tête 
de  l'autre,  surgira,  du  fond  d'un  couvent  ou  du  siège  de  S.  Pierre, 
un  Hildebrand  au  cœur  de  bronze.  Finalement  il  faudra  ou  que 


356  PONTIFICAT    DE    LÉON    XEII 

Tunité  de  l'Italie  soit  mise  en  poussière,  ou  que  TEglise  soit  anéan- 
tie. Le  résultat  de  la  lutte  est  écrit  au  ciel. 

Le  publiciste,  qui  a  éclairé  de  telles  lumières  ce  grave  problème, 
est  aujourd'hui  un  historien,  qui  raconte  les  événements  du  passé, 
comme  Suger,  comme  de  Thou,  avec  la  sincérité  d'un  témoin  et 
l'exactitude  d'un  acteur  ;  il  est  estimé  par  la  France  et  par  l'Europe, 
comme  un  personnage  qui  a  su  mettre  ses  actes  à  la  hauteur  de  ses 
convictions. 

'2.^°  Pasteur.  —  A  côté  d'un  jurisconsulte,  nous  plaçons  un  chimiste. 
Le  jurisconsulte  a  défendu,  avec  science,  probité  et  élévation  d'es- 
prit, le  droit  de  l'Eglise  ;  le  savant  chimiste,  en  s'inclinant  devant 
son  magistère,  avec  la  simplicité  d'un  enfant,  a  montré  que  la  science 
n'a  rien  d'incompatible  avec  la  foi  ;  mais,  au  contraire,  que  la  foi, 
en  posant  des  problèmes,  provoque  la  science  aux  recherches  et  en 
garantit,  par  son  contrôle,  les  résultats. 

Louis  Pasteur,  né  à  Dôle  en  1822,  avait  fait  ses  mathématiques 
spéciales  au  lycée  de  Besançon,  puis  était  entré  à  l'Ecole  normale  su- 
périeure, d'où  il  sortait  agrégé  en  1846.  Pour  ses  débuts,  il  entra  au 
laboratoire  de  Balard,  rendu  célèbre  par  la  découverte  du  brome. 
La  cristallographie  l'attirait  ;  il  étudia,  en  particulier,  la  polarisation 
rotatoire  des  liquides.  Balard,  stupéfait  des  premiers  résultats,   ne 
tarissait  pas  sur  les  louanges  de  son  jeune  élève.  Biot,   étonné  lui- 
même  qu'un  jeune  homme  eût  triomphé  d'une  difficulté  que  n'avait 
pas  pu  résoudre  Mitscherlich,  voulut  que  les  opérations  fussent  re- 
commencées en  sa  présence.  Pasteur  prépara  devant  lui  le  paratar- 
trate  double  de  soude  et  d'ammoniaque.  Après  qu'il  eut  versé  dans 
le  cristallisoir  le  liquide  obtenu,  Biot  l'emporta  pour  être   bien  sûr 
que  personne  n'y  toucherait.  Quarante-huit  heures  après,  Pasteur, 
en  présence  de  Biot,  retira  l'un  après  l'autre  les  plus  beaux  cristaux, 
les  essuya  pour  enlever  l'eau  mère  adhérente,  et,  pour  montrer  l'op- 
position de  leur  caractère  hémiédrique,  les  sépara  en  deux  groupes  : 
cristaux  droits,  cristaux  gauches.  La  plus  vive  clarté  venait  de  se  ré- 
pandre sur  la  cause  du  phénomène  de  la  polarisation  rotatoire  et  sur 
l'hémiédrie  dans  les  cristaux.  Biot  en  fut  ému  et  se  constitua  le  par- 
rain scientifique  du  jeune  Pasteur. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE   EN    FRANCE  357 

L'Université  a  ses  exigences  :  le  jeune  agrégé  de  science  fut  nommé 
professeur,  d'abord  à  Dijon,  puis  à  Strasbourg.  En  1854,  il  était  pro- 
fesseur et  doyen  de  la  Faculté  des  sciences  de  Lille.  Son  séjour  dans 
le  Nord  devait  être  l'occasion  des  plus  belles  découvertes.  Les  indus- 
triels avaient  éprouvé  de  grands  mécomptes  dans  la  fabrication  de 
Talcool  de  betterave  ;  l'un  d'eux  pria  le  jeune  doyen  de  s'occuper  du 
phénomène  de  la  fermentation.  En  soi,  la  fermentation  est  la  décom- 
position d'une  substance  organique  en  un  certain  nombre  de  subs- 
tances toujours  identiques.  Le  plus  beau  résultat  de  cette  opération, 
c'est  certainement  la  fabrication  du  pain  et  du  vin,  plus  précieux,  à 
eux  seuls,  que  toutes  les  découvertes  de  la  chimie.  On  ignorait 
alors  que  le  caractère  spécifique  de  la  fermentation,  c'est  d'être 
produite  par  des  êtres  vivants,  infiniment  petits.  La  notion  qu'on  eu 
avait,  était  plus  ou  moins  liée,  à  l'existence  d'un  bouillonnement, 
d'une  effervescence,  au  sein  de  la  substance  en  fermentation.  Ca- 
gniard  Latour  avait  démontré  que  la  levure,  nécessaire  à  la  fermen- 
tation, est  un  être  vivant  ;  c'était  une  opinion  sans  crédit.  Pasteur 
démontra  que  la  levure  est  un  être  vivant,  et,  que  c'est  par  son  acte 
vital,  non  par  sa  décomposition,  qu'elle  cause  la  fermentation.  La 
fermentation  est  un  acte  corrélatif  de  la  vie  et  de  l'organisation  des 
cellules  de  la  levure,  non  de  la  mort  et  de  la  putréfaction  de  ces 
mêmes  cellules.  Une  partie  des  éléments  du  sucre  par  exemple,  sert 
à  la  levure  à  faire  ses  tissus  ;  elle  se  reproduit  et  augmente  de  poids 
pendant  la  fermentation.  C'est  donc  un  être  vivant  empruntant  au 
sucre  le  carbone  et  aux  sels  minéraux,  les  autres  éléments  néces- 
saires à  ses  tissus. 

Après  la  fermentation  de  la  betterave,  Pasteur  étudie  la  fermenta- 
tion du  lait  et  la  fermentation  de  la  crème.  La  fermentation  du  lait 
produit  un  ferment,  non  par  bourgeonnement,  mais  par  scission 
transversale  ;  tandis  que  le  ferment  lactique  a  des  globules  immo- 
biles, le  ferment  butyrique  a  des  globules  mobiles.  Pasteur  en  est 
surpris,  mais  ne  s'aperçoit  pas  encore  que  cette  découverte  ouvre  le 
monde  des  bacilles,  plus  actif  et  plus  peuplé  que  le  monde  des  levures. 
Une  question  s'imposait:  Ces  ferments  d'où  proviennent  ils  ?  S'or- 
ganisent-ils spontanément  aux  dépens  de  la  nature  morte  ?  ou   bien 


3S8  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIH 

proviennent-ils,  par  des  voies  régulières,  d'êtres  semblables  à  eux, 
de  germes  préexistants?  Pasteur  avait  constaté  :  Que  les  ferments 
sont  des  êtres  vivants  ;  et  qu'à  chaque  fermentation  correspond  un 
ferment  particulier.  L'idée  de  spécificité  entraînait  celle  de  proprié- 
tés héréditaires,  qui  entraînait  à  son  tour  l'idée  d'un  mode  régulier 
de  génération.  C'était  l'arrêt  de  mort  des  générations  spontanées, 
alors  carillonnée  par  Georges  Pouchet,  mais  que  devait  juguler  Pas- 
teur. 

Provisoirement  Pasteur,  de  la  vitalité  de  la  levure,  concluait  que 
le  moût  doit  être  préparé  de  façon  qu'elle  y  trouve  un  aliment  pro- 
pice à  ses  besoins  ;  il  faut  surtout  lui  éviter  d'autres  ferments  qui 
pourraient  lui  disputer  sa  nourriture.  Par  là,  Pasteur  ouvrait,  aux 
viticulteurs  et  distillateurs,  de  nouveaux  horizons  ;  et,  par  la  stéri- 
lisation du  lait,  il  offrait  les  meilleures  espérances  aux  mères  de 
famille. 

C'est  alors  que  Dumas  envoya  Pasteur  dans  le  Midi,  pour  étudier 
la  maladie  des  vers  à  soie.  Pasteur  était  étranger  à  la  question;  il 
n'avait  pas  d'opinion  préconçue  ;  il  partit.  Pasteur  étudia,  pendant 
six  ans,  cette  maladie  dont  il  avait  jusque  là  ignoré  l'existence.  Ses 
précédentes  études  lui  avaient  assuré  quelque  gloire  ;  cette  nouvelle 
carrière  va  le  conduire  à  l'immortalité. 

La  fermentation  est  un  phénomène  vital.  La  vie  eL  la  maladie 
supposent  des  ferments  contraires  ;  là,  une  force  positive  ;  ici,  un 
agent  négatif;  dans  les  deux  cas,  ce  sont  des  infiniment  petits.  Le 
mot  microbes  a  été  créé  pour  la  discussion  ;  des  savants  ont  découvert 
les  microbes  de  la  vie;  d'autres,  les  microbes  de  la  mort.  Le  chirur- 
gien Lister  à  Edimbourg,  le  physicien  Tyndall,  ont  reconnu  que  les 
maladies  épidémiques  vont  sortir  des  limbes  de  l'empirisme  et  trou- 
ver, enfin,  une  base  rationnelle  de  traitement.  Davaine  a  montré, 
que  le  sang  des  animaux  morts  du  charbon  renferme  de  petits  bâ- 
tonnets cylindriques.  Ce  bâtonnet,  Pasteur  s'en  empare  ;  il  prouve 
que  cette  bactéridie  n'est  pas  une  circonstance  de  la  mort,  mais  en 
est  la  cause.  Pour  en  découvrir  l'action,   il  l'isole,   il  cultive  cette 
forme  vivante  hors  de  l'organisme  ;  il  l'inocule  à  un  corps  sain  pour 
lui  communiquer  la  maladie  ;  il  découvre  un  sérum  pour  tuer  ce  mi- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  359 

crobe  ;  et  ce  chimiste,  comme  rappellent  ses  contempteurs,  bien  qu  il 
ne  soit  pas  médecin,  a  fondé  la  médecine  sur  de  nouvelles  bases. 

Comment  parvint-il  à  cette  découverte?  Depuis  longtemps,  on 
avait  constaté  que  les  maladies  virulentes  ne  récidivent  pas  sur  le 
même  individu.  ¥a\  étudiant  le  choléra  des  poules,  Pasteur  avait 
observé  que  son  virus  immédiat  est  mortel,  mais  qu  en  vieiUissant, 
il  s'immunise  et  peut,  si  l'on  élève  sa  température,  devenir  l'antidote 
du  mal  dont  il  est  la  cause.  En  étudiant  le  charbon,  il  vit  que  son 
virus,  porté  à  la  température  voulue,  devenait  vaccin,  un  préserva- 
tif contre  le  charbon.  Par  ce  procédé,  la  cause  du  mal  en  devient  le 
remède.  En  isolant  le  virus  du  charbon,  du  croup,  de  la  rage  et  de 
toute  autre  maladie,  Pasteur  avait  trouvé  le  secret  de  la  guérir  en 
opérant  sur  la  cause  qui  la  guérit.  Le  succès  tient  uniquement  à 
deux  choses  :  à  la  découverte  du  sérum  propice  et  à  son  inoculation 
opportune.  C'est,  dans  la  médecine,  une  grande  simpHfication  ;  et, 
par  les  résultats,  une  merveille  qui  tient  du  prodige. 

Les  livres  spéciaux  rendent  compte  des  opérations  de  Pasteur, 
pour  aboutir  à  ces  résultats  ;  tel  n'est  pas  Toffice  de  Thistoire.  Nous 
nous  bornons  à  constater  que  Pasteur  a  fait  gagner  des  millions  aux 
brasseurs  et  viticulteurs  ;  des  milliards  aux  éleveurs  de  vers  à  soie, 
et  qu'il  est,  pour  le  traitement  des  maladies  qui  affligent  la  pauvre 
humanité,  une  sorte  de  thaumaturge. 

Les  faits  à  retenir,  c'est  que  ce  savant  chimiste  était  un  homme 
simple  et  bon,  un  patriote  de  l'antique  roche  et  surtout,  par  le  fait 
de  sa  haute  science,  un  vrai  et  courageux  croyant.  On  a,  de  lui,  des 
lettres  à  sa  famille,  à  ses  amis,  à  ses  clients,  des  lettres  qui  révèlent 
des  trésors  d'une  ineffable  bonté.  En  1871,  quand  il  vit  le  bombar- 
dement de  Paris  et  la  protestation  de  Chevreul,  il  renvoya,  à  l'Uni- 
versité de  Bonn,  le  diplôme  de  docteur  en  médecine  qu'il  en  avait 
reçu  en  récompense  de  ses  travaux  et  voua  Guillaume  de  Prusse  à 
l'exécration  du  genre  humain,  «  Ce  renvoi,  dit-il,  est  un  signe  de 
l'indignation  qu'inspirent,  à  un  savant  français,  la  barbarie  et  l'hypo- 
crisie de  celui  qui,  pour  satisfaire  un  orgueil  criminel,  s'obstine 
dans  le  massacre  de  deux  grands  peuples.  »  Aux  Italiens  qui  lui 
avaient  offert  une  chaire  pendant  Tannée  terrible  :  «  Je  croirais,  dit- 


360  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

il,  commettre  un  crime  et  mériter  la  peine  des  déserteurs,  si  j'allais 
chercher,  loin  de  ma  patrie  dans  le  malheur,  une  position  matérielle 
meilleure  que  celle  qu'elle  peut  m'offrir.  » 

Chez  Pasteur,  le  sentiment  du  devoir  tenait  à  la  profondeur  de  sa 
foi  catholique.  Son  âme  était  comme  imprégnée  des  parfums  du 
culte.  A  Arbois,  dans  le  Jura,  il  allait  à  la  messe  chaque  dimanche, 
son  paroissien  sous  le  bras  et  ne  dédaignait  pas  d'associer  sa  voix 
aux  chants  de  Toffice.  En  son  privé,  il  affectionnait  et  pratiquait 
Touvrage  de  Bossuet,  De  la  connaissance  de  Dieu  et  de  soi-même. 
Ce  qu'il  aimait  surtout  dans  la  nature  humaine,  c'est  qu'elle  a  l'idée 
d'une  sagesse  infinie,  d'une  puissance  absolue,  d'une  droiture  infail- 
lible, en  un  mot,  de  la  perfection.  A  l'Académie  de  médecine,  il 
disait  un  jour  :  «  En  chacun  de  nous  il  y  a  deux  hommes  :  le  savant, 
celui  qui  a  fait  table  rase,  qui  par  l'observation,  l'expérimentation  et 
le  raisonnement,  peut  s'élever  à  la  connaissance  de  la  nature,  et 
puis  l'homme  sensible,  l'homme  de  tradition,  de  foi  et  de  doute, 
l'homme  de  sentiment,  Ihomme  qui  pleure  ses  enfants  qu'il  ne  voit 
plus,  qui  ne  peut,  hélas  !  prouver  qu'il  les  reverra,  mais  qui  le  croit 
et  l'espère  et  ne  veut  pas  mourir  comme  meurt  un  vibrion.  » 

Le  28  avril,  à  l'Académie  française,  dans  son  discours  de  récep- 
tion, il  procéda  à  l'enterrement  des  générations  spontanées  qui  vou- 
laient démolir  Dieu,  et,  dans  ce  caravansérail  de  toutes  les  opinions, 
même  les  moins  respectables,  il  fait  hautement  profession  de  ses 
croyances. 

«  Au  delà  de  cette  voûte  étoilée,  qu'y  a-t-il  ?  De  nouveaux  cieux 
étoiles,  soit  !  Et  au  delà  ?  L'esprit  humain,  emporté  par  une  force 
invincible,  ne  cessera  jamais  de  se  demander  :  Qu'y  a-t-il  au  delà  ? 
Il  ne  sert  à  rien  de  répondre  :  Au  delà  sont  des  espaces,  des  temps 
et  des  grandeurs  sans  limites.  Nul  ne  comprend  ces  paroles.  Celui 
qui  proclame  l'existence  de  l'infini,  et  personne  ne  peut  y  échapper, 
accumule  dans  cette  affirmation  plus  de  surnaturel,  qu'il  n'y  en  a 
dans  tous  les  miracles  de  toutes  les  religions  ;  car  la  notion  de  l'in- 
fini a  ce  double  caractère  de  s'imposer  et  d'être  incompréhensible. 
Quand  cette  notion  s'empare  de  l'entendement,  il  n'y  a  plus  qu'à  se 
prosterner. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    KN    FHANCE  361 

«  ...La  notion  de  l'infini  dans  le  monde,  j'en  vois  partout  l'inévi- 
table expression.  Par  elle,  le  surnaturel  est  au  fond  de  tous  les  cœurs. 
L'idée  de  Dieu  est  une  forme  de  l'idée  d'infini.  Tant  que  le  mystère 
de  l'infini  pèsera  sur  la  pensée  humaine,  des  temples  seront  élevés 
au  culte  de  Dieu,  et  sur  la  dalle  de  ces  temples,  vous  verrez  des 
hommes  agenouillés,  prosternés,  abîmés  par  la  pensée  de  l'infini... 

«  Heureux,  disait-il  encore,  heureux  celui  qui  porte  en  lui  un 
dieu  idéal,  un  idéal  de  beauté  et  qui  lui  obéit  :  idéal  de  l'art,  idéal 
de  la  science,  idéal  de  la  patrie,  idéal  des  vertus  de  l'Evangile.  Ce 
sont  là  les  sources  vives  des  grandes  pensées  et  des  grandes  actions. 
Toutes  s'éclairent  des  reflets  de  l'infini.  » 

Ainsi  parlait  le  grand  savant  qui  a  renouvelé,  par  ses  expériences, 
les  bases  de  la  physique  et  de  la  médecine.  Sa  parole,  si  solennelle- 
ment affirmative  —  parole  d'un  humble  fidèle  de  l'Eglise  catholique 
—  confond  tous  ces  prétendus  savants  qui  se  disent,  en  se  rengor- 
geant, parce  qu'ils  en  savent  trop  long,  incapables  d'incliner  leur 
raison  devant  les  dogmes  de  la  foi.  Sans  parler  eu  paralogisme  qu'il 
y  a  dans  leur  négation,  leur  science  ne  touchant  qu'au  fini  et  ne 
pouvant  atteindre  l'infini,  en  quoi  la  science  du  fini,  au  point  de 
vue  expérimental,  peut-elle  conclure  contre  la  foi?  Moigno  et  Sec- 
chi  étaient  des  savants  aussi  et  ils  étaient  prêtres  ;  Guvier,  Ampère, 
Elie  de  Beaumont,  Quatrefages,  Gauchy,  Pasteur  étaient  aussi  des 
savants  et  ils  étaient  d'humbles  chrétiens.  Ce  n'est  pas  la  science 
qu'on  a  qui  empêche  d'être  croyant,  c'est  la  science  qu'on  n'a  pas  : 
cette  science-là  s'appelle  l'ignorance  ;  elle  ne  parle  qu'au  nom  de 
l'orgueil  et  souvent  de  plus  viles  passions. 

260  Driimont.  —  Nous  ferons  place,  ici,  à  quelques  défenseurs 
laïques  de  l'Eglise. 

La  défense  de  l'Eglise,  par  la  presse,  contre  les  erreurs  du  ratio- 
nalisme et  les  attentats  de  la  révolution,  n'a  jamais  fait  défaut  en 
France.  Même  pendant  les  saturnales  de  1790  à  1800,  il  y  avait  des 
prêtres,  comme  Barruel  et  l'abbé  de  Boulogne,  pour  tirer  Tépée  en 
faveur  des  catholiques  et  des  droits  violés  ou  méconnus.  Mais,  jus- 
qu'à l'apparition  de  Lamennais,  les  journaux,  revues  et  publications 
catholiques   étaient  généralement  imprégnés  de  gallicanisme  ;    ils 


362  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

défendaient  la  foi  et  les  œuvres  d'une  façon  plutôt  compromettante. 
Lamennais  rompit  cette  glace,  et  disparut,  hélas  !  trop  tôt  dans  les 
abîmes.  h'Ami  de  la  religion  lui  survécut,  sans  avoir  tiré,  de  son 
opposition,  aucun  profit.  La  défense  de  TEglise  en  France,  selon 
les  exigences  de  l'orthodoxie,  ne  s'effectua  qu'à  partir  de  l'appari- 
tion de  V Univers  ;  encore  \  Univers^  du  temps  de  l'abbé  Migne,  son 
fondateur,  n'avait  pas,  à  beaucoup  près,  une  redoutable  intransi- 
geance. Ce  n'est  qu'à  partir  de  l'entrée  de  Louis  Yeuillot  à  ce  jour- 
nal qu'il  fut  définitivement  la  machine  de  guerre,  toujours  armée, 
toujours  sur  la  brèche,  pour  foudroyer  les  ennemis  de  la  cité  sainte. 
Yeuillot  fut  le  porte-drapeau  de  V Univers  ;  ï Univers  fut  la  batterie 
d'artillerie  mise  en  campagne  par  Louis  Yeuillot.  On  ne  saurait  trop 
louer  les  doctrines  de  ce  vaillant  champion,  ni  trop  exalter  les  ser- 
vices de  ce  journal.  Mais  alors,  il  était  bien  entendu  que  V  Univers 
était  le  seul  journal  catholique  romain,  avec  autant  de  franchise  que 
de  bravoure  et  de  persévérance.  En  dehors  de  V Univers^  les  autres 
feuilles  catholiques  comme  l'Ami  de  la  religion  et  plusieurs  autres 
lui  faisaient  plutôt  grise  mine.  Des  prêtres  même,  par  fanatisme 
gallican,  ne  trouvant  pas  l'Ami  de  la  religion  assez  fervent,  portaient 
leurs  écritures  au  Constitutionnel  et  au  Journal  des  Débats.  Alors 
il  était  bien  entendu  que  la  défense  intelligente  de  l'Eglise  était 
l'œuvre  propre  et  exclusive  de  V Univers.  L'idée  démener  campagne 
à  ses  côtés,  pendant  longtemps,  ne  vint  à  personne  ;  et  c'est  sur  lui 
que  tous  lès  ennemis  delà  religion,  de  l'Eglise  et  du  Saint-Siège 
portaient  leurs  coups,  habituellement  sans  bonne  foi  et  avec  toutes 
les  passions  que  l'aveuglement  comporte  ou  peut  autoriser. 

Pendant  le  pontificat  de  Léon  XIII^  en  dehors  des  journaux  dont 
l'apologétique  chrétienne  était  la  spécialité  traditionnelle,  en  présence 
des  assauts  et  des  attentats  de  la  révolution,  il  y  eut  des  laïques 
instruits  et  généreux,  dont  le  savoir  et  la  générosité  surent  faire  des  dé- 
fenseurs de  l'Eglise;  nous  n'en  citerons  ici  que  deux,  pour  l'éclat 
qu'ils  ont  su  donner  à  leurs  actes  :  Edouard  Drumont  et  Paul  de 
Gassagnac. 

Edouard  Drumont,  né  à  Paris  en  18M,  était  fils  d'un  employé  à  la^ 
préfecture  de  la  Seine  et  d'une  nièce  de  Buchon,  l'auteur  du  Pan- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  363 

Ihcon  littéraire  et  des  Mémoires  et  chroniques  sur  l'histoire  de 
France,  Tun  des  rénovateurs  de  l'école  historique  française  avec 
Michelet,  Guizot  et  les  deux  Thierry.  Avec  douze  cents  francs  par 
mois,  on  vivait  pauvrement  dans  le  modeste  ménage  ;  mais  à  Paris 
les  femmes  sont  si  intelligentes  qu'elles  savent  résoudre  gracieuse- 
mont  tous  les  problèmes  de  la  pauvreté.  Surtout,  dans  ces  pauvres 
familles,  on  sacrifie  tout  ;\  l'éducation  des  enfants,  sur  ce  principe 
juste  d'ailleurs,  qu'un  enfant  formé  homme  solide,  est  un  capital 
qui  sait  toujours  se  faire  valoir.  Edouard  Drumont  suivit  les  cours  des 
lycées  universitaires,  où  il  eut,  entre  autres,  pour  maîtres  Gaston  Bois- 
sier  etCamille  Rousset,  pour  condisciple,  AlbertDuruy. A dix-septans, 
no  se  trouvant  aucun  goût  pour  la  bureaucratie  et  croyant  à  sa  voca- 
tion littéraire,  il  écrivit  d'abord  dans  quatre  ou  cinq  petites  feuilles, 
mais  seulement  pour  l'amour  de  l'art.  Un  article  sur  Emile  de  Girardin 
lui  ouvrit  les  portes  de  la  Liberté  :  c'était  la  fortune.  En  1870,  Dru- 
mont  payait,  à  la  patrie,  sa  dette  de  soldat  :  sa  dette  payée,  il  passait 
par  la  Revue  de  Paris^  le  Journal  officiel,  le  Petit  Journal,  le 
Monde  et  revenait  à  la  Liberté  pour  laquitter  définitivement  en  1886. 
Entre  temps,  Drumont,  avec  l'inépuissable  fécondité  de  la  jeunesse, 
s'était  occupé  d'art  dramatique,  de  romans^  et  d'études  savantes  sur 
le  vieux  Paris  ;  il  avait  édité  des  papiers  inédits  de  Saint-Simon,  des 
lettres  et  dépêches  sur  l'ambassade  d'Espagne,  le  journal  des  Antoine 
et  quelques  documents  sur  la  mort  de  Louis  XIV.  Une  telle  moisson 
d'oeuvres  constituerait  déjà  un  bagage  d'auteur  ;  pour  ce  robuste  et 
laborieux  esprit,  ce  n'était  qu'une  entrée  en  matière. 

Edouard  Drumont  n'avait  pas  encore  trouvé  sa  voie  ;  il  n'avait  pas 
encore  mis  la  main  sur  l'œuvre  qui  devait  lui  marquer,  dans  sa  pa- 
trie, un  rôle  important  et  immortaliser  son  nom.  Pou^  la  trouver,  il 
fallait  recevoir  une  indication  de  la  Providence  ;  pour  l'entreprendre 
et  la  poursuivre,  il  fallait  un  calme  sang-froid  ou  une  fière  audace. 
A  dire  vrai,  rien  n'y  inclinait.  En  1886,  quand  on  prononçait  le  nom 
de  Rothschild,  il  n'y  avait,  pour  ainsi  dire,  pas  d'homme  en  France 
qui  ne  se  voilât  la  face,  comme  autrefois  Moïse,  lorsque  Jéhovah  lui 
apparaissait  sur  le  mont  Sinaï.  Rothschild  était,  pour  beaucoup  de 
gens,  un  demi-dieu  ;  et  la  plupart  des  journaux  étaient  ses  prophè- 


364  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

tes.  Tous  les  journaux  étaient  dirigés  par  les  juifs,  ou,  du  moins,, 
commandités  et  subventionnés  par  les  riches  d'Israël.  Drumont  vit,, 
dans  le  fait,  d'abord  une  contradiction  à  la  loi  de  Moïse  ;  la  constitution 
du  peuple  juif,  tenant  compte  de  la  rapacité  féroce  de  ce  peuple, 
édicté  que  tous  les  biens,  au  bout  de  sept  ans,  doivent  revenir  au  par- 
tage primitif  entre  les  douze  tribus.  L'application  de  cette  loi  n'est, 
sans  doute,  plus  rigoureusement  possible  après  la  dispersion  des  juifs 
dans  tout  Tunivers  et  Téparpillement  de  leurs  familles  au  sein  des 
nations  chrétiennes.  Mais,  si  elle  ne  peut  pas  se  faire  rigoureuse- 
ment, elle  peut  se  faire  équivalemment,  sinon  pour  la  correction 
religieuse  d'Israël,  du  moins  pour  l'ordre  économique  des  autres 
peuples. 

Sur  le  peuple  juif,  il  y  a,  de  Dieu,  une  bénédiction  et  une  malé- 
diction :  une  bénédiction,  pour  préparer  Tavènement  du  Messie  dans 
la  plénitude  des  temps,  une  malédiction  pour  préparer  son  retour 
dans  le  jugement,  à  la  fin  des  siècles.  Avant  l'avènement  de  Jésus- 
Christ,  cette  bénédiction  descendait  du  ciel,  avec  une  exactitude 
magnifique  ;  si  le  peuple  était  fidèle  à  Dieu,  il  était  comblé  de  la 
rosée  du  ciel  et  des  biens  de  la  terre  ;  s'il  fatiguait  Dieu  par  la  fré- 
quence et  Ténormité  de  ses  prévarications,  il  était  soumis  à  la  ty- 
rannie des  princes,  aux  fléaux  qui  affligent  la  terre,  et  à  la  fureur 
des  conquérants.  Depuis  que  le  peuple  juif  a  crucifié  le  Messie  pro- 
mis à  Abraham,  détruit  comme  peuple,  dispersé  aux  quatre  vents 
du  ciel,  il  exerce,  au  détriment  des  autres  peuples,  Tart  formidable 
qu'il  a  de  faire  fortune.  Lorsque  les  enfants  de  Jacob  habitaient  la 
terre  promise  à  leurs  pères,  ils  étaient  surtout  un  peuple  agriculteur 
et  militaire  ;  depuis  leur  dispersion,  ils  ne  sont  plus  ni  Tun  ni  l'autre  ; 
mais  ils  appliquent  leur  aptitude  et  leur  industrie  surtout  au  com- 
merce. Ce  commerce,  ils  l'exercent  dans  toute  son  ampleur,  depuis 
les  plus  petits  négoces,  jusqu'aux  grandes  entreprises  qui  influent 
sur  le  sort  collectif  de  l'humanité.  Ce  commerce  est,  par  lui-même, 
très  lucratif  ;  exercé  comme  le  pratiquent  les  juifs,  qui  ont  la  man- 
che et  la  conscience  larges,  il  produit  de  gigantesques  fortunes  et 
produit,  sur  la  destinée  des  nations,  de  lamentables  contrecoups.  On 
sait,  par  exemple,  quelle  était  la  fortune  du  Rothschild  de  Francfort 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  365 

à  la  bataille  de  Waterloo  ;  et  en  calculant  sur  ce  chiffre,  en  totalisant 
ses  intérêts  depuis  18J3,  on  n'arriverait  qu'à  une  somme  ronde  de 
•cent  cinquante  millions.  Or,  ce  môme  Rothschild,  vivant  dans  ses 
fils,  possède  aujourd'hui  des  maisons  de  banque  dans  toutes  les 
capitales  de  l'Europe  ;  et  le  Rothschild  de  Paris  possède,  pour  sa 
part,  une  fortune  estimée,  au  bas  mot,  à  trois  milliards  ;  d'autres 
disent  cinq,  d'autres  huit  ;  c'est  dire  équivalemment  que  la  fortune 
du  Rothschild  de  Paris  n'a  pas  de  limites.  —  Puisque  la  première 
mise  calculée  à  intérêt  composé,  depuis  1815,  ne  produit  que  150 
millions,  somme  ronde,  comment  Rothschild  a-t-il  gagné  honnê'te- 
ment,  un,  deux  ou  trois  milliards?  Evidemment  par  des  moyens  im- 
prévus à  la  loi  et  insaisissables  à  la  justice.  Mais,  non  moins  évidem- 
ment, une  si  colossale  fortune  rompt,  au  profit  de  quelques-uns, 
l'équilibre  économique  d'un  peuple  et  porte  même,  par  corruption, 
atteinte  à  la  souveraineté  nationale,  c'est  le  cas  de  se  souvenir  que  le 
salut  d'un  peuple  est  la  loi  souveraine.  Et  c'est  aux  consuls  à  pour- 
voir que  la  république  ne  reste  pas  plus  longtemps  victime  d'un  si 
énorme  préjudice. 

En  principe,  et  au  point  de  vue  strictement  mosaïque,  les  juifs 
n'ont  pas  le  droit,  devant  Dieu,  de  se  refuser  à  cette  restitution.  Leur 
loi  prescrit,  tous  les  sept  ans,  une  condonation  générale  et  tous  les 
cinquante  ans  un  jubilé  social  pour  le  retour  à  l'égalité.  Au  nom  de 
cette  loi,  dont  il  fait  profession,  le  juif  est  obligé  de  remettre,  à  la 
communauté  sociale,  tout  ce  qu'il  a  pris,  de  façon  ou  d'autre,  con- 
trairement à  sa  nécessaire  économie. 

On  voit  l'équivalent  entre  particuliers  et  entre  nations.  Entre  par- 
ticuliers, si  l'un  fait  tort  à  l'autre,  la  loi  l'oblige  à  restitution  ;  entre 
nations,  si  l'une  rompt,  au  détriment  de  toutes  les  autres,  l'équili- 
bre nécessaire  à  l'indépendance  et  à  la  prospérité  des  nations,  elle 
est  ramenée,  par  la  guerre  ou  par  arbitrage,  au  respect  des  autres 
peuples.  Il  n'y  a  rien  d'absolu  sur  la  terre.  Le  peuple  juif,  dispersé 
au  sein  de  tous  les  peuples,  ne  peut  pas  prétendre,  à  son  profit,  à  une 
absence  de  restrictions  et  de  frein,  qui  constituerait  à  son  bénéfice 
sur  les  autres  peuples,  le  despotisme  du  veau  d'or.  Obliger  les 
peuples  à  subir  une  tyrannie  si  exécrable,  ce  serait  prononcer  plus 


366  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

que  l'arrêt  de  mort  de  rhumanité,  ce  serait  ratifier  son  déshonneur. 

On  demande  comment  peut  s'effectuer  une  si  nécessaire  réparation. 
Drumont  rappelle  qu'autrefois,  en  France,  les  rois  avaient,  contre  les 
grands  argentiers,  divers  moyens  de  mettre  à  Tordre  ces  vampires 
de  la  société  française.  Un  procès  en  règle,  une  instruction  minu- 
tieuse, un  arrêt  de  justice  ordonnait  une  restitution  convenable  ;  et 
quand  le  voleur  avait  été  plus  cyniquement  criminel,  une  corde  au 
gibet  de  Montfauçon  achevait  exemplairement  l'œuvre  d'équité  na- 
tionale. Dans  l'état  présent,  nous  n'avons  plus  la  procédure  d'autre- 
fois ;  mais  plus  l'iniquité  grandit,  plus  la  réparation  devient  néces- 
saire. On  n'a  jamais  vu  de  si  grandes  fortunes  concourir  si  impuné- 
ment à  de  si  grandes  iniquités.  On  cherche  et  on  ne  trouve  pas  le 
moyen  d'aboutir.  Les  peuples  chrétiens  ne  peuvent  pas,  ne  doivent 
pas  devenir  la  proie  des  juifs.  Gomment  les  soustraire  à  cette  obses- 
sion, qui  fausse  complètement  la  constitution  politique  et  économique 
de  la  France  ? 

On  ne  voit  que  deux  moyens  :  ou  une  révolution  qui  sabre  la  jui- 
verie  ou  la  mette  au  pillage,  ou  une  procédure  de  gouvernement 
régulier  qui  laisse,  aux  juifs,  une  juste  fortune,  et  fasse  rentrer  le 
surplus  dans  les  caisses  du  Trésor.  Or,  ces  deux  moyens  paraissent 
inabordables.  On  ne  peut  pas  espérer  que  les  gouvernements  mettent 
les  juifs  à  la  raison,  parce  que  les  grands  juifs  sont,  par  leurs  fortu- 
nes, les  maîtres  de  ces  gouvernements  et  pourraient,  le  cas  échéant, 
les  tenir  en  échec  ou  les  abattre.  On  ne  peut  guère  compter  qu'une 
révolution  vise  les  juifs,  parce  que  les  juifs,  avec  leur  or,  tiennent  au 
collier  d'or,  les  publicistes  révolutionnaires  et  sont  eux-mêmes  les 
brandons  de  cette  révolution  dont  ils  croient  pouvoir  escompter  les 
bénéfices.  La  seule  puissance  qui  puisse  atteindre  les  juifs,  c'est  la 
puissance  divine  ;  et  il  faut  ajouter  que,  par  leurs  excès,  ils  prêtent 
belle  marge  aux  représailles  de  la  Providence. 

C'est  cette  question  de  l'invasion  juive  en  Occident  que  Drumont 
pose  à  la  France,  à  l'Europe,  au  monde  entier.  Cette  question  for- 
midable se  déroule  d'abord  dans  les  deux  volumes  de  la  France  juive, 
puis  dans  la  Fin  d'un  monde,  la  Dernière  bataille,  le  Testament  d'un 
antisémite  et  le  Secret  de  Fourmies  :  en  tout  six  volumes.  Cette 


LA    SCILNCE    CATHOLIQUE    EN    FKANCi:  367 

thèse  est  exposée,  non  pas  dans  les  formes  rigoureuses  d'ua  traité 
didactique,  mais  avec  l'aboudance  du  journalisme  et  les  libres  allu- 
res de  la  polémique.  Drumont  écrit  ses  ouvrages,  comme  Louis 
Veuiilot,  sans  façon,  sans  cérémonies,  d'une  pensée  toujours  fidèle 
à  elle-même  et  qui  ne  recule  pas  devant  le  mot  propre.  La  pensée  est 
claire,  l'expression  adéquate,  la  lecture  facile,  la  compréhension 
sans  eiïort.  En  lisant,  on  ne  peut  pas  s'empêcher  d'estimer  et  d'aimer 
Tauteur.  Ce  n'est  pas  un  prétentieux  qui  vise  aux  belles  formes  et 
aux  belles  manières,  pour  se  pousser  à  T Académie  ;  c'est  un  brave 
homme  qui  écrit  en  bon  homme,  en  citoyen  qui  entend  les  injonc- 
tions du  patriotisme.  Ne  croyez  pas  autrement  que  son  sujet  l'ob- 
sède :  il  a,  dans  sa  gamme,  toutes  les  notes  ;  à  sa  lyre,  toutes  les 
cordes;  il  se  plaît  aux  variantes  et  sait  disserter  savamment,  avec 
un  rare  sang-froid  et  une  imperturbable  belle  humeur.  Dans  l'his- 
toire littéraire  de  tous  les  peuples  du  monde,  il  n'y  a  rien  d'analogue 
aux  ouvrages  de  Drumont  :  ils  touchent  à  une  question  unique,  avec 
une  puissante  originalité  et  une  grande  force  de  démonstration. 

La  campagne  que  Drumont  inaugure  contre  les  Juifs^  n'est  ni  une 
guerre  de  religion,  ni  une  guerre  de  races,  c'est  une  guerre  aux 
voleurs.  Que  les  Juifs  suivent  la  loi  de  Moïse,  ils  en  ont  parfaitement 
le  droit,  personne  ne  veut  les  troubler  dans  la  pratique  de  leur 
culte.  Que  les  Juifs  soient  fils  de  Sem,  ils  le  peuvent  sans  crime, 
aussi  bien  que  d'autres  sont  fils  de  Gham  ou  de  Japheth,  cette  des- 
cendance n'empêche  pas  que  tous  les  hommes  sont  fils  de  Noé  et 
enfants  de  Dieu.  Mais  que  les  Juifs  soient  à  la  fois,  membres  de  la 
nation  juive  et  membres  de  la  nation  française;  qu'ils  aient  deux 
chartes  et  deux  codes  ;  et  qu'en  vertu  de  fun,  ils  violent  impunément 
l'autre,  au  point  de  troubler  l'ordre  politique  et  l'ordre  économique 
de  la  nation  française,  cette  confusion  de  droit  ne  peut  pas  s'admet- 
tre. Et  puisque,  grâce  à  cette  confusion,  les  Juifs  ont  mis  la  main 
sur  la  France  et  volé  une  grande  part  de  sa  fortune,  il  faut  briser 
leur  tyrannie  scélérate  et  les  obliger  à  restitution.  Non  remittitur 
peccatum  nisi  restituatur  ablatum. 

Le  fait  d'un  humble  publiciste  qui  assume  une  si  colossale  entre- 
prise, n'est  pas  banal  et  bien  des  gens  auguraient  que  cette  initia- 


368  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

tive,  juste  et  louable  sans  doute,  ne  pourrait  pas  aboutir.  Le  succès 
qu'obtenaient  les  livres  de  Drumont  n'était  qu'un  feu  de  paille  :  dans 
six  mois  il  n'en  serait  plus  question.  Gomme  ils  n'étaient  pas  bien  sûrs 
de  leur  fait,  plusieurs  se  rencontrèrent  qui  se  crurent  blessés  ou  vi- 
sés par  Drumont  dans  ses  livres  et  demandèrent  une  réparation.  Evi- 
demment s'ils  tuaient  en  duel  Edouard  Drumont,  la  question  juive 
serait  enterrée.  Drumont  dut  donc  se  battre  avec  le  juif  Isaacle  sous- 
préfet  de  Fourmies  ;  avec  Arthur  Mayer,  avec  Vonoven,  rédacteur  à 
V Intransigeant^  avec  Marcel  Deprez,  avec  Clemenceau,  avec  un  capi- 
taine juif;  ces  duels  ne  furent  que  des  apéritifs  à  l'absinthe.  Avec 
la  simplicité  d'un  homme  qui  vise  un  but  et  ne  s'en  détourne  jamais, 
Drumont,  après  avoir  accompli  son  œuvre  par  les  livres,  voulut  la 
poursuivre  par  Tassociation  ;  il  fonda  la  ligue  antisémitique  de 
France. 

Il  y  avait  en  France  des  centaines  de  milliers  d'hommes  qui 
avaient  compris  la  pensée  de  Drumont,  qui  n'admiraient  pas  seule- 
ment le  talent  de  l'écrivain,  mais  qui  partageaient  les  douleurs,  les 
colères  et  les  espoirs  du  patriote.  Il  fallait  relier  ces  amis  épars, 
créer  un  centre  d'action,  et,  en  attendant  le  journal,  posséder  un 
instrument  de  propagande.  Avec  Jacques  de  Biez,  avec  Mérillot, 
ouvrier  bijoutier,  Boisandré,  Gendreau,  Mores,  Gaston  Méry,  fut 
fondée  la  Ligue  antisémitique.  Le  but  de  la  ligne  était  exposé  par 
les  articles  de  sa  constitution  : 

Art.  3.  —  La  ligue  nationale  antisémitique  de  France  a  pour  but 
de  défendre,  par  tous  les  moyens  appropriés  aux  circonstances,  les 
intérêts  moraux,  économiques,  industriels  et  commerciaux  de  notre 
pays.  Elle  est  une  œuvre  de  relèvement  national,  de  protection  pour 
la  conscience  de  chacun,  d'assistance  réciproque  et  fraternelle. 

Art.  4.  —  Ses  aspirations  sont  ouvertement  patriotiques  et  so- 
ciales. 

Art.  5.  —  Elle  laisse  à  ses  membres  toute  liberté  politique  et  reli- 
gieuse. 

Art.  6.  ~  Elle  combattra,  par  la  propagande  de  la  vérité,  au  grand 
jour,  et  à  Taide  des  moyens  légaux,  les  influences  pernicieuses  de 
l'oligarchie  judéo-financière,  dont  le  complot,  occulte  et  impitoyable, 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  369 

compromet  clinquc  jour  davantage,   la  prospérité,   Thonneur  et  la 
sécurité  de  la  France. 

La  ligue,  à  ses  débuts,  s'affirma  par  des  conférences  mémorables  ; 
elle  fit  élire  Francis  Laur  député  à  Neuilly  et  Edouard  Drumont, 
député  à  Alger.  Son  plus  grand  œuvre  fut  l'établissement  du  jour- 
nal \i\Libre  Parole.  Le  premier  numéro  parut  le  20  avril  1892,  14, 
boulevard  Montmartre,  en  plein  cœur  de  Paris  :  c'était  un  journal  de 
combat,  qui  s'élançait  dans  Tarène  des  batailles,  avec  un  but  claire- 
ment déterminé  et  avec  l'enthousiasme  qui  sait  gagner  les  victoires. 
((  Le  châtiment  est  proche,  disait  Drumont  ;  la  Libre  Parole  feraitoni 
ce  qui  dépendra  d'elle  pour  qu'il  arrive  le  plus  tôt  possible.  Le  grand 
effort  est  accompli  ;  l'œuvre  de  délivrance  est  en  bonne  voie  ;  Tidée 
est  imprimée  dans  tous  les  cerveaux.  Bientôt  tout  le  monde  sera 
exaspéré  contre  les  Juifs.  Les  femmes  françaises  s'en  mêleront  et 
chasseront  l'envahisseur  à  coups  do  balais.  Les  chiens  eux-mêmes, 
les  chiens  de  France,  à  force  d'entendre  répéter  sans  cesse,  au  milieu 
des  imprécations,  les  noms  sinistres  des  Rothschild,  des  Erlanger, 
des  Dreyfus, ides  Isaac,   se  mettront  de  la  partie  et  hurleront  toutes 
les  fois  qu'il  s'agira  d'eux. 

«  Vous  verrez  comme  il  nous  sera  facile  de  nous  entendre  entre 
compatriotes,  lorsque  nous  nous  verrons  débarrassés  de  cette  horde 
de  juifs  venus  de  Francfort,  de  Cologne,  de  Hambourg';  de  tous  les 
Meyer,  de  tous  les  Strauss,  de  tous  les  Reinach,  qui  s'amusent  à 
nous  faire  battre  entre  nous  pour  nous  dévaliser  à  la  faveur  du  tu- 
multe... Vous  verrez  comme  tous  les  dissentiments  s'apaiseront, 
lorsqu'on  aura  compris  la  parole  de  Jeanne  d'Arc  :  «  Il  faut  que  le 
sang  de  France  soit  maître  »  ;  lorsqu'on  aura  adopté  notre  pro- 
gramme, qui  se  résume  en  un  mot  :  «  La  France  aux  Français  !  » 

Cette  fois,  la  guerre  était  déclarée  ;  une  guerre  de  tous  les  jours, 
un  feu  roulant  contre  les  voleurs  et  contre  les  juifs  autant  qu'ils  pou- 
vaient être  les  dilapidateurs  des  trésors  de  la  France.  Dans  un  livre, 
un  auteur  mesure  ses  expressions,  prend  son  temps,  corrige,  atténue  ; 
dans  un  journal,  il  n'a  pas  le  temps  de  bichonner  ses  phrases  et  de 
faire  toilette  à  chaque  numéro.  D'autant  plus  qu'un  journal  n'est  pas 

lœuvre  d'un  seul  homme,  mais  d'un  groupe  de  rédacteurs,  divers  de 
Hist.  de  l'Eglise.  —    T.  xliv  24 


370  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

savoir,  de  talent,  d'esprit,  dont  chacun  fait  feu  suivant  ses  humeurs 
et  la  précision  de  sonescopette.  Si  donc  Drumont,  auteur  des  six  vo- 
lumes de  ]a  France  juive,  n'avait  pu  éviter  ni  les  procès  ni  les  corps-à- 
corps,  Drumont,  directeur  d'un  journal,  devenait  une  cible  en  objec- 
tif à  tous  les  spadassins  de  la  juiverie.  Spadassins  d'autant  plus  ar- 
dents et  plus  aveugles,  qu'en  tirant  sur  le  journal,  ils  espéraient  bien 
un  jour  l'anéantir. 

Nous  n'avons  pas  à  parler  de  ces  duels  et  de  ces  procès  ;  nous 
mentionnerons  seulement  le  procès  Burdeau.  Burdeau  était  un  uni- 
versitaire instruit,  qui  s'était  attelé  au  pessimisme  de  Schopenhauer  ; 
puis  il  avait  échangé  sa  chaire  contre  la  tribune  et  était  même  devenu 
président  de  la  Chambre  des  députés.  Or,  comme  homme  politique, 
sur  reçu  de  50.000  francs  de  concussion,  il  avait  déposé  un  rapport  fa- 
vorable au  renouvellement  du  privilège  de  la  Banque  de  France.  De 
la  part  de  Burdeau,  l'acceptation  d'une  somme  d'argent  pour  favori- 
ser une  telle  motion,  était  un  acte  de  pur  brigandage.  Les  journaux 
sont  faits  pour  dénoncer  de  tels  actes.  La  Libre  Parole  attaqua  Bur- 
deau, qui  répondit  par  une  plainte  en  diffamation,  justiciable  de  la  | 
cour  d'assises.  Ce  procès  fut  un  événement,  non  seulement  dans  l'his- 
toire de  l'antisémitisme,  mais  dans  la  série  des  scandales  financiers 
et  des  infamies  judiciaires. 

Le  14  juin  1892,  la  cour  d'assises  de  la  Seine  offrait  ce  spectacle  : 
Burdeau  incarnait  la  corruption  politique  ;  le  président  Mariage 
et  l'avocat  général  Gruppi,  la  servilité  judiciaire  ;  Waldeck-Rous- 
seau,  l'avilissement  de  certains  avocats.  Alphonse  de  Rothschild  do- 
minait ces  vénalités,  de  son  rayonnement  d'or.  Les  jurés  contem- 
plaient ces  classes  dirigeantes  et  montraient  eux-mêmes  en  réduction, 
l'âme  du  peuple,  toujours  honnête  et  droite,  trop  souvent  crédule  et 
facile  à  duper.  Drumont,  Mores  et  le  défenseur  Saint-Auban  étaient 
les  tenants  de  la  justice,  prêts  à  lutter  contre  toutes  ces  formidables 
puissances  coalisées  pour  éteindre  toute  lumière  et  étouffer  toute 
justice.  Les  débats  furent  un  véritable  scandale.  L'avocat  général 
appela  la  Libre  Parole,  «  le  Bottin  de  la  calomnie  »  et  rabroua  le 
défenseur  ;  le  président  interrompait  à  chaque  instant,  injuriait,  me- 
naçait les  témoins.  Le  plus  monstrueux  toutefois  fut  que  le  prési- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  371 

deut  trompa  le  jury.  Les  jurés  étaient  de  braves  gens,  qui  voulaient 
bien,  dans  Thypothèse  de  l'innocence  de  Burdeau,  pincer  un  peu 
Drumont,  mais  pas  trop  fort.  S'ils  avaient  prévu  une  trop  forte  con- 
damnation, ils  auraient  acquitté  ;  le  président  leur  expliqua  que  s'ils 
condamnaient  simplement,  ce  serait  une  affaire  d'mi  an  de  prison  et 
3.000  francs  d'amende  ;  et  que  s'ils  accordaient  les  circonstances  at- 
énuantes,  il  n'y  aurait  plus  que  la  moitié  ou  le  tiers  de  la  peine  et 
une  légère  amende.  «  Nous  serons  très  indulgents,  dit-il  ;  vous  voyez 
que  ce  ne  sera  pas  bien  grave.  »  Les  jurés  accordèrent  donc  les  cir- 
constances atténuantes.  Le  tour  était  joué. 

Le  jugement  rendu  porta  trois  mois  de  prison,  une  amende  de 
mille  francs  et  quatre-vingt  mille  francs  pour  l'insertion  du  juge- 
ment dans  les  journaux.  Certainement  si  le  président  avait  fait  savoir 
d'avance  que  c'était  une  affaire  de  cent  mille  francs,  le  jury  aurait 
acquitté  ;  lorsqu'il  se  vit  joué  parle  président,  il  signa  un  recours  en 
grâce  au  président  de  la  République.  En  Amérique,  on  eût  lynché  le 
président  ;  en  France,  il  suffit  pour  son  châtiment,  de  le  mépriser. 

Cinq  ans  après,  mourait  Burdeau  ;  la  clique  franc-maçonne  lui  fit 
des  funérailles  nationales.  Les  journaux  publièrent  le  rapport  du 
juge  d'instruction  Le  Poittevin,  portant  que  Burdeau,  président  de 
la  Chambre,  avait  été  l'indicateur  d'Arton  ;  lui  avait  désigné  les  dépu- 
tés qu'il  pouvait  corrompre  et  qu'il  avait  touché  directement,  pour 
ce  service,  50.000  francs.  Ainsi,  quand  Burdeau  poursuivait  Dru- 
mont,  il  savait  qu'il  était  un  concussionnaire  ;  quand  Rothschild 
déposait  en  faveur  de  Burdeau,  il  savait  bien  qu'il  avait  payé  sa  tra- 
hison ;  et  quand  les  président  et  procureur  ne  négligeaient  rien  pour 
tromper  le  jury,  ils  entraient  à  plein  dans  ce  complot  de  brigan- 
dage. La  peine  portée  contre  Drumont,  c'est  au  tribunal  qu'il  eût 
fallu  l'octroyer  et  y  ajouter  une  dégradation  que  doit  prononcer 
l'histoire. 

Bienheureux,  a  dit  le  Sauveur,  ceux  qui  souffrent  persécution  pour 
la  justice.  La  béatitude  doit  être  double  lorsque  c'est  la  justice,  ou 
plutôt  ses  agents  indignes  qui  infligent  la  persécution.  Cette  béatitude 
de  l'autre  vie  obtint  d'ailleurs,  dans  celle-ci,  des  avances  de  répara- 
tion, de  deux  manières  :  !«  parce  que  l'injustice,  commise  par  le 


372  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

tribunal,  a  été  dénoncée  par  les  événements  ultérieurs,  et  à  brève 
échéance  ;  2^  parce  que  la  ruine  de  la  Libre  Parole,  objectif  des  cent 
mille  francs  d'amende,  n'a  obtenu  aucun  effet.  Drumont  a  fait  ses 
trois  mois  de  prison  ;  la  Libre  Parole  a  payé  ses  cent  mille  francs 
de  frais  judiciaires,  en  un  pays  où  la  justice  est  gratuite.  La  Libre 
Parole^  au  lieu  de  mourir  exsangue,  a  vu  se  multiplier,  dans  une 
juste  proportion,  ses  abonnés  et  s'accroître,  dans  la  même  propor- 
tion, l'énergie  de  ses  rédacteurs.  Drumont  est  à  la  tête  de  ce  corps 
d'élite,  général  en  chef  d'une  armée  de  braves,  toujours  fidèles  à 
leur  devise  :  La  France  aux  Français. 

^1"^  Paul  de  Cassagnac. —  L'histoire  de  l'Eglise  doit  louer  Drumont 
spécialement  pour  son  zèle  ;  lui,  enfant  du  peuple  de  Paris  et  élève 
de  l'Université,  a  défendu  l'Eglise  contrôles  juifs,  les  francs-maçons 
et  les  libres-penseurs.  Un  autre  journaliste  se  fit  le  même  honneur  ; 
j'ai  nommé  Paul  de  Cassagnac.  Quand  tant  d'autres  qui  devaient  tout 
à  l'Eglise  négligeaient  si  misérablement  de  la  défendre,  ces  vaillants 
publicistes  qui  ne  lui  appartenaient  que  par  le  baptême  et  par  le 
bonheur  d'être  catholiques  voulurent,  pendant  des  années,  tenir  tête 
à  l'ennemi  du  nom  chrétien  et  firent  feu  de  toutes  mèches  contre 
ses  attentats.  Dans  ces  combats  quotidiens  pour  Dieu  et  pour  la  pa- 
trie, avec  un  zèle  égal  et  une  égale  clairvoyance,  tous  deux  avaient 
une  humeur  différente  et  des  procédés  divers.  Drumont  était  plus 
calme,  tenait  plus  de  Fabius  le  temporiseur  ;  Cassagnac  était  tout 
feu  et  tout  flamme  ;  il  frappait  de  son  gantelet  de  fer,  avec  toute 
l'énergie  de  son  bras.  Fils  d'un  père  qui  avait  marqué  lui-même 
très  honorablement  dans  la  politique  et  dans  les  lettres,  avec  un  im- 
perturbable calme,  Paul  de  Cassagnac,  comme  s'il  eût  eu  du  sang 
de  créole  dans  les  veines,  ne  savait  que  se  ruer  avec  une  ardeur 
intrépide  et  songeait  moins  à  mesurer  ses  coups  qu'à  les  rendre 
terribles.  Tous  deux,  au  reste,  consacrés  plus  à  la  politique  qu'au 
s  e  rvice  de  l'glise,  ils  surent  cependant  comprendre  que  la  défense 
de  l'Eglise  est  encore  un  excellent  moyen  de  servir  la  France,  sa 
fille  aînée.  Cette  défense  de  l'Eglise  leur  fournit  l'occasion  de  com- 
battre à  son  service  d'abord  en  critiquant  avec  force  ses  projets  de 
lois,  qui,  depuis  le  discours  de  Romans,  sous  couleur  de  repousser 


LA    SCIENCi:    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  373 

le  cléricalisme,  démolissait  pierre  par  pierre,  tout  Torganisme  social 
du  catholicisme  en  France.  Sur  ce  point  leur  clairvoyance  ne  fut 
jamais  en  défaut  ;  ils  discernèrent  très  exactement  le  but  de  Tcn- 
nemi  et  s'élevèrent  très  fortement  contre  tous  les  moyens  employés 
hypocritement  pour  s'acheminer  à  ce  but.  Sur  un  autre  point,  plus 
délicat,  ils  ne  s'abusèrent  pas  davantage,  mais  il  était  plus  difficile 
d'opérer  avec  fruit. 

Parmi  les  moyens,  vraiment  sataniques,  employés  pour  détruire 
l'organisme  temporel  de  TEglise,  à  partir  de  1883,  sur  un  rapport 
de  Paul  Bert,  l'attention  du  gouvernement  s'arrêta  spécialement  sur 
le  choix  des  évêques.  Les  gouvernements  antérieurs  cherchaient,  sans 
doute,  en  présentant  des  évêques  au  Saint-Siège,  à  se  recruter  des 
partisans  et  à  s'épargner  des  embarras  ;  mais  ils  avaient  encore  un 
certain  sentiment  des  convenances  et  voulaient  nommer  au  moins 
des  évêques  suffisamment  propres  à  la  fonction  épiscopale,  pour 
l'honorer  aux  yeux  des  populations.  Le  gouvernement  franc-ma- 
çon mit  les  mitres  au  rabais  ;  s'il  ne  désigna  pas  toujours  des  hom- 
mes susceptibles  d'être  ses  complices  en  impiété,  il  chercha  du  moins 
à  préconiser  ceux  qu'il  jugeait  capables  de  n'élever  jamais  la  voix  et 
de  laisser  tout  faire.  Le  directeur  général  des  cultes  eut  dès  lors  sur 
une  liste  des  prêtres  aussi  peu  distingués  par  les  vertus  que  par  le» 
talent,  dont  il  se  promettait  de  faire  des  préfets  violets.  L'affaire 
n'alla  pas  aussi  vite  que  l'aurait  voulu  le  cynisme  des  fonctionnai- 
res ;  mais  elle  s'achemina  condamnée  par  des  voies  souterraines.  Le 
nonce  était  là  et  le  nonce  devait  veiller  aux  choix,  mais  de  la  non- 
ciature à  l'église,  sous  les  libéraux,  ils  étaient  réduits,  dans  l'impuis- 
sance à  faire  passer  les  meilleurs,  du  moins  à  faire  agréer  les  moins 
mauvais.  Sous  les  opportunistes  ce  fut  pire  encore  ;  d'autant  plus 
que  Léon  XIII,  décidé  à  la  conciliation,  demandait  à  ses  nonces  de 
ne  pas  le  brouiller,  pour  un  choix  d'évêques,  avec  le  gouvernement. 
D'autre  part,  à  ces  évêques,  déjà  trop  peu  braves,  les  directions 
pontificales  conseillaient  des  tempéraments  qu'il  était  difficile  de 
nuancer,  de  façon  à  remplir  tous  ses  devoirs  sans  faire  le  jeu  de 
l'ennemi.  Du  moins  ces  protestations,  qui  ne  pouvaient  plus  venir 
de  l'Eglise,  contre  les  mauvais  évêques,  elles  se  trouvèrent  dévolues 


374  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

au  peuple  chrétien  :  c'est  à  ce  titre  qu'elles  furent  élevées  souvent 
par  des  journaux,  notamment  par  la  Libre  Parole  et  par  les  divers 
journaux  où  écrivit  successivement  Gassap^nac. 

C'était,  disons-nous,  une  chose  difficile,  de  protester  publique- 
ment contre  le  choix  de  mauvais  évoques  ;  de  faire  le  triage  entre 
les  bons  pasteurs  et  les  mercenaires  ou  les  loups,  même  habillés  en 
peaux  de  mouton.  La  censure,  sans  doute,  ne  tombait  justement  que 
sur  quelques-uns  ;  mais  elle  avait  le  tort  d'être  applicable  à  tous  et 
d'éveiller,  au  moins,  des  soupçons.  De  plus,  dans  l'ardeur  de  la  com- 
position, sous  l'empire  de  l'indignation  qu'éveille  un  choix  inepte  ou 
scandaleux,  rien  n'est  plus  facile  que  de  forcerla  mesure.  Naturelle- 
ment ceux  qui  méritaient  ces  algarades  n'avaient  garde  d'y  répon- 
dre ;  ceux  qui  se  savaient  au-dessus  du  soupçon  réclamaient.  Pour 
qu'on  en  juge  sur  pièces,  nous  produisons  ici  une  lettre  de  l'un  de 
nos  collaborateurs  à  la  Semaine  du  clergé,  devenu  évêque  de  Beau- 
vais,  Joseph -Maxence  Péronne.  L'incident  date  de  1891  ;  voici  la  lettre 
de  l'évêque  : 

«  Vous  nous  donnez  lieu  trop  souvent  d'admirer  le  rare  talent,  la 
force  de  raison  et  le  grand  courage  avec  lesquels  vous  défendez  nos 
droits  méconnus  et  nos  libertés  religieuses  indignement  foulées  aux 
pieds,  pour  ne  pas  me  croire  autorisé  à  vous  dire  que  je  suis,  non 
pas  profondément  étonné,  mais  littéralement  indigné  des  chefs  nom- 
breux d'accusation  que,  dans  votre  article  du  31  août,  vous  accumu- 
lez sur  l'èpiscopat  français  presque  tout  entier,  sauf,  dites-vous, 
quelques  précieuses  exceptions. 

«  Certes,  nous  rendons  tous  un  hommage  bien  mérité  au  courage 
intrépide  avec  lequel  Mgr  l'évêque  de  Séez  se  jette  dans  la  mêlée, 
pour  se  mesurer  corps  à  corps  avec  la  presse  franc-maçonnique 
juive,  c'est-à-dire  anti-française  et  anti-catholique. 

«  Pour  mon  compte  personnel,  je  le  fais  d'autant  plus  volontiers 
et  plus  ouvertement  que  je  me  sens  le  cœur  d'en  dire,  d'en  écrire 
et  d'en  faire  tout  autant,  si  je  me  trouvais  dans  les  mêmes  circons- 
tances . 

«  Mais,  que  du  discours  que  ce  vaillant  prélat  a  prononcé  ;  que  de 
la  lettre  qu'il  vous  adresse,  vous  preniez  occasion  de  mettre  Mgr  l'é- 


LA    SCIENCK    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  37î» 

vùqiie  de  Séez  dans  un  cadre  ;\  lui  seul  réservé  ;  que  vous  le  repré- 
sentiez comme  un  vrai,  celui-là,  tandis  que  presque  tous  les  autres 
évéques  n'en  portent  que  le  nom  et  n'en  ont  que  Texlérieur  et  l'ap- 
parence, mon  cœur  se  soulève  contre  cette  assertion,  et  j'affirme  que 
M^r  de  Séez  lui-même  n'acceptera  jamais  le  titre  de  vrai  qu'il  vous 
plaît  de  lui  décerner  en  termes  si  injurieusement  exclusifs  pour  ses 
vénérés  collègues  dans  l'épiscopat. 

((  Permettez-moi  de  vous  dire,  que,  si  au  milieu  d'une  vie  très  ab- 
sorbée, je  le  vois,  vous  preniez  le  temps  et  la  peine  de  vous  informer 
exactement  de  ce  que  font  les  évoques  de  France  dans  leurs  diocèses 
pour  le  bien  de  la  religion  et  le  salut  des  âmes  ;  si  vous  aviez  con- 
naissance de  leurs  lettres  pastorales,  de  leurs  discours,  de  leurs  cor- 
respondances avec  le  pouvoir,  vous  auriez  épargné  à  votre  plume,  à 
votre  talent,  à  votre  caractère,  la  triste  tâche  de  faire  peser  sur  l'é- 
piscopat français  des  accusations  non  moins  déshonorantes  pour  leur 
auteur  que  pour  ceux  qui  en  sont  l'objet,  et  vous  n'auriez  pas  cédé  à 
la  regrettable^pensée  de  représenter  les  évoques  français  comme  des 
lâches,  qui  laissent  leur  clergé  «  sans  direction,  se  courbent  sous  le 
joug  de  la  Gueuse,  se  dérobent  et  traitent  avec  l'ennemi  au  lieu  de 
le  combattre  ;  qui  ont  supporté  la  laïcisation  de  l'enseignement,  la 
dispersion  des  congrégations  sans  aller  jusqu'aux  dernières  limites 
de  la  protestation  ;  qui,  tandis  qu'on  déchristianise  brutalement  et 
rapidement  la  France,  continuent  de  dîner  avec  leurs  préfets  et  de 
saluer  humblement  M.  Garnot  ;  en  un  mot,  qui  sont  les  complices 
de  la  persécution,  qu'il  est  plus  odieux  de  tolérer  que  de  faire  ». 

«  Vous  en  prenez  tout  à  votre  aise,  et  Ton  voit  que  vous  ne  con- 
naissez l'épiscopat  français  que  de  loin  ou  par  des  rapports  de  se- 
conde main,  dont  l'exactitude  est  la  moindre  qualité.  En  vérité,  je 
serais  presque  tenté  de  vous  dire  comme  un  évoque  des  premiers 
siècles  à  un  préfet  du  bas  empire  :  «  Vous  n'avez  jamais  eu  affaire 
à  un  évoque  ».  Je  ne  suis  pas  chargé  de  défendre  l'honneur  de  l'é- 
piscopat attaqué  si  violemment  par  une  plume  dont  la  vaillante  éner- 
gie s'exerce  plus  ordinairement  dans  de  plus  nobles  combats. 

«  Je  me  contente  de  vous  rappeler  en  terminant,  et  sans  entrer  au- 
trement en  discussion,  que  les  évéques  sontétablispar  l'Esprit-Saint, 


376  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlil 

pour  gouverner  TEglise  de  Dieu,  qu'il  s'est  acquise  au  prix  de  son 
sang.  En  vertu  de  cette  mission,  ils  reçoivent  des  lumières  et  des 
grâces  qui  font  trop  souvent  défaut  à  ceux  qui  croient  pouvoir  s'éri- 
ger en  juges  de  leurs  actes,  fussent-ils  d'ailleurs  des  intelligences  su- 
périeures, des  hommes  de  talent,  des  écrivains  distingués,  des  ora- 
teurs éminents.  Nous  prenons,  d'ailleurs,  pour  règle  de  notre  con- 
duite les  traditions  constantes  de  l'Eglise  catholique,  et  les  sages 
inspirations  de  son  chef  visible,  du  vicaire  de  Jésus-Christ. 

(c  Non,  nous  ne  nous  courbons  point  sous  le  joug  de  la  Gueuse  ; 
mais  nous  sommes  soumis  de  fait  à  la  forme  de  gouvernement  qui 
existe  actuellement  en  France,  sans  afficher  bruyamment  notre  sou- 
mission et  sans  faire  d'avances  intempestives.  «  Nous  rendrons  à 
chacun  ce  qui  lui  est  du,  à  qui  le  tribut,  le  tribut,  à  qui  les  impôts, 
les  impôts,  à  qui  l'honneur,  l'honneur.  »  Nous  payons  les  impôts, 
nous  faisons  prier  pour  la  chose  publique,  nous  ne  fomentons  pas 
les  grèves,  nous  ne  faisons  pas  appel  à  l'insurrection  et  au  boulever- 
sement de  ce  qui  existe.  Nous  subissons,  sans  jamais  les  accepter, 
les  lois  malheureuses  et  liberticides  qui  nous  sont  imposées  au  nom 
de  la  liberté,  sous  la  pression  d'une  secte  infernale  qui  a  juré  la 
ruine  et  la  destruction  du  christianisme  en  France. 

«  On  n'ignore  pas  ce  que  nous  pensons  de  ces  lois  d'oppression,  qui 
ne  se  comptent  plus,  tant  elles  se  multiplient  de  jour  en  jour  sans 
interruption.  Nous  ne  cesserons  de  protester  contre  elles,  et,  à  l'exem- 
ple du  grand  Apôtre,  nous  sommes  prêts  à  tout  souffrir,  à  être  en- 
chaînés et  à  mourir,  s'il  le  fallait,  pour  le  nom  du  Seigneur  Jésus. 
Ego  enimnon  solum  alligari,  sed  et  mori  paratus  sum  propter  no- 
men  Domini  Jesu.  » 

On  est  curieux  de  savoir  quel  effet  cette  réclamation  si  charitable- 
ment encadrée  d'éloges  produisit  sur  son  destinataire.  Pour  qu'on 
en  juge,  nous  reproduisons  intégralement  les  remarques  dont  le  ré- 
dacteur en  chef  de  VAutorité  fait  suivre  la  lettre  de  Mgr  Péronne  : 

Je  ne  me  plaindrai  pas,  des  quelques  sévérités  que  vous  m'adres- 
sez. 

Bien  au  contraire,  même,  je  les  reçois  avec  joie  et  reconnaissance. 

Car  il  m'est  doux  d'entendre  un  prélat  aussi  ferme,   aussi  vaillant 


LA    SCIENCl;:    CA TliULlQUE    liiN    FUANCP:  377 

que  VOUS,  me  dire  que  je  me  trompe  lorsque  j'affirme  qu'un  (rop 
grand  nombre  d'évêques  français  courbent  la  tète  devant  la  persé- 
cution et  trabissent  leurs  devoirs  de  pasteurs,  en  fréquentant  les 
loups  qui  décbirent  le  troupeau. 

Tant  mieux,  s'il  y  en  a  moins  que  je  ne  le  croyais,  et  moins  que  je 
ne  l'ai  dit  ! 

Et  cette  question  des  évoques  de  France,  telle  que  je  Tai  soulevée, 
est  une  question  dans  laquelle  je  souhaite  vivement  avoir  tort. 

Malheureusement  les  exemples  sont  là,  criants  et  scandaleux. 

Les  noms,  on  pourrait  les  citer. 

Et  le  nombre  de  ces  évoques  pactisant  avec  les  contempteurs  de 
Dieu  s'accroît  tous  les  jours. 

Gomment,  d'ailleurs,  pourrait-il  en  être  autrement  ? 

Vous  savez  aussi  bien  que  moi,  de  quelle  façon  sont  nommés  les 
évêques  aujourd'hui. 

Le  gouvernement  d'athées  et  de  francs-maçons  qui  déshonore  la 
France  n'a  qu'une  pensée  :  déchristianiser  le  pays  par  tous  les 
moyens. 

Or.  un  des  meilleurs  et  des  plus  pratiques  parmi  ces  moyens,  c'est 
de  cboisir  pour  évêques  des  prêtres  compromis,  incapables,  ambitieux 
ou  lâches,  qui  ne  lui  opposeront  aucune  résistance  sérieuse. 

Et  il  choisit  bien,  allez  ! 

Tout  ce  qu'il  y  a  de  mauvais  dans  le  clergé  hante  l'antichambre 
du  ministre  des  cultes. 

Et  la  cour  de  Piome  s'estime  encore  heureuse  lorsqu'elle  parvient 
à  obtenir  les  médiocres,  pour  écarter  les  exécrables. 

Un  tel  recrutement  des  évêques  sous  le  Concordat,  appliqué  d'une 
façon  despotique  et  déloyale,  mène  l'Eglise  de  France  tout  droit  à 
l'asservissement  et  à  la  destruction. 

Vainement  les  soldats  sont-ils  admirables  de  courage  et  de  foi,  si 
les  généraux  manquent  d'énergie,  d'intelligence  et  de  caractère. 

C'est  par  les  évêques,  par  les  curés-doyens,  réduits  au  rôle  de 
simples  et  obéissants  fonctionnaires,  que  le  gouvernement  franc- 
maçon  entend  découronner  l'Eglise  de  France,  l'avilir  et  l'avoir  h. 
sa  merci. 


378  PONTIFICAT    DE    LÉON    XI II 

Voilà  pourquoi  nous  serons  impitoyables  pour  les  évêques  qui  ca- 
pitulent. Nous  nous  souvenons^  l'histoire  est  là,  de  ce  qui  se  passa  il 
y  a  cent  ans. 

Et  il  ne  nous  plaît  pas,  à  nous  catholiques  militants,  d'être  livrés 
à  la  Gueuse,  par  des  évêques  assermentés  et  constitutionnels. 

S'ils  ne  nous  défendent  pas.  nous  nous  défendrons  nous-mêmes. 
Et  ceux  qui  auront  fait  défection,  qu'ils  aient  la  soutane  noire,  vio- 
lette ou  rouge,  sauront  ce  qu'il  en  coûte,  pour  s'être  loués  ou  vendus 
aux  pires  ennemis  de  leur  foi  et  de  leur  Dieu,  nous  le  jurons  ! 

Car  nous  ne  sommes  pas  au  bout  de  nos  tristesses  et  de  nos  misè- 
res, vous  le  savez  bien  ! 

C'est  vous-même  qui  le  disiez,  dans  d'admirables  lettres  pastora- 
les qui  soutiennent  et  réconfortent  les  âmes,  à  l'heure  de  détresse 
que  traverse  l'Eglise  de  France  : 

Sans  doute,  écriviez-vous,  nous  ne  vivons  pas  précisément  dans 
ces  temps  de  persécutions  violentes,  où  la  profession  pubUque  de  la 
foi  chrétienne  emportait  le  danger  et  la  perte  même  de  la  vie,  et  où 
inscrire  son  nom  sur  les  registres  de  l'Eglise  était,  corrfme  on  l'a  dit, 
prendre  une  inscription  pour  le  martyre.  Mais  nous  traversons  des 
temps  orageux,  où  les  vrais  chrétiens  ne  peuvent  souvent,  nous  ne 
dirons  pas  conserver  la  foi,  mais  en  pratiquer  ostensiblement  ou  en 
recommander  les  observances  sans  s'exposer  à  de  véritables  désagré- 
ments, à  toutes  sortes  dedéfaveurs,  d'exclusions  même,  et  où  la  plu- 
part de  ceux  qui  sont  en  vue  ne  peuvent  guère,  selon  l'expression  du 
grand  évêque  de  Meaux,  «  sacrifier  sans  trouble,  ni  chercher  Dieu 
qu'en  tremblant  » . 

Et  vous  ajoutiez  dans  un  cri  d'angoisse  : 

En  viendra-t-on,  comme  il  y  a  bientôt  un  siècle,  jusqu'à  nous  de- 
mander encore  des  apostasies  ou  du  sang  ? 

Non,  ils  ne  vous  demanderont  pas  du  sang.  Mais  ils  vous  deman- 
deront toutes  les  apostasies,  toutes  1 

Et  c'est  pour  cela  qu'ils  façonnent  et  préparent  le  haut  clergé,  en 
le  choisissant  avec  une  habileté  infernale,  pour  l'œuvre  de  mort  à 
laquelle  la  franc-maçonnerie  a  condamné  la  religion  catholique. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  379 

Ils  ont  besoin  de  s\  faire  des  auxiliaires  d'abord  et  souvent  in- 
conscients, qui  seront  des  complices  ensuite. 

Dans  A^otre  noble  et  haute  loyauté,  vous  vous  refusez  à  le  croire  et 
à  le  voir. 

Vous  vous  imaginez  sincèrement  que  tous  sont  comme  vous. 

Et  pour  les  autres,  car  il  y  en  a  et  il  y  en  a  trop,  beaucoup  trop  de 
ceux-lA,  vous  affirmez  «  qu'ils  reçoivent  des  lumières  et  des  grâces 
qui  font  défaut  à  ceux  qui  croient  pouvoir  s'ériger  en  juges  de  leurs 
actes  ». 

Ils  en  ont  besoin,  bien  besoin. 

Et  je  souhaite,  avec  Votre  Grandeur,  qu'au  lieu  d'être  les  com- 
mensaux des  préfets,  les  courtiers  électoraux  des  candidats  révolu- 
tionnaires et  les  thuriféraires  de  ce  ridicule  et  odieux  Garnot,  res- 
ponsable du  mal  dont  nous  souffrons,  ils  soient,  sans  exception, 
comme  vous,  «  prêts  à  tout  souffrir^  à  être  enchaînés  et  à  mourir  !  » 

Paul  de  Gassagnag. 

Quoi  qu'on  pense  de  cet  échange  de  lettres,  on  peut  croire,  sans 
témérité,  ni  irrévérence,  que  les  deux  adversaires  sont,  chacun  pour 
ce  qui  le  concerne,  dans  le  vrai  ;  et,  pour  le  point  spécial  du  débat, 
du  même  avis.  Ni  l'un,  ni  l'autre  n'éprouvaient  la  moindre  sympa- 
thie pour  ces  méprisables  vicaires  généraux  qui  achetaient  alors  les 
mitres  par  des  complaisances,  et,  pour  entrer  dans  l'épiscopat,  ne 
reculaient  pas  devant  la  simonie.  Les  épreuves  actuelles  de  la  France 
doivent  avoir  une  cause.  A  nos  yeux,  il  n'y  en  a  pas  qui  revête,  de- 
vant Dieu,  un  plus  haut  caractère  de  criminalité,  que  la  simonie  des 
évèques  ;  c'est  l'abomination  dans  le  lieu  saint.  Nous  laissons  à  Gas- 
sagnac  le  titre  qu'il  se  donnait  lui-même  :  il  était  le   soldat  de  Dieu. 

28"^  Eugène  Veuillot.  —  Pendant  le  pontificat  de  Léon  XIII  V Uni- 
vers, le  premier  journal  catholique  de  France  et  peut-être  du  monde, 
avait  pour  rédacteur  en  chef,  Eugène  Veuillot.  Louis  Veuillot,  son 
frère  aîné,  à  l'avènement  du  nouveau  Pape,  n'était  plus  que  l'ombre 
de  lui-même  et,  avant  de  mourir,  en  1883,  devait  mourir  d'abord 
intellectuellement,  d'un  ramollissement  de  la  moelle  épinière.  Eugène 
Veuillot  était  né  en  1818,  au  mois  d'octobre  et  devait  mourir  en 


380  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

1905,  après  soixante-deux  ans  de  journalisme.  A  Tancien  Univers, 
il  n'avait  été  que  le  clair  de  lune  de  son  grand  frère,  qui,  par  sa 
supériorité,  Téclipsait  un  peu.  Ce  n'est  pas  qu'il  fût  sans  mérite, 
loin  de  là  ;  il  avait  même,  en  son  genre,  des  qualités  d'esprit  qui 
complétaient  heureusement  les  mérites  supérieurs  de  Louis  Veuillot. 
L'un  était  le  vaillant  guerrier  qui  livrait,  aux  ennemis  de  Dieu  et 
de  son  Eglise,  les  grandes  batailles  ;  l'autre,  moins  fort  par  l'épée, 
était  le  sage,  qui,  après  les  campagnes  militantes,  venait  réparer  les 
erreurs  et  les  fautes,  s'il  s'en  était  commis. 

Pour  apprécier  cette  collaboration  fraternelle,  nous  ne  saurions 
mieux  faire  que  d'emprunter  à  Louis  Veuillot  cette  page  exquise  des 
Libres-penseurs  ; 

«  J'avais  cinq  ans  lorsque  Dieu,  songeant  aux  besoins  futurs  de 
ma  vie  et  de  mon  âme,  me  donna  un  frère.  Dès  qu'il  put  marcher, 
je  devins  son  protecteur  ;  dès  qu'il  put  parler,  il  me  consola.  Que  de 
jours  sombres,  changés  en  jours  d'allégresse,  parce  que  cet  enfant 
m'a  aimé  !  Que  d'heures  pénibles  promises  au  mal,  ont  été  abrégées 
par  sa  présence  et  terminées  innocemment  dans  les  fêtes  du  cœur  !.. 

«  Nous  avons  grandi,  nous  avons  vieilli,  nous  tenant  par  la  main 
et  par  le  cœur.  Présentement,  nous  sommes  en  âge  d'hommes,  et, 
grâce  à  Dieu,  notre  enfance  n'a  point  cessé.  Nous  sommes  encore 
ces  deux  frères  qui  portaient  leurs  provisions  dans  le  même  panier; 
l'un  ne  peut  souffrir  que  l'autre  ne  pleure  ;  l'un  ne  peut  se  réjouir 
que  l'autre  ne  soit  heureux.  C'est  pourquoi,  après  des  séparations, 
des  épreuves,  des  vues  diverses,  nous  nous  sommes  embarqués  sur 
le  même  navire,  afin  de  défendre  le  même  pavillon.  Nos  caractères, 
quoique  différents,  se  touchent  et  s'enlacent  dans  une  constante 
harmonie  ;  aucune  dissidence  ni  de  goûts,  ni  de  volontés,  ni  de 
désirs.  Il  est  mon  conseiller  et  il  me  croit  son  guide  ;  il  connaît  mes 
défauts,  et  il  ne  les  voit  jamais  ;  il  m'aide  à  réparer  mes  erreurs,  et 
je  ne  sais  s'il  pense  que  j'ai  pu  me  tromper. 

«  J'ai  donc  un  ami  qui,  devant  les  hommes,  me  défend,  qui, 
devant  Dieu,  prie  pour  moi  :  un  ami  dont  mon  bonheur  est  le  plus 
cher  désir^  et  qui  est  prêt  à  tous  les  sacrifices  pour  me  rendre  heu- 
reux :  qui  sera  toujours  satisfait  de  ma  prospérité,  qui  me  restera 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FHANCE  381 

fidèle  en  toutes  mes  disgrâces,  que  tous  mes  torts  trouveront  indul- 
gent et  toutes  mes  peines  compatissant  ;  et  cet  ami  que  j'ai  en  mon 
frère,  mou  frère  l'a  en  moi. 

a  Nous  savons  notre  richesse.  Nous  demandons  à  Dieu  de  vivre 
ensemble,  de  travailler  ensemble,  de  souffrir  ensemble,  et  nous  ne 
pourrons  être  nulle  part  si  bien  et  si  heureux  qu'ensemble.  Plaise  à 
sa  miséricorde  qui  nous  a  donné  même  sang,  môme  cœur,  môme 
labeur,  de  nous  donner  môme  repos  à  l'ombre  du  même  clocher  !  » 
Plus  tard,  au  déclin  de  sa  vie,  Louis  Veuillot,  rendant  témoignage 
des  précieux  dons  de  famille  que  Dieu  lui  avait  ménagés,  disait  de 
Mlle  Veuillot,  dans  son  testament  : 

«  Elle  a  été  la  fidèle  et  dévouée  compagne  de  ma  vie,  ma  conso- 
lation et  ma  joie  ;  elle  a  élevé  mes  enfants  avec  un  dévouement  de 
mère,  et  c'est  par  elle  que  mon  travail  a  été  doux,  tranquille  et 
fécond.  Que  Dieu  soit  béni  de  m'avoir  donné  cette  sœur.  Peu  d'hom- 
mes  ont  reçu  un  pareil  présent,  » 

Par  ces  deux  extraits,  on  peut  comprendre  la  vertu  douce  et  forte 
dont  Louis  Veuillot  était  fraternellement  armé  pour  la  lutte,  et  dont 
il  armait  lui-même  le  frère  dont,  presque  au  début  de  ses  combats, 
il  burinait  ainsi  le  portrait  pour  la  postérité.  Ceux  qui,  plus  tard, 
ayant  l'honneur  d'être  associé  à  ses  luttes,  furent  les  témoins  assidus 
de  cette  collaboration  fraternelle,  peuventtémoigner  qu'à  ce  portrait, 
durant  toute  sa  vie,  Louis  Veuillot  n'eut  pas  besoin  de  faire  une 
retouche. 

Rien  n'était  plus  touchant  que  l'affectueuse  déférence  de  M.  Eu- 
gène Veuillot  pour  son  frère. 

Si  celui-ci,  avec  une  admirable  simplicité,  s'en  remettait  volontiers 
à  son  cadet  du  soin  de  revoir  ses  articles  et,  au  besoin,  de  suggérer 
telle  ou  telle  correction  de  surface,  le  cadet  se  montrait  non  moins 
empressé  à  faire  le  grand  frère  juge  de  ses  idées,  comme  du  fond  et 
de  la  forme  des  articles  toujours  soumis  à  sa  haute  décision.  Nous 
n'avons  pas  souvenir,  durant  tant  d'années  que  durèrent  ces  temps 
heureux,  que  jamais  une  ombre  ait  voilé  le  charme  de  ce  travail 
commun,  fruit  d'une  confiance  pareille  et  d'un  mutuel  abandon.  En 
ce  temps-là  on  peut  dire  qu'Eugène  Veuillot  était  volontairement 


382  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

perdu  dans  la  vie  de  son  frère,  qu'il  admirait  et  suivait  comme  un 
maître,  avec  toute  l'affection  et  tout  le  dévouement  d'un  frère. 

Dès  lors,  que  pourrions-nous  dire  de  sa  vie  qui  ne  soit  déjà  connu 
par  celle  de  Louis  Yeuillot  ?  Lui-môme,  en  écrivant  la  vie,  qui  reste 
inachevée,  du  fondateur  de  V Univers^  a-t-il  pu  échapper  à  cette 
nécessité  de  parler  de  soi,  pour  faire  connaître  complètement  les 
détails  d'une  existence  qui  fut,  pour  ainsi  dire,  vécue  en  même 
temps  —  la  Correspondance  de  Louis  Veuillot  eji  fait  foi  —  par  les 
deux  frères  et  la  sœur  si  étroitement  unis. 

Un  jour  vint  pourtant  où,  par  la  force  des  choses,  le  travail  des 
deux  frères  dut  se  faire  séparément.  La  suppression  de  l'Univers 
en  1860  rompait  nécessairement  l'associatien  professionnelle.  Livré 
à  lui-même  par  le  cours  des  circonstances,  Eugène  Yeuillot  donna  dès 
lors  toute  la  mesure  de  son  talent  et  de  son  esprit.  La  Revue  du 
Monde  Catholique,  dont  il  prit  la  direction  pour  j  continuer,  en 
dehors  de  la  politique  dont  il  était  écarté  avec  Louis  Veuillot  par  la 
censure  impériale,  la  défense  des  idées  de  V Univers ^  obtint  rapide- 
ment un  succès  bien  dû  à  ses  intelligents  efforts.  Pour  subvenir  à 
l'existence  des  siens,  il  ne  reculait  même  pas,  alors,  devant  l'humble 
et  fatigante  besogne  de  correspondant  de  journaux  pour  l'étranger, 
et  nul  doute  que  ces  lettres  politiques,  si  elles  pouvaient  être  réunies, 
fourniraient  une  chronique  bien  vivante  et  bien  intéressante  de  la 
période  de  sept  années  qui  va  de  la  suppression  à  la  réapparition  de 
l'ancien  Univers, 

Entre  temps  il  donnait  ses  soins  à  des  travaux  de  plus  longue 
haleine  qui  témoignaient  de  sa  claire  vue  des  choses  comme  de  sa 
constante  activité.  Nul  mieux  que  lui,  d'ailleurs,  n'excellait  à  résu- 
mer, d'un  style  sobre  et  nerveux,  et  à  préciser  une  situation.  Aussi 
ses  ouvrages,  bien  que  quelques-uns  paraissent  être  purement  de 
circonstance,  ne  cesseront,  de  longtemps,  d'être  consultés  avec 
fruit  (1). 

Voici  la  liste  des  ouvrages  d'Eugène  Veuillot,  selon  l'ordre  chro- 
nologique de  leur  apparition  : 

(1)  Nous  avons  emprunté  ces  réflexions  à  la  Vérité  française^  son  témoignage 
est  au-dessus  de  toute  exception. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FUANCE  383 

Les  guerres  de  la  Vendée  et  de  la  Bretagne  (1847).  —  L'Eglise, 
la  France  et  le  Schisme  en  Orient  (18!)5).  —  La  Croix  et  V Epée 
(1857).  —  La  Cochinchine  et  le  Tonkin  (1859).  —  Questions  d'his- 
toire contemporaine  (1800).  —  Le  Piémont  dans  les  Etats  et  t Eglise 
(1861).  —  Récits  variés  (1861).  —  Le  cardinal  Antonelli  (1862).  — 
Les  Vies  des  Pères  des  Déserts  d'Orient^  d'après  le  P.  Marin  (1863- 
186i).  —  Louis  Veuillot  (1864).  —  Critiques  et  Croquis  (1866).  — 
Le  comte  de  Falloux  et  ses  Mémoires  (1888).  —  Louis  Veuillot,  sa 
vie  dont  il  a  publié  trois  volumes. 

L'objet  de  ces  diverses  publications  est  suffisamment  connu  par 
leur  titre.  Les  guerres  de  Vendée,  racontées  avec  une  exemplaire 
exactitude,  répondent  aux  exagérations  de  droite  et  de  gauche,  de 
gauche  surtout.  E Eglise^  la  France  et  le  schisme  en  Orient,  forment 
un  chapitre  d'histoire  ecclésiastique  à  propos  de  la  guerre  de  Grimée  : 
elle  est  fortement  documentée  et  écrite  avec  ce  scrupule  d'exactitude 
qui  caractérisait  Tauteur.  La  Croix  et  VEpée  est  un  petit  recueil 
de  traits  édifiants,  produits  pendant  cette  même  guerre.  La  Cochin- 
chine et  le  Tonkin  est  une  autre  page  d'histoire  ecclésiastique,  dans 
les  missions  d'extrême-Orient,  toujours  à  propos  d'une  campagne 
dans  ces  parages  lointains.  Le  Piémont  dans  les  Etats  de  V Eglise, 
c'est  l'histoire  vengeresse  des  attentats  d'où  est  sortie  l'unité  révolu- 
tionnaire de  l'Italie  et  le  châtiment  de  la  France.  Les  Questions  dliis- 
toire  contemporaine  sont  un  recueil  d'articles  extraits  de  l' Univers 
et  spécialement  dirigés  contre  les  orgies  socialistes  de  1849  :  les 
divers  systèmes  de  refonte  sociale  trouvent  là  leur  réfutation  écrite 
sur  le  vif,  avec  autant  d'humour  dans  le  style  que  de  décision  dans 
l'esprit.  Quant  à  la  vigueur  du  polémiste,  elle  se  montre  avec  éclat 
dans  le  Comte  de  Falloux  et  ses  mémoires.  Les  Récits  variés,  les 
Critiques  et  croquis  ce  sont  plutôt  des  variations  Httéraires,  mais 
toujours  sérieuses,  et  revenant  plutôt  à  l'histoire  de  l'Eglise  ou  des 
lettres  chrétiennes.  Des  recueils  de  documents  sur  les  questions  re- 
ligieuses sont  moins  des  œuvres  d'auteurs  que  des  actes  de  zèle  et 
de  prosélytisme.  Les  Vies  des  Pères  du  désert,  du  P.  Ange  Marin, 
n'ont  eu  dans  Eugène  Veuillot  qu'un  éditeur  de  bonne  volonté. 

Louis  Veuillott  par  Eugène  Veuillot,  est,  de  beaucoup,  l'ouvrage 


384  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIH 

de  Tauteur,  le  plus  considérable  par  son  étendue,  le  plus  important 
par  son  objet,  le  plus  précieux  par  cette  multitude  d'informations 
qu'il  prodigue  sur  tous  les  points  obscurs  ou  contestés  de  l'histoire 
contemporaine.   C'est  moins  la  Fie  de  Louis  Yeuillot  que  Thistoire 
de  TEglise  depuis  1840  jusqu'à  1880.  Sur  tous  les  faits  religieux  ou 
ecclésiastiques,   qui  remplissent  ces  quarante  ans,  Fauteur  est  un 
témoin  bien  informé  ;   il  donne  son  témoignage  très  explicitement, 
très  franchement,  et  en  toute  justice.  Rarement  homme  a  été  aussi 
bien  placé  pour  instruire  une  question  d'histoire.   Collaborateur  de 
V Univers,  non  pas  le  dernier,  mais  celui  qui  devait  accepter  souvent 
et  agréait  par  choix  les  plus  hum.bles  tâches,  il  avait  à  faire,  chaque 
jour,  le  classement  et  le  triage  des   petits  papiers  qui  s'entassent  si 
facilement  et  si  promptement  dans  les  bureaux  des  feuilles  publiques. 
De  ces  papiers,  il  publiait  les  uns  et  mettait  les  autres  en  réserve  ;  à 
la  longue,  il  en  avait  des  mètres  cubes  et  l'embarras,  pour  lui,  était 
moins  de  s'informer  que  de  contrôler.  De  plus,  il  avait,   après  la 
mort  de  son  grand  frère,  publié  sept  volumes  de  sa  correspondance  ; 
et  pour  publier  ces  sept  volumes,  il  avait  dû  en  mettre  de  côté  pour 
le  moins  autant.  Eugène  Yeuillot  était  donc,  par  le  fait  de  sa  situa- 
tion et  par  l'effet  de  son  zèle,  un  des  hommes  qui  connaissaient  le 
mieux  l'histoire  contemporaine,  lorsqu'il  se  résolut  à  écrire,  j'ai  eu 
tort  de  dire  la  vie,  mais,  en  plus,  l'histoire  de  Louis  Veuillot.  Eugène 
avait,  comme  historien,  une  autre  qualité  ;  il  ne  se  pressait  pas  ;  il 
savait  que  tout  arrive  à  point  pour  qui  sait  attendre.  Au  début,  il  ne 
se  proposait  pas,  comme  Lagrange,  d'écrire  trois  volumes  d'exclama- 
tions, pour  répéter  que  son  héros  est  le  plus  grand  homme  de  la 
création  ;  deux  volumes  lui  paraissaient  suffisants  pour  bien  expli- 
quer son  homme,  et,  de  fait,  il  n'en  fallait  pas  plus,  ni  même  autant. 
Louis  Yeuillot  est  tout  entier  dans  sa  formule  de  foi,  dans  son 
Credo  appliqué  aux  sphères  de  l'intelligence  et  des  bonnes  mœurs, 
à  la  politique  et  à  l'économie  sociale.  Mais  il  y  avait,  pour  l'historien, 
cet  appel  de  l'histoire  ecclésiastique,  qui,  sans  cesse,  le  tirait  par  la 
manche.  Mais  il  ne  faut  pas  omettre  ceci,  mais  il  ne  faut  pas  oublier 
cela  ;  et,  en  effet,  il  n'a  rien  oublié,  rien  omis.  Son  livre  est  complet  ; 
il  n'est  pas  parfait,  parce  qu'il  n'y  en  a  point  de  tel  ;  mais  il  est,  dans 


LA    SCIENCE   CATHOLIQUE    EN    FRANCE  385 

son  ensemble,  beaucoup  plus  satisfaisant  que  nombre  d'autres  qui, 
sur  les  personnages  contemporains,  pèchent  tous,  plus  ou  moins, 
par  une  certaine  complaisance,  par  un  parti  pris  de  ne  point  péné- 
trer ni  d'un  côté,  ni  d'un  autre,  mais  de  tout  dire  convenablement, 
selon  l'équité.  «  Louis  Veuillot,  dit-il,  a  été  de  tous  les  combats  ;  il 
les  a  tous  jugés  ;  quelques-uns  ont  eu  beaucoup  d'action  sur  son 
œuvre  et  sur  sa  vie  privée.  »  Oui,  c'est  là  sa  gloire  et  c'est  la  gloire 
de  son  historien  de  se  tenir  à  la  hauteur  de  cette  Iliade  catholique  ; 
d'en  raconter  les  luttes,  d'en  préciser  les  doctrines,  d'en  dire  les  ré- 
sultats, et,  aussi,  d'en  déplorer  l'abandon.  Mais  Dieu  ne  meurt  pas, 
disait  Garcia  Moreno,  mourant  sous  le  poignard  des  francs-maçons. 
Vive  donc  Dieu  !  et  que  de  la  tombe  des  deux  Veuillot  surgissent, 
pour  la  défense  de  l'Eglise,  de  nouveaux,  et,  comme  eux,  intrépides 
soldats.  Exoriare  aliqiiis  vestris  ex  ossibus  ultor  ! 

En  somme,  Eugène  Veuillot,  comme  auteur,  est  un  écrivain  esti- 
mable, dont  tous  les  écrits,  nés  plus  ou  moins  des  circonstances, 
offrent  une  particulière  utilité.  Gomme  journaliste,  c'est  moins  un 
homme  de  combat  qu'un  diplomate,  et,  par  ce  côté  de  son  talent, 
il  répondait  mieux  que  son  frère,  sous  le  pontificat  de  Léon  XIII, 
aux  combinaisons  de  la  politique  pontificale.  G'était  un  mérite,  sans 
doute  ;  mais,  par  là,  il  dérogeait  aux  grandes  traditions  de  son  frère 
et  aux  combats  du  premier  Univers.  Ge  changement  de  situation 
fut  cause  que  plusieurs  de  ses  collaborateurs  et  de  ses  abonnés  le 
quittèrent,  pour  établir,  à  la  Vérité  française,  un  bataillon  plus  mi- 
litant et  plus  fidèle  aux  souvenirs  de  Pie  IX.  Gette  division  des 
forces  catholiques,  fâcheuse  à  certains  égards,  offrait,  d'un  autre 
côté,  les  avantages  d'une  défense  plus  complète  des  droits  de  la  vérité 
et  de  la  justice.  S'il  en  est  résulté  des  pertes  d'argent,  nous  l'igno- 
rons ;  mais  nous  ne  croyons  pas  qu'il  en  soit  résulté  une  diminution 
d'influence,  ni  aucun  préjudice  pour  l'Eglise. 

Mais  il  y  a  un  talent  qu'Eugène  Veuillot  n'avait  pas,  le  talent  su- 
perbe d'écraser,  par  le  ridicule,  les  ennemis  de  son  Dieu  et  de  son 
EgUse.  J'emprunte,  sur  ce  sujet,  quelques  réflexions  à  la  Libre  Pa- 
role du  19  septembre  1905.  «  Avant  Louis  Veuillot,  dit  ce  journal,. 
Hist.  de  TEslise.  —  T.  xliv.  20 


386  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

l'usage  était  chez  les  «   militants  »  catholiques  de  toujours  tenir 
compte  de  ce  qu'on  appelait  alors  «  les  lois  de  la  charité  ». 

Montalembert,  Lacordaire,  Lamennais  lui-même,  qui  devait  être 
un  jour  le  farouche  auteur  des  Paroles  d'un  croyant^  tous  combat- 
taient pour  les  «  principes  »  et  épargnaient  les  «  personnes  ». 

Le  résultat  est  que  vainqueurs  sur  le  terrain  de  la  doctrine,  ils 
étaient  bafoués  cependant,  par  les  traits  acérés  et  méchants  de  leurs 
adversaires. 

Louis  Yeuillot,  le  premier,  comprit  la  duperie  de  ce  système.  11 
adopta  la  méthode  de  Tennemi,  et,  ramassant  à  son  tour  le  fouet  de 
la  satire,  il  flagella,  de  sa  rude  main  de  plébéien,  les  outres  mal 
gonflées  qui  s'effondrèrent  sous  ses  coups. 

C'est  de  lui  que  date  le  ridicule  dont  est  restée  couverte  la  Maçon- 
nerie jusqu'à  présent  ;  c'est  lui  qui,  maniant  avec  une  maestria  su- 
perbe cette  arme  terrible  du  grotesque,  la  retourna  contre  ceux  qui 
l'avaient  inventée  pour  mater  les  catholiques  et  se  révéla  tout  de 
suite  maître  en  cet  art  spécial. 

Dire  la  rage  des  Jacobins  quand  ils  virent  se  dresser  devant  eux 
cet  athlète  qui,  le  poing  tendu  et  la  .<  blague  »  féroce  à  la  bouche, 
leur  criait  :  «  A  deux  de  jeu,  maintenant  !  »  est  chose  impossible. 
Il  faudrait  citer  des  fragments  savoureux  de  ces  immortelles  polé- 
miques, et  le  cadre  de  cet  article  ne  nous  le  permet  pas. 

Veuillot  eut  un  mot  plein  de  franchise  et  de  bon  sens,  qui  eut  le 
don  de  suffoquer  les  pontifes  du  pharisaïsme  : 

«  Je  vous  demande  la  liberté,  disait-il,  au  nom  de  vos  principes, 
et  je  vous  la  refuse  au  nom  des  miens  !  » 

On  cria  à  l'Escobar  — -  et,  cependant,  aujourd'hui  même,  les  dis- 
ciples de  ceux  qui  feignaient  de  s'indigner  le  plus  ne  refusent-ils 
pas  aux  autres  les  plus  élémentaires  libertés,  au  nom  même  de  la 
liberté  dont  ils  se  proclament  les  apôtres. 

Où  est  l'Escobar,  du  grand  écrivain  loyal  et  sincère  ou  du  plat 
Jacobin  fielleux  et  hypocrite  ? 

Veuillot  et  ses  amis  l'ont  beaucoup  défendu  de  ce  propos.  La  vé- 
rité est  que  la  liberté  selon  l'Eglise  est  aux  antipodes  de  la  liberté 
selon  le  monde  et  selon  les  principes  révolutionnaires.  L'une  per- 


LA    SCIKNCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCK  387 

met  ce  que  l'autre  défend  et  vice  versa.  Une  vérité  non  moins  cer- 
taine, non  moins  vérifiée  par  Texpéricnce,  c'est  que  l'Eglise  ne  gêne 
jamais  la  liberté  des  autres,  et  que  ses  adversaires,  quand  ils  sont 
les  maîtres,  ne  se  bornent  pas  à  diminuer  la  liberté  de  l'Eglise,  mais 
travaillent  toujours,  plus  ou  moins,  à  supprimer,  hypocritement  ou 
brutalement,  TEglisc  elle-même. 

Dans  le  même  journal,  numéro  du  24  septembre,  nous  trouvons  un 
article  d'Oscar  Havard  où,  sous  prétexte  d'Eugène  Veuillot,  il  parle 
surtout  de  la  Revue  du  Monde  catholique.  A  propos  d'une  visite  au 
directeur  de  la  Revue,  le  publiciste  catholique  disserte  de  son  pro- 
gramme et  de  son  personnel.  Nous  nous  efforçons  de  reconstituer 
ce  personnel  ;  en  attendant,  nous  avons  relevé  le  programme  primi- 
tif et  nous  défendons  les  mêmes  principes.  Nous  reproduisons  donc 
cet  article,  sans  prendre  la  peine  de  souligner  les  passages  topiques  : 
nos  lecteurs  les  remarqueront  eux-mêmes,  à  première  vue. 

Vers  les  dernières  années  de  l'Empire,  dit  Oscar  Havard,  au  nu- 
méro 25  de  la  rue  de  Grenelle,  s'entrebâillait  l'huis  d'une  boutique 
fameuse  où  l'éditeur  Palmé,  défiant  l'avenir,  offrait  au  clergé  stu- 
dieux et  pauvre,  en  échange  d'une  modeste  sportule,  les  seize  in- 
quartos  de  VHistoire  littéraire  de  la  France,  les  vingt-trois  in-folios 
des  Historiens  des  Gaules  et  les  cinquante- six  tomes,  non  moins 
cyclopéens,  de  V Hagiographie  bollandienne. 

C'est  chez  ce  bibliopole  entreprenant  qu'Eugène  Veuillot  voulut 
bien  me  favoriser  d'une  audience.  La  prose  acerbe  du  rédacteur  de 
y  Univers  avait  fait  craindre  à  ma  juvénile  inexpérience  la  rencontre 
d'un  mousquetaire  au  verbe  agressif,  et  le  vis-à-vis  d'un  Porthos 
batailleur  et  sonore.  Le  premier  coup  d'œil  m'avertit  de  ma  sotte 
méprise.  Je  me  trouvai  tout  à  coup  devant  un  Musset  quinquagénaire, 
à  la  mise  soignée  et  môme  élégante,  au  geste  tiraide,  au  timbre  voilé, 
au  regard  accueillant,  —  bref,  je  vis  un  confrère,  plus  qu'un  maître, 
qui  mettait  aussitôt  à  votre  service  une  urbanité  sans  afféterie,  une 
bienveillance  sans  hauteur  et  une  sollicitude  sans  banalité.... 

Quelles  radieuses  ambitions  gonflaient  alors  les  voiles  de  nos  tri- 
rèmes !  Non  seulement  V Univers.,  avec  Louis  et  Eugène  Veuillot, 
avec  Melchior  du  Lac,  Philippe  Serret,  Léon  Aubineau,  Arthur  Loth, 


388  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Auguste  Roussel,  etc.,  offrait,  donnait  à  l'Eglise  toutes  les  énergies 
et  toutes  les  ressources  d'un  dévouement  avide  de  tous  les  sacrifices, 
mais  un  Recueil  littéraire,  fondé  par  la  même  école,  la  Revue  du 
Monde  catholique^  enrôlait,  sous  le  même  étendard,  les  deux  Veuillot, 
Henri  Lasserre,  Dom  Guéranger,  Léon  Gautier,  Blanc  de  Saint-Bon- 
net, Ernest  Hello,  Georges  Seigneur,  le  baron  d'Avril,  Alexandre  De- 
louche,  le  comte  de  Bréda,  etc.,  vaillante  cohorte  de  littérateurs,  de 
philosophes,  de  poètes,  de  critiques,  de  diplomates,  que  dévorait  la 
flamme  des  idéales  conquêtes,  soldats  désintéressés  d'une  Cause  qui 
ne  pouvait  pas  plus  leur  conférer  la  popularité  que  la  fortune. 

L'âme  affranchie  des  convoitises  vulgaires,  les  collaborateurs  d'Eu- 
gène et  de  Louis  Yeuillot  ne  briguaient,  en  effet,  ni  un  siège  au 
Corps  législatif,  ni  un  fauteuil  à  TAcadémie,  ni  un  tabouret  à  la 
Cour,  ni  même  un  strapontin  à  TOdéon.  Leur  drapeau  non  seule- 
ment les  excluait  de  toutes  les  faveurs,  mais  leur  interdisait  toutes 
les  espérances. 

Le  Christ  conquit  le  monde  en  lui  déclarant  la  guerre,  —  le  glaive 
levé  contre  les  maximes  et  contre  les  principes  de  la  Sagesse  hu- 
maine. Aux  exacteurs  il  prêcha  le  mépris  de  l'or  ;  —  aux  violents, 
la  mansuétude  ;  —  aux  puissants  de  la  terre,  l'amour  des  humbles  et 
des  pauvres  ;  —  aux  corrompus,  le  respect  de  la  foi  conjugale  ;  — 
aux  orgueilleux,  la  circoncision  du  cœur.  Dociles  disciples  du  maître, 
Louis  Veuillot  et  ses  amis  montèrent  dans  le  char  attelé  de  dragons, 
et,  du  haut  des  nuées,  jetèrent  le  gant  à  tous  les  préjugés,  à  toutes 
les  superstitions,  à  tous  les  délires. 

D'imprévoyants  Gallicans  voulaient  alors  agenouiller  les  catho- 
liques aux  pieds  d'un  Episcopat,  sinon  supérieur,  du  moins  égal  au 
Pontife  suprême.  Qui  sait?  Asservie  à  l'Etat,  une  bande  de  prélats 
courtisans  pouvait  peut-être  un  jour  livrer  nos  consciences  à  César, 
sanctifier  la  tyrannie  d'une  RépubUque  ou  bénir  la  dictature  d'un 
Proconsul. 

\J Univers  flaira  le  péril,  entrevit  le  règne  des  Waldeck  et  des 
Combes,  pressentit  la  rupture  du  pacte  concordataire.  Grâce  à  lui, 
la  suprématie  du  Pape  resta  le  rempart  de  notre  indépendance  et  la 
sauvegarde  de  notre  avenir. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  389 

Contre  quelle  formidable  armée  de  ophistes  V Univers  ne  dut-il 
pas  mobiliser  ses  caravelles  ?  Après  avoir  écrit  la  Vie  de  Jésus^  Renan 
se  flattait  d'avoir  muré  le  Surnaturel  dans  le  môme  sépulcre  où  ses 
mains  sacrilèges  avaient  scellé  le  Crucifié.  Journaux  et  revues  avaient 
fêté  le  «  fossoyeur  »  de  nos  croyances  et  le  «  laïcisateur  »  de  nos 
rêves.  Insoucieux  de  ce  triomphe,  Henri  Laserre  conduisit  la  France 
devant  la  roche  Massabielle,  où  la  Vierge  venait  de  draper  de  ses 
rayons  une  humble  pastoure,  et  là,  d'un  geste  sublime,  ouvrit  à 
notre  foi  et  à  nos  misères  la  piscine  de  Lourdes. 

A  la  même  époque,  les  jurisconsultes  commençaient  à  diviniser 
«  la  Loi  ».  Ce  fétichisme  alarma  le  docte  Coquille,  instruit  des  crimes 
commis  au  nom  de  la  «  Loi  »  par  les  légistes  de  Byzance  et  les  pro- 
cureurs de  la  Révolution.  Pressentant  les  futurs  méfaits  de  l'idole. 
Coquille  partit  en  guerre  contre  les  Légistes,  stigmatisa  le  Droit 
romain,  père  des  échafauds,  et  glorifia  la  Coutume,  la  bénigne  mère 
de  l'ancienne  France. 

Fils  des  Légistes,  engoués  des  mêmes  maximes  et  des  mêmes 
erreurs,  les  Libéraux  plaçaient  dans  une  arche  sacrée  le  Décalogue 
de  89,  encensaient  la  Démocratie,  oignaient  de  la  Sainte-Ampoule 
la  souveraineté  populaire.  Contre  ce  déplacement  et  cette  profana- 
tion du  Pouvoir,  Du  Lac  et  Blanc  de  Saint-Bonnet  revendiquèrent 
les  droits  de  l'Autorité  traditionnelle  et  proclamèrent  la  déchéance 
de  la  plèbe  usurpatrice  et  victorieuse. 

Infidèles  à  l'idéal  de  l'ancienne  société  française,  les  Economistes 
exaltaient  l'Argentier  et  lui  déféraient  le  magistère  suprême  — 
plein  de  mépris  pour  les  serviteurs  de  l'Irréel  et  de  l'Impondérable. 
Indigné  de  cette  apostasie,  Léon  Gautier  exhuma  de  leurs  tombeaux 
les  Preux  endormis  et,  restituant  Roland  à  la  lumière  et  à  la  gloire, 
fit  apparaître  devant  les  regards  des  Turcarets  gonflés  de  leur  omni- 
potence, la  figure  du  Libérateur  et  du  Justicier  qui,  docile  au  rôle  de 
sa  Race,  viendra  un  jour  terrasser  les  Sarrasins  et  chasser  les  agio- 
teurs. 

Enfin,  les  feuilles  gouvernementales  et  la  presse  démocratique 
applaudissaient  aux  brigandages  de  la  Prusse  et  se  félicitaient  d'un 
agrandissement  qui  donnait  à  notre  pays  une  voisine  plus  riche  et,  à 


390  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Tempire,  une  alliée  plus  puissante.  A  ces  hâbleries,  le  baron  d'Avril 
et  le  comte  de  Bréda  opposèrent  les  leçons  de  Thistoire,  et  —  vatici- 
nateurs  impitoyables  —  dénoncèrent,  dans  le  roi  Guillaume,  le  fatal 
et  prochain  conquérant  de  TAlsace. . . 

Contradicteurs  de  tous  les  mensonges,  examinateurs  de  tous  les 
faux  dieux,  —  si,  parmi  les  anciens  compagnons  de  Louis  Yeuillot, 
plusieurs,  las  de  la  défaveur  des  événements  et  de  Thostilité  des 
hommes,  finirent  par  abdiquer  une  opposition  qu'ils  jugeaient  fu- 
neste à  la  cause,  —  les  autres,  grossis  d'une  élite  que  conquit  préci- 
sément cette  intransigeance,  s'obstinent  —  comme  jadis  les  prophètes 
d'Israël  sous  le  fouet  des  archers  de  Ghaldée,  —  dans  la  majesté  de 
leur  non  possurnus  et  l'inflexibilité  de  leurs  espoirs. 

Vous,  surtout,  mon  cher  Drumont,  vous  qui  depuis  vingt  ans, 
dans  vos  livres  et  dans  la  Libre  Parole,  menez  la  bataille  contre 
toutes  les  impostures  et  contre  toutes  les  félonies  ;  —  vous  qui,  rebelle 
à  la  fatigue,  invulnérable  au  découragement,  ferraillez  sans  relâche 
contre  les  Stryges  et  les  Lémures  du  Bestiaire  maçonnique,  n'êtes- 
vous  point  le  continuateur  de  cette  lignée  de  Preux,  l'héritier  et  le 
représentant  de  cette  chevalerie  immortelle,  qui,  depuis  Gharlema- 
gne  et  le  Gid,  traverse  tous  les  siècles,  brave  tous  les  cyclones  et 
survit  à  toutes  les  ruines? 

Sans  doute,  autour  de  vous  s'agite,  clame  et  grandit  une  Presse 
nouvelle,  un  journalisme  «  américain  »,  étranger  à  nos  hantises, 
impatient,  non  de  flageller  le  crime  mais  de  le  vociférer  ;  —  ambi- 
tieux, non  de  purger  la  France  des  forbans,  mais  de  nous  passionner 
pour  leurs  aventures  —  enfin,  avide  non  d'instruire  la  «  Démocra- 
tie »,  mais  de  Fabsinther,  —  explorant  jour  et  nuit  les  terres  et  les 
mers  pour  verser  chaque  matin  aux  ruasses  haletantes  non  le  falerne 
généreux  d'une  héroïque  prouesse,  mais  le  putride  alcool,  d'un  em- 
poisonnement, d'un  assassinat  ou  d'un  suicide.. 

Hélas  1  cette  aqua  tofana  flatte,  il  est  vrai,  beaucoup  plus  la  mul- 
titude que  nos  vieux  vins  de  France.  Mais  n'envions  ni  la  popularité 
de  ces  breuvages,  ni  la  clientèle  de  ces  comptoirs.  Aucune  étoile  ne 
se  lève  sur  les  morgues  ni  sur  les  cavernes  où  le  journalisme  amé- 
ricain entasse  ses  dépêches  et  accumule  ses  cadavres. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE 


391 


Remplis  de  cris  et  de  fumée,  de  sang  et  de  boue,  ces  antres  ne 
laissent  filtrer  ni  une  idée,  ni  une  lumière. 

Vous  souvenez-vous,  mon  cher  ami,  de  la  première  page  du  Z)6C«- 
yneron,  de  Boccace?  La  peste  noire  sévit  à  Florence  :  les  rues  s'en- 
combrent de  fossoyeurs,  de  porteurs  de  torches  et  de  charrettes 
funéraires.  Au  milieu  de  cette  désolation  tragique,  sept  jeunes  dames 
et  trois  jeunes  gens  décident  de  fuir  ensemble  la  cité  mortuaire.  Un 
obligeant  seigneur  offre  sa  maison  de  campagne  :  on  accepte  cet 
oasis  et  on  s'y  enferme. 

Le  tocsin  des  convois  funèbres  et  le  glas  des  agonies  sonnent 
toujours  dans  le  lointain.  A  l'écart  de  ces  rumeurs  dolentes,  les 
hôtes  de  la  ville  Pampinéa  conservent  le  culte  et  la  flamme  de  cet 
M  Irréel  »  et  de  cet  «  Impondérable  »  qui,  depuis  la  Genèse,  régente 
les  peuples,  et  qui,  demain  encore,  la  peste  finie,  gouverneront 
Florence... 

Le  monde  appartient,  en  effet,  non  aux  bruyantes  cohues,  mais 
aux  élites.  Le  Nombre  a  beau  regimber,  le  dernier  mot  reste  à  la 
Vérité  intégrale  contre  laquelle  il  se  cabre,  et  la  Puiseance  souve- 
raine consacre  et  couronne,  tôt  ou  tard,  le  Principe  inflexible  qu'il 
ignore  ou  qu'il  blasphème.  Si  nous  voulons  vaincre,  demeurons  donc 
fidèles  au  journal  chevaleresque.  Au  milieu  du  vacarme  de  la  presse 
tumultuaire  et  macabre,  déjà  n'entendons-nous  pas, 

0  grand  Cid,  le  frisson  du  clairon  triomphal, 

Et...  planant  au-dessus  de  nos  tentes. 

Ailes  au  vent,  l'essaim  des  victoires  chantantes  ? 

A  la  bonne  heure  !  Sans  doute,  il  faut  compter  nos  morts  ;  sans 
doute,  il  nous  faut  confier  à  la  terre  leur  dépouille  mortelle,  en  sou- 
pirant d'humbles  prières.  Debout  sur  leurs  tombes,  après  avoir  fait, 
à  la  tristesse  et  aux  regrets,  leur  juste  part,  il  faut  nous  dire  que  nous 
qui  vivons,  nous  devons  vivre  pour  Dieu  et  combattre  sans  relâche, 
avec  le  ferme  espoir  du  triomphe. 

L'intrépide  chevalier  de  la  correspondance  catholique  parle  droit  ; 
il  célèbre  avec  raison  l'intrépidité  des  héros  ;  par  discrétion  il  oublie 
que  cette  croisade  n'eut  qu'un  temps  et  qu'un  beau  matin,  par  or- 


392  PONTIFICAT    DE    LÉON    XÏII  , 

dre,  elle  dut  faire  taire  ses  tambours  et  remiser  ses  drapeaux.  Par 
cela  même  que  Pie  IX  avait  solennellement  pourvu  aux  doctrines, 
dit  un  historien,  les  tolérances  de  fait,  les  négociations,  les  accom- 
modements avec  les  peuples  devenaient  plus  faciles  à  TEglise.  Dé- 
sormais, elle  les  pouvait  consentir,  sans  qu'elle  parût  abandonner 
les  principes  à  jamais  proclamés.  Répondre  aux  reproches  d'inflexi- 
bilité|par  des  preuves  éclatantes  de  conciliation,  s'avancer  à  la  ren- 
contre du  siècle  aussi  loin  qu'il  lui  était  permis,  sans  se  déserter 
lui-même,  se  montrer  moins  impatient  d'imposer  ses  volontés  que 
ses  services  et  plus  riche  encore  d'amour  quejalouxdefoi,  tel  parut 
au  nouveau  Pontife  le  devoir  le  plus  urgent  de  sa  fonction. 

C'était  vraiment  un  esprit  nouveau  qui  allait  se  manifester  coup 
sur  coup,  principalement  sur  deux  terrains,  le  terrain  politique  et 
le  terrain  social,  par  deux  actes  sensationnels  et  dont  le  retentisse- 
ment dure  toujours,  l'Encyclique  Au  milieu  des  sollicitudes^  et  l'En- 
cyclique Rerum  novarum. 

«  Or,  ce  sera  l'éternel  honneur  de  M.  Eugène  Veuillot,  dit  le  Di- 
recteur de  la  Démocratie  chrétienne,  d'avoir  compris  ces  deux  actes 
officiels  de  l'autorité  pontificale  et  de  s'être  aussitôt  inspiré  de  cet 
esprit.  Ce  qu'il  lui  fallut  de  décision,  de  droiture  et  d'énergie  pour, 
à  soixante-dix  ans,  changer  son  point  de  vue,  se  tourner  vers  de 
nouveaux  horizons,  fournir  de  nouvelles  armes,  et  livrer  de  nou- 
veaux combats  sur  de  nouveaux  terrains,  est  une  chose  extraordi- 
naire que  nous  n'avons  pas  assez  admirée.  Sans  doute,  quand  on  est 
catholique,  Tobéissance  rend  tout  facile.  Mais  en  même  temps  qu'il 
voulait  obéir,  Eugène  Veuillot  voulait  et  devait  comprendre  les  rai- 
sons profondes,  et  jusque-là  inaperçues,  des  évolutions  nouvelles. 

Vite  il  comprit  et  il  obéit,  et  c'est  un  spectacle  qui  mérite  deux 
fois  notre  admiration.  i 

Il  y  a  dix-huit  mois,  celui  qui  écrit  ces  lignes  eut  l'honneur  d'être 
reçu,  à  Rome,  par  un  homme  d'élite  qui,  sous  Pie  IX,  avait  aussi 
combattu  ardemment  le  bon  combat  de  la  foi  et  qui  avait  même 
versé  son  sang  à  Gastelfidardo  et  à  Mentana.  Nommons-le,  puisque 
Dieu,  depuis,  l'a  rappelé  à  lui  :  c'était  l'ancien  capitaine  Wyart,  de- 
venu supérieur  général  des  Trappistes. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  393 

Pendant  plus  d'une  heure,  il  voulut  bien  nous  exposer  son  état 
d'âme  au  moment  où  éclatèrent,  en  France,  les  directions  politiques 
et  sociales  de  Léon  XIII,  et  il  nous  raconta  humblement  ses  hésita- 
tions humaines,  ses  frémissements  de  soldat.  Quoi  donc  !  On  n'allait 
plus  combattre  pour  le  Pape,  pour  l'Eglise,  pour  le  roi  ?  Il  fallait 
lutter  pour  la  République  et  pour  le  peuple  ? 

Dans  ce  douloureux  conflit  où  le  passé  et  l'avenir  semblaient  dé- 
chirer le  cœur  et  le  mettre  en  pièces,  ce  f ut  Tobéissance  qui  le  sauva, 
lui  aussi  :  il  était  soldat  du  Pape,  et  non  pas  seulement  soldat  de 
Pie  IX,  et  quand  le  général  en  chef  commandait  une  nouvelle  ma- 
nœuvre, il  fallait  lui  obéir. 

«  J'obéis,  dit-il  ;  la  récompense  ne  tarda  pas  à  venir  sous  la  forme 
des  flots  de  lumière  qui  illuminèrent  mon  esprit.  Léon  XIII  voulut 
lui  même,  dans  une  audience  particulière  inoubliable,  m'expliquer 
les  raisons  de  sa  conduite  et  de  ses  ordres.  » 

Si  les  luttes  intérieures  d'Eugène  Veuillotne  furent  pas  aussi  dra- 
matiques, elles  furent,  croyons-nous,  aussi  profondes,  et,  après  avoir 
lu  dans  l'âme  de  l'illustre  Trappiste,  il  nous  semble  lire  aussi  dans 
l'âme  du  grand  journaliste  ses  sacrifices  et  ses  victoires. 

Convaincu,  obéissant,  c'était,  pour  Eugène  Veuillot,  deux  raisons 
pour  mettre  V Univers  au  service  de  la  pensée  pontificale.  Il  le  fit 
avec  courage,  sachant  parfaitement  à  quels  préjugés  ridicules  comme 
à  quels  souvenirs  respectables  il  allait  se  heurter. 

Ah  !  ces  lettres  de  protestations,  de  colère,  de  menaces,  de  désa- 
bonnement qu'il  reçut  alors  d'anciens  lecteurs,  d'anciens  amis, 
comme  elles  durent  plus  d'une  fois  briser  son  cœur  !  Mais  Rome 
avait  parlé,  et  ce  qu'elle  demandait  était  si  simple  et  si  raisonnable  l 

—  Mais  V Univers  va  périr,  s'il  continue  à  suivre  cette  ligne  de 
conduite  ! 

—  Soit  !  il  périra  du  moins  en  obéissant  et  pour  avoir  obéi  au 
Pape. 

Foi  sublime  que  l'avenir  applaudira  plus  que  n'a  pu  le  faire  la 
génération  présente,  et  qu'il  a  déjà  récompensée  ! 

Et  l'on  put  lire  alors  dans  V Univers,  pendant  des  années,  ces 
articles  lumineux  qui  résumaient  souvent  de  longues  études,  qui 


394  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

précisaient  admirablement  la  tactique  et  la  doctrine,  les  dégageant 
de  toute  exagération  aussi  bien  que  de  toute  diminution,  faisant  face 
tout  ensemble  et  à  la  révolte  ouverte,  et  à  la  louche  obliquité. 

Ici  notre  admiration  se  double  de  reconnaissance,  Eugène  Veuillot 
soutint,  défendit  toujours  ceux  qui,  les  premiers,  précisèrent  les 
doctrines  sociales  chrétiennes  et  préconisèrent  les  réformes  ouvrières 
les  plus  profondes  et  les  plus  urgentes,  et  aussi,  bientôt  après,  ceux 
qui  voulurent  aller  les  porter  au  peuple,  en  les  complétant  par  l'idée 
démocratique  qu'exigent  les  temps  modernes. 

Nous  citons  cet  article,  plein  d'emphases,  sans  le  discuter.  Nous 
n'y  contestons  rien  ;  nous  constatons  seulement  que  les  principes 
militants,  les  consignes  de  combat  reprennent  leur  crédit.  Nous  vou- 
lons surtout  nous  abstenir  de  demander  à  quoi  nous  ont  servi  ces 
changements  de  front  et  cette  renonciation  à  la  guerre  sainte.  Sans 
parler  de  ce  que  nous  y  avons  perdu,  nous  avons  surtout  laissé  tom- 
ber  nos  vieilles  mœurs  et  fait,  par  nos  abstentions  fâcheuses,  le  jeu 
de  Tennemi.  En  tout  cas,  tout  cela  a  fait  son  temps.  En  élisant  un 
nouveau  Pape,  le  Sacré  Collège  a  répudié  cette  fameuse  diplomatie, 
si  stérile  et  si  funeste.  En  appelant  l'humble  patriarche  de  Venise  au 
gouvernail  de  l'Eglise,  Jésus  Christ  a  paru  lui  dire  :  Due  in  altum, 
mène  ta  barque  dans  la  haute  mer.  Et  pour  être  fidèle  aux  consi- 
gnes de  Pie  IX  et  de  Pie  X,  nous  n'avons  qu'un  mot  d'ordre  :  En 
avant,  toujours  ! 

29°  Beaucourt.  —  L'histoire  de  l'Eglise  doit  un  témoignage  particu- 
lier de  reconnaissance  au  fondateur  de  la  Revue  des  questions  histo- 
riques. Charles-Louis-Emmanuel  Du  Fresne,  marquis  de  Beaucourt, 
était  né  à  Paris  le  7  juin  1833.  Orphelin  de  bonne  heure,  maître 
d'une  fortune  assez  considérable,  au  lieu  de  s'abandonner  aux  plaisirs 
mondains  et  aux  vanités  du  siècle,  il  se  trempa  dans  de  fortes  études. 
C'est  àTécole  des  Chartes,  comme  auditeur  libre,  qu'il  se  forma  aux 
sévères  méthodes  de  la  critique  historique  et  commença  sur  le  moyen- 
âge,  ces  études  qui  devaient  avoir,  dans  sa  vie,  une  si  grande  part. 
A  vingt-trois  ans,  il  prenait  à  partie  VBistoire  de  France  de  Henri 
Martin,  histoire  conçue  d'après  des  principes  faux,  étudiée  seulement 
dans  les  livres  de  seconde  main,  et  plus  faits  pour  l'instruction  de  son 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUL:    EN    FRANCE  ^^95 

auteur  que  pour  Tinstruction  du  public.  De  gros  bonnets  universi- 
taires voulurent  administrer,  à  ce  jeune  critique,  quelques  coups  de 
férule;  il  se  défendit.  «  L'histoire,  disait-il,  n'est  pour  moi  ni  un 
plaidoyer,  ni  une  apologie,  c'est  un  jugement.  »  Mais  pour  porter 
un  jugement  équitable,  il  faut  réunir  toutes  les  pièces  du  procès,  les 
soumettre  ù  un  juste  examen,  en  peser  scrupuleusement  la  valeur. 

En  1856,  le  marquis  de  Beaucourt  était  admis  dans  la  société  de 
rhistoire  de  France  et,  en  1860,  dans  la  société  des  antiquaires  de 
Normandie.  Pour  répondre  à  ces  honorables  suffrages,  il  publiait,  en 
1863,  en  trois  volumes,  la  Chronique  de  Mathieu  d'Escouchis. 

Alors,  le  jeune  savant  s'imposa,  comme  tâche  personnelle,  l'étude 
du  règne  de  Charles  VII,  roi  de  France.  Le  règne  n'est  grand  en 
aucun  sens  du  mot  ;  le  roi  non  plus  :  c'est  le  roi  de  Bourges,  qui 
perdait  gaiement  son  royaume,  lorsque  vint  le  trouver  à  Chinon,  la 
libératrice  champenoise  de  la  patrie  française,  Jeanne  d'Arc.  Mais 
enfin,  si  petit  soit-il,  c'est  un  règne,  une  portion  d'histoire  qu'il  faut 
expliquer  comme  on  doit  expliquer  tout  savamment.  Beaucourt  se 
mil  à  Tœuvre  :  il  embrassa  son  sujet  dans  son  étendue,  en  parcourut 
toutes  les  provinces,  en  mesura  toutes  les  difficultés,  travailla  beau- 
coup, mais  lentement,  avec  un  soin  si  scrupuleux  qu'à  Paris,  où  tout 
se  sait,  on  se  demandait  s'il  pourrait  jamais  aboutir.  Mais  il  y  a 
beaucoup  de  temps  pour  tout,  surtout  pour  ceux  qui  savent  n'en 
point  perdre.  Tel  était  Beaucourt  :  il  ne  lâchait  jamais  prise.  Tant  et 
si  bien  qu'en  188J  parut  le  premier  volume  de  V Histoire  de  Char- 
les VU  ;  en  1883,  le  second  ;  en  1885,  le  troisième  ;  en  1891,  le 
sixième  et  dernier,  les  tomes  IV  et  V  avaient  paru  précédemment.  Une 
introduction  passe  en  revue  les  travaux  des  devanciers,  les  sources 
où  Ton  a  dû  puiser,  les  observations  qu'on  a  dû  faire  et  le  choix  des 
pièces  justificatives,  qui  servent  de  contrefort  à  l'œuvre.  Un  album 
de  portraits,  cartes,  fac-similé,  complète  cette  publication.  L'Acadé- 
mie décerna  à  ce  travail  le  grand  prix  Gobert  :  c'est  un  ouvrage  à 
peu  près  définitif. 

Mais  ce  n'était  là  qu'une  œuvre  personnelle.  Ce  que  voulait 
Beaucourt,  c'était  grouper  dans  une  œuvre  commune  des  hommes 
aussi  solidement  établis  dans  la  foi  que  dans  la  science,  des  hommes 


396  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

qui  ne  fussent  pas  aveuglés  par  des  principes  sectaires  dans  leur 
appréciation  des  hommes  et  des  choses  d'autrefois.  Pour  étudier  et 
écrire  sérieusement  Thistoire,  il  faut  aimer  le  passé  et  le  comprendre, 
sans  s'aveugler  autrement  sur  ses  défauts  et  sur  ses  vices.  De  cette 
pensée  naquit,  en  1866,  la  Revue  des  questions  historiques.  Bien 
qu'il  n'eut  que  trente-quatre  ans,  Beaucourt  en  prit  la  direction. 
Préalablement,  il  s'était  assuré  le  concours  de  jeunes  érudits  qu'il 
suffit  de  citer  :  Anatole  de  Barthélémy,  d'Arbois  de  Jubainville, 
Baguenault  de  Duchene,  Boutaric,  Léon  Gautier,  Leroy  de  la  Mar- 
che, Henri  de  Lépinois.  Le  but  qu'il  se  proposait,  c'était,  en  recou- 
rant aux  sources,  de  revoir  Thistoire  de  l'Eglise  et  l'histoire  de 
France,  non  point  avec  la  symétrie  d'un  cours,  mais  avec  le  souci 
de  prendre  à  part  toutes  les  questions  importantes  et  d'en  vulgariser 
les  solutions  au  fur  et  à  mesure  qu'elles  seraient  étudiées  à  fond. 
L'objectif  n'était  pas  de  chercher  du  nouveau,  du  pittoresque,  de 
l'attrayant,  mais  la  vérité  pure,  sans  autre  parti  pris  que  de  la  con- 
naître et  de  la  dire.  En  se  prenant  corps  à  corps  avec  les  calomnies, 
on  doit  savoir  avouer  le  mal  avec  une  franchise  égale  à  l'impertur- 
bable courage  qu'on  met  à  défendre  le  bien. 

A  sa  mort,  Beaucourt  aura  publié  soixante-douze  volumes  de  la 
Revue  des  questions  historiques,  Paul  Allard,  l'historien  des  persé- 
cutions, en  a  pris  ou  reçu  depuis  la  direction,  dans  le  plan  primitif 
de  l'auteur.  C'est  un  recueil  savant,  honnête,  de  bonne  foi,  qui  a 
peut-être  une  petite  teinte  de  libéralisme,  mais  ce  fléchissement  doc- 
trinal n'est  qu'un  gage  de  plus  de  sa  sincérité  :  et,  là  où  elle  con- 
damne, on  doit  croire  que  c'est  plus  à  regret  que  de  bon  cœur,  mais 
simplement  parce  qu'on  ne  peut  taire  la  vérité,  sans  trahir. 

Cette  Revue  savante,  analogue  à  V Historisch  Zeitschrichft  de  Sybel, 
ne  suffit  pas  à  l'ardeur  de  Beaucourt.  Pour  contribuer  encore  à  déve- 
lopper le  goût  des  choses  sérieuses  dans  les  classes  élevées,  pour  pro-; 
pager  la  foi  par  la  science  et  la  science  par  la  foi,  il  voulut  joindre 
à  la  Revue  des  questions  historiques,  une  société  de  Riblio graphie, 
catholique  et  lui  donna,  pour  organe,  le  Polybiblion.  La  Bibliogra-j 
phie,  c'est  la  connaissance  des  livres  et  la  science  sommaire  de  ce 
qu'ils  contiennent.  Pour  atteindre  ce  but,  le  Polybiblion  est  coupé 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  397 

en  deux:  une  part  où  Ton  dresse  l'inventaire  de  tous  les  livres  et 
articles  de  revues  ou  de  journaux  publiés  dans  tout  Tunivers  ;  une 
part  où  Ton  traite  en  particulier,  selon  leur  importance,  les  problè- 
mes que  soulèvent  ces  différentes  publications.  Au  Polybiblion^  la 
société  bibliographique  ajouta  bientôt  de  petites  brochures  de  propa- 
gande, des  tracts,  des  œuvres  de  combat  dans  Tordre  éparpillé.  De 
plus,  elle  tient  dos  congrès,  provoque  des  'réunions  à  Paris  et  en 
province,  pour  faire  marcher  les  esprits  ou  les  entraîner  dans  le 
concert  de  ses  œuvres.  Enfin  cette  société  pour  décupler  ses  forces, 
engendra  la  société  d'histoire  diplomatique  et  la  société  d'histoire 
contemporaine.  Ce  Beaucourt,  qui  eut  pu  ne  rien  faire,  était  vraiment 
un  homme  qui  savait  comprendre  l'action  et  lui  faire  horîneur. 

Le  bien  aime  à  se  répandre.  Du  mouvement  d'idées  créé  par  la 
Bévue  des  questions  historiques  et  par  le  Polybiblion^  naquit  ces 
deux  autres  choses  :  Une  collection  fort  bien  entendue  de  petits 
mémoires  sur  l'histoire  de  France,  collection  qui  se  complète  tous 
les  jours  par  une  foule  d'œuvres  séparées,  qui  viennent  à  son  but  ; 
et  la  série  Science  et  religion ^  que  les  libraires  Bloud  et  Barrai  ont 
portée  déjà  à  environ  trois  cents  petits  volumes  à  0  fr.  60  l'un.  C'est 
la  vulgarisation  dans  toute  la  force  du  terme,  avec  une  science  so- 
lide et  un  bon  marché  accessible  à  toutes  les  bourses.  Pour  rester 
aujourd'hui  dans  l'ignorance,  il  faut  le  vouloir.  Chose  d'ailleurs  qui 
n'est  point  rare  dans  ce  siècle  de  lumières,  dont  la  lumière  consiste 
surtout  dans  l'étroitesse  des  idées  et  le  fanatisme  de  passions  favo- 
rables, hélas  !  à  tous  les  vices,  à  tous  les  crimes,  à  tous  les  attentats 
contre  le  genre  humain. 

En  1889,  il  y  eut,  en  France,  une  levée  de  boucliers  de  tous  les  es- 
prits faux  et  de  toutes  les  bouches  perverties.  On  voulait  célébrer 
un  centenaire  qui  constatait  la  mort  de  la  France  catholique  et  le 
triomphe  d'une  France  révolutionnaire.  Le  marquis  de  Beaucourt, 
fidèle  à  lui-même,  voulut  conjurer  cette  orgie  et  faire  refluer  ce  tor- 
rent, en  créant  une  société  d'histoire  contemporaine,  une  société  pour 
constituer  le  chartrier  de  la  France  depuis  1289.  L'œuvre  et  l'idée 
n'étaient  pas  nouvelles.  Sous  l'ancien  régime,  Dom  Bouquet  avait 
formé,  en  23  volumes  in-folio,  le  Recueil  des  historiens  des  Gaules  et 


398  PONTIFICAT    DE    LÉON    XI II 

de  la  France.  Depuis  la  Révolution,  Guizot  avait  publié  un  recueil 
analogue,  qui  commence  à  Grégoire  de  Tours  et  Frédégonde  pour  finir 
vers  le  xii®  siècle.  Depuis  Michaud  et  Ponjoulat,  Gimber  et  Danjou, 
plusieurs  autres  a\ aient  formé  des  collections  de  mémoires,  qui 
éclairaient  de  leurs  ré vélations>  l'histoire  de  France  jusqu'à  1789.  La 
Révolution  n'était  plus  qu'un  entassement  de  papiers  inédits,  où  les 
révolutionnaires,  peu  laborieux,  n'avaient  pas  encore  introduit  l'ins- 
truction et  la  procédure  qui  doivent  en  constater  les  témoignages. 
Peut-être  craignaient-ils,  en  remuant  ces  papiers,  d'y  trouver  du 
sang,  des  preuves  de  brigandage  et  de  vol,  dont  ils  ne  voudraient 
pas  avoir  la  preuve.  Du  moment  qu'ils  veulent  continuer  l'œuvre 
des  bandits,  ce  n'est  pas  à  eux,  en  effet,  qu'il  appartient  d'en  révéler 
les  honteux  mystères. 

Les  honnêtes  gens,  qui  n'ont  rien  à  cacher,  n'affectent  pas  ces 
timidités  trop  adroites.  Le  marquis  de  Beaucourt  ouvrit  donc  la 
série  des  mémoires  contemporains  ;  il  y  publia  personnellement  les 
récits  originaux  et  les  documents  officiels  de  la  captivité  et  de  la 
mort  de  Louis  XYI  ;  ainsi  que  les  Lettres  de  Marie- Antoinette,  en 
collaboration  avec  Maxime  de  la  Rocheierie.  D'autres  publient  d'au- 
tres mémoires.  En  sorte  que,  par  le  fait  de  l'esprit  scientifique  et  du 
dévouement  à  la  vérité,  des  catholiques  français ,  la  Révolution , 
l'Empire,  la  Restauration,  Louis-Philippe,  Napoléon  III  sont  main- 
tenant sur  le  métier  des  archivistes  et  verront  leur  règne  nous  révéler 
successivement  tous  les  secrets  de  leur  histoire. 

Le  marquis  de  Beaucourt  mourut  en  1902.  Les  services  qu'il  a 
rendus  à  la  vérité  historique  et  à  l'Eglise,  ne  sauraient  s'oublier.  Nous 
avons  tenu  à  leur  rendre  hommage  ;  le  meilleur  moyen  de  les  hono- 
rer, c'est  d'en  recueillir  et  d'en  agrandir  les  résultats  ;  c'est  de  mar- 
cher sur  les  traces  de  l'auteur.  Nous  voulons  espérer  que,  parmi 
les  catholiques  de  ce  temps,  il  se  trouvera  quelques  braves  gens 
pour  l'imiter. 

30°  Fustel  de  Coulanges.  —  L'histoire  de  l'Eglise  doit  plus  qu'un 
souvenir,  un  hommage  à  Fustel  de  Coulanges.  Né  en  1830,  mort  en 
1889,  ce  savant  professeur  s'était  spécialement  consacré  à  l'histoire 
des  institutions  politiques  de  l'ancienne  France,  avant  Charlemagne. 


LA    SCIENCE   CATHOLIQUE    EN    FRANCE  399 

Depuis  longtemps,  nous  n'en  étions  plus  à  ces  naïfs  chroniqueurs, 
si  justement  tournés  en  ridicule  par  Augustin  Thierry,  qui  faisaient 
pieusement  descendre  les  Francs  de  Priam  et  d'Enée.  Nous  n'en 
étions  plus  môme  aux  savantes  disquisitions  du  xviii"  siècle,  aux 
affirmations  tranchantes  de  Mably,  de  Tabbc  Dubos  et  de  plusieurs 
autres  qui  expliquaient  notre  histoire  par  l'antagonisme  des  races  et 
par  la  lutte  intérieure  des  différentes  classes  de  la  société.  De  nos 
jours,  Henri  Martin,  qui  n'était  pas  à  proprement  parler  un  savant, 
pour  dire  du  nouveau,  était  remonté  jusqu'aux  druides  et  au  gui  Tan 
neuf  ;  Villemain  avait  tourné  en  ridicule  cette  invention,  croyant 
superflu  de  la  réfuter.  Fustel,  laissant  à  leur  frivolité,  les  ouvrages 
antérieurs,  s'était  assigné,  pour  objet  d'études,  les  origines  méro- 
vingiennes de  la  France  ;  et  s'était  obligé  à  recourir  aux  sources, 
avec  toutes  les  lumières  et  toutes  les  exigences  de  la  critique.  Par 
état,  c'était  un  historien  original,  indépendant  plus  près  des  libres- 
penseurs  que  des  catholiques,  mais  admirablement  doué  du  sens 
précieux  de  la  critique  des  sources  ;  surtout  c'était  un  honnête 
homme.  Lentement,  patiemment,  solidement,  il  écrivit  sur  les  ori- 
gines de  la  France,  huit  ou  dix  volumes.  Je  ne  saurais  dire  s'il 
eut  ou  s'il  n'eut  pas  son  principe  premier  dont  il  fit  découler  logi- 
quement toutes  les  applications  ;  et  s'il  ne  fut  pas,  comme  les  autres, 
systématique  à  sa  manière  et  passionné  sans  le  vouloir.  En  tout  cas, 
c'est  un  maître,  et  il  gardera  sa  maîtrise  tant  qu'un  autre  n'aura  pas 
pris  sa  place.  Même  dans  ce  cas,  ses  écrits  sont  toujours  à  consulter, 
sinon  à  redresser.  Pour  notre  part,  sans  prétendre  rabaisser  le  mé- 
rite de  l'auteur,  nous  ne  voulons  pas  le  louer,  sans  mêler,  à  la 
louange,  un  grain  de  sel. 

La  conclusion  générale  des  observations  de  l'auteur,  c'est  que 
d'une  part  la  royauté  mérovingienne  était  un  pouvoir  absolu,  en 
face  duquel  ne  se  dressaient  «  ni  privilèges  de  noblesse  ni  droit 
populaire  »  ;  de  l'autre,  que  le  régime  politique  en  vigueur  dans  ces 
temps  primitifs  était,  «  pour  plus  des  trois  quarts,  la  continuation 
de  celui  que  l'empire  romain  avait  donné  à  la  Gaule  ».  Depuis  long- 
temps on  reprochait  à  Fustel  de  Coulanges  de  voir  tout  en  romain, 
comme  Henri  Martin  voyait  tout  en  celtique,  et  d'autres  tout  en  ger- 


4-00  PO^TlFlCAT    DE    LÉON    XIII 

main.  Ses  nouvelles  déductions,  quoique  justes  ne  sont  pas  faites 
pour  répondre  victorieusement  à  cette  innocente  critique.  Que  le 
savant  professeur  nie  Texistence  d'une  réunion  générale  du  peuple 
à  Tépoque  mérovingienne,  réunion  sortie  de  Timagination  de  cer- 
tains historiens  intéressés  à  montrer  le  pouvoir  populaire  s'exerçant 
dès  Tenfance  de  la  nation  française  ;  qu'il  conteste  la  lutte  séculaire 
des  grands,  de  l'aristocratie  austrasienne  contre  les  descendants  de 
Glovis  ;  qu'il  prouve  que  la  couronne  était  purement  héréditaire  et 
que  la  monarchie  franque,  à  la  mort  du  roi,  se  partageait  de  droit 
entre  ses  héritiers  mâles,  aux  termes  de  la  loi  salique,  sans  qu'ils 
dussent  rien  à  l'élection  ;  qu'il  constate  que  cette  monarchie  ne  fut,  à 
l'origine,  ni  imposée  par  la  force,  ni  instituée  par  une  convention 
humaine,  mais  qu'elle  hérita  simplement  et  naturellement  des  pou- 
voirs établis  ;  ce  sont  là  des  vérités  aussi  importantes  que  neuves,  et 
dont  la  démonstration  constitue  l'élément  le  plus  solide  de  cette  ma- 
gistrale étude. 

Mais  comment  l'auteur  ne  s'aperçoit-il  pas  que  le  rouage  essen- 
tiel, que  le  pivot  ds  la  nouvelle  organisation  politique  et  sociale  de 
la  Gaule,  c'est-à-dire  cette  royauté  héréditaire,  de  droit  divin,  divi- 
sible entre  les  enfants  comme  le  champ  paternel,  dont  il  vient  de 
nous  faire  un  tableau  si  clair  et  si  convaincant^  ne  procède  précisé- 
ment en  rien  du  gouvernement  impérial  de  Rome?  Par  son  origine, 
en  effet,  elle  en  est  complètement  indépendante,  ayant  coexisté,  peut- 
être  même  préexisté  chez  les  anciens  Germains  ;  et,  par  ses  caractè- 
res fondamentaux,  elle  diffère  essentiellement  de  ce  régime  césarien 
concentrateur  avant  tout,  et  devenu,  par  le  fait,  électif  en  Occident. 
Envisagés  dans  leurs  résultats,  la  royauté  a  fait  la  force  de  la  France, 
tandis  que  l'empire  a  fini  par  causer  la  ruine  du  monde  romain. 
Loin  d'avoir  en  lui  son  principe,  elle  est  visiblement  un  legs  des 
vieilles  tribus  germaniques,  legs  modifié^,  amendé,  si  l'on  veut,  par 
l'influence  des  habitudes  gallo  romaines  et  des  idées  chrétiennes, 
mais  néanmoins  d'une  provenance  incontestable  et  facile  à  distin- 
guer. Ainsi  donc,  si  l'on  peut  dire  à  juste  titre  que  nous  sommes  les 
fils  des  Romains  par  beaucoup  de  côtés,  par  la  religion  d'abord,  par 
la  culture  intellectuelle,  par  une  bonne  partie  de  notre  ancien  droit 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE  EN    FtlANCE  401 

public  et  privé  ;  si  Ton  peut  proclamer  avec  autant  de  raison  que 
nous  sommes  les  fils  des  Celtes  quant  au  sang,  au  tempérament,  au 
caractère  national  (car  les  Gaulois  formaient  encore,  après  les  deux 
conquêtes,  l'immense  majorité  de  la  population),  il  faut  savoir  re- 
connaître également  que,  par  nos  grandes  institutions  politiques,  et 
notamment  par  celle  qui  est  la  clef  de  voûte  de  toutes  les  autres, 
nous  sommes  surtout  les  héritiers  des  Francs.  Notre  chevalerie,  qui 
a  joué  un  rôle  si  capital  dans  le  développement  de  la  société  et  de  la 
puissance  française  ;  nos  vieilles  épopées,  qui  ont  tant  contribué  à 
la  formation  de  notre  littérature  et  de  notre  esprit  militaire,  ont  en- 
core la  même  origine.  Et  plus  Fustel  de  Goulanges  nous  démon- 
trera la  prépondérance  de  l'élément  royal  aux  premiers  siècles  de 
notre  histoire,  plus  il  affaiblira,  malgré  lui,  sa  théorie  de  l'influence 
exclusive  des  traditions  romaines.  C'est  là  le  côté  faible  d'une  argu- 
mentation autrement  très  forte  ;  mais  je  crains  bien  que  ce  point 
vulnérable  ne  livre  passage  à  l'ennemi. 

Dans  les  faits  d'un  ordre  moins  général,  et  toutes  les  fois  qu'il  ne 
regarde  pas  à  travers  ce  prisme  grossissant,  appliqué  par  lui  sur  les 
débris  du  régime  impérial,  la  critique  de  l'historien  est  beaucoup 
plus  sûre.  On  aime  à  le  voir  rendre  hommage  à  l'autorité  bienfai- 
sante des  évêques,  chefs  réels  de  sujets  innombrables,  et  qui  devaient 
leur  puissance  temporelle  plus  encore  au  caractère  religieux  de  leurs 
fonctions  qu'à  l'héritage  douteux  du  defensor  civitatis  ;  à  la  régula- 
rité de  la  transmission  de  leurs  pouvoirs,  qu  ils  ne  devaient  pas, 
comme  on  l'a  dit  souvent,  à  une  élection  populaire,  mais  bien  au 
choix  de  leurs  collègues  ou  des  métropolitains  devant  le  peuple 
présent  et  consulté  jusqu'au  jour  où  la  royauté  accapara  le  droit  de 
les  nommer  ;  aux  services  rendus  par  l'établissement  et  la  multipli- 
cation des  paroisses  rurales,  conquête  véritable,  celle-là,  opérée  pied 
à  pied  sur  la  barbarie  païenne  qui  régnait  encore  sur  une  partie  des 
campagnes  de  la  Gaule. 

Pourquoi  faut-il  qu'au  milieu  de  tant  d'éclaircissements  précieux, 

qui  lui  rendent  le  chemin  agréable  et  facile,  le  lecteur,  au  moment 

où  il  s'y  attend  le  moins,  se  heurte  le  pied  à  certaines  réminiscences 

de  Quinet,  de  Michelet  ou  d'autres  écrivains  indignes  du  nomd'éru- 
Ilist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  26 


402  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

dits,  au  sujet  du  gouvernernent  intérieur  de  l'Eglise  et  du  caractère 
purement  moral  de  la  prééminence  papale  ?  Fustel  de  Goulanges  va 
jusqu'à  nous  parler  d'une  sorte  de  christianisme  fédératif,  et  il  lui 
échappe,  à  ce  propos,  un  mot  encore  plus  choquant  pour  les  oreilles 
catholiques, la  légende  de  saint  Pierre  !  Cette  expression,  employée  in- 
cidemment, n'a  sans  doute  pas  dans  sa  pensée  la  portée  que  d'autres 
lui  attribueront.  Elle  n'en  est  pas  moins  malheureuse.  Il  y  a  long- 
temps, du  reste,  que  la  théorie  de  l'établissement  tardif  de  la  juridic- 
tion spirituelle  des  Papes  a  été  réfutée  à  l'aide  de  textes  concluants, 
entre  autres  par  le  savant  abbé  Gorini,  dont  le  livre  a  fait  fortune  et 
par  l'abbé  Gainet. 

Relevons,  en  terminant  cette  trop  courte  analyse,  une  observation 
plus  ingénieuse  et  plus  consolante  à  la  fois.  On  proclame  à  grands 
cris,  de  nos  jours,  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  et  sous  ce 
nom,  qui  masque,  à  la  vérité,  des  intentions  plus  perfides,  on  pré- 
tend poursuivre  l'isolement  complet  du  culte  ou  de  la  religion  d'une  - 
part,  de  la  politique  de  l'autre. 

Or,  qui  a,  le  premier,  revendiqué  non  pas  sans  doute  cette  sépa- 
ration qui  est  une  erreur,  mais  la  distinction  des  pouvoirs  propre  à  ' 
garantir  la  vraie  liberté  religieuse  ?  Ceux-là  mêmes  contre  lesquels  on 
invoque  aujourd'hui  la  séparation. 

«  Le  christianisme,  à  ne  regarder  que  son  action  sur  la  politique 
et  sur  le  gouvernement  des  sociétés,  avait  introduit  quelque  chose 
de  très  nouveau  dans  le  monde  :  la  séparation  de  la  religion  et  de 
l'Etat.  Dans  l'antiquité,  ces  deux  choses  avaient  été  étroitement 
unies.  Chaque  Etat  ou  cité  avait  eu  sa  croyance,  son  culte  propre  et 
même  ses  dieux.  L'empire  romain  lui-même  ne  s'était  pas  détaché 
de  cette  nécessité.  Ce  grand  Etat,  qui  semble  d'un  caractère  si  mo- 
derne, avait  eu  pourtant  sa  religion  propre  et  intime  :  c'était  la  reli- 
gion de  Rome  et  d'Auguste.  »  Les  chrétiens  furent  persécutés 
«  au  nom  du  lien  officiel  qu'il  y  avait  entre  la  croyance  et  l'Etat... 
Ils  luttèrent,  sans  s'en  rendre  bien  compte,  pour  la  séparation  de  ces 
deux  choses.  Leur  triomphe  fut  le  triomphe  de  ce  principe  ». 

En  d'autres  termes,  nous  le  répétons,  la  distinction  des  pouvoirs 
(et  comme  le  dit  à  tort  Fustel  de  Goulanges.  la  séparation)  est  le 


LA    SCIENCE    CATHOLIQIJE    EN    FRANCE  403 

fait  de  la  doctrine  catholique,  et  quand  nos  adversaires  nous  refusent 
la  liberté,  tout  en  poussant  à  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat,  ils 
ne  font,  sous  une  autre  forme,  que  revenir  à  la  conception  païenne 
et  tyrannique  du  dieu-Etat,  N'eût-il  fait  que  proclamer  cette  grande 
vérité  historique,  Fustel  de  Goulanges  mériterait  qu'on  rendît  hom- 
mage à  la  perspicacité  et  à  la  sincérité  de  son  jugement. 

31**  Edmond  Demolins.  —  Né  à  Marseille  vers  1853,  élevé  au  col- 
lège des  Jésuites  de  Mongré,  Edmond  Demolins  vint  jeune  à  Paris  et 
devint  l'un  des  plus  fervents  disciples  de  Le  Play.  Tout  en  s'impré- 
gnant  de  la  méthode  du  maître,  il  se  livrait,  avec  une  laborieuse 
ardeur,  à  des  travaux  historiques  d'un  mérite  rare  chez  un  jeune 
homme.  Son  Histoire  de  France  en  quatre  volumes,  et  son  étude 
sur  le  Mouvement  communal  au  moyen  âge  obtenaient  un  légitime 
succès.  Louis  Veuillot  lui  ouvrait  les  colonnes  de  Y  Univers,  et  lui 
demandait  des  feuilletons  historiques.  Vers  la  même  époque.  Le 
Play  fondait  la  revue  la  Réforme  sociale  et  choisissait  Edmond  De- 
molins comme  rédacteur  en  chef. 

Nous  ne  nous  attarderons  pas  à  raconter  comment  une  scission 
éclata,  après  la  mort  de  Le  Play,  parmi  les  disciples  du  maître.  Ed- 
mond Demolins,  accompagné  de  l'abbé  Henri  de  Tourville,  se  retira 
du  groupe  primitif  et  en  fonda  un  autre,  où  Henri  de  Tourville  joua 
surtout  le  rôle  d'inspirateur  et  Edmond  Demolins,  si  l'on  peut  ainsi 
parler,  celui  de  batailleur.  Toujours  sur  la  brèche,  se  dépensant  sans 
compter,  écrivant  des  articles,  revoyant  avec  un  zèle  infatigable 
ceux  de  ses  collaborateurs,  rassemblant  chaque  hiver  un  studieux 
auditoire  à  ses  conférences  de  la  Société  de  géographie,  Edmond 
Demolins  devint  lui-même  chef  d'école,  et  conquit  la  grande  noto- 
riété. Pendant  longtemps,  les  études  les  plus  intéressantes  et  les 
plus  curieuses  s'accumulèrent  dans  la  revue  la  Science  sociale,  fon- 
dée en  1886.  Puis  les  ouvrages  proprement  dits  apparurent  :  A  quoi 
tient  la  supériorité  des  Anglo-Saxons,  V Ecole  nouvelle,  les  Fran- 
çais d'aujourdliui,  Comment  la  route  crée  le  type  social,  A-t-on  in- 
térêt à  s' emparer' du  pouvoir?  Il  ^  3iYai\t  dans  ces  livres  des  idées 
justes,  disaient  les  uns,  des  idées  exagérées  et  paradoxales,  disaient 
les  autres.  Mais  il  y  avait  certainement  de  la  verve,  de  la  convie- 


404  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIll 

tion,  un  style  qui  ne  sacrifiait  pas  aux  grâces,  mais  qui  créait  Tordre 
dans  l'esprit,  par  la  rigueur  de  Texposition  synthétique,  et  surtout 
une  façon  puissante,  énergique,  de  faire  entrer  les  choses  dans  les 
cerveaux.  M.  Demolins  appuyait  très  fort,  et  cassait  quelquefois  les 
vitres.  Mais  cela  fait  entrer  de  Tair,  et  l'on  n'en  est  pas  toujours 
fâché. 

Demolins  a  été  accusé  d'anglomanie.  L'accusation  est  injuste.  Elle 
Test  à  tel  point  que  le  titre  de  son  principal  ouvrage  devait  d'abord 
être  —  nous  le  savons  par  ses  confidences  —  Le  péril  anglo-saxon. 
C'est  parce  que  Demolins  voyait  à  quel  point  TAnglo-Saxon  était  en- 
vahissant qu'il  craignait  pour  la  France,  et  qu'il  exhortait  les  Fran- 
çais à  mettre  en  œuvre  les  procédés  au  moyen  desquels  leurs  rivaux 
étaient  devenus  si  forts.  Il  voulait  que  la  France  dérobât  à  l'Angle- 
terre et  aux  Etats-Unis  les  secrets  de  cet  essor  qui  est  un  des  faits 
les  plus  importants  de  notre  époque,  et,  par  l'analyse  méthodique, 
il  s'était  efforcé  de  surprendre  ces  secrets.  Pénétré  de  la  supériorité 
de  l'initiative  privée  sur  l'action  publique,  il  avait  un  mépris  intense 
pour  les  politiciens,  et  ce  mépris  le  conduisait  à  la  doctrine  —  évi- 
demment critiquable  —  de  l'indifférence  poHtjque  érigée  en  principe. 
Mais  ce  système  enveloppait  du  moins  une  conception  fort  juste,  à 
savoir  que  nous  ne  triompherons  des  mauvaises  politiques  que  lors- 
que un  assez  grand  nombre  de  réformes  individuelles  et  familiales 
auront  créé  un  milieu  propre  à  réagir  efficacement. 

Gomme  éducateur,  Demolins  a  eu  le  mérite  de  «  marcher  en 
avant  »  avec  audace,  pendant  que  les  théoriciens  de  la  pédagogie 
parlaient  et  s'agitaient.  Il  a  frayé  la  voie  à  des  réformes  dont  tout  le 
monde  sentait  le  besoin,  mais  que  personne  ne  pouvait  ou  ne  voulait 
faire,  l'enseignement  Hbre,  parce  qu'il  était  traqué  comme  une  bète 
fauve,  l'Université,  parce  qu'elle  était,  comme  elle  est  encore,  une 
lourde  machine,  embourbée  dans  la  routine  et  la  chinoiserie.  Les 
fatigues  et  le  surmenage  auxquels  dut  se  livrer  Demolins  pour  fon- 
der son  Ecole  des  Roches  furent  probablement  pour  quelque  chose 
dans  les  épreuves  physiques  dont  il  commença  dès  lors  à  se  ressentir, 
et  malgré  lesquelles  il  continua  son  œuvre  vaillamment,  faisant  la 
classe  comme  un  simple  professeur  après  avoir  présidé  le  conseil 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  405 

d'administration,  recevant  des  parents,  entretenant  les  élèves,  faisant 
face  à  une  énorme  correspondance,  mais  continuant,  au  milieu  d'oc- 
cupations nouvelles,  ses  chers  travaux  de  science  sociale,  où  le 
souci  des  progrès  à  faire  devait  le  tourmenter  jusqu'au  dernier 
moment. 

La  mort  de  Tabbé  de  Tourville,  survenue  en  1903,  avait  été  aussi 
un  rude  coup  pour  Demolins.  Rarement  l'on  avait  vu  un  exemple 
plQs  touchant  de  collaboration  et  de  confraternité  intellectuelles.  Son 
deuil  intime  ne  l'avait  pas  empêché  de  prendre  une  part  active  à  la 
création  de  la  «  Société  internationale  de  science  sociale  »  et  d'en 
suivre  attentivement  tous  les  travaux.  Il  était  là  encore  au  dernier 
congrès  de  cette  Société,  tenu  à  Paris  en  mai  dernier,  présidant  des 
séances,  prenant  part  aux  débats,  résumant  les  questions,  mainte- 
nant les  principes,  bref,  se  dépensant  comme  toujours,  et  encoura- 
geant les  jeunes  au  travail  après  leur  en  avoir  si  longtemps  donné 
l'exemple. 

A  ces  éloges  nous  ajouterons  une  réserve.  Demolins  proposait  aux 
Français  de  se  faire  un  tempérament  anglo-saxon  ;  en  quoi,  il  se 
trompait.  Les  races  ont  un  tempérament  conforme  à  leur  mission 
providentielle.  L'Anglais  a,  pour  vocation,  de  mettre,  comme  Car- 
thage,  sa  griffé  sur  le  monde  entier  ;  l'Allemagne  d'aujourd'hui  a 
pour  vocation  de  tenir  l'Europe  en  haleine,  et,  dans  l'occasion,  de 
la  dominer.  Autre  est  la  vocation  de  la  France.  La  France  a  une 
vocation  catholique,  apostolique,  romaine  ;  c'est  un  peuple  mission 
naire,  un  proclamateur  de  l'Evangile,  le  bras  droit  du  Saint-Siège, 
le  soldat  de  Dieu.  Pour  rester  fidèle  à  sa  mission,  la  France  doit 
garder  son  tempérament  traditionnel  et  son  esprit  national. 

3i°  Amédée  de  Margerie.  —  Amédée  de  Margerie  naquit>à  Paris, 
en  1825,  d'une  de  ces  familles  profondément  chrétiennes,  toujours 
plus  nombreuses  dans  la  capitale,  qu'on  ne  pourrait  le  penser.  Au 
terme  de  ses  études,  il  entra  dans  l'Université  et,  suivant  la  filière  de 
l'enseignement  professoral,  après  avoir  enseigné  dans  divers  établis- 
sements, il  était  devenu  professeur  de  philosophie  à  la  Faculté  des 
lettres  de  Nancy  et  même  Doyen.  En  1876,  lorsque  la  liberté  de  l'en- 
seignement supérieur  fut  accordée  à  l'Eghse,  il  quitta  la  chaire  qu'il 


406  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

occupait  si  brillammeQt  à  Nancy,  pour  devenir,  à  Lille,  doyen  de  la 
Faculté  des  lettres  de  l'Institut  catholique.  De  sa  part,  c'était  une 
résolution  généreuse  ;  pour  l'Université  nouvelle,  c'était  une  bonne 
et  excellente  fortune. 

Le  rédacteur  en  chef  de  la  Vérité  Française  va  nous  donner 
l'exacte  mesure  de  l'homme. 

«  C'est  à  d'autres  qu'il  appartient  de  dire  avec  quelle  fécondité  et 
queréclat  il  fit  briller  son  enseignement  à  Lille.  Ce  que  nous  devons 
nous  borner  à  noter  ici,  c'est  le  charme  avec  lequel,  chaque  année, 
il  composait,  pour  les  séances  annuelles  de  réouverture,  ces  rap- 
ports où  Ton  ne  savait  qu'admirer  le  plus,  la  force  et  la  délicatesse 
de  la  pensée,  l'agrément  du  style,  le  tour  et  l'ingéniosité  de  son  esprit . 
Pour  tous  c'était  un  véritable  régal  que  ces  causeries  élevées  où  le 
professeur  disparaissait  pour  faire  place  à  l'homme  du  monde  glis- 
sant ses  leçons  dans  un  salon  avec  la  charmante  variété  d'une  inta- 
rissable causerie. 

Sa  qualité  maîtresse,  c'était  la  lumière  ;  sur  ses  lèvres,  les  idées 
les^plus  abstraites,  après  avoir  été  comme  filtrées  par  son  clair  cer- 
veau, transparaient  comme  l'eau  de  roche.  Quant  à  sa  critique  litté- 
raire, qui  pourrait  en  rendre  la  pénétration  et  la  finesse  ! 

Cette  grâce,  cette  force,  et  cette  clarté,  M.  de  Margeric  les  appli- 
quait sans  efïbrts  aux  questions  politiques  les  plus  ardues  comme 
aux  matières  ordinaires  de  son  enseignement. 

Quant  à  ses  leçons  professionnelles,  quelles  \ues  admirables  elles 
contiennent  sur  la  théodicée,  la  famille,  la  philosophie  contempo- 
raine 1  Sur  Taine,  sur  J.  de  Maistre,  sur  saint  François  de  Sales,  sur 
Mgr  d'Hulst,  il  a  écrit  des  pages  maîtresses  qui  resteront  aussi  bien 
que  son  étonnante  traduction  en  vers  de  la  Divine  Comédie  de  Dante. 
Rarement  écrivain  a  montré  plus  de  force  et  de  charme  unis  à  une 
plus  grande  fécondité.  Il  semblait  que  la  vieillesse  n'eût  point  d'ac- 
tion sur  son  intelligence  restée  limpide  et  sûre,  non  plus  que  sur  sa 
plume,  toujours  alerte  et  fine.  On  en  peut  juger  par  la  charmante 
notice  sur  le  comte  de  Lambel,  à  laquelle,  tout  près  de  dire  adieu 
à  la  vie,  il  venait  de  mettre  la  dernière  main. 

Est-il  besoin  d'ajouter  qu'au  milieu  de  ses  incessants  travaux, 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN   FRANCE  407 

M.  de  Margcrie  trouvait  le  temps  tî'ètre  de  toutes  les  œuvres  de 
piété,  de  zèle,  de  défense  religieuse,  et  de  se  donner  A  toutes  comme 
s'il  n'avait  rien  autre  chose  à  faire.  Aussi  quel  deuil  que  sa  perte 
pour  tous  ceux  qui  furent  ainsi  associés  à  tous  ses  efforts  et  ù  toutes 
ses  luttes  pour  le  bien  !  » 

Un  ancien  étudiant  de  Lille  va  nous  donner,  à  son  tour,  cette  juste 
appréciation:  «  Dans  sa  nouvelle  chaire  de  philosophie  M.  A.  de 
Margcrie  apparut  excellemment  professeur.  Sur  ses  lèvres  les  pro- 
blèmes les  plus  abstrus  semblaient  s'éclairer  comme  par  enchante- 
ment, tant  il  y  avait  d'art  discret  cl  d'habile  méthode  en  ses  exposés. 
Esprit  limpide  avant  tout,  il  faisait  de  la  lumière  ;  esprit  convaincu, 
il  atteignait  en  plein  l'âme  de  ses  étudiants.  Il  aimait  à  vanter  la  su- 
périorité de  l'enseignement  vivant  sur  l'étude  solitaire  des  textes  et 
chacun  de  ses  cours  était  une  triomphante  leçon  de  choses  à  l'appui 
de  son  affirmation.  L'élégance  de  sa  diction  captivait,  tandis  que  la 
finesse  de  ses  analyses  psychologiques,  leur  justesse  ou  leur  origi- 
nalité retenait  l'attention  sans  la  fatiguer  jamais.  C'est  qu'en  lui  le 
philosophe  était  doublé  d'un  lettré  des  plus  délicats.  Les  cours  de 
littérature  étrangère,  qu'il  professa  pendant  plusieurs  années,  étaient 
des  fêtes  intellectuelles  pour  ses  auditeurs.  Il  avait  une  telle  façon  de 
lire  les  textes,  de  les  dire  ou  de  les  déclamer  au  besoin,  que  même 
avant  toute  critique  il  en  avait  mis  en  relief  les  beautés  ou  les  im- 
perfections. » 

Les  œuvres  de  Margcrie  ne  sont  pas  relativement  considérables  ; 
la  concentration  des  idées  y  supplée  à  l'épanchement  des  doctrines. 
Nous  avons  de  lui  :  1"*  Une  Théodicée,  où  il  expose  philosophiquement 
le  plus  grand  objet  de  la  pensée  humaine  ;  2°  un  volume  sur  la  fa- 
mille dont  il  défend  avec  force  les  principes  chrétiens  et  la  sainte 
constitution  ;  3°  un  volume  sur  la  restauration  de  la  société  par  un 
retour  aux  doctrines  du  christianisme  ;  4^  des  études  politiques  inti- 
tulées la  Solution^  V Urgence  ;  5°  la  Philosophie  chrétienne  et  la  phi- 
losophie négative  ;  6^  des  études  plus  philosophiques  que  biogra- 
phiques sur  Joseph  de  Maistre,  Taine  et  le  comte  de  Lambel  ;  1°  un 
écrit  sur  V infaillibilité  ;  8°  une  traduction  en  vers  de  la  Divine  Co- 
médie de  Dante.  La  clarté  et  la  couleur  dans  le  style,  la  mesure  dans 


408  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

la  critique,  le  calme  et  la  rectitude  dans  le  jugement,  tout  un  ensem- 
ble de  qualités  s'y  épanouissent  et  traduisent  l'harmonieux  équilibre 
des  facultés  de  l'écrivain 

A  cette  collection  décrite  s'ajoute  une  interminable  liste  d'articles 
publiés  dans  les  diverses  revues  de  France.  Tous  ceux  qui  l'ont 
connu  regretteront  dans  Amédée  de  Margerie,  non  seulement  le 
philosophe  dont  les  écrits  ont  charmé  leur  jeunesse,  mais  Thomme 
bon  et  ouvert  qu'ils  trouvèrent  toujours  accueillant.  Quant  à  ses 
anciens  élèves,  ils  garderont  précieusement  son  souvenir  comme 
celui  d'un  maître  par  excellence. 

33°  Mgr  Fèvre.  —  A  cette  longue  série  d'auteurs  contemporains, 
nous  ajouterons,  à  l'exemple  de  Rohrbacher,  une  courte  notice  sur 
l'auteur  de  cette  histoire.  Il  y  a  des  raisons  pour  et  contre  ;  les  raisons 
pour  l'emportent  ;  elles  expliquent  certaines  choses  qui  appellent 
nécessairement  une  explication. 

Louis-Pierre- Justin  Fèvre,  par  la  grâce  de  Dieu,  prêtre  de  Jésus- 
Christ  et  par  l'indulgence  de  Pie  IX,  Protonotaire  Apostolique,  naquit 
à  Riaucourt,  Haute-Marne,  en  1829.  Pierre-Nicolas,  son  père,  était 
instituteur  primaire  ;  il  voulut  faire,  de  son  fils,  un  prêtre,  et,  dans 
ce  dessein,  l'appliqua  de  bonne  heure  à  l'étude.  A  cette  époque,  les 
maîtres  d'école  achetaient  en  gros,  aux  libraires,  le  matériel  des  éco- 
les et  le  revendaient  en  détail  aux  enfants  de  la  classe.  Entre  le  libraire 
Dardenne  de  Chaumont  et  Pierre-Nicolas  Fèvre  de  Riaucourt,  il  fut 
entendu  que  l'achat  des  provisions  scolaires  vaudrait,  au  fils  de  Tins- 
tuteur,  un  volume  en  cadeau;  il  fut  stipulé,  de  plus,  que  quand 
Justin  Fèvre  saurait  par  cœur  le  volume  donné,  Dardenne  lui  en 
donnerait  un  autre,  qu'il  renouvellerait  indéfiniment  dans  les  mêmes 
conditions,  pourvu  qu'elles  soient  exactement  remplies.  La  promesse 
de  Dardenne  ne  tomba  pas  dans  l'oreille  d'un  sourd.  Le  petit  Justiii, 
bien  qu'il  fût  très  impétueux  d'humeur  et  très  vif  de  caractère,  se  mit 
si  courageusement  à  l'étude  qu'il  apprit  successivement  par  cœur  les 
Contes  du  chanoine  Schmidt,  V Histoire  des  animaux  de  Louis  Ardent, 
la  Grande  géographie  de  Grozat,  V Histoire  de  France  de  Félix  Ansart 
QiAthalicào,  Racine.  Ces  prouesses  juvéniles  développèrent  si  heureu- 
sement la  mémoire  du  gamin,  qu'il  acquit  dès  lors  la  double  aptitude 


LA    SCIENCK    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  409 

de  retenir,  de  mémoire,  un  ouvrage  qu'il  avait  simplement  lu  et  l'a- 
vantage de  si  peu  l'oublier  que,  dix  ans  après,  il  pouvait  le  citer 
textuellement,  sans  ouvrir  le  volume.  Avec  le  temps,  par  son  déve- 
loppement graduel,  cette  mémoire  des  mots  devint  la  mémoire  des 
choses,  avec  une  grande  facilité  à  en  pénétrer  le  sens  et  à  en  déter- 
miner les  conditions  régulières.  A  telle  enseigne  qu'à  soixante  ans, 
possesseur  d'une  bibliothèque  de  30.000  volumes,  Justin  Fèvre  pou- 
vait aller  la  nuit,  sans  lumière,  dans  sa  bibliothèque  et  mettait  la 
main  sur  le  volume  cherché.  Un  jour,  des  confrères,  stupéfaits  d'une 
si  étonnante  aptitude,  consacrèrent  six  semaines  à  forger  des  difficul- 
tés de  toutes  sortes  et  vinrent  un  beau  matin,  au  presbytère  de  Louze, 
sous  prétexte  de  déjeuner  banal,  poser  toutes  les  questions  de  leur 
programme  à  Tamphytrion.  L'interrogatoire  eut  lieu  dans  la  biblio- 
thèque de  onze  heures  à  midi.  Sans  hésiter  une  minute,  le  curé  de 
Louze  répondit  à  toutes  les  questions,  indiqua  sommairement  la 
réponse  et  présenta  tous  les  volumes  où  il  était  facile  d'en  puiser  les 
éléments. 

De  bonne  heure,  Justin  Fèvre  fut  appliqué  au  latin  par  le  vieux 
curé  de  Riaucourt,  Claude  Bogey.  L'abbé  Bogey  lui  faisait  réciter 
chaque  jour  ses  leçons  et  corrigeait  ses  devoirs,  mais  pas  plus  d'un 
quart  d'heure,  se  bornant  à  la  correction  matérielle  des  fautes,  sans 
explication  d'aucune  sorte.  Etourdi  et  ardent  comme  l'était  le  gamin, 
il  consacrait  le  plus  clair  de  son  temps  à  dénicher  les  merles  et  à  at- 
traper des  fritures.  Un  quart  d'heure  lui  suffisait  pour  brocher  thè- 
mes et  versions  ;  il  n'apprenait  ses  leçons  qu'en  allant  de  .l'école  au 
presbytère  ;  souvent  n'ayant  pas  eu  le  temps  de  les  Hre,  il  s'arrêtait 
au  cimetière,  le  pied  levé  sur  une  tombe,  mais  sans  souci  des 
jugements  de  Dieu.  Rarement  les  devoirs  étaient  réussis,  plus  rare- 
ment les  leçons  étaient  sues.  Bogey  grondait  avec  une  infatigable 
âpreté,  sautait  en  l'air  pour  un  barbarisme,  et,  chose  étrange,  au  mi  • 
lieu  de  ce  déluge  de  fautes,  affirmait,  au  père  de  l'enfant,  qu'un 
jour  Justin  serait  un  homme  distingué. 

On  le  mit  au  séminaire  de  Langres  en  1842.  C'était  le  beau  temps 
de  Mgr  Parisis  ;  à  la  rentrée,  il  y  avait,  dans  cet  établissement 
350  élèves  et  huit  classes  de  latin.  Chaque  professeur   accompagnait 


410  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

la  récitation  des  leçons  et  la  correction  des  devoirs,  d'explications  to- 
piques. A  ce  foyer  de  lumière,  Tenfant,  qu'un  an  de  latin  n'avait  pas- 
suffisamment  préparé,  placé  en  sixième,  pouvait  faire  de  rapides 
progrès  ;  il  fit  mieux,  il  se  piqua  de  zèle  au  travail  et,  dans  une 
nombreuse  classe,  se  plaça  vite  au  premier  rang,  qu'il  ne  devait  plus 
quitter.  Dès  la  cinquième,  non  content  du  devoir  prescrit,  il  fit  deux 
choses  :  d'immenses  lectures  et  des  essais  d'analyses,  plume  à  la 
main.  Le  cours  d'histoire  surtout  lui  fournissait  thèmes  à  de  chaudes 
rédactions  :  les  jeunes  gens  essaient  de  mettre  dans  des  phrases,  la 
grandeur  qu'ils  n'ont  pas  encore  dans  les  idées.  En  troisième,  il 
commençait  d'écrire  une  histoire  de  Richelieu.  En  seconde,  les  épo- 
pées ;  en  rhétorique,  les  discours  célèbres  ;  en  philosophie,  l'étude 
des  systèmes  et  la  lecture  des  grands  ouvrages,  absorbèrent  et  sou- 
vent épuisèrent  ses  forces.  Au  sortir  des  humanités,  Justin  Fèvre 
était  déjà  ce  qu'on  appelle  un  bûcheur.  Ses  condisciples  qui  l'avaient 
d'abord  appelé  le  scythe,  à  cause  de  sa  négligence,  ne  l'appelaient 
plus  que  le  philosophe. 

C'est  au  grand  séminaire  que  se  forme  l'intelligence  sacerdotale 
et  que  se  prépare  la  promotion  au  sacerdoce.  Au  grand  séminaire 
de  Langres,  sous  ces  professeurs  d'élite  qu'y  avait  appelés  Mgr  Pari- 
sis,  prévalait  alors  un  grand  souci  d'orthodoxie.  En  dogme,  en  mo- 
rale, en  histoire,  surtout,  on  menait,  contre  le  rigorisme  jansénien 
et  la  tentative  du  schisme  gallican,  une  vigoureuse  campagne.  La 
grande  préoccupation  des  maîtres  était  de  pousser  les  élèves  très 
haut,  pour  la  pureté  des  doctrines  et  pour  la  décision  des  arguments. 
Un  tel  régime  devait  naturellement  produire  l'intransigeance  et  une 
opposition  irréductible  aux  théories,  dès  lors  en  crédit,  du  libéra- 
lisme. Par  nature  d'âme  et  tendance  d'esprit,  Justin  Fèvre  prit,  dès 
lors,  toutes  les  impressions  et  toutes  les  résolutions  qui  devaient  le 
soutenir  imperturbable  dans  tous  ses  travaux.  Ce  n'était  pas  un 
élève  simplement  dit  ;  c'était  déjà  une  manière  de  tête.  Les  profes- 
seurs de  dogme  et  de  morale  l'avaient  en  amitié  ;  le  professeur  d'his- 
toire, qui  aimait  l'école  buissonnière,  mettait  à  contribution  son  bon 
vouloir,  puisque  pour  ses  leçons,  quatre  ou  cinq  fois  même,  il  lui 
fit  faire  la  classe,  de  sa  place,  sans  monter  en  chaire  :  l°sur  la  théo- 


i 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  411 

rie  orthodoxe  de  la  souveraineté  ;  2°  sur  les  objections  de  la  science 
contre  le  Pentateuque  ;  S**  sur  le  protestantisme  de  Balimès  ;  4^*  sur 
TEsprit  des  lois  de  Montesquieu  ;  5°  sur  les  Idées  de  Herdcr  touchant 
l'histoire  de  Thumanité.  A  la  fin,  sur  la  plainte  des  élèves,  le  pro- 
fesseur mit  le  nom  de  Justin  Fèvre,  comme  collaborateur  effectif, 
sur  le  programme  autographié,  qui  devait  servir,  aux  élèves,  de  Ma- 
nuel d  histoire  ecclésiastique. 

Justin  Fèvre,  ordonné  prêtre  en  1853,  avait  eu  des  promesses 
d'être  retenu  au  grand  séminaire  comme  professeur  d'histoire.  Le 
supérieur,  qui  ne  Tagréait  pas  à  cause  de  ses  exigences  d'esprit  et 
qui  le  présumait  trop  peu  malléable  pour  une  communauté,  ne  se 
souvint  pas  de  ses  promesses  :  il  l'envoya  comme  vicaire  à  Wassy,  la 
ville  du  soi-disant  massacre,  et  en  1854,  il  le  confinait  au  presbytère 
de  Louze,  disant,  c'est  son  mot,  qu'on  n'entendrait  plus  cette  voix 
éclater  et  dominer  le  tumulte  des  récréations. 

Ce  pronostic,  qui  ne  devait  pas  se  réaliser  complètement,  était 
une  allusion.  Ce  jeune  homme,  habituellement  muet  et  recueilli, 
que  dévorait  une  soif  inextinguible  de  savoir,  avait,  sur  la  proposi- 
tion d'un  professeur,  formé,  avec  Charles  Dallet,  Louis  Rigollot, 
Justin  Jacquinot,  François  Mongin  et  Jules  Briffaut,  une  académie 
formée  de  six  membres  bénévoles.  Les  membres  de  cette  académie 
ont  tous  marqué,  depuis,  dans  les  lettres  chrétiennes  :  Charles  Dal- 
let était  le  chef  enthousiaste,  il  n'étudiait  pas,  il  ouvrait  les  horizons  : 
il  est  mort  aux  missions,  après  avoir  écrit  l'histoire  de  la  Corée  et 
préparé  les  matériaux  de  l'histoire  des  missions  étrangères  ;  Louis 
Rigollot  a  attaché  son  nom  à  la  reproduction  des  BoUandistes  ;  Jus- 
tin Jacquinot  a  vengé  l'Eglise  des  inspirations  fausses  du  rationa- 
lisme ;  Jules  Briffaut  a  écrit  quelques  volumes  d'érudition  ;  Mongin, 
capucin  sous  le  nom  de  P.  Hilaire  de  Paris,  a  été  le  plus  grand  théo- 
logien de  France  au  xix"  siècle.  Chacun  des  membres  de  cette  aca- 
démie avait  sa  spécialité  et  Tétudiait  à  part.  En  récréation,  avaient 
lieu  les  conférences,  sans  apport  de  notes,  ni  de  volumes,  mais  avec 
les  seules  ressources  de  l'esprit  et  de  la  parole.  Or,  il  paraît  qu'à  ces 
conférences  quotidiennes,  Fèvre  parlait  beaucoup  et  un  peu  fort  ;  le 
supérieur  l'avait  appelé  plus   d'une  fois   pour   le  gronder  sèche- 


412  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

ment, SOUS  ce  prétexte  qu'on  n'entendait  que  lui  au  grand  séminaire. 

Pendant  toute  la  durée  des  études  théologiques,  Justin  Fèvre  ne 
s'était  pas  seulement  appliqué  à  étudier,  mais  à  écrire.  A  chaque 
ouvrage  qu'il  lisait,  il  accordait  l'avantage  d'une  double  lecture  et 
d'un  compte  rendu  plus  ou  moins  critique  ;  à  chaque  idée  qui  le  frap- 
pait dans  lélaboration  intellectuelle,  vraiment  considérable,  du  grand 
séminaire,  il  recueillait  tous  les  propos,  plus  ou  moins  contradic- 
toires, les  collectionnait,  les  méditait  et  en  écrivait  quelques  pages. 
Par  là  il  développait  ce  qu'on  appelle  la  verve^  c'est-à-dire  l'aptitude 
à  concevoir  les  choses,  à  les  sentir  et  à  les  exprimer.  A  cette  date, 
cette  aptitude  était  très  restreinte,  très  courte,  mais  devait  graduelle- 
ment grandir.  Le  fait  qui  la  favorisait  davantage,  c'est  qu'en  lisant 
chaque  volume,  le  jeune  abbé  en  composait  un  autre  dans  son  esprit 
et  en  dressait  les  jalons  sur  le  papier,  plutôt  à  la  façon  d'un  pro- 
gramme, mais  jamais  sans  en  développer  quelques  parties,  avec  tout 
l'entrain  de  la  fantaisie  et  toutes  les  latitudes  de  l'inédit.  A  la  fin,  il 
s'arrêtait  à  l'idée  de  composer,  en  l'appliquant  à  nos  temps,  surtout 
à  la  France,  un  ouvrage  analogue  à  la  Cité  de  Dieu. 

Une  fois  curé,  il  installa,  dans  sa  chambre,  une  grande  table  de 
chêne  et  s'attela  immédiatement  à  deux  travaux  :  à  la  traduction 
d'ouvrages  allemands  du  D^  Hirscher  et  à  la  préparation  d'un  cours 
abrégé  d'histoire  en  six  volumes,  un  peu  plus  développé  que  le  pro- 
gramme du  grand  séminaire.  Mais  les  ouvrages  rêvés  au  grand  sé- 
minaire revenaient  sans  cesse  assiéger  l'âme  du  jeune  curé.  Des- 
cendu dans  Tarène  de  la  presse,  dès  1849,  contre  la  démocratie  de 
Guizot  dont  il  trouvait  la  base  trop  étroite,  et  contre  le  traité  de  la 
'propriété  de  Thiers  dont  le  rationalisme  lui  paraissait  plus  propre 
à  rébranler  qu'à  l'affermir,  il  avait  bien,  dans  la  presse  locale,  de 
quoi  dépenser  son  ardeur  au  champ  de  bataille.  Mais,  pour  les  es- 
prits que  dévore  l'amour  de  la  vérité,  l'article,  même  quotidien,  est 
plus  propre  à  la  vulgariser  et  à  la  répandre,  qu'à  l'exposer  dans  la 
majesté  de  son  ensemble  et  les  multiples  exigences  de  son  culte. 
C'est  l'ambition  des  jeunes  auteurs,  non  pas  tant  de  faire  le  coup  de 
feu  dans  les  broussailles,  que  de  prendre  des  canons,  je  veux  dire 
d'écrire  des  livres,  de  composer  une  œuvre  vaste  dans  ses  propor- 


LA    SCIENCE   CATHOLIQUE    EN    FRANCE  413 

tions,  complète  dans  son  ensemble,  bien  divisée  par  parties,  décisive 
par  sa  méthode,  importante  surtout,  par  la  pureté  de  la  doctrine,  la 
force  des  arguments  et  la  sagesse  de  ses  conclusions.  Telle  fut,  en 
tout  cas,  l'ambition  du  jeune  curé,  et  puisqu'il  était  prêtre,  il  ambi- 
tionnait d'embrasser,  dans  ses  cadres,  l'ensemble  de  la  religion  ca- 
tholique, dogme,  morale,  culte,  discipline,  hiérarchie  ;  d'exposer  la 
constitution  de  l'Eglise,  la  monarchie  suprême,  unique  et  infaillible 
du  pontife  Romain  ;  d'étudier  enfin  une  action  sur  le  monde,  pour 
l'organisation  de  la  société,  la  constitution  du  pouvoir  politique,  la 
législation  de  l'ordre  civil  et  l'harmonie  des  forces  économiques.  Un 
tel  travail  devait  occuper  toute  une  vie,  même  longue  et  exemplai- 
rement laborieuse.  Hic  opus^  hic  labor  est. 

L'homme  propose  et  Dieu  dispose.  Le  futur  auteur  débutait,  à  la 
sollicitation  de  ses  confrères,  par  un  opuscule  de  125  pages  sur  le 
budget  du  presbytère  et  la  condition  temporelle  du  clergé  catholique,  ■ 
surtout  du  curé  de  campagne.  Item,  dit  un  proverbe,  il  faut  d'abord 
vivre  et  ensuite  seulement  philosopher.  L'ouvrage  établit  les  comptes 
par  recettes  et  dépenses,  réclame  des  secours  pour  la  charité  curiale, 
appuie  sur  le  rétablissement  de  la  propriété  ecclésiastique,  et  cou- 
ronne son  argumentation  par  l'énumération  des  maux  qui  ont  amené 
la  misère  de  l'Eglise  et  par  l'indication  des  réformes  qui  doivent 
assurer,  à  l'Eglise,  sa  pleine  liberté  et  puissance  d'action.  Sous 
l'Empire,  cette  pubUcation  fit  augmenter  décent  francs  le  traitement 
des  curés  de  village.  Depuis,  il  en  a  été  fait,  chez  Yivès^  sous  la 
République,  en  forme  de  lettres  à  Gambetta,  un  livre  complet  sur  la 
condition  matérielle  du  prêtre,  non  pas  dans  le  cadre  étroit  du  Con- 
cordat, mais  dans  la  parfaite  expansion  de  droit  divin  de  la  sainte 
Eglise.  L'ouvrage  n'a  pas  vieilli  ;  il  est  plus  que  jamais  nécessaire 
d'en  adopter  l'orientation. 

Le  premier  ouvrage  de  Justin  Fèvre  est  intitulé  :  Bu  gouvernement 
temporel  de  la  Providence  dans  ses  principes  généraux  et  dans  son 
application  au  temps  présent ^  2  vol.  in-12.  Ce  titre  indique  le  sujet 
déjà  tant  de  fois  traité,  spécialement  dans  la  Cité  de  Dieu  de  S.  Au- 
gustin, dans  le  Discours  sur  l'histoire  universelle  de  Bossuet  et  dans 
les  Soirées  de  Saint-Pétersbourg  par  le  comte  de  Maistre.  L'auteur 


414 


PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 


avait  lu,  relu,  médité  ces  immortels  ouvrages  ;  il  s'en  était  assimilé 
la  substance ,  et  pour  en  perpétuer  les  fruits,  dans  Tespoir  d'en 
actualiser  l'abondance,  il  avait  résolu  deux  choses  :  en  modifier  le 
plan,  pour  le  rendre  plus  technique  et  en  déterminer  l'application 
aux  temps  modernes.  Ce  ne  sont  plus  les  soirées  avec  leurs  contours 
un  peu  vagues  et  leurs  digressions  merveilleuses  ;  ce  n'est  plus  le 
Discours,  trop  exclusivement  historique  ;  ce  n'est  pas  la  Cité  de  Dieu 
avec  le  détail  qui  en  fait  une  Encyclopédie  ;  c'est  un  traité,  dogma- 
tique, dans  la  première  partie,  moral,  politique  et  historique,  dans 
la  seconde.  La  première  partie  expose  la  constitution  de  l'Eglise 
comme  établissement  du  royaume  de  Dieu  sur  la  terre,  embrassant 
dans  son  cadre  la  propriété,  la  famille,  la  société  civile  et  politique 
et  couronnant  le  tout  par  l'autorité  de  la  révélation  et  le  ministère 
du  sacerdoce  ;  la  seconde  présente  l'espèce  humaine  dans  son  évo- 
lution à  travers  les  âges,  ses  mouvements  alternatifs  de  soumission, 
de  dissidences,  de  rapprochements,  d'opposition  ou  de  révolte  contre 
l'autorité  de  Dieu.  L'enseignement  général  qui  en  ressort,  c'est  que, 
pour  assortir  la  terre  au  ciel  et  pour  assurer  la  souveraineté  de  Dieu, 
il  faut  que  le  Gode  pénal  de  la  Providence,  par  des  courbes  res- 
treintes, ramène  l'humanité  au  service  volontaire  et  méritoire  de  la 
divinité.  Pour  motiver  cette  conclusion,  l'auteur  sonde,  d'une  main 
hardie,  les  plaies  de  son  siècle,  en  s'inspirant  des  décrétâtes  des  Pon- 
tifes Romains.  Le  plan  de  l'ouvrage  est  d'une  logique  rigoureuse  ;  le 
style  a  la  chaleur  de  la  jeunesse  et  un  peu  son  exubérance  ;  c'est  la 
manière  abondante  d'un  écrivain  novice,  que  l'âge  saura  mûrir.  Mais 
le  fond  est  solide.  La  nouveauté  et  l'actualité  de  l'ouvrage,  la  jeu- 
nesse de  l'auteur  le  firent  lire  avec  empressement  ;  l'édition  s'épuisa 
vite.  Le  cardinal  Gousset,  l'évêque  de  Poitiers,  Pie,  Louis  Veuillot 
l'avaient  trouvé  écrit  d'un  point  de  vue  juste  et  élevé  ;  Montalembert 
lui  avait  reproché  son  manque  de  libéralisme  :  Cette  divergence  d'ap- 
préciation donne  le  vrai  sens  du  Gouvernement  temporel,  G'est  un 
livre  intransigeant,  radical,  qui  tranche  avec  force,  parfois  avec 
éloquence.  G'est  d'ailleurs  un  sujet  qui  appartient  aux  grandes  tra- 
ditions :  les  perturbations  graves  des  temps  actuels  lui  assurent  le 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  415 

même  intérêt  que  les  invasions  des  barbares  offrirent  à  la  Cité  de 
Dieu. 

Le  second  ouvrage  de  Tauteur  est  intitulé  :  Bu  mijstère  de  la  souf- 
france comme  mystère  de  la  me,  expliqué  par  le  Christianisme , 
1  vol.  in-J2.  Le  Gouvernement  temporel  avait  été  un  livre  de  dogme  ; 
le  Mystère  de  la  souffrance  est  un  livre  de  morale.  Dans  le  premier, 
Tautcur,  pour  inculquer  de  solides  convictions,  s'adressait  <\  T intelli- 
gence ;  dans  le  second,  il  s'adressait  au  cœur,  plus  pour  lui  intimer 
des  lois  que  pour  lui  offrir  des  conseils.  Le  fait,  la  cause,  les  effets, 
les  consolations  de  la  souffrance  :  tel  est  le  plan  du  volume. Question 
d'une  actualité  éternelle  :  TertuUien,  Innocent  III,  Tlmitation  de 
Jésus-Christ,  Bellarmin,  S.  François  de  Sales,  Tavaient  traitée  autre- 
fois avec  toutes  les  lumières  de  la  foi  et  toutes  les  flammes  de  la 
grâce.  Beaucoup  d'autres,  touchés  des  malheurs  du  temps,  sont 
revenus  avec  insistance  sur  ce  problème,  si  terriblement  actuel. 
Deux  choses  recommandent  ce  petit  livre:  la  solidité  des  doctrines 
et  l'exécution  réelle  d'une  douleur  vécue.  Un  condisciple  venait  de 
mourir  ;  sous  l'impression  de  la  mort  d'un  condisciple  aimé,  l'auteur 
écrit  pour  consoler  son  inconsolable  mère  et,  pour  mieux  vaincre  la 
douleur,  il  la  crucifie  sur  son  Calvaire. 

Après  le  dogme  et  la  morale,  l'auteur  venait  aux  questions  socia- 
les et  politiques  ;  ce  fut  l'objet  de  deux  volumes  in-12  :  l'un  sur  les 
formes  de  gouvernement  est  intitulé  :  La  République  et  les  Bourbons, 
représentants  traditionnels  de  la  royauté  ;  l'autre  sur  le  fond  néces- 
saire de  la  politique  active,  est  intitulé  :  Henri  F,  V Eglise  et  la 
Révolution.  Pour  élucider  ces  deux  problèmes,  l'écrivain  se  met 
en  présence  du  grand  duel  entre  la  Révolution  et  l'Eglise,  duel  trois 
fois  séculaires,  dont  il  expose  l'antagonisme  et  les  vicissitudes  d'après 
les  grands  auteurs  catholiques.  Ce  point  devra  dominer  et  effacer 
tous  les  autres  ;  si  l'on  veut  voir  clair  aux  choses  présentes,  il  faut 
nécessairement  l'adopter.  A  ce  prix,  grâce  aux  enseignements  de  la 
religion  catholique,  vous  pénétrez  le  sens  des  choses,  la  conduite 
des  hommes  et  la  morale  de  l'histoire. 

Dès  lors,  le  jeune  curé  est  l'homme  de  la  Contre-Révolution  ;  pour 
le  salut  de  la  France  et  de  l'Europe,  il  invoque  un  Charlemagne, 


416  PONTIFICAT    DE    LÉON    XII l 

qui  ramène  les  peuples  aux  lois  de  l'Evangile  et  à  la  royauté  de  Jé- 
sus-Christ. Les  honnêtes  gens  croient  ce  retour  impossible  ;  il  faut 
en  conclure  que  les  gouvernements  ne  trouveront  pas  de  sitôt  les 
conditions  de  la  durée  et  les  grâces  de  la  paix.  Quant  à  la  canaille, 
libérale  ou  socialiste,  elle  crie  aux  impossibilités  et  aux  chimères  ; 
mais  là  seulement  est  le  secret  de  l'avenir,  s'il  y  en  a  un,  et  rien 
n'est  plus  élémentaire  que  de  le  comprendre.  Le  premier  livre  de 
salut  social  c'est  le  catéchisme. 

Après  la  publication  de  ces  cinq  volumes,  l'auteur,  pour  suivre  son 
plan,  se  proposait,  en  curé  soucieux  du  bien  de  ses  ouailles,  d'écrire 
en  vingt  volumes,  w[ïq  Encyclopédie  rurale  ;  il  ne  publia  que  le  livre 
de  V Education  des  enfants  à  la  maison  2^aternelle  ;  il  en  avait  com- 
posé deux  autres,  lorsqu'il  se  décida  à  changer,  non  de  plan,  mais 
d'objectif.  Le  cardinal  Donnet,  qui  suivait  de  l'œil  les  ouvrages  du 
curé  de  Louze,  après  lecture  de  V Education,  lui  écrivit  :  Cet  opus- 
cule est  très  bien  fait  et  révèle  un  homme  de  grand  talent.  Mais  votre 
vocation,  réelle  et  bienfaisante,  n'est  pas  d'écrire  pour  le  peuple  ; 
vous  êtes  appelé  à  l'enseignement  des  classes  les  plus  élevées,  par 
des  ouvrages  de  haute  doctrine.  Croyez-moi,  ceignez  vos  reins  et 
entrez  dans  l'arène  des  grands  combats.  —  Ces  conseils  sont  faciles  à 
donner,  plus  difficiles  à  suivre.  —  Pour  les  suivre  dans  la  mesure 
de  ses  ressources  et  de  ses  forces,  le  curé  de  Louze  s'attela  à  trois 
œuvres  connexes  qu'il  poursuivit  simultanément,  avec  les  encoura- 
gements de  l'éditeur  Louis  Vives  :  1**  une  deuxième  édition  des 
Œuvres  complètes  de  Bellarmin  ;  2<^  une  révision  de  Rohrbacher; 
3*^  Histoire  apologétique  de  la  Papauté. 

Les  œuvres  de  Bellarmin  avaient  été  proscrites  en  France  depuis 
trois  siècles  ;  pour  aider,  en  France,  à  la  résurrection  des  doctrines 
romaines,  il  fallait  leur  donner,  au  foyer  même  du  gallicanisme,  les 
honneurs  d'une  splendide  édition.  Le  grand  éditeur,  Louis  Vives, 
qui,  par  la  reproduction  de  la  tradition  catholique  en  France,  avait 
pris,  après  la  Patrologie  de  Migne,  pour  sa  part,  la  collection  des 
maîtres  de  la  théologie,  accepta  pour  Bellarmin,  les  instances  du  curé 
de  Louze  et  le  chargea  des  soins  de  l'édition.  Cette  édition  fut  faite 
d'après  les  éditions  de  Venise,  de  Lyon  et  de  Naples,  en  12  volumes 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FKANCE  417 

in-4°  ;  elle  était  augmentée  de  quelques  opuscules  inédits  et  de  notes 
sur  les  points  d'histoire  qu'agitait  le  Concile  du  Vatican  :  les  cinq 
parties  du  monde  s'en  disputèrent  les  volumes  ;  l'édition  fut  vite 
épuisée  et  fait  prime  aujourd'hui  du  double.  Désormais,  il  y  aurait 
lieu  d'en  faire  une  nouvelle  édition.  Bellarmin  est  le  théologien  en 
quelque  sorte  officiel  de  TEglise  romaine  ;  il  est  toujours  l'arsenal 
et  le  rempart  armé  contre  le  protestantisme.  Cette  édition  s'augmen- 
terait nécessairement  des  discours  découverts  à  Vienne,  par  le 
P.  Ortroy,  boUandiste,  et  des  travaux  inédits  restés  en  possession  des 
Jésuites.  Le  vœu  que  nous  formons  pour  Bellarmin,  peut  s'émettre 
heureusement  pour  beaucoup  d'autres,  notamment  pour  les  actes 
des  conciles  et  les  œuvres  des  Pères  de  TEgiise.  Notre  siècle  qui  a 
fait  de  si  grands  progrès  par  les  collections  d'archives,  par  la  pa- 
léographie et  la  philologie,  peut,  mieux  que  les  siècles  précédents, 
publier  des  éditions  parfaites,  autant  que  cela  peut  se  dire  d'une 
<EUvre  de  main  d'homme. 

V Histoire  universelle  de  V Eglise  catholique^  par  Tabbé  Rohrba- 
cher,  avait  eu  trois  éditions  chez  les  frères  Gaume  avant  de  tomber 
[dans  le  domaine  public.  Alors  on  comprit  la  nécessité  de  la  revoir 
d'après  les  travaux  de  la  commission  de  Nancy,  dont  le  rapporteur 
avait  été  l'abbé  Gridel  ;  les  frères  Bordes  en  chargèrent  le  curé  de 
Louze,  mais  ne  purent  continuer  la  publication,  qui  échut  à  Vives, 
Ce  qui  caractérise  cette  révision,  c'est  :  1°  une  biographie,  suffisam- 
ment détaillée  de  Rohrbacher,  une  page  d'histoire  contemporaine  où 
l'auteur  paraît  dans  la  rusticité  caustique  de  sa  personne,  mais  avec 
toutes  les  ressources  du  savoir  et  dans  la  splendeur  de  ses  œuvres  ; 
2*^  des  considérations  générales,  assez  étendues,  sur  l'étude  et  sur 
l'enseignement  de  l'histoire  ecclésiastique  ;  3°  des  notes  marginales, 
traduites,  pour  les  premiers  volumes,  de  l'édition  allemande,  par 
l'abbé  Bélet  ;  4**  cent  trente  dissertations,  sur  des  points  obscurs 
ou  controversés  d'histoire,  spécialement  sur  les  vieilles  objections 
du  gallicanisme,  dont  la  querelle  est  vidée  à  fond  et  pour  n'y  plus 
revenir  ;  5°  une  continuation  en  deux  volumes  pour  les  pontificats 
de  Pie  IX  et  de  Léon  XIIÎ  ;   6*^  une  table  qui  constitue  un  excellent 

dictionnaire  d'histoire  ecclésiastique.  Cette  révision  a  eu  un  grand 
tlist.  de  l'Eglise.  —  T.  XLiv  -27 


418  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

succès  ;  il  s'en  est  fait  cinq  éditions,  et  il  s'en  prépare  un  nouveau 
complément. 

U Histoire  apologétique  de  la  papauté^  en  7  volumes  in-8°,  est  une 
création  personnelle  du  curé  de  Louze,  qui  avait  réuni,  sur  ce  seul 
point  d'histoire,  toute  une  bibliothèque  ;   elle  forme  le  pendant  de 
VHistoire  dogmatique  du  Saint-Siège,  par  Sommier,   qui  fut  fait 
évèque  par  le  Pape,  jaloux  de  lui  témoigner  la  reconnaissance  de 
l'Eglise  romaine,  pour  sa  science  et  sa  bravoure  à  combattre  le  galli- 
canisme. Des  apologies  de  la  papauté,  il  n'en  manquait  pas  ;  mais 
elles  étaient  toutes  sur  un  plan  théologique,  ou  en  manière  de  ré- 
futation de  tel  ou  tel  ouvrage,  et  d'ailleurs  très  incomplètes.  L'ori- 
ginalité de  l'humble  émule  des  Zaccharia  et  des  Blanchi,  fut  de  trans- 
porter à  l'histoire,  la  science  de  ces  dissertations  et  de  l'étendre  à 
tous  les  siècles.  Le  premier  volume  de  cet  ouvrage  est  consacré  aux 
Origines  de  la  puissance  pontificale  ;  il   va  de  S.  Pierre  au  Concile 
de  Nicée  ;  le  second  traite  des  manifestations  diverses  de  la  princi- 
pauté pontificale,  depuis  les  persécutions  jusqu'à   S.   Grégoire   le 
Grand  ;  le  troisième,  des  rapports  des  Papes  avec  les  églises  d'Orient  ; 
le  quatrième  est  consacré  à  la  constitution  pontificale  du  moyen  âge 
et  à  l'ordre  surnaturel  de  la  chrétienté  ;  le  cinquième,  à  la  défense 
des  papes  du  moyen  âge,  depuis  Gerbert  jusqu'à  Alexandre  VI  ;  le 
sixième, aux  rapports  du  Saint-Siège  avec  la  France, pendant  les  gran- 
des querelles  du   gallicanisme  ;   le  septième,   aux  papes  des  temps 
modernes,  depuis  Léon  X  jusqu'à  Pie  IX.  Toutes  les  objections  éle- 
vées contre  le  Saint-Siège,  depuis  Gelse  jusqu'à  Dœllinger,  sont  ici, 
debout  ou  plutôt  abattues  par  la  science  aux  pieds  du  lecteur. Toute- 
fois ce  n'est  ici  que  l'histoire  apologétique  et  pas  encore  l'histoire 
pragmatique  de  la  Chaire  du  Prince  des  Apôtres.  Dans  ces  limites 
toutefois  elle  présente  une  Somme  historique  de  la  papauté,  et  si  par 
son  cadre,  par  son  étendue,  elle  sort  des  traditions  communes  en 
les  surpassant,  elle  n'offre  que  mieux  au  lecteur,  le  spectacle  magni- 
fique d'une  vertu  divine  aux  prises  avec  toutes  les  puissances  de 
l'enfer. 

Après  ces  trois  œuvres,  le  curé  de  Louze  écrivit  VHistoire  du  car- 
dinal  Gousset,  archevêque  de  Reims,  le  rénovateur  de  la  théologie 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  419 

catholique  en  France  ;  et  V Histoire  de  S.  Camille  de  Lellis^  fonda- 
teur de  Tordre  des  ministres  des  infirmes.  Ensuite  il  entreprit,  avec 
C4arnandet,  la  publication  en  cent  volumes,  des  Actes  des  Saints  d'a- 
près les  Bollandistes,   Mabillon  et  autres  hagiographes.  L'ou\rage 
inauguré  sur  de  trop  vastes  bases  et  étendu  à  de  trop  vastes  limites, 
ne  put  se  continuer  :  il  n'est  complet  que  pour  la  collection  des  Mar- 
tyrologes. L'idée  n'en  est  pas  moins   heureuse  :  nous  la  signalons 
dans  Tespoir  que  Dieu  suscitera,  un  jour,  quelques  vaillantes  mains 
pour  l'accomplir.  Le  succès  toutefois  exige  une   meilleure  entente. 
Les  Acta  sanctorum  en  latin  offrent  une  œuvre   un  peu  confuse, 
mais  de  la  plus  haute  science  :  elle  reste  Tapanage  exclusif  des  es- 
prits assez  forts  pour  lire  couramment  le  latin.  Les  Actes  des  Saints 
en  français  ne  doivent  s'embarrasser  ni  des  dissertations  savantes, 
des  apparats  des  Bollandistes  ;  ni  des  cinq  ou  six  vies  sur  le  môme 
saint.  En  se  dégageant  de  toutes  les  appartenances  et  hors  d'œuvre, 
il  faut  donner,  sur  chaque  saint,  une  seule  vie,  savante   dans  sa 
contexture,  pas  trop  noyée  dans  les  détails,  mais  appliquée  à  mettre 
en  relief  le  caractère  surnaturel  et  les  œuvres  propres  de   chaque 
saint.  A  ce  prix,  ce  sera  une  œuvre  excellente,  de  haute  utilité  et  qui 
peut  se  commencer  dès  qu'il  se  trouvera  des  ouvriers  à  pied  d'œuvre. 
Quand  les  Actes  des  Saints  succombèrent,  Darras  venait  de  mou- 
rir. Vives  avait  promis  aux  souscripteurs  du  grand  Darras,  que  Tou- 
vrage  ne  dépasserait  pas  20  volumes  ;  Darras  mourant  avait  atteint 
25  volumes  et  n'arrivait  qu'à  S.  Bernard.  Terrible  était  la  perplexité 
de  l'éditeur  :  laisser  l'ouvrage  en   route,    c'était  un  désastre  et  une 
honte  ;  le   continuer,  mais  comment  et  par  qui   ?   Le    continuer 
comme  il  était  commencé,  en  acceptant   la  controverse  et  en  citant 
les  textes  originaux,  il  fallait,  suivant  le  développement  plus  grand 
à  donner  aux  temps  modernes,  de  70  à  100  volumes.  Par  qui  ?  un 
ouvrage  aussi   étendu   dépassait  les  forces  humaines  ;  de  plus,  un 
prêtre  qui  connaît  à  fond  l'histoire  de  l'Eglise   est  un  oiseau   rare. 
Le  mieux  peut-être  eût  été  de  confier  l'œuvre  à  une   congrégation  ; 
mais  c'était  se  jeter  dans  une  fourmilière,  peut-être  dans  un  guê- 
pier et  Vives  ne  s'en  souciait  pas  :  il  aimait  à  avoir  un  répondant.  Le 
prêtre  qui  avait  ses  préférences,  n'accepta  pas  l'héritage  ;  à  coté  du 


420  POiNTlFlCAT    DE    LÉON    XIII 

tombeau  de  Darras,  mettre  le  sien,  ne  peut  pas  être  au  goût  de  tout 
le  monde.  Alors  Vives  s'adressa  à  son  compatriote,  l'abbé  Bareille, 
traducteur  couronné  de  S.  Jean  Ghrysostôme,  historien  de  S.  Tho- 
mas d'Aquin.  Bareille  était  homme  de  talent  et  de  savoir  ;  surtout  il 
était  laborieux,  mais  il  ignorait  le  détail  de  Thistoire.  Bareille  publia 
sept  volumes,  lentement,  plutôt  en  se  bornant  à  moderniser  la  dé- 
froque de  Fleury.  A  chaque  volume,  s'élevaient  des  récriminations  ; 
au  septième,  ce  fut  un  toile  général.  Alors  Vives  revint  au  curé  de 
Louze,  qu'une  espèce  de  plébiscite  du  clergé  français  lui  désignait 
comme  seul  capable  d'achever  sérieusement  ce  grand  ouvrage. 
Réflexion  faite,  le  curé  de  Louze  accepta  la  succession,  mais  sous 
condition  que  Ton  supprimerait  la  citation  et  la  controverse,  et  que, 
de  Luther  à  Pie  IX,  il  ne  faudrait  plus  que  huit  volumes.  Quarante 
volumes,  pour  le  tout,  c'était  un  chiffre  suffisant  et  même  déjà 
énorme,  mais  travail  d'autant  plus  difficile  qu'on  le  restreignait  da- 
vantage. Enfin  le  curé  de  Louze,  partant  de  Luther,  mena,  en  deux 
ans,  l'histoire  de  l'Eglise  jusqu'à  la  mort  de  Grégoire  XVL  Nous  n'a- 
joutons pas  :  A  domino  factum  est  istud  et  est  mirabile  in  oculis 
nostris.  Mais  il  est  certain  que  ce  travail  ne  s'effectua  pas  sans  dif- 
ficultés et  sans  une  application  dont  il  serait  difficile  de  donner  l'idée. 
—  Depuis,  l'ouvrage  a  été  augmenté  de  quatre  volumes  sur  Pie  IX  et 
sur  Léon  XIII. 

La  meilleure  épreuve  des  livres,  c'est  leur  emploi.  La  grande  his- 
toire de  Darras,  tirée  à  douze  mille  exemplaires  par  volume,  avait 
eu  plus  que  du  succès  :  c'était  un  événement.  Louis  Veuillot,  Ségur, 
Léon  Aubineau,  Jules  Morel  et  beaucoup  d'autres,  la  célébraient  à 
qui  mieux  mieux.  La  mort  de  Darras  avait  été  un  deuil  public  ;  la 
suite  de  Bareille  n'avait  pas  continué  le  concert.  La  portion  afféreate 
au  cure  de  Louze,  forte  de  dix  volumes,  fut  soumise  aux  mêmes 
épreuves  contradictoires.  A  la  lecture  dans  les  réfectoires  des  sémi- 
naires, à  l'examen  dans  les  congrégations  religieuses,  le  travail  fut 
reconnu  fort  exact  en  tous  points,  solidement  appuyé,  en  harmonie 
suffisamment  visible  avec  les  grandeurs  de  la  tâche.  Vingt  ans  d'u- 
sage n'amenèrent  que  deux  objections  :  l'une  des  Jésuites,  sur  la 
conduite  de  leur  frère  qui  avait  fait  mettre  en  prison  S.  Joseph  Ga- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FrtANCE  421 

lasanz  ;  Tautrc,  des  Sulpiciens,  les  Jésuites  du  gallicanisme,  sur  le 
jugement  improbatif  porté  contre  leur  petite  compagnie.  La  pre- 
mière objection  fut  tranchée  par  une  brochure  du  directeur  de 
l'œuvre  de  la  jeunesse  de  Marseille,  Timon-David,  qui  prouva,  par 
des  textes  décisifs,  le  bien-fondé  de  Thistorien  ;  Tautre,  portée  mala- 
droitement en  cour  de  Rome,  comme  si  c'était  un  crime  déjuger 
Tancienne  forteresse  des  aberrations  françaises,  fut  Tobjet  de  débats 
contradictoires.  Le  Pape  avait  donné  un  bref,  préparé  par  Guillaume 
Bocali,  commensal  hebdomadaire  de  la  procure  des  Sulpiciens  à 
Rome.  Quand  il  fallut  venir  à  Texécution  du  bref,  le  terrain  se  dé- 
roba et  tous  les  cris  des  adversaires  durent  tomber  devant  l'évi- 
dence des  preuves.  Une  note  finale  du  tome  XL  de  Thistoire  et  un 
opuscule  intitulé  :  Principes  et  conduite  de  Saint-Sulpice^  prouvè- 
rent, comme  Tavait  fait  déjà  le  docteur  Bouix,  dans  son  traité  Be 
Papa  :  Que  les  Sulpiciens,  depuis  Tronson^  avaient  rendu  possible, 
par  leur  absence,  l'enregistrement  en  Sorboune  de  la  Déclaration  de 
1682,  et,  pendant  près  de  deux  siècles,  en  avaient  distillé  le  poison. 
En  1867,  Bouix  disait  encore  :  Et  etiam  nunc  infu7idunt.  Le  juge- 
ment à  intervenir  n'était  pas  difficile  pour  la  bonne  foi  ;  mais  Tesprit 
de  corps  et  les  passions  individuelles,  au  lieu  d'éclairer  le  débat,  le 
compliquaient,  surtout  à  Rome,  où  Ton  espère  toujours  prévaloir  par 
les  influences.  D'un  côté,  le  cardinal  Richard,  Maurice  d'Hulst  et  le 
supérieur  de  la  petite  société,  Icard,  ne  parlaient  de  rien  moins  que 
d'écraser  l'auteur  d'un  pareil  scandale.  Ecraser  c'est  bientôt  dit  ; 
mais  cela  signifiait  que  l'auteur  supprimerait,  propria  manu^  les  dix 
pages  consacrées  par  lui  à  Saint-Sulpice  ;  qu'il  remplacerait  ces  dix 
pages  par  autant  de  pages  prises  dans  l'Histoire  de  Blanc  ;  que  l'auteur 
supprimerait  sa  Noie  finale  et  son  opuscule  de  Principes  el  conduite  ; 
qu'il  remanierait  ses  tables,  publierait  le  bref  et  supporterait  tous  les 
frais.  L'auteur  se  récriait  contre  l'énormité  inouïe  de  ces  exigences  et 
ajoutait  qu'en  les  supposant,  il  n'avait  plus  besoin  de  publier  le  bref 
du  Pape.  Par  aventure  le  curé  de  Louze  était  vicaire  général  d'A- 
miens, et  l'évêque  d'Amiens,  Mgr  Jacquenet,  dont  il  avait  été  le 
truchement,  avait,  dans  ses  archives,  dix  volumes  de  notes  sur,  pour 
ou  contre    Saint-Sulpice.  L'évêque   d'Amiens   partit   pour  Rome, 


422  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

déduisit  ses  preuves,  énonça  les  faits,  produisit  des  textes.  Tant  et 
si  bien  que  le  16  décembre  1886  arrivait,  au  presbytère  de  Louze, 
une  lettre  du  cardinal  Jacobini  portant  que  le  Saint-Siège  deman- 
dait à  l'auteur,  la  simple  publication  du  bref  pontifical,  mais  n'exi- 
geait de  lui  rien  de  plus.  L'Histoire  de  TEglise,  lestée  du  bref  de 
Léon  XIII  qui  loue  les  vertus  de  Saint-Sulpice  ~  à  quoi  n'avait  pas 
contredit  Tbistorien  —  est  restée  intacte,  dans  son  texte,  par  décision 
même  du  Saint-Siège  ;  elle  offre  des  vérités  qu'on  ne  peut  que  cons- 
tater sérieusement.  Au  cas  où  quelqu'autre  point  serait  contesté, 
tant  que  vivra  l'auteur,  il  est  probable  qu'il  saura  se  défendre. 

Si  l'on  veut  apprécier  l'ensemble  des  travaux  du  curé  de  Louze, 
il  faut  ouvrir  ici  une  parenthèse,  pour  parler  de  sa  participation  au 
journalisme  quotidien  et  aux  publications  des  Revues.  La  presse  est 
aujourd'hui  la  première  puissance  de  l'opinion  et  l'opinion  est  la 
reine  du  monde.  Qui  a  la  presse  a  tout,  disait  Grémieux.  Personne 
n'en  était  plus  convaincu  que  le  curé  de  liOuze,  qui  avait  débuté,  à 
20  ans,  au  service  de  V Union  de  la  Haute-Marne  et  y  travailla  vingt 
ans.  Entre  temps,  il  avait  fondé  la  Semaine  religieuse  de  Langres  et 
collaboré  pendant  cinq  ans  à  la  rédaction  du  Rosier  de  Marie  et  de 
V Echo  de  Rome,  Alors,  il  était  inscrit  parmi  les  collaborateurs  delà 
Revue  du  monde  catholique  dont  il  est  aujourd'hui  le  rédacteur  en 
chef  ;  mais  qu'il  quitta  momentanément,  pour  servir  pendant  dix  ans, 
la  Semaine  du  clergé  et,  pendant  dix  autres  années,  les  A  nnales  de 
philosophie  et  la  Correspondance  catholique  de  Bruxelles.  Des  a  parte 
nous  le  montrent  à  la  Revue  du  mouvement  catholique  de  Paris  et 
de  Trois  Rivières,  à  la  Bibliographie  catholique  de  Guérin,  aux  An- 
nales de  Ghantrel,  à  la  Vérité  de  Québec,  à  V Etendard  de  Montréal, 
à  VOiseau  mouche  de  Chicoutimi,  au  Bulletin  du  bibliophile  de 
Techner.  Les  trente  volumes  des  Annales,  les  vingt  volumes  de  la 
Semaine,  autant  de  volumes  de  la  Revue  du  monde  catholique  éma- 
nent de  sa  direction.  Nous  n'avons  pas  à  apprécier  ;  il  suffit  de 
constater  ce  total  de  labeurs  effectifs,  qui  tous  exigent  un  esprit 
appliqué  et  une  main  toujours  active.  C'est  au  moins  la  marque 
d'une  vie  fidèle  au  travail,  qui  se  consacre,  avec  un  parfait  désinté- 
ressement,  au  service  de  la  vérité.  Tous  ces  travaux,  sauf  la  colla- 


LA    SCIKNCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  42H 

boration  à  la  Semaine  de  Vives,  n'ont  jamais  rapporté  un  sou  à 
Fauteur.  C'est  une  de  ses  maximes  que  la  plume  ne  porte  pas  de 
livrée  et  qu'elle  se  bat  d'autant  plus  bravement  qu'elle  ne  touche 
pas  de  prix. 

Nous  iwus  bornons  à  mentionner  un  certain  nombre  de  petits 
opuscules,  nés  plus  ou  moins  des  circonstances.  Sans  vouloir  être 
complet,  nous  citons  :  un  discours  sur  le  réalisme  dans  la  littérature, 
un  petit  volume  sur  la  mission  de  la  bourgeoisie  française,  d'autres 
sur  Dieu  et  la  religion,  sur  la  vie  réelle  dans  les  forges  de  la  Haute- 
Marne,  sur  \di  situatiotî  des  instituteurs  primaires,  sur  l'Eglise  et  les 
journaux  impies,  sur  le  clergé  de  France  et  la  philosophie,  sur  la 
restauration  de  la  musique  religieuse,  sur  la  liberté  de  l'enseigne- 
ment supérieur,  sur  le  devoir  dans  les  épreuves  de  l'Eglise  et  de  la 
France,  sur  le  protestantisme  devant  le  peuple  français,  sur  la  libre 
pensée  et  les  superstitions,  sur  les  conditions  de  paix  entre  l'Eglise 
et  la  République,  sur  l'Exposition  régionale  de  Ghaumont,  la  légiti- 
mité de  la  IV°  dynastie,  l'examen  des  Evangiles  de  Lasserre,  la  criti- 
que de  la  vie  du  cardinal  Mathieu,  \aiprobite  en  histoire,  des  devoirs 
et  des  droits  de  l'histoire  contemporaine,  notion  et  organisation  du 
IV^  Etat,  Présent  et  av'eyiir  de  la  démocratie.  Petite  grammaire  alle- 
mande. 

La  biographie  contemporaine  doit,  au  curé  dé  Louze,  les  vies  du 
cardinal  de  la  Luzerne  et  de  ses  successeurs,  l'histoire  de  Mgr  Parisis, 
la  vie  et  les  œuvres  de  Mgr  Darboy,  la  vie  de  Mgr  Jacquenet,  la  vie 
du  P.  Hilairc  de  Paris,  de  l'abbé  Aubert,  doyen  de  Saint-Dizier,  de 
Léon  Moynet,  statuaire  en  terre  cuite,  de  Jean  Garnandet  et  de  Ju- 
les Tardivel,  publicistes,  de  l'éditeur  Victor  Palmé,  du  chanoine  Thé- 
baud,  de  Tornithologiste  Lescuyer  et  de  Philippe  Lebon  d'Humber- 
sin,  l'inventeur  du  gaz  d'éclairage,  des  notices  sur  le  clergé  contem- 
porain, spécialement  sur  les  prêtres  et  les  laïques  de  la  Haute-Marne 
contemporains  de  l'auteur. 

L'histoire  locale  de  la  Haute-Marne  lui  doit  encore  les  histoires 
de  Louze  et  de  Riaucourt,  l'Eglise  et  les  Monuments  d'Eurville,  le 
Pèlerinage  de  Blécourt,  les  Moines  du  Der,  le  Gartulaire  de  Riau- 
court, le  Pèlerinage  de  Méchineix.  Nous  mentionnons  pour  mémoire 


424  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

rOEuvre  de  S.  Bernard,  un  rapport  pour  la  construction  d'un  che- 
min de  fer  et  un  discours  de  sacre  épiscopal  sur  les  grandeurs  de 
Tépiscopat. 

Maintenant,  nous  sommes  en  1878  ;  Gambetta  dans  le  discours  du 
Romans  vient  d'édicter  le  décret  de  persécution  et  de  suppression  de 
l'Eglise  catholique  en  France.  Le  curé  de  Louze  a  longuement  étu- 
dié rhistoire  de  TEglise  ;  il  a  puisé  dans  cette  étude  patiente,  Tesprit 
de  foi  perspicace  et  la  résolution  courageuse  qu'iaspire  naturelle- 
ment Fétude  de  cette  histoire.  La  persécution  ne  doit  donc  pas  autre- 
ment lintimider  :  il  sait  les  profits  que  TEglise  en  tire  ;  il  espère  que 
des  Justin,  des  TertuUien,  des  Arnobe,  des  Lactance  vont  voler  au 
combat  pour  Dieu  et  pour  la  patrie,  avec  la  science  des  docteurs  et 
l'intrépidité  des  martyrs. 

Justin  Fèvre  attendit  douze  ans  le  cri  de  guerre.  Mais  plus  se  pour- 
suivait le  programme  de  persécution,  plus  s'entassaient  les  ruines  et 
plus  se  rétrécissait  Tarène  des  combats.  En  1890,  il  était  visible  que 
Tépiscopat,  faiblissant  de  plus  en  plus  par  Taccession  de  nouveaux 
membres, n'humilierait  pas  les  destructeurs  de  nos  églises.  La  persé- 
cution se  poursuivrait  jusqu'au  bout,  sans  rencontrer  l'obstacle 
décisif. 

Alors  le  petit  curé  se  décidait  à  assumer  pour  lui-même,  pour  lui 
seul,  à  ses  risques  et  périls,  à  ses  frais,  la  tâche  qu'il  voyait  si  lamen- 
tablement désertée.  Un  beau  matin,  il  descendit  dans  l'arène,  et^ 
depuis  quinze  ans,  s'il  ne  lui  appartenait  pas  d'être  un  Godefroy  de 
Bouillon,  il  a  voulu  être  au  moins  le  Pierre  l'Ermite,  Thumble  soli- 
taire qui,  ne  pouvant  soutenir  seul  le  grand  combat  pour  la  déli- 
vrance, voulait  au  moins  prêcher  la  guerre  sainte,  la  croisade  à  l'in- 
térieur, le  duel  patriotique  pro  ans  et  focis. 

Ici,  ce  qui  doit  attirer  l'attention,  c'est  mois  le  dévouement  per^ 
sonnel  que  le  plan  de  campagne  tracé  et  suivi  par  un  seul  homme, 
à  ses  frais,  à  ses  risques  et  périls,  au  risque  d'y  dépenser  son  dernier 
sou,  au  péril  d'une  suppression  de  traitement  ou  d'une  proscription. 

Le  gouvernement  persécuteur  se  proposait,  dès  l'origine,  comme 
but,  la  séparation  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  ;  et  il  la  brandissait  comme 
une  menace  d'extermination  et  d'anéantissement.  Le  curé  de  Louze 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    KN    FfiANCE  425 

publia  un  premier  volume  sur  la  Séparation  de  l'Eglise  et  de  VEtat. 
Cette  thèse  de  séparatisme,  il  en  montra  Terreur,  il  en  découvrit  les 
impossibilités,  il  en  dénonça  les  résultats  funestes,  surtout  il  mit  en 
relief  roxécrable  hypocrisie  qui,  sous  ce  vocable  anodin  et  obscur, 
prétextant  de  libéralisme  et  de  mutuelle  indépendance,  s'acheminait 
en  tapinois  à  la  destruction  du  christianisme. 

L'Eglise  attaquée  n'était  pas  bravement  et  intelligemment  défen- 
due ;  elle  était  abandonnée  parce  que  la  France  catholique,  moulée 
sur  les  us  et  coutumes  du  particularisme  national,  sous  la  protection 
compromettante  du  Concordat  et  des  Articles  organiques,  n'était  pas 
couverte  par  les  remparts  du  droit  canon.  Notre  curé  écrivit  et  pu- 
blia un  volume  patiemment  étudié  et  savamment  établi,  sur  la  Res- 
tauration du  droit  canonique  en  France,  opuscule  qu'Emile  Ollivier 
qualifia  d'excellent^  et  dont  cet  homme  d'Etat  promit  de  suivre  les 
indications  ou  plutôt  de  défendre  les  thèses. 

Le  gouvernement  persécuteur  poursuivait  le  dessein,  ourdi  depuis 
trois  siècles,  de  voler  le  temporel  du  culte  et  de  détruire  la  situation 
matérielle  du  clergé.  Notre  curé  publia  un  traité  de  la  propriété  ec- 
clésiastique^ traité  dont  la  Revista  popular  de  Barcelone  mit  en  re- 
lief le  grand  sens  et  la  merveilleuse  opportunité. 

Le  gouvernement  persécuteur,  après  avoir  incaméré  les  Fabriques 
paroissiales,  mettait  la  main  sur  leur  budget,  même  sur  les  offran- 
des volontaires,  même  sur  le  sou  de  poche  que  chaque  fidèle  donne 
pour  fentretien  de  son  culte.  Notre  curé,  dans  un  nouvel  opuscule, 
arbora  fièrement  le  drapeau  de  résistance  à  la  persécution.  Résis- 
tance obligatoire  en  conscience,  seule  ressource  désormais  pour 
l'avenir,  dût-on  allerjusqu'à  Teffusion  du  sang. 

On  répandait  le  bruit,  en  France,  que  le  Pape  n'admettait  pas  les 
controverses  publiques,  qu'il  conseillait  le  croisement  des  bras  et, 
pour  désarmer  le  persécuteur,  le  silence  des  victimes.  C'était  un  pré- 
texte absurde,  manque  de  cœur  et  de  courage.  Notre  curé  publia, 
contre  un  mot  d'ordre  frauduleux,  un  cinquième  opuscule.  Et  pour 
que  personne  ne  pût  prétexter  d'ignorance  ou  de  mauvais  vouloir, 
fopuscule  sur  la  Défense  de  VEglise  fut  adressé,  en  forme  de  lettre, 
au  cardinal  Ferrata,  nonce  apostolique. 


426  PONTIFICAT    Dlî    LÉON    XIU 

Enfin,  comme  les  catholiques  de  France,  en  négligeant  la  défense 
de  l'Eglise,  devenaient  des  libellaiiques  et  des  tombés^le  curé  de  Louze 
écrivit  un  sixième  opuscule  sur  les  Devoirs  des  chrétiens  pendant  la 
persécution.  C'est  la  vieille  thèse  des  Justin,  des  Gyprien,  des  Ter- 
tullien,  qui  sort  du  tombeau,  après  dix-sept  siècles,  pour  électriser 
les  mollusques  catholiques  de  France. 

Le  Pape  Léon  XIII  publiait  alors  ces  encycliques  merveilleuses 
où,  au  milieu  de  circonlocutions  oratoires,  et  d'élégances  latines,  il 
distinguait  entre  la  constitution  et  les  lois  organiques,  prêchait  le 
ralliement  à  la  république  et  la  résistance  aux  lois  anti-chrétiennes. 
Cette  thèse  était  juste  ;  elle  fut  suivie  en  France  en  deux  sens  con- 
traires, par  l'exagération  du  ralliement  et  la  suppression  à  peu  près 
de  tout  combat.  Notre  curé,  pour  réagir  contre  ces  deux  funestes 
aberrations  et  augmenter  la  force  de  ses  écrits,  usa  de  son  droit  de 
citoyen  et  brigua,  trois  fois,  un  mandat  parlementaire.  En  homme 
intelligent,  il  ne  pouvait  guère  se  promettre  le  succès  ;  mais  soldat 
déterminé,  il  pouvait  espérer  des  retours  d'opinion,  des  sautes  de 
vent,  et  donner,  dans  les  réunions  publiques,  des  conférences,  et  par 
impossible,  à  la  tribune,  un  plus  grand  crédit  à  la  cause  de  l'Eglise. 
Alors,  pour  légitimer  cette  initiative,  il  écrivit  et  publia  deux  bro- 
chures :  Tune  sur  la  Consigne  du  Pape,  l'autre  Ajjrès  ma  candida- 
ture, brochures  qu'il  fit  distribuer  dans  tout  le  diocèse,  et  qui  obtin- 
rent, il  en  eut  la  preuve,  un  universel  succès,  sauf  à  Langres. 

A  Langres,  à  cette  heure  si  menaçante,  si  terrible,  quand  ce  prêtre 
se  dévouait  avec  autant  de  force  d'esprit  que  de  résolution  à  la  dé- 
fense de  l'Eglise,  il  se  trouva  un  prêtre  masqué  d'anonyme,  pour 
condenser,  en  huit  colonnes  de  journal,  contre  le  curé  de  Louze, 
tous  les  potins  absurdes,  toutes  les  insinuations  venimeuses  qui 
pouvaient,  en  déshonorant  sa  personne,  tuer  son  crédit.  «  L'homme' 
qui  raisonne,  ne  manque  à  personne  ;  la  seule  vengeance  à  tirer  de 
lui,  c'est  de  raisonner  contre  lui  et  mieux  que  lui  »;  a  dit  M.  de 
Maistre.  Personne  ne  pouvait  attaquer  le  curé  de  Louze,  ni  à  Lan- 
gres, ni  dans  le  diocèse,  en  signant  de  son  nom  et  en  montrant  son 
visage,  ou,  s'il  était  attaqué,  on  ne  savait  que  trop  qu'il  saurait  victo- 
rieusement se  défendre.  Alors  les  trois  ou  quatre  libéraux  de  Lan- 


I 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  427 

gres,des  prêtres  qui  se  donnaient  plus  d'importance  qu'ils  n'en  auront 
jamais,  —  même  en  devenant  des  importances,  —  imaginèrent  un 
biais  perfide  et  lAchc  ;  ils  fabriquèrent  entre  eux  le  casier  ecclésiasti- 
que de  M.  Vahbé  Fèvre  ;  un  journal  de  Saint-Dizier  le  répandit  dans 
le  diocèse  <\  50,000  exemplaires. 

Tout  bomme  est  plus  ou  moins  imparfait  ;  il  n'y  a-  aucun  homme, 
aucun  prêtre  même,  qui  ne  paie,  à  Thumaine  faiblesse,  un  tribut 
quelconque.  Ne  voir,  dans  un  homme  que  sa  misère,  c'est  un  point 
de  vue  faux  ;  arguer  contre  un  prêtre,  de  ses  misères  sans  aucun 
égard  pour  ses  mérites,  c'est  une  iniquité  violente  et  absurde,  qui  ne 
demande  pas  de  dénonciation.  Mais  après  cinquante  ans  d'une  vie 
exemplairement  laborieuse,  après  quarante-deux  ans  d'un  ministère 
certainement  louable,  dans  la  même  paroisse  ;  quand  il  n'a  pas  été 
élevé  contre  ce  prêtre  ni  objection  ni  critique  ;  quand  il  a  été,  au 
contraire,  examinateur  des  conférences  diocésaines,  trois  fois  no- 
taire synodal,  vicaire  général  de  Gap  et  d'Amiens^  protonotaire 
apostolique,  le  frapper  d'une  peine  très  grande,  sans  se  préoccuper 
ni  des  principes,  ni  des  formes  de  justice,  cela  incline  naturellement 
à  supposer  que  le  proscrit  est  coupable  de  quelque  grand  crime 
secret,  et  qu'au  prescripteur  incombe  la  flétrissure  du  crime. 

Déchirer  les  toiles  d'araignées,  ourdies  dans  le  casier  ecclésiasti- 
que publié  par  la  Liberté  de  Saint-Dizier  et  répandu  à  profusion  dans 
le  diocèse,  ce  n'était,  pour  un  esprit  clairvoyant  et  ferme,  qu'un  jeu. 
Cette  réponse  paraissait  huit  jours  après  dans  le  journal  ;  mais  elle 
était  tirée  à  400  exemplaires,  tandis  que  l'accusation  l'avait  été  à 
50,000.  De  cette  différence  entre  la  diffusion  de  l'accusation  et  de 
la  défense,  résultait  clairement,  dans  deux  arrondissements  sur  trois, 
une  diffamation  que  rien  n'avait  pu  contredire.  On  pouvait  rester 
calme  devant  ce  triomphe  relatif  de  l'iniquité  ;  les  morsures  de  la 
calomnie  sont  impuissantes  contre  les  situations  bien  établies  et  exci- 
tent un  mépris  qui  suffit  à  leur  châtiment.  On  pouvait  craindre  aussi 
que  cette  diffamation  non  réfutée,  ne  vint  servir  d'appoint  à  ce  fa- 
meux anti-cléricalisme,  qui,  depuis  vingt-sept  ans,  constitue  pour 
tous  les  méfaits  et  tous  les  forfaits,  un  bill  d'amnistie.  Le  curé  de 
Louze  se  décida  donc  à  répondre  à  toutes  ces  accusations.  Ce  fut 


428  PO.MIFICAT    DE    LÉON    XllI 

l'objet  d'une  nouA'elle  brochure,  où  résumant  la  Consigne  du  Pape 
et  Après  ma  candidature,  il  reprenait,  en  sous-œuvre,  la  guerre  faite 
à  l'Eglise  en  France,  constatait  les  progrès  de  la  guerre  à  FEglise  e 
de  la  Révolution,  et  proposait  pour  l'Eglise,  une  prise  d'armes,  un 
branle-bas,  non  seulement  sur  le  terrain  politique,  mais  sur  le  ter- 
rain religieux  et  jusque  dans  le  sanctuaire.  Quand  une  révolution 
et  une  guerre  visent  à  la  déchristianisation  de  la  France,  à  la  des- 
truction de  l'Eglise  en  France,  il  n'y  a  plus  en  France,  toute  affaire 
cessante,  d'autre  résolution  à  prendre  que  de  se  lever  et  de  com- 
battre. Ce  n'est  pas  faire  de  la  politique  que  de  revendiquer  les 
droits  de  l'Eglise,  du  Pape,  de  Jésus-Christ  et  de  Dieu  lui-même  ; 
ou  si  c'est  une  politique  qui  attire  des  sévices  contre  les  personnes,  il 
faut  savoir  les  braver,  dùt-on  mourir. 

Nous  cherchons  vainement,  depuis  douze  ans,  ce  qu'on  peut  ré- 
pondre à  cette  argumentation  :  elle  était  juste  alors  ;  elle  a  été  trop 
justifiée  depuis  ;  et  si  nous  pouvons,  en  nous  honorant  de  nos  efforts 
regretter  une  chose,  c'est  de  n'avoir  pas  crié  cent  fois  plus  fort.  Mais 
nous  n'ignorions  pas  alors  que,  depuis  deux  ans,  le  gouvernement  de- 
mandait à  l'évêque  notre  destitution.  Sur  ces  informations,  nous 
avions  fait  imprimer  notre  Casier  en  forme  d'appel  au  Saint-Siège. 
Nous  en  avions  envoyé  vingt  ou  trente  exemplaires  à  Rome,  et  remis 
en  France,  sous  la  clause  d'un  secret  absolu,  quatre  exemplaires,  aux 
amis  du  premier  degré  qui  nous  avaient  assisté  dans  la  préparation 
de  ce  mémoire.  Le  surplus  du  tirage,  environ  400  exemplaires  étaient 
enfermés  dans  deux  caisses  de  bois  blanc,  placées  dans  notre  garde - 
robe,  et  si  quelques  personnes  en  soupçonnaient  Texistence,  per- 
sonne  dans  le  diocèse  n'en  avait  vu  un  seul  exemplaire,  notre^ 
quartenaire  ayant  tenu  sous  clef  le  seul  exemplaire  qu'il  avait  reça 
en  remerciement,  plus  qu'en  confidence. 

Nous  avions  poussé  plus  loin  le  scrupule.  Nous  avions  envoyé  no- 
tre épreuve  à  un  conseiller  de  la  congrégation  des  évoques  et  régu- 
liers. Ce  conseiller,  qui  est  pour  nous,  un  ami  inconnu,  avait  révisé 
notre  opuscule,  et,  par  ses  observations,  en  avait  détaché  tout  ce  qui 
ne  venait  pas  strictement  ad  rem.  Naturellement  nous  n'en  avions 
pas  fait  secret  à  la  Nonciature,  qui  en  avait  reçu  plusieurs  exemplai- 


>S1 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  429 

res,  et  bien  au  courant  des  énormités  qui  se  perpétraient  à  Langres, 
le  nonce  et  son  auditeur  ne  nous  avaient  fait  que  le  plus  sympathi- 
que accueil.  Ce  même  accueil  se  continue  sous  deux  autres  nonces, 
qui  nous  promettaient  une  réparation  suffisante  Et  nous  ne  croyons 
pas  que,  depuis  le  nonce  Mcglia,  jusqu'au  nonce  Lorenzelli,  aucun 
nonce,  aucun  auditeur,  aucun  secrétaire  de  Nonciature,  toujours 
immédiatement  gratifié  d'un  exemplaire  de  nos  publications,  en  ait 
témoigné  autre  chose  que  de  festime  et  gardé,  de  l'auteur,  autre 
chose  qu'un  bon  souvenir. 

A  cette  date,  sous  un  évèque  dépourvu  et  impuissant,  l'adminis- 
tration du  diocèse  était  livrée,  depuis  1890,  à  un  jeune  Alsacien,  qui 
devait  devenir,  dix  ans  plus  tard,  évêque  avec  fappui  du  gouverne- 
ment persécuteur  et  des  francs-maçons  en  crédit,  (^e  prêtre,  venu 
dans  le  diocèse  à  trente  ans,  comme  secrétaire  particulier  de  l'évoque 
Larue,  s'était  nommé  d'abord  aumônier  d'une  maison  religieuse  et 
chanoine  titulaire,  puis  s'était  fait  nommer  protonotaire  et  vicaire 
général  ;  il  administrait  le  diocèse  au  mieux  de  ses  propres  inté- 
rêts et  au  profit  éventuel  de  son  ambition.  Le  diocèse  de  Langres  avait 
été  jusque-là,  depuis  1824,  par  le  fait  de  ses  évêques,  surtout  de  Mgr 
Parisis,  un  diocèse  modèle  ;  il  n'y  avait  pas  de  lacune  sur  son  minis- 
tère, ni  de  tache  sur  son  histoire.  L'un  des  premiers  dans  la  répu- 
diation des  doctrines  gallicanes  et  l'un  des  plus  intègres  dans  le 
retour  aux  doctrines  romaines,  il  avait  eu  un  souci  particulier  de  la 
science  ecclésiastique  et  de  la  revendication  des  droits  de  l'Eglise 
contre  les  empiétements  d'un  gouvernement  qui,  sous  prétexte  de 
repousser  la  tyrannie  de  TEglise,  lui  déniait  l'exercice  de  ses  droits  ; 
il  avait  créé,  au  gouvernement,  plus  d'un  embarras.  Dans  ces  con- 
jonctures toutefois,  il  s'était  glissé,  dans  un  clergé  unanimement 
ultramontain,  quelques  jeunes  prêtres  catholiques  libéraux  ;  ils 
étaient  tels,  moins  par  le  talent  que  par  défaut  de  vertu  ;  ils  formaient 
entre  eux  la  société  :  Ote-toi  de  là  que  je  m'y  mette.  Pour  parvenir, 
il  fallait  écarter  les  obstacles.  Déjà  le  chancelier  del'évêché  avait  été 
éconduit  après  vingt-cinq  ans  de  bons  et  loyaux  services  ;  déjà,  le 
supérieur  du  grand  séminaire,  en  fonctions  depuis  vingt-huit  ans, 
avait  été  expulsé  pour  un  prétexte  invraisemblable.   Le   curé  de 


430  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Louze  n'était  pas  le  dernier  dont  on  pût  craindre  le  coup  de  langue 
ou  le  coup  de  plume.  Lui-même,  d'ailleurs,  par  dévouement  à 
TEglise  et  à  son  pays,  avait  contrarié,  par  ses  écrits  et  par  ses  actes, 
ces  intrigues  du  libéralisme  aveugle,  au  service  d'un  gouvernement 
persécuteur.  De  sa  plume,  il  avait  cru  pouvoir  écrire  à  Tévêqae  que 
l'appel  d'un  jeune  étranger,  à  peine  français,  aux  fonctions  de  vicaire 
général,  était  contraire  aux  traditions,  outrageant  pour  le  diocèse  qui 
comptait  des  prêtres  plus  âgés,  plus  capables  et  plus  dignes,  et  com- 
promettant pour  l'avenir  si  menacé  depuis  le  discours  de  Romans. 
Six  ans  plus  tard,  il  avait  écrit  à  la  femme  du  Président  de  la  Répu- 
blique, une  lettre  pour  lui  représenter  le  danger  que  ferait  courir  à 
la  France,  la  nomination  de  mauvais  évèques,  et  pour  la  prier  d'in- 
tervenir, comme  autrefois  les  reines  de  France,  pour  conjurer  un  si 
grand  malheur.  L'épouse  du  président  Faure,  vu  l'importance  de  ces 
recommandations,  avait  transmis  la  lettre  du  curé  de  Louze  au  mi- 
nistère des  cultes,  dans  l'espèce  à  Dumay,  ami  intime  de  Langres, 
qui  s'empressa  de  lui  transmettre  la  lettre  de  Mgr  Fèvre. 

L'administration  diocésaine  ne  connaissait  pas  la  réponse  du  curé 
de  Louze  aux  imprudentes  accusations  du  Casier,  mais  elle  n'en 
ignorait  pas  l'existence.  Par  suggestion  ou  de  son  propre  mouvement, 
dans  un  temps  où  il  y  a  des  vocations  pour  toutes  les  ignominies, 
un  curé  s'ingénia  à  lui  procurer  ce  document.  Le  bon  apôtre  s'en 
vint  au  presbytère  de  Louze,  vola  un  exemplaire  du  volume  et  en- 
voya cet  exemplaire  volé  à  Langres.  L'arrivée  du  volume  coïncidant 
avec  l'arrivée  de  la  lettre  expédiée  du  ministère  des  cultes,  fournit 
l'occasion  officielle  d'un  coup  de  force,  qui  ne  laissait  pas  voir  une 
vengeance  privée.  Une  lettre  de  cachet,  sans  avis  préalable,  vint  le 
16  avril  1896,  informer  le  vieux  curé  de  Louze,  qu'il  n'était  plus 
curé,  qu'il  était  dépouillé  du  pouvoir  de  prêcher  et  d'administrer  les 
sacrements,  et  qu'il  ne  lui  restait  que  le  droit  de  dire  une  messe 
basse,  qui  pourrait  d'ailleurs  lui  être  retiré,  s'il  en  fournissait  l'oc- 
casion ou  le  prétexte.  Par  le  fait,  à  68  ans,  après  42  ans  de  minis- 
tère, il  était  jeté,  avec  ses  livres,  dans  le  fossé  de  la  route.  Et,  parti- 
cularité à  noter,  le  bruit  courait  dans  le  pays  que  si,  dans  huit  jours, 
il  n'était  pas  parti,  il  serait  expulsé  parles  gendarmes. 


LA    SCIENCl;:    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  431 

Le  proscrit  s'inclina  sans  murmurer.  Pic  IX  a  dit  que  les  saints  de 
France  se  couchent  par  terre  quand  il  faudrait  se  tenir  debout  et  qu'ils 
restent  inertes  quand  il  faudrait  combattre.  Combattre,  c'est  facile  à 
dire,  mais  comment,  et  dans  quelle  mesure  et  dans  quel  but?  Le 
proscrit  était  d'abord  malade  ou  plutôt  frappé  d'énervement  par  Vin- 
/luenza.  De  plus,  il  avait  à  exhumer  les  restes  de  sa  mère  et  à  démé- 
nager, tâche  terrible  à  cause  de  sa  bibliothèque  de  30.000  volumes. 
Quant  aux  provisions  à  prendre,  il  n'en  négligea  aucune,  ni  à  la  non- 
ciature, ni  en  Cour  de  Rome.  Deux  mémoires  d'appel  furent  imprimés 
et  envoyés  au  cardinal  secrétaire  d'Etat.  Sur  rapport  du  nonce,  ce 
cardinal  répondit  qu'il  fallait  maintenir,   à  son  poste,   le  curé  de 
Louze  ;  l'administration  mit  de  côté  cette  réponse.  Quant  aux  deux 
mémoires,  ils  n'étaient  que  pour  ordre.  Le  curé  de  Louze,  pour 
divers  motifs,  ne  voulait  engager  aucun  procès  long,  coûteux,  et 
inutile,  pour  prouver  qu'il  avait  gardé  tous  ses  droits  à  la  considéra- 
tion. Au  fond,  il  n'éprouvait  aucun  chagrin  de  sa  disgrâce  ;  il  avait 
pensé  déjà  à  prendre  sa  retraite,  pour  vaquer  plus  librement  aux 
travaux  d'esprit  ;  la  retraite  forcée  était  donc  une  bénédiction  qui 
entrait  en  cassant  les  vitres.  C'était  plutôt  à  l'Eglise  qu'il  appartenait 
de  venger  l'honneur  de  la  prélature  ;  mais  cela  était  difficile  sous  un 
Pape  qui  s'était,  le  jour  de  son  élection,  engagé  à  ne  jamais  donner 
tort  aux  évoques. 

Le  point  capital,  pour  un  homme  de  doctrine,  n'était  pas  de  faire 
du  bruit  ;  mais,  en  présence  du  mal  dont  ce  coup  de  force  était  la 
preuve  et  des  désastres  qu'il  devait  craindre,  le  plus  important  c'était 
de  dénoncer  la  gangrène  qui  envahissait  l'Eglise  et  d'y  mettre  le  feu 
pour  la  guérir.  Le  proscrit  se  souvint  d'Ajax  luttant  avec  un  tronçon 
d'épée  ;  il  brandit  sa  petite  plume  et  seul,  vieux,  malade,  sans  res- 
sources, il  ne  pensa  même  pas  au  pain  des  vieux  jours.  L'argent 
qui  lui  était  revenu  de  la  vente,  aux  Jésuites,  de  ses  collections  sa- 
vantes ;  la  fortune  qu'il  pouvait  créer  avec  son  argenterie,  il  l'em- 
ploya à  publier,  pour  la  défense  de  l'Eglise  en  France,  de  nouveaux 
ouvrages.  Des  actes  comme  celui  dont  il  était  la  victime,  indiquaient 
un  affolement  de  libéralisme,  une  démoralisation  des  consciences, 
un  manque  de  probité  et  de  respect  du  droit  :  autant  de  maux  dont 


432  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

il  fallait  étudier  Tembryologie.  En  homme  qui  connaît  son  siècle, 
d'un  esprit  ferme  et  pénétrant,  le  proscrit  remonta  à  la  cause  de 
tous  nos  malheurs  ;  il  écrivit  et  publia  ['Histoire  du  catholicisme 
libéral,  1  vol.  in-8",  pour  mettre  à  nu  les  erreurs  et  les  perversités  de 
cette  hérésie  particulière  à  la  France.  Ce  libéralisme,  en  effet,  n'a 
pas  produit  seulement  les  grandes  catastrophes  de  Thistoire  moderne, 
il  a  détruit  les  diocèses  et  nui  déplorablement  à  leur  administra- 
tion. De  là,  ces  infatuations  et  ces  excès  du  régime  ex  informatâ 
conscientiâ  ;  de  là,  les  disgrâces  des  hommes  qu'on  eût  dû  promou- 
voir, ou,  au  moins  respecter,  si  l'on  avait  su  les  comprendre  ;  de  là, 
par  favoritisme,  l'élévation  d'hommes  nuls,  sans  valeur  morale, 
incapables  de  rien  faire  de  bon  ;  de  là,  avec  le  temps,  cet  abaissement 
général,  Ténervement  des  bons,  l'audace  des  méchants,  la  tragique 
situation  d'églises  qui  ne  pensent  même  plus  à  se  sauver  :  Omne  ca- 
put  languidum  et  omne  cor  mœrens. 

Abstraction  faite  de  son  utilité  de  circonstance,  V Histoire  du  ca- 
tholicisme libéral  forme  le  complément  nécessaire  de  toutes  les 
histoires  contemporaines  de  l'Eglise  ;  c'est  le  doigt  posé  sur  la  plaie 
invétérée,  cause  de  nos  maux  actuels  et  obstacle  à  la  cicatrisation 
des  blessures. 

Cette  dénonciation  savante  ne  pouvait  atteindre  que  les  classes 
instruites  ou,  du  moins,  qui  se  prétendent  telles.  Pour  piquer  les 
masses  populaires,  notre  curé  écrivit  deux  autres  volumes  :  L'Abo- 
mination dans  le  lieu  saint  et  la  Désolation  dans  le  sanctuaire. 
Autrefois  Samson  après  avoir  battu  les  Philistins  en  rase  campa- 
gne, avait,  pour  les  réduire,  attaché  des  torches  à  la  queue  des 
renards  et  incendié  les  moissons  :  le  proscrit  se  contente  de  ce  pro- 
cédé. Dans  Y  Abomination,  il  offre  l'histoire  documentée  du  gouver- 
nement persécuteur  :  1^  pour  nommer  des  évoques  franc-maçons  ;' 
2°  pour  terroriser  le  clergé  de  second  ordre  par  de  tels  évêques  et 
3°  pour  aboutir  pratiquement  à  une  séparation,  équivalent  formel  du 
schisme:  Abomination]  Dans  la  Désolation,  il  dit  comment  doit 
s'entendre  la  corruption  d'une  Eglise  particulière  ;  comment  les  nomi- 
nations de  plusieurs  évêques  misérables  infectent  la  France  de  cette 
corruption  ;  et  comment,  pour  réagir,  il  faut  revenir  à  la  puissance 


LA    SCIFNCE    CATIIOLIQUK    EN    FRAKCI^:  433 

morale  des  institutions  monastiques  ;  autrement  Désolation  !  A  cette 
date,  c'est  tout  ce  qui  se  pouvait  dire,  en  deçà  du  scandale  positif. 
Le  surplus  doit  être  réservé  aux  enquêtes  d'un  concile  national,  ou 
aux  mémoires  comme  en  écrivit  Fénelon,  pour  dénoncer  à  Clé- 
ment XI,  des  évoques,  complices  de  Thérésie  et  traîtres  à  la  France. 
Pie  X,  en  déposant  deux  évéques,  a  donné,  à  ces  conclusions,  une 
confirmation  inattendue,  mais  éclatante.  D'après  les  ennemis  de 
l'Eglise  eux-mêmes,  le  jour  où  Pie  X  deviendra  maître  des  nomina- 
tions épiscopales,  il  devra,  pour  en  purger  la  France,  déposer  dix 
ou  douze  évêques. 

En  écrivant  ces  choses  sous  Tempire  de  sa  conviction,  il  est  diffi- 
cile de  les  écrire  sans  trouble.  On  a  déjà  vu,  quatre  ou  cinq  fois* 
dans  l'histoire  de  l'Eglise,  des  situations  semblables.  Un  vieux  poète 
en  parle  : 

Hoc  esse  in  fatis  mitrd  maie  posse  yotiri 
Tristes,  si  qua  manet  tantum  fortima,  latrones. 

Pour  se  consoler,  il  rappelle  Apollon  ccorchant  Marsyas  et  croît 
que  le  vicaire  de  Jésus-Christ  peut  en  faire  autant. 

C'est  alors  que  le  curé  proscrit  devint  collaborateur,  ptiis  rédac- 
teur en  chef  de  la  Revue  du  monde  catholique.  L'ardeur  qui  l'avait 
poussé  à  la  bataille  avant  la  proscription  ne  pouvait  que  grandir 
après,  à  mesure  que  se  multipliaient  les  sujets  de  plainte  et  que  se 
fortifiaient  les  raisons  de  combat.  D'abord  ce  furent  des  études  sur 
les  Ordres  religieux,  sur  les  bénédictins,  les  jésuites  ;  puis  des  études 
sur  la  notion  de  l'Eglise,  contre  le  protestantisme  et  la  libre  pensée. 
Puis  descendant  des  hauteurs  de  la  spéculation  et  des  recherches  de 
l'histoire,  l'apologiste  éleva  la  voix  pour  protester  contre  les  pros- 
criptions et  la  confiscation  des  diverses  congrégations  religieuses; 
contre  la  proscription  et  la  confiscation  é\^entuelle  des  biens  des  égli- 
ses et  de  la  liberté  de  leur  ministère.  Nous  ne  parlerons  ici,  toute- 
fois, que  des  séries  d'articles  qui  sont  devenus  des  volumes  de 
combat,  pour  le  temps  de  la  persécution. 

La  mise  en  accusation  du  ministère  est  une  étude  de  droit  public  sur 

la  constitution  contradictoire  du  gouvernement  français.  Le  but  de, 
Hist,  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  28 


434  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIH 

l'auteur  est  de  prouver  que  la  république  n'est  pas  autre  chose  qu'un 
retour  cynique  à  l'absolutisme  parlementaire  et  au   despotisme  de 
l'ancien  régime.  Au  lieu  de  tabler  sur  les  droits  de  l'homme  et  du 
citoyen,  droits  antérieurs  et  supérieurs  à  la  constitution  de  la  société, 
que  le  gouvernement  a  le  devoir  de  garantir  et   n'a  pas  le  droit  de 
violer,  le  ramas  de  franc-maçons,  de  juifs,  de  protestants,-  de  libres 
penseurs  et  de  libres  faiseurs  qui  a  mis  la  griffe  sur  la  France,  ne 
procède  qu'au  nom  de  l'absolutisme  de  l'Etat.  En  sorte  que  la  diffé- 
rence entre  l'ancien  régime  et  le  nouveau  ne  fait   que  changer  l'ar- 
bitraire de  place  ;  avec  cette  différence  que  la  tyrannie  était  autrefois 
l'œuvre  d'un  homme  intéressé  au  bien  du  pays,  tandis  qu'elle  est 
aujourd'hui  la  frairie  d'une  bande  d'exploiteurs,  sans  responsabilité 
d'aucune  espèce.  Par  le  fait,  il  n'y  a  plus,  en  France,  de  liberté  de 
foi  et  de  conscience,  de  liberté  de  profession  et  d'inviolabilité  du  do- 
micile, de  droit  d'enseigner,  de  droit  de  vivre  à  son  gré  suivant  les 
conseils  de  l'Evangile.  L'égalité  devant  l'impôt  n'existe  plus,  le  droit 
de  propriété  est  atteint  par  des  lois,  la  constitution  de  la  famille  est 
ébranlée  par  le  divorce,  Tindépendance  même  de  la  patrie  est  com- 
promise par  l'atteinte  à  l'armée.  Les  législateurs   et  les  ministres  ne 
sont  que  des  criminels  de  droit  commun.  Si  nos  lois  étaient  faites 
dans  les  bagnes  ou  dans  les  maisons  de  fous,  elles  ne  seraient  pas 
pires  ;  et  si  les  ministres  étaient  traités   selon  la  criminalité  spéci- 
fique de   leurs  attentats,  ils  devraient,  sur  la  simple  constatation  du 
fait,  être  fusillés  sans  jugem.ent.  Le  mieux  qu'on  puisse  faire,  c'est 
de  les  envoyer  devant  un  comité  de  salut  public. 

Le  Centenaire  de  Dupanloup  est  une  protestation  contre  une  na- 
tivité interdite  par  l'honnêteté  publique,  inconnue  dans  la  liturgie. 
L'enfant  d'une  fille-mère  ne  doit  pas  voir  sa  naissance  fêtée  à  l'E- 
glise, surtout  pour  célébrer  l'inventeur  du  catholicisme  libéral,  doc- 
trine fausse  et  funeste,  vingt  fois  condamnée  par  Pie  IX,  et  dont  la 
préconisation  amnistie  tous  les  crimes  du  gouvernement.  Dupanloup 
doit  rester  l'auteur  condamnable  et  condamné  du  catholicisme  libé- 
ral. En  présence  des  attentats  de  la  persécution,  il  faut  le  tenir  sous 
la  réprobation  d'un  silence  vengeur  et  ne  pas  lui  offrir  les  hon- 
neurs d'une  canonisation  sans  titre, 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    FRANCE  435 

Emile  OUivier  est  une  étude  historique  sur  cet  homme  d'Etat. 
OUivier  est  aussi  un  libéral,  mais  pas  comme  Dupanloup.  Le  prêtre 
est  un  libéral  dogmatique,  le  laïc  est  un  jurisconsulte  qui  décide  sur 
des  titres  légaux  et  dans  une  hypothèse.  Emile  OUivier  se  borne  à 
accepter  le  libéralisme  comme  Ta  accepté  le  Pontife,  signataire  du 
Concordat,  pour  défendre  la  liberté  de  l'Eglise.  C'est  au  libéraHsme 
d'Ollivier  que  l'Eglise  a  dû  la  célébration  pacifique  du  dernier  concile  ; 
le  libéralisme  obtus  et  fanatique  de  1  évêque  n'eût  abouti,  s'il  Teùt 
pu,  qu'à  Tempécher.  Cette  difîérence  de  conduite  marque  la  diffé- 
rence des  doctrines.  L'équité  oblige  de  réprouver  l'aventureux  doc- 
teur et  de  préconiser  la  sagesse  de  l'homme  d'Etat. 

Charles  Périn  est  une  étude  sur  la  vie  et  les  œuvres  du  créateur 
de  l'économie  poHtique  chrétienne.  Cette  économie  avait  été  faus- 
sée et  même  complètement  méconnue,  par  Técole  libérale  d'Adam 
Smith  et  de  Malthus,  d'une  part,  de  l'autre,  par  l'école  socialiste  de 
Fourier,  Louis  Blanc  et  Proudhon.  L'école  du  laisser- faire  et  du 
laisser-penser,  avec  la  propriété  quiritaire  et  la  productivité  du  capi- 
tal, aboutissait  à  la  création  de  grandes  fortunes  et  à  d'épouvanta- 
bles misères.  L'école  socialiste  prétendait  abattre  les  bases  éternelles 
de  l'ordre  social  et  créer  un  monde  nouveau  sur  des  théories  de  sec- 
taires impuissants  à  régler  et  à  dompter  l'antagonisme  des  passions. 
Périn,  qui  sait  l'homme  déchu,  mais  racheté,  accepte  les  bases  tra- 
ditionnelles de  l'ordre  public,  mais  leur  assure  comme  correctifs  les 
lois  de  l'Evangile,  surtout  le  travail  et  le  renoncement  chrétien.  A 
rencontre  des  abbés  démocrates,  prêtres  incohérents  et  catholiques  à 
l'envers,  le  professeur  belge  est  le  législateur  de  l'économie  sociale, 
conforme  au  christianisme. 

Pie  X  et  Merry  ciel  Val  sont  deux  biographies  de  circonstances, 
rattachées  par  l'auteur  aux  lignes  générales  de  l'histoire  contempo- 
raine. Les  deux  volumes  sur  V Allemagne  d'aujourd'hui  et  de  demain 
offrent  trois  études  sur  le  catholicisme,  le  protestantisme  et  l'empire 
en  Allemagne.  Le  but  de  l'auteur  est  de  défendre  l'Allemagne  contre 
les  séductions  de  la  monarchie  universelle  ;  mais  de  lui  proposer 
d'établir,  au  centre  de  l'Europe  un  empire  fondé  avec  le  rétablisse- 
ment du  pouvoir  temporel  des  Papes,  pour  la  prospérité  intérieure 


436  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

du  peuple  allemand,  l'honneur  de  l'Europe  et  la  paix  du  monde. 
Reconnaître  aujourd'hui  Nabuchodonosor,  serait  une  folie.  L'hon- 
neur même  des  empereurs  est  intéressé  à  ce  qu'ils  soient  les  redres- 
seurs des  torts  de  la  politique  et  non  pas  ses  endosseurs.  Le  secret 
de  Tavenir  est  partout,  mais  surtout  à  Berlin. 

ha.  Puissance  divine  du  sacerdoce  et  Jésus-Christ  prototype  de 
rhumanité  sont  deux  ouvrages  connexes  sur  le  même  sujet  et  à 
contrefit  du  même  fléau.  La  Révolution  est  Tantithèse  du  Christia- 
nisme ;  elle  nie  Dieu,  Jésus-Christ,  l'Eglise  ;  elle  affirme  l'homme 
déchu,  animal  religieux,  mais  voué  à  la  terre.  En  France,  elle  pour- 
suit avec  hypocrisie,  par  le  crime  cette  œuvre  scélérate  de  déchris- 
tianisation ;  mais  cette  révolte  contre  le  ciel  est  vouée  d'avance  à  tous 
les  opprobres.  Deux  puissances  doivent,  par  leur  résistance,  la  briser  ; 
ces  deux  puissances  sont  Jésus  Christ  et  le  prêtre.  Le  prêtre  est 
l'homme  de  Dieu,  chargé  d'appliquer  aux  hommes  les  grâces  de 
l'Evangile  ;  revêtu  d'un  caractère  sacré,  de  prérogatives  indestruc- 
tibles et  incommunicables,  de  fonctions  rigoureusement  nécessaires 
au  salut  des  âmes  et  à  l'harmonie  des  sociétés,  le  prêtre  ne  peut  ni 
s'effacer,  ni  être  détruit.  Jésus-Christ  est  le  roi  immortel  des  siècles  ; 
son  empire  a  sa  racine  en  Dieu  et  son  exercice  sur  l'univers  dans 
tout  le  cours  du  temps.  Le  passé  par  la  promesse  et  l'avènement 
du  Rédempteur  ;  le  présent  par  l'Eglise  et  le  vicaire  du  Pontife  Ro- 
main, l'avenir  pour  toutes  les  difficultés  qui  lui  incombent,  tout  re- 
lève de  Jésus-Christ.  Lui  seul  est  le  gage  de  tous  les  espoirs,  le 
sauveur  des  âmes,  le  roi  des  nations.  Le  libéralisme  et  le  sociaUsme 
veulent  l'exterminer  et  le  remplacer  ;  ils  ne  peuvent  par  leurs  cri- 
mes, qu'attirer  ses  vengeances  et  préparer  ses  triomphes.  Vainqueur 
du  judaïsme  à  Jérusalem,  vainqueur  du  paganisme  à  Rome,  vain- 
queur de  la  barbarie  et  du  mahométisme,  Jésus-Christ  sera  encore 
le  vainqueur  du  libéralisme  et  du  socialisme.  Nos  yeux  verront  un 
jour  cette  nouvelle  victoire. 

Pourquoi  cette  longue  biographie  d'un  auteur  ?  Pourquoi  cet  au- 
teur a-t-il  écrit  d'innombrables  volumes  ?  Parce  que  ces  volumes  ap- 
partiennent à  l'histoire,  parce  que  plusieurs  sont  dignes  d'un  compte 
rendu  ;  parce  que  d'autres  touchent  aux  controverses  du  temps  ; 


LA    SCIKNCE    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  437 

parce  que  plusieurs  sont  des  faits  d'histoire  et  aident  à  les  mieux  com- 
prendre. La  leçon  à  tirer  de  cet  exemple,  c>.st  que  dans  la  condi" 
tion,  même  la  plus  modeste,  on  peut  toujours  beaucoup  travailler, 
pourvu  qu'on  sache  employer  son  temps.  La  vie  la  plus  laborieuse, 
la  plus  désintéressée  et  môme  la  plus  méritoire,  n  empoche  pas  les 
disgrâces.  Les  disgrâces  sont  reffct  des  passions  des  hommes  ;  Dieu 
les  permet  pour  notre  bien  ;  c'est  à  nous  d'en  tirer  sa  bénédiction.  Le 
chemin  le  plus  court  pour  arriver  à  un  piédestal,  c'est  Téchafaud. 
Les  victimes  de  la  fidélité  aux  bonnes  doctrines  et  à  la  défense  de 
l'Eglise,  n'ont  rien  à  craindre  des  coups  de  l'injustice  ;  les  plus  à 
plaindre  sont  ceux  qui  les  portent.  Dieu  seul  est  grand  et  bon  ;  qu'il 
fasse  à  tous  paix  et  miséricorde  ! 

§  m.  —  LA  SCIITNCE  CATHOLIQUE  EN  ESPAGNE 

lo  Instruction  et  éducation.  —  Pour  parler  des  lettres  en  Espa- 
gne, nous  commençons  par  la  base  de  l'édifice,  l'instruction  primaire. 
Les  scolopies  en  furent  longtemps  chargés,  mais  soit  par  l'effet  du 
temps,  soit  par  une  trop  grande  latitude  de  conduite,  ils  déclinèrent  ; 
un  mauvais  journal  de  Barcelone  traduisit  ce  déclin  par  une  carica- 
ture où  Léon  XIII  donnait  le  fouet  à  un  maître  d'école  de  cet  Ordre, 
Les  scolopies  tiennent  encore  un  grand  nombre  d'écoles  en  Espagne  ; 
ils  s'occupent  de  préférence  des  classes  riches  ;  leur  supérieur  général 
est  un  évêque.  A  côté  d'eux  sont  venus  de  F'^ance,  les  frères  Maris- 
tes  animés  du  plus  grand  zèle.  Les  Frères  du  Cœur  Immaculé  de 
Marie  s'occupent  de  confession  et  de  prédication  ;  mais  enfin  ils  ont 
des  écoles.  Les  instituteurs  les  plus  importants  de  l'Espagne,  ce  sont 
les  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  ;  ils  ont  soixante-dix  écoles  et  en 
fondent  chaque  année  de  nouvelles  ;  les  écoles  comptent  de  300  à 
3.000  élèves.  En  ce  moment,  ils  traduisent  en  espagnol,  leurs  livres 
français  et  en  composent  de  nouveaux,  où  ils  marquent  le  pas  du 
progrès  :  ils  relèvent  du  supérieur  de  Paris.  Leur  modestie  les  dérobe 
aux  éloges  de  l'histoire  ;  ils  se  contentent  de  faire  le  bien  sans  bruit  et 
d'être  proscrits  de  temps  en  temps  par  leurs  élèves.  Les  épreuves  de 
la  terre  sont  des  échelons  pour  monter  au  ciel.  On  les  demande  par- 


438  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

tout  ;  le  grand  flot  de  leur  expansion  va  dans  rAmérique  du  Sud  et 
en  Océanie.  C'est  la  civilisation  qui  change  de  foyer  ;  elle  marche 
avec  les  écoles  chrétiennes  ;  là  où  elles  s'éteignent,  la  barbarie  re- 
vient et  les  peuples  s'étiolent.  Nous  avons  visité,  à  Madrid,  le  grand 
collège  des  Frères,  rue  Bravo  Murillo  ;  c'est  une  des  merveilles  du 
monde. 

Le  haut  enseignement  appartient  aux  Jésuites  :  c'est  dire  qu'il  ne 
laisse  rien  à  désirer.  Il  y  a  aussi  une  université  laïque  ;  et  beaucoup 
de  hautes  écoles  que  les  Espagnols  appellent  des  Académies,  mais 
par  emphase  seulement.  Là  bas  ils  ont  un  proverbe  pour  dire  qu'un 
bachelier  en  art  est  un  âne  sous  toutes  les  coutures  ;  ils  le  sont  parfois 
tellement,  qu'ils  vont  chez  les  frères  chercher  les  éléments  de  la  cul- 
ture intellectuelle.  Autrefois,  l'Espagne  n'avait  pas  de  grands  sémi- 
naires, les  vieux  prêtres,  surtout  dans  les  campagnes  sont  d'une  igno- 
rance crasse  ;  il  y  en  a  qu'on  appelle  prêtres  de  m-sse  et  marmites  ;  ils 
ne  savent  que  dire  la  messe,  et  en  diraient  quatre  ou  cinq  par  jour,  si 
les  évêques  n'y  mettaient  pas  d'opposition.  Les  jeunes  prêtres  dans, 
les  campagnes  sont  généralement  assez  instruits;  dans  les  grands 
centres,  ils  le  sont  beaucoup,  non  seulement  en  théologie,  mais  dans 
toutes  les  sciences.  Plusieurs  ont  écrit  des  ouvrages  vraiment  impor 
tants  ;  par  exemple  Villabuena,  pénitencier  à  Tolède  et  Lopez  Ferreiro 
à  Gompostelle.  Toutefois  la  formation  des  prêtres  paraît  laisser  à 
désirer  sur  un  point.  Les  jeunes  gens  qui  s'y  préparent  se  préparent 
à  deux  ou  trois  carrières  à  la  fois  ;  ils  suivent,  en  même  temps,  le 
cours  de  droit,  de  médecine  et  de  théologie  ;  ils  seront  médecins, 
avocats  ou  prêtres,  suivant  qu'ils  auront  achevé  plus  tôt  leurs  études 
dans  une  partie.  Cette  procédure  indique  que  le  sacerdoce  est  plutôt 
une  carrière  qu'une  vocation  ;  ce  serait  une  manière  de  voir  comme 
une  autre.  Cette  conception  ne  peut  que  rabaisser  le  caractère, 
diminuer  le  zèle  et  peser  sur  la  nation  dans  l'avenir,  comme  une 
chose  funeste  de  décadence.  Les  peuples  sont  ce  que  les  prêtres  les 
font  :  Sic  populus^  sic  sacerdos. 

Si  le  prêtre  est  la  tête  d'un  peuple,  la  femme  en  est  le  cœur.  Eu 
Espagne,  l'éducation  des  filles  est  confiée  généralement  aux  religieu- 
ses. Il  y  a  là  les  Sœurs  de  la  charité,  branche  détachée  de  la  grande 


LA    SCIENCE    CATUOLIQUIC    EN    ESPAGNE  439 

t'amille  de  S.  Yinccnt-de-Paul,  l'Espagnol  étant  séparatiste  par  na- 
ture. Il  y  a  les  sœurs  françaises  du  Sacj'é  C-œur  pour  les  hautes 
classes.  Il  y  a  les  sœurs  de  la  Divina  Pastora,  las  Ursulinas,  las  Es- 
colopias,  las  Theresas,  les  sœurs  de  la  Sainte-Famille,  des  Saints- 
Anges,  de  la  Sainte  Espérance  et  une  foule  d'autres  congrégations. 
Léon  XIII  a  demandé,  à  tous  ces  couvents  de  clôture  ou  de  demi- 
clôture  d'ouvrir  leurs  portes  à  des  écoles  pour  recevoir  les  filles  du 
peuple.  La  femme  espagnole,  autant  que  nous  avons  pu  en  juger, 
est  le  modèle  des  femmes.  Tange  de  la  patrie. 

Le  point  capital,  pour  la  bonne  tenue  d'un  peuple,  c'est  la  dignité 
de  Tépiscopat.  En  Espagne,  les  évoques  sont,  sans  exception,  des 
hommes  très  instruits,  surtout  en  théologie  ;  ils  sont,  sans  exception, 
tous  opposés  au  libéralisme  ;  quelques-uns  seulement  inclinent  à  la 
conciliation  envers  les  hommes  politiques.  Naturellement,  il  y  a  di- 
versité dans  les  actes  épiscopaux,  mais  unité  de  doctrine,  et  ferme 
opposition  aux  mauvais  livres,  aux  mauvais  journaux,  aux  mauvai- 
ses lectures.  Lorsque  parut  le  projet  de  loi  qui  ne  reconnaissait  pas 
l'immunité  ecclésiastique  devant  les  tribunaux  civils,  tout  en  ména- 
geant le  pouvoir  royal,  tous  protestèrent  avec  une  suprême  énergie. 
Des  quatre  partis  qui  divisent  l'Espagne,  trois  sont  catholiques  ; 
quant  aux  répubhcains,  ils  sont  impies  comme  les  nôtres.  Parmi  les 
libéraux,  Montero-Rios  est  démocrate,  Moret  est  libéral  :  ce  sont  des 
désignations  d'Espagne,  plutôt  relatives  aux  personnes  et  aux  inté- 
rêts politiques.  La  presse  est  soumise  à  la  .censure  ecclésiastique  en 
droit  ;  en  fait,  elle  est  difficile  à  soutenir.  Les  archevêques  de  Tolède 
et  de  Séville  ont  condamné  l'anticléricalisme  ;  tous  condamnent 
quelquefois,  peut-être  pas  assez,  la  mauvaise  presse  ;  toujours  avec 
grand  effet  dans  les  provinces,  moins  à  Madrid.  Les  écoles  sont  éga- 
lement soumises  à  l'autorité  des  évêques  ;  en  fait,  elles  sont  toutes 
catholiques,  quelques-unes  seulement  sont  laïques  ;  les  maîtres  sont 
obligés  par  la  loi  de  conduire  les  enfants  à  l'église  ;  l'instruction 
élémentaire  est  plus  complète  dans  les  provinces  catholiques.  En 
droit,  les  universités  sont  soumises  aux  évêques,  endroit  plus  qu'en 
fait.  L'Etat  s'arroge  le  monopole  pour  le  choix  des  professeurs,  le 
programme  des  études,  la  collation  des  grades  ;  mais  il  accorde  peut- 


440  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

dire  trop  de  liberté  dans  le  mauvais  sens  du  mot.  Plusieurs  profes- 
seurs sont  rationalistes  ;  la  plupart  sont  catholiques  ;  plusieurs  très 
pieux.  Pour  le  gouvernement  de  leur  diocèse,  les  évèques  s'en  tien- 
aent  au  droit  canon,  en  tant  qu'il  n'y  est  pas  dérogé  par  le  Concor- 
dat. Si  le  gouvernement  le  viole,  les  évoques,  qui  sont  toujours  mi- 
litants, protestent  avec  toute  la  force  du  droit.  Un  grand  point,  c'est 
qne  les  évèques  tiennent  des  conciles  provinciaux,  à  Burgos,  à  Va- 
lence, à  Compostelle,  à  Séville  ;  les  synodes  diocésains  se  tiennent  à 
Burgos  et  à  Galahorra.  Les  conciles  provinciaux  ne  se  tiennent  pas 
régulièrement  tous  les  trois  ans  ;  il  y  est  suppléé  par  des  conférences 
ecclésiastiques  d'évêques  comme  en  donnait  le  conseil  Léon  XIII 
et  comme  le  prescrit  le  concile  latino-américain  :  de  telles  conféren- 
ces sont  tenues  à  Burgos  et  à  Palencia. 

Les  rapports  du  clergé  avec  les  populations  sont  bons  ;  le  clergé 
exerce  un  grande  autorité  au  sein  des  populations  rurales,  ainsi  que 
dans  les  provinces  basques  et  navarraises.  Par  l'effet  de  la  presse 
qui  est,  en  général,  libérale,  et  môme  radicale  dans  les  villes,  Tauto- 
rité  ecclésiastique  est  moins  respectée  dans  les  villes  ;  mais  même 
dans  les  villes,  il  y  a  le  pusillus  grex  qui  n'est  pas  petit  ;  mais  qui 
est  solide,  pieux,  désintéressé,  zélé,  armé  pour  toute  sorte  de  bien, 
lia  note  dominante  du  clergé  espagnol,  c'est  l'attachement  au  Saint- 
Siège,  la  docilité  à  ses  enseignements.  Les  mœurs  sont  bonnes  ; 
la  résidence  est  observée.  Les  congrégations  religieuses,  nombreuses 
et  prospères,  manquent  peut-être  un  peu  de  formation.  La  vie  d'as- 
sociation est  peu  développée  en  Espagne.  Pourtant  les  associations 
économiques  sont  en  voie  de  formation  ;  le  gouvernement  favorise 
les  caisses  rurales  et  le  crédit  agricole.  Les  évèques  favorisent  les 
cercles  catholiques,  les  congrégations  moniales  pour  les  bonnes 
sœurs.  La  congrégation  de  Barcelone,  peut-être  unique  en  son  genre, 
par  l'organisation  et  l'action,  paraît  l'emporter  sur  toutes  autres. 
L'Eglise  est,  en  Espagne,  plus  que  dans  d'autres  pays,  un  puissant 
élément  de  vitalité  nationale. 

i°  La  Presse.  —  Les  Espagnols  qui  ont  tous  un  fond  de  bravoure, 
ae  peuvent  pas  ne  pas  aimer  la  presse  :  c'est  une  milice  spirituelle  au 
service  de  la  vérité,  et  lorsqu'elle  est  catholique,  c'est,  dans  les  temps 


LA    SClENCIil    CATHOLIQUE     EN    ESPAGNE  441 

modernes,  Tune  des  grandes  forces  de  l'Eglise.  En  Espagne,  il  existe 
donc  des  journaux  et  des  revues,  et  nous  ne  savons  s'il  en  existe 
réellement  assez  pour  tenir  tète  au  mal.  La  république  en  Espagne 
a  été  ce  qu'elle  est  en  France,  absolument  impie  et  absolument  ca- 
naille. Le  P.  Blonxo  Garcia,  augustin  du  royal  monastère  de  l'Escu- 
rial,  au  tome  I,  p.  197  de  son  ouvrage  sur  la  littérature  espagnole  au 
A'/A'^  siècle,  esquisse,  des  ravages  de  la  presse  impie,  une  peinture 
qui  fait  dresser  les  cheveux  sur  la  tète.  Le  démagogie,  la  libre  pensée 
suivent  une  progression  ascendante  ;  elles  débordent  impunies  dans 
la  presse  et  à  la  tribune,  dans  l'enseignement  officiel,  dans  les  traités 
scientifiques  et  dans  les  œuvres  littéraires.  Sur  les  ruines  d'un  Krau- 
sisme  pédant  et  boufl'on,  s'étendent  toutes  les  aberrations  de  la  phi- 
losophie ;  elles  suffisent  pour  consacrer  la  Babel  de  la  civilisation 
contemporaine.  Son  principal  crime,  c'est  de  former  une  génération 
qui,  au  lieu  d'adorer  Jésus-Christ,  se  met  ;x  genoux  devant  Allan- 
Kardec,  Comte,  Schopenhauer,  Bouddha  et  Mahomet.  A  part  le  blas- 
phème qui  se  cultive  dans  les  cours  universitaires  et  autres  centres 
d'enseignement,  les  feuilles  du  dimanche  distribuent  l'impiété  au  peu- 
ple, et  le  cri  de  la  révolte  s'élève  aussi  bien  contre  la  religion  qui  le 
repousse,  que  contre  le  doctrinanisme  qui  l'autorise.  Calomnier  le 
clergé,  faire  l'apologie  du  couteau  et  du  poignard,  abrutir  le  peuple 
et  les  lecteurs  à  demi-instruits,  déchaîner  les  instincts  de  férocité 
sauvage  ;  ces  excès  constituent  le  fond  de  ces  publications,  qui,  à  la 
science  et  patience  du  gouvernement,  se  répandent  dans  les  rues. 
Pour  compléter  cet  horrible  tableau,  vient  l'infâme  commerce  des 
écrits  où  l'impudeur  et  la  pornographie  enseignent  à  la  jeunesse  les 
raffinements  du  vice  et  tous  les  plus  honteux  secrets  de  la  dissolution. 
Les  foyers  d'irradiation  qui  ont  influé  directement  sur  la  culture  gé- 
nérale et  sur  les  nouvelles  directions  de  la  pensée  scientifique  et  lit- 
téraire, ont  eu,  pour  centres  de  discussion,  les  périodiques  et  les 
revues,  L'Athènes  de  Madrid  et  quelques  autres  des  capitales  de  pro- 
vince ont  formé,  par  leur  enseignement,  le  goût  et  le  jugement  de 
la  jeunesse  ;  ils  l'ont  soumise  à  une  infinie  variété  de  courants  doc- 
trinaux, depuis  la  doctrine  catholique  jusqu'au  positivisme.  Pour  ce 
qui  regarde  Madrid,  la  bataille  entre  l'orthodoxie  et  la  libre  pensée, 


442  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

dans  les  chaires  et  les  sections  d'enseignement,  offre  une  certaine 
infériorité  due  à  la  retraite  systématique  des  traditionnalistes,  pour 
qui  l'alliance  avec  le  parti  conservateur,  constituerait  une  espèce  de 
suicide  politique.  En  revanche,  le  cercle  de  la  jeunesse  catholique 
forme  un  noyau  de  force,  un  centre  d'action,  une  armée,  dont  nous 
allons  tout  à  Theure  compter  les  soldats  et  les  capitaines. 

3°  Les  Revues.  —  Eq  Espagne  existent  d'importantes  revues  ca- 
tholiques. Nous  citons  le  Messager o^  le  Sacré-Cœur  de  Bilbao,  la 
Croix,  la  Lecture  dominicale^  V Apostolat  de  la  presse,   qui  publie 
des  ouvrages  anciens  à  bon  marché  et  produit,   chaque  mois,  des 
opuscules  de  propagande  sur  les  matières  religieuses  et  les  contro- 
verses. Parmi  ces  revues,  la  plus  importante  c'est  Razon  y  Fe, 
Raison  et  foi^  publiée  par  les  Pères  de  la  Compagnie  de  Jésus.  Là, 
en  Espagne,  ils  sont  chez  eux,  ils  sont  distribués  en  trois  provinces, 
Aragon,  Castille,  Tolède,  plus  une  en  Portugal  ;  par  leur  science  et 
par  leur  courage,  ils  sont  à  la  hauteur  de  tous  les  dévouements.  Le 
directeur  de  cette  grande  Revue  est  le  P.  Paul  Yillada,  né  à  Burgos 
le  27  juin  1845.  Professeur  pendant  longtemps,  il  enseignait  spécia- 
lement la  théologie  dogmatique,  la  morale  et  l'hébreu  ;  il  se  fit  con- 
naître très  avantageusement  par  ses  Cas  de  conscience  contre  le  libé- 
ralisme, publiés  en  Belgique,  trois  volumes  latins,  abrégés  pour  l'Es- 
pagne en  un  seul  volume.  C'est  une  somme  théologique  contre  la 
terrible  hérésie  du  temps  présent.   En  1899,  le  P.   Villada  publiait 
une  Dissertation  latine  sur  les  effets  formels  de  la  grâce  habituelle  ; 
et  un  volume  de  Réclamations  légales,  en  faveur  de  l'unité  catholi- 
que, la  propagande  religieuse,   la  liberté  d'enseignement  et  l'immu- 
nité ecclésiastique.  C'est  un  travail  qu'il  faudrait  traduire  en  fran- 
çais, pour  les  principes  et  accommoder,  pour  l'appHcation,  à  notre 
législation  française.  —  Les  principaux  collaborateurs  du  P.  Villada 
sont  les  Pères  Astrain,    Fita,    Mir,  Urraburu,  Murillo,   Ferrères, 
Miarto,  Mendive,  Mach,  Robles,  Arcos  et  Coloma  ;  nous  dirons  un 
mot  de  chacun  d'eux,  pour  mettre  en  relief  les  mérites  de  leur  va- 
leur. 

Le  P.  Antoine  Astrain,  navarrais,  né  en  1857  près  Pampelune, 
entre  dans  la  Compagnie  en  1871,  et  enseigne  la  rhétorique.  On  lui 


LA    SCIENCK    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  443 

doit  une  histoire  de  la  Compagnie  de  Jésus  dans  Tassistance  d'Espa- 
gne, en  un  volume.  On  doit  en  rapprocher  l'histoire  de  la  môme 
Compagnie  au  Chili  par  le  P.  Eurich.  L'histoire  de  Textinction  et  du 
rétablissement  de  la  Compagnie  au  xviii^  siècle  a  été  écrite  par  José 
Signatelli  et  mieux  par  Jaime  Nonell,  en  trois  volumes,  1903  :  c'est 
un  ouvrage  très  important  pour  les  textes.  Les  travaux  des  Jésuites 
aux  Philippines  ont  été  également  racontés  par  Chirino  et  Partello,  vo- 
lume publié  c\  Barcelone,  en  1900.  Nous  avons  vu  à  la  bibliothèque 
de  la  Merced,  à  Burgos,  sur  l'histoire  générale  de  la  Compagnie,  plu- 
Stetirs  volumes  de  la  plus  haute  érudition.  Une  société  s'honore  en 
consignant  ses  titres  dans  d'aussi  importantes  publications. 

Le  P.  Fidel  Fita,  né  le  31  décembre  1835,  à  Are^s  de  Mar,  près 
Barcelone,  entré  dans  la  Compagnie  en  1850,  membre  titulaire  de 
l'Académie  royale  d  histoire,  a  publié  des  conciles  inédits  avec  notes 
et  de  nombreux  ouvrages  d'histoire,  entre  autres  des  indications 
pour  former  une  histoire  hispano-américaine  du  Sacré-Cœur.  Fita 
est  le  rédacteur  infatigable  du  Boletin  de  la  historia  :  son  nom  fait 
autorité  dans  les  questions  d'histoire  ;  il  est  très  connu  des  hommes 
instruits,  même  à  Tétranger. 

Le  P.  Jean  Mir  y  Noguera^  né  le  26  janvier  1840,  à  Palma  de  Ma- 
jorque, îles  Baléares,  entré  en  1856  dans  la  Compagnie,  a  professé 
les  mathématiques  et  s'est  occupé  à  la  composition  d'ouvrages.  C'est 
un  homme  infatigable  ;  ses  écrits  supposent  une  lecture  immense. 
Les  principaux  sont  :  La  Création,  la  Religion^  la  Prophétie,  une 
Vie  de  Jean  Berchmans,  et  les  Frares  de  los  clariscos.  On  ne  doit 
pas  le  confondre  avec  un  autre  Mir,  auteur  également  recommanda- 
hle  de  livres  pieux,  un  Manuel  chrétien,  l'Esprit  de  Sainte-Thérèse, 
l'histoire  de  la  Passion,  IHarmonie  et  Aux  pieds  des  autels. 

Le  P.  Joseph  Mendive,  né  le  11  février  1836,  à  Liedena  en  Na- 
varre, enseigna  longtemps  la  théologie  au  scolasticat  de  Ona,  pro- 
vince de  Burgos.  On  lui  doit  des  Institutions  de  philosophie  scolasti- 
que  selon  la  pensée  de  S.  Thomas  et  de  Suarez.  Ces  institutions  com- 
prennent six  volumes  qui  traitent  de  la  logique,  de  la  théodicée,  de 
l'ontologie,  de  la  cosmologie,  de  la  psychologie,  de  l'éthique  géné- 
rale et  du  droit  naturel.  Le  P.   Mendive  ne  s'est  pas  contenté  de  ce 


444  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

travail  classique  ,  par  une  très  heureuse  inspiration,  il  a  abrégé,  pour 
les  laïques,  ces  mômes  ouvrages  en  langue  castillane.  Le  P.  Joseph 
Mendive  est  également  auteur  des  Institutions  de  théologie  dogma- 
tico-scolastique  en  six  volumes  in-4'^.  Le  P.  Mendive  est  le  Suarez 
de  l'Espagne  contemporaine.  Rappelons  que,  malgré  sa  très  haute 
science,  il  n'a  pas  dédaigné  d ^écrire  un  ouvrage  populaire  sur  la  re- 
ligion vengée  des  impostures  rationalistes.  Cet  ouvrage  est  parvenu 
à  sa  quatrième  édition,  avec  un  prologue  de  Juan  Manuel  Orti  y  Lara. 
C'est  le  propre  d'un  ferme  esprit  et  d'un  homme  de  zèle  de  ne  pas 
rester  enfermé  dans  sa  tour  d'ivoire,  mais  de  descendre  dans  la 
plaine,  pour  s'y  battre,  contre  les  Sarrasins,  avec  l'ardeur  d'un  brave 
soldat. 

Jean-Joseph  Urraburu,  né  le  23  mai  1844,  à  Géamuri-en-Biscaye, 
enseigna  la  philosophie  d'abord  en  Espagne,  puis  fut  appelé  à  Rome, 
pour  occuper  une  chaire  à  l'Université  grégorienne.  Urraburu  a 
publié  son  cours  en  grand  et  en  compendium.  Le  grand  cours  de 
philosophie  comprend  huit  énormes  volumes  in-quarto  :  trois  pour 
la  logique,  l'ontologie  et  la  cosmologie,  trois  pour  la  psychologie, 
deux  pour  la  théodicée.  Le  compendium  offre,  sous  les  mêmes  titres, 
des  volumes  moins  compacts.  On  y  remarque  en  particulier,  des 
principes  fondamentaux  d'anthropologie  qui  ont  été  traduits  en  espa- 
gnol par  le  P.  A.  de  Madariaga,  et  des  origines  des  êtres  vivants 
selon  leurs  diverses  espèces  et  un  examen  du  transformisme  qui  a 
été  également  traduit  en  espagnol.  C'est,  pour  nous,  une  grande  joie, 
d'avoir  à  constater,  dans  l'histoire  de  l'Espagne,  la  ublication  d'ou- 
vrages de  si  grande  valeur.  Urraburu  et  Mendive  sont  des  noms  qui 
honorent  l'Espagne, 

Le  P.  Lino  Murillo,  né  le  23  septembre  1852,  à  Yilîaba,  en  Navar- 
re, a  été  professeur  d'Ecriture  sainte  à  Ona,  et  est  actuellement  ré- 
dacteur de  Razon  y  Fe.  La  spécialité  du  P.  Murillo,  ce  sont  les  études 
bibliques,  dans  toute  leur  étendue,  mais  spécialement  dans  leurs 
relations  avec  le  dogme  et  avec  la  critique  historique  ;  le  principal 
ouvrage  du  P.  Murillo  est  consacré  à  Jésus-Christ,  comme  fondateur 
de  l'Eglise  et  à  l'Eglise  comme  fondation  de  Jésus  Christ  ;  cet  ou- 
vrage comprend  six  volumes  in-4°.  C'est  une  des  plus  grandes  et  des 


LA    SCIENCE    CATFIOLIQUE    EN    ESPAGNE  445 

plus  précieuses  publications  du  temps  présent.  Les  impies  parlent 
de  supprimer  Jésus-Christ  :  pour  s'atteler  à  une  si  méprisable  l)eso- 
gne,  il  faut  être  d'abord  un  ignorant,  puis  un  malhonnête  homme 
et  enfin  un  sot  maladroit,  car  on  est  assuré  d'avance  d'un  échec.  Ce 
sont,  tout  de  même,  de  bien  tristes  ouvrages  que  ceux  où  Ton  voit 
poser  de  pareils  problèmes.  On  doit  encore  au  P.  Murillo,  un  ouvrage 
intitulé  :  Critique  et  exégèse,  opuscule  où  il  examine  brièvement  la 
théorie  du  P.  Hummelhauer  sur  l'inspiration.  Presque  à  chaque 
numéro  de  Razon  y  Fe,  on  lit  des  articles  où  ce  vaillant  Jésuite 
combat  vaillamment  les  nouvelles  théories  sur  les  livres  saints.  Nous 
avons  l'air  de  croire,  en  France,  qu'il  n'y  a  de  savants  que  parmi 
nous  :  c'est  une  grande  illusion,  mais  nous  ne  prétendons  pas  qu'il 
n'existe  de  savants  que  hors  de  France. 

Louis  Coloma,  né  le  9  janvier  1851,  à  Jerez  de  la  Frontera  (Cadix), 
étudia  d'abord  le  droit  à  Séville,  y  cultivant  en  même  temps  les 
lettres  sous  la  direction  de  Fernand  Caballero,  pseudonyme  de 
Dona  Gecilia  Bôhl  de  Faber,  venu  à  Madrid,  mêlé  à  la  vie  des 
salons,  il  étudiait  sur  le  vif  les  mœurs  et  coutumes  de  l'aristocratie. 
Dona  Emilia  Pando  Razan,  dit  que  nettoyant  un  jour  un  pistolet,  un 
coup  partit,  une  balle  le  frappa  en  pleine  poitrine.  Pour  remercier 
Dieu  de  sa  guérison,  il  entra  chez  les  Jésuites  à  23  ans.  Rédacteur 
du  Sacré-Cœur  de  Jésus  à  Bilbao,  il  publiait  là  des  romans  et  des 
contes  qu'il  réunit  plus  tard  en  volumes.  La  Reine  martyre,  Marie 
Stuart  ;  les  Portraits  d'autrefois,  le  Marquis  de  Mora  et  Jerominus 
ou  don  Juan  d'Autriche,  sont  de  vraies  histoires  plutôt  que  des 
romans.  Les  deux  volumes  intitulés  Pegnegnecès,  qui  firent  grand 
bruit  à  leur  apparition  et  ont  été  traduits  en  plusieurs  langues,  no- 
tamment en  français  sous  le^titre  de  Bagatelles,  forment  une  terrible 
diatribe  contre  ces  hidalgos  espagnols  dont  le  P.  Coloma  élevait  les 
fils  à  Chamartin  de  la  Rosa,  Madrid.  Un  style  classique,  un  goût 
exquis,  une  narration  parfaite,  voilà  ce  qui  fait  le  charme  des 
écrits  du  P.  Coloma. 

Le  P.  Nicolas  Noguet,  né  le  6  novembre  1858,  entré  vingt  ans 
plus  tard  dans  la  Compagnie,  possède  des  connaissances  étendues 
sur  les  littératures  classiques  grecque  et  latine,  sait  à  fond  les  prin- 


446  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

cipaux  idiomes  modernes,  excelle  dans  les  sciences  morales,  sociales 
et  politiques  :  c'est  un  des  plus  actifs  collaborateurs  de  Razon  y  Fe. 

—  Le  P.  J.-M.  Aicardo,  né  en  juillet  1861,  entré  dans  la  Compagnie 
en  1876,  connaît  à  fond  la  littérature  espagnole  dans  ses  principaux 
genres,  non  moins  que  les  bases  de  la  littérature  antique  :  il  a  des 
convictions  fermes,  un  raisonnement  solide,  un  style  vigoureux;  il 
écrit  sur  la  philosopbie,  la  littérature  et  la  critique.  Tout  récemment, 
il  publiait  un  volume  sur  la  littérature  contemporaine  de  l'Espagne. 

—  Le  P.  Ugarte,  né  en  1865,  entré  dans  la  Compagnie  en  1882,  a 
enseigné  la  philosophie  avec  beaucoup  de  succès  à  l'Université  de 
Deusto  (Bilbao)  et  a  résumé  son  enseignement  dans  deux  volumes 
intitulés  Leçons  de  métaphysique^  qui  appellent  l'attention  de  tous 
les  connaisseurs.  On  lui  doit  surtout  des  biographies  et  un  catalogue 
d'ouvrages  anonymes  ou  pseudonymes,  plus  complet  que  celui  de 
Carlos  Sommervogel.  Postérieurement,  il  a  visité  TAllemagne,  pour 
suivre  à  l'Université  de  Leipzig,  des  leçons  de  Wundt  sur  la  psy- 
chologie expérimentale,  c'est  la  spécialité  de  sa  collaboration  à  la 
Revue.  Ces  Jésuites  qui  vont,  comme  Ugarte  et  Murillo  pour  suivre 
des  cours  d'Université  allemande,  voilà  qui  prouve  joliment  qu'ils 
sont  des  éteignoirs. 

Le  P.  A.  Pérez,  né  en  1863,  entré  dans  la  Compagnie  en  1879, 
possède  une  instruction  solide  et  étendue  sur  la  littérature,  la  philo- 
sophie, les  sciences  ecclésiastiques  ;  il  les  a  enseignées  longtemps  et 
écrit  de  préférence  sur  l'histoire  de  la  théologie.  —  Le  P.  J.  B.  Je- 
neves,  né  en  1861,  entré  dans  la  Compagnie  en  1888,  est  docteur  en 
théologie,  en  droit  civil  et  canonique  ;  il  a  fait  de  la  morale  et  du 
droit  canon  son  occupation  courante  et  les  a  enseignés  longtemps  ; 
il  a  pubhéun  grand  nombre  d'opuscules  très  estimés  ;  il  a,  en  parti- 
ticulier,  refondu  et  annoté  le  compendium  de  Gury  ;  son  édition  a 
été  reçue  avec  de  grands  applaudissements,  en  Espagne  et  en  Amé- 
rique. —  Le  P.  Ruiz  Amado,  né  en  1861,  entré  dans  la  Compagnie 
en  1884,  est  docteur  en  droit,  en  philosophie  et  lettres  ;  écrivain  très 
fécond,  il  a  répandu  son  activité  sur  les  différentes  branches  du  sa- 
voir humain  ;  il  a  toutefois  des  prédilections  pour  la  pédagogie  et 
l'apologétique,  où  il  est  passé  maître.  —  Le  P.  Martinez,  né  en  1864, 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    ËiN    ESPAGNE  447 

entré  dans  la  Compagnie  en  1878,  professeur  de  théologie,  a  beau- 
coup d'aptitudes  pour  toutes  les  sciences  ;  il  écrit  plus  volontiers  sur 
Tastronomie  ;  il  a  publié  un  opuscule  sur  TEucharistie  pour  réfuter 
un  rédacteur  des  Annales  de  philosophie  chrétienne. 

Le  P.  B.  J.  Valladores,  né  en  1851,  Jésuite  en  18G0,  est  un  doc- 
teur en  science  physique  et  chimique  ,  il  en  a  écrit,  depuis  plusieurs 
années,  un  traité  réputé  des  meilleurs,  en  Espagne  et  en  Améri- 
que. —  Le  P.  J.  Alarcon,  né  en  1843,  Jésuite  en  186G,  est  litté- 
rateur et  poète  de  grand  sentiment  ;  c'est  un  styliste  de  premier 
ordre  ;  ses  poésies  et  ses  articles  sur  le  féminisme  sont  connus  et 
estimés  en  Allemagne.  — Le  P.  E.  Yitoria,  né  en  18G4,  est  aussi 
un  chimiste  d'une  grande  habileté.  —  Enfin  le  P.  Mintagniaga,  né  en 
1838,  hcencié  endroit  civil  et  canonique,  a  enseigné  pendant  plu- 
sieurs années  la  philosophie  et  quelques  parties  du  droit.  A  Xd,  Revue ^ 
il  s'occupe  d'actualités  politiques  et  religieuses.  On  lui  doit  un  ou- 
vrage sur  la  morale  indépendante,  dont  il  s'est  fait  deux  éditions. 
On  cite,  pour.finir,  le  P.  Made,  auteur  du  Thésaurus  sacerdotum, 
traduit  en  plusieurs  langues  et  Angel  Arcos,  né  dans  l'Andalousie, 
près  Cadix,  professeur  de  théologie  qui  s'est  beaucoup  appUqué  à 
l'explication  du  catéchisme.  On  lui  doit  la  Norma  del  catholico.  — 
Le  P.  Villada,  directeur  du  Razon  y  Fe^  qui  commande  à  ce  régi- 
ment de  braves  soldats,  doit  être  fier  de  son  armée.  Pour  nous  la 
pensée  qui  nous  frappe,  c'est  le  respect  .avec  lequel  la  Compagnie 
traite  le  public,  lorsqu'elle  charge  un  si  grand  nombre  de  ses  mem- 
bres, de  collaborer  à  une  revue  mensuelle  de  l'Espagne.  Un  pays 
qui  possède  des  Revues^  de  cette  force,  a,  pour  lui-même,  tous  les 
titres  à  l'espérance. 

4°  Les  écrivains  distingués.  —  Le  P.  Villada,  pour  nous  donner 
une  idée  générale  de  la  littérature  espagnole,  disait  :  La  politique  est 
hétérodoxe,  la  propagande  protestante,  la  politique  libérale,  la  Htté- 
rature  immorale,  les  arts  magiques  et  empiriques.  Le  P.  Blanco  Gar- 
cia, qui  apprécie  de  même  l'état  peu  rassurant  des  lettres  espagno- 
les, constate,  d'autre  part,  un  grand  nombre  d'hommes  de  mérite 
que  doit  justement  honorer  l'histoire.  Entre  autres,  il  cite  Fidal  et 
Menendez  y  Pelayo,  Nocedal  et  Navarro  Yilloslada,  Selgas  y  Linière, 


448  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Tamallo  et  Fernandez,  Guerra  et  Gabino  Tejado,  Antonio  de  Yilla- 
buena,  Yalentin  Gomez  et  Francisco  Sanchez  de  Castro.  C'est  là, 
dit- il,  pour  la  constitution  d'une  Union  catholique,  un  puissant 
noyau  de  forces  ;  mais  la  question  dynastique  y  a  mis  la  discorde  ; 
elle  a  servi  de  prétexte  à  d'autres  luttes  d'un  caractère  tout  person- 
nel. En  un  mot,  il  y  aurait,  en  Espagne,  comme  partout,  pour  la 
défense  de  la  religion,  de  l'Eglise  et  de  la  patrie,  beaucoup  de  forces 
perdues.  C'est  un  malheur  ;  mais  Dieu  fait  ses  solutions  avec  les  dé- 
bris des  nôtres.  L'histoire  qui  doit  rendre,  en  première  instance,  le 
jugement  de  Dieu,  n'a  pas  à  percer  ces  mystères  ;  elle  doit  se  borner 
à  synthétiser  les  faits  et  à  les  apprécier  selon  la  justice.  Le  meilleur 
moyen  pour  y  atteindre,  c'est  de  condenser  les  faits  autour  de  bio- 
graphies et,  en  étudiant  les  hommes  qui  les  produisent,  s'efforcer 
de  comprendre  les  événements. 

Pour  inaugurer  cette  galerie  de  célébrités  espagnoles,  nous  inscri- 
rons le  nom  de  Menendez  y  Pelayo.  Marcelin  Menendez  y  Pelayo,  né 
à  Santander  en  1836,  fit  ses  premières  et  secondes  études  dans  sa 
ville  natale,  les  continua  à  la  faculté  de  philosophie  et  lettres  de  Bar- 
celone, il  termina  à  Madrid  par  le  doctorat,  après  avoir  obtenu  vingt- 
sept  prix  tant  ordinaires  qu'extraordinaires.  La  municipalité  et  la 
députation  provinciale  de  Santander  lui  accordèrent  une  subvention 
pour  visiter  les  principales  bibliothèques  de  l'Europe.  Menendez 
visita  successivement  le  Portugal,  l'ItaHe,  la  France  et  la  Belgique  ; 
il  copia  partout  des  documents  relatifs  à  l'histoire  littéraire  de  sa  pa- 
trie. A  vingt-deux  ans,  il  obtint  la  chaire  du  doctorat  en  philosophie 
et  lettres  ;  et  à  vingt-cinq,  il  entrait  à  l'Académie  espagnole,  section 
d'histoire,  sciences  morales  et  politiques.  C'était  un  jeune  homme, 
presque  un  enfant,  lorsqu'il  parut  en  public  comme  un  défenseur 
énergique  de  la  science  espagnole.  Les  adversaires  le  traitaient  de 
petit  gazetier,  rat  de  bibliothèque,  glaneur  paresseux  de  vieux  pa- 
piers. Lui,  pour  toute  réponse,  publia,  en  trois  gros  volumes,  ses 
Hérétiques  espagnols  :  c'est  une  histoire  religieuse,  politique  et  litté- 
raire de  l'Espagne  depuis  ses  origines  chrétiennes  jusqu'à  nos  jours, 
cet  ouvrage  révèle  une  somme  prodigieuse  de  connaissances, un  talent 
synthétique  pour  harmoniser  les  multiples  éléments  d'une  si  vaste 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  449 

érudition  et  révéla  surtout  une  philosophie  de  l'histoire  d'Espagne, 
entièrement  contraire  à  celle  qu'avaient  inventée  les  législateurs  de 
Cadix,  ainsi  que  l'ignorance  et  la  populacerie  des  progressistes.  Les 
lieux  communs  sur  la  barharie  inquisitoriale,  oppressive  de  la  pensée, 
de  la  tyrannie  religieuse  et  politique  de  la  maison  d'Autriche,  du 
martyrologe  des  savants  persécutés  par  l'alliance  despotique  du  trône 
et  de  l'autel  :  tous  ces  lieux  communs  y  arrivent  à  l'état  de  légendes 
imaginaires,  forgés  par  leur  libéralisme  trompé,  démentis  par  mille 
et  mille  noms  que  la  péninsule  ibérique  pouvait  mettre  en  parallèle 
avec  beaucoup  d'autres  noms  qu'encensent  et  vénèrent  l'enthou- 
siasme de  la  piété  filiale  et  l'exagération  du  patriotisme.  Les  illus- 
trations du  progressisme  durent  rendre  les  armes  devant  le  champion 
inattendu  qu'ils  ignoraient  tous. 

Les  programmes  et  les  polémiques  de  la  Science  espagnole  four- 
nissent le  plan  que  Menendez  a  rempli  par  ses  œuvres,  c'est  un 
travail  d'une  unité  grandiose  ;  c'est  un  édifice  cyclopéen  consacré  au 
culte  de  la  nationalité  ibérique.  Le  collectionneur  qui  réunit  des 
matériaux  dispersés  dans  les  bibliothèques  et  les  archives,  est  vrai- 
ment un  artiste  s'il  leur  donne  les  attraits  de  la  grâce  et  le  charme 
de  la  beauté.  La  mémoire  privilégiée  et  l'infatigable  activité  de 
l'archéologue  s'unissent  en  lui  A,  l'intuition  du  critique  et  au  goût 
classique  de  l'helléniste.  Le  sentiment  de  la  beauté  dirige  et  domine 
avec  un  souverain  empire  toutes  les  facultés  de  Menendez  et  cou- 
ronne des  plus  pures  splendeurs  les  aridités  de  la  bibliographie  et 
l'exhumation  des  restes  fossiles  ensevelis  dans  les  coupes  géologi- 
ques par  le  cours  des  siècles. 

La  monographie  Horace  en  Espagne  offre,  sous  un  modeste  titre, 
une  multitude  de  renseignements  sur  les  imitateurs  et  traducteurs  du 
Cygne  de  Venose,  en  Espagne,  en  Portugal  et  en  Amérique  ;  elle 
supplée,  d'ailleurs  en  beaucoup  d'occasions,  aux  défaillances  des 
histoires  générales  de  notre  littérature.  Je  ne  dis  rien  des  pages  pro- 
fondes consacrées  par  Menendez  au  frère  Louis  de  Léon,  ni  des  hom- 
mages rendus  au  jeune  poète  catalan  Manuel  Gabanyes.  Dans  ses 
Essais  poétiques,  Menendez  avait,  de  bonne  heure,  prouvé  sa  com- 
pétence sur  de  tels  objets. 

Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  29 


450  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

Le  classicisme  exagéré  de  la  profession  de  foi  qui  termine  Horace 
en  Espagne  avait  incliné  à  croire  que  l'auteur  ne  prisait  pas  beau- 
coup Tart  chrétien  et  en  général  les  œuvres  qui  ne  suivent  pas  fidè- 
lement la  tradition  grecque  et  latine.  Les  magnifiques  conférences 
sur  C  aider  on  et  son  théâtre,  à  propos  du  centenaire  du  grand  poète, 
firent  voir  en  Menendez,  un  critique  élevé,  libre  de  toute  pauvreté 
doctrinal^  ;  et  si  fauteur  ne  rend  pas  au  théâtre  calderonien  une 
parfaite  justice,  c'est  pour  des  raisons  étrangères  à  tout  exclusivisme 
esthétique,  raisons  qui  ne  laissent  voir,  dans  son  jugement,  aucune 
opposition  à  l'orthodoxie. 

Les  prologues  mis  par  Menendez  en  tête  de  beaucoup  d'oeuvres 
littéraires,  les  études  insérées  dans  la  Bibliothèque  classique  de  Na- 
varre et  dans  les  Revues  de  Madrid  formeraient  de  gros  volumes  de 
même  doctrine  et  de  prodigieuse  érudition  ;  une  seule  de  ces  Etudes 
a  été  reproduite  dans  la  Collection  des  écrivains  castillans.  Le  dis- 
cours de  réception  à  l'Académie  sur  les  poètes  mystiques  espagnols  ; 
les  études  sur  Roderigo  Garo,  Martinez  de  la  Rosa  et  Nugnez  de 
Arce  ont  pu  trouver  place  dans  les  Auteurs  dramatiques  contempo- 
rains. 

Un  ouvrage  plus  important  de  Menendez,  après  ses  Hétérodoxos^ 
c'est  V Histoire  des  idées  esthétiques  en  Espagne.  Il  faudrait  un  livre 
pour  analyser  cet  ouvrage.  On  y  trouve  notamment  un  indice  élo- 
quent d'une  seule  phase  obscure  et  oubliée  de  la  science  espagnole, 
un  inventaire  de  ses  trésors  découverts  dans  les  pages  poudreuses 
de  S.  Isidore  et  de  ses  disciples,  des  philosophes  arabes  et  juifs,  de 
Raymond  Lulle,  de  Raymond  de  Sebonde,  d'Anison  March,  des  pro- 
fonds théologiens  postérieurs  à  la  renaissance,  des  grands  précep- 
tistes  comme  Puiciano  qui  surpassèrent  Lessing,  de  tous  les  poètes 
et  prosateurs  des  quatre  derniers  siècles,  de  tous  ceux  qui  avec  plus 
ou  moins  de  fortune  ont  approfondi  les  mystères  de  la  beauté  natu- 
relle et  artistique. 

La  ténacité  du  patriotisme  espagnol  et  la  voix  sévère  de  la  justice 
ont  rendu  hommage  à  Menendez  dans  tous  les  pays  où  se  parle  la 
langue  de  leur  auteur.  Ses  ouvrages  ont  un  grand  prix  ;  c'est  un 
prince  de  la  critique.  Le  P.  Francisco  Blanco  reproche  à  la  frivolité 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  451 

parisienne  son  indifférence  pour  des  ouvrages  que  l'Europe  admire. 
Nous  ne  contestons  pas  à  Menendez  l'honneur  d'appartenir  à  la  dy- 
nastie des  rois  de  la  critique  ;  nous  regrettons  de  ne  pas  voir  traduits 
en  français  ses  Heterodoxos  ;  nous  ne  les  comparons  pas  cependant, 
pour  la  grandeur  philosophique,  à  Donoso  Gortès  ou  à  Balmès  ;  et 
nous  confessons  humblement  que  si  tout  le  monde  en  Espagne  nous 
a  loué  les  talents  et  les  œuvres  de  Menendez  y  Pelayo,  personne  ne 
nous  a  dit  un  mot  de  ses  vertus  et  nos  efforts  pour  nous  instruire 
sont  restés  sans  résultat. 

S*'  Verdaguer.  —  Mosen  Jacinto  Verdaguer  naquit  en  1843  à 
Folgoroles,  humble  hameau  des  environs  de  Vich,  près  Barcelone. 
Mosen  est  un  titre  de  respect  qu'on  donne  aux  prêtres  en  Catalogne. 
La  très  modeste  famille  de  Verdaguer,  pour  lui  assurer  un  nom,  lui 
ouvrit  la  carrière  ecclésiastique,  comme  cela  se  fait  pour  beaucoup 
d'étudiants  au  séminaire  de  Vich.  Ces  jeunes  gens  suivent  les  cours 
du  séminaire  et  donnent  à  des  enfants,  des  leçons  élémentaires,  dans 
une  ferme  où  ils  reçoivent  la  nourriture  et  le  coucher.  Très  attaché 
à  la  lecture,  Jacinto  passait  de  longues  heures  dans  la  bibliothèque 
épiscopale  ;  ses  condisciples  et  ses  professeurs  ne  se  doutèrent  guère 
que  ce  montagnard  soUtaire  serait  l'auteur  de  V Atlantide  et  des 
Idyles.  La  première  manifestation  de  ses  facultés  poétiques  fut  une 
romance  couronnée  aux  Jeux  floraux  de  Barcelone  en  1865.  Un  peu 
après  quelques  jeunes  gens  courageux  fondaient,  à  Vich,  l'association 
littéraire  des  bardes  ;  les  sessions  se  célébraient  en  plein  air,  près 
d'une  fontaine,  ornée  d'un  saule.  Verdaguer  fît  le  discours  d'ouver- 
ture, et,  sans  l'avoir  ni  prévu,  ni  cherché,  fut  nommé  président.  Le 
2  octobre  1870,  il  célébrait  sa  première  messe  et  recevait  immédia- 
tement la  charge  de  coadjuteur  et  économe  du  bourg  de  Vinyolas. 
Une  céphalalgie  tenace  l'obligea  à  faire  des  excursions  maritimes, 
dont  le  fruit  fut  son  poème  de  V Atlantide  ;  il  en  avait  déjà  eu 
l'idée  dans  son  village  et  y  avait  travaillé  en  dérobant  quelques  heu- 
res aux  rudes  travaux  du  labourage.  Le  premier  dimanche  de  mai 
1877  fut  le  jour  consacré  à  la  réputation  de  Verdaguer  ;  le  consis- 
toire des  jeux  floraux  lut  publiquement  son  poème  et  lui  décerna  une 
haute  récompense, Les  triomphes  qu'il  obtint  depuis  n'altérèrent  point 


452  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

son  caractère,  ni  son  humilité  sacerdotale.  Par  un  mémorable  exem- 
ple de  désintéressement,  il  refusa  un  canonicat  qui  lui  était  offert 
spontanément  et  avec  instance.  Pendant  quelques  années,  il  fut  Tau- 
monier  du  marquis  de  Gornillas  ;  après  la  mort  du  marquis,  son  fils, 
Antonin  Lopez,  accordait  à  Verdaguer  la  protection  la  plus  affec- 
tueuse et  la  plus  décidée.  Les  dernières  années  du  grand  poète  ca- 
talan sont  enveloppées  de  mystère.  D'une  candeur  d'enfant,  il  se 
laissa  tromper  plus  d'une  fois  ;  Tévêque  Tinterdit,  puis  le  réhabilita. 
Sadernière  maladieet  sa  mort  furent  quelque  peu  mystérieuses  aussi, 
mais  elle  montra  le  fond  des  cœurs.  Toute  la  Catalogne  adorait 
Ginto  ;  son  enterrement  fut  un  incomparable  triomphe  ;  toutes  les 
sociétés  de  Barcelone  envoyèrent  leurs  chars  funèbres  et  leurs  cou- 
ronnes :  on  ne  ferait  pas  plus  pour  un  roi. 

Les  œuvres  de  Mosen  Ginto  sont  considérables.  La  plus  impor- 
tante est  V Atlantide^  histoire  poétique  d'une  civilisation  ensevelie 
sous  les  flots.  La  version  la  plus  connue  en  Gastillan  est  celle  de 
Melchior  dePalau,  retravaillée  par  Diaz  y  Garnona.  Ge  poème  a  été 
traduit  en  français  par  Albert  Savine,  en  itaHen  par  Louis  Lugnet, 
et  en  provençal  par  Juan  Morin.  Le  Canigo,ïvère.  cadet  de  V Atlantide^ 
est  une  légende  pyrénéenne  du  temps  de  la  conquête.  Les  Idyles  et 
chants  mystiques  partagent  la  célébrité  de  V Atlantide.  Verdaguer  a 
laissé  encore  une  infinité  de  poésies  ;  entre  autres  les  Chansons  et 
légendes  de  Montserrat,  la  trilogie  de  l'Enfant-Jésus  :  Bethléem, 
Nazareth  et  la  fuite  en  Egypte,  le  Rosier  de  toute  l'année,  le  Journal 
des  pensées  religieuses  et  un  Recueil  de  chants  sur  toutes  les  cir- 
constances de  la  vie.  L'orthodoxie  et  l'art  se  donnent  amicalement 
la  main  dans  toutes  les  poésies  de  Yerdaguer.  Nous  sommes  heureux 
de  mettre  son  nom  dans  l'histoire  de  l'Eglise  :  la  religion  de  S.  Au- 
gustin et  de  S.  Thomas  aime  à  se  couronner  de  poésies  divines. 
Nous  ne  croyons  pas  cependant  qu'il  faille  comparer  Yerdaguer  à 
Homère,  à  Milton,  au  Tasse,  au  Dante,  encore  moins  à  David  et  à 
Saint  Jean. 

6**  Une  pléiade.  —  Nous  enregistrons  ici  une  pléiade  d'auteurs, 
très  connue  en  Espagne,  moins  à  l'étranger.  — Dona  GeciUaBôhl  de 
Faber,  mieux  connue  sous  le  nom  de  Fernand  Gaballero,  était  née  en 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  453 

1796  à  Morgues  en  Suisse.  Mariée  à  dix-sept  ans,  dans  sa  patrie 
adoptive  TEspague,  elle  épousa  successivement  le  capitaine  Planelly, 
le  marquis  de  Arco  Hermoso  et  Arron  de  Dyala.  La  reine  Isabelle 
lui  avait  offert  un  logement  à  Séville,  elle  mourut  en  1877.  Sa  vie 
avait  été  consacrée  aux  bonnes  œuvres  et  aux  travaux  de  l'esprit.  On 
lui  doit  une  grande  quantité  de  romans  et  de  nouvelles,  particulière- 
ment recommandés  en  France  par  Germond  de  Lavigne,  Charles  de 
Mazade,  Antoine  de  Latour  et  Rameau  Avenet.  Gaballero  décrit 
avec  autant  de  grâce  que  d'exactitude  les  usages,  les  mœurs  et  les 
types  divers  de  la  société  en  Espagne,  spécialement  en  Andalousie  ; 
elle  combat  les  vices  de  la  société,  le  défaut  de  foi  et  de  mœurs  :  c'est 
le  Walter  Scott  espagnol  ;  ses  héros  sont  le  modèle  des  vertus  dont 
elle  prêche  l'imitation.  —  Une  émule  de  Gaballero,  Dona  Garolina 
Yalenda,  épouse  de  Lopez  y  Minez,  l'un  des  rédacteurs  de  la  Lecture 
dominicale^  a  publié  des  Poésies,  les  Chants  du  trouvère^  un  poème 
sur  Grenade  et  les  femmes  de  V Evangile.  Les  bons  juges  lui  trou- 
vent le  timbre  et  l'inspiration  de  la  Coronada  avec  le  ton  viril  et  les 
belles  audaces  de  Avellaneda.  Le  P.  Garcia  Blanco  l'admire. 

A  côté  de  ces  deux  femmes  nous  citerons  trois  hommes.  José  Lo- 
rilla,  né  à  Yalladolid  en  1817  ;  fils  d'un  haut  fonctionnaire  de  Fer- 
dinand YII,  il  avait  fait  ses  études  au  séminaire  des  nobles  et  avait 
été  élevé  depuis  à  Tolède,  pour  entrer  dans  la  carrière  des  lois.  Mais 
il  s'échappa  de  Madrid  et  se  fît  bientôt  connaître  parmi  les  lettrés  par  la 
composition  sur  la  mort  de  Lara,  que  suivit  une  infinité  d'autres 
œuvres  lyriques  ou  d'un  caractère  légendaire.  On  connaît,  de  lui, 
les  Souvenirs  du  temps,  les  Papiers  mélangés,  le  Savetier  et  le  roi, 
Do7i  Marc  Tenorio,  le  Traître  inconfessé  et  martyr,  un  poème  sur 
Grenade.  En  1855,  Lorilla  passa  en  Amérique,  revint  en  1866  en 
Espagne,  entra  en  1885  à  l'Académie  espagnole.  A  tous  les  témoi- 
gnages de  sympathie  et  d'admiration  qu'il  reçut,  s'ajouta  la  collation 
d'une  couronne  d'or.  Lorilla  mourut  en  1893,  connu  dans  les  deux 
mondes  comme  un  vrai  poète. 

José  Maria  de  Pereda,  né  à  Santander  en  1834,  avait  embrassé  la 
carrière  d'ingénieur  civil,  mais  la  quitta  pour  se  vouer  au  culte  de 
la  beauté  artistique.  En  1864,  par  la  publication  de  Scènes  monta- 


454  PONTIFICAT   DE   LÉON   XIII 

gnardes^  il  se  fit  connaître  comme  écrivain  de  mœurs.  Catholique 
fervent,  riche,  carliste  étranger  à  la  politique,  il  vivait  retiré  p  aisi- 
blement  dans  son  village  natal  ;  il  écrivait  ses  œuvres  merveilleuses, 
par  amour  de  Tart  et  sans  aucun  but  utilitaire.  Le  P.  Blanc o  en 
cite  une  quinzaine,  entre  autres  Blasons  et  besaces,  VAmour  des 
tisons,  Essais  dramatiques,  Types  surhumains .  Pered  a,  c'est  le  sage 
d'Horace,  heureux  dans  sa  médiocrité  dorée. 

José  Echegaray  est  une  des  premières  figures  de  l'Europe  contem- 
poraine ;  Gastélar  le  compare  à  Léonard  de  Yinci,  pourTuniversalité 
de  ses  connaissances.  Les  problèmes  scientifiques  ne  sont  pas  les 
seuls  qui  aient  occupé  son  cerveau  ;  les  points  transcendantaux  de 
droit  et  de  sociologie  ont  trouvé  un  écho  dans  ses  drames,  et  lai 
donnent  une  physionomie  de  poète  jurisconsulte  et  sociologue.  Eche- 
garay a  tracé  des  caractères  admirables  ;  son  romantisme,  éminem 
ment  spéculatif  et  sans  tache,  ne  s'enferme  pas  dans  le  cadre  de  notre 
époque.  La  Bibliothèque  de  l'art  espagnol  dit  que  la  renommée 
scientifique  d'Echegaray  s'est  étendue  à  tous  les  points  du  globe  ; 
mais  elle  ne  croit  pas  son  goût  à  la  hauteur  de  son  génie  dramatique. 

Deux  autres  noms,  souvent  cités  en  Espagne  sont  ceux  d'Orti  y 
Lara  et  de  Vicente  de  Lafuente.  Au  nom  d'Orti  y  Lara  s'attache  le 
souvenir  d'un  discours  prononcé  à  la  junte  centrale  du  congrès  ca- 
tholique de  Sarragosse  et  deux  titres  d'ouvrages  :  La  science  et  la 
révélation  divine,  preuve  qu'il  n'y  a  pas  de  conflit  entre  les  sciences 
et  les  dogmes  de  la  religion  catholique  ;  et  la  Sophisterie  démocra- 
tique :  c'est  une  réfutation  des  discours  d'Emile  Gastélar  sur  la  civi- 
lisation des  premiers  siècles  de  l'Eglise.  On  lui  doit  encore  un  ou- 
vrage sur  l'Inquisition,  publié  en  J877  et  une  philosophie  où  il  traite 
des  vérités  de  la  foi,  de  son  accord  avec  la  raison,  des  pratiques  de 
Tascétisme  et  du  beau.  Le  P.  Villada  en  fait  grand  cas.  —  Vicente 
de  Lafuente  est  un  savant  professeur,  à  qui  l'on  doit  des  leçons 
de  discipline  ecclésiastique,  une  histoire  des  Universités,  une  his- 
toire des  sociétés  secrètes  et  une  histoire  de  l'Eglise.  Le  dessein  de 
Lafuente  avait  été  de  traduire  Alzog  ;  réfiexion  faite,  il  en  détacha  ce 
qui  regarde  l'Espagne  et  y  ajouta  de  quoi  former  une  histoire  de 
l'Eglise  en  Espagne,  d'abord  en  4,  puis  en  6  volumes  :  c'est  un  tra- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  45-'» 

vail  très  estimé.  On  lui  doit  encore  un  savant  traité  sur  la  pluralité 
des  cultes  sous  le  rapport  historique,  juridique,  etc.  La  pluralité  des 
cultes  doit  aboutir  à  leur  suppression  et  à  l'oppression  de  TE^Iise. 

A  ces  deux  noms,  j'ajoute  celui  de  l'avocat  Buitrago  y  Hernandez, 
auteur  d'un  grand  ouvrage  sur  les  ordres  religieux  en  quatre  volu- 
mes, 1901.  C'est  un  travail  à  la  fois  très  savant  et  très  à  propos.  De 
nos  jours,  il  y  a,  contre  les  ordres  religieux,  un  déchaînement  de  fo- 
lies, de  passions  et  de  fureurs,  qui  ne  peut  ni  se  justifier  ni  se  com- 
prendre. A  ce  torrent  Buitrago  oppose  une  digue  savante  et  forte  ;  il 
envisage  les  ordres  religieux  :  l''  selon  le  droit  public,  2"  selon  le 
droit  canon,  3''  selon  la  législation  espagnole,  4°  selon  le  Concordat, 
5°  selon  les  actes  du  gouvernement,  6*^  selon  la  capacité  des  ordres 
religieux,  7°  selon  la  capacité  personnelle  de  chaque  membre  d'un 
Ordre.  Travail  très  bien  entendu,  très  précieux,  que  Ton  devrait 
traduire.  On  pourrait  en  rapprocher  deux  ouvrages  de  José  Maria 
Antiquera  sur  le  droit  de  l'Eglise  à  la  possession  des  biens  maté- 
riels et  un  autre  sur  la  Démocratisation  ecclésiastique,  1  vol.,  1885  ; 
—  et  un  traité  de  droit  naturel  par  Pon  y  Ordinay,  1877.  Au  milieu 
de  tant  d'aveuglements,  d'ignorances  et  de  ruines,  les  catholiques 
espagnols  savent  prouver,  par  leurs  œuvres,  qu'ils  ne  sont  point  des 
barbares  ;  et  que  leurs  adversaires  sont,  au  contraire,  les  tenants  de 
la  barbarie. 

1^  Ecrivains  ecclésiastiques.  —  Les  lettres  en  Espagne  sont  re- 
présentées surtout  par  les  évoques,  avec  une  magnificence  qui  justi- 
fie le  mot  de  catholique  Espagne.  Le  premier  à  inscrire,  pour  l'hon- 
neur, c'est  le  cardinal  Garcia  Gil  que  Tépiscopat  du  monde  entier 
choisit  comme  le  premier  président  de  la  première  commission  au 
concile  du  Vatican.  Manuel  Garcia  Gil  était  ne  le  14  mars  1802  à 
San  Salvador  de  Camba.  Prêtre  de  l'ordre  de  S.  Dominique,  il  fut 
successivement  évêque  de  Badajoz,  archevêque  de  Sarragosse.  Les 
vertus  de  ce  fervent  serviteur  de  Dieu  en  firent  l'apôtre  de  la  Galice 
et  un  héros  pendant  l'épidémie  de  choléra.  On  lui  doit  la  restaura- 
tion de  N.-D.  del  Pilar  ;  la  réputation  de  ses  connaissances  théolo- 
giques le  fit  élire  le  premier  à  la  section  de  fide.  —  Le  cardinal 
Zéphyrin  Gonzalez,  étant  professeur  à  l'Université  de  Manille,  avait 


456 


PONTIFICAT   DE   LÉON   XIII 


attiré  Tattention  des  savants  par  des  Etudes  sur  la  philosophie  de 
S.  Thomas.  Ensuite  il  écrivit  un  cours  de  philosophie  également 
recommandable  par  sa  solidité  et  son  originahté.  Son  Histoire  de  la 
philosophie  la  rendu  célèbre  dans  tout  lunivers.  On  cite  encore 
avec  éloges  beaucoup  d'autres  ouvrages,  notamment  la  Bible  et  la 
science.  Gomme  évêque  de  Gordoue,  archevêque  de  Séville  et  de 
Tolède,  il  était  surtout  célèbre  par  sa  charité.  Cardinal,  il  se  démit 
de  cette  dignité,  pour  se  livrer  plus  à  son  aise  aux  méditations  phi- 
losophiques. Pape,  nous  n'aurions  pas  accepté  cette  démission  : 
parce  que  la  pourpre  romaine  n'empêche  pas  de  philosopher,  et 
parce  qu'un  grand  philosophe  est  un  ornement  pour  le  sacré  collège  ; 
cardinal,  nous  ne  l'aurions  subie  que  comme  une  injure.  La  mémoire 
de  Gonzalez  est  en  bénédiction.  —  José  Moran,  dominicain,  qui 
rempHt,  en  Espagne  et  au  Mexique,  d'importantes  commissions,  est 
auteur  de  plusieurs  opuscules  de  piété,  d'un  commentaire  de  la 
constitution  Apostolicœ  Sedis  et  d'une  théologie  morale  en  quatre 
volumes.  —  Don  Ramon  Martinez  Yigil,  dominicain,  évêque  d'Oviedo, 
est  auteur  d'un  ouvrage  important  sur  la  Gréation,  la  Rédemption 
et  l'Eglise,  d'une  histoire  naturelle,  d'un  commentaire  de  l'Evangile 
selon  S.  Mathieu,  d'une  imitation  de  S.  Dominique,  de  deux  volumes 
sur  le  Rosaire,  de  trois  volumes  d'œuvres  pastorales  et  d'un  ouvrage 
sur  l'ordre  de  S.  Dominique  suivi  d'une  bibliothèque  des  œuvres  des 
dominicains  espagnols.  Successivement  professeur  à  TUniversiié  de 
Manille,  procureur  du  Saint-Rosaire  dans  la  province  de  Madrid, 
Martinez  Vigil  s'est  montré  homme  de  grand  talent,  homme  de 
grand  travail,  également  fort  par  la  raison  et  puissant  par  l'élo- 
quence. —  Bernardin  Lozaleda,  longtemps  professeur  à  TUniversité 
de  Manille,  puis  archevêque  de  cette  ville,  à  cause  de  l'excellence 
de  ses  mérites,  a  été  l'objet  favori  des  haines  de  l'impiété  et  deé 
fureurs  de  la  révolution  ;  plus  les  flots  se  déchaînent  contre  une 
jetée  ou  contre  un  quai,  plus  ils  montrent  sa  nécessité  et  sa  solidité. 
—  Joaquin  Fonseca,  recteur  de  l'Université  de  Manille,  également 
voué  aux  lettres  et  à  a  théologie,  a  écrit  une  histoire  presque  com- 
plète de  la  province  dominicaine  du  Saint-Rosaire  et  composé  des 
poésies  qui  lui  ont  valu  une  couronne.  —  Paulin  Alvarez,  célèbre 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  457 

prédicateur  en  Espagne,  au  Mexique  et  à  Cuba,  provincial  de  TAn- 
dalousie,  pendant  longtemps  directeur  de  laBeviiedu  Saint-Rosaire. 
a  publié  deux  volumes  de  conférences  religieuses  préchées  en  1890 
à  Barcelone  et  en  1804  à  Madrid,  une  vie  de  sainte  Catherine  de 
Sienne  d'après  le  B.  Raymond  de  Gapoue,  une  Vie  des  frères  domi- 
nicains d'après  les  merveilleuses  légendes  du  xni®  siècle  et  un  recueil 
d'hymnes  sacrés  pour  les  fêtes  de  TEglise.  —  Le  docteur  Fernando 
Blanco,  né  en  1812  à  Tola  de  Sena  près  Oviedo,  récitait  les  lettres 
de  l'alphabet  si  parfaitement  qu'on  lui  disait:  N'aie  pas  peur,  tu 
seras  évèque  ;  il  prit  l'habit  dominicain  à  Salamanque,  y  resta  profes- 
seur après  la  laïcisation  et  s'y  montra  un  véritable  apôtre.  A  cause 
de  son  zèle,  il  fut  banni,  en  1858,  par  le  gouvernement.  Secrétaire 
du  cardinal  Guesta,  il  fut  chargé  par  Pie  IX  de  parler  en  présence 
des  évêques  réunis  à  Rome  pour  la  définition  dogmatique  de  l'Im- 
maculée-Conception  et  excita  l'admiration  de  son  auditoire.  En  1864, 
Pie  IX  le  chargea  de  revoir  la  célèbre  Encyclique  :  Quanta  cura  ;  on 
dit  même  qu'il  en  est  l'auteur.  La  reine  Isabelle  l'appelait  son  évèque 
et  le  consultait  dans  les  cas  graves.  Sénateur  du  royaume,  arche- 
vêque de  Valladolid  en  1875,  il  mourut  en  juin  1881. 

8°  Antolin  Monescillo.  —  L'un  des  plus  illustres  écrivains  de 
l'Espagne  fut  Antolin  Monescillo,  né  le  2  septembre  1811  à  Coral 
de  Galatrava,  diocèse  de  Tolède  ;  il  fut,  à  son  baptême,  placé  sous 
la  protection  d'un  martyr,  et  aux  premières  lueurs  de  son  intelli- 
gence, on  vit  de  quelles  heureuses. prédispositions  l'avait  enrichi  le 
ciel.  Ses  études  élémentaires,  à  tous  les  degrés,  furent  autant  de 
triomphes  ;  en  1836,  il  fut  promu  au  sacerdoce.  Le  génie  de  l'écri- 
vain, qui  est  l'une  de  ses  qualités  saillantes,  se  révéla  dans  la  bio- 
graphie d'un  des  maîtres  de  sa  jeunesse  ;  ce  fut,  dit  le  Courrier 
espagnol,  l'étoile  lumineuse  qui  fit  voir,  dans  l'auteur,  un  homme 
de  cœur  et  de  caractère.  Le  bannissement  du  protecteur  de  son  en- 
fance mit  en  vif  relief  le  courage,  plus  que  cela,  l'intrépidité  de 
Monescillo.  A  la  mort  de  sa  mère,  il  l'embauma  littéralement  de  ses 
larmes.  Pour  raconter  dignement  cette  vie,  il  faudrait  un  volume  ; 
nous  nous  bornons  à  dire  qu'il  fut,  en  1861,  évoque  de  Galatrava; 
en  1865,  évèque  de  Jaën  ;  en  1877,  archevêque  de  Valence  ;  en  1892 


458  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

archevêque  de  Tolède,  primat  d'Espagne.  Ce  prélat  fut  revêtu  de 
toutes  les  charges  politiques,  adjointes,  en  Espagne,  aux  fonctions 
religieuses.  Au  milieu  de  toutes  les  préoccupations,  Monescillo  ne 
cessa  jamais  d'écrire,  soit  pour  combattre  Terreur,  rectifier  les  idées 
ou  propager  la  science  pure.  Le  cardinal  Monescillo  mourut  en  1897. 
Pendant  sa  longue  vie,  il  collabora  aux  journaux  et  aux  revues  ca- 
tholiques de  son  pays.  Monescillo  était  un  écrivain  très  fécond,  un 
critique  très  prudent,  un  savant  de  premier  ordre.  La  nomenclature 
de  ses  œuvres,  dans  le  Courrier  espagnol^  ne  compte  pas  moins  de 
trente-sept  numéros.  Outre  les  volumes  consacrés  aux  œuvres  pasto- 
rales, nous  citons  une  traduction  du  Dictionnaire  théologique  de 
Berger  et  de  la  Symbolique  de  Mœhler,  un  traité  de  la  vraie  religion 
comme  addition  à  la  théologie  de  Thomas  de  Charmes,  une  réfutation 
des  idées  de  Donoso  Gortez  sur  la  liberté  et  la  perfectibilité  humaine, 
le  Nouveau  Bécan  ou  l'analogie  de  Tancien  et  du  nouveau  Testament, 
six  volumes  d'homélies,  deux  catéchismes,  un  discours  pour  la  dé- 
fense de  l'unité  catholique.  La  voie^  la  vérité  et  la  vie,  commentaire 
pieux  de  Flmitation  de  Jésus-Christ  ;  Jésus- Christ,  roi  des  nations  ; 
Raphaël  et  Tobie  comme  modèles  de  vertu  morale  et  politique  ;  une 
protestation  contre  la  liberté  des  cultes  ;  un  message  à  l'épiscopat 
espagnol  ;  dix  conférences  religieuses  ;  une  étude  sur  le  paupérisme, 
comme  problème  social  ;  Tlllustration  des  enfants  ;  une  Neuvaine  à 
la  Sainte  Yierge.  Le  Courrier  espagnol  dit  des  œuvres  de  Mones- 
cillo que  c'est  le  sanctuaire  du  savoir,  un  monument  grandiose, 
d'où  émanent  silencieuses  les  pensées  d'un  génie  fertile,  patient  et 
inébranlable.  Monescillo  est  une  des  gloires  du  pontificat  de 
Léon  XIII,  qui  n'en  compte  pas  beaucoup  d'un  si  vif  éclat. 

9^  Carbonero  y  Sol.  —  Un  des  écrivains  les  plus  méritants  de 
l'Espagne,  c'est  Carbonero  y  Sol,  fondateur  et  directeur  de  la  Croix, 
revue  religieuse  d'Espagne.  Léon  Carbonero  y  Sol  était  né  en  1812, 
à  Yillatabas,  province  de  Tolède  ;  il  devait  mourir  en  1902.  Pendant 
ses  humanités,  il  avait  étudié  les  langues  modernes  en  même  temps 
que  les  langues  anciennes  ;  pendant  ses  études  de  droit,  il  avait 
abordé  l'étude  de  l'économie  politique.  Bachelier,  licencié,  docteur, 
il  était  devenu  professeur  avant  même  d'être  gradé  ;  il  enseignait 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE    EN    ESPAGNE  459 

l'italien,  le  français  et  l'arabe.  Tour  à  tour  fonctionnaire,  juge,  avo- 
cat, il  serait  difficile  de  nombrer  les  professions,  les  dignités,  les 
charges,  les  titres  et  les  distinctions  auxquels  il  put  parvenir,  pen- 
dant une  si  longue  carrière.  C'était  à  la  fois,  un  homme  d'étude,  de 
conviction  et  d'action.  A  ce  titre,  il  eut  à  subir  aussi  plus  d'une 
épreuve.  En  1835,  il  fut  exilé  pour  une  dissertation  contre  le  libé- 
ralisme ;  en  1841,  il  eut  à  subir  un  procès  pour  avoir  défendu  les 
chanoines  de  Tolède,  protestataires  contre  la  spoliation  de  l'Eglise  ; 
en  1855,  il  eut  un  nouveau  procès  à  cause  de  la  défense  des  biens 
de  l'hôpital  de  Séville  ;  en  1869,  il  fut  expulsé  de  sa  chaire  à  l'Uni- 
versité de  Séville  pour  refus  de  serment  à  la  Constitution  de  1869.  A 
trois  reprises,  il  fut  attenté  à  ses  jours.  Cet  homme  de  bronze  n'a- 
vait peur  de  rien  et  marchait  toujours  en  avant.  Epoux  et  père  d'une 
nombreuse  famille,  il  s'appliquait  aux  devoirs  de  la  vie  domestique 
comme  s'il  n'eût  pas  d'autres  devoirs  à  remplir.  Parmi  les  innom- 
brables œuvres  qui  honorent  sa  carrière,  il  faut  citer  la  souscription 
pour  le  clergé  de  Fribourg,  la  découverte  du  manuscrit  de  Geballos  : 
La  fausse  philosophie  est  un  crime  de  VEtat,  la  souscription  pour 
replacer  les  croix  de  Séville,  l'assistance  à  l'assemblée  catholique  de 
Belgique,  les  souscriptions  pour  le  Denier  de  Saint-Pierre,  et  pour 
les  messes  de  Rome,  la  collaboration  à  la  bibliothèque  de  l'Immacu- 
lée-Conception  au  Puy,  des  solennités  de  réparation  par  la  très 
sainte  Vierge,  spécialement  dans  le  mystère  de  son  Immaculée-Con- 
ception, l'association  catholique  de  l'Espagne,  îe  conseil  supérieur  de 
la  jeunesse  catholique,  l'Union  catholique  et  une  ambassade  pieuse 
près  de  Pie  IX.  Fondateur  de  la  Croix  d'Espagne  avec  un  groupe 
d'écrivains  catholiques,  tous  d'un  mérite  supérieur,  et  dont  plusieurs 
parvinrent  aux  plus  hautes  dignités,  il  fut  en  même  temps  directeur 
du  Conciliadory  du  Bulletin  ecclésiastique  de  Séville  et  de  Xo^ Mosaï- 
que, revue  littéraire.  Toutefois  son  principal  titre  à  la  reconnaissance 
de  l'histoire,  ce  sont  ses  œuvres  ;  savoir  :  1»  Deux  volumes  de  poé- 
sies, des  cantiques  orientaux  et  un  drame  sur  GonzalvedeCordoue  ; 
—  2o  des  ouvrages  édités  par  ses  soins,  comme  les  écrits  inédits  de 
Massillon,  les  sermons  d'Andrès  Amaya,  le  Concordat  de  1851 ,  la 
Défense  de  l'Immaculée-Conception,  la  Bulle  Auctorem  fidei,  un 


460  PONTIFICAT   DE   LÉON    XIII 

Jugement  final  sur  Voltaire,  V Index  des  livres  prohibés,  les  Obser- 
vations du  Saint-Siège  en  réponse  au  Mémorandum  espagnol  et  des 
observations  sur  la  réforme  ecclésiastique  ;  —  3°  des  ouvrages  tra- 
duits par  Garbonero,  comme  la  Somme  théologique  de  S.  Thomas, 
la  petite  Somme  de  fide,  le  De  regimine  principum,  le  Dictionnaire 
des  décrets  de  la  congrégation  des  Rites  par  Falize,  la  Vie  de  Ben- 
nefoy,  les  conférences  du  P.  Félix  sur  ]e  progrès  et  un  Mémorial  des 
pasteurs,  par  dom  Barthélémy  des  Martyrs  ;  —  4°  enfin  les  ouvra- 
ges originaux  du  même  auteur  sur  Vélection  et  les  qualités  des  mi- 
nistres, une  collection  d'auteurs  espagnols,  des  extraits  alphabéti- 
ques du  Décret,  l'Espagne  artistique,  Tolède  religieux,  Sévihe 
religieux,  la  Vie  du  F.  Sébastien  de  Jésus,  deux  neuvaines  à  la 
Sainte-Vierge,  un  discours  de  réception  à  l'Académie  de  Séville,  un 
discours  sur  la  langue  et  les  lettres  arabes,  une  histoire  générale 
des  missions  d'après  le  baron  Henrion,  un  traité  théorique  et  pratique 
du  mariage  dont  il  a  été  fait  quatre  éditions,  des  biographies  des  car- 
dinaux Wiseman  et  Monescillo,  V Encyclique  et  le  Jubilé  de  1864, 
la  Chronique  da  concile  du  Vatican  en  4  volumesj  la  Chronique  du 
pèlerinage  espagnol  en  1876,  un  volume  de  1.200  pages  sur  la  vie 
et  rhonnêteté  des  clercs,  la  chronique  des  assemblées  catholiques  de 
l'Espagne  en  5  volumes,  une  Compilacion  de  la  nouvelle  législation 
canonique,  civile  et  pénale  ;  un  traité  du  confesseur  des  religieuses  ; 
la  Chronique  du  Congrès  antimaçonnique  de  Trente  ;  la  Guirlande  de 
l'innocence  ;  des  hommages  à  S.  Bonaventure,  à  sainte  Thérèse  de  Jé- 
sus,au  séraphique  Père  S.  François  d'Assise, à  S.  Augustin  et  au  Pape 
Léon  XIII,  à  S.  Grégoire-le-Grand,  à  S.  Jean  de  la  Croix,  à  S.  Louis 
de  Gonzague  et  à  Christophe  Colomb  ;  la  chronique  du  premier  con- 
grès eucharistique  de  Valence  ;  un  discours  sur  la  nécessité  du  prin- 
cipat  civil  des  Pontifes  Romains.  Le  total  des  œuvres  de  Garbo- 
nero atteint  le  chiffre  de  quatre-vingt  dix  volâmes  ;  plus  les  cent  vo- 
lumes de  la  Croix  ;  et,  avec  les  rééditions,  en  tout  212  volumes.  Les 
Espagnols  jouissent  d'une  réputation  de  paresse  que  défend,  sans 
réplique  possible,  la  vie  laborieuse  de  Garbonero  y  Sol.  Par  la 
grâce  de  Dieu,  cet  auteur  a  joui  toujours  d'une  bonne  santé  ;  il  possé- 
dait une  grande  facilité  pour  écrire.  Ce  n'était  pas  seulement  un 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  464 

écrivain  courageux  ;  c'était  un  catholique  de  marque  dont  les  écrits 
attestent  également  le  talent,  le  savoir,  la  foi,  la  conscience  et  le  ca- 
ractère. Garbonero  y  Sol  était,  à  sa  mort,  le  grand  doyen  de  la  presse 
espagnole  ;  il  avait  été  Tami  de  Balmès. 

Par  ces  quelques  pages,  dont  nous  avons  recueilli  les  informations 
en  Espagne  Tan  dernier,  1905,  l'Espagne  est  toujours  la  catholique 
Espagne  ;  elle  a  gardé  sa  foi  et  ses  mœurs,  mais  le  sensualisme  et  le 
libéralisme  énervent  également  les  mœurs  et  la  foi.  Le  climat  a  ses 
vicissitudes  ;  la  race  espagnole  a  aussi  ses  qualités  et  ses  défauts.  En 
Espagne,  les  Jésuites  sont  rayonnants  de  lumière,  les  Dominicains 
brûlants  de  zèle,  les  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  animés  du  plus 
ardent  prosélytisme,  les  sociétés  de  S.  Vincent-de-Paul  fidèles  à 
l'esprit  de  leur  fondateur  ;  Tépiscopat  également  distingué  par  la 
science,  par  les  œuvres,  par  la  bravoure.  La  famille  royale  est,  en 
général,  très  aimée  ;  elle  est  fidèle  aux  pratiques  religieuses  et  à 
son  vieux  cérémonial.  Le  jeune  roi,  aimé  des  soldats,  est  littérale- 
ment ridole  du  peuple.  La  nation  espagnole  est  riche  en  bonnes 
œuvres  et  bien  outillée  pour  la  défense  sociale.  La  presse  est  là, 
comme  partout,  un  instrument  de  dissolution.  La  nation  espagnole, 
bien  que  très  croyante,  a  des  habitudes  blasphématoires,  absolument 
horribles,  qui  lui  viennent,  sans  doute,  des  Maures,  mais  dont  elle  a 
bien  tort  de  garder  Tinsolente  putréfaction.  A  la  nation  et  au  gou- 
vernement d'Espagne  nous  souhaitons,  pour  son  relèvement  présent 
et  sa  grandeur  future,  de  se  faire  une  armée  et  d'annexer  le  Maroc. 
Un  peuple  pour  se  gouverner  a  besoin  de  grandir  ;  dès  qu'il  cesse 
de  grandir,  il  diminue  ;  une  fois  qu'il  diminue,  il  est  perdu  ;  sa  ruine 
totale  n'est  plus  qu'une  question  de  temps.  Pour  les  peuples,  encore 
plus  que  pour  les  individus,  la  devise  honorable  et  salutaire,  c'est  : 
En  avant,  toujours  ! 

§  IV.  —  LES  SAVANTS  D'ALLEMAGNE 

La  science  est  la  connaissance  raisonnée  de  Dieu,  de  l'homme  et 
de  la  création.  Autant  la  pensée  humaine  peut  avoir  d'objets,  autant 
elle  a  de  facultés  pour  en  raisonner  la  connaissance,  autant  elle 


462  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

crée  de  sciences.  On  entend  toutefois  communément  par  sciences  : 
les  sciences  physiques  et  mathématiques,  l'histoire,  la  philosophie, 
la  théologie  et  la  politique.  Les  arts  ne  se  confondent  pas  avec  les 
sciences,  quoique,  sous  plus  d'un  rapport,  ils  usent  des  mêmes  pro- 
cédés. Les  lettres,  au  moins  dans  leur  forme  ordinaire,  s'en  distin- 
guent. Ici,  sans  vouloir  nous  arrêter  à  cette  question,  nous  prenons 
les  sciences  dans  leur  acception  générale  ;  et  nous  entendons  par 
savants  d'Allemagne,  sans  distinction,  tous  ceux  que  l'opinion  publi- 
que décore  de  ce  noble  titre. 

1°   La  science  allemande.  —  La  science  allemande  jouit  d'une 
réputation  universelle  et^  pour  parler  franchement,  elle  la  mérite. 
L'allemand  possède  une  espèce  de  prédestination  à  la  science  ;  son 
pays  lui  offre,  dans  son  esprit  et  ses  institutions,  les  moyens  de 
l'acquérir  et  les  motifs  d'émulation  pour  s'y  avancer.  Dès  notre  jeu- 
nesse, nous  éprouvions,  pour  la  science  allemande,  un  vif  attrait  ;  il 
nous  semblait  que  les  Allemands  comprenaient  mieux  que  nous  ;  et 
nous  éprouvions  une  espèce  de  joie  à  fréquenter  leur  école.  Abs- 
traction faite  de  nos  goûts  ou  de  nos  illusions,  il  est  beau,  certes, 
qu'au  sein  d'un  peuple^  un  certain  nombre  d'hommes  de  haute  cul- 
ture, l'élite  de  l'intelligence  nationale,  s'appliquent  aux  sciences,  aux 
lettres,  aux  arts,  à  l'histoire,  à  la  philosophie,  à  la  politique,  aux 
sciences  morales  et  sociales  ;  et  s'y  consacrent  avec  tant  de  désinté- 
ressement, tant  de  zèle,  tant  de  courage,  que  leur  vie  entière  s'écoule 
sans  qu'ils  lâchent  pied.  Que  tous,  sans  exception,  aboutissent  à 
d'importants  résultats,  on  ne  peut  pas  raisonnablement  le  préten- 
dre ;  mais  le  seul  fait  de  passer  sa  vie  à  l'étude,  c'est  une  occupation, 
justement  honorée  et  profondément  douce,  dont  Gicéron  et  Gœthe, 
organes  ici  du  genre  humain,  ont  gravé  l'éloge  en  traits  immortels. 
Dans  la  quantité,  du  moins,  il  y  en  a  toujours  un  certain  nombre 
qui,  sous  la  loi  du  travail  et  par  l'exception  du  talent,  produisent 
des  œuvres  de  haute  valeur,  dont  tout  le  monde  profite  et  dont  l'hu- 
manité s'honore.  L'ensemble,  même  les  points  réels,  vous  touche, 
parce  qu'il  est  toujours  beau  de  se  dévouer  corps  et  âme,  au  culte 
de  la  vérité,  suivant  la  formule  des  auteurs  :  Vitam  impendere  vero. 
En  1904,  nous  visitions  l'Allemagne  pour  préparer  les  éléments 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  463 

de  ce  chapitre  ;  nous  en  avons  poursuivi  depuis  les  informations, 
grâce  au  bienveillant  concours  de  nos  hôtes  (1),  dont  Tinexprimahle 
générosité  doit  trouver  ici  son  éloge,  dans  la  cordiale  expression  de 
notre  gratitude.  En  attendant  la  nomenclature  des  savants  et  de 
leurs  œuvres,  nous  voulons  exprimer  une  observation  préliminaire, 
respectueusement  sans  doute,  mais  avec  la  profonde  conviction  de 
sa  vérité.  Par  le  fait,    'Allemagne  est  oupée   en  deux,   catholique 
d'un  côté,  hérétique  de  l'autre  ;  la  scission  est  profonde  ;  l'opposi- 
tion, à  ce  qu'il  paraît  ou  plutôt  à  ce  qu'ils  disent,  irréductible.  De 
chaque  côté,  il  y  a  de  grands  savants,  qui   creusent  tous  les  problè- 
mes, qui  vont  jusqu'au  fond  des  choses,  qui  posent  des  principes, 
qui  déduisent  des  preuves,  qui  argumentent  et  mettent  le  tout  dans 
de  gros  livres.  Ce  zèle  est  la  marque  de  leur  conviction  ;  nous  lui 
rendons  hommage.  Mais  puisqu'ils  sont  coupés  en  deux,  que  les  uns 
disent  oui,  que  les  autres  disent  non,  et  que  la  vérité  est  une,  évi- 
demment,  la  moitié  au  moins  des  savants,  est  dans  l'erreur,  dans 
les  ténèbres,  dans  le  néant  de  la  pensée.  C'est  l'oracle  du  bon  sens. 
Cette  juste  observation  devrait  armer  chaque  parti  l'un  contre  l'au- 
tre ;  par  les  armes  loyales  de  la  discussion,  catholiques  et  protes- 
tants devraient  travailler  constamment,  ardemment,  à  se  convaincre. 
Pas  du  tout  :  les  armes  ne  leur  poussent  pas  aux  mains  ;  entre  ces 
savants,  il  n'y  a  pas  de  bataille.  Bien  plus,  ils  vivent  côte  à  côte, 
ils  se  servent  au  même  plat,  causent  en  bons  amis,  et  ne  profèrent 
jamais  un  mot  sur  leurs  dissidences  religieuses.  Leurs  combats  sont 
tous  muets  et  ne  se  passent  que  dans  les  livres;   à  peu  près  sans 
résultats.  Catholiques  et  protestants  paraissent  atteints  du  même 
mal  ;  tous  inertes,  au  moins  en  apparence,  tous  peut-être  mollusques 
et  sabreurs  en  paroles,  bénisseurs  en  action.  Cet  esprit  est  si  bien 
passé  dans  les  mœurs,  que  tous  les  laïques,  hommes  et  femmes,  en 
subissent  les  inspirations.  Même  les  personnes  pieuses,  les  mieux 
pensantes,  y  vont  de  leur  petit  propos  sur  la  tolérance  et  estime- 

(1)  M.  Armand  Savaète,  directeur-professeur  à  l'école  des  Pages  du  Roi  de 
Bavière,  et  Madame  Savaète,  née  Hélène  Neumeyer,  qui  ont  bien  voulu  faire 
pour  nous  maintes  démarches  et  maintes  recherches.  Qu'ils  soient  remerciés 
comme  ils  ont  agi,  avec  le  cœur. 


464  PONTIFICAT    DE   LÉON    XllI 

raient  mauvais  goût  ou  mauvaise  éducation,  d'y  déroger.  «  Le  dis- 
cours de  G-rimm  sur  la  tolérance,  disait  Voltaire,  c'est   le  discours 
d'un  sot,  à  Tusage  des  imbéciles.  »  Imbéciles,  non,  mais  les  Alle- 
mands sont  tous  plus  ou  moins  fondus  dans  cette  confusion,  dans 
ce  syncrétisme  habituel,  qui  énerve  les  cœurs  et  les  bras.  Cette  hu- 
meur pacifique   est  contraire  à  la  nature  humaine,  au  fond  plus 
belliqueuse,  elle  est  contraire  à  la  nature  de  Tâme,  soucieuse  néces- 
sairement de  ses  destinées  immortelles  ;  contraire  à  la  nature  de  la 
religion,   à  la  gravité  de  la  croyance,   à  l'importance  de  ses  lois,  à 
Tautorité  de  ses  institutions.  En  Allemagne,  il  y  a  au  moins,  une 
personne  qui  ne  paraît  pas  croire  si  facile  de  se  tenir  inerte  et  de 
garder  le  silence  ;  il  parle  de  poudre  sèche  et  de  sabre  aiguisé  ; 
sans  doute  il  ne  croit  pas  que  tout  le  monde  doit  embrasser  tout  le 
monde.  Croyance  d'ailleurs  universelle  :  le  tolérantisme  n'est  qu'un 
synonyme  dissimulé  de  l'égoïsme  et  un  plaidoyer  bénin  en  faveur 
de  la  paresse. 

Nous  souhaitons  à  l'Allemagne,  de  prendre,  intellectuellement,  des 
usages  plus  militants  ;  d'ouvrir  dans  son  sein  une  croisade  et  de  la 
poursuivre  jusqu'à  ce  que  l'Allemagne  revienne  à  la  foi  de  S.  Boniface, 
sous  le  sceptre  de  Charlemagne.  Sur  l'étonnement  que  nous  éprou- 
vions à  voir  les  Allemands  si  mornes  et  sur  le  vœu  que  nous  expri- 
mions de  les  voir  secouer  leur  torpeur  et  s'animer  à  ces  combats, 
où  les  vaincus  même  sont  victorieux,  il  nous  fut  répondu  :   Que  les 
Allemands  n'avaient  pas  le  talent  de  la  controverse,  ni  sa  vertu  plu- 
tôt ;  et  que  s'ils  se  mettaient  à  ouvrir  des  tournois  théologiques,  ils  ne 
tarderaient  pas  à  se  prendre  au  collet,  peut-être  à  se  couper  la  gorge. 
Ce  serait  d'une  extrémité  à  l'autre.  Mais  peut-être  ces  alternatives 
de  paix  et  de  guerre,  également  funestes,  devraient  les  amener  à 
croire  qu'il  y  a  un  prince  de  la  vérité  comme  il  y  a  un  prince  de  la 
paix  et  que  son  représentant  en  ce  monde  est  le  juge  né  des  contro- 
verses. Que  Dieu  ait  Hvré  le  monde  aux  disputes  des  hommes,  il  y 
paraît  bien  ;  mais  il  n'est  pas  écrit  que  ces  disputes  ne  doivent  ja- 
mais aboutir  ou  n'aboutir  qu'à  des  ruines. 

2**  Statistique  de  la  science.  —  Nous  avons  vu  plus  fort  ;  nous 
avons  vu,  en  Allemagne,  quelques  savants  catholiques,  animés  de  la 


LES    SAVANTS    d'aLLKM AGNIC  465 

plus  belle  vertu,  poursuivre  de  leurs  anathèmes,  au  nom  de  la  science, 
Luther  et  le  luthéranisme.  Et  nous  avons  vu  des  savants  catholiques, 
au  nom  de  la  science,  défendre  le  luthéranisme  et  Luther,  ou, 
du  moins,  les  excuser.  Par  là,  ces  derniers  se  donnaient  le  renom 
d'esprits  délicats  et  d'hommes  courtois  ;  ils  pensaient  môme,  par  là, 
se  donner  le  lustre  d'une  science  plus  étendue  et  plus  profonde.  Que 
la  science  soit  juge,  dans  des  questions  d'histoire  ou  de  science, 
nous  n'en  ferons  pas  une  question  ;  mais  quand  de  vrais  savants, 
réputés  tels  même  par  les  protestants,  dénoncent  les  contradictions, 
les  abjections  et  les  fléaux  du  luthéranisme,  si  d'autres  savants  ca- 
tholiques soutiennent  le  contraire,  l'histoire  doit  dire  que  c'est  là 
plus  qu'un  crime,  c'est  une  sottise. 

Ces  écarts  ne  nous  empêchent  pas  d'admirer,  en  Allemagne,  l'in- 
tensité de  la  vie  intellectuelle,  la  fidélité  à  l'étude  et  l'ardeur  au  tra- 
vail. La  meilleure  preuve  qu'on  en  puisse  donner,  c'est  la  statistique 
actuelle  des  écrivains  catholiques  allemands.  En  Prusse,  on  compte 
1026  écrivains,  hommes  et  femmes  ;  dont  475  pour  le  pays  Rhénan, 
191  pour  la  Westphalie,  46  pour  le  Hanovre,  71  pour  Hesse-Nassau, 
136  pour  la  Silésie,  30  pour  la  Saxe,  37  pour  le  Brandebourg  et 
Berlin,  40  pour  l'Est  et  l'Ouest  de  la  Prusse.  —  En  Bavière,  739  écri- 
vains, 87  en  Wurtemberg,  85  en  Bade,  71  en  Alsace-Lorraine, 
49  dans  le  grand  duché  de  Hesse. 

En  Autriche-Hongrie,  on  compte  715  écrivains.  L'Autriche  supé- 
rieure, 84  ;  la  Basse-Autriche,  266  ;  Tyrol  et  Voralberg,  147  ;  Salz- 
bourg,  40  ;  Styrie,  18  ;  Garinthie,  15  ;  Bohême,  78  ;  Moravie,  15  ; 
la  Suisse  allemande,  78  ;  le  Luxembourg,  51  ;  la  Hollande,  42  ;  la 
Belgique,  6  ;  l'Italie,  31  ;  le  Danemark,  6.  En  Amérique,  la  langue 
allemande  compte  60  écrivains  connus. 

«  L'écrivaillerie,  disait  Montaigne,  c'est  l'emblème  d'un  siècle 
débordé.  »  Ce  jugement  peut  être  vrai  pour  le  xvi®  siècle,  il  ne  l'est 
pas  pour  le  xx®.  L'invention  de  l'imprimerie,  l'extension  du  journa- 
lisme ont  plus  que  décuplé  le  nombre  des  lecteurs  ;  à  ces  lecteurs  il 
faut  des  aliments,  le  pain  quotidien  de  l'esprit.  Le  grand  nombre 
d'écrivains  est  le  signe  caractéristique  d'une  période  de  civilisation. 

3°  Les  frères  Schmid.  —  Fontenelle  dit  quelque  part  que  s'il  con- 
Hist.  de  TEglise.  —  T.  xliv  30 


4G6  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

naissait  une  vérité  qui  puisse  accroître  le  trésor  de  nos  connaissan- 
ces, il  fermerait  la  main,  sans  doute  par  crainte,  en  augmentant 
nos  connaissances,  d'augmenter  dans  la  même  proportion,  la  res- 
ponsabilité de  nos  consciences.  Pour  nous,  qui  avons  les  mains 
pleines,  nous  écartons  la  pensée  de  Fontenelle  ;  nous  voulons  ouvrir 
nos  mains  toutes  grandes.  Dans  l'embarras  où  nous  sommes  de  dresser 
une  si  imposante  nomenclature,  nous  laisserons,  au  lecteur,  le  soin 
de  classer  les  auteurs  ;  nous  les  cataloguons,  nous,  dans  Tordre  de 
nos  investigations  :  ce  tableau  est  une  page  de  nos  notes  de  voyage. 

Nous  mettons  en  tète,  les  frères  Schmid  :  ce  sont  les  deux  premiers 
savants  que  nous  ayons  vus,  et,  par  grâce  de  la  divine  Providence, 
nous  les  avons  trouvés,  avec  nous,  pour  les  consonnances  dogmati- 
ques, les  résolutions  moi'ales,  les  idées  de  réforme  catholique  et  le 
parti  pris  de  combat,  en  parfaite  unité.  Dans  d'autres  pays,  en 
Italie,  en  Espagne,  en  Belgique,  nous  avons  fait  de  semblables  ren- 
contres. C'était,  pour  nous,  la  preuve,  que  nous  avions  pris  notre 
diapason  sur  une  note  commune,  et  que  cette  note  était  la  domi- 
nante de  la  Sainte  Eglise. 

Le  docteur  Aloys  Von  Schmid,  né  le  22  décembre  1823,  à  Zaum- 
berg,  près  Sunnenstadt,  professeur  d'apologétique  à  l'Université  de 
Munich,  a  écrit  entre  autres  :  L'Histoire  du  développement  de  la  lo- 
gique de  Hegel  ;  La  Direction  scientifique  sur  le  terrain  cathohque; 
Science  et  autorité  ;  l'Apologétique  comme  base  spéculative  de  la 
théologie.  Ce  dernier  ouvrage,  publié  en  1900,  est  un  Uvre  dont 
nous  n'avons  pas  l'équivalent  en  France. 

Le  docteur  André  Schmid,  né  le  9  janvier  1840,  à  Zaumberg,  a 
écrit  et  publié  :  L'autel  chrétien  et  son  décor  ;  l'Histoire  du  Georgia- 
num,  grand  séminaire  de  Munich  dont  il  est  le  très  digne  supérieur  ; 
Pensées  religieuses  ;  Le  chant  liturgique  d'après  la  liturgie  du  moyen 
âge.  Le  docteur  André  est  aussi  professeur  à  l'Université  ;  mais  dans 
ses  ouvrages,  il  s'est  surtout  préoccupé  de  la  formation  sacerdotale 
des  élèves  confiés  à  ses  soins.  Lui  et  le  docteur  Leitner,  son  sub-re- 
gens,  tiennent  ce  séminaire  sur  un  pied  de  haute  distinction;  leur 
bibliothèque  est  tout  à  fait  de  premier  ordre  ;  leur  séminaire,  par  sa 
décoration  archéologique,  est  peut-être  le  premier  séminaire   du 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  467 

monde.  L'histoire  du  Georgiaiium  est  un  beau  grand  ouvrage,  savant 
dans  son  texte,  décoré  de  splendides  illustrations  ;  l'histoire  du  chant 
liturgique  a  paru  en  1900. 

A^  Hertling  et  Grauert.  —  Ce  sont  deux  laïques,  docteurs  et  pro- 
fesseurs, également  distingués  par  la  haute  science  et  par  la  bonne 
grâce.  Hertling  en  particulier  est  peut-être  Thomnie  le  plus  gracieux 
de  la  Bavière  ;  ce  qui  ne  Tempeche  pas  d'être,  pour  son  savoir,  près 
de  ses  élèves  de  l'Université,  un  objet  d'admiration. 

Georges,  baron  de  Hertling,  est  né  le  30  août  1843,  à  Darmstadt  ; 
il  est  membre  de  l'Académie  des  sciences,   pair  de  Bavière,  député 
au  Reichstag,  professeur  à  l'Université  de  Munich.  On  lui  doit  :  De 
Aristotelis  ratione  unhis  ;   Matière  et  forme  ;  Définition  de  l'âme, 
d'après  Aristote  ;  Au-dessus  des  bornes  du  méchanisme,    explica- 
tions naturelles  ;  La  Sicile  ;  Souvenirs  d'Overbeck  ;  Darwin,  Hœckel, 
Yirchow  ;  Le  Darwinisme  ;  Hypothèse  de  Darwin  ;  Albert  le  Grand  ; 
Etudes  et  discours  politiques  ;  Locke  et  l'Ecole  de  Cambridge  ;  Petits 
écrits  sur  l'histoire  contemporaine  ;  Le  principe  du  catholicisme  et 
de  la  science  ;  Saint  Augustin  :  ce  dernier  écrit  est  de  1904  et  a  déjà 
atteint  sa  9'  édition.  Le  baron  Hertling,  justement  admiré  de   ses 
élèves,  jouit,  à  la  cour  de  Berlin,  d'une  très  haute  considération  :  il 
honore  autant  qu'il  peut  être  honoré. 

Hermann  Grauert,  né  le  7  septembre  1850  à  Pritzwalk,  dans  le 
Brandebourg,  docteur  en  philosophie,  professeur  à  l' Université  de 
Munich,  est  rédacteur  du  Bistorische-Jahrbuch  ;  il  a  publié,  en  1903, 
Dante  et  Houston  Stewart  Chamberlain  ;  il  publia,  avec  le  professeur 
Heigel,  des  études  historiques  très  intéressantes  ;  il  est  à  la  tête  des 
importantes  publications  de  la  Société  de  Gœrres. 

^°  KnOpfler  et  Bardenhewer.  —  Ce  sont  deux  prêtres,  docteurs 
en  philosophie  et  théologie,  professeurs  à  l'Université  de  Munich; 
tous  deux  sont  allemands,  mais  Tun  est  plus  allemand  et  l'autre 
plus  italien. 

Aloïs  Knôpfler,  né  le  29  août  1847,  à  Schomberg,  dans  le  Wur- 
temberg, a  revu  le  Manuel  d'histoire  ecclésiastique  d'Hefelé,  son 
ami  et  réédité  quelques  volumes  de  son  Histoire  des  conciles  ;  il  doit 
la  continuer  ;  nous  désespérons  d'en  voir  la  fin.  Knôpfler  est  éditeur 


468  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

des  Etudes  historiques  sur  TEglise,  dont  il  a  publié  déjà  plusieurs 
volumes.  On  lui  doit  encore  :  Waldfried  Stabonis,  Liber  de  concor- 
das et  incrementis  ;  un  souvenir  de  Mœhler  ;  le  Pater  en  images  et 
en  paroles  dans  Tesprit  des  anciens  Pères  ;  Rabanus  Maurus,  De  ins- 
titutione  clericorum  libri  très. 

Otto  Bardenhev^er,  né  à  Mûnchen-Gladbach,  le  16  mars  1851,  est 
actuellement  recteur  magnifique  de  TUniversité  de  Munich.  On  lui 
doit  :  Hermetis  Trismeg»  De  castigatione  animœ  libellus  ;  S.  Hip- 
pol>/te  de  Rome,  commentaire  du  livre  de  Daniel  ;  Polychronius, 
Liber  de  causis  ;  Le  nom  de  Marie,  son  explication  savante.  Au  con- 
grès des  savants,  à  Munich,  Bardenhew^er  fit  un  rapport  sur  le 
progrès  des  études  bibliques  ;  il  a  été  publié  dans  la  Revue  du  môme 
nom.  Les  deux  plus  importants  ouvrages  de  ce  professeur,  sont  la 
Patrologie  et  FHistoire  de  la  littérature  des  origines  de  TEglise.  De 
ce  dernier  ouvrage,  deux  volumes  seulement  ont  été  publiés  en 
1901-1903  ;  il  doit  en  avoir  six  ;  la  Patrologie  en  trois  volumes  a  été 
traduite  en  français.  Bardenhewer  est  un  grand  savant,  mûri  dans 
sa  science. 

6°  Schell  et  Arndt.—  Hermann  Schell,  né  à  Fribourg  en  Brisgau  eu 
1850, est  mort  professeur  à  Wurtzbourg;  il  a  écrit  :  fUnité  de  la  vie 
de  famé  d'après  Aristote  ;  L'OEuvre  de  la  Trinité  ;  une  Dogmatique 
cathohque  en  4  volumes,  1893  ;  Dieu  et  TEsprit,  1895,  2  volumes  ; 
le  Problème  de  TEsprit,  1897  ;  le  Catholicisme  comme  principe  du 
progrès  en  1899  ;  Le  nouveau  temps  et  Ancienne  foi  ;  Théologie  et 
Université  ;  Apologie  du  christianisme  en  1901,  et  Christ  en  1903. 
Nous  admirons  cette  fécondité  ;  nous  ignorons  si,  de  ces  ouvrages, 
la  correction  égale  l'abondance.  A  Munich,  nous  avons  entendu, 
plusieurs  fois,  parler  d'un  certain  esprit  latitudinaire,  représenté  par 
une  fraction  de  la  science  allemande  ;  cette  fraction  aurait  à  gauche, 
Sickenberg  de  Passau  ;  à  droite,  Erhard  de  Strasbourg,  et  dans 
Tentre-deux  Schell,  Bumiller  et  plusieurs  autres.  Nous  n'avons 
jamais  pu  nous  faire  instruire  précisément,  ni  du  fait,  ni  de  sa 
portée  ;  nous  ne  pouvons  être  ici  que  l'écho  d'un  bruit  ;  nous  souhai- 
tons qu'on  puisse,  à  ce  propos,  rappeler  le  vers  connu  :  Rumor  ru- 
mores,  errores  parturit  error. 


LES    SAVANTS    d'aLLKMAGNE  469 

Auguste  Arndt,  né  à  Berlin  le  22  juin  1851,  est  membre  de  la 
Compagnie  de  Jésus  et  rédacteur  d'une  Feuille  du  dimanche.  Arndt 
a  publié  :  Bouquet  de  fleurs  des  œuvres  de  Luther,  dont  le  titre  est 
une  ironie  ;  Où  est  la  vérité  ?  Directorium  confessanorum  ;  écrits 
ascétiques  de  Fénelon  en  3  volumes  :  De  veterum  relatione  juridica  ; 
De  libris  prohibitis  commentarii  ;  Conférences  sur  la  constitution 
des  Ursulines  ;  Pensées  et  prières-;  Biblia  sacra  ;  La  Sainte  Ecriture  ; 
Les  quatre  Evangiles  ;  le  Nouveau  Testament  ;  Qu'est-ce  que  la  vérité? 
Le  confesseur  du  jubilé,  et  quatre  ouvrages  en  langue  hongroise, 
dont  il  est  superflu  de  transcrire  les  titres. 

7°  Le  Père  Aiier.  —  Le  Père  Guillaume  Auer,  né  à  Reisbach,  en 
1840,  est  un  capucin  en  résidence  à  Magdebourg. C'est  un  des  prédi- 
cateurs les  plus  populaires  et  un  célèbre  confesseur  de  condamnés  à 
mort,  homme  de  grand  mérite,  qu'il  était  récemment  question  d'éle- 
ver à   Fépiscopat.  On  lui  doit  :   Les  reliques  du  précieux  sang  de 
Jésus-Christ  ;  Lourdes  ;  l'Esprit  du  pèlerinage  de  Lourdes  ;  Petit 
livre  pour  la  bonne  mort  ;  Le  chemin  de  la  Croix  ;  Les  cinq  diman- 
ches séraphiques  ;  Souvenir  de  l'enfance  de  Jésus  ;  Petit  livre  de 
S.  Joseph  ;  Indulgences  et  livre  de  mission  ;  Doctrine  de  la  reine  des 
Cieux  ;  S.  Félix  de  Cantalicio  ;  S.   Léonard  de  Wendelein  ;    le  Pa- 
triarche séraphique  S.   François  ;   S.  Joseph,   patron  ;  La  mère  de 
grâce  de  Lorctte  ;  la  Vierge  et  martyre  de  Walfriedis  ;  La  clef  d'or  du 
ciel  ;  le  B.  Félix  de  Nironi  ;  Saint-Louis  ;  Goutte  d'eau  dans  le  pur- 
gatoire ;  l'Image  miraculeuse  de  la  Mère  de  Dieu  à  Dillingen  ;  Livre 
de  prières  des  pèlerinages  ;  La  Mère  de  Dieu  à  Altotting  ;  S.  Antoine 
de  Padoue  ;  Légendes  pour  les  écoles  et  les  maisons  ;  Bouquet  de 
vergiesennicht  ;  Journée  et  sainte   messe  à  Lourdes  ;  Prières  au 
Sacré-Cœur  ;  Goffmé  ;  Pour  le  salut  de  l'âme  ;  le  Cœur  de  Marie  ; 
S.  Joachim  et  Ste  Anne  ;  le  B.  Didace  Joseph  de  Cadix  ;  la  B.  Ores- 
ccna  de  Kaufbeuren  ;  Madeleine  Martinengo  ;  Légendes  d'or,  etc. 
Cette  nomenclature  donne  l'idée  d'un  homme  dont  le  zèle,  le  dévoue- 
ment et  l'application  au  travail,  n'ont  pas  de  bornes. 

8**  Bachem  et  Cardauns.  —  Deux  très  excellents  confrères  dont 
nous  avons  serré  la  main  dans  les  bureaux  de  la  Gazette  populaire 
de  Cologne  et  avec  qui,  nous  avons,  depuis^  continué  conversation. 


470 


PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 


Outre  le  journal,  dont  ils  publient  trois  éditions  par  jour  et  une  édi- 
tion résumée  par  semaine,  ces  deux  savants  ont  publié  quelques 
ouvrages.  Jules  Bachem,  cousin  germain  de  P.  Bachem,  l'éditeur  et 
de  Bachem,  député  au  Reichstag,  est  né  à  Cologne  le  l'a  juillet  1845. 
On  lui  doit  :  Le  Centre  au  Landtag  et  au  Reichstag  ;  Un  chapitre  de 
la  police  en  Prusse  ;  Le  droit  criminel  en  politique  ;  Loi  et  droit  ;  La 
Prusse  et  la  religion  catholique.  Jules  Bachem  a  dirigé  la  grande 
publication  du  Status  lexikon  de  la  Société  de  Gœrres. 

Hermann  Gardauns,  né  à  Cologne  le  8  juillet  1841,  a  écrit  :  Dere- 
formatione  Bernensi  ;  le  Pape  Alexandre  III  ;  Chronique  de  la  ville 
de  Cologne  en  3  volumes  ;  Conrad  von  Hostadem  ;  La  chute  de  Marie 
Stuart  ;  Frédéric  Spée  ;  Marie  Stuart  de  1566  à  J568  ;  Les  comtes  de 
Walker,  l'archi prêtre  ;  Les  aventures  de  Joseph  Reusch  ;  les  contes 
de  Clément  Brcntano  ;  Histoire  du  vieux  Cologne  ;  les  Vieilles  his- 
toires de  Cologne  ;  la  Société  de  Gœrres. 

9°  Baron  Adolphe  von  Berlichingen.  —  Ce  prêtre,  néii  Stuttgart 
en  1840,  le  30  mai,  entra  chez  les  Jésuites,  puis  avec  Tautorisation 
des  supérieurs,  il  rentra  dans  le  clergé  séculier  ;  il  réside  à  Mers- 
bourg.  On  lui  doit  :  L'Empereur  dans  le  Voralberg,  poésie  lyrique  ; 
la  Mort  de  Garcia  Moreno,  drame  ;  Biographie  de  Garcia  Moreno  ; 
Ozanam,  drame  ;  les  Deux  Filles,  drame  :  Les  trois  saints  Rois  ;  La 
Délivrance  de  Vienne,  drame  ;  Souvenirs  de  la  guerre  de  1870-1871  ; 
Sermons  sur  le  mariage  ;  Le  Docteur  Lieber  ;  Cercles  populaires  ; 
les  Bergers  de  Bethléem  ;  Sermons  sur  la  cloche  et  sur  l'orgue  ; 
Cours  sur  la  Réformation,  la  révolution  sociale  et  la  guerre  de  Trente 
ans  ;  Est-ce  que  Berlichingen  est  un  inventeur  d'histoire  ?  Une 
franche  parole  aux  croyants  protestants  ;  Instruction  et  défense  de  la 
jeunesse  ;  Le  Volkverein  et  la  délivrance  du  catholicisme.  Plusieurs 
de  ces  écrits  ont  eu  des  éditions  populaires.  Nous  ne  connaissons  un 
peu,  de  cet  auteur,  que  les  sermons  sur  le  mariage,  qui  nous  pa- 
raissent excellents  ;  nous  avons  lu  sa  franche  parole  aux  protestants. 
C'est  écrit  à  remporte-pièce,  avec  moins  de  douceur  que  Ségur, 
plutôt  avec  un  peu  de  furor  teutonicus.  Cette  procédure,  que  tous 
les  Allemands  admettent  pour  eux-mêmes,  ils  ne  l'admettent  pas 
aussi  volontiers  chez  les  autres,    surtout  lorsqu'ils  les  combattent. 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  471 

Par  ses  discours  populaires,  Berlichingen  s'était  mis  à  dos  les  protes- 
tants, les  libéraux  et  les  francs-maçons.  A  la  fin,  Tévôque  de  Wurtz- 
bourg,  Schlœr,  craignant  quelques  désordres,  interdit,  -à  Berlichin- 
gen,  la  parole  publique  dans  les  églises  et  dans  les  assemblées  popu- 
laires. L'orateur  se  soumit,  d'où  grande  jubilation  dans  le  camp 
ennemi.  D'aucuns  prétendent  qu'il  n'est  pas  fort  en  histoire  ;  cepen- 
dant, à  en  juger  par  la  table  des  quatre  opuscules  sur  Luther,  il  a 
analysé  avec  beaucoup  de  méthode,  les  pas  de  clerc  de  Luther  :  tel 
n'est  pas  l'avis  des  trembleurs  de  profession  ;  nous  ne  voyons  pas 
quel  mal  pourrait  résulter  des  discussions  et  même  des  disputes  sur 
Luther.  Il  y  a,  dans  l'Eglise,  une  paix  funeste  ;  la  guerre  sainte  ne 
Test  jamais  ;  elle  ne  rompt  une  paix  feinte  que  pour  établir  une  paix 
honorable,  parce  qu'elle  est  solide. 

10°  Birbaum  et  Braig.  —  Ewald  Birbaum,  né  le  10  avril  1839,  à 
Dorten,  docteur  en  philosophie  et  théologie,  a  été  rédacteur  d'une 
feuille  du  Dimanche  et  de  la  feuille  pastorale  de  Miinster.  On  lui 
doit  :  Des  sermons  sur  le  cœur  de  Jésus,  sur  la  prière,  sur  les  souf- 
frances de  Jésus-Christ,  sur  les  paroles  de  la  Croix  et  en  l'honneur 
de  S.  Joseph.  En  outre,  il  a  écrit  sur  les  ouvrages  pieux  de  Grasset 
et  de  Lombez,  sur  le  cœur  de  Jésus  et  sur  S.   Colomban. 

Karl  Braig,  né  le  10  février  1853,  à  Kanzach  près  Breslau,  deux 
fois  docteur,  professe  à  Fribourg-en-Brisgau  ;  il  a  écrit  :  Religion 
de  l'avenir  des  ignorants  ;  Système  philosophique  de  Locke, Encyclo- 
pédie de  philosophie  théorétique  ;  Preuves  de  Dieu  ;  Apologie  du 
Christianisme  ;  La  nature  ;  Liberté  de  la  recherche  philosophique  ; 
De  la  pensée,  fragment  de  logique  ;  de  l'Etre  ;  de  la  Confession  ; 
discours  sur  le  Pape  et  la  Liberté  ;  Etude  sur  F.  X.  Kraus. 

11°  Cathrein.  —  Victor  Cathrein,  né  à  Valkenberg,  près  Maes- 
tricht,  le  8  mai  1845,  appartient  à  la  Compagnie  de  Jésus.  C'est  un 
écrivain  souvent  cité  en  Allemagne  avec  crédit  dans  l'Eglise.  On  lui 
doit  :  Une  étude  sur  la  constitution  anglaise  ;  Enseignement  moral 
du  Darwinisme  ;  Critique  de  l'Ethique  d'Herbert  Spencer  ;  Vita  Do' 
mwinostri  Jesu- Chris ti,  deux  volumes  latins  ;  Le  Socialisme  ;  La 
propriété  et  ses  adversaires  ;  Philosophia  moraiis  in  sensu  Scholœ  ; 
l'Eglise  et  l'école  populaire,  particulièrement  en  Prusse  ;  Par  l'a- 


472  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

théisme  à  Tanarchie  ;  Religion  et  morale,  ou  :  Y  a-t-il  une  morale  sans 
Dieu  ?  Droit  naturel  et  Droit  positif;  la  Question  féminine  ;  Foi  et 
science.  Nous  exprimons  le  vœu  de  voir  traduire  en  français  quel- 
ques opuscules  du  P.  Gathrein  ;  ce  serait  un  appoint  précieux  pour 
nos  controverses.  Le  P.  Gathrein  est  un  maître. 

12°  Diefenbach.  —  Joseph  Diefenhach,  né  le  25  janvier  à  Wier- 
gen,  a  publié  :  La  chaire  luthérienne,  supplément  à  l'histoire  de  la 
religion  au  xvir  siècle  ;  Possession,  sorcellerie,  fables  de  sorcière  ; 
Les  croisades  ;  Réformation  ou  Révolution  ;  Point  d'histoire  de  la 
Révolution  dans  la  ville  impériale  de  Francfort  ;  Témoignages  évan- 
géliques  de  Francforl-sur-le-Mein  en  faveur  de  la  fête  de  S.  Gani- 
sius  ;  De  la  cro-yance  des  enchantements  au  xvi®  siècle  ;  La  vérité  sur 
le  Los  Von  Rom  ;  Mouvement  en  Autriche  ;  Une  diversion  sur  le 
terrain  de  l'histoire.  Ge  dernier  écrit  a  trait  à  une  provocation.  Un 
comte  quelconque,  devenu  prêtre  et  même  jésuite,  avait  quitté  le 
froc  et  était  passé  à  l'ennemi.  Par  faiblesse  d'esprit  ou  par  colère,  il 
se  prit  à  déclamer  contre  les  Jésuites  et  contre  le  christianisme,  que 
les  déclamations  et  les  déclamateurs  recommandent  et  honorent, 
dans  la  proportion  même  où  ils  les  accusent.  Le  susdit  comte  vou- 
lait, entre  autres,  prouver  juridiquement  que  les  Jésuites  avaient  pour 
maxime  :  La  fin  justifie  les  moyens.  Il  y  eut  donc  procès  ;  les  preu- 
ves firent  défaut  ;  il  s'en  trouva  rnême  à  invoquer  contre  l'accusa- 
teur. Beaucoup  de  bruit  pour  rien  ;  mais  il  y  a  des  gens  qui  ne  peu- 
vent ni  vivre  modestes,  ni  se  contenter  du  mérite  de  leurs  bonnes 
œuvres.  A  défaut  de  mérite,  ils  font  du  bruit  ,  plus  le  vacarme  est 
grand,  moins  vaut  l'homme. 

IS''  Erhard  et  Muller.  —  Albert  Erhard,  né  le  14  février  1862  à 
Herbitzheim,  docteur  en  théologie,  prélat,  professeur  à  Vienne,  puis 
à  Strasbourg,  a  publié  :  La  Doctrine  apostolique,  traduite  des  textes 
grecs  ;  Rome  souterraine  ;  Histoire  du  pèlerinage  d'Altbronn  ;  La 
question  ecclésiastique  orientale  et  la  mission  de  l'Autriche  dans  sa 
solution  ;  Le  catholicisme  et  le  xx®  siècle  ;  Le  catholicisme  Hbéral  ; 
Etudiants  et  catholiques  ;  Eglise  catholique  et  Facultés  théologiques  ; 
Recherches  sur  les  études  relatives  à  l'ancienne  littérature  de  TE- 
glise  de  1880  à  1901  ;  Sermon  de  carême  sur  la  vie  catholique  dans 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNK  473 

FEglise.  Le  Catholicisme  et  le  xx^  siècle  est  un  ouvrage  qui  a  suscité 
de  grandes  controverses  et  aussi  quelques  critiques.  La  grandeur  et 
rindécision  du  sujet  y  prêtent  beaucoup.  Dans  une  discussion,  il 
n'est  pas  rare  que  les  conclusions  soient  plus  vastes  que  les  prémis- 
ses ;  on  peut  se  tromper  sans  crime  ;  la  chose  est  si  facile  qu'elle 
comporte  beaucoup  d'indulgence.  L'auteur,  gracieux  et  réservé,  est 
un  esprit  cultivé  et  profond,  à  qu»  sa  jeunesse  réserve,  sans  doute, 
quelque  avenir. 

Eugène  Muller,  né  le  31  août  1861,  à  Ranspach,  Alsace,  docteur 
en  théologie,  professeur  à  l'Université  de  Strasbourg,  a  écrit  :  L'a- 
pologie du  christianisme  dTIettinger  ;  L'archéologie  chrétienne  en 
Allemagne  ;  La  théologie  catholique  en  Allemagne  ;  Nature  et  mira- 
cle. Cet  aimable  moraliste  est,  en  outre,  directeur  des  Etudes  théo- 
logiques de  Strasbourg. 

14°  Ehrle  et  Esser.  —  Franz  Ehrle,  né  le  17  octobre  J845  àisny, 
en  Wurtemberg^  appartient  à  la  compagnie  de  Jésus,  il  est  préfet  de 
la  bibliothèque  du  Vatican  et  jouit  d'une  grande  notoriété  en  Alle- 
magne. On  lui  doit  une  Histoire  de  la  bibliothèque  des  souverains 
Pontifes,  et  une  étude  sur  la  fresque  du  Pinturicchio  dans  la  salle 
Borgia  au  Vatican. 

Thomas  Esser,  né  à  Aix-la-Chapelle,  le  7  avril  1850,  appartient  à 
l'ordre  de  S.  Dominique  ;  il  est  secrétaire  de  la  congrégation  de  l'In- 
dex. On  lui  doit  :  Introductio  in  Sacram  Theologiam  dogmaticam  ; 
deux  ouvrages  sur  S.  Thomas  d'Aquin  ;  un  livre  sur  un  pèlerinage 
et  un  traité  sur  l'Index  des  livres  prohibés.  C'est  son  certificat  d'ap- 
titude, pour  une  fonction  qui  demande  beaucoup  de  respect  pour  la 
pensée,  des  connaissances  très  étendues  et  un  juste  discernement  des 
erreurs  qu'un  juste  jugement  peut  guérir. 

15°  Fischer  et  Hansjacoh.  —  Ce  sont  deux  curés  allemands  qui 
rivalisent  avec  les  professeurs  d'Universités.  Engelbert  Fischer,  né 
le  12  octobre  1845  à  Aschaffenbourg,  docteur,  prélat  et  curé  à  V^urtz- 
bourg,  a  écrit  :  Paganisme  et  révélation;  Préhistoire  de  l'homme  et 
de  la  Bible  ;  Le  pessimisme  ;  le  Problème  du  mal  ;  Principe  de  l'or- 
ganisation ;  Cardinal  Consalvi  ;  Triomphe  de  la  philosophie  chré- 
tienne ;  Souvenir  de  Frédéric  Nietsche.  Il  prépare  une  étude  sur 


474  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Napoléon.  Ce  curé  est  un  penseur  et  un  travailleur  :  nous  nous  plai- 
sons à  lui  rendre  hommage. 

Henri  Hansjacob,  né  le  1"  août  1837,  à  Huslach  en  Bade,  curé  à 
Fribourg,  a  écrit  de  nombreux  ouvrages  ;  entre  autres  :  Le  comté  de 
Fribourg  ;  Salpêtre  ;  Hermann  de  Vicari  ;  Sur  la  forteresse  ;  Vaisseau 
des  fous  de  notre  temps  ;  Maîtres  et  serviteurs  ;  En  prison  ;  En  Fran- 
ce ;  En  Italie  ;  En  Hollande  ;  Hermann  le  paralytique  ;  A  la  Rési- 
dence ;  Jeunesse  ;  Cerises  sauvages  ;  Histoire  de  S.  Martin  de  Fri- 
bourg ;  Sermons  sur  Jésus  de  Nazareth  ;  La  riche  Eghse  de  Jésus- 
Christ  ;  Sermons  sur  la  tolérance  et  Tintolérance  ;  Sermons  sur  la 
presse  ;  La  confession  et  la  communion  ;  Berthold  le  noir  ;  Boule 
de  neige  ;  Hoc  ;  Ville  Sainte  ;  Sermons  sur  les  plaies  de  notre  temps  ; 
Troisième  série  ;  Nos  coutumes  populaires  ;  Le  lieutenant  de 
Haslé  ;  Au  paradis  ;  Sang  de  paysan  ;  La  pierre  ;  L'homme  de  Haslé  ; 
Souvenirs  de  la  Foret  noire  ;  Sermons  pour  les  dimanches  et  les 
fêtes  ;  A  la  Chartreuse^;  Le  socialiste  arien;  Chemin  abandonné; 
Le  capucin  arrive  ;  Ma  Madone  ;  De  la  vie  d'un  malheureux  ;  De  la 
vie  d'un  heureux  ;  De  la  vie  d'un  homme  bien  éprouvé  ;  Les  plaies 
de  notre  temps  et  leurs  remèdes  ;  Santa  Maria  ;  La  Création  ;  Voya- 
ges d'été.  Ces  derniers  écrits  sont  de  1904.  Cette  longue  nomencla- 
ture donne  l'idée  d'un  esprit  fécond,  d'un  pasteur  zélé  et  d'un  homme 
d'esprit. 

16»  Halusa  et  Heiner.  —  Tecelin  Halusa,  né  à  Heiligenkraus, 
près  Baden,  le  6  septembre  1870,  entra  dans  l'Ordre  de  Citeaux  ;  il 
a  écrit  :  Sagesse  de  S.  Bernard  à  Clairvaux  ;  L'Ordre  des  Cisterciens  ; 
La  goutte  de  rosée,  poésie  ;  Henri  Heine  ;  Directorium  vitae  perfec- 
tionis  ;  Bobert  Hamerling  ;  Tableau  de  la  littérature  allemande  du 
XIX®  siècle  ;  Sermons  pour  le  mois  de  Marie  ;  Le  prédicateur  Gaspar 
Tinctor  ;  Dona  musarum  carmina,  sœc.  xvii  ;  Sanctus  Bernardinus, 
etc.  Les  débuts  permettent  d'augurer,  pour  l'avenir,  une  longue  série 
de  précieux  travaux. 

François  Heiner,  né  le  28  août  1848,  à  Alteln,  docteur  en  théolo- 
o-ie  et  en  droit  canon,  prélat  de  la  Maison  du  Pape,  recteur  du  col- 
lège de  la  Sapience,  rédacteur  des  Archives  pour  le  droit  catholique, 
à  Fribourg,  a  publié  entre  autres  :  Une  question  vitale  de  l'Eglise  ca- 


LKS    SAVANTS    D'ALLB:MAr,NE  475 

tholique  en  Allemagne  ;  les  censures  de  l'Eglise  ;  Que  doivent  et 
veulent  les  représentants  des  églises  catholiques  et  des  communes 
en  Prusse  ?  Où  sommes-nous  maintenant  ;  La  loi  de  l'Eglise  à  Bade  ; 
Le  droit  de  TEglise  ;  le  Clergé  catholique  et  la  question  sociale  ;  Les 
Facultés  et  les  séminaires  ;  Encore  une  fois,  les  séminaires  et  les 
Facultés  ;  Le  Jésuitisme  ;  Le  soi-disant  projet  de  tolérance  ;Le  Chris- 
tianisme et  l'Eglise  contre  le  socialisme  ;  Les  nouvelles  preuves,  de 
Paul  Ilomsbraeck  ;  Benedicti  XIV  opéra  inedita. 

17"  Hetzenauer.  —  Michel  lïctzenauer,  né  le  30  novembre  1860, 
à  Zell,  près  Kuffstein,  capucin  à  Innsbruck,  a  écrit  :  Triplex  expo- 
sitio  Epistolœ  ad  Romanos,emendata  et  aucta  :  l'original  est  de  Bernard 
de  Picquigny  ;  S.  Fidelis  exercitiacum  appendice  orationum  et  bene- 
dictionum  ;  Le  couvent  des  Capucins  à  Innsbruck,  le  premier  de  cet 
ordre  en  Allemagne;  Instruction  sur  le  scapulaire  de  S.  Joseph  ;  No- 
vum  Testamentum,graece  et  latine  recognitum,  t.  I  en  1896,  II  en 
1898;  Novum  Testamentum  latine  critice  editumen  1899;  De  imita- 
tione  Christi  libri  quatuor,  critice  éditi,1901  ;  Epitome  exegeticse  Bi- 
bliie  catholicae  ;  Novum  Testamentum,  grœce  ;  Biblia  sacra  en  1904. 

18''  Katschthaler  et  Keppler.  —  Joseph  Katschthaler,  né  le  29  mai 
1832,  à  Hippach,  Tyrol,  docteur  en  théologie,  prince  archevêque  de 
Salzbourg,  cardinal,  a  écrit:  Principe  vital  de  l'homme;  Theologia 
dogmatica  specialis,  5  vol.  ;  De  gratiâ  sanctificantc  ;  Usage  de  l'his- 
toire dogmatique  ;  De  Eucharistia  ;  Sermons  et  discours  en  10  vo- 
lumes. 

Paul  Keppler,  né  le  28  septembre  1852,  à  Gmiind  dans  le  Wur- 
temberg, évoque  de  Rottembourg,  a  écrit  :  Evangile  selon  S.  Jean  et 
la  fm  du  siècle  chrétien  ;  La  composition  de  l'Evangile  de  S.  Jean  ; 
L'art  chrétien  ancien  en  Wurtemberg  ;  Les  quatorze  stations  du  che- 
min de  la  croix  ;  Voyage  en  Orient  ;  Les  problèmes  de  la  souffrance  ; 
Vraie  et  fausse  réponse.  Ce  dernier  écrit,  publié  en  1903  a  été  vendu 
en  peu  de  temps  à  10.000  exemplaires  ;  il  vaut  son  pesant  d'or  et 
peut,  à  lui  seul,  convertir  toute  l'Allemagne  au  catholicisme.  Com- 
ment n'a-t-il  pas  été  traduit  en  français? 

190  Xeller  et  Kleffner.  —  Antoine  Kellor,  né  le  19  mars  1840  à 
Oberndorf,  Bade,  docteur  en  philosophie,  est  un  prêtre  inspecteur 


476  FONTIFICAT    DE    LÉO?^    XI 11 

d'écoles  à  Gottenheim,  Bade.  Il  a  écrit  :  Histoire  de  la  Sainte- Vierge, 
de  S.  Joseph  et  des  Saints  Anges  ;  Récit  sur  le  Saint  Sacrement  de 
l'Autel  ;  Histoire  des  âmes  du  purgatoire  ;  Jugement  de  Dieu  ;  His- 
toire de  S.  Antoine  ;  Preuve  des  bénédictions  du  sacrement  de  la 
confession  ;  Tableau  de  la  vie  pour  le  prêtre  ;  Scènes  de  mort  des 
laïcs  ;  Histoire  pour  les  premiers  commençants  ;  OEuvres  de  charité  ; 
Histoire  de  l'enfer  ;  Morts  curieuses  et  remarquables  ;  Martyrs  et 
héros  de  la  chasteté  ;  Yie  de  Sainte-Catherine  d'Alexandrie  ;  L'en- 
fant pieux  ;  Fleurs  de  mai  ;  Livre  de  mission  pour  les  gens  mariés 
et  les  domestiques  ;  200  exemples  de  vertu  sur  le  2^  commandement  ; 
Jésus,  me  voici  ;  220  exemples  pour  le  3®  commandement  ;  etc. 

Antoine-Ignace  Kleffner,  né  le  20  juillet  1843,  à  Nidernarberg, 
docteur  en  théologie,  professeur  à  la  Faculté  de  Paderborn,  a  écrit  : 
Dangers  de  la  situation  des  paysans  ;  La  doctrine  de  Dieu  par  Plotin  ; 
Porphyre,  les  Néoplatoniciens  et  les  ennemis  des  chrétiens  ;  La  so- 
ciété de  S.  Boniface  ;  Histoire  de  l'union  de  S.  Boniface  ;  Synesius  de 
GyrènC;  philosophe  et  poète,  sa  conduite  lors  de  son  élection  et  con- 
sécration comme  évêque  de  Ptolémaïs. 

20*^  Herkenne  et  Kuzlev.  —  Henri  Herkenne,  né  le  19  mai  1871  à 
Bonn,  docteur  en  théologie,  agrégé,  répétiteur  au  collège  Albertinus 
dans  sa  ville  natale,  a  écrit  :  De  veteribus  Latinse  Ecclesise  Gapitulis, 
avec  des  notes  et  des  traductions  d'un  manuscrit  latin  et  d'originaux 
arméniens,  coptes,  éthiopiens,  syriens. 

François  Kuzler,  né  le  27  novembre  1862  à  Kônigsbach,  en  Pala- 
tinat,  docteur  en  philosophie,  Jésuite,  professeur  de  mathématiques 
à  Yalkenberg  en  Hollande,  a  écrit  :  Les  calculs  lunaires  babyloniens 
(Deux  systèmes  des  Ghaldéens  sur  le  cours  de  la  lune  et  du  soleil)  ; 
Babylone  et  le  christianisme  ;  Les  attaques  de  Delitzsch  sur  l'Ancien 
Testament.  ' 

21°  Kirsch  et  Kranich.  —  Joseph  Kirsch,  né  le  3  novembre  1861, 
à  Dippach,  Luxembourg,  prêtre,  docteur  en  théologie,  professeur  à 
Fribourg,  a  écrit  :  Les  monuments  chrétiens  dans  l'antiquité;  L'ad- 
ministration des  finances  du  collège  des  cardinaux  aux  xiii'  et 
XIV®  siècles  ;  Le  retour  des  papes  Urbain  V  et  Grégoire  XI  d'Avignon 
à  Rome  ;  L'Epigraphie  chrétienne  et  son  importance  pour  les  recher- 


LES    SAVANTS    d'aLLEWAGNE  477 

ches  sur  l'histoire  de  TEglise  ;  Le  cimetière  burgonde  a  Féligny  ; 
L'enseignement  de  la  communauté  des  saints  dans  Tantiquité  chré- 
tienne ;  Annuaire  de  rhistoire  de  TEglise  du  cardinal  Hergenrœther  ; 
Les  annales  papales  en  Allemagne  pendant  le  xiv°  siècle  ;  Histoire 
illustrée  de  TEglise  catholique  ;  Recherches  dans  la  littérature  chré- 
tienne et  l'histoire  dogmatique. 

Antoine  Kranich,  né  le  20  août  1852,  à  Sûssenberg,  prêtre,  doc- 
teur, professeur  à  Braunsberg,  a  écrit  :  S.  Basile  et  sa  conduite  à 
l'occasion  du  Filioque  ;  Ecclesia  quibus  de  causis  per  se  ipsa  sit 
motivum  credibilitatis  et  divinae  suœ  legationis  testimonium,  en 
deux  parties,  1894-1898  ;  Les  ascètes  et  leurs  dogmes  sous  S,  Basile 
le  Grand  ;  Qua  via  ac  ratione  Glemens  Alcxandrinus  ethnicos  ad 
religionem  christianam  adducere  studuerit,pars  I  en  1903;  Eglise  et 
jeux  de  l'Eglise. 

22"  Kovum  et  Jiuhn.  —  Michel  Korum,  né  le  2  novembre  1840  à 
Wickerschwerei,  évêque  de  Trêves,  a  écrit  :  Miracles  et  grâces  à 
l'occasion  de  la  vénération  du  Saint  Habit  en  1891  ;  Lettres  pasto- 
rales ;  L'Eglise  catholique  et  les  réformes  modernes.  Mgr  Korum 
est,  avec  le  cardinal  Kopp  et  l'évêque  Keppler,  l'un  des  trois  grands 
évéques  de  l'Allemagne. 

Gaspar  Kuhn,  né  le  8  novembre  1819,  dominicain,  professeur  à 
Ottobeuren,  a  écrit  :  Galendrier  de  l'histoire  ;  Ghronique  de  la  litté- 
rature catholique  ;  Saint  Alexandre  ;  d'Augsbourg  à  Lima  ;  Le  Sau- 
veur approche  ;  Othon  de  Wittelsbach,  drame  ;  Les  enfants  du 
révolté  ;  Saint  Eustache,  drame  ;  Kolping,  drame  ;  Glémcnt  Hof- 
bauer,  drame  ;  400  énigmes  ;  Esther,  drame  ;  Seize  stations  de 
prières  ;  Enfants  et  musiciens,  drame  ;  Entretiens  du  soir  pour  la 
jeunesse  ;  Par  le  combat  à  la  victoire  ;  Temps  de  terreur  d'Erdnig, 
drame  ;  300  nouvelles  énigmes  ;  catéchisme  de  l'histoire  de  TEgUse  ; 
Apprends  à  connaître  la  nature.  Ce  dernier  ouvrage  est  de  1904. 

23°  Laemmer  et  Maushach.  —  Hugo  Laemmer,  né  le  25  janvier 
1835  à  Allenstein,  Prusse,  docteur  en  philosophie  et  théologie,  pro- 
tonotaire apostolique,  professeur  à  l'Université  de  Breslau.  On  lui 
doit  :  démentis  Alex.  De  logo  doctrina  ;  le  Pape  Nicolas  I""  ;  S.  An- 
selme ;  Gur  Dcus  homo  ;    Euscbii   Pamphili  Historioc,  Eccl.    1-6; 


^78  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

Analecta  Romana  ;  Monumenta  Yatic.  hist.  eccl.  ;  Miserîcordias 
Domini  ;  Pour  l'histoire  de  l'Eglise  des  xvi®  et  xvii^  siècles  ;  De  Leo- 
nis  AUatii  codi  ;  Script.  Grsecise  Orth.  Bibl.  ;  Goncil.  Ruthen.  Za- 
mosc  ;  Gœlestis  urbs  Jérusalem  ;  Melos  ;  Roma  Martina  ;  Une  codifi- 
cation du  droit  canon  ;  De  Gœsaris  Baronii  lit,  comment. 

Joseph  Mausbach,  né  le  7  février  1861  à  Wippefeld  en  Westpha- 
lie,  a  écrit  :  D.  Thomse  Aquinatis  de  ^'oluntate  et  appetitu  sensitivo 
doctrina  ;  La  morale  catholique,  sa  méthode  ;  Morale  ultraraontaine, 
d'après  Hoensbroeck. 

24«  Deux  Millier.  —  Adolphe  Mûller,  né  le  6  mars  1853àTollen- 
dorf,  près  Gologne,  et  professeur  d'astronomie  à  FUniversité  de 
Rome,  directeur  de  TObservatoire  du  Janicule  ;  a  écrit  :  Nicolas 
Gopernic,  Jean  Keppler  et  des  Eléments  d'astronomie,  l^''  volume 
paru  en  1904. 

Joseph  Millier,  né  le  19  juillet  1855  à  Bamberg,  prêtre  bénéficier 
à  Munich,  a  écrit  :  Jean-Paur  et  son  importance  de  nos  jours;  La 
doctrine  de  Tâme  par  Jean-Paul  ;  Etudes  de  Jean-Paul  ;  L'idée  de  la 
chasteté,  son  développement  historique  et  son  importance  politique  ; 
La  philosophie  du  beau  dans  la  nature  et  dans  l'art  ;  Système  de  la 
philosophie  ;  La  pédagogie  et  la  didactique  sur  les  bases  de  la  science 
moderne  ;  La  réforme  catholique  ;  La  réforme  scientifique  ;  La  ré- 
forme pratique  ;  L'Eglise  permet-elle  le  reniement  d'un  fait  scienti- 
fique? La  vie  sexuelle  des  peuples  de  la  nature  ;  La  vie  sexuelle  des 
anciens  peuples  civilisés  ;  La  vie  catholique  au  moyen  âge  ;  Sermons  ; 
Discours  apologétiques  ;  La  vie  d'un  prêtre  de  nos  jours  ;  autobio- 
graphie, 1903. 

25»  Neteler.  —  Bernard  Neteler,  ne  le  6  octobre  1821  à  Dinklage, 
Oldenbourg,  docteur,  vicaire  à  Loburz,  a  écrit  :  Etudes  sur  l'authen- 
ticité du  Pentateuque  ;  Gommencement  de  la  métrique  hébraïque 
des  psaumes  ;  Ecrits  sur  les  livres  de  Daniel,  Ezéchiel,  Jérémie, 
Isaïe,  les  prophètes,  Esdras,  Néhémias  et  Esther  ;  Recherches  sur 
l'histoire  du  livre  de  Judith  ;  Recherches  sur  le  Nouveau  Testament  ; 
Assyriologie  et  difficultés  assyriennes  de  l'Ancien  Testament  ;  Epo- 
que de  la  fuite  d'Egypte  ;  les  3»  et  4^  livres  des  Rois  dans  la  Vulgate 
et  dans  les  anciens  textes  ;  les  livres  de  la  Chronique  de  la  Yulgate 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  479 

et  des  textes  hébraïques,  traduits  et  expliqués  ;  Le  livre  des  Anges  à 
laVulgate  et  du  texte  hébraïque,  traduit  et  expliqué;  Supplément  aux 
recherches  sur  Thistoire  de  l'Ancien  Testament  ;  Le  livre  de  Samuel 
d'après  la  Yulgate  et  Thébreu,  traduit,  expliqué  et  publié  en  J903. 

26oA'i//c'5.  —  Nicolas  Nilles,  né  le  21  juin  d828,  à  Ruppweiler, 
Luxembourg-,  jésuite,  professeur  à  l'Université  d'Innsbriick,  a  écrit  : 
L'accompagnement  solennel  du  saint  Sacrement  ;  Le  chemin  dou- 
loureux du  Calvaire  ;  Les  grandes  plaies  du  présent  ;  Jésus  sur  le 
trône  de  nos  autels;  Eglise  et  Ecole  d'Ausembourg  ;  De  computo 
ecclesiastico  ;  Genturia  computistica  ;  De  libertate  religionem  ingrc- 
diendi  ;  De  rationibus  festi  SS.  Gordis  Jésus  ;  De  rationibus  festorum- 
mobilium  Ecclesiae  oriental,  etoccid.  De  rationibus  festorum  utrius- 
que  SS.  Gordis  ;  Selecta  pietatis  exercitia  erga  utrumque  SS. 
Gor  ;  Heortologium  seu  Kalendarium  utriusque  Eccl.  ;  Historia  do- 
mus  Sti.  Nicolai  ;  Gor  Jésus  Garitatis  symbolum  ;  Gonspectus  anni 
eccl.  oriental,  etoccid.;  Symbola  ad  illustrandam  historiam  Eccl. 
orient,  in  terris  coronœ  Sti.  Stephani  ;  De  principe  Jeanne  Stephano, 
Voivoda  MoldavicC  ;  De  unione  utriusque  Ecclesiae  ;  De  vitâ  et  hones- 
tate  clericorum  ;  Memoria  S.  Pétri  Glaver  ;  Gommentaria  in  concil. 
plenar.  Baltimorense  anni  1884  ;  De  vocatione  eccl.  ;  Tolerari 
potest  ;  Disputationes  academicse  ;  Kalendarium  manuale  utriusque 
Ecclesiœ  ;  Varia  pietatis  exercitia  cura  idoneis  instructionibus  ;  In- 
nocent IV  et  la  liturgie  slave. 

27"  Paulus  et  Rohm. —  Nicolas  Paulus,  ne  le  6  décembre  1853  à 
Krautergersheim,  Alsace,  docteur,  prêtre  à  Munich,  a  écrit  :  L'E- 
glise de  Strasbourg  pendant  la  Révolution  ;  Le  moine  augustin  Jo- 
seph Hoffmeister  ;  L'augustin  Barth-Arnoldi  von  Ussingen,  maître  et 
adversaire  de  Luther  ;  Joseph  Wild,  prédicateur  à  Mayence  ;  Les 
réformateurs  strasbourgeois  et  les  libres  penseurs  ;  Meurtre  judiciaire 
de  quatre  Dominicains  ;  Kaspar  Schatzgeyer  ;  La  fin  de  Luther  ;  Les 
Dominicains  allemands  dans  le  combat  contre  Luther,  1903  ;  Jean 
Tetzel,  des  indulgences.  Paulus  jouit  d'une  grande  réputation.  Les 
protestants  le  détestent  ;  mais  il  est  si  ferré  sur  leur  histoire,  qu'ils 
s'abstiennent  de  lui  fournir  l'occasion  de  porter  des  coups,  toujours 
à  coup  sûr. 


480  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

Joseph  Rohm,  archidiacre  à  Passau,  ci-devant  inspecteur  de  la 
Pagerie  royale  de  Munich,  est  né  le  6  janvier  1841  à  Lanigen  ;  il  a 
écrit  ;  les  OEuvres  de  S.  Grégoire  de  Nazianze  ;  Origène  contre  Gelse"; 
Sermon  sur  les  fêtes  des  saints  et  de  la  Sainte  Vierge  ;  Le  principe 
de  foi  de  TEgHse  cathohque  ;  Mensonges  de  et  sur  Luther.  Com- 
mentaires des  lettres  aux  Thessaloniciens  ;  Un  mot  sur  Técole  pro- 
testante ;  Pour  la  légende  de  Tetzel  ;  La  doctrine  protestante  sur  Tan- 
techrist  ;  Caractéristique  du  protestantisme  ;  Les  protestants  de  nos 
jours  ;  De  la  réunion  de  la  confession  chrétienne.  Auteur  très  zélé 
et  excellent  prêtre  ;  d'aucuns  prétendent  qu'il  écrit  pour  écrire.  S.  Au- 
gustin prétend  que  tout  le  monde  doit  le  faire  et  que  les  plus  humbles 
trouvent  des  lecteurs  à  leur  mesure.  Si  tous  les  prêtres  tenaient 
compte  de  la  recommandation  de  S.  Augustin,  TEglise  ne  s'en  por- 
terait pas  plus  mal. 

280  Pesch.  —  Christian  Pesch,  né  le  25  mai  1853,  àMûlheim,  dans 
la  Westphalie,  entra  dans  la  Compagnie  de  Jésus,  dont  il  est  une  des 
fortes  têtes  ;  il  enseigna  à  Walkenberg,  en  Hollande.  On  a  de  lui  : 
Idée  de  Dieu  dans  l'antiquité  et  dans  les  temps  modernes  :  Doctrine 
chrétienne  de  l'Etat  d'après  l'Encyclique  du  1®^  novembre  1885  ;  Dieu 
et  les  dieux  ;  Institutiones  propœdeuticse  ad  sacram  theologiam  ;  De 
Deo  créante  et  élevante  ;  De  peccato  originali  ;  De  actibus  humanis  ; 
De  verbo  incarnato  ;  de  B.  V.  Maria  ;  De  cultu  sanctorum  ;  De  sa- 
cramentis  in  génère  ;  De  Baptismo  ;  De  confirmatione  ;  De  SS.  Eu- 
charistiâ  ;  De  Pœnitentiâ  ;  De  extremâ  unctione  ;  De  Ordine  ;  De 
matrimonio  ;  De  gratiâ  ;  De  lege  Dei  positiva  ;  De  virtutibus  in  ge» 
nere  ;  De  virtutibus  theologicis.  Pesch  a  publié  encore  deux  ou  trois 
opuscules  sur  des  questions  théologiques  du  temps  ;  on  les  trouve 
dans  la  collection  de  Dissertations  extraites, par  Herder,  des  voix  de 
Maria  Laach. 

Il  ne  faut  pas  confondre  Christian  Pesch  avec  Henri  Pesch  auteur 
d'un  livre  sur  le  libéralisme  et  d'un  ouvrage  sur  les  institutions  de 
charité  dans  la  ville  de  Vienne  ;  ni  avec  Tilmann  Pesch,  philosophe 
distingué,  auteur  de  :  La  vie  religieuse  ;  La  Philosophie  de  la  vie  chré- 
tienne ;  La  grande  énigme  du  monde  ;  Institution  de  philosophie  na- 
turelle et  de  psychologie  ;  Manque  de  base  de  la  science  moderne  ; 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  481 

Le  monde  phénoménal.  Ce  qu'on  ne  comprend  pas,  c'est  que  des 
hommes  de  cette  force  et  de  cette  taille  aient  été  proscrits  par  Bis- 
mark, parce  qu'ils  sont  Jésuites. 

29°  RohUng.  —  Auguste  Rohling,  né  le  15  février  1839,  àNeuen- 
kirschen  près  Munster, docteur  en  philosophie  et  théologie, professeur 
à  l'Université  de  Vienne,  a  écrit  :  L'ange  de  Jehovah  ;  Explication 
des  Psaumes  ;  Explication  d'Isaïe  ;  L'antéchrist  ;  Explication  du 
livre  de  Daniel  ;  Medulla  Theologiœ  moralis  ;  Le  Juif  du  Thalmud  ; 
Catéchisme  du  xix"^  siècle  ;  Grâce  et  liberté,  conscience  et  loi  ;  Les 
Proverbes  de  Salomon  ;  François  Deslitzch  et  la  question  juive  ; 
Oracle  et  enchanteur  ;  Ma  réponse  aux  rabbins  ;  La  polémique  [et  le 
sacrifice  humain  du  rabbinisme  ;  Le  procès  Rohling-Bloch  ;  L'école 
confessionnelle  ;  Quomodo  Deus  operatur  velle  in  nobis  ;  Création 
du  monde  ;  Honoré  Israël,  nouvelle  lettre  aux  Juifs  ;  L'Etat  futur  ; 
La  grande  nouvelle  ou  le  secret  de  la  Salette  ;  Explication  de  l'Apo- 
calypse :  Louis  XVII,  sauvé  du  temple,  roi  légitime  de  France  ;  Les 
survivants  de  S.  Paul;  Vers  Sion  ou  la  grande  espérance  d'Israël, 
réponse  au  livre  de  Lémann  de  Lyon  ;  L'avenir  de  Jérusalem  ;  La 
juiverie  d'après  l'exposition  rabbinique  de  la  haute  finance  :  ce  der- 
nier ouvrage  est  de  1903. Rohling  est  un  auteur  très  connu  ;  ce  n'est 
pas  un  écrivain  en  chambre  ;  il  se  mêle  à  la  grande  bataille  contre 
la  juiverie,  et  a  promis  entre  autres  une  forte  récompense  en  argent 
à  celui  qui  trouvera  une  fausse  citation  dans  son  livre  :  Le  Juif  du 
Thalmud.  La  prime  est  encore  à  gagner  ;  il  est  plus  facile  d'intenter 
un  procès  que  de  le  gagner. 

30»  Scheider  et  Schleyer.  —  Ceslas  Scheider,  né  le  5  mai  1840, 
à  Briez,  docteur  en  philosophie  et  théologie,  professeur  à  Floisdorf, 
près  Commern,  sur  le  Rhin,  a  écrit  entre  autres  :  Nature,  bon  sens 
€t  Dieu  ;  Dieu  d'après  S.  Thomas  ;  Siège  de  la  sagesse  ;  Remarques 
critiques  ;  Aréopagitiques  ;  Science  de  Dieu  d'après  la  doctrine  de 
S.  Thomas,  4  vol.  ;  S.  Grégoire  VII  ;  Vérité  cathohque.  Somme  de 
S.  Thomas  en  allemand,  a\ec  trois  volumes  de  suppléments,  ensem- 
ble 12  vol.  ;  Le  siècle  apostolique;  Le  Jésus-Christ  du  P.  Didon  ; 
Sur  ^'Immaculée-Conception  et  le  péché  originel  ;  Idées  sociales  à  la 

lumière  de  S.  Thomas  ;  L'unité  de  l'Eglise  ;  Perfection  de  Dieu  et  de 
Hist.  de  l'Eglise.  —  ï.  xliv  31 


482  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

la  Sainte  Trinité  ;  Enseignement  de  la  doctrine  catholique^  3  vol.  ; 
Les  religieux  ;  Le  chemin  de  la  vertu  pour  la  vierge  chrétienne, 
d'après  renseignement  et  les  exemples  des  saints  ;  La  supérieure  ; 
La  prélaturede  Léon  XIII  ;  Valéry  :  Les  vertus  du  cloître. 

Joseph  Schleyer,  né  le  18  juillet  1831,  à  Oberland,  Bade,  prélat 
résidant  à  Constance,  a  écrit  :  Prière  en  vers  au  Saint-Esprit  ;  La 
Légende  de  sainte  Ursule  ;  Il  y  a  un  Dieu  ;  Garmina  Jubilsei  ;  Eccle- 
siastica  ;  Psaumes  des  saints  ;  Science  des  saints  ;  Perles  de  la  cou- 
ronne céleste  de  Marie  ;  Rosaire  du  Saint-Esprit  ;  Le  Te  Deum  en 
trois  langues  ;  Cent  exigences  de  la  véritable  humanité  ;  Seulement 
TEsprit  ;  Petite  et  grande  grammaire  de  la  langue  universelle  ;  Dic- 
tionnaire de  la  langue  universelle.  Ces  derniers  ouvrages  indiquent 
que  Mgr  Schleyer  est  à  la  recherche  d'une  langue,  unique  pour 
rhumanité,  découverte  particulièrement  précieuse  pour  les  voyageurs 
mais  difficile  à  créer,  plus  difficile,  sinon  impossible  à  introduire, 
dans  l'hypothèse  de  son  universelle  pratique.  Nous  n'en  devons  pas 
moins  à  ce  prélat,  une  Grammaire,  un  Dictionnaire,  un  catéchisme 
en  Volapûck  ;  un  discours  pour  nous  en  recommander  l'usage,  et 
une  clef  pour  nous  introduire  dans  ce  palais  des  enchantements. 

Si"  Schuler  et  Schwartz.  —  Michel  Schuler,  né  le  i4  mai  1833,  à 
Wurtzbourg,  conseiller  supérieur  à  Thôpital  Julien  de  cette  ville,  r 
écrit  entre  autres  :  Le  Cantique  des  cantiques,  avec  commentaires  ; 
Les  sermons  de  Faber  en  allemand,  9  vol.  ;  Intolérance  de  l'Eglise 
catholique  ;  Eginhard  et  Emma,  épopée  ;  Les  sacrements  de  l'Eglise 
cathoUque  ;  Quelle  espèce  de  gens  sont  les  athées  ?  Nier  la  divinité 
est  le  suicide  de  l'humanité  ;  La  séparation  de  la  religion  et  de  la 
morale  est  l'anéantissement  de  la  morale  ;  Mensonges  de  la  secte  de 
Dœllinger  ;  Dehors  les  Jésuites  !  L'âme  de  l'homme  et  celle  de  la 
bète  sont-elles  semblables?  Discours  de  Théodoret  sur  la  Providence 
divine  ;  L'erreur  religieuse  de  la  social-démocratie;  Y  a-t-il  vraiment 
un  Dieu  ?  Le  panthéisme  ;  Le  matérialisme  ;  Le  Sceau  de  la  confes- 
sion ;  Confession  de  Shakespeare  ;  Thomas  Plantagenet,  roman  ; 
Palmes,  poésie  ;^Quelque  chose  pour  toi,  ballades. 

Guillaume  Schwartz,  né  le  20  avril  1835  à  Nordkirchen,  directeur 
de  la  Germania,  a  publié  :  Lettres  et  actes  pour  l'histoire  de  Maxi- 


Liis  SAVANTS  d'allemagne  483 

niilien  II;  Correspondance  de  Pie  V  avec  Maximilien  II,  2  vol.  ; 
Correspondance  de  Kaspar  Gropper  avec  documents. Nous  consignons 
ici  ces  titres  d'ouvrages  pour  renouveler  la  poignée  de  main  que 
nous  portions,  à  Berlin,  à  Guillaume  Schwartz  et  au  licencié  Four- 
nelle,  secrétaire  des  associations  ouvrières  de  lAllemagne. 

32^  Sepp.  —  Bernard  Sepp,  né  le  6  mars  1853  à  Coblentz,  docteur 
en  philosophie,  professeur  au  lycée  de  Ratisbonne,  est  le  digne  fils 
de  l'illustre  docteur  Sepp.  Voici  la  nomenclature  de  ses  ouvrages  : 
Voyages  des  Cimbres  et  des  Teutons  ;  Journal  de  Marie  Stuart  ;  Marie 
Stuart  et  ses  accusateurs  :  Liber  de  origine  gentis  Romanœ  ;  Corres- 
pondance de  Marie  Stuart  avec  Babington  ;  Procès  de  Marie  Stuart  ; 
Vita  sancti  Emmerani  authentica  ;  Vitee  SS.  Marini  et  Annini  ;  Les 
ducs  bavarois  de  la  maison  des  Avoligiens  ;  De  la  légende  de 
Florian  ;  La  plus  ancienne  histoire  d'Altôtting  ;  Cyclus  decennalis 
medii  sévi  ;  Tabula  pascalis  annorum  300-2200  post  Christum.  Nous 
avons  vidé  la  coupe  de  Tamitié,  avec  ce  docteur  Bernard,  à  la  table 
de  son  illustre  père  ;  nous  consignons  ce  souvenir  pour  avoir  occa- 
sion de  rendre  hommage  à  ses  collègues  de  Ratisbonne,  notamment 
aux  docteurs  Schenck  et  Schank. 

33°  Spillmann.  —  Joseph  Spillmann,  né  le  22  avril  1842,  à  Lu- 
xembourg, est  membre  de  la  Compagnie  de  Jésus  ;  il  a  écrit  surtout 
des  romans  ;  il  est  très  populaire  en  Allemagne.  On  lui  doit  :  Du 
camp  à  Samberi;  D""  Henri  Hahn;  Les  martyrs  anglais  sous  Henri  VIII 
et  sous  Elisabeth  ;  Nuages  et  rayons  de  solei!  ;  A  travers  l'Asie  ;  Ai- 
mez vos  ennemis  ;  Les  enfants  de  Marie  ;  De  Tautre  côté  de  la  mer 
du  Sud  ;  Le  neveu  de  la  reine  ;  La  fleur  merveilleuse  de  Woxindom  ; 
Combats  et  couronnes  ;  Dans  le  nouveau  monde  ;  Les  esclaves  du 
Sultan  ;  Les  frères  coréanéens  ;  Une  victime  du  secret  de  la  confes- 
sion ;  Brave  et  fidèle  ;  Lucius  Flavus  ;  L'expédition  vers  le  Nicara- 
gua ;  Les  épaves  ;  Bienheureux  les  charitables  ;  Pour  la  vie  d'une 
reine  ;  La  Fête-Dieu  des  Chiquitos  ;  Les  témoignages  du  sang  à  la 
conspiration  de  Titus  Oates  ;  Croix  et  chrysanthèmes  ;  Les  deux 
mousses  ;  Le  cordonnier  noir  ;  Les  Frères  Yang  et  les  Boxers.  Parce 
que  toute  vie  doit  être  faite  de  bon  sens  et  de  bon  cœur,  nous  n'ai- 
mons pas  beaucoup  les  romans;  ils  sont  trop  voués  à  Tidéal  pour 


484  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

ne  pas  sortir  trop  souvent  du  réel  ;  ils  doivent  trop  à  T imagination 
pour  tenir  assez  compte  des  facultés  maîtresses  de  la  vie  humaine. 
Mais  enfin  puisqu'il  y  a  des  gens  qui  aiment  à  lire  des  romans  et 
des  auteurs  qui  excellent  à  les  écrire,  nous  devons  payer,  ici,  au 
P.  Spillmann,  un  juste  tribut. 

34*'  Thœmes  et  IVeiss.  —  Nicolas  Thœmes,  né  le  1^"  mars  1846  à 
Ruckweiler,  sur  le  Rhin,  docteur  en  philosophie  à  Munster,  a  écrit  : 
Thomae  aquinatis  opéra  et  prsecepta  quid  valeant  ad  res  ecclesiasticas, 
politicas  et  sociales  ;  Marpingen  ;  Albert  le  Grand  ;  Institut  royal  du 
Saint-Esprit  à  Heidelberg  ;  Participation  des  Jésuites  à  la  couronne 
de  France  ;  Alberti  magni  orationes  super  quatuor  libros  sententia- 
rum  ;  le  Calendrier  berlinois  de  Windthorst  ;  Reconnaissance  de 
TEtat  prussien  aux  Jésuites  ;  Alliance  du  grand  Frédéric  avec  la 
Compagnie  de  Jésus  ;  Notre  Windthorst. 

Albert-Marie  Weiss,  dominicain,  est  né  le  2-2  avril  1844  àSuderr- 
dorf,  en  Bavière  ;  il  professe  à  Fribourg  en  Suisse  ;  il  a  écrit  entre 
autres  :  La  pédagogie  de  Fancienne  Eglise  ;  Le  protestantisme,  sa 
polémique  contre  TEglise  catholique  ;  Apologie  du  christianisme  en 
5  volumes  ;  Lois  pour  les  intérêts  du  capital  et  les  gages  du  travail  ; 
Benjamin  Herder  ;  Sagesse  de  la  vie  ;  L'art  de  vivre  ;  Scheeben,  no- 
blesse de  la  grâce  divine  ;  Le  danger  religieux  :  ce  dernier  livre  paru 
en  1904.  Weiss  est  un  savant  de  premier  ordre  ;  il  jouit  d'une 
grande  réputation  en  Allemagne  et  dans  le  monde  entier.  La  traduc- 
tion de  son  Apologie  par  Tabbé  Collin,  a  été  imprimée  à  Saint-Dizier 
chez  Jules  Thevenot-Chaumont. 

35'^  Wetterlé  et  Winterer.  —  Deux  prêtres  alsaciens,  députés  tous 
les  deux  au  Reichstag  de  Berlin.  Emile  Wetterlé,  né  le  2  avril  1861, 
à  Colmar,  a  écrit  :  La  Presse  catholique  en  Alsace  ;  Parti  catholi- 
que et  coteries  ;  Vérités  et  paradoxes.  ' 

Lendelin  Winterer,  né  le  18  février  1832,  à  Salzbach,  est  curé  à 
Mulhouse.  On  lui  doit  :  La  persécution  religieuse  en  Alsace  pen- 
dant la  grande  Révolution  ;  La  presse  alsacienne  ;  Le  socialisme 
contemporain;  Les  progrès  du  sociahsme  pendant  les  trois  dernières 
années  (1882)  ;  Quelques  saints  d'Alsace  ;  Le  couvent  de  Schonen- 
bach.  Winterer  publie  VAmi  des  ouvriers. 


LES  SAVANTS  d'allemagne  485 

36°  Wingerath  et  Wolfscjrueber.  —  Hubert  Wingerath,  né  le 
14  septembre  1831  à  Wewclnigho^'en,  docteur  en  philosophie,  pré- 
lat en  résidence  ù  Munich,  a  écrit  :  Catéchisme  contre  les  erreurs 
du  paganisme  moderne  ;  L'antique  philosophie  du  christianisme, 
axiomes  des  philosophes  et  leurs  caractères  ;  L'esprit  de  liberté,  la 
franc-maçonnerie  et  sa  lutte  contre  Tordre  chrétien  ;  Quintessence  et 
solution  finale  entre  la  maçonnerie  et  le  christianisme  ;  Le  suicide 
de  Luther  ;  Idolâtrie  de  TEtat  et  christianisme  ;  L'alliance  évangéli- 
que  et  sa  guerre  pour  détruire  TEglise  catholique  ;  Deux  questions 
contemporaines.  Autant  d'ouvrages,  dont  l'auteur  va  droit  au  fond 
des  choses  contemporaines  et  s'arme,  contre  l'erreur,  de  toutes  les 
forces  de  la  vérité.  Dieu  suscite,  en  Allemagne,  des  émules  au  doc- 
teur Wingerath  ! 

Gélestin  Wolfsgrueber,  né  le  14  mai  1848  à  Gross-Alm,  près 
Gmûnden,  docteur  en  théologie,  est  un  religieux  bénédictin,  prédi- 
cateur et  professeur  à  l'Université  de  Vienne.  On  lui  doit  :  Un  vieux 
codex  de  bas  allemand  de  l'Imitation  de  Jésus-Christ  ;  Joannis  Ger- 
sen,  De  Imitatione  Christi,  libri  quatuor  ;  Von  der  JNachfolgung 
Christi  d'après  les  bouquins  de  la  bibliothèque  de  la  fondation  écos- 
saise ;  Jean  Gersen,  sa  vie  et  son  œuvre  ;  Ecrits  choisis  de  S.  Epi- 
phane  ;  Hortulus  animœ  ;  La  vie  des  Papes  avant  S.  Grégoire-le- 
Grand  ;  La  chapelle  de  Lorette,  de  St- Augustin,  à  Vienne  ;  Le  caveau 
impérial  chez  les  capucins  à  Vienne  ;  L'Eglise  de  la  cour  St-Augus- 
tin  à  Vienne  ;  Joseph-Othmar,  cardinal  Rauscher  ;  Mandements  et 
allocutions  de  Rauscher  ;  Exposition  de  sa  philosophie  ;  le  cardinal 
Migazzi  ;  le  conseiller  de  la  cour  Fuhrich  ;  Caroline-Augusta,  impé- 
ratrice-mère ;  La  correspondance  de  l'abbé  des  Ecossais,  A.  Spindler 
de  Hosegg  ;  Sermons. 

37*^  Bruck.  —  Le  grand  séminaire  de  Mayence  est  l'un  des  plus 
illustres  établissements  de  la  religieuse  et  catholique  Allemagne.  Le 
Rhin  est,  depuis  Charlemagne,  la  grande  artère  de  l'histoire  en  Occi- 
dent. Sur  les  bords  du  Rhin,  Mayence  et  Cologne  sont  les  deux 
grands  centres  du  mouvement  germanique  ;  sous  le  rapport  ecclé- 
siastique, Cologne  était  comme  la  Rome  du  Nord,  et  Mayence  en 
était  l'Athènes.  Au  siècle  dernier,  après  le  rccez  de  1803,  c'est-à  dire 


486  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIII 

après  la  destruction  radicale  de  Torganisation  ecclésiastique  au  delà 
du  Rhin,  c'est  de  Mayence  que  partit  l'étincelle  de  résurrection; 
c'est  sous  révoque  Golmar  que  commença  à  se  refaire  la  puissance 
que  rhistoire  admire  aujourd'hui.  Nous  n'avons  pas  à  raconter  ici 
ces  merveilles  ;  le  pontificat  de  Léon  XIII  ne  nous  permet  que  de 
constater  les  principaux  résultats  et  de  citer  les  noms  des  prêtres 
qui  ont  concouru  le  plus  efficacement  à  ce  grand  œuvre. 

Henri  Bruck,  né  à  Bingen  en  1831,  avait  été  placé  sous  la  direc- 
tion du  chapelain,  docteur  Joseph  Hirschel  ;  il  avait  poursuivi  ses 
études  avec  gravité,  zèle  et  énergie.  Par  un  trait  également  honora- 
hle  pour  le  maître  et  pour  l'élève,  en  cinq  ans  Bruck  avait  acquis 
toute  la  science  des  gymnases  ;  en  sorte  que,  en  1851,  il  passait  avec 
éclat  son  examen  de  maturité,  à  Darmstadt,  sans  avoir  fréquenté,  au 
gymnase,  une  seule  classe.  Avec  ce  témoignage  de  maturité,  il  entra 
au  séminaire  de  Mayence.  Cet  élève,  faible  de  corps,  consacrait  son 
esprit  vif  et  joyeux  aux  études  et  obligations  de  son  état.  Après  qua- 
tre années  de  travail  et  de  prières  arrivait  l'heure  de  la  promotion 
au  sacerdoce.  L'évêque  Ketteler  était  alors  à  Rome  pour  négocier  une 
convention  avec  la  Hesse  ;  les  ordinands  furent  envoyés  à  Spire.  Le 
31  mars  1855,  Bruck  était  ordonné  prêtre  par  l'évêque  Nicolas  Weiss 
et  célébrait  sa  première  messe  à  Bingen,  le  dimanche  des  Rameaux. 
Mais  il  était  de  ceux  que  les  supérieurs  ne  perdent  pas  de  vue  ;  il  fut 
envoyé  à  Munich,  pour  complément  d'études  supérieures.  Au  terme 
de  ces  études,  il  fit  le  voyage  de  Rome  avec  Max  von  Galen,  depuis 
coadjuteur  de  Munster.  Les  monuments  de  la  ville  éternelle  firent, 
sur  le  jeune  historien,  une  profonde  impression.  Quarante-six  ans 
plus  tard,  lorsqu'il  faisait,  comme  évêque,  son  voyage  ad  limina^ 
il  retrouvait,  avec  fraîcheur  et  clarté,  les  ressouvenirs  de  cette  époque 
lointaine.  A  son  retour,  il  entrait  dans  la  carrière  de  l'enseignement; 
sa  tâche  consistait  à  enseigner  l'histoire  ecclésiastique  six  heures  par 
semaine.  A  cette  date,  il  n'existait  d'autre  manuel  que  celui  d'Alzog  ; 
au  lieu  de  le  mettre  entre  les  mains  de  ses  élèves,  Bruck  voulut  en 
composer  un  lui-même  et  s'appliqua  à  ce  travail  avec  un  zèle,  une 
ardeur  dont  il  y  a  peu  d'exemples.  Les  évêques,  témoins  d'un  si 
louable  dévouement,  nommèrent  Bruck  professeur  titulaire  en  1861. 


LES    SAVANTS    D  ALLEMAGNE 


487 


Au  séminaire,  après  le  voyage  de  Rome,  il  était  à  rcndroit  propice 
pour  puiser  dans  l'étude  et  dans  les  relations,  tous  les  agréments 
et  tous  les  agrandissements  de  la  pensée.  Là,  il  vit  dans  Tintimité, 
les  cardinaux  Geissel  et  Reisach  ;  les  évéques  de  Strasbourg,  Lim- 
bourg,  Spire,  Fulda  ;  le  docteur  Baudri,  de  Cologne  ;  le  docteur 
Fessier,  de  Saint-Hippolyte  ;  il  vit  également  toutes  les  célébrités  sa- 
vantes de  l'Allemagne,  Kuhn,  Dieringer,  HergenrÔther,  Hettinger, 
Jackc,  Phillips,  Lieber,  Buss,  Alzog,  Glémens.  Le  soir,  il  réunissait 
volontiers  un  groupe  d'amis,  ecclésiastiques  et  laïques,  pour  parler 
d'art  ou  de  politique,  et  goûter,  en  exprimant  ses  propres  impres- 
sions, toutes  les  jouissances  de  Tesprit.  Les  relations  les  plus  inti- 
mes toutefois  furent  avec  son  premier  maître  Hirschfeld,  avec  le  su- 
périeur Lessing,  auquel  il  succéda  comme  économe,  et  avec  le  neveu 
de  Lessing,  l'illustre  Moufand.  En  homme  de  cœur,  il  publia  l'es- 
quisse de  leur  vie,  dans  le  Catholique  de  Mayence. 

Un  homme  aussi  fondé  en  histoire,  ne  pouvait  pas  rester  en  dehors 
des  controverses  de  son  temps.  L'étude  de  l'histoire,  en  effet,  offre 
ceci  de  particulier  qu'elle  fait  étudier  la  vie  humaine  dans  l'Eglise  et 
dans  l'Etat,  sous  tous  les  aspects  de  son  exercice,  avec  tout  l'éclat  de 
sa  puissance.  Un  historien  savant,  qui  a  su  comprendre  les  hommes 
et  synthétiser  les  choses,  n'est  pas  seulement  un  homme  versé  dans 
toutes  les  questions;  il  est  l'homme  qui  les  connaît  le  mieux  dans 
leur  évolution  à  travers  les  âges.  Le  docteur  Schâffer,  dans  sa  bio- 
graphie de  Bruck,  mentionne,  de  son  héros,  ane  monographie  sur 
les  tendances  rationalistes  dans  la  catholique  Allemagne,  une  étude 
sur  la  province  ecclésiastique  du  Haut-Rhin,  une  autre  sur  le  choix 
des  archevêques  de  Fribourg  et  l'Etat  badois,  et  plus  tard,  pendant 
le  Kulturkampf,  Bruck  publiait  un  Uvre  sur  ce  thème  :  L'enseigne- 
me  nt  religieux  de  la  jeunesse  et  du  peuple  en  Allemagne,  pendant 
la  seconde  moitié  du  xv^  siècle.  Ces  différents  travaux  amenèrent 
Bruck  au  dessein  d'écrire  une  histoire  de  l'Eglise  en  Allemagne  pen- 
dant le  XIX®  siècle  ;  il  consacra  à  ce  grand  travail  ce  qui  lui  restait 
de  jours  à  passer  sur  la  terre  ;  il  publia,  sur  ce  sujet,  trois  volumes 
que  continue  aujourd'hui  le  docteur  Kitzling. 

Nous  ne  nous  occupons  ici  que  du  savant.  Mayence,  à  la  mort  du 


488  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

grand  Ketteler,  avait  eu  pour  évêque  le  docteur  Paulus-Léopold 
Haffner,  qui  mourait,  en  1900.  Léon  XITI  lui  donna,  pour  successeur, 
le  doyen  du  chapitre,  Bruck,  qui  devait  mourir  en  1903.  De  cet  au- 
teur, il  nous  reste,  son  Histoire  de  V Eglise  universelle  qui  a  été  tra- 
duite en  français  ;  et  son  histoire  de  TEglise  en  Allemagne  au 
XIX®  siècle,  qui  mériterait  de  Têtre.  Nous  nous  abstenons  ici  de 
tout  compte-rendu  et  de  tout  éloge.  Les  ouvrages  de  Bruck  sont 
aussi  parfaits  que  peut  Têtre  une  œuvre  humaine  ;  ce  n'est  pas  en 
faire  une  médiocre  estime.  Toutefois  sur  l'histoire  de  l'Eglise  en  Al- 
lemagne, nous  ferons  une  observation.  Au  point  de  vue  des  faits,  ce 
travail  est  excellent  :  c'est  un  résumé,  fort  bien  établi,  des  évé- 
nements d'histoire  et  des  menus  incidents  qui  les  composent.  Mais, 
en  droit,  si  ce  travail  émanait  d'une  plume  française,  il  insisterait 
davantage  sur  deux  points  :  sur  l'embryologie  des  erreurs  contempo- 
raines et  sur  les  conséquences  pratiques  qu'il  faut  déduire  pour  con- 
jurer leur  évolution.  C'est  un  vœu,  ce  n'est  pas  une  critique. 

Au  moment  où  mourait  Mgr  Bruck  mourait  également  Jean  Hol- 
zammer,  doyen  du  chapitre,  conseiller  épiscopal,  régent  du  sémi- 
naire de  Mayence.  Holzammer  était  né  à  Mayence  en  1828  ;  il  avait 
fait  ses  premières  études  à  l'école  de  la  cathédrale,  puis  au  gymnase 
et  passé,  en  1848,  son  examen  de  maturité,  puis  fait,  à  l'Université  de 
Giessen,  ses  études  théologiques.  A  Giessen,sous  Kuhn,Staudenmeier 
et  RifTel,  l'enseignement  était  solide,  mais  il  n'était  pas  question  de 
formation  ecclésiastique.  Avec  la  permission  de  son  évêque,  Hol- 
zammer s'en  fut  à  Tûbingen,  puis  vint  terminer  son  noviciat  à 
Mayence,  où  il  fut  ordonné  prêtre  et  nommé  professeur.  Dès  lors  sa 
vie  fut  consacrée  tout  entière  à  l'enseignement,  aux  fonctions  d'au- 
mônier dans  les  maisons  religieuses  et  de  directeur  d'associations. 
En  1855,  il  succédait  à  François  Tragefer  dans  la  chaire  d'Ecriture 
Sainte.  Nous  n'insistons  pas  sur  les  incidents  de  sa  carrière  ecclésias- 
tique ;  deux  mots  seulement  sur  son  activité  littéraire.  Holzammer 
donna  ses  soins  d'abord  à  quelques  opuscules  ascétiques  ;  puis  publia 
quelques  brochures  séparées,  et  quelques  articles  dans  le  Catholique 
de  Mayence.  Gomme  travaux  de  plus  longue  haleine,  il  faut  citer  sa 
collaboration  à  la  2®  édition  du  Kirchenlexikon  de  Fribourg  et  la 


' —  489 


LKS    SAVANTS    D  ALLEMAGNK 

réédition  en  trois  volumes  de  l'excellent  commentaire  de  Guillaume 
Estius,  sur  toutes  les  Epîtres  de  S.  Paul.  Cet  ouvrage  de  premier 
ordre  avait  paru  après  la  mort  de  son  auteur  à  Douai  ;  il  avait  été 
revu,  à  Cologne,  en  IG^i,  par  Merlo  Horslius  ;  Tédition  de  Holzam- 
mer,  plus  maniable,  a  été  soigneusement  revue  pour  les  citations. 
L'ouvrage  le  plus  important  de  Holzammer,  ce  sont  les  deux  ou  trois 
éditions  qu'il  donna  du  Manuel  de  l'histoire  biblique  de  Scliuster. 
Sur  la  fin  de  sa  vie,  en  1900,  il  publiait  encore  une  esquisse  histo- 
rique d'une  controverse  qui  durait  depuis  un  siècle,  sur  la  formation 
du  clergé  dans  les  séminaires  ou  dans  les  universités.  Holzammer 
qui  avait  pratiqué  les  deux  systèmes  pouvait  en  parler  par  expé- 
rience ;  comme  supérieur  de  séminaire,  il  pouvait  décider  plus  sa- 
gement. A  cet  ouvrage,  il  avait  donné  pour  épigraphe  le  mot  de 
S.  Anselme  :  «  Dieu  n'aime  rien  tant  que  la  liberté  de  son  Eglise  »  : 
c'était  le  résumé  de  sa  vie  sacerdotale  et  de  sou  activité  scientifique. 
Jacques  Holzammer  était  comme  un  bon  Nathanaël,  doux,  aimant, 
aimé,  qui  ne  fit  jamais  de  mal  à  personne,  mais  du  bien  à  tout  le 
monde  :  il  ne  travaillait  que  pour  Tlionneur  de  Dieu,  l'intérêt  de 
l'Eglise  et  le  salut  des  âmes.  C'est  l'hommage  que  lui  rend  son  bio- 
graphe, Schâfer,  professeur  d'histoire  au  séminaire  de  Mayence. 

38^  Denifle.  —  Un  des  grands  érudits  d'Allemagne,  sous  le  pontifi- 
cat de  Léon  XIII,  fut  le  P.  Denifle.  Joseph-Henri-Suso  Denifle  était 
né,  le  16  janvier  1844,  dans  un  petit  village  du  Tyrol,  près  d'Inns- 
priick.  Après  ses  premières  études,  un  vi^  attrait  pour  la  piété  et 
pour  la  science  l'avait  fait  entrer  dans  l'Ordre  de  S.  Dominique. 
Novice  à  Grâtz,  province  autrichienne,  puis  profès,  il  enseigna 
quelque  temps  les  jeunes  religieux  de  son  ordre.  Bientôt  son  goût 
très  décidé  pour  les  travaux  de  haute  érudition  l'attacha  tout  à  fait 
à  ce  genre  d'études.  En  1873,  à  vingt-neuf  ans,  il  publiait  son  pre- 
mier ouvrage  :  V Eglise  catholique  et  la  fin  de  Vhumanité.  Après  ce 
premier  ouvrage,  qui  jette  de  belles  lumières  sur  la  mission  divine 
de  TEglise,  le  savant  Dominicain  se  choisit,  dans  Thistoire  de  l'Eglise,, 
un  champ  qu'il  devait  cultiver,  par  un  rude  travail,  avec  une  par- 
faite pénétration.  Cette  place  d'élection,  c'est  la  fin  du  moyen-âge, 
qu'il  explore  avec  une  patience  et  un  soin  tout  monastiques,   pour 


490  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

y 

orner  pieusement,  des  fleurs  de  la  science,  la  robe  immortelle  de  TE- 
glise.  Coup  sur  coup,  paraissent,  la  Vie  spirituelle  ;  une  A7ithologie 
des  mystiques  allemands  du  moyen-âge,  1873,  dont  la  cinquième  édi- 
tion a  paru  en  1904  ;  VAmi  de  Dieu  au  pays  de  VOherland  et  Nicolas 
de  Baie,  1875  ;  \q  Livre  de  la  pauvreté  spirituelle,  1877  ;  la  Conver- 
sion de  Tauler.  Le  P.  Denifle  pensait  continuer  ce  travail  et  achever 
l'œuvre  commencée.  En  1880,  il  fut  envoyé  à  Rome  comme  assistant 
du  général  de  TOrdre  et  trois  ans  plus  tard  nommé  sous-archiviste 
au  Vatican,  lorsque  Pietro  Balan  fut  relevé^de  ses  fonctions.  Ce  qu'un 
homme  doué  d'une  grande  puissance  d'esprit  et  d'une  grande  puis- 
sance de  travail  pouvait  tirer  de  ces  immenses  trésors,  on  le  vit 
bientôt. 

En  1885,  commencent  les  grandes  publications.  La  première,  ce 
sont  les  Grandes  Universités  du  ynoyen-âge,  jusqu'en  1400,  parues 
à  Berlin  et  continuées  depuis  par  de  nouveaux  volumes.  C'est  une 
œuvre  de  premier  ordre  sous  tous  les  rapports,  quoiqu'elle  ait  été 
beaucoup  critiquée  par  les  savants  protestants  :  les  guêpes,  dit  Jean- 
Paul,  ne  mordent  que  les  bons  fruits.  Sans  s'arrêter  à  cette  polémi- 
que, Denifle  publie,  l'année  suivante,  les  Regesta  pontificaux  du 
xiii^  siècle  ;  en  1888,  les  Specimina  paleographica  des  registres  des 
Pontifes  Romains  ;  de  1889  à  1897,  le  Cartularium  de  l'Univer- 
sité de  Paris,  en  s'aidant  toutefois  du  travail  de  Châtelain,  bibliothé- 
caire de  la  Sorbonne.  En  1897,  comme  le  fils  des  géants,  dans  la 
fable  du  laboureur,  pour  qui  c'est  un  jeu  de  porter  sur  la  montagne 
sa  charrue  et  ses  bœufs,  Denifle  publie  à  Paris,  chez  Picard,  un 
ouvrage  écrit  en  français  sur  la  Désolation  des  églises,  monastères 
et  hôpitaux  en  France,  vers  le  milieu  du  xv^  siècle. 

Depuis  1885,  le  P.  Denifle  dirigeait,  d'autre  part,  avec  le  P.  Ehrlé, 
jésuite,  la  publication  allemande  des  Archives  concernant  V histoire 
de  V Eglise  et  la  littérature  religieuse  du  moyen-âge  ;  il  les  publiait  à 
Berlin.  Le  P.  Denifle  a  donc  donné,  sur  le  moyen-âge,  des  ouvra- 
ges en  latin,  en  français  et  en  allemand . 

A  partir  de  1897,  le  P.  Denifle  avait  quitté  ses  travaux  sur  le 
moyen-âge  et  s'attachait  à  l'histoire  d'un  homme  qui  avait  eu,  contre 
la  civilisation  chrétienne,  une  haine  sans  borne  et  posé,  en  Europe, 


LES    SAVANTS    D  ALLKMAGNE 


491 


le  branle-bas  de  la  Révolution,  Luther.  Le  savant  religieux  consacra  à 
Tétude  du  caractère,  de  la  vie  et  des  œuvfes  du  moine  de  Wittenberg, 
la  précision  d'un  critique  exercé  et  la  doctrine  d'un  théologien  sans 
faiblesse.  Ce  vaste  travail  est  intitulé  :  Luther  et  le  Luthéranisme  ; 
le  premier  volume,  paru  à  Mayence,  chez  Kirscheim,  1904,  est  fort 
de  900  pages,  en  deux  parties,  dont  il  a  été  fait  deux  éditions  ;  le 
second  volume  doit  suivre.  Cet  ouvrage  a  fait  grand  bruit  ;  désor- 
mais il  est  impossible  de  bien  connaître  Luther  sans  connaître  Denifle. 
C'est  à  la  lumière  de  sources  inédites  et  en  particulier  du  Commen- 
taire de  TEpître  aux  Romains,  écrit  par  Luther,  d'avril  à  octobre 
1515,  dont  le  manuscrit  original  se  trouve  au  Vatican,  que  le  P.  De- 
nifle composa  son  histoire  de  Luther.  Après  ce  solide  et  puissant  tra- 
vail, c'en  est  fait  de  la  légende  qui  nous  montrait,  en  Luther,  un  moine 
généreux  et  sincère,  que  des  événements  politiques,  des  scandales 
d'église  et  des  abus  confessionnels  irritent,  indignent  et  finissent  par 
pousser  noblement  dans  la  voie  de  la  réforme.  Luther  apparaît  plutôt 
comme  un  homme  faible,  impuissant  contre  les  mouvements  de  la 
chair,  ne  cherchant,  avec  la  force  de  son  orgueilleux  esprit,  qu'une 
doctrine  capable  d'excuser  ses  propres  faiblesses.  D'après  sa  propre 
expérience,  notre  penchant  au  mal  est  plus  fort  que  nous  ;  il  faut 
que  la  foi  seule  nous  justifie  ;  l'homme,  irrémédiablement  corrompu, 
ne  peut  être  qu'extérieurement  juste,  sans  l'être  au  fond,  grâce  à 
l'imputation  qui  lui  est  faite  des  mérites  de  Jésus-Christ. 

Cet  ouvrage  du  P.  Denifle  met  littéralement  Luther  à  bas  ;  il 
prouve  que  Luther,  comme  homme,  est  un  misérable  et  qu'il  n'est, 
comme  théologien  et  comme  philosophe,  qu'un  homme  absurde. 
Mais  Luther  est  resté  l'oracle  de  trente-cinq  millions  d'Allemands, 
qui  le  croient  l'homme  de  Dieu  pour  sauver  son  Eglise,  le  Moïse  de 
la  nouvelle  Alliance.  Homme  absurde  et  misérable,  d'un  côté  ;  grand 
homme  de  l'autre  :  voilà,  sur  Luther,  l'antagonisme  de  l'opinion. 
Luther  ne  peut  pas  être  les  deux  à  la  fois  ;  lequel  est-il  :  ou  crapule, 
ou  héros  ?  Le  protocole  est  ouvert. 

Jusqu'à  Ranke,  les  protestants  gardaient,  en  Allemagne,  l'offen- 
sive ;  depuis  Janssen  et  Denifle,  ils  sont  rejetés  sur  la  défensive. 
C'est  une  époque  et  un  point  fondamental  dans  la  discussion. 


492  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Dans  les  Voix  de  Maria-Laach,  numéro  de  janvier  1904,  un  article 
du  P.Pfulf  reconnaît  que  Denifle  a  rendu  un  grand  service  à  la  science. 
1°  Sur  le  prolilème  psychologique  de  Tapostasie,  Denifle  a  prouvé 
que, dès  1515,  Luther  convaincu  de  Tinvincibilité  de  la  concupiscence, 
de  la  toute-puissance  du  péché  originel,  de  la  destruction  de  la  liberté 
morale,  avait  posé  le  principe  du  luthéranisme.  2°  Sur  la  question 
biographique,  il  a  prouvé  que  la  science  de  Luther  était  peu  étendue, 
mince  et  superficielle  ;  il  ne  connaissait  pas  à  fond  la  théologie, 
encore  moins  la  scolastique  ;  il  avait  eu  beaucoup  de  relations  avec 
Occam  ;  tenait  pour  oracles  Gabriel  Riel  et  Grégoire  de  Rimini,  guides 
peu  sûrs  :  quand  il  affectait  tant  de  mépris  pour  la  théologie,  il  affi- 
chait surtout  son  ignorance.  3°  La  plupart  des  éditeurs  de  Luther 
n'ont  ni  méthode,  ni  connaissances  positives  ;  ce  sont  de  très  pauvres 
gens  qui  critiquent  l'Evangile  et  non  seulement  s'abstiennent  de 
critique  à  Tégard  de  Luther,  mais  tombent  en  extase  devant  ses 
incohérences  et  ses  ordures.  A^  Quj^nt  au  P.  Denifle,  libre  de  toute 
passion  et  fanatisme,  il  dit  crûment  ce  qu'il  pense  ;  sa  plume,  rude 
et  hérissée,  ne  recule  pas  devant  les  expressions  un  peu  fortes  ;  les 
catholiques  le  regrettent  comme  les  autres  ;  mais  si  la  parole  objec- 
tive n'est  pas  parfaite,  cela  ne  diminue  pas  la  force  des  arguments. 
Denifle,  au  surplus,  n'est  pas  le  seul  de  cette  espèce  ;  les  protestants 
ne  doivent  pas  mêler,  aux  faits,  des  considérations  subjectives.  A 
notre  avis,  toutefois,  dans  le  grand  mouvement  antichrétien  de  l'Eu- 
rope, les  apologistes  doivent  se  souvenir  de  Baronius  et  rester 
calmes ,  comme  lui ,  devant  les  mensonges  des  centuriateurs  de 
Magdebourg. 

La  Wahrheit,  qui  s'imprime  à  Stuttgard  et  se  publie  à  Munich,  nu- 
méro de  janvier  1904,   par  un  article  diarium  Kausen,  dit  qu'il  est 
nécessaire  d'opposer,  aux  vies  protestantes,  une  vie  de  Luther,  signée 
d'un  nom  catholique.   Les  protestants  idéalisent  le  grand  homme 
de  Dieu  et  ne  veulent  rien  savoir  de  ses  vices  ;  c'est  le  contrepied 
d  une  histoire  sincère  qui  juge  les  hommes  sur  pièces  et  d'après 
les    fruits    de    leur  apparition.   Une    histoire   critique   de   Luther 
prouve  que  c'était  un  homme  plein  de  vices  ;   que,  loin  de  prouver 
sa  vocation  par  ses  vertus,  il  l'a  plutôt  contredite  ;  que  les  protes- 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGISE  493 

tants,  cil  critiquant  les  saints  catholiques,  montrent  une  grande 
injustice,  car  aucun  n'est  aussi  méchant  que  Luther  ;  que  si  les 
protestants  étudiaient  Luther  dans  ses  œuvres,  ils  en  auraient  plu- 
tôt le  dégoût  ;  que,  du  reste,  l'iniquité  de  leur  procédure  est  une 
marque  de  fidélité  à  Luther.  De  même  que  Luther  a  trompé  le  peu- 
ple, de  même  les  protestants  modernes,  en  falsifiant  Luther,  conti- 
nuent de  tromper  ;  Denifle  les  massacre  donc  avec  raison,  parce 
qu'ils  parlent  bien  du  Christ,  auquel  ils  ne  croient  plus  et  n'ont  pas 
le  courage  de  dire  la  vérité. 

Les  Historische  politische  Blaettey^àans  les  quatre  premiers  numé- 
ros du  volume  133,  donnent,  sur  le  même  sujet,  des  articles  de 
Franz  Binder  et  de  Georges  Jochner.  C'est  un  grand  assaut  contre  la 
légende  de  Luther,  avec  les  armes  de  la  science  pure,  avec  une  érudi- 
tion positive  et  une  méthode  sûre.  Quand  certaines  choses  ne  cadrent 
pas  avec  nos  sentiments,  c'est  le  fait  d  un  petit  esprit  de  s'y  arrêter 
pour  rejeter  le  reste  des  preuves.  Le  mérite  principal  de  Denifle  est  d'a- 
voir mis  en  évidence  la  fausse  méthode  des  historiens  protestants.  Le 
préjugé  traditionnel  des  protestants  est,  pour  leurs  historiens,  un  fac- 
teur essentiel.  Les  théologiens  protestants  s'éloignent  encore  plus  de 
Luther  que  Luther  ne  s'est  éloigné  de  la  théologie  catholique;  ils 
croient  tout  de  Luther,  même  les  plus  grosses  absurdités.  Quand  ils 
parlent  du  moyen  âge,  ils  s'emportent  contre  l'ivrognerie  et  les  mau- 
vaises mœurs  ;  quand  ils  trouvent,  dans  Luther,  les  mêmes  faits,  ce 
ne  sont  plus  que  des  actes  de  conscience,  conformes  à  la  coutume  du 
pays.  Knaake  ne  vérifie  pas  les  textes  de  Luther,  même  quand  il  dit 
des  choses  absurdes,  même  quand  il  falsifie  les  Pères,  comme  S.  Au- 
gustin. Eck  avait  reproché  à  Luther  d'avoir  parlé  contre  le  Concile 
de  Constance  ;  Luther  nie,  mais  ment  et  Knaake,  trompé,  le  soutient. 
Buchwald,  Kamerau,  Koslin,  Kolde,  étoiles  de  première  grandeur 
au  ciel  protestant,  sont  relevés  par  Denifle.  Kohler  croit  que  Lu- 
ther, par  ses  grossièretés,  a  suivi  les  usages  de  son  temps  ;  mais 
Lefebvre  et  Canisius  n'ont  pas  payé  ce  tribut  aux  misères  de  leur 
siècle.  Harnach  n'a  pas  touché  aux  preuves  de  Denifle  ;  il  n'a  môme 
pas  affronté  la  discussion.  Par  un  tour  indigne  d'un  homme  qui 
se  respecte,  il  affecte  un  superbe  dédain  pour  les  grossièretés  de 


494  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Denifle,   ce  qui  est>  en  son   genre,   une  manière  de  grossièreté. 
La  connaissance  des  archives  et  des  originaux  de  Luther  donne, 
à  Denifle,  une  grande  force.  Sa  méthode  et  sa  critique  objective  sont 
au-dessus  de  toute  objection  ;  il  a  prouvé  ce  qu'il  avançait,  avec  des 
faits  constates  et  une  critique  sérieuse.  Son  but  n'est  pas  de  troubler 
la  paix  civile  ;  mais  de  secouer  les  sommets  de  la  société  indifférente 
et  de  poser  le  problème  du  retour  à  Tunité.  Les  critiques  actuelles 
troublent  la  paix  des  confessions  :  la  vérité  avant  tout.  Les  historiens 
peuvent  manquer  de  philosophie  et  de  théologie  ;  ils  peuvent  procé- 
der par  hypothèses,  tirer  des  conclusions  plus  grandes  que  les  pré- 
misses ;  commettre  des  fautes  que  les  catholiques  sont  les  premiers 
à  regretter.  Denifle  tombe  sur  ces  misères  comme  un  géant  armé 
de  toutes  pièces  :  c'est  THercule  de  la  controverse.  A  mesurer  son 
œuvre  sur  les  idées  de  Luther,  on  croirait  y  découvrir  une  psycholo- 
gie des  peuples.  En  sens  inverse  des  petitesses  d'esprit,  Denifle  pose 
d'abord  le  milieu  historique  dans  son  ensemble  et  détermine,  dans 
ce  milieu,  la  position  individuelle  de  Luther  et  explique  ses  écarts. 
Des  hommes  s'opposent  à  son  mouvement  ;  d'autres  aiment  à  le  sui- 
vre :  c'est  la  caractéristique  du  xv^  et  da  xvi®  siècle,  qu'ils  manquent 
d'éducation  et  de  caractère.  Quand  les  prêtres  tombent, ils  ne  rompent 
pas  avec  l'Eglise  ;  ils  s'en  prennent  à  leur  conscience,  à  l'oubli  du  de- 
voir, au  péché.  :  il  y  en  avait  beaucoup  de  cette  sorte,  troupeau  servile 
tout  prêt  à  acclamer  Luther.  Le  péché  charnel  est  la  source  de  l'apos- 
tasie. Les  expressions  erotiques,  les  propos  libertins,  le  cynisme  ne 
prouvent  pas  seulement  la  mauvaise  conduite  de  Luther  ;  mais  mar- 
quent une  espèce  d'ivresse,  de  passion,  d'orgueil,  de  colère.  Luther 
négligeait  son  Bréviaire  et  ne  montait  pas  souvent  à  l'autel  ;  c'était 
un  mauvais  prêtre  ;  naturellement  il  se  mit  en  révolte  contre  la 
morale  et  voulut  remplacer  les  lois  divines  par  les  caprices  de  sa 
force.  Son  expérience  pratique  le  conduit  à  l'irrésistibilité  de  la  pas- 
sion. C'est  là  son  point  de  départ  et  la  source  logique  de  toutes  ses 
erreurs.  Le  péché  originel  a  détruit  la  substance  morale  de  l'homme, 
détruit  la  liberté,  détruit  la  responsabilité.  Le  Christ  Sauveur  seul  a 
pu  remplir  la  loi  ;  sa  justice  couvre  nos  péchés  de  son  manteau, 
sans  changer  notre  intérieur.  L'Eghse,  les  bonnes  œuvres,  la  péni- 


LES    SAVANTS    d'ALLEMAGNE  495 

tcnce,  ce  n'est  là  qu'un  fardeau  humain,  inutile  et  mènie  impie. 
Avec  un  pareil  déterminisme,  on  ne  voit  pas  bien  ce  qui  peut  rester 
de  religion. 

C'est  le  mérite  de  Denifle  d'avoir  arraché  son  masque  à  Luther. 
Denifle  a  prouvé  que  les  philosophes  et  controversistes  protestants 
manquent  de  pénétration,  de  raison  et  même  de  prétexte  ;  ils  ne 
connaissent  pas  la  scolastique  ;  ils  se  font^es  balançoires  avec  le 
nominalisme  d'Occam,  et  ignorent  profondément  les  doctrines  ca- 
tholiques. Ce  sont  là  de  bien  petits  mérites. 

La  Revue  historique  de  Munich  ne  tient  pas  l'œuvre  de  Denifle 
pour  absolument  parfaite  ;  les  catholiques  regrettent  ses  défauts 
mais  dans  la  juste  mesure  et  avec  réserve.  Son  style  est  d'un  bon 
tyrolien,  franc  du  collier,  qui  fonce  sur  la  chiennaille.  Parfois  il 
appelle  im  coup  de  lime.  On  peut  ramener,  au  fond,  ses  fautes  à 
trois  points  :  1°  il  n'a  pas  d'unité  de  principe  et  procède,  dans  ses 
critiques,  plutôt  par  association  d'idées  ;  2°  il  tombe  dans  le  subjec- 
tivisme  en  omettant  les  rapports  éthiques  avec  le  problème  scienti- 
fique ;  il  exagère  un  peu  ses  conclusions,  par  exemple,  en  appelant 
mensonges  de  simples  erreurs,  ou  vices,  de  simples  défauts  ;  3°  il 
est  subjectiviste  surtout  par  son  style  très  personnel  ;  moins  provo- 
cant, il  eût  mieux  convaincu  ;  mais  il  écrivait  avec  son  cœur  et  quand 
sa  poitrine  se  soulevait  de  dégoût,  il  a  voulu  frapper  le  crime  avec 
énergie.  L'intention  est  bonne  ;  si  le  portrait  n'est  pas  réussi,  c'est 
la  faute  de  Luther.  Mais  ces  réserves  et  mêrre  ces  blâmes  n'entament 
en  rien  la  force  du  jugement  scientifique  de  ce  grand  œuvre. 

Bossuet,Balmès,  Péronne,  Wiseman,  Mœhler,  Dœllinger,  Janssen, 
Denifle  ont  porté,  sur  Luther  et  sur  son  œuvre,  un  jugement  définitif. 
Les  œuvres  subsistent  inattaquables  et  inattaquées.  Les  quelques  cri- 
tiques qu'en  ont  faites  les  docteurs  protestants  ne  touchent  pas  à  la 
substance  de  ces  œuvres  et  n'ont  pu  en  ébranler  la  consistance.  En 
désespoir  de  cause,  les  défenseurs  de  Luther  ont  mis  ses  aberra- 
tions et  ses  crimes  à  la  charge  de  sa  règle  de  foi  et  de  son  système 
théologique  ;  ils  ont  mis  de  côté  sa  croyance  personnelle  et  n'ont 
plus  gardé  de  lui  que  sa  révolte.  En  sorte  qu'ils  avouent  pour  maître 
un  misérable  dont  ils  canonisent  le  crime  principal,  comme  un  prin- 


496  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

cipe  constitutionnel  de  la  vraie  foi.  Ce  serait  à  prouver  ;  ils  ne  le 
peuvent  pas.  Alors  ils  se  réfugient  et  s'enferment  dans  un  système 
d'admiration  à  toute  épreuve  ;  ils  écrivent  l'histoire  avec  le  thyrse  et 
la  théologie  avec  des  nuages  incohérents.  L'Allemagne  protestante 
est  le  pays  des  rêves  ;  elle  continu'3  d'adorer  les  dieux  de  TEdda,  les 
dieux  de  la  chair  et  du  sang  ;  et  ses  fameux  savants  ne  sont  que  les 
minne singer  de  Tillusion  vaporeuse  et  des  imposteurs  sans  excuses. 
39°  Kraus.  —  L'histoire  se  comprend  mieux  par  les  contrastes  et 
s'explique  parfois  parla  contradiction.  Un  détestahle  journal  de  Mu- 
nich, les  Neueste  Nachrichten^  numéro  du  22  août  1904,  va  nous  dire 
€e  qu'il  faut  penser  de  Kraus.  Son  article  a  pour  objet  le  compte- 
rendu  de  l'ouvrage  intitulé  :  Image  d'une  vie  au  temps  de  la  réforme 
du  catholicisme.  Sous  ce  titre  le  docteur  Hauviller,  disciple  du  sa- 
vant fribourgeois,  offre,  aux  amis  et  admirateurs  de  Kraus,  un  lu- 
mineux tableau  des  idées  et  des  vues  d'un  homme  dont  la  grande 
importance  et  les  efforts  ne  seront  complètement  reconnus  que  par  la 
postérité.  Ce  qui  était  répandu  dans  les  diverses  œuvres  de  Kraus  a 
été  réuni  et  magistralement  groupé  dans  un  Tableau  suggestif  d'un 
homme  qui,  en  se  dérobant  aux  apparences,  comme  l'a  dit  un  jour 
lady  Bleunerhassett,  a  tenu  son  regard  à  la  hauteur  des  pensées 
religieuses  et  a  toujours  jeté  son  témoignage  dans  le  plateau  de  la 
Spiritualis  Ecclesia.  Nous  ajouterons  qu'il  a  mérité  d'être  nommé 
lui-même  l'un  des  plus  grands  représentants  de  cette  Eglise  spiri- 
tuelle ;  l'histoire  le  placera  un  jour  à  côté  de  François  d'Assise,  de 
Dante,  de  Savonarole,  Pascal,  Rosmini  et  Newman.  Il  est  vrai  que 
la  génération  contemporaine  n'a  pas  su  arriver  à  une  complète  com- 
préhension de  ses  faits  et  gestes  :  car,  comme  le  dit  Gœthe  à  l'occa- 
sion du  jugement  de  Garlyle  sur  Schiller  :  La  personne  trouble  ;  la 
yie  courante  et  mouvementée  dévie  de  leur  point  de  vue  et  empêche 
la  parfaite  connaissance  d'un  tel  homme.  Le  docteur  Hauviller,  dans 
sa  vie  du  noble  lutteur,  qu'il  appelle,  avec  trop  de  modestie,  une 
incomplète  esquisse,  a  parfaitement  su  dissiper  les  brouillards  dont 
la  méfiance  des  extrêmes  de  droite  et  de  gauche  avait  enveloppé  la 
tête  de  ce  géant.  L'amour  et  la  piété  filiale  pour  le  maître  défunt, 
l'intime  connaissance  de  sa  personnalité,  le  but  et  les  intentions  de 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  497 

cet  homme  extraordinaire,  ont  dirigé  la  plume  du  disciple.  Hauviller 
ne  nous  donne  pas  seulement  une  exposition  du  développement  et 
de  la  vigilance  théologique  et  politique  de  Kraus.  Son  esquisse  va 
plus  loin  ;  elle  nous  donne  une  histoire  du  sort  que  la  pensée  savante 
et  la  religion  éclairée  ont  eu  à  souffrir  de  la  Curie  Romaine,  au 
XIX*  siècle. 

Je  ne  suis  ni  prophète,  ni  fils  de  prophète  ;  mais  je  puis  prédire 
que  le  livre  d" Hauviller  aura  un  succès  éclatant.  Jamais  et  nulle 
part  n'ont  été  exposés  de  façon  plus  claire,  plus  lumineuse,  plus  dé- 
cisive, —  toujours  par  la  main  de  Kraus,  —  les  façons  d'agir  et  le 
but  de  rUltramontanisme  et  du  Jésuitisme,  et  les  dangers  qui  en  ré- 
sultent pour  notre  patrie  et  pour  notre  peuple.  Ce  que  Dœllinger  a 
écrit  de  l'auteur  de  la  Divine  Comédie,  ce  pro'pos,  mutatis  mutandis, 
convient  au  livre  de  Hauviller  sur  Kraus  :  «  On  devrait  recomman- 
der ce  livre  aux  hommes  d'Etat,  spécialement  dans  les  passages  où 
il  traite  des  questions  vitales,  et  montre  comment  les  traite  Rome 
dans  ses  livres  sybillins.  »  Le  livre  de  Hauviller  explore  clairement, 
dans  une  synthèse  compréhensive,  les  pensées  fondamentales  de 
Kraus  sur  le  catholicisme  et  la  politique  de  l'Eglise.  Ce  que  Kraus  a 
pu  dire  là  dessus  est  dispersé  dans  ses  livres.  Ses  lettres  sur  la  po- 
litique de  TEglise,  comme  Hauviller  l'a  appris  de  la  bouche  même  de 
l'auteur,  ne  sont  pas  accessibles  à  tout  le  monde.  Le  livre  de  Hau- 
viller est  donc,  pour  notre  temps,  un  véritable  présent. 

Dans  son  Introduction,  Hauviller  dit  avec  raison  et  force  que 
Kraus,  d'accord  avec  Lacordaire,  Rosmini,  Newman  et  Reinhold 
Baumstark,  avait  toujours  été  convaincu  qu'on  peut  être  catholique 
et  même  prêtre,  sans  être  en  tout  d'accord  avec  les  idées  de  l'Eglise 
Romaine  ;  et  que  lui,  Kraus,  d'accord  avec  beaucoup  de  capacités 
catholiques  du  temps  présent,  n'avait  jamais  cherché,  par  une  heu- 
reuse aptitude  à  s'assouplir,  à  se  maintenir  sur  le  terrain  de  la  cor- 
rection ecclésiastique.  —  Jeune  théologien,  il  avait  déjà,  sous  les 
yeux,  un  but  déterminé,  un  but  aussi  éloigné  du  Jésuitisme  ecclé- 
siastique, que  des  tendances  séparatistes  du  Vieux-Catholicisme. 
«  Kraus  s'est  montré,  pendant  toute  sa  vie,  un  critique  pénétrant, 

mais  pas  du  tout  radical  ou  révolutionnaire.    Or,   précisément  sa  di- 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  o2 


498  PONTIFICAT    DE    LEON    XTII 

rection  critique,  ses  vues  politiques  et  religieuses  le  firent  mal  venir 
de  l'Eglise  hiérarchique  et  furent  cause  qu'il  ne  put  arriver  ni  aux 
dignités,  ni  aux  honneurs.  A.  Tauteur  de  ces  lignes  (pour  nous  in- 
connu) Kraus  racontait  que  son  ami,  le  cardinal  Hohenlohe,  lui 
avait  un  jour  écrit,  —  c'était  dans  les  jours  heureux  du  gouverne- 
ment de  Léon  XIII,  —  qu'il  espérait  bien,  au  prochain  consistoire, 
le  voir  coiffé  du  chapeau  de  cardinal.  Kraus  répondit  au  cardinal, 
d'une  façon  humoristique,  qu'il  n'y  avait  pas,  dans  tout  Rome,  un 
chapelier  capable  de  lui  faire  un  chapeau  rouge.  On  n'a  pas  par- 
donné à  Kraus  que,  toute  sa  vie,  il  ait  crié  à  l'Eglise  :  Non  sapis  ea 
quœ  Dei  sunt,  sed  ea  quœ  hominum. 

A  la  fin  de  son  Introduction^  Hauviller  dit  :  «  Avec  Kraus  vient 
de  disparaître  un  homme  dont  l'importance  ne  peut  se  ramener  à  au- 
cune rubrique.  Dans  tous  les  domaines  de  la  science,  qu'il  a  culti- 
vés, il  a  été  vite  un  des  premiers  et  souvent  le  premier  »  Son  juge- 
ment sur  cet  homme  rare,  Hauviller  cherche  à  le  justifier  dans  les 
cinq  chapitres  de  son  livre  ;  il  montre  l'activité  variée  de  Kraus 
comme  savant,  ses  rapports  avec  l'Eglise  et  l'Etat,  son  attitude  de- 
vant le  mouvement  religieux  de  notre  temps,  sa  position  vis-à-vis  de 
l'Alsace-Lorraine,  surtout  à  l'égard  de  la  création  d'une  faculté  ca- 
tholique de  théologie  à  Strasbourg.  En  somme,  cette  esquisse  mon- 
tre ce  que  pensait  Kraus  du  mouvement  ecclésiastique,  pendant  le 
XIX®  siècle  et  au  commencement  du  xx®. 

Nous  n'appuyons  pas  ici  sur  l'importance  des  travaux  de  l'histo- 
rien ecclésiastique  de  Fribourg  ;  nous  préférons  nous  arrêter  sur 
ses  idées  relatives  à  la  religion  et  à  la  politique  ecclésiastique. Kraus 
avait  tourné  son  activité  vers  la  réforme  du  catholicisme.  Son  bio- 
graphe le  montre  donc  comme  un  Dante  ressuscité  pour  les  idées 
reUgieuses  du  catholicisme, mais  contre  le  cathoHcisme  politique  qu'il 
combat  pour  le  développement  du  droit,  de  la  législation  et  de  la  vie 
moderne.  Gomment  Kraus  arriva-t-il  à  prendre  position  contre  l'ul- 
tramontanisme,  c'est-à-dire  contre  le  catholicisme  politique?  Hauvil- 
ler en  donne  trois  raisons  :  d'abord,  il  le  vit  à  l'œuvre  en  ItaUe  et  en 
France  ;  puis  il  suivit  ses  traces  dans  l'histoire  ecclésiastique  ;  enfin 
il  put  les  observer  en  Allemagne.  A  Kraus,  Hauviller  attribue  l'im- 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  499 

périssable  mérite,  dans  une  époque  de  compromission  et  de  réaction 
cléricales,  non  seulement  de  nous  rendre  attentifs  au  danger  mena- 
çant, mais  d'en  a\oir  reconnu  Tesseuce  et  de  nous  avoir  mis  en  main 
les  moyens  de  nous  en  défendre. 

Qui  veut  comprendre  et  bien  juger  la  politique  ecclésiastique  de 
Kraus,  doit  connaître  les  idées  qu'il  se  faisait  de  la  nature  et  des 
rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat. Ces  idées  doivent  rassurer  les  feuilles 
protestantes  qui  reprochaient  à  Kraus,  de  malheureuses  phrases. 
Kraus  voyait,  comme  le  dit  son  biographe,  que  l'Eglise  veut  se  sou- 
mettre et  absorber  l'Etat.  Cette  aspiration  est  contraire  à  la  nature 
de  l'Eglise.  «  Si  TEglise,  dit  Kraus,  n'est  pas  autre  chose  que  la  con- 
tinuation de  l'apparition  de  Jésus-Christ  sur  la  terre,  elle  ne  peut 
pas,  sans  déroger  à  son  principe,  vouloir  constituer  un  empire  dans 
le  monde.  La  théologie  jésuitique  et  les  ultramontains  d'aujourd'hui 
favorisent  manifestement  des  idées  contraires.  Pour  eux  l'Eglise  est 
une  société  parfaite,  un  Etat  dans  l'Etat,  et  absolument  indépendante. 
Le  même  territoire  qui  appartient  à  l'Etat  pour  la  protection  politi- 
que, appartient  aussi  à  TEglise  à  raison  de  son  titre  religieux.  En 
conséquence,  elle  a  le  droit,  en  vertu  de  sa  supériorité  juridique,  de 
se  servir  du  bras  séculier  de  l'Etat.  Les  clercs  ne  sont  soumis  qu'à  la 
juridiction  du  Pape,  non  à  celle  de  l'Etat.  Le  couronnement  de  la 
politique  des  Jésuites  et  de  la  curie,  souvent  exprimé  dans  des  ou- 
vrages, c'est  que  le  Pape  exerce,  dans  la  sphère  des  choses  tempo- 
relles une  véritable  souveraineté.  A  l'appui  de  cette  affirmation, 
Kraus  citait  les  Leçons  de  diplomatie  ecclésiastique  de  Gobbio,  pu- 
bliées à  Rome  en  1899,  pages  31,  45  et  94. 

A  rencontre  de  ces  doctrines  jésuitiques,  Kraus  veut  aussi  une 
royauté  du  Christ  et  de  l'Eglise,  mais  sans  apparat  de  souveraineté 
extérieure,  royauté  résidant  en  notre  âme,  fondée  sur  le  libre  don  de 
notre  volonté.  Pour  Kraus,  la  liberté  des  individus  et  de  l'Etat  en 
matière  de  politique  et  de  culte,  est  contre  l'Eglise,  une  question  de 
vie  dont  dépend  le  bien  ou  le  mal  des  nations  européennes.  Kraus 
reconnaît  parfaitement  la  force  du  mot  connu  :  «  La  liberté  est  le 
premier  besoin  de  la  religion  ».  Ferme  attachement  au  romantisme 
religieux  du  moyen  âge,  mais  critique  et  refus  d'attache  à  tout  son 


500  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

développement  de  politique  religieuse,  cela  encore  peut  être  consi- 
déré comme  une  de  ses  solutions. 

Kraus  est  toujours  resté  fidèle  au  romantisme  de  1830  à  1850  ; 
mais  les  procédés  du  parti  catholique,  en  France,  lui  faisaient  voir 
que  ses  procédés  de  politique  religieuse  sont  la  ruine  de  la  véritable 
religion  et  marquent  un  relâchement  du  christianisme.  Le  clérica- 
lisme avait  pris,  en  d'autres  contrées,  le  même  développement  qu'en 
France,  Gomme  son  ami  Montalembert,  Kraus  a  horreur  de  ce  dé- 
veloppement. Malgré  tout,  il  se  rattache  à  l'idée  d'une  foi  brillante, 
force  régénératrice  de  l'Eglise.  Animé  de  cet  optimisme,  il  ne  peut 
arriver  à  aucune  solution  favorable  au  catholicisme  ;  mais  sa  plume 
engage  un  ferme  combat  contre  le  jésuitisme  ultramontain  ;  il  re- 
pousse ses  tendances  pour  l'évolution  de  l'Eglise  ;  et,  comme  spec- 
tateur, amicus  nonJservuSj  il  s'est  souvent  exprimé  avec  tristesse 
sur  les  procédés  de  la  politique  catholique.  Constamment  il  a  essayé, 
—  vainement  à  ce  qu'il  paraît,  —  de  représenter,  aux  penseurs  de  sa 
patrie,  l'ultramontanisme,  comme  le  constant  danger  de  la  paix  na- 
tionale,^ comme  l'adversaire  juré  des  progrès  scientifiques,  enfin 
comme  l'ennemi  de  la  véritable  religion  dans  tous  les  Etats  de  l'Eu- 
rope. On  peut  lire,  dans  Hauviller,  comment  Kraus,  avec  son  phéno- 
ménal savoir  historique,  sa  connaissance  de  la  plupart  des  langues 
modernes,  son  brillant  esprit,  son  initiation  aux  détails  des  évé- 
nements accomplis  sur  le  théâtre  de  la  politique,  a  su  accompUr  sa 
tâche. 

Sur  les  questions  religieuses  et  les  courants  de  l'opinion  publique, 
l'idéal  que  poursuivait  Kraus  dès  sa  jeunesse,  c'était  l'harmonie  du 
dogme  avec^la  science,  harmonie  fondée  sur  la  sévère  critique  des 
preuves  des^deux  éléments.  Aussi  doit-il  être  violemment  contrarié 
par  cette  direction  qui  contredit  la  vie  spirituelle  du  temps  présent. 
Aussi  tous  les  théologiens  persécutés  par  les  Jésuites  et  par  la  curie, 
Lagrange,  Schell,  Loisy,  l'eurent  pour  fidèle  défenseur.  La  grande 
victoire  que  le  principe  catholique  remporta  en  1870,  sur  la  sérieuse 
et  sereine  science  de  la  théologie  catholique,  excita,  chez  Kraus,  les 
plus  grand es'craintes.  En  1889,  se  rappelant  les  principaux  efforts 
des  représentants  de  la  théologie  catholique,  il  écrivait  qu'une  nou- 


{ 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  501 

velle  vie  pouvait  sortir  des  cendres.  Mais  une  rude  main^devait  bientôt 
détruire  ses  espérances.  A  la  même  date,  plein  de  douleur,  il  devait 
dire  :  «  Qu'est-il  sorti  de  tout  cela?  L'audacieux  traitement,  réservé 
aux  maîtres  les  plus  en  vue  de  nos  Facultés  allemandes,  restera  un 
monument  de  honte  pour  les  autorités  ecclésiastiques,  qui  ont  vu 
cette  manœuvre  avec  indifférence  et  lâcheté.  Kraus  prouve  ensuite 
que  les  promoteurs  et  les  chefs  de  ce  combat  ont  été  les  Jésuites  et 
s'écrie  :  «  Si  ces  précédents  pouvaient  ouvrir  les  yeux  de  ces  conser- 
vateurs qui  se  font  une  gracieuse  allégresse,  chaque  année,  de  s'unir 
au  Centre  et  à  la  Démocratie  sociale,  pour  rappeler  les  Jésuites.  Fi- 
niront-ils par  comprendre  que  le  royaume  allemand,  encore|si  jeune 
et  si  peu  fort  à  l'intérieur,  peut  se  mettre  en  face  de  ses  irréconci- 
liables ennemis  et  se  préparer  une  nouvelle  défaite  ?  »  Que  pourrait 
dire  Kraus  aujourd'hui  s'il  voyait  l'aveuglement  du  gouvernement 
et  des  partis  préparer  à  l'Allemagne  cette  nouvelle  défaite  ? 

A  la  fin  de  son  livre,  Hauviller  résume  encore  une  fois  ce  [que 
Kraus  a  pensé,  voulu  et  combattu  ;  il  nous  montre  in  nuce  le  con- 
tenu du  trésor  d'idées  politiques  que  nous  a  laissé  Kraus.  Kraus  a 
saisi  plus  profondément  et  plus  énergiquement  que  personne  avant 
lui  ridée  du  catholicisme  religieux  opposé  à  l'ultramontanisme  ;  et, 
d'autre  part,  il  a  opposé,  à  ces  aspirations  antinationales  et  réac- 
tionnaires, la  puissance  de  l'Etat. 

Kraus  a  clairement  démontré,  pour  la  première  fois,  au  clergé, 
que,  par  le  progrès  du  développement  historique,  la  direction  de  la 
hiérarchie  ecclésiastique  doit,  à  l'avenir,  l'exclure  des  choses  politi- 
ques et  civiles.  Le  royaume  de  Dieu  n'est  pas  de  ce  monde.  Par  là 
Kraus  a  montré  et  ouvert  la  route  à  l'entente  entre  la  civiUsation  et 
le  christianisme,  entre  la  nationalité  et  l'Eghse.  Enfin,  il  a,  comme 
Dante,  montré,  au  moins  idéalement,  la  base  sur  laquelle  doit  se  re- 
constituer magnifiquement  la  concorde  du  sacerdoce  et  de  l'Empire. 

Celui  qui  étudie  la  vie  de  Kraus  ne  doit  pas  négliger  la]  pensée 
qu'à  cet  homme  rare  est  dû  un  monument,  non  seulement  dans  les 
cœurs,  mais  un  monument  de  pierre  et  de  bronze.  Nous  sommes 
persuadé  qu'un  appel  dans  les  grands  journaux  d'Allemagne  suffi- 
rait à  réunir  les  sommes  nécessaires  à  l'érection  d'un  digne  monu- 


502  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

ment.  Ce  que  Hauviller  raconte  du  monument  funèbre,  montre  qu'il 
y  a  encore  quelque  chose  à  faire. 

Le  livre  de  Hauviller  contient  trois  beaux  portraits  du  savant  dé- 
funt. Pour  une  nouvelle  édition,  nous  souhaitons  qu'au  lieu  de  Tau- 
totype,  on  donne  la  photographie  de  Kraus  avant  sa  mort.  Cette 
photographie  avait  été  tirée  au  mois  d'août,  pendant  le  séjour  de 
Kraus  au  château  de  la  comtesse  Sophie  von  Walbourg-Witgenstein. 
Lui-même  l'a  reconnue  comme  son  meilleur  portrait.  Au  reste,  il 
n'est  pas  nécessaire  de  recommander  le  livre  de  Hauviller  ;  il  saura 
se  faire  un  chemin.  Nous  tenons  ce  livre,  au  moment  où  l'ultramon- 
tanisme  est  à  l'apogée  de  sa  puissance,  pour  un  acte  décisif.  En 
montrant  Kraus  comme  un  Allemand  indépendant,  comme  un  puis- 
sant lutteur  contre  les  aspirations  des  hommes  obscurs  (on  est  mo- 
deste en  Allemagne),  il  aidera  fortement  à  réveiller  la  conscience 
du  peuple  germain  et  à  lui  montrer  qu'on  doit  en  finir  avec  le  sys- 
tème ultramontain.  Ce  système  est  contraire  à  ce  que  nous  possé- 
dons, en  propre,  de  meilleur  ;  il  ne  peut  parvenir  au  pouvoir  sans 
détruire  l'empire  et  le  peuple  de  l'Allemagne. 

Dans  son  Essaie  dans  ses  Lettres  politiques-religieuses,  dans  ses 
Etudes  sur  Dante  et  Cavour,  le  dernier  mot  de  ce  Caton  allemand  est 
toujours  :  «  De  plus,  je  pense  qu'il  ÏB.\ii  détruire  l'Eglise  politique  ». 
Ici  prend  fin  l'article  du  journal  bavarois  sur  Kraus  ;  voici  maintenant 
les  observations  de  l'histoire. 

La  pensée-mère  de  Kraus,  c'est  que  le  christianisme  est  tout  inté- 
rieur ;  qu'il  ne  doit  résider  que  dans  les  pensées,  les  sentiments  et 
les  actes  privés  du  chrétien;  qu'il  ne  doit  pas  avoir  d'organisation 
extérieure,  pas  de  hiérarchie  qui  comprenne  une  communion  de 
fidèles,  gouvernés  par  une  hiérarchie  d'évêques,  dont  le  Pape  est  le 
chef  unique,  suprême  et  infaillible  ;  qu'il  y  a,  ici-bas,  une  société 
unique,  civile  et  politique,  pour  le  gouvernement  des  peuples  ;  et 
que  si  l'Eglise  se  constitue  extérieurement  en  société  religieuse,  c'est 
là  l'ultramontanisme,  le  jésuitisme,  que  l'Etat  doit  détruire  comme 
l'œuvre  du  diable.  La  négation  de  Kraus  est  radicale  ;  elle  est  plus 
destructive  que  la  pensée  même  de  Luther,  qui,  du  moins,  admet- 
tait encore  un  semblant  de  sacerdoce,  des  ministres  du  saint  Evan- 


LES    SAVANTS    d'aLLEMAGNE  DOS 

gile.  La  pensée  de  Kraus  est  à  rencontre  des  traditions  du  genre 
humain.  Toutes  les  pensées  religieuses  qui  ont  paru  sur  la  terre, 
ont  pris  une  forme  sociale.  Penser  que  le  christianisme  doit,  le  pre- 
mier, se  cloîtrer  dans  les  àmcs,  est  une  puérilité.  Donner  cette  inven- 
tion comme  un  gage  du  peuple  et  de  l'empire  allemand,  c'est  croire 
qu'il  sera  grand  lorsqu'il  n'aura  plus  ni  frein,  ni  limites.  La  puis- 
sance de  l'Eglise  est  la  force  de  l'empire  et  du  peuple  ;  parce  que 
c'est  le  gage  de  sa  foi,  de  ses  mœurs,  de  ses  institutions.  Ni  le  Pape, 
ni  le  clergé  séculier,  ni  les  ordres  religieux  ne  sont  hostiles  à  l'Alle- 
magne ;  ils  lui  rendent,  au  contraire,  gratuitement  de  précieux  ser- 
vices, qui  assurent,  à  la  fois,  son  bien-être,  sa  vertu  morale  et  la 
paix  de  son  avenir. 

Kraus,  en  répandant  ces  idées  fausses  et  funestes,  n'était  pas  seu- 
lement un  esprit  mal  fait,  un  prêtre  indigne  d'appartenir  à  l'Eglise 
qu'il  voulait  détruire  ;  c'était  un  hypocrite  qui  dispersait  ses  idées 
dans  le  monde  en  les  dissimulant  tant  qu'il  pouvait,  surtout  en  dé- 
clamant contre  les  Jésuites  ;  c'était  un  espion,  vendu  à  je  ne  sais 
quel  gouvernement  d'Allemagne,  qui  émargeait  aux  fonds  secrets, 
et  empoisonnait,  pour  de  l'argent,  quelques  têtes  des  classes  élevées. 
Kraus  pouvait  être  savant,  laborieux,  hardi  ;  mais,  comme  savant, 
c'était  un  esprit  faux;  comme  homme  d'action,  un  hypocrite  et  un 
vendu,  c'est-à-dire  un  misérable.  D'après  ce  qui  nous  a  été  dit,  il  ne 
serait  pas  le  seul  de  son  espèce  ;  mais  sauf  chez  les  protestants,  les 
socialistes  et  les  ennemis  de  l'Eglise,  ces  mauvais  sentiments  et  ces 
mauvaises  idées  n'ont  pas  cours,  en  Allemagne,  dans  le  grand  mou- 
vement des  esprits  et  dans  l'action  harmonique  des  gouvernements. 

40o  La  science  allemande.  —  Nous  avons  ouvert  ce  chapitre  par 
quelques  considérations  sur  la  science  allemande  ;  nous  terminerons 
ce  paragraphe  par  quelques  réflexions  sur  le  même  sujet.  Nous  ve- 
nons de  citer  un  grand  nombre  de  noms  et  d'ouvrages  ;  nous  en 
avons  recueilli  pour  le  moins  autant  dont  nous  ne  dirons  rien.  Non 
pas  que,  de  tous,  nous  fassions  peu  de  cas  ;  mais  il  y  en  a  trois  ca- 
tégories que  nous  ne  pouvons  pas  réserver  comme  savants.  La  pre- 
mière catégorie,  ce  sont  les  protestants  ;  les  protestants  sont  des 
hérétiques  et  des  schismatiques  ;  ils  peuvent,  dans  leurs  aberrations. 


S04  PONTIFICAT   DE    LÉON    Xlll 

amasser  quelques  lambeaux  de  sciences  ;  ils  ne  peuvent  pas  possé- 
der la  science  intégrale  et  sans  tache.  —  La  seconde  catégorie,  ce 
sont  les  philosophes,  les  Hbéraux,  les  rationalistes,  plus  éloignés  de 
la  vraie  religion  encore  que  les  protestants.  Qu'ils  soient  des  esprits 
puissants,  cela  peut  être  ;  mais  par  défaut  de  principes  et  de  règles, 
cette  puissance  est  purement  destructive.  De  tels  esprits  presque 
sataniques,  il  y  en  a,  en  Allemagne,  de  quoi  empoisonner  le  monde 
et  mettre  le  feu  chez  toutes  les  nations.  —  La  troisième  catégorie, 
ce  sont  les  esprits  prétentieux,  qui,  sans  être  sectaires,  simplement 
par  amour-propre  veulent  passer  pour  savants.  Le  titre  de  savant 
est  glorieux  partout  ;  il  est  révéré  surtout  en  Allemagne  :  il  jouit 
d'une  espèce  de  culte.  Gela  suffit  pour  que  tout  Allemand  cultivé 
veuille  passer  pour  savant.  Mais  tous  ceux  qui  y  prétendent  ne 
peuvent  pas  l'être,  soit  par  défaut  de  talent,  soit  par  défaut  de  cette 
générosité  d'âme  nécessaire  pour  astreindre  à  ce  rude  travail  qui 
triomphe  de  tous  les  obstacles.  Pour  suppléer  à  ce  défaut  de  talent 
et  de  travail,  plus  d'un  docteur  allemand  cherche  à  se  distinguer  par 
des  prétentions,  par  des  sophismes,  et  surtout  par  des  lunettes  d'or. 
Les  lunettes  d'or  ne  donnent  pas  la  science,  mais  la  supposent.  Dès 
que  vous  voyez  un  docteur  qui  a  écrit  un  livre  plus  embrouillé  que 
savant,  et  que  vous  voyez  apparaître  les  lunettes  d'or,  il  n'est  pas 
nécessaire  de  vous  incliner,  mais  c'est  un  savant  à  la  façon  germa- 
nique. En  France,  nous  avons  plusieurs  locutions  pour  caractériser 
ces  extravagants.  Pour  ne  rien  exagérer,  disons  que  ces  porte- 
lunettes  sont  des  fumistes.  On  les  reçoit  suivant  les  lunettes  qu'ils 
portent,  et  on  les  reconduit  suivant  l'esprit  qu'ils  ont  montré. 

§  V.  —  ANGLETERRE  ET  BELGIQUE 

1°  Angleterre.  —  Pendant  trois  années  successives,  nous  avons 
visité  la  Belgique,  les  bords  du  Rhin,  l'Allemagne  de  l'Est,  l'Espagne 
et  l'Angleterre.  L'objectif  de  ce  voyage  était  de  nous  informer  des 
noms  et  des  œuvres  catholiques  des  écrivains  dignes  de  mémoire, 
pendant  les  vingt-cinq  ans  du  pontificat  de  Léon  XIIL  L'apparition 
des  écrivains  ne  se  mesure  pas  toujours  sur  les  périodes  de  temps  ; 


ANGLETERRE    KT    BELGIQUE  ^05 

Dieu  les  suscite  somme  il  lui  plaît,  quand  il  en  a  besoin  pour  le  ser- 
vice de  son  Eglise.  Sans  trop  insister  donc  sur  les  limites  du  temps, 
nous  avons  fait  partout  d'assez  amples  moissons,  sauf  en  Angleterre. 
Bien  que  nous  ayons  interrogé  des  maisons  religieuses,  où  tout  se 
sait,  on  ne  nous  a  cité,  outre-Manche,  qu'un  écrivain  de  marque, 
Mgr  Ullathorne  ;  encore  est-il  moins  remarquable  par  l'éclat  de  ses 
œuvres,  que  par  la  singularité  de  sa  carrière.  Ce  prélat  avait  débuté 
dans  la  vie,  comme  mousse  à  bord  d'un  vaisseau.  En  opérant  sur  les 
cordages  du  navire,  le  jeune  homme  avait  regardé  le  ciel  et  interrogé 
l'avenir.  Le  résultat  de  ses  réflexions  fut  qu'il  quitta  la  marine,  se 
mit  à  l'étude,  devint  prêtre  et  est  aujourd'hui  évêque,  une  des  lu- 
mières de  la  Grande-Bretagne. 

Pendant  le  xix°  siècle,  l'Angleterre  avait  produit  quatre  hommes 
puissants  en  doctrines  et  en  paroles.  De  ces  quatre  hommes,  Wise- 
man  et  Manning  furent  des  controversistes  hors  ligne  ;  le  troisième, 
William  Faber,  est  le  plus  grand  mystique  de  son  temps  ;  le  dernier, 
John  Newraan,  protestant  converti,  est  un  esprit  unique  en  son 
genre.  Les  vingt  volumes  de  ses  œuvres  comprennent  surtout  des 
sermons  :  Newman  était  un  orateur.  Mais  en  se  convertissant,  il  ne 
paraît  pas  avoir  abdiqué  complètement  le  principe  premier  de  l'hé- 
résie ;  ou  plutôt  il  est  resté  dans  son  esprit  quelques  toiles  d'arai- 
gnées, dans  son  cœur  quelques  faiblesses.  On  en  peut  juger  par  les 
circonstances.  L'homme  qui,  dans  le  procès  Achilli,  reçut  cent  mille 
francs  de  V Univers  pour  payer  les  frais  de  sa  condamnation,  et  ne 
fît  pas  un  remerciement,  marquait  trop  l'indépendance  du  cœur. 
L'homme  qui,  pendant  le  Concile  du  Vatican,  écrivit,  contre  l'infail- 
libilité, une  lettre  presque  insultante,  ne  marque  pas  un  grand 
sentiment  de  respect  pour  l'Eglise.  Ces  manquements  font  soupçon- 
ner un  certain  vague  dans  les  idées  et  quelque  lacune  dans  les  prin- 
cipes. Depuis  sa  mort,  ses  œuvres  ont  ouvert  une  arène,  un  champ 
de  bataille.  Des  champions,  les  uns  soutiennent  l'orthodoxie  de 
Newman,  le  plus  grand  nombre  dit  ses  œuvres  favorables  au  moder- 
nisme. Ce  dissentiment  est  un  mauvais  signe.  On  doit  en  conclure 
que,  pour  Newman  comme  pour  S.  Augustin,  il  y  a  lieu  à  rétracta- 
tion. 


506 


PONTIFICAT    DE    LEOiN    XUI 


Quant  aux  trois  émules  de  Bède,  docteur  de  FEglise,  Wiseman, 
Manning  et  Faber,  on  peut  dire  que  si  Dieu  n'en  a  pas  suscité  d'au- 
tres, c'est  que  ceux-ci  suffisent  à  la  conversion  de  TAngleterre.  Leurs 
œuvres  lues,  étudiées,  méditées  au  pied  de  la  croix^  forment  Tai- 
mant  qui  attire  Tâme  naturellement  chrétienne.  On  ne  peut  pas  sé- 
rieusement rêver  la  conversion  simultanée  et  totale  d'un  peuple. 
C'est  par  "une  transformation  lente,  par  une  conquête  pacifique,  par 
des  touches  de  grâces  et  des  accessions  spontanées  que  les  âmes 
viennent  se  donner  à  Dieu.  Les  trois  docteurs  contemporains  de 
l'Angleterre  sont  à  la  peine  et  à  l'honneur. 

20  Belgique.  —  Le  peuple  belge  est  un  peuple  honnîte  et  labo- 
rieux ;  il  est  rC'Sté,  en  masse,  fidèle  à  l'Eglise  et  en  reçoit,  dès  ici-bas, 
la  récompense.  Là,  comme  ailleurs,  sans  doute,  il  y  a  des  bons  et 
des  méchants  ;  mais  les  bons  sont  restés  unis  et  ont  su  empêcher  les 
méchants  de  prévaloir.  C'est  pourquoi  leur  catholique  gouvernement 
a  su  veiller  avec  sagesse  à  la  garde  de  tous  les  intérêts  nationaux  et 
résolu  avec  plus  de  sagesse  encore  les  problèmes  de  la  politique 
contemporaine,  par  exemple  pour  la  représentation  proportionnelle. 
En  somme  la  Belgique  est  libre  et  prospère,  aussi  bien  sous  le  rap- 
port des  mœurs  que  sous  le  rapport  des  intérêts.  En  Belgique, 
comme  au  Canada,  il  y  a  cependant  un  point  noir,  c'est  un  certain 
laxisme  doctrinal,  qui  ne  va  pas  peut-être  jusqu'au  libéralisme,  mais 
qui  pourrait  y  couler,  par  un  certain  esprit  de  fausse  conciliation. 
Toute  concession  aux  méchants  est  une  faute  ;  ils  ne  les  demandent 
que  pour  s'en  faire  des  armes  ;  et  si  vous  leur  fournissez  des  armes 
contre  vous,  croyez  qu'ils  ne  manqueront  pas  de  s'en  servir.  Les 
catholiques  belges  doivent  rester  fermes  sur  les  principes  pour  être 
invulnérables  dans  la  conduite.  Le  salut  de  l'Eglise  est  à  ce  prix  et 
aussi  le  salut  de  la  Belgique.  Dans  un  temps  où  le  souffle  de  la  Ré- 
volution est  si  puissant,  il  n'y  a  pas  deux  questions,  il  n'y  en  a 
qu'une  :  c'est  de  lui  fermer  la  porte. 

Le  peuple  belge  est  aussi  un  peuple  studieux  ;  il  comprend  l'im- 
portance de  la  presse.  Les  feuilles  populaires  et  les  revues  savantes 
y  jouent  leur  rôle  :  les  unes,  comme  fusillade  ;  les  autres,  comme 
grosse  artillerie.  La  Revue  de  Louvahi  et  la  Revue  générale  de 


ANGLETERRE    ET    lîEI.GlQUE  507 

Bruxelles,  représentent  dignement,  dans  la  presse  savante,  tous  les 
principes  de  doctrine  et  toutes  les  raisons  de  conduite  d'un  gouver- 
nement catholique.  A  la  tête  de  ces  légions  de  braves,  brille  Charles 
Woeste,  représentant  et  ministre  d'Etat.  Nous  osons  signaler  à  cette 
très  honorable  presse,  le  grand  péril  du  libéralisme. 

Parmi  les  nombreux  auteurs  belges,  dont  les  ouvrages  ont  paru 
dans  ces  derniers  temps,  un  seul  nous  paraît  avoir  franchi  la  fron- 
tière et  s'être  élevé  assez  haut  pour  inscrire  son  nom  dans  la  grande 
histoire  ;  c'est  Godefroid  Kurth.  Kurth  est  un  professeur  qui  est  allé 
aux  sources  et  qui  s'y  est  fait  une  force.  On  lui  doit  une  histoire 
poétique  des  temps  mérovingiens,  une  histoire  de  Glovis,une  Histoire 
de  la  civilisation  chrétienne  et  V Eglise  aux  tournants  de  l'histoire. 

L'histoire  de  la  civilisation  chrétienne  est  l'antithèse  d'un  ouvrage 
célèbre  de  Guizot.  Guizot  avait  écrit  une  histoire  de  la  civilisation  en 
France  et  en  Europe.  Dans  ces  cinq  volumes,  il  avait  sans  doute, 
été  plus  juste  pour  l'Eglise  que  les  ignorants  du  xvnr  siècle  ;  mais 
pour  rester  fidèle  à  son  rationalisme  calviniste,  il  avait,  contesté  et 
même  méconnu  les  grands  services  de  l'Eglise.  Plusieurs  l'avaient 
réfuté  victorieusement  ;  entre  autres  Gainet  et  Gorini.  Mais  on  ne 
réfute  bien  un  ouvrage  qu'en  le  remplaçant.  Kurth  a  commencé,  et, 
je  l'espère,  achèvera,  dans  un  nombre  suffisant  de  volumes,  ce  grand 
sujet  de  la  civilisation  par  la  grâce  de  Dieu  et  par  l'Evangile  de 
Jésus-Christ. 

Kurth  en  a  déjà  esquissé  le  plan  dans  son  opuscule  sur  l'Eglise 
aux  tournants  de  l'histoire.  Ici,  Tauteur  ne  s'occupe  que  des  grands 
embarras  qui  ont  surgi  dans  le  cours  des  siècles,  et  montre  comment 
la  merveilleuse  sagesse  de  l'Eglise  a  su  parer  à  toutes  les  difficultés 
et  trouver  toujours  la  vraie  solution.  Cet  opuscule  serait  précieux 
pour  la  propagande. 

3°  Ch.  Périn.  —  Parmi  les  laïques  de  notre  temps,  il  en  est  plu- 
sieurs qui  ont  brillé  d'un  vif  éclat,  dans  le  royaume  de  la  vérité  et 
rendu,  à  l'Eglise,  par  leurs  ouvrages,  d'éminents  services.  Nous  les 
citerons  tous  avec  honneur,  autant  qu'il  nous  sera  possible  de  les 
connaître.  Il  n'y  a  point  de  mérites  auquel  nous  aimons  autant  à 
rendre  hommage,  qu'aux  mérites  de  l'esprit.  Sur  quelques-uns,  nous 


508  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUl 

entrerons  dans  quelques  détails,  afin  de  bien  expliquer,  par  quels 
artifices,  Tétroit  esprit  du  libéralisme  peut  faire  brèche  aux  con- 
victions, aux  croyances,  aux  vertus  et  à  Tordre  public.  —  Nous  ins- 
crivons, en  tète,  Charles  Périn,  le  créateur  de  Téconomie  politique 
chrétienne. 

Henri-Xavier-Gharles  Périn  était  né  en  1815,  à  Mons,  en  Belgique  ; 
sa  famille  appartenait  à  Tadministration  et  à  la  magistrature.  Au 
sortir  des  écoles  primaire  et  secondaire,  il  étudia  le  droit  et  l'écono- 
mie politique  à  FUniversité  de  Louvain.  Docteur  en  droit,  il  occupa 
quelques  années  au  barreau  de  Bruxelles  ;  en  1844,  il  fut  nommé, 
par  Fépiscopat  belge,  professeur  à  cette  Université,  dont  il  avait  été 
l'un  des  plus  brillants  élèves.  Chargé  d'abord  du  cours  de  droit  pu- 
blic^ il  fut,  Tannée  suivante,  sans  quitter  cette  chaire,  chargé  en 
plus  du  cours  d'économie  politique.  Dans  l'enseignement  du  droit 
il  n'avait  qu'à  expliquer  savamment  et  justement  le  texte  de  la  loi 
civile  et  des  traités  ;  dans  l'enseignement  de  l'économie  politique,  il 
y  avait  une  révolution  à  faire  :  le  professeur  belge  devait  en  être  le 
héros. 

Dans  les  desseins  de  Dieu,  il  devait  être  professeur  à  Louvain,  pen- 
dant une  quarantaine  d'années.  Un  si  long  enseignement  ne  pouvait 
pas  le  tenir  dans  les  sphères  spéculatives  de  la  pure  doctrine  ;  mais 
devait,  vu  l'intégrité  et  l'intransigeance  de  la  foi,  le  mêler  à  d'iné- 
vitables controverses.  La  Belgique,  qui  n'a  recouvré  son  indépen- 
dance nationale  qu'en  1830  et  qui  ne  Ta  recouvrée  qu'en  s'insurgeant 
contre  le  despotisme  des  suppôts  de  Calvin,  avait  inscrit,  dans  sa 
constitution,  tous  les  principes  et  toutes  les  libertés  de  la  société 
moderne.  La  société  moderne  est  sortie  de  Tordre  chrétien  depuis 
1789  ;  elle  ne  repose  plus  sur  la  tradition  historique  de  Tordre  chré- 
tien, mais  sur  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme.  D'après  cette 
théorie,  Tordre  social  se  borne  à  reconnaître,  à  tout  citoyen,  des 
droits  antérieurs  et  supérieurs  à  la  constitution  de  la  société.  En 
coopérant  à  la  création  d'une  société,  ses  membres  ne  lui  demandent 
que  de  garantir  leurs  droits,  de  protéger  leurs  intérêts  et  de  mainte- 
nir Tordre.  Le  gouvernement  reconnaît,  par  une  charte,  à  chaque 
citoyen,  le  droit  de  penser,  de  croire,  de  dire  et  de  faire  tout  ce  qui 


ANGLETERRE    ET    BELGIQUE  509 

lui  plaît,  pourvu  qu'il  ne  trouble  pas  Tordre  et  ne  porte  préjudice  à 
personne.  Qu'il  soit,  en  son  privé,  catholique,  juif,  protestant,  mu- 
sulman, boudhiste  ou  libre-penseur,  la  société  ne  s'en  préoccupe  pas 
dans  rintérèt  de  Tordre  social  ;  elle  accorde  à  tous,  indistinctement, 
liberté  de  pensée,  de  conscience,  de  culte,  pourvu  qu'ils  s'enferment 
dans  leur  temple  et  ne  demandent  rien  au  trésor  public. 

Cette  théorie,  introduite  en  1789,  quant  aux  principes,  ne  pénétra 
que  graduellement  dans  les  institutions.  L'application  s'en  fit  un 
peu  sous  l'impulsion  des  idées  courantes  et  un  peu  au  hasard  des 
circonstances  ;  mais  d'abord  elle  devait  agiter  les  esprits.  En  Belgi- 
que, le  désir  naturel  de  tolérer  et  de  justifier  la  constitution,  incli- 
nait au  libéralisme  ;  d'autant  plus  que,  dès  1815,  la  sollicitude  des 
évéques  n'avait  pas  été  attentive  aux  périls  doctrinaux  du  libéralisme, 
et  qu'en  1830,  nombre  d'ecclésiastiques  avaient  salué,  comme  un 
progrès,  la  nouvelle  constitution.  Sans  y  prendre  garde,  on  coupait 
l'homme  en  deux  :  une  partie  devait  appartenir  spirituellement  à 
l'Eglise  ;  une  autre  ne  relevait  que  du  pouvoir  temporel  de  l'Etat.  On 
pouvait  s'engager  par  serment  à  ce  double  service.  Le  mot  de  pro- 
grès était  un  talisman  qui  faussait  les  esprits  et  désorientait  les 
consciences  :  du  moment  que  c'était  le  progrès,  il  n'y  avait  pas  lieu 
de  s'inquiéter  pour  la  foi,  pour  les  mœurs  et  pour  Tordre  public. 

Les  affaires  dans  lesquelles  se  trouva  mêlé  notre  professeur  n'ont 
d'importance  que  sous  le  rapport  des  doctrines  et  du  zèle  qu'il  mit  à 
les  défendre.  La  première  fut  à  l'occasion  des  articles  du  chanoine 
Labis  dans  la  Revue  de  Louvain  ;  le  chanoine  soutenait  qu'un  (Con- 
cordat est  un  contrat  rigoureux  qui  enchaîne  absolument  le  Pape. 
Périn  qui  réprouvait  cette  doctrine,  donna  sa  démission  de  membre 
du  comité  de  publication  de  la  Revue.  La  seconde  fut  à  propos  du 
cours  de  droit  administratif  de  Moulaert,  puis  de  son  ouvrage  sur 
les  rapports  de  l'Eglise  et  de  TEtat;  le  cours  de  droit  administratif, 
purement  empirique,  contredisait  les  doctrines  du  cours  de  droit 
public  ;  le  livre  de  Moulaert  enseignait  que  la  puissance  temporelle 
n'est  obligée  que  secondairement  à  servir  les  intérêts  spirituels  de 
TEglise  et  des  âmes.  Secondairement  est  ici  le  synonyme  de  Point 
du  tout  :  c'est  l'équivalent  de  l'apostasie  sociale,  fatal  aboutissement 


^10  PONTiFiCAT    DE   LÉON    Xlll 

de  toute  société  qui  sort  de  Tordre  chrétien.  Périn  ne  pouvait  souf- 
frir ni  la  contradiction  de  son  cours,  ni  ce  grave  accroc  aux  bonnes 
doctrines.  L'ouvrage  de  Moulaert  fut  dénoncé  au  Saint-Office.  Lors- 
qu'il allait  être  censuré,  par  suite  d'un  maquignonnage  comme  il 
s'en  voit  partout,  pour  se  tirer  d'un  mauvais  pas,  le  livre  accusé  fut 
transféré  du  Saint-Office  à  Tlndex  et  muni  d'un  laissezpasser.  Ce 
tour  avait  été  joué  par  des  subalternes,  mais  pas  contre  le  gré  de 
Tarchevèque  de  Malines.  Au  cours  de  ces  démêlés,  Périn  s'en  fut  à 
Rome  et  de  Rome  écrivit  quelques  lettres  à  un  évêque  belge,  mais 
strictement  sous  le  sceau  du  secret.  Dans  ces  lettres,  il  y  avait  quel- 
ques traits  relatifs  à  la  mollesse  d'esprit  et  à  la  faiblesse  de  caractère 
du  trop  bon  archevêque.  Par  une  inqualifiable  dérogation,  le  corres- 
pondant de  Périn,  par  faiblesse  d'esprit  ou  manque  de  cœur,  livra 
au  public  cette  correspondance,  par  la  voie  de  la  presse.  Tant  et  si 
bien  que  Périn,  jusqu'ici  accusateur,  fut  accusé  devant  l'Eglise 
d'outrage  au  caractère  sacré  et  à  l'autorité  des  pontifes.  A  coup  sûr, 
il  n'y  en  avait  trace  ni  dans  son  âme,  ni  dans  ses  lettres  ;  mais  la 
trahison  du  correspondant  infidèle  lui  en  donnait  l'apparence,  et,  en 
pareil  cas,  dans  les  conflits  d'amour-propre,  cela  suffit  pour  que  la 
caresse  d'une  barbe  de  plume  soit  réputée  coup  de  corne  et  pour  que 
la  plus  juste  observation  devienne  une  tentative  d'assassinat. 

Léon  XIII  prit  parti  pour  l'archevêque  qui  jouait  avec  éclat  le 
rôle  d'offensé.  Les  hommes  sont  hommes  partout,  et  toujours  fai- 
bles quand  les  passions  sont  enjeu.  Charles  Périn,  reçu  en  audience 
par  deux  cardinaux,  puis  par  le  Pape,  n'eut  pas  de  peine  à  démon- 
trer qu'il  jouissait,  en  vertu  de  la  loi  du  secret  de  correspondance, 
d'une  totale  immunité  ;  que  si  quelqu'un  devait  se  rétracter,  c'était 
l'auteur  de  la  violation  du  secret,  qui  s'était  servi  d'une  correspon- 
dance, pour  faire  d'une  pierre  deux  coups  ;  que,  quant  à  lui,  il 
n'avait  rien  à  rétracter,  parce  qu'il  n'avait  dit  que  la  vérité  toute 
pure.  «  Mais,  si  je  vous  obhgeais  à  présenter  des  excuses  au  cardi- 
nal... —  Votre  Sainteté,  répartit  Périn,  ne  peut  pas  m'obliger  à  dire 
un  mensonge.  »  L'affaire  dut  en  rester  là  à  Rome  ;  mais,  de  Rome, 
il  fut  envoyé  en  Belgique,  sous  la  signature  du  Pape,  une  lettre  où 
les  torts  étaient  mis  à  la  charge  du  professeur.  Le  professeur  sentit 


ANGLETERKE    ET    BELGIQUE  511 

le  coup  et  protesta  contre  en  donnant  sa  démission.  Dans  la  circons- 
tance, Léon  Xlil  avait  manqué  de  caractère  ;  par  sa  démission,  le 
professeur  montra  qu'il  n'admettait  pas  la  moindre  atteinte  au  res- 
pect du  à  sa  personne  et  à  la  vérité,  môme  pour  ménager  Tamour- 
propre  des  grands. 

Le  professeur  démissionnaire  passa  ses  dernières  années  dans  sa 
retraite  de  Ghlin  près  Mons,  toujours  occupé  à  ses  œuvres  d'écono- 
miste ;  il  y  mourait  en  i905,  plein  de  jours  et  de  mérites.  Voici  la 
nomenclature  de  ses  ouvrages  : 

1'^  Les  économistes^  les  socialistes  et  le  christianisme^  in-8'',  d'en- 
viron 200  pages,  1849. 

2°  Le  progrès  matériel  et  le  renoncement  chrétien^  in-S'',  1850. 

Z^  De  la  richesse  dans  les  sociétés  chrétiennes^  2  vol.  in-8^,  1861. 

4°  Les  lois  de  la  société  chrétienne,  2  vol.  in-8°,  1875. 

5°  Les  doctrines  économiques  depuis  un  siècle,  1  vol.  in-12,  1880. 

6°  Mélanges  de  apolitique  et  d'économie,  1  vol.  in-18,  1883. 

7°  Le  patron^  sa  fonction,  ses  devoirs,  1  vol.  in-12,  1886. 

S''  L'ordre  international^  1  vol.  in-8'',  1888. 

90  Premiers  principes  d'économie  politique ,  1  vol.  in-12,  1896. 

10°  Diverses  brochures  sur  Tusure  et  la  loi  de  1807,  sur  le  socia- 
lisme chrétien,  sur  la  corporation  chrétienne,  et  sur  le  modernisme 
dans  l'Eglise,  d'après  les  lettres  de  Lamennais. 

Dans  tous  ces  ouvrages,  le  but  de  l'auteur  est  de  déduire,  des 
préceptes,  des  lois  et  des  vertus  de  l'Evangile,  les  règles  de  la  so- 
ciété civile,  politique,  économique  et  internationale.  L'ordre  de  la 
société  d'après  l'Evangile  de  Jésus-Christ,  voilà  l'objet  que  veut  dé- 
terminer Charles  Périn.  Pour  comprendre  l'originalité  puissante  de 
sa  pensée,  il  faut  se  dire  que  la  sociologie,  dans  sa  notion  la  plus 
élémentaire  et  la  plus  élevée,  se  propose  de  créer  l'ordre  au  sein  de 
l'humanité.  Or,  pour  créer  cet  ordre,  si  Ton  ne  part  pas  de  l'Evan- 
gile, pour  en  réaliser  le  plan  et  les  institutions,  il  n'y  a  plus  d'autre 
principe  d'action  que  la  nature  déchue  et  l'ordre  défectueux  qui  peut 
en  procéder.  Depuis  des  siècles,  l'humanité  évoluait  selon  les  prin- 
cipes de  l'ordre  chrétien  :  Jésus-Christ  était  le  roi  des  nations.  De- 
puis le  xviii^  siècle,  on  s'est  fait  à  l'idée  d'une  société  de  pure  na- 


512  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

ture  où  les  hommes,  couronnés  de  fleurs,  jouiraient  d'une  prospérité 
qui  fait  pleurer  de  tendresse.  Celte  société  de  pure  nature  est  un 
rêve,  une  chimère  ;  la  nature  est  impure  ;  elle  est  le  foyer  de  toutes 
les  passions,  de  tous  les  désordres.  Aussi,  depuis  le  xviii®  siècle, 
toutes  les  tentatives  pour  donner  corps  à  ces  rêves,  n'ont  su  qu'ac- 
croître, d'une  façon  formidable,  les  maux  de  l'humanité. 

Lamennais  avait  compris  qu'il  fallait  procéder  à  une  restauration 
des  sciences  sur  les  bases  catholiques  ;  il  avait  distribué,  à  ses  disci- 
ples, les  diverses  parties  de  cette  grande  tâche  ;  et  confié,  en  particu- 
lier, à  Charles  de  Coux,  la  restauration  ou  plutôt  la  création  de  l'é- 
conomie politique  chrétienne.  Jusque-là,  l'économie  politique  s'était 
partagée  entre  deux  écoles  :  l'école  libérale,  l'école  du  laisser-faire 
et  du  laisser-passer,  l'école  d'Adam  Smith,  Malthus,  Jean-Baptiste 
Say  ;  et  l'école  socialiste,  l'école  de  l'organisation  du  travail  par  la 
toute-puissance  de  l'Etat,  l'école  de  Babeuf  et  de  Saint-Simon.  L'é- 
cole libérale  et  l'école  socialiste  devaient  aboutir  aux  mêmes  résul- 
tats :  c'était  la  philosophie  de  la  goinfrerie  et  de  la  misère. 

A  défaut  de  Charles  de  Coux,  l'œuvre  échut  à  Charles  Périn. 
Dieu  l'avait  doué  de  tous  les  talents,  de  toutes  les  vertus,  de  tous 
les  courages  nécessaires  à  une  si  vaste  entreprise  ;  il  lui  accorda 
encore  les  jours  nécessaires  à  son  accomplissement.  Dans  une  visite 
que  nous  lui  fîmes  en  1902,  voici  le  résumé  de  sa  doctrine,  écrit  de 
sa  propre  main,  comme  son  testament  et  ses  novissima  verba  : 

L'ordre  matériel  est  subordonné  à  l'ordre  moral  ;  il  n'existe  vrai- 
ment que  par  l'ordre  moral. 

Faire  des  questions  de  l'ordre  matériel,  la  préoccupation  première 
de  la  science  et  de  l'action  économique,  c'est  renverser  l'ordre  des 
choses  ;  c'est  égarer  l'action  aussi  bien  que  la  science. 

C'est  ce  que  font  les  socialistes  chrétiens,  pour  qui  le  grand  souci, 
le  soin  dominant  est  d'assurer  à  l'ouvrier,  une  vie  abondante,  aisée, 
si  cela  se  peut. 

Sans  doute  l'économiste  doit  se  préoccuper,  comme  but  direct  et 
objet  propre,  de  procurer  l'aisance  à  l'ouvrier  ;  mais  on  ne  peut  at- 
teindre ce  but  qu'en  invoquant,  particulièrement  et  avant  tout,  les 
forces  de  l'ordre  moral. 


ANGLETERRE    ET    BELGIQUE  SIS 

Procétior  autrement,  c'est  mettre  la  charrue  devant  les  bœufs. 

Les  socialistes  tout  court  s'occupent  exclusivement  du  bien-ôtre 
de  Touvrier.  Les  socialistes  chrétiens  en  font  leur  occupation  princi- 
pale et  ne  paraissent  pas  voir  que  ce  n*est  qu'en  mettant  au-dessus 
de  tout  l'ordre  moral,  en  recourant  principalement  à  ses  moyens 
d'action,  qu'ils  résoudront  la  question  de  Tordre  matériel. 

Les  socialistes  tout  court  ne  peuvent  s'adresser  qu'à  la  justice  de 
l'ordre  légal  et  à  ses  sanctions,  faute  de  reconnaître  l'ordre  moral. 
Les  socialistes  chrétiens,  en  négligeant  de  s'appuyer  principalement 
sur  Tordre  moral,  se  trouvent  réduits  à  demander  principalement  à 
Tordre  légal  et  à  ses  sanctions,  la  réalisation  du  but  qu'ils  se  pro- 
posent. 

L'ordre  moral  pour  les  chrétiens,  c'est  l'Evangile  et  TEvangile, 
c'est  le  renoncement. 

L'ordre  matériel  et  Tordre  moral  sont,  pour  l'homme,  étroitement 
liés.  Telle  morale,  telle  économie  politique.  Laisser  de  côté  Tordre 
moral  en  exposant  le  système  des  lois  économiques,  ainsi  que  le  fait 
l'école  libérale,  c'est  édifier  une  science  fausse  et  dangereuse  dans 
ses  applications.  Si  Ton  ne  voit  pas  cela,  on  ne  voit  rien.  Il  faut  alors 
ou  bien  se  contenter  de  considérer  en  dilettante  le  mécanisme  éco- 
nomique, tel  que  les  ingénieuses  recherches  des  économistes  l'ont 
exposé  ;  ou  bien,  si  Ton  veut  passer  à  l'action  et  mettre  en  mouve- 
ment ce  mécanisme,  il  faut  recourir  à  la  seule  des  forces  impulsives 
qui  puisse  agir  sur  la  volonté  des  hommes,  lorsqu'on  a  écarté  le 
renoncement  ;  il  faut  faire  dériver  toute  l'activité  économique  de 
l'amour  de  soi  et  de  l'intérêt  bien  entendu.  C'est  la  glorification  de 
Tégoïsme,  considéré  comme  la  vertu  suprême  de  l'humaine  espèce. 

Tous  les  ouvrages  de  Périn  offrent  l'application  de  ce  principe. 
Les  deux  premiers  constatent  le  fait  et  la  fatalité  du  dilemme  :  ou 
renoncement  chrétien  servant  de  base  au  progrès  matériel  ;  ou  pro- 
grès matériel  servant  de  base  à  l'exaltation  de  Tégoïsme  et  au  malheur 
de  l'humanité.  L'opuscule  sur  les  doctrines  économiques  depuis  un 
siècle  est  la  préface  aux  œuvres  organiques  de  l'auteur.  La  richesse 
les  lois  et  Tordre  international  embrassent,  dans  son  ensemble,  l'ac- 
tivité humaine  et  la  suivent  dans  les  trois  sphères  principales  de  son 
Hist.  de  l'Eglise.  •—  T.  xliv  33 


514  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

expansion  régulière.  Le  patron  n'en  est  qu'une  application  spéciale 
et  en  quelque  sorte  personnelle.  Les  mélanges  ne  sont  que  des  épi- 
sodes ;  les  principes  forment  l'exposé  élémentaire  de  la  science  éco- 
nomique. Sous  la  diversité  des  titres  l'enseignement  de  Périn  est 
d'une  remarquable  unité. 

Dans  les  développements  de  tous  ces  ouvrages,  l'auteur  suit  tou- 
jours la  même  méthode  :  il  pose  les  questions,  les  explique  et  les 
résout  par  l'Evangile,  et  répond,  par  la  raison  chrétienne,  à  toutes 
les  objections  du  libéralisme  ou  du  socialisme.  Quand  des  jeunes 
gens,  soucieux  de  mener  une  vie  sérieuse,  nous  demandent  l'orien- 
tation de  leur  activité,  nous  les  renvoyons  toujours  aux  œuvres  de 
Charles  Périn  :  Périn  est  un  maître  ;  ses  œuvres  offrent  l'encyclopé- 
die de  la  science  sociale,  et,  puisque  la  science  sociale  tient,  dans 
nos  préoccupations,  une  si  large  place,  c'est  là  qu'il  faut  en  recher- 
cher le  catéchisme  et  la  somme  doctrinale.  Pour  ceux  que  l'étude  de 
douze  volumes  pourrait  effrayer,  nous  avons  composé  et  publié  un 
volume  intitulé  :  Charles  Périn,  créateur  de  l'économie  politique 
chrétienne.  Dans  cet  écrit  nous  avons  essayé  de  condenser,  par  voie 
d'analyse  et  de  brève  exposition,  tout  l'enseignement  des  douze  vo- 
lumes. L'à-propos  de  cette  information  pourra,  si  besoin  est,  servir 
d'excuse  à  sa  naïveté. 

4°  Van  Doren.  —  A  côté  de  Charles  Périn,  nous  plaçons,  dans  l'his- 
toire, un  autre  écrivain  belge,  pour  honorer,  dans  sa  personne,  l'in- 
tégrité des  doctrines  et  le  courage  à  les  défendre.  Clément-Théodore- 
Ghislain  Van  Doren  était  né  à  Bruxelles  en  1828.  Docteur  en  médecine 
et  chirurgie,  marié  en  1855,  père  d'une  jeune  fille  dont  la  mère 
était  morte  en  la  mettant  au  monde,  il  abandonna  sa  profession, 
pour  travailler,  par  la  confession  de  sa  foi,  à  l'expurgation  des  idées 
de  son  pays.  La  Belgique,  livrée  au  constitutionnalisme  libéral,  lui 
paraissait,  par  la  forme  de  son  gouvernement,  encore  plus  par  la 
basse  impiété  qui  fait  le  fond  du  libéralisme,  un  pays  voué  aux 
ravages  qu'entraîne  forcément  la  promiscuité  des  doctrines.  Si 
l'homme  n'était  pas  déchu  par  le  péché  originel,  il  suffirait,  pour  le 
régir,  de  faire  briller  à  ses  yeux  le  soleil  de  la  vérité  ;  mais  il  est 
déchu,  livré  à  ses  passions,  il  ne  fait  pas  toujours  le  bien  qu'il  airae^ 


ANGLETERRE    ET   BELGIQUE  î)15 

mais  souvent  le  mal  qu'il  doit  détester.  Ce  qui  caractérise  le  libéralis- 
me, c'est  qu'il  bride  ou  désarme  l'autorité,  pour  laisser  l'homme  aux 
entraînements  passionnés  de  ses  mauvais  instincts.  Par  le  jeu,  sou- 
vent aveugle,  des  élections,  le  nombre  décide  de  tout  ;  le  pouvoir 
législatif  et  exécutif  n'est  qu'un  mandat  éphémère  et  révocable  ;  il 
dispense  de  conscience  et  décharge  de  toute  responsabilité.  La  presse 
et  la  tribune  soufflent  le  chaud  et  le  froid  ;  leur  haleine  enfle  les  voi- 
les du  vaisseau  qui  porte  la  fortune  du  pays,  sur  un  océan  trop  mo- 
bile et  trop  agité,  pour  ne  pas  la  mettre  souvent  en  péril.  Dans  l'état 
général  de  l'Europe,  après  quatre  siècles  de  révolte  protestante,  un 
siècle  de  révolutions  libérales,  la  Belgique,  séparée  de  la  Hollande 
en  1830,  pour  sauvegarder  sa  foi,  doit  la  perdre  par  l'effet  du  libé- 
ralisme gangreneux  dont  elle  a  infecté  sa  constitution.  Le  peuple 
belge  est  catholique  ;  son  gouvernement,  même  quand  il  est  catho- 
lique, est  libéral.  Avec  le  temps,  ceci  doit  tuer  cela,  par  l'effet  néces- 
saire de  la  promiscuité  des  doctrines  et  des  passions  que  l'erreur 
sait  toujours  très  habilement  caresser.  Tel  est  le  sentiment  de 
Van  Doren. 

A  la  place  d'un  gouvernement  d'élections  et  de  majorités  éphé- 
mères, dont  l'athéisme  fait  le  fond  constitutionnel,  Van  Doren  veut 
un  gouvernement  catholique,  apostolique,  romain  ;  un  gouverne- 
ment qui  prenne,  pour  charte,  l'Evangile  ;  pour  lois  de  Tesprit,  le 
Symbole  des  Apôtres  ;  pour  règle  de  la  volonté,  les  préceptes  du 
Décalogue  ;  pour  la  direction  des  âmes,  les  fruits  du  saint  sacrifice 
des  autels  et  la  grâce  des  sacrements  ;  pour  assistance  des  individus 
et  orientation  des  peuples,  le  ministère  de  la  sainte  Eglise  ;  un  gou- 
vernement enfin  qui  suive  ponctuellement  les  stipulations  du  droit 
canonique  et  les  consignes  apostohques  de  la  monarchie  des  Ponti- 
fes Romains,  Par  l'ensemble  de  ces  idées,  le  docteur  Van  Doren 
était  aux  antipodes  de  la  Belgique  libérale,  officiellement  vouée  à 
toutes  les  passions  et  destinées  à  en  subir  les  assauts. 

Comme  tous  les  hommes  de  foi  et  de  cœur,  Van  Doren  a  beau- 
coup écrit.  Je  cite,  sans  m'y  arrêter  :  1°  Les  anges  considérés  dans 
leur  nature  ;  2^  Les  anges  dans  l'ancien  et  le  nouveau  Testament  ; 
S"  Histoire  du  peuple  de  Dieu  ;  4°  Esther  ou  notre  espérance  ;  5*  Les 


516  PONTIFICAT    DE    LÉOxN    XIU 

t 

deux  Tobie  ;  6°  Les  apparitions  du  diable  ;  7°  Aperçu  de  l'Apoca- 
lypse; 8°  Coup  d'œil  sur  l'histoire  de  la  Belgique  pendant  les  trois 
derniers  siècles. 

La  série  politique  des  œuvres  de  Van  Doren  comprend  :  1°  Etudes 
sur  le  catholicisme  libéral  ;  2<*  Qu'est-ce  que  la  liberté?  3°  La  consti- 
tution belge  est-elle  condamnée  ?  4°  Les  hiérarchies  terrestres  ;  5°  Ne 
touchez  pas  à  la  constitution  ;  6^  Religion  et  diplomatie  ;  7^  Exposé 
historique  de  la  question  du  serment  constitutionnel  ;  8°  La  Belgique 
indépendante  et  catholique  libérale  ;  9°  Le  lendemain  des  élections  ; 
10°  A  propos  à' uM  Imprimatur  \  11°  Entretiens  sur  le  catholicisme 
libéral  ;  12°  Entretien  sur  l'Encyclique  ;  13"  Les  abbés  du  congrès 
de  1830  ;  14°  Opportunité  et  nécessité  de  dire  la  vérité  ;  15°  A  pro- 
pos du  prétendu  silence  ;  16°  Le  libéralisme  constitutionnel  ;  17°  Un 
peu  plus  de  lumière  ;  18°  Les  principes  du  congrès  national  ;  19°  Le 
lendemain  des  élections  de  1884  ;  20°  La  question  scolaire  jugée  par 
la  presse  catholique  ;  21°  Les  deux  manifestes  du  5  juin  et  du  15  oc- 
tobre 1884. 

Tous  ces  titres  parlent  d'eux-mêmes  ;  ils  marquent  tous  un  esprit 
qui  observe  les  mouvements  de  Topinion  et  les  actes  de  la  politique  ; 
qui  dit  sur  chaque  chose,  le  mot  propre  de  la  religion,  du  droit  et  du 
bien  public  ;  qui  sacrifie  son  temps,  son  argent,  sa  santé,  pour  sou- 
tenir, par  ses  sacrifices,  la  dignité  de  sa  patrie.  On  peut  être  aussi 
estimable  que  Yan  Doren  ;  on  ne  peut  pas  Têtre  plus. 

En  1884,  lorsque  la  Croix  de  Bruxelles  aima  mieux  disparaître 
que  de  servir  d'écho  au  blasphème  constitutionnel,  Yan  Doren  fonda 
la  Correspondance^  qu'il  soutint  de  ses  deniers  jusqu'à  son  dernier 
soupir.  Dans  sa  pensée,  cette  Revue  devait  être  gratuite  et  ne  laisser 
à  ses  abonnés  que  les  frais  de  poste  ;  elle  devait  avoir  ses  lecteurs 
pour  rédacteurs  ;  la  rédaction  devait  se  composer  de  lettres  venues 
de  partout  ;  avec  cette  consigne  que  toutes  devaient  combattre  la 
grande  hérésie  du  xix*  siècle,  le  libéralisme.  Le  point  capital  était  de 
bien  choisir  les  correspondants.  A  tort  ou  à  raison,  Yan  Doren 
choisit  Mgr  Maupied,  théologien  d'avant-garde;  le  P.  Hilaire  de 
Paris,  capucin,  l'un  des  plus  fermes  esprits  de  son  temps  ;  le  P.  At, 
prêtre  du  Sacré-Cœur  de  Toulouse,  adversaire  ardent  du  catholicisme 


ANGLETEHRE    EN    BELGIQUE  517 

libéral  ;  Charles  Périn,  que  nous  connaissons  ;  don  Sarda  y  Salvany, 
le  rédacteur  illustre  de  la  Revista  popular  de  Barcelone^  et,  outre 
plusieurs  de  moindre  envergure,  Tauteur  de  cette  histoire. 

Si  quelqu'un  s'étonnait  de  l'originalité  de  cette  entreprise,  c'est 
qu'il  ne  connaîtrait  pas  la  grande  pitié  de  son  temps.  Il  se  trouve, 
môme  dans  le  clergé,  de  fidèles  croyants  qui,  par  esprit  de  conciliation 
pour  parvenir  ou  pour  se  maintenir,  acceptent  Tanesthésie  du  libé- 
ralisme ;  ils  acceptent  comme  socialement  licites  ou  tolérables,  des 
choses  qu'ils  doivent  réprouver  dans  leur  conscience.  Par  cette 
abdication  du  sens  catholique,  le  monde  va  à  une  gigantesque  héré- 
sie, qui  livrera  la  société  à  Satan  et  ne  laissera  le  trône  de  Jésus- 
Christ  debout  que  dans  le  secret  des  consciences. 

Si  le  docteur  belge  avait  choisi  ses  correspondants  parmi  les  gens 
de  cette  fragile  espèce,  il  eût  commis  la  faute  du  pompier  qui  jette 
l'huile  sur  le  feu  et  accroît  la  fureur  de  l'incendie  en  cherchant  à 
l'éteindre.  Doren  eut  un  meilleur  flair  ;  il  n'admit  que  ceux  qui 
n'avaient  pas  courbé  le  genou  devant  Baal,  ni  subi  les  principes 
de  89  même  à  l'état  de  dilution  infinitésimale.  Plusieurs  de  ces 
braves  étaient  ou  devaient  être  en  butte  aux  vexations  et  à  la  dis- 
grâce ;  Doren  n'y  prit  point  garde  ;  il  ne  crut  jamais  nécessaire  de  les 
défendre  ou  de  les  plaindre  ;  il  y  a  une  béatitude  à  souffrir  la  persé- 
cution pour  la  justice.  Nous  remarquons,  du  reste,  qu'il  ne  fut  de- 
mandé, à  aucun  de  ces  jouteurs,  des  rétractations  d'erreurs  ou  des 
abdications  d'esprit.  C'eût  été  un  supplice  pire  que  la  mort.  La  mort 
nous  efface  de  cette  terre,  mais  nous  délivre  de  ses  turpitudes  et 
l'abdication  de  doctrines  nous  les  fait  subir.  Même  disgracié,  on  a 
toujours  le  droit  de  protester  contre  l'aveuglement,  l'inertie,  l'ineptie 
et  l'injustice. 

La  Corr^espondance  catholique  dura  plusieurs  années  ;  elle  usa, 
en  sens  inverse,  des  immunités  dont  avait  abusé  le  congrès  de 
Malines  ;  elle  constitua  ce  que  Jules  Morel  appelait  une  Somme  contre 
le  libéralisme,  également  louable  par  l'intransigeance  de  ses  doctrines 
et  par  la  pureté  de  son  dévouement.  Si  l'on  ajoute  qu'au  sacrifice  de 
sa  fortune,  Van  Doren  unit  constamment  les  souffrances  de  la  mala- 
die, c'est  dire  qu'il  fut,  par  les  bonnes  doctrines,  un  confesseur  et 


518  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

un  martyr.  Le  génie  peut  conquérir  la  gloire  ;  la  grâce  de  Dieu  sait 
seule  multiplier  la  vertu,  et  jamais  plus  efficacement  que  dans  la 
disgrâce. 

§  VI.  —  LES  LETTRES  CHRÉTIENNES  AU 
CANADA  FRANÇAIS 

i°  Vue  d'ensemble.  —  Le  Canada  français  est  une  section  morale 
de  la  France,  soumise,  depuis  1763,  à  ]a  domination  anglaise,  mais 
restée  fidèle  aux  traditions  sociales  et  religieuses  de  la  mère-patrie. 
Le  Canada  français,  dans  l'espèce,  la  province  de  Québec,  est  la  chair 
de  notre  chair,  le  sang  de  notre  sang  ;  elle  a  gardé  notre  langue, 
nos  moeurs,  nos  usages,  nos  institutions  paroissiales  et  nos  lois  ci- 
viles. L'usage  de  sa  langue  a  produit  une  littérature  locale,  dont  les 
monuments,  depuis  trois  siècles,  constituent  un  chapitre  inédit  de 
notre  histoire  littéraire.  Par  une  singularité  qui  étonne,  les  Cana- 
diens n'ont  pas  paru  soucieux  de  ce  fleuron  de  leur  couronne  ;  nous 
non  plus  :  sur  l'histoire  littéraire  du  Canada,  la  France  n'a  rien  pro- 
duit; eux  n'ont  guère  produit  que  de  brefs  essais  :  un  essai  de  Lemoiiie 
sur  les  historiens  ;  un  essai  de  Bibaud  sur  la  biographie  ;  un  essai 
de  Lareau  sur  la  littérature,  et  un  essai  de  Philéas  Gagnon  sur  la 
nomenclature  des  livres.  C'est  trop  peu  ;  il  y  a  même  des  esprits  oisifs 
ou  bizarres  qui  osent  déclarer  que  le  Canada  n'a  pas  de  littérature. 

Nous  ne  relevons  pas  cette  indignité.  Le  Canada  possède  :  1^  En 
histoire,  le  P.  Sagart,  Marc  Lescarbot,  Charlevoix,  Bibaud,  Garneau, 
Ferland,  Sulter,  Casgrain,  Dionne,  Laverdière,  Gosselin,  Bourgeois  ; 
2o  En  géographie,  les  Voyages  de  Cartier  et  de  Champlain,  les  qua- 
rante volumes  des  relations  annuelles  des  Pères  Jésuites,  les  études 
de  Buies  sur  le  Saguenay  et  l'Ottawa,  les  Voyages  de  Mgr  Taché,  de 
Petitot,  Cronenberger,  Henri  Cimon  ;  3^  en  belles  lettres,  les  ouvra- 
ges du  juge  Routhier  et  de  Faucher  de  Saint-Maurice  ;  A°  en  poésie, 
Cremazie  et  Fréchette  ;  5°  en  biographie,  Bibaud  jeune,  Henri  Têtu, 
Dom  Benoit,  le  P.  Jacquet,  Moreau.  La  Revue  canadienne  de  Mont- 
réal, avec  ses  quarante-trois  ans  d'existence,  est,  à  elle  seule,  une 
Académie  permanente.  Dans  ce  mouvement  littéraire,  pas  plus  ici 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  519 

qu  ailleurs,  tout  n  est  pas  parfait  ;  mais  il  y  a  là  de  nombreuses 
preuves  de  puissance  intellectuelle,  des  marques  d'esprit  public,  des 
bornes  miliaires  qui  dessinent  et  honorent  un  stade  d'évolution  pro- 
gressive, dont  l'avenir  se  réserve  les  agrandissements. 

Le  Canada  français  est  resté,  jusqu'à  nos  jours,  un  des  pa>fs  les 
plus  catholiques  du  monde.  Dans  ses  laborieuses  paroisses,  il  a  gardé 
la  foi  et  les  mœurs  de  ses  ancêtres.  Mais  il  est  aussi  plus  menacé 
qu'atteint  dans  ses  mœurs  et  dans  sa  foi,  au  sein  des  classes  élevées, 
spécialement  à  Québec  et  à  Montréal.  Le  protestantisme  est  là  avec 
son  principe  destructeur,  ses  sectes  fanatiques  et  son  indifférence  ;  la 
franc-maçonnerie,  avec  ses  hypocrisies  lâches  et  sa  malfaisance  ré- 
volutionnaire, provigne  sur  les  rives  du  Saint-Laurent;  les  Juifs 
avec  leur  mercantilisme  adroit,  commencent  à  arriver  et  à  relever  le 
culte  de  l'argent  ;  le  libéralisme  surtout,  avec  ses  innocences  de 
commande  et  sa  perversité  latente,  accepté  sans  contrôle  et  sans  ré- 
sistance, se  prépare  à  ruiner,  là  comme  ailleurs,  le  vieil  édifice  des 
croyances.  Le  pire,  c'est  que  ce  peuple  chrétien,  si  menacé,  n'est 
pas  défendu  comme  il  devrait  l'être  ;  pendant  que  les  apôtres  dor- 
ment, Judas,  lui,  ne  dort  pas  ;  il  complote  plutôt  pour  la  perpétra- 
tion du  plus  grand  des  crimes,  l'assassinat  des  âmes. 

Notre  intention  ici  ne  saurait  être  de  jeter  un  coup  de  sonde  dans 
les  trois  siècles  de  la  littérature  canadienne  ;  mais  de  dire  quelques 
mots  sur  les  publicistes  du  temps  présent,  intransigeants  dans  l'or- 
thodoxie, qui  ont  inauguré,  au  Canada,  le  grand  combat  pour  les 
foyers  et  pour  les  autels.  Les  auteurs  ne  se  pèsent  pas  au  poids, 
mais  doivent  s'apprécier  d'après  leur  esprit.  Les  intrépides  cham- 
pions de  la  vérité  sont  des  héros,  d'autant  plus  à  honorer  qu'ils  re- 
montent le  courant  et  sont  souvent  méconnus.  Les  esprits  terre  à 
terre  ne  comptent  pas  :  l'histoire  ne  leur  doit  que  le  silence. 

2°  Anselme  Trudel.  —  Parmi  les  défenseurs  contemporains  de 
l'orthodoxie,  nous  devons  compter  comme  les  plus  braves,  Margotti, 
Maynard,  don  Sarda,  Liberatore  ;  nous  citons  ici,  dans  ce  groupe 
de  chevaliers,  le  directeur  de  VEtendard  de  Montréal,  Anselme 
Trudel. 

François-Xavier-Anselme  Trudel,  né  à  Sainte- Anne  de  la  Pérade, 


520  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

comté  de  Ghamplain,  en  1838,  était  fils  d'un  simple  cultivateur  ;  il 
descendait,  par  sa  mère,  de  Técuyer  Hamelin,  seigneur  des  Grondi- 
nes.  Après  ses  études  littéraires  au  collège  de  Nicolet,  il  fit  son  droit. 
Avocat  en  1861 ,  il  fut  nommé  conseil  de  la  Reine  par  le  gouverne- 
ment de  Québec  en  1875  et  par  le  gouvernement  du  Canada  en  1878. 
En  1871,  le  comté  de  Ghamplain  Tavait  envoyé  à  la  législature  de 
Québec.  Quelques  années  après,  il  était  envoyé  au  Sénat  fédéral  par 
la  division  de  Salaberry  et  devait,  jusqu'à  sa  mort, occuper  un  fauteuil 
dans  cette  assemblée.  Au  demeurant,  les  charges  publiques  n'empê- 
chaient pas  Trudel,  cœur  chaud  et  âme  vaillante,  de  se  livrer  aux 
fortes  études,  aux  travaux  de  sa  profession  et  aux  luttes  de  la  presse. 
Encore  étudiant,  il  était  entré  à  la  direction  de  la  Minerve,  fonction 
vacante  par  le  rappel  de  La  Ponterie  en  France.  Plus  tard,  il  fonda 
V Etendard,  et,  d'accord  avec  son  évêque,  fit  de  ce  journal  le  porte- 
voix  de  la  cause  catholique.  Dans  sa  pensée,  l'action  sociale  de  l'E- 
glise devait  se  soutenir  par  le  journal,  mais  non  pas  s'y  substituer. 
Les  évoques  devaient  marcher  les  premiers  au  combat  ;  les  laïques 
devaient  les  suivre  dans  l'arène  et,  par  un  mode  d'action  qui  leur 
est  propre,  seconder  leurs  efforts.  A  cette  date,  c'était  une  hardiesse. 
Au  Canada,  on  était  plutôt  homme  de  parti,  que  patriote  ;  Trudel 
et  son  ami  Tardivel  voulurent  rompre  avec  tous  les  partis  ;  servir 
seulement  l'Eglise,  et,  par  l'Eglise,  assurer  le  salut  de  la  patrie, 
préparer  de  loin  son  avenir  national,  la  vocation  que  lui  assigne  la 
Providence  au  troisième  millénaire  de  son  Eglise. 

«  On  connaît,  de  Trudel,  dit  son  journal  V Etendard^  un  grand 
nombre  d'écrits  publiés  dans  les  journaux  et  dans  les  revues.  Il  a 
fait  plusieurs  travaux  importants,  entre  autres  :  «  Quelques  réflexions 
sur  les  rapports  de  l'Eglise  et  de  l'Etat  »  ;  «  Mémoire  sur  la  question 
de  la  fusion  des  sociétés  httéraires  et  scientifiques  de  Montréal  »  •; 
«  Nos  Chambres  Hautes  :  Sénat  et  Conseil  législatif  »  et  plusieurs 
autres,  sous  différents  noms  de  plume.  Il  a  contribué  à  la  naissance 
de  plusieurs  publications  périodiques  et  il  était  encore  co-éditeur  de 
la  Revue  canadienne^  la  plus  ancienne  revue  de  la  province  de 
Québec. 

Comme  avocat,   Trudel  a  occupé  dans  beaucoup  de  procès  ce- 


LKS    LEITRES    CHRKTIENNKS    AU    CANADA    FRANÇAIS  l')2\ 

lèbres  où  se  soulevaient  de  grandes  questions  religieuses  ou  sociales. 
L'un  des  plus  importants  est  la  cause  Guibord.  Sa  plaidoirie  dans 
cette  affaire  lui  a  valu  les  félicitations  de  plusieurs  évoques  du  Ca- 
nada et  l'approbation  du  P.  Jean  Perrone,  préfet  général  des  études 
au  Collège  Romain,  théologien  de  la  Daterie  Apostolique,  l'un  des 
huit  consulteurs  de  la  Congrégation  des  évoques  et  des  Ordres  ré- 
guliers, examinateurs  des  évêques,  etc.,  etc.,  qui,  après  avoir  cons- 
taté que  ce  plaidoyer  lui  a  paru  d'une  grande  érudition,  ajoute  : 
((  J'approuve  et  j'admets,  sans  aucune  restriction  possible,  l'ensem- 
ble et  le  détail  des  preuves  dont  l'orateur  catholique  a  appuyé  sa 
thèse  d'une  manière  si  complète.  » 

Le  D""  De  Angelis,  professeur  de  droit  canon,  h  l'Université  de 
Rome,  dit  entre  autres  choses  de  ce  plaidoyer  :  «  En  lisant  cette  dé- 
fense, j'ai  vraiment  admiré,  dans  un  laïque  de  nos  jours,  une  science 
si  profonde  de  l'histoire  et  de  la  jurisprudence  ecclésiastique,  et,  ce 
qui  est  plus  encore,  une  connaissance  très  exacte  du  droit,  et  une 
logique  rigoureuse.  » 

«  Lorsque,  dans  une  nation,  il  se  trouve  un  ou  deux  hommes  qui 
osent  ainsi  parler  et  proclamer  les  droits  de  l'Eglise,  dussent  ces 
hommes,  par  le  malheur  des  circonstances,  perdre  la  cause  qu'ils 
défendent,  il  n'est  pas  moins  certain  que,  tôt  ou  tard,  l'Eglise  catho- 
lique remportera  une  glorieuse  victoire,  et  que  la  vérité  chrétienne, 
dissipant  les  ténèbres  de  l'erreur,  brillera  enfin  du  plus  vif  éclat.  » 

On  peut  dire  de  Trudel  la  même  chose  relativement  à  toutes 
les  grandes  causes  où  il  a  figuré.  En  parcourant  les  pages  de  ses 
plaidoiries,  dans  la  cause  par  exemple  de  Kerry  et  al  vs  des  Sœurs 
de  l'Asile  de  la  Providence  de  Montréal,  en  cour  du  banc  de  la 
Reine,  et  dans  la  discussion  du  projet  de  loi  de  l'Université  Laval, 
devant  le  comité  des  Bills  Privés,  on  remarque,  outre  une  grande 
érudition,  une  logique  serrée,  et  un  jugement  d'une  extrême  recti- 
tude, servi  par  une  mémoire  exceptionnellement  heureuse. 

Les  consultations  écrites  que  nous  avons  de  lui,  dénotent  aussi, 
chez  leur  auteur,  un  sens  légal  profond  et  une  exposition  claire  des 
difficultés  que  fait  surgir  une  question,  avec  une  solution  d'une  sa- 
gesse remarquable.  Et  c'est  ce  que  s'est  complu  à  reconnaître  sir 


522  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Farrar  Herschell,  solliciteur  général  du  Conseil  Privé  de  Sa  Majesté 
à  Toccasion  d'un  mémoire  à  lui  soumis  par  Trudel  in  re  L'Ecole 
de  médecine  et  chirurgie  de  Montréal  vs  TUniversité  Laval  (Québec). 

M.  Claudio  Jannet,  qui  s'y  connaît,  rendant  compte, dans  lix  Revue 
Catholique  des  Institutions  et  du  Droit  (numéro  de  mai  1880), de  la 
brochure  «  Nos  Chambres  Hautes»,  se  complaît  à  reconnaître  son 
auteur  comme  un  homme  éminent,  s'élevant  à  de  hautes  considéra- 
tions politiques,  et  il  rend  un  très  flatteur  hommage  au  mérite  de 
cette  publication. 

Aussi,  Trudel  mérita-t-il  d'être  appelé  à  faire  partie  du  comité 
de  cette  importante  Revue  composé  d'écrivains  éminents  de  diffé- 
rents pays. 

La  part  qu'il  a  prise  dans  les  questions  politico-religieuses,  les 
écrits  remarquables  qu'il  a  fait  paraître  pour  soutenir  le  «  Programme 
Catholique  »,  pubhé  en  1871,  dans  les  diocèses  de  Montréal  et  des 
Trois-Rivières,  avec  l'approbation  des  deux  évêques  de  ces  diocèses, 
et  combattre  le  libéralisme  sous  toutes  ses  formes  ;  l'habileté  avec 
laquelle  il  a  soutenu  les  luttes  qui  ont  été  continuelles  depuis  son 
époque  ;  son  adhésion  ferme  et  inébranlable  aux  doctrines  catholi- 
ques, l'ont  désigné  depuis  longtemps  comme  le  chef  de  l'école  ultra- 
montaine  en  Canada. 

Aussi,  est-ce  comme  tel  que^  invité  spécialement  à  assister  au 
Congrès  des  jurisconsultes  catholiques  de  l'Europe,  réunis  à  Lyon, 
en  août  1881,  il  en  fut  élu  le  vice-président. 

Ses  écrits  et  ses  voyages  à  travers  l'Europe  en  1867  et  surtout  les 
sept  à  huit  mois  qu'il  passa  en  Angleterre,  en  France  et  en  Italie  à 
l'occasion  de  la  fameuse  question  universitaire,  l'ont  mis  en  relation 
avec  nombre  de  sommités  catholiques,  littéraires,  politiques  et  artis- 
tiques de  l'Europe. 

Trudel  a  été  le  président  de  presque  toutes  les  associations  de 
bienfaisance,  littéraires  et  scientifiques  de  Montréal,  et  l'un  des  plus 
zélés  coopérateurs  de  l'œuvre  des  zouaves  pontificaux,  comme  mem- 
bre du  comité  d'organisation. 

Mais  son  œuvre  par  excellence  et  qui  l'a  révélé  dans  toute  son 
importance,  c'est,  sans  conteste,  la  création  de  VEtendard. 


LES  LETTRES  CHRÉTIENNES  AU  CANADA  FRANÇAIS     523 

Durant  sa  carrière  parlementaire  à  Québec,  il  s'est  tout  spéciale- 
ment appliqué,  dans  Tordre  des  questions  politico-religieuses,  à  faire 
prévaloir  les  droits  soutenus  par  feu  Mgr  Bourget  dont  il  était  Tun 
des  aviseurs  légaux.  Dans  Tordre  des  intérêts  sociaux  matériels,  il  a 
beaucoup  fait  pour  assurer,  dans  la  province  de  Québec,  le  dévelop- 
pement des  industries  annexées  à  Tagriculture.  G'est,dans  une  bonne 
mesure,  à  ses  efforts  que  Ton  doit  le  triomphe  du  système  de  confier 
les  écoles  de  réformes,  les  prisons  des  femmes,  les  aliénés,  etc.,  à 
des  communautés  religieuses. 

Au  Sénat  du  Canada,  où  il  a  siégé  depuis  i873,  il  s'est  fait  avec 
son  collègue,  Bellerose,  le  champion  des  droits  nationaux  des 
Canadiens  français  et  surtout  du  maintien  de  la  langue  française  et 
de  tous  les  intérêts  français,  dans  la  première  Chambre  du  Canada. 

A  Toccasion  de  la  passation  du  bill  touchant  la  cour  suprême,  il  a 
réussi  à  faire  voter,  par  la  majorité  anglaise  du  Sénat,  une  déclara- 
tion impliquant  la  nécessité  delà  langue  et  de  la  jurisprudence  fran- 
çaises dans  tout  son  système  judiciaire  contemporain. 

Il  s'est  fait  Tavocat  du  projet  de  Sir  Geo.  E.  Cartier,  à  Teff'et  de 
réaliser  le  plan  du  grand  chemin  de  fer  du  Pacifique  Canadien,  de 
l'Atlantique  au  Pacifique,  surtout  de  la  partie  au  nord  du  lac  Supé- 
rieur, et  amenant  le  commerce  de  TOuestjusque  dans  la  province  de 
Québec,  projet  qui,  durant  quelque  temps,  avait  été  abandonné  et 
même  combattu,  par  tous  les  hommes  d'Etat  d'Ontario,  des  deux 
partis  de  1874  à  1878  ;  Trudel  n'en  continua  pas  moins,  la  plu- 
part du  temps  presque  seul,  à  réclamer  la  réalisation  de  cette  gigan- 
tesque entreprise.  Les  rapports  officiels  du  Sénat  témoignent  des  nom 
breuses  discussions  et  des  travaux  persistants  réalisés  dans  ce  but.  » 

Parmi  tous  ses  mérites,  le  titre  de  Trudel  à  l'illustration  dans  l'his- 
toire, pour  nous,  c'est  sa  conception  du  journal  catholique,  mis  ex- 
clusivement au  service  de  l'Eglise.  Initiative  glorieuse  que  vient  d'ho- 
norer, en  1907,  un  bref  de  Pie  X,  mais  qui  alors  fut  combattue  par 
la  plupart  des  journaux  canadiens.  Trudel  et  Tardivel,  morts  au  ser- 
vice de  ce  programme,  voient  sur  leur  tombe  éclater  la  justice  de 
TEglise. 

3°  Jules  Tardivel.  —  Le  2  septembre  1851,  naissait  à  Covington, 


524  PONTIFICAT    DE    LÉON    XHI 

dans  le  Kentucky,  un  enfant  qui  reçut  au  baptême  les  prénoms 
de  Jules-Paul  et  qui  de\'ait  être,  dans  la  province  de  Québec,  le  vail- 
lant émule  de  Trudel.  Claude  Tardivel,  père  de  Jules,  était  un  mon- 
tagnard de  l'Auvergne,  menuisier  de  profession,  venu  en  Améri- 
que, avec  le  missionnaire  Lamy,  depuis  archevêque  de  Sainte-Fé. 
Orphelin  de  mère  dès  Tâge  de  trois  ans,  Jules  Tardivel  fut  élevé  par 
deux  tantes.  En  1868,  sur  une  indication  de  Mgr  Lamy,  il  fut  placé, 
pour  quatre  ans,  au  collège  de  Saint-Hyacinthe.  Au  sortir  du  collège, 
il  avait  été  placé  dans  une  maison  de  commerce.  Le  directeur  du 
Courrier  le  prit,  en  1873,  à  ce  modeste  emploi,  pour  en  faire  son 
factotum.  Du  Courrier  de  St-Hyacinthe,  Tapprenti-journaliste  passa  à 
la  Minerve  de  Montréal,  puis  au  Canadien  de  Québec  ;  il  y  resta 
sept  ans  à  se  dégrossir  la  plume  et  à  se  faire  la  main.  A  trente  ans. 
Tardivel  était  rompu  au  métier,  mais  peu  satisfait  de  sa  fonction,  il 
songeait  à  la  quitter.  Un  oblat,  le  P.  Laçasse,  survint  à  cette  heure 
décisive  ;  il  proposa,  sur  un  ton  impératif,  au  jeune  publiciste,  de 
fonder  une  petite  revue  hebdomadaire  ;  au  mois  de  juillet  1881,  le 
premier  numéro  de  la  Vérité  parut  à  Québec. 

En  intitulant  sa  petite  feuille,  la   Vérité,  le  fondateur  avait  pris 
son  titre  à  la  lettre.   La  vérité  qu'il  prétendait  défendre,  c'était  la 
vérité  catholique  dans  son  intégrité,  et  le  droit  catholique,  incarné 
dans  TEglise,  représenté,  dans  son  autorité  souveraine  et  univer- 
selle, par  le  Souverain  Pontife.  De  philosophie,  de  métaphysique, 
d'histoire  même,   il  n'avait  pas  cure  ;  des  partis,  il  ne  voulait  rien 
connaître,  ni  entrer  en  compromis  avec  personne.   Debout  sur  le 
roc  de  Torthodoxie,   dans  l'ardeur  de  sa  foi  et  la  générosité  de  son 
patriotisme,  il  entendait  ne  pencher  ni  à  droite  ni  à  gauche  :  dire, 
sur  les  choses  et  sur  les  personnes,  le  mot  propre,  dans  une  scrupu- 
leuse équité  et  une  parfaite  indépendance  ;  maintenir,  en  toutes  cii*- 
constances,  les  exigences  de  la  religion,   la  liberté  de  l'Eglise,  la 
souveraineté  unique  et  infaillible  des  Pontifes  Romains.   Ce  pro- 
gramme lui  paraissait  simple  et  juste  ;  il  voulait  s'y  tenir  en  toute 
modestie,  mais  avec  intransigeance  ;  et  il  espérait  bien  qu'avec  un 
rôle  si  modeste,  il  ne  verrait  pas  trop  sa  petite  barque  encourir  le 
courroux  des  tempêtes. 


LKS    LETTRES    CIIKÉTIKNNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  o25 

Dans  sa  simplicité  presque  naïve,  le  programme  ne  manquait  pas 
d'ù-propos.  Le  Canada  est  fils  de  la  France  ;  il  a  été  converti  par  des 
missionnaires  français,  gouverné  par  des  intendants  français,  cultivé 
par  des  populations  françaises.  Or,  à  l'époque  de  sa  fondation,  la 
France,  autrefois  si  pure  dans  son  orthodoxie  et  si  soucieuse  d'en 
répandre  partout  les  lumières,  était  allée  à  Taventure,  avait  été  en- 
traînée à  la  dérive  par  les  courants  du  gallicanisme  et  énervée  dans 
sa  piété  par  les  erreurs  de  Jansénius.  L'absolutisme  de  Louis  XIV 
avait  provoqué  une  réaction  révolutionnaire  ;  et  des  hommes  s'étaient 
rencontrés  pour  pousser  aux  extrêmes  toutes  ces  aberrations.  L'ab- 
solutisme avait  été  remplacé  par  le  libéralisme.  Or,  toutes  ces  erreurs 
françaises  avaient  eu  au  Canada  leur  contre-coup.  Le  Canada,  habi- 
tué à  l'admiration  pour  la  France,  en  avait  tout  admis,  même  les 
erreurs.  Cette  infection  s'était  faite  avec  des  variantes,  suivant  les 
temps  et  les  circonstances  ;  mais  sans  rien  changer  à  la  perversité 
des  erreurs  françaises.  La  situation  naturellement  s'aggrava  lorsque 
le  Canada  fut  arraché  au  royaume  très  chrétien  et  rattaché  à  la  puis- 
sance hérétique  de  l'Angleterre.  Alors  toutes  les  erreurs  de  l'ancien 
monde  eurent  rendez-vous  au  Canada.  Nous  savons  que  la  juiverie 
et  la  maçonnerie  y  vinrent  encore  augmenter  la  confusion  des  idées, 
ébranler  les  mœurs  et  altérer,  dans  sa  pureté  antique,  le  cours 
ordinaire  de  la  vie  sociale. 

Une  église  attaquée  n'est  pas  une  église  vaincue  ;  c'est,  au  con- 
traire, au  milieu  des  contradictions  et  des  persécutions,  à  travers 
d'incessants  combats,  que  l'Eglise  catholique  chemine  le  long  des 
siècles.  Les  épreuves,  au  reste,  si  elles  sont  supportées  avec  courage 
et  une  résolution  unanime,  ne  diminuent  pas  l'Eglise  ;  elles  l'aug- 
mentent plutôt.  Que  si,  au  lieu  d'opposer  aux  assauts  de  l'ennemi, 
l'union  de  ses  forces  et  l'énergie  de  sa  foi,  l'Eglise  ne  va  plus  au 
combat  qu'avec  des  convictions  défaillantes  et  d'insuffisantes  vertus, 
elle  ne  triomphe  plus  si  noblement.  Et,  si,  pour  son  malheur,  au 
lieu  de  rester  unie,  elle  se  divise  et  devient  la  proie  de  controverses 
mal  venues,  elle  peut  soufirir  beaucoup  et  même  succomber.  Rien 
n'est  plus  funeste  qu'une  scission,  surtout  dans  l'épiscopat  ;  et  bien 
que  l'Eglise  soit  le  royaume  de  Dieu  sur  la  terre,  là  où  des  évêques 


526  PONTIFICAT   DE    LÉON    XI H 

s'arment  les  uns  contre  les  autres,  elle  subit  Tarrêt  de  son  fonda- 
teur :  Tout  royaume  divisé  contre  lui-même  doit  périr. 

A  l'époque  où  Tardivel  venait  planter  sa  tente  à  Québec,  l'Eglise 
canadienne  ne  jouissait  plus  de  son  ancienne  paix.  Le  mal  avait 
passé  les  mers  ;  les  doctrines  révolutionnaires  s'étaient  répandues 
dans  le  pays  par  les  livres,  brochures  et  journaux.  Ce  courant,  ré- 
fractaire  au  bien,  s'était  accru  depuis  que  des  prêtres,  formés  à 
Paris  à  l'école  des  Carmes,  étaient  revenus  de  France  imbus  des 
aberrations  du  libéralisme.  Une  doctrine  politique  s'était  greffée  sur 
ces  aberrations  ;  la  nomination  d'Elzear  Taschereau  à  l'épiscopat, 
puis  à  la  pourpre,  vint  donner  une  tête  au  parti.  Alors  une  scission 
s'établit  dans  l'épiscopat  ;  d'un  côté,  Ignace  Bourget  et  Louis  La  Flè- 
che, tous  deux  évêques,  et,  de  l'autre,  EIzear  Taschereau,  archevêque 
de  Québec.  Taschereau  n'était  pas  un  génie,  mais  il  était  libéral,  au 
moins  sans  le  savoir,  et,  de  plus,  très  autoritaire,  s'arrogeant,  sur 
tous  les  diocèses,  une  espèce  de  dictature.  En  particulier,  il  fit  une 
guerre  presque  continuelle  aux  bons  journaux  et  aux  écrivains  catho- 
liques, mais  à  eux  seuls.  A  quatre  ou  cinq  reprises,  il  eut  des  passes 
d'armes  avec  les  évêques  Bourget  et  La  Flèche,  tous  deux  fidèles 
aux  bonnes  doctrines  et  aux  pratiques  sages  recommandées  par 
Pie  IX.  On  devine  qu'un  journaliste  catholique,  un  zouave  pontifi- 
cal, comme  Tardivel,  venant  déployer  son  drapeau  à  Québec,  devait 
être  sans  cesse  sur  des  charbons  ardents.  Le  cardinal  le  traita  dure-, 
ment  ;  lui  ne  se  laissa  jamais  ni  intimider,  ni  même  troubler.  Fort 
de  ses  croyances,  de  ses  résolutions  et  de  ses  vertus,  il  persévéra, 
avec  courage,  dans  la  défense  de  l'Eglise,  jusqu'à  son  dernier  soupir. 

C'est  le  point  qui  met  en  relief  tous  ses  mérites.  Un  jeune  homme, 
catholique  jusqu'aux  moelles,  intègre  par  conviction,  par  volonté 
et  par  caractère,  s'est  demandé,  devant  Dieu  et  devant  sa  conscience, 
ce  qu'il  pouvait  faire  de  plus  décisif,  de  plus  brave,  de  plus  sage, 
pour  rempHr  sa  mission  en  ce  monde,  et  assurer,  dans  l'éternelle 
vie,  son  salut.  Dans  son  humilité  profonde,  sans  trop  mesurer  peut- 
être  les  difficultés  et  l'étendue  de  la  tâche,  il  s'est  promis  de  mettre 
sa  plume,  novice  encore,  au  service  de  la  religion  cathofique  ;  et 
d'en  faire  une  épée  contre  les  incrédules,  les  impies  et  les  libertins» 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  527 

trois  catégories  qui  embrassent,  plus  ou  moins,  tous  les  dissidents  . 
Sans  rien  demander  au  monde,  ni  appui,  ni  conseil,  ni  crédit,  ni 
encouragements,  il  s'est  trouvé  la  pensée  assez  virile,  le  cœur  assez 
généreux,  pour  lutter,  jusqu'à  son  dernier  soupir,  contre  toutes  les 
corruptions  et  vaines  concupiscences  de  ce  bas  monde.  Débiteur  de 
tous,  par  Teffet  de  sa  foi,  il  saura,  en  suivant  sa  vocation  littéraire, 
dire  leur  fait  aux  esprits  orgueilleux  qui  s'abusent,  aux  esprits  fai- 
bles qui  s'emportent,  aux  esprits  qui  se  ruent  aux  excès,  et  aux 
esprits,  aveuglés  ou  aigris  qui  s'obstinent  dans  Terreur  avec  la  rage 
dissimulée  d'un  sombre  désespoir.  Pour  ne  pas  s'abuser  par  com- 
plaisance pour  les  idées  ou  pour  les  personnes,  pour  ne  pas  s'illu- 
sionner soi-même  par  des  préjugés  ou  par  des  rêves,  il  se  renfermera 
strictement  dans  l'orthodoxie,  et  n'en  franchira  jamais  les  saintes  li- 
sières. Son  zèle  d'ailleurs  ne  poussera  jamais  ni  aux  exagérations  doc- 
trinales, ni  aux  soupçons  contre  les  personnes.  Tardiveldira  bien  du 
bien,  mal  du  mal  :  il  croira  que  c'est  charité  de  crier  :  au  loup  I  quand 
le  loup  est  dans  la  bergerie.  «  Qu'est-ce  qui  triomphe  en  ce  monde, 
demandait  S,  Augustin,  si  ce  n'est  la  vérité?  et  qu'est-ce  que  la 
victoire  de  la  vérité,  sinon  la  charité  ?  » 

En  dehors  de  ses  travaux  de  journaliste,  Tardivel  publia  deux 
opuscules  contre  les  anglicismes  qui  tendent  à  corrompre  la  langue 
française  ;  une  conférence  sur  la  supériorité  de  la  langue  française  ; 
un  volume  sur  la  situation  religieuse  aux  Etats-Unis,  et  un  roman 
pour  la  défense  de  la  patrie  contre  les  francs-maçons.  Mais,  son 
œuvre  capitale,  ce  sont  ses  notes  de  Voyages  et  ses  quatre  ou  cinq 
volumes  de  Mélanges.  Tard^ivel  est  là  tout  entier,  vaillant  champion 
de  la  religion  catholique,  de  l'Eglise  Romaine,  de  l'école  chrétienne 
et  de  la  langue  française  ;  adversaire  intrépide  de  la  juiverie,  de  la 
franc-maçonnerie  et  du  libéralisme  sous  toutes  ses  formes.  On  aura 
tout  dit  pour  sa  louange,  en  rappelant  qu'il  fut  appelé  le  Yeuillotdu 
Canada. 

4°  L'abbé  Dugas.  —  A  ces  deux  laïques,  bien  méritant  de  l'Eglise, 
nous  joignons  deux  prêtres  bien  méritant  de  l'orthodoxie  :  Georges 
Dugas  et  Alexis  Pelletier.  Georges  Dugas  naquit  à  St-Jacques  de 
TAchigan,  vers  1832  ou  1834,  d'une  de  ces  familles  acadiennes,  dont 


S28  PONriFIGAT   DE    LÉON    XllI 

la  proscriptioD  par  l'Angleterre  constitue  un  crime  national  plus 
abominable  même  que  le  bûcher  de  Jeanne  d'Arc  et  la  Sainte-Hélène 
de  Napoléon.  Napoléon  et  Jeanne  d'Arc  ne  rappellent  que  le  sup- 
plice horrible  d'une  créature  humaine  ;  les  Acadiens  rappellent  la 
déportation  d'un  peuple,  enlevé  violemment  à  son  territoire  et  dis- 
persé jusque  dans  l'ancien  monde.  Du  moins  les  familles  acadiennes 
qui  purent  revenir  des  Etats-Unis  au  Canada,  à  travers  les  forêts, 
au  prix  des  plus  rudes  efforts,  devinrent  les  familles  souches  de  la 
plus  vaillante  population.  Depuis  1775,  date  de  leur  retour,  elles 
habitent  quelques  villages  au  Canada,  donnent  beaucoup  d'enfants 
au  pa^s  et  de  prêtres  à  l'Eglise. 

En  1849,  Georges  Dugas  entrait,  pour  ses  études  classiques,  au 
séminaire  de  l'Assomption.  Au  terme  de  ses  études,  certain  de  sa 
vocation  au  sacerdoce,  il  fut  ordonné  prêtre.  Prêtre,  il  ne  se  croyait 
pas  encore  appelé  à  une  assez  haute  perfection,  il  partait  pour  les 
missions  de  la  Rivière-Rouge,  en  1866.  A  son  arrivée,  il  fut  employé 
trois  ans  comme  professeur  dans  un  collège  qui  commençait,  à  Saint- 
Boniface  ;  dans  les  douze  dernières  années,  il  fut  curé  de  la  cathé- 
drale ;  les  six  années  intercalaires  appartinrent  aux  missions.  C'est 
ici  l'époque  terrible  et  bienfaisante  de  la  vie  du  missionnaire  :  terri- 
ble par  ses  fatigues,  bienfaisante  par  son  action  sur  l'âme,  par  la 
grâce  avec  laquelle  elle  décuple  sa  puissance. 

L'abbé  Dugas  va  nous  expliquer  lui-même  la  pénible  vie  du  mis- 
sionnaire dans  ces  grandes  prairies  du  Nord-Ouest.  «  Avant  qu'un 
prêtre  puisse  se  rendre  utile  à  ces  pauvres  infidèles,  dit-il,  il  lui 
faut  acquérir  une  certaine  connaissance  de  leurs  langues  et  ordinai- 
rement il  n'y  réussit  qu'après  trois  années  d'études  et  de  résidence 
parmi  eux.  De  tous  les  genres  de  ministère  pour  un  missionnaire, 
celui-ci  est  de  beaucoup  le  plus  répugnant  et  le  plus  pénible.  Pour 
s'y  adonner,  il  faut  plus  que  des  forces  physiques  et  une  santé  ro- 
buste ;  il  faut  des  vertus  héroïques  et  un  renoncement  complet  à  tout 
ce  qui  flatte  les  sens.  Ce  missionnaire,  qui  se  consacre  à  l'instruction 
des  sauvages,  est  obligé  d'embrasser  pour  ainsi  dire  leur  genre  de 
vie.  Il  faut  qu'il  les  suive  dans  leur  vie  nomade,  qu'il  habite,  comme 
eux,  sous  la  tente,  qu'il  couche  sur  la  terre  dure,  qu'il  supporte  les 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  529 

fatigues  imposées  par  les  longues  marches  ;  enfin  qu'il  se  contente 
d'une  nourriture  presque  toujours  dégoûtante  pour  Thomme  civilisé. 
Peu  de  pays  au  monde,  dit-il  plus  loin,  offrent  au  zèle  de  Thomme 
de  Dieu,  un  aspect  aussi  rebutant,  si  on  Tenvisage  dans  ses  qualités 
naturelles.  Les  distances  h  parcourir  sont  immenses  ;  les  voies  de 
communication  étaient  alors  des  sentiers  imperceptibles  à  travers 
les  montagnes,  les  prairies  et  les  forêts  sans  limites  ;  les  camps 
sauvages  étaient  épars  sur  les  bords  d'un  lac,  d'une  rivière,  ou  dans 
les  profondeurs  d'une  forêt  ;  souvent  il  y  avait  à  franchir  des  dis- 
tances de  dix  journées,  pour  porter  les  secours  spirituels  à  un  petit 
nombre  de  familles.  Il  fallait  passer  sa  vie  dans  les  privations  et 
dans  un  isolement  qui  ne  permettait  à  Tesprit  éclairé,  de  communi- 
quer ses  peines  et  ses  sentiments  intimes  qu'à  Dieu  seul.  Mais  ces 
misères  disparaissent  au  souffle  vivifiant  des  consolations  divines. 
Le  missionnaire  pouvait-il  s'arrêter  à  ces  inconvénients  tout  humains, 
quand  il  voyait  ces  pauvres  peuples,  comme  des  brebis  altérées,  venir 
en  foule  s'abreuver  à  longs  traits  aux  sources  pures  et  intarissables 
de  la  doctrine  sacrée  du  Sauveur  des  âmes.  » 

Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  de  la  vie  du  missionnaire  ;  nous 
le  prenons,  ici,  à  son  retour  des  missions.  Au  débotté,  après  l'indis- 
pensable repos,  le  voilà  au  travail,  non  plus  pour  arpenter  les  im- 
menses territoires,  mais  pour  mesurer  les  espaces  intelligibles.  Le 
sens  pratique,  vertu  capitale  de  l'apôtre,  devient  la  caractéristique 
de  l'écrivain.  Ce  n'est  pas  un  philosophe  qui  disserte  à  perte  de  vue 
sur  les  genres  et  les  espèces,  c'est  un  historien  qui  veut  dire  ce 
qu'il  a  vu  et  rendre  compte,  par  l'étude,  de  ses  expériences.  Dans 
son  fait,  tout  est  expérimental,  mais  illuminé  par  ce  coup  d'oeil  de 
l'esprit,  condition  nécessaire  à  tout  enfantement.  Voici  la  nomencla- 
ture des  écrits  de  l'abbé  Dugas. 

1°  La  première  Canadienne  au  Nord-Ouest^  1883.  —  C'est  la  vie 
de  la  première  femme  blanche,  qui  suivit  son  mari,  trappeur  dans 
les  pays  d'en-haut. 

2°  Vie  de  Mgr  Provencher,  premier  évêque  au  Nord-Ouest,  fonda- 
teur de  la  chrétienté  dans  ces  pays  sauvages,  1889.  —  Ce  mission- 
naire était  parent  avec  l'abbé  Dugas,  du  A'^  au  5^  degré  de  consan- 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xuv  34 


530  PONTIFICAT    DE  LÉON    XIII 

guinité  :  ce  fait  suffirait  pour  expliquer  une  double  vocation  d'apôtre 
et  d'auteur. 

30  Légendes  du  Nord-Ouest^  en  deux  séries,  1890.  —  Tous  les  faits 
racontés  dans  ces  légendes  sont  empruntés  aux  traditions  encore 
vivantes  en  1866,  époque  de  la  venue  de  Tabbé  Dugas  dans  ces 
missions. 

3**  Les  voyageurs  en  pays  d'en-haut^  1890.  —  Ce  titre  fait  suffi- 
samment connaître  Tobjet  de  Fouvrage.  Ce  n'est  plus  la  légende, 
c'est  la  biographie,  pierre  d'attente  pour  la  construction  de  Thistoire. 

5°  Histoire  de  VOuest  canadien^  depuis  sa  découverte  par  le  cheva- 
lier de  Laverendrye  en  1732,  jusqu'à  Tannée  1822,  date  de  l'établis- 
sement de  la  hiérarchie  au  Nord-Ouest,  1896. 

6°  Histoire  de  VOuest  canadien  Aq^wàs,  1822  jusqu'à  1869,1905.  — 
C'est  l'histoire  du  développement  des  missions  catholiques. 

1°  Histoire  véridique  du  mouvement  de  1869.  —  C'est  la  relation 
fidèle,  par  un  témoin  oculaire,  de  tous  les  actes  qui  ont  motivé  la 
résistance  des  métis,  à  la  prise  de  possession  de  leur  territoire,  par 
le  Canada,  pour  former  la  province  du  Manitoba.  L'auteur  a  voulu 
prouver  qu'il  n'y  a  pas  eu  rébellion  contre  l'Angleterre,  et  que  les 
métis  sont  restés  de  loyaux  sujets.  Cette  annexion,  faite  comme  tant 
d'autres,  par  la  ruse  et  la  violence,  est  précisément,  par  un  juste 
retour,  la  mise  en  échec  de  la  confédération  canadienne,  par  un 
double  triomphe  de  l'injustice. 

8°  Monographie  de  la  paroisse  de  Sainte- Anne  des  Plaines,  1900. 
—  Nous  devons  souligner  ici  le  mot  paroisse.  La  paroisse  et  les  fa- 
milles qui  la  constituent,  c'est  la  pierre  d'angle  de  la  société  au 
Canada. 

Les  titres  des  ouvrages  de  l'abbé  Dugas  en  indiquent  suffisamment 
l'objet  ;  il  est  inutile  d'en  donner  ici  uncompte-rendu.  Nous  notohs 
seulement  que  ce  sont  des  ouvrages  étudiés  à  fond,  écrits  avec  préci- 
sion et  en  conscience.  L'abbé  Dugas  est  le  premier  historien  fran- 
çais des  pays  d'en-haut  ;  c'est  l'Hérodote  de  la  Rivière  Rouge. 

5°  Alexis  Pelletier.  —  A  côté  de  l'historien  Dugas,  nous  plaçons 
le  vaillant  apologiste,  Alexis  Pelletier.  Simple  prêtre,  il  crut  patrioti- 
que et  pieux  d'étudier  à  fond  la  situation  morale  et  rehgieuse  de  son 


\ 


s 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  ^531 

pays.  Après  avoir  médité  longtemps,  selon  ses  convictions  pieuses  et 
dans  les  angoisses  de  son  âme,  il  conçut  la  généreuse  pensée  d'é- 
crire, d'exposer  ses  convictions  personnelles  et  d'en  répandre,  à  ses 
risques  et  périls,  la  lumière.  Voici  la  nomenclature  des  ouvrages 
d'Alexis  Pelletier  : 

1^  Mgr  Gaunie^  sa  thèse  et  ses  défenseurs^  1864  ; 

2°  Le  monde  actuel^  1864  ; 

3**  Réponse  à  M.  l'abbé  Chondomet,  1865  ; 

4°  La  méthode  chrétienne,  1866  ; 

5*»  Lettre  à  Mgr  Baillarjeon,  1867  ; 

6°  Réponse  à  M.  Vabbé  Chondomet,  1868  ; 

7°  Du  modérantisme  ou  la  fausse  modération,  1873  ; 

8°  Le  Don  Quichotte  montréalais  sur  la  Rossinante  ou  M.  Des- 
saules et  la  Grande  Guerre  ecclésiastique^  1873  ; 

9^  Il  y  a  du  libéralisme  et  du  gallicanisme  au  Canada,  1873  ; 

jO"  De  la  réforme  chrétienne  dans  les  études  classiques,  1875  ; 

ii°  La  source  du  mal  de  l'époque,  1881. 

Le  titre  de  ces  ouvrages  en  indique  l'objet  et  en  révèle  Timpor- 
tance.  Chaque  sujet  est  bien  pris  dans  sa  matérialité  spécifique  ; 
dans  l'ensemble,  c'est  l'œuvre  d'un  fils  de  prophète  qui  veut  dire  à 
son  pays  ses  aberrations,  et  le  sauver  en  lecorrigeant.  Un  tel  dessein 
provoque  naturellement  des  antipathies  ;  mais  qui  sait  les  affronter, 
sait  les  subir.  Pour  nous,  nous  admirons  ces  petits  écrits,  à  raison 
de  la  clairvoyance  et  du  courage  dont  ils  sont  la  preuve.  Nous  ne  les 
avons  pas  lus  tous,  mais  nous  en  avons  lu  plusieurs,  avec  une  en- 
tière consonuance  dogmatique.  La  source  du  mal  au  Canada,  que 
nous  avons  lu  et  relu  est  une  œuvre  de  scrupuleuse  vérité.  Nous 
avons  étudié  assez  longuement  et  assez  largement  l'histoire  de  l'E- 
glise, pour  dire  que  les  indications  de  Pelletier  sont  d'une  irréfra- 
gable exactitude.  Nous  comparons  ce  livre  au  Commonitorium  de 
S.  Vincent  de  Lérins  ;  c'est  une  œuvre  brève,  décisive.  Nous  enga- 
geons tous  les  hauts  personnages  du  Canada  à  lire  ce  précieux  livre, 
à  s'en  imbiber  et  à  tirer  surtout  des  conclusions  pour  expurger  leur 
pays. 

6o  Alphonse  Villeneuve.  —  Le  nom   d'Alexis   Pelletier   appelle, 


532  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

SOUS  notre  plume,  le  nom  d'Alphonse  Villeneuve.  Nous  ignorons 
s'il  y  eut,  entre  eux,  une  solidarité  personnelle  ;  mais  il  y  en  a  une 
intellectuelle  et  morale.  Ce  sont  deux  compagnons  de  plume  ;  deux 
frères  militants.  Leur  procédé  de  combat  n'est  pas  le  même  :  Pelle- 
tier se  tient  plus  sur  les  principes  ;  Villeneuve  s'attaque  plus  aux 
personnifications.  Mais  il  attaque  bien  et,  au  besoin,  il  sait  mordre. 
Voici  la  liste  de  ses  ouvrages  : 

1°  Nos  faiblesses  et  nos  forces  à  l'égard  de  la  vérité^  1871,  1  vol.  ; 

2°  Contre-Poison.  Faussetés,  erreurs,  impostures,  blasphèmes  de 
Tapostat  Ghiniquy.  Dialogue  sur  TEucharistie,  1875,  1  vol.  ; 

3°  La  Comédie  infernale.  Conjuration  libérale  aux  enfers  par  un 
illuminé,  1871,  1  vol.  ; 

Nous  avons  lu  la  Comédie  infernale  avec  attention  et  réflexion. 
Les  informations  précises  nous  manquent  pour  en  apprécier  la  jus- 
tesse ;  mais,  comme  œuvre  d'art,  c'est  très  réussi.  Non  pas  que  Vil- 
leneuve s'élève  à  la  hauteur  d'un  Molière  ou  d'un  Beaumarchais  ; 
parfois  il  approche  de  ce  dernier. 

Nous  croyons  savoir  que  la  sincérité  et  le  courage  de  ces  deux 
prêtres,  au  lieu  de  leur  attirer  une  juste  reconnaissance,  leur  ont 
valu  des  disgrâces.  C'est  une  raison  de  plus  pour  les  honorer.  D'ail- 
leurs Rome,  sollicitée  à  frapper  Villeneuve,  s'y  refusa,  en  disant  : 
Aux  grands  maux  les  grands  remèdes  I 

7°  Braun  et  Laçasse.  —  A  côté  de  ces  deux  prêtres  séculiers, 
nous  faisons  place  à  deux  religieux,  également  dignes  des  honneurs 
de  l'histoire.  Le  P.  Braun,  Jésuite,  autour  d'un  opuscule  sur  le 
Garmel,  a  su,  dans  différentes  circonstances,  parler  avec  un  réel 
courage  ;  et,  de  plus,  a  composé,  sur  l'institution  divine  du  mariage, 
contre  les  inventions  jansénistes  des  jurisconsultes  français,  un 
traité  analogue  à  celui  du  P.  Cahier.  Le  mariage  est  la  source  de  la 
famille  ;  défendre  les  lois  divines  du  mariage,  c'est  être  le  bienfai- 
teur de  son  pays. 

Le  P.  Zacharie  Laçasse,  0.  M.  L,  est  un  esprit  d'un  autre  genre  : 
c'est  l'émule  des  Bernard,  des  MuUois  et  des  Ségur.  Sa  sincérité  ne 
dédaigne  pas  le  mot  propre  ;  sa  belle  humeur  ne  redoute  pas  la  plai- 
santerie spirituelle.  Nous  avons  lu  tous  ses  écrits,   avec  le  seul  re- 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  533 

gret  qu'ils  ne  soient  pas  plus  nombreux.  En  voici  la  nomenclature  : 

{^  Une  mine  produisant  Vor  et  V argent^  1880,  1  vol.  ; 

20  Le  prêtre  vengé^  1892,  1  vol.  ; 

30  Dans  un  camp  ennemi,  1893,  1  vol.  ; 

4°  Autour  du  drapeau^  1895,  1  vol. 

Un  écrivain  qui  tire  aux  moineaux  avec  une  grenaille  de  si  belle 
préparation,  n  a  pas  le  droit  de  laisser  sa  plume  au  repos. 

Je  citerais  bien  encore  les  Pères  Lalandeet  Gauthier  ;  mais  chez 
Tun,  il  y  a  trop  de  mélange,  parfois  confusion  ;  l'autre  me  paraît 
pris  de  cette  fièvre  tremblante,  mal  qui  cause,  au  Canada,  de  si  fu- 
nestes ravages  ;  mais  je  veux  citer  le  P.  Joseph  Grenier  :  il  sait 
beaucoup,  juge  bien,  et  saurait  agir. 

8*»  Chapais.  —  Thomas  Ghapais,  né,  en  1858,  à  St-Denis  de  Ka- 
mouraska,  fit  ses  études  au  collège  de  Ste-Anne  de  la  Pocatière  et 
son  droit  à  TUniversité  Laval.  Directeur,  pendant  plusieurs  années, 
du  Courrier  du  Canada,  il  rédige  aujourd'hui  la  chronique  men- 
suelle de  la  Bévue  Canadienne,  avec  autant  de  simplicité  que  d'exac- 
titude. Voici  la  liste  de  ses  ouvrages  : 

1**  Les  congrégations  enseignantes  et  le  brevet  de  capacité,  1893, 
1  vol.  ; 

2°  Discours  sur  la  loi   de  l'instruction  publique,  1898,  1  vol.  ; 

3**  Discours  et  conférences,  1899,  1  vol.  ; 

4°  Le  serment  du  Roi  et  les  catholiques,  1901  ; 

o°/ean  Talon,  1904,  1  vol.  ; 

6°  Mélanges,  1905,  2  vol. 

Thomas  est  un  orateur,  un  polémiste,  un  journaliste,  comme 
Trudel  et  Tardivel,  mais  pas  avec  la  même  intransigeance.  Sans 
doute,  dans  toutes  ses  œuvres,  il  s'inspire  de  l'idée  chrétienne,  mais 
il  ne  se  tient  pas  toujours  à  la  rigueur  des  principes.  Nous  ne  com- 
prendrons jamais  comment  il  a  pu  préconiser  Ghauveau  et  Ouimet, 
deux  malfaiteurs  publics,  qu'il  eût  dû  combattre,  jusqu'à  épuisement 
de  mitraille. 

90  jy/gr,.  Paquet.  —  L'équité  est  la  première  loi  de  l'histoire  ;  par 
équité,  nous  inscrivons  ici  les  noms  d'Adolphe  et  Benjamin  Pa- 
quet. Tous  deux  ont  terminé  leurs  études  théologiques  à  Rome  et 


534 


PONTIFICAT    DE    LEON    XIll 


sont  ornés  du  laurier  didactique.  Nous  ignorons  si  Benjamin  a  perdu 
la  virginité  de  sa  plume  ;  mais  Adolphe  est  un  nom  qui  appartient  à 
rhistoire.  —  Louis-Adolphe  Paquet,  né  à  St-Nicolas  en  1855,  fut 
ordonné  prêtre  en  1883,  à  St-Jean-de-Latran,  par  le  cardinal  Mo- 
naco-Lavaletta.  Docteur  de  l'Université  de  la  Propagande,  directeur 
au  grand  séminaire  de  Québec,  il  est  auteur  de  plusieurs  ouvrages, 
savoir  : 

1*>  Commentaires  sur  la  Somme  théologique  de  S.  Thomas  d'Aquin^ 
6  vol.  ; 

2^  Conférences  sur  le  droit  public  de  V Eglise  ; 

3^  La  foi  et  la  raison  en  elles-mêmes  et  dans  leurs  rapports  ; 

4°  L'Eglise  et  l'éducation  ; 

5^  Régalisme  et  libéralisme  ; 

6^  Du  rôle  des  laïques  dans  la  société  religieuse  ; 

7^  L'intervention  épiscopale  dans  la  question  scolaire. 

L'auteur  de  ces  ouvrages  a  été  élevé  à  la  prélature,  comme  Pro- 
tonotaire apostolique  :  c'est  la  meilleure  preuve  de  ses  mérites.  Nous 
ignorons  si  Mgr  Paquet  a  composé  d'autres  livres;  mais  ceux-ci, 
dont  les  sujets  sont  bien  pris  à  Rome  et  traités  probablement  dans 
Vesprit  de  la  sainte  Eglise,  suffisent  à  illustrer  un  nom.  Nous  som- 
mes heureux  d'offrir,  à  notre  confrère  en  prélature,  l'équitable  hom- 
mage de  l'histoire. 

10°  Les  évêques,  —  Nous  avons  cité  jusqu'à  présent  des  laïques, 
des  prêtres  et  des  religieux,  intègres  défenseurs  de  l'Eglise  ;  il  faut 
rendre  une  plus  stricte  justice  aux  évêques.  Le  corps  apostolique 
des  évêques  forme  par  état  une  école  et  un  camp  d'apologétique. 
Cette  apologétique  peut  se  faire  en  un  double  sens  contradictoire  : 
l'une  selon  le  sens  de  l'Eglise,  l'autre  suivant  le  clinamen  de  l'Etat. 
Le  premier  sens  pour  nous  est  seul  respectable,  quoique  l'autre,  dans' 
certaines  limites,  puisse  s'adopter  sans  trahison  formelle. 

Mgr  Pierre-Adolphe  Pinsonnault,  né  à  Saint-Philippe,  diocèse  de 
Montréal,  le  23  novembre  1815  ;  sacré  évêque  de  London  le  13  mai 
1856,  transféra  son  siège  à  Sandwich  en  1859,  démissionnaire  le 
18  décembre  1866  ;  mort  à  Montréal  le  30  janvier  1883. 

Voici  les  titres  de  ses  ouvrages  : 


LES    LETTRES    CHRETIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  535 

P  Le  dertiier  chant  du  Cygne  sur  le  tumulus  du  Gallicanisme, 
1870,  1  vol.  ; 
2°  Lettres  à  un  député^  1874,  1  vol.  ; 
3°  Les  soirées  du  Casino  ou  discussions  sur  le  Syllabus,  1876, 

I  vol. 

Plumer  le  coq  gallican,  rival  inadmissible  du  coq  de  S.  Pierre, 
c'est,  de  la  part  d'un  évoque,  une  œuvre  patriotique,  pieuse  et  sur- 
tout intelligente  :  c'est  la  thèse  de  Pelletier  et  de  Villeneuve. 

Mgr  Ignace  Bourget,  né  à  la  Pointe-Lévis,  le  30  octobre  1799,  or- 
donné prêtre  le  30  novembre  182^,  élu  évêque  titulaire  de  Telmesse 
et  coadjuteur  de  Montréal  le  10  mars  1837,  sacré  le  25  juillet  sui- 
vant ;  devint  évoque  de  Montréal  le  19  avril  1840,  démissionnaire  le 

II  mai  1876  ;  il  est  nommé,  dans  le  mois  de  juillet  suivant,  archevê- 
que titulaire  de  Martianopolis  ;  décédé  au  Sault-au-Récollet  (près 
Montréal),  le  8  juin  1885,  déposé  le  13  du  même  mois  dans  les 
voûtes  de  la  cathédrale  de  Montréal.  (Ordinaire  :  35  ans  9  mois  et 
11  jours.) 

Voici  la  liste  des  écrits  de  Mgr  Bourget  : 

1"  Vie  de  S.  Viateur,  1  vol.  ; 

2°  Fleurs  épiscopales^  1  vol.  ; 

3°  Œuvres  épiscopales  et  pastorales  ; 

4"  Mémoires. 

Mgr  Bourget  a  pris  place  dans  les  controverses  de  son  temps  ;  il 
les  a  soutenues  avec  une  froide  et  énergique  résolution.  Ce  prélat 
possédait,  à  un  si  haut  degré,  Tesprit  de  FEglise,  qu'il  n'y  a  pas 
dans  ses  écrits,  un  mot  qui  détonne,  ni,  dans  sa  conduite,  un  acte 
qui  prête,  je  ne  dis  pas  à  censure,  mais  à  regret.  Ignace  Bourget 
était  d'ailleurs  un  saint  homme  ;  c'est  le  S.  Basile  du  Canada. 

Mgr  Alexandre-Antonin  Taché,  de  la  Congrégation  des  Oblats  de 
Marie-Immaculée,  né  à  Fraserville  (Témiscouata),  le  24  juillet  1823, 
ordonné  prêtre  le  12  octobre  1845,  élu  évêque  d'Arah  et  coadjuteur 
{cum  futura  successione)  de  Mgr  Provencher  le  24  juin  1850,  sacré 
à  Viviers  (Ardèche,  France)  le  23  novembre  1851,  devenu  évêque 
de  St-Boniface  le  7  juin  1853  ;  étant  alors  dans  une  mission  lointaine 
du  diocèse,  il  n'a  pris  possession  solennelle  de  sa  cathédrale  que  le 


536  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

5  novembre  1854  ;  élu  premier  archevêque  le  22  septembre  1871,  à 
Térection  du  diocèse  en  métropole,  décédé  le  22  juin  1894. 

Yoici  la  liste  de  ses  publications  : 

i°  Vingt  années  de  mission  dans  le  Nord-Ouest  de  VAmériquet 
1866,  1  vol.  ; 

20  Esquisse  sur  le  Nord-Ouest  de  VAmérique,  1869,  1  vol.  ; 

3°  La  situation  (question  Riel),  1885,  1  vol.  ; 

4°  Une  page  de  l'histoire  des  écoles  du  Manitoha^  1885,  1  vol.  ; 

5"  Mémoires  sur  la  question  des  écoles  du  Manitoba^  1894, 1  vol.  ; 

6°  Œuvres  pastorales. 

Le  nom  de  Mgr  Taché  est  absolument  identifié  avec  le  Nord- 
Ouest  canadien  et  le  Manitoba.  Le  rôle  considérable  joué  par  l'émi- 
nent  prélat  pour  rétablissement  de  Tordre  dans  ces  régions  lointai- 
nes et  pour  le  maintien  de  Tinfluence  catholique  et  française,  est 
connu  dans  le  monde  entier.  Personne  n'a  mieux  compris  et  mieux 
commandé  que  lui  ces  populations  inquiètes  de  TOuest,  ces  cœurs 
demi-sauvages  auprès  desquels  le  prestige  moral  peut  seul  donner 
la  force  et  Tautorité. 

Les  œuvres  de  Mgr  Taché  sur  les  missions  du  Nord-Ouest,  sont 
le  document  le  plus  sincère  et  le  plus  vrai  qu'on  puisse  avoir  sur  la 
population  métisse,  ses  mœurs  et  son  esprit. 

Nous  devons  ajouter  que  Mgr  Taché,  trompé  par  les  politiciens  du 
Manitoba,  a  vu  échouer  ses  efforts  pour  le  maintien  de  Tégafité 
des  écoles.  C'est  dans  ces  régions  qu'on  a  exclu  des  écoles  la  reli- 
gion et  proscrit  la  langue  française.  Par  le  fait,  c'est  l'établissement 
d'un  régime  politique  d'inégalité,  un  acheminement  à  un  régime 
d'ilotes.  C'est  bien  là  l'esprit  des  protestants  ;  leur  triomphe  inique 
fut  un  grand  sujet  de  douleur  pour  l'archevêque  de  Saint  Boniface. 
Nous  aurions  voulu  qu'en  présence  de  ces  sarrasins  il  croisât  le  fer, 
et,  par  la  force  de  controverses  politiques,  fît  reculer  l'ennemi  du 
nom  chrétien.  Ce  prélat  était  trop  bon  ;  il  le  fut  jusqu'à  être  obfigé 
de  s'en  repentir. 

Le  grand  évêque  canadien,  le  vaillant  champion  de  la  vérité,  du 
droit  et  du  devoir,  c'est  l'évêque  des  Trois-Rivières,  Mgr  La  Flèche. 

1^0  ^jgrp  i^Q^  Flèche.  —  Le  plus  important,  le  plus  grand  écrivain 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  537 

ecclésiastique  contemporain  du  Canada,  c'est  l'évèque  des  Trois  Ri- 
vières, Mgr  La  Flèche.  Louis-François  La  Flèche  naquit  en  1818,  à 
Sainte-Anne  de  la  Pérade,    comté  de   Ghamplain,   d'une   humble 
famille  de  cultivateurs,  originaires  de  France.  La  famille  était  chré- 
tienne ;  l'enfant  fut  comblé  des  bénédictions  de  Dieu.  On  peut  dire 
qu'il  les  avait  reçues  toutes,  mais  avec  un  surcroît  du  côté  de  l'in- 
telligence, et  une  vertu  d'humilité  qui  devait  assurer  l'heureux  dé- 
veloppement de  son  âme.   Dès  l'école  primaire,  on  put  remarquer 
combien  il  était  réfléchi.  Au  sortir  de  l'école  primaire,  il  entra  au 
collège-séminaire  de  Nicolet.  Là,  il  fit  ses  études  de  grammaires,  de 
lettres  et  de  sciences  élémentaires  avec  un  progrès  magnifique  et  un 
souci  constant  de  perfection  personnelle.  Au  milieu  de  ses  succès 
littéraires,  il  songeait  à  l'avenir,  et  pour  assurer  son  salut,  il  entra 
au  grand  séminaire  et  fut  promu  au  sacerdoce.  Le  sacerdoce,  dans 
rhumanité,  est  une  condition  d'élite  ;  dans  cette  élite,  il  voulut  se 
vouer  à  la  carrière  la  plus  difficile,  les  missions  apostoliques.  Après 
six  ans  de  profession  dans  l'établissement  qui  l'avait  formé,  Louis 
La  Flèche  partit  pour  la  mission  de  la  Rivière  Rouge  et  y  resta 
douze  ans.  C'est  la  belle  époque  de  sa  vie,  d'abord  par  les  sacrifices 
qui  en  sont  le  pain  quotidien,  puis  par  ce  trésor  d'expérience,  de 
recueillement  et  de  réflexion  dont  il  sut  accumuler  les  richesses. 
Gomme  missionnaire,    il    était  tellement  élevé   au-dessus  de   ses 
confrères,  que  l'évoque,  Mgr  Provencher,  voulut  le  prendre  pour 
coadjuteur.  Par  un  trait  d'humilité  qui  le  caractérise  et  marque  sa 
grandeur  d'âme,  il  refusa  l'épiscopat  ;  il  écrivit  même,  pour  écarter 
de  sa  tête  cette  charge  redoutable,  un  long  mémoire  où  il  déduit  les 
preuves  de  son  incapacité.  De  toutes  ses  preuves,  Rome  n'en  agréa 
qu'une,  une  douleur  de  jambe,  qui  le  rendait  impropre  aux  longues 
marches,  nécessaires  dans  cet  immense  territoire.  La  Flèche,  qui 
avait  refusé  l'épiscopat,  ne  put  même  pas  rester  missionnaire  ;  en 
1836,  il  revint  au  séminaire  de  Nicolet,  où  il  fut  d'abord  professeur 
de  mathématiques,  puis  de  philosophie,   puis  préfet  des  études  et 
enfin  supérieur.  C'est  là  que  vint  le  prendre  Mgr  Cooke,  le  premier 
évêque  des  Trois-Rivières,  pour  lui  confier  la  charge  de  vicaire  gé- 
néral, puis  le  prendre  pour  coadjuteur,  et  l'avoir,  en  dernière  ana- 


o38  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

lyse,  comme  successeur.  En  1867,  Mgr  La  Flèche  est  sacré  évêque 
titulaire  d'Anthédon  ;  en  1870,  pendant  le  Concile,  il  devient,  parla 
mort  de  Mgr  Gooke,  évêque  des  Trois-Rivières  ;  il  est  mort  en  1898. 
Nous  n'appuyons  pas  sur  les  mérites  personnels  de  Mgr  La  Flèche  ; 
ils  sont  suffisamment  accusés  par  le  cours  de  sa  vie.  Nous  n'ayons 
à  l'apprécier  que  comme  apologiste  de  la  sainte  Eglise,  de  concert 
avec  Mgr  Bourget,  archevêque  de  Montréal.  Ces  deux  évoques  ont 
été,  Tun,  le  Basile,  l'autre,  TAthanase  de  la  nouvelle  France.  Tous 
deux  défendirent  TEglise  Romaine  au  Canada,  contre  les  infatuations 
du  libéralisme.  A  l'encontre,  non  pas  tant  dans  l'opposition  aux  doc- 
trines romaines  que  dans  Tinfatuation  du  libéralisme,  se  dressaient 
des  esprits  formés,  non  dans  les  rudes  travaux  de  l'apostolat, 
mais  dans  la  poussière  des  écoles  et  dans  l'esprit  quinteux  des  bu- 
reaux, là  où  l'orgueil  s'exalte  le  plus  et  où  la  malice  trouve  le  secret 
des  mauvaises  actions,  avec  l'art  de  les  colorer  de  toutes  les  appa- 
rences de  la  justice.  Nous  devons  rappeler  brièvement  les  incidents 
de  cet  antagonisme,  pour  comprendre  le  rôle  de  Mgr  La  Flèche  et 
en  mesurer  l'importance. 

Quel  était  donc,  au  Canada,  l'état  des  choses  et  l'état  des  esprits  ? 
J'emprunte  la  réponse  à  une  lettre  de  Mgr  La  Flèche,  évoque  de 
Trois-Rivières,  lettre  adressée  au  cardinal  Préfet  de  la  Propagande, 
le  8  septembre  1882.  «  L'Eglise  du  Canada,  si  heureuse  autrefois, 
dit  le  Prélat,  est  en  butte  à  toutes  sortes  d'attaques.  D'abord  elle  a 
eu  autrefois  l'inconvénient  de  se  voir,  par  les  accidents  de  la  guerre, 
placée  sous  un  pouvoir  protestant,  puis  environnée  d'hérétiques. 
Mais,  comme  elle  était  défendue  par  les  traités,  située  très  loin  de 
l'Angleterre  et  dans  le  voisinage  de  la  République  américaine,  elle 
a  très  peu  souffert  de  l'influence  et  du  mauvais  vouloir  de  l'hérésie  ; 
elle  s'est  développée  rapidement  et  vigoureusement.  Son  mal  est 
nouveau,  mais  n'en  est  que  plus  dangereux  ;  c'est  le  mal  européen 
et  révolutionnaire  qai  fait  invasion  chez  nous.  Les  mauvaises  doc- 
trines modernes  se  sont  répandues  dans  le  pays,  spécialement  depuis 
une  trentaine  d'années,  par  les  mauvais  livres,  brochures  et  jour- 
naux. Le  mauvais  courant  s'est  accru  surtout  depuis  que  des  prêtres 
de  Laval,  revenus  d'Europe  imbus  de  libéralisme,  ont  donné  de 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  539 

Tclan  ù  cette  doctrine  et  que  des  Iiommes  politiques  ont  cherché  à 
l'appliquer  dans  la  législation.  Enfin  la  franc-maçonnerie  est  venue 
ajouter  à  ces  éléments  son  action  dissolvante. 

u  Rome,  au  commencement,  ne  savait  rien  de  ces  luttes,  qui  ne 
dépassaient  guère  les  bornes  de  la  province.  Mais  des  messieurs  de 
Québec,  qui  sont  allés  k  Rome  subséquemment,  ont  donné  main 
forte,  avec  quelques  amis,  aux  libéraux  nos  adversaires  et  ont  con- 
vaincu plusieurs  dignitaires  et  prélats  romains  qu'il  n'y  avait  pas  de 
mauvaises  doctrines  au  Canada  ;  bien  plus,  que  ceux  qui  préten- 
daient les  combattre  ici,  étaient  des  têtes  chaudes  et  des  agitateurs. 
Ils  ont  répété  cette  insigne  fausseté  pendant  longtemps  et  ont  ainsi 
tourné  de  grands  personnages  contre  les  vrais  amis  de  FEglise  au 
pays,  en  môme  temps  qu'ils  inclinaient  l'archevêque  à  agir  dans  le 
même  sens.  De  là  la  direction  nouvelle  et  étrange  dont  nous  avons 
parlé. 

'<  Lorsque  cette  direction  s'est  dessinée  pour  la  première  fois,  elle 
a  jeté  le  clergé,  les  laïcs  instruits  et  la  presque  totalité  du  peuple  dans 
la  stupéfaction.  Mais  comme  cette  direction  arrivait  régulièrement  et 
graduellement,  la  stupéfaction  a  fait  place  peu  à  peu  à  l'incertitude 
dans  un  certain  nombre  d'esprits.  C'a  été  là  pour  nous  le  premier 
malheur. 

«  D'un  autre  côté,  les  adversaires,  craignant  l'éclat  des  manifes- 
tations publiques  de  la  part  des  catholiques  fidèles,  se  sont  appliqués 
à  imposer  le  silence  en  tout  et  pour  tout  sur  les  questions  agitées  et 
à  fermer  ainsi  les  issues  par  où  la  vérité  pouvait  parvenir.  C'a  été 
notre  second  malheur. 

«  Troisièmement,  ils  ont  excité  le  Saint-Siège  à  ne  pas  user,  envers 
nous,  de  sa  sage  lenteur  ordinaire,  mais  à  nous  frapper  coup  sur 
coup,  afin  que,  d'un  côté,  nous  demeurions  brisés,  broyés  sur  le 
terrain  de  la  lutte  ;  et  que,  de  l'autre,  l'autorité  fût  si  compromise 
par  ses  actes,  qu'elle  ne  pût  décemment  en  revenir. 

«  C'est  ainsi  que  nous  sommes  arrivés,  grâce  à  l'intrigue,  au 
point  où  Ton  en  est  aujourd'hui,  c'est-à-dire  enfermés  silencieux 
comme  dans  une  camisole  et  écrasés  par  la  force  qui  devait  nous 
sauver. 


S40  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

«  Sans  entrer  dans  le  détail,  il  suffit  de  dire  qu  au  pays,  en  ces 
dernières  années,  il  y  a  eu  une  guerre  presque  continuelle  aux  bons 
journaux,  aux  écrivains  catholiques  et  aux  hommes  de  doctrine, 
mais  à  eux  seuls.  La  plupart  ont  cessé  d'écrire,  le  peu  qui  en  reste 
est  découragé.  Il  est  presque  impossible  d'y  traiter  les  questions  qui 
touchent  actuellement  aux  droits  de  TEglise.  Mgr  Tarchevêque  s'est 
arrogé  un  droit  de  police  dans  presque  tous  les  diocèses  de  la  pro- 
vince, droit  qui  est  la  consternation  des  défenseurs  de  la  religion, 
prêtres  et  laïques  ;  et  cependant  la  masse  de  la  population  soupire 
ardemment  après  une  vigoureuse  défense  de  sa  foi.  Ces  jours-ci  des 
hommes  de  cœur,  voyant  l'abandon  où  se  trouvent  les  droits  catho- 
liques dans  une  contrée  où  la  foi  est  encore  très  puissante,  voulaient 
fonder  un  nouveau  journal  entièrement  dévoué  à  l'Eglise  et  me  con- 
sultaient à  ce  sujet.  Eh  bien  !  ils  hésitaient  à  lui  donner  la  couleur 
cathoHque,  de  crainte  d'exciter  la  persécution  ecclésiastique  et  d'arri- 
ver à  un  crime  inutile.  Le  Saint-Siège  a-t-il  l'idée  de  notre  position 
sous  ce  rapport  (1)  ». 

L'évêque  concluait  à  une  enquête  ;  mais  il  n'énumérait  pas,  en 
les  caractérisant,  les  faits  nombreux  qui  la  motivaient  ;  il  n'indiquait 
pas  les  remèdes  qui  devaient  rasséréner  les  esprits  et  faire  disparaître 
les  causes  de  l'agitation.  Les  prêtres  et  le  prélat  qu'il  désignait 
comme  auteurs  responsables  lui  écrivirent,  les  uns,  pour  lui  deman- 
der les  preuves  de  son  accusation,  l'autre,  pour  le  citer  devant  le 
conseil  de  l'Uni  versité-Laval.  Cette  citation  n'était  pas  recevable  pour 
trois  motifs  :  parce  qu'un  évêque  ne  ressort  pas  de  ses  inférieurs  ; 
parce  que  l'affaire,  portée  en  cour  de  Rome,  ne  devait  pas  venir 
devant  un  autre  tribunal  ;  et  parce  que,  devant  ce  tribunal,  présidé 
par  l'archevêque,  l'archevêque  était  juge  et  partie  et  paraissait  plutôt 
enclin  à  frapper  son  suffragant  pour  se  décharger  lui-même  d'une 
impossible  justification.  Quant  aux  intimes  qui  demandaient  des 
preuves  de  libéralisme,  ils  ne  s'apercevaient  pas  que  l'accusateur, 
pour  faire  valoir  ses  griefs,  n'avait  pas  besoin  d'en  produire.  Une 
Université  qui  a  des  professeurs  libéraux,  protestants  et  francs-ma- 
çons n'a  pas  besoin  d'être  convaincue  de  libéralisme  ;  elle  est,  parle 

(1)  Mgr  La  Flèche,  Lettre  établissant  la  nécessité  d'une  enquête  au  Canada,  p.  19. 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  541 

fait,  une  iiistitutioii  où  la  promiscuité  des  doctrines  est  prouvée  par 
la  liste  des  professeurs,  dont  la  confession  religieuse  est  connue,  et 
elle  ne  peut  s'en  justifier  qu'en  les  excluant  de  son  sein. 

Ce  que  Tévèque  de  Trois-Rivières  n'avait  pas  fait,  l'évoque  de 
Montréal,  dans  un  recours  au  Saint-Siège,  l'avait  fait  en  1876. Nous 
pouvons  suivre  ces  indications  et  agrandir  encore  le  débat. 

Le  premier  fait  à  noter,  c'est  la  création  de  nouvelles  paroisses  à 
Montréal.  Montréal,  ville  de  cent  quarante  mille  âmes,  n'avait  qu'une 
paroisse  confiée,  comme  Saint-Sulpice  de  Paris,  aux  prêtres  du  sé- 
minaire. Ces  prêtres  étaient  constitués  en  seigneurie  féodale,  princi- 
pauté sans  doute  subordonnée  de  droit  divin  à  Tévêque,  mais  forte- 
ment inclinée  à  l'indépendance. En  fait,  une  paroisse  de  cent  quarante 
mille  âmes  n'a  pas  de  sens  ;  elle  doit  être,  pour  l'efficacité  du  minis- 
tère pastoral,   scindée  en  sept  ou  huit  paroisses.  Quelle  que  soit  la 
bonne  volonté  d'un  homme,  son  zèle  a  ses  limites  dans  son  impuis- 
sance. En  pays  catboliques,  avec  des  paroisses  de  vingt  mille  âmes, 
toutes  pratiquantes,  un  curé,  assisté  de  dix  vicaires,  a  des  devoirs 
autant  qu'il  en  peut  accomplir.  L'évoque,  usant  de  son  droit,  avait 
donc  créé,  à  Montréal,  de  nouvelles  paroisses  dépendantes  du  prélat, 
mais  non  du  séminaire,  tout  à  fait  comme  cela  se  voit  à  Paris.  Les 
Sulpiciens,  qui  se  disent  si  respectueux  du  pouvoir  épiscopal,  remuè- 
rent ciel  et  terre  pour  empêcher  la  création  de  ces  paroisses,   et, 
lorsqu'elle  fut  irrévocable,  pour  les  tenir  en  laisse.  Le  pouvoir  civil 
était  tout  à  fait  disposé  à  reconnaître  les  droits  de  ces  églises  et  à 
tenir  les  registres  de  l'Etat  civil.  L'archevêque  de  Québec  y  mit  op- 
position ;  d'après  lui,  les  nouvelles  paroisses  devaient  rester  des  suc- 
cursales, prétention  mal  venue,  qui  finit  par  succomber. 

Les  deux  évêques  de  Montréal  et  de  Trois-Rivières,  usant  de  leur 
droit,  avaient  dressé  un  directoire  moral  pour  les  consciences  et  tracé 
le  devoir  électoral.  L'archevêque  s'éleva  contre  et  soutint  la  thèse  h- 
bérale  que  l'accomplissement  du  devoir  électoral  est  purement  poli- 
tique et  n'intéresse  nullement  la  conscience,  ce  qui  est  une  erreur. 
Il  est  interdit,  en  conscience,  de  voter  pour  des  ennemis  de  l'Eglise 
et  il  est  prescrit  de  voter  pour  d'honnêtes  hommes  tout  dévoués  au 
bien  de  leur  pays. 


542  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

Un  professeur  de  Laval  avait  énoncé  la  thèse  de  Vinfluence  indue 
qui  défend  absolument  aux  prêtres  toute  ingérence  dans  les  élections 
casse  toute  élection  où  leur  parole  a  pu  influencer  les  électeurs.  Thèse 
entièrement  fausse,  car,  en  matière  électorale,  le  prêtre,  comme 
citoyen,  a  les  droits  de  tout  le  monde,  et  comme  prêtre,  il  a  des  de- 
voirs à  remplir  envers  la  conscience  des  électeurs.  Le  nier,  c'est  nier 
virtuellement  l'autorité  de  TEglise 

L'évêque  Ignace  Bourget  de  Montréal  avait  voulu  doter  sa  ville 
d'une  Université  ;  il  avait  établi  une  Faculté  de  droit  et  une  Faculté 
de  médecine  :  c'était  une  pierre  d'attente.  L'Université-Laval,  fondée 
depuis  peu  à  Québec,  prétendit  qu'elle  devait  être,  pour  le  Canada, 
la  seule  et  unique  Université  de  province  et  que  toutes  les  autres 
Facultés  établies,  peu  importe  où,  devaient  lui  appartenir.  Une  Uni- 
versité-annexe,  une  Université  qui  est  le  déversoir  d'une  autre,  nous 
ne  comprenons  pas  bien  cette  prétention.  Une  Université  doit  sub- 
sister par  elle-même  et  jouir  d'une  complète  indépendance.  Refuser 
ces  prérogatives  à  Montréal,  c'est  confisquer  ses  droits.  Et  puisque 
Québec,  ville  très  inférieure  en  population,  en  comparaison  de  Mont- 
réal, avait  vu  son  séminaire  se  transformer  en  Université,  pourquoi 
le  séminaire  de  Montréal,  sous  l'autorité  de  l'évêque,  par  son  initia- 
tive, avec  l'autorisation  de  Rome  ne  pouvait-il  pas  devenir  aussi  une 
Université  ?  On  ne  voit  pas  possibilité  de  réponse  négative,  ni  pour 
le  présent,  ni  surtout  pour  l'avenir. 

Le  diocèse  de  Trois-Rivières,  placé  sur  la  frontière  de  la  province, 
n'était  pas  très  important  ;  il  ne  dépassait  pas  la  capacité  d'un  évê- 
que,  comme  Mgr  La  Flèche  :  il  n'^  avait  aucune  raison  de  le  couper 
en  deux.  Pour  faire  pièce  à  l'évêque,  fut  introduite  l'idée  de  scinder 
ce  diocèse.  Le  Saint-Siège  demandait  l'opinion  de  l'épiscopat  ;  les 
évêques  consultés  se  prononcèrent  en  majorité  contre  ce  desseiii. 
L'archevêque,  sans  en  référer  à  ses  suffragants,  fit,  de  ce  projet,  son 
affaire  exclusive  et  du  vivant  de  Mgr  La  Flèche,  obtint  que  son  dio- 
cèse serait  amputé  delà  contenance  d'un  nouveau  diocèse. 

A  la  demande  du  Saint-Siège,  le  quatrième  Concile  provincial  de 
Québec  avait  demandé  la  réforme  de  certains  articles  du  Code  civil, 
qui  contenaient  des  dispositions  contraires  au  droit  canon  sur  Tim- 


LES    LEn'RlîS    CHRÉriENNi':S    AU    CANADA    FUANÇAIS  543 

portante  matière  du  mariage.  Le  gouvernement  était  prêt  à  accepter 
cette  réforme  ;  l'archevêque  refusa  de  mettre  à  profit  ces  dispositions 
du  gouvernement. 

Le  point  sur  lequel  choppa  le  plus  tristement  Tarchevèque  de 
Québec   fut  la  question  du  libéralisme.   Lui-môme,  de  sa  propre 
pluine,  avait  rédigé  une  pastorale  où  était  condamnée  cette  grande 
hérésie  des  temps  modernes  ;  cette  pastorale  avait  été  souscrite  par 
tous  les  évoques  de  la  province,   ratifiée  par  le  Saint-Siège  et  devait 
faire  loi  pour  tout  le  Bas-Canada.  Pendant  que  tous,  évèques,  prê- 
tres et  laïques  bien  intentionnés  bénissaient  la  divine  Providence  de 
cet  heureux  résultat,  Tarchevêque  modifia  ses  idées  et  proposa  à  ses 
suffragants  d'adoucir  cette  pastorale,  qui  avait  atterré  les  libéraux. 
Les  évoques  furent  unanimes   à  proclamer  que  leur  acte  contre  le 
libéralisme  était  trop  orthodoxe,  trop  avantageux  pour  le  pays,  trop 
honorable  pour  eux-mêmes  ;  et  qu'ainsi  ils  voulaient  le  maintenir 
ferme  contre  les  préjugés  funestes  et  les  illusions  ridicules  du  libé- 
ralisme.  L'archevêque   se  sépara  de   ses  suffragants  et  publia,  l6 
25  mai  1876,  seul,  un  mandement  où  il  édictait  les  accrocs  qu'il 
avait  prémédités  contre  sa  propre  déclaration.  Les  évoques  s'unirent 
et  témoignèrent^  à  l'archevêque,  de  leur  profonde  affliction.  Sur  ces 
entrefaites  arrivait  à  Québec  une  lettre  du  cardinal  Franchi,   préfet 
de  la  Propagande,  sur  l'intervention  du  clergé  dans  les  affaires  poli- 
tiques. Cette  lettre  montrait  le  danger  de  cette  intervention^  appuyait 
sur  le  péril  d'irriter  les  protestants  et  demandait,  là-dessus,  quelques 
informations.  Le  cardinal  avait  été  mal  informé  ;  sa  lettre  tombait 
on  ne  peut  plus  à  propos.  Les  journaux  libéraux,   qui  reçurent 
cette  lettre  des  mains  de  l'archevêque,  publièrent  bien  haut  la  vic- 
toire qu'ils  venaient  de  remporter  sur  le  parti  catholique  et  exaltèrent 
avec  enthousiasme  la  sagesse  du  malheureux  prélat,  aux  manigances 
de  qui  ils  devaient  ce  triomphe  contre  le  droit  et  la  vérité. 

«  A  leurs  yeux,  dit  Mgr  Bourget,  tout  ce  que  le  Saint-Père  a  dit 
pour  stigmatiser  le  libéraUsme,  tout  ce  qui  a  été  décrété  par  les 
conciles  de  Québec,  enseigné  parles  évêques,  prêché  par  les  prêtres, 
se  réduira  au  mandement  de  l'archevêque,  qui  va  être  le  grand  che- 
val de  bataille,  et  dont  cependant  on  ne  prendra  que  ce  qui  pourra 


544  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

favoriser  les  libéraux,  savoir  :  le  silence  imposé  aux  prêtres  pour 
qu'ils  ne  parlent  pas  d'élection  ou  qu'ils  n'en  parlent  que  d'une  ma- 
nière inefficace,  tandis  que  les  libéraux,  aux  approches  des  élections, 
se  feront  entendre,  les  dimanches  et  fêtes,  aux  portes  des  églises  et 
passeront  la  semaine  à  parcourir  les  maisons,  pour  vanter  leurs  par- 
tisans et  faire  élire  des  hommes  opposés,  comme  eux,  aux  doctrines 
et  aux  libertés  de  l'Eglise.  —  Si  l'on  veut  les  confondre,  en  leur 
citant  la  lettre  collective  des  évêques  du  Canada,  ils  ne  manqueront 
pas  de  crier  partout  que  cette  lettre  a  été  révoquée  par  l'archevêque, 
de  la  part  du  Saint-Siège  ;  qu'elle  n'est  en  vigueur  nulle  part,  pas 
même  dans  les  diocèses  où  l'évêque  tient  à  ce  qu'elle  soit  en  pleine 
vigueur.  —  Si  l'archevêque  lui-même  cherchait  à  réclamer  contre 
ces  fausses  interprétations,  sa  voix  ne  serait  pas  entendue  ;  et  on  lui 
répliquerait  qu'il  n'y  a  pour  personne  obligation  de  s'attacher  à  cette 
lettre  collective  de  l'épiscopat  canadien,   puisqu'il  a  été  lui-même, 
archevêque,  le  premier  à  s'en  écarter.  —  Les  laïques  qui  verront 
régner  une  telle  confusion  entre  les  prêtres  qui  ne  s'entendront  plus, 
parce  qu'ils  n'auront  plus  de  point  de  ralliement,  s'abandonneront  à 
la  licence  qui  est  le  principe  de  ceux  qui  n'ont  plus,  pour  les  guider, 
la  règle  de  la  conscience.  —  C'est  alors  que  les  élections,  qui,  déjà, 
malgré  toutes  les  précautions  prises  pour  les  bien  régler,  seront  une 
cause  malheureuse  de  crimes  et  d'excès,  finiront  par  démoraliser 
complètement  le  bon  peuple  du  Canada.  Ce  sera  alors  aussi  que  le 
libéralisme,  qui  aujourd'hui  bouleverse  de  fond  en  comble  les  socié- 
tés européennes,  bouleversera  de  même  les  jeunes  sociétés  du  Ca- 
nada »  (1). 

Voici  la  nomenclature  des  œuvres  de  Mgr  La  Flèche  : 

1°  Rapports  sur  les  missions  du  diocèse  de  Québec  de  1846  à 
1836,  1  vol.  ; 

2°  Considérations  sur  la  société  civile  dans  ses  rapports  avec  la 
religion  et  la  famille,  1866,  1  vol.  ; 

3^  Lettres  pastorales,  mandements,  circulaires,  1867-1898,  5  vol.  ; 

4®  L'influence  spirituelle  indue    devant  la  liberté  religieuse  et 
civile,  1881,  1  vol.  ; 

(1)  Mémoire  au  cardinal  Franchi,  p.  16.  Ce  mémoire  est  du  28  juin  1876. 


LES    LETTRES    CHRÉTIENNES    AU    CANADA    FRANÇAIS  545 

5°  Mémoire  sur  les  difficultés  religieuses  au  Canada,  1882, 1  vol.  ; 

60  Mémoire  contre  la  division  du  diocèse  des  Trois- Rivières,  1883, 
1  vol.  ; 

7°  Conférences  sur  V Encyclique  «  Humanum  Genus  »  de  Léon  XIII 
contre  la  franc-maçonnerie,  1885,  \  vol.  ; 

8°  Mémoire  sur  rétablissement  d'une  Ecole  normale  aux  Trois- 
Rivières,  1886,  1  vol. 

Gomme  évèque,  il  est  le  prélat  qui  a  le  mieux  compris  son  temps 
et  servi  son  pays  ;  il  a  défendu  tous  les  grands  principes  de  la  sociabi- 
lité et  de  la  hiérarchie  ;  il  a  interrogé  toutes  les  obscurités  de  la  nuit, 
discerné  et  dénoncé  les  périls  ;  il  a  combattu  le  bon  combat.  Louis 
La  Flèche  est  TAthanase  du  Canada. 

12°  Mgr  Bégin.  —  Nous  terminons  par  un  hommage  à  Mgr  Bégin. 
Louis-Nazaire  Bégin,  né  à  Lévis,  le  10  janvier  1840,  ordonné  prêtre 
à  Rome,  dans  la  basilique  de  Saint- Jean  de  Latran,  le  10  juin  1865, 
élu  évoque  de  Ghicoutimi  le  1^""  octobre  1888;  sacré  le  28  octo- 
bre 1888,  dans  la  basilique  de  Québec,  élu  archevêque  de  Gyrène 
et  coadjuteur  de  Son  Eminence  le  cardinal  Taschereau  le  22  décem- 
bre 1891  ;  nommé  administrateur  du  diocèse  le  3  septembre  1894  ; 
devenu  archevêque  de  Québec  le  12  avril  1898,  décoré  du  pallium, 
le  22  janvier  1899. 

En  nous  inclinant  devant  ses  dignités,  nous  voulons  honorer  par- 
ticulièrement ses  écrits,  savoir  : 

1°  Le  culte  catholique  ou  Exposition  de  la  foi  de  TEglise  romaine 
en  réponse  aux  objections  des  protestants,  1875,  1  vol.  ; 

2**  La  primauté  et  V infaillibilité  des  Souverains  Pontifes^  1873, 
1  vol.  ; 

3**  La  Sainte  Ecriture  et  la  règle  de  foi,  1874,  1  vol.  ; 

4^*  Œuvres  pastorales,  3  vol. 

Toutefois  ce  qui  nous  pousse  encore  plus  à  inscrire  ici  le  nom 
de  cet  archevêque,  c'est  un  mot  de  sa  bouche  :  «  Si  le  gouvernement 
canadien  avait  fait  contre  nos  églises,  seulement  la  moitié,  le  tiers,  le 
quart,  de  ce  qu'a  fait  le  gouvernement  français,  tous  les  évêques  du 
Canada  se  seraient  levés  comme  un  seul  homme  et  auraient  com- 
battu jusqu'à  la  dernière  goutte  de  leur  sang.  »  Voilà  une  parole 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  35 


J)46  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

comme  aime  à  en  entendre  l'histoire  :  elle  les  recueille  pour  l'ensei- 
gnement de  la  postérité.  Cependant,  pour  que  la  pensée  soit  plus 
juste,  il  faut  ajouter  que,  pour  combattre,  il  ne  faut  pas  attendre 
que  le  mal  ait  poussé  les  choses  aux  dernières  extrémités.  C'est  la 
morale,  des  anciens  : 

Principiis  obsta  ;  sero  medicina  paratur^ 
Cum  mala  per  longas  invaluere  moras. 

L'Eglise  est  militante  sur  la  terre  ;  dans  tous  les  pays,  à  toute 
heure,  elle  doit  combattre  les  préjugés  locaux,  les  erreurs  commu- 
nes et  les  passions.  Pour  l'Eglise,  exister  c'est  combattre,  et  ne  pas 
combattre,  c'est  abdiquer.  Essayer  de  concilier,  c'est  faire  le  jeu  de 
l'ennemi.  L'heure  de  descendre  dans  l'arène,  sonne  toujours  à  l'hor- 
loge de  nos  clochers. 

§  VII.  —  LA  SCIENCE  CATHOLIQUE 

10  La  science.  —  Dieu  est  le  seigneur  et  maître  de  toutes  les 
sciences  ;  il  est  le  seigneur  et  maître  de  l'instruction  et  de  l'éducation 
dans  l'humanité.  Le  Verbe  de  Dieu,  splendeur  de  sa  gloire  et  figure 
de  sa  substance,  dit  S.  Paul,  exemplaire  divin,  si  j'en  crois  S.  Tho- 
mas, où  se  trouvent  les  espèces  et  les  semences  des  choses,  s'est 
incarné  pour  être  illuminé  sur  la  terre  des  splendeurs  qu'il  possé- 
dait au  sein  de  son  Père,  avant  que  le  monde  fût.  Par  délégation 
divine,  l'Eglise  possède  cette  même  magistrature  sur  les  sciences  et 
doit  remplir,  par  son  ministère,  la  double  fonction  d'éducation  et 
d'enseignement.  Le  Pontife  Romain,  vicaire  de  Jésus-Christ,  chef  de 
l'Eglise  universelle  préside  à  cette  évolution  de  la  science,  lui  marque 
ses  progrès,  signale  les  écueils,  bénit  les  découvertes  et,  par  les 
écoles,  dispense  au  genre  humain  le  trésor  de  lumière  et  de  grâce 
dont  il  a  reçu  le  dépôt  sacré.  Par  suite,  les  temps  de  foi  sont  des 
époques  favorables  à  la  culture  des  sciences  ;  et  la  période  où  les 
sciences  élevées  ont  le  plus  rayonné  sur  le  monde  et  le  plus  contribué 
à  son  relèvement  moral,  sont  précisément  les  époques  où  la  foi  agis- 
sait avec  le  plus  de  vigueur.  Au  contraire,  dès  que  la  foi  baisse, 


LA    SCIENCI-:    CATHOLIQUE  547 

l'ardeur  au  travail  diaiinue,  et  si  la  science  ne  cesse  pas  de  percer 
les  mystères  de  la  création  et  de  la  révélation,  elle  n'a  plus  la  grande 
lumière  pour  coordonner  toutes  les  sciences  et  la  vertu  nécessaire 
pour  les  ramener  à  leur  but.  Par  une  correspondance,  facilement 
explicable,  tant  que  la  foi  maintient  l'équilibre  des  sciences,  elle 
garde  Tbarmonie  des  vertus  ;   plus  la  science  est  étendue  et  haute, 
plus  les  savants  sont  modestes.  En  sens  inverse,  quand  Tanarchie 
se  répand  dans  le  monde  des  intelligences,  elle  amène  tout  de  suite, 
comme  marque  et  châtiment  de  son  impuissance,   une  criminelle 
exaltation  d'orgueil.  Alors  les  savants  ne  sont  plus  simplement  des 
hommes  qui  savent  le  peu  que  nous  pouvons  savoir,  ou  qui,  du 
moins,  le  soupçonnent  ;  ce  sont  des  révélateurs,  des  demi-dieux,  des 
arbitres  du  monde,  qui  aspirent  à  le  gouverner,  parce  qu'ils  condui- 
sent, croient-ils,  le  char  du  soleil.  En  présence  de  ces  infatuations, 
la  satire  s'arme  d'un  fouet  pour  châtier  ces  mandarins,  trop  souvent 
atteints  et  convaincus  d'un  médiocre  savoir  et  d'un  plus  médiocre 
crédit.  A  cause  de  la  gravité  de  la  question,  il  ne  sied  pas  de  s'égayer 
de  ces  incartades  et  de  ces  ridicules.  Malgré  soi,  on  pense  à  l'ange 
déchu  qui  tentait  la  femme,  la  poussait  à  manger  du  fruit  de  l'Arbre 
de  la  science,  l'assurant  qu'après  l'avoir  mangé,  ses  yeux  s'ouvri- 
raient et  qu'elle  serait  aussi  intelligente  que  Dieu.  Et  par  ces  savants 
qui  égarent  et  pervertissent  les  nations,  notre  souvenir  se  reporte  à 
ce  personnage  mythologique  qui,  pour  avoir  voulu  présider  témé- 
rairement à  la  dispensation  des  lumières,  troubla  toutes  les  sphères 
et  alluma,  dans  la  création,  un  gigantesque  incendie. 

2°  Le  mouvement  des  sciences.  —  On  assure  que  le  mouvement 
des  sciences  en  Europe  date  du  xvi®  siècle  et  que  la  révolte  de  Luther 
lui  a  donné  l'impulsion.  Le  Hbre  examen  des  Ecritures  a  amené  la 
libre  pensée  des  philosophes  et  le  rejet  de  la  magistrature  de  l'Eglise 
a  permis  au  génie  humain,  débarrassé  d'entraves,  de  déployer  libre- 
ment toute  sa  vigueur.  Cette  appré€iation  est  directement  contraire 
au  jugement  de  l'Eglise,  mais  n'en  est  pas  plus  vraie.  A  cette  époque, 
sans  doute,  le  monde  savant  ne  s'est  plus,  aussi  exclusivement, 
appliqué  aux  sciences  surnaturelles  ;  il  s'est  abattu  de  préférence  sur 
le  monde  physique  ;  il  a  étudié  la  matière,  les  atomes,  les  forces,  la 


548  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

nature  et  les  évolutions  des  êtres.  Une  préoccupation  exclusive  s'est 
éveillée  ;  elle  a  constaté  une  masse  considérable  de  faits  ;  elle  a  pro- 
duit un  nombre  incalculable  d'ouvrages.  Les  physiciens,  les  chimis- 
tes, les  astronomes,  les  mathématiciens  ne  raisonnent  plus  seulement 
sur  les  phénomènes  ou  sur  les  problèmes  à  propos  desquels  ils  pour- 
suivent tant  d'expériences  et  de  calculs,  mais  sur  l'ensemble  des 
choses  scientifiques  et  sur  l'idée-mère  de  la  science.  Ce  souci  n'est 
pas  vulgaire  ;  il  est  très  sage,  très  profond,  en  un  mot,  tout  scienti- 
fique. Actuellement  cette  question  est  provoquée  par  la  quantité 
prodigieuse  de  résultats  accumulés  dans  les  diverses  branches  du 
savoir.  Depuis  quatre  siècles,  le  mouvement  de  recherches  et  d'ex- 
périences n'a  cessé  de  se  développer  avec  une  vitesse  toujours 
croissante  ;  il  a  amené,  au  sein  du  monde  penseur,  une  masse  de 
notions  nouvelles,  un  débordement  qui  parfois  ravage,  parfois  se 
borne  à  agrandir  l'ordre  des  choses  reçues.  On  s'y  reconnaît  à  peine, 
tant  un  prompt  mouvement  produit  de  changements  à  vue.  Il  faut 
donc  mettre  de  l'ordre  dans  le  monde  des  idées  engendrées  par  la 
science.  Les  initiés  y  travaillent. 

A  l'heure  présente,  la  science,  dans  sa  généralité,  ne  se  croit 
appelée  qu'à  l'étude  du  monde  physique  ;  pour  l'au-delà,  elle  se  re- 
tranche dans  l'agnosticisme.  Sur  le  monde  matériel,  elle  croit  abso- 
lument à  sa  compétence  ;  sur  le  monde  intellectuel,  moral,  social, 
politique,  elle  ne  se  croit  aucune  compétence  ;  si  elle  était  capable  de 
modestie,  elle  pourrait  dire  :  je  ne  sais  pas  ;  mais  au  train  dont  vont 
les  choses,  il  paraît  bien  que  le  physique  est  le  seul  réel,  le  seul 
existant,  et,  par  conséquent,  c'est  d'après  la  science  physique  qu'il 
faudrait  régler  l'ordre  dans  l'humanité.  La  création  de  l'ordre  dans 
l'humanité  par  la  physique  et  par  la  logique,  voilà  le  but  idéal  de  la 
science.  Le  surplus  n'existe  pas,  ne  mérite  aucune  considération. 
Le  monde  de  la  foi,  des  mœurs,  des  institMtions  du  gouvernement 
ne  doit  se  déterminer  que  d'après  les  oracles  de  la  cornue  et  les 
propositions  des  mathématiques.  C'est  l'abrutissement  par  la  science, 
prévu  par  le  comte  de  Maistre. 

Mais  encore,  cet  effort  séculaire  de  la  science  devait  produire  un 
besoin  plus  compliqué  et  plus  impérieux  :  le  besoin  d'apprécier  le 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE  549 

rôle  et  rautorité  qui  appartiennent  à  la  science  légitime,  de  dire  ce 
qu'est  cette  science,  ce  qu'elle  vaut,  à  quoi  elle  doit  aboutir.  Nous 
possédons  maintenant  une  collection  d'études  et  d'ouvrages  consa- 
crés à  ce  problème.  Nous  n'en  citerons  que  deux  :  La  science  et  Vhy- 
potlicse  du  professeur  Poincaré  et  la  Théorie  physique  du  professeur 
Duliem.  D'après   Téminent  mathématicien  la  science  est  seulement 
un3  classification    ;   son  avantage  le  plus  saisissable,  c'est  d'être 
commode,  c'est  de  fournir  un  fil  pour  parcourir,   sans  s'égarer,  le 
labyrinthe  de  la  science.  Nous  voilà  bien  loin  de  la  science  ou  plutôt 
des  savants  à  emphase,  qui  nous  assuraient,  comme  Berthelot,  que 
la  science  doit  absolument  nous  instruire  de  toutes  choses  et  régler 
souverainement  toutes  les  questions.  Le  professeur  Duhem  nous 
présente  sa  théorie  physique  avec  un  admirable  caractère  d'unité, 
de  netteté  et  d'ampleur.  Mais  que  vaut  cette  théorie  ?  «  Une  théorie 
physique,  dit-il,  nest  pas  une  explication.  C'est  un  système  de  pro- 
positions mathématiques,  déduites  d'un  petit  nombre  de  principes, 
qui  ont  pour  but  de  représenter  aussi  simplement,   aussi   complète- 
ment que  possible,  un  ensemble  de  lois  expérimentales.  »  Ces  quelques 
lignes,  de  ton  si  modeste,  indiquent  beaucoup  de  choses  importan- 
tes ;  entre  autres  l'idée  qu'on  se  fait  aujourd'hui  de  la  science_,  idée 
bien   différente   des  apocalypses   qui    s'imposaient   autrefois   sans 
conteste.  L'utilité  et  l'avantage  de  cette  théorie,  c'est  de  réaliser 
l'économie  de  la  pensée.  «   Les  hypothèses  une  fois  connues,  une 
déduction  mathématique  de  toute  sûreté  permet  de   retrouver,  sans 
omissions,  ni  répétitions,  toutes  les  lois  physiques.  Une  telle  conden- 
sation d'une  multitude  de  lois  en  un  petit  nombre  de  principes,  est  un 
immense  soulagement  pour  la  raison  humaine,  qui  ne  pourrait,  sans 
un  pareil  artifice,  emmagasiner  les  richesses  nouvelles  qu'elle  con- 
quiert chaque  jour.  »  Duhem  et  Poincaré,  au  fond,  sont  d'accord. 
La  science  se  borne  au  fait. 

La  théorie  qui  économise  ainsi  la  pensée  a  encore  pour  résultat 
de  fournir  une  classification  des  lois.  Il  est  clair  qu'il  faut  ranger 
en  ordre  les  observations,  les  lois,  les  hypothèses  ;  donc  les  classer  ; 
enfin,  les  classer  selon  la  méthode  naturelle,  comme  fait  le  zoolo- 
giste, qui  procède  d'après  les  analogies  et  les  différences  des  espèces 


S50  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

animales  :  vertébrés,  annelés,  mollusques,  etc.  Le  zoologiste  entend 
bien  que  les  rapports  et  les  opposkions  qu'il  note  entre  les  types 
animaux  ont  une  valeur  et  une  réalité  incontestables.  Il  affirme  que 
le  plan  qu'il  suit  c'est  le  plan  même  de  la  nature. 

Et  le  physicien?  Le  physicien  aura  moins  d'assurance,  puisque 
ses  théories  «  servent  uniquement  à  donner  des  lois  expérimentales 
une  représentation  résumée  et  classée  ».  Toutefois,  il  sera  invinci- 
blement porté  à  croire  qu'  «  un  système  capable  d'ordonner  si  sim- 
plement et  si  aisément  un  nombre  immense  de  lois,  de  prime  abord 
si  disparates  »  est  beaucoup  plus  qu'un  «  système  purement  artifi- 
ciel ».  Une  «  intuition  »  le  porte  à  dire  avec  Pascal  qu'il  y  a  là  une 
de  ces  raisons  du  cœur  que  la  raison  ne  connaît  pas.  Il  affirme  «  sa 
foi  dans  un  ordre  réel  dont  ses  théories  sont  une  image  de  jour  en 
jour  plus  claire  et  plus  fidèle  » . 

Par  ces  divers  passages,  rapprochés  les  uns  des  autres,  on  discerne 
comment  on  doit  comprendre  la  pensée  de  Duhem'quand  il  déclare  que 
la  théorie  physique  n'est  pas  une  expHcation.  Il  veut  dire  (et  d'ailleurs, 
il  dit  en  maint  endroit)  qu'elle  n'est  pas  une  explication  complète, 
adéquate,  absolue.  Elle  explique  d'une  certaine  façon,  puisqu'elle 
expose  une  multitude  de  lois  qui  sont  les  causes  des  phénomènes. 
Mais  chacune  de  ces  lois  et  de  ces  causes  a  besoin  d'être  expliquée  ; 
et  ainsi  de  suite,  indéfiniment.  Or,  tant  d'explications  qui  ont  tou- 
jours besoin  d'être  expliquées  sont  insuffisantes.  Et  voilà  comment 
la  théorie  physique,  au  fond,  n'explique  pas. 

Est-ce  bien  par  un  acte  de  foi  que  le  physicien,  envisageant  Tordre 
des  phénomènes  et  des  lois,  conclut  à  l'existence  de  l'ordre  réel,  na- 
turel, ontologique  ?  Peut-être  plutôt  fait-il  de  la  métaphysique  et  de 
la  psychologie,  implicitement.  Car  enfin,  chercher  un  ordre  réel 
sous  un  ordre  apparent,  c'est  bien  une  tendance  et  une  opération 
métaphysiques.  C'est  également  de  la  psychologie,  puisque  pour  ap- 
précier la  réalité  objective  des  idées ,  on  a  besoin  de  savoir  d'où  elles 
tirent  leur  origine.  Le  premier  principe  de  la  science,  disait  Pasteur, 
c'est  la  notion  d'ii>fini. 

3°  L'écueil  des  sciences.  —  Au-dessus  des  questions  de  fait,  une 
grave  question  doctrinale  préoccupe  les  vrais  enfants  de  l'Eglise. 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE  5f)i 

Tant  de  désordres  ne  se  sont  pas  produits  contre  Tordre  social  sans 
jeter  quelque  trouble  dans  les  esprits.  Une  fièvre  de  nouveauté  en- 
traîne, depuis  une  quinzaine  d'années  surtout,  une  partie  du  clergé 
et  des  catholiques  vers  les  plus  hasardeuses  théories.  Qu'il  s'agisse 
d'exégèse  biblique,  de  critique  historique,  de  philosophie,  de  dogme, 
de  morale  ou  de  discipline  religieuse  ;  il  n'est  aucune  partie  de  la 
science  ecclésiastique,  à  Tabri  des  hardiesses  et  des  témérités.  Ce 
qui  rend  le  danger  particuHèrement  redoutable,  c'est  que,  dans  tous 
les  pays,  l'esprit  novateur  a  pénétré  et  compte  de  nombreux  et  auda- 
cieux partisans.  Les  pays  de  langue  anglaise  sont  certainement  les 
plus  atteints.  Jusque  dans  la  lointaine  Australie,  un  fait  particuHè- 
rement grave  révélait  récemment  l'étendue  et  la  profondeur  du  mal. 
C'est  à  peine  si,  dans  ces  vastes  régions,  soumises  à  la  politique,  à  la 
langue  et  à  l'influence  britanniques,  la  propagation  des  idées  nou- 
velles rencontre  une  faible  et  timide  résistance.  Les  pays  de  langue 
allemande  sont,  depuis  la  Réforme,  un  foyer  toujours  actif  d'utopies 
philosophiques  et  de  négations  audacieuses.  La  Bavière  et  l'Autriche 
sont  profondément  travaillées  par  le  libéralisme  sous  toutes  ses  for- 
mes. La  situation  est  exceptionnellement  grave  en  Italie,  où  les 
théories  rationalistes,  pour  être  d'importation  étrangère  et  d'adop- 
tion plus  récente,  n'en  ont  pas  moins  fait,  en  peu  d'années,  de  tels 
ravages  que  ce  pays  peut  être  considéré  comme  l'un  des  plus  atteints 
par  le  fléau.  C'est  par  la  France  que  le  subjectivisme  allemand  et  le 
rationalisme  anglais  ont  envahi  l'Italie  ;  c'est  en  France  que  provi- 
gnent  et  pullulent  les  têtes  mal  défendues  ou  mal  orientées.  On  voit 
maintenant  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  de  défaillances  individuelles 
et  d'écarts  isolés  ;  mais  que  l'Eglise  est  en  présence  d'une  école,  d'un 
parti,  nous  pourrions  dire  d'une  secte,  ayant  ses  adeptes  déclarés, 
ses  centres  de  réunion,  ses  organes  de  correspondance  et  ses  rami- 
fications en  tous  pays.  LdiCivilta  ca^^o/ica  citait  récemment  une  lettre 
de  Turin  où  l'un  des  correspondants  raconte  avoir  assisté  à  une  réu- 
nion secrète,  dans  laquelle  des  hommes  du  monde,  des  dames  et 
quelques  prêtres  s'entretenaient  des  progrès  accomphs  en  Europe, 
par  la  propagande  des  idées  nouvelles.  Un  certain  nombre  de  catho- 
liques en  Italie  et  hors  d'Italie,  ecclésiastiques  et  laïcs,   désirent  et 


552  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIII 

proposent  la  réforme  de  l'Eglise  :  réforme,  dans  l'enseignement  reli- 
gieux, réformes  dans  le  culte,  réformes  dans  ]a  discipline,  réformes 
même  dans  le  haut  gouvernement  de  TEglise.  Pour  le  moment,  il 
n'est  pas  question  d'opérer  ces  réformes  par  une  révolte  contre  l'au- 
torité de  l'Eglise.  Les  novateurs  veulent  seulement  créer  un  mouve- 
ment d'opinion  qui  amène  l'autorité  légitime  à  agir  selon  leurs  idées 
dans  vingt,  trente  ou  cinquante  ans.  C'est  quelque  chose  d'analogue 
au  complot  de  Mazzini,  quand  il  lança  le  programme  de  la  Jeune 
Italie.  Les  partisans  des  idées  nouvelles  sont  dispersés  ;  ils  ne  se 
connaissent  même  pas,  sauf  le  petit  nombre  de  ceux  qui  écrivent  des 
livres  ou  des  articles.  Très  probablement,  selon  eux,  il  y  a,  un  peu 
partout,  dans  le  monde  catholique,  un  grand  nombre  de  personnes 
croyantes  et  instruites  qui  pensent  comme  eux.  A  l'heure  présente , 
ils  tâchent  de  se  connaître,  de  se  concerter,  de  se  créer  des  organes 
de  propagande  et  d'amener  la  multitude  à  leur  programme  latitudi- 
naire  ou  incohérent.  Les  luttes  intérieures  de  la  politique  ne  doivent 
donc  pas  faire  perdre  de  vue  ce  grand  péril  international  et  doctrinal 
qui  menace  l'Eglise.  D'ailleurs  on  ne  peut  pas  vaincre,  en  France, 
l'impiété  libre-penseuse  et  révolutionnaire,  si  la  solennelle  réproba- 
tion de  l'Eglise  n'élimine  pas,  des  consciences  abusées,  le  rationa- 
lisme international.  Nous  ne  citons  ici,  ni  titres  d'ouvrages,  ni  noms 
d'auteurs  ;  nous  laissons  aux  futurs  historiens  de  Pie  X,  le  soin  de 
dénoncer  ces  écoles  d'erreur  et  d'en  motiver  les  anathèmes. 

4<^  U orientation  des  sciences.  —  L'orientation  des  sciences,  telle 
qu'elle  a  été  marquée  par  les  modernes,  pèche  par  plusieurs  côtés.. 
D'abord,  en  se  bornant  au  physique  pur,  en  se  cloîtrant  dans  le  fait 
expérimental,  eu  ramenant  tout  à  des  constatations  parles  sens,  elle 
se  donne  un  double  tort  :  elle  exclut  de  la  science,  l'ordre  surnatu- 
rel de  la  révélation  et  de  la  grâce  ;  elle  en  exclut  même  l'ordre  na- 
turel de  l'âme  humaine,  l'ordre  de  l'intelligence,  de  la  raison,  de  la 
volonté  et  des  facultés  secondaires  de  notre  âme.  A  la  vérité,  elle- 
garde  la  raison,  ou  plutôt  son  usage,  mais  seulement  comme  instru- 
ment d'appréhension  de  l'ordre  physique,  pas  du  tout  comme  ordre 
réflexe  de  l'intelligence  sur  elle-même  et  sur  toutes  les  appartenan- 
ces normales  de  la  raison.  Ces  hommes  qui  se  qualifient  de  rationa- 


LA    SCIENCE    CATHOLIQUE  o53 

listes,  n'emploient  la  raison  qu'à  l'étude  de  Tordre  physique  ou  aux 
calculs  des  mathématiques  ;  ils  rejettent  la  métaphysique  comme 
une  houteille  à  encre,  la  théodicée,  la  psychologie,  la  morale,  le 
droit,  comme  le  domaine  de  Tincognosclhle,  ou  ne  les  acceptent  que 
comme  des  applications  à  Tordre  de  la  matière.  Bien  plus,  par  le 
rejet  de  Tordre  surnaturel  de  grâce  et  de  foi,  ils  se  tiennent  pour 
étrangers  à  la  théologie  et  h  toutes  les  sciences  qui  n'étaient  autre- 
fois que  les  servantes  de  cette  science  des  sciences. L'ordre  lumineux 
que  la  théologie  projetait  sur  toutes  les  sciences  leur  échappe,  car 
toutes  les  conséquences  qu'en  avait  déduites  le  monde  chrétien  pour 
l'organisation  de  la  société  et  de  la  vie,  tout  cela  ne  leur  paraît  que 
comme  des  déviations  malfaisantes  et  des  énormités  qu'il  faut  dé- 
truire. Dieu  leur  avait  donné  deux  yeux  ;  ils  éteignent  ces  deux  lumi- 
naires, et  après  avoir  fait  la  nuit  dans  les  intelligences,  ils  se  flattent 
de  voir  plus  clair. 

En  second  lieu,  cette  science  physique  qui  fait  profession  d'igno- 
rer Tâme  et  d'expulser  Dieu,  ignore  aussi  les  passions  et  n'a  cure  de 
les  dompter,  mais  les  accepte  plutôt  comme  de  légitimes  appétits  que 
le  monde  doit  satisfaire.  Les  passions  jouent  dans  l'âme  le  jeu  des 
forces  dans  la  nature  :  elles  sont  aveugles,  impatientes  de  tout  frein 
et  insatiables  dans  leurs  désirs.  Dans  l'animal  Tinstinct  les  règle  ; 
dans  l'homme,  à  la  place  de  Tinstinct,  c'est  la  raison  et  la  foi  qui  doi- 
vent les  coordonner,  régler  leur  emploi,  comprimer  leur  violence. 
Si  vous  écartez  la  discipHne  de  la  raison  et  les  grands  enseignements 
de  la  foi,  les  passions  humaines  ne  sont  plus  qu'une  troupe  de  bêtes 
fauves,  que  la  force  seule  peut  contenir,  et  qui  réussissent  souvent 
à  la  briser.  L'homme  livré  aux  passions  est  au-dessous  de  la  bête  fé- 
roce. Alors  les  drames  intérieurs  de  Tâme  forment  comme  un  état 
permanent  de  révolution.  Nous  serions  épouvantés  si  jamais  les 
désirs,  les  amours,  les  haines,  les  colères  prenaient  au  dehors  la 
couleur  tragique  qu'ils  ont  parfois  au  dedans  et  faisaient  explosion 
dans  le  monde,  comme  ils  font  explosion  dans  le  cœur.  Ces  conflits 
violents  des  passions,  ces  ardeurs  emportées,  c'est  le  milieu  dans 
lequel  se  déroule  notre  existence.  Ces  ardeurs  impétueuses  trouvent 
un  écho  dans  les  lettres  et  dans  la  politique.  Plus  ou  moins,  c'est  un 


B54  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

fait  de  tous  les  temps  ;  ce  déchaînement  des  passions,  soi-disant  dé- 
li\rées  du  joug  de  la  foi  et  mal  contenues  par  la  raison,  a  produit  la 
crise  où  la  France  se  débat.  Quand  les  flots  débordés  ravagent  les 
campagnes, la  science  conjure  le  fléau  en  reboisant  la  cime  des  monts  ; 
pour  arrêter  et  conjurer  les  ravages  des  passions,  il  faut  reboiser 
les  hauteurs  de  la  pensée,  y  faire  fleurir  la  raison  et  la  foi. 

L'orientation  normale  de  la  science  doit  donc  tabler  d'abord  sur  le 
fait  des  passions  qu'il  faut  coordonner,  régler,  contenir,  assez  pour 
les  contraindre  à  servir  au  bon  ordre  ;  elle  doit  ensuite  s'appuyer 
sur  la  raison  et  sur  la  foi,  sur  le  double  ordre  des  sciences  naturel- 
les et  des  sciences  théologiques.  L'harmonie  des  sciences  dans  la 
pensée  est  la  condition  préalable,  rigoureusement  nécessaire,  pour 
faire  régner  Tordre  dans  la  famille,  dans  la  société,  dans  le  droit  pu- 
blic, dans  toute  l'économie  de  l'existence  et  de  la  civilisation.  Déro- 
ger à  cette  orientation,  c'est  mettre  le  feu  au  monde;  c'est  consacrer 
aux  ruines  toutes  les  forces  qui  doivent  concourir  au  maintien  des 
hommes  et  des  choses,  sous  l'autorité  de  Dieu. 

50  Le  remède  au  mal.  —  La  science  n'admet  pas  le  caractère  im- 
pie et  séditieux  dont  on  veut  la  revêtir.  La  science  est  une  ;  si  l'on 
veut  la  partager  en  provinces,  elle  ne  cesse  pas,  pour  cela,  d'être 
harmonique.  Toutes  les  sciences  ont  entre  elles  une  connexité  quel- 
conque et  une  solidarité  nécessaire.  A  l'origine,  l'humanité  ne  pos- 
sédait que  les  principes  de  la  connaissance  ;  la  philosophie  fut  d'a- 
bord la  science  totale.  Sans  cesser  d'être  universelle,  la  philosophie 
vit  ensuite  naître  une  à  une  toutes  les  sciences  particulières  ;  plu- 
sieurs se  développèrent  prodigieusement.  On  put  croire  que  l'unité 
du  savoir  en  serait  provisoirement  rompue  ;  il  y  eut  comme  des  scis- 
sions entre  les  divers  ordres  de  connaissances.  La  plus  radicale  fut 
celle  qui  opposait  les  sciences  dites  positives,k  la  métaphysique  et  à  la 
théologie.  On  prétendit  que  le  savant  devait  renoncer  désormais  à  la 
connaissance  des  causes,  des  substances  et  des  natures,  pour  se 
renfermer  dans  l'étude  des  phénomènes  et  de  leurs  lois.  Aujourd'hui 
encore,  nombre  d'écrivains  nient  les  sciences  supérieures  ou  pré- 
tendent les  faire  rentrer  dans  les  sciences  positives,  en  les  réduisant 
à  l'étude  des  mœurs  et  à  l'histoire  des  religions.  Une  autre  rupture 


ym 


LA    SCIENCE  CATHOLIQUE 


555 


s'est  produite  entre  les  sciences  morales  et  religieuses  d'une  part  et 
les  sciences  étrangères,  comme  les  mathématiques  et  la  physique,  à 
la  destinée  et  aux  devoirs  de  l'homme.  Leurs  conclusions,  une  fois 
établies,  ne  sont  pas  l'objet  de  controverses,  mais  obtiennent  l'assen- 
timent général .  Les  sciences  morale?  et  religieuses,  au  contraire, 
sont  remises  en  question  tous  les  jours,  môme  quant  aux  principes. 
D'où  plusieurs  concluent  qu'elles  sont  objets  de  croyance,  non  de 
démonstration.  C'est  une  véritable  mutilation  de  la  science. 

La  science  est  la  connaissance  par  les  causes.  Les  causes  que  re- 
cherche la  science  peuvent  être  extrinsèques,  causes  efficientes  et 
finales,  ou  intrinsèques,  éléments  et  autres  composants.  Avec  les 
causes,  il  faut  compter  aussi  les  raisons  plus  ou  moins  suffisantes, 
et,  en  général,  les  principes,  principes  réels  ou  principes  logiques  : 
antécédents,  occasions,  conditions.  C'est  par  tous  ces  moyens,  en 
effet,  que  la  science  s'acquiert  et  parvient  à  expliquer  son  objet. 
Toutefois,  elle  n'est  parfaite  que  quand  elle  atteint  toutes  les  causes, 
lorsqu'elle  explique  son  objet  par  tous  ses  principes.  Jusque-là  elle 
est  en  voie  de  se  perfectionner  ou  même  de  se  constituer.  Et  déjà, 
il  faut  avouer  qu'aucune  science  humaine  n'est  absolument  parfaite, 
et  que  plusieurs  d'entre  elles  ne  sont  même  pas  constituées,  bien 
qu'elles  embrassent  un  ensemble  de  connaissances  plus  ou  moins 
liées  entre  elles  par  des  théories  et  des  hypothèses  provisoires. Néan- 
moins, dans  la  mesure  où  elles  sont  déjà  sciences,  elles  répondent 
suffisamment  à  la  définition  proposée. 

Les  sciences  qu'on  nous  oppose  le  plus,  la  biologie  par  exemple, 
et  toutes  les  sciences  particulières  qui  s'y  rattachent,  poursuivent, 
sans  doute,  la  connaissance  des  phénomènes  et  de  leurs  lois.  Mais 
comment  nier  que  la  science  de  la  vie  n'implique  la  connaissance 
des  causes  prochaines  et  surtout  d'une  fin.  C'est  ne  rien  comprendre 
à  un  organisme  que  de  n'en  pas  saisir  l'harmonie,  les  convergences, 
le  but,  et,  comme  disait  Claude  Bernard,  Vidée  directrice.  «  Le  phy- 
sicien et  le  chimiste,  dit-il,  peuvent  repousser  toute  idée  de  causes 
finales  dans  les  faits  qu'ils  observent  ;  tandis  que  le  physiologiste 
est  porté  à  admettre  une  finalité  organique  et  préétablie  dans  le 
corps  organisé,  dont  toutes  les  actions  partielles  sont  solidaires  et 


556  PONTIFICAT    DE    LÉON    XlII 

génératrices  les  unes  des  autres...  Pratiquer  l'analyse  physiologique 
en  perdant  de  vue  Tunité  harmonique  de  l'organisme,  c'est  mécon- 
naître la  science  vitale  et  lui  enlever  tout  son  caractère  »  (1). 

Sans  doute  les  sciences  physiques  et  chimiques  paraissent  mieux 
s'affranchir  de  la  recherche  des  causes,  au  moins  des  causes  finales; 
mais  il  est  faux  qu'il  faille  y  renoncer  absolument.  Des  savants, 
comme  Albert  de  Lapparent,  ont  fort  bien  montré  que,  dans  les 
sciences,  telles  que  la  géologie  et  ses  annexes,  il  n'est  pas  téméraire 
de  remarquer,  ni  même  de  rechercher,  les  intentions  bienfaisantes  de 
la  Providence,  à  Tégard  de  l'humanité  qui  devait  habiter  le  globe  et 
s'y  développer.  La  science  de  la  nature  se  rapporte  à  l'homme  et 
doit  contribuer  à  la  gloire  de  Dieu 

Toutes  les  lois  de  la  nature  sont  en  Dieu,  législateur  suprême  : 
elles  rentrent  dans  la  loi  éternelle  qui  gouverne  tout  l'univers.  Mais 
Dieu  ne  gouverne  pas  le  monde  seulement  du  dehors  ;  il  est  aussi 
au  plus  intime  des  choses,  qui  dépendent  constamment  de  lui  dans 
leur  être  et  dans  leur  activité.  A  chacun  il  donne,  avec  une  nature 
particulière,  les  énergies  qui  la  développent  et  la  conduisent  à  sa 
destinée.  C'est  ce  qu'il  fait  pour  la  nature  humaine,  en  lui  donnant 
la  loi  de  la  raison  et  de  la  conscience,  à  laquelle  l'homme  obéit  libre- 
ment. Il  le  fait  aussi  pour  les  natures  physiques,  purement  maté- 
rielles qui  obéissent  fatalement  à  leurs  énergies.  Or,  la  manière  dont 
elles  agissent,  l'ordre  dans  lequel  elles  agissent,  la  raison  à  laquelle 
elles  paraissent  obéir  s'appellent  lois.  Leur  découverte  ne  va  pas  sans 
quelque  connaissance  des  causes  et  nous  voilà  revenu  à  la  philoso- 
phie, à  l'harmonie  de  toutes  les  sciences. 

Quant  à  la  philosophie  et  à  la  théologie,  elles  ont  pour  objet,  les 
causes  premières,  les  essences,  les  natures,  pas  seulement  les  quan- 
tités et  autres  accidents.  On  peut  objecter  que  la  logique  formelle  lie 
s'occupe  pas  des  réalités,  mais  seulement  des  actes  de  la  pensée. 
Néanmoins  il  est  clair  que  les  jugements,  les  raisonnements  dépen- 
dent des  lois  et  affectent  les  rapports  des  conséquences  aux  princi- 
pes ;  le  logicien  explique  cela  par  des  raisons  ;  toutes  les  raisons  et 

(1)  Introduction  à  V étude  de  la  médecine  expérimentale ^  p.  154-156. 


LA    SCIENCli    CATHOLIQUE  557 

les  explications  relèvent  de  la  logique  ;  aucune  autre  science  ne  se 
préoccupe  davantage  du  pourquoi  et  du  comment.  Ces  deux  scien- 
ces recherchent  toujours  les  principes  ;  ce  sont  les  principes  de  la 
connaissance. 

u  La  logique,  dit  Tabbé  Blanc,  en  s'appliquant  aux  sciences  philo- 
sophiques réelles  et  à  la  théologie,  de  même  que  les  mathématiques 
en  s'appliquant  aux  sciences  physiques,  les  rend  merveilleusement 
fécondes.  C'est  alors  que  la  métaphysique,  la  psychologie  rationnelle 
et  la  morale,  deviennent  capables  de  nous  faire  connaître,  non  pas 
adéquatement,  mais  avec  une  certitude  inébranlable,  qui  ne  le  cède 
à  aucune  autre,  les  suprêmes  causes  et  les  dernières  fins.  Et  certes, 
chez  les  meilleurs  et  les  plus  grands  esprits,  ces  hautes  sciences  n'ont 
point  failli  à  leur  mission.  Qu  importe  ensuite  que  des  savants,  em- 
barrassés dans  Tempirisme,  prétendent  qu'il  faut  renoncer  à  la  con- 
naissance des  erreurs  et,  par  conséquent,  des  premières  causes  ?  Les 
lois  de  l'esprit,  comme  les  lois  de  la  matière  ne  sont-elles  pas  la  rè- 
gle, la  mesure,  l'ordre  de  la  causalité  ? 

Plus  heureuse  que  les  autres  sciences,  la  psychologie  nous  per- 
met d'expérimenter  la  causalité,  que  nous  pouvons  seulement  sup- 
poser et  induire,  d'ailleurs,  avec  certitude,  en  considérant  le  monde 
extérieur.  Nous  expérimentons  notre  volonté,  notre  libre  arbitre,  et 
nos  efforts  non  seulement  musculaires,  mais  ceux  de  chacune  de  nos 
puissances.  A  cette  expérience  intime,  nous  ajoutons  les  observations 
extérieures,  physiologiques  ;  nous  savons  que  la  pensée  agit  sur  les 
organes,  que  les  organes  agissent  sur  la  pensée  ;  l'âme  gouverne  le 
corps,  et  le  corps  seconde  l'âme  ou  lui  résiste.  Dans  Tâme  même, 
qui  peut  nier  que  certaines  idées,  certains  sentiments,  et  même 
certains  actes  extérieurs  s'enchaînent  et  s'appellent  ?  La  science  psy- 
chologique s'achève  par  une  synthèse  fondée  sur  une  analyse. 

De  la  même  manière,  l'esprit  s'élève  à  la  connaissance  de  Dieu. 
Par  delà  les  causes  secondes  qui  agissent  dans  cet  univers  sensi- 
ble, au-dessus  de  notre  pensée  elle-même,  il  y  a  nécessairement 
une  Cause,  une  Intelligence  première  qui  se  suffit  à  elle-même.  La 
connaître  avec  ses  perfections,  c'est  la  science  suprême,  mais  aussi  la 
plus  mystérieuse,  à  cause  des  ombres  impénétrables  qui  enveloppent 


558  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIH 

et  traversent  ses  clartés.  A-t-on  assez  remarqué  que  si  nous  pouvons 
de  quelque  manière  connaître  tous  les  autres  êtres  par  leurs  causes, 
nous  ne  pouvons  jamais  connaître  Dieu,  dans  l'ordre  naturel,  que 
par  ses  effets  ?  Néanmoins  notre  connaissance  de  Dieu  a  ses  causes 
logiques  et  des  principes  très  sûrs.  Elle  satisfait  ainsi  à  la  définition 
générale  de  la  science  :  la  connaissance  des  causes.  Elle  y  satisfait 
d'autant  mieux  à  certains  égards,  qu'elle  explique  tout  ce  qui  existe 
et  les  causes  secondes  elles-mêmes  par  la  cause  première. 

On  n'est  donc  pas  fondé  à  diviser  le  savoir  humain  en  deux  or- 
dres de  connaissances  :  les  sciences  positives, qui  seules  retiendraient 
le  nom  de  science,  et  la  métaphysique.  La  philosophie,  point  de 
départ  et  point  d'arrivée  de  toutes  les  sciences,  se  résout  dans  Tuni- 
verselle  harmonie.  Substituer  la  science  à  la  foi  n'est  d'ailleurs 
qu'un  paralogisme,  et  menacer  de  remplacer  l'Eglise  par  la  science 
de  l'école  primaire,  c'est  une  menace  qui  ne  peut  pas  être  prise  au 
sérieux.  L'école  primaire  n'a  jamais  été  qu'une  école  élémentaire  ; 
la  substituer  à  la  révélation  et  au  catéchisme,  c'est  en  faire  un  foyer 
d'ignorance  et  de  passions,  dont  la  brutalité  basse  n'autorise  pas  de 
si  hautes  espérances. 


TROISIÈME  PARTIE 

L'ÉGLISE   SOURCE   ET    MODÈLE    DE  SAINTETÉ, 
PRINCIPE  ET  AGENT   DE   CIVILISATION 


Dieu  gouverne  le  monde  par  lui-même  directement  ;  il  régit  le 
monde  physique,  intellectuel,  moral  et  social  selon  le  plan  primitif 
et  le  but  tinal  de  la  création. 

Dieu  gouverne  Thumanité  rachetée  par  Jésus-Christ  ;  il  la  régit 
par  le  ministère  de  l'Eglise,  par  Taction  de  la  hiérarchie  et  la  grâce 
des  sacrements. 

Enfin  Dieu  gouverne  le  monde  pour  son  intervention  extraordi- 
naire dans  le  cours  des  choses  et  des  événements  ;  il  gouverne  par 
le  miracle  ou  si  Ton  aime  mieux  par  les  coups  d'Etat  de  la  divine 
Providence. 

Autrefois,  les  historiens  ne  voyaient  dans  TEglise  que  l'agent  divin 
du  salut  des  âmes  ;  de  nos  jours,  les  historiens  de  1  Eglise  se  préoc- 
cupent beaucoup  plus  de  son  action  sociale  sur  la  civilisation,  mais 
on  l'affirme  plus  qu'on  ne  le  prouve,  ou  du  moins  on  ne  le  prouve 
pas  avec  une  suffisante  précision. 

L'Eglise  travaille  premièrement  pour  le  salut  des  âmes  ;  le  salut 
qu'elle  veut  procurer,  c'est  l'obtention  dans  l'autre  vie  de  la  béati- 
tude, dans  celle-ci  elle  veut  nous  la  faire  acheter  par  le  mérite,  et  le 
mérite  surnaturel  comme  nous  l'entendons  c'est  la  résistance  victo- 
rieuse à  tous  nos  mauvais  penchants  et  l'action  constante  pour  con- 
quérir les  vertus  ;  en  sorte  que,  entre  un  chrétien  et  un  homme  de 
pure  nature,  il  y  a  pour  Tordre  social  une  différence  du  tout  au 
tout.  Le  chrétien  par  sa  résistance  aux  passions  et  par  son  appli- 
cation aux  vertus  devient  un  membre  actif  et  généreux  de  l'ordre 
social.  L'homme  de  pure  nature  ou  l'homme  sans  religion,  au  con- 


560  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

traire,  livré  sans  résistance  à  ses  passions,  surtout  à  son  égoïsme  et 
à  son  orgueil,  ne  se  plie  pas  spontanément  aux  exigences  de  l'ordre, 
il  en  viole  les  lois  s'il  le  peut  impunément  et  n'est  dans  la  société 
qu'un  membre  en  révolte  contre  la  société.  De  là  on  conclut  que  la 
religion  est  le  principe  de  toute  civilisation  et  que  Timpiété  en  est 
la  ruine. 

En  second  lieu,  TEglise  n'agit  pas  seulement  par  ses  membres 
individuellement  pris  ;  elle  agit  encore  par  les  congrégations  chré- 
tiennes et  les  ordres  religieux.  C'est-à-dire  qu'elle  enrôle  ses  enfants 
de  vertu  commune  pour  les  obliger,  par  l'observation  des  conseils 
de  l'Evangile,  à  une  vertu  plus  haute  et  leur  assurer  une  plus  haute 
puissance.  Aacun  chrétien  n'est  obligé  d'entrer  dans  ces  associations, 
mais  tous  le  peuvent  s'ils  le  veulent  :  ils  forment  ainsi  des  légions 
d'anges  sur  la  terre  et  y  accomplissent  des  œuvres  de  la  plus  émi- 
nente  vertu. 

C'est  par  le  clergé  séculier  et  régulier  que  l'Eglise  agit  principa- 
lement sur  la  civilisation.  Depuis  vingt  siècles,  le  prêtre  dans  son 
église  et  le  religieux  dans  son  couvent  ont  agi  à  tous  les  tournants 
de  l'histoire,  ont  su  conjurer  tous  les  périls  et  assurer  la  plus  heu- 
reuse solution  de  tous  les  problèmes  vitaux.  Pendant  six  siècles,  les 
Bénédictins  ont  groupé  les  populations,  aménagé  les  eaux,  les  bois, 
les  terres  et  dessiné  tous  les  linéaments  de  l'ordre  social.  Six  siè- 
cles plus  tard,  les  Franciscains  et  les  Dominicains  sont  venus  se 
consacrer  les  uns  à  la  prédication  populaire,  les  autres  à  la  prédica- 
tion savante.  Au  xvi®  siècle,  au  moment  où  s'ouvre  le  puits  de  l'abîme, 
les  Jésuites  entrent  en  ligne  pour  combattre  l'hérésie,  le  schisme 
et  la  libre  pensée.  De  nos  jours  de  petits  frères  et  de  petites  sœurs 
des  pauvres  se  présentent  pour  résoudre  le  grand  problème  de  la 
démocratie.  Pendant  que  plusieurs  promettent  la  béatitude  sur  la 
terre  en  reniant  Dieu,  eux,  ces  petits  frères  et  ces  petites  sœurs 
veulent  y  travailler  en  se  consacrant  au  service  des  pauvres. 

Le  pontificat  de  Léon  XUI,  dans  le  court  espace  de  vingt-cinq 
ans,  ne  met  pas  sous  nos  yeux  des  œuvres  comparables  aux  splen- 
deurs du  passé.  Cependant,  il  nous  offre  à  La  Salette  et  à  Lourdes 
deux  apparitions  de  la  Sainte-Yierge  ;  il  nous  présente  l'institution 


LA    SALETTE  561 

de  quelques  ordres  religieux  et  la  réorganisation  de  tous  les  grands 
ordres.  Enfin,  il  nous  signale  les  missionnaires  qui  évangélisent 
l'Afrique,  rExtrôme-Orient  et  les  îles  dispersées  sur  l'étendue  des 
mers. 

Tel  est  en  peu  de  mots  le  programme  de  cette  troisième  partie  de 
rhistoire  de  Léon  XIII. 

§  I.   —  LA  SALETTE 

l*'  La  Salette.  —  En  1846,  le  19  septembre,  la  Sainte  Vierge  ap- 
paraissait, sur  la  montagne  de  la  Salette,  dans  l'Isère,  à  deux  enfants, 
Maximin  Giraud  et  Mélanie  Galvet.  A  ces  petits  gardeurs  de  vaches, 
la  mère  de  Dieu  donnait  mission  d'annoncer  au  peuple  français 
qu'en  punition  des  blasphèmes  et  de  la  profanation  du  dimanche, 
des  maladies  tomberaient  sur  les  végétaux,  et,  en  particulier,  sur 
les  pommes  de  terre  et  les  raisins.  Pour  tout  catholique,  ce  fait  est 
certain.  Le  mandement  doctrinal  de  Tévêque  de  Grenoble,  le  pèleri- 
nage de  la  Salette,  des  miracles  incontestés,  le  couronnement  officiel 
de  Notre-Dame  de  la  Salette,  le  20  août  1879,  au  nom  de  Léon  XIII, 
sont  autant  de  raisons  décisives  de  la  foi  et  de  la  piété  universelle  à 
l'apparition  des  Alpes. 

Outre  le  mandat  commun  aux  deux  enfants,  la  Sainte  Vierge  avait 
confié,  à  chacun  d'eux  séparément,  un  secret  personnel.  En  le  con- 
fiant, elle  parlait  si  mystérieusement  que  chaque  enfant  entendait 
seul  son  secret  particuHer,  ignoré  de  l'autre.  A  la  fin,  relevant  la 
voix,  elle  dit  aux  deux  voyants  :  «  Vous  le  ferez  passer  à  tout  mon 
peuple  ».  Le  secret  confié  à  Maximin  regardait  le  Vatican  seul  ;  il  a 
été  écrit  par  Maximin  et  envoyé  au  Pape  :  il  n'appartient  pas  encore 
à  l'histoire.  Le  secret  confié  à  Mélanie  ne  devait  être  divulgué  qu'en 
1858,  douze  ans  après  l'apparition  ;  il  ne  l'a  été  officiellement  qu'en 
1879,  trente-trois  ans  plus  tard,  dans  les  formes  canoniques,  en 
français,  d'une  manière  complète  et  irrévocable.  C'est  un  document 
très  grave  par  son  origine  et  par  son  objet  ;  c'est  l'Apocalypse  de 
Marie,  la  grande  prophétie  des  derniers  temps,  et,  puisque  le  monde 

doit  finir,  rien  de  plus  pressant  que  de  s'informer  s'il  doit  finir  bien- 
Ilist.  de  l'Eglise.  —  T.  xLiv  36 


562  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

tôt  et  comment.  Autrement  ce  n'est  pas  à  Thistoire  qu'il  appartient 
de  prononcer  là-dessus  ;  mais  c'est  à  elle  à  rapporter  ce  qu'il  est 
juste  et  digne  d'en  connaître.  Pour  ne  pas  le  faire  trop  longuement, 
nous  laisserons  de  côté  toute  controverse  ;  et  nous  exposerons  briè- 
vement les  éléments  de  cette  affaire. 

2°  Mélanie.   —  Le  fait  de  l'apparition  est  certain,  prouvé  par  le 
témoignage  concordant  et  constant  des  deux  enfants  qui  ne  pouvaient 
être  ni  trompés  ni  trompeurs.  Le  fait  d'un  secret  particulier  à  cha- 
que enfant  n'est,  d'après  les  mêmes  témoignages,  pas  plus  douteux. 
Que  la  Sainte  Vierge  puisse  apparaître,  comme  ont  apparu  souvent 
Jésus-Christ,  les  anges  et  les  saints,  pour  un  catholique,  ce  n'est  pas 
une  question.  La  première  question  à  examiner,  c'est  l'admissibilité 
des  témoins.   Ce  sont  deux  enfants,  sans  instruction,  parfaitement 
incapables  de  rien  inventer,  et  même  en  supposant, contre  toute  vrai- 
semblance, qu'ils  aient  pu  inventer  des  choses  aussi  extraordinaires, 
qui  dépassaient  absolument  la  capacité  de  leur  intelligence,   il  est 
certain  qu'ils  n'auraient  jamais  pu  réussir  à  les  accréditer.  Pour  que 
l'Eglise  puisse  admettre  de  pareilles  choses,  contre  la  vérité,  il  fau- 
drait qu'elle  soit,  dans  son  chef  et  dans  ses  membres,  frappée  d'alié- 
nation mentale.  Hypothèse  qui  répugne  à  toute  logique  et  à  toute 
convenance,  que  la  foi  ne  peut  supporter,  que  la  conscience  réprouve 
et  que  le  plus  élémentaire  bon  sens  ne  saurait  admettre.  Nous  n'a- 
vons à  nous  occuper  ici  que  de  Mélanie.  Après  l'apparition,  il  fut 
donné  des  soins  à  son  intruction  ;  elle  entra  dans  une  congrégation 
religieuse  ;  elle  habita  différents  lieux  en  France  et  à  l'étranger,  et 
passa  la  plus  grande  partie  de  sa  vie,  dans  une  maison  de  son  Or- 
dre, à  Castellamare,  près  Naples.  Ce  qu'elle  dit,  à  la  rigueur,  n'a 
pas  besoin  de  vérification  ;  elle  dit  qu'il  faut  se  convertir,  qu'il  faut 
assurer  son  salut  par  ses  bonnes  œuvres  :  c'est  l'objet  propre  du  mi- 
nistère de  l'Eglise  et  ce  devoir  de  résipiscence  est  si   pressant,  qu'il 
n'a  pas  besoin  de  preuves.  Que  Mélanie  soit  tout  ce  que  peut  être 
une  femme,  cela  ne  change  rien  à  la  nécessité  de  la  pénitence.  Mais 
la  pénitence  qu'elle  prêche,  sur  l'ordre  de  Marie,  est-elle  discrédi- 
tée, déconseillée  par  son  défaut  de  vertu  ?  En  1872,  son  évêque  et  ; 
son  confesseur,  qui  la  connaissent  et  la  dirigent  depuis  cinq  ans,  dé-  ■ 


LA    SALETTE 


563 


clarcnt  «  q  ue  la  pieuse  bergère  est  très  édifiante  dans  sa  conduite, 
qu'elle  n'amasse  pas  d'argent  comme  on  le  soutient,  qu'elle  n  est  pas 
désobéissante  à  ses  supérieurs,  et  que  toutes  les  imputations  déso- 
bligeantes à  son  égard  sont  de  pures  calomnies  ».  A  ces  témoigna- 
ges de  Mgr  Petagna  et  du  prêtre  Zola,  ce  dernier  ajoute  cette  ré- 
flexion :  «  Les  œuvres  de  Dieu  se  certifient  par  elles-mêmes  ,  la  pa- 
role de  Dieu  a  sa  propre  force,  c'est  là  son  plus  solide  témoignage. 
Tous  les  prophètes  sont  les  témoins  de  ce  fait,  et  c'est  pour  cela 
qu'ils  sont  morts  sous  les  coups  du  glaive.  Celui  donc  qui  cherche- 
rait par  des  preuves  humaines  à  se  convaincre  d'une  parole  divine, 
s'exposerait  fort  à  se  tromper,  puisque  souvent  Dieu  emploie  des 
méchants  pour  annoncer  aux  hommes  de  sublimes  secrets.  Balaam 
était  un  faux  prophète  et  Dieu  s'est  servi  de  lui  pour  faire  entendre 
une  belle  prophétie  sur  la  venue  du  Messie.  Gaïphe  était  un  mé- 
chant, mais  parce  qu'il  était  grand-prêtre,  Dieu  voulut  qu'il  prophé- 
tisât la  nécessité  de  la  mort  de  Jésus-Christ  pour  le  salut  des  hom- 
mes. A  notre  époque  de  funeste  incroyance  et  d'abominable  iniquité, 
la  bonne  mère  de  miséricorde  descendit  sur  la  Salette,  et,  en  pleu- 
rant, menaça  la  terre  d'affreux  châtiments,  prédit  les  catastrophes 
des  derniers  temps.  Pour  publier,  en  temps  opportun,  ces  divines 
communications,  elle  se  servit  de  deux  petits  enfants,  de  deux  igno- 
rants et  simples  bergers.  Voudrait-on  fonder  la  vérité  de  ces  célestes 
manifestations  sur  les  qualités  morales  des  deux  témoins  et  sur  leur 
conduite  présente.  Un  homme  de  bon  sens  se  serait  contenté  de 
mettre  en  pratique  ces  exhortations  à  la  pénitence  ;  un  homme  d'in- 
telligence, s'il  voulait  s'assurer  de  leur  vérification,  le  ferait  d'après 
les  règles  établies  et  soumettrait  toujours  toute  la  question  au  Pon- 
tife Romain.  » 

Le  môme  Zola,  devenu  évéque  de  Lecce,  écrivait  à  Mgr  Baillés,  évo- 
que de  Luçon,  pour  lui  exprimer  la  parfaite  estime  de  Petagna  et 
de  Zola  pour  l'humble  Mélanie.  En  1881,  écrivant  à  l'avocat  Nico- 
las de  Marseille,  à  l'abbé  Roubaud  de  Saint-Tropez,  au  prêtre  Kunzlé, 
à  Feldkirch,  Autriche,  il  réitère  et  développe  plus  explicitement  les 
mêmes  témoignages,  d'autant  plus  décisifs  qu'il  a  donné  lui-même 
Y  Imprimatur  à  la  publication  du  secret  de  Mélanie.  «  Cette  pieuse 


564  ~  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

fille,  dit-il,  cette  âme  vertueuse  et  privilégiée,  que  Tesprit  des  mé- 
chants a  cherché  à  avilir,  en  la  faisant  Tobjectif  de  ses  détestables 
et  grossières  calomnies  et  de  son  orgueilleux  dédain,  je  puis  attester 
devant  Dieu  qu'elle  n'est,  en  aucune  manière,  ni  fourbe,  ni  folle,  ni 
illusionnée,  ni  orgueilleuse,  ni  intéressée.  J'ai  eu,  au  contraire,  l'oc- 
casion d'admirer  ses  vertus  ainsi  que  les  qualités  de  son  esprit,  pen- 
dant toute  cette  période  de  temps  que  je  l'ai  eue  sous  ma  direction 
spirituelle.  A  cette  époque,  ne  pouvant  plus  m'occuper  de  sa  direc- 
tion, j'ai  voulu  continuer  avec  elle  des  relations  écrites.  Je  puis  affir- 
mer que,  jusqu'à  ce  moment,  sa  vie  édifiante,  ses  écrits,  ses  vertus 
ont  gravé  profondément  dans  mon  cœur  les  sentiments  de  respect  et 
d'admiration  que  je  dois  garder.  »  L'évèque  de  Lecce  ajoute  que 
Léon  XIII  Ta  reçue  longuement  à  son  audience  ;  qu'il  l'a  chargée 
de  dresser  les  statuts  des  apôtres  des  derniers  temps  ;  et  que  restée 
à  Rome  pendant  cinq  mois,  elle  a  été  encore  mieux  connue  et  plus 
estimée.  Mgr  Zola  cite  parmi  les  confidents  du  secret,  outre  l'évè- 
que de  Gastellamare  et  lui,  l'archevêque  de  Sorrente,  les  cardinaux 
Guidi,  Gonsolini,  Riario-Sforza,  archevêque  de  Naples.  Léon  XIII  a 
reçu  également  ce  document  tout  entier,  document  terrible,  mais 
peut-on  bien  demander  à  la  Sainte  Vierge,  pourquoi  elle  ne  l'a  pas 
enseveli  dans  un  éternel  silence  ? 

Le  même  évêque  de  Lecce,  qui  est  décidément  très  fort,  dit  que 
les  plaintes  de  notre  miséricordieuse  mère  et  les  accusations  adressées 
aux  pasteurs  et  aux  ministres  des  autels,  ne  sont  pas  sans  raison  ; 
et  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  le  Ciel  adresse  au  clergé  de  sem- 
blables reproches,  destinés  à  devenir  publics.  Nous  en  trouvons  dans 
les  Psaumes,  dans  Jérémie,  dans  Ezéchiel,  dans  Isaïe,  dans  Michée, 
etc.  ;  dans  les  œuvres  des  Pères  et  des  docteurs  de  l'Eglise,  dans  le& 
sermons  des  évêques  et  des  auteurs  sacrés,  dans  plusieurs  révélations 
qui  ont  été  faites,  en  ces  temps  derniers,  à  des  saints  et  à  des  sain- 
tes ;  dans  les  lettres  de  Ste  Catherine  de  Sienne,  dans  les  écrits  de 
Ste  Hildegarde,  de  Ste  Brigitte,  de  Marguerite-Marie  Alacoque,  de 
sœur  Nativité,  de  l'extatique  de  Niederbronn,  de  sœur  Marie  La- 
taste,  de  la  servante  de  Dieu  Elisabeth  Ganori,  Mora,  etc.  Je  passe 
sous  silence  les  révélations  de  Ste  Thérèse,  de  Ste  Catherine  de 


LA    SALETTE  565 

Gênes,  de  Marie  d'Apréda,  de  Catherine  Emmerich,  de  la  vénérable 
Marie-Anne  Taïgi  et  de  plusieurs  autres.  —  On  a  publié,  en  un 
petit  volume,  les  six  lettres  de  Mgr  Zola  sur  Mélanie  Galvet  :  autorité 
du  juge,  précision  des  faits,  rectitude  des  doctrines,  tout  y  est  égale- 
ment inattaquable  sous  le  double  rapport  du  fond  et  de  la  forme. 

3°  Le  secret  de  Mélanie.  —  Le  secret  de  Mélanie  comprend  quatre 
choses  :  1"  les  reproches  ;  2°  les  malheurs  ;  3°  la  Crise  et  le  triomphe  ; 
4°  la  fin  du  monde.  P  Les  reproches  s'adressent  aux  prêtres  et  aux 
personnes  consacrées  à  Dieu  ;  ils  leur  imputent  deux  torts  :  la  né- 
ghgence  à  invoquer  la  miséricorde  divine  ;  le  manquement  aux  vertus 
et  aux  devoirs  de  leur  état.  2**  La  quarantaine  de  malheurs  en  annonce 
une  accumulation  formidable  :  la  défection  des  chefs  des  peuples, 
les  divisions  entre  eux,  les  maux  qu'engendrent  ces  divisions,  robh- 
gation  pour  Pie  IX  de  ne  plus  quitter  Rome,  une  consigne  de  méfiance 
du  Pape  envers  Napoléon  III,  le  crime  de  Tltalie  contre  Rome  et  son 
châtiment,  l'affadissement  des  maisons  religieuses,  le  pullulement  des 
mauvais  livres,  les  faux  miracles,  la  persécution  contre  les  princes  de 
TEglise  et  contre  le  Vicaire  de  Jésus-Christ,  l'abolition  violente  de  la 
foi,  des  attentats  contre  le  Saint-Père,  l'inauguration  d'un  régime  de 
matérialisme  et  d'athéisme,  un  complot  abominable  en  1865,  la  guerre 
en  Italie,  en  France,  en  Espagne  et  en  Angleterre.  3°  La  grande  crise 
et  le  triomphe  annoncent  l'ouverture  de  guerres  civiles,  de  grands 
troubles  dans  la  nature,  l'incendie  de  Paris  et  de  Marseille,  des  trem- 
blements de  terre,  l'extermination  des  ennemis  de  Jésus-Christ,  la 
réconciliation  de  Dieu  avec  les  hommes,  le  triomphe  de  Jésus-Christ. 
4°  La  fin  des  temps  après  vingt- cinq  ans  de  paix,  la  venue  de  Tanté- 
christ  fils  d'un  évêque  et  d'une  religieuse,  la  nature  souillée  par  le 
crime  demandant  vengeance,  les  saisons  altérées  dans  leur  cours,  le 
système  du  monde  soumis  à  de  terribles  perturbations,  l'air  rempli 
de  démons,  les  apôtres  des  derniers  temps,  Enoch  et  Elle  revenus 
pour  prêcher  avec  la  force  de  Dieu,  leur  mort,  Rome  redevenue 
païenne,  ensevelie  dans  les  flammes,  la  bête  se  disant  sauveur  du 
monde,  S.  Michel  qui  étouffe  la  bête,  le  monde  purifié  par  l'eau  et 
le  feu,  à  la  fin  Dieu  servi  et  glorifié,   mais  seulement  après  cette 
rénovation  du  monde. 


566 


PONTIFICAT    DE   LEON    Xlll 


Au  fond,  le  secret  de  Mélanie,  c'est  Thistoire  apocalyptique  du 
monde  jusqu'à  la  fin  de  Fère  présente  ;  dans  la  forme,  c'est  Ténu- 
mération  de  choses  déjà  contenues  dans  la  révélation  chrétienne, 
mais  appliquées  au  troisième  millénaire  de  l'Eglise  ;  dans  le  style, 
c'est  le  langage  d'une  fille  du  peuple  parlant  selon  le  degré  d'ins- 
truction qu'elle  a  reçue  dans  son  couvent.  La  Sainte  Vierge  a  confié 
ce  secret  verbalement  à  Mélanie,  âgée  de  14  ans,  mais  encore  abso- 
lument illettrée.  Mélanie  l'a  confié  à  son  tour,  soit  verbalement,  soit 
par  écrit,  à  plusieurs  personnes  ;  et  n'a  donné  à  son  récit  sa  forme 
définitive,  que  trente-trois  ans  plus  tard.  Le  fait  d'une  communication 
divine  aune  enfant  ne  comporte  pas  d'oubli  :  le  mode  de  transmis- 
sion comporte  toutes  les  particularités  inhérentes  à  un  travail  dont  le 
récepteur  et  le  transmetteur  ne  sont  qu'une  pauvre  fille  des  champs. 
On  a  pu  élever  contre  les  prophètes  de  l'ancien  Testament  maintes 
objections,  bien  qu'ils  fussent  suscités  et  inspirés  de  Dieu.  On  n'a 
pas  manqué  d'en  faire  contre  le  secret  de  Mélanie,  qui  offre  des  ga- 
ranties moindres  et  qui  n'est  qu'un  avertissement  sans  frais.  Croira 
qui  voudra;  mais  voilà  le  message  de  la  Sainte  Vierge  communiqué 
à  Mélanie  Galvet. 

4*^  Reproches  au  clergé.  —  Le  principal  grief  du  clergé  français, 
contre  le  secret  de  Mélanie,  ce  sont  les  reproches  sanglants  à  l'a- 
dresse de  ce  même  clergé.  La  corruption  du  meilleur  est  ce  qu'il  y 
a  de  pire.  L'éminente  dignité  des  prêtres  n'est  pas  en  cause  ;  la  ré- 
probation de  ce  qui  le  dépare  n'est  inspirée  que  par  le  souci  de  le 
maintenir  dans  sa  grandeur  ou  de  l'y  rappeler.  Dans  l'ancien  et  dans 
le  nouveau  Testament,  les  plus  terribles  anathèmes  de  Dieu  et  de 
Jésus-Ghrist  sont  contre  les  prêtres  prévaricateurs  et  contre  les  Pha- 
risiens. Dans  leur  généralité,  il  faut  toujours  les  entendre  avec  les 
limites  qu'y  doit  introduire  la  droite  raison  et  que  réclame  la  stricte 
équité.  La  seule  question,  c'est  de  savoir  si  les  reproches  du  secret 
sont  justes,  et  il  faut  bien  qu'ils  le  soient  puisque  la  Sainte  Vierge 
nous  les  adresse  par  la  langue  éloquente  d'une  jeune  fille.  Le  seul 
point  indéterminable,  c'est  de  savoir  dans  quelle  mesure  le  clergé 
doit  les  subir.  On  ne  peut  pas  le  dire,  parce  que  la  corruption, 
toujours  secrète,  l'est  encore  plus  dans  les  prêtres  qui  n'y  peuvent 


LA    SALETTE 


r,67 


tomber  que  sciemment, et  excellent  à  se  dissimuler  sous  les  voiles  de 
riiypocrisie,  ou  à  se  justifier  par  des  principes  réflexes.  Le  pire 
pécheur,  c'est  généralement  un  prêtre  ;  Ste  Thérèse  prétendait 
même  que  Tenfer  était  pavé  de  crânes  de  prêtres  indignes.  Autant 
les  bons  prêtres  sont  exaltés  sur  la  terre  et  au  ciel,  autant  les  mau- 
vais doivent  être  frappés  de  réprobation.  Les  reproches  que  leur 
adresse  ici  la  Sainte  Vierge,  ce  sont  Tamour  de  l'argent,  la  poursuite 
des  honneurs  et  la  recherche  des  plaisirs,  surtout  le  vice  impur.  La 
seule  question  urgente  c'est  de  savoir  si  réellement  les  prêtres 
français  sont  entachés  de  ces  vices,  entendus  dans  ce  sens  que, 
plus  excusables  chez  des  laïques,  ils  sont,  chez  les  prêtres,  plus 
abominables.  Or,  sur  ce  point  délicat,  et  réserve  faite  en  faveur  des 
bons  prêtres,  —  plus  nombreux  qu'on  ne  pense  même  aujourd'hui 
—  il  est  hors  de  doute  qu'il  y  a,  dans  le  clergé,  à  tous  les  degrés  de 
la  hiérarchie,  une  espèce  de  gangrène  épidémique.  Un  trop  grand 
nombre  de  prêtres  sont  bassement,  scandaleusement  esclaves  de 
l'avarice  et,  par  leur  cupidité,  poussent  les  masses  à  l'indifférence. 
Un  trop  grand  nombre  de  prêtres,  étrangers  à  tous  les  travaux  de 
l'esprit,  passent  leur  vie  dans  une  paresse  funeste  qui  les  abaisse  par 
l'inertie  et  qui  les  pousse  à  de  petits  raffinements  de  volupté,  qui  ne 
sont  pour  les  laïques  que  des  choses  plaisantes,  mais  pour  des  prê- 
tres, des  choses  odieuses.  Un  trop  grand  nombre  de  prêtres  veut,- 
par  avarice,  par  convoitise  et  par  orgueil,  se  pousser  aux  honneurs, 
par  des  raffinements  d'adulation  qui  déshonorent  en  même  temps 
les  prêtres  et  les  évêques.  Le  juste  sentiment  de  la  dignité  sacerdo- 
tale est  perdu  chez  un  trop  grand  nombre.  La  notion  exacte  du  chris- 
tianisme n'est  sans  doute  pas  oblitérée  dans  les  âmes  sacerdotales, 
mais  l'exacte  pratique  du  sacerdoce  est  trop  souvent  abandonnée  ; 
et,  ce  qui  est  pire,  un  trop  grand  nombre  savent  concilier  avec  une 
exacte  discipline,  toutes  les  licences  d'une  vie  molle,  étrangère  à 
tout  effort,  hostile  à  tout  sacrifice.  Les  évêques  se  sont  encore  moins 
bien  conservés  que  les  prêtres,  soit  parce  que  pour  parvenir  à  Tépis- 
copat  ils  ont  dû,  pendant  vingt  ou  trente  ans,  passer  par  les  étamines 
de  la  franc-maçonnerie  ;  soit  parce  que.  sans  souci  du  droit  canon, 
un  évêque  peut  impunément    se   livrer  aux  trois  concupiscences 


568  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

et  commettre  contre  son  clergé  toutes  les  iniquités  de  l'arbitraire, 
sans  avoir  à  redouter  les  représailles  d'un  juste  redressement. 
Bellot  des  Minières  mort  dans  Tactedu  crime,  dans  le  lit  d'une  reli- 
gieuse qu'il  avait  déshabillée  de  toute  vertu  ;  Juteau  parjure  ;  Geay, 
libertin  ;  Le  Nordez,  franc-maçon,  quelques  autres  qu'on  dit  con- 
cubinaires  et  simoniaques,  ce  sont  là  des  faits  de  notre  temps  qui 
paraissent  justifier,  et  au-delà,  les  reproches  du  secret  de  la  Salette. 
5°  La  publication  du  secret,  —  Ces  terribles  reproches  au  clergé 
expliquent  pourquoi  le  secret  de  Mélanie  fut  ajourné  jusqu'à  1858 
et  font  même  demander  comment  il  a  pu  voir  le  jour.  Si,  dès  1846, 
le  secret  avait  été  publié,  il  eût  succombé  sous  les  anathèmes  du 
clergé,  qui  eût  pu,  très  justement,  ne  voir  dans  l'apparition  qu'une 
manœuvre  diabolique  contre  l'Eglise.  Par  curiosité  au  moins,  le  clergé 
voulut  en  avoir  officieusement  communication  ;  Mélanie  résista  aux 
prêtres,  à  l'évêque  de  Grenoble  et  au  cardinal-archevêque  de  Lyon. 
En  1851 ,  parvenue  à  l'âge  de  19  ans,  elle  fut  pressée  d'écrire  son 
secret  au  moins  pour  le  Pape.  Gomme  elle  résistait,  on  lui  représenta 
qu'elle  ne  pouvait  pas  résister  sans  contradiction  et  sans  crime. 
Alors  elle  l'écrivit  en  présence  de  deux  témoins  désignés  par  l'évê- 
que de  Grenoble,  et  ferma  elle-même  sa  lettre  au  Pape  avec  le  sceau 
de  l'évêque.  Quand  Pie  IX,  régulièrement  saisi,  eut  pris  connaissance 
du  secret,  il  en  parla  discrètement  à  quelques  personnes,  mais  res- 
pecta lui-même  le  délai  fixé  par  la  Sainte  Vierge.  Sur  ces  entrefai- 
tes, Mélanie,  devenue  carmélite,  avait  été  conduite  en  Angleterre, 
pour  n'être  pas  exposée  aux  malversations  de  Napoléon  III  et  de  sa 
police.  En  1858,  lorsque  Mélanie  parla  de  pubher  son  secret,  bien 
qu'on  fût  en  Angleterre,  les  Carmélites  y  mirent  opposition  formelle 
et  si  elle  était  restée  carmélite,  jamais  Mélanie  n'aurait  pu  publier 
son  secret.  «  Oui,  dit  Pie  IX,  Mélanie  a  une  mission,  il  faut  qu  elle 
la  remphsse  :  elle  ne  peut  pas,  elle  ne  doit  pas  être  religieuse  ;  il 
faut  qu  elle  parte.  »  A  peine  fut-elle  rendue  à  sa  hberté,  qu'elle  cher- 
cha, en  1862,  à  Marseille,  les  moyens  de  divulguer  son  message. 
Son  confesseur,  un  père  jésuite,  en  fut  effrayé  et  le  jugea  inoppor- 
tun. Alors  elle  choisit,  pour  confesseur,  un  évêque  italien,  exilé  à 
Marseille  par  la  révolution,  Mgr  Petagna,  évêque  de  Gastellamare. 


LA    SALETTE  569 

A  la  fin  de  son  exil,  cet  humble  pontife  emmena  Mélanie  avec  lui 
dans  son  diocèse.  Tout  en  estimant  profondément  sa  diocésaine,  il 
lui  fit  si  bien  attendre  {'imprimatur  pendant  plus  de  seize  ans, 
qu'il  mourut  avant  de  l'avoir  accordé  par  écrit.  En  1869,  à  titre 
d'essai,  Mélanie  put  répandre,  de  son  secret,  quelques  copies  manus- 
crites, en  voilant  seulement  quelques  points  politiques.  Gomme  le 
prétendu  scandale  des  révélations  cléricales  n'effrayait  pas  trop  les 
âmes  italiennes,  on  alla  bientôt  un  peu  plus  loin.  En  1870,  au  mi- 
lieu des  terreurs  de  la  guerre,  on  commença  à  imprimer.  La  pre- 
mière publication  complète  eut  lieu  à  Grenoble  en  1872,  par  les 
soins  de  Tavocat  Girard.  Pie  IX  et  quelques  pieux  évoques  Tencoura- 
gèrent  ;  mais  la  lutte  commença  bientôt  avec  la  Propagande.  En  con- 
séquence, Tabbé  Bliard  composa  sa  brochure  de  défense  du  secret, 
il  la  fit  imprimer  à  Naples,  avec  Vimprimatur  du  cardinal  Riario- 
Sforza,  et  une  lettre  de  félicitations  de  Tévêque  de  Lecce.  En  1873  le 
secret  paraissait  à  Paris,  chez  Palmé.  Enfin,  en  1879,  à  la  veille  de 
l'expulsion  des  religieux,  Mélanie  elle-même  livrait  complète- 
ment au  grand  public  ,  sa  révélation,  la  grande  nouvelle  de  la 
Sainte  Vierge  au  monde  entier.  Ces  retards  providentiels  sont  à 
apprécier  ;  ii  faut  peser,  de  même,  toutes  les  circonstances.  On  ne 
peut  exciper  ici  ni  du  défaut  de  notoriété  ni  du  défaut  de  dignité  de 
l'auteur  :  c'est  une  personne  connue,  digne  de  tout  respect,  honorée 
des  évèques  et  de  deux  Papes.  On  ne  peut  pas  davantage  arguer  du 
défaut  d'autorisation  :  il  y  a  une,  deux  et  même  trois  approbations 
canoniques,  y  compris  celle  de  deux  Papes.  Objecter  qu'on  trouve 
là  des  choses  excessives  et  obscures,  c'est  le  fait  de  toutes  les  pro- 
phéties ;  mais  les  choses  obscures  s'expliquent  par  l'avenir,  et  quand 
l'avenir  les  a  expliquées,  il  n'y  a  plus  d'excès.  On  se  trouve  là,  il 
est  vrai,  en  plein  surnaturel  ;  mais  le  surnaturel  seul  a  le  secret  de 
la  science  sociale  et  politique.  A  bout  de  voie,  on  se  retranche  der- 
rière l'impossibilité,  par  exemple,  que  le  monde  devienne  comme 
un  désert.  A  cela  il  y  a  la  réponse  topique  et  traditionnelle  :  Qui 
vivra,  verra. 

6**  L'année  1864.  —  La  raison  du  retard  de  publication  jusqu'à 
1858,  c'est  le  grand  complot  qui  doit  se  nouer  en  1864  ou  par  là 


570  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

autour.  Le  premier  motif  déterminant  qui  saute  aux  yeux,  c'est  que 
la  guerre    de  la  franc-maçonnerie,  couronnée  ou  non,  commençant 
en  1859,  la  publication  de  1858  constituait  par  le  fait,  pour  la  dé- 
fense de  Rome,   une  déclaration  de  guerre  à  Victor-Emmanuel  et 
plus  encore  à  Napoléon  III.  On  ne  peut  pas  nier  malheureusement 
que  ces  deux  hypocrites,   ces  deux  scélérats  poursuivirent  dès  lors, 
contre  Rome  et  contre  la  puissance  des  Pontifes  Romains,  leur  com- 
plot sacrilège.  De  son  côté,  Palmerston,  premier  lord  de  la  trésorerie 
anglaise,  grand  maître  de  la  franc-maçonnerie  en  Europe,  conçoit 
le  dessein  de  détruire  le  pouvoir  temporel  par  Tunité  de  Tltalie,  et 
d'abaisser  la  France  par  Tunité  de  TAUemagne.  Napoléon  agit  là  de- 
dans comme  agent  et  comme  complice,  comme  coopérateur  et  comme 
future  victime  ;  mais,   tout  hypocrite  qu'il  est,  il  y  va  de  franc  jeu 
En  1864,  Napoléon  III  reconnaît  officiellement  la  franc-maçonnerie  ; 
en  1864,  il  signe  la  convention  du  15  septembre  pour  livrer  le  Pape 
à  l'Italie;  en  1864,   il  admet  le  plan  maçonnique  de  Rouland  pour 
corrompre  Tépiscopat  ;  en  1864  apparaît  en  France  la  société  améri- 
caine Christian  science  qui  vise  à  remplacer  la  foi  par  la  science  de 
la  nature  ;  en  1864,  le  dragon  déchaîne  à  son  tour  les  francs-maçons, 
les  spiritistes,  les  occultistes  et  la  mauvaise  presse.  A  cette  date  pa- 
raissent les  pamphlets  d'Ahout,  la  Sorcière  de  Michelet,  et  surtout 
le  livre  diabolique  de  Proudhon  De  la  justice  dans  la  Révolution  et 
dans  VEglise,  livre  dont  Tauteur  tranche  tous  les  problèmes  de  la 
civilisation  contre  l'Evangile,  contre  Jésus-Christ  et  contre  Dieu. 
Dans  les  sphères  de  la  pensée,  il  y  a  conjuration  pour  détruire  les 
doctrines  chrétiennes  ;  dans  les  sphères  d'action,  toutes  les  puissan- 
ces de  l'enfer  ont  carte  blanche  pour  anéantir  la  religion  catholique 
et  l'Eglise  Romaine.  En  examinant  les  choses  au  strict  point  de  vue 
da  l'histoire,  il  est  clair  aujourd'hui  que,  depuis  1858,  il  y  a  conju- 
ration en  Europe,  contre  la  civilisation  chrétienne.  Cette  révolte, 
quant  aux  principes,  remonte  au  libre  examen  de  Luther  ;  elle  s'est 
développée  successivement,  ravageant  l'ordre  religieux,  l'ordre  phi- 
losophique, l'ordre  politique,  l'ordre  économique.  Maintenant  nous 
arrivons  aux  conséquences  directes  et  aux  applications  immédiates. 
Maintenant  on  vient  à  la  destruction  effective  de  Tordre  chrétien  et 


LA    SALETTE  571 

A  Torganisation  d'un  monde  athée.  Deux  choses  doivent  le  caractéri- 
ser :  pour  les  individus,  l'absence  de  toute  règle  obligatoire,  applica- 
ble »à  leur  conduite  personnelle  ;  pour  les  chefs  des  sociétés,  Fabsence 
également  de  toute  règle  obligatoire  d'origine  divine,  et,  par  consé- 
quent, la  faculté,  pour  les  pasteurs  des  peuples,  de  les  diriger  selon 
leurs  idées,  suivant  l'absolutisme  de  l'Etat  :  absolutisme  qui  impli- 
que, pour  les  individus,  la  spoliation  de  tout  droit  personnel,  et, 
pour  leurs  maîtres,  le  droit  de  tout  faire.  Dans  ces  conditions,  l'ave- 
nir ne  permet  pas  beaucoup  d'espérance.  De  plus,  il  faut  penser 
que  Dieu,  exclu  de  ce  monde,  par  la  politique,  n'acceptera  pas  en 
silence  sa  destitution  ;  il  fera  d'autant  plus  sentir  aux  hommes  sa 
prépotence,  que  les  hommes  veulent  moins  le  reconnaître  et  le  res- 
pecter. 

7*^  L'accomplissement  du  secret.  —  Nous  ne  nous  occupons  pas 
ici  de  l'accomplissement  du  message  commun  à  Mélanie  et  à  Maxi» 
min.  Le  blasphème  et  la  profanation  du  dimanche  sont  passés  dans 
les  mœurs,  non  pas  seulement  comme  violation  d'une  loi  divine,  mais 
comme  sa  négation.  Les  hommes  ne  distinguent  plus  le  Créateur  de 
la  créature  et  distinguent  encore  moins  entre  les  jours  pour  travailler 
et  les  jours  pour  sanctifier  ;  s'ils  ont  un  souci,  c'est  de  les  profaner 
avec  une  espèce  de  volupté  exquise  qui  fasse,  de  l'injure  à  Dieu,  une 
satisfaction  pour  l'homme.  Quant  aux  châtiments  de  ces  deux  aberra- 
tions nationales  :  la  maladie  des  raisins  et  la  maladie  des  pommes  de 
terre,  ce  sont  deux  faits  tellement  acquis,  que  les  pommes  de  terre 
indigènes  ont  totalement  disparu  par  le  fait  de  la  consomption  et  il 
a  fallu  en  renouveler  l'espèce  par  maintes  industries  qui  défendent 
mal  ce  tubercule  contre  le  mal  mystérieux  qui  les  dévore  ;  quant 
aux  raisins,  les  maladies  de  la  vigne  ne  se  comptent  plus  et,  sous  la 
puissance  destructive  du  phylloxéra,  la  vigne  est  même  morte  ;  il  a 
fallu  la  renouveler  par  des  cépages  américains  ;  et  voilà  que  ces 
cépages  eux-mêmes,  mal  résistants  aux  maux  qui  les  accablent, 
obligent  beaucoup  de  contrées  à  cesser  même  la  culture  de  la  vigne. 
Ces  deux  maladies  nous  montrent  Dieu  retirant  aux  peuples  préva- 
ricateurs, le  pain  et  le  vin. 

Le  secret  de  Maximin  n'appartient  pas  à  l'histoire.  Du  secret  de 


572  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIll 

Mélanie,  la  quarantaine  de  malheurs  forme  un  bloc  aussi  peu 
contestable  que  discutable.  Un  fait  aussi  compliqué,  aussi  étendu, 
ne  peut  se  comprendre  que  dans  les  limites  d'une  époque  assez 
étendue  et  s'interpréter  qu'avec  l'élasticité  nécessaire  à  l'intelligence 
de  toutes  les  prophéties.  Nous  ne  sommes  pas  un  esprit  téméraire, 
ambitieux,  ni  même  soucieux  de  serrer  les  choses  de  trop  près.  Nous 
voulons  les  prendre  ici  seulement  dans  leurs  traits  principaux  et 
autant  qu'elles  se  découvrent  d'elles-mêmes,  à  Tapercevance  de 
l'histoire.  Nous  laissons  de  côté  les  questions  de  personne. 

80  L'apostasie  des  nations.  —  La  quarantaine  de  malheurs  a  pour 
cause  première  la  défection  des  chefs,  et,  par  un  enchaînement  lo» 
gique,  les  divisions  des  peuples  sous  l'impulsion  des  égoïsmes  na- 
tionaux, un  état  constant  de  guerres  qui  troublent  l'équilibre  et 
vouent  les  petits  à  être  dévorés  par  les  gros  ;  la  guerre  au  Pape,  au 
clergé  et  surtout  aux  ordres  religieux  ;  la  diminution  de  la  vérité  et 
des  bonnes  mœurs  ;  le  matérialisme  et  l'athéisme  ;  de  grandes  guerres 
d'extermination.  Tous  ces  malheurs  se  tiennent,  se  suivent,  se 
compliquent  l'un  par  l'autre.  A  raison  de  l'extension  indéterminée 
des  temps  et  de  l'étendue,  également  indéterminable,  du  théâtre  où 
toutes  ces  horreurs  doivent  se  produire,  il  est  difficile  d'en  parler 
avec  précision  ;  mais  il  est  très  facile  d'en  apercevoir  l'occurrence.  La 
cause  première  de  tous  ces  malheurs,  la  défection  des  chefs,  tous 
plus  ou  moins  sortis  de  l'ordre  chrétien,  est  telle  qu'on  ne  trouve 
plus  nulle  part  le  pouvoir  public  constitué  selon  l'ordre  catholique. 
Le  pouvoir  au  lieu  de  venir  de  Dieu,  vient  d'en  bas  ;  le  pouvoir,  au 
lieu  de  s'exercer  sur  l'orientation  de  l'Evangile  et  la  direction  de 
l'Eglise,  se  déploie  au  dehors  et  habituellement  contre  ;  les  pouvoirs, 
au  lieu  d'agir  de  concert  et  en  commun  dans  l'unité  de  l'Eglise  ca- 
tholique, n'agissent  plus  qu'en  ordre  dispersé  et  isolé.  L'humanité 
n'est  plus  une  famille,  ou,  si  les  peuples  sont  des  frères,  ce  sont  des 
frères  ennemis.  Chaque  nation  est  enfermée  dans  ses  frontières, 
couverte  de  forteresses,  et,  dans  son  intérieur,  armée  jusqu'aux 
dents.  Une  nation  n'a  plus  de  mission  divine,  ni  d'obhgation  sacrée  ; 
elle  ne  connaît  plus  que  ses  intérêts,  ses  passions  et  son  orgueil. 
L'intérêt  est  la  boussole  de  sa  politique  ;  son  affaire  à  elle  est  de  le 


LA    SALETTE  573 

servir,  comme  elle  le  comprend  ;  tout  ce  qui  se  passe,  chez  les  au- 
tres, lui  est  étranger  et  ne  l'intéresse  qu'au  point  de  vue  de  son 
égoïsme  et  de  ses  susceptibilités.  Que  si,  à  son  jugement,  son  intérêt 
vient  à  être  lésé,  on  recourt  à  la  raison  dernière  des  peuples  et  des 
lois,  au  boulet  de  canon.  Et  la  destruction  du  genre  humain  par  les 
armes  à  feu  est  si  largement  entendue,  les  moyens  de  mise  à  néant 
de  tous  les  obstacles  sont  si  fortement  établis,  qu'il  est  relativement 
facile,  en  fort  peu  de  temps,  de  coucher  par  terre  un  million  d'hom- 
mes et  de  dépenser  des  milliards.  Lorsque  vous  supputez  ces 
échéances,  vous  vous  demandez  si  les  chefs  des  peuples  sont  encore 
des  hommes  ou  s'ils  ne  sont  pas  d'abominables  scélérats.  Pour  les 
innocenter,  il  faut  croire  à  d'horribles  aveuglements  ;  et,  pour  les 
expliquer,  il  faut  songer  à  l'intervention  victorieuse  de  celui  qui  fut 
homicide  dès  le  commencement.  L'extermination  du  genre  humain 
par  la  violence  est  un  fait  si  bien  établi,  qu'on  ne  peut  plus  l'expli- 
quer finalement  que  par  le  triomphe  de  l'Enfer. 

La  caractéristique  de  tout  pouvoir  et  de  tout  peuple  sorti  de  l'ordre 
chrétien,  c'est  la  chute  dans  le  bourbier  de  la  déraison  et  des  mau- 
vaises mœurs,  du  matérialisme  voluptueux  et  d'un  athéisme  inso- 
lent. Si  vous  prêtez  l'oreille  aux  clameurs,  vous  entendrez  tous  ceux 
qui  sortent  de  l'ordre  chrétien,  clamer  qu'ils  veulent  briser  le  joug 
de  la  servitude  et  de  l'obscurantisme  ;  si  vous  regardez  comment  la 
réalité  répond  à  leurs  vantardises,  vous  les  verrez  tous  tomber,  plus 
ou  moins  sérieusement,  dans  l'anarchie  intellectuelle  et  dans  le  ma- 
rais d'une  lâche  volupté.  Pour  eux,  dès  qu'il  n'y  a  plus  d'Eglise,  il 
n'y  a  plus  de  Dieu  ;  et,  dès  qu'il  n'y  a  plus  de  Dieu,  il  n'y  a  plus, 
pour  l'homme,  qu'à  manger,  à  boire  et  à  se  vautrer  triomphalement 
dans  l'infamie.  Mais  encore  si  l'orgie  pouvait  se  poursuivre  pacifi- 
quement, ce  désordre  misérable  pourrait  se  colorer  d'une  espèce  de 
justification.  Mais  non;  douze  gais  compagnons  peuvent  bien  souper 
et  libertiner  ensemble  sans  que  la  police  vienne  troubler  leur  Uber- 
tinage  ;  un  peuple  ne  le  peut  pas.  Un  peuple  qui  ne  sait  que  boire, 
manger  et  libertiner,  a  toujours  deux  disgrâces  à  subir  :  la  première, 
c'est  que  les  convives  se  disputent  les  plats  et  se  cassent  les  assiettes 
sur  la  tête  ;  la  seconde,  c'est  que  Dieu  envoie   son  prophète  écrire 


574  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

son  anathème  sur  les  murs  de  la  salle  du  festin,  et  Texécuteur  de 
ses  vengeances  pousser  aux  gémonies  le  peuple  indigne  même  de 
deshonorer  Thistoire. 

Nous  ne  parlons  pas  de  la  guerre  aux  prêtres,  aux  ordres  religieux 
et  au  Pontife  Romain.  Un  peuple,  matérialisé  avec  plus  ou  moins 
d'élégance,  ne  connaît  plus  ni  vrai,  ni  juste,  ni  bien;  il  n'a  pas  le 
sens  du  respect,  ni  même  Télémentaire  probité  de  la  tolérance. 
Puisque  vous  trouvez  bon  de  vous  vautrer  dans  la  boue,  vous  devriez, 
au  moins,  permettre  aux  autres  de  ne  point  vous  imiter.  Tous  les 
goûts  sont  dans  la  nature  ;  tout  le  monde  n'a  pas  le  goût  et  n'éprouve 
pas  le  besoin  de  se  mettre  au-dessous  de  la  bête,  qui,  elle,  sait  obéir 
à  ses  instincts.  Mais  non  ;  pour  toutes  ces  races  matérialisées,  tout 
exemple  de  vertu  est  un  reproche  ;  et  s'il  se  trouve,  parmi  les 
hommes,  des  légions  d'anges  pour  faire  vœu  de  pauvreté,  de  chas- 
teté, d'obéissance  à  une  règle  sainte,  ces  êtres  dégradés  ne  le  peu- 
vent souffrir.  Défense  absolue  de  suivre  les  conseils  de  l'Evangile  ; 
consigne  pour  tous  de  se  vouer  à  l'ordure  ;  et  si  quelque  congréga- 
tion ose  prétendre  à  porter  une  robe  blanche,  vite  qu'on  déchire  ce 
symbole  d'innocence.  La  corruption  est  obligatoire  ;  il  n'est  pas  per- 
mis à  l'homme  d'être  autre  chose  qu'un  porc.  Ainsi  le  veut  la  civili- 
sation ;  ainsi  l'ordonne  le  progrès.  Grand  honneur  pour  l'Eglise  de 
ne  voir  se  dresser,  contre  ces  bannières  saintes,  que  d'aussi  basses, 
d'aussi  viles  malversations. 

9°  La  crise.  —  La  quarantaine  de  malheurs  doit  être  suivie  d'une 
crise  plus  aiguë  ;  dans  les  malheurs,  il  y  aura  encore  quelque  inter- 
mittence ;  pendant  la  crise,  il  n'y  aura  plus  de  discontinuité  dans 
l'épreuve.  L'accumulation  de  catastrophes  sera  telle  et  si  terrible- 
ment prolongée  qu'elle  brisera  tout.  L'idée  qu'on  peut  s'en  faire, 
malgré  les  énormités  qu'on  y  peut  supposer,  ne  se  coordonne  pas 
facilement  dans  la  pensée.  Abstraction  faite  de  l'intervention  divine, 
dont  les  actes  ne  peuvent  pas  aisément  se  connaître,  deux  choses 
venues  des  hommes  ou  du  moins  appréciables  à  leur  jugement,  frap- 
pent l'esprit  :  d'un  côté,  la  guerre,  civile  et  étrangère  ;  de  l'autre, 
les  ébranlements  de  la  nature  et  les  dérogations  à  ses  lois.  De  bra- 
ves gens  ne  veulent  pas  croire  aux  miracles,  pour  une  raison  qui 


LA    SALETTE  575 

marque  chez  eux  seulement  l'abseuce  de  raison.  Le  miracle  est 
Tordre  ordinaire  de  la  Providence;  tout  est  miracle;  on  réserve 
communément  ce  nom  à  des  choses  plutôt  exceptionnelles  ;  alors 
tout  sera  exception.  Les  hommes,  animés  d'une  implacable  fureur, 
se  rueront  les  uns  contre  les  autres  ;  les  peuples,  emportés  par  le 
même  esprit  diabolique,  voudront  se  précipiter  aux  hécatombes  ;  les 
continents  n'auront  plus  leur  fixité,  les  mers  leur  équilibre,  le  ciel 
sa  béate  transparence.  Le  déluge,  par  la  simple  rupture  des  catarac- 
tes du  ciel,  a  été  une  effroyable  calamité;  la  crise  sera  pire,  que  le 
déluge,  parce  qu'elle  sera  la  résultante  d'une  multiplicité  de  causes 
et  le  châtiment  de  plus  grands  crimes.  Les  hommes  sont  très  portés 
à  exagérer  leurs  malheurs  ;  alors,  leur  imagination  sera  au-dessous 
de  la  réalité,  et  leur  sensibilité,  épuisée  à  souffrir,  devra  subir  les 
pires  malheurs.  Des  publicistes  ont  cru  voir  un  commencement 
d'exécution  dans  les  malheurs  de  la  France,  en  1870  ;  de  l'Italie,  en 
1896  ;  de  l'Espagne,  en  1898  ;  de  l'Angleterre,  en  1900  ;  ces  faits, 
pour  horribles  qu'ils  soient,  ne  sont  certainement  pas  étrangers  au 
code  pénal  de  la  Providence,  mais  ils  n'offrent  pas  encore  l'échantil- 
lon des  catastrophes  fatidiques.  Tout  s'y  passe  selon  l'ordre  ordi- 
naire, et  les  paiements  qui  s'effectuent  envers  la  justice  divine  en- 
trent encore  en  ligne  décompte;  alors  ils  ne  seront  plus  que  le 
jugement  de  Dieu,  non  pas  en  pure  perte,  puisque  l'équité  y  pré- 
side, mais  sans  profit,  puisqu'aucun  adoucissement  ne  peut  les  at- 
ténuer. La  crise  n'est  pas  encore  commencée  ;  elle  se  prépare. 

Le  phénomène  le  plus  sensible  de  la  crise,  c'est  la  guerre.  La 
guerre  se  prépare  de  deux  façons  :  par  des  attentats  contre  les  droits 
personnels  des  citoyens,  par  la  réduction  des  masses  à  l'état  de  chaos 
vivant,  mais  incohérent  et  propre  seulement  à  être  manié  avec  la 
force  terrible  d'un  cyclone  humain  déchaîné  ;  et  par  la  conscrip- 
tion des  hommes  comme  soldats,  par  la  fabrication  des  armes,  l'en- 
tassement des  engins  de  guerre  et  l'invention  de  moyens  plus  éner- 
giques encore  de  destruction.  Jusqu'au  dernier  jour,  il  se  trouvera 
des  moyens  plus  terribles  pour  tuer  et  détruire  ;  on  en  trouvera  jus- 
qu'au dernier  moment  et  rien  n'égalera  l'esprit  ingénieux  à  les  inven- 
ter, si  ce  n'est  la  fureur  aveugle  à  s'en  servir. —  Un  autre  phénomène 


s 76  PONTIFICAT    DE    LÉON    XII 1 

c'est  la  désorganisation  physique  du  globe  et  les  fléaux  qu'elle  en- 
traîne. Gomme  elle  est  entre  les  mains  de  Dieu,  elle  n'a  pas  besoin 
que  Dieu  la  prépare.  On  croirait  cependant  que  l'univers  ne  roule 
plus  que  sur  des  axes  vieillis  et  que  la  machine  de  temps  en  temps 
se  détraque.  Les  tremblements  de  terre,  par  exemple,  sont  fréquents 
et  les  volcans  paraissent  devenir  des  vieillards  acariâtres,  qui  se 
plaisent,  pour  se  soulager,  à  cracher  leur  bile.  L'inondation  de  Mur- 
cie,  la  catastrophe  d'Ischia,  la  montagne  Pelée  à  la  Martinique,  les 
tremblements  de  terre  de  la  Galabre,  sont  dans  toutes  les  mémoires. 
Quand  le  bon  Dieu  veut,  disent  les  paysans,  une  poule  est  bientôt 
morte  ;  quand  le  bon  Dieu  veut,  une  ville,  comme  Paris  et  Mar- 
seille, peut  disparaître  en  un  clin  d'œil.  Nous  nous  épouvantons  de 
ce  qui  nous  arrive  ;  ce  ne  sont  que  des  avertissements,  que  des  jeux 
d'enfants,  et,  comme  disent  les  savants,  des  prodromes.  Un  tel  sujet 
se  dérobe  aux  investigations  de  Fesprit  humain  ;  mais  il  est  accessi- 
ble aux  hypothèses.  Supposons,  par  exemple,  deux  ou  trois  tremble- 
ments de  terre  qui  intervertissent,  l'un,  le  cours  du  Rhin  ;  l'autre, 
le  cours  du  Danube  ;  l'autre,  le  cours  de  la  Seine,  de  la  Loire  et  du 
Rhône  et  essayez  de  mesurer  les  suites  d'une  catastrophe  qui  peut 
s'accomplir  en  une  minute.  L'esprit  humain  s'embarrasse  volontiers, 
lorsqu'il  se  sent  aux  prises  avec  les  œuvres  de  Dieu.  Son  embarras 
est  naturel,  facile  à  comprendre,  mais  n'a  pas  le  sens  commun.  Au 
XIV®  siècle,  dans  un  temps  moins  pervers  que  le  nôtre,  qui  avait 
encore  la  foi  et  de  bonnes  mœurs,  il  suffît  à  Dieu  de  dissoudre  dans 
Tair  un  grain  de  poison,  et  en  deux  ans,  la  peste  noire  faucha  les 
trois  quarts  du  genre  humain.  Maintenant,  rois  et  peuples,  ayez  un 
peu  plus  d'intelligence,  et  vous  comprendrez  qu'une  grande  crise  sur 
le  genre  humain  s'explique  aisément  et  s'accomplit  plus  aisément 
encore. 

10°  Le  triomphe.  —  «  Alors  se  fera  la  paix,  la  réconciliation  de  Dieu 
avec  les  hommes  ;  Jésus-Christ  sera  servi,  adoré,  glorifié.  Les  nou- 
veaux rois  seront  le  bras  droit  de  la  sainte  Eglise,  qui  sera  forte,  hum- 
ble, pieuse,  pauvre,  zélée  et  initiatrice  des  vertus  de  Jésus-Christ. 
L'Evangile  sera  prêché  partout  ;  les  hommes  feront  de  grands  pro- 
grès dans  la  foi,  parce  qu'il  y  aura  unité  parmi  les  ouvriers  de  Jésus- 


LA    SALETTE  577 

Christ  et  que  les  hommes  vivront  dans  la  crainte  de  Dieu.  »  Ce  sera 
le  triomphe  promis  pour  vingt-cinq  ans,  triomphe  que  rien  ne  pré- 
pare actuellement,  qui  sera  toutefois  l'œuvre  commune  de  la  péni- 
tence et  de  la  miséricorde  divine.  Ce  qui  paraît  de  plus  clair,  c'est 
que  cette  paix  sera  le  produit  naturel  de  la  répudiation  des  doctrines 
révolutionnaires  et  la  proclamation  parfaite  du  droit  divin  de  la 
sainte  Eglise.  Cette  sainte  mère  Eglise,  qui  est  vraiment  la  mère  des 
âmes  et  la  mère  des  nations,  cette  mère  dont  on  a  tant  méconnu  la 
maternité,  maudit  la  grâce  et  violé  les  prérogatives,  elle  rentrera 
dans  la  pleine  possession  de  ses  droits  sacrés  et  cela  suffira  pour 
faire  descendre  momentanément  le  paradis  sur  la  terre.  —  L'abbé 
Parent,  dans  son  livre  sur  le  Secret  complet  de  la  Salette,  p.  55, 
fait  ces  réflexions  :  «  Si  les  prophéties  de  malheurs  sont  condition- 
nelles, les  promesses  de  Dieu,  ses  faveurs,  ses  grâces  sont  absolu- 
ment assurées  et  indubitables,  puisqu'elles  dépendent  de  lui  seul,  et 
non  de  la  faiblesse  et  de  la  versatilité  humaines.  Si  donc  le  secret  de 
la  Salette  doit  nous  faire  craindre  et  trembler  avec  raison,  à  la  vue 
de  l'avenir,  il  doit  surtout  nous  consoler,  nous  fortifier  et  nous  ré- 
jouir fortement.  Par  conséquent,  propager  la  grande  nouvelle  de  la 
Sainte  Vierge  est  un  acte  de  charité  envers  le  prochain,  en  lui 
faisant  éviter  la  colère  de  Dieu,  en  se  convertissant  au  plus  tôt.  A 
l'heure  de  la  grande  crise,  ce  document  sera  une  pièce  justificative 
de  la  Providence,  qui  ne  punit  qu'à  cause  du  péché  et  en  proportion 
des  crimes.  Il  sera  le  plus  ferme,  le  meilleur  et  même  le  seul  motif 
d'espérer,  quand  on  croira  que  tout  est  perdu.  Un  temps  de  pros- 
périté doit  revenir,  non  seulement  pour  la  France  et  l'Europe  chré- 
tienne, mais  encore  pour  l'univers  tout  entier.  Il  doit  se  convertir 
successivement  et  très  rapidement  à  la  religion  catholique,  formant 
alors  de  l'humanité  entière  un  seul  troupeau,  sous  la  houlette  d'un 
seul  Pasteur,  le  vicaire  de  Jésus-Christ,  à  Rome.  » 

11°  La  fin  du  monde.  —  La  fin  du  monde  est  le  plus  grand  mys- 
tère de  l'histoire.  Ce  qu'on  en  sait  de  plus  clair,  c'est  que,  le  monde 
ayant  commencé,  doit  finir.  Quand  ?  comment?  dans  quelles  circons- 
tances ?  Il  a  été  dit,  là-dessus,  tant  de  choses,  qu'on  en  formerait  des 
volumes,  pleins  de  terribles  récits,  le  plus  souvent  contradictoires. 
Hist.  de  l'Eglise .  —  T.  xliv  37 


S78  PONTIFICAT    DE    LÉON   XIU 

On  sait  en  gros  que,  le  monde,  purifié  une  première  fois  par  le  dé- 
luge, doit  Tètre  une  seconde  fois,  par  le  feu.  Quel  feu?  et  avant  ce 
feu,  les  théologiens  s'accordent  à  dire  que  l'Evangile  sera  prêché  par 
toute  la  terre  et  qu'il  y  aura  un  grand  Antéchrist.  Le  duel  entre  le 
Christ  et  l'Antéchrist  sera  le  dernier  acte  de  l'histoire.  L'histoire, 
ici,  n'a  pas  à  s'embarquer  dans  l'interprétation,  nécessairement  du- 
bitative, des  derniers  actes  du  drame.  La  seule  conclusion  chré- 
tienne, morale  et  pratique,  c'est  décrier  aux  pécheurs  :  Conversion  I 
Pour  se  convertir,  il  faut  écouter  la  parole  de  Dieu  et  surtout  prier. 
Par  la  conversion,  on  peut  écarter  la  colère  de  Dieu,  ou,  du  moins, 
atténuer  ses  coups.  Mais  les  pervers  se  convertissent  difficilement  ; 
c'est  donc  aux  justes  à  se  préserver  des  châtiments  destinés  princi- 
palement aux  pécheurs.  Dieu,  dit  Bossuet,  bouleverserait  tout  un 
pays  pour  le  salut  d'une  âme,  tant  cette  âme  lui  est  chère,  tant  son 
salut  lui  importe  pour  l'éternité.  N'est-il  pas  écrit  que  Dieu  ne  gou- 
verne ce  monde  qu'en  vue  du  salut  de  ses  élus.  La  plus  grande  mar- 
que de  la  colère  de  Dieu,  c'est  de  laisser  le  pécheur  sans  remords. 
Par  conséquent,  paix  aux  justes,  confiance  et  abandon  fiHal  à  la 
Providence.  Les  malheurs  doivent  sauver  beaucoup  plus  d'âmes  que 
la  léthargie  d'une  fausse  paix.  Ne  craignons  pas  d'appeler  Jésus,  le 
divin  médecin  des  âmes  et  disons-lui  avec  foi  :  Venez,  tranchez  les 
membres  pourris  de  la  société  chrétienne  et  sauvez  le  reste  du  corps 
mystique  de  Jésus-Christ,  vengez  aussi  le  sang  des  victimes,  le  sang 
des  justes  persécutés  par  les  impies.  Venez  et  régnez,  Sauveur  Jésus  : 
Amen^  veni  Domine.  (Apoc.  XXII ^  20.) 

P.  S.  —  Evidemment  un  tel  secret  est  terrible  ;  il  est  bon  d'en 
connaître  l'objet  et  les  contre-coups  possibles  ;  mais  il  ne  faut  pas 
s'en  effrayer,  encore  moins  se  fanatiser  pour  une  telle  vision.  Nous 
n'avons  pas  besoin  de  cela  pour  être  bons  et  parfaits  chrétiens  ;  il 
suffit  de  nous  tenir  à  la  consigne  générale  de  pénitence.  C'est  pru- 
dence de  ne  pas  trop  se  prononcer.  Mélanie  était  une  enfant  obtuse, 
lorsque  la  Sainte  Vierge  lui  parla  ;  elle  n'écrivit  que  longtemps  après. 
Dans  cet  intervalle  elle  avait  passé  par  les  étamines  de  l'instruction 
et  de  l'éducation  ;  elle  avait  voyagé  beaucoup,  elle  avait  subi  beau- 
coup de  frottements  et  d'influences.  Le  thème  qu'elle  portait  dans  son 


LOURDES  579 

âme  a  dû  évoluer,  se  préciser,  se  modifier  ;  il  a  dû  subir  toutes  les 
fortunes  de  la  composition  littéraire.  Par  conséquent,  quant  à  donner, 
à  ce  secret,  Tattention  qu'il  mérite,  il  ne  faut  rien  exagérer. 

§  II.  —  LOURDES 

Lourdes,  avant  l'apparition  de  la  Sainte  Vierge,  n'était  qu'une  bour- 
gade perdue  dans  les  gorges  des  Pyrénées  (d)  ;   depuis  l'apparition 
de  la  Sainte  Vierge  à  Bernadette  Soubirous,  Lourdes  est  un  centre 
religieux,  moral  et  mystique  du  monde  entier.  Ce  qu'étaient  autre- 
fois Rome,  Jérusalem  et  St-Jacques  de  Gompostelle,  Lourdes  l'est 
devenu.  Non  pas  au  détriment  de  Rome  et  de  Jérusalem,  qui  ont 
repris  leur  place  dans  le  mouvement  de  résurrection  des  pèlerina- 
ges ;  mais  par  une  adjonction   surnaturelle,  par  une  création  mer- 
veilleuse de  la  puissance  divine.  Ce  phénomène  n'est  pas  naturelle- 
ment explicable  ;   liOurdes   n'avait  rien  dans  son   passé  qui  pût 
pronostiquer  cet  avenir.  Lourdes,  il  est  vrai,  avait  été,  dans  les  temps 
anciens,  comme  Delphes,  comme  Dodone,  comme  l'antre  de  Gacus, 
un  centre  de  satanisme,  fait  qui  appartient  d'ailleurs  au  surnaturel 
diabolique.  Mais  quand  il  plairait  à  Dieu  d'opposer,  à  cette  occupa- 
tion séculaire  de  Satan,  une  reprise  de  possession,  personne  ne  pou- 
vait ni  le  dire,  ni  le  soupçonner.   Le  dix-neuvième   siècle  était  en 
train  de  passer  sur  la  face  du  monde,  lorsque  tout  à  coup  se  produi- 
sit, au  sein  de  ces  montagnes,  le  fait  qui  allait  ébranler  l'univers  et 
l'amener  ici.  C'est  Dieu  qui  a  fait  cela  ;  nous  en  avons  le  miracle 
sous  les  yeux. 

1*^  Le  fait.  —  Lourdes  est  une  petite  ville  des  Pyrénées,  située  à 


(1)  Lourdes  n'était  pas,  du  reste,  inconnu  ;  c'était,  au  contraire,  une  étape, 
un  centre  important  pour  le  passage  des  invasions  barbares  et  des  armées 
françaises  et  anglaises.  Charlemagne  assiégea  la  forteresse  ;  Duguesclin,  égale- 
ment ;  et  Vauban  en  rétablit  les  fortifications.  La  tour  actuelle  est  encore 
une  tour  maure.  Après  Poitiers,  les  débris  des  bandes  musulmanes  s'étaient 
arrêtées  ici,  avec  l'intention  d'y  rester.  Un  prêtre,  l'abbé  Mislin,  alla  silen- 
cieux de  foyer  en  foyer  soulever  les  populations  et  fut  le  libérateur  du  pays. 
Les  musulmans  furent  écrasés  dans  les  plaines  d'Ossun,  par  les  paysans  bas- 
ques. 


580  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

Tembouchure  des  vallées  du  Lavedan,  sur  les  rives  du  gave  de  Pau. 

Un  jour,  le  11  février  1858,  trois  petites  filles  s'en  allaient  amasser 
du  bois  mort,  sur  la  rive  du  torrent,  au  pied  des  roches  Massabielle. 
L'une  d'elles,  Bernadette  Soubirous,  restée  un  peu  en  arrière,  allait 
prendre  part  à  la  besogne  commune,  quand,  dans  Tanfractuosité  de 
la  grotte,  elle  vit,  dans  i«ine  lumineuse  atmosphère,  une  dame  d'une 
incomparable  beauté.  Ne  sachant  que  prier,  ravie,  hors  d'elle-même, 
Bernadette  saisit  son  chapelet  et  tomba  à  genoux  dans  une  profonde 
extase.  L' Angélus  de  midi  sonnait  au  clocher  de  la  paroisse. 

La  vision  se  manifesta  de  nouveau  le  14  ;  le  18,  Bernadette  s'en 
fut  encore  vers  les  roches  Massabielle,  avertie  par  une  voix  intérieure 
que  la  dame  allait  lui  apparaître  de  nouveau.  Au  début  de  l'appari- 
tion, la  voyante  présentait,  à  la  dame,  une  plume  et  du  papier.  Alors, 
pour  la  première  fois,  la  dame  rayonnante  parla  :  «  Ce  que  j'ai  à 
vous  dire,  je  n'ai  pas  besoin  de  l'écrire.  Faites-moi  seulement  la 
grâce  de  venir  ici  pendant  quinze  jours.  —  Je  vous  le  promets,  ré- 
partit Bernadette.  —  Et  moi  je  vous  promets  de  vous  rendre  heu- 
reuse, non  en  ce  monde,  mais  dans  l'autre.  » 

Le  bruit  de  ces  faits  étranges  se  répandit  promptement  dans  la 
contrée.  La  foule  vint,  peu  à  peu,  chaque  jour  plus  nombreuse, 
pour  voir  Bernadette  en  extase.  Vu  les  circonstances,  toutes  les 
conjectures  étaient  permises  ;  toutes  avaient  cours. 

Le  23  février,  une  source  jaiUit  du  rocher  sous  la  main  de  Ber- 
nadette. A  dater  de  ce  jour,  les  guérisons  miraculeuses  commencè- 
rent, pour  ne  plus  cesser.  Quelques  semaines  plus  tard,  en  la  fête 
de  l'Annonciation,  l'être  éblouissant  prononça  cette  grande  parole, 
qui  devait  retentir  jusqu'aux  extrémités  du  monde  catholique  :  «  Je 
suis  l'Immaculée  Conception  ». 

Cependant  le  curé  de  Lourdes,  Peyramale,  restait  prudemment 
étranger  à  ce  fait  extraordinaire,  bien  qu'il  n'eût  point  refusé  d'y 
croire.  De  son  côté,  le  pouvoir  civil  prenait,  envers  les  foules,  de 
plus  en  plus  empressées,  les  mesures  les  plus  vexatoires.  Au  bout 
de  quatre  ans,  l'évêque  de  Tarbes,  Bertrand-Sévère  Laurence,  insti- 
tuait une  commission  d'enquête,  chargée  d'étudier  les  événements. 
Attendre,  pensait  il,  ne  saurait  rien  compromettre,  quand  il  s'agit 


LOURDES  581 

des  œuvres  du  Dieu  qui  tient,  en  ses  mains,  le  temps  et  l'œuvre  des 
siècles. 

L'apparition  avait  demandé,  h  Bernadette,  une  chapelle,  et,  sur 
les  roches  de  Massabiclle,  s'éleva  bientôt  une  blanche  basilique. 
L'apparition  avait  demandé  que  le  monde  vînt,  les  multitudes  sont 
accourues  et  continuent  d'accourir  :  les  miracles  se  sont  multipliés, 
la  charité  rayonne,  l'incrédulité  vaincue  ne  peut  plus  s'inscrire  en 
faux  contre  les  faits. 

La  répercussion  qui  se  produisit  dans  le  public  et  dans  la  presse, 
fut  universelle  et  soudaine.  Depuis  quarante-cinq  ans,  elle  n'a  fait 
que  croître  et  s'agrandir. 

En  deux  mots,  du  11  février  1858  au  mois  de  juillet  de  la  môme 
année,  la  très  Sainte  Vierge  apparut  dix-huit  fois  à  Bernadette  Sou- 
birous,  à  Lourdes,  sur  les  bords  du  Gave,  dans  une  caverne  de  la 
montagne  Massabielle  :  voilà  le  point  de  départ  ;  voici  maintenant  le 
point  d'arrivée  d'un  événement  des  plus  importants  du  xix®  siècle, 
phénomène  peut-être  sans  exemple  dans  l'histoire  de  l'Eglise. 

2°  La  situation  actuelle.  —  Le  voyageur,  qui  vient  de  traverser 
Lourdes,  franchit  le  Gave  sur  un  pont  neuf,  construit  en  pierres  de 
taille.  Au  sortir  du  pont,  le  voyageur  aperçoit  devant  lui  une  pelouse 
assez  étendue  ;  à  sa  droite  et  à  sa  gauche  s'ouvrent  deux  larges  ave- 
nues. Divers  monuments  isolés  attirent  d'abord  son  attention  :  l'aune 
statue  de  S.  Michel  Archange  qui  foule  de  son  pied  et  perce  de  sa 
lance,  le  corps  et  la  tète  de  l'ange  déchu  ;  2''  une  grande  croix,  éri- 
gée par  les  Bretons,  en  témoignage  de  leur  foi  granitique  aux  mys- 
tères de  Lourdes  ;  3°  une  grande  et  belle  statue  de  la  Sainte  Vierge, 
en  marbre  de  Garare,  debout  dans  sa  majesté,  et  couronnée  au  nom 
du  Pape  Léon  XIIL  La  statue  de  la  Vierge  a,  devant  ses  pieds,  une 
grande  place  où  peuvent  s'assembler  d'innombrables  pèlerins,  et  où 
les  Pierre  l'Ermite  de  notre  âge,  du  haut  d'une  petite  tribune,  peu- 
vent haranguer  les  masses  populaires.  A  l'extrémité  opposée  de  la 
grande  place,  s'ouvre  l'église  du  Saint-Rosaire  ;  elle  est  à  fleur  de 
terre,  en  croix  latine,  avec  un  dôme,  le  tout  décoré  de  riches  orne- 
ments. C'est  là  que  peuvent  se  déverser,  se  partager  les  pèlerinages 
trop  nombreux  pour  contenir  dans  une  seule  église,  et  où  se  dressent 


582  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

les  confessionnaux  où  les  pèlerins  peuvent  purifier  leur  conscience 
par  Taveu  de  leurs  fautes.  De  chaque  côié  de  Téglise  du  Rosaire, 
une  voie  ascendante  conduit  à  la  basilique  de  Lourdes.  Cette  basilique 
eet  elle-même  double,  comme  Notre-Dame  de  Chartres  ;  elle  a  une 
crypte  très  recueillie  ;  là  encore  se  trouvent  des  confessionnaux. 
Au-dessus  de  la  crypte,  la  basilique  érigée  sur  la  montagne,  à  mi- 
côte,  dans  toutes  les  splendeurs  du  style  ogival,  avec  toutes  les  plus 
riches  décorations  qu'a  pu  prodiguer  la  reconnaissance  des  pèlerins. 
Les  parois  des  trois  églises  sont  couvertes  d'ex-voto,  témoignages 
spontanés  des  guérisons  merveilleuses  obtenues  soit  en  invoquant  la 
Sainte  Yierge,  soit  en  lavant  quelque  membre  malade,  soit  en  pre- 
nant un  bain  dans  les  piscines.  Tels  sont,  dans  un  espace  relative- 
ment restreint,  les  principaux  monuments  de  Lourdes. 

Au-dessous  de  la  basilique,  deux  choses  attirent  votre  attention  : 
les  piscines  et  la  grotte  :  la  grotte  où  la  Sainte  Vierge  apparut  à  Ber- 
nadette Soubirous.  A  Tendroit  où  elle  apparut,  dans  une  excavation 
faite  de  main  d'homme,  se  trouve  une  statue  exacte  de  l'apparition. 
Une  grille  sépare  la  grotte  de  la  voie  publique.  Dans  cette  grotte 
s'ouvrent  deux  portes,  l'une  à  droite,  pour  l'entrée  des  visiteurs  ; 
l'autre,  à  gauche,  pour  leur  sortie.  L'intérieur  de  la  grotte  est  resté 
tel  ;  on  y  a  dressé  seulement  quelques  chandeliers  pour  recevoir  des 
cierges,  dont  la  combustion  et  la  lumière  symbolisent  heureusement 
la  pénitence  des  pèlerins  et  les  illuminations  qu'elle  produit. 

Maintenant,  de  l'autre  côté  de  la  basilique,  sur  le  versant  de  la 
montagne,  au  levant,  est  érigé  un  chemin  de  la  croix.  Les  person- 
nages des  quatorze  stations  y  figurent  en  grandeur  naturelle.  Ce  sont 
des  statues  de  fonte  sorties  des  fonderies  du  Val  d'Osne,  grande 
usine,  qui  forme,  avec  les  usines  de  Brousseval  et  de  Sommevoire, 
un  triple  groupe  producteur  d'art  industriel.  Toutes  ces  stations  sont 
belles,  mais  leur  plus  bel  ornement,  c'est  la  piété  des  pèlerins  qui 
suivent  Jésus-Christ  sur  la  voie  du  Calvaire. 

Derrière  la  basilique,  se  dessinent  des  chemins  en  lacets,  plantés 
d'arbres.  L'ensemble  est  borné,  en  bas,  par  le  Gave,  rivière  assez 
abondante  pour  former  une  clôture  de  pleine  sécurité  :  le  surplus 
du  périmètre  est  fermé  par  des  murs  d'une  suffisante  élévation.   A 


LOURDES  583 

côté  de  la  basilique,  à  Topposé  du  Gave,  se  dressent  les  habitations 
des  prêtres  qui  desservent  les  sanctuaires  de  Lourdes.  Les  lieux 
illustrés  par  l'apparition  de  la  Sainte  Vierge  et  remplis  des  divers 
monuments  dont  nous  venons  de  parler,  se  couronnent  des  hauteurs 
des  Pyrénées.  Ce  ne  sont  pas  des  roches  nues,  mais  des  contours 
pierreux  où  pousse  une  herbe  rare.  Des  hauteurs  opposées,  vous 
embrassez,  d'un  seul  regard,  le  pèlerinage  de  Lourdes  et  vous  pouvez 
en  suivre  exactement  les  exercices. 

Ces  exercices  se  composent  :  de  processions  ;  de  prédications  et 
des  divers  offices  de  la  liturgie^  messes,  vêpres,  saints  du  Saint-Sa- 
crement. Les  processions  se  déroulent  de  la  droite  de  la  basilique, 
enveloppent  les  cours  et  les  pelouses  et  reviennent  par  la  gauche,  à 
la  basilique.  Les  pèlerins  portent  des  flambeaux  et  chantent  des  can- 
tiques populaires  d'amour  à  Marie.  Les  prédications  s'y  font  dans  la 
forme  ordinaire  ;  divers  prédicateurs  éminents.  Pie,  Freppel,  entre 
autres,  s'y  sont  fait  entendre.  Le  discours  le  plus  mémorable  est 
celui  du  P.  Goubé,  prononcé  devant  cinquante  mille  hommes,  avec 
une  éloquence  digne  d'un  S.  Bernard. 

Tel  est  aujourd'hui,  18  septembre  1905,  le  panorama  du  pèleri- 
nage de  Lourdes.  Ce  pèle^rinage,  inauguré  par  une  vision,  par  une 
apparition  de  la  Sainte  Vierge,  se  continue  depuis  1858,  par  des 
scènes  comparables  aux  visions  de  l'Apocalypse.  Là,  vous  voyez 
apparaître  les  chœurs  des  vierges,  les  anges  de  la  terre  ;  les  chœurs 
des  confesseurs  et  des  saintes  femmes  qui  portent,  dans  la  vie  com- 
mune, l'héroïsme  des  vertus  ;  les  chœurs  des  prêtres  et  des  pontifes, 
les  vingt-quatre  vieillards  jetant  des  couronnes,  la  Vierge  pleine  de 
grâce  et  l' agneau  immolé,  comme  mort,  mais  vivant  et  triomphant, 
roi  immortel  des  siècles  et  rédempteur  des  âmes. 

30  Premiers  zélants.  —  Entre  le  point  de  départ  et  le  point  d'arri- 
vée, s'écoulent  quarante-sept  ans.  Pendant  cet  espace  de  temps,  que 
Tacite  eût  appelé  trois  fois  grande  mortalis  œvi  spalium,  se  sont 
produites  beaucoup  d'initiatives,  ont  agi  beaucoup  d'hommes,  se  sont 
élevés  de  remarquables  monuments.  A  l'origine,  c'est  un  désert  et 
Lourdes  n'est  qu'une  bicoque  sans  importance  ;  maintenant  c'est  un 
centre  d'attraction  du  monde  entier.  Quels  ont  été  les  agents  de  ces 


584  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIU 

transformations  ;  pourquoi  se  sont-ils  déterminés  à  l'action  ?  Gom- 
ment ont-ils  pu  aboutir  à  d'aussi  gigantesques  résultats?  Ces  questions 
sont,  pour  Thistoire  contemporaine,  pour  la  foi,  pour  les  mœurs, 
pour  la  restauration  de  la  chose  publique,  des  affaires  de  premier 
ordre,  des  questions  à  examiner  d'urgence. 

Nous  voilà  bien  loin  du  temps  où,  simple  rédacteur  au  Rosier  de 
Marie,  nous  posions,  d'une  plume  timide,  la  question  de  la  reprise 
des  pèlerinages  du  moyen  âge,  et  pronostiquions  que  cette  reprise 
serait  la  pierre  d'attente  d'une  croisade  à  l'intérieur.  Dès  lors,  on  ne 
pouvait  pas  contester  la  nécessité  d'une  réaction  contre  les  grandes 
hérésies  du  temps  présent,  surtout  contre  le  rationalisme  et  le  natu- 
ralisme. C'était  comme  une  chose  reçue  qu'à  la  raison  seule  appar- 
tenait le  directoire  de  la  vie,  et  que  la  vie,  renfermée  dans  le  cercle 
étroit  de  la  nature,  ne  devait  pas  pousser  plus  loin  qu'une  vulgaire 
honnêteté.  Mais  les  pèlerinages  étaient  tombés  en  désuétude  depuis 
des  siècles  et  n'existaient  même  plus  à  l'état  de  dévotions  locales. 
Dans  l'Eglise  même,  le  cardinal  Morlot,  archevêque  de  Paris,  consulté 
parle  curé  de  Saint-Séverin,  l'abbé  Hanicle,  voyait,  au  pèlerinage  de 
Boulogne  sur-Mer,  plus  d'inconvénients  que  d'avantages.  Malgré 
cette  improbation,  les  pasteurs  des  âmes  s'efforçaient  de  mener  leurs 
ouailles,  dans  le  Nord,  à  Notre-Dame  de  la  Treille  et  à  Boulogne  ;  dans 
l'Ouest,  à  Sainte-Anne  d'Auray  ;  dans  le  Sud,  à  Roc-Amadour  et  à 
Notre-Dame  de  la  Garde  ;  dans  l'Est,  à  Fourvière,  A  la  rédaction  du 
Rosier  de  Marie,  nous  avions  dressé  une  carte  des  anciens  pèlerinages 
et  nous  en  recommandions  chaudement  la  résurrection.  Un  sulpicien, 
Tabbé  Hamon,  nous  était  venu  en  aide  par  les  cinq  ou  six  volumes 
de  Notre-Dame  de  France.  On  commençait  à  découvrir  les  parfums 
des  temps  passés. 

Après  1870,  après  les  défaites  et  les  abaissements  de  la  France, 
les  masses  populaires,  gardiennes  des  terribles  traditions  de  la 
justice  divine,  commencèrent  à  s'ébranler.  Leur  mise  en  branle, 
d'abord  locale,  se  générahsait  trois  ans  plus  tard.  Une  partie  de  la 
France,  comme  au  temps  des  croisades,  se  trouva  debout,  pleine 
d'élan  pour  le  saint  voyage,  Fourvière,  Notre-Dame  de  la  Garde, 
Notre-Dame  de  Boulogne,  tous  les  vieux  sanctuaires,  virent  s'élever, 


LOURDES 


585 


à  côté  d'eux,  les  sanctuaires  plus  jeunes  de  La  Salette,  de  Paray-le- 
Monial,  de  Lourdes,  de  Pontmain,  qui  paraissaient  attirer  toutes  les 
préférences.  Dans  ce  premier  mouvement  d'enthousiasme  religieux, 
un  groupe  de  députés  catholiques  \oulut  consacrer  la  France  au 
Sacré-Cœur,  dans  le  sanctuaire  môme  près  duquel  Jésus-Christ  avait 
apparu  à  Marguerite-Marie.  La  construction  d'une  hasilique  monu- 
mentale, sur  les  hauteurs  du  Montmartre  parisien,  fut  décidée  ;  la 
Gaule  pénitente  voulut,  par  l'.organe  de  ses  mandataires,  promettre, 
au  Sacré-Cœur,  sa  résipiscence  et  son  retour,  non  seulement  aux  tra- 
ditions, mais  aux  principes,  aux  dogmes,  aux  vertus  du  grand  culte 
de  la  patrie. 

¥^Les  hérauts  de  f apparition .  —  Depuis  lors,  graduellement, 
c'est  Lourdes  qui  a  prévalu  et  qui  paraît,  non  pas  tout  effacer,  ni 
absorber,  mais  reléguer  au  second  plan.  C'est  Lourdes  qu'il  faut 
particulièrement  étudier,  en  allant,  comme  c'est  justice,  aux  sources. 
C'est  le  motif  qui  nous  a  amené  à  Lourdes,  pour  parler  du  pèle- 
rinage de  Lourdes,  dans  Lourdes  même. 

Le  premier  qui  attira,  sur  Lourdes  ,  l'attention  publique  ,  fut 
Henri  Lasserre  de  Monzie.  C'était  un  jeune  écrivain  de  notre  géné- 
ration littéraire.  Esprit  exact,  plume  alerte,  vive,  un  peu  caustique, 
il  vint  à  Lourdes  pour  procéder  à  un  inventaire  sur  place,  et  se  pas- 
sionna pour  son  sujet.  Plume  à  la  main  il  donna,  dans  la  Revue  du 
monde  catholique,  une  série  d'articles  qui  devaient  former  plus 
tard  r  «  Histoire  de  Notre-Dame  de  Lourdes  ».  Entre  chaque  article,  il 
mettait  un  espace  suffisant,  pour  parler  avec  une  superbe  assurance. 
Quand  cette  histoire  parut  en  volume,  à  l'inverse  des  articles  dont  la 
publication  épuise  la  vertu,  parfois  la  surpasse,  le  volume  fut  lu,  tra- 
duit dans  toutes  les  langues  civilisées  et  goûté  de  tout  l'univers.  L'his- 
toire se  complétait,  en  1870,  d'un  volume  sur  les  Guérisons  mira- 
culeuses de  Lourdes  ;  ce  sont  des  guérisons,  l'épithète  miraculeuse  ne 
tranche  pas  la  question  de  droit  par  la  décision  privée  d'un  auteur. 
Vinrent  ensuite  deux  iMois  de  Marie  de  N.-D.  de  Lourdes  ;  ^m?,  Ber- 
nadette sœur  Marie-Bernard  ;  puis  le  Curé  de  Lourdes^  Mgr  Pey- 
ramale.  Lasserre  avait  fait,  de  Lourdes,  son  domaine,  et  s'y  était 
comme    créé  une    puissance  qu'il  voulait  exercer  en  maître.  Les 


586  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

maîtres  de  la  critique  ont  épuisé,  sur  ces  divers  écrits,  toutes  les 
formes  de  la  louange  ;  mais  un  peu  par  camaraderie.  Le  style  de 
Lasserre  est  personnel,  ce  n'est  pas  un  défaut,  mais  il  a  le  tort 
d'être  souvent  caustique  et  excessif.  L'auteur  s'est  donné  des  torts 
vis-à-vis  des  personnes  ;  il  s'en  est  donné  de  plus  graves,  sur  le  chef 
des  doctrines,  du  moins  si  j'en  crois  le  P.  Hilaire  de  Paris.  Le  Nou- 
veau mois  de  Marie  a  été  interdit,  pour  Autun,  par  le  cardinal  Per- 
raud  ;  la  biographie  de  sœur  Marie- Bernard  a  été  contestée  par  Au- 
gustin Forcade,  évêque  de  Nevers.  Quant  au  fond,  ces  divers  travaux 
se  sentent  de  pélagianisme.  Lasserre  explique  l'Immaculée-Goncep- 
tion  par  l'ordre  naturel,  par  les  bassins  dépuratifs  qui  purifient 
successivement  l'eau  bourbeuse  et  l'amènent,  par  un  dépouillement 
parfait,  à  la  limpidité  de  l'eau  pure. 

Un  prêtre  originaire  des  Pyrénées,  l'abbé  Moniquet,  a  relevé  les 
erreurs  de  Lasserre  dans  deux  ouvrages  ;  l'un  intitulé  :  Le  cas  de 
M.  Lasserre  ;  l'autre,  Notre-Dame  de  Lourdes.  Ce  sont  deux  ouvra- 
ges d'un  homme  bien  informé,  qui  ne  manque  ni  de  critique,  ni 
d'esprit,  mais  qui  veut  l'emporter  par  la  force  des  preuves  ou  par 
l'évidence  de  la  raison. 

Un  ouvrage  analogue  aux  Guérisons  miraculeuses^  ce  sont  les 
Trente  beaux  miracles  racontés  par  Mgr  de  Ségur,  avec  piété  et 
grâce,  comme  c'était  la  coutume  de  l'auteur,  mais  encore  sans  l'au- 
torité canonique  qui  procède  dans  les  formes  et  tranche  par  une 
décision  d'autorité. 

Pour  ne  pas  nous  perdre  dans  les  infiniment  petits,  nous  ne  cite- 
rons plus  que  quatre  ouvrages.  Selon  la  date  d'apparition,  1891,  le 
premier  est  Lourdes^  histoire  médicale^  par  le  docteur  Boissarie.  Cet 
honorable  praticien  est  le  médecin  attaché  à  la  grotte,  pour  les  cons- 
tatations médicales.  Depuis  plus  de  quarante  ans,  il  a  vu  tous  les  cas 
d\amélioration  et  de  guérison  ;  il  en  a  conféré  contradictoirement  avec 
ses  confrères  de  tous  pays,  souvent  avec  des  professeurs  et  des  savants 
d'Académie  ;  il  a  su  répondre  à  toutes  les  objections  ;  il  a  su  surtout 
ne  pas  se  presser,  réserver  à  propos  son  jugement  personnel  et  ne 
parler  qu'à  bon  escient.  Dans  sa  sphère  spéciale  le  docteur  Boissarie^ 
est  également  remarquable  par  son  bon  sens,  par  sa  science  et  par 


LOURDES 


.^87 


sa  conscience.  C'est  la  sagesse  de  l'homme  dans  toutes  les  condi- 
tions qui  assurent  son  crédit. 

En  11)01,  paraît  l'ouvraj^e  du  P.  Gros,  jésuite,  intitulé:  Notre- 
Dame  de  Lourdes,  récits  et  mystères,  avec  cette  parole  de  Bernadette 
en  épigraphe  :  ^c  Ce  qu'on  écrira  de  plus  simple  sera  le  meilleur  ; 
quand  on  lit  la  passion,  je  suis  plus  touchée  que  quand  on  me  l'ex- 
plique. »  L'ouvrage  répond  parfaitement  à  cette  devise;  c'est  l'his- 
toire analytique,  descendue  aux  plus  intimes  détails  et  d'une  grande 
douceur  de  lecture. 

En  1903,  Tabbé  Gabriel  Delpuech  se  place  aux  antipodes  du  P. 
Gros.  Le  sous-titre  de  son  livre  sur  Notre-Dame  de  Lourdes,  Foi  et 
Raison,  indique  l'arrivée  d'un  philosophe  chrétien.  L'apparition,  les 
pèlerinages,  les  miracles  de  Lourdes,  ont  été  attaqués,  niés  au  nom 
de  la  science  ;  c'est  au  nom  de  la  science  qu'il  vient  répondre  aux 
Gharcot,  aux  Littré,  aux  Bernheim,  à  toute  la  légion  d'impies  qui  se 
croient  des  savants.  D'après  eux,  le  surnaturel  a  fait  son  temps  ; 
jamais  on  n'a  constaté  un  miracle  ;  le  miracle  n'est  pas  un  signe  de 
la  puissance  de  Dieu,  c'est  une  marque  d'ignorance.  Le  ciel  des 
théologiens  n'est  peuplé  que  de  fantômes.  La  science  a  consommé 
le  divorce  entre  l'Eglise  et  la  société  moderne.  G'est  à  ces  allégations 
outrecuidantes  que  répond  notre  auteur  ;  et  il  prouve  qu'elles  n'ont 
pas  la  moindre  valeur  au  nom  de  la  science.  La  science  est  enfermée 
dans  une  sphère  au-dessous  du  surnaturel  ;  elle  n'a  aucun  titre  ni 
pour  le  nier,  ni  pour  le  contester. 

En  1905,  paraît  par  sa  date  le  dernier  ouvrage  sur  Notre-Dame  de 
Lourdes  ;  c'est  une  histoire  critique  des  événements,  des  apparitions 
et  guérisons  par  Georges  Bertrin,  professeur  d  histoire  à  l'Institut 
catholique  de  Paris,  écrivain  favorablement  connu,  qui  promet  en- 
core plus  qu'il  n'a  donné  jusqu'ici.  L'auteur  lait  cette  juste  remar- 
que :  Les  faits  merveilleux  de  Lourdes  n'appartiennent  pas  au  do- 
maine de  la  foi  ;  mais  la  définition  de  l'Immaculée-Gonception  en 
reçoit  une  ratification  miraculeuse  ;  et  l'autorité  qui  l'a  définie  est 
consacrée  par  Dieu  même.  G  est  juste.  Nous  n'entendons  rien  ôter 
au  mérite  de  l'ouvrage  ;  mais  un  agrégé  des  lettres  nous  paraît  moins 
compétent  qu'un  professionnel,  qu'un  médecin,  comme  le  docteur 
Boissarie,  pour  décider  sur  les  cas  de  guérison. 


588  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Dans  tous  ces  ouvrages,  mentionnés  ici,  à  cause  de  leur  incontes- 
table mérite,  nous  ne  voyons  pas  encore  Fouvrage  de  grande  science 
théologique.  La  théologie  est  la  science  mère  de  l'Eglise.  Les  philo- 
sophes, les  historiens,  les  critiques,  les  controversistes,  les  méde- 
cins, les  physiciens,  les  chimistes  ont  tous,  plus  ou  moins,  leur  mot 
à  dire  ;  mais  le  dernier  mot  appartient  à  la  théologie.  En  attendant 
mieux,  nous  citons  ici  Notre-Dame  de  Lourdes  par  le  P.  Hilaire  de 
Paris,  un  gros  volume  publié  à  Lourdes  vers  1870.  Dans  cet  ouvrage, 
l'auteur,  que  le  docteur  Scheeben  déclare  le  plus  grand  théologien  de 
France,  au  xix®  siècle,  donne  sur  les  apparitions  et  sur  sa  formule, 
un  commentaire  tel  qu'on  pouvait  l'attendre  de  fauteur  de  la  Théo- 
logia  universalis.  Après  lecture  et  étude  d'un  tel  travail,  il  n'y  a 
plus,  si  j'ose  ainsi  dire,  de  mystère  dans  le  mystère.  Sur  la  voie 
royale  de  la  théologie  la  plus  profonde,  l'esprit  humain  chemine 
sans  vertige,  sans  scrupule  et  sans  ombre  de  doute.  De  ces  auteurs, 
les  négations  d'une  soi-disant  science  ne  sont  pas  seulement  des 
impiétés,  ce  sont  des  inepties,  des  paralogismes,  des  fautes  contre  le 
bon  sens  et  contre  la  probité.  Les  fils  de  l'Eglise,  dans  la  pleine 
lumière  de  leur  foi,  ne  voient  plus,  à  l'horizon  de  la  pensée,  que  les 
inévitables  ombres,  que  doit  lever  l'entrée  dans  la  béatitude. 

5°  Discussions.  —  L'histoire  n'a  pas  précisément  pour  but  de  dis- 
cuter les  problèmes  scientifiquement,  mais  de  les  exposer  en  bref, 
d'une  façon  analytique,  suffisante  à  la  conviction. 

Le  point  initial,  ici,  ce  sont  les  dix-huit  apparitions  à  Bernadette. 
Bernadette  a-t-elle  été  sincère  dans  ses  récits,  et,  si  sa  bonne  foi  est 
certaine,  n'a-t-elle  pas  été  dupe  de  son  imagination  ?  Evidemment, 
si  elle  a  été  sincère  et  si  elle  ne  s'est  pas  trompée,  il  faut  croire  à  la 
réalité  des  apparitions. 

La  sincérité  de  la  voyante  résulte  de  sa  simphcité  et  de  son  désin- 
téressement. C'est  une  enfant  qui  n'a  pas  encore  appris  à  lire  ;  elle 
n'a  pu  faire  sa  première  communion  ;  son  intelligence  est  au-dessous 
de  son  âge.  Son  savoir  se  borne  au  patois  usuel  de  son  pays.  Une 
telle  tête  ne  peut  pas  concevoir  le  dessein  de  mystifier  le  monde.  Les 
Soubirous  sont  pauvres  ;  Bernadette  refuse  tous  les  présents  et  ne 
se  prête  qu'à  son  corps  défendant,  aux  investigations.  Dans  ses 


LOURDES  589 

récits,  toujours  d'accord  avec  elle-même,  elle  ne  peut  être  prise  en 
défaut  par  personne,  pas  même  par  le  préfet  et  le  procureur.  Im- 
possible, avec  des  interrogations  captieuses,  de  la  prendre  en  défaut 
Avec  les  personnes  de  bonne  foi,  sa  parole  a  un  accent  qui  ne  sou- 
lève ni  objection,  ni  soupçon  ;  avec  les  personnes  constituées  en 
dignité  ecclésiastique,  elle  commande  le  respect  et  entraîne  Tadhé- 
sion.  Pendant  toute  sa  vie,  elle  n  a  pas  varié  d'un  mot,  ni  dévié  d  une 
ligne.  Sur  le  lit  de  mort,  elle  redisait  encore  :  «  Je  l'ai  vue,  oui,  je 
l'ai  vue.  » 

Si  la  sincérité  de  Bernadette  n'est  pas  douteuse,  ne  peut-on  pas 
dire  qu'elle  a  été  hallucinée  ?  Une  pareille  question  sur  cette  enfant 
n'a  pas  de  sens.  Une  hallucinée  est  une  personne  nerveuse,  une 
exaltée,  qui  rôve  debout  et  s'imagine  voir  des  choses  qui  n'existent 
pas.  Ici  rien  de  pareil  :  Bernadette  est  naturellement  calme,  simple, 
gaie,  en  parfait  équilibre  d'humeur.  Si  elle  était  susceptible  d'exal- 
tation, ce  serait,  sans  doute,  d'exaltation  religieuse.  Or,  quand  elle 
jouit  de  ses  visions  célestes,  elle  n'a  pas  fait  sa  première  commu- 
nion ;  elle  n'a  suivi  aucun  exercice  de  dévotion,  elle  n'apprend 
que  difficilement  son  catéchisme,  elle  fut  admise  à  la  table  sainte 
dans  les  conditions  les  plus  ordinaires,  sans  émotion,  presque  sans 
recueillement  et  malgré  ses  petites  étourderies.  Plus  tard  sa  piété 
fut  des  plus  communes  et  n'atteignit  jamais  beaucoup  à  la  plus  élé- 
mentaire méditation.  Entre  les  névrosées  et  Bernadette,  il  n'y  a,  ni 
avant,  ni  pendant,  ni  après  ses  visions,  aucun  point  de  contact,  pas 
la  moindre  ressemblance,  aucune  possibilité  d'équivoque  ou  de 
doute,  ni  quant  aux  conditions  que  l'hallucination  requiert,  ni  quant 
aux  caractères  qu'elle  peut  affecter. 

Puisqu'il  s'agit  d'une  question  médicale,  je  résume  ici  l'opinion  du 
docteur.  «  L'hallucination  n'est  jamais  que  la  réminiscence  d'une 
sensation  déjà  perçue.  »  Jamais  l'esprit  et  la  mémoire  de  Bernadette 
n'ont  pu  recevoir  l'image,  ou  entendu  l'écho  des  apparitions.  Les 
savants  ont  fouillé  dans  tous  les  sens  cette  humble  physionomie. 
Diday,  de  Lyon,  la  déclare  hallucinée  ;  Voisin,  de  la  Salpôtrière,  la  dit 
enfermée  dans  une  maison  de  folles.  En  sens  contraire,  Dozons  nous 
décrit  les  qualités  de  son  cœur  et  les  faiblesses  de  son  esprit  ;  il 


590  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

écarte  toutes  les  hypothèses  qui  peuvent  mettre  en  doute  l'équilibre 
de  ses  facultés.  Le  médecin  de  Nevers  nous  a  laissé  sur  elle  une  page 
d'une  importance  capitale.  Ces  affirmations  contradictoires  projet- 
tent, sur  cette  figure,  des  lumières  assez  vives,  pour  ne  laisser  aucun 
trait  dans  Tombre.  Les  apparitions  ne  furent  ni  une  illusion  des  sens, 
ni  le  résultat  d'un  trouble  de  Tesprit.  On  arrive  à  la  démonstration 
du  surnaturel,  en  considérant,  d'un  côté,  les  facultés  de  cette  enfant 
si  bornée,  si  ignorante  ;  de  Tautre,  la  vision  de  cette  vierge  idéale, 
création  d'un  type  inconnu,  que  le  génie  des  plus  grands  artistes 
n'avait  pas  entrevu  et  a  eu  de  la  peine  à  reproduire.  L'apparition 
doit  être  divine,  puisque  c'est  elle  qui  a  été  le  point  de  départ  des 
guérisons  :  entre  les  guérisons  et  l'apparition,  il  y  a  une  liaison 
étroite,  une  connexité  nécessaire.  Autrement  le  médecin  ne  peut 
donner  une  explication  matérielle  et  plausible  des  apparitions  (1). 

6°  Intervention  de  V Eglise.  —  Jusqu'ici  l'affaire  de  Lourdes  se 
borne  aux  apparitions  et  repose  sur  une  humble  enfant,  pauvre  et 
ignorante.  Quand  Dieu  se  sert  d'une  femme  pour  accomplir  ses  des- 
seins, il  suit  sa  règle  de  choisir  les  faibles  pour  confondre  les  forts  et 
accomplir  de  grandes  choses.  Mais  encoredans  les  femmes  qu'il  choi- 
sit pour  une  grande  œuvre,  il  met  une  certaine  mesure  d'éléments 
naturels,  proportionnée  à  la  grandeur  du  dessein.  Glotilde,  reine  de 
France,  Jeanne  d'Arc,  à  la  tête  d'une  armée,  Geneviève  même  avec 
sa  houlette,  c'est  quelqu'un  ;  ici,  à  Lourdes,  rien,  le  néant.  Imaginer 
quelque  chose  pour  expliquer  naturellement  les  effets  du  néant,  c'est 
récuser  d'abord  le  principe  même  de  la  logique. 

L'apparition  de  prime  abord,  en  vertu  du  droit,  tombe  sous  la 
compétence  du  prêtre,  dans  l'espèce,  le  curé  de  Lourdes,  Peyramale. 
C'est  une  âme  droite,  énergique,  impérieuse,  avec  de  brusques 
éclats  de  franchise,  qui  mettraient  les  indiscrets  eii déroute.  L'Imma- 
culée-Conception lui  a  envoyé  Bernadette  avec  charge  spéciale  de 
bâtir  une  chapelle  et  de  faire  venir  du  monde.  Peyramale  reçoit  d'a- 
bord assez  durement  la  voyante  ;  puis  il  l'écoute,  comme  c'est  son 
devoir  ;  puis  il  lui  donne  des  conseils  ;  et,  quand  les  apparitions  sont 

(1)  Boissarie,  Lourdes^  p.  31, 


LOURDES  591 

à  leur  terme,  il  en  saisit  Tévôque  de  Tarbes.  L'évêque  est  un  homme 
prudent  ;  son  premier  mouvement  est  de  ne  pas  croire.  En  présence 
de  l'émotion  populaire,  il  ne  croit  pas  Theure  venue  de  suivre  la  ré- 
quisition du  curé.  Pour  arrêter  un  jugement,  il  faut  procéder  avec 
lenteur,  se  défier  des  entraînements,  laisser  les  esprits  revenir  au 
calme,  attendre  l'évolution  surnaturelle  du  phénomène,  demander 
des  lumières  à  une  observation  attentive  et  éclairée  :  ce  sont  ses 
expressions. 

La  réalité  des  apparitions  s'affirme  de  plus  en  plus  ;  des  faits,  ré- 
putés miraculeux,  se  produisent  ;  des  témoins  les  affirment,  l'opinion 
publique  réclame  une  décision.  A  la  fin  de  1858,  Févèque  de  Tarbes 
nomme  une  commission  d'enquête,  composée  de  seize  membres.  Les 
enquêteurs,  hommes  sages  et  méticuleux,  laissent  passer  trois  ans 
avant  d'instituer  leur  procédure.  Alors  ils  interrogent  Bernadette  et 
un  grand  nombre  de  témoins.  Sur  les  faits,  ils  écartent  ceux  qui 
s'expliquent  naturellement  ;  ils  ne  s'arrêtent  point  aux  choses  qui 
offrent  des  doutes  ;  ils  concentrent  leur  attention  sur  les  faits  qui 
possèdent,  pleinement  et  d'une  manière  évidente,  le  caractère  surna- 
turel. De  ces  faits,  ils  n'en  retiennent  que  huit.  «  Sur  l'ensemble  de 
ces  guérisons,  dit  le  docteur  Yergez,  professeur  de  Montpellier,  on  est 
frappé  d'abord  de  la  promptitude,  de  l'instantanéité  avec  laquelle  ils 
sortent  de  leur  cause  productive  ;  du  bouleversement  de  toutes  les 
règles  thérapeutiques  ;  des  contradictions  que  reçoivent  les  préceptes 
de  la  science  ;  du  dédain  qui  frappe  la  résistance  du  mal  ;  enfin  des 
circonstances  combinées  pour  montrer  qu'il  y  a,  dans  la  guérison, 
un  événement  en  dehors  de  l'ordre  de  la  nature. 

«  De  tels  phénomènes  dépassent  la  portée  de  l'esprit  humain. 
Comment  comprendrait-il,  en  effet,  l'opposition  qui  existe  :  entre 
l'unité  du  remède  et  la  diversité  des  maladies  ;  la  courte  durée  de 
l'application  de  l'agent  curatif  et  la  longueur  des  traitements  au  pou- 
voir de  la  science  ;  entre  l'efficacité  du  premier  et  l'inutilité  des  se- 
conds ;  entre  la  chronicité  du  mal  et  l'instantanéité  de  la  guérison. 
Il  y  a  là,  certainement,  une  force  contingente,  supérieure  à  toutes 
celles  qui  ont  été  départies  à  la  nature,  étrangère  à  Veau  dont  elle  se 
sert  pour  la  manifestation  de  sa  puissance.  » 


092  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Ce  considéré,  le  18  janvier  1862,  Tévêque  de  Tarbes,  Bertrand- 
Sévère  Laurence,  rendit  un  jugement  de  son  pouvoir  ordinaire,  por- 
tant :  Que  les  dix-huit  apparitions  de  la  grotte  revêtaient  tous  les 
caractères  de  la  vérité  ;  que  les  fidèles  étaient  fondés  à  les  croire 
certaines  ;  et  que,  pour  le  surplus,  Taffaire  était  renvoyée  au  Sou- 
verain Pontife 

70  Procédure  canonique.  —  Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  se 
produisent  des  apparitions.  Dans  les  temps  anciens,  chez  tous  les 
peuples,  rhistoire  commence  par  quelque  manifestation  de  la  divi- 
nité. Pendant  les  quatre  mille  ans  de  la  première  alliance,  Dieu  et  ses 
anges  paraissent  presque  à  chaque  page  des  Saintes  Ecritures. Dans  le 
nouveau  Testament,  après  sa  résurrection,  pendant  quarante  jours, 
Jésus-Christ  ne  cessa  d'apparaître  à  ses  apôtres  et  à  ses  disciples. 
L'Apocalypse,  abrégé  mystérieux  des  siècles  à  venir  jusqu'à  la  fin 
des  temps,  n'est  qu'un  tissu  d'apparitions.  Ces  apparitions  prophéti- 
sées se  produisent  réellement  selon  le  bon  plaisir  de  Dieu,  quand  il 
le  juge  à  propos,  pour  des  raisons  que  nous  pouvons  deviner  et  que 
le  ciel  s'abstient  communément  de  nous  déduire. 

En  cas  d'apparition  constatée,  il  s'agit  d'un  fait,  non  d'une  doctrine, 
se  rattachant  à  la  foi  et  aux  mœurs,  seul  objet  du  magistère  infail- 
lible de  l'Eglise.  En  général,  sur  ce  fait,  l'Eglise  s'abstient  de  définir; 
mais,  comme  elle  a  le  discernement  des  esprits,  elle  examine  tout, 
elle  éprouve  tout,  pour  savoir  si  cela  vient  de  Dieu  ou  du  malin  es- 
prit. Quand  elle  a  effectué  ce  triage  nécessaire,  elle  permet,  elle  di- 
rige, elle  règle  les  bonnes  pratiques,  elle  mène  ses  enfants  dans  les 
pâturages  sains  et  sûrs.  Les  pèlerinages  s'établissent  ;  ils  répondent 
à  un  besoin  de  l'âme  humaine  ;  ils  forment  une  école  de  religion,  de 
charité  et  de  foi  ;  ils  accomplissent  des  vœux  de  sagesse  que  formait, 
au  sein  du  paganisme,  le  divin  Platon. 

Si  l'autorité  doctrinale  des  Pontifes  Romains  n'est  point  interve- 
nue pour  ratifier  la  décision  de  l'évêque  de  Tarbes,  elle  ne  Ta  point 
contredite  ;  elle  s'y  est  même  soumise  pratiquement,  et  Pie  IX,  et 
Léon  XIII  et  Pie  X  ont  très  explicitement  manifesté  leur  pieuse 
créance. 

Sept  ans  après  le  mandement  de  Tarbes,  en  1869,  Pie  IX  procla- 


LOURDES  J)93 

mait,  par  bref,  «  la  lumineuse  évidence  du  fait  »  ;  il  plaçait,  dans  son 
oratoire,  un  tableau  de  l'apparition  ;  il  établissait,  dans  les  jardins  du 
Vatican,  une  petite  grotte  de  Lourdes  ;  il  faisait,  dans  sa  promenade, 
son  pèlerinage  à  la  grotte  de  Flmmaculée  ;  il  distribuait  de  l'eau  aux 
malades  et  s'en  servait  lui-même  pour  ses  infirmités.  Léon  XIÎI 
continua  cette  tradition  ;  il  visitait  Lourdes  souvent  en  esprit  ;  il 
délégua  deux  cardinaux  pour  bénir  et  consacrer,  en  son  nom,  la  ba- 
silique ;  il  plaça  la  statue  de  Tlmmaculée  dans  son  oratoire  ;  et  per- 
mit qu'il  fût  érigé  dans  les  jardins  du  Vatican,  non  plus  une  réduc- 
tion, mais  une  grotte  en  tout  semblable  à  celle  des  roches  Massabielle. 
C'est  un  coin  de  France  que  Pie  X  a  fait  encore  élargir  et  embellir  : 
il  s'y  croit  sur  les  bords  mêmes  du  Gave,  dans  ce  milieu  illustré  par 
les  apparitions  de  la  Vierge  Immaculée. 

Les  évêques  suivirent  l'exemple  des  Pontifes  Romains.  Après  la 
mort  de  Mgr  Laurence,  ses  successeurs  confirmèrent  tous  sa  décision 
et  contribuèrent,  chacun  à  son  heure  et  dans  la  mesure  des  circons- 
tances, au  développement  de  l'œuvre  commune.  Pierre-Anastase  Pi- 
chenot,  Benoît-Marie  Langénieux,  César-Victor  Jourdan,  Prosper 
Billière  ont  tous  travaillé  à  ce  bel  ensemble  de  monuments  que  le 
pèlerinage  de  Lourdes  illumine  de  ses  splendeurs.  —  C'est  une  œu- 
vre faite,  bien  faite,  non  pas  absolument  parfaite,  parce  qu'il  n'y  en 
a  pas  de  telle  au  monde  ;  mais  si  bien  assortie  qu'elle  répond  gra- 
cieusement à  tous  les  vœux  de  la  piété,  à  toutes  les  aspirations  de 
l'âme  naturellement  chrétienne.  —  Par  le  fait.  Lourdes  est  devenu 
canoniquement  un  titre  de  l'évêque  de  Tarbes  et  ce  jusqu'à  la  fin 
des  siècles,  si  le  Pape  n'en  dispose  autrement. 

Les  autres  évêques  ont  suivi  la  trace  des  évêques  de  Tarbes.  L'é- 
piscopat  tout  entier,  de  tous  les  coins  du  monde,  fait  en  esprit  le 
pèlerinage  de  Lourdes.  Nous  compterons  bientôt  les  évêques  qui 
viendront  ici  au  nom  de  l'épiscopat  de  tout  l'univers  ;  et,  par  délé- 
gation expresse,  ou  par  une  solidarité  surnaturelle,  amèneront  l'E- 
glise enseignante,  à  la  grotte  de  Lourdes,  pour  y  tenir  une  espèce  de 
concile  de  la  piété  catholique. 

8^  Les  ouvriers  de  l'œuvre,  —  Nous  suivons   pas  à  pas,  en  esprit 
de  logique  et  de  justice  rigoureuse,  l'évolution  de  l'œuvre  de  Lour- 
Hist,  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  3S 


594  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

des.  A  Torigine,  des  apparitions  à  une  pauvre  enfant  ;  un  curé  grave 
qui  la  met  à  l'épreuve  et  sait  comprendre  les  inspirations  du  ciel  ;  un 
évoque  prudent  qui  procède  par  les  voies  du  droit  canonique  ;  trois 
Papes  qui  apportent  le  concours  que  la  Papauté  seule  peut  offrir. 
Nous  sommes  à  ce  point  décisif  où  va  se  lever  le  monde  pour  courir 
à  Lourdes,  y  apporter  ses  malades,  et  solliciter  des  miracles.  Sans 
doute,  c'est  le  ciel  qui  est  tout  ;  mais  il  lui  faut  maintenant  de  nou- 
veaux ouvriers  qui  rendront  les  services  présentement  indispensables 
à  la  miséricorde  de  Dieu. 

Nous  sommes  au  lendemain  de  la  guerre  de  1870.  Le  mouvement 
d'impulsion  est  donné  ;  le  branle-bas  des  pèlerinages  va  soulever 
le  monde.  Mais,  pour  que  les  masses  populaires,  dans  leur  élan, 
n'imitent  pas  ces  croisades  irréfléchies  dont  les  membres  périrent 
en  route,  faute  de  plan  et  de  ressources,  il  nous  faut  deux  choses  et 
deux  hommes  ;  le  mouvement  effectif  des  masses  et  des  abris  pour 
les  recevoir  dans  leur  exode.  Dieu,  qui  est  infiniment  simple,  n'a- 
bonde pas  aux  choses  inutiles,  mais  il  ne  manque  pas  aux  choses 
nécessaires  ;  et  il  suscite  à  propos  les  hommes  propres  à  l'accomplis- 
sement de  ses  desseins.  Deux  hommes  se  rencontrèrent  donc  après 
1870,  l'un  à  Paris,  l'autre  à  Tarbes,  pour  venir  au  dessein  de  Dieu 
et  en  préparer,  au  monde,  la  bénédiction,  le  P.  Picard,  augustin  de 
l'Assomption,  et  l'abbé  Ribes,  directeur  au  grand  séminaire  de  Tar-' 
bes.  Ce  sont  là  les  deux  hommes  qui  vont  coordonner  l'œuvre  des 
pèlerinages  de  Lourdes,  l'asseoir  prudemment  et  concilier  tous  les 
entraînements  de  la  plus  enthousiaste  piété,  avec  les  exigences  de 
la  plus  scrupuleuse  sagesse.  Tous  les  deux  également  nécessaires  ; 
sans  leurs  concours  rien  ne  pouvait  aboutir. 

Le  premier,  le  plus  humble  ouvrier,  c'est  le  chanoine  Ribes.  Domi- 
nique Ribes,  né  en  1824,  successivement  professeur  de  dogme,  cha- 
noine, est  aujourd'hui  doyen  du  chapitre  de  Tarbes  ;  c'est  un  vieillard 
vénérable,  aussi  modeste  que  résolu.  Une  dame  avait  amené  quel- 
ques malades  etne  savait  qu'en  faire  :  il  fallait  bien  leur  trouver  un  lo- 
gement. Ce  fut,  pour  Dominique  Ribes,  le  trait  de  lumière.  Dès  1867,  ^ 
il  y  avait,  dans  le  diocèse,  une  humble  fille,  Sœur  Saint-Fray,  qui  : 
fondait,  pour  le  service  des  malades,  les  Filles  de  Notre-Dame  des 


LOURDKS  595 

Douleurs.  En  1869,  elle  avait  déjà  des  novices,  et  même  des  pro- 
fesses ;  la  première  prise  d'habit  avait  eu  lieu  en  1866.  D'après  les 
indications  du  P.  Pointis,  ces  humbles  religieuses  ont  provigné 
merveilleusement  sous  les  bénédictions  d'En-Haut.  Dans  le  diocèse, 
elles  s'occupent  à  Tarbes,  à  Bagnères,  à  Lourdes,  à  Saint- Pé  ;  au 
dehors,  elles  sont  à  Arles,  Salon,  Avignon,  Bastia,  le  Caire,  Alexan- 
drie et  Beyrouth  ;  à  la  Grasse,  dans  TAude,  elles  possèdent  le  plus 
beau  monastère  des  Bénédictins  du  Midi.  Pour  leur  établissement  à 
Lourdes,  le  chanoine  Ribes  achète,  au  mois  de  mai  1872,  le  terrain 
pour  bâtir  un  hôpital  :  c'est  encore  un  lieu  désert  et  nu,  pas^trop 
éloigné  du  théâtre  des  apparitions.  En  1873,  on  commence  à  bâtir 
rhôpital,  comme  Constantin  avait  tracé  le  plan  de  Byzance,  en  sui- 
vant la  consigne  du  ciel.  C'est  la  Sainte  Vierge  qui  Ta  voulu,  qui  l'a 
inspiré,  qui  m'a  soutenu  dans  mes  épreuves,  nous  disait  à  nous- 
mômc  le  fondateur.  S'il  vient  des  malades  à  Lourdes,  Lourdes  aura 
donc  un  hospice  pour  dignement  les  recevoir.  C'est  le  premier  point 
pour  l'installation  régulière  ;  le  chanoine  Ribes  est,  comme  on  dit, 
à  pied  d'œuvre. 

Mais  qui  amènera  le  monde  à  Lourdes  ?Le  P.  Picard,  cet  humble 
fils  du  P.  Emmanuel  d'Alzon.  D'Alzon,  le  fondateur  des  Augustins 
de  l'Assomption,  était  un  fils  de  preux,  une  âme  héroïque.  Le  P.  Pi- 
card a  hérité  de  sa  bravoure  chevaleresque  ;  il  sera  le  remueur 
d'hommes,  le  fascinateur,  le  puissant  entraîneur  des  masses  popu- 
laires. Le  P.  Picard  amène  quelques  malades  ;  il  demande  où  l'on 
pourra  les  loger.  On  les  reçoit  au  chalet  Saint-Joseph.  L'année 
suivante,  —  je  crois  1874,  —  le  P.  Picard  renouvelle  sa  demande 
pour  l'hébergement  des  malades  ;  la  supérieure  des  Filles  de  Notre- 
Dame  des  Douleurs  promet  trente  lits.  Ribes,  qui,  peut-être,  ignore 
où  l'on  pourra  les  placer,  écrit  à  Picard  qu'il  met,  à  sa  disposition, 
telle  qu  elle  est,  la  partie  construite  de  son  hôpital.  On  emprunte  des 
lits  et  des  matelas  au  séminaire  de  Saint-Pé  et  au  grand  séminaire 
de  Tarbes.  L'hôpital  des  Douleurs  se  poursuit  rapidement,  les  ava- 
lanches humaines  vont  commencer. 

Le  P.  Picard,  poussé  par  je  ne  sais  quelle  divination  d'esprit,  amène 
à  un  premier  convoi  200  malades  ;  100  à  un  second  convoi.  Faute 


596  PONTIFICAT   DE    LÉON    XllI 

de  lits,  en  attendant  que  l'hôpital  puisse  recevoir  800  ou  1000  ma- 
lades, on  jette  de  la  paille  dans  la  chapelle  :  on  dormira  comme  on 
pourra,  si  l'on  dort  encore  quand  vient  à  vous  le  souffle  impétueux, 
l'esprit  véhément  de  la  Pentecôte.  Le  premier  soir,  on  a  sept  guéri- 
sons,  réputées  miraculeuses  ;  le  même  pèlerinage  en  voit  d'autres 
se  produire.  C'est  là  le  coup  d'Etat  de  la  Providence  ;  Lourdes  est 
fait  ;  et  ne  fera  plus  que  s'élancer  comme  un  géant,  par  une  ascen- 
sion dont  je  ne  vois  aucun  échantillon  dans  l'histoire. 

En  louant,  comme  il  convient,  et  avec  une  stricte  équité,  le  fon- 
dateur de  l'hospice  des  Douleurs,  le  chanoine  Ribes  et  le  P.  Picard, 
le  grand  promoteur  des  pèlerinages,  nous  ne  voulons  pas  oublier  les 
autres  bons  ouvriers  de  la  Providence.  Amener  les  foules,  c'était 
bien  ;  les  héberger,  c'était  indispensable  ;  mais  il  ne  fallait  pas  né- 
gliger ïunum  necessarium,  le  salut  des  âmes.  A  ces  foules  et  à  ces 
malades,  pour  les  assister  et  les  secourir,  il  fallait  des  prêtres.  L'évê- 
que  de  Tarbes  envoya  d'abord,  pour  ce  service,  des  prêtres  de  son 
diocèse.  Expérience  faite,  il  fut  reconnu  qu'une  congrégation  reli- 
gieuse offrirait  plus  de  ressources  et  de  forces.  Les  mêmes  prêtres 
pyrénéens  se  constituèrent  donc  en  petite  société  et  se  rattachèrent 
aux  religieux  de  Garaison.  Leur  supérieur  fut  le  P.  Sempé  ;  je  regrette 
de  ne  l'avoir  pas  assez  connu  pour  esquisser  fidèlement  son  profil  ; 
mais  je  crois  pouvoir  dire  qu'il  était  un  type  de  loyauté,  également 
susceptible  d'élan  et  d'action  et  de  discrète  prudence.  Nous  en  jugeons 
ainsi  d'après  une  lettre  qu'il  voulut  bien  nous  écrire  après  la  mise 
à  l'Index  des  Evangiles  selon  Lasserre,  dont  nous  avions  été,  sans 
aucun  mérite  de  notre  part,  le  promoteur  décisif  à  la  Congrégation. 
Spontanément,  le  P.  Sempé  nous  écrivit  une  lettre,  qui  nous  toucha 
plus  que  nous  ne  saurions  dire.  La  voici,  dans  sa  brièveté,  autant 
que  nous  permettent  de  la  reproduire  les  réminiscences  d'une  mé- 
moire peu  fidèle  :  «  Monseigneur.  Nous  vous  devons  quelque  chose. 
Vous  \enez  de  nous  rendre  un  grand  service.  Vous  ne  sortez  donc 
jamais,  on  ne  vous  voit  jamais  nulle  part.  Un  homme  comme  vous 
doit  venir  à  Lourdes.  Venez,  je  vous  offre  l'hospitalité,  je  vous  re- 
cevrai de  mon  mieux.  Vous  resterez  tant  qu'il  vous  plaira.  Venez 
vite.  »  Le  style  c'est  l'homme  ;  vingt  phrases  ne  peindraient  pas 


LOURDES  597 

aussi  bien  a  droiture  et  la  rondeur  du  P.  Sempé  ;  qualités  d'au- 
tant plus  rares,  qu'elles  sont  plus  distinguées.  Nous  répondions  en 
1905,  à  cette  vieille  invitation,  Mais  les  temps  et  les  flots  du  Gave 
sont  changeants,  le  P.  Sempé  n'était  plus.  Eheu  !  Qiiintilium  per^ 
petuus  sopor  iirget.  A  ce  propos,  un  Allemand  disait  :  Chants  dans 
les  nuages  et  rossignols  au  tombeau. 

L'interprétation  pharisaïque  de  la  loi  de  1901  sur  les  associations, 
a  fait  exclure  les  Pères  de  la  Grotte  et  y  a  ramené  les  prêtres  diocé- 
sains. Dura  lex^  sed  lex.  Toutefois  nous  devons  dire  que  la  présence 
des  prêtres  séculiers  ne  répond  pas, aussi  bien  qu'un  ordre  religieux, 
aux  besoins  d'un  pèlerinage.  Un  ordre  religieux  a  plus  de  concen- 
tration, de  force  et  même  de  souplesse  dans  son  dévouement.  Peut- 
être  même,  pour  les  exigences  du  ministère  pastoral,  serons-nous, 
en  France,  obligés  d'y  revenir,  si  la  loi  de  séparation  nous  contraint 
de  ramener  au  chef-lieu  d'un  district  central,  les  prêtres  aujourd'hui 
dispersés  dans  les  presbytères.  Au  iv®  siècle,  quand  S.  Martin  vint 
établir,  à  Marmoutiers,  son  centre  d'évangélisation  des  Gaules,  il 
constitua  ses  prêtres-apôtres  en  ordres  religieux  et  les  lança,  de  sa 
puissante  main,  à  la  conquête  spirituelle  des  Gaules.  Le  succès  de 
S.  Martin  prouve  la  justesse  de  ses  conceptions.  La  paganisation  ac- 
tuelle de  la  France  peut  rendre  nécessaire  le  retour  à  ces  anciennes 
pratiques.  L'Eglise  dirait  alors  :  Eadem  mutata  resurgo. 

Les  prêtres  attachés  au  service  religieux  du  pèlerinage  ont  surtout 
pour  but  d'assister  les  pèlerins  laïques  pour  la  réception  des  sacre- 
ments et  les  prêtres  pour  l'oblation  du  saint  sacrifice.  L'âme  d'un 
pèlerinage,  c'est  la  piété,  la  ferveur,  les  prières  ardentes,  les  saints 
cantiques,  les  œuvres  de  pénitence.  Nous  voulons  croire  que,  même 
en  faisant  à  la  curiosité  sa  juste  part,  rien  ne  manque  sous  ce  rap- 
port essentiel.  Quant  aux  messes  dites  parles  prêtres,  il  y  a,  dans  le 
trésor  de  la  basilique,  une  centaine  de  calices  et  il  peut  se  dresser 
cent  soixante  autels.  Les  messes  commençant  à  minuit  pour  finir  à 
midi,  il  peut  se  dire  vingt-cinq  messes  par  autel.  D'après  un  calcul 
fait  sous  nos  yeux  par  le  dernier  supérieur  des  Pères  de  la  Grotte, 
il  s'est  dit,  en  un  seul  jour,  à  la  grotte,  dix  mille  messes.  0  crux 
ave,  spes  unica. 


598  PONTIFICAT    DE   LÉON   XIII 

L'œuvre  de  pénitence,  qui  est  Tâme  du  pèlerinage  de  Lourdes,  se 
complète  par  le  chemin  de  la  croix  et  par  la  germination  spontanée 
de  maisons  religieuses  autour  des  lieux  consacrés  par  l'Immaculée 
Conception.  Les  sœurs  de  la  Charité  de  Nevers  sont  les  plus  ancien- 
nes :  elles  desservent  Thôpital  civil  et  l'orphelinat  près  de  l'hôpital  : 
c'est  chez  elles  que  Bernadette  reçut  abri  et  qu'elle  mourut, à  Nevers, 
sous  le  nom  de  Marie  Bernard.  Dans  ces  derniers  temps,  sur  les 
hauteurs  de  Lourdes,  se  sont  dressées,  à  des  dates  diverses,  comme 
autant  de  forteresses  mystiques,  d'autres  maisons  religieuses.  A  les 
prendre  dans  l'ordre  de  leur  disposition  géographique,  nous  citons, 
après  les  sœurs  de  Nevers,  les  Carmélites  de  Ste-Thérèse,  les  Au- 
gustines  de  l'Assomption,  les  Dominicaines,  les  Filles  du  Bon  Pas- 
teur, les  Filles  de  Notre-Dame  des  Douleurs,  les  sœurs  de  l'Immacu- 
lée Conception  et  les  Clarisses.  Ces  maisons  enserrent  le  pèlerinage 
dans  un  cercle  brûlant  de  ferveur,  de  prières  et  d'immolations  ;  elles 
forment  un  camp  retranché,  en  permanence  :  c'est  ici  qu'est  la  force 
de  Lourdes  ;  et  l'ennemi,  qui  le  sait  bien,  ne  néglige  rien  pour  le» 
disperser.  «  Partout  où.  sera  le  corps,  là  se  rassembleront  les  aigles  », 
dit  la  Sainte  Ecriture.  Nous  en  voyons  ici  l'accomplissement.  Les 
aigles  de  la  piété  et  du  sacrifice,  ce  sont  les  vierges  de  Jésus-Christ. 
Nous  conjurons  Dieu  de  maintenir  à  Lourdes,  ce  collège  apostolique 
de  vierges  saintes  :  c'en  est  l'ornement  et  le  gage  de  fidélité  dans  la 
persévérance. 

9^  Statistique  de  Vœuvre.  —  Au  terme  de  son  Histoire  critique  des 
événements  de  Lourdes,  un  agrégé  de  l'Université,  professeur  à 
l'Institut  catholique  de  Paris,  après  avoir  longuement  parlé  des  ap- 
paritions et  des  guérisons,  pour  donner  une  idée  exacte  du  mouve- 
ment des  pèlerinages,  n'a  rien  trouvé  de  plus  éloquent  que  les 
chiffres  de  la  statistique  et  les  constatations  du  procès-verbal.  Nous 
admettons,  en  la  résumant,  cette  forme  d'argumentation. 

Pèlerinages  venus  à  Lourdes  depuis  1867  jusqu'à  1903  inclusive- 
ment :  4.261,  sur  quoi  il  y  a  292  pèlerinages  étrangers.  Le  nombre 
total  des  pèlerins  est  de  trois  millions  huit  cent  dix-sept  mille.  — 
Les  seuls  pèlerinages  du  P.  Picard,  commencés  en  1873,  atteignaient 
en  1905  le  chiffre  de  trente-neuf. 


LOURDES  599 

Voici  maintenant  les  chiffres  donnés  par  la  Compagnie  du  Midi, 
pour  le  nombre  des  voyageurs  pendant  les  cinq  dernières  années 
1899-1903.  En  1899,  395,428;—  en  1900,372,244;  —en  i901, 
438,877  ;  —  en  1902,  391,133  ;  —  en  1903,  374,444.  Ne  sont  pas 
compris,  dans  ces  totaux,  1*^  les  voyageurs  à  prix  réduit  pour  Lour- 
des ;  2°  les  voyageurs  séjournant  un  jour  à  Lourdes,  mais  pour  une 
autre  destination  ;  3°  les  voyageurs  des  trains  de  pèlerinages.  Le 
mouvement  de  la  gare  de  Lourdes,  tant  arrivante  que  partante,  est 
supérieur  à  deux  millions. 

Le  nombre  des  prélats  venus  à  Lourdes,  de  1868  ai 904,  atteint 
le  chiffre  total  de  1,643,  répartis  comme  suit  :  1,276  évèques,  277  ar- 
chevêques, 10  primats,  17  patriarches,  63  cardinaux. 

Le  nombre  des  médecins  venus  à  Lourdes,  de  1890  à  1904,  est  de 
2,711,  dont  461  étrangers.  On  distingue  parmi  eux  un  grand  nombre 
de  professeurs  et  de  membres  de  hautes  académies. 

Le  nombre  des  améliorations  et  guérisons  obtenues  à  Lourdes  de 
1858  au  l'''  novembre  1904,  atteint  le  chiffre  total  de  2,662.  Nous 
n'énumérons  pas  les  maladies  dans  leur  classement  spécifique  ;  c'est 
inutile.  A  l'Eglise  seule  il  appartient  de  prononcer  canoniquement 
sur  le  miracle  ;  les  foules  précèdent  volontiers  son  jugement;  il  ne 
faut,  pour  la  constatation  d'un  fait,  que  leur  bon  sens  et  leur  bon 
cœur. 

La  célébration  des  pèlerinages  ne  se  fait  pas  d'après  un  mode  uni- 
forme. D'abord  chaque  pèlerin  est  laissé,  dans  la  plénitude  de  son 
indépendance,  aux  inspirations  de  sa  piété.  Chacun  fait  ce  qu'il  veut, 
comme  il  le  veut,  à  l'heure  qui  lui  convient  et  dans  le  mode  qu'il  lui 
plaît  de  choisir.  Les  confessions,  les  communions,  le  chemin  de  la 
croix  sont  les  plus  ordinaires  et  les  plus  nécessaires  exercices.  Quant 
aux  œuvres  communes,  elles  dépendent  de  l'arrivée  des  trains  et 
des  programmes  concertés  entre  les  directeurs  des  pèlerinages  et  les 
prêtres  de  la  Grotte.  Se  mettre  en  ordre  au  sortir  de  la  gare,  à  cause 
des  distances  et  de  l'encombrement  de  la  ville,  ne  serait  pas  aisé. 
Une  pratique  plus  commode  c'est  de  se  mettre  en  ordre,  après  avoir 
franchi  le  pont  du  Gave,  à  l'entrée  du  domaine.  Une  procession  se 
dessine,  les  pèlerins  arrivent  en  ordre,  suivant,  selon  les  disposi- 


600  PONTIFICAT   DE    LÉON    Xlll 

lions"  reçues,  les  avenues  pour  aboutir  à  Téglise  du  Rosaire,  à  la 
crypte,  à  la  grotte,  à  la  basilique.  Au  point  de  vue  de  la  piété, 
Toeuvre  la  plus  importante,  c'est  la  célébration  de  la  sainte  messe  et 
la  procession  du  Saint-Sacrement.  Les  vêpres,  les  réunions  pieuses, 
les  prédications  ne  viennent  qu'en  second  lieu.  Toutefois  la  cérémo- 
nie qui  produit  le  plus  d'effet  c'est  la  procession  de  nuit,  au  chant  des 
cantiques  et  à  la  lumière  des  flambeaux.  Quand  dix  mille  pèlerins  se 
déroulent  de  droite  à  gauche  de  la  basilique  et  parcourent,  cierge  à 
la  main,  le  grand  tour  des  avenues,  —  comme  nous  l'avons  vu  hier 
soir  des  hauteurs  de  la  résidence  St-Thomas  d'Aquin,  le  saint  qui 
devait  avoir  ici  sa  représentation,  —  l'effet  est  grandiose  et  dépasse 
toute  expression.  A  raison  de  l'étendue  du  circuit,  les  voix  s'élèvent 
de  partout  en  même  temps  ;  elles  se  mêlent  au  murmure  des  flots, 
au  bruit  des  vents,  aux  variations  de  l'atmosphère.  L'obscurité  de  la 
nuit,  la  lumière  de  dix  mille  flambeaux,  l'éclat  de  dix  mille  voix  pro- 
duisent, sur  le  spectateur  placé  à  distance,  un  effet  électrique,  moin- 
dre toutefois  que  celui  qu'éprouvent  les  pèlerins.  L'âme  s'élève  à  des 
hauteurs  que  la  raison  ne  soupçonne  pas,  que  la  volonté  ne  saurait 
atteindre.  Il  semble  que  sous  vos  yeux  s'entr'ouvrent  les  voiles  de 
l'avenir  et  que  vous  entendez  l'oracle  du  ciel  :  «  La  France  est  ren- 
due à  la  vocation  de  la  Providence  !  » 

Un  an  avant  sa  mort,  Léon  XIII  entretenait  le  général  de  Gha- 
rette  ;  «  Dieu,  disait-il,  envoie  Celle  en  laquelle  il  a  mis  toutes  ses 
complaisances,  la  mère  du  Ciel,  à  Lourdes,  afin  qu'elle  groupe  au- 
tour d'elle  tous  ses  amis  :  c'est  ce  qui  sauvera  votre  malheureux 
pays.  »  «  Donc,  ajoute  Charette,  vive  le  Roi  du  Sacré-Cœur,  vive  la 
Reine  de  France  !  et  vive  Pie  X  1  Nous  n'avons  pas  le  droit  de  déses- 
pérer. >) 

10°  Desseins  de  Dieu.  —  Tels  sont,  dans  leur  aspect  extérieur,  les 
pèlerinages  de  Lourdes.  Maintenant  il  faut  percer  l'écorce  et  scru- 
ter plus  à  fond  les  intentions  miséricordieuses  de  la  Providence.  Le 
récit  des  processions  est,  sans  donte,  une  des  belles  pages  de  l'his- 
toire  ;  le  plus  important  toutefois,  c'est  de  voir,  quand  l'homme 
s'agite,  où  Dieu  le  mène. 

Nous  distinguons,  sous  le  rapport  mystique,  dans  l'évolution  des 


LOURDES  601 

pèlerinages  de  Lourdes,  trois  phases  :  la  première  se  propose  Texal- 
tation  de  la  Vierge  des  Apparitions  ;  la  seconde  a  trait  à  Tadoration 
de  Jésus-Christ,  au  Très-Saint  Sacrement;  la  troisième,  qui  com- 
mence, doit  faire  converger  ces  deux  dévotions,  sans  leur  rien  ôter,  à 
la  délivrance  de  T Eglise  et  à  Texaltation  du  Saint-Siège  apostolique 

En  1888,  trente  ans  après  les  apparitions,  le  pèlerinage  atteint  son 
apogée  ;  il  a  pris  possession  de  l'univers  ;  il  est  devenu  catholique 
comme  l'Eglise.  C'est  alors  que  la  Vierge  de  la  grotte  veut  conduire 
les  foules  à  son  divin  Fils,  le  faire  acclamer  dans  le  sacrement  de 
son  amour,  et  récompenser  les  foules  par  de  plus  éclatants  prodiges. 
Au  pèlerinage  national  de  1888,  une  pensée  du  ciel  avait  germé  dans 
le  cœur  d'un  pieux  ecclésiastique  :  Pourquoi,  tandis  que  le  Dieu  de 
TEucharistie  est  porté  au  milieu  des  malades,  la  multitude  ne  lui 
adresserait-elle  pas  les  mêmes  acclamations  que  lui  adressaient  les 
juifs,  témoins  des  miracles  que  le  Sauveur  semait  à  pleines  mains 
sous  ses  pas  ? 

L'homme  de  toutes  les  initiatives  heureuses,  le  P.  Picard,  ne 
pouvait  qu'accueillir  favorablement  ce  projet.  En  un  clin  d'œil,  les 
acclamations  de  l'Evangile  furent  recueillies,  imprimées,  distribuées 
aux  pèlerins. 

M  Le  22  août  1888,  à  4  heures  du  soir,  dit  le  docteur  Boissarie,  le 
Saint-Sacrement  sortait  de  la  basilique,  et  les  invocations  commen- 
çaient avec  un  indescriptible  enthousiasme.  A  dix-neuf  siècles  de 
distance,  nous  assistions  aux  scènes  de  TEvangile.  Comme  le  jour 
de  son  entrée  à  Jérusalem,  des  milliers  de  témoins  criaient  :  Hosan- 
nah  au  Fils  de  David  !  Vers  les  piscines,  Tenthousiasme  fut  à  son 
comble,  cinq  ou  six  mille  personnes,  les  bras  en  croix,  répétaient  : 
((  Béni  soit  celui  qui  vient  au  nom  du  Seigneur  I  »  Des  centaines  de 
malades  s'étaient  fait  apporter  sur  leur  grabat;  deux  infirmes  se 
levèrent  et  marchèrent  à  la  suite  du  divin  Maître.  Les  brancardiers 
eurent  besoin  de  toute  leur  énergie  pour  empêcher  la  foule  de  les 
étouffer  dans  son  délire.  Plusieurs  malades  recouvrèrent  subitement 
la  force  de  quitter  leur  brancard  et  mirent  pied  à  côté  de  leurs 
frères . 

«  Chaque  année,  les  mêmes  manifestations  se  reproduisirent  avec 


602  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

les  mêmes  foules  et  le  même  enthousiasme.  Nous  avons  tous  garaé 
le  souvenir  des  processions  du  jubilé  du  pèlerinage  national.  Toutes 
nos  corporations  étaient  représentées  :  hospitalité  du  salut,  hospita- 
lité de  Lourdes,  tous  nos  ordres  religieux;  quinze  cents  prêtres  en 
surplis  précédaient  deux  cent  cinquante  miraculés,  qui  défilaient  sous 
nos  yeux,  comme  une  vision  du  ciel  :  poitrinaires  revenus  des  portes 
du  tombeau,  paralytiques,  aveugles  ou  sourds-muets  incurables  ;  tous 
les  blessés  de  la  vie,  que  la  main  de  Dieu  était  venue  consoler  ou 
guérir;  et,  sur  l'esplanade  du  Rosaire,  deux  mille  malades,  assis  ou 
couchés,  formaient  une  double  haie  sur  lepassage  du  Saint-Sacrement. 
Après  la  bénédiction,  quinze^  vingt  malades  se  levèrent  aux  applau- 
dissements de  trente  ou  quarante  mille  âmes.  Jamais  pareil  spectacle 
ne  s'était  présenté  sous  nos  yeux,  avec  un  tel  caractère  de  grandeur  ; 
nous  avions  touché  les  dernières  limites  des  émotions  humaines  ; 
au  delà,  ce  n'est  plus  la  terre. 

«  Le  1*^'  septembre  1904,  pendant  le  pèlerinage  du  Nord,  nous  vîmes 
défiler,  par  rangs  de  six  de  front,  quinze  cents  à  deux  mille  enfants 
de  Marie,  avec  leur  ruban  bleu,  leur  ceinture  bleue,  leur  long  voile 
blanc.  Quel  beau  cadre  pour  la  procession.  Pour  acclamer  avec  la 
foule  le  Dieu  de  nos  autels,  ces  deux  mille  jeunes  filles  gar- 
nissaient complètement  la  double  rampe  du  Rosaire.  Le  coup  d'œil 
était  féerique. 

«  Mais,  sur  ce  sol  de  Lourdes,   en  présence  du  Saint-Sacrement, 
une  pensée  sublime  avait  fgermé  dans  leur  cœur,  pensée  inspirée 
par  leur  directeur  et  bénie  par  Mgr  Tévêque  de  Tarbes.  Ces  jeunes 
filles  avaient  laissé,   dans  leurs  paroisses,  les  écoles  vides  par   le 
départ  des  religieuses  ;  les  œuvres,  les  patronages,  les  ouvroirs 
étaient  sans  directrices.  Au  retour,  elles  promettaient  de  prendre  la, 
place  des  sœurs  dans  les  écoles,  de  se  faire  catéchistes  volontaires, 
d'enseigner  les  travaux  manuels.  Elles  avaient  promis  d'être  des 
apôtres  et  d'acquérir,  pour  cela,  les  vertus  nécessaires.  C'est  ainsi 
que  Jésus-Hostie  n'avait  pas  seulement  relevé,  ce  jour- là,  quelques 
malades,  mais  avait  pénétré,  de  ses  rayons  les  plus  ardents,  le  cœur 
de  ces  enfants  de  Marie.  Dans  un  seul  diocèse, deux  mille  jeunes  filles 
s'offraient  pour  remplacer  les  religieuses  dispersées.  La  sève  de  Ta- 


LOURDES  603 

postolat,  décidément,  n'est  pas  tarie  dans  les  veines  de  la  France  »  (1). 

La  dernière  phase  des  apparitions  de  Lourdes  n'est  pas  seulement 
au  profit  des  bonnes  mœurs  et  des  généreuses  résolutions,  elle  \ient 
d'installer  le  prodige  dans  les  jardins  du  Vatican  et  se  mettre  au 
service  du  chef  de  l'Eglise.  C'est  l'Immaculée  Conception,  définie 
dogmatiquement  par  Pie  IX,  qui  vient  se  souder  à  la  définition  dog- 
matique de  l'infaillibilité  personnelle  des  Pontifes  Romains  et  en 
préparer  les  grandes  œuvres.  Cette  question  offre  un  double  aspect  : 
d'une  part,  la  piété  doit  soutenir  le  trône  du  Pape  infaillible  ;  d'autre 
part,  la  charité  doit  lui  offrir  les  ressources  nécessaires  à  l'accom- 
plissement des  œuvres  de  Dieu  pour  le  salut  de  l'humanité. 

11°  La  question  matérielle.  —  Le  côté  pieux  ne  nous  retiendra 
pas  longtemps.  Par  sa  puissante  vertu,  la  communion  des  saints 
doit  profiter  à  chaque  membre  du  corps  et  surtout  à  la  tête  de  l'E- 
glise. Tout  le  mal  qui  se  fait  en  ce  monde  appelle  la  sollicitude  et  la 
résolution  des  Papes  ;  tout  le  bien  qui  se  fait  doit  les  aider  à  l'accom- 
plir. Quand  le  bien  s'opère  sur  un  grand  théâtre,  d'une  façon  gran- 
diose, qui  échappe  au  regard  de  la  foi  et  remplit  de  joie  l'espé- 
rance, il  est  clair  que  cette  accumulation  de  vertu  est  le  gage  des 
plus  grandes  bénédictions. 

Au  point  de  vue  matériel,  l'Eglise  est  arrivée  à  une  phase  où,  des- 
tituée partout  des  biens  qu'elle  avait  produits  depuis  vingt  siècles, 
par  le  travail  de  ses  enfants,  elle  est  obligée  de  puiser,  dans  la  cha- 
rité effective,  le  secours  nécessaire  à  son  action  divine,  k  Lourdes, 
pour  ne  pas  sortir  de  notre  sujet,  depuis  le  printemps  jusqu'à  Tau- 
tomne,  il  vient  des  pèlerinages  de  tous  les  coins  de  l'univers.  Ces 
pèlerinages  apportent  tous  à  la  grotte,  une  certaine  somme  d'argent. 
Loin  de  nous  la  pensée  que  cet  argent  ait  pu  être  l'objet  de  malver- 
sations quelconques.  L'état  même  des  pèlerinages,  l'ensemble  et  la 
splendeur  de  ses  monuments  prouvent  que  les  collecteurs  des  deniers 
charitables  ont  dû  en  faire  un  magnifique  emploi.  Si  quelqu'un, 
poussé  par  l'esprit  malin,  pouvait  soupçonner  quelque  concussion, 
les  pierres  crieraient  ;  elles  protesteraient  avec  force  ;  elles  accable- 
raient les  accusateurs  sous  le  poids  de  leurs  protestations. 

(1)  Discours  du  docteur  Boissarie  au  congrès  eucharistique  de  Rome. 


604  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Mais  il  est  de  règle,  dans  le  monde,  que  l'emploi  des  deniers  pu- 
blics, argent  d'impôt  ou  d'autre  provenance,  doit  être  confié  à  des 
agents  responsables  et  soumis  à  un  rigoureux  contrôle.  D'autre  part, 
il  est  certain  que  les  offrandes  des  pèlerins  s'adressent  à  Jésus- 
Christ  et  à  laSainte-Yierge.  Personne  n'a  le  droit  d'en  distraire  un 
centime  indûment  et  sans  titre.  Que  le  pèlerinage  paie  lui-même, 
avec  ses  ressources,  les  frais  dont  il  est  l'occasion,  le  droit  naturel 
le  commande.  Mais  que,  ces  frais  payés,  l'argent  provenant  des  pè- 
lerinages puisse  tourner  au  profit  personnel  de  quelqu'un,  cela  ne 
peut,  pour  aucune  raison,  s'admettre  et  se  supporter.  Le  Pactole 
qui  coule  à  Lourdes,  le  flot  d'or  sorti  du  cœur  des  pèlerins  appartient 
à  l'Eglise  et  en  premier  lieu  au  Souverain  Pontife,  arbitre  souverain 
du  domaine  de  Dieu  sur  les  produits  de  la  charité.  Nous  disons  ceci, 
encore  une  fois,  sans  ombre  de  soupçon  contre  les  personnes,  et, 
moins  que  tout  autre,  envers  l'évêque  du  diocèse.  Nous  croyons  au 
contraire,  pour  l'honneur  même  des  personnes  qui  manient  des 
fonds  et  pour  la  preuve  qu'il  n'en  reste  pas  un  atome  dans  leurs 
mains,  qu'il  doit  être  établi,  à  Lourdes,,  un  contrôle  si  désintéressé, 
tellement  au-dessus  de  tout  soupçon,  que  le  soupçon,  s'il  ose  se  pro- 
duire, soit  déchu  de  toute  apparence  de  bien  fondé.  Ce  premier  point, 
pour  tout  interlocuteur  loyal,  doit  être  admis  sans  conteste. 

Nous  ajoutons  que  les  trésors  de  Lourdes  doivent  revenir  au  Pape  ; 
nous  l'ajoutons  avec  d'autant  plus  de  confiance  que,  nous  l'avons 
appris  par  les  journaux,  l'évêque  de  Tarbes  a  voulu  porter  lui- 
même  à  Rome,  remettre  lui-même,  entre  les  mains  du  Saint-Père, 
les  uns  ont  dit,  un  demi-million,  les  autres  ont  dit  un  million  com- 
plet. Nous  sommes  persuadé  que  l'évêque  de  Tarbes,  s'il  met, 
comme  nous  le  croyons,  au  maniement  des  fonds  de  Lourdes,  un 
soin  scrupuleux,  —  et  nous  l'en  félicitons,  —  ne  doit  pas  consi- 
dérer ce  tribut,  porté  au  Pape,  comme  une  somme  payée  une  fois 
pour  toutes,  mais  comme  un  apport  qui  doit  entrer,  chaque  année, 
dans  le  trésor  de  l'Eglise.  Jésus-Christ  et  la  Sainte-Vierge  n'ont  pas, 
en  ce  monde,  un  collecteur  authentique  de  deniers  charitables  ;  ou 
plutôt  ils  n'en  ont  qu'un,  c'est  le  Pape. 

A  un  autre  point  de  vue,  considérant  l'extension  croissante  des 


LOUHDES  605 

pèlerinages  de  Lourdes,  il  est  clair  qu'ils  apportent  à  l'évèque  de 
Tarbes  un  surcroît  énorme  d'occupations.  Dès  l'aurore  du  printemps 
jusqu'à  l'automne,  il  ne  paraît  guère  que  l'ordinaire  de  ce  diocèse, 
cloué  à  Lourdes,  puisse  vaquer  beaucoup  aux  autres  devoirs  de 
son  ministère.  Lourdes  suffit  k  l'activité  de  Tévèque  ;  il  absorbe  ses 
forces  et  son  temps,  pendant  la  moitié  de  Tannée.  La  séparation  de 
l'Eglise  et  de  l'Etat  va  remettre  au  Pape  le  remaniement  des  diocè- 
ses de  France.  Pour  le  bien  des  âmes,  il  y  a  des  diocèses  à  dédoubler  ; 
il  y  a  des  diocèses  à  créer.  Le  diocèse  de  Lourdes,  borné  à  Lourdes, 
paraît  devoir  solliciter  l'attention  du  Saint-Siège.  Un  évêque,  spécia- 
lement délégué  du  Pape,  pour  vaquer  au  service  des  pèlerinages  ; 
un  évêque,  assisté  d'un  conseil  pour  en  gérer  les  finances  de  la  fa- 
çon la  plus  équitable  et  la  plus  exemplaire,  cela  ne  paraît  pas  sus- 
ceptible de  contestation.  Nous  ignorons  si  cela  existe  dès  à  présent  ; 
si  cela  existe,  il  n'y  aura  qu'à  le  confirmer.  Si  cela  n'existe  pas,  il  ne 
paraît  pas  que  cette  motion  puisse  se  repousser  autrement  que  par 
des  raisons  ou  par  des  passions  qui  peuvent  rendre  son  acceptation 
nécessaire. 

Ce  sujet  est  délicat,  nous  ne  l'ignorons  pas.  Aussi  le  touchons- 
nous  avec  toute  la  délicatesse  possible  ;  avec  tous  les  ménagements 
indispensables,  avec  toutes  les  réserves  nécessaires.  Cette  proposi- 
tion n'accuse  personne  ;  elle  ne  soulève  aucune  ombre  de  soupçon. 
Dans  sa  teneur,  elle  se  limite  à  ces  deux  principes  :  que  les  trésors 
apportés  à  Lourdes,  sont  consacrés  à  Jésus-Christ  et  à  la  Sainte 
Vierge  ;  que  ces  trésors  doivent  être  remis  intégralement  au  vicaire 
de  Jésus-Christ,  déduction  faite  des  sommes  dont  l'équité  et  la  pru- 
dence commandent  l'emploi  au  service  même  du  pèlerinage,  y  com- 
pris l'église  paroissiale  de  Lourdes,  cathédrale  du  futur  évêque. 

12o  Sur  Vapparilion.  —  Lourdes  se  résume  en  deux  choses  :  les 
apparitions  et  les  guérisons.  Ces  deux  choses  posent  deux  questions  :. 
les  apparitions  sont-elles  réelles  ?  les  guérisons  sont-elles  des  mira- 
cles ?  Avant  de  finir,  nous  devons  examiner  un  instant  ces  deux 
problèmes. 

Les  gens  du  monde  vous  disent  carrément:  Il  y  a,  à  Lourdes 
même,  des  gens  qui  ne  croient  pas  aux  apparitions  de  la  Sainte 


606  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Vierge.  Il  y  a,  sans  doute,  aussi,  des  gens  qui  ne  croient  pas  à 
Texistence  de  Dieu  et  à  Tincarnation  de  Jésus-Christ.  Ce  n'est  pas 
d'aujourd'hui  que  le  monde  est  partagé  en  deux  camps  ou  en  deux 
cités,  dont  la  coexistence  remplit  les  siècles,  sans  infirmeries  croyan- 
ces fondamentales  de  la  Cité  de  Dieu. 

Dieu  est  Celui  qui  est  ;  Dieu  a  créé  le  ciel,  la  terre,  les  anges,  les 
hommes  et  toutes  les  créatures  ;  Dieu  gouverne  le  monde  par  des 
lois  qu'il  peut  faire  fléchir  à  son  gré  ;  Dieu  gouverne  les  hommes 
par  des  préceptes  que  Thomme  libre  peut  violer  ;  Dieu  a  soumis  le 
monde  et  les  hommes  à  ses  lois  et  à  ses  institutions,  notamment  à  la 
famille,  à  la  société  et  à  l'Eglise,  On  ne  peut  pas  nier  Dieu  sans  ren- 
verser Tordre  intellectuel,  moral  et  social  ;  on  ne  peut  pas  nier  Dieu 
sans  livrer  le  monde  à  Tanarchie  des  passions.  «  L'athéisme,  disait 
Robespierre,  est  une  erreur  de  gens  repus  ;  il  est  aristocratique.  » 
Et  conséquent  avec  lui-même,  il  coupait  la  tète  à  la  faction  des 
athées,  criminels  coupables  à  ses  yeux  d'un  complot  contre  le  genre 
humain.  Puis  il  trempa  dans  leur  sang  une  plume  pour  écrire  ce 
décret  qu'il  fit  graver  au  fronton  des  temples  déserts  :  «  Le  peuple 
français  croit  à  l'existence  de  Dieu  et  à  l'immortalité  de  l'âme.  »  Il 
n'y  en  a  pas  moins,  aujourd'hui,  beaucoup  d'hommes,  qui  s'estiment 
savants  et  cultivés,  mais,  dans  leur  frivole  et  ridicule  orgueil,  ils  ne 
croient  pas  en  Dieu. 

Jésus-Christ  est  le  Verbe  de  Dieu  ;  il  est  l'exemplaire  divin  des 
choses  créées  ;  en  lui  et  par  lui  toutes  choses  ont  été  créées  avec 
nombre,  poids  et  mesure.  Après  le  péché  du  premier  homme,  le 
Verbe  de  Dieu  a  été  promis  au  monde,  comme  Messie  rédempteur. 
Les  patriarches,  sous  la  tente,  vivaient  dans  l'espoir  de  sa  venue. 
Le  peuple  juif  s'assujettit  à  une  loi  sévère  pour  attendre,  pendant  j 
vingt  siècles,  son  avènement.  La  loi  et  les  prophètes  préparaient  la 
venue  du  Messie  par  des  symboles,  par  des  figures  et  par  des  sacri- 
fices ;  ils  annonçaient  que  le  ciel  se  répandrait  en  rosée  sainte,  que 
les  nuées  pleuvraient  le  Juste,  que  l'Homme-Dieu  naîtrait,  dans  le 
temps  marqué,  d'une  vierge,  en  Bethléem.  Cependant  les  empires, 
séparés  du  peuple  juif,  préparaient,  à  leur  façon,  l'avènement  du 
Messie  promis,  soit  en  le  rendant  nécessaire  par  leurs  prévarica- 


LOURDES  607 

tioHs,  soit  en  disposant  des  éléments  favorables  à  son  triomphe.  Au 
temps  marqué,  dans  la  plénitude  des  siècles,  le  Messie  est  venu 
comme  il  avait  été  promis  et  préparé  ;  il  est  venu  rayonnant  de 
lumière,  plein  de  grâce  et  de  miséricorde.  Et  les  Juifs  ont  crucifié, 
pour  le  salut  du  monde,  Celui  qui  était  venu  pour  rassembler  les 
brebis  de  la  maison  d'Is<*aël  et  étendre  la  synagogue  jusqu'aux  extré- 
mités de  la  terre.  Jésus-Christ,  mort, ressuscité  et  monté  au  ciel,  après 
avoir  apparu  plusieurs  fois  à  ses  apôtres  et  à  ses  disciples,  Jésus- 
Christ  est  le  vainqueur  du  judaïsme  qu'il  a  enseveli  sous  les  murs  de 
Jérusalem  ;  Jésus-Christ  est  le  vainqueur  du  paganisme  qu'il  a 
écrasé  dans  l'empire  romain;  Jésus-Christ  est  le  vainqueur  de  la 
barbarie  dont  il  a  su  tirer  la  civilisation  chrétienne.  Pendant  mille 
ans,  Jésus-Christ  a  régné  comme  Rédempteur  des  âmes  et  roi  des 
nations.  Depuis  trois  siècles,  une  doctrine  qui  se  dit  libérale  et  qui 
n'est  qu'impie,  renverse  l'économie  surnaturelle  des  choses  divines 
et  humaines  et,  non  seulement  refuse  de  croire  à  Jésus-Christ,  mais 
veut  le  proscrire  comme  le  fléau  du  monde  et,  pour  effacer  son  nom, 
a  maintes  fois  entrepris  d'exterminer  les  chrétiens. 

Marie,  la  Vierge  pleine  de  grâce,  fille  du  Père,  mère  du  Fils,  épouse 
du  Saint-Esprit,  a  été  associée  dans  tous  les  siècles  aux  desseins  de 
Dieu  et  aux  grandes  œuvres  de  Jésus-Christ.  Avant  tous  les  siècles, 
elle  était  déjà  conçue  ;  elle  s'appelait  la  sagesse  et  habitait  dans  les 
conseils  divins.  Le  Seigneur  la  possédait  au  commencement  avant 
de  rien  faire  dans  le  principe.  Les  abîmes  n'étaient  pas  encore  et 
elle  était  déjà  conçue  ;  elle  était  enfantée  avant  les  collines.  Sa  sagesse 
a  bâti  une  maison,  elle  a  taillé  sept  colonnes  ;  elle  a  immolé  des 
victimes,  mêlé  le  vin  et  dressé  sa  table.  Et  elle  a  dit,  même  aux  in- 
sensés :  Venez,  mangez  mon  pain,  buvez  le  vin  que  j'ai  mélangé 
pour  votre  usage.  Bienheureux  ceux  qui  m'écoutent  et  qui  veillent  à 
ma  porte.  Qui  me  trouvera  aura  trouvé  la  vie  et  puisera  le  salut  à 
la  fontaine  du  Seigneur.  Ceux  qui  me  haïssent  aiment  la  mort.  Et 
rhumble  Vierge  dont  FEsprit  de  Dieu  a  célébré  en  ces  termes  la 
généalogie,  a  été  associée,  dans  tous  les  siècles,  à  la  préparation  de 
l'avènement  du  Christ.  Marie  était  à  Bethléem,  à  Nazareth,  au  Cal- 
vaire et  au  Cénacle.  Depuis,  Dieu  l'a  élevée  au  ciel  ;  mais  depuis, 


60(S  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

dans  son  assomption,  cette  tout  aimante  mère  de  Dieu  et  des  hom- 
mes s'est  partagée,  pour  suivre  ses  deux  amours,  entre  le  ciel  et  la 
terre.  Au  ciel,  elle  règne  assise  sur  un  trône  ;  elle  est  la  reine  des 
anges  et  la  mère  de  miséricorde.  Sur  la  terre,  elle  est  revenue  dans 
tous  les  âges  depuis  vingt  siècles  ;  elle  a  fait  bâtir  partout  des  sanc- 
tuaires en  son  honneur,  et  les  adorateurs  de  Jésus- Christ  sont 
venus,  chez  tous  les  peuples,  incliner  leur  front  devant  Marie  et 
épancher  leur  âme  dans  son  sanctuaire.  Le  sanctuaire  de  Lourdes 
est  le  cent  millième  que  la  Vierge  ait  fait  bâtir  ;  mais  il  y  a  des  hom- 
mes qui  ne  croient  pas  à  ses  apparitions.  Et  hier  encore  un  misé- 
rable, qui  n'est  pas  un  imbécile,  présentait  le  sanctuaire  de  Lourdes 
comme  la  plus  gigantesque  escroquerie,  comme  un  outrage  à  toutes 
les  lois  du  pays,  à  tous  les  devoirs  de  l'humanité. 

Les  dix-huit  apparitions  à  Bernadette  n'en  sont  pas  moins  certai- 
nes ;  elles  ont  eu,  pour  témoin,  la  population  de  la  petite  ville  ; 
elles  ont  eu,  pour  censeurs,  les  sages  de  la  contrée  ;  elles  ont  eu  pour 
approbateurs  les  saints  pontifes  de  FEglise  ;  elles  ont  eu  assez  de 
vertu  pour  se  faire  bâtir  de  splendides  monuments  ;  elles  ont  agrandi 
la  ville  qui  n'est  plus  qu'un  vestibule  du  sanctuaire  des  apparitions  ; 
elles  ont  fait  venir,  ici,  le  monde  entier  ;  elles  ont  fait  surtout  ac- 
courir les  malades  et  les  ont  guéris.  Guérisons  tellement  connues, 
tellement  nombreuses,  tellement  extraordinaires,  que  tous  les  ma- 
lades veulent  venir  à  la  grotte  ou  boire  de  son  eau.  Et  quand  le  soir, 
après  la  bénédiction  du  Saint-Sacrement,  vous  voyez  défiler  ces  pe- 
tites voitures  de  malades,  croyez  que  ce  n'est  pas  une  illusion. 

Mais  il  y  a  des  abus.  Où  n'y  en  a-t-il  pas  ?  Partout  oii  les  hommes 
s'assemblent,  ils  viennent  avec  Tattirail  de  leurs  misères.  Leur 
orgueil,  leur  sensualité,  leur  avarice  trouvent  partout  les  moyens  de 
se  satisfaire.  Mais  que  prouve,  en  présence  des  coups  d'Etat  de  la 
miséricorde  divine,  l'inQrmité  humaine?  Une  seule  chose,  c'est 
qu'elle  ne  peut  ni  en  empêcher  l'expansion  ni  en  détruire  les  bien- 
faits. Au  contraire,  plus  les  hommes  sont  misérables,  plus  éclate  la 
vertu  de  ^Dieu. 

Nous  ne  disons  pas  cela  pour  amnistier  le  crime.  Nous  croyons 
avoir  assez  manifesté  notre  horreur  du  mal,  notre  foi  à  la  sagesse 


LOURDES  609 

et  à  la  sollicitude  de  TEglise.  Où  peut  croire  qu'elle  ne  reste  pas 
désarmée  devant  les  prévarications  ;  et  si  elle  ne  peut  pas  les  effacer 
toutes,  elle  les  oblige,  au  moins,  à  se  réfugier  dans  Tombre,  et  à 
rendre  au  moins  Thommage  de  Thypocrisie,  à  la  cause  qu'elles  ne 
peuvent  pas  desservir,  ni  déshonorer. 

13°  Les  guérisons.  —  Que  dire  des  guérisons  que  la  voix  du  peu- 
ple qualifie  de  miracles  ?  —  Le  premier  fait  à  constater,  c'est  que, 
lors  des  apparitions,  il  s'est  ouvert  à  la  grotte,  une  source  miracu- 
leuse ;  et  que  les  eaux  de  cette  source,  inconnue  jusque-là,  ont  im- 
médiatement opéré  des  guérisons.  Bouriette  avec  son  œil  perdu 
depuis  vingt  ans  ;  Blaisette  Soupenne,  avec  ses  deux  yeux  entourés 
d'un  demi-cercle  de  chairs  violacées  et  saignantes  ;  le  jeune  Bouho- 
hurte,  enfant  de  deux  ans,  chétif,  malingre,  d'une  maigreur  extrême 
et  d'un  teint  cadavéreux  ;  Catherine  Latapie  avec  son  bras  affaibli 
par  suite  d'une  luxation  d'épaule  ;  Busquet,  avec  son  vaste  abcès 
scrofuleux  qui,  depuis  trois  ans,  résiste  à  tous  les  efforts  de  la  mé- 
decine ;  la  veuve  Rizan  de  Nay,  depuis  vingt-cinq  ans  malade,  depuis 
dix-huit  mois  au  lit,  l'estomac  perdu,  la  peau  usée  par  le  frottement 
des  draps,  le  corps  frappé  d'une  immobilité  douloureuse  ;  une  de- 
moiselle Monlagnon  hydropique  ;  Pierre  de  Rudder  avec  sa  jambe 
cassée  et  non  resoudée  depuis  huit  ans  ;  Marie  Marcellin,  avec  sa 
volumineuse  tumeur  ;  une  demoiselle  Pampel,  phtisique  ;  une  demoi- 
selle de  Laverrie,  atteinte  de  pleurésie  ;  une  demoiselle  Vachier, 
paralytique  ;  James  Tombridge  avec  son  mal  de  Pott  ;  Marie  Sondeur 
avec  un  ulcère  à  l'estomac  ;  le  P.  Herman,  glaucome  ;  Glotilde  de 
la  Rivière,  poitrinaire  au  dernier  degré  ;  François  Maccary  avec  un 
ulcère  variqueux  ;  Hanquet  de  Liège  avec  une  maladie  de  la  moelle 
épinière  :  tous  guéris  à  la  grotte  de  Lourdes  ou  avec  des  lotions  ou 
des  ingestions  de  son  eau. 

Que  celui  qui  voudra  connaître  la  liste  exacte  des  guérisons,  amé- 
liorations, miracles  obtenus  à  la  grotte  de  Lourdes  ou  par  sa  vertu, 
se  reporte  au  Lourdes  de  l'abbé  Bertrin.  Là,  il  trouvera  cette  liste 
complète  en  86  pages,  depuis  1858  jusqu'à  1904.  L'année  1905 
continue  la  nomenclature  ;  j'entendais,  hier  soir,  les  crieurs  annoncer 
cinq  nouvelles  guérisons  ;  je  venais  de  voir  défiler  la  suite  des  petites 

voitures,  qui  contiennent  les  solliciteurs  de  la  même  grâce. 

Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  39 


610  PONTIFICAT   DE   LÉON    Xlll 

Parmi  ces  faits,  il  en  est  de  plus  éclatants.  Nous  en  citons  quatre. 
Pierre  de  Rudder,  belge,  a  eu  la  jambe  broyée  depuis  huit  ans  ; 
on  n'a  pu  réduire  la  fracture  ;  une  plaie  s'est  ouverte  ;  la  gangrène 
se  déclare.  Le  blessé  retourne  sa  jambe  les  doigts  en  arrière  et  le 
talon  en  avant  ;  par  la  plaie  ouverte,  on  voit  les  deux  fragments 
d'os  séparés,  sans  possibilité  de  rapprochement.  Les  médecins  veu- 
lent couper  la  jambe.  Rudder  vient  à  la  grotte  d'Ostaker,  dédiée  à 
Notre-Dame  de  Lourdes.  Tout  à  coup  la  plaie  disparaît  ;  les  os  de  la 
jambe  se  trouvent  soudés  malgré  leur  écartement  et  la  jambe  n'est 
pas  raccourcie.  Vingt  médecins  ont  constaté  le  fait. 

François  Maccary  a  un  paquet  variqueux  depuis  dix- huit  ans.  Ce 
paquet  ne  fait  que  croître  et  empirer.  En  une  nuit,  sous  l'applica- 
tion d'une  compresse  d'eau  de  Lourdes,  il  disparaît. 

Joachim  Dehaut  a  une  plaie  à  la  jambe,  un  ulcère  dont  les  chairs 
noirâtres  tombent  en  lambeaux.  Les  os  de  la  cheville  sont  cariés, 
nécrosés.  Les  tendons  ont  disparu  ;  le  pied  n'a  plus  de  support.  Joa- 
chim met  son  pied  dans  l'eau  de  la  source  à  la  grotte  et  retire  sa 
jambe  comme  revêtue  d'un  bas  fait  d'une  peau  neuve.  Les  os,  les 
tendons,  l'articulation,  tout  est  refait,  tout  est  en  place. 

Amélie  Ghagnon  a,  au  pied,  une  carie  des  os  et  une  plaie  profonde 
qui  suppure  abondamment,  depuis  bien  des  années.  Au  bout  de 
quelques  minutes  d'immersion,  carie,  plaie,  tubercules  des  os,  arti- 
culations détruites,  tout  a  été  réparé. 

Non,  il  n'y  a  pas,  en  France  et  dans  le  monde  entier,  je  ne  dis  pas 
un  médecin,  mais  un  homme  de  bon  sens,  capable  de  déclarer,  au 
nom  de  la  science,  que  l'on  doit  considérer  comme  phénomènes  pwre- 
rmnt  naturels  :  la  soudure  spontanée  d'une  jambe  cassée  depuis  huit 
ans  ;  la  disparition,  en  une  nuit,  d'un  paquet  variqueux,  ulcéré  depuis 
vingt-cinq  ans  ;  la  cicatrice  complète  et  instantanée  d'une  plaie  de 
trente-deux  centimètres  de  long,  quinze  de  large,  pénétrant  jusqu'aux 
os,  compliquée  de  gangrène  ;  la  création  d'articulations  et  de  tissus 
neufs,  mis  à  la  place  d'articulations  nécrosées  et  de  tissus  détruits  , 
Epiloguer  là  dessus,  soi-disant  par  fierté  de  raison,  c'est  un  imbécile 
orgueil  qui  accuse  l'absence  de  raison,  de  bon  sens  et  de  probité. 

On  vit  encore  comme  guérisons  merveilleuses,  Caroline  Esserton, 


LOURDES  611 

Clémentine  Touvé,  Marie  Lemarchand,  Marie  Lel^ranchu,  les  dames 
Gordier  et  Ronchel,  Gabriel  Gargam.  Nous  ne  pouvons,  à  notre  grand 
regret,  entrer,  sur  ces  guérisons,  dans  de  plus  grands  détails. 

En  présence  de  ces  faits,  nous  ne  posons  pas  la  question  de  la  pos- 
sibilité des  miracles.  «  Cette  question,  a  dit  Rousseau,  serait  impie  si 
elle  n'était  absurde  ;  ce  serait  faire  trop  d'honneur  à  celui  qui  la  ré- 
soudrait négativement  que  de  le  punir  ;  il  suffirait  de  renfermer.  » 

La  réalité  des  miracles  de  Lourdes  n  est  ni  contestable,  ni  contes- 
tée ;  la  difficulté  est  de  les  expliquer.  Or,  on  peut  dire  que  ces  miracles 
répondent  à  toutes  les  exigences  de  la  nouvelle  critique.  Renan  fei- 
gnait de  croire  à  rimpossibilité  de  leur  constatation.  Il  n'est  pas  plus 
difficile  de  voir  S.  Pierre  marcher  sur  les  eaux,  que  de  voir  un  voya- 
geur marcher  sur  la  route.  Il  est  même  plus  facile  de  voir  une  sou- 
dure faite  immédiatement  que  d'en  suivre  la  continuité  pendant 
deux  mois.  Des  ergoteries  sur  la  difficulté  de  voir  des  choses  qui  se 
passent  en  votre  présence,  c'est  jeter  de  la  poudre  aux  yeux. 

Les  rationalistes  demandent  que  Dieu  opère  en  leur  présence  des 
œuvres  manifestement  surhumaines.  Un  grand  nombre  de  merveilles 
de  Lourdes  sont  de  cette  nature.  Les  rationalistes  demandent  que 
les  miracles  soient  opérés  en  présence  de  savants  spéciaux.  Un  grand 
nombre  de  médecins  les  ont  vus,  les  ont  vérifiés  et  plusieurs,  hos- 
tiles ou  indifférents,  ont  dû  baisser  pavillon.  Les  rationalistes  de- 
mandent que  le  fait  miraculeux  soit  réalisé  plusieurs  fois.  Les  guéri- 
sons  se  sont  multipHées  ici,  dans  leur  espèce,  en  sorte  qu'on  a  pu 
largement  vérifier  la  dérogation  aux  lois  physiologiques.  Les  ratio- 
nahstes  demandent  enfin  que  les  faits  miraculeux  soient  constatés 
d'après  la  méthode  expérimentale.  C'est  ce  qui  a  eu  lieu  dans  la 
salle  des  constatations,  pour  les  guérisons  miraculeuses  de  Lourdes. 
Les  certificats,  les  témoignages  de  constat  abondent  ici  au  delà  de 
toute  mesure.  Et  quel  temps  et  quel  lieu  furent  jamais  plus  fertiles 
en  miracles. 

Les  impies,  pour  se  débarrasser  des  faits  qui  les  gênent,  ont  re- 
cours à  trois  interprétations  :  ils  objectent  que  le  fait  est  un  mythe, 
qu'il  s'explique  par  la  vertu  de  l'eau  ou  par  la  puissance  de  l'élec- 
tricité. Mythisme,  hydrothérapie,  hypnotisme  :  c'est  là  toute  leur 
science. 


612  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Le  mythisme  ne  prouve  rien,  parce  qu'il  ne  repose  sur  rien.  Les 
faits  allégués  n  ont  pas  eu  le  temps  de  se  grossir  par  la  renommée 
et  de  former  légende.  Ces  faits  ont  eu  lieu  ici,  tel  jour,  à  telle  heure, 
dans  une  personne  déterminée,  atteinte  d'une  maladie  connue,  gé- 
néralement ancienne  et  réputée  incurable.  Alléguer  que  le  fait  est 
un  mythe  ou  une  comédie,  c'est  une  ridicule  légèreté  d'esprit  ou  un 
parti-pris  d'incrédulité. 

L'explication  des  miracles,  par  la  vertu  de  l'eau,  ne  tient  pas  de- 
bout. A  la  requête  du  conseil  municipal  de  Lourdes,  cette  eau  a  été 
analysée  quantitativement  par  le  docteur  Filhol,  doyen  de  la  Faculté 
des  sciences  de  Toulouse.  De  cette  analyse,  il  résulte  a  Que  l'eau  de 
la  grotte  a  une  composition  telle  qu'on  peut  la  considérer  comme 
une  eau  potable,  analogue  à  celle  quon  rencontre  dans  les  monta- 
gnes dont  le  sol  est  riche  en  calcaire.  Les  effets  extraordinaires 
qu'on  assure  avoir  obtenus  à  la  suite  de  l'emploi  de  cette  eau  ne 
peuvent  pas,  au  moins  dans  l'état  actuel  de  la  science,  être  expliqués 
par  la  nature  des  sels  qui  entrent  dans  sa  composition.  Cette  eau 
ne  renferme  aucune  substance  capable  de  lui  donner  des  vertus  thé' 
rapeutiques  marquées  :  elle  peut  être  bue  sans  aucun  inconvénient.  » 
L'hypnotisme  est  une  opération  par  laquelle  on  endort  quelqu'un 
pour  l'interroger  ou  pour  le  guérir.  A  Lourdes  personne  ne  dort.  C'est 
à  l'état  de  veille  que  l'on  se  plonge  dans  les  piscines  ou  qu'on  boit  de 
l'eau  de  la  source.  Dans  ces  conditions,  le  cerveau,  en  possession  de 
toutes  ses  facultés,  peut  réagir  contre  toute  impression  extérieure  et 
se  défendre  de  tout  entraînement.  Ce  n'est  pas,  au  surplus,  dans  le 
silence,  dans  l'isolement,  sous  la  fascination  d'un  regard  ou  d'une 
parole,  que  se  trouvent  les  malades  de  Lourdes.  C'est  en  plein  jour, 
au  milieu  du  tumulte,  quand  toutes  leurs  facultés  sont  constamment 
en  éveil.  Dans  un  pareil  milieu,  i!  faudrait,  pour  les  endormir,   un 
puissant  narcotique.  Ce  n'est  pas  dans  un  bain  d'eau  glacée,  pris  sou- 
vent dans  les  conditions  les  plus  pénibles,  quand  les  malades  se  suc- 
cèdent sans  interruption,  que  l'on  pourrait  obtenir  le  sommeil.  Enfin 
on  n'opère  pas  sur  des  sujets  choisis,  sur  lesquels  on  peut  agir  avec 
méthode.  Personne  ne  les  connaît  ;  ils  sont  entourés  de  leurs  pa- 
rents et  ne  peuvent  subir  aucune  influence  étrangère.  Comment 


LOURDES  613 

pourrait-on  agir  sur  des  enfants  en  bas-âge,  qui  crient  et  se  démè- 
nent, sans  aucune  notion  des  résultats  qu'on  désire  ?  Gomment  peut- 
on  agir  sur  des  sujets  qui  ne  guérissent  pas  sur  l'heure,  mais  seu- 
lement après  leur  retour  au  pays  ? 

14°  Le  sens  providentiel.  —  Nous  savons  que  l'apparition,  à  son 
début,  déclara  être  Tlmmaculéc  Conception  et  rendit  ainsi  hommage 
à  rinfaillibilité  pontificale.  Nous  avons  ajouté  que  le  transport  de  la 
grotte  au  Vatican  accusait  davantage,  après  l'hommage  rendu  à  la 
Sainte-Vierge  et  au  divin  Sauveur,  Tintention  du  ciel  d'exalter  la 
puissance  pontificale.  Nous  ajoutons,  avant  de  finir,  que  ce  trans- 
port de  la  grotte,  pour  le  cas  possible  où  le  gouvernement  persécu- 
teur voudrait  s'en  emparer,  continuerait  à  Rome  son  rôle  de  frater- 
nité internationale  et  de  solidarité  universelle. 

Au  moyen  âge,  dit  très  bien  l'abbé  Delpuech,  l'homme  vivait  isolé, 
le  seigneur  dans  son  château,  le  moine  dans  son  couvent,  le  bour- 
geois dans  sa  ville,  le  paysan  autour  de  son  clocher.  On  n'avait  guère 
la  conception  de  l'humanité,  l'idée  même  de  patrie,  avec  sa  commu- 
nion de  souvenirs  et  d'espérances.  Pas  beaucoup  de  cordialité  entre 
les  hommes  d'un  même  pays.  Les  nations  les  plus  voisines  ne  cher- 
chaient guère  à  se  mesurer  que  sur  le  champ  de  bataille.  La  diffi- 
culté des  communications,  le  défaut  de  solidarité  dans  les  intérêts 
s'opposaient  au  rapprochement  des  peuples.  La  féodalité  pulvérisait 
les  masses  ;  plus  tard  l'absolutisme  voulut  les  assujettir.  Que  de 
temps  il  a  fallu  pour  déduire,  du  catholicisme,  l'idée  des  intérêts 
généraux  qui  priment  les  intérêts  particuliers  et  des  ouvertures  de 
fraternité  qui  parlent  d'amoindrir  l'antagonisme  des  nations. 

Depuis  un  siècle,  l'impiété  révolutionnaire  et  les  idées  politiques 
augmentent  encore  l'individualisme  ;  le  monde  est  en  poussière. 
Cependant  par  une  contradiction,  que  je  ne  me  charge  pas  de  résou- 
dre, l'idéal  d'une  œuvre  commune,  d'un  groupement  de  toutes  les 
volontés  semble  vouloir  se  réaliser  par  le  progrès  matériel  et  par  le 
progrès  moral.  Les  progrès  économiques  établissent  entre  tous  les 
peuples,  une  solidarité  jusqu'ici  inconnue.  La  pensée  vole  d'un  pôle 
à  l'autre  avec  la  rapidité  de  l'éclair  ;  la  vapeur  rapproche  plutôt  les 
continents  que  les  mers  séparent.  Les  chemins  de  fer  mènent  et  dé- 


614  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIII 

placent  les  populations.  Les  congrès  de  la  paix  s'efforcent  de  mettre 
un  terme  aux  horreurs  de  la  guerre  ;  les  échanges  commerciaux,  les 
expositions,  la  presse  rendent  les  peuples  solidaires.  Une  même  vie 
semble  animer  les  populations  des  deux  mondes.  Qu'un  événement 
malheureux  se  produise  quelque  part,  il  éveille  instantanément  d'u- 
nanimes sympathies. 

Toutefois  le  lien  le  plus  fort  et  le  plus  durable  qui  puisse  unir  les 
peuples  de  Tunivers,  c'est  la  foi,  la  morale  et  le  sentiment  religieux. 
Dans  le  but  de  favoriser  l'essor  de  la  charité  et  de  la  solidarité  catho- 
liques, Notre-Dame  de  Lourdes  dit  à  Bernadette  :  «  Je  veux  qu'on 
vienne  ici  en  procession  ;  je  désire  qu'il  accoure  du  monde.  De  fait, 
l'union  des  coeurs^  la  fraternité  des  âmes  ne  pourraient-elles  pas  s'é- 
tablir entre  ces  multitudes  de  croyants  de  toutes  langues,  de  toutes 
races,  qui  se  réunissent  sur  un  même  point  du  globe  pour  invoquer 
le  même  Père  et  la  même  Mère. 

Quoi  de  plus  touchant  que  de  voir,  dans  les  réunions  internatio- 
nales de  la  Grotte,  les  pèlerins  des  puissances  rivales  ou  ennemies 
de  la  France,  les  pèlerins  de  l'Italie,  de  l'Espagne,  de  l'Angleterre, 
de  l'Allemagne,  de  la  Russie  et  des  Etats-Unis  d'Amérique,  se  serrer 
amicalement  la  main,  réciter  les  mêmes  prières,  chanter  en  chœur  les 
mêmes  cantiques,  suivre  les  mêmes  processions,  et,  la  pensée  toute 
chargée  d'extase,  communier  dans  les  mêmes  sentiments  de  foi  et 
d'espérance. 

Tous  les  ans,  de  Pâques  au  mois  d'octobre,  arrivent  à  Lourdes 
des  pèlerins  et  des  malades  de  toutes  les  contrées  de  la  terre.  Spec- 
tacle ravissant  !  Les  brancardiers  français  portent  ces  malades  sur 
les  épaules,  les  traînent  sur  de  petites  voitures,  aident  à  les  plonger 
dans  les  piscines,  sans  chercher  d'où  ils  viennent,  ni  s'ils  appartien- 
nent à  telle  ou  telle  nationalité.  Seule,  la  religion  catholique  a  le 
pouvoir  de  supprimer  les  distinctions  de  races,  d'étouffer  les  haines 
pohtiques,  d'effacer  les  frontières  des  nations,  de  faire  du  globe, 
l'habitacle  commun  d'une  famille  de  frères.  Aux  yeux  de  la  foi, 
les  étrangers,  les  inconnus,  les  ennemis  même  sont  des  frères. 

A  Lourdes,  nous  pouvons  redire,  au  pied  de  la  lettre,  les  paroles 
de  S.  Paul  :  «  Il  n'y  a  plus  ni  Juif,  ni  Gentil,  ni  Scythe,  ni  Bar- 


LOURDES  615 

barc,  ni  maître,  ni  esclave  ;  nous  sommes  tous  les  enfants  d'un 
môme  Père  du  ciel  »  {Coloss.  III,  U).  Si  Jésus-Christ  a  su  seul  éta- 
blir pratiquement  la  solidarité  des  peuples,  en  rachetant  tous  les 
hommes  par  le  môme  sang  sur  le  Calvaire,  la  Vierge  Immaculée 
contribue  à  raffermir,  en  invitant  toutes  les  nations  croyantes  à  se 
rendre  en  foule  à  la  Grotte,  à  ne  faire  qu'un  cœur  et  qu'une  âme 
sur  la  grotte  bénie  de  l'apparition. 

Voilà  bien  les  raisons  providentielles  de  la  catholicité  des  pèleri- 
nages de  Lourdes-  Qui  donc  pourrait  s'étonner  que  la  sagesse  d'En- 
Haut  ait  permis  ou  plutôt  produit  ces  événements  merveilleux,  pour 
faciliter,  à  tous  les  peuples,  Taccès  de  la  Grotte  de  Massabielle  !  (1). 

Tel  apparaît,  au  voyageur,  le  pèlerinage  de  Lourdes.  C'est  un  ro- 
sier planté  par  la  main  de  la  Providence,  pas  loin  du  Gave  de  Pau, 
sur  la  rive  d'une  fontaine  miraculeuse.  Le  rosier  donne  ses  fleurs  et 
ses  fruits,  mais  il  ne  les  donne  jamais  sans  épines.  Ici,  les  fleurs, 
ce  sont  les  grâces  de  Dieu  ;  les  fruits,  c'est  le  salut  de  milliers  d'âmes, 
la  guérison  d'une  foule  de  malades  la  plupart  désespérés  ;  les  épines, 
ce  sont  les  rigueurs  de  la  pénitence,  Dans  l'économie  surnaturelle 
de  la  grâce  divine,  les  épines  doivent  passer  avant  les  fruits  et  les 
fleurs  ;  elles  sont  même  la  condition  préalable  de  leur  octroi.  Un  pè- 
lerinage diocésain,  pour  un  évoque,  ce  doit  être  l'équivalent  d'une 
grande  retraite,  prêchée  dans  l'intérêt  de  son  diocèse.  Pour  atteindre 
à  ce  bienfait,  il  faut  le  comprendre,  le  préparer,  le  diriger,  le  perpé- 
tuer. L'évêque  de  Coutances,  Mgr  Germain,  qui  nous  suggère  cette 
idée,  préparait,  lui,  tous  les  deux  ans,  son  pèlerinage  de  Norman- 
die :  il  le  faisait  précéder  d'une  instruction  pastorale  en  trois  ou 
quatre  points,  qu'il  faisait  lire  en  quatre  dimanches  dans  toutes  les 
paroisses  ;  et  d'un  mandement  prescrivant  des  prières  propitiatoires 
à  célébrer  également  partout.  Pendant  le  pèlerinage,  ces  prières  se 
continuaient  dans  les  paroisses,  et  les  directeurs  du  pèlerinage,  fidè- 
les à  leur  mandat,  appliquaient  leurs  ouailles  à  tous  les  exercices 
de  la  pénitence,  condition  indispensable  à  la  collation  des  grâces  di- 

(1)  Delpuech,  Notre-Dame  de  Lourdes,  p.  77. 


616  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

vines.  Après  le  pèlerinage,  la  Semaine  religieuse  en  offrait,  au  dio- 
cèse, la  fidèle  histoire,  écrite  par  un  prêtre  idoine,  comme  nous 
Tavons  vu  faire  à  Langres,  par  l'abbé  Parmentier.  Le  pèlerinage  de 
Coutances  n'était  pas  un  train  de  plaisir  ;  c'était  une  œuvre  de  péni- 
tence stricte,  une  immolation  collective.  Les  pères  de  la  Grotte  esti- 
ment cette  liturgie  indispensable  à  la  tenue  mystique  d'un  pèleri- 
nage ;  la  formule  en  est  d'ailleurs  inscrite  au  Rituel.  Nous  devons 
ces  informations  au  dernier  supérieur  des  religieux  de  la  Grotte, 
homme  spirituel  dans  tous  les  sens  du  mot. 

A  l'heure  où  nous  terminons  cette  étude,  la  Petite  République, 
journal  socialiste  de  Paris,  publie  une  série  d'articles  infâmes  con- 
tre le  pèlerinage  de  Lourdes.  D'ores  et  déjà, nous  savions  combien 
tous  ces  persécuteurs  abhorrent  la  très  sainte  Vierge  ;  nous  avions 
appris,  dès  longtemps,  qu'ils  veulent  interdire  toutes  les  manifesta- 
tions de  son  culte,  surtout  les  plus  éclatantes.  A  ces  antipathies,  à 
ces  violences,  il  n'y  a  pas  de  quoi  s'étonner,  Des  divorcés,  qui  vivent 
en  concubinage  public,  ne  se  Pont  pas  à  l'idée  d'une  honnête  femme, 
encore  moins  à  la  présence  triomphale  de  la  femme  typique,  de 
l'idéal  de  la  vierge,  de  l'épouse,  de  la  mère  et  de  la  sainte  veuve. 
Mais  enfin  que  nous  veut  le  malfaiteur  littéraire  auteur  de  ces  arti- 
cles, inspirés  et  documentés  manifestement  par  le  vertueux  franc- 
maçon  qui  dirige  le  ministère  des  cultes?  C'était  bien  la  peine  de 
débuter  dans  les  lettres  par  des  articles  trop  étudiés,  pittoresques  à 
outrance,  qui  affichaient  un  grand  zèle  réformateur.  Aboutir  à  ces 
déjections  ridicules,  dans  un  tel  journal,  après  s'être  plus  ou  moins 
fait  exclure  de  partout,  ce  n'est  pas  une  fin,  c'est  une  confession 
d'indignité  et  un  châtiment.  Salut  au  chevalier  du  Robespierre  ra- 
bougri que  fut  Combes  I 

Habemus  confitentes  reos.  Voilà  des  hommes  qui  libellent  des 
articles  avec  une  plume  trempée  dans  la  fange,  pour  supprimer, 
à  force  de  mensonges  et  d'ignorances  abominables,  par  la  force 
brutale,  par  une  cupidité  diabolique  :  1°  les  apparitions  de  la  sainte 
Vierge  ;  2°  les  monuments  qui  en  consacrent  le  souvenir  ;  '6°  les  cou- 
vents qui  en  augmentent  la  force  ;  4°  les  miracles  qui  en  attestent 
la   puissance  ;  S**     ramener  Lourdes  à    l'humilité  pauvre  de  ses 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  617 

commencements.  Le  but  est  de  confisquer  les  biens  et  de  proscrire 
les  personnes.  Le  moyen,  c'est  Tincamération  des  biens  dans  la  mense 
épiscopale,  et  leur  dévolution  légale  au  gouvernement  par  la  mort 
ou  la  translation  de  Tévêque.  Le  cri  de  guerre,  ce  sont  ces  articles, 
d'ailleurs  horriblement  faux,  et,  dans  leur  solennelle  assurance,  ab- 
surdes, ignares,  lâches  au  delà  de  toute  expression.  Nous  voulons 
contenir  l'éclat  de  nos  sentiments  ;  nous  croyons  ce  modeste  travail 
plus  que  suffisant  pour  couvrir  de  honte  l'auteur  de  ces  articles,  à 
supposer  qu'il  n'ait  pas  toute  honte  bue.  Que  Dieu  protège,  conserve, 
défende,  amplifie  le  pèlerinage  de  Lourdes  ;  que  Dieu  étende  à  tous 
les  temps  et  à  tous  les  peuples  la  grâce  des  apparitions  saintes  et  le 
bienfait  des  guérisons  miraculeuses.  C'est  le  plus  cher  de  nos  vœux. 
Dextram  scriptoris  benedicat  mater  amoris  ! 

§  III   —  QUELQUES  SAINTS  PERSONNAGES 

Les  saints  que  Dieu  a  donnés  à  son  Eglise,  pendant  le  pontificat 
de  Léon  XIII,  Dieu  seul  les  connaît,  sauf  les  martyrs  ;  encore  n'est- 
il  permis  de  les  révérer  comme  tels,  qu'après  le  jugement  de  l'E- 
glise. Nous  n'avons  donc  pas  de  saints,  parus  depuis  vingt-cinq  ans, 
à  mentionner  ici  ;  le  chapitre  des  saints  serait  vide,  si  nous  n'avions 
pas  de  saints  canonisés.  Or  Léon  XIII  a  canonisé  le  curéd'Ars  et  le 
seize  carmélites  de  Compiègne.  L'apparition  de  ces  astres,  au  ciel 
de  l'Eglise,  réclame  désormais  les  hommages  des  chrétiens. 

A  défaut  de  saints,  nous  mentionnons  quelques  saints  personna- 
ges. En  première  ligne,  nous  plaçons  un  martyr. 

1°  Le  bienheureux  Perboyre.  —  Jean-Gabriel  Perboyre  naquit 
dans  le  diocèse  de  Gahors,  au  hameau  de  Puich,  dépendant  de  la 
paroisse  de  Montgesty,  le  6  janvier  J802.  De  bonne  heure,  il  montra 
un  goût  extraordinaire  pour  la  piété.  Les  saints  noms  de  Jésus  et  de 
Marie  étaient  souvent  sur  ses  lèvres  ;  on  admirait  son  recueillement 
dans  la  prière  ;  sa  figure  reflétait  la  douceur  angélique  de  son  âme. 
Dès  l'âge  de  six  ans,  il  fut  employé  à  la  garde  des  troupeaux,  puis 
on  l'envoya  à  l'école  de  son  village.  Ses  jeunes  camarades  le  respec- 
taient déjà  comme  un  saint.  A.  quinze  ans,  il  entra,  avec  son  frère 


618  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

aîné  Louis,  au  petit  séminaire  de  Montauban,  dirigé  par  les  Lazaris- 
tes. Son  oncle  était  supérieur  de  la  maison.  Ce  fut  dans  cette  maison 
que  Gabriel  commença  à  laisser  pressentir  les  desseins  de  la  Provi- 
dence sur  lui.  Il  avait  une  dévotion  extraordinaire  pour  le  très  saint 
Sacrement  et  la  sainte  Vierge.  Son  amour  pour  Jésus  crucifié  lui  fai- 
sait sentir  le  prix  d'une  âme  ;  or,  il  ne  pouvait  voir  la  Croix,  enten- 
dre parler  de  la  Croix  sans  désirer  se  consacrer  à  Fœuvre  si  belle  des 
missions. 

Rempli  de  ces  saintes  pensées,  il  pria  avec  grande  ferveur,  afin 
de  connaître  la  volonté  de  Dieu,  et  il  fît  une  neuvaine  à  S.  François 
Xavier.  A  peine  était-elle  finie  qu'il  se  sentit  exaucé.  Au  mois  de 
décembre  1818,  il  entra  comme  novice  dans  la  Congrégation  des  Prê- 
tres de  la  Mission,  à  Montauban.  Il  fut  saint  novice,  comme  il  avait 
été  parfait  écolier,  et,  après  avoir  prononcé  ses  vœux,  le  28  décembre 
1820,  il  vint  à  Paris  se  livrer  à  l'étude  de  la  théologie.  On  l'envoya 
ensuite  à  Montdidier  comme  professeur,  où  il  resta  pendant  deux 
ans,  enseignant  tour  à  tour  les  éléments  de  la  langue  latine  puis  la 
philosophie. 

Quand  il  eut  été  ordonné  prêtre  en  J82o,  il  alla  à  Saint- Flour  pour 
être  professeur  au  grand  séminaire,  qu'il  quitta  pour  diriger  un  col- 
lège, auquel  il  rendit  son  ancienne  prospérité.  Il  puisait  au  pied  de 
la  croix  et  dans  la  prière  les  vertus  qui  l'ont  tant  fait  regretter  dans 
ce  poste. 

En  1832,  il  reçut  la  triste  nouvelle  de  la  mort  de  son  frère  Louis, 
qui,  embarqué  pour  la  mission  de  la  Chine,  le  3  décembre  1830, 
mourut  de  la  fièvre  cérébrale,  non  loin  des  côtes  de  la  Nouvelle-Zé- 
lande, rendant  à  Dieu  sa  belle  âme,  le  2  mai  1831.  Aussitôt,  il  an- 
nonça à  sa  famille  que  son  intention  était  d'aller  en  Chine  prendre 
le  poste  glorieux  laissé  vide  par  la  mort  de  son  frère.  On  chercha  à 
ébranler  sa  résolution,  «  Vous  êtes  si  faible  »  lui  disait  son  oncle 
qu'il  allait  voir  à  Montauban  ;  «  vous  mourrez  en  route  comme  vo- 
tre frère.  »  —  «  J'espère  que  je  serai  plus  heureux  que  lui.  »  — 
«  Mais  si  vous  arrivez  en  Chine,  vous  pouvez  vous  attendre  au 
martyre.  »  —  «  C'est  tout  ce  que  je  souhaite  ;  puisque  Dieu  a  voulu 
mourir  pour  nous,  nous  ne  devons  pas  craindre  de  mourir  pour  lui.» 


QUELQUES  SAINTS  PERSONNAGES  619 

Cependant,  il  ne  précipita  rien  et  attendit  le  moment  de  la  Provi- 
dence. Une  lettre  de  ses  supérieurs  l'appela  à  Paris  pour  diriger,  en 
qualité  de  sous-directeur,  les  novices  de  la  Congrégation.  Là,  il  se 
perfectionna  dans  la  science  de  la  conduite  des  Ames,  et  quand  il 
crut  le  moment  arrivé,  il  demanda  et  obtint  la  faveur  de  partir  pour 
les  missions  de  la  Chine.  Avant  de  quitter  sa  famille  spirituelle,  il 
la  réunit  et  monta  dans  la  chaire,  pour  faire  ses  derniers  adieux  ; 
mais  la  tendresse  et  le  sentiment  de  ses  misères  et  de  ses  infidélités 
(c'était  le  regret  des  scandales  qu'il  croyait  avoir  donnés)  étouffèrent 
sa  voix  ;  il  descend,  il  vient  se  prosterner  au  milieu  de  la  salle,  et 
demande  pardon  à  ses  séminaristes  des  négligences  et  des  mauvais 
exemples  dont  il  s'est  rendu  coupable.  Ses  enfants,  attendris  autant 
qu'édifiés,  tombent  aussitôt  à  genoux  et  ne  répondent  que  par  leurs 
larmes. 

Après  un  voyage  long,  mais  heureux,  l'apôtre  arriva  dans  sa 
mission  le  10  mars  1836.  Sa  vie  fut  celle  d'un  ouvrier  évangélique 
accompU.  La  prière,  l'administration  des  chrétientés  confiées  à  ses 
soins  l'absorbaient  entièrement. 

Au  mois  de  janvier  1838,  il  fut  envoyé  dans  le  Hou-Pé.  Le  peu 
de  temps  qu'il  y  passa  fut  signalé  par  de  grands  succès.  On  le  re- 
gardait comme  un  saint.  Avec  quelle  joie  le  saint  apôtre  endurait 
toutes  les  privations  attachées  à  la  vie  du  missionnaire  ;  de  plus,  il 
traitait  son  corps  avec  une  grande  sévérité,  et  portait  autour  de  ses 
reins  une  chaîne  de  fer.  Tant  de  vertus,  tant  de  zèle,  tant  d'amour 
pour  Jésus  devaient  être  récompensés  par  des  souffrances.  Comme 
le  divin  modèle  des  martyrs,  M.  Perboyre  préluda  par  l'agonie  à  sa 
passion  douloureuse  ;  il  éprouva  de  violentes  tentations  de  déses- 
poir. 

Notre-Seigneur  lui  apparut,  le  consola,  et  la  joie  revint  dans  l'âme 
de  l'apôtre  :  ce  fut  alors  qu'il  apprit  l'heureuse  nouvelle  de  son  mar- 
tyre. La  persécution  éclata  dans  le  Hou-Pé,  le  15  septembre  1839, 
M.  Perboyre  et  M.  Baldns,  son  confrère,  se  trouvaient  dans  leur 
résidence  de  Tcha-Yuen-Keou.  Ils  venaient  de  célébrer  la  sainte 
messe,  quand  tout  à  coup  on  vint  leur  annoncer  l'arrivée  du  préfet 
oivil  et  miUtaire,  accompagné  de  plusieurs  petits  mandarins  et  d'une 


620  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

troupe  de  soldats.  Les  missionnaires  s'enfuirent  chacun  d'un  côté 
pour  ne  pas  tomber  tous  deux  au  pouvoir  des  ennemis.  M.  Perboyre, 
précipitant  sa  fuite,  se  cacha  dans  une  forêt  accompagné  d'un  guide 
chinois.  Les  satellites  le  suivaient,  et  arrivés  près  du  bois,  ne  se 
doutant  pas  qu'ils  avaient  devant  eux  celui  qu'ils  voulaient  prendre, 
ils  demandèrent  au  Chinois  s'il  n'avait  point  vu  un  prêtre  européen. 
Alors  ce  misérable,  séduit  comme  un  autre  Judas  par  l'appât  de  l'ar- 
gent, leur  demanda  à  son  tour  combien  ils  donneraient  à  celui  qui 
le  livrerait.  «  On  lui  donnera  trente  taëls  »,  lui  dirent  les  satellites, 
u  Eh  bien  I  »  reprit  le  traître  en  montrant  M.  Perboyre,  «  voici  celui 
que  vous  cherchez  ». 

Aussitôt  les  satellites  se  jettent  avec  fureur  sur  le  missionnaire, 
le  chargent  de  chaînes  et  le  conduisent  devant  le  mandarin,  qui 
attendait  au  village.  Là,  interrogé,  il  répondit  avec  fermeté  qu'il  était 
européen  et  prédicateur  de  la  religion  du  Seigneur  Jésus.  Alors  on 
le  suspendit  par  les  mains  à  un  poteau,  tellement  que  ses  pieds  ne 
pouvaient  toucher  terre,  et  l'intention  du  mandarin  était  de  le  lais- 
ser ainsi  suspendu  pendant  toute  la  nuit  ;  mais  on  vit  que  sa  fai- 
blesse y  succomberait,  et  on  le  fit  asseoir  sur  une  banquette,  à 
laquelle  ses  jambes  furent  fortement  attachées  pour  rendre  la  fuite 
impossible.  Le  saint  prêtre  passa  ainsi  la  nuit  entière,  bénissant 
Jésus  qui  lui  faisait  l'honneur  de  l'associer  à  ses  souffrances.  Dès  le  ; 
matin,  on  le  transféra  à  Kou-Tchen,  pour  comparaître  devant  le 
tribunal  militaire.  Il  ne  voulut  faire  aucune  révélation,  et  se  contenta  ; 
de  dire  qu'il  était  chrétien,  prêtre  de  la  religion  du  Seigneur  Jésus. 

De  Kou-Tchen,  M.  Perboyre  fut  conduit  à  Sian-Yan-Fou,  ville 
d'un  ordre  supérieur.  Même  interrogatoire,  mêmes  réponses. 

Le  juge  le  fit  reconduire  en  prison.  Le  lendemain,  après  un  nouvel 
interrogatoire,  on  fît  mettre  le  prisonnier,  les  genoux  à  nu,  sur  des 
chaînes  de  fer,  et  on  l'y  laissa  pendant  quatre  heures,  après  quoi  on 
le  reconduisit  en  prison.  Quinze  jours  après,  on  le  fit  comparaître  et 
on  le  pressa  de  questions,  le  menaçant  des  derniers  supplices  s'il  ne 
quittait  pas  une  religion  interdite  par  les  lois  de  l'empire.  La  fermeté 
du  martyr  ne  se  démentit  pas.  Alors  le  juge,  furieux,  le  fit  age- 
nouiller à  nu  sur  une  chaîne  de  fer  et  suspendre  à  un  instrument  de 


QUELQUES    SAINTS    PKHSONNAGES  621 

supplice  appelé  hang-tsé  (1).  Le  confesseur  resta  ainsi  suspendu  pen- 
dant quatre  heures,  et  un  satellite  avait  ordre  de  le  saisir  par  la 
chevelure  et  de  le  secouer  violemment.  Pendant  ce  temps,  le  féroce 
mandarin  Tinsultait  et  demandait  aux  chrétiens  qui  étaient  présents 
s'ils  trouvaient  que  leur  chef  fût  dans  une  situation  agréable. 

Le  mandarin  revint  à  la  charge  dans  un  quatrième  interrogatoire, 
mais  ses  efforts  n'eurent  pas  d'autres  résultats  que  les  précédents. 
Alors,  outré  de  dépit,  il  lui  fit  donner  sur  la  figure  quarante  coups 
d'un  instrument  composé  de  trois  énormes  morceaux  de  cuir,  ayant 
la  forme  d'une  longue  et  large  semelle.  Les  satellites  le  frappèrent 
avec  une  telle  violence  que  sa  face  parut  avoir  été  broyée  :  ses  joues 
s'enflèrent  ;  il  découlait  de  son  visage  et  de  sa  bouche  une  grande 
quantité  de  sang  :  ses  mâchoires  étaient  meurtries  au  point  qu'il  ne 
pouvait  ni  parler  ni  manger.  Non  content  de  cette  inhumanité,  le 
mandarin  le  fit  attacher  encore  a-u  hang-tsé  et  Ty  laissa  pendant  une 
demi-journée.  Au  milieu  de  ces  tortures  affreuses,  le  disciple  de 
Jésus- Christ  imita  le  Maître  :  il  ne  proféra  aucun  cri  de  douleur  et 
ne  fit  pas  entendre  un  soupir. 

Quelque  temps  après  il  fut  conduit  à  la  métropole  de  la  province, 
Ou-Tchan-Fou  :  c'est  là  qu'il  devait  boire  jusqu'à  la  lie  le  calice  de 
sa  passion  et  remporter  la  couronne  après  laquelle  il  soupirait.  Une 
dizaine  de  chrétiens  arrêtés  pour  la  foi  furent  jetés  en  prison  avec 
lui.  Ils  avaient  à  souffrir  la  société  des  scélérats  qui  vomissaient 
mille  blasphèmes,  mille  impuretés  ;  la  corruption  de  l'air  (les  captifs 
ne  pouvaient  sortir  pour  les  plus  pressants  besoins  de  la  nature), 
une  vermine  insupportable,  une  nourriture  malsaine  et  insuffisante. 
Tous  les  soirs  on  leur  enfermait  un  pied  dans  une  espèce  d'étau  en 
bois  fixé  à  la  muraille  ;  ce  pied  fortement  pressé  les  empêchait  de 
remuer  et  les  faisait  beaucoup  souffrir,  non  seulement  à  cause  du 
froid,  qui  engourdissait  cette  partie  du  corps,  mais  aussi  parce  que 
l'autre  jambe  ne  pouvait  s'allonger  ;  ils  se  trouvaient  dans  une  po- 

(1)  C'est  une  machine  placée  au-dessus  de  la  tête  du  patient,  à  laquelle  sont 
attachés  les  pouces  réunis  des  deux  mains  et  la  queue  formée  des  cheveux  de 
la  tête.  Dans  cette  position,  il  est  impossible  de  faire  le  moindre  mouvement 
sans  éprouver  des  douleurs  cruelles. 


622  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

sition  très  gênante.  Ce  vénérable  serviteur  de  Dieu  vit,  par  suite  de 
ce  mauvais  traitement,  son  pied  tomber  en  pourriture  et  un  de  ses 
orteils  se  dessécher  entièrement.  11  passa  neuf  mois  dans  ces  souf- 
frances qui  n'étaient  que  le  prélude  d'un  combat  plus  terrible.  Il  fut 
amené  devant  le  vice-roi  de  Ou-Tchan-Fou,  homme  d'une  cruauté 
inouïe  :  sa  fureur  était  telle  qu'il  oubliait  souvent  ce  qu'il  devait  à  sa 
dignité  ;  il  s'élançait  de  son  tribunal  et  frappait  lui-même  les  accu- 
sés ;  les  chrétiens  surtout  excitaient  sa  rage.  La  douce  victime  ne 
trembla  point  devant  ce  tigre  altéré  de  sang.  Gomme  il  refusa  de  re- 
noncer à  Jésus-Christ,  on  le  suspendit  d'abord  par  les  cheveux  pen- 
dant plusieurs  heures.  Le  lendemain  on  inventa  mille  barbaries  pour 
lasser  sa  patience  et  briser  son  courage  ;  on  lui  grava  sur  le  front^ 
avec  une  pointe  de  fer,  un  mot  chinois  qui  signifie  :  secte  abomina^ 
hle  ;  puis  on  l'attacha  les  bras  en  croix.  D'autres  fois  on  le  liait  avec 
une  grande  machine,  puis  on  l'élevait  en  l'air  au  moyen  de  cordes 
et  de  poulies  et  on  le  laissait  tomber  de  tout  son  poids,  de  sorte  que 
tous  ses  membres  étaient  disloqués. 

Il  n'est  point  de  supplice  qui  ne  lui  fût  infligé,  mais  la  constance 
du  martyr  s'affirma  de  plus  en  plus. 

Un  jour,  le  mandarin  ayant  fait  apporter  et  placer  devant  lui  un 
crucifix,  lui  dit  :  «  Si  tu  veux  fouler  aux  pieds  le  Dieu  que  tu  adores, 
je  te  rendrai  la  Uberté.  »A  cette  proposition  impie,  le  confesseur  ; 
s'écria,  les  yeux  remplis  de  larmes  :  «  Gomment  pourrais -je  faire 
injure  à  mon  Dieu,  mon  Créateur  et  mon  Sauveur  1  »  et,  se  baissant 
péniblement,  car  son  corps  était  tout  meurtri,  il  saisit  la  sainte  image, 
la  pressa  contre  son  cœur,  puis  la  baisa  de  la  manière  la  plus  tendre 
en  l'arrosant  de  larmes  et  du  sang  qui  coulait  de  sa  figure  meurtrie. 
A  cette  vue,  un  satellite  prend  le  crucifix  et  le  profane  d'une  façon 
honteuse.  Le  cœur  de  l'apôtre  se  brise  ;  il  pousse  un  cri  d'angoisse. 
On  l'en  punit  par  cent  dix  coups  de  rotin.  On  lui  donne  plus  de 
deux  cents  coups  de  bâton  et,  comme  on  croyait  qu'il  était  rendu 
insensible  aux  tortures  par  la  vertu  d'un  talisman,  on  le  force  à 
boire  du  sang  de  chien  ;  on  lui  en  frotte  la  tête  et  on  imprime  sur 
ses  jambes  le  sceau  du  mandarin.  Au  milieu  de  tant  de  tortures  à  , 
peine  entendit-on  quelques  laibles  gémissements. 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  623 

Les  bourreaux  enfui  s'avouèrent  vaincus:  M.  Perboyre  fut  con- 
damné à  être  étranglé.  La  sentence  devant  être  ratifiée  par  Tenipe- 
reur,  le  saint  martyr  attendit  pendant  huit  mois  dans  son  cachot 
rheureux  moment  de  sa  délivrance  éternelle.  Pendant  ce  temps  un 
lazariste  chinois,  nommé  Yang,  put  arriver  jusqu'à  lui  et  entendre 
sa  confession. 

Le  IJ  septembre  1840,  un  courrier  impérial  apporta  l'édit  qui 
ratifiait  la  sentence  de  mort.  Selon  Tusage  chinois,  M.  Perboyre 
devait  être  exécuté  sur  le  champ.  Il  marchait  nu-pieds,  les  mains 
attachées  derrière  le  dos.  Le  soldat  de  Jésus-Christ  avait  recouvré 
ses  forces,  et  chose  étonnante,  son  visage  était  devenu  beau  et  res- 
plendissant. Il  s'achemina  avec  courage  vers  le  Heu  de  son  triomphe. 
Les  païens  étaient  accourus  en  foule  et  murmuraient  de  ce  qu'on 
allait  mettre  à  mort  un  homme  si  hienveillant  et  si  doux  !  On  com- 
mença par  sept  prisonniers  qui  avaient  été  condamnés  à  mort,  et 
pendant  leur  supplice,  le  serviteur  de  Dieu  se  tint  à  genoux  pour 
prier. 

Enfin,  le  martyr  fut  attaché  au  gibet  qui  représentait  une  croix. 
Le  bourreau  fut  lent  dans  l'exécution  de  la  strangulation.  Après  la 
torsion  définitive,  comme  le  corps  paraissait  conserver  quelque  reste 
de  vie,  un  satellite  s'approcha  et  porta  au  courageux  apôtre  un  grand 
coup  de  pied  dans  le  ventre.  M.  Perboyre  rendit  sa  belle  âme  à  son 
Dieu,  le  vendredi,  à  midi. 

Son  corps  resta  exposé  un  jour  et  une  nuit  attaché  à  l'instrument 
de  supplice  ;  il  était  souple,  maniable,  et  paraissait  même  frais  et 
vermeil,  ce  qui  n'est  pas  ordinaire  aux  cadavres  de  ceux  qui  péris- 
sent étranglés.  Les  chrétiens  donnèrent  de  l'argent  aux  bourreaux 
et  purent  emporter  les  précieux  restes  du  martyr  qui  furent  inhumés 
aux  environs  de  Ou-Tchan-Fou,  sur  le  versant  de  la  montagne 
Rouge  (Houn-Ghan),  près  de  ceux  de  M.  Glet,  missionnaire  lazariste, 
martyrisé  pour  la  foi  vingt  ans  auparavant. 

Le  Souverain-Pontife  Grégoire  XVI  l'avait  déclaré  vénérable,  le 
19  juin  1840,  avec  les  autres  martyrs  de  l'Extrême-Orient,  et  N.  S. 
P.  le  Pape  Léon  XIII  Ta  déclaré  Bienheureux  le  10  novembre  1889. 

2°  Champagnat.  —  L'Eglise  est  la  mère  de  toutes  les  nations 


624  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

chrétiennes  ;  elle  les  a  civilisées  par  TEvangile  et  par  le  catéchisme. 
C'est  de  laque  sont  nées,  près  des  églises,  toutes  les  écoles  et  toutes 
les  petites  sociétés  de  maîtres  chargés  d'y  réunir  les  enfants.  Aussi, 
quand  Tesprit  révolutionnaire,  qui  n'est,  sous  ce  nom  prétentieux, 
qu'un  esprit  de  ténèbres,  veut  faire  pièce  à  l'Eglise,  il  n'a  rien  de 
plus  empressé  que  de  faire  la  guerre  aux  maîtres  chrétiens  et  aux 
écoles  catholiques.  Par  contre,  lorsque  l'esprit  révolutionnaire  a 
rempli  un  rôle  obscurantiste  en  fermant  les  écoles  catholiques  et  en 
dispersant  les  maîtres  chrétiens,  l'Eglise,  dès  qu'elle  peut  renaître, 
s'empresse  de  les  rétablir.  On  ne  le  vit  jamais  mieux  en  France 
qu'après  la  Révolution  de  1789. 

Les  philosophes  du  iviii*^  siècle,  suivant  leur  forfanterie  ordinaire, 
s'étaient  intitulés  modestement  hommes  de  lumière,  porte-flam- 
beaux de  rhumanité.  A  la  Révolution,  ces  lumières  eurent  pour 
flambeaux  des  torches  destructives  de  toutes  les  écoles  ;  et,  comme 
rien  n'est  plus  difficile  que  de  former  un  bon  maître,  les  destruc- 
teurs des  écoles  catholiques  n'en  fondèrent  aucune  autre.  Pendant 
dix  ans,  il  n'y  eut  pas  d'instruction  primaire  en  France  ;  en  1800, 
les  enfants  ne  savaient  plus  ni  lire,  ni  écrire,  et  n'était  la  simplicité 
de  l'âge  qui  défendait  leur  vertu,  leurs  mauvaises  mœurs  eussent 
été  adéquates  à  leur  ignorance.  Aussi,  dès  que  le  Concordat  permit 
à  l'EgUse  de  reformer  graduellement  ses  cadres,  la  réouverture  des 
églises  amena  la  réouverture  des  écoles.  On  n'a  peut-être  pas  assez 
remarqué  ce  zèle  du  clergé  français  pour  l'instruction  publique.  Il 
ne  faut  pas  craindre  de  le  crier  sur  les  toits  :  c'est  à  ses  prêtres  que 
la  France,   au  xix^  siècle,  doit  ses  écoles. 

Pour  ne  parler  ici  que  des  congrégations  enseignantes,  sociétés  de 
frères  toutes  instituées  par  des  prêtres,  nous  citerons  ici  : 

Les  Frères  Marianistes  fondés  en  1818,  à  Bordeaux,  par  le  cha- 
noine Chaminade  ; 

Les  Frères  de  Saint-Gabriel,  fondés  en  1819,  à  Saint-Laurent-sur- 
Sèvre  (Vendée),  par  Tabbé  Deshayes  ; 

Les  Frères  de    l'Instruction  chrétienne,   fondés  en  Bretagne,  en 
1820,  par  le  grand  vicaire  de  St  Brieuc,  Jean  de  la  Mennais  ; 

Les  Frères  de  S.  Joseph  du  Mans,   fondés  par  le  curé  de  Ruillé- 
sur-Loire,  Dujarrié  ; 


QUELQUKS    SAINTS    PICRSONNAGES  625 

Les  Frères  de  la  Doctrine  chrétienne  du  diocèse  de  Nancy,  fondés 
en  1822,  par  l'abbé  Fréchard  ; 

Les  Frères  de  la  Croix  et  de  la  Sainte-Famille,  du  diocèse  de  Belley, 
fondés  en  1824,  par  le  grand  vicaire  Rochard  et  par  le  frère  Gabriel 
Tabarin  ; 

Les  Frères  du  Sacré-Cœur,  du  diocèse  du  Puy,  institués  en  1826, 
par  le  missionnaire  Coindre  ; 

Les  Frères  du  Saint-Yiateur,  du  diocèse  de  Lyon,  fondés  en  1830, 
par  le  curé  de  Vourles,  Qucrbes  ; 

Les  Frères  de  S.  Paul-Trois-Châteaux,  fondés  par  le  vicaire  géné- 
ral de  Valence,  Fière  ; 

Les  Frères  de  Viviers,  fondés  par  le  supérieur  du  grand  sémi- 
naire, Vernet  ; 

Enfin  les  Petits  Frères  de  Marie,  les  vétérans  de  cette  glorieuse 
légion,  fondés  en  1817  par  Tabbé  Champagnal,  que  sa  priorité  d'i- 
nitiative et  sa  haute  vertu^  gage  de  tous  les  succès,  recommandent 
spécialement  à  l'attention  de  l'histoire. 

Joseph-Benoît-Marcellin  Champagnat  était  né  en  1789,  au  Rosez, 
paroisse  de  Marlhes,  Loire,  au  diocèse  de  Lyon.  Sa  mère,  femme 
d'une  solide  piété,  vit  plus  d'une  fois  une  flamme  lumineuse  sortir 
de  la  poitrine  du  petit  Marcellin,  encore  au  berceau.  Ce  prodige  l'en- 
couragea beaucoup  à  multiplier  ses  soins  pour  la  formation  reli- 
gieuse de  ce  petit  ange.  Enfant  innocent  et  pieux,  il  faisait,  à  onze 
ans,  sa  première  communion,  sans  autre  projet  d'avenir  que  d'oc- 
cuper un  jour  le  moulin  de  son  père.  Un  professeur  de  Lyon^  venu 
dans  ces  parages,  voyant  Tair  ingénu  et  le  caractère  droit  de  Mar- 
cellin, lui  dit  :  Mon  enfant, il  faut  étudier  le  latin  et  vous  faire  prêtre  : 
Dieu  le  veut.  Ces  paroles  furent  une  révélation.  A  seize  ans,  il  se 
mit  au  latin,  sans  succès  ;  au  mois  d'octobre  1805,  il  entrait  au  petit 
séminaire  de  Viviers.  Paysan  à  peine  dégrossi,  il  ne  put  vaincre  qu'à 
force  de  travail  l'ingratitude  de  la  nature  ;  mais  l'application  à  la 
piété  transforma  bientôt  son  esprit  ;  il  fit  deux  classes  la  première 
année.  En  1812,  il  entrait  au  grand  séminaire  de  Lyon  et,  pendant 
ses  vacances  de  séminariste,  il  s'ingérait  dans  les  fonctions  de  maître 

d'école.  Parmi  les  séminaristes  se  trouvait  Jean-Claude  Colin,    fon- 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xuv  40 


626  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

dateur  futur  d'une  société  qui  aurait,  pour  but  principal,  les  mis- 
sions et  renseignement  de  la  jeunesse.  Champagnat,  son  interlocu- 
teur, ne  cessait  de  lui  dire  :  Oui,  mais  il  faut  des- Frères  pour  aider 
les  missionnaires  et  faire  le  catéchisme  aux  enfants.  —  Eh  bien, 
répliqua  Colin,  chargez -vous  des  Frères,  puisque  vous  en  avez  eu  la 
pensée. 

Prêtre  en  1816,  Champagnat  fut  nommé  vicaire  à  La  Valla,  près 
Saint  Chamond.  Vicaire  pieux  et  actif,  il  vaquait  avec  le  plus  grand 
zèle  à  tous  les  devoirs  de  son  ministère.  Dès  lors,  il  résolut  de  com- 
mencer immédiatement  la  fondation  des  Frères  pour  instruire  la 
jeunesse.  Sa  première  recrue  fut  Jean-Marie  Granjon,  qu'il  munit 
d'un  Manuel  du  chrétien^  pour  en  faire  avant  tout  un  maître  reli- 
gieux. A  Granjon  il  adjoignitbientôt  Jean-Baptiste  Andras  et  acheta, 
en  1817,  pour  les  loger,  près  du  presb-ytère,  une  petite  maison  avec 
un  joli  jardin.  Ce  fut  le  berceau  des  Petits  Frères  de  Marie. 

Au  printemps,  un  troisième  compagnon,  Antoine  Couturier,  vint 
se  joindre  aux  deux  autres.  Les  commencements  furent  très  péni- 
bles. La  piété,  sans  doute,  eut  toutes  les  préférences  ;  mais,  pour 
gagner  son  pain,  il  fallait  forger  des  clous,  et,  pour  abréger  le  novi- 
ciat, Champagnat  mit  tout  de  suite  ses  hommes  à  la  pratique,  à  la 
direction  de  l'école  de  La  Valla,  qui  fut  bientôt  très  florissante.  De 
plus,  afin  de  donner  à  TétabUssement  plus  de  force,  Champagnat 
vint  habiter  avec  ses  trois  élèves-maîtres.  A  Técole  de  La  Valla,  les 
Petits  Frères  joignirent,  en  1822,  Técole  de  Marlhes  ;  et  Dieu,  qui 
protège  toujours  ses  bons  serviteurs,  même  en  les  éprouvant,  leur 
envoya  huit  novices  de  la  Haute-Loire.  Ces  jeunes  gens  n'avaient 
encore  ni  costume,  ni  engagement  religieux  ;  ils  étaient  là  bien  vo- 
lontairement, parce  qu'ils  aimaient  la  retraite,  Tétude  et  l'ensei- 
gnement. 

Cette  simplicité,  pieuse  et  dévouée,  ne  leur  épargna  ni  les  critiques, 
ni  les  épreuves.  Les  vicaires  généraux  de  Lyon,  prévenus  de  l'esprit 
de  Dieu,  aplanirent  les  difficultés.  L'administrateur  apostofique  au 
nom  du  cardinal  Fesch,  retiré  à  Rome,  Gaston  de  Pins,  se  montra 
digne  évèque,  en  bénissant  le  fondateur  et  sa  petite  famille,  avec  une 
résolution  qui  décupla  leur  force, Le  prélat  permit  de  donner  un  cos- 


( 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  627 

urne  aux  Frères, et  môme  de  leur  faire  prononcer  des  vœux  :  car  il  n'y 
a  que  cela,  dit-il,  qui  puisse  les  attacher  irrévocablement  à  leur  voca- 
tion. Et  puisque  la  maison  de  La  Valla  était  trop  petite,  il  conseilla 
d'en  bâtir  une  autre,  avec  promesse  de  ses  subsides. 

Sur  ses  indications,  Ghampagnat  choisit  un  site  charmant  dans 
la  vallée  du  Gier  ;  et,  comme  il  était  de  la  race  des  fondateurs,  il 
bâtit,  sans  hésiter,  une  maison  qui  pouvait  contenir  cent- cinquante 
personnes.  En  1825,  il  venait  l'occuper  ;  l'institut  des  Petits  Frères 
de  Marie  était  définitivement  établi,  et  n'avait  plus  qu'à  se  développer 
sous  les  auspices  de  Marie,  qu'ils  regardaient  comme  leur  première 
supérieure.  —  Trait  à  noter,  Ghampagnat,  qui  bâtit  toute  sa  vie, 
n'éprouva  jamais  aucun  accident,  ni  dans  ses  frères,  ni  dans  ses  ou- 
vriers. Lés  maisons  que  Dieu  bâtit  prospèrent  toujours  sous  sa 
bénédiction. 

Le  but  des  Petits  Frères  de  Marie  est,  avant  tout,  d'assurer  le 
salut  de  leur  âme  et,  par  les  mérites  de  Jésus-Ghrist,  de  se  rendre 
dignes  de  la  gloire  de  Dieu.  Leurs  moyens  de  sanctification  sont  la 
prière,  la  méditation,  la  sainte  messe,  la  fréquentation  des  sacre- 
ments, la  lecture  spirituelle,  la  règle  et  la  correction  fraternelle.  Leur 
principale  vertu,  c'est  la  charité.  L'objet  de  leur  charité,  c'est  l'ins- 
truction et  l'éducation  chrétiennes  de  la  jeunesse.  Dans  ce  dessein,  ils 
catéchisent  les  enfants,  les  préparent  à  la  première  communion,  leur 
apprennent  à  prier,  à  se  mettre  sous  la  protection  de  la  Sainte  Vierge 
et  de  l'ange  gardien,  à  s'intéresser  au  salut  des  âmes  du  Purgatoire. 
Ce  point  est  à  retenir,  l'éducation  chrétienne  tient  la  première  place  ; 
l'instruction  ne  vient  qu'en  seconde  ligne.  Quand  la  probité  des 
mœurs  est  assurée  par  la  religion,  on  est  toujours  assez  savant  ; 
quand  elle  manque,  on  l'est  toujours  trop.  Des  savants,  dans  les 
villages,  on  ne  réussira  jamais  à  en  former  :  l'école  chrétienne  forme 
d'honnêtes  gens  ;  l'école  sans  Dieu  forme  des  impies  et  des  bandits. 

Gette  réflexion,  en  présence  de  l'orientation  des  écoles  des  Petits 
Frères,  nous  remet  en  mémoire  le  catéchisme  républicain,  composé 
par  un  nommé  Poitevin, pour  le  culte  de  TÉtre  suprême  et  delà  Rai- 
son,  dans  les  écoles  de  la  République  : 


628  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

Chapitre  des  sacrements. 

Demande.  —  Qu'est-ce  que  le  baptême  ? 

Réponse,  —  C'est  la  régénération  des  Français,  commencée  le 
44  juillet  1789  et  bientôt  appuyée  par  toute  la  nation  française. 

D.  —  Qu'est  ce  que  la  confirmation? 

R.  —  C'est  l'appel  et  la  formation  d'une  Convention  Nationale, 
qui, corrigeant  les  fautes  nombreuses  des  deux  premières  Assemblées, 
a  totalement  aboli  la  royauté  pour  y  substituer  le  régime  républicain. 

D.  —  Qu'est-ce  que  la  communion  ? 

R.  —  C'est  l'association  proposée  à  tous  les  peuples  raisonnables 
par  la  République  française  pour  ne  plus  former  sur  la  terre  qu'une 
grande  famille  de  frères,  qui  ne  connaissent  et  n'encensent  plus 
d'idole  ni  de  tyran. 

D.  —  Qu'est  ce  que  la  pénitence  ? 

R.  —  C'est  aujourd'hui  la  vie  errante  des  traîtres  à  leur  patrie... 

Suivent  des  t  maximes  républicaines  »  ou  commandements  de  la 
patrie . 

«  Reconnais  un  seul  Etre,  suprême  protecteur  de  la  nature  en- 
tière ;  tu  l'auras  bien  serv  i  quand  tu  auras  rempli  tous  tes  devoirs 
naturels,  civils  et  politiques.  » 

Les  instituteurs  et  institutrices  devaient  conduire  au  temple  de  la 
Raison  les  élèves  pour  soumettre  leurs  progrès  à  l'examen  du  peuple 
assemblé  à  Saint-Roch,  le  30  ventôse  an  IL  Le  jeune  Poupardin, 
âgé  de  huit  ans,  adresse  à  Dieu  en  public  cette  prière  : 

«  Dieu  bienfaisant  ;  toi  que  j'adore,  Etre  incompréhensible  qui, 
par  les  ressorts  cachés  de  la  providence,  as  choisi  la  raison  pour  être 
le  génie  tutélaire  de  la  France,  reçois  nos  vœux  ;  ils  te  seront  offerts 
par  la  candeur,  »  etc. 

Suivent  ces  trois  prières  : 

1°  Invocation  républicaine  :  «  Chaste  fille  des  cieux,  0  Liberté  ! 
tu  es  descendue  pour  nous  sur  la  terre  :  que  ton  nom  soit  à  jamais 
chéri,  etc.  » 

2*^  Salutation  républicaine  :  «  Je  vous  salue  sans-culottides,  noms 
révérés,  que  la  fin  de  chaque  année  doit  présenter  tour  à  tour  à 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  629 

votre  culte,  vertus,  génie,  travail  et  puis  récompense,  je  vous 
salue...,  etc.  » 

3°  Credo  républicain  :  «  Je  crois  dans  un  Etre  suprême  qui  a  créé 
des  hommes  libres  et  égaux,  etc..  » 

4°  Commandement  républicain  : 

La  République  tu  serviras 
Une  et  indivisible  seulement. 
Aux  fédérations  tu  feras 
La  guerre  éternellement. 

L'œuvre   de    Champagnat  fut  traversée  quelque  temps  par  les 
malversations  de  faux  frères  ;  elle  en  triompha.  En  1827,  l'Institut 
s'établissait  à  St-Symphorien  d'Ozon  et  à  Valbenoit.   En  1830,  il 
fallut   faire    des   démarches   pour  obtenir,   en  faveur  des  Frères, 
Texemption  du  service  militaire.  Après  la  révolution  de  Juillet,  Tlns- 
titut  eut  à  pâtir  des   vexations  de  la  police  :  il   fut  suffisamment 
protégé  par  ses  services.  Toutefois,  il  ne  put  pas  obtenir  encore 
l'autorisation  civile.  A   Rome,  il  fut  plus  heureux.  Par  un  bref 
du  11  mars  1836,  Grégoire  XVI  autorisait  cette  société  de  Marie  et 
implicitement  ses  écoles  ;  il  lui  confiait  les  missions  de  la  Polynésie, 
où   furent  envoyés  les  Petits  Frères.  Marcellin  Champagnat,  dont 
la  vie  était  plus  pleine  de  mérites  que  de  jours, mourait  en  1840, lais- 
sant la  société  sous  le  gouvernement  du  Frère  François.  A  sa  mort, 
l'Institut  comptait  280  frères^,  trente  postulants,  quarante-huit  éco- 
les.  Le  20  juin  1851,  un  décret  assurait  son  existence  légale.    Eu 
égard  à  ses  accroissements  continus,  le  9  janvier  1863,  Rome  l'ap- 
prouvait définitivement  comme  congrégation  à  vœux  simples,  sous 
le  titre  de  Frères  Maristes  des  Ecoles.  En  1892,  elle  était  divisée  en 
sept  provinces.  Outre  les  nombreux  établissements  qu'elle  dirigeait 
en  France,  elle  possédait  des  établissements  scolaires  en  Belgique, 
en  Angleterre,   en  Danemark,  en  Espagne,  à  Rome,  en  Suisse,  en 
Afrique,  aux  îles  Seychelles,  au  Canada,  aux  Etats-Unis,  en  Colom- 
bie et  en  Océanie.  En  1905,  elle  compte  291  juvénistes  dans  les  éco- 
les préparatoires  au  recrutement  de  son  ordre,  170  postulants  dans 
ses  noviciats,  228  novices,  1.902  profès  annuels,  2.693  profèsperpé- 


630  PONTIFICAT    DE   LÉON    XIII 

tuels,  219  stables.  Au  total  5  003  frères.  C'est  la  meilleure  preuve 
des  mérites  de  Ghampagnat  et  de  la  bénédiction  de  Dieu  qui  les  fa- 
Torise.Le  serviteur  de  Dieu  a  été  déclaré  Vénérable  ;  il  faut  espérer 
qu'il  sera  placé  un  jour  sur  les  autels,  à  côté  de  Louis  de  la  Salle, 
fondateur  des  Ecoles  chrétiennes. 

En  vue  de  préparer  cette  canonisation,  une  vie  du  vénérable  ser- 
viteur de  Dieu  a  été  écrite  par  un  de  ses  frères  avec  une  parfaite 
abondance  de  détails  et  une  grande  onction  de  sage  piété.  A  la  se- 
conde partie  de  cet  ouvrage,  se  trouve  une  nomenclature  très  étudiée 
des  vertus  de  Ghampagnat  ;  elle  servira  à  en  établir  Théroïsme  ; 
Dieu  se  réserve  d'y  ajouter  les  miracles  de  sa  miséricordieuse  puis- 
sance. 

3°  Claret.  —  Parmi  les  saints  personnages  contemporains,  de 
l'Espagne,  il  faut  citer  le  vénérable  Glaret.  —  Antonio-Maria  Glaret 
naquit  le  23  décembre  1807,  à  Salleur,  province  de  Barcelone,  de 
parents  pieux.  Dès  son  enfance,  il  fut  un  modèle  de  toutes  les  ver- 
tus ;  il  faisait  littéralement  l'admiration  de  tous  ceux  qui  le  connais- 
saient. De  bonne  heure  il  entra  au  séminaire  de  Vich  ;  il  y  fit,  pour 
les  études  et  pour  la  conduite,  des  progrès  parallèles.  L'évèque  Gor- 
cuera,  qui  mourut  en  odeur  de  sainteté,  touché  des  marques  extraor- 
dinaires de  sa  sainte  vie,  voulut  l'ordonner  par  anticipation.  Dans 
le  diocèse,  Glaret  fut  attaché  à  différentes  fonctions  paroissiales  ;  à 
l'édification  de  tous,  admirables  furent  les  fruits  de  son  ministère  ; 
le  zèle  qu'il  déploya  pour  des  cures  merveilleuses  lui  mérita  le  res- 
pect de  tous  et  le  fit  vénérer  comme  un  saint. 

Dans  le  champ  restreint  de  la  charge  pastorale,  son  désir  de 
sauver  tout  le  monde  le  fit  entrer  dans  la  Propagation  de  la  foi  et 
l'embrasa  du  désir  de  verser  son  sang  :  ce  fut  un  signe  que  Dieu 
le  réservait  à  une  plus  haute  fonction.  Par  inspiration  divine,  sa 
vertu  inaugura  une  nouvelle  ère  de  zèle,  par  le  moyen  des  missions 
et  des  exercices  spirituels.  Le  clergé,  les  séminaires,  les  maisons 
religieuses  et  séculières  en  tirèrent  des  fruits  abondants  de  bénédic- 
tion. Gomme  si  les  diocèses  de  l'Espagne  ne  suffisaient  pas  à  son 
zèle,  il  alla  jusqu'aux  îles  Ganaries,  acclamé  partout  comme  un  saint. 

Dans  le  dessein  d'atteindre  plus  facilement  son  vaste  idéal,   il 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  631 

fonda,  entre  autres  instituts,  la  Congrégation  des  missionnaires 
Enfants  de  Tlmmaculé  Cœur  de  Marie  ;  il  les  remplit  de  son  esprit 
et  les  poussa,   par  révangélisation,  jusqu'aux  frontières  du  monde. 

Le  gouvernement  espagnol  et  la  nonciature  apostolique,  recon- 
naissant la  science  et  la  sainteté  du  serviteur  de  Dieu,  le  présentèrent 
pour  le  siège  archiépiscopal  de  Cuba  ;  malgré  ses  refus  répétés,  il 
dut  l'accepter  en  vertu  de  la  sainte  obéissance.  Durant  les  six  années 
de  son  pontificat,  ilévangélisa,  avec  un  grand  zèle,  ce  vaste  diocèse; 
il  réforma  les  séminaires,  le  clergé  et  le  peuple  ;  il  fit  d'admirables 
conversions  ;  mais  sans  réussir  à  éviter  la  persécution  et  la  calomnie. 
Un  sectaire  voulut  même  Tassassiner  et  le  blessa  grièvement. 

Glaret  possédait  les  sciences  qui  illustrent  un  prêtre  et  un  évêque  ; 
il  excellait  également  dans  les  sciences  naturelles  et  Texégèse  ;  il 
se  distinguait  surtout  dans  Tascétisme  et  la  mysticité.  On  lui  doit 
beaucoup  d'œuvres,  d'opuscules,  de  tracts  pieux.  Maintes  fois,  il  fut 
consulté  par  de  grands  personnages.  Doué  du  don  de  prophétie  et  du 
discernement  des  esprits,  il  pénétrait  les  secrets  du  cœur  humain, 
poursuivait  d'extraordinaires  conversions,  y  compris  celle  des  sicai- 
res  qui  voulaient  l'assassiner. 

Glaret  assista  au  concile  du  Vatican  ;  il  y  prononça  un  discours, 
plein  de  ferveur,  qui  édifia  beaucoup  l'assemblée.  Par  révélation 
divine,  il  prédit  à  Pie  IX  que  les  ennemis  de  la  Papauté  occupe- 
raient Rome. 

Ce  prélat  fut  un  modèle  de  pénitence  ;  il  ne  mangeait  pas  de  chair, 
il  ne  buvait  pas  de  vin  ;  il  dormait  peu  et  châtiait  son  corps  avec 
les  cilices  et  les  disciplines  ;  il  était,  comme  l'écrivit  Pie  IX,  une 
victime  offerte  à  Dieu.  Plein  de  mérites  et  de  vertus,  éprouvé  jusque 
dans  son  agonie,  il  mourut  à  Fontfroide  en  France,  le  24  octobre 
1870.  On  put  graver  en  toute  justice,  sur  la  pierre-  de  son  tombeau, 
les  célèbres  paroles  de  S.  Grégoire  VII  :  «  J'ai  aimé  la  justice  et  haï 
l'iniquité;  c'est  pourquoi  je  meurs  enexilw.Dieuamanifestélasainteté 
de  son  serviteur,  en  opérant,  par  son  intercession,  divers  prodiges. 

Le  10  octobre  1887,  sur  les  instances  de  révérendissimes  prélats 
et  de  nombreux  missionnaires  du  Sacré-Gœur,  furent  commencées 
les  enquêtes  pour  introduire  un  procès  de  canonisation.  Le  dossier 


632  PONTIFICAT    DI5    LÉON    XIU 

fut  présenté  à  Rome  en  J890.  Le  11  juin  J897,  les  précieux  restes 
du  serviteur  de  Dieu  furent  transférés  à  Vich  ;  bien  que  son  cer- 
cueil eût  été  envahi  par  Teau,  son  corps  fut  trouvé  sans  corruption, 
après  vingt-sept  ans  de  sépulture.  Finalement,  le  4  décembre  1899, 
la  sacrée  Congrégation  des  rites  ayant  étudié  les  préliminaires  du 
procès,  constaté  la  réputation  de  sainteté  du  serviteur  de  Dieu,  ses 
vertus,  ses  miracles,  tant  dans  sa  vie  qu'après  sa  mort  ;  accédant 
aux  innombrables  sollicitations  des  cardinaux,  archevêques,  évèques, 
dignitaires,  congrégations  civiles  et  religieuses,  le  Pape  Léon  XIII 
daigna  approuver  Tintroduction  de  la  cause  en  béatification  et  canoni- 
sation. Par  le  fait,  le  serviteur  de  Dieu  était  déclaré  vénérable  ;  son 
biographe  espagnol  espère  que  le  vénérable  Glaret  sera  promptement 
placé  sur  les  autels. 

Parmi  les  ouvrages  du  vénérable  Glaret  nous  citons  :  un  Manuel 
de  chant  ecclésiastique.  Un  chemin  droit  et  sûr  pour  aller  au  ciel,  un 
Catéchisme  de  la  doctrine  chrétienne,  Les  délices  de  la  campagne, 
les  Exercices  spirituels  de  S.  Ignace  expliqués  ;  d'autres  Exercices 
spirituels  pour  préparer  les  enfants  à  la  première  communion,  Le 
séminariste  instruit,  La  pensionnaire  instruite,  La  vocation  des  en- 
fants, La  clef  d'or  ou  réflexions  pour  ouvrir  le  cœur  des  pécheurs, 
un  Nouveau  Manuel  des  confesseurs,  des  Mélanges,  quatre  volumes 
d'opuscules  et  de  nombreux  volumes  de  discours.  On  croirait  que 
Glaret  a  passé  sa  vie  à  écrire  ;  et  pourtant  ses  travaux  de  composi- 
tion ecclésiastique  ne  sont  qu'une  modeste  part  de  ses  préoccupa- 
tions. C'était  un  homme  puissant  en  œuvres  et  en  paroles  :  potensin 
opère  et  veritate.  —  Quand  il  sera  placé  sur  les  autels,  le  sacerdoce 
catholique  aura  un  modèle  de  plus  à  imiter.  C'est  une  coïncidence  à 
remarquer  :  Glaret  est  un  contemporain  du  curé  d'Ars,  plus  savar^t 
que  son  émule,  mais  nous  confirmant  dans  cette  conviction  que 
Dieu  a  confié,  à  ses  prêtres,  le  salut  du  monde. 

4°  Sacré-Cœur  d/hsoudun.  —  En  1854,  au  moment  où  Pie  IX 
définissait,  à  Rome,  l'Immaculée-Conception  comme  dogme  de  foi, 
deux  prêtres,  à  genoux  devant  son  image  àlssoudun,  dans  le  Berry, 
se  consacraient  à  son  service  sous  le  titre  de  Notre-Dame  du  Sacré- 
Cœur.  Ce  titre  offre  un  double  sens  :  le  cœur  de  la  Sainte-Vierge  est 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  633 

le  cœur  qui  a  le  plus  aimé  Jésus-Christ,  et  le  cœur  de  Jésus-Christ 
est  le  cœur  qui  a  le  plus  aimé  la  Sainte-Vierge  ;  de  telle  sorte  que  ce 
double  rapport  d'amour  se  résout,  peur  les  hommes,  en  pluie  de 
bénédictions.  Choisir  la  Sainte-Vierge  comme  protectrice,  sous  ce 
pieux  vocable,  c'est  donc  s'assurer  la  plus  grande  somme  d'amour, 
mais  en  s'engageant  à  lier  en  faisceaux  les  cœurs  des  hommes,  soit 
pour  répondre  à  tant  d'amour,  soit  pour  motiver  ses  tendresses. 
Sous  le  pontificat  de  Pie  IX,  cette  initiative  de  Jules  Chevalier  et  de 
Maugenest  son  compagnon,  s'épanouit  avec  une  spontanéité  qui 
tient  du  prodige.  Deux  congrégations  en  sortirent  ;  Tœavre  fut  érigée 
en  archiconfrérie  ;  elle  bâtit,  pour  son  siège,  la  basilique  d'Issou- 
dun  ;  elle  eut  son  noviciat  et  une  petite  œuvre  pour  son  premier 
recrutement  ;  elle  compta  des  associés  par  millions.  A  côté  de  cette 
expansion  merveilleuse,  il  y  a  ordinairement,  dans  l'économie  des 
œuvres  di\ines,  le  temps  d'épreuve.  Sous  Pie  IX  on  avait  été  tout 
aux  élans  de  l'espérance  ;  sous  Léon  XIII,  on  eut  à  subir  les  rigueurs 
de  la  proscription.  Mais  les  œuvres  qui  savent  supporter  Tépreuve, 
non  seulement  n'y  succombent  pas,  mais  y  puisent  une  nouvelle 
force  et  accomplissent  de  merveilleux  progrès. 

Sous  Léon  XIlI,  le  grand  événement  du  Sacré-Cœur  d'Issoudun 
fut,  après  la  fondation  d'un  scolasticat  à  Rome,  le  don  d'une  église 
et  l'emploi  de  la  congrégation  aux  missions  étrangères.  En  1881,  le 
vicariat  de  la  Nouvelle-Guinée  était  vacant,  faute  d'une  communauté 
religieuse  qui  voulût  s'en  charger.  Le  Saint-Siège,  par  lettre  du  car- 
dinal préfet  de  la  Propagande,  en  chargea  le  Sacré-Cœur  d'Issoudun. 
Le  l®'"  septembre  les  Pères  Durin,  Navarre  et  Cramaille  s'embarquè- 
rent pour  la  Nouvelle-Bretagne,  qu'ils  ne  devaient  atteindre  que 
treize  mois  plus  tard.  La  première  année  de  leur  mission,  le  feu  dé- 
vora leur  siège  ;  il  fallut  revenir  à  Sydney  pour  s'entendre  avec  le 
cardinal  Moran  pour  y  fonder  une  procure  et.  de  là,  tracer  un  plus 
vaste  plan  de  campagne.  Le  P.  Chevalier  envoyait,  de  son  côté,  en 
1883,  trois  nouveaux  apôtres,  les  Pères  Hartzet,  Vatan  et  Gaillard. 
Alors  le  P.  Navarre  ajoute,  à  la  Nouvelle-Bretagne,  la  vaste  et  téné- 
breuse Nouvelle-Guinée.  La  moisson  est  abondante,  les  ouvriers 
sont  peu  nombreux.  Arrivent  deux  nouveaux  missionnaires,  Stanis- 


634  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

las  Coupé  et  Henri  Verjus,  plus  un  essaim  de  dévouées  coopératnces, 
les  Filles  de  N.-D.  du  Sacré-Cœur.  Un  capitaine  de  pêcherie  donne 
un  petit  vaisseau.  Voilà  les  missionnaires  qui  parcourent  les  flots  et 
volent  partout  à  la  fois.  Ces  intrépides  apôtres  visitent  les  îles,  re- 
montent les  fleuves,  établissent  des  stations.  Léon  XIII  qui  voit  la 
lumière  du  Christ  se  lever  sur  les  grandes  îles  païennes,  nomme 
Louis-André  Navarre,  vicaire  apostolique  de  la  Mélanésie,  adminis- 
trateur de  la  Micronésie  :  Navarre  est  sacré  évèque.  Les  Picpussiens 
de  Tahiti  et  les  Maristes  de  Samoa  ont  déjà  évangélisé  les  îles  Gilbert 
et  Marshall  ;  ils  les  cèdent  au  Sacré-Cœur.  En  1888,  le  P.  Chevalier 
envoie  aux  missions  les  Pères  Bontemps  et  Leray,  avec  le  F.  Conrad. 
Le  Saint  Siège,  qui  suit  de  l'œil  tous  ces  travaux  apostoliques, 
nomme  évêques  Verjus,  Leray  et  Coupé  ;  il  donne  pour  successeur 
à  Tarchevêque  Navarre,  Alain  de  Boismeme.  La  puissance  de  l'Eglise 
s'affirme  à  mesure  que  s'étendent  ses  conquêtes.  Aux  îles  Gilbert, 
TEglise  compte  treize  mille  catholiques  ;  en  Nouvelle-Bretagne,  même 
extension  du  catholicisme.  A  la  mort  de  Léon  XIII,  vingt  nouveaux 
missionnaires,  pères,  frères,  reUgieuses,  s'embarquent  pour  ces  îles 
lointaines.  La  mort,  entre  temps,  a  fait  des  victimes  :  des  vivants  les 
remplacent,  et  du  haut  du  ciel,  les  morts  assistent  de  leurs  suffrages 
ceux  qui  leur  succèdent  au  champ  de  bataille. 

50  Marie  du  Divin-Cœur. —  Maria  Droste  de  Fischering,  en  religion 
sœur  Marie  du  Divin-Cœur,  dans  l'ordre  du  Bon-Pasteur,  étant  su- 
périeure du  Bon-Pasteur  à  Porto  (Portugal),  fut  à  deux  reprises  in- 
vitée par  le  Sacré-Cœur  à  solliciter,  du  Pape,  la  consécration  du  genre 
humain.  Par  l'intermédiaire  de  son  confesseur,  elle  transmit  cette 
révélation  divine  à  Léon  XIII.  Le  Pontife,  après  Tavoir  d'abord  écar- 
tée, fit  procéder  à  une  enquête  sur  la  religieuse,  prit  sa  demande  en 
considération,  soumit  l'acte  proposé  par  elle  à  un  examen  théologi- 
que et,  finalement,  prononça  la  consécration  da  genre  humain  au 
Sacré-Cœur  de  Jésus. 

Ces  faits  sont  historiques. 

La  sœur  Marie  du  Divin-Cœur  s'endormit  en  Dieu  le  8  juin  1899, 
au  soir,  à  f  heure  même  où  commençaient  les  premières  vêpres  du 
jour  solennel  où  devait  s'accomplir  la  consécration.  Elle  n'avait  que 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  635 

trente-cinq  ans  ;  mais  elle  avait  achevé  sa  mission.  Dieu  l'appelait 
à  lui,  pour  assister  du  haut  du  ciel  h  la  grande  manifestation  dont 
elle  avait  été  l'initiatrice. 

Sans  rien  préjuger  des  futures  décisions  de  Rome,  on  doit  cons- 
tater que  la  vie  de  la  mère  Marie  du  Divin-Cœur  fut  la  vie  d'une 
sainte.  A  la  lire,  on  se  croirait  transporté  jusqu'aux  époques  et 
jusque  dans  les  cloîtres  oCi  florissaient  les  plus  illustres  servantes  et 
confidentes  de  Jésus-Christ.  C'est  d'ailleurs  l'opinion  des  populations 
catholiques  et  des  autorités  religieuses  qui  ont  connu  de  plus  près  la 
supérieure  du  Bon-Pasteur  de  Porto.  Celles-ci  s'occupent  déjà  de 
réunir  les  éléments  nécessaires  à  l'introduction  de  sa  cause  et  celles- 
là  n'hésitent  point  à  l'invoquer  dès  maintenant  comme  une  bien- 
heureuse. 

Nous  ne  saurions  trop  conseiller  de  s'instruire  et  de  s'édifier  dans 
la  méditation  de  cette  vie.  La  sainteté  est  une  flamme  qui,  plus 
elle  est  proche,  plus  elle  éclaire  et  réchauffe .  A  songer  que  cette 
religieuse,  dont  les  vertus,  les  souffrances  et  les  extases  nous  font 
rêver  de  temps  lointains,  fut  notre  contemporaine  ;  à  calculer  que, 
si  Dieu  ne  l'avait  pas  cueillie  dans  sa  fleur,  elle  n'aurait  pas  encore 
aujourd'hui  quarante-cinq  ans,  on  se  sent,  malgré  soi,  plus  impres- 
sionné par  ses  exemples.  Son  héroïsme,  parce  qu'il  se  montre  à 
nous  plus  voisin  dans  le  temps,  nous  semble  aussi  plus  accessible  à 
nos  efforts.  Sa  protection,  parce  que  cette  sainte  a  vécu  pour  ainsi 
dire  au  milieu  de  nous,  nous  paraît  plus  efficace.  Il  faut  Ure  cette 
vie  (1). 

Nous  n'avons  pas  l'intention  de  la  résumer  ici.  Nous  voulons  sim- 
plement en  souligner  un  trait  caractéristique. 

Un  excellent  chrétien  se  plaignait  un  jour  que  les  révélations  di- 
vines —  ou  prétendues  telles,  ajoutait-il,  —  allaient  toujours  à  des 
âmes  mystiques  trop  détachées  des  choses  de  ce  monde  et  à  des  ma- 
lades trop  affaiblies  par  la  souffrance  ou  trop  surexcitées  par  les 
nerfs.  La  remarque  était  d'une  observation  un  peu  superficielle.  Il 
est  certain  que  Notre-Seigneur  ne  choisit  pas,  pour  leur  communi- 

(1)  Cette  vie  a  été  écrite  par  l'abbé  Chasles,  aumônier  de  la  maisoti-mère  de 
cette  congrégation,  Paris,  chez  Beauchesne. 


636  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

quer  ses  desseins,  des  personnes  enfoncées  dans  les  préoccupations 
matérielles  ;  mais  il  s'est  vu  des  natures  très  élevées  en  Dieu,  qui 
gardaient  en  même  temps  beaucoup  d'esprit  pratique.  Et,  quant  à 
l'union  habituelle  de  la  souffrance  et  de  la  sainteté,  c'est  une  loi  qui 
ne  s'observe  pas  seulement  dans  la  vie  religieuse  ;  on  la  retrouve  à 
chaque  pas  dans  l'humanité.  Il  n'est  pas  d'œuvre  grande,  qui  ne 
coûte  à  son  ouvrier  des  labeurs  et  des  peines  ;  il  serait  donc  étrange 
que  le  point  culminant  que  puisse  atteindre  l'humanité,  c'est-à-dire 
le  colloque  intime  avec  Dieu  lui-même,  n'eût  pas  une  contrepartie 
de  terribles  douleurs.  Mais  là  encore,  il  est  inexact  de  soutenir  que 
toutes  les  croyantes  soient  des  anémiques  ou  des  névrosées. 

En  tout  cas,  la  vie  de  la  sœur  Marie  du  Divin-Cœur  anéantit  cette 
objection. 

Certes,  Maria  Droste  de  Vischering  fut,  dès  sa  première  jeunesse, 
une  mystique  ;  encore  adolescente,  elle  entendait  l'appel  du  Christ 
au  plus  profond  de  son  cœur  et  rêvait  de  s'unir  à  lui.  Mais,  par  un 
conseil  mystérieux  de  la  Providence,  alors  qu'elle  se  sentait  attirée 
vers  un  monastère  contemplatif,  une  impérieuse  et  claire  vocation 
la  poussa  dans  une  congrégation  active.  On  sait  le  but  du  Bon-Pas- 
teur. Les  héroïques  religieuses  qui  font  partie  de  cet  ordre  s'astrei- 
gnent à  panser  les  plaies  les  plus  repoussantes  pour  une  âme  vierge, 
c'est-à-dire  les  plaies  morales  ouvertes  parle  vice  ;  elles  se  condam- 
nent à  cohabiter  pour  ainsi  dire  avec  la  corruption  pour  faire  germer 
îe  repentir.  C'est  dans  ce  milieu  que  la  pure  jeune  fille,  au  sortir 
d'un  foyer  plein  de  nobles  vertus,  alla  s'enfermer.  Et  c'est  dans  ce 
milieu  qu'elle  sut  se  faire  une  vie  intérieure  admirable,  sans  négliger 
aucun  de  ses  devoirs. 

Non  seulement,  elle  ne  les  négligeait  pas  ;  mais  elle  consacrait  à 
les  remplir  tant  de  zèle  et  de  sollicitude,  elle  soignait  avec  tant  de 
vigilance  et  de  dévouement  toutes  ces  âmes  endolories  par  le  péché, 
qu'elle  y  opérait  des  cures  merveilleuses  et  que  ses  supérieures  l'en- 
voyèrent, à  peine  âgée  de  trente  ans,  gouverner  leur  maison  de 
Porto. 

C'est  là  que  la  maladie  l'attendait.  Mais,  la  sainte  religieuse,  qui 
avait  su  jusque-là  joindre  à  la  surveillance  et  à  la  direction  les  plus 


QUELQUES    SAINTS    PERSONNAGES  637 

attentives  une  vie  intérieure  très  intense  et  très  haute,  allait  prouver 
maintenant  que  les  souffrances  et  rinfîrmité  n'étaient  pas  capal)les 
d'affaiblir  sa  pensée  ni  de  ralentir  son  zèle.  Non  contente  de  pour- 
voir à  tous  les  intérêts  de  sa  maison,  comme  à  tous  les  besoins  spi- 
rituels et  temporels  de  ses  repenties,  la  sœur  Marie  du  Divin-Cœur 
s'occupait,  avec  une  générosité  judicieuse  et  inlassable,  d'une  quan- 
tité d'affaires  extérieures.  L'admiration  que  provoquait  sa  vertu,  la 
confiance  qu'inspirait  son  jugement,  la  sympathie  qu'éveillait  sa 
charité,  tout  attirait  vers  elle  une  foule  de  personnes  éprouvées,  mal- 
heureuses ou  embarrassées.  Percluse  ou  crucifiée  de  douleurs,  elle 
les  accueillait  toutes  et  prenait  en  mains  tous  leurs  soucis. 

Et  c'est  au  milieu  de  cette  existence  douloureuse  et  surmenée, 
qu'elle  trouvait  le  temps  et  la  force  de  s'élever  vers  le  Cœur  de 
Jésus  par  les  élans  les  plus  purs  et  les  plus  ardents.  C'est  à  ce  moment 
que  le  Sacré-Cœur  la  trouvait  assez  recueillie,  assez  abîmée  en  son 
amour,  pour  lui  découvrir  ses  desseins. 

Les  catholiques  difficiles,  aux  yeux  de  qui  le  contrôle  et  l'adhésion 
d'un  Pape  aussi  prudent  que  Léon  XIII  ne  suffiraient  pas  pour 
authentiquer  cette  révélation,  seront  édifiés  par  la  simple  histoire  de 
cette  vie  prodigieuse.  Ils  verront  que  jamais  âme  mystique  n'eut  une 
intelligence  plus  lucide  et  plus  ferme  de  toutes  les  réalités  de  l'exis- 
tence ;  ils  verront  que  jamais  corps  malade  n'abrita  un  esprit  plus 
sain. 

Pour  nous,  cette  révélation  nous  paraît  lumineuse  d^évidence  et 
de  beauté.  Et,  dans  cette  lumière,  nous  voyons  rayonner  une  magni- 
fique espérance.  Oui,  le  Sacré-Cœur  a  voulu  que  dans  le  temps 
même  où  nous  sommes,  le  genre  humain  lui  fût  consacré.  Et  il  ne 
l'a  pas  voulu  en  vain.  Les  épreuves  terribles  dont  l'Eglise  est  assaille 
et  qui  la  menacent  ne  sont  que  les  convulsions  de  la  Bête  malfai- 
sante frappée  à  mort.  L'avènement  du  règne  social  de  Notre-Sei- 
gneur  Jésus-Christ,  que  prévoyait  Mgr  Amette,  en  son  allocution  de 
Montmartre,  approche. 

6°  L Hospitalité  du  travail.  —  Des  hauteurs  du  ciel  nous  des- 
cendons sur  la  terre.  L'œuvre  de  {'Hospitalité  du  travail  fut  orga- 
nisée par  la  sœur  Saint-Antoine  des  Dames  du  Calvaire.  Cette  hum- 


638  PONTIFICAT   DE   LÉON    Xlll 

ble  fille  du  peuple,  audacieuse  et  décidée  quand  il  s'agit  de  faire  le 
bien  et  de  secourir  les  pauvres,  avait  dirigé  Torphelinat  de  Roissy 
(Seine-et-Marne),  avant  de  venir  fonder  à  Paris,  50,  avenue  de 
Versailles,  une  œuvre  nouvelle  de  charité.  Le  comte  deXaubespin, 
gagné  à  sa  cause,  consacra  un  million  à  la  fondation  de  l'Hospitalité 
du  travail,  et  un  autre  million  fut  bientôt  trouvé  pour  aider  à  son 
fonctionnement.  Sœur  Saint- Antoine  commandait  et  dirigeait  tout 
avec  tact  et  autorité.  Elle  organisa  ainsi  l'assistance  du  pauvre  par 
lui-même  et  par  son  travail.  Tous  les  malheureux  de  la  vie  gardent 
leur  secret  de  misère  en  entrant  dans  les  ateliers  de  menuiserie  et  de 
serrurerie  établis  pour  les  hommes,  dans  ceux  de  couture  et  de  re- 
passage établis  pour  les  femmes.  Pendant  quarante  jours,  tout  pau- 
vre qui  travaille  peut  recevoir  un  salaire  de  deux  francs  par  jour  et 
trouver  au  réfectoire  voisin  des  ateliers,  une  nourriture  saine  et 
peu  coûteuse.  Le  salaire  est  payé  deux  fois  dans  la  journée  de  façon 
à  permettre  de  quitter  la  maison  de  suite  à  celui  qui  a  pu  trouver 
du  travail  ailleurs  et  reprendre  le  cours  de  sa  vie.  L'idée  de  sœur 
Saint- Antoine  a  été  féconde,  elle  a  été  reprise  et  développée  ailleurs 
qu'à  Paris,  et  l'assistance  par  le  travail  et  non  plus  seulement  par 
l'aumône  est  devenue  avec  raison  une  des  formes  sociales  nouvelles 
de  la  charité. 

7°  Myr  Faraud,  —  Henry- Joseph  Faraud  était  né  à  Gigondas, 
diocèse  d'Avignon,  le  17  mars  1823.  Admis  vers  1840  dans  leJunio" 
rat  ou  Ecole  apostolique  que  les  oblats  de  Marie-Immaculée  avaient 
fondé  à  Notre-Dame  des  Lumières,  il  y  termina  ses  études  classi- 
ques, fît  ses  vœux  de  religion  le  14  septembre  1844,  et  deux  ans 
après,  n'étant  encore  que  minoré  il  fut  envoyé  par  ses  supérieurs 
dans  les  missions  de  l'Amérique  du  Nord.  C'est  là  qu'il  reçut  le  sa- 
cerdoce, le  8  mai  1847. 

Lorsque  en  1863  le  Souverain  Pontife  divisa  l'immense  vicariat 
de  Saint-Boni  face,  dix  fois  plus  grand  que  la  France,  le  P.  Faraud 
fut  désigné  pour  être  le  premier  vicaire  apostolique  d'Athabaska- 
Mackenzie  avec  le  titre  d'évêque  d'Anemour.  Sacré  le  30  novembre 
de  la  même  année  par  le  doyen  des  évoques  oblats,  Mgr  Guibert, 
alors  archevêque  de  Tours,  plus  tard  cardinal  et  archevêque  de  Pa- 


QUELQUES   SAINTS    PEHSONNAGES  639 

ris,  il  prit  pour  devise  ces  mémorables  paroles  de  S.  Martin  :  «  Non 
recuso  laborem  ».  C'était  bien  la  devise  qui  convenait  à  Tévôque  des 
régions  les  plus  inhospitalières  du  globe.  Un  vieil  habitué  de  ces 
contrées  glacées  a  pu  dire,  en  montrant  la  misérable  habitation  de 
deux  missionnaires  :  «  Après  la  Passion  de  Notre-Seigneur,  je  ne 
connais  rien  de  plus  triste  que  le  sort  de  ces  pauvres  Pères.  » 

Ce  que  le  vaillant  missionnaire  a  souffert  de  fatigues,  de  froid,  de 
faim  et  de  privations  de  toutes  sortes,  pendant  les  quarante-quatre 
ans  de  sa  vie  apostolique  ;  ce  qu'il  a  fait,  de  concert  avec  ses  frères 
en  celigion,  évoques  ou  simples  missionnaires,  pour  la  gloire  de 
Dieu  et  la  sanctification  des  âmes,  dans  des  forêts  presque  inacces- 
sibles et  au  milieu  de  sauvages  pauvres,  grossiers,  ignorants,  Dieu 
seul  le  sait.  L'histoire  en  sera  peut-être  essayée  un  jour,  mais  elle 
ne  pourra  pas  tout  raconter.  Pour  le  moment,  qu'il  nous  suffise  de 
dire  que  là  où,  en  1845,  il  y  avait  à  peine  six  prêtres  sous  la  direc- 
tion d'un  évêque,  il  y  a  aujourd'hui  une  province  ecclésiastique  avec 
6  évêques,  200  prêtres,  180  églises  ou  chapelles,  115  écoles  fréquen- 
tées par  plus  de  5.000  enfants. 

Une  des  dernières  consolations  de  Mgr  Faraud  a  été  d'assister, 
Tannée  passée,  au  concile  provincial  de  St-Boniface,  le  premier  qui 
se  soit  tenu  dans  le  nord-ouest  de  l'Amérique.  Sa  santé,  depuis  long- 
temps ébranlée,  ne  lui  permettant  pas,  après  le  concile,  de  retourner 
dans  ses  chères  missions  du  Mackenzie,  il  accepta  la  généreuse  hos- 
pitalité que  lui  offrait  son  vénérable  métropolitain,  Mgr  Taché,  ar- 
chevêque de  St-Boniface. 

C'est  là  qu  il  est  mort  dans  d'admirables  sentiments  de  foi,  de  ré- 
signation et  de  soumission  à  la  sainte  volonté  de  Dieu, entouré  de  ses 
frères  en  religion  et  assisté  par  celui  qui,  il  y  a  près  d'un  demi-siè- 
cle, lui  ouvrait  la  voie  dans  les  lointaines  et  pénibles  missions  du  nord- 
ouest.  Puisse-t-il  du  haut  du  ciel  obtenir  à  ses  pauvres  enfants  des 
bois,  des  apôtres  nombreux,  animés  comme  lui  de  Tesprit  de  zèle  et 
de  sacrifice  ! 


640  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 


§  IV.  —    QUELQUES  MISSIONS 

1°  Indo-Chine.  —  Le  savant  historiographe  de  la  Société  des  Mis- 
sions Etrangères,  Adrien  Launay,  directeur  au  séminaire  de  la  rue 
du  Bac,  a  fait  paraître  un  ouvrage  intitulé  :  Les  trente-cinq  vénéra- 
bles serviteurs  de  Dieu,  Français ^  Annamites  et  Chinois^  dont  la 
cause  de  béatification  a  été  introduite  en  1879  et  1889.  L'avocat  de 
la  cause  a  terminé  son  Information  sur  le  martyre  de  chacun  de  ces 
vénérables  en  octobre  1906. 

Il  y  a,  dans  ce  livre,  les  biographies  de  quatre  missionnaires  fran- 
çais, Etienne-Théodore  Guénot,  vicaire  apostolique  de  la  Gochinchine 
orientale,  mort  en  prison  le  14  novembre  1861,  Pierre-François  Né- 
ron, décapité  le  3  novembre  1860,  Jean-Théophane  Yénard  et  Jean- 
Pierre  Néel,  également  décapités,  le  premier,  le  2  février  1861,  et  le 
second,  le  18  février  1862. 

Ces  biographies  sont  précédées  d'une  étude  des  plus  intéressantes 
sur  la  législation  persécutrice  en  Gochinchine  «  incomparablement 
plus  abondante  que  celle  de  Rome,  quoiqu'elle  s'espace  sur  un  temps 
beaucoup  moins  long.  » 

Cette  législation  comprend  20  édits  publiés  par  trois  souverains  : 
Minh  Mang  (1820-1841),  Thieu-tri  (1841-1847),  et  le  farouche  Tu- 
Duc  (1847-1883).  Le  document  que  les  missionnaires  considèrent 
comme  le  premier  grand  édit  de  persécution  est  du  6  janvier  1833. 
Sous  Tu-Duc,  pendant  15  ans,  les  édits  se  succédèrent  en  augmen- 
tant de  plus  en  plus  de  violence.  Le  premier,  en  date  d'août  1848, 
débutait  en  condamnant  le  catholicisme  lui-même,  «  cette  religion 
perverse  dans  laquelle  on  n'honore  pas  ses  parents  défunts,  on 
arrache  les  yeux  des  mourants,  on  pratique  beaucoup  d'autres  choses 
abominables.  » 

C'est  la  même  note  que  l'on  rencontre  constamment  sous  le  pin- 
ceau de  Tu-Duc.  Le  souverain  avait  résolu  de  détruire  la  religion 
chrétienne  dans  ses  Etats.  Lorsqu'en  1856,  l'empereur  Napoléon  III 
envoya  un  plénipotentiaire,  M.  de  Montigny,  au  roi  asiatique  pour 
conclure  un  traité  d'alliance  avec  l'Annam  et  arrêter  la  persécution. 


QUELQUES    MISSIONS  C41 

Tu-Duc  refusa  de  recevoir  le  ministre  de  France  et  redoubla  de  vio- 
lences contre  les  chrétiens.  Ce  fut  la  convention  imposée  par  la 
France,  le  5  juin  1862,  qui  mit  un  terme  à  la  publication  des  or- 
donnances persécutrices. 

L'histoire  des  missions,  sous  le  pontificat  de  Léon  XIII,  se  conti- 
nue, avec  son  dévouement  séculaire,  ses  constants  mais  lents   pro- 
'grès.  Aucun  événement  important  ne  les  recommande  à  Tattention 
de  rhistoire.  Nous  donnons,  sur  l'Indo-Ghine,  un  simple  coup  d'œil 
rétrospectif,  qui  en  fera  suffisamment  apprécier  le  caractère. 

L'Indo-Ghine  est  une  longue  péninsule  à  Textrémité  méridionale 
de  TAsie.  Des  hauts  plateaux  du  Thibet  oriental  et  du  Yunnan  se 
détachent  de  nombreux  contreforts  qui  vont,  en  s'abaissant,  jusqu'à 
la  mer.  Entre  ces  lignes  de  montagnes  coulent  de  grands  fleuves, 
riraouaddi,  le  Salouen,  le  Ménam  et  le  Mékong.  La  presqu'île  de 
Malacca,  la  Birmanie,  le  Siam,  le  Cambodge,  le  Laos,  la  Gochinchine, 
l'Annam  et  le  Tonkin  s'ont  autant  d'Etats  païens  qui  occupent  ces 
contrées.  Les  missionnaires  catholiques  évangélisent  ces  régions  de- 
puis le  XVII®  siècle  ;  sur  quarante-sept  millions  de  païens,  ils  ont 
conquis  à  peine  un  million  de  catholiques  ;  en  y  ajoutant  la  Chine 
et  le  Japon,  les  catholiques,  dans  TExtrême-Orient,  ne  dépasseraient 
guère  deux  miUions.  Le  Japon  est  le  pays  qui  inspire  le  plus  d'espé- 
rance ;  TAnnam  et  le  Tonkin  en  inspirent  aussi,  d'autant  plus 
qu'ils  ont  compté  un  plus  grand  nombre  de  martyrs.  C'est  par 
les  voies  ensanglantées  que  passent  les  triomphes  de  l'Evangile. 

La  Cochinchine  et  le  Tonkin  furent  les  deux  pays  les  plus  décimés 
par  la  fureur  des  tyrans.  Les  longs  règnes  de  Ming-Mang  et  de  Tu-Duc 
ne  furent  qu'une  suite  de  massacres.  Après  l'expédition  de  Rigault 
de  Genouilly  contre  Tourane  et  Saigon,  on  eut  onze  années  de  tran- 
quillité. En  1876,  après  la  mort  de  Francis  (jarnier  et  du  comman- 
dant Rivière,  en  attendant  l'arrivée  des  amiraux  Courbet  et  Bouet, 
il  y  eut  partout  des  victimes.  En  1884,  six  missionnaires  furent  tués. 
De  nombreuses  paroisses  furent  détruites,  des  églises  brûlées,  des 
centaines  de  chrétiens  massacrés,  des  milliers  de  néophytes  se  je- 
tèrent dans  les  forêts  pour  échapper  à  la  mort.  Bientôt  les  diplomates 

signaient  des  traités  ;  le  guet-apens  de  Bac-lé  mit  à  nu  la  fourberie 
Uist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  41 


642  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

scélérate  des  indigènes.  L'amiral  Courbet  bombarda  Fou-tcheou  et 
bloqua  Formose,  jusqu'à  ce  que  les  Célestes  signassent  la  paix  en 
1885.  Cependant  le  gouverneur  Thomson  plaçait  le  Cambodge 
sous  le  protectorat  de  la  France  ;  un  missionnaire  paya  de  sa  tête 
cette  annexion.  Cependant  les  Annamites  ne  désarmaient  pas  ;  ils 
ordonnèrent  aux  chrétiens  de  rentrer  et  dès  qu'ils  les  virent  réunis, 
ils  en  firent  une  épouvantable  boucherie. Ce  ne  furent  plus  des  bandes 
isolées,  mais  des  milliers  et  des  milliers  d'hommes  soutenus  par 
les  soldats  de  Tarmée  régulière,  qui  enveloppèrent  les  villages,  frap- 
pant partout  sans  distinction.  Il  y  eut  des  hommes  enterrés  vivants, 
des  femmes  éventrées,  des  enfants  précipités  à  la  mer,  avec  une 
corde  au  cou.  Quinze  missionnaires,  60  catéchistes,  270  religieuses, 
24.000  chrétiens  furent  lâchement  assassinés  dans  la  Cochinchine 
orientale  ;  dans  la  Cochinchine  septentrionale,  il  y  eut  dix-huit  prê- 
tres indigènes  et  8.500  chrétiens.  Au  Tonkin  méridional,  4.800  ca- 
tholiques furent  tués  ;  1.200  périrent  de  faim  et  de  misère.  Ruine 
complète  des  églises,  presbytères,  séminaires,  orpheHnats,  couvents. 
Puisque  le  sang  des  martyrs  est  une  semence  de  chrétiens,  il  faut 
croire  que  ces  régions  vont  se  couvrir  bientôt  de  moissons  spiri- 
tuelles. 

Depuis  1887,  tous  nos  établissements  français  en  Orient  sont 
groupés  sous  le  nom  d'Union  indo-chinoise,  sous  Tautorité  d'un 
gouverneur  général  résidant  à  Saigon.  Dix-sept  ans  de  tranquil- 
lité ont  permis  de  relever  bien  des  ruines.  Cependant  la  fourberie 
des  lettrés  continue  de  se  donner  libre  carrière  ;  ils  cherchent  à  jeter 
la  défiance  entre  les  Français  et  les  catholiques  indo-chinois.  Cette 
manœuvre  leur  réussit  d'autant  mieux  que  nos  gouverneurs,  choisis 
par  un  gouvernement  antichrétien,  font  de  Tanticléricalisme  un 
article  d'exportation.  Malgré  tout,  la  situation  religieuse  de  Tlndo- 
Chine  est  bonne.  Ces  contrées,  si  bouleversées  par  la  guerre  et  par 
une  persécution  sans  précédent,  offrent  le  spectacle  de  conversions 
nombreuses,  et  d'œuvres  florissantes.  Et  ces  conversions  ne  se  font 
plus  individuellement  comme  autrefois,  mais  par  portions  notables, 
parfois  par  des  villages  entiers.  Cette  Indo-Chine  est  partagée  en  onze 
vicariats  :  trois  aux  Dominicains  espagnols,  huit  aux  Missions  étran^ 


QUELQUES    iMlSSlONS  643 

g:ères  de  Paris.  Môme  quand  le  Japon  s'annexerait,  comme  on  le  dit 
tout  haut,  rindo-Chine,  il  n'y  apporterait  pas  l'esprit  de  persécution  ; 
il  est,  sous  ce  rapport,  pour  le  moins  aussi  civilisé  que  les  mandarins 
français,  types  d'impiété  et  de  bassesse  morale,  qui  ne  peuvent  sou- 
rire aux  progrès  de  l'Evangile.  Qui  sait  ?. Peut-être  Tempire  du  Soleil 
Levant  est-il  destiné  à  devenir  un  empire  chrétien  ;  et  pourquoi  un 
Gharlemagne  japonais  ne  viendrait  il  pas  un  jour,  avec  ses  soldats, 
à  travers  les  continents  et  les  mers,  pour  rapporter  TEvangile  en 
Occident?  Lumen  ad  revelationem  gentium. 

2°  La  Chine.  ---  La  Chine   est  la  plus  vaste  mission  de  l'univers  ; 
elle  compte  cinq  cents  millions  d'habitants,  divisés  en  dix-huit  pro- 
vinces et  quelques  Etats  annexes  du  Céleste  Empire.  L'Evangile  y 
fut  prêché  de  bonne  heure  ;   mais  l'évangélisation  ne  fut  poursuivie 
avec  vigueur  qu'au  xiii®  siècle  par  les  Franciscains  et  au  xvi®  parles 
Jésuites.  Au  xix®  siècle,   elle  a  été  menée  avec  plus  d'ensemble  ; 
actuellement  l'immense  étendue  de  ce  vaste  empire  est  confiée  à 
douze  sociétés  de  missionnaires.  Les  Lazaristes  ont  à  convertir  le 
Tcheli,  le  Tse-Kiang  et   le   Kiansi   nord  ;  les   Jésuites,  le   TcheU 
sud  et  le   Chantoung  ;   les  Franciscains,  le  Chansi  nord  et  sud,    le 
Hounan,    le  Houpé  et  le  Chantoung  ;   les  Augustins,   le  Hounan 
nord  ;  les  missionnaires  de  Rome,  le  Chansi  sud  ;   les  missionnaires 
de  Steyl,  le  Chantoung  sud  ;   les  Dominicains,  le  Fokien  et  Amoy  ; 
les  missionnaires  de  Paris,  le  Setchouan,  le  Koueï-Tcheou,  le  Yun- 
nan,  le  Kouang-si,    le  Kouang-toung,  la   Corée,    le  Thibet  et  la 
Mandchourie  ;  les  missionnaires  de  Milan,  le  Hounan  et  Hong-Kong  ; 
les  missionnaires  de  Schent,  la  Mongolie,  le  Kansou  et  le  Kouldja. 
A  la  tète  de  chaque  mission,  il  y  a  un  ou  deux  évêques,  une  trentaine 
de  prêtres,  des  éghses,   des  stations,   parfois  des  séminaires  et  des 
collèges.  Sur  cinq  cents  millions  d'habitants,  un  million  de  Chinois  à 
peine  sont  catholiques  ;  c'est  bien  peu  sur  un  si  grand  nombre.  Le 
défaut  de  succès  ne  tient  pas  au  défaut  de  zèle  ;  mais  plutôt  à  l'or- 
gueil et  aux  mauvaises  mœurs  qui  ne  veulent  pas  céder  la  place  à 
l'Evangile.  Le  mouvement  de  conversion  est  d'ailleurs  entravé,  tous 
les  quatre  ou  cinq  ans,  par  quelque  trouble,  quelquefois  par  quel- 
ques grandes  insurrections  comme  celles  des  Tâïpings  et  des  Boxers. 


644-  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

En  1898,  les  Boxers,  sous  Timpulsion  secrète  de  la  cour,  se  soulevè- 
rent pour  exterminer  les  étrangers.  Les  ambassadeurs,  se  sentant 
menacés,  demandèrent  du  secours  à  leur  gouvernement  ;  les  navires 
étrangers  arrivèrent  à  Tembouchure  du  Peï-Ho,  mais  ne  firent  qu'ir- 
riter les  Chinois.  Dès  les  premiers  jours  de  1900,  soixante-dix  chré- 
tiens  furent  égorgés  ;  l'ambassadeur  d'Allemagne  eut  le  même  sort. 
Les  missionnaires,  les  résidents,  les  ambassadeurs  se  réfugièrent  au 
Pétang  et  ^  subirent  un  siège,  peut-être  le  plus  plein  d'angoisses  que 
rhistoire  ait  enregistré.  Les  ambassades  mêmes  durent  être  aban- 
données et  furent  livrées  aux  flammes.  Pendant  deux  mois,  dix  mille 
Boxers  assiégèrent  les  derniers  abris  des  Européens  ;  pendant  deux 
mois,  cinquante  soldats  défendirent  ces  misérables  bicoques.  Enfin 
l'armée  internationale  vint  délivrer  ces  pauvres  malheureux.  Pendant 
le  siège,  quatre  missionnaires  et  huit  mille  chrétiens  avaient  été  mis 
à  mort  ;  toutes  les  églises,  chapelles,  hôpitaux,  écoles,  étaient  dé- 
truits. Du  reste,  ni  les  missionnaires,  ni  les  fidèles  n'ont  désespéré  ; 
à  tous  les  moments  du  siège,  ils  se  sont  sentis  protégés  par  quelque 
chose  qui  veillait  sur  eux.  Les  païens  eux-mêmes  ont  dit  que,  pen- 
dant la  nuit,  ils  voyaient  dans  l'air  une  grande  dame  blanche  et  des 
soldats  qui  avaient  des  ailes.  Depuis  il  a  fallu  relever  toutes  ces 
ruines.  On  s'est  mis  à  l'œuvre   avec  rapidité  et  succès.  «  Je  reviens 
du  nord,  écrit  en  1903  un  visiteur  ;  toutes  nos  missions  sont  dans  un 
état  de  grande  prospérité.  Notre  jeune  vicariat  du  Tche-li  oriental 
est  tout  en  fermentation  et  en  progrès.  Et  de  Pékin  que  vous  dire? 
Les  ruines  disparaissent.  Notre  Pé-tang  est  tout  rajeuni.  Le  collège 
des  frères  Maristes,  la  maison-mère  des  Joséphines,  l'hôpital  Saint- 
Vincent,  l'église  Saint-Sauveur,  les  séminaires,  l'imprimerie,  la  ré- 
sidence des  missionnaires,  tout  est  restauré,  tout  est  reconstruit.  « 
L'histoire  de  ces  missions  nous  offre  constamment  le  même  spec- 
tacle :   d'un  côté  épreuves,   de  l'autre  héroïque  constance.    D'un 
côté,  c'est  la  fourberie  des  mandarins  qui  appellent  des  brigands. 
Une  bande  de  malfaiteurs   passe  comme  une  trombe  sur  les  chré- 
tientés d'une  province.  Parfois  la  trombe  devient  cyclone  et  le  sang 
chrétien  coule  dans  tout  l'empire.   Après  la  persécution,  la  famine 
et  tous  ses  ravages.    Là  où  régnait  la  prospérité,  il  n'y  a  plus  que 


QUELQUES    MISSIONS  64o 

morne  désolation.  D'un  autre  côté,  brille  la  patience  du  mission- 
naire, toujours  en  instance  près  des  autorités  pour  obtenir  justice. 
De  tribunal  en  tribunal,  il  arrive  à  Pékin,  où  le  ministre  de  France 
appuie  ses  réclamations.  Les  indemnités  sont  accordées  pour  les 
dommages  matériels.  On  se  remet  à  Toeuvre  pour  reconstruire  et 
recueillir  les  orphelins,  les  pauvres,  les  vieillards.  Malgré  tous  ces 
miracles  d'héroïsme,  la  Chine  compte  à  peine  un  million  de  catho- 
liques. C'est  bien  peu  en  comparaison  des  cinq  cents  millions  d'habi- 
tants. Les  derniers  événements,  la  guerre  de  Mandchourie,  le  réveil 
du  Japon,  la  transformation  militaire  de  la  Chine,  peuvent  influer 
diversement  sur  l'avenir.  La  flamme  de  Tapostolat  peut  enflammer 
toujours  de  braves  cœurs  d'apôtres  ;  il  en  faudrait  même  une  profu- 
sion. Un  modique  ferment  ne  peut  pas  mettre  en  fermentation  une 
si  grande  masse. 

3°  Le  Japon.  —  Le  Japon  est  un  pays,  formé  de  plusieurs  îles, 
situées,  par  rapport  à  l'Europe,  dans  les  régions  du  soleil  levant. Ces 
îles,  séparées  du  monde  connu,  signalées  par  Marco  Polo  et  Ma- 
gellan, ne  furent  visitées  qu'en  1542,  par  le  portugais  Pinto.  Les 
récits  de  Pinto  suggérèrent  à  un  espagnol,  alors  missionnaire  dans 
rinde,  l'idée  d'aller  au  Japon,  porter  la  bonne  nouvelle  du  salut. 
Pendant  vingt-sept  mois,  François-Xavier,  car  c'était  lui,  évangélisa 
toutes  les  classes  de  la  société  japonaise.  Lorsque  des  ordres  supé- 
rieurs le  rappelèrent  aux  Indes,  d'autres  Jésuites  vinrent  continuer 
son  œuvre.  On  vit  alors  se  renouveler,  au  Japon,  tous  les  merveil- 
leux phénomènes  d'une  Eglise  naissante.  Des  conversions  nombreu- 
ses, des  convertis  d'hier  apôtres  aujourd'hui,  des  églises  qui  s'élè- 
vent, des  communautés  chrétiennes  qui  se  forment,  des  écoles  qui 
s'ouvrent,  une  nation  catholique  au  berceau.  Alors  l'ennemi  de  tout 
bien  sème,  contre  les  néophytes,  d'odieux  mensonges  et  d'abomina- 
bles calomnies.  La  tempête  s'élève  avec  fureur  contre  ces  commen- 
cements d'une  nouvelle  Eglise.  Les  hommes  politiques  s'alarment,  les 
partisans  des  vieux  cultes  et  des  vieilles  traditions  nationales  font 
entendre  pour  leur  foyer,  pour  leurs  autels  et  pour  leur  indépen- 
dance, d'énergiques  protestations.  Un  édit  de  proscription  paraît. 
La  police,  les  magistrats,  les  soldats  recherchent  les  chrétiens,  les 


646  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

traînent  devant  les  tribunaux  qui  les  condamnent,  et  les  font  mourir 
au  milieu  d'horribles  supplices,  poursuivis  jusqu'à  leur  complète 
extermination.  Le  Japon,  qui  avait  compté  jusqu'à  deux  millions  de 
chrétiens,  vit  deux  persécutions  anéantir  complètement  le  christia- 
nisme. De  1640  à  1844,  la  législation  japonaise  reste  formelle  sur  les 
rapports  du  pays  avec  les  étrangers.  Le  Japon  publie  cet  avertisse- 
ment terrible  :  «  Tant  que  le  soleil  échauffera  la  terre,  qu'aucun 
chrétien  ne  soit  assez  hardi  pour  venir  au  Japon  !  Que  tous  le  sa- 
chent :  quand  ce  serait  le  roi  d'Espagne  en  personne,  ou  le  Dieu  des 
chrétiens,  ou  le  grand  Saka  lui-même,  celui  qui  violera  cette  défense 
le  paiera  de  sa  tête.  »  En  vertu  de  cet  avertissement,  tout  prêtre  ca- 
tholique pénétrant  sur  le  territoire  du  Mikado  est  condamné  à  mort  ; 
tout  Japonais  qui  sort  de  son  pays,  ne  peut  y  rentrer  sans  subir  la 
même  peine.  Le  Japon  s'isole  totalement  du  reste  de  l'univers. 

La  première  cause  de  ce  malheur  fut  la  jalousie  des  bonzes.  La  con- 
version totale  du  Japon  eût  détruit  leurs  richesses  et  leur  influence; 
ils  cherchèrent  donc,  contre  les  chrétiens,  des  griefs  qu'ils  pourraient 
exploiter  ;  ils  s'agitèrent  avec  l'habileté  facile  à  des  enfants  du  pays, 
qui  se  voient  menacés  dans  leur  importance.  La  cupidité  des  nations 
européennes  et  les  divisions  religieuses,  causées  par  le  protestan- 
tisme, vinrent  au  secours  des  bonzes.  Après  l'Espagne,  la  Hollande 
et  l'Angleterre  étaient  venues  dans  l'Extrême-Orient.  Le  commerce, 
d'une  part,  la  religion  de  l'autre  faisaient  de  ces  trois  nations,  des 
sœurs  ennemies,  toujours  prêtes  à  en  venir  aux  mains.  L'Espagne 
avait  ses  missionnaires  et  ses  marchands  ;  la  Hollande  et  l'Angleterre 
avaient  des  prédicants  et  des  hommes  d'affaires.  Le  Japon  était  un 
trop  brillant  enjeu,  pour  que  chaque  Etat  ne  cherchât  pas  à  l'entraî- 
ner dans  son  orbite,  quitte  à  périr  tous  les  trois,  victimes  d'une  mal-, 
heureuse  concurrence.  Leurs  basses  jalousies  furent,  en  effet,  la 
cause  de  deux  grandes  persécutions,  de  la  ruine  provisoire  du  catho- 
licisme et  de  l'exclusion  des  étrangers.  Une  telle  exclusion  ne  peut 
pas  être  totale  ;  le  commerce  continue,  en  effet,  mais  seulement 
dans  les  ports.  Et  pour  se  prémunir  contre  le  retour  des  mission- 
naires, les  Japonais  placèrent,  à  toutes  les  portes  du  Japon,  des 
croix  ;  en  sorte  que  l'étranger  ne  put  plus  entrer  qu'en  foulant  aux 


QUELQUES    MISSIONS  647 

pieds  rinstrument  de  la  rédemption.  Les  Hollandais,  à  peu  près  seuls, 
continuèrent,  pour  avoir  des  épices,  à  fouler  aux  pieds  la  croix  pen- 
dant plusieurs  siècles.  Cette  façon  d'entendre  la  justification  par 
Jésus-Christ,  montre  que  le  protestantisme  d'Arminius  ou  deGomar 
n'est  qu'une  caricature  ou  une  hypocrisie  de  religion. 

Jusqu'en  1868,  le  Japon  vit  en  dehors  de  tout  mouvement  contem- 
porain. A  rintérieur,  son  état  social  est  celui  d'une  féodalité  puis- 
sante qui  a  deux  souverains  à  sa  tôte,  le  Mikado,  comme  souverain 
temporel,  le  Chôgoun  comme  souverain  spirituel.  Au-dessous  de 
ces  deux  puissances,  une  noblesse  vassale,  en  échange  de  ses  fiefs 
et  privilèges,  doit  le  service  religieux,  civil  et  militaire.  Cet  état  de 
choses  dura  de  1602  à  1854. 

4°  Ouverture  du  Japon.  —  Alors  apparaissent  les  premiers  vais- 
seaux américains, envoyés  par  le  président  Filliraoreetcommandés  par 
Perry.  Le  Japon  est  contraint,  par  la  force,  de  signer  un  traité  avec 
les  barbares  d'Amérique  ;  il  permet  aux  Américains  de  s'établir  à 
Shimoda  et  à  Hokodate.  Les  nations  européennes  suivent  de  près  le 
sillage  des  cuirassés  américains; l'Angleterre,  la  Russie,  la  Hollande  , 
la  France,    réclament  une  place  à  l'empire  du  Soleil  Levant.  Alors 
éclatent,  au  Japon,  des  divisions  intérieures  ;  le  vieux  parti  qui  vou- 
lait l'exclusion  des  étrangers  est  vaincu  ;  le  Chôgounat  est  supprimé  ; 
le  Mikado,  partisan  des  réformes,  ouvre  le  Japon  à  l'étranger.  Le 
Japon,  fort  de  sa  jeunesse,  veut  entrer  en  relations  avec  les  Etats  eu- 
ropéens et  se  modeler  lui-même  sur  le  type  de  leurs  constitutions. 
En  1871,  la  féodalité  est  abolie;  un  parlementarisme,  emprunté  à 
l'Allemagne  et  à  la  France,  fait  entrer  le  Japon  dans  le  mécanisme 
représentatif  de  deux  assemblées  parlementaires  et  d'un   gouverne- 
ment libre.  Les  jeunes  Japonais  vont  étudier  dans  les  universités  et 
dans  les  écoles  militaires  de  l'Europe.  La  presse,  à  peine  créée,  ré- 
pand   à  profusion  sur  le  territoire,  les  idées  d'outre-mer  et  d'outre- 
monts.   Des  écoles  indigènes  sont  fondées  ;  l'instruction  se  propage 
avec  une  rapidité  étonnante.  Des  chemins  de  fer  se  construisent  ; 
le  calendrier  grégorien  est  adopté  ;  une  constitution  est  proclamée  en 
1889.  Trente-cinq  ans  avaient  suffi  à  ce  peuple  intelligent  et  labo- 
rieux, pour  franchir  l'étape  que  ses  aînés  d'Europe  mirent  plusieurs 


648  PONTIFICAT    DE    LÉON    XTII 

siècles  à  parcourir.  Aussi  décidé  qu'il  est  intelligent  et  laborieux,  dès 
qu'il  voit  ses  institutions  fonctionner  régulièrement,  ses  bataillons 
sur  pied,  il  déclare  la  guerre  à  la  Chine  et  lui  arrache  la  Corée  ;  puis 
il  déclare  la  guerre  à  la  Russie,  lui  prend  Port-Arthur,  la  repousse 
jusqu'à  Moukden  et  signe,  en  Amérique,  un  traité  qui  met,  sous  la 
garde  du  droit  public,  la  prépondérance  du  Japon  en  Extrême-Orient. 
Les  imaginations,  qui  vont  vite,  ont  déjà  signalé  à  l'Europe  le  péril 
jaune.  Pendant  que  TAngleterre  signe,  avec  le  Japon,  une  alliance 
politique,  la  France,  PAllemagne  et  les  Etats-Unis  maintiennent, 
dans  ces  lointains  parages,  leur  situation.  Sera-ce  pour  longtemps, 
Tavenir  le  dira.  Déjà  les  voyants  ont  prédit  une  grande  invasion  de 
la  race  jaune  sur  le  monde,  le  recommencement  des  invasions  de 
Gengis-Kan  et  de  Tamerlan^  par  le  Japon  et  la  Chine  unifiés.  En 
histoire,  les  faits  vont  moins  vite  que  les  imaginations.  La  conquête 
du  monde  n'est  pas,  ne  peut  pas  être  l'effet  d'une  promenade  mili- 
taire. L'Europe  a  encore  assez  de  force  pour  arrêter  une  invasion. 

5°  Le  rôle  de  V Eglise  catholique.  —  C'est  au  sein  de  cette  société, 
transformée  à  l'européenne  depuis  hier  et  fière  de  ses  victoires,  que 
l'Eglise  romaine  doit  exercer  son  action  religieuse  et  sa  puissance  de 
civilisation.  Ce  ne  sont  plus  des  barbares  venus  de  laTartarie  ou  des 

a.  '■ 

sauvages  perdus  dans  les  îles  lointaines,  qu'elle  doit  instruire,  con- 
vertir et  baptiser.  Comme  au  jour  où  Paul  arrivait  à  Athènes,  et 
prêchait  le  Dieu  inconnu  ;  comme  au  jour  où  Pierre  annonçait, 
dans  Rome,  la  bonne  nouvelle,  sur  la  voie  Nomentane  ou  dans  la 
maison  de  Pudens,  les  missionnaires  se  trouvent  en  présence  d'une 
société  païenne,  comme  celle  de  Rome,  au  temps  de  Marc-Aurèle. 
Le  Japon  est  aussi  fier  de  sa  puissance  et  de  ses  conquêtes,  que 
pouvait  l'être  Rome,  maîtresse  du  monde  ;  il  est  aussi  orgueilleux  dç 
sa  pensée  que  Test  Athènes  d'Aristote  ou  de  Platon  ;  il  est,  en  même 
temps,  aussi  corrompu  que  pouvait  l'être  l'antiquité.  Les  apôtres 
du  Japon  ont  à  lutter  contre  les  mêmes  obstacles  qui  s'opposèrent 
à  la  rapide  propagation  du  christianisme  naissant.  Méprisés  comme 
étrangers,  suspects  comme  représentants  d'une  religion  dont  le  chef 
suprême  est  à  Rome,  odieux  parce  qu'ils  intiment  une  loi  terrible 
pour  toutes  les  passions  des  hommes,  les  missionnaires  au  Japon  sont 


QUELQUES    MISSIONS  649 

paralysés  par  le  scepticisme  indigène,  par  l'irréligion  que  la  confusion 
des  confessions  chrétiennes  n'est  pas  faite  pour  dissiper.  Aux  Japonais 
Tenus  en  Europe  pour  étudier  et  repartis  avec  Tesprit  d'indifférence, 
le  mauvais  génie  du  siècle  insuffle  un  éclectisme  élégant,  une  espèce 
de  syncrétisme,  qui  met  sur  le  même  pied  le  Jésus-Christ  des  chré- 
tiens ei  le  Çakia  Mouni  des  Bouddhistes  :  Tun  incarnation  des  tradi- 
tions nationales,  l'autre  génie  de  la  civilisation  nouvelle.  Grâce  à 
Dieu,  le  Japonais,  naturellement  positif  comme  le  Romain  et  ami  de 
l'étude  comme  rx\thénien,  offre  à  la  prédication  de  l'Evangile  des 
points  d'appui  et  des  gages  de  succès.  La  société  japonaise,  renou- 
velée par  de  récentes  réformes,  paraît  plutôt  sympathique  à  des  idées 
qui  doivent  confirmer,  vivifier  même  ses  transformations.  Des  con- 
versions se  produisent  dans  toutes  les  classes.  A  côté  de  l'humble 
ouvrier,  du  modeste  artisan,  qui  vénère  la  parole  évangélique  aux 
champs  ou  à  l'atelier,  il  y  a  une  élite  d'intelligences,  qui,  par  ses  re- 
lations, son  influence,  son  savoir,  ses  vertus,  doit  favoriser  le  pre- 
mier mouvement  d'expansion  religieuse.  C'est  un  peuple,  en  train 
de  se  convertir  au  xvi^  siècle,  qui  va  reprendre,  quatre  siècles  plus 
tard,  l'œuvre  de  sa  conversion  au  christianisme. 

6°  Les  premiers  ouvriers  de  V Evangile.  —  Le  premier  prêtre  qui 
mit  le  pied  au  Japon  contemporain  fut  Augustin  Forcade,  mort 
archevêque  d'Aix  ;  il  était  parti,  en  1844,  comme  interprète  de  l'ami- 
ral Cecil  et  resta  deux  ans,  à  peu  près  sans  fruit.  Au  retour  des 
vaisseaux  français,  Forcade  reçut,  comme  auxiliaires.  Le  Turdu  et 
Adnet  ;  il  fut  nommé  évêque,  mais  toujours  sans  résultat.  En  1858, 
le  baron  Gros  signait,  à  Yedo,  un  traité  franco-japonais  ;  son  article  4 
portait  :  «  Les  sujets  français  auront  le  droit  d'exercer  librement 
leur  religion  au  Japon,  et,  à  cet  effet,  ils  pourront  y  élever,  dans  le 
terrain  destiné  à  leur  résidence,  des  édifices  convenables  à  leur  culte, 
comme  églises,  chapelles,  cimetières,  etc.  Le  gouvernement  japonais 
a  déjà  aboli,  dans  l'Empire,  les  pratiques  injurieuses  au  christia- 
nisme. »  Ce  n'était  pas  encore  toute  la  liberté,  mais  c'était  l'achemi- 
nement à  la  prédication  de  l'Evangile  au  Japon.  Pour  mettre  à  profit 
ces  stipulations  arrivaient,  en  1859,  deux  missionnaires,  Girard  et 
Mennet  ;  un  peu  plus  tard,  Petitjean.  Une  chapelle  s'ouvrait  à  Yoko- 


650  PONTIFICAT    DE    LÉON    XI II 

liama  ;  une  école,  à  Yedo.  On  savait  qu'en  un  lieu  ignoré  du  territoire 
nippon,  des  chrétiens  authentiques  étaient  restés  fidèles  à  la  foi  prê- 
chée  par  S.  François  Xavier.  Des  Irlandais,  quelques  Français  et 
quelques  Chinois  formaient  alors  tout  le  noyau  de  TEglise  japonaise* 
Un  vendredi  du  mois  de  mars  1865,  vers  midi  et  demi,  une  douzaine 
de  personnes  étaient  groupées  devant  Féglise  de  Nagasaki.  La  porte 
était  fermée  ;  Petitjean,  mù  par  une  inspiration  divine,  ouvre  la 
porte,  s'approche  de  ces  gens  et  les  prie  d'entrer.  Non  sans  crainte, 
on  le  suivit,  car  on  se  rappelait  la  dernière  persécution,  où  les 
sbires  japonais  avaient  mis  en  prison  des  sujets  du  Mikado,  coupables 
seulement  d'avoir  entendu  la  prédication  chrétienne.  Tandis  que 
Petitjean  s'agenouillait  devant  l'autel,  trois  femmes  se  détachent  du 
groupe,  et,  la  main  sur  la  poitrine,  lui  disent  :  «  Notre  cœur,  à  nous 
tous  qui  sommes  ici,  est  le  même  que  le  vôtre.  —  Vraiment,  répond 
le  missionnaire,  mais  d'où  êtes-vous  ?  —  Nous  sommes  d'Urakrami. 
A  Urakrami,  presque  tous  ont  le  même  cœur  que  nous.  »  Et  aussi- 
tôt cette  femme  de  lui  demander  :  u  Où  est  l'image  de  sainte  Marie  ?  » 
A  ce  nom  béni,  on  peut  juger  la  joie  du  prêtre.  Eh  quoi,  après  plus  de 
trois  siècles,  c'était  le  nom  de  Marie  qui,  le  premier,  revenait  sur 
les  lèvres  de  ces  chrétiens  de  père  en  fils,  par  la  seule  force  de 
la  grâce  et  de  leur  bonne  volonté.  Quand  Petitjean  les  eut  conduits 
vers  l'oratoire  de  la  Sainte-Yierge,  tous  de  s'écrier  avec  transport  : 
«  Oui,  c'est  bien  Sancta  Maria  ;  voyez  sur  ses  bras,  son  auguste  Fils 
Jésus.  »  Après  trois  siècles,  le  prêtre  d  Occident  et  les  chrétiens 
d'Orient  se  rencontraient  dans  la  foi  aux  mêmes  dogmes,  la  soumis- 
sion aux  mêmes  lois,  la  solennité  des  fêtes  chrétiennes  et  la  connais- 
sance des  temps. 

Les  jours  qui  suivirent  cette  scène  mémorable  amenèrent  à  l'église 
une  foule  si  nombreuse,  qu'il  fallut,  pour  ne  pas  soulever  les  oin- 
brages  de  la  police,  user  de  prudence.  Le  P.  Petitjean  toutefois  re- 
cueillit de  nouveaux  indices  sur  l'intensité  de  leur  vie  chrétienne. 
Tous  portaient  des  noms  espagnols  ou  portugais  ;  ils  administraient 
le  baptême,  sanctifiaient  le  dimanche,  récitaient  en  latin  le  Pater, 
VAve,  le  Credo  et  le  Salve  Regina  ;  ils  avaient  aussi  le  chapelet  et 
pratiquaient  les  oraisons  jaculatoires.  Cette  rencontre  parvint  jus- 


QUELQUKS    MlSSIOxNS  651 

qu'aux  contrées  des  chrétiens  restés  fidèles.  Le  P.  Pctitjean  sut 
bientôt  que  leur  nombre  s'élevait  à  près  de  quatre  mille.  Tous 
avaient  gardé  une  foi  vive  ;  ils  possédaient,  sur  les  mystères  de  la 
religion,  Tinstruction  moyenne  des  paysans  de  France.  Un  de  leurs 
baptiseurs  demandait,  un  jour,  au  P.  Petitjean,  s'il  n'avait  pas  d'en- 
fants. «  Vous  et  tous  vos  frères  chrétiens  et  païens  du  Japon,  répartit 
le  missionnaire,  voilà  les  enfants  que  nous  donne  le  bon  Dieu.  »  A 
cette  réponse,  le  baptiscur  s'inclina  jusqu'à  terre  et  s'écria:  «  Merci  ! 
merci  !  ils  sont  vierges.  »  —  Du  reste,  ces  chrétiens  avaient  gardé 
pieusement  les  livres,  les  calendriers,  les  images  ;  ils  attendaient  que 
Dieu,  après  la  tempête,  leur  envoyât  de  nouveaux  prêtres,  avec  le 
rameau  d'olivier.  Différentes  difficultés  avaient  surgi  entre  eux  sur 
l'administration  du  baptême  et  sur  le  mariage  ;  elles  furent  vite 
résolues,  sans  discussion.  Ainsi,  dès  leur  arrivée,  les  missionnaires 
n'avaient  pas  des  païens  d'abord  à  convertir,  mais  des  communautés 
chrétiennes  à  ressusciter,  à  réorganiser,  à  administrer.  La  moisson 
était  abondante  et  les  moissonneurs  faisaient  défaut. 

7°  Les  premières  communautés  chrétiennes.  —  Le  bruit  se  répan- 
dit que  ces  chrétiens  restés  quatre  cents  ans  fidèles  pouvaient  s'éle- 
ver au  chiffre  de  cinquante  mille  ;  c'était  une  exagération,  mais  pas 
pour  longtemps.  Au  cours  de  1866,  arrivèrent  de  nouveaux  mission- 
naires ;  Petitjean  fut  nommé  vicaire  apostolique.  De  son  côté,  le 
ministre  de  France,  Roches,  avait  pris  en  main  la  cause  de  ces  chré- 
tiens japonais,  tous  avides  d'instruction  religieuse  et  de  réconfort 
spirituel.  L'Eucharistie  est  rendue  à  des  âmes  qui  s'y  préparent  avec 
une  foi  et  un  amour  touchants  ;  des  conversions  s'accomplissent,  des 
baptêmes  se  confèrent,  et  forts  de  la  force  de  Jésus-Christ,  on  peut 
voir  des  jeunes  gens,  des  vieillards,  des  vierges,  se  vouer  à  toutes 
les  ardeurs  d'une  héroïque  mortification  ;  apôtres  infatigables  au  mi- 
lieu de  leurs  frères  païens,  soucieux  de  leur  salut  comme  un  moine 
dans  un  cloître.  On  le  vit  bien  en  1867,  quand  la  persécution  parut 
se  réveiller  soudain.  Les  catholiques  japonais  étaient  résolus  à  se 
faire  hacher,  comme  autrefois,  non  seulement  sans  murmure,  mais 
avec  allégresse.  Malgré  les  menaces,  la  fureur  du  gouvernement  se 
borna  à  des  rigueurs  de  police,  à  des  sévérités  de  justice   et  à  des 


652  PONTIFICAT   DE  LÉON    XTII 

exils.  En  1868,  la  révolution  qui  renversa  le  Ghôgoun,  augmenta 
encore  les  duretés  de  la  persécution.  Urakrami  fut  cruellement 
éprouvé  ;  les  îles  Goto  eurent  les  honneurs  de  la  persécution.  Le 
cachot  et  la  torture  par  le  feu  vinrent  éprouver  les  néophytes  ;  Texcès 
des  souffrances  physiques  et  morales  envoya  quelques  martyrs  au 
ciel.  Puis,  tout  à  coup,  le  Mikado  se  ravisa,  la  persécution  prit  fin  en 
1873  ;  la  liberté  des  cultes  fut  même  proclamée,  pas  encore  dans  toute 
son  étendue.  En  dressant  le  bilan  des  ravages  des  dernières  épreu- 
ves, il  fut  reconnu  que  le  nombre  total  des  chrétiens  survivants 
pouvait  se  supputer  à  vingt-cinq  mille.  Leur  territoire  était  partagé 
en  huit  districts,  en  cinquante-trois  chrétientés,  avec  trois  églises  et 
vingt-sept  oratoires.  Deux  évêques,  vingt-neuf  missionnaires,  deux 
cent  vingt-sept  catéchistes  les  administraient.  On  avait  pu  créer  deux 
séminaires,  six  écoles  de  garçons,  une  école  de  famille,  deux  orphe- 
linats. C'était  un  beau  résultat  et  un  consolant  espoir. 

8°  La  faix  religieuse.  —  De  1873  à  1903,  il  y  a  paix  religieuse  au 
Japon.  Depuis  lors,  la  foi  catholique  n'a  pu  qu'étendre  ses  conquêtes, 
non  sans  difficultés,  mais  avec  plus  d'aisance.  L'Eglise  est  militante 
sur  la  terre  ;  elle  a  toujours  à  lutter  contre  quelque  obstacle.  Au 
lendemain  de  la  persécution,  il  fallut  réparer  les  brèches,  cicatriser 
les  blessures,  reprendre  toutes  les  œuvres  par  la  base.  On  eut,  pour 
ces  travaux,  un  nouvel  arrivage  de  missionnaires  et  le  concours  des 
congrégations  religieuses.  Les  Dames  de  Saint-Maur  créèrent  des 
écoles  et  des  orphelinats  ;  les  religieuses  de  l'Enfant-Jésus  de  Ghauf- 
failles  et  de  Saint-Paul  de  Chartres  en  firent  autant.  Au  lieu  d'un 
vicariat  apostolique,  il  y  en  eut  deux,  l'un  au  sud,  l'autre  au  nord  ; 
chaque  évêque  bâtit  une  église  ;  chaque  centre  eut  sa  chapelle  ou 
son  oratoire.  L'œuvre  de  Dieu  allait  son  train  accéléré,  lorsqu'un, 
événement  politique  vint  décupler  sa  force.  Le  Mikado  voulait  con- 
duire son  peuple  au  plein  épanouissement  de  la  civilisation  ;  mais  il 
y  avait  à  cette  entreprise  un  obstacle,  le  paganisme  japonais,  ces 
vieilles  superstitions  qui  ne  sont  rien  que  de  vaines  observances  et 
de  stériles  pratiques,  mais  qui  lient  comme  des  chaînes  de  fer.  On 
ne  voulait  pas  le  détruire  par  la  force  ;  on  ne  pouvait  pas  le  détruire 
par  la  persuasion  ;  il  ne  restait  donc  qu'un  moyen  de  tourner  la  dif- 


QUELQUES    MISSIONS  653 

ficulté,  c'était  de  laisser  le  paganisme  à  son  sort  et  de  proclamer,  cette 
fois,  la  pleine  liberté  des  cultes.  Le  11  août  1884,  le  gouvernement 
proclamait  qu'il  n'y  avait  plus,  au  Japon, de  religion  d'Etat.  En  1889, 
lorsque  la  monarchie  devint  constitutionnelle,  l'article  28  de  cette 
charte  porta  :  «  Les  sujets  japonais  jouiront  de  la  liberté  de  croyance 
religieuse,  en  tout  ce  qui  n'est  pas  préjudiciable  à  la  paix  et  au  bon 
ordre,  ni  contraire  à  leurs  devoirs  de  sujets.  »  Un  tel  décret  qui,  en 
pays  chrétien,  ne  peut  attrister  que  profondément  tout  cœur  reli- 
gieux, fut  accueilli  au  Japon  avec  allégresse.  Ce  décret  ne  visait  pas  à 
frapper  l'Eglise,  mais  à  l'affranchir.  Désormais  le  Japon  était  une 
terre  civilisée  ;  on  pouvait  y  vivre  selon  sa  foi,  comme  en  Europe  ou 
en  Amérique.  Pour  répondre  à  ce  mouvement  et  en  recueillir  les 
grâces,  Léon  XIII  supprima  les  vicariats  apostoliques  et  établit  la 
hiérarchie  de  l'Eglise  :  un  archevêque  à  Tokio  ;  des  évoques  à  Na- 
gasaki, à  Osaka  et  à  Hakodate.  Bien  plus  ;  les  quatre  évêques 
japonais  inaugurèrent  leurs  fonctions  épiscopales,  par  la  célébration 
d'un  concile  à  Nagasaki.  Notre  cœur  s'émeut,  notre  plume  tressaille 
à  cet  événement  :  un  concile  national  au  Japon  !  Qui  nous  donnera 
de  voir,  dans  la  vieille  France,  délivrée  de  ses  aberrations  séculaires 
et  de  son  particularisme  national,  un  concile  national,  se  réunir  à 
Lourdes,  par  exemple,  pour  que,  la  Vierge  nous  couvrant  de  son 
voile,  fasse,  de  ce  qu'ils  espèrent  être  un  tombeau,  le  berceau  de  la 
résurrection. 

La  pleine  liberté  des  cultes,  le  rétablissement  de  la  hiérarchie,  un 
concile  national,  sont  autant  de  faits  dont  il  faut  mesurer  exactement 
l'importance.  Pour  en  prendre  la  mesure  exacte,  il  ne  faut  pas  le 
faire  avec  trop  de  raison,  mais  avec  un  bel  élan  de  joie  et  d'espé- 
rance. Les  Japonais  si  longtemps  opprimés  par  des  lois  de  sang, 
sevrés  longtemps  de  toute  consolation  religieuse,  les  voilà  libres  de 
se  dilater  dans  la  pleine  lumière  du  Dieu  fait  homme.  Ce  peuple 
japonais,  si  plein  d'attraits  pour  la  vérité  totale,  est  insatiable  main- 
tenant de  consolations  et  de  grands  espoirs.  Courir  à  travers  le  pays, 
toujours  prêcher,  toujours  dispenser  les  grâces  et  les  mystères  du 
Christ,  voilà  la  tâche  du  missionnaire.  Ce  n'est  plus  seulement  le 
zèle  qui  l'entraîne,  c'est  la  nécessité  qui  le  talonne.  Huit  mission- 


654  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

naires  parcourent  le  pays  dans  tous  les  sens  ;  ils  catéchisent,  ensei- 
gnent, prêchent,  convertissent.  Un  jour,  c'est  un  chef  de  pèlerinage 
bouddhique  qui  abjure  ;  un  autre,  c'est  un  grand  propriétaire  dont  la 
conversion  entraîne  vingt  familles.  Gomme  aux  premiers  temps  de 
TEglise,  c'est  une  ivresse  du  verbe  et  une  irrésistible  propagande. 
Riches  et  pauvres,  qui  viennent  d'entendre  la  bonne  nouvelle,  la 
prêchent  maintenant  à  leur  tour.  On  ne  met  pas  le  vin  nouveau  dans 
les  vieilles  outres.  Il  faut  briser  les  cadres  trop  étroits  delà  mission. 
Le  catéchisme  esl;  toujours  la  pierre  angulaire  ;  mais  il  faut  y  ajouter 
toutes  les  formes  du  discours  et  toutes  les  méthodes  savantes.  Ce 
n'est  pas  seulement  un  peuple  qui  se  relève,  c'est  une  Eglise  qui 
s'aflirme  ;  ce  sont  les  usages  de  la  vieille  Europe  qui  s'implantent 
partout.  Vous  vous  croiriez  à  Paris,  vous  êtes  à  Tokio. 

La  Constitution  assure  aux  prêtres  la  liberté  du  droit  commun. 
Le  gouvernement,  loin  de  mettre  obstacle  à  leur  zèle,  les  honore  de 
sa  considération  et  les  seconde  de  ses  sympathies.  Tout  le  monde  sait 
que  le  prêtre  catholique  n'obéit  à  aucune  ambition,  qu'il  est  sans 
arrière-pensée  politique,  que  son  esprit,  son  cœur,  son  bras,  son 
sang,  sa  vie,  tout  est  consacré,  sacrifié  à  la  patrie  japonaise.  Les 
fonctionnaires  de  l'Etat  visitent  les  écoles,  les  hospices,  les  orpheli- 
nats des  catholiques  ;  plusieurs  ne  sont  pas  éloignés  de  voir,  dans 
l'Evangile,  la  grande  charte  de  l'humanité.  Au  service  religieux 
pour  l'âme  de  Léon  XIÏI,  à  la  cathédrale  de  Tokio,  assistait  un 
membre  du  gouvernement  ;  il  attestait,  par  sa  présence,  que  les  mi- 
nistres prenaient  officiellement  part  aux  douleurs  de  l'Eglise. 

En  1903,  telle  est  la  statistique  religieuse  du  Japon.  Sur  une  popula- 
tion totale  de  43  millions,  il  y  a  soixante  mille  catholiques,  cinqévêques, 
cent  vingt  prêtres  européens,  trente  indigènes,  cent  soixante-cinq 
églises  et  chapelles,  trois  séminaires  avec  quarante-deux  séminaristes, 
cinq  communautés  d'hommes  avec  quatre-vingts  religieux,  vingt-cinq 
communautés  de  femmes  avec  trois  cent  vingt-cinq  religieuses.  C'est 
encore  relativement  un  petit  troupeau  ;  mais  il  est  sans  crainte 
parce  qu'il  plaît  à  Dieu  de  lui  donner  un  royaume.  Provisoirement, 
c'est  le  levain  dans  la  pâte,  c'est  le  ferment  pour  toutes  les  mesures 
de  farine.  Ce  ferment  se  reproduit  par  lui-même  avec  une  merveil- 


QUELQUES    MISSIONS  6S5 

leuse  fécondité  ;  il  ne  soulèvera  pas  seulement  la  pâte,  il  soulèvera 
les  montagnes. 

9°  Les  résultats.  — Jusqu'ici  les  résultats  sont  très  encourageants  ; 
larges  s'ouvrent  toutes  les  perspectives  de  Tavenir.  Les  vieux  cultes 
du  Japon,  le  boudhisme  et  le  sliintoïsme,  ne  peuvent  guère  se  sou- 
tenir au  contact  du  rationalisme  européen  ;  ils  ont,  toutefois,  dans 
rignorance  des   masses  populaires,    un   élément   de  conservation. 
L'obstacle  que  pouvait  créer  la  présence  du  schisme  russe  à  Port- Ar- 
thur et  à  Yladivostock,  est  écarté  à  jamais  par  la  guerre  et  trouvera 
dans  les  compétitions  du  mauvais  voisinage  une  source  de  recrudes- 
cence. Le  protestantisme  anglais  et  le   luthéranisme  allemand  sont 
là ,  avec  le  prestige  de  leur  grandeur  nationale  et  l'attrait  de  l'inconnu, 
avec  leur  amour  pour  les  passions  et  pour  l'orgueil.  L'argent  sur- 
tout ne  leur  manque  pas,  mais  il  ne  faut  pas  trop   redouter  la  traite 
des  consciences  ;  il  y  a,  dans  ce  maquignonnage,  quelque  chose  qui 
blesse  la  délicatesse  de  l'esprit  et  révolte  la  dignité  de  la  conscience. 
L'argent  d'ailleurs  ne  donne  pas  le  zèle  apostolique  ;  il  l'empêche. 
L'obstacle  à  la  foi   n'est  donc  ni  dans  les  vieux  cultes,    ni  dans  les 
rehgions  étrangères,  il  vient  plutôt  de  l'état  de  la  société  et  de  Tétat 
des  esprits.  L'orgueil  national  rend  tout  Japonais  hostile  à  l'étranger  ; 
s'il  est  d'humble  condition,  il  garde  au  fond  de  son  âme  les  préjugés 
antiques  ;  s'il  est  allé  étudier  en  Europe,  il  en  est  revenu  la  tête 
farcie  de  mauvaises  lectures   et  d'autant  plus  rebelle  à  la  vérité. 
Avec  cela,  un  orgueil  sans  limites,   un  sensualisme  sans   frein  et 
une  duplicité  à  tromper  le  diable  en  personne.  A  côté  des  défauts  et 
des  vices,  se  placent  les  qualités.  Le  Japonais  est  intelligent  ;  le  Ja- 
ponais aime  à  entendre  parler,  à  discuter,  à  lire,  h  atteindre,   s'il  le 
peut,  la  raison  des  choses.  Chez  lui,  il  n'y  a  pas  encore  cet  abus  des 
grâces  qui  fait  les  apostats  indécrottables  et  les   ennemis  irréducti- 
bles. On  peut  facilement  le  joindre,  et  il  n'est  pas  impossible  de  le 
convaincre.  Les  collèges  s'ouvrent  ;  tous  les  enfants  japonais,  sans 
exception,  s'y  précipitent.   Les  missionnaires  sont  partout  ;  partout 
ils  ont  à  déployer  cette  souplesse   de  dévouement  que  possède  si 
excellemment  le  missionnaire  français.  Simple  catéchiste,  philoso- 
phe, historien,  orateur,  conférencier,  pédagogue,  il  est  tout  à  la  fois. 


656  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

Une  chose  l'encourage,  c'est  que  le  Japonais,  aussitôt  converti,  de- 
vient apôtre.  Une  fois  en  possession  de  la  vérité,  nul  obstacle  ne 
Tarréte,  nulle  difficulté  ne  le  rebute.  Avec  de  telles  dispositions,  les 
conquêtes  de  la  foi  doivent  s'accomplir  avec  une  facilité  relative. 
L'essentiel,  pour  en  activer  l'extension,  c'est  qu'il  se  forme,  au  plus 
vite,  un  clergé  indigène.  La  longueur  des  études  suivies  selon  le  pro- 
gramme européen,  l'obstacle  du  service  militaire, obligatoire  là  comme 
partout,  créent  des  embarras  momentanés.  Mais  où  la  foi  n'a-t-elle 
rien  à  vaincre,  et  n'est-il  plus  vrai  que  pour  elle  tout  est  mo^en, 
même  l'obstacle  ?  Les  hommes  n'ont  qu'à  apporter  tout  leur  bon  vou- 
loir :  Dieu  fera  le  reste.  Le  bon  Maître  est  toujours  là  ;  il  dit  tou- 
jours :  «  Désormais  je  ne  vous  appellerai  plus  mes  serviteurs,  mais 
mes  amis  ;  car  je  vous  ai  choisis  et  je  vous  ai  placés,  pour  que  vous 
alliez,  que  vous  portiez  des  fruits  et  que  vos  fruits  demeurent.  » 

10°  L'avenir,  —  L'avenir  du  Japon  préoccupe,  en  Europe,  tous 
les  grands  esprits.  On  l'a  vu  se  transformer  si  rapidement  et  grandir 
si  vite,  que,  devant  lui,  s'ouvrent  toutes  les  portes.  Il  ne  faut  pas  ou- 
blier la  fragilité  des  choses  humaines  et  le  temps  nécessaire  à  l'ac- 
complissement de  toutes  les  entreprises .  L'esprit  humain  a  besoin 
lui-même  de  lentes  combinaisons  et  d'une  longue  patience.  Le  cal- 
cul, au  reste,  n'est  pas  tout,  en  ce  monde  :  l'homme  s'agite  et  Dieu 
le  mène.  Dieu  peut  donner  à  un  peuple,  qui  a  derrière  lui  quinze 
siècles  de  grandeur  historique,  des  hommes  bas  et  lâches,  incapables 
non  seulement  de  la  comprendre,  mais  impuissants  à  la  suivre  et 
ardents  à  la  détruire.  Mais  aussi,  il  peut  donner,  à  un  peuple 
jeune,  une  mission  pour  transformer  l'Orient,  le  secouer  de  sa  lon- 
gue inertie,  l'armer  de  science  et  le  précipiter  sur  les  champs  de  ba- 
taille. Un  peuple  qui  moissonne  des  lauriers,  sent  l'enthousiasme  lui 
monter  au  cœur,  et  si  Dieu  lui  donne  un  Théodose,  un  Constantin 
ou  un  Gharlemagne,  il  n'y  a  rien  à  quoi  ce  peuple  ne  puisse  attein- 
dre. En  lisant,  dans  ma  jeunesse,  l'histoire  de  la  conversion  du  Ja- 
pon et  des  persécutions  qui  y  détruisirent,  pour  un  temps,  le  chris- 
tianisme, je  remarquais  deux  choses  :  la  rapidité  de  la  conversion,  ce 
qui  suppose  une  grande  droiture  d'esprit  et  une  grande  générosité 
d'âme  ;  et  l'héroïsme  de  la  confession  des  martyrs,  ce  qui  suppose  un 


QUELQUES    MISSIONS  657 

peuple  confirmé,  par  la  vérité,  dans  la  pleine  possession  de  la  vertu. 
Le  peuple  japonais  doit  être  resté  dans  ces  dispositions  avec  une 
grande  affinité  pour  TEvangile  et  une  invincible  bravoure  à  le  con- 
fesser. D'autant  mieux  que  ses  apôtres  et  ses  martyrs  sont  mainte- 
nant des  saints  du  ciel.  S.  François-Xavier  aime  toujours  le  Japon 
arrosé  de  ses  sueurs  ;  il  intercède  pour  sa  vocation  aux  desseins 
de  la  Providence.  Les  martyrs  japonais,  avec  leurs  palmes  triom- 
phantes, demandent  au  Dieu  des  armées  des  légions  de  fidèles,  non 
plus  pour  mourir,  mais  pour  promener  TEvangile  sur  un  monde 
déjà  vieux.  L'ange  qui  invitait  Paul  à  venir  en  Macédoine,  n'a  plus 
d'invitation  à  faire  pour  les  régions  du  Soleil  Levant.  Les  anges  sont 
arrivés,  le  soleil  monte  à  l'horizon,  les  foules  s'ébranlent  à  l'appel  de 
la  trompette  évangélique.  C'est,  sur  l'avenir,  une  grande  ouverture 
d'horizons,  pleine  de  mystères,  sans  doute,  mais  assez  lumineuse 
pour  encourager  toutes  les  espérances. 

Au  début  de  ses  Considérations  sur  la  France^  Joseph  de  Maistre 
disait  :  «  Jamais  l'ordre  n'est  plus  visible,  jamais  la  Providence  n'est 
plus  palpable,  que  lorsque  l'action  supérieure  se  substitue  à  celle  de 
l'homme  et  agit  toute  seule.  Ce  qu'il  y  a  de  plus  frappant  dans  la 
Révolution  française,  c'est  cette  force  entraînante  qui  courbe  tous 
les  obstacles.  Son  tourbillon  emporte,  comme  une  paille  légère,  tout 
ce  que  la  force  humaine  a  su  lui  opposer.  Personne  n'a  contrarié  sa 
marche  impunément.  »  On  peut  en  dire  autant  de  Mahomet,  d'Attila, 
de  Tamerlan,  de  Napoléon  et  de  tous  les  fléaux  que  Dieu  a  déchaî- 
nés sur  le  monde.  Mais  ils  n'ont  qu'un  temps,  habituellement  court, 
et  lorsque,  sans  Dieu  ou  contre  Dieu,  ils  entendent  assurer  le  bon- 
heur du  monde,  ils  ne  tardent  guère  à  se  démentir,  à  se  trahir  et 
même  à  détruire  leur  propre  ouvrage. 

Les  paroles  de  Joseph  de  Maistre  peuvent  s'appliquer  encore  mieux 
à  la  formation  des  grands  peuples,  par  exemple,  à  la  fondation  de 
Rome,  dans  l'antiquité,  et  à  la  création  de  la  France  dans  les  temps 
modernes  ;  elles  peuvent  aussi  s'appliquer  au  Japon.  Voilà  un  pays 
isolé  du  monde,  une  nation  séparée  des  autres  peuples,  endormie 
dans  ses  îles,  depuis  six  mille  ans.  Une  révolution  intérieure  abat 
sa  féodalité  et  la  constitue  à  l'européenne.  Cette  race,  qui  a  long- 
Hist.  de  l'Eglise,  —  T.  xliv.  42 


658  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

temps  dormi,  se  réveille  avec  une  étonnante  vigueur,  se  met  à  l'étude 
et  au  travail  :  elle  s'assimile  toutes  les  sciences,  elle  forge  des  armes, 
elle  se  précipite  sur  le  monde.  D'un  coup,  elle  abat  la  Chine,  facile 
à  abattre  ;  mais  elle  abat  aussi  le  colosse  russe,  certainement  plus 
fort,  mais  encore  plus  vaincu.  En  Europe,  l'Eglise  est  abandonnée 
de  l'Allemagne  et  de  l'Angleterre  ;  en  France,  elle  est  livrée  à  des 
persécuteurs  tellement  bas,  tellement  lâches^,  qu'on  ne  sait  comment 
les  amener  à  la  dignité  de  l'histoire.  C'est  la  chiasse  dont  parlait  Vol- 
taire, mais  qui  se  flatte  de  devenir  flambeau  ou  plutôt  lanterne  pleine 
d'ordures.  Si  quelqu'un  peut  croire  que  l'Eghse  va  disparaître,  que 
Jésus-Christ  va  effacer  l'Evangile  et  que  Dieu  abdique,  ce  quelqu'un, 
cet  incrédule  a  reculé  toutes  les  bornes  de  la  crédulité.  Chose 
étrange  !  au  milieu  de  leurs  emphases,  ces  aventuriers  de  bas  étage 
ne  croient  même  pas  à  eux-mêmes  ;  et  malgré  leur  néant  intellectuel, 
quand  ils  ont  vu  agir  le  Japon,  ils  ont  tremblé.  L'Europe  a  pris  part 
à  leur  épouvante  ;  Guillaume  II,  si  solidement  bardé  de  fer,  n'a  pas 
pu  se  taire  sur  le  péril  jaune.  Le  Japon  recommencerait  l'Empire 
Romain  ;  l'empire  japonais,  au  lieu  de  vouloir  noyer  le  christia- 
nisme dans  le  sang,  se  consacrerait  au  service  de  l'Eglise.  Par  le 
ministère  de  l'Eglise,  il  transformerait  la  Chine,  et  avec  les  millions 
d'hommes  de  l'armée  chinoise  il  commanderait  à  l'univers.  C'est  le 
renouvellement  du  grand  ordre  des  siècles. 

Il  faut  être  sobre  de  prophéties  ;  mais  le  sage  n'affirme  rien  qu'il 
ne  prouve,  et  le  sage  n'est  tel  qu'en  tenant  compte  de  tous  les  faits, 
en  les  interprétant  à  la  lumière  divine.  Le  flambeau  de  la  foi  que  les 
uns  veulent  éteindre,  que  les  autres  adultèrent,  que  des  mains  vacil- 
lantes portent  mal,  ne  doit  pas  s'éteindre  ;  sa  lumière  n'a  pas  de  fin  ;  si 
elle  disparaît  en  Europe, c'est  pour  resplendir  en  Asie.  Or,  avant  d'agir 
et  de  frapper.  Dieu  prépare  les  éléments  nécessaires  et  prépare  les 
voies  à  ses  coopérateurs.  Tout  ce  qui  s'oppose  à  ses  desseins  est  nul 
de  soi  ;  et  lors  même  que  les  ennemis  de  Dieu  paraissent  triompher, 
Dieu  ne  leur  donne  latitude  d'excès  que  pour  servir  ses  desseins. 
Cela  s'est  vu  perpétuellement  dans  l'histoire  de  l'humanité  ;  rien 
n'est  plus  beau  que  d'arrêter  son  regard  sur  les  siècles,  pour  voir 
comment  le  passé  se  relie  au  présent,  comment  le  présent  engendre 


LES    PÈRES   BLANCS  659 

l'avenir.  «  A  cet  égard,  dit  un  écrivain  français,  Thistoire  deTEglise 
japonaise  serait  déji\,  en  soi,  singulièrement  curieuse  et  instructive, 
s'il  n'y  avait  encore,  pour  Thistoire,  un  autre  élément  digne,  h  coup 
sûr,  de  retenir  l'attention:  celui  d'une  ancienne  nouveauté.  L'inté- 
rêt qui  s'attache  à  la  vie  religieuse  de  ce  jeune  peuple  est,  en  effet, 
de  l'ordre  le  plus  général  qui  soit,  car  il  est,  en  même  temps,  rétros- 
pectif  et  actuel.  Malgré  nous  et  pour  la  première  fois  depuis  dix- 
neuf  siècles,  nous  sommes  ramenés,  par  les  faits,  au  berceau  de 
l'Eglise,  aux  origines  chrétiennes.  Que  voyons-nous  donc  ?  D'une 
part,  une  étonnante  révolution  qui,  subitement,  dans  l'espace  de 
moins  d'un  siècle,  transforme  la  société  japonaise  du  sommet  à  la 
base  et  la  jette,  telle  quelle,  et  fatalement,  dans  les  bras  du  chris- 
tianisme ;  de  l'autre,  une  lutte  acharnée,  qui  n'est  pas  à  la  veille  de 
se  terminer,  et  qui  assurera,  un  jour  ou  l'autre,  à  ce  peuple  né  d'hier, 
la  suprématie  en  Orient,  une  prépondérante  influence  en  Occident.  » 
Ces  réflexions  sont  justes,  sauf  le  mot  fatalement  qui  demande 
explication.  La  fatalité,  prise  à  la  lettre,  n'a  pas  de  sens,  ou,  si  elle 
en  a  un,  c'est  une  erreur  monstrueuse  qui  change,  du  tout  au  tout, 
la  condition  de  l'univers.  En  tenant  compte  de  la  liberté  humaine 
et  de  la  toute-puissance  de  la  prédestination  divine,  il  est  certain 
que  nous  ne  pouvons  pas  les  expliquer,  mais  nous  ne  pouvons  pas 
les  nier.  Dans  notre  ignorance,  nous  constatons  des  situations,  où 
les  circonstances  impérieuses  s'imposent  tellement  à  la  volonté, 
qu'elle  doit,  sans  abdiquer,  les  subir.  En  ce  cas,  s'accomplit  à  la 
lettre  un  autre  mot  du  comte  de  Maistre  :  Nous  sommes  librement 
esclaves  sous  la  main  de  la  Providence. 

§  V.  —  LES  PÈRES  BLANCS  (1) 

Dès  le  XVI®  siècle,  les  Franciscains,  les  Dominicains  et  les  Jésuites 
avaient  établi  des  chrétientés  florissantes  jusqu'au  cœur  du  Nouveau- 
Mondo,  en  Extrême-Orient  et  dans  les  îles  perdues  de  l'Océanie  ; 

(1)  Cette  notice  nous  a  été  communiquée  par  le  P.  Duchesne,  secrétaire  gé- 
néral de  la  Société.  C'est  dire  qu'elle  revêt  toutes  les  conditions  de  la  plus 
scrupuleuse  exactitude. 


660  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

mais  rAfrique,  bien  que  plus  rapprochée  de  l'Europe,  leur  restait  à 
peu  près  complètement  fermée  (1).  C'est  à  peine  si  TEglise  y  comp- 
tait, au  milieu  du  xix®  siècle,  de  rares  évêchés  pour  la  population 
européenne  du  littoral  ou  des  îles  voisines,  et  quelques  missionnaires 
nouvellement  débarqués  à  Dakar,  dans  TEstuaire  du  Gabon  (1842)  et 
en  Abyssinie  (1846).  Evidemment,  ce  n'était  pas  encore  «  la  reprise 
de  Fapostolat  »  ébauchée  à  la  vérité  par  les  jésuites  portugais. 

Mais  l'Afrique  offrait  aussi  des  difficultés  particulières  à  la  péné- 
tration européenne.  En  effet,  dans  cette  masse  compacte,  sans  échan- 
crure,  pas  un  golfe  qui  s'insinue  dans  les  terres,  des  rivages  sans 
profondeur,  des  côtes  sans  abri  et  des  fleuves  inabordables  à  la 
barre  périlleuse,  aux  lagunes  miasmatiques,  au  cours  coupé  de  ra- 
pides impossibles  à  remonter.  A  l'intérieur,  des  sables  sans  fin,  brû- 
lants et  stériles,  des  marais  où  l'on  s'enlize,  et  des  forêts  impratica- 
bles. Partout  les  fièvres,  les  fauves  et  les  flèches  d'un  invisible 
ennemi.  Aussi  l'Afrique  restait-elle,  à  la  lettre,  le  «  continent  mys- 
térieux »,  et,  jusqu'au  milieu  du  xix®  siècle,  les  géographes  en  étaient 
à  se  demander  si  les  grands  lacs  du  centre  africain  ne  faisaient  pas 
une  seule  nappe  d'eau  et  si  ses  trois  grands  fleuves  n'avaient  pas 
une  source  commune. 

Or,  trente  ans  plus  tard  (1880),  il  n'y  avait  plus  un  coin  de  l'Afri- 
que qui  ne  relevât  d'une  juridiction  apostolique  ;  les  missionnaires 
avaient  planté  la  croix  sur  toutes  les  rives  de  ses  grands  lacs  et  jus- 
qu'aux sources  de  ses  grands  fleuves. 

Un  des  principaux  initiateurs  de  ce  mouvement  religieux  fut 
Mgr  Lavigerie,  archevêque  d'Alger. 

lo  Le  cardinal  Lavigerie.  —  Elle  fut  belle  entre  toutes,  sa  mission 
en  Afrique  !  Dans  son  discours  de  prise  de  possession  du  siège 
d'Alger  (1867),  Mgr  Lavigerie  en  traçait  magnifiquement  le  pro- 
gramme :  «  Faire  de  la  terre  algérienne  le  berceau  d'une  nation 
grande,  généreuse,  chrétienne  ;  répandre  autour  de  nous  les  vraies 
lumières  d'une  civilisation  dont  l'Evangile  est  la  source  et  la  loi  :  les 

(1)  II  fcaut  citer,  cependant,  les  missions  portugaises  d'Angola  (embouchure 
du  Congo),  à  la  fin  du  xv^  siècle  et  du  Mozambique,  au  xvi^  siècle,  mais  elles 
n'eurent  qu'une  existence  épliémère. 


LES    PÈRES    BLANCS  661 

porter  au  delà  du  désert,  jusqu'au  centre  de  cet  immense  continent 
encore  plongé  dans  la  barbarie;  relier  ainsi  l'Afrique  du  Nord  et 
l'Afrique  centrale  à  la  vie  des  peuples  chrétiens,  telle  est,  dans  les 
desseins  de  Dieu,  notre  destinée  providentielle.  » 

Ce  fut  grandiose,  la  France  de  Charles  X  l'avait  entrevu,  mais 
hélas  !  «  le  jour  de  notre  conquête,  expliquait  plus  tard  Mgr  Lavige- 
rie,  était  justement  la  veille  d\me  révolution  dont  le  principal  ca- 
ractère fut  rincroyance  religieuse  et  Topposition  à  TEglise.  Un  mois 
après  la  prise  d'Alger,  tous  nos  généraux  étaient  remplacés  par  des 
partisans  des  idées  nouvelles,  et  on  vit  alors  commencer  cette  poli- 
tique aussi  antinationale  qu  impie  qui  chercha  en  toutes  choses  à 
rabaisser  et  à  bannir,  autant  que  possible,  la  religion  catholique  pour 
favoriser,  au  contraire,  et  exalter  la  religion  musulmane  ».  Bien 
plus,  notre  colonie  était  devenue  «  Texutoire  »  de  la  mère-patrie, 
et  les  exemples  des  Européens  étaient  loin  de  provoquer  des  conver- 
sions. C'est  en  vain  que  des  notables  musulmans  demandaient  eux- 
mêmes  des  prêtres  pour  les  instruire,  le  pouvoir  se  montrait  si  om- 
brageux que  les  deux  premiers  évêques  d'Alger,  et  Mgr  Pavy  en 
particulier,  ce  prélat  si  remarquable  à  tous  égards,  durent  se  rési- 
gner à  l'administration  presque  exclusive  de  leur  diocèse  limité. 

Mgr  Lavigerie  avait  beau  rappeler  lui-même  que,  dans  le  mouve- 
ment providentiel  qui,  depuis  la  seconde  moitié  du  xix^  siècle,  diri- 
geait vers  le  continent  africain  les  regards  et  les  efforts  du  monde 
civilisé,  les  missions  en  étaient  «  le  terme  voulu  de  Dieu  et  le  cou- 
ronnement »,  la  France,  implantée  en  Afrique  depuis  près  de  qua- 
rante ans,  s'obstinait  à  ne  pas  le  comprendre. 

2°  La  famine.  —  A  la  fin  de  1867,  une  horrible  famine,  causée 
par  la  succession  de  deux  années  de  sécheresse  et  d'invasions  de 
sauterelles,  s'abat  sur  l'Algérie.  La  faim  d'abord  et,  bientôt,  la  peste 
enlèvent,  en  quelques  mois,  le  cinquième  de  la  population  indi- 
gène. Des  milliers  d'enfants  restés  orphelins  semblaient  destinés  à 
une  mort  certaine.  Aussitôt  Mgr  Lavigerie  organise  des  secours.  Il 
recueille  près  de  1.800  petits  musulmans  et  les  confie  provisoirement 
à  la  direction  des  Frères  des  Ecoles  chrétiennes  et  des  Sœurs  de  la 
Doctrine  chrétienne. 


662  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Croyant  reconnaître  dans  de  tels  événements  une  indication  de  la 
Providence,  Tarchevêque  d'Alger  trouva  le  moment  opportun  de 
faire  sienne  la  mission  de  la  Fille  aînée  de  l'Eglise.  «  Il  pouvait  en 
avoir  Tambition,  car  il  en  acceptait  le  travail  et  il  en  avait  le  génie.  » 

Quoi  qu'il  en  soit,  il  lui  fallait  des  hommes  et  de  Targent.  Des 
hommes,  la  Providence  allait  lui  en  fournir  qu'il  pût  animer  de  son 
zèle  et  remplir  de  sa  pensée  ;  quant  à  l'argent,  Mgr  Lavigerie  l'atten- 
dait surtout  des  deux  OEuvres  de  la  Propagation  de  la  Foi  et  de  la 
Sainte-Enfance.  «  Je  ne  crois  pas,  du  reste,  disait-il  plus  tard,  que 
la  question  d'argent  soit  jamais  un  obstacle  insurmontable  pour  les 
œuvres  qui  viennent  vraiment  de  Dieu.  J'ai  depuis  longtemps  l'ex- 
périence que  Dieu  envoie  à  ses  missionnaires  ce  qui  leur  est  néces- 
saire, et  j'ai  toujours  reçu  de  la  charité,  pour  les  œuvres  de  nos  mis- 
sions, ce  que  réclamaient  nos  besoins.  »  Mais  ce  qu'il  ne  disait  pas, 
c'est  que,  plus  d'une  fois,  tout  cardinal  qu'il  était,  il  dut  prendre  le 
hâton  de  pèlerin  et  s'en  aller,  à  travers  les  capitales  de  l'Europe, 
tendre  la  main  pour  ses  pauvres  et  mendier  le  pain  de  ses  enfants. 

3°  Les  commencements .  —  En  pleine  famine,  M.  Girard,  supé- 
rieur du  grand  séminaire  d'Alger,  annonce  un  jour  à  Mgr  Lavigerie 
que  quelques  jeunes  clercs  s'offraient  à  lui  pour  l'évangélisation  des 
Musulmans.  L'archevêque  les  réunit,  confie  leur  formation  religieuse 
à  un  Père  jésuite  et  à  un  prêtre  de  St  Sulpice  et,  le  2  février  1869, 
il  donne  l'habit  d'un  nouvel  Institut  à  ses  quatre  premiers  mission- 
naires. 

«  On  a  pensé,  leur  dit-il,  que  l'orgueil  des  Arabes  étant  un  des 
obstacles  principaux  qui  s'opposent  à  ce  qu'ils  reçoivent  l'Evangile 
par  le  ministère  d'hommes  qu'ils  méprisent  profondément,  il  fallait 
bien  leur  donner  cette  marque  de  condescendance  de  se  rendre, 
pour  ainsi  dire,  semblables  à  eux,  en  adoptant  leur  manière  exté- 
rieure de  vivre,  leur  vêtement,  leur  nourriture,  leur  langue,  en  se 
faisant,  en  un  mot,  tout  à  eux  pour  les  gagner  à  Jésus-Christ.  » 

La  «  Société  des  Missionnaires  d'Afrique  »  était  fondée.  Leur  cos- 
tume indigène  leur  valut  bientôt  l'appellation  populaire  de  «  Pères 
Blancs  » . 

Cette  fondation  en  nécessitait  une  autre.  «  II  n'y  a,  chez  les  Mu- 


LES    PÈRES    BLANCS  663 

sulmans,  que  la  femme  qui  puisse  aborder  la  femme  et  lui  apporter 
le  salut.  11  n'y  a  nulle  part,  mais  surtout  en  Afrique,  personne  de 
plus  apte  qu'elle  à  un  ministère  tout  de  charité.  »  Et  Mgr  Lavigerie 
chargeait  un  de  ses  prêtres  de  lui  recruter  en  Bretagne  quelques 
femmes  de  courage  pour  cet  apostolat  nouveau.  Ce  furent  les  pre- 
mières «  Sœurs  missionnaires  de  Notre-Dame  d'Afrique  ».  Le  public 
les  appela,  à  cause  de  leur  costume,  «  Sœurs  Blanches  ». 

4°  Village  chrétien.  —  En  moins  de  dix  années  et  malgré  des 
difficultés  presque  insurmontables,  Mgr  Lavigerie,  admirablement 
servi  par  sa  petite  troupe,  allait  ouvrir  à  Tapostoiat  tout  un  monde 
nouveau.  Quelques  dates  peuvent  seules  donner  une  idée  de  la  ra- 
pidité de  ses  conquêtes. 

En  juillet  1872,  Tarchevèque  inaugure  solennellement,  dans  la 
plaine  des  Attafs,  son  premier  village  d'Arabes  chrétiens.  «  Ce  sera, 
disait-il,  le  commencement  de  la  régénération  de  ce  peuple  et  de 
cette  assimilation  véritable  qu'on,  cherche  sans  la  trouver  jamais, 
parce  qu'on  la  cherche  avec  le  Coran,  et  qu'avec  le  Coran,  dans 
mille  ans  comme  aujourd'hui,  nous  serons  des  «  chiens  de  chré- 
tiens, et  il  sera  méritoire  et  saint  de  nous  égorger  et  de  nous  jeter 
à  la  mer.  » 

5°  Progrès.  —  En  1873,  Mgr  Lavigerie  arrache  enfin  au  Gouver- 
nement l'autorisation  d'établir  ses  missionnaires  en  Kabylie,  dont  les 
500.000  Berbères  descendent  d'anciens  chrétiens.  Trois  stations  y 
sont  bientôt  fondées,  mais,  par  crainte  toujours  d'un  fanatisme  ima- 
ginaire, le  pouvoir  interdisait  formellement  aux  missionnaires  toute 
tentative  d'évangélisation.  S'ils  ne  pouvaient  convertir,  du  moins 
avaient-ils  la  consolation  de  gagner  les  cœurs  par  l'école  et  le  soin 
des  malades. 

L'année  suivante,  c'est  dans  les  oasis  du  Sahara,  cet  Océan 
terrestre  jeté  dans  l'immensité  des  mers  désertiques,  que  les  Pères 
Blancs  fixent  leurs  tentes.  En  quelques  années  ils  occupent  Laghouat, 
Géryville,  Metlili,  Ouargla  et  El  Goléa. 

Mais  ce  n'étaient  là  que  des  postes  avancés  dans  la  direction  de 
Tombouctou,  la  Ville  sainte,  la  Ville  savante,  la  Ville  mystérieuse 
du  Soudan.    En  y  fondant,   coûte  que   coûte,    un   établissement, 


664  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

Mgr  Lavigerie  se  proposait  d'arrêter,  si  possible,  Texteusion  de  l'Is- 
lam chez  les  Noirs  et  «  le  rachat,  puis  Téducation  d'un  certain  nom- 
bre de  jeunes  nègres  qui  seraient  ensuite  renvoyés  dans  leur  pays 
pour  en  devenir  les  apôtres.  »  Mais  il  fallait  se  presser  ;  aussi,  dès 
la  fin  de  1875,  trois  Pères  Blancs  (les  Pères  Paulmier,  Bouchaud  et 
Ménoret)  se  mettaient  en  route,  avec  l'ordre  et  la  résolution  de 
s'établir  dans  la  capitale  du  Soudan,  ou  d'y  laisser  leur  vie  pour 
l'amour  de  la  croix. 

On  apprit  plus  tard  qu'ils  avaient  été  massacrés. 

En  1876,  les  Sœurs  Blanches,  installées  déjà  en  Kabylie,  venaient 
desservir,  dans  la  plaine  des  Attafs,  l'hôpital  fondé  en  faveur  des 
indigènes.  Il  fut  inauguré  par  des  fêtes  merveilleuses  dont  la  magni- 
ficence orientale  allait  si  bien  au  génie  grandiose  de  l'archevêque  et, 
d'emblée,  lui  gagnait  toutes  les  sympathies  des  Musulmans.  Cet  essai 
d'hôpital  indigène  fut  si  heureux  que  le  Gouvernement  prit  sur  lui 
d'en  créer  de  nouveaux  qu'il  confia  aux  Sœurs  Blanches. 

6°  La  conquête,  —  Sa  petite  armée  de  missionnaires  suffisamment 
organisée,  accrue  et  aguerrie,  Mgr  Lavigerie  songea  à  réaUser  la 
seconde  partie  du  programme  providentiel  qui  incombait  à  la  France  : 
«  répandre  les  lumières  d'une  civihsation  dont  l'Evangile  est  la 
source  et  la  loi  jusqu'au  centre  de  cet  immense  continent  encore 
plongé  dans  la  barbarie.  « 

Le  nouveau  champ  d'action  qu'il  sollicitait  à  Rome  pour  ses 
Pères  Blancs  s'étendait  des  limites  méridionales  du  Soudan,  au 
nord,  jusqu'aux  possessions  anglaises  du  sud,  et  était  borné  à  l'est 
et  à  l'ouest  par  les  missions  existantes.  «  Gomme  étendue,  disait-il, 
c'est  une  contrée  aussi  vaste  que  l'Europe  :  elle  mesure  plus  de 
12  millions  de  kilomètres  carrés.  Comme  population,  elle  compte, 
selon  les  plus  récents  géographeg,  près  de  cent  millions  d'habitants  ; 
comme  missions  à  établir,  ce  sont  celles  qui  présentent  les  plus 
grandes  espérances,  car  elles  s'adressent  à  des  idolâtres  qui  sont  des 
âmes  neuves.  » 

La  requête  de  Mgr  Lavigerie  fut  favorablement  accueillie  par 
Léon  XIII  quatre  jours  après  son  élection  et,  le  22  avril  1878,  une 
première  caravane  de  Pères  Blancs  quittait  Marseille  pour  s'enfoncer 
dans  l'intérieur  du  Continent  Noir. 


LES    PÈRES    BLANCS  665 

7®  Première  caravane.  —  La  caravane  !  que  d'ennuis,  que  de  fa- 
tigues, que  de  souffrances  sous  la  magie  de  ce  mot  1  Pas  de  route  ! 
un  simple  sentier  où  le  convoi  s'échelonne  à  la  file  indienne  sur  un 
parcours  de  plusieurs  kilomètres,  rendant  la  surveillance  presque 
impossible  et  facilitant  les  désertions  —  il  y  en  eut  jusqu'à  120  en 
quelques  jours  ;  —  pas  de  bètes  de  somme  :  tous  les  transports  se 
fout  à  dos  d'homme  par  charge  de  30  kilos  ;  pas  d'argent  monnayé, 
et  c'est  par  quintaux  qu'il  faut  s'approvisionner  d'étoffes,  de  verro- 
teries et  autres  objets  d'échange  ;  pas  même  de  vivres  assurés,  et  le 
transport  des  provisions  nécessite  de  nouveaux  porteurs  ;  enfin,  pour 
protéger  tout  ce  monde  contre  les  détrousseurs  de  caravanes,  une 
escorte  de  soldats  improvisés  aussi  poltrons  que  capricieux. 

Arrivée  à  la  colonie  arabe  de  Tabora,  aux  deux  tiers  de  la  route, 
la  caravane  se  scinda  :  quatre  des  missionnaires  —  leur  supérieur 
était  mort  dans  la  forêt  —  se  dirigèrent  vers  le  Tanganika,  et  les  cinq 
autres  vers  le  Nyanza.  Le  voyage,  depuis  le  départ  de  Marseille,  de- 
vait durer  dix  mois  pour  les  premiers  et  quatorze  mois  pour  les 
seconds  (1). 

Les  missions  de  l'Afrique  équatoriale  étaient  définitivement  fon- 
dées. 

8^  Séminaire  à  Jérusalem,  —  Le  zèle  de  Mgr  Lavigerie  était  loin 
d'être  satisfait.  La  même  année,  il  fondait  à  Jérusalem  un  séminaire 
grec-melchite  destiné  à  former  des  prêlres  du  rite  grec  uni  et  à  pro- 
curer par  eux  le  retour  à  l'Eglise  des  dissidents  orientaux.  Il  confiait 
en  même  temps  à  ses  missionnaires  la  garde  de  l'église  Sainte-Anne 
de  Jérusalem  cédée  à  la  France  par  la  Turquie. 

En  1879,  l'archevêque  ouvre  à  Garthage  un  collège  tenu  par  les 
Pères  Blancs  et  prépare  «  l'annexion  de  la  Tunisie,  au  spirituel  » 
par  l'introduction  d'un  clergé  français. 

La  même  année,  ses  missionnaires  s'établissent  à  Tripoli  pour 
tenter  par  la  route  de  Rhadamès  la  pénétration  du  Soudan. 

De  telles  conquêtes  n'allaient  pas  sans  sacrifices  et,  l'année  1881, 
on  apprenait,  à  quelques  mois  d'intervalle,  que  trois  missionnaires 

(i)  Aujourd'hui  le  môme  voy^ige  se  fait  en  deux  ou  trois  mois. 


666  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

avaient  été  massacrés  sur  les  rives  du  lac  Tanganika,  et  trois  autres 
dans  les  dunes  du  Sahara,  en  route  vers  Tombouctou.  «  Voilà  déjà 
dix  des  vôtres,  écrivait  Mgr  Lavigerie,  qui,  en  moins  de  dix  ans,  ont 
versé  leur  sang  dans  Tintérieur  de  notre  pauvre  Afrique.  »  Et  il  se 
croyait  obligé  de  modérer  leur  zèle. 

Le  sang  !  il  allait  couler  à  flots  autour  des  missionnaires.  Sur  les 
rives  du  Tanganika,  les  Arabes  esclavagistes  mettaient  bientôt  tout  à 
feu  et  à  sang,  et,  pendant  de  longues  années,  les  Pères  Blancs,  seuls 
représentants  de  la  civilisation  dans  ces  terres  lointaines,  eurent  à 
soutenir  de  vrais  sièges  pour  arracher  à  la  mort  les  milliers  de  Noirs 
réfugiés  près  d'eux. 

Plus  au  nord,  sur  les  rives  du  Victoria  Nyanza,  la  persécution 
immolait  de  généreux  martyrs  par  le  glaive  des  bourreaux  ou  dans 
les  flammes  des  bûchers  ;  mais,  là  comme  ailleurs,  le  sang  des  mar- 
tyrs fut  une  semence  de  chrétiens. 

9°  Etat  actuel.  —  Actuellement,  les  missions  confiées  aux  Pères 
Blancs  peuvent  se  diviser  en  trois  groupes. 

Les  missions  de  l'Afrique  du  Nord  (Algérie,  Tunisie,  Kabylie  et 
Sahara)  ont  un  développement  assez  lent,  non  pas  que  les  Musul- 
mans soient  inconvertissables  —  la  raison  et  les  faits  prouvent  le 
contraire,  —  mais  à  cause  des  entraves  de  toutes  sortes  apportées  à 
la  liberté  de  l'apostolat.  A  part  la  Kabylie  où  la  mission  donne  déjà 
de  consolants  résultats,  ailleurs  «  le  moment  n'est  pas  de  convertir, 
mais  de  gagner  les  cœurs  ». 

Cette  mission  compte  16  stations  avec  230  catéchumènes  et  envi- 
ron 700  néophytes,  arabes  ou  kabyles.  Les  Sœurs  Blanches  y  ont 
des  ouvroirs,  des  écoles  enfantines,  des  dispensaires  et  des  hôpitaux. 

10'  Afrique  centrale.  — Les  missions  de  l'Afrique  centrale  com- 
prennent tout  le  Soudan  français  ou  «  pays  des  Noirs  »,  c'est-à-dire 
le  Haut-Sénégal,  le  Haut-Niger  et  les  territoires  compris  dans  la 
boucle  de  ce  fleuve. 

Sa  population  défie  toute  statistique  et  toute  classification  ;  citons 
seulement,  pour  la  race  blanche,  les  Berbères  et  les  Arabes,  tous 
musulmans  ;  pour  la  race  noire,  les  Mandé,  les  Songhaï  etlesMossi, 
encore  désigne-t-on  sous  le  nom  de  Mandé  tout  un  ensemble  de 


Lies    PÈRES    BLANCS  667 

peuplades  diverses  qui  offrent  entre  elles  quelque  analogie  de  langue 
ou  une  certaine  ressemblance  de  type,  tels  que  les  Bambara,  les 
Malinké,  les  Sonnenké  (Saracolets)  et  les  Sousou  ;  la  plupart  sont 
fétichistes.  Enfin,  la  race  rouge  —  race  intermédiaire  et  métisse  — 
est  représentée  par  les  Peuls  (Foulbé,Fellata)  d'origine  probablement 
sémitique,  qui  sont  les  plus  ardents  propagateurs  de  Tïslam. 

Bien  que  les  Pères  Blancs  n  aient  pu  pénétrer  au  Soudan  qu'à  la 
suite  du  coup  de  main  de  la  colonne  Bonnier,  en  1894,  cette  mission 
permet  déjà  les  plus  belles  espérances.  Sans  doute  la  plupart  des 
noirs  qui  embrassent  la  religion  de  Mahomet  le  font  par  fanfaron- 
nade et  n'en  adoptent  guère  que  quelques  pratiques  extérieures  ; 
cependant,  c'en  est  assez  pour  rendre  leur  conversion  moins  aisée  ; 
par  contre,  tout  fait  prévoir  chez  les  fétichistes  Bambara  ou  Mossi 
des  mouvements  partiels  de  conversion  en  masse. 

Le  vicariat  apostolique  du  Soudan  compte  actuellement  10  sta- 
tions. 1.245  néophytes,  2.840  catéchumènes,  11  écoles  et  32  établis- 
sements de  charité.  Les  Sœurs  Blanches  y  ont  leurs  œuvres 
habituelles,  y  desservent  un  hôpital  militaire,  et  les  Sœurs  de 
Saint- Joseph  de  Gluny  y  possèdent,  avec  un  hôpital  militaire,  plu- 
sieurs écoles  et  ouvroirs. 

11°  Afrique  éguatoriale.  —  Les  missions  de  l'Afrique  équatoriale 
comprennent  les  six  vicariats  du  Nyanza  septentrional  (Ouganda), 
du  Nyanza  méridional,  de  TOunyanyembé,  du  Tanganika,  du  Haut- 
Congo  et  du  Nyassa. 

A  part  quelques  Indiens,  quelques  Arabes  et  quelques  Européens 
qui  tendent  à  devenir  toujours  plus  nombreux,  la  population  y  est 
tout  entière  de  race  noire.  Ces  noirs  n'ont  de  commun  entre  eux  ni 
la  langue  qui  varie  presque  avec  chaque  tribu  —  bien  que  toujours 
du  groupe  bantou  —  ni  la  taille  qui  va  de  celle  du  Négrille  ou  Pyg- 
raée  (1  m.  20  à  1  m.  50)  jusqu\\  celle  du  Mouhima  (2  mètres  et 
même  davantage)  ;  ni  même  la  couleur  qui  comporte  toutes  les 
nuances  du  noir  d'ébène  au  plus  beau  marron. 

Même  variété  dans  les  climats  depuis  les  plaines  chaudes  du  Rou- 
kowa  (Tanganika)  jusqu'aux  neiges  éternelles  des  cimes  équatoriales, 
en  passant  par  l'Ouroundi,  cette  Suisse  africaine  aux  vallées  s  au- 


668  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

\ages,  aux  collines  gracieuses  où  la  bonne  odeur  des  prés  se  mêle 
au  mugissement  des  troupeaux. 

Toutes  et  chacune  de  ces  missions  donnent  les  meilleurs  résultats, 
mais  celle  de  l'Ouganda  surtout  étonne  le  monde  par  le  nombre  et 
la  ferveur  de  ses  chrétiens  qui  nous  reportent  au  plus  beau  temps 
de  l'Eglise.  Stanley  avait  bien  auguré  des  Baganda  en  les  appelant 
«  un  peuple  extraordinaire  ».  Malheureusement,  ce  peuple  est  si 
éprouvé  par  la  maladie  du  sommeil  et  la  peste  bubonique  qu'il  sem- 
ble devoir  disparaître,  si  le  ciel  ne  vient  à  son  secours. 

Presque  partout  les  Sœurs  Blanches  secondent  les  missionnaires 
dans  leur  apostolat.  Outre  les  asiles  pou.r  les  enfants  en  bas-âge,  les 
dispensaires  et  les  léproseries,  elles  ont  des  écoles  et  des  ouvroirs 
pour  les  jeunes  filles.  Elles  tâchent  d'en  faire  de  bonnes  ménagères 
et  des  mères  chrétiennes.  Les  plus  instruites  parmi  elles  se  marient 
ordinairement  avec  des  catéchistes  et  se  rendent  très  utiles  en  ins- 
truisant les  personnes  de  leur  sexe  dans  les  villages  évangéhsés  par 
leurs  maris.  Il  se  fait  ainsi  un  bien  considérable,  et  ces  ménages  sont 
de  précieux  auxiliaires  pour  la  mission. 

La  transformation  morale  dans  les  villages  chrétiens  n'est  pas 
moins  surprenante  et  Ton  rencontre  chez  les  néophytes  une  éléva- 
tion de  pensée  et  une  délicatesse  de  sentiments  qui  étonnent.  Les 
sujets  religieux  sont  le  thème  habituel  de  leurs  conversations,  et  la 
beauté  de  leur  âme,  régénérée  par  le  baptême,  resplendit  même  sur 
leur  extérieur.  Un  chrétien  se  reconnaît  aussitôt  à  son  air,  à  son 
langage,  à  son  maintien. 

En  somme,  les  Noirs  par  leur  façon  de  comprendre  et  de  prati- 
quer la  vie  chrétienne,  donnent  un  démenti  formel  à  certain  Bulle- 
tin d'anthropologie,  pour  lequel  «  il  est  aussi  déraisonnable  d'en- 
seigner la  religion  à  une  race  fétichiste  que  le  calcul  différentiel  à  un 
bambin  de  cinq  ans  ». 

Nos  chrétiens  s'approchent  fréquemment  des  sacrements  de  Pé- 
nitence et  d'Eucharistie,  beaucoup  tous  les  huit  jours.  Chaque  ma- 
tin ils  assistent  nombreux  à  la  sainte  messe  et  la  manière  dont  ils 
s'y  tiennent,  les  prières  qu'ils  improvisent,  souvent  à  haute  voix, 
témoignent  d'une  foi  simple  et  profonde.  Tous  ont  une  grande  dé- 


LES    PÈRES    BLANCS  669 

\otion  î\  la  Sainte-Vierge  et  môme  à  leur  saint  patron  dont  ils  célè- 
brent solennellement  la  fête.  Ont-ils  besoin  d'un  secours  spécial  dans 
quelque  affaire  importante  ou  dans  une  chasse  daiàgereuse,  c'est  à 
Marie  qu'ils  s'adressent.  Presque  tous  récitent  chaque  jour  le  cha- 
pelet et  ils  le  font  avec  tant  de  recueillement  que  les  païens  et  les 
protestants,  frappés  d'un  respect  si  religieux,  y  trouvent  un  motif 
suffisant  de  conversion.  Néophytes  et  catéchumènes  ne  commen- 
cent généralement  aucune  de  leurs  actions  sans  faire  d'abord  un 
signe  de  croix,  et  c'est  la  première  chose  qu'une  mère  apprend  à  son 
enfant.  Enfin,  on  pourrait  citer  à  l'infini,  sur  leur  compte,  des  exem- 
ples héroïques  dans  la  pratique  de  toutes  les  vertus.  Il  n'est  pas  rare 
de  trouver  chez  nos  Noirs  des  âmes  vraiment  contemplatives  et  si 
avides  de  perfection  chrétienne  et  d'immolation  que  les  missionnai- 
res en  sont  profondément  édifiés. 

Au  mois  de  juin  1903,  nos  missions  équatoriales  comptaient  56 
stations,  1.200  catéchistes,  91.316  néophytes,  193.496  catéchumènes 
et  346  écoles. 

12''  Les  Pères  Blancs,  ~  Quant  à  la  société  elle-même  des  mission- 
naires d'Afrique,  c'est  une  société  de  Clercs  sécuhersjvivant  en  com- 
munauté, pratiquant  la  même  règle  et  liés  entre  eux  à  l'œuvre  com- 
mune par  le  serment  de  se  consacrer  aux  missions  d'Afrique,  selon 
les  règles  de  la  Société  et  sous  l'obéissance  des  supérieurs. 

«  Il  ne  faut  pas  se  dissimuler,  écrivait  le  cardinal  Lavigerie, 
qu'une  mission  comme  celle  de  l'Afrique,  et  particulièrement  de 
l'Afrique  intérieure,  présente  des  difficultés,  des  souffrances  et  des 
périls. 

«  Les  premiers  viennent  du  climat,  dur  à  supporter  en  commen- 
çant, pour  les  constitutions  européennes.  C'est  pour  cela  que,  con- 
trairement à  ce  qui  se  pratique  dans  les  autres  congrégations  qui  ont 
leurs  maisons  de  probation  en  Europe,  le  noviciat  et  le  scolasticat 
ont  été  établis  en  Afrique  même,  auprès  d'Alger,  c'est-à-dire  dans 
une  région  intermédiaire  entre  le  climat  d'Europe  et  celui  de  l'équa- 
teur.  De  cette  manière,  les  missionnaires  peuvent  s'éprouver  eux- 
mêmes  et  s'acclimater  peu  à  peu. 

«  La  seconde  cause  de  souffrance  est  le  changement  d'alimenta- 


670  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

tion,  surtout  dans  Tintérieur.  On  y  est  privé  de  la  plupart  des  cho- 
ses auxquelles  nous  sommes  habitués,  en  Europe.  On  n'y  a  souvent 
ni  pain,  ni  vin,  ni  légumes  ;  et  les  fruits  y  sont  tout  différents. Enfin 
l'obligation  de  faire  de  longs  voyages,  la  plupart  du  temps  sous  les 
ardeurs  du  soleil,  s'ajoute  aux  causes  de  souffrances  que  je  viens  d'é- 
numérer.  On  y  habitue  cependant  les  missionnaires,  dès  le  temps  du 
noviciat,  et  ils  peuvent  y  faire  aussi,  sous  ce  rapport,  l'épreuve  de 
leurs  forces. 

«  A  côté  des  causes  de  souffrances  matérielles,  il  y  en  a  d'autres 
certainement  plus  pénibles  pour  le  missionnaire,  principalement 
dans  le  commencement  d'une  mission.  C'est  toujours,  en  effet,  une 
œuvre  longue  et  difficile,  que  de  changer  un  peuple  et  de  famener 
de  Terreur  à  la  vérité,  du  vice  et  de  la  barbarie  à  la  civilisation  et  à 
la  vertu.  Si  donc  le  missionnaire  arrive  avec  des  illusions  trop  com- 
munes aux  natures  généreuses  ;  s'il  croit  qu'il  lui  suffira  de  se  mon- 
trer pour  entraîner  ceux  qui  l'écouteront,  de  leur  parler  pour  les 
convertir,  il  se  heurtera  bientôt  à  des  mécomptes  qui  le  jetteront 
dans  le  découragement.  A  ce  mal  il  n'y  a  qu'un  seul  remède,  c'est 
l'appui  de  Dieu  sollicité  par  la  prière,  et  la  ferme  persuasion  que  ce 
qui  est  demandé  au  missionnaire,  ce  n'est  pas  tant  le  succès  que  la 
fidélité  à  ses  devoirs... 

«  Mais  je  dois  ajouter  que  toutes  ces  souffrances  ont  leur  com- 
pensation et  quelques-unes  au  centuple.  Au  point  de  vue  matériel, 
si  la  vie  africaine  est  dure  sous  plusieurs  rapports,  elle  est  sédui- 
sante sous  beaucoup  d'autres.  Ceux  qui  ont  connu  le  ciel  pur  de 
rAfrique,  sa  lumière  étincelante,  tout  ce  qu'elle  présente  de  majes- 
tueux et  de  pittoresque,  ne  peuvent  plus  s'en  détacher.  Au  point  de 
vue  spirituel,  la  moisson  s'annonce  très  abondante,  plus  abondante 
peut-être  même  dans  l'Afrique  équatoriale,  qu'en  aucune  autre  mis- 
sion du  monde,  pour  les  prédicateurs  de  l'Evangile.  Si  donc  le  cor- 
tège des  périls  est  effrayant,  les  consolations  sont  aussi  plus  grandes, 
et  Ton  peut  dire  avec  S.  Paul  :  «  Je  surabonde  de  joie  au  milieu  de 
toutes  mes  tribulations.  » 

«  Et  c'est  vraiment,  du  reste,  cette  joie  intérieure  qui  vient  de  la 
souffrance  même  supportée  pour  l'amour  de  Notre-Seigneur,  de  la 


LES    PÈRES    BLANCS  671 

conscience  de  travailler  à  l'extension  de  son  règne,  dans  les  autres 
et  eu  soi-même,  qui  fait  la  supérioritédela  vocation  du  missionnaire, 
sur  celle  du  prêtre  des  pays  chrétiens.  » 

13°  \tissions  d'Abyssinie,  —  Les  géographes  modernes  donnent 
généralement  le  nom  d'Ethiopie  à  l'ensemble  assez  mal  défini  des  ré- 
gions montagneuses  qui  s'étendent  et  s'étagent  entre  le  Nil  et  la  mer 
Rouge, des  modestes  collines  du  pays  des  Galla  au  sud,  jusqu'aux  som- 
mets neigeux  des  Alpes  du  Tigré  au  nord,  avec  une  superficie  d'en- 
viron 000.000  kilomètres  carrés  ;  et  ils  réservent  celui  d'Abyssinie 
à  la  partie  de  ce  pays  qui  est  soumise  à  l'autorité  du  roi  des  rois. 
L'Ethiopie  désigne  une  région  géographique  ;  l'Abyssinie,  un  état 
politique.  L'Abyssinie  avait  été  conquise  à  Jésus-Christ  par  S.  Fru- 
mence  :  plus  tard  elle  était  tombée  dans  Terreur  des  monophysites  et 
avait  relevé  du  patriarche  schismatique  d'Alexandrie.  D'Eugène  IV 
à  Léon  XIII,  jamais  les  papes  n'avaient  cessé  de  travailler  à  la  con- 
version de  la  nation  éthiopienne.  Sous  Louis  XIV,  les  Capucins 
français  avaient  retrouvé  à  Gondar  les  traces  glorieuses  des  Jésuites 
espagnols  ;  mais  ils  n'y  figurèrent  le  plus  souvent  que  comme  confes- 
seurs de  la  foi  ;  les  deux  derniers  sont  les  Pères  Cassien,  de  Nantes 
et  Agathange,  de  Vendôme,  martyrisés  en  1638,  dont  le  procès  de 
béatification  vient  d'être  repris.  En  1839,  les  Lazaristes  français 
étaient  venus  reprendre  la  suite  de  la  mission  abyssine.  En  1846, 
Grégoire  XVI  avait  distribué  cette  mission  en  trois  vicariats  :  l'un 
à  Khartoum,  l'autre  sur  les  coHines  des  Galla,  la  dernière  aux  pieds 
des  montagnes  du  Tigré.  En  1880,  la  mission  de  Khartoum  fut  noyée 
dans  l'invasion  mahdiste  ;  la  mission  des  Galla  fleurit  trente-cinq 
ans  sous  la  direction  du  cardinal  Marraya  et  de  Mgr  Taurin  ;  la  mis- 
sion du  Tigré,  en  1894,  comptait  trente  mille  catholiques.  L'interven- 
tion brutale  des  Italiens  dans  les  affaires  religieuses  de  la  colonie 
d'Erythrée  eut  pour  premier  résultat  de  bouleverser  de  fond  eu 
comble  l'œuvre  des  missionnaires  français  ;  la  défaite  d'Adoua  y 
apporta  quelques  adoucissements.  Les  Lazaristes  ont  fondé,  à  Oltiena, 
un  séminaire  d'apôtres  ;  ce  peut  être  un  berceau  de  martyrs.  En 
1897,  le  P.  Picard  y  comptait  quarante-cinq  étudiants  de  toutes  les 
parties  de  l'Abyssinie.  Les  uns  seront  prêtres,  les  autres  bons  catho- 


672  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

liques,  tous  contribueront  à  hâter  la  conversion  de  leur  pays.  On 
leur  apprend  le  français  et  les  langues  du  pays.  Pour  la  conversion 
d'un  peuple,  il  faut  un  clergé  indigène,  du  courage  apostolique  et  de 
grands  exemples  de  vertu.  Après  Adoua,  pour  préserver  ces  sémi- 
naristes et  délivrer  un  capitaine  italien,  le  P.  Goulbeaux  demanda 
tranquillement  à  prendre  ses  fers.  C'était  aussi  un  procédé  en  usage 
chez  les  païens  :  S.  Paul  fut  enchaîné  deux  ans  de  cette  manière. 
Quand  Ménélik  apprit  ce  trait  d'héroïsme,  il  fit  délivrer  le  mission- 
naire. Un  trait  comme  celui-ci  suffit  pour  frapper  un  gouvernement 
et  faire  réfléchir  un  peuple. 


CONCLUSION 

LÉON  XIII  A-T-IL  ÉTÉ  UN  PAPE  LIBÉRAL  ? 

I 

Pour  répondre  clairement  à  cette  question,  il  faut  expliquer  d'abord 
ce  qu'on  entend  par  cet  adjectif. 

D'après  la  simple  raison,  libéral  a  deux  sens  principaux  :  1°  il 
veut  dire  généreux  par  les  idées,  par  les  sentiments  ou  par  des  œu- 
vres ;  2°  il  signifie  partisan  de  la  doctrine  qualifiée  par  le  mot  de 
libéralisme. 

Dans  le  premier  sens  du  mot,  libéral,  tout  le  monde  doit  l'être, 
et,  en  un  certain  sens,  tout  le  monde  Test,  au  moins  en  quelques 
circonstances.  Toutefois,  pour  être  distingué  par  cette  épithète,  une 
générosité  accidentelle  ou  intérimaire  ne  suffit  pas  ;  il  faut  être  gé- 
néreux habituellement,  par  tournure  d'esprit,  inclination  de  senti- 
ment, dominante  d'œuvres  ;  quelques  actes  de  générosité,  comme 
il  y  en  a  dans  toute  vie,  ne  suffiraient  pas  pour  être  appelé  libéral. 

Léon  XIII  était-il  libéral  en  ce  sens  ?  Oui,  Léon  XIII  était  libéral 
en  ce  sens  qu'il  y  a,  dans  sa  vie  et  durant  son  pontificat,  beaucoup 
d'actes  d'une  insigne  générosité,  actes  commandés  par  sa  haute 
situation  et  auxquels  il  ne  pouvait  manquer  sans  déchoir.  Mais  était- 
il  libéral  en  son  fond,  par  inclination  naturelle,  entrain  de  nature, 
abandon  gracieux  du  caractère?  Non,  en  ce  sens,  il  n'était  pas  li- 
béral, il  était  plutôt  le  contraire,  ayant  été,  toute  sa  vie,  homme  de 
pensée,  de  réserve,  puisant  ses  inspirations  dans  sa  tête  et  ne  pre- 
nant ses  décisions  que  suivant  les  inspirations  de  sa  sagesse.  La  gé- 
nérosité, comme  tout  le  reste,  avait  là  sa  source  et  n'en  découlait 
que  suivant  Tordre  de  ses  conseils. 

Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  43 


674  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIU 

Léon  XIII  était-il  libéral  dans  le  sens  plus  étroit  de  prodigalité 
pécuniaire?  Non,  encore;  Léon  XIII  ne  voulait  pas  de  dettes,  il 
mettait  de  Tordre  dans  ses  affaires,  et,  pour  le  maniement  des  fonds, 
il  était  plutôt  économe  d'argent.  Et  ceci  ne  doit  point  se  prendre 
en  mauvaise  part  ;  l'économie,  la  retenue  sont  aussi  des  vertus  qui 
priment  la  générosité.  Une  générosité  qui  ne  serait  ni  économe,  ni 
sage,  prendrait  un  autre  nom. 

Maintenant  Léon  XIII  était-il,  par  ses  doctrines  et  par  ses  actes, 
politiquement  libéral  dans  le  sens  donné  par  la  Charte  de  la  Révolu- 
tion ;  ou,  seulement,  dans  le  sens  plus  restreint,  exposé  par  Dupan- 
loup,  dans  son  livre  de  la  Pacification  religieuse^  publié  en  1845  ? 

Libéral,  dans  le  sens  de  la  Révolution,  un  Pape  ne  peut  pas  l'être 
en  principe,  puisque  les  principes  de  la  Révolution  ont  été  condam- 
nés par  Pie  VI,  comme  contraires  au  bien  de  la  société  et  de  l'Eglise  ; 
et  condamnés,  proscrits  plus  solennellement  par  Pie  IX,  dans  le 
Syllabus,  synthèse  de  toutes  les  erreurs  libérales,  dont  Léon  XIII 
lui-même  a  plus  d'une  fois  authentiqué  les  condamnations.  —  Un 
pape  peut  être  encore  moins  libéral  en  fait,  dans  le  sens  révolution- 
naire ;  car  les  actes  de  la  Révolution,  comme  tels,  sont  autant  d'at- 
tentats contre  la  religion,  contre  l'Eglise  et  contre  le  Saint-Siège 
Apostolique. 

Dans  le  sens  plus  restreint,  dans  le  sens  de  Dupanloup,  dans  le 
sens  de  réconciliation  de  l'Eglise  avec  la  société  moderne,  Léon  XIII, 
de  ce  sollicité  pendant  tout  son  pontificat,  n'a  pas  été,  non  plus,  li- 
béral. Lisez,  avec  des  yeux  de  lynx  et  un  esprit  compréhensif  tous 
ses  actes,  vous  n'y  trouverez  pas  un  mot  dont  puissent  se  prévaloir 
les  partisans  du  catholicisme  libéral.  On  avait  cru  un  instant,  de 
bons  esprits,  comme  Emile  Ollivier  et  Maurice  d'Hulst,  avaient  paru 
admettre  que  l'Encyclique  Immortale  Dei  abondait  dans  le  sens  de 
Dupanloup.  L'Encyclique  Libertas  pulvérisa  ces  illusions.  Non,  non, 
non  ;  jamais  Léon  XIII,  ni  dans  sa  correspondance  privée,  ni  dans 
ses  actes  publics,  n'a  dit  un  mot,  un  seul  mot,  dont  puissent  juste- 
ment se  prévaloir  les  partisans  du  libéralisme. 

Pour  serrer  la  question  de  plus  près,   pratiquement,  Léon  XII] 
n'est-il  pas  au  moins  suspect  de  libéralisme  ?  —  La  réponse  dépend 


LÉON    XIII    A-T-IL    ÉTÉ    UN    PAPE    LIBERAL  67J) 

du  sens  donné  au  mot  pratiquement.  Le  libéralisme  part  de  ce  prin- 
cipe que  la  vérité  se  suffit  à  elle-même  ;  qu'il  suffit  de  la  dire  pour 
la  faire  valoir  et  que  son  expression  pleine  et  entière  suffit  à  la  re- 
vendication de  ses  droits  et  à  laccomplissement  de  ses  devoirs.  — 
Léon  XIII,  à  coup  sûr,  a  dit  la  vérité  dans  sa  plénitude  ;  il  l'a  dite 
dans  la  mesure  où  la  sollicitaient  les  circonstances  ;  il  Ta  dite  par- 
tout, toujours,  à  temps  et  à  contretemps,  sans  aucun  autre  souci  que 
de  faire  honneur  aux  devoirs  de  sa  charge.  L'a-t-il  fait  pratiquement, 
dans  le  sens  du  libéralisme,  pour  le  savoir,  il  faudrait  scruter  ses 
intentions  et  cela  n'est  au  pouvoir  de  personne.  On  voit  bien  qu'il 
a  dit  tout  ce  qu'il  fallait  dire,  qu'il  l'a  dit  comme  il  fallait  le  dire, 
avec  toute  l'exactitude  et  la  précision  désirables.  Mais  rien  ne  prouve 
qu'il  ait  voulu  que  cela  se  fît  au  profit  du  libéralisme. 

Le  dernier  refuge  de  l'imputation  du  libéralisme  contre  Léon  XIII 
consisterait  à  dire  que  ce  Pontife,  dans  tous  ses  actes  pontificaux, 
s'est  borné  à  l'expression  de  la  vérité,  à  renonciation  du  droit  et  du 
devoir,  sans  intimer,  par  ordre,  de  respecter  l'un  et  d'accomplir 
l'autre.  Mais  cela,  en  fait,  ne  peut  pas  se  dire  ;  car  Léon  XIII  a  su 
donner  des  ordres  et  intimer  des  défenses.  La  seule  chose  qui  sub- 
sisterait, en  faveur  de  l'accusation,  c'est  que  Léon  XIII,  spéciale- 
ment dans  ses  rapports  avec  le  gouvernement  français,  a  suivi  un 
parti  de  conciliation,  depuis  le  premier  jusqu'au  dernier  jour  de  son 
pontificat.  Cette  conduite  n'est  pas  un  acte  de  doctrine,  c'est  un  acte 
de  gouvernement,  un  acte  de  souveraineté.  Le  pape  s'est  tenu  à  cette 
résolution  de  condescendance,  à  ce  parti  de  temporisation  pour  des 
raisons  qui  lui  ont  paru  bonnes,  dont  l'effet  n'a  pas  répondu  à  ses 
espérances,  dont  l'échec  a  dû  empoisonner  son  âme,  surtout  lorsque, 
au  dernier  jour  de  son  existence,  il  a  pu  voir  que  sa  longanimité, 
sa  bonté,  sa  sagesse,  aboutissaient  à  cette  loi  scélérate  de  séparation, 
qui  n'est,  de  son  vrai  nom,  qu'une  loi  de  suppression  par  oppres- 
sion, un  solennel  outrage,  jeté  non  seulement  à  la  religion  catholi- 
que et  à  l'Eglise  Romaine,  mais  à  tous  les  faits  de  l'histoire,  à  tous 
les  principes  de  la  sociabilité,  à  toutes  les  traditions  du  genre  hu- 
main, à  toutes  les  exigences  de  Tordre  social,  à  la  conciliation  de 
l'autorité  avec  la  liberté,  et  au  bon  renom  de  la  France.  La  condes- 


676  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUI 

cendance  de  Léon  XIII  aboutit,  sous  nos  yeux,   au  pire .  gâchis  et  à 
la  quasi-désespérance. 

II 

Le  pape  Léon  XIII  n'a  donc  été,  en  aucun  sens  du  mot,  un  pape 
libéral  ;  a  t-il  été  davantage  un  pape  conciliateur? 

Des  écrivains  partagent  les  successeurs  de  saint  Pierre  en  deux 
catégories:  les  Papes  intransigeants  et  les  Papes  conciliateurs.  On 
ne  peut  guère  nier,  en  effet,  à  prendre  les  pontificats  dans  leur  en- 
semble, que  les  uns  ne  paraissent  incliner  davantage  à  la  concilia- 
tion ;  les  autres,  à  Tintransigeance.  Les  Papes  sont  hommes  ;  ils  ont 
un  tempérament  divers  et  un  esprit  différent  ;  ils  sont  influencés 
plus  ou  moins  par  le  spectacle  des  événements  et  par  leur  commerce 
avec  les  hommes.  La  résultante  de  leur  pontificat,pour  être  sagement 
appréciée,  doit  faire  place  à  toutes  les  nuances  de  jugements,  depuis 
rintégrité  la  plus  exigeante  jusqu'à  la  conciliation  la  plus  aimable  ; 
mais,  à  nos  yeux,  tel  n'est  pas  le  sens  de  la  question. 

La  question  ici  posée  n'est  pas  une  question  d'histoire,  c'est  une 
question  dogmatique.  La  question  est  de  savoir  si  un  Pape  peut  être 
exclusivement  intransigeant  ou  exclusivement  conciHateur  ;  à  telle 
enseigne  qu'il  soit  entièrement  l'un  et  qu'il  ne  puisse  être  aucunement 
l'autre.  La  question,  ainsi  posée,  n'a  pas  de  sens.  Qu'un  Pape,  comme 
homme,  soit  tout  ce  qu'il  voudra,  dès  qu'il  devient  le  successeur  de 
saint  Pierre,  le  vicaire  de  Jésus-Christ,  il  devient,  par  son  titre  et  par 
la  tradition  du  Saint-Siège,  le  dépositaire  de  l'Evangile,  le  continua- 
teur légal  de  ses  successeurs,  l'homme  qui  doit  appliquer,  au  gouver- 
nement de  l'humanité,  des  dogmes  immuables  et  des  lois  sacrées.  En 
vertu  de  son  mandat  divin,  le  successeur  de  saint  Pierre  tient  la  place 
de  Jésus-Christ  :  il  remplit  sa  fonction,  comme  la  remplirait  Jésus- 
Christ,  s'il  n'était  pas  remonté  au  ciel.  Avec  cette  différence  toutefois 
que  Jésus-Christ  était  Dieu  et  homme  tout  ensemble  ;  et  que  le  Pape 
n'est  qu'un  homme,  mais  vicaire  d'un  Dieu.  Homme,  il  en  a  les  fai- 
blesses et  la  peccabilité,  vicaire  de  l'homme-Dieu,  il  a  reçu  les  pré- 
rogatives de  souveraineté,  d'infaillibilité,  d'unité,  nécessaires  à  sa 


LÉON   XIII    A-Ï-IL    ÉTÉ    UN    PAPE    L1BI^]I\AL  677 

fonction.  Gomme  homme,  il  peut  être  conciliateur  tant  qu'on  vou- 
dra ;  comme  vicaire  de  Jésus-Christ,  il  ne  peut,  dans  sa  fonction  pu- 
blique, qu'en  avoir  la  charité  et  Tintransigeance.  Son  infaillibilité 
n'entraîne  pas  son  impeccabilité  ;  elle  implique  seulement  qu'en  ma- 
ière  de  foi,  de  mœurs  et  de  discipline  générale,  il  ne  peut  pas 
tomber  dans  Terreur. 

L'infaillibilité  doctrinale  du  souverain  pontife  a  moins  d'étendue 
que  la  souveraineté  de  son  gouvernement.  L'infaillibilité  a  un  objet 
très  limité  :  son  exercice  est  d'ailleurs  rare  ;  elle  sert  plus  à  défendre 
la  vérité  révélée  contre  les  assauts  qu'à  l'étendre  par  des  définitions 
dogmatiques.  Le  gouvernement  unique  et  souverain  du  Pape  est, 
au  contraire,  de  tous  les  jours  et  de  toutes  les  heures.  Le  Pape  a  la 
sollicitude  de  toutes  les  églises  ;  son  autorité  s'applique,  d'une  façon 
directe  et  immédiate,  à  tous  les  diocèses.  Par  les  recours,  par  les  con- 
sultations, par  les  événements  et  incidents  de  la  vie  quotidienne,  il 
est  amené  à  donner,  sur  chaque  chose,  des  avis,  des  conseils,  des 
règles  de  direction.  Dans  cette  application  de  chaque  jour,  il  a  l'as- 
sistance de  Jésus-Christ  et  les  illuminations  du  Saint-Esprit  ;  l'inter- 
vention du  miracle  est  ordinaire,  habituelle  dans  son  existence. 
D'autre  part,  il  a  le  conseil  des  cardinaux,  l'aide  des  congrégations, 
l'appui  des  divers  dicastres.  De  plus,  il  reçoit,  par  visite  ou  par  cor- 
respondance, une  foule  d'informations  à  recevoir  ou  à  contrôler.  Le 
Vatican  est  l'endroit  du  monde  où  Ton  sait  le  mieux  ce  qui  se  passe 
dans  tous  les  coins  de  l'univers.  De  la  fenêtre  de  sa  chambre,  un 
Pape  voit  le  monde  entier.  Dans  ces  conditions,  le  Pape  possède, 
avec  le  gouvernement  des  âmes  et  l'administration  des  affaires,  tous 
les  éléments  d'une  singulière  sagesse.  On  en  voit  les  marques  dans 
toutes  ses  réponses.  Matériellement,  lorsqu'on  mesure  de  l'œil  les 
monceaux  de  papiers  et  d'affaires,  sur  quoi  doit  descendre  le  juge- 
ment du  Pontife  Romain,  on  est  étonné  qu'un  seul  homme  puisse 
s'y  reconnaître  ;  et  l'on  admire  invariablement  l'admirable  prudence 
qui  préside  à  tous  ses  conseils. 

Mais  enfin,  pour  ceci,  le  Pape  n'est  pas  infaillible  ;  il  juge  selon  sa 
sagesse  ;  elle  est  grande,  elle  est  privilégiée,  elle  excite  dans  tous  les 
siècles  l'admiration  de  l'histoire.  Mais  enfin,  par  la  force  des  choses, 


678 


PONTIFICAT    DE   LEON    Xlll 


par  cette  part  d'incertitude  et  d'obscurité  inhérente  aux  affaires 
humaines,  elle  peut  n'atteindre  pas  toujours  à  la  perfection  et  avoir 
des  ombres.  Il  n'y  a  peut-être  pas  de  pape  dans  la  vie  duquel  on  ne 
puisse  trouver  des  effacements  ou  des  lacunes.  C'est  le  fait  des 
choses  humaines  ;  ce  serait  merveille  qu'il  n'y  en  eût  pas  ;  mais  s'il 
s'en  rencontre,  cela  ne  tourne  ni  contre  l'institution,  ni  contre 
l'homme.  Gela  est  ainsi  parce  que  cela  ne  peut  pas  être  autrement. 

De  là  ces  jugements  divers  que,  de  très  bonne  foi  et  en  toute 
équité,  les  historiens  portent  sur  les  Papes  des  différents  siècles.  Les 
historiens  aussi  peuvent  se  tromper  ;  ils  peuvent,  dans  leurs  récits, 
exagérer  les  choses  en  bien  ou  en  mal  ;  mais  où  ils  ne  se  trompent 
pas,  en  principe,  c'est  quand  ils  admettent  des  perspectives  diverses 
et  des  appréciations  différentes.  S'ils  peuvent  se  tromper  sur  le  dé- 
tail, ils  ne  se  trompent  pas  sur  le  point  qui  consiste  à  voir  les  choses 
sous  des  aspects  différents,  à  porter  des  jugements  divers,  en  appro- 
chant, comme  les  asymptotes,  toujours  de  la  ligne,  sans  peut-être 
l'atteindre  jamais. 

Nous  ne  posons  pas  ici  la  question  d'erreur  matérielle.  Il  est  sûr 
que  tout  historien  peut  ignorer  quelque  chose  et  s'abuser  lui-même. 
Nous  disons  seulement  que  si,  en  pratique,  dans  les  choses  hu- 
maines, il  n'y  a  pas  de  bien  absolu,  on  ne  peut  y  atteindre  qu'une 
perfection  relative,  qui  laisse  place  à  des  desiderata^  mais  sans  im- 
pliquer condamnation  d'un  pouvoir  dont  la  perfection,  certainement 
très  grande,  ne  peut  pas  atteindre  toujours,  pour  chaque  chose, 
au  sommet  de  la  perfection. 

L'infaillibilité  du  Pape  ne  comporte  pas  de  possibilité  d'erreur  ;  le 
gouvernement  du  Pape  ne  peut  pas  n'en  pas  comporter,  dans  une 
faible  mesure,  sans  doute,  mais  enfin  dans  une  mesure  quelconque. 
Ce  défaut,  inhérent  aux  choses  humaines,  nécessaire,  fatal,  n'atteint 
pas  l'auréole  qui  ceint  le  front  des  Pontifes  Romains.  Les  Pontifes 
Romains  sont  les  démiurges  de  l'humanité  ;  leur  qualité  de  vicaires 
de  Jésus-Christ,  prouvée  par  l'infaillibilité  de  leurs  décisions,  est 
prouvée  aussi  par  l'invariable  prudence  de  leur  gouvernement.  On 
y  voit  bien  la  marque  de  l'homme  :  on  y  voit  mieux  encore  le  signe 
de  Dieu.  Ce  qui  est  des  humains  met  même  la  part  de  Dieu  en  plus 


LÉON   XllI   A-T-IL    ÉTÉ    UN    PAPE    LIBÉRAL  679 

vif  relief  et  en  plus  éclatante  splendeur.  —  Les  Zoïles  qui  nient  cela 
sont  les  taupes  de  l'histoire;  ils  ne  voient  pas  clair  et  déclament 
follement. 

III 

Ces  principes  sont  incontestables  ;  il  faut  les  examiner  maintenant 
dans  la  pratique  ;  et,  pour  ne  pas  nous  perdre  dans  le  vague,  les  con- 
créter  dans  un  événement  contemporain. 

«  Dieu,  dit  Léon  XÏIl,  dans  TEncyclique /mmor<a/e  Z^ei,  a  divisé  le 
gouvernement  humain  entre  deux  puissances  :  la  puissance  ecclé- 
siastique et  la  puissance  civile  ;  celle-là  préposée  aux  choses  divines, 
celle-ci  préposée  aux  choses  humaines.  Chacune  d'elles  en  son  genre 
est  souveraine  ;  chacune  est  renfermée  dans  des  limites  parfaitement 
déterminées  et  tracées  en  conformité  de  la  raison  et  de  son  but  spé- 
cial. Il  y  a  donc  comme  une  sphère  circonscrite,  dans  laquelle  chaque 
puissance  exerce  son  droit  jure  proprio.  Chacune  a  sa  souveraineté 
et  aucune  des  deux  n'est  tenue  d'obéir  à  l'autre,  dans  les  limites  où 
chacune  d'elles  est  enfermée  par  sa  constitution,  pour  la  gestion  des 
intérêts  qui  sont  de  sa  compétence  ». 

D'après  cet  enseignement  du  Pape,  il  faut  maintenir  la  distinction 
da  domaine  poUtique  et  du  domaine  religieux  ;  mais  il  faut  mainte- 
nir en  même  temps  leurs  rapports  nécessaires,  et  à  raison  de  leur 
objet  distinct  et  de  leur  fin,  coordonner  l'une  à  l'autre  dans  leurs 
relations.  «  S'il  est  vrai,  dit  l'abbé  Barbier,  que  la  politique  n'est  et 
ne  peut  être  que  V application  de  la  morale  au  gouvernement  du 
paySy  dans  les  Etats  chrétiens,  et  si  la  morale  est  essentiellement  liée 
à  la  religion,  il  s'ensuit  avec  évidence  que  l'Eglise,  le  Pape,  gardien 
de  la  morale  et  de  la  religion,  ont,  à  ce  titre,  un  droit  d'intervention 
dans  la  politique.  Ce  droit,  l'Eglise  le  tient  du  triple  pouvoir  doctri- 
nal, législatif  et  judiciaire,  inhérent  à  sa  constitution  divine.  Aucun 
catholique  ne  peut  le  contester  ni  s'y  soustraire.  —  C'est  par  usage 
de  ce  droit  que  le  Souverain  Pontife,  Léon  XIII,  dans  sa  Lettre  aux 
Français,  rappelait  l'obligation  d'accepter  le  gouvernement  établi, 
de  se  soumettre  aux  lois  justes  émanant  de  lui  et  le  devoir  des  ca- 
thohques  de  s'élever  au-dessus  des  divisions  des  partis,  afin  de  con- 


680  PONTIFICAT   DE    LÉON    XIII 

centrer  leurs  efforts  dans  la  résistance  à  la  conjuration  anti-reli- 
gieuse  »  (i). 

La  moralité  des  actes  civiques  et  politiques  est  soumise  directe- 
ment au  Pape,  mais  la  politique  pontificale  et  ses  directions  diplo- 
matiques ne  se  réclament  de  cette  autorité  qu'autant  qu'elles  visent 
et  atteignent  le  rapport  de  la  politique  avec  la  morale  et  la  religion. 
Hors  de  là,  elles  n'obligent  nullement  en  conscience.  «  Cette  politi- 
que, dit  encore  Tabbé  Barbier,  ces  directions  se  réfèrent  à  des  ques- 
tions de  tactique  ;  elles  varient  avec  les  temps,  les  lieux,  les  circons- 
tances, les  hommes,  et  sont  sujettes  à  des  méprises  même  chez  des 
Papes  les  plus  éclairés  ». 

En  dehors  de  son  ministère  propre,  un  Pape  est  en  affaires  cons- 
tantes et  en  négociations  quotidiennes,  pour  objets  de  son  ressort^ 
avec  tous  les  gouvernements  de  la  terre.  Quant  au  Pape  Léon  XIII, 
après  le  règne  intransigeant  de  Pie  IX,  il  inclinait,  dès  1878,  à  plus 
de  ménagements  envers  les  pouvoirs  politiques  et  l'opinion  libérale. 
En  France,  particulièrement,  il  conseilla  le  ralliement  à  la  forme 
républicaine.  Mais  il  eut  soin  de  faire  remarquer  trois  choses  : 
1°  Qu'il  n'entendait  pas  outrepasser  les  limites  posées  par  ses  pré- 
décesseurs quant  à  la  valeur  respective  des  formes  politiques  ; 
2**  qu'il  ne  voulait  inquiéter  personne  dans  son  for  intérieur  et  vou- 
lait, au  contraire,  respecter  les  convictions  traditionnelles  des  ancien- 
nes familles  ;  et  3^  qu'il  distinguait  entre  la  constitution  et  la  légis- 
lation, que,  par  conséquent,  les  catholiques  français,  observateurs 
fidèles  et  exemplaires  de  la  constitution  républicaine,  devaient  em- 
ployer toutes  les  ressources  de  leur  génie,  de  leur  zèle  et  de  leur 
courage,  à  combattre  la  législation  anti -chrétienne  des  sectaires  ac- 
tuellement au  pouvoir.  —  On  peut  même  dire  sans  forcer  la  note, 
que,  par  ses  diverses  interventions,  le  Pape  voulait  ménager,  aux 
catholiques,  leur  accession  au  pouvoir,  et,  par  conséquent,  renver- 
ser les  sectaires  francs-maçons. 

On  ne  peut  pas,  sans  aveuglement  positif  et  sans  injure  formelle, 
attribuer,  au  Pape  Léon  XIII,  l'intention,  même  lointaine,  de  favo- 

(1)  Rome  et  l'action  libérale  populaire,  p.  10. 


LÉON    Xm    A-T-IL    ÉTÉ    UN    PAPE    LIBÉKAL  681 

riser  les  sectaires  opportunistes  ou  radicaux.  La  République,  en 
effet,  telles  qu'ils  rentendent,  n'est  pas  une  forme  de  gouvernement 
démocratique  et  populaire  ;  c'est,  pour  eux  un  dogme,  une  créance 
impie,  en  tant  qu'elle  affirme  son  opposition  irréductible,  non  seu- 
lement aux  idées  et  aux  sentiments  de  l'Evangile  ;  mais  encore  aux 
vérités  premières  de  la  religion  naturelle  et  de  la  philosophie.  Leur 
République,  c'est  un  symbole  grossier,  athée  et  matérialiste,  que  la 
franc-maçonnerie  impose  comme  base  à  notre  législation.  Depuis 
trop  longtemps,  telle  est  bien  la  forme  sous  laquelle  la  République 
se  présente  ;  elle  veut  imposer,  à  une  nation  libre  et  chrétienne,  un 
gouvernement  pour  lequel  le  pouvoir  n'est  rien,  s'il  ne  sert  à  main- 
tenir la  domination  intolérante  d'une  secte,  qui  ne  tient  aucun  compte 
des  convictions  religieuses  de  l'homme,  qui  ne  veut  laisser  à  la  reli- 
gion aucune  place  ni  dans  les  particuliers,  ni  dans  les  familles,  ni 
dans  la  société  française. 

On  ne  peut,  dis-je,  sans  faire  injure  à  Léon  XIII,  le  supposer  ca- 
pable de  conniver,  si  peu  que  ce  soit,  aux  agissements  de  ces  êtres 
bas  et  scélérats,  dont  le  règne  est  un  attentat  continu  contre  les  ins- 
titutions primordiales  du  genre  humain.  Que,  par  crainte  du  pis  et 
espoir  du  mieux,  il  ait  omis  de  leur  résister  aussi  promptement, 
aussi  entièrement,  aussi  radicalement,  qu'il  le  fallait,  c'est  possible. 
Mais  il  ne  s'abusait  pas  sur  la  perversité  de  leurs  idées,  sur  Ténor- 
mité  de  leurs  lois,  sur  le  peu  d'espoir  de  leur  résipiscence.  S'il  ca- 
ressa l'espoir  qu'un  mouvement  de  fond  catholique,  une  saute  de 
vent,  un  retour  quelconque,  pouvait  changer  la  force  des  choses, 
c'est  une  illusion  qui  trompa  ses  espérances  ;  mais  la  faute  n'en  est 
pas  au  Pape. 

La  faute  en  est  à  tous  ces  fricoteurs  politiques  qui  se  coiffaient 
bravement  de  la  protection  du  Pape,  et  qui,  en  France,  sous  prétexte 
de  suivre  les  consignes  pontificales,  les  faussèrent  constamment  et 
firent  diverger,  pour  s'assurer  les  bénéfices  d'un  déraillement  na- 
tional. Qu'un  De  Mun  et  quelques  autres  aient  essayé,  sur  le  terrain 
de  politique  pure,  de  réaction  et  de  contre-révolution,  ils  en  avaient 
le  droit  et  peut-être  aussi  le  devoir.  L'insuccès  ne  prouve  rien  contre 
la  licite  et  la  probité  de  leur  initiative.  Mais  d'autres  furent  moins 


682  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

loyaux  ;  sous  couleur  d'obéir  au  Pape,  de  suivre  les  conseils  du 
Pape,  d'assurer  le  succès  de  sa  politique,  ils  se  fabriquaient  tout  sim- 
plement des  opinions  de  droit  commun  et  de  divers  centres,  par 
quoi,  loin  de  servir  la  cause  chrétienne,  ils  la  desservaient.  Nous 
avons  vu  ce  triste  jeu  se  poursuivre,  pendant  des  années  ;  je  me 
demande  s'il  ne  se  poursuit  pas  encore  sous  Pie  X,  pendant  que  les 
sectaires  achèvent  de  démolir  l'Eglise  et  de  perdre  la  France. 

Mais  imputer  de  telles  aberrations  à  Théroïque  Pie  X  et  au  tem- 
porisateur Léon  XIII,  non,  non,  non.  Ces  agissements  ne  sont  pas 
leur  fait,  et  ne  sauraient  être  leur  faute.  C'est  la  faute  et  le  crime 
des  sectaires  de  droite  dont  la  république  et  la  démocratie  ne  sont 
guère,  au  fond,  que  des  machinations  de  Fenfer,  mais  d'un  enfer 
plus  imbécile  que  méchant,  pervers  tout  de  même.  —  Nous  ne  vou- 
lons pas  personnaliser  ce  débat. 


COMMENT  A-TON  JUGE  ET  COMMENT  FAUT-IL 
JUGER  LÉON  XIII  ? 

La  mort  de  Léon  XIII  pose  à  Thistoire  une  double  question  :  com- 
ment a-t-on  jugé  et  comment  doit-On  juger  Léon  XIII?  Gomment 
Léon  XIII  a-t-il  été  jugé  par  ses  contemporains,  de  son  vivant  et 
surtout  à  sa  mort,  qui  ou\re,  dit  Bossuet,  le  secret  de  son  œuvre  ? 
et  quel  cas  faut-il  faire  de  ces  jugements  en  stricte  justice?  Voilà 
les  deux  questions  :  Tune  se  résout  par  des  témoignages,  la  réponse 
à  Tautre  doit  résulter  d'une  appréciation  synthétique  et  compréhen- 
sible des  actes  du  Souverain  Pontife.  La  première  est  Toeuvre  des 
autres  ;  la  seconde  nous  appartient  et  nous  incombe.  Nous  devons 
procéder  par  ordre. 

1°  Quelques  coupures  de  journaux.  —  Les  feuilles  publiques 
étaient  autrefois  soucieuses  de  doctrines,  maintenant,  elles  se  bor- 
nent généralement  aux  nouvelles.  Chaque  jour,  elles  rapportent,  le 
lendemain,  les  incidents  de  la  veille  et  disent  un  mot  en  courant.  La 
mort  d'un  pape,  fait  très  important,  surpasse  de  beaucoup  les  caquets 
frivoles  de  la  chronique  et  commande  quelques  graves  réflexions. 


r 


COMMENT   FAUT-IL    JUGER    LÉON    XllI  683 

Les  voici  telles  que  nous  les  donne  la  presse  de  France  ;  par  ces 
coupures,  on  peut  juger  de  sa  profondeur. 

Nous  citons,  en  première  ligne,  le  Siècle,  journal  très  hostile  à 
l'Eglise,  rédigé,  pour  le  quart  d'heure,  par  un  certain  Cornély.  Ce 
Gornély,  ci-devant  servant  do  messe  à  Lyon,  puis  donneur  d'eau 
bénite  dans  les  feuilles  religieuses,  passé  au  Figaro  pour  défendre 
Dreyfus  et  actuellement  échoué  au  Siècle,  pour  assurer  le  pain  de 
ses  vieux  jours,  et,  sans  doute,  quelque  chose  avec,  s'exprime  en 
ces  termes  : 

«  Ce  vieillard  qui  s'en  va  comme  un  stoïcien,  en  rédigeant  des  vers 
latins  et  en  corrigeant  des  épreuves,  offre  quelque  chose  d'atten- 
drissant et  aussi  d'extraordinaire  par  le  contraste  qu'il  présente  avec 
TEglise  dont  il  fut  le  chef  et  dont  il  n'a  jamais  réussi  à  être  réelle- 
ment l'inspirateur. 

«  Elle  est  restée  sous  sa  direction  dans  l'é^a^  men^a/ où  l'avait  mise 
Pie  IX,  avec  son  Syllabus  et  ses  exaltations  mystiques. 

«  Léon  XIII  a  été  docile  aux  traditions  de  la  Papauté,  en  essayant 
de  concilier  l'Eglise  avec  la  Science  d'un  côté  et  la  démocratie  de 
Tautrè.  Il  n'a  pas  réussi.  Et  cet  échec  rend  plus  poignant  encore  le 
choix  de  son  successeur. 

«  Que  sortira-t-il  du  Conclave  ?  Un  pape  moderne,  un  continuateur 
de  Léon  XIII  ?  Alors,  au  prix  d'une  crise  intérieure,  déjà  commencée, 
l'Eglise  peut  garder  et  même  reconquérir  son  influence. 

«  Un  pape  féodal  ?  Un  continuateur  de  Pie  IX  ?  Alors  ce  sera  la 
lutte  sans  trêve  ni  merci  et  la  douloureuse  agonie  d'une  des  plus 
belles  institutions  de  l'Humanité.  » 

Gornély  ne  croit  pas  à  la  divinité  de  l'Eglise  ;  il  en  parle  comme 
d'une  institution  humaine  qui  se  transforme  pour  ne  pas  périr  ; 
mais  qui  n'a  pas  d'autorité  essentielle.  G'esi  le  point  de  vue  du  ra- 
tionalisme. 

Le  Matin,  journal  officieux  du  gouvernement  persécuteur,  par  la 
plume  de  Stéphane  Lauzanne,  opine  de  même  : 

«  Au  cours  de  ces  vingt-cinq  années  qu'il  a  régné  sur  le  monde,  il 
n'a  point  eu  une  parole  de  haine  ou  un  geste  de  menace.  Ghaque 
fois  que  ses  lèvres  pâles  se  sont  entr'ouvertes,  elles  ont  toujours 


68  i  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

laissé  tomber  sur  la  misère  de  notre  époque  des  paroles  de  charité 
infinie,  de  mansuétude  et  de  pardon  ;  chaque  fois  qu  il  a  levé  sa 
main  diaphane,  cela  a  toujours  été  pour  l'étendre  dans  un  geste  de 
pitié  sur  les  haines  sombres  des  castes,  des  partis  et  des  races.  En  un 
siècle  où  il  est  tant  d'apôtres  qui  se  font  des  rentes  avec  le  sang  du 
Christ  et  tant  de  croyants  qui  ne  rêvent  que  de  nuits  de  Saint-Bar- 
thélémy, lui,  successeur  des  apôtres  et  le  chef  des  croyants,  il  a 
passé,  prêchant  la  concorde  et  la  paix,  soufflant  Tamouretla  bonté. 

«  C'est  par  là  qu'il  restera  longtemps  fixé  dans  la  mémoire  des 
hommes  et  que  tous  ceux  qui  tourneront  la  page  de  son  règne,  s'in- 
clineront avec  un  respect  ému  devant  cette  ombre  lumineuse  qui 
vient  de  s'éteindre  à  jamais  dans  le  royaume  de  la  nuit.  » 

h' Eclair,  tribune  ouverte  à  toutes  les  opinions,  est  moins  super- 
ficiel dans  ses  jugements  et  donne  une  note  plus  juste,  ou,  du  moins 
plus  judicieuse  : 

«Léon  XIII  a  mis  tout  son  effort  à  maintenir  les  relations  cordiales 
entre  le  Saint-Siège  et  le  gouvernement  de  la  République.   Pour 
atteindre  ce  but,   rien  ne  lui  a  coûté  :  il  s'est  plié  à  toutes  les  exi- 
gences jusqu'à  faire  au  clergé  français  et  aux  fidèles  de  l'Eglise  de 
France  un  devoir  d'adhésion  au  nouveau  régime  ;  il  a  consenti  tous 
les  sacrifices,  jusqu'à  prêter  les  mains  à  la  dispersion  des  congréga- 
tions. Et  voici  qu'au  moment  où  il  meurt,  la  paix  religieuse  qu'il 
espérait  affermir  est  plus  menacée  qu'elle  ne  l'était  à  son  avènement, 
et  le  péril  que,   par  tant  d'abnégation,   il  s'était  promis  d'écarter, 
plus  proche  qu'il  ne  l'a  jamais  été.  C'était  dans  l'espoir  d'éloigner 
l'échéance  redoutée  de  la  dénonciation  du  Concordat  et  de  la  rupture 
du  lien  établi,  il  y  a  un  siècle  déjà,  entre  l'Eglise  catholique  et  l'Etat 
français,  qu'il  avait  tant  combiné,  tant  négocié,  tant  concédé,  et  ses 
derniers  jours  auront  vu  poindre  l'aurore  du  schisme  dont  il  a  eu, 
toute  sa  vie,  la  hantise. 

«  La  série  ininterrompue  d'échecs  et  de  déceptions,  où  sont  venues 
successivement  se  briser  toutes  les  espérances  de  Léon  XIII,  empor- 
te-t-elle  la  condamnation  définitive  de  sa  politique?  L'avenir  le  dira. 
En  attendant  il  est  permis  de  se  demander  si,  par  des  voies  différen- 
tes, il  ne  se  fût  pas  davantage  approché  du  but  qu'il  se  proposait 


COMMENT   FAUT-IL    JUGER    LÉON    XIII  685 

d'atteindre.  On  a  souvent  comparé  la  personnalité  de  Léon  Xlll  à 
celle  de  son  prédécesseur  ;  on  a  marqué  par  des  traits  vifs  les  diver- 
gences profondes  qui  séparaient  les  deux  hommes  et  les  deux  politi- 
ques. Presque  toujours,  on  a  fait  honneur  au  dernier  pape  d'avoir 
substitué  à  l'étroit  absolutisme  de  Pie  IX  un  mode  d'action  plus  en 
rapport  avec  les  évolutions  de  la  pensée  moderne,  en  même  temps 
qu'une  diplomatie  plus  souple  et  plus  conciliante.  Et  il  est  bien  cer- 
tain que  ni  le  Syllabus  ni  la  proclamation  du  dogme  de  l'infaillibilité 
papale  n'étaient  faits  pour  relever,  dans  un  pays  de  pensée  affran- 
chie comme  le  nôtre,  les  aft'aires  de  l'Eglise.  Mais  il  ne  paraît  pas 
que  les  méthodes  plus  savantes  et  le  parti  pris  de  transigeance  per- 
pétuelle où  s'est  aveuglément  fié  Léon  XIII  les  aient  davantage 
améliorées. 

«  Sans  revenir  aux  idées  moyenâgeuses  de  son  prédécesseur,  sans 
rien  lui  emprunter  dans  son  fanatisme  farouche,  sans  retomber 
dans  une  intolérance  dogmatique,  dont  il  avait  raison  de  penser 
que  les  effets  avaient  été  désastreux,  l'élu  du  Conclave  de  1878,  s'il 
avait  eu  autant  de  résolution  qu'il  avait  de  finesse,  s'il  eût  ajouté 
aux  grandes  qualités  d'esprit  dont  la  nature  l'avait  pourvu,  un  peu 
de  cette  combativité  que  d'autres  avaient  reçue  en  excès,  eût  pu 
léguer  à  son  successeur  une  situation  moins  tendue  que  celle  qu'il 
laisse  en  mourant.  Il  a  tout  cédé  et  il  n'a  rien  obtenu  ;  il  a  été  vaincu 
et  dupé,  faute  d'avoir  su,  à  propos,  montrer  sa  force,  » 

Le  Gaulois,  feuille  royaliste  et  mondaine,  dirigée  par  un  juif,  est 
toute  confite  en  dévotion  : 

«  En  ce  grand  deuil  de  fEglise,  tous  les  Français,  et  notamment 
les  royalistes,  feront  trêve  à  la  politique. 

«  Tous  se  rappelleront  que  Léon  XIII  nous  a  soutenus  contre  toute 
l'Europe,  qu'il  a  résisté  à  toutes  les  conciliations,  même  à  celles  de 
l'empereur  allemand,  de  dépouiller  la  France  de  son  protectorat  en 
Orient  et  de  ses  prérogatives  de  fille  aînée  de  l'Eglise.  La  France  lui 
en  doit  une  reconnaissance  d'autant  plus  grande  que  son  gouverne- 
ment n'a  en  rien  mérité  cette  magnanimité  de  l'auguste  Pontife.  » 

Le  Petit  Journal^  feuille  plutôt  populaire,  si  l'on  en  juge  par  son 
tirage,  qui  dépasse  de  beaucoup  le  million,  s'il  n'atteint  le  deuxième 


686  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

est  le  journal  de  tout  le  monde,  j'entends  de  tout  ce  monde  honnête, 
étranger  aux  partis,  aux  passions  et  aux  étroitesses,  qui  veut  avoir 
sur  toutes  choses,  une  opinion  respectueuse  et  un  jugement  hono- 
rable. Par  la  sûreté  de  ses  informations  et  le  bon  esprit  de  ses  ré- 
dacteurs, le  Petit  Journal  est  comme  le  moniteur  du  bon  Français. 
Du  reste  sa  diffusion  énorme  n'empêche  pas  ses  collaborateurs  d'at- 
teindre, avec  mesure,  à  toutes  les  hauteurs  de  la  pensée.  Timothée 
Trimm  et  Thomas  Grimm  avaient  été  surtout  les  organes  du  bon 
sens  ;  Ernest  Judet  est,  avec  Gassagnac,  Drumont  et  Rochefort,  un 
des  princes  du  journaUsme,  voici  son  article  : 

«  Léon  XIII  est  mort. 

«  La  maladie,  si  longtemps  défiée,  a  fini  par  le  terrasser.  Elle  avait 
éclaté  au  miUeu  d'épreuves  morales  qui  contribuent  au  dénouement 
fatal  ;  elles  ajoutent  encore  à  l'émotion  respectueuse  que  cause  uni- 
versellement la  disparition  de  l'homme  extraordinaire  qui  ne  fut  pas 
seulement  un  pape  vénéré  par  les  catholiques  de  toute  la  terre,  mais 
une  des  "plus  hautes  personnalités  dirigeantes  de  l'humanité  entière. 

((  Son  œuvre  était  vouée  hV apaisement ,  à  l'union,  au  relèvement 
des  forces  qui  doivent  mettre  le  plus  d'accord  entre  l'Eglise,  les 
peuples  et  les  gouvernements.  Patient  et  tenace,  il  cultivait  moins 
l'idéal  chimérique  que  les  réalités  pratiques.  Sans  fléchir  les  ri- 
gueurs du  dogme,  ni  amoindrir  les  revendications  temporelles,  il 
en  atténuait  l'intransigeance  par  la  souplesse  de  l'action  diploma- 
tique ;  il  s'ingéniait  constamment,  à  dégager  son  rôle  spirituel  et  à 
supprimer  autour  de  lui  les  inimitiés.  Successeur  de  Pie  IX,  qui 
avait  serré  jusqu'à  les  briser  les  rapports  de  la  cour  romaine  avec  la 
plupart  des  Etats,  Léon  XIIÏ  s'était  imposé  comme  tâche  et  comme 
règle  absolue  de  détendre  et  de  réconcilier. 

«  Au  nom  de  ce  ferme  principe,  il  avait  consacré  la  meilleure  partie 
de  ses  efforts  à  prêcher  ici  la  concorde  religieuse,  la  soumission  aux 
lois  et  à  la  Constitution,  en  appuyant  de  son  autorité  inflexible  le 
triomphe  de  la  République.  Malgré  des  résistances  qui  ne  lui  furent 
pas  épargnées  dans  son  entourage  et  parmi  les  fidèles  les  moins  sus- 
pects, il  n'épargna  rien  pour  être  obéi. 

«  Dans  la  lutte  des  influences  internationales  qui  se  disputaient  la 


COMMENT    FAUT-IL    JUGI5R    LÉON    XIII  687 

faveur  du  Saint-Siège,  il  prit  ouvertement  parti  pour  yios  intérêts. 
Notre  action  extérieure  ne  pouvait  que  profiter  doublement  de  la 
direction  de  ses  idées  et  de  ses  ordres  :  car  il  facilitait  à  l'intérieur  la 
cohésion  qui,  seule,  donne  la  puissance  et  il  la  mettait  au  service  de 
notre  politique  coloniale,  de  notre  prestige  et  de  notre  avenir  natio- 
nal. 

«  En  dépit  de  cette  bonne  volonté,  les  passions  parlementaires  ont 
gâté  le  travail  heureusement  commencé  ;  le  pape,  attristé  d  une 
guerre  qu'il  redoutait,  qu'il  évitait  jusqu'au  dernier  moment  d'en- 
venimer, n'a  pas  eu  la  consolation  d\me  espérance  à  Theure  su- 
prême. Il  succomba  vaincu  dans  son  système,  déçu  dans  ses  pré- 
férences :  il  refusa  jusqu'au  moment  suprême  de  changer  ;  mais 
dans  les  derniers  mois  déjà,  la  résignation  douloureuse  s'accentuait. 
La  défaite  précéda  la  mort. 

w  La  place  que  nous  occupions  n'a  pas  été  impunément  convoitée 
par  nos  pires  adversaires  :  elle  commence  à  être  prise  par  les  chefs 
d'empires,  même  protestants,  qui  cherchent  avant  tout  le  bénéfice 
de  leurs  politesses  et  qui  se  sont  acharnés  à  remettre  dans  leur  jeu 
la  collaboration  de  la  papauté.  Guillaume  II,  Edouard  VII  et  Victor- 
Emmanuel  III,  rival  direct  de  celui  qui  habite  au  Vatican,  en  face 
du  Quirinal,  s'apprêtent  à  recueillir  les  débris  de  la  clientèle  que  la 
France  abandonne  aujourd'hui,  qu'elle  revendiquait  jadis  comme 
son  bien  traditionnel  et  sa  propriété  historique. 

«  Quelles  que  soient  les  confessions  et  les  convictions,  nos  divisions 
et  nos  aspirations,  nous  ne  devons  jamais  oublier,  comme  fils  d'une 
même  patrie,  les  lois  de  notre  grandeur,  notre  génie  et  notre  avenir 
national.  Nous  ne  saurions  donc,  sans  maladresse  et  imprévoyance 
rester  indifférents  au  choix  du  cardinal  que  désignera  le  prochain 
conclave.  Peut-être  regretterons-nous  de  n'avoir  pas  mieux  mis  à 
profit  les  sympathies  éteintes,  lorsque  nous  serons  en  face  d'un 
nouveau  règne  et  d'un  autre  pape  ;  nous  souhaitons  qu'il  ne  soit 
pas  élu  sous  la  pression  de  conseils  étrangers  ou  hostiles  à  nos  des- 
tinées. 

«  La  mort  de  Léon  XIII  n'est  pas  seulement  un  tragique  et  grave 
événement  pour  les  âmes  for'mées  par  la  doctrine  religieuse  et  les 


688  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIH 

esprits  sensibles  à  la  marche  de  TEglise  catholique.  Elle  nous  oblige 
particulièrement  à  réfléchir  sur  les  problèmes  de  plus  en  plus  aigus, 
étroitement  liés  à  nos  propres  affaires,  d'où  dépendent  notre  rôle  et 
notre  équilibre  dans  le  monde.  » 

A  ces  coupures  de  journaux  français,  je  joins  quelques  coupures 
de  journaux  étrangers. 

La  Réforme,  journal  radical  d'Egypte,  écrit  : 

«  L'homme  qui  vient  de  mourir  a  joué  un  tel  rôle  pendant  un  quart 
de  siècle  que  pour  écrire  sa  vie  et  apprécier  son  action  il  faudrait 
passer  en  revue  toute  l'histoire  contemporaine. 

«  Le  Pape  Léon  XIII,  brillant  et  fidèle  élève  des  Jésuites,  a  été  in- 
contestablement un  grand  politique. 

«  Son  but,  c'était  l'unité  de  direction  politique  de  tous  les  catholi- 
ques. Il  travailla  encore  à  faire  rentrer  dans  Tunité  catholique  les 
Eglises  orthodoxes. 

«  L'Etat  avait  enlevé,  au  xix**  siècle,  à  l'Eglise  catholique  tout  pou- 
voir matériel.  L'Eglise  avec  Léon  XIII  a  concentré  toute  l'autorité 
ecclésiastique  en  la  personne  du  Pape  par  la  création  dans  tous  les 
pays  de  partis  parlementaires  catholiques,  tous  soumis,  tous  dé- 
voués, tous  obéissants.  Elle  a  augmenté  son  personnel  religieux, 
séculier  et  régulier  ;  elle  a  multiplié  les  écoles  catholiques  de  tous 
les  degrés. 

«  L'Eglise  a  perdu  son  pouvoir  officiel  ;  elle  a  acquis  une  puissance 
sociale  et  politique  considérable. 

«  Yoilà  le  rôle  de  Léon  XIII. 

«  De  cette  œuvre, chacun  tirera  des  conséquences  en  accord  avec  ses 
idées,  mais  ce  que  personne  ne  mettra  en  doute,  c'est  la  grandeur  de 
l'effort,  c'est  la  persévérance  de  faction,  c'est  le  palpitant  intérêt  du 
grand  combat  que  nous  avons  esquissé. 

«  De  quelque  côté  que  l'on  soit  dans  la  bataille  des  idées,  on  saluera 
avec  respect  celui  qui  a  tenu  une  si  grande  place  dans  le  monde.  » 

La  Bourse  Egyptienne  dit  à  son  tour  : 

('  Depuis  quelques  jours,  le  monde  attendait  d'heure  en  heure  la 
fatale  nouvelle:  elle  vient  d'arriver.  Léon  XIII  est  mort.  Tous  les 
regards  se  tournent  vers  le  Vatican  pour  saluer  une  dernière  fois  la 


COMMENT    FAUT-IL    JUGER    LÉON    Xlll  689 

grande  figure  qui  disparaît.  Jamais  peut-ôtre  dans  le  cours  des  siè- 
cles le  cœur  de  riiumanitc  n'a  ressenti  une  admiration  aussi  univer- 
selle pour  un  vieillard  qui  meurt  ;  c'est  comme  un  deuil  pour  toute 
la  famille  humaine  ;  un  immense  crêpe  noir  va  flotter  sur  le  monde 
attentif  et  respectueux.  Ce  grand  Pontife  a  su  tout  attirer  à  lui  et 
mériter  l'estime  de  l'univers.  Il  était  intransigeant  pour  les  principes 
dont  il  avait  la  garde, mais  son  génie  savait  accommoder  les  faits  con- 
tingents avec  les  exigences  de  Theure  actuelle.  Vingt-cinq  ans  de 
génie  et  de  vertu  ont  créé  cette  auréole  d'admiration  au  Pontife  des 
temps  nouveaux.  Commencé  presque  dans  l'isolement,  ce  long  règne 
s'achève  dans  une  sympathie  mondiale. 

«  La  belle  intelligence  de  Léon  XÏII,  servie  par  son  noble  cœur, 
comprit  très  vite  que  le  monde  avait  faim  et  soif  de  paix  et  de 
bonne  entente  ;  sa  puissante  voix  ne  cessa  de  faire  entendre  les  pa- 
roles qui  calment,  les  conseils  qui  désarment.  Les  relations  entre 
le  Vatican  et  les  cours  souveraines  sont  brisées  ou  tendues,  Léon  XIII 
sait  tout  créer  ou  rétablir.  Il  avait  attiré  les  grands,  le  voici  qui  se 
penche  vers  les  petits,  les  déshérités,  du  bonheur,  l'ouvrier  qui 
travaille  et  souffre,  vers  l'esclave  que  la  civilisation  n'a  pas  encore 
délivré  ;  il  fait  entendre  à  tous  des  paroles  qui  consolent. 

«  Pasteur  universel,  Léon  XÏII  a  jeté  les  yeux  sur  toutes  les  brebis 
du  bercail  ;  il  a  vu  que  toutes  n'étaient  pas  présentes,  qu'il  y  en 
avait  au  loin  qui  ne  le  connaissaient  pas...  A  elles  aussi  il  a  tendu 
la  main.  LOrient  qu'il  a  tant  aimé  n'oubliera  pas  le  geste  du  vieil- 
lard qui  lui  présentait  la  branche  d'olivier  ;  il  a  semé  le  bon  grain, 
au  moissonneur  de  le  faire  germer  et  grandir  en  épis  dorés. 

«  Qu'il  repose  en  paix, le  grand  Pape  qui  n'a  travaillé  que  pour  éta- 
blir partout  l'accord  et  l'harmonie.  L'univers  entier  lui  offrira  le  tri- 
but de  son  admiration.  Léon  XÏII  fait  honneur  à  la  famille  humaine, 
son  tombeau  sera  glorieux.  » 

2°  Deux  spécialistes.  —  C'est  la  spécialité  des  journalistes  de  par- 
ler de  tout  avec  la  même  assurance.  La  thèse  de  Pic  de  la  Miran- 
dole  de  omni  re  scibili  et  de  quihusdam  aliis  est  le  programme  de 
tous  ces  génies,  trop  peu  connus,  qui  encombrent  de  leur  prose  les 

feuilles  publiques.  Cette  prétention  encyclopédique  n'empêche  pas 
Hist,  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  44 


690  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

quelques  hommes  spéciaux  de  se  borner  aux  affaires  ecclésiastiques  : 
j'en  cite  deux  :  Julien  de  Narfon  et  Jean  de  Bonnefon.  Eux,  du 
moins,  croient  nécessaire  de  s'instruire  avant  de  parler  et  ne  parlent 
qu'avec  plus  de  crédit.  Narfon  a  plutôt  des  allures  de  gentilhomme 
et  se  tient  plutôt  aux  friandises  de  la  nouvelle  ;  il  a  eu  l'esprit  de  gar- 
der le  silence.  Bonnefon,  lui,  affecte  des  allures  de  théologien,  de 
casuiste,  de  canoniste,  de  liturgiste,  de  philosophe,  d'historien,  de 
politique,  de  biographe  ;  mais  ne  sera  plus  que  le  chevalier  de  Du- 
may  et  de  Combes,  le  héros  brûlé  d'une  pitoyable  aventure. 

Dans  l'article  de  Pecci  à  Léon  XIII,  Bonnefon  refait  l'histoire  de 
cette  humble  famille  : 

«  Le  pape,  glorieusement  m.ort,  naquit  à  Garpinetto  d'une  famille 
de  maigre  bourgeoisie,  fort  éprise  de  prétentions,  occupée  à  élever 
le  plus  modeste  bétail,  des  porcs,  et  à  chercher  des  parchemins  dif- 
ficiles à  trouver. 

«  Léon  XIII  a  pris  soin  d'ouvrir  à  ses  amis  lettrés  les  archives  de 
sa  famille.  Les  amis  ont  été  irfdiscrets,  ont  publié  une  foule  de 
choses  inutiles  et  nous  ont  appris  la  native  roture  des  Pecci. 

«  Je  ne  sais  rien  de  plus  amusant  dans  la  correspondance  imprimée 
de  Léon  XIII  que  l'histoire  de  son  entrée  à  TAcadémie  des  nobles 
ecclésiastiques  à  Rome. 

«  Pour  franchir  ce  seuil,  il  faut  être  gentilhomme, et  Joachim  Pecci 
n'hésita  pas  à  se  présenter.  Il  fut  mal  reçu,  et  la  correspondance 
narre  les  heurs  et  malheurs  du  jeune  abbé.  Il  cherche  des  pièces, 
des  titres,  une  généalogie.  Il  écrit  à  tous  les  oncles,  à  tous  les  cou- 
sins imaginables.  Plus  il  trouve  de  Pecci,  plus  il  trouve  de  gens 
honorablement  humbles  et  il  se  désole,  quand  un  marchand  de 
merlettes  lui  indique  une  noble  famille  Pecci  de  Sienne.  L'abbé 
s'accroche  avec  espoir  à  cette  branche  lointaine.  Il  est  parent  des 
nobles  Pecci,  il  en  est  sûr  d'avance. 

«  Le  marchand  de  merlettes  fait  une  petite  soudure  complaisante 
entre  les  marchands  de  porcs  de  Garpinetto  et  les  patriciens  de 
Sienne.  Le  tour  est  joué  :  Léon  XIII  entre  b  l'Académie  des  nobles 
ecclésiastiques.  Il  y  avalera  des  couleuvres.  On  lui  reprochera  sa 
filiation  de  faveur.  Mais  que  lui  importe  !  Sa  noblesse  est  officiel-    1 


COMMENT    FAUT-IL   JUGER    LÉON    XIII  691 

lement  reconnue.  Il  fera  carrière  dans  la  diplomatie  et  passera, 
pour  parvenir,  sur  les  corps  des  camarades  vaniteux  dont  il  a  souf- 
fert la  morgue. 

«lEt  la  vie  de  Joachim  Pecci  commence  à  couler  heureuse,  comme 
un  large  fleuve  entre  des  rives  fleuries.  Ce  sont  les  nonciatures  ; 
c'est  le  poste  de  Bruxelles  ;  c'est  la  faveur  du  pape  Grégoire  XVI, 
après  des  succès  faciles,  des  adresses  et  des  combinaisons  variées. 
Joachim  Pecci  marque  une  belle  énergie  aux  heures  de  lutte.  Il  re- 
vient comme  évôque-archevêque  dans  cette  ville  de  Pérouse  où  il  a 
déjà  passé. 

«  Il  se  voit  déjà  cardinal,  s'improvise  ingénieur  pour  mieux  rece- 
voir un  pape,  et  trace  en  quelques  jours  une  route  qui  prend  le  nom 
flatteur  de  voie  grégorienne,  en  Thonneur  de  Grégoire  XVI. 

«  Le  grain  de  sable  dont  parle  Pascal,  se  met  dans  les  affaires  ; 
Grégoire  XVI  meurt  ;  Mastaï  monte  sur  le  trône  de  Pierre  et  tout 
s'écroule  autour  de  Joachim  Pecci.  » 

L'écroulement  fut  de  longue  durée  ;  mais  il  est  avec  la  terre  des 
accommodements.  Trente-deux  ans  s'écoulent  ;  deux  fois  le  magm 
œvi  spatium  de  Tacite.  Joachim  Pecci,  sous  le  nom  de  Léon  XIII, 
succède  à  Pie  IX. 

«  Un  peu  de  temps  aux  affaires  ecclésiastiques,  un  peu  plus  aux 
vers  latins,  faits  à  l'aide  d'un  gradus  dissimulé  dans  le  double  fond 
d'un  tiroir,  tout  le  reste  de  la  vie  consacré  à  la  politique,  voilà  le 
pontificat. 

«  Je  ne  parle  que  pour  mémoire  des  idées  sociales  de  Léon  XIII, 
de  ses  essais  sur  la  condition  des  ouvriers.  Car  Léon  XIII  marque 
simplement,  dans  ces  objets,  une  noble  préoccupation,  un  désir  de 
connaître,  une  volonté  de  suivre  un  mouvement  et  la  marche  de  la 
société. 

«  Il  interroge,  il  essaye  même  de  lire,  au  moins  dans  les  premières 
années  du  pontificat.  Mais  il  est  mal  renseigné  sur  le  mouvement  de 
la  société.  Il  apparaît  comme  un  retardataire  qui  veut  rattraper  une 
armée  en  marche,  et  les  idées  qu'il  exprime  ont  déjà  fait  leur  fortune 
dans  le  monde,  quand  elles  sortent  de  son  auguste  cerveau.  Lisons 
ces  encycliques  dont  le  bruit  fut  grand,  si  grand  que  nous  le  prîmes 


692  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUI 

parfois  pour  de  la  gloire.  Nous  n'y  trouvons  pas  une  idée  nouvelle. 
Nous  n'y  voyons  pas  surtout  la  fière  revendication  que  pourrait 
faire,  au  nom  de  Jésus-Christ,  )e  pape,  vicaire  de  ce  Jésus,  pour 
toutes  les  idées  de  solidarité  renouvelées  aujou  rd'hui. 

«  Là  où  Léon  XII 1  est  intéressant,  là  où  il  est  personnel  pendant 
vingt  ans,  c'est  dans  la  politique. 

«  Léon  XIII  croit  à  la  diplomatie.  Il  en  sait  les  tours  et  les  détours. 
Il  a  des  études  historiques.  Il  connaît  les  maîtres  de  Machiavel  à 
Talleyrand.  Sa  vie  se  passe  à  négocier,  à  transiger,  à  combiner... 

«  La  politique  du  pape,  en  Italie,  fut  des  plus  curieuses  :  officiel- 
lement Léon  XIII  n'oublia  aucune  des  revendications  de  son  prédé- 
cesseur. Il  les  renouvela  en  toutes  circonstances  ;  et  aujourd'hui, 
comme  en  1878,  les  catholiques  s'abstiennent  de  voter,  par  ordre  du 
Pontife. 

«  Mais  Léon  XIII  ne  manqua  pas  aussi  de  marquer  discrètement 
son  affection  pour  la  maison  de  Savoie.  Il  y  eut  souvent  des  mes- 
sages secrets  entre  le  Vatican  et  le  Quirinal.  Le  choix  des  au- 
môniers palatins,  c'est-à-dire  des  prêtres  qui  entourent  le  roi  excom- 
munié, fut  toujours  soigneusement  fait  par  Léon  XIII,  parmi  les 
hommes  les  plus  estimables  du  clergé  piémontais.  On  n'a  pas  oublié 
qu'au  moment  des  désastres  de  l'armée  italienne  en  Abyssinie, 
Léon  Xin  versa  des  larmes  et  fît  célébrer  des  services  funèbres.  Le 
Négus  est  pourtant  meilleur  catholique  que  n'était  le  roi  Humbert. 
En  tout  cas,  le  Négus  n'a  pas  pris  de  force  les  Etats  pontificaux. 

«  La  politique  russe  de  Léon  XIII  fut  une  politique  de  flatteries  et 
de  compliments,  pour  favoriser  le  mieux  du  monde  les  intérêts  po- 
lonais. A  certaines  heures  la  flatterie  alla  si  loin  qu'on  put  s'y  trom- 
per. A  la  fin  de  sa  vie  le  pape  avait  quelque  aigreur  contre  la  Russie, 

«  Vis-à-vis  de  l'Allemagne,  Léon  XIII  tint  une  conduite  fort  habile. 
Il  eut  le  triomphe  de  voir  cesser  le  kulturkampf  et  de  recevoir  au 
Vatican  les  hommages  du  roi  de  Prusse. 

«  L'Espagne  et  le  Portugal  furent  traités  par  le  pape  comme  des 
pays  en  agonie.  Léon  XIII  regardait  volontiers  ces  deux  catholiques 
régions  comme  un  propriétaire  regarde  les  fermes  jadis  fertiles,  dont 
la  terre  est  épuisée. 


COMMENT    FAUT-IL    JUGER    LÉON    XllI  693 

«  Au  contraire,  l'Amérique  fut  aux  yeux  de  Léon  XIII  la  terre 
vierge,  riche  d'espérances.  Ce  pape  donna  des  cardinaux  à  TAméri- 
que,  accueillit  les  évèques  du  Nouveau-Monde  comme  des  apôtres  re- 
trouvés, établit  une  hiérarchie  et  fit  tant  qu'il  fut  payé  d'ingratitude 

«  L'américanisme  a  donné  de  la  tristesse  à  la  fin  du  règne  de 
Léon  XIII.  L'enfant,  grandissant  trop  vite,  menaçait  de  prendre,  vis- 
à-vis  de  Rome,  des  libertés  que  les  enfants  ne  doivent  jamais  se  per- 
mettre dans  la  maison  paternelle.  Gela  se  dégageait  nettement  dans 
le  cerveau  de  Léon  XIII.  Mais  les  besoins  d'un  pape  sont  grands  et 
la  main  des  Américains  s'ouvre  généreusement. 

«  Pour  raconter  la  politique  française  il  faudrait  un  long  volume. 
L'histoire  du  ralliement  est  une  énigme  non  éclairée.  Est-ce  Léon 
XIII  qui  a  forcé  le  cardinal  Lavigerie  à  porter  le  toast  historique  ? 
Est-ce  le  primat  d'Afrique  qui  a  engagé  Léon  XIII  dans  les  bataillons 
de  la  République  ?  On  l'ignore.  Ce  qui  est  certain,  c'est  l'échec  de 
cette  politique  de  conciliation.  L'idée  du  pape  avait  une  certaine 
grandeur  généreuse.  Je  crois  bien  qu'au  fond,  dans  le  tréfonds  de 
son  cœur,  il  désirait  l'asservissement  de  la  République  au  profit  de 
TEglise.  Mais  faut-il  s'en  étonner  ?  Faut-il  même  reprocher  à  un 
chef  de  la  catholicité  cette  conception  catholique  ? 

«  Malheureusement  la  politique  de  Léon  XIII  fut  appliquée  parles 
mains  meurtrières  du  cardinal  Rampolla.  Ce  qui  pouvait  être  un 
élixir  de  vie  pour  l'Eglise  de  France  devint  un  poison.  Aujourd'hui, 
les  catholiques  de  ce  pays  sont  divisés  en  deux  camps  ennemis. 
Chacun  interprète  à  sa  manière  les  idées  du  pape  tamisées  par 
M.  Rampolla,  et  Léon  XIII  meurt  en  laissant  l'Eglise  de  France  dans 
un  désarroi  qu'elle  n'a  pas  subi  depuis  le  jour  où  Napoléon  la  prit 
dans  ses  serres  d'aigle  naissant  et  la  mit  en  sécurité  au  risque  de  la 
briser.  Après  les  aventures  de  ce  règne,  le  Concordat  n'est  plus 
qu'une  loque  dont  on  se  sert  encore,  mais  où  le  fil  et  les  ficelles 
tiennent  plus  de  place  que  l'étoffe.  Cette  politique  de  Léon  XIII  fut 
si  étrange  qu'on  a  osé  douter  de  sa  sincérité  affectueuse  pour  la 
France.  Il  serait  criminel  de  mettre  en  suspicion  la  bonne  volonté 
de  Léon  XIII.  Mais  il  est  facile  de  deviner  quel  maître  secret  servait 
le  cardinal  Rampolla. 


694  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

«  En  Autriche,  Léon  XIII  n'a  pas  eu  d'influence  réelle.  La  querelle 
des  nationalités  s'est  passée  en  dehors  de  lui.  Les  nonces  Galimberti 
et  Vannutelli  n'ont  jamais  fait  à  Vienne  que  de  la  politique  alle- 
mande —  pour  le  compte  de  la  maison  des  Hohenzollern,  au  détri- 
ment des  Habsbourg. 

«  La  Belgique  peut  être  considérée  comme  le  pays  où  triomphe  la 
politique  du  pape  aujourd'hui  mort  :  Léon  XIII  avait  été  nonce  à 
Bruxelles,  et  il  a  cru  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie  qu'il  avait  préparé  le 
triomphe  de  la  cause  catholique,  dans  le  seul  pays  de  l'Europe  qui 
soit  aujourd'hui  gouverné  par  un  ministère  politiquement  romain, 

«  Mais  voici  déjà  que  tout  ce  passé  semble  lointain  .  Les  yeux  se 
détournent  du  petit  lit  où  dort  Joachim  Pecci,  ombre  de  ce  qu'il  fut. 
Elles  yeux  vont  déjà  à  celui  qui  demain  sera  le  pontife  universelle- 
ment vénéré.  La  gloire  des  papes  est  viagère.  » 

3°  Edouard  Drumont.  —  Chantons  plus  haut.  Au-dessus  de 
Bonnefon,  se  placent  Drumont  et  Gassagnac.  Le  premier  n'est  qu'un 
journaliste  à  la  tâche,  un  commis  phrasier,  un  homme  à  formes  pré- 
tentieuses, qui  voudrait,  par  sa  manière  d'être,  poser  en  homme  de 
génie  ;  les  deux  autres  sont  de  clairvoyants  et  braves  serviteurs  de 
la  \érité.  Sous  des  allures  différentes,  ils  poursuivent  au  fond  la 
même  œuvre  :  Gassagnac  est  plus  ardent,  Drumont  plus  modéré  ; 
celui-ci  paraît  appuyer  davantage  sur  le  fond  des  choses,  celui-là 
semble  vouloir  plutôt  appuyer  sur  les  surfaces  ;  tous  deux  revendi- 
quent avec  le  même  zèle,  avec  une  haute  intelligence,  le  droit  et  le 
devoir  sacrés  du  citoyen,  de  la  famille,  de  la  société,  de  l'Etat  et  de 
l'Eglise.  Drumont,  placé  au  point  de  vue  de  Tantisémitisme,  pour- 
suit cette  tâche  avec  la  plus  heureuse  fécondité  d'aperçus  et  la  plus 
inlassable  vigueur  ;  Gassagnac,  pins  adonné  à  la  politique  courante, 
fait  acte  d'opposition  au  gouvernement  de  gâchis,  d'oppression,  de 
dilapidation  et  de  persécution,  avec  la  bravoure  d'un  chevalier  sans 
peur  et  sans  reproche.  Leurs  journaux,  V Autorité  Md.  Libre  Parole, 
sont  des  puissances  incontestables  et  incontestées.  Les  valets  des 
francs-maçons,  des  juifs,  des  protestants,  des  libres-penseurs,  tous 
complices  de  la  tyrannie,  ont  accepté  la  honteuse  mission  de  soute- 
nir impudemment  l'erreur,  de  légitimer  le  crime,   de  préconiser  la 


COMMENT    FAUT-IL    JUGER    LEON    Xlll  695 

tyrannie,  OEuvre  ingrate,  vouée  à  Timpuissance,  qui  ne  pourrait, 
en  cas  de  succès,  que  ruiner  la  patrie. 

Voici  l'article  de  Drumont  sur  Léon  XIII  ;  il  en  a  écrit  plusieurs 
autres,  mais  celui-ci  est  instar  omnium  : 

«  Bien  qu'elle  soit  un  événement  prévu,  auquel  on  pouvait  s'atten- 
dre d'un  jour  à  l'autre  depuis  des  années,  et  d'une  minute  à  l'autre 
depuis  quelques  semaines,  la  mort  de  Léon  XIII  n'en  causera  pas 
moins  dans  tout  l'univers,  une  émotion  considérable. 

Ce  nonagénaire,  au  visage  ascétique,  à  la  maigreur  quasi-diaphane, 
pesait,  sans  que  l'on  s'en  doutât,  d'un  grand  poids  sur  les  destinées 
du  monde. 

Roi  dépouillé,  il  n'avait  plus  pour  trône,  au  fond  du  Vatican, 
qu'un  modeste  fauteuil  au  pied  d'un  Christ  douloureux.  Dans  l'iso- 
lement de  ce  vaste  palais  qui  n'était  qu'une  prison  magnifique,  le 
successeur  de  Pie  IX  n'en  gardait  pas  moins  plus  de  prestige,  plus 
d'autorité  et  plus  de  puissance  réelle  que  les  plus  orgueilleux  monar- 
ques de  la  terre. 

On  pouvait  en  douter  quand  il  vivait  silencieux  et  n'ayant  plus 
pour  ainsi  dire  qu'un  souffle,  si  mince,  si  pâle  dans  sa  soutane 
blanche.  Aujourd'hui,  en  apprenant  que  le  Pape  est  mort,  chacun 
a  senti  qu'une  grande  force  venait  de  disparaître,  qu'une  grande 
lumière  venait  de  s'éteindre. 

Le  moment  n'est  pas  venu  de  porter  un  jugement  définitif  sur  un 
pontificat  de  vingt-cinq  ans,  si  fécond  en  idées  et  en  actes,  et  qui 
sera  peut-être  plus  tard  l'une  des  pages  les  plus  intéressantes  de 
l'histoire  de  l'Eglise. 

Nous  sommes  trop  près  des  événements  pour  les  voir  sous  leur 
vrai  jour,  trop  impressionnés  par  leurs  contingences  immédiates 
pour  les  apprécier  avec  quelque  sûreté.  Pour  dire  avec  autorité  ce 
que  fut  l'œuvre  de  Léon  XIÏI,  il  faudrait  pouvoir  se  placer,  comme 
l'Eglise  elle-même,  en  dehors  et  au-dessus  du  temps,  et  ce  serait 
folie,  au  point  de  vue  même  purement  humain,  que  de  vouloir  juger 
en  un  jour  ce  qui  ne  produira  peut-être  tout  son  effet  que  dans  un 
siècle. 

Ces  réserves  faites,  il  nous  sera  permis  cependant  de  constater 


696  PONTIFICAT    DI5    LÉON    XllI 

que  parmi  tant  d'initiatives  hardies  du  Pape  défunt,  son  interven- 
tion dans  la  politique  intérieure  de  la  France  fut  loin  d'être  la  plus 
heureuse. 

Pour  bien  comprendre  le  but  que  s'était  proposé  Léon  XIII,  il 
faut  se  reporter  aux  luttes  qu'eurent  à  soutenir  les  catholiques  alle- 
mands à  Tépoque  du  Kulturkampf. 

Bismarck,  à  qui  son  fanatisme  de  Protestant  sectaire  inspirait 
pour  l'Eglise  de  Rome  une  haine  profonde,  traitait  les  malheureux 
catholiques  en  véritables  parias.  A  la  mort  de  Pie  IX,  il  crut  trouver 
en  son  successeur  un  homme  conciliant  et  faible  qui,  sans  approuver 
les  persécutions,  conseillerait  à  ses  ouailles  de  céder  à  la  force  et  de 
s'incliner  devant  les  bourreaux. 

Léon  XIII  trompa  complètement  son  attente.  D'une  singulière 
finesse  qui  rappelait  les  grands  diplomates  italiens,  le  nouveau  Pape 
alliait  à  cette  souplesse  d'esprit  une  énergie  incoercible,  et  d'autant 
plus  redoutable  qu'elle  se  dissimulait  sous  son  masque  d'inaltérable 
douceur. 

Le  grand  reitre,  voyant  qu'on  ne  lui  cédait  pas,  engagea  la  lutte 
avec  sa  brutalité  ordinaire  et  fut  vaincu. 

Il  avait  dit  :  c<  Nous  n'irons  pas  à  Ganossa  ».  Il  fut  obligé  d'y  aller 
tout  le  premier.  Du  rôle  de  persécutés,  les  catholiques  allemands 
passèrent  presque  sans  coup  férir  au  rôle  d'arbitres  de  la  politique 
de  leur  pays. 

Aujourd'hui  encore,  Guillaume  II  et  ses  ministres  sont  tout  heu- 
reux et  tout  fiers  de  solliciter  leur  concours  et  leur  appui  dans  les 
moments  critiques. 

On  conçoit  très  bien  ce  qui  se  passa  dans  l'esprit  de  Léon  XIII, 
au  lendemain  de  cette  brillante  et  si  complète  victoire  de  la  diploma- 
tie pontificale. 

Le  chef  de  l'Eglise  se  dit  que,  puisqu'il  avait  vaincu  Bismarck,  il 
aurait  tout  aussi  facilement  raison  des  Ferry,  des  Brisson  et  autres 
pygmées  qui  persécutaient  les  catholiques  français. 

Le  triomphe  dut  lui  paraître  d'autant  moins  douteux  que  le  terrain 
était,  en  apparence,  beaucoup  mieux  préparé  et  plus  sûr. 

En  France,  en  effet,  les  catholiques  étaient  l'immense  majorité,  et 


COMMKiNT    FAUT-IL    JUGER    LÉON    XIIl  697 

non  plus  seulement  une  importante  minorité  comme  en  AUemaj^ne. 
Ayant  la  force  du  nombre,  ils  devaient  logiquement  finir  un  jour  ou 
l'autre  par  s'emparer  du  pouvoir  dans  un  pays  de  suffrage  universel. 
Il  leur  suffirait  pour  cela  de  vouloir,  de  s'unir,  de  cesser  de  s'émietter 
et  de  s'épuiser  en  de  stériles  revendications  dynastiques. 

Que  leur  manquait-il? 

Une  direction  et  un  programme.  Le  Pape  leur  donna  Tune  et 
l'autre.  Il  dit  aux  catholiques  français  : 

—  Ecoutez  les  conseils  du  chef  de  l'Eglise.  Unissez  vos  forces,  non 
plus  pour  combattre  la  République,  mais  au  contraire  pour  la  dé- 
fendre et  pour  empêcher  qu'elle  ne  reste  le  monopole  d'une  infime 
poignée  de  sectaires.  Acceptez  le  principe  du  régime  républicain  et 
bornez-vous  désormais  à  combattre  les  mauvaises  lois 

Il  est  certain  qu'en  d'autres  temps  et  avec  d'autres  hommes  cette 
politique  avait  les  plus  grandes  chances  de  réussir.  Le  Pape  avait 
parfaitement  raison  de  penser  que  la  politique  d'opposition  conser- 
vatrice n'aboutirait  à  rien.  A  l'époque  du  fameux  toast  du  cardinal 
Lavigerie,  c'est-à-dire  en  1890,  elle  était  plus  loin  que  jamais  du 
succès. 

Le  pays,  après  de  longues  hésitations,  était  devenu  presque  tout 
entier  républicain,  républicain  de  conviction,  d'habitude,  de  résigna- 
tion ou  d'intérêt.  Personne,  d'autre  part,  ne  soupçonnait  rien  encore 
des  effroyables  scandales  qui  éclatèrent  un  peu  plus  tard  et  qui  ache- 
vèrent de  déshonorer  un  régime  qui,  dominé  par  les  Juifs,  n'eut 
jamais  de  la  République  que  l'étiquette. 

Gomment  espérer,  dans  de  telles  conditions,  que  les  conservateurs, 
affaiblis  et  divisés,  auraient  plus  de  bonheur  ou  d'énergie  qu'en  i873, 
qu'au  16  mai  et  au  24  mai,  alors  qu'ils  étaient  les  maîtres  de  la  Cham- 
bre, les  maîtres  de  l'armée,  les  maîtres  du  personnel  administratif, 
les  maîtres  partout  ? 

La  politique  du  ralliement  n'en  a  pas  moins  été  une  tentative  ab- 
solument vaine,  et  les  catholiques  les  plus  soumis  et  les  plus  respec- 
tueux de  la  parole  du  Saint-Siège  sont  obligés  de  s'avouer  à  eux- 
mêmes  que  c'est  à  l'heure  actuelle  une  expérience  définitivement 
condamnée. 


698  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

La  responsabilité  de  cet  échec  incombe,  d'ailleurs,  bien  moins  à 
Léon  XIII  qu'aux  hommes  qui  furent  les  dépositaires  et  les  metteurs 
en  œuvre  de  sa  pensée. 

En  Allemagne,  pour  mener  la  lutte  contre  Bismarck  et  Falk,  il 
avait  trouvé  des  Windthorst,  des  Mallinckrodt,  des  Reichensperger, 
des  Lieber  ;  pour  combattre  en  France  les  représentants  des  Loges, 
il  n'eut  à  sa  disposition  que  des  orateurs,  dont  quelques-uns,  sans 
doute,  avaient  un  grand  talent  de  parole,  mais  qui  ne  possédaient 
aucune  des  qualités  de  l'homme  d'Etat,  et  qu'un  long  passé  de  poli- 
tique royaliste  avait  complètement  démonétisés  aux  yeux  des  répu- 
blicains sincères. 

Le  chef  de  l'Eglise  ne  fut  pas  plus  heureux  avec  ses  collaborateurs 
du  haut  clergé.  Ils  font  triste  figure,  en  effet,  à  quelques  nobles 
exceptions  près,  nos  évêques  courtisans  du  pouvoir,  nommés  la 
plupart  du  temps  grâce  à  des  influences  suspectes,  à  côté  de  ces 
confesseurs  de  la  foi  qui  s'appelaient  Ledochowski,  Melchers,  Mar- 
tia,  Eberhard,  et  qui  étaient  toujours  prêts  à  affronter  la  prison  ou 
l'exil. 

Ce  sont  ces  raisons,  avec  quelques  autres,  qui  expliquent  le  piteux 
avortement  de  ce  groupe  des  ralliés  qui,  après  avoir  essayé  de  se 
raUier  à  Gonstans  en  1893,  au  moment  de  la  période  électorale,  en 
fut  réduit  à  se  jeter  dans  les  rangs  du  troupeau  dont  Méline  était 
le  berger,  pour  avoir  encore  un  soupçon  d'attitude  et  une  ombre 
d'influence... 

La  figure  du  Pape  qui  vient  de  mourir  n'en  restera  pas  moins  une 
belle  et  sereine  figure. 

Dans  le  domaine  de  la  politique,  pour  les  choses  qui  touchent  à 
la  terre,  il  a  pu  se  tromper  ou  être  trompé.  Quand  il  a  agi  comme 
chef  de  l'Eglise,  quand  il  a  élevé  la  voix  pour  rappeler  les  hommes 
à  l'observation  de  quelque  grande  loi  morale  méconnue,  il  a  parlé 
au  nom  de  la  Vérité  éternelle,  il  a  été  le  successeur  infaillible  des 
apôtres. 

Il  s'est  montré,  on  peut  le  dire,  l'égal  des  plus  grands  Papes  et 
des  plus  grands  hommes,  le  vieillard  qui  a  osé,  a  notre  époque 
d'argent,  flétrir  l'usure  et  le  vol,  le  «  monopole  du  travail  et  des 


COMMENT    FAUT-IL    JUGER    LÉON    Xlll  699 

effets  de  commerce  »,  plaindre  les  classes  inférieures  qui  se  trouvent 
«  dans  une  situation  d'infortune  et  de  misère  imméritée  »  et  blâmer 
ouvertement  les  mauvais  riches  qui  «  imposent  un  joug  presque 
servile  à  Tinfinie  multitude  des  prolétaires  ». 

Les  cuistres  ont  beau  ricaner  :  quand  de  telles  paroles  tombent 
de  la  chaire  de  Saint- Pierre,  elles  tombent  de  haut,  et  le  bruit  de 
leur  chute  a  sa  répercussion  profonde  dans  l'univers. 

Le  Pape  qui  les  a  prononcées  fut  un  grand  esprit  en  même  temps 
qu'un  grand  cœur.  Il  était  de  la  génération  et  de  la  race  de  ces  vieil- 
lards étonnants  qui,  comme  Bismarck  et  Gladstone,  exercèrent  sur 
le  monde  une  sorte  de  royauté  morale.  Il  les  égalait  par  les  facultés 
de  rintelligence  ;  mais  il  les  surpassait  tous,  de  l'autorité  morale 
que  lui  donnait  ce  magistère  que  les  siècles  semblaient  avoir  con- 
sacré   » 

40  Paul  de  Cassagnac.  —  «  Il  n'y  a  plus  rien  à  dire  sur  Léon  XIII, 
au  point  de  vue  du  sentiment. 

Les  quinze  jours  d'agonie  ont  permis  aux  journaux  d'épuiser  tout 
ce  qui  pouvait  avoir  un  intérêt  personnel. 

Et  on  a  été  unanime,  même  dans  les  partis  hostiles  au  catholi- 
cisme, pour  admirer  la  longue  lutte,  la  lutte  sereine  de  ce  vieillard, 
contre  un  trépas  jugé  presque  inévitable  dès  le  premier  jour,  et  qui 
nous  met  tous  en  deuil. 

L'intrépide  et  lumineuse  intelligence  a  éclairé  sa  fin,  d'une  façon 
incomparable,  sublime. 

Mais  si  tout  a  été  dit  au  sujet  de  l'homme,  du  Pontife,  tout  reste 
à  dire  au  point  de  vue  politique.  Et  l'angoissant  problème  se  pose  : 

Quelle  sera  la  politique  de  Rome,  demain  ? 

Nous  allons  l'examiner  et,  pour  cela,  il  nous  faut  examiner  ce 
qu'était,  hier  encore,  cette  politique,  afm  de  deviner  ce  qu'elle  devra 
être. 

Le  passé  seul  peut  éclairer  l'avenir. 

La  mort  de  Léon  XIII  amènera  peut-être  et  même  probablement 
une  modification  dans  la  politique  de  Rome  à  l'égard  du  gouverne- 
ment de  la  République. 


700  PONTIFICAT    DE    LÉON    XlII 

Il  est  rare,  en  effet,  que  le  successeur  suive  la  voie  ouverte  par 
le  prédécesseur. 

On  Ta  vu  au  cours  du  règne  de  Léon  XIII,  lequel  a  été  le  contre- 
pied  du  règne  de  Pie  IX. 

Et  nous  n'étonnerons  personne  en  affirmant  que,  de  ces  deux 
Papes,  tous  deux  grands  par  des  qualités  différentes,  c'est  Pie  IX 
qui  a  nos  préférences. 

Nous  avons  toujours  préféré  les  caractères  résolus  aux  caractères 
habiles,  la  résistance  à  la  flexibilité. 

Les  intransigeances  auxquelles  Pie  IX  dut  se  résoudre  nous 
plaisent  plus  que  les  combinaisons  dont  Léon  XIII  était  coutu- 
mier. 

D'autant  que  ces  combinaisons  n"ont  pas  précisément  été  heu- 
reuses pour  notre  pays,  il  faut  avoir  le  courage  et  la  franchise  de  le 
reconnaître. 

En  ce  qui  concerne  la  France,  la  politique  du  Saint-Père  a  totale- 
ment échoué. 

On  peut  en  constater  le  navrant  résultat,  en  voyant  qu  à  toutes 
les  avances,  à  toutes  les  concessions,  à  tous  les  abandons,  c'est  la 
haine,  la  persécution,  la  pensée  sectaire  qui  ont  répondu. 

Il  n'est  point  d'arguties  capables  de  démontrer  le  contraire. 

Le  résultat  est  là,  brutal. 

Plus  la  papauté  a  fait  d'avances  à  la  République,  plus  celle-ci 
s'est  montrée  insolente  et  atroce. 

La  conclusion  de  la  politique  du  ralliement,  c'est  la  dissolution 
des  congrégations,  leur  proscription,  leur  spoliation,  leur  exil  et  la 
fermeture  des  dernières  écoles  catholiques. 

C'est-à-dire  que  la  politique  papale  n'eût  pas  produit  un  effet 
plus  meurtrier  pour  l'Eglise  si  elle  avait  été  hostile  à  la  République, 

Franchement,  il  est  cruel  d'en  arriver  là,  quand  on  a  tout  fait  en 
vue  d'obtenir  la  sympathie  et  la  reconnaissance  ! 

L'idée  première  de  cette  fatale  politique  du  ralliement,  qui  a 
désorganisé,  presque  détruit  l'opposition  monarchique  en  France, 
et  nous  a  livrés,  désarmés,  à  la  franc-maçonnerie  républicaine,  ne 
saurait  être,  sans  injustice,  imputée  à  Léon  XIII. 


COMMENT    FAUT-IL    JUGlîK    LÉON    XIII  701 

Nous  Tavons  vu  naître  et  nous  en  avons  suivi  les  développements, 
dès  son  début. 

Elle  est  rœuvre  de  quelques  anciens  royalistes,  qui  trouvaient 
un  peu  trop  longue  l'attente  indéfinie  de  la  royauté,  et  qui  ont  fait 
le  rêve  étonnant  de  s'accommoder  de  la  République,  de  s'y  installer, 
pour  leur  propre  avantage. 

C'était  purement  et  simplement  une  désertion. 
Ils  passaient  à  l'ennemi. 

Et  alors,  ils  allèrent  voir  le  Pape  et  lui  persuadèrent  que  le  meil- 
leur moyen  de  s'emparer  de  la  République  et  de  la  diriger,  c'était 
de  s'y  introduire  avec  armes  et  bagages. 

Le  procédé  n'était  pas  précisément  nouveau  et  l'idée  en  fut  déve- 
loppée, il  y  a  déjà  longtemps,  par  le  divin  Homère,  à  l'occasion  du 
cheval  de  bois,  devant  Troie. 

Mais  nos  Ulysses  y  eurent  pleine  confiance,  et,  cette  confiance, 
ils  la  firent  partager  à  Léon  XIII,  dont  le  grand  âge,  quoi  qu'on  dise, 
n'avait  pas  aiguisé  la  vue  et  que  renseignaient,  avec  une  inexactitude 
extraordinaire,  toute  une  série  de  Nonces,  plus  surprenants  les  uns 
que  les  autres,  par  leur  incapacité. 

En  un  mot,  le  Pape  n'a  jamais  su  exactement  ce  qui  se  passait  en 
France. 

Jamais  il  n'a  été  mis  à  même  d'apprendre  la  triste  et  poignante 
vérité,  à  savoir,  ainsi  que  le  disait  un  vailiant  évêque,  que  nous 
étions  non  pas  en  République,  mais  en  franc-maçonnerie. 

Le  Pape  a  été  odieusement  trompé,  et  par  les  ralliés,  qui  vou- 
laient s'accommoder  du  régime  républicain,  et  par  ses  représentants 
officiels,  qui  ignoraient  tout  et  ne  voyaient  rien,  et  particulièrement 
par  son  premier  ministre,  le  cardinal  Rampoila. 

Assurément,  au  point  de  vue  théorique,  le  ralliement  à  la  Répu- 
blique pouvait  se  défendre,  mais  à  la  condition  formelle  qu'elle  nous 
donnât  préalablement  des  gages  de  sa  bienveillance  et  de  sa  sin- 
cérité . 

Ce  n'est,  en  effet,  que  dans  les  cas  suprêmes,  quand  on  se  sent 
perdu,  après  une  défaite  irréparable,  qu'on  se  rend  à  discrétion. 


702  PONTIFICAT    DE   LÉON    XllI 

Or,  le  ralliement  n'avait  pas  eu  la  prudence  vulgaire  d'exiger  le 
moindre  gage,  de  dicter  la  plus  modeste  condition. 

Il  se  rendait  à  Discrétion,  répétons  le  mot,  abandonnant  le  dra- 
peau, et  sans  réclamer  Thonneur  suprême  de  Tofficier  malheureux, 
mais  glorieux,  qui  est  de  conserver  ses  armes. 

On  se  confiait  à  la  République,  et  on  comptait  sur  sa  gratitude. 

Vous  avez  vu  ce  qu'il  en  est  advenu. 

Les  ralliés  ont  rencontré  un  mépris  insolent,  et  la  porte  de  la 
maison  leur  a  été  grossièrement  fermée  au  nez. 

C'est  que  les  républicains  d'origine  ne  tenaient  pas  du  tout  à  par- 
tager les  profits  et  les  honneurs,  avec  ces  nouveaux  venus  en  qui  ils 
n'avaient  qu'une  médiocre  confiance. 

La  tentative  du  ralliement  n'aura  produit  que  l'exaspération  du 
parti  républicain  contre  ces  monarchistes  plus  ou  moins  déguisés, 
qui  avaient  l'outrecuidante  prétention  de  l'absorber  et  de  se  substi- 
tuer à  lui. 

Nous  nous  sommes  opposé  résolument  à  cette  politique  d'impré- 
voyant et  téméraire  abandon. 

Et  nous  en  recueillons  aujourd'hui  l'honneur,  qui  est  la  récom- 
pense de  toutes  les  fidélités. 

Nous  disions  que  Léon  XIII  avait  été  trompé  sans  cesse  sur  le 
véritable  état  de  la  France. 

C'est  malheureusement  vrai. 

Ainsi,  on  se  garda  bien  de  lui  faire  connaître  que,  sur  beaucoup 
de  points  essentiels,  nous  avions  partagé  et  même  devancé  sa  ma- 
nière de  voir. 

N'avions-nous  pas,  en  effet,  eu  la  conception,  ainsi  que  lui,  d'une 
République  ralliant  toutes  les  bonnes  volontés,  suscitant  tous  les 
sacrifices  patriotiques,  toutes  les  généreuses  concessions,  lorsque, 
sous  le  nom  de  V  Union  conservatrice ^  nous  ne  demandions,  pour 
cesser  notre  opposition  au  régime,  pour  désarmer,  pour  abandonner 
toute  revendication  chère  à  notre  cœur,  que  les  gages  nécessaires  à 
la  tranquillité  de  notre  conscience  ? 

N'avons-nous  pas,  en  ce  temps-là,  écrit  cent  fois  et  affirmé  autant 
de  fois  à  la  tribune  du  Parlement,  nous  qu'on  a  appelés  les  «  réfrac- 


I 


COMMENT    FAUT-IL    JUGISK    LÉON    XUI  703 

taires  »,  que  si  Ton  nous  accordait  la  liberté  religieuse,  nous  accep- 
terions la  régime  républicain,  quelque  odieux  et  répugnant  qu'il 
nous  ait  toujours  paru  ? 

Est-ce  que  cette  Union  conservatrice,  si  injustement,  si  sottement 
décriée  depuis,  n'était  pas  le  plus  admirable  terrain  d'entente  entre 
tous  les  partis  politiques,  puisque  pour  s'y  grouper  et  s'y  unir,  on 
n'exigeait  qu'une  chose,  la  liberté  religieuse? 

C'était  sacrifier  noblement  nos  préférences  politiques  à  notre  foi 
chrétienne. 

Que  pouvait-on  demander  de  plus  à  un  catholique,  à  un  bon 
Français,  à  un  patriote  ? 

Ces  gages  de  la  loyauté,  de  la  sincérité  de  la  République,  nous  les 
réclamâmes  en  vain  aux  cabinets  Rouvier  et  Méline,  que  nous  avions 
loyalement  soutenus. 

On  nous  les  refusa. 

Et  il  ne  nous  convint  pas  de  pousser  la  générosité  jusqu'à  la 
duperie. 

Ce  qui  est  arrivé,  d'ailleurs,  aux  ralliés,  qui  n'avaient  rien  de- 
mandé, eux,  et  qui  s'étaient  follement  rendus  à  l'ennemi,  ne  nous 
fait  pas  regretter  d'avoir  pris  nos  précautions  alors. 

Gela  nous  épargne  l'aveu  que  nous  nous  sommes  grossièrement 
trompés,  et  un  retour  piteux  d'où  nous  serions  allés. 

L'essai  loyal  de  la  République,  nous  l'avions  donc  tenté  nous- 
mêmes  et  avant  Léon  XIIL 

Il  ne  nous  avait  pas  réussi,  et  cela  nous  dispensa  de  participer  à 
un  second,  qui  a  plus  mal  tourné  encore,  puisqu'il  a  amené  le  dé- 
chaînement féroce  que  l'on  sait. 

La  politique  du  ralliement  aura  été  fatale  à  la  France  conserva- 
trice ;  elle  l'aurait  même  à  jamais  perdue,  si  la  persécution  déchaînée 
par  la  République  n'eut  ressuscité,  plus  forte  et  plus  puissante 
qu'auparavant,  l'opposition  à  ce  régime  néfaste. 

Que  la  persécution  en  soit  bénie  ! 

Les  bourreaux  ont  heureusement  réparé  les  fautes  des  politiciens. 

Que  sera  la  politique  du  nouveau  Pape  ? 

Nous  n'en  savons  rien  et  n'avons  point  la  prétention  de  le  deviner. 


704  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Mais  il  y  a  de  grandes  probabilités  pour  que,  ayant  à  choisir  entre 
la  politique  de  Pie  IX,  qui  résistait,  et  la  politique  de  Léon  XIII, 
qui  négociait,  le  Pape  de  demain  aille  du  côté  de  la  résistance,  la 
résistance  ayant  été,  en  tout  temps,  aussi  féconde  que  la  capitulation 
avait  été  stérile. 

Cette  résistance,  qui  nous  a  fait  défaut  jusqu'à  ce  jour,  nous  la 
souhaitons,  nous  l'espérons. 

La  lutte  est  vaine,  la  bataille  est  perdue  d'avance,  quand  le  chef 
suprême  ne  se  met  pas  résolunjent  à  la  tête  des  soldats.  » 

^^  Fonsegrive  et  Brunetière. —  Georges  Fonsegrive,  alias  Ives  Le 
Querdec,  est  un  professeur  de  philosophie  universitaire,  un  directeur 
de  Revue  bimensuelle,  un  auteur  considérable  et  considéré.  Pour 
en  bien  parler,  il  faudrait  une  longue  étude  ;  nous  en  dirons  qu'un 
mot. 

Comme  auteur,  Georges  Fonsegrive  touche  aux  difficultés  de  la 
vie  contemporaine  ;  comme  romancier,  il  anticipe  sur  les  solutions  à 
venir  en  exposant,  comme  accompHes,  les  réformes,  objet  de  ses 
vœux.  Dans  son  enseignement  positif  et  dans  ses  solutions  imagi- 
naires, sur  des  terrains  peu  connus,  il  va  de  l'avant  et  peut  n'avoir 
pas  mis  toujours  le  pied  sur  le  solide  :  Honni  soit  qui  mal  y  pense  ; 
mais  le  caractère  de  ses  idées  conjecturales,  c'est  de  permettre  la 
dissidence  et  de  comporter  l'opposition.  Sans  soulever  aucun  dçbat, 
il  nous  paraît  que  l'auteur  en  son  libre  examen,  s'il  ne  nie  pas  même 
implicitement  la  divinité  du  christianisme,  admet  formellement  la 
licite,  au  moins  logique,  du  contraire.  Dès  lors,  le  Pape  n'est  plus  le 
gouverneur  de  l'humanité  ;  il  n'est  qu'un  directeur  semi-obligatoire, 
semi- facultatif,  dont  le  rôle  est  de  donner  des  directions,  utiles  sans 
doute,  mais  dont  on  peut  négliger  le  conseil.  C'est  l'idée  qui  paraît, 
ressortir  d'un  article  de  la  Quinzaine  sur  Léon  XIII  ;  en  voici  les 
dernières  pages. 

«  Un  autre  point  de  la  politique  française  de  Léon  XIIÏ,  est  le  rallie- 
ment; et,  ici  encore,  il  paraît  avoir  subi  un  échec.  On  ne  saurait  con- 
tester que  s'il  a  espéré  voir  lui-même  le  triomphe  de  ses  idées,  son 
espérance  humaine  a  été  déçue.  Comme  homme  donc,  il  aurait 
échoué  puisqu'il  n'a  pas  vu  le  succès  qu'il  espérait  ;  mais  comme 


COMMENT    FAtT-lL    JUGER    LÉON    XIII  705 

Pape  il  n'a  pas  échoué.  Les  germes  qu'il  a  jetés  lèveront,  quedis-je? 
ils  ont  levé  déjà  et  leur  sève  fructifiera.  Léon  XIII  a  nettement  sé- 
paré la  cause  du  catholicisme  en  France  et  la  cause  de  la  monarchie 
et  de  tous  les  «  anciens  partis  ».  —  Les  monarchistes,  les  membres 
des  vieux  partis,  n'ont  pas  obéi  —  et  le  pouvaient-ils  ?  —  ils  ont 
rendu  momentanément  stérile  le  geste  pontifical,  ils  ont  ameuté 
toutes  les  forces  anticatholiques,  les  ont  excitées  aux  violences  où 
les  portaient  déjà  leur  instinct,  et  il  semble  que  dans  le  Kulturkampf 
français  actuel  les  républicains,  les  démocrates  catholiques,  voire  les 
ralliés  loyaux  et  sincères  n'ont  plus  de  place  marquée  ni  aucun  rôle 
à  tenir.  L'avenir  semble  appartenir  aux  réactions  violentes,  au  sabre 
sauveur  que  tant  de  gens  -  insensés  —  acclament  du  fond  troublé 
par  leurs  espérances.  Ce  sont  là  des  apparences. 

Malgré  tout,  la  seule  organisation  catholique  qui  ait  pu  vivre, 
VAction  libérale  populaire,  dirigée  par  M.  Piou,  s'est  placée  sur  le 
terrain  constitutionnel.  Quel  que  soit  l'état  d'esprit  de  quelques-uns 
de  ses  membres  ou  de  ses  chefs  même,  elle  ne  vit  et  ne  peut  se 
maintenir  que  sur  le  terrain  indiqué  par  Léon  XIII.  Dans  ses  rangs, 
un  grand  nombre  de  jeunes  gens  sont  ouvertement,  franchement, 
nettement  démocrates  et  républicains.  Surtout  ils  se  proclament  tous 
des  Ubéraux  et  ils  affirment  en  toute  occasion  que,  le  jour  oCi  le 
pouvoir  leur  incomberait,  ils  laisseraient  à  leurs  adversaires  d'au- 
jourd'hui toutes  les  libertés  qu'ils  réclament  pour  eux-mêmes,  et  que 
protestants,  juifs  et  hbres  penseurs  seraient  assurés  de  la  liberté  et 
de  la  juste  protection  des  lois. 

Qu'une  telle  organisation  ait  pu  se  former  chez  les  catholiques  ;  que 
des  prélats,  aussi  opposés  de  tempérament  et  même  d'esprit  que 
Mgr  Turinaz,  par  exemple,  et  Mgr  Delamaire,  puissent  la  recom- 
mander tous  les  deux  également,  c'est  là  un  fait  d'extrême  impor- 
tance et  que  seules  les  directions  pontificales  ont  rendu  possible.  Si 
les  catholiques  arrivent,  comme  ils  arriveront  tôt  ou  tard,  à  dissi- 
per le  voile  épais  de  noirs  préjugés  accumulés  sur  leur  nom  par  les 
habiles,  s'ils  arrivent  à  se  faire  connaître  pour  ce  qu'ils  sont  en  réa- 
lité, pour  les  amis  véritables  du.  bien  public^  de  la  liberté  de  tous,  de 

la  justice  pour  tous,  de  la  civilisation  lumineuse,  bienfaisante  et 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xLiv  45 


706  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

progressive,  c'est  à  Léon  XIII,  à  sa  politique  qu'ils  le  devront.  Il 
vaut  mieux,  pour  l'avenir  même  de  la  religion  dans  ce  pays,  que 
nous  soyons  des  libéraux  vaincus  que  des  despotes  victorieux.  Le 
despotisme  est  éphémère,  et  la  justice  seule  fait  les  gouvernements 
durables.  La  Belgique  nous  en  donne  un  exemple  éloquent. 

Dans  le  caveau  provisoire  où  il  va  dormir  un  an,  au  milieu  des 
princes  de  la  basilique  vaticane,  en  face  de  la  Confession  de  Pierre, 
le  grand  Pontife  que  nous  avons  admiré,  aimé,  va  subir  les  inévita- 
bles outrages  de  la  corruption.  L'esprit  qui  l'animait  ne  périra  pas. 
Quel  que  soit  l'élu  qui  sortira  du  conclave,  il  mettra  sans  doute  sa 
manière  à  ses  actions,  il  leur  imprimera  son  style,  il  ne  changera 
pas  sensiblement  la  direction  de  la  barque  mystérieuse.  C'est  qu'il 
l'oriente  sur  la  même  étoile.  Et  les  cardinaux,  quelles  que  puissent 
être  leurs  ambitions  personnelles  et  leurs  faiblesses  humaines,  ne 
penseront  dans  leur  choix  qu'aux  grands  intérêts  de  l'EgUse  et  de  la 
Papauté. 

Comme  Pie  IX  et  comme  Léon  XIIÏ,  le  futur  Pontife  s'enfermera 
dans  le  Vatican.  Il  ignorera  le  Quirinal  comme  le  Quirinal  l'ignorera. 
Il  attendra  les  protestations  qui,  probablement,  ne  viendront  pas. 
Et  il  maintiendra  le  non  expedit  jusqu'au  temps  où  se  produiraient 
des  circonstances  nouvelles. 

Il  ne  donnera  pas  le  coup  de  frein  que  plusieurs  espèrent  et  qui 
arrêterait  net  le  développement  de  l'esprit  scientifique  dans  l'EgHse. 
Quelles  que  soient  ses  tendances  présentes,  l'élévation  de  sa  charge 
lui  découvrira  l'étendue  de  ses  responsabilités.  Et  l'Esprit  de  vérité 
l'assistera.  Il  pourra  avertir  les  imprudents,  ralentir  l'allure  des  au- 
dacieux, il  n'entravera  ni  la  marche  ni  le  courage.  Le  progrès  des 
méthodes,  l'assurance  tranquille  qu'inspire  à  tout  savant  l'observa- 
tion de  la  loi  de  la  division  du  travail,  finiront  par  imposer  le  respect 
à  ceux-là  mêmes  qui  seraient  tentés  de  pousser  à  des  imprudences. 
Car  il  y  a  des  témérités  de  droite  qui  ne  sont  pas  moins  funestes  que 
celles  de  gauche. 

Vis-à-vis  de  la  France  on  ira,  comme  l'Eglise  a  toujours  fait, 
jusqu'à  l'extrême  limite  des  concessions.  Il  semble  qu'on  y  soit  déjà. 
Arrivée  à  ce  point,  Rome  fera  entendre  l'invincible  non  possumus. 


COMMENT    FAUT-IL    JUGEK    LÉON    XIII  707 

Léon  XIII  et  le  cardinal  Rampolla  l'auraient  fait,  l'ont  fait,  comme 
le  feront  leurs  successeurs.  Cependant  la  cour  romaine  ne  favori- 
sera pas  les  intrigues  monarchiques  ou  césariennes.  Elle  ne  fera  rien 
contre  la  constitution  ni  contre  la  République.  L'Encyclique  de  1892 
gardera  force  de  loi.  Les  catholiques  républicains,  voire  démocrates, 
ne  pourront  plus  être  anathématisés  au  nom  de  la  religion. 

Tant  que  notre  pays  s'adonnera  à  sa  politique  anticatholique,  Rome 
ne  pourra  évidemment  pas  songer  à  faire  à  la  France  aucune  faveur, 
ni  à  soutenir  nulle  part  notre  diplomatie  ;  elle  aura  peut-être  de  la 
peine  à  nous  maintenir  nos  protectorats.  Mais  Rome  non  plus  ne 
fera  rien  sans  nous.  Ne  craignons  pas  qu'un  cardinal  acquis  à  l'Alle- 
magne, devenu  Pape,  mette  l'Eglise  au  service  du  kaiser  allemand. 
L'Eglise  n'est  au  service  de  personne,  elle  n'est  qu'au  service  des 
âmes .  La  Papauté  ne  peut  travailler  à  abaisser  ou  à  détruire  la 
France-  Regardez  la  carte  d'Europe  :  la  Russie  est  schismatique, 
l'Italie  est  en  lutte  aiguë  avec  la  papauté,  l'Angleterre  est  anglicane, 
l'Autriche-Hongrie  est  à  la  veille  des  catastrophes  ;  en  dehors  de  la 
France,  où  la  papauté  pourrait-elle  espérer  un  point  d'appui  ?  Serait- 
ce  en  Espagne  ou  en  Portugal  ?  Inutile  de  répondre.  Reste  l'Allema- 
gne. Mais  l'Allemagne  est  luthérienne,  l'Empire  fait  à  cette  heure 
des  coquetteries  au  sacerdoce,  mais  cet  empire  est  hérétique  ;  on  n'a 
oublié  au  Vatican  ni  le  Kulturkampf  de  Bismarck,  ni  l'irruption  in- 
solite et  insolente  du  prince  Henri  de  Prusse  ù  l'audience  pontificale. 

L'esprit  de  la  France  est  un  esprit  catholique,  tous  les  intérêts  de 
la  France  sont  des  intérêts  cathoHques  ;  quels  que  soient  ses  gouver- 
nants, la  France  demeure  la  grande,  la  seule  nation  catholique. 
C'est  son  originalité  dans  le  monde  et,  bien  que  nous  l'oubliions 
trop,  une  des  raisons  de  son  ascendant.  Du  haut  de  la  colline  du 
Vatican,  la  Papauté  découvre  trop  bien  l'échiquier  européen  pour  ne 
pas  voir  que  tout  affaiblissement  de  la  France  risquerait  un  jour 
d'être  dommageable  à  l'Eglise  même.  Le  successeur  de  Léon  XIII, 
ici  comme  en  tout  le  reste,  suivra  la  politique  de  Léon  XIII.  Cette 
politique  n'a  pas  échoué,  elle  ne  pouvait  échouer,  là  même  où  elle 
n'a  pas  réussi,  parce  qu'elle  était  la  politique  nécessaire.  C'est  aux 
mêmes  nécessités  qu'obéira  le  successeur,  quel  qu'il  soit,  de  Léon  XIII. 


708  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

Il  voudra  la  vie  du  Christ  dans  les  âmes,  la  vie  des  âmes  dans  le 
Christ  et  par  le  Christ,  c'est  pourquoi  il  voudra  la  vie  de  TEglise  et 
il  usera  de  toutes  les  ressources  humaines  pour  maintenir  Tascen- 
dant  de  la  papauté.  Ce  n'est  pas  un  règne  qui  se  termine  et  un  autre 
qui  va  commencer,  c'est  une  histoire  qui  se  développe,  une  vie  qui 
se  continue.  » 

6°  La  Revue  des  Deux-Mondes.  —  L'académicien  Brunetière,  pro- 
fesseur émérite,  directeur  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  est  un 
personnage  encore  plus  grand  que  Fonsegrive  :  c'est  un  oracle. 
Ferdinand  Brunetière,  c'est  la  Sibylle  de  Cumes,  la  Pythie  de  Delphes, 
la  voix  des  chênes  de  Dodone  ;  il  a  sur  elles  un  avantage,  il  se  mobi- 
lise. Vous  l'entendez  à  Londres,  à  Paris,  à  Rome^  à  Vienne,  à 
New-York,  et,  sans  doute,  bientôt  à  Saint-Pétersbourg  et  à  Pékin. 
Comme  l'oracle,  il  a  un  petit  défaut  :  il  n'est  pas  toujours  absolu- 
ment clair.  Dans  ses  discours  vous  voyez  fort  bien  son  courage  à 
soutenir  ses  doctrines  ;  seulement,  il  ne  paraît  pas  toujours  bien 
savoir  en  quoi  elles  consistent.  Molière,  au  besoin,  nous  apprend  que 
ce  défaut  de  clarté  n'est  qu'un  défaut  d'intelligence,  et,  pour  dire  la 
chose  crûment,  que  cela  tient  à  la  grossièreté  des  esprits.  Nous  re- 
fusons de  le  croire;  mais,  avec  ou  sans  lunettes,  nous  ne  voyons 
pas  toujours  bien,  ni  la  trame,  ni  même  le  fil  de  ses  discours.  — 
Ceci  dit,  voici  un  passage  d'un  article,  non  signé,  de  la  Revue  des 
Deux-Mondes  sur  Léon  XIIL 

En  tête  de  la  Revue  des  Deux-Mondes  un  article  non  signé,  mais 
dont  l'auteur  a  été  vite  reconnu,  retrace  les  grandes  lignes  de  l'œuvre 
accomplie  par  Léon  XIIL  Voici  un  passage  de  cette  étude  remarqua- 
ble : 

«  Vivre  en  société,  telle  est  la  vocation  de  l'être  humain.  Il  n'est  pas 
surprenant  qu'au  surlendemain  des  doctrines  du  dix-huitième  siècle 
sur  l'état  de  nature,  l'Eglise  ait  spécialement  affecté  de  remettre  en 
honneur  le  lien  social.  Léon  XIII,  qui  semble  avoir  fait  de  ce  soin 
son  principal  labeur .  acheminait  ainsi  les  fidèles,  non  seulement 
vers  des  conclusions  économiques,  qui  s'efforçaient  de  ramener  l'har- 
monie entre  le  capitafiste  et  le  travailleur,  mais  aussi,  et  par  une 
marche  analogue^   vers  des  conclusions  politiques.  Pie  IX  s'était 


COMMENT    FAUT-IL    JUGER    LÉON    XIII  709 

donné  pour  tâche,  en  des  actes  retentissants,  de  défendre  l'Eglise 
contre  ce  qu'elle  appelait  les  empiétements  de  la  société  civile. 
Léon  XIII  voulut  défendre  la  société  civile  contre  les  périls  dont  elle 
était  à  son  tour  menacée  et  que  parfois  elle  semblait  créer  elle-même 
contre  elle-même.  On  pouvait  tirer  des  enseignements  de  Pie  IX  la 
théorie  de  ce  que  ri  est  pas  TEtal,  et  de  ce  que  ne  peut  pasTEtat  et 
de  ce  que  ne  doit  pas  l'Etat;  les  enseignements  de  Léon  XIII,  non 
moins  inspirés  par  la  théologie  traditionnelle,  expliquèrent  ce  qu'est 
VEtat^  ce  qu'il  peut,  ce  qu'il  doit  ;  et,  de  part  et  d'autre,  on  reconnut 
la  même  doctrine;  mais  elle  était,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  différemment 
campée  ;  immuable  en  son  essence,  elle  avait,  d'un  règne  à  l'autre, 
changé  d'attitude,  non  de  contenu. 

Ce  qu'on  a  coutume  d'appeler  la  politique  de  Léon  XIII  fut,  en 
tous  pa^s,  la  suite  naturelle  de  cette  attitude  nouvelle.  Qu'en  1878 
il  s'adresse  à  Guillaume  I",  ou  bien,  en  1882,  au  président  Grévy, 
c'est  au  nom  de  la  société  civile,  autant  qu'au  nom  de  l'Eglise,  qu'il 
déplore  les  luttes  religieuses  entre  citoyens  d'un  môme  pays. 
Léon  XIII,  au  cours  de  son  long  pontificat,  ne  dénoncera  jamais  le 
mal  qu'un  Etat  fait  à  l'Eglise,  sans  dénoncer,  tout  ensemble,  le  mal 
que  se  fait  à  lui-même  cet  Etat;  et  les  Etats  apprirent  sans  cesse,  si 
d'aventure  ils  risquaient  de  l'ignorer,  que  Vmtégrité  du  Uen  social 
est  compromise  par  une  politique  de  Kulturkampf. 

Inversement,  parce  que  Léon  XIII  voulait  faire  de  la  force  reli- 
gieuse un  étai  pour  la  charpente  sociale,  et  parce  qu'il  ne  voulait 
point  permettre  que  le  facteur  religieux  devînt  un  diviseur,  il  prohi- 
bait tant  au  nom  des  intérêts  de  l'Eglise  qu'au  nom  des  intérêts  de 
la  société  civile,  l'immixtion  de  la  religion  dans  les  antagonismes  de 
partis.  Des  catholiques,  sous  toutes  les  latitudes,  prétendirent  con- 
naître mieux  que  lui  les  intérêts  de  l'Eglise  et  poursuivirent  une  po- 
litique dont  sa  sérénité  s'inquiétait  légitimement  ;  ce  fut  pour  lui  une 
amertume  prolongée,  dont  les  fidèles  de  Portugal,  d'Espagne,  de 
France,  reçurent  à  plusieurs  reprises  le  témoignage.  La  théorie  même 
de  la  bonne  ordonnance  sociale,  —  et  non  point  seulement  un  con- 
sidérant d'opportunité,  —  induisait  Léon  XIII  à  réclamer  des  catho- 
liques, «  tant  que  les  exigences  du  bien  commun  le  demanderaient  », 


710  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

l'acceptation  des  régimes  établis  ;  Fa-vantage  social,  encore  et  tou- 
jours, devenait  ainsi  pour  les  catholiques  le  motif  et  la  mesure  de 
leur  loyauté  catholique. 

Allant  plus  loin,  Léon  XIII  aimait  peu  les  partis  purement  con- 
fessionnels :  il  redoutait  que,  sous  leurs  enseignes,  la  religion  ne 
dessinât  des  lignes  de  démarcation  dans  la  société,  au  lieu  d'y  faire 
s'aplanir,  au  contraire,  un  terrain  d'union.  Le  rêve  qu'il  caressait 
volontiers  pour  la  France  était  celui  d'une  union  entre  les  catholi- 
ques et  tous  les  hommes  de  bonne  volonté,  «  naturellement  chré- 
tiens ».  Les  échecs  ou  les  succès  politiques  sont  éphémères  de  leur 
nature,  ils  peuvent  être,  les  uns  et  les  autres,  remis  en  question. 
Les  succès  intellectuels  sont  plus  durables  :  Léon  XIII,  en  mourant, 
eût  pu  se  rendre  ce  témoignage  qu'en  dépit  des  attaques,  des  malen- 
tendus et  des  mécomptes,  il  avait  toujours  recommandé  aux  catho- 
liques de  nouvelles  habitudes  d'esprit,  et  parfois  les  leur  avait 
victorieusement  inculquées. 

Il  les  avait  amenés,  lentement,  patiemment,  à  éconduire  en  pra- 
tique la  maxime  :  «  Qui  n'est  pas  pour  nous  est  contre  nous  »,  et  à 
s'assimiler  cette  autre  devise  :  «  Qui  n'est  pas  contre  nous  est  pour 
nous.  »  Il  leur  avait  sans  cesse  redit  les  prérogatives  et  rappelé  le 
caractère  respectable  du  pouvoir  civil,  et  cela  au  moment  même  où 
les  fidèles  de  l'EgHse,  persécutés  par  les  dépositaires  de  ce  pouvoir, 
risquaient  de  laisser  péricliter  en  leur  esprit  la  notion  de  l'autorité 
de  l'Etat.  Il  leur  avait  instamment  rappelé,  sous  toutes  les  latitudes, 
que  «  les  temps  leur  commandaient  de  travailler  à  la  tranquillité  pu- 
blique, et  pour  cela  d'observer  les  lois,  d'avoir  la  violence  en  horreur 
et  de  ne  pas  demander  plus  que  ne  le  permettent  l'équité  et  la  justice. 
Il  les  avait  enfin  conviés  à  l'initiative  dans  tous  les  domaines  de 
l'action  laïque  et  à  «  se  mettre  à  la  tête,  non  à  la  suite  des  autres  ». 
Ni  ombrageux,  ni  boudeur,  ni  perturbateur,  ni  frondeur,  ni  révolté, 
ni  retardataire  :  tel  doit  être  le  catholique  d'après  le  catéchisme  civique 
de  Léon  XIII. 

On  accusa  ce  catéchisme  d'opportunisme  :  ce  n'était,  en  réalité, 
qu'une  stricte  adaptation  des  principes  immuables  à  la  mobilité  des 
circonstances  ;  et  il  y  avait,  à  la  source  de  cette  politique,  une  foi  si 


COMMENT    A-T-ON    JLGÉ    LÉON    XIII  711 

intense  dans  l'harmonie  naturelle  des  deux  sociétés,  religieuse  et 
civile,  que  Léon  XIII  réussit  en  quelque  mesure  à  communiquer 
cette  foi  :  en  Allemagne,  il  atténua  les  suspicions  de  TEtat  contre 
l'Eglise  et  mena  Bismarck  tout  proche  de  Ganossa  ;  en  Russie,  il 
renoua  conversation  diplomatique  avec  un  chef  d'Etat  qui  était  en 
même  temf)s  un  chef  d'Eglise  ;  en  France,  si  l'on  y  veut  bien  regar- 
der de  près,  il  désarma  les  défiances  de  la  moitié  du  vieux  parti 
républicain.  » 


COMMENT    A-TON    JUGÉ    LÉON    XIII? 

Peu  de  jours  avant  la  mort  de  Pie  IX,  le  cardinal  Pecci,  camerlin- 
gue de  la  sainte  Eglise  romaine,  publia,  en  effet,  ces  deux  fameuses 
lettres  pastorales  qui  parurent,  dès  lors,  comme  la  préface  de  son 
règne  prochain.  Par  une  circonstance  remarquable,  elles  furent 
rendues  publiques,  l'une  à  la  veille  et  l'autre  au  lendemain  de  la 
mort  de  Pie  IX.  Déjà  elles  annonçaient  le  «  coup  »  de  barre  «  nou- 
veau »  qui  allait  être  donné  à  la  barque  de  saint  Pierre. 

Dans  l'une,  le  cardinal  Pecci  dénonçait  l'antagonisme  prétendu 
entre  l'Eglise  et  la  civilisation  :  «  Pour  ne  citer  qu'une  expression 
dont  on  fait  un  abus  répété,  qui  ne  sait,  disait-il,  qu'on  prononce 
partout  le  mot  de  «  civilisation  »,  en  prétendant  qu'il  existe,  entre 
elle  et  l'Eglise,  une  répugnance  intrinsèque  et  une  irréconciliable 
inimitié...  »  Et  il  défendait  l'Eglise  d'être  l'ennemie  du  progrès.  En 
outre,  le  prélat  abordait  sans  crainte  les  «  questions  sociales  »,  qui 
furent  l'une  de  ses  préoccupations  constantes.  Il  prenait  la  défense 
des  classes  pauvres  et  laborieuses,  il  s'élevait  contre  la  «  loi  d'airain  », 
proclamée  alors  par  la  terrible  logique  des  théoriciens  allemands. 

Dans  l'autre  document,  le  prélat  dénonçait  les  polémiques  violen- 
tes, les  paroles  impies,  les  mots  irréparables,  les  guerres  sans 
victoires  décisives  et  toujours  grosses  de  funestes  lendemains.  Il 
disait,  en  une  formule  singulièrement  forte  :  «  Ne  recommençons 
pas  à  devenir  barbares,  même  lorsque  nous  nous  armons  avec 
fureur  pour  la  civilisation.  » 


712  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Ces  phrases  étaient  écrites  quelques  mois  après  la  publication  du 
«  Syllabus  ».  Dans  Tesprit  du  prochain  successeur  de  Pie  IX, 
étaient-elles  une  réponse,  ou,  du  moins,  un  commentaire  à  la  der- 
nfère  proposition  de  la  bulle  Quanta  Cura  :  «  11  n'y  a  pas  de 
conciliation  possible  avec  la  civilisation  de  notre  temps?  » 

Rome  a  eu,  à  toutes  les  époques,  de  ces  «  souplesses  »,  de  ces 
«  sagesses  »,  de  ces  «  retraites  »  victorieuses,  face  à  l'ennemi.  Quoi 
qu'il  en  soit,  à  cause  de  ces  dispositions  arrêtées  en  lui,  connues  dès 
lors  et  auxquelles  il  devait  rester  fidèle,  Léon  XIII,  sans  céder 
«  un  pouce  »  sur  les  prérogatives  de  l'Eglise  et  de  la  papauté,  a 
mérité  le  beau  nom  de  «  conciliateur.  » 

«  Il  est  pape,  écrivait  Gambetta,  aussitôt  après  l'élection  du  car- 
dinal Pecci,  et  le  nom  de  Léon  qu'il  a  pris  me  semble  du  meilleur 
augure  (dans  la  série  des  papes,  ceux  qui  ont  porté  le  nom  de  Léon 
passent  pour  des  politiques)  ;  je  salue  cet  événement  plein  de  pro- 
messes. Le  nouveau  pape  ne  rompra  pas  ouvertement  avec  les 
déclarations  et  les  traditions  de  son  prédécesseur  ;  mais  sa  conduite, 
ses  actes,  ses  relations  vaudront  mieux  que  ses  discours,  et  s'il  ne 
meurt  pas  trop  tôt,  nous  pouvons  espérer  un  mariage  de  raison  avec 
l'Eglise...  C'est  un  opportuniste  sacré.  » 

Tout  le  long  règne  tient  dans  ces  paroles  prophétiques,  —  ou,  si 
Ton  veut,  bien  informées. 

Léon  XIII,  non  par  un  vain  esprit  de  contradiction,  mais  par  une 
sage  interprétation  des  circonstances  nouvelles,  mit  la  volonté 
d'apaiser  là  où  d'autres  eussent  précipité  une  crise  sans  issue. 
L'Eglise, sous  sa  direction,  ne  se  souvint  plus  que  de  sa  «  patience  »... 
et  de  son  «  éternité  ». 

Il  n'avait  ni  passion,  ni  entêtement,  ni  rancune  ;  attaché  aux 
principes,  il  n'était  l'esclave  d'aucune  formule  ;  il  se  prêtait  aux 
combinaisons  ;  il  saluait  les  Républiques  naissantes  ;  il  écoutait  la 
plainte  des  démocraties  inquiètes  ;  il  tenait  tête  aux  puissants,  mais 
ne  rompait  jamais  et  ne  désespérait  jamais. 

Il  fut  le  Fabius  Gunctator  de  la  nouvelle  Rome  assiégée.  Avant  de 
mourir,  il  a  vu  le  succès  décisif  du  centre  catholique  allemand  :  sa 
douce  et  ferme  tactique  a  eu  raison,  après  trente  ans,  de  l'impétueuse 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XIlI  713 

offensive  des  promoteurs  du  Kulturkampf.  Belles  victoires  latines, 
obtenues  sans  effusion  de  sang  ! 

Aujourd'hui,  le  Conclave  se  prépare  à  lui  donner  un  successeur. 
Pendant  neuf  jours,  les  prières  vont  s'élever,  dans  tout  l'univers 
catholique,  pour  que  l'Esprit  saint  descende  sur  les  cardinaux  assem- 
blés et  inspire  leurs  votes. 

Que  ces  vieillards,  réunis  pour  une  gestation  solennelle,  méditent 
les  leçons  et  les  exemples  laissés  à  l'Eglise  par  l'homme  intelligent 
et  fin  qui  avait  vu  près  d'un  siècle  !  L'œuvre  n'est  pas  finie,  il  n'a 
pu  que  montrer  la  voie.  Il  faut  qu'elle  soit  parcourue  jusqu'au  bout. 

On  dit  que,  selon  les  traditions  de  l'Eglise  romaine,  les  papes  qui 
se  succèdent  sont,  autant  que  possible,  choisis  d'un  esprit  différent. 
Réelle  ou  non,  cette  règle  doit  fléchir  quand  un  intérêt  supérieur 
l'exige.  Or,  il  est  permis  de  penser  que  cette  Rome  pontificale  qui, 
selon  le  mot  de  Jules  Ferry  «  est  le  lieu  où  aboutissent  les  fils  les 
plus  nombreux  de  la  politique  générale  »,  a  encore  besoin  d'un 
pacificateur. 

Certes  les  circonstances  sont  bien  changées  depuis  l'avènement  de 
Léon  Xin.  Quand  il  prit  en  main  la  direction  des  affaires  pontifica- 
les, l'Eglise,  qui  voyait,  en  France,  un  protestant,  M.  Waddington, 
au  ministère  des  cultes,  était  en  rupture  déclarée  avec  l'Allemagne, 
en  rapports  difficiles  avec  la  Suisse,  la  Belgique,  la  Russie  et  même 
avec  l'Espagne  et  l'Autriche. 

Aujourd'hui,  les  relations  sont  partout  cordiales,  et  là  où  on  ne 
s'entend  pas,  du  moins  on  négocie  ;  les  documents  apostoliques  pa- 
raissent au  «  Livre  Jaune  ». 

Tous  les  chefs  d'Etat  de  l'univers  ont  attesté  leurs  sentiments  per- 
sonnels pendant  la  longue  et  vaillante  agonie  du  pape  Léon  XIIL 
On  a  même  dit  que  l'empereur  Guillaume  avait  songé  un  moment  à 
venir  à  Rome.  Peut-être  avait-il,  présente  à  l'esprit,  la  visite  rendue 
par  fempereur  Joseph  II  au  Conclave,  en  1769,  et  sa  fameuse 
réponse  aux  cardinaux  qui  l'interrogeaient  :  «  Elisez  un  pape  qui 
comprenne  le  ne  quid  nimis  et  qui  ne  pousse  pas  les  choses  à  l'ex- 
trême... » 

Quoi  qu'il  en  soit,  plus  que  jamais,  l'élection  du  pape  devient  une 


714  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

affaire  universelle.  D'ailleurs,  la  constitution  du  Conclave  indique 
qu'à  Rome  même  une  transformation  complète  s'est  produite.  Cha- 
teaubriand écrivait  encore,  en  1829  :  «  Que  les  cardinaux  étrangers 
assistent  ou  n'assistent  pas  au  Conclave,  cela  peut  convenir  plus  ou 
moins  à  la  dignité  des  cours  ;  mais  cela  est  du  plus  mince  intérêt 
pour  le  résultat  de  l'élection.  »  Singulier  ambassadeur  qui  se  consi- 
dérait, lui  et  les  siens,  comme  une  quantité  négligeable  I 

Il  est  vrai  qu'au  Conclave  qui  nomma  Pie  IX,  pas  un  étranger  ne 
prit  part  à  l'élection.  Mais,  en  1878,  au  Conclave  de  Léon  XIII, 
vingt-cinq  étrangers  votèrent,  et  ils  seront  aussi  nombreux  au 
Conclave  qui  va  s'ouvrir.  De  l'Amérique,  de  l'Australie,  les  cardi- 
naux lointains  sont  partis  pour  se  rendre  au  solennel  rendez- vous. 

Par  la  force  des  choses,  l'élection  du  pape  touche  à  des  intérêts 
de  plus  en  plus  complexes.  Rome  «  n'est  plus  »  dans  Rome;  elle 
est  (S  éparse  »  dans  le  monde. 

Donc,  plus  que  jamais,  le  siège  apostolique  a  besoin  de  sagesse, 
de  prudence,  de  tolérance.  Que  le  Pape  se  renferme,  s'il  le  veut, 
dans  une  cellule  ;  mais  que  la  fenêtre  en  soit  toute  grande  ouverte 
sur  l'univers. 

Les  «  évolutions  »  profondes  qui  s'accomplissent  dans  les  idées  et 
dans  les  intérêts,  la  «  complexité  »  multipliée  des  conditions  de  la 
vie,  les  «  acquisitions  »  de  la  science  qui  ne  peuvent  être  niées,  les 
«  progrès  »  de  la  pensée  moderne,  qui  ne  peut  pas  reculer,  ce  sont  là 
des  faits  dont  il  est  impossible  de  ne  pas  tenir  compte  et  qui  deman- 
dent un  esprit  à  la  fois  «  souple  et  fort  »,  capable  de  les  compren- 
dre, de  les  mesurer,  de  les  combiner. 

Si  le  «  mariage  de  raison  »,  dont  parlait  Garabetta,  est  encore  réa- 
lisable, c'est  par  la  prudence  des  «  politiques  »  et  non  par  l'ardeur 
des  «  zélés  »  qu'il  s'accomplira. 

L'Eglise  a  encore  besoin  de  diplomates.  Que  le  successeur  de 
Léon  XIII  soit  aussi  un  Léon  ! 

7°  Eugène  Veuillot.  —  L'Eglise,  dans  l'éloge  liturgique  de  ses 
pontifes,  s'inspirant  de  V Ecclésiastique,  veut  rendre  un  hommage  à 
trois  mérites  principaux  :  1°  plaire  à  Dieu  par  sa  charité  ;  2^*  être 
juste  d'une  justice  rigoureuse  ;  3**  dans  ce  temps  de  colère,   arborer 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON   Xtl[  715 

rétendard  de  la  réconciliation.  C'est  ce  dernier  point  qu'on  relève 
surtout  dans  Léon  XIII,  sans  mettre  d'ailleurs  en  doute  ni  sa  jus- 
tice, ni  sa  charité. 

Les  Papes  ont,  au  regard  de  l'Eglise  universelle,  le  même  titre, 
la  môme  charge,  les  mômes  devoirs.  Au  regard  des  nations  particu- 
lières, ils  ont,  en  plus,  des  devoirs  spéciaux,  commandés  par  leurs 
besoins  et  leurs  maux,  à  un  point  donné  de  leur  histoire. 

Au  siècle  dernier^  pour  la  France,  Pie  VIII,  pressé  par  Lambrus- 
chini,  voulut  donner  une  attention  très  particulière  au  bon  choix 
d'évèques  ;  Grégoire  XVI,  attentif  au  môme  objet,  voulut,  de  plus, 
réchauffer  les  traditions  défaillantes  de  la  sainte  liturgie  et  ajouter 
comme  objet  de  vive  sollicitude,  la  restauration  des  séminaires,  le 
relèvement  des  études  ecclésiastiques,  l'observance  du  droit  canon  ; 
Léon  XIIÎ,  sans  oublier  de  si  grands  intérêts,  se  concentra  spéciale- 
ment sur  les  directions  pontificales  et  sur  leraUiement.  Ce  fut  là  son 
œuvre  propre,  sa  caractéristique  dans  l'histoire  de  nos  églises.  — 
Français,  écrivant  en  France,  nous  appuyons  sur  ce  point,  d'après 
les  informations  de  V  Univers. 

V  Univers  fut  longtemps  le  grand  journal  catholique  ;  il  a  aujour- 
d'hui de  sérieux  rivaux.  Sous  Pie  IX,  pontife  militant,  V  Univers 
avait  pour  rédacteur  en  chef  Louis  Veuillot,  soldat  intrépide  comme 
Du  Gueschn  et  Bayard.  Sous  Léon  XIII,  pontife  diplomate,  il  eut 
pour  rédacteur  en  chef,  Eugène  Veuillot,  écrivain  rompu  à  toutes 
les  manœuvres  de  la  stratégie.  U  Univers  ne  quitta  pas  absolument 
le  combat  sur  le  rempart,  il  s'appliqua  plutôt  aux  négociations  du 
cabinet.  Ce  rôle  s'explique  par  une  moindre  clairvoyance,  et  offre 
moins  d'illustrations.  Mais,  lorsqu'il  s'agit  de  rendre  compte  d'une 
action  par  les  idées,  on  peut  se  fier  aux  arguments  du  négociateur. 

A  propos  du  ralliement  de  ces  doctrines  pontificales,  Eugène 
Veuillot  appuie  sur  ce  point  que  Léon  XIII  n'agit  que  sur  d'excel- 
lentes informations  ;  je  le  cite  sans  commentaires. 

«  Si  partout  les  esprits  qui  font  loi  continuent  de  célébrer  le  génie 
de  Léon  XIII  et  les  fruits  de  son  pontificat,  l'étroite  école  qui  n'a  pu 
lui  pardonner  de  mettre  en  France,  comme  ailleurs,  l'intérêt  religieux 
au-d€ssus  des  passions  de  partis,  travaille  résolument  à  le  diminuer. 


716  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Non  contents  de  nier  plus  ou  moins  carrément,  au  nom  de  «  nos 
traditions  nationales  »,  que  le  Pape  eût  le  droit  de  s'occuper  de  notre 
situation  intérieure,  les  journaux  de  cette  école  affirment  ou  insi- 
nuent que  Léon  XIII,  se  fiant  de  parti  pris  à  les  informations  sans 
valeur,  intervenait  dans  nos  affaires  «  sans  les  oien  connaître  »  et  ne 
pouvait,  par  conséquent,  donner  de  bonnes  directions. 

Cette  affirmation,  qui  depuis  des  années  retentit  dans  des  jour- 
naux plus  ou  moins  catholiques  et  conservateurs,  est  à  la  fois  inju- 
rieuse, fausse  et  bête. 

D'abord  nos  affaires  légales,  politiques  et  sociales  étant  essen- 
tiellement, depuis  vingt-cinq  ans,  par  le  fait  du  Pouvoir,  des  affaires 
«  religieuses  »,  le  Pape  devait  les  suivre  avec  sollicitude  et  secourir 
les  catholiques  en  rappelant  les  droits  et  les  lois  de  TEglise. 

Son  intervention,  tout  le  monde  au  fond  l'a  provoquée  ou  solli- 
citée ;  les  réfractaires  ont  été  les  premiers  à  le  presser  d'intervenir. 
De  l'exercice  de  son  droit,  ils  lui  faisaient  une  obligation  dans  la  pen- 
sée qu'il  en  userait  à  leur  profit  et  rendrait  ainsi  plus  facile  l'étran- 
glement delà  «  gueuse  »...  N'insistons  pas  davantage  sur  la  question 
de  droit.  Ceux  qui  l'invoquent  contre  l'action  du  Pape  sont  des  igno- 
rants, des  hannetons  ou  des  farceurs  ;  peut-être  le  tout  en  même 
temps.  Parce  que  Léon  XIII  n'a  pas  répondu  à  ces  appels  qui  eus- 
sent amené  tout  de  suite  l'état  où  nous  sommes,  ceux  qui  le  lui 
adressaient  ont  crié  qu'il  était  mal  informé.  Un  certain  public, 
prompt  à  prendre  le  tapage  pour  l'action  et  la  clairvoyance,  les  a  crus, 
ou  mieux  a  voulu  les  croire.  La  vérité  c'est  que  «  nul  »  homme 
d'Etat  de  ce  temps  «  n'a  connu  »  notre  situation  aussi  bien  que 
Léon  XIII.  Il  l'a  prouvé  par  toute  sa  conduite,  et  c'est  évident  pour 
quiconque  apporte  dans  cet  examen  quelque  bon  sens,  une  certaine 
connaissance  des  affaires  publiques  et  de  la  bonne  foi. 

Par  caractère,  par  goût  et  surtout  par  devoir,  Léon  XIII  proclame 
l'esprit  sagace,  pénétrant  et  supérieur;  il  aimait  à  se  renseigner  sur 
les  hommes  et  sur  les  choses.  Nul  Pape,  je  crois,  —  pas  même 
Pie  IX,  —  n'a  autant  élargi  le  cercle  de  ses  audiences.  Il  poussait 
cette  complaisance  si  loin  que  bien  des  fois  on  s'en  est  étonné.  Non 
seulement  il  écoutait  tous  ceux  qui  croyaient  avoir  quelque  chose  L 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XIII  717 

lui  dire,  mais  le  plus  souvent,  par  ses  questions,  il  les  poussait  à  par- 
ler. Qui  donc  n'a-t-il  pas  écouté  ?  A  qui  donc  n'a-t-il  pas  montré 
une  entente  très  nette  de  nos  affaires?  Ils  sont  nombreux  les  mo- 
narchistes qui  ont  plaidé  devant  lui  contre  le  ralliement. 

En  dehors  de  ces  conversations  de  rencontre,  si  souvent  instrui- 
santes et  utiles,  les  informations  directes,  régulières,  confidentielles 
et  très  sûres,  Léon  Xllï  les  a  reçues  en  abondance  et  avec  contrôle 
durant  tout  son  pontificat.  Soutiendra-t-on  qu'aucun  de  ses  nonces 
ou  de  ses  chargés  d'affaires,  de  ses  envoyés,  parmi  lesquels  il  y  a 
eu  tant  d'hommes  distingués,  n'a  vu  clair  et  ne  la  éclairé? 

Oui,  on  le  soutient  et  même  avec  quelque  succès.  Gela  prouve 
uniquement  combien  la  passion  politique  peut  aveugler  sinon  abê- 
tir certaines  gens. 

D'autres  sources  de  renseignements,  très  sûres  aussi  et  très  abon- 
dantes, ont  été  à  la  disposition  de  Léon  XIII  et  nul  n'ignore  qu'il 
n'a  cessé  d'y  puiser.  Tous  nos  évêques,  et  la  plupart  de  nos  prêtres 
en  vue,  réguliers  ou  séculiers,  ont  été  bien  souvent  à  Rome  et  tous 
à  chacune  de  leurs  visites  ont  renseigné  le  Pape  sur  l'état  d'esprit 
et  les  besoins  de  leurs  diocèses.  Le  ralliement  a  nécessairement  été 
l'un  des  sujets  les  plus  importants  et  les  mieux  examinés  de  ces 
entretiens.  Les  informations  ont  abondé  et  les  conclusions  n'ont  pas 
toujours  été  semblables  puisque  les  opinions  différaient.  Léon  XIII 
a  entendu  le  «  pour  »  et  le  «  contre  ».  Je  sais  sûrement,  car  plu- 
sieurs des  interlocuteurs  du  Saint-Père  me  l'ont  dit,  que  le  contre 
était  aussi  bien  écouté  que  le  pour. 

Léon  XIII,  du  reste,  ne  s'est  pas  décidé  tout  de  suite.  C'est  après 
des  années  d'enquête  et  de  réflexion  qu'il  a  voulu  le  toast  du  cardi- 
nal Lavigerie  et  adressé  à  la  France  l'Encyclique  :  «  Au  milieu  des 
sollicitudes  ».  C'est  donc  avec  la  conviction,  la  certitude  d'agir  selon 
le  devoir  de  sa  charge  et  selon  les  besoins  de  la  France  que  ce  pape, 
très  pieux,  très  ferme  sur  les  doctrines,  voyant  de  haut  et  de  loin, 
a  demandé  aux  catholiques  français  d'accepter  la  forme  gouverne- 
mentale établie  chez  eux.  On  dit  qu'en  cela  il  n'a  pas  réussi  ;  il  faut 
dire  «  seulement  »  que  le  succès  n'a  pas  été  «  complet  »  et  «  immé- 
diat ».  Léon  XIII  savait  bien  qu'il  ne  réussirait' pas  d'emblée.  Il 


718  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Ta  déclaré  souvent  et  je  suis  de  ceux  qui  Tout  entendu  faire  cette 
déclaration.  Sa  surprise  et  surtout  sa  douleur  a  été  non  de  rencon- 
trer des  obstacles,  mais  de  voir  tant  de  catholiques,  et  parmi  eux 
des  prêtres,  des  religieux,  s'élever  contre  «  sa  politique  »  et  pour  la 
mieux  entraver,  la  dénaturer.  On  l'a  représenté  comme  voulant  la 
république  quand  même,  telle  quelle,  et  à  tout  prix,  comme  ayant 
des  complaisances  extrêmes  pour  ce  gouvernement  qu'il  n'a  cessé 
d'avertir,  de  blâmer  et  dont  il  a  combattu,  condamné  tous  les  actes 
mauvais.  Sans  doute  il  n'y  a  pas  mis  le  ton  des  journaux  braillards, 
fanfarons  et  au  total  impuissants,  mais  il  l'a  fait  en  chef  de  l'Eglise, 
résolu  à  «  défendre  »  tous  ses  droits  «  sans  provoquer  »  une  «  rup- 
ture »  et  sans  donner  «  prétexte  »  à  la  persécution. 

Et  si  Léon  XIII  n'a  pu  empêcher  l'aggravation  du  mal,  à  qui  la 
faute,  sinon  à  ceux*  qui,  au  lieu  de  le  suivre,  de  l'appuyer,  l'ont 
entravé?  Nous  avons  vu  des  catholiques  se  joindre  aux  pires  révo- 
lutionnaires pour  dénoncer  dans  le  ralliement  une  hypocrisie,  un 
mensonge,  un  moyen  d'en  finir  plus  vite,  non  avec  la  révolution, 
mais  avec  toute  forme  républicaine.  Par  cette  tactique,  les  réfrac- 
taires  n'ont  certes  ni  relevé  —  on  le  voit  bien  —  l'idée  monarchique, 
ni  donné  d«s  partisans  au  roi  ou  à  l'empereur,  mais  ils  ont  rendu 
possible  le  pleutre  inepte  et  brutal  qui  gouverne  aujourd'hui.  En 
refusant  d'obéir  au  Pape,  ils  ont  mis  cette  main  meurtrière,  rapace 
et  sale  sur  nos  congrégations. 

Et  pourquoi  les  entendons-nous  condamner  encore  la  politique 
de  Léon  XIII  ?  Tout  simplement  parce  qu'ils  craignent  que  le  nou- 
veau Pape  ne  suive  les  mêmes  voies.  Cette  fois,  leurs  cris  seront 
impuissants.  Nous  l'avons  déjà  dit  et  nous  le  répétons  :  le  successeur 
de  Léon  XIII  sera  son  continuateur.  Les  Encycliques  :  Rerum  no- 
varum  et  Au  milieu  des  sollicitudes  vont  porter  leur  plein  effet. 

S°Luceus  Bœglin.  —  L'ubiquiste  Bœglin, correspondant  d'un  grand 
nombre  de  journaux,  Hbéral  plus  considérable  que  considéré,  histo- 
rien très  susceptible  d'exactitude,  ajoute  à  la  note  de  Veuillot  une 
confirmation.  D'après  ce  canoniste  de  l'ambassade  française,  non 
seulement  Léon  XIII,  pour  porter  ses  directions  avait  bien  informé, 
mais  pour  mairiftenir  la  mission  providentielle  de  la  France,  il  eut  à 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XIU  719 

lutter  contre  le  complot  de  plusieurs  Etats.  Pour  mettre  les  choses 
au  point,  nous  ne  croyons  pas  que,  ni  la  Russie,  ni  l'Angleterre, 
encore  moins  Tltalie  aient  pu  obséder  beaucoup  le  Pontife  à  cet 
égard.  La  chose  est  plus  croyable  de  la  confédération  allemande.  Ce 
n'est  plus  un  secret  pour  personne  que  Guillaume  II,  roi  de  Prusse, 
empereur  d'Allemagne,  veut  rétablir,  dans  l'Europe  du  xx®  siècle, 
Tempire  romain,  et  étendre  sa  juridiction  à  tout  l'univers.  L'ensem- 
ble de  rhumaine  espèce  pourrait  avoir,  au  sein  des  nations,  tel  roi 
ou  président  qu'il  lui  pourrait  plaire  ;  elle  n'aurait  plus,  pour  le 
monde  entier,  que  deux  titres  :  le  Pape  et  l'Empereur,  conception 
catholique  qui  peut  étendre  la  chrétienté  jusqu'aux  confins  de  la 
terre,  mais  qui,  naturellement,  ne  se  peut  faire  sans  le  Pape,  du 
moins  en  droit. 

En  fait  si  la  France  catholique,  détournée  de  sa  vocation  par  le 
crime,  cesse,  dans  le  monde,  sa  fonction  de  protection  et  de  prosé- 
lytisme, la  charge  ne  vaquera  pas  pour  autant.  D'autres  prendront 
la  place  vide  et  pourront  en  tirer  les  grâces.  Il  est  croyable  que  l'Al- 
lemagne ne  ferme  pas  les  yeux  à  ces  éventualités,  mais  qu'on  en- 
tende Luceus : 

«  L'ignorance,  les  «  factions  »  des  cours,  et  l'esprit  vitupératif  ont 
interposé  un  haut  et  large  écran  entre  le  public  et  le  mont  sacré. 
La  discrétion  des  cardinaux,  faite  du  secret  professionnel  et  de  pru- 
dence extrême,  laisse  le  champ  libre  aux  légendes  et  aux  romans  : 
le  reporter  invente  ou  sert  les  passions  politiques  et  les  vengeances. 
Les  ambassades,  et  les  correspondants  font  le  coup  de  fusil.  Le 
gouvernement  républicain,  par  l'entière  dictature  du  parlementa- 
risme, a  abdiqué  entre  les  mains  des  usufruitiers  ;  il  ne  dirige  ni 
rien  ni  personne,  au  dehors.  Mais  le  Consulat  et  les  ambassades  à 
Rome  ont  mis  à  leur  service  la  légion  domestiquée  des  journalistes  ; 
ce  sont  eux  qui  ont  créé  autour  de  la  cour  de  Rome  cette  atmosphère 
opaque,  au  delà  de  laquelle  ils  font  apparaître  le  Vatican  comme  un 
couloir  du  Palais-Bourbon.  Aux  ignorants  et  aux  «  partisans  »  s'unis- 
sent les  hommes  de  vengeance.  Chaque  cour,  chaque  règne  fait  des 
victimes.  Léon  XIII  a  dû  frapper  parfois  les  ambitions  et  les  intri- 
gues :  ces  disgraciés  se  vengent,  et,  généralement  fournissent  des 


720  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUI 

cartouches  avariées  aux  tirailleurs  de  la  presse  quand  ceux-ci  n'en 
inventent  pas  d'eux-mêmes.  Ce  bourdonnement  des  intrigues  «  au- 
tour du  Vatican  »  veut  faire  croire  à  un  immense  vol  d'ambitieux 
«  au  Vatican  ». 

Voir  ce  qui  est,  et  le  dire  simplement^  est  encore  la  meilleure 
manière  de  savoir  ce  qui  sera. 

Dès  le  début,  je  voudrais  rassurer  le  patriotisme  français,  si  déli- 
cat et  si  ombrageux.  Les  mises  en  scène  «  lohengriniennes  »  de 
Guillaume  II,  Tesprit  de  parti  ont  singulièrement  brouillé  les  gens 
en  embrouillant  les  choses.  Il  est  entendu,  dans  un  certain  monde, 
que  le  successeur  de  Léon  XIII  sera  le  Pape  de  la  réaction  et  de 
rAUemagne.  L'affaire  Dreyfus  ayant  arrêté  l'essor  du  ralliement,  la 
logique  entraînerait  le  changement  intégral.  C'est  là  une  fiction,  une 
construction  de  Tesprit  ;  ce  n'est  ni  la  vision  des  réalités,  ni  le  verdict 
de  rhistoire.  L'orientation  du  Saint-Siège  repose  sur  l'intérêt  perma- 
nent de  FEglise  et  les  possibilités  de  l'heure  qui  passe.  A  travers  tou- 
tes les  vicissitudes  de  l'histoire,  la  Papauté  a  eu  ce  que  l'on  pourrait 
appeler  la  religion  de  la  France.  Les  fautes  des  rois  et  des  ministres 
n'ont  jamais  terni  l'incomparable  éclat  de  la  France,  cette  glorieuse 
réalité,  cette  première  personne  catholique  du  monde. 

Le  ralliement  n'a  été  que  le  relief  actuel  de  cette  religion.  Au 
regard  de  Rome,  le  peuple  qui  a  baptisé  la  monarchie  et  inspiré  le 
moyen-âge  n'est  qu'une  civilisation  franque  ;  le  peuple  qui  a  fait 
les  croisades,  nées  à  Glermont  à  la  voix  d'un  Pape  français,  mortes 
à  Tunis  avec  un  roi  de  France  ;  le  peuple  qui  a  fondé  l'Université  de 
Paris,  le  foyer  international  de  la  culture  européenne  ;  qui  a  répandu 
son  sang  dans  les  missions  et  qui,  enfin,  malgré  ses  entraînements 
et  ses  malheurs,  a  mis  debout,  étendu  et  conservé  ce  protectorat 
religieux  que  ses  rivaux  lui  envient  en  le  convoitant  ;  ce  peuple, dans 
l'esprit  du  Sacré-Collège,  ne  périra  pas  :  il  est  la  plus  grande  expres- 
sion nationale  du  catholicisme,  comme  la  Papauté  est  la  plus  haute 
«  cristallisation  sociale  »  de  la  conscience. 

Le  Pape  peut  modifier  son  attitude  vis-à-vis  des  ministères  qui 
passent,  selon  les  circonstances,  les  nécessités  et  les  intérêts  ;  il  ne 
la  changera  pas  envers  la  collectivité  qui  reste.  «  La  très  noble  nation 


I 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XIII  721 

française,  disait  Léon  XIII  dans  son  Encyclique  «  Nobilissima  Gallo- 
rum  gens  »,  par  les  grandes  choses  qu'elle  a  accomplies  dans  la  paix 
et  la  guerre,  s'est  acquis  envers  l'Eglise  catholique  des  mérites  et  des 
titres  à  une  reconnaissance  immortelle  et  à  une  gloire  qui  ne  s'é- 
teindra pas...  Il  est  arrivé  à  vos  ancêtres,  grâce  à  leur  fidèle  dévoue- 
ment à  l'Eglise  catholique,  d'entrer  comme  en  partage  de  ses  gloires 
et  de  fonder  des  œuvres  publiques  et  privées,  où  se  manifeste  un  ad- 
mirable esprit  de  religion,  de  bienfaisance,  de  magnanimité...  Et 
comme  Dieu,  père  des  peuples,  rend,  dès  ce  monde,  aux  nations  la 
récompense  de  leurs  belles  actions, il  a  largement  réparti  aux  Français, 
la  prospérité,  Thonneur  des  armes,  les  arts  de  la  paix^  un  nom  glo- 
rieux, un  empire  puissant.  » 

Dans  la  pensée  du  Pape,  le  ralliement  apportait  à  la  France  toutes 
les  «  possibilités  »  et  tous  les  «  espoirs  »  patriotiques.  Par  la  concen- 
tration au  dedans,  préparer  l'expansion  au  dehors  ;  faire  la  France 
une  et  forte,  relever  son  drapeau  et  garantir  son  rayonnement  :  voilà 
l'esprit  de  cette  orientation.  Ce  n'était  pas  le  ralliement  «  à  un  cabi- 
net »  ou  à  «  un  parti  »,  c'était  le  ralliement  de  la  première  personne 
morale  du  monde  à  la  première  nation  chrétienne  de  l'univers.  L'al- 
liance franco-russe  achevait,  autour  de  nous,  l'œuvre  d'union,  et 
cet  ensemble  assurait  à  notre  pays  l'audience  de  l'univers.  A  Rome, 
les  ambassades  rivales  ont  concentré  leurs  intrigues  contre  l'esprit 
de  Léon  XIII.  Cet  assaut  dure  encore  ;  le  voyage  prestigieux  de 
Guillaume  II  en  a  été  le  couronnement  dramatique.  Près  de  Saint- 
Pierre,  la  Consulta  a  ouvert  le  feu. 

M.  Grispi  a  été  1'  «  impressario  »  du  complot.  On  l'écoute  instan- 
tanément à  Rome,  à  Berlin,  à  Vienne  et  à  Londres.  Longtemps,  sans 
répit,  les  truchements  des  quatre  monarchies  préconisent  la  néces- 
sité d'une  intervention  contre  le  ralliement.  Il  faut,  répétaient-ils  à 
l'envi,  détacher  le  Saint-Siège  de  la  France,  cette  «  gueuse  rouge  », 
et  de  la  Russie,  cet  «  empire  schismatique  »  ;  «  équilibrer  »  —  c'é- 
tait la  formule  —  la  politique  pontificale  entre  les  différents  pays  ; 
introduire,  pousser  la  Rome  papale  dans  l'orbite  austro-italo-alle- 
mande,  dont  elle  n'aurait  jamais  dû  sortir  ;  partant,  et  avant  tout^ 
Hist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  46 


722  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

arranger  le  choix  d'un  Pontife  modeste,  caché  au  Vatican,  comme 
un  bonze  d'Orient  dans  son  temple. 

Léon  XIII  restait  inflexible.  C'est  la  République  qui  sera  l'ouvrière 
du  recul.  On  ne  Tignoraitpas  aux  bons  endroits,  TafTaire  Dreyfus  se 
combinait  à  l'heure  où  Nicolas  II  franchissait  l'Arc  de  Triomphe.  Le 
jour  même,  les  hommes  de  main  de  la  franc-maçonnerie  internatio- 
nale tenaient  à  Paris  un  conciliabule.  On  sait  le  reste. 

Les  sectaires  ne  se  méprenaient  guère  sur  le  génie  de  cette  poli- 
tique. Dans  les  réunions  et  les  journaux,  les  loges  courent  sus  au 
ralliement.  Au  couvent  de  1897,  avant  les  élections,  ils  circonscri- 
vent adroitement  toute  délibération  à  ce  but  unique  :  comment  arrê- 
ter, refouler  le  cours  inquiétant  de  «  Tesprit  nouveau  »  ?  Action 
sociale,  propagande  intellectuelle,  humanitarisme,  enseignement, 
congrégations,  cléricalisme,  il  fallait  tout  subordonner  à  cette  campa- 
gne. Discours  et  vœux  visent  le  cabinet  Méline  et  «  Tintervention  » 
de  la  «  puissance  étrangère  ». 

C'est  cette  «  religion  »  de  la  France  qui  a  dicté,  ces  jours-ci,  la 
réserve  et  Tattitude  au  Saint-Siège,  vis-à-vis  des  brutales  noyades 
de  M.  Combes.  Le  Saint-Siège  n'ignorait  pas  que  les  sectaires  prépa- 
raient sourdement  la  suppression  du  Concordat  et  les  ruptures  avec 
toutes  les  forces  religieuses  nationales.  La  coalition  maçonnique- 
socialiste  voulait  «  multiplier  les  différends  »,  pour  faire  sortir  le 
Pape  de  sa  circonspection.  Voilà  pourquoi  le  Saint-Siège  s'entourait 
de  patience,  se  refusant  à  livrer  des  armes  et  des  prétextes. 

C'était  le  duel  mystérieux  entre  les  logiciens  de  la  «  Défense  répu- 
blicaine »  et  le  réalisme  pontifical.  M.  Combes  et  ses  amis  irritaient, 
passionnaient  le  débat  ;  ils  provoquaient  les  conflits  dans  l'espoir  de 
faire  commettre  à  Rome  des  «  imprudences  »  dont  ils  profite- 
raient pour  faire  endosser  au  Pape  la  «  responsabilité  »  de  la  cas- 
sure. 

Aussi  bien,  cette  sagesse  tranquille  répondait  si  adéquatement  à 
l'intérêt  de  la  France  et  du  Vatican,  que  les  cardinaux  votaient 
constamment  les  conclusions  du  Pape.  Les  racontars  sur  les  hostili- 
tés de  tel  homme  ou  de  tel  groupe,  sont  des  contes  funambulesques. 
Toutes  les  fois  que  les  cardinaux  étaient  rassemblés  autour  du  tapis 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XIII  723 

vert  des  Congressi,  ils  approuvaient  nettement,  unanimement  les 
propositions  de  Léon  XIII. 

Les  républicains  français  se  réservaient.  Les  modérés  avaient 
peur;  les  violents  tiraient  sur  le  Pape  à  boulets  rouges.  M.  Gasimir- 
Périer  parlait  au  Pape,  comme  Louis  XIV  menaçait  Innocent  XII. 
M.  Hanotaux  traitait  Mgr  Glari,  comme  Kaunitz,  le  ministre  de  Marie- 
Thérèse,  brutalisait  Clément  XIV.  M.  Méline  ne  comprenait  pas. 
Seul,  M.  Ribot  paraissait  deviner  les  hautes  pensées  et  les  intentions 
amphictyoniques  de  Rome  ;  seul,  il  en  savait  gré  au  Saint-Père.  Mais 
peureux  de  passer  pour  «  clérical  »,  il  choisissait  un  ambassadeur 
confidentiel  pour  le  faire  savoir  au  Vatican, 

Voilà  la  situation.  Malgré  les  promesses  faciles  et  tapageuses  de 
Guillaume  II,  malgré  les  violences  de  M.  Gombes,  la  Prusse  reste 
la  grande  puissance  luthérienne,  et  la  France  conserve  son  diadème 
de  reine  des  nations  catholiques.  Gette  certitude  dominera  l'avenir. 

9°  L'abbé  Gayraud.  —  Léon  XIII  ne  s'est  pas  contenté  de  mainte- 
nir, à  la  France,  son  rôle  historique,  il  a  voulu  encore  allier,  dans  son 
sein  la  religion  avec  la  démocratie,  l'Eglise  avec  la  République.  Ge 
ralliement  n'est  pas  seulement  un  cas  de  conscience  politique,  c'est 
un  des  grands  actes  de  la  Papauté  pour  arriver  à  ce  que  Virgile  ap- 
pelle le  grand  ordre  des  siècles  :  magnus  ab  integro  sœclorum  nas- 
citur  ordo. 

Le  P.  Ventura,  prononçant,  à  Saint-Pierre,  l'éloge  funèbre 
dO'Gonnell,  avait  présenté  à  son  auditoire  le  tableau  séculaire  de 
l'alliance  conclue  entre  la  monarchie  et  la  papauté.  Sur  la  fin  de 
son  discours,  il  vint  à  dire  que  la  royauté  ayant  mal  compris  et  plus 
mal  servi  les  intentions  civilisatrices  du  Saint-Siège,  un  temps  vien- 
drait où  les  successeurs  du  Prince  des  Apôtres  s'allieraient  avec  la 
démocratie.  Gette  démocratie,  il  est  vrai,  n'avait  été,  jusque-là,  sui- 
vant la  forte  expression  de  Barbier  qu'une  forte  femme  aux  puis- 
santes mamelles  »  qui  avait  couru  des  aventures  ;  avec  le  temps,  elle 
pourrait  mieux  régler  ses  mœurs.  Le  Vicaire  de  Jésus-Ghrist  con- 
vertirait l'héroïne  sauvage  ;  il  la  baptiserait,  l'oindrait  du  Saint- 
Ghrême  et  lui  dirait  :  «  Ton  heure  est  venue  de  régner  ;  monte  sur 
le  trône.  »  L'auditoire  applaudit,  et  les  voûtes  de  Saint-Pierre,  plus 


724  PO-NTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

étonnées  qu'émues,  tressaillirent   aux  accents  de  cette  éloquence. 

Le  P.  Ventura  avait  fortement  contesté  sur  ce  sujet-là  avec  La- 
mennais, et  n'était  venu  à  ces  idées  que  vaincu  par  l'argumentation 
du  tribun  français.  En  1848,  elles  étaient  encore  hardies,  surtout  à 
Rome  ;  de  nos  jours,  elles  sont  communes  ;  et  c'est  précisément  cette 
alliance  que  salue  l'abbé  Gayraud  comme  l'œuvre  capitale  de 
Léon  XIII, 

L'abbé  Gayraud  est  un  ci-devant  Dominicain,  devenu  prêtre  sé- 
culier et  député  du  Finistère  avec  le  comte  de  Mun,  Lemire  et  plu- 
sieurs autres  à  peine  connus  ;  ils  pensent  représenter,  mais  ils 
représentent  d'une  façon  bien  insuffisante  le  Christianisme  à  la 
Chambre.  Défenseurs  de  certaines  conceptions  sur  le  homestead,  sur 
la  corporation  et  le  patronage  ils  ont  su  captiver  des  électeurs,  mais 
ils  n'ont  pas  su  captiver  l'assemblée.  Vous  les  voyez  errer,  comme 
des  âmes  en  peine,  autour  du  christianisme  social,  Sinaï  où  ils  n'ont 
pas  fait  éclater  la  foudre  et  d'où  ils  n'ont  apporté  aucune  table  de 
la  loi.  Non  qu'ils  soient  dépourvus,  ni  de  doctrine,  ni  de  talent,  ni  de 
courage  ;  mais  enfermés  dans  la  lice  tracée  par  l'adversaire,  ils  y 
usent  inutilement  leur  force  et  leur  crédit  ;  ils  n'ont  jamais  su  encore 
en  sortir.  A  bout  de  voie,  les  voilà  devenus  des  espèces  de  tiers  ou 
de  quarts  de  Maury,  quand  ils  auraient  dû  être  des  Mallinkrodt,  des 
Winthorst  et  même,  pourquoi  pas?  des  Mirabeau  ou  des  O'Connell. 
Ce  sont  des  sages. 

Gayraud  va  nous  expliquer  le  grand  sens  de  l'acte  par  lequel 
Léon  XIII  a  voulu  s'allier  avec  la  démocratie  française.  Je  ne  sais 
pas  si  la  chose  est  aussi  certaine  qu'il  le  dit,  il  semble  bien  que 
Léon  XIII  n'a  pas  rompu  avec  les  monarchies  hérétiques,  schisma- 
tiques  et  môme  infidèles,  de  quoi,  naturellement,  nous  ne  songeons 
pas  à  le  critiquer.  Mais  enfin,  voici  la  tlièse  du  publiciste  orateur. 

«  Au  moment  où  l'appel  du  Souverain  Juge  et  du  Père  miséricor- 
dieux vient  de  retentir  dans  le  palais  que,  depuis  plus  de  vingt-cinq 
ans,  remplissait  la  majesté  de  Léon  XIII  ;  à  l'heure  où  les  regards 
du  monde,  des  empires  et  des  républiques,  sont  concentrés  sur  la 
dépouille  mortelle  de  l'auguste  Pontife  ;  au  milieu  des  préoccupa- 
tions légitimes,  religieuses  et  politiques,  qu'éveille  dans  nos  cœurs  de 


COMMI.NT    A-l-ON    JUtiK    LÉON     XIII  725 

catholiques  français  le  changement  de  pontificat,  serait-ce  indiscret, 
inopportun,  de  rappeler  à  la  démocratie  ce  que  Léon  XÏII  a  fait 
pour  elle  ? 

Avec  quelle  haute  intelligence  de  notre  situation  politique  et  de 
l'état  d'esprit  des  classes  populaires,  qui,  par  le  moyen  de  suffrage 
universel,  disposent  de  la  souTerainetc  nationale,  l'illustre  Pontife 
se  résolut  enfin,  malgré  de  vives  et  menaçantes  oppositions,  à  orien- 
ter TEglise  de  France  vers  un  avenir  d'entente,  de  paix  et  d'harmo- 
nie, avec  notre  démocratie  républicaine  et  réformiste  !  Il  avait  com- 
pris, non  seulement  qu'il  était  contraire  à  la  sainte  doctrine  et  à 
rintérêt  de  la  religion  de  laisser  se  perpétuer  le  préjugé  entretenu  par 
des  partis  politiques  divers,  d'une  opposition  essentielle,  nécessaire, 
irréductible,  implacable,  entre  le  catholicisme  et  le  régime  démocra- 
tique moderne  ;  mais  surtout  que,  dans  Tâme  populaire,  éprise  d'é- 
galité civique  dans  ses  aspirations  républicaines,  et  de  fraternité 
chrétienne  dans  ses  tendances  vers  le  règne  de  la  solidarité  sociale, 
vivait  et  parlait  l'antique  foi,  l'esprit  divin  du  Christ  qui  aime  les 
Francs.  Cette  vue  de  génie,  telle  que  Dieu  en  donne  à  ses  pontifes 
aux  heures  solennelles  de  l'histoire,  détermina  la  politique  de 
Léon  XIII. 

Sage  politique  !  Elle  a  la  hauteur,  l'amplitude,  la  longue  portée,  de 
celle  qui,  à  l'origine  du  moyen  âge,  rompit  les  liens  de  l'Eglise  ro- 
maine et  de  l'empire  de  Byzance;  de  celle  qui,  à  l'époque  des  indignes 
héritiers  de  Charlemagne,  brisa  la  tutelle  oppressive  des  Césars 
germaniques  et  reconquit  la  liberté  du  sacerdoce  chrétien,  de  celle 
enfin,  qui,  après  les  catastrophes  de  la  Révolution,  ne  s'inféoda  pas 
à  l'Ancien  régime  et  n'hésita  point  à  traiter  avec  la  République,  et  à 
couronner  l'avènement  de  la  démocratie.  Comme  ces  grands  actes 
d'un  passé  glorieux,  elle  a  suscité  des  plaintes,  des  murmures,  des 
accusations,  des  calomnies.  Qu'importe  ?  La  sagesse  de  Dieu,  par 
l'entremise  des  vicaires  de  Jésus-Christ,  gouverne  l'Eglise  et  le 
monde,  en  se  jouant  des  courtes  vues  de  la  politique  humaine, 
à  rencontre  des  passions  déchaînées  des  hommes  d'Etat,  en  dépit 
même  des  craintes  justifiées  de  ses  enfants,  pour  le  plus  grand  bien 
de  la  religion  et  des  âmes.    Son  regard    embrasse   les   siècles   et 


726  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

domine  la  sphère  étroite  des  événements  particuliers.  De  là  vient 
que,  malgré  les  apparences  contraires  que  lui  donnent  des  faits 
passagers  et  restreints,  elle  apparaît,  dans  les  perspectives  recu- 
lées de  rhistoire,  et  pour  parler  comme  l'Ecriture,  justifîcata  in 
semetipsa. 

Non,  Léon  XIII  ne  s'est  point  trompé  !  Quiconque  reconnaît,  en 
France,  le  fait  de  révolution  démocratique  et  ne  ferme  pas  les  ^eux 
à  la  lumière  du  jour  est  forcé  d'en  convenir.  Pourquoi  s'obstiner  à 
ne  pas  voir  que  la  démocratie  française,  républicaine  et  réformiste, 
ne  saurait  être,  sans  erreur  et  sans  injustice,  identifiée  au  gouver- 
nement qu'une  majorité  jacobine  et  maçonnique  nous  impose  ?  Car 
ce  n'est  ni  du  président,  ni  des  ministres,  ni  des  Chambres  qu'il 
s'agit  dans  la  haute  question  de  la  politique  du  Pape  en  France. 
Président,  ministres  et  Chambres  sont  éphémères.  Victorieux  et  puis- 
sants aujourd'hui,  demain  ils  seront  emportés  comme  fétus  de 
paille,  par  le  vent  du  mépris  et  de  la  colère  du  peuple.  Le  peuple  est 
le  souverain,  c'est  son  opinion  qui  compte,  sa  volonté  qui  fait  loi,  son 
suffrage  qui  dispose  du  pouvoir.  Pour  juger  de  la  politique  de 
Léon  XIII,  il  faut  mettre  en  regard  l'Eglise  catholique  et  le  peuple 
français,  sans  s'occuper  des  personnages  qui,  par  hasard,  occupent 
un  instant  la  scène. 

Eh  bien,  si  l'on  met  la  main  sur  le  cœur  du  peuple  de  France, 
si  l'on  prête  l'oreille  à  la  parole  de  son  âme  vibrante,  si  l'on  sait  lire 
dans  ses  actes  les  sentiments  qui  les  inspirent  et  qui  constituent  son 
esprit,  qui  peut  nier  que  ce  peuple  n'aime  et  ne  veuille  la  liberté 
religieuse,  le  respect  des  consciences,  les  droits  sacrés  des  pères  et 
des  mères  de  famille  ?  Mais  qui  pourrait  contester  que  le  sufi'rage 
populaire  ne  se  déclare  de  plus  en  plus  clairement  pour  la  forme , 
républicaine  de  l'Etat  ?  Qui  nierait  le  mouvement  d'idées  économi- 
ques et  sociales  par  lequel  les  masses  ouvrières  des  villes  et  des 
campagnes  sont  de  plus  en  plus  emportées  vers  de  larges  et  profon- 
des réformes  dans  l'organisation  et  le  fonctionnement  de  la  société 
civile  ?  Un  archevêque  américain  de  grande  renommée  disait  un 
jour  :  «  C'est  perdre  son  temps  que  d'essayer  de  convaincre  celui 
qui  nie  la  clarté  du  soleil  ou  les  exigences  légitimes  de  la  démocratie 


C0M3IENT    A-T-ON    JUGÉ   LÉON    XIIl  727 

moderne.  »  Peut-on  discuter  avec  qui  ne  voit  pas  que  le  peuple  de 
France  est  «  libéral  »  en  matière  de  religion,  «  républicain  »  en 
politique  et  a  ardemment  réformiste  »  au  point  de  vue  de  la  solida- 
rité sociale  ?  Cet  esprit  de  notre  démocratie  apparaît  dans  les  faits 
avec  la  clarté  du  soleil.  Voilà  pourquoi  la  politique  du  «  ralliement  » 
à  la  République  et  de  V  «  action  sociale  chrétienne  »,  qui  a  été  celle 
de  Léon  XIII  à  Tégard  du  peuple  français,  est  la  seule  qui  convienne 
à  notre  tempérament  démocratique  ;  la  seule  qui  puisse  gagner  à 
l'Eglise  raffection  et  la  confiance  populaire  ;  la  seule  qui  doive 
assurer  dans  Tavenir  la  garantie  légale  des  libertés  et  des  droits  de 
la  conscience  chrétienne. 

Mais  si  le  peuple  de  France  est  libéral,  républicain  et  réformiste, 
ce  serait,  à  mon  avis,  se  tromper  gravement  que  de  croire  qu'il 
donnera  la  préférence  à  la  liberté  religieuse  sur  ses  aspirations  répu- 
blicaines et  son  désir  de  réformes  sociales.  Non,  il  n'en  est  pas 
ainsi,  les  élections  l'ont  prouvé  maintes  fois.  Dans  un  conflit  entre 
ses  sentiments  républicains  et  réformistes  et  son  amour  de  la  liberté, 
le  suffrage  universel  sacrifiera  cette  dernière  et  fera  triompher  les 
premiers.  Il  veut  la  liberté,  mais  dans  la  République  et  avec  les 
réformes  solidaristes.  Pourquoi  ?  Je  ne  sais,  ou  plutôt  cette  analyse 
de  Tesprit  populaire  nous  entraînerait  trop  loin  de  notre  sujet.  Ce 
qu'il  importe  de  connaître,  c'est  le  fait  de  cette  préférence.  Car,  si 
l'on  n'en  tenait  aucun  compte  dans  la  bataille  pour  la  liberté,  dans 
la  politique  qui  vise  auprès  du  peuple  à  la  sauvegarde  des  intérêts 
religieux,  on  courrait  certainement  le  risque  de  froisser  les  suscepti- 
bilités du  corps  électoral,  de  le  blesser  dans  les  prédilections  in- 
times de  son  âme,  et  par  suite  de  surexciter  en  lui  une  hostilité 
latente  toujours  prête  à  éclater  en  faveur  de  Panticléricalisme.  Le 
socialisme  matérialiste  et  athée,  ennemi  de  TEglise  et  oppresseur 
des  consciences,  lance  sans  cesse  ses  appâts  à  notre  démocratie 
avide  de  mieux- être.  Gardons-nous  de  repousser  vers  ce  grand  tenta- 
teur le  peuple  qui  veut  la  République  et  qui  souhaite  le  règne  effectif 
de  la  fraternité. 

Le  génie  de  Léon  XIII  avait  compris  l'âme  de  notre  démocratie. 
De  là  sa  politique  du  «  ralliement  »  et  de  1'  (f  action  sociale  ».  Que  la 


728  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

démocratie  garde  un  impérissable  et  reconnaissant  souvenir  du 
Pontife  défunt  et  que  Dieu  lui  donne  dans  le  Pape  futur  un  guide 
aussi  clairvoyant  et  un  ami  aussi  fidèle  1  » 

10''  Victor  de  Clercq.  —  L'alliance  du  christianisme  avec  la  démo- 
cratie ne  doit  pas  seulement  être  politique,  elle  doit  être  surtout 
économique  et  sociale  ;  elle  doit  viser  la  transformation  graduelle  de 
la  société  fondée  sur  le  droit  quiritaire  ;  elle  doit  concilier  Taccord 
du  travail  avec  le  capital. 

Après  avoir  tiré  de  TEvangile  des  doctrines  religieuses,  dogmati- 
ques, morales,  économiques,  disciplinaires,  il  faut  en  tirer  des  doc- 
trines, sociales  et  économiques  ;  il  faut  résoudre  la  question  sociale, 
non  seulement  par  la  charité  envers  les  pauvres,  mais  par  lajustice 
envers  les  ouvriers.  L'avenir  est  aux  travailleurs  :  l'EgUse  seule  peut 
l'assurer. 

Un  philosophe  français  s'étonne  tie  ce  phénomène  comme  d'une 
chose  énorme,  inouïe.  Ce  qui  est  inouï,  énorme,  c'est  son  étonne- 
ment.  L'Evangile  est  le  culte  lointain  de  la  démocratie.  A  la  diffé 
rence  de  l'antiquité,  où  les  classes  inférieures  sortirent  graduelle- 
ment de  la  barbarie  primitive,  pour  tomber  dans  la  plus  abominable 
corruption  et  croupir  dans  un  éternel  esclavage,  l'ère  moderne  a 
vu  Jésus- Christ  poser  en  principe  l'élévation  des  petits  à  la  dignité 
de  la  vertu,  aux  satisfactions  légitimes  du  bien-être  et  à  l'hon- 
neur de  la  liberté.  Depuis  vingt  siècles,  l'Eglise  tire  de  son  vieil 
Evangile  tous  les  progrès  des  nations  ;  elle  favorise,  en  particulier, 
l'évolution  de  la  démocratie,  soit  en  luttant  contre  l'absolutisme  des 
princes,  soit  en  guerroyant  contre  l'égoïsme  des  classes  élevées, 
soit  en  luttant  contre  les  passions  qui  voudraient  procurer  l'affran- 
chissement des  travailleurs  en  caressant  des  vices  qui  ne  peuvent 
que  les  compromettre. 

Il  serait  facile  de  remonter  jusqu'à  l'Evangile,  la  grande  charte 
pour  la  délivrance  du  genre  humain.  Il  serait  presque  banal  de  faire 
parler  les  Pères  de  l'Eglise  et  de  célébrer  le  grand  acte  de  saint  Fran- 
çois d'Assise.  Ces  enquêtes  rétrospectives  auraient  leur  raison  s'il 
s'agissait  d'esquisser  l'histoire  sociale  du  Christianisme.  Le  mouve- 


COMMEiNT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    Xlll  729 

ment  actuel  n'est  qu'un  épisode.  Dieu  veuille  qu'il  soit  la  conclusion 
de  cette  histoire. 

Voici,  sur  ce  sujet,  la  très  respectable  opinion  d'un  homme  avan- 
tageusement connu  parmi  les  bons  ouvriers  de  la  démocratie  ;  j'ai 
nommé  Victor  de  Glercq. 

«  La  méconnaissance  de  la  véritable  doctrine  de  l'Eglise  est  si 
grande  que,  même  parmi  les  esprits  cultivés,  plusieurs  considérèrent 
comme  une  heureuse  et  imprévue  innovation  les  enseignements  de 
Léon  XIII  sur  la  question  sociale,  tandis  que  d'autres  s'inquiétèrent 
d'une  entreprise  qui  leur  paraissait  bien  audacieuse  et  condamnée 
peut-être  à  un  éphémère  succès. 

En  réalité,  sur  ce  point  comme  sur  Içs  autres,  Léon  XIII  a  tenu 
avant  toutes  choses  à  être  le  continuateur  fidèle  de  la  tradition 
catholique.  Il  s'est  inspiré  des  affirmations  et  des  actes  des  Pontifes 
qui  l'ont  précédé  sur  le  trône  de  Pierre,  et  c'est  au  commun  trésor 
des  idées  chrétiennes  et  romaines  qu'il  est  venu  puiser  les  vérités, 
que  sa  haute  et  claire  intelligence  a  répandues  à  travers  le  monde. 

On  a  souvent  étudié,  soit  le  rôle  de  la  papauté  au  point  de  vue  de 
l'histoire  politique  des  peuples,  soit  la  protection  qu'elle  a  accordée 
aux  lettres,  aux  arts  et  aux  sciences  ;  mais  bien  peu  d'écrivains  ont 
su  tenir  un  compte  suffisant  de  l'action  qu'elle  a  exercée  sur  le  déve- 
loppement des  idées  économiques  et  sociales.  Et  c'est  précisément 
cette  lacune  fréquente  dans  les  œuvres  des  historiens  des  Papes  qui 
explique  l'étrange  ignorance  de  tant  de  nos  contemporains. 

Deux  exemples  typiques  vont  nous  servir  à  montrer  avec  quelle 
hardiesse  les  Papes  ont,  de  tout  temps,  maintenu  la  vraie  doctrine 
évangélique  et  confondu  les  préjugés  de  leurs  contemporains. 

L'un  est  emprunté  aux  premiers  siècles  du  christianisme.  L'es- 
clave n'était  encore  regardé  que  comme  une  chose  et  non  une 
personne  :  aussi  toute  union  d'une  patricienne  avec  un  esclave 
n'avait-elle  absolument  aucune  valeur  légale.  Or,  voici  que  déjeunes 
patriciennes  converties  au  christianisme  aimèrent  des  esclaves  qui 
partageaient  leur  foi,  et  le  saint  Pape  Galliste  imprima  à  ces  maria- 
ges prétendus  illégaux  le  sceau  de  la  bénédiction  religieuse,  et  éleva 
ces  unions  à  la  dignité  de  sacrement.  Il  y  eut,  nous  le  savons,  même 


730  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

chez  les  chrétiens,  des  murmures  ;  car  profonde  était  l'atteinte  por- 
tée à  l'organisation  de  la  société  antique  qui  avait  pour  base  Tescla- 
vage.  Mais  dans  l'Eglise  de  Jésus-Christ  il  n'y  avait  plus  ni  patri- 
ciens, ni  esclaves,  mais  seulement  des  enfants  d'un  même  Père 
Céleste,  rachetés  du  même  sang  divin  et  destinés  à  la  béatitude. 

Notre  second  exemple,  nous  l'empruntons  à  la  vie  d'un  Pape  du 
xvi^  siècle,  Clément  Yll,  de  la  famille  des  Médicis.  Les  maîtres  des 
immenses  domaines  qui  s'étendaient  autour  de  Rome  prétendaient 
laisser  leurs  propriétés  incultes  ;  ayant  renvoyé  les  colons  qui  labou- 
raient leurs  champs,  ils  abandonnaient  ceux-ci  à  leurs  nombreux 
troupeaux  et  y  laissaient  se  multiplier  le  gibier  ;  pour  l'avantage  ou 
le  plaisir  de  quelques  riches,  la  population  rurale  était  réduite  à  la 
misère  et  le  peuple  de  Rome  menacé  de  la  famine. 

A  peine  arrivé  au  pontificat,  Clément  YII  résolut  de  mettre  fin 
à  une  situation  aussi  déplorable  ;  il  voulut  rétablir  fagriculture  et 
obvier  pour  l'avenir  à  la  pénurie  du  froment.  Aussi,  le  dixième 
des  calendes  de  mars  de  fan  1525,  décréta-t-il  que  désormais,  dans 
un  rayon  s'étendant  à  vingt  milles  de  Rome,  tout  citoyen  aurait  le 
droit  de  prendre  à  son  gré,  pour  le  cultiver,  le  tiers  d'un  domaine 
laissé  inculte,  que  le  propriétaire  fût  laïque,  ecclésiastique  ou  même 
cardinal.  Pour  toute  redevance,  le  travailleur  serait  tenu  à  donner 
au  propriétaire  non  une  somme  d'argent,  mais^  selon  les^cas,  la 
cinquième  ou  la  septième  partie  des  grains  récoltés. 

Rien  sans  doute  de  plus  contraire  au  vieux  principe  du  droit  païen 
passé  dans  les  législations  modernes,  droit  d'user  et  d'abuser  de 
son  bien,  et  c'est  ce  droit  que  revendiquera  Batisto  Casali.  l'habile 
rhéteur  qui  défendit  la  cause  des  riches  menacés.  Mais,  d'autre  part, 
rien  de  plus  équitable  selon  le  droit  chrétien,  qui  reconnaît  au  pou- 
voir le  droit  de  soumettre  l'exploitation  du  sol  à  des  règles,  même 
onéreuses  pour  le  propriétaire,  lorsqu'il  s'agit  de  l'intérêt  général. 
De  la  manière,  en  effet,  dont  les  détenteurs  de  la  terre  exercent  leurs 
droits  et  remplissent  leurs  devoirs  dépendent  les  conditions  d'exis- 
tence de  la  société  tout  entière,  et  il  n'est  pas  admissible  que,  par 
la  volonté  d'un  seul,  ceux  qui  veulent  travailler  soient  condamnés 
au  repos  forcé,  c'est-à-dire  à  la  misère  et  à  la  famine. 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    Xlll  731 

Léon  XIII,  on  le  \oit,  n'avait  qu'à  parcourir  Thistoire  de  la  papauté 
pour  y  trouver  l'exposé  de  toutes  les  revendications  sociales  légitimes, 
de  même  qu'il  n'avait  qu'à  relire  les  Pères  de  l'Eglise,  ceux  qui  vécu- 
rent sous  TEmpire  romain,  comme  ceux  des  âges  plus  récents,  pour 
y  voir  comment  découlent  du  dogme  et  de  la  morale  tous  les  princi- 
pes de  la  sociologie  chrétienne. 

Nous  ne  l'appellerons  donc  pas  un  novateur,  s'il  faut  exclusive- 
ment réserver  ce  titre  à  celui  qui  le  premier  découvre  des  vérités 
jusqu'alors  inaperçues,  ou  qui  tout  au  moins  est  le  premier  à  appli- 
quer des  doctrines  auparavant  restées  dans  le  domaine  de  la  spécu- 
lation pure. 

Et  loin  de  nous  pourtant  la  pensée  de  vouloir  diminuer,  en  quoi 
que  ce  soit,  l'éclatante  grandeur  de  l'œuvre  du  glorieux  Pontife. 
Mais  les  titres  qui  lui  conviennent  sont  ceux  de  «  restaurateur  » 
de  l'enseignement  social  chrétien  et  de  «  promoteur  »  de  la  véritable 
action  démocratique,  de  celle  qui,  tout  en  respectant  la  «  diversité 
nécessaire  »  des  classes  et  des  conditions,  recherche  dans  un  esprit  de 
charité  et  de  «  justice  »  l'amélioration  du  sort  des  travailleurs. 

Avec  le  sentiment  délicat  et  la  connaissance  parfaite  des  besoins 
de  notre  temps,  il  a  «  adapté  »  à  notre  civilisation  les  «  éternels  prin- 
cipes »  fidèlement  conservés  par  la  tradition  de  l'Eglise.  Il  a  penché 
sur  le  peuple  qui  travaille  et  qui  souffre  un  regard  plein  de  miséri- 
corde^  et  c'est  afin  d'assurer  aux  plus  humbles  au  moins  ce  modeste 
bien-être,  sans  lequel  devient  si  difficile  l'exercice  de  la  vertu,  qu'il 
a  sondé  toutes  les  misères  et  indiqué  la  manière  chrétienne  de  leur 
appliquer  le  remède  salutaire. 

L'Encyclique  Rerum  novarum,  c'est  la  «  grande  charte  »  du  monde 
du  travail,  c'est  le  «  terme  »  auquel  a  abouti  une  longue  et  admira- 
ble série  d'écrits  et  d'actes  pontificaux,  c'est  aussi  le  «  point  de  dé- 
part »  de  l'irrésistible  mouvement  qui  entraîne  l'Eglise  vers  le  peuple, 
et  qui  durant  le  siècle  qui  commence,  assurera  par  «  l'évangélisation 
des  masses  »  le  triomphe  de  la  foi  catholique. 

L'attitude  de  ceux  qui  prétendent  à  la  direction  exclusive  des  clas- 
ses laborieuses  est  à  cet  égard  singulièrement  instructive.  Ils  ne  son- 
gent guère  à  réaliser  les  réformes  qu'ils  ont  depuis  longtemps  pro- 


732  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

mises  ;  mais  par  contre  ils  cherchent  par  tous  les  moyens  à  éloigner 
de  TEglise  ceux  sur  lesquels  ils  exercent  quelque  influence,  et  ils 
finissent  par  résumer  tout  leur  socialisme  dans  Tanticléricalisme  le 
plus  violent  et  le  plus  haineux.  Mais  cette  haine  nous  dévoile  la  li- 
gne de  conduite  à  suivre;  nous  devons  redoubler  nos  efiorts  vers 
une  organisation  sociale  meilleure  et  de  toute  part  créer  ces  associa- 
tions professionnelles  et  ces  institutions  de  prévoyance  et  d'assistance, 
qui  guériront  les  détresses  matérielles  et  rapprocheront  les  âmes  de 
la  religion  de  vérité  et  d'amour. 

Qu'ils  comprenaient  donc  mal  leur  temps  ces  chrétiens  qui  se  de- 
mandaient si  à  la  mort  de  Léon  XIIT,  le  Pape  qui  lui  succéderait  par- 
tagerait ses  idées  sociales  I  Ils  savent  maintenant  que  Télu  du  conclave 
est  un  des  plus  chauds  partisans  de  la  vraie  démocratie  chrétienne 
et  que  Sa  Sainteté  Pie  X  poursuivra  une  œuvre  qu'elle  n'a  cessé 
d'admirer.  Le  fils  des  paysans  de  Riese  ne  pense  point  autrement 
que  le  descendant  des  comtes  siennois.  Et  comment  n'en  serait-il  pas 
ainsi  ?  Leurs  communes  pensées  procèdent  logiquement  de  la  même 
foi,  de  la  même  science  et  du  même  amour.  » 

11°  Vévêque  (T Orléans.  —  L'application  de  l'Evangile  à  l'amélio- 
ration du  sort  du  travailleur  doit  amener  le  Pape  à  transformer  le 
monde  du  travail.  Léon  XIII  doit  devenir  le  Pape  des  ouvriers.  Nous 
devons,  ici,  céder  la  parole  à  un  évêque,  et,  parmi  beaucoup  d'autres 
qui  ont  exalté  justement  et  noblement  Léon  XIII,  nous  voulons  citer 
le  titulaire  d'un  siège  où  personne  ne  s'étonnera  qu'on  recueille  des 
oracles  :  nous  avons  nommé  l'évêque  actuel  d'Orléans,  le  neveu  ou 
plutôt  le  fils  spirituel  du  laborieux  Ducellier. 

«  En  Amérique  et  en  Europe,  dit-il,  il  est  une  multitude  digne  d'in- 
térêt parce  que  ses  peines  sont  plus  nombreuses  et  ses  charges  plus 
lourdes. 

Notez  bien  ce  que  je  dis  :  je  dis  les  ouvriers,  je  ne  dis  pas  les 
pauvres. 

Le  pauvre,  c'est  celui  qui  ne  peut  gagner  sa  vie,  et  qui  manque 
parce  qu'il  ne  peut  gagner. 

L'ouvrier,  c'est  celui  qui  gagne  sa  vie,  et  qui  jouit  parce  qu'il  gagne. 

La  charte  libératrice  du  pauvre  est  dans  l'Evangile,  dans  les  pré- 


COMMIiNT    A-T-ON    JUGE    LÉON    XIII  733 

ceptes  qui  ont  trait  à  Paumôue  :  «  Donnez  et  il  vous  sera  donné.  J'a- 
vais faim,  vous  m'avez  donné  à  manger,  j'avais  soif,  vous  m'avez 
donné  à  boire,  j'étais  nu,  vous  m'avez  donné  un  habit  :  entrez  dans 
le  royaume  des  cieux.  J'avais  faim,  j'avais  soif,  j'étais  nu,  vous  ne 
m'avez  donné  ni  pain,  ni  eau,  ni  habit  :  allez,  allez,  maudits,  au  feu 
éternel.  » 

La  charte  libératrice  de  l'ouvrier  est  dans  l'Evangile  aussi,  je  le 
crois.  Mais  elle  n'y  est  pas  aussi  explicitement  que  la  charte  libéra- 
trice du  pauvre  ;  Léon  XllI  résolut  de  1  écrire. 

Le  pas  était  glissant.  Le  capital  et  le  travail  sont  deux  antagonis- 
tes à  réconcilier,  mais  qui  paraissent  bien  irréconciliables  tant  qu'ils 
ne  sont  pas  réconciliés.  Ce  sont  deux  antagonistes  réfléchis  qui  ont 
l'un  et  l'autre  pour  soi  de  bonnes  raisons,  et  l'un  contre  l'autre  de 
sérieux  griefs.  Ce  sont  deux  antagonistes  puissants  :  le  capital  est  la 
richesse  acquise  ;  le  travail  est  l'élément  fécondant  de  la  richesse 
acquise.  Le  capital  dit  :  sans  moi  pas  de  travail  possible  ;  le  travail 
répond  :  sans  moi  pas  de  capital  utile.  Le  capital  dispose  de  l'influence 
apparente,  le  travail  dispose  du  nombre,  qui  finit  par  être  l'influence 
réelle.  Gomment  se  jeter  entre  les  deux  puissances,  sans  crainte  de 
désobliger  l'une,  et  plus  vraisemblablement  les  deux? 

Léon  XIII  avait  une  bravoure  qui  est  assez  rare  :  la  bravoure  in- 
tellectuelle. Il  ne  fuyait  jamais  devant  un  problème  posé.  S'il  esti- 
mait de  son  devoir  de  le  résoudre,  il  proposait  la  solution. 

Il  résolut  de  fixer  aux  capitalistes  et  aux  travailleurs  leurs  droits 
et  plus  encore  leurs  devoirs. 

Il  faut  remarquer  que  Léon  XIII  ne  redouta  point  de  les  considé- 
rer comme  «  des  classes  »,  et  comme  des  classes  en  bataille.  Il  n'es- 
saya point  de  leur  oindre  un  collyre  sur  les  yeux  et  de  leur  faire 
accroire  qu'entre  eux  il  n'existait  que  des  conflits  superficiels  ;  il  les 
connaissait  pour  les  avoir  vus. 

Il  les  avait  rencontrés  d'abord  en  Amérique,  où  on  avait  tenté  de 
lui  faire  condamner  l'immense  société  «  des  chevaliers  du  travail  ». 
II  les  avait  rencontrés  en  Europe,  où  MM.  Harmel  et  de  Mun  lui 
avaient  conduit  des  pèlerinages  ouvriers  qui  avaient  fait  du  bruit. 
Du  reste,  ni  tant  de  discours  violents,  ni  tant  de  grèves,  ni  certains 


734  PONTIFICAT    DE    LÉON    XUl 

actes  de  sauvagerie,  comme  l'assassinat  de  Tingénieur  Vatrin,  ne  lui 
avaient  échappé. 

Croyant  donc  à  une  guerre  de  classes,  guerre  non  encore  san- 
glante, sinon  à  de  très  rares  intervalles,  guerre  très  dangereuse 
cependant,  il  estima  indispensable   d'assumer  le  rôle  de  médiateur. 

Et  il  publia  TEncyclique  Rerum  novarum. 

Favorable  évidemment  à  l'idée  de  M.  Decurtins  saisie  par  Guil- 
laume II,  d'une  législation  internationale  du  travail,  il  en  traça  les 
grandes  lignes.  Il  dit  «  à  tout  gouvernement  qui  prétend  répondre 
aux  préceptes  de  la  raison  naturelle  et  à  ceux  -des  enseignements 
divins  »  la  part  qui  leur  incombe  en  si  redoutable  affaire.  «  Les  pau- 
vres, aussi  bien  que  les  riches,  sont  citoyens.  Gomme  donc  il  serait 
déraisonnable  de  pourvoir  à  une  classe  de  citoyens  et  de  négliger 
l'autre,  il  devient  évident  que  l'autorité  publique  doit  prendre  des 
mesures  pour  sauvegarder  les  intérêts  de  la  classe  ouvrière,  tout  en 
respectant  notamment  le  principe  de  la  propriété  privée.  Que  l'auto- 
rité publique  impose  le  respect  du  repos  dominical  nécessaire  au 
corps  de  l'ouvrier  et  à  son  âme  ;  qu'elle  arrache  les  ouvriers  aux 
mains  de  ces  spéculateurs  qui,  ne  faisant  point  de  différence  entre 
un  homme  et  une  machine,  abusent  sans  mesure  de  leurs  personnes 
pour  satisfaire  d'insatiables  cupidités.  Que  le  nombre  d'heures  du 
travail  soit  déterminé  et  limité  par  sa  nature.  Que  la  femme  et  l'en- 
fant jouissent  d'égards  spéciaux.  Que  le  salaire  ne  soit  jamais 
insuffisant  à  faire  subsister  l'ouvrier  sobre  et  honnête.  » 

«  S'il  s'élève,  sur  ce  point  délicat  des  salaires,  quelque  querelle 
entre  ouvriers  et  patrons,  il  n'est  pas  bon  que  l'Etat  intervienne 
indiscrètement  :  on  pourra  confier  la  solution  aux  corporations,  aux 
syndicats,  à  des  arbitrages,  moins  appuyés  par  l'Etat.  Que  l'on 
tende  à  donner  au  peuple  quelque  propriété  au  sol.  Que  l'on  favorise 
tles  sociétés  de  secours  mutuels,  les  caisses  d'assurances,  les  patrona- 
ges, les  corporations.  Que  les  patrons  aient  des  rapports  fréquents 
avec  leurs  ouvriers.  Que  le  clergé  voie  bien  qu'il  doit  s'intéresser  à 
eux.  » 

Le  Pape  termine  cette  encyclique,  dont  toutes  les  phrases  sont  di- 
gnes de  la  plus  grave  réflexion,  par  ce  cri  apostolique  :  «  Que  chacun 


COMMENT    A-T-ON    JLGÉ    LÉON    Xlll  735 

se  mette  à  la  tâche,  et  cela  sans  délai,  de  peur  qu'en  différant  le  re- 
mède, on  ne  rende  incurable  un  mal  déjà  très  grave.  Que  les  gou- 
vernements fassent  usage  de  l'autorité  protectrice  des  lois  et  des 
mstitutions.  Que  les  riches  et  les  maîtres  se  rappellent  leur  devoir. 
Que  les  ouvriers  dont  le  sort  est  en  jeu  poursuivent  leurs  intérêts 
par  des  voies  légitimes  ;  et  puisque  la  religion  seule  est  capable  de 
détruire  le  mal  dans  sa  racine,  que  tous  se  rappellent  que  la  pre- 
mière condition  à  réaliser,  c'est  la  restauration  des  mœurs  chré- 
tiennes, sans  lesquelles  les  moyens  suggérés  par  la  prudence  comme 
les  plus  efficaces  seront  peu  aptes  à  produire  de  salutaires  résultats.  » 

J'ai  beaucoup  insisté  sur  cette  encyclique,  on  me  le  pardonnera. 
Je  voudrais  que  plusieurs  en  fissent  de  nouveau  la  lecture.  J'ai  le 
sentiment,  moi  aussi,  que  ce  fut  l'acte  de  Léon  Xlll  le  plus  décisif, 
le  plus  suggestif. 

Ah  î  préoccupons-nous  moins,  prêtres,  laïques,  qui  voulons  con- 
quérir l'opinion  et  plus  encore  l'améliorer,  des  formes  gouverne- 
mentales, des  constitutions.  Préoccupons-nous  de  ce  qui  préoccupe 
le  peuple  :  son  pain  plus  abondant,  son  habit  plus  solide  et  moins 
cher,  son  logement  plus  salubre.  Le  reste  viendra  ensuite.  Demain 
n'est  pas  à  telle  ou  telle  forme  de  gouvernement,  parce  qu'elle  est 
telle  ou  telle.  Demain  est  à  qui  sera  capable  de  donner  aux  masses 
plus  de  bien-être,  plus  d'élévation  d'intelligence,  plus  de  dignité  mo- 
rale, plus  de  bonheur  ! 

Voilà  ce  que  nous  crie  l'apôtre  Léon  Xlll.  Et  ce  cri  est  puissant. 
Et  ce  cri  est  vrai. 

12<^  Une  extravagance.  —  Après  l'Iliade,  la  Batrachomiomachie. 
Nous  sommes  au  troisième  ciel,  nous  allons  tomber  dans  un  marais. 
C'est  la  faute  d'un  protestant  ;  cet  étrange  personnage  a  découvert 
que  Léon  Xlll  était  Huguenot.  On  ne  saurait  trop  bafouer  cette 
extravagance.  Mais  il  faut  la  citer,  pour  écraser  dans  son  œuf  la 
calomnie,  absolument  comme  il  eût  fallu  écraser  la  calomnie  qui  fai, 
sait  de  Pie  IX  un  franc-maçon. 

«  Beaucoup  d'écrivains  de  tous  genres  ont  cru  devoir  confier  au 
public  ce  qu'ils  pensaient  du  grand  Pape  qui  vient  de  mourir.  Tous 
les  éloges  sont  épuisés,   et  l'on  a  proféré  aussi  bien  des  outrages. 


736  PONTIFICAT    DE    LÉON    XllI 

Je  ne  pense  pas  pourtant  que,  dans  le  tourbillon  d'inepties  qui  a 
voltigé  autour  de  cette  tombe,  il  y  en  ait  une  seule  qui  passe  l'invrai- 
semblance et  qui  soit  enveloppée  de  ridicule  comme  celle  que  je  viens 
signaler. 

Je  cite  : 

«  En  repassant  sa  vie  qui  a  été  si  longue  et  si  chargée  de  respon- 
sabilités devant  Dieu  et  devant  les  hommes, le  vieux  Pontife  n'a  d'au- 
tre recours  que  le  Christ  :  Christus  adest...  Ni  les  indulgences  qu'il 
a  dispensées  pendant  son  pontificat,  ni  les  œuvres  que  vont  louer  ses 
panégyristes,  ni  les  mérites  des  Saints  qu'il  a  canonisés,  ni  l'inter- 
cession de  la  bienheureuse  Vierge  Marie  ne  le  rassurent.  Encore 
moins  a-t-il  confiance  aux  dévotions  inférieures  du  vulgaire.  Son 
dernier  appel  va  à  la  miséricorde  du  Christ,  du  Christ  seul,  par  la 
foi...  Et  alors  une  double  question  se  pose  ! 

Pourquoi  Rome  condamne-t-elle  comme  une  hérésie  ce  qui  a  été 
la  suprême  consolation  du  Pape  mourant  :  la  justification  du  chrétien 
par  la  foi  ? 

Et  pourquoi  les  plus  excellents  fidèles  de  l'Eglise  romaine  —  car 
l'exemple  de  Léon  XIII  n'est  pas  isolé  —  cessent-ils  de  parler  en 
catholiques,  lorsqu'ils  pensent  en  chrétiens  ?  » 

Sur  cette  double  et  terrifiante  question,  l'auteur  sigQe  :  H.  Dann- 
reuther. 

M.  Dannreuther  a  raison  ;  «  l'exemple  de  Léon  XIII  n'est  pas 
isolé  »  ;  tous  tant  que  nous  sommes,  catholiques  romains,  nous 
mettons  notre  suprême  espérance  dans  le  Christ  plein  de  pitié  : 
Christus  adest  miserans.  Sa  miséricorde  présente  à  notre  foi  nous 
fortifiera  dans  les  derniers  combats  de  la  mort.  Sur  elle  nous  comp- 
tons plus  que  sur  nos  «  œuvres  »,  plus  que  sur  les  «  indulgences  » 
gagnées,  plus  que  sur  les  «  mérites  des  Saints  »,  plus  que  sur  l'in- 
tercession de  la  «  bienheureuse  Vierge  Marie  ».  Nous  pensons 
ressembler  en  cela  à  Saint  Augustin  et  à  saint  Paul.  Et  c'est  pour- 
quoi, il  nous  est  impossible  d'y  rien  voir  de  protestant. 

Mettre  le  Christ  au  centre  de  sa  vie,  et  pour  cette  raison  même, 
élever  son  cœur  jusqu'à  lui,  dans  un  dernier  soupir  :  rien  n'est  plus 
catholique.  Mais  Dieu  sait  si  cette  attitude  de  nos  âmes  a  quelque 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LEON    XIII  737 

chose  de  commun  avec  cette  doctrine  luthérienne  de  «  la  justification 
du  chrétien  parla  foi  »  que  «  Rome  condamne  comme  une  hérésie  ». 
Avant  de  paraître  devant  Dieu,  Léon  XIII  ne  s'est  pas  con- 
tenté d'invoquer  le  «  Christ  ».  Il  s'est  confessé,  il  a  communié,  il  a 
tendu  ses  mains  aux  dernières  onctions,  il  a  récité  les  litanies  des 
Saints,  il  a  dit  le  rosaire,  comme  font  tous  les  bons  catholiques.  Par 
quelle  candeur  ou  quelle  audace,  M.  Dannreuther  veut-il  le  faire 
mourir  en  protestant  ? 

Mais  j'ai  grand  tort  de  le  prendre  sur  ce  ton  de  controverse  dogma- 
tique. Le  problème  soulevé,  par  M.  Dannreuther  doit  être  ramené  à 
des  proportions  plus  modestes. 

L'auteur  nous  assure  qu'il  reproduit,  «d'après  les  journaux  ca- 
tholiques »  la  dernière  poésie  de  Léon  XIIL  Oh  !  la  détestable  mé- 
thode !  Et  à  quoi  servent  donc  les  exigences  de  la  critique  moderne  ? 
Parmi  ceux  qui  ont  conservé  le  culte  du  latin  —  et  M.  Dannreu- 
ther, apparemment,  est  du  nombre,  puisqu'il  est  à  môme  de  compa- 
rer Léon  XIII  aux  «  meilleurs  latinistes  de  la  Renaissance  »  —  tout 
le  monde  sait  combien  les  journaux  français  ont  coutume  de  mal- 
traiter les  textes.  Les  Débats  eux-mêmes  ne  transcrivent  pas  correc- 
tement, du  premier  coup,  une  phrase  de  Pline.  Toute  la  presse  s'est 
occupée,  l'autre  jour,  de  cette  version  du  baccalauréat  dictée  à  la 
Sorbonne  et  qui  a  coûté  à  tant  de  candidats  des  efforts  d'invention 
stérilti.  La-Facuké  avait  défiguré  un  passage,  —  ce  qui  le  rendait 
inintelligible. 

Les  Débats  s'emparent  de  l'incident  et  prétendent  rétablir  le  vrai 
texte.  Eux  aussi  se  trompent,  ils  passent  un  mot,  —  un  verbe 
s'il  vous  plaît,  —  faute  duquel  la  phrase  demeure  en  l'air  avec  un 
accusatif  énigmatique. 

Donc  la  prudence  la  plus  élémentaire  commandait  à  M.  Dannreu- 
ther de  ne  point  prendre  n'importe  où  la  Méditation  nocturne  de 
Léon  XÏII  II  aurait  dû  ouvrir  un  journal  italien,  par  exemple  l'O^- 
servatore  Roman o. 

Et  alors  les  lecteurs  du  Christianisme  au  XX'^  siècle,  en  recevant 
le  numéro  du  31  juillet,   auraient  eu  le  plaisir  d'y  trouver  une  édi- 
tion correcte  des  derniers  vers  du  Pape.  Le  passage  qui  a  tant  ému 
Ilist.  de  l'Eglise.  —  T.  xliv  '  47 


738  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

la  fibre  huguenote  de  M.  Dannreuther,  s'y  serait  présenté  comme 
il  suit  : 

Christus  adest  miserans  :  humili  veniamque  roganti 
Erratum,  ah  fidas  !  eluet  omne  tibi. 

au  lieu  de  : 

Christus  adest  miserans  humili  veniamque  roganti 
Erratum,  ah  1  fides  eluet  omne  tibi. 

Et  qui  ne  voit  la  ditTérence  ?  Fidas  au  lieu  de  fides.  Le  mot  fatal 
disparait,  d'où  M.  Dannreuther  tirait  —  à  tort  d'ailleurs  —  son  com- 
mentaire calviniste.  Et  le  sens  précis  de  la  phrase  n'est  plus  le 
même.  C'est  en  la  miséricorde  du  Christ  que  Léon  XÏII  appuie  son 
espoir,  et  il  compte  que,  sur  un  très  humble  Meâ  culpâ^  —  comme 
celui  dont  il  frappait  sa  poitrine  au  moment  des  absolutions  suprê- 
mes et  du  dernier  viatique,  —  ses  fautes  lui  seront  pardonnées. 
Encore  une  fois,  qu'y  a-t-il  là  de  protestant  ? 

Et  puis,  n'est-ce  pas  une  élémentaire  règle  d'art  que  d'un  sujet, 
selon  le  mot  de  Lafontaine,  il  ne  faut  «  prendre  que  la  fleur  »  ? 

Depuis  quand  est-il  littéraire  —  même  en  Allemagne,  le  pays  des 
érudits  minutieux  jusqu'à  la  fatigue  —  de  tout  dire  à  propos  de  tout. 

En  écrivant  sa  méditation  poétique,  Léon  XIII  n'entendait  pas  faire 
une  intégrale  profession  de  foi.  Ce  qu'il  croyait,  ses  Encycliques  le 
disent,  et  sa  voix  de  mourant  l'a  redit  au  milieu  des  prières,  par 
lesquelles  l'EgUse  soutient,  au  bord  de  la  vie,  la  religion  de  ses  en- 
fants. Du  reste,  le  Pape  a  laissé  un  testament.  Que  M.  Dannreuther 
parcoure  VOsservatore  Romano  du  28  juillet  dernier.  Il  verra  là, 
dans  quelques  phrases  simples,  sur  quoi  Léon  XIII  fondait  son  espoir 
dans  le  pardon  de  ses  fautes  et  dans  la  bienheureuse  éternité.  Le 
pieux  Pontife  n'oublie  pas  même  «  la  dévotion  au  Sacré-Cœur  » 
à  laquelle  M.  Dannreuther  pense  sans  doute  quand  il  parle  dédai- 
gneusement des  «  dévotions  inférieures  »  bonnes  pour  le  «  vul- 
gaire ». 

Mais  je  descendrai  encore  à  des  réflexions  plus  modestes.  Je 
regrette  qu'avant  d'envoyer  sa  prose  au  Christianisme,  M.  Dann- 
reuther ne  se  soit  pas  souvenu  de  ce  livre  vulgaire  dont  un  reporter 


COMMKNT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XIII  739 

inventif  essayait  récemment  de  rajeunir  la  gloire,  quand,  sur  la  table 
de  travail  du  Pape  mourant,  il  nous  montrait  un  Gradus  ad  Par- 
nassum. 

Au  cas,  assez  improbable,  où  il  aimerait  à  continuer  sur  les  car- 
mina  des  pontifes  romains,  ses  études  dogmatico-critiques.  Fauteur 
fera  sagement  de  se  munir  d'un  bon  Gradus  et  de  l'ouvrir.  S'il  Teiit 
fait,  il  aurait  vu  que  ce  fides  fulgurant  qui  lui  semblait  illuminer  de 
lueurs  calvinistes  le  lit  de  mort  de  Léon  XIII  n'était  qu'une  mau- 
vaise coquille,  qui  rendait  le  vers  faux.  Des  est  bref  dans  fides 
devant  une  voyelle  ;  das  est  long  dans  fidas.  Or,  pour  un  bon  pen- 
tamètre, la  césure  du  troisième  pied  est  une  syllabe  longue,  disait 
jadis  la  prosodie. 

Grâce  au  Gradus^  M.  Dannreuther  aurait  pu  se  remémorer  ces  mi- 
nuties. Et  sachant  mieux  la  quantité  latine,  doctus  cum  libre,  il  eût 
évité  de  faire,  de  la  touchante  Méditation  nocturne  de  Léon  XIII,  le 
commentaire  ridicule  par  lequel  il  a  représenté,  finissant  en  hugue- 
not, le  saint  Pape  qui  fut  une  des  gloires  de  l'Eglise. 

Au  surplus,  les  lecteurs  du  Christianisme  au  XX^  siècle  qui  vou- 
dront se  former  une  opinion  sur  Léon  XIII,  trouveront,  dans  le 
numéro  du  31  juillet,  les  renseignements  les  plus  variés.  A  côté  de 
M.  Dannreuther,  qui  range  le  vénéré  défunt  parmi  les  croyants  en 
Christ,  un  certain  Memor  lui  reproche  d'avoir  «  doté  le  catholicisme 
de  la  dévotion  au  saint  Rosaire  et  du  culte  du  Sacré-Cœur,  qui  est  le 
dernier  mot  du  matérialisme  le  plus  grossier  ». 

Loyalement,  je  reconnais  que  Memor  a  écrit  ces  gentillesses  pour 
VEglise  libre,  à  laquelle  le  Christianisme  les  emprunte.  Mais  en  les 
empruntant,  il  les  fait  siennes,  sans  doute,  puisqu'il  juge  à  propos 
d'observer  qu'  «  il  y  a  du  vrai  »  dans  les  réflexions  de  Memor. 

Tandis  que  Memor  juge  que  Léon  XIII  fut  «  un  politique  de 
troisième  ordre  »,  un  homme  surfait  dont  la  tête  ne  connut  jamais 
«  d'autre  auréole  que  la  vieillesse  »,  M.  Pédezert  —  dans  le  même 
Christianisme  du  31  juillet  —  écrit  que  Notre  Saint-Père  disparu 
«  a  été  un  Pape  éminent  »,  qui  recevra  de  «  l'équitable  histoire  »  le 
nom  de  «  Sage  »,  lequel  est  «  peut-être  préférable  i»  au  nom  de 
<(  Grand  » . 


740  POKTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

Le  vénérable  Pédezert  jouit  parmi  les  protestants  d'une  juste 
considération.  Son  opinion  risque  de  prévaloir  dans  l'esprit  des 
lecteurs  du  Christianisme.  Ce  n'est  point  nous  qui  nous  en  plain- 
drons. 

13°  Un  Pape  de  bure.  —  Nous  pourrions  pousser  beaucoup  plus 
loin  ces  citations.  Nous  avions  recueilli,  dans  les  Revues,  en  France 
et  hors  de  France,  beaucoup  de  textes  aussi  décisifs  les  uns  que  les 
autres  ;  nous  aurions  voulu  en  tresser  des  guirlandes  à  Fhonneur 
du  pape  défunt.  Mais,  si  j'en  crois  Boileau,  il  faut  savoir  se  borner, 
non  pas  pour  apprendre  à  écrire,  mais  pour  ne  pas  fatiguer  l'esprit 
de  son  lecteur.  Claudite  nunc  rivoSy  pueri,  sat  prata  biberunt. 

Avant  de  finir,  je  veux  encore  citer  l'opinion  d'un  maître.  Au 
milieu  de  ce  concert  d'éloges  que  la  mort  de  Léon  XIII  fit  éclater  à 
tous  les  coins  du  monde,  Edouard  Drumont,  le  grand  et  excellent 
publiciste  de  la  Libre  Parole,  avait  conçu  l'idée,  originale  et 
juste,  de  mettre  à  la  place  de  Léon  XIII,  un  «  Pape  de  bure  ».  Par 
cette  expression  pittoresque,  je  crois  bien  que  Fauteur  de  la  France 
juive  entendait  un  pape  vêtu  habituellement  de  cette  étoffe  grossière 
et  voué  par  vœu  à  la  pauvreté  monastique.  La  Providence  a  ré- 
pondu à  ce  désir  par  un  choix  qui  en  réalise  mieux  l'étendue.  Pie  X 
n'est  pas  entré  dans  un  ordre  religieux  ;  mais,  né  pauvre,  on  l'a  vu 
du  dernier  rang  monter  au  premier  ;  il  a  su,  mieux  encore,  au 
milieu  de  ses  ascensions,  rester  pauvre,  parce  qu'il  est  l'ami  des 
pauvres.  Un  pape  qui  n'a  pas  le  sou,  c'est  bien  le  pape  de  bure. 

On  peut  se  fier,  en  tout  abandon,  aux  deux  frères  Date  et  Dabi- 
tury  ses  deux  ministres  des  finances.  Je  cite  in  extenso  l'article  de 
Drumont. 

«  Ils  paraissent  tout  de  même  un  peu  petits  tous  nos  faiseurs  de 
boniments  socialistes,  radicaux  et  libres-penseurs,  devant  cet  im- 
mense émoi  que  soulève,  dans  le  monde,  la  mort  de  ce  vieillard  de 
quatre-vingt-quatorze  ans. 

Ce  vieillard  n'avait  ni  flotte  ni  armée  ;  il  habitait  une  prison,  une 
prison  dorée,  sans  doute,  et  pleine  des  chefs-d'œuvre  du  passé, 
une  prison  d'où  il  ne  pouvait  sortir  sans  renoncer  à  l'héritage  que 
les  siècles  lui  avaient  transmis  et  dont  il  n'était  que  le  dépositaire. 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XIII  741 

Cette  mort,  cependant,  a  produit  une  impression  plus  vive  que  ne 
l'aurait  jamais  fait  la  disparition  du  roi  d'Angleterre  ou  de  l'empe- 
reur de  Russie. 

S'ils  avaient  quelque  logique,  les  farceurs  qui  déclarent  être  les 
interprètes  de  l'opinion,  salueraient,  dans  cette  puissance  désarmée, 
le  triomphe  de  l'autorité  morale,  supérieure  à  tout,  le  règne  de 
l'Esprit.  Ils  verraient  là  l'incarnation,  non  pas  d'un  peuple,  mais  du 
genre  humain,  dans  un  homme  semblable  à  tous  les  autres,  qui  a 
été  reconnu  par  des  centaines  de  millions  de  croyants  comme  leur 
chef  spirituel  et  le  directeur  de  leurs  consciences. 

Le  caractère  démocratique  de  l'Eglise  s'affirme  là,  peut-être  plus 
complètement  que  partout  ailleurs.  En  plein  régime  monarchique,  en 
pleine  féodalité,  à  l'heure  où  la  naissance  était  tout,  un  ancien 
pâtre,  un  humble  moine,  devenait  tout  à  coup,  non  seulement 
l'égal,  mais  le  supérieur  des  souverains  les  plus  redoutés  et  les  plus 
altiers  ;  il  les  rappelait  au  respect  des  lois  de  la  morale  éternelle 
quand  ils  s'en  étaient  écartés. 

Aujourd'hui,  alors  que  l'Argent  est  le  maître  du  monde,  le  seul 
qui  soit  au-dessus  des  rois  de  l'Argent  est  un  pauvre  qui,  en  réalité, 
ne  vit  que  d'aumônes.  Il  n'a  d'autres  ressources  que  les  pièces  de 
monnaie,  en  cuivre  le  plus  souvent,  que,  dans  les  innombrables 
églises  de  l'univers,  des  gens  qui  ne  verront  jamais  le  Pape  jettent 
dans  l'aumônière  des  quêteuses,  ou  glissent  dans  le  tronc  sacré  à 
demi  caché  dans  l'ombre  des  sanctuaires,  et  qu'aperçoivent  seuls 
ceux  qui  viennent  tremper  leurs  doigts  dans  le  bénitier. 

Les  Homais,  qui  prétendent  parler  au  nom  de  la  pensée  émanci- 
pée, ne  peuvent  s'élever  à  des  conceptions  aussi  hautes.  J'imagine, 
néMimoins,  qu'au  milieu  de  leurs  lazzis  ils  sont  un  peu  troublés  par 
la  solennité  des  scènes  auxquelles  nous  assistons. 

Il  est  un  homme  qui  exercera  sur  ce  siècle  naissant  une  influence 
plus  profonde  que  tous  les  rhéteurs,  que  tous  les  aligneurs  de 
phrases,  que  tous  les  discoureurs  que  se  figurent  être  des  guides  pour 
la  foule. 

Cet  homme  n'est  point  un  de  ceux  dont  d'habiles  réclames  ont  ré- 
pandu le  nom  à  travers  les  cinq  parties  du  monde.  Il  est  perdu  au 


742  PONTIFICAT    DE    LÉON    Xlll 

milieu  des  cardinaux  inconnus  qui,  dans  toutes  les  cours  du  Vatican, 
échangent  leurs  appréciations  sur  le  prochain  Conclave,  après  avoir 
vu  le  Camerlingue  frapper  du  marteau  d'argent  le  front  de  Léon  XIII, 
qu'il  avait  appelé  une  dernière  fois  par  le  nom  qu'il  avait  reçu  au 
baptême. 

Que  sera  cet  homme  ?  Ces  rumeurs,  ces  prophéties  où  Tâme 
populaire  s'efforce  de  fixer  son  espérance,  son  désir  ou  son  rêve,  an- 
noncent que  le  futur  Pape  aura  porté  la  robe  de  bure  du  moine. 

Nous  le  souhaitons. 

Il  me  semble  même  que  ceux  qui  ont  de  sincères  sentiments  de 
démocrates  auraient  là  une  occasion  de  se  réjouir. 

Chacun  comprend  la  Démocratie  à  sa  façon.  Pour  les  uns,  la  Dé- 
mocratie est  un  régime  où  un  blagueur  comme  Millerand,  après  avoir 
bien  flatté  le  peuple,  devient  baron  du  Saint-Empire,  et  savoure  des 
«  spooms  au  Samos  »  en  se  moquant  des  deshérités  qu'il  a  bafoués 
et  qu'il  fait  fusiller  au  besoin. 

La  vie  monastique  où  tout  est  en  commun,  où  les  privilégiés  de 
la  Destinée  renoncent  à  tout  pour  vivre  d'une  vie  si  rude  que  les 
plus  indigents  n'en  voudraient  pas,nous  semble  réaliser  l'idéal  démo- 
cratique. 

Un  Pape  moine  serait  comme  une  revanche  des  persécutions  et 
des  calomnies  auxquelles  nos  ordres  religieux  sont  en  butte  à  l'heure 
actuelle. 

J'entends  bien  certains  intellectuels  catholiques  répéter  qu'il  faut 
réconcilier  l'Eglise  et  la  Démocratie.  A  vrai  dire,  cette  union  nous 
semble  avoir  été  faite  depuis  longtemps,  depuis  les  jours  de  la  pri- 
mitive Eglise. 

La  foule  en  a  l'instinct .  Encore  une  fois,  le  fils  de  prince  qui 
mange  des  légumes  dans  une  écuelle  de  bois  semble  personnifier 
mieux  la  Démocratie  que  le  socialiste  nanti  qui,  ceint  du  cordon  de 
quelque  grand  ordre  monarchique,  mange  dans  des  écuelles  d'or  des 
homards  à  la  Lucullus. 

Qu'il  sorte  des  rangs  des  religieux  ou  des  rangs  de  Tépiscopat,  ce 
qu'il  faudrait  au  temps  présent  c'est  un  Pape  qui  ne  soit  qu'un  Pape. 


COMMENT    A-T-ON    JUGE    LÉON    XllI  743 

Vraisemblablement,  c'est  ce  que  demaudeut  à  Dieu  dans  leurs  priè- 
res les  chrétiens  de  la  terre  entière. 

L'Evangile  nous  dit  bien  que  le  Bon  Pasteur  quitta  tout  pour  aller 
chercher  la  brebis  perdue,  mais  il  ne  nous  dit  pas  que,  pendant  ce 
temps,  les  brebis  restées  fidèles  étaient  dévorées  par  les  loups. 

Sans  nul  doute  ce  sera  un  émouvant  et  noble  spectacle  dans  l'His- 
toire que  celui  de  ce  Pontife  auguste  et  miséricordieux,  dont  la  bou- 
che ne  sut  jamais  que  bénir  et  qui,  pendant  tant  d'années,  s'efforça 
d'apaiser  les  malentendus,  de  calmer  les  haines,  de  retarder  l'inévi- 
table rupture. 

Ce  serait  un  spectacle  qui  aurait  sa  grandeur  aussi,  que  celui  d'un 
Pape  se  mettant  à  la  tète  de  tout  ce  troupeau  désorganisé,  désemparé, 
décimé  par  des  ennemis  implacables  que  Tévangélique  mansuétude 
de  Léon  XIII  n'a  pu  désarmer. 

Léon  XIII  a  voulu  être  de  son  temps,  séduire,  persuader  et  con- 
quérir son  temps.  Au  milieu  des  contradictions,  des  mauvaises  vo- 
lontés, des  obstacles,  il  a  installé  dans  le  Temps  une  œuvre  vrai- 
ment grandiose,  intéressante  et  belle.  «  Le  Temps  cependant,  a  dit 
Bossuet,  dans  son  simple  et  superbe  langage,  n'est  que  l'ombre  de 
l'Eternité  de  Dieu.  » 

Il  semble  que  l'on  aimerait  à  entendre  un  Pape  rappeler  que  l'E- 
glise a  seule  les  paroles  de  la  Vie  éternelle,  que  ses  enseignements 
seuls  demeurent  et  que  toutes  les  agitations  du  présent  ne  sont  qu'un 
point  dans  l'espace » 

14°  —  D'après  tous  ces  textes, comment  doit-onjuger  sommairement 
Léon  XIÏI,  en  prononçant  sur  son  cadavre  le  sentence  que  l'Egypte 
rendait  à  ses  rois  ? 

Docteur  de  l'humanité,  Léon  XIII  a  donné  cette  série  d'encycli- 
ques, dont  le  détail  et  l'ensemble  constituent  la  somme  de  ses  ensei- 
gnements. 

Pasteur  de  l'humanité,  il  a  voulu  la  nourrir  du  culte  de  l'Eucha- 
ristie, des  effusions  du  Sacré-Cœur,  du  Rosaire  et  des  engagements 
des  Tiers-Ordres. 

Père  de  l'humanité,  il  a  voulu  assister  le  pauvre  des  largesses  de 
la  charité  et  traiter  l'ouvrier  selon  les  exigences  de  la  justice. 


74  i  PO.NTIFICAI    DR    LÉON    Xlll 

Gouverneur  de  rhumanité,  il  a  été  surtout  un  Pape  politique,  dit- 
on,  et,  à  coup  sûr,  un  Pape  épris  de  conciliation. 

Défenseur  de  la  vérité,  il  a  frappé  TAméricanisme  et  opposé  la 
pure  doctrine  aux  témérités  de  Forthodoxie,  surtout  aux  courses 
aventureuses  de  l'exégèse. 

Léon  XIII  a-t-il  été,  autant  qu'on  le  crie,  l'antithèse  de  Pie  IX  ? 
Le  tempérament  de  ces  deux  hommes  n'était,  sans  doute,  pas  le 
même  ;  il  y  a  en  eux,  les  divergences  nécessaires  et  même  une  cer 
taine  opposition.  Mais,  pour  les  actes,  pour  des  questions  fondamen- 
tales, pour  les  grandes  lignes  du  gouvernement,  le  changement  de 
règne  ne  changea  rien.  Les  différences  furent  seulement  de  formes. 
Au  sujet  de  la  France  et  de  Tltalie,  par  exemple,  quant  au  fond, 
Léon  XIII  a-t  il  différé  de  Pie  IX  ?  Est-il  sorti  du  Vatican  ?  a-t-il 
permis  aux  catholiques  italiens  le  scrutin  politique  ?  Tout  ce  que 
Pie  IX  avait  édicté  contre  l'usurpateur  n'a-t-il  pas  été  maintenu  ? 

Quant  à  la  France,  Pie  IX  ne  voulut-il  pas  le  ralliement  ?  De  même 
qu'il  avait  accepté  la  deuxième  République,  il  donna  le  conseil  et 
l'exemple  du  ralliement  à  l'Empire. Certes  c'est  largement  qu'il  le  lit. 
Et  lorsque  Napoléon  III,  perdant  le  sens  politique  et  le  sens  chré- 
tien, livra  les  Etats  du  Saint-Siège  à  l'Italie  et  mérita  l'excommuni- 
cation, Pie  IX  entendit  que  les  catholiques  restassent  fidèles  à  l'Em- 
pire. Puis  quand  la  République  devint  une  troisième  fois  le  gouver- 
nement légal  du  pays,  il  trouva  bon  qu'on  s'y  ralliât. 

«  Sans  doute  il  y  eut  plus  tard,  au  point  de  vue  du  ralliement, 
des  actes  plus  solennels  de  Léon  XIII. Mais  ces  actes, les  circonstances 
et  les  leçons  du  temps  les  appelaient.  La.  République  vivait  depuis 
vingt  ans.  Quantité  d'élections  et  d'événements  pofitiques  très  graves 
avaient  prouvé  que  la  nation  acceptait  et  voulait  garder  cette  forme 
de  gouvernement.  Léon  XIII,  sans  condamner  le  passé,  sans  déclarer 
la  République  préférable  à  la  monarchie,  pressa  les  catholiques  d'ac- 
cepter le  fait  accompli  afin  d'être  mieux  en  mesure  de  défendre  l'E- 
glise. Il  faut  toute  l'impudence  ou  tout  l'aveuglement  de  l'esprit  de 
parti  pour  nier  que  ce  conseil  ne  fût  conforme  aux  intérêts  de  la 
religion  et  du  pays.  Le  Pape,  qui  ne  travaille  ni  pour  les  empereurs 
ni  pour  les  Républiques,  devait  le  donner.  Et  les  catholiques  qui 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    LÉON    XllI  745 

veulent  avant  tout  servir  l'Eglise  et  la  Patrie  devraient  s'y  conformer.» 
Nous  sommes  aujourd'hui,  très  complimenteurs  et  très critiqueurs. 
On  célèbre  Léon  XIII  pour  son  esprit  conciliateur  absolument  comme 
s'il  en  était  l'inventeur  breveté.  En  parlant  ainsi,  nos  publicistes 
montrent  tout  juste  quils  ont  peu  fréquenté  l'histoire  de  l'Eglise  et 
n'ont  peut-être  jamais  ouvert  un  volume  des  Regesta  pontificaux. 
Les  Pontifes  romains,  dans  leur  conduite,  sont  tous  plus  ou  moins 
intraitables  sur  les  questions  de  vérité  et  de  justice  ;  mais  tous  con- 
ciliants et  coulants  dans  les  formes.  I^'esprit  de  conciliation  est  Tes- 
prit  même  de  la  papauté  ;  c'est  l'esprit  de  Dieu  ;  il  n'éteint  pas  le 
lumignon  qui  fume  encore.  Un  pape  dur  envers  les  personnes  ren- 
contrerait des  improbations  dans  l'Eglise  ;  un  pape  dur  envers  les 
gouvernements,  de  nos  jours  surtout,  aurait  peu  le  sens  de  l'autorité 
pontificale.  Pour  sauver  le  droit,  on  va  jusqu'à  la  porte  de  l'enfer  ; 
alors  seulement  non  possumus  ;  mais  on  n'a  pas  attendu  jusque-là 
pour  dire  :  non  licet. 

Si  vous  jetez,  par  exemple,  un  coup  d'oeil  sur  l'histoire  contem- 
poraine, invariablement,  vous  voyez  des  gouvernements  plus  ou 
moins  hostiles  au  Saint-Siège^  et  le  pape  plus  ou  moins  condescen- 
dant, mais  toujours  pacifique,  au  regard  des  gouvernements.  Sous 
les  serres  de  l'aigle  impériale,  Pie  VII  est  une  colombe.  En  présence 
des  fautes  des  Bourbons,  Léon  XII  est  d'une  magnanimité  admira- 
ble ;  au  cours  des  malversations  du  roi-citoyen,  Grégoire  XVI  se  ré- 
fugie plutôt  dans  le  silence  ;  sous  les  coups  de  la  Révolution,  Pie  IX 
se  contente  de  se  dérober.  La  papauté  remplit  son  devoir,  tout  son 
devoir,  et  n'agit  fortement  qu'à  la  dernière  heure,  quand  la  condes- 
cendance, poussée  plus  loin,  serait  formellement  de  la  trahison. 

Le  point  où  s'accuse  une  plus  grande  différence  entre  Pie  IX  et 
Léon  XIII,  c'est  la  question  doctrinale  du  libéralisme.  Non  pas  que 
Léon  XIII  ait  abondé  dans  le  sens  contraire  ;  il  a  parlé  toujours 
strictement  et  a  maintenu  le  Syllabus.  Pourtant,  il  n'a  combattu  le 
libéralisme,  si  j'ose  ainsi  dire,  que  de  loin  et  indirectement,  sans  le 
nommer,  tandis  que  Pie  IX  condamna  plus  de  quarante  fois  (c'est 
son  mot)  et  multiplia  les  anathèmes  avec  une  insistance  que  Dupan- 
loup  appelait  la  crise  de  l'Eglise.  Léon  XIII  n'a  rien  dit  ;  la  crise, 


746  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIII 

visible  alors  sur  le  papier  d'Orléans,  vous  la  voyez  maintenant  par- 
tout et  c'est  plus  qu'une  crise  ordinaire,  c'est  une  débâcle. 

Cette  question  prime  tout,  même  pour  le  gouvernement  de 
l'Eglise. 

De  Jésus-Christ  à  Luther,  le  monde  reposait  sur  le  principe  d'au- 
torité ;  la  paix  régnait  par  l'accord  des  deux  puissances.  Luther 
renversa  l'autorité  en  un  article  de  foi  ;  Descartes  la  détruisit  en 
matière  de  raison.  Du  libéralisme  religieux  et  philosophique,  du 
doute  méthodique  au  libre  examen,  sortirent,  par  une  embryologie 
que  je  n'ai  pas  à  expliquer,  le  hbre  examen  social,  politique  et  éco- 
nomique, le  doute  appliqué  à  l'ordre  temporel  et  civil,  ecclésias- 
tique et  religieux.  D'après  cette  quintuple  révolution,  le  monde,  l'or- 
dre, au  lieu  de  reposer  sur  le  pouvoir,  devait  provenir  de  la  liberté, 
au  lieu  de  dépendre  du  Chef  de  l'Etat  et  du  Pape,  il  ne  devait  plus 
reposer  que  sur  des  individus  dont  la  société  se  compose.  Ce  chan- 
gement d'orientation  fut  appelé  le  libéralisme. 

La  prétention  du  Hbéralisme  était  de  résoudre  tous  les  problèmes 
sociaux  en  laissant  faire  et  en  laissant  passer.  Le  pouvoir  n'avait 
qu'à  se  croiser  les  bras  et  envoyer  sa  police.  L'ordre,  le  progrès, 
tous  les  biens  résulteraient  du  mouvement  des  idées,  de  l'harmonie 
des  intérêts,  des  caprices  et  même  des  passions.  L'anarchie  au  point 
de  départ  engendrerait  l'ordre  dans  les  résultats.  C'était,  dis-je,  la 
prétention  universelle  ;  la  croyance  à  la  bienfaisance  impeccable  de 
la  Uberté  était  devenue  une  espèce  de  religion.  Dupanloup,  qui  com- 
prenait peu  et  ne  voyait  rien,  alla  jusqu'à  soutenir  que  la  liberté, 
ainsi  comprise,  était  un  code  tiré  de  l'Evangile. 

Dans  le  fait,  à  l'aurore  de  ce  mouvement  libéral,  on  avait  édicté 
une  déclaration  des  droits  de  l'homme  et  du  citoyen,  droits  antérieurs 
et  supérieurs  à  la  constitution  de  la  société,  incessibles  pour  les  ci- 
toyens, insaisissables  pour  l'autorité  publique.  Cette  situation  devait 
être  le  symbole,  le  Décalogue,  le  grand  sacrement  de  l'avenir,  la 
grande  charte  du  monde  nouveau.  L'Eglise  et  l'Etat  se  résoudraient 
dans  une  République  universelle  ou  en  fédération  fraternelle  de 
toutes  les  sociétés  humaines. 

Or,  cette  déclaration  avait  un  double  sens,  un  double  esprit.  D'un 


COMMENT    A-T-ON    JUGÉ    I.ÉON    XIII  747 

côté,  on  livrait  le  monde  à  la  spontanéité  des  initiatives  individuelles  ; 
elle  devait  enfanter  Tanarchie  ;  de  l'autre,  on  voulait  prendre  la  place 
de  la  religion,  de  TEglise  et  de  l'autorité  ;  elle  devait  engendrer  le 
fanatisme,  la  persécution,  tous  les  excès,  toutes  les  violences  de  la 
pire  impiété.  Au  fond,  sous  prétexte  de  liberté,  la  Déclaration,  c'est 
le  désordre  sur  la  place  publique,  môme  le  désordre  des  idées  et  des 
sentiments  ;  c'est  la  guerre  civile  et  religieuse  autour  des  foyers  et 
des  autels. 

Le  mouvement  d'un  siècle  a  mis  à  nu  ces  conséquences.  En  1789, 
la  liberté  de  la  religion  devait  être  illimitée  ;  le  mot  de  tolérance  était 
insuffisant  et  même  tyrannique,  aux  yeux  de  Mirabeau.  Les  Consti- 
tuants avaient  ce  préjugé  que  la  fortune  de  la  religion  tenait  aux 
propriétés  ecclésiastiques  ;  en  utilisant  l'élément  matériel,  ils  atten- 
daient la  chute  du  Christianisme.  Cette  liberté,  qui  devait  tuer  TE- 
glise,  lui  ménagea  au  contraire  un  sièclede  victoires  et  de  conquêtes. 
Alors  changement  de  front.  Le  monde  qu'on  avait  assis  sur  le  libé- 
ralisme, on  l'appuie  maintenant  sur  l'omnipotence  de  l'Etat.  Le 
monde,  au  fond,  est  un  champ  de  bataille  où  l'homme,  pour  se  dis- 
penser de  vertu,  fait  la  guerre  à  la  loi  divine.  Le  point  de  vue  des 
constituants  est  de  raisonner  faux  ;  dans  sa  fugitive  existence,  l'hom- 
me travaille  pour  l'avenir,  mais  procède  du  passé  ;  l'individu  abstrait 
n'existe  pas  ;  vous  ne  trouverez  partout  que  l'homme  d'une  race  et 
le  citoyen  d'une  nation.  Sous  ce  prétexte  que  la  religion  ne  change 
pas  et  que  l'Eglise  est  intransigeante  sur  le  chapitre  des  dogmes  ré- 
vélés, les  renégats  de  89  ont  donc  déclaré  au  Christianisme  une 
guerre  à  mort.  D'après  leurs  étroites  passions,  le  Syllabus  de  Pie  IX 
et  la  Déclaration  des  droits  de  l'homme  sont  deux  antipodes  irréduc- 
tibles. Ceci  tuera  cela  ou  cela  tuera  ceci.  Il  n'y  a  pas  d'autre  alterna- 
tive. Au  moment  où  je  trace  ces  lignes,  le  million  de  dissidents  veut 
réduire  à  l'état  de  parias  trente-sept  millions  de  catholiques,  et, pour 
peu  qu'ils  rencontrent  des  résistances,  ils  se  rueront  à  l'extermina- 
tion des  catholiques.  Pour  le  salut  de  la  République,  il  faut  faire  de 
la  France  un  charnier  où  les  satyres  danseront  sur  les  tombeaux. 

Je  ne  vois  pas  bien  ce  que  vient  faire  ici  l'esprit  de  conciliation. Le 
néo-libéralisme  proclame  que  toutes  les  doctrines  peuvent  être  pro- 


748  PONTIFICAT    DE    LÉON    XIll 

fessées  librement,  excepté  le  catholicisme  ;  et,  en  le  proscrivant,  il 
ne  pense  pas  faillir  aux  doctrines  de  liberté.  Nous  constatons  ce 
fanatisme,  d'autant  plus  violent  qu'il  est  plus  aveugle.  Les  catho- 
liques ne  demandent  l'extermination  de  personne  ;  ils  consentent  à 
vivre  sous  l'égide  des  rostres  de  la  liberté,  en  vertu  de  ce  pacte  fra- 
ternel qui  subsiste  avec  les  fortunes  diverses,  depuis  plus  de  cent 
ans.  Du  moment  que  le  pacte  est  rompu,  ils  n'ont  plus  qu'à  se  dé- 
fendre ;  ils  ont  parfaitement  le  droit  de  se  révolter  contre  la  tyrannie, 
car  rien  que  la  force  ne  peut  désormais  les  délivrer. 

Les  admirateurs  de  Léon  XIII  confessent  que,  sous  ce  rapport, 
la  longanimité  de  Léon  XIII  a  été  trompée  ;  mais  ils  espèrent  de 
l'avenir  ce  que  le  présent  leur  refuse.  Nous  ne  demandons  pas  mieux  ; 
mais  nous  croyons  que  pour  obtenir  le  meilleur  des  résultats,  il  faut 
recourir  à  des  moyens  d'une  plus  rare  efficacité.  C'est  d'ailleurs 
l'oracle  de  la  sagesse  antique  : 

Principiis  obsta,  sero  medicina  paratur 
Cura  mala  per  longas  invaluere  moras. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PREMIÈRE  PARTIE 
L'Eglise  dans  ses  rapports  avec  les  Sociétés  politiques  (suite). 

Pages^ 
§  XI.    —   L'ÉgLTSE   dans  les  pays  SCANDINAVES 1 

La  Scandinavie  ;  —  Le  Danemark  ;  —  La  Norvège  ;  —  Krogb-Tonning  ; 
—  Suède  ;  —  Islande. 

§  XII.  —  Les  églises  d'Orient 14 

L'Orient  ;  —  Photius  et  Cérulaire  ;  —  Les  effets  du  schisme  ;  —  Les 
prétextes  du  schisme  ;  —  Les  antécédents  immédiats  ;  —  Le  collège 
grec  à  Rome  ;  —  En  Perse  ;  —  Encyclique  Paterna  ;  —  Lettre  aposto- 
lique ;  —  Encyclique  Christi  nomen  ;  —  Les  Coptes  ;  —  Deux  mesu- 
res ;  —  Rescrit  aux  Augustins  ;  —  Le  pèlerinage  de  pénitence  ;  -^  Le 
Congrès  de  Jérusalem  ;  —  Rapports  d'évêques  ;  —  Le  protectorat  de  la 
France  ;  —  L'avenir. 

§  XIII.  —  L'Église  en  Amérique 4& 

L'Amérique  ;  —  Un  concile  ;  —  Concile  de  Baltimore  ;  —  Université  de 
Washington  ;  —  Congrès  catholique  ;  —  Le  Caheuslisme  ;  —  Cheva- 
liers du  travail  ;  —  La  question  des  écoles  ;  —  Le  congrès  des  reli- 
gions ;  —  Une  encyclique  du  Pape  ;  —  Développements  intérieurs  ;  — 
Développements  au  dehors  ;  —  L'Américanisme  ;  —  Brouilles  à  Was- 
hington ;  —  Craintes  et  espérances. 

§  XIV.   —  L'Amérique  latine 9T 

L'Amérique  du  Sud  ;  —  Le  centenaire  de  Colomb  ;  —  Rénovation  de  pri- 
vilèges ;  —  Concile  national  ;  —  Abolition  de  l'esclavage  ;  —  La  disci- 
pline de  l'Eglise. 

§  XV.  —  L'Église  au  Canada 114 

La  judicature  de  l'histoire  ;  —  L'École  ;  —  L'Église  et  l'École  ;  —  L'U- 
niversité-Laval  ;  —  La  conquête  du  sol  ;  —  Une  délégation  perma- 
nente ;  —  Les  biens  des  Jésuites  ;  —  J/affaire  de  Manitoba  ;  —  La 
guerre  aux  Boers  ;  —  L'avenir. 


750  TABLE    DES    MATIÈRES 

DEUXIÈME  PARTIE 

L'Eglise  romaine,  dépositaire  et  gardienne  de  la  vérité, 
mère  et  maîtresse  de  toutes  les  écoles. 

§  I.  —  Rome,  capitale  des  écoles  et  des  sciences 137 

L'École  ;  —  Les  écoles  ;  —  L'organisation  des  écoles  ;  —  La  capitale  des 
écoles  ;  —  L'Université  romaine  ;  —  L'ordre  des  cours  ;  —  Le  cardinal 
Parocclîi  ;  —  Le  cardinal  Prisco  ;  —  Le  cardinal  Satolli  ;  —  Le  cardinal 
Cavagnis  ;  —  Le  Maître  des  maîtres  ;  ~  Les  maîtres  d'erreur  ;  —  En 
France  ;  -—  Positivisme  nouveau  ;  —  Le  spiritualisme  rationaliste  ;  — 
En  Allemagne  ;  —  En  Angleterre  ;  —  En  Espagne  ;  —  En  Italie  ;  ~ 
Etat  général  de  la  philosophie  ;  —  Le  gouvernement  du  monde  ;  —  Le 
socialisme  ;  —  Le  salut  des  doctrines  ;  —  Le  salut  par  les  Papes  ;  — 
Le  relèvement  de  la  philosophie  ;  —  La  résolution  de  Léon  XIII  ;  — 
Le  triomphe  de  la  scolastique  ;  —  Elie  Blanc. 

§  IL  __  La  science  catholique  en  France 192 

Evolution  de  la  science  ;  —  Besson  ;  —  Bourret  ;  —  Perraud  ;  -—  Jac- 
quenet  ;  —  Mgr  Isoard  ;  —  Gouthe-Soulard  ;  —  Mgr  Meignan  ;  — 
Charles  Cotton  ;  —  Mgr  Bougaud  ;  —  Mgr  Lagrange  ;  —  Mgr  d'Hulst  ;  Ë 

—  Paul  de  Broglie  ;  —  Mgr  Méric  ;  —  Davin  ;  —  Mgr  Perriot  ;  —  Bé- 
nédictins ;  —  Capucins  ;  —  Dominicains  ;  —  Les  Jésuites  ; —  Mission- 
naires ;  —  Rambouillet  ;  —  Mgr  Curé  ;  —  Emile  Ollivier  ;  —  Pasteur  ; 

—  Drumont  ;  —  Paul  de  Cassagnac  ;  —  Eugène  Veuillot  ;  —  Beaucourt  ; 

—  Fustel  de  Goulanges  ;  —  Edmond  Demolins  ;  —  Amédée  de  Mar- 
gerie  ;  —  Mgr  Fèvre. 

§  III.  —  La  science  catholique  en  Espagne 437       •:; 

Instruction  et  éducation  ;  —  La  Presse  ;  —  Les  Revues  ;  —  Les  écri- 
vains distingués  ;  —  Verdaguer  ;  —  Une  pléiade  ;  —  Ecrivains  ecclé- 
siastiques ;  —  Antolin  Monescillo  ;  —  Garbonero  y  Sol. 

§  lY.  —  Les  savants  d'Allemagne. 461 

La  science  allemande;  —  Statistique  de  la  science;  —  Les  frères  Schmid  ; 

—  Hertling  et  Grauert  ;  —  Knôpfler  et  Bardenhewer  ;  —  Schell  et  Arndt  ; 
— Le  Père  Auer;  —  Bachem  et  Cardauns; — Baron  Adolphe  von  Berlichin- 
gen  ;  —  Birbaum  et  Braig  ;  —  Cathrein  ;  —  Diefenbach  ;  —  Ehrard  et 
MuUer  ;  —  Ehrle  et  Esser  ;  —  Fischer  et  Hansjacob  ;  —  Halusa  et  Hei- 
ner  ;  —  Hetzenauer  ;  —  Katschthaler  et  Keppler  ;  —  Keller  et  Kleff- 
nor  ;  —  Kerkenne  et  Kuzler  ;  —  Kirsch  et  Kranich  ;  —  Korum  et 
Kuhn  ;  —  Laemmer  et  Mausbacq  ;  —  Deux  Mûller  ;  —  Neteler  ;  — 
Nilles  ;   —   Paulus  et  Rohm  ;   —  Pesch  ;  —  Rohling  ;  —  Scheider  et 


TABLE    DES    MATIÈRES  751 

Schleyor  ;  —  Schuler  et  Schwartz  ;  —  Sepp  ;  —  Spilmann  ;  —  Thœ- 
mes  et  Weiss  ;  —  Wettcrlé  et  Winterer  ;  —  Wingerath  et  Wolpgru- 
ber  ;  —  Bruck  ;  —  Denille  ;  —  Kraus. 

§  V.  —  Angleterre  et  Belgique ,     504 

Angleterre  ;  —  Belgique  ;  —  Ch.  Périn  ;  —  Van  Doren. 

§  VI.  —  Les  lettres  chrétiennes  au  Canada  français.  .  .  .     518 

Vue  d'ensemble  ;  —  Anselme  Trudel  ;  —  Jules  Tardivel  ;  —  L'abbé  Du- 
gas  ;  —  Alexis  Pelletier  ;  —  Alphonse  Villeneuve  ;  —  Braun  et  Laçasse  ; 

—  Chapais  ;  —  Mgr  Paquet  ;  —  Les  évêques. 

§  YII.  —  La  science  catuolique 546 

La  science  ;  —  Le  mouvement  des  sciences  ;  —  L'écueil  des  sciences  ; 

—  L^orientation  des  sciences  ;  —  Le  remède  au  mal. 

TROISIÈME  PARTIE 

L'Eglise  source  et  modèle  de  sainteté,  principe  et  agent 

de  civilisation. 

§  I.  —  La  Salette 561 

La  Salette  ;  —  Mélanie  ;  —  Le  secret  de  Mélanie  ;  —  Reproches  au  clergé  ; 

—  La  publication  du  décret  ;  —  L'année  1864  ;  —  L'accomplissement 
du  secret  ;  —  L'apostasie  des  nations  ;  —  La  crise  ;  —  Le  triomphe  ; 

—  La  fin  du  monde. 

§11. —  Lourdes 579 

Le  fait  ;  —  La  situation  actuelle  ;  —  Premiers  zélants  ;  —  Les  hérauts 
de  l'apparition  ;  —  Discussions  ;  —  Intervention  de  l'Eglise  ;  —  Pro- 
cédure canonique  ;  —  Les  ouvriers  de  l'œuvre  ;  —  Statistique  de 
Pœuvre  ;  —  Desseins  de  Dieu  ;  -  La  question  matérielle  ;  —  Sur 
l'apparition  ;  —  Les  guérisons  ;  —  Le  sens  providentiel. 

§  III.  —  Quelques  saints  personnages 617 

Le  bienheureux  Perboyre  ;  —  Champagnat  ;  —  Claret  ;  —  Sacré-Cœur 
d'Issoudun  ;  —  Marie  du  Divin-Cœur;  —  L'Hospitalité  du  travail  ;  — 
Mgr  Faraud. 

§  IV.  —  Quelques  missions 640 

Indo-Chine  ;  —  La  Chine  ;  —  Le  Japon  ;  —  Ouverture  du  Japon  ;  —  Le 
rôle  de  l'Eglise   catholique  ;   —  Les  premiers  ouvriers  de  l'Evangile  ; 


752  TABLE    D|:S    MATIÈRES 

—  Les  première^  communautés  chrétiennes  ;  —  La  paix  religieuse  ; 

—  Les  résultats  ;  —  L'avenir. 

§  Y.  —  Les  Pères  blancs. 659 

Le  cardinal  Lavigerie  ;  —  La  famine  ;  —  Les  commencements  ;  —  Vil- 
lage chrétien  ;   —   Progrès  ;  —  La  conquête  ;  —  Première  caravane  ; 

—  Séminaire  à  Jérusalem  ;  —  Etat  actuel  ;  —  Afrique  centrale  ;  — 
Afrique  équatoriale  ;  —  Les  Pères  blancs  ;  — •  Missions  d'Abyssinie . 

CONCLUSION 
Léon  XI 11   a-t-il  été  un  pape  libéral? 

Gomment  a-t-on  jugé  et  comment  faut-il  juger  Léon  XIII  ?.  .     682 

Quelques  coupures  de  journaux  ;  —  Deux  spécialistes  ;  —  Edouard  Dru- 
mont  ;  —  Paul  de  Cassagnac  ;  —  Fonsegrive  et  Brunetière  ;  —  La 
Revue  des  Deux-Mondes. 

Comment  a-t-on  JUGÉ  LÉON  XIII? 711 

Eugène  Veuillot  ;  —  Luceus  Bœglin  ;  —  L'abbé  Gayraud  ;  —  Victor  de 
Clercq  ;  —  L'évêque  d'Orléans  ;  —  Une  extravagance  ;  —  Un  pape  de 
bure  ;  —  Comment  doit-on  juger  sommairement  Léon  XIII. 


Imp.  J.  Thevenot,  Saint-Dizier  (Haute-Marne). 


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Darras,   J.E, 

Histoire     de  l'Eglise. 


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